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HISTOIRE
III
DROIT DES GENS
ET DES
RELATIONS INTERiNAÏIONALES
PAU
F. LAURENT
PROFESSEUR A l'lNIVERSITÉ DE (.VNI)
Deuxième Édition cori'igéo.
TOME I. - L ORIENT.
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MKLINE, CANS ET COMPAGNIE
1801.
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ÉTUDES
SIK
L'HISTOIRE DE L'HUMANITÉ
PAR
F. LAURENT
PROFESSEUR A l'uNIVERSITÉ DR f.AîSD
Deuxième Édition corrigée.
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1305
PREFACE
DE LA SECONDE ÉDITION.
Les trois premiers volumes de ces Etudes ont paru en 1850
sous le titre d'Histoiî^e du droit des gens et des relations
internationales. J'avais eu soin de dire ce que j'entendais par
droit des gens et par relations internationales. Malgré cela,
on me reprocha de comprendre dans mon travail des matières
étrangères au droit international proprement dit et de laisser
de côté des détails qui figurent dans les ouvrages sur cette
matière. Pour mieux déterminer le caractère de mon livre,
j'ai adopté^ à partir du quatrième volume, un second titre
portant : Etudes sur l'histoire de l'humanité. Au fond, il n'y
a rien de changé. L'objet de mes Etudes reste tel que je l'ai
défini d'abord : suivre les progrès du genre humain vers
l'unité. Le droit des gens n'a pas d'autre objet, à mon avis :
il enseigne les lois qui régissent les peuples considérés comme
membres de l'humanité. J'ai développé ma pensée dans une
VI PRÉFACE.
nouvelle Introduction, afin de ne laisser aucun doute sur le
but de mon travail.
Mes Études sont, à certains égards, une philosophie de
l'histoire, puisque j'expose les raisons des choses. Ceci est une
mauvaise recommandation aux yeux de bien des lecteurs et
même d'éminents esprits. Les considérations générales sur
l'histoire ont perdu de leur crédit. Il est vrai qu'elles ont un
écueil, c'est d'imposer un système préconçu aux faits^ au lieu
de chercher dans les faits les lois qui les régissent. Une école
célèbre chez nos voisins d'Allemagne a singulièrement abusé
du privilège de la philosophie, et l'excès a produit, comme
cela arrive toujours^ un excès contraire. Il se trouva qu'elle
n'était pas à la hauteur de son ambition; par suite, l'on prit les
spéculations philosophiques en dégoût. La réaction en est
venue au point qu'un matérialisme plus ou moins grossier est
enseigné là où régnaient jadis Kant et Hegel. Ceux qui
dédaignent la philosophie de l'histoire, ne céderaient-ils pas à
leur insu à cette funeste tendance? L'histoire du monde n'est
après tout que l'histoire du développement de la pensée. Il y a
donc des lois qui dominent les faits historiques, comme il y a
des lois qui expliquent les faits de la nature. Dira-t-on que le
naturaliste doit se borner à consigner ses observations sur les faits
particuliers? lui interdira-t-onde s'élever àdes lois générales? Il
serait tout aussi déraisonnable de réduire l'historien à scruter les
faits, sans lui permettre de chercher les lois qui président à
leur manifestation. Ce serait faire de l'histoire un recueil d'an-
PREFACE. VII
tiquités, avec cette différence qu'un cabinet de curiosités inté-
resse par lui-même, tandis que les faits historiques présentent
le spectacle le plus désolant^, quand on ne les éclaire point par
des lois générales. Le comte de Maistre dit que l'histoire du
genre humain ressemble à un immense champ de carnage. L'on
pourrait ajouter que l'histoire du droit des gens est un tissu de
fraudes et de mensonges. Ainsi des bourreaux et des victimes,
des fripons et des dupes, voilà la réalité à laquelle on vou-
drait rabaisser les annales de l'humanité ! Je proteste de toutes
mes forces contre cette dégradante conception. Quand mes
Études n'auraient d'autre mérite que de montrer à chaque
page au lecteur que le monde n'est pas abandonné à la force ni
à la ruse, qu'il y a un gouvernement providentiel des choses
humaines , je crois que je n'aurais pas passé ma vie en vain
dans le rude labeur auquel je me suis voué.
Le gouvernement providentiel est la base de toute philoso-
phie de l'histoire. C'est parce que les anciens n'avaient pas
conscience de l'intervention de la Providence dans la vie des
peuples qu'ils n'ont pas eu de philosophie de l'histoire. Cette
science nouvelle, comme Fico l'appelle, est née avec le chris-
tianisme. Elle a un écueil dangereux. De ce que Dieu dirige
les destinées humaines, est-ce à dire que les hommes ne soicMit
point libres ni responsables de leurs actes? L'on m'a reproché
le fatalisme, parce que j'admets qu'il y a des faits que la liberté
humaine à elle seule n'explique pas. Je renvoie ces crilicjues
à la lecture de mes Eludes; ils m'ont sans doute jugé sur unr
YIII PRÉFACE.
phrase, sur un mot, ou, comme cela se fait trop souvent, sur
ouï dire; ils n'ont certes pas lu mon ouvrage; car s'il y a une
croyance religieuse qui l'inspire , c'est celle que les hommes
et les peuples font eux-mêmes leur destinée, sous la main de
Dieu. L'action de la Providence^ loin de détruire notre liberté,
lui vient en aide; elle nous décharge encore bien moins de la
responsabilité de nos actes. De ce qu'un fait est providentiel,
cela ne veut pas dire que les hommes qui y ont joué un rôle
soient justifiés : leur responsabilité se détermine^ non d'après
les desseins de Dieu, mais d'après la loi du devoir. Le fatalisme
est la plus triste, comme la plus fausse des doctrines : c'est la
doctrine de l'ignorance et de l'imprévoyance ; elle ne peut naître
que dans les sociétés où il n'y a plus ni intelligence ni sens
moral.
Le gouvernement providentiel lui-même est soumis à une loi
que Dieu nous révèle dans la succession des événements, c'est
la grande loi du progrès. En vain les hommes du passé essaient-
ils de nier cette conquête de la philosophie, ou de la limiter de
manière à l'exclure du domaine de la religion : la terre tourne
et elle emporte dans son mouvement ceux-là mêmes qui croient
qu'elle est immobile. Il y a progrès pour l'individu et progrès
pour les nations. Le progrès de l'individu ne s'arrête pas à la
courte existence de ce monde ; il se prolonge à l'infini dans des
existences successives. Cette croyance est ce que les catholiques
appellent ma métempsycose, et à les entendre, je la partage^
moi troisième, avec deux philosophes français. Je me propose
PRÉFACE. IX
de les détromper, si Dieu me laisse la vie : je prouverai,
pièces en main, que la foi en une existence progressive est celle
de tous les hommes qui ne peuvent accepter l'absurde et
odieux dogme de l'enfer chrétien. Il y a progrès pour les
nations. Comme il s'accomplit sur cette terre, nous pouvons
le suivre dans l'histoire. L'objet de mes Etudes n'est autre
que de rechercher la marche de ce développement. Le progrès
se manifeste dans l'ordre moral aussi bien que dans l'ordre
matériel. Il faut tout l'aveuglement des passions et des intérêts
pour que cela ait jamais fait l'objet d'un doute. La religion est
la vie. Si la vie est progressive, comment la religion ne le
serait-elle pas? Pour être conséquents, les défenseurs d'une
orthodoxie immuable devraient nier même le progrès intellec-
tuel et physique. Les plus aveugles et les plus obstinés poussent
la logique jusqu'à ce point; ils ne s'aperçoivent pas que la
logique porte malheur aux mauvaises causes ; ils ne voient pas
que le jour où l'humanité aura à choisir entre une Église qui
prétend immobiliser la société avec tous ses abus et toutes ses
misères^, et une doctrine qui enseigne que la vie implique le
mouvement, le progrès et l'amélioration continue de la destinée
humaine, son choix ne sera pas douteux. De fait, ce choix est
déjà fait. Ceux que leur foi ou leur intérêt attache encore au
passé, s'ingénient en vain à concilier ce qui est inconciliable,
un dogme immuable et une société qui change sans cesse.
Vainement disent-ils qu'il y a une chose immuable, la vérité.
La vérité absolue, oui; mais celle-là, l'être absolu seul, Dieu, la
X PRÉFACE.
connaît; les hommes ne la connaissent point, ils ne la connaî-
tront jamais, et ils n'ont pas besoin de la connaître. Tout ce
qui est nécessaire pour l'accomplissement de leur mission , c'est
qu'il y ait toujours dans le monde une part de vérité qui soit
en harmonie avec son état intellectuel et moral : ce rayon de la
lumière éternelle suffit pour les éclairer dans la voie de leur
perfectionnement.
A quoi bon aborder ces brûlantes questions? me demandent
les savants allemands? Pourquoi parler théologie dans un
ouvrage sur le droit des gens? Leïbnitz répondra pour moi.
L'illustre philosophe a compris les décrets des conciles et les
concordats des papes dans son Corps de droit international.
Pourquoi? Parce que la religion, dès qu'elle forme une église,
appartient au droit des gens. Quel est l'objet du droit des gens?
Nous venons de dire que ce sont les lois qui régissent les
nations considérées comme membres de l'humanité. A ce point
de vue^ les liens qui unissent les peuples pour en faire un seul
corps, appartiennent certainement à la science des relations
internationales. Or, y a-t-il un lien plus fort que la religion?
Son essence n'est-elle pas de relier les hommes? Le mot
religion, dit Fénelon, vient de relier (religare), parce que le
culte divin rallie et unit ensemble les hommes. Il n'y a donc
pas de matière qui ait un rapport plus intime avec le droit des
gens que la religion. En veut-on une preuve bien évidente?
Pourquoi la division et l'hostilité des peuples anciens furent-
elles irrémédiables? pourquoi ne se sont-ils jamais élevés à
PRÉFACE. XI
l'idée de l'unité du genre humain^ c'est-à-dire à la véritable
notion du droit des gens? Parce qu'ils adoraient Dieu dans ses
manifestations diverses ; au lieu de l'adorer dans son unité.
Pourquoi les peuples modernes conçoivent-ils l'unité^ comme
dernier but de leurs efforts? Parce que le christianisme leur
enseigne qu'ils sont un en Dieu.
Si j'avais toujours glorifié le christianisme traditionnel au
lieu de le contredire, je crois que les catholiques ne m'auraient
pas reproché de parler de religion. Il m'eût été facile d'écarter
la question religieuse, ou, même en Tabordant, de me tenir dans
ces vagues généralités qui ne permettent pas au lecteur de saisir
la pensée de l'écrivain. Je n'ai voulu ni de l'un ni de l'autre
parti. Je n'ai pas voulu passer la question religieuse sous
silence , parce qu'à mes yeux elle est fondamentale , même au
point de vue du sujet spécial que je traite. Je n'aurais pu l'omet-
tre que par prudence, mais cette prudence eût été une lâcheté,
car c'eût été sacrifier ce que je crois la vérité à des considéra-
tions d'intérêt personnel. Dieu me garde d'un pareil calcul!
J'ai été heureusement placé dans des circonstances telles que
j'ai pu, quoique n'étant pas un des privilégiés de la société ,
sacrifier plutôt mon intérêt à mes convictions : dans des liens
où l'homme rencontre d'ordinaire des entraves, j'ai trouvé
appui et force. J'en rends grâce à Dieu. C'est assez dire que le
second parti qui aurait pu sauver les apparences, m'allait encore
moins que le premier. Je veux bien croire que les écrivains
qui enveloppent si bien leur pensée qu'elle devient insaisissable,
XII PRÉFACE.
ne le font pas par calcul, mais cela y ressemble du moins. J'ai
préféré toucher des questions qu'à la rigueur j'aurais pu omet-
tre, plutôt que de laisser le moindre doute sur mes croyances.
La vérité et la sincérité la plus absolue sont le premier devoir
de celui qui s'adresse au public.
Gand,leleUuilletl861.
F, Laurent.
INTRODUCTION.
CHAPITRE I.
LE DROIT INTERNATIONAL.
§ I. L'idée du droit dans les relations des nations.
Le sentiment du droit s'est singulièrement affaibli depuis une
dizaine d'années dans le domaine des relations politiques. Même
en ce qui regarde l'organisation de l'État et l'exercice de la souve-
raineté, le fait semble avoir usurpé la toute-puissance : le droit ne
paraît plus être qu'un voile pour couvrir la domination de la force
et lui donner l'apparence de la légitimité. Que sera-ce si nous
entrons dans la sphère des rapports internationaux? Nous sommes
si habitués à ne voir le droit que là où le gendarme est prêt à le
prendre sous sa protection, qu'un droit qui manque de cet appui
nous est très-suspect, et nous sommes disposés à le reléguer parmi
les rêves et les utopies. Au risque de passer pour un rêveur et un
utopiste, l'auteur de ces Études se propose de prendre en main la
cause du droit; il a la bonhomie de croire que tous les faits du
monde sont impuissants contre le droit ; vainement lui dira-t-on
d'ouvrir les yeux pour voir le fait triomphant, il persistera dans la
conviction que ce triomphe est éphémère, passager, comme le sont
les maladies du corps humain, car la domination de la force et
l'affaiblissement de l'empire du droit sont de véritables maladies.
Les sociétés reviendront à la santé. Il est de toute impossibilité
que le fait l'emporte définitivement sur le droit. Le droit étant de
14 INTRODUCTION.
Dieu, tandis que les faits qui le détruisent viennent des hommes,
dire que le droit succombe, c'est dire que les hommes ont détrôné
Dieu. Heureusement Dieu est la seule puissance que les baïonnettes
n'atteignent pas. Peu importe donc la victoire de la force sur le
droit; les vaincus dans ce combat peuvent hardiment appeler à
l'avenir, l'avenir ne leur fera pas défaut. Mais comme Dieu n'aide
que ceux qui s'aident eux-mêmes, il faut maintenir haut et ferme
notre drapeau; il faut lutter sur le terrain de la doctrine pour
guérir la dangereuse maladie que nous venons de signaler. Du jour
oiî les hommes seront revenus au sentiment du droit, la force aura
cessé de régner, car ce sont les idées qui gouvernent le monde.
L'on n'a pas nié jusqu'ici que le droit régit les individus dans le
sein des divers États. Or, s'il y a un droit privé, par cela même il
y a aussi un droit public et un droit international. En effet, les
nations ont également leur individualité ; elle est aussi sacrée que
celle des hommes, l'une et l'autre viennent de Dieu. Ceux-là mêmes
qui aiment les faits plus que les idées, ne contesteront pas notre
principe; nous leur dirons à notre tour qu'ils ouvrent les yeux, et
ils verront des trônes séculaires s'écrouler sous le coup de la puis-
sante idée de nationalité. Le roi de Naples a succombé devant un
seul homme, parce que cet homme est l'incarnation de la nationalité
italienne; et une puissance plus vieille encore, une puissance qui
fait remonter ses titres jusqu'à Dieu, subira bientôt le même
sort('). Voilà une preuve vivante de la force divine, indestructible
des nationalités. Chose singulière, on nie le droit au dix-neuvième
siècle, et qu'est-ce donc que les nations qui sortent des tombeaux
pour revendiquer leur indépendance et leur liberté? N'est-ce pas
le droit qui triomphe du fait?
Une fois que les nations sont reconnues comme des êtres
moraux, ayant une existence individuelle, sacrée, le droit est
appelé à régir leurs relations tout comme il régit celles des par-
ticuliers. A moins de nier l'idée même du droit, il faut admettre
que tous les êtres moraux sont soumis à son empire, les nations
aussi bien que les individus. II est bien vrai que le droit privé est
(1) Écrit en septembre -1860.
LE DROIT INTERNATIONAL. 15
placé SOUS la sanction de la force publique, tandis que le droit
international n'a pas pour lui l'armée des juges, des huissiers et
des gendarmes. Faut-il en conclure que le droit des gens est un
droit imaginaire, attendu que l'idée du droit implique celle de
l'exécution forcée? Il y a plus d'une réponse à faire à cette banale
objection que l'on fait contre l'existence d'un droit international.
D'abord il est de toute évidence qu'au point de vue de la doctrine,
il est parfaitement indifférent qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas une
autorité supérieure revêtue d'une force suffisante pour assurer
l'exécution des obligations qui naissent du droit des gens. Pour
que les relations entre nations fassent l'objet du droit, il suffît
que par leur nature elles aient un caractère juridique, c'est-à-
dire, qu'elles soient susceptibles d'une exécution forcée ; or,
cette possibilité ne peut être contestée, puisque les rapports
des peuples ne diffèrent pas en essence des rapports entre indi-
vidus. Il y a plus. L'on peut Imaginer, et plus d'un écrivain
politique l'a fait, une constitution de l'humanité analogue à
celle des divers États; il suffit qu'une organisation pareille soit
possible, pour qu'en théorie il n'y ait aucune différence entre le
droit international et le droit privé. Il est vrai que jusqu'ici ces
projets ont été traités d'utopie , mais déjà plus d'une utopie a fini
par être formulée en article de loi : qui sait s'il n'en sera pas de
même de l'unité du genre humain? Tout ce qui résulte de l'ab-
sence d'organisation, c'est que l'idée ne s'est pas fait corps, mais
cela ne prouve pas qu'elle ne puisse pas se réaliser. N'y a-t-il pas
eu une époque où les individus avaient le droit de guerre privée?
et d'où venait ce droit, sinon de l'absence d'une force sociale capa-
ble de faire respecter le droit? Cependant l'anarchie féodale n'a
jamais été invoquée pour prouver que le droit civil est un rêve.
L'anarchie qui règne aujourd'hui entre les États n'est pas plus
grande que celle qui existait au moyen-âge dans les relations indi-
viduelles. Ce n'est en définitive qu'un fait. Or, dans le domaine du
droit pur, le fait n'a aucune valeur.
L'on insiste, et l'on dit que si le fait démontre qu'aucune sanc-
tion n'existe pour le droit international , il devient très-probable
que toute sanction est impossible, que par suite le droit intcr-
16 INTRODUCTION.
national n'est pas un droit. Nous ne répondrons pas en faisant
appel à l'avenir, notre réponse serait mal accueillie par des
hommes qui ne vivent que dans le présent. Mais voient-ils au moins
ce temps présent avec des yeux non prévenus? Il y a plus d'une
sanction. Il y a une sanction morale qui, pour n'être pas écrite
dans un texte de loi , n'en est pas moins puissante ; pour mieux
dire, elle atteint ceux que les juges et les gendarmes atteignent
difficilement. Le droit des gens n'aurait-il pas une sanction
de ce genre? L'opinion publique est devenue dans les temps
modernes une puissance redoutable; aucun esprit sensé ne la
traitera de chimère; sa force va en grandissant et le moment ap-
proche où ni individus ni peuples n'y pourront résister. Faut-il rap-
peler le concert des grandes puissances pour l'affranchissement de
la Grèce? C'est l'opinion publique, émue par les sentiments les
plus désintéressés, des souvenirs historiques et littéraires, qui
imposa sa volonté à la diplomatie, très-peu portée à agir par désin-
téressement ou par des prédilections classiques. Parmi les cinq
puissances qui signèrent la convention de Londres, il y en avait
trois au moins qui étaient profondément antipathiques à toute
espèce de révolution, et cependant elles intervinrent en faveur
d'une révolution ! Les deux autres devaient voir de mauvais œil
rétablissement d'une nationalité qui, par ses croyances, était
l'alliée naturelle de la Russie, dont elles craignaient l'ambition
envahissante. Qui força la main aux rois et aux diplomates ? La
Grèce n'avait pour elle que le prestige de son nom, mais ce
prestige suffît pour animer l'Europe lettrée d'un enthousiasme
indicible; les gouvernements furent entraînés, dominés; ils mirent
leurs forces au service du droit opprimé par une violence sécu-
culaire. Chose inouïe, l'Europe monarchique se coalisa contre une
monarchie, et prit parti en faveur d'un peuple insurgé, par la seule
raison que ce peuple parlait la langue d'Homère et de Platon !
En présence d'un événement aussi miraculeux, dira-t-on encore
que toujours et partout le droit des nations plie sous la force,^
parce que le droit n'a pas d'armée à ses ordres?
Un miracle, dira-t-on, ne prouve rien, précisément parce que
c'est Un miracle : un fait isolé, sans précédent, sans analogie, n'a
LE DROIT INTERNATIONAL. 17
aucune valeur dans le monde politique. Puisque l'on conteste la
puissance de la sanction morale que nous invoquons pour le droit
des gens, il nous faut insister, et appeler de nouveau l'attention
sur des événements qui se passent sous nos yeux. On fait des
plaisanteries plus ou moins spirituelles sur le droit des gens; l'on
devrait, dit-on, le qualifier plutôt de droit canon, puisqu'en défi-
nitive c'est la force qui décide les différends des nations. Mais si la
force seule régit les relations internationales, comment s'expli-
quer que cette puissance, brutale par son essence et déréglée, se
soit soumise à des limites qui la gênent et l'entravent? Qui donc a
forcé la force à renoncer à certains moyens d'action qui, dans des
circonstances données, assureraient sa victoire? Pourquoi ne se
sert -elle pas de toute espèce d'armes? Pourquoi respecte-t-elle la
foi donnée? Pourquoi recule-t-elle devant les moyens que la perfi-
die lui suggère pour nuire à l'ennemi? Pourquoi obéit-elle aux
inspirations de l'humanité? Tout le monde sait qu'au milieu du
déchaînement des passions les plus vives, la force plie sous des
règles qui sont observées sans être écrites, sans être stipulées dans
des conventions. C'est qu'il y a un lien plus fort que les lois et les
traités, l'empire irrésistible de la conscience générale qui se mani-
feste dans l'opinion publique. Que les partisans aveugles du fait
réfléchissent un instant au droit de guerre; il s'est évidemment
humanisé depuis l'antiquité; il observe des règles que les anciens
ne connaissaient point. Qui a donné ces scrupules à la force? Qui
lui a imposé des bornes qu'elle n'ose pas franchir? Encore une
fois, ce n'est pas une autorité supérieure qui a dicté les lois du
droit de guerre, ce ne sont pas même des engagements librement
consentis qui les ont foimulées : c'est une puissance invisible qui
domine les peuples, la puissance des idées et des sentiments. Nos
idées s'élèvent sans cesse par le travail des générations et par
l'appui de Dieu; nos sentiments s'élargissent et s'épurent sous l'in-
fluence d'une civilisation progressive; ces idées et ces sentiments
forment la conscience générale de l'humanité qui gouverne et gou-
vernera de plus en plus le monde.
Nous avons vu, il y a (juelques années, une preuve frappante de
l'empire que les idées exercent sur les relations des peuples. La
18 INTRODUCTION.
guerre maritime avait résisté jusqu'à nos jours à la lente, mais
toute-puissante influence de la civilisation ; on aurait dit que le
brigandage, banni du continent, s'était réfugié sur l'immensité des
mers. Nos paroles ne paraîtront pas exagérées à ceux qui se rap-
pellent les lettres de marque, les corsaires et les prétentions de
l'Angleterre quant au blocus et au commerce des neutres : c'était
à la lettre la force brutale qui régnait dans la plus terrible des
guerres. Ce qu'il y avait de plus aflligeant, c'est que toutes les
nations étaient également coupables. Les neutres se déchaînaient
contre l'insolence anglaise; mais, pour imiter les excès de l'Angle-
terre, il ne leur manquait que sa puissante marine : les mêmes
États qui étant neutres revendiquaient la liberté des mers, la
violaient sans pudeur et sans ménagement quand ils y avaient
intérêt comme puissances belligérantes. Le spectacle que la doc-
trine offrait était plus désolant encore :1e fait semblait enchaîner la
pensée. Un écrivain était-il partisan du droit des neutres, on pou-
vait être sur qu'il appartenait à un État neutre, ou du moins
hostile à l'Angleterre, Les publicistes anglais, au contraire, étaient
les défenseurs quand même des plus folles exigences de l'amirauté
anglaise. Voilà bien, à en juger sur les apparences, la domi-
nation de la force et l'absence complète du droit. Cependant,
dans la guerre de la France et de l'Angleterre contre la Russie,
les puissances belligérantes ont fait aux neutres des concessions
auxquelles on ne pouvait guère s'attendre de la part des Anglais.
Nous ne nous faisons pas illusion sur la portée de ces actes ; les
circonstances politiques y ont peut-être plus de part que l'idée du
droit et le sentiment de l'humanité. Ce qui est plus important à
nos yeux et plus significatif, c'est que la doctrine s'affranchit de la
servitude des faits ; nous avons entendu avec une grande satisfac-
tion des écrivains anglais applaudir à la politique nouvelle de leur
gouvernement. Une fois que l'abus de la force est répudié et flétri
dans le domaine des idées, le droit a gain de cause; les faits fini-
ront par obéir à la conscience générale. Déjà maintenant, il n'y a
plus d'État qui veuille du brigandage des corsaires; les lettres de
marque ne sont plus que de l'histoire ; si elles attestent la barbarie
du droit de guerre maritime jusque dans la première moitié du
LE DROIT INTERNATIONAL. 19
dix-neuvième siècle, elles témoignent aussi pour le progrès qui
s'accomplit dans les relations internationales : le droit, la justice
et riiunianité y prennent la place de l'âpre intérêt et de la violence
aveugle.
§ II. Influence du Christianisme et des Germains sur Vidée
du droit international.
Après cela, nous avouerons volontiers que le droit international
est loin d'avoir la précision et l'autorité du droit civil. La raison
en est très-simple. Il y a bien des siècles que les États particuliers
sont constitués, et que le droit privé y est placé sous la garantie de
la puissance publique ; tandis que l'idée d'une société générale du
genre humain, et d'un droit qui la régit, ne fait que de naître. Il y
a eu dans l'antiquité un peuple juridique par excellence; les juris-
consultes romains portèrent la science du droit à une perfection
qui excite encore aujourd'hui l'admiration de leurs émules. Cepen-
dant les Papinien et les Ulpien ont ignoré le droit des gens; preuve
que l'antiquité tout entière l'ignorait. Le droit des gens suppose
que les nations sont liées entre elles par des liens analogues à ceux
qui unissent les individus : pour que le droit des gens soit possible,
il faut donc que la fraternité des peuples soit reconnue et que
l'unité du genre humain soit admise. Or les anciens ne s'étaient
pas élevés à l'idée de l'humanité, et par suite ils ne concevaient
point l'existence d'un droit universel, régissant les rapports des
nations , comme le droit civil règle les relations des individus. Le
droit expirait aux limites de la cité ; tout étranger était ennemi, et
l'ennemi était hors la loi. Les peuples se trouvaient donc dans cet
état que l'on a faussement appelé l'état de nature, la guerre de tous
contre tous : au plus fort, au plus habile la domination! C'était la
négation du droit des gens.
Il ne faut pas nous en étonner. Les anciens méconnaissaient les
droits de l'individualité humaine ; ils les méconnaissaient jusque
dans l'intérieur de la cité : l'homme libre opprimait l'esclave et les
hommes libres entre eux se disputaient la toute-puissance, donl le
vainqueur usait et abusait sans merci. Voilà bien la domination de
20 INTRODUCTION.
la force que Ton voudrait perpétuer jusque dans le dix-neuvième
siècle. L'empire romain nous montre à quoi aboutit ce régime ; il
réalisa dans les limites du possible le rêve des conquérants, la
monarchie universelle que Ton peut appeler l'idéal de l'antiquité.
L'idéal est faux, parce qu'il détruit l'un des éléments de la nature,
l'élément essentiel , celui de l'individualité ; il est faux, parce que,
au lieu de voir dans l'unité un simple moyen, il en fait le but
suprême de l'humanité. La monarchie universelle absorbe les
nations ; cependant les nations procèdent de Dieu aussi bien que
les individus. En détruisant les nations, la monarchie universelle
anéantit par cela même l'idée du droit des gens ; car s'il n'y a pas
de nations , il ne peut être question d'un droit qui les régit. En
absorbant toute vie individuelle au profit d'une unité factice , la
monarchie universelle renverse l'œuvre du créateur. La mission de
l'homme sur cette terre est de perfectionner ses facultés ; le déve-
loppement de la vie individuelle est donc le but suprême, c'est le
vrai idéal. L'unilé sous toutes ses faces n'est qu'un moyen pour
atteindre le but : la famille, la cité, l'État, l'humanité, sont les
milieux dans lesquels l'homme doit vivre et se développer. La
société, à ces divers degrés, doit être organisée de manière à favo-
riser le perfectionnement de l'individu ; elle est une nécessité,
mais comme moyen, non comme but. La monarchie universelle
vers laquelle tendait le monde ancien fut en réalité le tombeau de
l'antiquité. L'empire romain épuisa les nations occidentales, et en
fit une proie facile pour les Barbares.
L'invasion des Barbares ouvre une nouvelle ère de l'humanité.
En même temps que les peuples du Nord envahissent l'empire
romain, le christianisme détruit les cultes de l'antiquité; le Fils de
Dieu prend la place des mille et une divinités que les anciens
adoraient. Nous voici en présence des deux éléments essentiels de
la civilisation moderne : les Germains et l'Évangile ont renouvelé
le monde. C'est aussi dans la race germanique cl dans la religion
chrétienne que nous trouvons les germes d'un droit nouveau,
inconnu aux anciens, du droit international. On rapporte ordinai-
rement le droit des gens au christianisme, sans tenir compte de
l'influence des Germains. S'il fallait choisir, c'cMit plutôt à l'élément
LE DROIT INTERNATIONAL. 21
germanique que nous donnerions la préférence : il est certain, du
moins, que l'influence du christianisme sur le développement du
droit international n'est que secondaire. Il faut d'abord nous
défaire d'un préjugé qui, tout en étant favorable au christianisme,
le dénature. Dans un siècle essentiellement social et politique,
nous sommes disposés à attribuer aux dogmes chrétiens une valeur
politique et sociale. Quand nous lisons que Jésus-Christ a prêché
la fraternité, l'égalité et la charité, nous interprétons sa prédica-
tion dans le sens de nos idées, de nos sentiments et de nos préoc-
cupations. Les uns voient dans le Christ l'initiateur de la démocra-
tie,voire même du socialisme ; d'autres, plus réservés, se contentent
de faire honneur à la religion chrétienne de tous les bienfaits
sociaux et politiques que l'humanité doit aux dogmes de l'égalité,
de la fraternité et de la charité, et ils en attendent de plus grands
encore dans l'avenir. A notre avis, les uns et les autres se font
illusion et se trompent sur la portée de la bonne nouvelle annoncée
aux hommes par le Christ et ses apôtres. Jésus-Christ songeait si
peu à renouveler l'état social et politique du monde ancien, qu'il
dit au contraire que son royaume n'est pas de ce monde. Vaine-
ment a-t-on torturé ces paroles célèbres, pour leur faire dire tout
l'opposé de ce qu'elles disent : l'enseignement du Christ aussi bien
que sa vie protestent contre ces interprétations forcées. Qu'il nous
suflise de rappeler que Jésus-Christ croyait à la fin prochaine du
monde, que c'est en vue de cette consommation finale qu'il sollici-
tait les hommes à faire pénitence : quel prix l'ordre politique
pouvait-il avoir pour celui qui attendait la fin instante de toutes
choses? 11 est donc de toute impossibilité que Jésus-Christ ait
donné un sens social à sa prédication. En veut-on une preuve bien
évidente? Le Christ et ses disciples prêchèrent l'égalité et la fra-
ternité au milieu d'une société qui reposait sur l'esclavage. Est-ce
à dire qu'ils appelaient les esclaves à la liberté? Le grand apôtre
des gentils est si loin de penser à l'abolition de la servitude, ([u'il
engage les esclaves à préférer resclavage à la liberté. L'on pourrait
dire, sans esprit de paradoxe et sans intention de dénigrement,
que Jésus- Christ a légitimé et consacré la serviludc. Qu'est-ce donc
que l'égalité et la fraternité chrétiennes? Ce sont des dogmes
"1
22 INTRODUCTION.
purement religieux, sans aucun rapport avec la vie réelle.
La fin du monde annoncée par le Christ et ses apôtres comme
prochaine, n'est pas encore arrivée après dix-huit siècles. Jésus-
Christ a inauguré sans le vouloir une nouvelle ère de l'humanité,
qui est loin d'être à son terme. Le christianisme est devenu
un élément essentiel de notre civilisation moderne : a-t-il acquis,
en se développant, un caractère politique et social? Toute religion,
comme toute philosophie, qu'elle en ait conscience ou non, conduit
à une organisation sociale et politique. Il en fut ainsi de la religion
chrétienne. ^1 y a tout un âge que l'on peut appeler l'âge chrétien
par excellence, parce que le christianisme y dominait sur les âmes,
sans rival, presque sans opposition : du cinquième au seizième
siècle, l'Europe est exclusivement catholique ; toutes les manifesta-
tions de la vie sont empreintes de l'esprit du catholicisme. Voyons
quelle fut pendant cette époque la doctrine politique de l'Église,
dépositaire et organe de la religion.
Le christianisme s'appelle au moyen-âge le catholicisme, c'est-à-
dire la religion universelle : sa prétention est en effet de soumettre
toutes les nations à ses croyances, et de réaliser l'unité absolue dans
le domaine delà foi. L'Église ne souffre aucune dissidence; elle rejette
de son sein comme hérétiques ou schismatiques tous ceux, individus
ou peuples, qui s'écartent eu quoi que ce soit de l'orthodoxie romaine.
Poursuivant l'unité religieuse comme l'idéal divin , le catholicisme
a dû voir aussi un idéal dans l'unité politique. Telle est en effet la
doctrine du moyen-âge : un Dieu, un pape, un empereur. Qu'est-ce
que l'empereur dans le système catholique? C'est le chef temporel
de la chrétienté; sa mission est de défendre l'Église, il est le bras
armé du pape. Les successeurs de saint Pierre se disaient en pos-
session des deux glaives, du glaive spirituel et du glaive temporel;
ils gardèrent le premier, et confièrent le second à l'empereur, avec
charge de le tirer pour la protection de l'Église et sur son com-
mandement. C'est le symbole de la subordination de l'empereur au
pape; or l'empereur est le représentant du pouvoir laïque; c'est
donc la société laïque tout entière qui est subordonnée à l'Église.
L'on pourrait croire que la soumission ne concerne que les choses
spirituelles; c'est en ce sens que les défenseurs modernes de l'or-
LE DROIT INTERNATIONAL. 23
Ihodoxie l'expliquent, et la justifient. Le moyen-âge était plus
logique et plus franc. Le plus grand des papes, Grégoire VII, dit
que les princes sont les organes du démon. En effet, dans la doc-
trine chrétienne, le monde est le domaine de Satan ; les princes
sont donc ses ministres, tandis que rÉglise est l'épouse de Jésus-
Christ, l'organe infaillible de la vérité absolue. Traduisons les
hautaines prétentions de la théologie catholique en langage ordi-
naire, nous aboutirons à cette conséquence que la domination tem-
porelle et spirituelle appartient à l'Église. Aussi les papes procla-
maient-ils avec une confi ance superbe qu'ils étaient les vicaires de
Celui qui est prêtre tout ensemble et roi; ils revendiquaient en
conséquence le gouvernement du monde. Inutile d'insister sur ce
point ; les paroles des Innocent et des Grégoire sont trop claires
pour laisser place à un doute, et leurs actes sont en harmonie avec
leurs paroles.
Qu'est-ce donc en définitive que la théorie catholique de l'unilé ?
C'est la monarchie universelle, et la pire des monarchies, car elle
tue toute vie individuelle : l'individu est enserré depuis sa nais-
sance jusqu'à sa mort dans les chaînes d'un dogme immuable et
d'une Église hors de laquelle il ne peut faire un pas sans encourir
la damnation éternelle. La société subit le même joug ; elle n'a pas
d'existence qui lui soit propre, elle procède de l'Église, c'est d'elle
qu'elle tient sa vie, sa raison d'être ; en vain réclamerait-elle l'indé-
pendance dans la sphère des intérêts matériels, la religion les reven-
dique comme subordonnés aux intérêts spirituels, de même que le
corps est subordonné à l'àme. L'empire de l'Église s'étend à l'hu-
manité entière, car son pouvoir vient de Dieu, et il lui a été confié
sur tous les peuples. Une doctrine qui détruit ce qu'il y a d'indi-
viduel dans l'homme, dans la société, dans le genre humain, est
viciée dans son essence. En réalité, l'unité de Rome catholique
ne fait que continuer l'unité de Rome païenne. L'unité de l'empire
était une fausse unité : d'abord parce qu'en absorbant toute vie
individuelle, elle conduisait les peuples à la décadence et à la
mort : ensuite, parce qu'elle ne reconnaissait aucun droit aux
nations placées en dehors de la domination romaine. L'empiic
resta fidèle aux préjugés de la cité; au delà des frontières toul
24 INTRODUCTION.
était ennemi, la guerre était permanente entre Rome et les Barba-
res. Ainsi l'unité romaine, qui n'avait d'autre justification que la
paix qu'elle donnait au monde , ne procurait qu'une fausse paix à
l'intérieur, la paix de la servitude, et à l'extérieur elle ne recon-
naissait d'autre droit que la force. Si l'on y regarde de près^ il en
est de même de l'unité catholique. A quel prix assure-t-elle l'unité,
l'harmonie des croyances dans la chrétienté? En imposant la foi
romaine aux peuples, en extirpant tout dissentiment par le fer et
le feu. Encore Rome catholique échoue-t-eile dans cette œuvre
impossible; l'unité est à peine fondée, que déjà elle se brise. Tout
un monde, l'Orient lui échappe. Les hérésies vaincues, revivent et
protestent, jusqu'à ce que la révolution du seizième siècle sépare
pour toujours une moitié de la chrétienté du saint-siége. A l'exté-
rieur, l'analogie de Rome chrétienne et de Rome païenne est tout
aussi frappante. Les infidèles, de même que les Barbares, sont
sans droit. Les papes donnent leurs terres aux princes orthodoxes,
pour en faire la conquête et les amener par la violence dans le sein
de l'Église. Cela s'est fait au moyen-àge, cela s'est fait encore au
début de l'ère moderne et à la veille de la réforme. Nous le deman-
dons : n'est-ce pas la négation du droit entre les nations? Si le
pape peut disposer des royaumes des infidèles, où est le droit
entre les chrétiens et les non chrétiens? Il n'y en a d'autre que la
force. Le droit du plus fort se trouve donc au fond de l'unité catho-
lique comme au fond de l'unité romaine ; et là où règne la force, il
ne peut être question de droit.
Le droit entre les nations ne devient possible que lorsqu'elles
sont considérées comme des êtres capables de droit, et pour cela,
il faut que leur individualité soit reconnue. Or, d'où nous vient le
principe de l'individualité que les anciens ignoraient? Il nous vient
des forêts de la Germanie ; c'est lui qui a renouvelé le monde, alors
qu'il périssait sous la savante administration de Rome ; c'est à lui
que nous devons l'Idée du droit régissant toutes les relations
humaines. Chose singulière, et qui prouve combien les apparences
sont trompeuses : il y a des siècles maudits par les historiens,
parce que la force y régnait en souveraine; eh bien! c'est cet âge
de fer qui est en réalité le berceau du droit. Le plus profond pen-
LE DROIT INTERNATIONAL. 25
seur de l'antiquité déclara l'esclavage éternel : c'était proclamer
que la force gouvernerait toujours les choses humaines. Cepen-
dant, au moyen-âge, la servitude antique disparaît ; elle se trans-
forme eh servage, premier pas et le plus dilficile vers la liberté
complète. Qu'est-ce qui distingue le serf de l'esclave? L'esclave,
dit Aristote, est une machine, l'âme lui manque; c'est une chose
soumise comme toutes choses à l'empire absolu du maître. Le serf
est un homme; son individualité est reconnue et respectée; il est
placé au bas de la hiérarchie féodale, mais enfin il y occupe une
place ; ses rapports avec son maître sont déterminés par un con-
trat. Ainsi le serf est un être capable de droit : voilà l'immense
révolution qui se fait dans ces temps malheureux que l'on appelle
siècles de fer. Il faut dire , au contraire , que le moyen-âge inau-
gure une nouvelle ère dans la civilisation , celle du droit. A qui
l'humanité est-elle redevable de ce grand bienfait? Aux Germains,
au vif sentiment de personnalité et d'individualité dont Dieu les a
doués, et qu'ils ont nourri dans la liberté de leurs forêts.
tlne fois que le droit est reconnu d'homme à homme, il le sera
aussi de société à société. Sur quoi repose l'idée du droit dans les
rapports du seigneur et du serf? Sur le contrat qui règle leurs
obligations réciproques. C'est encore un contrat qui intervient
entre le suzerain et le vassal. Toute la hiérarchie féodale est donc
basée sur des contrats. Or, la féodalité enserrait toute l'Europe
occidentale dans ses mille liens. L'État, tel que nous le concevons
aujourd'hui, n'existait pas encore; les nations n'existaient pas
davantage. A certains égards, l'Europe féodale formait une grande
association, dans le sein de laquelle se développaient les germes
des futures nationalités: les fiefs représentaient l'État, les suzerains
étaient les organes des futures nations. Mais les sociétés féodales
n'étaient point séparées aussi rigoureusement que le sont les
peuples modernes. Les rois , suzerains des grands feudataires,
étaient, de leur côté, vassaux de ceux dont ils tenaient des ficfs; le
même baron était vassal du roi de France et du roi d'Angleterre;
il avait donc deux patries, si l'on peut transporter dans le moyen-
âge une idée et un mot ({ui lui sont étrangers. Pour mieux dire, il
n'y avait ni État, ni nation, ni patrie; il n'y avait (pic des liens
26 INTRODUCTION.
particuliers, créés par des contrats. La conséquence en était que
l'idée du droit régissait toutes espèces de relations, les rapports
que nous appellerions aujourd'hui internationaux aussi bien que
les rapports privés. En réalité , les rapports internationaux étaient
des rapports privés, parce qu'ils étaient fondés sur des contrats.
Voilà comment il se fit que le droit pénétra dans des relations où
avait régné jusque-là la force brutale. Pour la première fois la
guerre eut ses lois. La justice au moyen-âge était une image de la
guerre; la guerre, de son côté, était une espèce de justice. L'ennemi,
le vaincu, n'étaient plus des êtres sans droit, car vainqueurs et
vaincus étaient liés par des contrats que la guerre ne rompait
point. Dans l'antiquité, les peuples périssaient, les vaincus étaient
mis à mort ou réduits en esclavage. Sous le régime féodal, les
guerres ne changeaient rien à la condition des vaincus, pas plus
que les procès ; ils conservaient leur individualité, leurs coutumes;
le pis qui leur arrivait, c'était d'être expropriés.
C'est donc aux Germains bien plus qu'au christianisme qu'il
faut rapporter le premier germe du droit international. En veut-on
une nouvelle preuve? Au moyen-âge on ne peut pas dire qu'il y a
un droit des gens, par le motif très-simple qu'il ne saurait y avoir
un droit régissant les nations, quand il n'y a pas encore de nations.
D'ailleurs, aussi longtemps que l'unité catholique subsistait, il ne
pouvait s'agir d'un droit international; nous venons d'en dire la
raison. Pour que le droit des gens prît naissance, il fallait avant
tout que la monarchie universelle de Rome catholique fût brisée,
et que l'indépendance des nations fût reconnue. L'unité catholique
était fondée sur une conception religieuse ; ce fut une révolution
religieuse qui la brisa. A certains égards, la réforme est une
révolution de race. La nation allemande prit l'initiative de
l'insurrection contre la tyrannie romaine, et ce fut au sein des
peuples d'origine germanique que le protestantisme jeta les plus
profondes racines; dans le midi de l'Europe, chez les peuples
latins, il n'eut jamais qu'une existence précaire et débile. Pourquoi
est-ce un moine allemand qui lève le drapeau de la révolte contre
Rome? Pourquoi est-ce dans une guerre allemande que se décident
les destinées de la réforme, après une lutte furieuse de trente ans?
LE DROIT INTERNATIONAL. 27
Ce n'est pas un accident ; il n'y a point de liasard dans la vie de
l'humanité; tout fait a sa raison d'être et sa cause providentielle,
les révolutions surtout qui changent la face du monde. Ce furent
les peuples germains qui détruisirent l'empire, et avec lui la fausse
unité de Rome païenne ; ce furent encore les peuples germains
qui ruinèrent la domination de Rome chrétienne, et avec elle la
fausse unité du catholicisme. L'inspiration est la même dans ces
deux grandes révolutions; seùîement, au seizième siècle, les
réformateurs allemands firent avec conscience ce que les Barbares
avaient fait d'instinct et comme instruments de la Providence.
Le génie de l'individualité s'insurgea contre une fausse unité qui
absorbait et tuait toute vie individuelle. Dans le domaine religieux,
l'unité absolue de Rome avait fait de la religion une cho^e pure-
ment extérieure ; en affaiblissant le sentiment religieux, elle avait
compromis l'existence même de la religion : les réformateurs
ranimèrent le sentiment religieux, en exaltant le principe de l'in-
dividualité. Dans le domaine politique , la monarchie pontificale
exploitait durement les églises particulières : la nation allemande,
à bout de patience, secoua le joug de l'Antéchrist qui trônait à
Rome. Les nations latines n'éprouvent pas ce besoin d'individua-
lité ; catholiques par nature, il leur faut l'unité dans la religion
comme dans la politique, quand même ce ne serait qu'une unité
extérieure. Voilà pourquoi elles restèrent étrangères à la réforme
ou la rejetèrent. La réforme est donc l'expression du besoin
de personnalité et d'individualité : c'est le génie germanique,
le génie de la féodalité, transporté dans le domaine de la religion.
La réforme fut une révolution politique autant que religieuse,
parce que la domination contre laquelle elle réagissait était tout
ensemble religieuse et politique. Rome catholique compromettait,
pour mieux dire , elle détruisait la souveraineté de l'État et Tindé-
pendancc des nations. Dès que les princes et les peuples eurent
conscience de leur existence, ils secouèrent le joug que l'Eglise
leur imposait. La réforme favorisa ce mouvement cl le consolida,
en lui donnant la consécration de la religion. Ce fut par là que la
réforme devint le principe de ce droit nouveau dont nous recher-
chons les fondements et le caractère. Il est si vrai que le droit
20 INTRODUCTION.
international est dû à l'inspiration de la réforme, qu'on peut
presque le qualifier de science protestante. Un écrivain ré-
formé, moitié théologien, moitié philosophe, fonda la science
du droit des gens, et elle a toujours été cultivée de préférence et
avec une certaine prédilection dans les pays protestants. Les pays
catholiques conservèrent leur tendance vers l'unité : ce sont des
princes catholiques que l'histoire accuse d'avoir aspiré à la monar-
chie universelle, tandis que les nationalités trouvèrent leurs défen-
seurs les plus énergiques au sein des peuples protestants. Voilà
comment le droit des gens procède du génie de la race germanique
et des révolutions qu'elle a produites dans l'humanité.
Ce n'est pas à dire que le droit des gens soit exclusivement ger-
manique et protestant. L'élément germanique de notre civilisation
n'est que l'une des faces de la vérité; s'il dominait seul, il condui-
rait, bien que par une voie opposée, au même excès que l'unité
romaine. L'histoire en fournit la preuve et dans le domaine politi-
que et dans le domaine religieux. La féodalité est l'expression
politique du génie de la race allemande ; or, ce qui la caractérise,
c'est l'esprit de personnalité et d'individualité ; elle ne tient aucun
compte de l'unité; si elle s'était développée seule, sans aucune
autre influence, elle aurait abouti à l'égoisme, à l'isolement et à
l'anarchie, ce qui eût été la dissolution de la société. Le protestan-
tisme, cette autre manifestation du génie allemand, présente le
même écueil. Il réduit la religion à un sentiment purement indivi-
duel, sans tenir compte du lien puissant qu'elle établit entre les
âmes. Poussez ce principe à bout, et au lieu d'être un lien d'unité
entre les hommes, la religion deviendra un principe de désunion,
de séparation, et par suite de dissolution. L'élément germanique
ne suflit donc pas à lui seul pour constituer l'humanité; il faut
donner satisfaction à un besoin tout aussi légitime que celui de
l'individualité, au besoin d'unité. Ces deux éléments sont empreints
dans toute la création, comme si Dieu avait voulu montrer aux
hommes la voie dans la(iuelle ils doivent marcher pour remplir
leur mission. La nature nous présente dans toutes ses manifesta-
tions le spectacle d'une variété infinie se déployant sur un fond
identique. Les éléments diflercnts demandent et produisent des
LE DROIT INTERNATIONAL. 29
organisations différenles; mais ces éléments constituent dans leur
ensemble une seule terre. Les langues sont diverses, comme
expression de la diversité de caractères qui distinguent les bran-
ches de la grande famille humaine ; toutefois les règles fonda-
mentales des langues sont unes, parce que l'esprit humain qui les
formule est un. Les religions diffèrent, mais il y a dans toutes des
croyances communes, rayons de la vérité éternelle qui illumine
l'humanité. Le droit varie d'un pays à l'autre, ce qui ne l'empêche
pas, quoi qu'en dise Pascal, d'avoir en lui des principes d'une
vérité absolue qui se retrouvent partout. L'unité dans la variété,
telle est la loi universelle qui régit la création.
A ce point de vue, nous pouvons rendre justice à l'unité romaine
et à l'unité chrétienne aussi bien qu'à la diversité germanique.
Nous avons dit que l'unité de Rome païenne et catholique est
fausse, en ce sens qu'elle conduit à la monarchie universelle, et
que la monarchie universelle serait le tombeau de l'humanité,
puisqu'elle viole les lois de la création et qu'elle tue toute vie indi-
viduelle. Cependant l'unité romaine a sa légitimité; seulement il
faut la dégager de la forme que lui ont imprimée l'empire et le
catholicisme. L'unité est légitime, elle est nécessaire, non comme
but, mais comme moyen. Le but est le développement, le perfec-
tionnement des facultés dont Dieu a doué l'homme ; or, pour se
développer, pour vivre même, l'homme doit être uni à ses sembla-
bles. Le lien qui unit les hommes devient de plus en plus général,
en suivant les progrès qu'ils accomplissent. L'unité commence
par la famille ; elle embrasse ensuite la cité et la nation , elle finit
par s'étendre à l'humanité. La famille, la cité, l'État, l'humanité,
doivent être organisés de manière à favoriser le développement de
l'individu; c'est en ce sens que nous disons que l'unité est néces-
saire comme moyen. Les plus grands génies dont le genre humain
s'honore ont proclamé, ils ont entrevu du moins cette vérité. Au
moyen-âge, l'illustre poète qui s'est inspiré de la théologie catholi-
que, le Dan le, a écrit un traité sur la monarchie, où il pose ce prin-
cipe que la paix est nécessaire aux hommes pour qu'ils puissent
remplir leur mission sur cette terre, et (juc l'organisation unitaire
de l'humanité peut seule la leur procurer. Dans les temps moder-
30
INTRODUCTION.
nés, le plus universel des penseurs, Lelbnitz, a émis les mêmes
idées. Elles sont d'une vérité incontestable, pourvu qu'on évite
recueil de l'unité romaine et chrétienne, et que du moyen on ne
fasse pas le but suprême. Quelque doux que soit le nom de paix,
comme disent les poètes, elle n'est pas l'idéal, le dernier terme de
nos efforts; elle n'est qu'un moyen, comme l'État lui-même qui la
réalise, dans une certaine mesure, n'est qu'un moyen. C'est pour ce
motif que nous avons placé l'élément germanique au-dessus de l'élé-
ment romain et catholique. L'individualité est le principe essentiel,
c'est réellement notre but, notre idéal. L'unité n'est que le moyen,
et le moyen est subordonné au but.
Nous revenons au droit des gens dont nous ne nous sommes éloi-
gné qu'en apparence. Le droit des gens est l'expression la plus haute
de la loi que nous venons de formuler. Il y a dans l'humanité un
élément d'unité et un élément de diversité. Les nations sont l'élé-
ment de diversité; elles ne sont pas, comme on l'a cru longtemps,
un produit arbitraire et changeant des circonstances de temps et
de lieu ; elles ont leur principe en Dieu, aussi bien que les indivi-
dus. Le génie particulier qui les distingue est la marque providen-
tielle de leur mission. L'humanité a une mission, qui n'est autre
que celle des individus dont elle se compose : c'est le développe-
ment et le perfectionnement de toutes les créatures. Il y a dans la
nature humaine et dans les facultés dont Dieu l'a douée d'infinies
variétés. L'idéal consiste dans le développement complet et har-
monique de ces facultés. Pour que ce but soit atteint, il faut
répartir en quelque sorte la tâche entre les divers membres du
genre humain ; de là la division des hommes en nations : chacune
a son ministère dans l'œuvre commune de l'humanité. Les indivi-
dus isolés n'auraient pu remplir leur destinée; il a fallu les unir en
corps pour leur donner, par leur association, une force qu'ils
n'auraient pas dans leur isolement. Que l'on prenne les plus
grands génies et que l'on essaye de les séparer de la nationalité
dont lis sont les plus nobles représentants, l'on se convaincra
qu'ils deviennent impossibles. Ce qui est vrai des héros du genre
humain, l'est aussi des masses. Tous tant que nous sommes, nous
ne pouvons nous développer, nous perfectionner, que comme
LE DROIT INTERNATIONAL. 31
membres d'une société donnée, à laquelle nous rattachent notre
naissance et notre race. Il y a une solidarité indissoluble entre l'in-
dividu et la nation dont il fait partie. Voilà pourquoi nous disons
que les nations sont de Dieu aussi bien que les individus. Une
fois les nationalités reconnues comme individualités distinctes, on
peut et on doit leur appliquer par analogie les lois qui régissent
les individus.
C'est ainsi que nous arrivons à un droit qui régit les nations,
c'est-à-dire au droit des gens. Ce droit est l'expression, la manifes-
tation du lien qui unit les peuples. La division du genre humain en
nations n'empêche pas qu'il ne soit un en essence ; sa mission est
une; si diverses facultés y concourent, s'il faut pour cela divers
organes que nous appelons nations, toujours est-il que ces nations
ne sont que les membres d'un grand corps, de l'humanité. L'hu-
manité étant une, elle doit arriver à une organisation qui lui
permette de remplir sa destinée. L'organisation de la société
humaine ne peut pas s'arrêter aux nations, car nous venons de
voir que les nations ne sont que des individualités, qui supposent
un tout supérieur, dont elles sont les parties. Elles ne se conçoi-
vent même pas séparées, isolées ; c'est comme si l'on voulait sépa-
rer les divers membres qui constituent le corps de l'homme et les
faire vivre d'une vie à part, sans lien entre eux : celte vie là serait
la mort. Il en est de même des peuples. Nous en avons la preuve
sous les yeux : que l'on voie à quel état de torpeur et presque de
mort sont arrivées les nations qui ont voulu s'isoler du reste de
l'humanité! Des liens internationaux sont donc une nécessité et
pour la vie des peuples et pour la vie des individus. Le droit des
gens est l'expression de ce besoin.
^ III. Le droit des gens comme science.
Ainsi considéré, le droit international est la plus importante des
sciences; c'est la science des lois qui régissent les nations et l'hu-
manité. L'on conçoit maintenant pourquoi le droit des gens ne date
que d'hier. L'idée de nationalité est une idée moderne; elle ne s'est
manifestée qu'à la lin du moyen-âge; la réforme lui a donné une
32 INTRODUCTION.
immense puissance, en lui donnant une consécration religieuse;
mais c'est seulement de nos jours qu'elle sort du domaine de la
théorie et qu'elle prend corps dans la réalité. Pendant des siècles,
la diplomatie n'en a tenu aucun compte. Que l'on examine les
traités sur lesquels repose encore aujourd'hui la constitution de
l'Europe ; on y voit les peuples partagés, dépecés, nous ne dirons
pas comme des troupeaux, mais comme des choses, comme des
terres dont on déplace les bornes à volonté ; pas le moindre souci,
pas même le soupçon des droits des nationalités dont on jette un
lambeau à tel prince, un lambeau à tel autre. L'élément que les
rois et leurs ministres ont méconnu, s'est fait jour dans les révolu-
tions, ces grandes manifestations de la justice divine : il n'y en a
pas de plus légitimes, ni de plus saintes que celles qui rendent la
vie à une nation, victime de la force. Chose singulière, les rois ont
prêté la main à l'œuvre. Instruments de la Providence, ils ne se
doutaient pas, quand ils proclamaient l'indépendance de la Grèce,
qu'ils inauguraient l'ère des nationalités, et qu'ils mettaient fin à la
vieille diplomatie, et en un certain sens à leur propre empire, car
l'avènement des nations implique que les rois ne sont que leurs
organes et leurs représentants. En 1850, la Belgique a repris son
nom et ses antiques traditions; la diplomatie, obéissant à la force
des choses, s'est vue obligée de reconnaître cette nouvelle insurrec-
tion contre le droit européen, disons mieux, cette nouvelle victoire
du droit sur le fait. Aujourd'hui c'est le tour de l'Italie; telle est la
puissance de l'idée de nationalité, que la diplomatie européenne
assiste les bras croisés à la démolition des traités de Vienne, tout
en protestant que ces traités sont une chose sacrée : elle ignore
encore que le seul droit sacré, inviolable, imprescriptible, malgré
toutes les possessions et tous les titres contraires, c'est le droit des
nations. Nous sommes loin d'être au bout de ce mouvement de
nationalités ; il commence à peine et il est destiné à faire le tour
du monde. 11 y a des empires qui ne sont qu'un assemblage informe
de nations diverses; leur dissolution est certaine : ce n'est qu'une
question de temps.
Ainsi l'un des éléments essentiels du droit des gens, les nations,
est encore à l'état de formation. L'autre, l'idée d'humanîté, n'existe
LE DROIT INTERNATIONAL. 33
qu'en théorie. Nous l'avons rencontrée, sous une fausse forme,
dans l'unité romaine et dans l'unité catholique. L'ambition des
conquérants et l'ambition plus haute des religions voulait faire du
monde entier un seul corps, soumis à une même loi. C'était exagé-
rer lebesoin de l'unité au pointde compromettre l'existence du genre
humain, en tuant le principe de l'individualité, qui est le germe de
toute vie. La race germanique qui préside à la civilisation moderne,
réagit à deux reprises contre cet excès ; elle détruisit la monarchie
universelle de l'empire et la monarchie plus dangereuse encore de
la papauté. Mais les réactions dépassent toujours le but légitime
qui les inspire. Le génie germanique méconnaît le besoin de l'unité.
Cet esprit exclusif se manifeste aussi dans la science du droit inter-
national, telle qu'elle s'est développée sous l'influence du protes-
tantisme. Partant du principe de l'individualité, elle conduit logi-
quement à nier l'unité, ou du moins elle n'en lient aucun compte.
Les liens entre nations, à ce point de vue , n'existent qu'en vertu
de traités; sans traités, il n'y aurait donc pas de lien international,
pas d'unité humaine. Dans cette théorie, l'unité ne trouve pas de
place, et le droit international se réduit en réalité à poser le prin-
cipe de la souveraineté nationale, et à en déduire les conséquences.
On peut dire plus, c'est que dans cette théorie le droit des gens
n'existe point, car il n'y a pas de droit international, s'il n'y a
point un lien naturel entre les nations. La réaction contre le prin-
cipe de l'unité touche à son terme. Grâce à un concours heureux
de circonstances, les rapports entre les nations prennent tous les
jours une plus grande extension; les barrières que les préjugés,
les intérêts opposés , les croyances hostiles élevaient entre les
peuples, tombent l'une après l'autre, et à mesure que les peuples
se rapprochent, l'idée de l'unité reprend son influence légitime.
Mais ce n'est encore qu'une idée. A moins de s'égarer dans le
domaine de l'utopie, on ne peut songer à formuler l'organisation
de l'unité humaine. La raison en est très-simple. Les éléments
dont la future unité se composera, font encore défaut, les nations
ne sont pas encore constituées ; comment pourrait-on prétendre
leur assigner des lois?
Ceci expli(iue l'état imparfait du droit des gens, et le peu de
34 INTRODUCTION.
crédit dont, il jouit. C'est une science qui se forme seulement; elle
ressemble encore à ces atomes qui remplissent l'immensité des
espaces, et dont l'union formera un jour des mondes. Cela n'enlève
rien au mérite des écrivains qui ont essayé de fonder la nouvelle
science; s'ils ont échoué, c'est qu'il leur était impossible de réussir.
11 en a été ainsi du plus grand de tous, du premier initiateur, de
Grothis.- Le droit des gens repose sur l'idée de nationalité et sur
l'idée d'humanité. Les nations, tout en étant indépendantes et sou-
veraines, sont des parties d'un corps plus vaste, qui est le genre
humain. L'humanité est la société du genre humain; les nations
sont les individus dans cette grande association ; il faut donc un
droit qui régisse leurs relations, comme il faut un droit pour les
individus, dès qu'ils s'unissent en famille, en cité, en État. Voilà
des idées fondamentales pour la science nouvelle que Grofm.s- se
proposait de construire; cependant il s'y arrête peu, c'est à peine
s'il s'en occupe.
Des deux éléments d'unité et de diversité qui sont la base
du droit des gens, le premier avait encore, au dix-septième
siècle, les racines les plus fortes dans la conscience générale, par
suite de la longue domination de l'unité catholique. Grotius dit en
passant, et comme une vérité reconnue par tout le monde, qu'il y
a entre les hommes une parenté naturelle, qui fait que l'un doit
respecter l'individualité de l'autre ('). Il va plus loin même que
l'Église : le catholicisme revendiquait l'empire du monde entier,
mais, en attendant la conversion universelle des peuples qui est
toujours à l'état d'utopie, il excluait de son unité les nations infi-
dèles. Les plus orthodoxes parmi les chrétiens étaient comme de
juste les plus étroits; ils allaient jusqu'à déclarer illicite toute
convention avec des peuples qui se trouvaient hors de l'Église;
preuve entre mille que le christianisme vicie la notion du droit des
gens, bien loin d'en être le principe. Grotius étend à toutes les
nations le lien naturel qui unit les hommes : la différence de reli-
gion, dit-il, n'est pas une raison pour invalider leurs traités (^).
Mais si l'on demande à Grotius comment il conçoit l'unité humaine,
(i) Grotius, De jure belli, lib. H, c. XV, § V, N" 1.
(2) Ibid., § V!II.
LE DROIT INTERNATIONAL. 35
il ne donne point de réponse; le peu de mots qu'il en dit impliquent
même une contradiction avec son point de départ. Il veut que les
peuples chrétiens soient particulièrement unis entre eux contre les
infidèles, parce qu'ils sont tous membres du Christ ('). Voilà Gro-
tius qui abandonne l'idée de l'unité humaine pour retomber dans
l'unité du moyen-âge, unité hostile à tous ceux qui ne sont pas
chrétiens. Cela est si vrai qu'il place l'empereur à la tète de son
unité chrétienne; il ne manque plus que le pape, elGrothiSy
comme on sait, quoique protestant, admettait, sinon la nécessité,
du moins l'utilité d'un chef visible de l'Église. S'il avait insisté sur
ces idées, il aurait abouti à l'unité catholique du pape et de l'em-
pereur. Cela tient à ses préjugés chrétiens ; au lieu de maintenir le
lien de la nature comme base de l'unité, il l'abandonne pour la foi;
or la foi révélée divise pour le moins autant qu'elle unit. Cependant
Grotius s'engageait ici dans une nouvelle contradiction ; il est pro-
testant, et le protestantisme avait précisément pour mission de
briser la fausse unité du moyen-âge pour mettre à sa place des
nations libres et souveraines. Sous l'inspiration de la réforme,
l'unité s'efface et la diversité domine. Telle est aussi au fond la
tendance de Grotius; c'est pour cela que la question de l'unité
l'occupe si peu, tandis que chez les écrivains du moyen-âge elle
absorbe tout : son unité chrétienne n'est qu'une réminiscence de
théologien.
Toujours est-il que le droit des gens, dans les mains de Grotius,
est encore indécis et sans principes fixes; l'on dirait la marche d'un
enfant qui chancelle et tombe à chaque mouvement qu'il fait. Est-
ce à dire que la postérité ait exagéré le mérite de Grotius, en lui
donnant le titre glorieux de père du droit des gens ? La gloire dans
le domaine de la science appartient à ceux qui font les premiers
pas dans une carrière inexplorée. A ce titre, Grotius jouira d'un
renom immortel. Qu'on nous permette d'insister sur un point
capital. Les diplomates, les hommes d'église et les rudes guerriers
du dix-septième siècle ont dû sourire de dédain quand ils enten-
dirent qu'un savant hollandais avait publié un livre sur le droit de
(») Groiîws, Do jure belli, lib. II, c. XV, § XII.
56 INTRODUCTION.
guerre. Jamais la force n'avait régné d'une manière plus brutale.
Montaigne compare les guerres civiles de son temps à des combats
de sauvages; il trouve les chrétiens plus cruels que les habitants
des forêts du nouveau monde. La comparaison, quelque exagérée
qu'elle paraisse, est encore en-dessous de la réalité, si on l'applique
aux luttes religieuses du dix-septième siècle ; il faut descendre jus-
qu'à la plus horrible fiction, il faut descendre jusque dans les
enfers, pour trouver des êtres fabuleux que l'on puisse comparer
aux hommes de la guerre de trente ans. Cependant, qui le croirait?
c'est au milieu de cette société de démons que le droit des gens
moderne a pris naissance. Jamais la puissance des idées ne s'est
manifestée avec plus d'éclat; jamais la désolante doctrine que le
fait régit le monde, n'a reçu un plus solennel démenti. Grotius
pouvait passer pour le plus utopiste des rêveurs, quand il parlait
d'introduire la justice et l'humanité dans les luttes où la force
trônait en souveraine. Néanmoins la doctrine a fini par pénétrer
dans les faits; que dis-je? la réalité, au dix-neuvième siècle, est
plus avancée que ne l'était la théorie au dix-septième. Grande
leçon tout ensemble et consolant enseignement ! Ce ne sont pas les
faits, ce sont les idées qui gouvernent le monde, et les idées vont
en se modifiant sous la loi du progrès. Ce qui est dédaigné aujour-
d'hui comme utopie, se réalise demain, et le jour arrive où l'utopie
elle-même est dépassée.
§ IV. Le droit des gens naturel et le droit des gens positif.
Grotius introduisit l'idée du droit dans le domaine de la force;
mais il lui fallut bien des siècles pour faire son chemin. L'on s'est
étonné des lents progrès de notre science ; l'on a traité avec dédain
les innombrables manuels de droit naturel et de droit des gens qui
suivirent la publication de l'ouvrage de Grotius. Pour qui tient
compte des circonstances historiques, il n'y a rien là d'étonnant.
La théorie devançait le fait de plusieurs siècles. Voilà pourquoi le
droit international fut considéré comme une annexe du droit natu-
rel. C'était de la philosophie toute pure; elle ne se basait pas sur
LE DROIT INTERNATfONAL. 37
des faits, car les faits manquaient. C'est la raison pour laquelle le
droit international resta si longtemps dans l'enfance. Nous avons
protesté contre les prétentions du fait qui veut s'ériger en droit,
nous avons dit que ce sont les idées qui gouvernent le monde. C'est
notre plus chère croyance. Mais la réalité aussi a son importance.
Rien de plus inutile et de plus insipide tout ensemble que les spé-
culations qui ne s'appuient pas sur des faits. Tels furent les
manuels de droit naturel et des gens qui pullulèrent en Allemagne
au dix-huitième siècle : à force de viser à l'absolu, ils perdaient
toute valeur pour le monde réel. Un de ces traités a conservé
une autorité singulière : c'est celui de Vattel. On en a publié
récemment deux nouvelles éditions, une traduction espagnole, une
traduction anglaise et un commentaire par un publiciste portugais.
Ferait-on davantage pour un chef-d'œuvre de la science? Cependant
l'ouvrage de Vattel n'est qu'une mauvaise traduction de Wolf, et il
présente tous les inconvénients des creuses théories que nos voisins
d'outre-Rhin aiment à bâtir dans le vide.
C'est par réaction contre cette littérature philosophique que les
publicistes ont fait du droit des gens une science positive : le livre
de Martens, qui est dans les mains de tous les diplomates, donne
une idée de cette nouvelle manière. C'est l'excès de la réalité
opposé à l'excès de la théorie ; l'un est aussi mauvais que l'autre.
Si nous devions choisir, nous donnerions encore la préférence au
droit des gens naturel sur le droit des gens positif. Le premier a
du moins quelque respect pour les idées ; il mérite le titre de
science, quand l'auteur ne se borne pas à élever les faits à la
hauteur d'un système; tandis que dans les traités de droit des
gens positif, on chercherait vainement l'ombre d'une idée; on n'y
trouve rien que des usages consacrés par la tradition dans les
relations internationales: les prétentions des ambassadeurs et des
ambassadrices y sont décorées du nom de droit. Nous n'avons
jamais pu prendre un pareil droit au sérieux : il est bon tout au
plus pour les attachés et les secrétaires de légation. Il serait diffi-
cile de rapetisser davantage une science qui par son objet est la
plus haute de toutes. A notre avis, il n'y a pas de science sans
idéal, comme il n'y a pas de science sans faits qui servent d'appui
5
38 INTRODUCTION.
à l'idée. Séparer l'idée et le fait, c'est aboutir à des revoies ou à
des niaiseries. La spéculation, pour être puissante et même pour
être possible, doit reposer sur les faits, sinon elle perd tout crédit,
et elle mérite d'être discréditée. Quant à vouloir rassembler des
faits, sans les éclairer par l'idée, c'est renoncer d'avance à toute
influence scientifique ; car des faits sans idée ne méritent pas le
nom de science.
Nous ne faisons pas le procès aux écrivains sérieux qui ont
pris la peine de réduire en système les usages observés dans
le commerce des nations. Si leurs ouvrages n'ont pas fondé la
science du droit des gens, cela vient non-seulement de ce qu'ils
ont négligé les idées, mais aussi des difficultés insurmontables de
leur entreprise. La science du droit international est toujours à
faire. Nous en avons indiqué la raison. Le principe fondamental a
fait défaut jusqu'à nos jours. L'idée de nationalité, avec les droits
et les obligations qui en dérivent, entre à peine dans la conscience
générale : voilà pourquoi la théorie ne s'en est guère occupée. Les
faits se développent seulement sous nos yeux. Le dix-huitième
siècle a été témoin d'un attentat inouï contre l'existence d'une
nation; et encore de nos jours la république de Cracovie, der-
nier débris de la Pologne indépendante, a été envahie, comme
s'il s'était agi de s'emparer d'une chose sans propriétaire. Le jour
de la réparation, de la justice arrivera; aucun crime ne reste
impuni, et le partage de la Pologne est un des crimes les plus
hideux. L'on conçoit qu'aussi longtemps que les nationalités sont
foulées aux pieds , il ne peut s'agir sérieusement d'un droit régis-
sant les nations. L'idée de l'unité, tout aussi essentielle pour notre
science, demande également un travail qui n'est point fait, et qui,
nous le croyons, est impossible à faire pour le moment. Notre
conclusion est, que le droit des gens ne peut encore être une
science : c'est un travail qui est réservé à l'avenir.
%Y. La théorie du droit des gens.
Cependant, si l'édifice dans toute sa majesté ne peut être élevé,
Ton peut travailler à jeter les fondements, l'on peut rassembler les
LE DROIT INTERNATIONAL. 39
matériaux. Le premier mouvement d'une vie nouvelle nous est
venu de l'Allemagne. La patrie de Kant est la terre promise des
théories. Dans la première moitié du dix-neuvième siècle, une
philosophie ambitieuse s'y est donné pour mission de tout expli-
quer et de tout construire d'après des formules métaphysiques.
Les disciples de Hegel appliquèrent au droit international ce que
le maître avait dit de l'État. Le droit des gens ne serait-il pas le
droit civil des nations? On le crut, et l'on se mit à bâtir sur cette idée
un système de droit international : « Les nations, a-t-on dit, sont par
rapport à l'humanité ce que les individus sont par rapport à l'État.
Les individus, liés entre eux par le lien social, sont soumis à la
puissance de l'État ; s'ils violent les lois de l'assoèiation, la puissance
publique brise leur résistance. Il y a analogie parfaite pour les
nations. Elles sont liées entre elles par le lien de l'humanité ; il existe
donc une société du genre humain; cette société demande une
organisation et des lois. La constitution de l'humanité doit être
analogue à celle de l'État. Comme il y a des États comprenant les
individus, il y aura un État comprenant les peuples. Les nations
sont par conséquent soumises à une autorité supérieure; si elles
violent les lois de l'association, leur résistance doit être réprimée
par la force. »
Cette théorie n'a de nouveau et d'original que ses formules hégé-
liennes : si l'on fait abstraction de la forme, l'on reconnaît la
monarchie universelle, telle que le Dante l'a conçue au moyen-
âge, dans l'État humanitaire des écrivains allemands. C'est dire
qu'à notre avis l'assimilation qu'ils font entre les individus et les
nations est trop absolue. Remarquons d'abord que ce système
aboutit à nier le droit international bien plus qu'à le fonder. En
effet, si les nations sont soumises à un État, représentant de
l'humanité, comme les individus sont soumis à un État particu-
lier, il ne peut plus être question de leur souveraineté ni de leur
indépendance : il n'y a plus qu'un seul souverain, c'est l'humanilé.
L'organe de ce pouvoir souverain sera le monarque universel.
Or, monarchie universelle et droit des gens sont deux idées incom-
patibles; le droit international est absorbé par le droit public et se
confond avec lui. Serait-ce là le dernier terme des destinées du
40 INTRODUCTION.
genre humain? Nous en doutons. L'assimilation entre les nations
et les individus est vraie en ce sens que les nations sont douées de
facultés particulières, marque divine de la mission spéciale qu'elles
ont à remplir dans l'œuvre de l'humanité. Ainsi, quand on assimile
les nations aux individus, l'on entend revendiquer en leur faveur
le droit à une existence libre et indépendante. La théorie hégé-
lienne, au contraire, se prévaut de l'analogie qu'elle établit entre
les nations et les individus, pour enlever aux nations la souverai-
neté dont elles jouissent, en la transportant à l'humanité, La ques-
tion est de savoir s'il ne faut pas aux nations une liberté plus
étendue qu'aux individus. Nous le croyons.
L'État a affaire à des individus réels, à des personnes physiques;
il doit avoir à certains égards un empire absolu sur ses membres,
sinon la coexistence des hommes serait impossible : voilà pourquoi
on dit que les citoyens sont sujets; ils sont en effet assujettis à une
puissance souveraine, celle de la loi. En est-il de même des nations
dans leurs rapports avec l'humanité? Il nous semble que non. Les
nations sont des êtres moraux; il n'est pas besoin, en général,
d'une autorité supérieure pour les maintenir dans les limites du
devoir : par cela seul qu'elles existent, c'est-à-dire qu'elles sont
organisées, elles présentent des garanties d'ordre que n'offrent pas
les individus. Les progrès de la civilisation mettent fin au
brigandage international; il ne faut pour cela ni code pénal,
ni tribunaux, ni gendarmes ; tandis que dans l'intérieur de chaque
État la justice répressive est une nécessité permanente, qu'aucun
progrès de la civilisation ne fera disparaître. Il se commet tous les
jours des crimes, tous les jours la vie et la propriété des individus
sont menacées. Les attentats contre l'existence d'une nation sont
un rare accident dans l'histoire moderne , et l'on peut hardiment
affirmer qu'ils deviendront un jour impossibles : pour les prévenir,
il suffit de la puissance de l'opinion publique. Il y a donc une
différence profonde entre les individus et les nations ; les premiers
ont leurs vices et leurs passions, qui les portent sans cesse au mal;
les autres sont des êtres fictifs qui régulièrement ont pour organes
les hommes les plus intelligents et les plus moraux de leur temps ;
et alors même que Tintelligence et la moralité leur font défaut,
LE DROIT INTERNATIONAL. 41
l'opinion publique les contient et les contiendra de plus en plus
dans les limites du devoir.
Voilà une face du difficile problème soulevé par la théorie hégé-
lienne. Considéré comme gardien de l'ordre public, l'État est une
nécessité pour la coexistence des individus ; il n'est pas une néces-
sité pour la coexistence des nations. Ce n'est pas que la puissance
souveraine des divers États suffise pour le maintien du droit dans
l'humanité. 11 peut se faire que le concours de divers États soit
nécessaire pour assurer la répression de crimes commis par des
individus; mais, pour obtenir ce concours, il ne faut point que les
nations soient soumises à une autorité supérieure qui les y
contraigne : le sentiment de la justice les y porte, et l'intérêt, à
défaut de ce sentiment, les y engage. Cela est trop évident pour
qu'il soit nécessaire d'insister. La question devient bien plus grave,
quand les nations elles-mêmes sont en jeu.
Le grand argument des partisans de la monarchie universelle est
qu'elle seule assure le respect du droit dans le monde, et qu'elle est
aussi la seule garantie possible de la paix entre les nations. Ici repa-
raît l'assimilation entre les États particuliers et l'État universel de
l'humanité. Nous ne demanderons pas comment on obtiendra des
puissantes nations qui se partagent le monde, la renonciation à leur
indépendance et leur soumission à une autorité supérieure; l'on
nous répondrait que c'est là une difficulté de fait, et que nous
sommes dans le domaine de la théorie. Soit; admettons donc que
l'État universel est organisé, et voyons s'il est vrai qu'il maintient le
droit et la paix dans le monde. Bien que nous soyons sur le terrain
de la spéculation, il faut cependant tenir compte de la réalité, sous
peine de nous égarer dans de pures rêveries. Or, il suffit de
considérer les individus et les nations pour remarquer entre eux
une différence qui saute aux yeux et qui est capitale, quelque
simple qu'elle paraisse. L'individu, placé en face de la puissance
sociale, est un être tellement faible, qu'il ne peut pas même songer
à lui résister: aussi l'individu ne fait-il plus la guerre à l'État, il plie
sous la force dont la société dispose. L'État assure donc le respect
du droit, et il maintient la paix. En scra-t-il de même dans TKtat
qui embrassera l'humanité entière? Quelque puissance que l'on
42 INTRODUCTION.
suppose à cet État universel, personne ne contestera que la résis-
tance ne soit possible; aussi les plus hardis utopistes ne prétendent-
ils pas que la monarchie universelle préviendrait les guerres; ils
disent seulement qu'elles seraient plus rares, et qu'au lieu d'être
l'explosion des plus brutales passions de l'homme, elles ressemble-
raient à l'exercice régulier de la justice. A ce point de vue, nous
n'apercevons pas un grand avantage dans l'État universel que
nous examinons.
La guerre diminue par les progrès naturels de l'humanité,
sans qu'il soit besoin de réunir tous les peuples en un seul
État. L'on peut dire encore, sans se livrer à des espérances
chimériques, qu'à mesure que la volonté éclairée des peuples
dominera dans les divers États, la guerre ne sera plus qu'un
moyen de se rendre justice. La seule différence qui resterait donc
entre les guerres faites par des nations souveraines et celles qui se
feraient dans un État comprenant tous les peuples, est que celles-ci
seraient l'exécution d'une espèce de jugement, au nom de tous
contre un seul. Mais, en devenant universelle, la guerre n'en
serait pas moins un fléau; il pourrait en effet arriver, et cela
arriverait même nécessairement, que la nation qui résisterait à la
sentence portée contre elle, trouverait des alliés, et alors la guerre
embrasserait à la lettre la terre entière. Décidément nous n'aper-
cevons pas l'avantage d'un État universel, considéré comme garan-
tie de paix. Dira-t-on que l'État universel finira par être si forte-
ment organisé que toute résistance sera impossible, et que la
pensée de résister ne viendra pas plus aux nations qu'elle ne vient
aujourd'hui aux individus? Si c'est là l'idéal de la monarchie
universelle, nous protestons de toutes nos forces contre cet idéal.
La puissance souveraine, dont la mission est de sauvegarder le
droit, peut se laisser emporter par les mauvaises passions de ceux
qui l'exercent, à violer le droit; la résistance devient alors le plus
sacré des devoirs : malheur aux peuples s'ils étaient soumis à une
puissance telle, qu'ils perdraient jusqu'à l'idée de lui résister! Ce
serait pour le coup le tombeau de l'humanité. La paix régnerait
dans le monde, mais ce serait la paix de l'empire romain, c'est-à-
dire la servitude. Nous préférons mille fois les vices de l'organisa-
LE DROIT INTERNATIONAL. 43
tion actuelle, qui rend au moins la résistance possible, à une
organisation qui donnerait à l'humanité la paix dont jouissent les
troupeaux. Ceci est une objection capitale contre la monarchie
universelle. Toutes les garanties imaginables ne préviennent pas le
danger de la violation du droit dans les Etats particuliers. Ceux
qui ont le pouvoir en main, sont toujours disposés à en abuser :
que serait-ce si la puissance du genre humain était concentrée
dans un seul État? Cet État aurait des organes : des hommes
qui disposeraient des forces de Thumanité, seraient-ils plus portés
à respecter le droit que ceux qui ne disposent que des forces d'un
seul État? Inutile d'insister, la conscience humaine répond : Non,
la paix n'est pas l'idéal suprême du genre humain ; elle n'est, après
tout, qu'un moyen. L'idéal, c'est le droit, la justice : or, la dernière
arme du droit violé, c'est l'insurrection. Bénissons l'imperfection
de notre état social qui nous permet d'avoir recours à ce moyen
suprême; du jour où la résistance serait impossible, le droit ne
serait plus qu'un vain mot, et le droit périssant, l'humanité péri-
rait.
Nous avons considéré l'État humanitaire ou la monarchie uni-
verselle comme garantie d'ordre et de paix. L'assimilation que l'on
établit entre les individus et les nations soulève encore un autre ordre
d'idées. L'État n'est pas uniquement institué pour le maintien de
la tranquillité publique. Les hommes se réunissent en société pour
y développer toutes leurs facultés physiques, intellectuelles et
morales. L'État doit leur prêter son appui dans cette œuvre de
perfectionnement; il intervient partout où les efforts individuels
seraient impuissants : c'est dire qu'il a une mission intellectuelle
et morale; celle-ci est tout aussi essentielle, tout aussi indispensa-
ble que l'intervention de l'État pour le maintien du droit. Y a-l-il
en ce point analogie entre les individus et les nations? Si elle
existe, elle est si faible que l'on peut hardiment la négliger.
Comme êtres moraux, les nations sont des êtres fictifs; quand on
dit qu'elles ont une tâche à remplir dans le travail de l'humanité,
il est évident que ce ne sont pas les nations comme telles qui
agissent, mais les individus qui les composent ; or, les individus
peuvent généralement accomplir leur mission avec le seul appui de
44 INTRODUCTION.
l'État auquel ils appartiennent; il est rare qu'ils aient à recourir à
un État étranger ; en tout cas , personne ne soutiendra qu'il faille
assujettir tous les peuples à une autorité supérieure, pour que
l'homme soit à même de développer ses facultés : le lien moral qui
unit les nations, lien qui prend tous les jours plus de force, suffit
pour cela. Il y a plus : non-seulement la monarchie universelle est
inutile pour aider l'homme à se perfectionner, notre conviction est
qu'elle serait un danger, un obstacle. Pourquoi Dieu a-t-il voula
que le genre humain fût partagé en nations? Parce que dans l'œu-
vre générale de l'humanité il y a des tâches particulières, qui
exigent des facultés spéciales et des génies divers. La diversité,
l'individualité est tout ensemble le fondement des nationalités et
leur justification. Comment les nations répondent-elles le mieux à
cette destination providentielle, dans leur état actuel ûe séparation
et de division, ou dans leur union, dans leur sujétion à une auto-
rité supérieure? Il nous semble qu'il suffit de poser la question
pour la résoudre ; et si on la décide en faveur de l'existence libre
et indépendante des nations, on condamne par cela même toute
tentative de les unir sous des lois communes. Ceci encore nous
paraît décisif contre la monarchie universelle et contre la théorie
d'un État qui comprendrait toutes les nations.
En mettant sur la même ligne l'État humanitaire et la monarchie
universelle, nous n'entendons pas la monarchie telle que les con-
quérants l'ont ambitionnée. La théorie hégélienne n'a rien de com-
mun avec la violence; elle suppose que l'État universel s'établit par
les lois inhérentes à l'humanité, comme les États particuliers se
sont fondés par un besoin de la nature humaine. Il y a un progrès
évident dans l'unité que nous appellerons philosophique sur l'unité
romaine et sur l'unité catholique. Celles-ci ne laissaient aucune
place à l'élément individuel et viciaient par conséquent la création
dans son essence. Une philosophie d'origine germanique ne pou-
vait pas tomber dans cet écueil. Son point de départ sauvegarde
les droits individuels des nations; en effet, dire que les nations sont
dans l'humanité ce que les individus sont dans l'État, c'est recon-
naître aux nations des droits dont l'humanité ne peut les dépouiller,
de même que les individus oui des dioits naturels inaliénables et
LE DROIT INTERNATIONAL. 45
imprescriptibles : l'État n'a pas pour objet d'absorber les droits
individuels, mais de les garantir et de les protéger. Sur ce point
nous sommes tout à fait d'accord avec la doctrine hégélienne. Si
nous la combattons, c'est qu'à notre avis elle n'accorde pas assez à
l'indépendance des nations ; elle la sacrifie à l'idée de l'unité. Le
vice radical de cette conception est de vouloir organiser une unité
de coaction, analogue à celle de l'État. Nous avons exposé les
raisons qui nous font rejeter une unité pareille pour l'humanité.
Est-ce à dire que l'unité devienne impossible, dès qu'elle n'est plus
extérieure, dès qu'elle n'est plus revêtue d'une puissance de com-
mandement? Ce n'est pas dans la patrie de Luther que l'on nous
fera une pareille objection ; nous la comprendrions dans la bouche
d'un écrivain catholique, nous ne la comprendrions pas chez des
penseurs protestants. Il y a une unité supérieure à celle qui a son
principe et sa sanction dans la loi et dans la force qui l'accom-
pagne, c'est l'unité qui se fonde sur des croyances communes, sur
des idées et des intérêts communs. Telle est l'unité vers laquelle
s'avancent les nations civilisées. Cette unité pourra prendre un
jour des formes extérieures, mais ce ne sera pas une unité de
coaction, telle que l'unité de l'État ; elle reposera sur le concours
volontaire du consentement, elle sera le résultat du contrat et non
de la loi. En d'autres termes, nous croyons que c'est par voie
d'association libre que l'unité s'établira, association qui laissera la
souveraineté des nations intacte, et garantira plutôt qu'elle n'absor-
bera leur indépendance. Cela est très-vague; mais, nous l'avons
dit et nous le répétons, il est impossible de formuler les lois qui
régiront la société des nations, aussi longtemps que ces nations
elles-mêmes ne sont pas constituées.
--~rj\/\/ \f\j\j\j^
46 INTRODUCTION.
CHAPITRE IL
LE DROIT INTERNATIONAL DE L'ANTIQUITÉ.
SECT. I. LE FAIT.
§ I. Le droit de guerre.
1V° 1. liS guerre.
La paix est considérée aujourd'hui comme l'état naturel du
genre humain. Dans l'antiquité, la guerre était la condition natu-
relle des peuples ('), tandis que la paix était une exception qui,
pour exister, devait être consacrée par un traité. Les anciens
ignoraient qu'un lien de droit et d'humanité unit les hommes; les
devoirs que nous dérivons de la nature humaine, ne résultaient
chez eux que d'une convention f); de là la grande importance
qu'ils attachaient aux traités : ils les considéraient comme la base
de l'ordre social ('). Dire que la guerre règne entre les peuples,
aussi longtemps qu'ils ne se sont point engagés à observer la paix,
c'est proclamer que la force physique, la force brutale, est la loi
des sociétés humaines. Tel était en effet le sentiment de l'antiquité.
Les artistes exprimaient la puissance et les qualités morales par
la grandeur de la stature (^). C'est le symbole d'une croyance
universelle: « Lorsque Saiil, le futur roi des Juifs, fut amené
devant le peuple, il parut plus grand que tous les autres de toute
la tête. Vous voyez, dit Samuel, quel est celui que le Seigneur a
(\) nô).£tjwç àtl TTyjji dti ^iou Çuv£;^y,f ÈTTt tt^oô; aTriTaç r).; mlti;. Plat., Do
Legg., I, 625, E.
(2) Hcffter, De antiquo jure gentium, p. 3, sq.
(3) Isocrat., adv. Callim., § 27, sq. : wtts ri nhïszK rov piou /.«t ToïçE»»(r£
y.ai Toî; ^ap^ipoii ôtà «ryvGvjxcôv stvat. raûrat; yà^a 7ri(TTeùovTes - x«t rà; ioi«;
s)(Pp(xg xat TO'jf xoivoùç noki^LOMZ ùixl\)ônsOa... x. t. ),.
(4) Description de l'Egypte, T. VI, p. 136 et suiv.
LE DROIT DE GUERRE DES ANCIENS. 47
choisi; il n'y en a pas dans tout le peuple qui lui soit semblable(').»
Les Éthiopiens ne jugeaient digne de porter la couronne que celui
d'entre eux qui était le plus grand et dont la force était propor-
tionnée à la taille ('). La force dominait dans les gouvernements et
dans les relations des peuples. Le même mot qui désigne la supé-
riorité des forces physiques, servait à marquer la vertu, la supé-
riorité morale : Varistocratie a sa source dans le droit du plus fort.
La force reparait toujours, même là où elle semble subordonnée à
la raison. Les théocraties reposent sur un principe purement
rationnel, et cependant le législateur indien déclare que la force
est le lien unique de la société (^). Tacite résume les sentiments du
monde ancien en disant que la gloire de la justice appartient au
plus fort {*).
Si les anciens ne concevaient d'autre loi pour les relations des
hommes que la force, c'est qu'ils n'avaient pas conscience de l'unité
humaine. Par suite, l'humanité leur a également manqué. L'absence
de ce sentiment se révèle dans la religion, dans la famille, dans les
lois. Le culte est ensanglanté par les sacrifices humains. Cet horri-
ble usage ne souillait pas seulement les Barbares, les Gaulois, les
Germains, les Scythes, les Pelages. La race phénicienne, la plus
industrieuse du monde ancien, était aussi la plus cruelle ; pour se
rendre les dieux favorables, elle leur sacrifiait ce que l'homme a
de plus cher, son propre sang. Les Grecs, renommés pour la dou-
ceur de leurs mœurs, immolaient dans les siècles reculés des pri-
sonniers avant le combat (^). Rome qui eut la gloire d'imposer aux
vaincus l'abolition des sacrifices humains, les avait elle-même pra-
tiqués dans des dangers pressants (^). La civilisation les détruisit
(1) I7?ojs, X,23, 24.
(2) Herod., III, 20.
(3) Lois de Manou, VU, 1 8 et suiv.
(4) Tacit., German., c. 36 : « Ubi manu agitur, modcstia ne probitas nomina
superioris sunt. » /d., Annal., XV, 1 : « Id in summa fortuna acquius, quod
validius. » Dion Cassius reproduit la môme pensée (LXI, 1) : oùSiv ôt/aîwpicc
Tôjv oTT^wv iiy^jpôrzfiô'i i(TTi. Trâç yy.p ô O'jvâ^îi npoéy(,}v StzatoT£|0« àîi zat JÉyety
y.y.l npizTîfj 3oxîï.
(5) Phylarch., ap. Porphyr., De Abstin., II, 56.
(6) Dion. Cass., Fragm. Valus., XII.
48 INTRODUCTION.
chez la plupart des peuples, mais il fallut l'influence du christia-
nisme pour les abolir entièrement.
Le défaut d'humanité est un trait distinctif de la famille antique.
Nous reconnaissons à peine à la société le droit de verser le sang
des coupables. L'antiquité accordait au père de famille le droit de
\ie et de mort sur l'innocence même, sur l'enfant qui vient de
naître. L'usage d'exposer les enfants était si général, que les histo-
riens remarquent avec étonnement quelques rares exceptions (').
Montesquieu dit que les peines diminuent ou augmentent à
mesure qu'on s'approche ou qu'on s'éloigne de la liberlé{'); l'ob-
servation s'applique avec plus de justesse au sentiment de l'huma-
nité.Tous les peuples païens, depuis les Indiens, les plus mous des
hommes, jusqu'aux Romains, pour qui la mort était un spectacle,
rivalisaient pour ainsi dire dans l'invention des supplices. C'est
presque se servir d'une expression trop faible de dire que leurs
lois étaient écrites avec du sang; le sang ne leur suffisait pas, il
leur fallait la souffrance de la victime. La justice moderne a égale-
ment été entachée de barbarie; mais au moins les coupables seuls
ou ceux que l'on présumait tels étaient livrés au bourreau; chez les
anciens, il y avait des êtres malheureux que l'on torturait, bien
qu'innocents, pour leur arracher le témoignage de la vérité. Rien
de plus horrible que les maximes des orateurs athéniens sur la
torture des esclaves(').
Si la religion, si la famille, si les législateurs se montraient
cruels à ce point, quelle devait être la barbarie de ce qu'on appelle
comme par dérision, droit de guerre? Peut-il être question de
droit là où les passions les plus indomptées dominent sans frein?
(4) Les Égyptiens élevaient tous leurs enfants (Sfra&., lib. XVII, p. 566, éd.
Casaub.). Il en était de même des Thébains {Aelian., Var. Hist., II, 7).
(2) De FEsprit des Lois, VI, 9.
(3) « La torture, dit Démosthène, est la plus sûre de toutes les preuves. Un
fait a-t-il eu pour témoins un homme libre et un esclave? S'il faut procéder à
une instruction, vous n'interrogez pas le premier; vous cherchez la vérité en
appliquant le second au chevalet. Et avec raison ; car plus d'un témoin a déposé
des mensonges, tandis que jamais esclave mis à la question n'a été convaincu de
faux >y{Dem., c. Onetor.,874,19, sqq.). Ces réflexions sur la torture se retrouvent
lifctéralement dans le plaidoyer d7«ee sur la succession de Ciron (§ 12).
LE DROIT DE GUERRE DES ANCIENS. 49
Le droit des gens moderne est fondé sur ce principe, que les
nations doivent se faire dans la paix le plus de bien, et dans la
guerre le moins de mal qu'il est possible sans nuire à leurs vérita-
tables intérêts (*). Les anciens semblaient plutôt suivre pour règle
ja conduite que Rousseau reproche à l'Europe civilisée : ils ne se
bornaient pas à faire à leurs ennemis tout le mal dont ils pouvaient
tirer profit, ils comptaient pour un profit tout le mal qu'ils
pouvaient leur faire à pure perte. Ce que l'antiquité appelait droit
de guerre, a été formulé avec une terrible énergie dans la fameuse
sentence du chef gaulois : Malheur aux vaincus! i^) C'était une
maxime universellement admise que le vainqueur avait un pouvoir
absolu sur la personne des ennemis ('). Une déclaration de guerre
était un arrêt de mort contre des populations entières. L'œuvre
d'extermination ne s'arrêtait pas aux champs de bataille, elle
emportait les cités; les nations elles-mêmes périssaient. Aujour-
d'hui la première pensée du conquérant est d'incorporer le pays
conquis; il associe les vaincus aux droits et aux avantages du vain-
queur. Dans le monde ancien, la guerre asservissait les vaincus,
quand elle ne les exterminait pas. La servitude, née de la con-
quête, est le trait caractéristique de l'antiquité : nous regardons
l'esclavage comme un crime; chez les anciens, c'était une grâce.
Cependant la force ne peut régner en souveraine sur les peuples :
le monde périrait bien vite dans ce débordement de violence. Il y a
dans les nations comme dans les individus un instinct de conserva-
tion qui les empêche de s'entre-détruirc comme des bêtes sauvages.
Il y a la voix de la nature que l'homme, quelque barbare qu'il soit,
ne peut étouffer entièrement. Tels sont les germes d'où sortira plus
tard l'idée d'un lien embrassant tous les hommes, de droits et de
devoirs communs à tout le genre humain. L'instinct de celte com-
(1) Montesquieu, Esprit des Lois, I, 3.
(2) Plutarch., Camill., c. 18. Le vainqueur des Cimbres et des Teutons pro-
nonça sur les vaincus ces paroles également sanglantes : // faut mourir (Dioclor.,
Excèrpt. Phot., p. 542, fragm. lib. XXXVllI. — Plutarch., Marius, c. 44).
(3) Xenoph., Cyrop., VII, 9, 73 : vôfxoç yào è-j TrâTtv œ/JpôtKot; aîoto; Itzi-j, 2t«v
Tro^EfWÛvTwv 7rc<),t; vm7i, zû'j Î/Ôvtojv stvKt ym 7x cw^ktoc twv iv r/j TroÀît z«i z'i.
50 INTRODUCTION.
munion se révèle déjà dans les temps primitifs, mais il ne se
manifeste pas sous la forme d'un rapport juridique, il se confond
avec le sentiment religieux. Aussi haut que nos traditions remon-
tent, elles nous présentent la religion mêlée à la guerre, et essayant
d'y introduire la justice et l'humanité. On prenait les dieux à
témoin avant de la commencer; on cimentait la paix par leur
invocation ; les hérauts, placés sous la protection divine, étaient
des agents de paix et de concorde; le peuple conquérant par
excellence avait un collège de prêtres qui soumettait les luttes de
la force à des formalités et à des règles. La religion mit une pre-
mière limite aux droits du vainqueur : il pouvait détruire, dévaster
les choses humaines, mais il devait respecter les temples et les
choses sacrées. Les personnes se ressentirent aussi de cette influence
bienfaisante. Les castes et l'esclavage, que nous maudissons au-
jourd'hui, furent d'abord un bienfait pour les vaincus. En les
admettant dans l'organisation sociale, bien qu'aux conditions les
plus avilissantes, la théocratie leur assure au moins l'existence
physique. L'esclavage occidental est déjà un progrès sur la condi-
tion des castes inférieures de l'Orient. Le coudra est flétri par une
tache originelle ; Dieu seul peut l'élever à une caste supérieure
dans une existence future. L'esctoe </rec peut être affranchi, et la
liberté le fait entrer dans la société de ses maîtres ; à Rome sa con-
dition s'améliore encore, Yaffranchi devient l'égal du citoyen. Le
vainqueur cessant d'égorger le vaincu, l'intérêt et l'humanité con-
duisirent à respecter non seulement sa vie, mais aussi sa liberté,
en lui faisant payer une rançon ou en rattachant au sol, en l'em-
ployant à des travaux utiles au vainqueur. La Grèce ne s'éleva
guère au-dessus de cette espèce de servage. Rome fit un dernier
pas vers l'association : elle prépara la fusion des races ennemies
en accordant aux vaincus des droits qui les rapprochaient des
vainqueurs; les peuples qui s'étaient déchirés longtemps par des
guerres sanglantes, finirent par se confondre dans la grande unité
romaine.
Mais que cette unité ne nous fasse pas illusion. La paix de l'em-
pire, tant célébrée par les poètes et même par les Pères de l'Eglise,
était une fausse paix; elle cachait une lutte à mort contre les Bar-
:3fLE DROIT DE GUERRE DES ANCIENS. M
bares qui s'amassaient sur les frontières, impatients de prendre
leur place dans le monde. Entre Rome et les Barbares, la guerre
était permanente, et elle se faisait sans pitié. Il faudra l'invasion
des peuples du Nord, il faudra une religion nouvelle et une civili-
sation nouvelle, avant que la vraie unité, l'unité humaine soit
reconnue et entre dans la conscience générale ; alors seulement
l'humanité se fera jour dans les sanglantes luttes des peuples, et
ils pourront espérer, au moins comme idéal, que les guerres iront
en diminuant, pour cesser à l'extrême limite du perfectionnement
du genre humain.
NO 9. lia guerre et la paix.
Les guerres incessantes de l'antiquité ont inspiré de tout autres
considérations à un écrivain illustre. Le comte de Maistre trace
un tableau affreux de la longue suite de massacres qui souillent
toutes les pages de l'histoire; il en conclut que le sang doit couler
sans interruption sur le globe , ici ou là, et que la paix n'est qu'un
répit. Loin de s'effrayer de ce spectacle horrible , le philosophe
catholique y voit une loi divine ; la guerre, aussi bien que les
sacrifices humains, lui semblent être l'expression de la rédemption
par le sang : « Ce fléau terrible, dit-il, sévit toujours avec une
violence rigoureusement proportionnelle aux vices des nations,
de manière que lorsqu'il y a débordement de crimes, il y a toujours
débordement de sang {}). » De Maistre ne s'est pas aperçu qu'il
suivait les traces d'un penseur païen. Aristote justifie l'esclavage,
parce que c'était un fait général; de même le penseur chrétien
élève la violence à la hauteur d'une théorie. L'humanité a donné
un éclatant démenti au philosophe grec; nous croyons qu'elle
démentira également les sombres prédictions de l'auteur français.
Ils se sont trompés l'un et l'autre, parce que l'idée du progrès leur
manquait; seulement Aristote est plus excusable que de Maistre;
celui-ci, ennemi juré de la philosophie, a dû répudier une croyance
qui tendait déjà à devenir universelle, tandis que le disciple de
(1) De Maistre, Considérations sur la France, ch. 3; Éclaircissemonts sur les
sacrifices, ch. 2 et 3,
52 INTRODUCTION.
Platon ignorait, avec l'antiquité tout entière, que les faits vont en
se modifiant sous l'influence de la perfectibilité humaine.
Le fait signalé par le philosophe catholique est incontestable
pour le passé et surtout pour le monde ancien : on dirait que les
peuples sont ennemis-nés les uns des autres; leurs hostilités sont à
peine suspendues par de courtes trêves, dont rien ne garantit l'ob-
servation que l'intérêt de les garder ou l'impuissance de les rompre.
Mais le fait de la guerre incessante dans l'antiquité a sa raison
d'être. Les philosophes qui s'inspirent du sentiment considèrent le
désir des conquêtes comme une mauvaise passion ; à entendre
Plutarque, c'est une maladie naturelle aux princes ('). Tacite dit
que c'est le devoir des rois (^). L'un et l'autre ont raison. Quand
on examine les mobiles qui animent les conquérants, on trouve
qu'ils se réduisent presque toujours à des motifs personnels; la
philosophie a raison de condamner cet égoïsme. Mais l'Écriture
Sainte nous apprend que Dieu sait mettre nos mauvaises passions
à profit pour l'accomplissement de ses desseins ('). Si l'on veut
entendre la parole de Tacite en ce sens, elle est profondément
vraie. La guerre était dans l'antiquité un instrument de civilisation.
Des peuples favorisés particulièrement de la nature, développèrent
une riche civilisation; ils la communiquèrent au genre humain,
soit comme vainqueurs, soit comme vaincus. Alexandre est l'idéal
des héros civilisateurs; il répand l'hellénisme en Afrique et en
Asie. Affaiblis par leurs divisions, les Grecs, tombent sous le joug
de Rome, mais avec leur défaite commence pour eux une gloire
nouvelle : les arts, la philosophie, la littérature de la Grèce enva-
hissent le monde à la suite des légions. L'empire s'écroule sous les
coups des Barbares ; alors les Romains initient leurs maîtres
farouches à la culture qu'ils avaient reçue des Grecs et qui est
devenue notre héritage. Tels furent les bienfaits de la guerre. Cou-
sidérée comme une loi fatale de l'espèce humaine, elle n'est qu'une
(1) Plutarch., Pyrrh., 7 : ~o crûjxyjTOv w<jr,^K tcûç SyvaTTsiatç, r, 7r),£ov£;ta.
(2) Tacit., Annal., XV, -1 : « Id in summa fortuna aequius, quod validius. Et
sua retinere, privatae domus ; de alicnis certare, regiam laudcm esse. »
(3) Genèse, L, 20.
RELATIONS INTERNATIONALES. 55
horrible boucherie; si nous y voyons une condition de progrès, un
lien entre les peuples, nous pourrons, sans dégoût, assister à cette
phase sanglante de l'humanité : n'est-ce pas au prix du sacrifice et
de la souffrance, que l'homme se tiéveloppe et se perfectionne?
La guerre n'est plus un instrument de progrès au sein des peu-
ples civilisés : est-ce à dire qu'il faille la rejeter, la réprouver
comme un crime? Des esprits éminents l'ont pensé; s'inspirant des
croyances chrétiennes, ils ont flétri la guerre, au nom de la frater-
nité et de la charité prêchées par Jésus-Christ. Il est certain que
si l'on veut donner une signification politique à la prédication de
la bonne nouvelle, elle conduit à voir un idéal dans la paix. C'est à
ce point de vue que s'est placé le grand poëte du moyen-âge, le
Dante, et telle est encore la doctrine d'un philosophe chrétien du
dernier siècle, de Leibnitz. Nous croyons qu'il y a excès, exagéra-
tion dans l'école de la paix aussi bien que dans celle de la guerre.
La paix n'est pas plus le bien absolu que la guerre n'est le mal
absolu. La paix est certainement l'état naturel des sociétés, mais
elle n'est que l'une des conditions de l'association humaine, c'est-
à-dire un moyen ; gardons-nous d'y voir le but suprême de nos
efforts. C'est pour réaliser la paix à tout prix que Hobbes a formulé
la théorie du despotisme, et la théorie du Dante et de Leibnitz
aboutit logiquement au même résultat, car elle est identique avec
la monarchie universelle, or la monarchie universelle serait le
tombeau de la liberté. Si la paix n'est pas l'idéal, la guerre ne sau-
rait être un crime. La guerre n'est aussi qu'un moyen, et ce moyen
peut être légitime. Dans l'intérieur de chaque État, la force
est mise tous les jours au service du droit : et qui en a jamais con-
testé la légitimité? Elle est tout aussi légitime sur les champs de
bataille, quand elle est une arme pour la liberté et l'indépendance
des nations.
54 INTRODUCTIOiV.
§ II. Les relations internationales.
IV» 4. li'isolemcnt, loi de Tautiquité.
Tous les peuples anciens se disent enfants du sol, nés de la
terre qu'ils habitent. Poètes, historiens, orateurs et philosophes
ont célébré l'autochthonie des Athéniens ('). Cette prétention n'était
pas particulière à la cité de Minerve : c'était une croyance géné-
rale (^). Nous sommes si imbus du dogme de l'unité humaine, qu'il
nous est difficile de comprendre un sentiment qui la détruit, ou du
moins l'affaiblit. L'autochthonie est l'expression de la vie isolée des
nations primitives; elles ne connaissaient qu'elles-mêmes et pre-
naient l'horizon de leur vallée pour les limites du monde. L'orgueil
qui s'exalte dans la solitude nourrit cette fausse opinion ; un pré-
jugé né de l'ignorance devint un titre de gloire. Rien ne caractérise
mieux l'antiquité : l'isolement est sa loi.
Les anciens ne concevaient pas même une existence plus large;
l'isolement était si bien l'expression de leurs sentiments et de leurs
idées, qu'ils y virent une espèce d'idéal. Toutes les traditions
de l'antiquité s'ouvrent par un tableau idéalisé des premières
sociétés humaines : les hommes, prenant leurs espérances pour
des souvenirs, aimaient à reporter au berceau du monde la félicité
dont ils sentaient le besoin, sans concevoir la possibilité de le satis-
faire. L'isolement était un des caractères que les poètes attribuaient
à l'âge d'or : « Les peuples, dit Ovide, ne connaissaient d'autres
rivages que ceux de leur patrie ; on n'avait pas encore vu le pin
arraché des montagnes, descendre sur la plaine liquide, pour visi-
ter des climats étrangers ('). » L'isolement est si peu un idéal, qu'il
est en contradiction avec la nature de l'homme, être sociable par
son essence, et en opposition avec la mission des peuples comme
(\) Eurip., Fragm. 353 (edit. Didot). — Thucyd., I, l. — Herod., I, 56; VII,
\ç,\.—Isocrat., Panatli., § 125. — Plat., Menexen., p. 237, B.
(2) Les Indiens se disaient autochthoncs(£>/of/or., II, 38), les Egyptiens (Diod.,
1, 10), les Ethiopiens (Z)/o(/., III, 2), les Sicanieas {Diod.,\,6), les Cretois {Diod,,
V, 64), les Bretons {Diod., V, 21), etc.
(3) Ot;ù;.,Metam., 1,1)4-90.
RELATIONS INTERNATIONALES. 5S
des individus. En effet, le développement de leurs facultés, qui
est la loi suprême de leur destinée, n'est possible que dans l'état
de société : la solitude absolue serait la mort. C'est donc le
contraire de l'isolement qui est l'idéal, c'est-à-dire que les nations
sont appelées à se mêler de plus en plus et à étendre sans cesse
leurs relations.
Cependant il y a quelque chose de vrai dans la peinture que les
poètes font de l'âge d'or : l'isolement est un trait caractéristique
des temps primitifs. Tous les peuples, lorsqu'ils paraissent sur la
scène du monde, vivent d'une existence séparée, presque inconnus
les uns aux autres. On peut dire que cet isolement était nécessaire,
providentiel. Les forces des diverses nations ont dû se concentrer
dans des limites étroites, pour pouvoir se déployer avec énergie.
Chaque fraction de l'humanité ayant pour mission de développer
une face particulière de la vie générale, chacune doit avoir
son caractère original, et pour sauvegarder cette originalité, il est
bon que les peuples dans leur enfance, alors que leur esprit
s'ouvre à toutes les influences et qu'ils reçoivent facilement
toute espèce d'impressions, vivent plus ou moins isolés. Cela
explique comment, malgré les guerres, les colonies et le commerce
qui mirent les peuples anciens en rapport les uns avec les autres,
l'isolement primitif laissa des traces jusqu'à la fin de l'antiquité :
on le rencontre même dans les États fondés par la conquête. Les
mots de royaume, d'empire, de république nous font illusion, en
nous faisant croire à l'unité politique là où régnait une diversité
profonde. L'Inde a toujours formé un assemblage de petites asso-
ciations, n'ayant pas la conscience d'une patrie commune. L'empire
des Perses n'était qu'une juxtaposition de peuples et de cités. L'in-
dividualisme fait la grandeur du génie hellénique, mais il a aussi
préparé la ruine de la Grèce. Rome conquit une partie du monde
sans cesser d'être une république municipale.
L'existence isolée des peuples de l'antiquité fit naître et nourrit
des qualités et des vertus, que l'on ne trouve plus, du moins avec
les mêmes caractères, chez les i)euples modernes. Qui de nous ne
.s'est surpris à regretter le patriotisme des anciens et leur hospita-
lité? Il importe d'examiner de près le prétendu idéal devant .equel
86 INTRODUCTION.
on rabaisse la civilisation prosaïque et égoïste de notre époque.
Glorifier le passé pour déprécier le présent, c'est ordinairement
fausser l'histoire pour se donner le plaisir de médire de ses contem-
porains. N'en serait-il point ainsi des éloges que l'on prodigue aux
sentiments hospitaliers des anciens et à leur amour de la patrie?
I. Le patriotisme des anciens.
Le patriotisme est le plus naturel et le plus légitime des senti-
ments Il a son principe dans l'amour que nous éprouvons pour le
lieu qui nous a vus naître. Les philosophes ont cherché la raison
d'un attachement qui semble lier l'homme au sol. Ils disent que
« nos facultés physiques et morales, notre manière de vivre, nos
joies et nos peines sont, sinon un produit du climat, du moins en
rapport avec les influences extérieures au milieu desquelles nous
nous développons ; plus cette action est forte, moins l'homme peut
se détacher du lieu de sa naissance ; lui ôter son pays, c'est tarir
la source de sa vie» ('). L'influence de la nature est certaine, mais
elle n'est pas décisive; l'affection pour le sol natal dépend surtout
de la forme du gouvernement. Plus le citoyen est mêlé aux affaires
publiques, plus il identifie sa cause avec celle de l'État dont il est
un membre actif. Il en était ainsi dans les républiques de Grèce et
de Rome; il en doit être de même dans tous les États libres. L'amour
de la patrie, loin de diminuer avec les progrès de la civilisation,
augmentera avec la part que les citoyens prendront à l'exercice
de la souveraineté nationale. Cet amour doit aller jusqu'à l'abnéga-
tion la plus complète, puisqu'avec l'indépendance de sa patrie,
le citoyen perd la moitié de son âme. En se dévouant aux intérêts
nationaux, le citoyen se consacre par cela même aux plus grands
intérêts du genre humain, car les nations sont de Dieu : leur exis-
tence et leur développement sont une condition du perfectionne-
ment général, but suprême des individus et de l'humanité. En ce
sens nous dirons que le salut de la patrie est la loi suprême. Mais
hàtons-nous d'ajouter cette restriction, que si le citoyen doit tout
(1) Ihrdcr, Ideen zur PhilosopbiL' elor Geschichte, VII, 2.
RELATIONS INTERNATIONALES. S7
sacrifier au bien public, il n'a pas le droit d'abdiquer sou devoir et
sa conscience. Il ne suffît pas que le but soit saint, il faut aussi
que les moyens soient légitimes.
Sous ces réserves, nous applaudissons aux nobles sentiments
que l'antiquité a professés sur le patriotisme. L'humanité chantera
toujours avec Horace « qu'il est doux et glorieux de mourir pour
la patrie; » elle dira toujours avec le poëte grec « qu'il est beau
d'aimer ses enfants, mais que la patrie a droit à nos premières
affections (') ; » elle répétera toujours avec Cicéron que « la patrie
étant notre mère avant celle qui nous a donné le jour, nous lui
devons plus de reconnaissance qu'à nos propres parents (^). »
Aujourd'hui un individualisme excessif menace de détruire la
société. Les citoyens d'Athènes et de Rome se dépouillaient pour
ainsi dire de tout sentiment personnel; la gloire elle-même, ce
mobile tout puissant, était un tribut payé à la patrie (^). Mais si
nous devons rendre justice au patriotisme antique, gardons-nous
d'y voir un idéal.
La cité était la famille un peu agrandie; il en résultait que
l'amour de la patrie avait quelque chose de l'affection que créent
les liens du sang; il était profond, mais égoïste. Les peuples de
l'antiquité étant sans cesse en guerre entre eux, voyaient un ennemi
dans tout étranger; l'amour qu'ils portaient à leur patrie se confon-
dait avec la haine pour tous les hommes qui n'étaient pas membres
de la cité. Cette aversion n'était que trop justifiée par le caractère
des hostilités : la guerre, en menaçant l'existence de l'État, mettait
également en danger la fortune, la liberté et la vie des individus.
Ainsi le citoyen, en défendant son sol natal, combattait réellement
pour tout ce qu'il avait de plus cher. Mais la même cause qui
exaltait le patriotisme, l'intérêt personnel, le rendait aussi exclusif
et haineux. Nous ne parlons pas même des sentiments du vulgaire.
(1) Vers cité par P/wfargue (Praecepta gerend. Reip., c. 1 i),
(2) Cicer., De Rep. fragm. lib. I, N» 1.
(3) La victoire dans les jeux olympiques était pour les Grecs la plus haute
ambition, mais elle honorait moins le vainqueur que sa patrie (l'iin., H. N., VI,
27; XVI, 4). Dans les inscriptions, monuments d'orgueil et de vanité, le
citoyen, tout en déclarant qu'il s'était couvert de gloire, n'oubliait jamais d'ajou-
ter qu'il avait immortalisé le nom de sa patrie (Ilerod., IV, 88).
58 INTRODUCTION.
Les plus illustres législateurs, les esprits les plus élevés, se mon-
traient d'autant plus étroits et plus injustes, qu'ils aimaient davan-
tage leur patrie. Zaleucus fit un crime du simple abandon de la
patrie ('). Lycurguc prohiba Témigration. Nous comprenon les
désir d'Horace « que le soleil ne puisse rien voir de plus grand
que Rome. » Mais comment qualifier la joie de Tacite, lorsqu'il
raconte que des peuplades germaines s'entretuent , son vœu impie
que ces haines soient éternelles (^)? Le grand historien est l'organe
de l'antiquité. Dès que l'intérêt de la patrie était en jeu, le citoyen
ne connaissait plus ni justice ni humanité, la voix même de la
nature n'était pas écoutée. Les crimes devenaient un titre de gloire,
quand ils frappaient l'ennemi. Un écrivain latin place l'action de
M. Scaevola au nombre des faits « qui passeraient pour des fables
s'ils n'étaient pas consignés dans les annales » ('). Cependant cet
acte héroïque était un assassinat! Que l'on scrute les plus nobles
caractères de la Grèce et de Rome ; on les trouvera admirables
dans les limites de la cité, mais leur vertu ne va pas au-delà.
Disons donc avec Schiller que l'antiquité a formé de grands
citoyens, mais non de grands hommes {*). N'envions pas aux anciens
leur farouche patriotisme, singulier amour qui ne portait pas les
citoyens à s'entr'aimer, mais qui leur faisait haïr tout ce qui n'était
pas concitoyen (^). Grâce à la religion chrétienne, nos sentiments
se sont élargis; nous voyons des frères dans tous les hommes, et
dans l'échelle des devoirs que la nature nous impose, nous plaçons
les intérêts du genre humain au-dessus des droits de la cité, par le
même motif qui faisait préférer aux anciens la cité à la famille.
Cependant il ne faut pas que le cosmopolitisme nous fasse oublier
nos obligations envers la patrie. Dieu lui-même, en divisant le
genre humain en nations, a condamné le socialisme qui voudrait
absorber et détruire les nationalités. Si les intérêts de l'humanité
l'emportent sur les intérêts particuliers, ce n'est pas à dire que
(1) Stob., Floril.,XLIV(42), 21.
(2) TactY., German.,c. 33.
(3) Flor., II, 1.
(4) Schiller, Ucljer Volkcrwanderiing, Krouzzuge und Mittelalter.
(5) Lummnais, Essai sur l'indifférence, chap. VI.
RELATIONS INTERNATIONALES. S9
les liens de la famille et de la patrie doivent être brisés au profit
d'un vague et stérile amour du genre humain. Il s'agit de concilier
des sentiments également sacrés, et non d'affaiblir les uns pour exa-
gérer les autres. Montrons-nous supérieurs à l'antiquité en alliant
l'amour des hommes à celui de nos concitoyens ; que si de fausses
doctrines prétendaient que la patrie doit disparaître, retrempons-
nous au spectacle de la Grèce et de Rome ; allons-y puiser des
leçons de patriotisme, mais que cet amour ne soit plus de la haine.
II. L'hospitalité.
L'hospitalité, plus encore que le patriotisme, semble donner un
caractère idéal à l'antiquité. Mais si l'on considère les relations
internationales des anciens dans leur ensemble, alors l'hospitalité •
perd le prestige poétique qui la grandit outre mesure , et elle n'est
plus qu'un moyen peu efficace pour corriger ce que l'état social
avait de barbare et d'hostile pour l'étranger. De même que l'enfant
est essentiellement personnel, les sociétés naissantes n'ont en vue
que leur conservation ou la satisfaction de leurs besoins. L'égoïsme
national est même un progrès sur les affections exclusives de la
famille; mais il faut un développement considérable des sentiments
humains, pour que les peuples se traitent en frères. La philanthropie
ne peut pas trouver place dans le cercle étroit du monde primitif.
C'est l'âge des luttes violentes et de la force brutale; quand des
tribus voisines se rencontrent, c'est pour s'entretuer ou pour
détruire et piller ; comment l'homme verrait-il un ami dans un être
qui ne cherche qu'à lui nuire ? Étranger et ennemi expriment donc
nécessairement une seule et même idée('). Il faut un traité pour
que l'homme regarde l'homme comme son semblable. Qu'on se
représente les conséquences que cette conception doit entraîner
pour l'étranger. Le malheur aux vaincus s'adresse à lui aussi bien
qu'à l'ennemi (^). Le citoyen seul a une valeur, parce qu'il est seul
(1) Le même mot désigne l'un et l'autre dans les poëmes d'Homère : UXXôrpioi
tpwç est synonyme de 7ro>£>to,- {Iliad., V, 214). Ilesychius dit: àn6rpio; ywf,
TTO^spoî Ttg c/.-j-rifj.
(2) OUtoôç ri; uiwj nc^TfÂùo; i/.hnù» opouç. Ear., Fiagm. {Stob., XXXIX, 5).
60 INTRODUCTION.
membre de la cité : l'étranger est sans droit ; sa naissance est une
tache ('); c'est un être vil, méprisable (^); il est en état de suspicion
légitime H; s'il est libre de sa personne, il est esclave dans son
langage(^). La différence des langues élève entre les peuples une
barrière plus forte que la diversité de nature (^). De là vient le
terme méprisant de barbare, dont les Grecs et les Romains se
servaient pour désigner les races étrangères. Cette expression qui
joue un si grand rôle dans l'antiquité, désigna d'abord un homme
qui parle un langage inintelligible et par suite tout étranger(^); elle
devint bientôt la marque d'une différence aussi profonde que celle
qui séparait l'homme libre et l'esclave.
Ainsi la négation de l'unité humaine, voilà où aboutit le système
international des anciens. Poussée dans ses dernières conséquences,
cette doctrine aurait réalisé l'horrible maxime de Hobbes: l'homme
serait devenu un loup pour l'homme. Mais Dieu a mis en lui le germe
de l'humanité, et il ne peut jamais s'en dépouiller entièrement. La
nature lui dit qu'il est un avec ses semblables. L'instinct de cette
communauté se révèle déjà dans l'enfance qui souffre des gémisse-
ments, comme elle se réjouit des sourires. La compassion pour les
malheureux est la première manifestation du lien qui unit les
hommes; elle est le principe de l'hospitalité. L'hospitalité fit naître
le soupçon de la fraternité humaine (^). La religion donna sa sanc-
tion aux sentiments de la nature. Dans l'Inde, le législateur plaça
les hôtes presque sur la même ligne que les dieux (^). Chez les
(i) Euripid., Ion., v. 59-1, sq.
(2) *ATtp/îToç (ji£Tavâ(TTV!ç. lîiad., IX, 648.
(3) «Le temps seul montre bien ce que valent des inconnus. nEschyl., Suppl.,
V. 993-995, 972, sq.
(4) Eurip., Ion., v. 673; Phœn., v. 401
(5) Plin., H. N., VII, -1 : « Tôt gentium sermones, tôt linguae, tanta loquendi
varietas, ut extcrnus aliéna pacne non sit hominis vice. » Saint Augustin dit que
des animaux d'espèce différente s'associent plutôt que deux hommes parlant des
langues diverses, de sorte qu'un homme aimera « mieux être avec son chien
qu'avec un étranger. » (De Civit. Dci, XIX, 7.)
(6) Real Encyclopaedie der classischen Alterthiimswissenschaft, au mot Bar-
barus. — Encyclopédie d'Ersch et Gruber, au même mot.
(7) Odyss., VIII, 540, sq.
(8) Lois de Manou, III, 72, 80.
RELATIONS INTERNATIONALES. 61
Grecs, l'hospitalité était tellement sacrée, qu'elle balançait les liens
de la patrie (') ; à Rome, elle devint pour ainsi dire une obligation
juridique.
Nous comprendrons maintenant la nature de rhospitalité, l'im-
portance qu'elle avait chez les anciens et qu'elle ne peut plus avoir
chez les peuples modernes. C'était une réaction du sentiment
humain contre le traitement barbare dont l'étranger, confondu
avec l'ennemi, était partout l'objet. Encore ce sentiment n'était-il
pas désintéressé, comme nous nous plaisons à l'imaginer. Il serait
plus vrai de dire que l'intérêt nouait les rapports hospita-
liers que nous envions bien à tort à l'antiquité. Des liaisons se
forment nécessairement entre les hommes : la sociabilité qui leur
est innée et les nécessités que crée la vie, l'emportent sur les
haines qui|divisent les nations. Or, ces communications eussent
été absolument impossibles, si, en passant les limites de leur sol
natal, les hommes avaient été traités en ennemis. Cependant les
lois n'accordaient nulle part à l'étranger protection pour sa per-
sonne ni pour ses biens. L'hospitalité lui assura la garantie que le
droit lui refusait, garantie bien insuffisante, puisqu'elle ne reposait
que sur le bon vouloir et l'influence d'un particulier. Qu'est-ce
donc que l'hospitalité antique? Loin d'être un idéal, elle n'est
qu'une première tentative pour rapprocher les peuples. Lorsque
les relations s'étendirent, elle devint insuffisante et inutile. Déjà
chez les Grecs et chez les Romains, elle fut remplacée par des
soins mercenaires. Sans doute, si l'on compare les prévenances
affectueuses de l'hôte avec la complaisance intéressée de l'hôtelier,
on est tenté de regretter les mœurs antiques. Mais il ne faut pas
pousser ces regrets jusqu'à calomnier la civilisation, eu lui préfé-
rant la condition des peuples sauvages. N'oublions pas que la
garantie souvent inefficace que les étrangers cherchaient dans des
liens individuels, ils l'ont aujourd'hui pleine et entière dans les
lois. L'étranger n'est plus un ennemi ; il est un frère, il jouit des
droits de l'homme partout où il porte ses pas; une bienveillance
générale a remplacé les rares relations de l'hospitalité.
(1) Pindare met le patriotisme et l'hospitalité sur la même ligne {Isthm., II,
51, sq. —Comparez Plat., DeLegg.. V, 729, E.
02 INTRODUCTION.
IV» S. L'isolement brisé par la guerre, les colonies et le commerce.
I. La guerre.
L'isolement, qui est la condition primitive des peuples, ne
pouvait pas rester absolu. Il y a plus : il n'a jamais existé
tel que les poètes l'imaginèrent dans leur fiction de l'âge d'or.
Les anciens obéirent, sans en avoir conscience, à la grande loi
qui régit le genre humain, l'unité et l'association. La vie de l'huma-
nité n'est autre chose qu'une marche progressive vers cet idéal. Cha-
que âge a sa mission dans cette œuvre sans fin. Les nations de
l'antiquité jouent un grand rôle dans la préparation de la future
unité. La Providence les doua d'une force d'expansion qui les exci-
tait incessamment à s'étendre et à se propager au loin. Cette
tendance se manifeste diversement, suivant le génie divers des
races. La guerre y a la part principale : elle est tellement de
l'essence de l'antiquité que les peuples en apparence les plus paci-
fiques, les plus isolés, ont été au moins dans une phase de leur
existence, livrés à l'ambition des conquêtes. L'Inde eut son âge
héroïque, avant de se replier sur elle-même dans la méditation
et la rêverie; les Pharaons égyptiens parcoururent l'Asie en con-
quérants. La guerre, qui pour les riverains du Gange et du Nil
n'était qu'un fait accidentel, remplit la vie tout entière d'autres
nations. Les rudes habitants des steppes de l'Asie apparurent les
premiers sur ce théâtre sanglant : poussés par une impulsion
divine à conquérir un monde dont ils ignoraient l'étendue, ils uni-
rent l'Asie occidentale en une grande monarchie, et la mirent en
contact avec l'Europe. La rencontre des deux races inconnues
Tune à l'autre fut comme la découverte d'un nouveau monde :
Strabon dit que les Perses et les Grecs se connaissaient à peine
de nom avant les guerres médiques ('). Les conquérants ont été
dans l'antiquité ce que les hardis navigateurs sont dans les temps
modernes. Alexandre découvrit l'Inde et jeta les fondements de
(1) Strabo7i, lib. XV, fine. Avant de demander la terre et l'eau aux Grecs, le
Grand Roi envoya une expédition à la découverte de cet Occident, à la domina-
tion duquel il se croyait appelé (Herod., III, 133, sqq.),
RELATIONS INTERNATIONALES. 65
l'union future de l'Orient et de l'Occident. Mais une grande partie
de l'Occident restait cachée dans ses brouillards; les pays, destinés
à devenir le siège de la civilisation la plus avancée, étaient habités
par des peuples barbares, qui n'avaient aucun rapport entre eux ni
avec les nations plus avancées du Midi. Annibal et les légions romai-
nes ouvrirent les premières voies entre les Gaules et ritalie; un
émule d'Alexandre osa s'aventurer jusque dans le nord de l'Europe ;
les successeurs de César achevèrent l'œuvre de la conquête et de la
découverte, et préparèrent le terrain pour un nouveau développe-
ment de l'humanité.
II. Les colonies.
« Tous les moyens de mettre les peuples en communication, dit
Herder, ne sont pas également bons; la voie de la guerre est la plus
rude et la plus mauvaise. La guerre sauvage sème la haine et non
l'amour; la communion morale qu'elle fonde n'est du moins pas le
but des conquérants. Les colonies des anciens répandaient les
sciences en même temps que le commerce : c'est par là que les
Phéniciens et les Grecs se sont immortalisés » (^). La colonisation
est en effet un instrument admirable pour établir entre les hommes
l'unité et l'harmonie qui sont la loi de leur nature et le dernier but
de leurs efforts. Elle répand des populations amies sur le globe;
des liens d'affection enchaînent les colons à la métropole; la guerre
entre eux est un crime, la paix un devoir; quand la force des
choses rend les enfants indépendants, ils n'en restent pas moins
unis par le lien du sang à leurs pères : n'est-ce pas une image idéale
des destinées de l'huma nité?
Herder s'est laissé séduire par ces touchants symboles de la
fraternité humaine. La réalité est loin de répondre au tableau qu'il
trace de la colonisation antique. Il est si vrai que la force domine
dans le monde ancien, qu'elle reparait même là où l'on croirait
qu'elle doit faire place à des goûts pacifiques. L'établissement des
colonies fut une conquête, et souvent la plus rude de toutes. Ce
([ui se passa au quinzième siècle, après la découverte de l'Amé-
(I) Herder, Vom Einfluss dcr Wissenschaftoa auf die Regicrung.
64 INTRODUCTION.
rique, peut nous donner une idée de la violence et de la cupidité
des colons anciens, de l'oppression et de la misère des indigènes.
Il faut donc dire des colonies ce que le philosophe allemand dit de
la guerre : la civilisation qu'elles propagent est un bienfait de la
Providence, mais dans l'intention des fondateurs, elles sont loin de
répondre aux desseins de Dieu. Tyr et Cartilage couvrirent de leurs
établissements les côtes de l'Afrique, de la Gaule et de l'Espagne ;
mais la race phénicienne n'était guidée que par un intérêt
mercantile. La colonisation grecque, produit des révolutions qui
agitèrent la Grèce, dut son éclat à la rare union des facultés
les plus diverses qui font des Hellènes le peuple initiateur de l'hu-
manité ; l'action qu'elle exerça sur le monde est digne de la nation
qui s'illustra surtout par les arts et la philosophie. Rome émit
aussi des colonies; mais elles n'étaient qu'un des moyens employés
par son administration pour rattacher les pays conquis au centre
de l'empire; cependant, considérées comme élément de la grande
unité romaine, elles ont leur importance, même au point de vue
des intérêts généraux de l'humanité.
III. Le commerce.
Le commerce, dit Montesquieu, unit les nations (') ; dans sa plus
haute expression, il est l'image de la solidarité humaine. Les rap-
ports que l'intérêt a fondés, s'étendent ensuite aux idées et contri-
buent à faire du genre humain une famille de frères. Enchaînée
dans les limites de nationalités hostiles, l'antiquité ne pouvait pas
avoir le génie commercial, qui est naturellement cosmopolite.
Lycurgue, en proscrivant le commerce, était l'organe d'une opinion
dominante. La condition d'un pays se suflisant à lui-même était
l'idéal de la société : pour le réaliser, un législateur célèbre bannit
même le négoce intérieur de sa république (^) : « Heureux », dit
Sainte-Croix, en commentant la loi de Zaleucus, « heureux le peuple
(1) De l'Esin-it des lois, XX, 2.
(2) Zaleucus. On ne voyait chez les Locriens aucun marché; chaque agricul-
teur vendait chez lui ses propres denrées {Heyne, Legum Locris a Zaieuco
scriptarum fragmenta. Opusc. Acad., T. II, p. Sb).
RELATIONS INTERNATIONALES. 65
qui ne sort jamais de ses champs! »(') Les sentiments exprimes par
racadémicien français sont ceux des anciens; riiumanité moderne
a rejeté ce faux idéal, elle a compris que Tisolement est contraire
aux desseins de la Providence. Dieu ne veut pas que riiomme se
suffise à lui-même; il ne veut pas que les nations se suffisent à
elles-mêmes. Peu de pays produisent toutes les choses nécessaires à
la vie; le Créateur les a distribuées entre les diverses parties de la
terre pour forcer ses habitants à nouer des relations entre eux. Il
Di'y a pas jusqu'aux déserts sablonneux qui ne soient dotés de
riches trésors. Les pays placés au-delà du grand désert d'Afrique
manquent entièrement de sel, tandis qu'il se trouve d'immenses ma-
gasins de ce minéral au milieu des terres sablonneuses. Qui n'admi-
rerait les voies de la Providence? Les peuples sont obligés de braver
la plus affreuse des barrières pour se procurer une productions
indispensable à l'homme (^).
La nature ne s'est pas contentée de rendre les communications
des hommes nécessaires; elle leur a fourni les moyens de les pra-
tiquer. Les voyages à travers les déserts qui séparent les pays les
plus fertiles de l'Asie et de l'Afrique paraissent impossibles ; ils
deviennent faciles avec le secours du chameau que les Orientaux
ont si justement appelé le navire de terre ferme. La mer isole en
apparence les peuples; la navigation en fait la voie la plus rapide
du commerce. Mais ces relations ne pouvaient être que le résultat
de progrès séculaires. Un philosophe moderne (') blâme Horace
d'avoir appelé l'Océan une barrière divine {*). Le reproche s'adresse
à toute l'antiquité; au lieu de voir un lien dans la mer, elle y a vu
une cause de séparation. Ce préjugé était naturel dans un âge où la
navigation était dénuée des puissants instruments qui guident nos
(i) Mémoires de l'Académie des Inscriptions, T. XLII, p. 299.
(2) Ileeren, De la politique et du commerce des peuples de l'antiquité, T. IV,
. 18, 19, 203, 206, de la traduct. fr,
(3) Hegel, Philosophie des Rechts, § 247.
(4) Horat., Carm., I, 3,21, sq. :
Deus absciJit
Prudens Oceano dissociabili
Terras.
60 INTRODUCTION.
marins à travers rinimcnsité de l'Océan et leur permettent d'affron-
ter les tempêtes.
Mais il y a dans l'esprit commercial une puissance qui brave les
préjugés et les périls. L'intérêt, le plus puissant des mobiles,
poussa les marchands dans les contrées inconnues, où, à raison
même des dangers auxquels ils s'exposaient, ils n'avaient point de
concurrence à redouter. La Providence vint en aide aux efforts
des hommes. Le commerce était appelé à unir les nations : Dieu,
qui destina certains peuples à la paisible élaboration des dogmes,
d'autres aux violentes émotions des combats, doua une race parti-
culière du génie des entreprises commerciales. Le pavillon tyrien
flottait dans les mers du Nord, sur les côtes de l'Asie et dans
l'Océan indien. Carthage hérita de l'esprit aventureux de Tyr;
mais poussée aux conquêtes par sa position, elle vint en contact
avec un peuple contre lequel toute lutte était inutile, car il avait
pour lui les desseins de Dieu. Rome ne sut pas profiter du commerce
que la ruine de sa rivale mettait entre ses mains. Cependant les
relations commerciales ne furent pas interrompues. Alexandrie prit
la place de Carthage ; inspirée par le génie de son fondateur, elle ne
fut pas seulement un entrepôt pour les marchandises, elle devint le
centre intellectuel du monde gréco-romain.
MO 3. Influences internationales. Filiation des civilisations.
Nous avons dit que l'isolement est la loi de l'antiquité. Cela
veut-il dire que les peuples anciens ont développé chacun une
culture originale, entièrement indépendante l'une de l'autre,
et par suite sans influence réciproque? Ou y a-t-il un lien de filia-
tion et de parenté entre les civilisations de l'antiquité, de sorte que
l'une procède de l'autre, ou que du moins l'une donne l'impulsion
à l'autre? 11 n'y a point de problème plus important dans l'histoire
de l'humanité, il n'y en a point de plus dilTicile. Les penseurs
chrétiens ont longtemps rapporté toute l'histoire au peuple de
Dieu : c'est cette idée qui fait la grandeur tout ensemble et l'im-
perfection du Discours de liossuct sur l'histoire universelle ; quel-
que admirable que soit le talent de l'écrivain , sa philosophie de
LE DROIT INTERNATIONAL. 67
l'histoire est fausse. Dans la science moderne, il s'est manifesté
une vive opposition contre Thypothèse d'un peuple primitif, initia-
teur de l'humanité. Les historiens inclinent vers une solution tout
opposée; ils aiment avoir les diverses nationalités se développer
suivant leur génie ; ils les étudient comme les naturalistes étudient
une plante, sans s'inquiéter ni d'où elles viennent ni où elles vont;
ils nient même que les civilisations anciennes naissent par voie de
filiation : c'est l'idée antique de l'autochthonie sous une forme
scientifique. Nous croyons que les deux hypothèses sont également
erronées. Il n'y a pas eu de peuple primitif, initié par Dieu et
communiquant la lumière divine à ses descendants, ainsi qu'un
maître transmet la science à ses disciples. Mais aussi les nations
n'ont pas eu une existence isolée, sans autre rapport entre elles
que la guerre ou le commerce. La guerre et le commerce n'ont été
que les instruments providentiels de la communication des idées et
des croyances.
Abstraction faite de tout témoignage historique, il faut admettre
l'unité et la solidarité des peuples comme une loi divine. La socia-
bilité est reconnue universellement comme la condition naturelle
du genre humain : personne ne croit plus à l'état de nature de
Rousseau : personne ne croit plus avec Hobbes que l'homme soit
un loup pour l'homme; nous croyons au contraire avec nos
ancêtres du Nord que l'homme est un aimant pour l'homme. La
société est pour l'individu la condition du développement de ses
facultés. Ce qui est vrai des individus, l'est aussi des nations. Les
nations sont de grandes individualités qui ont chacune leur mission
à remplir dans le travail du genre humain, de même que chaque
homme y a sa tâche. Si la société est une nécessité pour le perfec-
tionnement de l'individu, il en doit être de même pour les nations.
Dans les relations individuelles, il est certain que l'homme influe
sur l'homme; le développement des facultés humaines n'est possible
que par cette action perpétuelle et incessante. La même loi régit
les relations internationales. Les peuples ont chacun leur génie
particulier; ils produisent chacun une œuvre à part, mais le tra-
vail de l'un doit profiler aux autres, sinon le but commun assigné
à l'humanité ne peut être rempli. Il y a plus : les nations, en les
68 INTRODUCTION.
supposant tout-à-fait isolées, n'auraient plus de raison d'être,
puisqu'elles ne seraient plus les membres d'un corps, unis entre
eux pour former un tout harmonique; pour mieux dire, la division
du genre humain en nations, au lieu d'aider au progrès général,
serait le plus grand obstacle au perfectionnement. L'isolement tue
l'individu en ce sens que, loin de se développer, il se dégrade
jusqu'à devenir semblable à la brute. L'isolement tuerait aussi les
nations et par suite les individus qui les composent. Si l'isolement
intellectuel et moral était la loi des peuples, mieux vaudrait que le
genre humain ne fût pas partagé en nations. Qu'est-ce à dire? Les
nations sont de Dieu, comme les individus ; elles sont un moyen de
développement, de perfectionnement pour l'individu; ce qui im-
plique qu'elles sont liées entre elles, qu'elles se communiquent
d'une manière ou de l'autre les fruits de leur culture. Il y a donc
un lien entre les civilisations particulières, lien de filiation ou de
parenté, selon les circonstances.
Quand nous parlons de filiation ou de parenté des civilisations,
nous n'entendons pas dire que l'une procède rigoureusement de
l'autre et n'en est qu'une stricte continuation. 11 n'en est pas même
ainsi de la filiation proprement dite. L'enfant n'est point la repro-
duction exacte du père. Il naît avec des dispositions que le père ne
crée point, qu'il peut développer, modiOcr, neutraliser dans une
certaine mesure, mais qu'il ne peut point détruire. Il y a cependant
des traits de ressemblance qui se montrent à travers ces diversités,
et qui témoignent d'une souche commune. Ainsi nous rencontrons
déjà dans la famille la grande loi qui régit l'humanité, l'unité dans
la diversité. Les nations aussi sont douées de dispositions particu-
lières. Quelle que soit l'initiation qu'elles reçoivent du dehors,
cette éducation ne détruit pas plus leur individualité que l'éduca-
tion paternelle ne change la nature de l'enfant. Nous en avons la
preuve vivante sous les yeux. Les relations entre les Gaulois et
les Romains, l'influence des conquérants sur le peuple conquis,
sont des faits historiques ; les écrivains français vont jusqu'à dire
que telle était la puissance d'assimilation de Rome, qu'après quel-
ques siècles, les Gaulois étaient devenus des Romains. Il n'en est
rien : les Gaulois restèrent des Gaulois. Cela est si vrai, que les
LE DROIT INTERNATIONAL. 69
portraits de la race gauloise, tracés il y a deux mille ans, semblent
faits d'hier. L'invasion des Barbares mit les Romains en rapport
avec les nations germaniques; les vaincus civilisèrent les vain-
queurs. Est-ce à dire que les Germains devinrent des Romains?
Ils devinrent si peu des Romains, que les Gaulois après quelques
siècles semblèrent transformés en Barbares. En réalité, les Ger-
mains et les Gaulois passèrent à travers la conquête, sans avoir
perdu les caractères essentiels de leur nationalité. Cela n'empêche
cependant pas qu'il n'y ait eu action et réaction, initiation, éduca-
tion, influence internationale.
Ainsi une double loi régit l'humanité. Il y a unité dans le but,
diversité dans les moyens; mais la diversité doit s'harmoniser avec
le but, pour les nations comme pour les individus. Chaque peuple
a une existence individuelle, un caractère spécial, une civilisation
particulière; mais ce développement se lie à la marche générale de
l'humanité. Par quelle voie? Ce ne peut être que par une action et
une réaction incessantes. Cela est évident pour les individus ; cela
est tout aussi incontestable pour les nations.
Les faits concordent-ils avec la théorie? A partir de l'époque où
l'histoire devient certaine, quand les Grecs et les Romains parais-
sent sur la scène du monde, les communications intellectuelles
comme les relations politiques et commerciales des peuples sont
également certaines. Les Grecs initient les Romains, leurs vain-
queurs, aux bienfaits de leur brillante civilisation ; les Romains
transmettent l'héritage de l'antiquité aux peuples modernes
avec leur langue et leur droit. Au moyen-âge , un autre
élément, quoique hostile à la chrétienté, influe sur le déve-
loppement des esprits : les Arabes communiquent la philosophie
d'Aristote avec leurs commentaires aux penseurs catholiques. De
cette influence presque miraculeuse procède la vie intellectuelle de
l'époque féodale, la scolastique. Le quinzième siècle complète
l'initiation des races germaniques; les Romains et les Grecs sortent
de leurs tombeaux séculaires, ils renaissent à la vie pour faire
l'éducation des nations chrétiennes. Depuis lors l'action et la réac-
tion des divers membres du genre humain sont évidentes. Ainsi
nous descendons intellectuellement des Romains et des Grecs :
5
70 INTRODUCTION.
cela est un axiome historique. Mais d'où viennent les Grecs? sont-
ils autochthones? A côté des Hellènes et avant eux ont brillé des
nations célèbres par leurs arts, leur religion, leur sagesse, les
Égyptiens, les Chaldéens, les Aryens, les Indiens. N'y a-t-il eu
aucun rapport entre ces races théocratiques? n'ont-elles exercé
aucune influence sur la Grèce? Nous croyons qu'il y a eu dans la
haute antiquité un lien entre les peuples, aussi bien que depuis
l'avénement des Grecs et des Romains. Pourquoi en aurait-il été
autrement dans les temps primitifs que dans les temps historiques?
La nature de l'humanité, les conditions de la civilisation auraient-
elles changé? Nous cherchons en vain une différence, nous n'en
trouvons aucune, sinon que les preuves positives nous font défaut :
mais peut-on se fonder sur l'insuffisance des témoignages pour sou-
tenir que la loi de l'humanité est autre pour les Égyptiens et les
Indiens que pour les Romains et les Grecs? Cela est absurde; c'est
cependant ce que bien des savants historiens ont fait, sans se
douter de l'absurdité de leur système.
De leur côté ces historiens accusent les écrivains qui cherchent
les racines de la civilisation grecque dans l'Orient, d'indomanie ou
d'égyptomanie; ils ne s'aperçoivent pas qu'ils sont eux-mêmes sous
l'empire d'une idée systématique, préconçue, celle de l'originalité
absolue de la civilisation occidentale. Laissons là toutes les manies,
et procédons en nous fondant sur les faits et sur les probabilités.
Nous avons plus que des probabilités, nous avons des faits pour
établir qu'un lien existait entre la Grèce et l'Orient : la philologie
comparée nous fournit la preuve évidente d'une communauté d'ori-
gine et de culture de la race hellénique et de la race indienne. Les
racines du grec et du sanscrit sont les mêmes, les formes et la
grammaire sont souvent les mêmes : l'idiome dans lequel sont écrits
les Vèdas et l'Iliade est au fond identique. L'identité de langage
suppose une existence commune, et par suite des idées et des
croyances communes. Les mots sont l'expression des choses ; quand
un même mot se trouve dans la langue de deux peuples qui ont eu
le même berceau, il en résulte la preuve certaine d'un lien de
parenté et de filiation, inutile d'insister, car cela n'est plus con-
testé, et cela est incontestable. Pac cela seul il est prouvé que
LE DROIT INTERNATIONAL. 71
notre civilisation remonte à l'Orient. Si la langue grecque est fille
et sœur des langues parlées par la race aryenne, la religion grecque
est aussi fille et sœur de la religion de l'Aryane. Or la religion et la
philosophie se confondent dans le monde oriental; si les croyances
de la Grèce remontent à l'Orient, les germes de ses idées s'y ratta-
chent également. Les Grecs ne sont donc pas autochthones; ils
n'ont pas puisé en eux seuls les principes de leur civilisation, ils
les ont emportés de la haute Asie, à travers leurs longues mi-
grations.
Voilà un point qui est hors de toute controverse. Mais on peut
demander si après la séparation des divers peuples de race indo-
germanique, il n'y a plus eu de rapports entre eux; ont-ils mené
depuis lors une existence isolée? L'Inde est-elle restée tout-à-fait
repliée sur elle-même? Les nations qui n'appartiennent pas à la
souche aryenne, telle que l'Egypte, ne sont-elles pas entrées en
communication avec les autres peuples? Il y a des analogies et il y
des différences dans les civilisations des peuples dominants de la
haute antiquité. Les analogies s'expliquent-elies par le seul fait
d'une origine commune et d'une existence commune dans les temps
primitifs? s'expliquent-elles par l'identité de l'esprit humain qui
est partout le même ? Ici les témoignages historiques nous font
défaut. Nous ne voulons pas mettre des inductions à la place des
faits. Nous nous contentons de signaler les ressemblances; quand
elles deviennent spéciales, quand elles vont jusqu'aux détails, nous
croyons pouvoir en conclure qu'il y a des liens de parenté et de
filiation : peu importe après cela que nous ne puissions pas les
expliquer historiquement. Nous tenons surtout compte des tradi-
tions, quelque vagues qu'elles soient. Ces traditions, s'appuyant
sur la loi qui régit l'humanité, nous autorisent à admettre des liens
internationaux, une action et une réaction des divers peuples. Cela
n'empêche point que chacun n'ait son originalité. L'individualité
est de l'essence des nations, et quelque nombreux que deviennent
leurs rapports, ce caractère ne s'effacera jamais. Il est surtout
•très prononcé dans l'antiquité. Nous en avons déjà fait la remarque.
L'isolement a été nécessaire en un certain sens dans l'enfance des
peuples, afin d'empêcher des induenccs étrangères d'agir avec trop
72 INTRODUCTION,
de force sur des organisations jeunes et impressionnables. L'action
internationale n'implique donc pas que la même civilisation se
reproduise partout. Dieu n'a pas plus voulu qu'un peuple fût la
copie de l'autre, qu'il n'a voulu qu'un individu ressemblât à l'autre,
ou que deux feuilles d'un même arbre fussent identiques. Là même
où l'action est la plus forte et en apparence la plus irrésistible,
dans le sein de la famille, le père ne parvient pas à faire de son
enfant un autre lui-même, quand même il le voudrait, et trop
souvent il le tente ; l'enfant, quelque forte que soit la pression
exercée par l'éducation, ne devient jamais l'image du père; on peut
entraver son développement original, mais on ne peut pas lui
donner des facultés, des dispositions, des goûts, des sentiments
dont le germe n'est pas en lui. A plus forte raison en est-il ainsi
des nations. Les peuples ont déjà leur individualité formée, quand
ils se montrent sur la scène de l'histoire, et que la guerre et le
commerce les' rapprochent. Le plus civilisé, dans ce contact, agit
nécessairement sur celui qui est relativement barbare; mais le
peuple barbare réagit aussi sur le peuple civilisé. Les Romains
communiquèrent aux Germains leur culture intellectuelle; les
Germains régénérèrent les Romains, en leur donnant un esprit
qui manquait à l'antiquité, et qui fait la force et la grandeur de la
civilisation moderne. L'initiation est d'ordinaire beaucoup moins
directe et par conséquent moins puissante. L'Inde, l'Egypte et la
Grèce n'ont pas été dans les rapports de vainqueur à vaincu.
L'influence que nous leur attribuons l'une sur l'autre n'a donc été
qu'indirecte. Elle s'est bornée à imprimer le mouvement, à donner
l'impulsion, à éveiller l'activité propre du peuple initié, à répandre
des germes de civilisation chez des nations plus jeunes. Voilà en
quel sens nous disons qu'il y a un lien de parenté et de filiation
dans le domaine de la culture intellectuelle et morale (').
(4) Nous avons été heureux de voir notre opinion confirmée, depuis la publi-
cation de la première édition de ces Études, par un des vétérans de la science,
le baron d'Eckstein (Ueber die Grundiage der indiscben Philosophie und deren
Zusammenhang mit den Philosophemen der westlichen Vôlker (dans Weber,
Indische Studien, T. II, p. 369, ss.). M. Mohl, le savant professeur d'Heidelberg,
tout en louant nos travaux plus qu'ils ne le méritent, ne partage pas notre avis
sur les influences internationales et la filiation des civilisations. Ce sont ses
critiques qui nous ont engage à développer notre pensée.
PHILOSOPHIE. 73
SECT. II. LA THÉORIE.
§ I. L'idée du progrès.
Wo 1. lia philosophie.
II y a, et il y aura toujours une immense dislance entre le fait
et l'idéal : Thomme, être imparfait, ne parvient pas même à réali-
ser la perfection qu'il conçoit et qu'il veut. Mais c'est déjà beau-
coup de concevoir un idéal supérieur au fait, car alors l'homme a
un but vers lequel il peut diriger ses efforts ; quand ce but lui fait
défaut, il s'abandonne presque nécessairement au fatalisme, à
l'apathie ou au désespoir. Aujourd'hui la réalité est loin de répon-
dre à la théorie de l'unité humaine et de la fraternité des peuples.
Cependant dans nos plus mauvais jours, nous ne perdons point
l'espérance: une indestructible confiance dans l'avenir nous sou-
tient. C'est que nous avons la conviction d'un progrès, sinon régu-
lier, du moins certain et illimité. Cette foi manquait à l'antiquité.
La force dominait dans le droit des gens, et l'isolement, l'hostilité
dans les relations internationales. Les philosophes, même ceux que
l'on traite d'utopistes, les poètes, ces prophètes de l'avenir, n'ima-
ginaient pas un monde meilleur, où la violence fît place au droit,
où la fraternité régnât au lieu de la séparation hostile des nations;
ils n'avaient pas la foi dans la perfectibilité qui nous anime et nous
console.
La différence entre l'antiquité et le monde moderne est fonda-
mentale. Elle s'explique facilement. Les anciens n'ont pas vu de
grande transformation sociale : le christianisme, qui jeta les fonde-
ments d'un monde nouveau, mit fin en même temps au vieux
monde. L'invasion des Barbares ouvre la série des révolutions qui
se succèdent avec une effrayante rapidité. Ces immenses mouve-
ments de peuples et d'idées remuèrent profondément la pensée
humaine. En jetant un regard sur le chemin déjà parcouru, en
voyant disparaître l'esclavage que les plus hautes intelligences
avaient cru éternel, la philosophie s'aperçut que l'humanité a son
idéal vers lequel elle avance toujours à travers les agitations et les
74 INTRODUCTION.
souffrances. Elle alla à la recherche de cette destinée; sMnspirant
du dogme chrétien de l'unité, elle proclama que les hommes sont
solidaires, que les peuples doivent former un tout harmonique.
Tels n'étaient pas les sentiments des anciens; la société reposant
toujours sur les mêmes hases, malgré la chute des empires, ils
crurent que les grands événements historiques étaient des faits
sans but, sans moralité, que les hommes tournaient toujours dans
le même cercle, que les mêmes maux les attendaient toujours. Une
antique doctrine appliqua cette idée désolante à la création entière;
la conception de la Grande Année est la négation du progrès et de
la perfectibilité. Après la révolution d'un certain nombre de siècles,
toutes les choses humaines devaient se renouveler, les astres ren-
trer dans leurs premiers orbites , les individus et les peuples
recommencer leur première existence. Cette croyance était répan-
due dès les temps les plus reculés (') ; on l'attribue aux premiers
poètes, et nous la retrouvons encore chez les derniers Stoïciens.
L'on conçoit quelle funeste influence cette fausse doctrine a dû
exercer sur les théories politiques. Les faits actuels se reproduisant
éternellement, rien de plus naturel que de croire à leur légitimité :
ils furent donc érigés en droit. La force régnait dans le monde
ancien ; l'on crut qu'à elle appartenait l'empire. Il semble que la
philosophie, dont la gloire consiste dans la pensée, ne pouvait
accepter un pareil régime. Les philosophes rejetèrent, il est vrai,
la violence brutale comme base des sociétés, mais le principe qu'ils
lui substituèrent était identique au fond : ils accordèrent à l'intelli-
gence le droit de dominer sur tous les êtres placés à un degré
inférieur dans le développement intellectuel. Depuis, l'on a appelé
ce droit la souveraineté de la raison. C'est un beau nom, et il
paraît nous mettre à l'abri du règne de la force. Cependant, au
nom de la souveraineté de la raison, les philosophes légitimèrent
tous les abus, tous les excès du monde ancien. L'esclavage est cer-
tainement la violence la plus brutale et la plus inique; Aristote le
justifie néanmoins ; il décide avec sa haute raison qu'il y a des
(1) Chez les Étrusques, les Perses, les Indiens, les Égyptiens {Creuzer, Sym-
bolik, T. III, p. 549 et suiv.).
PHILOSOPHIE. 75
êtres nés pour servir, et d'antres, les hommes d'intelligence, nés,
non pour élever les premiers, mais pour les exploiter. Les nations
anciennes vivaient dans un état permanent d'hostilité : Platon
estime qae la guerre entre Grecs et Barbares est éternelle. Le
philosophe de l'idéal, pas plas que le philosophe de la réalité, n'a
l'espérance ni le désir d'un avenir meilleur. Aiistote dit que les
Barbares sont naturellement esclaves, et il en conclut que les Grecs
sont nés pour être leurs maîtres. Platon recommande la justice et
la bienveillance aux Grecs dans leurs relations, mais entre Grecs et
Barbares il ne conçoit ni lien de droit, ni devoir d'humanité. En
définitive, l'antiquité déclare par l'organe de ses plus grands pen-
seurs, qu'elle ne reconnaît ni droits, ni devoirs aux hommes en
leur qualité d'hommes. Quelle sera la loi des sociétés dans cet
ordre d'idées ? La force.
Il y a aujourd'hui des esprits chagrins qui transportent leurs
déceptions dans l'appréciation du passé ; voyant leurs plus chères
espérances s'évanouir, ils nient le progrès qu'ils avaient célébré alors
que le monde leur souriait ('). Nous convions les hommes dégoûtés
du spectacle que présente l'état actuel de la société, à la lecture de
\di République de Platon. Le grand philosophe permet aux citoyens
de sa République qui ont dépassé l'âge fixé pour la procréation,
d'avoir un commerce libre, mais il défend aux femmes de mettre
au jour les fruits de ce libertinage ; si malgré leurs précautions,
il eu naît un enfant, il ordonne de l'exposer, parce qu'il est né à
un âge où le corps et l'esprit ne sont plus dans toute leur vigueur (^).
Délire d'imagination! dira-t-on. Ouvrons la Politique du disciple
de Platon. Aristote n'est pas un rêveur; il se contente du monde
tel qu'il est, il s'y complaît : quel est son avis sur le droit des
créatures humaines à l'existence que Dieu leur donne, sur
le devoir qu'a la société de leur garantir ce droit? Il défend de
prendre soin des enfants qui naissent difformes. Cela ne lui suffit
point ; si la population menace de devenir excessive, il faut limiter
la fécondité des mariages. Nous recommandons le moyen qu'il
(i) Lamartine, Cours de littérature, 1" année, 1856. 3<; entretien.
(2) Platon., Rcpubl., V, 461, C.
76 INTRODUCTION.
imagine à cet effet aux disciples de Mallhus : on provoquera l'avor-
tement, dit-il, avant que l'embryon n'ait reçu le sentiment de
la vie (').
Que pensent les détracteurs de la civilisation moderne de ces
doctrines? Nieront-ils encore que les sentiments de l'homme chan-
gent et s'épurent sous la loi du progrès, aussi bien que l'industrie
se perfectionne tous les jours par de nouvelles inventions? Il reste
aux louangeurs du passé un dernier refuge : ils élèvent aux nues
le patriotisme des anciens et l'opposent au dégradant égoïsme qui
s'étale sous nos yeux. Nous partageons leur indignation; mais
qu'ils ne prennent pas une maladie de l'esprit humain pour l'état
normal de santé. Pour détester les hommes qui vendent leur con-
science, il n'est pas nécessaire de nier le progrès et d'idéaliser
l'antiquité. Les plus nobles sentiments des anciens étaient viciés
par la force. Qui oserait aujourd'hui justifier le fratricide auquel
l'amour de la patrie poussa Timoléon, un des héros de la Grèce?
La philosophie ancienne proclama que la plus admirable de toutes
les actions était le tyrannicide, qu'un fils devait au besoin tuer son
père! (^)
Il n'y a que la doctrine du progrès qui nous puisse réconcilier
avec les abus du monde ancien et avec les erreurs de ses philoso-
phes. Elle nous console aussi des inévitables déceptions que nous
rencontrons dans une époque où dominent les grossiers appétits de
l'égoïsme le plus abject. Le spectacle qu'offrait le monde ancien est
à première vue tout aussi désolant. Livré à l'empire de la force, il
était même abandonné par ses penseurs : les uns trouvaient leur
satisfaction à chercher les raisons des choses, les autres louaient le
passé et dédaignaient le présent, sans attendre de meilleures desti-
nées pour le genre humain : ceux-ci ne laissaient aucune croyance
à l'homme, ceux-là aboutissaient au matérialisme et au néant.
Cependant l'antiquité marchait, sous la main de Dieu, à l'accom-
plissement de sa mission. Elle n'avait aucune conscience du pro-
grès, elle croyait à l'éternité des vices qui infectaient son état social,
tandis qu'elle préparait un âge où ces vices devaient disparaître.
[à) Aristot., Polit., Vil, 44, 10.
(2) Voyez le Tome II de nos Etudes.
RELIGION. 77
Bien mieux : le dogme du progrès lui-même germait en Orient sous
l'inspiration de la religion.
Mo 2. i,a religion.
Saint Augustin dit que le mot de religion vient de t-elier, parce
qu'elle unit tous les hommes en Dieu C). La religion a été fidèle à
sa mission, même chez les anciens ; mais comme toutes les manifes-
tations de l'esprit humain, elle procède de l'imperfection pour arri-
ver à un état de plus en plus parfait. Chaque individu, chaque famille
commence par avoir son dieu. Quand les peuples se forment, ils
mettent leurs cultes en commun; les dieux cessent d'être indivi-
duels, ils étendent leur influence sur toute la nation. Là s'arrêtent
les progrès de Tantiquilé païenne; elle n'a connu que des divinités
nationales, parce que les sentiments des hommes ne dépassaient
pas les limites de leur patrie. La tradition nous représente les
Immortels se partageant les cités grecques; les Orientaux donnent
à leurs divinités le nom de roi ou de maître de la ville (^). Il en résul-
tait que les dieux étaient les protecteurs obligés de leurs adorateurs;
malheur à eux, quand leur appui paraissait ineflicace! On les acca-
blait d'outrages. Pendant qu'Alexandre faisait le siège deTyr, plu-
sieurs habitants crurent entendre, dans leur sommeil. Hercule leur
dire qu'il s'en allait vers le héros grec, parce qu'il était mécontent de
ce qui se faisait dans la ville. Les Tyriens traitèrent le dieu comme
un transfuge : ils chargèrent son colosse de chaînes en l'appelant
Alexandriste ('). C'était agir comme le sauvage qui brise son
idole. On voit des traces de ce grossier fétichisme jusque dans les
derniers siècles de l'antiquité. Auguste, ayant éprouvé de grandes
perles sur mer, fit retirer la statue de Neptune, châtiant pour ainsi
dire le dieu de son infidélité à la fortune de Rome(^). La nécessité
(1) Augustin., De veritatc relig., 113; De Civit. Dei, X, 3.
(2) Daal, Melcarth (Gesenius, dans YEncyclopédie d'Ersch et Gruber, au mot
Z?oo/;Sect. I, T. VIII, p. 398).
(3) Piutarch., Alcxand., 25.
(4) Sueton., Aug., 16.
78 INTROD UCTION.
pour les dieux de combattre pour ceux qui les adoraient, faisait
que la diversité des cultes devenait un principe de haines natio-
nales. L'Indien ne déteste pas seulement les autres peuples comme
étrangers, il les fuit comme impurs; les annales des Hébreux
témoignent à chaque page qu'il n'y a plus de lien d'humanité entre
les hommes que séparent des croyances hostiles ; les prêtres du
paganisme mêlent aux prières pour la cité qu'ils servent, des
imprécations et des malédictions contre les ennemis et les choses
qui leur appartiennent(').
L'absence d'unité viciait les religions de l'antiquité païenne; hors
la seule nation qui les suivait, tout le reste du monde était ennemi.
Cependant l'unité est de l'essence de la religion. Ce caractère se
révéla dans les doctrines théologiques de l'Orient.
Les poètes de la Grèce et de Rome plaçaient l'âge d'or au berceau
du monde. Cette croyance implique que l'humanité débute par la
perfection; or, comme les choses humaines à toute époque
témoignent d'une affligeante imperfection, les anciens en inféraient
que les hommes allaient en se détériorant sans cesse : c'est ce que
les poètes exprimaient en disant que l'âge d'or fut suivi d'un âge
d'argent, et que le genre humain était engagé dans une période
plus malheureuse encore , à laquelle on ne pouvait donner que la
qualification d'âge de fer. C'est en apparence la négation la plus
absolue de la perfectibilité. Cependant tel est le besoin que les
hommes éprouvent d'un avenir meilleur, que l'on a dit, et avec
raison, que ce désir invincible avait inspiré le mythe de l'âge d'or.
Il suffisait que le regret se changeât en espérance, pour devenir un
premier pas vers la doctrine du progrès. Le mazdéisme donna cette
espérance à ses sectateurs. Il n'y a point de religion qui ait une
conscience plus profonde du mal : elle le personnifie dans un être
dont la puissance égale presque celle de Dieu, et qui a pour mission
de combattre tout ce que Dieu ou les hommes font de bien. Ahriman
est le premier type de Satan, de cet être malfaisant par essence qui
a été si longtemps la terreur des peuples. On dirait que le mazdéisme
n'exagérait le mal que pour exciter les hommes à lutter contre
(1) Voyez les imprécations des prêtres d'Athènes contre Philippe de Macé-
doine (Lw., XXXI, 44).
RELIGION. 79
toutes ses manifestations ; comme récompense de cette lutte inces-
sante, il leur faisait espérer un avenir où la lumière l'emporterait
sur les ténèbres, où Ahriman lui-même adorerait Ormuzd. Dépouil-
lons le dogme mazdéen de ces enveloppes mythiques, et nous y
découvrirons en essence le principe du progrès. Peu importe que
le bonheur promis par le mazdéisme fût imaginaire; il fallait aux
hommes l'espérance d'un paradis quelconque pour les fortifier
dans l'àpre combat qu'ils avaient à livrer contre le mal.
La croyance à une existence heureuse sur cette terre, au milieu
des jouissances que procure une fabuleuse abondance en toutes
choses, était faite pour attirer une autre nation de l'Orient, dont
les aspirations ne dépassaient guère le monde actuel. La race
d'Israël, dispersée par la conquête, fut mêlée aux peuples qui
adoraient la pure lumière d'Ormuzd. Est-ce à ce contact que le
messianisme s'est développé? Il y a une face du messianisme qui se
'attache au dogme d'un Dieu unique, le seul vrai Dieu, dont le
julte doit se répandre sur la terre entière. Mais cette foi n'explique
pas suffisamment la nature matérielle des espérances messianiques
que nourrissaient les Juifs. Ils croyaient, comme les mazdéisnants,
à la réalisation d'un âge d'or sur cette terre ; ils croyaient à une
transformation complète de l'existence physique. Cette conception
est mazdéenne plutôt que hébraïque. Les misères de l'exil devaient
porter les Juifs à accueillir avec ardeur une foi aussi consolante :
l'imagination orientale, qui s'unissait chez eux à des tendances
très positives, fit de l'âge messianique un empire terrestre. C'était
un âge d'or à la façon des païens. Il y avait néanmoins cette grande
différence, c'est qu'au lieu de le placer dans un passé imaginaire,
ils l'attendaient dans l'avenir. Mieux vaut encore un avenir imagi-
naire; il soutient l'homme et donne un but à son activité. Ce n'est
pas encore la doctrine du progrès, car des éléments miraculeux se
mêlaient au messianisme; mais cette croyance brisait du moins la
loi fatale de l'antiquité païenne, qui ne voyait pas de terme aux
maux des hommes; elle l'emportait encore sur le paganisme par
son caractère d'universalité : l'humanité entière devait être conver-
tie au culte de Jéhova.
C'est pour la première fois que l'idée de l'unité humaine se fait
80 INTRODUCTION.
jour dans l'histoire : elle est due à la religion. Dans le mosaïsme,
elle dérive de l'unité divine. Chose singulière et inexplicable! Cette
même idée se trouve dans une religion puissante, qui semble
ignorer la notion de la Divinité. Le Bouddha conçut, bien des
siècles avant la venue du Christ, la sublime ambition de faire le
salut de toutes les créatures, sans distinction de classes, sans dis-
tinction de nationalités. L'idée qu'il se fait du salut final diffère
entièrement de celle qui animait les sectateurs de Zoroastre et de
Moïse. Tandis que ceux-ci mettaient le bonheur suprême à vivre
éternellement, les bouddhistes croyaient avec toutes les sectes
religieuses et philosophiques de l'Inde que le bonheur suprême
consistait à ne plus renaître. Cet idéal n'est certes pas le nôtre;
mais ne soyons pas trop sévères pour le révélateur indien. Il y a
dans les tendances universelles du bouddhisme un immense pro-
grès sur l'antiquité païenne; il met fin à la division hostile qui
sépare les hommes et les peuples, et prodigue à tous une charité
sans bornes. S'il s'est trompé sur la nature du salut, nous n'avons
guère le droit de lui en faire un reproche, car le salut final des
chrétiens est tout aussi imaginaire que celui des bouddhistes.
Le christianisme s'inspire directement du mosaïsme et indirecte-
ment du mazdéisme et du bouddhisme. C'est dire qu'il rompt défi-
nitivement avec l'antiquité païenne. Le dogme du progrès qui était
en germe dans la théologie de l'Orient se manifeste avec éclat dans
le magnifique sermon de la Montagne. Les Pères de l'Église ne sont
pas indignes de leur maître ; ils enseignent que la religion est une
éducation progressive proportionnée aux besoins et aux facultés des
hommes. La philosophie ne dit pas autre chose. Mais le dogme
d'une révélation miraculeuse vicia ces hautes conceptions : le
christianisme fut considéré comme le dernier mot de Dieu. Les
Pères de l'Eglise ne s'apercevaient point que cette immutabilité
était en contradiction avec leur point de départ : une fois que l'on
admet que l'éducation divine se fait sous la loi du progrès, il faut
admettre aussi que le progrès est infini. L'homme prétend en vain
donner l'immutabilité, c'est-à-dire l'éternité à ses idées. Quand
l'Eglise voulut perpétuer sa domination en vertu de la prétendue
révélation, la philosophie la combattit au nom de ce même progrès
UNITÉ. HUMANITÉ. 81
que les Pères de l'Église avaient invoqué contre le mosaïsme et la
gentilité. C'est la philosophie qui a définitivement formulé la doc-
trine du progrès : elle en a fait un dogme appelé à inaugurer une
civilisation nouvelle, supérieure à la civilisation chrétienne.
§ II. Unité. Humanité.
La religion a donné aux hommes l'espérance d'un meilleur ave-
nir; elle leur a donné par cela même un idéal. Dans l'Inde, l'idéal
était vicié par le panthéisme; chez les Juifs, par la croyance d'une
élection spéciale et d'une domination temporelle; dans le mazdéisme,
par la conception d'une existence imaginaire. Mais ces croyances
renfermaient au moins un principe d'unité : c'était le germe d'une
nouvelle organisation sociale, bien supérieure à celle de l'antiquité.
L'unité du genre humain conduit à une doctrine de fraternité, de
charité et de paix. La charité du Bouddha est aussi ardente que
celle du Christ: il embrasse tous les êtres dans son amour, il voit
partout des frères. Au milieu des horreurs de la guerre et de la
conquête, les poëtes hébreux chantent la paix future et l'harmo-
nie de la création.
L'unité pouvait difficilement se faire jour dans le monde païen,
fatalement voué à la division par le polythéisme. Cependant l'unité
divine fut reconnue par les sages. Elle finit même par percer chez
le peuple polythéiste par excellence. La poésie grecque représente
Jupiter comme le roi des rois, comme le plus puissant des puis-
sants ('); elle lui attribue un empire universel, un pouvoir absolu
sur tout l'univers (*); elle prie avec Cléanthe : « Père des dieux,
Dieu souverain qu'on invoque sous des noms divers et qui règnes
seul, tout puissant, immuable Jupiter, source de la nature, loi
suprême de l'univers, je te salue. C'est à toi que doivent s'adresser
tous les mortels; car tu es notre père à tous » (').
Il suffit que l'homme ait l'instinct du lien qui le rattache à ses
(1) Eschyl., Suppl,, V. 527, sq.
(2) Theogn., v. 149, sq. — Pindar., Islhm., V, 06.
(3) Stob., Eclog. Phys., T. I, P. I, n" 12.
82 INTRODUCTION.
semblables, pour que ses sentiments s'élargissent. La poésie
grecque, quoique étrangère au dogme de l'unité divine, a des
inspirations de charité et de fraternité. Homère mêle des accents
d'humanité aux cliaats dans lesquels il peint un âge de violence et
de ruse. Les tragiques nous reportent dans ces mêmes siècles dont
les crimes et les malheurs se prêtent merveilleusement au drame,
mais ils attribuent à leurs héros les sentiments d'une société plus
avancée; heureux anachronisme qui permit à Sophocle de faire
entendre sur un théâtre païen ces paroles presque chrétiennes :
« Mon cœur est fait pour partager l'amour et non la haine » Q.
Euripide est comme le prophète d'une ère nouvelle, dans laquelle
l'esclavage et l'esprit de guerre feront place à l'égalité et à l'har-
monie.
Les philosophes devaient, plus que les poètes, déserter le paga-
nisme, pour se rapprocher d'une doctrine d'unité et d'humanité ;
car la poésie était en quelque sorte consacrée au culte des dieux,
tandis que la philosophie était ennemie-née du polythéisme. Un
philosophe qui s'inspira de la théologie orientale, donna aux spé-
culations de la sagesse les formes et les allures du culte : la philo-
sophie de Pythagore embrasse la création tout entière. C'est un
pressentiment de la religion de charité. Socrate a été comparé au
Christ, il est du moins un de ses précurseurs ; son cosmopolitisme
contient en essence le dogme de l'unité et de la solidarité du genre
humain. L'antiquité a donné à son disciple le nom de divin, les
Pères de l'Église l'ont revendiqué comme un des leurs : digne hom-
mage rendu au philosophe de l'Idéal. La justice n'a pas eu d'inter-
prète plus sublime que Platon; il a des lueurs de génie sur les
grands principes qui formeront la religion de l'avenir, la notion de
Dieu, la fraternité, la paix. On peut reprocher à Aristote d'avoir
justifié l'esclavage, mais du moins il cherche un principe moral à
la servitude; l'aristocratie de la vertu et de la science, base de son
système politique, ne satisfait plus notre besoin d'égalité ; pour le
monde ancien, dominé par la force brutale, c'était un immense
progrès. Aristote se rattache plus directement à l'avenir par sa
(1) Sophocl., Antig., v. 523.
UNITÉ. HUMANITÉ. 83
belle théorie de l'amitié; c'est un germe de la fraternité chrétienne.
Le mouvement imprimé aux esprits par Socrate ne s'arrêta pas
à la philosophie proprement dite; il opéra une révolution intellec-
tuelle qui se manifesta dans les conceptions sur la guerre, la paix,
la justice internationale. Xénophon introduisit l'humanité dans la
guerre : son héros respecte la qualité d'homme dans les vaincus. La
Cyropédie n'est encore qu'une utopie, mais l'utopie est un idéal
qui se réalise quand la pensée individuelle entre dans la conscience
générale. Isocrate appliqua dans ses discours la théorie du juste
que Platon développa dans ses dialogues; un triomphe plus écla-
tant l'attendait : le plus grand des orateurs la porta à la tribune
d'Athènes. D'autres disciples de Socrate s'emparèrent de ses idées
de cosmopolitisme; les Cyniques et les Stoïciens ne considèrent les
cités particulières que comme des membres d'un grand tout; leur
république du genre humain est au fond une doctrine de fraternité
et de paix.
Le Stoïcisme était destiné à fructifier dans un sol en apparence
peu favorable à la culture de la philosophie. Rome reçut ses arts et
sa littérature de la Grèce; cependant elle apporta aussi dans le
développement de la civilisation un élément qui lui est propre. La
chute successive des nationalités antiques, la réunion dans un
même empire de peuples qui s'étaient traités d'ennemis et de bar-
bares, le spectacle de la paix régnant dans une grande partie de la
terre, toutes ces circonstances éveillèrent chez les Romains des
sentiments que les penseurs de la Grèce n'avaient pu concevoir
dans l'horizon borné de leurs cités. C'est sur un théâtre romain
que furent prononcées, aux applaudissements des spectateurs, ces
paroles célèbres qui semblent ouvrir l'ère moderne : « Je suis
homme, et rien de ce qui louche l'homme ne m'est étranger.» Les
poètes de Rome, bien qu'ils ne brillent pas par l'originalité, chan-
tent un sentiment nouveau, le bonheur de la paix, don précieux de
l'Empire. Les philosophes romains ne sont pas comme ceux de la
Grèce, des génies initiateurs, mais leurs écrits préparent le monde
ancien à l'avènement d'une religion de fraternité et de charité.
Cicéron mêle à la doctrine stoïcienne des accents d'amour que les
impitoyables disciples de Zenon ne connaissaient pas; au milieu
84 INTRODUCTION.
d'un peuple qui ne vit que pour la guerre, il ose mettre la gloire
des arts pacifiques au-dessus de l'ambition des conquêtes. Ces
idées marchent à grands pas, lorsque la république guerrière fait
place à la paix de l'Empire. Sénèque est tellement imbu de l'esprit
nouveau, qu'on a longtemps supposé des rapports entre le philo-
sophe et saint Paul pour expliquer la pureté de sa morale ; son
amour de l'humanité et sa haine des conquérants le rapprochent
des philosophes du dernier siècle. Le genre humain s'avançait ver$
de meilleures destinées. La Providence suscita du milieu des païens
des penseurs pour former le lien entre l'ancien monde qui mourait
et le christianisme qui venait de naître. Chez Plutarque la philo-
sophie prend un caractère religieux : il enseigne qu'il n'y a qu'un
Dieu pour les Grecs et les Barbares; cette unité divine est un type
sur lequel doit s'organiser la société humaine. La charité qui
anime Êpictète et 3îarc Aurèle en fait presque des chrétiens.
Mais en devenant exclusivement une science de morale individuelle,
le stoïcisme renonce à toute action sociale. La philosophie conduit
la société ancienne jusqu'au christianisme ; alors elle semble abdi-
quer et assister dans une sublime indifférence aux ruines qui s'ac-
cumulent autour d'elle. Une dernière fois elle rassemble ses forces
pour lutter contre l'envahissement de la religion nouvelle. Les
Néoplatoniciens essaient de ranimer les croyances expirantes; leur
tentative révèle le besoin que l'humanité éprouve d'une croyance
religieuse, mais la philosophie était impuissante à le satisfaire : le
paganisme ne pouvait être régénéré.
Les spéculations philosophiques et les croyances religieuses des
anciens font place au christianisme. L'Évangile a été prêché aux
Juifs et aux Gentils : c'est une marque de son origine tout ensem-
ble et de la mission de l'antiquité.
--'^A/■\/'JVW^
MISSION DE l'aNTIQCITÉ. 8o
CHAPITRE III.
MISSION DE L'ANTIQUITÉ.
L'antiquilé ne s'est jamais demandé quelle était sa mission;
vivant au jour le jour, et pour ainsi dire au hasard, elle ne s'in-
quiétait pas du but vers lequel elle marchait; n'ayant pas con-
science d'un gouvernement providentiel, ni de la vie progressive
de l'humanité, elle ne se doutait même pas qu'elle eût une mission
à remplir. Cependant le fatalisme antique cachait une direction
providentielle que Dieu lui-même a révélée par la succession des
événements. L'antiquité a abouti au christianisme; quand on envi-
sage les faits d'un point de vue général, on les voit tous tendre vers
cette fin ; on peut donc dire que le travail des peuples anciens avait
pour objet la préparation du règne de l'Évangile. Cette idée est une
conception chrétienne; mais le point de vue auquel les écrivains
orthodoxes se placent est trop étroit, alors même que c'est l'aigle de
Meaux qui, planant sur les peuples, les juge comme s'il était l'or-
gane de la justice éternelle. Bossuet est si pénétré de la pensée que
l'antiquité n'a eu d'autre raison d'être que de préparer la voie au
Christ, qu'il absorbe toute l'histoire ancienne dans celle des Juifs.
Tout est rapporté au peuple de Dieu :les autres nations ne figurent
que comme instruments de la Providence; leur rôle se borne à
établir l'unité matérielle du monde ancien, afin de faciliter la pré-
dication de l'Évangile. Les Juifs seuls sont les précurseurs de
Jésus-Christ, comme dépositaires de la Loi Ancienne que le
Fils de Dieu est venu compléter. Il y a un côté vrai dans celle
appréciation de l'antiquité, mais elle est trop exclusive. Jésus-
Christ a eu d'autres précurseurs que Moïse, et ranli(iuité avait
encore une autre mission que celle de préparer le cbrislianisme.
il est cerlain que si l'isolement primitif des peuples anciens
6
86 INTRODUCTION.
s'était maintenu, la propagation de l'Évangile eût été impossible.
En ce sens on peut dire avec les Pères de l'Église que le peuple roi
facilita la mission des apôtres, en unissant le monde ancien dans"
un seul empire. Telle fut l'œuvre de la guerre et des conquêtes.
Cicéron dit qu'il n'y a jamais eu de grand homme sans inspira-
tion divine 0). On peut appliquer cette parole profonde aux con-
quérants : ils ont une mission providentielle; les plus grands en
ont conscience, et c'est avec justice que l'hnmanité les salue du
nom de héros; d'autres sont des instruments dans la main de
Dieu; tous coopèrent au grand travail de l'unité humaine. Les
pasteurs féroces qui inondaient régulièrement l'Asie comme un
torrent dévastateur, étaient appelés à former le premier anneau
de la chaîne qui devait unir l'Europe et l'Orient. L'œuvre que les
Assyriens avaient commencée , fut achevée par les Perses : les
Grands Rois manifestèrent les premiers l'orgueilleuse prétention
de dominer sur l'univers. Ce dessein que les Perses étaient inca-
pables de réaliser, devint l'héritage d'un conquérant qui, malgré
les taches qui ternissent sa mémoire, nous apparaît comme l'idéal
des temps antiques. Ce qui n'était qu'un vague instinct chez les
Nomades de l'Asie, devint une grande et noble idée chez Alexandre.
Il eut l'ambition de conquérir la terre pour faire de ses habitants
une seule famille, dans laquelle l'odieuse distinction de Grecs et
de Barbares serait abolie : c'était comme une lueur de la fraternité
que Jésus-Christ allait enseigner aux hommes. Le héros macédo-
nien légua le projet d'une monarchie universelle à un peuple que
les poètes, les historiens et les philosophes ont admirablement
caractérisé en l'appelant peuple roi{'). Il avait en effet la ténacité
et la persévérance d'ambition qui distingue les races royales : i\
était né « pour vaincre et gouverner les nations ('). )> Une grande
partie du monde ancien fut réunie sous les lois de Rome.
(1) « Nemo vir magnus sine aliquo afïlatu divino unquam fuit. » Cicer., De
Nat. Deor., II, 66.
(2) Virgil., yEneid., I, 21 : « Populus late re%. » — Tacit., Annal., III, 6 :
« Populus imperator. » — Cicer., Pro domo, 33 : « Dominas regum Victor atque
imperator omnium gentium. »
(3) « Tu rcgere iraperio populos, Romane mémento. » (Virgil.)
MISSION DE l'antiquité. 87
Ce travail d'unité n'a-t-il eu d'autre but que de frayer les voies aux
apôtres du Christ? Ce serait dire que le christianisme est le dernier
mot de Dieu, le terme auquel l'humanité doit s'arrêter. Ce serait dire
encore que tout ce qui dans le monde ancien n'a pas rapport à la
religion chrétienne, doit être considéré comme non avenu et au
besoin répudié, flétri, condamné. C'est là le langage d'un sectaire;
ce ne peut être celui de l'historien. L'antiquité a préparé le christia-
nisme, non seulement en établissant des liens matériels entre les
peuples, mais aussi en élaborant les idées et les croyances qui sont
passées ensuite dans le dogme chrétien. D'un autre côté, le christia-
nisme n'est pas la vérité miraculeusement révélée, absolue et défi-
nitive, comme les chrétiens le disent; il est un anneau dans la
chaîne sans fin des destinées de l'humanité : préparé par l'antiquité,
il prépare à son tour une ère nouvelle. Dans cette nouvelle civilisa-
tion, il y a des éléments hostiles au Christ, et l'opposition contre
la religion chrétienne a été inspirée en grande partie par le génie
antique. Ce n'est qu'en se plaçant à ce point de vue que l'on peut
rendre justice entière à l'antiquité.
Nous disons que le christianisme a ses racines dans les idées et
les croyances des anciens. Aux yeux des chrétiens, cela est une
hérésie; aux yeux de la philosophie, cela est aussi clair que la
lumière du soleil. La semence doit tomber dans un sol préparé,
sinon elle ne germe pas. Une religion nouvelle qui ne sortirait pas
des entrailles de la société, est une impossibilité morale. Les Pères
de l'Église sentaient si bien cette nécessité, qu'ils avouaient que la
gentilité avait été préparée à la prédication évangélique par ses
philosophes, comme les Hébreux l'avaient été par leurs prophéties;
ils allaient jusqu'à appeler les philosophes les prophètes des gen-
tils. Pour concilier cette opinion avec le dogme d'une révélation
miraculeuse, ils imaginèrent de mettre les sages de la Grèce en
rapport avec le mosaïsme. Convaincus que les païens avaient puisé
leur philosophie à la source sacrée de la première révélation, ils
n'hésitèrent pas à dire que la religion chrétienne existait en essence
avant la venue de Jésus-Christ ('). Nous nous emparons de leur
(I) Auguslinus, Rétractât., lib. I, c. 13, § 3 : « Res ipsa, (iu;b nuiic christiana
religio nuncupatur, crat apud antifiuos, nec defuit ab initio generis humaui,
88 INTOODUCTION.
aveu : oui, les vérités prèchées par le Christ étaient reconnues
avant lui; tout ce que nous appelons aujourd'hui religion chré-
tienne préexistait à sa venue, comme dit ssimi Augustin. Mais
pour expliquer ce christianisme antérieur au Christ, dans le sein
de la genlilité, nous n'aurons pas recours, comme le faisaient les
Pères de l'Église, à des hypothèses auxquelles l'histoire donne un
démenti formel, hypothèses évidemment forgées pour le besoin de
leur cause. Non, Platon ne s'est pas entretenu en Egypte avec le
prophète Jérémie ; non, Aristote n'a point appris sa philosophie
chez les rabbins; non, Socrate n'est pas un disciple de Moïse. Les
philosophes n'ont pas eu besoin d'une révélation miraculeuse pour
conduire l'humanité au seuil du christianisme; ils se sont inspirés
de la même révélation dont Jésus-Christ s'est inspiré , de la révéla-
tion permanente de Dieu dans l'humanité.
Il faut dire plus : le genre humain n'était pas seulement préparé
à entendre la bonne nouvelle; le christianisme plonge ses racines
dans toutes les doctrines religieuses et philosophiques qui l'ont
précédé. 11 dérive directement du mosaïsme ; or, qu'était-ce que
la religion de Moïse? 11 ne peut plus être question de rapporter la
Loi Ancienne à une révélation miraculeuse ; la science a prouvé
que les livres sacrés des Juifs sont une œuvre humaine, que ceux
qui contiennent la législation de Moïse ont été rédigés bien des
siècles après le grand législateur. 11 faut donc chercher une origine
humaine à la première révélation. Or, en étudiant les faits sans se
laisser dominer par les préjugés religieux, l'on volt que ce furent les
Gentils qui initièrent Moïse, et que ce ne fut pas Moïse qui initia les
Gentils. Nous entendrons les Pères de l'Eglise reprocher en quel-
que sorte aux Juifs d'avoir emprunté tout leur culte à l'Egypte : là
où ils trouvaient matière à reproche, nous adorons l'action delà
Providence. Moïse, élevé par les prêtres égyptiens, puisa dans leur
enseignement ce que la sagesse sacerdotale avait de plus intime et
de plus profond, pour le transmettre à rhuinanilé, en ajoutant à
ce noble héritage les inspirations de son génie. Là ne se borna pas
l'initiation du peuple de Dieu. Les Israélites étaient réellement le
quousqiic ipse Christus veniret in carne, undevera religio, quœ jam crat, cœpit
appellari.chrisliaaa. » Comparez le T. IV de mes Èludea.
MISSION DE l'antiquité. 89
peuple élu, car alors même que Dieu semblait les châtier, il tra-
vaillait à leur éducation. L'exil mit la race d'Israël en contact avec
les sectateurs de Zoroastre : rinfluence du mazdéisme sur les
croyances des Juifs n'est plus contestée. Il y avait dans l'Orient
une autre religion, bien plus répandue que le culte d'Ormuzd. Le
bouddhisme a d'étonnantes analogies avec le christianisme; le lien
de parenté nous paraît incontestable, seulement l'histoire ne nous
dit pas par quelle voie la communication s'est faite. Ne serait-ce
point par les Esséniens, ces moines juifs qui sont presque tout
chrétiens? Les descendants d'Israël furent encore initiés à la
sagesse des Gentils , par les conquêtes d'Alexandre; la philosophie
grecque pénétra à Jérusalem. Devenue religieuse à son déclin, la
philosophie chercha la science dans les dogmes de l'Orient. Cette
fusion des doctrines et des cultes empreignit le monde d'un esprit
religieux, d'une attente universelle qui fut remplie par la venue du
Christ. Le christianisme n'est pas tout entier dans l'Evangile : les
dogmes proprement dits furent élaborés par les Pères de l'Église,
et formulés par les conciles. Et d'où venaient les penseurs chré-
tiens? De la gentilité. Où avaient-ils été formés? Dans les écoles
des philosophes. Ce fut sous l'influence de la philosophie que la
bonne nouvelle se transforma en doctrine théologique.
Si l'antiquité avait conscience de toutes les vérités qui forment
l'essence du christianisme, pourquoi ne lui fut-il pas donné de
les réaliser? Pourquoi la venue du Christ fut-elle une nécessité
providentielle? L'âge qui prépare n'est point l'âge qui accomplit :
celui qui ensemence un champ n'est pas toujours celui qui récolle
les fruits. Ce furent les sages, les philosophes, les prophètes du
monde ancien qui préparèrent le christianisme; c'étaient eux qui
professaient cette religion chrétienne antérieure au Christ dont
parle saint Augustin ; mais le polythéisme resta la croyance des
masses. Ce fait universel avait tant de puissance , qu'il domina les
intelligences les plus élevées. A l'époque où le christianisme pro-
clama hautement son ambition d'absorber tous les cultes dans une
religion nouvelle, la seule vraie, un mouvement analogue se mani-
festa dans le monde païen. Mais la fusion des doctrines philoso-
phiques et des croyances religieuses n'aboutit qu'au syncrétisme,
90 INTRODUCTION.
preuve certaine que la notion de l'unité véritable manquait aux
anciens. Les derniers penseurs du paganisme s'accommodèrent de
la mythologie, en l'interprétant à leur guise ; ils ne s'apercevaient
pas que c'était légitimer les erreurs qu'ils repoussaient. C'est ainsi
qu'ils trouvaient dans la multiplicité des dieux la raison de la
diversité des races humaines. C'était rendre la division fatale, en
lui donnant pour fondement une fausse conception de la divinité.
Avec une pareille doctrine, les vices qui infectaient la société
ancienne, et le plus grand de tous, l'esclavage, eussent été éternels.
Bâtie sur la négation de l'unité humaine, l'antiquité devait périr,
et faire place à un monde nouveau fondé sur l'unité des hommes
en Dieu.
Le dogme chrétien est-il la vérité absolue, définitive? La philo-
sophie répond sans hésiter : non. Elle répond non, par les mêmes
raisons qui ont engagé les Pères de l'Église à rejeter la révélation
de Moïse. C'était aussi une révélation divine, miraculeuse; cepen-
dant les docteurs chrétiens avouaient qu'elle ne comprenait pas
toute la vérité, parce que Dieu devait proportionner l'éducation à
l'état intellectuel et moral des peuples : il fallait, disaient-ils, à
l'homme fait une religion autre qu'à l'enfant. C'est dire que les
croyances varient nécessairement et se modifient avec les besoins,
les idées et les sentiments des hommes. Si les Pères de l'Église
prétendaient que le christianisme était la révélatien définitive, c'est
qu'ils croyaient avec Jésus-Christ et les apôtres, que le monde était
dans son dernier âge, qu'il approchait de sa fin. Ils ne se doutaient
pas qu'ils avaient des milliers de siècles devant eux, et que la
société de l'avenir réclamerait une croyance nouvelle qui fût en
harmonie avec son développement intellectuel et moral. Nous
pouvons donc nous fonder sur la doctrine même des Pères, et dire
qu'à cette société nouvelle il faut une religion autre qu'à la société
ancienne.
Le christianisme, né dans l'antiquité, reproduit à certains égards
les vices du monde ancien dans le domaine de la religion. L'anti-
quité a abouti à une monarchie universelle. C'est le rêve des con-
quérants, dès qu'ils paraissent dans l'histoire : quand ce rêve
devient l'ambition d'un Alexandre, il a quelque chose de séduisant;
MISSION DE l'antiquité. 91
mais, pour l'apprécier, il suffit de voir ce que devint l'idéal, alors
qu'il fut réalisé par le peuple roi : la magnifique unité de l'empire
romain n'était qu'un abri pour la société ancienne dans sa déca-
dence, et elle hâta même cette décrépitude en tuant toute vie
individuelle. La monarchie universelle est un faux idéal, parce
qu'elle ne tient pas compte de l'élément de diversité que Dieu a
répandu dans toute la création. Eh bien! l'unité catholique est en
quelque sorte la reproduction de l'unité romaine : elle veut impo-
ser un seul et même dogme, et jusqu'à un seul et même culte au
monde entier, et concentrer dans les mains d'un seul homme la
puissance immense de l'Église universelle. Vaines prétentions !
l'humanité a brisé l'unité religieuse de Rome chrétienne, comme
elle a brisé l'unité politique de Rome païenne. Elle veut la liberté
dans le domaine de la religion, comme elle la veut dans celui de
la politique.
Si l'antiquité n'a pas connu la vraie liberté, même dans ses
républiques, il s'est cependant trouvé une race qui a pratiqué la
liberté de l'intelligence. La philosophie est la gloire éternelle de la
Grèce; or, qui dit philosophie, dit liberté de penser : c'est la liberté
individuelle dans sa profondeur la plus intime. Le christianisme
vint dépouiller la gentilité de ce don de Dieu. Nous n'avons pas à
rechercher ici les raisons de ce fait. Constatons seulement que le
dernier des Hellènes, Julien l'apostat, protesta contre la victoire
du Galiléen, et la postérité a fait droit à son opposition. Le génie
libre de la Grèce, en ressuscitant au quinzième siècle, a rendu à
l'esprit humain la liberté qui fait sa vie; mais aussi celte renais-
sance a mis fin au règne du christianisme traditionnel. S'il veut
regagner l'empire des âmes, il faut qu'il se retrempe dans l'esprit
plus large des Pères de rÉglise grecque, il faut qu'il donne satis-
faction à des besoins, à des idées, à des sentiments qu'il a ignorés
ou qu'il a méconnus.
Il n'est donc pas vrai de dire que l'antiquité n*a eu qu'une
mission préparatoire. Elle a préparé le christianisme, il est
vrai; mais comme la religion chrétienne ne satisfaisait pas un
besoin impérissable de l'esprit humain, la gentilité est sortie de son
tombeau pour combattre la tyrannie du dogme chrétien, et la vie-
92 INTRODUCTION.
toire est restée à la Grèce. Tellement il est vrai que le christia-
nisme n'est pas le dernier mot de Dieu. Il ne répond pas même à
des besoins qui s'étaient déjà fait jour dans le monde ancien. Le
mosaïsme avait la haute ambition de réaliser l'égalité dans la vie
civile. Le christianisme, religion de l'autre monde, abandonna la
terre à César et se contenta du ciel. Loin de songer à abolir l'escla-
vage, celte iniquité des iniquités, il le sanctifia en quelque sorte.
Le mosaïsme était dans le vrai : la religion ne doit pas unique-
ment diriger nos regards vers la vie future : la vie actuelle est tout
aussi sainte, et l'homme doit y réaliser le bien et la vérité, en tant
que sa nature imparfaite le lui permet. Le christianisme qui se
préoccupe si exclusivement de la vie future, donne-t-il au moins
de cette existence une idée qui réponde aux espérances de l'huma-
nité? Sur ce point encore, et il est fondamental, une religion
antique dépassa la croyance chrétienne. Le mazdéisme est une
religion de lutte et d'activité : la Lumière combat sans relâche
les Ténèbres, mais le bien finit par vaincre et toutes les créatures
sont sauvées. Le christianisme historique, s'attachant à quelques
paroles du Christ et de saint Paul, enseigne que l'immense majo-
rité du genre humain est vouée aux feux éternels de l'enfer. Déso-
lante croyance qui longtemps fit la force de l'Église, mais qui sera
aussi la cause de sa ruine, et qui entraînerait la chute de la religion
chrétienne, si celle-ci restait attachée à un dogme, dont l'humanité
ne veut décidément plus.
Le christianisme n'est donc pas la doctrine définitive. Il n'y a
point de doctrine définitive, parce que l'homme ne connaît point
et ne peut pas même connaître la vérité absolue. Notre destinée
est de marcher vers la réalisation d'un idéal que nous n'atteindrons
jamais, dont nous n'aurons jamais une conscience entière. Mais
c'est beaucoup de savoir que l'idéal est devant nous; cette con-
viction nous sauve du fatalisme de l'antiquité, et elle devient le
principe le plus actif de notre perfectionnement.
L'ORIENT.
LES THÉOCRATIES
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.
§ I. Éléments de l'Orient.
MO 1. Caractère de la clTllisaftloa orientale.
Aussi haut que les traditions historiques remontent, elles nous
ramènent vers l'Orient. L'Europe était encore en pleine barbarie
que déjà des monarchies puissantes s'élevaient en Asie et en Egypte.
Un célèbre écrivain (') dit que « tous les grands mouvements impri-
més à l'espèce humaine sont partis de l'Orient ou sont venus s'y
perdre. » Il y a une profonde vérité dans les paroles de Chateau-
briand. Les trois religions qui se partagent aujourd'hui la terre, le
bouddhisme, le christianisme et le mahométisme, ont leur racine
en Asie ; c'est dire que là aussi est le point de départ de notre vie
intellectuelle et morale.
Quelle est cette civilisation primitive? Comment s'est-elle trans-
mise aux peuples qui nous l'ont léguée, transformée par leurs tra-
vaux? Notre siècle, si curieux de remonter aux origines des choses
et d'en suivre le développement progressif, s'est vivement préoccupé
de l'Orient ; ces efforts ont été récompensés par la découverte d'une
littérature plus vaste que les monuments de la Grèce et de Rome.
Les livres sacrés de l'Inde, ses poètes et ses philosophes, révélés au
monde par le zèle des savants anglais, ont toute l'importance
(1) Chateaubriand^ les Martyrs, livre XI.
96 l'orient.
d'une révolution intellectuelle : sera-t-elle aussi féconde qu'on se
Test imaginé dans la première ferveur de renthousiasme? Les plus
savants orientalistes avouent que leurs connaissances sont trop
incomplètes pour donner une réponse à cette question ('). L'Asie
nous présente des idées, des religions et des civilisations différentes;
mais nous ne connaissons pas le développement historique de ces
doctrines. L'histoire fait défaut à l'Orient. L'esprit européen ne
recule pas devant l'aridité des dates; la chronologie a pour lui ses
attraits. Le génie oriental ne sait pas se plier aux documents et
les rapporter dans leur sèche réalité; les historiens comme les
poètes surchargent les faits d'ornements, au point qu'ils dispa-
raissent et se changent en symboles : le héros devient un dieu, la
narration un mythe, l'histoire un rêve. Ne doit-on pas trembler
de se risquer sur ce terrain mal assis? Les Grecs qualifiaient
de Barbares tous les peuples qui leur étaient étrangers, parce qu'ils
supposaient à tous les mêmes mœurs et les mêmes tendances. Nous
reconnaissons aujourd'hui leur erreur et leur aveuglement; ne les
imitons pas, en confondant dans un même jugement toutes les civi-
lisations qui se sont produites dans le monde oriental. Pendant des
siècles, l'histoire de l'Asie était un thème tout fait. Historiens et
philosophes répétaient que l'Orient était immobile, courbé sous la
théocratie ou enchaîné par le despotisme. Qu'y a-t-U de vrai dans
cette histoire traditionnelle?
L'immutabilité des institutions et des mœurs orientales est un
lieu commun {^). Les philosophes ont cherché la raison providen-
lielle d'un fait, accepté comme un axiome : « L'Orient est immo-
bile » , dit BaUanche, « parce qu'il devait être la source éternelle
de nos destinées progressives. Le sol sur lequel on bâtit ne doit
(1) « Quelques rapides progrès qu'ait faits de nos jours la connaissance de
l'Inde ancienne, personne ne sera surpris que des études, qui ne datent guère
que de 40 années, n'aient pas encore dissipé les ténèbres qui enveloppent l'his-
toire d'une nation, dont aucune bibliothèque européenne ne possède peut-être
d'une manière complète les monuments littéraires. » (Burnouf, Préface du
Bhàgavata Purâna, p. IV).
(2) Ce qui existe aujourd'hui dans l'Inde, dit Robertson (Recherches sur l'Inde
aucicnne, .\ppendice), y fut toujours, et y continuera vraisemblablement.
ÉLÉMENTS DE l'ORIENT, 97
pas toujours trembler » ('). Montesquieu explique le caractère
particulier de l'Asie par rinfluence du climat f). Son observation
a été reproduite par M*" Cousin : « Un immense continent, dit-il,
enceint d'un Océan immense qui, au lieu d'attirer l'homme, le
décourage, paraît destiné par la nature à devenir le théâtre de
l'immobilité » ('). A mesure que nous avançons dans la connais-
sance des choses orientales, des doutes sérieux s'élèvent sur cette
histoire conventionnelle (''). Peut-être serons-nous un jour forcés
d'avouer que nous avons rendu la nature complice de notre igno-
rance, en lui imputant le dessein impie d'avoir prédestiné la plus
belle partie du globe à un état immobile comme la mort.
La vie de l'Orient est un reflet de ses croyances ; or, le peu que
nous savons des systèmes religieux de l'Inde prouve que les dogmes
se sont modifiésenAsieaussibien qu'en Europe. La religion des Vèdas
diffère essentiellement de la doctrine brahmanique. Les plus anciens
livres sacrés ne connaissent pas les castes, ni la transmigration des
âmes, les deux fondements de la société indienne. Le brahmanisme
lui-même n'a pas été immobile. De son sein est sorti un réforma-
teur : expulsé de l'Inde, après une lutte séculaire, le bouddhisme
a converti à sa foi une grande partie du monde asiatique. L'Inde se
partage en une multitude de sectes (^). La loi de la perfectibilité
H]Palingénésie sociale, U^ partie(OEuvres,T.III, p. 230, éd. in-8«). W Cousin
a reproduit la même pensée : « Il fallait bien que le berceau du monde fût ferme
et fixe pour pouvoir porter tous les développements ultérieurs de la civilisation
humaine. » (Cours de l'histoire de la philosophie, Ile leçon.)
(2) Esprit des Lois, XIV, 4.
(3) Cousin, Cours de l'histoire de la philosophie, VIII* leçon.
(4) « Il semble, » dit Rémusat (Mélanges posthumes d'histoire et de littérature
orientale, p. 223), « qu'il y ait quelque part une vaste contrée, un pays
immense, appelé l'Orient, et dont tous les habitants, formés sur le môme modèle
et assujettis aux mêmes influences, peuvent être appréciés d'après les mêmes
considérations. Mais qu'ont de commun tant de peuples divers, si ce n'est d'être
nés en Asie? » — Ibid. (p. 22G) : « Si on voulait considérer les objets d'un peu
plus près, on serait surpris de la multitude de choses qu'on ne sait pas, et
confondu de la prodifiieuse diversité qu'on découvrirait, sous mille points do
vue différents, chez des nations qu'on réunit ici dans une commune indiflérence,
ou pour mieux dire, dans une ignorance universelle. »
(3) Il y a vingt sectes de vichnouvistes, neuf sectes au moins do vaïvas (secta-
teurs de Siva), (luatro sectes de saklas, et dix sortes de sectes mélangées, dans
98 l'orient.
préside-t-el!e à ces révolutions? Le progrès est évident pour le
bouddhisme qui s'est inspiré du dogme de l'égalité dans un pays
dont la constitution sociale repose sur les castes ('). Nos connais-
sances sont trop imparfaites pour déterminer le sens et la portée
de toutes les sectes; mais leur existence seule prouve que l'Orient
est soumis à la loi générale de l'humanité, le mouvement. La vieille
Egypte passait pour être aussi immobile que ses momies. Mais si
les momies ne changent point, tout ce qui a vie se transforme sans
cesse. En Egypte comme dans l'Inde, la langue s'est modifiée,
ainsi que les arts et la religion. Qui le croirait? Il s'est trouvé un
pharaon révolutionnaire qui voulut remplacer les innombrables
divinités des Égyptiens par un seul dieu, le soleil (-). L'immobilité
prétendue de l'Orient n'est qu'un préjugé historique.
nio t. Éléments de In civilisation orientale.
Les Théocraties. Les États despotiques. Les États commerçants.
La religion est le fondement de toute civilisation : cela est vrai
surtout de l'Orient. Chez les Aryens de la Perse et de l'Inde, chez
les Égyptiens et chez les Hébreux, des livres sacrés ou des croyan-
ces religieuses sont le principe de la vie civile et politique; la légis-
lation se confond avec la morale; la littérature et la philosophie
s'inspirent des dogmes, et les arts représentent le culte. Mais la
théocratie a-t-elle partout le même caractère? Ici encore les géné-
lesquelles il y a encore neuf subdivisions. D'autres comptent en tout iOG sectes.
{Rémtisat, Mélanges posthumes, p. 144.)
(1) Le mouvement de réforme ne s'est pas arrêté dans l'Inde. On connaît la
tentative philosophique du célèbre Rammohiin-Roy, qui chercha à concilier les
dogmes de l'Orient avec le christianisme [Revue britannique, octob. -1833).
L'évèque anglais Heber nous apprend qu'un réformateur {Sivabi Narain)
prêchait un Dieu, et une morale plus pure que celle du brahmanisme; il ensei-
gnait la fraternité et l'abolition des castes. Il avait réuni un assez grand nombre
de disciples : à Guzarate on en comptait 50,000 {Heber, Narrative, T. III, p. 29,
34-43).
(2) Lepsius, Ueber den ersten .-egyptischen Goelterkreis (dans les Mémoires
de lAcadémie dcBerlin^ 1851, p. 496, ss.).
I
ÉLÉMENTS DE l'oRIENT. 99
ralités ont longtemps caché notre ignorance ('). Les découvertes de
riiéroïque Anquetil Duperron et les travaux profonds de Burnouf
ont révélé un monde nouveau dans l'Orient. La doctrine de
Zoroastre et le brahmanisme sont sortis d'une souche commune ;
mais des différences essentielles distinguent les deux religions
rivales. Le brahmanisme s'éloigne de nous, et paraît avoir peu
de rapport avec le génie de l'Occident; sous son empire l'homme
est tombé dans l'esclavage de l'univers physique; il a abouti par le
panthéisme à l'inactivité, à la confusion, au néant. Le mazdéisme
revendique la souveraineté de la nature en s'attribuant le droit de
la discipliner à son gré, et il évite recueil du panthéisme en main-
tenant la personnalité de l'homme en face de Dieu; il prépare par
là le règne de la liberté (^).
Cette première distinction dans ce qu'on appelle l'Orient théo-
cratique ne suffit pas encore pour rétablir la réalité des choses à la
place de vagues et fausses généralités. VInde est le véritable type
de la théocratie; sa constitution sociale est l'inégalité la plus abso-
lue, les castes reçoivent une sanction religieuse et deviennent
immuables. A mesure qu'il se rapproche de l'Occident, le régime
sacerdotal perd son caractère divin. Les castes existent chez les
Égyptiens, mais déjà elles ressemblent à une organisation systé-
matique, à un partage de fonctions. Le mosaïsme procède tout
ensemble de l'Asie et de l'Egypte ; mais chez les Hébreux, la théo-
cratie subit une modification définitive, la caste disparaît : tous les
enfants d'Israël sont initiés à la doctrine de vie. Ainsi l'Orient part
de la caste et aboutit à l'égalité religieuse. Arrivé à ce point, il donne
la main à la Grèce et à Rome qui admettent aussi l'égalité, mais
seulement dans les limites de la cité. L'Egypte et la Judée servent
de transition, sous le rapport du dogme, entre les deux mondes.
La transition extérieure se fait par les Étals despotiques, les
H) « Tout aujourd'hui ne nous paraît identique que parce que nous ne
connaissons rien. » Burnouf, Journal des Savants, -1837, p. -166.
(2) La différence entre les deux religions éclate dans la conception de la
destinée de l'âme. Le brahmanisme, à quelqu'époque qu'on l'étudié, aboutit à la
transmigration et à l'absorption en Dieu. Le mazdéisme dans ses plus anciens
monuments enseigne la résurrection (Bîirnou/', Journal Asiatique, juillet i 840,
p. 7).
100 l'orient.
grandes monarchies qui se sont élevées dans l'Asie occidentale.
Le despotisme de l'Asie a eu plus de retentissement encore que
ses théocraties. Nous ne dissimulerons pas ce qu'il a d'avilissant
pour l'espèce humaine. La royauté a vainement cherché en Europe
à se rattacher à Dieu; l'aristocratie d'abord, le peuple ensuite ont
limité ses prétentions. L'Orient est le vrai siège de la force, armée
du droit divin. Les Lois de Manon représentent les rois comme des
dieux ('). La confusion de la royauté et de la divinité existait
également chez les Égyptiens (^). Elle passa aux états despotiques.
Sur les monuments de Ninive, les rois sont revêtus d'un caractère
sacré ('). Les monarques persans se faisaient appeler Seigneur et
Dieu {*). Ou dirait que l'Orient, ne pouvant échapper à la loi du
plus fort, a voulu la sanctifier en identifiant la force avec Dieu.
Mais les hommes ne sont pas capables de supporter la toute-puis-
sance; le despotisme, considéré comme divin, est la source du
pouvoir monstrueux que les Orientaux ont toujours reconnu à
leurs maîtres et sur leurs personnes et sur leurs biens. Le célèbre
tableau que Samuel fit de la royauté aux Hébreux, lorsque
ceux-ci demandèrent un roi, n'est pas une satire; c'est l'expression
(0 Lois de Manou, VII, 8, 5 : « On ne doit pas mépriser un monarque, même
encore dans l'enfance, en se disant : c'est un simple mortel ; car c'est une grande
divinité qui réside sous cette forme humaine... C'est parce qu'un roi a été formé
de particules tirées de l'essence des principaux dieux, qu'il surpasse en éclat
tous les autres mortels. »
(2) L'assimilation du roi et du dieu, dit M. Ampère, est un trait caractéristique
de la religion et de la société égyptiennes. On voit au fond du sanctuaire Ramsés
assis, lui quatrième, avec les dieux Phta, Ammoîi et Phré. Sur les murs du
temple, on lit également le nom de Ramsés à côté de la figure qui offre et à côté
de la figure qui reçoit l'hommage religieux; par une étrange apothéose, le
Pharaon est à la fois le prêtre et l'objet du culte. Les mêmes symboles hiérogly-
phiques désignent la divinité et la royauté (ampère, Voyage et recherches en
Egypte et en Nubie. Revue des deux Mondes, 1840, Tome I, p. 95, -105). — Com-
parez Rosellini, I Monumenti Storici dell' Egitto, T. III, p. 80-84.
(3) Layard, Niueveh and its Remains, T. II, p. 267.
(4) Aristot., De Mundo, c. 6. — Un satrape persan disait à Thémistocle :
« Vous autres, vous estimez au-dessus de tout la liberté et l'égalité. Pour nous,
entre tant de belles lois que nous avons, la plus belle à nos yeux, c'est celle qui
nous ordonne d'honorer le roi, et d'adorer en lui l'image du dieu qui conserve
toutes choses. » [Plutarch., Themist., g. 27).
ÉLÉMENTS DE l'orient. iOl
fidèle de l'état social de rOrient (^). Cependant les Hébreux ne se
laissèrent pas effrayer par la peinture des maux qui les attendaient :
ils préférèrent le gouvernement militaire au régime théocratique.
N'est-ce pas une marque du progrès que la société a accompli, en
passant de la théocratie au despotisme?
La puissance du sacerdoce est plus illimitée encore que celle
de la royauté, puisqu'elle domine même cette dernière. Dans
l'Inde, la condition des castes inférieures est plus vile que celle des
vaincus et des esclaves dans la monarchie persane : il y a égalité
de tous, sous le despotisme d'un seul, tandis que dans les théocra-
ties il y a inégalité radicale, perpétuelle. Le fait seul de la disso-
lution des castes constitue un progrès hnmense. Un historien
grec remarque avec étonnement que les Égyptiens appartenant
aux castes inférieures ne prenaient aucune part aux affaires publi-
ques (^). C'est que dans le régime sacerdotal il n'y a pas de vie
publique, il n'y a pas encore d'État ; au sein de la même société
vivent des peuples différents; ce ne sont pas des montagnes ni
des fleuves qui les séparent, c'est la foi : la religion, qui devrait être
le lien des hommes, devient la plus insurmontable des barrières.
Sous le régime despotique, le roi est le représentant de la divi-
nité; devant son pouvoir, tous les autres sont sur le même niveau;
il constitue à lui seul l'État; il y a donc un État, sous une forme
(1) I Samuel, VIII, 1i-17 : « Voici comment vous traitera le roi qui régnera
sur vous : Il prendra vos fils, et il les mettra sur ses chariots, et parmi ses gens
de cheval, et ils courront devant son char. II les prendra aussi pour les établir
gouverneurs sur des milliers, et gouverneurs sur des cinquantaines, pour labou-
rer ses champs, pour faire sa moisson, et les instruments de guerre, et tout
l'attirail de ses chariots. Il prendra aussi vos filles, pour en faire des parfu-
meuses, des cuisinières et des boulangères. Il prendra aussi vos champs, vos
vignes et vos bons oliviers, et il les donnera à ses serviteurs. Il dimera ce que
vous aurez semé et ce que vous aurez vendange, et il le donnera à ses officiers
et à ses serviteurs. Il prendra vos serviteurs et vos servantes, et l'élite de vos
jeunes gens, et vos ânes, et les employera à ses ouvrages. Il dimera vos trou-
peaux, et vous serez ses esclaves » (Trad. d'Osterwald).
Telle est encore la loi de l'Orient. Les Persans, dit Chardin, croient que les
rois sont naturellement violents et injustes; une de leurs manières de parler est
de dire : faire le roi, pour dire, opprimer quelqu'un et violer la justice. Même
devant les magistrats, quand on veut se plaindre d'un outrage excessif, on crie :
il a fait le roi avec moi {Voija(jc en Perse, T. IX, p. 107, éd. Lecointe).
(2) Diodor., 1,74.
7
102 l'orient.
grossière, il est vrai, en ébauche plutôt que réalisé; mais sous
la brutale organisation de la conquête , nous voyons paraître
pour la première fois Tégalité, cette sainte loi de l'avenir; en
avançant vers l'Occident, l'idée grandira, les esclaves se transfor-
meront en citoyens, et un jour viendra où tous les hommes seront
égaux.
Y a-t-il aussi progrès dans le droit de guerre des états despoti-
ques et dans le système de leurs relations internationales? Les
ruines des villes les plus magnifiques que les hommes aient élevées,
le massacre de populations entière et les horreurs du sérail attes-
tent la cruauté des terribles Nomades qui fondèrent les monarchies
de l'Orient. Mais d'autre part, l'humanité et la tranquillité des
théocraties ne sont qu'apparentes : les supplices et les sacrifices
sanglants ne leur répugnent pas. L'esprit guerrier est plus favora-
ble aux communications des peuples que le génie théocratique. On
ne peut nier que le sacerdoce ne tende à isoler les nations ; il n'a
pas tenu aux prêtres que l'Inde, l'Egypte et la Judée ne formassent
des mondes à part. Les races guerrières sont poussées hors des
limites de leur patrie par un goût d'aventures qui s'élève bientôt
jusqu'à l'ambition des conquêtes. La guerre rapproche forcément
les peuples, en attendant que la fraternité les unisse.
La théocratie et le despotisme ne sont pas les seuls éléments de
l'Orient. Le berceau du genre humain renfermait tous les germes
du développement futur de l'humanité. C'est l'Orient, livré en
apparence à l'inaction et à l'immobilité , qui a inauguré le com-
merce, symbole de l'activité et de l'inlelligence. Les cités -phéni-
ciennes ont servi d'intermédiaires entre les peuples de l'Asie et de
l'Occident; Carthage, leur fille, a étendu ses relations sur le monde
entier.
'^rj\/\Pj\/\/\j^
l'orient et l'occident. 103
§ II. Relations entre VOrient et l'Occident.
K° 1. Bypothèsc d'un peuple primitif.
L'Orient contient trois éléments : la théocratie , le despotisme et
le commerce ; sous ces trois faces, il se lie à l'Occident. Mais quel
est le rapport de filiation ou de parenté entre les deux mondes? Il
n'y a pas de recherches plus difficiles que celles de la génération
et de la communication des idées. Elles nous reportent aux origines
des sociétés, et les origines des choses sont impénétrables. De là la
grande mobilité d'opinions sur ce problème important : les révolu-
lions dans la science sont presque plus rapides que celles du
monde politique. Cependant , au milieu de la contrariété des sys-
tèmes , il y a une conviction à laquelle l'humanité s'attache pour
ainsi dire instinctivement, c'est que l'Orient est le berceau de la
civilisation. Cette croyance s'était déjà fait jour dans l'antiquité,
bien qu'elle fût en opposition avec les prétentions des peuples à
l'autochthonie. Les Grecs, les plus vains des hommes, s'obstinaient
à chercher la source de leur religion , de leurs arts et de leur phi-
losophie, chez des nations qu'ils traitaient de barbares; ils croyaient
que les Égyptiens et les Phéniciens leur avaient apporté les pre-
miers germes de la culture intellectuelle. Lorsque, au déclin de
l'antiquité, les derniers penseurs du paganisme voulurent allier les
dogmes religieux aux doctrines philosophiques, ils célébrèrent la
sagesse orientale comme la source sacrée de toute croyance et de
toute science. L'humanité pressentait que l'Orient, d'où nous vient
la lumière vivifiante du soleil , allait lui rendre une nouvelle vie
morale.
Le christianisme, devenu la loi du monde occidental, donna
une autorité religieuse à la tradition qui plaçait dans l'Asie
le point de départ de l'espèce humaine et de la civilisation. Les
livres sacrés des Hébreux, révérés par l'Europe chrétienne comme
104 l'orient.
les annales authentiques du genre humain, lui enseignaient que les
premiers hommes avaient vécu dans une contrée bénie de l'Orient,
que toutes les nations procédaient d'Adam et d'Eve, que toutes
avaient reçu en partage le don de la parole divine, mais qu'elles
avaient fini par altérer la vérité ; que pour conserver ce précieux
dépôt, Dieu avait élu une race à part qui, malgré ses erreurs,
était restée fidèle à sa haute mission. Les Hébreux passèrent en
conséquence pour le peuple primitif, la Bible pour la source de
nos croyances religieuses et de notre vie intellectuelle.
Telle fut la première hypothèse d'un peuple primitif, initiateur
de l'humanité. Comme elle reposait sur la foi dans les livres sacrés,
elle tomba lorsque les attaques des libres penseurs et les travaux
plus sérieux des orientalistes eurent ruiné l'autorité historique de
la Bible. Comment rattacher à la tradition hébraïque, l'Egypte,
dont l'organisation sociale remonte au-delà du déluge? le maz-
déisme qui dispute l'antiquité à Moïse? les races européennes qui
reconnaissent des frères dans les peuples aryens, tandis qu'aucun
lien ne les unit aux Hébreux?
Cependant l'idée d'un peuple primitif avait jeté de pro-
fondes racines. La filiation hébraïque étant abandonnée, les
savants allèrent à la recherche d'une nouvelle généalogie de
l'humanité.
Quand la littérature sanscrite fut révélée au monde, on décou-
vrit des rapports évidents entre les langues européennes et la
langue sacrée des brahmanes. D'un autre côté, les orientalistes
prirent à la lettre l'immensité des cycles et des périodes qui
faisaient remonter l'histoire indienne jusqu'à la création. Ils ne
doutèrent plus que la civilisation n'eût ses racines dans l'Inde,
berceau de l'humanité. Dans leur opinion, l'Egypte était une
colonie brahmanique, le polythéisme grec le débris d'un système
plus universel et plus complet élaboré sur les bords du Gange; la
philosophie remontait aux brahmanes par Pythagore et Platon; les
Chinois, ce peuple à part, étaient sortis de l'Inde; les nations de
race germanique portaient dans leur langue l'empreinte de leur
origine indienne; les Mexicains mêmes et les Péruviens étaient des
l'orient et l'occideist . 105
descendants de la race aryenne (*). Le système de W. Jones fut
adopté comme une vérité incontestable (^). Mais l'Inde ne resta
pas longtemps le séjour du peuple initiateur. Lorsque des études
nouvelles firent connaître une tradition plus ancienne, dont le
brahmanisme n'était qu'une branche détachée, le peuple primitif
fut placé dans l'Aryane (^).
Bientôt ces brillantes hypothèses furent abandonnées. On s'aper-
çut que la chronologie imaginaire des brahmanes était une base
peu sûre pour l'histoire de rhumanité(^). Plus on pénétrait dans
l'antiquité orientale, plus le génie de l'Inde paraissait contraire et
pour ainsi dire hostile à l'esprit de l'Occident; ne reconnaissant
pas ses sentiments ni ses tendances dans ce monde des rêves et de
l'inaction, l'Europe renia la filiation qu'on lui avait attribuée. La
Chine^ mieux étudiée, fut trouvée plus étrangère encore à l'Inde.
L'Egypte, sortant de ses tombeaux, revendiqua une antiquité qui
dépasse tout ce que nous savons de certain sur les origines
indiennes. Ainsi s'écroulait pièce à pièce le frêle édifice du monde
primitif. La science a repris sa marche lente et mesurée ; elle a
conclu que, dans l'état actuel de nos connaissances historiques, le
problème de la génération des peuples et des civilisations était
insoluble, en ce sens qu'il est impossible de prouver que le genre
humain procède d'un peuple primitif(^).Il y a un fait qui à lui seul
(1) w. Jones a développé ce système dans ses Dissertations sur les Indiens;
sur les Chinois; sur les divinités de la Grèce, de l'Italie et de ïlnde (Asiatic
Researches, T.'I, de la trad. ail.)-
(2) Il est encore aujourd'hui répété comme un axiome (P. Leroux, dans
l'Encyclopédie Nouvelle, T. III, p. 56).
(3) Roth, Die heilige Zendsage.
(4) Burnouf dit des hypothèses fondées sur les traditions brahmaniques :
« L'immensité des cycles et dos périodes pendant lesquels les brahmanes
affirmaient que leur littérature s'était développée, causa à quelques esprits
ardents une espèce de vertige, et leur fit adopter sur l'antiquité de la civi-
lisation brahmanique des systèmes oîi l'extravagance des idées n'était égalée
que par la précipitation des jugements. » (Préface du Dhâgavata Purdna,
p. 104).
(o) Ilumboklt (Cosmos, T. II, p. 134, trad. fr.) dit: «L'histoire, en tant
qu'elle s'appuie sur des témoignages humains, .uc reconnaît pas de peuples
106 l'orient.
nous empêche d'admettre cette hypothèse. S'il y a eu un peuple
primitif, il faut qu'il y ait eu uue langue primitive, source de toutes
celles qui se parlent encore aujourd'hui; il faut qu'il n'y ait qu'une
race humaine, de laquelle dérivent par la voie directe de la filia-
tion toutes les races qui peuplent la terre : or, jusqu'ici l'on n'est
pas parvenu à ramener les diverses langues ni les diverses races à
une souche commune (^).
IVo S. i^iens Intellectuels entre l'Orient et l'Occident.
Si l'hypothèse d'une filiation rigoureuse et continue de la civili-
sation ne peut être prouvée, est-ce à dire qu'il n'y ait aucune
parenté entre les peuples? La science n'a pas évité ce nouvel
écueil. L'esprit humain ne sort d'un excès que pour tomber dans
un autre. Après avoir cru à l'unité absolue, l'on soutint que la civi-
lisation s'est développée d'une manière indépendante sur les bords
du Gange, de l'Euphrale, du Nil et de la Méditerranée (^). Le sys-
tème de l'autochthonie doit être rejeté aussi bien que celui d'un
peuple primitif; il mérite même moins de faveur, parce qu'il
brise le lien qui unit les diverses nations et en fait uue seule
humanité. Il y a une loi générale qui doit servir de guide à travers
l'obscurité des traditions, c'est celle de l'unité dans la variété. La
diversité des races et des langues n'empêche pas que le genre
humain ne soit un. Si la Providence a créé des centres particuliers
pour le développement original des facultés de Thomme, ces centres
dispersés sont néanmoins destinés à se réunir et à se fondre en un
tout harmonique. L'Orient ne fait pas exception à cette loi.
originaires, ni de siège primordial de la civilisation ; elle n'admet pas cette
physique primitive ni cette science révélée de la nature qui aurait été étoufféo
plus tard sous les ténèbres de la barbarie et du péché. »
(1) Un des philologues les plus distingués de l'Allemagne (Pott, dans l'Ency-
clopédie d'Ersch, Sect. H, T. 18, p. 2) déclare qu'il est absolument impossible
de ramener toutes les langues à une souche commune.
(2) Stuhr, Die Religionssysteme der hcidnischen Volker des Orients (Introduc-
tion, p. 21-49).
l'orient et l'occident. 107
Eegel dit que l'Asie est concentrée sur elle-même comme la
lumière du soleil ('). Mais le soleil répand ses rayons sur le monde
entier; n'en serait-il pas de même de la lumière intellectuelle qui
vient de l'Orient? Dès la haute antiquité, les riches produits que
la nature prodigue dans l'Asie orientale étaient connus et recher-
chés chez les peuples les plus éloignés (^), Les relations nées des
besoins matériels entraînèrent un échange des pensées, nécessité
tout aussi impérieuse pour l'homme que la nourriture du corps :
la sagesse de l'Orient devint proverbiale ('). Plus nous pénétrons
dans les croyances et dans les doctrines des grandes nations de
l'ancien monde, plus nous apercevons de rapports et de traits de
ressemblance qui attestent d'antiques communications {*).
Bien que l'unité et la solidarité des peuples soient certaines, la
voie par laquelle ils sont entrés en rapport reste toujours obscure.
L'Europe remonte par Rome à la Grèce, et les Grecs ont reçu de
l'Orient le germe de leur culture intellectuelle. Cette filiation de la
civilisation occidentale est un fait acquis à la science : le système
de l'autochthonie de la Grèce ne trouve plus que de rares partisans.
Mais le désaccord commence lorsque, quittant le domaine des
généralités, on demande quelle est la nation de l'Orient qui a
initié les Hellènes à la vie de l'intelligence. La diversité des
opinions prouve que l'incertitude règne encore et que le doute
est permis.
La Grèce rattachait elle-même ses origines à l'Egypte. Celle
tradition, attaquée et défendue avec passion, gagne du terrain à
mesure que l'on avance dans la connaissance des antiquités égyp-
(i) Philosophie der Geschichte, p. 127, 2» édit,
(2) Genèse, XXXVII, 25.
(3) I Bois, IV, 30.
(4) liémusat, Mélanges posthumes, p. 192. Le célèhre orientaliste dit dans ses
Mélanges asiatiques (T. I, p. 98, 99) : « On a cru les nations civilisées de l'ancien
monde plus complètement isolées, et plus étrangères les unes aux autres,
qu'elles ne l'étaient réellement, parce que les moyens qu'elles avaient pour
communiquer entre elles elles motifs qui les y engageaient nous sont également
inconnus. Nous sommes peut-être un peu trop disposés à mettre sur le compte
de leur ignorance ce qui n'est qu'un effet de la nôtre. »
108 l'orient.
tiennes ('). Mais les Égyptiens venaient-ils de l'Orient, ou étaient-
ils autochthones? Ici robscurité reparaît. Les savants les plus
éminents ont longtemps admis comme un fait incontestable, que
l'Egypte procède de l'Inde. Cette hypothèse, quelque séduisante
qu'elle soit, a dû être abandonnée, lorsque des témoignages irré-
cusables prouvèrent que la société égyptienne était déjà formée, à
une époque où la présence de la race aryenne dans l'Inde est au
moins incertaine. Les égyptologues ont signalé des différences con-
sidérables entre l'Egypte et l'Orient; cependant ils paraissent
disposés à admettre que l'Egypte a ses racines dans l'Asie. La
découverte deNinive ouvre un nouvel horizon à l'histoire du genre
humain. L'Asie, dont les annales ne remontaient qu'à deux ou
trois mille ans avant notre ère, revendiquera peut-être une anti-
quité aussi reculée que l'Egypte. Les monuments assyriens attes-
tent dès maintenant que la Grèce a subi l'influence de l'Orient.
L'Inde a-t-elle eu une action sur les Hellènes? Les India-
nistes ne croient plus à une filiation rigoureuse des deux civi-
lisations; ils ne croient pas davantage qu'elles se soient déve-
loppées d'une manière indépendante : il y a un lien, quoique nous
ne puissions pas le saisir dans l'histoire. Les Phéniciens ont égale-
ment eu d'antiques rapports avec la Grèce. Mais quelle est la
science que la race commerçante de Tyr a répandue sur toutes les
côtes de l'Europe? Nouvelle incertitude. Si l'on en croit quelques
savants, les Phéniciens n'auraient été que les facteurs de la sagesse
égyptienne; leurs relations avec les Grecs et avec tous les peuples
de l'Occident attestent au moins une influence de l'Orient sur l'Eu-
rope. Il y avait encore en Asie un peuple, en apparence isolé, mais
que la Providence mit en communication avec toutes les races
théologiques de l'antiquité : si politiquement nous sommes les
descendants de Rome et de la Grèce, le christianisme, fondement
de notre vie morale, nous rattache à la Judée. Ainsi partout nous
découvrons des liens entre l'Europe et l'Asie. La parenté des deux
mondes et l'action que l'Orient a exercée sur l'Occident ne peuvent
donc être méconnues.
(\) Voyez plus bas, livre de l'Egypte, ch. III, § 2, N" i.
I
l'orient et l'occident. 109
Nous ne nous dissimulons pas le vague des résultats auxquels
nous conduisent nos recherches. Nous avons la conviction que
les peuples de l'Asie réclament une place dans l'histoire de la
civilisation européenne. Si elle leur a été longtemps refusée, c'est
par ignorance. La littérature indienne, les livres sacrés des Perses,
les monuments de l'Egypte et de TAssyrie ont dissipé les ténèbres,
mais sans faire luire la lumière : c'est depuis que nos connais-
sances sont augmentées que nous sentons combien elles sont
défectueuses. Nous ne pouvons que marquer la lacune ; l'avenir la
comblera peut-être.
§ III. Différences entre l'Orient et l'Occident. Rapprochement
des deux mondes.
La parenté de l'Orient et de l'Occident n'empêche pas qu'il n'y
ait des différences profondes entre ces deux grandes fractions du
genre humain. La théocratie est l'élément dominant de la vie orien-
tale; elle a empreint de son esprit le despotisme et jusqu'aux
républiques commerçantes de Tyr et de Carthage. Or, si l'on pénè-
tre au fond de la doctrine sacerdotale, l'on y découvre comme
essence le principe de l'inégalité. L'Occident paraît se mouvoir
dans une direction opposée; l'égalité est son idéal: la religion le
consacre comme un dogme, les peuples cherchent à l'appliquer
dans l'ordre politique. L'inégalité est donc, du point de vue de nos
Études, le trait caractéristique de l'Orient; elle existe dans la
famille, dans la société, dans les relations internationales.
Quelle est la condition de la famille dans l'Orient? La malé-
diction divine pèse sur la femme ('); elle est à peine considérée
(1) Genèse, III, 16 : « Ton mari te dominera, ta concupiscence sera sur ton
mari. »
Lois de Manou, IX, 17 : « Manou a donné en partage aux femmes l'amour de
leur lit, de leur siège et de leur parure, la concupiscence, la colère, les mauvais
penchants, le désir de faire du mal et la perversité. » Ibid., II, 213 : « Il est dans
la nature du sexe féminin de chercber ici-bas à corrompre les hommes. '»
HO l'orient.
comme un être humain ('); c'est un instrument de production (');
quand il ne fructifie pas dans la main de son possesseur, celui-ci le
prête pour le féconder ('). Le mari est pour la femme ce que la
divinité est pour l'homme {*),
Lorsque l'inégalité règne dans la famille, elle doit dominer aussi
dans la société; le droit public reflète le droit privé. Cependant
les historiens grecs disent que l'esclavage n'existait pas chez les
Indiens : « Parmi les lois singulières de l'Inde, dit Mégasthène, il
y en a une bien étonnante, enseignée par les anciens philosophes :
il n'y a point d'esclaves chez eux, tous les hommes sont libres et
doivent respecter l'égalité » (*). Il y a quelque chose de plus étrange
que cette prétendue loi, c'est l'illusion que l'Inde a faite à la Grèce.
L'égalité proclamée comme dogme dans le pays des castes est une
impossibilité absolue. Les livres sacrés de l'Inde prouvent que les
Grecs se sont trompés : le Code deManou énumère sept sources d'es-
clavage (®). Mais comment expliquer l'erreur des écrivains anciens?
Les esclaves proprement dits étaient moins nombreux dans l'Inde
qu'en Grèce : les Grecs se sont imaginé que tous ceux qu'ils ne
(1) Aristote dit que les Barbares ne font aucune différence entre les femmes
et les esclaves (Polit., I, 2). A Babylone on vendait les femmes au plus offrant et
dernier enchérisseur (Herod., I, 196).
(2) Bhdgavata Purâna, IX, 20, 2\ : « La mère est le réceptacle; c'est au père
qui l'a engendré qu'appartient le fils.
(3) Lois de Manou, IX, 59 : « Lorsqu'on n'a pas d'enfants, la progéniture
qu'on désire peut être obtenue par l'union de l'épouse, convenablement autori-
sée, avec un frère ou un autre parent. »
(4) Lois de Manou, V, 154. — Bhâgavata Purâna, VI, 18, 32. — Mmâyana,
1, 17, 28; II, 20, 21, et passim. Ce Dieu était le seul qu'il fût permis à la femme
de connaître; elle ne jouit pas du bénéfice de l'initiation religieuse; elle est inca-
pable de lire les Vèdas; elle est mise en toutes circonstances sur la même ligne
que les çîidras {Bhâgavata Purâna, 11,7, 46 ; 1,4, 25. — Burnouf, Préface du
Bhâgavata Purâna, p. 20).
(5) Diodor., II, 39. Arrien (Indic, c. 10) ajoute qu'il en est de même à Sparte,
mais que les Lacédémoniens ontcependant des ilotes, tandis que chez les Indiens
il n'y a aucune espèce d'esclaves.
(6) Lois de Manou, VIII, 415 : Le captif prisonnier de guerre, le domestique
qui vend sa liberté pour qu'on l'entretienne, les enfants nés d'une femme
esclave, les esclaves achetés, donnés ou héréditaires, celui qui est esclave par
punition, parce qu'il ne peut acquitter une amende.
l'orient et l'occident. m
voyaient pas dans les liens de la servilnde étaient des hommes
libres ; ils n'ont pas compris que la caste est la première forme de
la servitude et la plus avilissante. L'esclave peut être affranchi;
« tandis qu'un coudra, bien qu'affranchi par son maître, n'est pas
délirré de l'état de servitude ; car cet état étant naturel, qui pour-
rait l'en exempter ?(') » Ainsi des populations entières étaient
réduites à une condition pire que l'esclavage grec ou romain.
La différence de dogme qui sépare l'Europe et l'Orient est fon-
damentale; cependant elle ne nous paraît pas essentielle ni perma-
nente. Nous ne pouvons croire à l'éternité d'une loi qui viole
l'humanité. L'histoire des théocraties va nous montrer que le
régime de l'inégalité et les castes que nous maudissons aujourd'hui
à bon droit ont été un moyen employé par la Providence pour
l'éducation du genre humain. Les peuples de l'Europe ont rejeté
les entraves de leur berceau ; en grandissant, ils ont revendiqué la
liberté et l'égalité; un enseignement chrétien de dix-huit siècles
leur a appris que tous les hommes forment une grande famille : le
moment n'arrivera-t-il pas où ils se souviendront de leurs frères
du lointain Orient, qui attendent une nouvelle initiation? Ce
moment semble venu. L'Europe et l'Asie se rapprochent; les plus
vieux monuments de l'humanité nous apprennent que nous devons
notre civilisation à cet Orient qui paraît déchu ; il est temps de
reconnaître notre dette (*), en lui communiquant à notre tour la
doctrine de Vie.
Il y a un principe qui fait encore plus défaut à l'Orient que
l'égalité, c'est la liberté. Une puissante religion y a répandu le
dogme de l'égalité religieuse, et sous son influence les castes ont
disparu. Cependant le bouddhisme n'est point parvenu à imprimer
une vie forte et progressive à l'Asie : le despotisme y règne après
comme avant la prédication du Bouddha. L'on en a accusé la rcli-
(1) Lois de Manou, VIII, 414.
{2) Colebrooke, Discourse read at a meeting of theAsiatic Society (Tra/isac-
tio7is of the Royal Asiat. Soc, T. I, p. XVII) : « To those countries of Asia, iu
which civilization may be justly considcred lo hâve had ils origin, or to hâve
attaincd its earliest growth, the rest of the civilizcd world owes a large debt of
gratitude, which it cannot but be solicitous to repay. »
H 2 l'orient.
gion. Nous croyons, et nous essayerons de le prouver, que la
différence qui sépare les empires bouddhiques des étals chrétiens
ne tient pas au dogme. Le christianisme pas plus que le bouddhisme
n'a le sentiment ni le besoin de la liberté. Si l'Europe est libre,
tandis que l'Orient est esclave, la raison en est que les Germains
ont donné au monde occidental l'esprit de liberté qui a toujours
manqué aux peuples de l'Orient. L'Europe ne régénérera l'Asie,
qu'en lui communiquant par le mélange des races, l'esprit de
liberté qui fait sa vie. Mais pour cela il faut qu'elle-même conserve
intact le noble héritage de ses ancêtres. Par un bonheur providen-
tiel, la nation qui a fondé eu Orient la plus vaste domination, est
aussi celle qui se distingue entre toutes par son indestructible
attachement à la liberté.
■ JVO\J^^~'
I
LES THÉOCRATIES.
INTRODUCTION.
I
§ I. Mission des Théocraties.
Les philosophes du dernier siècle frappèrent d'une réprobation
éclatante le despotisme religieux dont les derniers débris encore
subsistants excitaient leur colère. D'après eux, la théocratie était
une grossière erreur de la part des peuples abusés et une mon-
strueuse imposture de la part de ceux qui établirent la religion
parmi les hommes. C'est sous ces couleurs que le régime théo-
cratique est dépeint par Condorcet, dans son Tableau des Progrès
de l'esprit humain, ce testament du dix-huitième siècle. Dans les
écrits des penseurs de second ordre, ces sentiments haineux prirent
une expression aussi repoussante qu'injuste : Volney dit tout
crûment que les ^vèlVQS ^owi des jongleurs qui trouvent commode
de vivre aux dépens d'autrui (').
Sommes-nous parvenus à nous affranchir d'un préjugé qui
dégrade le genre humain, en le divisant en dupes et en fripons?
(I) Volnerj, Histoire de Samuel, § 4.
H4 LES THÉOCRATIES.
Nous avons encore du sang de nos pères dans les veines : les âmes
les plus religieuses frémissent au nom de IhéocvâHe. Benjamin Con-
stant poursuit les castes sacerdotales avec acharnement, convaincu
qu'il est que sous leur funeste influence le sentiment religieux se
flétrit et disparaît. Cependant on aperçoit déjà chez lui un com-
mencement de justice; il veut bien avouer que le sacerdoce n'est
pas l'auteur de tous les maux qui ont pesé sur le monde ('). Les
idées ont marché rapidement dans cette voie d'impartialité.
Aujourd'hui la conscience humaine se révolte à la supposition
qu'un ordre qui a présidé à l'éducation des peuples, ait été inspiré
uniquement par les plus viles passions. Mais gardons-nous de
tomber dans un excès contraire , celui d'une aveugle indulgence.
Il y a plus d'un prêtre qui mérite la flétrissure que Volney a
infligée à tout l'ordre sacerdotal. Les philosophes ont eu tort de
méconnaître l'influence civilisatrice des théocraties; si nous la
célébrons, ce n'est pas à dire que nous en fassions honneur au
sacerdoce comme tel. Le despotisme religieux en lui-même est un
mal; s'il est un instrument de civilisation dans les mains de Dieu,
cela justifie la Providence etnon les hommes. Félicitons-nous donc
de ce que l'empire de la théocratie est fini : c'est une forme morte,
et toute tentative pour la ressusciter serait aussi vaine qu'impie.
La théocratie se trouve au berceau de toutes les nations. Des-
tinée à relier les hommes, la religion commence à remplir celte
mission dès que les sociétés naissent. Mais d'après les divers
degrés de civilisation, elle intervient sous des formes différentes.
La première de ces formes est la théocratie. Dieu lui-même révèle
aux hommes, par l'intermédiaire d'un prophète, la loi sous laquelle
ils doivent vivre : telle est la foi de tous les peuples et le caractère
distinctif de la théocratie. La croyance d'une action directe de la
Divinité était nécessaire pour contenir les passions violentes qui
s'agitent dans les sociétés primitives. Le plus fort opprime le faible ;
érigera-t-on ce fait en droit et la force dcviendra-t-elle la base de
l'état social? L'humanité repousse d'instinct cette dégradante
doctrine. C'est la pensée, reflet divin du Créateur, qui doit
(1) D. Constant, Delà Religion, VI, 3; XV, 1.
MISSION DES THÉOCRATIES. HS
régir le monde; mais comment se manifestera-t-elle? Nous ne
reconnaissons plus à la raison un droit à la souveraineté; nous
croyons que la supériorité impose un devoir plutôt qu'elle ne
donne un droit, et que ce devoir ne peut être exercé qu'en vertu
de la vocation émanée des nations. Ces principes, à peine prati-
qués au dix-neuvième siècle, n'étaient pas même soupçonnés dans
les sociétés naissantes. Si l'intelligence enlève l'empire à la force,
c'est pour se l'arroger à elle-même : elle s'attribue un droit et se
reconnaît à peine un devoir. Voilà la théocratie en essence. La
révélation dont elle est dépositaire sanctifie la domination de la
caste sacerdotale aux yeux des peuples; mais ce qui à ses propres
yeux légitime l'empire qu'elle exerce, c'est qu'elle se sent supé-
rieure aux masses, et par suite elle se croit le droit de marcher à
leur tête. Cela est si vrai que dans le pays théocratique par excel-
lence, l'Inde, les livres sacrés et les doctrines philosophiques
s'accordent à mesurer la perfection des êtres d'après leur science.
Il fallait sans doute que le principe de l'intelligence fût exalté à ce
point, pour qu'il fût capable de lutter contre la force brutale
déchaînée dans le monde. La théocratie l'emporta en exerçant son
pouvoir au nom de Dieu. L'histoire atteste qu'elle a été l'institu-
trice de l'humanité. A ce point de vue l'on peut dire que sa domi-
nation fut nécessaire et providentielle.
§ II. Les castes. Origine et bienfaits de cette institution.
L'origine des castes est un des problèmes qui ont le plus préoc-
cupé les historiens et les philosophes ('). Les anciens voyaient dans
tous les établissements l'œuvre d'un législateur ; aujourd'hui per-
sonne ne croira plus avec Aristote (^), que les castes aient été
inventées par Sésostris. Une organisation sociale qui existe chez
(4) Benjamin Constant expose et discute avec sa lucidité ordinaire les divers
systèmes qui ont été proposés sur l'origine des castes (De la licUgion, III, 8).
(2) ^lns(o(., Polit., VII, 9, 1,3.
116 LES THÉOCRATIES.
(les peuples dont l'histoire remonte au berceau de riiumanité doit
avoir ses racines dans la nature humaine. Dans les sociétés primi-
tives, l'homme n'a pas cette mobilité, ce besoin de sortir de la
condition où il est né, qui distinguent les sociétés plus avancées :
le père est l'instituteur de son fils; les occupations comme les con-
naissances se transmettent par hérédité. D'un autre côté, l'homme
est encore dominé par la nature extérieure; les travaux varient
moins d'après les aptitudes diverses des individus, que d'après les
circonstances locales : les riverains des fleuves sont pêcheurs et
bateliers, les habitants des plaines fécondes se livrent à l'agricul-
ture, les vallées riches en pâturages forment le séjour des pasteurs.
Il est si vrai que l'homme est enclin à un partage régulier des
différentes occupations de la vie entre différentes classes, qu'on
trouve des germes de castes chez les tribus sauvages ('), et qu'il en
reste des vestiges jusque dans la plus haute civilisation (^).
Le partage naturel des travaux n'explique pas encore la domi-
nation que les castes supérieures exercent sur les classes infé-
rieures. On a cherché l'origine de cet empire dans la conquête ; on
a cité l'Inde ('), où les brahmanes et les kchattriyas appartiennent
à un peuple que la guerre a implanté dans une terre étrangère. La
conquête explique en effet la formation d'une caste de guerriers :
les patriciens de Rome s'arrogeaient sur les plébéiens une supério-
rité insultante qui suppose que les uns étaient des vainqueurs cl les
autres des vaincus : la noblesse féodale, descendue des conquérants
barbares, se trouvait également à l'égard des Gaulois dans des
rapports qui rappellent la séparation des castes. Mais il y a dans
l'institution de l'Orient un élément dont celte hypothèse ne rend pas
raison. L'inégalité résultant de la conquête, a pour principe la force,
(1) Chez les unes, il y a des pêcheurs et des chasseurs; chez d'autres, des
agriculteurs ou des magiciens héréditaires {Benjamin Constant, Do la Religion,
III, 8).
(2) Encore dans les sociétés modernes, la classe des laboureurs se recrute
presque exclusivement par la voie de l'hérédité; ce n'est que dans la sphère
plus agitée des villes, qu'il y a mobilité incessante dans le classement des indi-
vidus {Loebell, Die Weltgeschiehte in Umrissen, T. I, p. 65).
(3) Voyez plus bas, VInck, chap. II, § ^, n<» 1 . Pour l'Egypte, la chose est dou-
teuse (Voyez plus bas, VÉyijpte, ch. I, § 3, n»^).
LES CASTES. 117
tandis que rinégalité des castes dérive d'une tache originelle, d'une
souillure indélébile, à laquelle la violence est toul-à-fait étrangère.
D'ailleurs, si la guerre justifie la domination de la classe vouée aux
armes et l'asservissement des vaincus, il est difficile de concevoir^
comment elle aurait donné naissance à la caste sacerdotale. Ce
n'est pas au moment où les conquérants sont enivrés par la vic-
toire, qu'ils se courberont sous le joug d'une théocratie. Il faut
donc admettre que l'ascendant des prêtres a précédé l'invasion ou l'a
suivie. La difficulté est reculée, elle n'est pas résolue. Il est impos-
sible d'expliquer historiquement la formation de la caste sacerdo-
tale; mais il est évident qu'une puissance fondée sur la volonté de
Dieu, doit avoir pour cause première une croyance religieuse. Le
sacerdoce imprima aux castes le caractère qui leur est propre. Des
divisions d'occupations ou de fonctions, des différences de droits,
que la nature, des circonstances accidentelles ou la guerre avaient
introduites, reçurent une sanction divine; la séparation devint
profonde, insurmontable; les classes inférieures acceptèrent elles-
mêmes leur dégradante condition, comme une loi divine.
Les castes sont condamnées depuis longtemps par l'humanité;
elles sont condamnées par Dieu même, qui distribue les dons de
l'intelligence et de l'àme sans considérer l'état et la condition de
ceux qui reçoivent dans leur sein un nouvel habitant de ce monde.
L'institution des castes est encore en opposition avec la loi fonda-
mentale qui régit l'humanité : elle tend à immobiliser la société,
tandis que la mission des individus et des nations est de marcher
et d'avancer sans cesse : elle enchaîne le libre mouvement des
individus, tandis que la liberté est une condition providentielle
pour le développement des facultés humaines. Mais pour apprécier
avec impartialité l'action des castes dans le passé, il ne faut pas les
juger du point de vue de notre civilisation; nous devons entrer
dans les idées et les sentiments des peuples au milieu desquels
elles ont pris naissance. Or, si nous consultons l'Inde elle-même
sur une inslilulion indienne, un fait remarciuable nous frajjpe. La
condition des coudras est déjà avilissante, mais où trouver des
expressions pour dépeindre l'abjection des tribus qui n'ont pas été
admises dans les castes, des tchàndalas ou parias? Cependant les
8
H8 LES THÉOCRATIES.
parias ne font pas entendre une plainte sur leur sort; encore moins
songent-ils à le changer par la violence, bien qu'ils forment le quart
de la population de l'Inde ('). Il n'y a pas pour l'Européen de
spectacle plus étonnant que la tyrannie acceptée comme légitime
par l'esclave. Mais ce que nous appelons tyrannie, est pour l'In-
dien la manifestation de la justice divine. L'homme fait lui-même
son sort; coupable dans une vie antérieure, il est puni en naissant
dans une caste inférieure; s'il remplit ses devoirs envers Dieu, il
aura sa récompense dans une vie future; le coudra pourra renaître
dans la caste sacrée des brahmanes. Ainsi ce que nous considérons
comme l'inégalité la plus révoltante est, dans laconception indienne,
la véritable égalité, puisque c'est la rétribution faite par Dieu des
biens et des maux d'après les mérites de chacun.
Nous croyons qu'il y a une profonde vérité dans la doctrine
religieuse des Indiens, l'idée de la justice divine se manifestant
dans la vie progressive des hommes. Nous'admettons avec un phi-
losophe catholique (^), que tout mal est une peine, car nous ne
pouvons comprendre que Celui qui est toute bonté, inflige un mal
véritable à ceux qui ne le méritent point : la peine, s'il y a une
justice divine, ne peut frapper que des coupables. Mais qu'est-ce
que le mal? Est-ce la condition plus ou moins misérable dans
laquelle l'homme vient au monde? Les brahmanes l'ont dit, parce
qu'ils avaient intérêt à le dire. Us ont enseigné que l'homme qui
naît dans la caste des coudras, a démérité dans une vie antérieure :
cette croyance était un moyen assuré de maintenir les classes
dépendantes dans une éternelle obéissance, puisque Dieu lui-
même leur imposait la servitude et la soumission. Mais en portant
ce jugement téméraire, ils entreprenaient sur la science divine :
Dieu seul sait ce qui est le mal et ce qui est le bien. Ce qui paraît
le mal aux hommes, est parfois un bien, et le bonheur apparent
est souvent le plus grand des malheurs. Du point de vue brâhma-
(1) Dubois, Mœurs des Indiens, T. I, p. 51. Mais , dit le même écrivain, tout
paria est élevé dans l'idée qu'il est né pour être asservi aux autres castes , et
que c'est là sa destinée irrévocable; jamais on ne lui persuadera que la nature a
créé les hommes égaux [Revue de VOrient, T. IV, p. 40).
(2) De Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg.
LES CASTES. 119
nique, la naissance dans une classe inférieure serait une punition;
mais la fortune n'est-elle pas trop souvent, d'après le témoignage
même des hommes, une malédiction pour ceux qui en jouissent?
Il n'y a qu'un mal véritable, Je vice; il n'y a qu'un vrai bien, la
vertu ; or le vice et la vertu se rencontrent dans toutes les conditions
sociales. Dès lors, aucun signe apparent ne nous indique qui
subit une peine ou qui reçoit une récompense : la conscience seule
de l'individu est juge compétent de la justice que Dieu exerce sur
lui. Les brahmanes, tout en partant d'un principe vrai, devaient
aboutir à des conséquences monstrueuses, parce qu'ils interpré-
taient le dogme de la justice divine et de la préexistence dans un
sens matériel ; au lieu de relier les hommes, le brahmanisme donna
la sanction de la religion à la division la plus radicale qu'on puisse
imaginer. Le genre humain ne se compose plus d'êtres unis par
une origine commune : il y a des êtres inférieurs frappés par la
justice divine, damnés auxquels le Créateur imprime une marque
extérieure de leur crime et de leur punition : il y a des êtres supé-
rieurs reconnus comme tels par Dieu et établis par lui pour domi-
ner sur les créatures déchues; il ne peut pas y avoir plus de
rapports entre les castes qu'entre le ciel et l'enfer,
Conclorcet a donc raison de déplorer la distinction de deux races
d'hommes, les uns nés tyrans, les autres nés esclaves. Mais au lieu
d'accuser la religion de celte funeste séparation, il aurait dû s'en
prendre aux hommes et à l'imperfection de l'humanité; pour mieux
dire, apôtre de la perfectibilité indéOnie du genre humain, il aurait
dû reconnaître que par cela seul que l'homme est perfectible, il est
imparfait, que dans toutes les institutions il y a un élément d'er-
reur tout ensemble et un germe de progrès. Alors il aurait vu dans
la théocratie un instrument employé par la Providence pour l'édu-
cation des peuples.
Les anciens ont déjà fait la remarque ('), que l'exercice des arts
et des métiers, restreint à certaines classes, a exercé dans l'enfance
des sociétés une action plutôt bienfaisante que défavorable. Les
monuments de l'Égyplc, sur lesquels on trouve retracée l'industrie
(1) Elle se trouve chez Isocratc (Busiris, § 16, sqq.).
120 LES THÉOCRATIES.
jusque dans ses moindres détails, confirment cette observation : la
perfection des formes est comparable, au jugement des voyageurs,
à celle de l'art grec. Sans doute les castes arrêtaient le développe-
ment du génie, puisque le hasard de^ la naissance décidait irrévo-
cablement de l'avenir des hommes; mais elles offraient aussi une
compensation à ce défaut de liberté. Si moins de capacités étaient
appelées à se produire, d'autre part les hommes de génie qui nais-
saient dans les classes supérieures trouvaient toutes les ressources
nécessaires pour se développer ; et dans l'état de la société où les
castes ont pris naissance, ne fallait-il pas un appui spécial pour faire
éclore les talents? Les intelligences privilégiées, nourries dans les
sanctuaires, aidèrent les peuples à sortir de leur barbarie primi-
tive ('). Mais si les castes favorisèrent le développement de l'espèce
humaine, elles devinrent un mal du jour où le sacerdoce voulut le
perpétuer. L'humanité doit rejeter une institution qui l'a aidée à
faire les premiers pas dans la civilisation, de même que l'homme,
en grandissant, s'affranchit des liens qui ont protégé son enfance.
C'est la gloire de l'Occident d'avoir opéré cet affranchissement, et
c'est pour cette raison que la perfectibilité humaine se manifeste
surtout dans le monde européen.
(4) Leroux, dans V Encyclopédie Nouvelle, T. III, p. 307.
—j~\/\f\rj\ru\r-
LIVRE PREMIER.
CHAPITRE I.
MISSION DE L'INDE.
Le genre humain a une destination à laquelle tout homme est
appelé à concourir. La vocation des individus reste le plus souvent
le secret de Dieu; il n'en est pas de même de la lâche qui est
réservée aux peuples dans l'œuvre commune : leur passé explique
le présent et fait prévoir l'avenir. Le but étant le même pour toute
l'humanité, les divers membres qui la composent ont au fond une
mission identique, mais les moyens diffèrent pour l'accomplir. De
là la variété des facultés dont Dieu a doué les nations : toutes tra-
vaillent à l'œuvre de l'association universelle, mais chacune suivant
la diversité de son génie particulier. Dans l'antiquité surtout les
fonctions des peuples sont distinctes comme celles des individus :
les uns sont guerriers ou commerçants; il y en a d'autres que nous
appellerons théologiques.
Il importe de constater la mission spéciale dont la Providence a
chargé chaque nation. Car de même que les dispositions et les
facultés innées à l'homme déterminent son existence tout entière,
de même toutes les manifestations de la vie d'un peuple dérivent
122 l'inde.
de sa vocation providentielle, comme de sa source. Virgile, en
disant que Rome est née pour la conquête du monde, nous révèle
le principe de son droit international. Les états commerçants n'ont
pas eu de poëte pour chanter leurs paisibles exploits ; mais un his-
torien philosophe a prononcé sur eux ces paroles profondes :
« L'histoire du commerce est celle de la communication des
hommes » (^). Les peuples théologiques ont aussi leur mission; ils
entrent en communion avec l'humanité par la pensée, ils travaillent
aux dogmes et les répandent dans le monde.
Les Indiens sont un peuple essentiellement théologique. L'Inde
brahmanique n'a pas été guerrière, ni commerçante. Cette terre
de merveilles fut visitée par les Sémiramis, les Cyrus, les
Alexandre , mais elle ne produisit pas un seul conquérant. Les
richesses dont la nature l'a dotée furent un attrait pour les peuples
de l'Asie , de l'Afrique et de l'Europe ; elle devint le siège d'un
commerce considérable, mais ses habitants n'y prirent qu'une part
passive. Quel est donc le trait caractéristique du génie indien? Un
des plus ingénieux interprètes de l'Orient dit que c'est le besoin de
spéculations philosophiques et religieuses (*). Y a-t-il eu des com-
munications entre cette patrie de la pensée et les autres familles
humaines?
Par son étendue et par sa position continentale, l'Inde forme
presque un monde; sa constitution physique contribua à l'isoler,
en ce sens qu'elle se suffisait à elle-même. Le génie des brahmanes
put donc produire une civilisation originale ; et en réalité la société
indienne a résisté jusqu'à nos jours à toutes les influences exté-
rieures, aux conquêtes des Grecs, des Mahométans, des Euro-
péens, comme aux missions chrétiennes. Cependant sa civilisation,
éclose dans la solitude, devait profiter au genre humain. En vain
les peuples veulent-ils s'isoler; la nature les force à entrer en com-
munion. Aucune partie de la terre n'était prédestinée comme l'Inde
à servir de lien entre les nations. Elle touche aux routes que les
caravanes ont suivie de tout temps pour communiquer avec le
(1) Montesquieu, Esprit des Lois, XXI, 5.
(2) Burnoiif, Préface du Bhâgavata Purâna, p. 52.
MISSION DE l'iNDE. 123
nord, l'ouest et le midi de l'Asie; ses côtes sont ouvertes aux navi-
gateurs de la Chine, de la Perse, de la Babylonie, de l'Afrique, de
l'Europe et de l'Amérique (*). Ses richesses attirèrent de bonne
heure les conquérants : c'était un premier lien entre l'Inde brah-
manique et le monde extérieur. Les commerçants mirent plus de
persistance que les guerriers à se mettre en relation avec le pays
des épices, des pierres précieuses, des tissus tout aussi précieux :
les Phéniciens visitaient les côtes de l'Inde plus de mille ans avant
notre ère. Les Indiens sont-ils toujours restés passifs dans ce mou-
vement des peuples?
Les Indiens ont été en rapport avec l'Orient et avec l'Occident.
Leur influence dans l'Orient est incontestable, et elle s'est déployée
sur un vaste théâtre. Les tribus aryennes qui occupèrent l'Inde ont
gagné à la civilisation un territoire dont la surface égale presque
celle de l'Europe et dont la population actuelle est plus considé-
rable que celle de l'Afrique et de l'Amérique. Peuple essentielle-
ment civilisateur, les Aryens dépassèrent les limites que la nature
a assignées à l'Inde; ils s'élancèrent sur les mers et portèrent leur
culte et leurs arts dans les îles magnifiques qui semblent détachées
de l'Asie. L'étude comparée des langues, à laquelle nous devons
des découvertes si inespérées sur les relations internationales, a
permis de suivre leurs traces en Arabie ; quelques savants pensent
que les moussons les conduisirent jusque sur les côtes de l'Afrique.
L'origine indienne de l'Egypte ne trouve plus de partisans. Mais si
le sacerdoce égyptien ne procède pas de l'Inde, le peuple sanscrit
a une autre gloire, plus grande peut-être, c'est d'avoir porté un
culte humain au milieu des hordes barbares de l'Asie centrale;
le bouddhisme pénétra jusque dans l'empire chinois; il rivalise
avec le christianisme pour l'étendue de ses conquêtes, et l'action
bienfaisante qu'il a exercée.
L'influence exagérée que l'on a attribuée à l'Inde sur le monde
occidental, a conduit à l'opinion que la civilisation indienne est
restée tout-à fait étrangère à l'Europe. Ne serait-ce pas une exagé-
ration en sens contraire? Les Aryens tiennent aux populations
(I) Lassen, Indische Alterthumskunde, T. I, p. 74, 76.
124 l'inde.
européennes par la communauté d'origine; un commerce actif n'a
cessé de relier les habitants de l'Inde avec les peuples occidentaux ;
peut-on admettre que ce contact ait été stérile? Les doctrines et
les pensées se communiquent en même temps que les produits du
sol s'échangent. Vers la décadence de l'antiquité, les relations
intellectuelles des deux mondes deviennent certaines : le paga-
nisme mourant et le christianisme firent des emprunts à la Judée,
à la Perse, à l'Inde, à l'Egypte. Ainsi l'Inde ne cessa d'être en
rapport avec l'humanité, depuis la première immigration de la
race aryenne jusqu'à la fin de l'antiquité.
CHAPITRE II.
DROIT DES GENS.
§ I. Considérations générales.
Quelles furent les destinées de l'Inde sous l'empire de la caste
sacerdotale? quelle influence la théocratie exerça-t-elle sur les
relations internationales et sur le droit des gens du peuple théo-
cratique par excellence? Question d'un intérêt capital pour l'his-
toire de l'humanité, mais à laquelle l'Inde ne nous donne que des
fragments de réponse. L'Inde n'a pas d'histoire; il ne peut pas y
en avoir chez un peuple imbu de la doctrine brahmanique. L'his-
toire est la manifestation de l'humanité dans le temps et dans
l'espace. La théologie indienne absorbe l'homme en Dieu : dans
ce panthéisme infini, la notion du temps et de l'espace disparaît.
L'existence qui se développe dans le monde n'est qu'une illusion;
la vie est dans la pensée, détachée de toute influence extérieure,
concentrée dans la contemplation de la divinité, et ayant pour but
de s'anéantir en elle. Que deviennent alors les faits historiques?
Une succession de rêves, qu'il serait presque ridicule de constater.
DROIT DES GENS. 12S
Cependant en dépit du mysticisme, l'homme sent qu'il fait partie
d'un monde dont les destinées se lient intimement à la sienne.
Tout peuple cherche à se construire un passé, quand il serait
tout-à-fait imaginaire. L'Inde n'a pas échappé à cette loi générale;
mais ses annales mythiques dépassent en extravagance tout ce que
l'imagination la plus désordonnée pourrait inventer. Les hommes
deviennent des dieux, les dieux des hommes, l'infini et le fini se
confondent ('). Ces folles rêveries méritent la qualification de
monstrueuses et d'absurdes qu'un orientaliste leur a données (^).
En l'absence d'une histoire véritable, le tableau du droit interna-
tional de l'Inde doit se borner aux principes que nous fournissent
ses livres sacrés; nous y ajouterons les rares faits rapportés par
les historiens grecs.
Les Indiens ne sont pas un peuple guerrier. Montesquieu, se
fondant sur les relations des voyageurs, va jusqu'à dire qu'ils sont
naturellement sans courage. Cette accusation portée contre une
race entière est sans doute, comme toutes les généralités sur
l'Orient, l'exagération de faits particuliers ou accidentels ('). Mais
il est certain que l'Inde brahmanique n'a pas eu le goût de la
guerre : un peuple rêveur et voyant dans l'action un obstacle à la
perfection finale, ne pouvait rechercher les agitations des combats.
Cependant avant que l'Inde ne s'assoupît sous l'influence de la
doctrine qui fait de l'inaction une voie de salut, elle a eu son
âge de mouvement et d'expansion. Les brahmanes et les kchattriyas
n'étaient pas indigènes ; ils devaient à la conquête la domination
qu'ils exerçaient sur les populations rejetées dans la dernière
(1) Uno vie de Brahma remplit une époque de 433 milliards, 456 millions
d'années. Ce chiffre, qui nous parait prodigieux, n'est encore rien en comparaison
de la conception gigantesque d'une açanicia, qui comprend une unité suivie do
soixante-trois zéros (Fo?i Dohlen, Das alto Indien, T, II, p. 300).
(2) Wilson, Asiatic Researchcs, T. V, p. 241 : « Indeed their System of
geography, chronology and history are equally monstrous and absurd. »
(3) Un savant orientaliste remarque à ce sujet, qu'on .se fait une idée très-fausso
de la conquête de l'Inde par les Musulmans ; elle les occupa pendant ])lus de six
siècles et no fut jamais complète. Le courage avec lequel les Indiens se défen-
dirent, devrait les mettre à l'abri de l'accusation de lûcheté (Mohl, dans leyo«r-
nal des Savants, 1840, p. 336. — Von Bohlcn, Das alto Indien, T. I, p. 54. —
Lassen, Ind. Altherth., T. I, p. 121),
126 l'inde.
caste, et sur les tribus qui ne furent pas admises dans l'organisa-
tion sociale des Aryens. C'est à ce premier âge de l'Inde que se
rapportent les traditions recueillies dans le Mahâhhârata. Elles
présentent une ressemblance remarquable avec l'époque héroïque
des Grecs. Le nom que portent les héros chez les deux peuples est
identique ('). Le caractère de Yhéroïsme est le même. Les héros
sont les égaux des dieux; ils ne craignent pas de les combattre, et
leur courage l'emporte souvent sur la force divine (*). Les descrip-
tions des batailles rappellent les combats gigantesques que se
livraient les hommes du nord, frères des Aryens de l'IndeC).
Ceux qui tombent sur le champ de bataille deviennent les hôtes
ceindra. «Ni les sacrifices, ni les dons aux brahmanes, ni les
pénitences, ni la science ne peuvent être comparées à la mort
glorieuse du guerrier (^). »
Le génie guerrier qui brille d'une splendeur si vive dans le
Mahâhhârata s'éteignit dans le calme et le silence des spéculations
brahmaniques (^). Au troisième siècle avant notre ère, un ambassa-
deur des Séleucides se trouvait à la cour d'un roi indien :
Mégasthène s'enquit des destinées du peuple mystérieux dont
l'existence paraissait si différente de celle de la race hellénique.
Les brahmanes lui dirent que jamais les Indiens n'avaient fait la
guerre hors des limites de leur pays(^), que jamais ils n'avaient
fondé de colonie ('). L'Inde brahmanique est donc un monde à
(>l) ripaçy cura. Voyez Lassen, Ind. Altherth., T. I, p. 616 et 617, note 1.
(2) Lassen, ibid., p. 773. — Comparez Râmâyana, I, 19 : « Once unsheating
my keen scimitar, refulgent as the lightning, I regard not even the god who
"wields the thunderbolt. »
(3) Lassen, Ind. Alterth., T. I, p. 601. Il y a encore d'autres analogies entre
l'âge héroïque des Indiens et celui des peuples germaniques. Les kchattriyas
avaient leurs bardes qui remplissaient les fonctions d'écuyer et de chantre des
béros qu'ils accompagnaient sur les champs de bataille {Burnouf, Préface du
Bhâgavata Purâna, p. 82. — Lassen, ibid., p. 480).
(4) Passage du Mahâbhârata, cité par Lasse7i, ibid., p. 617.
(5) Burnouf, Préf. du Bhàg. Pur., p. 32. — Lassen, Ind. Alterth., T. I, p. 487.
(6) Arrian., Indic. V, 4. — Strab., XV, p. 472, éd. Casaub.
(7) Diodor., II, 38. — Cf. Plin., H. N., VI, 21, 4 : « Indi prope gentium soli
nunquam raigravere fmibus suis. »
DROIT DES GENS 127
part. Les guerres et les révolutions qui changèrent la face de l'an-
tiquité, eurent un lointain retentissement sur les bords du Gange,
mais la civilisation indienne n'en reçut pas une impression durable.
L'existence politique, comme la vie religieuse et intellectuelle des
Indiens, se concentre dans les limites de leur patrie. Si l'Inde a un
droit international , il ne s'est manifesté que dans les rapports de
ses populations indigènes.
Nous sommes si profondément pénétrés du sentiment de l'unité,
que nous la supposons volontiers là où il y a seulement une appa-
rence de vie générale. C'est ainsi que le nom d'Inde nous fait
illusion sur la nationalité indienne : nous nous imaginons que tous
les pays compris sous celte dénomination ne formaient qu'un seul
empire. Cependant l'histoire, aussi souvent qu'elle a révélé l'état
intérieur de l'Inde, nous la montre divisée en un grand nombre
d'états indépendants. Lors de la conquête d'Alexandre, la Penta-
potamie était déchirée par des guerres continuelles, provoquées
par l'ambition des petits princes qui y régnaient ; plusieurs embras-
sèrent le parti du conquérant étranger en haine de leurs ennemis ;
les pays situés au-delà du Gange obéissaient à un seul chef, mais
son autorité paraissait mal assurée; peut-être n'était-il que le
suzerain nominal de rois indépendants^). Quand au septième siècle
de notre ère , le pèlerin chinois Hiouen-Tsang visita l'Inde, il la
trouva partagée en soixante-dix royaumes. Rien n'était plus mobile
que ces principautés : elles s'élevaient au gré de l'esprit guerrier
d'un rajah et elles tombaient avec lui. L'Inde était née divisée
comme la Grèce et elle flnit par avoir le même sort. Lorsque les
Arabes envahirent l'Inde, chaque village formait un petit état,
n'ayant avec le chef commun d'autre rapport que celui du tribut;
peu importait aux habitants à qui ils payaient la dîme, pourvu que
le nouveau maître se contentât des droits de l'ancien (*). La déca-
dence de la nationalité indienne augmenta le mal; à l'arrivée des
Européens, l'Inde était dans une horrible anarchie. La division
(1) Q. Curt., IX, 4. — Z)jodor., XVII, 98. — Cf. Lassen, De Pentapotamia,
p. 145.
(2) Mohl dans le Journal des Savants de 1840, p. 358, donne des détails sur
cette organisation de l'Inde.
128 l'inde.
qui en était le principe paraît avoir existé de tout temps. Les livres
sacrés auxquels on attribue la plus haute antiquité, les Lois de
Manou ('), portent des traces de l'organisation qui s'est conservée
jusqu'à nos jours dans la partie de l'Inde qui a été le moins exposée
aux inyasions des conquérants.
La langue sanscrite n'a pas même de mot pour désigner les
territoires et les habitants que nous comprenons sous le nom
d'Inde (^). Cependant il y avait un germe d'unité dans les croyan-
ces religieuses. La langue sacrée appelait ârjâs, hommes vénérables,
ceux qui étaient initiés à la doctrine brahmanique. Ainsi, à défaut
d'un lien politique, la religion unissait les Indiens en un seul
peuple. Cet état présente au premier abord une grande analogie
avec la situation de l'Europe au moyen-âge : tous ses habitants
étaient chrétiens, frères en Jésus-Christ, quoique des divisions
infinies existassent dans l'ordre social. L'organisation de la société
laïque présente également des ressemblances. La féodalité tenta
d'unir les membres dispersés des conquérants barbares : dans son
idéal, elle aboutissait à la suprématie de l'empereur. Il y a aussi
dans rinde des traces d'un système féodal ('). Mais l'analogie est
plus apparente que réelle. La féodalité fut pour l'Europe le pre-
mier pas vers la formation de grandes nationalités, tandis que
l'Inde se morcela de plus en plus. L'unité religieuse était profonde
au moyen-âge, et alors même qu'elle se brisa, il resta des croyances
communes, lien intellectuel de la civilisation européenne. Le
brahmanisme se partagea en mille sectes diverses {*) ; il était
impossible que dans une société fondée sur une conception reli-
gieuse, la diversité des croyances ne devînt pas une cause de
séparation et de haine (^). Le catholicisme et le protestantisme
(1) Lois de Manou, VII, '115-120. -■ Lassen, Ind. Alterth., T. IF, p. 5.
(2) Le nom que nous donnons au pays tout entier, n'en désigne qu'une partie,
voisine de l'Fndus [Lassen, Ind. Altherth., T. I, p. 2. — Benfey, dans VEncyclo-
pédic d'Ersch, au mot Indien, Sect. II, T. 17, p. i).
(3) Des inscriptions représentent un chef suprôme conférant à un prince, son
vassal, le titre de roi. Benfey, ib., p. 226.
(4) Benfey, ib., p. 209. — Comparez plus haut, p. 97,
(5) Bcnj. Constant, De la Religion, IV, 2.
DROIT DES GENS. 129
coexistent en Europe; les brahmanes ont expulsé le bouddhisme
de l'Inde.
Ainsi la division régnait dans Tordre politique et dans l'ordre
religieux : c'était une source intarissable de dissensions et de
guerres entre les populations qui se partageaient le sol de l'Inde.
Quel est le droit des gens que l'influence brahmanique fit préva-
loir dans ces luttes?
§ II. Diplomatie brahmanique.
Le sacerdoce n'est pas favorable à la guerre; ce n'est pas lui
qui y joue le premier rôle ; les guerriers, ses rivaux, y gagnent
une importance qui peut compromettre le pouvoir et l'existence
même de la caste dominante. Intéressés à prévenir les collisions
de la force, les brahmanes étaient diplomates de leur nature. C'est
un spectacle curieux d'assister à la naissance du système de ruses
et de duplicité que l'on a honoré du nom de diplomatie. La voie
des armes semble chanceuse aux prudents et timides brahmanes :
« Comme on ne prévoit jamais d'une manière certaine, disent
les Lois de Manon, pour laquelle des deux armées sera la
victoire ou la défaite dans une bataille, le roi doit, autant
que possible, éviter d'en venir aux mains » (^). Quels sont les
moyens par lesquels on peut réduire l'ennemi, sans recourir aux
combats? Le législateur répond : « Négocier, corrompre, fomenter
des dissensions » (-). Les négociations ont pour objet de former des
alliances contre l'ennemi, ou de le priver d'appui, en stipulant la
neutralité des princes qui pourraient lui fournir des secours. Les
alliances sont plus ou moins étroites ; tantôt les alliés agissent sépa-
rément, tantôt ils confondent leurs intérêts pour mieux les garan-
tir ('). Les politiques indiens ne s'en tinrent pas à cette division des
(1) Lois de Manou, VII, 199 (Traduction de Loiseleur Deslong champs). — Le
conseil de prévenir la guerre par les négociations est répété dans YHilopadésa
(III, 6, 39, 40).
(2) Lois deManott,\U, 198.
(3) Ibid., -103.
130 l'inde.
traités. La langue sanscrite ne possède pas moins de seize termes
pour désigner les diverses espèces d'alliances ('), preuve certaine
du développement que les relations internationales avaient pris
dans ce monde, calme en apparence, mais au fond aussi agité
peut-être que les petites républiques de la Grèce.
Dès son origine, la diplomatie a atteint son idéal. La défiance
inspire toutes les conventions : « Le roi doit considérer comme un
ennemi tout prince qui est son voisin immédiat, ainsi que Tallié
de ce prince; comme ami, le voisin de son ennemi, et comme
neutre tout souverain qui ne se trouve dans aucune de ces deux
situations » (^). Machiavel aurait-il mieux dit?('). Dans cet ordre
d'idées, les alliances et les traités n'ont qu'un fondement, l'intérêt,
et l'intérêt conseille de se tenir en garde même contre ses alliés :
« Un souverain, profond politique, doit mettre en œuvre tous les
moyens pour que ses alliés, les puissances neutres et ses ennemis
n'aient aucune supériorité sur lui » {*).
Des relations diplomatiques tant soit peu actives demandent
des agents spéciaux. 11 ne paraît pas qu'il y ait eu dans l'Inde des
légations permanentes ; cependant on appréciait toute Timpor-
lance des ambassadeurs : « C'est du général que dépend l'armée,
le trésor et le territoire dépendent du roi, la guerre et la paix de
l'ambassadeur; en effet, c'est lui qui rapproche les ennemis , et
qui divise les alliés. » Par son intermédiaire le roi est instruit des
desseins des souverains étrangers. Pour remplir ces fonctions, il
choisira des hommes « sachant interpréter les signes, les conte-
nances, les gestes, purs dans leurs mœurs et incorruptibles » {*).
Les moyens que les diplomates doivent mettre en usage pour rem-
plir leur mission étaient déjà du temps de Manou ce qu'ils sont
(1) Elles sont énumérées dans YHitopadésa, IV, 13, 105, 425.
(2) Lois de Manou, VU, 158.
(3) Le drame intitulé Mondra Rakchasa (l'Anneau du Ministre) est empreint
tout entier de cet esprit : les hommes d'état qui y figurent, dit Wilson, n'ont
d'autres principes que ceux du machiavélisme le plus révoltant (Théâtre Indien,
T. II, p. 97 de la trad. fr.).
(4) Lois de Manou, VII, 177. Comparez 180.
(5) Ibid., 63, 64, 65, 66, 68.
DROIT DES GENS. 131
restés jusqu'au dix-neuvième siècle : « Dans les négociations avec
un roi étranger, que l'ambassadeur devine les intentions de ce roi,
d'après certains signes , au moyen de ses émissaires secrets ('),
et en s'abouchaut avec des conseillers avides ou mécontents » . On
voit que si l'ambassadeur devait être incorruptible, il n'en était pas
moins un instrument de corruption. La diplomatie avait dès lors
appris à voiler des actions honteuses sous de belles paroles. C'est
par des présents que l'ambassadeur se concilie la bienveillance du
souverain étranger; si ce moyen honnête ne réussit pas, il a recours
à la trahison ; c'est ce que le législateur indien appelle semer la
division. La suite de ses préceptes ne laisse pas de doute sur sa pen-
sée : « Qu'il attire à son parti ceux qui peuvent seconder ses desseins,
comme des parents du prince ennemi ayant des prétentions au tràne^
ou des ministres mécontents (^). » Des religieux ou des personnes
portant le costume religieux, servaient d'agents aux princes. La
religion était dès lors exploitée dans l'intérêt des mauvaises passions
des hommes. VHitopadésa (') nous apprend que les temples et les
lieux sacrés servaient de rendez-vous aux ministres et à leurs
espions; ceux-ci revêtaient l'habit de pénitent; sous le voile de
conférences religieuses, on cachait des machinations contre la vie
et la sûreté de ses ennemis. L'espionnage, dit un savant orientaliste,
était un élément essentiel du régime indien (^).
En voyant à quels vils moyens la diplomatie a recours dès sa
naissance, on serait tenté de la maudire : ne vaut-il pas mieux la
guerre avec ses horreurs, mais aussi avec son héroïsme, que les
hostilités perfides et dégradantes de la politique? Mais pour juger
la diplomatie, il faut considérer la mission providentielle qui lui
est assignée; cette mission est sainte, c'est la paix. Aujourd'hui
qu'elle a conscience du but vers lequel elle marche, ne flétrissons
(1) Le Râmâyana, dans l'éloge qu'il fait des ministres du roi Dasaratha, relève
leur vigilante sollicitude à explorer par des espions tout ce qui se fait à l'étran-
ger (Râmâyana, I, 7, 10).
(2) Lois de Manou, VII, -107, 197.
(3) Hitopadésa, III, 6, 36.
(4) Wilson, Account of the Pancha Tantra {Transactions of the Royal Asialic
Society ofGreat Dritain, vol. I, p. 175).
132 l'inde.
pas les premières tentatives qu'elle a faites instinctivement pour
l'atteindre.
§ III. Droit de guerre.
Lorsque la négociation et la corruption n'ont pu prévenir la
guerre, alors, dit la Loi de Manou, le roi doit combattre vaillam-
ment, afin de vaincre l'ennemi ['). Dans les préceptes relatifs à la
guerre, la législation bràhmaniqne se montre humaine ; on y décou-
vre même quelques marques d'un esprit chevaleresque, dernières
traces du génie qui avait animé les temps héroïques. La dévasta-
tion et le pillage étaient un moyen universellement pratiqué dans le
monde ancien pour forcer l'ennemi à subir la loi du vainqueur.
Manou recommande également au roi « de ravager le territoire
étranger, de gâter l'herbe des pâturages, les provisions, l'eau et
le bois de son adversaire (^). » Mais la loi indienne n'autorise pas
la destruction des plantations, ni celle des habitations, que les Grecs
considéraient comme légitimée par l'usage général. Cette dilîérence
dans le droit des deux peuples frappa les historiens : « Les autres
nations, dit Mégasthène, quand elles se font la guerre, détruisent
les champs, tandis que les Indiens regardent les agriculteurs
comme leurs bienfaiteurs communs; ils n'incendient jamais les
champs et n'y coupent point les arbres. Les laboureurs, réputés
sacrés et inviolables, ne courent aucun danger, même dans le
voisinage des armées rangées en bataille. » « A côté des soldais qui
se battent », ajoute -imen, « les agriculteurs cultivent tranquille-
ment leurs terres ou récoltent les fruits, ou font la moisson » (').
La Loi de Maiiou n'est pas aussi explicite que le témoignage des
historiens grecs; toujours est-il que le droit de guerre des Indiens
se dislingue honorablement de celui des autres nations de l'anti-
(1) Lois de Manou, VII, 200.
(2) Ibid., 195.
(3) Diodor., II, 36, 40. — Arrian., Ind., c. -11. — Strab., XV, 484, éd.
Casaub.
DROIT DES GENS. 133
quité. Si nous en croyons leur législateur, la plus noble loyauté
aurait régné dans la lutte : « Un guerrier ne doit jamais employer
contre ses ennemis des armes perfides, comme des bâtons renfer-
mant des stylets aigus, ni des flèches barbelées ou empoisonnées,
ni des traits enflammés. Qu'il ne frappe ni un ennemi qui est à
pied, si lui-même est sur un char, ni celui qui joint les mains pour
demander merci, ni celui qui dit : je suis ton prisonnier; ni un
homme endormi, ni celui qui n'a pas de cuirasse, ni celui qui est
nu, ni celui qui est désarmé, ni celui qui regarde le combat sans y
prendre part, ni celui qui est aux prises avec un autre, ni celui
dont l'arme est brisée, ni celui qui est accablé par le chagrin, ni
un homme grièvement blessé, ni un lâche, ni un fuyard ; qu'il se
rappelle les devoirs des braves guerriers » (').
Cet esprit d'humanité est également empreint dans la poésie
indienne. Les sentiments ont dans l'épopée une noblesse et souvent
une délicatesse qui étonnent et rappellent plutôt les siècles de che-
valerie que l'âge héroïque de la Grèce. Dans le Râmdyana, un
brahmane engage Ràma à tuer une géante : « Il ne doit pas avoir
de compassion pour son ennemie, bien qu'elle soit une femme; les
fils des rois sont obligés de faire tout ce qui est utile à la société,
que ce soit une action cruelle ou non, pure ou impure. La géante
est impie et pour les impies il n'y a pas de droit». Malgré ces
pressantes exhortations, le héros recule devant le meurtre de la
géante, protégée qu'elle est par le droit du sexe féminin (-). Le
Bliâgavata Pourâna met en présence un coudra et un héros qu'il
avait offensé : « Le prince saisit son glaive acéré pour mettre à
mort Kali; le coudra tremblant de frayeur, loucha de sa tète les
pieds du i"oi. Plein de compassion pour les malheureux, le héros,
voyant Kali à ses pieds, ne songea plus à le tuer; il lui dit en sou-
riant : « Non, tu n'as rien à craindre, les mains ainsi placées en
signe de soumission » (').
(1) Lois de Matiou, VII, 00-93. Comparez Mmâyana, II, 10.— Mahûbhârata,
Épisode traduit par Parie, dans le Journal Asiatiffuc, novembre IHiO, p. 452,
457. — niiiUjhavala Purùna, I, U, 41; I, 7, 3G; VI, M, 4.
(2) lidmuyana, t, 27, 1G-19; I, 28, II.
(3) Bhdgavata Pur., 1, 17, 28-31.
9
154 l'inde.
Les poëmes et les livres sacrés de l'Inde ne doivent pas nous
faire illusion sur son droit de guerre. La poésie est un idéal et le
Code de 3Ianou ne contient que des préceptes. De la sublimité de
la règle nous ne pouvons pas plus conclure à la noblesse des actions
chez les Indiens, que nous ne pouvons invoquer FÉvangile pour
prouver l'humanité des chrétiens dans leurs guerres. Si nous
avions sur les luttes des peuples de l'Inde des détails aussi précis
que sur celles des nations modernes, nous verrions sans doute les
brahmanes oublier leurs maximes de loyauté et d'humanité, comme
les chrétiens ont foulé aux pieds la charité évangélique. Même
dans les poëmes héroïques, la férocité des Barbares de l'Orient
éclate parfois avec une rare violence. Dans le Màhahhàrata, un
guerrier s'écrie : « De ce pervers insensé, je jure de boire le sang,
après lui avoir brisé la poitrine dans le combat » (^). Voilà des
menaces dignes des Huns et des Mongols. Le peu que nous savons
de l'histoire indienne nous porte à croire que le droit de guerre de
ses rajahs ne différait pas de celui des despotes mèdes et persans.
Mégasthène raconte que de la nuit les rois changeaient à chaque
heure de lit pour se mettre à couvert des embûches de leurs enne-
mis. Les livres sacrés font un devoir aux princes de prendre toutes
sortes de mesures pour se garantir contre les trahisons : les aliments
qui leur sont destinés doivent être examinés avec soin et Ton y doit
mettre des contre-poisons (^). Ces précautions n'étaient pas inutiles.
Vers le cinquième siècle avant notre ère, on vit le trône occupé
successivement par quatre rois parricides (^). Le célèbre Acoka, un
des princes bouddhistes les plus renommés pour son humanité,
commença par mettre ses frères à mort, à l'exception d'un seul :
ils étaient au nombre de cent (*)! Lors de l'invasion d'Alexandre,
les Indiens se servirent d'armes empoisonnées contre le conquérant
étranger; le héros grec se montra plus humain que les brahmanes:
(1) Pavie, dans la Revue des deux Mondes, i857, T. II, p. 827.
(2) Lassen, Indische Alterthumskuadc, T. II, p. 71 -i-.
(3) Ibid., p. 82.
(4) ll)id., p. 2-13, 214,
DROIT DES GENS. 135
les coupables s'étant présentés à lui en habits de suppliant, il leur
fit grâce (').
IV. Condition des vaincus.
La même douceur que le Code de Manou recommande dans les
guerres semble au premier abord inspirer le vainqueur dans sa
conduite à l'égard des vaincus. La loi place la conquête parmi les
moyens légitimes d'acquérir la propriété (^) ; mais les rois prudents,
dit le législateur, n'useront pas toujours des droits que la victoire
leur donne : « En gagnant des richesses et des terres, un prince
n'augmente pas autant ses ressources qu'en se conciliant un ami
fidèle qui, bien que faible, peut un jour devenir puissant». S'il
exerce son droit de conquérant, comment devra-t-il traiter les vain-
cus? C'est toujours son intérêt qui doit le guider : « Enlever des
choses précieuses, ce qui produit la haine, ou les donner, ce qui
concilie l'amitié, peut être louable ou blâmable, suivant les circon-
stances. » Mais la prudence conseille « de respecter les lois de la
nation conquise, d'honorer les divinités qu'on y adore et les
vertueux brahmanes » (').
Ces règles sont dictées, non par l'humanité, mais par la politique;
le génie de la caste sacerdotale se révèle dans les recommandations
qu'elle adresse aux rois après la victoire, comme dans celles qui
précèdent les hostilités. Il est évident du reste que les Lois de
Manou n'ont en vue que des guerres entre les populations
indiennes, liées entre elles par la communauté d'origine et de
religion. Quelle sera la condition des vaincus qui appartiennent à
une race étrangère? L'Inde brahmanique ne donne pas de réponse
à cette question; elle n'a pas eu degucrres extérieures. Pour appré-
cier le droit international des brahmanes, il faut remonter à l'occu-
pation de l'Inde par les Aryens. Là des populations d'origine
(1) Dioc/or., XYII, 103.
(2) Lois de Manou, X, 115. Comparez VIF, 9G, 97.
(3) Lois de Manou, VIF, 208, 204, 203, 201.
156 l'inde.
diverse se sont trouvées en présence ; nous savons quel a été le
sort des indigènes. L'institution des castes va nous découvrir le
véritable esprit des conquérants de l'Inde, pour mieux dire des
brahmanes qui s'emparèrent de la direction de la nation victorieuse
et organisèrent la conquête à leur profit.
MO 1. lies castes de l'Inde. — Origine.
Les castes sont désignées dans la langue sanscrite par un mot
qui signifie couleurs. Ainsi l'institution des castes tient, d'après
l'étymologie même du mot, à une différence d'origine qui se mani-
feste par le teint clair ou foncé des habitants de l'Inde ('). La blan-
cheur de la peau est le trait dislinctif des castes supérieures('); les
coudras seuls sont qualifiés dans les livres sacrés de caste dont le
teint est noir{^). A quelle race appartenaient les classes dominantes?
La comparaison des langues européennes avec le sanscrit prouve à
l'évidence la parenté des Grecs, des Romains, des Germains, des
Slaves et du peuple qui formait les trois premières castes dans
rinde (*). La quatrième, distinguée des autres par sa constitution
physique, en différait également par ce qui caractérise essentielle-
ment les familles humaines, le langage^). Les coudras étaient la
population primitive de la péninsule (^) ; les autres castes sont
venues du dehors.
L'invasion des castes supérieures est un fait acquis à la science.
(1) Lasseï}, Indische Alterth., T. I, p. 408, 5\i. — Betifey, âans YEncyclopédie
(rErsch,SecLU, T. 17, p. 215.
(2) Les brahmanes, les kchattriyas et les vâiçyas.
(3) BMgavataPur., 11,1, 37. — Elphinstone, un des écrivains qui connaissent
le mieux l'Inde, au jugement de Lasscn, dit que les coudras diffèrent encore
aujourd'hui tellement des castes supérieures, qu'on ne peut expliquer cette
différence que par une origine différente {Lassen, Ind. Alt., T. I, p. 407).
(4) G. Schlegcl, De l'origine des Hindous (Essais littéraires et historiques,
p. 467).
(5) Il n'y a aucun rapport entre les dialectes usités dans les classes inférieures
de l'Inde et le sancrit [Bcnferj, ûims ï Encyclopédie d'Ersch, 11,17, D. 5; Burnouf,
dans le Journal Asiaticiuc, Il« série, T, XI, p. 268).
(6) Lassen, Ind. Alt., T. I, p. 797-800.
DROIT DES GENS. 157
Tout prouve la parenté de la nation ze7ide et de la nation sanscrite;
elles eurent longtemps une existence commune et une même
croyance ; l'on en peut encore voir des traces dans les livres sacrés
des Parses et dans les Vêdas. Une scission violente se fit entre les deux
branches des Aryens à une époque que nous Ignorons; la séparation
religieuse entraîna une séparation politique (')• La migration d'une
partie des tribus aryennes dans l'Inde serait-elle une suite de cette
révolution? Nous l'ignorons, mais la condition dégradante à laquelle
les immigrants réduisirent les indigènes, ne permet pas de douter
que leur domination ne fût le résultat de la conquête (-). Une partie
des vaincus fut admise dans les castes, les autres furent rejetés de
la société des vainqueurs, et mis pour ainsi dire hors la loi de l'hu-
manité. Les débris des antiques possesseurs du sol existent encore
aujourd'hui; la plupart présentent l'affligeant spectacle de popula-
tions déchues et abruties ; quelques-unes ont conservé de la vigueur
et de la sève, et sont destinées peut-être à retremper un jour la race
indienne (').
La quatrième caste est la seule dont l'origine puisse s'établir
historiquement. Nous ne savons pas comment les Aryens se divi-
sèrent en prêtres, en guerriers et en artisans ou agriculteurs. Tout
ce qu'il est permis d'affirmer, c'est que les castes ne se formèrent
qu'après l'établissement des Aryens dans l'Inde; elles ne se
trouvent pas encore dans les Vêdas. La conquête donna naturelle-
ment aux guerriers une certaine prééminence sur la masse des
immigrants. L'on comprend encore la condition dégradante des
vaincus. Mais cela n'explique pas la constitution des castes. Autre
chose est une différence de professions et même de droits entre les
vainqueurs et les vaincus, autre chose sont les castes. Les Gallo-
Romains n'étaient estimés par les Lois Barbares qu'à la moitié d'un
Germain. Voilà certes une insultante distinction ; cependant on ne
dira pas que les Gallo-Romains formaient une caste. Le clergé
{\) Lassen, Ind. Alt., T. I, p. 512-325.
(2) Lassen, De Pentapotamia indica, p. 28. — Gorrcsio, note 38 sur le livre I
du Rdmâyana.
(3) Benfey dans l'Encyclopédie cVErsch, IF, 17, p. 9, 12, 6.— Rittcr donne des
détails très intéressants sur une de ces tribus {Asien, T. IV, Sect. I, p. 1030).
158 l'inde.
catholique jouissait pendant le moyen-âge d'une immense autorité;
il possédait une grande partie du sol, il était l'intermédiaire obligé
entre le ciel et la terre ; la science par excellence, la théologie,
était son partage exclusif; toutefois l'Église n'était pas une caste,
pas plus que l'aristocratie féodale, malgré ses privilèges.
Interrogeons les livres sacrés de l'Inde sur l'origine des castes; ils
nous diront qu'elles doivent leur origine, non à la conquête, ni à des
circonstances accidentelles, mais à la volonté de Dieu : « Pour la
propagation de la race humaine, de sa bouche, de son bras, de sa
cuisse et de son pied, il produisit le brahmane, le kchattriya, la
vâiçya et le coudra ('). » Une chose est évidente, d'après cela, c'est
que l'institution des castes procède de la religion. Les dogmes
distinctifs du brahmanisme ont joué un grand rôle dans cette
révolution, car ce ne fut rien moins qu'une révolution. Chez les
Aryens de la Bactriane, nous trouvons les mêmes conditions sociales
que chez les Aryens de l'Inde : les mêmes noms désignent les
guerriers et les laboureurs : il y avait aussi un ordre de prêtres.
Néanmoins les castes n'existaient pas dans les royaumes mazdéens.
La raison de cette différence considérable entre deux branches de
la même race tient à la différence des dogmes. Le mazdéisme est
la religion de l'activité, le brahmanisme la religion de l'inaction ; le
mazdéisnant lutte contre le mal, le brahmane se retire du monde
pour se livrer à une vie purement contemplative. Les adorateurs
d'Ormuzd croient qu'au bout de leur lutte dans ce monde, une
nouvelle existence les attend : pour eux, le salut final consiste à
vivre éternellement sur la terre renouvelée et dans un bonheur
parfait. Les adorateurs de Bràhma n'aspirent qu'à échapper à la
renaissance, en se confondant dans l'Être universel. C'est ce dogme
de la renaissance qui est le trait dominant de la doctrine brahma-
nique. L'homme a déjà vécu avant de naître dans ce monde; son
existence actuelle est une peine ou une récompense; en ce sens sa
condition est immuable : Dieu l'ayant fixée, comment l'homme
oserait-il ou pourrait-il la changer? Quand les Indiens furent bien
(1) Lois de Manou, I, 31. L'origine divine des castes est marquée dans tous
les livres sacrés de Tlndc (Burnouf, VréidcednBhàg. Pur., p. '123. Comparez
Bhâg. Pur., II, 1, 37; II, 5, 37).
DROIT DES GENS. 139
pénétrés de ces croyances, la division des ordres devint immuable,
comme étant l'œuvre de Dieu : c'est là l'essence des castes. Ainsi
la doctrine brahmanique explique le caractère religieux et l'immu-
tabilité des castes. Mais une chose reste toujours un mystère: com-
ment les guerriers qui avaient la force en main, ont-ils pu accepter
la condition humiliante que leur firent les brahmanes? Avant de
répondre à cette question, écoutons les livres sacrés de l'Inde sur
les privilèges des brahmanes et leurs relations avec les kcliattriyas.
Ko 2, Les Brahmanes et les Kchattriyas.
Le brahmane est « le seigneur de toute la création, parce qu'il
lire son origine de la partie la plus pure, la bouche, parce qu'il
est né le premier et parce qu'il possède la Sainte Ecriture.
Tout ce que ce monde renferme est la propriété du brahmane;
par sa primogéniture et par sa naissance éminente, il a droit à tout
ce qui existe; c'est par sa générosité que les autres hommes
jouissent des biens de ce monde, c'est par sa faveur qu'ils
vivent» ('). Les livres sacrés et les poèmes épiques ne représentent
pas seulement les brahmanes comme les organes des dieux; ce
sont les dieux eux-mêmes qui, sous la forme des brahmanes, ont
fixé leur demeure parmi les mortels pour assurer l'existence de
l'univers: /es brahmanes sont les divinités de la terre {-). L'apothéose
n'a pas suffi à l'orgueil humain; les brahmanes finirent par se
croire supérieurs aux dieux : « Us ont créé le feu qui dévore tout,
l'Océan avec ses eaux amères et la lune dont la lumière s'éleint et
se ranime tour à tour. Ils ont le pouvoir de former d'autres mondes
et d'autres régents des mondes et de changer les dieux en mortels ;
ce n'est que par leurs oblations que le monde et les dieux sub-
sistent» (^). Dans les Pourànas l'exaltation des brahmanes est portée
à un degré incroyable. Des brahmanes se présentent à la porte du
ciel. Deux personnages divins {(levas), gardiens du seuil, les repous-
(1) Lois de Manou, l, 92, 93, 100, 401 . — liluUj. Pur., IV, 22, iC.
(2) Uàmâyana, I, 20, 23; I, îJ7, 21 et passim. — Lois do Manou, IX, 317 :
« Instruit ou ignorant, un brahmane est une divinité puissante. »
(3) Lois de Manou, IX, 31 i-jl6.
140 l'inde.
sent avec injure. Les brahmanes condamnent les àêvas à descendre
sur la terre. Ceux-ci se reconnaissent coupables et acceptent le
châtiment qui leur est infligé. Vichnou, le dieu suprême, va trou-
ver les brahmanes et leur dit : « Un brahmane est une divinité
suprême, et je regarde comme faite par moi-même l'injure que
vous avez reçue de mes serviteurs... Je me couperais moi-même le
bras, si mon bras s'était opposé à vous... Qui donc n'endurerait
pas les brahmanes, quand je porte sur mes aigrettes la poussière
pure de leurs pieds? {^) » Voilà le Créateur prosterné aux pieds des
brahmanes !
Quelles sont les relations entre les brahmanes et les kchattriyas?
Le Code de Manou établit la supériorité des premiers par une com-
paraison caractéristique : «t Un brahmane âgé de dix ans et un
kchaltriya parvenu à l'âge de cent années doivent être considérés
comme le père et le fils ; et des deux c'est le brahmane qui est le
père, et qui doit être respecté comme tel » (^). Un épisode du
Râmâyana nous révèle l'infériorité fondamentale du guerrier; il
nous apprend que le kchaltriya et le brahmane sont d'une nature
différente, et que Dieu seul, de qui émane la distinction, peut la
faire disparaître. Vichvâmitra, roi tout-puissant, a subjugué tous
ses ennemis; il entre en lutte avec un seul brahmane et il succombe.
Un siècle d'austérités lui concilie la faveur des dieux ; il obtient
d'eux des armes enchantées, et revient attaquer le brahmane,
objet de sa haine. Mais les dons du ciel cèdent au pouvoir sacer-
dotal; le prêtre soulève les éléments, il lance des flammes qui dévo-
vorent les armes magiques, et s'écrie : « Insensé, où est maintenant
la force du guerrier? Connais-tu enfin la parole du brahmane, chef
insolent, vil comme la poussière»? Le prince éperdu se retire en
répétant : « La puissance du guerrier n'est qu'un vain songe; l'em-
pire est au brahmane, au brahmane seul » . Vichvâmitra veut alors
devenir brahmane; il subjugue les dieux par des pénitences inouïes,
et cependant, lorsqu'il demande à Brahmâ la dignité sacerdotale,
il rencontre un refus. Il recommence des macérations de mille
(1) Bhâg. Pur., m, i6ei\6.
(2) Lais de Manou, II, 435.
DROIT DES GENS. 141
années; il met le monde en péril. Alors Brahmà cède aux instances
des dieux : seul de tous les liommes depuis l'origine des siècles,
Vichvàmitra entre dans Tordre sacerdotal (').
Les Pourânas sont également remplis de témoignages du mépris
insultant des prêtres pour les guerriers et de la soumission servile
des kchattriyas. Dans le Bhàrjavata Pouràna, un roi offense un
brâiimane. Le jeune fils du prêtre, apprenant le crime, prononce
ces paroles : « Ah! la conduite outrageante de ces Ràdjas, nourris
comme les corbeaux de ce qu'on leur jette, ressemble à celle des
chiens et des esclaves gardiens de la porte qui insultent leur
maître! » — Il lance ensuite cette imprécation : « Dans sept jours
un serpent suscité par moi anéantira ce contempteur des lois qui
nous a outragés » . Le roi, qui déjà se repent de son action, apprend
la malédiction du fils du solitaire ; il s'en réjouit, parce que la mort
« va dans peu rompre la chaîne qui ne l'attache que trop aux
choses extérieures » . Dans ses dernières paroles il dit : «Adoration
en tout lieu aux brahmanes » ! (^)
Comment les guerriers ont-ils pu se soumettre à une subordi-
nation aussi humiliante? La prééminence des brahmanes se com-
prend facilement, quand on se place au point de vue de leur doc-
trine religieuse. Le brahmanisme est le spiritualisme poussé jusqu'à
l'extravagance. Or, il est de l'essence des religions spirilualistes de
donner une suprématie marquée aux prêtres. Au moyen-âge, il
s'est passé quelque chose d'analogue à ce que nous voyons dans
l'Inde. Quel était le fondement en apparence inébranlable de la
domination de l'Église sur la société laïque? C'est que le prêtre
était l'organe de l'âme, tandis que le guerrier, roi ou baron, n'était
que l'organe du corps; le prêtre l'emportait donc sur le laïque,
autant que l'âme l'emporte sur le corps. La distance était immense,
dans une religion qui professait le mépris de la matière. Chez les
Indiens, spiritualistes jusqu'à la folie, la distance devait être ua
abîme. Vainement les guerriers avaient-ils la force en main : cela
n'empêcha point les empereurs d'Allemagne de plier le genou
(1) Râmâyana, 1,51-65.
(2) Bhâfj. Pur., 1, 18, 29-37: I, 19, 1. 4. 16.
142 l'inde.
devant le représentant de la puissance spirituelle. Il en devait être
ainsi à bien plus forte raison dans l'Inde, où les brahmanes préten-
daient être plus puissants que les dieux, en ce sens que leurs sacri-
fices faisaient violence à la divinité, et assuraient la victoire à ceux
qu'ils daignaient protéger. Devant ce pouvoir miraculeux, l'éclat
du guerrier s'effaçait réellement comme la faible lueur de la lune
disparaît devant l'astre radieux qui éclaire le monde.
Cependant, si nous comprenons la domination de la caste sacer-
dotale dans l'Inde, nous avons de la peine à croire qu'elle ait été
telle que la dépeignent les livres sacrés. Il est plus que probable
que les brahmanes qui les ont écrits ont idéalisé le système social
qu'ils imposèrent à la société aryenne. L'on se ferait certainement
une fausse idée des relations entre la papauté et l'empire au moyen-
âge, si l'on n'avait pour les apprécier que les décrétales des papes
et les écrits des théologiens; on pourrait croire alors que la dignité
et la puissance des souverains pontifes étaient au-dessus du pouvoir
des rois, autant que l'or le plus précieux est au-dessus du métal
le plus vile. De fait, les superbes comparaisons du sacerdoce
catholique n'étaient que des prétentions nées du spiritualisme
chrétien. Il en était sans doute de même de l'orgueilleuse supré-
matie que les brahmanes affectent dans leurs livres sacrés : la
primogéniture divine des prêtres découle à la vérité logiquement
du dogme brahmanique, mais il y a loin d'une déduction logique à
la réalité des choses. La domination de l'Église au moyen-âge n'a
été qu'une longue lutte entre la puissance spirituelle et la puis-
sance temporelle. Nous croyons qu'il en a été de même de la domi-
nation des brahmanes sur les kchattriyas.
Les traditions qui nous ont été transmises par les brahmanes
eux-mêmes confirment cette supposition. Elles disent que la caste
des kchattriyas fut exterminée par les rois ligués avec les brah-
manes. La lutte fut longue et sanglante. A en croire le Vk/inou
Pournna, le sang des vaincus aurait rempli les cinq grands lacs de
Samantapanlchaka ('). Une autre tradition, qui célèbre la victoire
du sacerdoce comme l'œuvre de Râma, rapporte que le divin héros
(1) VishnuPur., traductiou de Wilson, p. 403.
DROIT DES GENS.
143
anéantit les guerriers à vingt-trois reprises ('). Quelqu'exagérés que
soient ces récits, ils attestent qu'il y eut de longs combats entre les
deux castes. Comment les paisibles brahmanes ont-ils pu vaincre
les conquérants de l'Inde? Au moyen-àge aussi l'Église était désar-
mée, la force était dans les mains des rois et des empereurs; cepen-
dant il arriva que des prêtres déposèrent des empereurs et des
rois. La division de l'Europe féodale donnait des alliés aux papes
parmi les princes et les barons. Or, dans l'Inde, la division a tou-
jours été aussi grande qu'elle l'était sous la féodalité : au milieu
des intérêts hostiles qui se croisaient, il était facile à la diplomatie
sacerdotale de trouver des alliés parmi les princes. L'alliance des
rois et des prêtres était d'autant plus naturelle qu'à certains égards
ils avaient le même intérêt. Les kchattriyas formaient une espèce
d'aristocratie féodale qui compromettait tout ensemble la domina-
tion des brahmanes et le pouvoir des rois. De là la coalition.
Les guerriers furent vaincus. Cependant les brahmanes ne vou-
laient pas détruire la caste des kchattriyas. La tradition épique fait
un tableau affreux des maux et des crimes qui envahirent la société,
après que la force et l'autorité représentées par les guerriers eurent
disparu. Il fallut qu'une intervention divine rétablît les kchat-
triyas (*). Les brahmanes tâchèrent de fonder l'harmonie entre les
deux ordres, en montrant que leurs intérêts étaient solidaires : «Les
kchattriyas, dit i/aîioi^, ne peuvent pas prospérer sans les brahma-
nes, les brahmanes ne peuvent pas s'élever sans les kchattriyas ; en
s'unissant, la classe sacerdotale et la classe militaire dominent dans
ce monde et dans l'autre » ('). Il n'y a pas jusqu'aux Pourânas qui,
tout en réclamant pour la caste sacerdotale un empire absolu, ne
prêchent la concorde des kchattriyas et des brahmanes, en disant
qu'ils doivent se protéger les uns les autres {*). Au moyen-àge aussi
(1) Les victoires de Râma furent célébrées à l'envi par les poètes; elles sont
chantées dans le Râmâyana et le Mahâbhârata; le drame s'en empara (Wilson,
Théâtre indien, T. II, p. 285 : « Cette hache vengeresse a Tingt fois attaqué la
race des kchattriyas; n'épargnant pas même, dans ma fureur, l'enfant que ren-
fermait le sein de sa mère et qui était coupé en morceaux. »).
(2) Lassen, Ind. Alterth., T. I, p. 715-726.
(3) Lois de Manou, IX, 322.
(4) Z?/tàj/. Pur., III, 22, 3. 4.
144 l'inde.
la papauté ne cessait de protester qu'elle voulait l'union du sacer-
doce et de l'empire; elle disait que TÉglise et les princes devaient
se soutenir mutuellement. Vaines illusions! La concorde des deux
puissances n'a jamais existé, parce qu'elle est impossible. Le pape
et l'empereur aspiraient l'un et l'autre à la souveraineté, et le pou-
voir souverain ne se partage point. La lutte était fatale, dans le sein
de la chrétienté comme dans l'Inde, mais l'issue fut bien différente.
En Europe, la royauté, organe de l'élément laïque, l'emporta; la
société se sécularisa et échappa entièrement au joug du sacerdoce.
Dans l'Inde, les représentants les plus énergiques de Tordre civil,
les kchaltriyas succombèrent, et avec eux toute velléité de résis-
tance; les Indiens subirent pour toujours la domination du brah-
manisme. C'était la tendance de la nation, portée plus qu'aucune
autre à s'absorber dans les spéculations théologiques. La race
germanique, tout en étant religieuse, n'oubliait pas la terre, à force
de penser au ciel : les barons féodaux étaient en lutte permanente
avec les gens d'Église ; ils les dépouillaient tout en leur faisant des
libéralités. Les Germains avaient au plus haut degré l'esprit d'indi-
vidualité et de liberté : c'est cet esprit qui sauva l'Europe du joug
de la théocratie. N'oublions pas le bienfait que nous devons à nos
rudes ancêtres. En voyant ce que les brahmanes firent de l'Inde,
nous pouvons nous faire une idée de ce que serait devenue l'Eu-
rope sous le régime exclusif du sacerdoce catholique.
IVo 3. liCS Çondrns.
Si les conquérants de l'Inde subirent l'insulte des brahmanes,
quelle devait être la condition des vaincus? Le coudra, disent les
Lois de Manou, a été créé pour le service des brahmanes par
l'Être existant de lui-même ('). La dégradation du coudra est
ineffaçable, elle l'accompagnç depuis sa naissance jusqu'à sa mort:
les noms que l'on donne à l'enfant d'une coudra expriment l'abjec-
tion et la dépendance ('-) : les cadavres des coudras ne sont pas
(I) Lois de Manou, VIII, 413, 4li.
(i) IbicL, II, 31, 32..
DROIT DES GENS.
U5
transportés par la même porte que ceux de la race privilégiée (^).
Il n'y a entre les vainqueurs et les vaincus aucun rapport ni de
famille, ni de droit, ni d'humanité. On conçoit que le maître ne
veuille pas mêler son sang à celui de l'esclave : dans toute l'anti-
quité, le mariage n'était licite qu'entre citoyens. Mais chez les
Indiens, l'alliance avec une coudra a quelque chose d'infâme,
qu'on ne rencontre dans aucune autre société; c'est un crime sans
nom qui dans le principe était puni de mort; on se relâcha ensuite
de celte rigueur, mais le brahmane coupable était dégradé sur le
champ ; il y avait des expiations pour tous les forfaits, mais « pour
celui dont les lèvres étaient polluées par celles d'une coudra, qui
était souillé par son haleine et qui en avait un enfant, aucune
expiation n'était déclarée par la loi (^). » Le législateur ne trouve
pas de flétrissure assez énergique pour stigmatiser les enfants nés
de ces unions abominables : « L'enfant qu'un brahmane engendre
par luxure en s'uuissant avec une femme de la classe servile,
quoique jouissant de la vie, est comme un cadavre; c'est pourquoi
il est appelé cadavre vivant (^). »
Comment des êtres avilis à ce point seraient-ils capables de
droit? Il est permis au brahmane de s'approprier les biens du
coudra; « car un esclave n'a rien qui lui appartienne en propre
et ne possède rien dont son maître ne puisse s'emparer (*). »
L'esclave grec était aussi sans droit, mais du moins conservait-il
la nature humaine : le coudra est placé dans la hiérarchie des
créatures après l'éléphant et le cheval (*). C'est un être impur,
frappé de la justice divine: on le fuit, comme nous nous éloignons
d'un homme coupable d'un grand crime. Le contact du çoùdra
souille le brahmane ; la loi détermine la distance à laquelle ils
peuvent s'approcher; si elle est franchie, le brahmane est déchu
H) Lois de Manou, V, 92. Chaque caste a son cimetière à part {Sonnerai,
Voyage aux Indes, livre I, T. I, p. 452, édit. in-8" de 1782).
(2) Lois de Manou, IIF, 1G, i9.
(3) Ibid., IX, -178.
(4) Ibid.,\lU, 417.
(3) Ibid., XI r, 43.
146 l'inde.
de son rang; le même sort l'attend s'il touche à des aliments pré-
parés par un coudra. Les plus simples devoirs d'humanité devien-
nent des délits, quand il s'agit de les remplir envers un homme
d'une caste inférieure : le brahmane qui donne un conseil à un
coudra est coupable : les mêmes hommes qui se purifient pour
avoir donné la mort à un insecte, se croiraient criminels, s'ils
abandonnaient les restes de leur repas à un coudra (*).
L'esclavage nous paraît aujourd'hui l'état le plus dégradant
auquel on puisse ravaler la dignité humaine. Cependant si on le
compare avec la condition des coudras, il est évidemment un
progrès, une amélioration dans le sort des vaincus. Les Grecs et
les Romains rapportent la servitude à l'usage constant de toutes
les nations, et non à Dieu, tandis que le brahmanisme donne une
sanction religieuse au droit du plus fort. La séparation entre le
brahmane et le coudra est plus profonde que celle qui existe entre
le maitre et l'esclave. Les castes supérieures seules sont initiées au
dogme, elles seules participent à ce que les Indiens appellent une
seconde naissance; les coudras n'ont qu'une naissance, celle du
corps, l'âme leur manque (^).
Il y avait dans l'Inde des êtres plus avilis encore que les coudras,
c'étaient les tribus nombreuses qui ne furent pas admises dans les
castes, les tchândàlas (^), dont l'abjection est devenue proverbiale
dans les temps modernes sous le nom de parias {^). Le législateur
indien ne daigne pas s'occuper de ces populations proscrites ; il se
contente de les exclure de la société civile : « La demeure des
(1) Lois de Manon, IV, 80.
(2) Ihid., X, 4; II, 36. Les castes supérieures sont distinguées par un nom à
part qui indique que seules elles étaient initiées à la loi religieuse; dans la forme
de ce mot, il y a encore une diEFérence entre les deux premières castes et la
troisième [âria pour les deux premières, arja pour la troisième. Lassen, Ind.
Alt., T. I, p. 5). On appelle deux fois 7H's les membres des trois premières castes
qui recevaient l'investiture du cordon sacré dans une cérémonie qui est en quel-
que sorte un baptême, une seconde naissance.
(3) Le mot de -paria est moderne; il est usité seulement sur la côte du Malabar
(G. Schlegel, De l'origine des Hindous, p. 476).
(4) Dubois (Mœurs et coutumes des Indiens) dit que les parias forment le
quart de la population totale de l'Inde.
DROIT DES GENS. 14-7
tchàndâlas doit être hors du village; qu'ils aient pour vêtements les
habits des morts; qu'ils aillent sans cesse d'une place à une autre;
qu'aucun homme n'ait de rapport avec eux » ('). Les mœurs ont
suppléé au silence du législateur. Ce que les voyageurs rapportent
de la condition des parias paraîtrait fabuleux, si nous ne connais-
sions par les paroles des livres sacrés la dégradation des castes
inférieures : quel devait être l'état des malheureux qui, rejetés de
la caste, étaient par cela même hors la loi? La seule trace de leurs
pas suffit pour souiller tout le voisinage, leur ombre infecte les
aliments. Le législateur ne prévoit pas les délits qu'on pourrait
commettre envers les parias; autrefois il était permis de les tuer,
aujourd'hui encore les autres castes se feraient un scrupule de les
secourir H.
Telle est la condition générale des populations qui ne font pas
partie des castes. Chose incroyable, le génie indien a encore su
aggraver un état qui paraît être l'idéal de la dégradation. Il existe
dans les forêts de Malabar une tribu, à laquelle il n'est pas même
permis de se bâtir des cabanes; les pouliahs vivent comme des
bêtes sauvages, ils se font une espèce de nid sur de gros arbres; ils
n'osent pas se montrer sur les routes; celui qui les rencontre peut
les tuer impunément ('). D'autres tribus sont tellement avilies que
leur langage ne ressemble plus à la voix humaine, mais aux cris des
animaux; ils avertissent les passants de leur présence par des hur-
lements, afin qu'ils aient le temps de les fuir; on s'en sert pour tra-
quer le gibier, ou d'épouvantail pour préserver les fruits contre les
bêtes fauves. Le même préjugé, qui sépare les castes supérieures
de ces êtres placés en dehors de la société, existe également d'une
de ces misérables tribus à l'autre. Un patia ne peut pas manger
avec un pouliah; quand un de ces malheureux le touche, il doit se
(1) Lois de Manou, X, 51-53.
(2) Ritter, Asion, T. IV, Sect. I, p. 928. — Sonnerai, Voyage aux Indes, T.I,
p. 97-100.
(3) Ritter, Asien, T. IV, Sect. I, p. 929. — Dubois, Mœurs et coutumes des
Indiens, T. I, p. 67.
148
L INDE.
sonmettre à de longues purifications ('). Et les plus viles de toutes
ces créatures se croiraient souillées en mangeant avec un Euro-
péen (•) !
Après cet horrible tableau, oserons-nous répéter que l'institution
des castes est un progrès dans le développement deThumanité?
Considérée sous le rapport du droit des gens, elle constitue une
véritable amélioration dans la condition des vaincus. Le vainqueur,
dans le premier âge de violence et de barbarie, se croit un droit
sur la vie du captif, et la passion le pousse à user de ce droit ter-
rible. Alors le conquérant, dans son insolence, laisse échapper la
malédiction qui a eu un si long retentissement ; Malheur aux
vaincus! Bénissons ceux qui les premiers répondirent à ce cri
sauvage : Pitié aux vaincus! L'admission des populations con-
quises dans une caste inférieure commença l'assimilation des races
ennemies. L'inégalité, telle qu'elle était organisée dans le brahma-
nisme, était à la vérité fondamentale; mais on laissait espérer au
coudra l'égalité dans la vie future : « Un coudra, dit Manou, pur
d'esprit et de corps, soumis aux volontés des classes supérieures,
doux en son langage, exempt d'arrogance, et s'altachant princi-
palement aux brahmanes, obtient une naissance plus relevée » (^).
L'idéal des castes, tel que les brahmanes l'ont conçu, a-t-il
jamais été réalisé? Nous avons dit que la caste des guerriers
disparut. L'on pourrait croire que la domination des brahmanes
en fut d'autant plus solide; effectivement ils l'ont conservée intacte
jusqu'à nos jours. Mais la destruction d'une caste à laquelle appar-
tenaient les rois , laissa un vide dans la société brahmanique. Les
brahmanes ne pouvaient pas monter surle trône, puisque telle n'était
point leur mission. Il arriva donc nécessairement que des hommes
des castes inférieures parvinrent à la royauté. Le roi de l'Inde,
lors de l'invasion d'Alexandre, était un coudra; le célèbre Tchan-
dragoupta, qui mit fin à la domination grecque, appartenait égale-
ment à la dernière caste; des dynasties entières sont désignées dans
(1) ^««cr, ibid.,p. 931, 930.
(2) Un de ces misérables refusa de manger avec le voyageur anglais Buchanan!
{mter, ibid., p. 932.)
(3) Lois de Manou, IX, 335,
DROIT DES GENS. 149
les Poiirànas comme devant leur origine à la classe des vaincus (').
En résulta-t-il un adoucissement dans la condition des castes infé-
rieures? Un savant orientaliste dit que le système des castes ne fut
point ébranlé par ces usurpations, parce que les usurpateurs
avaient intérêt à se concilier l'appui des tout-puissants brah-
manes (-). Il est vrai que l'institution subsista et fut en apparence
immuable ; mais il est difficile de croire que le fait n'ait pas été
altéré, et c'est la réalité des choses que nous recherchons : le
mépris pour les coudras pouvait-il rester le même sous des princes
qui étaient coudras? Cela est moralement impossible. La religion,
qui avait forgé les chaînes des castes inférieures, contribua de son
côté à les alléger. Le bouddhisme proclama l'égalité religieuse des
hommes : c'était ruiner l'institution des castes ; elles disparurent
partout où la religion nouvelle s'établit. Dans l'Inde, le bouddhisme
succomba, après une lutte séculaire contre les brahmanes. Mais
l'esprit de charité qui animait le Bouddha, distinguait aussi d'autres
sectes, et la charité, quand elle est profonde, ne connaît plus de
distinction de classes. Cependant, si la rigueur idéale des livres
sacrés se relâcha, les castes mêmes se perpétuèrent : nées du brah-
manisme, elles ne seront brisées que lorsque le brahmanisme
périra ou se transformera sous l'influence de la civilisation euro-
péenne.
(i) Lassen, Ind. Alterth., T. II, p. 197, 90. — Benfey, dans V Encyclopédie
d'Ersch, II, 17, p. 216. — VonBohlen, Das alte Indien, T. II, p. 35-37.
(2) Lassen, Ind. Alterthumskunde, T. II, p. 1112.
'^J\nj\P,f{f\J\r^
10
150 l'inde.
CHAPITRE m.
RELATIONS INTERNATIONALES.
^ I. Considérations générales
IV° f . Isolement de rinde. Opposition religieuse entre les
Indiens et les étrangers.
Tous les peuples qui sont régis par une théocratie vivent plus
ou moins isolés. Le désir du sacerdoce de séparer les peuples qui
lui obéissent des autres nations est-il le résultat d'une politique
égoïste? les prêtres sont-ils inspirés uniquement par le désir
d'affermir leur domination , par la crainte que la communica-
tion avec l'étranger, en élargissant les idées et les sentiments des
classes inférieures, ne ruine la base de leur pouvoir fondé sur la
fraude et l'ignorance? La grande figure de Moïse est une protesta-
tion contre ces imputations. L'isolement était général dans l'anti-
quité. Lycurgue a voulu séparer complètement Sparte des autres
républiques grecques : cependant, il n'y avait pas de caste sacer-
dotale à Lacédémone. Plus la condition d'une société est parfaite,
plus il importe de la mettre à l'abri de toute influence qui pourrait
l'altérer : ce fut là le motif qui inspira à Platon son antipathie pour
le commerce maritime. Quel devait être l'empire de ces sentiments
dans des sociétés qui faisaient remonter l'origine de leurs lois à
Dieu même! Les théocraties étaient condamnées par leur nature
à proscrire les relations avec les peuples étrangers.
L'Inde, plus que les autres états théocratiqucs, obéit à celte loi
fatale. Placée sur la route des grands conquérants, l'Egypte fut
RELATIONS INTERNATIONALES. 151
forcément entraînée dans le mouvement de l'humanité; la Providence
dispersa les Hébreux dans tout l'univers, tandis que les brahmanes
réussirent à faire de la terre sacrée du Gange un monde à part,
autant que la chose est possible. L'Inde brahmanique paraît n'avoir
aucune relation avec les autres peuples, ni par la guerre, ni par le
commerce, ni par les voyages. La tradition représente plusieurs
des anciens rajahs comme conquérants ; mais la mythologie elle-
même n'a pas attribué à ses héros des expéditions lointaines sem-
blables aux conquêtes des Sésostris et des Ninus ('). Imbu d'une
doctrine qui place le bonheur suprême dans l'inaction, dans
l'anéantissement, le peuple sanscrit n'était pas disposé à s'aventu-
rer sur l'Océan pour chercher des richesses que son sol lui fournis-
sait d'ailleurs en abondance; il n'éprouvait pas davantage le besoin
d'aller puiser chez des nations étrangères une science dont il se
croyait lui-même dépositaire. Les voyages étaient moralement
réprouvés, sinon défendus. Ainsi la religion établit une barrière
insurmontable entre les Indiens et les autres peuples.
Les brahmanes ont montré jusqu'à nos jours une vive répugnance
pour toute relation avec les étrangers (^). Sans doute ils doivent voir
avec jalousie, avec haine, les oppresseurs de leur patrie; toutefois
les passions politiques n'ont lait que fortifier un préjugé religieux(^).
Les Indiens qualifiaient les autres peuples de Mlètchas : ce mot
désigne des hommes parlant une langue étrangère; il répond à
l'expression de Barbares{*). Mais l'opposition qui existait entre la
race aryenne et les nations étrangères était bien plus profonde que
celle des Grecs et des Barbares. Dans le monde occidental, c'est
l'orgueil du citoyen, ou la conscience d'une civilisation supérieure,
qui est le principe de la séparation : chez les Indiens, la division
(1) Heeren, Inde, Sect. II (T. III, p. 377, trad. fr.).
(2) Un brahmane qui avait accompagné le voyageur anglais Burnes, fut traité
à son retour comme un être impur, comme un paria (Staalslexikon, T. II,
p. G96, note).
(3) Dubois, Mœurs, institutions et cérémonies des peuples de l'Inde. Préface,
p. 31 .
('i-) Z-as.scn, Ind. Altert., T. 1, p. 85o. L'opposition entre la race pure des
Aryas et les Mlètchas d'origine impure se trouve déjà dans les Vèdas {Nève,
Études sur les Hymnes du liig-Vèda, |t. S.S, Sî»).
152 l'inde.
était la conséquence des dogmes religieux ('). Nous avons vu qu'un
abîme sépare les quatre castes et les malheureux qui n'ont pas
trouvé place dans la société de leurs vainqueurs. Pourquoi le
tchàndàla est-il l'objet du mépris incroyable qui pèse sur lui?
Parce qu'il est en dehors de la communion religieuse , parce qu'il
est un être impur. Les étrangers étaient dans la même condition,
et on les confondait dans le même mépris (^). L'Inde est une terre
sainte, destinée au séjour des Aryens; tous ceux qui se trouvent
hors des limites de ce monde privilégié sont « impurs de mœurs et
de langage ('). » L'horreur qu'ils inspirent aux riverains du Gange
est dépeinte en vives couleurs dans leurs poëmes. Ce qui frappe
surtout l'Indien chez les nations étrangères, c'est la confusion des
diverses classes : « L'homme qui naît dans l'ordre sacerdotal passe
dans celui des guerriers, ou des artisans, ou des esclaves ; il s'avilit
jusqu'à devenir barbier; après avoir été barbier, il peut de nouveau
se faire prêtre, et retomber encore dans la classe servile. » La vie
de l'Indien est réglée par la religion jusque dans ses moindres
détails; il se soumet à de strictes observances pour sa nourriture :
que doit-il penser des étrangers qui mangent indistinctement de
toute espèce de chair animale (^)? Des hommes qui vivaient confon-
dus, qui s'unissaient entre eux sans distinction de classes et qui
mangeaient toutes sortes d'aliments, devaient passer aux yeux des
Indiens pour des êtres d'une nature inférieure. Le législateur place
les Mlêtchas dans la hiérarchie des créatures après les éléphants,
les chevaux et les coudras; c'est à peine s'ils l'emportent sur les
animaux sauvages, les lions, les tigres et les sangliers (^).
Quels rapports pouvait-il y avoir entre la race pure des Aryens
et des êtres placés au-dessous des animaux? Tout contact avec eux
serait une souillure pour la pureté indienne. Telle est la source de
(1) Le mot de M lélcha finit par désigner ceux qui méprisent la sainte loi
{Lassm, Ind. Alt., T. I. p. 5).
(2) Von Bohien, Das alte Indien, T. II, p. 34.
(3) Fragments du poëme du Bharatea, dans Lassen, Pentapotamia indica,
p. 73.
(4) Fragments du Bharatea, p. 73.
(5) Lois de Manou, XII, 43.
RELATIONS INTERNATIONALES. 1S5
l'excessive insociabilité qui étonne les Européens résidant dans
rinde (*). La religion se mêlant à tous les actes de la vie civile, et
toutes les pratiques religieuses étant souillées par la présence d'un
impur, il en résulte que les relations entre Indiens et étrangers
deviennent presque impossibles. L'opposition religieuse n'empêche
pas seulement le contact des Indiens avec les autres nations, elle
inspire à la race élue des Aryens un profond mépris pour ceux qui
ne partagent pas leurs croyances. Un Mlêtcha est un être plus
méprisable encore qu'un Tchândâla; celui-ci foule au moins le sol
sacré de l'Inde; le premier, créature impure, vit dans une contrée
impure. Cet éloignement poussé jusqu'à l'aversion, a frappé tous
les dominateurs étrangers; il est encore aujourd'hui témoigné aux
Européens (^) ; s'il s'affaiblit, c'est dans les classes où Tantique foi
s'efface.
Mo S. li'bospitalité indienne.
Telle est la force des préjugés religieux qui séparent les Indiens
des peuples étrangers. Cependant à entendre les écrivains grecs,
les riverains du Gange auraient été les plus hospitaliers des
hommes : « Il y a chez eux, disent-ils, des magistrats qui ont pour
(-J) Leop. Sebastiani, Storia dell' Indostan, p. 30 : « Gl' fiidiani, benche miti e
mansueti, sono resi nella maggior parte délie ordinarie azioni délia vita , piu
insociabili degli uomini. Occupati ad ogni momento da religiose cerimonie e
sempre col timoré di divenire impuri, appariscono disprevegoti a quegli stra-
nieri, ch' essi evitano corne profani ed immondi. »
(2) Nous citerons quelques traits de cette aversion. « Les Indiens, dit Lacroze
(Histoire du christianisme des Indes, T. II, p. 299), fuient avec un soin extrême
Tattouchement des Européens, et pour rien au monde ils ne voudraient manger
aucune chose qui eût passé par leurs mains. Ils ont même en horreur celles que
des étrangers auraient regardées, auxquels ils défendent à cause de cela l'entrée
de leurs maisons, et l'attouchement des vases dont ils se servent pour boire et
pour préparer leur nourritnre. S'il arrive qu'un Européen les touche, ils les
cassent aussitôt. Ils évitent avec le même soin de voir manger des étrangers;
leurs superstitions sont sans nombre sur ce sujet. »
D'après Sonnerai (Voyage aux Indes, T. I, p. 102, T. II, p. 6), les Européens
sont tout ce que les Indiens connaissent de plus méprisable; ils les détestent
plus que les parias. Rien ne peut les familiariser avec les usages des Européens;
leur haine en vivant parmi eux ne fait qu'augmenter; ils ont une horreur invin-
cible pour tout ce qui se ressent des mœurs de l'Europe.
154 l'inde.
fonction de recevoir les étrangers et de veiller à ce qu'on ne leur
fasse aucune injustice. Ils donnent des médecins à ceux qui sont
malades, ils en ont bien d'autres soins encore ; ils les ensevelissent
quand ils meurent, et rendent aux héritiers les biens des défunts »(*).
Quand on compare ces récits avec les témoignages authentiques des
livres sacrés, il est difficile d'admettre le tableau que les Grecs ont
tracé de l'Inde, comme l'expression de la réalité. L'hospitalité paraît
presque incompatible avec les antipathies religieuses qui animent
les Indiens. Les castes supérieures ne pratiquent aucun devoir
d'humanité envers les tchàndâlas; or, toute la race sanscrite est à
l'égard des étrangers dans des rapports analogues à ceux qui
existent entre la population aryenne et les misérables rejetés hors
des castes. Poussée dans ses dernières conséquences, cette opposi-
tion détruirait tout lien d'humanité. Heureusement l'homme trouve
dans son âme un contrepoids aux funestes doctrines qui obscur-
cissent son intelligence et affaiblissent son sentiment moral. L'hos-
pitalité s'est fait jour chez les Indiens en dépit des croyances
brahmaniques.
L'hospitalité est célébrée dans la littérature indienne autant que
par les poètes de la Grèce et de Rome. Le Bhâgavata Poiirâna
compare « un précepteur à Brâhma, un père au chef des créatures,
une sœur à la pitié; l'hôte est réellement la forme de la justice »(^).
D'après le livre sacré, l'hospitalité est un droit pour ceux qui la
demandent, et un devoir pour le maître de la maison ('). Ce
devoir est une des rares obligations imposées à tout homme, sans
distinction de castes : « Le Dieu du feu, dit Y Hitopadésa {*), doit
être adoré par les brahmanes, le brahmane par les autres castes,
le mari par son épouse, l'étranger par tout homme » . Les lois de
Ma)iou entrent jusque dans le détail des services qu'on doit rendre
à l'hôte : « Que le maître de maison fasse tout son possible pour
(1) Diodor., II, 42. — Strab., XV, p. 487. — Philostrat., Vit. Apollon., II, H.
(2) Bhûg. Pur., VI, 7, 29. 30.
(3) Dans le drame de Sacontala, un ascète exige l'hospitalité comme un droit;
une simple négligence à accomplir ce devoir sacré, attire de sa part la plus
sévère malédiction sur Sacontala {Sacontala, acte IV, scène 1).
(4) Jlilopadésa, I, 4, 101.
RELATIONS INTERNATIONALES. 155
qu'aucun étranger ne séjourne jamais chez lui sans qu'on lui ait
offert, avec les égards qui lui sont dus, un siège, des aliments, un
lit, de l'eau, des racines ou des fruits » (^). Le législateur ajoute
cette recommandation qui caractérise bien le génie de l'Inde :
« de riierbe, la terre pour se reposer, de l'eau pour se laver les
pieds, de douces paroles, voilà ce qui ne manque jamais dans la
maison des gens de bien » (^). La loi ordonne au brahmane de
s'abstenir de toute contestation avec son hôte (') ; elle menace des
peines les plus graves ceux qui le reçoivent sans amour (^). Si nous
en croyons les maximes sur l'hospitalité que l'on rencontre dans
les poètes, cette vertu était un bonheur plutôt qu'un devoir. Un
brahmane dit dans un drame qu'il préfère la mort à la pauvreté;
s'il regrette sa fortune, ce n'est pas pour lui : mais que l'hôte ne
vienne plus frapper à la maison d'où la richesse a fui, voilà ce qui
rafflIgeC)!
Le législateur indien, dans ces touchants préceptes, pense-l-il à
l'étranger proprement dit? Les lois de Manou ne laissent pas de
doute sur la portée des sentiments hospitaliers des brahmanes.
Elles prescrivent des obligations différentes au maître de maison,
suivant la caste à laquelle l'hôte appartient [^). L'hospitalité est
assez sacrée pour s'étendre jusqu'aux castes inférieures ; le vaiçya
et le coudra ne doivent pas être repoussés ('), mais ils mangeront
(1) Lois de Manou, IV, 29.
(2) Ibid., III, iO-l. Comparez Hitopadésa, I, 4, 53.
(3) Ibid., IV, 479, 480. Comparez ibid., III, 94, 99, -105, 4 -16.
(4) Un hôte qui sort d'une maison avec une espérance déçue, laisse au maître
l'héritage do ses péchés, et il emporte les vertus de celui qui a manqué au devoir
de l'hospitalité {Hitopadésa, I, 4, 56).
« Le maitre de maison qui souvent à la vue d'un hôte éprouve des accès de
colère, et le reçoit avec des regards mécontents comme s'il voulait le consumer,
voit dans l'enfer des vautours, des hérons, des corbeaux et dos grues venir lui
arracher de force ces yeux qui n'avaient que des regards cruels » [Bhâg. Pur.,
V, 26, 35).
(5) Théâtre indien de Wilson, T. I, p. '14, trad. fr.
(6) Lois de Manou, III, 107 et siiiv.
(7) Pour recommander ce devoir envers les classes inférieures, les livres sacrés
dépouillent en quelque sorte le coudra de IcMiveloppc de sa caste, et ne voient
plus en lui que l'étranger « égal à tous les dieux. » llilopadcsa, I, 4, 57.
1S6 l'inde.
avec les domestiques; le maître se contentera de leur témoigner de
la bienveillance ('). Quels sont les hôtes que les livres sacrés ont en
vue, quand ils exaltent les devoirs de l'hospitalité? Ce sont les
membres des castes et surtout les brahmanes (-). C'est à ces dieux
de la terre que les maîtres de maison doivent prodiguer tous leurs
trésors, toutes leurs attentions. Quant aux étrangers, aux Mlêtchas,
leur nom n'est prononcé dans le code de Manou que pour être flétri.
Peut-être l'hospitalité était-elle moins exclusive chez les sectes qui
rejetaient les castes, ou qui étendaient du moins les devoirs de cha-
rité à tous les hommes. La bienveillance universelle des adorateurs
de Bhagavad, et surtout des disciples du Bouddha a pu faire naître
la tradition qui représentait les Indiens comme le plus hospitalier
des peuples. Peut-être aussi la douceur des mœurs indiennes
a-t-elle modéré la rigueur de la réprobation qui frappait l'étran-
ger. Une chose est certaine, c'est que dans la doctrine brahma-
nique, l'hospitalité ne dépasse point les limites de la caste : ce n'est
pas l'homme que l'on honore, c'est le brahmane, ou celui qui jouit
d'une double naissance. Ne condamnons pas trop sévèrement cet
égoïsme des peuples primitifs; saluons plutôt .dans leur charité
étroite le germe d'un sentiment qui se développera successivement,
jusqu'à ce qu'il devienne la fraternité universelle.
Les bornes dans lesquelles le législateur indien restreint l'hospi-
talité, prouvent combien il était loin de favoriser les communica-
tions de l'Inde avec les autres nations. Cependant l'isolement des
Indiens n'a pas été absolu. L'histoire serait muette sur leurs
rapports avec les autres peuples, que nous devrions en admettre
l'existence. L'homme n'accomplit pas un acte qui n'influe sur ses
semblables; comment la vie d'une nation puissante ne se lierait-elle
pas à la vie générale de l'humanité ! Il est impossible qu'un des
peuples les plus remarquables du monde ancien ait vécu soli-
taire. Essayons de suivre la race aryenne dans sa mission civili-
satrice.
(1) Lois de Manou, III, 112.
(2) i6td.,116.
RELATIONS INTERNATIONALES. 157
§ 11. La race aryenne et les habitants primitifs de l'/nde.
Pour apprécier l'influence que la nation aryenne a exercée sur
riiumanité, il faut se représenter le milieu dans lequel elle a vécu.
Les deux péninsules indiennes par leur étendue, la merveilleuse
fertilité du territoire, la richesse des productions, la population,
forment presque un monde ('). Quand les Aryens n'auraient fait
que répandre la civilisation dans cette partie de la terre, leur
mission serait une des plus hautes que la Providence ait confiées à
un peuple. L'Inde était habitée par une de ces tribus, que nous
n'osons pas appeler inférieures, parce que nous croyons à l'unité
du genre humain, mais dont la triste destinée est de disparaître
devant les nations civilisées, sans laisser d'autre souvenir de leur
existence que leur infortune. Les indigènes appartenaient à une
race noire, bien que distincte des nègres; les débris qui en sub-
sistent encore doivent être rangés parmi les sauvages plutôt que
parmi les barbares (*). Ils sont livrés au plus grossier fétichisme ;
plusieurs pratiquent les sacrifices humains; d'autres ont si peu le
sentiment de l'humanité, qu'ils tuent les hommes avec la même
indifférence que les animaux {'). La dégradation dans laquelle vivent
ces tribus avilies depuis plus de trois mille ans, a sans doute contri-
bué à les abrutir; mais si nous comparons les récits des voyageurs
modernes avec ceux (ïHérodote et du Mahàhhârata, nous serons
forcés d'admettre que les habitants primitifs de l'Inde étaient dans
un état pire que la barbarie, parce qu'il semble s'opposer à tout
progrès (*).
(1) L'Inde proprement dite a une étendue de 65,000 milles géographiques
carrés. La population actuelle est de plus de140 raillions; elle était probablement
plus forte dans l'antiquité : l'Inde surpasse sous ce rapport deux continents,
l'Afrique et l'Amérique {Lassen, Ind. Alterth., T. I, p. 77, 359).
(2) G. Schlegel, De l'origine des Hindous (Essais historiques, p. M2).
(3) Lassera, Ind. Alt., I, 363-3G5, 375-377, 388-390.
(4) Hérodote représente les tribus indiennes vivant les unes de poissons crus,
comme les sauvages de l'Océanie; les autres se nourrissant de chair humaine, et
tuant leurs plus proches parents, dès qu'ils sont malades, de peur que la mala-
i58
L INDE.
Quel fut le sort de ces populations après Timmigration des
Aryens? Nous savons qu'une partie, reçue dans la caste des vain-
queurs, forma la caste des coudras. Le plus grand nombre résista
à l'action de la civilisation ; les uns se retirèrent dans des monta-
gnes inaccessibles, les autres continuèrent à vivre au milieu des
nouveaux maîtres du sol, mais dans la condition la plus vile dont
l'histoire des misères humaines ait gardé la mémoire. Comment
s'est opérée la transformation des uns, comment s'est maintenue
jusqu'à nos jours l'humiliation des autres? Nous n'avons pas de
réponse à ces questions si intéressantes pour l'histoire de l'humanité.
C'est à peine si nous pouvons nous faire une idée de l'occupation de
l'Inde par les Aryens. Peuple essentiellement civilisateur, ils ont at-
tiré ou refoulé les indigènes par la puissance de l'intelligence, autant
que par la force des armes. Les livres sacrés nous montrent les
brahmanes se retirant dans les forêts à l'approche de la vieillesse (').
Ces solitaires étaient les missionnaires de la civilisation ; ils exer-
cèrent sur les habitants primitifs l'influence d'êtres supérieurs et
presque divins. Ainsi s'explique la profonde impression que le
brahmanisme fit même sur les populations qu'il rejeta : il les con-
vainquit de leur irrémédiable infériorité. Mais il y a dans les races
réellement sauvages une force de résistance qui repousse toute
culture. Plus d'une fois les ascètes furent surpris par les autoch-
thones qui se voyaient dépouillés des terres, héritage de leurs
ancêtres; les pacifiques brahmanes appelaient à leur aide les rois
et les guerriers; alors sans doute il se faisait un immense carnage
de ceux qui avaient osé porter la main sur les saints habitants de
dio ne les fasse maigrir, et que leur chair n'en devienne moins bonne ; tous
s'accouplant jDubliquement comme leshèies(Herod., III, 98, 99, iOI).
Le Mahâhhârata donne les mêmes détails sur les peuples sauvages qui occu-
paient l'Inde lors de l'immigration aryenne. Nous empruntons le passage suivant
aux notes de Schioanbeck sur Mégasthène {Mahâhhârata, X, 452-457) : « Ibi
conspiciebantur Râxasae et Picâkae, carnem humanam vorantes, sanguinem
bibentes. Et quum sanguinem bibissent, laeti catorvatim saltabant, collocuti
talia : Hoc est optimum, clarissimum, dulcissimum. Sic coUoquebantur illi
vorantes medullam, ossa, sanguinem, adipcm, hostium caruem dévorantes,
cruda carne vesceutes, carne viventes. »
Lois de Manon, VI, 2.
RELATIONS INTERNATIONALES. 159
la forêt {vânaprastha). La résistance des possesseurs du sol fut
vaine: les sauvages reculent fatalement devant les nations civilisées ;
ceux qui ont un élément vital, progressif, se fondent parmi leurs
vainqueurs; les autres végètent et finissent par s'éteindre{*).
Ainsi les Aryens ne sont pas parvenus à occuper tout le terri-
toire que la nature semblait leur avoir assigné. Dans les contrées
mêmes où ils dominent, ils n'ont pu s'assimiler entièrement les habi-
tants primitifs ('^); quelques-uns n'ont adopté qu'en partie les insti-
tutions brahmaniques, d'autres ont été rejetés dans la caste impure
des coudras ; le plus grand nombre, placé en dehors des castes,
présente l'affligeant spectacle de populations abruties ('). Est-ce à
l'opposition des indigènes ou à l'impuissance du brahmanisme qu'il
faut attribuer la civilisation incomplète de l'Inde? Il nous répugne
de rejeter sur les tribus primitives tout le poids de la dégradation qui
pèse aujourd'hui sur les parias. Une grande partie de la responsabi-
lité doit retomber sur les conquérants. Aucune race n'est imbue
comme le peuple sanscrit du dogme de l'inégalité native des hommes
dans cette vie : cette convicton religieuse conduit fatalement aux cas-
tes, et rien ne s'oppose autant à l'assimilation des vainqueurs et des
vaincusque cet esprit de division. Mais quoique l'œuvre civilisatrice
des Aryens soit imparfaite, leur gloire n'en doit pas souffrir : ils
sont les premiers venus dans la laborieuse carrière du développe-
ment de l'humanité ; il serait injuste de leur demander ce que les
Grecs et les Romains ont fait après eux.
{i) Lassen, Ind. Alt., p. 449, 535, 537, 579-585.
(2) Il y a encore aujourd'hui une peuplade primitive, dans un état sauvage,
au centre de l'Inde (G. Schlegel, De l'origine des Hindous, p. 475).
(3) Lassen, Ind. Alt., T. I, p. 383-385, 189, 190, 363, 364, 379, 359, 156, 66,
70, 162,163, 185.
160 l'inde.
§ III. Relations de l'Inde avec les peuples étrangers.
Mo. 1. Conimerce» Colonisation.
La civilisation originale qui se développa sous l'influence du
génie bràlimanique ne resta pas concentrée dans les limites du
monde indien. L'Inde est entrée en rapport avec les peuples de
l'Orient par la conquête, la colonisation et le commerce. Les
Indiens dirent à Mégasthène qu'ils n'avaient pas fait de guerre
extérieure; cependant dans la première ardeur de l'invasion, les
Aryens s'élancèrent au-delà des limites de la péninsule, et occu-
pèrent une partie de l'immense archipel qui borde l'Asie orientale.
Les brahmanes répandirent les bienfaits de leur civilisation dans
ces îles, comme ils l'avaient fait sur le continent, par l'action
toute puissante de la religion. Mais les relations nées delà con-
quête et étendues par les colonies furent bornées; le mouvement
d'expansion s'arrêta, l'esprit guerrier des kchattriyas plia sous le
génie rêveur du brahmanisme. A défaut de la guerre, le com-
merce, ce lien des nations, pouvait mettre les Indiens en contact
avec le monde entier. La nature, tout en isolant l'Inde des grands
empires de l'Asie, veilla à ce qu'elle fût reliée à l'humanité, pour
que les fruits de sa culture précoce profitassent aux peuples moins
avancés, et pour qu'elle-même un jour fût régénérée par le génie
européen ('). La mer établissait une communication facile, non-
seulement avec l'Archipel, mais avec la Chine, la Perse, l'Arabie
et les côtes orientales de l'Afrique. Les Indiens mirent-ils les dons
de la nature à profit?
La doctrine brahmanique est peu favorable aux relations com-
merciales. Le sacerdoce n'aime pas plus le commerce que la guerre;
son intérêt peut exiger qu'il favorise l'accroissement de la richesse
nationale jusqu'à une certaine mesure, mais dès que les rapports
(i) Lassen, Ind. Alt., T. I, p. 76, 77, 74, 192.
RELATIONS INTERNATIONALES. 161
doivent s'étendre aux autres peuples, la politique sacerdotale les
entrave comme toute liaison avec l'étranger. Dans le Ma/î«&/iàra?«,
le trafic des navigateurs est frappé d'une espèce de réprobation (').
Cependant les brahmanes n'avaient pas la même antipathie pour la
navigation que les Égyptiens et les Perses; d'après la mythologie
indienne, la mer, loin d'être impure, doit son origine aux émana-
tions du fleuve sacré (-). Le Code de Manou ne prohibe pas le
négoce maritime; il en consacre même tacitement la légitimité, en
reconnaissant force obligatoire aux contrats qui y sont relatifs (').
L'Egypte a été le siège d'un commerce considérable, malgré
l'horreur religieuse que la mer inspirait à ses habitants; comment
l'Inde, où ce préjugé n'existait pas, et qui était plus favorisée
encore par la nature que l'Egypte, n'aurait-elle pas été commer-
çante? Des témoignages positifs attestent que l'Inde brahmanique
ne cessa pas d'être en relation avec les peuples du midi de l'Asie et
de l'Afrique .
Les Indiens paraissent déjà comme peuple navigateur dans les
Vêdas, le plus ancien de leurs livres sacrés. Il y est fait mention
de barques ou vaisseaux {*) portant ceux qui cherchent fortune en
voyageant sur mer; le nom de trafiquant est donné à celui qui s'ex-
pose dans l'espoir d'un gain (*). Le Mahàbhârata parle d'hommes
hardis qui pratiquent la mer au péril de leur vie(^), de vaisseaux
innombrables chargés de perles, de navires qui bravent la tem-
(1) « C'est l'avarice qui pousse les hommes à pratiquer la mer, car elle prend
mille formes, la soif des richesses. » (Passage cité par Lassen, T. I, p. 854,
note 3.)
La pratique du commerce, dit le Dhâgavata Pur., V, 14, 37, ne fait que
développer les haines mutuelles.
(2) Le Gange {Rdmâyana, I, 44).
(3) Lois de Manou, VIII, 157. Les Pourânas défendent de passer l'Indus et de
pratiquer la mer; mais il paraît que cette prohibition n'est pas ancienne et
qu'elle n'a jamais été observée dans toute sa rigueur (Von Bohlen, das alte
Indien, T. II, p. 125 et suiv.).
(4) Navas-naû : de là les teçmes grecs et latins vzO; et navis.
(5) Le Riy-Véda, emploie déjà le mot banidj, marchand, dans le sens du
sanscrit usuel {Néve, Études sur les hymnes du Rig-Véda, p. 89. — Lassen, T. I.
p. 577).
(C) Lassen, T. I, p. 854, note 3.
162 l'inde.
pète ('). Plus tard le brahmanisme amortit l'activité de la race
aryenne. Heureusement la première époque de vie surabondante et
d'expansion suffit pour établir des liens entre l'Inde et les autres
peuples; les relations ne cessèrent jamais, bien que les Indiens y
jouent de plus en plus un rôle passif. Constatons ces antiques
rapports des nations, autant que la rareté et rincertitude des
témoignages le permettent.
IVo 9« RelatiouB avec les peuples du Mord et de l'Est.
Colonisation de l'Arciiipel.
Les communications avec les peuples du Nord ont peu d'impor-
tance dans l'époque brahmanique. Le Tibet est séparé de l'Inde
par les immenses chaînes de l'Himalaya; cette barrière rendait toute
conquête impossible, mais elle n'empêcha pas les relations commer-
ciales et intellectuelles : les missionnaires bouddhistes franchirent
les sentiers escarpés de ces montagnes presque inaccessibles pour
prêcher la boîine loi (-). Les Indiens ont encore connu d'autres
peuples du Nord (^). Le Mahâhhârata parle de plusieurs tribus qui
apportèrent des présents au puissant roi des Pandavas. Les pré-
sents envoyés comme marque de soumission sont probablement
une invention brahmanique. Cependant des collisions hostiles
eurent lieu entre les Aryens et les populations guerrières qui les
touchaient; malgré leur mépris pour les Mlètchas, ils admiraient
le courage de leurs indomptables ennemis. Mais les rapports avec
la Haute Asie n'acquirent de l'importance pour la civilisation que
lorsque le bouddhisme porta des germes de culture et d'humanité
au milieu de ces populations barbares.
Les Aryens entrèrent en relation avec l'Asie orientale, à une
époque très reculée (*). Le commerce et les colonies furent un pre-
mier lien; plus tard, le bouddhisme transforma l'Indo-Ghine en
(1 ) Von Bohlen, T. II , p. 140. — Râmâyana, U) 61 .
(2) Lassen,!:. I, p. 13.
(3) Ibid., p. 848, 853, 8S2.
(4) Ibid., p. 75, 193,742,850.
RELATIONS INTERNATIONALES. 163
une dépendance de la civilisation indienne; la langue des habitants,
dérivée du sanscrit, atteste la profonde action que l'Inde exerça
dans ces contrées. Y a-t-il eu des rapports entre les Indiens et les
Chinois? A voir les déserts qui séparent les deux peuples, les
communications doivent paraître peu probables. Toutefois il est
certain qu'il y en eut déjà dans la haute antiquité. Les brahmanes
empruntèrent leur système chronologique à la Chine, vers le
onzième siècle avant notre ère. Ces liens intellectuels supposent des
liaisons commerciales plus anciennes encore. Le savant historien
qui a éclairé le commerce de l'antiquité d'une si vive lumière, a
prouvé qu'il existait un trafic par terre entre l'Inde et le Céleste
Empire ('). Les Indiens du Nord allaient en nombreuses caravanes
chercher les produits de la Chine, soit pour les exporter eux-
mêmes, soit pour les faire exporter par leurs voisins de la Bac-
triane. Des tribus nomades facilitaient ces relations; placés par la
Providence partout où des déserts menacent de séparer les nations,
les pasteurs servent de lien entre les hommes; grâce à eux, une
chaîne non interrompue reliait la Chine à l'Inde et à la Mer Noire;
c'est par leur intermédiaire que les produits du lointain Orient
étaient répandus dans toute l'Asie.
La mer offrait une communication facile avec l'Archipel. Ceylan,
à peine détachée du continent, conserva des rapports intimes avec
rinde(*). Elle fut conquise par les Aryens dès l'époque héroïque(').
Plus tard, Ceylan devint un des sièges principaux de la doctrine
bouddhique et le centre d'une active propagande. Elle fut aussi
pendant l'antiquité l'entrepôt du commerce entre l'Arabie et
l'Inde (*). Java, occupée de bonne heure par les Indiens (■^), fut
entièrement transformée par les conquérants ou les colons ; ils y
(1) Heercn, Inde, Sect. II. — Lassen, Ind. Alt., T. II, 605, ss.
(2) Lassen, Ind. Alt., T. I, p. -193.
(3) Le Mahâbhârata rapporte la conquête au divin Râma {Lassen, T, I,
p. 198, s.).
(4) Heercn, De Graecia Indis cognita {Commentar. Soc. Goelting., T. X,
p. 145-148). — Lassen, T. I, p. 191, 192, 194.
(5) Rafjles, Ilislory of Java, T. I, p. 71.
164
L INDE.
transportèrent leurs traditions, leurs institutions ('), leur langue
et leur littérature (^). Les marchands et les brahmanes visitèrent
également les autres îles de TArchipel; on y trouve des traces de
civilisation indienne ('). L'étude des langues permet de suivre les
progrès de la race aryenne dans TOcéanie. L'identité du kawi et
du sanscrit prouve qu'à Java la fusion des colonies hindoues et des
indigènes fut complète. Le malai présente, quoiqu'à un degré
beaucoup moindre, la même parenté : il doit à la langue sacrée de
rinde une partie des mots qui rappellent des idées morales, méta-
physiques ou religieuses. A mesure qu'on s'éloigne de Java, l'affi-
nité des dialectes océaniens avec le sanscrit devient moins étroite
et s'efface. L'orientaliste auquel nous empruntons ces détails {^) a
cru pouvoir tracer les limites dans lesquelles la civilisation indienne
agit sur l'Océanie : de l'île de Java, elle se répandit à l'ouest, dans
toute l'île de Sumatra, et sur les côtes de la péninsule de Malaca,
au nord jusqu'aux Philippines, à l'est jusqu'aux Moluques, qu'elle
ne dépassa pas.
L'occupation de l'Archipel par la population aryenne a conquis
à la civilisation des pays qui sont si richement dotés par la nature
que l'on y a cherché le paradis terrestre. Les habitants primitifs
appartenaient probablement à la même race qui occupait l'Inde
avant l'immigration des Aryens; l'état intellectuel et moral des
insulaires était aussi bas que celui de leurs frères du continent : les
Indiens les représentent comme des démons, des géants, des mon-
stres (^). Les conquérants les firent entrer dans la grande famille
{1) Baffles, T. II, p. 76. — Lassen, T. II, p. 104!.
(2) Le kaivi, la langue savante de Java, a neuf mots d'origine sanscrite sur
dix. La littérature javanaise est en grande partie l'imitation de celle de l'Inde.
Baffles a analysé plusieurs de ces compositions, entre autres un poëme épique
emprunté au Mahâbhârata. Dulaurier, qui a fait une étude spéciale des littéra-
tures de l'Archipel d'Asie, en a traduit quelques fragments {Bcime des deux
Mondes, 1841, T. III, p. 79). Les bas-reliefs des temples dont les ruines couvrent
le sol javanais, sont également une reproduction de l'art indien.
(3) Lassen, T. I, p. 75, 347. — Von Bohlen, T. I, p. 28-32.
(4) Dulaurier, ib., p. 75. — Lassen, T. II, p. 1060.
(5) Lassen,'ï, I, p. 198, 199; T. II, p. 1061, s.
RELATIONS INTERNATIONALES. 165
humaine en les civilisant. On doit, dit un savant orientaliste, par-
donner bien des extravagances au brahmanisme pour cet immense
bienfait (').
%° 3. Relations avec l'Occident. Guerre. Commerce.
L'influence civilisatrice de la nation aryenne dans TOrient est
incontestable. Il n'en est pas de même de ses rapports avec l'Occi-
dent. Ici nous entrons dans le domaine des probabilités et des
conjectures. L'Inde continentale est pour ainsi dire fermée du côté
de l'Occident par une chaîne de montagnes qui laisse à peine
quelques passages pour les communications. Ces barrières n'arrê-
tèrent pas l'ambition des conquérants : ils semblaient fascinés par
cette terre à laquelle la nature a prodigué tous ses dons. Nous ne
parlons pas des conquêtes de Bacchus et d'Hercule, mélange de
mythes grecs et indiens, qui se forma lorsque les deux peuples
entrèrent en relation sous la domination macédonienne (^). Sémi-
ramis est aussi un personnage à moitié mythique; cependant le
fait d'une expédition assyrienne, longtemps rejeté comme fabu-
leux, ne peut plus être nié, en présence des monuments de Ninive.
D'après les traditions recueillies par les auteurs grecs, la reine de
Babylone échoua dans son entreprise ('); elle ne laissa aucune
trace de son passage. L'invasion de Sésostris ne se trouve pas con-
firmée jusqu'ici par les monuments égyptiens.
L'histoire acquiert plus de certitude, lorsque les Perses parais-
sent sur la scène. Darius étendit son empire jusqu'à l'Indus {*),
mais il ne pénétra pas dans l'intérieur de la péninsule. Bien que
les Hindous et les Per.sans fussent voisins et de la même famille,
leur contact ne fut pas assez intime pour qu'il en résultât une
profonde modification des deux nations aryennes. Il y avait à la
vérité des mercenaires indiens dans les armées du Grand Iloi, mais
(1) Von Bohlcn, Das altc Indien, T. I, p. 32.
(2) Ibid., p. 448.
(.'}) Strab., XV, p. 472, cd. Casaub. — Arriun., Fnd., c '6.
(4) Herod., IV, 44.
w
166 l'inde.
ils ne venaient pas de l'Inde gangétique ; la Perse n'avait de rapport
qu'avec la Pentapotamie. Le héros macédonien, après avoir ren-
versé la domination persane, entama également l'Inde; la résistance
obstinée de son armée l'empêcha d'achever sa conquête. Alexandre
éleva des monuments gigantesques pour éterniser la mémoire de
son expédition ; mais le sol de l'Inde conserva seul le souvenir de
sa grandeur ('). Toutefois la domination grecque dans l'Inde ne
finit pas avec Alexandre; la langue, les arts et la littérature de la
Grèce envahirent les régions les plus reculées de l'Orient. La civi-
lisation indienne subit-elle l'influence de l'hellénisme? A en croire
un savant orientaliste, les Indiens n'empruntèrent aux Grecs que
quelques connaissances mathématiques; le fond du brahmanisme
resta intact f).
Ainsi les conquêtes des Assyriens, des Perses et des Grecs n'eu-
rent pas la puissance de modifier l'Inde. Les voies par lesquelles les
conquérants passèrent n'auraient-elles pas servi à communiquer la
culture des Indiens aux peuples de rOccident(')? Il est certain que
des caravanes pratiquèrent les défilés qui séparent l'Inde du
continent asiatique; l'échange des marchandises a-t-il eu pour
conséquence un commerce intellectuel? Nous ne pouvons que sou-
lever des questions; pour réponse nous avons à peine quelques
probabilités résultant des relations commerciales qui eurent lieu
dès la plus haute antiquité entre l'Orient et l'Occident.
La nature elle-même a préparé les communications de l'Inde et
du monde occidental, en dotant une partie de la terre de productions
dont l'autre est privée et qui lui sont cependant indispensables.
L'Inde produit seule ces épices si recherchées, la cannelle et le poi-
vre, qui servent au luxe dans les climats froids, et qui sont des objets
de première nécessité sous le ciel brûlant tout ensemble et humide
des pays méridionaux. L'Arabie est la patrie de l'encens et de
la myrrhe : ces baumes odorants sont aussi nécessaires pour entre-
tenir la pureté de l'air que les épices pour conserver la santé ;
(1) Lassen, De Pentapotamia, p. 27.
(2) Voyez le tome II de mes Études.
(3) Burnouf, Préface du Bhâg. Pur., p. 108.
RELATIONS INTERNATIONALES. 167
la religion qui consacre l'usage des parfums dans les temples en
rehausse encore la valeur. L'Afrique orientale fournit l'or qui sert
au luxe et à l'échange. La barrière que les mers semblent élever
entre ces contrées n'est qu'apparente; des vents réguliers guident
les vaisseaux à travers le vaste Océan presque sans le secours de
l'art ('). Ne soyons donc pas étonnés de rencontrer les produits
indiens dans l'Occident dès les temps les plus reculés. Il est déjà
fait mention des épices de l'Inde dans les livres de Moïse ; les par-
fums les plus variés étaient employés pourpréparer l'huile sacrée(*).
Aussi loin que remonte notre connaissance de l'Egypte, nous
y trouvons les marchandises du Midi : l'encens, les arômes,
l'indigo (^). Un autre témoignage , tout aussi positif, prouve
l'existence de liaisons antiques entre l'Orient et l'Occident. Les
mots des langues occidentales qui désignent les marchandises de
rOrient, appartiennent au sanscrit, même chez les peuples qui
ne sont pas liés avec les Aryens par une communauté d'origine et
de langage {*).
L'étude comparée des langues a fourni de nos jours une solution
(1) Heeren, Éthiopiens, ch. 3 (T. V, p. 179-181 de la trad. fr.).
(2) Exode, XXX, 23. — Comparez Job, XXVIII, 16; Ezéchiel, XXVII, 6, 15 ;
Jérémie, VI, 20; Cantique des Cantiques, IV, 14.
(3) L'indigo se trouve dans les tombeaux de la dix-huitième dynastie de
Thèbes (1822 à 1476 avant Jésus-Christ). Dulaurier, dans le Journal Asiatique,
1846, T. VIII, p. 132. — Le coton s'y trouve-t-il aussi? L'opinion que les Egyptiens
se servaient de coton pour envelopper les momies, était accréditée jusqu'à
nos jours. Elle s'appuyait sur l'imposante autorité de lilumenbach et sur le
témoignage des industriels anglais. Mais l'examen des enveloppes de momies
fait au microscope a prouvé que le prétendu coton était du lin d'une grande
Gnesse [Ritter, iiber die geographische Verbreitung der BaumvvoUe, dans les
Ahhandlungen der kUniijlichen Akadernie der Wissenschaf ten, i8^\ , p. 316, s.s.).
(4) Le mot hébreu ou phénicien qui désigne le coton {Icarpas) est sanscrit
(karpasa) ; de la langue phénicienne il passa dans les langues grecque et latine
(lutter, Asien, T. IV, Sect. I, p. 436. — Lasstvi, T. I, p. 250, note 2). Le mot
nard vient du sanscrit; il se trouve dans le Cantique des Cantiques (IV, 13, 14.
Lasscn, T. I, p. 289, note). Le mot sanscrit p//jaZ/, poivre, est passé dans le grec
et de là dans toutes les langues de l'Europe [Hitler, Asien, IV, 1, p. 439). Le
nom que les Grecs donnaient ii l'étain, a sa source dans le sanscrit : YMTuiTzpo;
est le vieux mot indien kastira; on retrouve la même racine dans l'arabe A;o.v(///'
[Lassen, T. I, p. 239. — IfumOoldt, Cosmos, T. H, p, 436, note 29).
1G8 l'inde.
probable à un problème historique qui partage les savants depuis
des siècles. Rien de plus célèbre dans l'hisloire du commerce que
les voyages des Phéniciens et des Juifs à Ophir. Quel était ce
mystérieux pays, but d'une expédition qui durait trois ans?
D'après les derniers travaux des orientalistes, il paraît que l'Inde
était le terme de la navigation juive et phénicienne (^). L'existence
de cet antique commerce donne ouverture à des probabilités nou-
velles sur les rapports de l'Orient et de l'Occident.
Les voyages dont parle la Bible, et qui eurent lieu mille ans
avant l'ère chrétienne, ne furent pas les premiers que les Phéni-
ciens eussent faits sur les côtes de l'Inde. C'est l'occupation de
deux ports situés sur le golfe arabique qui fit momentanément un
peuple commerçant des Hébreux; avant cette conquête, les Phéni-
ciens étaient sans doute en rapport avec les maîtres d'Eliath et
d'Eziongeber. Mais si l'on doit admettre que les voyages des Phé-
niciens à Ophir sont antérieurs à Salomon, aucun témoignage ne
nous autorise à leur attribuer l'initiative de cette entreprise. Il est
plus probable que les riverains des côtes de l'Arabie ou de l'Inde
s'aventurèrent les premiers sur les mers qui séparent les deux
pays. La nature elle-même les y invitait : pendant la moitié de
l'année les moussons soufflent régulièrement dans la direction de
l'Arabie, et pendant l'autre moitié ils ramènent le navigateur de
l'Arabie dans l'Inde. On ne peut supposer que ces vents soient
restés inconnus à des peuples qui avaient leur demeure sur les
côtes mêmes où ils régnent, et où ils produisent une véritable
révolution atmosphérique, accompagnée des phénomènes les plus
imposants (-). Est-ce aux Arabes ou aux Indiens qu'il faut faire
honneur de la découverte des moussons? Les probabilités sont en
faveur des Indiensf ).
Il se trouve à l'entrée du golfe arabique une île qui par sa posi-
tion est destinée à servir d'intermédiaire entre l'Inde, l'Arabie et
l'Afrique. Les Grecs l'appelaient Dioscorkle; les orientalistes ont
(1) nuter, Àsieu, T. VIII, Sect. II, p. 348-431. — Lassen, T. I, p. 538.
(2) Lassen, T. I, p. 211 et suiv.
(3) Jbid., T. II, p. 382-584.
RELATIONS INTERNATIONALES.
469
prouvé que ce nom est sanscrit (*). Cette étymologie jette une vive
lumière sur l'histoire de la navigation. Elle n'atteste pas seulement
la présence des Indiens dans le golfe arabique : ils n'ont pu donner
un nom sanscrit à une île arabe que parce qu'ils l'occupaient, soit
comme conquérants, soit comme colons, et les Arabes n'auraient
pas souffert l'occupation d'une position aussi avantageuse pour le
commerce, si dès lors ils avaient été navigateurs. L'établissement
des Indiens dans le golfe arabique étant constant, on peut conjec-
turer que leur navigation s'étendait jusqu'en Afrique; car les mous-
sons les portaient sur ses côtes plus facilement que dans l'île de
Dioscoride. A l'appui de cette hypothèse, nous citerons les écri-
vains arabes qui qualifient une ville située sur la côte de Malabar,
iVindienne; c'est cette même Sofàla ou Sefareh que plusieurs
savants ont prise pour VOphir de la Bible. D'autres conjectures
viennent à l'appui de celle-ci. On a remarqué que beaucoup de
noms de l'île de Madagascar appartiennent à la langue sanscrite;
son organisation sociale semble également dénoter une origine
indienne. Des colons indiens peuplèrent les îles de l'Océan qui
baigne l'Asie ; il n'est pas impossible qu'ils se soient établis sur
les côtes africaines. Les Abyssins s'appelaient eux-mêmes Indiens.
La célèbre division des Éthiopiens, déjà mentionnée par Homère,
paraît se rattacher à des relations entre l'Afrique et rinde(^).
Un fait d'une haute importance résulte de ces recherches : des
communications ont existé dès les temps les plus anciens entre
l'Inde et l'Occident. Ces rapports ont-ils été exclusivement com-
merciaux, ou ont-ils réagi sur les idées? Les systèmes les plus
contradictoires ont prévalu tour à tour sur cette importante ques-
tion; les travaux des savants n'ont encore abouti à aucun résultat
certain. Nous ne pouvons qu'exposer l'histoire des variations de la
(1) Von Bohlcn, T. II, p. 159. — Benfey, dans YEncyclopcdie d'Ersch, Sect. H,
T. XVH, p. 30. — Une ville de l'Arabie Heureuse, dans le pays des Sabéons, un
des peuples les plus anciennement civilisés, porto un nom sanscrit [Naijara,
c'est-à-dire ville. — Lassen, T. I, p. 748).
(2) Nous avons suivi dans ces recherches, Benfey, dans V Encyclopédie d'Ersch,
II, <7, p. 2b-32. — Comparez Von Bohlen, p. 124-141 ; Lassen, T. I, p. 748, et
T. II, p. 579, ss.
170 l'inde.
science; les progrès considérables déjà accomplis dans l'élude de
l'Orient, légitiment l'espoir qu'un jour la lumière éclairera l'origine
obscure de la civilisation occidentale.
mo 4. L'Inde et la Grèce.
L'opinion que la Grèce procède de l'Orient, remonte à l'anti-
quité : non-seulement on rapportait les germes de la civilisation
hellénique à des colonies venues de l'Egypte et de l'Asie, on ratta-
chait plus spécialement la philosophie grecque à la sagesse orien-
tale; plusieurs des philosophes les plus célèbres, disait-on, Pytha-
gore et Démocrite, avaient visité les mages et les brahmanes ('). La
croyance des anciens parut recevoir une confirmation éclatante
par la découverte de la littérature sanscrite. La langue grecque
ayant ses racines dans le langage harmonieux des Indiens, il était
naturel de chercher également dans l'Inde la source du développe-
ment philosophique, littéraire et religieux des Hellènes. Ces pre-
miers essais de la science orientale offrent un spectacle aussi inté-
ressant que triste. C'était une époque d'enthousiasme et de foi.
Mais bientôt le résultat des recherches sur la parenté de l'Europe
et de l'Inde fut contesté; à la place de la vérité absolue que l'on
croyait posséder, il n'est resté que doute et incertitude.
Un des premiers savants qui à la fin du dernier siècle se livrèrent
avec passion à l'étude du sanscrit, W. Jones s'occupa des rapports
entre la Grèce et l'Inde. La parenté de la philosophie grecque et
des doctrines indiennes lui parut évidente : « Les six systèmes,
dit-il, dont les principaux sont expliqués dans le Dersana Sastra,
comprennent toute la métaphysique de l'ancienne Académie, du
Lycée et des autres écoles philosophiques. On ne peut lire le
Védanta et les beaux commentaires qui y sont ajoutés sans croire
que Pythagore et Platon doivent leurs sublimes préceptes aux
(1) Liician., Fugit., c. 8. — Clem. Alex., Strom., 1,15, p. 305. — Diog. Laërt.,
Prooem.
RELATIONS INTERNATIONALES. 171
mêmes enseignements que les sages de l'Inde » (*). Les analogies
qui existent entre la théologie de Pythagore et les spéculations des
Indiens frappèrent surtout les orientalistes : elles sont si intimes,
dit un savant français, qu'on doit supposer que le philosophe grec
a puisé ses croyances à une source indienne {^). Chézy ajoute que
le système de Pyrrhon lui semble avoir la même origine. La tradi-
tion le fait voyager dans l'Orient à la suite d'Alexandre ; n'aurait-il
pas emprunté aux brahmanes la doctrine d'après laquelle tout est
illusion? Il n'y a pas jusqu'à la vie du sceptique grec et son indif-
férence absolue qui ne rappellent l'existence comtemplative des
ascètes de l'Inde. Le philosophe citait sans cesse les vers d'Homère
qui compare les races humaines aux feuilles des arbres que l'au-
tomne emporte : les gymnosophistes aimaient à comparer la brièveté
de la vie de l'homme à une goutte de rosée qui brille un instant à la
feuille tremblante du lotus, puis disparaît (').
Dans le domaine de la religion, les ressemblances entre l'Inde et
la Grèce sont plus nombreuses encore et plus frappantes. W. Jones
a écrit une dissertation spéciale sur les dieux de la Grèce, de l'Italie
et de l'Inde {*). Nous en présenterons une rapide analyse, parce
que c'est une pièce importante du débat. L'on a accusé l'ingénieux
orientaliste d'indomanie. Les études sur la littérature sanscrite,
poursuivies avec tant d'ardeur en France et en Allemagne, ont
donné raison au savant anglais. Il n'y a qu'un reproche à lui faire,
c'est qu'il a exagéré les analogies, et qu'il les a rapportées directe-
ment à l'Inde, tandis que les mythes grecs et les mythes indiens
dérivent d'une source plus ancienne, et remontent à une époque
où les ancêtres des Hellènes et ceux des Indiens formaient un seul
peuple.
W. Joncs commence ses études de mythologie comparée par les
dieux les plus anciens de l'Olympe gréco-romain. Saturne est iden-
(i) Asiat. Research., T. I (p. 14 de la trad. ail.).
(2) Chézy, Journal Asiatique, première série, ï. I, p. 3 et suiv.
(3) Comparez sur les rapports entre la philosophie fi;rccque et les doctrines
brahmaniques, Colebrooice, Transactions of thc royal asiatic Society, T. I,
p. XX, 574, 570; — Voti Bohlen, T. I, p. 328, 335.
(4) Asiatic licscarch., T. I.
172 l'inde.
tique avec Noë, et Noë est le Manou de l'Inde ('). A l'appui de
cette comparaison, l'auteur anglais rapporte un extrait du Bhagavat
sur le déluge; la doctrine des quatre âges de l'humanité qui se rat-
tache au règne de Saturne , existe également chez les Indiens. Le
dieu Ganésa est le Janiis des Latins : gardien des portes du ciel,
il tourne ses deux faces vers le solstice et dirige ses quatre bras
vers les quatre points de Vhorizon. Jupiter, comme personnification
du firmament, est le même qu'Indra; les qualités attribuées au dieu
indien sont presque toutes reproduites dans les épilhètes que les
poètes donnent au roi de l'Olympe (^). Mais où retrouver en Grèce
la Triade de Viclinoii, dcSiva et de -Bra/imd? C'est Jupiter qui résume
en lui la Trinité : il est créateur, protecteur ou conservateur et
destructeur, Neptune et Mahadèva sont évidemment les mêmes
divinités ; le trident, la musique des Tritons, rien ne manque au
dieu des mers de l'Inde. Yama, le souverain des enfers, porte
comme Pluton, une fourche dans sa main droite ; dans la gauche
il a un miroir où se reflètent les œuvres de toutes les créatures.
L'enfer des Indiens, plus terrible que celui de la Grèce, se rap-
proche du dogme chrétien ; l'on y voit des âmes qui brûlent dans
des chaudières ou sur des charbons ardents. Câlî ('), YHécaté des
Grecs, se plaît aux sacrifices humains. Hâtons-nous de passer à
des mythes plus riants.
La naissance de Krichna {*), ses amours avec les bergères et sa
lutte contre le grand serpent Calinouga rappellent V Apollon des
Grecs. Comme Dieu du soleil, Apollon a son pendant dans Sourya :
les poètes décrivent son char de feu, attelé de sept coursiers verts.
L'Apollon indien a donné le jour à des jumeaux, comme le dieu
hellénique : Castor et Pollux ont la même mission dans les deux
(-1) Manou, fils de Brâhma, est considéré comme le père du genre humain.
C'est à lui qu'on attribue le code qui porte le nom de Lois de Manou.
(2) Indra est le roi du ciel. On le représente la main droite armée du tonnerre,
et la main gauche d'un arc.
(3) Câli, femme de Siva, le dieu destructeur. On la représente sous des
formes terribles. Elle a pour pendants d'oreilles deux cadavres, un collier de
crîines, une ceinture formée de mains do géants, etc.
(4) Krichna est une incarnation deVichnou, l'un des dieux de la Triade
indienne. Il est quelquefois représenté avec une fliiteà la bouche.
RELATIONS INTERNATIONALES. 173
mythologies. Narada est le Mercure des Grecs; il est législateur,
inventeur des arts et eu même temps le messager des immortels.
Les Indiens ont aussi leur Vulcain qui fabrique des armes pour
les dieux, dans leurs guerres contre les Titans (les Daitijas). Il est
dilïicile de rencontrer un dieu du vin chez un peuple à qui l'usage
des liqueurs spiritueuses est défendu; mais considéré comme héros,
Dionysos est évidemment d'origine indienne : c'est le divin Ràma;
l'expédition dans l'Inde que la mythologie grecque attribue à son
dieu est un souvenir de son origine orientale. Ràma était aussi un
grand conquérant; dans la guerre de Lanka, il fut secouru par
Hanouman, roi des singes, fils de Pavana, roi des vents, qu'il
traîna à sa suite. Pavana est identique avec Pan, roi des satyres,
qui suivent le char triomphal de Bacchus. Les conquêtes de Râma
inspirèrent les poètes ; on les représentait dans les drames. L'on sait
que les fêtes de Dionysos furent également le berceau du théâtre
grec.
Les déesses de la Grèce ont des sœurs sur les bords du Gange.
L'épouse de Siva réunit en elle trois attributs. Comme Pârvâtî^
elle ressemble à Junon ; le paon, l'oiseau chéri de la fière épouse
de Jupiter, a sou représentant auprès de la déesse indienne.
Comme Dourgà, c'est la Minerve des Grecs, l'idéal de la valeur
unie à la sagesse. Comme Bhavani, elle rappelle la Vénus Céleste.
Vénus, la déesse des plaisirs, ne pouvait manquer chez un peuple
dont les tendances sont partagées entre un mysticisme démesuré
et un matérialisme énervant. Les Apsaras sont au service des
dieux qui les emploient pour séduire les sages, lorsque ceux-ci
par la force de leurs pénitences ébranlent la puissance des immor-
tels. Cama Dèva est le digne frère de Cupidon par sa grâce et sa
malice ; enfant aimable, il a pour compagnons le printemps et
les zéphirs; ses armes sont un arc de canne à sucre, son carquois
contient cinq traits (') aigus, armés de (leurs aromatiques : il frappe
avec la rapidité de l'éclair et allume des passions irrésistibles {*).
Cérès est la Lakchmi de l'Inde; la déesse indienne préside à l'agri-
(1) Ces cinq traits répondent aux cinq sens.
(2J Chczy, dans le Journal Asiatique, première série, T. t, p. 3 et suiv.
174
L INDE.
culture, elle enseigne à semer; Sri ou Sris, paraît être la racine du
nom qu'elle porte chez les Romains. Les Muses devaient être ado-
rées chez un peuple qui brille comme les Grecs par les dons de
l'imagination. Il n'y a qu'une déesse que Jones ne retrouve pas
dans rinde, c'est Diane; les violentes émotions de la chasse, qui
s'harmonisent avec le génie actif des races européennes, se con-
ciliaient peu avec le goût du peuple sanscrit pour l'Inaction.
En présence de tant d'analogies dans la religion, dans la philo-
sophie et dans les langues, qui aurait pu conserver un doute sur la
parenté des deux civilisations? Le système de Jones fut accepté
par les savants comme une vérité incontestable. L'Anglais Maurice
lui donna de nouveaux développements; il chercha à prouver que
les mystères de la Grèce avaient leur origine dans l'Inde. Jones ne
s'était pas expliqué sur la manière dont les doctrines indiennes
avaient été transmises aux Grecs; dans le système de Maurice, ils
furent initiés à la théologie indienne par l'intermédiaire de
l'Egypte ('). L'influence directe exercée par les colonies parties de
l'Inde, sur l'Asie occidentale, la Grèce et l'Europe, forme l'idée
dominante d'un ouvrage ingénieux mais paradoxal de Ritter{^). Un
littérateur célèbre, Schlegel, glorifia la sagesse des brahmanes (^).
Il y eut une véritable indomanie dans le monde savant {*).
Le système des orientalistes qui cherchaient la source et le type
de la civilisation grecque dans le brahmanisme, tendait à faire de
la Grèce la reproduction de l'Inde : il souleva une violente réaction
parmi les nombreux savants nourris d'études classiques. Ceux-ci
repoussèrent les prétentions des indianistes avec plus de dédain
encore que le dix-huitième siècle n'en avait mis à rejeter celles des
hébraïsants. Ce fut surtout dans le domaine de la pensée qu'ils
revendiquèrent l'originalité pour les Hellènes.
« Les Grecs, dirent-ils, étaient peu disposés à aller chercher la
(-1) IndianAntiquities, T. Il, p. 217-260, 281-394.
(2) Ritter, Die Vorhalle europiiischer Volkergeschichte (1820), p. 307-316.
(3) F. Schlegel, UeLer die Sprache und Weisheit der Indier.
(4) On rapporta même à l'Inde le droit de la Grèce. Bunsen (De jure heredita-
rio Atheniensium, p. 112) dit qu'il serait plus facile d'expliquer le droit athénien
par le Code de Manou que par la législation de Selon.
J
RELATIONS INTERNATIONALES. 173
science chez les autres peuples : l'orgueil de leur autoclithooie,
leurs préjugés, la conscieuce de leur supériorité, les éloignaient
des Barbares, et ne leur laissaient pas même soupçonner qu'il y
eût une sagesse étrangère dont ils pussent profiler. Ceux qui
admettent dans ces temps reculés un échange d'idées avec le loin-
tain Orient, se font illusion sur la nature des rapports qui exis-
taient entre les nations de l'antiquité : les relations étaient rares, et
l'ignorance des langues rendait pour ainsi dire tout commerce
intellectuel impossible. Les doctrines de l'Inde sont encore un
mystère pour l'Europe moderne ; comment auraient-elles été con-
nues de la Grèce ancienne, qui ignorait jusqu'à l'existence de la
littérature sanscrite? Rien de si difficile que l'enseignement des
idées, rien de si rare que leur transmission d'homme à homme,
de peuple à peuple. D'ailleurs la science grecque en elle-même
diffère essentiellement de la science indienne. Celle-ci, quoique
distincte de la foi et des mythes, y est toujours relative : chez les
Hellènes, la philosophie, absolument indépendante, produisit ce
mouvement si varié qui fait de son histoire, une histoire de
l'esprit humain, parcourant librement ses phases et se rendant
toujours compte de lui-même ('). La Grèce ne doit donc rien à
rinde. »
Quelle conclusion tirer de ces opinions contradictoires? Ecartons
d'abord les exagérations que Ton pourrait qualifier d'indomanie.
Ce qui excuse les écrivains modernes, c'est que les anciens en ont
donné l'exemple. On supposait je ne sais quelles communications
entre Socrate et un voyageur indien; Aristote, disait-on, emprunta
sa logique à un philosophe de l'Inde. Il faut renvoyer ces fables à
celles que de pieux savants ont imaginées pour expliquer les rap-
ports entre la morale des philosophes anciens et celle du christia-
nisme. Mais si nous n'admettons pas que la Grèce soit la copie de
l'Inde, il y a cependant des analogies incontestables dans leurs
idées religieuses et philosophiques. Suffisent-elles pour prouver
qu'il y a un lien de parenté entre les deux civilisations? Précisons
(1) Bî^cr, Geschichteder Philosophie altcr Zeit, T. F, p. ■157-171. — ilenoM-
vier. Manuel de philosophie ancienne, T. I, p. 5-7.
176 l'inde.
encore davantage ce problème historique : la Grèce tient-elle sa
mythologie et sa philosophie de l'Inde, en ce sens qu'elle n'a fait
que développer les germes qui lui sont venus de l'Orient?
Pour que notre réponse satisfasse aux exigences sévères de la
critique, il faut d'abord séparer les faits certains des faits contes-
tables. Parmi les premiers, nous rangeons l'origine orientale de la
mythologie grecque. Les Hellènes et les Aryens de l'Inde sont
frères; ils ont eu une existence commune pendant des siècles, et
par suite une religion commune; les Grecs emportèrent ces
croyances en émigrant vers l'Occident; ils les développèrent en-
suite et les altérèrent sous l'inspiration de leur génie, qui était
poétique plutôt que religieux. Il ne s'agit pas ici d'une de ces
vagues ressemblances qui s'expliquent par l'identité de l'esprit
humain. Les mots qui désignent les dieux de l'Inde et ceux de la
Grèce sont souvent les mêmes; or, comme le remarque un ingé-
nieux interprète des mythes grecs et indiens, le nom et la divinité
qu'il désigne sont une seule et même chose dans l'enfance des
peuples (^). Là même où les noms diffèrent, il y a tant de rapports
jusque dans les détails des mythes, qu'il est impossible de s'en ren-
dre raison, si on ne les rattache pas à une souche commune. Nous
ne pouvons nous arrêter à ces spécialités. Le travail est fait et ne
laisse plus place à un doute sérieux. M. Maury, dans son savant
ouvrage sur VHistoire des religions de la Grèce antique, constate
que les populations primitives de la Grèce professaient le même
naturalisme panthéistique qui se trouve dans les Vêdas : il ressort
avec évidence, dit-il, des plus vieilles légendes de l'Inde et de la
Grèce, que leurs habitants adoraient jadis des dieux analogues et
parfois tout semblables. Quelques traits snlBront à notre but.
Tous les peuples de race indo-européenne adoraient un dieu
suprême, roi du tirmament, présidant aux phénomènes célestes,
armé de la foudre, et livrant un combat incessant aux ennemis de
la lumière, aux dieux des nuages et des ténèbres. VIndra des
Vêdas est le type de ce dieu. Le nom qu'il porte chez les Grecs est
H ) Nomina-Numina. Max Muller, Mythologie comparée, dans la Revue Ger-
manique, T II et III).
RELATIONS INTERNATIONALES. 177
sanscrit ('). Le Zeus homérique lance la foudre et répand la pluie ;
il chasse les nuages et fait hriller le soleil dans le ciel éclairci; il
domine sur l'univers, comme dieu très grand et très auguste; il est
le père des dieux et des hommes. Le Mahàbhârata appelle Indra
le dieu des dieux, le dieu du ciel, de l'air azuré, de la foudre; les
Aryens l'invoquaient comme le dieu éternel , dont la puissance est
sans bornes, roi du monde, ainsi que l'indique la signification de
son nom. Nous avons dit que W. Jones n'avait pu trouver le dieu
du vin chez les Indiens. La science moderne a été plus heu-
reuse. Les Aryens adoraient le Sonia, jus d'une plante acide
qui servait à faire des libations aux dieux; les Grecs ne firent
que transporter le mythe oriental au jus de raisin. La légende
hellénique suit pour ainsi dire pas à pas les Vêdas. Le soma^
disent les Indiens, a été reçu dans la cuisse d'Indra ; les Grecs
racontaient la même fable de leur Dionysos. Le dieu védique a un
surnom, indiquant qu'?7 habite dans les montaynes : le dieu hellé-
nique porte le même nom f ). Il n'y a pas jusqu'à la naissance
miraculeuse du dieu de Nysa qui ne se trouve dans la mythologie
indienne, telle qu'elle est racontée dans l'hymne d'Homère. Nous
avons une preuve plus évidente encore de la parenté intime des
mythes grecs et des mythes indiens, c'est qu'il y a des noms de dieux
et de héros inexplicables au seul point de vue grec, et dont on ne
découvre le caractère primitif, qu'en les mettant en rapport avec
les dieux ou les héros de l'Inde. Sans le secours des Védas, le nom
dcDaphné et la légende qui y est attachée seraient restés inintelli-
gibles. Ce sont encore les Vêdas qui nous donnent la clé du mythe
d'Eros(^).
W. Jones, l'illustre orientaliste, avait donc raison de dire
que les racines de la mythologie hclléniciue sont dans l'Inde.
Faut- il aussi y chercher les sources de la philosophie grecque?
Ici le problème change de nature. L'analogie des mythes tient à
(1) Zîvç 7ra7r,p, Diespitcr, Jupiter, porte dans le panthéon indieu le nom
identique de Diaushpitar (Maury, T. I, p. 53).
(2) ôpsLOi. Maury, T. I, p. -118-120.
(3) Max Minier, Mythologie comparée (Revue Germanique, T. II, p. 37).
178 l'inde.
l'origine et à l'existence communes des Hellènes et des Aryens.
La philosophie s'est développée bien des siècles après leur sépara-
tion. A l'époque où les ancêtres des Grecs émigrèrent de la haute
Asie, les Aryens n'avaient pas encore de philosophie, et les rudes
habitants de la Grèce songeaient tout aussi peu à philosopher. La
philosophie serait-elle donc un produit tout-à-fait original du génie
hellénique? Un historien allemand dit qu'une ressemblance générale
entre les spéculations philosophiques des Grecs et celles des Indiens
ne suffit pas pour établir la parenté des deux civilisations, parce
que l'esprit humain, le même en Grèce et sur les bords du Gange,
peut être conduit partout à des conceptions semblables ('). Nous
admettrions cette fin de non recevoir, s'il était vrai , comme le dit
Ritter, que les analogies entre la philosophie grecque et la sagesse
indienne sont vagues et sans importance; nous la rejetons par la
raison que les ressemblances portent sur des points fondamentaux
et tout particuliers.
Il y a dans la philosophie indienne un dogme qui la dislingue de
toute autre spéculation philosophique, celui de la transmigration
des âmes et de la libération finale. Ce n'est pas assez dire que tel
est le point caractéristique des penseurs de l'Inde, il faut dire que
les philosophes, à quelqu'école qu'ils appartiennent, sont d'accord
avec toutes les sectes religieuses; il faut dire plus, c'est que la con-
stitution sociale de l'Inde repose sur cette croyance. D'un autre
côté, la doctrine de la préexistence et celle des renaissances qui y
tient, ainsi que le système théologique qui en est le principe ou qui
en dépend, le spiritualisme excessif des brahmanes, le dégoût de la
vie, la soif du néant ou d'une existence finale qui y ressemble,
tout cela est totalement étranger à la Grèce. Sous ce rapport il y a
un abime entre les deux branches de la race aryenne. La diffé-
rence, quelque considérable qu'elle soit, s'explique : les Aryens
de rinde et les ancêtres des Hellènes se sont séparés à une époque
où le brahmanisme n'existait pas encore. Si donc nous rencontrons
les principes brahmaniques chez des philosophes grecs, on ne
pourra pas dire que les Pythagore et les Platon se sont inspirés
{\) Ritler, Geschichte der Philosophie, T. I, p. 68.
RELATIONS INTERNATIONALES. 179
des idées et des seûtimenls de leur race. On ne pourra pas davan-
tage faire appel à l'identité de l'esprit humain, car l'esprit humain,
quelqu'identique qu'il soit, n'a produit qu'une seule fois et dans un
seul pays le système que nous venons de rappeler; il ne se trouve
que chez les brahmanes, on ne le rencontre point ailleurs. Les
Égyptiens croyaient, il est vrai, à la transmigration des âmes, mais
on ne voit pas qu'ils en aient déduit les conséquences qui caracté-
risent le dogme indien. Nous sommes donc autorisé à conclure que
si réellement les philosophes grecs enseignent le dogme brahmani-
que, ils l'ont puisé dans la tradition orientale. Les analogies sont-
elles aussi spéciales que nous le prétendons? Voilà, nous semble-t-il,
le point décisif.
Un écrivain français qui a fait des études également profondes
sur la philosophie grecque et sur la philosophie indienne, dit après
avoir exposé la théorie du système connu sous le nom de Sânkhya :
« En sortant du monde indien pour entrer dans le monde grec, il
rae semble à peine, malgré tant de différences, que je change de
terrain. Les ressemblances deviendront d'autant plus nombreuses
et plus frappantes" que l'on connaîtra davantage les œuvres
indiennes » ('). La grande figure de Pythagore domine la sagesse
antique de la Grèce. Les dogmes qu'on lui attribue, la métempsy-
cose, l'esprit religieux de sa philosophie, l'organisation et les ten-
dances des sociétés auxquelles il donna son nom, rappellent l'Inde
avec son mysticisme, sa croyance de la transmigration des âmes et
ses ascètes. Nous n'insistons pas sur cette analogie : d'abord nous
ne connaissons guère la doctrine du philosophe de Samos; dès lors
la comparaison ne porterait que sur des généralités, ce qui ne
répond plus à notre but : ensuite on pourrait dire que le séjour de
Pythagore en Egypte, attesté par des témoignages historiques, suffit
pour rendre raison de la couleur orientale de son enseignement.
Nous nous hâtons d'arriver au disciple de Socratc. Platon a égale-
ment voyagé en Egypte, et nous n'entendons pas contester l'in-
fluence du sacerdoce égyptien sur l'illustre voyageur. Mais le
(I) Barthélémy Saint-JIilaire, Mémoire sur lo Sùukhya, dans les Mémoires de
l'Académie des sciences morales et politiques, T. VIII, p. 508.
180
L INDE.
mystère qui couvre toujours la sagesse égyptienne ne nous permet
point d'établir une comparaison de détail ; tandis que nous con-
naissons le dogme brahmanique aussi bien que la philosophie
grecque. Ouvrons le Phédon : il traite de la destinée de l'âme, sujet
si cher aux Indiens. Que pense, sur cette question, le philosophe
à qui la postérité a donné le nom de divin? Nous rencontrons à
chaque page de son dialogue les idées et Jusqu'au langage des pen-
seurs de l'Inde; de sorte que l'on se demande si c'est Platon qui
parle ou si c'est Kapila. La philosophie indienne est spiritualiste
jusqu'à l'excès : à ses yeux, la vie actuelle pendant laquelle l'âme
est enchaînée au corps, est une prison, une peine dont il lui tarde
de se délivrer: elle ne se donne d'autre but que d'affranchir l'âme
du corps : c'est la libération à laquelle elle aspire. La science seule
peut procurer cet affranchissement à l'homme. En résumant la doc-
trine de Kapila, qui est du reste celle de l'Inde en général, nous
avons donné l'analyse du Phédon; l'identité est parfaite, le langage
est le même. La libération et l'enchaînement sont des expressions
familières à Platon ; les mots et les idées qu'ils expriment revien-
nent dans les plus importants de ses dialogues, dans la République
et le Timée. Ajoutons que ces idées font l'essence même de sa doc-
trine : elles tiennent à son spiritualisme, à sa théorie de la rémi-
niscence et des idées (').
L'analogie, et une analogie bien précise, bien particulière, ne
saurait être niée. Elle frappa déjà les Grecs, qui furent mis en
contact avec la société brahmanique. Onésicrite, compagnon
d'Alexandre et disciple de Diogène le Cynique, conversant avec
les brahmanes, comparait leur doctrine à celle de Pythagore.
Mégasthène, ambassadeur des Seleucides auprès du roi Tchandra-
goupta, signala la conformité des croyances brahmaniques avec la
philosophie de Platon (^). Les anciens n'hésitaient pas à expliquer
ces ressemblances, en mettant les philosophes les plus célèbres en
rapport avec l'Orient. Ces voyages n'étaient pas impossibles, puis-
que les commerçants fréquentaient l'Inde. 11 n'est pas même néces-
(i) Barthélémy Saint-Hilaire, dans les Jtfe'wo/res précités, p. 513, ss.
(2) Strab., lib. XV, p. 692, éd. Casaub.
RELATIONS INTERNATIONALES. 181
saire d'admettre une communication directe entre les bràlimanes
elles phibsophes grecs, pour expliquer l'influence de l'Orient sur
la Grèce. Thaïes était d'origine phénicienne; oriental lui-même, il
a pu être initié en Asie à la sagesse renommée de l'Orient. Les
voyages dePythagorechezles Syriens, les Babyloniens, les Perses,
les Indiens, les Thraces et les Druides des Gaules sont en partie
fabuleux, comme tous les détails qui nous sont parvenus sur cet
illustre personnage : nous aimerions à y voir un symbole du lien
qui unit les divers membres de l'humanité et les doctrines de ses
sages. Mais si tout n'est pas vrai dans les récits que les savants
d'Alexandrie nous ont transmis sur Pythagore, ce n'est pas une
raison pour repousser tout comme faux. Les Alexandrins étaient
entourés des trésors de l'antiquité, des monuments de tous les
peuples, de tous les âges, recueillis par les soins des Ptolémées;
ils vivaient au milieu des témoins du passé : peut-on leur refuser
toute créance (')? Nous ne disons pas que ces témoignages suffisent
pour indiquer la voie par laquelle la science brahmanique est
arrivée aux Grecs ; nous avouons notre ignorance, mais du moins
ces traditions sont suffisantes pour établir la probabilité de relations
intellectuelles entre l'Inde et la Grèce. En tout cas, notre ignorance
ne nous autorise pas à contester les faits qu'il nous est impossible
d'expliquer. Il y a eu influence du brahmanisme sur les philosophes
grecs; peu importe comment elle s'est exercée. Il est presque
inutile d'ajouter que cette influence ne fait pas obstacle à l'origina-
lité hellénique : il y a dans le disciple de Socrate une aspiration
vers l'égalité, et un sentiment d'amour qui relèvent bien au-dessus
de l'égoïsme et de l'esprit de division des brahmanes.
Si les rapports entre la Grèce ancienne et l'Inde, si les liens
entre le brahmanisme et Platon, quoique plus ([ue probables, nous
échappent, toute incculitude disparait dans les derniers siècles de
l'antiquité. Les conquêtes d'Alexandre brisèrent les barrières qui
séparaient la Grèce de l'Inde; dès lors les croyances orientales lircnt
invasion dans le monde européen. Le polythéisme ne satisfaisait
plus le besoin de croire que l'homme peut renier parfois, mais ([ui
(I) Ooem-s, Mythengeschichte (Préface, p. XXI, XXII).
12
182 L'INDE.
éclate ensuite avec crantant plus d'énergie. Il fallait pour nourrir
le sentiment religieux quelque chose de plus intime que des sys-
tèmes de métaphysique ; la philosophie grecque essaya de répondre
à ces exigences, en se faisant religion. Cette philosophie religieuse
s'empreignit de l'esprit oriental. Les temps étaient venus où les
conceptions philosophiques et les dogmes religieux de l'Occident
et de l'Orient devaient se combiner et se modifier réciproquement,
pour préparer l'humanité au baptême d'une religion nouvelle.
§ IV. Géographie.
La race aryenne civilisa l'Inde et les îles de l'Archipel; plus tard
elle porta des germes d'humanité et de culture chez les hordes de
l'Asie centrale; elle eut la puissance de vaincre l'orgueilleux isole-
ment de la Chine et d'implanter ses dogmes dans l'Empire du
Milieu; on lui attribue la gloire d'avoir inspiré les philosophes de
la Grèce. Un peuple qui a tant donné n'aurait-il rien reçu? Quelle
Influence le commerce séculaire avec les autres nations a-t-il exercé
sur les riverains du Gange? Sur ce point des relations internatio-
nales de rinde, nos connaissances sont plus défectueuses encore
que sur le rôle de ses habitants comme peuple civilisateur. L'Inde
paraît tout-à-fait passive dans ses communications avec l'humanité;
les plus grands conquérants la visitèrent et y laissèrent à peine un
souvenir de leur passage; elle finit par subir le joug de l'étranger,
mais ses institutions et ses croyances restent encore debout. Conclu-
rons-nous de là que la civilisation de l'Inde est autochthone et
immobile? Ce serait ériger notre ignorance en théorie. Un homme
ne peut avoir commerce avec un homme sans qu'ils se modifient
réciproquement. Si les Indiens ont agi sur le monde, par cela seul
il est prouvé que le monde a agi sur eux.
Cependant un fait est certain, c'est que le mouvement d'expan-
sion qui dans l'époque héroïque entraîna les Aryens sur les mers,
s'arrêta. L'Inde ne cessa pas d'être fréquentée parles autres peu-
ples, parce qu'elle les attirait par la richesse de ses produits; mais
HELATIONS INTERNATIONALES. 183
au momeiil où elle paraît dans riiistoire, ce ne sont plus les Indiens,
ce sont les Phéniciens, les Arabes et les Grecs d'Alexandrie qui
servent d'intermédiaires aux relations commerciales ('). Le brah-
manisme éloigna les riverains du Gange de tout contact avec des
populations impures; au lieu du travail et de l'activité, il leur prê-
cha l'inaction et la rêverie. Les Indiens se laissèrent visiter par les
étrangers, mais ils ne quittèrent plus leur sol sacré, et ne s'inquié-
tèrent pas de ce qui se passait au-delà. Rien ne prouve mieux com-
bien ils étaient indifférents au monde, que leurs idées sur le
monde.
Il y a une vérité d'instinct dans le système cosmogonique des
Indiens, c'est celle de l'infini ; ils comptent les univers par myria-
des de myriades : la création, disent-ils, est immense, innombrable,
indicible {-). Mais quand on abandonne le domaine de la cosmogo-
nie pour la géographie de notre globe, on ne trouve plus aucune
notion réelle. Dans la conception mythique, la Terre est une sur-
face arrondie reposant sur une tortue ou sur quatre éléphants.
Plus tard les brahmanes reconnurent que le monde n'est pas porté
par quelque chose d'extérieur, qu'il se soutient par sa propre
force. Mais la description que les Poiirânas font de la Terre res-
semble plus au rêve d'un poëte qu'à un système scientifique. Ils la
représentent sous la forme d'une fleur de lotus qui surnage à la sur-
face de l'Océan. Du centre s'élève le pistil, type de la plus grande
élévation de l'écorce supérieure, le Blérou, le Mont Sacré. Autour
de lui se pressent les organes de la fécondation, les filaments, les
anthères, les nectaires, comme les crêtes des montagnes et les pics
principaux des chaînes d'où découlent les grands fleuves. Tout
autour du mont Mérou se trouvent, comme les feuilles du lotus,
sept îles baignées par l'Océan. Les livres sacrés les décrivent avec
leurs montagnes, leurs rivières et leurs territoires; ils donnent
même la mesure, l'étendue et la situation de chacune d'elles. Mais
toute cette géographie est imaginaire; une seule des sept îles a une
(!) Ilccren, Indo, Sect. II (T. III, p. iiO cl suiv.).
(2) Riimusat, Essai sur la cosmographie des Bouddliisles(yo«/Jia/ des Savants,
1831, p. 673),
184- l'inde.
existence réelle, c'est l'Inde, et même sur le pays qu'ils habitent
les écrivains indiens donnent des renseignements tellement vagues,
qu'ils ne pourraient faire la base d'une description exacte (^).
CHAPITRE IV.
RELIGION ET PHILOSOPHIE.
I I. Conception de la vie.
La religion de l'Inde, comme toutes les religions des pays où
régnent les castes, diffère essentiellement chez les diverses classes
de la société. La croyance populaire est un fétichisme qui offre
des analogies remarquables avec le polythéisme égyptien (-). On
ne peut contester au sacerdoce indien, comme on l'a fait pour
l'Egypte, des dogmes supérieurs à ce culte grossier; mais il est
dilTicile d'en suivre le développement et d'en déterminer le carac-
tère dislinctif aux diverses époques. Certains traits sont cependant
communs non-seulement à toutes les religions, à toutes les sectes
de l'Inde, mais même aux spéculations philosophiques qui se sont
produites à côté des dogmes. C'est ce caractère général de la
sagesse indienne qui surtout nous intéresse.
Les misères de la vie ont fait une impression profonde sur l'es-
prit des Indiens. Comment concilier la répartition inégale des
(-l) Asiatic Research., T. VIII, p. 321. — Benfeij, dans VEncrjclopédie d'Ersch,
seconde section, T. XVII, p. 271, 272. — RiUer, Asien, T. I, p. 3-19.
(2) Von Boldcn, T. I, p. 489. — Benjamin Constant, De la religion, VI, î>.
RELIGION ET PHILOSOPHIE. 185
biens et des maux entre les hommes avec la notion d'un Être
suprême dont la qualité essentielle est la justice? Les brahmanes
disent que si l'homme souffre, c'est qu'il mérite de souffrir ; que si
sa vie actuelle n'explique pas la cause de sa punition, on doit la
chercher dans une existence antérieure. Envisagée comme une
déchéance et une expiation, la vie ne peut plus avoir d'attrait; elle
est pour rhomme ce que la prison est pour le criminel. Le dédain
de l'existence et le mépris de ce qui la concerne se révèlent dans
tous les monuments de la littérature sanscrite. Écoulons le législa-
teur de l'Inde antique parlant du corps humain : « Cette demeure,
dont les os forment la charpente, à laquelle les muscles servent
d'attache, enduite de sang et de chair, recouverte de peau, infecte,
qui renferme des excréments et de l'urine, soumise à la vieillesse
et aux chagrins, affligée par les maladies, en proie aux souffrances
de toute espèce, unie à la qualité de passion, destinée à périr, qne
cette demeure soit abandonnée avec plaisir par celui qui l'oc-
cupe ('). » Les passions, source intarissable de maux, sont les
compagnes inséparables du corps : « Les habitants de ce corps,
disent les Vèdas (-), sont la cupidité, la colère, l'avarice, l'erreur,
l'inquiétude, l'envie, la tristesse, la discorde, le désappointement,
la faim, la soif, la vieillesse, la maladie, la mort, les afflictions : à
quoi sert-il de rechercher les plaisirs du corps? » Les Vèdas mon-
trent ensuite la vanité et le néant de toutes choses : « Tout s'abîme
et meurt, non-seulement les hommes, mais le monde; non-seulement
les rois avec leurs armées et leurs éléphants, mais les astres
mêmes. » L'auteur finit par s'écrier : « Excepté la science de Dieu,
je ne vois rien qui soit désirable». Saint Paul, Saint Augustin,
Innocent III n'ont pas parlé avec plus de mépris de la condition
humaine.
On conçoit que le plus grand bonheur pour l'homme nourri de
ces doctrines soit d'échapper à l'existence. Le désir de la mort est
aussi vif chez les brahmanes que chez les plus mystiques des chré-
(1) Lois de Manon, VI, 7G, 77.
(2) Joncs, Works, T. XIII, p. 571. — 1 ou Bohlon, T. I, p. 168. — Wimlisvh-
mann, Die Philosophie im Fortgang dcr Wcllgeschichtc, T. I, p. fIGI.
180 l'inde.
tiens (^). Mais la conception de Timmortalité à laquelle les uns et les
autres s'attendent établit entre eux une différence fondamentale.
Pour le chrétien, la Terre est un lieu de passage; quels que soient
ses mérites ou ses fautes, la mort met fin pour toujours à la vie de
ce monde. Pour l'Indien, la mort n'est que le point de départ d'une
existence nouvelle; les maux qui l'attendent sont infinis comme les
renaissances. Les méditations des brahmanes ne semblent avoir
qu'un but, c'est d'imaginer un moyen de se soustraire à ces trans-
migrations. Cette idée est le fond de la religion de l'Inde (-); un
philosophe français dit qu'on pourrait la définir « l'art d'échapper
à la nécessité de la métempsycose » (').
L'Indien qui n'est plus soumis à la renaissance, s'unit avec Dieu.
Les moyens d'atteindre ce but ont varié aux diverses époques du
développement religieux de l'Inde. La religion des Vêdas
consistait dans l'adoration des éléments de la nature (^). Le culte
des types plus personnels représentant Brahmà, Vicbnou et Siva,
remplaça le vêdisme. Dans la période des Pourànas, la religion
n'eut plus d'unité; les diverses sectes accordèrent une importance
exclusive à certaines divinités (^). A ces trois formes principales du
brahmanisme répondent trois systèmes divers sur les moyens de
parvenir à l'union avec Dieu et de se délivrer du mal de la renais-
sance : la science, les œuvres et la dévotion.
Le dogme de la science, considérée comme moyen d'échapper
à la métempsycose, découle logiquement de la théologie brahma-
nique. Quelle est la cause du mal physique? C'est le mal moral, et
(1) « C'est un bonheur pour tous de quitter ce monde sans saveur, où l'on ne
rencontre que naissance, vieillesse, maladies et chagrins. » Hitopadésa, IV,
-12,87.
(2) C'est la promesse que les dieux font aux croyants {Bhâgavad-Guita, VIII,
15, éd. Schlegel). — Dans la Vis/inu Purâna, le dieu promet à Prahlada, son
fidèle adorateur, comme suprême récompense, la libération de l'existence (I, 20,
p. -144, éd. Wilson).
(3) P. Leroux, dans YEncyclopédie Nouvelle, au mot Brahmanisme.
(4) Telle est l'opinion de Wilson [Vishmi Pur., Translated from thc original
sanscrit. Préface, p. ii). — D'après Colebrooke (voyez note 5), la religion des
Vèdas consiste dans la croyance de Dieu.
(3) Burnouf, dans le Journal des Savants, 1840, p. 293-297. — Colebrooke,
Asiat. llesearch., T. VIII, p. 3G9. — Wilson, Vishnu Pur., Préface, p. 1-4.
RELIGION ET PHILOSOPHIE. 187
le péché a sa source dans rinfliieiice que les instlncls et les sens
exercent sur ràine. Cet empire vient de l'ignorance dans laquelle
riiomme se trouve sur son propre être. Pour parvenir au bonheur
suprême, il faut qu'il arrive à la conscience de son essence divine.
Alors il reconnaît que tout est en Dieu, que Dieu est en tout, il
sait qu'il est Dieu lui-même; il ne craint rien, il ne désire rien, il
n'espère rien, il ne hait rien ; la mort et la vie ne sont plus rien pour
lui : il a atteint le bonheur suprême, la délivrance finale.
La science ne cessa jamais d'être en honneur chez les Indiens ;
mais dans les grands poëmes épiques elle n'est plus qu'un
moyen accessoire de préparer l'union avec Dieu. C'est par la
pénitence, par les exercices ascétiques, que le brahmane ou le
kchattriya se concilient la faveur des immortels. Ces pratiques
solitaires ont trop souvent pour effet d'exalter l'orgueil du péni-
tent : chez les Indiens surtout, imbus du dogme de l'identité de
ràmc humaine et de Dieu, la foi dans la puissance des œuvres prit un
caractère monstrueux. L'ascète force les dieux à lui accorder l'objet
de ses désirs : l'homme est supérieur à la divinité ('). La vie ascé-
tique avec ses rudes pénitences finit par passer pour le moyen le
plus efficace de parvenir au bonheur suprême.
Le système de la dévotion domine dans les Pourânas. Ils en-
seignent que le culte rendu à la divinité de chaque secte est le
chemin le plus sur pour conduire l'homme à l'union avec Dieu (^).
Le caractère distinctif de cette dévotion est une inaction absolue(').
La foi seule suffit (^); l'idéal de la doctrine consiste à ne plus désirer
même le salut éternel (^).
(1) Le sage acquiert « le pouvoir de se mouvoir aussi vite que la pensée, de
disparaître, de pénétrer dans le corps d'un autre, de toucher les objets éloignés.»
[Uhà(j avala Pur., V, 5, 35).
(2) Burnouf, Préf. du Bhâg. Pur., p. 111, note. — Le Bhâfj. Pur. déclare que
la dévotion àBhagavat est la vertu la plus importante (Ili, 25, 19. 33. 44).
(3) Bhâg. Pur., IV, 23, 27; IV, 26, 59.
(4) Ibid., V, 6, il : « Le récit do la pure histoire de Bhagavat est fait pour
efi'acer tous les péchés des hommes. » — IbicL, VI, 2, -l-l : « Le coupable ne se
purifie pas aussi siîrement par les vœux et par les autres actes do i)énitence
qu'ont indiqués les sages habiles dans le Vcda, qu'il le fait en prononçant les
syllabes du nom de Ilari. » Comparez VI, 2, 14. 19. — Les autvcs Pourânas
contiennent la même doctrine {Vishnu Pur., I, 15; II, 5).
(o) Ibid., VI, 18,73.
188 l'inde.
Si le brahmanisme dans son développement successif a indiqué
des voies différentes pour atteindre la perfection finale, il n'a jamais
varié sur le hut de ses efforts. C'est l'union avec Dieu, non pas la
contemplation du Créateur que la théologie catholique promet aux
élus, mais l'absorption complète de l'individualité humaine en
Dieu. Ainsi la perfection consiste à ne plus naître, à ne plus vivre.
Le désir de l'anéantissement a poussé de tout temps les Indiens au
suicide. L'armée d'Alexandre assista étonnée au spectacle d'une
mort volontaire accomplie avec toutes les formes religieuses. Les
Vêdas consacraient ce sacrifice de la vie. Encore aujourd'hui les
veuves se brûlent sur les tombeaux de leurs maris, et les plus exal-
tés des croyants se noient, se font enterrer vivants, ou se jettent sous
les roues d'un char sacré ('). Cette soif de la mort s'est aussi mani-
festée chez les peuples de l'Occident. On trouve dans la Gaule des
suicides religieux qui rappellent les sacrifices de l'Inde (-); les
Druides avaient inspiré aux Celtes la même impatience de mourir.
Mais quelle profonde différence entre les deux doctrines! C'est la
distance immense qui sépare l'Orient de l'Occident. L'homme du
Nord cherche de préférence une mort héroïque sur les champs de
bataille ; le prix qu'il en attend est une vie nouvelle, une immorta-
lité de combats, de plaisirs et de fêtes. L'homme du Midi aspire
à l'anéantissement : une éternelle apathie , une absence com-
plète de toute individualité est la récompense qu'il désire.
L'Européen s'attache à la vie par le travail, les besoins et les
dangers qui lui offrent à chaque instant une lutte à soutenir.
L'Indien se fatigue de l'existence sous le plus beau ciel, au milieu
de toutes les jouissances. C'est que l'homme n'est pas fait pour le
repos, mais pour l'action; il ne peut accomplir sa destinée qu'eu
luttant avec la nature physique, avec ses propres passions et avec
celles de ses semblables. Or, on ne peut agir et lutter sans souffrir.
{]) Colebrooke, Philosophie des Hindous, trad. par Paui/jter, p. ilS-liG. —
VonBohlen,!:. I, p. 286-290.— Cantu, Hist. univ., T. I, p. 276-279. — Le
suicide des veuves n'est pas prescrit par les Vèdas ; il a une origine plus récente
{VonBohlon, p. 293-302).
(2) Reynaud, dans VEncyclopédie Nouvelle, au mot Druidisme.
RELIGION ET PHILOSOPHIE. 189
La souffrance devant laquelle recule la mollesse indienne, est donc
de l'essence de la nature humaine (').
L'anéantissement de l'homme, présenté comme but suprême de
ses efforts, tel est en dernière analyse le fond du brahmanisme.
Les spéculations des philosophes aboutissent au même résultat que
les inspirations de la foi (^). L'âme n'est pas dans la doctrine des
Indiens, comme dans celle des Grecs, un principe agissant qui
domine la matière et qui cherche à réaliser l'ordre et l'harmonie
dans l'univers; n'ayant ni le goût ni la force de l'action, elle se
replie sur elle-même dans une contemplation éternelle. Le but de
la philosophie, comme celui de la religion, est d'assurer à l'homme
une immutabilité permanente, c'est-à-dire de le délivrer de la
nécessité de la métempsycose. Bien que divisées d'opinions, les
sectes philosophiques sont unanimes sur ce point fondamental.
Elles s'accordent également à considérer la science comme le seul
moyen d'atteindre le but. Repoussant les œuvres comme impuis-
santes pour procurer le salut, la philosophie recommande la
méditation et l'absorption de l'âme en elle-même , pour la pré-
parer à la perfection finale. La science est une dévotion, un état
extatique où Tàme, séparée entièrement du monde extérieur, se
plonge et s'absorbe dans l'infini. Le bonheur suprême promis par
les philosophes à leurs adeptes, est la même union avec Dieu que
la religion fait entrevoir comme but aux croyants. Les écoles dis-
cutent sur la nature de cette union; les unes y voient un repos
absolu, les autres l'anéantissement; mais elles avouent que, fût-ce
le néant, il serait préférable à une transmigration éternelle. La
philosophie de l'Occident conduit, dans ses enseignements les plus
élevés, à une doctrine de vie; on pourrait qualifier la science
indienne de doctrine de mort.
(1) Benjamin Constant, De la religion, IX, 7.
(2) Sur la philosophie des Indiens, voyez Colebrooke, Essais sur la philosophio
des Hindous, trad. par Pauthier, 1833; Ritter, Geschichtc dcr Philosophie aller
Zeit, T. IV. p. 363-444.
190 l'inde.
§ II. Doctrine brahmanique sur les rapports des hommes.
L'aspiration vers Dieu semble rapprocher les brahmanes des
chrétiens; toutefois une distance immense les sépare, c'est la
notion de l'Être suprême. Les peuples de l'Occident ont le sen-
timent de la personnalité à un si haut degré qu'ils la maintiennent
même en face du Créateur. Les Indiens admettent aussi l'unité de
Dieu, mais pour eux Dieu et le monde se confondent dans un
monstrueux panthéisme ('). L'âme universelle absorbe tout; la
nature et les corps ne sont qu'une vaine apparence, l'eiïet de
Vllhision (^). Quel prix la vie humaine peut-elle avoir dans une
pareille doctrine? Depuis que l'homme a conscience de lui-même,
il aperçoit le néant des choses terrestres ; mais si les poètes chan-
tent que tout est vanité, c'est qu'ils ont devant eux l'idéal d'une
existence plus sainte. Aux yeux des Indiens, toute vie, toute sépa-
ration de l'âme universelle est un mal (^). L'homme qui sait que le
corps est le produit de l'ignorance, n'a rien de mieux à faire que
de s'en détacher {*). Quitter la société de ses semblables, sera donc
(1) Burnouf, dans la Journal des Savants, i83'2, p. 712: «Si Brabma est
appelé unique, c'est qu'une seule âme, dans laquelle retourneront toutes les
âmes individuelles, anime et soutient la nature. Lïime individuelle n'est autre
chose que l'âme universelle; l'âme de l'homme est Dieu lui-même. » — Bhâga-
vata Pur., VII, 9, 48 : « Tu es le vent, le feu, la terre, l'atmosphère, l'eau, les
molécules élémentaires, le souffle vital, les sens, le cœur, l'intelligence, la
conscience; tu es tout, Dieu multiple. »
(2) La Maya. « Ce n'est rien de plus qu'un nom que la chose désignée par le
nom de Terre. » [Bhâg. Pur., V, 42, 9). La réalité ne se trouve pas plus dans le
monde que dans un songe, où tout est vain. » [ib., III, 27, i). « L'existence et la
non-existence, la vie et l'inertie sont autant de différences qu'a produites l'Illu-
sion » {ih.,N,\-2,\Q).
(3) La poésie indienne abonde en images de la fragilité de l'existence humaine*
« La vie ressemble au tremblement de la vague agitée par le vent » (Hitopadésa,
III, 9, '140). « Elle est vacillante comme l'image de la lune dans l'eau » {ib., IVi
13, \T1). « Le monde est un brouillard qui s'élève des sables du désert, et que
les animaux prennent de loin pour l'eau» {«6., IV, 13, 128).
(i) Bhûg. Pur., l\, 20, 5.
RELIGION ET PHILOSOPHIE. 191
un devoir pour le sage : c'est le premier pas vers la délivrance
définitive de l'existence, unique rêve de bonheur de l'Indien (').
Les ascètes de l'Inde sont les précurseurs de nos moines et de
nos anachorètes : ils les surpassèrent de beaucoup par les tortures
volontaires qu'ils s'infligeaient, i^îais la vie solitaire a des écueils.
La préoccupation du salut conduit facilement à l'oubli des autres
hommes et à l'égoïsme : il en fut ainsi de la dévotion brahma-
nique. L'isolement nourrit l'orgueil, même chez les chrétiens de la
Thébaide; chez les Indiens, il devait avoir une influence d'autant
plus funeste que leur doctrine ne leur montrait pas des frères dans
les autres hommes, mais des créatures inférieures. A mesure que
les brahmanes s'approchaient de Dieu, ils s'éloignaient de leurs
semblables; preuve certaine de la fausseté de la voie dans laquelle
ils marchaient.
L'idéal du sage, tel que le tracent les livres sacrés, a quelque
chose de séduisant; de même que le disciple de Zenon, il est au-
dessus des petites passions qui agitent les hommes ; la douleur ne
raff"ecte pas plus que le plaisir, la honte pas plus que les honneurs,
le blâme pas plus que la louange; il n'éprouve ni joie ni peine, il
n'a ni regret ni désir; étranger à l'ambition, il ne trouble pas le
repos du genre humain, et les agitations des peuples ne le touchent
pas (*). Mais pour être sublime, cette apathie devrait s'allier à un
amour actif des hommes, et chez les Indiens plus encore que chez
les stoïciens, elle dégénéra en une indifl"érence universelle. « Le
sage, dit le Bhàgavad-Guîtà ('), doit s'abstraire du monde, de
même que la tortue replie sur elle tous ses membres. » La compa-
raison est caractéristique; c'est la solitude morale, l'insensibilité,
même dans les relations les plus intimes, qui est l'idéal de la
sagesse brahmanique : « Le sage ne doit avoir de l'afl'eclion ni pour
ses enfants, ni pour sa femme » (*). « Que nul ne soit ni père, ni
fils, ni frère ; que chacun soit à lui-même son père, sa mère, ses
(1) Lois de Manon, VI, il. — Vishnu Pur., IV, 2, p. 308.
(2) Dhâfjavacl Guîta, XII, -15-20. Cf. II, H'Ô-OO.
(.3) Bhâg. Guîta, II, 58.
(4) Ibid., XIII, 9.
192 l'inde.
parents, son devoir » ('). La pente est rapide de l'indifférence phi-
losophique à régoïsme; les Indiens pouvaient d'autant moins s'y
arrêter que leur doctrine de VlUusion conduisait logiquement à la
négation de la solidarité humaine. Si les liens qui nous attachent à
nos parents sont l'œuvre trompeuse deir«yrt,les sentiments les plus
affectueux du cœur humain ne sont qu'une chose sans réalité : c'est
comme un songe, dit le Bhàgavata Poitràna, dont le sage doit se
détacher, de même que l'homme se détache à son réveil des rêves
de la nuit. Quel est l'idéal de cette existence? C'est de ne plus
aimer, de ne plus sentir: « L'homme sage doit au sein de la condi-
tion humaine, savoir renoncer à cette condition elle-même » (^).
Si une pareille théorie était jamais mise en pratique, elle condui-
rait à la destruction de la société. Les hrâhmanes eux-mêmes
semblent avoir eu la conscience instinctive du mal qui résulterait
de l'application universelle de leurs préceptes. Mégasthène dit
qu'un des motifs pour lesquels ils refusaient d'initier les femmes à
leur philosophie, était la crainte de les voir abandonner leurs
époux ('). Ainsi dans le cercle des relations privées, le brahma-
nisme entraîne la dissolution de la famille, c'est-à-dire la mort de
l'humanité. Les conséquences de cette doctrine dans le domaine de
l'état et des relations internationales ne sont pas moins funestes.
§ IIL Doctrine brahmanique sur la société et sur les rapports
des peuples.
Le brahmanisme n'a pas conçu l'unité des hommes, parce qu'il
s'est trompé sur la notion de l'Être suprême. Si les hommes ne
sont pas un en Dieu, il n'y a pas entre eux de lien de fraternité ni
de charité; il n'y a pas même de lien de droit, car le droit suppose
(i) Passage du Padma Purâna, cité par Burnouf, dans le Journal Asiali-
qtie, première série, T. VI, p. 98.
(2) Bhdg.Pur., VIII, 14, 4. 5.
(3) Megasth., ap. Slrab., XV, p. 490, cd. Casaub.
RELIGION ET PHILOSOPHIE. 193
des êtres de même nature^ et les hommes des diverses castes sont
d'une origine différente. Que rcste-t-il pour base à la société? La
force. Un écrivain de génie, mais prophète du passé, a étonné le
dix-neuvième siècle en proclamant que l'exécuteur est Thorreur et
le lien de l'association humaine : « Otez du monde, dit de 3Iaistre,
cet agent incompréhensible; dans l'instant même, l'ordre fait place
au chaos, les trônes s'abîment et la société disparaît ('). » Ces
paroles sont l'expression de la doctrine brahmanique. Écoutons le
législateur indien :
« Le châtiment gouverne le genre humain, le châtiment le pro-
tège; le châtiment veille pendant que tout dort; le châtiment est la
justice, disent les sages. »
« Si le roi ne châtiait pas sans relâche ceux qui méritent d'être
châtiés, les plus forts rôtiraient les plus faibles, comme des pois-
sons, sur une broche; il n'existerait plus de droit de propriété,
l'homme du rang le plus bas prendrait la place de l'homme de
la classe la plus élevée; toutes les classes se corrompraient,
toutes les barrières seraient renversées, l'univers ne serait
que confusion, si le châtiment ne faisait plus son devoir f ). »
La pensée des brahmanes est la même que celle de l'écrivain
catholique; mais il y a cette grande différence entre le législateur
indien et le penseur du dix-neuvième siècle, c'est que le premier a
fait des lois pour une société naissante, tandis que le dernier
approchait de l'époque oîi l'office du bourreau sera repoussé avec
horreur.
Les brahmanes, sentant leur impuissance de maintenir l'ordre
et l'harmonie, appelèrent à leur aide la force représentée par les
guerriers. « Ce monde privé de rois, dit Manou, étant de tous
côtés bouleversé par la crainte, le Seigneur créa un roi, pour la
conservation de tous les êtres. » L'idée que la royauté, comme
dépositaire de la force publique, forme le lien de la société,
est développée dans tout un chapitre du Rùmàyana ("') : « Dans
(I) De Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg, premier eulrelieu.
(■>) Lois de Manou, VII, 18, 20-24.
(3) Ibid., VII, -i. — Mmdyana, II, 52.
k
194 l'inde,
les états privés de rois, aucun homme n'est sur de ce quMl possède,
pas même de son épouse; ni enfants, ni femme ne restent dans
l'obéissance; tout devient anarchie; on ne trouve plus de vérité;
les brahmanes eux-mcnies oublient leurs devoirs et n'offrent plus
de sacrifices; les marchands ne peuvent fréquenter les grands che-
mins; personne ne peut compter sur sa vie; les hommes se
dévorent les uns les autres, comme les poissons dans la mer;
l'athéisme domine, la société tombe en dissolution. »
Si la force est la base des États, à plus forte raison doit-elle
dominer dans les relations des peuples. La guerre est un fait aussi
légitime qu'inévitable; les brahmanes cherchent à la sanctifier,
pour exciter le courage des rois et des guerriers : « Les souverains
qui, dans les batailles, désireux de se vaincre l'un l'autre, com-
battent avec le plus grand courage, vont directement au ciel après
leur mort. » La guerre étant légitime, « il n'y a pas de crime pour
un roi qui doit proléger son peuple, à tuer un frère ou des sujets
ennemis (^). » Les mêmes recommandations sont adressées à tout
l'ordre des kchattriyas; les mêmes récompenses les attendent, s'ils
meurent sur le champ de bataille(^); les livres sacrés élèvent la
mort du guerrier presque à la hauteur de celle du sage f ).
La force est effectivement légitime, quand elle est mise au
service du droit, quand elle maintient l'ordre et la paix dans
la société. Elle a même sa légitimité sur les champs de bataille;
les hommes n'ont jamais pu croire que la force seule assurât le
succès; ils se sont imaginé que Dieu intervient dans leurs contes-
tations et donne la victoire à la justice. Ce n'est pas ainsi que les
brahmanes conçoivent l'intervention de la force. Il y a un monu-
ment de la littérature indienne qui expose leur doctrine avec une
sombre énergie : la Bhcujavad-Guita, dont le sujet est la querelle
(1) Lois de Manon, VII, 87-89. — Bliûg. Pur., I, 8, 50.
(2) Lois de Manou, V, 98.
(3) Bhàcj. Pur., VI, 10, 32. 33 : « Il est en ce monde deux genres de mort
glorieux et difficiles à obtenir : l'une est celle que trouve l'homme absorbé dans
le Yoga, lorsque, ayant dompté sa respiration en méditant sur Brûhma, il aban-
donne son corps; l'autre est celle que le guerrier qui ne tourne pas le dos, ren-
contre au premier rang sur la couche des braves. »
RELIGION ET PHILOSOPHIE. 195
de deux tribus de la même famille, les Kourous et les Pàndavas.
L'une a été chassée par l'autre et entreprend de rentrer dans sa
patrie. Kricima prend parti pour la race exilée; il protège le jeune
Arcljouna et l'accompagne sur son char. L'action s'ouvre dans la
Bhàgavad-Guîta au moment où les deux armées sont en présence.
Ardjouna contemple les rangs ennemis, et n'y trouve que des
frères, auxquels il doit ôter la vie pour arriver à l'empire. 11 tombe
dans une mélancolie profonde : « 0 Krichna, voici mes parents
armés, debout, prêts à s'égorger. Vois! mes membres tremblent,
mon visage pâlit, mon sang se glace; un froid de mort circule
dans mes veines, mes cheveux se hérissent d'horreur... Quand
j'aurai assassiné tous les miens, serai-je heureux? Fils et pères,
oncles et neveux, amis et parents, non, je ne voudrais pas les voir
périr sur le champ de bataille, à conquérant céleste, quand le tri-
ple monde serait le prix de leur mort! Et les égorger pour con-
quérir ce misérable globe! Non, je ne le veux pas; mieux vaudrait
tomber sous les traits de mes ennemis, sans lutte, désarmé. »
Ardjouna fait ensuite un tableau des guerres civiles ; il montre les
sacrifices interrompus, les liens domestiques brisés, l'extinction
des races nobles, le triomphe de l'impiété. Le guerrier dépose son
arc et attend la réponse du dieu. Krichna lui reproche sa faiblesse ;
il lui rappelle qu'il est kchattriya, que la guerre est son devoir,
que s'il recule, il perd non-seulement la royauté, mais l'honneur.
Ardjouna réplique, avec une mélancolie plus profonde encore ; il
préfère une vie misérable à un empire gagné en versant le sang des
siens. Alors krichna lui développe la théorie brahmanique de la
mort et de la guerre :
« Ceux dont tu pleures la mort, ne doivent pas être pleures;
il n'y a pas de différence entre la vie et la mort. Moi, toi, ces guer-
riers, nous avons toujours existé, jamais nous ne cesserons d'être.
L'âme placée dans nos corps traverse la jeunesse, l'âge mùr, la
décrépitude, et passant dans un nouveau corps, elle y recommence
sa course... Le corps, enveloppe fragile, s'altère, se corrompt et
périt; l'âme éternelle ne périt point. Au combat donc, Ardjouna! Ne
recule pas devant le sang. Croire que dans les batailles, l'un tue,
l'autre est tué, est une erreur; jamais nous ne naissons, jamais nous
196 l'inde.
ne mourons; l'être immuable, inaltérable, éternel, n'est pas tué,
quand le corps périt... Tomber clans la mêlée, égorger ses
ennemis, qu'est-ce, sinon déposer un vêtement, ou l'enlever à celui
qui le portait?,.. Sois donc sans crainte et sans compassion...
Quand même la mort et la vie seraient des choses réelles, il ne
faudrait cependant pas pleurer celui qui meurt. Car celui qui naît,
doit mourir; à quoi bon gémir d'une chose inévitable? » Ce n'est
pas l'homme qui tue, c'est Dieu : « Je suis le Dieu destructeur,
venu ici pour détruire les hommes. Toute cette armée va périr.
Excepté toi, nul de ces guerriers rangés en bataille ne survivra au
jour qui s'écoule. Marche donc, combats, lève-toi, triomphe, écrase
tes ennemis, sois roi. Cette armée est morte déjà, elle est ma vic-
time, et toi, tu n'es que l'instrument du destin. Frappe, massacre
tes ennemis, ils sont déjà vaincus(^). »
Qu'est-ce que la guerre dans cette doctrine? Un fait sans mora-
lité, un jeu inexplicable, et par conséquent cruel, où un Dieu
aveugle se plaît à immoler des victimes humaines : « Incréé lui-
même, dit le Bhàgavata Pourdna, le souverain des êtres crée,
conserve et détruit les unes par les autres, les créatures créées par
lui et soumises à son empire ; c'est un jeu auquel il ne donne pas
plus d'attention que ne ferait un enfant (^). » Les hommes ne sont
que des instruments; ils doivent, pour se mettre à la hauteur de
leur impitoyable divinité, se faire également aveugles et impi-
toyables. Après cela, demanderons-nous si le brahmanisme a
cherché à prévenir les guerres, s'il a eu l'idée, ou du moins l'in-
stinct de la paix? Nous rencontrerons dans la philosophie grecque
une secte dont les doctrines présentent une ressemblance remar-
quable avec les dogmes brahmaniques. Les stoïciens se trompaient
comme les brahmanes sur la nature de l'Être suprême; comme
eux, ils prétendaient élever l'homme au-dessus de l'humanité, et
en faire un Dieu. L'individu seul et son perfectionnement les
intéressaient; indilTérents aux maux de la société, ils raillaient les
peuples sur les prétendues calamités de la guerre ; ils disaient qu'il
(1) Bhuyavad-GaUa, I, 2447 ; XI, 32-34.
(2) Bhâfj. Pur.,\\l, 15, 6.
RELIGION ET PHILOSOPHIE. 197
n'y avait d'autre mal que celui qui résultait de nos passions.
Il nous semble que si un brahmane avait été interrogé sur la paix
et la guerre, il aurait répondu comme Épictcte. Le brahmanisme
n'était donc pas, ce que toute religion doit être, un élément de
paix; il devint même un principe de division et de haine.
Il faut se rappeler les passions furieuses et les guerres impitoya-
bles que la religion a allumées en Europe, si l'on veut avoir une idée
des antipathies que la diversité des sectes fait naître dans l'Inde :
« Les hérétiques, disent les livres sacrés, sont impurs; on doit évi-
ter tout contact avec eux; la conversation seule avec des schisma-
tiques suffit pour faire encourir les peines de l'enfer; les cérémonies
du culte, lors même qu'elles seraient accomplies avec zèle et foi,
déplaisent aux dieux quand des apostats les souillent de leur pré-
sence » ('). Avec de pareils sentiments, la tolérance et la paix sont
impossibles. Non-seulement les sectes ont l'une pour l'autre le plus
profond mépris (^) ; les voyageurs parlent de collisions fréquentes,
de batailles qui troublent régulièrement les fêtes (^j. L'histoire de
l'Inde, si elle était mieux connue, nous montrerait sans doute les
populations déchirées par des dissensions et des guerres, ayant leur
source dans la haine que nourrit la diversité des croyances (*).
Nous ne connaissons qu'un épisode de ces luttes : les longs com-
bats des brahmanes contre le bouddhisme sont une des pages les
plus sanglantes dans l'histoire des persécutions religieuses.
Les Indiens, peuple essentiellement théologique, faisaient inter-
venir la religion dans leurs guerres, alors même que la religion ne
les avait pas provoquées. L'opposition religieuse entre les Indiens
(1) Vishnu Picrâna, III, 18, p. 342, 345.
(2) Les sectes de Vicbnou et de Siva ont tant de mépris l'une pour l'autre, dit
Sonnerai (Voyage aux Indes, T. II, p. 13), qu'un Sivaito qui prononce le nom
de Vichnou, court aussitôt se purifier dans lo bain (Comparez rauern/cr, Voyage
des Indes, liv. I, ch. -16).
(3) En l'année 4760, il y eut une bataille en règle entre deux sectes, à la fête
de Ilaridwara; la secte des Bairagis (adorateurs de Vichnou) perdit 18,000
hommes {lUUer, Asien, ï. Il, p. 911, 912).
(4) L'histoire de Ceylan est remplie de guerres religieuses et de persécutions
sanglantes. Voyez les annales sacrées, intitulées Mahavanni [lUtlcr en a donné
une analvse. Asicn, T. IV, 2'' Section, p. 23G et suiv.).
13
198 l'inde.
et leurs ennemis éclate avec naïveté dans les Vêdas. La race
aryenne, à l'époque de l'occupation de l'Inde, se trouva en contact
avec des populations barbares. Dans le récit des brahmanes, ces
hostilités prennent un caractère religieux. Les Aryas, hommes
purs, accomplissant les saintes cérémonies, demandent aux dieux
la victoire sur les Bllètchas, hommes impurs, négligeant les sacri-
fices; les ennemis des Aryas sont aussi les ennemis des dieux;
c'est donc aux dieux autant qu'aux i.r//as à combattre les Barbares.
De là l'étrange aberration dont il reste des traces jusqu'à nos jours,
c'est que la prière devient un appel à la destruction : « Fais une
différence, />i(/r«('), entre ]es Aryas et ceux qui sont leurs ennemis,
anéantis les perturbateurs étrangers aux cérémonies... ÇlvC Indra dé-
truise en faveur des hommes fidèles aux rites ceux qui les repous-
sent, en faveur de ses adorateurs ceux qui lui refusent des louan-
ges! Agni (^) aux brûlants rayons, écrase partout comme avec une
massue, des ennemis ne faisant aucune offrande... Comme nous
sommes tes soldats, il</m, que nous triomphions par ton secours...
Fais-nous traverser nos ennemis comme un fleuve avec un na-
vire » (').
Habitués à voir dans leurs ennemis les ennemis des dieux, les
Aryens transportèrent cette croyance dans leurs guerres intestines*
Le recueil des Vèdas contient les formules d'imprécation qu'ils
lançaient les uns contre les autres. « Indra, viens vers nous avec
tes secours variés, excellents. Mhagavan, à héros, sois propice î
Celui qui nous hait, qu'il tombe abattu à nos pieds : et celui que
nous haïssons, que le souffle de vie l'abandonne (^). »
(1) Indra est le roi du ciel.
(2) Agni est le dieu du feu {agni, ignis).
(3) Nève, Essai sur le mythe des Ribhavas, p. 1\9-\2,\.
(4) Ibid., p. 424, I2o. — Rotli, Zur Litcratur und Geschichtc des Weda,
p. 101, lOSet suiv.
RELIGION RT PHILOSOPHIE. 199
§ IV. Germes de charité et cVhumanité.
Wo 1. Douceur de lu race indienne. Humanité. Ciiarité.
Ainsi le brahmanisme conduit le sage à la personnalité ; il
entraîne la dissolution de la famille; il devient un principe de
haine et de guerre entre les hommes. Cependant nous donnerions
une fausse idée de Tlnde, si nous n'ajoutions qu'à côté d'une doc-
trine d'égoïsme et de division germèrent des sentiments d'humanité
et de charité. L'homme est doué d'une heureuse inconséquence; les
plus détestables systèmes s'allient souvent dans le même individu
avec les plus belles qualités de l'àme. Il en fut ainsi chez les
Indiens. Peut-être aussi la douceur innée à la race sanscrite a-t-elle
lutté contre le dogme religieux et philosophique du néant.
Les Indiens ont toujours passé pour les plus doux des hommes.
Ce caractère, si étranger aux peuples anciens, frappa tellement les
Grecs, qu'ils se firent illusion sur leur état social. Les voyageurs
représentèrent les riverains du Gange comme une nation de justes;
à les entendre, on croirait que l'Inde réalisait l'âge d'or (^) : « Le
vol est chose inouïe, les portes des maisons ne sont jamais fermées;
on ne sait rien de contrats ni de témoins; la bonne foi et la vérité
sont des vertus générales; jamais mensonge ne sort de la bouche
des Indiens ; par esprit de justice (^), ils ne font pas la guerre à
l'étranger. » La douceur de la race indienne a seule pu inspirer ce
tableau idéal. Tel est en effet le trait dislinctif de ce peuple.
L'horreur pour le sang se manifeste dans toutes les actions des
Indiens; ils respectent tout ce qui a vie : « Celui, dit le Code de
Manou, qui pour son plaisir tue d'innocents animaux ne voit pas
son bonheur s'accroître, soit pendant sa vie, soit après sa mort(').»
(1) Megasthen,, ap. Strab., XV, p. 487, 488. — Arrian., Ind., c. 12, 9. —
Aelian., Y. IL, 11,31.
(2) Atà oizKtÔT/;T«. Arriau., Ind., 9.
{■]) Lois de Manou., V, 45.
"200 l'inde.
Éviter de faire du mal aux créatures, leur laisser une entière
liberté, est une des conditions requises, dans toutes les sectes,
pour arriver à la pcr'fection (') : « Afin de ne causer la mort
d'aucun animal, que le Sannyâsi (^), la nuit comme le jour, même
au risque de se faire du mal, marche en regardant la terre. Comme
ce n'est qu'en faisant du mal aux animaux qu'on peut se procurer
de la viande, il doit s'abstenir de toute nourriture animale, même
de celle qui est permise ('). » Les demeures des solitaires indiens
s'annoncent par les animaux qui y sont entretenus et qui y vivent
sans crainte. Quand les étrangers viennent les visiter, ils s'informent
des arbres, des bêtes fauves, des oiseaux qui entourent leur habita-
tion, aussi bien que de la santé des ascètes (''). Ce caractère est
celui de la nation entière; les voyageurs rapportent des exemples
d'humanité envers les animaux qui paraissent fabuleux.
La bienveillance des Indiens pour toutes les créatures tient à
leurs croyances panthéistiques : c'est le beau côté d'une fausse
doctrine. Tout ce qui existe est une émanation de la même âme
universelle et en quelque sorte identique avec elle. L'homme est
un avec la nature, avec le plus petit insecte, avec la plante la plus
humble; tout ce qui existe a donc droit à la même affection. Cette
bonté universelle n'est pas seulement un devoir du sage (^), c'est
une obligation commune à toutes les castes (®) : « Lliomme, dit la
Loi de Manou (^), doit désirer le bien de toutes les créatures. »
La douceur indienne approche de la charité évangélique,
dans cette belle prière du Bltùgavata Pourdna : « Bonheur au
monde entier! Que le méchant s'adoucisse! Que les êtres ne son-
gent dans leur esprit qu'à leur mutuelle félicité! Que leur cœur
(1) Lois de Manou.Yl, 39, kf), — Bhâgavad-GuUa, XI, 55; XII, 13; XVI, 1,2
et passim. — Vishnu Pur., III, 8, p. 291.
(2) Celui qui renonce au monde, le solitaire.
(3) Lois de Manou, VI, G8 ; V, 48, 49.
(4) Râmâyana, II, 42. 66.
(5) Vishnu Pur., HI, 8, p. 29! . — Nalus, Mahâbhâraîi Episodiiim, XVII, 44 :
« Benignitas est summum ollicium. »
(6) Vishnu Pur., III, 8, p. 291. — Ililopadésa, I, 6, 140.
(7) Lois de Manou, V, 46.
RELIGION ET PHILOSOPHIE. 201
aime le bien (')! » Les poètes de l'Inde ont trouvé de magnifiques
images pour inculquer l'amour du prochain, amour qui s'étend
jusqu'à l'ennemi : « Le bois de sandal n'imprégne-t-il pas de ses
parfums la hache qui le blesse? L^arbre ne couvre-t-il pas de son
ombre celui qui l'abat (-)? La lune n'éclaire-t-elle pas de sa lumière
la hutte du tchàndàla? » Chez les chrétiens, la charité a sa source
dans la conception de Dieu. Les anciens, si nous exceptons
Moïse, ont plutôt compris Dieu comme puissance que comme
amour. Dans les livres sacrés des Indiens, il y a des éclairs de la
véritable doctrine. Le Bhàgavata Pouràna appelle Dieu un Océmi
de miséricorde [^). Un dos^me qui contraste étrangement avec l'es-
prit de division et d'égoïsme des brahmanes se fait même jour dans
les Pourânas, la solidarité humaine : « L'homme ne doit souhaiter
du mal à personne, car il souffre lui-même du mal qu'il fait à
autrui {*). » Dans cet ordre de sentiments, la charité est mieux
qu'un devoir, c'est le bonheur suprême (*).
Ces sentiments de bienveillance et de charité ont-il exercé quel-
que influence dans les relations de la vie? Le législateur indien
recommande la douceur dans des termes que l'Évangile ne
désavouerait pas : « On ne doit jamais montrer de mauvaise hu-
meur, bien qu'on soit affligé; il ne faut pas proférer une parole
dont quelqu'un pourrait être blessé, et qui fermerait l'entrée du
ciel à celui qui l'aurait prononcée (^). » La bienfaisance, si rare
dans l'antiquité, est un des devoirs imposés parlesXois deManou:
« L'homme riche doit faire des œuvres charitables, sans relâche...
De même que les parents sont les amis de leurs enfants, et que
(1) Bhâg. Pur., Y, 18, 9.
(2) Asiatic Researches, T. IV, p. 107. — Ilitopadésa, I, 4, 52. 55.
(3) Bhâg. Pur., IV, 8, 46.
(4) Ibid., IV, 8, -17. — Ibid., VI, 10, 9 : « Voici l'immuable devoir que respec-
tent ceux qui célèbrent les chants sacrés, c'est qu'ils soufj'rcnt ou se réjouissent
suivant que les êtres éprouvent de la douleur ou de la joie. »
(5) Ilitopadésa, I, 7, 183.
(6) Loisde Manou, II, 461 Vishnu Pur., III, 8, p. 291. Parmi les tlevoirs
généraux de toutes les castes figurent : « Tenderncss towards ail créatures,
patience, humility, gentleuessof speech, friendliiiess. »
202 L'iNDE.
la paupière est l'amie de l'œil, le maître de maison l'est des men-
diants, le savant Vest des ignorants... Celui-là seul doit être loué
parmi les hommes, celui-là seul est heureux qui écoute toutes les
prières, qui ne refuse du secours à personne (^)... Celui qui par
avarice ou par crainte repousse un suppliant, commet un crime
égal au meurtre d'un brahmane. Les rois surtout doivent être
secourables pour tous les êtres et compatissants pour les malheu-
reux f ). »
Les Poiirânas nous offrent des portraits de rois et de sages , qui
sont comme un type de la perfection de leur secte. Nous ne les
donnons pas comme expression de la réalité : c'est un idéal, mais
c'est l'idéal que nous cherchons.
« Un roi, après être resté deux jours sans manger ni boire, est
au moment de prendre son repas. Viennent demander l'hospitalité
un brahmane, un coudra, un homme avec des chiens affamés.
Le roi leur donne tout, parce qu'il voit Dieu dans les hôtes. Il ne
lui reste que de l'eau pour éteindre le feu qui brûle ses entrailles ;
il la donne à un Pukkasa, en disant : Non, je ne désire ni la science
suprême, ni V avantage de ne pas renaître^ ce que je désire, c'est
d'habiter au sein de tous les êtres, pour y éprouver leurs maux, de
manière qu'ils en soient exempts (^). »
« Prahrâda était religieux, doué de moralité, fidèle à sa parole,
maître de ses sens ; il était à lui seul l'ami le plus affectueux de
tous les êtres, qu'il chérissait comme lui-même. Il était comme un
esclave aux pieds des personnages respectables ; il était dévoué aux
malheureux comme à son père, affectueux pour ses égaux comme
pour ses frères; ses parents étaient pour lui le Seigneur ; doué de
science, de richesse, de beauté et de naissance, il était exempt de
hauteur et d'orgueil (*). »
Les Pourânas ne nous disent pas si cette bienveillance univer-
(1) Lois de Manou, IV, 226. — Bhâgavata Pur., VI, 4, 12. — Hitopadésa,
I, 7, 184.
(2) Hitopadésa, I, 7, 184. — Bliâg. Pur., IV, 16, 16.
(3) Bhâg. Pur., IX, 21, 12.
(4) /6trf.,VII, 4, 31, ss.
RELIGION ET PHILOSOPHIE. 205
selle s'étendait jusqu'aux castes inférieures et jusqu'aux tchàndàlas.
Nous voyons bien les coudras reçus à titre d'hôtes; mais nous
voudrions savoir si le sentiment de l'égalité humaine ne s'est pas
fait jour dans le sein du brahmanisme. Les Grecs et les Romains
ne concevaient pas de société sans esclaves; cependant ils plaçaient
le règne de l'égalité absolue dans leur âge d'or : c'était comme une
protestation de l'idéal contre le fait. Les Indiens pouvaient encore
moins comprendre un monde sans castes, puisqu'ils rapportaient
les castes à Dieu. Mais telle est la puissance du sentiment de
l'égalité native des hommes, que l'on en trouve des traces jusque
dans l'Inde. Dans une de ces îles imaginaires que décrivent les
Pourdnas, les hommes vivaient mille ans, dit-on, exempts de cha-
grin et de travail, et ils ne connaissaient point la distinction des
castes et des ordres (*). Est-ce une tradition de l'âge d'or, ou est-ce
une conception particulière à la secte de Vichnou? (-) Ce qui nous
porte à croire qu'il s'agit d'une croyance générale, c'est le récit
que font les voyageurs d'une fête de l'égalité : des milliers de
pèlerins, disent-ils, visitent chaque année la pagode de Jaggernaut;
les membres des quatre castes s'approchent indistinctement de
l'autel de l'idole, et mangent les mêmes aliments (').
Il y a encore une vertu dont on fait honneur aux brahmanes : la
tolérance religieuseet philosophique. Les écrivains du dernier siècle,
heureux de trouver un pays où régnait la liberté de penser et où l'on
voyait des prêtres tolérants, s'extasièrent sur la hauteur de vues des
Indiens :« Ils ne voient dans les contrariétés des sectes, dit Raijnal,
et dans la diversité des cultes religieux, qu'un des effets de la
(1) Vishnu Pur-, translated by VVilson, If, 4, p. âOl.
(2) Le sentiment de l'égalité est empreint dans le Bhâgavata Pourâna, le livre
sacré des adorateurs de Bbàgavad : « L'homme de la plus basse extraction, sur
la langue duquel ton nom se trouve, devient par là l'homme le plus respectable...
Je ne vois pas, si ce n'est dans la pratique, le moindre fondement à cette opinion
qu'il existe des différences entre les hommes... Alors Bhâgavad aborda les habi-
tants de la ville, saluant tout le monde de la tète, de la voix, du sourire, en
bénissant jusqu'aux tchàndàlas eux-mêmes (lilidy. Pur., III, 33, 7; V, 10, 13;
I, 11,22. 23.
(3) Dernier, T. H, p. 103.— Tavernier, livre II, ch. 9.
204 l'inde.
richesse que Bralima a déployée dans l'œuvre de la création ('). »
Le peu que nous savons de l'histoire de l'Inde doit nous tenir eu
garde contre ces éloges exagérés : il y a eu des collisions sanglantes
des sectes, il y a eu des guerres de religion. Cependant une chose
est certaine, c'est que les écoles philosophiques, même les plus
hostiles à l'orthodoxie brahmanique, jouissaient d'une parfaite
liberté: et il en était de même des sectes religieuses. Le fait a paru
tellement extraordinaire à un écrivain français, qu'il se borne à le
constater, sans prétendre l'expliquer ('). Ne serait-ce pas parce
que toutes les sectes philosophiques et religieuses étaient au fond
d'accord sur le dogme capital du brahmanisme, la renaissance et
la libération, et qu'elles n'attaquaient pas le pouvoir du sacer-
doce? Qu'importait après cela aux brahmanes la diversité de
doctrines? Si l'Église chrétienne a été intolérante, c'est qu'elle
avait sa domination à défendre. Lorsque le bouddhisme ébranla
l'empire de la caste sacerdotale, les brahmanes lui déclarè-
rent une guerre à mort, et leur intolérance fut tout aussi cruelle
que celle des papes.
KO 2. Morale iudividuelle et internationale.
On a reproché et non sans raison aux théocraties de fausser la
loi morale, en présentant des actes indifférents comme des péchés,
et en exagérant la criminalité des fautes. Le brahmanisme n'est
pas à l'abri de ces accusations ('). Cependant on trouve aussi dans
les livres sacrés de l'Inde des préceptes de la morale la plus pure :
« Il ne faut jamais nuire à autrui, pas même en concevoir la pen-
sée... Dans quelque détresse que l'on soit en pratiquant la vertu,
on ne doit pas tourner son esprit vers l'iniquité... L'iniquité com-
mise dans ce monde, de même que la terre, ne produit pas sur le
champ des fruits ; mais s'étendant peu à peu, elle ruine et renverse
(i) liaynal, Histoire philosophique des Indes, T. I, p. 43.
(2) Darthélermj Saint-IIilairc, dans le Journal des Savants, 4856, p. 172.
(3) Benjamin Constant, De la religion, IX, 8; XII, 11.
RELIGION ET PHILOSOPHIE. 203
celui qui l'a commise » ('). La plus grande bonne foi doit régner
parmi les hommes : le législateur indien flétrit le crime du men-
songe avec une admirable énergie : « C'est la parole qui fixe toutes
choses, c'est la parole qui en est la base, c'est de la parole qu'elles
procèdent; le fourbe qui la dérobe pour la faire servir à des faus-
setés, dérobe toutes choses » (^). Autant le législateur flétrit le men-
songe, autant leRâmâyana exalte la vérité. Ràma rappelle la parole
du sage, disant « qu'un millier d'aschwa-médhas (') ont été mis en
balance avec une parole vraie et une parole vraie l'a emporté sur
mille aschwa-médhas. Pour cette raison, l'homme juste préfère la
vérité à la vie; la vérité est la plus grande des puissances. Le soleil
réchauffe par le moyen de la vérité, la lune rafraîchit par le moyen
de la vérité, la vérité a produit les trois mondes. La vérité, c'est
Dieu lui-même dans l'univers » {*).
Nous avons signalé la pente presque inévitable qui conduit le
sage à l'égoïsme par l'indifférence. Mais l'idéal du brahmane a
aussi son beau côté : « Il ne désire point la mort, il ne désire point
la vie, il attend le moment fixé pour lui, comme un domestique
attend ses gages. Il est résigné, muni d'une ferme résolution, il
supporte avec patience les paroles injurieuses, il ne s'emporte pas
à son tour contre un homme irrité ; si on l'injurie, il répond dou-
cement. ))(^) Il est vrai que le détachement des hommes est une des
conditions pour parvenir à cet idéal de sagesse; mais l'isolement
moral est tellement en contradiction avec notre nature que les sectes,
nées au sein du brahmanisme, l'ont répudié et en ont fait un crime
aux brahmanes. Les adorateurs de Bhàgavad reprochent aux soli-
taires de se retirer silencieux dans le désert, désireux de se sauver
eux-mêmes, sans songer au bien des autres; quant à eux, disent-
ils, ils ne veulent pas se sauver. seuls, en abandonnant les malheu-
(1) Lois de Manon, U, 161; IV, 171,172.
(2) Ibid., IV, 2S6.
(3) Sacrifices du cheval, le plus puissant des sacriflccs, d'après la mythologie
indienne.
(4) Ràmâijana, II, 47. 66.
(5) Lois de Manou, VI, 43-45, 47-49.
206 L'INDE. V
reux » ('). Aussi le Bhâgavata Poiirâna est-il loin de condamner
rattachement à ses semblables d'une manière absolue, comme le
faisaient les brahmanes : « L'attachement, dit-il, qui est pour
l'homme une cause de retour en ce monde, quand il se porte par
ignorance sur des méchants, conduit au contraire au détachement
de toutes choses, quand ce sont des gens de bien qui en sont
l'objet » C). Ainsi il est permis au sage d'aimer les bons; pour eux
il doit tout sacrifier, même la vie (').
On a souvent remarqué l'analogie qui existe entre le stoïcisme et
la doctrine brahmanique {*). L'idéal de Zenon est presque le même
que celui de Manon. Les stoïciens exaltent la volonté de l'homme
au point de l'élever au-dessus de la nature humaine (^); les Indiens
avec leur imagination désordonnée ont poussé ces prétentions
jusqu'à l'absurde. Cependant l'exagération de la puissance de
l'homme, quand il est affranchi de ses passions, a un côté sublime.
Contenue dans les limites de la raison, celte croyance conduit à la
destruction du mal dans ce monde par les efforts du genre humain.
Les stoïciens se distinguent parmi toutes les sectes philosophiques
par leurs tendances cosmopolites et leur amour de l'humanité. On
trouve quelques germes de cosmopolitisme chez les Indiens. UHi-
topadésa établit une échelle d'obligations : les devoirs envers la
famille sont plus sacrés que ceux qu'on doit remplir envers un indi-
vidu, la commune a des droits plus étendus sur nous que la famille,
la patrie l'emporte sur la commune (^).
La conviction du néant de la vie est plus profonde chez les
brahmanes que chez les stoïciens. Ce sentiment, combiné avec le
caractère pacifique et doux de la race indienne, est peu conciliable
avec l'amour de la gloire militaire. Dans l'intérêt de la conserva-
tion de l'ordre social, les brahmanes ont excité le courage des
kchattriyas, et promis à ceux qui tombent sur le champ de bataille
(1) Bhâg. Pur.,Yl[, 9, 4i-.
(2) Ibid., III, 23, 55. Comparez III, 25, 20.
(3) Ilitopadésa. I,â, 38.
(4) Bobcrtson, Recherches historiques sur l'Inde ancienne.
(5) Épictète égale l'homme à Dieu (Dissert., 1, 43, 20).
(6) Jlitopaclésa, I, 6, iii.
RELIGION ET PHILOSOPHIE. 207
une récompense dans le ciel; mais ils contiamnent Tambilion
comme une mauvaise passion ('). Les poêles et les philosophes de
rinde ont pour la gloire le même mépris que les stoïciens et les
chrétiens. Il y a dans un de leurs livres sacrés une satire de l'esprit
de conquête, comparable à ce que le stoïcisme et le christianisme
ont inspiré de plus beau. Nous la rapportons comme une protesta-
tion de la conscience humaine contre les conquérants (^) :
Le Vie/mou Pouràna passe en revue les princes les plus célèbres
qui ont régné sur l'Inde : « Le vaillant Prithou traversa l'univers
partout triomphant de ses ennemis, et cependant le souffle du
temps l'emporta. Kartaviryya vainquit d'innombrables peuples
et conquit les sept zones de la terre; aujourd'hui il sert de sujet
à un thème, à une dissertation ('). Tous ces puissants rois ont-ils
réellement existé? Que sont-ils maintenant ? »Le poëte s'élève en-
suite à une satire poignante de la vanité de leurs desseins ambi-
tieux : « Aveuglés par le sentiment trompeur de la propriété, ils se
disaient : « Cette terre est à moi, elle est à mon fils, elle appartient
à ma dynastie »; et tous ces grands rois ne sont plus. De même
ceux qui ont régné avant eux, ceux qui leur succédèrent ont cessé
d'être, ou cesseront d'être. La Terre rit, comme si elle était émaillée
des fleurs riantes de l'automne, en voyant ses maîtres Incapables
de se subjuguer eux-mêmes; elle chante : Combien est grande la
folie des princes qui se livrent à l'ambition, eux qui ne sont que
l'écume d'une vague ! Ils ne peuvent pas se dompter eux-mêmes et
ils veulent vaincre leurs ennemis ! Nous conquerrons, disent-ils, la
terre baignée de l'Océan; et, tout pleins de leurs projets, ils ne
voient pas la mort qui les presse. Qu'est-ce que la conquête du
monde pour celui qui peut se vaincre lui-même? La libération de
(1) Bhâg. Pur., V, 13, 15 : « Les héros, en qui la prétention de posséder la
terre allume la passion de la haine, doivent dominer sur le champ de bataille,
mais ils ne parviennent pas au lieu qu'atteint celui qui, renonç^aut au sceptre,
est exempt de cette passion. »
{2) Vishnu Pur., IV, 24, p. 487-489, éd. Wilson.
(3) Ce passage du Vishnu Purâna rappelle les vers célèbres do Juvénal sur
Annibal :
I, dcincns, cl sacvas curre pcr Alpes
Ut pucris placcus, et dcclamulio fias.
208 L'INDE.
l'existence est le fruit de cette victoire. Les rois doivent avoir l'esprit
troublé, pour désirer ma possession, bien que leurs prédécesseurs
aient dû la délaisser et que leurs pères n'aient pu la retenir. Il est
frappé de folie le roi qui se vante: « cette terre est à moi, toute chose
est à moi, elles seront pour toujours à ma maison » ; car il doit
mourir. Quand f entends un roi déclarant à un autre par ses ambas-
sadeurs : « Cette terre est à moi, abandonnez immédiatement vos
prétentions »; je jette tin immense éclat de rire qui bientôt se change
en compassion pour ce pauvre fou. Telles sont les stances que
chante la Terre; en les écoutant, l'ambition s'évanouit, comme la
neige devant le soleil. »
%\ . La moralité et l'humanité véritables manquent à F Inde.
Si l'on jugeait l'Inde par ces fragments de morale individuelle
et sociale, on serait tenté de la placer au niveau de l'Europe mo-
derne. Il est certain que la pratique des préceptes de bienveillance,
de charité, de justice que l'on trouve dans les livres sacrés des
Indiens, ferait du brahmanisme le pendant de la société chré-
tienne ('). Mais ici se révèle l'importance fondamentale du dogme.
Dans le christianisme, la morale, la charité et l'humanité se tien-
nent et ne sont que l'expression d'une doctrine qui embrasse dans
sa profondeur les rapports de l'homme avec Dieu et les rapports
des hommes entre eux. Les sentiments d'humanité qu'on trouve
dans l'Inde, se sont développés en dehors et pour ainsi dire malgré
le brahmanisme; aussi n'ont-ils pas pris racine dans les âmes et
ne se sont-ils pas incorporés dans la société.
L'Inde n'a pas connu la véritable moralité, parce qu'elle n'a pas
conscience de la liberté humaine. Le principe de la liberté est par-
(1) La ressemblance a fait illusion aux premiers savants qui se sont occupés
de rinde. Anquetil n'hésite pas à attribuer aux brahmanes les sentiments de
fraternité et de charité qui distinguent le christianisme (Oupiiékhat, T. II,
p. 659).
RELIGION ET PHILOSOPHIE. 209
fois reconnu dans les écrits des bràlimanes. On lit dans VHitopa-
désa, que « c'est notre conduite dans une vie antérieure qui est le
destin, qu'il appartient donc à riioniine de faire sa destinée, de
même que l'artiste transforme la pierre en une œuvre d'art.» (')Mais
cette manière de concevoir la vie ne trouva pas faveur; elle suppose
une énergie de volonté dont la mollesse indienne n'est guère capa-
ble. On s'en tint aux doctrines plus faciles du fatalisme : « Ce qui
ne doit pas être , ne sera pas ; si cela doit être , cela sera ; l'âge, la
profession, les richesses, la science, la mort, sont déterminées irré-
vocablement dès la conception de l'homme» (-).Ces maximes restè-
rent l'opinion générale ('). La domination de la caste sacerdotale
était un autre obstacle à la moralité. Là où le sacerdoce forme un
corps puissant, il est presque impossible que son intérêt ne l'em-
porte sur le devoir. La conscience humaine trouve mille prétextes
pour se faire illusion : que sera-ce, si elle peut se mettre à l'abri de
la cause de Dieu? et la cause des prêtres n'est-elle pas celle de
Dieu? Dans l'Inde, ce mauvais levain du sacerdoce ne prend pas
même la peine de se cacher, ou de se voiler : il se produit avec une
naïveté qui témoigne de la funeste influence du brahmanisme. Le
Bhàgavata Pouràna flétrit avec une rare énergie l'homme qui en
toute circonstance a recours au mensonge; il l'appelle un mort
vivant. Mais il est avec le ciel des accommodements, sur les bords
du Gange comme ailleurs : « On peut mentir dans l'intérêt des
brahmanes, sans encourir de blâme » (''). Le Mahâbhârata investit
les brahmanes d'une inviolabilité morale que les prêtres de toute
croyance ont ambitionnée, mais que le brahmanisme seul a osé
formuler : « Un brahmane ne doit jamais être méprisé, qu'il
pratique le mal ou le bien » (^).
L'Inde ne s'est pas élevée à la véritable humanité, parce qu'elle
ne connaît pas l'unité humaine. Le panthéisme indien semble faire
(<) Hitopadésa, Introduction, n» 32, s.
(2) Ibid., n"' 28, 2G. Comparez Rumûyana, I, 58, 22.
(3) Lasscn, Ind. Alt., T. II, p. 11, 12.
(4) lihâcj.Pur., VIII, 19, 43.
(o) Pavie, dans la Revue des deux Mondes, 1857, T. II, p. 827.
210 l'inde.
un devoir de la bienveillance universelle pour tous les êtres. Mais
c'est précisément cette confusion de l'homme avec la nature qui
empêche la vraie charité de se développer: les animaux sont mis
sur la même ligne que les hommes; le faux dogme des castes
aidant, les brahmanes en vinrent à placer les animaux au-dessus
de leurs semblables. Un célèbre philosophe reproche aux Indiens
d'avoir des hôpitaux pour les bêles, et de n'avoir jamais songé à
en fonder pour les indigents : ils se feraient un crime, dit Hegel,
d'écraser une fourmi, et ils laissent périr les pauvres de misère (*).
La charité et la bienveillance que les livres sacrés recommandent,
ne s'exerçaient guère à l'égard des castes inférieures. Dans les
poëmes épiques qui tracent un tableau idéal de la vie indienne, on
voit les rois faire des libéralités fabuleuses aux brahmanes; si des
pauvres y prennent part, c'est qu'ils appartiennent aux classes qui
jouissent du bienfait d'une double naissance. Les coudras, les
tchàndàlas ne sont pas l'objet des charités royales (^).
Voltaire s'est donc trompé en attribuant la douceur des mœurs
indiennes à la doctrine de la métempsycose H- En apparence
le dogme de la renaissance est le lien le plus fort de la solidarité
humaine; mais cette doctrine est viciée chez les Indiens par la
croyance si profondément enracinée dans leurs mœurs de l'inéga-
lité naturelle des hommes : il ne peut pas y avoir de lien d'huma-
nité entre des êtres inégaux par la volonté divine. Nous croyons
que l'illustre écrivain est plus près de la vérité, quand il dit que le
climat a une grande part dans la douceur indienne. L'influence
du climat sur le caractère des peuples est devenue un lieu com-
mun, depuis la brillante exposition que l'auteur de VEsprit
des Lois a faite de cette idée. L'action est incontestable; Hippo-
(1) Hegel, Philosophie der Geschichte, p. '194 (seconde édition).
(2) Râmâyatia, II, 26 : « Ail my wealth is for the hrahmans. » — Ibid,, II, 27:
« Rama having given much wealth to the brahmans. » — Ibid., II G2 : « The
prince gave wealth, jewels and food in abondance to the brahmans, » etc.
(3) « Tous ceux qui adoptèrent cette religion, dit Voltaire, crurent voir les
ûmes de leurs parents dans tous les hommes qui les environnaient; ils se cru-
rent tous frères, pères, mères, enfants les uns des autres ; cette idée inspirait
nécessairement une charité universelle; on tremblait de blesser un être qui était
de la famille » {Philosophie de l'histoire, chap. de l'Inde).
RELIGION ET PHILOSOPHIE. 211
crate Ta déjà remarquée. Toutefois pour que la théorie de Montes-
quieu ne dégénère pas en paradoxe, il faut l'entendre en ce sens que
la Providence place les peuples comme les individus dans les condi-
tions extérieures qui peuvent le mieux développer les qualités dont
elle a mis les germes en eux, mais que cela n 'empêche pas les
hommes de faire eux-mêmes leur destinée. Nous ne dirons donc pas
que le climat seul a fait des Indiens ce peuple doux jusqu'à la fai-
blesse que les voyageurs décrivent; nous dirons que Thuma-
nité des Indiens a en partie sa source dans une mollesse physique,
résultat combiné de la race, du climat et des institutions religieuses.
Ce manque d'énergie morale se trahit dans la vie privée et dans la
vie publique. Si la douceur des mœurs indiennes est de la faiblesse,
si elle va parfois jusqu'à la lâcheté C), comment peut-on la confon-
dre avec la véritable humanité?
§ VI. Le brahmanisme est-il immuable? Germe de progrès dans
le dogme de V incarnation.
Malgré la douceur ou la mollesse de leurs mœurs, les Indiens
restèrent étrangers à la moralité et à l'humanité. L'institution des
castes aggrava le mal, en inspirant aux deux fois nés l'horreur et
le dégoût pour leurs semblables. D'un autre côté, la conception de
la vie, universellement reçue, était un obstacle invincible à la
modification de l'organisation sociale. La place de chaque homme
dans la société lui est assignée par Dieu ; cette classification est
irrévocable. Le Créateur seul peut la changer lors des renaissan-
ces de chaque individu; mais ces transformations particulières
(1) Ces généralités, appliquées à un pays aussi étendu que l'Inde, souffrent
évidemment des exceptions ; il y a des tribus indiennes qui se sont distinp;uées
par leur indomptable courage {Von Bohlen, Das alte Indien, T. I, p. 02-54. Com-
parez plus haut, p. i25, note 3). Mais il n'est pas moins vrai, comme le dit Mon-
tesquieu (De l'esprit des Lois, XV, 3), que « les enfants mômes des Européens,
nés aux Indes, perdent le courage de leur climat ; jusqu'aux Persans qui s'y
établissent prennent à la troisième génération la nonchalance indienne. »
212 L'INDE.
laissent l'ensemble de l'institution intact. Ainsi le dogme de la
renaissance, qui contient en germe l'idée d'un développement
progressif de l'homme et de l'humanité, conduisit dans l'Inde à l'im.
mobilité la plus absolue. C'est que la doctrine indienne était
faussée par l'alliage d'un fatalisme aveugle. La fatalité suit
l'homme à travers toutes ses transmigrations : « Lorsque le sou-
verain Maître a destiné d'abord tel ou tel être animé à une occu-
pation quelconque, cet être l'accomplit de lui-même toutes les fois
qu'il revient au monde. Quelle que soit la qualité qu'il lui ait
donnée en partage au moment de la création, la méchanceté ou la
bonté, la douceur ou la rudesse, la vertu ou le vice, la véracité ou
la fausseté, cette qualité vient le retrouver spontanément dans les
naissances successives. De môme que les saisons, dans leur retour
périodique, reprennent naturellement leurs caractères spéciaux,
de même les créatures animées reprennent les occupations qui
leur sont propres ('). »
La division éternelle de la société en classes fondamentalement
diverses, tel est le dernier mot du brahmanisme sur les destinées
de l'humanité. C'est la négation de l'unité des hommes en Dieu, et
de leur marche progressive vers l'accomplissement de leur mission.
Faut-il donc prononcer une condamnation absolue sur le brahma-
nisme? ne s'y trouve-t-il pas un germe d'une doctrine plus vraie?
n'y a-t-il pas eu une tentative pour constituer la société sur la base
de l'unité et de l'égalité? S'il n'est pas donné à l'homme d'aperce-
voir la vérité tout entière, l'erreur complète est également impos-
sible : il y a un côté vrai jusque dans les doctrines les plus fausses;
la Providence ouvre toujours aux hommes un chemin qui les guide
vers un meilleur avenir.
Benjamin Constant remarque avec raison que le dogme des
incarnations, qui forme l'essence du brahmanisme, est favorable à
la marche progressive de la religion ('). Lorsque la corruption et
l'ignorance égarent l'homme. Dieu envoie une émanation de lui-
même pour lui rouvrir la route des cieux. Cet acte d'une provi-
(i) LoisdeManou, I, 28-30.
(2) De la religion, VI, 5 et 6 (T. III, p. 8'.., -1 63-1 70).
RELIGION ET PHILOSOPHIE. 213
vidence bienfaisante se renouvelle toutes les fois que le monde en a
besoin, et le monde, disent les Indiens, en a besoin sans cesse(').
La croyance à des incarnations successives prépare l'imagination à
contempler de nouveaux prodiges et la raison à recevoir des
doctrines nouvelles. Considéré philosophiquement, ce dogme est
identique avec la doctrine du progrès ; il en résulte en effet que la
religion n'est jamais fixée définitivement : il reste toujours, au-delà
de la loi présente, la possibilité et l'espérance d'une loi meilleure.
Cependant les incarnations n'ont point affranchi l'Inde de la domi-
nation brahmanique. Il y a eu dans quelques sectes plus de dou-
ceur, plus de charité, mais l'organisation sociale n'en a pas été mo-
difiée. Une seule révolution religieuse a profondément remué
l'Inde. Le bouddhisme essaya de constituer l'Orient sur le principe
de l'égalité; tentative glorieuse, bien qu'elle n'ait pas réussi entiè-
rement. Le bouddhisme est la doctrine la plus avancée que le génie
indien ait produite ; il mérite un examen spécial.
H) Bhâgavad Guîta, IV, 7-9. — Bhâg. Pur., IX, 24, 55 : « Toutes les fois
qu'en ce monde dépérit la justice et s'accroît le mal, autant de fois le Seigneur
naît sur la terre avec un corps mortel. »
-^AA/'J^JVW^
u
214 l'inde.
CHAPITRE V.
LE B 0 U D D H I S M E ('
S I. Histoire du bouddhisme.
Le bouddhisme était à peine connu de nom à la fin du dernier
siècle : la philosophie de l'histoire ne lui accordait aucune place
dans ses considérations sur le développement de l'humanité.
Cependant il s'agit d'une religion puissante qui pour le nombre
de ses sectateurs est sur la même ligne que le christianisme(^). Il
y a entre les deux religions des analogies si nombreuses, que l'on
a appelé le bouddhisme un christianisme oriental. Le Bouddha,
comme Jésus-Christ, prêcha une doctrine de charité, de fraternité
et de paix ; si le christianisme régénéra le monde romain et civilisa
les Barbares, le bouddhisme peut se glorifier d'une influence pres-
que aussi éclatante dans l'Orient.
Le bouddhisme est une des conquêtes les plus importantes de la
révolution qui s'opéra au dernier siècle dans la science, et que l'on
a si bien caractérisée en la qualifiant de renaissance orientale.
Dans cette découverte, comme dans tout ce qui tient à l'Orient, il
y a encore des obscurités. L'avenir comblera les lacunes; dès
[\) Burnouf, Introduction à l'histoire du bouddhisme indien, 1844-. Idem,
Considérations sur l'origine du bouddhisme (Bévue Indépendante, I™ Série,
T. VIII, p. 232). Idem, le Lotus de la bonne Loi, 1832. — Barthélémy Saint-
Hilaire, le Bouddha. — Lassen, Ind. Alt., T. II. — Nève, De l'état actuel des
études sur le bouddhisme [Revue de Flandre, T. 1).
(2) D'après Ikrghaus (Grundriss der Géographie, Hulfs und Nachweisungsta-
feln , p. -122), le christianisme comprend 474,490,700 âmes, le bouddhisme
453,160,000.
LE BOUDDHISMFf. 215
maintenant la certitude règne là où, il y a cinquante ans, les
hypothèses les plus étranges se faisaient jour. Pour les uns, le
bouddhisme était une misérable contrefaçon du nestorianisme ;
d'autres niaient l'existence du Bouddha et le prenaient pour une
planète. Parmi ceux qui admettaient l'originalité du bouddhisme
comme religion, les uns faisaient venir le Bouddha de l'Afrique,
parce qu'on le représentait avec des cheveux crépus ; d'autres, de
la Mongolie, parce qu'il avait les yeux obliques, ou de la Scythie,
parce qu'il se nommait Çàkya; quelques savants retrouvaient le
révélateur d'une religion de paix sous les traits d'Odin, le dieu de
la guerre. Ceux-là mêmes qui croyaient à l'origine asiatique du
bouddhisme, avouaient leur ignorance sur son histoire, et disaient
qu'il se perdait dans la nuit des temps. Aujourd'hui ces doutes
n'existent plus. Le Bouddha est un personnage historique ; l'opinion
générale place sa naissance au sixième siècle avant Jésus-Christ.
Il appartenait à la classe des kchattriyas. La vie solitaire qu'il
embrassa lui fit donner le nom de Çàkyamouni('). Fils d'un rajah,
il fut élevé dans le luxe et la mollesse; mais à Tàge de vingt-huit
ans, un changement considérable s'opéra dans Ses sentiments ; il vit
que les douleurs de la naissance, de la maladie et de la mort trou-
blaient toutes les joies de la vie ; la misère des hommes l'émut et lui
fit mépriser et haïr la gloire et la royauté. Il quitta le monde pour
méditer dans la solitude sur les moyens de « délivrer les créatures
de leurs douleurs ('). » D'abord il se fit disciple de solitaires brah-
manes; mais le brahmanisme ne le satisfaisant pas, il se replia sur
lui-même, et par la puissance de ses méditations, il acquit la
connaissance suprême, la qualité de Bouddha[^).
{\) Le solitaire de la race des Çâkya. Lui-même s'appelait Çramana Gautama
(ascète da la famille des Gautama, un richi des temps anciens). — Burnouf,
Introduction, p. 155. — Lassen, T. II, p. 67.
(2) Mahâvansi, p. 2, v. H. — Lassen, T. II, p. 69.
(3) La racine sanscrite bitdh ëi^niiic parvenir à la connaissance, savoir; de là
le mot de biiddha, celui qui est parvenu à la connaissance, le sage {Scholl, iibcr
den Buddhaismus in Ilochasien und in China, dans les Jahrhliclier dcr lierliner
Akademie, 184i, p. 102). — Comparez liurnouf, Introduction, p. 71, note.
Comme le mot de Bouddha n'est pas un nom propre, on ne peut l'employer sans
y joindre l'article.
216 l'inde.
On voit par ces traditions que le bouddhisme procède de la doc-
trine brahmanique. Le brahmanisme avait dégénéré. La caste
sacerdotale, qui s'était réservé le monopole de la religion et de la
science, se montra indigne de cette orgueilleuse usurpation. Les
mœurs étaient relâchées ; l'ignorance, la cupidité et les crimes
avaient pris la place des vertus recommandées aux brahmanes par
les Lois de Manou. L'ordre civil se ressentait de la corruption qui
régnait dans l'ordre moral. Le despotisme des rois était violent et
sans contrôle; la politique qui dominait dans leurs conseils était
celle de l'exploitation : « Le peuple, disait-on, est comme la
graine de sésame, qui ne donne son huile que quand on la presse,
qu'on l'écrase ou qu'on la grille » ('). Il y avait contradiction entre
les prétentions de la caste sacerdotale à la possession exclusive de
la vérité et ses mœurs, entre la doctrine brahmanique fondée sur
la supériorité de l'intelligence et la société livrée à une tyrannie
sans bornes. Il se forma une opposition contre le brahmanisme ;
elle se manifesta d'abord dans le domaine de la pensée.
La philosophie connue sous le nom de Sànkhya rejeta l'autorité
des Vèdas, fondement de la puissance brahmanique; elle professa
qu'il ne fallait pas être initié aux livres sacrés pour atteindre la
perfection, que la science était le moyen le plus efficace. Kapila,
à qui l'on rapporte ce système philosophique, admettait avec les
brahmanes que le but de la sagesse était de se délivrer de la loi de
la renaissance et des existences successives ; mais il disait que le
brahmanisme n'atteignait pas ce but. D'abord la religion ensei-
gnait que les dieux eux-mêmes étaient soumis à la renaissance :
or, comment les hommes pourraient-ils arriver à la délivrance
finale si les dieux étaient impuissants à se la procurer? Puis la
religion établissait une inégalité révoltante entre les hommes : les
riches pouvaient à la rigueur faire les sacrifices de cent chevaux
qu'elle prescrivait, mais les pauvres? Le philosophe indien indi-
qua un moyen plus cllicace pour faire son salut, et un moyen
accessible à tous, la science : se connaître soi-même, dit-il, se dis-
(1) Burnouf, Considérations, p. 233; Introduction, p. 143. — Denfeij, dans
VEncxjclopédie d'Ersch, Sect. II, T. XVII, p. 38.
LE BOUDDHISME. 217
tiuguer de la nature et des choses, voilà ce qui constitue la philo-
sophie et ce qui garantit à Thomnie qu'il ne reviendra plus dans ce
monde de douleurs. Brahmane lui-même, Kapila n'attaquait pas
l'institution des castes; mais sa doctrine la ruinait dans sa base. Si
la science affranchit l'homme de la vie qui pèse tant aux Indiens,
le tchàndàla et le mlêlcha pouvaient faire leur salut, aussi bien que
les brahmanes, et sans leur intermédiaire : ils étaient donc fonda-
mentalement égaux ('). Il est vrai qu'en fait l'égalité fondée sur la
science restait une utopie : qui donc aurait communiqué aux déshé-
rités de ce monde la haute science qui devait les libérer? La philo-
sophie ne s'adresse forcément qu'au petit nombre. Voilà pourquoi
la caste sacerdotale ne s'émut guère de ses spéculations. Mais cette
indifférence témoigne que les brahmanes ignoraient la puissance
des idées. Le dogme de l'égalité, professé par Kapila, était un
germe déposé dans la société indienne ; le germe se développera et
deviendra une puissante religion.
Pour achever la réaction contre le brahmanisme, il ne s'agissait
plus que de faire descendre les doctrines nouvelles dans les masses,
en appelant la nation entière au salut. Telle fut l'œuvre du Boud-
dha. Il n'attaqua pas ouvertement le brahmanisme ; il ne voulait
pas détruire l'ancien ordre de choses, mais le transformer. Le
réformateur, s'adressant à toutes les classes de la société, devait
abandonner la voie d'initiation individuelle que les brahmanes pra-
tiquaient dans leur caste ; il eut la gloire d'inaugurer le plus puis-
sant instrument de propagande , la prédication : le Bouddha passa
dix-neuf années de sa vie à prêcher la bonne loi (-).
Les apôtres du bouddhisme pouvaient, comme ceux du chris-
tianisme, se glorifier d'être porteurs de la bonne nouvelle : ne
relevaient-ils pas l'immense majorité des Indiens de la dégradation
qui pesait sur eux? Cependant celte conséquence du bouddhisme
ne paraît pas avoir frappé les brahmanes dans le principe. Le
(1) Barthélémy Saint-IIilaire, Mémoire sur le système Sûnkhya, dans les
Mémoires de l'Académie des sciences morales, T. VIII, p. ilb, 1^29-132, 428-430,
493-495. —Burnouf, Introduction, p. 21 1, 453, oH, 520.
(2) C'est ainsi que les bouddhistes appellent leur doctrine. — Lassen, T. II,
p. 70, 71, 79. — Burnouf, Introduction, p. lo9, 194.
218
L INDE.
Bouddha compta des disciples dans la caste sacerdotale; la secte
nouvelle fut tolérée, comme toutes celles qui se produisent dans le
sein du brahmanisme. Mais lorsque les brahmanes s'aperçurent
que le bouddhisme ne tendait à rien moins qu'à bouleverser l'édi-
fice de la société indienne, la tolérance fit place à une haine
furieuse, implacable. Les bouddhistes trouvèrent d'abord des par-
tisans parmi les kchattriyas, qui souffraient aussi bien que les
castes inférieures de la tyrannie brahmanique; des rois se firent
les ardents propagateurs de la doctrine nouvelle : mais la caste
dominante finit par mettre les princes dans ses intérêts. Alors une
guerre à mort fut déclarée aux paisibles bouddhistes : « Que du
pont de Ràma, » disait un de leurs persécuteurs aux ministres de
ses vengeances, « jusqu'à l'Himalaya blanchi par les neiges, qui-
conque n'immolera pas les bouddhistes, vieillards ou enfants, soit
lui-même livré à la mort » ('). Ils furent entièrement expulsés d'un
pays qui était le berceau de leur religion (^). Cette violente persé-
cution tourna à la gloire de la bomie loi et au bien de l'humanité,
en répandant le bouddhisme dans le nord de l'Asie.
Déjà avant leur expulsion, les bouddhistes avaient propagé
leur croyance au-delà des limites de l'Inde. Un caractère distinctif
du bouddhisme et qui établit un nouveau rapport entre cette reli-
gion et celle du Christ, c'est l'ardent prosélytisme qui anime ses
sectateurs. Cet esprit de propagande, étranger au polythéisme
gréco-romain, fut inspiré à la secte nouvelle par le Bouddha lui-
même. Les légendes représentent le grand réformateur animé de
la haute ambition de convertir tous les hommes à sa croyance :
Çakya, dit-on, demanda à son précepteur de lui apprendre toutes
les langues, comme moyen de prêcher la bonne loi dans l'univers
entier. Avant de mourir, il exhorta ses disciples « à instruire les
hommes et à secourir les habitants des trois mondes qui n'étaient
pas encore délivrés des peines de la transmigration. » (')
{i ) Vers du Sancara Vlgaja de Madhava, cités par Wilson. Sanscrit Diction-
nary, Préface, p. xviii.
(2) Au septième siècle de notre ère {Nève, Revue de Flandre, p. 469).
(3) Klaproth, Vie du Bouddha [Journal Asiatique, I« Série, T. IV, p. 46,
47). — Deshauleraye, Recherches sur la religion de Fo («6., T. VII, p. 168).
LE BOUDDHISME.
219
Les disciples obéirent à la voix du maître. Un vif sentiment
d'unité animait les premiers bouddhistes ; comme les chrétiens,
ils se réunissaient dans des conciles, pour maintenir et développer
leur foi. La troisième assemblée décida que des missions initie-
raient les peuples étrangers à la doctrine de l'affranchissement.
L'année qui suivit le concile (245 avanlJésus-Christ), le bouddhisme
fut porté à Ceylan : cette île devint le foyer actif d'une nouvelle
propagande. Des succès plus étonnants attendaient la doctrine de
Çakya dans un empire qui est resté inaccessible à toute influence
étrangère, même à celle de l'Évangile. Dès le troisième siècle
avant Jésus-Christ, des prêtres bouddhistes visitèrent la Chine; en
l'an 61 de notre ère, la religion indienne fut reconnue ofliciellement
par l'empereur Mingti. Les Chinois montrèrent un prosélytisme
aussi ardent que leurs maîtres; ils propagèrent leur foi dans la
Corée et au Japon. La persécution qui chassa les bouddhistes de
l'Inde, devint le moyen providentiel d'une nouvelle extension : les
proscrits trouvèrent un asile dans le Népal et dans le Tibet : le zèle
religieux se fraya une voie dans des montagnes inaccessibles, et les
couvrit de monastères consacrés à l'étude et à la pratique de la vie
religieuse. Le bouddhisme pénétra dans l'Asie centrale et y con-
vertit les hordes barbares descendues des glaces du nord, les Mon-
gols et les Mandchoux : il se répandit jusque dans l'empire de
Russie.
I IL Doctrine.
Xo I. Uouddhisnic et Brûbiuanisiue.
Nous empruntons à Burnouf un exposé succinct de la prédica-
tion du Bouddha : « Le monde visible est dans un perpétuel
changement; la mort succède à la vie, la vie à la mort; l'homme,
comme tous les êtres vivants qui l'entourent, roule dans le cercle
éternellement mobile de la transmigration, passant successivement
par toutes les formes de la vie, depuis la plus élémentaire jus(iu'à
la plus parfaite; la place qu'il occupe dans la vaste échelle des
220 L'INDE.
êtres vivants dépend du mérite des actions qu'il accomplit dans ce
monde ; ainsi l'homme vertueux renaîtra après celte vie avec un
corps divin et le coupable avec un corps de damné. Mais les récom-
penses du ciel et les punitions de l'enfer n'ont qu'une durée limitée,
comme tout ce que le monde renferme ; le temps épuise le mérite
des actions vertueuses, tout comme il efface les fautes. La loi fatale
du changement ramène donc sur la terre et le dieu et le damné,
pour les mettre de nouveau l'un et l'autre à l'épreuve et leur faire
parcourir une suite de nouvelles transformations. Telle étant la
condition de tous les hommes, quel doit être leur plus ardent désir,
sinon d'échapper à cette loi de la transmigration? Le Bouddha leur
enseignait la loi de l'affranchissement » (').
On voit que Çâkyamouni prenait son point de départ dans le
Lrâhmanisme. Les brahmanes aussi croyaient à la fatalité de la
transmigration, à la répartition de récompenses et de peines; ils
cherchaient aussi à échapper, d'une manière définitive, aux condi-
tions perpétuellement changeantes d'une existence toute relative.
Mais ce qui distinguait la doctrine du réformateur, c'est qu'elle
était essentiellement morale, tandis que le brahmanisme consistait
surtout en pratiques extérieures, en sacrifices pour l'accomplisse-
ment desquels l'intervention d'une caste de prêtres, intermédiaires
entre l'homme et Dieu , était une nécessité. Les bouddhistes reje-
tèrent les Vêdas et les sacrifices, non-seulement les sacrifices san-
glants, mais même celui du feu(^). Leur culte était une adoration,
un témoignage de respect pour le Bouddha, qu'ils manifestaient
par une offrande de fleurs ou de parfums à ses images ou à ses
reliques (^). La substance de leur loi était renfermée dans des pré-
ceptes moraux qui finirent par prendre la forme de dix comman-
dements; les principaux défendaient de tuer un être animé, de
voler, de s'abandonner à la volupté, de mentir, d'offenser personne,
de calomnier, de haïr(^).
(1) Durnouf, Introduction, p. 452, -153; Considérations, p. 235.
(2) Dans la théorie du Vèda, les dieux se nourrissent de ce qu'on offre au feu,
qui est leur messager sur la terre [Burnouf, Introduction, p. 339).
(3) Lassen, T. II, p. UO. — Burnouf, Introduction, p. 335, 336, 339.
(4) Uenfey (Encyclopédie d'Ersch, S. II, T. XVII , p. 202). — Stuhr, Die
Heligionssysteme der Vôlker des Orients, p. 183, 484.
LE BOUDDHISME. 221
Le bouddhisme, par opposition au brahmanisme, est donc une
doctrine tout intérieure, une religion morale. Les brahmanes
n'avaient jamais songé à éclairer ni à moraliser les masses. Pen-
dant qu'ils philosophaient sur la libération finale, le peuple était
livré à un polythéisme aussi immoral qu'extravagant. Au lieu de le
guérir de ses superstitions, les brahmanes les nourrissaient pour en
tirer profit. Les bouddhistes leur reprochèrent de n'avoir d'émula-
tion que pour le gain, en faisant le métier de jongleur, de devin,
d'astrologue, d'enchanteur. Sans doute l'accusation vient d'adver-
saires, mais les écrits des bouddhistes entrent dans des détails si
particuliers du charlatanisme sacerdotal, qu'il est difficile de sup-
poser que ce soit une pure invention. Quand les prêtres d'une
religion plus sainte se sont dégradés jusqu'à fabriquer des reliques
et des miracles, on peut bien croire que les brahmanes cherchaient
le lucre dans une science de mensonge, en disant la bonne aven-
ture, en faisant des conjurations, en employant des charmes ou en
jetant des sorts ('). Les bouddhistes opposèrent à ce dévergondage
une morale dont la pureté ne le cède pas à la morale chrétienne.
Ils prêchèrent la charité pour détruire l'égoïsme qui vicie l'àme
humaine; ils prêchèrent la patience, qui ôte à l'homme l'or-
gueil, la fierté et l'arrogance. Çakyamouni pratiquait les vertus
qu'il aspirait à inculquer par son enseignement. Un roi qui le
protégeait, l'ayant engagé à faire des miracles pour imposer silence
à ses ennemis, le Bouddha lui répondit: « Grand roi, je n'enseigne
pas la loi à mes auditeurs, en leur disant : Allez, ô religieux, et
devant les brahmanes opérez, à l'aide d'une puissance surnaturelle,
des miracles supérieurs à tout ce que l'homme peut faire; mais je
leur dis, en leur enseignant la loi : Vivez, o religieux, en cachant
vos bonnes œuvres, et en montrant vos péchés {'). »
Tous les brahmanes n'étaient pas des jongleurs ni des charlatans :
leurs solitaires s'imposaient les plus rudes pénitences, et faisaient
au corps une guerre aussi héroïque que celle que lui firent plus
tard les ascètes chrétiens. Mais l'ascétisme a ses écueils : il brise
(1) Burnouf, le Lotus do la bonne loi, Appendice, n» II, p. 4G8-470,
(2) B. Saint-Hilairc, dans le Journal des SavaîUs, iSH't, p. 5G8-570.
222
LINDE.
les liens de la famille, et concentre l'homme sur lui-même. Le
Bouddha prêcha aussi Tascétisme, et il prescrivit le célibat à
ses religieux : cependant, chose remarquable, il mit les devoirs
de famille au premier rang dans sa morale. Les légendes le
disent préoccupé sans cesse du salut de sa mère, qu'il n'avait
jamais connue, l'ayant perdue quelques jours après sa nais-
sance. Nous citerons quelques traits de son enseignement sur
l'affection de famille : « Brahma, ô religieux, est avec les familles
dans lesquelles le père et la mère sont parfaitement honorés, par-
faitement vénérés, parfaitement servis. Pourquoi cela? C'est que,
d'après la loi, un père et une mère sont, pour un fils de famille,
Brahma lui-même. » Le fils n'a qu'une manière de reconnaître
dignement les bienfaits de ses parents et de leur rendre ce qu'il
leur doit, « c'est de les établir dans la perfection de la foi, s'ils ne
l'ont pas; c'est de leur donner la perfection de la morale, s'ils ont
de mauvaises mœurs; celle de la libéralité, s'ils sont avares; celle
de la science, s'ils sont ignorants» (').
Nous touchons à un caractère fondamental du bouddhisme et qui
le distingue essentiellement du brahmanisme. La religion brahma-
nique est une doctrine particulière à l'Inde, et dans l'Inde même
elle n'a en vue que les castes supérieures, pour mieux dire, elle ne
semble inventée que dans l'intérêt des brahmanes. Le Bouddha
annonce que sa loi est ime loi de grâce pour tous (^) ; il ne songe
pas uniquement à la société indienne, il veut procurer le salut du
genre humain. Les deux doctrines rivales avaient le même but;
c'étaient des voies pour arriver à la perfection ; mais dans cette
œuvre de perfectionnement, le brahmane ne pensait qu'à lui seul.
Étrange contradiction de l'esprit humain! dans une société qui
croyait à peine à la personnalité, c'est cependant cette personna-
lité qui absorbait les sages. Le brahmane se retirait dans la solitude;
il se torturait par des pénitences inouïes, pour s'élever au-dessus
des dieux: c'était le délire de l'orgueil. Les bouddhistes aussi s'infli-
geaient des tourments volontaires, mais les légendes qui rapportent
(1) Burnouf, Introduction, p. 133, 270.
(2) Ce sont les paroles mêmes du Boudda {Burnouf, Introduction, p. 198).
LE BOUDDHISME. 223
leurs combats disent que c'est le bonheur du genre humain qui les
inspirait. Dans la vie sociale, le brahmane poursuivait exclu-
sivement les avantages de sa caste ; le bouddhiste n'avait d'autre
intérêt que celui de la morale et de la vertu (^). Le brahmanisme
excluait les membres des castes inférieures de l'initiation reli-
gieuse; ainsi l'immense majorité des hommes ne participait pas
aux bienfaits de la religion ; le bouddhisme s'adressa à tous, sans
distinction de naissance. Le brahmane croyait le salut impossible
hors des limites de la région arrosée par les rivières saintes; les
bouddhistes se préoccupèrent du salut de ces peuples déshérités et
répandirent parmi eux des principes généreux et salutaires.
L'égoïsme est la tache indélébile des brahmanes. La charité est le
trait dislinctif des bouddhistes; c'est à force de charité qu'ils s'éle-
vèrent au-dessus de la distinction des castes, si profondément enra-
cinées dans l'Inde. C'est par là que le bouddhisme se rapproche
surtout du christianisme et qu'il mérite une belle place dans l'his-
toire de l'humanité (^).
MO 9. Charité.
Le bouddhisme, comme toutes les spéculations indiennes, a la
désolante conviction de l'universalité du mal : non seulement le
mal domine dans le monde, mais le monde lui-même est le mal (').
Les brahmanes ne songèrent pas à réagir contre les maux de la vie,
sauf dans l'intérêt de leur affranchissement. L'esprit de charité qui
animait les bouddhistes les éleva au-dessus d'une fausse doctrine:
il y a chez eux un germe de la vertu active qui distingue la religion
de Zoroaslre et le génie de l'Occident. Si le mal existe, c'est en nous,
et non dans la création qu'il a sa racine; combattons-le donc de
toutes les forces que Dieu nous a données. Le précepte fondamen-
(1) Lassen, T. II, p. 441. — Burnouf, Introduction, p. 159.
(2) Burnouf, Introduction, p. 336 : « Le bouddhisme, par son principe de
charité universelle, a conquis le premier rang parmi les anciennes religions de
l'Asie. »
(3) Sluhr, p. 153, 179. — SchoU, ubcr den Buddhaismus, p. 102.
224
L INDE.
tal de la morale bouddhique est: s'abstenir du mal, faire le bien (').
On pourrait presque réduire le bouddhisme comme l'Évangile, à
une seule loi, la charilé.
Rien ne caractérise mieux le bouddhisme que les traits de cha-
rité que les légendes rapportent du Bouddha. Çàkya, fuyant devant
les brahmanes qui l'avaient chassé de son royaume, rencontre un
mendiant. Ayant perdu sa puissance et sa fortune, n'ayant plus
rien, il commande qu'on le lie lui-même et qu'on le livre au roi son
ennemi, afin que l'argent qu'on donnera pour lui serve d'aumône;
le pauvre pour qui le Bouddha se dévoua ainsi appartenait à la caste
des brahmanes, persécuteurs impitoyables du réformateur. Une
foule d'actes que la tradition attribue à Gautama expriment, sous
une forme parfois bizarre, son dévouement universel, son inépui-
sable amour pour tous les êtres. Il fait l'aumône de ses yeux et de
sa tète, il livre son corps à une tigresse qui mourait de faim avec
ses petits(^). Pour inspirer la charité à ses disciples, il les dépouilla
de toute pensée personnelle. Le catholicisme a placé parmi ses
saints un homme qui, pour réaliser l'idéal de Jésus-Christ, se
voua lui-même et les siens à une pauvreté volontaire : le boud-
dhisme primitif était un grand ordre de mendiants ('). La bienfai-
sance, loi essentielle des religieux, comprend tous les êtres : « Les
aliments que le mendiant a obtenus seront divisés en trois por-
tions : l'une sera donnée à la personne qu'il verra souffrir de la
faim, une autre sera portée dans un lieu désert et tranquille, et
déposée sur une pierre pour les oiseaux et les bêtes »(^).
La bienfaisance est le devoir des rois comme celui des moiijies.
(1) La morale des bouddhistes est résumée dans une stance sacramentelle qui
porte : « Abstention de tout péché, pratique constante de toutes les vertus,
domination absolue de son propre cœur, tel est l'enseignement du Bouddha. »
[Journal des Savants, 18B4, p. 5G'2, note.)
(2) Relation des royaumes bouddhiques, traduite du chinois, par Rémusat,
p. 75. — Schmidt, Grammaire mongole, p. 163.
(3) Le Bouddha, depuis sa retraite du monde, ne vécut que d'aumônes (Lassen,
T. II, p. 74). Ses disciples portaient le nom de mendiants, bhixu {Lasscn, T. II,
p. 71). — Bhixu signifie celui qui vit d'aumônes [Burnouf, Introduction,
p. 275).
(4) Burnouf, Introduction, p. 33S.
LE BOUDDHISME. 225
Nous n'avons aucune idée de rimmensité des aumônes que les
princes bouddliistes distribuaient. Le pèlerin chinois Hiouen-
Tlisang rapporte comme témoin oculaire que le roi Çîlàditya faisait
tous les cinq ans des libéralités à des centaines de mille personnes.
11 donnait tout ce qu'il possédait, jusqu'à ses vêtements et aux
objets précieux que les maîtres de l'Inde aimaient à amasser. Le
roi était heureux de se dépouiller; il trouvait que c'était le meilleur
moyen de placer ses richesses ('). Le bouddhisme a dégénéré de sa
pureté primitive, mais il est resté fidèle à l'esprit de charité qui
animait son fondateur : ses couvents sont ouverts à tous les étran-
gers, sans distinction de croyance religieuse (^). Le bouddhisme est
le digne précurseur de la charité chrétienne. Les hôpitaux n'exis-
tent dans le monde occidental que depuis l'établissement du chris-
tianisme ; la première idée de cette sainte institution est due aux
disciples de Çàkya.
La charité des bouddhistes ne se borne pas à la bienfaisance :
elle consiste en un dévouement sans bornes au salut de toutes les
créatures, elle aboutit à une abnégation absolue de tout sentiment
de personnalité. La charité doit éteindre l'égoïsme dans le cœur de
l'homme. C'est un des commandements de la bonne loi; nous n'en
connaissons pas de plus saint dans aucune religion. Le Bouddha
était embrasé de la charité surhumaine qu'il prêchait. Il ne songeait
pas, disent les légendes bouddiques, à s'assurer personnellement le
salut et la libération ; il cherchait avant tout à sauver les autres
êtres; c'est pour leur montrer la voie qui conduit à l'affranchissement
final, qu'il quitta le séjour des bienheureux, le Touchlta, pour
subir les épreuves et les hasards d'une dernière existcnce(^). Au
point de vue des Indiens, le sacrifice du Bouddha est aussi grand
que celui du Christ; car la vie pour eux est le plus grand des
maux. Le Bouddha inspira à ses disciples la haute charité qui
l'animait : elle se manifesta dans leur infatigable posélylisme.
(1) Vie de Iliouen-Thsang, traduite ])aLr Stanislas Julien, p. 252, ss.
(2) Von Bohlcn. T. I, p. 329.
(3) B. Saint-Hilaire, le Bouddha {Journal des Savants, 1834, p. 5G8 ; 1855,
p. 117).
226
L INDE.
L'ardeur de la propagande était inconnue aux religions de l'an-
tiquité païenne; on ne la rencontre que chez les Hébreux et chez
les bouddhistes. Le prosélytisme juif avait sa source dans la con-
viction que le culte de Jéhova était destiné à embrasser un jour le
monde entier. « Le prosélytisme des Indiens, dit un savant orien-
taliste que nous aimons à suivre, est un effet de la bienveillance
universelle qui anime le Bouddha , et qui est à la fois la cause et le
but de la mission qu'il se donne sur la terre('). » Rien de plus
touchant que les préceptes du bouddhisme sur le lien de charité
qui embrasse tous les hommes : « Nous devons notre amour à tous
les êtres, parce que nous sommes un avec eux. Celui qui a de la
haine pour ses semblables, se hait lui-même. La haine n'a pas
d'excuse dans les mauvais penchants des hommes ; s'ils font le mal,
c'est par ignorance, il faut donc avoir compassion d'eux et les
éclairer ». Le croyant qui est bien pénétré de la loi du salut, ne
songe pas seulement à sa libération, mais aussi à celle des autres.
L'homme qui a un cœur de Bouddha, doit se dire : « Si d'autres
apprennent à connaître cette loi, je m'en réjouirai, comme si je
venais seulement de l'apprendre; si d'autres l'ignorent, je m'en
affligerai comme d'un malheur personnel... Notre mérite est déjà
grand, si nous parvenons à sauver plusieurs âmes; il sera plus
considérable, si nous pouvons faire que ceux qui ont été éclairés
par nous propagent de leur côté la loi du Bouddha, et ainsi à
l'infini. De cette manière, la bonne loi se répandra dans le monde
entier, et tous les êtres qui souffrent dans cet océan de douleurs
seront sauvés. Enseigner la bonne loi, c'est le plus grand des bien-
faits, parce qu'elle délivre les hommes du plus grand des maux, delà
renaissance... Annonce donc la loi à tous les hommes, à ceux avec
lesquels tu manges, à ceux avec lesquels tu parles, à tes serviteurs,
à ceux que tu connais, à ceux que tu ne connais pas » (*).
(1) BurnoKf, Introduction, p. 37; Considérations, p. 235.
(2) Schott, uber den Buddbaismus, p. 278, 279, 247, 25S, 256.
l
LE BOUDDHISME. 227
^'0 3. Egalité.
Le brahmanisme avait aussi des instincts de charité et de bien-
veillance universelle, mais ces sentiments furent étoulTés dans leur
source par l'esprit de division et de caste. Les bouddhistes voient
des frères dans tous les hommes; il n'y a pas pour eux d'être im-
pur, ils embrassent toute l'humaaité dans leurs prières ('). Leurs
prédications abondent en images pour exprimer l'égalité religieuse.
On lit dans un de leurs livres canoniques^): « C'est, ô Kâçyapa('),
comme les rayons du soleil et de la lune, qui brillent pour tout le
monde, pour l'homme vertueux comme pour le méchant, pour ce
qui est élevé comme pour ce qui est bas; partout ses rayons tombent
également et non pas inégalement. Ainsi font, ô Kâcyapa! les
rayons de l'intelligence, douée du savoir de l'omniscience, des
Talhàgatas (*) vénérables. Je remplis de joie tout l'univers, sem-
blable à un nuage qui verse partout une eau homogène, toujours
également bien disposé pour les hommes respectables comme pour
les hommes les plus bas, pour les hommes vertueux comme pour
les hommes méchants; pour les hommes perdus comme pour ceux
qui ont une conduite régulière; pour ceux qui suivent des doctrines
hétérodoxes et de fausses opinions, comme pour ceux dont les opi-
nions et les doctrines sont saines et parfaites. »
L'égalité s'étendait même aux femmes. Le brahmanisme les flé-
trit comme des êtres impurs; il les met sur la même ligne que les
coudras. Le bouddhisme non seulement n'exclut pas les femmes
de l'initiation religieuse, il les admet dans les rangs les plus élevés
(1 ) Vo7i Bohlen, l, 328, ô30. — Burnouf, Introduction, p. 198, 199.
(2) Les passages que nous citons sont extraits d'un des livres religieux des
bouddhistes, intitulé le lolus blanc de ta bonne loi; des fragments en ont été
traduits par Buniouf dans la Revue Indépendante, I>-<^ Série, T. VIII, p. 520-D3i-.
La traduction complète a paru en 1852.
(3) C'est le nom d'un des premiers disciples du Bouddha. Kâçyapa était de la
caste brahmanique {Burnouf).
(/»■) Le terme TalfuUjata est synonyme de Bouddha, il signifie : « celui qui est
venu comme les Bouddhas antérieurs » (Burnouf).
228 l/lNDE.
de la hiérarchie ; il a ses couvents de religieuses et ses saintes
comme le catholicisme (*).
L'égalité est un sentiment si indestructible de la nature humaine,
qu'elle se fit jour même dans la doctrine des brahmanes. Ils la
montrent en espérance dans une vie subséquente : un coudra peut
renaître dans une caste supérieure. Mais là s'arrêtent leurs pro-
messes; dans le monde actuel, les castes sont d'institution divine,
rinégalité est immuable. Çàkyamouni ne se contenta pas d'offrir à
ses sectateurs la perspective de l'affranchissement futur, il leur
donna les moyens d'atteindre ce but en les initiant tous indistincte-
ment à sa loi. Tout homme pouvait devenir religieux; ainsi la voie
du salut était ouverte dès cette vie à toutes les castes; l'initiation
réservée dans le brahmanisme aux classes dominantes, était éten-
due à tous les hommes (^). Cette doctrine minait l'organisation des
castes; les brahmanes ne s'y trompèrent pas; c'est pour cela qu'ils
proscrivirent les bouddhistes.
Arrêtons-nous sur ce dogme du bouddhisme; c'est la première
manifestation de l'égalité dans le monde oriental. ^Mnio^/" rapporte
une belle légende qui nous montre comment le Bouddha faisait ac-
cepter la sainte croyance de l'égalité à une société fondée sur l'iné-
galité. Un jour Ananda, le serviteur de Çakiamouni, rencontre une
jeune fille de la classe des parias qui puisait de l'eau, et lui
demande à boire. La jeune fille, craignant de le souiller de son
contact, l'avertit qu'elle est née dans une caste impure, et qu'il ne
lui est pas permis d'approcher un religieux. Ananda lui répond :
« Je ne te demande pas, ma sœur, ni ta caste, ni ta famille, je te
demande seulement de l'eau, si tu peux m'en donner. » Prakriti
se sent éprise d'amour pour Ananda. Le Bouddha profite de cette
passion pour convertir la paria; la jeune fille déclare qu'elle est
prête à renoncer au monde. Cependant les brahmanes apprennent
qu'une paria a été admise à l'initiation : comment, se disent-ils,
(1) Benfey (Encyclopédie d'Ersch, II, 17, p. 20, 203). Les religieuses, de même
que les religieux, doivent observer la chasteté et mendier pour vivre; on les
nomme Bhikcliums [Burnouf, Introduction, p. 278).
(2) B'irnoiif, Introduction, p. 210. 211 ; Considérations, p. 240.
LE BOUDDHISME. 229
pourra-t-elle remplir les devoirs imposés aux religieuses? comment
pourra-t-elle entrer dans les maisons des brahmanes? Le roi
entendant parler de cette conversion insolite, en demanda l'expli-
cation au Bouddha. Alors le réformateur, en présence de ses
disciples et du peuple, raconta l'histoire d'une des anciennes exis-
tences de la jeune fille :
« Jadis, au nord du Gange, vivait un roi des parias, qui voulut
marier son fils à la fille d'un brahmane. Le jeune homme qui
n'était autre que Prakriti, était doué de toutes les perfections de
l'esprit ; il possédait à fond le Véda et les autres sciences brahma-
niques. Le roi se rendit dans la forêt auprès du brahmane,
qui s'y livrait à la méditation, et il lui exposa son désir. Mais le
brahmane ne l'eut pas plutôt entendu, qu'il s'écria, plein d'in-
dignation : Hors d'ici, paria; comment celui qui mange du chien
ose-t-il parler ainsi à un brahmane qui a lu le Véda? Comment
oses-tu demander l'union du plus noble avec le plus vil? Les bons,
en ce monde, s'unissent avec les bons, les méchants avec les
méchants. Tu demandes une chose impossible, en voulant t'allier
avec nous, toi qui es méprisé dans le monde, toi le dernier des
hommes !» A ces dures invectives, le paria répondit ainsi : « Il n'y
a pas entre un paria et un homme d'une autre caste, la différence
qui existe entre la pierre et l'or, entre les ténèbres et la lumière.
Le brahmane, en effet, n'est sorti ni de l'éther, ni du vent; il n'a
pas fendu la terre pour paraître au jour, comme le feu qui
s'échappe du bois que l'on frotte. Le brahmane est venu au monde
de la même manière que le paria. Où vois-tu donc la cause qui
ferait que l'un est noble et l'autre vil? Le brahmane lai-même,
quand il est mort, est abandonné comme un objet impur; il en est
de lui comme des autres castes : où est alors la différence? » (')
Le Bouddha, voulant donner aux hommes un témoignage écla-
tant de l'égalité religieuse qu'il cherchait à leur inspirer, promit
que dans ses incarnations futures il renaîtrait, tantôt dans la classe
des brahmanes, tantôt dans celle des guerriers, tantôt parmi les
marchands ou laboureurs. Les premiers patriarches, successeurs
(1) Burnouf, Introduction, p. 203-210; Considérations, p. 238-240.
230 l'inde.
de Çakyamouni et choisis par lui-même, furent un brahmane, un
kchattriya, un vâicya et un coudra ('). Le sentiment de l'égalité,
une fois né chez rhomnie,est indestructible; il se développe jusqu'à
ce qu'il ait produit toutes ses conséquences. Le Bouddha n'avait
prêché que l'égalité religieuse; ses disciples finirent par attaquer
ouvertement le système des castes. Il nous reste un témoignage
remarquable de ce développement progressif de l'idée de l'égalité
dans l'ouvrage d'un bouddhiste (^), écrit sous la forme d'un dialogue
avec un brahmane :
Le bouddhiste demande quel est l'élément essentiel qui constitue
un brahmane. Ce n'est pas la génération, dit-il. A l'appui de cette
réponse qui semble hétérodoxe , il cite des brahmanes qui d'après
la tradition indienne sont nés d'un éléphant, d'un hibou, d'une
fleur ou d'un singe. Mais admettons, poursuit-il, que la naissance
d'un homme et d'une femme appartenant à la caste sacerdotale
soit nécessaire pour former un brahmane; comment se fait-il donc
que les femmes des brahmanes qui commettent un adultère avec
des coudras, mettent au monde des brahmanes? Le bouddhiste
insiste et rappelle que d'après la loi de Manou, le brahmane est
dégradé quand il mange de la viande ; preuve que ce n'est pas la
naissance qui produit le brahmane, car si c'était la naissance, la
qualité qu'elle confère ne pourrait être effacée par aucun acte.
Serait-ce la science qui fait le brahmane? Plus d'un coudra devrait
alors être admis dans la caste dominante, comme étant plus versé
dans les Vêdas que les prêtres. Qu'est-ce donc qui constitue le
brahmane? « Le brahmanisme est ce qui éloigne du péché. 11 est
écrit dans les Vêdas que les dieux considèrent comme brahmane,
l'homme qui s'est affranchi de l'intempérance et de l'égoïsme. Il est
écrit dans tous les livres sacrés que les marques d'un brahmane
sont : la vérité, la pénitence, l'empire qu'il exerce sur les organes
des sens, la miséricorde; de même les caractères d'un tchàndàla
(1) Rémusat, Mélanges d'histoire et de littérature orientales, T. I, p. 134, 118,
(2) Hodgson la traduit dans les Transactions of Ihc royal asialic Society of
Great Britain, T. III, p. iGO et suiv.
LE BOUDDHISME. 231
sont les vices opposés à ces vertus. » — Le bouddhiste attaque
ensuite la doctrine brahmanique de rinégalité des coudras :« Sont-
ils vils, parce qu'ils ont été créés les derniers? » Il répond : « Les
dents sont-elles supérieures en dignité aux lèvres, parce que, dans
une sentence littéraire, les lèvres sont nommées après les dents?
les dents sont-elles plus anciennes pour cela que les lèvres? De ce
que les coudras sont nommés en dernier dans le Code de Manon,
on ne peut donc pas conclure qu'ils soient d'une autre nature que
les brahmanes. » — « Chose étrange! s'écrie le bouddhiste; vous
affirmez que tous les hommes procèdent de Brahma; comment
alors peut-il y avoir une inégalité fondamentale entre les quatre
castes? Les différences de race sont marquées dans les êtres par
une différence d'organisation. Ainsi le pied du cheval ne ressemble
pas à celui de l'éléphant. Mais je ne sache pas que le pied d'un
kchaltriya diffère de celui d'un brahmane ou de celui d'un coudra.
Tous les hommes ont la même conformation, tous sont donc égaux.
Les brahmanes et les coudras sont semblables pour la chair, la
peau, le sang, les os, la figure, la naissance et la mort; ils sont
donc d'une même nature. » Interpellant le brahmane, son interlo-
cuteur, le bouddhiste lui demande : « Dis-moi, le sens du plaisir
d'un brahmane diffère-t-il de celui d'un coudra? L'un ne vit-il et
ne meurt-il pas comme l'autre? Diffèrent-ils dans leurs facultés
intellectuelles, dans leurs actions ou dans les objets de leurs
actions? Ne sont-ils pas tous également exposés à la crainte et
sensibles à l'espérance? » La conclusion du bouddhiste est que,
« tous les hommes naissant de la femme de la même manière, tous
étant sujets aux mêmes nécessités physiques, tous ayant les mêmes
organes et les mêmes sens, tous sont égaux. Il n'y a d'autre diffé-
rence entre eux que celle des vertus qu'ils possèdent. Le coudra
qui emploie sa vie entière dans de bonnes actions, est un brahmane
Le brahmane dont la conduite est mauvaise, est un coudra et pire
qu'un coudra. »
Le bouddhisme primitif était une religion de l'autre monde;
l'égalilé qu'il prêchait était l'égaillé religieuse. Il ne songeait pas à
renverser la constitution politique et civile de l'Inde, qui reposait
252 l'inde.
sur l'institution des castes ('); mais sa doctrine conduisit logique-
ment à ce résultat. II en fut de même du christianisme. Dans l'es-
prit de Jésus-Christ, l'égalité ne concernait que les rapports de
l'homme avec Dieu ; les esclaves restaient sous la puissance de
leurs maîtres. Mais les principes ne se laissent pas limiter ainsi;
ils ont une force d'expansion irrésistible. Le christianisme contri-
bua à détruire l'esclavage; le bouddhisme ruina sinon l'organisa-
tion sociale fondée sur les castes, du moins la base de cette orga-
nisation H.
Le bouddhisme accomplit donc dans l'Orient une œuvre ana-
logue à celle qui était réservée au Christ dans le monde gréco-
romain : il abolit les castes et prépara le régime de l'égalité. A ce
point de vue il mérite d'être placé sur la même ligne que le christia-
nisme. Inspiré par les mêmes sentiments, la charité et l'égalité, il a
dû exercer une influence tout aussi bienfaisante. Pour apprécier le
bien que le bouddhisme produisit dans les contrées immenses où
le zèle des missionnaires le propagea, nous devrions connaître
l'état des peuples convertis au moment de la prédication, les
difficultés qu'il eut à vaincre, celles avec lesquelles il dut transiger,
enfin la condition actuelle des populations attachées au boud-
dhisme. Sur tous ces points, nous n'avons que de vagues et incom-
plets renseignements; mais ils suffisent pour mériter au boud-
dhisme la qualification glorieuse de christianisme de l'Orient.
§ III. Influence civilisatrice du Bouddhisme.
I%'o fl. L.e Bouddhisme dans l'Inde.
L'Inde est le berceau du bouddhisme; il y a régné pendant des
siècles, il a même été ce que nous appelons religion d'Ktat : des
princes puissants l'embrassèrent et travaillèrent avec ardeur à le
propager. La charité, principe essentiel de la bonne loi, a-t-elle
(1) Burnouf, Introduction, p. 210.
(2) Il n'y a pas de castes chez les peuples qui suivent le bouddhisme {Burnouf,
Introduction, p. 212, 213; Considérations, p. 241).
f
LE BOUDDHISME.
253
I
modifié la politique et les relations internationales de l'Inde sous le
gouvernement des disciples du Bouddha? Par un rare bonheur,
nous possédons une réponse presque authentique à cette question.
Le plus célèbre des rois bouddhistes, Açoka, a pris soin de consta-
ter ses sentiments et ses actes dans des inscriptions, que le zèle des
savants anglais a rendues à la lumière. Grâce à ces documents, il
nous est possible de voir la doctrine bouddhique à l'œuvre.
Açoka ne se convertit à la foi nouvelle qu'après être monté sur
le trône. Ses premiers actes nous montrent en lui un de ces rajahs
de rinde qui poussent le despotisme jusqu'à la cruauté. Pour se
frayer la voie au pouvoir, il mit à mort tous ses frères. La légende
rapporte des traits de lui qui tiennent de la folie. Il ordonna de
couper les arbres à fleurs et les arbres fruitiers et de conserver les
arbres à épines; ses ministres résistant, Açoka fit lui-même tomber
leurs têtes : ils étaient cinq cents. Une autre fois il fit brûler ses
cinq cents femmes. Le peuple lui donna le surnom de Furieux. Le
premier ministre du roi lui représenta qu'il n'était pas convenable
qu'il remplît lui-même l'office d'exécuteur, qu'il devait établir des
hommes chargés de mettre à mort ceux qui seraient condamnés.
Açoka nomma un bourreau. Celui-ci, digne agent d'un prince in-
sensé, lui demanda comme faveur, que ceux qui mettraient le pied
dans sa maison ne pussent plus en sortir. Le roi lui répondit : «Qu'il
en soit ainsi. » Un religieux entra, sans le savoir, dans la belle
habitation du bourreau. Il fut condamné à subir la loi de sang. On
le Jeta dans un chaudron bouillant; mais le feu n'atteignit pas le
saint personnage. Le religieux profita de la circonstance pour con-
vertir Açoka, témoin du miracle (').
La conversion fut complète. Le roi s'occupa sans relâche du
bien de ses sujets. Il s'accusa publiquement d'avoir autrefois né-
gligé ce devoir. Ses préoccupations religieuses ne Tempêchèrent
pas de songer à l'amélioration de la condition matérielle des
hommes ; il employa ses richesses à fonder des établissements de
bienfaisance ; il prodigua ses trésors aux religieux pour les mettre
en état d'exercer la charité qui est leur premier devoir et pour
(I) Burnoul\ lutroduclioii, p. 3Go. — Laascn, T. Il, p. '225.
234 l'inde.
favoriser la propagation de la bonne loi, source de sa bienfai-
sance (*).
La charité qui animait le roi bouddhiste ne le porta pas seu-
lement à des oeuvres de bienfaisance matérielle. 11 voulut améliorer
les hommes, d'après cette belle maxime du Bouddha que la con-
version est la meilleure des aumônes ; il chercha à réprimer les
mauvaises passions et à développer les bons penchants. L'huma-
nité, vertu si rare dans l'antiquité, accompagnait le roi jusque sur
les champs de bataille. Une de ses inscriptions constate qu'après la
prise d'une ville, les prisonniers ne furent ni tués, ni réduits en
esclavage. La guerre occupe une petite place dans la vie d'Açoka;
il y avait une gloire qui pour lui présentait plus d'attraits que le
bruit des armes, c'est la conversion de tous les hommes à la doc-
trine du Bouddha. Nous citons ses paroles : « Piyadasi, le roi chéri
des Dêvas, pense que ni la gloire ni la renommée ne sont d'un
grand prix. La seule gloire qu'il désire pour lui-même, c'est de voir
ses peuples pratiquer longtemps l'obéissance à la loi et accomplir
tous les devoirs que la loi impose. Telle est la seule gloire et la
seule renommée que désire Piyadasi; car tout ce qu'il peut déployer
d'héroïsme, c'est en vue de l'autre monde. Qui ne sait que toute
gloire est peu profitable, et que souvent, au contraire, elle détruit
la vertu? » 0
Ce roi si zélé pour la propagation de la bonne loi, maître de
l'Inde presque tout entière, ne songea pas à recourir à la force ni
à employer les faveurs pour convertir ses sujets. Il fit mieux, il
assura liberté entière, et même protection égale à toutes les croyan-
ces. Comme ses sujets; dans leur zèle, n'imitaient pas toujours sa
haute charité, le roi leur recommanda la tolérance par un édit,
unique dans l'histoire de l'humanité; nous en rapporterons quel-
ques passages : « Piyadasi honore toutes les croyances ; il les honore
par des aumônes et diverses marques de respect; mais le roi n'es-
time pas autant les aumônes et les marques de respect que ce qui
(1) Lasseti, T. II, p. 254, ss. — Benfey, Encyclopédie d'Ersch, S. II, T. 17,
p. 70. — Burnouf, Introduction, p i'26-430.
(2) Burnouf, le Lotus de la bonne loi, p. 659.
i
LE BOUDDHISME. 235
peut augmenter essenliellement la considération de toutes ces
croyances et leur bonne renommée. Or, le point capital pour toute
croyance, c'est d'être louée en paroles... On ne doit honorer que
sa propre croyance, mais il ne faut jamais blâmer celle des autres.
Il y a même des circonstances où la croyance des autres doit aussi
être honorée... Puissent les hommes de toutes les croyances abon-
der en savoir et prospérer en vertu !» (*)
Àçoka n'avait qu'une préoccupation : instruire ses peuples dans la
bonne loi, pour procurer leur salut. Ses édits étaient des leçons ofli-
cielles de morale; pour que ces enseignements fussent toujours sous
les yeux de ses sujets, il les fit graver en vingt endroits de l'Inde, à
l'ouest, à l'est et au nord ; il ordonna que ses instructions fussent
lues au peuple, au moins tous les quatre mois, par l'assemblée des
religieux, et dans l'intervalle, même par un religieux isolé. Un des
édits iVAçoka nous apprend que ces prédications royales ne furent
pas sans effet: «Dans le temps passé, pendant de nombreux siècles,
on vit pratiquer uniquement le meurtre des êtres vivants, la méchan-
ceté envers les créatures, le manque de respect pour les parents...
Depuis que la voix de la loi s'est fait entendre, depuis que le roi a
donné ordre de la pratiquer, on a vu ce que depuis bien des siècles
on n'avait point vu : la cessation du meurtre des êtres vivants,
et des actes de méchanceté à l'égard des créatures, le respect
pour les parents, voilà les vertus ainsi que d'autres pratiques
recommandées par la loi, qui se sont accrues » (^).
Un philosophe français, adversaire déclaré du bouddhisme,
conclut de ces édits que « l'immense et très heureuse induence de
la morale bouddhique sur les individus et sur les peuples est
maintenant hors de doute. C'est un très grand résultat, ajoute
M. Barthélémy Saint-Uilaire, et qui doit occuper désormais sa
place dans l'histoire de l'humanité (^). » Cependant le même écri-
vain applaudit à l'expulsion des bouddhistes du sol de l'Inde :
«La prétendue réforme, dit-il, n'était qu'un mal plus grand;
(1) Burnouf, le Lotus de la bonne loi, p. 762.
(2) B. Sainl-Hilaire, dans le Journal des Savants, -1851, p. 052.
{3) lbid..,\f 657.
236 l'inde.
le brahmanisme, tout défectueux qu'il est, valait encore mieux
que lui. La réforme disparut, pour laisser une place méritée
à la vieille croyance, et elle fut réduite à n'infecter que les
nations voisines, si dégradées qu'elles purent encore y trouver un
progrès ('). » On ne s'exprimerait pas autrement, s'il était question
de la peste ou du choléra. Quel est donc ce vice qui infecte le
bouddhisme et qui en fait une espèce de maladie contagieuse?
Nous ne tairons pas les reproches que l'on est en droit de lui faire.
S'il n'ignore pas Dieu, il repose du moins sur une fausse concep-
tion de la divinité : la moindre accusation qui pèse sur lui, c'est
qu'il confond l'être universel avec les êtres particuliers, et que la
délivrance qu'il promet à ses sectateurs est en réalité le néant.
Quand il s'agira d'apprécier le bouddhisme au point de vue de la
philosophie moderne, nous n'hésiterons pas un instant à le con-
damner; mais ici nous le comparons au brahmanisme. Or, si l'on
peut affirmer quelque chose sur les rapports des deux religions,
c'est que l'une procède de l'autre. Il n'y a qu'une voix sur ce point
parmi les indianistes : Bumouf dit que les bouddhistes emprun-
tèrent aux brahmanes leurs conceptions fondamentales et jusqu'aux
exagérations qu'on leur impute : Ch. Weher dit que le bouddhisme
n'offre rien de bien nouveau, qu'il est identique au fond avec la
doctrine des brâhmanes{*). Il est vrai que le brahmanisme parle
beaucoup des dieux, et des sacrifices qui doivent leur être faits,
tandis que le Bouddha ne dit pas un mot de la Divinité, et se
contente de faire appel au sentiment du devoir : de là la terrible
accusation d'athéisme. Nous l'apprécierons ailleurs; pour le mo-
ment, nous demanderons à M. Saint-Hilaire à quoi servait le pan-
théon brahmanique. Lui-même nous répondra. Il accuse les brah-
manes d'avoir altéré la croyance des Vêdas, de s'être attachés aux
éléments superstitieux qu'ils renfermaient pour les cultiver, et dans
quel but? dans un but de domination. Le philosophe français pro-
nonce sur les prêtres de l'Inde cette condamnation flétrissante :
(1) B. Saint-Hilaire, dans le Journal des Savants, <855, p. 253,
(2) Bumouf, le Lotus de la bonne loi, p. 816, s. — Ch. Weher, Derniers résul-
tats des travaux sur l'Inde antique, dans la Revue Germanique, T. II, p. 293.
I
LE BOUDDHISME. 237
c'étaient des hypocrites, des charlatans et des jongleurs (^). Qu'a-
vaient-ils fait du peuple indien sur lequel ils exerçaient un pouvoir
incontesté? M' Saint-Hilaire répond : « S'il est un fait général
qui ressorte des légendes de tout ordre, c'est que la société indienne
était profondément corrompue au moment où le Bouddha y pa-
rut » ('). Pourquoi le brahmanisme l'emporla-t-il sur le boud-
dhisme? Sont-ce les dieux qui vainquirent une religion athée?
« La morale bouddhique, dit Ch. Weber, était trop rigide, les
brahmanes ramenèrent le peuple aux idoles de sa fantaisie sen-
suelle, à des cultes excitant de plus en plus exclusivement la
volupté ou la terreur » f ). De pareils dieux pouvaient-ils exercer
une influence favorable sur les mœurs? Nous avons dans le
monde chrétien une école de morale facile; les jésuites, quelque
relâchés qu'on les suppose, trouveraient leurs maîtres chez les
brahmanes. Certes la notion de Dieu est capitale : mais quand elle
ne sert qu'à corrompre l'intelligence et le cœur, ne vaut-il pas
mieux une morale pure? Que le lecteur en juge : « La secte de
Vichnou enseigne qu'il importe peu de quelle manière et avec
quels sentiments on songe au Dieu qu'elle adore, pourvu qu'on y
songe; car ce Dieu a les mêmes récompenses pour l'impie qui le
poursuit de ses fureurs et pour le dévot qui s'efforce de s'unir à
lui dans l'extase de l'amour contemplatif; il y a mieux : l'homme
ne s'identifie pas aussi sûrement à la nature de Bhagavat par la
pratique de la dévotion que par le sentiment de la haine » (*).
Admirez donc le déisme brahmanique, avec de pareilles extrava-
gances!
Après tout, la notion de Dieu n'a d'importance que pour y fon-
der l'édifice de la morale et de la société. Nous ne comparerons
point la morale de la bonne loi avec celle des brahmanes ; les adver-
saires du bouddhisme avouent eux-mêmes que sur ce terrain il est
supérieur à la doctrine brahmanique. Que sera-ce si nous compa-
{i) B. Saint-Hilaire, le Bouddha, p. 43.
(2) Journal des Savants, 1854, p. 641.
(3) Ch. Weber, dans la Revue Germanique, T. II, p. 294, — Comparez Pavie,
dans la Revue des deux mondes, 1858, T. I, p. 275.
(4) Burnouf, Bhàg. Pur., T. III ; Préface, p. vi, et livre Vil, 4, ^25. 20.
238
L INM.
rons les deux religions dans leurs conséquences sociales? Il est de
l'essence de la religion d'unir les hommes en Dieu, tandis que le
brahmanisme, par une espèce de sacrilège, rapportait à Dieu le prin-
cipe de la division la plus radicale, la plus irrémédiable qui jamais
ait vicié une société. Quand la notion de Dieu aboutit à diviniser
et à perpétuer les castes, périsse cette fausse conception! Nous
n'hésitons pas à lui préférer une religion sans Dieu, si elle
enseigne et pratique la sainte loi de l'égalité. Le bouddhisme ren-
fermait un germe de progrès, la destruction des castes; il rappro-
chait l'Orient de la doctrine qui règne eu Europe; il pouvait faire
de l'Inde une nation, assez forte pour maintenir son indépendance.
Le brahmanisme, en augmentant à l'infini l'esprit de division,
livra l'Inde sans défense à l'étranger (').
Le bouddhisme n'a-t-il laissé aucune trace dans l'Inde, où il a
régné pendant des siècles? Le défaut de monuments ne nous per-
met pas de répondre à cette question. Un savant orientaliste pense
que la secte des Djainas se rattache au mouvement de réforme
opéré par Çakya; leur doctrine parait être une tentative de tran-
saction entre le brahmanisme et le bouddhisme (-). Il y a encore
aujourd'hui des sectes qui rejettent les castes; se seraient-elles
inspirées de la bonne loi? Elles méritent au moins une mention
dans nos Études.
L'auteur du Christianisme des Indes (^) parle d'un prophète qui
reprocha aux brahmanes leur doctrine sur les castes : « La pluie
du ciel, disait- il, tombe-t-elle avec quelque différence sur les unes
et sur les autres? Le soleil leur distribue-l-il inégalement sa
lumière? Le genre humain est un, comme Dieu est un seul Dieu.»
Lacroze mentionne encore une secte qui n'a aucun égard à la dis-
tinction des castes : « N'avons-nous pas tous, disent-ils, la même
origine? N'avons-nous pas tous la même langue et les mêmes lois?
Nous vivons et mourons tous de la même manière; pourquoi dès
(1) Lassen, T. II, p. AU. — Benfey, Encyclopédie d'Ersch, S. II, T. M, p. 75.
— Pavie, Revue des deux mondes, -1858, I, 281.
(2) lienfey, Encyclopédie d'Ersch, S. II, T. 17, p. 206.
(3) Lacroze, Histoire du christianisme des Indes, T. II, p. 297, 298.
LE BOUDDHISME. 259
lors établir une distinction dans le genre humain? «Ces sentiments
d'égalité se sont transmis jusqu'à nos jours. Dubois nous apprend
qu'il existe parmi les linganistes une secte qui rejette la distinction
des castes; elle soutient que le lingam rend tous les hommes égaux;
un paria même qui embrasse ce culte n'est pas, à ses yeux, inférieur
à un brahmane : « Là où se trouve le lingam, dit-elle, là aussi se
trouve le trône de la divinité, sans distinction de rang ou de per-
sonnes; l'humble chaumière du paria où est ce signe sacré, est
bien au-dessus du palais somptueux où il n'est pas(*). »
Ainsi, au milieu du monde oriental, berceau et siège du dogme
de l'inégalité naturelle des hommes, la vérité s'est fait jour. Si elle
n'est pas parvenue à soustraire l'Inde à l'influence toute-puissante
des brahmanes, elle y a du moins déposé des germes qui se déve-
lopperont un jour sous l'inspiration de la civilisation européenne.
Mo S. Le Bouddhisme dans la Chine»
Le bouddhisme avait pénétré dans la Chine longtemps avant son
expulsion de l'Inde ; il est resté la croyance de la plus grande
partie du Céleste Empire. Les historiens disent que la bonne loi
ne produisit pas sur les Chinois l'influence bienfaisante que l'on
serait tenté d'attribuer à une religion de charité et d'humanité :
« Humble dans le principe, dit Klaproth, et méprisée des lettrés,
elle agit favorablement sur l'esprit grossier et ignorant du peuple;
mais lorsque les prêtres eurent l'ambition de faire de leur foi la
religion de l'état, la doctrine pacifique et humaine du Bouddha
devint un instrument d'intrigue, de révolte et d'oppression ('). » Il
est diflicile de porter un jugement sur ce qui concerne la Chine,
objet des appréciations les plus contradictoires. Un fait recueilli
par l'histoire témoigne cependant que le bouddhisme ne perdit pas
son esprit d'humanité en passant en Chine : un empereur, attaché
à la bonne loi ('), abolit la peine de mort au nom d'une croyance
(1) Dubois, Mœurs et coutumes des Indiens.
(2) Klaproth^ Tableaux historiques, p. 6^. — Paulhi&r, la Chine, p. 257.
(3) Pauthier, la Chine, p. 277.
240 l'inde.
qui ordonne de respecter la vie de tous les êtres. Si le bouddhisme
ne remua pas plus profondément les âmes dans YEmpire du Milieu^
c'est qu'il y avait une opposition radicale entre le caractère de la
société chinoise et la religion indienne.
Les bouddhistes apportaient un culte étranger chez une nation in-
fatuée d'elle-même, et dédaignant tout ce qui vient du dehors; cette
religion prêchait le célibat, elle affaiblissait les liens de la famille,
le respect des ancêtres, fondement de la société chinoise; elle
enseignait le néant du monde à une race essentiellement positive.
Si une chose doit étonner en présence des tendances contraires du
bouddhisme et du peuple auquel il s'adressait, c'est qu'il ait trouvé
accès dans l'Empire Céleste (*). Une fois qu'il eut pris racine,
l'opposition même entre le génie de l'Inde et l'esprit de la Chine
produisit un mouvement considérable dans les esprits. Les boud-
dhistes avaient contre eux le corps des lettrés; il fallut lutter de
science avec eux; ils se mirent à traduire en chinois les textes
sacrés de leur religion ; l'étude des monuments de la sagesse chi-
noise était une nécessité tout aussi impérieuse (^). Le contact de
deux races et de deux civilisations essentiellement différentes a dû
agir sur l'une et sur l'autre. Quelles furent les modifications que la
Chine imposa au bouddhisme? Quelle fut l'influence de l'Inde sur
la Chine? Les témoignages nous manquent pour répondre. La
science européenne a cependant révélé des monuments curieux,
qui attestent que le bouddhisme fit sur les Chinois une impression
plus profonde qu'on ne le croit généralement.
Pendant six siècles, des pèlerins chinois se sont rendus dans
l'Inde, à quelques mille lieues de leur patrie et à travers mille
dangers. Le but de ces pieux voyageurs était de retremper la foi
de la Chine bouddhiste, aux sources mêmes de la bonne loi. Arrivés
dans l'Inde, les pèlerins devaient d'abord apprendre la langue dans
laquelle étaient écrits les livres canoniques du bouddhisme. Ils
(1) Schott, liber den Buddhaismus, p. 481 , 182.
(2) Rémusat, dans son Mémoire sur un voyage dans l'Asie centrale, exécuté à
la fin du quatrième siècle de notre ère par plusieurs Samanéens de la Chine
(Mémoires de l'Institut, T. XII), donne quelques détails sur ce mouvement litté-
raire.
LE BOUDDHISME. 24-1
parcouraient ensuite la terre sacrée du Gange, ils y recueillaient
les traditions sur le Bouddha, ils visitaient les lieux qu'il avait
consacrés par sa présence et les monuments élevés en son hon-
neur; ils consultaient les docteurs les plus illustres sur les difficul-
tés dé la théologie bouddhique ; ils se procuraient les livres saints
de leur religion avec les commentaires, heureux quand ils pou-
vaient y ajouter des statues du Bouddha et quelques parcelles de
ses précieuses reliques. Après quinze ou vingt ans de travaux, ils
rentraient dans leur patrie et passaient le reste de leur vie à tra-
duire les trésors théologiques qu'ils avaient rapportés, afin de
raffermir les bouddhistes chinois dans la voie qui seule conduit au
salut final (*). Au commencement du huitième siècle de notre ère,
la multitude des ouvrages indiens traduits en chinois était déjà telle
qu'on dut en faire des catalogues très étendus. La dynastie qui
règne maintenant en Chine a fait réimprimer tous les monuments
du bouddhisme : cette immense collection ne forme pas moins de
1592 volumes in-folio (^). Les orientalistes français ont mis en
lumière les récits des voyages faits par les pèlerins chinois ; il n'y
a pas d'écrits plus intéressants pour apprécier l'influence du boud-
dhisme, soit sur l'Inde, soit sur la Chine. Nous nous arrêterons un
instant sur le plus pieux et le plus savant des pèlerins chinois,
Eiouen-Thsang (').
Le bouddhisme, dit-on, est la religion de l'athéisme. Si cela est,
il faut avouer que l'athéisme produit des sentiments tout aussi éle-
vés que la notion la plus vraie que nous puissions concevoir de la
divinité. Le pèlerin chinois nous dit lui-même quel fut le but de
son voyage : « J'étais vivement affligé de ce que nos livres sacrés
étaient incomplets et que leur interprétation offrait de fâcheuses
lacunes. Oubliant alors le soin de ma vie et bravant les dangers,
j'ai fait serment d'aller chercher dans l'occident la Loi que le
Bouddha a léguée au monde. » Nous ne dirions rien des périls de
son voyage, si la piété du pèlerin bouddhiste n'y éclatait à chaque
(t) D. Saint-Ililaire, dans le Journal des Savants, 4857, p. 345.
(2) Ibid., -1855, p. -1 57-1 60.
(3) Histoire de la vie de Iliouen-Thsang et de ses voyages dans l'Inde, traduite
du chinois, par Stanislas Julien, 1853.
242 l'inde.
pas. Il traverse des déserts où rien ne le guide que les ossements
des voyageurs qui avaient vainement essayé d'y passer avant lui.
Pendant quatre nuits et cinq jours, pas une goutte d'eau n'humecta
sa bouche; une ardeur dévorante brûlait ses entrailles, peu s'en
fallut qu'il ne succombât. Quand il se trouvait en danger de mort,
il disait : « J'aime mieux mourir, en allant vers l'occident que de
retourner vers l'est pour y vivre. » Des obstacles plus difficiles à
surmonter que les déserts, les montagnes et les précipices l'atten-
daient, la faveur des rois qui essayèrent de retenir le sage de la
Chine tantôt par des flatteries, tantôt par des menaces ; il résista aux
hommages comme à la violence, jusqu'à vouloir se laisser mourir
de faim plutôt que de renoncer à son pèlerinage. Sa sainte obstina-
tion fut couronnée de succès : après avoir fait cinq mille lieues
dans un voyage de dix-sept ans, il rentra en Chine où il passa la
fin de sa vie à traduire les livres canoniques du bouddhisme. Nous
ne pouvons mieux faire, pour caractériser cette pieuse existence,
que de laisser la parole à un écrivain qui a fait du bouddhisme une
critique rigoureuse jusqu'à l'injustice :
« Hiouen-Thsang s'instruit, il voyage, il traduit pour propager
la loi du Bouddha; voilà sa vie tout entière, aussi simple que
grande, aussi modeste que laborieuse, aussi désintéressée qu'éner-
gique. Ce qu'il y a surtout de remarquable dans la vie intime de
cette âme, c'est qu'elle n'a rien de cet égoïsmc secret qu'on peut
reprocher avec trop de raison à la foi bouddhique. La pensée du
salut ne préoccupe pas Ilioucn-Thsang; il ne songe jamais à lui-
même; il pense au Bouddha qu'il adore de toutes les puissances de
son esprit et de son cœur, il pense surtout aux autres hommes
qu'il veut éclairer et sauver; c'est un sacrifice perpétuel dont il ne
parait pas même avoir conscience ; et, dans cet abandon absolu
aux intérêts d'aulrui, il ne se doute point qu'il fait un acte aussi
sublime que naïf et sincère. 11 n'a jamais le moindre retour sur sa
propre personne. Dédaigner les richesses, les honneurs, le pou-
voir et toutes les jouissances de la vie, est un mérite qui déjà est
assez rare; mais ne point songer même au salut éternel auquel on
croit fermement, en faisant tout ce qu'il faut pour en être digne,
c'est un mérite plus rare et plus délicat encore, et il est bien peu
LE BOUDDHISME.
243
d'àmes parmi les plus pieuses qui aient poussé le désintéresse-
ment jusqu'à la plus extrême limite, où ne se trouve plus que la
pure idée du bien. Hiouen-Thsang est une de ces âmes d'élite...
Sans partager en rien la foi étrange qui l'anime, on pourrait sou-
haiter à la plupart des hommes qui vivent sous une foi meilleure,
cette droiture d'intentions, cette douceur, cette charité, cette géné-
rosité sans bornes, cette élévation de sentiments qui ne se démen-
tent pas dans les plus périlleuses épreuves » (^).
Voilà le portrait d'un athée qui ferait honneur à un saint. Et
qu'on le remarque bien ; l'éloge que l'on fait de Hiouen-Thsang,
remonte au Bouddha : les vertus qui distinguent le pèlerin chinois
sont des vertus inspirées par la bomie loi. Nous relevons le fait,
parce qu'il est décisif pour l'appréciation du bouddhisme. Dès
maintenant nous pouvons admettre comme une vérité certaine
que la religion du Bouddha a la puissance, non-seulement de
répandre une moralité plus ou moins vulgaire, mais de former
des natures d'élite. Nous pouvons constater encore que le boud-
dhisme a inspiré des sentiments religieux à un peuple que l'on
a voulu déclarer athée. Il est devenu un lien intellectuel entre
l'Inde et la Chine. N'est-ce pas remplir la mission la plus élevée
de la religion ?
IVo 3. Le Bouddhisme chez les Barbares.
La Chine était déjà civilisée, lorsque le bouddhisme s'y intro-
duisit. L'exemple du Bas-Empire prouve combien il est dilficile à
la religion de transformer les vieilles sociétés ; pour une doctrine
nouvelle, il faut une race qui ne soit pas usée. Ce fut avec l'aide
des Barbares du nord que le christianisme régénéra le monde
romain. Ce fut aussi sur les nations barbares que le bouddhisme
exerça l'action la plus puissante. Les peuples reconnaissants con-
servèrent le souvenir de leur conversion à la bonne loi, comme
l'époque d'une nouvelle vie morale. Les Siamois disent que le
{\] B. Saint-IIilaire, dans le Journal des Savants, 1855, p. 686, s.
244 l'inde.
Bouddha commença sa prédication en représentant aux hommes ce
qu'il y avait de criminel dans la dévastation et le pillage, qu'il leur
enseigna à cultiver la terre, et qu'il les appela à la paix, entre eux
et avec toute la création ('). A Ceylan, l'agriculture, l'instruction,
les établissements de bienfaisance, le caractère des habitants, tout
atteste l'influence favorable du bouddhisme('). Lorsque les Tibétains
furent visités par les missionnaires indiens, ils étaient presque sau-
vages : ils n'avaient rien d'humain, disent les historiens boud-
dhistes, pas même la forme du corps f); leur religion était un
culte sanglant, terrible, né de la peur. Les prêtres étrangers y
apparurent comme des messagers célestes : ils apportèrent la paix
et l'humanité (/), principe d'une civilisation supérieure.
C'est encore la religion du Bouddha qui a civilisé les peuples
nomades de la Tartarie. Nous avons un précieux témoignage de
l'action exercée sur les Mongols par le bouddhisme : une histoire
des Mongols orientaux écrite par un Mongol (^). L'esprit religieux
domine dans cette chronique; comme nos annalistes du moyen-âge,
l'historien ne prend intérêt qu'aux événements qui concernent sa
foi. On peut suivre, dans ses récits et dans les notes du savant tra-
ducteur, les efforts que les princes bouddhistes firent pour huma-
niser un peuple appartenant à la plus barbare de toutes les races.
Nous avons vu dans Açoka le type d'un monarque inspiré par la
bomie loi. Chez les Mongols le même spectacle se présente ; mais
chez eux tout était à créer : agriculture, instruction, douceur des
mœurs et des sentiments (®). La transformation fut complète : « Les
farouches Nomades de l'Asie Centrale, dit Klaproth, ont été changés
par le bouddhisme en hommes doux et vertueux » (^). Avant leur
(-1) Sluhr, Die Religionssysteme der Vôlker des Orients, p. 296.
(2) Ibid., p. 288. — Bittcr, Asien, T. VI, p. 234. — Lassen, T. Il, p. 419.
(3) Schmidt, Geschichte der Ostmongolen, p. 461.
(4) Pavie, le Tibet {Revue des deux mondes, 1847, T. III).
(5) Geschichte der Ostmongolen, ubersetzt von Schmidt, 1829.
(6) Schmidt, Geschichte der Ostmongolen, p. 31 , 329 et passim.
(7) Klaproth, Journal Asiatique, 1= Série, T. IV, p. 9, et Tableaux historiques,
p. 62. — Rémusat, Mélanges posthumes, p. 383 ; Recherches sur les Tartares,
p. 224.
LE BOUDDHISME. 245
conversion, les Mongols épouvantèrent l'Asie par leurs atrocités. Ils
égorgeaient des tribus entières : des monceaux de cadavres étaient
les seuls monuments q^u'ils laissaient de leur passage; les villes et
tout ce qui rappelait la civilisation devenaient la proie d'une des-
truction complète. Ce même peuple se soumit à une religion qui
considère comme le plus grand péché de tuer un être vivant, ne
fût-ce qu'un insecte (').
§ IV. Bouddhisme et Christianisme.
Le bouddhisme qui a porté la civilisation dans une grande partie
de rOrient, n'a-t-il pas eu de retentissement chez les peuples de
l'antiquité classique? Nous entrons ici dans le domaine des con-
jectures; tout est matière à discussion, tout est incertitude. Une
des plus intéressantes découvertes faites par les orientalistes est
une inscription d'^çoAa, dans laquelle le prince indien déclare
que les rois des Javanas (des Grecs) suivent la bonne loi (^). Nous
tenons compte de l'exagération orientale : nous ne croyons pas
que le bouddhisme ait converti les successeurs d'Alexandre ;
cependant un fait d'une haute importance reste acquis à l'his-
toire des relations internationales : des rapports ont existé entre
le roi bouddhiste, les Séleucides et les Ptolémées, et les boud-
dhistes ont songé à porter leur religion en Occident. Les bar-
rières de la Chine n'arrêtèrent pas l'ardeur de leur prosélytisme ;
dans l'Occident les obstacles étaient infiniment moindres. Des
communications religieuses étaient donc possibles; les inscriptions
d'Açoka les rendent probables. Il est certain qu'un siècle avant
Jésus-Christ, le bouddhisme était pratiqué dans la Bactriane {^). Dès
lors nous pouvons admettre sans trop de témérité, que les croyan-
ces bouddhiques pénétrèrent dans le monde gréco-romain avant la
naissance de Jésus-Christ et qu'elles furent un des élémenls de la
(1) Schmidt, Geschiclite der Ostmoiigolen, Préface, p. xvi.
(2) Lassen, Ind. Alt., T. II, p. 140-143.
(3) /6!d.,T. II, p. 1073, s.s.
246 l'inde.
fusion des dogmes religieux et philosopliiques qui caractérise la
fin de l'antiquité. Il est constant que le bouddlilsme eut une
influence puissante sur des hérésies chrétiennes, notamment celle
des Manichéens ('). Mais le christianisme naissant ne s'est-il pas
lui-même inspiré de la doctrine bouddhique ?
Les analogies ne manquent pas entre les deux religions. L'es-
prit qui les anime est le même, c'est la charité. Les rapports sont
si nombreux, que l'on a considéré la religion du Bouddha comme
une espèce de christianisme, importé en Asie par les nestoriens. Il
y a encore des ressemblances plus étonnantes entre le bouddhisme
dans la forme qu'il a revêtue au Tibet, et le christianisme tel qu'il
s'est développé dans l'Église de Rome. Les premiers missionnaires
catholiques dans l'Asie Centrale ne furent pas peu surpris de
trouver au centre de l'Orient des monastères, des processions
solennelles, des pèlerinages, une cour pontificale, des collèges
de lamas supérieurs, élisant leur chef, souverain ecclésiastique et
père spirituel de millions de fidèles. Ils n'hésitèrent pas à repré-
senter le bouddhisme comme un plagiat du catholicisme. Par con-
tre, les philosophes du dernier siècle, relevant et exagérant tous les
traits de cette singulière parenté, insinuèrent que la théocratie
lamaïque pourrait bien être le modèle de la papauté (').
On peut expliquer une partie de ces analogies par des emprunts
que le lamaïsme fit au catholicisme. A l'époque où les successeurs
du Bouddha s'établirent au Tibet, la partie de la Tartarie qui
touche cette contrée était remplie de chrétiens : les bouddhistes,
pour multiplier le nombre de leurs sectateurs, s'approprièrent,
dit-on, les pompes du culte catholique qui attirent et frappent la
foule; ils introduisirent quelques-uns des usages de l'Occident que
les ambassadeurs du calife et ceux du pape leur vantaient égale-
ment ('). Mais cette explication que nous empruntons à un savant
orientaliste, n'est pas entièrement satisfaisante. Le bouddhisme,
antérieur au christianisme, n'a pas pu emprunter aux catholiques
(1) Von Bohlen, Das alte Indien, T. I, p. 369-390.
(2) Rémusat, Mélanges de littérature orientale, T. I, p. 163, 164.
(3) Ibid., T. I, p. 138, 139.
LE BOUDDHISME.
247
ridée du célibat et des religieux mendiants; les couvents d'hommes
et de femmes existaient dans l'Inde six siècles avant Jésus-Christ;
dès cette époque les bouddhistes pratiquaient la confession ('), ils
honoraient les saints et les saintes, ils vénéraient les reliques du
Bouddha dont ils avaient trouvé moyen de conserver jusqu'à
l'ombre (-). Il est impossible que tant d'institutions et de croyances
se soient développées identiquement en Orient et en Occident, sans
qu'une liaison ait existé entre les deux religions. N'est-il pas pro-
bable que le christianisme puisa aux sources du bouddhisme,
comme il profita des autres traditions religieuses et des spécula-
tions philosophiques de l'antiquité (') ?
§ V. Appréciation du Bouddhisme.
Mo f . E.'athéSsnie.
Le lien de parenté que nous disons exister entre le bouddhisme
et le christianisme est rejeté bien loin par les écrivains chrétiens.
A les entendre, ce serait un sacrilège, rien que de comparer les
deux religions : « Rapproché du christianisme, dit M. Barthélémy
Saint-Hilaire, le bouddhisme n'est rien, ou plutôt il fait horreur(*).»
(1) La confession était déjà en usage du vivant de Çàkyamouni (Burnouf,
Introduction, p. 299). L'institution des monastères est également fort ancienne
dans le bouddhisme [Biirnouf, ib., p. 3 H).
(2) Von Bohlen, T. I, p. 333-348. — Burnouf, Introd., p. 348-357. — Benfey,
dans Y Encyclopédie d'Ersch, S. II, T. 47, p. 202.
(3) Nous sommes heureux de voir l'opinion que nous avons émise dans la
première édition de ces Études, confirmée par l'autorité d'un savant indianiste.
Ch. Weber dit dans son Discours sur les derniers résultats des travaux concer-
nant l'Inde (Bévue Germanique, T. II, p. 297) : « La grande ressemblance qui
existe sous plus d'un rapport entre le culte et les rites chrétiens et ceux du
bouddhisme, ne peut s'expliquer que par l'influence de ce dernier, car il est trop
précis pour que l'on puisse croire à la production indépendante de choses si
rapprochées. Tels sont le culte des reliques, les cloches données aux éi,'lises, la
vie cloUrée des moines et des religieuses, le célibat, la tonsure, la confession,
le chapelet, les cloches. »
(4) Journal des Savants, 1837, p. 347.
248 l'inde.
Quelle est la raison de ce profond mépris? Le grand crime que
l'on impute au bouddhisme, c'est qu'il est athée. L'on a singulière-
ment abusé du reproche d'athéisme. Les païens accusèrent les
chrétiens d'être athées, parce qu'ils niaient les dieux du paganisme.
Aujourd'hui les catholiques lancent l'accusation d'athéisme contre
tous ceux qui ne croient point à la divinité du Christ. Ces excès
devraient inspirer plus de mesure et de retenue aux historiens
philosophes. Voltaire dit très bien qu'aucun gouvernement ne fut
athée et ne le sera jamais; il dit encore qu'autre chose est d'ignorer
la notion de Dieu, autre chose est de la uier('). Essayons d'appré-
cier à ce point de vue l'athéisme de la doctrine bouddhique.
Constatons avant tout que les indianistes ne sont pas d'accord.
La plupart des orientalistes français, et les plus éminents, n'hésitent
pas à dire que l'enseignement primitif du bouddhisme fut absolu-
ment athée et que les peuples bouddhiques sont des peuples athées (*);
tandis que les Allemands et les Anglais soutiennent que les boud-
dhistes reconnaissent un être parfaitement bon et intelligent H.
Les adversaires mêmes du bouddhisme avouent que dans aucun
de ses monuments il n'y a trace d'une polémique directe contre
l'idée de Dieu : loin de là, disent-ils, le Bouddha admet le panthéon
tout entier des superstitions indiennes (*)* Aussi n'est-il pas exact
de dire qne les peuples bouddhiques sont athées : on trouve chez
eux la notion d'un dieu suprême ('). Mais une chose est certaine,
c'est que l'idée de Dieu est étrangère à la prédication du Bouddha,
telle que les livres canoniques des bouddhistes nous la font
connaître.
Voilà donc le fondateur d'une puissante religion qui garde le
('I) Voltaire, Fragments sur l'Inde, art. XXII; Dictionnaire philosophique, au
mot athéisme.
{2) Durnouf, Introd., p. 520, 521. — B. Saint-Hilaire, dans le Journal des
Savants, -1855, p. 243 et 254.
(.3) C'est l'opinion du premier révélateur des livres canoniques du bouddhisme,
Hodgson (.lournal des Savants, 1831, p. 724), et de Von Bohlen, Dissertation sur
l'origine du bouddhisme, p. 44.
(4) B. Saint-Hilaire, Mémoire sur le Sâukhya, dans les Mémoires de l'Acadé-
mie des sciences morales, T. VIII, p. 499.
(5) Lassen, T. H, p. -1084.
LE BOUDDHISME. 249
silence sur une croyance qui nous paraît être l'essence de toute
conception religieuse. Toutefois, du silence à la négation, la dis-
tance est immense, et rien ne nous autorise à procéder par la voie
dangereuse d'une induction aussi incertaine. Le caractère de la
bonne loi explique cette singulière lacune. Le Bouddha ne se
donne pas pour révélateur d'une religion nouvelle : il prêche une
loi morale, c'est-à-dire une loi essentiellement pratique; rien ne
lui est plus étranger que la spéculation. Il n'a donc pas à s'occuper
de l'idée de Dieu. Sans doute, s'il avait voulu réformer la théologie
des brahmanes, il aurait dû commencer par établir sa théodicée.
Mais tel n'était pas son but. Il laissa la notion de Dieu dans l'état
où il l'avait trouvée. Et qu'était-ce que la théodicée brahmanique?
Le panthéisme. Nous pouvons donc admettre avec Rémusat que
la doctrine du bouddhisme était cette erreur funeste que l'on ren-
contre chez tous les philosophes et chez toutes les sectes de rinde(').
Cette croyance n'est pas la nôtre; nous la repoussons, parce qu'elle
absorbe l'individualité humaine dans l'être universel ; notre convic-
tion est, que si la mission des hommes est de se rapprocher de
Dieu, ils ne se confondront jamais avec lui. Mais si nous réprou-
vons le panthéisme, nous nous garderons bien de confondre les
panthéistes avec les athées; l'on peut fonder une religion sur le
panthéisme, tandis que athéisme et religion sont deux idées qui
s'excluent.
1%'° Z. liC nirvana.
La conception que le bouddhisme se fait de Dieu étant fausse, il
est impossible que celle de la destinée humaine soit vraie. Nous
comprenons que le nirvana des bouddhistes soit aussi mal famé
que leur athéisme. Le salut final, tel que le Bouddha le conçoit,
découle logiquement de la notion de la vie; cette notion n'est pas
particulière au bouddhisme : « Une idée fondamentale, dit Biir-
nouf, commune au brahmanisme et au bouddhisme, c'est que
l'univers, comme les êtres individuels qui en forment l'ensemble,
naît, se développe et périt pour renaître encore, par une succession
(1) Rémusat, Mélanges posthumes, p. 185, s.
250 l'inde.
non interrompue de créations et de destructions. » Dans le cours
de chacune de ces existences, le genre humain , loin de progresser
en science et en moralité, se déprave graduellement. Aucune loi pro-
videntielle ne préside aux créations et aux destructions du monde :
c'est l'œuvre d'une inconcevable fatalité. Cette conception de la vie
était à peu près celle de toute l'antiquité, si l'on excepte le maz-
déisme et le mosaïsme. Mais les Indiens seuls furent comme pos-
sédés de la pensée d'une éternelle renaissance. Les Grecs et les
Latins n'y songèrent guère : ils trouvaient plaisir à vivre, et s'in-
quiétaient très peu de l'autre monde. Les Indiens, au contraire,
n'avaient qu'une idée fixe, la nécessité de renaître sans cesse. Que
l'on réfléchisse un instant à ce qu'il y a de désolant dans la vie
ainsi comprise : c'est l'enfer des chrétiens, car c'est l'éternité du
mal; et cet enfer, personne ne peut l'éviter; les dieux eux-mêmes
sont obligés d'y descendre. Certes, si les damnés pouvaient former
un vœu, ils préféreraient le néant à une éternité de tourments. Ne
soyons donc pas étonnés si la grande préoccupation des Indiens
était d'échapper à la vie, fût-ce par l'extinction de la personnalité.
Mais si l'on comprend que les Indiens aient cherché à se délivrer
du mal de la vie, il est très difficile de se faire une idée précise de
l'état de l'âme aff'ranchie de la renaissance. Les bouddhistes l'appel-
lent nirvana; mais qu'est-ce que le nirvana? Les indianistes fran-
çais répondent que c'est l'anéantissement complet, non-seulement
des éléments matériels de l'existence, mais aussi et surtout du prin-
cipe pensant (*). Les écrivains allemands dont le génie sympathise
davantage avec le panthéisme indien, donnent une interprétation
plus favorable au nirvana : c'est d'après eux une existence défini-
tivement exemple de toute manifestation ; c'est donc l'anéantisse-
ment de l'existence telle que les hommes la connaissent, mais ce
n'est pas le néant(^). Nous n'avons aucune qualité pour prendre
parti entre ces opinions opposées. Nous nous contenterons de
remarquer que le Bouddha n'a jamais dit quel sens il attachait au
(i) Burnouf, Introduction, p. 18, 19, 521, 522, et Appendice, note 1. —
Barthélémy Saint-IIilaire, dans le Journal des Savants, ^Sb5, p. 54-59.
(2) Schott, uber den Buddhaismus, p. 170. — Von Bohlen dit que le nirvana
est ïimification.
LE BOUDDHISME. 2io
nirvana; tout ce qu'il promet à ses disciples, c'est de les affranchir
de la loi fatale de la renaissance: mais que deviendra l'homme
délivré? Sur ce point on ne cite pas une parole du Bouddha. S'il a
gardé le silence sur une question aussi capitale, c'est qu'il avait sans
doute de bonnes raisons de se taire : ne serait-ce pas, parce qu'il
n'avait pas la prétention d'expliquer ce qui est inexplicable? Il y a
eu chez les Grecs un sage, grand parmi les grands : Socrate, inter-
rogé par ses auditeurs sur l'état de l'àme dans l'autre monde,
répond qu'il l'ignore, mais que l'àme y trouvera des dieux justes et
bons. Le christianisme et la philosophie en savent-ils davantage?
Sans doute les chrétiens et les philosophes ne placent plus le salut
final dans le non-étre; ils aflirment, chacun à sa façon, que l'indi-
vidualité humaine est indestructible. Ce vif sentiment de la person-
nalité manque aux Indiens; il est incompatible avec le panthéisme.
Mais de ce que cette conviction leur fait défaut, de ce qu'ils
conçoivent Dieu et l'homme autrement que nous, faut-il en
conclure que le salut final auquel ils aspirent est le néant absolu?
Nous répondons que nous n'en savons rien ; et nous trouvons
très téméraires les indianistes qui prétendent savoir mieux que le
Bouddha lui-même ce qu'il pensait. Quand le maître a jugé con-
venable de ne pas se prononcer, ceux qui après trois mille ans
veulent faire connaître sa doctrine, feraient bien, nous semble-t-il,
d'imiter cette prudente réserve.
Une chose surtout nous frappe dans cet obscur débat, c'est que
des chrétiens et des philosophes qui se disent chrétiens, osent faire
une critique amère du nirvana bouddhique. Le christianisme
aurait-il trouvé par hasard la solution d'un problème insoluble?
II l'a si peu trouvée que, si nous devions faire un choix, nous don-
nerions la préférence au bouddhisme. Le Bouddha aspire à sauver
toutes les créatures, et il a la confiance qu'il les sauvera; sa charité
aurait reculé d'horreur devant la pensée de condamner l'im-
mense majorité du genre humain à un mal sans fin. Voilà ce-
pendant ce que les théologiens et les penseurs chrétiens font dire à
Celui qu'ils adorent comme Fils de Dieu! Quand on a le malheur
de croire aux feux éternels de l'ciifcr, l'on a mauvaise grâce de
jeter les hauts cris sur le nirvana bouddhiciue : si nous partagions
252
L INDE.
^ette affreuse croyance, nous adresserions nos prières au Tout-
Puissant, pour que dans sa bonté il détruise les mallieureux
damnés, si sa justice ne lui permet pas de les sauver. Le salut
final des élus, tel que les chrétiens le conçoivent, répond-il du
moins aux espérances et aux aspirations de l'homme? Son cœur
sera-t-il satisfait, quand dans le séjour céleste il contemplera les
damnés qu'il a aimés? Quelle compensation lui donne-t-on pour
cet horrible spectacle? La vision béatifique! Que l'on veuille bien
nous définir cette vision des bienheureux. Si c'est quelque chose,
c'est une existence purement contemplative : plus d'action, plus
de changement, l'immobilité éternelle. Cela ressemble, à s'y mé-
prendre, au nirvana bouddhique! Les élus, il est vrai, conserve-
ront la conscience de leur personnalité : mais est-on bien sûr qu'ils
y trouveront le bonheur, et qu'ils ne regretteront pas leur vie de
souffrance, au milieu d'une existence dont l'uniformité, disons le
mot, dont l'ennui finira par dégoûter les béats les plus intrépides?
11° 3. Préexistence et transmigration.
Le bouddhisme comparé à la doctrine chrétienne soulève des
difficultés plus sérieuses. Les philosophes français répudient hau-
tement le dogme de la préexistence. Ce n'est pas ici le lieu
de traiter le grand problème de la destinée de l'homme : nous
ne l'abordons que parce qu'il est nécessaire d'en dire un mot
pour apprécier la doctrine bouddhique. Remarquons d'abord que
la croyance d'une vie antérieure à celle de ce monde n'est pas par-
ticulière aux bouddhistes, ni même aux Indiens. Puisque nous
avons affaire à des philosophes, nous leur rappellerons que Platon,
le divin Platon, croyait à la préexistence et que de leur propre
aveu ce dogme joue un grand rôle dans sa théorie des idées, c'est-
à-dire dans la doctrine fondamentale du philosophe grec. Une
croyance partagée par Platon mérite déjà quelque considération ;
il n'est pas permis de la repousser par le dédain, alors même que
les Indiens et les bouddhistes y auraient mêlé des erreurs.
« Le bouddhisme, dit-on, méconnaît outrageusement la personne
LE BOUDDHISME.
253
humaine dans sa nature intime et dans son essence. La liberté
qui en est le caractère éminent, est oubliée, supprimée, détruite.
L'homme agit durant toute cette vie sous le poids de ses existences
antérieures. Il n'est pas puni du mal ni récompensé du bien actuel
qu'il fait, il paye ici-bas la dette d'une vie passée qu'il ne peut
réformer. Il n'est pas même libre de choisir la voie d'affranchisse-
ment que lui prêche la bonne loi; car son endurcissement à cette loi
libératrice peut être le châtiment de fautes par lui commises »(^).
Étrange aveuglement d'une philosophie préoccupée d'idées chré-
tiennes ! On attaque comme détruisant la liberté un dogme qui est
la preuve la plus éclatante de la liberté. La croyance bouddhique
implique que les conditions de la vie actuelle sont une suite rigou-
reuse de notre vie antérieure, en ce sens que l'homme est récom-
pensé ou puni pourses actions passées. Or, la récompense et la puni-
tion ne supposent-elles pas la liberté? n'est-ce pas parce que l'homme
a fait un mauvais usage de sa liberté qu'il est puni? n'est-ce pas
parce qu'il a fait un bon usage de sa liberté qu'il est récompensé?
Que si la liberté existait dans sa vie antérieure, pourquoi n'existe-
rait-t-elle pas dans la vie actuelle? Est-ce que celui qui est puni ne
peut pas se relever, s'amender et mériter une récompense dans une
vie future? donc il est libre. Les brahmanes eux-mêmes l'ont cru,
puisqu'ils promettent au coudra qu'il renaîtra dans la caste sacer-
dotale, s'il le mérite. Le bouddhisme va plus loin : il n'ajourne
pas la récompense à la vie future, il la réalise déjà dans ce
monde-ci, puisque les coudras sont appelés au salut aussi bien que
les brahmanes. Il y a donc une chaîne continue de récompenses et
de peines, au point de vue du bouddhisme : donc la liberté ne fait
pas un instant défaut à l'homme.
La préexistence se lie intimement à la transmigration. Nous
n'entendons pas prendre la défense de la transmigration à travers
les animaux; nous remarquerons seulement que cette erreur n'est
pas particulière au bouddhisme : c'était la croyance des Indiens et
des Égyptiens : c'était la doctrine de Pylhagore et de Platon. Si les
Indiens ont étendu la transmigration jusqu'aux choses inanimées,
(1)5. Saint-Hilaire, dans le Journal des Savants, 18S5, p. 24i.
2o4 l'inde.
c'est qu'à leurs yeux il n'y a pas d'objets sans vie, puisque tout ce
qui existe se confond dans l'être universel. Mais si la croyance du
bouddhisme est erronée, est-ce que par hasard le dogme chrétien
serait l'expression de la vérité absolue? Encore une fois, nous
n'hésitons pas à dire que la doctrine bouddhique est à certains
égards supérieure à la théologie chrétienne. Comment les Pères de
l'Eglise expliquent-ils les mauvais instincts que l'homme apporte
en naissant? comment expliquent-ils les conditions favorables ou
défavorables dans lesquelles l'homme se trouve placé à sa nais-
sance, conditions qui peuvent aider son développement moral ou
l'entraver? Ils n'ont qu'une explication, le péché originel. Mais le
péché originel, même en l'admettant, n'explique pas l'inégalité des
conditions humaines; la liberté l'explique tout aussi peu, puisque
l'inégalité est originelle. Le dogme du bouddhisme, ce dogme que
l'on prétend outrager l'essence de la nature humaine, donne seul
une explication que la raison puisse accepter.
Il n'y a pas jusqu'à la transmigration, quelqu'absurde qu'elle
soit, qui a un élément de vérité par lequel elle l'emporte sur le
dogme chrétien. Le christianisme enseigne que notre existence
s'achève ici-bas, et qu'elle détermine notre sort jusque dans
l'éternité : après une épreuve de quelques années, même de quel-
ques instants, nous sommes pour toujours des damnés ou des élus. A
notre avis ce dogme est aussi absurde pour les élus que pour les
damnés. Le développement successif et progressif est une loi géné-
rale de la création : l'homme seul, quand il s'agit de son salut final,
y ferait-il exception? les uns passeront-ils subitement d'un état d'im-
perfection à un idéal de perfection? ne restera-t-il aucune ouver-
ture aux autres pour se perfectionner? La conscience moderne
se soulève contre la croyance chrétienne; les esprits les plus
religieux, les plus éminents la répudient, jusque dans le sein
même du christianisme ; ils croient que la vie de l'homme doit
être successive et progressive, comme l'existence de tous les êtres.
Eh bien ! la transmigration bouddhique répond au moins en
partie à ces aspirations. Elle n'arrête pas pour l'éternité la destinée
humaine après celle courte existence; elle admet des existences infi-
nies et par suite elle permet à tout homme de se sauver : si le boud-
LE BOUDDHISME. 255
dhisme s'est trompé sur le salut final et sur les épreuves imposées
à l'homme, c'est qu'il était dominé par la fausse idée du pan-
théisme et de la fatalité des créations et des destructions du monde :
il lui manquait, pour être vrai, la notion de Dieu et du progrès.
Xo 4. Conséquences morales de la doctrine bouddhique.
S'il fallait juger le bouddhisme d'après les déductions rigoureuses
de la logique, il faudrait le condamner dans ses conséquences,
comme dans son principe, de même que l'on doit réprouver le
panthéisme comme doctrine morale aussi bien que comme doc-
trine métaphysique. La conception de Dieu étant fausse, tout le
bouddhisme a dû s'en ressentir. En vain prescrit-il la charité et
l'humanité ; ces vertus ne sont que des degrés inférieurs condui-
sant à une perfection plus haute, et cette perfection , c'est l'anéan-
tissement de l'activité humaine. Aussi la religion du Bouddha,
bien que ses tendances la rapprochent du christianisme, en-
traînée par le principe panthéistique qui la domine, s'est-elle
perdue comme les autres religions de l'Inde, dans les extravagan-
ces du quiétisme ('). La distinction du juste et de l'injuste, du bien
et du mal n'existe plus pour celui qui a atteint au plus haut degré
de perfection : « Pour l'ascète, un ennemi ou lui-même, sa femme
ou sa fille, sa mère ou une prostituée, tout cela est la même
chose» (-)! Que peut devenir la morale dans un pareil système?
Le moindre mal qui en résulte, c'est un profond égoïsme :
« L'ascète est ravi tout entier au monde dans lequel il vit, par
le monde auquel il aspire; à qui sa sainteté, si sainteté il y a,
peut-elle servir, sinon à lui-même? » 11 est vrai que l'ascétisme
sera toujours le lot du petit nombre; mais il suffit de la préoccupa-
tion du salut pour inspirer à tous les croyants ce même égoïsme
qui flétrit jusqu'à la sainteté : « Le salut est purement individuel;
il met l'homme dans un isolement complet. Plus il s'en préoccupe,
(1) B. Saint-Hilaire , dans le Journal des Savants, 1855, p. 56, s.
(2) « La plume se refuse, dit Burnouf, à transcrire des doctrines aussi misé-
rables (Introduction, p. 558).
236
L INDE.
plus il s'éloigne de ses semblables, qu'il néglige tout au moins,
quand il ne va pas jusqu'à les mépriser et à les fuir. Aussi
les religieux qui sont comme la milice du bouddhisme et ses
champions les plus accomplis, sont-ils à peu près étrangers à
la société qui pourtant les nourrit. Ils croient pratiquer la vertu,
tandis qu'en réalité ils ne pratiquent qu'un incessant égoïsme, qui
se cache et se fortifie jusque dans les austérités les plus rudes et
dans les détachements les plus orgueilleux » (*).
L'on ne peut pas mieux dire. Mais nous nous demandons si le
philosophe chrétien dont nous transcrivons les paroles, a voulu
faire la satire du christianisme ou la critique du bouddhisme. Le
christianisme n'a-t-il pas eu, n'a-t-il pas encore ses ascètes et ses
moines qui fuient le monde pour se livrer dans la solitude au tra-
vail de leur salut? Leur existence n'a-t-elle pas toujours été glorifiée
comme la réalisation de la perfection évangélique ? Et à qui pro-
fitent leurs pénitences et leurs austérités? Ainsi les reproches que
l'on fait au bouddhisme retombent tout droit sur l'essence même
du christianisme. 11 y a mieux. L'idéal des moines chrétiens est
encore plus faux que celui des moines bouddhistes. Le Bouddha a
prêché le renoncement, mais il n'a pas dit à ses religieux de
mépriser les liens de la famille , pour lesquels lui-même professait
tant de respect; tandis que les disciples du Christ renient père et
mère, pour se murer tout vivants dans leur saint égoïsme. Il est
faux, de toute fausseté, que le Bouddha, en prêchant la bonne loi et
la voie du salut, ait enseigné l'égoïsme à ses disciples : s'il y a un
reproche à lui faire, c'est que la charité telle qu'il l'entend pousse
l'abnégation jusqu'à la destruction de la personnalité. Il serait par
contre très facile de trouver des leçons d'égoisme, que dis-je?
de haine chez les plus saints personnages du christianisme. A quoi
aboutissait la charité chrétienne envers les Juifs, les hérétiques et
les infidèles? A une odieuse persécution, à l'inquisition et aux
bûchers, ou à une guerre à mort! Que l'on compare la tolérance
constante, invariable des bouddhistes avec la fureur qui animait le
zèle chrétien, tant que ce zèle a été vivace, et que l'on décide de
(I) B. Saint-Hilaire, dans le Journal des Savants, -1855, p. '125.
LE BOUDDHISME. 257
quel côté se trouvaient la vraie charité, le vrai dévouement, la vraie
abnégation de tout sentiment personnel.
Ko 5. Influence individuelle et sociale du bouddiiisnie.
La bonne loi est essentiellement une loi morale. On prétend que
la morale bouddhique est viciée dans son essence, parce qu'elle
repose non sur la règle du devoir, mais sur l'espoir d'une récom-
pense, ce qui la réduit en définitive à un calcul d'intérêt bien
entendu : « Toute celte morale, dit-on, a beau afficher le renonce-
ment et l'abnégation; au fond, elle est étroite et intéressée. Le
nirvana est la récompense offerte à tous les efforts de l'homme, il
n'agit jamais qu'en vue de la rémunération qu'il espère. Il y a là
de quoi fausser la morale tout entière. Si l'homme ne cherche
qu'une récompense dans le salut éternel, sa vertu n'est plus qu'un
calcul ; et, comme rien n'est plus mobile et plus changeant que
l'intérêt, l'homme se trouve jeté sur une voie où il ne peut faire que
de faux pas('). »
Nous applaudissons des deux mains à cette critique; mais
va-t-elle à l'adresse du christianisme ou du bouddhisme? Le
christianisme ne promet-il pas une récompense à ses élus? Toute
la vie terrestre n'a-t-elle pas aux yeux des vrais chrétiens pour
seul et unique but de mériter cette récompense? Cela ne s'appelle-
l-il pas : gagner le ciel? c'est-à-dire faire un excellent marché, par
lequel on renonce à quelques biens périssables pour obtenir en
retour une éternité de bonheur? N'avons-nous pas d'innombrables
donations provoquées et dictées par l'Église, dans lesquelles la
chose est dite tout crûment? Le donateur cède ses biens à un saint,
pour acheter la protection du donataire auprès de Dieu et pour
obtenir par celte puissante intercession le bonheur éternel, voire
même un bien de ce monde. Voilà le marché dans toute sa naïveté.
Or, ce qui se disait naïvement au moyen-âge, se fait encore au
dix-neuvième siècle. Cela ne veut pas dire que la piété soit un
calcul chez tous les chrétiens. A mesure que l'homme s'élève en
(1) B. Saint-Hilaire, dans le Journal des Savaîits, 4855, p. 121.
238 l'inde.
moralité, le principe da devoir l'emporte sur celai de la récom-
pense. Mais il reste vrai de dire que toute doctrine qui présente
comme idéal et comme dernier terme de nos efforts un bonheur
parfait, favorise le calcul, si elle ne le provoque pas. Il n'y a qu'un
moyen de mettre fin à cette morale intéressée, c'est de donner un
autre but à l'homme et un autre terme à sa destinée qu'un bonheur
imaginaire et impossible; nous n'en connaissons pas d'autre que
le développement progressif de ses facultés. Dans cette théorie, il
n'y a pas de marché à faire, car le calcul , loin de conduire au
perfectionnement, y serait un obstacle.
Les adversaires du bouddhisme conviennent que, malgré les
défauts de sa morale, il a exercé une influence favorable sur les
individus : la sainte existence des pèlerins chinois est un témoi-
gnage que l'on ne peut pas contester. Mais ils lui dénient toute
action sur les sociétés et leur gouvernement : « 11 a échoué dans
l'Inde, dit-on, où il est né; et dans les pays où il s'est réfugié, il
n'est pas parvenu à réformer les mœurs politiques. Il n'a pas arra-
ché la Chine à son isolement volontaire, à son esprit exclusif, à sa
haine de l'étranger. L'état social de l'Indo-Chine est encore plus
défavorable au bouddhisme. La religion même y a dégénéré en un
cérémonial purement matériel; les populations sont restées à demi
sauvages; nulle part il n'y a tant de mépris pour la vie de l'homme,
tandis qu'on recule devant le meurtre d'un animal, comme devant
le plus grand des crimes. Le triste idéal d'une société bouddhique
existe au Tibet : c'est une société de moines contemplatifs, pour
lesquels le monde n'existe pas et qui ont oublié jusqu'à la charité
de leur maitre. C'est que le bouddhisme engourdit, au lieu de les
développer, les forces vives de l'homme. Celte absence d'activité
est la raison qui a empêché le bouddhisme de pénétrer dans l'Occi-
dent : c'est une religion indienne, orientale; malgré ses prétentions
à l'universalité, elle partage le caractère local, national de tous les
cultes de r'autiquilé ('). »
(1) Nous avons résumé les critiques de B. Saint-Hilaire, dans le Journal des
Savants, 1855, p. 120 ; de Nèvc, dans la Revue de Flandre, T. I, p. 539, s., et les
nôtres, dans la première édition de cet ouvrage, p. 199, s.
LE BOUDDHISME. 239
Il y a du vrai dans ces critiques; si nous les repoussons au nom
de la justice historique, c'est que Ton veut en ce point, comme en
tous les autres, exalter le christianisme aux dépens de la bonne loi:
« L'une des marques les plus éclatantes de la grandeur du chris-
tianisme, dit-on, c'est d'avoir produit ces sociétés et ces gouverne-
ments libres qui marchent chaque jour, sous les yeux et aux
applaudissements de l'histoire, à de nouveaux progrès, à une nou-
velle perfection. »(') Cette glorification du christianisme est un pré-
jugé que l'histoire dément à chaque page. De ce que la civilisation
est progressive dans les pays où règne le christianisme, est-ce à
dire que le progrès soit dû à la religion? Il y a encore d'autres
éléments dans la civilisation moderne que le christianisme, et
chacun a sa part d'influence. Or, précisément l'influence que l'on
attribue au christianisme, il ne l'a pas eue : on lui fait honneur
de l'esprit de liberté qui caractérise les sociétés européennes,
tandis que l'esprit de liberté lui a toujours fait défaut. C'est
une religion de l'autre monde ; elle ne prend aucun intérêt à la
vie politique, parce que sa patrie est au ciel. Elle accepte, elle
sanctifie l'esclavage; elle consacre le droit divin des empereurs et
des rois; elle s'arrange parfaitement du despotisme de Byzance.
Quand au moyen-àge, la liberté se fait jour dans les communes,
elle trouve pour adversaire décidé l'Église. Si la papauté semble
prendre parti pour la liberté, c'est que l'intérêt de sa domination
est en cause; là où elle agit d'après ses propres inspirations, elle
lance ses foudres contre les peuples téméraires qui entreprennent
de limiter le pouvoir des rois. Dans les temps modernes et jusqu'à
nos jours, on a vu le christianisme arborer tantôt le drapeau de la
république, tantôt se prosterner devant la force. Il se fait même
gloire d'accepter tous les régimes, tant il est vrai qu'il est indif-
férent à la liberté. Qui nous a donné l'esprit de liberté qui dislin-
gue la civilisation européenne? Les Germains et non la Bible (').
Qui a régénéré le monde romain ? Les Germains, et non l'Evan-
gile. Du moins l'Évangile sans les Germains eût été impuissant.
(1) B. Saint-Hilaire dit que la Bible est le livre des peuples libres (Journal
des Savants, 1860, p. 468, note 2).
260 l'inde.
Le Bas-Empire, où les Germains ne pénétrèrent pas, ne cessa
de végéter dans la plus ignoble décrépitude, malgré le chris-
tianisme.
S'il est vrai que le bouddhisme est infecté du vice radical de
toutes les doctrines indiennes, s'il ne lui a pas été donné de pénétrer
dans le monde occidental, le christianisme aussi a été impuissant
jusqu'ici à transformer l'Orient. Les missions ont échoué au point
qu'un écrivain anglais a pu dire « que pas un seul Indien ne
s'était sincèrement converti à la foi chrétienne » (*). Doutant de
la force de l'Evangile, des Indianistes distingués n'ont pas hésité
à déclarer que peut-être la bonne loi serait plus propre à régénérer
l'Inde (^). En présence de ces faits, soyons sobres d'accusations et
de reproches, et tout en déplorant l'impuissance actuelle des
religions, ne désespérons pas de l'avenir, car ce serait nier la Pro-
vidence. Mais aussi la décadence actuelle du bouddhisme ne doit
pas nous empêcher de reconnaître les services qu'il a rendus à
l'humanité dans le passé. Quand il n'aurait fait qu'introduire dans
l'Orient l'idée de l'égalité, nous devrions y voir un immense pro-
grès vers une meilleure organisation sociale pour tout un monde
qui a gémi jusqu'ici sous le régime de l'inégalité. S'il n'a pas trans-
formé entièrement les peuples au milieu desquels le zèle des mis-
sionnaires l'a répandu, il les a du moins arrachés à la barbarie
primitive ('). Le bouddhisme a été un lien entre des peuples qui
étaient séparés par les distances et divisés par la haine (*). 11 a donc
contribué dans l'Orient, comme le christianisme dans le reste du
monde, à préparer l'unité du genre humain.
(1) Montgomery Martin, The political , commercial and financial condition of
the Anglo Indian Empire in 1832, p. 194.
(2) Benfey, dans l'Encyclopédie d'Ersch, II, 17, p. 158.
(3) Klaproth, Journal Asiatique, h^ Série, T. IV, p. 9: « Aucune autre religion,
excepté celle de Jésus-Christ, n'a autant contribué à rendre les hommes meilleurs
que celle du Bouddha.» — Comparez W.Von Humboldt, Ueber die Kawi Sprachc
auf der Insel Java, p. 95, 96.
(4) Lassen, T. II, p. 442, 443.
261
CHAPITRE VI.
CONCLUSION
Nous avons dit que les Indiens sont un peuple théologique. Ce
n'est pas assez dire. Il en était de même des Egyptiens et des Juifs;
les Germains, frères des Aryens de l'Inde, se distinguaient égale-
ment par leur caractère religieux. Mais chez aucune nation l'esprit
de religion n'a dominé comme chez la race sanscrite : elle oublia la
terre, pour ne penser qu'au salut éternel, elle rêva comme idéal
de bonheur un état où elle serait à jamais délivrée du fardeau de
vivre. L'on a accusé le christianisme d'un spiritualisme excessif, et
le reproche est fondé; mais sauf les solitaires de la Thébaïde et
quelques moines d'Occident, les populations chrétiennes ne prirent
jamais le spiritualisme de leur divin maître au sérieux. Les Indiens
réalisèrent, autant que la chose est possible, le spiritualisme le plus
extravagant. Toutes les manifestations de leur vie en sont em-
preintes, jusqu'à la philosophie qui professe l'athéisme et au boud-
dhisme qui semble ignorer Dieu. L'on a cherché l'explication des
vices qui déparent la pensée religieuse et philosophique de
rinde, ainsi que la cause des misères de son état social dans
l'ignorance de la notion d'un Dieu distinct du monde. Cela est vrai
à certains égards; mais telle n'est pas, à notre avis, la véritable
source du mal. Le panthéisme est plus ou moins le défaut de toute
l'antiquité; cependant l'Inde seule s'est perdue dans un spiritua-
lisme désordonné. Les chrétiens ont toujours adoré un Dieu créa-
teur; toutefois, dans leur sein s'est développée la même tendance
au mysticisme cl à l'ascétisme qui déborde dans l'Inde ; et s'ils ont
17
262 l'inde.
échappé à recueil contre lequel les Indiens ont échoué, c'est grâce
à la réaction de la race germanique, race guerrière, active et
remuante. Il importe d'insister sur le défaut de la conception reli-
gieuse que nous reprochons à l'Inde, parce que sa destinée nous
montre à quoi aboutit le spiritualisme transporté dans la vie réelle.
Disons avant tout que par le spiritualisme que nous reprochons
à l'Inde, nous n'entendons pas la doctrine qui dans l'homme sépare
l'esprit delà matière; nous entendons par là cette conception de la
vie qui cherche son idéal dans une existence autre que celle que
Dieu a faite à l'homme, dans une existence délivrée des liens de la
matière, toute spirituelle, dans une inaction toute contemplative ou
toute passive, peu importe, et qui place cette existence imaginaire
dans ce qu'on appelle l'autre monde. A ce point de vue la concep-
tion chrétienne de la vie future est identique au fond avec la con-
ception indienne, même avec le nirvana si décrié du bouddhisme.
Dans le monde chrétien, la fausse notion de la vie que nous signa-
lons, n'a guère influé sur l'existence réelle, et cela par une bonne
raison, c'est que les populations d^origine européenne, qui seules
professent jusqu'ici le christianisme, ne s'inquiètent pas beaucoup
de l'autre monde; elles trouvent leur bonheur à vivre, c'est-à-dire
à agir, à développer toutes les forces intellectuelles et morales dont
Dieu les a douées; elles trouvent même leur satisfaction dans l'ac-
tivité physique, dans l'industrie et le commerce, dans l'exploitation
et la transformation de la terre qui leur est assignée comme séjour.
S'il y a excès en un sens dans la société chrétienne, ce n'est certes
pas qu'elle oublie de vivre de la vie réelle, à force de penser à la
vie imaginaire de l'autre monde : le génie des races européennes,
grecques, romaines, slaves et germaniques, l'a emporté sur le
dogme, et il en faut rendre grâces à la Providence qui dirige les
destinées humaines; car la conception que le christianisme se
forme de la vie, si elle avait pris racine dans nos idées et dans nos
sentiments, aurait conduit l'Europe là où nous voyons l'Inde.
Quand un peuple essentiellement religieux est bien imbu de la
croyance que la vie de ce monde n'est pas la vie véritable, que
rcxistcnce de l'âme liée au corps est une existence inférieure, qui
nous rapproche de la nature animale et nous éloigne de la seule
CONCLUSION. 263
vraie existence, de la vie spirituelle, alors ce peuple n'a rien de
mieux à faire que de négliger la vie réelle, pour se préparer à la
vie future, de réaliser, autant que la chose peut se faire, une exis-
tence spirituelle déjà dans ce monde-ci, en attendant la réalisation
complète de son idéal dans l'autre monde. Cependant le corps, ses
besoins, ses instincts, s'opposent énergiquement à une existence
purement spirituelle ; il faut donc combattre le corps, le détruire,
l'annihiler; c'est-à-dire qu'il faut lutter contre la vie telle que Dieu
l'a faite, pour la remplacer par une vie autre, factice, impossible ;
car quoiqu'il fasse, l'homme ne parvient jamais à ruiner l'œuvre
du Créateur. Nous voilà en plein ascétisme, et sur la voie du mys-
ticisme. Il suffît qu'un peuple prenne ces croyances au sérieux
pour qu'il déserte la vie réelle, la seule vraie vie, et pour qu'il
aboutisse aux folies du brahmanisme et aux folies tout aussi
grandes des solitaires de la Thébaïde. Que l'on imagine une
société poursuivant tout entière l'idéal prétondu des moines du
désert! Voilà l'image de l'Inde. S'il était au pouvoir de l'homme de
détruire ce que Dieu a fait, la conception brahmanique, comme la
'conception chrétienne, aurait conduit au néant; ce qui eût bien été
l'idéal du nirvana bouddhique.
L'on voit quelle est l'importance, même au point de vue des rela-
tions sociales et politiques, de la conception de la vie. Grâce aux
tendances des races européennes, il s'est développé en fait une
notion de la vie, qui est en tout l'opposé de la notion chrétienne.
Le christianisme, indifférent à la vie réelle, dit que sa patrie est
au ciel. Est-ce là la conviction qui fait agir les Anglais, les Améri-
cains, les Français, et même le plus spiritualiste des peuples mo-
dernes, les Allemands? Il n'est pas besoin de répondre à une
question qui a l'air d'une satire. Nous n'entrons pas ici dans le
débat théologique ou philosophique. L'histoire nous olîre les
fruits des deux doctrines. L'Inde, sans cesse préoccupée du salut
éternel, a oublié la vie présente et s'est abîmée dans un mysti-
cisme dont la caste sacerdotale a su tirer un excellent \y,\v[i au
profit de sa domination. Les nations européennes ont obéi, sans
en avoir conscience, à un dogme nouveau, qui nous enseigne que
l'autre monde ne diffère pas en essence de celui dans lequel nous
2G4 l'inde.
vivons, que la vie future est la suite et la continuation de la
vie actuelle, que le meilleur moyen de nous préparer à la vie
future, c'est de développer dans celle-ci toutes nos facultés dans la
plus rîche harmonie. Cette conception de la philosophie moderne
nous garantit tout ensemble des excès du spiritualisme et de ceux
du matérialisme. La vie est infinie et progressive, mais elle est
une; notre existence terrestre n'est donc pas le terme, mais un
anneau dans une chaîne sans fin : elle est aussi sainte que la vie
future, bien que moins parfaite : le moyen de mériter celte
existence plus parfaite, c'est de nous perfectionner dans ce monde,
et le perfectionnement implique le développement de l'homme
tout entier, corps et âme. Tel est le principe de notre civilisation
libre et progressive.
-^^\A/\/'J\AA/—
LIVRE SECOND.
CHAPITRE I.
LA RACE ZENDE.
La race zende et la religion de la Lumière ont une destinée
semblable à celle des Hébreux et du mosaïsme. Leur origine
remonte au berceau du genre humain, et la puissance de l'idée
religieuse parait avoir donné l'immortalité aux peuples qui s'en
inspirent; les législations de Zoroastre et de Moïse régissent
encore aujourd'hui les Perses et les Juifs que les révolutions poli-
tiques ont chassés de leur patrie et rendus errants. Mais si nous
en croyons la tradition , les ancêtres des Perses auraient eu une
(1) Zend-Avesta, traduit par Anquetil Du Perron. — Spiegel, Avosta, 2 vol.
4852-1859. — Btirnouf, Commentaire sur le Yarria. — Rliode, Die heili^o Sage
des Zendvolks. — Rolh, Die zoroaslrischc Glaubenslehrc (T. I do son Histoire
de la philosophie occidentale). — Flathe, dans VEncijclopédie d'Ersch, III" Sec-
tion, au mot Perser. — Reynaud, dans VEncycloi)édie Nouvelle, au mot
Zoroastre. — Franck., dans le Dictionnaire des sciences philosophiques, au mot
Perses.
266
L EMPIRE ZEND,
existence plus brillante et plus agitée que l'obscur peuple de Dieu.
Sortis du nord de l'Asie, les Aryens, dit-on, fondèrent un immense
empire dans la Bactriane. Leur domination différait essentiellement
des états éphémères qui naissent et périssent dans l'Orient avec
une rapidité qui rappelle la brièveté de la vie humaine. Elle avait
un élément de durée qui manquait aux nomades, la religion. Les
Aryens (') étaient une race théologique comme les Indiens, les
Egyptiens et les Hébreux. Tandis que les peuples pasteurs qui
envahissaient le midi de l'Asie ne semblaient exercer qu'une puis-
sance de destruction, les adorateurs à'Ormuzcl (^) propagèrent une
religion qui est devenue la source de la civilisation de l'Asie occi-
dentale et dont les premiers germes ont pénétré jusqu'en Europe,
avec les Celtes, les Scandinaves et les Germains (').
Sur la formation de l'empire bactrien, sur son étendue et sa
durée, nous n'avons rien que de vagues traditions conservées par
les Perses {*). Dans l'histoire, telle que les écrivains grecs la rap-
portent, il ne paraît sur la scène que lorsqu'il est détruit par les
Assyriens. La lutte des deux peuples est figurée sous les noms qui
ont acquis le plus de célébrité chez les vainqueurs et les vaincus :
Ninus combattit Zoroastre; le conquérant l'emporta. Mais il y avait
dans les vaincus une vitalité que l'on rencontre rarement dans
l'Orient, où les hommes plient sous la force, comme sous la loi de
Dieu : le lien tout-puissant de la religion sauva la nationalité zende
de la destruction. Ce furent des populations aryennes qui prirent
l'initiative de l'insurrection contre les rois assyriens. Les Mèdes
rétablirent la domination des mazdéisnans, mais un changement
essentiel s'opéra dans la constitution politique du nouvel empire.
Ce n'est plus un état théocratique ; le despotisme y prévaut, comme
(\) C'est sous ce nom qu'étaient connus les plus anciens sectateurs de la loi de
Zoroastre (Hcrodot., VII, 62. — Rhode, die Zendsage, p. 65, G6).
(2) Ormuzd est une altération du nom que Dieu porte dans les livres sacrés
des Perses, Ahura-Mazda, l'être omniscient. De là le nom de Mazdéisnans
pour désigner les sectateurs du dieu, et celui de Mazdéisme que les savants
modernes donnent à la théologie de Zoroastre.
(3) Von Hammer, Wiener Jahrbucher der Literatur, 1820, T. I, p. 21.
(4) Voyez le résumé de ces traditions dans Klaproth, Tableaux historiques de
l'Asie, p. 5 et suiv. — Malcolm, Histoire de Perse, cb. i et '2.
LA RACE ZENDK. 267
dans toutes les monarchies de l'Asie occidentale; les prêtres d'Oi'-
muzd occupent encore un rang considérable, mais secondaire.
Des causes que nous ignorons brisèrent l'unité religieuse de
la race zende, et par suite des divisions et des guerres éclatèrent
entre les populations aryennes. Les Perses détruisirent l'empire
des Mèdes. Bien qu'appartenant à la même famille que les vain-
cus, les nouveaux conquérants paraissent avoir eu avant la con-
quête une religion différente. Dans le récit d'Hérodote sur les
origines de Cyrus, on voit les mages effrayés de la future puis-
sance des Perses : ils craignaient de descendre au rang d'esclaves,
et de ne jouir d'aucune considération auprès de leurs maîtres, à
l'égard desquels ils étaient étrangers ('). L'hostilité des deux tribus
subsista sous Cyrus et Cambyse ; le massacre des mages signala
encore l'avènement de Darius. Cependant les Perses, plus bar-
bares, furent subjugés par la civilisation supérieure des Mèdes ;
le mazdéisme devint la religion du nouvel empire. Mais ce n'était
plus la pure adoration de la Lumière, enseignée par Zoroastrc.
Les Perses se répandirent sur toute l'Asie; la même tendance qui
les avait portés à adopter la religion des Mages, les disposa à s'as-
similer les cultes de la nature qui s'étaient développés dans la
partie occidentale de leur immense monarchie. Il se forma de. ces
éléments hétérogènes un mélange syncrétique dans lequel domi-
naient à la vérité les formes mazdéennes, mais qui au fond n'était
plus qu'un polythéisme sans caractère propre. Tel fut le fondement
du culte mithriaque qui envahit toute l'Asie et pénétra même en
Europe (').
La doctrine de Zoroaslre dégénéra en un grossier matérialisme
qui hâta la décadence de l'empire des Perses. Sous la domination
macédonienne, les populations zendes disparurent de la scène ;
l'hellénisme régna dans l'Orient et jusque dans la Bactriane, ce
siège antique de la puissance aryenne. Cependant le feu sacré brû-
lait toujours sur les autels d'Ormuzd. La décadence des Séleucides
fut favorable aux nationalités déchues. La race zende se releva
(1) Hcrod., I, 120.
(2) 0. Millier, dans les Goetliwjische gelehrle Anzeifjen, 1838, ii" 24.
268 l'empire zend.
sous les Parthes. L'intérêt des nouveaux dominateurs de l'Asie
était de prendre appui sur les populations aryennes. On vit en
effet les Arsacides s'entourer de mages, s'associer même, comme
les Achéménides, à leur ordre sacré ('). Mais la restauration de la
nationalité et de la religion zendes fut incomplète. La civilisation
grecque avait jeté des racines si profondes dans l'Orient, que les
Parthes eux-mêmes en subirent l'influence toute-puissante; des
rois phillhellènes (-) devaient être des adorateurs peu fervents
d'Ormuzd. L'œuvre que les Parthes avaient commencée fut ache-
vée par les Sassanides, issus d'une race aryenne (^). Le culte de la
Lumière fut rétabli ; les mages recouvrèrent leur antique influence;
ils intervinrent même dans les affaires politiques, dans les ques-
tions de paix et de guerre (*). La nation aryenne régénérée, sem-
blait avoir acquis des forces nouvelles : les rois des Perses osèrent
disputer la domination de l'Asie et du monde aux Césars. Leurs
sanglantes querelles remplissent les derniers siècles de l'Empire;
alors paraissent les fougueux sectaires de Mahomet, les Sassa-
nides succombent; la plus grande partie des vaincus embrassent la
religion du vainqueur. Mais il y avait dans le mazdéisme une vita-
lité indestructible; les zélés adorateurs d'Ormuzd préférèrent l'exil
avec toutes ses misères à l'apostasie; poursuivis de refuge eu
refuge, ils finirent par trouver un asile dans l'Inde, où ils suivent
encore aujourd'hui la loi de Zoroastre, sous le nom de Parsis ou
de Gnèbres.
(4) Real Encyclopaedie der classischen Alterthumswissetischaft, T.V, p. 1208.
(2) Des Arsacides prirent ce titre. Voyez le Tome II de ces Études.
(3) Lassen, Indische Alterthumskunde, T. II, p. 984-986.
(i) Procop., De bello pers., I, 3, 5. — Agathias, IV, 25.
'~r\J\PJ \J\f\i\r^
269
CHAPITRE II.
ZOROASÏRE.
Telles furent les destinées de la race zende. L'antique empire
qu'elle fonda dans l'Orient disparaît dans la nuit des temps ; quand
elle ressaisit la domination avec les Mèdes et les Perses, son his-
toire se confond avec celle des États despotiques. Ce n'est donc
pas de l'existence extérieure de la race aryenne que nous avons à
nous occuper, mais de sa vie intérieure, de ses dogmes. L'étonnante
persistance du culte d'Ormuzd, depuis la plus haute antiquité
jusqu'à nos jours, suffirait à elle seule pour attester l'importance
de cette religion : elle en acquiert encore davantage, si nous consi-
dérons qu'elle a inspiré une grande partie du genre humain, et
précisément les populations les plus progressives, celles qui se
sont répandues sur l'Asie occidentale et sur l'Europe : le maz-
déisme renferme les sources premières de notre civilisation. Mal-
heureusement tout est obscur dans ces origines.
Le nom auquel se rattache le culte d'Ormuzd, Zoroastre, est une
des grandes figures de l'humanité; mais la tradition l'a entouré de
fables au point que son existence même est devenue probléma-
tique ('). On l'a confondu avec tous les personnages célèbres qui
remplissent l'histoire sacrée et profane; il est devenu tour à tour
Cham, le fils de Noë; Nemrod, « le grand chasseur devant Dieu »;
Abraham, le patriarche révéré de tout l'Orient; Osiris, le dieu de
l'Egypte; Moïse, le législateur des Hébreux. Pour concilier les
témoignages contradictoires des anciens, les savants ont distingué
(1) Ilerder (Persopolilanische Bricfe) nie son existence. — Movers(DiQ Phôni-
zier, T. I, p. 3u0-3o3) l'ideulifie avec une divinité cbaldéenne.
270 LE MAZDÉISME.
plusieurs Zoroaslre; on en a énuméré jusqu'à six{'). Ceux qui
n'admettent qu'un seul Zoroaslre, ne s'accordent pas sur l'époque
à laquelle il vécut; les uns le placent dans l'antiquité la plus recu-
lée, les autres en font le contemporain de Darius Hyslaspès(^). La
même incertitude plane sur les livres sacrés, les Naçkas, qui sont
pour les adorateurs d'Ormuzd, ce que la Bible est pour les Hébreux
et le Véda pour les Indiens. Révélés à l'Europe par les travaux
héroïques d'Anquetil, mais incomplets et mal traduits, ils ont
donné lieu aux systèmes les plus divers. D'après quelques orien-
talistes, ils sont antérieurs aux Vêdas et à la Genèse, ou au moins
aussi anciens; d'autres croient qu'ils ne furent rédigés qu'après la
destruction de l'empire persan par les Mahométans. Les travaux
ingénieux de Biirnouf sur la langue zende, et des orientalistes
allemands sur les livres sacrés des Perses, s'ils ne dissipent pas
toutes les obscurités, conduisent cependant à des résultats que la
science peut accepter. En combinant les témoignages des anciens
qui sont presque unanimes sur la haute antiquité de la doctrine
des mages, avec le texte des Naçkas et les variations de la langue
zende, les philologues sont arrivés à la conclusion , que la tradition
mazdéenne est une des plus anciennes de l'Orient (^). Nous allons
essayer, en nous aidant de leurs travaux, de tracer un système
des doctrines morales et politiques de Zoroastre.
Zoroastre est représenté comme le révélateur d'une loi nouvelle
qui vient compléter et remplacer une loi ancienne {*). Les croyan-
ces primitives de la race aryenne se perdent dans les temps anté-
historiques; une seule chose est certaine, c'est que la théologie
(1) Brucker, Historia critica philosophise, lib. II, c. 2. — D'Herbelot, Biblio-
thèque orientale, au mot Zerdascht.
(2) Anquetil place Zoroastre au sixième siècle avant Jésus-Christ. Cette opinion
a perdu tout crédit. Elle est basée sur une conciliation des traditions mythiques
des Perses avec les récits des historiens grecs ; mais les travaux des orientalistes
ont démontré qu'il n'y a aucun rapport entre le Déjokès d'Hérodote et le
Djemschid des Perses, ni entre Guschtâsp ou Vistâçpa sous lequel parut
Zoroastre, et Hydaspès, père de Darius {Lassen, T. I, p. 517, note 2, et 752, 753).
(3) Spiegcl, Avesta, T. I, p. 40-44. — Haug, dans Bunsen, /Egypten, T. VI.
(Das erste Kapitel des Vendidad. Einleitung, p. 213.)
(4) Rhode, die Zendsage, p. -1 12, 113, 120.
DOCTRINE DE ZOROASTRE. 271
de l'Inde el le mazdéisme procèdent d'une souche commune ; cette
parenté, dont il reste des traces dans les Védas et les Naçkas , est
attestée par l'identité radicale des langues des deux races qui se
sont partagé l'Orient ; le nom par lequel les populations se dési-
gnent est le même. Cependant une violente scission s'opéra entre
les croyances des Aryens et celles des Indiens ; les dieux des uns
devinrent les démons des autres (^). Nous ignorons la cause et
l'époque de la rupture ; nous savons seulement que le culte
(ïOrmuzd, révélé par Zoroastre, y joua un rôle considérable:
c'est le trait distlnctif des deux religions f ).
CHAPITRE III.
DOCTRINE. SOLIDARITÉ RELIGIEUSE. ÉGALITÉ.
La théologie de Zoroastre se sépare entièrement du brahma-
nisme par le dogme de l'origine du mal. Dans le panthéisme in-
dien, le mal est une émanation de Dieu comme le bien. Dans la
pensée de Zoroastre, telle qu'elle est exprimée dans le Vendidad,
Dieu est toute bonté; la terre, en sortant de ses mains, est par-
faite ('); si le mal s'y introduit, il ne vient pas du Créateur, mais
de la créature. Les autres livres sacrés ne s'expliquent pas aussi
positivement; mais il est certain que dans la doctrine mazdéenne le
mal n'est pas coéternel au créateur, et qu'il ne jouit pas comme lui
(\) Lassen, Ind. Alt., T. I, p. 316 et suiv.
(2) Encyclopédie Nouvelle, T. VIII, p. 787-790.
(3) Vendidad, Fargard I, § i-6. — Spiegel, Avesta, T. 1, p. Hi.
272 LE MAZDÉISME.
d'une puissance sans fin (»). Onniizd ne cesse d'inviter Ahriman à
se soumettre; il combat sans relâche. La lutte finit par le triomphe
du bien. La résurrection est précédée de la conversion de toute la
terre à la loi de Zoroastre ; l'empire du mal est détruit, Ahriman
se prosterne devant Ormiizd et devient un zélé serviteur du dieu de
la lumière : « Cet injuste, dit le Yaçna, ce roi ténébreux des dar-
vands qui ne comprend que le mal, à la résurrection, il dira
l'Avesta ; exécutant la loi, il l'établira même dans le royaume des
darvands » (-).
Le brahmanisme et le mazdéisme, partant d'un principe opposé
sur l'origine du mal, arrivent à une conception de la vie essen-
tiellement différente. L'Indien accepte le mal comme divin; il ne
songe pas à la résistance, il ne sait y échapper que par l'extinc-
tion de la personnalité; son idéal est de s'abstraire du monde. Le
mazdéisnant combat le mal; à l'exemple d'Ormiizd, il doit s'appli-
quer à faire le bien sur la terre. Ce devoir est une source d'acti-
vité incessante; la mission de l'homme n'est donc pas la contempla-
tion, l'inaction, mais le travail. Le but de ses efforts est de réaliser
la perfection, telle qu'elle existait dans l'ordre physique et moral
avant qu' Ahriman eût gâté la création.
Le mal a fait son apparition dans le monde, sous la forme de
la pauvreté et de toutes les souffrances qu'elle entraîne. Les ado-
rateurs iWrmuzd y portent remède, en cultivant la terre, en la
couvrant de végétaux et d'animaux utiles, en l'embellissant, en la
rendant au bien-être et à la joie. Les livres sacrés des Perses
donnent au travail agricole les éloges que le législateur indien pro-
digue à la contemplation ('). Le principe de l'activité sauve le maz-
déisme de recueil contre lequel le spiritualisme excessif des brâli-
(4) Anquetil, dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions, T, XXXVII,
p. 612. — Mode, die Zendsage, p. 180, 382. — Creuzer, Symbolik , T. I, p. 195.
— Both, die Zoroastrische Lehre, p. 429. On n'est cependant pas d'accord sur ce
point de la religion aryenne.
(2) Yaçna, Hymnes 44, G8, 30, 31.
(3) Yaçna, 31 . — Vendidad, farg. 3. — Yaçna, 35. — Encyclopcdie Nouvelle,
p. 806 et suiv. — Les expiations imposées aux pécheurs ne consistent pas en
pénitences, en mortifications, mais en œuvres utiles. Voyez le détail dans Bhode,
p. 450-452; Vendidad, farg. 14 {Spieyel, Avesta, T. 1, p. 203, ss.).
DOCTRINE DE ZORO ASTRE. 273
mânes et des chrétiens a échoué. Pour lutter, soit dans l'ordre
physique, soit dans l'ordre moral, il faut des forces; il faut donc
que le corps seconde Tàme. Les Indiens au contraire et les soli-
taires chrétiens traitaient le corps en ennemi; ils l'auraient tué
volontiers à force de macérations et de jeûnes. Zoroastre pensait
qu'énerver le corps était un mauvais moyen de fortifier l'âme;
il dit dans le langage naïf des premiers temps : « Si l'on ne mange
rien, on sera sans forces et l'on ne pourra pas faire d'œuvres
pures. Il n'y aura ni forts laboureurs ni enfants robustes , si l'on
est réduit à désirer la nourriture. Le monde, tel qu'il existe, ne
vit que par la nourriture »(*).
Dans l'ordre moral, la lutte contre le mal a plus d'importance
et plus de difficulté. Le christianisme enseigne que la source du
mal est dans la division, dans le développement excessif de la
personnalité; le remède doit par conséquent être cherché dans
l'amour qui unit les hommes. La charité chrétienne est en germe
dans le mazdéisme. Chez les anciens la religion était plutôt un
culte individuel qu'un lien entre toutes les créatures émanées de
Dieu. Les Grecs remarquèrent avec étonnement qu'il n'en était
pas de même chez les Perses : « Il n'est pas permis, dit Hérodote,
à celui qui célèbre le sacrifice, de prier pour lui seul, il doit
demander que le bien se répande sur tous les Perses ensemble et
sur le roi » (^). La solidarité religieuse est un dogme essentiel du
mazdéisme; elle s'étend même à ceux qui se sont éloignés du bien;
le mazdéisnant prie Dieu qu'il les éclaire de sa grâce : « Intelli-
gence pure, donne-moi une sainteté inébranlable dans mes actions,
dans mes paroles. Fais que je puisse exécuter à découvert tout ce
que je désire. Je porte publiquement la parole à ceux qui sont in-
struits et aussi à ceux qui ne le sont pas et qui me font du mal...
Que mon désir s'accomplisse ! Ce que je le demande, ô Ormuzd,
c'est que les méchants soient sans péchés, que bientôt où était le
péché, on ne voie plus que les œuvres pures »(^).
(1) Vcndidad-Sadé, farg. 3, § \\l-W6.[Spie(]d, T. I, p. 85, s.).
(2) Ilerod., I, 132.
(3) Yaçna, 31. — Encyclopédie Nouvelle, T. VIII, p. 808. — A7iquelil,
Zendavcsta, T.II, p. 593.
274 LE MAZDÉISME.
Le dogme de la solidarité des hommes est destiné à modifier
toutes les relations sociales. S'il était compris et pratiqué, le
mal disparaîtrait réellement de la terre. Le révélateur de celte
loi en a compris Timportance. La tradition le représente animé de
cet amour des hommes qui inspirait le Bouddha et qui trouva, après
bien des siècles, son idéal en Jésus-Christ : « Si quelqu'un était
dans le besoin, Zoroastre le faisait venir en secret, le consolait,
le soulageait et lui donnait ses habits, ses propres biens; il dis-
tribuait ses richesses à tous. Son nom devint célèbre chez les
petits et chez les grands »('). La charité occupe le premier rang
dans les vertus recommandées par la morale de Zoroastre. « Ormuzd
donne l'empire à celui qui soulage et nourrit le pauvre. Celui qui
fait le bien, celui qui donne même peu de grains, attriste, détruit
les Dews; l'homme au contraire qui ne fait pas part de ses biens,
augmente les productions d'Ahriman. Le séjour de ceux qui n'aiment
pas à donner est en enfer » ('). La charité est comme la marque ca-
ractéristique de la race aryenne; les derniers descendants des ado-
rateurs iVOrmiizd se distinguent toujours par cette vertu; on ne
rencontre pas un mendiant parmi les Parses et, ce qui est encore
plus remarquable, leurs bienfaits s'étendent jusqu'aux pauvres de
toutes les religions Q.
La charité n'est pas restreinte aux besoins physiques; elle em-
brasse l'homme moral, ses faiblesses et ses défaillances. La loi du
monde gréco-romain est le mal pour le mal; les dieux de l'Olympe
donnent eux-mêmes l'exemple de la vengeance. Zoroastre prêche
le pardon des injures (*j. La différence des deux morales a son
fondement dans la conception théologique d'où elles découlent.
Dans la doctrine du polythéisme, le mal est permanent, l'humanité
tourne pour ainsi dire dans un cercle vicieux; si les dieux ne
relèvent pas l'homme qui tombe, comment les hommes concevraient-
ils le pardon des injures? Ormuzd combat le mal, et il en triom-
(1) Anquetil, Vie de Zoroastre, T. I, 2e partie, p. 19.
(2) Anquetil, T. II, p. 260, ^61, 263; T. I, 2« partie, p. 81, 174, 284, 285, 407.
(3) Warren, l'Inde anglaise en 1843 et en 1844, 2e partie, ch. t3.
(4) Anquetil, T. I, 2^ partie, p, 89.
DOCTRINE DE ZOROASTRE, 275
pliera; puisque Dieu pardonne, pourquoi les hommes seraient-ils
ennemis? Tous seront sauvés; des inimitiés éternelles seraient par
conséquent impies.
La raison de la supériorité théologique du mazdéisme se trouve
dans le dogme de la solidarité humaine qui implique celui de
l'égalité. Les Grecs et les Romains n'ont connu que l'égalité entre
citoyens; ils ne l'ont pas respectée dans Yhomme. Le brahmanisme
allait plus loin : il rendait le Créateur complice de ses erreurs, en
faisant remonter l'inégalité à Dieu. Les livres religieux desParses
ne consacrent pas les castes; il est vrai qu'on y trouve les quatre
classes de prêtres, de guerriers, de laboureurs et d'artisans; mais
il y aune différence fondamentale entre cette division et l'institu-
tion indienne. Brahma lui-même est l'auteur des castes; d'après la
tradition mazdéenne , telle qu'elle est rapportée dans le Boun-
Dehesch ('), Ormuzd a créé un premier couple, d'où est descendu
le genre humain. Ainsi il y a égalité originelle entre les hommes;
si l'inégalité s'est établie, c'est une des faces du mal, c'est l'œuvre
û'A/iriman qui doit disparaître, et de fait, elle a disparu; l'égalité
règne aujourd'hui chez les Parses, tandis que les castes se sont
perpétuées dans l'Inde. Déjà dans la conception religieuse de
Zoroastre, l'égalité est un dogme : tous les adorateurs d'Ormuzd
revêtent le cordon sacré et portent le titre de mazdéisnant,
comme tout disciple de Jésus-Christ porte celui de chrétien. L'éga-
lité religieuse a pour conséquence inévitable l'égalité politique: les
mazdéisnans ne forment qu'une seule famille, au sein de laquelle
doit régner la charité (^).
La fraternité s'étend-elle aussi aux étrangers, à ceux qui ne
suivent pas la loi d'Ormuzd? Une pareille conception était impos-
sible dans l'ordre d'idées de la théologie ancienne. C'est déjà un
immense progrès que d'aimer comme frères tous ceux qui adorent
le vrai Dieu; mais par cela même que la charité a sa source dans
la communion religieuse, elle ne peut pas embrasser les infidèles,
ceux qui aux yeux des sectateurs d'Ormuzd sont des enfants
(1) Anquetil, T. II, p. 37G. — Rhode, p. 177, 178.
(2) Encyclopédie Nouvelle, T. VIII, p. 808.
276 LE MAZDÉISME.
d'Ahriman. Zoroastre adresse ses bénédictions à tous les croyants;
il prononce une imprécation de tourments et de malheurs contre
les adorateurs des Dews. Il désire que le roi pur vive longtemps et
que le roi impur soit anéanti. Le législateur, si charitable pour les
mazdéisnans, devient cruel quand il s'agit des infidèles; il leur
souhaite « un roi usurpateur, tyran, qui détruise l'abondance et
frappe continuellement les biens et les fruits ». Le mazdéisnant
doit tout donner aux croyants , rien à ceux qui ne pratiquent pas
le culte de la lumière Ç). S'il est médecin, il doit d'abord exercer
son art sur le corps des adorateurs des Dews; la vie d'un impur
n'est comptée pour rien (^).
Ces prières et ces vœux nous paraissent impies ; ils révoltent
notre sentiment d'humanité. Mais n'oublions pas que nous sommes
dans un âge de lutte violente contre le mal qui déborde dans le
monde : tous ceux qui ne se joignent pas à Ormuzd pour le com-
battre, deviennent complices d'Ahriman; il faut les détruire, pour
que le bien s'établisse C"). Cette conception théologique est la source
de l'intolérance qui a toujours distingué les adorateurs d'Ormuzd.
L'intolérance des Perses, comme celle des chrétiens, impliquait
l'ardent désir d'amener tous les hommes à l'adoration du vrai
Dieu. Les disciples de Zoroastre espéraient, ainsi que ceux du
Christ, que leur foi deviendrait celle de la terre entière : ils ne
voyaient pas que leur unité renfermait le principe d'une division
éternelle.
Les Naçhas sont une loi purement religieuse, et faite pour un
peuple dont les relations avaient encore la simplicité du monde
primitif. Le Code de Manou traite du commerce, des rapports
avec les peuples étrangers, de la guerre, de la diplomatie : tout
dénote une société plus avancée, plus compliquée. Dans les livres
sacrés des Perses il n'est pas parlé du commerce {*] ; la guerre
(1) Anquclil, T. F, 2^ partie, p. -106, 202, -111, 177.
(2) Burnouf, Journal Asiatique, juillet 1840, p. 36, 37.
(3) « II faut que les hommes aient soin de pratiquer toutes ces choses. S'ils
ne se conduisent pas selon ce que vous annoncerez au monde, qu'on leur coupe
le corps de haut en bas, avec un couteau de fer n{Anquetil, T. I, 2^ partie,
p. 290).
(4) lihodc, die Zendsage, p. 525-527.
DOCTRINE DE ZOROASTRE. 277
même y paraît à peine; les guerriers sont représentés comme des-
tructeurs des mécliants, comme défenseurs des faibles ('). Soumise
à riutelllgence, la force a une mission morale. Le mazdéisme in-
spire des sentiments de douceur peu compatibles avec les luttes
des champs de bataille ; c'est peut-être la seule religion qui soit
constamment restée étrangère aux sacrifices sanglants. Ces ten-
dances pacifiques se sont perpétuées à travers les âges parmi les
sectateurs à'Ormuzd. Les grands guerriers ont peu de prix à leurs
yeux. Il y a parmi les conquérants un nom qui s'est attiré l'ad-
miration des peuples ; les Parses maudissent et détestent Alexan-
dre le Grand : ils le regardent « comme un pirate, un brigand,
comme un homme sans justice et sans cervelle, né pour troubler
l'ordre du monde, et pour détruire une partie du genre hu-
main » (^). Le voyageur auquel nous empruntons ces détails, dit
que les Parses n'ont pas tort de détester les conquérants, puisque
c'est à eux qu'ils doivent leur ruine. Le mazdéisme n'aurait-il
donc laissé d'autre trace dans le monde que quelques tribus
obscures qui conservent avec une admirable persévérance le culte
de leurs ancêtres ?
CHAPITRE IV.
INFLUENCE DU MAZDÉISME SUR L'HUMANITÉ.
Bien que les destinées primitives du mazdéisme soient obscures,
un fait est constant, c'est qu'il s'étendit sur une grande partie
de l'Asie occidentale (^). Les orientalistes découvrent tous les
(1) Anquetil, Zcnd-Avcsta, T. II, p. 614, 266, ss. — « Allumer la guerre est
un péché dans la doctrine de Zoroastre » (ib., p. 46).
(2) Chardin, Voyage en Perse, T. XVII, p. 8 (éd. Lecointc).
(3) Beal Encyclopaedie der Aller thumswissenschaft, T. IV, p. 1366. —
Movers, Die Phocnizier, T. I, p. 70. — Lassen, Ind. Alt., T. I, p. 751, 752.
18
278 LE MAZDÉISME.
jours de nouvelles affinités entre les langues de l'Orient; les
racines appartiennent à la langue zende ou au sanscrit qui en est
une sœur. Burnouf a trouvé dans l'idiome des Naçkas les radi-
caux des noms qui désignent les lieux les plus considérables
entre l'Iaxarte, l'Indus et l'Euphrate; ces contrées ont donc été
occupées dans les temps antéhistoriques par la race aryenne; son
culte a été la religion dominante de cette partie du monde. Il
existe même des vestiges de croyances mazdéennes chez les nom-
breuses tribus qui occupent les plateaux de l'Asie Centrale : les
Mongols conservent plusieurs coutumes qui dérivent de cette
source antique et qui résistèrent à l'influence toute puissante du
bouddhisme (').
Lorsqu'une des branches aryennes devint conquérante et ambi-
tionna la monarchie universelle, le pur culte d'Ormuzd avait déjà
dégénéré ; cependant les traits principaux subsistaient ; partout oîi
les Perses s'établirent, on doit donc s'attendre à ce que leurs
croyances se soient implantées à la suite de leurs victoires. L'inva-
sion de l'Egypte mit deux peuples théocratiques en présence; les
mages exercèrent-ils une action sur le sacerdoce égyptien? Nous
n'avons que des conjectures sur ces questions intéressantes. Les
guerres remplissent exclusivement les récits des auteurs anciens;
mais les idées circulaient avec les armées. Il est probable que la
fusion des dogmes, dont l'Egypte devait être le théâtre, commença
dès lors par le contact de la religion d'Ormuzd et de la science
égyptienne. On ne peut douter que les doctrines persanes se soient
propagées dans l'Occident ; à l'époque de la décadence du poly-
théisme, le culte de Mithra envahit presque tout l'empire romain,
bien que la Perse proprement dite restât en dehors de la domina-
lion de Rome ("). Le dieu de la Perse manqua de devenir celui du
monde, lorsqu'Éliagabale, revêtu de la robe des mages, la tiare sur
la tête, image vivante du soleil, monta sur le trône. Le culte asiati-
que prit une extension immense : on découvre encore aujourd'hui
(1) Schmidt, Forschungen im Gebiete der Bildungsgescbichte der Vôlker
Mittelasiens, p. -1 4(3-1 53.
(2) Tijchsen, Do religionum zoroastricarum apud extexas gentcs vestigiis.
{Comment. Societ. Goetting., T. XII, p. 3-21.)
INFLUENCE DU MAZDÉISME. 279
en Allemagne des monuments élevés en Vhonneur du dieu persan.
D'après une tradition recueillie par Pline, les druides tireraient
leur origine des mages ('). La parenté des langues grecque, latine et
germanique avec le zend atteste au moins d'antiques liens entre
les populations de l'Europe et la famille aryenne. Nos ancêtres, en
émigrant de l'Asie, emportèrent comme héritage les croyances de
l'humanité primitive. Ces dogmes avaient-ils des rapports avec
ceux de Zoroastre? La nuit des temps couvre le berceau des reli-
gions de l'Europe et de l'Orient, mais la communauté de race
et de langage suppose une communion d'idées et de sentiments.
De plus hautes destinées étaient réservées au mazdéisme. Il y a
dans la tradition sur la naissance de Jésus-Christ et les événe-
ments miraculeux qui l'accompagnèrent un mythe qui au premier
abord parait inexplicable. Dieu révèle la naissance de Jésus-Christ
aux mages; les prêtres d'Ormuzd devinent le signe céleste, ils se
réjouissent et viennent se prosterner aux pieds de l'enfant divin.
Pourquoi parmi toutes les religions de l'antiquité, Dieu choisit-il
le mazdéisme pour le mettre en relation avec la loi nouvelle? La
question a préoccupé les théologiens et les savants. L'historien de
la Religion des anciens Perses (^) répond que la Providence seule a
le secret de la faveur qu'elle leur accorda ; Hyde présume que Dieu
avait un amour particulier pour cette nation, parce que seule avec
les Juifs elle conserva le dogme de l'unité divine. Origène soupçon-
nait dans ce rapprochement, des rapports entre le culte aryen et
le christianisme. Un philosophe français, entrant plus profondé-
ment dans le sens de la tradition, y voit, outre la parenté des deux
religions, une reconnaissance de la supériorité du christianisme
sur les croyances dont il s'inspira, mais en les dominant (').
Les Pères de l'Eglise remarquèrent les analogies qui existent
entre le culte d'Ormuzd et celui des chrétiens; ne pouvant se les
expliquer naturellement par la voie du progrès et de la filiation
des idées, ils crurent que c'était l'œuvre du démon (^). Le savant
(1) P/m., H. N.,XXX, i. — Beynaud, Encyclopédie Nouvelle, T. V, p. 403bis.
(2) Ilyde, Historia religionis veterum Persarum, c. 31.
(3) Heynand, dans VEncyclopédie Nouvelle, T. VIII, p. 79^'.
(4) Justin remarque l'analogie qui existe entre les deux religions pour oo qui
280 LE MAZDÉISME.
Hyde, frappé de la pureté des dogmes mazdéens, supposa que
Zoroastre fut élevé dans la connaissance du vrai Dieu chez les
Juifs; d'après cela, il n'hésita pas à admettre que la foi des Perses
était orthodoxe (^). Ces hypothèses font sourire les critiques mo-
dernes; si nous les mentionnons, c'est qu'elles sont un témoignage
naïf des liens qui rattachent la religion chrétienne au mazdéisme.
11 y a hien des choses obscures dans ces rapports; mais de ce que
nous ne pouvons pas toujours les expliquer d'une manière satisfai-
sante, est-ce une raison pour les nier? De grandes phrases débitées
du haut de l'orthodoxie et repoussant dédaigneusement toute
origine humaine des croyanies chrétiennes, ne détruisent pas le
fait de l'analogie qui se trouve entre un dogme ancien et un dogme
nouveau. Dès lors la filiation est probable. Pour le mosaïsme, elle
est certaine ; non pas que Moïse ait été le disciple de Zoroastre,
mais les livres sacrés des Hébreux portent l'empreinte ineffaçable
de la théologie mazdéenne.
Le mosaïsme primitif ne parle pas de l'immortalité de l'âme; il
ne la nie pas, mais il ne l'enseigne point : il ne connaît que les
biens et les maux de cette vie (-). C'est après la captivité d'Israël,
que la vie future, avec ses récompenses et ses peines, paraît pour
la première fois dans les écrits des prophètes. Où puisèrent-ils
cette croyance? Ce n'est pas dans la tradition hébraïque, puisque
celle-ci l'ignorait. Le dogme nouveau a tous les caractères qu'il
présente dans les livres sacrés des Perses; ce fut donc la race
zende qui initia les Hébreux à une croyance inconnue de leurs
ancêtres. Les Juifs, transplantés à Babylone et placés ensuite sous
la domination persane, vécurent au contact des adorateurs d'Or-
muzd; ils adoptèrent la distinction des deux principes, sans parler
des anges dont ils peuplèrent le ciel(^). Il est inutile d'insister;
pour tout homme libre de préjugés religieux, cela ne fait plus
Tombre d'un doute. Par cela même il est prouvé que le christia-
concerne l'eucharistie (/lpo/o(/., I, 66), Tertullien pour ce qui regarde le baptême
[De baptismo, c. 5).
(1) Hyde,l, 10. — Stuhr, Die Religionssystome des Orients, p. 373-375.
(2) Eivald, Geschichte des Volkes Israël, T. II, p. '120-122.
(3) Both, dieZendsage, p.3S8. —Matter, Hist. du gnosticisme, T. I, p.78-HG.
INFLUENCE DU MAZDÉISME. 281
Disine se rattache au moins indirectement au mazdéisme. C'est la
foi en l'immortalité qui distingue surtout la doctrine évangélique
du vieux mosaïsme; et que croyaient les disciples du Christ? Pré-
cisément ce que croyaient les mazdéisnans : le ciel et l'enfer, la
résurrection des corps et le jugement dernier. Il y a encore des
analogies plus remarquahles entre les deux religions, comme nous
le dirons ailleurs. Mais ici la liaison historique nous fait défaut. Peu
importe après tout : la parenté du mazdéisme et du christianisme
est dès maintenant constante; cela suffit à notre but.
Le récit évangélique sur les mages a fait dire à un philosophe
français que le mazdéisme abdiqua devant le Christ. Cela est vrai
en ce sens, que l'éclat de la nouvelle religion fit pâlir la pure
lumière d'Ormuzd. Mais il n'est pas vrai que la doctrine de l'Évan-
gile soit en tout supérieure à celle de Zoroastre. Le christianisme,
tel que les théologiens l'ont formulé, enseigne la croyance déso-
lante de l'éternité du mal : pour des fautes commises par des êtres
finis et imparfaits, il inflige des peines infinies et éternelles. La
conscience moderne recule devant celte énormité; elle se refuse
à croire qu'un Dieu de charité et de justice soit plus cruel et plus
injuste que les hommes. L'humanité peut prendre appui dans ses
aspirations sur l'antique tradition de Zoroastre. Le dogme persan
frappa déjà les anciens ; ils y trouvaient une image de leur âge
d'or :«Tous les hommes, clUPlutarque, ne formeront qu'une répu-
blique; ils parleront le même langage et jouiront de la félicité
suprême ('). » La croyance des Perses était bien supérieure aux
fables païennes. Les anciens plaçaient leur idéal dans un passé
imaginaire; pour l'avenir, ils n'avaient aucune espérance; ils
croyaient à la vérité que le monde avait ses périodes de destruc-
tion et de renaissance, mais aucune idée de progrès ni même de
bonheur ne s'attachait à celte conception : chaque âge était la
reproduction exacte de celui qui l'avait précédé ; les hommes
recommençaient la même existence, ils commettaient les mêmes
fautes et ils étaient soumis aux mêmes maux. Nous comprenons
que les Indiens aient essayé d'échapper à cette éternité de misères,
(t) Plutarcli., de Iside, c. 47.
282 LE MAZDÉISME.
par le néant. Zoroastre a une doctrine plus consolante : il place
son idéal dans Tavenir, et il enseigne que la lumière l'emportera
sur les ténèbres : « Le jugement dernier, dans la croyance des
Parses ('), est suivi d'une punition temporaire des méchants;
après cela s'ouvre un âge d'or, comme disaient les Grecs : tous
les hommes seront revêtus de corps immortels et assurés pour
toujours de la félicité des anges; à la place même de l'enfer, on
verra une contrée d'abondance et de délices. » L'humanité ne croit
plus à la victoire absolue du bien, mais elle croit encore moins au
mal absolu du dogme catholique ; elle se rapproche plutôt du maz-
déisme par sa foi au salut final de toutes les créatures. Cette foi a
tant de puissance, qu'elle emporte ceux-là mêmes qui restent
attachés à la vieille orthodoxie.
Ainsi le mazdéisme n'abdiqua point définitivement devant le
Christ, dans la personne de ses mages ; il conserva le dépôt d'une
croyance qui lui donne une incontestable supériorité sur le chris-
tianisme traditionnel. Pourquoi donc s'est-il comme effacé, en dis-
paraissant de la scène du monde pour devenir le partage d'une
secte obscure ? Le dogme mazdéen sur Dieu n'a pas la netteté , la
précision qui distinguent la croyance chrétienne; il n'a pu se
détacher entièrement du panthéisme indien. Ormuzd est une
émanation de l'éternité ou de l'infini, au sein duquel il était
primitivement confondu avec les ténèbres, et le monde est une
émanation d'Ormuzd (^). Cette conception a eu pendant longtemps
une grande faveur en Orient; elle inspira les sectes puissantes qui
menacèrent d'absorber le christianisme. La doctrine chrétienne de
la création finit par l'emporter sur le gnosticisme et le manichéisme.
A ce point de vue, nous croyons que l'abdication du mazdéisme
devant le Christ est définitive.
(1) Anquctil, Zend-Avesta, T. III, p. 411-415.
(2) Franck, dans le Dictionnaire des sciences philosophiques, T. V, p. 14.
LIVRE TROISIÈME.
CHAPITRE I.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES
1 1. Grandeur de la civilisation égyptienne.
« Il n'y a point de pays, dit Hérodote, qui renferme autant de
merveilles que TÉgypte, où l'on voie tant d'ouvrages admirables et
au-dessus de toute expression »(^). Lorsque les œuvres du génie
égyptien, longtemps oubliées dans de mystérieuses solitudes, furent
révélées par l'expédition française, elles arrachèrent le même cri
d'admiration à l'Europe étonnée. A l'aspect des ruines de Thèbes,
l'armée de Desaix fit entendre de longs applaudissements ('). Les
savants qu'un conquérant civilisateur appela à la découverte de ce
monde ignoré, écrivirent « que les Égyptiens s'étaient placés par
(1) Herod., II, 35.
(2) Denon, Voyage en Egypte, T. II, p. 21. — Comparez Description de
l'Éyypte, ou Recueil des observations et des recherches qui ont été faites eu
Egypte pendant l'expédition de l'année française, édit. de Panckoucke, in-8",
T. m, p. 287.
284 l'Egypte.
leurs monuments, au premier rang des peuples de la terre » (')•
L'enthousiasme a résisté au temps; il inspire tous les voyageurs
que l'amour de la science conduit sur les bords du Nil {^).
L'architecture est aussi bien que la littérature l'expression de la
société ; les monuments de l'Egypte nous autorisent donc à croire
qu'elle a été le siège d'une civilisation avancée. Les magnifiques
édifices élevés en l'honneur des dieux font pressentir le génie par-
ticulier de la race égyptienne : la nation qui les a conçus devait
être une nation essentiellement religieuse. Mais si nous sommes en
droit de revendiquer pour les Égyptiens une haute culture intel-
lectuelle, il est difficile d'en assigner l'étendue et les limites. Pays
des merveilles, l'Egypte est aussi le pays des mystères. On connaît
la célèbre inscription du temple de Sais : « Je suis tout ce qui a
été, ce qui est, ce qui sera, et personne n'a encore percé le voile
qui me couvre »('j. On peut dire aussi de l'Egypte, que personne
n'a encore percé le voile qui la couvre. En vain ses monuments
attestent sa grandeur; dès que l'on sort des généralités pour péné-
trer le mouvement religieux qui s'est développé à l'ombre des sanc-
tuaires, la lumière fait défaut; les opinions les plus contradictoires
se produisent, favorables ou hostiles, suivant le système qui inspire
les écrivains. Quelle est la mission de l'Egypte? est-elle restée iso-
lée, repliée sur elle-même? les méditations de ses prêtres sont-elles
perdues pour l'humanité, ou ont-elles été communiquées à d'autres
nations? Question capitale, dont la solution nous révélera la mis-
sion du peuple égyptien et le caractère de ses relations interna-
tionales.
(4) Description de l'Egypte, T. V, p. 599.
(2) Champollion fut étourdi et comme foudroyé à l'aspect des ruines de
Karnac : « Les Égyptiens, dit-il, concevaient en hommes de cent pieds de haut;
l'imagination qui en Europe s'élance bien au-dessus de nos portiques, s'arrête et
tombe impuissante au pied des cent quarante colonnes de la salle de Karnac. »
Le plus universel des géographes, Ritter, après s'être enquis de tous les
monuments de la Grèce et de Rome, de l'antiquité et des temps modernes,
avoue qu'il n'y en a aucun qui puisse être comparé aux ruines de Tlièbes.
{Afrique, p. 416 de la traduction française.)
(3) Plutarch., delsid., c. 9.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 285
§ II. D'où procède l'Egypte?
Placée entre l'Asie et l'Europe, l'Egypte participe du génie de
ces deux mondes. Des traits frappants de ressemblance établissent
la parenté du sacerdoce égyptien et des castes orientales. Mais
moins isolée que l'Inde, l'Egypte entre en communication avec les
peuples destinés à changer la face de la terre. Elle nourrit pendant
quatre siècles dans son sein la nation extraordinaire qui reçut en
dépôt le dogme de l'unité de Dieu et qui devait donner naissance
au Christ. Elle entra en rapport avec la Grèce, et finit par devenir
grecque. Les relations de l'Egypte avec l'Orient, les Hébreux et les
Hellènes ne seraient-elles pas la marque extérieure de sa vocation?
N'aurait-elle pas transmis à Moïse et aux Grecs la civilisation dont
elle reçut les germes de l'Asie et qu'elle développa dans ses tem-
ples? Consultons les traditions et les monuments pour nous éclai-
rer sur les liens qui unissent les nations dominantes de l'antiquité.
Les Égyptiens disaient que leur pays était le berceau de l'huma-
nité {*). Mais ils se sont chargés eux-mêmes de démentir cette
haute ambition : leurs monuments constatent l'existence sur le sol
de l'Egypte d'une population étrangère à l'Afrique. On a cru long-
temps que les Égyptiens étaient une branche de la race qui peuple
le centre et l'occident de ce continent. Cette opinion, fondée sur le
témoignage d'Hérodote (^), a pour elle la ressemblance qui existe
entre les Coptes, descendants des anciens Égyptiens, et les Nègres.
L'étude des monuments, qui dépeignent avec une scrupuleuse exac-
titude les caractères des diverses nations qui y figurent, ne permet
plus d'admettre l'identité absolue des habitants de l'Egypte et des
Africains. Mais tout doute n'a pas disparu. Le savant Ueeren
dit que les castes des prêtres et des guerriers se distinguent par
leur couleur des castes inférieures, que les premières appartiennent
(1) Diodor., I, 10.
(2) Hérodote dit que la couleur des Égyptiens est noire, et leur chevelure
crépue (//e/'od., II, 104).
286 l'Egypte.
à l'Asie et les dernières à l'Afrique ('). Il y a des égyptologues qui vont
plus loin, et revendiquent pour tout le peuple égyptien, une des-
cendance caucasienne: si certains traits paraissent rappeler le type
nègre, il faut, disent-ils, attribuer cette ressemblance à l'altération
produite par le mélange des races ; ce fait explique aussi le senti-
ment du Père de l'Histoire (^). La physiologie paraît donner raison
à Heeren. L'examen des momies a prouvé qu'il existait trois races
en Egypte, une race africaine qui ressemble aux Nubiens moder-
nes, une race caucasienne et une race sémitique ou arabe (^) : les
deux derniers types appartiennent à une même souche. D'après
cela, il est probable que les castes inférieures étaient indigènes, et
que des émigrants venus de l'Asie formèrent les castes dominantes.
L'existence des castes suffirait à elle seule pour établir le fait de
l'invasion d'un peuple étranger, et de l'assujettissement des autoch-
thones (*).
Quels étaient les conquérants? L'organisation sociale des Égyp-
tiens remonte au moins à quatre ou cinq mille ans avant notre ère ;
c'est assez dire que nous ne pouvons avoir des notions certaines
sur leur histoire primitive. Cependant la science croyait avoir
trouvé la solution de ce problème si intéressant pour la filiation ou
la parenté des civilisations. Une opinion qui a pour elle l'autorité
des savants les plus éminents , rattache l'Egypte à l'Inde.
« La population, sinon la civilisation de l'Egypte, dit-on, est
descendue successivement de l'Ethiopie dans la vallée du Nil. D'où
venaient les prêtres et les guerriers qui soumirent cette partie de
l'Afrique à leur domination? Les traditions nous conduisent dans
rinde. Philostrate dit que les Éthiopiens étaient une race indienne,
(1) /feeren, iEgypten , Sect. I. Supplem., p. 353,355. — Cette opinion est
suivie par Von Bohlen (Das alte Indien, T. I, p. 48).
(2) Ampère, Voyages et recherches en Egypte (Revue des deux tnondes, 1848,
T. II, p. 48; T. m, p. 647, s. — Champollion, dans i'Égypte, par Champollion
Figeac, p. 26, 27. — Wilkinson, Manners and Customs of the ancient Egyp-
tians, T. I, p. 2, 3.
(3) Morton, Crania aegyptiaca, cité par S/jarpe, Geschichte/Egyptens, deutsch
von Jalowicz, T. I, p. 3.
(4) Nicbuhr, Vortriige uber alte Geschichte, T. ï, p. 66.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 287
forcée de s'expatrier comme impure; ce témoignage, bien que
vague, prouve que, dans l'opinion de rantiquité, il y avait un lien
de sang entre les deux peuples. Le Syncelle et Eusèbe s'expriment
d'une manière plus positive. Il est vrai que les colonies dont par-
lent ces auteurs se rapportent à une époque postérieure à l'organi-
sation de l'Egypte; mais les dates sont peu importantes, le fait
essentiel est celui de l'émigration qui suppose une liaison entre
l'Inde et l'Afrique. Ne serait-ce point par un souvenir de cette
parenté que les côtes méridionales de la Mer Rouge reçurent sou-
vent, même dans le langage historique et géographique des anciens,
la dénomination A" Inde, ou l'épithète d'iiuliennes? Par une remar-
quable coïncidence, l'Inde, si peu soucieuse de l'étranger, a con-
servé une tradition d'après laquelle un de ses héros mythiques
aurait conquis TÉgypte. Les relations commerciales qui avaient
lieu entre l'Inde, l'Arabie et l'Afrique rendaient la colonisation pos-
sible; elle devient probable par les étonnantes analogies qui exis-
tent entre les Égyptiens et les Indiens. »
« La ressemblance physique est frappante. La constitution
politique des deux peuples est la même. Un ordre sacerdotal
domine dans l'Inde et en Egypte. Le culte se manifeste par les
mêmes actes : sanctuaires, sacrifices, pèlerinages, pénitences,
processions, sont identiques : on trouve chez les Indiens l'adora-
tion des animaux que l'on croyait particulière à l'Egypte. Héro-
dote remarque comme un caractère distinctif des Egyptiens, leur
croyance à la transmigration des âmes : ce dogme fait le fond de
la religion indienne. Il n'y a pas jusqu'au célèbre jugement des
morts qui existe dans l'Inde avec tous les détails que donnent les
historiens grecs. Que chez deux peuples placés dans des climats
différents, il n'y ait pas eu identité parfaite de développement, qui
s'en étonnerait ? La littérature jeta sur les bords du Gange un éclat
aussi vif que chez les Grecs, tandis que l'Egypte n'a laissé d'autres
monuments de son activité intellectuelle que les hiéroglyphes.
L'écriture et la langue diffèrent. Ces différences s'expliquent ; eu
admettant même que la civilisation égyptienne a ses racines dans
l'Orient, la masse des habitants appartenait cependant à une race
indigène; les colons indiens, peu nombreux, n'ont pas eu la
288
L EGYPTE.
puissance de faire de l'Afrique une reproduction de l'Inde. »
L'origine indienne de l'Egypte, appuyée sur l'autorité des savants
les plus illustres ('), passa dans l'histoire comme une vérité in-
contestable. Cependant, d'après les dernières recherches sur l'Inde
et l'Egypte il faut ranger cette opinion au nombre des erreurs
historiques : aussi a-t-elle été abandonnée par ceux-là mêmes qui
l'avaient soutenue avec le plus de chaleur ('). Le système de la
colonisation indienne suppose l'antériorité de la civilisation de
l'Inde. Ce fait paraissait certain, d'après la haute antiquité récla-
mée par les brahmanes ; mais leurs milliers de siècles se sont
trouvés fabuleux, tandis que les monuments de l'Egypte prouvent
que son histoire remonte à une époque où la race aryenne n'oc-
cupait pas encore l'Inde (^). L'hypothèse de la filiation indienne
de l'Egypte tombe devant ce simple rapprochement. Une étude plus
attentive des deux peuples a aussi fait ressortir des différences
profondes, là où dans le principe on n'avait aperçu que des res-
semblances.
Il y a entre les grandes nations de l'Orient des analogies qui
tiennent à la vie intime des peuples. Leurs traditions s'ouvrent
toutes par un déluge; on en trouve le souvenir chez les Hébreux,
(1) Meiners, Commentatio de veterum /Egyptiorurn origine [Comment. Societ.
Goetting., T. X, p. S7-59), — Heeren, des Indieus, Sect. fl; .Egyptea, Sect. II.
— Creuser, Symbolik, T. 1, p. 415. — F. Schlegel, Ucber die Sprache und
Weisheit der Indier, p. il 2. — Goerres, Mythengeschichte, T. II, p. 433, 436.—
Léo, Universalgeschichte, T. I, p. 80, 81. — Raumer, Vorlesungen uber die alte
Geschichte, T. I, p. 89. — Vo7i Bohlen, Das alte Indien (la parenté des civilisations
de l'Inde et de l'Egypte est l'idée dominante de ce savant ouvrage). — Jones,
Asiatic Researches (T. I, p. 18 de la traduction allemande). — Cette opinion,
abandonnée aujourd'hui par les égyptologues, se trouve encore dans des ouvrages
récents : Can«u, Histoire universelle, T. I, p. 468-472. — Munk, Palestine,
p. -153.
(2) Von Bohlen, le partisan le plus décidé de la filiation indienne, a fini par
abandonner son opinion (Lepsiiis, Chronologie der /Egypter, T. I, p. 3, note).
(3) La haute antiquité des Égyptiens est attestée par des témoignages irrécu-
sables. Leur chronologie est authentique dès l'époque de Menés, quatre mille
ans avant notre ère; il faut supposer plus d'un millier d'années avant Menés
pour le développement d'une culture qui avait atteint son plus haut degré, lors
de la construction des Pyramides (3430 ans avant notre ère). L'histoire certaine
de l'Orient (des Chinois, des Indiens, des Babyloniens) ne va pas au-delà de
2300 à 2500 ans avant Jésus-Christ (Lc/jsîhs, Chronologie der^Egypter, T. I, p. 3).
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 289
les Babyloniens, les Chinois ('). Au déluge se rattache l'idée des
quatre âges de Thumanité qui existe également chez tous les peu-
ples de l'Asie, chez ceux qui appartiennent à la famille sémitique,
aussi bien que chez les nations indo-germaniques (^). La division
du temps qui touche tout ensemble aux croyances, aux institutions
et aux habitudes de l'existence journalière, est la même dans tout
l'Orient (^). Voilà des marques certaines d'une origine commune.
L'Egypte se sépare en tous ces points de l'Asie. 11 n'y a pas de
trace d'un déluge chez les Égyptiens; à l'époque où les peuples
orientaux placent ce cataclysme mémorable, l'Egypte entre déjà
dans une nouvelle ère de sa civilisation. Le mythe de la création
qui est presque identique dans tous les livres sacrés de l'Orient,
manque chez les Égyptiens. La division du temps diiîère (*).
L'antique culture de l'Egypte, les différences qui la distinguent
de l'Asie, seraient-elles une preuve qu'il n'y a aucun rapport
entre ces deux mondes? Quelques savants, voyant les Égyptiens
prendre un développement original dans leur vallée solitaire à
une époque où les autres peuples n'avaient pas encore conscience
d'eux-mêmes, ont soutenu qu'ils étaient autochthones (^). La con-
clusion que l'on lire de l'ancienneté des traditions de l'Egypte
à l'antériorité de son existence ou du moins de sa civilisation
nous paraît hasardée. La race égyptienne était douée à un haut
degré du sens historique qui fait défaut à l'Orient (^j ; les popu-
(1) Par une coïncidence remarquable, la date de ce déluge est à peu près la
même chez tous ces peuples [Lepsius, Chronologie der iEgypter, T. I, p. 20, 21).
(2j Eivald, Geschichte des Voikes Israël, T. I, p. 304, 303.
(3) Tous les peuples de l'Orient avaient des mois lunaires et des semaines de
sept jours (Lepsius, ib., T. I, p. 21, 22).
(4) L'année des Égyptiens est l'année solaire; leurs semaines sont de dix
jours [Lepsius, ib., T. I, p. 21-24).
{o} Rolh, Geschichte unserer abendlandischen Philosophie, T. I, p. 8i, 84.
(fi) Lepsius (T. I, p. 33-39) a mis dans tout son jour ce trait caractérisque des
Égyptiens. Le sol de l'Egypte est couvert de monuments. Ces ouvrages attestent
le sens historique de la nation ; ils sont tous littéralement couverts d'inscriptions.
On reproche aux peuples modernes l'abus de l'imprimerie; si nous avons la
manie des livres, les Egyptiens avaient celle des inscriptions; il n'y avait pas de
colosse, pas d'amulette, pas de meuble qui ne portât au moins le nom de son
propriétaire.
290 l'Egypte.
latious asiatiques ont donc pu exister, se développer même, sans
laisser de souvenir de leur vie intellectuelle et politique. Qui ose-
rait assurer d'ailleurs que les monuments manquent entièrement à
l'Asie, et que de nouvelles découvertes ne viendront pas renverser
un édifice reposant sur des hypothèses? Déjà Ninive est sortie de
son tombeau séculaire et l'ingénieux investigateur de ses ruines
revendique en faveur de l'Assyrie une antiquité aussi hante que
celle de l'Egypte (').
L'autochthonie des Égyptiens n'a point trouvé faveur, pas même
auprès des égyptologues. Ils les considèrent comme une branche
du tronc oriental, détachée de bonne heure et prenant dans un
pays à part un caractère original, mais gardant néanmoins dans
sa langue et dans sa religion des traces de son origine asiatique (^).
La langue égyptienne, cet hiéroglyphe de la science, commence
enfin à nous dévoiler ses mystères: elle a dû renoncer à ses préten-
tions d'originalité; on lui a trouvé une double aflinilé avec les
langues indo-germaniques et avec les langues sémitiques Q. L'iden-
tité du langage est la marque la plus certaine d'une souche com-
mune. Les progrès étonnants de la philologie orientale légitiment
l'espoir qu'un jour la filiation et la parenté des peuples, qui jus-
qu'ici ne reposent que sur des conjectures, entreront dans le
domaine des faits historiques. Tant que la science des langues
comparées ne sera pas parvenue à sa dernière perfection, les ori-
gines de l'Egypte resteront un sujet de discussion. Les probabilités,
qui il y a un demi-siècle portaient les savants à chercher le berceau
de sa civilisation dans l'Inde, semblent aujourd'hui nous appeler à
Babylone.
Les Égyptiens disaient que les Chaldéens de Babylone étaient
une de leurs colonies (*). La parenté des deux peuples, que cette
prétention atteste, est confirmée par la tradition hébraïque : Nem-
(1) Layarcl, Nineveh and its Remains, T. II, p, 225.
(2) Bunsen, ^Egyptens Stellung in der W'eltgeschichte, T. I, p. 513. — Lepsius,
Ciironologie, T. I. — Wilkinson, Manners and Customs, T. I, p. 3.
(3) Lassen, Ind. Alterth., T. I, p. 25. — Von Bohlen, Das alte Indien. T. II,
p. 453-461. — fiwHSen, T. IV, p. 114, 133.
(4) Diodor..,\,8\.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 291
rodf le fondateur de Babylone, descend de Kiisch, frère de Miz-
raïm; le nom de Nemrod est égyptien, de même que celui de
Nitokris. Les égyptologues ont signalé des rapports remarquables
entre les Égyptiens et les Babyloniens. Les poids et les mesures
sont identiques. La science astronomique des Chaldéens, devenue
si célèbre, repose sur les mêmes fondements que l'astronomie
égyptienne ('). D'après les Égyptiens, les Chaldéens puisèrent
ces connaissances chez leurs prêtres. Les anciens rapportent
également à l'Egypte l'origine de la religion assyrienne (^).
Les analogies sont constantes et elles sont tellement spéciales
qu'elles doivent découler d'une même source. Mais est-ce l'Egypte
qui procède de la Chaldée, ou est-ce la Chaldée qui procède de
l'Egypte? Si l'on s'en tient aux faits connus, on serait tenté de se
prononcer pour l'Egypte : les documents nous montrent les Égyp-
tiens civilisés à une époque où la Babylonie n'est pas encore
constituée. Cependant le savant Lepsius, à qui nous empruntons
ces observations, ajoute qu'il est possible que les Chaldéens et les
Égyptiens tiennent leur civilisation d'une source commune (^).
Mais ici toute base historique nous fait défaut; nous n'avons
qu'une probabilité, c'est la croyance générale que la culture intel-
lectuelle a son berceau dans l'Orient.
Au milieu de ces incertitudes, un fait reste acquis à la science,
c'est que les racines de l'Egypte sont en Asie. La théocratie qui
caractérise l'Orient est aussi l'élément essentiel de la société égyp-
tienne; mais elle se transforma en se rapprochant de l'Occident.
Si nous comparons l'Egypte avec l'Inde, nous verrons qu'un pro-
grès considérable a été accompli dans la vallée du Nil.
(1) Lepsius, Chronologie, T. I, p. 222, s.
(2) Diodor., I, 28. — Lucian., De Syria Dea, § 2.
(3) Lepsius, Chronologie, T. I, p. 233. — Telle est aussi l'opinion de Letronne
Origine du zodiaque grec, p. 58, et de Bunsen, ^gypten, T. VI, p. 19, ss.
292 l'Egypte.
§111. Progrès de l'Orient à l'Egypte.
Ko la Différences entre les castes de l'Egypte et celles de l'Inde,
derme d'unité.
Au premier abord , les castes égyptiennes paraissent être la re-
production de celles de l'Inde , tant les analogies sont nombreuses.
Les grandes divisions étaient les mêmes ('). Les prêtres formaient
l'ordre dominant: ils étaient dépositaires des sciences qui, dans
les idées de l'Orient, se lient à la religion ou en dérivent : la philo-
sophie, les lois, l'astronomie, les mathématiques, la médecine,
étaient le vaste domaine abandonné au sacerdoce. La supériorité
d'intelligence entraînait une suprématie politique : la plus grande,
la plus riche partie du sol appartenait aux prêtres : les grands pon-
tifes étaient les égaux des pharaons. Les rois étaient choisis dans
la caste des guerriers; ceux-ci formaient en quelque sorte un peu-
ple à part, qui habitait des districts particuliers. Dans les sociétés
Ihéocratiques, les guerriers occupent un rang secondaire. Les rois
passaient leur vie dans la compagnie des prêtres ; ils dépendaient
d'eux par le cérémonial; les oracles et l'astrologie les guidaient
dans toutes leurs entreprises. Le sacerdoce était donc le véritable
maître de l'État. Les castes inférieures ont peu d'importance. Il y
avait aussi en Egypte, comme dans l'Inde, une classe d'êtres abjects,
impurs, objet du mépris universel : les gardeurs de pourceaux
étaient exclus des temples; les Égyptiens détestaient en eux les
terribles Nomades qui menaçaient continuellement leur repos et
qui longtemps avaient foulé en vainqueurs insolents leur sol sacré.
Cependant malgré la ressemblance entre les castes de l'Egypte
et celles de l'Inde, il y a des différences essentielles. La destinée
des castes supérieures dans les deux pays est la marque d'un
développement différent. Prêtres et guerriers ne peuvent coexister
(1) Herod., II, 36, sqq., -164, sqq.; Diodor., I, 69, sqq.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 295
sans combattre pour la suprématie. Quel fut le résultat de cette
lutte sur les bords du Nil et du Gange ? Au moment où l'Egypte
sort de sou isolement pour figurer dans l'histoire du monde, l'élé-
ment guerrier l'emporte sur l'élément sacerdotal, la domination
des prêtres est en pleine décadence; bientôt la théocratie fait place
à une monarchie grecque. Les annales de l'Inde présentent un tout
autre spectacle. Les kchattriyas luttent vainement contre la caste
protégée des dieux ; ils finissent par disparaître, au point qu'au-
jourd'hui il est difficile de trouver des traces de leur existence dans
les mêmes contrées où les brahmanes sont encore révérés. Un
prêtre égyptien voulut donner à son ordre la domination exclusive
que les brahmanes avaient dans l'Inde ; il s'empara du trône et
accabla la caste guerrière de mépris et d'outrages ; mais, chose
remarquable, Séthos figure dans l'histoire comme un usurpa-
teur ('); son règne, loin d'arrêter la ruine de la caste sacerdotale,
ne fit que la précipiter. Les idées grecques ne tardèrent pas à en-
vahir l'Egypte, en attendant que les soldats d'Alexandre vinssent
s'asseoir sur le trône des pharaons.
A quelle cause tient la destinée différente du sacerdoce en Egypte
et dans l'Inde? Chez les Indiens, les castes ont une sanction reli-
gieuse ; l'inégalité procède de Dieu : de là cette persistance et cette
immobilité qui nous étonnent. En Egypte, les prêtres ne paraissent
pas avoir rapporté finstitulion des castes au Créateur. Dieu fait le
brahmane; un kchattriya ne peut s'élever à la caste sacerdotale
que par une intervention divine. Il n'en était pas de même en
Egypte ; les membres des deux classes privilégiées pouvaient
occuper indifféremment des fonctions religieuses ou militaires ;
le mariage entre les deux ordres était permis ("), Quant aux castes
inférieures, elles se sont pour ainsi dire formées naturellement,
sous l'influence de circonstances locales. Une partie du territoire
ne se prêtant pas à l'agriculture était destinée à servir de demeure
aux pasteurs ; les riverains du Nil restèrent pêcheurs et bateliers ;
les plaines devinrent le séjour de ceux que leur génie appelait
(1) Ilerod., II, Ul, U7.
(2) Ampère, dans la Revue des deux niondes^ 1848, T. IIF, p. 048.
19
294 l'Egypte.
aux travaux de l'agriculture et de l'industrie. La différence
d'origine, jointe aux occupations diverses que commandait la
nature du sol, explique suffisamment la division des Égyptiens
en castes (').
Ainsi la religion n'était pas, comme dans l'Inde, un obstacle
invincible à ce que l'idée de l'unité et de la solidarité des hommes
pénétrât dans les esprits. Cette doctrine s'est effectivement fait jour
chez les Egyptiens; nous croyons l'entrevoir dans une de leurs
pratiques religieuses : les habitants, en offrant des sacrifices,
priaient les dieux de détourner les malheurs qui pourraient arri-
ver à toute l'Egypte ou à eux-mêmes (-). Il y avait encore un autre
peuple dans l'Orient chez lequel les individus comprenaient la
nation entière dans leurs prières, les Perses; et chez les Perses,
l'institution des castes n'existait point. Ces sentiments supposent
une conception de l'humanité toute différente de celle qui fait le
fond de la religion brahmanique. N'y a-t-il pas là le germe du
dogme de Yunité, tandis que les castes sont l'expression de la
division?
La différence entre l'Inde et l'Egypte est fondamentale. Si l'idée
de l'égalité n'a pas transformé la société égyptienne, elle s'est cepen-
dant manifestée dans la religion et dans les lois. Les castes supé-
rieures de l'Inde étaient seules initiées à la doctrine religieuse; il
n'y avait entre elles et les autres castes aucun rapport ni de justice,
ni d'humanité. La condition des tchàndàlas dépasse tout ce que l'on
peut imaginer de dégradant. Les Egyptiens ne connaissaient point le
privilège odieux de la double naissance : la loi religieuse était une,
la même pour toutes les classes; il n'y avait qu'un culte, les fêtes
étaient communes à toute la nation (^). L'Egypte avait, il est vrai,
une caste méprisée, que l'on a comparée aux parias, mais on ne
voit pas qu'elle ait admis les conséquences que les Indiens déri-
vaient du dogme révoltant de l'impureté. Quelques débris de lois
(i) Hérodote les appelle yivcy, terme dont il se sert habituellement pour
désigner les différentes tribus d'un peuple (^erorf., II, 164; cf. I, 101, -125. —
Heeren, .Egypten, Sect. I, p. 526-S29).
(2) Herod., II, 39.
(3) Btnisen, Aegypten, T. VI, p. 570.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 293
conservés par Diodore semblent dénoter au contraire chez les
Égyptiens une tendance à riiumanité envers tous les êtres, sans
distinction de caste. Celui qui pouvant sauver un homme attaqué
ne le faisait pas, était puni aussi rigoureusement que l'assassin.
Une loi plus remarquable encore infligeait la peine capitale pour le
meurtre d'un esclave, aussi bien que pour celui d'un homme
libre ('). Chose étonnante, c'est un peuple à castes qui partage avec
les Athéniens la gloire d'avoir porté la seule loi d'égalité qui ait été
faite dans l'antiquité païenne pour les esclaves.
Les Égyptiens avaient donc l'instinct de l'unité humaine. Les
castes sont de l'essence de l'Inde; en Egypte elles n'étaient qu'une
institution politique, dont le cours naturel des choses devait amener
la dissolution. Moïse, élevé par des prêtres égyptiens, consacra
l'égalité religieuse; des colonies égyptiennes portèrent la civilisa-
tion en Grèce, sans y implanter les castes. Ainsi l'Egypte est une
transition entre l'Orient et l'Occident : elle tient à l'Asie par le
régime théocratique : elle se rapproche de la Grèce parce que sa
constitution porte en elle des germes de transformation.
9i° Z. Doctrine religieuse. La sagesse égyptienne.
S'il y a progrès de l'Orient à l'Egypte, il est probable qu'il est
dû à une conception religieuse, car dans les théocraties, la politique
et le droit ne sont qu'une manifestation de l'idée théologique. Mais
quels étaient les dogmes du sacerdoce égyptien? Cette question
nous conduit dans un champ d'interminables controverses. On
sait que le culte populaire était le plus grossier polythéisme :
l'adoration des animaux se rapproche du fétichisme des sauvages
plus que de la religion de Rome et de la Grèce. La caste sacerdo-
tale ne s'est-elle pas élevée au-dessus de ces ignobles superstitions?
Les anciens la croyaient en possession d'une doctrine secrète.
(1) Diodor., I, 77. Nous citerons encoro la loi qui défeiiil au créancier de porter
atteintes la liberté personnelle de son débiteur. Les Égyptiens sont peut-ôlrele
seul peuple dt; l'antiquité ([ui n'ait pas admis rcmprisonncment ou la servitude
pour dettes (Diodor.., F, 79).
29G l'égypte.
Plutarqiic dit que les mystérieux sphynx, placés au seuil des tem-
ples, étaient le symbole de la doctrine cachée que l'on y professait.
Saint Clément cV Alexandrie, si bien placé pour s'instruire des
antiquités égyptiennes, nous apprend que la science des choses
divines n'était communiquée qu'aux rois et à ceux des prêtres
qui méritaient cette initiation par leur sagesse. Origène croit éga-
lement que le sacerdoce enseignait ses dogmes dans les mystères,
tandis que la masse du peuple ne connaissait que les fables ('). A
raison même du voile qui couvrait la sagesse égyptienne, l'on s'en
faisait une idée exagérée. Les derniers représentants de la philoso-
phie, les néoplatoniciens, attribuèrent à l'antique Egypte la con-
naissance de toutes les vérités que la philosophie et la religion
avaient révélées à l'Orient et à l'Occident (-) : pour créer des titres
à cette superbe prétention, ils se mirent à écrire des livres sous le
nom d'Hermès, le Thoth égyptien, bizarre mélange de doctrines
philosophiques, de croyances orientales et de sentiments chré-
tiens (').
Les savants modernes ont longtemps ajouté foi aux traditions
anciennes, même aux livres apocryphes d'ITermès (*). Si on leur
demandait ce qu'était devenue la sagesse tant vantée des Égyptiens,
ils répondaient que les prêtres ne l'enseignaient que dans les mys-
stères, et que cet enseignement oral se perdit avec l'indépendance
et la civilisation de l'Egypte (^). D'autres supposaient que l'écriture
hiéroglyphique était destinée à voiler la science sacerdotale aux yeux
des profanes (^). La clef des hiéroglyphes étant perdue, le champ
(1) Pîutarch., De Isid., c. 9. — Clément. Alex., Strom., V, 7, p. 508 (670).—
Origen., c. Cels., I, 12; Id., De principiis, III, 3.
(2) Real Encrjclopœdie der classischen Alterthumswissenschaft,!. I, p. 104,
410. C'est d'après ces sources que Creuzer a cherché à reconstruire les dogmes
égyptiens (Syinbolik, T. II, ch. 3).
(3) Baehr, Real Encyclopaedie der Alterthumswissenschaf t, au mot Hennés.
— E(jger\ Dictionnaire des sciences philosophiques, T. III, p. 77-83.
(4) Le plus célèbre défenseur de la sagesse des Égyptiens est le théologie»
anglais Cudtvorth, qui se fit une arme de leur religion contre l'incrédulité de ses
contemporains [Systema intellectuale, c. IV, § 8).
(5) Kircher, OEdipus œgyptiacus, p. 115.
(6) Cudworth, p. 371 . — Kircher, ib., Préface de Schott .
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 297
était ouvert aux hypothèses. Les savants ne doutaient pas que le
sacerdoce ne connût un Dieu créateur (') ; ils allaient jusqu'à lui
attribuer la connaissance du dogme de la Trinité ('). Pour expli-
quer la sublimité de ces croyances chez une nation païenne, on
supposait des communications entre l'Egypte et les patriarches.
Kircher a là-dessus toute une histoire , qu'il rapporte sans mani-
fester le moindre doute, comme s'il s'agissait d'un fait contempo-
rain, authentique. T/iaiit ou Hermès était disciple des patriarches;
le savant jésuite donne l'année, presque le jour de la naissance de
ce sage, que « Dieu envoya au genre humain encore inculte pour
l'instruire ». Il fut initié à la vérité par Noë et ses descendants;
après avoir passé quelque temps en Italie, il alla en Egypte, où
régnait alors le roi Mizraïm ; il lui enseigna la science et la poli-
tique qui servirent de base à la constitution égyptienne (').
La réaction qui se fit au dix-huitième siècleconlretout ce qui s'ap-
pelle théocratie, ébranla également l'autorité séculaire des prêtres
égyptiens. Le sentiment religieux s'étant altéré, on ne chercha plus
dans les cultes anciens l'adoration d'un être suprême; les uns,
renouvelant le système d'Evhémère, firent de la religion égyptienne
une histoire symbolique ('') ; d'autres, une représentation des tra-
vaux de la vie civile, notamment de l'agriculture (=). Une opinion
qui trouva faveur en France et en Allemagne ne vit dans tous les
cultes, et surtout dans celui de l'Egypte, qu'un système astrolo-
gique ou astronomique {'^).
Le dix-neuvième siècle respecte les croyances religieuses, quelles
qu'en soient les aberrations ; mais poussant jusqu'à l'extrême l'es-
(1) Jablonski, Panthéon Aegyptiorum, Prolegomena, p. 46, ot P. I, p. 58-41,
81-83. — Cudworth, T. F, p. 571. —Kircher, T. I, p. U7, 149,
(2) Cudworth, d'après Jambliquc, p. 412,413.— Kircher, T. I, p. 134. —
Maurice, Indian Anliquities, T. IV, p. 294-326.
(3) Kircher, T.I, p. 114, 115. — Comparez Jablonski, Panthéon œgypt., Prol.,
p. 46. — Wilkinson reproduit les idées fondamentales de Kircher, de Cudioorth
et de Jablonski (T. IV, p. 183-188).
(4) Zoega, De origine et usu obeliscorum (1797).
(5) L'abbé Pluche, Histoire du ciel (1738).
(6) Dupnis, De l'origine des cultes. —Galtcrer, De theogonia œgyptiaca, dans
les Comment, Soc. Goclting., T. VI.
298 l'égypte.
prit critique qui le distingue, il a la prétention de refaire l'histoire
ancienne, et de connaître, mieux que les anciens, les origines des
choses et les mystères les plus cachés. Cette audace a produit des
travaux remarquables, mais elle a aussi son écueil. Dès que Ton
part d'un doute préconçu, il n'y a rien que l'on ne puisse contes-
ter : où sont les témoignages qui donnent une conviction complète
à l'esprit? où sont les autorités qui n'ont point leur côté faible et
attaquable? De là il est arrivé que les écrivains modernes ont
rejeté des faits universellement admis par l'antiquité. Des savants
allemands, anglais, hollandais(') représentent la religion égyptienne
comme une adoration des éléments de la nature; ils nient que les
prêtres aient eu une doctrine supérieure, enseignée dans les tem-
ples ; si on leur oppose l'autorité de Plutarque, des néoplatoniciens,
de saint Clément, d'Origène, ils répondent que les philosophes
ont attribué leurs propres sentiments aux Egyptiens.
Les égyptologues protestent contre cet abaissement systéma-
tique de la science sacerdotale. Tous ceux qui ont visité l'Egypte,
se sont refusés à croire que les prêtres n'aient eu d'autre
croyance qu'un polythéisme plus ou moins matériel. Nous ne
parlons pas de Champollion; il s'est exagéré, pourrait-on dire,
l'importance de ses découvertes ; comme tout inventeur , il a pré-
senté sous le jour le plus favorable l'antique science dont il a
retrouvé la clef. Mais on ne récusera pas le témoignage des savants
français qui accompagnèrent le général Bonaparte en Egypte ;
quoique nourris de l'esprit du dix-huitième siècle, ils se sont dit, à
la vue des ruines de l'ancienne société égyptienne, que tant de
grandeur dans les arts destinés à célébrer les dieux ne pouvait
s'allier à tant de petitesse dans les idées religieuses. Un des der-
niers voyageurs anglais, le savant Wilkinson, admet que les
prêtres égyptiens avaient des dogmes secrets enseignés dans les
mystères ; il leur reproche seulement de n'avoir pas communiqué
au peuple une science « estimée si haut par le christianisme
(i) FaaM, Real Encyclopaedie der Aiterthumswissenschaft, au mot Mgyp-
tische Religion. — Prichard, Darstellung der aegyptischen Religion, ubersetzt
von Haymann. — Van Limburg Brouiver, Gedachten over bel verband tusschen
de godsdienstige en zedelyke beschaving der Egyptenuren.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 209
naissant, qu'il glorifia le grand législateur des Hébreux d'y avoir
été initié » ('). iMais quelle était cette doctrine ? Sur cette question
le doute règne toujours. Les livres où les prêtres déposèrent leur
science sont perdus. Les inscriptions hiéroglyphiques dans les-
quelles les savants espéraient trouver le trésor de la sagesse égyp-
tienne, sont étrangères aux mystères de la religion. Nous n'avons
que les rapports des écrivains grecs, mais leurs récits datent de la
décadence de l'Egypte ; lorsqu'elle était au faîte de sa puissance,
lorsque sa civilisation avait atteint son plus haut degré de dévelop-
pement, elle vivait isolée et les autres peuples étaient encore dans
la barbarie. Le royaume des Pharoons est donc toujours une terre
inconnue. Dans cette obscurité, et au milieu de ces incertitudes, il
ne nous reste qu'une chose à faire, c'est de nous en tenir aux rap-
ports de l'antiquité, en les contrôlant, quand la chose est possible,
par les découvertes des égyptologues.
La science de l'Egypte était l'objet d'une admiration universelle
chez les anciens. Quand le poëte hébreu veut glorifier le roi
représenté dans les livres sacrés comme le plus sage des hommes,
il dit que la sagesse de Salomon surpassait toute celle des Egyp-
tiens (^). Parmi les Grecs, les riverains du Nil jouissaient égale-
ment d'une haute estime (^). Cette réputation était évidemment
l'apanage des prêtres (*) ; elle attira dans leurs sanctuaires les légis-
lateurs, les philosophes, les poètes, les artistes de la Grèce {''). Peu
importe que la tradition de ces voyages ne soit pas à l'abri de la
critique ; même fabuleuse, elle ne peut avoir pour fondement que
la croyance universelle de la Grèce et du monde ancien à une
H) Wilkinson, Manners and Customs, T. I, p. 273; T. IV, p. 164.
(2) I Rois, IV, 30.
(3) Uerod., II . IGO : « Los Éléens se vantaient d'avoir établi les lois les plus
justes pour les jeux olympi(iues; ils s'imaginaient que les Égyptiens mêmes,
quoiqueréputés les plus sages de tous les hommes {roùçls'piiévo'jç etvKitToçpwTâToyî),
ne pourraient rien inventer de mieux.
(4) Tous les écrivains grecs les représentent comme des philosophes. Diodore,
passim. — Isocrat., Busiris laud. §§ 21, sqq. — Strab., XVII, p. 541, 544, 561.
— Dion. Chrysost., Or. XLIX, p. 538, G. éd. Morellus. — Porphyr., de Abstin.,
II, 5, 26.
[b) Plularch., De Isid. et Osir., 10. Voyez plus bas, ch. III, § 2, n" 2.
300 l'Egypte.
science secrète cultivée par le sacerdoce égyptien. Quel était l'objet
de cette science? Elle embrassait toutes les connaissances hu-
maines, comme l'atteste Clément d'Alexandrie. Le témoignage du
Père de l'Église que l'on a voulu suspecter, a reçu une éclatante
confirmation. Diodore parle d'une bibliothèque égyptienne remon-
tant au quatorzième siècle avant notre ère; Champollion en a
retrouvé les ruines : nous possédons des papyrus datés de cet
antique dépôt des connaissances humaines ('). Parmi les diverses
classes de prêtres, saint Clément nomme les prophètes, déposi-
taires des connaissances théologiques que les philosophes de la
Grèce allaient puiser dans leurs enseignements (^). C'est à eux que
l'on doit rapporter ce que le stoïcien Chérémon dit des prêtres :
« Ils négligeaient tous les travaux humains, pour vouer leur vie
entière à la contemplation et à la connaissance des dieux » {').
La méditation des choses divines n'était pas le partage exclusif
du sacerdoce : le sentiment religieux était commun à toute la nation.
Les témoignages des auteurs anciens, unanimes sur ce trait carac-
téristique des Égyptiens, nous donneront quelques indications sur
leurs croyances. « Ils sont très-religieux, dit Hérodote, et surpas-
sent tous les hommes dans le culte qu'ils rendent aux dieux. » Ils
avaient la prétention d'avoir les premiers élevé des autels, des sta-
tues et des temples, d'avoir les premiers établi des fêtes religieuses
et, ce qui est plus important, d'avoir les premiers enseigné que
l'àme de l'homme est immortelle (*). Que les Égyptiens aient eu une
foi profonde en l'immortalité, personne ne le conteste; le soin qu'ils
prenaient à conserver les cadavres s'y rattache ; c'est encore la
croyance de la transmigration qui explique le culte qu'ils rendaient
aux animaux. Cette conception est-elle un dogme sacerdotal ou une
superstition populaire? Nous l'ignorons. Ce qui est certain, c'est
que la transmigration à travers les animaux n'était que la peine
des damnés ; les élus n'étaient pas assujettis à cette condition
[\) Lepsiîis, Chronologie der Aegypter, T. I, p. 45-48, 33-39.
(2) Clem. Alex., Stromat., I, 15, p. 359, od. Potter.
(3) Chaerem., ap. Porphyr., de Abstin., IV, 6.
(4) Ilcrod., II, 37, 4, 58, 123, 135.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 301
humiliante. Quel était leur sort? les prêtres d'Egypte plaçaient-ils
le salut final dans le néant, comme les bouddhistes, ou, ce qui
revient presque au même, dans l'absorption en Dieu, comme toutes
les sectes philosophiques et religieuses de Tlnde? La question est
fondamentale. Les Égyptiens croyaient que les âmes rentreraient
dans les corps qu'elles avaient quittés; c'est pour cette raison qu'ils
les embaumaient avec tant de sollicitude. Cela a fait dire à saint
Augustin que seuls parmi les anciens ils croyaient à la résurrec-
tion ('). C'est la preuve la plus certaine que dans le sentiment
des Égyptiens, rindividualilé humaine est indestructible (-).
Le progrès sur l'Inde est immense. N'aurait-il point sa source
dans la conception de Dieu? Le panthéisme indien et le nirvana
sont étroitement liés. A eu juger sur les apparences, le culte des
Égyptiens était un polythéisme extravagant. Si les prêtres étaient
imbus de ces folles superstitions, il faudrait que l'antiquité se
fût bien lourdement trompée sur la sagesse sacerdotale. N'est-il
pas plus probable qu'ils les trouvèrent établies chez les indigènes
africains, et qu'ils les maintinrent par politique? De là la nécessité
d'une science cachée dans les mystères et enseignée seulement aux
initiés. Les prêtres s'étant réservé toutes les connaissances, jus-
qu'aux sciences pratiques, ils avaient intérêt à en conserver le
monopole, puisque leur domination en dépendait. Le fait d'une
science supérieure, inconnue du vulgaire, n'a donc rien que de
probable. Les spéculations sur Dieu devaient occuper le sacerdoce
chez un peuple essentiellement théologique. Quelle était la théodi-
cée des prêtres égyptiens?
Nous avons cité la fameuse inscription de Sais; on en a contesté
l'antiquité n, elle prouve du moins que la croyance de l'unité de
Dieu était généralement attribuée au sacerdoce égyptien (*j. Des
H] s. Augustin., Serm. 361.
(2) Uhlemann, Aegyplische Alterthumskunde, T. IF, p. 226, ss. — Roseîlini,
Monumenti civili, T. JII, p. 283-333.
(3) Mosheim, sur Cndworth, T. I, p. 398, note 423.
(4) Le traité de Plutarque sur Fsis et Osiris a pour objet de montrer (jue les
Égyptiens adoraient un seul Dieu. — Comparez Jamblkh., De Mvster. Aegypt.)
Vil, 2; VIIt,3.
302
L EGYPTE.
philosophes français et allemands sont allés plus loin, et ont essayé
de reconstituer toute la théologie égyptienne ('). Nous n'osons pas
nous aventurer sur un terrain où les preuves historiques nous
ahandonnent. Cependant les égyptologues, à quelqu'école qu'ils
appartiennent, afTirment que le Dieu suprême de l'Egypte,
Ammon-Ra ou Osiris, est appelé le dieu créateur de l'univers
dans d'innombrables inscriptions; ils disent qu'il y a d'étonnantes
analogies entre la cosmogonie des Égyptiens et celle de Moïse (').
Le sacerdoce aurait donc connu un Dieu créateur, ce qui implique
le dogme de l'unité humaine. Nous pouvons admettre ces conclu-
sions comme probables, sans grand risque de nous tromper. Les
Egyptiens professaient l'égalité religieuse des hommes, or cette
égalité suppose l'unité des hommes en Dieu. D'après cela, la
science sacerdotale aurait été d'accord avec les principes fonda-
mentaux du christianisme et de la philosophie.
Il y a encore un trait remarquable dans les traditions recueillies
en Egypte par les écrivains grecs : la religion y est représentée
comme puissance civilisatrice. Osiris trouve les hommes au plus
bas degré de barbarie, se dévorant les uns les autres, comme des
animaux féroces : il leur enseigne la culture des fruits; en leur pro-
curant une nourriture nouvelle et agréable, il leur fait abandonner
la vie sauvage. Le droit du plus fort désolait les sociétés primitives:
Isis leur donne des lois, elle introduit la justice et fait cesser l'abus
de la force par la crainte du châtiment. Les dieux égyptiens n'ap-
portent pas seulement la civilisation aux riverains du Nil, ils la
répandent dans le monde entier. Sur une colonne élevée à Osiris,
on lisait, d'après D^Wore, l'inscription suivante, en caractères
sacrés : « Je suis le roi Osiris, qui, à la tête d'une expédition, ai
parcouru toute la terre jusqu'aux lieux inhabités des Indes et aux
régions inclinées vers l'Ourse, jusqu'aux sources de l'Ister, et de là
dans d'autres contrées jusqu'à l'Océan... Il n'y a pas un endroit de
{]) Leroux, Revue sociale, T. IJl, p. 35, s. — Rotli, Histoire de la philosophie
occidentale.
(2) Uhlemann, Thoth, p. 27, ss. — Id., Aegyptische Alterlhumskunde, T. IV,
p. 152, ss. — De Rongé, Études sur le rituel funéraire des Égyptiens {Revue
Archéologique, 1860, T. I, p. 35G, s., 360, s.).
CONSIDÉUATIONS GÉNÉRALES. 303
la terre que je n'aie visité, en prodiguant à tous mes bienfaits » (').
Ainsi, au dire des prêtres égyptiens, leur Dieu aurait civilisé le
monde. Ne serait-ce pas un symbole de l'influence bienfaisante
que les colonies parties de l'Egypte ont exercée sur les peuples
étrangers (^)?
I IV. Rapports de l'Egypte avec l'humanité.
On se représente ordinairement l'Egypte sacerdotale isolée, ne
pratiquant pas la mer qui est pour elle le symbole du mal, n'ayant
de rapports avec le monde ni par la guerre , ni par le commerce.
L'isolement des Égyptiens n'était pas aussi absolu qu'on le croit.
L'empire des Pharaons a eu son époque héroïque ; Sésostris éten-
dit ses conquêtes jusque dans le lointain Orient. Les temples
étaient des centres commerciaux aussi bien que religieux. Cepen-
dant ce ne fut ni par les armes, ni par le négoce que les Egyptiens
entrèrent en communication avec les autres nations; leurs con-
quêtes furent passagères et leurcommerce plutôt passif qu'actif. Mais
la Providence veilla à ce que les fruits de la civilisation égyptienne
ne fussent pas perdus pour l'humanité. La tradition universelle de
l'antiquité atteste que des relations existèrent entre l'Egypte et les
peuples qui devaient préparer de nouvelles destinées au monde.
L'Egypte se disait le berceau du genre humain : quelque vains
qu'ils fussent, les Grecs semblaient la croire sur parole; leurs
institutions nationales leur paraissaient plus vénérables, quand ils
en pouvaient rapporter l'origine à cette source antique et sacrée.
Des colonies, dit-on, parties de l'Egypte, eurent la gloire d'initier
les Hellènes à la vie intellectuelle, et l'on prétend que les philo-
sophes de la Grèce puisèrent leurs doctrines dans les enseignements
de ses prêtres. Là ne s'arrêta pas l'influence de la sagesse égyp-
tienne; le plus grand législateur de l'antiquité. Moïse, fut élevé
(1) Diodor., I, 13-20, 27. — Plutarque ajoute que les conquôtcs d'Osiris ne
furent pas l'ouvrage de la violence, mais le fruit de la persuasion et de l'enseigne-
ment {De Isid. et Osir., c. 13).
(2) C'est la conjecture de Ilccrcu (Aegypten, Ih Secl., p. 5G3).
304 l'Egypte.
dans les temples de rÉgypte. Ainsi, d'après la croyance des
anciens, le sacerdoce aurait transmis sa science si renommée aux
Grecs et aux Hébreux.
Les hommes n'aperçoivent jamais qu'une partie de la vérité, et
toujours l'erreur s'y mêle. Hérodote et Diodore, frappés des ana-
logies qui existent entre l'Egypte et la Grèce, exagérèrent telle-
ment ces rapports, qu'on les a accusés d'égyptomanie. Des savants
modernes allèrent encore plus loin que les historiens grecs dans
la voie dangereuse des hypothèses sur la filiation des peuples.
Non contents de revendiquer pour la sagesse égyptienne la gloire
d'avoir civilisé le monde occidental par l'intermédiaire des Phé-
niciens et des Grecs {^) , ils voulurent faire des Egyptiens les
initiateurs de l'humanité tout entière. H y a dans l'Orient un
peuple également célèbre par sa sagesse et par la haute anti-
quité qu'il réclame : les brahmanes furent transformés en disciples
de l'Egypte (-). On prétendit que la nation la plus originale et
la plus exclusive était une colonie égyptienne; Kircher trouvait
une si grande ressemblance entre la Chine et l'Egypte, que la
première lui parut être l'image de la seconde ('). Les Chinois
étant des Égyptiens, il n'y avait plus de difficulté d'admettre la
même origine pour les Japonais et les Tartares(*). L'Asie entière
devenait ainsi une dépendance de la vallée du Nil. Le savant jésuite
ne s'étonne pas de celte extension extraordinaire de la religion
égyptienne; ce qui lui semble extraordinaire, admirable, c'est
qu'elle se soit propagée jusqu'en Amérique; ne sachant comment
expliquer ces rapports surprenants, il a recours à une puissance
surnaturelle : c'est l'ennemi du genre humain, dit-il, le diable qui
a répandu les superstitions de l'Egypte dans le nouveau monde (^).
Ces exagérations furent persiflées par le grand railleur du dix-hui-
{\) Jabîonski, Panth., Aegypt., Prolegom., p. 3. — Kircher (T. I, p. 142) dit
que les Grecs et les Romains étaient les singes de l'Egypte.
{2) Jablonski, Prol., p. 20, 98, 100; 1, 285; III, 201. — Kircher, I, 412.
(3) De Guignes, Mémoire dans lequel on prouve que les Chinois sont une
colonie égyptienne. — Kircher, T. I, p. 403.
(4) Kircher, p. 403.
(5) Kircher, p. 417.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 305
lième siècle. Voltaire, inspiré par le bon sens, déclara « qu'il n'y
avait pas plus de parenté entre les Chinois et les Égyptiens,
qu'entre les Allemands et les Hurons; que, s'il y avait quelque
analogie entre la religion de l'Inde et celle de l'Egypte, il se pour-
rait bien que les prêtres des deux peuples eussent été également
ridicules, sans rien imiter les uns des autres »(*).
L'influence exagérée que l'on attribuait à la culture égyptienne
provoqua une inévitable réaction. Des écrivains allemands mirent
une science profonde au service d'une opinion tout aussi para-
doxale que celle des admirateurs de l'Egypte. A les entendre, la
révélation explique la législation de Moïse, et la civilisation hellé-
nique, si elle n'est pas tout-à-fait autochlhone, n'a du moins rien
emprunté aux prêtres égyptiens. Que resterait-il alors à l'Egypte?
quelle serait sa mission? Un des peuples les plus remarquables
qui aient paru dans le monde, y aurait vécu pendant des milliers
d'années, et n'aurait laissé d'autres traces de son passage que des
pierres, monuments de mort! Une pareille opinion nous parait
plus qu'erronée; elle est en opposition avec les desseins de la
Providence. La solidarité qui unit les membres du genre humain
ne permet pas d'admettre que des individus ou des peuples passent
sur celte terre sans que leur existence modifie celle de leurs sem-
blables. L'Egypte n'est isolée qu'en apparence; elle se lie à l'hu-
manité par les idées (^).
(1) Fragments historiques sur l'Inde, art. VI et XXXV.
(2) Eivald (Geschichte des Volkes Israël, T. I, p. 441) dit que l'Egypte a été
comme une haute école pour les autres peuples.
■"-^^A/Vi/ l/y-A/^
oOG l'Egypte.
CHAPITRE II.
LE DROIT DES GENS
§ I. Influence du régime théocratique sur le droit des gens.
Les Egyptiens n'ont pas eu, comme les Perses, les Macédoniens
et les Romains, Tambilion de fonder une monarchie universelle.
Les conquêtes des Pharaons ne sont qu'un accident dans le déve-
loppement de la civilisation égyptienne; cependant elles sont d'une
haute importance pour le droit international. C'est pour la première
fois que nous rencontrons dans nos études un peuple régi par une
caste sacerdotale, sortant de son isolement, pour entreprendre des
expéditions lointaines. L'Inde a eu, il est vrai, son époque héroïque,
mais nous ne pouvons pour ainsi dire qu'en soupçonner l'existence;
les faits manquent pour en apprécier le caractère. Les témoignages
qui restent de l'histoire égyptienne, bien que mutilés, suffisent
pour constater l'influence du régime théocratique sur le droit des
gens.
La question est d'un haut intérêt pour l'histoire des progrès de
l'humanité. Nous entrerons bientôt dans un âge de, violence et de
force brutale. Des peuples nomades, à demi sauvages, se ruent sur
le midi de l'Asie ; quand leurs invasions sans cesse renouvelées
finissent par l'établissement de la monarchie persane, les peuples
de l'Occident se présentent sur la scène, et les annales du genre
humain n'offrent plus qu'un spectacle uniforme de carnage et de
destruction. Les sociétés théocratiques de l'Inde et de l'Egypte
semblent au premier abord moins entachées de sang. Nous avons
dit pourquoi les états despotiques et conquérants ont pris la place
des états sacerdotaux, et quels progrès ils étaient appelés à réali-
DROIT DES GENS. 307
ser. Si dans ce passage d'une condition paisible à un mouvement
désordonné, il y a eu beaucoup de sang versé, gardons-nous de
croire qu'il y ait eu plus d'humanité véritable dans les théocraties.
Les guerres des Égyptiens nous montreront autant de cruauté qu'il
y en a eu dans les conquêtes des Barbares, et ces atrocités n'ont pas
pour excuse les indomptables passions des peuples guerriers. Tel
est l'enseignement que nous offre le droit des gens de l'Egypte.
I II. Conquêtes des Pharaons.
Bossuet dit que l'Egypte aimait la paix parce qu'elle aimait la
justice ('). L'esprit pacifique des riverains du Nil a déjà frappé
Strabon, mais il en cherche la cause dans les circonstances phy-
siques et géographiques, plutôt que dans les dispositions des habi-
tants : se suffisant à eux-mêmes, dit-il, ils ne pouvaient avoir le
désir de se répandre au dehors par la conquête (^). Nous n'attri-
buerons pas l'humeur paisible des Égyptiens à leur amour de la
justice, mais elle était trop profondément empreinte dans leur
caractère pour que des influences extérieures l'expliquent suffi-
samment. Il en est des nations comme des individus; elles naissent
avec des facultés diverses que nous pouvons constater, mais dont la
cause nous échappe: c'est le mystère de la création. Les Égyptiens
étaient un peuple agriculteur et ihéologique, comme les Indiens et
les Hébreux. Les inondations merveilleuses du Nil, la fertilité
extraordinaire qu'elles donnent au sol, développèrent le goût des
travaux agricoles; la caste des prêtres le favorisa, et s'en fit un
instrument pour civiliser les indigènes de l'Afrique. L'agriculture
fut considérée comme le fondement de l'état social; les prêtres ne
l'envisageaient pas seulement sous le rapport économique, ils y
voyaient une manifestation de la vie divine; un lien intime l'unis-
sait à la religion ('). Comme les idées religieuses se mêlaient aux
(1) Bossuet, Discours sur l'histoire universelle, III« partie, § III.
(2) S7/-a6., lib. XVII, p. 563 (éd. Casaub.).
(3) Heeren, Aegypten, Sect. II, p. G05-G07. — Real Encycîopaedie der AUer-
thumswissenschaft, T. V, p. 1012, 1013; T. IV, p. 276.
308 l'Egypte.
actions journalières des Égyptiens, elles imprimèrent à ce peuple
un esprit tout particulier. Il semblait moins préoccupé de la réalité
que de la pensée de la mort. Aux festins, on portait autour de la
salle un cercueil, pour rappeler la brièveté de l'existence au milieu
des plaisirs ('). « Les Égyptiens regardaient la vie actuelle comme
fort peu de chose. Ils appelaient leurs habitations des hôtelleries,
les tombeaux leurs demeures éternelles » ("). Les constructions les
plus remarquables de l'Egypte sont des monuments funéraires (').
Il serait difficile d'imaginer des dispositions plus contraires à
l'esprit guerrier. Si en outre on considère que les Égyptiens étaient
régis par une caste sacerdotale, pacifique de sa nature, on conçoit
que les conquêtes des Pharaons aient paru peu probables. Les
expéditions de Sésostris ont trouvé plus d'incrédules que celles de
tous les conquérants à demi fabuleux de l'Asie. « Je n'y crois pas
plus, diiVoltaire, qu'au million de soldats qui sortaient par les
cent portes de Thèbes. » Le grand douleur ajoute : « En lisant
dans Diodore, comme quoi le père de Sésostris destina son fils à
subjuguer le monde, on pense lire l'histoire de Picrocole; les
Égyptiens, le plus lâche des peuples, étaient plus faits pour être
subjugués que pour conquérir la terre »(*). Les historiens les
plus graves partagent ces doutes. iîo&e?';so>i signale tout ce qu'il
y a de circonstances merveilleuses et incroyables dans le récit de
Diodore; il lui paraît impossible de concilier ce que l'écrivain
grec raconte des guerres maritimes de Sésostris avec le génie égyp-
tien, hostile à la navigation (^). Un des grands savants de l'Allema-
gne poussa le scepticisme plus loin : d'après Heyne, Sésostris est
(1) Hérodote (II, 78) paraît croire que cet usage avait pour objet d'engager les
convives à se réjouir, tant que durerait la vie. Plutarque, qui rapporte le même
fait, en donne une explication plus conforme au génie égyptien (Sept. Sapient.
Conviv., c. 2). — Cf. Plutarch., De Osir., c. 17.
(2) Diodor., I, 51.
(3) Les pyramides étaient les tombeaux des rois (Diodor., I, 64). — Letronne,
dans le Journal des Savants, 4841, p. 450. — Bunsen, Acgypten, T. IF, p. 3G1. —
Une partie de la cbalne libyque a été creusée pour servir de tombeaux ou plutôt
de demeures aux morts; ce sont les fameuses hypogées qui font l'admiration de
tous les voyageurs (Description de l'Egypte, T. III, ch. IX, Sect. 10 et -H).
(4) Voltaire, Philosophie de l'histoire, chapitre de l'Egypte.
(5) Robertson, Recherches sur l'Inde ancienne, note 1.
DROIT DES CENS. o09
un personnage mythique; ses actions sont des faits astronomiques
présentés sous la forme d'histoire, son expédition en Orient est une
figure du cours du soleil {^).
Nous rapportons ces doutes, manifestés par les esprits les plus
éminents, parce qu'ils nous offrent un enseignement salutaire. Il
est devenu de mode démettre toute l'antiquité en question. Mal-
heur à celui qui ajoute foi aux récits des anciens, quand ils ne sont
pas plus qu'authentiques! Il passe pour un simple, et on le renvoie
aux contes de vieilles femmes. Eh bien ! voici un fait qui par lui-
même est peu probable, qui devait paraître impossible à raison des
fables que Diodore y a mêlées, et qui est cependant vrai : il se
trouve confirmé par la plus incontestable des preuves, des témoi-
gnages contemporains. Sésostris éleva des colonnes triomphales en
Asie et en Afrique, pour éterniser le souvenir de ses victoires.
Hérodote déclare les avoir vues; elles existaient encore du temps
de Strabon (').. Des voyageurs modernes ont retrouvé les inscrip-
tions qui étaient gravées sur ces monuments ('). Nous possédons,
dit Champollion, des statues, peut-être de véritables portraits d'un
roi dont on contestait naguère l'existence {*).
Les conquêtes des Pharaons ne peuvent plus être révoquées en
doute. On n'a qu'à jeter les yeux sur les monuments de l'Egypte
pour se convaincre qu'ils célèbrent les actions glorieuses de rois
guerriers. Tantôt c'est le commencement d'une bataille, tantôt la
victoire des Égyptiens et la fuite des ennemis ; ici la lutte des
masses, là les combats des chefs, soit à pied, soit sur des chariots ,
comme dans les poèmes d'Homère; à l'assaut d'une citadelle succède
le sac d'une ville avec toutes ses horreurs. C'est la représentation
de tout un âge héroïque, une Iliade en pierres C').
Jusqu'où s'étendirent les conquêtes des Égyptiens ? Ici l'incer-
titude reparaît. Les savants semblent cédera regret à l'évidence
(1) Comment. Soc. Goetting., T. V,p. -123.
(2) Herod.,U, 103, 106. —Slrab., XVI, p. 529; XVII, p. 543, éd. Casaub.
(3) Lepsius (Annali dell' Instituto archeologico, T. X, p. 12) y a lu deux dates
qui correspondent à l'époque à laquelle Diodore place les conquêtes de Sésostris.
(4) Champollion, Lettres relatives au musée égyptien de Turin, p. 14.
(5) Heeren, Aegypten, Sect. III (Supplem., p. 404, 405, 477).
20
510 l'égypte,
(les faits; obligés d'admettre l'exislence de Sésostris, ou dirait
qu'ils s'elTorceiit de diminuer l'importance de ce personnage : « Le
sacerdoce , dit-on , a voulu élever le grand Pharaon au-dessus
des conquérants persans et grecs qui envahirent successivement
l'Egypte. Ses guerres, d'abord circonscrites dans des limites
assez étroites, s'étendent, dans les récits des prêtres, à mesure que
leurs rapports avec l'étranger prennent de l'extension. Sésostris
conquiert l'Asie jusqu'à l'Inde, parce qu'Alexandre avait conquis
l'Asie jusqu'à l'indus » ('). Il est vrai qu'il y a des variations dans
les récits des auteurs anciens sur les expéditions de Sésostris, mais
les savantes recherches ûeLepsius ont donné la solution de ces diffi-
cultés. Le Sésostris des Grecs est le Séthosis de Manéthon ; un
passage de l'historien égyptien conservé par Josèphe atteste qu'il
conquit l'île de Chypre et la Phénicie, et qu'il vainquit les Assy-
riens et les Mèdes. Le fds de Séthosis, le célèbre Ramsès, sur-
nommé Miamoum, poursuivit les entreprises de son père; il porta
ses armes plus loin, mais dans la même direction. Les Grecs rap-
portèrent à Sésostris toutes les victoires de son fils; ainsi s'expli-
quent les relations, non pas contradictoires, mais en apparence
exagérées des historiens (").
Les monuments confirment la véracité des écrivains grecs et des
prêtres égyptiens, qui leur servent d'autorité. Tacite raconte (^)
que Germanicus, visitant l'Egypte, s'arrêta devant les ruines de
l'antique Thèbes; l'immensité des constructions frappa le général
romain de cet étonnement mêlé d'admiration qu'éprouvèrent dix-
huit siècles plus tard les légions de la république française. Il
voulut connaître le sens des inscriptions qui couvraient les monu_
ments. Un prêtre lui dit qu'elles rapportaient les expéditions de
Ramsès : il avait, à la tête de 700,000 hommes, conquis la Libye,
rÉlhiopie, vaincu les Mèdes, les Perses, les Baclriens, les Scythes;
il tenait sous sa domination la Syrie, l'Arménie et la Cappadoce.
(1) Letronne, Mémoire sur le monument d'Osymandyas, dans les Mémoires de
l'Institut, T. IX, p. 3Go.
(2) Lepsins, Chronologie, T. I, p. 283.
(3) Tacit., Annol.,H, 60.
»
DHOIT DES CENS. 511
L'interprète lui dit encore quel était le montant des tributs payés
par les vaincus, en argent, ou en produits; ils égalaient, ajoute
l'historien, ceux que Rome impose aujourd'hui aux nations. Ces
inscriptions, qui constatent les victoires remportées par un roi
égyptien quatorze siècles avant notre ère, existent encore. Le récit
de Diodore qui a provoqué les plaisanteries de Voltaire s'accorde
au fond avec celui de Tacite. Il n'y a qu'un fait mentionné par
l'écrivain grec dont jusqu'ici l'on n'a pas trouvé la confirmation
sur les monuments. D'après lui, des flottes auraient pris posses-
sion des îles situées dans la Mer Rouge, ainsi que de tout le pays
littoral jusqu'à l'Inde ; le héros égyptien aurait poussé ses con-
quêtes plus loin qu'Alexandre ('). Il est probable que cette partie
du récit de Diodore est une glorification de Sésostris, due au patrio-
tisme ou à la vanité des prêtres.
L'ambition qui poussa les rois d'Egypte en Asie s'est transmise
comme un héritage à tous les princes qui ont voulu fonder un
empire puissant sur les bords du Nil : les Ptolémées et les sultans
mameluks, Saladin et Méhémet-Ali n'eurent pas d'autre politique
que Sésostris et Ramsèsf). Cependant les Pharons n'échappèrent
pas à la malédiction que le dernier siècle prononça contre les
conquérants : Volneij appelle Sésostris le roi fléau ('). Les philo-
sophes ont méconnu la mission civilisatrice de la guerre dans l'an-
tiquité; en réprouvant la conquête égyptienne, ils ont de plus
condamné des hommes et des choses qu'ils ne connaissaient point
et que nous commençons à peine à connaître aujourd'hui. Pour
apprécier les conquêtes des Pharaons, nous devrions savoir l'état
où se trouvaient les peuples avec lesquels ils entrèrent en contact.
Si ces peuples étalent barbares, l'Egypte, qui au quatorzième
siècle avant notre ère avait atteint un haut degré de culture, a dû
exercer sur les vaincus l'inlluence que la civilisation a toujours sur
la barbarie. D'après les rapports des auteurs anciens, des élablis-
(1) Diodor.J, 33-55.
(2) Niebuhr, Vortriige iiber alte Geschiclitc, T. I, p. 01 . — Movcrs, Die Phoe-
nizier, T. II, Ire part , p. 329, 348, 415, 416.
(3) Volncy, Chronologie des Égyptiens, cli. 2.
312
L EGYPTE .
sements durables auraient déposé en Asie des semences de la cul-
ture égyptienne. Hérodote dit que Sésostris fonda une colonie aux
environs du Palus Méotide; ces colons donnèrent naissance aux
Colchidiens; encore du temps de l'historien grec, la parenté des
deux peuples se montrait dans la constitution physique, les usages
et la langue ('). Les monuments de Ninive confirment ces témoignages.
Ils portent l'empreinte évidente du style égyptien; des emblèmes
particuliers à l'art égyptien sont reproduits dans les sculptures
assyriennes; les sphynxénigmatiques sont les gardiens des temples
de Ninive, comme de ceux de Tlièbes. Des vases, parfaitement
semblables à ceux qu'on découvre dans les tombeaux d'Egypte,
existent dans les ruines de Ninive; des tombeaux mêmes, présen-
tant tous les caractères des sépultures égyptiennes, ont été trouvés,
et jusqu'à des inscriptions hiéroglyphiques {^).
Nous dirons plus loin qu'il y avait d'antiques relations commer-
ciales entre l'Egypte et les peuples asiatiques ; les conquêtes des
Pharaons favorisèrent ces liaisons. Si la tradition n'a pas exagéré
la gloire du héros égyptien, il fut aussi grand dans la paix que
dans la guerre. Nous ne parlons pas des gigantesques monuments
deRamsès, les plus magnifiques, d'il Champollion, qu'ait jamais
élevés la main des hommes (^); il y a une œuvre plus grande et
plus utile que les palais, c'est le canal qui devait joindre le Nil à la
Mer Rouge. Aristote, Strabon et Pline disent que Sésostris conçut
le projet de cette communication et qu'il en commença l'exécu-
tion (*). Ainsi ce roi fléau ne se serait pas borné à conquérir les
peuples, il aurait eu l'idée de les unir.
(1) Herod., Il, 102, 103. — Niehuhr, Vortnige, T. I, p. 74.
(2) Layard, Nineveh and its ^emains, passim.
(3) Champollion, Notice sur l'Egypte (Dictionnaire de la conversation).
(4) Letronne, Recueil des inscriptions grecques et latines de l'Egypte, T. I,
p. 190-198. — Lepsins, Chronologie der Aegypter, T. L p. 349-355.
DROIT DES GENS. 313
§ III. Droit de guerre.
Nous ne voulons pas idéaliser les rois d'Egypte, dont les exploits
font la gloire du nom de Sésoslris. Le traitement que ces conqué-
rants superbes infligèrent aux vaincus, révèle des despotes de
l'Orient plutôt que des émules d'Alexandre. Si nous admirons le
palais de Karnac et le Ramesseum, notre admiration ne nous fait
pas oublier que ces monuments furent élevés par des prisonniers
de guerre : le vainqueur prit soin de constater dans ses inscriptions
« qu'aucun indigène n'y avait travaillé » ('). Le préjugé du droit du
plus fort est tellement enraciné dans les esprits, que Bossuet loue
Sésoslris d'avoir suivi en cela l'exemple du sage Salomon : le roi
des Hébreux employa également les peuples tributaires aux ou-
vrages qui ont rendu son nom immortel ('). Peut-être le grand
écrivain n'aurait-il pas célébré la conduite de Sésoslris, s'il avait
su que le héros, objet de ses louanges, était ce même Pharaon dont
la tyrannie souleva les Hébreux ('). Bossuet ajoute qu'il eût été
plus digne de gloire s'il n'avait pas fait traîner son char par des
rois vaincus (*). Ce trait caractérise le conquérant asiatique. LeS
monuments et les témoignages des auteurs représentent également
les anciens Égyptiens comme un peuple cruel.
Ko t. Sacriflcc des prisonniers.
Les Égyptiens ont-ils pratiqué les sacrifices humains? Quelles
étaient les victimes de cette horrible superstition? La question
divisait déjà les auteurs anciens et le dissentiment continue parmi
les savants modernes. Le fait des sacrifices est certain ; mais
(\) Diodor., I, 56. — liosellini, Monumenti, III, 2, p. 185.
(2) Discours sur l'histoire universelle, III*" partie.
(3) L'identité du Pharaon qui employa les Juifs aux plus rudes corvées cl de
Ramsès, est établie par Lepsius, Chronologie, T. I, p. 358, 351).
(4) Diodor., I, 58. — Ilerod., H, 108.
314 l'Egypte.
étaient-ce les prisonniers que l'on immolait, comme chez les Celtes?
Les analogies historiques rendent la chose prohable. Les monu-
ments semblent aussi attester que les Egyptiens usaient dans
toute sa barbarie du droit de vie et de mort reconnu au vainqueur
par ranliquilé; mais les égyptologues ne sont pas d'accord sur le
sens qu'il faut donner à ces représentations. Dans l'obscurité qui
règne encore sur l'antique Egypte, nous devons nous borner au
rôle de rapporteur et nous contenter de probabilités.
Hérodote prétend que les Grecs ont calomnie les Égyptiens en
leur imputant l'usage des sacrifices humains : comment croire,
dit-il, qu'un peuple à qui il n'est pas permis de sacrifier un ani-
mal, voulût tuer des hommes (')? L'historien oublie que la nature
humaine cache dans son sein d'éclatantes contradictions. Les In-
diens, les plus doux des hommes, étaient humains envers les
animaux et souvent cruels envers leurs semblables. Que doit-on
attendre des habitants de l'Egypte, dont le naturel n'était pas porté
à la douceur?
Les riverains du Nil se distinguaient par un génie farouche : la
superstition les portait à la cruauté. Celui qui tuait, même involon-
tairement, un chat ou un ibis, était condamné à mourir; parfois le
peuple, sans attendre le jugement, se jetait sur le coupable et le
massacrait [^). Une barbarie asiatique éclate dans leurs lois. Rien
de plus horrible que la punition de ceux qui étaient coupables
d'infanticide : ils devaient pendant trois jours et trois nuits demeu-
rer auprès du cadavre de leur enfant et le tenir embrassé. Le légis-
lateur était à la recherche de supplices : on coupait les mains aux
parricides avec des joncs aigus, et on les brûlait vifs sur des épines.
La mutilation était un principe dominant de la législation égyp-
tienne : on punissait chacun par la partie du corps avec laquelle il
avait commis le crime ("). Les châtiments corporels étaient prodi-
gués; on appliquait la bastonnade même aux femmes et aux enfants.
Le bâton servait d'encouragement au travail ; bientôt il fallut cet
(1) Herod., II, 45.
(2) Diodor., I, 83.
(;î) Diodor., \, 11, sij.
DROIT DES GENS.
315
ignoble traitement pour forcer les Égyptiens à remplir les obliga-
tions que l'État impose aux citoyens ('). La barbarie des lois, loin
de moraliser les hommes, les dégrade et les abrutit. Les Égyptiens
finirent par avoir la réputation d'une nation cruelle et féroce dans
ses vengeances ("). L'invasion des idées et des sentiments de la
Grèce ne parvint pas à les humaniser. Encore sous l'empire romain,
ils étaient notés pour leur manque d'humanité.
Hérodote s'est donc fait illusion sur la douceur des mœurs
égyptiennes. Tout ce que l'on peut conclure de son témoignage,
c'est que les sacrifices humains étaient depuis longtemps tombés
en désuétude. Généralement pratiqués dans la haute antiquité, ils
disparurent partout avec les progrès de la civilisation. Pour les
temps anciens, nous opposerons à l'apologie de l'historien grec
le témoignage d'un écrivain indigène. Manéthon dit que les Égyp-
tiens brûlaient dans la ville d'Ilithyia des hommes appelés typho-
niens et qu'ils jetaient leurs cendres aux vents. Le même historien
nous apprend qu'on immolait aussi des hommes à Iléllopolis. Le
sang coula sur les autels, jusqu'à ce que le roi Amosis ordonnât de
substituer aux victimes humaines des figures de cire de grandeur
naturelle; avant lui les hommes typhoniens étaient choisis et mar-
qués avec le même soin et les mêmes formalités que les animaux
destinés aux sacrifices f ).
Quelle est l'origine de ces cruelles superstitions? Il nous est
impossible de pénétrer ce mystère horrible. Les sacrifices humains
étaient usités chez tous les peuples de l'antiquité; chez les nations
soumises à une caste sacerdotale, ils se perpétuèrent; l'idée de
l'expiation, plus profondément empreinte dans les religions domi-
(1) WUIci7ison, Manners and Cusloms, T. II, p. 40, 41. Les Égyptiens étaient
honteux quand ils ne pouvaient pas montrer sur leurs corps des rnarcjues nom-
breuses attestant leurs efforts pour échapper au tribut {Ammian. Marcellin.,
XXII, IG). Le bâton est encore aujourd'hui considéré en Egypte comme « un don
de Dieu. »
(2) Polijb., XV, 33, 10 : ôew/j yio Tt; r, T^v.ryj. tov; G'jaoJç &)U.Ôtv;; yr/vârat T&iv
(3) Maneth., ap. Plutarch., De Is. et Osir., c. 73. — Manclh., ap. l'orphijr.,
De Abstin., II, ëo. Les hommes lijphoniens étaient ceux qui avaient des cheveux
roux comme Typhon {Schmidt, De sacrificiis Aegyptioruni, p. 181, 27G, 289).
516 l'Egypte.
nées par les prêtres, fit taire la voix de riiumanité. Quelques
savants ont voulu laver le peuple égyptien de cette tache ('). Se
fondant sur ce que le roi qui abolit les sacrifices est le même qui
expulsa les Hycsos, ils attribuent cette barbare coutume aux con-
quérants de rÉgypte; ils croient concilier ainsi l'opinion d'Héro-
dote, d'après lequel il n'y aurait jamais eu de sacrifices sanglants
chez les Égyptiens , avec le témoignage de Manéthon qui en con-
state l'existence. L'explication ne nous paraît pas satisfaisante.
Rien dans le texte de Manéthon n'indique qu'il parle des No-
mades. S'il s'agissait d'un usage des Hycsos, pourquoi Amosis
en aurait-il conservé la substance en remplaçant les hommes par
des figures de cire? Cela prouve que cette superstition était enra-
cinée dans l'Egypte ; le législateur dut lutter contre la barbarie
populaire, et lui donner une espèce de satisfaction, en mainte-
nant des sacrifices symboliques destinés à tenir lieu des sacrifices
réels.
Les monuments ne sont pas aussi explicites que le témoignage
de Manéthon. Si nous en croyons les auteurs de la Description de
l'Egypte, les Égyptiens auraient immortalisé leur cruauté par les
arts. Les tombeaux des rois, dans les ruines de Thèbes, offrirent
aux savants français une vue qui les glaça d'épouvante : « Dans la
grande salle sépulcrale règne une frise couverte de peintures qui
représentent une suite d'hommes rouges et bleus, ayant la tête
tranchée; au-dessus on voit des bourreaux, armés de couteaux, et
coupant des têtes; les victimes sont liées dans les attitudes les plus
pénibles; le sang jaillit de tous côtés; des serpents coupés par
morceaux sont mêlés à toutes ces scènes d'horreur et de dégoût »(^).
D'autres sculptures ne semblent laisser aucun doute sur la con-
dition des malheureux que l'on sacrifiait : « A Thèbes on remarque
un sacrificateur dont la main droite, armée d'une massue, est levée
pour assommer un homme que l'on tient devant deux divinités.
Aux vêtements et à la barbe de la victime, on reconnaît qu'il
(1) Jablonski, Panth. Aegypt., T. II, p. 72-77. — Rôth, Geschichte unserer
abendlàndischen Philosophie, T. I, p. 216.
(2) Dcacription de l'Égyple, T. III, p. 498.
DROIT DES GENS. 317
appartient à une nation dont les combats contre les Égyptiens
et la défaite sont sculptés sur les murs du grand édifice de Kar-
nac»(').
Cependant beaucoup d'égyptologues refusent de croire à l'exis-
tence de sacrifices humains chez un peuple aussi civilisé que les
Égyptiens. Les uns supposent que les monuments représentent
le supplice des criminels (^), ou les tourments des enfers; d'autres
conjecturent que le sacerdoce a voulu flétrir la tyrannie des
rois (^); le plus grand nombre voient dans les représentations qui
paraissent indiquer des sacrifices, des groupes hiéroglyphiques
exprimant l'idée de la soumission absolue au vainqueur, du droit
de vie et de mort dont celui-ci était investi {*). Nous croyons vo-
lontiers qu'à l'époque héroïque des Sésostris et des Ramsès les
autels des dieux n'étaient plus souillés du sang des victimes hu-
maines et que les sculptures n'avaient dès lors qu'un caractère
symbolique. Mais cette supposition ne lave pas les Égyptiens de
l'accusation qui pèse sur leur mémoire. Les tableaux qui tachent
les monuments de l'Egypte ne seraient-ils pas une image du passé?
Un peuple n'ayant jamais pratiqué les sacrifices humains, aurait-il
eu l'idée de chercher dans ces affreuses superstitions l'expression
de sa pensée, les caractères de son écriture (^)?
I\'o 2. Traitement des vaincus.
Dans le tombeau d'Osymandias on voit la représentation d'un
siège. Un héros égyptien se précipite sur les ennemis et les con-
traint de fuir dans le plus grand désordre. Les vaincus se retour-
nent en élevant les mains, comme pour implorer sa clémence. Mais
(-1) Description de l'Egypte, T. VI, p. '151, 152.
(2) Ibid., T. II, p. 60.
(3) Hamilton, Aegyptiaca, p. 157.
(4) C/iOTOpo//jo«, Lettres écrites de l'Egypte, p. 233, 346. — Champollion-
Figeac, l'Egypte, p. 43-45. — Wilkinso7i, T. V, p. 341-344.
(5) Heeren admet le sacrifice des prisonniers comme un fait incontestable. —
Comparez Schwenk, Die Mythologie dcr Aegypler, p. 15.
318 L'h!GYPTE.
le vainqueur est inexorable : les guerriers égyptiens prennent par
les cheveux les ennemis qu'ils rencontrent et les tuent à coups de
massue, de poignard ou de sabre; les femmes, les enfants mêmes
ne sont pas épargnés (^).
Ce tableau est une image de la cruauté des Egyptiens. A voir
leurs usages de guerre, tels qu'ils sont représentés sur les monu-
ments, on se croirait au milieu des sauvages de l'Amérique. Les
tètes des ennemis morts forment rornement du char du vain-
queur (^) ; les rois se glorifient dans les inscriptions de ces horri-
bles trophées (^). La manière de dénombrer les vaincus tombés
sur le champ de bataille, rappelle les coutumes des conquérants
les plus barbares : les Turcs comptent les oreilles, les Égyptiens
coupent les mains et les parties génitales et les enregistrent {*).
Wilkinson, le savant égyptologue, tout en présentant les mœurs
égyptiennes sous le jour le plus favorable, est obligé d'avouer que
les prisonniers étaient traités avec une dureté qui lui parait en
contradiction avec l'humanité des vainqueurs f ). Ils avaient les
mains liées derrière le dos ou sur la tète; une corde passée autour
du cou les attachait entre eux; parfois le roi enchaînait les prison-
niers de ses propres mains, comme des criminels f); l'instrument
qui servait de menottes s'est conservé dans les usages de l'Egypte
jusqu'à nos jours. Les princes vaincus partageaient le sort com-
mun ; le haut rang qu'ils avaient tenu les exposait à des outrages
d'autant plus sanglants après leur défaite :1e triomphateur les atta-
chait sous l'axe de son char (^). Si les Pharaons abusaient à ce
point des droits de la guerre, quelle devait être la conduite des
masses? Les guerriers égyptiens maltraitaient leurs prisonniers à
(1) Description de l'Egypte, T. II, p. 266.
(2) Rosellini, Monumenti, III, 4, p. -158. — Description de l'Egypte, T. II,
p. 481.
(3] « Ecco il dio buono che rallegrasi in vedere il sanguc, aveudo resciso le
teste al corpo degli uccisi » [Rosellini, ib., et p. 379).
(4) Description de l'Egypte, T. II, p. 83, 294.
(5) Wilkinson, Manners and Customs, T. I, p. 39.
(6) Rosellini, Monumenti Storici, T. III, P. I, p. 329.
(7) Wilkinson, T. V, j). 285.
DROIT DES GENS. 519
coups de javelot f). L'on voit même sur les monuments des captifs
qui ont le poing droit coupé (^).
L'empire des Pharaons en Asie a été de trop courte durée pour
que nous puissions apprécier leur politique à l'égard des peuples
subjugués. Le peu de renseignements que les monuments fournis-
sent nous font croire que le régime des conquérants était celui de
tous les despotes asiatiques. Ce n'est pas la clémence des princes
qui est célébrée dans les inscriptions emphatiques destinées à
immortaliser leur nom, c'est leur colère; on les compare à des
lions irrités, inexorables (^). Comment auraient-ils été humains
envers des ennemis qu'ils considéraient comme une race impure
et perverse? L'Egypte seule mérite l'attention des Pharaons. Les
nations barbares qui osent leur résister sont des coupables. Une
inscription deSésostris résume la politique égyptienne : il gouverne
l'Egypte, il châtie la terre étrangère (*).
Les peuples conquis étaient soumis à des tributs : la charge
devait être lourde, car à chaque moment ils se révoltaient (^). Une
partie des vaincus étaient traînés en esclavage et employés à élever
ces gigantesques monuments, que l'on peut à peine admirer, quand
on sait que des nations entières furent sacrifiées à la gloire du
vainqueur. L'histoire a conservé quelques souvenirs de leur mal-
heureuse condition. L'excès de l'oppression poussa des captifs à se
révolter contre leurs tout-puissants maîtres; la tradition rattacha
à cette insurrection la fondation d'une cité égyptienne, portant
le nom de Babylone (^). Le sort des Hébreux établis en Egypte
donne une idée de la domination des Pharaons. Méprisés comme
impurs, détestés comme nomades, ils furent relégués dans un
espace de terre trop étroit pour contenir une population nom-
breuse ; l'encombrement et la malpropreté engendrèrent la terrible
maladie qui fut dans l'antiquité comme la marque distinctive des
(1) Description de l'Egypte, T. II, p. 107.
(2) Cailliaud, Voyage à Méroë, T. III, p. 28"J.
(3) Bosellini, T. IV, p. 18; T. III, P. 2, p. 6i.
(4) Ibid., T. III, P. 1, p. 3oO; T. III, P. 2, p. 163, 215.
(o) Ibid., T. m, P. I, p. i-U, 4'i.'j: I'. 2, p. 107.
{()) Diodor., I, .^0.
520
L EGYPTE.
Juifs; la lèpre augmenta le dégoût qu'ils inspiraient; traités en
brutes plutôt qu'en hommes , ils furent accablés des travaux les
plus humiliants (^). On poussa la tyrannie jusqu'au meurtre des
enfants mâles, pour amener l'extinction de cette race maudite. La
profonde dégradation des Israélites, lorsque Moïse, à la voix de
Dieu, les appela à l'indépendance, est la condamnation de la poli-
tique des Pharaons (^).
Les Egyptiens ont laissé sur leurs monuments une image de leur
droit international. On reproche à Louis XIV les statues enchaî-
nées représentant les nations qu'il foule aux pieds. Le grand roi
ne se doutait pas qu'il était l'imitateur de conquérants barbares.
Une tradition recueillie par Vitruve {^) donne une origine grecque
aux Cariatides. Les auteurs de la Description de l'Egypte croient
que les Grecs les empruntèrent aux Égyptiens : « Dans le pavillon
de Medynet-Abou, des ouvrages sont portés par quatre figures
d'hommes dont on ne voit que la moitié du corps; elles sont éten-
dues sur le ventre, et avec leurs mains péniblement appuyées sur
une dalle inférieure, elles paraissent faire de violents efforts pour
soulever le poids dont elles sont accablées; leur poitrine est revêtue
de cottes d'armes, ce qui prouve que ce sont des captifs qu'on a
voulu représenter dans cette position humiliante »(<). Nous laisse-
rons la question d'origine indécise : les cariatides de l'Egypte,
comme celles de la Grèce et du Louvre expriment la même idée,
l'ignominie du vaincu et l'insolence du vainqueur. Ces sentiments
ne se manifestaient pas seulement dans la sculpture. L'on a trouvé
dans les tombeaux des sandales qui portent en-dessous des figures
coloriées de pasteurs ayant les membres garrottés : ainsi les con-
quérants foulaient à la lettre l'image de leurs ennemis vaincus {^).
(1) II y a un tableau dans les catacombes de l'Egypte qui représente les
Hébreux occupés à faire des briques; des Égyptiens les surveillent, tenant
en main le bâton qui en Egypte ne servait pas seulement de marque de com-
mandement (/{oseZ/wî, T. II, p. 254).
(2) Genèse, XLIII, 32. — Joseph., Antiquit., II, 9.
(3) Vitruv., De architect., I, 1.
(4) Description de l'Egypte, T. II, p. 60, 77-79.
(5) Cailliaud, Voyage à Méroë, T. I, p. 260. — Champollion, Lettres relatives
au musée égyptien de Turin, I^c lettre, p. 58.
DROIT DES GENS. 321
Le langage répondait aux représentations des arts : les dieux pro-
mettaient aux rois de placer toute la terre sous leurs pieds ('). Si le
symbole est l'expression fidèle de l'idée, il est difficile d'imaginer
des conquérants plus insolents que les Pharaons, et une condition
plus dégradante que celle des peuples qu'ils subjuguaient.
X» 3. Cause de la barbarie «lu droit de guerre des Égyptiens.
Tel fut le droit de guerre de l'Egypte Ihéocratique. 11 n'est pas
moins barbare que celui des peuples nomades qui envahirent et
dévastèrent si souvent l'Asie. Faut-il imputer la cruauté des Égyp-
tiens à la caste sacerdotale? Le sacerdoce pas plus que la royauté
ne crée le génie d'un peuple. 11 est probable que les castes supé-
rieures, sorties de l'Orient, trouvèrent une race indigène en pos-
session des rives du Nil. Quelles étaient les mœurs et la culture
des habitants primitifs? Aucun document historique ne nous
éclaire sur cette importante question; mais nous ne leur ferons
pas injure en supposant qu'ils étaient à peu près sauvages. Il
existe encore aujourd'hui des analogies remarquables entre les
coutumes des populations africaines et celles que nous avons ren-
contrées dans l'empire des Pharaons. Les nègres de la Nubie ont
l'usage de prendre les parties génitales sur les morts; les vain-
queurs apportent ces dépouilles obscènes à leurs femmes qui s'en
parent comme de trophées(^). 11 est probable que le droit de guerre
des Egyptiens est un débris de la barbarie africaine.
Mais si l'on ne peut imputer à la caste sacerdotale la cruauté des
Égyptiens, n'est-elle pas du moins coupable d'avoir donné la sanc-
tion de la religion aux horribles sacrifices des sauvages? Ce n'est
qu'en hésitant que nous risquons cette accusation. Pour apprécier
l'influence des prêtres sur la civilisation de l'Egypte, il faudrait sur
{\) Sotto i tuoi calzari {Roselîini, Monumenti Storici, T. III, P. 1, p. 344,
404); ou Sotto i tuoi sandali [ib., V. 1, p. -117). L'expression a passé dans la
poésie hébraïque : « Ponam inimicos tuos scabeilum peclum tuorum » {Psaum.
ex, i).
(2) Cailliaud,T. III, rh. 41.
322 l'Egypte.
le développement moral du peuple des témoignages précis qui nous
manquent. Cependant l'histoire des tliéocraties nous force à recon-
naître que la caste sacerdotale ne recule pas devant le sang; son
génie n'est pas celui de la douceur, mais un esprit sombre et
farouche qui s'allie facilement à tous les excès. Les sacrifices hu-
mains disparurent à la vérité de l'Egypte, au point que du temps
d'Hérodote on pouvait révoquer en doute qu'ils eussent jamais
existé. Mais ce n'est pas le sacerdoce, c'est un roi, un guerrier qui
a la gloire de cet acte d'humanité.
CHAPITRE III.
RELATIONS INTERNATIONALES.
§ I. Considérations générales.
K" t. Isolement. Mœurs inhospitalières des Égyptiens.
Si l'on s'en tient aux relations apparentes, on peut dire avec
Montesquieu que l'Egypte était le Japon de l'antiquité ('). Ses
mœurs et ses institutions, fruit d'un développement original,
l'éloignaicnt de tout commerce avec les nations étrangères. On a
cherché la cause du caractère individuel de la civilisation égyp-
tienne dans la constitution physique du pays. Hérodote en a déjà
fait la remarque : « Comme le climat de l'Egypte diffère de tous les
autres climats, et que le Nil est d'une nature différente des autres
fleuves, de même les habitants suivent des usages et des lois qui
(1) Montesquieu, Esprit dos lois, XXI, 6.
RELATIONS INTERNATIONALES. 523
sont contraires à ceux des autres nations » ('). Un géograplie éini-
nent a donné d'ingénieux développements à celte idée : « Le Nil,
dit Rittcr, est le seul fleuve des tropiques qui se décharge dans une
mer méditerranée. Tous les cours d'eau de l'Inde, de la Chine et
de l'Amérique aboutissent à l'Océan; la vue de l'immensité des
mers appelle leurs riverains à une vie d'expansion. En Egypte, ce
n'est pas la mer qui attire les regards des habitants; le seul phéno-
mène qui les frappe, c'est le débordement du Nil, d'où leur vient
la fécondité et la vie. L'activité des Égyptiens était liée à leur val-
lée étroite, et rien ne les sollicitait à franchir ces limites : concen-
trée dans cet espace resserré, la force intérieure de ce peuple se
développa avec d'autant plus de puissance et d'originalité. La
nation égyptienne est le produit du sol; elle en est sortie comme
les statues des dieux du porphyre de ses carrières » (-).
L'influence du climat sur le caractère particulier de la civilisa-
tion égyptienne est incontestable ; mais elle n'explique pas à elle
seule l'éloignement que les riverains du jXil montraient pour toute
communication avec l'étranger. Les Egyptiens, de même que les
habitants de l'Inde, se croyaient un peuple élu : ils se disaient
aulochlhones, la race humaine par excellence : le langage hiérogly-
phique identifie Y Egypte avec le monde, lesÊgyptiens avec Vhuma-
nité ('). L'orgueil religieux est la source de ces prétentions. Le
sacerdoce a la possession exclusive de la vérité : les riverains du
Nil sont des hommes purs, leur sol sacré est la région de la pureté,
le reste de l'univers est le séjour de Vimpureté (*). De là une hor-
reur profonde pour les étrangers. Un Égyptien aurait cru se souil-
(1) //n-oc/.,II, 35.
(2) Rilter, Géographie, Afrique, p. 478-480 (édition de Bruxelles).
(.3) Les Égyptiens sont désignés dans les inscriptions sous le nom de race ou
d'espèce humaine (Uosellini, T. IV, p. 230). L'Egypte est le inonde {ib.,T. Ul, V.i
p. ■107, note 3 et passim).
(4) L'Egypte est toujours désignée dans les inscriptions comme la terre de la
pureté et de la justice IRosellini, T. III, i>. 1, p. 37, 51, 39, 361 ; T. IV, p. 89, 90).
Les pays étrangers sont la terre des impurs [ib., T. III, P. I, p 346). Les alliés
mêmes des Égyptiens n'échappent pas à cette flétrissure [Champollion, Gram-
maire égyptienne, p. 138).
524 l'Egypte.
1er, en mangeant avec un Hébreu ('). Cette exclusion injurieuse ne
frappait pas seulement les pasteurs, race maudite, immonde; tous
les peuples étaient mis sur la même ligne : « Il n'y a point d'Égyp-
tien ni d'Égyptienne, dit Hérodote, qui voulût embrasser un Grec,
ni même se servir du couteau d'un Grec, de sa broche ou de sa
marmite, ni goûter de la chair d'un bœuf qui aurait été coupée
avec le couteau d'un Grec. » Ce sentiment de répulsion s'étendait
jusqu'aux objets de la nature physique : il était défendu aux prêtres
égyptiens de toucher à des aliments ou à des boissons de prove-
nance étrangère (^).
La séparation religieuse qui existait entre les Égyptiens et le
reste du genre humain fut consacrée par une marque extérieure :
la circoncision fit des habitants de l'Egypte, de même que des
Hébreux , une race privilégiée. C'était la source d'un orgueil im-
mense. Les Égyptiens avaient un superbe dédain pour les institu-
tions étrangères. Hérodote remarque comme un trait caractéris-
tique de la nation, son éloignement pour les usages de tous les
autres peuples f ). Le grand pontife faisait jurer aux rois, en les
consacrant que, sous aucun prétexte, ils n'introduiraient une cou-
tume étrangère. Si le vœu du sacerdoce avait pu s'accomplir, les
Égyptiens n'auraient pas connu d'autre pays que la vallée du Nil.
Les prêtres s'étaient interdit à eux-mêmes les voyages maritimes;
ils les considéraient comme une action impie et ne les permettaient
que lorsque l'intérêt de l'État les commandait {*). Les habitants de
l'Egypte attachaient des idées tellement lugubres aux voyages,
qu'ils laissaient croître leurs cheveux en signe de deuil jusqu'au
retour dans leur patrie; cette coutume subsistait encore du temps
de Diodore (').
(1) Genèse, XLIII, 32 : « Et on servit Joseph à part, et les Égyptiens qui
mangeaient avec lui furent aussi servis à part, parce que les Égyptiens ne pou-
vaient manger avec les Hébreux ; car c'est une abomination aux Égyptiens. »
(2) Herodot., II, 41. — Chaerevion, ap. Porphyr., De Abstin., IV, 7.
(3) Herodot., II, 91 : E'/Iyiviy.oÎ'Ji 3h vofJt«t'ot<T£ (fsûyoxxrt y^piaOxt, tô M !TÛp.7rav
ztnoii, 1X7(3' «XXwv p/,5afjià pr/3«a&iv àvGpwTrow vouat'otTt.
(4) Syiies., De Provid., p. 73. — Plutarch., Sympos. Quaest., YIII, 8. — Chae-
remon, ap. Porphyr., De Abstin., IV, 8.
(5) Diodor., I, 18.
RELATIONS INTERNATIONALES. 525
A leur tour, les Égyptiens inspiraient peu de sympathie aux
autres peuples. Mille superstitions, mille usages particuliers
créaient d'inévitables antipathies. Ceux-ci s'abstenaient de man-
ger des lentilles, ceux-là des fèves, du fromage ou des oignons ;
les uns méprisaient ce que les autres avaient en honneur. Ces
observances devenaient souvent une cause de désunion entre les
diverses provinces de l'Egypte; à plus forte raison devaient- elles
séparer les Égyptiens des nations étrangères. Diodore raconte
comme témoin oculaire qu'un Romain, ayant tué un chat, fut
assailli dans sa maison par la populace et ne put être soustrait à
sa fureur; cependant le crime était involontaire, et les Égyptiens
avaient tout à craindre de la vengeance de Rome ('). Comment
communiquer avec des hommes fanatiques à ce point?
L'aversion des riverains du Nil pour tout ce qui était étranger
explique un trait peu honorable de leurs mœurs. Seuls de tous
les peuples, ils n'ont pas pratiqué la plus belle vertu du monde
ancien, l'hospitalité : qui ne connaît les autels sanglants du cruel
Busiris (-)? Celte tradition a donné une triste célébrité aux Égyp-
tiens; mais déjà dans l'antiquité elle était l'objet de vives contro-
verses. Hérodote nia les sacrifices humains. Isocrate écrivit un
plaidoyer en règle en faveur de Busiris. Ératosthène soutint qu'il
n'avait pas existé de roi portant ce nom {^). Parmi les savants
modernes, les uns font de Busiris un personnage mythique ou
astronomique (*); d'autres le considèrent comme une invention
des Grecs ('). Il est possible qu'il n'y ait pas eu de roi Busiris,
mais on n'invente pas de pareilles fables pour des peuples hospi-
taliers. Les sacrifices humains sont attestés par le témoignage des
Egyptiens eux-mêmes; les victimes ne pouvaient être que des
vaincus ou des étrangers. En tout cas le mythe est Texpression du
caractère des Egyptiens : leurs mœurs inhospitalières étaient pro-
verbiales (^).
(1) Diodor., I, 83.
(2) « Quis inlaudati nescit Busiridis aras? » Viryil., (icorg., IIl, '6.
(3) Isocral., Busir., § 36, sq. — Slrab., XVII, p. Vi'oZ.
(4) Real Encyclopaedie der Alterlliumsirisscnschafl, T. I, p. 4202.
(o) 0. Millier, l'rolcgomena zu einer wisscnschafllichen Mythologie, p. 171.
(6) Strab., XVII, 549, 552 : kï-pir-Q-j o'tîvc..', '(n'iiyî,-) i^)h-J àr/iyj.ir,-^ te.
21
526 l'Egypte.
Tant que la constitution théocratique fut en vigueur, ainsi à
l'époque la plus florissante de sa civilisation, l'Egypte resta fermée
aux étrangers. Il est probable que dans les temps reculés l'exclu-
sion était générale ('). Tel était du moins l'idéal du sacerdoce; mais
l'isolement est si contraire aux lois de la nature, qu'aucune puis-
sance humaine ne peut le rendre absolu. Là où la religion l'im-
pose, le commerce vient le briser. Les Phéniciens trafiquèrent
en Egypte dès la plus haute antiquité (^). Il en fut des Égyp-
tiens comme des Chinois, le plus exclusif des peuples; ils furent
forcés d'ouvrir une ville aux étrangers : Naucratis était le Canton
de l'Egypte. « C'était autrefois, (\\l Hérodote, la seule ville de com-
merce; si un étranger abordait à une autre bouche du Nil, il devait
jurer qu'il n'y était pas entré de son plein gré, et se rendre ensuite
avec son vaisseau à l'embouchure Canopique; si les vents contraires
s'y opposaient, il était obligé de transporter ses marchandises au-
tour du Delta, jusqu'à ce qu'il arrivât à Naucratis » ('). En accor-
dant un port aux commerçants, les Égyptiens n'entendaient pas per-
mettre aux étrangers de s'établir sur leur sol. Ce ne fut qu'après la
dissolution de la constitution sacerdotale que la région de la pureté
s'ouvrit aux impurs. Psammétique assigna des terres à des mer-
cenaires grecs en reconnaissance de leurs services : Hérodote dit
que les Ioniens et les Cariens furent le premier peuple que les
Égyptiens eussent reçu chez eux (*).
[\) Strab., XVII, p. 54b : oî p.sv oZv TrpÔTspoi xwv AiYjTTTtwv pxcriXsîç à')'a;rwvTe;
eiç û'/p'i... ^la.pip'kriu.hoi nrpoç aTravraç toù; ttXÉovtkj, — Diodor., I, 67 : o'i ^tv
77po zoxjTov (Psammétique) SyvauTôûaavrs; a/3«Tov toîç ^éwiç ènoioxiv tvîv AiyuTrrov,
Toiiç wÈv yov£ÛovT£ç, Toùç Si x«r«3o'j).oyp!.£vot Twv y.araTTÎ.sovTwv.
(2) Il y a des traces d'établissements phéniciens en Egypte dès le quinzième
siècle avant Jésus-Christ [Movers, die Phoenizier, T. II, p. 131).
(3) Herod.,U, 179.
(4) Ibid., 154. Il faut cependant faire exception pour les Phéniciens.
RELATIONS INTERNATIONALES. 527
IVo 3. Mavlsation. Comiucrce.
Èratosthène a essayé de justifier la conduite des Égyptiens :
« Se suffisant à eux-mêmes, dit-il, par la merveilleuse fertilité de
leur territoire, ils devaient voir avec peu de faveur des étrangers
aborder sur leurs côtes. Qu'y venaient-ils faire? Dans ces temps
de violence les marchands étaient le plus souvent des pirates qui
enlevaient les hommes et les biens » ('). Nous croyons qu'il faut
chercher la raison de l'isolement de l'Egypte dans sa constitution
théocratique (^). Ce régime explique aussi l'éloignement de ses
habitants pour la navigation.
Les théocraties ne sont pas favorables au commerce extérieur.
L'Inde brahmanique fut visitée par les peuples étrangers, mais
elle ne prit qu'une part passive à ces relations. Les Juifs furent,
jusqu'à leur dispersion, un peuple essentiellement agriculteur. II
en était de même des Égyptiens. Ils avaient la mer en horreur;
des circonstances locales augmentèrent cette aversion. L'Egypte,
couverte entièrement par la mer dans les temps primitifs, sortit
successivement du sein des eaux, grâce aux terres que le Nil
charrie dans ses inondations annuelles : l'Egypte, dit Hérodote,
est un présent du fleuve (^). Formé de ses alluvions, le Delta était
sans cesse menacé par les envahissements de la mer, jusqu'à ce
que les digues l'eussent mis à l'abri des flots. La mer représentait
donc pour les Égyptiens une puissance hostile; elle devint l'em-
blème de Typhon, l'ennemi d'Osiris : « La mer, dit Plularquc,
n'est pas un élément aux yeux des prêtres; elle ne fait pas partie
de l'univers; c'est un excrément étranger, quelque chose de cor-
rompu, une source de maladies. La mer est le produit du feu, qui
dessèche toutes choses et empêche la production ; c'est le domaine
de Typhon, tandis qu'Osiris est le principe de toute vie, de toulc
(1) Slrah., XVII, p. 545. — Heeren, Aegypten, p. G77.
(2) Kircher explique aussi risolcment de l'Egypte par la politique sacerdotale,
mais là où nous trouvons matière à blâme, le savant jésuite ne voit qu'un sujet
d'éloges [Oedip. Aegypt., p. 159).
(3) Iferod.., U, 4, sq.
328 l'Egypte.
croissance. » Tout ce qui vient de la mer était en horreur aux
Égyptiens, même le sel et les poissons (^).
Comment concilier l'horreur de la mer avec les traditions sur
les conquêtes de Sésostris, les colonies des Égyptiens et leur com-
merce avec les peuples du midi de l'Asie? Laissons de côté pour le
moment la colonisation, ohjet d'une éternelle controverse. Les mo-
numents attestent les expéditions maritimes des pharaons; l'éloi-
gnement des riverains du Nil pour la navigation est tout aussi
certain. Pour expliquer cette contradiction, nous n'avons que des
conjectures. On pourrait dire que les rois guerriers firent violence
au génie égyptien, et qu'ils créèrent une marine malgré les préju-
gés populaires. Mais cette hypothèse est peu satisfaisante; une
marine ne s'improvise pas plus que l'esprit d'une nation ne se
change d'un jour à l'autre; d'ailleurs, pour armer des flottes, il faut
du bois et du fer, et l'Egypte en manque. Il est plus naturel de
supposer que les pharaons se servirent des flottes des vaincus. Les
Perses avaient pour la mer et la navigation une antipathie qui rap-
pelle en tout les sentiments du sacerdoce égyptien; ce qui ne les
empêcha pas d'avoir des flottes puissantes et de livrer des batailles
navales qui seront à jamais célèbres dans les annales de la liberté.
Leurs préjugés toutefois étaient restés les mêmes; ce n'étaient pas
les vainqueurs qui montaient les vaisseaux, mais les vaincus, les
marins de Tyr et de Sidon. Tous les conquérants de l'Asie se ser-
virent des Phéniciens pour se créer une marine ; il est probable que
les rois d'Egypte obéirent à la même nécessité (').
L'existence d'un commerce considérable dans la vallée du Nil
se conçoit plus facilement, même en admettant que les Égyptiens
n'eussent pas de marine. Le spectacle que l'Inde nous a offert se
reproduit en Egypte : la nature l'a destinée à être un des centres
commerciaux de l'univers. Les institutions religieuses et politiques
n'ont pu contrarier les desseins de la Providence. Le sol égyptien,
célèbre pour sa fertilité, est arrosé par un fleuve navigable dans
(1) Plutarch-, Do Isid. et Osir., 7, 33, 32.
(2) La tradition le dit de Sémiramis : la chose est certaine pour Salomon, Nékos
et Alexandre [Movers, Die Phoenizier, T. H, P. I, p. 263, 299).
UELATIONS INTERNATIONALES. 329
la plus grande partie de son cours. Ces éléments de prospérité se
développèrent de bonne heure. Il se faisait un commerce actif
dans l'intérieur du pays. Des relations commerciales existaient
entre les nations du midi de l'Asie ; l'Egypte, placée entre deux
mers, dont l'une baigne les rivages de l'Inde, fut entraînée dans le
mouvement. Les monuments ne laissent aucun doute sur ce point.
On trouve dans les tombeaux les objets les plus variés servant aux
commodités de la vie et au luxe, et les matières premières dénotent
une origine asiatique. Les meubles en bois de mahagoni (') et les
vases chinois (') prouvent qu'il y avait des communications suivies
avec l'Inde et la Chine. Ce furent ces relations qui donnèrent l'idée
aux pharaons de relier le ISil avec la Mer Rouge par un canal (^).
Le commerce avec l'Orient ne doit pas nous surprendre, aujour-
d'hui que les expéditions guerrières des Égyptiens sont certaines.
Ces conquêtes supposent des liaisons entre les peuples de l'Afrique
et de l'Asie. Qu'importe que l'empire des pharaons ait été passa-
ger ? les conquérants passent, les liens qu'ils créent, subsistent.
L'éloignement que les Égyptiens avaient pour la mer était un
obstacle , mais dans l'antiquité, le commerce se faisait principale-
ment par voie de terre. Située entre l'Asie et l'Afrique, l'Egypte
était pour ainsi dire la route naturelle des marchands. Cela est
si vrai que, même dans les temps modernes où le commerce est
devenu essentiellement maritime, de nombreuses caravanes par-
courent encore la vallée du Nil. Méroë était le rendez-vous et l'en-
trepôt des voyageurs. Le commerce s'étendait plus loin, jusqu'aux
riches pays du sud de l'Afrique ; les Égyptiens en recevaient l'or ,
l'ébène et les esclaves ; de l'Arabie ils tiraient l'encens, de l'Inde
les épiées, de la Phénicie et de la Grèce les vins, le sel des dé-
(1) On a trouvé dans les tombeaux beaucoup de meubles faits avec du bois do
l'Inde {liosellini, Mouumenti, T. III, p. 164; ï. II, p. 31).
(2) Rosellini (T. II, p. 337) et Wilkinson (T. III, p. lOG-IOO) ont trouvé des
vases chinois en faïence vernie dans les tombeaux égyptiens.
(3) L'existence de celte communication, dit 6'aj/!^.V«/'/m, suppose un trafic
constant, et prouve que l'Egypte était, dès la plus haute anli(iuité, le centre
d'un commerce actif entre les deux extrémités de l'ancien monde {Mcnioircs de
rihblUut, Ikllcs-Lcttres, T. XII, p. 171).
ooO
L EGYPTE.
serts de l'Afrique. Ils livraient en échange leurs tissus de lin et
de laine et leurs grains. Déjà dans le siècle de Moïse, l'industrie
de l'Egypte avait atteint un haut degré de perfection. Ses toiles
étaient très-estimées des Grecs ; les Carthaginois en faisaient l'oh-
jet d'un commerce lucratif sur les côtes de l'Afrique occidentale.
On voit par la tradition sur la migration hébraïque que dès les
temps les plus reculés, la vallée du Nil était le grenier des contrées
voisines (').
Bien que l'Egypte ait été le centre d'un trafic considérable, les
Egyptiens ne furent jamais un peuple commerçant. Montesquieu a
déjà remarqué combien ils étaient indifférents pour le commerce
du dehors : ils en étaient si peu jaloux, dit-il, qu'ils laissèrent
celui de la Mer Rouge à toutes les nations qui y eurent quelque
port(^). Le régime théocralique les éloignait des peuples étrangers.
Cependant l'Egypte était si heureusement située, qu'elle n'attendait
qu'un changement dans sa constitution pour devenir le siège le plus
important du commerce des anciens. Les Perses préparèrent la
révolution, Alexandre l'acheva; mais la mission de l'Egypte sacer-
dotale était dès lors remplie. Quelle fut cette mission? Si l'Egypte
n'a été ni commerçante, ni conquérante, comment est-elle entrée
en communication avec l'humanité?
Les plus vieilles traditions nous montrent l'Egypte en relation
avec les peuples auxquels se rattache plus particulièrement la
civilisation occidentale. Homère y fait aborder Ménélas, et le héros
grec est bien accueilli : Paris y vient avec Hélène; si le Pharaon
repousse le prince troyen, ce n'est pas comme étranger, mais parce
qu'il est souillé d'un crime. Les enfants de Jacob y reçoivent d'abord
une hospitalité généreuse. Ces traditions nous indiquent les voies
par lesquelles la Providence a mis l'Egypte sacerdotale en rapport
avec les autres nations.
[\) Heeren, Aegypten, IVeSect.; Ethiop., ch. III.
(2) Esprit des lois, XXI, 6.
HELATIONS INTERNATIONALES. 331
g II. L'Egypte et la Grèce.
La Grèce doit-elle les germes de sa civilisation à TÉgypte? C'est
une de ces questions d'origine et de filiation des idées qui par leur
nature même n'admettent pas une preuve complète. Au milieu de
l'obscurité qui règne et qui régnera toujours sur le berceau des
nations, l'on doit se contenter de quelques faibles lumières. Dans
les récits des auteurs anciens sur les rapports de l'Egypte et de la
Grèce, il importe d'abord de séparer les faits incertains et con-
testables des faits bisloriques. Parmi les premiers nous rangeons
les colonies égyptiennes; parmi les seconds, les relations qui s'éta-
blirent entre les deux peuples à dater du septième siècle avant
notre ère.
^'0 1. Colonisatiou.
Les peuples de l'antiquité étaient doués d'une admirable vertu
d'expansion. Les uns, animés de passions guerrières, conçurent
l'ambitieux projet de conquérir le monde, et ils ne se reposèrent
que lorsqu'une grande partie de la terre forma un seul empire;
d'autres étendirent à la fois leur domination et leurs idées par des
colonies. Les théocraties n'échappèrent pas à cette loi divine. Les
Aryens de l'Inde civilisèrent les îles de l'Archipel. Si nous en croyons
la tradition sacerdotale, les Égyptiens envoyèrent des colonies dans
toutes les parties du monde : Osiris parcourut la terre et répandit
partout l'agriculture et la civilisation. Les prêtres rapportaient des
faits plus positifs à l'appui de leurs prétentions. Selon eux « des
colons, partis de l'Afrique, établirent sur les rives de l'Euphrate
une société semblable à celle de i'Égyple : les Chaldécns étaient,
comme les prêtres égyptiens, exempts de charges publiques,
comme eux ils s'occupaient de sciences et de l'observation des
astres. Les Colchidiens et les Juifs avaient la même origine;
l'usage de la circoncision, commun à ces peuples, attestait leur
parenté. Des Égyptiens fondèrent la plus ancienne des villes
552 l'Egypte.
grecques, Argos, el la plus célèbre, Athènes. Enfin, dit Diodore,
ils se vantent d'avoir dispersé leur race dans une grande partie du
monde » (').
Les Grecs, de leur côté, faisaient remonter la source de leur
civilisation à l'Egypte. Nous ne parlons pas d'Inachus, premier
prêtre-roi d'Argos; quelques historiens voyaient dans ce person-
nage mythique, fils de l'Océan, le symbole d'une colonie venue par
la mer, probablement des rives de l'Afrique (^). Nous rangeons
aussi parmi les mythes la colonie égyptienne d'Ogygès, qui intro-
duisit le culte de Neptune dans l'Attique ('). Passons encore
l'Egyptien Lélex, que les Mégariens comptaient parmi leurs an-
ciens rois {^), pour arriver aux établissements plus célèbres de
Cécrops et de Danaiis. Le premier partit, dit-on, de Sais pour
l'Attique, vers le milieu du seizième siècle avant notre ère. Cin-
quante ans plus tard, «Danaiis, laissant les belles eaux du Nil,
qui s'enfle lorsque le soleil fond les neiges de l'Ethiopie, vint à
Argos, où il s'établit dans la ville d'Inachus, et il donna le nom
de Danaens à ceux qui portaient jadis celui de Pelages » ('). La
postérité reconnaissante exalta les bienfaits de la civilisation que
les étrangers portèrent en Grèce ; des écrivains modernes embel-
lirent encore le tableau. Cécrops défendit, suivant Pausanias, de
sacrifier aux dieux rien qui eût vie ; il voulut qu'on leur offrît
seulement des gâteaux et des parfums. Il fonda le culte de Minerve,
de Saturne et de Rhéa. La religion lui servit à humaniser les
mœurs : il institua le mariage : il réunit les hommes et bâtit des
villes(*).« A l'abri de leurs remparts, Axl Barthélémy, les Athéniens
furent les premiers des Grecs à déposer, pendant la paix, ces
armes meurtrières qu'auparavant ils ne quittaient jamais » (^).
(1) Diodor.,\,'i%, 29.
(2) Real Encyclopaedie der Alterthumsicissenschaft, au mot Inachus.
(3) Raoul Rochette, Histoire de l'établissement des colonies grecques, T. I,
p. 95.
(4) Paiisan., I, 39, 5. — Raoul Rochette, T. I, p. 101-109.
(5) Eurip. fragm., ap. Strab., Y, 22i; VIII, 371.
(6) Paitsan., VIII, 2, 1. — Macrob., Saturn., I, 10. — Athen., Deipnos.,XIII,
2. — Slrab., IX, p. 274.
(7) Barthélémy^ Voyage du jeune Anacharsis, Introduction.
RELATIOiNS INTERNATIONALES. ôÙÙ
Danaùs est aussi représenté comme initiateur : il introduisit le
culte de Minerve et d'Aphrodite : les célèbres Danaïdes, ses filles,
établirent les Tliesinophories ('). D'après ces traditions, le poly-
théisme grec serait d'origine égyptienne. Telle est en effet la
conviction qu'Hérodote puisa dans les conversations des prêtres
d'Egypte n.
Jusque dans les temps modernes , on avait admis comme un
fait certain que la civilisation grecque a sa source en Orient.
L'esprit critique du dix-neuvième siècle attaqua les traditions de
Cécrops et de Danaiis, ainsi que tant d'autres qui avaient cours
sur l'origine des institutions et la filiation des peuples. Une école
de savants, plus Grecs que les Grecs eux-mêmes, rejeta l'influence
de l'Egypte comme une fable inventée par les prêtres égyptiens et
acceptée trop facilement par les crédules Hellènes. Otfried Millier,
dont la science regrettera toujours la mort prématurée , se mit à la
tête de ces philhellènes. Son Histoire des tribus helléniques com-
mence par un véritable manifeste :
« Pausanias reprochait déjà aux Grecs d'admirer les choses
étrangères et de négliger les monuments de la Grèce. Ce reproche
frappe surtout la manie orientale d'Hérodote. Le père de l'histoire
a eu des imitateurs parmi les savants modernes. De même que les
écrivains des derniers siècles trouvaient les origines de toutes
choses chez les Juifs, nos orientalistes les cherchent chez les
Égyptiens, les Phéniciens et les Indiens. Avant tout, il faudrait
étudier la Grèce et l'Orient, au lieu de s'égarer dans de vagues
hypothèses qui n'avancent en rien les progrès de la science » ("").
L'auteur soumet ensuite la tradition de Cécrops et de Danaiis à
une vive critique :
« Cécrops l'Égyptien vient do Sais en Egypte. »
Quels sont les garants de cette émigration? Ni Homère, ni les
poètes cycliques n'en font mention. D'après les logographcs,
(ij Paumn., Il, -lO, 3-5. — Herod., M, 182, 171.
(2) Heroil, II, 50. - Cf II, 43, 49, 51, 58.
(3) (). Millier, Orchomenos iind die Minyer, p. 1-3.
554 l'Egypte.
Cécrops est autochlhone, fils delà terre. Hérodote lui-même ne
connaît pas l'Égyptien Cécrops. Il faut descendre jusqu'à Théo-
pompe pour rencontrer le fait d'une colonisation de l'Altique par
l'Egypte, et jusqu'aux scoliastes d'Alexandrie pour apprendre que
Cécrops est le fondateur d'Athènes. Qui donc a inventé la fable du
Cultivateur {') Cécrops, passant la mer malgré l'antipathie des
Egyptiens pour la navigation et les voyages? Les prêtres, qui sous
les Ptolémées se consolaient de leur décadence, en imaginant que
la moitié du monde avait été civilisée par les riverains du Nil. »
Mûller conclut que l'origine égyptienne de Cécrops est un sophisme
historique. Quant à Danaûs, il le considère comme la représenta-
tion mythique de la souche achéenne des Danaens, et qui pourrait
croire que ceux-ci fussent des Africains? Ce mythe n'a pas plus de
fondement que celui de Cécrops (').
Si la colonisation est fabuleuse, que deviennent les prétendus
rapports que l'on dit exister entre la Grèce et l'Egypte? « Lorsque
Hérodote vint en Egypte, deux siècles s'étaient écoulés, depuis
que Psammétique avait concédé des terres aux Ioniens; les Grecs,
race active, s'étaient répandus sur tout le pays. Quel fut le résultat
du contact des deux nations? L'Egypte marchait vers une rapide
décadence ; le sacerdoce fut frappé de la civilisation helléni-
que qui avait toute la force de la jeunesse et qui bientôt allait
jeter un immortel éclat. Imbus de l'idée de leur supériorité, et se
fondant sur l'ancienneté de leurs institutions, les prêtres préten-
dirent que la religion, la philosophie et les arts de la Grèce étaient
d'origine égyptienne. Les voyageurs grecs, que la réputation de la
sagesse sacerdotale attirait dans les temples, étaient tout disposés
à recevoir des traditions qui rattachaient la civilisation hellénique
à une nation aussi célèbre. Ainsi s'explique l'égyptomanie d'Héro-
dote et de Diodore et l'opinion qui s'accrédita dans les deux pays
sur la parenté des deux peuples ('). Mais quand on pénètre au fond
(\) Ce mot est en français dans le texte allemand; Millier aurait-il pensé au
tableau idyllique tracé par Barthélémy?
(2) Millier, Orchomenos, p. 99-107; Prolegomena zu einer wissenschaftiichen
Mythologie, p. 175, 176, 182-187.
(3) Muller, Orchomenos, p. 97-99.
RELATIONS INTERNATIONALES. 000
de la religion égyptienne et du polythéisme grec, on ne trouve au-
cun indice de filiation ('). L'Egypte est théocratique, tandis que la
Grèce développe librement ses sentiments religieux, comme ses arts,
sa littérature et sa philosophie. Il n'y a pas même de ressemblance
dans les noms; si quelques mythes, tels que ceux d'Osiris et
de Bacchus, paraissent avoir de l'analogie, rien ne nous autorise
à croire que les Grecs les aient empruntés à l'Egypte. N'ont-ils
pas plutôt leur source en Orient, berceau des Hellènes aussi bien
que des Égyptiens? Cette origine commune explique mieux qu'une
colonisation, dénuée de toute preuve historique et de toute proba-
bilité, les rapports qui pourraient exister entre les religions de
l'Egypte et de la Grèce. »
Nous admirons la science et la sagacité â'Otfried Millier. Si nous
osons le combattre, c'est en nous appuyant sur les noms les plus
célèbres dans le domaine de la philologie, de l'histoire et des
arts (*). Que les détails de la colonisation ne soient pas authen-
tiques, que les récits soient vagues et parfois contradictoires, qui
pourrait s'en étonner? il s'agit de faits remontant à plus de seize
siècles avant notre ère. Il est probable que \ agriculteur Cécrops et
que Danaùs n'ont jamais existé; mais cela prouve-t-il qu'il n'y a
eu aucune relation entre l'antique Egypte et la Grèce barbare? En
dépouillant les traditions des circonstances fabuleuses qui les en-
tourent, il reste néanmoins ce fait que, d'après la croyance des
Grecs et des Égyptiens, la ^civilisation de la Grèce a des liens avec
celle de l'Egypte (^). Dire que cette parenté est une invention des
prêtres, c'est avancer une hypothèse ingénieuse, mais gratuite.
Nous ne croyons plus que les corps sacerdotaux en ont toujours
(1) Haakh, Real Encyclopaedie der Alterthuraswissenschaft, T. I, p. t21.
(2) La colonisation égyptienne est admise par Ileeren, Griechenland , p. 90 ;
Creuzer, Symbolik, T. III, p. 5, 152; liaiimer, Vorlesungen uber alte Geschichte,
Ville leçon; Plass, Geschichte Griechenlands, T. I, p. 293; Hoeclc, Kreta, T. I,
p. 47-32; Ulrici, Geschichte der heilenischen Dichtkunst, T. I, p. 47; Boettiger,
Ideen zur Kunstmythologie, T; I , p. 203 ; Frdret, Mémoire sur l'origine et l'an-
cienne histoire des premiers habitants de la Grèce {Histoire de l'Académie des
Inscriptions, T. XXI, p. 7).
(3) Nous avons été heureux de voir cette opinion partagée par Niebuhr, le
grand douleur (Vortrage Uber alte Geschichte, T. I, p. 9G-97).
556
L EGYPTE.
et partout imposé à la crédulité populaire dans leur enseignement
religieux; nous ne croirons pas davantage que le monde savant a
été depuis l'antiquité jusqu'au dix-neuvième siècle la dupe des
fables historiques forgées par le sacerdoce.
Si Ton nous demande de sortir de ces généralités et de produire
des preuves positives, nous citerons Platon, Hérodote et les écri-
vains alexandrins dont les témoignages nous paraissent suffisants
pour attester l'existence de rapports antiques entre l'Egypte et la
Grèce. Platon raconte dans le Timée que Solon, voyageant en
Egypte, fut en grande considération à Sais ; les habitants de cette
ville aimaient beaucoup les Athéniens, comme ayant la même ori-
gine. Solon avouait qu'en conversant sur les temps primitifs avec
les prêtres les plus instruits dans les antiquités, il s'était aperçu
que ni lui, ni aucun autre Grec, n'en savait pour ainsi dire
rien. Un jour, voulant les amener à s'expliquer sur les vieux
âges, il leur parla de la fable de Deucalion et de Pyrrha, de
leur conservation après le déluge, de l'histoire de leur race ; il
cherchait à calculer le nombre d'années qui s'étaient écoulées ;
alors un des vieux prêtres s'écria : « 0 Solon, Solon, vous autres
Grecs, vous êtes toujours des enfants ; aucune vieille tradition n'a
mis dans vos âmes ni opinion ancienne, ni connaissance mûrie par
les années » ('). Pourquoi voir dans cette scène remarquable une
momerie sacerdotale? Ceux qui avaient bâti les pyramides à une
époque où la Grèce était encore à demi sauvage , n'étaient-ils pas
en droit d'appeler les Grecs des enfants? Mais laissons la forme
du récit ; bornons-nous à constater que dès le temps de Solon la
tradition rattachait Athènes à l'Egypte. Théopompe n'a donc pas
inventé cette fable, et les scoliastes d'Alexandrie ont pu posséder
sur ces relations des documents que dans notre ignorance des
antiquités égyptiennes nous aurions mauvaise grâce de mépriser.
La colonie de Danaiis repose sur des témoignages plus précis
que celle de Cécrops. On trouve dans l'histoire de l'Egypte un fait
qui paraît s'y rapporter. Hérodote et Manéthon racontent qu'une
dissension s'éleva entre Sélhosis (Sésostris) et son frère Hermaïs;
(I) Plat., Tim.,p. 21, sq.
RELATIONS INTERNATIONALES. 537
ce dernier émigra. Manétlion rattache cette émigration à rétablis-
sement de Danaiis en Grèce; il n'affirme pas que la colonisation
fût constatée dans les annales des prêtres; mais la discorde des
deux frères et la fuite d'Hermaïs donnent quelque- probabilité à la
tradition de Danaiis, surtout si Ton considère le mouvement d'ex-
pansion qui emportait à cette époque les Égyptiens. Vers le même
temps fut établie la colonie des Colchidiens, que Ton ne peut
révoquer en doute ('). La colonisation étant prouvée pour l'Asie,
elle devient possible au moins pour la Grèce; la croyance des Grecs
la rend probable. La rejeter en la traitant de mythe, ce n'est pas
résoudre la difficulté. Le mythe réduit à son essence dit que
Danaiis et Égyptus étaient frères(-) : c'est l'expression de la parenté
des deux civilisations.
Si Hérodote a erré en cherchant l'origine de tout le polythéisme
hellénique dans la théologie égyptienne, nous ne pouvons croire
qu'il se soit fondamentalement trompé. On écarte son témoignage
ainsi que celui de Diodore en les accusant d'égyptomanie; on
représente leurs récits comme le produit de la vanterie sacerdotale
et de la crédulité hellénique. Mais les Grecs aussi passaient pour
les plus vains des hommes. A-t-on oublié le mépris qu'ils aiïectaient
pour tout ce qui n'était pas grec, la séparation qu'ils établissaient
dans le genre humain, plaçant d'un côté la race élue des Hellènes,
et confondant le reste sous la dénomination injurieuse de Barbares?
Tacite et Pline disent que les Grecs n'admiraient qu'eux-mêmes et
qu'ils étaient de tous les peuples les plus fiers de leur gloire ("). Il
est difficile de concilier cette excessive vanité, ce dédain des choses
étrangères avec la prétendue manie que l'on suppose non-seule-
ment à un ou deux historiens, mais à toute une nation, de cher-
cher chez des Barbares l'origine de son culte, de ses arts et de sa
philosophie.
On dit que les témoignages historiques, insuffisants pour attes-
ter la colonisation, sont aussi en opposition avec ce que nous
(1) Lepsius, Die Chronologie (1er Aegypter, T. I, p. 281, 282. — liosellini,
T. II, p. 1-4. — Wilkinson, T. I, p. 57-58.
{2) Butlmann, Mythologus, T. Il, p. 177 et suiv.
(3) Tacit., Ann., Il, 88. — Ptin., H. N., HI, 6 (5).
538 l'Egypte.
savons du caractère et des tendances des sociétés théocratiques,
et spécialement de TEgypte. L'isolement est à la vérité une loi
fatale des théocraties, mais c'est une erreur de croire qu'il ait été
absolu. L'Egypte s'est trouvée placée dans des circonstances qui
auraient provoqué des émigrations, même chez un peuple étranger
à toute idée de colonisation. Des Nomades subjuguèrent les paisi-
bles riverains du Nil ; la conquête fut rude et la domination oppres-
sive : quoi de plus naturel que de quitter une patrie foulée par un
vainqueur barbare? N'est-ce pas à des invasions et à des conquêtes
que sont dues en grande partie les colonies grecques? Les Nomades
furent chassés : cette époque de mouvement et de vie surabondante
était également favorable à de nouveaux établissements. Or, les
colonies dont on attribue la fondation aux Égyptiens, coïncident
avec la domination et l'expulsion des Hycsos. Elles supposent à la
vérité la pratique de la mer, et l'horreur de l'Egypte pour la navi-
gation est certaine. Mais la difficulté disparaît devant les monuments
qui attestent les expéditions maritimes des Pharaons. Un peuple
qui a livré des combats sur mer a aussi pu envoyer des colons en
Grèce.
L'étude des antiquités égyptiennes, qui a fait des progrès si
inespérés, semblerait devoir mettre un terme à la division qui
règne encore dans la science sur les rapports de l'Egypte et de la
Grèce. Si, comme nous le croyons, les Grecs doivent les germes de
leur culture intellectuelle à des colonies, il faut qu'il reste des
traces de cette initiation dans la religion hellénique. Malheureuse-
ment il est impossible de comparer les systèmes religieux des deux
peuples. La théologie égyptienne est encore couverte de ténèbres ;
les égyptologues ne sont pas même d'accord sur l'interprétation
des hiéroglyphes. Cependant il y a une croyance que tous les écri-
vains, anciens et modernes, rapportent à l'Egypte, celle de l'im-
mortalité de rame. Les Égyptiens, quoique préoccupés de l'idée de
la mort, n'avaient pas le dégoût de l'existence individuelle qui
caractérise les sectes religieuses cl philosophiques de l'Inde; ils
n'aspiraient point, comme les Indiens, à s'en débarrasser pour se
confondre dans l'être universel ; ils maintenaient Tindividualité de
la créature en face du créateur. Dans leur croyance, la vie future
RELATIONS INTERNATIONALES. 359
se liait de plus à un principe moral : les morts subissaient un
jugement auquel personne ne pouvait échapper; leurs actions
étaient pesées dans une balance infaillible, et les peines ou les
récompenses distribuées en proportion du mérite ou du démé-
rite ('). Les Grecs avaient la même croyance. La tenaient-ils des
Egyptiens? 11 y a des rapports si particuliers entre la forme du
dogme égyptien et les mythes helléniques, qu'il est presque im-
possible de ne pas admettre un lien de parenté. Nous laissons la
parole aux auteurs de la Description de l'Êtjijpte : « Comment ne
pas reconnaître dans l'Osiris que l'on voit ici, le type original de ce
Minos que les Grecs nous montrent remplissant, armé d'un sceptre
d'or, les fonctions de juge dans les enfers? Ce monstre qui précède
Osiris, n'aurait-il pas pu fournir la première idée de Cerbère
défendant l'entrée des sombres lieux? Et quand Homère nous
montre Mercure introduisant les âmes dans les enfers, comment
n'en point reconnaître le type original dans le Thot, ce Mercure
égyptien, qui paraît enregistrer, sous les yeux d'Osiris, le résultat
de la pesée qui se fait des bonnes et des mauvaises actions des
morts?... Si l'on veut pousser plus loin ces rapprochements, on
trouvera dans les sculptures des grottes d'Élethyia, l'origine du
nocher Charon, de sa barque fatale et des fleuves de l'enfer» ... Ces
mythes n'ont pas pu prendre naissance en Grèce, ils tiennent à des
localités de l'Egypte : « On ne pouvait aller déposer les morts dans
leur dernier asile, sans traverser le Nil, ou quelques canaux qui en
étaient dérivés, ou quelques lacs formés de la surabondance de ses
eaux. De là est venu tout ce que nous voyons peint dans les hypo-
gées, et tout ce que les Grecs nous ont appris de Charon et de sa
barque, du fleuve et du marais fangeux du Cocyte »H.
En signalant ces rapports entre la religion des Égyptiens et la
mythologie des Hellènes, nous ne prétendons point que la Grèce
ait emprunté sa religion et sa culture à l'Egypte. Nous constatons
(1) Bunsen, Aegyptcn, T. VI, p. 547-558.
(2) Description de l'Egypte, T. II, p. 330. —Wilkinson signale encore d'autres
analogies entre les deux mythes (T. V, p. 433-435). D'après le savant égyptologue,
le nom même de Charon est égyptien; il est identique avec Uorus (ib., p. 484).
Comparez Uhlemann, Thoth, p. 61, s.
340 l'Egypte.
tons seulement un fait. Des relations ont existé entre les deux peu-
ples, et à l'époque où elles eurent lieu, les Égyptiens étaient plus
civilisés que les Grecs. Ne résulte-t-il pas de là que l'Egypte initia
la Grèce aux bienfaits de la civilisation? Après cela nous nous gar-
derons bien de faire des Hellènes une copie des riverains du Nil.
La langue, les institutions, les mœurs diffèrent. Dans les desseins
de la Providence, la Grèce était appelée à civiliser le monde; pour
cette baute mission, il lui fallait un génie particulier. Race d'ar-
tistes, les Grecs modifièrent, nationalisèrent en quelque sorte les
idées et les sentiments importés de l'étranger.
M° S. Rapports entre TÉgyptc et la Grèce daus les temps
historiques.
La colonisation était un fait accidentel, isolé; elle ne mit pas la
Grèce en rapport avec l'Egypte. Des relations commerciales et
politiques ne s'établirent entre les deux pays qu'à l'époque où
l'Egypte sacerdotale était déjà en décadence. Vers le milieu du
septième siècle avant notre ère, un changement de dynastie ouvrit
la terre du Nil aux Hellènes. Dans la discussion sur les origines de
la civilisation bellénique l'on n'a pas assez insisté sur l'influence
que cet événement exerça ('). Les auteurs anciens disent que les
hommes les plus éminents de la Grèce passèrent la mer, pour s'in-
struire dans les sciences et les arts des Egyptiens. Vers ce même
temps l'on voit paraître chez les Grecs, la philosophie, l'astrono-
mie, les sciences exactes qui jusque là étaient restées étrangères à
leur génie poétique. Les Hellènes ne furent-ils pas les disciples des
prêtres d'Egypte, mais des disciples qui surpassèrent bientôt leurs
maîtres?
Recueillons d'abord les traditions que l'antiquité nous a léguées
sur ces communications entre l'Egypte et la Grèce. Le fait seul de
voyages entrepris dans un but intellectuel, a quelque chose de
(1) Al. Humboldt (Cosmos, T. Il, p. 174) dit que le contact de la Grèce avec
rÉgypte, depuis le septième siècle, a exercé une influence plus durable sur la
civilisation hellénique que les colonies de Cécrops et de Cadmus.
RELATIONS INTERNATIONALES. 341
remarquable. Les anciens n'eurent guère de voyageurs allant à la
découverte de terres inconnues. Mais de la Grèce sortirent des
philosophes, des hommes d'état, des historiens, des poètes, des
artistes pour aller puiser, chez une nation renommée par sa
sagesse, des vérités religieuses, des connaissances physiques et
politiques, des inspirations pour l'imagination.
Les anciens font remonter l'origine de la philosophie à Thaïes,
et ils constatent en même temps qu'il se livra à l'élude de la sagesse
chez les Egyptiens : les prêtres du Nil, dit-on, furent ses seuls
maîtres (*j. Un autre des sept sages , le plus grand des législateurs
grecs, voyagea aussi en Egypte. Solon rappelle lui-même dans ses
poésies son séjour
« Sur un bras du Nil, près des rives de Ganope. »
Il y eut de fréquents entretiens sur la philosophie avec Psénophis
l'Héliopolitain, et Sonchis le Saïte, les plus savants d'entre les
prophètes. Ce fut d'eux qu'il entendit le récit sur l'Atlantide qu'il
se proposait de mettre en vers pour le faire connaître à la Grèce (').
Avant lui, Lycurgue avait visité les Égyptiens; il admira leur gou-
vernement; on prétend même qu'il l'imita, en séparant dans sa
constitution les guerriers des manœuvres et des artisans (^).
On dirait que les sanctuaires de l'Egypte étaient les écoles de
l'antiquité; les Grecs ne cessaient d'y affluer. Le premier philo-
sophe qui enseigna rimmorlalité de l'âme, Phérécyde, puisa ce
dogme fondamental dans les enseignements des prêtres (*). Son
disciple Pylhagore fit un long séjour en Egypte. C'était l'époque
des relations intimes entre le trop heureux Polycrate et Amasis.
Le philosophe reçut des lettres de recommandation du tyran de
Samos pour le Pharaon , mais la protection royale ne suffit pas
pour lui ouvrir l'accès des temples : il fallut, dit-on, qu'il se fît en
quelque sorte Égyptien, en se soumettant à la circoncision. Alors
il n'y eut plus rien de caché pour cet ardent investigateur de la
(1) Plutarch., De Plac. Phil., I, 3; De Isidc, c. iO. — Clem. Alex., Strom., I,
14, p. 352. — Diocj. Laërt., I, 27.
(2) Plutarch., Sol. 26 ; de Iside, c. 9.
(3) Plutarch., Lycurg., c. 4. Cf. Isocrat , Busir., § 17, sq.
(4) Cicer., Tuscul., I, 10. —C'icm. Alex., Strom., I, U. p. 3.'j2.
±2
342 l'Egypte.
sagesse; il apprit la langue sacrée et Int les livres dans lesquels
les prêtres avaient déposé lenrs observations et leurs médita-
tions ('). L'histoire a conservé le nom du prophète avec lequel
Pylhagore était particulièrement lié (^).
11 n'y a pas de nom célèbre dans la philosophie que les anciens
n'aient rattaché à l'Egypte. Le maître de Périclès et d'Euripide,
Anaxagore, qui le premier eut conscience d'un gouvernement pro-
videntiel, et Diogène, le philosophe cosmopolite qui s'inspira sur-
tout des dogmes de l'Orient, furent attirés sur les bords du Nil par
le renom de la sagesse sacerdotale^). Platon, le plus illustre de ces
visiteurs, y resta treize ans; les prêtres montrèrent à Strabon la
maison que le philosophe athénien avait habitée à Iléliopolis (').
Plutarque a recueilli une tradition intéressante sur le séjour de
Platon en Egypte. Les Lacédémoniens, en pillant le tombeau
d'Alcmène, trouvèrent une inscription en caractères inconnus;
ils s'adressèrent au prophète Chonuphis pour en obtenir Tinterpré-
lation; après plusieurs jours de recherches dans les plus vieux
livres, le prêtre répondit que le Dieu, auteur de l'oracle, conseillait
aux Grecs de déposer les armes, pour vivre dans \\x paix et la tran-
quillité, et que, s'il s'élevait des dissensions entre eux, ils devaient
les décider d'après le droit, comme il convenait à des sages. Platon
n'oublia pas cet enseignement de la religion; il expliqua dans le
même sens un oracle de Delphes ("), et dans ses immortels dialo-
gues il fit de la paix et de la concorde une loi pour les cités grec-
ques. Le philosophe fut accompagné dans son voyage par le mathé-
maticien Eudoxe, d'autres disent par Euripide. Tout ce que la
Grèce possédait d'hommes supérieurs se donnaient rendez-vous
sur les bords du Nil. On y vit des médecins (•*), des astronomes (^),
des historiens, des poêles et des artistes (^).
(1) Diog. Lacrt., VIII, 3, 11. — Clcm. Alex., Strom., I, IS, p. 354.
(2) Ocnuphi-s d'Héliopolis [Plutarch., de Iside, 10. — Ci. Diodor., 1,90.—
Strab., XIV, 439.
(3) Cedren., p. 94, B. — Diog. Laërt., IX, 35.
(4) Slmb., XVII, p. 554. — Cf. Clem. Alex., Strom., I, \b, p. 356.
(5) Plutarch., De Gen. Socr., c. 7.
(6) Clirijsippe {Diog. Larrt., VII, I8G ; VIII, 87).
(7) L'observatoire d'Eudoxe portiiil encore son nom du temps de iStrabon
(Strab. ,.XYn, 554).
(8) Diog. Laërt,, 111, 6. — Strab., I, p. 2o. — Diodor., I, 06,
UELÂTIONS INTERNATIONALES. Ô43
Qu'y a-t-il de vrai dans ces traditions? A l'époque où la philoso-
phie ancienne fit alliance avec la religion, on chercha la source des
spéculations grecques dans les dogmes de l'Orient; on fit remonter
ces rapports aux plus anciens philosophes : Pythagore et Diogène
furent mis en relation avec tous les cultes, avec tous les corps
sacerdotaux. Ces hypothèses sont évidemment fabuleuses; mais les
fables ne doivent pas jeter du doute sur les communications intel-
lectuelles qui existèrent entre l'Egypte et la Grèce. Les Egyptiens
attachaient une grande importance à ces témoignages de considéra-
tion; ils marquaient les visites des philosophes dans leurs annales;
ils montraient leurs portraits, û'il Diodore, ou des lieux et des édi-
fices qui portaient leurs noms ('). Nous avons cité les noms des
prophètes qui servirent de maîtres à Solou et à Pythagore; un savant
égyptologue dit qu'ils sont égyptiens (^). D'ailleurs les témoignages
des auteurs grecs sont positifs; si tous les détails ne sont pas
authentiques, le fait des rapports entre les deux pays est constant.
Ces relations laissèrent-elles des traces dans la civilisation hellé-
nique? Ecartons d'abord les exagérations que la tradition a mêlées
à la vérité. Nous ne prétendons pas que la paisible et industrieuse
Egypte ait fourni à Lycurgue le modèle de sa société guerrièi'e;
Solon n'a pas été chercher sur les bords du Nil le type de la démo-
cratie athénienne. Ces constitutions sont réellement autochthones;
elles germèrent dans le sol de la Grèce. Mais dans le domaine des
arts et des sciences, le génie grec, bien qu'admirablement doué de
la Providence, a pu s'inspirer d'une antique civilisation.
Ce que Diodore rapporte des emprunts faits par l'art hellénique
à l'Egypte paraît d'abord peu vraisemblable. Cependant l'élude
attentive des monuments a prouvé que les Grecs doivent aux Egy))-
liens les éléments de leur architecture: «La vieille Egypte, dit Cham-
pollion ("), enseigna les arts à la Grèce, celle-ci leur donna le déve-
loppement le plus sublime; mais sans l'Egypte la Grèce ne serait
probablement point devenue la terre classique des beaux-arts »(^).
(\) Diodor., I, Ofi.
(2) Lrpsius, Chronologie, T. I, p. 43.
(3) ChampoUion, Lettres sur l'Egypte, p. 302.
(i) Description de l'Egypte, T. I, p. 23. — RoscHini, Monumenti Civili, T. I,
544 l'Egypte.
Les connaissances mathématiques et astronomiqaes des Egyp-
tiens sont encore l'objet de vives discussions. Un des plus savants
égyptologues, après une étude consciencieuse, a émis l'opinion que
les astronomes grecs puisèrent une partie de leur science dans les
entretiens des prêtres d'Egypte , et plus tard dans les livres qui
furent traduits sous les Plolémées (').
Les rapports entre les doctrines philosophiques des deux peu-
ples, s'ils étaient constants, auraient plus d'importance que les
emprunts faits à la science. Mais ici l'histoire nous abandonne ; la
comparaison des dogmes est impossible, tant que l'on n'aura pas
pénétré les secrets de la théologie égyptienne. Cependant quelques
points sont dès maintenant hors de doute. Les savants mêmes qui
admettent le développement indépendant de la religion hellénique,
avouent qu'à dater du septième siècle, le mysticisme oriental
exerça une influence considérable sur la Grèce (^). La philosophie
subit également l'ascendant de la sagesse égyptienne. Pythagore se
disait fils d'Hermès. L'idée fondamentale de sa théologie, la mé-
tempsycose, est essentiellement orientale; Hérodote dit qu'il l'em-
prunta à l'Egypte (^). Si nous en croyons un savant égyptologue, le
philosophe de Samos aurait puisé sa théorie des nombres et de la
musique dans la science sacerdotale (*). Pythagore aimait à donner
une expression symbolique à sa pensée; les anciens comparaient
déjà ces symboles aux formules mystérieuses des Egyptiens (^). Le
philosophe imita les prêtres jusque dans le détail de leurs usages(^).
On s'est prévalu du silence de Platon sur la théologie égyptienne
pour soutenir que cette sagesse tant vantée est chimérique. Cepen-
dant les témoignages unanimes des anciens affirment que le philo-
p. 60. — Lepsius, Annali dell' Instituto di correspondenza archeologica,T. IX, p. 7.
— Boettigcr, Archa;ologieder Mahlerei, p. 26. — Hirt, Geschichte der Baukunst,
T. I, p. -103 '103, 183, 221, 223. — L'Hôle, Lettres sur l'Egypte, dans le Journal
des Savon/s, 1840, p. 606. — A7e&î</ir,Vortrage iiber alte Geschichte,!. I, p 368).
(1) Lepsius, Chronologie, T. I, p. 55.
(2) Grote, History of Greece, T. I, p. 32, 492.
(3) Diog. Laërt., VIH, 4. — Herod., II, 123.
(4) Wilkinson, Manners and Customs, T. IV, p. 197; T. II, p. 247.
(5) Plutarch., De Iside, c. 10.
(6) Diofj. Laërt., Vlil, 24, 33, 34. Cf. Herod., II, 81.
RELATIONS INTERNATIONALES. 545
sophe athénien apprit des prêtres la science des nombres et des
choses célestes ('). Si nous avions une connaissance aussi certaine
des idées égyptiennes, que des doctrines grecques, nous pourrions
suivre les traces de Tinfluence sacerdotale dans les écrits de Platon.
Le peu que les hiéroglyphes nous ont révélé sur la science des
prêtres prouve que l'on a tort de rejeter comme fabuleuse toute
influence de la théologie orientale sur la philosophie grecque.
LMmmortalité de l'âme est un des problèmes fondamentaux de
toute religion et de toute philosophie : les développements que
Platon donne à ce dogme portent l'empreinte de l'Egypte. Les
prêtres, d'après Hérodote, admettaient une durée de trois mille ans
pour les métempsycoses successives : ce chiffre se lie à la fameuse
péjiode du Phénix, conception essentiellement égyptienne (-). Pla-
ton indique le même nombre pour la migration des âmes pures (').
Le Phénix était chez les Égyptiens le symbole des âmes purifiées ;
de là vient qu'on les représentait sous la forme d'oiseaux avec des
têtes d'homme. Les Grecs adoptèrent l'idée et l'image : les âmes
pures de Platon sont ailées (*).
Voilà des faits que l'orgueil hellénique des savants modernes ne
peut pas détruire. Il y a une autre preuve tout aussi certaine des
liaisons intimes qui se formèrent entre les Grecs et les Égyptiens,
à partir du moment où l'Egypte fut ouverte à la race aventureuse
des Hellènes. L'Egypte n'était plus dans son âge de force et de
splendeur; elle était donc disposée à subir l'influence des civilisa-
tions étrangères. Un égyptologue éminent a constaté par les monu-
ments l'action que la Grèce exerça sur la religion égyptienne (^).
Dès que l'action de la Grèce sur l'Egypte est établie, celle de
l'Egypte sur la Grèce ne peut plus être contestée, car deux peuples
ne se touchent point, sans que l'un modltie l'autre.
Le commerce de l'Egypte avec le génie hellénique devint plus
fréquent, lorsque l'empire des Pharaons passa aux successeurs
(1) Cicer., De Fin., V, 20. — Aimlej., De dogm. l'Jat., I.
(2) Herod., U, 123. — Lepsius, Chronologie, T. I, p. 196.
(3) Plat., Phaedr., p. 248, E.
(4) Lepsius, Chronologie, T. \, p. 195.
(5) Le/)s«H6-, Mémoires de l'Académie de Berlin. I8S0, p. 181, ss.
540 l'Egypte.
d'Alexandre. Mais l'Egypte était alors en pleine décadence; la
Grèce elle-même était épuisée. C'était l'époque de la fusion des
doctrines et des cultes. Longtemps indifférentes ou ennemies, la
philosophie et la religion finirent par se rapprocher. La philosophie
se fit religion ; elle puisa aux dogmes orientaux comme à la source
la plus pure de la sagesse. Ne devait-elle pas avant tout s'adresser
aux monuments qui restaient de la science égyptienne? Le néopla-
tonisme dérive de l'Egypte autant que de la Grèce (').
Ainsi des colonies égyptiennes communiquent aux Grecs les
premiers éléments de la civilisation. Lorsque la Grèce, inspirée
par sa lutte héroïque contre les Perses, se jette dans la carrière des
arts et de la philosophie, elle va s'instruire dans les sanctuaires de
l'Egypte. Enfin, à la veille de la chute du monde ancien, l'Egypte
contribue avec l'Orient au syncrétisme philosophique et religieux,
qui ne fut pas sans influence sur le développement de la doctrine
chrétienne. Les Égyptiens sont donc entrés en communion avec
l'humanité. Si nous devons notre culture intellectuelle à la Grèce,
n'est-il pas juste que nous rapportions la gloire de ce bienfait au
peuple qui, d'après le témoignage des Grecs eux-mêmes, les a ini-
tiés à la civilisation?
g IH. L'Egypte et la Pliénicie.
Quelle que soit l'incertitude qui règne sur l'origine et la filiation
des idées, un fait est acquis à la science, c'est qu'il y a des éléments
orientaux dans la vie hellénique. Cependant les preuves d'une colo-
nisation égyptienne sont vagues et incomplètes. Beaucoup de savants
ont cherché à concilier la croyance des anciens à une influence
exercée par l'Egypte sur la Grèce, avec les doutes qui naissent de
l'insulTisance des témoignages historiques, en supposant que la
communication entre l'Egypte et la Grèce a été indirecte. Il y avait
dans l'antiquité un peuple doué à un haut degré du génie commer-
cial; les Phéniciens visitèrent l'Egypte et la Grèce : n'auraient-ils
pas été les intermédiaires entre les deux nations?
(I) Simon, Histoire de l'école d'Alcxandiie, T. !, p. (36.
I
UELATIONS INTERNATIONALES. 547
Des relations existaient eqtre les Phéniciens et les Egyptiens. Le
défaut (le documents ne nous permet pas de suivre le développe-
ment historique de ces rapports ; mais l'action exercée par la Phé-
nicie sur l'Egypte et par les Égyptiens sur les Phéniciens atteste
qu'ils furent intimes. 11 reste dans la langue, la mythologie et les
traditions populaires de l'Egypte des traces de l'influence phéni-
cienne('). D'un autre côté, les ressemblances entre la théologie des
Phéniciens et la science de l'Egypte sont si considérables, qu'on a
soutenu que la première est la copie de celle-ci {^). Les communica-
tions du génie sacerdotal et de l'esprit commerçant furent fécondes;
elles produisirent la découverte la plus importante pour les progrès
de l'humanité, celle de l'écriture.
Les anciens disent que les Égyptiens inventèrent l'écriture, mais
ils reconnaissent que les Phéniciens la perfectionnèrent (^). D'après
les recherches des philologues, l'invention des caractères phéni-
ciens est due au contact de la race sémitique avec l'Egypte (*).
L'empire de l'habitude maintient une écriture compliquée, quel-
qu'imparfaile qu'elle soit, témoin la Chine. Les Égyptiens n'au-
raient pas inventé l'alphabet phonétique; mais des peuples étran-
gers, parlant une langue d'un génie différent et voulant y appliquer
les signes hiéroglyphiques, furent portés naturellement à employer
les hiéroglyphes plutôt comme expression de sons que comme re-
présentation d'objets réels. Ce fut ainsi que naquit l'écriture phé-
nicienne (^). Quand le commerce des deux nations n'aurait produit
que cette grande découverte, il faudrait le considérer comme un
événement providentiel. L'écriture alphabétique est l'instrument le
plus puissant des relations internationales. Celui qui l'inventa, dit
llerder, a été un dieu pour les hommes ; c'est seulement par l'art
{\) Lepsius, Chronologie, T. I, p. 290.
(2) Movers, die Phoenizier, T. II, 1'*^ partie, p. 231 . — /c/., dans ['Encyclopédie
d'Ersch, Scct. III, T. XXIV, p. 3G7.
(3) Les Phéniciens eux-mêmes croyaient que les Egyptiens avaient invenlé
les premiers caractères {Sanchonial., fragm., p. 22, éd. Oreil). — Cf. Tacit ,
Ann., XI, 14; — Diod., ¥,74.
(4) Eivald, Geschichle des Volkcs Israël, T. I , p. 'j7i. — Iluinhuldl, Cosmos,
T. II, p. -1 SI.
(3) Lepsius, Anjiali ddl' Inslilulo arciieolugico, T. IV, p. 17,
348 l'égypte.
de fixer et de perpétuer la pensée humaine, qu'un progrès continu
est devenu possible dans le développement de Thumanité.
Les rapports entre les Égyptiens et les Phéniciens réagirent sur
le genre humain. L'Egypte était isolée, mais dans son isolement
elle développa une puissante civilisation ; les Phéniciens, race
essentiellement voyageuse, visitèrent les côtes de l'Europe, de
l'Afrique et de l'Inde; ils communiquèrent aux peuples avec
lesquels le commerce les mit en relation, les fruits de la culture
égyptienne. Les Grecs conservèrent le souvenir de cette bienfai-
sante influence, en donnant le nom de lettres phéniciennes aux
caractères qui ont servi à transmettre à la postérité les chefs-
d'œuvre de l'esprit humain (^).
Les Phéniciens n'eurent-ils pas des relations plus directes avec
la Grèce? Nous parlerons ailleurs de leurs colonies. Si nous en
croyons quelques savants, les rapports entre les Phéniciens et les
Grecs ne se seraient pas bornés à de rares établissements; une
partie de la population de la Grèce serait d'origine phénicienne.
On sait que l'Egypte fut conquise par des nomades connus sous
le nom de Hycsos. L'opinion que ces pasteurs fameux étaient un
rassemblement de peuples sémitiques, Phéniciens et Arabes, est au-
jourd'hui généralement admise. Les Hycsos, expulsés de l'Egypte,
occupèrent en partie la Palestine, en partie les îles grecques et la
Grèce continentale. Ne serait-ce pas cette émigration forcée qui a
donné lieu à la croyance d'une colonisation égyptienne? Cette
hypothèse a pour elle l'autorité de savants éminents (^). Est-elle
(1) C'est ainsi que Limburg Bromver (Histoire de la civilisation des Grecs,
T. I, p. 103), Ilaakh, Real Encyclopfedie der Alterthumswissenschaft, T. I,
p. 103), et Wachsmuth (Hellenische Altherthumskunde, T. II, p. 434-438)
expliquent les rapports entre la Grèce et l'Egypte. L'historien juif Josèphe avait
déjà émis la même opinion [C. Apion., I, -12).
(2) Cette hypothèse émise par Fréret (Mémoire sur l'origine des anciens
habitants de la Grèce, dans Y Histoire de l'Académie des Inscriptions, T. XXI,
p. 7), est adoptée par Sainte-Croix (De l'état et du sort des anciennes colonies,
p. G9) ; Clavier (Histoire des premiers temps de la Grèce, T. I, p. < 8), et Raoul
Rochelle (Histoire de l'établissement des colonies grecques, T. I, p. GO-83),
Elle a trouvé faveur en Angleterre {Tliirhvall, Geschichte Griecbenlands,
T. I, p. 73) et en Allemagne {Plass, Geschichte des alten Griechenlands, T. I,
p. 298. — Movers, Die Phoenizier, T. I, p. 43-47).
RELATIONS INTERNATIONALES. 540
fondée? Nous ne faisons que poser des questions et soulever des
problèmes; nous n'avons pas la prétention de les résoudre. Peut-
être l'avenir sera-t-il plus heureux. Pour le moment, il serait pré-
maturé d'afllrmer avec trop d'assurance quoi que ce soit sur les
origines des nations. Nous devons nous contenter de probabilités
sur les voies par lesquelles l'Egypte est entrée en communication
avec le genre humain.
§ IV. L'Egypte et les Hébreux.
IV° t. Mues Ilébreux en Kgypte.
Les doutes qu'on a élevés sur les rapports de l'ancienne Egypte
avec la Grèce, ne se présentent pas pour les relations des Hébreux
avec le royaume des Pharaons. Il est constant que les descendants
de Jacob l'ont habité et que les deux peuples ont eu une existence
commune, autant qu'elle peut l'être entre des races diverses, sépa-
rées par des préjugés religieux et nationaux. Mais de nouvelles
difficultés naissent, quand il s'agit de préciser l'influence que le
séjour des Israélites en Egypte a eue sur le mosaïsme.
Il n'y a pas de nation dans l'histoire de laquelle l'action de la
Providence soit plus visible que dans celle des Hébreux. Destinés
à conserver en dépôt le dogme de l'unité de Dieu, et à servir de
berceau à la doctrine chrétienne, les Hébreux furent dès la plus
haute antiquité mis en rapport avec le peuple théologique par
excellence. Le patriarche vénéré par l'Orient et par l'Occident
visita l'Egypte. D'après la Genèse une famine força Abraham à
chercher dans la terre du Nil la nourriture que l'Arabie lui refu-
sait ('). L'historien Josèphe ajoute qu'il se résolut d'autant plus
volontiers à aller en Egypte, qu'il désirait d'apprendre les senti-
ments des prêtres de ce pays, touchant la divinité : « s'ils étaient
mieux instruits que lui, il se conformerait à leur croyance; si
au contraire il l'était mieux qu'eux, il les convertirait à la vérité. »
Nous ne savons si le célèbre patriarche songeait à entrer dans des
discussions théologiques avec le sacerdoce égyptien, mais la pensée
(I) G'eHcw, XII , 10.
5j0 l'Egypte.
que lui prèle l'écrivain juif peint admirablement la mission reli-
gieuse du peuple de Dieu, et l'action que TÉgyple était destinée à
exercer sur lui (^).
Ce fut encore une famine qui conduisit les fils de Jacob dans la
fertile vallée du Nil. Qui ne connaît la belle légende de Josepb?
Les Israélites furent admis à s'établir sur le territoire de l'Egypte,
et ils y restèrent pendant plus de quatre siècles (-). On se repré-
sente ordinairement les Hébreux au milieu des Égyptiens, comme
une race méprisée, tenue à l'écart, foulant le sol, mais n'entrant pas
en communication avec les classes supérieures. Le récit de la Ge-
nèse ne s'accorde pas avec une supposition, qui confond l'époque
d'oppression de la tribu étrangère avec le premier temps de son
séjour. D'après la tradition hébraïque, Joseph remplit une des char-
ges les plus importantes de l'État; la caste sacerdotale lui ouvrit ses
rangs. Il épousa la fille d'un prêtre d'Héliopolis(^). Il est impossible
qu'un homme de sang Israélite ait gouverné le royaume, et que le
peuple d'où il sortait soit resté dans une condition servile. Les
deux nations se sont donc mêlées. Or l'Egypte avait à cette épo-
que atteint le plus haut degré de sa civilisation ; les Hébreux
étaient encore dans l'enfance; la race la plus civilisée a dû agir
sur un peuple jeune, ouvert à toutes les impressions {*).
La Providence veilla à ce qu'il y eût des rapports plus intimes
entre les Hébreux et le sacerdoce égyptien. Sauvé de la mort
qu'une politique cruelle avait décrétée contre lous les enfants de
la race étrangère, Moïse fut adopté par la fille du Pharaon. La
tradition {') des deux peuples le représente comme un membre
de la caste sacerdotale. Son nom même est égyptien (^). Les Actes
(I) Joseph., Antiq., I, 8, 1.
(i2) Exode, XII, 40. Le texte hébreu donne le chitTre de 430 ans. D'après Lep-
sius, les Juifs n'auraient séjourné en Egypte que pendant 90 ans (Chronologie,
T. I, p. 315). — EwaUl considère le nombre donné par le texte hébreu comme
exact (Gcschichte des Volkes Israël, T. I, p. 354). — Bunsen prouve très bien
que le séjour des Israélites a duré psndant des siècies(Aegypten,T.V,p. 404, s.).
(3) Genèse, XLI, 45, 50.
(4) Etoald, Geschichte des Volkes Israël , T. I, p. 273.
(5) Joseph., Antiq., II, 9, sq. — Munk, la Palestine, p. 118.
(G) lirugsch, Histoire d'Égyple, T. F, p. 157.
RELATIONS INTERNATIONALES.
551
des Apôtres disent que Moïse fut instruit dans toutes les sciences
de l'Égyple. D'après Josèphe et Philon {^), le sacerdoce lui com-
muniqua toutes ses connaissances, même sa philosophie ésotérique.
L'historien égyplien Manéthon fait du législateur hébreu un prêtre
d'Héliopolis, un apostat qui s'enfuit du sanctuaire pour se mettre
à la tête des Juifs révoltés. Les écrivains grecs appellent également
Moïse un prêtre égyptien; ils rapportent même l'origine des Juifs
à l'Egypte {^). L'éducation égyptienne de Moïse était un fait provi-
dentiel (^). Homère dit que l'homme réduit en esclavage perd la
moitié de son âme ; le sort des Hébreux sous la domination égyp-
tienne donne une triste confirmation aux paroles du poëte. La ser-
vitude dégrada les Hébreux; ils arrivèrent à ce degré d'avilissement
où l'homme, abruti par la souffrance et le mépris, n'a même plus
la force de vouloir un changement dans sa misérable condition.
Comment un sauveur aurait-il pu sortir du milieu d'un pareil
peuple? Dieu envoya pour délivrer les Israélites un homme de
leur sang, mais à qui l'éducation avait rendu la vie qui manquait à
la masse de la nation.
Moïse entreprit l'œuvre la plus ditricile que jamais législateur
ait conçue, celle de régénérer un peuple avili. La science du sacer-
doce ne lui vint-elle pas en aide dans le travail prodigieux de sa
législation? Les savants sont partagés sur cette importante ques-
tion. Les uns suivent la tradition à la lettre; d'après eux Moïse est
l'élève des prêtres égyptiens et sa théologie est une imitation de
leur doctrine (*). Les autres nient la sagesse sacerdotale qui doit
avoir inspiré le prophète hébreu; ils soutiennent que c'est dans les
croyances de ses pères, dans son génie et dans la révélation
divine que Moïse puisa les éléments de ses lois immortelles (°).
(4) Philon., De VitaMos., lib. I, p. 606, A, B,ecl. Turneb.
(2) Maneth., p. 4G0, sq. — Strab., XVII, p. 523.
(3) Schiller, Die Sciidung Moses.
(4) Schiller, die Scndung Moses. — De Welle, Biblisclic Dogmatiii. — liein-
ttoUl, Die bebraischen Mysterien. — Michaelia, Mosaïscbes Uecbt.
(o) Valke, Die Religion des allen Teslamenls, T. I, § \0. — Ilciiyatenbcnj, Die
AuUienlie des l'enlaleucb, T. I, p 20'i-.
552 l'Egypte.
X° s. Influence de la théologale é^^ypticunc sur le JHosaïsiue.
L'origine du débat remonte aux Pères de l'Église. Les premiers
disciples de Jésus-Christ se distinguaient à peine des Juifs; mais
à mesure que les dogmes nouveaux se développèrent, les diffé-
rences qui existent entre la loi chrétienne et le mosaïsme se firent
jour; peut-être les défenseurs du christianisme exagérèrent-ils
la distance qui les séparait d'une secte dans laquelle ils rencon-
traient les adversaires les plus acharnés. C'est sans doute sous
l'impression de ce sentiment que saint Chrysostome dit que toutes
les cérémonies des Juifs, tous leurs sacrifices, toutes leurs purifi-
cations, Y Arche, le Temple lui-même avaient leur origine dans la
gentilité ('). Comment concilier cette imitation avec la révélation
dont Moïse est l'organe? Dieu, répondent les Pères de l'Église,
voyant les Hébreux imbus de superstitions égyptiennes, maintint
les choses extérieures du culte; mais il leur imprima la sainteté en
leur donnant une signification nouvelle : c'était une voie pour éle-
ver les idolâtres à la vraie religion ('), Celte justification de la Pro-
vidence, conforme aux spéculations de la philpsophie moderne, ne
satisfaisait pas entièrement des esprits prévenus en faveur d'une
révélation positive; elle semblait reconnaître en effet que la sagesse
égyptienne était plus vieille que les traditions du peuple de Dieu.
Saint Augustin protesta contre cette induction impie : « Les pa-
triarches et les prophètes, dit-il, ont été initiés à la science de
la vie par Dieu lui-même; la prétendue antiquité des Égyptieiis
n'est que vanité et mensonge »(').
La parole puissante du Père de l'église latine domina longtemps
la chrétienté. Au dix-septième siècle, la discussion se ranima avec
vivacité. Les libres penseurs attaquèrent la divinité de l'Écriture
Sainte. Des savants distingués, sans mettre en doute l'authenticité
du Pentateuque, remarquèrent les analogies nombreuses qui se
(1) Chnjsost., Homil. VI, De Stella quam viderunt Magi.
(2) Chrtjsost., ib. — CyrilL, de Adorât., XVI. — Origen., Epist. ad Gregor.,
c. 2 {Oper., T. I, p. 31, éd. La Rue).
(3) Augmtin., De Civil, Dei, XVIII, Ô9.
RELATIONS INTERNATIONALES. 000
trouvent entre les rites de la religion égyptienne et les cérémonies
du culte juif. L'esprit de système envahissant la science, les égyp-
tologues crurent retrouver toutes les croyances, toutes les institu-
tions de rÉgyple chez les Hébreux : « Ou TÉgypte procède de la
Judée, s'écrie Kircher, ou la Judée procède de l'Egypte » [^). Deux
théologiens anglais, Marsham et Spencer poursuivirent la compa-
raison jusque dans les moindres détails (-). Les opinions des pieux
savants semblaient aboutir aux mêmes conséquences que les doutes
des incrédules: les Juifs cessaient en quelque sorte d'être le peuple
de Dieu, la sagesse égyptienne l'emportait sur l'inspiration de
Moïse, la révélation de l'Ancienne Loi était menacée ('). Les chré-
tiens fidèles, voyant s'écrouler les fondements de leur foi, combat-
tirent à outrance les interprétations qui compromettaient l'autorité
des livres sacrés. Nous résumerons rapidement le débat. Ecoutons
d'abord les égyptologues :
Remontant jusqu'à la doctrine de vie, source de la civilisation
des peuples, les égyptologues croyaient retrouver dans la science
de l'Egypte les dogmes qu'on disait être la propriété exclusive du
peuple élu ; la sagesse sacerdotale semblait même dépasser la théo-
logie hébraïque, et toucher à la doctrine chrétienne. L'unité de
Dieu et la Trinité étaient enseignées dans les sanctuaires égyptiens.
La destinée de l'homme dans l'autre vie occupa les méditations
des prêtres; ils donnèrent à ce problème capital une solution que
Moïse leur emprunta , mais qu'il crut devoir envelopper sous le
voile du mystère. Les fondements de la religion étant identiques,
les rites et les cérémonies du culte devaient être semblables. Un
signe extérieur séparait les riverains du Nil de toutes les autres
nations : la circoncision servait aussi de marque distinctive aux
Hébreux. Leur aversion pour les étrangers était la même et avait
(1) Kircher, Oedip. Aogypt., Propyl. Agonist., c. 2.
(2) Marsham, Canon cbronicus, p. 149, sqq. — Spencer, Disserlatio do TJrim
et Tliummim; — De ritual. legib. Ileb. — Les recherches des anciens égypto-
logues sont résumées dans VouyrasG da Witsius, mlilulé : /Egyptiaca, sive de
œgyptiacorum sacrorum cum hebraicis collatione.
(3) Les philosophes du dix-huitième siècle s'emparèrent de ces analogies pour
combattre la révélation de Moïse, et indirectement le christianisme (Fo/<rt(r(?,
Examen important de Milord IJolinghroke, ch. V).
5o4 l'kgypte.
la même source. Des observances multipliées el singulières étaient
communes aux deux peuples : faut-il rappeler leur aversion pour
ranimai immonde dont le nom servit plus tard à flétrir la race
maudite et misérable des descendants d'Israël? Nous ne parlons
pas des pratiques superstitieuses que les Hébreux emportèrent de
la terre d'Egypte : les prophètes s'épuisèrent en invectives inutiles
contre les dieux de matière et de boue auxquels le peuple de Dieu
resta attaché avec une rare ténacité, en dépit de son élection. La
théologie égyptienne laissa des traces jusque dans le culte que
Moïse prescrit au nom de l'Éternel. L'institution des lévites a son
origine dans la caste des prêtres ; ils étaient soumis aux mêmes
lois : leurs habillements de lin, leur manière de vivre, les purifica-
tions, les ablutions, la tonsure étaient empruntées au sacerdoce
égyptien ('). La ressemblance ne se bornait pas aux choses exté-
rieures; elle s'étendait à des rites intimement liés aux croyances
religieuses (^). Le bouc émissaire des Juifs a son type dans le bœuf
émissaire des Egyptiens (") ; le mystérieux Urim, qui révélait au
grand prêtre les volontés de Jéhova, n'est que l'application au culte
du vrai Dieu d'une superstition égyptienne(*). Les découvertes que
l'on a faites de nos jours dans les antiquités de l'Egypte nous per-
mettent d'ajouter une dernière ressemblance, et qui n'est pas une
des moins considérables. Les savants avaient déjà remarqué que les
temples des Juifs étaient construits sur le plan de ceux qui couvrent
la plaine du Nil. Les voyageurs modernes virent sur les monuments
de l'Egypte le modèle de l'arche sacrée qui renferme le Saint des
Saints (^).
(1) Schmidt, De Sacerd. et Sacr. Aegypt., p 8. — Munk, la Palestine, p. -171-
175. — Wils.,l, 6, 14.
(2) Wilkinson, Manners and Customs, T. V, p. 346-352.
(3) Herod., II, 59. — Lévitique, XVI, 21. — Wilkinson, T. II, p. 378.
(4) Wits., I, 8
(5) Description de l'Egypte, T. I, p. 51-53. Après la construction de l'arche,
l'Éternel commanda à Moïse de faire une table destinée à recevoir les objets
requis pour les libations : cette table existe également dans les temples de
l'Egypte, et chose étonnante, les proportions données dans l'Exode correspon-
dent parfaitement à celles des monuments égyptiens (Description de l'Egypte,
T. I, p.63).
RELATIONS INTERNATIONALES. 00;>
Les théologiens qui trouvaient dans l'Egypte l'origine historique
de la législation de Moïse, ne prétendaient pas nier la divinité de sa
mission. A l'exemple des Pères de l'Eglise, ils apercevaient dans
celte analogie même la sagesse des desseins de Dieu. Mais les
plans, si magnifiquement déroulés par Chrysoslome, prenaient
dans les écrits des savants modernes une couleur politique qui
blessait le sentiment religieux des fidèles. Les égyptologues disaient
avec Tacite, que les innovations devaient se cacher sous l'image du
passé. Il semblait aux croyants que ces calculs de la faiblesse
humaine rabaissaient la grandeur de Dieu, qui impose ses lois
sans tenir compte des mauvaises passions ou des erreurs des
hommes. Un théologien hollandais, pénétré de l'origine divine des
institutions de Moïse, écrivit une réfutation du système qui en
cherchait la source dans l'Egypte (').
L'embarras de l'apologiste du mosaïsme est grand. Il ne nie pas
que les Hébreux fussent imbus de superstitions égyptiennes; lais-
sant de côté les croyances populaires, il s'attache à prouver que
dans le domaine de la théologie, Moïse ne doit rien à la caste sacer-
dotale. Admettre que le grand législateur est le disciple des prêtres,
c'est supposer que la civilisation de l'Egypte est antérieure à celle
du peuple de Dieu ; or, cette antiquité n'est attestée par aucun
témoignage certain; les probabilités sont plutôt en faveur de la
race élue. Qu'est-ce après tout que la théologie tant vantée des
Égyptiens? Ce que nous en savons de plus certain consiste en inep-
ties. La doctrine de la Trinité qu'on leur attribue repose sur le
témoignage du fahulcux Hermès Trismégiste. Leur connaissance
de Dieu, de la création et de l'immortalité de l'âme a une origine
commune à tous les peuples, la raison et la tradition ; les Hébreux
n'avaient |)as besoin de puiser ces vérités à la source impure de
l'Egypte, ils y avaient été initiés par Dieu lui-même. Le défenseur
de Moïse ne conteste pas les ressemblances qui existent dans les
cérémonies du culte. Mais l'analogie ne prouve pas la parenté.
Dieu a imposé à son peuple la marque distinclive de la cir-
concision ; pourquoi y voir une imitation de l'Egypte? La sain-
{\] Witsiits, iEgyptiaca.
356 l'Egypte.
lelé du mosaïsme doit nous empêcher de chercher chez des idolâtres
l'origine des institutions que nous pouvons rapporter avec plus de
vérité à Dieu. Cependant le savant théologien sent que, faire inter-
venir à chaque pas la volonté divine pour expliquer l'institution de
cérémonies et de rites qui sont identiques avec ceux d'un peuple au
sein duquel les Hébreux ont vécu pendant des siècles, c'est en défi-
nitive un moyen d'échapper à l'évidence des faits. Il a donc recours
à une autre supposition qui concilie la divinité du mosaïsme avec
les analogies historiques. II avoue que l'Egypte ressemble à la
Judée, mais il croit que ce sont les Égyptiens qui procèdent des
Hébreux. D'antiques rapports existèrent entre les deux races;
Abraham séjourna en Egypte; Joseph la gouverna; d'après une
opinion qui ne manque pas d'autorités, les Juifs l'auraient même
conquise sous le nom de Hycsos; Moïse conversa avec les prêtres;
des liens politiques s'établirent entre l'Egypte et la Palestine ; Salo-
mon épousa la fille d'un Pharaon. Ce contact séculaire initia les
Égyptiens aux dogmes du mosaïsme. Ainsi leur science tant vantée
procède de la Révélation , de même que les spéculations des philo-
sophes grecs.
Le système qui rattache l'origine des croyances et des institu-
tions égyptiennes au mosaïsme a perdu tout crédit; mais l'incer-
titude règne toujours sur l'importante question de la transmission
de la science égyptienne aux Hébreux. L'obscurité qui couvre la
doctrine sacerdotale rend impossible une comparaison approfon-
die des dogmes de l'Egypte avec ceux de Moïse. Nous ne pouvons
procéder que par voie d'induction. Il y a un point sur lequel
s'accordent tous les auteurs juifs et chrétiens, qui ont écrit sur
le mosaïsme. Philon, Mahnonidc, Eusèbe, Origène, saint Jérôme,
saint Chrysostome avouent qu'il y a des analogies considérables
dans les institutions religieuses des Hébreux et des Égyptiens. La
ressemblance est telle que l'historien juif Josèphe, répondant à
l'Égyptien Apion, dit qu'en insultant aux rites des Hébreux, il
attaquait, sans le savoir, les anciennes cérémonies de sa patrie.
Les emprunts faits par Moïse à l'Egypte se bornent-ils au culte?
On l'a prétendu ('). Cette opinion est contraire à la nature des
(1) Encyclopédie d'Ersch, Sect. Il, T. III, p. 328.
ï
RELATIONS INTERNATIONALES. 357
choses; on doit la rejeter, abstraction faite de tout témoignage
historique. Le culte est la forme extérieure d'une conception théo-
logique. Si les cérémonies varient d'une religion à l'autre, c'est
parce qu'elles expriment des dogmes différents; ainsi le culte et
ridée religieuse se confondent. Concevrait-on qu'un peuple em-
pruntât au christianisme sa liturgie, sans adopter en même temps
les croyances dont le rituel est l'expression? Si le culte des Hébreux
procède de la religion égyptienne , nous pouvons hardiment con-
clure que leur théologie a la même source. Il y a une analogie qui
établit un rapport incontestable de parenté entre la théologie égyp-
tienne et le mosaïsme. La circoncision était en usage chez les rive-
rains du Nil et chez les Hébreux. Ewald, le savant historien du
peuple d'Israël, nous apprend qu'elle a son origine en Egypte.
Était-ce une simple pratique , sans lien avec la religion? Ce qui en
prouve l'importance, c'est que les prêtres devaient nécessairement
être circoncis ('). La circoncision avait donc une signification reli-
gieuse : c'était comme une consécration des croyants au service de
Dieu. Tel est aussi le sens de la circoncision chez les Hébreux :
c'était un véritable sacrement, dit Ewald, par lequel les enfants
d'Israël entraient dans la communion deJéhova ('). En empruntant
un sacrement à l'Egypte, le mosaïsme a constaté par un signe
extérieur le lien qui le rattache à la théologie égyptienne. Ce n'est
pas à dire que Jérusalem soit la reproduction de Memphis. Moïse
est supérieur à ses maîtres. Il a rejeté les castes: cet abandon d'un
élément intimement lié à l'organisation de l'Egypte nous autorise à
admettre que dans le domaine théologique il a également dépassé la
science sacerdolale.
Nous touchons à la fin de cette interminable discussion. Si ce
n'étaient les préjugés religieux, il y a longtemps qu'elle aurait reçu
une solution délinitive. Mais la croyance d'une révélation miracu-
leuse aveugle tous les écrivains orthodoxes; elle iniluencc ceux-là
mêmes qui n'ont plus de chrétien que le nom. Un illustre écrivain,
théologien tout ensemble et philosophe, rejette presque avec dédain
(\] Uhlemann, yEgyptische Alterlhumskunde, T. [I, p. G1,
(2) Etcakl, Gescliichte des Volkes Israël, T. H, p. 97-102.
23
558 l'Egypte.
l'idée que le mosaïsme ait ses racines en Egypte. Mais comment
Bunsen échappe-t-il à l'évidence des faits? Il nous renvoie en Asie,
berceau commun des deux peuples ('). L'hypothèse est peut-être
fondée; mais il nous faut autre chose qu'une affirmation pour y
croire, il nous faut des témoignages; en attendant qu'on les pro-
duise, nous nous en tenons à ceux qui constatent les nombreuses
et importantes analogies qui existent entre le culte des Hébreux
et celui des Égyptiens. Quand on ne se laisse pas dominer par
les préjugés chrétiens, les origines du mosaïsme s'expliquent
comme celles de toute institution humaine : il procède du passé, il
tient au présent et il touche à l'avenir. Pour être accepté par le
peuple, il devait se rattacher aux croyances populaires ; ces croyan-
ces, souillées par les superstitions égyptiennes, avaient eu plus de
pureté du temps des patriarches; un retour à la foi des pères était
déjà un progrès. Moïse s'inspira aussi des spéculations des prêtres :
tout atteste que le sacerdoce s'était élevé à la notion d'un Dieu
suprême, bien qu'il soit difficile de préciser la nature et la portée
de sa doctrine. Mais le mosaïsme n'est devenu une religion puis-
sante, et la prophétie d'une religion plus puissante encore, qu'à la
condition dapporler un nouvel élément dans le développement de
la théologie. Les grands révélateurs, tout en prenant leur point de
départ dans le passé, le transforment; c'est ainsi que se réalise le
progrès conlinu de l'humanité. Quel est le principe nouveau du
mosaïsme? L'on a relevé les rapports remarquables qui se trouvent
entre les commandements de Moïse et la morale égyptienne(^). Nous
voulons bien les admettre. Mais il y a dans les lois que le législa-
teur hébreu donna à son peuple sur le mont Sinaï une défense que
l'on chercherait vainement en Egypte : « Je suis l'Éternel ton
Dieu; tu n'auras point d'autres dieux devant ma face, tu ne feras
point d'image taillée, ni aucune ressemblance des choses qui sont
là haut dans les cicux, ni ici-bas sur la terre; tu ne te prosterneras
pas devant elles et tu ne les serviras point. » Le premier parmi les
législateurs de l'antiquité, Moïse fit de l'unité divine le domaine
{i) Bunsen, .Egypten , T. IV, p. 18.
(2) Vhlemann, Thoth, p. 117; .Egyptische Althcrthiimskunde, T. IF, p. 77.
DÉCADENCE DE l/ÉGYPTE. ùl)\)
commun dini peuple. Par là il l'emporte sur la sagesse, quelque
grande qu'on la suppose, du sacerdoce égyptien.
Cette appréciation des origines du mosaïsme rend justice et au
grand législateur des Hébreux et au sacerdoce égj ptien. Moïse est
l'intermédiaire par lequel la sagesse de Tan tique Egypte fut com-
muniquée au monde. Les Juifs étaient une race théologique comme
les ÉgyplieiLs; les deux peuples avaient une mission religieuse.
Celle des Juifs s'est accomplie d'une manière éclatante; mais pour
s'être exercée dans le silence des temples, l'influence du sacerdoce
égyptien n'est pas moins importante.
CHAPITRE IV.
DISSOLUTION DE L'EGYPTE SACERDOTALE.
L'Egypte sacerdotale a rempli sa mission en communiquant des
germes de civilisation à la Grèce et en initiant Moïse à la doctrine
de ses prêtres; seule peut-être parmi les nations anciennes, elle
commence une tâche nouvelle, au milieu de sa décadence. La
pieinière |)arlie de son existence s'était écoulée dans sa vallée soli-
taire; la dernière fut mêlée au mouvement général qui emportait
le genre humain vers de meilleures destinées. La fusion des systè-
mes religieux et philosophiques de l'antiquité prépara la naissance
du christianisme et en favorisa ensuite le développement. L'Egypte
était le lieu marqué par la Providence où ce travail devait se faire;
elle était le lien naturel entre l'Orient et l'Occident; par les idées
comme par sa position géographi(|ue, elle touchait aux ôvaw mon-
des. Mais pour devenir le centre intellectuel de l'antiquité, elle
devait dépouiller ses formes tliéocratiques cl se rapprocher Ovs
360 l'Egypte.
autres peuples. Le contact avec la Grèce produisit celte révolution.
Déjà Tanlique constitution était en décadence ; on avait vu un
prêtre occuper le trône et ensuite l'unité nationale se briser, sous
la domination de douze chefs. L'un d'eux, Psammétique, pressen-
tit la ruine de l'Egypte sacerdotale et la nécessité de la mettre en
rapport avec l'étranger. Des pirates ioniens et cariens ayant été
obligés de relâcher en Egypte, le roi fit alliance avec eux. Parvenu
à la royauté par le secours des Grecs, il les récompensa en leur
distribuant des terres et des habitations. Ce fait seul était le signe
et l'annonce d'une révolution. Des étrangers, des hommes impurs,
admis comme alliés à habiter la terre sacrée du Nil ! Un acte aussi
impie devait soulever contre Psammétique les puissantes castes
des prêtres et des guerriers, qui par intérêt ou par conviction
étaient attachées aux vieilles idées. Le roi chercha à se fortifier par
l'appui des Grecs (') ; il prit à sa solde un grand nombre de mer-
cenaires ; il ne craignit pas de témoigner publiquement ses préfé-
rences, en donnant les plus hautes fonctions aux étrangers. Irritée
de cet abandon des traditions nationales, la caste des guerriers
sortit en masse de rÉgypte, au nombre de deux cent quarante mille,
et se dirigea vers l'Ethiopie. Ces premiers émigrés ne tentèrent
pas de renverser un ordre de choses qui leur ôtait leurs privilèges;
ils se contentèrent de fonder une société où ils pussent vivre de
leur ancienne existence; d'après le témoignage d'Hérodote C*), ils
répandirent la civilisation chez les Barbares au milieu desquels ils
s'établirent. Les historiens grecs disent que Psammétique essaya
de retenir les guerriers égyptiens. Leur émigration affaiblissait
à la vérité l'Egypte, en la privant de sa force armée, mais elle
délivrait aussi le roi de l'opposition d'une caste dont les droits
s'accordaient mal avec ses projets et les exigences de sa situation.
Il contracta alliance avec les Athéniens et quelques autres peuples
de la Grèce. Psammétique commença l'œuvre de transformation
qui en quelques siècles devait faire' un état grec de l'héritage des
(1) Hcrocl.,U, 152, 134.
(2) Herod., II, 30. — Heeren, De militum aegyptiorutn in yEthiopiam migra-
tione et coloniis ibi conditis {Comment. Societ. Gaetling., T. XII, p. 48).
DÉCADENCE DE l'ÉGYPTE. 361
Pharaons. Il aimait tellement la Grèce, dit Diodore, qu'il fit
apprendre à ses enfants la langue de ce pays. Il confia aux Ioniens
établis en Egypte d'autres enfants, pour leur enseigner le grec; ces
Égyptiens hellénisés formèrent la caste des interprètes. La création
d'un corps destiné à servir d'intermédiaire avec la race hellénique,
dénote les progrès de la révolution qui s'opérait dans la société
égyptienne. Sous les anciens Pharaons, l'Egypte avait été presque
inaccessible aux autres nations. Psammétique recevait hospitalière-
ment tous les étrangers qui venaient visiter la vallée du Nil(').
Sous son successeur eut lieu la célèbre circumnavigation de
l'Afrique, dont nous parlerons ailleurs; il est vrai que ce furent
des marins phéniciens qui l'exécutèrent, mais le projet seul d'un
voyage pareil conçu ou du moins approuvé par un Pharaon, était
une révolution (^). C'est aussi au fils de Psammétique qu'Hérodote
attribue le premier dessein du canal de jonction entre la Mer Médi-
terranée et la Mer Rouge. D'après l'historien grec, cent vingt mille
hommes déjà avaient péri dans l'exécution des travaux, lorsque
Nékos les fit discontinuer; le vieux génie égyptien s'était réveillé;
un oracle avertit le roi « qu'il travaillait pour les Barbares » . Mais
quand le passé lutte contre l'avenir, le résultat n'est jamais dou-
teux. L'Egypte continua à marcher dans la voie des innovations
ouverte par Psammétique, les relations avec la Grèce se multi-
plièrent; le silence des sanctuaires fit place au bruit et aux agita-
tions du commerce. Sous les derniers Pharaons la dissolution de
l'Égyple théocratique est accomplie. Amasis n'appartenait pas aux
castes supérieures; il mêla son sang à celui d'une femme étran-
gère; ami déclaré des Grecs, il donna aux marchands des places
pour élever des temples et des autels (^). VUellénion {*) s'éleva à
côté des édifices consacrés aux divinités nationales. Les dieux des
deux peuples consentant à vivre ensemble, la séparation entre les
(1) Diodor., I, 67. — //ero(/., II , 134.
(2) Herod., IV, 42.
(3) Ilerod., II, 158, 181, 178.
(4) L'IIellénion était un temple bâti à frais communs par des cités ioniennes,
doriennes et éolieunes. Toutes ces villes avaient le droit d'y établir des juges
[Herod., II, 178).
362 l'Egypte.
hommes n'avait plus de raison d'être. Les établissements grecs,
d'abord limités à Naucratis, s'étendirent sur toute l'Egypte; les
31ilésiens, les Lesbiens, les Samiens y fondèrent des cités portant
des noms helléniques (').
L'Egypte ne put devenir commerçante, sans cesser d'être théo-
cratique, et la théocratie était liée si intimement à la vie de la
nation que la ruine de l'une entraîna la décadence de l'autre. Ama-
sis ne cachait pas le mépris que lui inspiraient les dieux égyptiens;
11 afîectait d'envoyer des offrandes aux temples de la Grèce ('). Sous
son successeur, l'Egypte devint la proie d'un conquérant asiatique:
une seule bataille suffit à Cambyse pour s'emparer de l'empire des
Pharaons. La conquête fut dure, la domination étrangère oppres-
sive. Les violences brutales du fils de Cyrus contre le sacerdoce
égyptien sont l'œuvre d'un despote asiatique aveuglé par le fana-
tisme. Mais Dieu se sert même de nos mauvaises passions pour
l'exécution de ses desseins. La théocratie devait disparaître. L'his-
toire ne nous dit pas si la doctrine de Zoroastre exerça une action
sur l'Egypte. La chose est peu probable; mais du moins la victoire
des Perses déposa dans la vallée du Nil une nouvelle doctrine à
côté de la théologie indigène. Les dogmes orientaux s'y donnaient
rendez-vous; la conquête d'Alexandre acheva l'œuvre de Cambyse.
Jusque-là les idées helléniques avaient eu besoin de la protection
des Pharaons; elles se répandirent maintenant sans obstacle;
l'Egypte devint un royaume grec. L'invasion des éléments étran-
gers ne s'arrêta pas à la civilisation de la Grèce. Alexandre, avec
l'instinct du génie, marqua la place où devait s'élever la ville
célèbre qui porte son nom : entrepôt du commerce du monde, elle
devint en même temps le centre du mouvement intellectuel et reli-
gieux des derniers siècles de l'antiquité.
(1) Lelronne, De la civilisation de l'Egypte depuis l'établissement des Grecs
sous Psammétichus [Revue des deux Mondes, 1845, T. I, p. 632-638).
(2) Herod., Il, 17i, 182.
LIVRE QUATRIÈME.
CHAPITRE I.
CONSIDERATIONS GENERALES
§ I. Les Hébreux, le peuple de Dieu.
Les Hébreux se croyaient un peuple élu, le peuple de Dieu.
Cependant cette race privilégiée a été frappée de réprobation.
Ceux-là mêmes qui révèrent les livres sacrés des .luifs comme la
source de leurs croyances, les accablent de mépris et d'analhèmes :
« Peuple monstrueux, s'écrie Bossuet, qui n'a ni feu ni lieu ; sans
pays cl de tout pays; autrefois le plus licurcux du monde, mainte-
nant la fable el la bainc de tout le monde; misérable sans être
plaint de qui que ce soit; devenu dans sa misère par une certaine
malédiction, la risée des plus modérés. » Demandez aux écrivains
calboliques |)our(iuoi Celui dont ils célèbi'cnt la bonté conserve un
peuple de malbeureux; ils vous répondront : « C'est afin de faire
oG^
LES HEBREUX.
durer l'exemple de sa vengeance » {'). « La race d'Israël est marquée
d'un signe plus terrible que celui de Caïn ; sur son front une main
de fer a écrit : Déicide «(^j ! Tandis que les défenseurs du catholi-
cisme poursuivent dans les Juifs les ennemis du Christ, les philo-
sophes du dix-huitième siècle les attaquent comme les précurseurs
d'une religion dans laquelle ils ne voient qu'abus et erreurs; tra-
vestissant l'élection divine en une marque d'avilissement, ils se
plaisent à représenter le peuple élu comme une horde barbare et
sanguinaire f ). A entendre ce concert d'imprécations et d'injures
contre une race déchue, et victime pendant des siècles de l'oppres-
sion la plus cruelle, on croirait que le monde est gouverné par un
Dieu de vengeance et de sang. Cependant le Dieu que nous ado-
rons est un Dieu de bonté et de miséricorde; le progrès des senti-
ments et des idées ne profilera-t-il pas à la nation qui a préparé
l'avènement d'une ère nouvelle, bien que dans son aveuglement elle
ait méconnu la lumière sortie de son sein?
Les Hébreux sont un peuple théologique par excellence {*). Les
nations païennes se glorifiaient comme les Juifs d'être des races
élues; mais le but qu'elles poursuivaient était l'ambition, la con-
quête, ou une civilisation particulière et nationale. L'alliance
d'Abraham avec Jéhova a une plus haute destination. S'il est béni,
lui et ses descendants, c'est pour qu'il garde la croyance d'un
Dieu unique à travers toutes les vicissitudes de la misère et de
l'esclavage, jusqu'à ce que le Désiré des nations vienne accomplir
les promesses en communiquant la vérité au monde entier. La
philosophie (*) accepte la qualification de peuple prophète que
les chrétiens donnent aux Juifs (^); mais élargissant le cercle de
(1) Bossuet, Sermon sur la bonté et la rigueur de Dieu à l'égard des pécheurs
(Sermons, p. 320, s., édit. de Versailles).
(2) Lamennais, Essai sur l'indifférence, ch. XXIII.
(3) « Les Juifs, dit Voltaire, sont un peuple de brigands... Les Hurons, les
Canadiens, les Iroquois ont été des philosophes pleins d'humanité, comparés
aux enfants d'Israël » (Examen de Milord Bolingbroke, ch. VII).
(4) « Eine priesterliche Nation n(Mendelssohn, Jérusalem , p. 276).
(5) Schiller, Die Sendung Moses.
(6) S. Aitgustin.,c. Faust., II, 17; « Cujus populi (Hebrœi) et regnum et
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 565
rtiumanitc, elle voit dans ranliquité tout enlière la prophétie d'un
nouvel ordre social. Quelle place les Hébreux occupent-ils dans le
développement de l'unité humaine?
§ II. D'où procèdent les Hébreux?
Les Hébreux rapportaient les dogmes dont ils étaient déposi-
taires à une communication directe avec Dieu. La révélation sur-
naturelle n'est pas du domaine de l'histoire ; les miracles ne
s'adressent qu'aux croyants. La philosophie n'admet d'autre révé-
lation de la vérité que celle qui se fait successivement et progressi-
vement par l'intermédiaire de l'humanité. Remontons donc aux
sources du mosaïsme et voyons quels éléments nouveaux il a appor-
tés à la civilisation. La question de la filiation des idées est aussi
difficile pour les Hébreux que pour les Égyptiens et les Grecs. On
croit généralement qu'ils vécurent isolés; à vrai dire, leur isolement
fut plus apparent que réel. La croyance d'une révélation immédiate
a donné cours à l'opinion que Dieu choisit une race pour la mettre
à part ; mais quand on s'élève au-dessus de la tradition de Moïse
pour embrasser celle du genre humain, on remarque une commu-
nion constante entre les nations. Les Juifs, plus que les autres
peuples, devaient être mis en rapport avec les doctrines reli-
gieuses de l'antiquité; en effet, dans leur sein s'élaborait un dogme
qui s'inspira des croyances du passé, tout en éclairant l'humanité
d'un rayon nouveau de la vérité éternelle (').
Les livres saints ont conservé le souvenir d'antiques liaisons qui
existèrent entre les Hébreux et l'Orient. La table ethnographique
de la Genèse, qui a servi de point de départ à la science moderne
pour reconstruire la filiation des peuples, atteste que les relations
internationales des Hébreux furent beaucoup plus étendues que
sacerdotium prophetia erat venluri régis et sacerdotis ad regendos et conservan-
dos fldeles. »
(I) Reynaud, dans V Encyclopédie Nouvelle, au mot Zoroaslre. — Vacberot,
Histoire critique de 1 "école dAlcxandric, T. I, p. 131.
566 LES HÉBREUX.
l'on n'est disposé à le croire ('). Dès leur berceau, la Providence
les conduisit en Egypte et initia leur grand législateur à la sa-
gesse sacerdotale. 11 est vrai que iMoïse, pour prévenir le contact
des Israélites avec des nations livrées à l'idolâtrie, essaya de les
isoler; il alla jusqu'à ordonner l'extermination des habitants de la
Terre Promise; mais cette œuvre cruelle ne fut exécutée qu'en par-
tie. Les Hébreux se mélangèrent avec les indigènes, tribus sémiti-
ques dont une branche occupait la Pbénicie, et ils subirent leur
influence ('). C'était un lien entre les Juifs et les populations de
l'Asie occidentale.
La Palestine, par sa position, était un lieu de passage pour les
conquérants. L'histoire des Hébreux se lie presque sans interrup-
tion à celle des grands empires qui se formèrent dans l'Orient. Il
est presque impossible que ce long contact n'ait pas eu une action
sur le peuple de Dieu. La découverte des ruines de Ninive a révélé
de singulières analogies entre les symboles de l'art assyrien et
les animaux surnaturels qui jouent un si grand rôle dans les
visions des prophètes (^). Le symbolisme asiatique s'est transmis
au christianisme : les animaux qui furent choisis pour représenter
les quatre évangélistes appartiennent aussi à la sculpture assy-
rienne (^). 11 est problable que l'emprunt ne se borna point aux
figures du langage. Ce qui nous le fait supposer, c'est que plus tard
l'influence des conquérants sur les Hébreux s'étendit jusqu'au
domaine des croyances religieuses.
Les Hébreux finirent par être absorbés dans l'empire assyrien.
Les vaincus furent emmenés en captivité à Babylone. Nous pou-
vons avec les prophètes déplorer les misères de leur servitude, tout
en croyant que, dans les desseins de la Providence, la captivité était
un instrument de l'éducation religieuse du peuple élu. Après l'exil,
le mosaïsme est animé d'une vie nouvelle. C'est alors que le dogme
de l'immortalité de l'âme paraît pour la première fois dans la litté-
(■1) Ewald, Geschichte des Volkes Israël, T. I, p. 270 et suiv.
(2) Movers, Die Phoenizier, T. I, p. 8 et suiv.
(3) Laijard, Nineveh and its Remains, T. II, p. flO.
(4) Raoul-Bochelle, Journal des Savants, 1830, p. 35.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 367
i-ature hébraïque, et avec des caractères qui supposent nécessaire-
ment une influence du mazdéisme ('). Après la conquête des Perses,
les Juifs se trouvèrent en rapport direct avec la race zende. Ces
liaisons séculaires modifièrent la foi du peuple conquis ('). Le
mosaïsme se partagea en diverses sectes, preuve certaine de l'in-
vasion de nouvelles doctrines; ces sectes, sauf celle qui s'en tenait
à la lettre delà loi, adoptèrent en partie des croyances orientales (').
§ III. Progrès réalisé par le Mosaïsme.
Ainsi les Hébreux procèdent de l'Egypte, de la Chaldée et de
l'Aryane. Quel progrès ont-ils accompli dans le développement
de l'humanité ? C'est à juste titre que le peuple élu se glorifie d'être
le dépositaire du dogme de l'unité divine : dans aucune des reli-
gions anciennes, cette grande vérité n'est enseignée avec l'évi-
dence qu'elle a dans la Genèse. Nous ne parlons pas des nations
livrées au polythéisme, chez lesquelles l'unité de Dieu est à peine
aperçue par les sages : même dans les religions de l'Orient, qui
découlent d'une théologie plus profonde. Dieu n'est pas repré-
senté comme créateur. Chez les Indiens la notion de la Divinité
se perd dans le panthéisme : dans la doctrine de Zoroastre ,
Ormuzd est bien le père des êtres, mais il n'est que l'ordonnateur
de l'univers. Jéhova est le principe unique, c'est lui qui crée le
(1) Tijchsen, De religion um zoroastricarum apud cxteras gentes vestigiis
[Comment. Societ. Goettiiuj., T. XVII, p. 4-15).
(2) Rkode (die lieiiige Zendsagc) poursuit le parallèle du mosaïsme et de la
religion de Zoroastre jusque dans les détails. Il trouve dans le mazdéisme le
dogme de la chute (p. 391-394), les doctrines f[ui se rattachent à la pureté, à
l'impureté, les purifications, etc. (p. 45"-46l).
Munie signale une ressemblance de détail qui est surprenante. Dans le Boun-
(/e/iesc/idcsParses, ch.XlV,on trouve la division des animau.\.en purs et impurs;
la condition principale de la pureté est le sahot divisé. Les ImIs de Manou (V, li J
proscrivent également les quadrupèdes cpii nont pas le sabot divisé, i)aliculière-
ment le porc; les ruminants paraissent être préférés. On retrouve la règle et
l'exception dans la loi de Moise [/« Palestine, p. ]61).
(3) Les Pharisiens et les Esséniens [Neander, Gcschichle der cliristlicheu
Religion, T. I, p. 68, l'i., 77, 80, 81).
368
LES HEBREUX.
monde. Où Moïse a-t-il puisé ce dogme fondamental? Un philoso-
phe français dit qu'il l'emprunta à la science égyptienne ('). La
chose est possible, et même probable; mais notre connaissance
de l'Egypte est encore trop imparfaite, pour que l'on puisse rien
affirmer. En supposant que le législateur hébreu ait pris le germe
de son idée dans la doctrine du sacerdoce égyptien, il faut recon-
naître qu'il lui donna des développements que ses maîtres n'avaient
point soupçonnés. Quelle que fût la sagesse dont les prêtres se
vantaient, le peuple qu'ils dominaient resta livré à la plus gros-
sière idolâtrie, et eux-mêmes pratiquaient un culte qui implique
le polythéisme. La croyance de l'unité divine, si elle existait, resta
cachée dans les ombres des sanctuaires. Avec Moïse, elle cesse
d'être le privilège de quelques hommes, pour s'incarner dans une
nation, et devenir le fondement de son existence. Le progrès réa-
lisé par le mosaïsme est immense ; mais il ne s'est pas accompli
sans lutte, ni d'une manière aussi complète qu'on se plaît à le
croire.
Les Hébreux, confondus pendant leur séjour en Egypte parmi
les dernières castes, étaient profondément imbus des erreurs du
polythéisme. Moïse fit de l'idée de Dieu l'instrument de l'éducation
de son peuple, mais il ne la présenta pas dans sa pureté. Comme
toutes les nations de l'antiquité, les Juifs voulaient avoir un Dieu
à eux, un protecteur spécial. Moïse leur montra ce protecteur dans
Jéhova : c'est lui qui les a conduits hors de l'Egypte, c'est leur
roi('); mais c'est aussi un Dieu tout-puissant (^), et comme tel
unique (''). L'unité de Dieu était un germe déposé par le génie
de Moïse dans sa religion pour les âges futurs plutôt qu'un dogme
à l'usage des anciens Hébreux. Ceux-ci étaient si loin de com-
prendre la haute conception de leur législateur, qu'ils admet-
taient des dieux ennemis à côté de Jéhova ; ils les détestaient,
(1) Reynmid, ûansVEncyclopédie Nouvelle, T. VIII, p. 794.
(2) Deutéron., IV, 35, 39; XXXIII, 5; — I Samuel, VIII, 7; X, 18, 19. —
Michaelis, Da.s Mosaische Recht, T. I, p. 212-214.
(3) Deutéron., X, 17. 1 4. — Exod., XIX, 6. — Mimk, la Palestiue, p. 143.
(4) Lcssing, Erziehung des Menschengeschlechts, no» 11-13.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 369
mais ils y croyaient ('). Jéhova n'était pour eux qu'une divinité
tutélaire qui, demeurant, combattant, voyageant avec ses défen-
seurs et partageant leurs inimitiés, traitait les dieux étrangers
en compétiteurs qui lui étaient odieux, en rivaux dont elle était
jalouse, dont elle voulait renverser les autels pour élever ses
autels, et détruire les peuples pour faire place à son peuple (^).
Les Hébreux ne restèrent pas même fidèles à leur Dieu national;
quand ils ne trouvaient pas en lui Tappui qu'ils cherchaient,
ils l'abandonnaient pour les dieux étrangers; toute leur histoire
est une lutte entre le monothéisme de Moïse et les tendances idolà-
triques du peuple. Cependant l'idée de l'unité survécut à ces allé-
rations ; elle finit par triompher, et elle servit d'étoile à l'humanité
pour la guider vers de nouvelles destinées.
Les conséquences du dogme de l'unité divine sont incalculables.
L'unité de Dieu entraîne logiquement l'unité de la race humaine ;
de là découlent les grands principes de fraternité et d'égalité qui
sont la religion de l'humanité moderne. On les trouve en germe
dans le mosaïsme. Procédant de l'Orient, les Hébreux conser-
vèrent dans leur état social et dans leurs institutions des traces du
régime théocratique qui domine dans le monde oriental. En appa-
rence, le mosaïsme est une théocratie (^) : il repose sur une alliance
directe avec la Divinité : les lois émanent de Dieu : Jéhova est le
roi du peuple élu (*) : une tribu est consacrée héréditairement à
son service. En réalité, la constitution est moins une théocratie
que l'union , la confusion de l'ordre civil et de l'ordre religieux.
L'Etat a son principe dans Jéhova ; les devoirs envers l'État sont
des devoirs religieux; pas dévie civile, toute l'existence est un
(1) Jufjes, XI, 23, s.; — Exode, XV, M.
(2) Meiners, Comment. Societ. Goetting., T. I, p. 93. — Benj. Conslant, De la
religion, T. II, p. 170, note 2. — Leasing, Mehreres aus den Papiercn des Unge-
nannten (T. X, p- 2G, édit. de Lachmann). — Ewald, Geschichte des Voikes
Israël, T. II, p. i09.
(3) C'est un écrivain juif, Josèphe, qui le premier a appelé la constitution de
Moïse une théocratie {C. Apion., IF, 46;. Spinoza dit aussi que le gouvernement
des Hébreux était théocratique (Tract, theolog. polit., c. XVII).
(4) Saalsrhiitz, D;is Mosaïsche Recht, T. I, p. 2 et siiiv.
570 LES HÉBREUX.
culte ('). Il y a loin de l'unllé religieuse de la société à la théocratie,
telle qu'elle est organisée dans l'Inde ('). Ce qui caractérise le régime
indien, c'est la domination absolue d'une caste de prêtres, seule
initiée à la loi religieuse, c'est l'inégalité fondée sur la création.
Chez les Hébreux, la création de la race humaine repose sur l'unité
et non sur la division; tons les hommes descendent d'Adam, ils sont
donc fondamentalement égaux. Dans cet ordre d'idées, la tribu des
Lévites ne pouvait pas être une caste; c'est une magistrature héré-
ditaire, déléguée à une tribu qui est vouée spécialement au service
de Dieu i""). La connaissance de la religion n'est pas le patrimoine
exclusif des Lévites; tous les Juifs sont initiés, l'unité de Dieu est
le domaine commun des enfants d'Israël. L'égalité religieuse éclate
avec évidence dans l'institution remarquable des prophètes. Tout
Juif et même tout étranger peut parler au nom de Dieu : sa voix
est écoutée, ses paroles sont des lois; car le peuple élu doit obéir
à Jéhova quand il annonce ses volontés par la bouche d'hommes
inspirés (^). Il est si vrai que l'égalité religieuse est de l'essence du
mosaïsme que de son sein est sortie la magnifique prophétie que
dans l'avenir tout homme sera prêtre (').
L'égalité religieuse devait conduire à l'égalité civile, puisque la
religion et l'Etat ne faisaient qu'un. Tel est le fondement des
célèbres institutions de Vannée sabbatique et du jubilé. L'égalité
des enfants d'Israël a son principe en Dieu, dans la création même.
Comme elle pourrait être détruite par la pauvreté ou l'esclavage, le
législateur hébreu chercha à prévenir l'inégalité qui résulte de la
richesse et de la servitude. D'abord la Terre Promise fut partagée
au sort; chaque tribu, chaque famille y eut un lot proportionné au
nombre de ses membres. Mais cette égalité primitive ne pouvait
(1) 3/e/ic/e/sso/in, Jérusalem (OEuvres, p. 283;. — Léo, Voiicsungen iiber die
Geschichte des jiidischen Slaates, p. 20. — Salvador, Histoire des instilulions
de Moïse, I, 2.
(2^ Michaelis, Das Mosaïsche Recht, T. 1, p. 216.
(3) Salvador, II, 1. — SaalschlHz, T. I, p. 95.
■ (4) Salvador, T. I. p. 197. — Deutéron.,X\Ul, 15.
(5) « Plût à Dieu, dit Moïse, que tout le peuple de l'Éternel fût prophète. »
Nombr., XI, 29. — Il répète souvent : « Vous me serez un royaume de sacrifi-
cateurs et une nation sainte » (Exode, XIX, 6).
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 571
subsister. L'inégalité des facultés intellectuelles et morales est une
cause permanente d'inégalité dans les fortunes et, si Ton n'y porte
remède, l'esclavage est au bout de la misère. La terre est à Dieu,
dit Moïse ; les hommes y sont des hôtes; ils ont le droit d'en jouir,
mais non de l'aliéner. Les aliénations sont essentiellement tempo-
raires; ce sont des ventes de récolles; tous les cinquante ans, les
terres doivent revenir à leur premier possesseur ('). Tout Juif a
donc sa part dans le domaine commun que Dieu accorde aux
hommes; il ne peut pas s'en dessaisir; c'est un bienfait de l'hospi-
talité divine, nous dirions aujourd'hui, une condition du dévelop-
pement de ses facultés. Le partage égal des terres ne sutfit pas
encore pour maintenir l'égalité; l'imprévoyance, la dissipation,
les calamités de la nature physique ou de la guerre peuvent
ruiner le propriétaire, le forcer à contracter des dettes, et dans
l'antiquité les dettes conduisaient à l'esclavage. L'usure troubla et
bouleversa les cités grecques; elle fut la cause de la guerre inté-
rieure qui régnait à Rome entre les patriciens et les plébéiens,
entre la noblesse et le peuple. Moïse, inspiré par la fraternité et la
charité (-), défendit d'abord de demander des intérêts aux pauvres,
et il finit par les prohiber entièrement entre Hébreux ('). Les dettes
elles-mêmes étaient abolies dans l'année jubilaire ('*).
L'esclavage existait chez tous les peuples de l'antiquité. Moïse
l'admit, mais il y apporta des modifications tellement essentielles
que sa législation peut être considérée comme une transition du
régime de la servitude à celui de l'égalité. La guerre était la
source la plus abondante de l'esclavage; des peuples appartenant
à la même race usaient de cet odieux droit du vainqueur. Platon
rappela en vain aux Grecs qu'ils ne devaient pas réduire leurs
frères en servitude; ce qui était une utopie chez le philosophe athé-
nien fut réalisé par le législateur hébreu ('). Les Juifs ne pouvaient
(1) Levitiq., XXV, 8. —Michaelis, Mos. Redit, T. II, p. 20.
(2) Philon., De Charit., p. 707, C, D, éd. Gclen.
(3) Lévitique, XXV, 33. — Deutéronome, XIX, 19, 20.
(4) Michaelis, Mos. Reclil, T. HI, p. 1 14. — SaalacliiHz, Uas Mos. Rcchl, ï, I,
p. 162-164.
(5) II Chroniq., XXVllI, 8-13. — Micliaelis, Das Mos. Rechl, T. I, p. 381. —
Pastorel, Histoire de la législation, T. III, p. 490.
372 LES HÉBREUX.
devenir esclaves que par leur volonté, lorsque la misère les pous-
sait à aliéner leur liberté ou celle de leurs enfants, et lorsque,
débiteurs insolvables, le créancier obtenait contre eux un juge-
ment de contrainte par corps ('). Mais cet esclavage n'était pas
perpétuel. Ici éclate la supériorité de Moïse sur l'antiquité païenne.
Un des grands philosophes de la Grèce justifia la servitude, en la
fondant sur une différence de nature entre l'homme libre et l'es-
clave. Moïse, partant du dogme de l'unité de la création, ne pou-
vait pas tomber dans un pareil égarement. Les Juifs sont enfants
de Dieu; ils sont la propriété de Jéhova; comment pourraient-ils
être dégradés jusqu'à devenir une chose (')? L'esclavage ne durait
que six ans : c'était une espèce de domesticité (^).
Moïse céda à l'influence d'un fait universel, en admettant la ser-
vitude héréditaire pour l'étranger. C'est une inconséquence, contre
laquelle proteste l'antique poëme de Job : « Celui qui m'a fait dans
le sein de ma mère, n'a-t-il pas aussi fait celui qui me sert? Ne
nous a-t-il pas formés de même dans la matrice? » L'esclavage est
tellement contraire au génie du mosaïsme, que le législateur dé-
fend de rendre à son maître l'esclave qui cherche un asile en Pa-
lestine (*). La Terre Promise est une terre d'égalité. La langue
hébraïque n'a pas même de mot pour désigner l'esclave : il est
compris parmi les serviteurs en général (^). L'esclave n'était donc
pas une chose, comme chez les Grecs et les Romains; les Tal-
mudistes disent qu'on l'initiait à la religion des Juifs : il était cir-
concis(^), il participait à l'égalité religieuse. Le maître n'avait pas
le droit dévie et de mort; l'esclave mutilé devenait libreQ. Les
(1) Michaelis.l. Il, p. 363. — Selden, De jure naturali, YI, 7. — Ewald,
T. II, Anhang,p. 165.
(2) Lévitique, XXV, 42.
(3) Exode, XX\, 2. La septième année, dont parle l'Exode, n'est pas l'année
sabbatique, mais la septième année à partir du commencement de l'esclavage.
C'est ainsi que la loi est interprétée par Michaelis (T. II, p. 383), Saalschlitz
(T. II, p. 160) et Reland (Antiquit. Hebraïc, p. 263).
(4) Z)e«<ero?i., XXIII, 15, 16.
(5) SaalschUtz, T. II, p. 697.
(6) Selden, De jure nat. et gent., II, 3.
(7) Michaelis, T. II, p. 377. — SaalschUtz, T. Il, p. 274.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 375
dispositions de la législation hébraïque sur les femmes esclaves
méritent d'être rapportées {') : elles annoncent dans le législateur
nne délicatesse de sentiment, que l'on chercherait vainement chez
les plus grands philosophes de l'antiquité païenne :
« Quand tu seras allé à la guerre contre tes ennemis, et que
l'Eternel ton Dieu les aura livrés entre tes mains, et que tu en
auras emmené des prisonniers; si tu vois entre les prisonniers une
femme qui soit belle et qu'ayant conçu pour elle de l'atTection, tu
veuilles la prendre pour ta femme, alors tu la mèneras en ta mai-
son... Elle ôtera de dessus elle les vêtements qu'elle avait dans sa
captivité, et pleurera son père et sa mère un mois durant ; puis tu
viendras vers elle, et tu seras son mari, et elle sera ta femme. S'il
arrive qu'elle ne te plaise plus, tu la renverras, mais tu ne la pour-
ras pas vendre pour de l'argent, ni en faire aucun trafic, parce que
tu l'auras humiliée. »
Admirons la puissance du dogme de l'unité divine qui inspire le
prophète hébreu : ]>Ioïse a plus de respect pour la femme esclave
que Platon n'en a pour les femmes libres.
S IV. Les Hébreux, lien entre l'Orient et VOccident. Pourquoi
leur mission n'est que préparatoire.
Si la législation de Moïse avait pris racine dans la vie, le peuple
élu aurait réalisé l'égalité avant le christianisme. Mais ou se ferait
grandement illusion, si l'on considérait les lois que nous venons de
rapporter comme l'expression de la réalité. Elles n'appartien-
nent qu'en partie au grand législateur des Hébreux (') : il ne faut
y voir qu'un idéal, tel qu'il découlait de l'égalité des Israélites
sous la domination de Jéhova. Le fait resta bien loin de l'idéal.
L'inégalité, ce vice dominant du monde ancien, se fit jour dans la
société juive, malgré le dogme religieux. Les prophètes du neu-
(1) Deutéronome, XXH, iO-l'i-.
(2) \Vi7ier, Biblisches Realwii.-ierlxicli, T. I, p. 4l<t-4i'l.
5>4
574 LES HÉBREUX.
vieille et du liuilième siècle se plaignent de la concentration des
propriétés immobilières dans les mains d'un petit nombre de riches;
ils déplorent la misère des masses ('). Le jubilé qui aurait dû remé-
dier au mal, resta une utopie : le savant Michaelis dit qu'il n'y a
pas de preuve que ce retour à l'égalité ait jamais été pratiqué (^).
L'antiquité ne fut qu'une préparation à l'égalité. Dans cette
œuvre préparatoire, le mosaïsme occupe le premier rang; seul
de toutes les religions anciennes, il a conçu l'unité ; aussi eut-il la
gloire d'inspirer le christianisme appelé à communiquer ce dogme
à l'humanité. Spectacle étonnant ! Pendant que les descendants des
Hébreux voués à une oppression séculaire étaient maudits comme
déicides, l'édifice du catholicisme s'élevait sur des fondements em-
pruntés à leurs livres sacrés, et dans l'Orient surgissait une religion
puissante qui se rattache également à Moïse. Le peuple de Dieu
peut revendiquer Jésus-Christ et Mahomet ; cette double descen-
dance révèle sa mission : il sert de lien entre l'Orient et l'Occident.
Il tient à l'Orient par son origine et le caractère religieux de sa
constitution ; mais il se dégage entièrement du régime des castes ;
il admet l'égalité devantDieu, il essaie même de l'appliquer à l'or-
dre civil. Par cette tendance le mosaïsme dépasse la doctrine chré-
tienne. Le christianisme ne prêche que l'égalité religieuse ; il n'a
jamais songé à l'introduire dans l'ordre civil et politique ; il accepta
et légitima presque l'esclavage. Si le dogme chrétien contribua à
détruire la servitude, ce fut malgré l'Église. Le christianisme est
la religion de l'autre monde. De son côté, le mosaïsme est trop
exclusivement une religion de ce monde. Ce sera à la religion de
l'avenir à concilier les deux éléments qui constituent la vie.
Le mosaïsme contient en essence tous les dogmes chrétiens.
Pourquoi ne lui fut-il pas donné de les développer et de les répan-
dre parmi les Gentils? Il en a été du mosaïsme comme de toutes
les doctrines du monde ancien. L'antiquité a préparé l'humanité
au christianisme, mais il a fallu qu'elle s'écroulât pour que sur ses
ruines s'élevât une société nouvelle. La philosophie avait aperçu
(1) Isaïe, V, 8. — Micha, II, 2. — Jérémie, XXXIV, 13 et suiv.
(2) Michaelis, Mosaisches Recht, T. II, p. 68-70.
I
l
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 375
les vérités qui sont le fondement de la religion chrétienne, mais
elle était impuissante à les enseigner et à ranimer une société
mourante; l'esprit de division qui lui était inhérent, l'empêcha
d'organiser l'unité; les philosophes ne comprirent pas même la
grande amhition du christianisme, quand il s'annonça comme la re-
ligion universelle. Le mosaïsme présente un spectacle semhiable.
L'unité de Dieu et de la création conduit logiquement à la frater-
nité et à l'égalité des hommes; mais quand le Christ vint prêcher ces
dogmes au genre humain, le peuple élu ne le comprit pas. Lui
aussi, bien que croyant à l'unité divine, était entaché de l'indivi-
dualisme qui caractérise les anciens, 11 ne concevait l'unité que
dans et par le mosaïsme; il ne voulut pas se faire chrétien, il
demandait que toutes les nations se fissent juives. Cette conversion
était impossible. Le législateur des Hébreux avait organisé sa reli-
gion pour un petit peuple resserré dans un petit espace ; dès lors
son culte ne pouvait devenir celui de l'humanité : « La loi de
Moïse, dit un Père de l'Église, n'était faite que pour les Juifs; en-
core supposait-elle qu'ils habitaient la Palestine, car elle les obli-
geait à aller trois fois chaque année à Jérusalem. Ceux qui demeu-
raient aux extrémités du pays, ou dans les contrées plus éloignées,
ne pouvaient accomplir les préceptes de leur religion ; tant il s'en
fallait que le mosaïsme put convenir à toutes les nations »('). Ce
caractère étroit, national, se retrouve dans toute la législation de
Moïse; elle s'adapte au climat; elle isole la race élue; tout en par-
tant du dogme de l'unité et en prêchant l'amour du prochain, elle
fait des Juifs des hommes tellement orgueilleux et insociablcs, que
l'antiquité les accusa de haïr le genre humain. Évidemment un
pareil peuple n'avait qu'une mission préparatoire comme toute
l'antiquité; mais parmi tous les peuples anciens, les Hébreux pou-
vaient se glorifier d'être une race élue, car c'est dans leur sein
qu'est né Jésus-Christ.
H) Euseb., Demonstrat. Evang., I, 3.
07(> LES HÉBREUX,
CHAPITRE II.
LE DROIT DES GENS
%\. La guerre sacrée.
%<> f. I>c droit lies conquérants.
La conquête de la Palestine doit sa célébrité à la lutte des libres
penseurs contre les défenseurs de la tradition chrétienne. Les phi-
losophes ne s'étaient pas enquis si les conquêtes des Perses, des
Macédoniens et des Romains étaient justes ; le droit du plus fort y
éclatait avec évidence. Mais ils examinèrent avec soin les motifs
que l'on invoquait pour légitimer la conquête de la Terre Sainte,
heureux de trouver la prétendue révélation en contradiction avec
les notions de justice éternelle gravées par Dieu dans la conscience
humaine: «On demande, dit Voltaire, quel droit des étrangers
tels que les Juifs avaient sur le pays de Canaan : on répond qu'ils
avaient celui que Dieu leur donnait »('). Cependant, en envisageant
cette guerre au point de vue du droit, l'injustice en paraissait mani-
feste. Les incrédules triomphaient. La cause du peuple de Dieu
ne manqua pas de défenseurs, mais leurs plaidoyers ne furent
pas toujours habiles. Nous résumerons la discussion, en nous
appuyant sur le savant historien de la législation de Moïse (-).
Michaclis est convaincu que Moïse ne commença pas la guerre
sans avoir une juste cause, mais son bon sens se refuse à admettre
les raisons que les théologiens alléguaient. Le congrès des enfants
(1) Voltaire, Dictionnaire philosophique, an mot Juifs.
(2) Michaelis, Mosaisches Recht, T. F, §§ 28-31.
DROIT DES GENS.
577
de Noë qui se seraient partagé le inonde, le testament du patriar-
che qui aurait confirmé ce partage et assuré la Palestine aux des-
cendants de Sem, lui paraissent tellement absurdes, que le grave
écrivain se laisse aller à combattre ces niaiseries avec les armes du
ridicule. On invoquait en faveur des Israélites des motifs en appa-
rence plus légitimes : sortis d'Egypte, ils avaient droit, dit-on, à
occuper une partie de la terre que Dieu a assignée comme héritage
au genre humain ('). Le droit est certain, répond il//c/iae//s, mais
s'il s'exerce au préjudice d'anciens possesseurs, ce n'est plus qu'un
I)rigandage. La conquête avec ses horribles conséquences eût été
justifiée, si les vaincus avaient été les agresseurs : les théologiens
ne reculèrent pas devant les suppositions les plus gratuites pour
prouver que les Hébreux firent une guerre défensive; mais la Bible
à la main, rien n'était plus facile que de réfuter cette hypothèse.
Les livres sacrés fournissaient un prétexte plus spécieux : Moïse
reproche aux Cananéens leurs péchés énormes, l'idolâtrie, l'in-
ceste, la sodomie ; dans l'esprit de la Loi Ancienne, ces crimes
devaient attirer la vengeance céleste : Dieu se servit des Israélites
pour exercer sa justice ('). Plus d'un conquérant s'est prévalu de
motifs pareils, sans s'apercevoir qu'ils justifient la Providence et
non les hommes : les actions des peuples comme celles des indivi-
dus doivent être jugées du point de vue du droit et du devoir; les
desseins de Dieu ne peuvent ni les condamner ni les absoudre.
Mkhaelis crut trouver dans les faits historiques la preuve du
droit que les Israélites réclamaient sur la Terre Promise. La Pales-
tine avait appartenu aux ancêtres des Hébreux; les Cananéens
n'en étaient pas les habitants primitifs, mais les usurpateurs.
Comment les descendants de Jacob auraient-ils perdu leur droit?
Ils ne l'avaient jamais cédé, et leur séjour en Egypte n'avait pas
pu les en dépouiller; le sol où reposaient leurs pères était donc
toujours leur propriété. Hercler prêta l'appui de son nom à ce sys-
{]) Bergicr, Traité de la vraie religion, T. VU, p. 4 et suiv.
(2) Bossuct, Politi(iue tirée de l'Écriture Sainte, livre IX, art. \, 4'' proposi-
tion. — Saurin, Discours sur les événements les plus mémorables de l'Ancien
Testament, T. III, p. 70, 71.
378 LES HÉBREUX.
lème('); nous croyons inullle de le discuter. Qui ne voit que, si
Toccupalion primitive d'un territoire donnait à la postérité des
premiers habitants un titre imprescriptible, la terre entière serait
couverte d'usurpateurs? il n'y aurait plus de possession à l'abri
d'une revendication qui remonterait à des siècles. Le sens histori-
que, qui s'est développé avec tant de puissance au dix-neuvième
siècle, a fini par élever les théologiens au-dessus des étroites con-
ceptions de leurs devanciers; ils se sont dit que le droit des Israé-
lites était celui de tous les conquérants, que la conquête se légitime
aux yeux de l'humanité, quand elle favorise les progrès de la civi-
lisation (^). Nous croyons que cette justification même doit être
rejetée, ou il faut dire que l'Europe civilisée peut légitimement
conquérir l'Afrique et l'Asie. La supériorité de culture ne donne
pas un pouvoir de domination ; elle impose des devoirs. Notre con-
clusion est qu'il est impossible de justifier la conquête de la Terre
Sainte, si l'on prend pour point de départ les règles de la justice. Il
est presque inutile d'ajouter que dans les desseins de la Providence
l'usurpation des Israélites tourna au profit de l'humanité. Le peu-
ple qui a donné au monde Moïse et Jésus-Christ ne peut pas être
mis en parallèle avec les obscurs habitants de la terre de Canaan.
En ce sens on peut dire que les bienfaits du mosaïsme et du chris-
tianisme doivent faire oublier les horreurs de la conquête.
Xo 9. l,a conquête.
Il n'y a pas eu de guerre plus sanglante dans toute l'antiquité
que la guerre sacrée. Le paganisme, bien qu'étranger à l'huma-
nité, connaissait du moins la miséricorde de l'esclavage. Le peuple
de Dieu n'a pas celte pitié; il met dans la bouche de son grand
législateur un interdit sur la Terre Promise ; c'est plus qu'une
guerre à mort : il ne doit rien rester de la race maudite : tout, jus-
qu'aux animaux est voué à la destruction ('). Épouvantés de cette
(1) Herder,Yom Geist der ebriiischen Poésie, T. III, no VI.
(2) Baur, Ueber die weltgeschichtliche Bedeutung des israelitischen Volkes.
Giessen, 1847 (p. 27 et suiv.).
(3) Exode, XXIII, 32; XXXIV, 12-16. - Deutér., VII, 1-5; XX, 15-18.
DROIT DES GENS. 579
menace d'extermination, les ral)bins ont essayé d'en atténuer l'hor-
reur, en supposant que les Hébreux firent des propositions de paix
aux Cananéens; c'est seulement sur leur refus, disent-ils, que les
hostilités prirent le caractère sauvage qui éclate à toutes les pages
des livres saints ('). Vains efforts pour transporter l'humanité dans
une époque de barbarie! Le sanglant auathème lancé par Moïse
contre les habitants de la terre de Canaan ne laisse aucune ouver-
ture à une interprétation humaine. Dieu commande la destruction
des populations idolâtres aux Israélites, « afin qu'elles ne leur
apprennent pas à faire les abominations qu'elles pratiquent envers
leurs dieux, et qu'ils ne pèchent pas contre l'Éternel. » Pour échap-
per à l'interdit, les Gabaonites furent obligés de recourir à la ruse;
ils se dirent étrangers à la Palestine, venus d'un pays éloigné sur
la réputation des cboses miraculeuses accomplies par Dieu en
faveur de son peuple; c'est par cette surprise qu'ils obtinrent
l'alliance des conquérants. Les Israélites, liés par des serments,
leur laissèrent la vie, mais ils les réduisirent en servitude (^).
Dans le principe de la conquête, l'interdit fut exécuté à la lettre.
Les Israélites s'étaient contentés de tuer les mâles dans la guerre
contre les Madianites; ils avaient emmené prisonniers les femmes
et les petits enfants : « Moïse se mit fort en colère contre les chefs
et leur dit : N'avez-vous pas laissé vivre les femmes? Ce sont elles
qui ont donné occasion aux enfants d'Israël de pécher contre
l'Éternel. Tuez donc les mâles d'entre les petits enfants, et tuez
toute femme qui aura eu compagnie d'homme »('). L'extermination
continua. Dans toutes les villes, les hommes, les femmes, les petits
enfants étaient mis à mort; quelquefois la rage des exterminateurs
frappait jusqu'aux animaux (*). On est saisi d'épouvante en lisant
dans la Bible : « Et .losué ne baissa point la main qu'il avait élevée
en haut avec l'étendard, jusqu'à ce qu'on eût entièrement défait,
d'après l'interdit, tous les habitants. » Les rois partageaient la
(1) M aimonide, diins Cunœus, de Wopvi])!. llcbiii^ur., il, 20.
(2) Deutér., XX, 18. — Josué, ch. IX.
(.}) Nombres, XXXI, 7-1 2, 14-18.
;'0 Deulcr., 111, 6. - Josuc, VI, 21.
380 LES HÉBREUX.
destinée commune. Cinq chefs s'étant cachés dans une caverne,
Josué les fit sortir; « il appela tous les hommes d'Israël et dit aux
capitaines des gens de guerre : Mettez vos pieds sur le cou de ces
rois. C'est ainsi que l'Éternel fera à tous vos ennemis. Après cela,
Josué les frappa, et les fit pendre à cinq potences. » Le livre de
Josué est rempli de ces sanglants récits ('). La barharie augmente
avec l'habitude de verser le sang; le livre des Juges s'ouvre par
une action digne d'un peuple sauvage. La mort ne satisfaisait plus
les vainqueurs, il leur fallait la torture des vaincus : « Ayant saisi
le roi de Bézek, ils lui coupèrent les pouces des mains et des
pieds. » Un écrivain moderne, tout imbu qu'il est de l'esprit dur
de la vieille loi, dit qu'il faudrait accuser Caleb de cruauté, s'il
n'avait été l'instrument de la colère divine : « Dieu voulut par ce
supplice effrayer les rois d'alors, qui étaient autant de tyrans delà
liberté publique » (^).
Les hommes cherchent en vain à élever leurs intérêts et leurs
passions à la hauteur des desseins de Dieu ; les limites de leur
nature ne leur permettent pas même la destruction complète qu'ils
rêvent dans leurs projets de vengeance ou d'ambition. Malgré les
ordres réitérés de l'interdit, la guerre d'extermination cessa. Était-
ce humanité? était-ce lassitude? ou les victoires des Israélites furent-
elles arrêtées par le sol accidenté de la Palestine et les nombreuses
forteresses qui la couvraient? Quoi qu'il en soit, le commandement
de Dieu était violé; l'Éternel retira la promesse qu'il avait faite de
déposséder les nations qui occupaient la Terre Promise, et il livra
son peuple aux séductions de l'idolâtrie (^).
Cependant l'interdit n'était pas révoqué : les populations du
Canaan étaient toujours sous le coup de la sentence de mort pro-
noncée par Jéhova. Les rois reprirent la guerre sacrée. « Écoute
les paroles de l'Éternel, dit Samuel à Saiil : « J'ai rappelé en ma
mémoire ce qu'a fait Hamalek à Israël, comment il s'opposa à lui
sur le chemin, quand il montait d'Egypte; va maintenant et frappe
(1) Josué, X, 23-26. Cf. VIII, 24-30; X, 28-42; XI, 10-20.
(2) Saint Philippe, Monarchie des Hébreux, T. I, p. \i et suiv.
(3) Juges, II, 2, 3, 21-23.
DROIT DES GENS. 381
Hanialek. Détruisez d'après l'interdit tout ce qu'il a et ne l'épargnez
point; faites mourir tant les hommes que les femmes, tant les
grands que ceux qui tettent, tant les bœufs que les brebis, et tant
les chameaux que les ânes. » Ce terrible commandement a embar-
rassé les commentateurs des livres saints plus encore que l'interdit
primitif. Il y avait quatre siècles que les Hébreux étaient sortis
d'Egypte : quelle est cette justice qui frappe les descendants et
jusqu'aux enfants à la mamelle pour des crimes commis par leurs
ancêtres? Les théologiens, impitoyables comme le Dieu des Juifs,
répondirent que les Amalécites, eu continuant à être hostiles aux
Hébreux, avaient perpétué le crime et s'y étaient associés; qu'il
était permis à Dieu d'aggraver la punition des pères par le malheur
de leurs enfants ('). Saiii témoigna plus de compassion que les
organes de la volonté divine; il épargna le roi des vaincus. Quant
aux Israélites, aussi cupides que féroces, ils se prêtèrent à l'œuvre
de destruction pour les hommes, mais ils refusèrent de tuer « les
meilleures brebis, les meilleurs bœufs, les bêtes grasses, les
agneaux et tout ce qu'il y avait de bon. » La pitié de Saiil était un
crime, car c'était une désobéissance aux ordres de Dieu. Samuel
lui annonça que l'Éternel se repentait de l'avoir établi pour roi : il
avait rejeté la parole de Jéhova, Jéhova aussi le rejetait. La puni-
tion de Saiil ne satisfit pas encore le sanguinaire interprète d'un
Dieu de vengeance. « Samuel dit : Amenez-moi Agag, roi d'Hama-
lek. Et Agag vint à lui gaîment. Et Agag disait : Certainement
l'amertume de la mort est passée. Mais Samuel lui dit : Comme ton
épée a privé les femmes de leurs enfants, ainsi ta mère entre les
femmes sera privée d'un fils. Et Samuel fit mettre Agag en pièces
devant l'Eternel » (').
La guerre contre les populations maudites fut poursuivie sous
David. Après Moïse, le roi prophète est la plus grande figure du
peuple de Dieu; on peut même dire avec Bayle qu'il est un des
grands hommes de l'antiquité ('). Sa conduite envers les vaincus est
(1) Saurin, Discours, XXX (T. IV, p. 294 et suiv.).
(2) I Samuel, ch. XV.
(3) Bayle, Dictionn;jirf hisloiiquo, au mut Uacul.
582
LES HEBREUX.
un témoignage d'autant plus éclatant de la barbarie des Hébreux.
11 battit les Moabilcs, et « il les mesura au cordeau, les faisant
coucher par terre; il en mesura deux cordeaux pour les faire
mourir, et un plein cordeau pour leur sauver la vie » ('). Les rab-
bins cherchèrent en vain à concilier l'exécution des deux tiers d'un
peuple avec la douceur de David : ils furent obligés d'inventer des
crimes à charge des Moabites pour excuser la cruauté des Juifs à
litre de représailles (^). Le savant historien de la législation de
Moïse a trouvé une justification plus péremptoire : l'interdit ordon-
nait la destruction complète, David se montra donc humain, en
laissant la vie à une partie des vaincus ('). Le traitement des Ammo-
nites nous dira quelle était son humanité : « Il emmena le peuple
et le mit sous des scies, et sous des herses de fer et sous des haches
et il les fit passer par un fourneau où l'on cuit les briques : il eu
fit ainsi à toutes les villes des Ammonites » (*).
La recherche dans les supplices est un caractère distinctif du
monde oriental et surtout des peuples théocratiques. Les annales
de l'Occident nous offriront plus d'un trait de barbarie ; mais on
ne rencontre pas chez les Grecs et les Romains cette froide et sys-
tématique cruauté qui s'acharne sur des vaincus. Dans le régime
théocralique l'humanité devient un crime, quand elle s'exerce envers
les ennemis de Dieu ; la prétendue volonté de l'Éternel fait taire
les meilleurs sentiments de la nature. Les rois juifs, dont nous
avons aujourd'hui de la peine à comprendre la férocité, étaient
renommés pour leur douceur. Moïse, qui lança l'analhème de
l'extermination contre les Cananéens, était « un homme fort doux,
plus qu'aucun homme qu'il y eût sur la terre » [^). C'est le fanatisme
de la religion qui surexcita les passions des Israélites et de leurs
chefs jusqu'à la fureur.
C'est aussi le fanatisme qui afflige le plus l'historien philosophe
(1) II Samwe/, VIII, 2.
(2) Saurin, Discours, T. V, p. 57 et suiv.
(3) Michaclis, Mosaisches Redit, T. I, p. 370.
(4) II Samuel, XII, 31 .
(o) I liais, XX, 31. — iXombres, XII, 3.
DUOrr DES GENS.
585
dans celte première guerre appelée sainte. Les disciples d'une loi
de charité applaudissent à tous les excès du peuple de Dieu, au
nom de Celui qui est toute charité : « La guerre contre les Cana-
néens, dit Calmet, n'était point proprement une affaire de peuple à
peuple, OH les lois de l'humanité dussent avoir lieu; c'était la
guerre de la vengeance du Seigneur contre une nation dont les
crimes étaient montés à leur comble » ('). L'horrible action de Josué
nous a fait frémir : le religieux bénédictin la déclare glorieuse et
admirable (-). Nous avons trouvé le droit de guerre de David digne
des sauvages : Calmet dit que c'est Dieu qui a ordonné ou permis
ces actions cruelles, et qu'il l'a fait pour des vues de justice qui lui
sont connues. Il n'y a pas jusqu'à Bossuet qui approuve la ven-
geance terrible que David prit des Ammonites ('). Voilà les tristes
égarements auxquels conduit la fausse doctrine d'une révélation
miraculeuse. Si nous y insistons, c'est que nous écrivons dans un
temps où l'on voudrait ressusciter les superstitions du passé : il
est bon de rappeler aux hommes du dix-neuvième siècle à quoi elles
aboutissent.
Les annales de toutes les nations sont remplies de sang et de
carnage; mais les cruautés qui souillent la conquête de la Pales-
tine ont eu le malheureux privilège de justifier les excès dont des
peuples chrétiens se sont rendus coupables. Moïse étant considéré
comme l'organe de la divinité, on vit dans la guerre sacrée l'œuvre
de Dieu, et par suite les horreurs d'une lutte sans pitié prirent l'im-
portance d'une autorité divine. A l'époque où les guerres de religion
déchirèrent TEurope, les passions furieuses qui agitaient les com-
battants se nourrirent et s'exaltèrent par la lecture de l'Ecriture
Sainte; on légitima la Saint-Barthélémy, en invoquanU'Ancien Tes-
tament; on cita le massacre des vaincus, l'extermination des infi-
dèles, comme des actions justes, comme des règles à observer et des
exemples à suivre(*). Sanglante leçon de progrès donnée à l'huma-
(1) Calmet, Dissertations sur l'Écriture Sainte, T. I, p. 208.
(2) Calmet, Histoire de l'Ancien et du Nouveau Testament, livre III, ch. 12.
(5) Calmet, Dissertât., I, 1 1 1. — liosnuet, Politiijue tirée de l'Écriture Saiule.
^'^) 1). Constant, De la religion, livre IV, ch. ft.
384
LES HEBREUX.
iiilé! Elle a cru à une révélation surnaturelle de la vérité, obligeant
lavenir comme le présent; le fanatisme en tira la terrible consé-
quence que tous les commandements donnés par les révélateurs
étaient l'expression de la justice éternelle. Qu'en résulta-t-il? Dieu
fut transformé en bourreau, en un être qui ne respire que la ven-
geance et le sang, et les hommes s'autorisèrent de sa volonté pour
se livrer à tout l'emportement de leurs mauvais instincts. Cepen-
dant si l'on admet que la Loi Ancienne est révélée, il faut avec
Bossuet et les écrivains chrétiens justifier les atrocités de toutes les
guerres dites saintes. La conscience humaine s'est révoltée, et à bon
droit, contre les théologiens à l'esprit borné et au cœur dur qui ont
fait Dieu complice des crimes que les préjugés de la religion ont
inspirés. Il faut porter notre réprobation plus haut : c'est la doc-
trine de la révélation, source inépuisable de fanatisme, qui est
fausse et qu'il faut repousser. La vérité ne se communique pas aux
hommes par voie de miracle ; leur mission est de la chercher avec
les lumières de la raison.
IL Droit de guerre.
Les règles que l'on trouve dans les livres saints sur le droit de
guerre sont-elles de Moïse? On peut en douter. Le grand législa-
teur n'avait qu'une guerre en vue, la conquête de la Palestine,
guerre d'extermination ('). Après que la possession de la Terre
Promise fut assurée au peuple de Dieu, la loi de Vinterdit fit place
à un droit plus équitable. Mais si les lois du Dcutcronome n'émanent
pas de Moïse, elles découlent du moins de l'esprit d'humanité qui
distingue le mosaïsme.
L'idée du droit intervenant dans la guerre est étrangère aux
anciens. Le législateur hébreu semble partager l'opinion générale
de l'antiquité, que toute conquête est légitime (^j. Il ne dit pas
(1) Eivald, Geschichte des Volkes Israël , T. III, P. I, p. 385, s.
(2) Selden, VI, 12.
DROIT DES GENS.
385
à quelles conditions la guerre sera juste; il veut seulement que
les Hébreux, en s'approchant d'une ville pour la combattre, lui
offrent la paix. Si les ennemis font une réponse pacifique, ils
deviennent tributaires du vainqueur et ses esclaves. Les Talmu-
distes ajoutent à ces conditions celle d'observer les préceptes de
Noë, obligation commune à tout étranger qui habite la Terre
Sainte ('). Si l'ennemi refuse de se soumettre, les droits du vain-
queur sont absolus : « Quand l'Éternel ton Dieu t'aura livré la ville
entre tes mains, tu feras passer tous les mâles au fil de l'épée, en
réservant seulement les femmes, les petits enfants, et tout ce qui
sera dans la ville. » Le 7iialheur aux vaincus était la loi du monde
ancien ; si nous en croyons les Talmudistes, Moïse en aurait modéré
la rigueur : il ordonna, disent-ils, de laisser aux assiégés la faculté
de sauver leur vie par la fuite (^). Mais rien ne nous autorise à
attribuer une loi pareille au législateur hébreu.
Le sentiment de l'humanité que le vainqueur oubliait dans le
combat, se réveillait après la victoire : on épargnait les prisonniers
pour les réduire en servitude, on enterrait les morts (^). Mais le
pouvoir sur les biens des vaincus était absolu. L'historien Josèphe
présente le droit international des Hébreux sous un jour trop favo-
rable en disant qu'ils nedévastaient pasle territoire ennemi, et qu'ils
ne dépouillaient pas les morts(*). Il a généralisé une disposition du
Deutéronome qui limite l'œuvre de destruction permise pendant la
guerre « Quand tu tiendras une ville assiégée, tu ne gâteras point
les arbres, et tu ne les renverseras point à coups de coignée, parce
que tu en pourras manger; c'est pourquoi tu ne les couperas point;
car l'arbre des champs est-il un homme pour venir contre toi dans
le siège » (') ? Celte loi est unique dans l'antiquité. Le peuple qui
était réputé le plus humain, les Grecs dévastaient les campagnes
avec une véritable rage ; ils coupaient jusqu'aux vignes et aux
(1) Deutér., XX, 10, 1 1. — Sclden, VI, U.
(2) Deutér., XX, 12-14. — Pasloret, Histoire des législations, T. III, p. 308, s.
(3] Deutér., XXI, 10. — Joseph., C. Apioû-, II, 29.
(4) Ibid. Cf. Se/den, VI, io.
(5) Deutér., XX, 10.
386 LES hi5breiix.
arbres fruitiers. La législalion de Moïse est comme le pressenti-
ment d'un âge plus humain où les hostilités seront concentrées
entre les combattants.
Le mosaïsme est au fond une doctrine de paix, puisqu'il est basé
sur l'unité et la solidarité de l'espèce humaine. Mais à l'époque où
le législateur hébreu donnait ses lois, il préparait une guerre d'ex-
termination; il voulait relever les Israélites de la dégradation, suite
d'un long esclavage, pour en faire un peuple de guerriers. L'idée
de la paix resta donc ensevelie dans les profondeurs de sa théolo-
gie ; elle en sortira un jour à la voix des prophètes, et elle inspirera
le fondateur d'une religion de charité et de fraternité. Dès les
temps les plus reculés, nous trouvons la paix associée à la reli-
gion. Moïse ordonne aux Hébreux de comparaître trois fois l'an
devant le Dieu d'Israël; comment pouvaient-ils accomplir ces pèle-
rinages, à une époque où les hostilités étaient incessantes? « Nul,
dit Jéhova, ne formera des desseins contre ton pays, lorsque tu
monteras pour te présenter devant l'Éternel »('). Cette promesse
suppose une espèce de trêve de Dieu, observée pendant les fêtes
religieuses, non-seulement par les Juifs, mais aussi par les popula-
tions voisines. L'usage de suspendre les hostilités pendant les
grandes fêles nationales existe chez les Arabes depuis un temps
immémorial (^); nous le retrouverons chez les peuples civilisés de
l'antiquité, chez les Grecs et les Romains. C'était une nécessité;
car comment célébrer, au milieu des dangers de la guerre, les
solennités qui rassemblent toute une nation dans un lieu sacré ?
Cette antique et universelle coutume a encore une raison plus pro-
fonde. La religion abhorre le sang; le sang souille d'après la légis-
lation de Moïse, fùt-il versé dans la guerre la plus légitime, la
guerre sacrée ('); la parenté des hommes fait considérer comme un
(4) Exode, XXXIV, 24.
(2) Journal asiatique, n« série, T. XIV, p. 337.
(3) A l'occasion de la sanglante expédition centrales Madianites, et après avoir
ordonné de tuer jusqu'aux enfants, Moïse ajoute : « Au reste, demeurez sept
jours hors du camp. Quiconque d'entre vous aura tué quelqu'un, et quiconque
touchera quelqu'un qui aura été tué, se purifiera le troisième et le septième
jour » [Nombres, XXXI, 19).
DROIT DES GENS. 387
crime, même le meurtre commis en cas de légitime défense ('). La
suspension des hostilités pendant les fêtes, l'horreur du sang que
la religion professe, sont une manifestation du lien de fraternité et
de charité qui unit les nations. Dès le berceau des sociétés, la reli-
gion enseigne aux hommes qu'ils sont nés pour s'aider et s'aimer
les uns les autres et non pour s'entre-déchirer. Quand les peuples
auront conscience de leur destinée, la trêve qui suspend leurs
luttes, fera place à une paix permanente.
Ce fut peut-être l'horreur du mosaïsme pour le sang qui porta
les Juifs à ne pas se défendre contre l'ennemi le jour du sab-
bat (^). Les peuples qui n'étaient pas liés avec les Hébreux par une
foi commune ne respectèrent pas le sentiment qui faisait tomber les
armes de leurs mains. Ptolémée s'empara de Jérusalem, pendant
que les habitants inoffensifs adoraient le Seigneur f). Lorsque la
tyrannie des Séleucides provoqua l'insurrection des Maccabées, les
Juifs, dans leur exaltation religieuse, se laissèrent massacrer le
jour du sabbat, sans opposer la moindre résistance. Le héros qui
s'était mis à leur tête comprit mieux ce que la religion exigeait de
ses défenseurs : « Si nous faisons tous comme nos frères ont fait,
dit Malhathias, si nous ne combattons pas contre les nations pour
nos âmes et pour nos lois, ils nous auront bientôt exterminés de
dessus la terre »(^). Cependant la répugnance à verser le sang pen-
dant les fêles consacrées à Dieu resta enracinée dans les mœurs;
dans les premières guerres des Romains contre les Juifs, les sol-
dats de Pompée en profitèrent pour s'emparer du Temple(^).
Plutarque reproche cette superstition aux Juifs : elle est peu
agréable à la Divinité, dit-il, car Dieu inspire le courage aux
hommes, il ne leur enseigne pas la lâcheté (*^). Respectons le senti-
ment qui inspirait les Juifs, tout en les égarant. Il y a dans leur
(1) Philon., Do vita Mosis, lih. 1, p. GoO, E.
(2) Cuiiœus, De Rep. Ileb., II, 22. — Agalarchid., ap. Joseph., I, 22.
(3) Joseph., Antiq., XII, 1.
(4) I Maccab., II,34-H.
(5) Joseph., Antiq., XIV, 4. 3. — Dion. Cass., XXXVII, <6.
(6) Plutmxh., De Superst., c. 8.
388 LES HÉBREUX,
conduite en apparence insensée, un sublime dévouement aux plus
grands intérêts de rhumanité(') : ce peuple était né martyr et pro-
phète. Un temps viendra où tous les jours seront les jours du Sei-
gneur, où le sang souillera tous ceux qui le répandront, à moins
qu'il ne soit versé pour la liberté et Tindépendance des nations.
CHAPITRE III.
RELATIONS INTERNATIONALES.
I I. Isolement des Hébreux.
« Je suis l'Éternel votre Dieu qui vous ai séparés d'avec les
autres peuples, afin que vous soyez à moi » (^). Le culte du vrai
Dieu est le fondement de la nationalité juive; c'est le progrès réalisé
par le mosaïsme. Le peuple élu doit garder le dogme de l'unité
divine, jusqu'à ce que le temps soit venu où il pourra être com-
muniqué à l'humanité. Mais comment prévenir la perte ou l'altéra-
tion de la vérité au milieu d'un monde livré à l'idolâtrie? Les
Hébreux eux-mêmes étaient portés vers l'adoration des idoles : il
fallait donc faire violence à leurs habitudes, en leur créant une
existence à part, à l'abri des séductions d'une religion matérielle,
toutes puissantes sur des esprits grossiers. Pour atteindre ce but,
le grand législateur fut obligé d'isoler les Hébreux. L'isolement est
(1) Josèphe répondant à Agatarchide qui avait tourné la conduite des Juifs en
ridicule, dit (C.Apion., I, 22): toûto [xèv ''A-yxOp^^iù^ xa-ocyÉXwTo; a;tov Soxcï, -rot;
Se fxv) aerà SucpEvïiaç sÇîTâÇoufft fKUSTCu ^éyv. -/«i nollôyj «^lov ÈYXwjxt'wv, si x«t
CTMTYipîxç xat 7r«T^t3oç àvQ^wTTOî Ttvâ; vôtiwv yy^KX/jv xKt T-/]v irphç 0£Ôv eOTÉSsta-j ùù
(2) Lévitique, XX, 24, 26.
nELATIONS INTr.UNMlONALI-.S. Ô8*.l
la cause de leur grandeur tout ensemble et de leur faiblesse. En
donnant aux Israélites des mœurs et des usages inalliables avec
ceux des autres peuples, en les surchargeant de rites et de cérémo-
nies particulières, pour les rendre toujours étrangers parmi les
autres hommes et les empêcher de se mêler à eux, Moïse leur im-
prima la force étonnante qui les conserva malgré leur dispersion et
une oppression séculaire('). Mais le législateur violait les conditions
de la nature humaine, et on ne les viole pas impunément. Les Juifs
furent enchaînés à une seule idée, qu'ils considéraient comme la
vérité ahsolue ; la solitude développa chez eux cet esprit étroit et
obstiné qui les rendit aveugles à la lumière sortie de leur sein ; elle
nourrit cet orgueil démesuré qui ressemblait à de la haine pour le
reste des hommes. Ainsi l'isolement fit naître dans le sein du peu-
ple élu le même esprit de division hostile qui régnait partout dans
le monde ancien. Faut-il en accuser Moïse? Sa doctrine est l'unité
et la solidarité du genre humain; s'il isola les Hébreux, ce n'est pas
parce qu'il voulait briser tout lien entre eux et l'humanité, mais
parce que c'était une nécessité de leur mission. Dieu veillera à ce
que la vérité déposée dans le mosaïsme dépasse les limites de la
Judée et éclaire le monde entier.
Tous les peuples de l'antiquité se croyaient des races élues. Chez
les Hébreux, cette orgueilleuse prétention avait en quelque sorte
une sanction divine : « Les cieux des cieux appartiennent à l'Éter-
nel ton Dieu, la terre aussi lui appartient, et tout ce qui y est. VA
toutefois l'Éternel n'a pris en affection que tes pères, et il n'a aimé
qu'eux et il n'a choisi après eux, d'entre tous les peuples, que vous
qui êtes leur postérité » ("). Jéhova fait une alliance spéciale avec
Abraham, il confirme ce traité avec Isaac, Jacob et Israël ; afin de
distinguer leurs descendants des autres hommes, il ordonne à
Abraham de circoncire tous les enfants màlcs. Les Juifs étaient
convaincus (ju à eux seuls Dieu avait révélé la vraie religion : « il
n'a pas fait ainsi à toutes les nations, dit le psalmisle, et elles ne
(1) TaciL, Hist., V, 4. — lîoitsscan, Goiivornemenl de PoIoKiie, cli. 2.
(2) Deutér., X, 14. \'6.
2.J
390 LES HÉBREUX.
connaissent point ses ordonnances » ('). La race que Dieu avait
jugée digne de cette élection, se croyait par cela même supérieure
au reste du genre humain. Écoutons le Deutéronome : « L'Eternel
te mettra à la tête des peuples, et tu seras toujours au-dessus d'eux,
tant que tu obéiras à ses commandements » (-). Les Juifs étaient
en quelque sorte à l'égard des autres nations ce que la caste des
prêtres est dans l'Lide pour les castes inférieures : c'était « un
peuple de saints » ('). Seuls initiés à la vérité, marqués par Dieu
même d'un signe d'élection (*), comment n'auraient-ils pas dédai-
gné les infidèles? Encore du temps de Jésus-Christ, les Juifs con-
sidéraient les étrangers comme souillés et impurs; ils se purifiaient
quand ils revenaient de la place publique ou de quelque lieu où ils
pouvaient toucher un païen {''). De l'aversion religieuse à l'hosti-
lité, il n'y a qu'un pas : le grand apôtre des Gentils leur reprocha
d'être les ennemis de tous les hommes (**). L'accusation de saint
Paul est restée le stigmate de ceux qui, favorisés par Dieu d'une
haute mission, y virent un titre de puissance, au lieu d'y voir une
charge et un devoir.
L'orgueil des Juifs leur attira déjà dans l'antiquité l'aversion et
le mépris des étrangers. Un roi de Syrie assiégeait Jérusalem; la
ville fut forcée de capituler. Les amis d'Antiochus lui conseillèrent
de la prendre d'assaut et d'exterminer les habitants, « parce que de
tous les peuples, ils étaient les seuls qui ne voulussent avoir aucun
rapport d'alliance avec les autres nations qu'ils regardaient toutes
comme ennemis. Atteints de la lèpre, impurs, haïs des dieux, ils
(1) Psaume CXLYII , 19, 20.
(2) Deutér., XXVIII, 13. Comparez XXVI, 19. — « Moïse dit à l'Éternel : Moi
et ton peuple nous serons en admiration plus que tous les autres peuples qui
sont sur la terre » [Exode, XXXIII, 16. Comparez XXXIV, 10).
(3) Daniel, VIII, 24. — Peuple saint [Daniel, XII, 7) ou les saints {Psaume
XVI, 3; XXXIV. 10. — Deutér., XXXIII, 3).
(4) Deutér., VII, 6 : « Car tu es un peuple consacré à l'Éternel ton Dieu;
rÉternei ton Dieu t'a choisi afin que tu lui sois un peuple précieux d'entre tous
les peuples qui sont sur l'étendue de la terre. » Comparez Deutér., XIV, 2, 21 .
(5) Actes des Apôtres, X, 28. — Saint Marc, VII , 4. — Selden, De jure nat.,
11,15.
(6) Saint Paul, I Thessaloniq., II, 15.
RELATIONS INTERNATIONALES. 591
avaient été chassés de l'Egypte; ils étaient venus occuper les envi-
rons de Jérusalem, adoptant des institutions particulières, et se
distinguant surtout par leur haine pour le genre humain »('). En
évitant tout commerce avec les étrangers, les Juifs autorisaient en
quelque sorte les préjugés que ceux-ci nourrissaient contre eux.
Les imputations des anciens ne le cédaient pas en absurdité aux
crimes imaginaires dont la crédulité chrétienne les accusa au
moyen-âge (^) : « Les Juifs, disait-on, avaient une loi de sang, en
vertu de laquelle ils prenaient tous les ans un Grec, et après
l'avoir engraissé, ils le menaient dans une forêt; là ils le tuaient et
offraient son corps en sacrifice; ils mangeaient de sa chair et
jetaient le reste dans une fosse, en protestant avec serment de con-
server une haine éternelle contre la race hellénique. » On disait
encore que les Juifs juraient par le Dieu, Créateur du ciel, de la
mer et de la terre, de ne jamais faire de bien à aucun étranger (^).
Les poètes se firent les organes des préjugés populaires:» Ils n'ont
garde, dit Juvénal, de montrer la route aux voyageurs qui ne sont
pas de leur secte ; ils n'indiquent une fontaine qu'aux seuls circon-
cis »(*). Les esprits les plus distingués subirent l'influence de ces
préjugés. Tacite et Suétone (^) parlent des Juifs comme du rebut
du genre humain. Le mépris qui pesait sur la nation rejaillit sur
son culte. Quhitilien fait de Moïse le législateur d'une bande de
brigands. Pline le représente comme le fondateur d'une secte
magique (^). Les uns croyaient que les Juifs adoraient le ciel et
les nuages (') ; d'autres les transformèrent en adorateurs de Bac-
(1) Diodor., fragm. XXXIV, 1. — Comparez le récit de Lysimaqne, sur
l'expulsion des Juifs de l'Egypte {Joseph., c. Apion., 1, 34, sq.). Les Juifs y sont
représentés comme une race d'hommes impurs, sacrilèges. — Tacite répète ces
inventions de la haine (Histor., V, 2, sq.)-
(2) Burigny, Mémoire sur les erreurs des auteurs profanes au sujet des Juifs
{Histoire de l'Académie des Iiiscriptions, T. XXIX, p. 11)0-208).
(3) Joseph., c. Apion., II, 7. 10.
(4) Juvenal, XIV, 97, sqq. — liulil., Itiner., 1, 383, sq.
(o) Tacit., Ann., XV, 48. — Suctoji., Ner., 16.
(6) QuinctiL, Instit., III, 7. — l'Un., II. N., XXX, 2, (i.
(7) Juvenal.,)iï\, î»7.
592 LES HÉBREUX.
chiis('). Quelques écrivains allèrent jusqu'à dire que le Dieu des
Juifs était une tète d'àne ou de porc(^).
§ II. Les Hébreux mis en relation avec l'humanité par le
commerce et la guerre.
Cependant ces ennemis du genre humain en étaient les plus
grands bienfaiteurs. Dans leur solitude ils conservèrent intact le
dépôt de la vérité que Moïse leur avait révélée. Le dogme de l'unité
divine ne devait pas rester le privilège du peuple élu; il était des-
tiné à éclairer l'humanité entière. Il fallait donc que les Hébreux
sortissent de leur isolement pour se mêler aux autres nations.
Les débris de la race d'Israël sont aujourd'hui dispersés dans
l'univers; partout considérés comme étrangers, ils ont pris les
habitudes de citoyens du monde. Les Juifs n'ont pas toujours été
voyageurs et commerçants. Moïse ne défend pas les voyages, il ne
réprouve pas le commerce, mais ses institutions sont combinées de
manière à concentrer l'existence des Hébreux dans la Palestine.
L'on ne pouvait pratiquer le mosaïsme avec toutes ses observances
qu'à Jérusalem :1a terre étrangère était « une terre souillée f>{^). Les
voyages étaient presque considérés comme une apostasie : celui qui
habite hors de la terre sainte, disent les Talmudistes, est un ado-
rateur des étoiles (*). Tout Juif était propriétaire, mais sa pro-
priété était inaliénable ; la nation était donc liée au sol, sa seule
richesse.
(1) Plutarch., Quœst. Conviv., IV, o, sq. — Tacit., Hist., V, 5.
(2) Joseph., c. Apion., II, 7. — Tacit., Hist., V, 4.
(3) Amos,\U, 17. — Comparez Osée, IX, 3- — L'étranger, l'incirconcis est
impur (/sflïe, LU, 1). La Palestine est Ja terre des justes, la terre des vivants
(Psaume CXV, 9 ; XX Vl", 14).
(4) Cunœus, De Rcp. Hebrœor., II, 23. Voilà pourquoi David, forcé de s'exiler,
se répand en plaintes devant Saiil : « Si ceux qui excitent ta colère contre moi
sont des hommes, ils sont maudits, puisqu'ils me retranchent de la société et de
l'héritage de Dieu, et qu'ils me disent: Va, et sacrifie aux dieux étrangers.»
(I Samuel, XXVI, 19). C'est pour ce motif, dit Spinoza (Tract, theol. polit.,
c. XVII), qu'aucun citoyen ne pouvait être condamné à l'exil : le coupable, en
effet, mérite le supplice du corps , et non la mort de l'âme.
RELATIONS INTERNATIONALES. 395
Cependant les Hébreux étaient voisins du peuple commerçant
par excellence ; ils appartenaient à la même race que les Phéni-
«îiens, il avaient des rapports bienveillants avec eux; des circon-
stances accidentelles rendirent leurs relations plus étroites, et les
firent participer au commerce de Tyr ('). David s'empara de deux
ports silués à rextrémitc septentrionale du golfe arabique et les ou-
vrit aux Tyriens. Les deux nations exécutèrent alors de concert les
célèbres voyages d'Ophir. Ce fameux commerce, qui a tant occupé
les savants, parait avoir eu peu de retentissement chez les Hébreux;
il n'était pas dû au génie de la nation, mais à ralliance passagère
de son roi avec un peuple navigateur. Aussi ne voit-on pas que ces
lointaines expéditions aient eu une grande influence sur les idées
internationales des Hébreux : ceux-ci ne tardèrent pas à rentrer
dans leur isolement. Encore à la veille de la destruction de Jérusa-
lem, l'historien Josèphe disait : « Comme le pays que nous habi-
tons est éloigné de la mer, nous ne nous appliquons pas au
commerce, et n'avons pas de communication avec les autres na-
tions. Nous nous contentons de bien cultiver nos terres, et tra-
vaillons principalement à bien élever nos enfants et à pratiquer
notre religion »(^). Ce ne fut qu'après leur dispersion que l'esprit
commercial se développa chez les proscrits : privés de leurs terres,
ils devinrent commerçants par nécessité et poursuivirent comme
facteurs de l'univers la mission que la Providence leur a donnée,
celle de préparer l'unité du monde.
Pour arracher les Hébreux à leur solitude, il a fallu la guerre,
qui dans les desseins de la Providence sert à unir les hommes. Les
nations théocraliques ne sont pas guerrières ; mais Dieu les met en
rapport avec l'humanité, en inspirant à d'autres peuples l'ambilion
des conquêtes. L'Inde et l'Egypte, isolées par leur religion , furent
visitées par les conquérants. Les Israélites n'eurent d'abord que
des guerres obscures avec les populations du Canaan : ces hostilités
n'auraient laissé aucun souvenir, si elles n'avaient été immortali-
1) ï'f/t/iscn, De coiuiiioniis l4 iiavif<uliniiilHis llchra'uniiii iCuiiiiiient. Socicl.
Uoelling., T. XVI).
(2) Joseph., c. A imn., I, I-.
394 LES HÉBREUX.
sées par la poésie. Le peuple de Dieu commence à jouer un rôle
plus important, lorsque la royauté concentre toutes ses forces. Dès
lors l'isolement politique cesse. Les livres sacrés ont donné de la
célébrité aux relations internationales de David, «i Hiram, roi de
Tyr, envoya des ambassadeurs à David, et du bois de cèdre, et des
charpentiers, et des tailleurs de pierres, et ils bâtirent la maison
de David. » — « Après cela, le roi des Hammonites mourut, et
Hanun son fils régna à sa place. Et David dit : J'aurai de la bonté
pour Hanun, fils de Nabas, comme son père a eu de la bonté pour
moi. C'est pourquoi Da.vid envoya ses serviteurs pour le consoler
sur la mort de son père » (').
Sous le règne de Salomon, ces relations s'étendirent et la puis-
sance des Hébreux prit un développement considérable. Les rois
d'Egypte ne dédaignèrent pas de contracter alliance avec les des-
cendants de la race maudite, qui jadis avait vécu méprisée et oppri-
mée dans la vallée du Nil. Salomon épousa la fille d'un Pharaon.
Les rapports avec les Phéniciens devinrent plus fréquents et plus
intimes, par suite de la construction du Temple. Salomon envoya
vers Hiram pour lui dire : « Tu sais que David mon père n'a pu
bâtir une maison au nom de l'Éternel à cause des guerres que lui
ont faites ses ennemis. Maintenant Dieu m'a donné du repos de
toutes parts : voici donc, j'ai résolu de bâtir une maison au nom de
l'Eternel. C'est pourquoi commande que Ton coupe des cèdres du
Liban ; je te donnerai pour tes serviteurs la récompense que tu me
diras, car tu sais qu'il n'y a personne entre nous qui sache couper
les bois comme les Sidoniens » (-).
Les liaisons de Salomon ne furent pas exclusivement politiques.
Sa sagesse répandit la gloire de son nom jusque dans les pays loin-
tains : « Et tous les habitants de ces pays désiraient de voir le
visage de Salomon pour écouler la sagesse que Dieu lui avait mise
dans le cœur; et chacun lui apportait son présent, des vases d'ar-
gent, des vases d'or, des habits, des armes, des arômes, des che-
vaux et des mulets » ('). H faut faire la part de l'exagération orieu-
(1) n Samuel, V, 11; X, 1 , 2.
(2) I Rois, V.
(3) I Rois, X, 24, 25.
RELATIONS INTERNATIONALES. 395
taie daus ce récit; cependant la tradition a un fond historique.
C'est à sa réputation de sagesse que Salonion dut la célèbre visite
de la reine de Scéba (ou Saba) : « La reine ayant entendu la répu-
tation de Salonion , le vint éprouver par des questions obscures (').
Et Salonion lui expliqua tout ce qu'elle lui proposa. » Alors la
reine de Scéba dit au roi : « Ce que j'ai appris daus mon pays de
ta sagesse est véritable. Et je n'ai point cru ce qu'on en disait,
jusqu'à ce que je sois venue, et que mes yeux l'aient vu, et voici,
on ne m'en avait point rapporté la moitié ; ta sagesse surpasse ce
([ue j'avais appris de ta renommée » {^).
Ces relations et ces alliances avec des peuples étrangers n'étaieut-
olles pas une violation de la loi de Moïse? Michaelis dit que le
législateur des Hébreux ne prohiba pas les traités avec les nalrons
idolâtres, qu'il leur défendit seulement de s'allier aux habitants de
la Terre Promise, pour qu'ils ne fussent pas détournés du culte
du vrai Dieu. Quant aux prophètes, le savant historien croit que
leurs remontrances étaient politiques plutôt que religieuses, qu'ils
réprouvaient l'alliance avec l'Assyrie et l'Egypte parce qu'ils y
voyaient un germe de ruine pour leur patrie (^). 11 est plus vrai de
dire que les traités avec l'étranger étaient peu en harmonie avec
l'esprit du mosaïsme. Le législateur voulait que les Hébreux, après
la conquête de la Palestine, vécussent isolés, cultivant leurs terres
et adorant l'Éternel. Que si la force des choses les mettait en colli-
sion avec des peuples étrangers, c'était en leur Dieu qu'ils devaient
avoir confiance et non dans les hommes, dont la force n'est au fond
que faiblesse. Le prophète Hanani dit au roi de Juda :« Parce que
lu t'es appuyé sur le roi de Syrie, et que tu ne t'es point appuyé
(I) Cet usage était dans les mœurs de l'Orient. Samson proposa une énigme
aux jeunes gens de Timiia {Juges, XIV, 12). Iliram et Salomon s'envoyaient l'un
il l'autre des énigmes à expliquer (Juseph., G. Apion., 1,17. 18, Antiq. jud.,
VIII, 5, 3. — Euseb., Chron., T. I, p. 177). — Plutarque (dans le Banquet des
Sept Sages, c. 6) raconte une lutte semblable entre le roi d'Ethiopie et le roi
d'Egypte.
{'!) I iJow, II, l-IO. La reine de Scéba venait de l'Arabie Heureuse (Noi/rm,
Dissertations, Ï.V, p. 2GI et suiv. — lùcahl, Geschichle des Volkcs Israël, T. III,
V. I,p. 91).
:.i) Muiiaetis, .Mo.s. Hecbt, T. I, ^ 01.
596 LES HÉBREUX.
sur l'Éternel ton Dieu, l'armée du roi de Syrie est échappée de ta
main. « — « Malheur à ceux qui descendent en Egypte pour avoir
du secours, s'écrie Isaïe, ils s'appuient sur les chevaux, et mettent
leur confiance dans leurs chariots. C'est l'Éternel qui est sage, c'est
lui qui fait venir les maux; les Égyptiens ne sont que des hommes,
et ne sont pas le Dieu fort » (').
Les prédictions des prophètes s'accomplirent. Dès que de grandes
monarchies s'élevèrent dans l'Asie occidentale, il fut impossible
aux Hébreux de maintenir leur indépendance. Vaincus, ils furent
emmenés à Babylone. Les prophètes prédirent les malheurs de la
race élue : « Je les livrerai pour être en opprobre, en risée et en
malédiction par tous les lieux où je les aurai chassés » Q. Deman-
dez aux poêles hébreux la cause de la destruction d'Israël, ils vous
diront que « les enfants d'Israël avaient péché contre l'Éternel leur
Dieu en révérant d'autres dieux, que l'Éternel s'irrita contre Israël
et les rejeta )>(^). Les Hébreux étaient tellement imbus du dogme
d'un Dieu jaloux et vengeur, qu'ils n'hésitaient jamais à chercher
dans leurs égarements la cause de leurs infortunes. Ce point de
vue théologique ne manque pas de vérité, mais aujourd'hui que
nous adorons en Dieu la providence et la bonté autant que la jus-
lice, pourquoi ne verrions-nous pas dans la merveilleuse dispersion
du peuple élu un autre dessein encore que la punition? Lors de la
conquête, les Hébreux étaient en pleine dissolution, morale et reli-
gieuse (*); il fallait un choc violent pour réveiller le sentiment de
l'unité divine. La captivité de Babylone sauva le mosaisme, et l'ave-
nir de l'humanité. La foi des Juifs se ranima dans les misères
de la servitude, et s'épura au contact d'une religion qui reconnais-
sait également un Dieu unique. Lorsque Cyrus les rendit à la
liberté, ils étaient comme transformés; on ne remarqua plus en
eux les tendances à l'idolâtrie et les défaillances si fréquentes avant
(1) II Chroniq., XVI, 7. — Isaïe, XXXII, 1-3.
(2) Jérémie, XXIV, 9.
(3) II liois, XVII, 7, 18, Comparez Ib., 8-17 elll Rois, XVIII, 12.
(i) Leur religion n était plus qu'un grossier polythéisme {Herzfekl, Gcscbiclite
(les Volkes Israël, p. 43 et suiv.)-
RELATIONS INTERNATIONALES. 397
l'exil: leur foi resta inébranlable, mais elle était profondément
modifiée par les dogmes du mazdéisme (').
Quand les Juifs eurent été initiés aux croyances de l'Orient, ils
concentrèrent toute leur activité dans la vie religieuse, comme s'ils
pressentaient que le long travail de l'antiquité approchait de sa
fin. Mais avant l'enfantement d'une religion nouvelle, il fallait que
les Hébreux entrassent en communion avec une race qui pouvait
également se dire l'élue de Dieu, parce que ses sages aussi bien
que les prophètes étaient les avant-coureurs du Christ. Les con-
quêtes d'Alexandre répandirent l'hellénisme en Asie ; placés sous
la domination des Séleucides et transplantés en partie en Egypte
par le héros macédonien et ses successeurs, les Juifs vécurent
au milieu de la civilisation grecque. Le mosaisme qui dans l'Orient
s'était imbu des dogmes de Zoroastre, subit alors l'influence de la
philosophie.
Ce ne fut pas sans lutte que la sagesse étrangère pénétra chez
le peuple de Dieu. Les Juifs hellénistes furent regardés comme
des apostats par les Juifs de la Palestine. En vain les riches mar-
chands d'Alexandrie envoyaient des dons considérables au temple
de Jérusalem, les habitants de la Terre Sainte se croyaient pres-
que souillés par leur contact (^). La traduction des Septante fut
flétrie comme une profanation : les rabbins assurent que la terre se
couvrit de ténèbres pendant trois jours; ils disent qu'on jeûne encore
pour demander pardon à Jéhova du sacrilège que l'on commit en
traduisant les livres sacrés dans une langue étrangère ('). La haine
des vieux Hébreux contre leurs fières grecs, nourrie peut-être par
la jalousie, alla au point qu'une malédiction solennelle frappa ceux
des Juifs qui instruiraient leurs enfants dans les lettres de la
Grèce (*). Mais l'opposition contre l'envahissement de la civilisation
hellénique fut vaine. Jérusalem, la ville sainte, vit s'élever dans
son sein « un collège à la façon des Gentils. » On lit dans le livre
(1) Lessiiuj, Dio Erziehungdes Monschengeschlechts, n" 34-42.
(2) C'unœus, Do Rcp. Ilcbrœor., Il, 23.
(3) Pasloret, Moïse considéré comme législateur, i). îiol cl suiv.
(i) Cunœns, III, 4. — Paslorcl, Moïse, p. 553-555.
598 LES HÉBREUX.
(les Maccabées, « que les prêtres mêmes ne faisaient aucun état de
ce qui était en honneur dans leur pays, et ne croyaient rien de
plus grand que d'exceller en tout ce qui était en estime parmi les
Grecs »(^). Les partisans des doctrines étrangères finirent par occu-
per le trône : un roi des Juifs, qualifié de Philhellène, Hérode le
Grand fut nommé surintendant des jeux olympiques ('). Cependant
le mosaïsme était trop vivace pour être absorbé par rhellénisme.
Dans les hautes sphères de la théologie, il y eut au contraire une
tentative pour rattacher les spéculations de la Grèce à la doctrine
de Moïse ; la philosophie de Ph'don joua un grand rôle dans les
derniers travaux de la science ancienne. Si les sectes juives s'assi-
milèrent les enseignements des écoles de la Grèce, ce fut sans abdi-
quer leur origine hébraïque (^).
Ainsi la Judée recueillit dans son sein les croyances de l'Orient
et la philosophie de l'Occident. Le terrain était admirablement
préparé pour faire germer une doctrine nouvelle. Les Juifs avaient
pour mission de frayer la voie au Christ. C'est là le secret de leur
dispersion dans le monde entier. La transplantation des Israélites
à Babylone et en Egypte fut le point de départ de cet immense
exil. Une partie seulement des Juifs revinrent dans la Palestine;
le plus grand nombre, devenus colons ou propriétaires, restèrent
attachés à leur nouvelle patrie : les longues révolutions qui suivi-
rent la mort d'Alexandre les entraînèrent dans toute l'Asie, jusque
dans la Chine. Les Juifs égyptiens se répandirent en Afrique et en
Europe. Bientôt il n'y eut plus un coin du globe où l'on ne rencon-
trât des descendants d'Israël. C'étaient autant de missionnaires du
Dieu de 3Ioïse, annonçant le règne du Messie. Les Grecs et les
Romains étendirent leur domination et leur influence par les colo-
nies et les armes. Les Juifs, peuple Ihéologique, essayèrent de
conquérir le monde par la voie pacifique du prosélytisme.
(1) I Maccab., XV; II Maccab., IV, 14, 15.
(2) Joseph., Antiq., XVI, 9.
(3) Jost, Geschichte der Israeliten, T. I, p. 152.
RELATIONS INTERNATIONALES. 399
III. Le Prosélytisme.
Les païens n'avaient aucune idée du prosélytisme; le mot et la
chose viennent des Juifs. Seuls avec les bouddhistes, les Hébreux
eurent l'ambition de propager leur religion. Les mêmes causes qui
portèrent les disciples du Christ à la propagande, animaient aussi
les sectateurs de Moïse ; leur charité était moindre, mais leur con-
viction que le culte de Jéhova, le seul vrai, devait embrasser toute
la terre, était aussi profonde que la foi des chrétiens. Les anciens
ne comprenaient pas l'ardeur que les Juifs mettaient à répandre
leur superstition ; ils en firent un objet de raillerie ('J. Jésus-Christ
lui-même semble la reprocher aux docteurs et aux pharisiens :
« Malheur à vous, s'écrie-t-il, qui parcourez terre et eau pour faire
un prosélyte »(^). Mais ces paroles doivent plutôt être prises comme
une marque de l'inanité des efforts des Juifs et de l'orgueil qui les
inspirait, que comme une réprobation du prosélytisme; car c'est
grâce à cette noble passion que le monde fut civilisé.
Le prosélytisme est aussi ancien que la nationalité juive. On irait
au-delà de la vérité en disant que, dès leur entrée dans la Terre
Promise, les Israélites eurent le dessein de propager leur croyance.
Ils devaient au contraire vivre dans l'isolement, sans contact avec
les nations idolâtres. Mais l'isolement était un idéal qui ne s'est
jamais réalisé ; l'impossibilité de vivre seuls força pour ainsi dire
les Hébreux à communiquer leur religion aux tribus qui habitaient
au milieu d'eux. L'étranger était un être impur, non comme étran-
ger, mais comme idolâtre; tout contact avec un adorateur des faux
dieux souillait les fidèles ('). Bien plus, l'idolâtrie était un crime
capital; ceux qui s'y livraient devaient être punis du dernier sup-
plice. Les docteurs juifs étendirent cet analhème aux nations étran-
gères; d'après eux. Moïse voua tous les idolâtres à la mort. Une
(f) //o/•a^, Sat., I, 4, 142.
(2) Saint Matthieu, X\Ul, lo.
(3) La terre étrangère est une terre aouillcc. Voyez plus haut, ji. J'Jli.
400
LES HEBREUX.
conséquence rigoureuse de cette proscription était qu'un étranger
ne pouvait habiter la Terre Sacrée, pas même y passer, sous peine
de la vie ('). Mais en acceptant tout ou partie des croyances des
Hébreux, l'étranger était admis dans la communion du peuple élu
à titre deprosé/ytc. Ainsi la nécessité d'entrer en relation avec les
idolâtres donna naissance au prosélytisme; plus tard il fut ennobli
par le désir de répandre le culte du vrai Dieu.
L'initiation à la loi religieuse avait deux degrés. Celui qui se
convertissait au mosaïsnie, était appelé prosélyte de justice. Le
législateur hébreu sentit qu'il était impossible d'imposer cette con-
version comme condition du commerce entre Juifs et étrangers.
Il suffisait de se soumettre à l'observation des préceptes fondamen-
taux de la religion que la tradition rapporte à Noë (^), pour acqué-
rir le titre de prosélyte d'habitation. La loi permettait à ces prosé-
lytes de se mêler au peuple de Dieu ; mais ils restaient étrangers,
ils ne participaient pas au culte de Jéhova ; il leur était défendu
de célébrer le sabbat; ils n'étaient pas admis dans l'intérieur du
Temple; à la rigueur, ils ne pouvaient pas même habiter Jéru-
salem (^).
L'admission des prosélytes de justice se faisait avec toutes les
formes d'un acte religieux. L'étranger qui voulait entrer dans le
sein du peuple élu devait être circoncis; le baptême le purifiait et
le régénérait pour ainsi dire ; le sacrifice terminait la solennité :
c'était une véritable conversion. Les Talmudistes l'expriment en
vives images; ils comparent la condition du prosélyte à une renais-
sance : plongé dans les erreurs de l'idolâtrie, l'étranger n'avait pas
(1) Selden, De jure naturaeet gentium, II, 3,
(2) Dieu, d'après la tradition hébraïque, donna ces préceptes à Noë après le
déluge. Il y en avait sept : i» ne pas adorer d'idoles; 2" bénir Dieu ; 3° éviter
l'inceste et tous les péchés contre la pudeur, 4° l'homicide et 6° le vol ; G» ne pas
arracher un membre à un animal vivant; 7" respecter les magistratures, les
chefs de la nation, et se soumettre à l'autorité publique (Selden, De jure nat. et
gent., I, 19). Il n'est pas question de ces préceptes dans le Pcnlateuque; mais le
germe des obligations imposées aux étrangers se trouve dans les lois de Moïse
[Exode, XII, 19; XX, 10. - Lévilique, XVII, 12; XXIV, 16. — Ézéchiel, XIV, 7).
(3) Selden, II, 5. 6. Nous suivons sur ce point l'opinion des Talmudistes, parce
qu'elle nous paraît conforme à l'esprit du mosaïsmc.
RELATIONS INTERNATIONALES. 4-01
d'existence véritable : il commence seulement à vivre, lorsqu'il
participe à la vérité : une nouvelle âme prend possession de son
corps (').
L'initiation religieuse était la naturalisation des Hébreux. L'Etat
se confondant avec l'Église, l'étranger converti au mosaïsme de-
venait par cela même citoyen. Ici reparait l'esprit d'exclusion qui
domine toute l'antiquité et dont les Juifs, malgré l'universalité in-
hérente à leur religion, n'ont pas pu se dégager. D'abord il y avait
des peuples maudits par Moïse au nom de Jéhova , qui étaient à
jamais repoussés de la société d'Israël : « L'Ammonite et le Moabite
n'entreront pas dans l'assemblée de rÉternel ; même leur dixième
génération n'entrera pas dans l'assemblée de l'Eternel, parce qu'ils
ne sont pas venus au-devant de vous avec du pain et de l'eau quand
vous sortiez d'Egypte , et parce qu'ils firent venir contre vous Ba-
laam pour vous maudire » . L'exclusion était moins rigoureuse
contre les Égyptiens et les Iduméens ; leurs enfants étaient admis
dans la communion des saints à la troisième génération (^). Ces
restrictions n'existaient pas pour les autres peuples. Mais l'initia-
tion, tout en régénérant l'étranger, n'avait pas la puissance de l'as-
similer entièrement à l'Hébreu. L'égalité n'était pas même complète
sous le rapport du droit civil ('). Dans l'ordre politique l'inégalité
subsistait : les prosélytes n'étaient pas admis aux honneurs ni aux
magistratures (*). Leur titre de prosélyte rappelait toujours leur
origine étrangère. Selclen les compare aux Juifs et aux Arabes
convertis au catholicisme en Espagne. La comparaison est signifi-
cative : la tache de ridolàtrie était indélébile.
Cet esprit étroit est d'autant plus remarquable qu'il est en con-
tradiction avec le dogme de la renaissance religieuse des prosélytes.
C'est la raison pour laquelle le prosélytisme juif échoua, malgré le
zèle déployé par les docteurs dans les derniers siècles de l'antiquité.
(\) Selden, II, 2, 4. — Pantoret, Histoire de la législution, T. III, p. 512.
(2) Deutéron., XXIII, 3, 4, 7, 8.
(3) Certains prosélytes ne pouvaient jamais se marier avec les Juifs; pour
d'autres, l'exclusion ne frappait que les hommes; enfin, il y en avait pour les-
quels la prohibition no s'étendait qu'à qiioI(iues générations (Scldcn, V, 14).
(4) Selden, II, 4.
402 LES HÉBREUX.
Le Judaïsme était une religion nationale, appropriée à un peuple
qui était destiné à vivre isolé du reste du genre humain : de là les
usages et les cérémonies de la Loi. Dans l'esprit de Moïse, ces ob-
servances étaient un instrument pour l'éducation des Hébreux ; il
eût fallu les mettre de côté quand il s'agit de répandre le mosaisme
parmi les Gentils; mais étant censées dictées par Dieu, on n'y
pouvait rien changer. Le formalisme étroit du culte juif était donc
immuable : c'est dire que l'extension du mosaisme était impossible.
En vain les docteurs cherchèrent à propager leur croyance, ils se
débattaient contre d'invincibles obstacles. Entrer dans le judaïsme,
ce n'était pas seulement renoncer aux erreurs du paganisme, c'était
encore abdiquer sa patrie ; la propagande juive avait donc la pré-
tention d'absorber toutes les nationalités, utopie irréalisable, parce
qu'elle est contraire aux desseins de la Providence. Si nous péné-
trons au-delà de ces causes apparentes, nous trouverons dans la doc-
trine même la raison qui s'opposait à la propagation du mosaisme :
il contenait en germe les grandes vérités qui font encore aujour-
d'hui le fond de nos croyances, mais elles demandaient à être déve-
loppées et complétées. Cette mission était réservée au christia-
nisme.
-^-'^AAAAA/^/^
403
CHAPITRE IV.
RELIGION. POÉSIE. PHILOSOPHIE.
11 y a une admirable unité dans l'existence des Hébreux; elle
repose tout entière sur l'idée d'un Dieu unique; l'ordre civil et
l'ordre religieux se confondent. La littérature est l'expression de
cet état social. Les poètes chantent la grandeur de Jéhova, la gloire
du peuple élu, race sainte appelée à étendre un jour son empire
sur toute la terre, sous la conduite d'un chef mystérieux, objet
perpétuel de son attente. La poésie hébraïque, inspirée par la
religion, s'élève à des hauteurs que n'ont pu atteindre les plus
grands génies du paganisme; éminemment spiritualisle, elle mérita
d'être consacrée au culte des églises chrétiennes. Les Hébreux
ont eu leurs hommes politiques : ce ne sont pas des orateurs qui
s'adressent à la nation du haut d'une tribune; ce sont des pro-
phètes, poètes divins, tribuns sacrés du peuple, qui le rappellent
au culte du vrai Dieu, qui le menacent de la colère de l'Éternel,
quand il se livre à l'adoration des idoles; leurs discours sont
des hymnes, leurs invectives des lamentations. La philosophie ne
s'est pas séparée de la religion ; le peuple de Dieu a eu ses sages,
pratiquant l'égalité au milieu d'un monde livré au régime de l'iné-
galité, précurseurs de Jésus-Chiist (pii s'est nourri de leurs tra-
vaux. L'esprit spéculatif ne s'éveilla qu'au contact de la Grèce;
les doctrines qu'il produisit sont un idéal du mosaïsme. Dans les
livres sacres des Hébreux nous découvrirons les germes que le
christianisme a fécondés; dans les dogmes des Esséniens nous
verrons le lien qui unit l'ancienne loi à la nouvelle; la philosophie
de Philon nous montrera l'alliance du mosaïsme et de la civilisa-
tion hellénique.
404 I-ES HKBRKllX.
§ I. Religion. Unité. Messianisme.
L'unité de Dieu, fondement du mosaïsrne, était altérée par l'idée
d'une divinité nationale qui s'y associa dans la conception des Hé-
breux : c'était un principe de division. Cependant les germes de
l'unité étaient déposés dans les croyances des Israélites. Pendant
que le monde païen était livré à un individualisme irrémédiable, les
plus vieilles traditions des Hébreux leur rappelaient que « toutes
les familles de la terre avaient été bénies dans Abrabam, Isaac et
Jacob »('). Celui qui est venu briser l'étroite nationalité juive, a pu
légitimement se rattacher au grand patriarche : « Abraham votre
père, dit Jésus-Christ aux Juifs, s'est réjoui de voir mon jour, il l'a
vu, et il en a eu de la joie »('),
L'idée d'une alliance exclusive entre les Hébreux et l'Eternel,
née dans l'isolement, s'affaiblit, lorsqu'ils vinrent en contact avec
d'autres peuples; si elle ne disparut pas complètement, elle fit place
du moins à une notion plus élevée de la Divinité; on se représenta
Jéhova comme le législateur de toutes les nations. Déjà dans le
Pentateuque l'action de Dieu ne se borne pas au peuple élu. C'est
lui qui envoie le déluge et disperse les nations, après la construc-
tion de la tour de Babel. C'est lui qui détruit Sodome et Gomorrhe.
H sauve les Égyptiens dans la disette. L'influence de Jéhova
s'étend à mesure que les relations des Hébreux s'étendent. H
détruit Ninive, il envoie la victoire à Cyrus. Les organes de
Jéhova, les prophètes, embrassent l'humanité entière dans leurs
visions : Ézéchiel prophétise à tous les peuples alors connus : ce
n'est pas seulement des Juifs, mais aussi des autres nations,
qu'Isaïe prédit les calamités et célèbre le rétablissement; il va
jusqu'à appeler les Égyptiens un peuple béni de Dieu : Jérémie
est également le prophète de toutes les nations (^). Le progrès vers
l'unité est éclatant dans les psaumes de David. Le poète s'adresse
(i) Genèse, XII, 3; XXVI, 4 ; XXVIII, 1 i.
(2) Évangile de saint Jean, VIII, S6.
(3) Spinoza. Tract. Thool. polit., c. 2.
I
RELIGION. POÉSIE. PHILOSOPHIE. 405
au genre humain, il l'appelle tout entier à la vérité : « Nations de
l'univers, louez toutes le Seigneur; écoutez-moi, vous tous qui
habitez le temps. Son royaume embrasse tous les siècles et toutes
les générations. Peuples de la terre, poussez vers Dieu des cris
d'allégresse; chantez des hymnes à la gloire de son nom ; célébrez
sa grandeur par vos cantiques. Dites à Dieu : la terre entière vous
adorera ; elle célébrera par ses cantiques la sainteté de votre nom.
Peuples, bénissez votre Dieu et faites retentir partout ses louanges.
Que vos oracles. Seigneur, soient connus de toute la terre, et que
le salut que nous tenons de vous parvienne à toutes les nations.
Que tous les peuples ne fassent plus qu'une famille pour adorer
le Seigneur. Valions de la terre, applaudissez, chantez, chantez
votre roi, chantez, car le Seigneur est le roi de l'univers »(').
La croyance au Messie se lie au progrès qui s'accomplit dans la
conception de la Divinité. Le messianisme (^) a sa racine dans
l'alliance de Jéhova avec les Israélites. Cette alliance fut d'abord
conçue d'une manière étroite; elle semblait n'intéresser que la race
élue. Mais il y avait des germes d'un développement plus large
dans la théologie de Moïse et dans les promesses mêmes que Dieu
fit à son peuple. Le mosaïsme est une révélation divine; la vérité
qu'il renferme ne peut donc pas rester le partage exclusif d'une
petite partie du genre humain; elle doit par la force des choses
s'étendre à toutes les nations. Aussi l'alliance contractée avec les
patriarches comprend-elle implicitement l'humanité entière: «Et
l'Éternel dit à Abram : « Je te ferai devenir une grande nation; je
te bénirai, et je rendrai ton nom grand; et tu seras bénédiction. Et
toutes les familles de la terre seront bénies en toi »('). Et l'Eternel
(1) Psaum. XLIX, 2; CXLV, 9; LXVFJ, 4, 8; LXVII, 3; Cil, 22; XLVII, 7. 8.
Nous empruntons ces citations à De Maislre (Soirées de St. l'élersbourg, 7"- en-
tretien).
(2) Ilengstenbery, Christologic des Allen Testaments und Commenlar iiher
diemessianischen Weissasunsen der Prophctcn, 3 vol. — llofmann, Weissaguug
und Erfiillung im Allen und Neuen Testament, 2 vol. — Slahctin, Die messia-
nischen VVcissagungen des Allen Teslamenls in ilirer Enlsleliung, Kntwickeluns
und Ausbildung, 1847. — DUslcrdick, dans les Goeltinyisclic (jelehrtc Anzeigen,
1848, n'-"! 3 1-1 33.
(3) Genèse, XII, 2, 3. Comjtorez XVIM. 18.
4-06 LES HÉBREUX.
dit à Isaac : « Je multiplierai ta postérité comme l'étoile des cieux,
et toutes les nations de la terre seront bénies en ta postérité » (').
Comment s'accomplira la promesse de l'Éternel, que toutes les
nations seront bénies dans Abraham? Il sortira du sein de la race
élue un prophète, un roi, un Messie, qui assurera la domination
du vrai Dieu. Lorsque la royauté fut appelée à diriger les destinées
des Juifs, la croyance que cet être mystérieux, puissant, serait un
descendant de David, se fit jour et pénétra dans la nation : « Il sor-
tira un rejeton du tronc d'Isaïe. Car l'enfant nous est né, le Fils
nous a été donné, et l'empire a été posé sur son épaule, et on l'ap-
pellera l'Admirable, le Conseiller, le Fort, le Puissant, le Père de
l'Éternité, le Prince de la Paix. Il n'y aura pas de fin à l'accroisse-
ment de l'empire et à la prospérité du trône de David et de son
règne, pour raffermir et pourl'établirdansl'équitéet dans la justice,
dès maintenant et à toujours » (-). A mesure que l'idée du mosaïsme
s'agrandit, celle du messianisme se modifia également. Le Dieu des
Juifs finit par prendre le caractère d'un Dieu universel. De même le
Messie, le roi, le Sauveur promis à Israël, devait dominer sur tous les
peuples, comme le Dieu dont il était l'organe : « J'ai sacré mon roi
sur Sion, dit l'Éternel... C'est toi qui es mon fils, demande-moi et
je te donnerai pour héritage les nations, et pour ta possession les
bouts de la terre »(')... « Il arrivera aux derniers jours que la mon-
tagne de la maison de l'Éternel sera affermie au sommet des mon-
tagnes, et toutes les nations y aborderont. Et plusieurs peuples y
iront et diront : Venez, et montons à la montagne de l'Éternel, à
la maison du Dieu de Jacob ; il nous instruira de ses voies, et nous
marcherons dans ses sentiers ; car la loi sortira de Sion, et la parole
de l'Éternel de Jérusalem... Voici, tu appelleras les nations que tu
ne connaissais point, et les nations qui ne le connaissaient point,
accourront à toi, à cause de l'Éternel ton Dieu »(^).
Le Messie n'est plus seulement Yalliance du peuple, il est aussi
(1) Genèse, XXVI, 4.
(2) /saie, XI, 4; IX, 5, 6.
(3) Psaume H, 6-S.
(h] Jsaïe, II, 2,3; LV, 5.
i
RCLIGIOIS. POKSIE. PHILOSOPHIF,. 407
la lumière des nations ('). C'est réellement la vocation des gentils-
le salut ne dépendra plus de la race, mais de la croyance. Arrivée
à ce point, l'idée du Messie touchait au christianisme. Cette con-
ception spirituelle du messianisme était un développement régulier
du mosaïsnie, mais elle ne fut le partage que de quelques intelli-
gences d'élite. La masse de la nation nourrissait des espérances
beaucoup pins matérielles. Le Messie, sortant de la race de David,
devait être un roi tout-puissant, un conquérant, qui délivrerait les
Juifs de la servitude, et ferait régner la paix et l'abondance. Le
langage figuré des prophètes prétait à cette conception : « L'Eter-
nel a dit à mon Seigneur : Sieds-toi à ma droite, jusqu'à ce que
j'aie mis tes ennemis pour le marche-pied de tes pieds. L'Eternel
fera sortir de Sion le sceptre de ta force, disant : domine au milieu
de tes ennemis. Tu les briseras avec un sceptre de fer, et tu les
mettras en pièces comme un vase de justice »(').
Le messianisme était un mélange de croyances religieuses et
d'intérêts terrestres. Ces derniers dominaient; les Juifs attendaient
un roi plutôt qu'un prophète; c'est pour cela qu'ils méconnurent
le Christ. Pris dans le sens matériel, le messianisme est certes
une chimère; cependant au fond des illusions du peuple élu il y
avait une aspiration à l'unité : la puissance du Messie devait rallier
l'humanité entière au culte de Jéhova. La force, comme moyen
d'étendre l'unité religieuse, était plus digne de Mahomet que des
disciples de Moïse. Mais laissons là ce qu'il y a d'erroné dans la
conception messianique, il restera cette idée que le christianisme a
essayé de réaliser : ime religion embrassant tous les peuples, parce
qu'il n'y a qu'wne vérité. Les chrétiens qui ont critiqué avec tant
d'amertume les folies messianiques des Juifs n'ont pas réfléchi que
le christianisme aussi poursuivait une œuvre impossible. Nous
sommes à ûmw mille ans de l'Evangile. A-t-il établi l'unité reli-
gieuse sur la terre? 11 n'a guère dépassé les limites des nations ger-
maniques, et dans le sein même de cette race, il perd l'empire des
âmes. L'unité absolue est une utopie et une fausse nlo|)ie, en fait de
(I) Isair, XLII, 6.
[•!) rsatnn. CX, 1, 2; 11,9.
/|,08 LES HÉBREUX.
religion, comme en fait de politique. Sans doute la vérité absolue
est une. Mais les hommes possèdent-ils la vérité absolue? la possé-
deront-ils jamais? La possession de la vérité absolue n'est qu'une
prétention, et cette prétention a engendré la division et la haine,
les guerres les plus sanglantes et les persécutions les plus furieuses.
g II. Fraternité.
L'idée de la fraternité semble découler logiquement du dogme
de l'unité ; cependant elle resta presque étrangère au monde ancien,
bien que les prophètes et les philosophes eussent conscience de
l'unité divine. Les esprits, nourris dans l'isolement et dans la divi-
sion, ne pouvaient concevoir le genre humain comme une famille.
Plus que tout autre peuple, les Hébreux étaient séparés du reste
de l'humanité par la croyance d'une alliance exclusive avec l'Eter-
nel. Mais à côté de ces sentiments d'une nationalité étroite, les
livres sacrés renfermaient le principe de l'unité du genre humain.
Dans le polythéisme la division des nations est originelle et perpé-
tuelle, car elle dérive de la pluralité des dieux, dont chacun est
l'emblème d'un peuple distinct: aussi malgré les progrès de la phi-
losophie, les penseurs de la Grèce et de Rome eurent plutôt le
soupçon que la conviction de la fraternité. Cet obstacle à la con-
ception de la fraternité n'existait pas dans le mosaïsme. Un seul
Dieu crée le genre humain, et pour témoigner que tous sont un en
essence, le créateur les fait naître d'un seul homme; il veut même
que la femme qu'il donne au premier homme soit tirée de lui, afin
que tout soit un dans le genre humain. Quelle que puisse être la
diversité future des peuples, leur origine leur rappellera toujours
qu'ils forment une même famille f). Ainsi l'élection spéciale dont se
glorifiaient les Hébreux était dominée par un dogme supérieur et
fondamental, l'unité de Dieu et de la création.
Cependant la consliUilion isolée, exclusive de l'état juif empê-
chait la fraternité de s'étendre aux étrangers. De là les traditions
(1) Bossuet, Politique tirée de l'Écriture Sainte.
RELIGION. POÉSIE. PHILOSOPHIE. 409
d'une dureté révoltante recueillies par les rabbins : on faisait pres-
que un crime de riiumanité envers les idolâtres. Mais la puissance
du dogme l'emporta sur le zèle exagéré qui créait un abîme entre
les croyants et les païens. La fraternité se fit jour à travers les
passions religieuses. Nous pouvons donc considérer comme l'expres-
sion de l'unité et de la solidarité qui lie tous les hommes, les pré-
ceptes donnés par Moïse en faveur des étrangers, bien que dans
l'application de la loi , ils ne profitassent qu'aux prosélytes :
« L'étranger qui demeure avec vous, vous sera comme celui qui
est né parmi vous, et vous l'aimerez comme vous-mêmes, car vous
avez été étrangers au pays d'Egypte » (').
Ces sentiments se développèrent à mesure que l'idée d'un Dieu
national perdit de sa puissance; lorsque le Dieu des Juifs fut aussi
considéré comme le Dieu des étrangers, ceux-ci, idolâtres ou non,
furent regardés comme les enfants du même père, comme des frères
qui devaient un jour être réunis aux enfants d'Israël et adorer
l'Eternel avec eux. Le progrès se révèle dans la belle prière que
Salomon adresse à Dieu, lors de la dédicace du Temple. Le roi
poëte ne songe pas seulement aux rapports de Jéhova avec le peu-
ple élu ; il embrasse l'humanité entière dans ses vœux : « Écoute
aussi l'étranger, qui ne sera pas de ton peuple d'Israël, mais qui
sera venu d'un pays éloigné pour l'amour de ton nom; exauce-le
des cieux et fais tout ce que cet étranger t'aura prié de faire; afin
que tous les peuples de la terre connaissent ton nom, pour te
craindre, comme ton peuple d'Israël » ('). L'unité finit par l'em-
porter sur la division, au moins dans le domaine religieux : « Nous
commençons, (.Vil Josèp/ie, dans nos sacrifices par prier pour le
bien général du monde et ensuite pour nous-mêmes comme faisant
une j)arlie de ce tout, et sachant que rien ne plail (hivaiitage à
Dieu que le lien d'une affection mutuelle qui nous unit tous ensem-
ble » ('). On ne trouve chez aucun peuple de l'antiquité une vue
aussi haute de l'unité; les prières des païens étaient inspirées par
(1) Ldritique, XIX, 3i. — Comparez Deulcron., X, 19.
(2) I/îoJs, VIII, 41-43.
(3) Joseph., c. Apioi)., Il, 23.
MO LES HÉBREUX.
régoïsme; les Perses et les Égyplieus priaient pour toute la nation;
les Juifs seuls, ce peuple qu'on accusait de haïr le genre humain,
formaient des vœux pour tous les hommes.
I III. Ciiarité.
Il y a dans la conception que Moïse se fait de Dieu une idée qui
manque au paganisme, celle de la charité. Les divinités des Grecs
et des Romains ont une puissance supérieure à celle des mortels,
mais elles sont animées des mêmes passions que les hommes; elles
n'ont pas pour elles \ affection du Créateur pour la créature; si
elles leur font du bien , c'est par des raisons particulières et indivi-
duelles. Les Hébreux seuls ont conçu Dieu comme amour; pour
mieux dire, c'est leur grand législateur qui a enseigné cette haute
vérité; les Juifs, comme tous les peuples anciens, étaient dominés
par la crainte. Mais ne confondons pas les faits avec l'idéal renfermé
dans le dogme. Moïse, dans une sublime conversation avec Jéhova,
lui dit : « Je te prie, fais-moi voir ta gloire. » Et Dieu répond :
« Je ferai passer toute ma bonté devant ta face ; je crierai le nom
de l'Éternel devant toi, et je ferai grâce à qui je ferai grâce, et
j'aurai compassion de celui dont j'aurai compassion » (*). Ainsi
Dieu lui-même dit aux Juifs que son essence est la charité. Le roi
prophète s'inspira de cette grande idée; le Psaume CIII est le
commentaire des paroles de Moïse (^) : « Mon âme, bénis l'Éternel,
et n'oublie pas un de ses bienfaits ; c'est lui qui pardonne toutes
les iniquités. L'Éternel est pitoyable, miséricordieux, lent à la
colère, et abondant en grâce. Il ne nous a pas fait selon nos péchés;
car autant que les cieux sont élevés par-dessus la terre, autant sa
bonté est grande sur ceux qui le craignent. Comme un père est
ému de compassion envers ses enfants, l'Éternel est touché de com-
passion envers ceux qui le craignent; car il sait bien de quoi nous
sommes faits, il se souvient que nous ne sommes que poudre; les
(1) Exode, XXXIIl, 18, -19 ; XXXTV, 6, 7. —Munk, la Palestine, p. 446.
(2) Moses MendclssoJm, Jérusalem, p. 278.
HELIGION. POÉSIK. PHILOSOPHIE. 411
jours de l'homme mortel sont comme l'herbe ; il fleurit comme la
fleur d'un champ : le vent ayant passé dessus, elle n'est plus et son
lieu ne la reconnaît plus. Mais la miséricorde de l'Eternel est de
tout temps et à toujours sur ceux qui le craignent. »
Cette conception de la Divinité empreint la poésie hébraïque
d'une douceur, d'une tendresse, que l'on clicrcherait vainement
chez les grands poêles de la Grèce et de Rome. Dieu est un père,
une mère : « La femme peut-elle oublier son enfant qu'elle allaite,
et n'avoir pas de pitié du fils de ses entrailles ? Mais quand les
femmes les auraient oubliés, encore ne t'oublierai-je pas moi.
L'Éternel ton Dieu t'a porté sur ses bras comme un petit enfant...
Comme un aigle qui porte ses petits, qui étend ses ailes sur eux
et les provoque à voler », ainsi Dieu ne détourne pas ses regards
de dessus son nid : « il le garde comme la prunelle de son œil... Il
nous porte à ses mamelles pour nous allaiter, il nous met sur ses
genoux », et non content de nous nourrir, il joint à la nourriture
les caresses : « comme une mère caresse son enfant qui suce son
lait, ainsi je vous consolerai, dit l'Éternel » (').
Les conséquences qui découlent des dogmes différents du poly-
théisme et du mosaïsme sont incalculables. La puissance fait naître
la crainte; Vamour provoque Vamour. Les païens craignaient leurs
dieux ; ils les apaisaient par des sacrifices, mais ils n'ont jamais eu
la pensée de les aimer. On ne trouve le culte d'amour que chez les
Hébreux. Ecoutons sur ce point important de la religion un des
génies les plus aimants qui aient paru sur la terre : « La loi essen-
tielle du peuple juif, dit Fénelon, à laquelle tout son culte se rap-
porte, l'oblige à aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme,
de toute sa pensée et de toutes ses forces. Ce peuple circoncis a
dans sa loi une circoncision du cœur dont celle du corps n'est que
la figure, et cette circoncision du cœur est le l'elianchement de
toute aflection qui ne vient pas du principe de l'amour de Dieu» (').
La religion des Juifs consistant essentiellement en l'amour de
Dieu, et tous les hommes étant unis en Dieu, l'amour du prochain
(1) Isate, XLIX, lo. — Dcutdr., I, ôl ; XXXII, 10, H . — Isaie, LXVI,i 2, i.J.
Ci) Fénelon, Lettres sur lu religion, V.
412 LES HÉBREUX.
devait être une règle fondamentale du mosaïsme : « Dieu répète
souvent, dit Bossuet ('), qu'il a fait l'homme à son image, afin que
nous aimions les uns dans les autres l'image de Dieu. Si nous
sommes tous frères, tous faits à l'image de Dieu , et également ses
enfants, tous une même race et un même sang, nous devons pren-
dre soin les uns des antres , et ce n'est pas sans raison qu'il est
écrit : Dieu a chargé chaque homme d'avoir soin de son prochain.»
Dans la rigueur du judaïsme, la charité n'embrassait pas l'étran-
ger; mais le sentiment l'emporta sur la dureté de la loi ; les sages
recommandèrent les devoirs de la bienfaisance envers les idolâtres
aussi bien qu'envers les Israélites. Car il est écrit que Dieu est bon
pour tous et que sa miséricorde s'étend sur toutes ses œuvres :
« L'Éternel votre Dieu fait droit à l'orphelin et à la veuve, il aime
Vélranger. » Il est dit aussi : « Ses voies sont des voies de douceur,
et tous ses sentiments sont des sentiments de paix » (^).
Cette idée de la charité est la plus large à laquelle le sentiment
religieux se soit élevé dans l'antiquité. Si le mosaïsme avait pu
prendre racine dans les âmes, il aurait été digne de la mission que
le Christ est venu accomplir. Mais il avait à combattre l'esprit
étroit, formaliste du peuple hébreu. Attachés à la lettre de la loi,
les Juifs en négligèrent l'esprit. En vain le Sage leur dit que « la
charité couvre tous les péchés » (^); ils croyaient satisfaire aux
exigences de la loi par le jeune et par les sacrifices. Les prophètes
furent obligés de leur rappeler le véritable sens des commande-
ments de Dieu : « Ce n'est pas, dit Jsaie, celui qui courbe sa tête, en
étendant le sac et la cendre, qui se rend agréable à l'Éternel; mais
celui qui donne son pain à ceux qui ont faim, celui qui fait venir
dans sa maison les affligés qyi vont errant, celui qui couvre ceux
qui sont nus » (*). Mais qu'importe que le peuple élu n'ait pas été à
la hauteur de la doctrine conçue par Moïse? Il sulTit que malgré
ses défaillances il en garde le dépôt; l'humanité saura la faire fruc-
(1) Bossuet, Politique tirée de l'Écriture Sainte.
(2) Deutér., X, 48. — Maimonid., De jure poregrin., c. 5, § 12.
(3) Proverb.,X, 42.
(4) Isaïe, LVIII, 5-7.— Osce,Yl, 6, -1. « Je veux miséricorde et non sacrifice.»
RELIGION. POÉSIE. PHILOSOPHIE. 415
tifier. Le sentiment de la charité est appelé à régénérer le monde;
suivons-en les premières manifestations chez les prophètes.
Le mal pour le mal, telle est la loi du paganisme; la vengeance
est le plaisir des dieux. Écoutons le législateur des Hébreux : « Tu
ne te vengeras point et tu ne garderas point de ressentiment contre
les enfants de ton peuple; mais ta aimeras ton prochain comme toi-
même... Si tu rencontres le bœuf de ton ennemi ou son àne égaré,
tu ne manqueras point de le lui ramener... Si celui qui te hait a
faim, donne-lui à manger du pain; et s'il a soif, donne-lui à boire
de l'eau» ('). Ce sentiment s'élève chez les poètes jusqu'à la douceur
évangélique : « L'homme, dit Jérémie, tendra la joue à celui qui le
frappe » (^). C'est la prophétie d'un nouveau monde, dans lequel la
fraternité et la charité seront la base des relations sociales.
Le législateur hébreu embrasse la création entière dans son
amour. Les animaux ont droit à sa sollicitude aussi bien que les
êtres raisonnables : « Six jours durant tu travailleras; mais au
septième jour tu te reposeras, afin que ton bœuf et ton àne se
reposent. » On a dit que la loi se préoccupait du bien-être des
animaux par des motifs économiques; nous croyons avec Philon et
Josèphe que Moïse voulait inspirer l'humanité et la douceur aux
Israélites ('). Sa prévoyance s'étend jusqu'aux plantes; il défend
de couper les arbres fruitiers en pays ennemi.
La loi protège tous les êtres faibles. C'est un spectacle unique
dans l'antiquité que cette sollicitude. Partout régnait le droit du
plus fort, même dans la famille ; le père avait le droit de vie et de
mort sur ses enfants; l'usage de les exposer était universel et
légitimé pour ainsi dire par l'approbation ûa» plus grands philoso-
phes. Philon, nourri de la doctrine de Moïse qui respecte toute vie
comme sainte, a de la peine à comprendre tant de barbarie; son
indignation éclate en paroles amères; il accuse les parents iinpi-
(1) Lévitique, XIX, 18. — Eœodc, XXIII, i. ij.— l>rorerb., XXV, 21.
(2) Lamentât., III, 30.
(3) Exode, XXIII, 42. — Philon., De Char., 710, E (cd. (Jolen). — /osep/t.-
c. Apion., Il, 7. — C'est en ce sens que Salomon dit {Proverb., XII, iO) : « Le
.lustc a égard à la vie de sa bote. »
414 LES HÉBREUX.
loyables d'être ennemis du genre humain : « leur cruauté féroce
arme la mort contre la vie; violant riuimanité dans leur sang,
comment la respecteraient-ils dans les étrangers »0)?
L'esprit aristocratique dominait dans l'antiquité : le citoyen seul
avait de la valeur, et le citoyen, c'était le noble ou le riche; le pau-
vre, l'étranger, l'esclave étaient livrés à l'exploitation de ceux qui
avaient la puissance et la force. Moïse, pénétré du dogme de frater-
nité, détruit pour ainsi dire l'esclavage entre Hébreux et il garantit
l'esclave étranger contre la dureté et la cruauté de son maître. Le
même sentiment lui dicte les nombreuses dispositions qu'il porte
en faveur des pauvres et des étrangers. Il les compare aux veuves
et aux orphelins, et malheur à ceux qui affligeraient la veuve ou
l'orphelin! « La colère de l'Éternel s'allumera contre eux; il les
tuera par l'épée, leurs femmes seront veuves, et leurs enfants or-
phelins. » Pour adoucir le cœur des Hébreux envers l'étranger, le
législateur leur rappelle la servitude égyptienne : « Vous savez ce
que c'est que d'être étrangers, car vous avez été étrangers au pays
d'Egypte. » Le souvenir de l'oppression n'éveille pas le désir de la
vengeance dans la grande àme de Moïse, mais la compassion; il
n'a pas de haine pour les oppresseurs de son peuple : « Tu n'au-
ras pas en abomination l'Égyptien, car tu as été étranger dans
son pays » f). Admirable puissance de la religion! Dans le monde
païen, la tyrannie soulève la révolte; la guerre est permanente
jusque dans l'intérieur de la cité, la victoire entraîne de cruelles
réactions. Et voilà tout un peuple qui a gémi sous la servitude;
celui qui l'alTranchit, oublie les oppresseurs pour ne songer qu'aux
opprimés et il inspire à son peuple l'humanité par le souvenir de
l'inhumanité (=')!
Le législateur hébreu fait de la charité un devoir légal (^) : la
bienfaisance n'est pas une aumône que l'on est libre de donner ou
(-l) Philon., De Charit., 709, G, D; De spécial, leg., p. 794, E, sqq.
(2) Exode, XXIf, 22-24; XXIII, 9; XXII, 21. — Dcutér., XXIII, 7.
(3) Philon., De Cbarit., p. 703, D, E.
(4) Sur le droit des pauvres chez les Hébreux, voyez Schloi,\ï, G. — Michaclis,
T. II, § 143. — Pasloret, Histoire des législations, T. IV, p. 87-9o. — Maimo-
nides, De jurepauperum.
RELIGION. l'OESlE. PHILOSOPHIE.
415
de refuser, mais une justice, car tous les hommes ont un droit égal
aux choses qui leur sont nécessaires pour vivre et pour remplir leur
destination ('). Les lois de Moïse assurent protection et secours à
tous les hahitants de la Palestine; les étrangers ne sont jamais
séparés des pauvres Israélites : « Quand vous moissonnerez votre
terre, vous n'achèverez point de moissonner le hout de vos champs,
et vous ne glanerez point les épis qui resteront de votre moisson,
vous les laisserez pour le pauvre et pour l'étranger... Quand tu
auras ouhlié quelque poignée d'épis, tu ne retourneras point pour
la prendre, mais cela sera pour l'étranger, pour l'orphelin et pour
la veuve; quand tu secoueras tes oliviers, tu n'y retourneras point
pour les visiter branche par branche, mais ce qui restera sera pour
l'étranger, pour l'orphelin et pour la veuve ; quand lu vendangeras
la vigne, lu ne grapilleras pas les raisins qui seront restés après
loi, mais cela sera pour l'étranger, pour l'orphelin et pour la
veuve. Et tu le souviendras que lu as été esclave au pays d'Egypte;
c'est pourquoi je te commande de faire ces choses. » Les fruits que
les champs produisent pendant Tannée sabbatique appartiennent
aux indigents et aux étrangers (-). Moïse établit une dîme en leur
faveur('). Il ne se contente pas d'assurer une assistance matérielle
aux pauvres et aux étrangers. Leur faiblesse éclatait surtout quand
ils avaient à lutter devant les tribunaux contre des adversaires
riches et puissants. Les lois antiques de la Grèce et de Rome desti-
tuaient l'étranger de tout droit ; elles lui refusaient même l'action
en justice. Moïse dit à ses juges : « Écoutez les démêlés qui sont
entre vos frères, et jugez avec droilurc entre l'homme et son frère
et rélranger qui est avec lui. » 11 maudit celui ({ui pervertit le droit
de l'étranger, de l'orphelin et de la veuve, à l'égal de celui qui fait
des idoles (*).
(1) Deiitcr., XV, 7, 8, 10, M. La langue hébraïque n'a aucun mot qui rende
lidoe d'aumône; Moïse l'exprime par le mot û(i justice {Pasloret, Moïse, p. 473).
De là vient que la loi ne connaîl pas les mendiants proprement dits : ce mot ne
se trouve même pus dans l'Ancien Testament (Munk, la Palestine, p. 212).
(2) Lcvitique, XXIII, 22. — Dénier., XXIV, 10-21. — Exode, XXlll, H .
(.i) Micliaelis, Mosaisches Reclit, T. II, p. 476, s.
(4) Deuter., I, 16; XXVII, i'.K, 1o.
4-16 LES HÉBREUX.
Que deviennent, en présence de ces lois, les reproches d'inhu-
manité que l'on a adressés au législateur des Hébreux? Voltaire
demande « comment le bénédictin Calmet s'est pu divertir à faire
graver dans un dictionnaire des estampes de tous les tourments qui
étaient en usage chez la petite nation judaïque »{'). La passion de
l'illustre incrédule l'a égaré; Moïse ne prescrit d'autres peines que
le glaive et la lapidation; sa législation est la seule qui ne connaisse
pas la torture (^). Il n'y a pas de trace dans ses lois des supplices re-
cherchés qui souillent non-seulement les législations des peuples
anciens, mais même celles des nations civilisées de l'Europe. Si nous
comparons la justice criminelle de Moïse, telle qu'elle est interpré-
tée par les rabbins, avec les écrits des criminalistes modernes, ce
n'est pas nous qui aurons « le prix de l'humanité » . Dans toute l'anti-
quité et jusqu'à nos jours, les enfants ont été punis pour les crimes
de leurs pères; mettons en regard de cette injustice légale, la loi de
Moïse : « On ne fera point mourir les pères pour les enfants ; on ne
fera pas non plus mourir les enfants pour les pères ; mais on fera
mourir chacun pour son péché »('). La peine de mort est encore
considérée aujourd'hui comme une triste nécessité; écoutons la
tradition rabbinique : « Un tribunal qui condamne à mort une fois
en sept ans peut être appelé sanguinaire » « Il mérite cette flétris-
sure, dit un autre docteur, quand il prononce une pareille sentence
une seule fois en soixante-dix ans » . « Si nous avions été membres
de la haute cour, ajoutent deux sages, nous n'aurions jamais con-
damné un homme à mort »(*).
('I) Voltaire, Prix de la justice et de l'humanité, art. 26.
(2) Michaelis, Mosaisches Recht, T. V, p. 20, s. — Salvador, Histoire des
institutions de Moïse, II, 20.
(3) Deutér.,XXlV, 46.
(4) Mischna, T. IV, Tractatus de pœnis, c. 1, § 10, cité par Salvador, T. II,
p. 6. — SaalschiHz, T. H, p. 456.
RELIGION. POÉSIE. PHILOSOPHIE. 417
§ IV. Paix.
L'idée de la paix pouvait difficilement se faire jour dans l'anli-
quilé, époque de force brutale et d'hostilités permanentes. Les
Juifs eux-mêmes, bien que peuple théologique, eurent leurs guer-
res, et la plus terrible de toutes, une conquête d'extermination,
commandée par Jéliova. Il faut se rappeler l'état social des an-
ciens et leurs passions cruelles, pour comprendre 'que te^gisla-
leur hébreu, tout en faisant du Créateur un Dieu d'amour, ait pu
placer dans sa bouche ces menaces sanglantes : « Si j'aiguise mon
glaive comme la foudre et que ma main saisisse le jugement, je
rendrai la vengeance à mes adversaires, et je la rendrai à ceux qui
me haïssent. J'enivrerai mes flèches de sang, et mon épée dévorera
la chair, j'enivrerai mes flèches du sang de ceux qui seront tués et
des captifs » ('). Nous avons entendu le roi prophète célébrer la
charité infinie de Dieu; mais dans la lutte contre ses ennemis, il
oublie ses préceptes pour se livrer tout entier au bonheur de la
vengeance : " Je poursuivrai mes ennemis et je les exterminerai... Je
les broierai comme la poussière de la terre ; je les écraserai et je
les foulerai comme la boue des rues». David ne craint pas de
souiller ses prières par le désir de la vengeance : « Répands ta
colère, ô Eternel, sur les nations qui ne le connaissent point, et
sur les royaumes qui n'invoquent point ton nom. Rends à nos voi-
sins dans leur sein sept fois au double l'outrage qu'ils t'ont fait» !
La joie du roi prophète, en se représentant sa victoire future tient
de la cruauté du sauvage : « Heureux celui qui saisira tes petits
enfants, et les écrasera contre les pierres» (^) ! Les prédictions
(ïlsaïe sur la ruine de Babylone rivalisent de barbarie avec ces
chants sanguinaires :« Préparez la tuerie pour les enfants, à cause
de l'iniquité de leurs pères. Je m'élèverai contre eux, dit l'Eternel
des armées, et j'abolirai le nom de Rabylone, et ce qui y reste, le
(1) Deutér., XXXII, 41, 42.
(2) II Samuel, XXM, 38, 43; — Psaume LXXIX, G, -12; CXXXVII, 9.
418 LES HÉBREIX.
fils et le petit-fils... Je détruirai le roi d'Assyrie, je le foulerai aux
pieds. Leurs blessés à mort seront jetés à la voirie, et Tinfection de
leurs cadavres montera, et leur sang découlera des montagnes » (').
Ces passions sanglantes tiennent aux mœurs générales de ranti-
quité. Considéré comme doctrine, le mosaïsme conduit à des senti-
ments et à des idées pacifiques. La réprobation de la guerre se
manifeste au milieu de l'emportement de la conquête. Moïse or-
donne aux Israélites que le sang a souillés de se purifier. Dieu ne
permet pas à David de bâtir le temple, parce qu'il est« homme de
guerre et qu'il a répandu beaucoup de sang » (^) ; cette gloire est
réservée à son fils Salomon , parce qu'il est pacifique et que ses
mains sont pures de sang. Des causes accidentelles concoururent à
inspirer aux Hébreux le désir de la paix. Soufl'rant des malheurs
de la guerre plus qu'aucun peuple , ils ne pouvaient voir dans la
conquête qu'un fléau, dans les conquérants que les destructeurs
des nations : un prophète les représente sous la figure de bêles qui
« dévorent, brisent et foulent tout » ("). Le peuple de Dieu n'espère
de salut que dans un âge de paix :« L'Éternel dissipera les nations
qui ne demandent que la guerre »... « Dieu est notre retraite,
s'écrie le psalmiste, il a fait cesser les guerres jusqu'au bout de la
terre; il rompt les arcs, il brise les lances, il brûle les chariots.
Cessez, a-t-il dit, et reconnaissez que je suis Dieu. Je serai exalté
parmi les nations, je serai exalté par toute la terre » {*).
La foi au Messie nourrissait ces espérances pacifiques. Un roi
sortant de la famille de David ralliera tous les cultes au culte de
Jéhova, le genre humain ne fera qu'une famille, la guerre cessera.
haïe décrit cet âge de paix en poétiques figures :«Le loup habitera
avec l'agneau, et le léopard gîtera avec le chevreau; le veau, le
lionceau et le bétail qu'on engraisse, seront ensemble et un enfant
les conduira... On ne nuira point, et ou ne fera aucun dommage à
personne dans toute la montagne de ma sainteté; car la terre sera
(1) Isaïe, XIV, 21, 23, 25; XXXIV, 3.
(2) I Chroniq., XXVIII, 3.
(3) Jérémie, IV, 7. —Ézéchiel, XIX, 3, 6. — Daniel, c. 7.
(4) Psaume LX\m, 31, et XLVI.
RELIGION. POÉSIE. PHILOSOPHIE. 419
remplie de la connaissance de rÉternel, comme le foud de la mer
des eaux qui le couvrent... Les peuples forgeront leurs épées en
lioyaux et leurs hallebardes en serpes; une nation ne lèvera plus
répée contre l'autre, et elles ne s'adonneront plus à faire la guerre.»
Les Hébreux transportaient dans cette époque heureuse les rêves de
félicité dont les poëtes du paganisme embellissaient Tàge d'or. « Je
ferai venir l'or au lieu d'airain, et je ferai venir l'argent au lieu de
fer, et de l'airain au lieu de bois, et du fer au lieu de pierres... On
n'entendra plus parler de violence dans ton pays, ni de dégât, ni
d'oppression dans tes contrées... Et ceux de ton peuple seront tous
justes; ils posséderont éternellement la terre ; la petite famille croî-
tra jusqu'à mille personnes, et la moindre deviendra une nation
puissante »(^).
Les écrivains catholiques reprochent aux Juifs l'idée maté-
rielle qu'ils se faisaient de l'âge messianique. Le reproche est
juste , mais il faut ajouter que les disciples de Jésus-Christ parta-
geaient les folles espérances des Juifs, et qu'ils eurent de la peine
à comprendre le royaume spirituel ([ue le maître leur annonçait.
Pour apprécier avec équité les prédictions des prophètes, il faut
comparer les Hébreux aux autres peuples de l'antiquité. Le paga-
nisme place son âge d'or dans le passé; il n'a aucun espoir que la
condition de l'humanité s'améliorera; ses plus grands penseurs se
figurent les destinées du genre humain comme un triste cercle
vicieux, qui présentera toujours les mêmes erreurs et les mêmes
misères. Les Juifs ont le regard tourné vers l'avenir; leur religion
et leur poésie sont une prophétie permanente.
Les écrivains chrétiens accusent les Juifs d'orgueil et d'aveugle-
ment, parce qu'ils refusèrent de reconnaître le Messie dans le
Christ. Nous ne prendrons pas parti pour leur obstination; mais
il y a aussi dans l'opposition des Juifs contre Jésus-Christ et dans
leur croyance à un autre Messie, un vif sentiment des besoins réels
de l'humanité, besoins ([ui doivent trouver satisfaction dans ce
monde. L'époque messianiciue des chrétiens est purement mys-
(1) Jsaïe, XI, G-!», II, 4; LX, 17-22. — Comparez /^rtc/mnc, IX, 10; Mkhée,
IV, 3, 4.
420 LES HÉBREUX.
tique; le christianisme n'a jamais songé à réaliser sur cette terre la
fraternité, l'égalité, la paix qu'il promet aux croyants; toutes ses
espérances sont pour le ciel. La protestation des Juifs contre ce
mysticisme était comme un appel à l'avenir. L'appel a été entendu;
les dogmes chrétiens commencent à pénétrer dans la société civile;
mais c'est en quelque sorte malgré le christianisme, malgré l'Église
du moins qui en est l'organe. 11 a fallu pour cela des éléments et
des inlluences qui sont étrangers et même hostiles à la religion du
Christ. C'est une preuve que les Juifs ont eu à certains égards rai-
son de ne pas se rallier à l'Évangile ; ils sont restés fidèles jusque
dans cette lutte à leur mission prophétique. Ils se sont trompés, il
est vrai, en croyant qu'ils étaient appelés à réaliser l'idéal qu'ils
rêvaient pour l'humanité. Mais les écrivains chrétiens ne vont-ils
pas trop loin en disant que Moïse était venu seulement pour prépa-
rer, tandis que Jésus- Christ vint pour accomplir? A vrai dire,
Jésus-Christ n'accomplit pas plus que Moïse. L'idéal, comme tel,
est irréalisable, parce que les hommes, êtres imparfaits, ne peuvent
réaliser la perfection. Quelle que soit leur grandeur, les révéla-
teurs n'ont pas conscience de la vérité absolue. A ce point de vue
la mission de Jésus-Christ ne diffère point de celle de Moïse. Le
mosaïsme a préparé le christianisme ; le christianisme à son tour
prépare la voie à une ère nouvelle qui sera supérieure à la civilisa-
tion chrétienne.
§ V. L'Essénianisme.
Les Esséniens et les Thérapeutes (') semblent jouer un rôle peu
considérable dans le développement de la religion. Ils aimaient à
s'effacer, à se retirer au désert; cependant leur gloire surpasse
celle de toutes les écoles juives, car c'est leur doctrine qui a inspiré
(1) Les Thérapeutes étaient une branche de la secte des Esséniens; lisse
séparaient complètement de la vie active pour se livrer à la contemplation {Phi-
Ion., De vita contempl., init,).
/
RELIGION. POÉSIE. PHILOSOPHIE. 421
le fondateur du christianisme ('). Les rapports entre les Esséniens
et les premiers disciples de Jésus-Christ sont si éclatants, que l'on
a voulu les transformer en moines chrétiens (^). Cette opinion a
perdu tout crédit : l'essénianisme procède directement du mosaïsme,
bien qu'on y aperçoive des traces de doctrines orientales (^) et de
dogmes pythagoriciens (').
Les tendances générales des Esséniens et des chrétiens sont les
mêmes. Le Judaïsme était devenu une religion formaliste; les Juifs
cherchaient la faveur de Dieu dans les cérémonies extérieures.
Jésus-Christ enseigna que la sainteté consistait dans les bons senti-
ments et dans les bonnes œuvres. II en était de même des Esséniens :
« Ils servent Dieu, dit Pliilon, avec une excellente piété, non point
en lui sacrifiant des victimes, mais en s'appliquant à tenir leur
cœur dans la pureté »{^). Les Esséniens étaient dans la vraie tradi-
tion de Moïse; ils poursuivaient l'œuvre des prophètes. Le principe
essentiel de leur morale était encore un retour au mosaïsme : « Ils
déterminaient la justice, les choses publiques et privées, la connais-
sance du bien, du mal et de l'indifférent, de ce qu'il faut désirer et
de ce qu'il faut fuir, par une triple règle qui est l'amour de Dieu,
de la vertu et des hommes. « De leur amour pour Dieu, dit Phi-
Ion, ils donnent mille signes éclatants; la pureté constante de
leur vie, et le respect qu'ils portent à la chasteté des autres, leur
habitude de ne jamais faire de serment, de ne jamais mentir, de
faire toujours Dieu auteur de tout bien, et de ne jamais penser que
(1) Sur les rapports entre ressénianisme et le christianisme, voyez Reijnaud,
Encyclopédie Nouvelle, T. VII, p. 333. — Leroux, ibid., ï. IV, p. 048; Leroux,
De l'humanité, p. 765. — Staeudlin, Geschichto der Sittenlehre Jesu, T. I,
p. 570.
(2) Cette erreur remonte à Eusèbe (Ilist. Ecoles., H, 17). Elle a été réfutée par
Basnaije, Histoire des Juifs, livr. II, ch. 21-23, et par Pridoaux, Histoire des
Juifs, T.IV, p.fl2.
(3) Ncander, Geschichte der christlichcn Religion, ï. I, p. 77. — l'iancli,
Geschichte des Christenthums, T. Il, p. 359.
(4) Joseph., Anti({., XV, \0. — lirucker, Hisl. Crit. Philos., T. H, p. 777.
(.5) l'hilon. Quod omnis probus liber, p. 870, 1).
27
422 LES HÉBREUX.
rien de mauvais vienne de lui. Quant à leur amour pour la vertu,
ils le témoignent suffisamment en n'aimant ni les richesses, ni la
vaine gloire, ni la volupté, par leur continence, leur patience, leur
modération, leur simplicité, leur modestie... Enfin, ils font voir
leur amour du prochain par leur hienveillance et leur charité, par
une équité supérieure à tout ce que l'on peut dire et par leur com-
munauté. » ('). Jésus-Christ aussi disait que tous les devoirs se résu-
ment en un seul, aimer Dieu et le prochain.
Le christianisme primitif était une violente réaction contre l'or-
gueil de la science qui avait égaré les philosophes. Jésus-Christ
déclara bienheureux les simples d'esprit, et saint Paul prêcha le
dédain de la sagesse humaine. Les Esséniens étaient dans le même
ordre d'idées: « Ils abandonnent, dit Pliilon, aux sophistes et aux
vains discoureurs la dialectique avec toutes ses subtilités, comme
peu nécessaire à l'acquisition et à la pratique de la vertu. C'est
la morale seule qu'ils élaborent, guidés par nos saintes lois »(').
Le christianisme a aujourd'hui une doctrine arrêtée et même im-
muable dans le sein de l'Église catholique. Les protestants ont déjà
remarqué que l'on chercherait vainement des dogmes dans l'Évan-
gile. 11 n'y a qu'une croyance qui s'y manifeste avec évidence, c'est
celle de l'immortalité de l'âme. Mais cette croyance ne date point
de Jésus-Christ; les Juifs y furent initiés dans leur exil, au contact
avec les sectateurs de Zoroastre. Les Esséniens se distinguaient par
une foi inébranlable dans rimmortalilé, dans la récompense des
bons et la punition des méchants. Cette ferme conviction leur
donna une force invincible, lorsque les prophéties sur la ruine
de Jérusalem s'accomplirent : « ils souriaient au milieu des tor-
tures, dit l'historien Josèphe, et ils rendaient l'âme avec joie, en
gens qui savaient qu'ils la retrouveraient bien »(').
Les sentiments des Esséniens sur les relations des hommes
étaient encore les mêmes que ceux des chrétiens primitifs. Moïse,
(1) Philon. Quod omnis probiis liber, p. 877,, D. E.
(2) Philon. ibid.
(3) Joseph., De bcllo judaico, II, 8, 10. H.
RELIGION. POÉSIE. PHILOSOPHIE. 425
inspiré par le dogme de la fraternité, voulut que tout Hébreu fût
propriétaire; il chercha à maintenir l'égalité en instituant l'année
sabbatique et le jubilé. Le fait ne répondit pas à l'intention du
législateur. Les Esséniens essayèrent d'organiser une égalité plus
parfaite, en abdiquant toute propriété individuelle : peut-être imi-
tèrent-ils les associations religieuses des Bouddhistes et des Pytha-
goriciens. Les premiers chrétiens aussi mirent leurs biens en
commun. La communauté était donc l'idéal de la vie, telle que
la concevaient les sectateurs les plus avancés de Moïse et les dis-
ciples de Jésus-Christ. Deux écrivains juifs ont donné quelques
détails sur la société des Esséniens :« Une admirable communauté,
dit Josèphe{^), règne parmi eux; tous ceux qui entrent dans la
secte, lui font abandon de leurs biens, afin qu'on ne voie en aucun
d'eux la dégradation que produit la misère, ni l'orgueil que donne
la richesse, mais que les biens de tous, réunis comme ceux de
frères, soient la propriété de tous. » Pliilon n'est pas aussi expli-
cite; la communauté qu'il décrit semble plutôt le résultat de
l'amour du prochain que de l'abandon de toute propriété privée;
elle mériterait d'autant plus d'admiration et se rapprocherait toul-
à-fait de l'existence des premiers chrétiens:» Aucune maison n'ap-
partient en propre à aucun d'eux, qui n'appartienne par le fait
même à tous. Car, outre qu'ils y vivent plusieurs en famille, elle
est ouverte à tout survenant qui fait partie de leur doctrine... Il
serait impossible de trouver ailleurs que chez eux, au même degré
celte confraternité de la vie... De ce qu'ils ont gagné comme récom-
pense de leur labeur, en travaillant pendant la journée, ils ne gar-
dent rien pour leur propriété particulière; mais, portant tout à la
communauté, ils en font le bien de tous, le reconfort des besoins de
tous. Les faibles et les malades ne sont pas négligés ni abandonnés
à la souffrance; ils trouvent leur nécessaire assuré dans le superflu
des forts et des valides, et ils peuvent en jouir sans honte, car c'est
aussi leur propriété »(=).
(1) Joseph., De bcllo judaico, II, 8, 3.
(2) Philon. Quod omnis probus liber, p. 878, A, Il (cd. Goleu). Nous citons la
424 LES HÉBREUX.
Chez les Esséniens comme chez les Pythagoriciens, la commu-
nauté avait pour principe, la liaison intime que les mêmes convic-
tions religieuses établissent parmi les hommes :« Ils sont unis entre
eux, dit Josèphe, d'un amour mutuel bien plus étroitement que ne
le sont les autres hommes; dans leurs voyages, ils sont reçus par
leurs coreligionnaires et traités comme vieux amis, quoiqu'ils se
voient pour la première fois » (i). Chez les Esséniens, le sentiment
de la fraternité n'était pas limité aux membres de la secte; plus
puissant que chez les Pythagoriciens, il s'éleva jusqu'à l'idée de
l'égalité humaine. Le mosaisme ruinait l'esclavage dans sa base,
en enseignant l'unité de la création; cependant il permit une
servitude temporaire entre Hébreux. Les Esséniens, plus hardis
que Moïse, plus hardis même que les chrétiens, osèrent admettre
toutes les conséquences du principe de la fraternité : « 11 n'y a pas
un seul esclave parmi eux, dil Pliilon; ils sont tous libres, tous
égaux. Ils condamnent la domination des maîtres, non-seulement
comme injuste, comme destructrice de la sainteté parmi les hommes,
aussi bien chez ceux qui l'exercent que chez ceux qui la souffrent,
mais même comme impie, puisqu'elle brise la loi de nature qui,
engendrant et nourrissant en mère tous les hommes absolument de
la même façon , comme des frères légitimes, n'a certes pas voulu
qu'il en fût ainsi, l'avarice et l'iniquité seule ayant souillé cette
parenté des hommes, et mis au lieu de la confraternité la désunion,
au lieu de l'amour la guerre »(-).
II est presque inutile d'ajouter que la paix était le couronnement
de cette doctrine. Les sentiments des Esséniens étaient tout paci-
fiques; ils ne s'occupaient que d'agriculture ou des arts favorables
à la paix : « On ne trouvait pas un artisan parmi eux qui travaillât
à faire une flèche, un dard, une épée, une cuirasse ou un bouclier,
paraphrase que Leroux a donnée du traité de Philon, dans VEticyclopédie Nou-
velle, au mot Égalité .
(-1) Joseph., Antiquit., II, 8.
(2) Philon. Quod omnis probus liber, p. 877. Philon dit la même chose des
Thérapeutes (De vita contemplativa, p. 900, A, B).
RELIGION. POÉSIE. PHILOSOPHIE. 425
en uu mot aucune espèce d'armes, de machines ou d'instruments
servant à la guerre »(').
Les livres sacrés des Esséniens ne nous sont pas parvenus ; nous
ne savons pas s'ils avaient la haute ambition que les disciples du
Christ annoncèrent dès le principe, d'étendre l'empire de leur reli-
gion sur toute la terre ; la réalisation universelle d'une vie de fra-
ternité et d'amour aurait été le véritable âge messianique rêvé par
les prophètes. P/iilon met quelque orgueil à opposer les Esséniens
aux sages de l'Orient et de la Grèce ('), et à bon droit ; car la cha-
rité éleva la secte juive à une hauteur que n'avaient pu atteindre
les plus grands philosophes : l'égalité des hommes que le monde
païen se contentait de rêver dans un passé imaginaire, était réali-
sée chez les obscurs sectaires de la Judée. Il ne s'agissait plus que
de répandre dans le monde les sentiments qui animaient les Essé-
niens, en leur donnant la puissance d'une doctrine : ce fut l'œuvre
du christianisme.
§ VI. Philon n.
Quoique le point de départ du mosaisme soit une nationalité
exclusive, il contient en germe l'idée de l'unité et de l'universalité.
Philon représente cette tendance, par laquelle la doctrine de Moïse
touche à celle de Jésus-Christ; mais sa philosophie n'est plus le
mosaisme pur. Le christianisme, destiné à devenir la croyance des
Gentils aussi bien que des Juifs, ne pouvait procéder d'un seul
dogme; il devait prendre ses racines dans l'humanité entière.
De là la nécessité du travail de fusion qui précéda et accom-
pagna la naissance de la religion nouvelle. Ce fut à Alexandrie
que s'accomplit cette œuvre préparatoire. Philon y naquit, dans
(1) Philon. Quod omnis probus liber, p. 870, E ; 877, A.
(2) Philon. Quod omnis probus liber, p. 878, C.
(3) Philonis Opéra (cd. Geleji).
4-2t) LES HÉBREUX.
la classe de Juifs qu'on appellait hellénistes, pour marquer que
le contact avec la race hellénique les avait profondément modi-
fiés. Les spéculations des philosophes frappèrent vivement les
Juifs transplantés en Egypte et en Grèce, Ne pouvant compren-
dre que la vérité eût été aperçue en dehors du peuple de Dieu,
ils essayèrent de revendiquer pour eux les sublimes conceptions
des Platon, des Pythagore, des Zénou : les Grecs furent transfor-
més en disciples de Moïse. Une pareille prétention supposait que
le mosaïsme renfermait toute la philosophie; les docteurs juifs
n'hésitèrent pas à le soutenir, et pour prouver leur thèse, ils eurent
recours à une interprétation allégorique des livres sacrés. Cette
méthode arbitraire eut pour conséquence inévitable d'introduire
des éléments étrangers dans le mosaïsme. Les penseurs de la Judée
subirent l'influence de l'esprit qui animait le monde gréco-romain :
les doctrines se rapprochaient, se combinaient, se modifiaient (^).
Le mélange de dogmes orientaux et d'idées helléniques est un trait
caractéristique de Philon (^). ïl est tellement imbu de platonisme
qu'on a dit que Platon philonisait (^) ; l'action de Zenon sur le phi-
losophe juif n'est pas moins certaine (*). Cependant le disciple des
Grecs ne renie pas la foi de ses pères. Issu de la race sacerdotale,
Philon reste Hébreu, il cherche son idéal dans le mosaïsme ; son
génie est plus religieux que philosophique; il place les Esséniens
qui dédaignaient la spéculation au-dessus des philosophes; ce qui
le préoccupe au fond, c'est le besoin d'une foi, d'une croyance.
Philon a la conviction que le mosaïsme est destiné à devenir la
religion du genre humain. Il trouve la supériorité de la législation
de Moïse dans son esprit universel. Chez les Grecs et les Barbares,
chaque cité a ses lois particulières qui n'ont rien de commun avec
celles des autres cités ; les Athéniens méprisent les usages lacédé-
moniens, les Spartiates les institutions athéniennes ; les Égyptiens
n'observent pas les lois des Scythes ; les Scythes ignorent celles de
(1) Neander, Geschichte der christichen Religion, T. I, p. 86, 87, 90.
(2) Vacherot, Histoire de l'école d'Alexandrie, T. II, p. 142.
(3) $tXwv TT^aTovtÇst vj n^ârwv fiXùivil^si [Suidas].
(i) Rilter, Geschichte der Philosophie, T. IV, p. 443 et suiv., 457.
RELIGION. POESIE. PHILOSOPHIE.
427
rÉgypte ; toutes les nations, exclusivement attachées à leurs cou-
tumes, croient relever leur gloire en repoussant avec mépris celles
des peuples étrangers. Il n'en est pas ainsi du niosaïsme; il s'adresse
aux Barbares comme aux Grecs, aux habitants des iles comme à
ceux du continent, à l'Orient et à l'Occident, à toute la terre habi-
table jusqu'à ses dernières limites. La loi de Moïse brille parmi
toutes les législations, comme le soleil parmi les astres ; elle fera
le tour du monde. C'est que le législateur hébreu n'a pas cherché
ses règles dans les circonstances particulières et changeantes d'un
seul État ; il les a puisées dans la nature de l'homme, pour qu'elles
puissent servir à la cité de l'univers. Car la terre est une grande
cité qui ne doit avoir qu'une forme de gouvernement, une loi ; nous
sommes tous citoyens du monde, bien que nés dans un état par-
ticulier (').
Le lien qui unit tous les hommes est plus fort que celui de la
patrie, c'est leur union en Dieu. En ce sens Philon appelle Adam
le premier citoyen de l'univers. Le Créateur, en donnant à Adam
et à sa descendance la terre pour séjour, a voulu que tous les peu-
ples formassent une grande famille. Les Juifs seuls ont conscience
de cette vérité. Les autres nations ne prient les dieux que pour
leur salut individuel ; de pareilles prières sont presque un acte
d'hostilité contre le reste du genre humain. Les Juifs comprennent
l'humanité entière dans leurs vœux ; le grand prêtre porte dans
ses ornements mêmes l'image du monde : organe de la création ,
ses actions de grâces et ses prières embrassent les hommes, la
terre et le ciel (-).
Comment cette grande cité sera-t-elle organisée ? Sur la base de
l'égalité. Les Grecs et les Romains ne connaissaient pas la vraie
égalité. L'immense majorité des hommes étaient réduits à la condi-
tion de choses; les citoyens mêmes n'étaient pas égaux, il y avait
(4) De VitaMos., II, p. 636, E; p. 6o7, A; p. 600, C;66l, C; 626, E. —De
Joseph., p. 530, E.
(2) De Monarch., 1 , p. 818, C. ; De mundi vreal., p. 32 , E ; De Vtla Mos., III ^
673, B, D ; De Monarch., II, p. 825, B.
428 LES HÉBREUX.
lutte permanente entre l'aristocratie et le peuple. C'est parce que
la véritable égalité manquait à l'antiquité, qu'elle a dû périr pour
faire place à un monde où il n'y aura plus d'esclaves, où le droit
égal de tous les hommes sera reconnu. L'égalité chrétienne est en
germe dans le mosaïsme; pour mieux dire, le besoin de l'égalité
était plus profond chez les Juifs que chez les chrétiens; mais l'éga-
lité, poussée trop loin, menace de détruire l'individualité humaine,
c'est-à-dire le principe de toute vie. Philon n'échappa pas à cet
écueil.
Aucun philosophe n'a glorifié l'égalité comme Philon; il la com-
pare à la lumière vivifiante du soleil ; elle est le principe de tout
bien, de toute vertu, tandis que l'inégalité est la source des
ténèbres, de tout vice, de tout mal ('). L'égalité doit être le fonde-
ment de l'État; la démocratie est donc la forme de gouvernement
la plus légitime et la plus parfaite. Les cités grecques, quoique
démocratiques, ne répondaient pas suffisamment à l'idéal du disci-
ple de Moïse. Il y avait chez les Juifs une secte qui, pour réaliser
l'égalité, rejeta la propriété individuelle; la communauté de la vie
entière lui paraissait seule en harmonie avec le dogme de la frater-
nité. Les éloges que Philon prodigue aux Esséniens témoignent
que c'est dans leur doctrine qu'il aperçoit le modèle d'une société
fondée sur le principe de l'égalité. Nous ne pouvons pas accepter
cet idéal. L'égalité ne doit pas aller jusqu'à la communauté forcée,
sinon elle absorbe la personnalité de l'homme, et elle va contre les
desseins de Dieu. La communauté volontaire, telle du moins qu'elle
s'est manifestée dans les corporations religieuses, participe de ce
vice : à force d'aspirer à l'unité, elle affaiblit l'individualité; la cha-
rité même est altérée. Le but de toute doctrine politique ou reli-
gieuse doit être de développer les facultés de l'homme; pour cela il
faut que l'on fortifie l'activité individuelle, sans cependant oublier
le lien qui unit les âmes et les citoyens.
Philon partage aussi les sentiments des Esséniens sur l'escla-
vage. La théorie stoïcienne de la vraie liberté le séduit ; il
(1) De Créât. Princ, p. 734, E; 735, D, E.
/
RELIGION. POÉSIE. PHILOSOPHIE. 4-29
l'adopte ('), mais sans s'y arrêter. Les disciples de Zenon plaçaient
si haut la liberté intérieure, l'affranchissement de toute passion,
que la liberté extérieure leur était chose indifférente; de leur sein
est sorti un esclave philosophe, et il ne condamne pas l'esclavage.
Philon, nourri d'une doctrine d'unité et de solidarité, dit que l'es-
clavage est une violation des lois de la nature, Dieu ayant créé tous
les hommes égaux. Peu importe que la violence ait privé une per-
sonne de sa liberté et que le droit des gens sanctionne cet abus de
la force; il y a une loi qui l'emporte sur les institutions civiles,
c'est celle dont Dieu lui-même est l'auteur; et d'après cette loi tous
les hommes sont également nobles, puisque tous ont la même ori-
gine (-).
L'égalité se confond aux yeux de Philon avec la justice ; elle doit
régir les rapports des peuples comme ceux des individus. Le philo-
sophe hébreu trouve dans l'inégalité le principe des guerres civiles
et étrangères ; si l'égalité était reconnue et pratiquée, elle aurait
pour conséquence nécessaire la paix , parce qu'elle engendre l'har-
monie et la concorde. Les deux doctrines auxquelles Philon se rat-
tache, le mosaïsme et le portique , avaient un mépris égal pour les
conquérants. Le philosophe juif compare la valeur guerrière à une
espèce de rage ; il ne comprend pas comment la gloire puisse cou-
ronner des hommes qui ressemblent à des bêtes féroces, insatiables
de sang humain. Philon ne voit dans les conquérants que des bri-
gands heureux, auxquels, par une singulière inconséquence, l'im-
punité et la renommée sont assurées à force de crimes f ). Nous
rencontrerons chez Sénèquc les mêmes déclamations contre les
héros; mais les sages du paganisme, tout en maudissant la guerre,
n'avaient pas l'espoir que la paix régnerait un jour dans le monde.
Le disciple de Moïse partage la croyance générale de sa nation à
un Messie. L'idée qu'il se forme de l'époque messianique rappelle
(i) Voyez son traité intitulé : Quod omnis probus liber.
(2) De spécial. le(jib.,\). 798, D; — Quod omnis probits liber, p. 870, E;
p. 872, A,B; — De Cherubim, p. 128, B.
(3) De Créât. Princ, p. 734, D; — Quis rcr. divinar. havr., p. 503, B, — De
ChariL, p. 707, h , — De Forlil., p. 736, A; — De dccalog., p. 7(53, C , D.
450
LES HEBREUX.
les prédictions des prophètes : « Les hommes auront honte de se
faire la guerre, eux que la nature a créés pour l'harmonie et la
paix; les animaux perdront leur férocité et deviendront les com-
pagnons des hommes; le sol produira de lui-même les fruits néces-
saires à notre subsistance; le bonheur des habitants de la terre sera
inaltérable » ('). Il ne faut pas confondre la conception de Philon
avec les rêves d'une domination universelle que faisaient ses com-
patriotes : le dédain que le philosophe juif professe pour les con-
quérants le mettait à l'abri de pareilles erreurs. Il ne croit pas
davantage que la transformation de l'humanité s'opérera par un
miracle : l'action surnaturelle de Dieu est incompatible avec la rai-
son. L'âge messianique ne peut donc se réaliser que par la vertu
persévérante des hommes : le mal s'étant introduit par le péché, la
liberté humaine, mieux dirigée, peut sinon le faire disparaître,
comme l'espérait Philon, du moins en restreindre l'empire.
(t) De praem. et poen., p. 924, A, C, D; — De exécrât., une.
—J\iXI\rj\j\r^y^
LES ÉTATS DESPOTIQUES.
INTRODUCTION.
LES CONQUÉRANTS ET LEUR MISSION.
Les théocraties paraissent immuables et éternelles. Jérusalem
est en raines, les Juifs sont errants par toute la terre ; cependant la
législation de Moïse fait encore de tous les adorateurs de Jéhova
une seule nation. La société brahmanique a résisté à tous les
conquérants civilisés et barbares. Au-delà de Tlndus tout change ;
d'immenses monarchies s'élèvent et tombent avec une effrayante
mobilité: « Babylone , Ninive, Ecbatane, Persépolis et Tyr ne sont
plus; des peuples succèdent à des peuples, des empires à des
empires. Il n'y a plus de nations qui s'appellent Babyloniens,
Assyriens, Chaldéens, Mèdes, Phéniciens. Leur domination et
leurs villes sont détruites; les hommes, dispersés çà et là, sont
oubliés sous des noms différents » (').
Cette triste instabilité des choses humaines a inspiré une belle
page à l'auteur des Ruines (*) : « Ici, me dis-jc, ici fleurit jadis
une ville opulente : ici fut le siège d'un empire puissant. Oui! ces
lieux maintenant si déserts, jadis une mullitudc vivante animait
(1) Ilerder, Ideen zur Philosophie der Geschichte, XII.
(2) Volney, les Ruines, ch. 2.
434 LES ÉTATS DESPOTIQUES.
leur enceinte ; une foule active circulait dans ces routes aujour-
d'hui solitaires. En ces murs où règne un morne silence, retentis-
saient le bruit des arts, et les cris d'allégresse et de fête : ces mar-
bres amoncelés formaient des palais, ces colonnes abattues ornaient
la majesté des temples... Et maintenant voilà ce qui subsiste de
cette ville puissante, un lugubre squelette!... Les palais des rois
sont devenus les repaires des fauves, les troupeaux parquent au
seuil des temples, et les reptiles immondes habitent le sanctuaire
des dieux!... Et l'histoire des temps passés se retraça vivement à
ma pensée... Cette Syrie, me disais-je, aujourd'hui presque dépeu-
plée, comptait alors cent villes puissantes... Que sont devenues tant
de brillantes créations de la main de l'homme? Où sont-ils ces rem-
parts de Ninive, ces murs de Babylone, ces palais de Pcrsépolis,
ces temples de Balheck et de Jérusalem? Où sont ces flottes de
Tyr, ces chantiers (ïArad, ces ateliers de Sidon, et cette multitude
de matelots, de pilotes, de marchands, de soldats... Hélas! j'ai
visité les lieux qui furent le théâtre de tant de splendeur, et je n'ai
vu qu'abandon et solitude!... J'ai cherché les anciens peuples et
leurs ouvrages, et je n'eu ai vu que la trace, semblable à celle que
le pied du passant laisse sur la poussière... Grand Dieu! d'où vien-
nent de si funestes révolutions? Pourquoi tant de villes sont-elles
détruites? Pourquoi cette ancienne population ne s'est-elle point
reproduite et perpétuée »?
A ces questions l'Arabe répond que le déluge a emporté les cités
et les peuples ('); et l'Européen qui visite ces ruines est tenté de
crier à la fatalité. Il n'y a ni déluge, ni fatalité. Une loi providen-
tielle régit ces révolutions qui nous effraient et nous attristent. Les
tombeaux des hommes éveillent l'idée de l'immortalité et d'une vie
progressive; les sépulcres des nations et des cités nous expliquent
l'énigme de la destinée future de l'humanité.
Les ruines qui couvrent l'Asie occidentale donnent une idée des
conquérants qui ont fondé ces dominations passagères. On a sou-
vent célébré la vie paisible et les vertus des peuples pasteurs. Dans
l'Iliade, Jupiter détourne les yeux des plaines sanglantes de Troie
(1) Raumer, Vorlesungen ùber diealte Geschichte, T. I, p. 109.
INTRODUCTION. 455
pour les reposer sur les Tliraces « qui se nourrissent de lait » , et
sur les Scythes « les plus justes des hommes » . Horace chante la
pureté de leurs mœurs ('). Les historiens et les géographes riva-
lisent avec les poètes dans leurs descriptions imaginaires. Le trait
qui domine dans ces peintures idéales, c'est que les Scythes sont
un peuple essentiellement pacifique : « ils ne font la guerre que
pour se défendre : ils sont d'un naturel si doux qu'ils craindraient de
blesser un animal »{^). Hérodote seul(') dépeint les nomades d'après
nature : « Ils vivent dans des hostilités permanentes, dit-il ; ils sacri-
fient leurs prisonniers à Mars.» Leur droit de guerre est semblable
à celui des sauvages de l'Amérique : « Un Scythe boit le sang du
premier homme qu'il renverse, coupe les tètes à ceux qu'il tue dans
les combats, et les présente au roi; ce n'est qu'à cette condition
qu'il a part au butin ». Hérodote explique comment les Scythes
écorchent les tètes : « Ils suspendent la peau à la bride de leurs che-
vaux; ils sont estimés en proportion de ces affreux trophées. Plu-
sieurs écorchent la main droite des ennemis qu'ils ont tués, et en
font des couvercles à leurs carquois. D'autres les écorchent en en-
tier, et portent les peaux sur leurs coursiers. Quant aux crânes des
ennemis les plus célèbres, ils en font des coupes à boire» . Mettons
en regard des récits d'Hérodote le tableau tracé par l'historien
chinois Matouanlin ; c'est une peinture admirable du droit du plus
fort qui règne chez les barbares conquérants de l'Asie : « Ils ne
savent ce que c'est que la justice... Les plus forts choisissent dans
les repas ce qu'il y a de plus gras et de meilleur; les vieillards man-
gent et boivent ce que les premiers ont laissé. Il n'y a de nobles
parmi eux et de gens honorés que ceux qui ont plus de force et de
courage que les autres, il n'y a de méprisés que les vieillards et les
hommes faibles » (*).
L'état physique des pays que ces peuples habitent et l'influence
(1) Iliad., Xlir, 4-6; — Ilornt., Od., III, 25..
(2) Strab., VII,206-2in. — Vamp. Mcla, III, 5. — Justin., 11,2. — Q. Ctni.,
VU, 6. — Ephori Fragm. "8.
(3) //erod.,IV, i3, 62-66, 103.
(5-) Rcmasat, Recherches sur les Tarlares, p. o et suiv.
4-36 LES ÉTATS DESPOTIQUES.
de la vie pastorale expliquent leurs mœurs guerrières, leurs inva-
sions et la décadence de leurs empires. La vie des pasteurs est une
existence oisive; ils consacrent leurs loisirs, non aux douces jouis-
sances de l'amour et de l'harmonie, comme l'ont chanté les poètes,
mais à l'exercice violent et sanguinaire de la chasse. Pour les
Scythes et lesTartares la chasse a toujours été une école de guerre;
elle n'est pas seulement un plaisir individuel, elle devient une oc-
cupation nationale. Les chefs de tribus dirigent les chasses géné-
rales, dont les combinaisons, les fatigues et les dangers sont une
image des combats. Forcés, d'autre part, pour pourvoir à leur
subsistance, de passer d'un lieu à un autre, rien n'attache les no-
mades au sol qui les a vus naître ; ils emportent leur patrie avec
leurs tentes et leurs troupeaux. Les plateaux de l'Asie nourrissent
une nombreuse race de chevaux, faciles à dresser pour la chasse
et pour la guerre (^); le Scythe, toujours à cheval, finit par s'identi-
fier avec ce compagnon de sa vie; il mange, il boit, il dort à cheval.
Ne dirait-on pas que la Providence a créé ces peuples pour les
guerres d'invasion f)? Si les nomades sont nés conquérants, les
habitants du midi semblent nés pour être conquis. Blontesquieu
remarque « qu'en Asie les nations sont opposées aux nations du
fort au faible. De même que les lieux situés dans un climat très
froid y touchent immédiatement ceux qui sont dans un climat très
chaud, de même les peuples guerriers, braves et actifs, touchent
immédiatement des peuples efféminés, paresseux, timides : il faut
donc que l'un soit conquis, et l'autre conquérant » .
Les conquêtes des peuples nomades ressemblent à un boulever-
sement de la nature physique plus qu'à nos guerres. Ils sortent
de leurs steppes, ou descendent des montagnes pour inonder avec
la rapidité d'un torrent les plaines fertiles de l'Asie; on dirait qu'ils
vont conquérir l'univers; eux-mêmes, dans leur ignorance du
monde, ne voient pas de bornes à leur domination ; ils se croient
les maîtres delà terre. Et en vérité, leurs vastes conquêtes tiennent
(1) « Leurs chevaux surpassent en vitesse les panthères; leur cavalerie arrive
comme un essaim d'aigles, qui se hâtent pour se repaître » {Habacuc, I, 9).
(2) Gibbon, Histoire de la décadence de l'empire romain, ch. 26.
INTRODUCTION. 457
du prodige (') : leurs empires n'ont d'autres limites que l'ardeur de
l'invasion. Pourquoi s'arréleraient-ils tant qu'ils trouvent du butin,
et que leurs chevaux savent courir?
Ces premières conquêtes nous montrent la guerre dans toute sa
brutalité. Les Ninus et les Cyrus, ces conquérants jadis tant vantés,
ont plus de l'oiseau de proie que du guerrier (-). Les Scythes
comme les Tarlares sont des vainqueurs cruels : ils passent au
fil de l'épée les habitants des villes conquises f ), ils croient leur
faire grâce lorsqu'ils les vendent ou les distribuent à leurs sol-
dats. Il y a quelque chose de barbare jusque dans leurs traités de
paix; ils mêlent de leur sang dans une coupe de vin et y trempent
leurs armes : les princes et les nobles boivent cet horrible mé-
lange (^). Montesquieu trouve la raison de la cruauté des nomades
dans l'impétuosité de leurs invasions : « Les villes, dit-il, étaient
pour eux des obstacles à la conquête ; ils n'avaient aucun art pour
les assiéger et ils s'exposaient beaucoup en les assiégeant; ils ven-
geaient par le sang tout celui qu'ils venaient de répandre. » Il nous
semble que le droit de guerre des conquérants de l'Asie s'explique
plus naturellement par les habitudes de férocité qu'ils contractaient
dans leurs chasses et leurs brigandages.
L'organisation et la décadence des monarchies asiatiques sont
aussi uniformes que leur établissement. Les conquêtes des peuples
nomades ne ressemblent pas à celles des Grecs et des Romains : ils
envahissent les pays conquis, comme ils occupaient les steppes de
leurs déserts; il n'y a chez eux aucune idée de gouvernement.
Hérodote remarque que les Perses laissaient habituellement les rois
vaincus en possession de leurs états; il semble voir dans celle con-
duite une preuve de l'humanité des vainqueurs C^). C'est à leur bar-
(1) On a vu fombattre les armées mongoles, en même temps en Silésie et
auprès des murailles de la Chine.
(2) Les poètes hébreux les comparent à des aigles {Deutér., XXVIII, 49), à des
lions [Isaïe, V, 29).
(3) « Ils n'ont point d'égard au vieillard, point de pitié poui' l'enfant »[Deutér.,
XXVUI, 50).
(4) Herod., I, 106; IV, 70.
(o) Uerod., III, la.
28
458 LES ÉTATS DESPOTIQUES.
barie qu'il faut l'attribuer et non à leur clémence (') : les princes
déchus peuvent aussi bien que les conquérants lever les impôts, et
c'est là l'unique objet de l'administration. En se développant, le
régime militaire devient un gouvernement despotique. Le pouvoir
absolu des chefs de tribus en offre le modèle ; la polygamie favorise
le despotisme illimité qui règne encore aujourd'hui sur les plus
beaux pays de la terre. Mais une décadence fatale met fin à ces
empires nés de la violence et destinés à périr par la violence. Les
vainqueurs adoptent les mœurs des vaincus, parce qu'ils sont do-
minés par leur culture supérieure. Ce qui a pour eux le plus
d'attrait dans cette civilisation, ce sont les jouissances matérielles.
La brusque transition de leur existence nomade à une vie de délices
les use; dès la seconde génération, les maîtres sont aussi efféminés
que leurs esclaves, et prêts à plier sous le joug d'une nouvelle borde
de barbares qui à leur tour partagent le même sort.
Voilà comment s'élevèrent et tombèrent les empires des Assy-
riens, des Chaldéens, des Perses et des Par thés; au moyen -âge
celui des Arabes, et plus tard ceux des Tartares et des Mongols.
Montesquieu dit que l'Asie a été subjuguée treize fois. A la vue des
ruines accumulées par les conquérants, on se demande s'ils
n'avaient d'autre mission que de verser le sang et de détruire.
Les ouragans et les tremblements de terre ont leurs lois; le s ré-
volutions humaines seraient-elles plus fatales? Dans l'antiquité,
la conquête est un instrument providentiel de progrès. Rien ne le
prouve mieux que l'existence des états théocratiques. L'Inde paraît
occupée du monde des âmes plus que de la vie réelle; l'Egypte
vit repliée sur elle-même; Moïse isole son peuple pour en faire le
dépositaire de l'idée de Dieu. Ainsi les sociétés primitives se con-
centraient dans les limites de leurs territoires; si des révolutions
venues du dehors n'avaient remué ces états, leur civilisation serait
restée stérile pour le genre humain et elle aurait fini par se pétri-
fier. Il fallait donc un nouvel élément dans la vie des nations. Sol-
dats du Dieu des armées, les nomades jetèrent les premiers fonde-
(1) Cette politique s'est perpétuée dans l'Orient (Chardin, Voyage en Perse,
T. X, p. 20, éd. Lccointe).
INTRODUCTION. 4o9
ments de l'association future des peuples. Les yeux tournés vers
l'avenir, nous ne craindrons pas de les suivre dans leur voie de
destruction : la vie est cachée sous les apparences de la mort.
L'Inde n'a pas d'histoire. Avec les états despotiques nous entrons
dans le domaine des faits, mais le génie oriental ne s'est pas encore
soumis à la règle; il ne conçoit pas le fini. Si nous nous en rap-
portions aux récits du prêtre chaldéen Bérose, nous compterions
les années des monarchies asiatiques par centaines de mille (').
Les traditions recueillies par les écrivains grecs sont elles-mêmes
empreintes du vague qui semble inhérent à l'Orient. Quelle est
la durée du vaste empire des Assyriens? Ninus et Sémiramis sont-
ils des personnages réels? La patiente érudition des savants mo-
dernes s'exerce depuis des siècles sur ces points élémentaires de
l'histoire, et l'incertitude règne toujours. Que sera-ce quand nous
demanderons aux auteurs anciens des détails sur le droit des gens
de conquérants à moitié fabuleux? Quelques faits surnagent ce-
pendant dans cette mer de doutes; constatons-les pour y ratta-
cher les récits historiques ou mythiques sur les conquêtes qui ont
fondé et bouleversé les empires de l'Asie.
Le premier empire dont les historiens fassent mention est celui
des Assyriens. Il est encore enveloppé de ténèbres; ce n'est qu'à
partir de sa chute que les faits généraux acquièrent plus de préci-
sion : les ruines des monarchies asiatiques nous sont mieux con-
nues que leur splendeur. On croit apercevoir dans le mouvement
qui mit fin à la domination assyrienne comme un éveil des natio-
nalités, spectacle rare dans l'Orient qui se soumet avec une rési-
gnation fataliste au droit du plus fort. Les Babyloniens unis aux
Mèdes détruisent Niuive. Babylone hérite de la puissance et même
du nom des vaincus; elle devient le siège d'un empire qui embrasse
toute l'Asie occidentale. Mais une nouvelle invasion se préparc.
Les Mèdes sont les précurseurs des Perses, qui d'un bond s'éten-
dent sur l'Asie et menacent l'Afrique et l'Europe du despotisme
oriental.
Les auteurs anciens nous fournissent peu de notions sur l'histoire
(1) Eusebii Chronicon, Pars I, p. tO, sq. (édit. de Venise).
440 LES ÉTATS DESPOTIQUES.
du droit des gens et des relations internationales pendant cette
longue période. Peut-être ne faut-il pas regretter de plus grands
détails. Ceux que nous possédons sont d'une uniformité qui n'a
rien d'étonnant quand on considère la formation des empires asia-
tiques. Les peuples qui les fondent sont tous au même degré de
civilisation; nomades avides de pillage et de destruction, leurs
guerres présentent toutes le même spectacle. La marche générale
de leurs conquêtes indique la loi providentielle à laquelle ils obéis-
sent. L'empire zend est le premier noyau des monarchies orien-
tales; renfermé dans les limites de populations unies entre elles
par les liens d'une origine et d'une religion communes, il tient
encore de l'isolemenl des états théocratiques. Les invasions succes-
sives des peuples nomades brisent cette unité et préparent une
unité supérieure. La lumière qui doit éclairer l'humanité viendra
de l'Orient, mais elle est surtout destinée à vivifier le monde occi-
dental; il faut donc que l'Occident entre en rapport avec l'Asie. La
main de Dieu guide les barbares conquérants; leurs armes se tour-
nent rarement vers l'Orient; à chaque invasion, ils s'approchent
davantage de la Méditerranée, jusqu'à ce que l'ambition pousse les
Perses vers l'Afrique et la Grèce. Là s'arrêtent leurs victoires. Ce
n'est pas sous la loi du despotisme asiatique que doit s'accomplir
l'association matérielle du monde ; il était incapable de la créer, il
eût été plus impuissant encore à la maintenir. La mission de
l'Orient est accomplie, dès qu'il s'est mis en contact avec l'Europe;
le peuple à qui les Grands Rois cèdent la domination de l'Asie
continuera l'œuvre de l'unité, pour la léguer à son tour à la Ville
Éternelle.
~'^AAPj\AA/^
LIVRE PREMIER.
CHAPITRE I.
L'EMPIRE ASSYRIEN,
Les anciens aimaient à rattacher à un nom l'origine des institu-
tions et de tout ce qui se faisait de bien et de mal dans la société.
C'est ainsi que Ninus est représenté en quelque sorte comme l'in-
venteur des conquêtes : « Avant lui, dit un historien latin, on s'at-
tachait plus à défendre ses frontières qu'à les reculer; Ninus, par
une ambition jusqu'alors inconnue, fit la guerre à ses voisins, sou-
mit des peuples encore inhabiles à se défendre et poussa ses con-
quêtes jusqu'aux extrémités de la Lybie »(^). Justin avoue que
Sésostris avait déjà porté ses armes en Asie; mais « satisfait de
vaincre, il ne voulait pas commander; Ninus au contraire afl'crmit
son immense domination par une possession continue » . Recueil-
lons dans les traditions sur les exploits du premier conquérant
les traits qui caractérisent le droit de guerre de ces temps reculés.
(I) JiisUa., I, 1.
442 LES ASSYRIENS.
Ninus commença par faire alliance avec le roi des Arabes. Ainsi
les nomades des déserts se joignent aux pasteurs des steppes pour
fondre sur l'Asie. Ils envahissent d'abord la Babylonie. Babylone
était dès lors la capitale d'un état florissant, mais amolli par le
luxe : « Les naturels furent facilement vaincus et assujettis au tri-
but : quant à leur roi, Ninus l'emmena ainsi que ses enfants; par
la suite il le lit périr ». Quel fut le sort des nombreuses cités qui
couvraient le pays? L'histoire n'en dit rien : les rois seuls figurent
sur la scène, et ils sont mis à mort. La terreur se répand dans
l'Asie. Le roi des Arméniens vient au-devant de Ninus avec de riches
présents ; le vainqueur lui fait grâce, et le laisse en possession de
son royaume, à condition qu'il lui fournisse des vivres et des sol-
dats pour ses autres expéditions. Ctésias loue la magnanimité de
Ninus, oubliant le sort du roi de Babylone qu'il vient de raconter,
et celui du roi de Médie dont il va retracer la fin. Les Mèdes oppo-
sèrent une vive résistance; le roi, fait prisonnier avec sa femme et
ses sept enfants, fut mis en croix ('). Si les princes périssaient sur
la croix, quel devait être le sort des malheureux habitants qui
osaient se défendre contre les terribles nomades?
Les monuments de Ninive, dont la découverte inaugure une ère
nouvelle pour l'histoire de l'Orient, offrent un témoignage authen-
tique de la barbarie des Assyriens. Il est vrai que ces monuments ne
remontent pas aux temps de la conquête. Mais s'il y a une différence
entre la conduite des premiers conquérants et celle de leurs succes-
seurs, elle n'est certes pas en faveur de leur humanité. Nous pou-
vons donc attribuer à tous les rois d'Assyrie, sans craindre de leur
faire injure, la cruauté qui éclate sur les sculptures et dans les
inscriptions de Ninive. Leur droit de guerre ressemble aux coutu-
mes des sauvages. Les vaincus étaient traités, non comme des
hommes, mais comme des bêtes féroces. Heureux ceux qui trou-
vaient la mort dans les combats! le vainqueur se contentait de leur
couper la tête : ces horribles trophées étaient soigneusement enre-
gistrés et entassés à mesure qu'on les comptait (■). Les prisonniers
(1) Ctesias, ap. Diodor., II, 1.
(2) Layard, Nineveb, T. II, p. 134, 23, 128, 131, 377.
l'empire assyrien. 445
étaient empalés et soumis à d'horribles tortures : on voit les rois
crevant de leur propre main les yeux aux captifs : ailleurs ils pré-
sident au supplice des infortunes qu'écorche le scalpel d'un bour-
reau ('). Le sort des ennemis auxquels on faisait grâce de la vie
n'était guère meilleur : on les enchaînait comme des criminels (').
Le traitement des chefs rend croyables toutes les traditions qui ont
cours en Orient sur la férocité des conquérants. Les monuments
représentent les princes vaincus se prosternant devant le vainqueur
qui place son pied sur euxH : marque expressive de la dégradation
des uns et de l'insultant orgueil des autres.
L'on se demande avec anxiété, pourquoi les conquérants de
l'Asie souillèrent leur victoire par ces atrocités. Etaient-ils cruels
pour le seul plaisir de verser le sang et d'infliger des tortures?
Nous posons la question et nous nous y arrêtons, parce que l'hon-
neur de l'humanité est en cause. La cruauté des vainqueurs a, non
une excuse, mais du moins une explication : des animosités poli-
tiques et des haines religieuses les poussaient à maltraiter les vain-
cus. Les piemières invasions des Barbares n'avaient d'autre but
que l'occupation des riches cités de l'Euphrate et du Tigre. Sans
pitié pendant le combat, les nomades n'avaient plus aucune raison
d'être cruels après la victoire; l'asservissement des nations conqui-
ses suffisait à leur ambition, car leur ambition se bornait à jouir
des biens matériels de la vie. Mais comment s'assurer l'obéis-
sance de populations hostiles? Les empires asiatiques ne ressem-
blaient pas à la domination romaine; les vaincus conservaient
une existence presque indépendante, parfois le vainqueur laissait
les rois en possession de leurs royaumes; les tributs étaient la
seule marque de leur dépendance (*). Celait un faible lien dans
un âge où dominait la force; il était bien naturel que les princes
(1) Layard, T. II, p. 369, 374; —M., Nineveh and Babylonia, p. 150, U8,
i'66. — Flandin, Revue des deux Mondes, 1845, T. II, p. 778.
(2) Sur un bas-reliof de Khorsabad. les prisonniers sont liés par une corde
attachée à des anneaux qui passent à travers les lèvres et le nez [Layard, Nine-
veh and ils remains, T. II, p. 370).
(3) Layard, ib., T. II , p. 575 et suiv.
(4) Niebiihr. Gcschichtc Assurs und Babcls. p. 18-28 (l8o7).
4M LES ASSYRIENS.
tribntaires saisissent toutes les occasions pour reconquérir leur
liberté. Les sculptures découvertes dans les ruines de Ninive con-
firment ces suppositions : c'est toujours dans les mêmes pays que
les rois assyriens portent leurs armes, les vaincus sont toujours les
mêmes n. Ces guerres incessantes n'étaient donc point des luttes
ordinaires, mais des révoltes; les prisonniers n'étaient pas des
ennemis, mais des criminels, coupables de lèse-majesté. Il y a plus.
En Orient les rois ont toujours été revêtus d'un caractère religieux;
ils étaient l'image de Dieu; se révolter contre eux, c'était s'élever
contre Dieu même. Ceci n'est pins une hypothèse. Les inscrip-
tions cunéiformes que l'on est parvenu à déchiffrer, nous disent
que les prisonniers étaient torturés pour avoir blasphémé le Dieu
des Assyriens; elles nous apprennent que l'Assyrie était la propriété
du Dieu Assur, comme la Palestine était le domaine de Jéhova(-).
Les vaincus étaient donc pires que des criminels, ils étaient impies,
sacrilèges; les tortures qu'on leur faisait subir étaient une juste
punition. Ces fausses conceptions ne justifient pas les conqué-
rants asiatiques, mais du moins elles nous réconcilient avec la
nature humaine. Par là nous pouvons comprendre que des rois
assyriens se glorifient dans les inscriptions qui célèbrent leur
triomphe, d'avoir tué en pays ennemi les femmes et les enfants;
par là s'expliquent encore les scènes révoltantes représentées sur
les monuments de Ninive, où les rois semblent faire fonction de
bourreau {^).
Tels furent les conquérants de l'Asie. Les succès faciles que
Ninus avait obtenus, dit Ctésias, lui inspirèrent un violent désir de
soumettre toute l'Asie, située entre le Tanaïs et le Nil : « Tant il
est vrai que la prospérité ne sert qu'à ouvrir le cœur de l'homme à
plus de cupidité». L'historien transporte dans les temps barbares
des calculs qui sont le caractère d'un âge plus avancé. On com-
prend qu'Alexandre ait conçu l'idée d'une monarchie universelle,
mais les peuples nomades n'avaient d'autre ambition qu'un instinct
(1) Layard, Nineveb and Babylonia, ]}, 634, s.
(2) Ibid., p. 456, 637.
(3) Ibid., p. 353, 150.
l'empire assyrien. Ma
destructeur; ils renversaient les cités et les empires avec la vio-
lence d'un ouragan ; Dieu fixait les limites où l'orage devait s'ar-
rêter. Ninus subjugua, dit-on, une partie de l'Afrique et l'Asie
entière, à l'exception de la Baclriane et de l'Inde ('). Une pre-
mière expédition contre les Bactriens fut malheureuse; alors ras-
seml)lant toutes les forces de son immense empire, traînant des
populations entières à sa suite, il parvint à former une armée sem-
blable à celle qui était destinée à faire la conquête de la Grèce sous
Xerxès. Les succès de Ninus furent mêlés de revers; il ne songea
plus dès lors à porter ses armes dans l'Asie orientale (^). Ainsi
déjà sous le premier conquérant se manifeste la loi providentielle
qui régit les invasions des nomades; l'Orient exerce sur eux un
puissant attrait, mais ils échouent dans ces lointaines expéditions*
l'Asie occidentale est le véritable siège de leur puissance.
La célébrité de Sémiramis a obscurci la gloire du fondateur de
l'empire assyrien. Des historiens modernes ont contesté l'existence
de cette femme extraordinaire. Nous l'admettons avec Volney. Les
monuments de Ninive, comme ceux de l'Egypte, doivent nous
mettre en garde contre l'esprit de doute (^). On a longtemps rejeté
parmi les fables les guerres de Ninus et de Sémiramis; on a surtout
considéré comme fabuleuse l'expédition de l'Inde, en se fondant
sur le témoignage des brahmanes qui aftirmèrent à Mégasthène que
jamais le sol de leur patrie n'avait été foulé par un conquérant
étranger(^). Aujourd'hui les sculptures de Ninive attestent que les
rois assyriens entreprirent des guerres lointaines et que leurs con-
quêtes s'étendirent jusque dans l'Asie orientale. Parmi les dons ou
tributs offerts i)ar les vaincus, se trouvent des dents d'éléphant,
des shalls, des bois précieux et des animaux provenant de l'Inde (^).
(1) Diodor., II, 2.
(2) Diodor., II, 5, sq.
(3) Layard dit que Sémiramis figure sur les monuments sous le nom de Der-
keto (Discoveries, p. 623).
(4) Strabon., XV, p. 472, éd. Casaub. — i4rnan.,Indic. 5.
(5) Layard, Nineveh, T. I, p. 347; T. II, p. 392, 394. — Parmi les tributs
figurent les cléphanls; la forme prouve que c'est leléphant indien et non lelé-
phanl africain qui est représenté. Les singes paraissent également appartenir k
une race indienne {Layard, T. II, p. 433, 437).
446 LES ASSYRIENS.
L'étude des langues a confirmé le résultat de ces découvertes ; le
nom du roi indien avec lequel Sémiramis combattit, d'après Cïés/as,
est sanscrit (') : il est difîficile de croire qu'une pareille coïncidence
soit due au hasard ou à la fraude.
L'expédition de Sémiramis dans l'Inde n'a pas seulement un
intérêt historique. Dans la tradition recueillie par Ctéskis, nous
voyons une espèce de réprobation des conquérants. L'historien
grec raconte que Sémiramis était impatiente de se signaler par un
grand exploit; informée que les Indiens habitaient un pays aussi
fertile qu'étendu, elle leur fit la guerre, sans avoir reçu d'eux
aucune injure. Le roi de l'Inde lui représenta qu'elle commençait
une guerre injuste, puisqu'elle n'avait pas été provoquée. L'issue
de la lutte fut une punition divine : Sémiramis perdit les deux tiers
de son armée, et elle-même fut blessée par le roi ennemi (^). C'est
la voix de l'humanité qui proteste contre la dure loi de la conquête;
faible d'abord et impuissante, elle est dominée par la force brutale;
mais son influence s'accroît à mesure que les éléments pacifiques
se développent et elle finira par devenir irrésistible.
Sémiramis est moins célèbre par ses guerres que par ses prodi-
gieux ouvrages. Les témoignages des historiens et la tradition
attestent qu'elle exécuta de grands travaux de communication.
Ses palais et ses jardins ont fait l'admiration de l'antiquité; nous
admirons davantage les belles routes qu'elle perça à travers les
montagnes, en comblant les précipices, et en brisant les rochers :
ces routes, dit Ctéslas, portent encore aujourd'hui le nom de Sé-
miramis. Elle posa les fondements de nouvelles villes, elle éleva
partout des monuments; la postérité reconnaissante les désigna par
le nom de la grande reine (^).
Ninus et Sémiramis nous révèlent les bienfaits de la conquête.
Les peuples vivaient isolés ; le conquérant les réunit par la vio-
lence; traînés à sa suite dans de lointaines expéditions, ils apprcn-
(1) Stabrobates, Slhavira-patis, le maîlre du continent {Lassen, Indische
Altertbumskunde, T. I, p. 858).
(2) Diodor., II, 16-19.
(3) Diodor., II, 13, 14. Cf. Luciaa., de Syr. Dca, c. 14.
L EMPIRE ASSYRIEN.
447
neiit à se connaître. Sémiramis poursuit Tœuvre du guerrier; elle
s'attaque à la nature et détruit les barrières que les montagnes et
les fleuves élèvent entre les hommes ; elle met les habitants de
l'Asie centrale en communication avec la mer, et ouvre ainsi un
monde nouveau à l'activité humaine. Le génie commercial des
Phéniciens exploitera les belles routes de Sémiramis; les marchands
parcourront en tous sens des mers jusque là inconnues. Ainsi la
guerre et le commerce s'unissent dans un même but providentiel,
l'association des hommes.
La tradition a-l-elle rapporté à Ninus et à Sémiramis tout ce qui
s'est fait de grand dans l'empire des Assyriens, ou la décadence
fut-elle aussi rapide que le dit l'histoire? Trente générations de
rois fainéants aboutirent à Sardanapale, dont le nom a passé en
proverbe pour exprimer la luxure et la fainéantise. C'est à lui que
les auteurs anciens attribuent la fameuse épilaphe qui caractérise
admirablement la corruption des empires asiatiques : « Passant,
souviens-toi que lu es né mortel, ouvre ton âme au plaisir et à la
joie; il n'y a plus de jouissance pour celui qui est mort. Je ne suis
que de la cendre, moi, jadis roi de la grande Ninive; mais je pos-
sède tout ce que j'ai mangé, tout ce qui m'a diverti, ainsi que les
plaisirs que l'amour m'a procurés »(').
Il y a une profonde vérité dans les prophéties des poètes hébreux
sur la ruine de l'empire des Assyriens : « L'Éternel est lent à la
colère, et grand en force; il diffère à punir, mais il punit à la fin...
Malheur à toi, ville de sang!... A cause de la multitude des prosti-
tutions de cette agréable débauchée, de celte enchanteresse qui
vendait les nations par ses prostitutions... Voici, c'est à toi que
j'en veux, dit le Dieu des armées; je retrousserai tes habits sur ton
visage, et je montrerai la nudité aux nations, et ta honte aux
royaumes. .Je jetterai sur toi les abominations, je te déshonorerai
et tu seras comme de l'ordure »(-). Quand la corruption csl arrivée
à ce point, les États ne méritent plus de vivre; les débris des corps
(4) Diodor., II, 23. — Drisson, De regno Persaruni, lib. I, c. 253.
(2) Nahum,\,:i, III, 1,4-6.
LES ASSYRIENS.
morts doivent être balayés, pour faire place à de nouveaux germes
de vie.
Isaïe fait une magnifique peinture de la puissance assyrienne :
« Les peuples les plus redoutables ont été pour moi comme un nid
de petits oiseaux; j'ai réuni sous ma puissance toutes les nations
de la terre, comme on ramasse des œufs qui sont abandonnés »(').
Celte domination était trop étendue pour le génie d'un peuple bar-
bare. La force seule l'avait créée, et la violence ne fonde rien
de durable; elle peut préparer les éléments d'un vaste empire,
mais pour donner de la durée à la conquête, il faut que des liens
intellectuels et moraux unissent ceux que la guerre a soumis. Dans
le premier élan de leur énergie guerrière, les nomades élevaient
des monarchies considérables; mais ils étaient impuissants à les
organiser et à les maintenir. Ils ne pouvaient s'assimiler les vain-
cus par la supériorité de l'intelligence, puisqu'ils recevaient d'eux
leur culture intellectuelle et morale. Quand les conquérants s'en-
dormirent dans les délices de la vie asiatique, il arriva quelque
chose d'analogue à la chute de l'empire de Charlemagne. La force,
seul lien de la monarchie, venant à se relâcher, les peuples
enchaînés momentanément plutôt qu'unis, se séparèrent. Cette
dissolution était d'autant plus inévitable que les nations conquises
conservaient leur individualité, quelquefois même leurs rois. Telles
furent aussi, d'après les historiens grecs, les causes qui amenèrent
la chute de la domination assyrienne. Les Mèdes se révoltèrent;
les autres peuples les imitèrent et reprirent leur ancienne indépen-
dance (').
(1) Isaïe,J., 14.
(2) Herod.,l, 9o, sq.—Diodor., II, 24.
-^.aaaPjvw^
449
CHAPITRE II.
NINIVE ET BABYLONE.
La ruine de l'Assyrie donna naissance à de nouveaux empires
qui, après avoir brillé pendant quelque temps, furent absorbés
dans la monarchie persane. Deux de ces états doivent leur célébrité
aux rapports qu'ils eurent avec les Hébreux. Tel est le merveilleux
prestige de la poésie. Troie, dont l'existence même est douteuse,
a acquis une gloire immortelle comme celle du poète qui Ta chan-
tée. Sans les prophètes de la Judée qui déplorèrent la captivité du
peuple de Dieu, nous connaîtrions à peine les dominations éphé-
mères de Niuive et de Babylone.
g I. Ninive.
Ninive vient de sortir de son tombeau séculaire. Des monuments
superbes promettent de jeter un jour nouveau sur son histoire-
Mais jusqu'ici les inscripiions qui couvrent les sculptures deiVm-
l'oud, de Khorsahad et de Kouijounijk ne sont pas déchiffrées.
L'empire de Ninive ne nous est pour ainsi dire connu que par la
destruction du royaume d'Israël.
La Judée s'était divisée en deux royaumes : leurs rivalités et
leurs dissensions intestines en firent une proie facile pour les rois
de Ninive. Teglalh-Phalazar commença par démembrer le royaume
d'Israël. Juda tomba également sous la dépendance de Ninive :
ses rois, attaqués à la fois par Israël et par les Syriens, se livrèrent
imprudemment à leurs plus dangereux ennemis : « Or Achas en-
voya des députés à Teglalh-Phalazar, pour lui dire : Je suis ton
serviteur et ton lils; monte et délivre-moi des Syriens, cl de la main
du roi d'Israël qui s'élèvent contre moi. Et Achas prit l'argent et
l'or qui se trouvait dans le Temple de rElernel, et dans les trésors
de la maison royale, et l'envoya en don au roi d'Assyrie »(').
(I) n 1\ois, XVI, 7, 8.
450 LES ASSYRIENS.
Les rois d'Israël, impatients de secouer le joug de Ninive, cher-
chèrent un appui en Egypte. Mais TÉgypte elle-même venait d'être
conquise par les Éthiopiens. Les poètes hébreux pouvaient à juste
titre placer dans la bouche des Assyriens ces paroles hautaines :
«Voici que tu te reposes sur l'Egypte, sur ce bâton qui n'est qu'un
roseau cassé; si quelqu'un s'y appuie, il lai entrera dans la main et
la percera. Tel est Pharaon, roi d'Egypte pour tous ceux qui se con-
fient en lui » ('). Salmanasar s'étant emparé de Samarie, traita le
roi d'Israël comme un sujet révolté : « Il l'enferma et le lia dans
une prison. » A l'égard du peuple, le vainqueur pratiqua le sys-*
tème de transplantation, qui est d'un usage universel en Orient,
comme si la Providence voulait forcément mêler des populations
que l'ignorance ou les préjugés religieux séparent. Une partie des
Israélites furent transportés dans la Mésopotamie, les autres dans
la Médie (^). Aucune nation n'avait voulu s'isoler davantage du
genre humain, et voilà que ses membres sont jetés aux quatre vents.
Dispersés dans tout l'Orient, les Juifs y puisèrent des inspirations
qui ranimèrent leur foi, tout en la modifiant. Les dogmes se
mêlaient en même temps que les races, pour préparer la voie à la
religion qui a la haute ambition d'associer les hommes sous la loi
de la charité et de la fraternité.
Nous ne suivrons pas les rois de Ninive dans leurs autres con-
quêtes. Un moment ils purent espérer que l'ancienne monarchie
assyrienne renaîtrait dans toute sa splendeur : Babylone était tri-
butaire, les Mèdes vaincus, les Phéniciens soumis. Mais l'heure de
la chute de iNinive était venue : la race zende va reparaître sur la
scène. Précurseurs des Perses, les Mèdes renversèrent la puissance
de l'Assyrie. A des rois guerriers avaient succédé des princes effé-
minés; une invasion des Scythes acheva leur ruine; les peuples sub-
jugués s'unirent pour renverser la cité magnifique qui avait dominé
sur l'Asie. Les Mèdes vainqueurs transplantèrent les habitants et
rasèrent Ninive('). Partout où il y a des ruines, on entend les chants
des poêles hébreux qui célèbrent la puissance de Dieu , la vanité
(1) URois, XVIII, 21.
(2) Il Rois, XVII, 4. 6; XVIII, 9-11. — II Chroniques, ch. IF.
(3) Diodor., II, 38.
NINIVE ET BABYLONE. ASl
des choses de ce monde et la punition des hommes : « Voilà cette
orgueilleuse ville, qui se tenait si fière et si assurée, qui disait en
son cœur : Je suis l'unique, et après moi il n'y en a pas d'autre.
Comment a-t-elle été changée en un désert et en une retraite de
bêtes sauvages? Tous ceux qui passeront au travers d'elle l'insulte-
ront avec des sifflements et des gestes de mépris. Les troupeaux se
reposeront au milieu d'elle. Le hulor et le cormoran habiteront
dans ses portiques; la désolation sera sur le seuil » C).
$ IL Babïjlone.
Bien que la gloire de Babylone efface celle de toutes les cités
gigantesques que les conquérants ont élevées en Asie ('), ce n'est
pas à ses palais ni à ses jardins qu'elle doit sa longue célébrité.
Déjà les constructions de Sémiramis n'étaient plus que des ruines
séculaires ; une religion nouvelle, de nouvelles invasions de Bar-
bares avaient changé le monde , et cependant le nom de Babylone
retentissait encore dans la mémoire des peuples chrétiens, comme
le symbole de la corruption la plus effrénée. Qui a imprimé cette
flétrissure immortelle à la reine de l'Orient? Les poètes de la Judée.
Les Hébreux furent emmenés captifs à Babylone; la magnificence
de la cité et la mollesse des habitants parurent fabuleuses même à
un peuple oriental ; témoins de la chute de cet empire, et imbus du
dogme de l'expiation, ils virent dans la ruine des Babyloniens la
peine de leur corruption. Le luxe était nourri par nn immense
commerce qui embrassait tout l'Orient. Grâce aux poêles hébreux,
nous connaissons les rapports qui existaient entre les peuples de
l'Asie; nous exposerons plus loin le rôle que Babylone y a joué;
ici nous ne considérons l'empire babylonien que comme étal con-
quérant.
Babylone était une province du premier empire assyrien ; après
la dissolution de celte monarchie, elle recouvra une indépendance
momentanée; puis elle devint de nouveau tributaire de JNinive,
(1) Sophonie, II, 15, 14.
(2) Hérodote (1 , 178), qui avait vu les merveilles de l'Egypte, déclare qu'il ne
connaît pas une ville (\m puisse être comparée à Babylone.
452 LES ASSYRIENS.
comme nous rapprend la traduction arménienne de la chronique
d'Eusèbe ('). Des colons babyloniens furent emmenés par Sal-
mauasar pour repeupler le royaume d'Israël. Bientôt Babylone
vit à son tour dans son sein des captifs de la Judée : c'est ainsi
que la guerre mêlait les peuples. Un roi dont la poésie hébraïque
a immortalisé le nom, Nabuchodonosor, continua Toeuvre de Ninus
et de Salmanasar. Nous avons constaté la tendance des conquérants
à se rapprocher de l'Occident; la domination babylonienne prit
plus que les précédentes cette direction. Elle avait à l'est et au
nord des rivaux redoutables dans les Mèdes qui déjà menaçaient
l'Asie. A l'ouest au contraire, la division et l'affaiblissement des
petits étals syriens, phéniciens et juifs semblaient appeler un maî-
tre ; ils devinrent la proie de Nabuchodonosor. Un des grands
prophètes de la Judée a tracé le tableau de ces invasions ; nous
emprunterons quelques traits à Jérémie, pour caractériser les con-
quêtes asiatiques :
« Voici ce que dit l'Éternel : des eaux s'élèvent de l'Aquilon,
elles seront comme un torrent qui inondera les campagnes, qui
couvrira la terre et tout ce qu'elle contient, les villes et tous ceux
qui les habitent. Les hommes crieront, et tous ceux qui sont sur
la terre pousseront des hurlements, à cause du bruit éclatant de
la corne des pieds de ses puissants chevaux, à cause du fracas de
ses chariots et à cause du bruit de ses roues. Les pères n'ont pas
seulement regardé leurs enfants, tant leur courage était tombé...
Le destructeur s'abattra sur toutes les villes : pas une n'échappera;
la vallée périra et la campagne sera détruite. A la voix du Dieu
vengeur, les cités s'écroulent : Il vient le jour, dit l'Eternel, que je
ferai entendre dans Rabbalh, la ville des Hammouites, le frémisse-
ment et le bruit des armées; elle deviendra par sa ruine un mon-
ceau de pierres, ses filles seront consumées par le feu. J'ai juré par
moi-même, dit le Seigneur, que Botsra sera désolée, qu'elle sera
déserte, qu'elle deviendra l'objet de l'insulle et de la malédiction
des hommes, et que toutes ses villes seront réduites en des solitudes
éternelles. Et Hatsor deviendra un repaire de dragons; aucun fils
(1) Euseb., Chron., Pars l, p. 42, sq. (éd. de Venise).
NINIVE ET BARYLONE. 4S5
d'homme n'y habitera. » Qui pourrait résister aux terribles Barba-
res? lis sout les instruments de la Providence: « Ce jour est le jour
du Seigneur, du Dieu des armées, c'est le jour de la vengeance, où
il se vengera de ses ennemis. L'épée dévorera leur chair et s'en soû-
lera et elle s'enivrera de leur sang »(').
Jusqu'où s'étendirent les conquêtes de Nabuchodonosor? On
sait que Tyr, la plus puissante des cités phéniciennes, opposa
une résistance héroïque aux Barbares ; mais on a élevé des doutes
sur la prise de la ville (■). L'incertitude augmente à mesure que
le conquérant s'approche du monde encore inconnu de l'Occident.
Jérémie fait tomber la colère de l'Eternel sur les Égyptiens ; Josè-
plie, l'historien juif, dit positivement que le vainqueur mit à mort
le roi d'Egypte (') ; mais à ces témoignages on oppose le silence
d'Hérodote. Que dire des conquêtes que Strabon et Mégasthène
attribuent à Nabuchodonosor en Europe, depuis l'Ibérie jusqu'à la
Thrace? Reposent-elles sur une confusion de noms, comme le croit
Volney (*) ? ou sont-elles une tradition populaire à laquelle les
expéditions dans des contrées lointaines ont donné naissance?
La seule conquête de Nabuchodonosor sur laquelle nous ayons
des détails précis est celle de Jérusalem. Si nous en croyons Josè-
phe, il agit en traître plutôt qu'en guerrier : reçu comme ami et
protecteur, le cruel conquérant fit tuer le roi de Juda avec la fleur
de la jeunesse et ordonna de jeter son corps hors de Jérusalem,
sans lui donner de sépulture (^). Enfin le jour de la destruction vint
pour celte ville qui devait être si souvent détruite et se relever tou-
jours de ses ruines. Le roi fut pris et conduit devant Nabnchodo-
nosor : « On égorgea les fils de Séclécias en sa présence; après quoi
on lui creva les yeux, puis on le lia de doubles chaînes d'airain, on
le mena à Babylone, et on l'enferma dans une prison jusqu'au jour
de sa mort 'C^). Le supplice des enfants du roi ne satisfit pas la
(1) Jérémie, XLVII, 2, 3; XLVIII, 8; XLIX, 2, 13, 33,22; XLVI, 20.
(2) Léo, Uni versai f<eschichte, T. I, p. 105. — Ilceren, Babylon., I, 2.
(3) Jérémie, XLV, 2o. — Joseph., Antiq., X, 9, 7.
(4) Volney, Chronologie de Babylone, eh. 13.
{'6) Joseph., Antiq., X, 8.
(6) II Chroniq., XXXVI, 10. — II Bois, XXV, 9, 10, G, 7. — Jérémie, LU, \\.
29
454 LES ASSYRIENS.
fureur du conquérant; les sacrificateurs, les gardiens du temple,
les principaux olTiciers « furent menés au roi de Babylone, et le roi
de Babylone les fil tous mourir » . Si après la victoire, le vainqueur
se montra sans pitié, que devait-on attendre de sa rage dans l'eni-
vrement du combat? Les poètes hébreux représentent les Chaldéens
égorgeant les Juifs jusque dans le sanctuaire de l'Éternel, sans
épargner ni les jeunes gens, ni les jeunes filles, ni les vieillards
décrépits. Ceux qui échappèrent au massacre furent transportés à
Babylone pour être esclaves du roi. On laissa seulement « les plus
pauvres du pays pour labourer les vignes et pour cultiver les
champs » (')
Le dernier roi de Babylone méritait peut-être plus que Sardana-
pale d'être flétri par l'histoire. Toute la race s'était amollie dans les
plaisirs. Le jour même où Cyrus s'empara de la ville, ses habitants
n'étaient occupés que de festins et de danses ; les gardes du palais
elles-mêmes étaient plongées dans l'ivresse (-). La prophétie cVIsaïe
s'accomplit : « Le Seigneur des armées a commandé toutes ses trou-
pes ; il les a fait venir des terres les plus reculées et de l'extrémité
du monde... Je vais susciter contre eux les Mèdes. Ils briseront les
arcs des. jeunes gens, et ils n'auront point de pilié du fruit des
mères. Quiconque sera trouvé, sera transpercé, et leurs petits en-
fants seront écrasés devant leurs yeux, leurs maisons seront pillées
et leurs femmes violées... Celte grande Babylone, cette reine entre
les royaumes du monde, qui avait porté dans un si grand éclat l'or-
gueil des Chaldéens, sera détruite, comme le Seigneur renversa
Sodome et Gomorrhe. Elle ne sera plus jamais habitée : les Arabes
n'y dresseront pas même leurs tentes, et les pasteurs n'y viendront
pas pour s'y reposer. Mais les bêtes sauvages des déserts y auront
leurs repaires; elles se répondront les unes aux autres dans ses
palais désolés et dans ses maisons de plaisance »{^).
(i) Jcrémie, LU, 24-27; II Rois, XXV, 18-21. — Il Chroniq., XXXVI, 17, 20.—
II Rois, XXV, 12. Cf. Jérémie, LU, 14-16, 28-30.
(2) Herod., I, 191. — Xenoph., Cyrop., VII, 5, 15. 27.
(3) Isaïe, XIII, 5, 15-22.
LIVRE SECOND.
lias cjlûa^ a^ m^ s^am^as.
CHAPITRE I.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.
Quels sont les peuples que l'Éternel fait venir « des terres les
plus reculées et de rexlrémilé du monde» , pour accomplir la ruine
de Babylone? Ne sont-ils qu'une arme dans les mains d'un Dieu de
vengeance? Les Mèdes et les Perses, branches d'une même nation,
appartiennent à la race qui a peuplé l'Europe, et dont le génie
actif et progressif contraste essentiellement avec l'esprit rêveur et
immobile de l'Inde brahmanique. Les Mèdes figurent comme con-
quérants de l'Asie, ainsi que les Perses; ils avaient déjà atteint un
certain degré de civilisation, alors que ceux-ci vivaient encore dans
leurs montagnes; mais la parenté des deux peuples se montre dans
la promptitude avec laciuelle les derniers venus adoptèrent la reli-
gion, le gouvernement et les mœurs de leurs frères aînés. Ainsi l'em-
pire des Mèdes et celui des Perses se confondent : la domination de
l'Asie passant des premiers aux seconds, ne fut qu'un changement
456 LES PERSES.
de dynastie, qui donna la prééminence à une tribu sur une autre(0.
Les témoignages des auteurs anciens sur le caractère et les mœurs
des Perses attestent une analogie remarquable entre l'esprit des
rudes montagnards et le génie du monde occidental. On les a com-
parés aux Germains : il y a réellement des traits de ressemblance.
Les Perses sont le premier peuple de l'Orient cbez lequel nous
apercevions un germe de l'esprit de liberté qui distingue l'Europe
de l'Asie. Ils avaient une existence plus indépendante dans leurs
montagnes que les pasteurs des steppes. Le roi n'exerçait pas le
despotisme patriarchal; il était pour ainsi dire le premier parmi
des égaux. Celte primitive égalité ne se perdit pas entièrement après
la conquête. Le Grand Roi visitait parfois le pays où avaient vécu
ses ancêtres, et lui qui recevait des présents de tous ses sujets, il
en donnait à ses anciens compatriotes {^). Il y avait une espèce de
cbevalerie chez les PersesC"); une partie des cavaliers formaient la
garde royale; leurs repas communs offrent le spectacle de l'égalité
au milieu du despotisme; ils rappellent les célèbres si/ssities, image
de la fraternité qui régnait entre les citoyens de Sparte.
A côté des tribus nobles, Hérodote dislingue des laboureurs et
des nomades (^), et comme les mages ressaisirent l'autorité qu'ils
avaient perdue dans le principe de la conquête, on pourrait croire
que les castes régnaient chez les Perses comme dans les étals Ihéo-
craticjues. Mais cette classification de la société n'a rien de commun
avec l'inslitulion indienne. La doctrine de Zoroastre ne reconnaît
pas même les mages comme une classe privilégiée. Quant à la dis-
tribution de la nation en nobles, laboureurs et pasteurs, elle était
le résultat de circonstances physiques : aujourd'hui encore la popu-
lation de la Perse est distribuée, comme elle l'était du temps d'Hé-
rodote.
Tel est le peuple qui le premier eut l'ambition de fonder une
(-1) Anquetil Du Perron, dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions,
T. XL, p. 477. — Schlosser, Histoire universelle, T. I, p. 300 (trad. de Golbéry).
(2) Aelian., V. H., I, 31. — Xenoph., Cyrop., Vllt, 5, 21.
(3) Athen., IV, 26, 27. — Hegel, Philosophie derGeschichte, p. 230.
(h) Hcrod., I, 12.5.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 4o7
inouarchie universelle. L'empire des Assyriens s'élait renfermé dans
l'Asie; les rois de Babylone furent poussés providentiellement vers
rOccident, mais leurs conquêtes en Europe sont à moitié fabuleuses.
Les Mèdes commencèrent à dépasser les contrées occupées par la
race zende; cependant ils n'allèrent pas au-delà du Tigre et du
Halys. Dès leur apparition, les Perses ne connaissent pas de frein
à la fougue qui les entraîne; ils veulent conquérir le monde. Du
premier élan ils se répandent sur l'Asie entière; Cyrus menace
déjà l'Occident. Ceux qui naguère étaient chefs d'une tribu no-
made s'appelèrent /îo/s des RoisC^). Leurs ennemis mêmes leur don-
naient le nom de Grand Roi, qui les distinguait de tous les prin-
ces ('). Les autres monarques tirent leur titre des peuples qu'ils
gouvernent; ceux de la Perse manifestaient leurs prétentions à
l'empire du monde en se qualiflant de Rois par excellence H. Ces
titres pompeux ne sont qu'une marque de la vanité orientale chez
ceux qui s'en décoraient; au point de vue providentiel, l'on peut y
voir la justification de la monarchie persane. Quand nous envisa-
geons le nombre considérable de pays dont l'existence même leur
resta inconnue, nous sommes tentés de prendre en pitié les J?o/s
des Rois. iMais d'autre part leur monarchie universelle est le pre-
mier germe de l'empire romain : les conquêtes des Perses, en
ouvrant la voie aux légions, préparent la future unité humaine.
Maintenant que nous connaissons la mission des Perses, nous
pourrons aborder leurs conquêtes. Si parfois le spectacle affreux
de la force brutale nous révoltait, nous nous rappellerons que les
hommes de violence sont les instruments d'une idée. Demanderons-
nous pourquoi l'humanité doit passer par cette mer de sang qui
s'ouvre sous les pas des premiers hommes et qui va toujours en
s'élargissant? Dieu seul sait la réponse à cette question; nous pou-
vons seulement constater comme une loi du genre humain, que la
lutte est le principe de son développement. La lutte ne cessera
point, mais elle changera de nature; la force deviendra l'appui du
(1) Brisson, De regno Persariim, lib. I, c. 3.
(2) Dion. Clinjsost., Oral. III, De Regno, p. 'i2, C fed. Morell.) : oOev oà /'/i
(3) Brisson, I, 2.
458 LES PERSES.
droit, la justice prendra la place de la guerre. Telle est du moins la
croyance instinctive des peuples: elle se manifeste dès la haute an-
tiquité dans les protestations qui s'élèvent contre les conquérants.
Sémiramis, Cyrus, Alexandre sont l'objet de l'admiration tout en-
semble et de la réprobation des hommes. Si l'humanité les admire,
c'est comme agents de la Providence; elle les réprouve comme
expression du droit du plus fort qui a dominé dans le passé, mais
qui doit cesser de régner à l'avenir.
CHAPITRE II.
LE DROIT DES GENS
§ I. La conquête.
Xénophon représente le fondateur de l'empire persan comme le
plus humain des conquérants; à l'en croire, Cyrus se serait conci-
lié l'affection des vaincus au point qu'ils aimaient de vivre sous sa
domination et qu'ils l'honoraient du titre de père ('). La Cyropédie
a longtemps fait illusion aux historiens modernes. Rollin, renché-
rissant encore sur ce tableau idéal, fait de Cyrus le modèle des
princes ; il le défend sérieusement d'avoir entrepris une guerre in-
juste H. Nous n'aurions pas les témoignages contraires des auteurs
anciens, que la nature des choses ne nous permettrait pas de croire
à la réalité d'un pareil personnage. Quel était le peuple à la tête
(\) Xenoph., Cyrop., I, 1, 5; VIII, 2, 9. Cf. Herod., III, 89.
(2) Rollin, Histoire Ancienne, T. I, p. 484, édit. de 1740, in-4o.
DROIT DES GENS. 4o9
duquel Cyrus conquit l'Asie? Platon dit que les Perses étaient
originairement des pasteurs, vivant dans une contrée agreste qui
produisait des hommes d'une constitution forte, en état de sup-
porter le froid et les veilles, et, quand il le fallait de faire la
guerre ('). Ils appartenaient donc à cette race de Barbares qui
envahissaient presque périodiquement l'Asie méridionale. Comme
tous les nomades, ils adoptèrent les moeurs, la religion, le genre
de vie des vaincus; mais les traces de leur ancienne existence
ne s'effacèrent jamais entièrement. Les Grands Rois allaient avec
leur cour d'une capitale à l'autre, de même que leurs ancêtres
pliaient leurs tentes, quand les pâturages étaient consommés : ils
passaient le printemps à Ecbatane, l'été à Suse, l'automne et l'hi-
ver à Babylone, en profitant de la différence des climats qu'offrait
leur immense empire pour varier leurs jouissances (-). Les chasses
royales présentaient également une image de la vie nomade; les
Perses en faisaient un exercice public où les rois marchaient à la
tête de leurs troupes, comme dans une expédition militaire (').
Ainsi l'existence aventureuse du pasteur et du chasseur se repro-
duisait au milieu de la mollesse et du luxe d'une cour orientale.
L'invasion de ces Barbares ressemblait à une migration plus qu'à
fine guerre. Composée en grande partie de cavalerie, l'armée se
grossissait dans sa course rapide, comme une avalanche, entraî-
nant à sa suite toutes les nations vaincues (*). Il y avait alors en
Asie trois puissants empires, les Mèdes, les Babyloniens et les
Lydiens; il suffit de quelques combats pour les renverser. Nous
n'avons aucun détail sur ces premières guerres ; mais l'uniformité
des conquêtes asiatiques nous autorise à croire que celles des Perses
furent signalées par la dévastation et le carnage, aussi bien que
celles des autres conquérants. Les historiens grecs ont conservé
quelques traditions qui dépeignent, mieux que des récits de ba-
tailles, le caractère des vainqueurs et l'impression qu'ils laissèrent
(1) Plat., De Legg. III, 695, A. — Cf. //erorf., IX, 122 ; — Arrian., V, 4.
(2) Xenoph., Cyrop., YIII, G, 22.
(3) Xenoph., Cyrop., 1,2, 10; VIII, 1, 38. — Drissoii, De ifgno rcrsaniiii , I.
165-107.
(4) Ilccrcn, Perses, T. 1, p. 435 de la IracJ.
460 LES PERSES.
dans le souvenir des vaincus. Tombé au pouvoir des Perses , le
roi des Lydiens fut mené àCyrus; celui-ci, dit-on, le fit monter
sur le bûcher, chargé de fers, et entouré de quatorze jeunes
Lydiens. On sait que le nom de Solou invoqué par le malheureux
Crésus le sauva des flammes ('). Le récit de la mort de Cyrus fait
encore mieux connaître le dominateur de l'Asie. Après la conquête
delà Babylonie, il voulut réduire les Scythes sous sa puissance.
Enflé de ses succès faciles , il voyait quelque chose de plus qu'hu-
main dans sa destinée; il ne croyait plus la résistance possible.
La fortune fut d'abord favorable à Cyrus; le fils de la reine des
Scythes tomba en son pouvoir. Cependant Tomyris lui envoya ce
fier message : « Écoute et suis un bon conseil; rends-moi mon fils,
quitte ces terres, je veux bien supporter la perte du tiers de mon
armée; si tu ne le fais pas, j'en jure par le soleil, le souverain
maitre des Massagètes : oui, je t'assouvirai de sang, quelqu'altéré
que tu en sois. » Un combat s'engagea, le plus furieux, dit Héro-
dote, qui se soit jamais donné entre des peuples barbares. Cyrus y
perdit la vie; Tomyris plongea sa tête dans une outre pleine de
sang humain, pour le rassasier de sang, comme elle l'en avait me-
nacén. Ce récit est tout ensemble un témoignage de la cruauté des
conquérants de l'Asie et une réprobation du droit du plus fort.
Aucune partie de la terre n'a été ravagée par les Barbares comme
l'Orient; c'est aussi de son sein que part une protestation non inter-
rompue contre les guerriers, depuis les rois d'Assyrie jusqu'à
Alexandre.
Hegel dit que la mort des héros qui font époque dans l'histoire
de l'humanité est en harmonie avec leur mission ('). Cyrus mourut
en barbare, mais il servit les desseins de Dieu en réunissant l'Asie
occidentale sous une seule domination. Il y a un de ses actes dans
lequel l'action de la Providence éclate visiblement. Les Juifs avaient
été transplantés à Babylone; Cyrus les rendit à leur patrie. Rien
de plus contraire aux usages des conquérants asiatiques; agents
(1) Herod., I, 86, sq. — Ctesias, Pers., c. 4.
(2) Herod., I, 204, 2H-2I4. — Cf. Justin., I, 8.
(3) Hegel, Philosophie der Gescbichte, p. 228.
DROIT DES GENS.
461
destructeurs, ils mêlent les nations avec violence, ils ne songent
pas à relever les vaincus. Mais les .Juifs étaient dépositaires de la
destinée religieuse du genre humain ; ils devaient, après s'être re-
trempés dans Texil, rentrer dans la Palestine, pour enfanter le
Christ. La lumière sortie de l'Orient était destinée à éclairer la
terre entière. Instruments de la pensée divine, les Perses entrèrent
en communication avec l'Occident. Cyrus ouvrit la voie ; il soumit
les Grecs de l'Asie Mineure; il conquit Tile de Chypre et l'Egypte.
Xénop/ion dit que les peuples vaincus ne comprenaient pas la langue
du vainqueur et ne s'entendaient pas entre eux(') : expression naïve
de l'état du monde oriental à l'avènement de la monarchie persane.
Cet isolement va cesser. Le mouvement de l'invasion continue sous
le fils de Cyrus.
La cruauté des Barbares, que la tradition de Cyrus voile pour
ainsi dire, parait dans toute sa brutalité sous Cambyse. Avecla con-
quête de l'Egypte s'ouvre la série sanglante des atrocités qui souil-
lent l'histoire des Perses. Une seule bataille décida du sort des Pha-
raons. Les Égyptiens, retirés à Memphis, mirent à mort les hérauts
envoyés par le vainqueur pour traiter de leur soumission. 11 y eut
un jugement terrible sur cette violation du droit des gens : les juges
royaux ordonnèrent que pour chaque homme massacré on ferait
mourir dix Égyptiens des premières familles. Le fils d'Amasis et
deux mille Égyptiens du même âge que lui furent menés à la mort,
sous les yeux du roi, la corde au cou et un frein à la bouche (").
Rien de plus affreux que la vengeance exercée par Cambyse sur le
cadavre d'Amasis. Il était coupable, d'après le récit d'Hérodote,
d'avoir détrôné et mis à mort Apriès, le beau-père du vainqueur.
Cambyse ordonna de battre le cadavre de verges, de lui arracher
le poil et les cheveux, de le piquer à coups d'aiguillons, et de lui
faire mille outrages (').
La conquête facile de l'Egypte enivra le vainqueur : il entreprit
trois guerres à la fois pour soumettre l'Afrique. Mais le despote
(1) Xenoph., Cyrop., I, 1, o.
(2) Herod., I, 13; III, 11.
(3) I/erod , !ll, 16.
462 LES PERSES.
rencontra des obstacles inattendus. Les Phéniciens refusèrent de
marcher contre les Carthaginois, parce qu'ils leur étaient attachés
par les liens du sang et de la religion, et les mers de sable firent
échouer les expéditions contre les Ammoniens et les Éthiopiens.
De même que les Scythes, les Éthiopiens avaient dans l'antiquité la
réputation d'être les plus justes des hommes. Est-ce à cette tra-
dition qu'il faut rapporter les reproches qu'Hérodote place dans la
bouche de leur roi?« Votre maître, dit-il aux espions de Cambyse,
n'est pas un homme juste. S'il l'était, il n'envierait pas un pays qui
ne lui appartient pas, et il ne chercherait pas à réduire en escla-
vage un peuple dont il n'a reçu aucune injure »('). La réprobation
(lui accompagne les conquérants n'a jamais été plus méritée; si
nous en croyons Hérodote, Cambyse était cruel jusqu'au délire.
On a dit que l'historien grec est l'écho da la haine profonde que la
caste sacerdotale voua au vainqueur. Mais les témoignages maté-
riels, les ruines attestent que tout n'est pas de l'invention des
prêtres {-). On a diversement expliqué la conduite de Cambyse. Il
faut avant tout faire une part au caractère de la race persane que
nous trouverons de plus en plus cruelle, même au sein de la paix
et de la mollesse. L'intolérance, qui caractérise les sectateurs de
Zoroastre, augmenta la barbarie du farouche conquérant (^).
Les conquêtes des Perses se distinguent de celles des autres
peuples nomades par plus de continuité; il y a cliez eux quelque
chose de l'ambition persévérante qui anima le peuple roi. Après la
première génération, l'ardeur guerrière des Assyriens et des Baby-
loniens se ralentit; les Perses ne cessent d'aspirer à l'empire du
monde, jusqu'à ce qu'ils succombent sous le génie de l'Occident.
Darius prend dans une inscription le titre de Roi des Perses et de
toute la terre ferme (''), et il s'apprête à réaliser ces prétentions, en
(i) Herod.JU, 19, 21.
(2) fferod., III, 27, sq. Il détruisit les temples par le fer et par le feu ; quand
la solidité des monuments résistait à sa fureur, il les mutilait (Strab., XVII,
p. 554).
(3) Xerxès brîila les temples de la Grèce, sur le conseil des mages {Cicer., De
Legg., II, 10).
(4) Hero(l.,iy,di.
DROIT DES GENS. ■iGS
portant ses armes à la fois dans l'Inde et en Europe. Les riches
produits de l'Inde, répandus dans l'Asie dès la plus haute anti-
quité, donnèrent à ces contrées lointaines une réputation merveil-
leuse dont nous pouvons nous faire une idée en lisant les récits
de Ctésias : ce paradis terrestre tenta les conquérants. Il paraît
qu'il y eut déjà des hostilités entre le fondateur de la monarchie
persane et les Indiens. Darius poursuivit ces projets. Il réussit
à donner l'Indus pour limite à son empire ('), mais il n'étendit pas
ses conquêtes plus loin : ce n'est pas avec l'Orient qu'il devait en-
trer en communication ; la mission des Perses l'appelait .vers les
peuples de l'Europe. Son expédition contre les Scythes doit être
attribuée à la politique autant qu'à l'ambition. Les Scythes avaient
dominé naguère sur l'yVsie pendant vingt-huit ans; Cyrus trouva la
mort en essayant de les subjuguer; il était naturel que Darius ten-
tât de mettre son empire à l'abri de nouvelles invasions. Mais il
attaquait des peuples insaisissables, toujours à cheval, n'ayant ni
villes ni maisons(*). Furieux de ne pouvoir atteindre un ennemi qui
fuyait sans cesse, le grand roi somma les Scythes de lui apporter
la terre et l'eau. Les Barbares répondirent qu'il essayât de renver-
ser les tombeaux de leurs pères, qu'il verrait alors s'ils savaient
combattre pour les défendre ; ils lui envoyèrent des présents sym-
boliques, un rat, une grenouille et cinq flèches. Darius y vit la
marque de leur soumission ; un grand de l'empire en donna une
Interprétation plus subtile que l'issue de la guerre confirma (').
Bien que malheureuse, l'expédition contre les Scythes eut des
résultats considérables. Le roi des Perses prit pied eu Europe; ses
généraux soumirent une grande partie de la Thrace et plusieurs
villes grecques tombèrent en leur pouvoir. L'heure fatale était arri-
vée où allaient s'ouvrir les hostilités entre l'Orient et l'Occident.
Nous reviendrons ailleurs sur l'histoire de cette lutte ; arrêtons-nous
ici pour considérer le droit des gens et les relations internationales
de cette ébauche de monarchie universelle qu'on appelle l'empire
persan.
(1) Plin., II. N., VI, 25 (23). — Herod., IV, 4Î.
(2) Herod., I, 103-106; IV, 46.
(3) Herod.jy, 126,127, 131,132.
LES PERSES.
I 11. Le droit de guerre.
« Les Perses s'imaginent, dit Hérodote, que toute l'Asie leur ap-
partient» ('), Ils se considéraient comme les héritiers des monarchies
qui avaient embrassé une partie de l'Orient. Ainsi s'expliquent les
paroles étranges que le père de l'histoire met dans la bouche de
Xerxès, lors de la guerre contre les Grecs : « Pourquoi redoute-
rais-je une nation que Pélops le Phrygien, esclave de mes ancêtres,
a subjuguée, au point que le pays et les habitants s'appellent encore
aujourd'hui de son nom ))(^)? Qui sait jusqu'où s'étendaient ces sin-
guliers titres? Les Rois des Rois ne pouvaient-ils pas croire que le
monde entier était leur domaine? Peut-être cette croyance est-elle
l'origine des messages dans lesquels ils demandaient la terre et
l'eau aux nations étrangères : c'était un propriétaire qui réclamait
sa chose. « Hàle-toi, dit Darius au roi des Scythes, de reconnaître
ton seigneur, et de lui apporter la terre et l'eau comme gage de ta
soumission » (^). Malheur à ceux qui n'obéissaient pas à ces insul-
tantes injonctions! On les châtiait comme des esclaves révoltés
contre leur maître; le vainqueur ne trouvait rien de plus juste que
d'exterminer les peuples qui usurpaient un sol appartenant au Roi.
C'était aussi dans la conception des barbares conquérants, le moyen
le plus efficace d'assurer la conquête. Tel fut le sort d'un grand
nombre de Grecs de l'Asie Mineure (*).
L'esclavage était un véritable bienfait dans un pareil droit de
guerre. Mais le matérialisme oriental souillait le don de la vie que
le vainqueur faisait au vaincu. Si les Grecs et les Romains mécon-
naissaient la personnalité humaine dans l'esclave, ils respectaient
au moins sa nature physique. Les Perses choisissaient les plus
beaux enfants pour en faire des eunuques (^). Quand le conqué-
(1) Herod., IX, 116.
(2) Herod., VU, il.
(3) Herod., IV, 126. - Cf. 5rmo/t, De regno Persaruin, lil, 60, 67.
(1) //cTod., VI, 32; III, 147.
(5) Ilcrod., VI, 9, 32.
DROIT DES GENS. 465
rant usait d'humanité, il se contentait de transplanter les popula-
tions. Nous avons vu cet usage pratiqué par les rois de Ninive et
deBabyloue; les Perses se l'approprièrent et en firent une règle
constante de leur droit des gens. On rencontre jusqu'au fond de
l'Asie des débris de peuples que la violence arracha à l'Europe et
à l'Afrique. Après la conquête de l'Egypte par Cambyse, six
mille habitants furent conduits à Suse('). Lorsqu'il s'agissait d'ex-
pulser les habitants d'une île, les Barbares, se tenant par la main,
enveloppaient les malheureux insulaires comme dans un filet. Hé-
rodote qualifie ce stratagème de chasse aux hommes (^) ; le terme
est bien choisi pour flétrir cet odieux abus de la force. Il y avait
cependant un élément providentiel dans la barbarie des Perses. Les
conquérants étaient les agents de Dieu, en transplantant les po-
pulations, car la violence seule pouvait mêler les hommes dans
l'antiquité : félicitons-nous de ce que les peuples modernes n'ont
plus besoin , pour s'unir, d'être transportés d'un lieu dans un
autre comme des troupeaux : le commerce, l'industrie, les arts et
les lettres ont remplacé les chaînes et les fers.
Les rois des Perses employaient encore un moyen plus infâme
pour assurer la soumission des vaincus: chose inouïe, ils leur
imposaient la corruption pour les énerver et leur ôter toute pensée
de révolte. A en juger par le récit d'Hérodote, cette politique
était en harmonie avec le génie asiatique. C'est Crésus lui-même
qui conseille à Cyrus de traiter ainsi son peuple : « Pardonne aux
Lydiens, dit-il; défends-leur d'avoir des armes chez eux, et ordonne-
leur de porter des tuniques sous leurs manteaux; que leurs enfants
apprennent à jouer de la cithare, à chanter, à trafiquer. Parce
moyen, ô roi, tu verras bientôt les hommes changés en femmes, et
il n'y aura plus à redouter d'insurrection de leur part » ('). Crésus
craignait que les Lydiens, en se soulevant contre les Perses, n'atti-
rassent sur eux une ruine totale; il croyait qu'il leur serait plus
avantageux d'être soumis que d'être vendus comme de vils esclaves.
(1) Ctesias, Pers., c. 'J.
(2) flerod., Vt, 31.
(3) Herod.,l, 153, sq.
4.66 LES PERSES.
Les despotes orientaux ignorent que la corruption est la pire des
servitudes. Elle fut érigée en système et devint une règle du droit
des gens : Plutarque rapporte l'ordre que Xerxès intima aux Baby-
loniens de se livrer à la débauche ('). Cette odieuse politique ne
réussit que trop. Les Lydiens, le peuple le plus brave de l'Orient,
devinrent les plus lâches des hommes ; ceux qui avaient osé lutter
pour l'empire de l'Asie eurent pour descendants des pantomimes(^).
Le spectacle de nations systématiquement avilies est certainement
affligeant ; mais il y a quelque chose de plus triste encore, c'est de
voiries plus hautes intelligences approuver cette exploitation de
l'humanité. En parlant de la politique de Cyrus à l'égard des
vaincus, Xénophon dit que pour les maintenir dans l'esclavage
il avait soin d'eux comme de troupeaux ("); et le disciple de Socrate
représente ce conquérant comme le modèle d'un prince! Tant
il est vrai que les anciens n'avaient aucune idée de la dignité hu-
maine. L'esclavage frappa d'aveuglement jusqu'aux philosophes;
ils ne trouvaient pas injuste que des peuples entiers fussent traités
comme des animaux. Grâce au christianisme et aux progrès de la
civilisation, il n'y a plus un homme aujourd'hui dont les sentiments
ne soient plus élevés que ceux des sages de l'antiquité.
Les historiens disent que les Perses furent les plus barbares des
conquérants; pour les caractériser, ils ont dû prendre des compa-
raisons parmi les bétes sauvages (*). Quelle est la cause d'une
cruauté qui paraît révoltante, même dans un âge auquel la pitié
était étrangère? D'après Montesquieu, l'absence d'humanité est un
caractère de tous les états despotiques : « Le prince, accoutumé
dans son palais à ne trouver aucune résistance, s'indigne de celle
qu'on lui fait les armes à la main; il est donc ordinairement conduit
par la colère et par la vengeance. D'ailleurs il ne peut avoir l'idée
de la vraie gloire. Les guerres doivent donc se faire dans toute leur
(4) Pliitarch., Apophtegm. regia, Xerxes, m 2 (p. 173, C).
(2) Polyaen., Strateg., VIF, 6, 4. On disait IvliCjvj pour danser; les Romains
appelèrent les danseurs et les pantomimes, ludiones, ludii(Hesych., \° 1-j^ii^sa).
(3) Xenoph., Cyrop., VIII, i, 43, sq. : oxrmp rà. ùno'i^yytx.
(4) FZa«/je (Encyclopédie d'Ersch, Sect. III, T. 17, p. 397) dit que les Perses
étaient cruels comme des tigres.
DROIT DES GENS. 467
fureur naturelle et le droit des gens avoir moins d'étendue qu'ail-
leurs. » L'observation n'est pas indigne de l'auteur de YEsprit des
Lois; mais elle explique mieux l'absence du droit dans les états
despotiques que la cruauté qui règne dans les guerres et dans le
sein des familles royales. Peut-être en faut-il chercher la source
dans le régime de sérail qui de tout temps a dominé en Orient avec
la polygamie. La cruauté accompagne toujours la débauche; en
se faisant matière, l'homme ne conserve plus que les instincts
féroces de l'animal. A cette funeste influence se joignit celle des
passions qui s'agitent dans l'intérieur des palais royaux : la jalou-
sie et la haine poussèrent aux vengeances les plus horribles. Que
pouvait devenir dans un pareil milieu un peuple qui lors de la con-
quête était encore dans cet état de barbarie, oîi la violence des
appétits matériels domine le sentiment moral? Rappelons-nous
les crimes qui souillèrent les conquérants des Gaules; si les Francs,
au lieu de rencontrer un frein dans le christianisme, avaient trouvé
un encouragement à leur brutalité dans la polygamie, leurs guerres
et leurs familles auraient offert le spectacle que présente l'histoire
de rOrient. La moralité des Perses, au lieu de se développer, fut
étouffée jusque dans sa source.
Rien ne caractérise mieux la nation persane que ses lois crimi-
nelles ('). Elles se distinguent par la cruauté des peines : les cou-
pables étaient écorchés ou enterrés vivants. Il y a plus de cruauté
encore dans les mutilations que les Perses se plaisaient à infliger.
Au témoignage de Xénoplion, le jeune Cyrus était le Perse qui
depuis l'ancien Cyrus, se montra le plus digne de l'empire : il pos-
sédait toutes les vertus d'un grand roi. Pour marquer le zèle avec
lequel il exerçait la justice, l'historien grec dit que les grandes
routes étaient couvertes d'hommes mutilés des |)ieds, des mains et
des yeuxC). L'inscription cunéiforme du monument de Bé/iistoun,
déchiffrée par Raviinson, est un témoignage aulhenlique de la
cruauté persane. Le roi Darius y raconte la révolte de Phraortès,
roi de Médie; le rebelle fut vaincu : « Phraortès fut pris et amené
(1) Brisson, De regno l'ersaium, II, 212-231.
. (2) A'enop/i., Anab., 1,9, 13.
468 LES PERSES.
devant moi. Je lui coupai le nez, les oreilles et les lèvres et je rem-
menai. Je le retins enchaîné dans mon palais. Ensuite je le fis cru-
cifier à Ecbatane et ses principaux partisans » . D'autres rebelles
subirent le même sort (^).
Pénétrons un instant dans l'intérieur des maisons royales; les
vengeances du sérail nous donneront une idée de ce qu'il y a de
cruel et de dégradant dans le régime asiatique. Le repas que le
roi mède Astyage fit servir à Harpagus, est horrible; la réponse
du malheureux père qui a mangé son fils unique est plus hor-
rible encore : « Tout ce que fait un roi est toujours agréable »(^).
Les rois assyriens se jouaient de la vie des plus puissants de
leurs sujets : l'un est tué par jalousie de chasse, un autre est fait
eunuque parce que la maîtresse royale a loué sa beauté (^). Pour
comprendre jusqu'où peut aller le génie de la cruauté, il faut voir
des femmes en scène. La fameuse Parysatis est un idéal en ce
genre. Cyrus, son fils de prédilection, fut tué dans la bataille qu'il
livra à son frère Artaxerxès. Un Carien et un Persan eurent l'im-
prudence de se vanter de lui avoir donné la mort. Le Grand Roi,
qui enviait cet honneur, commença par abandonner le Carien à sa
mère. Parysatis le fit torturer pendant dix jours; puis on lui arra-
cha les yeux et on lui versa de l'airain fondu dans les oreilles, jus-
qu'à ce qu'il expirât (*). Le roi lui-même, jaloux de passer pour le
meurtrier de son frère, condamna le Persan à la peine des auges
pour s'être glorifié de son action : rien d'aussi atroce que ce sup-
plice n'a jamais été imaginé (') ; le malheureux mourut à grand'
peine au bout de dix-sept jours de tourments! Il restait à Parysa-
tis, pour consommer sa vengeance, à faire périr l'eunuque du roi,
Mésabatès, qui avait coupé la tête et la main de Cyrus. Elle joue
avec le roi aux dés pour mille dariques, se laisse perdre et pour sa
(1) Voyez la traduction de l'inscriptioa par Poley, Revue Indépendante,
25 octobre 1847, etparBcH/ey, Goetting. Gelehrte Anzeig., 1846, 00 204.
(2) HerocL, II, ^ 19.
(3) Cyrop.,IV, 6; V, 2, 28.
(4) Plutarch., Artax., 14.
(5) Ibid., c. 16.
DROIT DES GENS. 4C9
revanche propose de jouer un eunuque. La reine gagne ; elle choi-
sit Mésabatès, et le livre immédiatement aux exécuteurs, en leur
ordonnant de l'écorcher vif, et d'étendre son corps en travers sur
trois croix et sa peau sur des pieux. Artaxerxès ayant manifesté
son indignation de cette exécution barbare, Parysatis se mit à rire
et lui dit : « Tu as bonne grâce, en vérité, de te fâcher de la sorte
pour un méchant vieil eunuque, tandis que moi, qui ai perdu mille
dariques, je prends patience et me tais »(').
La démoralisation , fruit de la vie de sérail , influa sur les
guerres et sur les relations internationales. Les auteurs anciens
racontent des traits de cruauté qui touchent à la démence et qui
seraient incroyables, s'ils n'étaient en harmonie avec le caractère
asiatique, tel qu'il s'est formé sous l'action abrutissante de la poly-
gamie. Sénèque rapporte qu'un roi de Perse fit couper le nez à tout
un peuple; la contrée elle-même prit le nom de Rhinocolure {-).
L'antiquité tout entière manquait d'humanité, mais le mépris de la
personnalité humaine, qui éclate dans la conduite des Perses, ne se
retrouve plus dans l'histoire : le progrès se manifeste même dans
les champs de carnage. Les Grecs mutilés qui se présentèrent de-
vant Alexandre, sont la justification de la conquête macédonienne.
Il est vrai que les Hellènes se plaisaient à la destruction et qu'ils ne
respectaient pas la liberté, pas même la vie des vaincus ; mais ils se
respectaient trop eux-mêmes pour détruire dans leurs ennemis
l'image des dieux.
(1) Plutarch., Artax., 17. On peut voir ie pendant de cette histoire dans la
vengeance qu'Amestris, femme de Xerxès, exerça sur la femme du frère du
TO\(IIerod.,lX,\0S-\\3).
(2) Senec, De ira, III, 20. Nous ne donnons pas le fait comme authentique. Il
est possible que les Grecs aient cherché une étymologie à un mot barbare ([ui
avait de la ressemblance avec celui de Rhinocolure. Ce qui rend cette supposition
probable, c'est qu'on trouve le même nom en Kgypte. La tradition en expli(iue
l'origine, en attribuant au roi Sabakos l'abolition de la peine de mort; cette peine
aurait été remplacée par la mutilation du nez. Les coupables, bannis do l'Egypte,
bfitirenl, dit-on, sur les limites delà Syrie ime ville qui prit le nom deHIii-
nocolure. (Diodor., I, GO. — Lepsius, Die Chronologie der Aegypter, I, p. 29o.)
30
470 LES PERSES.
g III. Organisation de la conquête. Condition des vaincus.
La mission des conquérants est d'unir les nations. Cette mission
se révèle avec éclat dans les conquêtes de Rome. Arrivés les der-
niers sur la scène du monde, les Romains profitèrent des tra-
vaux des peuples qui les avaient précédés. C'est à ce point de vue
qu'il faut se placer pour juger les Perses. Si l'on compare l'organi-
sation de leur monarchie avec l'empire romain, elle paraît rude
et informe. Mais les Grands Rois, premiers venus dans la carrière,
ne firent qu'ébaucher la domination universelle qui dès lors resta
l'ambition des conquérants. Ils rassemblèrent les nations plutôt
qu'ils ne les unirent; ce travail préparatoire était le seul dont les
nomades fussent capables. Le héros macédonien poursuivra l'œuvre
d'association, et lorsqu'il meurt, le peuple qui doit le remplacer, a
déjà la main sur le monde.
Il y avait chez les Perses un germe d'unité, la religion : le maz-
déisme enseignait la fraternité de tous les croyants. Si le peuple
que Zoroastre initia à ce dogme avait été capable de le comprendre
et de le réaliser, il aurait pu, en étendant ses conquêtes, embrasser
les nations vaincues dans une véritable et magnifique unité. Mais la
religion des mages n'était pas destinée à un aussi grand empire; trop
puissante, elle aurait empêché le développement du christianisme
qui lui est supérieur. L'influence du mazdéisme sur les Perses est
peu sensible ; les farouches conquérants de l'Asie ne témoignèrent
leur attachement au culte de leurs ancêtres qu'en détruisant les
temples élevés par le paganisme. On ne remarque aucune trace
chez eux de la faculté d'assimilation que les Grecs et surtout les
Romains possédaient à un si haut degré. Les Perses, dit Hérodote,
laissaient aux rois vaincus ou à leurs enfants l'administration des
pays conquis ('). Rome ne procédait pas ainsi; si elle se montra
généreuse en apparence envers les rois alliés, cette générosité cal-
culée ne l'empêchait pas de réduire tôt ou tard leurs royaumes en
provinces. Les peuples placés sous la domination persane conser-
vèrent leur individualité ; le nom seul du maître était changé.
(1) Herod.,\\\, V6.
DROIT DES GENS. 471
L'organisation de l'armée est comme une image de cette absence
d'unité. Elle était divisée par nations : c'est à cet usage que nous
devons l'énuméralion des peuples qui formaient la monarchie
persane. L'immense armée de Xerxès fut passée en revue dans
une plaine de Tlirace. Jamais peut-être autant de nations différen-
tes de langage, de mœurs, de costumes, ne se sont trouvées
réunies sur un même point de la terre. Hérodote en compte cin-
quante-six; il les dépeint d'après leurs traits caractéristiques, do-
cument précieux pour l'histoire de l'humanité. On y voyait des
Indiens vêtus d'étoffes de coton, et des Éthiopiens couverts de
peaux de lion : des habitants noirs de la Gédrosie et des tribus
nomades de l'Asie centrale : des sauvages qui attaquaient leurs
ennemis comme des bêtes fauves, et les prenaient dans des lacets
de cuir: des Mèdes et des Bactriens ornés de riches vêtements : des
Libyens conduisant des quadriges et des Arabes montés sur des
chameaux, puis des marins phéniciens et grecs C). Quel lien y
avait-il entre tous ces peuples? En temps de guerre, la nécessité
d'une direction unique est si impérieuse que les Barbares eux-mêmes
la reconnaissent et s'y soumettent. Dans la grande expédition de
Xerxès, des Perses commandaient en chef chaque nation ('). ]Mais
en temps de paix les vaincus reprenaient leur individualité; il y en
avait qui jouissaient presque d'une indépendance complète. Les
Phéniciens et les Grecs ne furent jamais entièrement soumis. Au
milieu même de l'empire, des peuples montagnards conservèrent
leur liberté : les tribus nomades de la Haute Perse et de la Médie
échappaient par leur genre de vie à une domination régulière(").
L'administration des pays conquis se concentrait en un seul
objet, l'impôt : c'est l'expression de l'union matérielle que les
Perses fondèrent. L'exploitation des vaincus a été le but constant
du vainqueur dans le monde ancien. Cependant même dans cette
rude voie de la conquête, il y a progrès. La domination brutale
finit par se transformer en administration. Si l'on envisage isolé-
ment le régime des provinces romaines , on trouve le joug du vain-
(1) Uerod., VU, 59, sqq.
(2) //erorf., VII,96.
(3) Ileeren, Perses, Scct. I, cli. I (T. I. p. If.O et siiiv.).
472 LES PERSES.
queur dur et oppressif; mais si on le compare au sort des nations
soumises aux Grands Rois, quel heureux changement!
Les nomades qui envahirent l'Asie sous la conduite de Cyrus
n'avaient aucune idée de gouvernement; l'armée resta dans les
pays conquis pour en assurer l'obéissance et pour lever les tributs.
Cette occupation militaire fut permanente ('); l'état de guerre se
continuait au milieu de la paix. On a dit des Turcs qu'ils étaient
seulement campés en Europe; le mot peut s'appliquer à tous les
établissements des Barbares. Les Perses avaient eu l'ambition de
conquérir le monde , mais arrêtés dans leur invasion par les Grecs,
ils ne pensèrent plus qu'à jouir; les vaincus devinrent des instru-
ments de plaisir pour leurs maîtres. Les vainqueurs regardaient
les terres avec leurs habitants comme leur propriété absolue ('), et
ils exerçaient pleinement le droit d'user et d'abuser que les juris-
consultes reconnaissent au propriétaire. Par une singulière contra-
diction, la plus insolente des tyrannies avait les apparences les
plus humaines C"). On qualifiait les tributs de présents : en réalité,
c'était le plus vexatoire des impôts (*). Aussi l'administration des
Perses, malgré ses dehors doux et paternels, était tellement redou-
tée, que des peuples libres de l'Asie Mineure préférèrent d'aban-
donner leur sol natal que de s'y soumettre.
L'arbitraire et la dureté des impôts furent le moindre des maux
qui pesèrent sur les vaincus; le matérialisme dégradant du régime
asiatique se retrouve jusque dans la nature des tributs. Babylone
devait fournir au Grand Roi cinq cents eunuques; les peuples du
Caucase lui envoyaient de cinq en cinq ans cent jeunes gens et
autant de jeunes filles. Les Babyloniens se révoltèrent contre les
Perses; dans leur défense désespérée, ils allèrent jusqu'à étrangler
leurs femmes afin de ménager les vivres; Darius s'étant rendu maî-
tre de la ville, grâce au dévouement de Zopyre, ne trouva rien de
(1) Ileeren, Perses, T. I, p. 436, 538 de la trad.
(2) IlerocL, IX, 116.
(3) Des esprits distingués s'y sont trompés: F. Schlegel dit que la domination
des Perses fut peut-être la plus douce, la plus noble qui ait jamais existé {His-
toire de la littérature, T. I, p. 24).
(4) HerocL, III, 89. — Heeren, Perses, T. I, p. 437.
DROIT DES GENS. 473
plus naturel pour la repeupler que d'ordonner aux provinces voi-
sines une fourniture de femmes ; chaque nation fut taxée à un cer-
tain nombre : elles se montaient en tout à 50,0000). L'esclavage grec
est sans doute une violation impie des lois de la nature; mais ces tri-
buts de chair humaine, cette mutilation régulière, permanente im-
posée aux vaincus pour servir aux plaisirs des vainqueurs, ne sonl-
ils pas mille fois plus avilissants?
Le Grand Roi n'était pas le seul dont il fallait nourrir la dé-
bauche. A la tête de chacun des états qui composaient l'empire se
trouvait un satrape qui imitait le faste, le luxe et les mœurs du
maître. Les satrapes étaient moins des fonctionnaires que de petits
princes ayant leur cour, image de celle du roi; leurs folles dépenses
pesaient également sur les vaincus (-). Des tributs au monarque,
des tributs aux gouverneurs, des fournitures pour les dépenses
fabuleuses de la table royale, une armée permanente à nourrir, et
puis des chiens et des chevaux, des eunuques et des jeunes filles :
quelle horrible exploitation ! En vérité , les satrapes et les Grands
Rois méritaient plus que les proconsuls d'être stigmatisés par la
postérité, et de passer en proverbe pour marquer les plus odieuses
exactions de la conquête. La grandeur de l'empire romain et
son influence immédiate sur l'Europe moderne ont fait oublier les
maux du régime asiatique; c'est à l'histoire à distribuer le blâme
avec justice. L'administration de Rome, bien qu'oppressive, était
un immense progrès sur un gouvernement qui n'avait qu'un seul
objet, celui de procurer des jouissances matérielles au roi et aux
grands du royaume.
La conduite des vaincus sert à caractériser les deux empires. Les
provinces romaines n'essayèrent jamais de se soulever contre la
Ville Éternelle; on doit chercher la cause de cette soumission,
non-seulement dans la puissance immense de Rome, mais aussi
dans l'équité de son administration; plus d'une nation jouit après
la conquête d'une condition matérielle préférable à celle qu'elle
avait eue dans son indépendance. La Perse oflre un spectacle bien
(1) Iferod., 111,02,97, lo9.
(2) Voyez les détails donnes par llcrodote (I, 1!»2) sur les charges que suppor-
taient les Babyloniens.
htlhi LES PERSES.
durèrent. Sans parler des révoltes continuelles des satrapes qui
hâtèrent la décadence de la monarchie, presque tous les peuples
conquis, les Babyloniens, les cités phéniciennes, les républiques
grecques, l'Egypte tentèrent de secouer le joug. Cyrus était à peine
mort, que les Mèdes s'insurgèrent contre la domination persane.
Babylone brava la puissance de Darius ; trois mille habitants des
plus distingués périrent sur la croix, victimes de la vengeance du
vainqueur ('). L'Egypte se souleva trois fois contre les conquérants
étrangers, et trois fois elle vit se renouveler les scènes de dévasta-
tion et de carnage qui avaient signalé l'invasion de Cambyse(-). On
comprend que des Grecs aient supporté impatiemment le despo-
tisme oriental; mais il y avait dans l'empire des cités livrées exclu-
sivement aux soins du commerce, et qui ne se refusaient pas à
payer des tributs; il fallut des exactions inouïes pour lasser la pa-
tience des Phéniciens ; poussés à bout par l'insolence des satrapes,
ils se révoltèrent. Les premiers actes des insurgés témoignèrent de
la haine que l'oppression avait accumulée chez cette race paci-
fique; ils se livrèrent à d'horribles excès qui provoquèrent de san-
glantes représailles. Trahis par leur souverain, les habitants de
Sidon se défendirent avec l'énergie du désespoir, préférant la mort
à la tyrannie de leurs maîtres; lorsque la ville fut sur le point
d'être prise, ils y mirent le feu ; le roi vendit pour quelques talents
le sol de cet immense bûcher (').
Telle fut la condition des vaincus dans la première monarchie
universelle. Oserons-nous parler après cela des bienfaits de la
domination persane? Les conquérants sont les instruments de
Dieu; à ce point de vue, il doit y avoir dans leur œuvre une part
de bien, un élément de progrès. Sans doute si nous envisageons le
sort des Phéniciens et des Grecs, le régime persan nous paraît fu-
neste; mais tous les peuples vaincus n'étaient pas arrivés au même
degré de civilisation. Les poètes hébreux nous font connaître l'état
de l'Asie occidentale avant l'invasion de Cyrus : des hostilités per-
manentes exposaient à chaque instant les habitants à toutes les
(1) Uerod., III, 1Î>9.
(2) Diodor., XVI, 51.
(3) Diodor., XVI, 41,43,43.
DROIT DES GENS.
475
horreurs d'une conquête sauvage. Les gémissements et les malédic-
tions qui remplissent les écrits des prophètes, ont fait parvenir
jusqu'à nos oreilles les cris de douleur échappés aux victimes de
ces guerres cruelles. Incapahles de sortir par leurs propres efforts
de celte épouvantahle anarchie, les peuples devaient voir un bien-
faiteur dans le conquérant qui leur procurait le bonheur de la paix.
Telle est peut-être la source de la réputation d'humanité et de dou-
ceur qui entoure comme une auréole le fondateur de la monarchie
persane. La paix est achetée à la vérité au prix de la dégradation
morale des vaincus; mais si le vainqueur ne témoignait aucun res-
pect pour la dignité humaine, il ne faisait qu'agir dans l'esprit des
populations asiatiques. Les tributs d'eunuques et de jeunes filles
qui nous révoltent étaient des dons volontaires, en ce sens au moins
qu'ils ne répugnaient pas à la moralité des peuples auxquels on les
imposait.
La paix, fruit de la domination persane, profita même aux
Grecs. Après la défaite des Ioniens, dit Hérodote, Artapherne,
satrape de Sardes, manda les députés des villes et leur fit pro-
mettre par un traité de recourir à la justice, quand ils se croi-
raient lésés, sans user désormais de voies de fait('). Cependant il
nous répugne de voir un bienfait dans la paix imposée par un vain-
queur barbare à ces actives et libres populations helléniques, qui
développèrent les plus belles facultés de l'intelligence au milieu de
leurs dissensions, et pour qui le repos du despotisme devait être la
mort. Nous admirons plutôt les héroïques Phocéens qui aimèrent
mieux abandonner pour toujours leur patrie, que de subir l'es-
clavage (^). Mais si pour les Grecs, les Perses étaient des Barbares,
il n'en était pas de même pour les autres peuples avec lesquels
ils entrèrent en relation. Quoique dégénérée de sa pureté primi-
tive, l'antique religion de Zoroastre donnait encore à ses sectateurs
une immense supériorité sur des nations livrées au culte de la
matière. Les sacrifices humains étaient étrangers à la religion per-
(1) Ilerod., VI, 42.
(2) Ilcrod., I, IGi. Loscomp;ilrio(('S (J'Aiiacréon ;il);ii)clonnèrcnt également leur
pairie; ils (juillèrenl Téos, dil Stnilioii, ne i)0uvuiil plus sup[)orloi- riii.solcnco
des l'erses {Strab., XIV, p. i i3, éd. Cusaul).).
476 LES PERSES.
sane, tandis qu'ils souillaient les autels de presque tous les peuples
de l'Asie occidentale. Les Perses, comme plus tard les Romains,
légitimèrent leurs victoires en prohibant ces horribles sacrifices.
Si nous en croyons Justin, Darius envoya même des ambassadeurs
aux Carthaginois pour leur défendre d'immoler des victimes hu-
maines ('), Bien que barbares, les Perses ne furent donc pas infi-
dèles à la loi que la Providence donne aux conquérants, d'être des
agents de civilisation. Cette influence civilisatrice se montre égale-
ment dans les relations internationales nées de la conquête.
CHAPITRE III.
RELATIONS INTERNATIONALES.
I I. Considérations générales.
Hérodote nous apprend quels étaient les sentiments des Perses
pour les peuples étrangers : « Les nations voisines, dit-il, sont
celles qu'ils estiment le plus. Celles qui les suivent occupent le
second rang dans leur esprit, et proportionnant ainsi leur consi-
dération au degré d'éloignement, ils font le moins de cas des plus
lointaines. Cela vient de ce qu'ils se croient de beaucoup supé-
rieurs à tous les peuples ; ils pensent que le reste des hommes ne
s'attache à la vertu qu'en se rapprochant d'eux »{^). Les rois des
Perses s'étaient même fait une loi de ne rien boire ni manger qui
ne fût d'une provenance indigène ('). Cette coutume tenait peut-
être à des idées religieuses sur l'impureté des aliments étrangers.
Ainsi, en apparence, la Perse était concentrée en elle-même comme
l'Inde. L'esprit de conquête brisa cet isolement et établit des rela-
tions entre les Perses et les autres nations.
(-I) Justin., XIX, 1.
(2) Herod.,l, 134.
(3) Athen., Deipnos., XIV, 67. — P/w«arc/(. ,Apophtegm. icg.,v" Xerxes, n<>îll.
/
UELATIONS INTERNATIONALES. kll
Le génie de Thémislocle arrêta les envahissements des conqué-
rants asiatiques. Dans sa colère, le Grand Roi mit la tète de son
redoutable adversaire à prix. Quand, par un triste retour des
choses humaines, le vainqueur de Salamine fut banni d'Athènes,
il ne craignit pas de demander Thospitalité à celui-là même qui
demandait sa tête. Eu annonçant à Artaxerxès quMl était Thémis-
locle l'Athénien, il vit éclater autour de lui la haine des Barbares;
les grands de la porte l'accablèrent d'injures; ils comptaient sur la
vengeance; mais le roi, plus magnanime, se félicita de cet heureux
événement et pria Ahriman de pousser toujours les ennemis des
Perses à exiler leurs plus grands hommes. Les honneurs qu'on lui
rendit passèrent pour ainsi dire en proverbe; lorsque dans la suite
les monarques persans voulaient attirer un Grec auprès d'eux, ils
lui promettaient de le faire plus grand que n'avait été Thémistocle.
Artaxerxès comptait mettre l'illustre proscrit à la tête d'une expé-
dition contre la Grèce : Thémistocle prévint son déshonneur en se
donnant la mort. Même alors la générosité du roi ne se démentit
pas; son admiration pour lui s'accrut, dit-on, quand il apprit la
cause de son suicide; il continua à traiter sa famille et ses amis
avec une grande bonté (').
L'hospitalité est l'élément poétique des mœurs anciennes. Nous
la verrons dans tout son éclat chez les Grecs ; chez les Perses on
trouve seulement le germe de ces relations qui ne furent pas sans
influence sur l'union des peuples. Tous les étrangers ne furent
pas honorés autant que Thémistocle ; cependant il y avait parmi
les grands de la cour un ministre chargé du soin des hôtes (').
C'est un beau symbole de la mission qui appartient au dépar-
tement des affaires étrangères : la dii)Iomalic de l'avenir, cessant
d'être inspirée par la haine, n'aura pas de plus importante fonc-
tion que celle de cultiver les rapports d'amitié entre les peuples.
Les Grands Rois eux-mêmes ne dédaignaient pas de nouer des
liens hospitaliers, soit avec leurs sujets, soit avec des étrangers.
Dans le cours de son expédition contre la Grèce, Xcrxès fut étonné
de rencontrer un homme assez riche, assez généreux, pour offrir
(1 ) Plutarch., Them., c 28, 29, 31 .
(2) l'iutarque l'appelle tov im ^vjLwj.
478 LES PERSES.
l'hospitalité au roi et à son armée; il lui donna le titre d'hôte (').
Les monarques persans se guidaient déjà, comme le firent plus
tard les Romains, par des motifs politiques, dans les liaisons qu'ils
contractaient avec les étrangers. Ils ne ménagèrent ni les trésors,
ni les prévenances pour s'attacher les Grecs; mais ils ne réussirent
pas toujours dans leurs tentatives. Le Roi des Rois offrit son ami-
tié et le litre d'hôte à Agésilas (^) ; le Spartiate n'accepta pas même
la lettre. Des rapports de plus en plus intimes se formèrent néan-
moins entre les Perses et les peuples de la Grèce : l'or persan
pesa dans la balance des destinées d'Athènes et de Sparte. Quand
Tlièbes à son tour devint puissance prépondérante, on vit les am-
bassadeurs des républiques grecques se disputer les faveurs des
Barbares; Pélopidas l'emporta sur ses rivaux et lesThébains furent
déclarés amis héréditaires du roi (').
L'hospitalité publique , offerte par les Perses à des rois et à des
cités d'Europe, est un témoignage remarquable de la révolution
que la monarchie persane opéra dans les mœurs orientales. Jusque
là l'Asie formait un monde à part qui repoussait l'étranger comme
un être impur; le Grand Roi rechercha l'amitié de ceux qu'il n'avait
pu vaincre. Vain de sa supériorité, l'Orient méprise les civilisations
étrangères, parce qu'il ne les connaît pas. Il en était de même des
Perses; mais, devenus conquérants, ils se distinguèrent par leur
facilité à adopter les mœurs des autres nations. Celte disposition
s'étendait jusqu'à la religion : les sectateurs d'Ormuzd tirent des
sacrifices aux dieux de l'Olympe grec(*). Rien de plus contraire au
génie oriental que cet esprit cosmopolite. C'est un trait de ressem-
blance entre les Perses et les Romains. Les conquêtes et le contact
avec les nations étrangères élargissent le cercle des sentiments et
des idées. Le cosmopolitisme ne s'arrêta pas à l'imitation des cou-
tumes étrangères; à Rome il imprima aux conceptions des penseurs
un caractère d'universalité inconnu jusque là : la guerre contribua
à fonder le dogme de l'unité du genre humain.
(1) Herod., VII, 27, 29.
(2) Xenoph., Agesil., YIII, 3, 4.
(3) Plittarch., Pelop., 30.
(4) Herod., I, -135. — Cf. Slrab., lib. XI, p. 302. — Hcrod., VH, 43.
RELATIONS INTERNATIONALES.
II. Commerce. Navigation. Voyages.
479
L'esprit de conquête donna des tendances semblables aux Perses
et aux Romains, quelle que fût du reste la différence des mœurs et
du caractère national. Les deux peuples restèrent étrangers au
commerce. L'orgueil du guerrier avait une grande part dans cette
aversion; mais il s'y mêla encore d'autres préjugés. Les Romains
croyaient que l'Océan était une barrière élevée par les dieux eux-
mêmes pour séparer les hommes. Des idées plus profondément
religieuses éloignaient les Perses de la navigation : l'eau étant pour
eux un élément sacré, ils pensaient qu'il n'était pas permis de le
souiller des immondices qu'y occasionne le séjour des hommes (').
Ils portaient ces sentiments si loin, qu'il n'y avait pas dans tout
leur empire une ville un peu importante bâtie sur les bords de la
mer (-). D'après cela on s'explique comment des peuples qui ambi-
tionnaient la conquête du monde, restèrent sans marine. Les Ro-
mains eurent entre les mains les vaisseaux de Carthage ; au lieu de
s'en servir, ils les brûlèrent. Les Perses n'eurent de flotte qu'après
la conquête de la Phénicie et de l'Asie Mineure ('). La conscience
de leur faiblesse accrut leur éloignement pour la mer; loin de favo-
riser le commerce que les Phéniciens faisaient avant la fondation
de leur empire, ils l'entravèrent. Dans la crainte que de hardis
pirates remontant le Tigre ne vinssent les insulter au milieu de
leur capitale, ils rendirent l'entrée de ce fleuve entièrement inacces-
sible à la navigation {*).
Cependant il est dans la destinée des peuples conquérants de
rapprocher les hommes; en vain les Perses et les Romains se mon-
trèrent dédaigneux ou hostiles pour le commerce : instruments de
Dieu, ils accomplirent leur mission malgré eux. Des relations exis-
taient déjà entre les diverses parties de l'Asie; le génie commercial
des Phéniciens servait de lien entre l'Inde et l'Europe; mais ces
rapports étaient troublés, tantôt par l'isolement des nations, tantôt
(1) /Vm.,Il. N., XXX, G.
(2) Ammian. Marcell.. XXIII, (1. — /fyde, De rcii;;. M'icr. IVrs., c. G.
(3) Ilerud., l, \V.i.
fi) Strab., lil). XV, p. oOÎ). — //cm/., I, \'Xi, 185.
480
LES PERSES.
par la guerre. Les Perses réunirent sous leur domination toute
l'Asie jusqu'à l'Inclus; au nord, ils s'étendirent jusqu'à la mer
Noire, à la mer Caspienne et au mont Caucase; à l'ouest, ils pas-
sèrent la Méditerranée, et entamèrent l'Afrique et l'Europe. Leur
empire comprenait tous les états qui avaient brillé dans l'Orient, la
Bactriane, la Médie, Ninive, Babylone, laPhénicie, la Syrie, la
Lydie, l'Egypte. Quel vaste champ pour les entreprises commer-
ciales! Les relations des marchands avaient eu à lutter avant la
conquête contre la séparation et l'hostilité des étals; maintenant
elles s'organisèrent librement dans l'intérieur d'un même empire.
Le luxe même et la corruption des conquérants, qui hâtèrent leur
décadence, favorisèrent le commerce ('). Enfin , les exigences de la
conquête profilèrent aux communications pacifiques des peuples.
Nous admirons encore aujourd'hui les routes romaines qui semblent
défier le temps comme la Ville Éternelle ; œuvres du rude légion-
naire, elles furent mises à profil parle paisible marchand et devin-
rent un lien entre les hommes. Même spectacle en Orient : les
caravanes qui partent de Smyrne pour Ispahan parcourent toujours
les roules que les Perses ouvrirent entre la Haute Asie et l'Asie
Mineure; les Grands Rois ne songeaient en les construisant qu'aux
nécessités de la défense ou de l'attaque, mais le commerce s'en
empara et les pratiqua bien des siècles après que le nom de l'empire
persan se fut évanoui (-).
L'étendue de la domination persane multiplia les relations des
peuples qui y étaient soumis. Si les conquérants restèrent étran-
gers au commerce, les vaincus profilèrent de la facilité des com-
munications que leur offrait un grand empire : nous dirons plus
loin quels furent ses rapports, quels pays ils embrassèrent. Dans le
monde ancien, le commerce vient à la suite de la guerre : les
armées ouvrent la voie, les conquêtes sont des découvertes. Héro-
dote dit que les Perses découvrirent la plus grande partie de l'Asie.
Cyrus porta ses armes jusqu'au haut Indus; Darius, suivant ses
traces, voulut subjuguer les peuples du midi et faire de ce fleuve
(1) « Ce serait une belle partie de l'histoire du commerce, à\i Montesquieu,
que rhistoire du luxe » (De l'esprit des lois, XXI, 6).
(2) Herod., V, 52. — Hecren, Perses, Secl. II, ch. 2.
RELATIONS INTERNATIONALES. ASl
la limite de la monarchie persane. Il commença par faire explorer
rindus : Hérodote a décrit le voyage de Scylax qui dura trente
mois. Le roi atteignit son but ; les riches pays de Tlndus formèrent
une des satrapies les plus productives de son immense empire (').
Montesquieu juge cette entreprise avec trop de dédain : « La
navigation, dit-il, que Darius fit faire sur l'indus et la mer des
Indes, n'eut de suite ni pour le commerce ni pour la marine; et si
Ton sortit de l'ignorance, ce fut pour y retomber »('). L'expédition
de Darius ne fut pas inutile, puisqu'elle révéla pour ainsi dire
l'existence de l'Inde aux peuples de l'Occident. Jusque-là les Grecs
ne connaissaient l'Inde que de nom; ils y comprenaient vaguement
tous les pays qui louchaient à la mer du sud. Les guerres des
Perses donnèrent les premières notions positives sur cette partie
de l'Asie ('). Hérodote, cet infatigable investigateur, mit à profit les
récits de Scylax et les rapports des Indiens qui venaient acquitter
leurs tributs à Suse. Les richesses de l'Inde, dont une faible par-
lie, soumise au roi des Perses, payait autant d'impôts que le reste
de son empire, et la manière extraordinaire dont les Indiens aidés
des fourmis recueillaient l'or (*), frappèrent vivement les imagina-
tions. L'Orient ne sait pas se plier aux lois sévères de l'histoire :
des traditions, en partie fabuleuses, forment le fond de l'ouvrage
de Ctésias sur l'Inde. iMais ces merveilles étaient plus propres que
la réalité à attirer l'attention des étrangers; peut-être ne furent-elles
pas sans influence sur l'expédition d'Alexandre qui inaugura une
ère nouvelle pour les rapports de l'Europe et de l'Asie.
L'exploration de l'Indus et les conquêtes de Darius furent un
premier anneau dans la cliaine qui doit unir l'Orient et l'Occident.
Loin de dédaigner ces faibles tentatives, voyons-y la main de Dieu
qui se sert des conquérants pour l'accompiisscmcnl de ses desseins.
(1) IlerocL, IV, 4i; HI, 94.
(2) Montesquieu, Espril des \oi^, XXI, 8. Au jugement de iI7oH;e.<î(/uû'M, nous
opposerons celui du Lasscn. Le savant orientaliste dit que de lous les rois de
l'Asie ancienne, Darius ressemble le plus à Alexandre le Grand (Indische
Alterthumskunde, T. II, p i\2). Il rappelle que Darius fit achever le canal qui
mettait le Nil en communication avec le golfe arabique (Ilerod., II, 158; IV, 39).
(3) Ileeren, De India Graecis cognita {Comment. Soc. Goelting., T. X, p.<21).
(4) //erod., III, 94, 102.
482 LES PERSES.
Si nous en croyons un récit romanesque d'Hérodote, les Perses au-
raient même fait un voyage de découverte sur l'Océan. A raison de
leurs préjugés religieux, une pareille entreprise ne pouvait être vue
avec faveur; elle est représentée comme une punition par l'écrivain
grec. Sataspès, de la race des Achéménides , fut condamné à pé-
rir sur la croix; sa mère demanda sa grâce, en promettant de le
punir plus rigoureusement que le roi ne le voulait. Elle lui ordonna
de faire le tour de l'Afrique. Sataspès s'embarqua en Egypte, et fit
voile par les colonnes d'Hercule ; il mit plusieurs mois à traverser
une vaste étendue de mers ^ puis il revint sur ses pas, prétendant
qu'il n'avait pas pu avancer plus loin (^). Les détails dans lesquels
Hérodote entre ne nous permettent pas de douter de la réalité de
ce voyage, le seul peut-être qui ait été imposé comme une peine.
S'il n'augmenta pas les connaissances géographiques des Perses, il
n'en est pas moins remarquable par celles qu'il leur suppose. Un
peuple pasteur, nourri dans les montagnes où il n'avait pas en-
tendu le nom de l'Océan , hostile à la navigation par ses croyances
religieuses, en est venu à concevoir l'idée de la circumnavigation de
l'Afrique! Cet étonnant progrès est le résultat du contact avec les
peuples étrangers, et ce contact est l'œuvre de la guerre. Ainsi la
conquête persane, quoiqu'accomplie par des peuples barbares, fut
un lien entre les nations; elle étendit la connaissance de la terre,
elle favorisa même les relations pacifiques des hommes. L'âge de la
violence et de la destruction prépare l'ère de la paix et de l'har-
monie.
CHAPITRE IV.
DÉCADENCE DE LA PERSE.
La domination persane est le germe d'où sortit le grand empire
qui rassembla à la fin de l'antiquité une partie du genre humain
sous ses lois. Pourquoi ne fut-il pas donné à ceux qui les premiers
conçurent l'ambitieux projet de la conquête du monde, de le réali-
(I) Herod., lY, .'i~>.
DÉCADENCE DE LA PERSE. 483
ser? Pénétrons dans la vie intime des Perses; nous y découvrirons
les causes qui firent échouer cette tentative de monarchie univer-
selle.
Platon dit que les rois des Perses ne furent grands que de
nom ('). Ce mot du philosophe grec est vrai, qu'on l'applique à la
Perse ou aux hommes qui la gouvernèrent : c'est l'expression de
l'incapacité de ceux qui s'intitulaient Rois des Rois de fonder une
monarchie universelle. Ils ne cessèrent jamais de prétendre à
l'empire de la Terre ; encore du temps d'Alexandre, ils faisaient
venir de l'eau du Nil et de l'Ister et la mettaient en dépôt dans leur
trésor avec leurs autres richesses, pour montrer l'étendue de leur
domination et prouver qu'ils étaient les maîtres de l'univers (-). La
Perse surpassait à la vérité en grandeur les empires qui s'étaient
élevés jusque-là en Asie, mais il fallait la vanité et l'ignorance de
l'Orient pour confondre les états du Grand Roi avec le monde. Les
Perses entamèrent à peine l'Asie orientale, et dès qu'ils dépassèrent
les limites de l'Asie du côté de l'Occident, ils rencontrèrent le peu-
ple qui était destiné à renverser leur puissance. Quelle distance
entre cette monarchie asiatique et l'empire romain qui emhrassait
l'Europe, l'Afrique civilisée et une partie de l'Asie!
La différence entre les deux empires est plus considérable en-
core, quand on compare leur organisation intérieure. Le conqué-
rant qui veut fonder une monarchie universelle, doit unir les
nations vaincues en les associant aux destinées du vainqueur.
Rome tenta celle œuvre diflicile; les Perses n'y songèrent même
pas. Les historiens parlent de quelques institutions qui trahissent
le besoin de l'unité, mais qui en attestent aussi l'absence. Les rois
établirent une espèce de postes :« Autant il y a de journées d'un lieu
à un autre, dit Hérodote, autant il y a d'hommes et de chevaux à
chaque station, que ni la neige, ni la pluie, ni la chaleur, ni la nuit
n'empêchent de fournir leur carrière avec toute la célérité pos-
sible. Le premier courrier remet ses ordres au second, le second
au troisième. Les ordres passent ainsi de suite de l'un à l'autre, de
même que chez les Grecs le flambeau passe de main en main dans
(1) DeLegg., III, 695, E.
(2) Acschin., c. Ctcsipli., p- ^^^- — Plutarch., Alex., 30.
484 LES PERSES.
les fêtes de Vulcain »('). L'activité de cette correspondance excita
rétonnement des historiens grecs. Rien de si prompt parmi les
mortels que ces courriers, dit le père de l'histoire. Les grues,
disait-on, ne feraient pas autant de chemin dans le même espace
de temps. Si ce mot est exagéré, ajoute Xénophon, il est du moins
certain, qu'on ne peut voyager sur terre avec plus de vitesse {^).
Quand on considère le défaut absolu de communications dans la
haute antiquité, Ton conçoit que les anciens aient admiré les cour-
riers persans. C'est aux besoins de la conquête qu'est due cette
première ébauche des postes. Le danger toujours menaçant de la
révolte des vaincus ou des satrapes nécessitait une correspondance
active entre les provinces et le Grand Roi. Il existait des établisse-
ments analogues dans tous les états fondés par les Tartares. Dans
leur organisation primitive, les postes n'étaient donc qu'un instru-
ment de gouvernement, et non un lien entre les peuples : les
hommes vivaient encore trop isolés pour que l'on sentit l'avantage
de favoriser leurs relations.
La difficulté de maintenir les vaincus dans la dépendance, donna
encore naissance à une autre institution. Les rois avaient l'habi-
tude de visiter les pays soumis à leur pouvoir; ces voyages qui res-
semblaient presque à des expéditions militaires, étaient le moyen
le plus efficace de contenir les populations et les satrapes. Quand
la vie de sérail eut amolli les maîtres de l'Asie, ils confièrent l'in-
spection de l'empire aux grands de la cour. « Tous les ans, dit
Xénophon, un envoyé du prince parcourt avec une armée les diffé-
rentes provinces de l'empire; si les gouverneurs ont besoin de
secours, il leur prête main forte; s'ils sont injustes ou violents, il
les ramène à la modération ; s'ils négligent de faire payer les tributs
et de veiller à la sûreté des habitants ou à la culture des terres, en
un mot s'ils manquent à quelques-uns de leurs devoirs, l'envoyé
remédie au mal : lorsqu'il ne peut y réussir, il en rend compte au
roi qui décide du traitement de celui qui est en faute »(^). Ces
(■1) //erod., VIII, 98. Il y avait aussi des communications par signaux {Aristot.,
De mundo, c. 6).
(2) Ilerod., VIII., 98. — Xenoph-, VIII, 6, H. 18.
(3) Xenoph., Oecon., IV, 8; Cyrop., VIII, 6, 16.
i
DÉCADENCE DE LA PERSE. 48o
envoyés rappellent les missi dominicl que Charlemagne chargeait
d'inspecter ses immenses états. Chez les Perses comme chez les
Francs, cet usage devait son origine à Taggloméralion de popula-
tions hostiles sous une même domination, sans qu'il y eût d'autre
lien entre elles que l'empire du maître. Charlemagne releva en vain
le nom de Rome; il ne put pas ressusciter la puissante unité
romaine. Les Rois des Rois cherchèrent tout aussi vainement à
retenir dans l'obéissance les pays conquis; ils ne parvinrent pas
même à maintenir leur autorité sur leurs propres agents. L'im-
puissance de fonder l'unité était égale des deux côtés. La mort de
Charlemagne fut le signal de la dissolution de son empire , et la
monarchie persane était en pleine décadence, longtemps avant
qu'Alexandre vînt renverser ce colosse informe avec sa poignée
de Macédoniens.
Les vingt satrapies qui formaient le royaume de Perse étaient
des étals indépendants, plutôt que des provinces. Cela est si vrai
que les satrapes entretenaient des relations particulières avec
l'étranger : ils déclaraient la guerre et contractaient des alliances;
leurs maîtres ne demandaient qu'une chose, le payement exact du
tribut. Souvent les gouverneurs se faisaient la guerre entre eux;
les rois voyaient ces querelles sanglantes avec plaisir (^) : c'était un
moyen d'affaiblir des vassaux dont la puissance pouvait devenir
dangereuse. Rien ne caractérise mieux la monarchie persane que
les satrapies. C'est la féodalité, moins le principe d'organisation
hiérarchique que renfermait le régime féodal. L'unité sortit de
l'apparente anarchie du moyen-âge; mais un empire, dans lequel
les guerres intestines étaient un moyen de gouvernement, devait
finir par se dissoudre. Les révoltes des satrapes commencèrent
déjà sous le petit-fils de Darius ('); elles trouvèrent un appui chez
les ennemis naturels des Perses, les Grecs, et peut-être aussi dans
le désir des populations conquises de recouvrer leur indépendance.
On ne peut s'expliquer autrement l'insurrection souvent simultanée
de tous les états de l'Asie occidentale. Sous Artaxerxès III, on vit
(1) Xenoph., Anab., F, 1,8.
(2) C testas, Pers., c. 23.
51
486 LES PERSES.
se soulever à la fois la Syrie, la Phénicie, la Phrygie, la Carie, la
Cappadoce, la Cilicie, la Pamphylie et la Lycie. Là où les nationa-
Jilés étaient fortement enracinées, elles prévalurent; les satrapes
devinrent chefs de royaumes séparés et plus ou moins indépen-
dants (').
Ainsi les rois des Perses ne parvinrent pas à réaliser l'unité au
sein de leur monarchie; comment auraient-ils pu la donner au
monde? L'Orient n'était pas appelé à remplir cette tâche; le sys-
tème théocratique et le despotisme qui y régnent sont également
incompatibles avec le génie de l'Occident. Les Perses possédaient
un élément de civilisation, la doctrine de Zoroastre; mais ils se
montrèrent incapables de développer les germes d'avenir qu'elle
renfermait. Ils souillèrent les dogmes purs du mazdéisme par
l'alliage du matérialisme asiatique; ils adoptèrent entièrement les
principes sur lesquels avaient été fondées les monarchies de Ni-
nive et de Babylone. La volonté des Grands Rois faisait loi. Cam-
byse, s'étant épris d'amour pour une de ses sœurs, demanda aux
juges royaux s'il existait une loi qui autorisait le mariage entre
frères et sœurs; les mages répondirent qu'ils n'en connaissaient
pas, mais qu'il y en avait une qui permettait aux rois de Perse de
faire tout ce qu'ils voulaient {-). Loi vivante, le roi était proprié-
taire des personnes et des biens dans tout son empire; les hommes
libres étaient les esclaves du roi, comme les esclaves sont la chose
du maître. L'Orient est le siège du droit divin : les rois des Perses
se faisaient adorer comme représentants de Dieu sur la terre f). Ici
éclate la différence qui sépare l'Asie de l'Europe. Quand les Perses,
venus en contact avec les peuples de l'Occident, voulurent leur im-
poser cet usage, ils rencontrèrent une résistance inattendue qui
révèle la supériorité du génie européen. Des Spartiates allèrent à
Suse pour se livrer en expiation du meurtre sacrilège des hérauts
persans commis à Lacédémone ; les gardes leur ordonnèrent de se
prosterner et d'adorer le roi ; mais les Grecs déclarèrent qu'ils
n'en feraient rien , quand même on les pousserait par force contre
(1) Heeren, Perses, T. I, p. 453, 534 de la traduction.
(2) Ferod., III, 21.
(3) Brisson, De regno Persarum, I, 33. -15-20.
1
DÉCADENCE DE I. \ PERSE. 487
terre ('). En vain le plus grand des conquérants tenta-t-il d'intro-
duire parmi les Hellènes une coutume qui répugnait à leur orgueil
d'hommes libres: les vues d'Alexandre, quoique dictées par le
désir d'opérer la fusion des vainqueurs et des vaincus, étaient en
opposition avec l'esprit de l'Occident; un sentiment vrai de la
dignité humaine inspira l'opposition opiniâtre qu'il rencontra dans
l'accomplissement de ses desseins.
La Perse, par le caractère de sa civilisation, n'était pas digne de
réunir le monde ancien sous ses lois. Les victoires faciles des Ma-
cédoniens prouvent que sa puissance n'était pas davantage à la
hauteur de son ambition. Déjà avant la conquête d'Alexandre,
l'empire persan était en ruines. Les Perses subirent la loi fatale qui
semble peser sur toutes les dominations orientales. A peine la géné-
ration des conquérants est-elle éteinte, que la monarchie tombe en
décadence. Cyrus n'aurait pas reconnu ses rudes montagnards dans
les maitres de l'Asie. La mollesse qu'il imposa aux vaincus pour
les énerver, devint contagieuse pour les vainqueurs. Il fallait aux
rois, même en temps de guerre, de l'eau du Choaspe, du vin de
Chalybon, du froment d'Éolief). Leur immense monarchie n'était
pas assez vaste pour contenter des passions qui s'irritent par la
satisfaction qu'on leur donne : « On court toute la terre, dit Xéno-
plion, pour chercher au roi des Perses les choses les plus exquises;
des milliers d'hommes s'efforcent d'inventer des mets qui réveillent
son goût» ('). On promettait publiquement une récompense magni-
fique à ceux qui trouveraient une nouvelle jouissance pour les sons
blasés du Grand Uoi (*). La corruption dépassa les murs du sérail
et gagna la nation entière. Les Perses de Cyrns ne devaient manger
qu'une fois le jour, afin de donner le reste du temps aux exercices
du corps; leurs descendants ne faisaient aussi qu'un repas, mais il
durait toute la journée ('). Une ancienne loi leur défendait d'aller à
l)ied, dans le but d'en faire de bons cavaliers; mais dès le temps de
(1) Herod., VII, ^36.
(2) P/i>?.,H.N.,XXXI,2I,i.— Mf/mn., XII, 40. -/l</ie;j., Deipnos., I,ol Jl,23.
(3) Xenoph., Agcsil., IX, 3.
(4) Theophrasl., ap. Alhen., IV, 2a. — Cf. Brisson, I, 87, 97.
(5) Xcnoph., Cyrop., VIII, 8, 9.
488 LES PERSES.
Xénoplîon, ils avaient plus de tapis sur leurs chevaux que sur leurs
lits, et ils étaient beaucoup moins curieux d'être bien à cheval que
d'être assis mollement. L'historien grec nous apprend comment se
composaient les innombrables armées qui se fondaient si vite au
jour du combat : « Les grands de l'empire levaient jadis des soldats
dans leurs domaines; aujourd'hui, dans la vue de profiter de la
solde, ils transforment leurs valets en cavaliers. Ainsi, quoique
leurs armées soient nombreuses, elles ne sont d'aucune utilité,
comme il est aisé d'en juger en voyant leurs ennemis parcourir la
Perse plus librement qu'eux-mêmes » (').
Quand on voit ces signes de décadence, on ne s'étonne plus que
l'immense empire des Perses soit tombé sous les coups d'Alexandre;
on se demande plutôt comment il a pu végéter aussi longtemps. La
division de la Grèce était la seule force qui arrêtât la chute de la
domination persane. Les maîtres de l'Asie reconnaissaient eux-
mêmes leur infériorité; ils n'osaient plus se mettre en campagne
sans avoir des Grecs dans leur armée ; ils avaient pour maxime de
ne jamais combattre les Hellènes sans être soutenus par des troupes
de la même nation (-). La rivalité jalouse des républiques grecques
donnait des partisans au roi dans le sein même de la Grèce. Ainsi
les deux peuples qui allaient lutter pour la domination du monde
offraient ce singulier spectacle, que les Grecs étaient l'appui de
leurs ennemis. Que fallait-il donc pour mettre fin à la monarchie
des Perses? L'union de la Grèce. Lorsque l'unité que les Hellènes
étaient incapables de se donner leur fut imposée par le génie
d'Alexandre, la dernière heure des Grands Rois avait sonné.
(1) Xenoph., Cyrop., VIII, 8, 19, sqq.
(2] Ibicl.,\in, 8, 26.
-j^^rK/\rj\ru\y^
LES ÉTATS COMMERÇANTS,
INTRODUCTION.
MISSION DU COMMERCE ET DES ÉTATS COMMERÇANTS.
L'Asie occidentale nous a offert le spectacle de grandes monar-
chies s'établissant par la conquête et périssant par des invasions
incessantes de nouvelles hordes barbares. Dans ce mouvement en
apparence désordonné nous avons cru remarquer une marche ré-
gulière et progressive de l'humanité. Les conquérants sont des
instruments dans les mains de Dieu pour rapprocher les peuples.
Mais par elle-même la guerre est impropre à unir les hommes;
elle détruit, elle ne crée pas. Il faut un autre lien que celui de la
violence : la Providence plaça des nations commerçantes à côté des
nomades aux instincts guerriers. Le commerce est indispensable
aux sociétés humaines. Les états théocraliques eux-mêmes sont
soumis à cette nécessité : aussi haut que nous remontons le cours
des âges, nous trouvons une liaison étroite entre le commeicc et la
religion. Cependant le sacerdoce est peu favorable à la navigation.
Dieu doua une race à part du génie commercial. Les Phéniciens et
leurs descendants les Carthaginois firent leur occupation exclusive
du commerce; praliiiiianl hardiment la mer, ils rapprochèrent des
contrées que la nature semblait avoir séparées.
Les Phéniciens sont le premier peuple commcrj-aiit cpu' nous
rencontrons dans Thisloirc. Ouelle est la Nalcur du nouvel élément
492 LES ÉTATS COMMERÇANTS.
de civilisation que Tyr et Sidon apportent à l'humanité? Les an-
ciens ont méconnu l'influence civilisatrice du commerce et de l'in-
dustrie. Dans l'Orient les croyances religieuses réprouvèrent la
navigation; les instincts guerriers qui dominaient dans le monde
occidental firent considérer les occupations pacifiques du marchand
comme indignes de l'homme libre. Chose singulière! même dans
les étals qui devaient leur puissance au négoce , l'aristocratie
dédaignait le commerce : les nobles Carthaginois préféraient les
occupations de l'agriculture et abandonnaient le trafic au peuple(').
Les plus grands philosophes de l'antiquité restèrent sous l'empire
de ce préjugé. Platon ne veut pas placer sa République aux bords
de la mer; il tient le commerce extérieur en suspicion. Son disciple
ne cache pas le mépris que l'industrie lui inspire (-). Cicéron,
reproduisant les idées des philosophes grecs, déclare que la four-
berie et le mensonge sont inséparables des occupations du mar-
chand (').
Les philosophes modernes ont vengé le commerce de ce mépris ;
ils ont placé les guerriers, vainqueurs du monde, au-dessous des
obscurs marchands : « Le conquérant, dit Hercler (*), ne conquiert
que pour lui. La nation commerçante est utile à elle et aux autres
peuples; elle communique les biens de l'intelligence en même
temps que ceux de l'industrie et de la nature; elle doit donc, même
contre son gré, favoriser les progrès de l'humanité». Ces idées ont
été développées avec une espèce d'enthousiasme par Destutt de
Tracij{^) : il voit dans le commerce « la société elle-même, l'unique
lien entre les hommes, la source de tous leurs sentiments moraux,
la première et la plus puissante cause du développement de leur
bienveillance réciproque. Le commerce commence par réunir tous
les membres d'une même peuplade, il lie ensuite ces sociétés entre
elles, et il finit par unir toutes les parties de l'univers. Il n'étend,
ne provoque et ne propage pas moins les lumières que les relations;
(1) Plin., H. N., XXVIII, 7. — Movers, die Thoenizier, T. III, p. 408.
(2) Voyez le Tome II de ces Études.
(3) Cicer., De leg. agrar., II, 35.
(4) Herder, Ideen, XII, 4.
(5) Cornmentaire sur l'esprit des lois, XX, 21, p. 348.
i
INTRODUCTION. 'iOô
il est l'auteur de tous les biens. Sans doute il cause des guerres
comme il occasionne des procès; mais il n'en est pas moins vrai
que plus l'esprit de commerce s'accroît, plus celui de ravage dimi-
nue, et que les hommes les moins querelleurs sont toujours ceux
qui ont des moyens paisibles de faire des gains légitimes. »
Cependant les sentiments des anciens ont aussi trouvé de Técho
dans les temps modernes. Vauvenargues jeta le gant au commerce
en le définissant « l'école de la tromperie »('). Un moraliste alle-
mand entra en plein dans ces idées : « Le commerce, dit Garve,
tendant au profit, nourrit Tégoïsme; il est incompatible avec la
bienfaisance et la philantropie; il conduit à la plus détestable des
guerres entre les individus et entre les peuples, celle qui a sa
source dans l'esprit de rivalité et de monopole >•(-). Kant s'associa
à ce violent acte d'accusation ("). Enfin l'auteur de YEssai sur l'In-
différence en matière de religion s'écrie : « Le commerce, dit-on,
rapproche les peuples; oui, comme l'impôt rapproche le percep-
teur du contribuable. Outre ces sourdes inimitiés dont l'effet, à la
longue, est si terrible, le commerce enfante à lui seul plus de
guerres que toutes les autres causes de division »('').
Nous n'avons pas encore nommé le publiciste qui a émis les
idées les plus justes sur l'influence du commerce. Montesquieu
avoue que l'esprit du commerce divise les particuliers, mais il
ajoute qu'il unit les nations, en les portant à la paix, et il écrit
ces paroles profondes : « L'histoire du commerce est celle de la
communication des peuples ('). » La distinction établie [mr Mon-
tesquieu entre les effets du commerce n'est pas sufiisante pour
concilier les opinions contraires sur son action morale et poli-
tique. Admirateur passionné du régime anglais, le célèbre écrivain
(1) Vauvenargues, Pensées et maximes, n» 310.
(2) Garve, Philosophische Anmerkungen zu Cicero's Buchern von den Pflich-
ten, T.III, p. 56-77.
(3) En traitant du caractère du peuple anglais, dans son Anthropologie, h'atil
flétrit l'esprit commercial ; il le représente comme tout aussi insociahie que
l'esprit nobiliaire (h'anl's sammlliche Werke, T. X , p. .354, note, édit. do 1830)-
(4) Lamennais, Mélanges religieux et philosophiques.
(5) Esprit des lois. XX, 2 ; XXI, 5.
494 LES ÉTATS COMMERÇANTS.
n'a pas vu que la concurrence illimitée cache une véritable guerre
entre les individus et entre les peuples: on peut encore dire aujonr-
d'hui avec Sterne que tout acte de commerce est un acte d'hostilité.
La conscience moderne se tromperait-elle donc en considérant le
commerce comme un élément d'union? faut-il en revenir aux anti-
pathies de l'antiquité? Non, même dans l'état actuel de désordre et
d'anarchie, le commerce rapproche les peuples, mais c'est l'œuvre
de Dieu et non celle des hommes : « Le marchand, dit Schiller,
est l'instrument de la Providence; tout en cherchant des biens pour
lui, il fait le bien »('). Ne viendra-t-il pas un temps où les peuples,
cessant de se croire ennemis, uniront leurs efforts pour atteindre le
but commun de l'humanité? L'objet de notre travail est de montrer
que le genre humain marche vers cet idéal. Alors s'accompliront
les paroles prophétiques deBallanche que «le commerce nous rend
citoyens de tous les pays, que le dogme de la confraternité de tous
les hommes nous est enseigné par le besoin que nous avons les uns
des autres »(^).
(1) Schiller :
«Euch, ihr Gôtler, gehôrt der Kaufmann. Gûter zu suchen
Geht cr, doch an sein Schiff kniipft das Gule sich an. »
(2) Essai sur les institutions sociales, ch. XI, 3* partie.
-^'VVA/'JWv^
LIVRE PREMIER.
CHAPITRE I.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.
Les cités phéniciennes sont un point à peine perceptible au
milieu des immenses empires de l'Orient, Cependant ces quelques
villes exercèrent une plus vaste influence que les Rois des Rois.
Les prétentions des monarques persans à la domination du monde
échouèrent devant la résistance d'une petite peuplade earopcenne,
tandis que les marchands phéniciens curent l'immensité des mers
pour empire; ils pénétrèrent dans des régions dont les superbes
dominateurs de l'Asie ignoraient jusqu'à l'existence. Quelle est la
raison de ce fait qui tient du prodige? C'est un nouvel élément qui
vient prendre place dans la vie de l'humanité, celui de l'activité in-
telligente. Les peuples nomades qui fondèrent les états éphémères
de l'Asie occidentale, représentent la force; leur action est limitée
à la portée de leurs flèches. La race phénicienne a pour armes
l'intelligence, pour but le travail ; son domaine est illimité comme
(1) Heeren, Idées sur la politique et le commerce, T. II. — Movers, die Phoe-
nizier; /d., dans VEncyclopédie dErsch, Sect. III, T. 24, au mot Phocnizier.
'iOG LES PHÉNICIENS.
celui de la pensée. L'avenir appartient à ce principe, mais ses pre-
mières manifestations ont peu d'attrait : c'est l'égoïsme dans toute
sa brutalité.
« Tous les monuments de l'antiquité, dit Cicéron, tontes les his-
toires attestent l'extrême perfidie de la race phénicienne »('). Les
conventions phéniciennes passèrent en proverbe pour marquer la
fraude (^). Si nous demandons à l'antiquité la raison de cette espèce
de dégradation morale, elle répond par la bouche de son plus grand
philosophe, que « l'esprit d'intérêt caractérisait les Phéniciens »(').
Ceci n'est pas une tache particulière aux habitants de la Phénicie :
Platon met les Égyptiens sur la même ligne, et la foi punique a eu
plus de retentissement dans l'histoire que les mensonges phéniciens.
Nous constatons, sans en faire l'objet d'une accusation trop flétris-
sante, les reproches que l'antiquité adressait aux marchands de
Tyr ; nous nous expliquons cette guerre de ruses et de tromperies
dans laquelle les simples succombent, comme les faibles sur le
champ de bataille. Il fallait à l'homme un mobile aussi personnel,
aussi puissant que l'intérêt pour oser entreprendre la lutte avec la
nature. L'élément sur lequel il s'élance lui est inconnu; des dan-
gers sans nombre l'attendent sur la vaste étendue des mers; les
peuples sauvages ou barbares avec lesquels il va trafiquer sont des
ennemis aussi redoutables que l'Océan : l'amour du gain ne doit-il
pas être porté jusqu'à la passion pour braver ces périls? De là le
manque de moralité qui est un défaut caractéristique de l'enfance
du commerce; mais les Phéniciens l'ont racheté par les immenses
bienfaits qu'ils répandirent sur le genre humain.
Le mythe de Y Hercule tyrien (*) est le symbole de la mission
(1) Cicer., fragm. orat. pro Scaur., c. 14.
(2) Photius explique l'origine de ce proverbe. Les Phéniciens ayant aborde sur
les côtes d'Afrique pour y établir une colonie, prièrent les habitants de les rece-
voir pendant nuit et jour (vùxtk y.cà ri^j-ipav) : on leur accorda leur demande. Ils
refusèrent ensuite de se retirer, en disant qu'on s'était engagé à les garder pen-
dant des nuits et des jours. De là les conventions phéniciennes désignèrent des
conventions franduleiises.
(3) Plat., Rep. IV, p. 436, A : tô (fàox,priiiKro-j.
(i) Movcrs, die Phoenizier, II, 2, p. 109, ss.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 497
civilisatrice du peuple phénicien. Les Grecs donnaient ce nom au
dieu national de Tyr, Melcarth {'). Cette analogie seule est signifi-
cative. L'Hercule grec, c'est l'activité humaine élevée par son éner-
gie au rang d'une puissance céleste : il est le bienfaiteur de la
Grèce par ses exploits. On représente Melcarth comme fondateur
de villes : c'est à lui que Tyr, Cadix et Tarsus raj)portaient leur
origine ("). Son action bienfaisante ne se borne pas à la Phénicie;
il parcourt avec les navigateurs phéniciens lAfrique, les Gaules,
l'Espagne et l'Italie. En Egypte, il tue le roi Busiris qui massacrait
les étrangers; dans la Libye il fonde Hécatompyle, la ville aux
cent portes. Dès le treizième siècle avant notre ère, des naviga-
teurs venus de l'Orient abordèrent sur les côtes méridionales de la
Gaule; les courses aventureuses des marchands de Tyr furent per-
sonnifiées dans leur dieu national. Hercule rassemble les peuplades
éparses dans les bois; il leur construit des villes, il leur apprend à
labourer la terre. De la Gaule, l'Hercule tyrien passe en Italie :
« les dieux le contemplèrent, fendant les nuages et brisant les
cimes glacées des Alpes »('). On doit aux Phéniciens les premières
communications qui rapprochèrent les peuples de l'Europe occi-
dentale; la route qu'ils construisirent liait la Gaule avec l'Espagne
et l'Italie, ouvrage prodigieux qui servit plus tard de fondement
aux voies romaines (*). Le dieu de Tyr bâtit Cadix, et jeta les pre-
mières semences de la civilisation dans la Péninsule espagnole (').
Les Grecs attribuaient leur initiation aux éléments de la culture
intellectuelle à une colonie phénicienne. Hérodote raconte que
Cadmus leur enseigna plusieurs connaissances utiles, entre autres
les lettres (^). On peut douter avec Otfried Millier (^) de l'existence
(1) Movers, T. I, p. 430. — Butlmann, Mythus des Herakies {Mythologus,
T. I, p. 234).
• (2) Movers, T. I, p. 133.
(3) Diodor., IV, 17-19. — Dionus. liai., I, 41. — Justin., XXIV, 4,
(4) Thierry, Histoire des Gaulois, l" partie, ch. I.
(5) Slrab., III, p. 104 (éd. Casaub.).
(6) Herod., V, 38. — Plin., VII, 36.
(7) 0. Muller voit dans Cadmus une divinité pélasgiquc (Orchomcnos, p. iOT-
i\"j). — Niebuhr (Vortrage uber allé Geschichle,!. I, p. 96) dit qu'il ne comprend
498 LES PHÉNICIENS.
historique de Cadmus; mais le seul nom de lettres phéniciennes que
les Grecs donnèrent à leur alphabet, atteste l'action de la Phénicie
sur la Grèce. La langue même des Hellènes conserva des traces de
cette influence : plusieurs noms de mesures et de poids, de maté-
riaux d'écriture, d'instruments de musique, de marchandises, de
plantes, sont d'origine phénicienne (^). Les communications que les
Phéniciens firent aux Grecs ne se bornèrent pas à ces bienfaits.
Au dire d'Hérodote, le Tyrien Cadmus introduisit le culte de
Bacchus en Grèce. Il est certain que les Grecs reçurent de l'Orient
au moins une partie de leurs idées religieuses et philosophiques.
Les Phéniciens étaient en rapport à la fois avec l'Asie, l'Egypte et
la Grèce : qui pouvait mieux qu'eux servir d'intermédiaires à la
transmission de la civilisation orientale aux Hellènes (^)?
Les Phéniciens n'étaient pas un peuple exclusivement commer-
çant. La religion jouait un grand rôle chez eux. Ils rapportaient à
des causes religieuses l'établissement d'une de leurs plus impor-
tantes colonies : Hercule, dit-on, ordonna aux Tyriens de fonder
Gadès, pour propager son culte dans le monde occidental. On peut
dire avec vérité qu'ils répandaient leurs croyances en même temps
que leurs marchandises. Les sacrifices humains qui souillent la
religion phénicienne ne donnent pas une idée favorable de son
influence civilisatrice. Mais il y avait dans cette religion autre
chose que du sang : tous les progrès que la race active de Tyr
faisait dans l'agriculture et dans l'industrie étaient considérés
comme le bienfait d'une divinité et se propageaient avec son culte.
Il y a plus : en multipliant les relations internationales, les Phé-
niciens concoururent autant qu'aucun autre peuple de l'antiquité,
à préparer la voie à une religion plus pure que les cultes des
anciens. Le savant historien de la nation phénicienne fait la remar-
pas comment la colonisation phénicienne, appuyée sur les témoignages unanimes
des anciens, a pu être révoquée en doute.
(1) Movers, dans YEncydopédie d'Ersch, III, 24, p. 358.
(2) Movers (T. I, p. 9 et suiv.) développe les ressemblances qui existent entre
le culte grec et le culte phénicien. — Comparez Boettiger, Ideen zur Kunstmy-
thologie (Préface, p. 42, et T. I, p. 203, 217, 303, 355). — Plass, Geschichte
Griechenlands, T. I, p. 110-131, 147-155.
DROIT DE GUERRE. 499
que que les roules, ouvertes en Asie par les marchands de Tyr,
furent pratiquées par les premiers disciples de Jésus-Christ('). Sans
ces liaisons, la propagation du christianisme eût été impossihle. Si
l'histoire voit un fait providentiel dans les conquêtes des Alexandre
et des César, pourquoi ne célébrerait-elle pas les peuples commer-
çants qui établissent entre les hommes des rapports plus durables
que ceux qui naissent de la guerre?
CHAPITRE II.
LE DROIT DE GUERRE
La guerre est un fait universel dans l'antiquité. A en croire un
historien philosophe, les Phéniciens seuls auraient été une nation
pacifique et exclusivement commerçante. i/ejY^er les place au-dessus
des Carthaginois, au-dessus même des Européens modernes; com-
parant les marchands de Tyr aux Espagnols et aux Portugais, il
reproche à ceux-ci d'avoir abusé de leur supériorité pour réduire
les malheureux Indiens en esclavage , et d'avoir semé des ruines,
tout en précliant une religion de paix; il leur oppose les Phéniciens
qui propagèrent les inventions les plus utiles dans le monde entier,
sans avoir recours à d'autres armes que celles de l'intelligence (-).
Est-il besoin d'insister sur l'injustice de ce parallèle entre des peu-
ples placés dans des conditions essentiellement différentes? Pour
détester les crimes des Européens dans le iNouveau Monde, il n'est
pas nécessaire d'idéaliser les nations de l'anliquilé. L'apologie que
le philosophe allemand fait des Phéniciens repose sur une illusion
(1) Movers, T. III, p. 1 , ss.
(2) Herder, Ideen, XII, 4.
500 LES PHÉNICIENS.
historique; il importe de relever l'erreur, parce qu'elle est généra-
lement répandue.
Le génie des peuples se manifeste par la conception qu'ils se font
de la divinité. Les dieux des Phéniciens furent-ils des dieux tels
que les épiciers en imagineraient, si les épiciers se mêlaient de
théologie? Melcarth, l'Hercule tyrien, est un dieu guerrier. C'est à
la tête d'une armée composée d'une foule de nations, qu'il fait la
conquête des pays coloniaux. On lui attribue l'invention de la
guerre et de tous les arts qui y sont relatifs. Il n'y a pas jusqu'aux
déesses qui ne soient des divinités guerrières : Astarté monte un
lion et elle est armée de la pique. Les Phéniciens, comme tous les
peuples, idéalisaient leur existence dans les dieux qu'ils adoraient.
Au dire des historiens anciens, ils étaient les dignes frères des
Cananéens, dont nous connaissons le caractère belliqueux par
l'Écriture Sainte : « Aussi exercés dans les arts de la guerre que
dans ceux de la paix, dit 3Iéla, ils excellaient surtout dans les
guerres maritimes » 0). Les Tyriens se distinguaient par leur hu-
meur guerroyante; ils estimaient par dessus tout la gloire qui
s'acquiert par les armes (-), et cette gloire, ils l'ont conquise dans
la plus légitime des guerres, en défendant leur liberté avec un
courage héroïque contre tous les conquérants, sans excepter le
plus illustre de tous, le héros macédonien.
Ces dispositions se concilient très mal avec l'idée que Herder se
faisait du commerce et de la colonisation des Phéniciens. Leur
commerce fut en réalité une guerre, au moins dans le principe, et
la pire de toutes, la piraterie. Quant à leurs colonies, elles ne s'éta-
blirent que par la violence. Ce sont encore les écrivains anciens qui
nous le disent. Les cités phéniciennes envoyaient leur jeunesse
armée au loin, pour conquérir de nouvelles terres ('). Les colons
ne s'établissaient pas dans des pays inhabités; ils recherchaient
avant tout les lies et les côtes, qui à raison même de leur situation
et de leur fertilité avaient attiré de bonne heure des habitants.
(t) Mêla, r, 12. — Movers, die Phoenizier, T. III, p. 30, ss.
(2) Movers, ib., p. 32, noie 87.
(3) Curt., IV, 4, 21 : « Nova et externa domicilia armis quaerere cogebantur.»
DROIT DE (UF.RUE. 501
Ainsi les Pliénicicns Irouvaient partout le sol occupé; ils devaient
rarracher à des populations barbares, c'est-à-dire essentiellement
guerrières. La fondation des colonies était donc par la force des
choses une conquête. Là même où un accord permettait aux colons
de s'établir pacifiquement, comme à Cartilage, la mauvaise foi et
l'ambition des émigrauts, ou la versatilité des indigènes amenaient
des luttes sanglantes. On le voit, le droit du plus fort présidait aux
établissements coloniaux des Phéniciens, comme aux courses aven-
tureuses des Ninus, des Sésostris et des Alexandre.
Au premier abord, on comprend difficilement comment une pe-
tite peuplade, resserrée dans un coin de l'Asie, put conquérir
les iles de l'Archipel, l'Espagne, les côtes de l'Afrique et se défen-
dre partout, soit contre les Barbares, soit contre la rivalité des
Hellènes. Les Phéniciens employaient des troupes mercenaires,
de même que les Carthaginois(^). Quel fut leur droit de guerre? Le
peuple à qui l'on attribue l'invention de l'alphabet avait pris soin
de léguer à la postérité l'histoire de ses relations avec les nations
étrangères; mais les écrivains auxquels il donna le jour, ainsi que
les auteurs grecs qui profitèrent de leurs travaux, sont tous perdus.
C'est à peine si quelques traits nous permettent de conjecturer que
la politique des Phéniciens n'était pas plus humaine que celle des
Carthaginois. Dans sa lutte avec les conquérants de l'Asie, Tyr se
vit abandonnée par ses propres colonies (-), de même que les villes
d'Afrique tournèrent souvent leurs armes contre Carthage leur
sœur. Tyr fit la conquête de l'ile de Chypre; les villes cypriennes,
aussi bien que les sujets des Carthaginois, saisissaient la première
occasion pour secouer le joug de leurs maîtres.
La race phénicienne était d'un caractère dur et cruel ('); l'égoïsme
mercantile favorisait ces dispositions, en nourrissant dans les
marchands le désir d'exploiter leurs sujets; la religion, au lieu
(1) Kzrchkl, XXVII, 10, 11.
(2) Joseplu, Antiii., IX, 14, î.
(3) Les Cananéens nriulilaienl les prisonniers en leur coupant les pouces et les
orleils {Jurjes, I, 7), on en leur crevant les yeux (I Snmucl, XI, 2). Ils fendaient
le ventre aux femmes enceintes et ils écrasaient les nourrissons (II flo/.«, VIII, 12;.
52
502 LES PHÉNICIENS.
d'adoucir les mœurs, développait la cruauté. On conçoit que, dans
un âge de barbarie, les peuples aient immolé les étrangers et les
ennemis , qui étaient à peine considérés comme des hommes ; mais
les Phéniciens poussaient plus loin leur barbare superstition : les
mères sacrifiaient leurs enfants, «croyant apaiser les dieux par
le sang de ceux pour lesquels on les implore le plus souvent » (').
Les sacrifices humains, usités d'abord dans les grandes calamités,
devinrent une pratique journalière : l'histoire de Phénicie par San-
chouniaton, dit Porphyre , était remplie de ces récils sanglants (^).
Ainsi les mêmes causes qui produisirent chez les Carthaginois
tant d'horreurs pendant la guerre et tant de tyrannie pendant la
paix, existaient chez les Tyriens leurs ancêtres. Si les marchands
de Tyr ont un meilleur renom que ceux de Carthage, c'est que les
Carthaginois entrèrent en lutte avec le peuple roi, et la haine des
vainqueurs s'est transmise à la postérité; tandis que les Tyriens
combattirent pour leur indépendance contre les puissants empires
qui les entouraient. En apparence c'était la force qui opprimait
une nation pacifique, les guerriers qui accablaient les marchands.
Mais rhisloire ne doit point s'arrêter aux apparences. En réalité,
les Phéniciens et les Carthaginois sont solidaires dans leurs bonnes
et leurs mauvaises qualités; ils méritent le même blâme et ils ont
droit aux mêmes éloges.
(1) Justin., XVIII, 6.
(2) Porphyr., De Abslin., II. S6. — Movers, T. I, p. 299-305.
--■'^AAPJ^A/^/^-
rm
CHAPITRE ni.
RELATIONS INTERNATIONALES
§ I. Commerce. Navigation. Voyages.
L'idée de négoce s'identifiait tellement avec les Phéniciens, que
leur nom était devenu synonyme de trafiquant : « Je suis Phé-
nicien, dit un personnage, (ï Aristophane, je donne d'une main,
je reçois de l'autre » ('). Voisins de la mer, les habitants de la
Phénicie étaient nés marchands. II est vrai que les grands empires
de l'Asie aboutissaient aussi à l'Océan; mais pour eux la mer était
comme la fin du monde, un élément plein de mystère et de ter-
reur, qu'ils n'osaient franchir. La nature qui avait doué les Phéni-
ciens du génie du commerce les força pour ainsi dire à se livrer à
la navigation, en leur donnant une étroite bande de terre pour
patrie; mais quelles magnifiques compensations elle leur olïrait du
côté de la mer! Des ports nombreux, des montagnes couvertes de
forets, invitaient les habitants de ces côtes à se créer sur l'Océan
une domination à laquelle leur faiblesse ne leur permettait pas de
prétendre sui- le continent (-). La nier ne pouvait être pour eux un
objet de terreur; la pèche les initia à la navigation et les prépara à
des courses plus lointaines ("). Dès que l'homme s'est familiarisé
avec ce puissant élément, il s'y attache avec jtassion; on dirait ((ue
l'immensité de l'Océan répond à l'infini de sa nature. Les Phéni-
ciens s'y abandonnèrent tout entiers.
(1) Aristoph., fragm. 223. cd. Didol. — Cf. Joh, XL, 30; Provcrh., XXXI, 24.
(2) Movcrs, die IMioenizier, T. II, P. 1, p. 249; T. III, p. io6.
(3) Le mol do Sidonicns veut dire p/^cheurs {Movers, T. I, p. 2; T. II, F'. I,
p. 86, note 8).
S04 LES PHÉNICIENS.
Aussi haut que remontent les traditions historiques et mythi-
ques, nous rencontrons les hardis navigateurs de Sidon et de Tyr.
Dans riliade et l'Odyssée, ils paraissent tantôt comme marchands,
tantôt comme pirates. « Les voiles brillants comme des étoiles étin-
celantes » sont l'ouvrage de femmes sidoniennes. Achille donne
pour prix de la course un vase « d'une beauté si parfaite qu'il n'y
en avait pas sur la terre qui put l'égaler; car, dit le poëte, les Sido-
niens, ouvriers ingénieux, l'avaient travaillé avec le plus grand
soin » . Ménélas, voulant honorer le fils d'Ulysse, lui fait présent
d'une coupe qui lui fut donnée par Phédime, roi de Sidon, « de
toutes les choses que renfermait son palais, la plus rare et la plus
précieuse »(').
La piraterie était une espèce de commerce; elle n'avait rien de
honteux dans les temps primitifs, âge de violence où tout étranger
était ennemi, et tout ce qu'on prenait sur l'ennemi de bonne prise.
Dans le récit des aventures fictives qu'Ulysse fait à Euniée, figure
un Phénicien,» habile en tromperies, fourbe odieux qui déjà avait
attiré bien des maux aux hommes par ses ruses » . Il engage Ulysse
à se rendre en Phénicie, « où se trouvent ses palais et ses ri-
chesses » . Ulysse demeura auprès de lui durant une année en-
tière; alors le Phénicien, « méditant de nouveaux mensonges, l'em-
barqua sur un vaisseau pour la Libye, afin qu'il veillât avec lui sur
la cargaison ; mais c'était pour le vendre en ces contrées et en reti-
rer un grand prix » . Eumée raconte à son tour l'histoire de sa cap-
tivité. Son père régnait sur une île; des navigateurs phéniciens,
« fourbes adroits, apportant mille parures sur leurs vaisseaux », y
abordent. 11 y avait dans le palais une femme phénicienne; ils la
séduisent par l'espoir de revoir ses parents : « car ils existaient
encore et vivaient dans l'opulence » . La Phénicienne se concerte
avec les marchands; elle leur promet d'emporter tout l'or qui sera
»sous sa main et de leur livrer le fils de son maître : « Il vous procu-
rera, dit-elle, des sommes considérables, si vous le vendez chez des
peuples étrangers ». Un messager des pirates s'introduit dans le
palais, « portant un collier où l'or était enchâssé dans des grains
(1) Iliad., VI, 289; XXIII, 743: IV, 613. sqq.
f
RELATIONS INTERNATIONALES. 505
d'ambre » . Pendant que « la vénérable mère d'Eumée et les femmes
touchaient ce joyau et l'examinaient attentivement, en s'informant
du prix », le pirate fait un signe à la jeune Phénicienne; le com-
plot s'exécute , et Eumée , fils d'un prince , devient le pasteur de
Laërle (').
La tradition rattacha aux pirateries des Phéniciens l'origine de
la haine qui divisait la Grèce et l'Asie et la cause première de
la lutte des Grecs et des Perses. Des navigateurs phéniciens, dit
Hérodote, apportaient à Argos des marchandises d'Egypte et d'As-
syrie; lo, la fille du roi Inachus, s'élant rendue sur le rivage, fut
enlevée par les hardis corsaires. Les Grecs usèrent de représailles;
les inimitiés s'enracinèrent et éclatèrent dans l'expédition de Troie
et dans les guerres médiques ('). Ces traditions peignent mieux que
l'histoire les relations primitives des peuples. Le commerce et le
brigandage étaient unis intimement : le navigateur phénicien était
trafiquant ou pirate suivant les occasions. Tel fut à sa naissance le
commerce, cet élément puissant de civilisation. Faut-il s'étonner,
s'il ne s'est pas dépouillé dans le monde ancien des habitudes de
ruse et de violence qu'il avait contractées dans son premier déve-
loppement?
Les marchands pirates devinrent bientôt une nation commer-
çante, célèbre dans le monde entier. Écoutons les prophètes hé-
breux : « Tous les navires de la mer, dit Ézéchicl, et leurs ma-
riniers ont été avec toi pour trafiquer et pour faire ton com-
merce. » Tyr était comme la foire des nations; Isaïe l'appelle la
reine des villes, et ses marchands des princes ('). Le renom des
Phéniciens comme navigateurs était si bien établi, qu'on leur
attribuait la découverte de tous les arts relatifs à la marine : ils
inventèrent, dit-on, le commerce : ils parcoururent les premiers
les mers, ils construisirent les premiers des radeaux et des vais-
seaux de charge, ils appliquèrent les premiers l'astronomie aux
besoins de la navigation, enfin ils livrèrent les premières batailles
(1) 0(/(/s.s., XIV, 288, sqq.; XV, il'i, sqij.
(2) Ilerod., 1. I, sqq.
Ci) Èzi'rhid, XXVII, |0. — /««„■, XXlIi. ;i. s.
506 LES PHÉNICIENS.
navales ('). Ces traditions sont un témoignage du rang important
que les Phéniciens conquirent dans la navigation; s'ils ne l'inven-
tèrent pas, ils furent du moins les plus hardis marins de l'anti-
quité. La mer fut comme leur propriété. Les nm^s tyriennes devin-
rent proverbiales : « non-seulement, dit un auteur ancien, celles qui
avoisinaient les côtes de Phénicie, mais toutes celles que parcou-
raient les flottes de Tyr, étaient de son domaine »(').
La navigation des anciens se réduisait presque au cabotage; dé-
pourvus de la boussole, il leur eût été difficile de pratiquer la
pleine mer; rien ne les invitait d'ailleurs à se risquer sur l'immen-
sité de l'Océan. Le centre de leurs relations se trouvait dans le bas-
sin de la Méditerranée, sillonnée d'iles en tout sens; l'art le plus
simple suffisait pour cette navigation. Un dieu lui-même avait posé
des bornes à l'audace des hommes; des mortels oseront-ils franchir
les colonnes d'Hercule? Les Phéniciens surpassèrent leur dieu ; ils
pénétrèrent les premiers dans les mers de l'Europe occidentale qui
effrayèrent encore les Romains de César.
Quelle fut la limite de ces explorations? L'antiquité elle-même
l'ignorait. Les Phéniciens trafiquèrent pendant des siècles dans le
nord de l'Europe; ils fondèrent des élablissements dans les îles
britanniques, et cependant avant l'expédition de César, il y avait
des historiens qui mettaient en doute l'existence de l'Angleterre.
On savait seulement que les marchands de Tyr parlaient de Cadix
pour se diriger vers les îles d'étain et vers les côtes d'ambre ('). Le
prix de l'ambre égalait celui de l'or ; on conçoit donc Tintérêt qu'ils
avaient à couvrir d'un voile épais leurs excursions lointaines, déjà
par elles-mêmes si mystérieuses. Qui sait jusqu'où la passion du
gain, l'esprit d'aventure et les hasards de la navigation portèrent
les Phéniciens? Diodore raconte que dans une de leurs courses au-
delà des colonnes d'Hercule, ils furent jetés par des vents violents
fort loin dans l'Océan ; que battus par la tempête pendant plusieurs
jours, ils abordèrent enfin à une île merveilleuse qui semblait être
(1) Movers, die Phoenizier, T. 111, j). 14.
(2) Curtius, IV, 4, 19. — Cf. Festus, \° Tyria maria.
(3) Plutarch., Cacs., 23. — flerod., III, I lo.
RELATIONS INTERNATIONALES. î)07
le séjour de quelque dieu plutôt que celui des hommes ('). Heeren
conjecture que c'était l'ile de Madère, dont les Cartliagiuois se
réservèrent la possession exclusive avec une cruelle jalousie. Des
accidents semblables devaient souvent favoriser les navigateurs
phéniciens. On croit qu'ils pénétrèrent jusque dans la mer Bal-
tique et qu'ils avaient des établissements sur les côtes septentrio-
nales de l'Europe. Il est certain qu'ils fréquentaient les îles britan-
niques. Ils paraissent avoir eu des relations suivies avec l'Irlande,
l'île sacrée : dès la plus haute antiquité, les Phéniciens y avaient
établi leur religion en même temps que des relations commer-
ciales ; le sol de la verte Erin est encore couvert aujourd'hui de
monuments, témoins irrécusables de l'influence des cultes asia-
tiques (-).
« Les banderolles phéniciennes flottaient à la fois sur les côtes
de la Grande-Bretagne et sur les rivages de Ceylan »('). Mais la
navigation méridionale des Phéniciens a ses mystères comme leurs
courses dans le Nord. Les livres sacrés des Juifs ont donné une
immense célébrité aux voyages d'Ophir. L'expédition durait trois
ans; on en rapportait de l'or, des pierres précieuses, du bois de
sandal, du bois d'ébène, des singes et des paons (^). La ressem-
blance entre les mots hébreux qui désignent les objets de ce com-
merce et les termes correspondants de la langue sanscrite a fourni
des lumières inattendues sur la position d'Ophir; il est probable
que l'Inde était la contrée mystérieuse d'où les flottes phéniciennes
et juives revenaient chargées de richesses. Nous ignorons si la navi-
gation des Phéniciens s'étendait plus loin. Un de ces accidents heu-
reux qui leur lit découvrir Madère les jela-t-il sur les côtes de
l'Amérique? On a cru trouver des vestiges d'antiques liaisons entre
l'Orient et l'Amérique, et par une supposition nalurelle on a attri-
bué CCS communications aux plus hardis navigateurs de lanliquilé.
Il est inutile de nous arrêter à ces vagues conjectures ; quand même
(t) Diodor., V, 19, 20.
(2) Ileeren, chap. 3. — Moore, History of Iroland, ch. i, 2.
(3) Ileeren, chap. 3, p. 9i. — Comparez Lucian., Toxaris, § 4.
(i) I IMs, IX, 28; X, 11, 22. - Il Cltrnniq., VIII, 18, ; IX. 10.
508 LES PHÉNICIENS.
des rapports entre les deux mondes auraient existé, ils n'exercèrent
aucune influence sur les relations internationales des anciens.
Les Phéniciens ne durent pas toutes leurs découvertes géogra-
phiques au seul hasard. La pratique de la mer éveille l'esprit
d'aventure : quel est le hardi marin qui ne désire de pénétrer les
secrets de l'élément sans hornes qui est devenu sa seconde patrie?
Ajoutez l'aiguillon de l'intérêt; c'était dans des contrées inconnues
des autres nations que les Phéniciens faisaient le commerce le plus
lucratif. Le silence ou l'ignorance des auteurs anciens ne nous per-
mettent pas de suivre leurs expéditions. Cependant, grâce aux
curieuses investigations d'Hérodote, nous possédons quelques no-
tions sur la célèbre circumnavigation de l'Afrique par les Phéni-
ciens. Ils entreprirent ce voyage d'après les ordres de Nékos, roi
d'Egypte ; s'étant embarqués sur la mer Rouge, ils traversèrent la
mer des Indes; au bout de deux ans, ils arrivèrent aux colonnes
d'Hercule, et revinrent en Egypte la troisième année de leur expé-
dition. A leur retour, ils racontèrent qu'en faisant voile autour de
la Libye, ils avaient eu le soleil à leur droite : « Ce fait ne me
paraît nullement croyable, (lit Hérodote, mais peut-être le paraîtra-
t-il à quelque autre» (').De savants géographes, Gosselin (^), Malte-
Bruni^) et Mannert{^) nient ce voyage, ou ne veulent y voir qu'une
antique tradition défigurée. Mais leurs doutes ne peuvent pas pré-
valoir contre un témoignage positif et d'autant plus digne de foi
qu'il est confirmé par la circonstance même qu'Hérodote regardait
comme incroyable. Les Phéniciens devaient avoir le soleil à leur
droite, après avoir passé la ligne ; ce fait donne à tout le récit un
caractère authentique (').
{\) Herod., IV, 42.
(2) Recherches sur la Grèce des anciens, T. I, p. 204.
(3) Histoire de la Géographie, livre III.
(4) Géographie der Griechen und Roemer, T. I, p. 20.
(5) Telle est l'opinion généralement admise. — Notes de Larcher sur Hérodote,
T. III, p. 458. — Rennel, The geographical system of Herodotus, p. 718. — Jiin-
ker, die Umschiffung Libyens durch die Vhoeaiker (Neue JahrbUcher von Seebode,
18^1, p. 357-384; 1844, p. 141-156].— Quatremère, dans les Mémoires de l'insti-
tiit, T. XV, p. 380-390.
UELATIONS INTERNATIONALES. 509
Si l'on considère rétal imparfait de la navigation des anciens,
Ton doit admirer les audacieux marchands qui doublèrent deux
mille ans avant Vasco de Gama le terrible cap des tempêtes, objet
d'une si longue terreur pour les navigateurs modernes. Mais com-
ment se fait-il qu'un voyage, qui au quinzième siècle produisit une
révolution dans les relations commerciales, passa inaperçu chez les
anciens? Cette périlleuse expédition ne servit pas même à faire
connaître la forme de l'Afrique: Pline, Strabon et Plolémée en ont
une fausse notion. Que les Phéniciens aient caché leur découverte,
que leur jalouse politique ait empêché les autres peuples d'en pro-
fiter, cela se conçoit, mais cela n'explique pas pourquoi eux-mêmes
n'en tirèrent aucun avantage. Peut-être les difficultés sans nombre
que les navigateurs rencontrèrent dans le voyage autour de l'Afri-
que, firent-elles abandonner une navigation dont les bénéfices
n'étaient pas en proportion avec les périls qui s'y attachaient (*).
Telle est la loi du progrès humain. Quand une invention dépasse
les forces de l'époque où elle est faite, elle reste stérile; il faut
qu'elle se reproduise dans des temps plus favorables pour porter
des fruits. L'Amérique avait été visitée par de hardis navigateurs
avant Christophe Colomb; mais ce ne fut qu'au quinzième siècle
que le Nouveau Monde entra en communication avec l'ancien. Tou-
tefois l'audace des marins de Tyr ne fut pas inutile à l'humanité.
L'idée que la mer relie l'Asie et l'Europe, bien que rejelée avec
dédain par les plus illustres géographes de l'antiquité, devint une
conviction générale : elle inspira les hardis navigateurs de l'Europe
moderne.
Le commerce des Phéniciens n'était pas exclusivement maritime;
ils servirent aussi d'intermédiaires aux relations commerciales des
grands empires d'Asie. Dans l'Orient, le commerce est soumis à
une marche invariable. Obligés de traverser dos déserts, les mar-
chands se forment en caravanes, pour se mettre à l'abri des brigan-
dages des tribus nomades; les routes qu'ils suivent sont tracées par
la nature qui prépare les lieux de repos, en semant quelques pal-
miers dans les steppes, et en faisant jaillir de rares sources au
(I) C'est l'expliaitioii donncc pur Qualremcrc Momoirc? de l'Jnstilul).
310 LES PHÉNICIENS.
milieu des sables. Ces fertiles oasis, entrepôts nécessaires du com-
merce, deviennent le siège de riches et puissantes cités. En vain
elles tombent sous les coups des Barbares; d'autres villes s'élèvent
à leur place; il n'y a rien de changé que le nom du peuple domi-
nant (').
Telle est la contrée arrosée par l'Euphrate et le Tigre. Babylone
figure dans la Genèse comme le berceau de la civilisation. Alexan-
dre voulait en faire la capitale de l'Asie, lorsque la mort arrêta
l'exécution de ses gigantesques projets. Séleucie sous les Macédo-
niens, Clésiphonte sous les Parthes, Bagdad et Ormus sous les
Arabes, succédèrent à Babylone. La nature a fait de la Babylonie
le centre du commerce de l'Orient. Située entre l'Inde et la Médi-
terranée, elle devint l'entrepôt des marchandises précieuses qu'on
transportait en Europe; sa proximité du golfe Persique et de la
mer des Indes lui assurait le commerce de l'Asie centrale; le Tigre
et l'Euphrate la mettaient en communication avec les peuples qui
habitent les bords de la mer Noire et de la mer Caspienne. Elle
resta le siège du commerce asiatique, malgré les révolutions qui
bouleversèrent l'Orient, jusqu'à ce que la découverte de l'Amérique
donnât une autre direction aux relations internationales (^j.
Le commerce produit le luxe et il se nourrit des besoins nou-
veaux qu'il crée. Les auteurs anciens dépeignent les Babyloniens
comme des hommes amoureux du faste, soumis à une foule de
besoins factices qu'ils ne pouvaient satisfaire que par des rela-
tions étendues avec les peuples les plus éloignés. Le goût du luxe
dégénéra en corruption. Est-ce à des mœurs dissolues, ou à des
idées religieuses, ou à l'esprit mercantile que l'on doit attribuer la
prostitution des femmes chez les Babyloniens? Cette honteuse insti-
tution existait chez les Phéniciens et les Carthaginois (^); le célèbre
voyageur Marco Paolo (') Ta trouvée établie au Tibet; la descrip-
(1) Heeren, Introduction, T. I, p. 20-21.
(2) Heeren, Babylon., T. II, p. 148, 104. — Real Encjjclopacdie der classischen
AUerthumswissenschaft, au mot Seleucia.
(3) Movcrs, dans V Encyclopédie d!Ersch, III, 24, p. 421.
(4) Marco Paolo, II, 37.
f
RELATIONS INTERNATIONALES. 511
tion qu'il en fait a une étonnante ressemblance avec celle que nous
a transmise le père de l'histoire. Hérodote raconte que toutes les
Babyloniennes étaient obligées, une fois en leur vie, de se rendre
dans le temple de iMylitta pour s'y livrer à un étranger (^). Gorjuet
et De Maistre expliquent celte prostitution légale par des croyances
religieuses (-). L'idée du sacrifice conduit en edet aux superstitions
les plus funestes : ici à l'immolalion de ce que Tliomme a de plus
cher, là à des rites licencieux ('). Cependant le fait que les étrangers
seuls étaient admis dans le temple de Mylitta, circonstance qui se
retrouve dans l'ile de Chypre et au Tibet, semble indiquer que
des sentiments moins élevés dans leur principe se mêlèrent à la
religion. Ilestcertain que les solennités religieuses avaient en même
temps un but commercial : les peuples, dit Jérémie, accouraient
aux fêtes de Baal(^). Les innombrables pèlerins qui s'y rendaient
de toutes les parties du monde, venaient pour trafiquer bien plus
que pour prier. Peut-être le sacrifice de la pudeur fut-il ravalé jus-
qu'à devenir un moyen d'attirer les marchands par l'attrait delà
volupté (*).
La nature a fait de la Babylonie le rendez-vous des peuples com-
merçants de rOrient. Mais ce ne furent pas les Babyloniens pro-
prement dits qui se livrèrent au commerce, au moins pendant
l'époque brillante des monarchies asiatiques ; les Chaldéens et
surtout les Phéniciens furent les agents des relations qui existaient
entre les nations de l'Asie. Nous retrouvons ce petit peuple sur
tous les points du globe, tantôt trafiquant en son propre nom, tan-
tôt s'unissant aux populations indigènes, véritable facteur de l'uni-
vers. En Orient le commerce de terre ne pouvait se faire (juc par
(1) //erod., IJ99.
(2) "Persuadés, dit De J/ctiS^re (Éclaircissements sur les sacrifices, cb. I),
qu'une divinilé malfaisante en voulait à la chasteté de leurs femmes, les Orien-
taux lui livraient des victimes volontaires pour empèclier Vénus de troubler les
unions légitimes. » Comparez Goyuet, De l'origine des lois, T. V, p. ;}78. — Le
savant Ileytie donne également un sens religieux à celte coul\ime{Commciil.Soc.
Goetlimj., T. XVI, p. 30-42).
(3) Denj. Constant, Delà religion, liv. XI, ch. 1.
(4) Jérémie, LI, 44. — Movers, die Phoenizier, T. III, p. 135, ss.
(•o) Justin., XVIII, '■'}. —Bocttiger, Kunslmythologie, T. I, p. 366.
512
LES PHENICIENS.
des associations de marchands. Les tribus nomades vendaient ou
louaient leurs nombreux chameaux avec leurs conducteurs aux
marchands étrangers. La Genèse les représente déjà transportant
à travers les déserts les aromates et d'autres marchandises pré-
cieuses. Tyr et Carthage en tirèrent un parti admirable ('). Sui-
vons un instant ces caravanes; elles sont un anneau dans la longue
chaine qui unira un jour tous les peuples du monde.
Les Arabes furent un peuple commerçant dès la plus haute anti-
quité. La position géographique de la presqu'île qu'ils habitaient
les invitait en quelque sorte au commerce. L'Arabie n'est séparée
que par un golfe étroit de la Perse et de l'Egypte; la côte du sud-
ouest est située vis-à-vis de l'Inde, et des vents réguliers permettent
aux navigateurs d'y aller sans le secours de la boussole. Au nord,
elle a devant elle toute l'Asie, et un grand fleuve favorise ces com-
munications. L'Arabie a des produits précieux, mais destinés au
luxe, tandis que les choses nécessaires lui manquent. La nature
lui donna le chameau, ce vaisseau du désert. Grâce à ces circon-
stances heureuses, l'Arabie fut reliée au reste du monde. Les
Arabes ne furent jamais conquis, mais leurs déserts s'ouvrirent
aux marchands. La puissance du commerce fut supérieure à celle
du génie guerrier. Des caravanes aussi nombreuses que des peu-
plades traversaient la péninsule et y trafiquaiciit pour le compte
des Phéniciens. Ce commerce s'étendait jusque sur la côte occiden-
tale du golfe Persique('). Les Phéniciens trouvaient dans l'Arabie
les denrées de l'Orient et les répandaient de là dans tout l'Occi-
dent. Ce n'étaient pas seulement les riches produits de l'Inde et de
la Chine, la soie, le coton, les épices, qui faisaient l'objet de ce tra-
fic. Les Perses avaient gardé de leur vie nomade la passion de la
chasse; ils y employaient les chiens indiens, race grande et forte.
Un satrape de Babylone consacrait exclusivement à l'entretien de
ses meutes quatre grands bourgs, exemptés de tout autre tribut (').
L'Inde se repliait en vain sur elle-même, fuyant le contact de
(1) Genèse, XXXVII, 2S, 28. — 3Ioi-ers, ï. III, p. 236, ss.
(2) Movers, T. III, p. 129, ss., 272, ss.
('•i) AfJinn., De nat. aiiim., IV, \9. — Hcrnd., I, 'l!V2.
nEL.VTIONS INTERNATIONALES. 515
l'étranger; le goût du luxe et du plaisir força les barrières reli-
gieuses, et mit les Indiens en rapport avec riiumanité. Espérons
que le commerce achèvera l'œuvre qu'il a commencée. La conquête
et les missions n'ont pas réussi à briser l'antique organisation de
l'Inde; l'esprit commercial sera plus puissant. Il y a un peuple qui
est devenu le facteur de l'univers à la place dcTyr et de Carthage :
les Anglais paraissent appelés à la haute mission de porter la cul-
ture européenne dans l'Orient et d'unir les deux mondes.
Il y avait encore dans l'antiquité une autre nation qui formait
comme un monde à part. Pour mieux s'isoler, les Egyptiens défen-
dirent l'accès de leurs ports aux étrangers. Mais les besoins et les
intérêts rapprochent ceux que des institutions contraires à la nature
voudraient séparer. Les Phéniciens tiraient de l'Egypte une partie
des denrées nécessaires à leur subsistance; l'industrie égyptienne
leur fournissait des produits précieux. Ces relations remontent aux
temps les plus reculés; Homère en parle. Hérodote dit que le pre-
mier trafic des Tyriens consista à transporter chez les dilTérentes
nations les denrées de l'Egypte et de l'yVssyrie ('). De son côté,
l'Egypte avait besoin des produits de l'étranger, pour embaumer
ses momies : l'Ethiopie, l'Arabie et l'Inde les lui fournissaient, par
l'intermédiaire des marchands de Tyr. Les Egyptiens n'étaient
pas toujours préoccupés de la pensée de l'autre monde; sur les
bords du îNil comme ailleurs, les fêtes religieuses devenaient l'oc-
casion de réjouissances et souvent de véritables orgies. Si nous en
croyons les monuments, les Egyptiens étaient de grands buveurs
et les femmes ne le cédaient guère aux hommes. Les Phéniciens
leur fournissaient les meilleurs vins, et en si grande quantité que
des caravanes considérables en faisaient l'objet de leur trafic deux
fois par an ('). Ils liiiireiit par avoir des établissements (ixes en
Egypte; les Pharaons leur abandonnèrent tout un quartier de la
ville de Memphis (^), ainsi (jue cela se pratiqua au moyeu-âge
(1) Od>/ss., XIV, "i-SS. — HeraiL. \, I. — .Vort'/.v, liv. ill. eh. 2, ot T. III,
p. 3l.i, ss.
(2) Moverfi, T. il!, p. 80, s., ;]I4, ss.
(3) f/cro(l.. Il, 112. Cet usage est génc'ra! en Orient; il date de la phis haute
antiquilé {Movers, T. I, p. 49).
514 LES PHÉNICIENS.
pour les Génois et les Vénitiens, La race active des marchands de
Tyr exploita l'aversion que les Égyptiens montraient pour le com-
merce; l'Egypte, si admirablement située pour de vastes relations
commerciales, leur servait de point de départ pour communiquer
avec l'Afrique, la Grèce, les îles de la Méditerranée, l'Italie, l'Ara-
bie, l'Ethiopie et l'Inde. Ces liaisons ne furent pas sans influence
sur la culture des deux peuples, comme nous l'avons dit ailleurs.
Les nombreuses colonies phéniciennes qui occupaient les côtes
de l'Afrique faisaient un trafic considérable avec les produits de ce
riche continent; grâce aux tribus nomades, elles pénétrèrent au-
delà du désert jusque dans l'intérieur de l'Afrique.
Nous avons peu de notions sur les rapports des Phéniciens avec
l'Asie orientale. Leurs liaisons avec les grands empires qui s'éle-
vèrent dans l'Orient prouvent cependant l'existence d'un commerce
suivi. Quand la Phénicie fut conquise par les Babyloniens et par
les Perses, les vainqueurs abandonnèrent aux marchands de Tyr
l'exploitation des relations commerciales qui existaient entre les
diverses parties de l'Asie; les derniers conquérants étaient si peu
jaloux de prendre part à ce trafic, qu'ils entravèrent même la na-
vigation des Babyloniens (').
Les prophètes hébreux nous donnent quelques indications sur les
rapports des Phéniciens avec le Nord de l'Asie : « Thubal et Mesçec,
dit Ezéchiel, ont négocié avec toi, faisant valoir ton commerce en
vendant des hommes et des vaisseaux d'airain »(-). Le siège de ce
trafic était dans les contrées situées entre la mer Noire et la
mer Caspienne. Ainsi, déjà dans l'antiquité, les pays du Caucase
avaient le triste privilège de fournir les harems de l'Orient. Ce
n'était pas seulement dans les pays caucasiens que se faisait le
commerce d'esclaves ; il embrassait le monde entier. Il n'y avait
point de négoce plus important ni plus lucratif. Il fallait aux
Phéniciens des myriades d'esclaves pour leurs innombrables vais-
seaux et pour le service de leurs colonies. Partout, dans le monde
ancien , les esclaves étaient un objet de première nécessité ou de
(1) Heeren, Phénic, Secl. I, ch. 4.
(2) Ezéchiel, XXVII, 13.
RELATIONS INTERNATIONALES. 515
luxe. Les Phéniciens étaient les grands fournisseurs de chair hu-
maine. Dans les temps reculés, nous voyons les pirates enlever les
hommes, soit par la ruse, soit par la force; même dans un âge
relativement civilisé, il y avait à Tyr de cupides trafiquants qui
tenaient des brigands à leur solde, pour leur procurer des enfants
et de jeunes fllles. La guerre était le marché d'esclaves le plus
abondant et le plus profitable : les soldats vendaient souvent leurs
prisonniers pour un coup de vin. Aussi rencontrait-on les Phéni-
ciens à la suite de toutes les armées, comme une troupe d'oiseaux
de proie : ils accompagnèrent Alexandre jusque dans l'Inde. Dans
la guerre des Maccabées, le général syrien mit d'avance les captifs
Israélites en vente ; il se présenta plus de mille marchands pour pro-
fiter de cette bonne fortune. La quantité de prisonniers était par-
fois telle, que les Phéniciens achetaient des esclaves à soixante et
quinze centimes pièce : mais s'ils achetaient pour rien, ils reven-
daient cher : c'était une affaire d'or.
Oserons-nous ajouter que ce honteux trafic contribua plus que
tout autre à mêler les peuples? Or, les hommes ne se mêlent jamais
sans qu'il résulte de leur contact une influence civilisatrice. Il faut
donc nous arrêter encore sur le commerce d'esclaves, quelque cri-
minel qu'il soit. Les Syriens étaient recherchés chez les Grecs et
les Romains : c'étaient d'excellents serviteurs , un peu mous et in-
dolents, mais intelligents et obséquieux ; ils étaient si nombreux,
que le nom de Syrien servait à désigner les esclaves. Les malheu-
reux descendants d'Israël furent répandus dans le monde comme
esclaves, avant d'être dispersés comme nation : les conquêtes répé-
tées de la Palestine multiplièrent les prisonniers juifs à ce point
que les marchands phéniciens ne trouvèrent plus d'acheteurs. Ce
que nous disons des Syriens et des Israélites, est vrai de tous les
habitants de l'Asie occidentale : des milliers de Lydiens, de Phry-
giens, de Cariens, de Mysiens furent transportés en Grèce et en
Italie. De leur c«')té, les Grecs fournissaient un large contingent
dans la grande consommation d'esclaves que les anciens faisaient :
depuis la plus haute anti(|uité, les belles femmes de la Grèce étaient
une des marchandises les plus recherchées. Chez les Hébreux, les
concubines portaient un nom qui dénote leur origine hellénique.
516 LES PHÉNICIENS.
Les Grecques figuraient en grand nombre clans les harems de
l'Orient (').
Ainsi l'Orient et l'Occident se mêlaient sans cesse et se touchaient
par les relations les plus intimes. Cet immense mouvement dans
les populations était une suite de l'esclavage : preuve aussi con-
vaincante que triste de l'axiome, qu'il n'y a point de mal absolu.
Mais si nous constatons que l'esclavage a été à certains égards un
élément de civilisation, est-ce à dire qu'il faille excuser et justifier
la servitude? Nous joindrons au contraire notre voix à celle des
prophètes hébreux : ils reprochent ce honteux trafic aux mar-
chands de Tyr; ils prédisent à ces avides spéculateurs qu'en expia-
tion de leur crime, leurs propres enfants seront vendus à l'étran-
ger (-). La prophétie s'accomplit; mais le crime n'était pas seule-
ment celui des Tyriens, l'antiquité tout entière était coupable: c'est
pour avoir méconnu les droits de l'homme, que le monde ancien a
été condamné à périr.
§ IL Colonies Ç^).
L
Le commerce des Phéniciens se faisait avec toutes les parties de
la terre. Comment de faibles cités parvinrent-elles à étendre leurs
relations depuis le nord de l'Europe jusque dans l'Inde? La puis-
sance des peuples de l'antiquité se propageait par deux voies, la
guerre et les colonies. Les colonies sont aussi anciennes que les
premières sociétés; des colons sortirent de l'Inde, de l'Ethiopie et de
l'Egypte. La colonisation, qui ne fut qu'un accident dans la vie des
théocraties, était une condition d'existence pour les nations com-
merçantes. Une petite peuplade n'aurait pu se répandre sur le monde
entier, si elle n'avait trouvé des points d'appui partout où l'appe-
laient les besoins de son trafic. Les colonies des Phéniciens embras-
(i) Movers, die Phocni^icr, T. III, p. 70, ss.
(2) Joël, 111,8,-11. — Amos, I, 9.
(.3) Ileeren, Phéniciens, ch. 2; Babyloniens, ch. 2. — Movers, T. II, 2<= partie.
RELATIONS INTERNATIONALES. SI 7
sèrent, comme leurs relations commerciales, presque toute la terre
connue des anciens (*).
La tradition sur les voyages de l'Hercule tyrien nous a fait con-
naître la direction des établissements phéniciens et leur bienfai-
sante influence. Dans le commerce asiatique, les Phéniciens ne pa-
raissentqu'en seconde ligne: ils s'allient aux Hébreux et aux Arabes,
ils sont les facteurs des Babyloniens et des Perses. l\ n'en était pas
de même du monde occidental : il était ouvert aux hardis explora-
teurs des mers. Ils pouvaient se déployer à leur aise sur les côtes
d'Afrique et d'Espagne, dans les îles de la Méditerranée; ils n'y
rencontraient pas de ces monarchies conquérantes qui les entra-
vaient en Asie. C'est aussi au milieu des Barbares que les Phéni-
ciens étaient appelés comme agents de civilisation. Suivons-les dans
leurs conquêtes guerrières tout ensemble et pacifiques.
La fondation des premières colonies se perd dans les temps
mythiques. Les colons phéniciens passèrent la mer plus de quinze
siècles avant l'ère chrétienne (^). L'île de Chypre fut sans doute
un des premiers sièges de leurs établissements. Elle touche à la
Phénicie, au point que les cerfs passèrent, dit-on, du continent
dans l'île, attirés par les gras pâturages. Aussi renommée pour sa
fertilité que l'Egypte, Chypre offrait de plus aux navigateurs des
cèdres qui rivalisaient avec ceux du Liban ; elle avait encore l'avan-
tage de servir de première station aux Phéniciens dans leurs courses
maritimes. L'on conçoit donc que ceux-ci en aient ambitionné la
possession. Si nous en croyons une tradition suivie par Virgile,
l'île aurait déjà été conquise par un roi de Sidon('). Les Phéniciens
occupèrent également Rhode, de même que les autres îles de
l'Archipel. Celle colonisation se fit à une époque où les Grecs
n'avaient pas encore pris l'essor admirable (pii porta la culture
helléniciue sur toutes les côtes de la Méditerranée. Lorsque les
migrations des Ioniens et des Doriens se dirigèrent vers l'Asie
Mineure, les races entreprenantes de la Grèce prirent le dessus
(\) Q. Curtius, IV, 4, 20 : « Coloniœ certe ejus paenc orbe loto dilTiisan siinf. »
(2) Heeren, p. 41. — Movers, T. II, 2, p. 129, s.
(3) Movers, T. II, 'i, p. 20;i, ss.
33
318 LES PHÉNICIENS.
sur les marchands de la Phénicie. Cependant leur colonisation ne
resta pas stérile : l'esprit industrieux des colons se communiqua
aux indigènes. Hérodote vit encore à Thasos les puits et les gale-
ries des mines que les Phéniciens y avaient ouverts ('). Ils bâtirent
des villes sur la Mer Noire et la Propontide; ces côtes inhospita-
lières étaient d'une importance capitale pour un peuple commer-
çant, parce que là aboutissaient les routes qui communiquaient
avec le lointain Orient. Ce furent les Phéniciens et non les Grecs,
comme on le croit d'ordinaire, qui y jetèrent les premières semences
de la civilisation ('-).
Les Etrusques ne permirent pas aux Phéniciens de fonder des
établissements en Italie. La Sicile les attira par la fertilité de son
sol ; sa position géographique en faisait une station pour les mar-
chands qui naviguaient vers l'ouest. Les Phéniciens y fondèrent des
colonies dès le treizième siècle avant notre ère; ils occupèrent tous
les points de l'île qui pouvaient favoriser leur commerce et leur
navigation. Quand la rivalité des Grecs les força à se replier sur la
côte occidentale de l'île, ils ne cédèrent pas sans lutter. Les Car-
thaginois continuèrent ce duel sanglant; mais là où les Hellènes se
montrent, la race phénicienne est obligée de reculer (^). Les ports
commodes de Malte étaient un attrait pour les marins sidoniens :
les Carthaginois les remplacèrent, et la nation que l'on appelle la
Carthagc moderne n'a point manqué de s'emparer de ce poste
important. La Sardaigne avait pour les Phéniciens la même utilité
que le Cap de Bonne Espérance pour les navigateurs qui vont aux
Indes; ils s'y arrêtaient pendant leurs voyages aux colonnes d'Her-
cule : la capitale de l'île est une cité phénicienne. Les Tyriens
propageaient leur culte sanguinaire en même temps que leur civi-
lisation (*); on rapporte aux adorateurs de Baal l'origine des hor-
libles sacrifices qui firent passer le rire sardonien en proverbe {').
(1) Herod., II, 45; VI, iG, 47.
(2) Movers, T. II, 2, p. 286, ss.
(:î) Movers, T. II, 2, p. 309, ss.
(4) Movers, T. I, p. 299, 30-1. — lioctliger, Kunslmythologie, T. I, p. 35S.
(5) Ixp'iyyLoç '^^éloiç. Un auteur grec, cité Tpar Suidas (h. v.), dit que les Sardes
immolaient les plus beaux prisonniers à Saturne: les victimes, comme leslndiens
RELATIONS INTERNATIONALES. 519
Les îles Baléares, que les Phéniciens occupèrent également,
nous conduisent vers l'Espagne, le Pérou de l'antiquité. La pénin-
sule était autrefois le pays le plus riche de la terre en mines : les
premiers navigateurs qui y déharquèrent, trouvèrent, dit-on, une
telle quantité d'argent que, ne pouvant le charger sur leurs bâti-
ments, ils en fabriquèrent tous leurs ustensiles, jusqu'aux ancres
des vaisseaux ('). Pendant des siècles, les Phéniciens eurent le mo-
nopole de ce commerce lucratif, source de leurs richesses et de
leur puissance. Ils couvrirent l'Espagne de colonies : d'après Stra-
hon, plus de deux cents villes étaient d'origine asiatique. La colo-
nisation fut une conquête. Comment des marchands purent-ils
conquérir un pays qui coûta tant de combats aux Romains? Les
armées mercenaires servirent aux Phéniciens comme aux Cartha-
ginois à étendre leur domination. La belle Andalousie fut le siège
principal de leurs établissements : dans ces heureuses contrées où
les poètes placèrent les Champs Elysées, s'élevèrent les villes cé-
lèbres de Malaca, de Carléïa; la plus illustre de toutes, Gadès,
fondée plus d'un siècle avant la guerre de Troie, a survécu à toutes
les révolutions politiques et compte aujourd'hui ses années d'exis-
tence par milliers. Gadès était le point de départ de la navigation
desPhéniciensdans le nord de l'Europe; le voile dont ils couvraient
ces lointaines excursions ne nous permet pas de les suivre sur les
cotes où ils allaient chercher l'ambre et l'étain.
Revenons sur nos pas et accompagnons les infatigables naviga-
teurs de Tyr en Afrique. Les relations des Phéniciens avec l'Egypte
remontent aux temps les i)lus reculés. Ils formaient la marine des
Pharaons dans leurs expéditions asiatiques; d'après les mythes
grecs, ils servirent d'intermédiaires entre la terre du Nil et la Grèce;
enfin ils furent les facteurs du commerce égyptien avec l'Orient.
Leurs établissements en Egypte étaient si considérables, qu'ils
donnèrent naissance à des villes. L'Afri(iue occidentale fut le siège
de l'Annérique du Nord, pour montrer leur cour.ipe eL l)r;iver les v.iinqueurs,
s'embrassa i en l et riaient au milieu des tourments. Tinu'c (fra^m. XXVIII, dans
les Frarjm. Ifist. grax.) donne une autre explication de cette expression i)rover-
biale ; mais ce sont toujours les sacrifices sanglants qui en forment le fond.
(I) Aristot., Do Mirabil., c. 133. — Cf. Diodor., V, 35.
520 LES PHÉNICIENS.
par excellence de la colonisation phénicienne. Une partie de ses
côtes étaient tellement renommées par leur fertilité fabuleuse, que
les mythologues et les poètes y placèrent le jardin des Hespérides.
Les Phéniciens y bâtirent des villes par centaines : sur les côtes
seules de la Mauritanie, il y avait trois cents de leurs colonies, au
rapport iVEratosthène, le savant bibliothécaire d'Alexandrie. Parmi
les villes phéniciennes, il y en avait qui rivalisaient de magnifi-
cence avec Rome : Leptis payait aux Carthaginois un tribut plus
considérable que les revenus que le Grand Roi tirait de la Phénicie
entière. La puissance de Carthage surpassa celle de toutes ces colo-
nies : elle osa disputer l'empire du monde au peuple roi (').
Le commerce de l'Orient était en grande partie dans les mains
des Phéniciens. Ils couvrirent la route commerciale de l'Euphrate
de leurs factoreries et de leurs villes. Les côtes de la mer qui longe
la Phénicie jusque vers l'Egypte furent occupées par les marchands
de Sidon et de Tyr. Ils avaient sans doute des stations dans le golfe
Arabique; on en rencontre jusque dans le golfe Persique : les îles
de Tyr ouTylos et d'Aradus rappellent la mère patrie ; il s'y trouve
encore aujourd'hui des restes d'institutions et d'édifices phéni-
ciens {-).
IL
Quels furent les rapports des colonies phéniciennes avec lears
métropoles? Au moment où elles paraissent dans l'histoire, elles
sont indépendantes : faut-il attribuer cette liberté à des idées sys-
tématiques? Ce serait le premier exemple d'un peuple commerçant
qui aurait laissé la liberté aux colons sortis de son sein : mais
peut-on supposer dans l'enfance des sociétés une politique que les
peuples modernes se refusent encore à suivre? Le défaut de docu-
ments historiques ne permet pas de déterminer avec exactitude
les liens primitifs des colons avec la mère patrie ; toutefois le peu
de témoignages qui nous restent, combinés avec les causes de la
(1) Movers, T. II, 2, p. 442, ss.; 492, ss.; 52S, ss.
(2) Movers, T. Il, p, 147, ss.
RELATIONS INTERNATIONALES. 52î
colonisation, suffisent pour donner la conviction que le système
colonial des Phéniciens était, comme celui de tous les peuples
commerçants, fondé sur l'intérêt et non sur la générosité.
Les premières colonies furent des émigrations provoquées par la
conquête. Dès la plus haute antiquité, la Palestine fut le théâtre
d'invasions incessantes; les vaincus, dépouillés, allaient chercher
des terres ailleurs. Les établissements qu'ils créèrent étaient étran-
gers au commerce ; tout au plus peut-on dire qu'ils frayèrent la
voie aux futurs colons. Ces premiers émigrants ne conservèrent au-
cun lien avec la Phénicie('). Vers le quinzième siècle avant notre
ère s'ouvre la colonisation proprement dite; elle est duc à des
causes politiques autant qu'à l'esprit commercial. Le peuple, formé
des habitants primitifs réduits en servage, était durement exploité
par une aristocratie qui à l'avidité du trafiquant joignait l'esprit
oppressif de la théocratie. Déjà dans les cités phéniciennes com-
mence la lutte acharnée entre la noblesse et la plèbe qui plus tard
ensanglantera les républiques grecques. Pour prévenir les insur-
rections ou pour les calmer, les chefs de l'Etat fondaient des colo-
nies où la population surabondante trouvait la richesse et la puis-
sance qui lui manquaient dans la mère patrie. Ces colonies étaient
dépendantes par leur nature, et soumises probablement au paye-
ment d'un tribut (').
Outre ces établissements systématiques, il y avait encore des
colonies volontaires. Ceux qui succombaient dans les luttes civiles
quittaient le sol natal pour se créer ailleurs une |)atrie organisée
suivant leurs intérêts ou leurs passions : c'est à une émigration
pareille, sortie du sein de l'aristocratie, que Carlhage dut sa se-
conde fondation f). La Phénicie n'avait aucun droit à réclamei- sur
cette classe de colons(*). Cependant ils conservaient des relations de
0) ilfovers, T. II, 2, p. 7 et 127, ss.
(2) Justin., XVIII, 3. 4. —Arislot., Polit., VI, 3, 5. — SallusL, Jiig., 11).
(3) Justin., XVIII, 4. 6. — Movers, II, i, p. 352-3.%, S40, ss.
(4) Sallust., Jug., 19. — Movers (dio l'hoonizier, T. II, 2, p. «3 et Ijlj) dit (pie
toutes les colonies étaient considérées comme snjcllos de la mère pairie. Dans
cette opinion, il n'y aurait aucune dillérence entre les émisralions volontaires et
les colonies fondées par Tlitat : ce qui n'est pas crnyaltle.
322 LES PHÉNICIENS.
parenté et de religion avec leurs métropoles. Les Phéniciens refu-
sèrent de suivre Cambyse contre les Carthaginois('); il faut que les
liens du sang qu'ils invoquèrent aient paru bien sacrés, puisque
le farouche conquérant, qui avait foulé aux pieds les croyances de
l'Egypte, céda aux scrupules religieux des Phéniciens. De son côté
Cartilage, devenue la reine des mers, n'oublia jamais qu'elle était
la fille de Tyr. Les Carthaginois envoyaient à l'Hercule tyrien la
dixième partie de leurs revenus et du butin fait sur l'ennemi; la
prospérité leur flt quelquefois négliger ce pieux devoir, mais les
malheurs de la guerre les ramenaient au repentir, et alors ils dé-
pouillaient leurs propres temples pour honorer le dieu protecteur
de la race phénicienne (^). Ces relations filiales subsistèrent jusqu'à
la ruine de Carthage. Alexandre trouva à Tyr une députation car-
thaginoise : elle était venue célébrer les sacrifices annuels auxquels
les colons avaient l'habitude d'assister pour témoigner leur piété et
leur reconnaissance. Les Tyriens comptaient sur le secours de
leur colonie, lorsqu'ils se décidèrent à braver la puissance du vain-
queur de l'Asie, mais la fortune d'Alexandre l'emporta; Carthage
ne put qu'ouvrir ses murs aux femmes, aux enfants et aux vieil-
lards que les malheureux assiégés y envoyèrent comme dans un
asile assuré (^).
m.
Ainsi, même chez les peuples commerçants, les colonies devin-
rent une image des liens que le sang crée entre parents(*). La colo-
nisation phénicienne n'est pas indigne de figurer la future associa-
tion de la grande famille humaine. Malheureusement le génie sombre
et dur de la métropole passa aux colons : la tache des sacriflces
humains obscurcit la lumière que les navigateurs de Tyr communi-
quèrent aux peuples étrangers. Ajoutez à cela l'esprit jaloux et
(1) Herod., III. 49.
(2) Polyb., XXXI, 20, 12. — Diodor., XX, 44; XIII, 108. — Justin., XVII, 7.
— MUnter, Religion der Karthager, p. 52-53.
(3) Q. Curt., IV, 2. — Diodor., XVII, 40, 41.
(4) Les monnaies de Tyr et de Sidon qualifient les métropoles de mères des
villes fondées par les émigrants {Movers, II, 1, p. 1 19-121).
RELATIONS INTERNATIONALES. 5!23
étroit du trafiquant. Pour se réserver le monopole du commerce
lucratif qu'ils faisaient avec les pays barbares, ils répandaient des
récits fabuleux sur les dangers qui attendaient le navigateur témé-
raire dans ces contrées lointaines ('). Les mensonges phéniciens
passèrent en proverbe. Tout n'était pas imaginaire dans les périls
auxquels s'exposaient les marcbands ; mais il faut avouer que c'était
souvent l'avidité mercantile qui les créait. On dit que les Phéniciens
coulaient les vaisseaux étrangers à fond et jetaient les équipages à la
mer('). Cela par.iit presque incroyable : cependant leur réputation
de cruauté était si bien établie, que les anciens rapportaient l'ori-
gine de leur nom aux crimes dont ils se rendaient coupables (').
Pour écarter la concurrence, ils allaient jusqu'à ruiner leurs pro-
pres établissements. « Les Phéniciens, dit Ensèbe, gardaient leurs
possessions avec une jalousie excessive; afin d'empêcher les com-
munications avec l'étranger, ils dévastaient les territoires voisins et
détruisaient les villes » {*). Ainsi là où s'élevait une colonie phéni-
cienne, il se faisait un désert! Cela prouve combien il est vrai de
dire que le commerce était une guerre dans l'antiquité, ce qui doit
nous réconcilier avec les conquérants. Les Phéniciens bâtirent à la
vérité plus de villes qu'ils n'en ruinèrent, mais les Alexandre et les
César fondèrent aussi plus qu'ils ne détruisirent.
Le commerce était pour les Phéniciens une cause de division
plutôt que d'union. Rien ne le prouve mieux que leurs relations
avec les Grecs. Us initièrent la Grèce à la civilisation ; leurs colo-
nies se touchaient, cependant il n'y a aucune trace d'alliance entre
les cités commerçantes des deux peuples (■'). Les Phéniciens, forcés
de se retirer devant les Grecs, leur abandonnèrent les établissements
qu'ils avaient fondés sur les côtes de l'Asie iMincure et de la Mvv
Noire; mais la jalousie engendra chez eux une haine profonde qui
(1) Strab., lih. III, fine.
(2) Movers, T. Il, 2, p. 42.
(3) Ari.<ilole{Dti mirabil.,144)le dérive de 'j>oivi.iv.i., c/.vxyXc/.t. D'uiitres [EUjm.M.
v" ^oatt) le dérivent de ^ôvoî, rpô-jtfji.
(A) Euseb., De Thcophania. II, r,7. - Marcs. T. Il, 2, p. 42 s.
(o) Movers., T. 1. p. oO.
524 LES PHÉNICIENS.
éclata lorsque les Barbares de TAsie voulurent asservir la Grèce.
Hercler reproche avec amertume aux Carthaginois d'avoir fait al-
liance avec Xerxès contre les Grecs ; il oublie les trois cents vais-
seaux tyriens qui combattirent à Salamine dans les rangs des
Perses. On dirait que les Phéniciens pressentaient que la race hel-
lénique était destinée à ruiner leur patrie.
Alexandre porta un coup mortel àTyrpar la fondation d'Alexan-
drie. Le commerce prit une nouvelle direction; Tyr eut le sort qui
frappa Venise et Gènes après la découverte de la route des Indes.
Ces révolutions dans les relations commerciales sont-elles Touvrage
d'une aveugle fatalité? Pourquoi Tyr fait-elle place à Alexandrie?
Le monde ancien doit être préparé au christianisme. C'estde l'Orient
que viendra la lumière qui éclairera l'humanité. Le génie d'Alexan-
dre pressent les desseins de Dieu ; la ville qui porte son nom est
comme un anneau entre les deux mondes: les dogmes de TOrient
et les doctrines philosophiques de la Grèce s'y donnent rendez-vous
et préparent la voie à Jésus-Christ.
-^ixnJXPjXPJXr-
LIVRE SECOf^D.
CHAPITRE I.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.
Cartilage est la fille de Tyr, mais la colonie a de beaucoup sur-
passé la puissance de la mère patrie : en prenant cet accroisse-
ment, est-elle restée fidèle à l'esprit de la métropole? Les écrivains
modernes sont plus favorables aux Phéniciens qu'aux Carthaginois ;
on dirait que la haine de Rome poursuit sa malheureuse rivale
jusque dans l'histoire. Jhrdcr s'est fait l'organe de l'opinion domi-
nante. L'historien philosophe ne icconnait aucune valeur à Car-
thage : il y voit un petit nombre de familles, des marchands bar-
bares, riches, combattant à l'aide de mercenaires pour accroître
leur monopole et usurpant l'empire de tous les pays (jui pouvaient
servir à leurs spéculations. Les Carthaginois, dit-il, n'ont contribué
en rien aux progrès du genre humain : « Ils ont répandu peu de
culture en Afri(iue; que leur importait de jiropagcr la civilisation?
Leur seul but était d'amasser des trésors. Toute la conduite de co
526 LES CARTHAGINOIS.
peuple dans les pays étrangers témoigne de la dureté et de l'ava-
rice d'une cité aristocratique qui ne cherchait rien que lucre et ser-
vitude africaine. Ils paraissent comme alliés barbares d'un Barbare
contre un peuple grec, et ils se montrèrent toujours dignes de ce
rôle. Sélinonte, Himère, Agrigente, Sagonte et en Italie plus d'une
riche province furent détruites ou dévastées par eux; tout leur
commerce égoïste ne vaut pas les flots de sang qu'ils ont fait couler
dans la belle Sicile» (').
Ce jugement est trop sévère. Nous concevons que le généreux
écrivain n'éprouve aucune sympathie pour une aristocratie mar-
chande qui fait des conquêtes par esprit de lucre. Mais Tégoïsme
mercantile est le propre de tout état commerçant. Herder recon-
naît les bienfaits du commerce phénicien malgré cette tache; pour-
quoi ne rend-il pas la même justice aux Carthaginois? Les anciens
étaient plus logiques dans leurs antipathies; ils ne séparaient
jamais Tyr de Carthage dans leurs invectives contre la race puni-
que. La religion sanguinaire des Carthaginois était celle de la
métropole. Les conventions phéniciennes étaient devenues prover-
biales avant la foi punique. La jalousie et la haine inspiraient la
politique commerciale de Tyr aussi bien que celle de Carthage. Le
gouvernement carthaginois était aristocratique, comme celui de la
mère patrie. L'aristocratie avait le monopole des magistratures;
les fonctions finirent par être vénales, et le mal s'aggravant avec la
décadence de la république, l'argent devint le dieu des Carthagi-
nois; ils arrivèrent à ce degré d'égoïsme que la ruine même de
l'État ne les touchait qu'autant qu'elle lésait leurs intérêts pri-
vés (").
Carthage est donc l'image de la mère patrie; elle ne fit que
déployer sur un plus vaste théâtre les défauts et les qualités de la
race phénicienne. Il n'y a pas même entre la métropole et la colo-
nie la différence que Herder supposait. Les Phéniciens ont été con-
quérants aussi bien que les Carthaginois. Si les colons se laissèrent
entrainer dans cette voie jusqu'à disputer l'empire du monde à
(«) Werder, Ideen, XII, 4.
(2) Liv., XXX, 44.
CONSIDERATIONS GENERALES.
527
Rome, c'est que des circoiislances heureuses, ou si l'on veut funes-
tes, les y poussèrent. Établis dans un immense continent, pouvant
disposer de populations guerrières, ayant à leur portée les îles les
plus fertiles et les plus favorables aux relations commerciales, ils
cédèrent fatalement à l'esprit de conquête qui domine dans l'anti-
quité. Mais les Carthaginois n'eurent pas d'âge héroïque comme les
Grecs; ils ne furent pas animés par la haute ambition qui inspirait
les Romains; leurs guerres étaient des spéculations de commerce.
L'esprit commercial eut une déplorable influence sur la politique
de Carthage. 11 n'y a rien de plus fameux dans l'histoire du droit
international que la foi punique {^) . Montesquieu dit que la victoire
décida s'il fallait dire \a foi punique ou la foi romaine. L'illustre
écrivain a voulu venger la mémoire des vaincus. Cependant il y
a quelque chose de vrai dans le rapport que Cicéron établit entre
les occupations des Carthaginois et leur mauvaise réputation (^):
les habitudes mercantiles ne sont pas de nature à nourrir la bonne
foin.
Il y a encore une autre accusation qui pèse sur la mémoire des
Carthaginois; au milieu d'un âge barbare, ils se distinguèrent par
leur barbarie (*). Un célèbre historien voit dans cette cruauté une
espèce de contradiction avec les mœurs d'un peuple commer-
çantQ. Les crimes dont une compagnie de marchands s'est rendue
coupable dans l'Inde prouvent malheureusement que la soif de
l'or est un instinct plus féroce que la barbarie elle-même. Peut-être
aussi l'Afrique a-t-elle excité les mauvaises passions des Phéniciens.
Le contact de cette même race nomade avec laquelle Carthage s'est
mêlée a parfois rendu barbares les soldais les plus humains de
l'Europe moderne ; si la cruauté a été contagieuse pour les Fran-
(1) Les témoignages abondent sur la perfidie de la race carthaginoise. Voyez
les citations dans llcndreich, Carlhago, p. MO, sqq.
(2) Cicer., pro Scauro, i'i-; — De leg. agrar., II, 35.
(3) Polyb., VI, 52, 2 : 7ra|ji Kv.fj/riOOjioi; oùôtv UKiyfw twv mfcwi'W) tt^ô;
(4) Voyez les témoignages des anciens sur la cruauté des Carthaginois dans
Hendreicli, Carthago, I, 2, i (p. 117, sqq.).
(o) J. de Muller, Hist. Univ., M, 9.
528 LES CARTHAGiNOIS.
çais, comment ne l'eùl-elle pas été pour un peuple que sa religion
portait à l'inhumanité?
Les Carthaginois tenaient l'usage des sacrifices humains de la
mère patrie. La pitié s'alliait quelquefois à la cruauté : les parents
riches achetaient secrètement des enfants et les immolaient comme
les leurs. Mais cette supercherie ne satisfaisait pas le dieu sangui-
naire de Carthage. Agathocle, après avoir défait les armées cartha-
ginoises, campa sous les murs de la ville. Une terreur superstitieuse
s'empara des assiégés ; se reprochant leur fraude, ils décrétèrent
une grande solennité. La statue de Baal, toute rouge du feu qu'on
y allumait, reçut dans ses bras deux cents enfants, choisis dans les
familles les plus illustres ; les citoyens, en butte à des accusations,
offrirent de leur côté leurs enfants qui n'étaient pas moins de trois
cents ('). En vain Gélon, légitimant sa victoire par l'humanité,
défendit ces affreux sacrifices (-); les derniers descendants des Car-
thaginois les pratiquaient encore sous l'empire romain (^). Un peu-
ple qui n'avait pas d'entrailles pour ses enfants, pouvait-il respec-
ter la nature humaine dans les étrangers? Les marchands carthagi-
nois considéraient les hommes avec lesquels ils trafiquaient comme
une matière à profit, les peuples qui gênaient leur commerce
comme un obstacle qu'il fallait renverser à tout prix, les vaincus
comme un objet d'exploitation.
Carthage subit à son tour la loi du plus fort. A-t-elle passé sur la
terre sans laisser d'autre souvenir qu'un nom? Une cité dont les
relations commerciales embrassaient une grande partie de la terre
connue des anciens, a dû avoir une haute mission. Son rôle est
moins brillant que celui de la Grèce, moins élevé que celui du peu-
ple roi. L'humanité compte des héros parmi les Grecs et les Ro-
mains ; à Carthage, on ne rencontre guère que des marchands
habiles. Mais la société a aussi besoin d'agents matériels : à côté
des conquérants civilisateurs, des philosophes et des artistes, les
(1) Diodor., XX, a.
(2) Plutarch., Reg. Apophtegtn., Gelon, n» 4. — Id., De seranumin. vindicta»
c. 6. — Justin (XIX, 1) rapporte que Darius défendit aussi aux Carthaginois
d'immoler des victimes humaines.
(3) Tertullian., Apolo^., c. P.
DROIT DES GENS. o29
commerçants ont droit à une place comme ouvriers de la civilisa-
lion. Le marchand l'emportera même nn jour sur le guerrier; sa
mission sera plus grande, à condition (ju'il Taccomplisse dans un
esprit d'unité. Ne demandons pas cet idéal aux anciens; n'accusons
pas Cartilage d'avoir manqué à la tâche glorieuse qui lui semblait
assignée par la nature. Sortie de l'Asie, établie sur une côte que la
mer détache à peine de l'Europe, Carthage aurait pu devenir le lien
de l'Orient et de l'Occident. Mais l'antiquité, âge de lutte violente,
ne songeait pas à associer les hommes. Si les peuples commerçants
ont rapproché les pays les plus éloignés, c'est en quelque sorte
malgré eux : l'égoisme, le plus mauvais des instincts, est devenu
dans les mains de Dieu un moyen de préparer la future unité hu-
maine.
CHAPITRE IL
LE DROIT DES GENS
% \. Conquclcs.
L'esprit commerçant est envahisseur aussi bien que le génie
guerrier. Ne voyons-nous pas de nos jours la nation qu'on a appe-
lée la Nouvelle Carthage s'établir sur tous les points du globe, soit
par les armes, soit par les colonies? Les Tyriens émigrés étaient
dans une situation admirable pour satisfaire cette ambition; ils
avaient devant eux un monde qui attendait un maître; ils s'en em-
parèrent par droit d'occupation. Le commerce accrut rapidement
les forces de la république ; elle domina bientôt les indigènes et s'en
fit un instrument de j)uissancc. Ilccrcn dit que l'aristocratie cartha-
ginoise suivit une politique modérée daus ses conquêtes. Léloge
550 I KS CARTHAGINOIS.
n'est guère mérité. Si en Afrique , les possessions de Carlhage
furent d'une médiocre étendue, c'est parce que les déserts et les
populations nomades, aussi mobiles que le sable du Sabara, étaient
un obstacle que la nature elle-même posait à ses envabissements.
Dans l'Occident, l'ambition des Carthaginois ne connut point de
bornes. Lorsqu'ils vinrent en collision avec Rome, la cité mar-
chande possédait un empire plus vaste que le peuple conquérant.
Cartbage s'empara de préférence des îles. Ces possessions lui
servaient de stations pour son immense commerce et elle pouvait
facilement les maintenir sous son autorité au moyen de sa puis-
sante marine. Les Carthaginois étaient maîtres de la Sardaigne et
de la Corse. Ils combattirent pendant deux siècles pour la Sicile;
bien que la résistance invincible delà race hellénique les empêchât
d'en faire la conquête, ils y eurent des établissements considéra-
bles. Malte, les îles Baléares, toutes les petites îles du rivage libyen
et de la Méditerranée occidentale leur appartenaient. Leurs rela-
tions avec l'Espagne furent d'abord pacifiques; ils y entrèrent sur
les traces des colonies phéniciennes, et finirent par faire la con-
quête de toute la Péninsule. Des colons occupèrent les côtes de
l'Afrique occidentale. Les Carthaginois s'établirent aussi dans le
nord de l'Europe (^).
Comment un peuple de marchands fit-il ces immenses conquêtes?
Quoique Cartbage ait donné le jour à un guerrier de premier rang,
elle-même n'eut jamais le génie de la guerre. Les Carthaginois pa-
raissaient en petit nombre dans les armées, moins pour combattre
que pour surveiller leurs soldats de louage et s'assurer qu'ils ga-
gnaient leur argent. C'est pour la première fois que nous rencon-
trons des armées mercenaires dans l'histoire. Ce système prit nais-
sance dans l'antiquité; il traversa le moyen-âge, et fut pratiqué
jusque dans les temps modernes. Quelle a été son infiuence sur le
droit de guerre et sur les relations internationales?
Toute cité commerçante qui veut faire la guerre est obligée
d'acheter des soldats. Tyr déjà avait des étrangers à sa solde ; les
Carthaginois, devenus conquérants tout en continuant à se livrer
(1) Heeren, T. I, p. 67-i]5.
DROIT DES GENS. ÏÏ5{
à des occupations pacifiques, ne pouvaient suffire autrement à Tim-
niense consommation d'hommes qu'entraînaient des guerres per-
manentes. C'est donc aux peuples marchands qu'il faut rapporter
l'origine de ce mode de recruter les armées. Les historiens sont
unanimes sur les inconvénients des troupes mercenaires. Comme
force militaire, dit Machiavel, elles coûtent cher et sont surtout
redoutables à la nation qui les emploie ; elles marchandent leur
sang, quand il s'agit de se battre; vaincues, il leur faut de l'argent
pour leur solde et de l'argent pour se consoler de leur défaite ; plus
la campagne a été malheureuse, plus elles sont exigeantes, et moins
le gouvernement qui les soudoie est en état de payer ni de résis-
ter('). Pour se faire une idée de ce que cette organisation des armées
a de funeste, il faut les suivre sur les champs de bataille.
Les philosophes du dernier siècle ont défini les soldats des tueurs
à gages; appliquée aux mercenaires, la définition devient une hor-
rible vérité. Ceux qui combattent comme citoyens ou comme su-
jets conservent un caractère moral; le mercenaire n'est qu'une
arme de destruction : tuer est son métier, et il s'en acquitte mieux
qu'une machine, parce qu'il y met son intérêt et sa passion. Nous
allons assister à l'affreux spectacle des guerres de Sicile; ne serait-
ce pas aux armées mercenaires qu'il faut imputer les horribles
cruautés qui les souillent? Titc-Live représente les soldats d'Anni-
bal élevant des ponts avec des digues de cadavres amoncelés , et se
nourrissant de chair humaine (-). Nous tenons compte de la haine
nationale qui aveugle l'historien, mais il faut qu'il se soit passe des
scènes atroces pour que des traditions pareilles aient pu prendre
cours. Cependant dans les campagnes de Sicile et d'Italie, les mer-
cenaires étaient contenus par la discipline. Il y eut une guerre où
ils purent se livrer sans frein à leurs instincts brutaux; dans un
âge où la barbarie était presque un droit, la (jiwrre des mercenaires
fit horreur à tous les peuples : on l'appela la guerre inexpiable l^).
(\) Machiavel, le Prince, ch.12; —Id. l'art de la guerre, liv I; — /d., Histoire
de Florence, liv. V.
(2) Liv., XXilI , 6.
(3) Polyb., I, 65, 6.
352 LES CARTHAGINOIS.
Carthage était épuisée par sa première lutte avec Rome; son
trésor étant vide, elle voulut marchander les mercenaires. Les
généraux essayèrent en vain de les toucher par la prière; Polybe
dit que ces hommes étaient plus féroces que les hêtes sauvages.
Sept cents Carthaginois tombèrent en leur pouvoir; parmi eux se
trouvait Gescon qui avait bien mérité des troupes étrangères ;
on leur coupa les mains et les oreilles, on leur cassa les jambes
et on les jeta vivants dans une fosse. Hamilcar demanda qu'on lui
rendît au moins les cadavres; les barbares déclarèrent que tout
député serait traité de même; ils proclamèrent comme loi, que tout
prisonnier carthaginois serait mis en croix, que tout allié de Car-
thage serait renvoyé les mains coupées. Alors commencèrent d'hor-
ribles représailles. Hamilcar parvint à enfermer un corps de révol-
tés dans un défilé : de 40,000, il n'en échappa pas un seul (').
La barbarie et la cruauté sont contagieuses. Quel prix pouvait
avoir la vie des mercenaires pour les Carthaginois? C'était un sang
vil; ils l'achetaient et ils le répandaient sans autre regret que celui
de l'or qu'il coûtait. La guerre, ce terrible appel à la justice de
Dieu, était une spéculation pour Carthage :,« Elle entreprenait des
conquêtes, soit dans l'espoir de trouver de nouvelles mines à exploi-
ter, soit pour ouvrir des débouchés à ses marchandises. Elle pou-
vait dépenser 50,000 mercenaires dans telle entreprise, davantage
dans telle autre. Si les rentrées étaient bonnes, on ne regrettait pas
la mise de fonds, on rachetait des hommes et tout allait bien »(').
La révolte de leurs soldats de louage effrayait rarement les
Carthaginois; ils avaient un moyen économique de régler leurs
comptes. Au-delà de Lipare il y a une petite île appelée Ostéode,
l'île aux ossements. Six mille mercenaires menaçaient de tourner
leurs armes contre Carthage, si l'on ne payait pas leur solde; sur
un ordre du sénat, les généraux abandonnèrent les coupables dans
une ile déserte, où ils périrent tous de faim; comme l'île est petite,
elle fut couverte d'ossements : c'est de là qu'elle reçut son nom (^),
(1) Polyb.,1, 66, 5; 1,67, 6;I, 80, 81; 1,82,84, 8o.
(2) Michelet, Histoire romaine, liv. II, ch. 3.
(3) Diodor., V, I.
DROIT DES CENS. 533
OseroDs-nous dire, après de pareilles atrocités, que le système
des armées mercenaires favorisa les relations inlernalionales? Hee-
ren remarque que la politique commerciale des Carthaginois n'était
pas étrangère à l'emploi des troupes de louage. Des liens se for-
maient entre les peuples qui fournissaient les soldats et la répu-
blique qui achetait leurs services. Ces rapports facilitaient le tra-
fic des marchands; ceux-ci rencontraient dans tous les pays des
hommes que leur intérêt sinon leur affection attachait à Carthage.
Les Carthaginois ne cherchaient que leur profit; mais ce qu'ils
faisaient par un sentiment égoïste, n'avait-il pas à leur insu un but
plus élevé? Ils prenaient leurs mercenaires, dit Polybe, chez des
nations diverses d'origine et de langue, afin d'empêcher le concert
entre des soldats toujours prêts à se révolter('). Les communications
que la politique voulait prévenir étaient inévitables; car les armes
créent des rapports de confraternité aussi bien que le commerce et
les idées. En vain Carthage voulait isoler les peuples, elle les rap-
prochait malgré elle.
Les Carthaginois avaient à leur solde la moitié de l'Europe et de
l'Afrique. On voyait dans leurs armées des hordes de Gaulois à
demi nus et des Ibériens habillés de blanc; des Liguriens sauvages
à côté des Nasamons et des Lotophages africains; les Carthaginois
et les Libyphéniciens s'y rencontraiant avec des Grecs et des Ita-
liens. Les Numides du désert, montés sur des chevaux sans selle,
formaient une cavalerie redoutable. Des frondeurs des îles Baléares
étaient à l'avant-garde. Une foule d'éléphants guidés par des cor-
nacs éthiopiens couvraient le front comme une ligne de forteresses
mobiles. Les armées de Carthage rappellent celles des Perses : les
unes étaient un assemblage informe des nations de l'Orient, les
autres se recrutaient parmi les peuples de l'Occident. L'empire
persan commença la fusion des peuples que les conquêtes des Grecs
et des Romains devaient achever. La domination de Carthage con-
courut au même but. Les institutions eu apparence les plus funestes
ont leur côté utile; quand elles jouent un rôle aussi considérable
dans l'histoire que les armées mercenaires, on doit leur reconnaître
(f) Polyb., I, 07, 4. — ffccrci), T. IV, p 283, 2%.
3i
534 LES CARTHAGINOIS.
une mission providentielle, à moins de croire à l'empire absolu du
mal. La guerre, que nous maudissons aujourd'hui, était dans l'an-
tiquité l'instrument le plus puissant de la civilisation; le recrute-
ment des armées par des soldats de louage a eu sa part dans le
laborieux enfantement de l'unité humaine.
§ II. Le droit de guerre.
Les rapports de Carthage avec ses mercenaires nous donnent
une idée de son droit des gens. Bien que les peuples anciens ne
connussent point l'humanité, l'on trouverait difficilement dans leurs
annales une action aussi froidement atroce que celle de Vile aux
ossements. Si les Perses et les Grecs mêmes étaient cruels, c'est
que l'instinct de la destruction ou la passion les poussait au car-
nage. Les Romains aussi furent étrangers aux sentiments humains,
mais la politique leur en tenait lieu; inspirés par la haute ambition
de conquérir le monde, ils usaient de la victoire avec modération.
Chez les Carthaginois, la cruauté était calcul ; c'était comme uu
élément de l'espèce de commerce qu'ils appelaient la guerre. Cette
différence dénote une opposition profonde entre les marchands
de Carthage et les populations guerrières de Grèce et d'Italie.
Devons-nous en chercher la cause dans la diversité des deux
races? (') Les caractères des nations et les dispositions qui les
rapprochent ou les séparent, sont le secret de Dieu; contentons-
nous de les constater; c'est en vain que nous essaierions de les
expliquer (■).
Les Carthaginois héritèrent de l'antipathie que les Phéniciens
éprouvaient pour les Grecs. La première partie de leur histoire est
comme un long duel avec la race hellénique ; la lutte ne cesse que
par l'intervention d'un adversaire plus redoutable. Une des plus
anciennes batailles navales dont l'histoire ait conservé le souvenir
a été livrée par les Carthaginois ligués avec les Étrusques contre
(1) Michelet, Histoire romaine, ]iv. II, cli. 3.
(2) Ballanchc, Palingénésio, Préface.
DUOIT DES GENS. .Jô.)
les Phocéens, dont les courses aventureuses inquiétaient les mar-
chands d'Afrique et d'Italie (i). L'issue fut de mauvais augure pour
les Carthaginois; les Grecs vainqueurs, mais affaiblis par la vic-
toire, allèrent fonder la célèbre colonie gauloise qui devait un
jour profiler de la destruction de Carlhage. Depuis lors les hos-
tilités des deux peuples furent permanentes. Quelques traditions
sur les rapports des Carthaginois et des Grecs offrent une vive
image de la haine qui les divisait. D'après Justin, un décret du
sénat défendit aux Carthaginois d'apprendre à écrire et à parler la
langue grecque, pour les empêcher d'avoir aucun commerce avec
les ennemis, sans le ministère d'un interprète ('). Un pareil ordre
se concevrait à la rigueur dans un état isolé comme Sparte; il est
presque impossible dans une cité commerçante dont les communi-
cations avec l'étranger sont journalières. Mais quelle profonde
animosité suppose l'idée de cette prohibition! La haine de Car-
lhage éclata, dit-on , lors de l'expédition de Xerxès. Le Grand Uoi
voulait exterminer les Hellènes; dans ce but il fit alliance avec les
Carthaginois. Il fut convenu que ceux-ci feraient la guerre aux
Grecs de Sicile et d'Italie, pendant que les Perses attaqueraient la
Grèce. Carlhage mit trois ans à ses préparatifs; son armée n'était
pas indigne de figurer comme auxiliaire de la masse énorme que
Xerxès poussa sur la Grèce; elle comptait 500,000 hommes et
200 navircs(^). Le silence iVHcrodote a porté un historien moderne
à ranger cette alliance parmi les fables (*). Nous n'y voyons rien
que de très-naturel. Les Perses et les Carthaginois avaient les
mêmes ennemis : leur union contre les Hellènes était donc dictée
par rinlérêt commun. D'ailleurs les Tyriens figuraient dans l'ar-
mée de Xerxès. Maitre de la métropole, le Grand Uoi avait, ou se
croyait du moins un titre à la domination de ses colonies. La haine
que la lutte pour la possession de la Sicile alluma entre les Grecs
et les Carthaginois expliquerait à elle seule la ligue de ceux-ci
avec les ennemis de la Grèce.
(1) Herod., I, 1GG.
(2) Justin., XX, o.
(3) Diodor., XF, 1.
(4) Dahlmann, Forschungen, II, I 'p. 18b et suiv.).
356 LES CARTHAGINOIS.
La Sicile fut comme le rendez-vous des peuples anciens ('); bar-
bares et commerçants étaient également attirés par la merveilleuse
fertilité du sol. Malheureusement les hommes ne se rencontraient
dans l'antiquité que pour se combattre : la Sicile devint le champ
de bataille des Carthaginois, des Grecs et des Romains. Cette île
était d'une haute importance pour les marchands de Carthage; ils
n'épargnèrent pas le sang des mercenaires pour en faire la conquête;
mais ils y rencontrèrent la race hellénique qui eût été invincible si
elle avait été unie. Une lutte longue et sanglante s'engagea entre
les deux peuples. Dans aucune guerre peut-être il ne se commit
autant d'atrocités; la cruauté africaine provoqua des vengeances;
de représailles en représailles, les hostilités prirent un caractère
inouï de barbarie. Ce n'est pas sans raison que Herder impute à
crime aux Carthaginois le sort de Sélinonte, d'Himère, d'Agrigente,
de Messine. Écoutons le récit de Dlodore :
« Après la prise de Sélinonte, les Barbares se répandent dans
toute la ville; ils pillent les richesses des maisons, ils brûlent avec
les édifices les habitants qui y étaient restés, et poursuivent dans
les rues ceux qui s'étaient échappés, égorgeant pèle mêle et sans
pitié les enfants, les nourrissons, les femmes, les vieillards. Selon
la coutume de leur patrie, ils mutilent même les cadavres; les uns
se font une ceinture de mains découpées; les autres montrent des
têtes attachées à leurs piques »0...
Les ruines de Sélinonte fumaient encore, lorsque la ville d'Hi-
mère tomba au pouvoir de Carthage; elle fut complètement rasée.
Le général carthaginois ordonna de faire des prisonniers; mais
quel était le but de cette apparente humanité? « Il distribua les
femmes et les enfants à son armée; quant aux hommes dont le
nombre était de trois mille, il les lit conduire dans l'endroit où son
aïeul Amilcar avait été tué par Gélon, et là il les fit tous mourir
dans d'alïreux supplices »(^).
Les Carthaginois entassaient ruines sur ruines. Trois ans après
(1) SU. Italie, Debell. pun., XIV, 11, sqq.
(2) Diodor., XIII, 57.
(3) Ibid., 62.
DROIT DES GENS^. 537
la deslriiclion de Séllnonlc el d'Himère, ils s'emparèreut d'y\gi"i-
gente, une des plus riches villes de Sicile : les hommes furent pas-
sés au lil de l'épée; on les arrachait même des temples pour leur
donner la mort ('). Cette harharic des Carthaginois n'avait rien
d'extraordinaire; leur droit de guerre habituel était de mettre les
prisonniers en croix, et de leur infliger des tortures dont il faut
détourner les yeux, suivant l'expression de l'historien grec (*).
Contre de pareils ennemis, les représailles paraissaient plus qu^un
droit; on les considérait presque comme un devoir: il fallait leur
apprendre, dit Dioclore, à écouter à l'avenir les supplications des
vaincus. Lorsque Denys déclara la guerre à Carthagc, les Grecs
firent éclater leur haine contre la race punique; ils pillèrent les
possessions des Carthaginois, ils se saisirent de leurs personnes et
les comblèrent d'outrages; ils mirent en croix ceux des Hellènes
qui n'avaient pas honte de se faire les auxiliaires des Barbares. Les
représailles ne firent qu'accroître la rage des Carthaginois: « Après
avoir rasé les murs de Messine, Imilcar ordonna à ses soldats de
renverser les maisons de fond en comble, de n'y laisser subsister ni
briques ni bois, mais de brûler ou de briser tout ce qui s'y trou-
vait. On se mit de suite à l'œuvre, et bientôt la destruction fut
achevée; elle fut si complète, qu'il était impossible de reconnaître
les lieux que les habitants avaient occupés ». Les Carthaginois
ne furent pas plus humains envers les vaincus ; ils poursuivirent
les fuyards sans relâche, en défendant de leur faire quartier : les
champs de bataille furent couverts au loin de cadavres (=').
La guerre (ks deux peuples dura presque deux siècles. Les Car-
thaginois ne parvinrent pas à s'emparer de l'île entière, et les
Grecs n'eurent pas la puissance de les expulser. Ce fut un bonheur
pour les populations siciliennes, quand un nouveau comj)éliteur se
présenta et mit fin à ces horribles hostilités. Nous touchons aux
guerres puniques. Le sort de Carthagc est lié dès lors aux destins
de Rome : la lutte des deux républiques appartient à l'histoire du
droit international des Romains.
(1) Diodor., XIII, 00.
(2) Ihid., m.
{^)lbid., XIV, 16, u3, 58, XV, 17.
538 LES CARTHAGINOIS.
I III. Condition des vaincus.
Carlhage a-t-elle légitimé ses conquêtes en civilisant les vain-
cus? On serait porté à croire que les peuples commerçants sont
plus propres que tout autre à répandre les bienfaits de la civilisa-
lion ; mais l'histoire atteste que leur domination est plus oppressive
que celle des nations guerrières. L'ambition est un mobile plus
noble que l'amour de l'or. Ce fut le désir de la gloire qui inspira à
Alexandre l'idée d'établir l'égalité entre les Grecs et les Barbares,
et de former une association de tous les peuples. Sans s'élever à
cette haute conception, les Romains contribuèrent à la réaliser, en
s'assimilant les populations conquises. Les Carthaginois n'exer-
cèrent aucune puissance d'assimilation sur les vaincus; ils ne son-
gèrent jamais à seJondre avec eux; ils ne cherchèrent qu'à les
exploiter dans l'intérêt de leur commerce. Telle est la politique de
tous les états commerçants, on dirait presque leur incapacité. Il
n'y a pas eu de domination plus dure que celle des marchands de
Gênes dans la Corse; cette malheureuse île, administrée comme
une ferme, mais par un propriétaire incapable, « devint le plus mi-
sérable pays de l'Europe, la contrée peut-être la plus désolée de
l'univers »('). Les Anglais régissent leurs colonies avec plus d'intel-
ligence; mais loin de s'unir avec les indigènes, ils mettent leur
orgueil à s'isoler. Ce n'est pas à dire que le commerce soit fatale-
ment condamné à désunir les nations; que deviendrait alors le
monde moderne où l'esprit coinmercial domine? Les peuples mar-
chands sont appelés à accomplir l'œuvre commencée par les
conquérants, le grand travail de l'unité humaine. Si jusqu'ici
ils se sont montrés maîtres avides et tyranniques, c'est que les
nations sont divisées par l'intérêt plus encore que par l'ambition.
Quand les relations commerciales seront organisées dans un esprit
de solidarité, alors la puissance d'union inhérente au commerce
(I) JacQbl, Histoire générale de la Corse.
DROIT DES GENS. 539
se développera et embrassera, ce que les plus puissants conqué-
rants ont essayé en vain, le monde entier.
« Les Carthaginois, dit Polybe, n'avaient aucune estime pour les
gouverneurs des provinces qui administraient les peuples assujettis
avec douceur et humanité; ils admiraient au contraire ceux qui en
traitant avec dureté les pauvres cultivateurs, procuraient le plus de
revenus à la république : les types de ces hommes étaient les llan-
non »('). iMéme en temps de paix, le gouvernement accablait ses
sujets d'impôts; lorsque les malheurs de la guerre occasionnaient
des dépenses extraordinaires, il allait jusqu'à exiger la moitié des
revenus : la misère ne trouvait pas grâce devant ces maîtres
impitoyables (^). Faut-il s'étonner si la domination de Carthage
était mal assurée , si l'ennemi était toujours reçu comme un
libérateur? Les Espagnols crurent voir un dieu en Scipion (').
Les Libyens, avec lesquels les Carthaginois auraient dû se fon-
dre par un contact séculaire, frémissaient sous le joug : dès
qu'un ennemi de Carthage paraissait sur la côte africaine, les natu-
rels du pays accouraient en foule sous ses drapeaux (*). Dans la
guerre des mercenaires, l'armée des révoltés comptait 100,000
Libyens; les femmes elles-mêmes, se rappelant leurs maris et leurs
parents traînés en prison par les exacteurs des tributs, se dépouil-
lèrent de leurs bijoux pour fournir aux frais de cette guerre de
vengeance. Il n'y a pas jusqu'aux colonies phéniciennes qui déser-
tèrent, dans les guerres puniques, la cité qui les traitait en marâtre
plutôt qu'en sœur(^).
(i) Pohjb., 1, 72,3.
(2) Polyb., I, 72, I. 2.
(3) Polyb., X, 35, 3.
(4) Diodor., XX, 5o. — Pulyb., I , 72, o; I, 70, 1>.
(5) Appian., Punie, c. 3.
-^>^AAP^J\A/\^~-
540 LES CARTHAGINOIS.
CHAPITRE III.
RELATIONS INTERNATIONALES
I I. Politique carthaginoise.
« Cartilage, dit Montesquieu, avait un singulier droit des gens ;
elle faisait noyer tous les étrangers qui trafiquaient en Sardaigne
et vers les colonnes d'Hercule »('). Heeren suppose que les Cartha-
ginois tiraient des pierres fines de la Sardaigne, et que pour ce
motif ils en écartaient les étrangers. Quelle que soit l'explication
du fait, il n'en reste pas moins atroce, et à la honte de Car-
thage, il n'est pas isolé : c'est comme l'expression de sa poli-
tique commerciale. Lorsqu'arriva le jour de l'expiation, le géné-
ral romain chargé d'annoncer aux Carthaginois les dures lois
du vainqueur, leur rappela qu'on les avait vus piller tous les
vaisseaux étrangers qui approchaient de Cadix et jeter les équi-
pages à la mer (^).
Montesquieu porte encore une autre accusation contre les Car-
thaginois : ils défendirent aux Sardes, dit-il, de cultiver la terre
sous peine de mort. Le fait, attesté par un témoignage assez sus-
pect ('), est à peine croyable. Il n'est pas même nécessaire de sup-
poser des instincts généreux aux marchands de Carthage pour les
décharger de celte odieuse imputation : n'avaient-ils pas intérêt à
perfectionner l'agriculture afin de rendre leurs conquêtes produc-
tives? Ce qui prouve que les Sardes cultivèrent leurs terres, c'est
(1) Esprit des lois, XXI, M . — Cf. Slrab., lib. XVII, p. 532.
(2) Appian., VIII, 86.
(3) Le fait est rapporté dans un livre attribué à Aristote {De Mirabilibus,
c. 105).
RELATIONS INTERNATIONALES. ^Ml
que l'île se trouvait dans l'état le plus florissant, quand les Romains
l'enlevèrent à Carthage ('). En repoussant un reproche que nous
croj'ons injuste, nous n'entendons pas excuser et encore moins
justifier la politique carthaginoise. Il n'est que trop vrai qu'elle
n'avait qu'un seul mobile, l'utilité, le lucre. Les Carthaginois ne
permettaient pas aux étrangers de trafiquer directement avec la
Libye; ils ne pouvaient le faire qu'à Carthage, sous la sur-
veillance jalouse de l'aristocratie marchande. Il en résulta que les
Grecs de Sicile, quoique voisins, connaissaient à peine les côtes
d'Afrique. Cela ne suffit pas aux craintes égoïstes des Carthaginois;
il y avait des colonies phéniciennes qui auraient pu faire concur-
rence à la reine des mers, si elles avaient pu se développer libre-
ment. Que firent les marchands de Carthage? Ils fermèrent les
ports de ces cités, et leur interdirent la navigation {y.
Les annales de l'Europe moderne offrent des traits qui rappellent
la barbare jalousie des Carthaginois ; cependant l'humanité s'est fait
jour jusque dans le domaine de l'égoïsme mercantile. Peut-être
n'est-ce que l'intérêt bien entendu qui a rapproché les peuples
commerçants ; toujours est-il qu'ils ne vivent plus dans le sauvage
isolement qui caractérise l'antiquité. L'hostilité était si naturelle
aux anciens, qu'elle éclatait jusque dans leurs traités de commerce;
au lieu d'unir les nations , ces conventions semblaient avoir pour
but de les séparer, en consacrant pour chacune d'elles une partie
du globe comme une propriété exclusive. Tels furent les rapports
de Rome et de Carthage (^). Les deux peuples étaient liés par un
traité qui fut plusieurs fois renouvelé, mais on ne voit pas qu'ils
aient fait un pas pour se rapprocher; les dernières conventions ne
firent que reproduire en termes plus explicites les stipulations de
la première; elles n'avaient d'autre objet que d'assurer aux Car-
thaginois le monopole du commerce dans leurs possessions.
L'isolement est la loi des relations internationales dans l'anti-
quité. Les sentiments hostiles que la vanité et l'ambition produi-
(1) Polyb., I, 79, 6.
(2) Movers, die Phoenizier, T. II, 2, p. 475, ss.
(3) Voyez le Tome III de ces Eludes.
542 LES CARTHAGINOIS.
sirent chez les Grecs et les Romains, furent à Carthage le fruit de
la crainte et de la jalousie. Tout étranger était un ennemi pour les
Carthaginois, car tout marchand était un concurrent; or la rivalité
et l'hostilité sont inséparahles, qu'il s'agisse de conquête ou de
commerce. Les Carthaginois étaient renommés pour leurs mœurs
inhospitalières ('). Leur réputation était si hien établie, que Vir-
gile en rapporta l'origine aux fondateurs de la cité phénicienne.
Les compagnons d'Énée sont jetés par les vents sur les côtes
d'Afrique; au lieu d'accueillir les malheureux naufragés, on les
repousse, on prend les armes, on veut hrùler leurs vaisseaux;
Didon les rassure à la vérité, mais Vénus n'en redoute pas moins
pour Enée la bienveillance douteuse de la reine et les Tyriens sans
foie)-
On trouve cependant chez les Carthaginois quelques traces des
rapports hospitaliers, tels que nous les verrons organisés chez les
Grecs et les Romains ('). C'était presque le seul moyen pour les
marchands de se mettre à l'abri des violences là où ils trafi-
quaient; car dans l'antiquité, l'étranger était sans droit. Les répu-
bliques grecques établissaient dans les villes où elles avaient des
relations commerciales, des proxènes, espèce de consuls char-
gés delà noble mission de protéger leurs concitoyens. Des inscrip-
tions nous apprennent que celte institution existait également chez
les Phéniciens et les Carthaginois. Le meilleur moyen de se conci-
lier l'appui des autres Etats, était de garantir la sûreté des étran-
gers dans leur immense empire. Carthage leur assurait à la vé-
rité la protection des lois(^); mais cet appui intéressé était une
(1) Slrab., lib. XVII, p. 552.
(2) Aeneid., I, 525, 539-543, 6GI.
(3) Un marchand de Carthage fait le sujet d'une comédie de Plante ; les liens
de l'hospitalilé l'unissent à un citoyen romain; il trouve un protecteur dans le
fils de son hôte (Poenul.,Y, 2, 85). Une inscription grecque, rapportée par Miln-
ter (Die Religion der Karthager, p. 135 et suiv.), constate des relations hospita-
lières contractées par des Carthaginois: c'est probablement une de ces marques
qu'on appellait tessera hospitalis. Hérodote dit que l'amitié qui existait entre
Amilcar et Térille, tyran d'Himère, engagea le général carthaginois à prendre le
parti de son hôte, lorsque celui-ci fut expulsé par les Agrigentins [Herod., VII,
165).
(4) Annibal, réfugié chez Antiochus, envoya à Carthage un Tyrien pour s'as-
surer ^des dispositions de ses concitoyens. Quelques sénateurs vouluronl (ju'on
RELATIONS INTERNATIONALES.
545
une faible garantie contre Tinjuslice; quand l'intérêt de l'État le
demandait, on ne reculait pas devant la spoliation. L'histoire en a
conservé un exemple remarquable. Les mercenaires exigeaient leur
solde et le trésor était vide; alors le sénat ordonna aux citoyens
qui auraient des réclamations contre des villes ou des personnes
étrangères, de les faire connaître; les plaintes ne manquèrent
point d'arriver en foule ; on arrêta sous ce prétexte les vaisseaux
des marchands et on vendit leur cargaison ; dans la suite l'Etat
remboursa ceux qui avaient été dépouillés injustement. Ces procé-
dés tiennent de la piraterie plus que de la justice. De fait, les Car-
thaginois exerçaient la piraterie : le brigandage maritime était con-
sidéré comme un commerce licite (').
Tels sont les traits qui caractérisent le droit international des
Carthaginois. Leur politique est celle de marchands avides ; pour
les excuser, on peut dire avec Heeren que la position de Carlhage
commandait le monopole le plus rigoureux. Elle avait besoin des
produits de la Sardaigne et de l'Afrique pour nourrir ses nom-
breuses années; elle trafiquait avec des Barbares auxquels elle don-
nait des bagatelles en échange d'objets d'une grande valeur; elle
avait donc le plus grand intérêt à écarter toute concurrence. Si
nous comparons la politique de Carthage avec celle de l'Europe
moderne, nous serons peut-être portés à la juger avec indulgence.
« Il y a peu de différence, dit Sainte-Croix, entre noyer les négo-
ciants étrangers et les ensevelir dans les mines, comme les Espa-
gnols l'ont souvent pratiqué. Les Hollandais n'ont guère mieux
traité les habitants des Moluques que les Carthaginois ceux de Sar-
daigne » (-). Les peuples marchands se croient tout permis pour
s'assurer un monopole avantageux : cependant, malgré l'esprit
antihumain qui anime les états commerçants, ils deviennent un
lien entre les nations; la force d'union que Dieu a mise dans le
commerce est plus puissante que les mauvaises passions des hom-
l'arrêlàt comme espion ; mais le plus grand nombre soutint que ce serait donner
un fâcheux exemple que d'urrêler des étrangers sans preuves; que les Cartha-
ginois seraient exposés aux mêmes affronts dans les marchés où ils se rendaient
en si grand nombre (Liv., XXXIV, 61).
(1) Heeren, T. IV, p. 172. — Polyb., I, 20, 7; l, 50, 2.
(2) Sainte-Croix, De Télal des colonies, p. 44.
544 LES CARTHAGINOIS.
mes. Les relalions commerciales uniront un jour toutes les parties
de la terre. Quel peuple a pris une part plus considérable dans ce
grand travail que les Carthaginois ?
§ II. Commerce. Colonies. Voyages.
I.
Le commerce de Cartilage était immense. Les produits de son sol
et de son industrie en faisaient le fond. L'Afrique, la Sardaigne et
les îles de la Méditerranée donnaient des blés, des esclaves, des
vins, des fruits, de riches métaux ou des pierres fines; la ville et
les colonies fournissaient des produits manufacturés, surtout de
belles étoffes qui rivalisaient avec celles de Phénicie; les Carthagi-
nois allaient chercher dans des contrées lointaines des objets rares
et en approvisionnaient le monde entier ('). Leurs vaisseaux étaient
en grand nombre dans les ports d'Egypte : c'est là que des mar-
chands de Carlhage communiquèrent à Hérodote des renseigne-
ments sur le commerce de l'intérieur de l'Afrique. Les liens avec
leur métropole les appelaient sur les côtes de la Palestine et de la
Phénicie. Quelle que fût leur antipathie pour la race grecque, ils ne
cessèrent jamais d'entretenir des liaisons avec la Grèce. Ils régnaient
en maîtres dans les îles de la Méditerrannée; leurs vaisseaux fré-
quentaient tous les ports d'Italie; dès la plus haute antiquité, ils
étaient en relation avec les Étrusques et avec les Romains. Les
mercenaires gaulois qui paraissent dans leurs armées supposent
des communications suivies avec les peuplades des Gaules f). L'Es-
pagne fut le siège principal de leur commerce et plus tard de leur
puissance. Leurs hardis navigateurs pénétrèrent au-delà des co-
lonnes d'Hercule. Dans le nord de l'Europe, les Carthaginois pro-
fitèrent des établissements phéniciens, d'autant plus avantageux
qu'ils étaient ignorés du reste du monde.
{\) Heeren, Sect. I, ch. S.
(2) L'inscription phénicienne trouvée à Marseille en 1846 constate qu'il exis-
tait dans la colonie phocéenne, vers le cinquième siècle avant l'ère chrétienne, un
comptoir phénicien ou carthaginois [De Saulcy, dans la Revue des deux Mondes,
1846, T. IV, p. 588-590).
RELATIONS INTERNATIONALES. S45
Jusqu'où s'étendirent leurs relations? Nous ne pouvons pas ré-
pondre avec certitude à celte question. Les Carthaginois, comme
les Phéniciens, veillaient avec grand soin à ce que les contrées
lointaines où ils allaient chercher les objets les plus rares de leur
trafic, restassent ensevelies dans une profonde obscurité. Un capi-
taine de navire, en roule pour la Bretagne, se voyant suivi par un
vaisseau romain, prit toutes les mesures pour sauver son équipage,
puis se dirigea vers un banc de sable, où les deux vaisseaux vinrent
échouer ('); de retour dans sa patrie , le Carthaginois fut comblé
d'honneurs et de récompenses. Il est certain que les Phéniciens et
les Carthaginois s'établirent dans les îles britanniques. Il est pro-
bable qu'ils allaient chercher l'étain dans les îles Sorlingues et
l'ambre sur les côtes de la Chersonèse cimbrique (^). Le commerce
de l'ambre a une grande importance pour les relations internatio-
nales. L'ambre passait de peuple en peuple à travers la Germanie
et le pays des Celles, jusqu'au double versant des Alpes, sur les
bords du Pô, ou jusqu'au Boryslhène, à travers la Pannonie.Ce fut
ce commerce qui, pour la première fois, mit les côtes de la mer
du Nord en rapport avec le Pont-Euxin et avec la Mer Adriatique.
Le fait, iWl Humboldt, est digne de remarque; il montre ce que
peut le goût d'une seule produclion pour établir entre les hommes
des communications fréquentes et amener la connaissance de con-
trées lointaines.
Il n'a pas dépendu des Carthaginois que nous n'eussions aucune
connaissance de leur commerce avec l'Afrique; c'est Hérodote qui
dévoila le secret. Carthage entretenait des relations suivies avec
l'intérieur de l'Afrique, par l'intermédiaire des tribus auxquelles la
nature du sol commande une vie nomade. La malheureuse Afrique
était dès lors exploitée, comme elle l'est encore, à la honte de l'Eu-
rope chrétienne, au dix-neuvième siècle. Les esclaves étaient un des
(1) Strab., hh. IJI, fine.
(2) Jleeren dit (jue les Phéniciens tiraient l'ambre des côtes de Samland. —
Voss (Aite Wcilkunde, p. XXXIII) croit que raml)re provenait de la Chersonèse
cimbrique. Le savant géographe Ukcrt s'est prononcé en faveur de cette o])inion
(Zcitsclirift fur die Attertliumswisscnsrliaft, 18.'J8, O"* 52-53). HumboUtt, en
l'adoptant (Cosmos, T. H, p. loi-, 487), lui a donné une nouvelle autorité.
l')W> LES CAUTIIVGINOIS.
objels principaux tlu trafic des Carthaginois ; ils se servaient d'cs-
claves |)Oui' l'agriculture, les travaux publics, le service des flottes;
ils en vendaient à létrangcr. Déjà dans la plus haute antiquité, les
Africains étaient devenus un nicuhle de luxe : les Garamanlcs fai-
saient la même chasse aux hommes que les voyageurs modernes
ont vu pratiquer par le sultan du Fezzan. On peut suivre dans les
savantes recherches de Ilecrcn les routes que parcouraient les cara-
vanes; elles sont restées les mêmes jusqu'à nos jours; la nalurc, en
créant des oasis dans le désert, en trace la direction invariable (').
Heeren croit (jue les marchands de (iarlhagc pénétrèrent jusqu'au
^'iger. Nous devons i\ Hérodote la connaissance du tralic de l'or que
les Carthaginois faisaient sur les côtes du Sénégal; on conçoit les
précautions jalouses qu'ils prirent pour cacher cette source de
richesses; ils répandirent l'opinion que la mer couverte d'herbes et
pleine d'écueils était impraticable dans ces parages. 11 faut lire
dans le père de l'histoire le récit intéressant du commerce des Car-
thaginois avec les peuplades africaines; longtemps on a accusé le
naïf historien de crédulité, mais les voyageurs modernes nous ap-
prennent qu'un trafic semblable se fait encore aujourd'hui dans les
pays arrosés par le Niger (').
II.
Ainsi les relations commerciales des Carthaginois embrassaient
les trois parties du monde. La nature et l'extension de ce commerce
nécessitaient un vaste système de colonisation. Aucun état de l'an-
liquilé n'a possédé d'aussi nombreuses colonies. Mais le même voile
qui couvre la navigation de Cartilage enveloppe aussi ses éta-
blissements de conijnerce. Les côtes de l'Afrique jusqu'aux co-
lonnes d'Iïorculc en étaient couvertes. La rivalité des Grecs, des
Etrusques et des Komains éloigna les Carthaginois des Gaules et de
l'Italie. En Espagne, ils entrèrent dans les traces des Phéniciens;
Carthagène rivalisa avec la mère patrie. Sur les côtes de l'Océan,
(1) Herod., III, 181. 183. — fleeren, Scct. I, ch. 6.
(2) Herod., IV, 196.
RELATIONS INTERNATIONALES. o47
lant en Afrique qu'en Europe, les Carthaginois s'étendirent à leur
aise; ils n'avaient plus de concurrence à craindre. Jusqu'où leurs
colons péiiélrèrent-ils? On l'ignore; un passage de Diodore {*) a
fait conjecturer à Ileercn qu'ils occupèrent Madère. Ils allacliaiont
un tel prix à la possession de cette île, dit-on, qu'ils en interdirent
l'accès aux étrangers et exterminèrent les anciens habitants : si
leur patrie devait jamais succomhcr, c'est à Madère qu'ils espé-
raient élever une nouvelle Carthage(').
Les colonies carthaginoises, de même que les établissements des
Phéniciens, étaient fondées dans un but commercial ; elles restèrent
toujours dans une dépendance si étroite de la métropole, qu'aucune
d'elles n'essaya de s'affranchir de sa domination. Elles servaient
d'entrepôt au commerce; le monopole le plus absolu était la loi de
leurs rapports avec la mère patrie (^). Arrêtées dans leur libre
développement, les colonies de Carthage n'atteignirent jamais un
haut degré de prospérité. Les cités grecques présentent un spec-
tacle bien différent : Agrigcnte et Syracuse ont acquis une célébrité
historique, tandis que Ton connaît à peine le nom des villes phéni-
ciennes que les Carthaginois soumirent à leur domination dure et
jalouse. L'on pourrait comparer le système colonial de Carthage à
la politique de Rome. Les Romains aussi tenaient leurs colonies
dans une soumission complète; mais la haute ambition du peuple
roi ennoblit jusqu'aux moyens qu'il employait pour la satisfaire.
A Carthage nous ne rencontrons jamais qu'un seul mobile, l'amour
de l'or. Les colonies carthaginoises ne remplissent dans l'histoire
des relations internationales d'autre mission que Carthage elle-
même; elles établirent des liens matériels entre les peuples, liens
bien faibles encore, puisque la mère patrie mettait tout son art à
en cacher l'existence au reste du monde.
(1) Diodor., V, 19, 'iO.
(2) Ari.stot., De Mirabil., c. 85. — flceren, T. IV, p. I I3-Ilo. — Ilumboldt a
traité en détail la question de savoir si les Carthaîiinois ont connu les Canaries
(Examen critique de l'histoire de la {féogruphie, T. I, p. 103-139; T. M, p. 158,
ICO; T. IH, p. 137-140) ; il se prononce pour l'afTirmative.
(3) Ilceren, T. IV, p. 103 et suiv., 177.
548 LES CARTHAGINOIS.
III.
Carthage a-t-elle mis sa puissance maritime à profit pour des
voyages de découverte? Les nations commerçantes de l'antiquité
ne jouent qu'un rôle secondaire dans l'iiistoire des découvertes
géograpliiques; ce sont les conquérants qui ouvrent le monde
aux regards de ses habitants. La navigation des Phéniciens et
des Carthaginois dans le nord de l'Europe éclaircit à peine les
nuages qui couvraient ces terres lointaines; il falluU'épée de César
pour déchirer le voile. Si jamais peuple fut en position d'accroître
la connaissance de l'univers, c'étaient les Carthaginois. Placés au
bord d'un immense continent encore inconnu, étendant leur naviga-
tion jusqu'aux extrémités de l'Europe et de l'Afrique, ils auraient
pu explorer ces deux parties du globe. Ils disposaient de forces
immenses: dans la bataille par laquelle Régulus se fraya le chemin
de l'Afrique, 5o0 galères armées de 150,000 hommes combattirent
pour la reine des mers ('). L'histoire n'offre plus d'exemple de
flottes aussi considérables : elles étaient dignes de lutter pour l'em-
pire du monde. Qu'on se représente une marine marchande en
proportion avec la marine militaire, et l'on aura une idée de la
puissance des Carthaginois. Cependant on ne voit pas qu'ils aient
eu l'esprit d'aventnre qui poussa les navigateurs portugais et espa-
gnols vers de nouveaux mondes. Est-ce dans l'Imperfection de la
navigation qu'il en faut chercher la cause? ou n'est-ce pas plu-
tôt dans l'esprit égoïste des marchands de Carthage, qui frappa
de stérilité jusqu'aux découvertçs dues à l'amour du gain ou au
hasard? Nous avons parlé de la circumnavigation de l'Afrique exé-
cutée par les Phéniciens; peut-être ces hardis navigateurs étaient-
ils des Carthaginois, car les auteurs anciens confondent sous le
même nom les colons et leurs ancêtres. En tout cas les Cartha-
ginois eurent connaissance de cette mémorable entreprise; il est
possible que l'intérêt qu'elle excita fit entreprendre les expédi-
tions d'Hannon et d'Himilcon.
(1) Polyb., I, 25, sq.—Appian., VIII, 96.
RELATIONS INTERNATIONALES. 549
Ilannon fut chargé de naviguer au-delà des colonnes d'Hercule
et de fonder des colonies sur les côtes de TAfriquc. Ilimilcon se
dirigea vers le nord et explora les côtes occidentales de l'Europe.
Le voyage d'Hannon a soulevé les mêmes doutes que la circum-
navigation de l'Afrique; cependant un monument presque authen-
tique en constate l'existence. Hannon consacra le souvenir de son
expédition par une inscription déposée dans un temple : nous en
possédons une traduction grecque sous le titre de Périple d'Han-
non. Egaré par l'idée que la terre n'est pas hahilable sous la zone
torride, Slrabon rejeta cette relation comme fabuleuse. Le célèbre
voyageur fioM(/amu///e (') a prouvé que les détails du Périple sont
en parfait accord avec les découvertes modernes. Toutefois la
date et Jes limites de l'expédition restent douteuses. 11 est probable
qu'IIannon entreprit son voyage au cinquième siècle avant Jésus-
Christ (-). D'après Gossclin, le navigateur carthaginois se serait
arrêté au Cap Noun ('); mais on sait que le savant géographe cher-
che à restreindre dans les bornes les plus étroites les connaissances
géographiques des anciens; il est à peu près certain qu'IIannon
dépassa le Cap Vert ('). Quel fut le résultat de ces expéditions? Le
commerce et la science en tirèrent-ils avantage? L'esprit de mono-
pole et d'égoïsme qui inspirait les Carthaginois dans leurs voyages
d'exploration aussi bien que dans leur commerce empêcha leurs
découvertes de profiter à l'humanité. Sans la curiosité active d'Hé-
rodote, nous ne connaîtrions pas même l'existence de leur trafic
avec les peuplades africaines. Le périple d'Hannon exerça si peu
d'influence sur les relations internationales et la connaissance de la
terre, que le plus grand géographe de l'antiquité le traita de fable.
Nous n'avons pas dissimulé les lâches de la race phénicienne.
(1) Mémoires de l'Acadùmio, T. XXVI, p. 10-V6 ; ï. XXViri, p. 200-317.
(2) Bachr. dans la Real Encyrlopaedie rier classischi'nAIlcrtliumswisscuscliaft.
T. III, p. 10GG. — h'annfjirsscr. dans VHncijcIopé'lic d'Frsrh, au mot fftiuno's
Periplus, p. 180.
(3) Gossclin, HediL-rches sur l,i géographie des anciens, T. 1, p 99.
['*) Ifitot, note lOG sur Pomponius Mêla. —Ifecrcn, T IV, p. 3;>2. — Kanii-
giesscr, dans l'Encyclopédie d'Ersch.
35
550 LES CARTHAGINOIS.
Dure et jalouse ('), à Tyr aussi bien qu'à Cartilage, elle a fait illu-
sion aux historiens, tant qu'elle était restreinte dans un petit
espace de l'Asie; mais sur le sol africain ses mauvaises passions se
sont produites au grand jour. Elle est sanguinaire dans sa religion,
cruelle dans la guerre, oppressive dans la paix. Tout ce que l'esprit
mercantile renferme d'instincts bas et tyranniques se manifeste à
Carlbage. En vain elle embrasse l'univers dans ses relations, elle
est impuissante à en préparer l'unité. Sa domination ne repose pas
sur des forces réelles; quand la puissance de l'or vient en collision
avec la vertu guerrière, le sort des Carthaginois est décidé. Le com-
merce était trop égoïste, à sa naissance, pour devenir le lien du
monde. En ce sens nous dirons avec Cicéron : « Je n'aime point
qu'un peuple soit tout ensemble le dominateur et le facteur de
l'univers »('). Mais n'oublions pas que le commerce représente
l'intelligence: si, dans le passé, la force brutale a dominé, l'avenir
appartient au paisible marchand. Ne demandons pas le désintéres-
sement à l'enfance des peuples; il faut un travail séculaire pour
développer les facultés de l'homme: ce n'est qu'aux limites extrêmes
de celle éducation divine que nous pouvons entrevoir une ère où
l'égoïsme et l'hoslililé feront place à l'association et à l'harmonie;
encore cet idéal, comme toute perfection, ne se réalisera-t-il jamais
que dans les limites de la faiblesse humaine.
(1) Plutarch., Praecept. gerend. reip., III, 6 : hipo-j y,Qo; to~j IWpyr/i^ovioiv
Sr;,uou, -ly.phi), (7zyGpw7rôv,... ^xpù zoïç vTrrr/.ooi; , v.yéwEiT-KTOv èv 'fi^ot;^ ày piMTXTov
£v opyulç^ y.. T. !•
(2) Festus, vo Portitor. Le mot est de Scipion Émilien.
FIN nu TOME PREMIER.
TABLE DES MATIERES.
l'ages.
Préface de la deuxième édition y
INTRODUCTION.
Chai». I. Le droit international 13
,§ I. L'idée du droit dans les relations des nations 13
§ IL Influence du christianisme et des Germains sur le droit
international 19
§ III. Le droit des gens comme science 31
§ IV. Le droit des ijens naturel et le droit des gens positif . . 36
§ V. La théorie du droit des gens 38
CfiAP. II. Le droit international de ranliquité 46
Sect. I. Le fait 46
§ I. Le droit de guerre 46
§ II. Les relations internationales 54
N" 1. L'isolement, loi de ranti((uité 54
N" 2. L'isolement brisé par la guerre , les colonies et le
commerce 62
N" 3. Influences internationales. Filiation des civilisations. 66
552 l'orient..
Pages.
Sect. II. La théorie • . 73
§ I. L'idée du progrès 73
§ II. Unilé. Humanité 81
Chap. III. Mission de l'antiquité 85
L'ORIE]\T.
Considérations générales 95
§ I. Élément de l'Orient 95
§ II. Relations entre l'Orient et rOccident 103
§ III. Différence entre l'Orient et l'Occident. Rapprochement des
deux mondes 109
PKEIBIKRE PAKTIE. — Les (héoci-atles.
INTRODUCTION.
Jj I. Mission des théocraties 113
§11. Les castes. Origine et bienfaits de cette institution . . .115
LIVRE PREMIER. — L'INDE.
Chap. I. Mission de l'Inde 121
Chap. IL Droit des gens 124
§ I. Considérations générales 124
§ IL Diplomatie brahmanique 129
§111. Droit de guerre 132
§IV. Condition des vaincus. — Les castes 135
Chap. III. Relations internationales 150
§ I. Considérations générales 150
N" 1. Isolement de l'Inde 150
N° 2. L'hospitalité indienne 153
§ IL La race aryenne et les habitants primitifs de l'Inde . . .157
TADLE DES MATIÈRES. ^'^^
Pages.
§ III. Relations de rinde avec les peuples étrangers 160
N" 1. Commerce. Colonisation 160
N» 2. Relations avec les peuples du Nord et de l'Est. Colo-
nisation de l'Archipel 162
N» 3. Relations avec l'Occident. Guerre. Commerce . . • 165
N" i. L'Inde et la Grèce 170
§IV. Géographie 182
CHAp. IV. Religion et philosophie l^^'
,§ I. Conception de la vie 18^
§ II. Doctrine sur les rapports des hommes 190
§111. Doctrine sur la société et les rapports des peuples . . .192
§ IV. Germes de charité et d'humanité 199
§ V. La moralité et l'humanité véritable manquent à l'Inde . . 208
§ VI. La constitution brahmanique est-elle immuable? . • • 211
Chap. V. Le bouddhisme 214
§ L Histoire du boiuldhisme 214
§11. Doctrine • 219
N" i. Rouddhisme et brahmanisme 219
N" 2. Charité 223
N° 3. Égalité 227
§ III. Influence civilisatrice du bouddhisme 232
N" 1. Le bouddhisme dans l'Inde 232
N" 2. Le bouddhisme dans la Chine 239
N" 3. Le bouddhisme chez les Rarbares 243
§ IV. Rouddhisme et christianisme 245
§ V. Appréciation du bouddhisme 247
N» 1. L'athéisme 247
N° 2. Le nirvana 249
N" 3. Préexistence et transmigration 252
N" 4. Conséquences morales de la doctrine bouddhique. . 255
N° 5. Influence individuelle et sociale du bouddhisme . . 257
Chap. VI. Conclusion 261
oo4 l'orient.
LIVRE SECOND. — L'EMPIRE ZEND ET LE MAZDÉISME.
Pages.
Chap. I. La race zende 265
Chap. II. Zoroastre 260
Chap. III. Doctrine. Solidarité religieuse. Égalité 271
Chap. IV. Influence du mazdéisme sur Thumanité 277
LIVRE TROISIÈME. — L'EGYPTE.
Chap. I. Considérations générales 283
§ I. Grandeur de la civilisation égyptienne 283
§ II. D'où procède l'Egypte? 285
§ III. Progrès de l'Orient à l'Egypte 292
§ IV. Piapports de l'Egypte avec l'humanité 303
Chap. II. Le droit des gens 306
§ I. Influence du régime théocratique sur le droit des gens . . 306
§ II. Conquêtes des Pharaons 307
§111. Droit de guerre 313
Chap. III. Pielations internationales 322
§ I. Considérations générales 322
§ II. L'Egypte et la Grèce 331
§ III. L'Egypte et la Phénicie 346
§ IV. L'Egypte et les Hébreux 349
Chap. IV. Dissolution de l'Egypte sacerdotale 359
LIVRE QUATRIÈME. — LES HÉBREUX.
Chap. I. Considérations générales 362
§ I. Les Hébreux, le peuple de Dieu 362
§ II. D'où procèdent les Hébreux? 365
§ III. Progrès réalisé par le mosaïsme 367
§ IV. Les Hébreux, lien entre l'Orient et l'Occident .... 373
Chap. II. Droit des gens 376
§ I. La guerre sacrée 376
§ II. Droit de guerre 384
TABLE DES MATIÈRES. 555
Pages.
Chap. III. Relations internationales 388
§ I. Isolement des Hébreux 388
§ II. Les Hébreux mis en relation avec l'humanité par le com-
merce et la guerre 392
§ III. Le prosélytisme 399
Chap. IV. Religion. Poésie. Philosophie 403
§ I. Religion. Unité 401
§ IL Fraternité 408
§in. Charité 410
§ IV. Paix .417
§ V. L'essénianisme . 420
§ VI. Philon. 425
DEIXIKHE P.4RTIK:. — Les Ktals desiiotiqiics.
INTRODUCTION.
Les conquérants et leur mission . • • . • • . 433
LIVRE PREMIER. — LES ASSYRIENS.
Chap. I. L'empire assyrien • . 441
Chap. II. Ninive etBabylone •..•.••. 4i9
LIVRE II. — LES MÈDES ET LES PERSES.
Chap. I. Considérations générales 455
Chap. IL Droit des gens ■ 158
§ I. La conquête 458
§ IL Le droit de guerre ......."••.•■. 464
5^ III. Organisation de la conquête. Condition des vaincus . • 470
Chap. III. Relations internationales 47(i
§ I. Considérations générales • • 476
§ IL Commerce. Navigation. Voyages 47!»
<'.H\i>. I\'. Décadence de la Perse 182
536 l'orient.
TROISIK.tlK P.4KTIK. — I.cs Ktats eoinnicrraiits.
INTRODUCTION.
Pages.
Mission du commerce et des États commerçants i91
LIVRE PREMIER. - LES PHÉNICIENS.
Chap. I. Considérations générales 495
Chap. II. Droit de guerre 499
Chap. III. Relations internationales 503
§ I. Commerce. Navigation. Voyages 503
§11. Colonies 516
LIVRE SECOND. — LES CARTHAGINOIS.
Chap. I. Considérations générales . • • 5'25
Chap. II. Droit des gens 529
§ I. Conquêtes 529
§ II. Droit de guerre 534
§111. Condition des vaincus 538
Chap. III. Relations internationales 540
§ I. Politique carthaginoise 540
§11. Commerce. Colonies. Voyages 5i4
FIN DE LA TABLE.
Gand, inipr. de Dlllé-Plls.
HISTOIRE
DU
DROIT DES GENS
ET DES
RELATIONS INTERNATIONALES
LA GRÈCE
PAR
F. LAURENT
PROFESSEUR A l'uNIVERSITÉ DE GAMD
Deuxième édition corrigée.
TOME [[.
BRUXELLES
A. LACROIX, VËRBOECKHOVEN et C^ Impasse du Parc, 3.
1862.
ÉTUDES
SUR
L'HISTOIRE DE LIlliMANITÉ
L A G R È G E
IMK
F. LAURENT
PROFESSELR A L'iMYEnSlTÉ DE (iAM>
Deuxième édition conii;ée.
TOMi: Il
BRLXELLL'S LKIPZIG
A. LACROIX, VERBOECKHOVEN ET C*, I ^j^^jj, J^^JgQ^^-
Impasse du Parc, 3.
(XW.
Tous droits jcscivcs.
INTRODUCTION.
% l. Le génie de la race hellénique.
Les Grecs sont une race privilégiée parmi toutes celles qui ont
paru sur la terre. Déjà dans l'antiquité ils furent glorifiés par leurs
vainqueurs : le plus beau génie de Rome proclama qu'ils avaient
civilisé les nations, en leur enseignant la douceur et l'humanité (').
Ce peuple étonnant remua toutes les idées, tous les sentiments. Ses
philosophes unirent les abstractions de la raison spéculative aux
travaux pratiques de l'homme d'état; l'un d'eux donna dans le
monde païen le sublime spectacle d'un homme mourant pour une
idée, martyr du devoir. Ses poètes, ses orateurs, ses historiens s'éle-
vèrent à une hauteur qui est presque demeurée inaccessible. Quand
lantiquité s'écroula, quand les Barbares du nord envahirent l'em-
pire romain, les ténèbres couvrirent l'Europe pendant les longs
siècles du moyen-âge. Qui ranima la vie de l'intelligence? qui éman-
cipa la chrétienté courbée sous le despotisme intellectuel de l'Église?
Ce furent les écrivains de la Grèce qui, sortant de leurs tombeaux,
imprimèrent ce puissant élan à la civilisation européenne. La
renaissance eut l'importance d'une révolution; elle prépara la
réforme, en la dépassant. Cependant la race qui rendit la liberté
de penser au monde chrétien, gémissait dans la servitude. Tout-à-
coup elle secoue ses chaînes, et un cri d'enthousiasme s'échappe
(I) Cicer., ad 'Juirit., I, 1, 8, pio Vlvxo, 2G , Vernn. V, 111.
2 LA GRECE.
tie rEurope : les noms de Léonidas, de Milliade, de Thémistoclc
transportent les nations et entraînent la froide diplomatie des rois.
Quel est donc ce peuple élu (')? Quelle est cette terre promise qui a
arraché au poëte de l'humanité ce vœu mélancolique?
C'est là, c'est là que je voudrais mourir (2).
En comparant les diverses nations entre elles, Aristote dit :«Lcs
peuples qui hahilent les climats froids de l'Europe, sont en général
pleins de courage, mais ils sont inférieurs en intelligence et en
industrie; les nations de l'Asie ont plus d'intelligence, plus d'apti-
tude pour les arts, mais elles manquent de vertu guerrière; la race
grecque, intermédiaire entre les deux premières, réunit leurs qua-
lités : elle possède tout ensemhle l'intelligence et le courage » (').
La race hellénique paraît en elîet déployer dans la vie réelle la
même universalité que dans le domaine de rintelligence. Les
innombrables armées du Grand Roi vaincues par une poignée de
Grecs, attestent la vertu guerrière de la nation; de son sein est
sorti le plus grand des conquérants. Ce peuple actif et entrepre-
nant s'est aussi aventuré sur la mer; il a couvert de ses colonies les
côtes de l'Europe et de l'Asie, et y a répandu cette brillante culture
inlellecluelle qui faisait du nom d'Hellène une marque de civilisa-
tion plutôt que la désignation d'une nationalité.
Cependant cette universalité est plus apparente que réelle. Que
l'on compare les Grecs aux nations conquérantes de l'Asie et aux
Romains qui les précédèrent ou les remplacèrent sur la scène
du monde, on ne verra plus en eux une race guerrière. Les
Nomades manifestent ouvertement leurs prétentions à l'empire de
(1) Jalcobs, Erziehung der Helleneii zur Sittlicheit (Vermischte Schriften,
T. III, p. 7 : « Wie die Gôtler, nach dem Giauben des Alterthums, aus dor
Masse der Menschen nur ■wenigeauswahlen,die sie ihresUnterrichtes wurdigen,
und selbst das Leben derjenigen schmiicken, die sie wahrhaft gliiclilicb machcn
■wollen ; so scheinen sie aucli aus der Menge der Volker, die Hellenen envahit
zii haben, nm sie als ihre BegUnstigte der Nachwelt aufzustellen. »
(2) Déranger. Les philosophes partagent les sentiments des poètes. Hegel dit :
« Wenn es erlaubt wiire, eine Sehnsucht zu haben, so wiirc es nach solchem
Lande. «(Vorlesungen uber die Geschichte der Philosophie, T. I, p. 168, 2'^ cdit.).
(3) /ln67o(., rolit.,VII, 6, 1.
INTRODIC.TION. ô
la terre. Rome sent qu'elle est appelée à conquérir et à régir
les peuples. Les Grecs n'ont point eu la pensée d'étendre leur
domination sur le monde; leur idéal n'est pas la monarchie univer-
selle, mais la cité. Il est vrai que les Doriens apparaissent d'abord
comme des conquérants fougueux; l'esprit guerrier s'incarne pour
ainsi dire dans la cité de Lycurgue. Mais à peine les Hellènes ont-
ils pris possession du sol, que leur ardeur envahissante s'arrête.
Dans l'idéal dorien , la guerre n'est pas un instrument d'ambition,
c'est un noble exercice des facultés humaines. Sparte ne prétendit
jamais à une vaste domination ; la suprématie dans le Péloponèse
lui suffisait. L'ambition d'Athènes, bien que plus grande, ne dépas-
sait pas les bornes de la Grèce; la puissance que le plus grand de
ses hommes politiques (') désirait pour sa patrie, n'était pas un de
ces empires monstrueux tels que l'Asie les rêvait, mais l'hégé-
monie, la direction des intérêts helléniques. Sous la domination
macédonienne, la Grèce semble entrer dans une voie nouvelle :
Alexandre l'enlraine à la conquête de l'Orient. A vrai dire, ce n'est
pas la nation qui devient conquérante, c'est un héros qui fait vio-
lence à son génie; dès qu'il meurt, c'en est fait de la monarchie
universelle qu'il ambitionnait.
La nature semblait avoir destiné la Grèce à devenir le séjour d'une
population commerçante. Entourée de la mer, ce lien des nations,
les coupures de son territoire offraient au navigateur des abris
nombreux et commodes. Elle trouvait dans les produits variés de
son sol fertile des moyens d'échange contre les richesses de l'Orient.
Ses colonies la mettaient en rapport avec les Barbares; ses habi-
tants, actifs et remuants, devaient être portés aux lointaines entre-
prises par l'amour du gain qui s'était développé jusqu'à devenir un
vice. Cependant la navigation des Grecs ne dépassa guère le bassin
de la Méditerranée. La fondation d'Alexandrie ouvrit une ère nou-
velle pour le commerce, mais cette révolution n'appartient plus à
la Grèce antique.
Quel est donc le génie propre de la race grecque? Platon l'a
marque dans sa République: c'est « un esprit curieux et avide de
(I) Périclès. Voyez plus bas livre IV, ch. "2, § '1.
4 LA GRECE.
science »(')• On peut comparer les Grecs aux peuples Ihéologiques
de rinde, de l'Egypte et de la Judée : les uns et les autres sont
livrés à Félaboration d'une doctrine , avec celte différence que dans
les états théocratiques le travail de la pensée est l'attribut exclusif
de la caste des prêtres, et qu'il se manifeste dans un dogme que le
peuple accepte comme une révélation divine; tandis que chez les
Hellènes le mouvement intellectuel, libre et indépendant de toute
direction sacerdotale, s'étend à la nation entière et prend mille for-
mes diverses, l'art, la poésie, la philosophie. Les Grecs sont les
seuls qui aient voué au beau un véritable culte (-) ; c'est un peuple
d'artistes. La musique a chez eux l'importance d'une institution
politique; ce sont les poètes qui les initient à la civilisation (').
Orphée, exerçant la puissance de l'art jusque sur les brutes et les
êtres inanimés, est le symbole du génie hellénique. Les poëmes
d'Homère sont les livres sacrés de la Grèce; ils sont la source de
la religion et de la science. Les législateurs sont des poètes comme
Solon, ou ils appellent la poésie à leur aide comme Lycurgue ('').
Les philosophes ont chez les Grecs la mission que les collèges de
prêtres remplissent sur les bords du Gange et du Nil; ils élaborent
des dogmes nouveaux. La culture hellénique prépare le christia-
nisme; tant il est vrai qu'elle a un caractère religieux, aussi bien
que les civilisations orientales ; mais elle l'emporte sur les théocra-
ties et même sur la religion chrétienne, par la liberté de penser,
qui est son immortel cachet.
H) Plat., De Rep., IV, 435, E. — Jakobs, Erziehung der Hellenen zur Sitt-
lichkeit (Verraischte Schriften, T. III, p. 3 et suiv.).
(2) Hérodote raconte que les habitants d'Egeste, en Sicile, rendirent des hon-
neurs divins à Philippe de Crotone, a cause de sa beauté [Flerod., V, 47). A Aega,
en Achaïe, le plus beau jeune homme était nommé prêtre de Jupiter (Pausan.,
VII, 24).
(3) Aristide appelle les poètes « -roOç zoivo-J; t&jv 'E/).>;vwv -rpo'^Éa; /.ai r^ul'j.'j-
-.'.a/o-jç. ). Orat. XLV (T. II, p. 13, éd. Jebb).
(4) r/«iarc/i.,Lycurg., c 4. C'est par un poëme que Solon excita les Athéniens
à faire la guerre à Mégare ; il se servit d'Épiménide, poëte et prophète, pour pré-
parer les Athéniens à sa législation. Tyrtée tantôt calmait les esprits par ses
chants, tantôt relevait le courage des Spartiates et les conduisait à la victoire
{Schoell, Histoire de la littérature grecque, T. I, p. 238, 181, 100, 180],
INTHODUCTION. h
% II. La Grèce et l'Orient.
Ainsi la Grèce influe snr riiumanité par les idées. Cependant
les plus vieilles traditions représentent les Grecs comme un peuple
à peu près sauvage ('). Par quel heureux concours de circon-
stances la race hellénique est-elle sortie d'un état dans lequel d'au-
tres populations s'abrutissent et s'éteignent? Les historiens anciens
disent que des colons partis de l'Egypte, de la Phénicie et de la
Lydie, communiquèrent aux Grecs les premiers éléments de l'agri-
culture, de la religion et des arts. La colonisation a été vive-
ment attaquée par des écrivains modernes aussi ingénieux que
savants. Il faut se tenir en garde contre des exagérations contrai-
res, si Ton veut arriver à des résultais que la science puisse accep-
ter. L'autochthonie de la civilisation hellénique ne peut plus être
soutenue : tout prouve que la Grèce procède de l'Orient. Il n'y a
de doute que sur l'étendue de l'influence étrangère et sur les voies
par lesquelles elle s'est exercée. Nous avons dit ailleurs que le fait
de colonies venues de l'Orient n'a rien que de probable. Est-ce à
dire que la Grèce doive sa brillante culture aux colons? Les faits
repoussent une pareille hypothèse. C'est l'élément hellénique qui
domine dans toutes les manifestations de la race grecque, ce n'est
pas l'EgypIe, ni la Phénicie, ni l'Assyrie, ni l'Inde. Cela prouve que
les Hellènes possédaient les germes des nobles facultés (ju'ils déve-
loppèrent dans une merveilleuse variété. L'influence orientale ne
fut qu'une éducation providentielle; or l'éducation, quelque puis-
sance qu'on lui suppose, ne parvient point à transformer les indi-
vidus ni les peuples; elle ne fait que développer des dispositions
préexistantes.
C'est à ce point de vue qu'il faut se placer, pour apprécier la
colonisation orientale. Un premier fait est certain, c'est que les
Grecs primitifs n'étaient point des sauvages. Les traditions que
nous avons cilées se rapportent peut-être à des races inférieures
(\) Pausan., VIII, t, o, G; II, 10, 5. — Apollodor., III, 8, f . — l'Un., Hisl.
Nat., VII, 57. — TImojd., I, 2, s(\{\. Compuiez l'iass, Geschichlc Griecheiilaiuls
T. I, p. 72-70. — Sriiocinanii, Aiiti<iiiit;il(.'s jiiiis iiu))lifi (jrirroruin, p. iî'i.
6 LA GRÈCE.
qui habitaient la Grèce avant l'arrivée des Hellènes et qui dispa-
rurent ou se fondirent avec les immigrants. Nous avons sur l'état
des populations grecques à l'époque où elles occupèrent la Grèce
des témoignages plus certains que ceux des auteurs anciens. La
philologie comparée à laquelle on doit tant de lumières sur la
parenté des peuples, nous a appris que les Hellènes sont les frères
des Aryens de l'Inde, des Latins et des Germains. Or il y a dans les
langues parlées par ces peuples des mots communs qui nous don-
nent la mesure du degré de civilisation qu'ils avaient atteint avant
leur séparation. Ils étaient nomades; toutefois ils ne vivaient pas
sous des lentes comme les Arabes, ni sur des chariots comme les
Scythes ; ils savaient construire des demeures fixes et ils connais-
saient les premiers éléments de l'agriculture ; ils se servaient de
tous les animaux domestiques qui peuplent nos fermes : c'est dire
qu'ils allaient entrer dans une nouvelle ère de civilisation, la vie
agricole (').
Les Grecs étaient donc à peu près dans l'état où se trouvaient
les Germains lors de la conquête romaine; ils étaient barbares, ils
n'étaient pas sauvages. Ils avaient apporté de l'Orient les germes
de leur poétique mythologie , et comme la religion est l'essence de
la vie, l'on peut dire que les racines de la culture hellénique sont
dans la haute Asie. Toutefois la Grèce n'est point la reproduc-
tion de rinde. Il y a donc de nouveaux éléments dans la civilisa-
tion hellénique. Une autre terre, un autre ciel, un climat différent
expliquent déjà bien des transformations. Mais cette explication
n'est point suffisante. Les Germains, proches parents des Grecs,
ne furent initiés à la civilisation que par leur contact avec l'em-
pire romain. La colonisation n'aurait-elle pas été pour les Grecs
ce que la guerre fut pour les peuples du nord ? Les nations aux-
quelles la tradition attribue les colonies, jouissaient d'une anli-
que culture, à l'époque où les habitants de la Grèce étaient en-
core barbares : les colons les initièrent en quelque sorte à une
vie nouvelle. On peut dire que pour l'Egypte cela n'est qu'une
(!) Au/m, dans les Indischc Studien de Weber, T. I, p. 340, ss. — Maury,
Histoire des religions de la Grèce antique, T. I, p. 7-10.
INTP.ODLCTION. /
liypolhèse; mais rinflucnce des Phéniciens sur les croyances reli-
gieuses des Hellènes est certaine (') ; ce qui suppose un rapproche-
ment intime et une longue communauté d'existence. L'art même
des Grecs, ce trait distinclif de leur génie, se rattache à l'Orient.
On l'a nié pour l'Egypte, il est dilïicile de le contester pour l'Assy-
rie : les monuments de Ninive ont révélé des analogies tellement
spéciales, que l'on doit supposer une filiation^); or ce n'est certes
pas le peuple civilisé qui a fait un emprunt au peuple barbare. La
philosophie des Grecs, leur plus beau litre de gloire, n'est pas plus
autochthone que leur art. Des rapports précis, particuliers tout
ensemble et fondamentaux, établissent un lien incontestable de
parenté entre les spéculations philosophiques de Pythagore et de
Platon et celles de l'Egypte et de l'Inde (^j.
Nous croyons donc pouvoir admettre que la Grèce procède de
l'Orient, et qu'elle lui doit les éléments de sa culture matérielle, de
sa religion, de sa philosophie et de ses arts. Mais le génie hellénique
imprima un caractère original à tout ce qu'il emprunta de l'étran-
ger. Cette puissance d'assimilation explique et concilie les opinions
contradictoires émises sur les origines grecques. i/t'ro(/o^e rapporte
à l'Egypte une grande partie des croyances de la Grèce (*), et il dit
d'un autre côté qu'Homère et Hésiode créèrent les divinités grec-
ques (^). L'un et l'autre est vrai. La religion de la Grèce avait en
effet ses racines dans les dogmes de l'Orient; mais l'esprit hellé-
nique, que le père de l'histoire symbolise dans la poésie, refondit
les fables étrangères, nationalisa les importations, modifia les doc-
trines; du fond oriental il tira un monde entièrement nouveau, une
religion, une philosophie, une société nouvelles. Ces modiiications
constituent un des grands progrès accomplis par l'espèce humaine.
Les prêtres égyptiens disaient à Solon que les Grecs étaient des
(1) Schocmann, Griecliischo AltorUiiitner, T. I, p. 10. — Curtius, Griecliisclio
(k'schiclito, T. I , p. 40, ss. — Maury, Histoire dos religions de Ja Grèce, T. III,
p. 191, ss.
(2) Layard, Ninevoli and ils Remains, T. II, p. 293, 459, 4GI-4G9.
(3) Voyez le Tome I de mes Études.
(4) Ilerod., 11,50, 43,49,51, o8.
(5) Jlcrud.. H, 53.
8 LA GRÈCE.
des enfants; dans les vues de la Providence, les enfants devaient
surpasser leurs pères. C'est aux travaux de la race hellénique que
l'Occident doit la civilisation supérieure qui le distingue du monde
oriental.
§ III. Progrès de la Grèce sur l'Orient.
Les caractères distinctifs de l'Orient sont l'inégalité et l'absence
de liberté. Dans l'Inde brahmanique, l'inégalité est d'institution
divine et elle est éternelle comme la divinité. Les monarchies con-
quérantes ne connaissent plus les castes, mais on ne pent pas dire
que la vraie égalité y règne : c'est plutôt la servitude de tous sous
le despotisme d'un seul. Le mosaïsme consacre l'égalité religieuse
des hommes; il essaie même de réaliser l'égalité dans l'ordre civil.
Là s'arrête la marche progressive de l'Orient vers l'égalité. Quant
à la liberté, elle lui fait entièrement défaut. Nous entendons par li-
berté le droit de l'individu en face de la société, droit absolu dont la
société ne peut pas le dépouiller : l'individu et son développement
sont le but: l'État, république ou monarchie, n'est que le moyen.
La liberté est étrangère à l'Orient; incompatible avec la théocratie,
elle est tout aussi impossible sous le régime despotique; elle ne
parvient pas même à se faire jour dans le mosaïsme : la toute-puis-
sance du Dieu unique y anéantit l'individualité humaine.
Quel est le progrès de la Grèce sur l'Orient? Elle réalise la liberté
et l'égalité dans la cité, au moins à certains égards et dans de cer-
taines limites. Il n'y a plus de classes sociales qui jouissent de privi-
lèges politiques par droit de naissance. Le sacerdoce et la guerre
sont des fonctions. L'homme libre est l'égal de l'homme libre. La
liberté fait pour la première fois son apparition dans Tordre poli-
tique. Ce n'est plus la personne d'un despote, ni la toute-puissance
divine qui constitue l'État, c'est le corps des citoyens : la république
prend la place de la théocratie et du despotisme. La Grèce est-elle
entrée de prime abord dans ce nouvel ordre de choses, ou est-elle
passée par un régime analogue à celui des castes orientales?
INTRODUCTION. 9
Ceux qui admettent que les Grecs furent primitivement organisés
par castes, ont pour eux l'autorité de Platon {'). Nous doutons que
le philosophe athénien ait eu une connaissance précise de cette insti-
tution. L'Egypte qu'il visita n'en offrait plus qu'une image déjà effa-
cée. L'Inde seule, pour autant que nous connaissons l'histoire de
l'Orient, a organisé les castes dans toute leur rigueur. En Grèce,
on ne trouve que quelques traces d'une organisation sociale fondée
sur la distinction des ordres. Telle est l'ohscure division de l'Attique
en quatre tribus, que les historiens anciens comparaient aux castes
d'Egypte (-). Telle est encore l'existence de sacerdoces hérédi-
taires(^). Mais autre chose est la distribution d'une nation en classes
même héréditaires, autre chose sont les castes. Il existait un sacer-
doce héréditaire chez les Perses; ils n'avaient cependant pas de
castes. Dès que l'on sort de l'Inde, la caste disparaît, ou du moins
elle se modifie tellement, qu'elle ne peut plus se comparer au sys-
tème brahmanique. Les castes indiennes sont une conséquence
politique du brahmanisme; or les peuples de race indo-germanique
sont étrangers à la doctrine religieuse des brahmanes; les Grecs
pas plus que les Germains ne purent emporter les castes en émi-
grant de la haute Asie, car elles ne se formèrent qu'après l'établis-
sement des Aryens dans l'Inde, ainsi après la séparation des diverses
branches de la famille indo-germanique. Aussi ne trouve-t-on pas
de castes chez les Grecs au moment où ils paraissent sur la scène
de l'histoire. Ce qui caractérise le régime théocratiquc, c'est l'exis-
tence d'un sacerdoce dominant toutes les classes de la société, même
les guerriers, et constituant à lui seul l'Etat. Le polythéisme grec
(1) Critias, p. 4 -12, B. Cf. Tim., p. 24, A.
(2) Les Égyptiens se prévalaient de cette division pour prétendre que la cité
de Minerve descendait d'une colonie égyptienne [Diodor., I, 28). Il y a aussi des
savants modernes qui voient dans les tribus attiques un vestige de l'institution
des castes (Ilermann, Griech. Staalsaltertliiini.,T. I, §§ G. 04; l'ialner, licitnige,
p. -1-20). D'autres disent que c'étaient des immigrations successives de popula-
tions diverses, coexistant sur le même territoire, sans qu'il y eût entre elles des
relations de caste {Koutorga, Kssai sur la tribu attique, p. 70 et suiv.; Waclis-
mutli, Hellen.Alterthumskunde,T. I,p. 3yo-3o7; Grote, Ilislory of Grecce, T. III,
p. .^9 et suiv.).
(3) Wachsmuth, Hellenische Allcrthumskundc, T. II, p. 620-623.
10
LA GRKCE.
a ses prêtres , comme toute religion; mais déjà dans les siècles liê-
l'oïques ils ne forment plus une caste, pas même un ordre à part
dans la société. Dans l'Inde, les brahmanes sont les intermédiaires
nécessaires entre la divinité et les hommes; les rois ne peuvent
point s'acquitter des fonctions sacrées; ils ne peuvent pas même
être reçus dans l'ordre sacerdotal : il faut la puissance de Dieu
pour créer un brahmane. Dans l'Iliade et dans l'Odyssée, les rois
offrent des sacrifices('); les chefs des guerriers sont en même temps
prêtres et devins. La théocratie absorbe l'ordre civil. En Grèce, la
société est toute séculière ; c'est l'ordre civil qui absorbe l'ordre reli-
gieux. Les prêtres sont en général nommés par le peuple, comme les
magistrats, ou tirés au sort; leurs fonctions sont temporaires et elles
ne les dispensent pas de remplir les devoirs de citoyen , leur mi-
nistère est une magistrature ordinaire (-). Les sacerdoces héré-
ditaires sont une rare exception, et là même où ils existent, ils sont
subordonnés à l'État.
Ainsi le régime oriental disparaît pour faire place à la cité. Com-
ment cet immense progrès s'est-il accompli? Un philosophe français
dit que le régime des castes ne s'est pas maintenu dans le monde
occidental , parce que le sacerdoce n'y a pas été constitué à l'état
d'ordre héréditaire ("). L'explication est insuffisante, parce qu'elle
ne tient pas compte de l'élément essentiel des castes; nous venons dé
rappeler que ce n'est pas l'hérédité, mais l'institution divine qui les
caractérise. D'autres écrivains ont attribué à des influences locales,
accidentelles, une révolution qui a ouvert de nouvelles destinées au
genre humain ('). Il est plus vrai de dire que les castes n'étaient
pas en harmonie avec le génie de la race hellénique. L'Inde est
tellement imbue de l'esprit d'inégalité, que les parias eux-mêmes
se partagent en castes, qui se renvoient le mépris dont elles sont
couvertes par les classes privilégiées. D'où vient cette persistance
de l'inégalité dans la société indienne? Nous l'avons dit ailleurs;
(1 ) Iliad., Il, 402, sq.; Odyss., III, 430, sq.
(2) Broimer, Hist. de la civilis., T. III , p. 216-220. — Plutarch., Arist., c. 5.
(3) P. Leroux, dans VEncyclopcdic Nouvelle, T. III, p. 310.
(i) IJcrmann, Griech. StaatsaUcrlh., § 6.
INTRODLCTIOA. H
elle est due à la doctrine brahmanique, et celle-ci n'a pu sMmplan-
ler que chez un peuple spiritualisle jusqu'à l'excès, oubliant la vie
véritable pour rêver une existence imaginaire dans un autre monde.
Le brahmanisme se développa après l'établissement des Aryens
dans l'Inde, en partie sous l'influence d'un climat qui dispense
presque les hommes de toute activité pour subvenir à leur exis-
tence. Les Hellènes ne jouirent point de ce bonheur funeste; ils
commencèrent par vivre dans la pauvreté ; ce ne fut que par le tra-
vail et l'inlelligence qu'ils se garantirent de la misère ('). A force de
trouver la vie facile, les Indiens finirent par s'en dégoûter, quand
ils ne s'abandonnaient pas aux jouissances de la matière, car le
spiritualisme excessif louche de très-près au sensualisme. Les
Grecs ne donnèrent dans aucun de ces excès. C'était une race trop
intelligente, trop poétique pour se livrer à un grossier matéria-
lisme, mais elle avait aussi trop le sens de la réalité pour déserter
la vie véritable. Les ascètes de l'Inde prenaient le corps en haine,
et l'auraient volontiers anéanti. Les Grecs étaient si peu ennemis
du corps, qu'ils divinisaient la beauté, et ils donnèrent toujours
une large place au développement de la nature phj sique dans leur
éducation; les fêtes qui rassemblaient les Hellènes étaient consacrées
à des exercices corporels.
Ces tendances des deux races conduisirent à une conception de
la vie essentiellement diverse. Les Indiens considéraient la vie
actuelle comme une expiation des fautes commises dans une exis-
tence précédente; interprétant le dogme de la justice divine d'une
façon toute matérielle, ils virent dans les conditions de la naissance
la volonté de Dieu, et ils immobilisèrent en conséquence l'organi-
sation de la société. Les Grecs se plaisaient trop à la vie pour y
voir une punition; ils s'inquiétaient peu de l'autre monde et ils se
souciaient encore moins d'une vie préexistante. La terre où ils
naissaient, avait tant d'attrait pour eux, ils y étaient si attachés
qu'ils s'imaginèrent qu'ils étaient aulochthones, enfants du sol :
c'était leur titre de noblesse et tout homme libre y avait part. Les
Indiens ne s'intéressaient pas à la vie sociale; ils pratiquaient à la
(I) Jfcrodote [\ll, 102) en fait la remarque.
12 LA GRÈCE.
lettre la maxime spirltualisle que noire patrie est au ciel. Que leur
importaient la cité, l'Etat, Texercice de la souveraineté, la justice,
la paix et la guerre? Rêve que tout cela, aux yeux des mystiques
riverains du Gange. Les Hellènes au contraire vivent sur la place
publique et non dans les solitudes des forêts; ils discutent sur la
paix et la guerre, ils rendent la justice, ils se passionnent pour la
gloire de leur patrie : ils sont une race politique par excellence.
C'est ce caractère qui distingue surtout la Grèce de l'Orient. L'éga-
lité avait déjà pénétré sous une forme grossière dans les états des-
potiques; l'égalité religieuse et civile régnait chez les Hébreux; les
Grecs sont les premiers qui eurent la passion de la liberté politique.
Ses républiques ont rendu la Grèce immortelle autant que ses poètes
et ses philosophes. La cité, dit Aristote, est une société d'hommes
libres; là où l'arbitraire d'un seul règne, disent les poètes, il n'y a
plus d'Etat : tels sont les Barbares, qui tous sont esclaves sauf le
grand roi('). Pourquoi les Indiens sont-ils devenus un peuple théo-
logique par excellence, tandis que les Grecs furent un peuple de
citoyens et d'artistes? Le spiritualisme brahmanique et la constitu-
tion sociale à laquelle il conduisit, ne laissaient aucune place à
l'idée de liberté, tandis que les Hellènes vivant de la vie réelle,
devaient éprouver le besoin que sent tout homme, d'être libre. La
destinée différente de ces deux peuples, également bien doués de la
nature, témoigne contre le spiritualisme: pour que l'homme prenne
un intérêt sérieux à la patrie et à la liberté, il ne faut pas lui faire
croire que sa patrie est ailleurs que dans le monde réel, et que la
liberté et l'égalité n'existent que dans un monde imaginaire.
g IV. Vices de la société hellénique.
L'égalité dans la cité, la participation des citoyens à l'exercice
de la souveraineté, tel est le grand progrès réalisé par la Grèce
dans le développement de l'humanité. C'est aussi un progrès vers
l'unité. Tant que la caste subsiste, il n'y a pas d'unité possible
(1) Arist., Polit., III, G. — SophocL, Autig., v. 737. — Eiirip., Hel.,v. 276.
Cf. Suppl,, V. 429, ss. — Lasaulx, Stiidien des classischen AUerthums, p. 75.
INTRODLCTION. 1o
entre les hommes, car elle les divise en classes fondamentalement
distinctes. Lorsque les hommes cessent de se considérer comme
des êtres inégaux par la volonté de Dieu, ils n'ont plus qu'un pas
à faire pour concevoir l'unité humaine. La Grèce et Rome ont mar-
ché vers ce hut, mais elles ne l'ont pas atteint. La Grèce reconnaît
l'égalité des hommes libres, mais elle maintient l'esclavage. Elle
admet les citoyens au gouvernement de la cité, mais elle ne com-
prend pas plus la vraie liberté que la vraie égalité. Aussi la divi-
sion continue-t-elle à régner et dans la cité et entre les cités.
^^ 1. L'esclavage.
L'esclavage se lie intimement à l'organisation sociale de la Grèce.
Le citoyen délibère sur les affaires publiques, il combat pour sa
patrie; quand la paix lui laisse des loisirs, les fêtes religieuses, les
jeux, les exercices gymnastiques réclament sa présence. Dans sa
fierté aristocratique, l'homme libre se croyait une destination plus
noble que celle du travail manuel. C'étaient les esclaves qui rem-
plissaient les fonctions matérielles de la vie. Cette organisation de
la liberté a été admirée comme un idéal. Au milieu du dix-huitième
siècle, le philosophe de la démocratie, examinant les conditions sous
lesquelles la liberté peut se réaliser, représente la Grèce libre avec
des esclaves et s'écrie : «Quoi! la liberté ne se maintient qu'à l'appui
de la servitude? Peut-être » ('). De graves historiens parlent comme
Rousseau des bienfaits de l'esclavage : sans la servitude, disent-ils,
les Grecs n'auraient pas développé leur riche civilisation, ce grand
bienfait dont ils dotèrent rhumanité(-).
Faut-il s'étonner après cela, si les philosophes anciens croyaient
à la légitimité de l'esclavage? A entendre le grand logicien de l'an-
tiquité soutenir qu'il y a des hommes libres par nature et d'autres
qui naissent esclaves f), on se croirait encore dans l'Inde bràhma-
(1) Rousseau, Contrat social, III, 16.
(2) Heeren, Ideen uberdie Politik. Griechcn, p. 234.
(3) Voyez plus bas, livre VII, ch. 2, § 7.
]/l. L\ GRÈCE.
nique. Il y a en effet dans cette conception de l'esclavage quelque
chose qui rappelle la division originelle des hommes en castes fata-
lement séparées par la naissance. La distinction ne se bornait pas
à l'homme libre et à l'esclave; elle embrassait Thumanlté tout en-
tière, que l'orgueil hellénique séparait en Grecs et en Barbares, les
premiers nés libres, les seconds nés esclaves. Cette fausse théorie
était grosse de conséquences funestes. Les esclaves, se recrutant
parmi les Barbares, ne pouvaient s'élever au rang des hommes
libres; il y avait en eux une tache de naissance que Taffranchisse-
nient diminuait, mais n'effaçait pas : jamais un Barbare ne pouvait
devenir Hellène ('). Toutefois le progrès de l'esclavage grec sur la
condition des castes inférieures de l'Inde est incontestable. Le légis-
lateur indien déclare que le coudra, même affranchi, reste coudra,
parce que l'homme ne peut changer l'œuvre de Dieu. Les lois grec-
ques admettent que l'esclavage peut cesser; il n'y a donc plus d'iné-
galité originelle, divine; l'esclave est un homme; dès lors l'égalité
est reconnue en principe.
%o 3. La cité et lest hoiunics libres.
L'esclavage est un grand obstacle à la conception et à la réalisa-
lion de l'unité; non-seulement il viole l'égalité naturelle des hommes,
mais, réagissant sur les maîtres. Il les frappe pour ainsi dire
d'aveuglement et d'impuissance et ne leur permet pas d'organiser
l'égalité et la liberté dans leur sein. L'inégalité que raristocratie
des hommes libres faisait peser sur la grande majorité de l'espèce
humaine, reparaît dans les rapports que les citoyens et les étals
ont entre eux.
La Grèce ne représente encore que les premiers éléments de
l'association ; elle ne conçoit point d'unité plus large que la réunion
des familles en cités. C'est la cité qui forme la différence la plus sail-
lante entre l'Orient et l'Occident. Tandis que les rois des rois pré-
tendent à la monarchie universelle, la Grèce ne forme pas même un
(1) Petit., Leg. Attic, U, 3, 8.
INTRODUCTION. 1d
état, pour mieux dire, il n'a jamais existé de Grèce; il y a eu des
républiques grecques, mais chacune d'elles était concentrée dans
une cité. Les Pelages tiennent encore à l'Asie par leur origine;
l'art célèbre qui les distingue ressemble à l'art oriental par ses con-
structions gigantesques ; mais pendant que l'Orient élève des tem-
ples, les Pelages bâtissent des villes. La réunion et la vie commune
des hommes dans des enceintes murées réalisent l'idéal que la
Grèce se forme de l'organisation de l'état. On retrouve la cité pé-
lasgique dans la République de Platon. Le philosophe législa-
teur prescrit des limites étroites à sa cité ('), parce que l'unité ne
peut exister que dans une petite association ; le territoire ne doit
donc s'étendre qu'autant qu'il le pourra sans cesser d'être un {^).
Cet esprit de localisation resta empreint dans la langue: le même
mot désigne la cité et l'Étal (^) : le terme qui exprime aujourd'hui
la science la plus vaste, la politique qui dirige les destinées du
monde entier, a sa racine dans la direction des intérêts d'une ville.
Les Grecs sentaient le besoin de l'unité; mais ils ne croyaient pas
qu'il fût possible d'organiser de vastes territoires, des populations
considérables d'après les lois du nombre et de l'harmonie. Ils se
retranchèrent dans l'enceinte d'une cité et cherchèrent à y con-
struire un état qui répondît à leur idéal.
L'idéal de la cité ne fut pas réalisé. Au lieu de l'unité rêvée
par le grand philosophe, il y eut division au sein de chaque répu-
blique; au lieu de l'harmonie il y eut lutte sanglante. Bien que la
population de la Grèce appartint à une seule race, des invasions
successives réduisirent les habitants primitifs à un état d'assujettis-
sement qui plaça partout les membres d'une même cité dans des
rapports hostiles. La conquête est une des causes qui produisirent
les castes en Orient. En Grèce, la communauté d'origine qui unis-
sait les conquérants cl les populations conquises était un obstacle à
une séparation aussi profonde. L'aristocratie des vainqueurs dégé-
(1) Platon ne veut pas que les citoyens, propriétaires et guerriers, dépassent
le nombre de 5040 [Le(j(j., V, 737, E).
(2) Plat., de Rep., IV, p. 423, 13, G. — Cf. ArisloL, Polit., V. 9, 2. VII, 4, 8.
(3) wOxz. Voyez plus bas, livre II, ch. I.
iO LA GRÈCE,
liera rapidement en aristocratie d'argent. Il y a un progrès incon-
testable dans ce changement. Sans doute Tâge héroïque a plus de
charme et de poésie; mais quand les héros deviennent une oligar-
chie oppressive, il est heureux pour l'humanité que leurs rangs
s'ouvrent à l'élément démocratique , dùt-il n'y pénétrer qu'à titre
de richesse. La barrière est brisée, la voie de la fortune est ouverte
à toute activité; le peuple a des armes pour lutter contre ses
maîtres, et la victoire définitive n'est pas douteuse. Cependant le
combat est rude. Dans les cités antiques, l'industrie était le partage
de l'esclave ; le pauvre n'avait pour arriver à la fortune que les
chances incertaines du commerce ou les moyens violents de la spo-
liation. Le droit du plus fort qui régnait dans les mœurs poussait à
la violence; les classes inférieures ne songèrent qu'à la force pour
prendre la place des classes riches. Tel est le tableau des cités
grecques : la victoire alternative des riches et des pauvres est toute
leur histoire. Qu'est devenue la cité idéale qui devait être essen-
tiellement une? Platon avoue que « chacun des états grecs n'est pas
un, mais plusieurs, qu'il en renferme toujours pour le moins deux,
l'un composé de riches, l'autre de pauvres »(').
Si la cité ne réalisa ni l'égalité ni l'unité, elle réalisa bien moins
encore la liberté, même au sein de l'aristocratie des hommes libres.
La cité avait tant d'importance aux yeux des Grecs, qu'elle fut con-
sidérée comme l'idéal, c'est-à-dire comme le but suprême de la des-
tinée des hommes. C'était renverser l'ordre naturel des choses.
L'unité n'est pas le but, elle n'est qu'un moyen. Le but, c'est le
développement des facultés de l'homme. Dès lors il faut lui recon-
naître des droits qui lui sont innés. Le premier et le plus essentiel,
c'est son individualité, dont aucune puissance humaine ne peut le
dépouiller. C'est ce que nous entendons aujourd'hui par liberté, et
nous croyons que l'État a pour mission de la garantir. Tel n'était
point le sentiment des Grecs. L'unité de la cité étant leur idéal, ils
lui sacrifiaient entièrement l'individu et ses droits les plus sacrés,
jusqu'à son droit à l'existence, dès que ces droits pouvaient com-
promettre l'harmonie de la république (-). La cité était tout, le
(1) Plat.,deRep., IV, p. 422, E.
(2) Voyez le Tome I do mes Études, Inlroduclion, p. 19, ss.
INTRODUCTION. 17
citoyen n'était rien. Le citoyen n'était donc pas libre. Nous
comprenons la prédominance de la cité chez les Grecs. Nés divi-
sés, ils tendaient à une séparation sans limite. Si cette tendance
n'avait pas trouvé de contrepoids dans l'esprit de cité, que serait
devenue la nationalité hellénique? Il n'y aurait pas eu d'association
possible, et sans lien social, les individus et les peuples les mieux
doués périraient. Il fallait donc plier les Hellènes sous les lois de
la cité, pour qu'il y eût au moins un centre d'unité. Tel est le but
providentiel de l'absorption de l'individu dans l'État qui caractérise
les cités de la Grèce. Mais il en résulta que, malgré le beau nom
de république, la liberté véritable manqua toujours aux citoyens
d'Athènes et de Sparte.
JX° 3. Rapports des cités entre elles. Absence d'unité.
I.
Le génie grec, incapable d'organiser l'unité dans l'intérieur de
la cité, eut encore moins la puissance de la réaliser entre les répu-
bliques qui se partageaient la Grèce. Tous les habitants de la
Grèce appartenaient à une seule race; ils parlaient une même lan-
gue, ils adoraient les mêmes divinités : c'étaient des éléments
d'union, mais l'esprit de division inné à la nation l'emporta.
La parenté des populations grecques est un fait acquis à la
science ('). On considérait autrefois les Pelages et les Ilcllènes
comme deux races différentes. Celte erreur remonte à Hérodote {-),
preuve sudisante que le souvenir de leur origine commune s'était
déjà perdu de son tenq)s chez les Pelages et chez les Hellènes.
L'opposition n'existait pas seulement entre les habitants actuels
et les populations primitives; d'une cité à l'autre les Grecs se
traitaient d'étrangers : avant que les guerres médiques les eussent
forcément ralliés autour de Sparte et d'Athènes pour défendre
(1) Ilermann, Griechische StaafsaltPilh., § 8. — Wachsmulh, Ilcllciiisclie
Allcrthumskunde, §§ 9, 10. — Dorfmidkr, De Graccia? primordiis. p. V-.'jf).
(2) Hcrod., 1,58; II, 52.
9
18 LA GRÈCE.
la liberté cominuue, ils ne portaient pas même un nom générique
qui les distinguât des Barbares. Les habitants de la Grèce n'avaient
donc pas conscience des liens du sang qui les unissaient. L'unité
de langage est l'expression la plus évidente de l'unité d'origine;
mais les dialectes de la langue grecque servirent à perpétuer la
division qui existait entre les diverses tribus. Un ardent apologiste
du christianisme naissant, pressentant en quelque sorte le schisme
que la Grèce introduisit dans la religion universelle, reproche aux
Grecs l'esprit de division qui se manifeste jusque dans la variété de
leurs dialectes (^). Le reproche n'est pas puéril, comme on pourrait
le croire; il a un fond de gravité incontestable. Dans aucun pays
de l'Europe la langue parlée n'est encore parvenue à une unité
complète, mais les variétés qui s'y produisent ne dépassent pas le
langage populaire; la Grèce seule a une littérature également par-
faite dans trois ou quatre dialectes divers. N'est-ce pas une image
du génie grec, riche d'une variété infinie, mais incapable de s'éle-
ver à l'unité?
Dans l'ordre politique, la division était bien plus profonde. Les
traditions sur les Pelages nous montrent la population primitive de
la Grèce divisée déjà en un grand nombre de petites tribus, sans
cohésion, sans lien (^). L'invasion dorienne apporta un nouvel élé-
ment de séparation ; quoique ayant la même origine, les Doriens et
les Ioniens différaient sous tant de rapports, qu'ils semblaient
appartenir à des races diverses. De tout temps, dit Thucydide, ils
furent eunemis('). Cette hostilité avait sa source dans les idées
politiques des deux peuples. Les Doriens avaient le génie aristo-
cratique, tandis que les Ioniens ne voyaient de liberté et de bonheur
que dans la démocratie; or, entre l'aristocratie et la démocratie il
n'y avait pas de paix possible.
La religion aurait pu faire des Grecs un seul peuple , malgré la
diversité des intérêts politiques. L'Inde et la Judée étaient également
divisées en tribus indépendantes ou hostiles; mais la religion unis-
(1) Tatian., Orat. contra Groec, cl : « y-6-joiç 'ju.vj à.nofÀ'^jr,v.î, u:r,rTi vj -vX:
6w.i.),(.ci;i; op.o«Gd'j£Îv. »
(2) Hçi-mann, Griech. StaatsaU., § 6.
(3) ThucycL, VI, 82.
INTRODUCTION.
19
sait tous les seclaleurs de Brâhma, de même que la nationalité des
Hébreux était fondée sur le culte de Jchova. Chez les Grecs, la reli-
gion ne pouvait pas avoir la puissance qu'elle a dans les sociétés théo-
cratiques. Il y avait dans l'essence même de leur culte un principe
fondamentalement contraire à la notion de l'unité, la pluralité des
dieux. En vain le polythéisme se donna un chef; Jupiter était si
loin d'être le Dieu tout-puissant, qu'il reconnaissait au-dessus de
lui une force inconnue, la fatalité. Cependant la religion est de son
essence un lien entre les hommes; elle relie les individus, les
familles, les tribus, en attendant qu'elle associe les nations. La
religion a aussi été pour les Grecs un germe d'unité, par elle-même
et par les institutions sociales qui s'y rattachent. Les oracles furent
un centre religieux pour la Grèce ('), et même un lien entre les
Grecs et les Barbares. Le dieu de Delphes ne fut pas sans in-
fluence sur l'unité intellectuelle de la Grèce. Ce fut sous son inspi-
ration que de nombreux essaims de colons répandirent la gloire du
nom hellénique dans le monde entier : un culte commun les ratta-
chait à la mère patrie. C'est aussi sous les auspices de la religion
que se célébraient les jeux publics dans lesquels les Grecs voyaient
déjà un lien de leur nationalité. Le conseil amphictyonique était
également une institution religieuse.
IL
Si les éléments d'unité qui existaient dans la société grecque
s'étaient dévelo|)|)és, la Grèce aurait pu devenir une fédération
puissante j mais la tendance à la séparation avait bien plus de
force. A peine des dangers communs parvinrent-ils à associer tem-
porairement les diverses républiques contre l'étranger. Sortis vic-
(1) Platon est l'organo de la conscience grecque quand il déclare que sa cite
consultera l'oracle de Delphes sur les lois et les cérémonies du culte [Lcyj., VI,
75!), C), sur la nature des sacrifices et sur les divinités ;nix(iuelles il slmm le plus
avantageux de sacrifier (/.eyj/., VII!, in.). C'est encore à Apollon Delphien (jue
l'auteur de laUcpublique réserve les lois concernant la construction des temples,
les funérailles et les cérémonies qui servent a apaiser les mânes des morts (Rcp.,
IV, 427, IJ).
20 LA GRÈCE,
lorieiix de leur lutte contre les Perses, les Grecs eurent conscience
de leur supériorité; ce sentiment fut pour ainsi dire le fond de la
nationalité hellénique. Les Grecs ne se sentaient une nation que
par leur li;iine et leur mépris pour les Barbares. Toutefois les
guerres médiques ne créèrent pas une véritable unité. Ce fut sous
le coup de la nécessité que les Hellènes se donnèrent des chefs;
ils reconnurent rhégémonie(') des Lacédémoniens, parce que c'était
le seul moyen de lutter avec avantage contre leurs redoutables en-
nemis. iMais la politique de Sparte se montra dès lors ce qu'elle a
toujours été, étroite et incapable. Une noble ambition poussa les
Athéniens à s'emparer du commandement qui échappait aux mains
impuissantes tout ensemble et tyranniques des Spartiates. Ils firent
trembler le Grand Roi sur son trône. Le rôle d'Athènes est moins
glorieux dans ses relations avec ses alliés. On peut lui reprocher
de n'avoir pas organisé la Grèce sur les bases d'une confédération
qui aurait concentré les forces nationales, tout en laissant aux
cités une indépendance suffisante dans la sphère de leurs intérêts
particuliers. Mais le reproche s'adresserait avec plus de justice à
l'antiquité tout entière. Aucune des cités qui s'élevèrent par leur
puissance au-dessus de leurs rivales ne songea à fonder l'unité sur
l'association. Elles n'eurent toutes qu'une ambition , celle de domi-
ner : Carthage assujettit les colonies phéniciennes, ses sœurs : Rome
n'eut jamais l'idée de constituer une Italie indépendante et forte.
Cependant le peuple roi avait au moins le génie de la domination ;
sans ouvrir la cité à ses alliés, il leur accorda des droits plus ou
moins étendus: c'était un commencement d'association qui finit par
l'union complète des vainqueurs et des vaincus. La Grèce manquait
de ce génie du conquérant. Athènes exerça sur ses alliés le droit du
plus fort. Alors Sparte appela les Grecs à la liberté, mais la liberté
ne fut pas le prix du combat; Sparte sacrifia la gloire et l'indépen-
dance de la Grèce à son ambition égoïste. Sa chute fut juste comme
la justice divine. Deux héros brisèrent pour toujours la puissance
(I ) Le mot d'hégémonie exprime un commandement ; l'étendue de cette domi-
nation varia d'après les circonstances {Manso, Sparta, T. III, Beyiage 15, Ueber
Begriff und Umfaug der griechischen Hégémonie).
INTRODUCTION. 21
lacédémonieuno et donnèrent à leur patrie une suprématie tempo-
raire; mais Tlièl)cs fut aussi oppressive que Sparte et Athènes, et
elle abaissa la Grèce devant le Grand Roi.
Ainsi Athènes, Sparte et Thèbes, essayèrent successivement de
fonder l'unité de la Grèce à leur profit; la tentative échoua. Les
Hellènes étaient incapables de se donner une organisation assez
forte pour maintenir leur liberté et leur indépendance. Ils atten-
daient un maître; ce fut un bonheur pour eux et pour l'humanité
qu'ils le trouvèrent dans leur propre sein. Mais la suprématie
macédonienne était infectée du même vice que les hégémonies;
c'était une loi imposée par le vainqueur, et non une libre associa-
tion des forces helléniques. Les Achéens organisèrent les premiers
une confédération proprement dite : cette formede gouvernement au-
rait pu concilier l'indépendance si chère aux républiques grecques
avec la force sans laquelle il n'y a pas de grande nation. Malheu-
reusement il était trop tard; la nationalité hellénique était déjà en
pleine décadence. Rome mit fin aux agitations qui ne faisaient
que troubler la Grèce et ruiner ce qui lui restait de vie. L'unité
que la Grèce avait été incapable de fonder dans l'intérieur de ses
cités et entre elles, le peuple roi sut l'imposer au monde.
I V. Pourquoi la Grèce ne forma pas une nation. Sa mission.
Si les Grecs avaient été unis, d'il Aristote, ils auraient pu con-
quérir l'univers ('). Faut-il regretter que la race hellénique n'ait
pas eu cette carrière brillante? C'est comme si l'horfime devait
regretter qu'il n'est pas un être d'une espèce difTérente. Chaque
peuple, comme chaque individu a sa mission : s'il la remplit, il
mérite d'être glorifié. Avant de condamner l'esprit de division qui
conduisit la Grèce à sa ruine, il faut voir si ce vice de sa constitu-
tion n'était pas précisément le défaut qui accompagne toujours la
qualité dont il est le revers.
Le comte de Maistre remarque avec raison qu'un cai'aclère par-
(I) Arim., l'olil., Vil, G, I.
22 LA GRÈCE.
liculier de la Grèce et qui la distingue de toutes les nations du
monde, c'est l'inaptitude à toute association politique ou morale :
elle est née divisée, dit-il. « Les Grecs, ajoute le célèbre écrivain,
brillèrent sous cette forme, parce qu'elle leur était naturelle et que
jamais les nations ne se rendent célèbres que sous la forme de
gouvernement qui leur est propre » H- Il y a une profonde vérité
dans ces paroles. Appelés à agir sur le monde par la philosophie,
la littérature et les arts, il fallait aux Grecs une organisation qui
laissât la plus grande liberté à l'action de toutes les facultés humai-
nes. Telle est la raison providentielle de la variété inflnie de terri-
toires, de dialectes, de constitutions et de cultes qui caractérise
la Grèce. Les Grecs n'ont jamais formé un peuple, un état; mais
si l'unité politique leur a manqué, ils ont eu à un haut degré l'unité
intellectuelle qui constitue la civilisation d'un peuple. Terre privi-
légiée de l'intelligence, la Grèce était une nation par la culture in-
tellectuelle. Le Grec ne se distinguait pas de l'étranger comme
Grec ; Hellène était synonyme d'homme civilisé (^), et comme tel
il s'opposait avec orgueil aux Barbares qui ne parlaient pas sa lan-
gue harmonieuse, qui ne participaient pas aux bienfaits de sa civi-
lisation. Cette unité intellectuelle sulïisait aux Grecs pour remplir
leur mission ; pour mieux dire, l'unité politique, telle que Rome l'a
conçue et réalisée, aurait été le plus grand obstacle au développe-
ment du génie hellénique. Il y a un rapport remarquable entre la
destinée de la Grèce et celle de l'Allemagne. Les populations ger-
maniques, pas plus que les Hellènes, ne sont arrivées à l'unité, et
l'absence d'unité a été pour elles une cause de faiblesse politique.
Mais quel magnifique dédommagement la Providence leur a donné
dans le domaine intellectuel? L'Allemagne et la Grèce sont la
patrie de la pensée, de la poésie, de la science. Celte gloire vaut
bien celle de Rome. Qu'est-ce que Rome aurait été, et que serait
(-1) De Maistre, Du pape, livre IV, ch H et 9.
(2) ToTOÛTOv (?à7ro)i)>ot77£v r, Txokiç t/j.w TTîpl rô (fpovîlv -/.cù Ikyst-J toÙ; àX^ov;
àvOpw/TO'uç, cjcO' oî Taùrvjç p.aOv5Tal twv «)v)>wv SirJàrjy.cô.oi ^îy^'iacrt, x.at tô twv
'E/Avjvojv ovopa 7r£7rot/;-/î fx/j/Jn toO yâvOLi;, ùWà tôç (?iavo(.«; c?oz£tv stvai, xai
fxâW.ov "E)./j;vaç xalîtcôat toù; zf,ç 7rai(?£v(T£w; T/j; r,iiî7kpo!.ç r, toù? rf,ç xotvô;
(f'jfjîMi iit-ty^o'JTcr; {Isocrat., Panegyr., no 50).
INTUODLCTION. 25
devenu le monde moderne sans le génie libre et civilisaleur des
Hellènes?
Les Grecs sont le peuple civilisateur par excellence; c'est dire
que leur brillante culture ne devait pas rester concentrée dans les
limites étroites de la Grèce. CoFiime les grands génies, les races
douées de facultés supérieures, ne sont placées au-dessus des autres
peuples et des autres hommes que parce qu'elles ont de plus grands
devoirs à remplir. Destinée à être le domaine commun de l'huma-
nité, la civilisation hellénique devait être répandue dans le monde
connu des anciens. C'est la guerre qui fut l'instrument le plus puis-
sant de cette propagande. Le grand conquérant du dix-neuvième
siècle a pris eu pitié les luttes des populations grecques (') ; il ne
comprenait pas l'intérêt qui s'attachait aux hostilités de républi-
ques dont plusieurs n'étaient pas plus grandes que Saint-Marin. La
petitesse des moyens a fait méconnaître à Napoléon la grandeur
des résultats. L'Asie rassemble toutes ses forces pour écraser le
monde européen qui ne fait que de naître; dans les desseins de la
Providence, la victoire ne pouvait être douteuse : la gloire des
Grecs est d'avoir été élus pour les exécuter. De plus sanglantes
batailles ont été livrées que celles de Marathon , de Salamine et
de Platée; il n'y en a pas de plus importantes pour l'avenir du
monde : elles ont refoulé en Asie le despotisme oriental, elles ont
assuré à lOccidcnt l'indépendance nécessaire à l'accomplissement
de sa destinée. Victorieuse, la Grèce met sa liberté à profit pour
développer les riches facultés qu'elle a reçues de la nature. Alors
commence la réaction de l'Europe contre l'Asie. Il ne suHit pas à
la Grèce d'être libre, elle veut répandre au-dehors la vie qui
déborde dans son sein; elle doit rendre à l'Orient le bienfait de la
civilisation à laquelle elle a été initiée par l'Orient. Athènes ouvre
celte lutte glorieuse qui est continuée avec éclat par Alexandie.
Quelque hautes que fussent les pensées du héros grec, il ne pou-
vait pas pressentir la grandeur de sa vocation. L'extension de la
(I) "Qu'est-ce que celle lutte (luorelleuse de deux ou trois petites démocraties,
de deux ou trois misérables cités? Les Ilomains ont coïKjuis le mondée! l'oiiL
changé. » l'aioles ûi^Nopotcon a WieJand.
24 LA GRÈCE.
civilisation hellénique fut le moyen que la Providence employa
pour préparer les nations barbares au bienfait de la foi chrétienne.
Il n'y a pas de peuple, pas même le peuple de Dieu, qui ait pris
une part plus grande à l'établissement du christianisme que la race
hellénique. L'Évangile est écrit dans la langue des Hellènes; ce
sont des penseurs grecs qui formulent les dogmes chrétiens, le
culte primitif est tout grec. Cependant les derniers des Hellènes
protestent contre la religion de mort que les disciples du Galiléen
prétendent mettre à la place de la religion vivante de la Grèce. Un
empereur de génie, organe de cette opposition, proclame que jamais
un vrai Hellène ne se convertira à l'Évangile. Ainsi la même nation
qui a préparé le christianisme, qui l'a constitué, organisé, répandu
dans le monde, le répudie! La contradiction s'explique facilement.
S'il est vrai que la Grèce a eu pour mission d'initier l'humanité à la
religion chrétienne, il est vrai aussi qu'il y avait dans l'hellénisme
un élément que le christianisme ne pouvait pas accepter, c'est la
liberté de penser, dont les néoplatoniciens furent les derniers or-
ganes. En apparence, la liberté succombe, le Galiléen l'emporte
sur Julien l'Apostat. Mais la liberté est indestructible. Quelques
siècles se passent, et les Hellènes sortent de leur tombeau pour
livrer un nouveau combat contre le despotisme intellectuel qui pèse
sur la chrétienté; cette fois le libre génie de la Grèce triomphe sur
la sombre théologie du moyen-àge. Il subjugue jusqu'à ses ennemis
naturels : les princes de l'Église ont horreur de la barbarie des
apôtres, séduits et enivrés qu'ils sont par le charme d'Homère et
de Platon. L'hellénisme Irône jusque sur le siège de saint Pierre.
Vainement la réaction catholique le chasse du Vatican, il conserve
l'empire des âmes. Ceux-là mêmes qui se mettent à la tête du mou-
vement catholique et qui tentent de ramener l'humanité aux autels
qu'elle a désertés, lui donnent entrée dans leurs écoles, et il con-
serve la haute main dans l'enseignement jusqu'à nos jours. Notre
éducation littéraire se fait sous l'inspiration des Grecs et des Latins
leurs élèves, et en dépit des clameurs de nouveaux Barbares, elle
restera classique. Cependant les Barbares du dix-neuvième siècle
ont raison au point de vue de leur étroite orthodoxie : le génie de
la Grèce est l'ennemi-né du christianisme; lui donner la direction
INTRODUCTION. 2o
lie la jeunesse, c'est livrer le monde à la libre pensée. Telle est en
effet la destinée de l'avenir. Nous le demandons maintenant : y a-t-il
une plus magnifique mission que celle des Hellènes dans le domaine
inlellecluel et moral? Ils ont préparé le christianisme, et une grande
part de l'influence civilisatrice exercée par la religion chrétienne
leur appartient. iMais ce qui caractérise essentiellement la Grèce,
c'est la liberté de penser ; par là elle est devenue un élément impé-
rissable de la civilisation. L'humanité vivra encore de la vie hellé-
nique, alors que les religions du passé ne seront plus que de l'his-
toire.
§ VI. Pourquoi la Grèce fait place à Rome.
La Grèce ne remplit directement qu'une partie de sa glorieuse
tâche. C'est à peine si elle entama l'Inde brahmanique; elle eut peu
d'influence sur les théocraties ; sa civilisation ne jeta de profondes
racines que dans l'Asie occidentale. Par suite de la conquête macé-
donienne, une grande partie de l'Orient devint grecque; la langue
des vainqueurs se maintint même dans les pays où la domination des
successeurs d'Alexandre fut remplacée par des dynasties indigènes.
Les Parthes subirent l'influence du génie hellénique. Un triomphe
plus singulier lui était réservé: les adorateurs de Jéhova oublièrent
leur langue sacrée et écrivirent dans l'idiome des vainqueurs.
L'hellénisme domina l'antique sacerdoce de l'Egypte; il pénétra
sous les Ptolémées jusque dans l'Abyssinie. La Grèce envoya aussi
des colonies sur les bords de la Méditerranée, mais elle ne parvint
pas à dompter les Barbares de l'Occident. Sur les côtes de l'Afrique
s'éleva une république puissante qui non-seulement empêcha les
colons grecs de s'étendre, mais compromit même leurs établisse-
ments en Sicile. Les cités de la Grande Grèce restèrent toujours
faibles; les populations guerrières de l'Italie, la confédéralion des
Étrusques, la puissance croissante de Uome étaient des obstacles
à l'extension de l'élément hellénique. Kn Espagne, la race phéni-
cienne l'emporta sur sa rivale. Dans les Gaules, les Grecs ne dépas-
sèrent guère les rivages de la mer. Ils eurent à peine connaissance
des iles britanniques et de la Germanie.
26 LA GRÈCE.
Ainsi rOccident, quoique entame par la civilisation hellénique,
résista à son action; la barbarie était la plus forte, et menaçait de
détruire les germes d'humanité que la Grèce avait déposés dans son
sein. Pour amener ces rudes populations à la civilisation, il fallait
le bras puissant d'un conquérant. Alexandre avait porté sa pensée
sur le monde européen , encore couvert de ténèbres; mais il man-
quait au génie guerrier du héros macédonien un peuple capable
de s'associer à ses vastes desseins. La Grèce n'avait pas l'unité
de vues et de forces nécessaire pour vaincre et gouverner le
monde. Épuisée par ses luttes intestines, elle devait faire place à
un peuple moins brillant par les dons de l'intelligence , mais dont
toutes les qualités étaient en harmonie avec sa destinée. Rome
accomplit ce qu'Alexandre avait rêvé. Lorsque l'œuvre de la con-
quête fut achevée, le génie de la Grèce reparut pour continuer sa
mission; les Grecs vainquirent leurs vainqueurs et conquirent,
sous le nom de Rome, le monde entier à la civilisation.
-vJV^j\AAA/v^
LIVRE PREMIER
§ I. L'âge héroïque est celui du droit du plus fort.
Les siècles héroïques ont un charme particulier pour les peuples
civilisés. L'homme y paraît clans toute l'énergie de sa nature pri-
mitive : mélange de grandeur et de férocité, de générosité et de
barbarie, son existence aventureuse, embellie par les poètes, est
presque enviée par Thomme des temps modernes dont la vie pai-
sible s'écoule dans une fatigante régularité. Mais les regrets que le
passé inspire sont toujours l'effet d'une illusion. L'humanité s'est
longtemps fait une fausse idée de l'héroïsme antique; elle transpor-
tait dans ces âges fabuleux une partie des rêves de perfection
qu'elle aimait à placer au berceau des sociétés. Aujourd'hui les
tableaux poétiques des temps primitifs ne trouvent plus croyance;
la comparaison de celte histoire imaginaire avec la réalité n'en est
pas moins intéressante, car elle met au jour la marche progressive
du genre humain.
Le dix-huitième siècle, peu héroïque de sa nature, commençait à
voir dans les mœurs décrites par Homère plus de barbarie que de
poésie, quand un savant académicien prit la défense des vieux
temps et des vieilles idées ('). « Il faut se garder, dit Rochcfort,
(1) Wachsmuth, .lus Rcntium quale obtinucrit apiitl Grœcos anlc bellonim
cum Pcrsis gostoriitn initium, p. G-46.
(2) liochefort, Mémoire sur les mœurs des temps héroïques, dans le T. XXXVI
des Mémoires de l'Académie des hiscnplions.
28 LA GRÈCE.
(le confondre Tàge héroïque avec les temps barbares; les senli-
ments d'iiiimanilé avaient établi entre les hommes les lois sacrées du
droit naturel; la guerre, loin d'être un brigandage, avait ses règles
et ses limites; dans les relations des héros régnaient la générosité
et la délicatesse qui distinguèrent plus tard la chevalerie chré-
tienne; ils embrassaient la Grèce entière dans leur affection. » Si
l'on prenait le contre-pied de ce tableau de fantaisie, l'on aurait à
peu près la vérité. Dès le dix-septième siècle, un écrivain de génie
marqua le véritable caractère de l'héroïsme antique ('). L'ouvrage
de Vico n'eut aucun retentissement en France, mais le courant
des idées nouvelles influa sur l'appréciation des temps héroïques.
Le bon sens de Goguet se refusa à voir un âge chevaleresque
dans une époque souillée par les crimes les plus atroces (^). Voltaire
fit la satire de ces temps, « où l'on s'égorgeait pour un puits et une
citerne, comme on fait aujourd'hui pour une province » f). Le
charme était rompu. Grâce à l'intelligence historique qui distingue
notre siècle, la science a assigné aux héros d'Homère leur véritable
place dans le développement de l'humanité : l'âge héroïque n'est
plus considéré comme un idéal, mais comme une époque de transi-
tion entre la barbarie et l'état policé {^).
Homère, voulant donner une idée de la puissance de Jupiter, se
sert de celte image célèbre de la chaîne d'or qui a exercé la saga-
cité de tous les interprèles. Après avoir défendu aux dieux de s'op-
poser à ses desseins, le maître de l'Olympe menace celui qui por-
terait secours aux Grecs ou aux ïroyens de le jeter dans le sombre
Tartare : « Alors il reconnaîtra combien je l'emporte en puissance
sur tous les immortels. Voulez-vous l'éprouver vous-mêmes, dieux
et déesses? Eh bien, du haut du ciel suspendez une chaîne d'or, à
laquelle vous vous attacherez tous ; vous ne pourrez faire descen-
dre sur la terre, Jupiter, votre Seigneur, quels que soient vos
efforts. Mais, à mon tour, lorsque je le voudrai, moi, je vous enlè-
(1) Vico, la Science Nouvelle, livre II, cb. 6, § 8; livre III, ch. 1.
(2) Goguet, De l'origine des lois, T. IV, p, 392 et suiv.
(3) Voltaire, Dictionnaire philosophique, au mot Alcoran.
(4) Grole, History of Greece, T. II, p. 79-130, odit. de i8l9.
i.'age héroïque. 21)
verai aisément avec la tene et la mer elle-même; et si je fixe celte
chaîne à l'extrémité de l'Olympe, tout Tunivers sera suspendu
devant moi, tant je suis supérieur en forces aux dieux et aux hom-
mes »('). Cette fiction du poêle est un symbole admirable de la
toute-puissance divine, qui dans les idées de l'âge héroïque repose
sur la force physique (-). La société des dieux est le reflet de la
société des hommes. Les héros d'Homère ne connaissent qu'une
vertu, la vigueur et l'agilité du corps. « Il n'est pas de plus grande
gloire pour un homme, dit leur chantre, que d'être habile à s'exer-
cer des pieds et des mains '>(°). Les qualités morales n'ont pas
même de nom dans le langage de ce temps, comme elles n'en ont
pas chez les sauvages de l'Amérique (*) ; la vertu par excellence est
la vertu guerrière, et dans les luttes des héros, c'est la force cor-
porelle qui domine.
La force ne donne pas seulement la victoire sur le champ de
bataille, elle est le seul droit que reconnaissent les hommes. Mal-
heur à tous les êtres faibles! ils sont écrasés par les plus forts.
Écoutons les lamentations d'Andromaque : « Le jour qui le rend
orphelin, laisse un enfant sans protecteur; pauvre, il aborde les
anciens amis de son père, arrêtant celui-ci par son manteau, celui-
là par sa tunique. L'homme qui aura encore ses parents l'éloignera
de sa table, en le frappant de ses mains et en lui adressant ces
reproches amers : Retire-toi, puisque ton père ne partage plus nos
festins. Ainsi tout en pleurs, l'enfant reviendra auprès de sa mère,
veuve délaissée »H. Le sort de la veuve était aussi déplorable que
celui de l'orphelin : « Si par ta mort tu m'abandonnes, dit Tecmesse
à Ajax, songe que ce jour-là même, victime de la violence des Grecs,
je serai réduite en esclavage avec ton lîls. Et bientôt un de ces
nouveaux maîtres m'insultera par des paroles amères : Voyez,
dira-t-il, l'épouse d'Ajax, qui fut le plus vaillant des Grecs, contre
(1) Iliad., Vin, 16-27 (traduction ûc Barcslc et de Dugas-Monlbel).
(2) Iliad., XV, 18, sqq.
(3) Of/ys.9., VIII, 148.
(4) La Condamine, Relation de la Rivière des Amazones, p. 54-53.
(5) Iliad., XXII, 482-499, traduction de Montbel cl doBarestc.
50 LA CRKCR.
quelle servitude elle a échangé un sort digne d'envie » {')! Les héros
eux-mêmes éprouvaient les funestes elTets de la violence qu'ils pra-
tiquaient : lorsque, chargés d'années, ils ne pouvaient plus manier
leurs armes redoutables, de plus jeunes et de plus forts les chas-
saient de leurs domaines (-).
Quels devaient être les rapports de ces hommes qui ne respec-
taient ni l'enfance, ni la vieillesse, ni la faiblesse du sexe? La
force brutale régnait partout. L'enlèvement des femmes était une
chose habituelle : les nombreux prétendants d'Hélène s'obligèrent
par un pacte solennel, confirmé par des imprécations terribles,
« à secourir celui d'entre eux qui épouserait la fille de Tyndare, si
quelque ravisseur venait la lui enlever, à lui faire la guerre et à
ruiner sa ville »(^). Les actes de violence étaient journaliers : les
voisins se volaient leurs troupeaux, seule richesse de cet âge. C'est
là le sujet habituel des exploits que les héros d'Homère aiment à
raconter (''). Les brigandages n'étaient pas réprouvés par la con-
science publique, le vol n'avait rien de déshonorant; le voleur ne
s'en faisait scrupule que lorsqu'il était pris sur le fait {^). Homère
vante l'aïeul d'Ulysse, parce qu'il l'emportait sur tous les hommes
par le volet par l'habileté à le nierC^). Platon blâme vivement le
poëte,dc ce qu'il paraît fyire consister la justice dans l'art de déro-
ber et de tromper avec adresse : le reproche ne devait pas s'adres-
(1) SopIwcL, Ajax, v. 510, sqq.
(2) Odyss., IX, 494, sqq.
(3) Enrij)., Iphigcn., v. 37, sqq. — Isocrat., Helen. laud., n" 40.
(4) Iliad., XI, 670-683; I, 154. — Odyss., XI, 401, sq. ; XXIV, 111. Cf. Feith,
Autiq. Homer., IV, 7, 2.
(5) Suidas, v K)i7rTV3; : « To rra/aiov où c^tsSJplïîro ri y.\oTzTt, si pv? '^wpaOài; ô
■jCkÏTz-M-j xjKYipyjy. Cf. Feith, II, 9.
(6) Odyss., XIX, 395. Ce vers a beaucoup embarrasse les admirateurs de l'ûge
héroïque. Madame Dacier, pour sauver l'honneur de ses héros, traduit à faux :
o Prince qui surpassait tous ceux de son temps en prudence et en adresse pour
cacher ses desseins et pour surprendre ses ennemis et en bonne foi pour garder
religieusement sa parole et ne violer jamais ses serments. » Cependant Platon
aurait dû apprendre à la savante traductrice le véritable sensderélogo qu'Homère
fait d'Autolycus. Le philosophe fait la satire de la morale du poète; il dit que
d'après Homère l'homme juste est un fripon, et la justice l'aride dérober pour
le bien de.sesamis et pour le mal de ses ennemis [Plat., Rep., I, p. 33i, A. B.).
l'âge IIKROÏQIE. 51
ser à Homère, mais aux temps barbares qu'il décrit. Au point de
vue de Platon et de la morale moderne , le héros de l'Odyssée n'est
qu'un pirate et ses voyages ne sont qu'un long brigandage. En quit-
tant Ilion, les vents le poussent vers le pays des Ciconiens:« Il
ravage leur cité, fait périr les habitants, enlève les jeunes femmes
et de nombreuses richesses, puis il exhorte ses compagnons à fuir
d'un pas rapide. «Tel est le début du récit qu'Ulysse fait àAlcinous
de SCS courses aventureuses; c'est par des exploits de cette nature
«qu'il se fit connaître à tous les hommes, et que sa gloire monta jus-
qu'au ciel »(').
Ces actes de violence provoquaient des représailles sanglantes.
Le meurtre vengeait le meurtre : « Que la langue ennemie soit pu-
nie par la langue ennemie ; mal pour mal : telle est, dit Eschyle,
la sentence des vieux temps »n. C'est la vengeance qui est la jus-
tice des peuples barbares; aussi en rapportait-on l'origine à Rha-
damanthe, l'un des juges des enfers, comme s'il s'agissait de l'éta-
blissement du droit (^). Se venger était plus qu'un droit, c'était un
devoir (*). Du sein des enfers monte la voix des victimes; elle sort
de leurs tombeaux pour demander le sang de leurs meurtriers :
malheur aux enfants qui n'écouleraient pas ces cris de douleur (') !
Les vivants n'attendaient pas que les morts fissent éclater leur
courroux; la vengeance était un bonheur pour ces hommes aux
passions ardentes : « leur plaisir le plus doux c'était de se réjouir de
l'infortune de leurs ennemis »['').
Poursuivies de père en fils, les vengeances remplissaient les
familles de sang et de meurtres Ç). Quelle race que celle des Atri-
des qui eurent le privilège de fournir des sujets tragiques aux
(1) Odyss., IX, 39, sqq. Cf. 19, sq.; XIV, 2G3, sqq.
(2) Eschyl., Choeph., v. 306-314.
(3) Tô 'Pv.o'/y.âvGyo; oi/.atciv. Ai'ist., Eth. Nicom., V, 5.
(4) n La torrcboit le sang du meurtre; ce sang sèche, mais la trace en reste
ineffaçable et crie vengeance »{Eschyl., Choepii., 04, sq.).
(ij) Eschyl., Choeph., v. :iGO. — Sophocl.. Kiect., 47o, sq.; U15, sq.; 360, 388,
30'i.
(G) Eurip., Ilerc, 939.
(7) Senec, Agam., v. 77, sqq. ; Thyest., Vi, S(|q.
32 LA GRÈCE.
poètes anciens et modernes ! Les crimes qui souillaient les héros se
reproduisaient sous mille formes dans la société. Des voleurs, des
brigands fameux pratiquaient le droit du plus fort dans leur
sphère : ils faisaient leurs délices de Timpudence et de l'outrage,
n'ayant d'autre but de leur activité que d'assouvir leur cruauté,
d'opprimer et de détruire tous ceux qui tombaient dans leurs
mains (').
§ II. Lutte contre la violence.
La société, livrée au droit du plus fort, périrait; l'instinct de la
conservation fit surgir du sein de la barbarie l'idée du droit et
de l'ordre. Ce sont les dieux qui ouvrent la lutte : rien de plus
célèbre dans l'ancienne mythologie que leurs combats contre les
indomptables fils de la terre. Pleins d'audace et d'orgueil, lesTitans
se flattent d'assurer leur puissance par la seule force; mais ils sont
vaincus et jetés dans le Tartare (-). Les dieux trouvent des ennemis
plus nombreux et plus redoutables dans les géants. On a vu dans
la gigantomachie un emblème des révolutions subies par la terre C");
ne serait-ce pas plutôt un souvenir de l'intervention du droit dans
le règne de la force brutale (*)? Il y a dans la tradition sur celte
lutte célèbre une circonstance qui semble indiquer qu'il ne s'agit
pas seulement de la nature physique, mais que l'homme y joue le
rôle principal. Un oracle annonça aux dieux qu'ils ne pourraient
vaincre les géants qu'avec l'aide d'un mortel; ils s'associèrent
Hercule, et la race des géants fut exterminée (^). Ce mythe renferme
une profonde vérité. C'est aux hommes à dompter, par des efforts
incessants, la résistance qu'ils trouvent dans la nature extérieure,
et à surmonter les obstacles plus sérieux que leurs passions op-
posent aux progrès de l'humanité. Le règne de la violence ne pou-
Ci) Plutarch., ïhes. 6.
(2) Eschyl., Prometh., v. 199-208. — Apollod., Bibl., I, 1, 1. 2.
(3) Boulanger, l'antiquité dévoilée, livre I, ch. 6.
(4) Boettiger, Kunstmythologie, T. II, p. 81-85.
(5) Appllod., Bibl., I, 6, I. 2.
L AC.F. IIKHUKJIF.. 00
vait être transformé en un état légal que par la puissance de la
volonté humaine.
Le mal était considérable. Il sembla à la postérité que les hom-
mes qui lenlcrent la lutte glorieuse du droit contre la force étaient
doués d'une nature divine ; reconnaissante des bienfaits qu'elle leur
devait, elle les éleva au rang des dieux. La Grèce rapporta à
quelques noms une gloire qui doit élre le partage de générations
entières. Hercule est en quelque sorte l'idéal de l'humanité, tel
qu'on le pouvait concevoir dans l'âge héroïciue, avec ses grandeurs
et ses faiblesses. C/est le héros par excellence , et son héroïsme est
un amour actif du genre humain ('). A lui était réservée par le des-
tin la mission de délivrer Prométhée, le bienfaiteur des hommes(-).
Lui-même fut pour la terre un nouveau Prométhée. Il combattit le
mal sous toutes ses manifestations. La force brutale s'exerçait sur-
tout sur les êtres qui n'avaient d'appui ni dans le droit qui était
ignoré, ni dans les sentiments d'humanité qui étaient également
inconnus. Un des célèbres travaux du héros grec consista à faire
dévorer Diomède par les cavales que celui-ci nourrissait de la
chair des étrangers. Busiris, dont le nom est devenu proverbial,
sacrifiait ceux qui abordaient sur les côtes inhospitalières de
l'Egypte; Hercule l'immola. Antée faisait mourir tous ceux qu'il
avait vaincus; Hercule l'élouffa à la lutte. Partout les brigands
tombaient sous ses coups {;■). Cependant il ne parvint pas à dé-
truire l'empire de la force; la tradition rapporte qu'à peine eut-
il quitté la Grèce, les brigandages débordèrent de tous côtés (*).
La gloire d'Hercule entlamma les héros du désir de l'imiter.
Thésée fut le |)lus illustre de ses rivaux. Il est vrai que le roi
d'Athènes est une fiction des poètes, plutôt qu'un personnage his-
torique; jaloux de la gloire de l'Hercule dorien, les Athéniens vou-
lurent lui opposer un héros dont les actions fussent tout aussi
éclatantes. Mais peu importent les noms de Thésée et d'Hercule;
(1) De lii son surnom de àî.sHizazo:, celui qui détourne le mal.
(2) Crcuzer, Symbolik, T. I, p. 96, ss., 3« ùdif.
(3) Diodor., IV, 8, sqq. — ApoUodor ., Bii)l., II, 5, 8, sqq.
(î-) l'iutarch., Thés., c. 6.
34 LA GRÈCE.
ce sont les faits sociaux révélés par les mythes qui seuls nous inté-
ressent. Applaudissons donc aux exploits de Thésée contre Sinnis,
Sciron et Procruste, qui tous se rendaient coupables de violences
contre les étrangers ('). Thésée et Hercule infligeaient aux brigands
les mêmes supplices que ceux-ci destinaient à leurs victimes : si
jamais le talion pouvait être juste, il l'eût été contre ces hommes
qui avaient imaginé mille tortures pour faire souffrir des inno-
cents.
I III. Piraterie, Guerre. Cruauté des mœurs héroïques.
Il fallut des travaux herculéens pour établir quelque ordre au
milieu d'un monde livré aux emportements de la force. Dans l'inté-
rieur des cités, la justice prit la place de la violence; mais les
héros ne songèrent pas à étendre leur action au-delà des limites de
ces petites associations. Dans les relations des peuples, le droit du
plus fort régnait toujours; le brigandage, réprimé par les lois au
sein de chaque état, s'empara des mers. Les poëmes d'Homère nous
montrent les mers couvertes de pirates (®). Peintre fidèle des mœurs
héroïques, le poète n'attache aucune idée déshonorante au brigan-
dage maritime. Télémaque et Mentor arrivent à Pylos; le vieux
Nestor leur prodigue tous les soins de l'hospitalité; quand ses
hôtes se sont rassasiés par une abondante nourriture, il s'informe
de leur sort : « Etrangers, qui êtes-vous? d'où venez-vous à tra-
vers les plaines humides? est-ce pour quelque affaire, ou parcou-
rez-vous les mers au hasard, comme des pirates qui errent sans
cesse en exposant leur vie et en portant le ravage chez des peu-
ples étrangers? »(') Considérée comme un exercice de la vertu
héroïque, la piraterie conduisait à la gloire. Les campagnes rava-
(1) Plutarch., Thés., 8, iO. — Diodor., IV, 50. — Apollod., III, 16, 1. 2.
(2) Odyss., XV, 385, 426; XVII, 425. — Hijmn. in Apoll., v. 453, sqq. — Cf.
Wachsmtith, Jus gentium, p. 45, note 4.
(3) Odyss., III, 7 1-74 (trad. de Bareste et deMontbel). Apollon adresse la même
question aux Cretois qu'il appelle à garder son temple [Hijmn. in Apoll., v. 453,
sqq.). Comparez Odyss., IX, 252, sqq.
L AGF. IIEROIQLK. 00
gées, les hommes égorgés, les femmes et les enfants enlevés, tels
étaient les exploits des héros. 11 n'y avait d'autre moyeu pour les
malheureux habitants des côtes de se mettre à l'abri de la violence
(lue de s'éloigner de la mer; aussi toutes les anciennes villes étaient-
elles bàlies sur des hauteurs éloignées des rivages (').
Pourquoi la piraterie, réprouvée aujourd'hui comme un crime,
était-elle honorée dans les temps héroïques? C'est que l'homme était
un ennemi pour l'homme, et contre l'ennemi tout paraissait licite; la
dévastation, l'enlèvement des personnes et des biens n'étaient pas
un brigandage, c'était le droit naturel du vainqueur. En réalité la
piraterie se confondait avec la guerre; elles avaient tant de rapport,
qu'il est dilTicile de les distinguer. A une époque plus avancée, la
guerre a pour objet la conquête et l'agrandissement de la domina-
tion du vainqueur. Dans les siècles héroïques, on voit à peine une
trace de conquête; les hostilités se passent en brigandages. Quand
elles prennent un caractère plus prononcé, elles tendent à l'exter-
mination des vaincus. Après la prise de Troie, les Grecs ne songèrent
pas à s'emparer du royaume de Priam ; la ville fut détruite, les
habitants tués ou emmenés en esclavage, le sol maudit (-J.
Comparée aux guerres des siècles héroïques, la conquête, si
décriée par les philosophes, est un véritable progrès; elle intéresse
le vainqueur à la conservation du vaincu, elle transforme les com-
bats à mort en luttes d'ambition qui deviennent profitables à l'hu-
manité. La condition des vaincus s'améliore à mesure que l'idée de
conquête se perfectionne; le conquérant commence par épargner
leur vie, il finit par respecter leur liberté, et par les associer à ses
propres destinées. Dans les temps héroïques, le sort des vaincus
était bien plus déplorable. La servitude, s<Mile humanité que connût
ranti(iuilé, ne profilait qu'aux femmes et aux enfants: les hommes
périssaient. Emporté par la passion, le vainqueur sacrifiait parfois
les prisonniers. Achille immola douze Troycns sur le bûcher de
Patrocle('). Ces affreux sacrifices se reproduisirent encore dans les
(1) Tbucyd., I, 5, 7.
(2) Strab., XIII, p. 41 V, éd Casaub. — Cf. Iliad., IX, 588, sqq.; I, 367; XXII,
6i ; VI, 58.
(r>) [liad., XVIM, 318, sqq., 330, sq.; XXIIL 175, sq.
oG LA GRÈCE.
temps hisloriques ('); cependant ils répugnaient à rimmanité des
Hellènes; l'action d'Achille est plutôt un effet de la passion que la
marque d'une pratique habituelle. Mais dans la fureur des combats,
le vainqueur accordait rarement la vie aux supplications du vaincu.
Adraste, tombé au pouvoir de Ménélas, embrasse ses genoux et
Implore la vie, en lui promettant une magnifique rançon ; le cœur
du héros grec est touché, quand Agamemnon accourt et menaçant,
s'écrie: « Homme faible, ô Ménélas! pourquoi prends-tu tant de
soin de nos ennemis? Certes, tu reçus dans ta maison de si grands
bienfaits des Troyens! Que nul d'entre eux n'échappe à la mort,
pas même l'enfant porté dans le sein de sa mère. Qu'ils périssent
tous dans les plaines d'Ilion, sans sépulture, anéantis pour jamais.»
Le poëte ajoute que par ses justes reproches, Agamemnon chan-
gea les sentiments de son frère, que celui-ci repoussa le Troyen
suppliant, et qu'Agamemnon plongea sa lance dans le flanc du
malheureux Adraste (-).
Nous voilà loin de l'esprit chevaleresque que les admirateurs de
l'âge héroïque supposaient aux guerriers d'Homère. Ce qui les
caractérise, c'est l'exaltation de la force brutale; rien de moins
noble, de moins généreux que leurs sentiments et leurs actions. La
barbarie des héros grecs se montrait surtout dans les outrages qu'ils
prodiguaient aux vaincus, preuve certaine que la grandeur d'àmc
leur faisait entièrement défaut. Ecoutez les transports de joie de
Patrocle, lorsqu'il voit tomber de son char Cébrlon, fils de Priam :
«Grands dieux, s'écrie-l-il, que ce guerrier est agile et qu'il plonge
facilement! Ah! s'il se trouvait dans une mer poissonneuse, il pour-
rait rassasier un grand nombre de convives en s'élançant de son
navire et en cherchant des huîtres, même pendant une tempête.
Comme du haut de son char il a plongé dans la campagne ! Il y a
donc aussi parmi les Troyens des plongeurs habiles » (^). La mort
(1) lienj. Constant, De la religion, XI, 2. — Real Ennjcîopddie der Alter-
tliiimsioissenschaft^Y" Sacrificium. — Maury, les religions de la Grèce, T. I,
p. 182-18G; T. Il, p. 101,53.
(2) Iliad.,Nl, 4-5, sqq. — Comparez l'admirable épisode do Lycaon et d'Achille
(Jliad., XXI, 64, sqq.).
(3) 7/mrf,, XVI, 742, sqq. — Cf. XIll, 305, sqq.; Xll, 122, sqq.
l'âge iiiinoïoL'i'' 07
même de ronnemi ne satisfaisait pas le cruel vainqiieui'; il mutilait
le cadavre, il se parait de ses dépouilles, semblable au sauvage qui
se plait dans le sang, plutôt qu'au guerrier qui cherche la gloire (').
De tout temps les hommes ont attaché une importance religieuse à
la sépulture des morts : outrager les cadavres, c'est pour ainsi dire
insulter au créateur. Les héros d'Homère sont prodigues de ces
injures. Dès le début de l'Iliade, le poète, pour faire connaître son
héros, dit qu'il précijjita dans les enfers les âmes courageuses d'une
foule de guerriers, et qu'il fit de leurs corps la proie des chiens et
des vautours. Tout ce que les mœurs héroïques avaient de cruauté
semble se concentrer dans la conduite d'Achille. Après la mort de
Patrocle, il ne respire que la vengeance et le carnage ("). Hector
pressent que la mort l'attend; désirant mettre son corps à l'abri des
outrages, il propose un traité à son redoutable rival. Achille lui
répond qu'il ne peut pas plus y avoir d'amitié entre eux qu'entre les
lions et les hommes, entre les agneaux et les loups. Hector succombe;
il supplie son vainqueur de rendre son corps à sa patrie,» afin (pie
les Troyens et les Troyennes lui élèvent un bûcher et lui rendent
les honneurs dus aux morts. » On dirait que la réponse d'Achille
sort de la bouche d'un sauvage : « Misérable, cesse de me sup-
plier... Que ne puis-jc avoir la force et le courage de dévorer tes
chairs sanglantes, pour me venger de tous les maux que tu mas
faits! Non, jamais personne n'éloignera de ta tête les chiens cruels,
non, lors même que tes parents m'apporteraient dix et vingt fois le
prix de la rançon et me promettraient de nouveaux piésents, lors
même que Priam voudrait te racheter au prix de l'or. Non la mère
ne pleurera pas son fils sur un lit funèbre; mais les chiens et les
vautours le dévoreront tout entier. » Hector meurt; Achille s'acharne
sur son cadavre; il le traîne dans la poussière devant les murs de
(I) Ajax, pour venger la mort d'Amphimaquc, coupe la tôte d'un chef Iroycn, ol
la lance à travers les deux armées en la faisant tournoyer comme une balle : la
tète va rouler sur la poussière jusqu'aux pieds dlleclor (Iliad., Xill, 203, siiq.)-
Asamomnon lue IIipi)Oloque, et de son glaive lui coupe les mains et tranche la
Iclc qu'il fait rouler comme un mortier de pierre au milieu des corn Itatlanis
{IIUul., XI, 143-147. Cl. XVIi, 34. sciq.).
(■1) y//ar/.,XIX, 21.1, S(i.
38 LA GRÈCE.
Troie (^). La mort du vaillant guerrier fut suivie de la ruine de sa
patrie; le sac de Troie offrit le speclacle de toutes les horreurs dont
se souillaient habituellement des vainqueurs avides de carnage. Ni
l'enfance ni la vieillesse ne trouvèrent grâce. « Aslyanax fut préci-
pité du haut de ces remparts, d'où sa mère lui avait montré Hector
combattant pour son fils et pour le royaume de ses pères » {-).
Priam fut tué aux pieds de l'autel par le fils d'Achille (^). Cassan-
dre, qui avait si souvent épouvanté les Troyens par ses sinistres
prophéties, embrassait une statue de Minerve; l'audacieux Ajax
l'en arracha avec une telle violence que la statue elle-même céda à
ses efforts (*). La crainte des dieux était un frein insuffisant pour
dompter les fougueuses passions de ces hommes de violence. Com-
ment s'en étonner, quand on voit les dieux partager les mauvais
penchants des hommes!
§ IV. La religion, premier principe dliumanité.
Du haut de l'Olympe, les dieux abaissent leurs regards sur la
ville de Troie. Les Grecs et les Troyens avaient remis la décision
de leurs différends aux chances d'un combat entre Paris et Méné-
las. Ménélas était vainqueur, la lutte était terminée. Jupiter de-
mande quelle est la volonté des immortels : « Rallumeront-ils une
guerre terrible et de funestes discordes, ou bien feront-ils naître
l'amitié entre les deux peuples? » Le père des dieux ne songeait
pas à sauver Troie d'une ruine inévitable; il ne voulait qu'irriter
Junon par ses paroles blessantes. Son irascible épouse laisse écla-
ter sa haine contre les Troyens. Jupiter raille l'acharnement qu'elle
met à renverser la ville d'Ilion : « Pour assouvir sa colère, dit-il, il
lui faudrait dévorer vivants Priam, ses fils et tous les Troyens. »
Cependant il a l'air de céder à ses exigences: mais il le fait à
(1) Iliad., XXII, 254, sqq.; 337, sqq.; 395, sqq.
(2) Ovid., Metam., XIII, 415, sqq.
(3) Virgil., yEueid., II, 506, sqq.
(4) Cycl. fragm., éd. Didot, p. 584.
l/AGli IIl':UOÏ(,U E. 59
legi'cl, « parce que Troie, parmi loiUes les villes a toujours été
chère à son cœur. » Jui)iter demande qu'en compensation Junon
n'arrête point sa vengeance , lorsqu'il désirera détruire une
ville où seront nés des mortels qu'elle aime. Junon n'hésite pas à
lui abandonner les cités qu'elle chérit entre toutes. Mais il y avait
un obstacle à ses vœux, le traité des Grecs et des Troyens. Le
moyen qu'elle suggère pour rallumer les hostilités est digne de
dieux adorés par des hommes de ruse et de violence : « Ordonne à
l'instant à Minerve, dit-elle, de se rendre au milieu des deux
armées et d'engager les Troyens à rompre la foi des serments, en
attaquant les premiers les Achéens. » Jupiter approuve cet avis; il
excite même l'ardeur de Minerve. La déesse exécute ses ordres, et
le traité est violé, sous l'inspiration des mêmes dieux qui avaient
été invoqués pour punir les infracteurs(').
La conduite des dieux pendant la guerre de Troie est toujours
en harmonie avec ces sentiments. Ce n'est pas la justice, mais la
passion qui les pousse à favoriser les Grecs ou les Troyens. Pour
Jupiter, la guerre est un spectacle auquel il se plaît, sans se sou-
cier du sort des combattants. Il permet aux dieux de descendre sur
la terre et de favoriser selon leurs désirs l'une des deux armées;
quant à lui, il reste sur le sommet de l'Olympe et il se réjouit en
contemplant la bataille; son cœur tressaille de joie (juand il voit
tous les dieux livrés à la discorde^. Les plus implacables ennemis
de Troie étaient Minerve cl Junon. Quelle était la cause de cette
haine profonde? C'est que Paris donna le prix de la beauté à Vé-
nus; c'est pour une injure personnelle qu'elles poursuivaient avec
tant d'acharnement la ruine de Priam et de son peuple (^). La ven-
geance des dieux comme celle des hommes ne fut assouvie que
lorsque la ville de Troie fut détruite. VinjUc les représente prenant
une part active à l'œuvre de destruction {*).
Cependant il y avait dans les dieux d'Homère, livrés en appa-
(1) lliad., IV, I, Sf[<i.
(2) lliad., XX, 22, sqq.; XXI, 383, sqq.
(.}) lliad., \IU, 376, scjq.; XX, 312, s(i<i.; XXIV, i3, ^([q.
(i) Virfj., .Ent'id., II, 008, sqq.
40 LA GRÈCE.
rence à toutes les passions humaines, un germe de sentiments
plus nobles qui, en se développant, introduisirent un peu d'hu-
manité dans les sanglantes querelles des peuples. La guerre avait
ses représentants dans l'Olympe, Mars et Minerve. Mars était le
dieu de la force brutale, vrai symbole d'un âge de violence. Insa-
tiable de combats, il se nourrit du sang des guerriers qui tombent
dans les batailles ('); la crainte et la discorde sont ses sœurs et
ses compagnes, la terreur est sa fille chérie; il ne connaît et ne
respecte aucune loi (^); il est odieux aux immortels comme aux
hommes : « De tous les habitants de l'Olympe, lui dit Jupiter,
c'est toi que je hais le plus. Tu n'aimes que la discorde, la guerre
et les combats... Si tu devais le jour à un autre dieu, dès long-
temps tu serais précipité dans des abîmes plus profonds encore
que ceux où j'ai précipité les Titans » ('). Minerve est aussi la
déesse de la guerre; mais elle en représente l'élément intellectuel;
et de même que la raison est destinée à l'emporter sur la force
brutale. Minerve est supérieure à Mars. Quand le terrible dieu de
la guerre veut prendre part aux luttes des Grecs et des Troyens,
pour venger la mort de son fils , Minerve lui arrache les armes,
en le traitant de divinité furieuse et insensée. Dans le célèbre
combat des immortels. Mars tombe sous les coups de Minerve (^).
Dès que l'intelligence intervient dans les combats, l'humanité
s'y introduit également. La raison se refuse à concevoir la guerre
comme une pure œuvre de destruction; un but moral peut seul
la légitimer à ses yeux. Ces idées ne dominent pas encore dans
la conception de Minerve, mais elles y sont en germe. JMars est le
destructeur des cités, tandis que ]Minerve est la protectrice des
villes {"). Le caractère pacifique de la déesse se développa avec le
progrès des mœurs. Dans le vingt-quatrième chant de l'Odyssée,
qui d'après les interprètes appartient à une époque plus moderne
(1) Iliad., V, 863, 288 etpassim.
(2) Iliad., lY, 440; V, 761; XIII, 299.
(3) Iliad., V, 888, sqq.
(4) Iliad., XV, 121, sqq.; XXI, 391, sqq.
{o) Iliad., Y, 333; VI, 30o.
I. ACi: IIIIRUIQIT. 'il
(lue les poëmcs d'Homère, Minerve s'eiïorce de mellre un terme à
la lutte d'Ulysse et des prétendants. Ulysse veut poursuivre ses
ennemis; iMlnerve le menace de la colère de Jupiter; sous ses aus-
pices s'élèvent entre les deux partis les gages sacrés de la paix (').
Une tradition conservée par Apollodore révèle les mêmes senti-
ments. La déesse de la guerre avait destiné Timmortalité à Tydée;
elle l'en jugea indigne, lorsque le héros poussa la férocité jusqu'à
dévorer la cervelle de son ennemi ("-).
Le progrès des idées se manifeste dans îa concepion des dieux.
Quand le caractère des divinités s'épure et s'élève, c'est une mar-
que certaine que les mœurs des hommes s'humanisent. Des germes
d'humanité se montrent déjà dans l'âge héroïque. Deux héros ou
plutôt deux races se disputaient la gloire d'avoir dépouillé les hos-
tilités de ce qu'elles avaient de plus sauvage, en rendant les morls
aux ennemis. La tradition la plus accréditée l'attribue à Hercule (').
Athènes revendiqua cet honneur pour Thésée ; ses poètes célé-
brèrent à l'envi ce haut fait de leur héros, qui s'accordait si bien
avec les prétentions de la cité de iMiiierve(*). Le respect de la nature
humaine qui inspira Hercule et Thésée eut de la peine à pénétrer
dans les mœurs. Lorsque la cruelle passion de la vengeance n'était
pas en jeu, les Grecs et les Troyens consentaient « à suspendre
l'effroyable tumulte de la guerre, jusqu'à ce que les ennemis eussent
brûlé leurs morts » (°)^ mais si un héros renommé succombait, le
vainqueur croyait sa gloire intéressée à ne pas abandonner le corps
aux vaincus. Cependant l'humanité se fit jour au milieu de ces
passions brutales. Hector provoque le plus vaillant des Grecs; il
propose comme loi du combat de rendre le corps du vaincu à sa
patrie, afin que les honneurs de la sépulture lui soient accordés C^).
(1) Odyss., XXIV, 539, sqq. Minerve finit par devenir une déesse pacilique
(•ip>;vo'^ooo:); les arlistes la représentèrent sans lance {Crcuzer, Symijolik,!. III,
p. 414]. '
(2) Apollodor., III, 6, 8.
(3) Plutarch., Thés. 28. — Adian., V. II., Xil, 27.
i'i) Plutarch., \h. — Apollodor., III, 7, I. — Slat., Tbeb., XII, 295, S(|f|.
(.0) Iliad., VII, 375-377, 408-i 10.
{<>) Iliad. ,\l\, 7(3, sqq.
42
LA GRECE.
Ajax se présente; les deux guerriers combaltent jusqu'à la nuit;
alors les hérauts les séparent, mais avant de retourner dans la cité
de Priam, Hector dit à Ajax :« Faisons-nous l'un à l'autre de riches
présents, afin que les Troyens et les Achéens puissent se dire :
Ajax et Hector combattirent, animés d'une rage meurtrière, mais
ils se séparèrent unis par l'amitié » ('). Ce dernier trait rappelle les
mœurs chevaleresques; mais la barbarie était encore bien puissante,
puisqu'il fallait une convention pour empêcher le vainqueur d'as-
souvir une ignoble vengeance sur le cadavre du vaincu. Cet accord
n'était pas toujours agréé; Achille refusa aux supplications d'Hec-
tor la faveur de la sépulture. Les dieux durent intervenir. Emus
de pitié, ils engagent Mercure à enlever Hector; le conseil est
approuvé par tous les immortels, sauf par les divinités que leur
haine pour la ville de Troie égarait. Mais Jupiter veut qu'Achille
lui-même rende le cadavre à Priam ; il charge Thétis de porter ses
ordres au héros grec (■).
Qu'un dissentiment se soit élevé parmi les dieux sur la réproba-
tion de la conduite d'Achille, que parmi les divinités dont la mort
d'Hector n'a pas désarmé la colère , se trouve Minerve elle-même,
voilà certes un témoignage éclatant de la férocité des mœurs hé-
roïques : les hommes prêtaient leurs sentiments aux dieux, et la
vengeance était la plus violente de leurs passions. Toutefois lors-
que le désir de se venger n'aveugle pas les dieux, ils reprennent
leur supériorité sur les hommes : pris dans leur ensemble, ils ont
une moralité plus élevée. La piraterie donne la gloire aux héros;
mais ceux qui sont victimes de leurs brigandages en appellent à la
justice divine; ils ne peuvent croire que les immortels chérissent
les actions impies {'). Tout moyen de nuire à l'ennemi avait long-
temps été considéré comme légitime; les traditions sur Hercule
s'accordent à attribuer au héros grec l'usage de flèches empoison-
nées {*). Dans les poèmes d'Homère, ces armes, dignes d'un peuple
H) lliad., VII, 299. sqq.
[2) Iliad., XXIV, 23, sqq.; 107, sqq.
(3) Odijss.,XlY, 83, sqq.
(i) Apoîlodor., II, 3, 2.
L AGE HEROÏQUE.
/ir)
I
sauvage, ne sont pas encore réprouvées par la conscience générale;
mais déjà la crainle d'offenser les dieux engage un prince à refu-
ser à Ulysse le poison mortel que le roi d'Ithaque lui demaiule
pour en imprégner ses flèches ('). Le respect des dienx commence à
adoucir les horreurs de la guerre, en mettant les hommes et les
choses sacrés à l'ahri des violences (-). La protection des dieux ne
s'étend pas encore au-delà de leurs sanctuaires; ils prennent eux-
mêmes part aux comhals, et la vie des mortels , quand ils ne leur
sont pas attachés par des liens particuliers, leur est indifférente.
Cependant la religion hellénique est essentiellement humaine; le
sang lui répugne; il souille, alors même qu'il est versé dans un
combat légitime. Hector, couvert de poussière et de sang, n'ose
implorer .Jupiter: on ne doit pas, dit le poëte, offrir de libation aux
dieux avec des mains impures (^).
Les traités qui mettaient fin aux hostilités n'étaient le plus sou-
vent que des trêves; toutefois la religion chercha à en assurer
l'observation. Déjà dans l'âge héroïque, on avait senti le besoin
d'entretenir quelques relations pacifiques, même entre ennemis. Les
hérauts servaient d'intermédiaires pour porter des propositions d'un
camp à l'autre. Homère les appelle les ministres des dieux et des
hommes (^). La religion leur imprima un caractère divin : ils étaient
sacrés, inviolables (^). Des cérémonies religieuses présidaient à la
conclusion des traités f). Homère en trace un tableau fidèle. Les
hérauts rassemblent les gages des serments; ils mêlent le vin dans
le cratère et répandent l'eau sur les mains des rois. Le fils d'Atrée
coupe de la laine sur la tête des agneaux, et les hérauts la distri-
buent aux chefs des Troyens et des Grecs. Puis v\gamemnon prie
à haute voix, en élevant ses mains au ciel ; « Jupiter, notre père,
(1) Odyss., 1,263.
(2) Odyss., IX, 197, sq.
(3) Iliad., VI, 2GG.
(4) Iliad., I, 334; ¥11,275.
('6] Iliad., IV, 192. — l'ollux, Vllf, p. 159. Hercule osa outrager dos ambassn-
sadeurs ; cet attentat fut flétri comme un crime par la conscience nationale (Pau-
san., IX, 2o, 4. — Apollod., II, 4, i I).
((») Fcith, Au[u\. [loin., IV, 17.
44 LA GRÈCE.
toi qui règnes sur l'Ida, dieu glorieux et puissant, Soleil qui vois,
qui entends toutes choses; Fleuves, Terre, et vous, divinités qui,
dans les enfers, punissez après leur mort les hommes parjures,
soyez nos témoins et maintenez nos serments fidèles. » Après cette
prière, il égorge les agneaux et les dépose palpitants sur la terre.
Tous, ensuite, puisant le vin dans le cratère, font des lihations aux
dieux, et chacun des Grecs et des Troyens prie en ces termes :
« Grand et glorieux Jupiter, et vous tous, dieux immortels, quels
que soient les premiers qui violent les traités, faites que leurs
cervelles et celles de leurs enfants se répandent sur la terre comme
ce vin »{'). Dans un âge où régnait le droit du plus fort, les hommes
sentaient instinctivement que la foi des serments était le seul lien
de l'ordre social : aussi les dieux eux-mêmes étaient punis de leurs
parjures (■).
§ V. Tendances pacifiques de l\igc kêroïfjuc.
La punition du parjure était une garantie insuffisante pour ré-
primer les passions d'un âge qui ne reconnaissait qu'un droit, la
force; trop souvent les dieux et les hommes se laissaient emporter
par la soif de la vengeance à violer la foi jurée. Ainsi les temps
héroïques nous présentent partout le spectacle de la lutte entre la
harharie primitive et la civilisation naissante. La victoire dans cette
lutte n'est jamais douteuse. Déjà dans les poèmes homériques, la
société n'est plus exclusivement guerrière; la violence y domine à
la vérité, mais des mœurs plus douces s'y font jour, et des goùls
pacifiques révèlent le caractère et la mission de la race hellénique.
On a comparé les Grecs aux peuples du Nord H- Il y a, il est
viai, des traits de ressemhlance entre les hardis corsaires de la
Scandinavie et les héros de la Grèce qui parcouraient les mers en
pirates. Mais l'analogie est plus apparente (lue réelle. Quoique
(1) IliacL, III, 268, miq. Cf. XIX, 239, sq.
(2) Hcsiod., Theogoi)., 78i-79o
(3) Bulmr, Atlieiis, I, 3.
I
l'aGR HKROÏQIE. 45
vivant dans un état permanent d'iioslililés, les Grecs considéraient
la guerre comme une calamilé.Des populations entières se livraient
aux occupations de la paix, et ne connaissaient les horreurs de la
guerre que par les chanls de leurs portes ('). Il semble que sous le
doux ciel de la Grèce les mœurs des hommes ne pouvaient rester
longtemps dures et sauvages. IMème chez les héros d'Homère le
goût des travaux pacifiques s'unissait à l'amour des combats. Sur
le bouclier d'Achille le poëte représente des scènes de la vie cham-
pêtre à côté des images de la guerre ('). Les rois et les ])rinces
prenaient part aux travaux des champs (^), et ils quittaient avec
peine ces paisibles occupations pour les glorieux travaux de Mars.
Ulysse, simulant la fureur pour ne pas se rendre au siège de
Troie, n'était pas une exception; cette action, qui aurait couvert
de honte un homme du Nord, ne porta pas atteinte à la gloire du
favori de jMinerve. Les Grecs et les Troyens se réjouirent de la
l)roposition d'un combat singulier entre Ménélas et Paris, dans l'es-
l)oir que leurs funestes dissensions auraient une fin : ils avaient
hâte de quitter les rivages de Troie, « pour retourner dans leurs
foyers où les femmes et les enfants languissaient, attendant leur
retour » ('). Cette lassitude de la guerre s'emparait parfois des
chefs que l'amour de la gloire aurait dû soutenir dans leurs rudes
travaux. Plus d'un héros partageait les sentiments qu'Achille ex-
prima dans un moment de découragement :«Tout son désir, dit-il,
est de posséder une femme et de jouir en paix des biens qu'a
recueillis son père. Rien n'égale pour lui le prix de la vie, ni
toutes les richesses que i)ossédail autrefois l'opulente Ilion, ni les
trésors que renferme le temple d'Apollon Pythien. On peut repren-
dre des troupeaux de bœufs et de brebis, des trépieds magnifiques,
des coursiers à la crinière d'or, mais rien ne peut rappeler l'âme
(t) Voir le tableau, un peu idéalisé, de la vie phénicienne. Odyss., VIIF,
2'iG, sqq.
(2) Hiad., XVIII, ooO, sq([.
(.)) Orljjss., XXIV, 223, S(|(j. Cf. XVI, 140. — lliad., VI, 'j2i. — Cf. Fcillt,
Aiiliq. Homer., IV, I, o.
CO lliad., II, 73, sq.; 131-1 il, 142, sq.; liO-lG'J, 283-332.
/^C^ LA r.RICCF..
de riiomme; elle fuit sans retour, quand le dernier soupir s'est
échappé de nos lèvres »('). Ces tendances pacifiques étaient encore
plus marquées chez les Troyens, Grecs aussi, mais plus civilisés
que leurs frères d'Europe. Les vaincus imploraient la vie de leur
vainqueur; les pères des héros qui succombaient sur le champ de
bataille, se consumaient dans les larmes et le chagrin (-).
Comparez ces mœurs douces jusqu'à la mollesse avec celles des
Scandinaves. Une mort violente n'est pas pour eux un malheur,
c'est le but de la vie; impatients de l'atteindre, ils s'élancent dans
la mêlée, moins pour y vaincre que pour y périr. Le premier vœu
qu'une mère forme pour son fils, c'est qu'il périsse en combattant.
Quelle est la félicité qui attend les héros après leur mort? Une éter-
nité de luttes sanglantes. Le Valhalla retentit du choc des lances
et des épées, le sang ruisselle, le paradis est jonché de guerriers
frappés d'un second trépas; mais leurs blessures se ferment, ils
revivent pour recommencer une nouvelle vie de combats. Le palais
d'Odin ne s'ouvre qu'aux guerriers tombés sur le champ de ba-
taille, tandis que les portes du Valhalla restent fermées à ceux qui
sortent pacifiquement de la vie, quelle qu'ait été leur bravoure.
Aussi les héros du Nord n'ont-ils qu'une seule crainte, c'est de mou-
rir d'une mort paisible; ceux qui n'ont pas le bonheur de trouver
la mort dans les combats, la cherchent dans le suicide (^j.
Voilà des mœurs guerrières; c'est la barbarie élevée Jusqu'à
l'héroïsme. Les héros d'Homère qui dans le séjour des ombres
regrettent la vie, auraient passé pour des lâches dans le palais
d'Odin. Ces tendances pacifiques de l'âge primitif des Grecs nous
révèlent leur mission. Ils ne sont pas destinés à devenir un peuple
conquérant; c'est par les travaux de l'intelligence qu'ils doivent
s'illustrer plus que par les exploits de la guerre. Nous trouverons
également dans les relations internationales des temps héroïques,
les éléments du futur droit des gens des cités helléniques.
(1) lUacL, IX, 398, sqq.
(2) IliacL, Y, 156, sqq.; III, 305, sqq.; XX!I, 408, sqq.
(3) Mallet, Introcliictioa à rhistoirc de Danemark, ch. IX.
I.'aCR HÉROÏQIF.. M
% 'SX. Relations internationales. Hospitalité. Commerce.
Les Argonautes.
I.
L'incapacilédc coucevoir l'unité se manifeste chez les Grecs plus
que chez tout autre peuple du monde ancien. Elle est frappante
dans l'ordre religieux. Les dieux étaient réunis en Olympe; c'était
un premier pas hors de l'individualisme primitif, mais cette asso-
ciation n'empêcha pas la division. Lorsque les dieux se parta-
gèrent la terre, ils s'approprièrent chacun certaines localités dans
lesquelles on leur rendit des honneurs particuliers ('). Ce partage
devint pour les immortels un sujet de dissensions et de guerres :
ils se disputèrent la possession des plus beaux pays, eu lâchant
de séduire les habitants par des promesses et des bienfaits ('). Le
dieu élu devint le protecteur de la cité qui lui vouait un culte
spécial. Il en résultait que les hostilités des peuples déchiraient
aussi rOlympe. Pendant la guerre de Troie, les dieux sont divisés
en deux camps ennemis; ils mettent tour à tour en usage la ruse
et la force pour obtenir un avantage sur leurs adversaires. Enfin
Jupiter leur permet de prendre ouvertement part à la lutte, lui seul
reste neutre. Le père des dieux et des hommes a un caractère plus
universel que les autres divinités; il donne la victoire à Achille,
mais Hector aussi lui est cher. Il ne hait pas Patrocle, quoiqu'il
aime Sarpédon; il s'intéresse également à Ajax et à Hector. 11 est
forcé d'abandonner Troie à son destin, mais il le fait à regret (^).
Néanmoins Jupiter ne mérite pas le titre de Dieu de tous les Grecs,
et encore moins celui de tous les hommes. Ce ne sont pas des sen-
timents d'un père qui l'inspirent, lorsque, pour satisfaire la colère
(1) Apollodor., III, 14, in. '
(2) Voyez des exemple^ de ces luttes entre Minerve et Neptune, au sujet
d'Athènes (Apollod., III, 14, l) et au sujet de Tiézénes {Pausan., Il, 30, G); entre
le Soleil et Neptune au sujet de Corinthe {Pausau., II. I, G); entre Junon et Nep-
tune, au sujet de l'Argolide {l'nusan., Il, lo, l>).
(■■)) Iliad., VI. 318; XVII. U70. sc].; VII. 280, IV, 'l'i, s.|q.
4.8 l\ (iUKCE.
(l'Achille, il abandonne les Grecs au carnage. Des passions indivi-
duelles déterminent ses actions, et remportent sur le bonheur de
la généralité des hommes. 11 n'a pu soustraire à la mort Sarpédon,
son fds; un combat acharné se livre entre les Grecs et les Troyens
autour de son corps; pour le rendre plus affreux, Jupiter répand
une nuit funeste sur les combattants (').
Ainsi le père des dieux lui-même ne se dépouille pas de Findivi-
dualisme qui forme l'essence de la religion païenne. Ou en a cherché
l'origine dans des influences locales, historiques ('). Il y a une cause
plus profonde; ce sont les bornes de l'esprit humain qui commence
par tout rapporter à un cercle étroit, avant de généraliser ses
conceptions. L'enfant comprend à peine les relations et les intérêts
de la petite association où il a vu le jour; de même les peuples, dans
l'enfance des sociétés n'étendent pas leurs regards au-delà de leur
cité ou de leur tribu. Chaque individu a son dieu, chaque cité a le
sien. L'Olympe est l'image des relations qui existent sur la terre.
L'état n'existait pas encore : dans la seule île des Phéacieus, treize
chefs se partageaient rempire(^), et la même division régnait dans
toute la Grèce. Parmi les grandes entreprises de Thésée, on consi-
dérait comme la plus étonnante le projet qu'il exécuta, de former
un seul peuple des habitants de l'Atlique; jusque-là ils étaient
dispersés en plusieurs bourgs qui se faisaient la guerre les uns aux
autres (*). Les états commençant à peine à se former, il ne pouvait
pas y avoir de lien entre les populations grecques; elles n'avaient
pas encore conscience de leur nationalité. Thucydide remarque
qu'Homère n'emploie pas le mot de Barbare, et il en donne la
raison : c'est que les Grecs ne s'étaient pas encore désignés eux-
mêmes par un nom distinctif opposé à celui d'étranger (°).
La Grèce ne parvint jamais à former un corps de nation ; il y
eut seulement quelques tentatives d'hégémonie. Ce système devait
être en harmonie avec les tendances de la race grecque, car on le
(1) Iliad.,X\\, 5G7, sq. Cf. 433.
(2) Ilermann, Griech. Staatsallerlh., T. II, p. o3-7l,
(3) Odyss., VIII, 390, sq.
(4) Plutarch,, TLcs. 24.
(5) Thucud.,l, 3.
voit déjà poindre dans les temps héroïques. Minos exerçait une
espèce de suprématie maritime dans la mer hellénique. Agamem-
non dut à sa puissance le commandement dans l'expédition de
Troie ('). Cette guerre est, d'après Thucydide, la première entre-
prise pour laquelle les Grecs se soient réunis (-). Il n'y a pas dans
toute l'histoire un événement qui ait acquis autant de célébrité que
le siège de Troie. C'est à la poésie qu'Achille et Hector doivent
leur gloire immortelle; les ruines mêmes d'Ilion ont péri('), mais
le génie du poète est plus puissant que la puissance destructrice du
temps. La tradition disait que le serment des prétendants d'Hélène
avait engagé les princes grecs à prendre le parti de Ménélas. Cette
explication poétique ne satisfit pas toujours les Grecs. A l'époque
où un combat à mort s'engagea entre la race hellénique et les Perses,
les premières hostilités entre la Grèce et l'Asie furent considérées
comme le prélude d'une lutte plus sérieuse [*). Dans ce nouvel
ordre d'idées, la guerre de Troie changea de caractère; on y vit le
triomphe de l'Europe sur l'Orient f). En adoptant cette opinion
le chantre d'Énée lui donna l'autorité du génie (^). La philosophie
de l'histoire maintient à la guerre de Troie la place que Virgile
lui a assignée. Le premier choc entre l'Orient et l'Occident fut un
pas vers l'union des deux mondes, longtemps ennemis, mais dont
la réconciliation est une nécessité pour l'harmonie du genre hu-
main.
On a attribué à la guerre de Troie une grande influence sur le
développement de l'esprit national des Grecs; dix années de com-
(1) Thucyd., l, 4, 9.
(2) Thucyd., I, 3.
(3) « Etiam periere niinœ »{Lucan., Pharsal., IX, 9C8, sq.).
(4) Hérodote dit que les Perses atlrihuaiont à la guerre de Troie la haine qu'ils
portaient aux Grecs {llerod., F. 5); il fait remonter jusqu'aux temps mytholo-
gifiues les hostilités des Grecs et des Asiatiques (Herod., I, 1-5). Lycophron a
repris ces traditions et en a poursuivi le cours depuis l'enlèvement d'io par les
Phéniciens jusqu'à Alexandre le Grand [Lycophr., v. ■1291-1439).
(.0) Hélène dit dans Euripide (pie par la ruine do Troie, la Grèce échappa à la
domination des Barbares [Troad., v. 933, sq). Gnke à Hélène, dit Isocrate, les
Grecs ne sont pas les esclaves des F'erses [flclenœ laudalio, n° 07).
[C] /Encid., VII, 223--.:'J5.
4
50 LA GRÈCE.
bats sur une terre étrangère, des dangers partagés, une gloire com-
mune, auraient dû, semble-t-il, faire un corps de nation des diver-
ses tribus réunies sous un seul commandement ('). Mais l'histoire
ne confirme pas ces conjectures. Les Grecs continuèrent à être
divisés. Ils se traitaient d'étrangers d'une cité à l'autre, et l'étranger
était confondu avec l'ennemi. Pour l'étranger ou l'ennemi il n'y
avait ni droit ni humanité. Un drame d'Euripide en offre un témoi-
gnage affreux. Le roi des Thraces assassine le dernier fils d'Hécube
pour s'emparer de son or ; quand la malheureuse mère demande
à Agamemnon qu'il venge cet assassinat et l'hospitalité violée, le
grand roi répond qu'il n'ose, parce que l'armée regarde le Thrace
comme son allié et Polydore comme son ennemi {^).
IL
L'hospitalité était, comme on voit, une garantie peu efficace,
lorsque de mauvaises passions poussaient l'hôte à la violer. Cepen-
dant de tous les peuples anciens les Grecs avaient l'idée la plus
élevée de ces relations ('). Il faut lire dans TOdyssée les détails
de l'hospitalité primitive (^) : on ne trouve dans aucun poète de
l'antiquité un sentiment plus vif, plus délicat des devoirs qu'elle
impose (^). L'étranger, dit Homère, est comme un frère pour tout
homme à qui la plus légère compassion louche le cœur(^). La
nécessité de rencontrer un appui au-delà des limites de la cité,
disposait à offrir au voyageur les soins que l'on avait soi-même ré-
clamés, ou dont on pouvait avoir besoin un jour (*). « Je n'ai point
oublié, dit Thésée dans Sophocle, que dans mon enfance j'étais sur
(I] Heeren, Griecheuland, 4^ sect., p. 'H 8 et suiv.
(2) Etirip., Hecub., y, 857-859.
(3) Sur l'hospitalité des temps héroïques, voyez Feith, Anliq. Homer., III, 12.
]3; WachsmiUh, Jus gentium,p. 43.
(.'i) Odyss., XIV, in.; XVII, 336-487.
(5) OfZyss.,XV, 74, sqq.
(G) Odyss., VIII, 546, sq.
(7) Poiliix, Onomast., III, 60.
l'ace ukroïqif. m
une terre étrangère et qu'errant hors de ma patrie, je courus les
plus grands périls; aussi ne repousserai-je jamais celui qui de-
mande riiospilalilé »('). La religion donna sa sanction aux rapports
que la nécessité ou la commisération avaient fait naître. Homère
répèle souvent que les étrangers et les pauvres viennent de Jupi-
ter (*). Les dieux vengeaient la violation de l'hospitalité. Ménélas
menace les Troyens du courroux de Jupiter : « il renversera un
jour leur ville superbe, parce que, sans avoir reçu une injure, ils
ont enlevé son épouse qui les reçut avec bienveillance »(^).
L'hospitalité avait la force des liens de famille; les droits et les de-
voirs qu'elle créait étaient héréditaires, comme ceux qui naissent du
sang (*). Il faut que la puissance de ces liaisons ait été bien grande,
puisqu'il sulfisait de les rappeler pour faire tomber les armes des
mains des combattants. Glaucus et Diomède s'avancent au milieu
des deux armées, brûlant de combattre; lorsqu'ils sont près l'un
de l'autre, le Grec dit au Troyen qu'il ne l'a pas encore vu dans
les combats ; il lui demande quelle est sa patrie : « Pourquoi, répond
Glaucus, me demandes-tu quelle est mon origine? La naissance des
hommes est comme celle des feuilles. Le vent répand les feuilles
sur la terre, mais la forêt féconde en produit de nouvelles, quand
la saison du printemps revient; ainsi naissent et s'éteignent les
races humaines. Cependant si tu veux savoir mon origine et celle
de mes pères, écoute-moi. » Le récit de Glaucus apprend à Dio-
mède que leurs aïeux ont été unis par les saints nœuds de l'hospi-
lalilé ; rempli de joie, il enfonce sa lance dans la terre et adresse à
son adversaire ces douces paroles : « Ainsi donc je suis pour toi
dans Argos un hôte chéri, comme lu le seras pour moi dans la
Lycie, quand j'irai parmi ces peuples, évitons que nos lances se
(1) OEdip. Col, 562-508.
(2) Od[iss.,\\, 207, sq.; XIV, 508. La croyance que les dieux, sous la forme ilts
\oyageurs, parcouraient les villes pour connaître la violence ou la justice des
hommes, augmentait le respect qu'on avait pour les hôtes {Odyss., XVII, 483-
487).
(3) Hiad., XIII, 620, sqq. Cf. III, 350, .«qq.
(4) Odyss., I, 487; XV, 197.
^)2 LA f.RÈrE.
rencontrent même dans la mêlée... Échangeons nos armes, pour
que tous apprennent combien nous honorons l'hospitalité qui jadis
unissait nos pères. » Tous deux à ces mots, s'élancent de leurs
chars, se prennent la main et se jurent une foi constante (').
Si l'on jugeait l'antique hospitalité d'après ce magnifique épi-
sode, on serait tenté d'y voir une protection efficace de la fai-
blesse de l'étranger; mais la réalité était loin de répondre à l'idéal
de la poésie. Les poèmes d'Homère nous montrent eux-mêmes
les mœurs luttant avec la barbarie primitive. Tous les peu-
ples n'étaient pas amis de l'étranger; quand le poète veut carac-
tériser des hommes civilisés, il dit qu'ils sont hospitaliers, que
leur âme respecte les dieux; à leur côté il y a aussi des hommes
cruels, sauvages, sans justice (^). Si les palais des héros étaient
toujours ouverts à l'étranger, n'y avait-il pas des rois ou des
brigands fameux par les cruautés qu'ils exerçaient à l'égard des
malheureux voyageurs ?(^) Même les peuples dont Homère loue
la douceur témoignaient de l'éloignement pour les étrangers :
les Phéaciens, dit-il, «t accueillaient sans bienveillance ceux qui
venaient des pays lointains »(*). L'hospitalité antique, qui nous
apparaît sous des couleurs si séduisantes, était un fait très-rare.
Les étrangers qui figurent comme hôtes dans les poèmes homé-
riques appartiennent aux premières ou aux dernières classes de la
société; ce sont ou des héros ou des mendiants. Kncore ces der-
niers n'étaient-ils pas toujours bien reçus. Les pauvres voyageurs
étaient obligés de se réfugier dans un de ces édifices publics qui
servaient de lieu de réunion aux habitants sociables de la Grèce;
si le froid de la nuit leur faisait désirer un abri plus chaud, ils
devaient le chercher dans les forges : c'est là que l'impudente
Mélantho renvoie Ulysse qu'elle prend pour un mendiante^). Les
(-1) Iliad.,\l, MO-'iSG.
(2) Odyss., VIII, 575, sq.; IX, 475, sq.; XIII, 200-203.
(3) Sinnis, Scyron, Procruste, Echétus, Antée sont fameux par leur barba-
rie (.-Ipo/^orf., II, 5, 11.)
(4) Odyss., XVII, 15, sqq.; 30, sqq.
(5) Odijss., XVIII, 328, sq. — Comparez le commentaire d'Euslathc, p. ISiS.
l'âge héroïque. 55
siippliaiils étaient placés sous la protection spéciale de Jupiler(').
Dans les sociétés où l'ordre et la justice sont assurés, le droit
d'asile serait le plus grand des abus; dans un âge où régnait le
droit du plus fort, l'étranger qui fuyait la poursuite de ses enne-
mis, était plus souvent malheureux que coupable. Les artisans, les
prophètes, les descendants d'Esculape et les mortels inspirés des
dieux dont les chants faisaient les délices des héros, jouissaient
également des bienfaits de l'hospitalité (^). Mais la classe la plus
nombreuse des voyageurs, les marchands, ne figurent pas parmi
les hôtes; ils ne quittaient guère leurs vaisseaux que pour étaler
leurs marchandises (") : pirates autant que trafiquants, comment
les aurait-on reçus sous le toit hospitalier?
III.
Lhospitalité de l'âge héroïque était insuffisante pour entretenir
entre les hommes des rapports nombreux et réguliers. En réalité,
l'on commençait à peine à sentir l'utilité de relations pacifiques. 11
y avait quelques peuples commerçants, les Phéacicns, les Cre-
tois (*). Les princes prenaient une part directe au négoce ('^). Mais le
commerce était peu estimé, même chez les nations qui s'y livraient.
Ulysse subit des outrages publics dans le palais d'Alcinoiis, parce
qu'il semble reculer devant les jeux qui demandent de la force et
du courage; on le compare à un homme possédant de beaux navi-
res, ne s'occupant que de trafic et ne pensant qu'à ses marchan-
dises ramassées avec avidité C'). Le seul commerce auquel les Grecs
aimaient à se livrer, était la piraterie. C'est Ulysse qui nous l'ap-
prend dans le récit des aventures fictives qu'il fait à Eumée :
« Avant que les fils des Achéens partissent pour Ilion, je conduisis
(1) Odyss., VII, 465, <81; IX, 270.
(2) Odyss., XVII, 383, sqq.
(3) Odyss., XV, 415, sqq.
(4) Odyss., VII, 34-36. — Thucyd., I, 4. — Cf. Odyss., XIV, 218, Sijq.
(o) Odyss., l, 184, sq((.
(G) Odyss., VIII, 158 «qq.
54 LA GRECE.
neuf fols sur de rapides navires des guerriers chez des peuples
étrangers, et je rapportai toujours des biens en abondance. Je
prenais d'abord la meilleure part du butin , et par le sort j'en
obtenais d'autres. Ainsi j'accrus promptement l'opulence de ma
maison et je devins, parmi les Cretois, un citoyen puissant et con-
sidéré »(').
Cependant la civilisation naissante rendait les habitants de la
Grèce avides des objets de luxe travaillés par des nations indus-
trieuses; mais ce n'étaient pas des vaisseaux grecs qui allaient cher-
cher à Sidon les vases précieux et les parures éclatantes; les Phé-
niciens venaient eux-mêmes les apporter aux Grecs (^). La naviga-
tion était si imparfaite que la première expédition contre Troie
échoua, dit-on, parce que les pilotes avaient conduit la flotte sur
les côtes de la Mysie au lieu de la diriger sur les rivages deTroie(').
Un voyage sur les côtes de l'Afrique , si rapprochées de la Grèce,
paraissait du temps d'Homère une entreprise fabuleuse. Des pirates
seuls, au risque de leur vie, allaient droit de l'île de Crète en
Egypte. Ménélas employa huit ans à visiter l'île de Chypre, la Phé-
nicie, l'Egypte et la Libye. On considéra son retour comme un
miracle : « Les oiseaux mêmes, dit le poëte, ne pourraient faire ce
voyage dans l'espace d'une année, tant la route est longue et péril-
leuse » {*). La célèbre expédition des Argonautes est le témoignage
le plus éclatant de la rareté et de l'imperfection des relations com-
merciales dans les siècles héroïques.
11 n'y a pas de tradition qui ait donné lieu à plus de systè-
mes contradictoires que le voyage des Argonautes. Strabon croit
qu'elle avait un fondement historique (') : l'explication du savant
géographe lui a attiré le reproche de manquer complètement du
(1) Odyss., XIV, 222, sqq.
(2) Odtjss., XIV, 288 ; XV, 41 4-. — lliad., XXIII, 742.
(3) Strab., I, p. 7, éd. Casaub.
(4) Odyss., III, 73; XIV, 245, sqq.; III, 318, sqq.
(5) Il explique la fable de la Toison d'or par l'usage où étaient les habitants de
la Colchide do ramasser, par le moyeu de peaux de mouton, l'or que roulaient
certains torrents (Slrab., 1, 45, p. 30).
l'âge héroïque. 55
sens mythique ('). D'autres attribuent aux Argonautes le dessein
lie purger la mer des pirates qui rinleslaient ('). Par contre, des
savants modernes n'ont pas craint d'accuser les Iiéros illustres de
l'Argo, d'être eux-mêmes une troupe de pirates plus hardis que
ceux qui parcouraient habituellement les mers (^). Les théologiens
voient une histoire biblique dans l'expédition des Argonautes (*);
les alchimistes la rattachent au mystère du grand œuvre (^). Au dire
des mythologues allemands, la tradition des Argonautes serait une
manifestation de l'imagination populaire qui se portait vers un ave-
nir qu'elle pressentait vaguement C'). Qui oserait ajouter de nouvelles
conjectures à tant d'hypothèses? Nous nous en tiendrons à la lettre
du mythe. Il est certain que des récits populaires sur les dangers
courus par les premiers navigateurs, sur l'audace qu'il leur fallut
pour braver un élément immense, inconnu , se mêlèrent à la fable
des Argonautes. Ces récits, grossis d'âge en âge, peignent admira-
blement le monde primitif. On ne croyait pas qu'appuyés sur leurs
seules forces, de faibles mortels eussent pu affronter l'Océan : le
célèbre navire est construit avec l'aide de Minerve. Une autre déesse
guide les héros qui lui sont chers à travers les écueils. Après leur
retour, les Argonautes consacrent leur navire à ]Neptune(^).
Un historien anglais rapporte à l'union des héros grecs pour
enlever la toison d'or, le commencement de la culture morale et
intellectuelle dont il trouve le brillant développement dans l'âge
héroïque (^). Il est difiicile de préciser rinllucnce d'une expédition
qui est presque tout entière du domaine de la fable. Un poète latin,
prêtant aux temps héroïques les idées d'une civilisation plus avan-
cée, attribue aux Argonautes la noble ambition d'unir les hommes
(1) 0. Muller, Orchomenos, p. 276.
(2) Plutarch., Thés., 19.
(3) Pardessus, Collection des lois marilimcs, Introduction, p. 20.
(4) Dissertation sur les Argonautes, par l'abbé Banicr, dans les Mémoires de
l'Académie des rnscriplions, T. IX, p. oG.
(o) Goguel, De l'origine des lois, T. IV, p. 244.
(G) 0. Millier, Orchomenos, p. 2G0.
(7) Apollodor., Bibl., I, 9,22, sqq. — ApolL, Argon., 1, 19, lli; lV,8o«, sqq.
'S) GiUies, Histoire de l'ancienne Grèce, T. I, p. 'i9., trad. fr.
50 LA GRÈCE.
par le négoce {'). Telle fut en effet la mission providentielle des
premiers navigateurs; mais les pensées des hommes n'étaient pas
à la hauteur des desseins de la Providence. L'âge héroïque ne pou-
vait pas concevoir une entreprise dont le but eût été d'associer les
peuples. Les habitants de la Grèce vivaient encore dans un isole-
ment sauvage; l'expédition des Argonautes, comme celle de Troie,
ne fut qu'un premier pas vers l'association des tribus grecques.
(I) Valer. Place, Argon., I, 168, 246, sq.
'^■r^J\f\f\f\{\/\j^
LIVRE SECOND.
CHAPITRE I.
CONSIDÉRATIONS GÉN ÉUALES.
Les temps héroïques étaient un état essentiellement transitoire.
C'est la société dans son enfance : elle devait se développer et
s'avancer vers de nouvelles destinées. La conquête des Doriens
précipita la révolution. Quelles furent les causes qui jetèrent les
tribus guerrières du nord delà Grèce sur le midi? On l'ignore.
Peut-être l'invasion se rattachc-t-elle à un de ces grands mouve-
ments des peuples seplentiionaux qui viennent, au moment marqué
par la volonté de Dieu, renouveler la face du monde. Elle fut pour
les Grecs un événement aussi important que les migrations des
Barbares pour l'Europe. La Grèce sortit de la conquête telle qu'on
la trouve consliluée dans les temps historiques. Nous avons dit que
les Hellènes, bien qu'étant unis par le langage, l'origine et la reli-
gion, restèrent néanmoins divisés en une foule de républiques indé-
pendantes et hostiles : l'invasion dorieunc leur imprima tout ensem-
ble cette diversité et cette unité.
58
LA GRECE.
Peu de conquêles laissèrent des traces aussi profondes dans la
condition des personnes que celle des Doriens. Une partie des po-
pulations conquises fut expulsée; cet acte d'une odieuse violence
tourna, dans les desseins de Dieu, à la gloire de la race hellénique
et au bonlieur de l'humanité, en répandant les germes de la civili-
sation grecque parmi les barbares. Les vaincus qui restèrent dans
leur patrie cultivèrent pour les conquérants le sol, héritage de leurs
ancêtres, les uns comme tributaires, les autres comme serfs. Ainsi
le résultat de l'invasion dorienne fut de diviser les Grecs en vain-
queurs et en vaincus. Quoi(iue de même race, les Doriens et les
anciens habitants établis sur le même sol, n'avaient pas plus de
rapports entre eux que des étrangers, des ennemis. Toutefois les
vaincus se relevèrent de l'oppression et demandèrent à leur tour
l)uissance et richesses. L'aristocratie l'emporta dans les cités où
dominait l'élément dorien ; la démocratie obtint l'empire là où la
population ionienne était prépondérante. Mais la victoire ne fut
nulle part définitive; aucune idée de transaction, d'harmonie ne
présidant à l'organisation des cités, une lutte était le principe d'une
lutte nouvelle, une réaction provoquait une réaction contraire. De
convulsion en convulsion, la Grèce arriva à l'épuisement.
En voyant la migration dorienne conduire la Grèce à sa ruine,
on serait tenté de la maudire et de regretter l'âge héroïque. Mais
rappelons-nous que la division et la séparation étaient un élément
essentiel dans le développement du génie hellénique. L'opposition
des Doriens et des Ioniens, les luttes violentes de l'aristocratie et
de la démocratie exaltèrent les forces individuelles. Au milieu des
guerres civiles qui déchirèrent la Grèce, parurent les grands génies
qui assurent une gloire immortelle à la race grecque. L'invasion
dorienne fut donc, comme tous les maux qui pèsent sur les hommes,
une voie rude et douloureuse par laquelle la Providence conduit le
genre humain à ses destinées. Il y avait d'ailleurs un principe
d'unité dans le fait de la conquête. La guerre est en apparence une
force aveugle, destructrice; en réalité elle a exercé une immense
l)uissance d'association. Elle présida à la formation des étals de
rOrieni , elle réalisa l'union matérielle du monde ancien sous les
L INVASION DOlilENNE.
o9
lois de Rome; si en Grèce elle ne parvint pas ù foncier l'unité poli-
tique , c'est que le génie de la race et la mission qui lui était réser-
vée ne le permellaicnt pas ; mais elle créa entre les populations qui
se constituèrent en républiques indépendantes sur le sol accidenté
de la Grèce des liens suffisants pour leur inspirer le sentiment d'une
destinée commune.
La conscience de la nationalité semble naître chez les Grecs avec
la conquête. Jusque là ils n'avaient pas de nom qui les distinguât
comme peuple; les conquérants firent prévaloir celui de leur tribu;
tous les habitants de la Grèce portèrent avec orgueil le nom d'Hel-
lènes, comme les habitants des Gaules adoptèrent celui de leurs
vainqueurs germains ('). Dans l'âge héroïque, la religion avait été
un principe de division presque autant que d'unité; les Doriens
imposèrent aux vaincus leur culte particulier, qui eut dès lors l'au-
lorilé d'une religion nationale. La sociabilité grecque ne concevait
pas de culte sans fêtes. Dans les temps primitifs, les jeux n'étaient
qu'accidentels; on les célébrait sur les tombes des héros, mais ils
n'avaient pas de retentissement au-delà de l'étroite enceinte d'une
tribu. Il appartenait à la race guerrière des Doriens d'inaugurer
des solennités où tout homme libre pouvait faire preuve de son
habileté dans des exercices qui faisaient l'occupation principale
des conquérants en temps de paix et les préparaient aux rudes
travaux de la guerre. Enfin, il y avait dans les institutions doricnnos
le germe d'une forme politique qui, s'il avait pu se développer,
aurait fait de la Grèce une nation grande et forte; le conseil ani-
phictyoni(pie fut la première ébauche du système de confédération,
qui est appelé à jouer un rôle considérable dans la constitution
future de l'humanité.
(I) //croc/., 1, 1. — Thttcyd., I, '2.
-^■rJxrrs^J^J-'y—
G(l
LA CUKCE.
LES VAINQUEURS ET LES VAINCUS.
Comme les Doriens étaient en petit nombre, ils se concentrèrent
sur un seul point, la capitale de chaque état, afin de conserver leur
force en présence de la masse des populations vaincues. La ville,
habitée par les conquérants, était la seule cité; eux seuls étaient
citoyens et en possession exclusive du gouvernement^. Ainsi le pre-
mier résultat de la conquête fut de constituer les vainqueurs en
aristocratie. Les gouvernements aristocratiques ont la prétention
de réaliser l'idéal d'une organisation politique : n'appellent-ils pas
les meilleurs (^) à la direction de la société? Oui, ce sont les meil-
leurs qui exercent la puissance; mais reste à savoir à quel titre ils
se prétendent l'élite de la nation. L'historien le plus profond de la
Grèce va nous dire que la supériorité qui donnait le pouvoir aux
Doriens était celle de la force; écoutons Thucydide : ^^ Votre patrie,
dit Brasidas aux Péloponésiens, n'est pas de celles où la multitude
l'emporte sur le petit nombre; mais c'est chez vous le plus petit
nombre qui gouverne le plus grand, et il ne doit la puissance dont
il jouit qu'à sa supériorité dans les combats )>(^). 11 nous reste encore
un témoignage plus précieux des sentiments de l'aristocratie do-
rienne dans une chanson de table d'un poète crélois : « Ma grande
richesse est ma lance; mon glaive et mon fort bouclier sont mes
fidèles gardiens; avec mes armes je laboure, avec mes armes je
(1) De là la signification du mot de ttoàiç, qui indique une idée de pouvoir, de
gouvernement; 7ro)>iT)(j; signifie citoyen, c'est-à-dire membre de la cité, du gou-
vernement (Koutorga, Essai sur l'organisation de la tribu dans l'antiquité, p. 38
et suiv.).
(2) api; 70 1.
(3) Tkucyd., IV, 126.
l'invasion dorienne. (y\
moissonne, avec elles j'exprime le doux jus de vin; ce sont elles qui
me donnent le droit d'être seigneur de mes serfs. Ceux qui n'osent
porter ni la lance, ni le glaive, ni le bouclier, tombent à mes pieds,
me vénèrent comme leur muitre et m'adorent comme le Grand
Roi»(').
Le poëte crélois nous apprend quelle était la fonction essentielle
de l'aristocratie dorienne : c'était la guerre ; de là elle reçut le nom
dechevalerie. Mais ceux qui ont la force en main nesecontehtentpas
du rôle que la vertu guerrière leur assigne: comme ils sont les plus
forts, ils veulent être les maîtres en tout. Les chevaliers jouissaient
de tous les privilèges de la puissance : ils étaient juges et même
prêtres (^), Un caractère distinclif de la race conquérante, c'était
son mépris pour toute espèce de travail matériel f). Aux yeux des
Doriens la marque de la liberté était une vie de loisirs sans bornes.
Ils considéraient la culture des terres et les arts mécaniques comme
des occupations serviles et les abandonnaient aux vaincus.
La condition des vaincus dilférait suivant qu'ils avaient obtenu
un traité qui leur garantissait la liberté personnelle ou qu'ils
s'étaient soumis, en recevant la vie comme une grâce. On cite
des conventions par lesquelles les Spartiates auraient accordé
aux habitants de la Laconie des droits égaux à ceux des vain-
queurs (*). Si les Doriens consentaient à négocier avec les habitants
primitifs, c'était pour ne pas courir les chances d'une lutte dans
laquelle la masse dos ennemis pouvait l'emporter sur le courage
du petit nombre; lorsque les Achéens osaient résister, alors il
ne pouvait s'agir de transaction : le conquérant s'emparait des ter-
res des vaincus et les faisait cultiver par les anciens propriétaires
réduits à l'étal de serfs. Quant aux traités égaux, conclus lors de
l'invasion, ils ne furent pas respectés parles barbares vainqueurs.
(1) Alhen., XV, oO, scol. XXIV.
(2) Ptutarch., Thés., c. 25 — Hermann, Grioch. Slaalsalterth., îj 101.
(.3) Un Spartiate se trouvait à Athènes un jour qu'on y rendait la justice; il
entendit parier d'un homme <]u'on venait de condamner pour oisiveté. Montrez-
moi, demanda le Spartiate à ses voisins, ou est cet homme qu'on punit d'avoir
vécu en homme libre [Plutarch., Lycurg., c. 24).
(i-) Ephor., ap. Slrah., VIII, p. 2o).
<)2 LA r.Rl'CE.
Une fois leur autorité reconnue, ils en abusèrent; de là de longues
et sanglantes luttes entre les Doriens et les habitants primitifs. Ceux"
ci succombèrent; leurs villes furent ruinées, eux-mêmes expulsés;
ceux qui restèrent devinrent serfs, ou ils perdirent du moins l'iso-
nomie et ne conservèrent que la liberté de leurs personnes (').
Cette distinction entre les diverses classes des vaincus se retrouve
dans la plupart des états fondés par la conquête (^). Elle est sur-
tout marquée à Sparte. Les Doriens s'établirent dans la cité de
Sparte et prirent le nom de Spartiates; ceux des Achéens auxquels
la liberté personnelle fut laissée, furent désignés par le nom de
Lacédémoniens ou de Périoeques; la masse de la population réduite
en servage est connue sous le nom d'Ilotes ('). La condition des
Périoeques et des Ilotes nous donnera une idée exacte de l'influence
que l'invasion dorienne eut sur la condition des personnes.
I I. Les Périoeques.
Les Périoeques, comme l'indique leur nom, habitaient la campa-
gne (*); ils cultivaient les terres que le vainqueur leur avait laissées,
avec l'obligation de payer une redevance qui était tout ensemble un
profit pour les conquérants et la reconnaissance du vasselage des
vaincus. D'après le témoignage de Platon, cette charge n'était pas
(1) Pausanias a conservé quelques détails de cette lutte qui fut surtout opi-
niâtre dans la Laconie {Pausan., III, 2, 1 ; VII, 6, 2; XVIII, 3; III, 3, 1 ; III, 2,
G. — Herod., IV, 448). La même lutte eut lieu dans d'autres états doriens [Pau-
san., IV, 8. — IVachsmuth, Hellenische Alterlh., § 55).
(2) Wachsmuth, § 45. — Hermann, § '10.
(3) La distinction des races n'était pas partout aussi tranchée : on trouve des
populations doriennes placées dans la condition de périoeques et d'iloles. Cette
remarque de Grote (tlistory of Greece, T. II, p. 500) ne prouve rien contre le
caractère violent de la conquête ; car c'est par suite des guerres incessantes des
Doriens entre eux, qu'une partie de la race conquérante partagea le sort des
vaincus.
(4) nîpiot/.oc, habitant autour ; les conquérants habitaient la cité, les vaincus
autour de la cité {TImcyd., III. 16). On les désigne aussi sous le nom dG/j>ip't-r,:,
oî ànô TYjç yj'fipct.; (0. Miiller, Dorier, T. II, p. 20, note i).
(5) Plat., Alcib., I, p. 123, A. — Cf. Pausan., IV, U, 3.
l'invasion dorienne. (m
légère (^). Il est vrai que \esPérioequcs jouissaient d'autres avantages;
ceux qui habitaient les villes maritimesexerçaient le commerce, dont
malgré son isolement Sparte n'a jamais pu se passer; les autres se
livraient aux occupations mécaniques. Mais ce que nous considé-
rons aujourd'hui comme un bienfait était chez les Doriens la mar-
que d'une condition servile(') : c'est parce que les Lacédémoniens
étaient assimilés à des esclaves, qu'il leur était permis de s'enri-
chir. Un savant historien dit que l'état des Périoeques ne pouvait
être considéré comme avilissant, puisqu'ils partageaient avec les
Spartiates l'honneur de porter les armes ('). M'àller oublie que
les serfs du moyen-àge suivaient aussi la bannière des barons,
et les Ilotes n'entouraienl-ils pas leurs maîtres dans les com-
bats? Cette prétendue distinction était une charge de plus et la
plus lourde de toutes; car les Spartiates étaient engagés dans des
guerres continuelles, et les malheureux Lacédémoniens devaient
verser leur sang pour une cause et des intérêts qui n'étaient pas
les leurs. Les Spartiates seuls constituaient la cité; les cent com-
munes laconiennes étaient sujettes (^) ; leurs habitants, trois fois
plus nombreux que les Doriens (^), ne cessèrent pas de former une
race distincte, qui conserva même après la réunion de la Grèce
sous l'empire romain, le nom d'Achéens que portaient leurs an-
cêtres lors de l'invasion dorienne ('). Pour que les malheureux
vaincus ne perdissent pas le souvenir de leur infériorité, on les
obligeait, à la mort de chaque roi, de paraître à ses funérailles;
quoiqu'ils ne connussent leur seigneur que par le tribut qu'ils lui
payaient, ils devaient se frapper le front, pousser des cris lamen-
tables, et proclamer que le dernier des rois était le meilleur (*^).
Admettons (jue la condition matérielle des populations achéen-
nos n'ait pas été trop dure, les profils qu'ils tiraient de l'agri-
(\) Plutarch., Lycurg., c. 2i.
(2) 0. Millier, Die Dorier, T. II, p. 20.
(3) Ibid., p. 18-20.
(4) Muller fomplc 120,000 l'cTioequcs sur 30,000 Spartiates (Die Dorier, T, H,
p. 41).
(o) Pausan , III, 22, 7.
(G) nerod., VI, 58.
64 LA GRÈCE.
culture ou de l'exercice des métiers, étaient-ils une compensation
de la perte de l'indépendance nationale? Rien ne nous garantit
même que leur sort ait été aussi tolérable que l'ingénieux mais
partial historien de la race dorienne le suppose. Les outrages
inouïs prodigués aux Ilotes ont fait illusion sur la condition des
Périoeques; mais quand nous voyons les Lacédémoniens se joindre
aux insurrections de leurs malheureux compatriotes, il est permis
de croire que la liberté personnelle dont ils devaient jouir n'était
pas toujours respectée. Des communes laconiennes profilèrent
comme les Ilotes du tremblement de terre qui faillit ruiner Sparte,
pour secouer un joug auquel l'habitude n'avait rien ôté de sa pre-
mière dureté (*). Après la bataille de Leuctres, il suffit aux Thé-
bains de se montrer sur le territoire lacédémonien pour entraîner
les Périoeques à la défection (^). Mais les révoltes des classes ser-
viles n'ont jamais été heureuses dans l'antiquité; elles ne servirent
qu'à aggraver leur sort, en augmentant la haine et la terreur des
maîtres. Il fallut que de nouveaux conquérants vinssent affranchir
les malheureux Achéens d'un asservissement séculaire. Les Ro-
mains, intéressés à briser la puissance de la caste dominante,
mirent les communes de la Laconie sous la protection de la ligue
achéenne. Auguste libéra définitivement dix-huit villes lacédémo-
niennes. L'historien grec qui rapporte ce fait, nous apprend quelle
était la prétendue liberté dont jouissaient les Périoeques : Auguste,
dii Paiisanias, affranchit les Lacédémoniens de la servitude que les
Spartiates exerçaient sur eux(''); ils prirent alors le nom significatif
de Lacédémoniens libres.
(1) Thucyd., 1,101.
(2) Xenoph., Helen., VI, 5, 25. 32 : Ks^vSÛovts;, «v rt È^aTrarwvTâ; (fa.LVMVzcAi.,
àTznn'fàrzzi.v iT'fdç. Ibid., VII, 2, 2 : àroiTTocv-wv p,èv 7ro)Jwv Trîotoiicwv. Sur la
haioe que les Périoeques aussi bien que les Ilotes portaient aux Spartiates,
voyez plus bas. page 68.
(3) Pawsan.,111, 21,6.
l'invasion DORIENNE. 65
§ II. Les Serfs. Les Ilotes.
Telle était la condition des privilégiés parmi les vaincus. Bien
au-dessous d'eux se trouvaient les serfs. Le servage existait sous
divers noms dans la plupart des états grecs ('), et surtout chez les
populations doriennes. Tliéopompe dit que les Thessaliens et les
Spartiates furent les premiers peuples de la Grèce qui eurent des
serfs (-). Dans les siècles héroïques, le vainqueur, étranger à toute
idée de conquête, n'ôtait la liberté qu'à ceux sur lesquels il avait
droit de vie, aux prisonniers faits sur le champ de bataille ou aux
habitants des villes conquises. Les conquérants doriens allèrent
plus loin; ils étendirent la servitude à des populations entières (^).
Le nom que portaient ces serfs à Sparte indique l'origine de leur
malheureuse condition : liélotes signifie captifs (^).
Les Ilotes et les serfs en général se distinguaient des esclaves en
ce que ceux-ci, pris parmi les Barbares, étaient nés pour servir;
tandis que les serfs. Grecs d'origine, étaient réduits à cette condition
par la conquête ('). Ainsi en droit les serfs étaient au-dessus des
esclaves; ils formaient un degré intermédiaire entre ceux-ci et les
hommes libres (*^). En fait, la différence n'était pas grande. Les
Ilotes n'étaient pas une propriété individuelle comme les esclaves;
ils appartenaient à la république ('), qui les employait directement
ou les cédait aux citoyens. Ils étaient attachés héréditairement à
(1) Comme Sparte avait des Ilotes, les Argiens avaient des Gymnètes, les
Sicyoniens des Coryncphores, les Cretois des Mnoïtes, les Thessaliens des Pc-
ncsles. A Athènes même, les citoyens [z-'j-v-rArlai] furent opposés dans l'origine
aux campagnards (ayoot/.oi'.) exclus de la cité (0. Miillcr, Die Doricr, T. II,
p. 60-02. — Wachsmuth, § 46).
(2) Tlieopomp., ap. Allien., VI, 18.
(3) A Sparte, sur une population de 36,000 Spartiates, il y avait 21 'i, 000 ilotes
(M aller, ib, p. 41).
(4) C'est 1 etymologie adoptée par 0. Mnllcr, T. II, p. 2S. — Comparez Wach-
smuth, Hellen. Alterth., § 46, note 1 .
{'à) Suidas, \"> zDm-i-'jii-j. — Cf. Athcn., VI, S.').
(6) Pollux, III, 8, 83.
(7) Ephor., ap, Slrah , VIII. p. Uoi. - Pausiin., III, 20, G.
66 LA GRÈCE.
des fonds, comme les serfs du moyen-âge; le possesseur du sol
n'avait aucun droit sur leur personne ; l'état lui-même ne pouvait
les vendre au-delà des limites de la Laconie H. Celte condition
pourrait paraître lolérable, en comparaison de celle des esclaves
soumis à une puissance illimitée. Malheureusement rien ne garan-
tissait les J/o^es contre des abus de pouvoir, inévitables dans une
société qui reposait sur la conquête, c'est-à-dire sur le droit du
plus fort. Aussi croyons-nous que Tyrtée, en les comparant à des
ânes de bât, trébuchant sous les fardeaux et les coups, fait une
peinture fidèle de leur position(-). Ala différence des esclaves, ils ser-
vaient dans les armées, soit pour veiller au salut de leurs maîtres,
soit comme soldats légèrement armés. Pour les Ilotes, moins encore
que pour \esPérioe(jiies, le service militaire était un avantage; car le
sang qu'ils versaient coulait pour leurs oppresseurs. Il est vrai que
la république donnait la liberté aux Ilotes qui rendaient des ser-
vices éclatants pendant la guerre (^), mais ces atTranchissemenls
étaient de rares exceptions et ils ne conféraient pas une liberté
complète (*).
Quel était en définitive le sort des Ilotes'^ Le grand philosophe
qui prit les institutions lacédémoniennes pour modèle de sa cité
idéale, dit que Vilotisme était la plus dure des servitudes (''). Cela
est si vrai que la misérable condition des serfs de Sparte devint pro-
verbialef ), et que les Spartiates méritèrent de passer pour les inven-
(1) Mnller, DieDorier, T. Il, p. 30.
(2) Tyrt., fragm. 6 (éd. Baron. Brux. 4833). Les Thessaliens abusaient égale-
ment des Pénestes, comme d'esclaves achetés; ils les accablaient de travaux et
de punitions indignes {Dionys. Halyc, II, 9).
(3) Thucyd.AY, 80; V, 34.
(4) Hermann, § 25 et notes 46-18. — Athen.,YÏ, 102.
(5) P/aL,deLegg., VI, 776, C.
(6) On disait qu'à Sparte les hommes libres l'étaient autant qu'on peut l'être,
et que les esclaves étaient dans l'excès de l'esclavage. Le mot estdeCritias l'Athé-
nien (Litan., Orat. 31, T. II, p. 659, B, éd. Morell). Il est plus vrai pour les
esclaves que pour les hommes libres; cependant on le répète comme un axiome
politique: les peuples les plus enthousiastes de la liberté, dit Voltaire, furent
ceux qui portèrent les lois les plus dures contre les serfs (Dict. philos , au mot
Esclavage, sect. I).
l'invasion DOUIENNE. 67
i
leurs de l'esclavage ('). Il importe de connaître les traditions qu
couraient sur leur barbarie, pour que Ton sacbe à quel prix les
citoyens des républiques grecques étaient libres. Les Ilotes for-
maient les cinq sixièmes de la population de la Laconie, et voic^
comment les traitaient les quelques mille Doricns qui dominaient
à Sparte. On leur imposait un babillement distinct et flétrissant;
on les accablait de coups^ quoique innocents, afin qu'ils ne désap-
prissent pas à être esclaves; ceux des malheureux serfs auxquels
la nature avait donné la grandeur et la beauté d'un homme libre,
étaient voués à la mort (-). De toutes les cruautés que l'antiquité
imputait aux Spartiates, la fameuse cryptie est la plus incroyable.
Les éphores, ûMAristote, en entrant en charge, déclaraient la guerre
aux //o^es; les magistrats les livraient périodiquement en proie à
une jeunesse sauvage : c'était une vraie chasse aux hommes {^).
Ces traditions forment un contraste singulier avec le tableau que
le savant Millier a fait des institutions et des mœurs doriennes.
L'ingénieux écrivain a vainement cherché à repousser les témoigna-
ges qui accusent sa race favorite. Il se prévaut de quelques exagé-
rations pour révoquer en doute tous les rapports que l'antiquité
nous a légués sur le traitement des Ilotes. Se fondant sur l'orga-
nisation de la cryptie, telle qu'elle est décrite par Platon dans ses
Lois, il la représente comme un exercice imposé aux jeunes Spar-
tiates :« Ils devaient parcourir le pays, dit-il, armés, les pieds nus,
exposés aux intempéries des saisons, sans esclaves pour les servir,
sans couvertures pour les garantir du froid pendant la nuit. La sur-
veillance des Ilotes était un des objets de ces excursions; les mal-
heureux serfs étant à la merci de leurs maîtres, on comprend que
l'orgueilleuse jeunesse ait traité avec dureté des hommes qu'on lui
apprenait à regarder comme des ennemis » {*). Nous croyons avec
[\) Plin., H. N , VII, 06 : « Servitium invenore Lacedaemonii. »
(2) Myron., ap. Athen., XIV, 74.
(3) Plularch., Lycurg.,28.
(4) Mtiller, Die Dorier, T. II, p. 34-39. Cette explication de la cryptie, déjà
donnée par liarlhélemy (Voyage du jeune Anacharsis, cli. 47), est adoi)tée par la
plupart des auteurs modernes {Urouwer, Histoire de la civilisation, T. I, p. 118;
WachsmuthJ. I, p. 462; Ilermann, ^ 4«). Mnnso (Sparta,T. I, Beyiagcn, p. 141)
s'en lient au\ témoignages d'Arislote et de Plularque.
r)8 LA GRÈCE.
Barthélémy que Lycurgue ifest pas railleur d'une instilulion qui
serait digne d'un législateur de sauvages; mais en présence des
témoignages iVAristote, philosophe calme et observateur atten-
tif, i]e Plutarquc, admirateur des choses lacédémoniennes, on est
forcé de reconnaître que les accusations qui pèsent sur la mémoire
des Spartiates ont un fond de vérité. Nous voudrions douter de
leur inhumanité, que les faits ne nous le permettraient pas. La
terreur qu'inspirait la population servile les fit recourir à des me-
sures horribles. Écoutons Thucydide : « Ils ordonnèrent aux Ilotes
de faire entre eux un choix de ceux qu'ils jugeraient avoir montré
le plus de courage contre l'ennemi, promettant de leur donner la
liberté. C'était un piège pour ceux qui croiraient mériter le plus
d'être libres et qui devaient être, par l'élévation de leur âme, les
plus capables d'agir contre leurs maîtres. Deux mille furent choi-
sis; ils se promenèrent autour des temples la tète ceinte de cou-
ronnes, comme ayant obtenu la liberté; mais peu après, les Lacé-
démoniens les firent disparaître. Personne ne sait comment ils
périrent »('). Cette exécution est un des grands crimes qui souillent
l'histoire (').
La cruauté des maîtres nourrit dans le cœur des esclaves une
haine furieuse, implacable. Sitôt qu'on parle d'un Spartiate aux
Ilotes ci auxPéiioeques, dit un historien grec, ils ne peuvent cacher
le plaisir qu'ils auraient à le manger tout vifi^). Sparte était-elle
accablée par une calamité publique, on était sûr de voir les serfs
s'insurger (^). Un tremblement de terre manqua de détruire la capi-
tale de la Laconie. Les citoyens étaient uniquement occupés à sau-
ver leurs effets les plus précieux, quand le roi Archidamus, pré-
voyant encore de plus grands malheurs, fit sonner l'alarme comme
si l'ennemi eût été aux portes. Sa présence d'esprit sauva la répu-
blique, car les Ilotes accoururent de tous côtés de la campagne
pour massacrer les Spartiates qui auraient échappé au tremblc-
(1) Thucyd., IV, 80.
(2) Bulioer, Athens, I, G, 13.
(3) .Venop/i.,Hellen.,IH, 3, 6.
(i) Arist., Polit., II, 6, 2 : wtttîo s(pî(?p- jovrr: roî: ù.x-jyi,[x7.ni 'h'/.-.ii.'yjn\..
l'invasion doiuenne. 09
ment tic lenc ('). Sparte éprouvait-elle un revers, de suite les Ilolos
désertaient et tramaient des conjurations ('). Les choses en vinrent
au point que les maitres désespérèrent de contenir les serfs par
leur seule puissance; dans le traité qu'ils conclurent pendant la
guerre du Péloponèse avec Athènes, ils stipulèrent que si les escla-
ves se soulevaient, les Athéniens porteraient secours aux Lacédé-
moniens de toutes leurs forces (^).
Les insurrections des Ilotes ne changèrent pas leur sort; la ma-
lédiction de la conquête pesait sur eux. Le malheur aux vaincus
poursuivit les populations asservies jusque dans les dernières
générations (*). On dirait qu'il y a dans la condition des serfs de
la Grèce quelque chose de l'immobilité des castes de l'Inde; ce-
pendant il y a progrès. Les parias n'ont pas conscience de leurs
droits ; ils ne pensent pas même à se révolter, tandis que les serfs
subissent la servitude et ne l'acceptent pas. Or dès que le senti-
ment du droit est entré dans l'humanité, l'égalité sera revendiquée
et sa victoire est assurée. Dans les républiques grecques, la lutte
fut le plus souvent stérile; mais à Rome il y a une amélioration
considérable dans la condition des vaincus. La clientèle italienne
est bien supérieure au servage hellénique; si elle impose des char-
ges au client, elle lui donne aussi des droits; le patron est un pro-
tecteur plutôt qu'un maitrc. Il y a plus. La clientèle n'est pas un
état immobile; elle se transforme; les clients se fondent dans la
plèbe, et les plébéiens finissent par conquérir la cité.
% III. Lêijaiité en (jerme dans la cité doriennv.
S'il a fallu des ('(Torts séculaires pour arriver à la reconnaissance
du principe de l'égalité, ne soyons pas étonnés que la Grèce n'ait
pas admis les populations vaincues dans la cité. Il y avait cepen-
dant un vif sentiment d'égalité dans la race dorienne , comme dans
(1) l'iutanii., Cimon., IG.
(2) TImcijd., V, 14. — Vlutunh., Ages., 32.
(.j) Thucijd., V, 23.
Cl) /.ic.,XXXl\\27.
70 LA GRLCE.
toutes les populations guerrières. Le fait même de la conquête
le favorisait : tous les guerriers ayant concouru à la victoire, tous
devaient avoir une part égale dans le partage du sol conquis. Mais
l'égalité primitive ne résista pas à l'action des passions et des inlé-
rêts individuels. Il se trouva dans la race dorienne un grand légis-
lateur qui conçut l'idée de la rétablir (').
Lycurgue, dit son biographe, voulut bannir de sa république
deux maladies anciennes et les plus funestes à un état, la richesse
et la pauvreté; il persuada aux Spartiates de mettre en commun
toutes les terres et d'en faire une distribution égale (") : la Laconie
eut l'air d'un héritage que deux frères auraient partagé('). Les repas
publics dont on attribue également l'établissement à Lycurgue,
étaient le symbole de l'égalité; on les appelait phiditia, parce qu'ils
étaient une source d'amitié et de bienveillance (*). Ces institutions
n'étaient pas particulières à Sparte. D'après la tradition, le législa-
teur lacédémonien les emprunta à la Crète; dans cette île célèbre la
communauté était même plus parfaite qu'à Lacédémone , au juge-
ment d'AristoteO. Les lois de Crète et de Sparte inspirèrent Ptoow;
sa République est l'idéal des institutions doriennes et nous en révèle
l'esprit. Elles tendaient à organiser la cité sur la base de l'égalité.
C'est pour la première fois que l'égalité politique fait son appari-
tion dans le monde; elle est imparfaite dans le principe, comme
toutes les choses humaines. Ce n'est qu'en faisant peser la tyrannie
la plus alTreuse sur les populations conquises, que les conquérants
parviennent à organiser l'égalité entre eux : dans ce cercle étroit,
ils la veulent complète, et pour la réaliser, ils vont jusqu'à violer
les droits légitimes de l'individualité humaine. Mais les idées vraies
(1) Plat., Legg., III, 684, D; VII, 736, C— Hermann, § 28.— il/anso, Sparta,
T. I, p. 114.
(2) Grote range cette distribution égale des terres parmi les fables (History of
Greece, T. II, p. 530-5G0). Les raisons du savant historien n^empéchent pas de
considérer l'égalité comme la base de l'organisation politique de Sparte. Compa-
rez Lachmann, Die Spartanische Staatsverfassung, p. 170.
(3) Plutarch., Lycurg., c. 8.
(4) Plularch., Lycurg., c. 10-12.
(3) Plat., Legg., III, 683, A. — Arist., Polit., II, 6, 21; II, 7, 4.
L INVASION DOUIENNE.
71
ne se laissent pas emprisonner ni fausser; régalilé sortira de la
cité pour embrasser tous les hommes, vainqueurs et vaincus, et
elle finira par s'étendre jusqu'aux eselaves.
Un philosophe français dit que le christianisme brisa la cité
grecque et étendit Tégalité qui y régnait à l'humanité entière : c est
cette évolution du dogme de l'égalité qui, d'après Leroux, fait la
gloire du christianisme tout ensemble et celle de Lycurgue(').Nous
ne croyons pas que la fraternité chrétienne soit le développement
de l'égalité pratiquée par les Hellènes. Le principe chrétien est
purement religieux : Jésus-Christ ne songeait pas plus à l'égalité
politique qu'à l'alTranchissement des esclaves. Sa religion est essen-
tiellement une religion de l'autre monde, tandis que l'égalité sociale
est une des bases de l'organisation de ce monde-ci. L'on peut dire
que l'égalité politique est en germe dans l'égalité religieuse; mais
pour développer ce germe, il a fallu un esprit autre que l'esprit
chrétien. C'est dire qu'il ne faut point rapporter au christianisme
le bienfait des garanties dont nous jouissons. L'égalité des Spar-
tiates est bien plus près de l'égalité des peuples modernes que
l'égalité religieuse de l'Évangile; elle existait dans le sein de l'aris-
tocratie dominante; il ne s'agissait plus que de comprendre tous
les hommes libres dans la cité. Ce progrès a été accompli par
Rome, sans aucune influence religieuse. Le servage, né de la con-
quête, y disparait; les vainqueurs s'assimilent les vaincus et ils
Unissent par les associer à leurs droits. RL^lheureusement quand
cette association se fit, il n'y avait plus de droits : l'empereur con-
centrait en lui toute la puissance du peuple. Pour réaliser l'idéal
de l'égalité, il fallait un progrès nouveau : rendre la liberté aux
hommes et l'assurer à tous les déshérités de l'ancien monde, même
aux esclaves. Telle fut l'œuvre des Germains : c'est à eux, et non au
christianisme, que nous devons notre égalité politiciue et noire
esprit de liberté. Cet esprit manquait aux Grecs, et il maïKiiie en-
core davantage aux chrétiens. Cependant sans la libellé, l'égalité
est une chimère. Si l'égalité a une valeur, c'est qu'elle impli(iue
des droits accordés à tous les citoyens; or ces droits ne sont ([u'iin
(I) Leroux, rÉgalitc, § II, lo {Lnojclopt'dic Nouvelle, T. IV, p. 037, ss.).
7!2 LA GRÈCE.
valu mot, quand la liberté n'est pas garantie. C'est parce que les
Grecs n'avaient point le sentiment de la vraie liberté, qu'ils ne par-
vinrent point à organiser l'égalité dans leurs cités.
CHAPITRE III.
LUTTE DES VAINQUEURS ET DES VAINCUS,
DE l'aristocratie ET DU PEUPLE, DES RICHES ET DES PAUVRES.
Les hommes ont tous droit à l'égalité, par cela seul qu'ils sont
hommes. Ce droit se manifeste avec une force irrésistible chez
les peuples de l'Occident. Quelque dure que soit la conquête, les
vaincus réagissent contre les vainqueurs, parce qu'ils ont la con-
science d'un droit égal. La lutte de l'aristocratie et du peuple est
donc un fait inévitable, providentiel; elle se présente partout, les
accidents seuls diffèrent. Il est dans la nature des choses que le
premier combat livré par les opprimés aux oppresseurs ait été long
et sanglant. Tel est le spectacle que présente la Grèce.
Nous avons exposé les résultats de l'invasion dorienne, la condi-
tion des populations conquises. La domination des conquérants ne
fut définitive et solide que dans le Péloponèse ; mais le mouvement
que l'invasion produisit réagit sur la Grèce entière. Toutes les cités
furent bouleversées; partout il y eut conquête, partout il se forma
une aristocratie fondée sur la force des armes. Les populations
assujetties jouissaient de la liberté personnelle, mais sans droits
politiques. Dans quelques républiques, comme à Lacédémone, cet
état de choses s'immobilisa; la forte organisation de l'aristocratie
Spartiate maintint les Périoeques et les Ilotes dans l'asservisse-
ment. Dans la plupart des cités, il y eut guerre permanente entre
l'aristocratie et le peuple.
l'invasion douienne. 75
L'amour des richesses, qui est un trait dominant de la race
grecque('), donna un caractère particulier à la lutte. Cette tendance
devait entraîner la ruine de l'aristocratie. Le poéic Tliéognis se plaint
que la fortune seule était considérée dans les unions; il en résulta
une confusion de toutes les classes de la société, et l'inévitable ex-
tinction de la véritable noblesse ('). Comme la richesse était le seul
titre à la considération, elle devint aussi le seul titre au pouvoir; de
là le changement du gouvernement aristocratique en timocratie (').
Le langage des historiens et des politiques révèle la révolution pro-
fonde qui s'opéra dans la société; ils ne désignent plus les membres
de l'aristocratie par le nom de nobles, ils les appellent les riches {*).
Ce changement, qui finit par devenir général, se produisit
d'abord dans les cités maritimes. A Sparte, les vainqueurs habitaient
la ville, les vaincus les campagnes. A Athènes au contraire et à Co-
rinthe les besoins du commerce firent entrer une partie du peuple
dans la ville; le contact d'une vie commune rapprocha les vain-
queurs et les vaincus, et quand l'aristocratie elle-même se livra au
commerce, il n'y eut plus d'autre différence entre les diverses classes
de la société que le degré de fortune {''). Cette révolution favorisa le
développement de l'élément démocratique (^), mais elle donna aussi
plus d'àpreté à la lutte entre l'aristocratie et les populations dépen-
dantes. L'aristocratie, en possession du gouvernement et des ri-
chesses, abusa de son pouvoir pour opprimer le peuple. Il en fut
ainsi à Athènes. Le gouvernement se trouvait entre les mains de
quatre familles; les magistratures n'étaient accessibles qu'aux Eu-
patrides; eux seuls formaient les assemblées C). Quel usage l'aris-
(i) Déjà du temps des sept sages, on disait que Varyent, c'était tout l'homme
[Pindar., Isthm., II, 47).
(2) Theognis, v. 4, sq., 190.
(3) ànà Ttfi/jpâTwv. Plat., Rcp.,VIII, 550, C, sqq. — Cf. Arist., Polit. ,V, 8, 4).
(4) TrlryjTLfji, TTifj-jrrj'jj^t:, 7:</.ykzç. Wachsmuth, § 44, noie 70, et Annexe 17.
(5) Hermann, Griech. Staatsalt., § Gl, note 1. — Wachsmuth, Ilellen. Alterth.,
T. I, p. 393.
(6) L'esprit démocratique inhérent au commerce se manifeste jusque dans lo
sein de la démocratie athénienne : le Pyrée était plus démocratique que lu cité.
Arist., Polit., V, 2,12.
(7) Arist., Polit., II, 9, 2. ~ Dion, liai., II, S, - Wachsmuth, %M.
74
LA GRECE.
tocralie alhénienue fit-elle de sa toute-puissance? Les Eupatridcs
se conduisirent en usuriers plutôt qu'en nobles. Le peuple tout
entier, dit Plularque, était endetté auprès des riches; les uns
étaient adjugés à leurs créanciers comme esclaves, d'autres étalent
forcés de vendre leurs propres enfants, ou de fuir loin de la ville
pour se dérober à la cruauté de leurs créanciers (Y
Les aristocraties doivent user de modération , si elles veulent
durer; pour faire accepter au peuple sa dépendance, il faut qu'elles
lui assurent au moins une condition matérielle qui soit tolérable.En
opprimant la plèbe par leurs usures, les aristocraties grecques sou-
levèrent de violentes réactions. Cependant les vaincus n'osaient pas
encore prétendre à l'égalité des droits; tout ce qu'ils demandaient,
c'était un allégement de l'oppression qui pesait sur eux. Ils trou-
vèrent des appuis dans le sein de l'aristocratie; l'ambition ou le désir
de la vengeance jeta des membres de la classe dominante dans les
rangs démocratiques. C'était moins l'amour de l'égalité que l'intérêt
personnel qui fit des aristocrates les chefs du peuple : ils conci-
lièrent les vœux populaires avec leur ambition en le relevant de
l'oppression , et en concentrant tous les pouvoirs dans leurs mains.
De là la tyrannie (-).
Le nom de tyrannie éveille aujourd'hui l'idée d'une domination
cruelle, sanguinaire : tels furent les tyrans qui s'élevèrent dans la
décadence de la Grèce f). Ceux qui sortirent de la lutte du peuple
et de l'aristocratie n'ont rien de commun avec ce régime que l'arbi-
traire de leur pouvoir : leur gouvernement était usurpé, mais il
s'exerçait généralement au profit du peuple; les nobles seuls eurent
à souffrir de ses excès. C'était une réaction des vaincus contre les
vainqueurs, une protestation sanglante contre les conquérants do-
riens ('*)• L'oppression était générale, l'insurrection le fut aussi.
Au septième et au sixième siècle avant Jésus-Christ, il y eut des
mouvements révolutionnaires dans toute la Grèce; mais le peuple
(1) riularch. ,^Q\on.. 13.
(2) Hennann, Griech. Staalsalt., § G3.
(3) Voyez plus bas, livre IV, ch. 5, § I, n" 3 : la nouvelle tyrannie,
(i) 0. Millier, DieDorier, ï. I, p. 1GI.
l'invasion DORIF.NNE. 75
n'êlanl pas encore mûr pour la démocralle, dôlégua sa puissance à
un représentant que le parti de la noblesse voulut llélrir en le qua-
lifiant de tyran (').
Les tyrans relevèrent les vaincus et abaissèrent les vainqueurs;
tout Tordre social fut bouleversé. Au cullc dorien, Clislhène opposa
un culte étranger à la race conquérante, celui de Bacchus. Les
Doriens aimaient les poésies dllomèrc, parce qu'elles cbanlaient
la guerre et les béros : Clislbène interdit aux rbapsodes l'accès de
Sicyone ('). Dans l'ordre politique, il lit des innovations en-
core plus considérables. Il cbangca les noms des tribus; les nobles
conquérants reçurent la dénomination de tribus de l'àne et du
porc; la tribu des anciens babilanls prit la dénomination d'Arclié-
laens pour indiquer qu'à elle appartenait désormais le pouvoir (').
A Corinlbe toute l'autorité était concentrée dans une seule famille.
Cypselus, issu comme Clislbène de la race des vaincus, mais allié
à la famille dominante, s'empara du pouvoir; il exila un grand
nombre de nobles; les autres quittèrent volontairement une patrie
qui n'avait plus d'attrait pour eux depuis qu'ils n'y régnaient plus.
Périandre poursuivit la politique de son père; il détruisit toutes
les institutions qui rappelaient la conquête et qui servaient à per-
pétuer l'esprit de la race conquérante : il abolit les repas com-
muns, ce symbole de l'égalité aristocratique; il défendit aux Bac-
chiades de donner à leurs enfants l'éducation dorienne(*). Mais
l'efTet de ces mesures était trop lent au gré des nouveaux maîtres;
ils auraient voulu anéantir immédiatement l'odieuse oligarcbie qui
avait opprimé le peuple. D'après le rèclliï Hérodote, un tyran de
jMilet donna à Périandre un conseil analogue à celui que l'on attri-
bue à Tarquin. Tbrasybule, consulté par le tyran de Corin-
lbe sur les moyens de régner en bonneur et sûreté, conduisit l'en-
voyé dans les cbamps; en se promenant il coupait les épis les
plus élevés; il renvoya l'ambassadeur sans lui faire d'autre ré-
(!) Wachsmuth (^oH) (Jonne I onuniéralion de ces tyrannies.
(2) Aelian., V. H., XIII, i9. — Mnller, Die Uoricr", T. I, p. 1G3.
['■i'i Xrj/ï'/r/.o:, qui gouverne le peuple. — Ilerod., V, 08.
(i) MùUcr, DicDoricr, I, IGG.
70
LA GRECE.
|)oiise. Péiiaudre conipiit ; il exila ou fil mourir ceux des nobles
que son père avait épargnes (').
Ce qui se passa à SIcyone et à Corinthe est l'image du mouve-
ment révolutionnaire qui agita les cités grecques pendant deux
siècles. La réaction ne fut pas partout aussi cruelle qu'à Corinllie,
mais partout les tyrans se firent les chefs du parti populaire : bien
loin d'être notés de l'infamie qui couvre aujourd'hui leur nom,
ils étaient estimés, honorés. Solon célébra dans ses vers la justice
d'un tyran; les plus nobles poètes, Pindare, Eschyle, Simonide,
Anacréon vécurent à la cour des tyrans (-). Pisistrateest une des
grandes figures de la Grèce; les historiens et les philosophes de
l'antiquité, quelqu'hosliles qu'ils fussent à la tyrannie, l'ont comblé
d'éloges (^).
Thucydide dit que la Grèce presque tout entière fut soumise à
des tyrans, et que la plupart furent chassés par les Spartiales;
il voit dans l'intervention de Sparte en faveur de la liberté le
principe de sa puissance (^). Faut-il attribuer à ce motif généreux
la guerre à mort que les Lacédémoniens firent à la tyrannie?
Représentants de l'aristocratie dorienne, l'intérêt de leur conser-
vation les appelait à prendre le parti de l'aristocratie, bannie,
décimée par les tyrans. C'était pour la liberté que les Spartiates
combattaient la tyrannie, mais pour la liberté aristocratique, née
de la conquête; quand ils s'apercevaient que le peuple s'emparait
des dépouilles de la tyrannie, ils prenaient les armes en faveur des
tyrans. C'est ce qui arriva à Athènes après l'expulsion des Pisistra-
tides; Sparte mit autant de zèle à rétablir les tyrans, qu'elle
en avait montré pour les vaincre. Hérodote dépeint en vives cou-
leurs l'élonnement des alliés de Lacédémonc à ce changement
de conduite : « Ils crurent, dit-il, voir le ciel prendre la place
de la terre, et la terre celle du ciel)>n. Les Spartiates étaient
(1) Herod., V, 92. — Comparez Millier, I, 165.
(2) Herod., V, \ 13. — Wachsmuth, T, I, p. 501.
(3) Thucijd., VI, U. — Plularch., Solon., 31. — Arisl., Polit., V, 9, 21.
(4) rimcyd., I, 48.
(o) Herod.,y, 91-93.
l'invasion dorienne. 77
très conséquents : ils ne poursuivaient pas la tyrannie comme telle,
mais la liberté politique dont les tyrans étaient les représentants.
Aussi leur victoire, loin de profiler à la liberté générale, tourna à
l'avantage de rarislocralie.
Est-ce à dire que riiisloirc doive regretter les tyrans? Ce serait
préconiser Tusurpalion et le pouvoir arbitraire. L'exemple de la
Grèce prouve au contraire combien l'usurpation de la souveraineté
du peuple est funeste, alors même qu'elle s'exerce en son nom et
en apparence dans son intérêt. Il y a des abus inséparables d'une
domination illimitée. Les fils des tyrans succédaient à la puissance
de leurs pères, mais rarement à leur prudente politique ('); par
leurs excès, ils s'aliénèrent la démocratie dont ils étaient les
organes; lorsque Sparte les attaqua, le peuple ne se leva pas pour
les défendre. Qu'après cela, le règne des tyrans grecs n'ait pas été
sans une heureuse influence sur la civilisation hellénique, nous en
convenons. Les tyrans furent des agents énergiques des idées nou-
velles; ils brisèrent l'isolement dorien ; sous leur régime les Grecs
entrèrent dans la carrière des arts qui devait faire la gloire du nom
hellénique (-). Mais si nous constatons le bien que la Providence
sait tirer du mal, gardons-nous d'en faire honneur à ceux qui font
le mal. Il y a un bien sans lequel tous les avantages de la civilisa-
tion, quelque brillante qu'elle soit, ne sont plus rien, c'est la
liberté. Le pouvoir arbitraire est donc le mal des maux; il flétrit
jusqu'au bien qu'il produit. La Grèce nous donne encore celle
leçon. Née du besoin d'égalité el de liberté générale, la tyrannie
aurait dû développer ces généreux senlimenls, mais elle était viciée
dans son essence : régoïsme était son mobile, la domination son
but, l'égalité le prétexte. Aussi les idées politiques, au lieu de s'éle-
ver, ne firent-elles que s'abaisser. On se croyait libre , parce qu'on
se vengeait de ses ennemis politiques : de vengeance en vengeance,
on aboutit à la dissolution el à la mort. Tel fut le régime des tyrans
dans l'intérieur des cités. Leur pouvoir fui trop éphémère, pour
(I) Arist., Polit., V, 8, 20. — Compurtv. Hcrmann', § 65.
(i) Ikrmaun, § 64.
78 i.A CRi:cE.
que Ton puisse apprécier leur politique extérieure. Une chose
néanmoins est certaine : s'ils avaient consolidé leur domination, la
Grèce aurait perdu son indépendance dans les guerres médiques.
Les tyrans n'auraient pas opposé aux Perses la résistance héroïque
de Marathon et de Salamine ; dans leur égoïsme princier, ils se
seraient volontiers faits les satrapes du Grand Roi, si on leur avait
laissé la puissance qu'ils avaient usurpée. 11 faut donc se féliciter
de la chute des tyrans. Mais on aurait tort d'en faire honneur aux
Spartiates; ceux-ci étaient tout aussi égoïstes que les tyrans : ils ne
songeaient guère à l'indépendance de la Grèce, quand ils leur firent
la guerre; bien moins encore voulaient-ils garantir la liberté et
l'égalité dans l'intérieur des cités.
L'expulsion des tyrans ne mit pas fin à la guerre intestine qui
désolait les républiques grecques. Dans le Péloponèse, l'ascendant
de Sparte fit prévaloir le régime aristocratique; mais elle ne par-
vint pas à lui donner la stabilité de son propre gouvernement. A
Athènes, un célèbre législateur essaya d'harmoniser les intérêts
divers et de fonder la concorde sur l'égalité. Selon soulagea la mi-
sère du peuple en réduisant les dettes, et il lui assura des garanties
pour l'avenir en abolissant la servitude qui pesait sur les débiteurs
malheureux ('). Tout en laissant les magistratures aux riches, il
donna une part dans le gouvernement aux pauvres, en les admettant
à voter dans les assemblées et dans les jugements (^). Ce droit, peu
considérable dans le principe, ouvrit la porte à la démocratie qui
finit par dégénérer en ochlocratie. En livrant la domination future à
l'élément démocratique, Selon épargna au moins à sa patrie les
luttes sanglantes que les partis se livrèrent dans presque toutes les
cités grecques ('). Démosthène dit qu'il n'y avait pas de paix sûre
entre les états aristocratiques et les démocraties (^) ; de même dans
l'intérieur des cités, l'harmonie entre les deux principes était im-
(1) Plutarch., Solon., \S, 15. — Wachsnntth, T. I, p. 472, note 9.
(2) Plularch., Solon., 23. — Wachsmnlh, p. 479, ss.
(3) Grotc, History of Greece, T. IIF, p. 141, ss.
(4) Demosllu, pro Rhodior. libcrt., § 17 (p. 193, 20, sqq.).
l'invasion dorif.nne. 79
possible. Non pas que l'on ne puisse concilier les intérêts divers
des diverses classes : la société n'existe que par cette conciliation.
Mais pour qu'elle soit possible, il faut qu'elle repose sur l'égalité et
il faut que les droils égaux trouvent une garantie dans les institu-
tions politiques. Or les Grecs ignoraient l'idée d'un droit égal pour
tout citoyen et bien plus encore l'idée des garanties qui assurent la
liberté individuelle. Les luttes qui décbiraient les cités n avaient
pas pour objet le droit, mais le pouvoir, et le pouvoir dans ce qu'il
a de plus mesquin, les privilèges, les jouissances, les avantages
matériels qui y sont attachés. Voilà pourquoi la division fut irrémé-
diable et aboutit à la ruine de la Grèce.
La responsabilité de ces éternelles divisions pèse surtout sur
Tarislocratie, car ce fut elle qui présida la première aux destinées
des cités grecques. Les aristocrates de la Grèce n'eurent que
d'étroites passions. Nous venons de dire qu'ils avaient si peu le
sentiment de la patrie, qu'ils désertèrent les cités où ils ne régnaient
plus. Quand avec l'appui des Spartiates, ils y rentrèrent en vain-
queurs, ils ne songèrent qu'à la vengeance. Jamais serment plus
impie n'a été fait que celui des oligarques helléniques : « Nous
serons ennemis du peuple et nous lui ferons tout le mal que nous
pourrons lui faire »('). Les malheureux furent fidèles à cet horrible
engagement! Quand ils étaient trop faibles pour vaincre leurs
ennemis par la force ouverte, ils se défaisaient des chefs du peuple
par le meurtre ('). Ne pouvant pas assassiner toute une population,
ils bannissaient les plus considérables de leurs adversaires. Dans
telle ville, il resta moins de citoyens qu'il n'y avait de bannis; par-
fois le peuple fut expulsé en masse ('). Malheur aux exilés, quand
le parti dominant les rencontrait dans les rangs des ennemis sur
un champ de bataille! Peureux l'esclavage était un bienfait trop
(1) Arist., Polil,, V, 7, 19.
(2) Thucyd-, III, 70; VIII, 6a. 70. — Xcnopk., Ilell., V, 2, 39-30. — Uioilor.,
XUI, 104.
(3) Thucijd., V, i. — Plularch., Lysyiid., li. — Xciwpli., de Rqi. Allicn.,
III. II.
80 l\ GRÈCE.
grand, ils devaient mourir ('). Aucun frein ne retenait ces passions
sauvages ; il n'y avait pas d'asile qui pût mettre les victimes à l'abri
des vengeances aristocratiques (^).
Faut-il s'étonner si des atrocités pareilles provoquèrent de
sanglantes réactions? F^es excès du peuple sont plus excusables
que ceux des nobles; car c'était lui l'opprimé; l'abus même qu'il
faisait de sa victoire était un témoignage de son oppression. 11
cessait de payer les intérêts des dettes que la misère l'avait obligé
à contracter; il pillait les maisons des riches et les bannissait
pour s'emparer de leurs biens; il accablait ses adversaires de
charges, afin d'appauvrir les riches et d'enrichir les pauvres f).
Ces décrets réactionnaires avaient quelquefois un caractère plus
élevé, inspiré par l'orgueil de la victoire. Les nobles avaient
dédaigné de mêler leur sang à celui du peuple, ils l'avaient ex-
clu des magistratures; victorieuse, la plèbe aftlcha à son tour
des sentiments aristocratiques, en refusant de s'allier aux no-
bles et en s'attribuant le droit exclusif aux honneurs H. D'ordi-
naire la victoire d'un parti était un arrêt de mort pour l'autre (^).
Le pardon était une chose presque inouïe : le plus beau titre de
gloire de la démocratie grecque est d'en avoir seule donné l'exem-
ple. Après la défaite des trente tyrans, Thrasybule défendit de
maltraiter ceux qui se rendaient; les tyrans seuls et dix de leurs
adhérents furent bannis; une loi d'oubli défendit d'accuser personne
pour les faits passés {^).
La lutte de l'aristocratie et de la démocratie aurait peut-être con-
duit à une forme de gouvernement définitive, si chaque cite avait
(1) Xenoph., Hell., VII, 4, 26. Les Thébains accordaient la liberté aux prison-
niers de guerre moyennant rançon; ils mettaient les bannis béotiens à mort
comme des criminels {Pausan., IX, 15, 4).
(2) Herod , VI, 91.
(3) .4mL, Polit., V, 2, G; V, 4, 3.
(i) Xenoph., de Rep. Ath,, I, U.—Hermann, § 68. — Thucyd., VIII, 20.
(i)) K«t sWi ah â'oirrtv TraTai iJ.tzo.^ol'/l ;ro).irîiwv O'ZvaTvjaôpoi. Dire de Critias
dans Xenophon (HcUen , II, 3, 32).
(6) Grotc, History of Greece, T. VI, p, 411-416.
l'invasion dorienne. 81
été abandonnée à elle-même; chacune aurait adopté l'état social
qui répondait le mieux à sou génie particulier. Mais les prin-
cipes hostiles se personnifièrent dans Sparte et Athènes : les deux
républiques aspiraient à rhégénionic, et pour consolider leur in-
fluence sur les cités qui suivaient leur bannière de gré ou de force,
elles y établissaient soit le régime de l'oligarchie, soit celui de la
multitude. Dès lors il n'y eut plus d'harmonie à espérer : ce n'étaient
pas les tendances des populations qui décidaient de leur organisa-
tion sociale, mais le hasard des combats : et comme la victoire arra-
chait tantôt une cité, tantôt une autre à la domination de l'une des
républiques rivales, toutes les villes étaient en état permanent de
révolution. Quand Sparte l'emportait, Tarislocratie prenait le des-
sus, et le peuple était opprimé, banni, décimé. Athènes était-elle
victorieuse, de sanglantes réactions signalaient le retour du parti
populaire. Ces violents changements étaient presque journaliers.
Rhodes avait une constitution aristocratique. Pindare chanta la
justice de ses princes, mais il prévit le danger dont les menaçait la
puissance croissante d'Athènes. Sous la pression de l'hégémonie
athénienne, les Diagorides furent condamnés à mort et le peuple
déclaré souverain. A peine les Athéniens eurent-ils éprouvé un
échec en Sicile, que l'aristocratie reprit possession du gouverne-
ment, sous la protection de Sparte. Les victoires de Conon ren-
dirent le pouvoir au peuple. Quelques années après, le parli la-
cédémonien renversa la démocratie, et la guerre sociale ruina
définitivement l'empire d'Athènes ('). Ce qui se passa à Rhodes,
nous donne une idée de l'état des cités grecques. Sparte l'emporta
dans la guerre du Péloponèse; son hégémonie fut marquée |)ar un
débordement de passions oligarchiques : la force seule domina
dans toutes les villes('). Lorsque la démocralie fui victorieuse avec
Tlièbes, le peuple de son côté s'abandonna à remporlement de ses
passions et la démocralie dégénéra en une sauvage ochlocratic. La
(1) Muller, Die Dorier, T. II, p. 142-144.
(2) Xenoph., Ilcllon., VI, 3, 8 : Tojtwv 7''»-j ào/ovr'.jv ÏKi.ij.î'/v'jf)-. n'j/^ ottmç
voy.iaw; apyj,)7i\/, à)./' o-oj; <j'rj',rj7'y.i. 'îiy y.v.-i/j'.j rà; -'j).Z'.ç.
G
82 LA CULCE.
société tomba en dissolution; les Hellènes perdirent leur indépen-
dance, parce qu'ils ne méritaient plus d'être libres (').
Il y a bien des enseignements pour les peuples modernes dans le
sort des cités grecques. Malbeureusement jusqu'ici les nations n'ont
guère profité des leçons de l'histoire. La destinée de la Grèce s'est
reproduite trait pour trait dans l'Italie du moyen-âge. Les Italiens,
aussi bien doués que les Hellènes, artistes comme eux, race poli-
tique comme les citoyens d'Athènes et de Sparte, aimaient à vivre
dans des cités et ils étaient enthousiastes de la gloire de leur patrie;
mais ils se déchirèrent aussi comme les Grecs dans les luttes éter-
nelles de l'aristocratie et de la démocratie, jusqu'à ce que, affaiblis
et épuisés, ils tombèrent sous le joug des tyrans et devinrent enfin
une proie facile pour l'étranger. Que manquait-il à ces deux peu-
ples pour arriver, non à la gloire, elle ne leur a pas fait défaut,
mais à l'unité et à une liberté stable? Le sentiment du droit. Ils
n'ont jamais connu que la force, ils n'ont jamais aspiré qu'à la do-
mination exclusive d'un parti, de ses exigences et de ses passions.
Mais la force ne peut pas fonder l'harmonie, et sans la conciliation
des intérêts divers, il n'y a pas de société possible. Sous quelle loi
les diverses classes peuvent-elles coexister, malgré l'opposition de
leurs intérêts? Il n'y en a pas d'autre que le droit qui assure l'éga-
lité, au milieu des inégalités nécessaires des conditions sociales.
Dès que le droit égal est respecté, la dignité de l'homme est sauve;
le pauvre peut vivre à coté du riche, le peuple à côté de l'aristocra.
lie, sans songer à conquérir l'égalité par la violence. Nous en
avons sous les yeux un mémorable exemple. Il y a une nation au
sein de laquelle l'inégalité de fortune et de rang est plus grande que
chez tout autre peuple ; cependant aucun Etat n'a été à l'abri des
révolutions comme l'Angleterre, aucun pays ne jouit d'une civilisa-
lion plus forte, plus progressive. Faut-il en dire la raison? C'est
que la nation anglaise a le respect, le culte du droit, et la liberté lui
aide à supporter l'inégalité. Quand un peuple veut à tout prix réali-
ser l'égalité, sans tenir compte du droit, et en sacrifiant au besoin la
(I) Wachsmuth, §62.
L INVASION DORIENNE.
85
liberté, la société finit par être en proie à la force, comme les
Grecs et les Italiens. Si l'on y arrive à Tégalité, c'est l'égalité, telle
que la pratiquait l'empire romain, l'égalité sous le despotisme. Un
pareil régime use les races les mieux clouées : témoin la Grèce et
l'Italie. La dissolution et la mort sont au bout du règne de la
force.
A qui faut-il imputer la responsabilité du vice qui rongeait les
cités grecques? Les deux partis qui les déchirèrent furent égale-
ment coupables, ou si l'on veut, également impuissants. La démo-
cratie athénienne, pas plus que l'aristocratie Spartiate ne se montra
capable d'organiser une Grèce libre et forte, parce que le peuple,
aussi bien que les nobles et les riches, ne reconnaissait qu'un droit,
celui du plus fort. Cependant, quand on établit une comparaison
entre les deux éléments qui se disputaient l'empire, l'on doit sans
hésiter donner la préférence à la démocratie(^). Nous avons dit que
s'il y a eu un peu d'humanité dans les querelles sanglantes des par-
tis, on la doit au peuple : c'est la marque certaine de la supériorité
du génie démocratique. Il faut insister sur ce fait, car il est carac-
téristique et décisif.
Il y a peu d'événements plus étonnants dans l'histoire ancienne
et moderne que la conduite des Athéniens après la défaite du parti
oligarchique. Pour apprécier ce qu'elle a de généreux, il faut se
rappeler que les cavaliers et les hoplites vaincus par Thrasybule
avaient trempé dans toutes les iniquités , dans tous les crimes com-
mis par les trente tyrans. Les vainqueurs avaient en leur pouvoir
ceux-là mêmes qui les avaient dépouillés de leurs biens, qui avaient
tué leurs parents et leurs amis. Bien que le souvenir de ces for-
faits fut encore saignant, le peuple les oublia pour ne s'occuper
que du rétablissement de la liberté. L'humanité des Athéniens
après la conjuration oligarchique des Quatre (k'nts pendant la
guerre du Pélopoiièse, quoique moins célèbre que la générosité
de Thrasybule, mérite tout autant d'admiration. Thucydide lui-
même loue la modération du peuple, témoignage d'autant plus
(I) Grole, Ilistory of Grcccc, T. VI, p. 382-384; YIII, \2:i-\2li.
84 LA GRÈCE.
remarquable que l'historien est partisan de la faction aristocrati-
que ('). Athènes était abattue par ses revers, quand un petit nombre
d'aristocrates, exploitant les malheurs de leur patrie, employèrent
la ruse et la violence pour s'emparer de la puissance souveraine ; ils
se concertèrent avec les Spartiates, en sacrifiant l'indépendance de
leur patrie à leur ambition égoïste. Le crime des conjurés était une
double trahison. Athènes jouissait depuis cent ans du gouverne-
ment démocratique et elle avait conquis l'hégémonie par son hé-
roïsme. Les Quatre Cents lui ravissaient à la fois la liberté et l'em-
pire. Cependant à peine quelques-uns des conjurés payèrent leur
crime de leur tétc. La révolution démocratique qui éclata à la
même époque à Samos fut signalée par la même grandeur d'âme.
La passion de la liberté semblait exalter les masses, et les élever
au-dessus des mauvaises inspirations de la vengeance (^).
Le génie démocratique par sa nature est plus universel, et par
suite plus large, plus humain que l'esprit aristocratique. En effet
les aristocraties sont nécessairement une minorité. Alors même que
cette minorité a pour elle une culture plus avancée, plus de lumiè-
res politiques, une condition essentielle lui manque toujours pour
être à la hauteur de son ambition, le dévouement aux intérêts géné-
raux de la société. L'aristocratie du moyen-âge, comme celle de la
Grèce, était viciée par l'égoïsme. Au contraire, le règne de la dé-
mocratie est celui de la majorité et il est légitime à ce titre ; seule-
ment il ne faut pas que la majorité se croie un pouvoir absolu, il
faut qu'elle reconnaisse aux citoyens des droits qu'il ne lui est pas
permis de leur enlever, qu'elle doit au contraire protéger et garan-
tir. Les anciens n'avaient aucune idée des droits naturels, inalié-
nables de l'homme. Il ne faut pas nous en étonner. Ce n'est que
d'hier que l'Assemblée Constituante a proclamé ces droits dans le
monde européen, et s'ils sont inscrits dans nos constitutions, sont-
ils pour cela entrés dans nos mœurs? S'ils avaient pris racine dans
le peuple qui le premier les a reconnus, on n'y verrait pas aussi
(1) Thuajd., YIII, 97.
(2) ThucycL, VIII, 73, 75. — Grote, Ilistory of Grecce, T. VIII, p. 120-125.
l'invasion dorienne. 8d
souvent des défaillauccs affligeantes. Que le sort de la Grèce nous
serve d'enseignement. IMainlenons ferme et inébranlable le principe
du droit : il s'agit en définitive de notre individualité, c'est-à-dire
de ressence de notre nature. Si nous abdiquons nos droits, autant
vaut abdiquer la vie.
Dans les relations extérieures, l'aristocratie fit preuve de pas-
sions mesquines et égoïstes. Lors de la grande lutte des Grecs
avec l'Orient, elle considéra moins l'honneur de la patrie que ses
intérêts. Peu lui importait d'être asservie à l'étranger, pourvu
qu'elle pût exercer la tyrannie sur ses concitoyens ('). L'oligarchie
thébaine préféra l'amitié de Xerxès au salut des Hellènes. Sparte
elle-même hésita, et se montra plus préoccupée du sort du Pélopo-
nèse où elle régnait, que des destinées de la Grèce entière. La dé-
mocratie athénienne seule se dévoua avec un admirable héroïsme.
Hérodote lui a rendu ce beau témoignage que la vérité semble lui
arracher : «Dùt-il s'attirer la haine de la plupart des hommes, dit-il,
il ne dissimulera pas que les Grecs doivent leur salut au dévoue-
ment des Athéniens »(^). Et quel fut l'inspirateur de la démocratie
athénienne dans le moment solennel où se décidèrent les destinées
de la Grèce et de riiumanilé? Un homme de naissance obscure,
mais dont le nom brille dans l'histoire à l'égal des plus nobles, Thé-
mislocle. C'est encore du sein de la démocratie athénienne, que
sortirent les philosophes, les poètes, les orateurs qui répandirent
la gloire des Hellènes dans le monde entier.
(1) Demosth., Phil., IV, § 4, p. 432, 15 : Toiy c?'ciç tô «.py^îu i/jv twv 7ro>,tTwv
ÉTrtOufictv, izzf,',) 'j'yTra/.oyâtv. Comparez Ilermann, § 70, note 4.
(2) Ilerod., VII, 139.
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86 LA r.RKCE.
CHAPITRE lY.
LA NATIONALITÉ HELLÉNIQUE.
§ I. Les Amphktyons{^).
L'histoire ancienne a été longtemps une arme dans les mains de
la démocratie moderne. Nos pères cherchaient dans le passé le mo-
dèle des institutions dont ils sentaient la nécessité ; ils crurent trou-
ver, tantôt dans les forêts de la Germanie, tantôt à Sparte et à
Athènes, les garanties politiques qu'on leur refusait. Heureux de
cette découverte, ils s'écrièrent que la liberté était ancienne et la
servitude moderne; ils réclamèrent les droits de l'homme, comme
étant fondés sur des titres aussi vieux que le genre humain. Aujour-
d'hui que nous possédons l'organisation sociale si ardemment dési-
rée par nos ancêtres, il n'est plus nécessaire de faire mentir
l'histoire au profit de la liberté : nous pouvons constater sans
présomption les erreurs généreuses des savants et des historiens.
L'idée que le dix-huitième siècle se faisait des Amphictyons est une
de ces erreurs.
Montesquieu apprécie avec la supériorité du génie les avantages
du gouvernement fédératif : « Composé de petites républiques, il
jouit de la bonté du gouvernement intérieur de chacune; et, à
l'égard du dehors, il a, par la force de l'association, tous les avan-
tages des grandes monarchies. » Mais l'illustre écrivain se trompe
(I) Sainte-Croix, Des Gouvernements fédératifs, art. 1-S. — Heal Encijclopd-
die der classischen AUerthumswissenschaft, au mot Amphiktyonen. — Gerlacli-
der Bund der Amphiktionen (Historische Studien, p. 1-47}.
l'invasion DOniENNE. 87
quand il ajoute que ce furent ces associations qui Oient fleurir si
longtemps le corps de la Grèce et que la Grèce ne périt que lorsque
les rois de Macédoine obtinrent une place parmi les Ampliic-
lyons ('). Mably, dont l'esprit moins historique était toujours
préoccupé du présent dans l'étude du passé, prononça à l'occasion
des assemblées amphictyoniqnes le mot qui faisait tressaillir la
France d'espoir : c'étaient d'après lui les États Généraux des Hel-
lènes (-). Les savants partageaient cette opinion; à entendre le
judicieux Goguet, « les Amphictyons représentaient la nation avec
plein pouvoir de décider et de prêter l'appui de la force à ses
résolutions; ils formaient des républiques grecques une seule et
même république; ils sauvèrent la Grèce, lors de l'invasion des
Perses; leur institution était un chef-d'œuvre de politique » (').
Fréret commença par embrasser le même sentiment ('). Il fal-
lut presque du courage à Sainte-Croix pour combattre d'aussi
puissantes autorités ; il prouva que le gouvernement fédératif
n'avait pas existé chez les Grecs avant l'établissement de la ligue
achéenne.
Les anciens rapportaient à Amphictyon, fils d'IIellen, l'établis-
sement du conseil qui porte son nom f). On ne peut s'empêcher de
ranger cette tradition parmi les fables, quand on voit les amphic-
tyouies répandues en assez grand nombre dans la Grèce, sans qu'on
aperçoive aucun lien entre ces associations et le personnage d'Am-
phiclyon. Déjà dans l'antiquité, quelques écrivains avaient cher-
ché une explication plus naturelle de l'origine des assemblées am-
phictyoniques. Des peuplades voisines bâtissaient un temple pour
y célébrer les sacrifices d'un culte commun ; auprès du sanctuaire;
siégeait un conseil élu par les tribus intéressées et chargé de
(1) Montesquieu, Esprit des lois, IX, I, 2.
(2) Mabhj, Observations sur l'histoire de lu Grèce, livre 1.
(.3) (Jo(jvet, De l'origine dos lois, T. III, p. 58-60.
Cl) Sainte-Croix, p. 99-101, 310.
(.■j) Dijoinja. liât., IV, 2o.
88 LA GRÈCE.
veiller à tout ce qui concernait le culleO). C'étaient des associations
locales, passagères de leur nature (-). La seule qui se soit main-
tenue est celle qui siégeait à Delphes ; elle joua un rôle plus consi-
dérable dans la vie du peuple hellénique, parce quelle était atta-
chée au temple dWpollon, divinité nationale de la race doriennedont
le culte s'étendit avec elle sur toute la Grèce f). Néanmoins le culte
et l'association ne restèrent pas exclusivement doriens. Il y avait
dans les environs de Delphes un vieux culte pélasgique, qui avait
son centre dans le temple de Cérès ; Tamphictyonie pyléenne fut
réunie à celle de Delphes : c'était comme un symbole d'alliance
entre la race conquérante et les anciens habitants de la Grèce (*).
Les attributions de l'Amphictyonie de Delphes ne différaient pas
de celles des autres assemblées du même nom. Un conseil élu par
les peuples amphictyoniques avait la garde du temple; il en admi-
nistrait les richesses, il veillait à l'observation de ses privilèges. Ces
fonctions religieuses entraînaient une espèce de juridiction sur
ceux qui violaient les droits du sanctuaire ; le dieu prenait sous sa
protection les fidèles qui y venaient sacrifier. Comme la religion se
mêlait à tout dans l'antiquité, l'influence d'une association fondée
sur la communauté du culte s'étendit naturellement à tous les rap-
ports des peuples associés. On conçoit qu'unis par la religion, ils
ne se soient plus considérés comme étrangers, comme ennemis, que
des liens d'humanité se soient formés entre eux, que même la
guerre, si elle troublait leur concorde, ait eu ses limites. Nous
avons une preuve de l'action politique des Amphictyons de Delphes
dans l'antique serment des peuples alliés, dont Eschine nous a con-
(1) Dans cette opinion l'on écrit amphictiona, et l'on dérive le nom de àf^yi et
y.ztC.oi OU xtÏm.
(2) Sainte-Croix, p. 1 13, ss. —lieal Encyclopàdie, T. I, p. 422-424.
(3) La tradition qui rapporte l'établissement du conseil amphictyonique à Am-
phictyon, l'un des héros de la race hellénique, est comme un symbole de l'origine
dorienne de la confédération [Gerlach, p. 5-8).
(i) Minier, Die Dorier, I, 263. — Gerlach, p. 12-16. — Real Encyclopàdie,
T. I, p. 429.
l'invasion DORIENNE. 89
serve la formule. Ils s'engageaient « à ne détruire aucune ville am-
phictyoniquc; à ne point couper, soit en guerre, soit en paix les
eaux qui les arrosaient; à marcher contre le peuple qui violait cet
engagement, à renverser ses villes; à employer leurs pieds, leurs
mains, leur voix , toute leur puissance pour punir tout profana-
teur du trésor d'Apollon, tout complice, tout instigateur du sacri-
lège » (').
Il y avait dans l'organisation du conseil ampliictyonique des ger-
mes d'un sj^slème fédératif. Les peuples helléniques y étaient repré-
sentés par des députés, qui tenaient régulièrement deux réunions
chaque année ; l'on parle en outre d'une grande assemblée(^), com-
prenant tous les Grecs présents à Delphes lors des cérémonies reli-
gieuses qui accompagnaient les délibérations. Cette assemblée géné-
rale du peuple, ce conseil dans lequel les étals votaient sur des
intérêts communs par leurs représentants, auraient pu faire naître
l'idée d'une confédération véritable, unissant toutes les républiques
grecques en un seul corps. Mais il n'en fut rien. L'organisation
fédérale ne fut essayée en Grèce qu'à une époque où la nation était
en pleine décadence ; au temps de leur puissance, les républiques
grecques ne songèrent point à abdiquer une partie de cette indé-
pendance qui leur était si chère, pour assurer à la patrie commune
la paix à l'intérieur et la force au dehors. L'institution amphictyo-
nique resta purement religieuse. Bien que composée de députés de
tous les peuples associés, l'assemblée des Amphictyons ne puisait
pas son autorité dans cette délégation : ce n'était pas au nom de la
Grèce qu'elle parlait, mais au nom du dieu de Delphes : les Am-
phictyons n'étaient pas un corps représentatif, mais un collège
sacré : les règles qui les guidaient n'étaient pas des principes poli-
tiques, mais des dogmes religieux. Les députés portaient le nom de
(1) Aeschin,, De fais, légat., 115. Bekk. — Ecjger, Mémoire sur les traités
publics dans l'antiquité (1860), p. 11.
(2) 'E/.Aln'ji'x ; dans les décrets, cette assemblée est appelé to /.oivov zmj
'A7.'^'./.tjôv'/)v. Acschin., c. Ctesiph., 12i (Bekk,).
90 LA (;UÈCE.
hiéromnémoncs, ou conservateurs des coutumes sacrées ('). Leurs
décrets étaient une espèce d'excommunication : ils interdisaient
rentrée du temple de Delphes à ceux qui ne respectaient pas leurs
décisions (-).
Ce n'est que dans la sphère religieuse que les Amphictyons
agirent avec un peu d'autorité. Des députés péloponésiens allant
consulter l'oracle furent maltraités par des hahitants de Mégarc;
le tribunal amphictyonique, considérant que la mission des théores
était sacrée (^), condamna les coupables, les uns à mort, les autres
au bannissement. Une des occasions les plus mémorables dans la-
quelle les Amphictyons jouèrent, en apparence du moins, un rôle
principal, est la première guerre sacrée. Les Cirrhéens, voisins de
Delphes, abusèrent des avantages de leur position pour imposer
des droits excessifs aux voyageurs; ils poussèrent leur audace im-
pie jusqu'à piller le temple d'Apollon. Consulté par les Athéniens
sur le châtiment que les sacrilèges avaient mérité, l'oracle répon-
dit :« Guerre aux Cirrhéens! guerre le jour! guerre la nuit! Portez
chez eux le fer, le feu, l'esclavage; consacrez à Apollon, à Diane,
à Lalone, à Minerve, leurs terres complètement abandonnées; n'y
travaillez point, ne souffrez pas que nul autre y travaille » (^). Sur
cette réponse, les Amphictyons déclarèrent la guerre aux Cirrhéens.
Leur décret fut provoqué par Solon,qui,dit son biographe, s'attira
l'admiration de la Grèce entière par le discours qu'il prononça pour
le temple de Delphes ('). Pourquoi Athènes, à la voix de son grand
législateur, prit-elle si vivement la défense de la religion outragée?
On aimerait à croire que l'un des grands hommes de la Grèce
avait conçu la haute pensée de préparer l'unité de la race hellé-
(1) Elymol. Magn., vo ('î&oy.v/iu.ovî; : « îîoà c?i iIti rà 'Ap.'jJi/.r-joviKà c^o'/y-ary,
y.y.i iîpô'J t6 TU'Jîdoiov to twv Au.oixtuovwv. »
(2) Sainte-Croix, p. 53. L'intitulé môme des décrets révélait la mission reli-
gieuse des Amphictions; il portait : Sous le pontificat de...
(3) Plutarch., Quœst. grœc, n" 50.
(4) Acschin., c. Ctesiph., 68, 69 (I3ekk.).
(5) Plutarch., Solon., II.
l'invasion douienne. 91
nique, en maintenant Taulorité des Ampliictyons(^). Mais peut-être
est-il plus juste d'admettre avec Sainte-Croix qu'Athènes voyait
dans Cirrlia, dont le commerce s'étendait au loin jusqu'en Italie,
une rivale dangereuse et dans le sacrilège une occasion favorable
de ruiner pour toujours sa prospérité. L'exécution du décret des
Amphictyons prouve combien cette assemblée était dépourvue de
pouvoir; il fallut une guerre de dix ans pour réduire deux petites
villes, comme s'il s'était agi d'un nouveau siège de Troie. Cirrha,
jadis appelée la fortunée, fut rasée, les habitants vendus et chassés,
le sol consacré, suivant l'ordre de la Pythie (-). Le port de Cyrrha
mérita le nom de port des imprécations, Montesquieu a relevé la
contradiction étrange qui existait dans le serment desAmphictyons;
ils juraient de ne jamais détruire une ville grecque, et cependant, si
l'une des cités violait les lois de l'association, ils s'engagaient à lui
faire une guerre à mort('). Le sort de Cirrha est un témoignage
terrible de celte contradiction et une preuve frappante de l'absence
d'humanité chez les Hellènes : les peuples amphiclyoniques se re-
gardaient comme frères, et le serment qui les unissait était une loi
de sang.
La guerre de Cirrha était une guerre sacrée. En dehors de la sphère
religieuse, l'action des Amphictyons fut rare et jamais spontanée •
ils agirent toujours sous l'inspiration de l'une des républiques do-
minantes. Quand Athènes eut conquis l'hégémonie par son hé-
roïsme, l'ambition s'éveilla en elle avec la gloire. Elle convoitait l'ile
(1) C'est l'opinion de Lerminter, Ktiides d'hisloirc el do ptiilosophic, T. Il,
p. \Gi, ss.
(2) Les imprécations de la Pythie sont rapportées par £'sc7/i/ie (c. Clcs., 110,
Il I, Bckk.) : " S'il se trouve des transgressours , particuliers, ville ou peuple,
qu'ils soient maudits d'Apollon, de Diane, de Latone, de Minerve! que la terre
leur refuse ses fruits! rjuc leurs femmes n'enfantent que des monstres! que leur
bétail n'engendre pas selon la nature' qu'ils soient vaincus à la guerre, dans les
tribunaux, dans les assemblées! qu'on les extermine, eux el leurs maisons, et
leurs races! que Jamais ils ne puissent sainfemcnt sacrifier à Apollon, à Diane, à
Latone, à Minerve, et que leurs offrandes soient rejetées! »
(3) Montesquieu., Esprit des lois. XXIX, o.
92 LA GRÈCE.
de Scyros pour y fonder une de ces colonies donl l'établissement
révélait l'esprit de conquête qui l'animait; la piraterie à laquelle
se livraient les Dolopes servit de prétexte à l'occupation de l'île et
les Ampliiclyons donnèrent une couleur légale à leur expulsion (').
Certes la piraterie devait éveiller la sollicitude d'une assemblée qui
avait en main les intérêts de la Grèce, car le brigandage était une
des plaies de la société hellénique; mais les Amphictyons ne son-
geaient pas à établir un état de paix entre les Grecs; si ce n'eût été
l'ambition d'Athènes, les Dolopes auraient continué leur métier de
pirate, sans être plus inquiétés que les autres corsaires qui infes-
taient les mers.
Lorsque la domination lyrannique de Sparte fut brisée par Epa-
minondas, les Amphictyons rédigèrent leurs décrets sous l'inspira-
tion de Thèbes. Ils condamnèrent les Lacédémoniens à une forte
amende, pour s'être emparés de la Cadmée en pleine paix (-). Cet
attentat méritait d'être flétri par une assemblée qui, si elle ne
représentait pas la Grèce, était au moins l'organe de la conscience
générale, des sentiments religieux de la nation ; mais on aurait
aimé de voir les Amphictyons prendre l'initiative et ne pas atten-
dre la victoire de Leuctres pour exprimer leur indignation. Sous
l'hégémonie de Thèbes, la Grèce eut encore une guerre sacrée; les
Amphictyons n'y paraissent que comme instruments des mauvaises
passions des Grecs et de l'ambition de Philippe. La Pythie philip-
pisait et les Amphictyons étaient aux ordres du futur vainqueur
de Chéronée (').
Ces quelques traits de l'action politique des Amphictyons sont
une preuve suffisante qu'ils ne formaient pas une confédération,
et que leurs assemblées n'étaient pas les États Généraux de la
Grèce. Ils ne méritent donc pas le beau titre de conseil commun des
(1) Plutarch., Cim., c. 8. — Sainte-Croix, p. 49. — Wachsmuth, T. 1, p. 167.
(2) Diodor., XVI, 23.
(3) Pausan., X, 2, 1.
l'invasion dorienne. 95
Hellènes que lui donnent les auteurs anciens ('). Celle dénomination
date-t-elle de l'époque où toutes les tribus helléniques voisines
de Delphes formaient une association f), ou est-elle l'expression
du vague ])esoin d'unité que les Grecs éprouvaient malgré leurs
divisions continuelles? Il est certain que les faits ne répondent guère
à cet idéal. Le conseil amphictyonique ne comprenait pas même
tous les Grecs; des populations puissantes, les Étoliens et les Arca-
diens, n'y étaient pas représentées. Ce prétendu organe des inlérêls
généraux de la Grèce resta muet dans les circonstances les plus
graves, alors que la voix d'une autorité supérieure aurait sauvé
la patrie. Non-seulement les Amphictyons n'intervinrent point dans
les guerres médiques, mais la plupart des étals du nord embras-
sèrent le parti des Barbares, pendant que leurs frères se concer-
taient à Corinthe et à Sparte pour la défense du sol hellénique.
Dans la funeste guerre du Péloponèse, il n'est pas question du
conseil amphictyonique; et lorsque les Grecs, épuisés par des
luttes intestines, remirent leurs destinées à la race macédonienne,
ce n'est pas à Delphes, mais à Corinthe que leurs assemblées se
réunirent.
Conclurons-nous SL\ec Démosthène que les Amphictyons n'avaient
pas plus d'importance dans la vie hellénique que l'ombre d'un
une n? Il faut juger celte institution, comme toutes celles qui ont
du rapport avec la nationalité hellénique, du point de vue de la
Gi'èce. Comme institution politique, les Amphictyons méritaient
le dédain du grand orateur : seulement il aurait dû s'en prendre
à la nation qui manquait du génie de l'unité et non aux dépu-
tés qui siégeaient à Delphes. Mais si la Grèce ne parvint pas à
l'unité politique, il lui fallait cependant, pour accomplir sa mis-
sion, le sentiment d'une communauté intellectuelle. Ce lien des
(i) Koivov TÔJv 'E/.//;vojv TWjiSfnov (Demoslh.,di: Coron., 155, p. 279). — «Com-
mune Graecia) concilium » {Cicer., de Invent., 1, 23).
(2) Ilermann, Griecli. Staatsalt., § 12. — Real Encyclopadie, I, 428.
(3) Demosth., Ue pacc (fine).
94 LA GUKCF..
esprits ne se saisit point, il ne loml)e pas sous les yeux, il n'en a
pas moins de puissance. Dans cet ordre d'idées, les Amphictyons
jouèrent un rôle que nous aurions tort de dédaigner. Le conseil
amphictyonique était un point de réunion pour tous les états de la
Grèce. Doriens et Ioniens s'y rencontraient et délibéraient comme
frères sur des intérêts communs; ces réunions faisaient sentir aux
populations helléniques que, malgré leurs divisions, elles formaient
un peuple; le serment des députés amphictyoniques leur rappelait
qu'un droit de guerre plus humain devait régner entre les cités
grecques qu'entre des nations étrangères.
g II. L oracle de Delphes.
Comment une institution, œuvre de l'erreur ou du mensonge,
a-t-elle pu exercer une influence favorable sur les sentiments, les
idées, les destinées de la Grèce? 11 faut nous faire Grecs pour juger
une institution du paganisme. Écoutons un des plus beaux génies
de l'antiquité; Plutarque, âme religieuse placée au milieu d'une
société sans foi, s'est beaucoup préoccupé des oracles : « Lorsque
je considère, dit-il, quels avantages l'oracle de Delphes a procurés
aux Hellènes dans la guerre, dans la fondation de leurs colonies, dans
les calamités publiques, je dois condamner celui qui oserait en
attribuer l'origine et la première découverte au hasard, et qui ne
s'en croirait pas plutôt redevable à la Providence divine. » L'histo-
rien Ephore dit que l'oracle de Delphes a été fondé par Apollon et
Thémis pour l'avantage du genre humain : « il porte les hommes à
la douceur et à la modération, dit-il, en leur ordonnant ce qu'ils
ont à faire ou eu leur défendant ce qui est injuste »(').
Pour apprécier l'importance des oracles, il faut se rappeler que
la religion pénétrait toute lavic des peuples. Or, si l'on compare l'état
religieux de la Grèce après la conquête dorienne avec le poly-
(I) Pli(tarcli.,Dc defectu oracul , c. iG. — Ephorc, ;ip. Strab., IX, p. 291.
l'invasion dorienne. 95
Ihéisme de Tàge héroïque, l'on remarque un changement consi-
dérable. Dans rOlympc d'Homère, il y a à peine une trace d'unité;
les dieux se divisent et se combattent comme les hommes; Ju-
piter seul a quelques tendances plus universelles. Les rapports
des dieux étaient l'image de ceux des peuples. Après l'invasion
doricnne, il y a réellement un Jupiter hellénique ('), il y a un or-
gane de la divinité qui éclaire les Grecs dans toutes leurs actions,
sur tous leurs intérêts. 11 faut dire plus : le polythéisme est pres-
que devenu une religion universelle, car l'oracle de Delphes répond
aux Barbares comme aux Hellènes. Ce grand progrès dans la sphère
religieuse révèle une modification tout aussi profonde dans les
relations des populations grecques. Les habitants de la Grèce sont
parvenus à se nommer, à se distinguer du reste du genre humain,
comme une nation à part : s'il y a un Jupiter panhcllénien, il y a
aussi un peuple iVHcllèncs. Dans les siècles héroïques, les dieux
se partageaient la (erre; les cultes étaient particuliers, divisés. Les
conquérants doriens firent prévaloir l'autorité d'Apollon dans la
Grèce entière. Delphes devint la capitale religieuse des Grecs;
toutes les républiques y envoyaient des théores, espèce d'ambassa-
deurs sacrés et de consultants officiels.
L'oracle n'intervenait pas seulement en matière religieuse; il était
consulté sur la guerre et la paix; Il acquit ainsi le caractère d'une
véritable institution politiciue. \\ est vrai que l'oracle n'exerçait
pas une action d'initiative; il répondail, il conseillait, il ne com-
mandait pas. Mais les grands hommes de la Grèce surent mettre le
dieu de Delphes dans le secret de leurs desseins et donner à leurs
entreprises l'autorité de la religion. Thémislocle n'aurait pas eu
assez d'empire sur le peuple athénien |)our lui faire abandonner
ses foyers, afin de sauver la liberté de la Grèce: mais quand l'oracle
eut menacé la cité de Minerve des plus grands malheurs et indiqué
l'unique voie de salut, les Athéniens n'hésitèrent i)lus; ils se dé-
vouèrent pour l'indépendance de la patrie grecque ('). Le dieu de
(1) 'Eiir,-jio:, TT'/.-jz'ùrrji.'j;. Mauri/, Religions de In Grèce, I, 'i08.
(2) HerocL.YU, 1'iO-lV,3.
9G LA GRÈCE.
Delphes interposait aussi son autorité dans les guerres ffue les
Grecs se faisaient entre eux; mais ici son action était entravée par
l'esprit de division qui régnait parmi les populations helléniques.
La voix d'Apollon préchant la paix n'aurait pas été écoutée par les
factions et parles répuhliques rivales qui déchiraient la Grèce. Ce-
pendant la religion s'était élevée à l'idée de la paix entre Hellènes;
la conscience nationale comprenait qu'il y avait quelque chose d'im-
pie dans les luttes entre frères : un antique usage défendait de con-
sulter un oracle sur l'issue d'une guerre de Grecs contre desGrecs(').
Il est vrai que cette loi ne fut pas observée; les passions des Hellènes
dominèrent les interprèles des dieux , au point que l'on vit l'oracle
donner ses conseils aux combattants de tous les partis. Mais il
n'en fut pas toujours ainsi; parfois le dieu de Delphes faisait en-
tendre des paroles de modération. Dans la guerre du Pèloponèse,
l'oracle prit le parti des Lacédémoniens ; Athènes avait abusé de
son hégémonie; en promettant son appui aux cités coalisées contre
la tyrannie athénienne, Apollon soutenait la cause de la liberté (^).
Quand les Péloponésiens vainqueurs voulurent détruire la cité qui
avait opprimé la Grèce, oubliant que cette même cité avait sauvé
la Grèce du joug des Barbares, l'oracle se prononça en faveur des
vaincus contre des vainqueurs égarés par la haine; il répondit aux
Lacédémoniens qu'ils ne devaient pas ébranler le foyer commun de
la patrie grecque (=).
Sans doute l'oracle de Delphes, pas plus que les Amphictyons,
n'eut la puissance d'associer les Hellènes. L'oracle n'avait qu'une
autorité religieuse, et celle autorité même était Irès-restreinle; il
y avait dans le polythéisme un principe de division qui ne permet-
(1) Xenop/j., Ilell., III, 2, 22 : To àp)/atov-vôijtf.w.ov, pvi j^pvjTryjptâÇ-irOat toj:
"E/)//jvaç, èy' 'Eaa/jvwv rro/ip/j. — Waclwnuth (T. I, p. 437) rapporte cet usage
au seul oracle d'OIympie. Il est vrai que ce sont les Éléeus qui l'opposent à Agis,
mais ils ne le citent pas comme particulier à Olympie; les termes dans lesquels
cotte loi antique est énoncée sont généraux et s'appliquent à tous les oracles.
(2) Thucyd., I,M8, 123; 11,54.
(:î) Aelian., V. H., IV, G.
L'INVASiON DORIENNE. 97
tait pas rétablissement d'un pouvoir central. Delphes ne pouvait
donc pas devenir la Rome de la Grèce; et si Ton songe que mal-
gré sa domination universellement reconnue, la papauté ne parvint
pas à arrêter les Ilots de sang qui coulaient dans la chrétienté, on
tiendra compte à Toracle de Delphes des efforts qu'il tenta pour
introduire un peu de modération dans les querelles incessantes des
républiques grecques ('). Les organes d'Apollon ne jouissaient pas
d'un pouvoir indépendant; au lieu de dominer les républiques qui
se disputaient l'empire de la Grèce, c'étaient eux qui subissaient
l'influence du parti dominant; ils ne purent pas empêcher les
vainqueurs de placer dans le sanctuaire même du dieu des monu-
ments destinés à éterniser le souvenir de victoires que des Hel-
lènes avaient remportées sur des Hellènes (-). L'oracle de Delphes
ne fut donc, comme tous les éléments de la société hellénique,
qu'un des liens intellectuels qui empêchèrent les Grecs de tomber
en dissolution, mais qui n'eurent pas la force de les unir en une
seule nation.
§ HL Les Jeux Olym'piques (^).
Aucun peuple n'a su, comme les Hellènes, charmer son exis-
tence par le chant, la danse et les jeux (^). Ce don divin n'était pas
le privilège exclusif des légers Ioniens; le grave législateur de
Sparte consacra une statue du Rire; il voulait que la gaieté se mê_
lât aux repas publics et à tous les exercices comme un doux assai-
sonnement (^). Ces dispositions donnèrent naissance à une foule
d'institutions qui ne se trouvent que chez les Grecs : quand on voit
(1) Voyez plus bas, livre m, ch II, §3.
(2) Pausan., X, 9, 3 ; X, 10, 2 ; X, -13, 3, etc.
(3) IUncijclopédie d'Ersch, au mot Oli/mpische Spirle (III" section, T. III).
(4) Warhsmulh, § 20. — firoutccr, Hist. de la civil, grecque, T. II, p. 41G.
(•j) Plutarch., Lycurg., c. 2.5.
98 LA GRÈCE.
le nombre infini de repas publics et de fêles célébrés dans toutes
les villes de la Grèce, on dirait que les Hellènes passaient leur vie
dans les plaisirs ('). Le polythéisme grec était la religion de la joie;
à toutes les cérémonies du culte se joignaient des réjouissances po-
pulaires : « Les Hellènes ne comprenaient pas que Ton put honorer
les dieux, sans déployer les dons de la force, de l'adresse et de la
beauté, de rintelligence et de Timagination, les plus grands bien-
faits dont les hommes leur fussent redevables » ('). Outre ces jeux
particuliers, la Grèce célébrait des solennités nationales. 11 n'y a
pas d'institutions qui caractérisent mieux le génie grec que les jeux
olympiques, pythiques, néméens et isthmiques. Les autres peuples
comptent les années d'après des événements mémorables; les Hel-
lènes empruntèrent leur ère à leurs plaisirs : ce sont les noms des
vainqueurs aux jeux olympiques, inscrits sur les registres des
Eléens, qui forment la base de leur chronologie. La religion, la
communauté d'origine et de langage, l'intérêt même de leur conser-
vation n'eurent pas la puissance de réunir les Grecs en un corps
de nation; mais quoique divisés en factions hostiles toujours prêtes
à s'exterminer, ils retrouvaient l'union et la paix quand il s'agissait
de se livrer à la joie. C'est que malgré les divisions qui les déchi-
raient, il y avait unité dans la civilisation hellénique, et cette unité
se manifestait avec éclat dans les fêtes communes à toute la nation.
Parmi les grands jeux, ceux qu'on célébrait à Olympie étaient
le plus célèbres. Leur origine était rapportée à Hercule : il pro-
posa, dit-on, pour prix une couronne, parce que lui-même n'avait
jamais accepté de récompense pour les services qu'il avait ren-
dus aux hommes ('). Longtemps interrompus, les jeux furent
rétablis par Iphitus et Lycurgue (*). Les noms du héros dorien
(1) A Athènes, deux mois sur douze étaient consacrés aux solennités reli-
gieuses (Schol. Aristoph., Vesp., v. 661). A Tarente, l'année ne comptait pas
assez de jours pour la célébration des fêtes (Sh-ab., VI, p. 429, éd. Casaub.).
(2) Maury, Histoire des religions de la Grèce antique, T. II, p. 295.
(3) Piiidar., Olymp., II, 5. — Polyb., XII, 26, 2. — Dioclor., IV, 14.
(4) Plutanh., Lyc, c. 1 et 23. — Pausan., V, 20, i.
L INVASION DORIENNE.
90
el du grand législateur qui figurent dans cette tradition, prou-
vent que rinslilulion est essentiellement dorienne. Dans le prin-
cipe, les AcUécns se montrèrent peu disposés à prendre part aux
réjouissances des conquérants; si de jeunes guerriers, oubliant
les maux de l'invasion, se mêlaient aux fêles de leurs vainqueurs,
la gloire qu'ils y recueillaient était maudite par leurs pères : la
haine des vaincus était plus forte que la vanité ('). IMais cette oppo-
sition passive fut inutile; les Dorions l'emportèrent; Sparte, puis-
sance dominante dans le Péloponèse, donna aux jeux olympiques
l'importance d'une solennité nationale; bientôt vainqueurs et vain-
cus s'y confondirent dans un égal enthousiasme. Clcérou dit que
la victoire aux jeux olympiques était regardée par les Grecs comme
une chose plus noble presque et plus glorieuse que les triomphes
des Romains(-). Et en vérité, quand on voit les honneurs prodigués
à ceux qui étaient couronnés, on doit reconnaître qu'il eût été diffi-
cile d'exalter davantage les sauveurs de la patrie (^). Leur bonheur
était devenu proverbial : on l'assimilait à celui des dieux (*). La
gloire n'était pas renfermée dans le cercle étroit de la famille; elle
rejaillissait sur la patrie de l'heureux vainqueur ('').
Quel était l'objet des solennités qui inspiraient tant d'enthou-
siasme à une nation supérieure à tous les peuples par les dons de
(1) Pausan., VII, 17, 13. 14.
(2) Cicer., proFlacc, 13.
(3) La sculpture les représentait sur le marbre ou sur l'airain, la poésie im-
mortalisait leurs noms; ils rentraient dans leur pairie avec tout l'appareil du
triomphe, quelquefois par une brèche pratiquée dans le mur de la ville; ils
étaient exemptés de toutes charges, nourris aux frais de l'Etat; ils avaient la
préséance dans les cérémonies publiques; à Lacédémone, ils combattaient, les
jours de bataille, auprès du roi {Ikirthélcm;/, Voyage du jeune Anacharsis,
chap. 38. — Hermann, § 50, nn-30. 31).
(4) Pindar., Olymp., III, 7d, sqq. — Platon., Rep., V, p. 46o, D. —Lucia7i.,
Anachars., c. 10. — Ilorat., Carm., I, 1; IV, 2, 17. — Diagoras, vainqueur lui-
même aux jeux olympiques, avait vu couronner ses enfants et les enfants de ses
fils et de ses filles. « Meurs, Diagoras, lui dit un Lacédémonien; car tu ne peux
pas monter dans l'Olympe » {Plularch., Pelop., 34).
(5) Isocrat., de biais, ^ \i : Ta; -ô/îi; ôvo//a7Tà; yi.yjo'j.hct; rwy vi/.'ôvrwv. —
Cf.r/m.,II.N., VII/'27;'XVI, 4.
100 LA GRÈCE.
rintelligence? Les jeux étaient consacrés à des combats gymni-
ques. Aujourd'hui que les facultés intellectuelles sont cultivées
aux dépens des forces physiques, nous avons de la peine à conce-
voir l'importance que les Grecs attachaient aux exercices du corps;
nous comprenons moins encore que l'on ait porté aux nues ceux
qui se distinguaient dans ces luttes. Les Grecs ont toujours cru
avec Ulysse « qu'il n'y avait pas de plus grande gloire pour les
hommes que d'être habiles à s'exercer des pieds et des mains » (').
Nous reconnaissons l'utilité de ces exercices dans un âge de com-
bats incessants, où la victoire disputée corps à corps appartenait à
celui dont les membres avaient acquis le plus de souplesse et de
vigueur. Toutefois ce n'est pas dans les luttes corporelles que nous
plaçons la haute importance des jeux olympiques. La gymnastique
grecque ne tarda pas à dégénérer; si la race humaine souffre de nos
jours des vices d'une éducation qui cultive exclusivement l'intelli-
gence, les excès auxquels conduisit l'athlétique des Hellènes nous
montrent également ce que devient l'homme quand ses facultés ne
sont pas développées dans une belle harmonie. Les athlètes étaient
dressés, comme l'est aujourd'hui la jeunesse des écoles, pour les
rendre habiles dans les exercices particuliers où ils devaient dis-
puter la victoire. Ainsi mutilés, les hommes devenaient impropres
à la guerre (-) .
Déjà chez les anciens, les esprits les plus éminents cherchèrent
aux jeux olympiques un autre but qu'une carrière où se déployaient
les forces du corps. Isocrate et Lysias y virent un principe de fra-
ternité (^), Tel était en effet l'objet providentiel de ces solennités.
Les guerres continuelles qui déchiraient les Grecs auraient fini
par produire un état de barbarie sauvage; il fallait une trêve à
(1) Odyss., VIÏI, 148.
(2) Xenoph., Conviv., II, 17. — C'était l'opinion d'Epaminondas (Corn. Nep.,
Eparainond., c. 2. 5) ; d'Alexandre (PliUarch., Keg. apophtegm., Alex., n" 8}, et
de Philopoemen (Plutarch., Philopoem., c. 3).
(3) Lysias., Olympic, § 2 : 'Eyritrazo [Hercule) "^cicp tôv IvOûrî- o-û^^Xo-j/ov àp;^>3v
■j/tvéo-Qat rot? "E'XlYidt ta? Trpô? àWi/jîvou? (fùix^. — Cf. Isocrat., Panegyr., § 43.
l'invasion dorienne. 101
leurs sanglanlcs querelles : les fêles furent un centre où tous les
])artis se réunissaient dans les doux sentiments que fait naître la
joie partagée. En accourant à Olynipie de toutes les parties de la
Grèce et jusque des plus lointaines colonies, les Hellènes sentaient
qu'ils étaient frères. Les états s'y faisaient représenter par des
ambassades religieuses ('); la réunion de ces députations et des
innombrables spectateurs formait pour ainsi dire des Grecs assis-
tant aux jeux olympiques une assemblée de la nation. Là, plus
que dans le conseil des Ampbyctions, on s'occupait des affaires
politiques , on faisait des traités d'alliance ou de paix; les conven-
tions étaient gravées sur des colonnes élevées à Olympie, pour
confier les engagements qu'elles renfermaient à la foi de la Grèce
entière (-). Les Hellènes aimaient l'ostentation de leurs sentiments;
une cité avait-elle reçu un bienfait, elle choisissait la publicité des
jeux pour témoigner sa reconnaissance, en offrant des couronnes à
ses bienfaiteurs (").
Nous ne prétendons pas que des réunions, avant tout consacrées
au plaisir, aient tenu lieu aux Grecs d'une véritable unité natio-
nale. L'importance même que les villes attachaient à la victoire de
leurs citoyens nourrissait les petites rivalités d'ambition et de jalou-
sie qui les divisaient (*). Mais ces germes de division étaient innés à
la race hellénique; ils auraient détruit la Grèce, ou ils l'auraient
exposée impuissante aux coups des Barbares, s'il n'y avait pas eu
des liens pour tenir unies des populations qui semblaient sanscesse
vouloir se dissoudre. Dans l'anliquilé, l'allacbement à la |)atrie se
manifestait trop souvent par la haine de l'étranger; les Grecs se
(1) Les théores, (huprÀ.
(2) Tliiicyd., III, 8. 14; V, 18.47.
(3) Décret des Byzantins par lequel ils accordent i'isopoiilic aux Atliéniens :
« Des théories seront envoyées aux quatre grands jeux pour proclamer les cou-
ronnes qu'ils offrent à leurs bienfaiteurs, afin que tous les Hellènes connaissent
la générosité d'Athènes et la reconnaissance do Byzance » (DcmostU., de Coron.,
§90. 91, p. 255, sq.).
(4) Wachsmuth, § 20 (T. 1, p. V6G). — riiirUcall, Geschichle Griechenlaiid.><,
T. I, p. 409.
102 LA GRÈCE.
déchiraient entre eux, mais ils s'unissaient dans une aversion com-
mune pour les Barbares. En célébrant les jeux nationaux, les
Hellènes se rappelaient qu'ils formaient une race à part, race pri-
vilégiée et profondément distincte des autres nations. L'oracle de
Delphes donnait ses conseils aux étrangers comme aux Grecs; aux
jeux olympiques les Grecs seuls étaient admis ('). Des Hellènes
furent ignominieusement chassés d'Olympie, parce que, en refu-
sant de combattre les ennemis de la Grèce, ils s'étaient en quelque
sorte faits Barbares (■). Ainsi le sentiment national éclatait dans
des réunions qui en apparence n'étaient destinées qu'à la joie.
Quand le vainqueur de Salamine parut dans le stade, les spec-
tateurs oublièrent les combattants, et eurent sans cesse les yeux
fixés sur lui : ils le montraient avec des cris d'admiration et des
battements de mains. Le grand homme avoua à ses amis que
c'était là une digne récompense de ce qu'il avait fait pour la
Grèce (').
Les Hellènes n'étaient pas appelés à former une nation ; les élé-
ments d'unité qui existaient dans la race hellénique ne devaient se
manifester que dans Tordre intellectuel. Ce furent les jeux natio-
naux qui contribuèrent le plus à nourrir chez les Grecs le sentiment
d'une nationalité fondée sur une civilisation distincte et originale.
L'antiquité manquait du puissant instrument de communication que
les peuples modernes ont trouvé dans la presse. Dans l'intérieur de
chaque cité, la place publique tenait lieude journal; mais d'une répu-
blique à l'autre, il y avait peu de relations. Les solennités d'Olympie
furent un lieu de réunion pour la Grèce entière. Il faudrait avoir la
puissance de se transporter au milieu de cette nation vive, spiri-
tuelle, communicative, pour se faire une idée de l'échange de senti-
(1) Un roi de Macédoine s'ctant présenté dans la lice, ceux qui devaient dis-
puter le prix de la course voulurent le faire exclure, comme barbare; il dut
fournir la preuve de son origine grecque [Hcrod., V, 22).
(2) Thémistocle fit expulser pour ce motif Hiéron , tyran de Syracuse {Plu-
tarch., Themist., c. 25. — Aelian., V. H., IX, 5).
(3) Plutarch., Themist., 17.
l'invasion dorienne. 103
ments et de pensées qui se faisait dans des assemblées renfermant
tout ce que la Grèce possédait d'hommes distingués par la gloire
militaire, le talent oratoire ou le génie littéraire ('). A cette société
d'élite, il fallait un autre aliment que le spectacle des exercices du
corps. Les philosophes, les historiens, les poètes, les artistes, en-
flammés par la noble ambition de mériter le suffrage de la Grèce,
qui était pour eux le monde civilisé, se présentèrent aux jeux
olympiques, non pour y disputer des couronnes, mais pour y re-
cueillir la gloire. Hérodote lut devant la nation assemblée à Olym-
pie l'histoire de la lutte héroïque des Hellènes contre les Barbares:
il charma tellement ses auditeurs que les neuf livres de ses récits
reçurent les noms des neuf muses. Les penseurs dont les médita-
tions profondes embrassaient les plus hautes questions de la méta-
physique ne pouvaient, par la nature même de leurs travaux,
s'adresser à une assemblée nombreuse; mais la Grèce possédait
une espèce de philosophes qui exercèrent peut-être une fâcheuse
influence sur la conscience publique, mais auxquels on ne peut du
moins contester l'esprit : les sophistes captivaient les Hellènes par
l'étonnante variété de leurs discours et par la beauté des pensées. Se
conformant aux sentiments de leurs auditeurs, ils célébraient la
gloire des Grecs; ils les engageaient à déposer leurs inimitiés pour
s'unir contre l'ennemi commun, lesBarbares(-). Un des grands ora-
teurs d'Athènes, Lysias, prononça aux jeux olympiques un discours
qui avait le même objet (').
Isocrate loue les fondateurs des jeux olympiques pour avoir
donné aux Grecs l'occasion de se réconcilier, en abjurant les hai-
nes qui les divisaient (*). Nous ne voyons pas que ces solennités
aient Inspiré aux Hellènes le goùt'de la paix et de l'union; néan-
moins elles jouent un grand rôle dans le développement pacilique de
(1) Cicéron dit que les spectateurs des jeux olympiques étaient l'élile de la
Grèce {TiiscuL, V, 3. — Cf. Liician., Anachars., 1 1).
(2) Philostrat., Vit. Sophist., !, 11 et 9 (p. 490, 493, éd. Olear.).
(3) Dion. liai., Lys., p. 520. — Viodor., XIV, 109.
fi) JaocraL, l'anefiyr., § 13.
iOI- LA GRÈCE.
riiumanité : c'est dans les réunions consacrées au plaisir que naquit
la première idée de la paix. La garantie de la paix était nécessaire
pour la célébration des fêtes dans un pays où l'on ne pouvait faire
un pas hors de sa cité sans rencontrer un ennemi : de là l'idée
d'une suspension d'hostilités pendant la durée des jeux natio-
naux ('). L'on dit que les dieux ou les héros, auxquels se rattachait
l'origine des grands jeux, avaient donné eux-mêmes cette loi aux
Grecs. Hercule établit la trêve dans le même esprit pacifique qui
inspira tous ses travaux (^). La tradition qui rapporte à Lycurgue
et à Iphilus le rétablissement des jeux olympiques, leur attribue
aussi le règlement de l'armistice qui s'observait pendant leur cé-
lébration f). C'était une époque sacrée (*) : des hérauts, ministres de
Jupiter, étaient envoyés par les Éléens dans toutes les cités pour
annoncer à dater de quelle époque les armées ne pourraient plus
envahir le pays ennemi : les guerres commencées étaient suspen-
dues. Ceux qui violaient les ordres émanés du dieu suprême de-
venaient ses esclaves; un tribunal, siégeant dans le sanctuaire
d'Olympie, prononçait la sentence ('^). La paix expirait avec les
solennités dont elle assurait la célébration, mais pour l'Elide elle
était permanente. Cette consécration d'un pays tout entier à Jupi-
tes est la plus belle conception du polythéisme, hellénique. Jamais
l'Élide ne pouvait être le théâtre de la guerre; les Grecs en y en-
trant cessaient d'être ennemis, pour redevenir frères et concitoyens;
les soldats qui traversaient cette contrée paisible déposaient leurs
armes (^). Les heureux habitants de l'Élide menaient une vie sainte,
occupés aux travaux des champs (^). On dirait l'âge d'or réalisé,
(1) Xenoph., Dell., IV, 5, 1. 2; IV, ■7, 2. 3.
(2) Il ne faisait jamais la guerre que par nécessité, dit Polybc; il n'infligeait
aucun mal aux mortels de son propre mouvement [Polyb., XII, 26, 2).
(3) rausanias vit encore à Olympie le disque sur lequel était inscrite la for-
mule solennelle de la trêve; le nom de Lycurgue y était gravé {Pausan.,Y, 20, 1.
— Plutarch., Lycurg., c. -1 . 23).
(4) "lîpop-vîvîa, le mois sacré.
(■5) 0. Millier, Die Dorier, T. I, p. 139, ss. — Ersch, Encyclopédie, p. 298, ss.
(6) Slrab., VIFI, p. 247, éd. CasauL.
(7) 'hpiv {i>Wj {Pohjb., IV, 73, 9. 7).
i/iNVAsiOiN DonIE^^E. 105
mais ce n'était encore que la prophétie d'un avenir bien éloigné;
pour les Grecs cet état idéal n'eut que la durée d'un rêve. Les
Eléens se laissèrent entraîner dans les discordes qui ensanglan-
tèrent la Grèce pendant la guerre du Péloponèse; violant eux-
mêmes leur neutralité, comment pouvaient-ils espérer qu'elle serait
respectée par l'ennemi? La paix ne fut plus qu'un souvenir des
vieux âges. Un historien grec, qui voyait s'écrouler les institutions
et les libertés de sa patrie, fit des vœux pour le rétablissement de
cette paix sacrée, « que les mortels ne se lassent pas de demander
aux dieux, la seule chose que tous les hommes s'accordent à consi-
dérer comme le plus grand bonheur »('). Les vœux de Polybe ne
furent pas exaucés; l'Élide comme le reste de la Grèce ne trouva la
paix que dans la perte de son indépendance.
Faut-il donc rejeter parmi les choses insignifiantes la trêve que
la religion essaya d'imposer aux Grecs? Sans doute la paix n'était
pas le but que les fondateurs des jeux olympiques s'étaient pro-
posé ('); il y a sous ce rapport une immense dilTérence entre l'insti-
tution grecque et la trêve que le christianisme imposa aux passions
guerrières du moyen-âge. Mais n'allons pas trop loin dans notre
dédain du polythéisme et dans notre admiration d'une religion qui
lui est certainement supérieure. La trêve de Dieu est sanctifiée par
l'objet qu'elle se proposait, l'établissement de la paix parmi les
hommes. Mais qu'était-ce que cette paix? Ce n'était rien que le
règne du droit entre les membres d'uiî même Etat, ce n'était point
la paix entre les nations ; elle tendait à suspendre les hostilités des
guerres privées, et non les luttes des peuples. Ainsi la trêve de
Dieu était une institution de droit privé plutôt que de droit
international. Malgré leurs divisions, les Grecs ne vivaient point
dans l'anarchie qui caractérise la féodalité; ils ignoraient le droit
de guerre privée, ils n'avaient donc nul besoin d'une trêve qui mo-
dérât les violences journalières de ceux qui recouraient à la force
(1) Polyb., IV, 74.
(•2) yVachsmuUt, llclkii. .Allcilh., T. F, p. 150.
106
LA GRECE.
pour terminer leurs différends. La trêve à laquelle les jeux olym-
piques donnèrent naissance, était une véritable suspension d'hosti-
lités entre peuples ennemis. Un usage analogue existait chez toutes
les nations de l'antiquité. C'est une manifestation remarquable de
l'influence pacifique que la religion exerce, alors même qu'elle con-
sacre la diversité des dieux. Pourquoi ne verrions-nous pas dans
rÉlide, inviolable comme un temple (^), une image prophétique de
l'avenir? C'est un idéal vers lequel l'humanité avance sans cesse,
bien qu'elle ne soit pas destinée à l'atteindre.
(I) Buiwer, 1, 5, 18 : « A wbole state one temple. »
'^'\rj\Pj\/\r\y^
LIVRE TROISIÈME.
CHAPITRE I.
DROIT CIVIL INTERNATIONAL.
§ I. Droit de ci le.
La Grèce était partagée eu un grand nombre d'états, renrernié
chacun dans une cité. Il n'y avait aucun lien politique entre ces
républiques, pas même coninumaulé de droits civils : d'une ville
à l'autre les Hellènes se traitaient d'étrangers. Dans l'enfance des
sociétés, les hommes ne se croient pas liés parleur seule qualité
d'homme; il n'y a de lien qu'entie les membres d'une même cité.
Telle était la raison de l'éloignement que le citoyen éprouvait pour
l'étranger. Chez les Grecs, il y avait de plus l'orgueil aristocratique
qui aurait craint de diminuer la valeur des droits civils cl politi-
(pies en les communiquant; les Athéniens comme les Spartiates
formaient une espèce d'aristocratie qui veillait aussi soigneusement
à la conservation de ses privilèges qu'une noblesse de race.
Les peuples modernes sont loin d'avoir i-éalisè le dogme de la
fraternité humaine dans leur législation civile; le dur nom d'étran-
ger retentit encore dans leurs codes et des incapacités considc-
108
LA GRECE.
rables séparent rétranger de Tindigène. Cependant nos lois sont
moins exclusives que ne l'étaient celles des petites républiques de
la Grèce. Chez nous Tenfant né d'un père indigène jouit de tous
les droits du citoyen, bien que sa mère soit étrangère. Chez les
Grecs, on exigeait généralement la descendance de père et mère
citoyens pour l'exercice des droits politiques ('). Périclès introduisit
cette loi à Athènes (^). Avant lui, on accordait le droit de cité à la
descendance paternelle; la démocratie, fière de l'hégémonie qu'elle
exerçait sur la Grèce, ne voulut plus mêler son sang à un sang
étranger. Par un singulier hasard, cette mesure sévère atteignit
celui qui en était l'auteur. La terrible peste qui finit par enlever le
grand homme fit mourir presque tous ses parents; lorsqu'il perdit
le dernier de ses enfants légitimes, sa fermeté l'abandonna; quand il
s'approcha pour déposer une couronne sur le cadavre, ses sanglots
éclatèrent. Touché de compassion à la vue de cette douleur, le peu-
ple lui permit d'inscrire son fils bâtard au nombre des citoyens,
en lui donnant son nom. Un écrivain grec voit dans les malheurs
qui frappèrent Périclès un châtiment divin de l'arrogance qu'il avait
témoignée en portant cette loi rigoureuse contre les étrangers (");
mais l'illustre démagogue n'était que l'organe de la société ancienne.
Cela est si vrai que le peuple athénien, tout en faisant une excep-
tion particulière en sa faveur, maintint le principe. D'après le
droit strict, l'étranger qui usurpait la qualité de citoyen, devenait
l'esclave de l'état. Une enquête faite sous Périclès constata que
plus de cinq mille étrangers s'étaient fait inscrire illégalement sur
les listes des citoyens : ils furent tous vendus comme esclaves ('').
Les étrangers pouvaient acquérir la qualité de citoyen par la
naturalisation. Mais l'esprit exclusif qui dominait dans les répu-
bliques grecques faisait de cette faveur une rare exception (^).
Sparte ne l'accorda presque jamais. Tisamène et Hegias furent
(1) Wachsmuth, T. I, p. 399. — ylnst., Oecon., II, 3.
(2) Plularch , Pericl., 37. — Nermann, Griecb. Slaatsalt., § 118.
(3) Aelian.,Y. H., VI. 10; XIII, 2i.
(i) Plularch., Pericl., c. 37. — Ilermann, § 123.
(o) WaclimuUi, Hcllcn. .^Iteiili., T. 1, p. 399.
DROIT INTERNATIONAL.
101)
les seuls, d'après Hérodote {'), qui y reçurent le droit de cité; en-
core la fière aristocratie ne céda-t-clle qu'à l'empire de la néces-
sité (-). Mégare se montra plus orgueilleuse encore; elle ne voulut
ouvrir ses rangs qu'à des dieux. Alexandre, vainqueur de l'Orient,
avait été salué comme un dieu par l'oracle d'Ainmon; le monde
était à ses pieds, lorsque les Mégariens lui envoyèrent des députés
pour le complimenter et lui offrir le droit de cité; le héros macédo-
nien, bien qu'il trouvât celle marque d'honneur un peu étrange,
l'accepta quand les Mégariens lui dirent qu'ils n'avaient jamais
conféré la qualité de citoyen qu'à Hercule('). Athènes, qui était
célèbre par son humanité et qui passait pour la cité la plus
cosmopolite de la Grèce, avait des lois sur la naturalisalion d'une
rigueur excessive. «La première condition, ûil Démostliène,\^onv
qu'un étranger soit naturalisé parmi nous, c'est qu'il ait témoigné
par ses actions un grand zèle pour l'état; le décret doit être con-
firmé dans une assemblée où six mille citoyens au moins donnent
secrètement leurs suffrages; la décision peut être attaquée par tout
Athénien devant un tribunal où Ton est admis à prouver l'indignité
du nouveau citoyen et le vice de son adoption. Ces conditions si
sages, ajoute le grand orateur, sont couronnées par une autre loi
établie dans l'intérêt de la religion : les étrangers naturalisés ne
peuvent devenir archontes ou prêtres; leurs enfants seulement,
nés en légitime mariage, sont admissibles à ces fonctions ))(^). Ils
{\) Tisamène était né d'une famille de devins. L'oracle lui ayant prédit qu'il
remporterait la victoire dans cinq grands combats, les Lacédcmoniens tâchèrent
de l'engager, par l'attrait des récompenses, à accompagur les rois héraclides
dans leurs guerres. Le devin demanda la qualité de citoyen Spartiate avec tous
ses privilèges, comme prix de ses services; indignés, les Spartiates ne pensèrent
plus à se servir de lui. Mais quand l'invasion médique menaça leur existence,
ils lui accordèrent sa demande; Tisamène exigea alors la môme faveur pour son
frère Hégias (//croc/., IX, 33, sq.).
(2) Ilerod., IX, Si-, D'après Plutarque, les Spartiates naturalisèrent également
le poète Tyrtée, afin de n'être point commandés par un chef étranger {Ajwph-
tcfjm. lacon., l'ausan., n" .3, p. 230, E).
(2) Plutarch., De unius in republ. dominât., c. 2. — Séncque (de heac!., l,
13) rapporte le même fait des Corinthiens.
(4) Demosth., c. Neacr., §§ 89-01, p. 137o.
MO LA CRKCE.
ne jouissaient pas même de la plénitude des droits civils : ils
n'avaient point la faculté de tester, ni la puissance maritale que les
lois reconnaissaient auxcitoyens('). Cette législation prouve la haute
importance que les Athéniens attachaient à la concession du droit
de cité. L'on accordait la naturalisation très-rarement et seulement
pour des services éminents ('). Le peuple la donna à des philo-
sophes {'), parce qu'il voyait dans les travaux de la pensée les plus
nobles services qu'on put rendre à l'humanité. Il proclama citoyen
d'Athènes un disciple de Platon, pour avoir tué un tyran de
Thrace (^); la mort d'un tyran était à ses yeux une victoire pour
la démocratie. Mais il refusa le litre de citoyen à des rois, et se
contenta de leur concéder des privilèges et des immunités pour se
montrer reconnaissant des bienfaits qu'il en avait reçus ('). Ce ne
fut que dans sa décadence qu'Athènes fit métier et marchandise du
droit de cité, en le vendant comme une vile denrée, en faisant
citoyens des esclaves fils d'esclaves {^).
% IL De la condition des étrangers.
Chez les peuples modernes, la naturalisation est une voie régu-
lière pour associer les étrangers aux citoyens; après quelques géné-
rations, la fusion est complète. Chez les Grecs, la condition d'étran-
ger se perpétuait comme celle d'esclave. Cependant les étrangers
étaient des hommes de même race que les fiers citoyens qui refu-
saient de les associer à leurs privilèges. Quand il est question
d'étrangers dans les auteurs anciens, c'est des Hellènes qu'il s'agit;
(1) Wachsmutli, T. I, p. 474. — Demosth., c. Steph., §§ 13, sqq., p. 1133.
(2) DemosUi., de republ. ordia., §§ 23, 24, p. 173; c. Aristocrat., §§ 199, sq.,
p. 687.
(3) A Anacharsis le Scythe [Lucian., Scytha, c. 8).
(4) Diogen. Laert., IX, 65.
(5) Demosth., c. Leptin., § 3), p. 466; de ordiu. rcpubl., §§ 23. 24, p. i7-).
— Wudmimth, § 74, T. I, p. 662, ss.
(6) Demosth., de ordin. rcp., § '24, p. 173, là, c. Aristocv., § 200, p. 687, 1o.
— Isocrat., de pacc, § 50.
DROIT INTERNATIONAL. IH
les peuples qui n'appartiennent pas à la famille hellénique sont
qualifiés de barbares. Dès que le Grec sortait de sa cité, il était
traité d'étranger {'). Il n'était pas permis à un Athénien d'épouser
une femme de Thèbes; il fallut un traité pour que les habitants de
deux villes de l'île de Crète pussent s'unir par mariage ('); parfois
les tribus d'une même cité refusaient de s'allier entre elles (").
A Athènes, le concours de nombreux étrangers, domiciliés dans la
ville de père en fils et confondus par le langage et les mœurs
avec les citoyens, rendait l'observation de ces prohibitions difficile,
et facilitait les fraudes; des lois sévères veillèrent à la pureté du
sang de la démocratie (^). L'exclusion de l'étranger ne se bornait
pas aux rapports de famille; elle s'étendait aux droits sur les choses.
Bien qu'il fût domicilié et qu'il enrichit par son travail la cité où il
s'était établi, les lois ne lui permettaient pas de posséder une partie
du sol qui de fait était sa seule patrie('). Les Grecs ne développèrent
pas ces principes avec la rigueur juridique qui distingue le génie
romain; mais on ne peut douter que les étrangers, incapables d'ac-
quérir un immeuble, ne fussent de même privés de tous les droits
qui se rattachent à la propriété. Ils ne pouvaient ester en justice;
ils n'avaient pas la faculté de disposer de leurs biens par testa-
ment (^); il est plus que probable que leur hérédité ne passait pas
à leurs parents aubains.
L'incapacité qui frappait les étrangers n'était pas particulière
à la Grèce; on la retrouve chez les peuples anciens et elle a
partout les mêmes causes : l'étranger n'est pas un frère, c'est un
ennemi ("). Dans l'Orient, tout homme qui ne fait pas partie de la
communion religieuse est impur: sa présence souille les fidèles. La
(1) XÉvo:. Aesch., c Ctesipli., p. 394, sq.
(2) Euripid., Ion., v. 2Î)0. 294. — Sainte-Croix, Lcgislatiou de la Crète, p. 358.
(3) Plutarch., Thés., 13.
(4) Demoslh., c. Neacr., § 52, p. 13C3; § IG, p. 1350.
(5) Xcnoph., de Vectigal., II, G.
fi) Wachsmuth, T. II. p. 177. — Ifc/J'lcr, IJio alhcnacischc Geri<.li(svcrf;issiinL',
p. KO.
(7) V./J)rjrj:, i^ïj'jt sigiiiiienl clrunfjcr el ennemi. — Ifcsi/chiits, V" çâvo;. —
llerod,, IX, II.
H 2 LA GRÈCE.
Grèce, tout en ignorant les castes, a quelque chose du génie de
rOrient. On comprend que les étrangers n'aient pas été admis aux
mystères, culte secret et exclusif de sa nature ('); mais l'exclusion
s'étendait même aux cérémonies publiques. Cléomène, après avoir
envahi l'Attique, voulut entrer dans le sanctuaire de Minerve pour
consulter la déesse ; avant qu'il eût passé la porte, la prétresse lui
dit : " Lacédémonien, retourne sur tes pas; il n'est pas permis aux
Doriens de mettre le pied dans ce temple » {-). Certains usages
rappellent encore d'avantage l'esprit oriental: il y avait des prêtres
qui refusaient de se servir des vases et de toutes choses qui venaient
d'un pays étranger (^). Cette crainte de profaner les cérémonies du
culte en y employant des productions d'un autre sol, cette exclusion
jalouse des étrangers, révèlent une division profonde dans les
populations. Ne pouvant pas se présenter devant les mêmes autels,
comment les Hellènes se seraient-ils traités en frères?
Tel est l'esprit général de la législation grecque sur les étran-
gers. Pour mieux la caractériser, nous ajouterons quelques détails
sur les lois particulières des deux républiques qui résument en
elles les races dominantes de la Grèce.
IVo f- @I>aI'tt^. SLa xésiélasic (4)-
Les auteurs s'accordent à attribuer la xénélasie à Lycurgue : il
chassa, diiPlutarque, tous les étrangers qui venaient à Sparte sans
but utile, dans la crainte qu'ils ne fussent des maîtres de vices (').
L'histoire a conservé quelques exemples d'expulsions, qui révèlent
l'espritde cette fameuse institution. Archiloque le poëteétait à peine
entré dans la ville qu'on Yen fit sortir à l'heure même, pour avoir
(1) Lobeck, Aglaophamus, T. I, p. 271 .
(2) Herod„ V, 72. Cf. VI, 81; I, ML — Lobeck, I, p. 272.
(3) IlerocL, V, 88. — Athen., IV, 14.
(4) De la Nauze, Mémoire sur la xénélasie, dans les 3/emoîres de l'Académie
des Inscriptions, T. XII, p. 159-176.
(5) Plutarch., Lycurg., c. 27; last. lacon., § 20. — Xenoph., de rcp. Laccd.,
XIV, 4.
t
DROIT INTERNATIONAL. 115
dit dans ses poésies qu'il vaut mieux fuir que de mourir les armes
à la main. On chassa un tyran, parce qu'il distribuait des vases d'or
et d'argent aux citoyens, un sophiste qui se vantait de discourir
une journée entière sur quelque sujet que ce fût, un cuisinier dont
Ihabileté ne convenait pas à la frugalité lacédémonienne. Toutefois
l'exclusion des étrangers n'était pas absolue, comme on l'a sup-
posé. Un pareil isolement serait une violence trop grande faite à
la nature humaine, pour être possible. Les Spartiates rendaient un
culte à Jupiter hospitalier et à iMinerve hospitalière; ils célébraient
des jeux publics qui attiraient un grand concours d'étrangers; des
proxènes étaient établis pour prendre soin des hôtes; beaucoup de
citoyens avaient des relations amicales à l'étranger ('). La xéné-
lasie frappait spécialement les hommes qui par leur manière de
vivre pouvaient inspirer aux Spartiates l'amour des richesses, du
luxe et des délices. Tels étaient les Ioniens, dont le caractère et les
principes étaient en opposition formelle avec les mœurs doriennes.
Dans l'esprit de Lycurgue, la xénélasie s'adressait surtout à
Athènes (-).
Quels que soient les inconvénients de la société, les individus et
les nations ne peuvent s'en passer : rien ne le prouve mieux que
l'exemple des peuples qui ont eu la prétention de s'isoler. Sparte
fut obligée plus d'une fois de recourir à des étrangers : Lycurgue
lui-même se servit du poète Thaïes, pour adoucir les esprits et les
préparer par le charme de la poésie à recevoir le bienfait de sa
législation. Les magistrats appelèrent à Sparte Terpandre, dont les
chants y rétablirent la concorde. Phérécyde fut accueilli avec hon-
neur, parce qu'il mit sa muse au service des idées lacédémoniennes;
on dit que Tyrtée reçut même le droit de cité. Les Spartiates,
étrangers aux arls utiles aussi bien qu'aux lettres, furent forcés
dans plusieurs circonstances de faire venir de l'étranger des méde-
cins et des devins (').
La xénélasie était une nécessité de la constitution lacédémo-
nienne; les dilTérences qui la séparaient des autres cités helléni-
(1) Schoemann, Anliqiiilatcs juris publici Groecorum, p. 142.
(2) Plutarch., Agesil., 10.
(3) Delà Naxze, p. 162, ss.
8
114 LA GRÈCE.
ques étaient trop considérables, pour que le contact des Spartiates
avec l'étranger fût sans danger. Ce qui prouve que l'isolement était
une condition d'existence pour Sparte, c'est que les mœurs et par
suite les institutions lacédémoniennes s'altérèrent, dès que les
guerres médiques eurent mis la cité de Lycurgue en rapport avec
les autres peuples de la Grèce ('). Cependant l'isolement est impos-
sible, et l'œuvre du législateur, qui recourt à un pareil moyen
pour maintenir ses institutions, est par cela même condamnée.
L'humanité se joindra aux poètes et aux philosophes d'Athènes
pour flétrir la xénélasie ; elle applaudira à Aristophane, traduisant
sur la scène l'humeur insociable des Spartiates (') : elle dira avec
Platon (') que refuser aux étrangers l'entrée de la cité , est une
chose inhumaine et barbare, qui dénote des mœurs rudes et sau^-
vages.
IVo S. Athènes. S^es Métèques (4)«
Les métèques étaient des étrangers établis à demeure à Athènes
où ils exerçaient tous les genres d'industrie ('). Rien ne prouve
mieux la condition précaire de l'étranger dans l'antiquité que les
obligations auxquelles les métèques étaient soumis. Ils devaient
se choisir parmi les citoyens un patron qui les représentait dans
tous les actes de la vie civile, et qui répondait de leur conduite.
S'ils négligeaient ce devoir, leurs biens étaient confisqués, eux-
mêmes condamnés à l'esclavage ou au moins expulsés. Ces pei-
nes rigoureuses témoignent suffisamment que le patronage n'était
pas établi en faveur des étrangers. Le prostate était à la vé-
rité le défenseur de son client, mais cette protection garantissait
(1) Schoemann, Antiquitates juris publie! Graecorum, p. 144.
(2) Aristophan., Aves, 4013, sqq.; Pax, 623.
(3) Plat., Legg., XII, 9S0, B.
(i) Sainte-C7'oix, Mémoire sur les métèques {Mémoires de l'Académie des
Inscriptions, T. XLVIII). — Petit., Leg. Attic, II, 5.
(5) Le ixkzoïxo; diffère du ^ho;, eu ce que celui-ci conserve l'esprit de retour,
tandis que le premier fait de sa résidence une nouvelle patrie : il répond au latin
inquilinus, étranger domicilié.
i
DROIT INTERNATIONAL. 115
si peu les niélèqucs contre rinjuslice et l'oppression, que Xénophon
crut devoir proposer la création de magistrats chargés spécialement
de veiller à leur sûreté et à leurs intérêts. L'historien grec com-
pare ces métoecoplujlaces aux tuteurs publics institués par les lois
athéniennes pour les orphelins('). Ainsi l'étranger, quoiqu'ayant un
patron , était sans appui dans la société , comme l'enfant qui perd
les protecteurs que la nature lui a donnés!
Placés hors du droit commun, les métèques étaient, par une
révoltante contradiction, soumis à des charges plus lourdes que
les citoyens. Ils partageaient avec eux le service de l'infanterie :
distinction dangereuse (-), car les hoplites combattaient de près et
en première ligne; ils versaient leur sang pour une patrie d'adop-
tion qui les méprisait prcsqu'à l'égal des esclaves. Dans l'antiquité
l'on considérait l'impôt sur les personnes comme le signe de la ser-
vitude (^) : les métèques étaient soumis à une eapitation annuelle ;
le seul défaut de paiement entraînait contre eux la peine de l'escla-
vage. Une honorable pauvreté empêcha le philosophe Xénocrate
d'acquitter l'impôt des métèques; on allait le vendre lorsque l'ora-
teur Lycurgue força à coups de bâton les agents du fisc à le relâ-
cher (*).
Les charges spéciales imposées aux métèques paraissent très-lé-
gères :1e choix d'un patron était une formalité et l'impôt n'était pas
élevé. Mais les peines sévères qui sanctionnaient la loi mirent les
étrangers à la merci d'une classe de délateurs qui sont une tache
pour la cilé de Minerve. Aristophane a dénoncé les sycophantes au
mépris de la postérité. Le poète représente ces misérables cherchant
des moyens d'existence dans de fausses accusations et s'emparant de
la dépouille de leurs victimes, dont les biens confisqués étaient at-
tribués en partie aux délateurs; honteux métier, mais dont les béné-
(1) Xenoph., de vectigal., IF, 7.
(2) Jbid., 11,3.
(3) De môme que le champ soumis au tribut a moins do valeur, dit Tertullien
{Apolog., 13), ainsi les hommes qui paient sur leur té(e perdent leur prix, car
c'est une marque d'esclavage.
(V) Plutarch., Vil. X Oral., \" Lyrurg., § IG.
116 LA GRÈCE.
fices L'iaient considérables, el qui se perpéUiail dans les familles
comme une charge publique ('). La conduite du peuple légilimait
pour ainsi dire ces avanies. Abandonnés aux caprices d'une démo-
cralie insolente, les métèques étaient accablés d'outrages ; l'orgueil
des autochlhones s'ingéniait à humilier par mille distinctions les
étrangers qu'ils étaient obligés de souffrir sur leur sol privilégié {■).
Méprisés, assimilés aux esclaves, ils finirent peut-être par mériter
le mépris (^) : mais l'avilissement des esclaves ne doit-il pas être
imputé à la tyrannie des maîtres?
Telle était la condition des étrangers dans la ville qui, au sein
du peuple le plus civilisé de l'antiquité, se vantait, et à juste tilre^
d'être la cité la plus humaine, la plus cosmopolite. Celte réputa-
tion et la sociabilité athénienne attirèrent à Athènes un nombreux
concours de Grecs et de Barbares (*); mais, si nous en croyons un
mot attribué à Isocrate (^), les belles qualités du peuple athénien
ne compensaient pas le défaut de sûreté, ni les persécutions qui
compromettaient la fortune et souvent la liberté des voyageurs. Si
malgré les sycophantes, des milliers d'étrangers se fixèrent à Athè-
nes, c'est sans doute parce que le séjour des autres villes de la
Grèce présentait encore plus d'inconvénients et de dangers. Le sort
des métèques d'Athènes était donc la condition la plus favorable
que les étrangers aient eue dans une ville grecque; et cependant ils
étaient livrés en proie à la délation la plus honteuse qui ait jamais
existé !
(i) Aristoph , Aves., 1430, sq.; 1431, sqq.
(2) Aelian., V. H., VI, 1. — Petit., Leg. Attic, I, 1, 16.
(3) Sophocl.,Eleclr.,\. 189-192. — Aristophane dit que les étrangers sont
à l'égard des citoyens ce que la paille est au grain (Acharn., v. 508).
(4) D'après un dénombrement fait sous l'archontat de Démétrius de Phalère,
il y avait à Athènes 21 ,000 citoyens et 10,000 métèques [Boeckli, Économie poli-
tique des Athéniens, T. I, p. 59).
(5) Isocrate comparait Athènes aux courtisanes; ceux qui les voient, dit-il,
sont épris de leurs charmes et désirent leurs faveurs, mais aucun ne se respecte
assez peu pour les vouloir épouser. Il en est de même d'Athènes : dans toute la
Grèce, il n'y a point de ville plus agréable pour qui la voit comme voyageur,
mais l'habitation n'en est pas sûre {Aelian., V. II., XII , 52),
DROIT INTERNATIONAL. 117
§ 111. L'hospilaiité.
L'étranger était sans ilroit. L'hospitalité lui tenait-elle lieu des
garanties que les lois lui refusaient? Nous retrouvons cette vertu
des âges primitifs dans les temps historiques. On célébrait pour
l'accueil qu'ils offraient à l'étranger, les habitants de Corinlhe, de
Mcgare, de TArcadie ('). L'étal agité de la Grèce donnait bien des
occasions d'exercer l'hospitalité : tous les jours des populations en-
tières étaient expulsées, soit par la guerre, soit par des dissensions
intestines. Au milieu de ces innombrables calamités, Ton est heu-
reux de rencontrer l'expatriation volontaire des Athéniens. Tout un
peuple se dévoua pour le salut de la patrie, la ville fut mise sous la
garde de Minerve, chacun pourvut à la sûreté de sa famille; la plu-
part des Athéniens envoyèrent leurs femmes et leurs enfants àTré-
zène. LesTrézéniens ordonnèrent qu'ils seraient nourris aux dépens
du public; ils permirent aux enfants de cueillir des fruits partout
où il leur plairait, et payèrent les honoraires des maîtres chaigés
de les instruire (-).
L'histoire a conservé avec reconnaissance le souvenir des hommes
qui employèrent leur fortune à secourir les pauvres et les étran-
gers. Des domestiques placés devant la porte de Gellias d'Agrigente
étaient chargés d'inviter tous les étrangers chez leur maître Q.
Cette hospitalité magnifique mais un peu fastueuse a moins d'at-
trait pour nous que l'accueil simple que Milliade, ancêtre du
héros de Marathon, fil à des Barbares. Les Dolonces, peuple de
Thrace, inquiétés par leurs voisins» consultèrent l'oracle de Del-
phes. La Pythie leur lépondit qu'ils devaient engager à mener une
colonie dans leur pays, le premier homme qui au sortir du temple
les inviterait à loger dans sa maison. Les envoyés traversèrent la
Phocide et la Béolie; personne ne leur offrant l'hospitalité, ils tour-
(1) nrouwcr, Histoire de la civilisation grecque, T. Il, p. 3ol. — lical lùtcy-
clopadie dcr Alterthumswisscnscliaft, T. III, p. 1E3-0.
(2) P/H/arc/i., Tbcmist., 10.
(3) Divilor., Mil, 83. — Allun., 1. y.
118 LA CHÛCE.
lièrent du coté d'Athènes. Milliade, assis devant sa porte, vil passer
les Dolonces; il leur offrit sa maison et les présents qu'on a cou-
tume de faire à des hôtes. L'oracle s'accomplit; Milliade devint
tyran de la Chersonèse ('). Les vertus hospitalières se transmirent
comme un héritage dans sa famille. Il n'y a pas dans le monde an-
cien un homme plus célèbre par sa charité que Cimon; les Pères
de l'Église ont parlé de sa bienfaisance ('), d'autant plus remar-
quable qu'elle est plus rare dans l'antiquité. Le héros athénien était
revenu fort riche de ses expéditions contre les Perses : « cette opu-
lence qu'il avait honorablement conquise sur les ennemis, il la dé-
pensa plus honorablement encore à soulagerles indigents et à secou-
rir les étrangers.» Il fitenlever les clôtures de ses domaines, afin que
tous les nécessiteux pussent sans crainte y cueillir des fruits, et
rétablit ainsi, suivant l'expression de Plutarquc, la communauté de
biens qui avait existé au siècle de Saturne (').
L'hospitalité prit chez quelques peuples de la Grèce le caractère
d'une institution publique. Une loi des Lucaniens condamnait à
l'amende ceux qui refusaient de recevoir l'étranger après le coucher
du soleil (*), Charondas recommanda l'hospitalité à ses citoyens
comme un devoir sacré : le célèbre législateur, en mettant la cha-
rité sous la garantie de Jupiter, semble entrevoirie dogme de la
fraternité qui repose sur l'union des hommes en Dieu p). Aux re-
pas communs de l'île de Crète, il y avait deux tables pour les étran-
gers; les premières portions leur étaient consacrées; on les servait
même avant les magistrats (^). Cette vie commune entre citoyens et
étrangers est une image plus sublime de la fraternité et de l'âge
d'or que l'hospitalité isolée de Cimon. Mais le tableau est trop poé-
H) Herod.,\\, 35,36.
(2) Lactant., Divin. Inst., VI, 9 :« Egentibus stipem dédit et pauperes invita-
vit ad cœnam et nudos induit. »
(3) Plutarch., Cimon., 10. — Corn. Nep., Cimon. 4.
(4) Aelian.,\.E., IV, 1.
(5) Stob., Floril., XLIV, 40; Mî|7.vv;pivou; At6;Ç£viou w; Trapà Trâ^iv lêa-j^vj^^
xotvoO Oîov, zat ovTOç ÈTrtT/.ÔTrou yr.).o^£vta; tî /.ai xaxo^îviaç.
(6) Athen., IV, 2"2. — Sainte-Croix, Législation de la Crète, P- 396-398. — •
Hoeck, Kreta, T. IH, p. 127, ^29.
)
DROIT INTERNATIONAL. 110
tique pour èlrc vrai('); quand ou le met en rapport avec la mau-
vaise foi devenue proverbiale des Cretois, quand on apprend
que les habitants d'une même lie se haïssaient d'une haine mor-
telle et se faisaient une guerre d'extermination, on est forcé de
reconnaître qu'il ne faut pas chercher l'idéal dans le passé de l'hu-
nianité.
Les innombrables fêtes qui attiraient des spectateurs de tous les
points de la Grèce, donnèrent une nouvelle extension à l'hospitalité.
Comme les relations privées ne suffisaient pas pour offrir un abri
aux étrangers qui accouraient aux solennités religieuses et aux jeux,
l'Etat intervint et chargea des citoyens, revêtus d'une espèce de
magistrature, de veiller à leur entrelien : on leur donna le nom de
proxèncs. Il y en avait à Sparte, à Delphes (^) et sans doute dans
toutes les villes où se rencontraient de nombreux étrangers.
Il ne faut pas confondre l'hospitalité publique avec la proxé-
»/e('), qui se développa spontanément, sans l'intervention de l'État.
Ouelqu'isoléesque fussent les républiques de la Grèce, des rapports
s'établirent nécessairement entre les cités voisines. Or, les étran-
gers n'avaient pas tous un hôte qui pourvût à leurs besoins et
qui leur servît de patron. La bienfaisance, l'ambition, peut-être la
vanité grecque vinrent à leur aide. Des citoyens se chargèrent de
protéger les étrangers et de les représenter dans les affaires judi-
ciaires : ces hommes généreux étaient appelés proxènes, La pro-
tection d'un proxène était une chose si précieuse que les cités étran-
gères cherchèrent à l'assurer à leurs membres : par suite des rela-
tions otïicieuses se formèrent entre le proxène et la république à
laquelle il vouait ses services. C'est ainsi que la proxênk devint
une espèce d'institution publiciue, qui a quelque analogie avec nos
consulats. Il y a cependant une dilTérence considérable entre les
(1) Ce qui prouve (juc les seulimcnts des Cretois iielaienl guère fraternels,
c'est qu'il leur était défendu , au moins aux jeunes gens, de voyager (Plat., l'ro-
lagor., p. 3i2, D.
(2) Ilcrod., VI, m.—Eurip., Androm., llOo, Ion., î5G!i, lOJiG.
(3) Keal Hnri/clnpiiilic dcr classinchcn AltcrHininswisseitschaft,T. III, p. lo2"2,
1321-.
120 LA GRÈCE.
agents diplomatiques et les proxènes. Ces derniers n'avaient pas de
caractère public reconnu par la cité dans laquelle ils résidaient;
c'étaient presque toujours des indigènes qui ne différaient en
rien des citoyens ordinaires. Quelquefois, l'état étranger prenait
l'initiative et donnait à un de ses membres la qualité de proxène
avec l'agrément de la cité où il devait exercer son ministère ('). La
ressemblance était alors plus grande entre les proxènes et nos agents
diplomatiques. Au premier abord, on serait même tenté de croire
que l'institution grecque l'emportait sur celle des peuples européens.
Les consuls et les ambassadeurs sont en rapport avec le gouverne-
ment qui les envoie plutôt qu'avec les particuliers, tandis que les re"
lations des proxènes étaient individuelles; ils recevaient les étrangers
cbez eux, ils leur rendaient personnellement tous les services qui
étaient en leur pouvoir(');le plus important consistait à les représen-
ter devant les tribunaux (^). Ainsi la proxénie conserva le caractère
de l'hospitalité privée (*); mais si les relations qui en naissaient
avaient quelque chose de plus intime que les rapports officiels de
la diplomatie, d'un autre côté par cela même que la proxénie était
une assistance individuelle, elle manquait d'autorité. Nos agents
diplomatiques offrent un appui toujours elTicace, parce que telle
est leur mission : la protection dont jouissait l'étranger dans les
républiques grecques dépendait non-seulement de la bonne volonté,
mais aussi de l'influenee du proxène.
La proxénie est un grand pas fait par la Grèce hors de l'isolement
oriental. Tandis que les peuples théocratiques sont des mondes à
part, les républiques grecques ont des communications tous les
jours plus actives. Les étrangers ne restent plus abandonnés à eux-
mêmes, sans droit et sans protection; l'humanité de la race hellé-
nique s'émeut en leur faveur, les états commencent à s'inquiéter du
(1) riiucijd..U, 29.
(2) Xenoph., Conviv., VIII, 40.
(3) Demosth., c. Callipp., § 5, sq., p. 1237. — Diodor., XIII, 27.
(4) Elle était héréditaire comme l'hospitalité ; aiusi la proxénie de Lacédémone
à Athènes était héréditaire dans la famille d'Alcibiade [Xenoph., Ilell., V, 4, 22 ;
VI, 3, 4).
DROIT IMEUNATIO.NAL. 121
sort (le leurs ciloycns au-delà des limites étroilos de la cilé. INéan-
moins malgré les liens hospitaliers qui relient les républiques grec-
ques, leurs rapports restent hostiles; Télranger est toujours suspect
comme un ennemi. Du haut de la tribune d'Athènes, le plus grand
des orateurs ht entendre ces dures paroles : « Je préfère le sel de la
ville à celui de la table hospitalière »('). La cité est l'élément domi-
nant, l'idéal de la société hellénique ; son intérêt fait la loi cl l'em-
porte sur toutes les considérations d'humanité.
§ IV. Des conventions internationales.
Tout en offrant un abri et une protection à l'étranger, i Hospita-
lité laissait subsister la bariière que l'esprit de division élevait entre
les républiques grecques. L'hôte ne jouissait d'aucun des droits
que le législateur dans son orgueil réservait aux membres de la cité.
Cependant il était impossible que des villes voisines, liées par la
communauté d'origine, de langue, de religion, quelquefois d'intérêts,
restassent isolées an point de défendre à leurs habitants toute rela-
tion de famille ou de propriété. Des conventions modérèrent la ri-
gueur du droit, en stipulant la jouissance léciproque des droits
civils. Lorsque deux cités voulaient s'unir intimement, elles conve-
naient que ceux de leurs membres qui s'établiraient dans la ville
alliée y jouiraient de tous les droits de citoyen. On appelait cette
alliance étroite isopolitie. Jusqu'où s'étendait l'égalité? comprenait-
elle le droit de suffrage et l'admissibilité aux fonctions publiques?
La chose est douteuse. Les conventions parlent de participation à
toutes choses divines et humaines; ce qui a fait croire à une égalité
complète. Mais d'un autre côté, les traités, en énumérant les droits
qu'ils accordent, ne mentionnent que les droits privés(-); il semble
donc qu'il faut limiter aux droits de i)ropriélé et de maiiage l'es-
(1) Ce mol de Dénwslhcnc est cité par Eschinc (c. Closipli , ]>. 391, Ik'kk.)-
(2) lioeckh dit que VisopoUlic ne s'élcudciit pys aux droits jioliliqucs (Corpus
Iiisciiptiuiium, T. I, p. 132).
m
LA GRKCE.
pècc d'association établie par les conventions isopoliliques. Celle
liniilalion est en harmonie avec l'esprit jaloux des cités grecques.
Il nous reste des traités isopolitiques conclus par des villes de la
Crète ('). Il ne paraît pas y avoir eu d'alliance semblable entre
des étals plus puissants ; le seul exemple qu'on cite est celui
d'Athènes et de Rhodes (^), et il appartient à l'époque de la déca-
dence de la Grèce. Uisopolitie était une alliance intime entre deux
républiques qui conservaient leur indépendance. C'était un germe
d'unité; la confédération de toutes les cités grecques aurait pu ré-
suller des conventions isopolitiques, si la Grèce n'avait été vouée
à la division par son génie. Cependant l'idée que Visopolilie renfer-
mait ne resta pas stérile ; elle produisit ses fruits dans un sol plus
propice. Nous retrouverons les conventions isopolitiques chez les
Romains; nous en verrons naître les municipes, qui jouèrent un
rôle considérable dans la formation de l'unité romaine.
Les conventions contractées par les républiques grecques ont
toutes un but restreint, la communication de quelques droits civils.
Encore y a-t-il peu de traités proprement dits qui stipulent la
jouissance réciproque de ces droits; c'étaient ordinairement des
décrets rendus par un état en faveur d'une cité ou de particuliers,
le plus souvent de proxènes. Des décrets du peuple athénien
donnèrent aux Thébains, aux Eubéens, aux Platéens la faculté de
s'allier légalement avec des citoyens d'Athènes (^). Le droit d'ac-
quérir un champ ou une maison hors des limites de la cité faisait
l'objet d'une concession expresse (*). Il en est de même des autres
privilèges qu'on accordait à des étrangers; ils avaient leur source
dans un service rendu. Ces décrets isopolitiques, à la dilTérence de
l'isopolilic établie par un traité, étaient unilatéraux : les citoyens
de l'état auquel l'isopolitie était conférée pouvaient seuls exercer
(1) Corpus Inscript, grâce, T. H, n" l'ôoi, 2336, 2557. — Sainte-Croix, Légis-
lation de Crète, p. 357-360. — Ifoeck, Ivrela, T. III, p. 4-72, ss.
(2) Polyb., XVI, 26, 9. — Liv., XXXI, ib.
(3) 'ETriyaM-ia. — Demosth., de Coron., § 187, p. 291. — Lysias, Or 3i, § 3. —
IsocraL, Plat., §51.
(î) "E7/T/;7'.ç. Coi'pus luscrip.. gricc, I, 725.
DROIT INTERNATIOXAL. 1^5
les droits qui y étaient attachés. Nous eu avons un exemple dans le
décret mémorable rendu par les Byzantins en faveur des Athéniens
qui les avaient secourus contre Philippe de Macédoine (').
Les intérêts commerciaux donnèrent naissance à des conventions
plus générales. L'exécution fidèle des contrats, garantie par l'auto-
rité publique, est Tàme du commerce. Or, quelle justice pouvait
attendre l'étranger, à qui on ne permettait pas même d'introduire
en personne une action devant les tribunaux, qui voyait ses intérêts
abandonnés à la décision de juges dont il ne pouvait espérer Fini-
partialité, qui était condamné en vertu de lois qu'il ne connaissait
pas? La justice est le plus profond , le plus légitime des besoins, et
les villes commerçantes étaient aussi intéressées à assurer ce bien-
fait aux étrangers, que ceux-ci à le demander. Des conventions spé-
ciales pourvurent à cette nécessité ('). On y déterminait les règles
d'après lesquelles les contestations devaient être jugées; parfois on
convenait que les juges seraient pris également chez les deux peu-
ples et formeraient ainsi une espèce de cour internationale; l'étran-
ger pouvait soutenir ses prétentions devant ces tribunaux, sans
avoir besoin d'un patron (^); on se promettait bonne et prompte jus-
tice.
En apparence, ce système de garanties était complet; mais dans
l'état où se trouvaient les peuples de l'antiquité, il ne pouvait pas y
avoir de protection suffîsante pour l'étranger. Les conventions inter-
nationales manquaient d'une condition essentielle pour être elTicaces:
le respect du droit n'existait nulle part. Si l'un des étals l'emportait
sur l'autre par sa puissance, il ne se faisait pas scrupule d'en abu-
ser pour influencer les juges ou pour empêcher que justice ne fût
reridue. Des traités, conclus par des rois de Macédoine et des répu-
bliques grecques, réglèrent la décision des procès. Dans cet âge de
violence, les attentats contre les personnes cl les usurpations dont
(1) Demosth., de Coron., § 90, sq., p. 253, sq. — Voyez un autre exemple dans
Xénophon (Ilellen,, I, 1, 26).
(2) On les appelait n'rj.fj'i't.v.. [liitllmunn, ilandelsgeschichle dcr Gricchen ,
p. 193-196).
{■]>) Sainte-Croix, Législation de Crele, p. 3o9, ss.
124 LA GRÈCE.
pailiculiers avaient à se plaindre, étaient le plus souvent le fuit
des chefs de l'État; comment de faibles cités auraient-elles obtenu
justice contre le puissant roi de Macédoine? Cependant le jour des
réparations arriva. Quand les derniers successeurs d'Alexandre
entrèrent en lutte avec Rome, le Sénat montra une complaisance
infinie à écouter les réclamations des Hellènes et la ferme volonté
d'y faire droit; la curie ne désemplit pas de Grecs venant se plain-
dre, les uns qu'on leur avait enlevé leurs champs, leurs esclaves,
leur bétail; les autres, qu'ils n'avaient pu obtenir justice, parce
que le roi arrêtait l'action des tribunaux par la violence ou la cor-
ruption (').
Les dénis de justice dont les voisins de Philippe se plaignaient
tenaient à l'état social de l'antiquité. Dans toutes les relations des
peuples anciens le droit du plus fort domine : la violence régnait
jusque dans le domaine de la justice. Ne pouvant obtenir la
réparation des injures par les voies légitimes, les peuples et les
individus avaient recours à la force. Rien n'atteste mieux le
désordre des relations internationales que la loi athénienne sur
Y androlepsie . Lorsqu'un Athénien périssait par violence à l'étran-
ger, les parents du défunt , obligés à venger sa mort , étaient
autorisés à saisir trois personnes appartenant à la cité qui refusait
justice et à les traduire devant les tribunaux d'Athènes, pour les
faire condamner à la peine du meurtre ou à ramcnde(-). Singulière
justice! A défaut du coupable on punit des innocents; mais cette
injustice était inévitable dans un temps où aucune voie régulière
n'était ouverte à l'étranger pour obtenir la réparation d'une injure.
(1) Po/î/6., XXIV, \, 2, \\.\%. — Liv., XXXIX, 46, 47.
(2) Demosth., c. Aristocr., § 82, p. 647. — Hc/lter, Die atheuaeisclie Gerichts-
verfassuDg, p. 427-429.
-■^^\f\rj\J\f\r\f^
DROIT INTERNATIONAL. 12o
CHAPITRE II.
1) ]\ OIT DES GENS.
g I. Les Grecs ont-ils eu un droit des <jens?{')
Plalon dit que les Grecs sont frères, que si dos dissensions
s'élèvent entre eux, il faut les déplorer comme une maladie,
mais que ce ne sont pas de véritables guerres comme celles que
les Hellènes font contre les Barbares (-). Mabbj prit la théorie du
philosophe athénien pour la réalité ('); il ne se doutait pas que
les faits étaient loin d'être en harmonie avec l'idéal de Platon. Bien
que frères, les Grecs ne se croyaient liés entre eux ni par le droit
ni par l'humanité; ils ne se reconnaissaient d'obligations réci-
proques que lorsqu'un traité les avait stipulées. La notion de
devoirs découlant de la nature de l'homme n'existait pas dans le
domaine des relations internationales; les philosophes eux-mêmes
ne l'admettaient point de Grec à Barbare.
L'absence d'un véritable droit des gens entre les peuples grecs
est attestée par tout leur état social. Aujourd'hui l'habitude de
l'ordre légal est si forte, que nous nous imaginons qu'il a toujours
régné chez les peuples civilisés, au moins pendant la paix. C'est
une illusion : la Grèce a été troublée par des actes de brigandage
à l'époque la plus brillante de sa civilisation. L'administration vi-
goureuse de Rome n'eut pas la puissance d'extirper cet esprit de
(\) Les savants sont partagés d'avis. Wachsmuth prend le parti des Hellènes
(Jus gcntium quale obtinuerit apud Grœcos anlc bellorum cum Persis geslorum
initium). — ' Ue/fter {Do anliquo jure gentium prolusio) se prononce pour l'opi-
nion contraire.
(2) Voyez plus bas, livre VII, cliap. 2, § G.
(3) Entretiens de Pliocion. I" eiilielien.
I2G LA GRKCE.
rapine ('). Les Grecs élaienl nés pirates (-); le plus humain do leurs
législateurs autorisa les associations qui se formaient pour piller les
marchands étrangers ('). Même au milieu de l'exaltation patriotique
excitée par l'invasion des Mèdes, les insulaires continuèrent à se
livrer au hrigandage. Thémistocle leur fit une rude guerre (*); le
grand homme devait être indigné que des Grecs employassent leur
courage contre d'autres ennemis que les Barbares. Cimou profila
de la piraterie des Dolopes pour s'emparer de leur île (').
Ce n'étaient pas seulement d'obscurs corsaires qui infestaient
les mers; tous les peuples commerçants commencèrent par être
pirates, et quand l'occasion était favorable et les nécessités pres-
santes, ils reprenaient sans scrupule leur ancien métier. Les Pho-
céens pratiquaient à la fois le commerce et la piraterie; lorsque la
conquête persane ruina leur cité, il fallut une coalition des Cartha-
ginois et des Tyrrhéniens pour mettre fin à leurs déprédations. Les
Samiens attaquaient sans distinction tous les navigateurs (^). Même
les plus civilisés des Hellènes n'avaient pas honte de commettre de
véritables brigandages : quand l'argent manquait, des vaisseaux par-
laient d'Athènes pillant amis et ennemis ('). A peine le héros de la
première guerre médique avait-il remporté la glorieuse victoire de
Marathon, qu'il demanda soixante-dix vaisseaux aux Athéniens; il
ne leur dit pas où il avait dessein de porter la guerre , mais il leur
promit que son expédition les enrichirait. Miltiade se présenta à
Parcs et demanda aux habitants cent talents, avec menace, en cas
(1) Bromver, Histoire de la civilisation des Grecs, T. I, p. 52.
(2) Egger, Mémoire sur les traités publics dans l'antiquité, p. 20, s.
(3) L. 4, D. 47, 22. La piraterie sanctionnée par l'un des sept sages a paru une
chose tellement révoltante, que l'on a supposé que Solon entendait parler des
armements en course contre les ennemis (Byrikershoek, Observât. Juris., I, 46);
mais dans le droit des gens de l'antiquité, tous les peuples étrangers étaien
ennemis, à moins d'une convention qui établissait la pa!x( voyez le T. I de mes
Études).
(4) Corn. Nep., Themist.. c. 21.
(5) Les Dolopes dépouillaient même les étrangers qui abordaient chez eux
pour trafiquer (l'iularch., Cimon., c. 8).
(6) Justin., XLUL S.— Herod , Vi, 17. - Pausan., X, 8, 6.— Ilerod., III, 30.
(7) Tliuciid., IV, 50, 75.
DROIT INTERNATIONAL. 12/
de refus, de prendre la ville d'assaut ('). Il colora celle violence du
prëlexle que les Pariens avaienl embrassé le parli des Perses. De-
venus plus puissants, les Atlicnions dédaignèrent d'alléguer une
excuse; le besoin d'argent et le droit du plus fort leur paraissaient
des raisons suflisantes (*).
Les rois et les tyrans avaient recours au même expédient pour
remplir le vide de leur trésor. Philippe de iMacédoinc chercha dans
la spoliation des marchands une partie des richesses dont il avait
besoin pour corrompre les Grecs. Agathocle,Denys, Nabys(') exer-
cèrent ouvertement la piraterie. Toutefois c'est moins le désir du
butin qui nourrissait le brigandage maritime que l'esclavage. Dès
la plus haute antiquité Homère représente les corsaires phéniciens
enlevant les hommes pour les vendre. Des philosophes célèbres;
Platon, Diogène perdirent ainsi leur liberté; le premier fut racheté
par ses amis; le second, dHBm^hélemy, resta dans les fers et apprit
aux fils de son maître à être vertueux et libres (*). Le luxe augmen-
tant le besoin d'esclaves, la guerre ne suffît plus pour fournir les
marchés; les pirates s'en chargèrent (^). Il en résulta que la pirate-
rie, au lieu de diminuer avec les progrès de la civilisation, prit
tous les jours de nouveaux accroissements. Vers la fin de la répu-
blique romaine, elle devint une véritable puissance; les pirates lut-
tèrent avec Rome pour l'empire des mers. Cependant un cliange-
gement considérable se fit alors dans les esprits, au sujet du
brigandage maritime. Rome n'avait pas de marine; les corsaires
troublaient le commerce et venaient insulter les maîtres du monde
jusqu'en Italie. Les Romains ne purent voir dans ces hardis pirates
que des brigands. Us réprouvèrent la piraterie comme un attentat
au droit des gens et déclarèrent ceux qui l'exerçaient ennemis du
(!) Ilerod., VI, 132, sq.
(2) Voyez l'exemple d'Alcibiade, dans Xcnophon, Hell., I, 4, 8. — BoccUi,
Économie politique des Athéniens, T. Il , p. 443.
(3) Justin., VIII, 3; XXII, J. — Diodor., XIV, 64. — Liv.. XXXIV, 3G. —
Polyb., XIII, 8, 2.
(4) Barthélémy, Voyage du jeune Anacliarsis, rlmp. VI.
(o) Strab., XIV, p. 560.
128 L\ GRKCE.
genre humain ('). Les Grecs an contraire considéraient la piraterie
comme une espèce de gvierre qui n'avait rien d'illégitime; preuve
certaine qu'ils ne s'étaient pasélevés à la notion d'un droit régissant
les relations des peuples. En fait, la Grèce ne cessa pas d'être livrée
à l'empire de la violence, et le fait fut érigé en théorie. Nous enten-
drons Sparte et Athènes professer ouvertement le droit du plus
fort, et une école philosophique soutenir que la loi de la nature
veut que le fort l'emporte sur le faible. Platon opposa en vain
son idéal de justice à celte doctrine subversive; les sophistes avaient
pour eux le sentiment général.
% ]\. Droit de (/tierre.
«Les républiques démocratiques, û\l Démosthcne, luttent entre
elles pour la puissance et la gloire, mais contre les oligarchies elles
combattent pour l'existence et la liberté. Entre peuples libres, la
paix est facile ; elle est impossible avec les gouvernements oligarchi-
ques : peut-il jamais y avoir harmonie entre la passion de dominer
et l'égalité »(')? Ces paroles du grand orateur mettent à nu la plaie
qui rongeait la Grèce. Nous avons vu les républiques déchirées par
les factions de l'aristocratie et de la plèbe : ces mêmes éléments hos-
tiles, qui se faisaient une guerre à mort dans l'intérieur de chaque
cité, se représentent sur les champs de bataille des peuples. Sparte
range autour d'elle les républiques doriennes au génie aristocra-
tique, Athènes est à la tcle des cités démocratiques. Les causes qui
ensanglantaient et perpétuaient les luttes des partis, agissaient
également sur les hostilités des états. L'on se battait avec la
fureur qui caractérise les discordes civiles. Toutes les guerres
ne furent pas des guerres de princi|)es, mais dans toutes on trouve
l'acharnement qui pousse le vainqueur à abuser de la victoire, ce
qui rend la paix impossible. Une paix solide peut succéder aux
(») Ckcr., de Rcp., III, 23; Verrin., II. 3. 30 — Plia., U. S , II, Sa (i6).
Flonis, III, 7. — L. 25, D., XLIX, 15.
(2) Demoslh., [no Rhodior. lib.. 17, p. 10^
DHOn INTERNATIONAL. l!2i)
grandes inimiliés, dit Thuci/dide, lorsque le vainqueur, usant de
générosilc, accorde des conditions modérées aux vaincus (') : mal-
heureusement celle modération était inconnue aux Grecs. Celui qui
l'emportait sur le champ de halailie, comme celui qui avait le des-
sus dans Tintérieur des cités, ne cherchait pas la conciliation d'in-
térêts opposés, mais la domination; il imposait des conditions
intolérahles auxquelles le vaincu se hâtait de se soustraire dès qu'il
en avait la puissance.
Les dévastations du pays ennemi étaient hahituelles; on y voyait
un moyen de forcer son adversaire à la paix (^). Elles ne se bor-
naient pas aux fruits annuels de la terre; les arbres étaient coupés,
les vignes arrachées. On rapporte que dans une guerre entre Co-
rinlhe et Mégare, il fut convenu d'épargner les laboureurs(') : celte
convention est tellement contraire à l'usage universel des Grecs,
qu'elle parait presque fabuleuse. Les villes elles-mêmes périssaient.
La destruction de Cirrha, ordonnée par les Amphiclyons, ouvre
la longue série de ruines dont les Hellènes couvrirent le sol de
leur |)alrie. Les Éléens et les Pisans se disputaient la direction des
jeux olynjpiques; Pise succomba et fut démolie : les destructeurs
firent si bien leur besogne que tout vestige de la rivale d'Élée
disparut; du temps de Strabon on mettait en doute qu'elle eût
existé (*). iMycènes, l'antique siège des Pélopides, fut également
victime de la haine des cités voisines; les murs cyclopéens bra-
vèrent la rage des démolisseurs et attestent encore aujourd'hui la
puissance des vieilles populations pélasgiques et ranimosilé de leurs
vainqueurs (*). Le sort de Mycènes prouve que ni l'anticjuité ni la
gloire ne protégeaient les villes : le même siècle (pii fut témoin du
dévouement héroïciue des Athéniens, vil des Grecs délibérer sur la
démolilion d'Athènes; il fallut que le dieu de Delphes les rappelât
à la pudeur. Quand Thèbes osa se soulever contre Alexandre, les
(1) Thucyd., IV, 19.
(•2) Xenoph., Ilellen , IV, 6, 13. — Thucyd., I, 81.
(3j PliUarch., Quœst.grxc, XVII.
(4) Pausan., VI, 22, 2. 3. — Slrah., VIII, p. 'lili, éd. Casaiib.
(5) Diodor., XI, 67. — Pausan., II, 1G, S, sq.
130 LA GRÈCE.
Grecs accournrent comme des oiseaux de proie; il ne resta de la
cité de Cadmiis qu'une citadelle et quelques rares habitants pour
perpétuer son nom et le souvenir de la fureur destructrice des Hel-
lènes (')• La consanguinité et le voisinage, au lieu de leur rappeler
qu'ils devaient se traiter en frères, ne faisaient que nourrir des
passions jalouses. Des Cretois détruisirent une ville Cretoise; les
habitants étaient partis pour la guerre ; à leur retour, ils trouvèrent
leur cité ruinée (-). Dans la malheureuse Sicile, les Barbares vin-
rent en aide aux Grecs; la plupart de ses villes n'existaient plus,
lorsque Rome en fit la conquête. Les Romains ajoutèrent quelques
ruines à tant de ruines, mais une fois vainqueurs, ils arrêtèrent
l'œuvre de destruction ; un historien grec leur rend le témoignage
que la Grèce aurait péri, si elle n'avait été conquise (^).
La dévastation et la destruction étaient justifiées par l'usage géné-
ral de l'antiquité; les Grecs ne sont coupables que parce qu'ils
sont un peuple de frères. Mais c'est nous seulement qui avons con-
science de leur fraternité; les Hellènes eux-mêmes se haïssaient
entre eux comme des étrangers. Faut-il s'étonner si dans leurs
guerres ils usèrent du terrible droit du vainqueur? H y a un autre
reproche qu'on peut leur faire à plus juste titre, c'est celui de la
déloyauté. Un compilateur grec, qui écrivait sous l'empire romain,
crut faire une chose utile en rassemblant ce qu'il avait lu dans tous
les auteurs sur les stratagèmes. PoUjen ne doute pas de la légiti-
mité des actions les plus contraires à la bonne foi ; il rapporte les
cruautés perfides de Denys et d'Agathocle, à titre de ruses de
guerre, sans une ombre de réprobation. Si nous voulions dresser
l'acte d'accusation des Hellènes, nous le trouverions tout fait dans
le livre de Polyen. Les Romains y occupent peu de place, et parmi
les Grecs, ce sont les Spartiates, tant vantés, qui l'emportent par
leur mépris de la foi jurée. Nous reviendrons plus loin sur le droit
des gens de Sparte; nous rapporterons ici quelques traits qui carac-
térisent la nation entière.
(I) P«i/san., VIII,33, 2.
{■1) Polyb., IV, ^3, 4; IV, 54, 1-5.
(3) Strab., IV, p. 188. — Polyb., XL, 5, '12.
nUOlT INTERNATIONAL. 131
Nicias clall un des hommes honorables de la Grèce; ami de la paix,
c'esl malgré lui qu'il entreprit la funeste expédition de Sicile, d'où
date la décadence d'Athènes. Il fut général malheureux; poursuivi
par le Lacédémonicn Gylippe, il lui envoya un héraut, en disant
qu'il était prêt à se soumettre et à échanger les serments. Gylippe
s'arrêta et Nicias abusa de sa bonne foi pour occuper une forte po-
sition et recommencer les hostilités ('). 11 y a quelque chose de plus
honteux encore que cette violation ouverte des conventions, c'est
l'interprétation que la conscience moderne a flétrie du nom de
jésuitique. Ce ne sont pas les jésuites qui imaginèrent les res-
trictions mentales; l'honneur ou l'infamie de l'invention remonte
jusqu'à l'antiquité. Les traits abondent dans Polyen; les Spartiates
surtout se distinguent (^), mais les autres Grecs ne leur sont guère
inférieurs dans la triste science de tromper l'ennemi en torturant
les serments. Timoléon faisait la guerre à un tyran qui plus d'une
fois avait immolé ses ennemis au mépris de la foi jurée ; Mamercus
se rendit et le vainqueur s'engagea sous serment à ne pas l'accuser
auprès du peuple syracusain. Arrivé à Syracuse, il le fit mourir :
« J'ai juré, dit-il, de ne pas me porter son accusateur, et je liens
ma promesse, mais il est juste que celui qui a trompé tant de per-
sonnes périsse à son tour par la ruse »('). Piutarque place Timo-
léon au-dessus de tous les grands hommes ses contemporains, même
(1) PoL, I, 39. Alcibiade ne montra pas plus de délicatesse dans ses rapports
avec l'ennemi (PoL, I, 40, 4. 5). Un autre Athénien assiégeait Byzance; les habi-
tants, craignant que la ville ne fût prise d'assaut, promirent de se rendre dans
un délai déterminé : Thrasylle accepta les otage^, mais il revint de la nuit, et
s'empara d'une ville qui était sans défense, parce qu'elle se croyait protégée par
un traité [PoL, 1, il, 2).
(2) Thibron, général lacédémonien, assiégeait un fort on Asie; il engagea le
commandant à sortir pour conclure un traité, en lui promettant de le reconduire
dans le fort, s'ils ne parvenaient pas h s'entendre. La garnison cessa d'être sur
ses gardes pondant l'entrevue; les Lacédémoniens profitèrent de cette négligence
pour prendre la citadelle par la force. Thibron, fidèle à la lettre de son serment,
ramena le général ennemi dans le fort, et là il le fit mourir. Sa conscience était
satisfaite; il ne lui avait pas promis la vie {PoL, II, 19).
(3) Polyaen., V, 12, 2. — Cf. Plntarch , Timol., iO. Ptntarqnc raconte une
ruse que Timoléon pratiqua à l'égard des Carthaginois, et qui prouve que les
anciens ne se croyaient pas obligés à la bonne foi envers l'ennemi.
152 LA GRÈCE.
(rÉpaminontlas; l'idéal de la verlii antique s'était eu quelque sorte
incarné dans le héros corinthien, et néanmoins il se rend coupable
d'une action qu'on voudrait révoquer en doute, tant elle est révol-
tante. C'est que l'héroïsme des anciens se concentre dans la cité.
Timoléon tue son frère par amour de la patrie, mais il ne doit rien
à l'ennemi, il ne doit rien à un tyran. Alexandre est le génie le
plus humain de l'antiquité; il ne voulait plus qu'il y eût une dis-
tinction entre Grecs et Barbares, cependant il manqua de parole
à l'ennemi ('). Nous trouverons parfois plus de générosité dans le
peuple que dans la royauté ou dans l'aristocratie-, mais la mauvaise
foi paraît infecter le génie de la nation tout entière. Les Locriens
avaient promis de rester fidèles à un traité, « aussi longtemps qu'ils
porteraient leurs têtes et qu'ils fouleraient la terre. » Le lendemain
de ce serment ils égorgèrent tous leurs ennemis; ils avaient eu soin
de cacher leurs têtes sous leurs tuniques et de mettre de la teri'e
dans leurs chaussures 0.
Le droit de guerre était aussi barbare que perfide. Ce que nous
considérons aujourd'hui comme un traitement cruel était alors une
grâce du vainqueur. Les capitulations qui accordaient la vie et la
liberté aux vaincus, sous la condition d'abandonner leur avoir au
vainqueur, étaient rares; plus rares encore celles qui ordonnaient
seulement de raser les fortifications, de livrer les vaisseaux et de payer
un tribut(').Le plus souvent les habitants des villes conquises étaient
expulsés (*); les historiens citent comme une honorable exception la
conduite de Timothée qui , après s'être emparé de Corcyrc, ne ré-
duisit pas les habitants en esclavage, ne les expulsa pas et ne leur
ôta pas leurs lois(^). On voit par là quelle était la conduite habituelle
du vainqueur : tous les habitants du pays ennemi, les femmes et
(1) Polyacn.,lV, 3,20.
(2) Polyaen., VI, 22.
(3) Xenoph., Hell., II, 3, 6. — Thucyd., I, 101, 108, M7.
(4) C'est ce que les Grecs appelaient slÙM-j'jîrj, ï^ovAiÇsrj, (?totxf.ilîtv, etc. La
richesse des termes pour exprimer rexpulsion, dit Wachsmuth, atteste que les
Grecs étaient coutumiers du fait {Wachsm,, T. II, p. 339, note 256).
(o) Xenoph., Ilcllen., V, 4, Ci-.
DROIT INTERNATIONAL. 153
les enfants aussi bien que les hommes, devenaient esclaves ('). Tel
était le droit commun. Il n'y avait sous ce rapport aucune dilTc-
rence entre les diverses tribus helléniques : les Athéniens et les
Spartiates, les rois de Macédoine et les Thébains vendaient comme
esclaves des Grecs, leurs frères. Après la prise d'Olynthe, Philippe
distribua les captifs à ses amis; des Hellènes n'eurent pas honte
d'accepter cette faveur de celui qu'ils traitaient de barbare. Nous
avons signalé dans le droit de guerre de l'Orient l'horrible usage
de mutiler les vaincus. Les Grecs restèrent étrangers à celte bar-
barie; toutefois, comme pour prouver combien les progrès de
Ihumanilé sont lents, le peuple le plus humain de la Grèce im-
prima des stigmates sur le front des captifs samiens (-), et porta
ce décret atroce qu'on couperait le pouce droit aux prisonniers
de guerre ('). Un obscur compilateur a senti la rougeur lui monter
au visage, en rapportant ces faits : il s'écrie, en invoquant Jupiter,
Minerve et tous les dieux de la Grèce, qu'il voudrait que de pareils
décrets n'eussent pas été rendus et qu'on ne pût pas reprocher de
pareilles mesures au peuple athénien (^).
I III. De l'Innnanité dans la guerre.
l%o fi. L*hellénlsinc.
La véritable humanité était inconnue aux Grecs, comme à tous
les peuples anciens. Il n'y en avait pas dans la famille: le père dis-
posait de la vie de ses enfants. Il n'y en avait pas dans la cité, les
lois ne prodiguaient plus la mutilation comme les législateurs de
(i) Po/i/6., II, 38, 10.
(2) D'après Plutarque, la figure d'un vaisseau. Les Samiens, par représailles,
imprimèrent sur le front des prisonniersathéniens la figured'une chouctte(/'/H/.,
Pericl., 26).
(3) Afin qu'ils ne pussent plus se servir de la pique [l'iut., Lysand., 9). — Cf.
Cicer , de oITic, III, 11. — Le même fait est rapporté, avec d'autres rirconslaii-
ces, et comme s'étant passé dans d'autres temps, par Xciwphon [llelien., II, I,
31). — Grote (Ilislory of Greece. T. VIII , p. 298) se fonde sur cette conlrnriiJté
de témoignages pour révoquer l'existence du décret en doute.
(i) Aciiaii., V. II... Il . 9.
134 LA OaLCE.
rOrient, mais elles étaient écrites avec du sang('). La plus barbare
des peines, le talion, était considérée comme l'idéal de la justice
par l'école de Pylbagore ; Solon et Charondas la sanctionnèrent (^).
On appliquait la torture à des êtres innocents pour leur arracher le
témoignage de la vérité f). L'éducation des Grecs ne les disposait
pas à des sentiments de douceur et de compassion. Montesquieu
dit que les exercices gymnastiques faisaient des Hellènes une so-
ciété d'athlètes et de combattants; il trouve dans ces dispositions du
caractère national la raison de l'importance que les législateurs et
les philosophes grecs attachaient à la musique : l'harmonie devait
adoucir les mœurs dures et sauvages de la nation C). Des hommes
qui avaient besoin des doux accords de la musique pour tempérer
la dureté de leur naturel, devaient oublier facilement celte leçon
d'humanité dans l'ardeur des combats.
Cependant si l'on compare les Hellènes aux autres nations, on
doit reconnaître chez eux des germes de la vertu qui manquait à
l'antiquité. Ils exprimaient jusque dans leur langage la préten-
tion de s'élever au-dessus des Barbares par le sentiment de la
compassion ('). La comparaison de la religion grecque avec les
cultes étrangers témoigne en faveur de l'humanité de la race hel-
lénique. D'après la tradition , la Grèce fut initiée à la culture
(1) L'orateur Lycurgue dit que toutes les anciennes législations avaient la
sévérité des lois de Dracon (c. Leocrat., 183, § 65, éd. Bekk.).
(2) Arist., Ethic. Nicom., V, 8. — Diodor., XII, i7.
(3) Voyez le T. I de mes Études.
(4) Montesquieu, Esprit des lois, IV, 8. Le témoignage de Polybe confirme
l'opinion de Montesquieu. L'historien grec explique longuement les causes qui
firent des Cynéthiens les hommes les plus féroces; d'après lui, les Arcadiens,
habitant un pays sauvage, avaient besoin, plus que tous les autres Grecs, de
l'action bienfaisante de la musique; c'est parce que les Cynéthiens négligèrent
l'exercice de cet art, qu'ils se livrèrent à des actes d'une férocité inouïe (Polyb.,
IV, 20, sq.).
(5) 'Ell-fi'jf/Mi, TTotsîv il\vi-ji7i.à. veut dire souvent agir avec humanité {Aelian.,
V. H., 111,22; V, 11). Z,î6anî)is dit que c'est le sentiment de l'humanité qui dis-
tingue les Grecs des Barbares lOrat. XII, ad Theodos., T. H, p. 391, C, éd. Mo-
rell.). Les Romains eux-mêmes reconnaissent cette vertu aux Grecs (Liv., XXVII,
30). On peut donc attribuer à la Grèce entière ces belles paroles de Phocion,
« que la miséricorde tient dans le cœur humain la place que l'autel a dans les
temples» [Stob., Floril., I, 31).
DROIT INTERNATIONAL. lùù
inlellecluelle par uu peuple qui pratiquait les sacrifices humains
avec une cruauté rare, même dans un âge de barbarie. Les savants
attribuent aux relations des Grecs avec les Phéniciens l'usage de
ces horribles sacrifices. On en trouve des exemples dans les temps
primitifs et il en resta des traces jusque dans les siècles histori-
ques('). Cependant rimmolation des trois prisonniers persans avant
la bataille de Salamine ne fut qu'un de ces accidents, comme on en
rencontre chez les nations les plus humaines, moments de crise dans
lesquels les passions surexcitées n'écoutent plus la voix de la nature.
Depuis lors le sang humain ne souilla plus les autels de la Grèce;
c'est un des caractères distinctifs de la nationalité hellénique (').
Les Grecs firent mieux : peuple civilisateur, ils répandirent leurs
sentiments humains chez les nations barbares : Gélon imposa aux
Carthaginois, comme condition de la paix, la défense d'offrir des
sacrifices humains Q. Montesquieu dit de ce traité, qu'il appelle le
plus beau dont l'histoire ait parlé : « Chose admirable! Après avoir
défait 50,000 Carthaginois, il exigeait une condition qui n'était
utile qu'à eux, ou plutôt il stipulait pour le genre humain. »
La Grèce se montra également supérieure aux Barbares dans
la guerre. Bien que le droit des gens des peuples théocratiques soit
couvert de mystère, les traces de sang, empreintes sur les monu-
ments de l'Egypte , attestent que l'humanité n'est pas la vertu du
sacerdoce. Si les conquérants de l'Inde laissèrent la vie aux vain-
cus, ce fut sous la condition d'abdiquer pour toujours la dignité de
l'homme dans les rangs des castes inférieures. La conquête de la
Palestine est une des pages les plus sanglantes de l'histoire, et la
cruauté resta un caractère dislinctif de la race israélile : elle souille
ses plus grands héros. Les Nomades de la Haute-Asie exterminaient
les vaincus ou ils les mutilaient, les transplantaient, les épuisaient
d'impôts et de charges. Quant aux peuples commcrciints, ils trafi-
quaient de la vie comme d'une marchandise; ils étaient plus froi-
(1) Raoul-Rocheltc, Histoire des colonies grecques, T. I, p. l'ô, lOi-. — Bocttl-
fjcr, Kunstmylbologie, T. I, p. 3bu, ss.
(2) Boeltifjer, Kunstmylbologie, T. H, [>. Hi.
(3) Plutarch,, rcg. apophlegin., (Jelon.. ii' I
Jo6 LA CUKCE.
dément atroces que les Barbares ('). Des sentiments plus doux se
firent jour chez les Hellènes.
Les Grecs étaient encore barbares, quand ils parurent sur la
scène du monde. Bientôt les germes d'humanité que la Providence
avait déposés dans leur race se développèrent et produisirent chez
quelques hommes ces vertus presque idéales qui leur ont valu l'ad-
miration de la postérité. Nous aurons occasion d'apprécier le génie
humain d'Kpaminondas et d'Alexandre. Nous avons cité un trait de
la vie de Timoléon que la conscience moderne réprouve, mais la
justice demande que nous le jugions du point de vue des anciens.
Les témoignages des historiens sont unanimes pour l'exalter :
« La victoire ne lui paraissait belle qu'autant que la clémence y
avait plus de part que la cruauté. Il fit éclater son habileté et sa
valeur contre les Barbares et les tyrans, sa justice et sa douceur en-
vers les Grecs et leurs alliés; les trophées qu'il érigea ne coûtèrent
presque jamais à ses concitoyens ni larmes ni deuil » (^). Il y avait
un peuple qui se distinguait par un patriotisme farouche et un
courage mêlé de dureté d'âme ; cependant Sparte donna nais-
sance à Callicratidas, « comparable aux plus grands hommes de la
Grèce, «dit Plutarque{^). Dans sa courte carrière, le héros lacédé-
monien inaugura un nouveau droit des gens. Comme ses alliés le
pressaient de vendre les prisonniers, il déclara que sous son com-
mandement aucun Grec ne serait réduit en esclavage 0.
Ht'o X. I^c droit féclal.
L'humanité n'était pas le partage exclusif de quelques hommes;
elle se produisit dans les elTorts de la nation pour modérer les
horreurs de la guerre. Les Grecs sentaient instinctivement qu'étant
frères, la paix devait régner entre eux, et que si la guerre troublait
cette harmonie, elle devait du moins avoir ses lois et ses bornes.
[\) Voyez le Tome I de mes Études.
(2) Corn. Nep., Epam., c. 4. — Plutarch., Timol., c 37.
(3) Plutarch., Lysand., 7.
(+) Xenoph., Hell., I, 6, li.
nnOIT INTERNATIONAL. 137
Dans les leulalives faites par la Grèce pour régler et limiter les
droits du vainqueur, nous voyons une première manifestation du
sentiment de Tunilé liumaine. Ne dédaignons pas ces faibles efforts;
Tanliquité ne pouvait pas réaliser dans le domaine des relations
internationales Tidéc de la fraternité qui était à peine conçue dans
le domaine de la pensée.
Chez les peuples barbares la guerre est une puissance désordonnée,
semblable à un de ces bouleversements de la nature physique dont
nous ignorons les lois. Chez les Grecs la guerre commence à avoir
des règles; nous verrons ces règles se développer à Rome et former
une véritable procédure internationale, sous la sanction de la reli-
gion. L'on trouve en Grèce les germes du droit fécial des Romains.
Des ambassadeurs ou hérauts étaient envoyés chez l'ennemi pour
demander satisfaction de l'injure; la guerre n'était déclarée que
lorsque les tentatives de conciliation n'avaient pas réussi. Cela se
pratiquait déjà dans les siècles héroïques. Ménélas et Ulysse vinrent
réclamer Hélène; c'est seulement sur le refus de Priam que les
Grecs résolurent d'employer la voie des armes pour tirer vengeance
de l'attenlat de Paris (';. La tradition rapporte même cet usage à
une plus haute antiquité : dans la guerre de Thèbes, dit-on, les
Grecs alliés de Polynice députèrent l'audacieux Tydée vers Éléocle
pour demander que droit fût fait à leurs justes réclamations (').
L'on ne peut pas s'attendre que dans un âge de violence, les hérauts
obtinssent souvent la réparation de l'injure; à peine leur caractère
sacré était-il respecté. Dans l'assemblée des Troyens, la propo-
sition fut faite de mettre à mort les ambassadeurs qui avaient osé
exiger une satisfaction pour le crime de l'hospitalité violée (') Néan-
moins c'était une première tentative pour prévenir les querelles
sanglantes des peuples; si elle échouait, la guerre était légitimée.
Les peuples grecs essayèrent aussi des voies amiables pour met-
tre un terme aux hostilités qui les divisaient. Ils appliquèrent l'arbi-
trage aux querelles internationales : c'est un grand pas vers la
(1) Iliad., V, 804; X, 28G; III, 203.
(2) Stalius, Theb., II, 368.
(3) Iliad., XI, 140, sq.
158
LA GRLCE.
solution pacifique des différends qui s'élèvent entre les nations.
Panlarcès, célèbre athlète, rétablit la paix entre les Éléeus et les
Achéens ; Pausanias nous a conservé une des conditions de rac-
cord : les prisonniers faits de part et d'autre furent rendus à la
liberté. Les Arcadiens et les Éléens étaient en contestation sur
leurs limites; ils s'en rapportèrent à Pyttalus, vainqueur aux jeux
olympiques. Simonide rétablit la paix entre Hiéron de Syracuse et
Théron d'Agrigente, dont les armées étaient prêtes à en venir aux
mains ('). Le choix des arbitres (^) est un trait caractéristique de la
race grecque : les vainqueurs couronnés du laurier pacifique et les
poètes avaient chez les Hellènes l'influence qui ailleurs était atta-
chée à la noblesse ou à la puissance. Plutarque rapporte un arbi-
trage mémorable par le nom du grand législateur qui y figure et
par les moyens qu'il fit valoir pour soutenir la cause de sa patrie.
Athènes et Mégare se disputaient la possession de Salamine; les
deux républiques, peut-être sous l'inspiration de Solon, finirent
par prendre les Lacédémoniens pour arbitres. On dit que le légis-
lateur athénien allégua l'autorité d'Homère pour prouver le droit
d'Athènes; les oracles de la Pythie furent sans doute d'un plus
grand poids aux yeux des Spartiates, qui se prononcèrent en faveur
de la cité de Minerve ('). Mais la décision des arbitres ne termina
pas les différends qui divisaient les deux peuples. Ainsi l'arbitrage
ne fut pas plus efficace que le droit fécial pour prévenir les hos-
tilités ou pour y mettre fin.
L'amour de la paix fit recourir encore à un autre moyen pour
arrêter les flots de sang qui coulaient en Grèce. L'on a dit que les
guerres étaient les duels des nations; dès lors pourquoi étendre à
des peuples entiers les malheurs d'une lutte qui trop souvent a son
origine immédiate dans des passions individuelles ? Les Grecs s'ar-
(1) Pausan., VI, 45, 2; VI, 46, 8. — Schol. Pindar., Olymp., II, 29.
(2) On trouve aussi des exemples d'arbitrages confiés à des villes. Parfois on
s'en rapportait à la décision de l'oracle de Delphes (Schoemann, Antiquitates
juris publiai Grœcorum, p. 367).
(3) Plutarch., Solon., 10. Voyez d'autres exemples d'arbitrage, entre Athènes
et Mytilène (Herod.,Y, 95), entre Thèbes et Athènes {Herod.,\ï, 108). Cf. Egger,
Mémoire sur les traités, p. 'lO, ss.
DROIT INTERNATIONAL. 150
ment pour venger riiospitalité violée par Paris : après un long siège ,
le ravisseur offre de terminer la querelle des deux peuples par un
combat avec Méivclas. Cette proposition porta la joie dans le camp
des Grecs; mais les deslins demandaient la ruine de Troie, et les
dieux eux-mêmes rompirent la trêve C) D'après une tradition re-
cueillie par Hérodote , les Héraclides auraient proposé à leur retour
de décider par un combat singulier à qui appartiendrait la domi-
nation duPéloponèse. On s'engagea par serment que les Héraclides
rentreraient dans l'héritage de leurs pères, si Hyllus remportait
la victoire sur le chef des Péloponésiens; que s'il était vaincu , les
Héraclides se retireraient et que de cent ans ils ne chercheraient
pas à rentrer dans le Péloponèse H- Hyllus fut tué; l'invasion do-
rienne n'en bouleversa pas moins la Grèce jusque dans ses fonde-
ments. On trouve encore dans les temps historiques des tentatives
pour limiter les hostilités à un petit nombre de combattants. Les
Argiens et les Spartiates se disputaient un territoire de l'Argolide;
on convint de faire combattre trois cents hommes de chaque côté.
H ne resta que deux Argiens et un Lacédémonien : les premiers
coururent annoncer leur victoire à Argos, le second resta à son
poste et dépouilla les ennemis morts dans le combat. Il en résulta
que les deux armées s'attribuèrent la victoire, les Argiens, parce
qu'ils avaient l'avantage du nombre, les Spartiates parce que leur
champion avait maintenu le champ de bataille; la querelle s'étant
échauffée, les deux armées en vinrent aux mains (').
Ko 3. Influence des leCtres, de i'hospitnilté c( de la religion.
Les tentatives des Grecs pour prévenir les hostilités ou pour en
arrêter le cours ne pouvaient réussir. Ils éprouvaient bien le désir
de la paix, mais la société ancienne ne connaissait pas les occupa-
tions pacifiques qui font de la paix une nécessité; la guerre était la
condition de son développement : aussi fut-elle pour ainsi dire sans
(V) JUad., lU, G7, sqq.
(2) Herod., IX, 26.
(3) Ilerod., 1.82.
140
LA Gni:cE.
relâche clans le monde grec. Les Hellènes, ne parvenant pas à
mettre le droit et les conventions à la place de la guerre, firent des
efforts pour riuimaniser. 11 n'y eut rien de réfléchi dans ce tra-
vail ; ce fut le résultat spontané de la tendance irrésistible qui con-
duit progressivement le genre humain vers un état de paix. Les
Grecs jouent un beau rôle dans cette grande œuvre. Ce peuple artiste
est peut-être le seul au sein duquel les lettres aient eu la puissance
de faire tomber les armes des mains d'un vainqueur irrité. Après
la désastreuse expédition de Sicile, les prisonniers athéniens qui
rentrèrent dans leur patrie, allèrent S3t\uer Euripide avec reconnais-
sance, en lui racontant, les uns, qu'ils avaient été affranchis pour
avoir appris ses poëmes à leurs maîtres, les autres, qu'en errant
après le combat, ils avaient reçu l'hospitalité pour avoir chanté ses
vers ('). Quand la haine des Grecs força Alexandre à détruire l'an-
tique cité de Thèbes, le héros macédonien se souvint qu'il était
dans la patrie du poète divin qui avait immortalisé les vainqueurs
des jeux olympiques ; au milieu des ruines , la demeure de Pindare
resta debout, et ses descendants furent honorés par le jeune con-
quérant (*).
Parfois les liens de l'hospitalité, que Diomède et Glaucus avaient
respectés devant les murs de Troie, rappelaient les combattants à
des sentiments humains. Le sac de la ville de Priam fut souillé par
de cruels sacrilèges, mais la furie des vainqueurs s'arrêta devant
la marque d'hospitalité, que Ménélas et Ulysse avaient laissée à
leur hôte généreux; elle préserva la maison d'Anténor de la ruine
universelle('). Au milieu des luttes souvent atroces qui ensanglan-
tèrent le Péloponèse pendant vingt-huit ans, on est heureux de ren-
contrer quelques rares traits d'humanité. Des relations hospitalières
existaient entre Périclès et Archidamus; elles faisaient un devoir
au roi de Sparte d'épargner les terres de son hôte, dans les dévas-
tations périodiques qui signalaient les invasions des Doriens. Pé-
riclès, craignant que ces ménagements ne le rendissent suspect à
(1) Plutarch., Nie, 29.
<2) Aelian., V. H., XIII, 7.
(3) Pausan., X, 27, 3.
DROIT INTERNATIONAL. 14-1
sesconciloyens, annonça à l'assemblée du peuple qu'il abandonnait
ses terres et ses maisons de campagne au public. Agésilas refusa
de commander rexpédilion des Spartiates contre jMessène, à rai-
son des services que les IMesséniens avaient rendus à son père.
Après la prise de Thèbes, Alexandre se montra seul généreux au
milieu des Grecs irrités; son père, étant enfant, avait été otage à
Thèbes; le vainqueur exempta de la dure loi de la servitude non-
seulement les hôtes de Philippe, mais encore leurs parents (').
Les liens de rhospitalilé et l'amour des lettres ne pouvaient exer-
cer qu'une rare influence sur la guerre. L'action de la religion fut
plus puissante. La Grèce était couverte d'édifices que le sentiment
religieux, aidé du génie des arts, éleva aux dieux. Tous ces lieux
sacrés étaient autant d'asiles qui arrêtaient la vengeance du vain-
queur. Le respect des temples était profondément gravé dans la
conscience nationale (-). Plus d'une fois les oracles firent entendre
leur voix pour déclarer que les suppliants étaient inviolables ; la
seule pensée de violer le droit d'asile était un crime Ç"). La con-
viction générale des Grecs était que la vengeance divine frappait
les coupables. Le Spartiate Cléomène avait arraché les Argiens d'un
bois sacré et les avait passés au fil de Tépée; il tomba en fureur et
mourut d'une mort horrible: on vit dans sa frénésie un cliàtiment
divin (*). Coupables d'un attentat pareil, les Lacédémoniens furent
punis par un tremblement de terre, qui ne laissa pas une seule
maison debout ('■). Mais il était rare que la fureur des combats fit
oublier aux vainqueurs l'obéissance qu'ils devaient aux dieux.
(1) Thucyd., II, 13. — Xenoph., lîell., V, 2, 3.—Aelian., V. II., XIII, 7.
(2) rimcyd., IV, 97. — Diodor., XIX , 63. — Polijb., V, 9-11.
(3) Ilerod., I, 157-159. Le Lydien Pactyus, aprè-s selrc révolte contre les Per-
ses, fut obligé de chercher un refuge à Cyrne. Cyrus demanda qu'on lui liviàl le
rebelle. L'oracle, consulté par les Cyrnéens, donna une réponse favorable aux
Perses Cette décision inattendue élonna les Grecs; ils envoyèrent de nouveau.x
députés, qui reçurent la même réponse; l'un d'eux entendit une voix sor-
tant du sanctuaire qui expllipia le sens de l'oracle: le dieu indigné avait conseillé
un sacrilège aux Cyrnéens, afin de les punir d'avoir osé consulter l'oracle pour
savoir s'ils devaient livrer des suppliants.
(i) Ilerod., VI, 75-80.
(.S) Pausan., VIL 25, 3. — CL Justin., XX , 2.
142 LA GRÈCE.
Jupiter Dodonécn avait donné aux Athéniens cet oracle : « Que
l'autel fumant des Euménides et l'Aréopage vous soient sacrés
quand les Lacédémoniens vaincus y viendront en tristes suppliants.
Ne violez pas l'asile en tranchant leur vie avec le fer : le suppliant
est sacré. » Les Athéniens se rappelèrent celte réponse, lorsque le
dévouement de Codrus força les Doriens à se retirer de TAttique;
une partie des Lacédémoniens s'étaient aventurés jusque dans la
ville; se voyant abandonnés, ils se réfugièrent dans un temple et y
trouvèrent la sûreté ('). Dans la guerre implacable que les Spartiates
firent aux Messéniens et aux Ilotes révoltés, ils respectèrent l'asile
de Jupiter (^).
En recommandant la sainteté des asiles, les oracles semblaient
agir dans l'intérêt de la religion dont ils étaient les organes plutôt
qu'en vue du bien général. Mais n'oublions pas que les preiniers
sentiments des peuples se manifestent sous la forme religieuse; le
droit d'asile n'est pas un privilège sacerdotal, c'est la voix de l'hu-
manité qui parle par la bouche des prêtresses de Delphes. Les
Milésiens avaient commis des cruautés inouïes dans leurs guerres
civiles; l'oracle refusa de les entendre, bien qu'il donnât ses ré-
ponses à tous ceux qui le consultaient, même aux Barbares : ce refus
était en quelque sorte l'excommunication du pagauisme('). Dans la
conviction religieuse des Grecs, le dieu de Delphes était le médiateur
suprême de leurs différends (*); si sa voix n'eut pas la puissance de
calmer les funestes dissensions des Hellènes, il parvint quelquefois
à réparer le mal qu'il n'avait pu prévenir. Les Athéniens, usant du
droit rigoureux du vainqueur, expulsèrent les Déliens de leur patrie;
l'oracle leur rappela les malheurs qu'eux-mêmes avaient éprouvés
à la guerre. Ce retour sur la triste condition des hommes émut de
(1) PaMsaji., VII, 25J.2.
(2) Thucyd., I, i03. — Cf Paiisan., IV, 24, 7.
(3) Heraclid. Pont., ap. Athen., XII, 26 — Les habitants d'Amatbonte avaient
coupé la tête d'Onésilus qui les avait assiégés et l'avaient attachée à une des
portes de la ville. L'oracle leur ordonna d'enterrer la tète, et pour expier leur
barbarie, digne d'un peuple de sauvages, ils durent oEFrir des sacrifices annuels
à Onésilus comme à un béros [Herod., V, 1 14).
(4) Brouiver, Histoire de la civilisation grecque, T. IV, p. 160.
DROIT INTERNATIONA!,. 145
compassion un peuple prompt à la colère, mais aussi facile à se
laisser aller aux seiiliments généreux; il remit les inforlunésDéliens
en possession de leur île (').
Le paganisme ne s'éleva pas à Tidée de la paix, parce qu'il n'avait
pas conscience de la fraternité humaine. Il y a cependant au fond
de toute religion une horreur naturelle pour la guerre, parce que
toute religion est une communion plus ou moins étendue des hom-
mes. Le polythéisme grec consacra les fêtes des Hellènes, et au
moins pendant ces cours instants il voulut qu'ils se traitassent en
frères. Cette même crainte des dieux qui protégeait les jeux olym-
piques et le territoire d'Élée, mit des cités entières à l'abri des maux
de la guerre. La petite ville d'Alalcoménée, en Béotie, était bâtie
dans une plaine ; quoique non fortifiée, elle ne fut jamais dévastée ;
le respect pour Minerve lui tint lieu de défense et lui procura une
paix profonde {^). II viendra un jour où la terre entière sera sainte
comme le temple de l'Éternel, et où les hommes craindront de
souiller leur demeure de sang humain, comme les Grecs étaient
retenus par la crainle d'un sanctuaire révéré. Dès maintenant, la
paix est considérée par la philosophie comme une loi qui régit les
peuples aussi bien que les individus. Dans l'antiquité, les plus har-
dis penseurs ne pouvaient s'élever à cette conception. Platon vou-
lait la paix entre les Grecs; la religion était peut-être animée du
même désir, mais impuissante à le réaliser, elle veilla du moins à
ce que les querelles des Hellènes ne laissassent pas de souvenir
ineffaçable. La vanité grecque se plaisait à constater les victoires
par des trophées : une de ces lois non écrites, mais gravées dans lu
conscience nationale ('), défendit au vainqueur d'ériger un (rophée
durable, les Grecs ne devant pas élever un monument éternel des
discordes de la Grèce (').
(1) Thucyd., V, 32. — Diodor., XII, 77.
(2) Strab., IX, p. 283, éd. Casaub.
(3) Kotvà Tojv 'E)."/v;vwv vôpttma, y.o'.và oi/.'/.i.'x. Thucyd., III, 59. — Diodov.,
XVI, 2o; XIX, 63. — Schoematin, Antiquil. jur. piibl. Gr.ccor., p 360.
(4) Cicer., de Invenl., IF, 23 : « .Klernum inimiritiarum monumenlum Graio
de Graiis statuerc non oportel. » — Cf. Plutnrch., Quycst. Rom., 37. — Diodor.,
XIII, 24.
l'i'5- LA GRÈCE.
!V« 4. I.O droit et le fuit.
Nous venons d'énumércr les causes qui introduisirent un peu
d'iiumaiiité dans les guerres des Grecs. N'ont-elles eu qu'une in-
fluence purement accidentelle et temporaire, ou ont-elles produit
un progrès durable dans le droit des gens hellénique? Il ne faut
pas confondre le fait avec le droit. La réalité n'est jamais en harmo-
nie avec l'idéal. Mais il suffît que l'idéal soit reconnu , pour que les
faits se transforment insensiblement sous son influence, car ce sont
les idées qui gouvernent le monde. Peu importe donc que les Grecs
ne soient pas toujours restés fidèles aux maximes qu'eux-mêmes
professaient, ils n'en méritent pas moins qu'on leur en fasse hon-
neur; carie di'oit,une fois qu'il existe dans la conscience générale,
ne périt plus; il fait son chemin en dépit des obstacles que lui oppo-
sent les défaillances des hommes.
Dans la fureur de la lutte, les Grecs donnèrent plus d'une fois la
mort aux captifs, mais un de leurs grands poêles, organe du sen-
timent national, s'écrie :« D'après les lois de la Grèce, la mort du
prisonnier est une souillure pour celui qui la donne » ('). La reli-
gion ouvrit des asiles devant lesquels s'arrêtait la veugence du
vainqueur. L'idée était féconde : si le vaincu devient sacré lorsqu'il
est le suppliant d'un dieu, pourquoi ne serait-il pas sacré aussi
quand il implore son ennemi sur le champ de bataille? C'est donc
à une influence religieuse que nous devons la loi de grâce qu'Euri-
pide a fait retentir sur la scène athénienne. Déjà dans les temps
héroïques, le vainqueur accordait parfois la liberté au vaincu, pour
en obtenir une riche rançon; Achille lui-même, le héros implacable,
avoue qu'il lui était doux d'épargner les Troyens avant la mort de
Patrocle('). L'intérêt, d'accord avec Thumanité, rendit cet usage
général ('). On trouve même un exemple de prisonniers auxquels
la liberté fut accordée sur parole : dans la même guerre où les
(J) Euripid., tîeracl., 963, sq. —Cf. Thucyd., III, 38.
(2) Iliad., XXI, 100, sq.
(3) Herod.,Y, 77. Sur l'usage des rançons, voyez Benl EncycJopddic dcr
AUerthumstvissenscltaft,T. IV, p. 1319.
DllOlT INTERNATIONAL. 1^^>
Mégariens et les Corinlhiens convinrent d'épargner les laboureurs,
les captifs étaient admis à la table du vainqueur; ils retournaient
librement chez eux, en s'engageant à payer une rançon ; ceux qui
auraient osé manquer à cette promesse sacrée eussent été traités
d'infâmes non-seulement par l'ennemi, mais même par leurs propres
concitoyens. Les prisonniers qui se libéraient de la servitude par
une rançon, devenaient les hôtes de leurs vainqueurs; comme la
langue grecque ne possédait pas de terme pour désigner ces nobles
relations, on créa un mot qui réunit en lui des idées qui rarement
se sont associées, celle d'hôte et de vaincu ('). Ainsi la guerre créait
entre ennemis la confraternité d'armes qui partout ailleurs n'existe
qu'entre les guerriers combattant sous la même bannière : rare et
poétique exception dans le dur droit de guerre des Grecs, mais qui
révèle dans le caractère de la nation le sentiment d'humanité dont
nous recherchons les traces. La rançon n'était pas le seul intérêt
que le vainqueur avait à laisser la vie aux vaincus. Toutes les répu-
bliques grecques avaient une petite étendue ; le nombre des citoyens
étant peu considérable, les guerres permanentes auraient rapide-
ment éteint la population libre si, outre les chances des combats,
les prisonniers avaient été tués ou vendus. Les combattants étaient
donc tous intéressés à ce que la vie des captifs fût respectée :
l'échange des prisonniers les rendait à la liberté et à la patrie(^).
Voilà comment le droit |)énétrait dans le domaine de la violence.
La religion fut linstrument de ce progrès; elle essaya aussi, mais
vainement , de corriger le vice le plus honteux de la race hellénique,
la perfidie. L'on doit tenir compte au paganisme de ses efforts pour
établir entre les peuples des relations fondées sur la bonne foi. Il
imprima un caractère sacré aux agents chargés de maintenir ou de
rétablir les relations amicales. Des sacrifices accompagnaient les
traités, les dieux étaient invoqués pour en garantir l'exécution; les
serments de s'abstenir de dol et de fraude sanctionnaient les con-
ventions(*). Les actes étaient déposés dans des lieux sacrés, entre les
(1) Aop-iç£vo.:. Plutarch., Qua^st. Gr., 2i.
(2) r/iuci/d.,II, 103; IV, 38; V, 3.
(3) Herod., IX, 7 : avîv tj 'Jo/o-j /.'/!, aTrzT/;,-. — Thuci/d., V, 18 : TTrôvoV;-
10
146 I.A GRÈCE.
Statues des dieux , et les serments renouvelés tous les ans('). Ces
précautions prouvent l'étendue du mal qu'elles voulaient prévenir.
Les Grecs se défiaient d'eux-mêmes ; tout en prêtant serment sur
serment pour se lier, ils avaient encore si peu conscience du lien
naturel qui unit les peuples, qu'ils ne songeaient pas à contracter
des alliances ou à faire des paix perpétuelles. Sans doute la perpé-
tuité stipulée dans les conventions des peuples modernes est trop
souvent un mensonge, mais il faut s'attacher à l'idée qu'elle révèle
plutôt qu'au fait: la conviction que la paix est la loi du genre humain
existe aujourd'hui dans la conscience publique, tandis que chez les
anciens la paix était une exception , une trêve à la guerre qui sub-
sistait au fond des relations inlernalionales. Les traités de paix ou
d'amitié des Grecs étaient conclus ordinairement pour cent ans(-).
Mais un siècle de paix ou de bonne intelligence est une chose inouïe
dans les tristes annales des nations : les serments étaient oubliés
aussitôt que prêtés. Les oracles menacèrent de la vengeance le cou-
pable et toute sa postérité : « Du serment, dit la prêtresse de
Delphes, naît un fils sans nom, sans mains et sans pieds; néan-
moins d'un vol rapide il fond sur celui qui se parjure et le détruit lui,
sa maison et sa race entière, au lieu qu'on voit prospérer les des-
cendants de celui qui a religieusement observé sa parole» ('). Vaines
menaces! la mauvaise foi resta une tache du caractère grec : la
perfidie passa si bien dans les habitudes qu'elle devint proverbiale.
Une trahison s'appelait un tour de Thessalien; pour fausse mon-
naie, on disait monnaie de Thessalie. Ce n'étaient pas seulement
des races incultes qui se déshonoraient ainsi. 11 y avait un peuple
qui partageait avec Lacédémone la gloire d'avoir produit l'idéal
de la législation dorlenne; la justice s'était incarnée dans ses
rois au point que les dieux les choisirent pour juges aux enfers;
à(?())<ouç xat àpXapsîç; V, 47 : (?txatwç, xat 7rpo0'ju.'j:, /ai àrj'ô^w;. Cf. V, 23. —
Wachsmuth, Hellen. AUerth., T. II, p. 340.
(1) Thucyd., V, 23. — Polyb., XXVII, 16, 3.
(2) Thiiryd., III, H 4. — Solon fixa également à cent ans la durée do ses lois
{Plularch., Sol., 25).
(3) fferod., VI, Sfi.
I
DROIT INTF.RNATIONAI.. 117
cependant de toutes les tribus grecques, les Cretois étaient la plus
perfide ('); ils n'usaient que d'embûches et de fourberies à la
guerre ('). Crétiser avec les Cretois y c'était employer la friponnerie
avec les fripons ('). Les Grecs disaient : Cretois à Êtjinète, comme
nous dirions, corsaire à corsaire et demi. A(jir comme les Pd-
Wens (*), c'était violer les traités. Si les proverbes sont la sagesse
des nations, quelle opinion doit-on concevoir de la Grèce? Pour
être justes, rappelons-nous que dans l'antiquité tout entière la
bonne foi n'était guère pratiquée à l'égard de l'ennemi. La foi pu-
nique devint aussi proverbiale. D'après le témoignage même d'un
écrivain grec (^), les Romains seuls avaient plus de respect pour
le serment. Alexandre, Carlhage et Rome ambitionnèrent la monar-
chie universelle; la Providence élut le peuple attaché à la religion
du serment comme le plus digne de la haute mission de conquérir
le monde et d'unir les hommes.
CHAPITRE III.
RELATIONS INTERNATIONALES.
% \. Relations des Grecs entre eux.
Tliéopfiraste dit dans l'avantpropos de ses Caractères : « J'ai
admiré souvent et je ne cesserai d'admirer pourquoi toute la Grèce
étant placée sous un même ciel, et les Grecs nourris et élevés de
la même manière, il se trouve néanmoins si peu de ressemblance
(4) KpÂTs; àîi J/tOTrat {Callimach., Hym. in Jov., v. 8).
(?) Plutarch., l'iiilop. 13; Lysand.,20; P. Aemil.,23.
(3) Polyh., Vin, 21, 5.
(4) "AvaTradiàïlEiv. Ephor. fragm., n" 107.
[Yt] Polf/h., VI, .%, 13, sq.
Ii8 LA GRÈCE.
entre eux. » L'explication de ce problème, qui paraissait inso-
luble au disciple d'Aristote, est facile pour l'historien moderne.
Dans le territoire resserré de la Grèce, occupé par une seule race,
le mouvement desj personnes était moins considérable qu'il ne l'est
aujourd'hui entre les grands continents : comment des mœurs géné-
rales auraient-elles pu se former? L'expatriation était défendue
à Sparte et dans d'autres républiques ('). Enchaîné au sol où il
avait vu le jour, le citoyen était absorbé tout entier par sa patrie; il
avait pour les autres Grecs des sentiments hostiles, parce qu'il les
connaissait seulement par le mal qu'il en éprouvait, soit pendant
la guerre, soit par la domination que les puissants exerçaient sur
les faibles. La coexistence seule, sur un territoire peu étendu, d'un
grand nombre de petites| républiques était une source féconde de
mauvaises passions. Leurs relations ressemblaient aux rapports des
habitants des petites villes; l'orgueil, la vanité, la jalousie donnaient
naissance à des dissensions, à des haines mortelles. La plus inno-
cente expression de ces antipathies était celle qui se produisait sur le
théâtre d'Athènes. A Paris les Anglais, et à Londres les Français,
ont le privilège d'égayer le parterre par la caricature des nationa-
lités rivales. II en était de même à Athènes des Béotiens, dont la
lourdeur d'esprit et la gloutonnerie passèrent en proverbe. Les
poètes comiques, organes des préjugés nationaux, se plaisaient à
opposer les citoyens d'Athènes, nés orateurs et politiques, aux ha-
bitants de laBéolie que leur naturel pesant portait au travail et aux
exercices du corps, et dont l'unique jouissance était de manger :
les jours et les nuits, disait-on, se passaient dans ces grossiers
plaisirs, leur bonheur suprême étant d'avoir le ventre plein : tout
leur être se concentrait dans leur estomac ('). Le grand poète thé-
bain protesta contre l'ignominie dont on couvrait les pourceaux
béotiens {'). Lui-même donna l'exemple de la plus haute impar-
tialité, en appelant la cité d'Athènes, qui déversait le ridicule sur
sa patrie, « l'ornement et le rempart de la Grèce. » Mais les Thé-
(1) Par exemple, à Argos (Ovirf., Melam., XV, 29).
(2) Eubul.,ai).Athen., X, 11.
(3) Pindar., Olymp., VI, 147, sqq.
DROIT INTEUNATIONAL. !4-9
bains ne parlngeaîenl pas les sentiments élevés de Pîndare : ils le
condamnèrent à une amende pour avoir loué les Athéniens. Athènes
reconnaissante rendit au poète le double de la somme, lui érigea
une statue d'airain et le déclara rhôle de la république (').
Il y avait entre les populations grecques une cause d'opposition
plus grave, qui se manifestait et dans les rapports politiques et
dans les relations privées. La rivalité des Doriens et des Ioniens
divisa la Grèce entière en deux camps. Sparte voyait dans la
démocratie athénienne un ennemi de ses principes tout ensemble et
de sa domination. Le rôle glorieux que les Athéniens jouèrent dans
les guerres médiques remplit les Spartiates de crainte; ils em-
ployèrent la ruse et la violence pour s'opposer à la grandeurde leurs
rivaux. Quand après la défaite desBarbares, les Athéniens voulurent
relever leurs fortifications, les Spartiates leur envoyèrent des dépu-
tés pour les détourner de ce dessein; ils couvrirent leurs défiances
du prétexte que les Barbares, s'ils faisaient une nouvelle invasion,
se serviraient des places fortes contre les Grecs. La politique
d'Athènes était alors dirigée par un homme qui l'emportait sur
les Spartiates par la finesse d'esprit autant que par l'audace. On
connaît lambassade et les ruses de Thémistocle ('). Honteux de
s'être laissé tromper, les Lacédémonicns terminèrent celle comédie
polilique en déclarant, que leur intention n'avait pas été d'intimer
une défense aux Athéniens, mais de leur donner un conseil dans
l'intérêt commun de la Grèce (').
(1) Aeschin., Epist. IV. — Isocrat., de permutât., § IC6.
(2) Thcmislocle se fit envoyer en ambassade à Sparte ; après son départ,
citoyens, femmes, enfants prirent part aux travaux. Arrivé à I.acédémone, il no
se pressa pas de se rendre à l'assemliiée : il attendait ses collègues, disait-il, et
ceux-ci ne devaient partir que lorsque le mur serait assez liaut pour être en état
de défense. Cependant on annonçait de toutes parts aux Spartiates que les mu-
railles d'Athènes s'élevaient comme par enchantement. Thémistocle protesta,
priant les Lacédémonicns de ne pas ajouter foi à ces vains bruits, les engageant
k envoyer plutôt des députés, hommes probes, qui rendraient compte de ce qu'ils
auraient vu. Les Spartiates se laissèrent prendre au piège; leurs ambassadeurs
furent retenus comme otages, .\lors Thémistocle déclara ouvertement qu'Athènes
était murée et prête à se défendre contre ceux qui voudraient lui imposer des
ordres [Thucyd., I, 90-9'2. — Diodor., XI, 39-43).
(3) D'après Diodore (XI, 39), les Spartiates ne se seraient pas bornés à des con-
seils, ils auraient ordonné aux ouvriers de cesser immédialcmenl les travaux.
loO LA GRÈCt.
Les Athéniens montrèrent plus de générosité dans leurs rapports
avec les Lacédémoniens. Un tremblement de terre ayant renversé
Sparte, les Ilotes s'insurgèrent et lesMesséniens se joignirent à eux.
Les Spartiates paraissaient devoir succomber sous tant de mal-
heurs; ils demandèrent du secours à Athènes. Il y eut des Athéniens
qui dirent qu'il fallait laisser Sparte ensevelie sous ses ruines. Mais
Cimon décida le peuple à lui venir en aide : « Ne laissons pas, dit-
il, la Grèce devenir boiteuse » (^). La cité de Minerve ne fut pas
toujours aussi magnanime envers ses ennemis; elle aussi avait
ses haines profondes qui la poussèrent aux mesures les plus violen-
tes. Une longue rivalité divisa Athènes et Mégare. Les deux répu-
bliques se disputèrent avec acharnement la possession de Salamine.
Cette lutte produisit une animosité implacable; seuls de tous les
Grecs, les Mégariens furent exclus de tous les ports athéniens.
Dans les contestations qui précédèrent la guerre du Péloponèse,
un envoyé d'Athènes étant venu à mourir pendant sa mission, les
Athéniens attribuèrent sa mort aux Mégariens, bien que ceux-ci
protestassent avec énergie contre cette inculpation. Le décret porté
pour venger cette violation du droit des gens est une image des pas-
sions furieuses qui agitaient les cités grecques. On décréta « qu'il y
aurait désormais entre Athènes et Mégare haine inconciliable, haine
sans trêve; que tout Mégarien qui mettrait le pied sur le sol altique
serait puni de mort; que les généraux, quand ils prononceraient le
serment exigé par les lois, jureraient de faire pendant l'année de
leur commandement deux incursions dans la Mégaride »(^).
Hérodote raconte longuement l'origine de l'animosité qui régnait
entre les Éginètes et les Athéniens ('); la tradition populaire atteste
plutôt le fait de Ihoslilité, qu'elle n'en explique la cause. Avant
l'invasion médique Égine avait une marine plus puissante qu'Athè-
nes; la jalousie, née du voisinage, fut nourrie par des guerres
continuelles. Les Eginètes n'olTraienl dans leurs temples aucune
chose qui vint de l'Atlique. Tout Athénien qui abordait à Égine,
(i) Plutarch., Cimon., 16.
(2) Plutarch., I>encl., 30. — Thucyd., I, 67, 139.
(3] Herod.,y, 88.
DHOIT INTERNATIONAL. lol
était mis à mort; on fut sur le point d'appliquer celte loi à Platon;
si on lui fit grâce, ce fut pour honorer le philosophe ('). Ainsi les
Grecs méconnaissaient clans leurs relations les liens du sang qui
les unissaient; quand leurs passions étaient excitées, ils se trai-
taient avec une barbarie qu'ils ne témoignèrent jamais aux Bar-
bares. C'était l'inévitable résultat de la division de la Grèce en
une foule de petites cités rivales.
I II. Relatioïis des Grecs avec rétranyer.
Les Grecs devaient les premiers germes de leur civilisation à
l'Orient. Même en ne tenant aucun compte des colonies qui d'après
la tradition seraient venues de l'Egypte et de l'Asie, il est certain
([ue dans les temps primitifs il y eut des relations entre les Grecs et
les Phéniciens : Homère nous montre ces hardis navigateurs appor-
tant leurs marchandises en Grèce et joignant la piraterie au com-
merce(*). Dans les temps historiques il n'y eut plus de liens entre
les deux peuples. Rien ne prouve mieux combien l'esprit des
anciens était exclusif et porté à se développer dans une sphère à
part. Nous avons dit ailleurs comment des pirates grecs furent les
agents des premières communications commerciales entre la Grèce
et l'Egypte : les colonies de l'Asie Mineure, plus avancées que la
mère patrie, profilèrent de ces rapports pour s'établir à demeure
dans la v;dlée du Nil, qui était restée si longtemps fermée aux étran-
gers. Des liaisons particulières entre les Pharaons et les tyrans de
la Grèce favorisèrent le commerce international; telle fut l'hospi-
talité qui existait entre Amasis et Polycrale de Samos, cet homme
trop heureux à l'amitié duquel le roi égyptien renonça, craignant
de devoir partager les malheurs qui lui paraissaient inévitables
après tant de prospérités^). La mystérieuse Kgypte jouissait d'une
(1) Diofjen.Lacrl., III, 20.
(2) Voyez le Tome I do mes Études.
{■■)) !kro(l.,\U, ;iO-{:5.
452 LA GRÈCE.
grande répulalion de sagesse chez les Grecs. Des Éléens consultè-
rent ses prêtres sur la célébration des jeux olympiques; les philo-
sophes et les législateurs de la Grèce allèrent s'initier dans les
sanctuaires égyptiens à la science sacerdotale ; mais il n'y eut de
relations politiques entre les deux pays qu'après l'invasion des
Perses. C'est avec les conquérants de l'Asie que les Grecs étaient
destinés à entrer en rapport pour répandre, jusque dans le lointain
Orient, la civilisation, gloire de la race hellénique.
Les premières relations de la Grèce continentale avec les Bar-
bares datent de l'époque des tyrans. Ces usurpateurs brisèrent
l'isolement dans lequel vivaient les populations grecques : la soli-
darité d'intérêts les lia avec les tyrans de Milel et de Samos, et
par leur intermédiaire il s'établit des communications avec les Ly-
diens et avec lesMèdes. Périandre de Corinthe entretenait des liai-
sons d'amitié avec le Lydien Halyatlès. Les Pisistralides cher-
chèrent un appui auprès du Grand Roi ('). Avant les guerres des
Perses, l'opposition profonde qui sépara plus tard les Grecs et les
Barbares n'existait pas encore. Le premier peuple d'Asie avec
lequel les colonies grecques vinrent en collision, avait beaucoup de
rapport avec la race hellénique. De conquérant, Crésus devint
l'ami des Hellènes. C'était l'époque du premier épanouissement
du génie philosophique de la Grèce : Crésus invita à sa cour ceux
que l'histoire a honorés du nom de sages. Après avoir soumis l'Asie
Mineure, le roi lydien songeait à poursuivre ses conquêtes et à
attaquer les îles. L'un des sept sages le détourna de ce projet (^).
Bias ne fut pas le seul philosophe qui donna des leçons de mo-
dération au roi asiatique; Solon lui apprit que le bonheur ne
consiste pas dans la puissance ni dans les richesses; mais Crésus
n'apprécia la sagesse de ses discours que lorsqu'il était prêt à
périr sur le bûcher. C'est lui qui apprit au roi des Perses le
nom du peuple grec, déjà illustre en Orient par ses sages et ses
législateurs. La renommée de la nouvelle invasion de Barbares
avait aussi pénétré en Grèce, et y avait éveillé des craintes vagues
(1) Muller, Die Dorier,iT.t,r, p. 108.
(2) Bias suivant^les uns, Pittacus selon d'autres {Herod., I, 27).
DROIT INTF.IINATIONAL. il)ù
sur le son de ses colonies et de la Grèce elle-même. Le roi lydien
consulla les oracles sur le danger qui le menaçait. Il reçut le con-
seil de contracter alliance avec ceux des états lielléniques qu'il aurait
reconnus pour les plus puissants. Crésus rechercha avec soin quels
étaient ces peuples. Les Lacédémoniens et les Athéniens tenaient
le premier rang; mais Athènes était affaiblie parles dissensions
intérieures qui précédèrent renfanlement de sa liberté. Sparte
au contraire, sortie victorieuse de la lutte qu'elle avait soutenue
avec ses rivaux, était puissance dominante dans le Péloponèsc.
Crésus envoya des ambassadeurs à Sparte avec des présents,
pour prier les Lacédémoniens de s'allier avec lui. Ils parlèrent en
ces termes : « Crésus , roi des Lydiens et de plusieurs autres
nations, nous a envoyés ici et vous dit : 0 Lacédémoniens, le dieu
de Delphes m'ayant prescrit de conlracler alliance avec les Grecs,
je m'adresse à vous, conformément à l'oracle, parce que j'apprends
que vous êtes le premier peuple de la Grèce, et je désire être
votre ami et allié, sans fraude ni tromperie.» Les Spartiates,
fiers de la préférence que les Lydiens leur donnaient sur tous les
Grecs, firent avec eux un traité d'amitié. Après les premières
victoires des Perses, Crésus somma ses alliés par des hérauts de
se rendre à Sardes le cinquième mois. Mais les Perses inondaient
l'Asie avec la rapidité d'un torrent; Crésus fut bientôt assiégé
dans sa capitale. De nouveaux envoyés allèrent demander le plus
prompt secours à Sparte. Déjà les troupes étaient prêtes et les
vaisseaux équipés, lorsqu'un autre courrier apporta la nouvelle de
Ja prise de Sardes et de la captivité de Crésus (').
Frappés de terreur, les Grecs d'Asie envoyèrent des ambassa-
deurs à Cyrus pour le i)rier de les recevoir au nombre de ses
sujets, sous les mêmes conditions qu'ils l'avaient été de Crésus. Le
conquérant, qui avait vainement sollicité les Grecs d'abandonner le
parti des Lydiens, refusa d'accc|)ter leur soumission après la vic-
toire. A leur tour, les Ioniens demandèrent du secours à Sparte.
Les Lacédémoniens ne voulurent pas s'engager dans une guerre
lointaine; ils intervinrent néanmoins en faveur de leurs compa-
(1) Ilcrod., I, 53, 56, 59, Go, 68, 69, 77, 81, 83.
u
LA GRECE.
triotes auprès de Cyrus. Mais ils n'avaient aucune idée de la
puissance du Grand Roi. Habitués à voir les petits tyrans du
Péloponèse obéir à leurs ordres , ils crurent que leurs paroles
auraient la même autorité auprès du conquérant barbare. Des
députés Spartiates vinrent dire à Cyrus, « qu'il ne fit aucun tort à
une ville hellénique, que Sparte ne le souffrirait pas. » Cyrus
demanda aux Ioniens présents quelles étaient les forces de Lacédé-
mone, pour oser lui faire de pareilles défenses. Sur leur réponse,
il parla ainsi au héraut sparliate : « Je n'ai jamais redouté cette
espèce de gens qui ont au milieu de leurs villes une place où ils
s'assemblent pour se tromper les uns les autres par des serments
réciproques. Si les dieux me conservent, ils auront plus sujet de
s'entretenir de leurs malheurs que de ceux des Ioniens »('). Les
Grecs d'Asie, toujours divisés, furent facilement vaincus. Ils firei t
ensuite une héroïque tentative pour secouer le joug. Les colons
comptaient sur le secours de la mère patrie. L'un des chefs de
l'insurrection, Aristagoras, se présenta chez Cléomène, roi de
Sparte. U essaya d'enflammer sa cupidité, en lui disant com-
bien les peuples de l'Orient étaient riches; il lui montra sur une
carte géographique qu'il tenait à la main la ville de Suse, résidence
du Grand Roi : « Si vous prenez cette ville, s'écria-t-il, vous pour-
rez en confiance le disputer en richesses à Jupiter même. » Cléo-
mène demanda à Aristagoras, combien il y avait de journées de la
mer ionienne à la résidence du roi. Le tyran répondit qu'il y avait
trois mois de chemin : « Mon ami, lui dit le roi, en proposant aux
Lacédémoniens une marche de trois mois par delà la mer, vous
leur tenez un langage désagréable. Sortez de Sparte avant le cou-
cher du soleil » (^). Aristagoras trouva un meilleur accueil chez les
Athéniens. Hérodote déplore leur intervention dans l'insurrection
ionienne, parce qu'elle fut la cause des guerres médiques ('). Ce fut
(1) Herod., I, 141, lo3.
(2) Herod., V, 49, sq.
(5) Aux regrels de l'historien grec, nous opposerons le jugement de la posté-
rité. Si Aristagoras trouva un meilleur accueil à Athènes qu'à Sparte, dit Nie-
Indir (Vorlrage liber alte Geschithlc, T. I . p. 379] , ce n'est pas parce qu'il était
nnoir iMEnNATioNAL. l'ja
plutôt l'occasion; la lutte entre les Perses et les Grecs était inévita-
ble. Loin de condamner la conduite des Athéniens, nous l'admirons;
les hommes sont solidaires, la cause de la liberté est celle de tous
les peuples libres. Que la cité de Minerve soit saccagée par les
Barbares, que ses habitants errent sans patrie, qu'importe? Athènes
se relèvera glorieuse de ses cendres; elle prendra en main la direc-
tion des intérêts de la Grèce, elle dominera dans la philosophie et
les arts, comme dans les armes, et son nom brillera parmi les plus
grands qui honorent l'humanité.
CHAPITRE lY.
L'ESGL A VAGE(').
«Voyez cette Grèce si polie, on n'y parlait que d'indépendance et
ses campagnes regorgeaient d'esclaves, on enchaînait des nations
entières à la statue de la liberté. » Il y a une triste vérité dans ces
paroles de Lamennais{^). On est effrayé de voir combien d'hommes
ont dû gémir dans la seivilude, pour que quelques milliers de
ciloyens pussent vivre libres et développer cette brillante civilisa-
tion qui a tant d'attrait pour nous. A celui qui voudrait mettre les
Grecs au-dessus des peuples modernes, on répondra victorieuse-
ment par le chiffre des esclaves. A Sparte, il y avait 50,000 citoyens,
plus facile de tromper 30,000 Athéniens que quelques Spartiates, ce n'est pas
parce qu'il y a plus de sagesse dans les aristocraties que dans les démocraties;
mais parce que dans une assemblée populaire un apjiel à de nobles sentiments
trouve plus d'écho qu'auprès d'une olij;;archie.
(I) liroinver, Histoire de la civilisation morale et religieuse des Grecs, T. I,
p. 248-271.
(î) Essai sur lindifFércncc, ch. X,
m
LA GRECE.
24-4,000 ilotes et 120,000 périoeques, dont la condition ne différait
guère de celle des esclaves. Un dénombrement fait à Athènes sous
Tarchonlat de Démélrius de Phalère donna pour résultat 21,000
citoyens, 10,000 métèques, et 40,000 esclaves. Si les documents
conservés par Athénée sont exacts, le nombre des esclaves était
encore plus considérable dans d'autres républiques : d'après lui, il
y avait 460,000 esclaves à Corinthe et 470,000 à Égine ('). Un sa-
vantacadémicien demande comment tant d'êtres humains pouvaient
vivre sur le terrain montagneux et stérile d'une île qui n'a pas plus
de quatre lieues carrées de surface (*) ; il oublie qu'il s'agit d'escla-
ves, et qu'à ces êtres infortunés on mesure tout juste l'air et la
nourriture strictement nécessaires pour les empêcher de mourir.
L'origine de l'esclavage se confond avec l'origine de la Grèce. Il
existait dans l'âge héroïque ('); cependant on ne voit pas encore de
trace d'un commerce réglé d'esclaves dans les poèmes d'Homère. Les
habitants de Chios furent les premiers, dit-on, qui achetèrent des
êtres humains pour les revendre. Athénée, qui rapporte le fait,
ajoute que les dieux punirent cet attentat par la plus horrible des
guerres, celle des maîtres et des esclaves: il ne tenait qu'à eux,
dit-il, d'employer des hommes libres en leur payant un salairc(*).
Nous acceptons le blâme de l'écrivain grec comme une protestation
de la conscience humaine contre le trafic impie de la liberté; mais
ce n'est pas contre les habitants de Chios qu'il aurait dû s'élever,
c'est contre l'antiquité tout entière. Le commerce d'esclaves est
une conséquence inévitable du principe de l'esclavage. Dans les
temps héroïques, la guerre et la piraterie suffisaient pour four-
nir la Grèce d'esclaves. L'usage des rançons diminua leur nombre,
et leur utilité augmentant avec les progrès de la civilisation maté-
rielle, la nécessité fit rechercher une nouvelle source d'esclavage.
On la trouva dans les pays barbares, où au milieu de la pauvreté
(1) Athen., Deipnos., VI, 103.
(2) Lctronne, Mémoire sur la population de l'Attique {Mémoires de l'Institut,
T. VI, p. 176).
(3) Odyss., VII, 8; XV, 452; XXIV, 2M.
(4) Alhcn.^ VI, 68, 9!.
DROIT INTERNATIONAL. 157
se développaient des générations nombreuses et fortes. Nous avons
donné ailleurs des détails sur cet affreux trafic, dont les Phéniciens
étaient les principaux agents ('); nous avons dit que malgré tout ce
qu'il a de criminel, il exerça une immense action sur les relations
des peuples. On peut donc dire sans paradoxe comme sans sacri-
lège, qu'un commerce fondé sur la violation de la nature humaine,
eut pour résultat de préparer la future unité du genre humain.
Spectacle triste tout ensemble et consolant! Pendant de longs siè-
cles, la dignité de l'homme est ravalée au point qu'on le met sur la
même ligne que les choses : cependant Dieu fait tourner ce mal
des maux à l'avantage de l'humanité! Certes, on ne dira pas que
les marchands de chair humaine aient eu pour but d'activer les
relations des peuples et d'avancer le jour où ils se traiteront en
frères. Admirons les desseins de la Providence, sans pour cela jus-
tifier ni excuser les crimes des hommes. La circonstance que la
grande majorité des esclaves était d'origine étrangère, si elle mêla
les nations, eut aussi une conséquence malheureuse, en iFiiprimant
à la servitude le caractère d'une différence de race : le Grec était
libre par naissance et le Barbare né pour servir. Ainsi le monde se
partagea en deux parts : d'un côté un petit nombre de maîtres, les
Hellènes; de l'autre côté, l'immense majorité du genre humain,
les Barbares, les esclaves. Funeste division qui rappelle les castes
orientales et qui empêcha les Grecs d'avoir conscience de l'unité et
de la fraternité des hommes!
La Grèce méconnaît la nature humaine. Suivra-t-elle cette fausse
voie jusqu'au bout? L'instinct de la fraternité inné à l'homme,
l'emporta sur la rigueur du droit. Le traitement des esclaves s'amé-
liora; il y eut même quelques réclamations en faveur de l'égalité.
Constatons ce progrès; quelque peu considérable qu'il paraisse, il
témoigne en faveur de la perfectibilité de nos sentiments et de nos
idées. L'histoire ne peut pas nous offrir de [)lus grand enseigne-
ment. Il y a des esprits chagrins ou prévenus qui voudraient ré-
duire le progrès aux éléments matériels de la civilisation. Heureu-
sement les faits donnent un pcipélucl démenti à leurs désolantes
(I) Voyoz le Tomo I de mes Études.
Vô^ LA GRÈCE.
doctrines. L'antiquité n'a pas vu disparaître l'esclavage, elle croyait
même qu'il serait éternel, comme elle croyait du reste à l'éternité
de tous les maux qui affligent l'humanité. Cependant que l'on com-
pare le sort des esclaves, tel que les poëmes d'Homère le dépei-
gnent, avec celui des temps historiques, et Ton se convaincra que
l'humanité a marché. Chose remarquable! D'ordinaire c'est le fait
qui arrête l'essor du droit. Ici le fait devance le droit, en ce sens
que le droit strict faisait de l'esclave une machine, tandis qu'en
réalité il était traité comme un homme.
Dans les siècles héroïques, la puissance du maître était absolue;
il pouvait mutiler, tuer son esclave; les lois ni les mœurs ne met-
taient aucune limite à sa vengeance. Nous laissons la parole à
Homère :« La belle Mélantho, oubliant les bienfaits de Pénélope,
s'était éprise d'amour pour un des prétendants. Elle accabla d'in-
jures Ulysse qui se présenta sous la figure d'un mendiant. Le héros
courroucé lui répondit : « Impudente, je vais à l'instant rapporter
à Télémaque les paroles que tu viens de proférer, pour qu'arri-
vant en ces lieux il mette ton corps en lambeaux » ('). Le jour de
la vengeance arriva : « Qu'elles ne périssent pas d'une mort hono-
rable, s'écria Télémaque, ces esclaves qui ont versé l'opprobre
sur ma tête, sur la tète de ma mère, et ont reposé dans les bras
des prétendants. » Il dit, puis il lie le câble d'un navire à une
haute colonne, et attache l'autre extrémité au sommet de la tour,
afin que les pieds des esclaves ne puissent toucher à la terre.
Toutes sont suspendues les unes à côté des autres pour qu'elles
meurent honteusement. Elles agitent quelques instants les pieds,
mais bientôt elles cessent de respirer et de vivre. » Un supplice
plus cruel attendait Mélanthius qui avait osé combattre son maî-
tre : « Les pasteurs le font descendre dans la cour; là ils lui tran-
chent le nez et les oreilles, lui arrachent les marques de la viri-
lité, et les jettent palpitantes aux chiens; puis dans leur colère,
ils lui coupent aussi les pieds et les mains »(').
Le droit du maître sur la vie de l'esclave ne résista pas à l'action
H) Odyss., XVIII, 337-339.
(2) Odyss., XXII, .^62-477. ~ Cf. flml., XXI, 'iU-455.
DROIT INTERNATIONAL. 159
du sentiment d'humanité qu'on retrouve toujours chez les Grecs
au milieu des préjugés et des habiludes d'un âge de violence. On
mit la vie de l'esclave comme celle de l'homme libre sous la protee-
llon de la justice ('). Mais là s'arrêta l'égalité. L'orgueil de l'homme
libre éleva entre lui et l'esclave toutes les barrières imaginables. Il
n'avait pas les mêmes noms, pas les mêmes habillements, pas les
mêmes dieux. L'inégalité subsistait après la mort : Charon refusait
de recevoir l'esclave dans sa barque avec le maître. La distinction
se faisait sentir jusque dans les relations où la commisération natu-
relle à l'homme aurait dû admettre régalitc : de même que nous
avons des médecins pour nos animaux, les Grecs avaient des pra-
ticiens à part pour leurs esclaves. De fait les esclaves étaient soumis
au pouvoir arbitraire d'un maître qui était pour eux«la loi,la règle
du juste et de l'injuste »(^).
Il y eut cependant des législateurs qui se préoccupèrent du sort
des esclaves. Démosi/ièue cite avec orgueil la loi athénienne qui pu-
nit l'insulte faite à l'esclave :« Au nom des dieux, s'écrie-t-il, je vous
le demande : si quelqu'un portait cette loi chez les Barbares, s'il leur
disait : il est des Hellènes si doux, si humains que, malgré tous vos
torts à leur égard, malgré la haine instinctive qu'ils vous portent,
ils ne permettent pas même d'outrager ceux des Barbares qu'ils
ont achetés pour en faire leurs esclaves; si, dis-je, les Barbares
entendaient et comprenaient ce langage, pensez-vous qu'ils ne vous
donneraient pas à tous, par une décision commune, le droit d'hos-
pitalité?» (') Nous douions que les Barbares se fussent montrés re-
connaissants des sentiments que les Grecs avaient pour eux. Singu-
lière humanité qui voit un esclave dans tout Barbare, et qui s'enor-
gueillit ensuite de ce que la nature humaine ainsi faussée, dégradée,
n'est pas entièrement foulée aux pieds! Voilà ce que la conscience
moderne répondrait à Démosthène; mais du point de vue de l'anti-
quité, le magnifique éloge qu'il fait du peuple athénien est mérité.
(1) Wachsmuth, Ilellenische Alterthumskunde, T. U, p. 42b. — //fcman/t,
Griechische Staatsalterthumer, § H 4, n" 7.
(2) Menander, fragm. bG.
(.)) Demoslh., c. Mid., § 40, ÎJO, p. 530. — Cf. Atheti., V[, 02.
100 LA GRÈCE.
L'inlervenlioiî du législateur en faveur d'êtres d'une nature infé-
rieure est si étrange dans les idées anciennes, que peut-être on
ne lui fait pas injure en lui supposant d'autres motifs encore que
des sentiments d'humanité. A la même tribune d'Athènes, un autre
orateur, en citant une loi qui punit la violence commise sur un
esclave, ajoute cette réflexion : « Ce n'est pas que le législateur
s'intéresse à l'esclave; mais pour mieux nous accoutumer au res-
pect des personnes libres, il étend ce respect là même où cesse la
liberté» ('). Mais ne scrutons pas avec trop de rigueur les motifs
qui inspirèrent les Athéniens; applaudissons plutôt à leurs décrets,
et voyons-y le premier germe de l'humanité, qui s'est développée
avec tant d'éclat chez les peuples modernes.
Les Athéniens aimaient à représenter Thésée comme le protec-
teur des opprimés; ils voulurent que, même après sa mort, il ne
cessât pas d'être un appui pour les malheureux : son tombeau était
un lieu d'asile pour les esclaves (*). Le droit et la religion concou-
rurent à relever leur condition. Chose inouïe dans la haute anti-
quité! l'esclave, victime d'une violence injuste, eut la faculté de
porter plainte contre son maître f). Les temples, fermés ailleurs
aux esclaves, s'ouvraient pour eux à Athènes; ils pouvaient accom-
pagner leurs maîtres dans les sanctuaires où se célébraient les
mystères (*); on les admettait même à partager la joie de certaines
fêtes (^). La sociabilité athénienne profita aux esclaves; le franc
parler était en quelque sorte un privilège de tous ceux qui res-
piraient l'air de l'Attique : Démosthène dit que l'esclave était plus
libre dans son langage à Athènes que le citoyen dans d'autres ré-
publiques (^). Celte liberté accordée à des esclaves révoltait les
esprits imbus des préjugés aristocratiques de l'antiquité iXénophon
ne peut assez s'étonner de leur licence : il n'est pas permis de les
(1) Aeschin., c. Timarch., 17, éd. Bekk.
(2) Plutarch., Thés., 36. — Cf. Petit., Leg. Attic, 1, 1, 10.
(3) Tra//on, Sur le droit d'asile en Attique (/nsfi7!/^ 11^ sect.,1851, p. 134, ss.)
(4) Petit., Lcg. Allie, 1, 1, 8. — Lobeck, Agiaoph., T. I, p. 118, ss.
(5) Les Dionysiaques. Waschsmuth, T. II, p. 580.
<6) Demosth., Philipp., III, §3, p. 111.
DUOIT INIT.UNVIIONAL. lt)l
frapper, dit-il ; ils vous dispiilcnl le pas. L'égalité sociale était pres-
que complète : vous ne pourriez, ajoute Fécrivain grec, distinguer
parle maintien, par riiabillement, Tesclavc du citoyen (').
Le paganisme ne s'esl-il pas préoccupé du sort des esclaves? On
lui reproche de n'avoir rien fait pour l'abolition de la servitude. 11
est certain que Tidée de l'unité humaine manquait au polythéisme :
fondé sur la pluralité des dieux, il ne pouvait pas s'élever à la con-
ception de la parenté des hommes. Le christianisme accomplit un
immense progrès, en mettant l'unité divine à la place de la diver-
sité païenne. Mais n'exagérons pas rinHuence de la religion chré-
tienne aux dépens du paganisme. L'égalité évangélique est pure-
ment religieuse : Jésus-Christ ne songeait pas même à l'égalité
civile. A vrai dire l'émancipation des classes serviles n'est pas une
([ueslion religieuse, mais une (luestion sociale; aussi ne se fit-elle
qu'après l'invasion des Barbares, sous l'influence de l'esprit germa-
nique et des institutions féodales. Tout ce que l'on peut demander
à la religion, c'est d'inspirer aux maîtres des sentiments d'huma-
nité, et de prendre parti pour les esclaves maltraités. Le paganisme
le fit. Il ouvrit ses asiles aux esclaves. Ceux qui se réfugiaient dans
le temple des Paliques, en Sicile, étaient à l'abri des poursuites de
leurs maîtres (-J. 11 y avait même des asiles qui alTranchissaient
l'esclave: quand il suspendait ses chaînes au bois sacré de Phlionle,
il devenait libre (^). Parfois la religion intervenait dans les affran-
chissements. Les esclaves qu'on voulait émanci!)er étaient voués ou
vendus à un dieu; dès lors, ils étaient libres, leur liberté était même
plus complète que celle des alTranchis ordinaires {*). Le paganisme
l'emporte ici sur le christianisme. Au moyen-àgc l'on vil des hom-
mes libres se donner à un saint, et devenir serfs de l'Eglise, tandis
que les dieux païens libéraient de la servitude, (k'ci ne surprendra
que ceux qui ne connaissent pas le christianisme; religion de l'au-
(1) Xcnoph., Resi). Alh., I, 10, 12.
(2) Diodor., XI, 89.
(3, Paiisan., Il, 13, 3. — Maury, Religions de lu Grèce, T. II, p. 71.
(V) Anecflota dclpliica, éd. Curlius. — Allfjcinciuc Lileralurzeitung, 18 Vl,
II'" 231, 232.
11
102 LA r.RKCE.
trc monde, il place régalilé au ciel, et préfère clans ce monde-ci
resclavageà la liberté. Le paganisme ne donna pas dansée travers.
Bien que le sentiment de l'égalité lui manquât comme à la philo-
sophie, la religion se montra supérieure à la science, en conser-
vant dans des fêles de l'égalité la mémoire de l'âge d'or où il n'y
avait pas d'esclaves. Nous trouvons déjà une pareille fête à Baby-
lone. Pendant cinq jours les esclaves commandaient à leurs maî-
tres; l'un deux, habillé en roi, avait la direction suprême de la
famille ('). Triste impuissance de l'esprit humain! Il sent vague-
ment que la servitude viole les lois de la nature, et il est incapable
de s'élever à l'égalité. Ces fêtes passèrent de l'Asie en Grèce et en
Italie (^). La religion, en considérant les esclaves comme capables
de régner à la place de leurs maîtres, leur reconnaissait la person-
nalité humaine et ruinait le fondement de l'esclavage. C'était un
germe qui devait se développer avec les progrès de la civilisation.
La poésie, cet organe du beau et du bon, se fit l'interprète des sen-
timents nouveaux. On entendit sur le théâtre d'Athènes des récla-
mations en faveur de l'égalité (').
11 se faisait encore en Grèce une protestation plus éloquente
contre la servitude que celle de la religion et de la poésie. C'était
le fait universel de l'esclavage qui avait subjugué la haute raison
d'Aristote; cependant il y avait quelques peuplades grecques, les
Phocidiens et les Locriens d'Italie, chez lesquelles l'esclavage n'exis-
tait pas(*). Mais chose singulière et qui prouve combien l'escla-
vage était lié intimement à l'ordre social de l'antiquité, ce fait passa
inaperçu; la postérité l'a recueilli, comme un témoignage de l'éga-
lité humaine existant jusque dans le sein du régime de l'inégalité.
(1) ^//ien.,XIV, 44.
(2) On les trouve dans l'île de Crète, kTvézène{AUicn., ib.), chez les Athéniens
et même à Sparte {Hermann, T. II, § 43, note 10).
(3) Voyez plus bas, livre VIF, ch. 3, § 5, G.
(4) Athen., VI, 86.
LIVRE QUATRIÈME
CHAPITRE I.
SPARTE. - PREMIÈRE HÉGÉMONIE DE SPARTE.
%\. Considérations générales sur Sparte et son droit de guerre.
Sparte a joui d'une fortune singulière. Dans rantiquilé, Lycurgue
fut vénéré à l'égal des dieux ; la république qu'il organisa était re-
gardée comme une œuvre inimitable; sa législation fit l'admiration
des philosopbes et des historiens ('). Platon, en traçant l'idéal d'un
Etat, avait devant les yeux les inslitulions lacédémoniennes. La
société de Pylliagore avait également des i-essemblances avec le type
de la cité dorienne (-). A ces noms imposants viennent s'en joindre
de plus secondaires, mais qui ont aussi leur autorité. Si Sparte,
dit X('nw])hon, l'une des villes de la firèce les moins peuplées, est
cependant une des plus puissantes et des plus célèbres, il faut en
rapporter la cause à la sagesse de Lycurgue (^). Polybe dit qu'il
(1) Herod., I , Oîi , CG. — Pliilarch., Lycurg., 29, 31.
(2) Muller, Die Dorier, T, II, p. 181.
(3) Xenoph., Rcsp. Lufed., I. \.
1()4 LA GRÈCE.
créa la meilleure forme de gouvernement ('). Lorsqu'au dix-hui-
lième siècle l'esprit de liberté commença à agiter la France, les
publicistes présentèrent de nouveau la république de Lycurgue
comme un modèle, tout en déclarant qu'il était impossible de
s'élever au même degré de perfection. Mably proclama Lycurgue
le plus grand des hommes : un Dieu, dit-il, dicta ses lois('). Cet
enthousiasme pour les choses lacédémoniennes provoqua une vio-
lente réaction. Un esprit hardi et aujourd'hui trop déprécié, prit
l'initiative de cette opposition. De Paiiiv demanda à quel titre les
historiens prodiguaient l'éloge aux Spartiates, nation barbare,
puisqu'ils ne cultivaient ni les arts ni les sciences : « Ils ne sa-
vaient, dit-il, qu'aiguiser des poignards et des javelots pour dé-
pouiller tous ceux qui étaient plus faibles qu'eux ; brigands vrai-
ment insatiables, ils continuèrent ces déprédations pendant des
siècles, sacrifiant la justice à leur intérêt, suppléant à la force par
la perfidie » (^). La réaction poursuivit son cours; un des historiens
les plus judicieux de la France, Volney relégua les peuples grecs à
la plus basse échelle de la société et appela les Spartiates les Iro-
quois de V ancien monde (^).
L'impartialité historique de notre siècle sait se tenir en garde
contre une admiration et une dépréciation également excessives
des choses anciennes. Nous comprenons que l'antiquité, dont le
génie était essentiellement aristocratique, ait vu un idéal dans la
république de Sparte, type de l'égalité aristocratique, la seule que
les anciens aient connue. D'autre part, la tendance démocratique
des sociétés modernes explique le mépris que la société dorienne
inspira aux penseurs qui voulaient étendre la liberté et l'égalité à
tous les hommes. Grâce à la doctrine du progrès, il nous est per-
mis de rendre justice au passé, tout en plaçant notre idéal dans
(1) /.atlii-r. ~o/.i-ii.(A. Polyb., IV, 81, 42.
(2j Mably, De l'étude de l'histoire, III« partie, ch. 5; Entretiens de Phocion, II;
Observations sur l'histoire de la Grèce, liv. IX.
(3) Recherches philosophiques sur les Grecs, IV^^ partie, sect.VII, §1. Œuvres,
T. VII, p. 213etsuiv.
(4) Leçons d'histoire, VI'' séance.
LES IIKGÉMOÎSIES. 165'
Tavenir. La république que Platon coiisklérail comme parfaite n'est
à nos yeux qu'un premier germe de la grande cité qui doit com-
prendre riiumanilé entière (').
Lycurgue établit entre tous les membres de l'État, la commu-
nauté, la solidarité la plus parfaite; la cité et les citoyens ne fai-
saient qu'un, et dans cette cité régnaient l'égalité et la liberté. Nous
avons dit à quel prix les conquérants doriens jouissaient de ces
biens précieux. Il est impossible qu'une société ayant pour base
l'esclavage ne porte pas la peine de ce crime contre l'humanité. La
liberté et l'égalité sont aussi l'idéal des peuples modernes, mais le
christianisme y a joint un troisième élément, la fraternité. L'anti-
quité ignorait ce sentiment et l'idée de l'unité humaine qui l'in-
spire; c'est pour ce motif qu'elle n'a pas pu donner à ses citoyens
la véritable liberté, la véritable égalité. A Sparte, le citoyen absorbe
l'homme : les droits individuels sont foulés aux pieds, la nature
humaine n'est pas développée, mais torturée. Un grand poète a
bien apprécié ce sacrifice des droits de l'individu : tout, dit 5c/t//-
lei'{-), peut être immolé à l'intérêt de l'Etat, sauf les droits sacrés
de l'homme; l'État lui-même n'est qu'un moyen de les garantir.
L'État n'est pas le but, mais le milieu dans lequel l'humanité doit
remplir sa destinée, et celte mission n'est autre que le développe-
ment de toutes les facultés humaines, sous la loi du progrès. La
cité de Lycurgue est-elle en harmonie avec ce vrai idéal?
La société est une condition essentielle pour que les hommes et
les i)euples développent les facultés dont le Créateur les a doués.
Cette loi de l'humanité était méconnue à Sparte; Lycurgue rendit
tout commerce avec l'étranger impossible en supprimant les moyens
d'échange; il défendit la navigation à ses citoyens ('). J/absence de
tout commerce extérieur, loin d'être l'idéal des peuples, comme
des philosophes chagrins l'ont cru , est une violation manifeste des
desseins de Dieu. Le Créateur a pris soin de marquer dans son
œuvre les lois qu'il lui impose. Aucune nation ne peut se sullirc à
(1) Voyez plus haul, p. G9-72.
(2) Die Gcsctzgebiirip; des Lykurgiis uiid Solon.
(:i) l'tut urcli., Lycurg., c. 0, liislil. Lacon., 42.
lOG LA GRÈCE.
elle-même, fût-ce pour les plus simples besoins de la vie; la force
des choses ou la volonté de Dieu rend donc les communications
des hommes nécessaires. Ce besoin est si irrésistible que malgré la
monnaie de fer et la prohibition de la navigation, des relations
commerciales s'établirent entre Sparte et l'étranger. Tout ce que
les fiers citoyens purent faire, ce fut d'abandonnner le trafic aux
périoeques.
Lycurgue défendit également aux citoyens de voyager; il crai-
gnait qu'ils ne rapportassent des autres pays des mœurs con-
traires aux siennes; dans le même esprit il chassa les étrangers
de Sparte('). Le grand législateur avait conçu un idéal qu'il croyait
ne pouvoir être dépassé. Plutarque compare le bonheur que Lycur-
gue éprouva, quand il vit sa cité marcher selon ses inspirations, à
la joie vive que Dieu ressentit, d'après Platon, en voyant faire au
monde ses premiers mouvements. Pour rendre ses lois immortelles
et immuables, il se dévoua à une mort volontaire ('). Le récit de
l'écrivain grec exprime admirablement la pensée de ceux qui ont
la prétention de porter des lois parfaites : si elles l'étaient réelle-
ment, qu'y aurait-il de mieux à faire que de les mettre à l'abri de
toute modification? Mais cette conception est fausse. Elle suppose
qu'un homme, révélateur ou législateur, a conscience de la vérité
absolue et qu'il a la puissance de la réaliser. Or, Dieu seul connaît
la vérité et lui seul la réalise. Les hommes, êtres imparfaits, ne
comprendraient pas la vérité absolue, quand même elle leur serait
communiquée : leur mission est de la chercher, sans qu'ils puis-
sent jamais la connaître dans sa plénitude. 11 y a un idéal d'organi-
sation politique, comme il y a un idéal de religion, mais l'un et
l'autre n'existent qu'en Dieu. Cependant si l'imperfection est la
condition de l'homme, il est aussi perfectible; il a donc la puis-
sance d'approcher de l'idéal et c'est pour lui un devoir. Qu'est-ce à
dire? Les constitutions et les religions, tant vantées comme immua-
bles, sont une violation des lois que Dieu a données au genre hu-
main. Si cette prétendue immutabilité était possible, elle serait un
(1) Plutarch., Lycurg., 27; Tnstit. lacon., 19.
(2) Plutarch., Lycurg., 29.
LT.S IlKGE.MOMl'S.
167
germe de inorl pour les peuples qui vivraient sous un régime aussi
parfait : car iinniohiilser la vie, c'est la tuer.
Lycurgiie voulut isoler sa cité modèle. Les théocraties toutes
puissantes de l'Orient eurent le même but et elles échouèrent.
Comment cet isolement aurait-il été possible dans le monde mobile
de rOccident? La guerre mit Sparte en rapport avec les autres
peuples de la Grèce. Plutarr/nc dit que Lycurgue n'entendait pas
faire de Sparle un état conquérant; que, s'il fit des guerriers de
ses citoyens, ce n'était pas pour les rendre injustes, mais pour
les garantir de l'injustice ('). L'écrivain grec oublie que la constitu-
tion lacédéinonienne avait une tendance vers la guerre, qui con-
duisait nécessairement à la conquête. Aristote trouve dans l'esprit
exclusivement guerrier de Sparte le principe de sa décadence (■).
Platon, bien que l'idée de la communauté réalisée à Sparte l'ait
prévenu en faveur du législateur dorien , lui fait le même repro-
che; il adresse à un Spartiate ces paroles profondes : «Par votre
institution, vous ressemblez moins à des citoyens qui habitent
une ville qu'à des soldais campés sous une tente » ('). Le philo-
sophe, en comparant Sparle à un camp, donne l'idée la plus juste
de la société lacédémonienne : les vainqueurs étaient comme des
sentinelles surveillant sans cesse les ilotes et les périoeques, qui
étaient toujours prêts à profiter du malheur de leurs maîtres pour
secouer un jouc' odieux. Pour assurer à 00,000 S|)artiatcs la domi-
nation sur 244,000 ilotes et 120,000 périoeques, il fallait donner
aux preiniers une organisation essentiellement guerrière.
Tel est le but du système d'éducation que l'on attribue à Ly-
curgue. L'enfant bien constitué doit seul vivre, parce que seul il
peut porter un jour les armes. Une lance est le premier objet avec
lequel on familiai'ise ses regards; dès qu'il peut se mouvoir, on
(1) PUdarch., Lycur;,'., .'il; Comi);ir;it. Lycur;;. et Num., c. i.
(2) Arist., l'olil., VII, 13, lo : « Lu «iiorre tant qu'ellu duro, a fuit le salut de
pareils états; mais la vicloire leur a été fatale : comme le fer, ils ont perdu leur
trempe dès qu'ils ont eu la paix ; et la faute en est au législateur qui n'a point
ajjpris la paix ii sa cité » (Traduction de liurlln'lpmu Sninl-lfilnirf).
[■)) IHfil., De Lci:.!:.. II. ]». HW. V..
168 LA r.RKCR.
lui fait faire des exercices pour Tendurcir aux fatigues qui l'atten-
dent. Les jeux des enfants sont des combats; quand ils grandissent,
ces luttes deviennent souvent sanglantes ; le courage poussé jusqu'à
la férocité et la ruse sont les seules qualités que cette éducation
développe ('). La poésie n'avait d'autre objet que d'inspirer l'ardeur
des coinbals. Elle faisait, dit le biographe de Lycurgue, l'éloge
et l'apothéose de ceux qui étaient morts pour Sparte, la censure
de ceux qui avaient montré de la peur : c'était, suivant la con-
venance des âges , ou la promesse d'être un jour vertueux, ou le
témoignage glorieux de l'être maintenant. Phitarque donne un
exemple de cette poésie en action. Le chœur des vieillards enton-
nait le chant :« Nous avons été jadis jeunes et braves. »Le chœur
des jeunes gens répondait : « Nous le sommes maintenant; appro-
che, tu le verras bien! » Le troisième chœur, celui des enfants,
disait à son tour :« Et nous un jour le serons et bien plus vaillants
encore» ('). Enfin il n'y avait pas jusqu'à la religion, pacifique
par essence, qui à Sparte ne prît un caractère guerrier. Les Spar-
tiates mirent une lance entre les mains de tous les dieux et de tou-
tes les déesses ; ils ne concevaient les dieux que doués de la vertu
par excellence, celle du courage (').
Ainsi Sparte est un produit de la guerre et elle est organisée pour
la guerre. Qu'importe après cela que Lycurgue ait eu des goûts
pacifiques? La force des choses l'emporta sur les intentions du
législateur. Dans l'antiquité la guerre était générale : les Spar-
tiates pouvaient d'autant moins échapper à cette loi providentielle,
que, nourris dans les exercices guerriers, la guerre était leur
vie(^). Sous ce rapport la cité de Lycurgue était dans une condi-
tion exceptionnelle : les autres peuples de la Grèce vivaient à la
vérité dans un état de guerre presque permanent; mais l'industrie,
le commerce, l'agriculture n'étaient pas proscrits, tandis que le
législateur lacédémonien ne laissait qu'une seule occupation à ses
(1) Plutarcli., Lycurg., 23, 20, 28. — Xowph., Rcsp. Laced., c. l-i.
(2) Plutarclu, Lycurg., 21.
(3) Plutarch., Inslit. lac, 28.
(i) Plulanh., Compar. Lycurg. et Num., c. 2. — Diod., XV, 'i.
LES HEGEMONIES.
169
citoyens, les armes. On a dit que les Spartiates devaient désirer
la guerre, ne fût-ce que pour échapper à rennui de leur mono-
tone existence ('). A vrai dire, la guerre était plus qu'une distrac-
tion pour eux, c'était un idéal. L'ingénieux historien des tribus
doriennes remarque que, seuls parmi les Grecs, les Spartiates
considéraient la guerre, non comme une source de profit, ni
comme un instrument d'ambition ou de vengeance, mais comme
un art, une représentation plastique où la force et l'agilité de la
jeunesse se produisaient dans un bel accord ('). L'éloge , bien
qu'exagéré, a quelque chose de fondé. Chez aucun peuple de l'an-
tiquité la guerre n'a un caractère aussi poétique qu'à Sparte. C'est
pour ainsi dire par une violence faite à la nature humaine que les
hommes donnent et cherchent la mort; pour les Spartiates le jour du
combat était un jour de fête. Avant la bataille, le roi sacrifiait aux
Muses, comme s'il s'agissait d'une lutte dans laquelle le nombre et
l'harmonie seuls seraient en jeu(^). L'on faisait aussi des sacrifices à
l'Amour, lien de la fraternité qui liait les combattants et assurait
la victoire {*]'. La discipline qui d'ordinaire augmente de rigueur
pendant la guerre, se relâchait chez les Lacédémoniens; leurs
exercices étaient plus doux, leur genre de vie moins dur dans les
camps que dans les gymnases ('). Quand l'armée était rangée en
bataille, le roi ordonnait aux soldats de mettre des couronnes sur
la tète, et aux musiciens de jouer l'air de Castor; lui-même enton-
nait le chant de guerre, signal de la charge. Les guerriers avan-
çaient en cadence, d'un pas grave et d'un air joyeux (^). A en
croire ces témoignages, les Spartiates n'auraient pas connu la
fureur des combats; leurs guerres, comme le dit leur panégyriste
allemand , auraient été plutôt des duels (').
(1) Heeren, Historische Werke, T. VII, p. ]'6't.
(2) Millier, Die Dorier, T. II, p. 24o.
(3) Plutm-ch., Lyciirg., 21; De cohib. ira, c. 10.
(4) Athen., XIII, 12. — Aelian., V. II., III, 9.
[o) Plutarch., Lycurg., 22. — Xenopk., Rcsp. L;ic., XIII, 0. — fhrod., Vil,
208, 209.
(6) Plutarch., Lycurg., ib.; De cohibcnd. ira, c. -10.
(7) Mitller, Die Dorier, T. Il, p. 243.
170
LA GRIXE.
L'esprit mililaire est le beau côté de Sparte. Il s'alliait à une
noble fierté : en condamnant toute pensée de lucre, les institutions
de Lycurgue tendaient à élever l'ànie du Spartiate au-dessus des
intérêts vulgaires. Les Doriens, maîtres de la Laconie par droit de
conquête, abandonnant aux vaincus la culture de la terre et Texer-
cice des arts mécaniques, voués exclusivement à la profession des
armes, présentent quelque analogie avec la chevalerie du moyen-
âge. Cependant il est permis de douter des sentiments d'humanité
que Plutarque {^) prête à un peuple qui dans les rapports de la vie
privée et dans les relations internationales a toujours montré un
caractère dur et cruel. On peut, à plus juste titre encore, contester
la politique pacifique qu'un historien moderne suppose aux Spar-
tiates (^). Les anciens n'en jugeaient pas ainsi. Isocrate dit qu'ils
étaient animés d'une ambition insatiable, qu'ils abusèrent de la force
pour faire une guerre sans relâche à toutes les cités duPéloponèse,
et les détruisirent toutes, à l'exception d'Argos f ). Le plus judi-
cieux des historiens grecs, admirateur lui-même de la constitution
lacédémonienne, leur reproche également la passion de dominer
et une cupidité sans bornes (^). L'histoire confirme ces accusa-
tions. A peine Lycurgue a-t-il rétabli la paix dans la cité, que
les Spartiates, ennuyés du repos, consultèrent l'oracle de Delphes
sur la conquête de l'Arcadie. La Pythie répondit : « Tu me de-
mandes l'Arcadie, ta demande est excessive; je te donne Tégée
pour y danser et ses belles plaines pour les mesurer au cordeau. »
Les Lacédémoniens, munis de chaînes, marchèrent contre les
Tégéates, qu'ils regardaient déjà comme leurs esclaves, sur la foi
de l'oracle; mais ils furent vaincus, et les captifs, chargés des fers
qu'ils avaient apportés, furent forcés de travailler aux terres des
Tégéates. Ainsi s'accomplit l'oracle (').
(1) Piutarch., Lyc, 22; Apophlegm. lacon., Lyc, 31; CIconi., 48; Agesil., 33.
(2) Millier, Die Dorier, 11,45, 244-. — Cf. Sc/ioem«?m,Gnech.Alterth.,I,288,ss.
(3) Isocrat., Panalh., § 188 : ^Httouti. yàp si; oOJiv à'»vO 7r).v;v qtim; -Izî'jTor.
Twv «A).o7piwv •/.a.ra.'jyjfiuoijavj. — Cf. ib., § 46.
(4) Polyb., VI, 48, 8 : rpôç ro-J; â)./,o-j; '~E/).v;va; 'fù')-:uj.o7'/.ro-j: /.ai tt/jovî/.-
T'/.oiTârou; zai çt/ao^/orâTOv:.
(o) Ilcrod., I. 66.
LES HEGEMONIES.
\7\
Le dieu de Delphes essaya en vain de réprimer l'ambilion
cupide des Spartiates. Se distinguèrent-ils du moins dans leurs
guerres par une politique digne de leur grand législateur? Ici
encore les prétentions de Sparte ne sont guère d'accord avec les
faits. Platon dit que les Lacédémoniens ne faisaient jamais qu'une
prière aux dieux, qu'ils leur demandaient l'honnête avec l'utile; et
à en croire le philosophe, les dieux auraient écouté cette belle
prière, en leur accordant presque toujours la victoire. Tel n'était
pas l'avis de Thucydide; il les accuse de regarder plus ouverte-
ment qu'aucun autre peuple lagréable comme honnête et l'utile
comme juste ('). Ces sentiments se développèrent avec leur puis-
sance, et bientôt le droit international des Spartiates se résuma
dans cette maxime célèbre, qu'//s considéraient comme leur bien
tous les champs où leurs javelots pouvaient atteindre {^).
Nous ne ferons pas de cette politique l'objet d'une accusation
contre la cité de Lycurgue ; Athènes n'en avait pas d'autre et on la
retrouve chez tous les peuples anciens. Mais la plus grande tache du
caractère lacédémonien, c'est la duplicité. Les Athéniens se plai-
gnaient que leurs rivaux pensaient d'une façon et parlaient d'une
autre (^); un de leurs poètes exprima en paroles brûlantes les re-
proches que la morale était en droit de faire à Sparte : « 0 de tous
les mortels les plus odieux au genre humain, s'écrie Euripide, ha-
bitants de Sparte, conciliabule de perfidies, rois du mensonge,
artisans de fraudes, pleins de pensées tortueuses, perverses et fal-
lacieuses, votre prospérité dans la Grèce blesse la justice. Quel
crime est inconnu parmi vous? N'étes-vous pas avides de gains
honteux? iNe vous surprend-on pas toujours à dire une chose et à
en penser une autre? »(*) Nous tenons compte dans ces invectives
des exagérations de la poésie et des haines nationales; mais le fond
de la pensée n'en est pas moins l'expression des sentiments de la
Grèce, et les faits prouvent que dès son origine Sparte ternit son
caractère héroïque par des expédients coupables.
(1) Plat., Alcib., II, 148, C, sqq. — TImcyd., V, lOS.
(2) Cicer., De Rep., MI, 9. — Voyez plus bas, livre IV, ch. 3.
(3) Herod., IX, 53 (34).
(4) lïurip., Androm., v, i'i6, sqq.
)7!2
LA GUr.CF..
Un ancèlre de Lycurgue, le premier Proclide, est eu quelque
sorte le symbole du génie national. Soiis, assiégé par les Cliloriens
dans un poste diiïlcile et qui manquait d'eau, consentit à leur aban-
donner les terres conquises par les Spartiates, à condition qu'ils le
laisseraient boire, lui et les siens, dans la fontaine voisine. Soiis
descendit le dernier de toute l'armée à la fontaine et se rafraîchit
simplement le visage, en prenant à témoin les ennemis qui étaient
présents; il retint les terres sous prétexte que toute l'armée n'avait
pas bu ('). Il est impossible que le sentiment moral des Lacédé-
monicns ait été faussé au point de croire ces ruses de guerre
conformes à la justice; elles sont plutôt l'expression de la doc-
trine antique qui ne reconnaissait aucun devoir envers l'ennemi,
parce qu'il n'existait aucun lien de droit entre les peuples. On
reprochait un parjure à Cléomène ; il répondit que les dieux et les
hommes considéraient comme juste le mal fait à l'ennemi, par
quelque moyen que ce fût {■). Il n'y avait pas même de lien d'hu-
manité entre ennemis ; tout ce que le vainqueur se permettait était
juste. A Sparte plus que partout ailleurs, le manque de senti-
ments humains devait être un vice général. L'éducation, exclusi-
vement guerrière!, ne développait dans les enfants que le courage
poussé jusqu'à la cruauté (^); le législateur avait banni de Sparte
les arts et les lettres, dont un des plus beaux privilèges est d'adou-
cir les mœurs (^). De pareilles institutions devaient rendre le carac-
tère des Lacédémoniens austère, dur, féroce même.
La perfidie et l'inhumanité se perpétuèrent à Sparte, comme
tout ce qui tenait aux mœurs et aux lois. Ces défauts du caractère
national se manifestèrent dans toutes ses guerres; ils aliénèrent
les esprits^des Grecs de la fière cité que ses vertus militaires appe-
laient à jouer le premier rôle dans les affaires de la Grèce. Sparte
conquit à la vérité l'hégémonie, mais elle ne sut que vaincre et non
(1) Plutarch., Lycurg.,[2; Instit. lacon , 25.
(2) Plutarch., Apophtegm. lacon., Cleomen., III.
(3) Pausan., III|, 14, 10.
(4) Cicer., pro Archia, c 3 :« Omnes artes quibiis a-las pucri'lis ad hiimanila-
tem informari solet. »
LÎ'S nKGS'MONIF.S. 175
conserver; la cité dorienne manquait de l'esprit cosmopolite qui
(it de Rome la maîtresse du monde. Elle usa ses forces dans} des
hostilités stériles. Nous n'entrerons pas dans le détail de ces petites
guerres. Une seule est devenue célèbre par le malheur des vaincus :
la lutte de Sparte et de Messèue nous offrira le tableau du droit
de guerre des Spartiates et nous conduira à la première hégémonie
qu'elle exerça dans le Péloponèse et dans les guerres médiques.
g II. Les guerres messénicnncs (').
La première guerre contre les Messéniens est \\i\ témoignage
irrécusable de l'esprit envahissant de la cité de Lycurgue. Déjà
chez les anciens les prétextes dont les Spartiates se prévalurent, le
meurtre de leur roi^ Toulrage fait à de jeunes Lacédémoniennes,
ont trouvé peu de créance; Polybe en a fait justice en disant qu'ils
convoitaient les riches campagnes de leurs voisins (-). Le serment
par lequel ils s'engagèrent à ne pas déposer les armes avant d'avoir
réuni à leur territoire les champs et les cités de la Mcssénie, atteste
que le but de Sparte n'était pas de repousser une injure, mais
d'ajouter à son territoire peu fertile riin des plus beaux pays de la
Grèce i^). Us envahirent la Messénie sans aucune déclaration de
guerre. Il y avait sur les limites des deux pays une ville située sur
une colline élevée, entourée d'eau, une place facile à défendre;
mais les habitants s'attendaient si peu à être attaqués, que les
portes étaient ouvertes, et qu'il n'y avait pas un homme sous les
armes; les Spartiates y entrèrent de la nuit et tuèrent tons les Mes-
séniens qu'ils rencontrèrent, les uns dans leur lit, les autres dans
les temples et au pied des autels; peu échappèrent au carnage. Tel
était le Irailement qui attendait les hommes libres; quant au terri-
toire, les Spartiates n'usèrent pas du droit de guerre habilucl; ils
ne coupèrent pas les arbres, ils n'incendièrent pas les habitations :
(1) Manso, Spai l;i , II'- livre.
(2) Pohjb., VI, 49, 1 . — Cf. Pausan., IV, 3 , 3.
(•{) Pausan., IV, H, 8. — Justin., III, 4.
174 LA GRÈCE.
c'est qu'ils considéraient déjà la Messénle comme un domaine de
Sparte (').
Cette première lutte de Tambilion contre l'indépendance nationale
fut longue et acharnée; les vaincus ne demandaient pas grâce, parce
que vainqueurs ils ne l'auraient pas accordée ('). Après une guerre
de vingt ans, les Messéniens succombèrent; les uns se réfugièrent
chez les peuples voisins; ceux qui restèrent dans leurs anciennes
demeures furent traités comme des ilotes. Les historiens parlent des
Messéniens comme d'un troupeau d'esclaves, chargés de chaînes,
battus de verges : « Les vieillards n'avaient plus rien à craindre de
la mort, et les jeunes gens plus rien à espérer de la vie » ("). Né
pour la liberté, l'homme ne s'apprivoise pas avec la servitude, dit
le bon RoUin; la plus douce l'irrite et le révolte : que fallait-il
attendre d'un esclavage aussi dur que celui des Messéniens? Trente-
neuf ans après la prise d'Ithôme, l'insurrection des vaincus com-
mença la seconde guerre messénienne , illustrée par la figure hé-
roïque d'Aristomène. La poésie a idéalisé ce personnage ; même en
l'acceptant tel (\\\tPausanias le dépeint, cet idéal d'un guerrier do-
rien paraît encore bien affreux. D'après un antique usage, celui
qui avait tué de sa main cent hommes dans un combat, offrait un
sacrifice solennel à Jupiter. Aristomène fut célébré par les chants
populaires, pour avoir offert trois fois l'horrible hécatomphonie [*).
Ce qui fait la véritable gloire du héros messénien, c'est d'avoir
mis un courage indomptable au service de la liberté de sa na-
tion. Les esclaves révoltés montrèrent qu'ils méritaient d'être
libres; ils vainquirent leurs maîtres. Sparte eut recours alors à
un moyen peu digne d'une cité guerrière; le roi des Arcadiens,
corrompu par l'or lacédémonien, déserta les rangs de ses alliés au
milieu d'un combat. Ira, la dernière retraite des vaincus, tomba
également par trahison. Une grande partie des vaincus abandon-
nèrent le sol natal et cherchèrent une nouvelle patrie sur des côtes
(1) Pawsan., IV, 5, 9; IV, 7, 1.
(•2) Paiisan., IV, 8, 7.
(3) « Servilulis verbera, plerumque et viucula, aetcraqtie captivilalis mala. »
Justin., IIF, 5. — Darlhélcmy, cli. 40, 2'^ élégie.
(4) Patisan., IV, 10, 3.
I
LES HÉGÉMONIES. 175
lointaines; la condition de ceux qui restèrent, aggravée par l'insur-
rection, fut plus misérable que celle des ilotes, ces parias de la
Grèce (').
Les Messéniens plièrent sous le joug, mais ils n'oublièrent pas
leur ancienne indépendance. Quand les ilotes, profilant du tremble-
ment de terre qui mit Sparte en ruines, s'insurgèrent contre leurs
oppresseurs, ils se joignirent à eux. Ce fut le signal de la troisième
guerre messénienne. Un écrivain anglais a peint en sombres cou-
leurs la haine des esclaves exaltée par des malheurs qui auraient
fait tomber les armes des mains d'ennemis moins exaspérés, les
ilotes et les Messéniens abandonnant leurs champs pour achever
l'œuvre de destruction, la fureur des hommes plus impitoyable que
les bouleversements de la nature physique (-). Le courage des in-
surgés fut à la hauteur de leur soif de vengeance. Pour sauver leur
cité, les Spartiates furent obligés de faire appel à leurs alliés, et
même aux Athéniens leurs ennemis-nés. L'héroïque résistance
d'Ithôme mérite d'être placée par l'histoire à côté des hauts faits de
Platée et de Salamine. Ou la liberté cesserait-elle d'être une cause
sacrée, parce qu'elle est revendiquée par des ilotes? Si l'antiquité
aristocratique a flétri les révoltes des esclaves, c'est à la démocratie
moderne à saluer en eux ses frères aînés.
La troisième guerre messénienne fut la dernière tentative des
vaincus pour recouvrer leur indépendance. Grâce à l'intervention
du dieu de Delphes, les défenseurs d'Ithùme obtinrent la faculté de
quitter le Péloponèse; le vainqueur, humain malgré lui, les menaça
de la mort, s'ils osaient reparaître dans leur patrie (=). Quand
Sparte à son tour trouva son tombeau à Leuctres, Epaminondas,
pour la ruiner à jamais, rappela ses irréconciables ennemis. Dis-
persés en Italie, en Sicile, dans des contrées plus lointaines
encore, les Messéniens accoururent tous à la voix dcThèbes ; peut-
être la haine héréditaire du nom Spartiate, |)lus que le désir de
revoir le sol natal, animait les proscrits ('). La nouvelle Messène
(1) l'aman., IV, '23, 1-3.
(2) Buhoer, Athons, IV, 3, 8.
(3) Paiisan., IV, 24, 7.
(Î-) Pausan., IV, 26, 5; IV, '11, !». 1 1.
Î7() LA CllKCF..
fut l'ennemie constante de Sparte. Alors même que vainqueurs et
vaincus perdirent leur liberté, ils restèrent divisés : dans les guerres
civiles qui ensanglantèrent la fin de la république romaine, les Mes-
séniens prirent le parti d'Antoine, parce que les Lacédémoniens
combattaient sous les drapeaux d'Octave(').
Nous avons suivi sur les guerres messéniennes le récit ûePausa-
nias. Le savant historien des tribus helléniques qualifie les tradi-
tions recueillies par l'écrivain grec de roman hostile à Sparte (-). Il
est probable que les poésies auxquelles Pmisanias a puisé, exal-
taient les hauts faits des héros de la Messénie, et les poètes qui
consolaient les exilés devaient être peu favorables aux vainqueurs.
Nous ne voulons pas prendre parti pour Messène contre Lacédé-
mone; peut-être les Messéniens auraient-ils été des conquérants
aussi impitoyables que les Spartiates, IMais ces vieux chants n'en
sont pas moins une peinture fidèle des mœurs de la Grèce do-
rienne; Sparte y apparaît ce qu'elle a toujours été depuis, coura-
geuse mais oppressive et souillant sa vertu guerrière par un mé-
lange de perfidie et de corruption.
I III. Première hègéinonie de Sparte.
La lutte de Sparte et de Messène décida du sort du Péloponèsc.
Une seule cité aurait pu disputer la sui)rématie aux Spartiates, Ar-
goSjl'antique siège des Pélopides,qui dans les temps héroïques avait
exercé une espèce d'hégémonie; elle succomba. Sparte profita de
son ascendant pour chasser les tyrans, organes de la démocratie
et pour relever la puissance de l'aristocratie dorienne. Plutarquc
compare la cité de Lycurgue à Hercule; le héros parcourut tout
(1) PaMsa)!.,IV, 31, -1.
(2) Millier, Die Dorier, T. I, p. \k\, ss. — Manso accorde plus de foi à Tausa-
nias. Voyez sa dissertation : Ist Pausanias in der Gcschichte dermessenischen
Kriege fjlaubtoUrdig? [Sparla, T. I, Beyiage XVIII, p. 204-274). —L'historien
anglais Thirlwall croit également que le fond des traditions recueillies par l'écri-
vaia grec est historique (Geschichte Griechonlands, T. I, p. 305). — Grole (His-
tory of Greece, T. II, p. 307, ss ) suit l'opinion de Miiller.
LES HÉGÉMONIES. 177
Tuoivers pour châtier les scélérats ; de même Sparte détruisit les
pouvoirs injustes et les tyrannies qui opprimaient les villes. Son
empire était si bien établi, qu'elle n'avait besoin que d'envoyer un
ambassadeur; on obéissait à ses injonctions sans qu'elle remuât
un bouclier ('). La cité de Lycurgue était reconnue comme la pre-
mière de la Grèce, non-seulement par les Grecs du continent, mais
même à l'étranger. Quand l'oracle conseilla à Crésus de faire
alliance avec les états les plus puissants, le roi des Lydiens s'adres-
sa aux Spartiates, comme au premier peuple de la Grèce('). Pressés
par Cyrus, les Grecs d'Asie demandèrent l'appui de Sparte, bien
qu'ils fussent liés avec Athènes par la communauté d'origine; et
lorsque Aristagoras songea à soulever l'Ionie, il rechercha l'alliance
de Sparte avant de se présenter à Athènes ('). A en croire Héro-
dote, le renom de la puissance lacédémonienne aurait pénétré jus-
que chez les Barbares; les Scythes, voulant se venger de l'invasion
de Darius, envoyèrent des ambassadeurs à Sparte pour contracter
alliance avec les Lacédémoniens (*).
Devons-nous attribuer avec Plutcuque l'influence de Sparte à la
force de ses institutions et à sa justice? Mabbj l'a cru ('); il avoue
que Sparte conserva par les moyens ordinaires de l'ambition l'em-
pire (juc la sagesse lui avait acquis, mais il voit dans cette défaillance
une marque de la faiblesse humaine : « Sans doute, dit-il, il ne
peut y avoir de vertu pure parmi les hommes, puisque celle des
Spartiates ne le fut pas. » Les faits sont loin de répondre à ce
tableau idéal. La guerre contre Tégée entreprise par ennui, la
conquête sanglante et injuste de la Messénie, les hostilités contre
Argos, mêlées de pcrtidies et de cruautés, tel fut le piédestal de la
puissance lacédémonienne. Ce n'est pas sa justice, c'est sa vertu
guerrière qui fut l'instrument le plus elïicace de sa grandeur. Jus-
(1) Plularch., Lycurg., 30.
(■-) Herod., I, 69 : -Jaéa; yào 7rvvO'/.vrjj7.a'. TrooîTTàvat ta; 'E"x)-àc?o;.
(3) //erod.,V, 49.
(4) Herod., VI, 84.
(■i) Plularch., Lycurg., ^O. — Mabl'j, Entretiens de Pliocion, IV; Oliserv.ilioiis
sur l'histoire de la Grèce, livre I.
12
J78 LA GRÈCE.
qu'àla bataille de Leuctres, les Spartiates étaient considérés comme
invincibles; les peuples grecs se croyaient sûrs de la victoire, quand
ils avaient un général lacédémonien à leur téte(^). Ce renom de
valeur devait donner la prépondérance aux Spartiates dans un âge
où la force était Tunique fondement de la puissance (^).
Cependant l'hégémonie de Sparte (^) était loin d'être aussi éten-
due qu'on serait porté à le croire d'après les récits de Plutarque et
iï Hérodote. Elle n'embrassait pas même tout le Péloponèse(*).
Argos fut vaincue par les Spartiates, mais elle ne se soumit pas à
ses lois. Mantinée suivait le parti d'Argos et les Achéens n'en-
trèrent dans la ligue que temporairement. La confédération n'avait
donc pas un caractère général : c'était une association de cités
doriennes; les Ioniens n'en faisaient pas partie. Il n'y avait rien de
déterminé, ni sur l'objet de la ligue, ni sur son organisation, ni sur
les pouvoirs de Sparte^ ni sur les droits et les devoirs des alliés.
Sparte avait le commandement pendant la guerre, et elle présidait
les délibérations communes qui dans un temps d'hostilités perma-
nentes n'avaient d'autre objet qu'une guerre à entreprendre ou une
paix à conclure. Chacun des confédérés avait une voix égale dans
ces réunions; Sparte n'y exerçait aucune prépondérance; la majo-
rité décidait, et elle se prononça plus d'une fois contre les préten-
tions de la république dominante (^). Les membres de la ligue
conservaient leur indépendance et leur autonomie. Comme le prin-
cipe aristocratique régnait dans toutes les cités, il n'y avait aucun
motif pour Sparte d'intervenir dans leur gouvernement intérieur-
Si des contestations s'élevaient entre les peuples alliés, ils s'en rap-
portaient à l'oracle de Delphes ou à des arbitres ; l'assemblée géné-
(1) Plutarch., Pelopid., -17; Lycurg., 30.
(2) Lysias, ap. Dionys. Hal., T. V, p. 523, éd. Reiske : ij^î^ôvî- ovtî; tôjv
'E/).vjvwv oùx à(?izw; zaî (?tà zr,v ïy.'fvzov àpzrr,v y.'xl Sii. t>;v ttoo; tov Tr6\itJ.o-j
STrtCTTÎÎfAÏJV.
(3) Voyez sur la première hégémonie de Sparte, Millier, Die Dorier, 1, 179, ss.
— Hermann, Griech. Staatsallherth., T. I, §§ 31-35.
(4) Herod.,\U, 148. — Kortilm, Zur Geschichte bellenischer Staatsvcrfassun-
gen, p. 37-39.
(5) Herocl, V, 93.
LES HÉGÉMONIES. 17!)
raie n'avait aucune autorité pour les décider. Était-ce pour ne pas
mettre les confédérés dans la dépendance de Sparte, comme le dit
MilUerQ), ou n'est-ce pas plutôt que dans renfonce de la science
politique, Ton ne songeait pas à créer une véritable fédération?
Sparte fixait le contingent des troupes que chaque république
devait fournir; il en est de même du tribut qui n'était pas perma-
nent. Les charges des alliés n'étaient pas lourdes, mais aussi leurs
moyens d'action étaient reslrelnts. L'alliance s'était formée sponta-
nément et sans but déterminé. Par sa constitution même, elle
n'était propre à agir que dans un cercle étroit; quand il s'agit de
sortir du Péloponèse pour entreprendre une guerre longue et coû-
teuse, la ligue se trouva en défaut (^). L'impuissance de Sparte se
révéla, lorsque l'invasion des Perses mit les destinées de la Grèce
en ses mains.
Le commandement exercé par les Spartiates pendant les guerres
médiques n'était pas un droit attaché à leur hégémonie, puisque la
ligue comprenait seulement les peuples du Péloponèse. Mais supé-
rieurs en puissance, et jouissant d'une grande réputation militaire,
les Spartiates furent naturellement appelés à la tète des Grecs
armés pour la défense commune ('). Sparte, appuyée de la confiance
générale, revendiqua cependant l'hégémonie comme un droit qui
lui appartenait depuis les temps les plus reculés. Gélon de Syra-
cuse, que les Grecs du continent avaient engagé à venir à leur
secours, demanda à commander l'armée hellénique; le député
Spartiate, indigné, s'écria « que ce serait un grand sujet de dou-
leur pour Agamemnon, descendant de Pélops , s'il apprenait que
les Spartiates se fussent laissé dépouiller du commandement par
un Gélon et par des Syracusains »(*). La conduite des Spartiates
dans les guerres médiques fut-elle à la hauteur de ces orgueilleuses
prétentions? Les Athéniens seuls arrêtèrent la première invasion
des Barbares, lis avaient envoyé un héraut à Sparte, pour dcman-
(1; DieDorifT, T. [, p. 183, ss.
(2) Thuajfl., I, 141.
(:!] rhunjil., I, IH.
('^) llrroiL, Vil, liiO.
180 LA GRÈCE.
der du secours. Les Lacédémonicns étaient disposés à l'accorder,
mais ils déclarèrent qu'il leur était impossible de partir sur le
champ, parce qu'une loi leur défendait de se mettre en marche
avant la pleine lune ('). Ainsi il n'a pas tenu à Sparte que l'Altique
ne fût conquise, que la Grèce ne devint esclave des Barbares et
que le développement de la civilisation hellénique ne fût arrêté!
La seconde invasion des Perses menaça plus directement le Pélo-
ponèse; alors les Spartiates se réveillèrent, et le dévouement de Léo-
nidas rendit leur nom à jamais célèbre. Mais la politique de Sparte
ne répondit pas à l'héroïsme de ses guerriers. Les institutions de
Lycurgue ne semblaient donner à l'existence du citoyen d'autre but
que la cité sa patrie. Lorsque la formidable armée de Xcrxès mit
l'indépendance de la Grèce en danger, Sparte et ses alliés ne son-
gèrent qu'au salut du Péloponèse {-). En vain le génie de Thémis-
tocle indiqua aux Grecs leur unique voie de salut; quand les Pélo-
ponésiens apprirent que les Thermopyles étaient forcées, quand
ils virent les innombrables vaisseaux des Perses, la frayeur les
prit et ils voulurent s'enfuir dans le centre de la Grèce. Si nous en
croyons Hérodote, le général des Spartiates et le commandant des
Corinthiens ne furent retenus que par l'appât de l'or, La victoire
d'Arlémisium ne suffit pas pour rallier les Spartiates et leurs alliés
du Péloponèse aux desseins profonds de Thémistocle ('). Il fallut
que le grand homme eût recours à la ruse pour forcer les Grecs de
vaincre à Salamine (^).
La victoire de Salamine brisa la puissance maritime des Perses,
mais une armée formidable occupait toujours le continent. Ici
s'ouvre une nouvelle série d'incertitudes et de lenteurs qui dénotent
de la part de Sparte ou une incapacité absolue, ou l'oubli des inté-
(1) Hérodote ne suspecte pas ouvertement la conduite des Spartiates, mais il
en fait la plus cruelle satire, en ajoutant ; « Pendant qu'ils attendaient la pleine
lune, ilippiasfaisait aborder les Barbares à Marathon » {Ilerod.., VI, 10G, 10'). —
Oroto (History of Greece, T. IV, p. 463 , ss. ) dit que la conduite de Sparte fut le
résultat d'un aveugle attachement aux vieux usages.
(2) nerod., VUl, 40. — Piutarch., Themisl., c. 9.
(3) Herod., VIII, 4, 5, 56, 49.
(4) Herod., VIII, 74-7G. —Piutarch., Themist., 12.
LES HÉGÉMONIES. J81
rèls de la Grèce qu'elle était chargée de défendre. Lorsque Xerxès
essaya de détacher les Athéniens de la cause hellénique, les Spar-
tiates se hâtèrent de leur envoyer des députés. Les Athéniens
répondirent à l'ambassadeur des Mèdes : « Tant que le soleil
fournira sa carrière accoutumée, nous ne ferons pas d'alliance
avec Xerxès; mais pleins de confiance en la protection des dieux
et des héros qu'il a méprisés, dont il a brûlé les temples et les
statues, nous le combattrons avec courage. » Ils engagèrent les
Lacédémoniens à mettre au plutôt leur armée en campagne, pré-
voyant que les Barbares envahiraient l'Attique, dès qu'ils appren-
draient que leurs offres étaient rejetées (^). Les prévisions des Athé-
niens se réalisèrent, mais ils pressèrent vainement les Spartiates
de remplir leurs engagements : les éphores remettaient leur réponse
d'un jour à l'autre. Hérodote se demande pourquoi les Lacédémo-
niens montrèrent d'abord tant d'ardeur à détourner les Athéniens
du parti des Perses et oublièrent ensuite leurs promesses : « .Je
n'en puis donner d'autre raison, dit-il, que celle-ci. Quand l'am-
bassadeur des Mèdes vint à Athènes, le mur qui devait fermer
l'isthme n'était pas encore achevé; à l'arrivée des députés athéniens,
l'isthme était fermé; ils croyaient n'avoir plus besoin de leurs
alliés »(^). Un égoïsme pareil, dit un historien allemand, touche à
la trahison (').
Les Spartiates n'étaient pas à la hauteur du rôle qu'ils furent
appelés à jouer dans les grands événements qui décidèrent du sort
delà Grèce et de l'avenir de l'humanité. Aucun sentiment géné-
reux n'inspirait leur politique ; leur égoïsme même était mal cal-
culé. L'incapacité leur lit perdre riiégémonie qu'ils devaient à leur
gloire militaire. Pendant l'invasion, Sparte était en apparence à la
télé des Grecs (') ; en réalité, c'est le génie de Thémislode qui
dirigeait les destinées de la Grèce. Athènes s'empara de l'hégémo-
nie qui s'échappait des mains impuissantes des Spartiates. On a
(1) //cm/., VIII, \^>l)-\fi'i: — I'littarch., Arislid., r. 10.
(2) Ilerod., IX, G-9.
(3) Waclismuth , Ilclleniscbc Allertbumskundo, T. 1, \). '207.
(î) Hcruil.A'U, 137.— Dmlur., XI, '6'6.— Mùllcr, l)ic Doricr, T. I, [>. I8D, ss.
18i LA GRÈCE.
voulu donner à cet acte de faiblesse les couleurs du patriotisme et
de la modération. Pausanias, dit-on, s'était laissé corrompre par
l'argent des Modes ; craignant la funeste influence des mœurs étran-
gères sur leurs généraux, les Spartiates abandonnèrent volontaire-
ment aux Athéniens la direction d'une guerre lointaine qui n'était
pas dans les principes de la cité de Lycurgue('). Plutarque ad-
mire la grandeur d'âme que les Lacédémoniens firent paraître dans
celte occasion f). Peut-être les Spartiates voulurent-ils se donner
l'apparence du désintéressement, mais leur renonciation à cette
hégémonie qu'ils avaient disputée avec tant d'àpreté dans l'ori-
gine de la guerre à Argos, à Athènes, à Gélon, ne fut rien moins
que volontaire. Quand la trahison de Pausanias fut connue, et que
les alliés refusèrent de servir sous ses ordres, les Lacédémoniens le
rappelèrent; toutefois ils songeaient si peu à abandonner le com-
mandement, qu'ils envoyèrent de nouveaux généraux pour le rem-
placer. Les Grecs, las de la dureté Spartiate, ne voulurent pas
reconnaître l'autorité de Dorcis; alors seulement les Lacédémo-
niens cessèrent de prétendre à l'hégémonie ('). Ils la ressaisirent
bientôt, grâce aux fautes de leurs rivaux; mais leur incapacité
resta la môme, ils trahirent plus ouvertement la liberté hellénique
dans le honteux traité d'Antalcidas. La Grèce comme l'humanité
n'ont qu'à s'applaudir de leur chute définitive.
0. Mïdler dit que la confédération péloponésienne est la seule
qui dans les beaux jours de la Grèce ait réuni la justice et la li-
berté à une puissance suffisante (^). Nous venons de dire que, dans
ses rapports avec l'extérieur, la ligue se montra tout ensemble
incapable et dépourvue du sentiment de la nationalité hellénique.
Il est vrai que dans les relations de Sparte avec ses alliés du Pélo-
ponèse, on n'entendit pas encore de ces plaintes sur les abus de
pouvoir qui firent de leur seconde hégémonie un véritable des-
potisme; mais la suprématie de Sparte n'était que l'ébauche de sa
(1) Thucyd., II, 95. — Diodor., XI, 59. — Mitller, Die Doricr, I, -185.
(2) Plutarch., Aristid., c. 23.
(3) Tkucyd., I, 92. — Thirlwall, Geschichte Griechenlands, T. II, p. 384.
(i) Millier, DieDorier, I, 184.
LES HÉGÉMOMES. 183
future (lominalion. Elle n'élalt pas assez forte pour rallier toujours
les Grecs à ses desseins; comment aurait-elle eu la pensée de leur
imposer son joug?
I IV. Les (jucrres mcdif/iics.
On dit que l'insurrection des Ioniens et Tappui qu'ils trouvèrent
à Athènes, furent la cause des guerres médiques : ce fut plutôt
l'occasion. La puissance croissante des Perses menaçait l'Europe ;
une collision entre les deux races était inévitable. Jamais il n'y eut
de lutte plus mémorable; elle devait décider à qui appartiendrait
l'empire du monde, au génie de l'Orient ou à celui de l'Occident.
Le Grand Roi aspirait à la monarchie universelle; il comptait
subjuguer les Grecs, parcourir ensuite l'Europe et ne faire de la
terre entière qu'un seul état : « La Perse ne devait avoir d'autres
bornes que le ciel, le soleil ne pas éclairer de pays qui ne lui ap-
partint )'('). On disait à Xerxès pour l'exciter à porter ses armes
en Grèce, « que l'Europe était un pays très-beau, d'un excellent
rapport, que le roi seul méritait de l'avoir en sa possession » (').
Les courtisans de Xerxès avaient-ils raison? le Grand Roi était-il
digne de faire la conquête de l'Occident?
Nous avons tracé le tableau de l'empire persan avant les guerres
médiques. Le régime despotique avait porté ses fruits. La foice
seule dominait, et elle prétendait régner jusque dans l'ordre moral :
les Grands Rois se croyaient donnés par Dieu aux Perses pour loi
el pour règle de tout ce qui est honnête ou vicieux{^). Avec la corrup-
tion et la décadence de l'empire, le mépris de la dignité humaine
ne fit (juangmcnter. Darius était sur le point de marcher contre
les Scythes, « lorsqu'un Perse, nommé Oeobazus, dont les trois
fils étaient de cette ex|)é(lilion, le pria d'en laisser un auprès de
lui. Darius lui répondit comme à un ami dont la demande est mo-
(I) Jlcrod., VJl, 8. l'.t.
12) Ifcrod., VII.. •).
( )) l'intarch., .\rla.\c'rx., ii.
\8i LA GRÈCE.
(lérée, qu'il les lui laisserait tous. Le Perse se flattait que ses trois
fils allaient avoir leur congé; mais le roi ordonna de faire mourir
tous les enfants d'Oeobazus : morts, on les laissa en cet endroit »(').
Darius fut également cruel dans la guerre. Après la prise de Baby-
lone, il fit mettre en croix trois mille habitants des plus distingués
de la ville. Ses satrapes menacèrent les Ioniens révoltés de les
réduire en esclavage : « Leurs enfants mâles seront faits eunuques,
leurs filles transportées à Bactres, et on donnera leur pays à d'au-
tres peuples. » Ces horribles menaces furent mises à exécution (-).
Xerxès surpassa Darius en cruauté. Un Lydien, l'homme le plus
riche de l'Asie, reçut le roi et toute son armée avec la plus grande
magnificence, et lui offrit de l'argent pour les frais de la guerre;
il demanda une grâce; Xerxès l'accorda. Alors Pylhius le pria
d'avoir compassion de son grand âge et d'exempter l'aîné de ses
cinq fils de servir dans cette guerre. Le Grand Roi fut indigné de
ce qu'un de ses esclaves osait lui parler ainsi, tandis qu'il aurait
dû le suivre avec tous les siens : « Cependant il ne voulait pas,
dit-il, se laisser surpasser en libéralité par Pythius ; il lui fit
grâce de la vie à lui et à quatre de ses fils, mais il le punit
parla perte de celui qu'il aimait uniquement; il commanda de le
couper en deux et d'en mettre une moitié à la droite du chemin
par où devait passer l'armée, et l'autre moitié à la gauche : les
ordres du roi exécutés, l'armée passa entre les deux parties du
corps »('). Ces traditions sont une vive et vraie image de la cruauté
asiatique. L'héroïsme de Léonidas aurait inspiré du respect et de
l'admiration à un ennemi généreux; Xerxès lui fit couper la télé
et mettre le cadavre en croix (''). Les Grecs avaient confié leur des-
tinée à la mer; ne trouvant plus de Spartiates pour arrêter sa mar-
che, le roi se répandit avec son immense armée sur la Grèce, pil-
lant, dévastant, brûlant tout sur son passage : Platée, Thespies,
Athènes furent livrées aux flammes (^).
(1) Herod., IV, 84. — Cf. Seneca, de ira, III, 16.
(2) Herod. ,U\, 159; VI, 9, 32, 33,19, 20.
(3) Herod., VII, 27, 38-40. — Cf. Seneca, de ira, III, 17.
(4) Herod., VII, 238.
(5) Herod. ,YIU, 32, 33, 50; IX, 13. — Just., 11,12.— Corn. Nep., Them., c. 2.
LES HEGEMONIES.
\m
Tels élaicnt les adversaires des Hellènes. Nous ne ferons pas à
la pairie d'Homère, de Solon, de Platon, l'injure de la comparer
avec les rudes dominateurs de l'Asie. Même sur les champs de
bataille, les Grecs se montrèrent supérieurs à leurs barbares en-
nemis. Les ravages des Perses et surtout leurs sacrilèges 0 auto-
risaient d'horribles représailles, d'après le droit des gens de l'anti-
quité. Cependant, chose remarquable, les Grecs furent moins cruels
dans les guerres médiques que dans leurs guerres intestines; on
dirait que le patriotisme épura leurs sentiments et éleva leurs âmes.
Le seul Irait de cruauté qu'on leur reproche, c'est l'ordre donné à
la bataille de Platée par Pausanias de ne pas faire de quartier aux
ennemis; encore n'est-ce pas la vengeance ni la barbarie qui inspi-
rèrent le général lacédémonien; mais voyant que le nombre des
Barbares, même après leur défaite, surpassait celui des Grecs, il
craignit que la pitié n'eût des suites funestes ('). Des Hellènes exci-
tèrent Pausanias à venger Léonidas, en infligeant le même traite-
ment à Mardonius ; le roi de Sparte rejeta ce conseil impie H.
.Jamais il n'y eut de guerre plus sainte que celle des Grecs con-
tre les Perses, et jamais victoire n'eut des conséquences aussi im-
portantes. Les Barbares sont refoulés en Asie; le génie grec, exalté
par les combats soutenus pour la liberté, va se déployer dans toutes
les carrières (^j, et produire cette admirable civilisation qui, répan-
due dans le monde entier par les guerres d'Alexandre et de ses
successeurs, domina le peuple roi, devint l'instrument le plus
puissant pour le développement et l'extension du christianisme,
ranima la vie intellectuelle de l'Europe, au sortir du moyen-àge, et
préside encore aujourd'hui à notre éducation. Apprécions plus spé-
cialement l'influence des guerres médiques sur l'unité de la Grèce.
(1) Il y avait dans la destruction des temples plus d'intolérance que de barba-
rie. Cicéron en a déjà fait la remarque : « Nec scquor magos l*ersarum, quibus
auctoribus Xerxes inflammasse templa Gruiciic dicilur, (juod parielibus iiiclu-
derent deos, quibus omnia deberent esse j)atenlia ac libéra, quoruratiue hic
mundus omnis templum esset et domus » (Ue Lcgg., II, 10).
(2) Dioclor., XI, 32.
(.}) llcrod., IX, 77, 78.
(4) Plutarch., Arist., C. 7 : o oc'/o; l-i zr, 'j'i/.ç pr/a 'jfvovwv /.v.l rw f/r/'-TTo)-,/
18G LA GRÈCE.
Lorsque Darius demanda la lerre et Teau aux Hellènes, la plu-
part des républiques obéirent. La terreur fut plus grande encore
quand les Grecs apprirent les formidables armements de Xerxès.
On peut voir dans Diodore les noms des peuples helléniques qui
embrassèrent le parti des Barbares (') ; ceux mêmes qui refusèrent
la terre et Teau au Grand Roi étaient effrayés. Des animosités par-
ticulières augmentèrent la division (^). Chez plusieurs l'égoïsme l'em-
porta sur le bien général de la Grèce. Enfin la vanité et l'orgueil
étaient une source de divisions plus grande peut-être que la haine
et l'intérêt personnel. Les Grecs envoyèrent des ambassadeurs à
Gélon, roi de Syracuse, pour l'inviter à réunir ses forces aux leurs
contre les Perses; ils lui représentèrent que l'intérêt de la Sicile se
confondait avec celui de tous les Hellènes. Gélon répondit qu'il
était prêt à leur accorder un puissant secours, à condition qu'il
commanderait l'armée. Nous avons rapporté la fière réplique du
Spartiate Syagrus. Gélon ayant demandé qu'on lui donnât au moins
le commandement de l'armée navale, cette proposition parut révol-
tante aux Athéniens; ils déclarèrent queux, le plus ancien peuple
de la Grèce, le seul qui n'avait jamais changé de sol, n'abandon-
neraient pas le commandement à des Syracusains. Gélon refusa le
secours (^).
L'approche du danger réconcilia les Grecs pour quelque temps;
à défaut de sentiments communs, la haine des Barbares surexcitée
par la lutte devint un lien d'union. Ils s'assemblèrent dans l'isthme
de Corinthe et décrétèrent que tous ceux qui prendraient volontai-
rement le parti des Perses, seraient condamnés à payer aux dieux
le dixième de leurs biens ('). Après la bataille de Salamine, l'as-
semblée générale des Grecs décida de se joindre aux Athéniens;
un serment solennel devait garantir leur union. Ils jurèrent « de
(1) Diodor., X[, 3. — Cf. Herod., VII, 138, 108; VIII, 73. — Wachsmulh,
Hellenische Alterthumskunde, T. I. p. 203-205.
(2) Les Phocidiens embrassèrent le parti des Grecs par la seule raison que les
Tbcssaliens s'étaient déclarés pour les Perses [Herod., VIII, 30).
(3) Herod., \n, -169, 157-162.
(i) Diodor., XI, 3. — Herod., VII, 132.
LES HÉGÉMONIES. 187
n'eslimer jamais la vie plus que la liberté; de laisser subsister les
ruines des temples pour rappeler à la postérité la fureur sacrilège
des Barbares; de léguer aux enfants de leurs enfants leur baine
contre les Perses, haine qui durerait tant que les Neuves couleraient
vers la mer, tant que la terre porterait des fruits, tant que le yenrc
humain subsisterait » ('). Les Athéniens renouvelèrent le serment
de haine éternelle aux Barbares, lorsque Xerxès essaya de les
détacher de la ligue. Ils restèrent longtemps fidèles à ce patriotisme
sauvage. Thémistocle fit arrêter l'interprète des ambassadeurs que
Xerxès avait envoyés pour demander aux Athéniens la terre et
l'eau; un décret du peuple condamna cet homme à mort, pour
avoir osé employer la langue grecque à exprimer les ordres d'un
Barbare (-). Dans uu temps de décadence, Démosthène aimait à
citer ce beau décret : « Qu'Arthmius de Zélie soit tenu pour infâme
et pour ennemi des Athéniens et de leurs alliés, lui et sa race,
pour avoir apporté de l'or des Perses dans le Péloponèse » C).
La haine des Barbares resta profondément gravée dans l'âme
des Grecs (*); c'est par cette opposition qu'ils se sentaient une
nation plutôt que par la sympathie qui les unissait. Cependant la
lutte avec les Perses avait développé de grands génies politiques.
La Grèce conduite au bord de l'abime par le défaut d'un lien com-
mun entre ses peuples, la victoire due à une union temporaire, ne
devaient-elles pas inspirer aux Aristide et aux Thémistocle la pensée
d'une association des populations helléniques? Aristide rédigea
l'admirable réponse que les Athéniens firent aux ambassadeurs de
Sparte, lorsque Xerxès leur oflrit son alliance : «Non, il n'est
point assez d'or sur la terre, il n'est point de pays assez beau, assez
riche, il n'est rien qui puisse nous portera prendre le parti des
Mèdes, pour réduire la Grèce en esclavage... Le corps hellénique
étant d'un même sang, parlant la même langue, ayant les mêmes
(1) Diodor., fragm., IX, ^0; XI, 29.
(2) Plutarch., Themist., 6.
(3) Demosth., Phil., III , § 42, p. 121; de Falsa Légat., ^ 271, p. 428. Le décret
fut porté sur la proposition de Tliémislocle (Pluiarch., Themist., c. 6).
(4) Voyez plus bas, livre VI, relations internationales.
188
LA GHECE.
(lieux, les mêmes temples, les mêmes sacrifices, les mêmes usages,
les mêmes mœurs, ce serait une chose honteuse aux Athéniens
de le trahir. » C'est encore Aristide qui fit décréter que les
prêtres chargeraient de malédictions quiconque proposerait d'en-
trer en négociation avec les iMèdes, ou d'abandonner l'alliance
des Grecs ('). Thémistocle ne se contenta pas d'exciter la haine
des Grecs contre les Barbares; son plus grand bienfait, ù'dPlti-
tarque, fut d'avoir éteint les guerres intestines dans la Grèce,
d'avoir réconcilié les villes entre elles, de leur avoir persuadé
d'oublier leurs inimitiés particulières, en présence de l'ennemi
commun (-). La pensée de Thémistocle ne se serait-elle pas por-
tée au-delà du danger présent? Celui qui avait prévu de si loin
l'invasion persane et pourvu aux moyens de sauver l'indépendance
nationale, n'aurait-il pas songé à l'avenir et conçu l'idée de consti-
tuer une Grèce unie et forte? Les historiens attribuent un projet
pareil à Périclès. Il fit décréter que toutes les villes grecques,
grandes et petites, de l'Europe et de l'Asie, seraient invitées à
envoyer des députés à une assemblée générale qui se tiendrait à
Athènes pour délibérer sur la reconstruction des temples incendiés
par les Barbares; sur les sacrifices qu'on avait voués aux dieux,
lors de la guerre contre les Perses; sur les moyens d'assurer à tous
la liberté et la sécurité de la navigation et d'établir la paix géné-
rale. Cette proposition, faite à la veille d'une guerre qui déchira
toutes les républiques pendant vingt-huit ans, aurait pu sauver la
Grèce. Elle échoua devant l'opposition des Lacédémoniens qui em-
pêchèrent les villes d'envoyer des députés; ils voyaient d'un œil
d'envie la puissance croissante d'Athènes, et craignaient que la
grande conception de Périclès n'eût d'autre but que de consolider
l'hégémonie de la Grèce dans les mains de leurs rivaux (^).
En vain des hommes de génie auraient conçu des plans d'unité ;
les Hellènes étaient incapables de les réaliser. Rien ne le prouve
mieux. que l'histoire des républiques grecques après la défaite des
(1) ncrod., VIIF, 144. — Plutarch., Aristid., 10.
(2) Plutarch., Themist./G.
(3) Plutarch., l\vïd., 17.
LES HÉGÉMONIES. 189
Perses Les Barbares étaient à peine repoussés, que la dissension
éclata entre Sparte et Atliènes. Tiiémistocle dut employer la ruse
pour relever les murs de la ville héroïque qui avait sauvé la Grèce.
Ces murs furent détruits ensuite aux applaudissements des Hellènes
ligués contre la cité de Minerve. Le même siècle vit la défaite des
Perses, la ruine de Platée et la destruction des fortifications
dWtliènes par des mains grecques !
Les guerres médiques ne produisirent qu'une union temporaire.
Toutefois la Grèce avait senti le besoin de l'union. La plupart
des cités se rallièrent sous le commendement d'Athènes pour cou-
linuer la guerre contre les Perses. Athènes profita de sa prépon-
dérance pour fonder son hégémonie. L'unité que les Grecs n'avaient
pas voulu organiser par voie d'association , ils la subirent sous le
nom d'alliés.
CHAPITRE II.
ATHÈNES ET SON HÉGÉMONIE.
§ L Considérations générales sur Athènes et son droit des gens.
On a comparé plus d'une fois les Athéniens et les Français (').
Les parallèles établis entre individus ou nations sont presque tou-
jours forcés; cependant comme la mission de l'humanité est une, et
qu'elle se poursuit à travers les siècles par un progrès continu, il
faut que dès les temps anciens nous trouvions les germes des sen-
timents et des idées (jui se sont développés plus tard. A ce point
de vue, il y a du vrai dans la comparaison d'Athènes et de la
France. Le sentiment, l'amour de riuimnnilé, l'esprit cosmopolite
dominent dans le génie français. Dans ranli(iuité, l'on ne rencon-
(1) Chateaubriand, liissui sur les rôvoliitions, livro l, cli. 18.
190 LA GRÈCE.
Irc guère qu'un patriotisme farouche. Les Athéniens seuls possé-
daient en quelque sorte tout ce que le monde ancien connaissait de
sentiments humains .-c'est parce que la largeur de leur génie les éle-
Yail au-dessus des hornes étroites d'une cité , qu'il leur a été donné
de civiliser le monde. Le beau lilre de bienfaitrice du genre humain
a déjà été décerné à Athènes par les anciens (^) et il lui est resté.
Athènes résume en elle la Grèce (^). Ce qui caractérise le génie
grec et surtout celui d'Athènes, c'est la pensée, le sentiment, la
philosophie, la poésie, les arts. Les dieux se partagèrent autrefois
la terre; nous devons croire avec Platon que ce ne fut pas par
caprice qu'ils se choisirent leurs résidences, mais par une confor-
mité entre l'idée qu'ils représentaient et la mission du peuple dont
ils acceptaient les hommages. Athènes échut à Minerve. La fille
de Jupiter est l'emblème de cet amour des sciences et des arts qui
distingue la cité à laquelle elle donna son nom. Les brillantes facul-
tés de la race athénienne ne devaient pas rester le domaine exclu-
sif d'une petite république, ni d'une nation; les peuples, doués à
un haut degré du génie des arts, ont aussi une tendance à se ré-
pandre au-dehors, à entrer en communion avec l'humanité. Toutes
les traditions que les anciens s'étaient plù à imaginer sur le peuple
de Minerve révèlent chez lui un esprit universel et un amour des
hommes qui le rendirent digne de préparer le règne de la charité
et de la fraternité.
Lucrèce dit « qu'Athènes répandit chez les misérables humains
les fruits nourrissants de la terre »('). Une divinité enseigna l'agri-
culture aux Athéniens; ils ne songèrent pas à retenir pour eux
seuls cet immense bienfait, ils en firent part à tout le monde (*).
Le sentiment qui les engagea à communiquer aux hommes les dons
de Cérès, leur lit aussi enseigner les premiers aux Grecs, « à ne re-
(1) Plat-, Menex., 239, A, B.—Diodor., XIII, 26.— Antigonus disait qu'Athè-
nes était le fanal de l'univers (Plutarch., Demetr., 8).
(2) On disait qu'Athènes était la Grèce de la Grèce {Athen., Deipnos., V, 12).
(3) Lucrel., VI, 1. sqq.
(4) Isocrat., Pancgyr., n" 29 : ovtw; v; ttô/i; cumv où aô-jo-j Oso'^ilôi; à).),à zal.
otAavOpwTTw; 'éi7yj-J, wors A'jply. YîvoaÉvv; toto-Jtwv àyaOcôv ov/. s'jjQôv/îtî toî;
LES HÉGÉMONIES. 191
fuser à personne l'usage de l'eau vive, ni la permission d'allumer
son feu au foyer de son voisin. » « Ne pas montrer la route à celui
qui s'égare », était un crime que les Athéniens flétrissaient par des
exécrations publiques. On dit encore qu'ils instituèrent les pre-
miers le droit d'asile et qu'ils établirent en faveur des suppliants
des lois respectées par tous les peuples. Ils regardaient la pitié
non-seulement comme un tendre sentiment de l'àme, mais comme
une divinité ('); seuls des Grecs, ils élevèrent des autels à la misé-
ricorde (^).
Ainsi l'antiquité reconnaissante proclama que les Athéniens se
distinguaiententre tous les peuples par leur philanthropie. Bien que
la véritable humanité soit restée inconnue aux païens, les germes
de cette vertu des siècles modernes se trouvent à Athènes. Recueil-
lons-en les témoignages : ce sont les premières manifestations de
l'unité humaine et de la fraternité.
Un grand poëte n'a pas dédaigné de citer un trait d'humanité des
Athéniens envers les animaux, pour caractériser le peuple dont il
exposait la législation (^). Après que la construction du Parlhénon
fut achevée, ils donnèrent la liberté aux mules qui avaient le mieux
secondé les ouvriers par leur travail. Une d'elles vint, dit-on, un
jour se mettre d'elle-même à la tète des bêles de somme qui traî-
naient des chariots à la citadelle, comme si elle voulait les animer
a l'ouvrage; les Athéniens, accordant en quelque sorte à un animal
les honneurs du Prytanée, ordonnèrent par un décret que cette
mule serait nourrie juscju'à sa mort aux dépens du public ('). Plii-
tarque rapporte encore d'autres exemples de l'humanité athénienne,
puis il ajoute : « On doit s'accoutumer à être doux et humain envers
les animaux, ne fût-ce que pour faire Tapprenlissage de l'humanité à
(1) Plittarch., Cimon, 10. — Cicer., Do Omc, 111, 13. — Diodor., XIII, 26.
• — Quincdlian., Inst., V, M.
(2) Pausan., I, M, l. Sous l'empire romain, on proposa aux Athéniens d'adop-
ter les spectacles de gladiateurs :« nenverscz donc auparavant, s'écria un philo-
sophe (/'cmonao') , l'autel ([ue nos pères ont élevé à la miséricorde» {Luciau.,
Démon., .'i7).
(3) Schiller, Die Gcselz;i!ehung des Lykiirgus und Solon.
Cl) Phtturch., Cat. Maj., H; De Solcrt. Anim. , 13. — Aclian., De An., VI, 40.
192 LA GRÈCE.
l'égard des hommes.» Les Athéniens ont juslifié la sentence du phi-
losophe; leur législation était la plus humaine envers les esclaves;
dans le commerce de la vie ils rétablissaient presque l'égalité qu'ils
méconnaissaient avec l'antiquité tout entière (*). Seuls parmi les
Grecs, ils accordaient des secours aux citoyens que des infirmités
corporelles rendaient incapables de pourvoir à leur subsistance;
seuls ils élevaient les enfants de ceux qui étaient morts à la guerre(').
La sollicitude des Athéniens devança la charité chrétienne: ils éta-
blirent des médecins pour soigner les citoyens pauvres (').
L'humanité athénienne n'était pas limitée aux membres du peu-
ple souverain ; la cité de Minerve était « un port hospitalier, » tou-
jours prêt à recevoir les malheureux ('). Les poètes et les orateurs
exaltèrent à l'envi l'hospitalité d'Athènes; jaloux d'assurer à leur
patrie la prééminence sur toutes les républiques de la Grèce, ils
reportèrent jusque dans les temps fabuleux ce renom d'humanité
que les Athéniens considéraient comme leur plus beau titre de
gloire. Dans leurs mains, le personnage de Thésée devint le modèle
idéal de cette pitié pour les malheureux, de ce dévouement à la fai-
blesse et aux intérêts généraux de la patrie grecque, dont les Athé_
niens s'enorgueillissaient ('). Les Héraclides iV Euripide sont un long
panégyrique des vertus hospitalières d'Athènes. Hercule avait été
le bienfaiteur du genre humain ; les Athéniens, dignes organes de la
reconnaissance générale, prirent la défense de leurs descendants (*^).
Thésée et les Héraclides sont une invention des poètes; mais qu'im-
porte? La poésie n'a fait que donner un symbole à un sentiment
que toute l'antiquité reconnaissait au peuple de Minerve. Le nom
d'Athènes et l'idée d'hospitalité étaient tellement liés dans l'opi-
(1) Voyez plus haut, p. 159, ss.
(2) Boeckh, Économie polilique des Athéniens, T. I, p. 393. — Aristid., Pana-
then-, 331 (T. I, p. 190, édit. Jebb).
(3) Brouioer, Histoire de la civilisation grecque, T. Il, p. 379. — Barthélémy,
Voyage d'Anacharsis, ch. XX.
(4) Euripid., HippoL, 156; Heraclid., 329, sq.
(5) Schlegel, Littérature dramatique,!. I, p. 135, 202.— Patin, Les Tragiques
Grecs, T. II, p. 21; T. III, p. 358.
(6) Lwcrat., Paneg., § 56.
LES HÉGÉMONIES. 195
iiion des Grecs, qu'on érigea en ici ce trait des mœurs nationales(').
Thucydide atteste que les hommes les plus puissants de toutes les
parties de la Grèce clioisissaient Athènes pour refuge, quand la
guerre ou les dissensions civiles les chassaient de leur patrie, et
qu'ils y trouvaient un asile assuré r). Cette vertu des temps anti-
ques ne se perdit jamais chez les Athéniens. Encore de nos jours ,
dit Vlutarquc, elle a mérité par plus d'un exemple d'humanité et
de bonté, l'estime et l'admiration des autres peuples. Au milieu de
la décadence de l'antiquité, Lucien loua l'humanité exquise des
Athéniens envers leurs hôtesC). L'empereur Jî(//en leur rendit le
même témoignage {*).
L'hospitalité athénienne avait sa source dans le caractère du
peuple. Périclès dit que les Athéniens se laissaient volontiers gui-
der par le sentiment, même en politique f). De là la réputation
dont jouissait Athènes , d'élre toujours prèle h secourir ceux qui
recouraient à elle, victimes d'une injustice (*^). Les orateurs se plai-
saient à développer ce thème. Athènes, au dire de Démost/iène, fut
invariable dans sa politique, et celte politique élait la délivrance
des opprimés ('). Elle prenait la défense de toutes les infortunes (*'),
au point qu'on lui faisait le reproche de s'allier toujours avec les
faibles : nos amis mêmes, s (icvic Jsocrate, pourraient-ils faire de
nous un plus magnifique éloge? 0 "Les Athéniens, dit Z)emos-
thène, étaient toujours prêts à affranchir les peuples; tuteurs de la
(1) Une loi athénienne, dit un liistoricn, ordonnait d'accorder l'hospitalité à
tous les Grecs [Ephor., dans les Frarjm. hist. grâce, Ephori fragm., n" 37).
(2) Tliudjd., I, 2.
(3) Plutarch., Aristid , 27. — Lucian., Scytha, 10.
(4) Misopogon , Oper., p. 348, G, éd. Spanheim — Cf. lAbanius, Op., T. II,
p. 159.
(5) Thucyd., II, 40 : o'j tzv.t/ oj-z-; vj à)./y. oow-:-- xrôiusOa rov; '^i>o'j;.
(G) Xenopli , Heilon., VI. o, 't'ô : Tràvra; y.«i roi; d'-h/.ov^ivox); xai ro J; yo3ou-
(7) Demoslh., Pro Megalopol., § 14, sq., p. 20o : roj; à'J'aovtAÉvo'j; t'^jî^îiv.
(8) Demoslh., Pro Hhod. Lib., §22, p. 19G.
(9) hocral , Panegyr., § 53. — Euripide reproduit souvent cette accusation
d'imprudence qu'on adressait aux Athéniens ; il gioi ilie la cité do Minorvo do cos
reproches [Vatin, Etudes sur les tragiques grecs, T. lll. p. 300, 381).
194 LA GRÈCE.
commune liberté, ils dépensèrent dans l'intérêt du reste de la
Grèce plus d'hommes et plus d'argent que toute la Grèce pour sa
propre cause »(')• Le dévouement des Athéniens dans les guerres
médiques atteste que ces éloges n'étaient pas des moyens oratoires
pour capter la bienveillance du peuple souverain. Peut-être la con-
duite d'Athènes dans ces grandes circonstances, où le patriotisme
exaltait les âmes, est-elle moins admirable que son courage à
prendre le parti des faibles contre les forts. Après la prise de la
Cadmée, quelques Thébains s'étant retirés à Athènes, Sparte
exigea qu'on chassât les exilés; les Athéniens, «animés par ce
sentiment d'humanité qui était chez eux une vertu héréditaire
et de nature », bravèrent la colère des maîtres de la Grèce. Ils ne
craignirent pas d'offenser Alexandre en accueillant les réfugiés
après la destruction de Thèbes; ils osèrent protester par une dou-
leur publique contre les passions sauvages qui avaient poussé des
Hellènes à détruire une ville grecque (^).
Pour faire une juste appréciation de l'humanité athénienne, il
faut la mettre en rapport avec la barbarie de Sparte. La différence
entre les deux peuples est empreinte dans leurs législateurs. Solon
paraît moins grand que Lycurgue ('), parce qu'il reste dans les
conditions ordinaires de l'humanité; mais nous dirons avec Schil-
ler {*) que c'est précisément par là qu'il l'emporte sur le législateur
lacédémonien; les lois doivent aider au développement de la nature
humaine et non la briser ni la mutiler. Le législateur philosophe
n'eut pas la pensée de faire des lois parfaites et immuables; il ne
songea pas à isoler Athènes (^) ; pressentant que la société est une
condition de la vie des nations comme des individus , il voulut
(1) Demostli., De Cherson., § 41, p. iOO; De Coron., § 66, p. 247.
(2) Plutarch., Polopid , 6; Alex., 13.
(3) Mably lui reproche de n'avoir pas établi à Athènes une forme de gouver-
nement semblable à celui de Sparte; il croit que Solon n'avait ni les lumières, ni
le génie, ni la fermeté du législateur lacédémonien (Entretiens dePhocion, V).
(4) Die Gesetzgebung des Lykurgus und Solon.
(o) Thucyd., II, 39 : rÀv zz yccp ■no'ki-j 7.ofjr,v Trot.pi/^oy.-y zai ov/. iVriv ot£ ^vj/;-
loi.'j'iot.Lçà.mLpyo^vJ Ttva a yvMiU.'/.ro; r, Oî/^t/aro;, o^u'^ y.ou'^OJv av Ttj twv Kolsi/.loyj
LES HEGEMONIES.
195
mellreles Athéniens en communication avec les autres peuples; au
lieu (le chasser les étrangers, il attira à Athènes ceux qui exer-
çaient une industrie; il ne défendit pas rémigration , convaincu
que les citoyens ne penseraient pas à d sérier une cité bien consti-
tuée; il encouragea le commerce et la navigation , afin que toutes
les facultés humaines se développassent dans une riche harmonie.
Solon atteignit son but, tandis que Lycurgue manciua le sien.
Sparte n'a produit que des guerriers ^ \^ cité de lAIincrve donna
naissance à des hommes, philosophes, poètes, artistes, commer-
çants, soldats au besoin (').
Cet esprit d'universalité donna au génie athénien une tendance
cosmopolite étrangère au reste de la Grèce. L'isolement et la vanité
faisaient des Hellènes comme un peuple à part; les Romains leur
reprochèrent de ne connaître et de ne louer que les choses grec-
ques(-). Seuls les Athéniens ne dédaignaient pas de faire des em-
prunts aux Barbares, même pour leur langue harmonieuse; leurs
mœurs étaient un mélange d'éléments helléniques et étrangers f) ;
ils élevèrent des étrangers aux plus hautes dignités, en consultant
le mérite plutôt que le lieu de naissance C). /socmfe dit que la
différence qui séparait le Grec (hi Barbare n'était pas la race, mais
la culture intellectuelle et morale ('); représentants de cette belle
civilisation, les Athéniens considéraient comme leurs concitoyens
tous ceux qui se distinguaient par leurs talents C^).
Le génie humain que nous reconnaissons aux Athéniens se mani-
feste-t-il aussi dansledroitde guerre et les relations internationales?
Un célèbre écrivnin (jui poursuit jusque dans les Grecs de Thémis-
locle et de Platon l'esprit schismatitiue de leurs descendants, dit
des Athéniens, « qu'ils étaient légers comme des enfants et féroces
(1) Schiller, ibid. — Bulicer, Allions, II, 1,16.
(2) Tacit.. Aiin.. II, 88. — Plin., II. N., III, 6 (5).
(3) Xenoph., Resp. Athen., III, 7, 8.
(4) Plat., Ion.. 5i2, C, D.
(5) Voyez plus haut, p. 22, note 2.
(6) Le décret on faveur do Zenon, rapporté par Diofjcnc Lacrce, serait le plus
beau témoignage de cet esprit cosmopolite; mais l'aiillienticilé en est douteuse
llnichcr. llistor. Crit. Philos., Pars. II, lib. Il, c. 9, § 2;.
196 LA CRKCE.
comme des hommes »('). Il eu est des nations de Tantiquité comme
de ses grand génies ; nous ne devons pas les juger avec nos idées et
nos sentiments. Les Athéniens étaient cruels dans leurs guerres,
comme tous les peuples anciens ; mais si Ton rencontre des traits de
douceur et de compassion , c'est aux Athéniens qu'on les doit.
Leurs rivaux ne cultivaient qu'une vertu, le courage, et ils flétris-
saient leur vertu guerrière par un esprit de ruse qui allait jusqu'à
la perfidie. Moins militaire que Sparte, Athènes ne se départit
presque jamais de la loyauté (-). La légèreté était, il est vrai, un
trait dominant des Athéniens; leurs passions étaient facilement
excitées et, dans un moment d'exaspération, ils se portaient aux
mesures les plus cruelles(^); cependant un philosophe de l'antiquité
leur a rendu le beau témoignage, qu'ils se montraient humains,
même à l'égard de leurs ennemis (^).
Le droit du plus fort était la loi universelle du monde ancien :
les Athéniens juraient publiquement que toutes les terres portant
des blés ou des oliviers leur appartenaient de plein droit 0. 11 y
avait à Athènes un homme célébré pour sa justice par le peuple et
par les philosophes i^). Quelle était la justice d'Aristide, l'idéal de
la justice antique? Cet homme d'une si scrupuleuse droiture dans
ce qui le regardait personnellement et dans ses rapports avec les
citoyens, ne consulta souvent dans l'administration publique, au
témoignage de Tliéophraste, que l'intérêt de sa patrie, qui exigeait,
selon lui, de fréquentes injustices. On délibérait un jour sur l'avis
ouvert par les Samiens de faire porter à Athènes, contre les termes
du traité, l'argent qui était déposé à Delos : c'est une injustice, dit
(1) De Maislre, Du Pape, liv. IV.
(2) WachsmiUh, Hellenische Alterthumskunde, T. I, p. 553.
(3) Les Athéniens décernèrent des récompenses au meurtrier du roi de Macé-
doine {Plutarch., Demosthen., c. 22). Ce même peuple avait refusé de lire les
lettres de Philippe à sa femme [Plutarch., Polit, l^arangelm., c. 3;.
(4) Plutarch , Polit, parangelm., c. 3.
(5) Cicer., Do Rep., III, 9. — Plutarch., Alcib., i5.
(G) Platon place Aristide au-dessus de Thémistocle, de Cimon et de Périclès
(Plutarch., Arist., 2.5).
LES HÉGÉMONIES. 11)7
Aristide, mais cela est utile ('). Tel est le dernier mol des anciens
sur la justice internationale f); elle n'existait pas encore dans la
conscience publique. Platon conçut la théorie du juste et du beau,
mais quand il applique ses idées au droit des gens, il distingue
entre les Grecs et les Barbares, comme si l'idéal du vrai variait
d'après les races. Au fond des spéculations philosophiques de
l'antiquité, aussi bien que dans les relations des peuples, ou re-
trouve toujours le droit du plus fort. C'est aussi sur la force que
repose l'hégémonie d'Athènes.
^ II. Vliégcnionie cV Athènes.
Sparte perdit l'hégémonie par son impuissance à diriger les des-
tinées de la Grèce. Si le commandement des Hellènes devait être
déféré aux plus dignes, les Athéniens y avaient droit, car en se dé-
vouant pour le salut commun ils avaient sauvé la patrie grecque (').
L'hégémonie à laquelle Athènes fut appelée par le désir des alliés
n'embrassait pas toute la Grèce; c'étaient les Ioniens qui se plai-
gnaient surtout du commandement de Sparte, c'étaient eux qui
avaient engagé les Athéniens à se mettre à leur tète. La commu-
nauté d'origine et de mœurs formait un lien d'union. Bientôt les
(1) Plntarch., Arist., 25.
(2) Une tradition célèbre pourrait faire croire qu'Aristide embrassait dans ses
sentiments les étrangers comme les citoyens, et qu'il préférait le juste a l'utile,
même quand l'intérêt d'Alliènes était en jeu. Après avoir alfranchi la Grèce,
Tliémistocle voulut mettre sa patrie à la tôte des Hellènes; il dit un jour aux
Athéniens qu'il avait un dessein dont l'exécution leur serait avantageuse, mais
qu'il ne pouvait pas le faire connaUre au public. Le i)euple s'en rapporta à Aris-
tide. Il s'agissait de brûler la flotte des Grecs, pour assurer aux Athéniens l'em-
pire de la mer. Aristide déclara que le projet de Tliémistocle était le plus utile
tout ensemble et le plus injuste; les Athéniens n'en voulurent pas (l'Itilarch.,
Themist., 20). Cette tradition est évidemment une exaltation de la justice d'Aris-
tide. Le vainqueur de Salamine, qui en quelques années avait fait d'.\llièaes la
première puissance navale, n'avait pas l.ie.soin d'un crime pour lui donner la
suprématie (Wachsmulli, Hellen. Alterth., T. I, p. 209. — Niebulir dit que cette
anecdote est un conte (Vortrage libcr aile Geschichle, T. I, |). 125-127).
(J) htcral., l'ancgyr., §§ 01», 22> 23.
198 LA CllKCE.
Grecs du continent cessèrent de prendre part à la guerre qui, deve-
nue maritime, semblait n'intéresser que les insulaires et les Grecs
d'Asie. Ainsi riiégémonie ne s'étendait pas à la Grèce proprement
dite; elle était maritime plutôt que continentale H). Et celte hégé-
monie n'était pas une domination que les alliés reconnaissaient à
Athènes, mais un simple commandement des Hellènes ligués contre
les Perses (^).
Les Athéniens remplirent dignement la mission que leur con-
fièrent les Grecs. Ils n'avaient plus à leur tête Thémistocle, figure
héroïque et hors ligne; mais Cimon n'était pas indigne de marcher
sur ses traces; il fil une guerre à mort aux Perses; son ambition
était de détruire la domination des Barbares qui dans leur orgueil
avaient osé demander la terre et l'eau aux Hellènes (^). Le temps
n'était pas venu d'exécuter ce grand dessein : toutefois l'histoire
rend à Cimon le témoignage que nul autant que lui n'abaissa la
fierté du Grand Roi. 11 parait même que la tradition fit pour le géné-
ral athénien ce qu'elle avait fait pour les anciens héros; elle exagéra
sa gloire : il força, dit-on, les Perses à conclure un traité qui con-
sacrait leur honte. Le silence de Thucydide sur un acte d'une aussi
haute importance pour la Grèce, et les récits contradictoires des his-
toriens qui le rapportent ont jeté quelque doute sur une convention
dont les termes ne se concilient guère avec les prétentions toujours
subsistantes des Grands Rois à la domination de l'Asie grecque (^).
Il est probable que , depuis les victoires remportées par les Athé-
niens auprès de Chypre, les hostilités cessèrent entre les Hellènes
et les Perses. A dater de cette époque jusqu'à la défaite des Athé-
niens en Sicile, les Grecs d'Asie ne payèrent plus de tribut au
Grand Roi; aucun vaisseau de guerre persan ne parut dans la mer
(1) Heeren^ Griechenland, p. 183, ss. — Wachsmulh, Hellen. Alterth., § 27.
— Korliim, Zur Gescliichte hellenischer Staatsverfassungen, p. 47-56.
(2) Thucyd., Ifl, 10.
(3) Plutarch., Cimon., 18.
(4) M anso (Sparta , T. lit, Beylage X , p. 471), Dahlmann (Forschuugen auf
dem Gebiete der Gescliichte, T. I; Ueber den kimonischen Frieden, p. 1-148) et
J/iiWer (Die Dorier, T. I, p. 187 et suiv.) rangent le traité de Cimon parmi les
erreurs historiques.
LKS HÉGÉMONIES. 199
Egée. Cet état de choses fut-il consacré par un traité? L'ambassade
de Callias et d'autres Athéniens à Suse rend la conclusion d'un
traité probable ('); mais les contradictions et les exagérations des
écrivains grecs ne permettent point d'en préciser les clauses.
Ce qui suffit à la gloire de Cimon, c'est qu'il fut le dernier
héros de la grande guerre médique. Après lui, dit Plularque, on
vit « les percepteurs du roi des Perses lever des impôts au sein des
\illes alliées et amies des Hellènes, tandis que pas un agent perse
n'était jamais descendu, ni un seul homme de guerre ne s'était mon-
tré près de la mer, lorsque Cimon commandait, à quatre cents
stades »(-).
Quelle fut la cause qui arrêta la puissance croissante de la
Grèce? Ce fut la guerre du Péloponèse, provoquée par l'oppression
qu'Athènes lit peser sur les alliés et par l'ambition de Sparte.
Le commandement que les Grecs avaient volontairement accordé
aux Athéniens ne tarda pas à dégénérer en une domination de
plus en plus tyrannique. Les alliés devaient payer une taxe de
guerre. Aristide appelé à la répartir, la fixa à -iGO talents; Périclès
l'augmenta d'un tiers, et elle finit par monter juscjuà 1500 talenls(").
Nous croyons que l'on a attaché trop d'importance à ces augmenta-
tions successives du tribut des alliés; la charge n'était pas aussi
lourde qu'on est porté à le croire (^). En réalité les exactions d'Athè-
nes furent l'occasion plutôt que la cause de la révolte des Grecs (') ;
(1) Herod.,\\\, loi. — Diodor., Xlt, 4.— Grote, Ilistory of Groece, T. V,
p. 'lol— i-oT.
(2) Plutarch., Cimon., 19.
(3) Plutarch., Arist , 24. —L'augmentation du tribut jusqu'à 1300 talents no
repose pas sur des témoignages certains (Grote, Hislory of Greece, T. VI , p. 8) .
(4) Pour l'estimer exactement, il faudrait connaître le nombre et l'importance
des cités alliées ; la seule indication que nous ayons est une plaisanterie û' Aris-
tophane,qui propose de nourrir le peuple en plaçant vingt citoyens dans cliacuno
des mille villes tributaires (/lm<o/)/i., Vesp. 70.')). Uoechh croit que le nombre
des cités alliées n'était pas beaucoup au-dessous dececliill're : la taxe de Périclès
qui s'élevait à GOO talents, partagée entre tant de villes, ne pouvait être une
charge bien lourde (Bulwer, Alliens, V, 2, 3).
(.o) Les exactions et la tyrannie des Atliénicns ont été beaucoup exagérées
[Grolc, Ilistory of Grccco, T. VI, cti. XLVII).
1200 LA GRÈCE.
ce qui le prouve, c'est qu'ils avaient déjà refusé de payer la taxe
d'Aristide, après l'avoir saluée comme le plus grand des bien-
faits('). La véritable cause qui souleva les alliés fut l'esprit d'indé-
pendance et de division des Hellènes; ils ne comprenaient pas la
nécessité de l'union pour être forts en face des Barbares. Dès que
les Perses furent cbassés de la Grèce, les Péloponésiens rentrèrent
dans leurs foyers; les insulaires en voulurent faire autant, lorsque
les flottes des Perses furent détruites. Atliènes, à qui les Grecs
avaient confié leur destinée, était en droit de les contraindre à rem-
plir leurs engagements. Mais une fois que la force des armes se
mêla aux rapports des Athéniens et de leurs alliés, les relations
changèrent de nature. Athènes ne vit plus en eux des associés mais
des vaincus (^). Pour assurer leur soumission et accroître sa puis-
sance, elle s'empara de tout ou partie de leurs terres et les distribua
ix des colons : les dénichies furent un essai de ce que devinrent les
colonies dans les mains de l'aristocratie romaine. Les alliés subirent
le joug les uns après les autres. Au commencement de la guerre
du Péloponèse, il n'y avait plus que trois républiques qui eussent
conservé un reste de liberté; les autres étaient dans la dépendance
absolue d'Athènes.
L'avantage d'une confédération est de prévenir les luttes san-
glantes entre les états fédérés, en soumettant leurs diflerends à la
décision d'une autorité supérieure. Il y avait un germe de cette
institution dans le conseil amphictyonique; malheureusement l'es-
prit d'individualité des Grecs ne lui permit pas de se développer.
Les hégémonies possédaient la force qui manquait aux Amphic-
tyons. Athènes s'arrogea le pouvoir de juger les contestations de
ses alliés soumis à son patronage; mais elle rencontra de vives
résistances. Samos et Milet se faisaient la guerre; les Athéniens
sommèrent les Samiens de cesser les hostilités et de venir discuter
leurs prétentions devant eux. Gomme ils refusèrent d'obéir, Périclès
eut recours aux armes : Samos fut vaincue et humiliée ('). Ainsi les
(1) Pltitarch., Cimon.,20.
(2) Thucyd., I, 98 : ttô'Xiç ^-jpiu.ax'.ç ~<^-,°i ''> y.«Oîcrrv;/.o; ic^ov/oiô»;,
(1) Plutarch.,Vevid.. 25, 26.
LES HÉGÉMONIES. 201
liégémonies pas plus que les Amphiclyons ne parvinrent à établir
une union sufllsanle entre les Grecs alliés pour maintenir la paix.
Les Athéniens réussirent mieux dans le domaine du droit privé.
Aiin de rendre les alliés entièrement dépendants, ils imaginèrent
de les assujettir à leur juridiction : les procès civils, au moins
les plus importants , et les affaires criminelles étaient décidés
par les tribunaux d'Athènes ('). Xénoplwn énumère les profits
pécuniaires que les Athéniens reliraient de cette usurpation (').
Nous ne leur ferons pas l'injure de croire qu'ils aient obligé les
alliés de venir plaider à Athènes par des motifs d'argent : l'in-
térêt politique était évident et décisif. Les malheureuses divisions
qui déchiraient les cités grecques retentissaient jusque dans le
sanctuaire de la justice : « Si les alliés avaient le droit de juri-
diction, dit Xénophon, ils immoleraient tous nos partisans à leur
haine; en les soumettant à leurs tribunaux, les Athéniens sou-
tiennent leurs amis, écrasent leurs ennemis et gouvernent ainsi
les villes confédérées. » Mais plus celte juridiction était avanta-
geuse à Athènes, plus elle devait peser aux alliés. La justice est
une intervention incessante dans les affaires des particuliers, et
quand c'est le peuple dominant lui-même qui l'exerce sur des cités
alliées, fût-elle impartiale, elle a les apparences de la tyrannie.
Aussi Xénophon a-t-il soin de relever combien le peuple gagnait eu
considération par son pouvoir judiciaire : les alliés voyant un juge
dans chaque citoyen , flallaient les Athéniens et les craignaient
comme les arbitres de leur destinée (').
Voilà ce que le commandement des Grecs unis contre les Mèdes
devint entre les mains d'Athènes : l'hégémonie se transforma en
une véritable domination. Celle-ci atteignit sa plus haute puissance
sous la direction de Périclès. L'antiquité ne nous offre que des
états fondés par des conquérants; c'est pour la première fois qu'un
peuple né pour les arts et doué des plus beaux dons de l'intelli-
gcnce, est à la tète d'un empire, et c'est Périclès qui dirige ses
(1) Boeckh, Économie politique dos Athéniens, T. II, p. 1G8 et suiv.
(2) Xenoph., Resp. Allicn., I, 16, sqq.
'3) Xenoph., Resp. Al lien.,. 1, 18.
i20;2
LA GRECE.
destinées ! Donnons-nous le spectacle d'un empire exercé par la
cité de Minerve. Le grand démagogue est le type idéal du génie
athénien. C'est aux leçons de la philosophie que son biographe fait
honneur de l'élévation et de la gravité de son caractère. Orateur,
il mérita le surnom d'Olympien; les poètes disaient de lui qu'il
tonnait à la tribune, qu'il lançait des éclairs, que sa voix ressem-
blait à la foudre (^). Artiste, il éleva dans sa courte carrière ces
constructions magnifiques, toujours admirées comme des chefs-
d'œuvre. La gloire des armes ne lui manqua pas, et il fut le premier
politique de la Grèce (').
Si nous admirons la grandeur de Périclès, l'objet et le résultat
de ses conceptions sont un nouveau témoignage de l'état violent de
la société hellénique. Sa politique est celle de l'égoïsme national ,
qui ne recule devant aucun moyen pour parvenir à son but. 11
place la gloire d'Athènes dans l'hégémonie qu'elle exerce; son
ambition est de la fortifier et de l'étendre. Le disciple d'Anaxagore
ne se fait pas illusion sur la légitimité de l'empire qu'il revendique
pour sa patrie; il avoue « que la supi'ématie d'Athènes est un pou-
voir usurpé sur des hommes libres, obéissant malgré eux, parce
que les Athéniens l'emportent par la force. » Pourquoi donc
maintient-il cet empire inique? La gloire du nom athénien y est
attachée; dès lors c'est un devoir de le défendre. Athènes voudrait
abandonner l'hégémonie, qu'elle ne le pourrait pas sans danger;
elle serait exposée à la haine qu'inspire le commandement :« Votre
domination, dit Périclès aux Athéniens, est comme une tyrannie ;
la saisir semble injuste, s'en démettre est périlleux. » Les plaintes
des alliés le touchent peu : « C'est le sort de tous ceux qui com-
mandent d'être haïs; mais il est digne d'une nation généreuse de
provoquer l'envie pour de grands objets. La haine ne poursuit que
les générations présentes, et elles en sont dédommagées parla
(1) Plutarch., Pericl., 8. — Diodor., XII, 40.
(2) Hcgd dit de Périclès : « Nach dcr Seite der Macht der Individualitat liia
konnen wir kcinen Staatsmann ihm gleichstellen » (rhiiosopbie der Gescliichte,
p. 317). — Grote (Ilistory of Greece, T. VI, p. 2-i-2) dit que Périclès est « without
aparallel tliroughout the whole course of Grccian history. »
I.F.S IIÉGÉMOMES. 205
puissance ; dans l'avenir les plaintes seront oubliées et la gloire sera
immortelle » ('). Cependant les murmures des alliés trouvèrent de
récho à Athènes; les ennemis du démagogue s'en firent une arme
pour l'attaquer : « La Grèce, s'écriaient-ils, n'a-t-elle pas raison
de se croire insultée et tyrannisée, quand elle voit que les sommes
déposées par elle dans le trésor commun et qu'elle destinait aux
frais des guerres nationales, nous les dépensons nous à couvrir
notre ville de dorures et d'ornements recherchés, à la parsemer de
statues, à construire des temples dont un seul a coûté jusqu'à mille
talents? » — « Les Athéniens, répondit Périclès, ne doivent aucun
compte des tributs aux alliés; ils ne sont tenus qu'à une chose,
c'est d'arrêter les Barbares loin de la Grèce. Ils remplissent ces
engagements. S'il y a abondance dans le trésor, n'est-il pas juste
que nous l'employions à des ouvrages qui procurent à notre ville
un renom éternel » (^)? C'était professer le droit du fort sur les
faibles. Ainsi un pouvoir fondé sur la force, inspiré par Tégoïsme,
voilà le dernier mot d'un des grands hommes de l'antiquité!
Les Grecs n'avaient pas même le génie de la domination. Un
historien qui vivait à une époque où sa patrie subissait le joug de
l'étranger fut conduit à comparer la politique des Romains avec
celle des Hellènes : les premiers, dit-il, n'exterminaient pas les
vaincus; ils cherchaient à se les attacher en leur accordant quelques
droits : les Grecs, au contraire, quand ils ne pouvaient pas anéan-
tir ou expulser leurs ennemis, les réduisaient en esclavage. Denijs
(THcdijcarnasse ajoule qu'il a honte de rapporter les actes de
cruauté dont les Athéniens et les Spartiates se rendirent coupables
envers des frères, des Grecs : « Des Hellènes, s'écrie-l-il,qui devaient
s'élever au-dessus des Barbares par leurs sentiments humains, les
surpassèrent en férocité » (')! L'indignation a fait exagérer à l'his-
torien les crimes de ses compatriotes; mais il est certain que les
Grecs usèrent sans pitié des droits que ranliquilé reconnaissait au
vainqueur, et qu'ils ne surent pas profiter de leurs victoires pour
(1) Thucyd., II, G4, 63. Cf. III, 37.
(2) Plutarch., rcricl., 12.
{■i) Dion. liai, Frngni., p. 2.JI I-2.3I3, éd. Ik'iskc.
204
LA GRECE.
fonder un empire. Nous avons une preuve frappante de celle inca-
pacité dans l'organisation de riicgémonie athénienne.
Atliènes considéra toujours les alliés comme des étrangers; bien
loin de concevoir Fidée de les associer à ses destinées , elle crut
qu'il n'y avait pas de meilleur moyen de consolider sa domination
que la soumission la plus absolue des vaincus. Ceux des Grecs
qui perdirent leur autonomie furent presque réduits à l'état do
serfs; les noms mêmes qui désignaient leur condition rappelaient
l'esclavage (') : dépouillés de leur biens qui étaient concédés à des
Athéniens, devenus les fermiers des nouveaux propriétaires, leur
état ne dilTérait pas beaucoup de celui des Ilotes et des Pénestes.
Ainsi Athènes se montra tout aussi exclusive que Sparte; l'exter-
mination, la dépossession ou Tesclavage des vaincus, telles étaient
les bases sur lesquelles le peuple de Minerve prétendait fonder son
empire. Quant aux alliés restés indépendants, ils n'avaient d'autres
rapports avec la cité dominante que l'obligation de fournir des
hommes et des vaisseaux. L'exemple le plus mémorable de l'esprit
exclusif des Grecs et de leur incapacité de concevoir une large
association se trouve dans les relations d'Athènes et de Platée. Les
Platéens s'étaient de leur propre mouvement mis sous la protection
d'Athènes. Cependant, malgré une longue communauté d'existence,
malgré les preuves d'un dévouement poussé jusqu'au sacrifice de
la vie et de la patrie, ils restèrent étrangers; quelques individus
seulement furent naturalisés, et encore sans être assimilés entière-
ment aux Athéniens (^).
Cet esprit exclusif était incompatible avec l'établissement d'une
domination étendue et durable. Le génie de l'unité manquait
aux Hellènes. Voilà pourquoi les hégémonies qui tentèrent d'im-
poser l'empire d'une république dominante aux Grecs échouèrent;
non-seulement elles ne parvinrent pas à embrasser la Grèce entière;
même dans les limites étroites où elles étaient renfermées, elles
furent si éphémères , qu'elles ne mériteraient pas une place dans
(t) L'indépendance s'appelait liberté [D.vj^spiv.) , la dépendance, servitude
('■j'ov).£ia). — Boeckh, Économie politique des AtbéHiens, T. II, p. 475.
(2) Dcmosth.^ c. Ncacr., § 101-, p. iii.
IFS IlÉGÉMOMES. 205
liiistoire, si la race hellénique ne jouait un rôle si considérable
dans le développement de riiumanité. La force renversait ce que
la violence avait fondé; une bataille perdue ruinait les orgueilleuses
cités qui avaient dédaigné de se fortitier en ouvrant leurs rangs à
leurs frères. Les Spartiates ne se relevèrent jamais de la défaite
de Leuctres où il ne périt que 1700 hommes. Les Athéniens et les
Thébains perdirent la liberté, après une seule bataille, celle de
Chéronée. Denys iV liai y car nasse compare la conduite des Grecs à
la politique romaine ; dans la bataille de Cannes il ne resta que 370
cavaliers de GOOO, à peine 5000 fantassins de 80,000, et cependant
Rome sortit triomphante de la lutte (').
Un des grands orateurs d'Athènes, témoin des calamités que
l'hégémonie entraîna pour sa patrie et pour la Grèce entière, mau-
dit la domination à laquelle Périclès avait attaché la gloire du nom
athénien : « La tyrannie, dit Isocrate, est funeste non-seulement
aux victimes, mais aux tyrans eux-mêmes; il en a été ainsi de l'em-
pire des mers que les Athéniens ont exercé et qui ne différait en
rien d'une véritable tyrannie; après avoir opprimé les Grecs, ils
ont subi à leur tour le joug d'un vainqueur irrité; ce qu'ils considé-
raient comme la chose la plus glorieuse était en réalité le plus grand
des malheurs »(-). Les contemporains iVIsocrale devaient en elîet
voir dans l'hégémonie d'Athènes la source de tous leurs maux; mais
l'orateur patriote, qui ne cessait d'appeler les Hellènes aux armes
contre les Barbares, aurait dû réfléchir qu'il fallait une main de fer
pour imposer aux républiques grecques l'unité, condition indispen-
sable de force. Si la haute ambition d'Athènes ne l'avait pas pous-
sée à prendre en main le commandement des Grecs, la ligue se
serait dissoute dès que la victoire de Platée eut délivré la Grèce
continentale de la présence des Perses. En veut-on la preuve? La
chute d'Athènes entraîna l'asservissement des Grecs de l'Asie Mi-
neure, et à partir de ce moment l'or des Grands Rois commença à
Influer sur les destinées de la (irèce.
L'on pourrait faire un autre reproche à Athènes, c'est de n'avoir
(1) Dionys.IIal., II, 17.
(2) Isocrat., de Pacc, § 1 13, 01, 94.
20G LA GRÈCE.
pas SU rallier la Grèce entière sous ses tlrajDeaux pour la lancer sur
l'Asie; mais aucune république grecque n'élait capable de dompter
à la fois les résistances intérieures et de poursuivre la guerre natio-
nale. Il fallut qu'une race nouvelle surgît dans le noid et imposât
l'union aux Grecs épuisés pour que le liéros macédonien pût mar-
cber à la conquête de l'Orient. Ici nous apercevons le lien qui rat-
tache l'hégémonie d'Athènes aux progrès de l'humanité. Le but
providentiel de l'expédition d'Alexandre était de répandre la lan-
gue, la philosophie et les arts de la Grèce en Asie. Et à quel peuple
de la Grèce devons-nous le bienfait de la civilisation hellénique?
Platon dit qu'Athènes est, par rapport à la Grèce, le prytanée
de la sagesse ('), et un écrivain moderne a pu dire sans exagéra-
lion que l'histoire d'Athènes est celle de l'esprit humain {^). Mais
pour qu'une petite cité de 20,000 citoyens put éclairer le monde
ancien et l'avenir, il fallait un concours de circonstances heu-
reuses. Les guerres médiques et l'hégémonie qui en fut la suite
exaltèrent les facultés de ce peuple si richement doté par la
nature. Isocrate glorifie Athènes comme « la cité par excellence
de la Grèce (^), digne d'être la maîtresse des Hellènes et de tous
les peuples » C). Et quels sont les titres de la cité de Minerve à
cette suprématie? Isocrate répond que ce sont les temples et les
édifices magnifiques qui remplissent la ville. Les alliés d'Athènes
avaient le droit de se plaindre que Périclès employât à l'ornement
de la cité dominante les tributs destinés à la défense de la patrie
grecque. Mais l'histoire, sans oublier les souffrances des généra-
tions passées, tient compte aussi des bienfaits qui en sont résultés
pour le genre humain. Sans son hégémonie, Athènes n'aurait* pas
vu s'élever ces constructions admirables qui, d'après l'expression
de Plutarque, « semblaient déjà antiques, à peine achevées, et qui
(1) Plat., Protagor., 337, ïi. — Périclès dit dans Thucydide qu'Alhèiies est
rinstitulrice de la Grèce (II, 41).
(2) Bulwer, Athens, IV, 5, 22.
(3) Isocrat., De Permutât., § 299 : zat «j^aTiv p-ôv^v sha.!. -zr/.'jvr.-j t.oï.vj, -Jaz,
(4) /soora<., Areopas.,§ 66,
LES HÉCl'MONIF.S. 207
brillent toujours d'une éternelle Heur de jeunesse "('). Les temples
et les statues ne furent que l'une des faces du mouvement prodi-
gieux de civilisation qu'on appelle le siècle de Périclès. Il y a dans
cette qualification du grand âge de la littérature et des arts un
léinoignage de la postérité en faveur d'Athènes et de son illustre
démagogue. 11 faut un milieu favorable pour la culture de la philo-
sophie, de la poésie et des arts. Socrate, Sophocle, Phidias, Thu-
cydide, Platon, seraient-ils devenus des modèles éternels du beau
et du bon, s'ils avaient vu le jour dans une obscure cité de la
Grèce (*)?
§ III. La guerre du Pêhponùsc.
La guerre du Péloponèse a été pour la Grèce une époque de
désastres et de crimes sans nom. L'on dirait que la nature était
conjurée avec les hommes : des tremblements de terre, les plus
violents dont on eût encore entendu parler, ébranlèrent presque
régulièrement le sol; des éclipses de soleil fréquentes épouvantèrent
les peuples; de grandes sécheresses produisirent la famine; un fléau
plus cruel encore, la peste, détruisit une partie de la population(^).
]Mais les passions des hommes l'emportèrent sur les bouleversements
du monde physique, au point que les écrivains des âges postérieurs
rougirent des excès de leurs pères. Denys iV Halycarnasse reproche
à Thucydide d'avoir choisi pour sujet de son histoire cette funeste
guerre, « (jui n'aurait jamais dû avoir lieu,(|ue l'on devrait au
moins ensevelir dans le silence et l'oubli » {*). Un autre historien,
faisant l'énuméralion des grands hommes de la Grèce, refuse de
comprendre dans ce nombre les Grecs qui s'illustrèrent dans la
guerre du Péloponèse : on devrait plutôt, dit-il, les appeler des
parricides (").
{\) Plutanli., Vend., 13.
Cl] Ileeren, Griechcnland, p. \Hli, 18G. — Mlilter, Gcschichte der griechischen
Literalur, T. II, p. M.
(3) Thucyd., l, 23; II, 48, sqq.
(4) Diotiys. Uni., Do Piipcip. Ilistor., <;. 3.
(5) Pausan., VIII, 52, 3.
!208 LA r.iiÈCE.
Nous comprenons ces marques d'un patriotisme généreux qui
survit à l'existence de la patrie grecque; mais les faits ne s'elTacent
pas de l'histoire, et quelles que soient les souffrances des générations
contemporaines, il n'y a pas de grande guerre qui n'ait un objet
providentiel. La guerre du Péloponèse nous montre les Grecs se
déchirant eux-mêmes et compromettant l'indépendance de leur pa-
trie à l'égard des Barbares. Cependant la Grèce était appelée à agir
sur l'Orient; pour remplir cette mission, elle devait concentrer ses
forces dans une puissante unité; incapable de la trouver en elle-
même, elle dut la subir sous la forme d'une domination étrangère. La
guerre du Péloponèse est la justification de l'avènement d'Alexan-
dre. Quand les peuples usent leurs forces dans des luttes stériles,
au lieu de les employer à l'accomplissement de leur mission, Dieu
leur envole un maître : heureux, quand ce maître les ramène dans
les voies que la Providence leur assigne! Vainement crie-t-ou à la
perte de l'indépendance, à la destruction de la liberté. Ce n'est point
celui qui les assujettit à un pouvoir arbitraire que les nations doivent
accuser; elles doivent s'en prendre à elles-mêmes. Les peuples qui
méritent d'être libres n'ont pas à craindre le despotisme, car ils
sauraient défendre leur liberté si elle était menacée. A ce point de
vue, la guerre du Péloponèse peut encore servir de leçon au dix-neu-
vième siècle. Il n'y a pas jusqu'aux calamités de cette lutte affreuse
qui n'aient été un instrument de la grandeur d'Alexandre. Le héros
macédonien ne pouvait pas user sa vie à dompter la résistance des
petites républiques de la Grèce; il devait les trouver prêtes à le sui-
vre à la conquête de l'Asie, ou du moins n'ayant plus la puissance de
l'arrêter dans sa course victorieuse. La guerre du Péloponèse détrui-
sit ce qu'il y avait encore de forces vitales dans les cités grecques,
et prépara ainsi la voie à l'unité macédonienne qui elle-même ne
fut qu'une préparation à une unité plus vaste.
Il serait dilTicile de trouver dans les hostilités séculaires de Rome
contre des peuples étrangers, des scènes aussi affreuses que celles
qui se passèrent dans la guerre du Péloponèse entre des cités
grecques. L'animosité des parties belligérantes tenait de la haine
que les guerres civiles provoquent et nourrissent. Les vainqueurs
ne témoignaient pas même aux vaincus cette humanité que l'on a
LES HÉGÉMONIES. 209
reprochée à l'anliquitc comme un crime (') : la servitude eût été un
bienfait pour les prisonniers; le plus souvent on les mettait à mort.
Et ce traitement barbare n'excitait ni indignation ni surprise. Dans
les luttes qui précédèrent la guerre, les Corcyréens firent mourir
tous leurs prisonniers. Les Corcyréens et les Corinthiens vinrent
ensuite à Athènes solliciter Talliance de cette république; le dis-
cours des députés de Corinlhe contient tout ce qui peut être repro-
ché aux Corcyréens, et il ne dit pas un mot des excès dont ceux-ci
s'étaient rendus coupables envers leurs captifs ('). La hache ne
frappait pas seulement les vaincus pris les armes à la main ; les
Lacédémonieus faisaient périr les marchands qu'ils prenaient en
mer; peu leur importait qu'ils appartinssent à Athènes, à ses alliés
ou à des villes neutres. Les Athéniens usaient de cruelles repré-
sailles : des ambassadeurs de Sparte étant tombés en leur pou-
voir, ils les mirent à mort sans les juger, et même sans les en-
tendre, « quoiqu'ils demandassent à parler » (^).
Les Athéniens et les Spartiates se montrèrent également cruels.
Cependant ce furent les Péloponésiens qui donnèrent les premiers
l'exemple de la violation des droits les plus sacrés. On accusa les
Mégarieus d'avoir mis à mort un ambassadeur d'Athènes (''). Le
crime n'est pas établi, mais la conduite des Thébains et des Spar-
tiates envers les Platéens prouve que les Péloponésiens ne recu-
laient devant aucun attentat. Platée avait été le théâtre de la
dernière défaite des Barbares dans la Grèce continentale; les vain-
queurs reconnaissants voulurent que « ses habitants fussent consi-
dérés comme des hommes saints et consacrés aux dieux: leur mis-
sion devait être d'ollrir des sacridccs pour le salut de la Grèce » f ).
Ces glorieux souvenirs ne les protégèrent pas contre l'agression
la plus déloyale. D'abord les Spartiates et les Thébains tentèrent
(1) « La servitude est la miséricorde paicaiic. » Lamennais.
(2) Thucyd., I, 30, 37, sqq.
(3) Thucyd., II , G7.
(t) l'iularch., Pericl., 30.
('.;] IHutarch., Arist., 21.
li
210 LA GRÈCE.
de scmparer de la ville en pleine paix (') ; le courage des habilanls
et le secours des Athéniens les sauvèrent pour le moment, mais
la rage de leurs ennemis n'en fut que plus violente. Platée fut prise
par capitulation ; le général Spartiate promit que personne ne serait
puni sans jugement. Jamais il n'y eut une plus cruelle dérision de
la justice. Les juges arrivés de Lacédémone demandèrent aux pri-
sonniers si dans le cours de la guerre ils avaient rendu quelque
service à Sparte; comme ils ne pouvaient répondre qu'ils leur en
eussent rendu, on leur donna la mort : personne ne fut excepté,
ï.a ville fut rasée jusque dans ses fondements (-).
Les Athéniens manquèrent de se souiller d'un crime tout aussi
révoltant; mais leur génie, humain au fond, bien que se laissant
emporter facilement à la colère, les préserva d'une tache qui eût été
ineffaçable. IMytiiène abandonna l'alliance d'Athènes pour se réunir
aux Spartiates. Dans la première chaleur de leur ressentiment,
les Athéniens décrétèrent la mort contre tous les Mytiléniens qui
se trouvaient en âge d'homme; ils firent partir une trirème pour
donner avis de cette résolution à Pachès, leur général, avec ordre
de les faire périr sans délai. Ce décret qui nous révolte était con-
forme à ce qu'on appelle le droit des gens des Grecs. La conduite
des Spartiates à Platée fut encore bien plus inhumaine et plus
injuste. Platée n'était pas comme Mytilène une cité révoltée; Sparte
avait promis justice aux Platéens, tandis que les Mytiléniens
s'étaient soumis h la décision du peuple d'Athènes ('). Cependant
dès le lendemain du décret, les Athéniens se repentirent de leur
résolution. L'affaire fut remise en délibération et l'avis le plus
humain prévalut. Aussitôt après le décret l'on expédia une tri-
rème. L'on craignait qu'elle ne fût prévenue par celle qui por-
tail l'ordre fatal, et qui avait une avance d'un jour et d'une nuit.
Les matelots firent une telle diligence qu'ils mangeaient et ma-
il) Les Spartiates eux-mêmes se reprochèrent dans la suite cette violation du
droit des gens; ils considérèrent les malheurs qu'ils avaient éprouvés pendant la
guerre comme une juste punition de leur faute (ThucyiL, Vil, 18).
(2) Tfcucycl., II, 2-5; III, 52-68. — ZJjodor., II, 50.
(3) Grote, T. VI, p. 341, 336, 357. — Nicbuhr, Vortrage iibcr alte Geschichte ,
T. Il, p. 75, ss.
LES HÉGÉMONIES. 21 1
manœuvraient en même temps; pendant que les uns travaillaient,
les autres prenaient du sommeil. D'un autre côte, la première tri-
rème, chargée d'une triste mission, marchait lentement; la seconde
arriva lorsque Pachès lisait le décret (^). Toutefois la miséricorde
du peuple ne profita pas aux Mytiléniens que Pachès avait envoyés
à Athènes, comme les principaux auteurs de la révolte : ils furent
mis à mort au nombre de plus de mille (-).
La haine et la vengeance firent taire trop souvent chez les Athé-
niens la voix de l'humanité. On lit avec horreur que tous les pri-
sonniers éginètes, transportés à Athènes, furent condamnés à
mourir : c'était, dit l'impassible Thucydide, l'cITet de l'ancienne
animosilé que les Athéniens avaient pour ce peuple {^). Il y a peut-
être quelque chose de plus funeste que ces excès produits par de
mauvaises passions, c'est la proclamation solennelle du droit du
plus fort que les Athéniens ne craignirent pas de faire. Leur con-
férence avec les iMéliens (^) est une des scènes les plus mémorables
du droit des gens de la Grèce. Il faut , disent les Athéniens, partir
d'un principe universellement admis : « Les affaires se règlent entre
les hommes par la loi de la justice, quand une égale nécessité les
y oblige; mais ceux (|ui l'emportent en puissance font tout ce qui
est en leur pouvoir et c'est aux faibles à céder. » Les Méliens
avouent qu'il leur est ditïicile de lutter contre la puissance d'Athè-
nes, mais ils espèrent qu'en résistant justement à des hommes
injustes, les dieux les protégeront. Dans leur réponse, les Athéniens
«•endcnt les dieux complices de leur politique : « Ce que nous
demandons, ce (pie nous faisons, est en harmonie avec l'opinion
(|ue les hommes ont des (lieux. Si les dieux dominent, c'est i)ar
une nécessité de la nature, j)arce qu'ils sont les i)lns forts; il en
est de même des hommes. Ce n'est pas nous qui avons établi celte
loi, ce n'est pas nous qui, les prcnuers, l'avons appliquée; nous
l'avons reçue toute faite, et nous la transmettrons pour toujours
(1) Tlmcyd., III , 49.
(2) Thucijd., III, 3G-50.
(.3) Thucud.,l\', 57; II, 27.
(5) Tlmcyd., V, Si-llO.
!2ll2 LA cnÈCE.
aux temps à venir. Nous agirons aussi maintenant conformément
h cette loi, sachant que vous-mêmes, et tous les autres peuples, si
vous aviez la même puissance que nous, vous tiendriez la même
conduite »(').
Cette profession ouverte du droit du plus fort a révolté Demjs
(Vllali/carnasse: il la comprendrait à peine, dit-il, si elle s'adres-
sait à des Barbares ; il la trouve digne de pirates et de brigands (-).
Tliucjjdide aurait-il donc calomnié les Athéniens? (') Dentjs oublie
que le droit du plus fort est la loi de Tanliquité : lui-même le recon-
naît en proclamant que les Romains ont le droit de régner sur le
monde, parce qu'ils sont les plus forts ('). Cependant nous accep-
tons la réprobation de l'historien grec comme une protestation de
la conscience humaine contre la violence brutale. Il se fait encore
une protestation plus efficace contre la désolante doctrine du droit
de la force : la violence est punie par la violence, le plus fort d'au-
jourd'hui trouve bientôt un plus fort que lui. C'est la justice divine
qui se manifeste dans les malheurs des peuples, pour leur appren-
dre qu'il n'y a qu'un fondement solide de la puissance, le droit et
le devoir.
Dans leur orgueil , les Athéniens avaient déclaré que la force est
la loi suprême des relations internationales; ils ne prévoyaient pas
qu'un jour viendrait où cette terrible loi serait invoquée contre eux.
L'expédition de Sicile devint la cause de leur ruine. Après la ba-
taille d'Aegos Potamos, Lysandre assembla les alliés, pour délibérer
sur le sort des captifs. On les accusa des excès qu'ils avaient
commis et de ceux qu'ils avaient résolu de commettre : le peuple,
dit-on, avait décrété qu'on couperait la main droite à tous les prison-
(1) Thucijd., V, 89, 105. Cf. VI, 8S.
(2) Diomjs., DePrœcip. Histor., c. 39 (Opei-. Rhetor., p. 910, 912, éa. Reiske).
(3) Grote (Ilistory of Greece, T. VU, p. 149-161) dit que Thucydide n'a pas
reproduit fidèlement les sentiments des Athéniens. Nous croyons que le savant
historien s'est laissé entraîner par sa prédilection pour la cité de Minerve, et par
son système sur la morale et la politique des sophistes. — Comparez plus bas,
livre Vil, ch. Il, § IV.
(4) Dion. liai., 1,5: 'j>Jtsw; yàp âii vou.oç oinaii y.oivor, w oùc^îî; xa7a).ûaït
LES m- GÉMONIES. 215
uiers de guerre ('). On les accusa encore d'avoir précipité dans la
mer l'équipage de deux vaisseaux dont ils s'étaient emparés. Beau-
coup d'autres charges furent entendues, et la peine de mort fut
prononcée contre tous les Athéniens ('). L'exécution de la sentence
offre une nouvelle preuve, que les Grecs ne reconnaissaient d'au-
tre principe du droit des gens que la force. Lysandre, dit Plutar-
qiie, appela Philoclès, l'un des généraux d'Athènes, et lui dcr
manda à quelle peine il se condamnait lui-même pour avoir fait
porter un décret de mort contre les prisonniers grecs. « N'accuse
point, lui répondit Philoclès, des hommes qui n'ont point de juges;
vainqueur, traite les vaincus comme tu serais traité toi-même,
si lu étais à notre place »(^). Bientôt Athènes tomha au pouvoir
des ennemis. Le conseil des alliés délibéra sur le sort de la cité de
Minerve. Beaucoup de Grecs étaient d'avis qu'il ne fallait pas faire
la paix avec les Athéniens, mais les exterminer : un Thébain pro-
posa de raser la ville et de faire de son territoire un lieu de pâtu-
rage pour les troupeaux. Les Lacédémoniens, obéissant à l'oracle
de Delphes, s'opposèrent à la destruction (^). On fit la paix aux
conditions imposées par Sparte : les murailles furent rasées et
les vaisseaux brûlés au son de la Hiite cl aux applaudissements des
alliés, qui assistèrent à ce spectacle, la tête couronnée de (leurs,
et fêlèrent ce jour comme le premier de leur liberté Ç").
Bien que la guerre du Péloponèse couvrît la Grèce de sang et de
ruines, la dévastation et le carnage ne furent pas les plus grands
maux qu'elle entraîna. C'est à peine si les cruautés commises par
les vainqueurs peuvent être comparées à celles dont les factions se
rendirent coupables. La guerre du Péloponèse est comme une lutte
de principes entre l'aristocratie et la démocratie représentées par
Sparte et Athènes. Excitées par la licence de la guerre, les passions
(1) Comparez, sur ce décret, ce qui est dit plus haut, p. 133, note 3.
(2) Xenoph., Hist. Gra;c., II, I, 30-32. — Plutarch., Lysand., 0.
(3) Plutarch., Lysand., 13.
(4) D'après une tradition conservée par VhUnrque (Lysand., c. 15), la compas-
pion des Grecs aurait été éveillée par un chant dEuripide.
(y) Xenoph., IJisl. Gra'c, IL 2, lî). 20. — l'iitlarch., Lysand., l3-Io.
214 LA GRÈCE.
portèrenlau plus haut degré la violence des partis. LesCorcyréeiis
donnèrent les premiers l'exemple des haines furieuses qui divisaient
les citoyens de chaque ville. Ils mirent à mort tous ceux qui étaient
accusés de vouloir détruire le gouvernement populaire. Un père
tua son fils. Des suppliants furent arrachés à des asiles sacrés,
d'autres égorgés au pied des autels, quelques-uns périrent murés
dans le temple de Bacchus. Les Corcyréens fugitifs s'emparèrent
de quelques forts; on leur accorda une capitulation; mais les chefs
de la faction populaire l'éludèrent en leur tendant un piège. Ren-
fermés dans un grand édifice et se voyant trahis, les malheureux
se donnèrent eux-mêmes la mort; leurs cruels concitoyens enle-
vèrent les toits, et accablèrent les prisonniers de traits. C'est ainsi
que la faction aristocratique fut anéantie à Corcyre (').
Tliuajclide trace un tableau lugubre des dissensions croissantes
qui bouleversèrent la Grèce et de la démoralisation inouïe qui en
résulta. La discorde régnait partout, toutes les villes étaient en proie
à la sédition; celles qui s'y livraient les dernières, s'abandonnaient
à de plus grands excès, jalouses de se distinguer par la gloire de
l'invention dans l'atrocilé de leurs vengeances (^). Comment la
Grèce, ainsi déchirée par les factions, aurait-elle pu être puissante
à l'étranger? La fureur des guerres civiles fit taire l'honneur et les
intérêts de la patrie grecque. Pour mieux dire, la patrie n'existait
pas ; chaque cité ne songeait qu'à son profit particulier. Les aristo-
craties surtout se montrèrent dépourvues de tout sentiment natio-
nal : elles étaient toujours prêles à appeler l'étranger, toujours
disposées à sacrifier l'indépendance de la Grèce à leurs passions
égoïstes. Sparte donna le honteux exemple de solliciter du Grand
Roi des secours contre les Grecs ; dès le début des hostilités, elle
rechercha l'alliance des Perses (^). Les Athéniens, ne voulant pas
laissera leurs adversaires l'avantage d'une alliance aussi puissante.
(1) Thucijd , III, 81, 83; IV, 46-{8. — Grote (History of Greece, T. VI, p. 380,
ss., 489) remarque que le triste sort des oligarques corcyréens ne doit pas faire
oublier leurs crimes. Ce sont leurs tentatives révolutionnaires qui commencèrent
les sanglantes dissensions dont Corcyre fut le théâtre.
(2) ThHcyd., 111,82, 83.
(3) r/i»r»/;(/.,If, 7,67.
LES HÉGÉMONIES. 215
envoyèrent de leur côté une ambassade en Asie ; la mort du roi
leudit celle humiliante démarche inutile ('). Après avoir soulevé
les Grecs contre le despotisme d'Alhèues, Sparte les vendit aux
Barbares pour des subsides. Les premiers traités conclus par ses
agents étaient tellement révoltants qu'elle n'osa pas les sanctionner:
le roi des Perses y revendiquait toutes les contrées, toutes les villes
qui lui avaient appartenu, à lui ou à ses ancêtres, cl les Lacédémo-
niens s'engageaient à respecter ces possessions. On trouva ces pré-
tentions exorbitantes (-). Une nouvelle convention fut conclue dans
laquelle on restreignit la domination du roi à l'Asie. Ainsi les
Ioniens étaient sacrifiés : le roi, disait le traité, avait pouvoir de
disposer d'eux suivant sa volonté. Cependant les Ioniens aussi
avaient été appelés à la liberté par les Spartiates, et ils les avaient
aidés de leur fortune et de leur sang à combattre les Athéniens {').
Mais Sparte avait besoin des trésors persans pour équiper ses flottes
et vaincre la maîtresse des mers; ses fiers citoyens, qui traitaient
les Grecs avec une morgue insultante, se firent les courlisans des
Darbares. Il se trouva un général, digne de l'ancienne réputation
de Sparte, qui eut honte d'aller mendier de l'argent à la porte
des satrapes du Grand Roi. Callicratidas, réduit à la nécessité de
s'adresser àCyrus et rebuté à plusieurs reprises, se retira en char-
geant de malédictions ceux qui les premiers s'étaient avilis jusqu'à
se laisser insulter par les Barbares : il jura de mettre tout en œuvre
pour terminer les différends des Hellènes et les empêcher de s'en-
tre-détruire avec le secours du roi. La mort arrêta l'exécution de
ses généreux desseins (*). Lysandre ne montra pas la même suscep-
tibilité : hautain envers les Giccs, il était rampant devant les Per-
ses ('). L'aristocratie lacédémonienne ne tenait qu'à une chose, au
triomphe de Sparte et de l'oligarchie. Celte funeste politique abou-
tit au traité d'Aiitalcidas. Les Barbares devinrent les arbities des
destinées de la Grèce.
(1) Thucyd., IV, 50.
(2) Thucyd., VIII, 18, 37, 43.
(3) Thucyd., \ll\, 58, 8i.
(•!•) Plutarch., Lysand.,c. G. — Cf. Xcnopli.. llelloii.. I, (».
{'6) Plutarch., Lysand., 4.
216 LA GRÈCE.
CHAPITRE ÎIÎ.
SECONDE HÉGÉMONIE DE SPARTE.
I I. Régime intérieur de r aristocratie. Lysandre.
Le poëte comique Thcopompe compare les Lacédémoniens aux
cabarelières : après avoir fait goûter aux Grecs le doux breuvage
de la liberté, ils leur versèrent ensuite du vinaigre. Plutarque
reprend vivement le poëte : le premier essai, dit-il, que Sparte
fit de son gouvernemet ne fut que déboire et amertume. Elle
avait promis la liberté aux Grecs, mais elle ne tarda pas à prouver
par sa conduite que le nom de liberté n'était qu'un prétexte pour
armer les Grecs contre Athènes, et que son but était la domina-
lion ('). Devenus les maîtres de la Grèce, les Spartiates abusèrent
de leur puissance pour remplacer les gouvernements démocratiques
par l'oligarchie. Un philosophe célèbre dit que ces révolutions pro-
voquées par les Lacédémoniens sont un de leurs grands crimes (').
Au lieu de rétablir la paix dans les cités, les factions oligar-
chiques auxquelles les vainqueurs prêtèrent leur appui se livrèrent
à des réactions sanglantes qui rendirent toute concorde impossible.
Suivons les restaurateurs de la liberté grecque dans Tintérieur des
cités ; nous verrons régner partout la terreur, les proscriptions et
les massacres.
Athènes éleva son empire sur la ruine des Barbares. La seconde
hégémonie de Sparte fut souillée dans sa source par le sang des
Grecs; celui qui la fonda était l'idéal de l'oligarchie haineuse qui
(1) Phttarch., Lysand., -13. — Niebuhr, Vortrage uber alte Geschichte, T. Il
p. 213-213.
(2) Hegel l'appelle mio trahison (Philosophie der Geschichte, p. 32i).
LES HÉGÉMONIES. 217
ensanglanla toutes les villes de la Grèce. Qu'était-ce que ce Lysan-
dre à qui les aristocraties reconnaissanlcs dressèrent des autels et
offrirent des sacrifices comme à un dieu 0)? Il n'admettait qu'un
droit, la force; il n'avait qu'un but, rulile(-). Général sans foi, il
faisait de la ruse et de la duplicité les instruments favoris de ses
succès militaires. Un historien rapporte de lui un mot qui carac-
térise sa politique : « Il faut, disait-il, tromper les enfants avec des
osselets et les hommes avec des serments. » Parole impie, ajoute
son noble biographe, et indigne d'un Spartiate; celui qui trompe
par un parjure déclare qu'il craint son ennemi et qu'il méprise la
divinité ('). Sa conduite à Milct fut digne de ces principes. Les
aristocrates s'étaient réconciliés avec le peuple ; Lysandre feignit
en public une vive joie de celte concorde, mais en particulier
il traita les oligarques, ses amis, de lâches et les excita à se soule-
ver contre leurs adversaires. La sédition ayant éclaté, il prit en
apparence parti pour le peuple, afin d'attirer dans la ville ses
chefs les plus marquants; il jura qu'il ne leur ferait aucun mal.
A peine ils se furent montrés sur sa parole, qu'il les livra à la
faction oligarchique; tous furent égorgés : il n'y eut pas moins de
huit cents victimes {*). A Thasos beaucoup de partisans des Athé-
niens se cachaient; Lysandre prononça dans le temple d'Hercule
un discours des plus humains , disant qu'il fallait user d'indulgence
dans les dissensions civiles. Lesvaincus ajoutèrent foi aux promesses
qu'un Iléraclide leur faisait dans la cité d'Hercule; ils payèrent leur
crédulité de la vie. Il agit de même dans toutes les villes où existait
le gouvernement démocratique. L'impitoyable aristocrate se plai-
sait souvent à assister au supplice des proscrits (^).
(1) Plularch., Lysand., 18.
(2) Les Argiens disputaient contre les Spartiates pour les bornes do leurs ter-
ritoires respectifs, et se flattaient de donner de meilleures raisons que leurs
adversaires. « Celui qui tient en mains celle-ci, dit Lysandre en montrant son
épée, est celui de tous qui raisonne le mieux sur les limites des territoires »[/'/«-
tarch., Lysand., 2'2).
(3) Plularch., Lysand., 7, 8. — /(/., Apophlegm.^lacon.,Lysand., 3, h-.
(4) Plutarch., Lysand., 8, 19. — Diodor., Xlil, 104. — Polycn (I, 4!i, 1) voit
un stratagème dans ce parjure.
(o) Polyacn., I, 4!i, 1. - J'iulanli., Lysand., 13.
218 LA GRÈCE.
Lysandre remplaça les gouverncmonts démocraliques par des
oligarques qu'il avait lui-même pris soin de former ('). Voyons ces
affiliés de Sparte à l'œuvre dans la cité de Minerve. Athènes était
vaincue, mais pour rattacher à Sparte il fallait imposer à la cité
démocratique par excellence un régime oligarchique. Trente hommes
que l'histoire a flétris du nom de tyrans, furent chargés de cette
mission. Ils commencèrent par désarmer la population, puis ils éloi-
gnèrent les suspects de la ville (-), enfin ils s'entourèrent de satellites
étrangers, commandés par un harmostc Spartiate. Se croyant alors
assez puissants pour dompter toutes les résistances, ils se livrèrent
sans frein à leurs passions. Il leur fallait de l'or pour payer les han-
des lacédémoniennes ; ils décidèrent que chacun d'eux s'emparerait
d'un métèque, qu'ils feraient mourir les prisonniers et confisque-
raient leurs hicns {^). En vain l'un des Trente conseilla la modéra-
tion à cette oligarchie passionnée. Théramène succomha. Après sa
mort, les tyrans firent périr les plus riches citoyens pour se parta-
ger leurs dépouilles {*). Ils dédaignèrent d'entourer leurs assassi-
nats de formes juridiques; persuadés que la force l'emportait sur
la colère divine, ils insultèrent les dieux eux-mêmes, en défendant
d'accorder aux morts les honneurs de la sépulture (^). La guerre
du Péloponèse avait offert le spectacle des plus horrihles alrocités;
le gouvernement des trente tyrans les dépassa {^). Plus de mille
citoyens (^) périrent victimes de leur haine ou de leur cupidité; le
plus grand nomhrc chercha son salut dans la fuite. Les Lacédémo-
niens les poursuivirent jusque dans l'asile de l'hospitalité ; ils décré-
tèrent que les émigrés seraient arrêtés dans toute la Grèce et livrés
aux Trente, que ceux qui s'opposeraient à l'exécution de ce décret
(1) Plutarch., Lysand., 5,
(2) Xenoph., Hell., II, 3, 20; II, 4, 1.
(3) Xenoph., Hell., II, 3, 21. — Diodor., XIV, 5.— Lysias, c. Erat., §§ G, 7.
(4) Xenoph., Hell., II, 4, 1. — Diodor., XIV, 5.
(5) Lysias, c. Erat., § 90.
(6) Lysias, c. Erat., § 1. — Isocrat., Panath., § 90.
(7) Les auteurs varient daus l'indication du nombre des victimes entre 1300 et
■loOO [Hermann, Griech. Staatsalt., § 108, n" M).
LES HÉGÉMONIES. 219
seraient punis d'une amende de cinq talents ('). La plupart des
villes, redoutant le pouvoir de Sparte, obéirent : pour l'honneur
de la Grèce, il y eut deux cités qui osèrent braver sa colère, Argos ^
et Thèbes {;).
Le gouvernement des Trente donne une idée des excès auxquels
les oligarques établis par les Spartiates se livrèrent dans toutes les
villes. Les tyrans d'Athènes n'étaient pas des hommes exception-
nels; ils ressemblaient à tous les aristocrates auxquels Lysandre
abandonna la Grèce comme une proie. Leurs crimes aussi n'étaient
pas extraordinaires : Critias disait» qu'il ne fallait pas s'étonner si
beaucoup de citoyens périssaient, que pareille chose arrivait dans
toutes les révolutions »{'). Il est impossible de compter, ajoute Phi-
tarque, le nombre des hommes du peuple que Lysandre lit massa-
crer dans toutes les cités. On aurait dit un génie exterminateur.
Les Lacédémoniens eux-mêmes en furent épouvantés; l'un d'eux
déclara que la Grèce ne pourrait supporter deux Lysandre {*). Ce-
pendant cet homme était le vrai représentant du génie Spartiate,
dur, ambitieux, et incapable de gouverner les peuples étrangers.
Quand il n'y cul plus d'ennemis à tuer ou à expulser, les réactions
sanglantes provoquées par les amis de Lysandre cessèrent; ce qui
n'empêcha point le gouvernement de Sparte de rester toujours
odieux. Le nom des harmostes {^') est presque aussi fameux que
celui des proconsuls ; mais il y avait cette immense différence entre
les Romains et les Lacédémoniens, que les premiers administraient
leurs conquêtes avec sagesse et généralement dans l'intérêt des
vaincus, tandis que les Spartiates ne connaissaient qu'une domina-
tion brutale, lis voulaient gouverner les Grecs, comme ils traitaient
leurs serfs, par la force. Le bâton était l'instrument favori du com-
(1) Diodor., XIV, 6.
(2) Les Argiens, bien que voisins de Sparle, décrétùrenl que les députés lacé-
démoniens envoyés pour réclamer des réfugiés seraient traités en ennemis, s'ils
ne se retiraient avant le coucher du soleil (Dcmostk., l'ro lUiodior. Libert., § 22i
p. 197). Voyez plus bas le glorieux décret des Tliébains.
(3) A'fno;>/(.,lJeII., 11,3,32.
(4) Plularch., Lysand., 19.
(o) Xcnoph.., Ilell., Vl,3,8.
220
LA GRECE.
mandement des généraux laccdémonicns ('). On a allribué, et non
sans raison, cette conduite à l'éducation tant vantée de Lycurgue.
L'obéissance passive aux maîtres et aux magistrats en était le res-
sort; on ne développait dans la jeunesse aucun des doux sentiments
de rimmanité. Une pareille institution ne pouvait former que des
dominateurs durs et impitoyables {-).
C'est dans cet esprit que Sparte gouverna les Grecs, après les
avoir appelés à la liberté contre l'oppression d'Athènes. Les alliés
s'étaient plaints des tribuîs,du service militaire etde l'usurpation de
la justice au profit du peuple dominant. Comment les Spartiates
firent-ils droit à ces plaintes? Les tributs furent maintenus et aggra-
vés (^), parce que Sparte, devenue puissance maritime, ne pouvait
équiper ses flottes qu'avec les subsides de ses alliés (''). Après la vic-
toire, elle ne fut jamais sans guerre; le petit nombre de ses citoyens
suffisant à peine pour donner des commandants aux armées, les
alliés devaient fournir les soldats; le service était exigé avec rigueur,
et la punition suivait de près le refus ('). Sparte ne s'arrogea pas le
droit de décider les procès des alliés, mais sa justice politique fut
plus odieuse que la justice privée d'Athènes. Un général lacédémo-
nien s'empara en pleine paix de Thèbes, déchirée comme toutes
les villes par deux factions. Isménias, le chef du parti populaire,
fait prisonnier, fut traduit devant un tribunal composé de trois
juges Spartiates et d'un juge de chaque ville alliée. L'on accusa
le chef thébain « d'avoir favorisé les Barbares, d'avoir contracté des
liaisons d'hospitalité avec le Grand Roi, d'avoir reçu de l'or persan
et d'être l'un des auteurs des troubles qui agitaient laGrèce. »Ismé-
(■1).Yé'nop/j.,nell.,VI,2,19.— P/i/;«rc/t.,LysancI.,15.— Eurybiadelevalebàton
sur Thémistocle; on connaît la réponse du grand homme [Plut., Tbemist., 11).
Un général lacédémonien menaça de la canne Doriaeus, le célèbre Rhodien,
vainqueur dans tous les grands jeux, et qui sut inspirer un tel respect à ses
ennemis, que les Athéniens lui accordèrent la liberté après l'avoir fait prison-
nier, chose inouïe au milieu des horreurs de la guerre du Pélopouèse {Thucyd.,
VIII, 8k —Xcnoph., Hell.,I, 5, 19).
(2) liollin, Histoire ancienne, T. II, p. 624 (édit. in-i-c).
(3) Diodor., XIV, 10. — Xenoph., Holl., V, 1, 2. — Polyb., VI, 49, 10.
(4) Manso, Sparta, III, 20 et suiv., 209.
(5) Xc.ttoph., Ilcll., VI, 3, 7. 8. - Cf. Plutarch., Agesil., 20.
LES HÉGÉMONIES. 221
nias fut condamné à mort {'•). Il serait difficile de réunir plus d'in-
dignités dans une seule alTaire. Sparte venait de vendre les Grecs.
d'Asie au roi des Perses, et elle accusa Isménias d'intelligence avec
les Barbares! Elle avait commis un crime contre le droit des gens
en s'emparant de la Cadmée, et elle condamna à mort les victimes
de son altental! Cet assassinat juridique nous fait croire qu'iso-
crate n'exagère pas en accusant les Lacédémoniens d'avoir fait
périr plus de Grecs, sans procès, que les Athéniens n'en avaient
traduit devant leurs tribunaux (^).
En quoi consista en définitive la liberté que les Spartiates avaient
promise aux Grecs? Sparte les réduisit à une dépendance que l'ora-
teur athénien compare à celle des ilotes ('). Il est vrai qu'Isocrale
est un ennemi. Mais il y avait à Athènes un historien, véritable
lacomane.Xénophon n'est pas suspect quand il parle mal des Lacé-
démoniens. Or, il avoue que les cités grecques obéissaient aux
ordres de Sparte comme un serviteur au commandement de son
maître. Il y a mieux : chaque Spartiate était en quelque sorte un
harmoste et commandait suivant son bon plaisir (^). Le pouvoir
arbitraire, remis à des individus sans responsabilité, conduit à
d'inévitables abus : on sait les crimes monstrueux des proconsuls
de la Convention. Nous pouvons donc en croire Plut arque et Iso-
crate, quand ils accusent les Spartiates d'avoir abusé de leur pou-
voir, pour se livrer à la brutalité de leurs passions (=). Ce qui
prouve combien les Lacédémoniens se montrèrent indignes de l'hé-
gémonie, c'est l'empressement des alliés à abandonner leur parti
dès que la bataille de Cnide eut ébranlé leur empire. Les mêmes
Ioniens qui les premiers s'étaient révoltés contre la domination
(1) Xenoph., Uoll.,V, 2, 33.
(2) Isocral., Panatti., § GG : ri; zt-vj o^jxm; àçpu/;ç, oart? oj/' sjoctzi tzoô;
toOt' àvrîtrïîv oTt tzIiÎo'j; Aa/.îi'7c<'.w.ôviot zmv 'E).).»;ywv «zoiToy; àîrî/.TÔvaTi tojv
~ao' y^u.ïv, ïç o-j tc'j tzô'i.im oizovv.îv, el; à-^rWjy. zai zptTiv /.«TaarâvTwv. —
Cf. Isocral., l'anegyr., § 113. — Grole, Ilislory of Greece, T. Vf, p. 53 et suiv.
(3) hocral., Panatli., § 104.
(4) Xenoph., Ilell., lil, 1, 5; Anabas., VI, G, 12.
(o) Isocr., l'anegyr., c. 32. — Plutarch., Lysaud., c. 19.
222 LA GRKCC.
(l'Alliènes, se déclarèrent de nouveau pour les Athéniens; le jouj;
de S|)artc leur était devenu insupportable à force d'orgueil et d'in-
solence (').
§ II. Politique extérieure de l'aristocratie. Afjésilas.
Tel fut le régime intérieur de l'hégémonie de Sparte. Quel usage
fit-elle de sa puissance dans l'intérêt général de la Grèce? Quel fut
le principe de son droit international? Dès l'origine, l'égoïsme et
la mauvaise foi furent les vices de la politique lacédémonienne;
ils se développèrent sur une plus grande échelle après la chute
d'Athènes. Sparte fut engagée dans des hostilités avec la Perse,
mais ce n'est pas dans l'intérêt de la Grèce qu'elle prit les armes.
Cyrus, allié fidèle des Spartiates pendant la guerre du Péloponèsc,
se révolta contre son frère; il demanda son secours et l'obtint C").
Sparte comptait sur la reconnaissance dif prince, s'il était vain-
queur, et espérait avec l'aide de son alliance fortifier sa domina-
lion sur la Grèce. La mort de Cyrus déjoua ces calculs. Quand
Artaxerxès enjoignit à toutes les villes ioniennes de reconnaître sa
souveraineté, les Grecs invoquèrent l'appui des Lacédémoniens (^).
Le désir de conserver leur supi'ématic sur les Grecs d'Asie, la
nécessité de recourir aux richesses des cités maritimes pour main-
tenir l'empire des mers, décidèrent les Spartiates à prendre parti
pour les Ioniens. Suivons les dominateurs de la Grèce dans leur
expédition contre les Barbares.
La guerre ne prit de l'importance que lorsque Agésilas fut chargé
du commandement. Agésilas est le rcprésentantle plusélevédu génie
lacédémonien; mais combien ce type est au-dessous de ce que l'huma-
nité exige aujourd'hui d'un héros! Il donnait, dit-on, la préférence
à la justice sur la valeur, et il la prenait pour règle du beau et du
(1) Diodor., XV, 28. — Cf. Xcnoph., IIoU., IV, 8, 1.
(2) Xenoph., Hell., III, 1,4.
(3) Xenoph., Hell., III, 1,3. — Diodor.. XIV, 35.
LES HÉGÉMONIES. 225
grand ('); mais il (icmcnlait ces belles maximes par ses actions. Les
anciens lui attribuent un mot qui fait un singulier contraste avec sa
profession de foi : d'après le roi lacédémonien, « les frontières de
Sparte s'étendaient aussi loin que ses armes »('). On rapporte ces
mêmes paroles à Archidamus, à Lysandre, à Antalcidas(^); preuve
certaine que l'idée est lacédémonienne. La justice d'un Spartiate
ne pouvait être que l'utilité de sa patrie. Xénophoii loue les senti-
ments religieux de son béros et son respect de la foi jurée (*). Du
point de vue de l'antiquité, ces vertus, devenues rares dans la déca-
dence de la Grèce, eussent été admirables, si Agésilasles avait tou-
jours pratiquées. Mais en le voyant garder ses promesses à Tissa-
pherneC'), et manquer de foi à Pbarnabaze et au roi d'Egypte C'),
on est tenté de croire que sa justice et son respect des serments
étaient inspirés par les convenances et non par un sentiment moral.
Plutarque n'bésite pas à qualifier sa conduite envers le roi d'Egypte
de trabison Q, puis il ajoute : « Ce qu'il y a de beau aux yeux des
Lacédémoniens, c'est l'intérêt de la patrie; ils ne reconnaissent
rien de juste que ce qui sert à l'accroissement de Sparte » (^).
C'est l'égo'ïsme des Spartiates qui fit aboutir l'expédition d'Agési-
(1) Les Grecs d'Asie appelaient le roi des Perses le GrandUoi : « Comment
serait-il plus grand que moi, leur dit le général Spartiate, à moins qu'il ne soit
\)\us juste? » (Plutarch., Apopbtegm. Lac., Agesil., 23).
(2) Plularch., ib., Agesil., 28.
(3) Plutarch., ib., Archidam., 2; Lysand., G; Antalcid., 7.
(4) Xenoph., Ages., III, I;II, 13; — Ilell., IV, 3, 20; — Ages., 1,10-13.
i5) Encore pouriail-on dire avec Bayle {\'° Açjésilas, ï. I, p. 03, note M) :« S'il
aimait mieux que les Perses violassent la trêve, que de commencer lui-même à
la violer, c'est qu'il espérait un grand profit de celte conduite des Perses. » —
Corn. Nepos dit : « Quod Tissapliernes perjurio suc et homines suis rébus aba-
lienarot, et dcos sibi iratos reddcret » (Ages., c. 2).
(G) Manso, Sparta, T. III, p. 200. — Xcnophon a essayé de justifier la conduite
de son héros (Uell., IV, I, 20-.3G).
(7] 11 vendit ses services à Tachos; puis mécontent de lui, il passa avec ses
mercenaires du coté de Nectanébis qui s'était révolté contre son roi; il couvrit
celte action honteuse du prétexte que les Egyptiens s'étaient déclarés pour Nec-
tanébis, et que c'était aux Égyptiens qu'il était venu apporter des secours, non
au roi.
(8) Plutarch., Ages., 37.
22i LA GRÈCE.
Jas au honteux trailé par lequel rindépcndance de la Grèce fut ven-
due aux Barbares. La retraite des dix mille avait révélé la faiblesse
de cet empire dont le chef prenait le titre de Grand Roi; sa gran-
deur « ne consistait qu'en or, en luxe et en femmes. » La Grèce en
avait conçu autant de confiance en ses propres forces que de mépris
pour les Barbares ('). A entendre Plutarque, Agésilas aurait agi en
maître dans les pays du roi, pillant en toute liberté et sans crainte;
enhardi par ses succès faciles, il aurait résolu de porter la guerre
au centre de l'empire et de faire trembler le roi dans Ecbatane et
Suse(-). Mais ce n'était pas avec une poignée de mercenaires qu'on
pouvait renverser le colosse persan. Les dissensions de la Grèce,
la haine inspirée par la domination lacédémonienne et fomentée
par l'or des Barbares, suffirent pour arrêter Agésilas dans sa
course \\c{(iv\e\\se.[^]. Plutarque s'indigne contre les Hellènes qui se
laissaient corrompre par les Barbares et tournaient leurs armes
contre eux-mêmes. Nous comprenons le patriotisme de l'historien
et nous partageons sa douleur. Les Grecs étaient coupables, mais
les plus coupables de tous furent les Spartiates,- l'hégémonie leur
faisait un devoir de veiller aux intérêts généraux de la Grèce, et ils
ne consultèrent que leur avantage particulier. Agésilas fut-il supé-
rieur à ses concitoyens? Xe«o;j/<on loue son patriotisme. Le roi lacé-
démonien considérait comme un malheur de remporter une victoire
sur des Hellènes : « Si nous nous détruisons nous-mêmes, disait-il,
comment pourrons-nous vaincre les Barbares? »(^) Au dire de son
panégyriste, la haine desBarbares était sa passion dominante(').]\ous
croyons que l'ami d' Agésilas, l'admirateur des choses lacédémo-
nicnnes, s'est fait illusion sur les sentiments de son héros; la haine des
Barbares et la sollicitude pour la Grèce entière étaient subordonnées
à une passion plus profonde, plus égoïste, l'amour de la patrie, et
la patrie pour Agésilas n'était pas la Grèce, c'était Sparte. La Grèce
(1) Plutarch., Artax., 20.
(2) Plutarch., Agesil., -10, 15. — Diodor , XV, 31.
(3) Plutarch., Agesil., lo.
(4) Xenoph., Agesil., VII, 4-6. — Plutarch., Régla apophlcgm., Agesil., G. —
kl., Lacon. apophtegm., Agesil., 4o.
(5) Xenoph., Agesil., VII, 7.
LES HÉGÉMONIES. 225
va se trouver dans des circonstances où le roi Spartiate aurait pu
manifester les sentiments philhellénlques que Xénophon lui sup-
pose, et il ne fit preuve que d'un patriotisme étroit.
Sparte, entraînée dans une guerre avec les Perses par suite de
ses liaisons avec Cyrus, essaya de soutenir à la fois sa suprématie
en Grèce et sa domination en Asie. Mais à peine les Grecs la virent-
ils engagée dans des hostilités avec le Grand Roi, qu'ils se coali-
sèrent pour secouer le joug d'une hégémonie devenue odieuse. Il
n'était pas besoin de l'or persan pour les soulever contre les Lacé-
démoniens; l'esprit de division inné à la race hellénique, la jalousie
et la haine su(ïlsaient('). Sparte, incapable de lutter contre les Hel-
lènes et contre les Barbares, n'hésita pas; elle détacha le Roi de la
ligue formée contre elle, et se concilia son alliance en lui abandon-
nant définitivement les Ioniens, par le traité d' Antalcidas. La formule
même de cet acte était injurieuse. Ce n'était pas un accord libre-
ment consenti par des parties traitant sur un pied d'égalité; leGrand
Roi y dictait ses volontés : il trouvait juste (^) que les Grecs d'Asie,
les lies de Clazomène et de Chypre rentrassent sous sa domination;
les autres cités grecques devaient être libres (').
Telle fut l'issue d'une expédition dans laquelle Agésilas avait
voulu rivaliser avec Agamemnon et surpasser la gloire des dix
mille (*). Sous l'hégémonie d'Athènes , la plupart des Grecs d'Asie
étaient de fait, sinon de droit, affranchis du pouvoir des Barbares;
Sparte les appela à la liberté et les vendit aux Perses, pour conso-
lider sa domination en Grèce. Une réprobation unanime frappa ce
funeste traité; depuis Jsocmfe jusqu'à Aristide ^ tous les écrivains
(1) Cet esprit de division se manifesta dès le principe de l'expédition. Agé-
silas avait voulu faire de la guerre contre les Perses une entreprise nationale;
il fit appel à la Grèce entière, mais les Grecs ne répondirent pas à sa voix.
Corinllie s'excusa sur de funestes présages. Athènes prétexta son imj)uissance.
Thèbes refusa son concours; quand Agésilas, imitant Agamemnon, voulut offrir
un sacrifice a Diane, avant de mettre à la voile, des cavaliers béotiens vinrent
troubler le sacrifice et jeter de coté et d'autre les victimes qu'on immolait {Pari^
san., III, 9, 1-3. — Xenoph., liellen., 111, 4, 3. 4. — Plularch., Agesil., c. 6).
(2) Grotc, History of Greece, T. X, p. 3-3.
(3) Xenoph., Hell., V, 1, 31. — Diodor., XIV, 110.
(4) Plularch., Agesil., (i, 9.
m
22G LA GRÈCE.
i^recs ToiU flétri ('). Quelle fut la conduite d'Agésilas dans ces cir-
conslances? Plutarque dit qu'il n'eut aucune part au déshonneur
du traité; mais il en accepta l'infamie en l'approuvant. Quelqu'un
lui disait que les Lacédémoniens persisaient : ce sont plutôt les
Mèdes qui laconisent, répartit Agésilas (-). Réponse plus fière que
juste, à laquelle les faits donnèrent un triste démenti.
La paix d'Anlalcidas dévoile la politique de Sparte; son but était
d'obtenir des subsides du roi des Perses, et de fonder son empire sur
la faiblesse de la Grèce. Le traité contenait la fallacieuse promesse
de la liberté pour toutes les populations grecques. Partout en Grèce
il y avait de petites cités dans la dépendance de républiques plus
puissantes. Sparte voulut dissoudre ces associations. En apparence
elle affranchissait les villes sujettes d'un joug souvent très-dur; en
réalité elle affaiblissait les Grecs en les isolant, elle divisait pour
régner ('). Elle commença par faire l'application la plus révoltante
du traité à la ville de Mantinée. Les Mantinéens avaient vécu long-
temps dispersés dans des bourgs ouverts; depuis un siècle, ils
sétaient réunis en cité; les habitants, qui avaient été faibles dans
leur isolement , croissaient en puissance par leur union. Sparte
ordonna de rendre l'indépendance à chacun des bourgs qui consli-
luaient la cité; sur le refus des Mantinéens, elle leur déclara la
guerre. Xénopkon rapporte les motifs que les Spartiates lirentvaloir;
ils rappellent la fable du loup et de l'agneau. « Les Spartiates étaient
convaincus que les Mantinéens faisaient cause commune avec leurs
ennemis; les Mantinéens avaient refusé de les suivre sous le pré-
texte qu'ils étaient liés par une trêve; lors même qu'ils avaient pris
part à la guerre, ils s'étaient comportés lâchement; ils portaient
envie à la prospérité des Lacédémoniens et se réjouissaient de
leurs malheurs » (''). Mantinée fut en grande partie détruite, vic-
time de la haine et de la jalousie de Sparte (^).
(\) Plutarch., Agesil., 23; Artaxerx., 21. — /socrai., Paneg., 47. — Polyb.,
VI, 49, 5. — Arislid., Panath., T. I, p. 376.
(2) Plutarch., Agesil., 23.
(3) Wnchsmulh, Hellenische Alterllnimskunde, § 32, T. I, p. 259, 261.—
Niebuhr, Vorlragc iiber alte Geschichte, T. H, p. 257 et suiv.
(4) A'ej!0/3/j.,Hcll., V, 2, 1-8.
(5) Dinclor., XV, 5. — Pausan., Ylll, 8, 0. —Manso, Sparta, T. III, p. 108, ss.
LES HÉGÉMONIES. 227
Les résultats de l'indépendance des républiques grecques répon-
dirent aux calculs perfides des Spartiates. Livrées à elles-mêmes,
les cités fui'cnt déchirées par les factions; les oligarques faisaient
bon marché de la liberté de leur patrie et appelaient les Spartiates
à leur secours. Ceux-ci se rendirent maîtres par ce moyen d'un
grand nombre de villes ('). Ils ne reculaient devant aucune perfidie,
pour obtenir la domination de la Grèce. La puissance de Thèbcs
leur portait ombrage; leur haine augmenta lorsque le parti popu-
laire menaça de l'emporter. Sollicité par la faction oligarchique,
Plioebidas, général lacédémonien, s'empara de la citadelle en pleine
paix. Il y eut un cri d'indignation dans la Grèce entière. Les enne-
mis politiques d'Agésilas demandaient avec colère par quel ordre
Phoebidas avait agi. Agésilas ne craignit pas de prendre ouverte-
ment parti pour lui : « Il faut voir, dit-il, si le fait est de quelque
utilité; car tout ce qui est avantageux pour Lacédémone, il est beau
de le faire de son propre mouvement, même sans ordre »f).
Jamais la domination de Sparte n'avait paru plus fortement éta-
blie. L'attentat de Thèbes fut le signal de sa chute. Xenophon lui-
même voit dans la révolution étonnante qui suivit, une preuve du
gouvernement providentiel des choses humaines. Invaincus jusque-
là, les Spartiates furent dépouillés de leur hégémonie par ceux-là
mêmes qu'ils opprimaient : sept bannis thébains suffirent pour leur
enlever l'empire de la Grèce (^). Sparte ne se releva plus après
Leuctres. Son hégémonie n'avait qu'une raison d'existence, c'était
d'unir les Grecs pour les rendre forts en face de l'étranger, c'était
de poursuivre les grands desseins de Thémistocle et de Cimon, et
de répandre la civilisation grecque dans l'Orient. Au lieu d'unir les
Grecs contre les liaibares, comme il convenait à une cité essentiel-
lement guerrière, elle fil la |)aix avec les Perses, aux dépens des
Grecs d'Asie et dans le but de prendre ajjpui sur les Barbares pour
asservir la Grèce. Xenophon a raison de dire que la chute de
(I) Diodor., XV, 5.
(i) Plularcli.. Af^esil., "23, 21. — Diodorc dit (|ik' IMioi'hi'Ins ;i^it (l'.-ipn's li'*»
ordios d'Agésilus (XV, 20).
(:i) Xeiwpli... Il('ll.. V, i, I.
228 LA GRÈCE.
Sparte fut un arrêt de la justice divine. La Grèce y applaudit ; les
historiens et les philosophes de l'antiquité prononcèrent sa con-
damnation, et la postérité l'a approuvée ('). Pourquoi la cité de Ly-
curgue joue-t-elle un rôle si indigne de sa vertu militaire dans la
grande lutte entre les Hellènes et les Perses? Il y a une malédiction
qui pèse sur les gouvernements de privilège, qu'ils s'appellent théo-
craties, aristocraties ou monarchies absolues. Dès que les gouver-
nants ont un intérêt à eux propre dans la direction de la société,
l'égoïsme l'emporte nécessairement sur le devoir. Ils ne se consi-
dèrent plus comme les organes de l'État, mais comme ses maîtres ;
c'est leur patrimoine, et ils en usent et abusent comme un proprié-
taire de sa chose. Tel fut le vice de l'aristocratie lacédémonienne.
Que lui importaient l'honneur et la gloire de la Grèce? Si la guerre
contre les Barbares avait su se concilier avec leur domination, les
Spartiates l'auraient peut-être entreprise, comme Agésilas, dit-on,
en eut le proji3t. Mais du jour où la guerre d'Asie menaçait de
compromettre leur influence dans les cités grecques, ils laissèrent
là l'expédition contre les Perses, pour tourner leurs armes contre
la démocratie, de même que l'on rejette un moyen quand il ne con-
duit pas au but. Ils échouèrent. Grand enseignement pour les par-
lis politiques ! L'égoïsme aveugle ceux qu'il inspire ; leurs plus
beaux projets s'écroulent, comme des palais que l'on bâtirait sur le
sable mouvant du désert. Il n'y a qu'une politique, qui soit sûre
tout ensemble et glorieuse, c'est celle du devoir et du dévouement
aux intérêts de l'humanité.
(1) Diodor., XV, 1. — Polyb., IV, 27, 4-6. — Cicer., De Off., II, 7.
-^■«vVk/Vvw^
LES HÉGÉMONIES. 229
CHAPITRE IV.
L^ II ]• G È M « ) N !]•: DE T H K B E S
1 1. Les Béotiens. Èpaminondas .
Tout le monde sait que le nom de Béotien est devenu proverbial
pour désigner la lourdeur d'esprit. Les anciens font des re-
proches plus graves encore aux Tliébaias; ils les représentent
comme des hommes n'ayant aucun respect pour le droit, ils disent
que la force dominait chez eux ('). Fiers de la vigueur de leur
corps (*), ils se croyaient supérieurs aux autres Grecs. Démosthène
parle de leur stupide orgueuil ('); les comparant à ses concitoyens ,
il dit qu'ils sont plus vains de leur politique cruelle et inique que
les Athéniens de leur humanité et de leur justice (*). Les Béotiens
ne méritent pas toutes les accusations que les spirituels habitants
d'Athènes déversaient sur leurs voisins. Harmonie, fille de Mars
et de Vénus ('), la déesse tutélaire de Thèbes, adoucit la véhé-
mence de leurs passions. Tandis que dans toute la Grèce, l'expo-
sition des enfants était permise et presque encouragée par les
lois, à Tbèbes elle était punie de la mort {^). Seuls parmi les Grecs
ils adoptèrent comme règle d'accorder la liberté aux prisonnieis
(i) Dicaearch : OoaTîî;-/cà û'îoio-rat zat ■j-zzç,r/fy.-jrji. Tirr/.-yi. -î aolï àr^iâ'j^ooo'.
TTOo; t.'j:j-.'j. Iï-jvj /.ai ocarJTC'j. /.. z. /. — Cf. Aristol., Hhet., III, 4.
(2) /)iodor., Xn,70;XV. 39.
(3) Demo.ith., de Coron , § 33, p. 237 : àv'/Xy/îTia, [y/.ryj7r.;; ib., § 43, p. 2i0 :
avat-xO/îTot WvjjSaîoi.
(4) Dcmoslh.., C. Lepl., ^ 10'J, p. 490.
(o) Plutarch., Pelop., 10. — Jakoba, Vcrmischle ScluifU'i), T. 111, [k I6--I'ii
'••.) AcUan., V. 11 , IL 7.
250 LA GRÈCE.
(le guerre, moyennant rançon ('). Leurs actions donnèrent plus
d'une fois un démenti aux injures des poêles et des orateurs d'Athè-
nes. Ces mêmes Thébains à qui l'on reprochait la férocité du haut
de la tribune athénienne, bravèrent les menaces de Sparte pour
recevoir les exilés chassés de leur patrie par l'oppression des trente
tyrans. Les Spartiates, abusant de leur hégémonie, ordonnèrent
aux Thébains de livrer les réfugiés à leurs bourreaux. A cet ordre
impie, les Thébains répondirent par un décret que Plutarqiie
déclare digne des exploits d'Hercule et deBacchus; il portait:
«Toute ville et toute maison sera ouverte dans la Béotie aux Athé-
niens qui viendront y demander un asile. ToutThébain qui n'aura
pas prêté main forte au fugitif qu'on tenterait d'emmener, payera
un talent d'amende. Si quelqu'un passait par la Béotie pour porter
des armes à Athènes contre les tyrans, pas un Thébain n'en doit
rien voir ni rien entendre » (^). Ce fut de Thèbes que Thrasybule
partit pour affranchir Athènes.
Thèbes ne fait qu'apparaître dans l'histoire ; elle brille un Instant
comme un éclatant météore, pour mieux dire, ce sont deux hommes
qui font sa gloire ('). Avant Épaminondas elle n'avait joué qu'un
rôle secondaire dans les affaires grecques ; après sa mort elle re-
tomba dans l'obscurité. La seule chose marquante dans l'existence
de Thèbes avant son hégémonie éphémère, fut un essai de con-
fédération entre les populations béotiennes; mais cette tentative
d'unité était tellement grossière qu'elle mérite à peine le nom de
ligue (*). Les quatorze villes confédérées jouissaient d'une entière
liberté pour tout ce qui concernait leur organisation intérieure.
La décision des affaires importantes appartenait aux assemblées
générales des Béotiens. Pour diriger les intérêts communs, les
villes envoyaient à Thèbes des héotarques ; ceux-ci commandaient
(1) Pa«san.,IX, 15, 4.
(2) Plutarch., Lysand., 27.
(3) Polyb., VI, -53.
(4) Millier, Orcliomenos, p. 396, ss. — Sainte-Croix, Des gouvernements
fcdéiatifs, p. 21 1-214. — Manso, Sparta, T. III, lieylage, p. 58, ss. — lîaoïtl-
liochetle, Mémoire sur l'élut fédcralif des Bco[iens{Mémoircs de ri)is(itul,TA'llh
p. 214-241),
LES HÉGÉMONIES. 251
les années dans la guerre. Thèbes était puissance dominante; elle
prétendait même exercer sur les cités béotiennes les droits d'une
métropole. Cette hégémonie locale était d'autant plus oppressive
qu'elle était circonscrite dans des limites plus étroites. L'oppression
ne peut jamais fonder une véritable unité. La ligue avait à la vérité
un lien dans la religion; des fêles communes rassemblaient les
Béotiens, mais ces réunions avaient moins pour objet des délibé-
rations que des festins et des jeux; elles n'empêchèrent pas la
désunion des Béotiens de devenir proverbiale (').
Ce fut avec ces éléments anarchiques que Pélopidas et Épami-
nondas brisèrent la puissance lacédémonienne, et élevèrent leur
patrie au rang d'état prépondérant. Les anciens placent Épami-
nondas en première ligne parmi tous les grands hommes de la
Grèce (-). La postérité a approuvé ce jugement par l'organe d'un
des plus beaux génies des temps modernes : « Si l'on me deman-
dait, dit Montahjne, le choix de tous les hommes qui sont venus à
ma connaissance, il me semble en trouver trois excellents au-dessus
de tous les autres. L'un, Homère, l'autre Alexandre le Grand, le
tiers et le plus excellent à mon gré, c'est Épaminondas. Les Grecs
lui ont fait cet honneur, sans contredit, de le nommer le premier
homme d'entre eux : mais être le premier de la Grèce, c'est être
facilement le prime du monde » (^). Nous ne pouvons suivre le
grand écrivain dans Tapprécialion détaillée qu'il fait de son héros
favori. 11 n'y a qu'un trait de son caractère qui nous intéresse, c'est
son humanité; pour peindre cette vertu si rare dans l'anliquilé,
nous emprunterons encore l'admirable langage de Montaigne :
« J'ai autrefois logé Epaminondas au premier rang des hommes
excellents, et ne m'en dédis pas. Jusqu'où monlait-il la considéra-
tion de son particulier devoir! qui ne tua jamais homme qu'il eût
vaincu; qui pour le bien inestimable de rendre la liberté à son
(1) Arislot., Rlielor., III, 4.
(2) Cicer., Acad., I, l : « Epaminondas, princeps, meo judicio, Grncciae. » —
Cf. Cicer., de Oiat., III , 3i. — Diodor., XV, 88.
(3) Montaigne, II, 36. — Raumcr (Voriosiinst'n ul)cr die allé GoscliicIile,T. II,
p. 42) porte le même Jugement piic Épaminondas. — Daunou (Cours d "études
liislori(i(ies, T. VI, [i. 57) plaee Mpamiiioiidas au-dessus d'Alexandre.
!25!2 LA GRÈCE.
pays, faisait conscience de tuer un tyran ou ses complices, sans les
formes de Ja justice, et qui jugeait méchant homme, quelque bon
citoyen qu'il fût, celui qui entre les ennemis et en la bataille,
n'épargnait son ami et son hôte. Voilà une âme riche de composi-
tion! Il mariait aux plus rudes et violentes actions humaines la
bonté et l'humanité, voir même la plus délicate qui se trouve en
l'école de la philosophie. Ce courage si gros, enflé,et obstiné contre
la douleur, la mort, la pauvreté, était-ce nature ou art qui l'eût
attendri jusqu'au point d'une si extrême douceur et débonnaireté
decomplexion? Horrible de fer et de sang, il va fracassant et rom-
pant une nation invincible contre tout autre que contre lui seul ,
et gauchit au milieu d'une telle mêlée , au rencontre de son hôte et
de son ami. Vraiment celui-là commandait bien à la guerre, qui
lui faisait souffrir le mors de la bénignité, sur le point de sa plus
forte chaleur, ainsi enflammée qu'elle était, et toute écumeuse de
fureur et de meurtre » ('). A l'appui de ce magnifique éloge , nous
citerons un trait exquis qui paraît avoir échappé à l'auteur des
Essais. Plus humains envers leurs ennemis qu'envers leurs conci-
toyens, les Thébains accordaient la liberté aux premiers moyennant
rançon et mettaient impitoyablement à mort les bannis qu'ils pre-
naient les armes à la main. Épaminondas s'empara d'une ville dans
laquelle se trouvaient un très-grand nombre de fugitifs; il les ren-
voya libres, en les faisant passer pour citoyens de la première ville
grecque dont le nom se présentait à son esprit ('). Saisissons celle
occasion de rendre hommage à la philosophie, dont l'étude occupa
la vie entière d'Épaminondas ; sans doute l'excellence de celte
grande âme était naturelle, mais la philosophie pythagoricienne
eut la gloire de développer ses belles qualités {').
(1) Montaigne, III, 1, — Cf. Plutarch., Telop., Parall., 1; Id., De genio Socr..
3, 17. — Diodor., XV,57; Fragm., libr. XI, 11.
(2) Pausan., IX, 15, 5.
(3) Le pythagoricien Lysis, dit Diodore, fit d'Épaminondas un homme accom-
pli dans toutes les vertus (Fragm., lib. X, II; Excerpt. de virtut. et vit., p. 35(5.
Cf. XV, 39. — Plutarch., Pelop., i. — Paman., IX, 13, 1).
LES HEGEMONIES.
235
§ II. Lu politique de Thèbes.
Épaminondas conçut l'ambitieux dessein de donner à une ville
de second ordre la suprématie qu'Athènes avait conquise par son
dévouement et Sparte par sa vertu guerrière. Thèbes se monlra-
t-elle digne du commandement de la Grèce? Les circonstances qui
rélevèrent au premier rang semblaient lui faire un devoir d'entrer
dans la voie de la justice et de l'humanité que Sparte et Athènes
avaient abandonnée. Victime d'un attentat inouï contre le droit des
peuples, il lui appartenait d'inaugurer une nouvelle politique qui»
en respectant la liberté et l'indépendance des Grecs, parviendrait à
les associer. Un philosophe dirigeait ses destinées; ne devait-on
pas s'attendre à voir régner l'idée du juste dans les relations inter-
nationales? Aristote dit que la philosophie rendit les Thébains
heureux; un historien moderne ajoute que Thèbes, sous le gouverne-
ment d'Épaminondas, réalisa l'idéal de la justice et de la vertu (').
Tel ne fut pas le sentiment de l'antiquité. Dcniosthène dit que les
Thébains abusèrent de l'hégémonie comme les Spartiates et les
Athéniens en avaient abusé. Un autre orateur fait dire aux Pla-
léens, que les voisins de Thèbes étaient tenus dans un état de
dépendance qui approchait de l'esclavage et qu'elle voulait traiter
de même toutes les cités béotiennes ('). Les faits donnent raison à
Démosthène. Nous n'accusons ni les Thébains, ni le grand homme
qui dirigeait leurs destinées. Le reproche s'adresse à l'antiquité
tout entière, même aux philosophes. La philosophie ne s'était pas
élevée à l'idée d'une justice internationale parce qu'elle ignorait le
dogme dc^'unité humaine. Il sufïit à la gloire d'Epaminondas que
dans le cercle d'idées et de sentiments de l'antiquité, il ait brillé au
premier rang des hommes politiques. Sa gloire rejaillit sur sa patrie.
C'est une protestation d'égalité que la nature fait contre l'orgueil et
la vanité des races élues. Les Thébains étaient certes moins bien
doués que les Athéniens; cependant ils donnèrent le jour à un
(1) Ahstol., Rhelof.. Il, 23. — Lco, Uiiivcrsalgeschichtc, T. I, p. 292.
{2) Dcmostli., fJc Corona,§ 18, p. 2'}l. — /w«-rt/.,Tlal., i? 18.
254 LA (JHKCR.
homme devant lequel les brillants génies trAlliènes s'effacent comme
les astres de la nuit devant la lumière du jour.
L'hégémonie thébaine ne dura que quelques années, et elle se
souilla par la ruine de cités grecques. Platée fut rasée, victime d'une
vieille animosilé. Thespies fut détruite pour avoir montré des sen-
timents hostiles 0). Démosthène reprocha du haut de la tribune aux
Thébains leur conduite à l'égard de leurs frères d'Orchomène. La
cité béotienne était restée sous la domination de l'aristocratie, pen-
dant que la démocratie triomphait àTlièbes; de là une haine à mort.
A peine vainqueurs à Leuctres, les Thébains voulurent marcher
contre Orchomène; l'ascendant d'Épaminondas arrêta l'œuvre de
vengeance : « Pour aspirer à l'empire de la Grèce, disait le grand
homme, il fallait conserver par l'humanité ce qu'on avait acquis
par la valeur. » Un traité d'alliance fut conclu sous ses auspices (-);
mais il n'y avait pas d'alliance durable entre la démocratie et
l'oligarchie. On accusa les oligarques d'être entrés dans une con-
juration avec des bannis pour rétablir le gouvernement aristocra-
tique à Thèbes; le peuple condamna les conjurés à mort et décréta
(lue la ville d'Orchomène serait renversée de fond en comble.
Epaminondas était absent; l'horrible sentence reçut son exécution.
La ville fut détruite par le feu, les hommes furent tués, les femmes
et les enfants vendus (^). On pense, dit Plutarque, que si Epami-
nondas etPélopidas avaient été présents, les Thébains n'auraient
pas traité les Orchoméniens comme ils l'ont fait (*). Ce bel éloge
des héros thébains est la condamnation de leur patrie.
C'est aussi à l'inspiration d'Epaminondas qu'est due l'action la plus
éclatante de l'hégémonie de Thèbes, le rétablissement de Messène.
lin historien grec dit qu'il s'acquit par là une gloire immortelle. Il
est vrai que la politique commandait cette mesure. Les Messénicns
chassés de la Grèce n'avaient pas oublié leur haine héréditaire pour
les Spartiates; en leur rendant une patrie, Epaminondas achevait
(1) Diodor., XV,. 16. — Pausan., IX, I, 8.
(•2) Diodor., XV, 57.
(3) Diodor., XV, 79. — Mliller, Orchoinciios, \). i.|2-i15.
(4) riutatxh., IVlop. l'arall., I.
LES HEGEMONIES.
233
en quelque sorte rabaissement de Lacédémone commencé à Leuc-
tres('). i>Iais nous aimons à croire que le héros philosophe qui
avait refusé de prendre part à la conjuration de Pélopidas par des
scrupules d'humanité et de justice, ne fut point guidé dans cette
circonstance par l'intérêt. Il voulait réparer un grand crime et mon-
trer à la Grèce que Thèbes l'emportait sur sa rivale par l'humanité
autant que par la valeur.
Les ruines d'Orchomène , de Thespies et de Platée prouvent que
le rétablissement de Messène fut l'œuvre d'Épamiuondas plus que
du peuple thébain. Ainsi Thèbes signala sa courte hégémonie par
des actes de vengeance. Songea-t-elle à défendre l'indépendance de
la Grèce contre les Barbares? Athènes avait humilié l'orgueil des
Mèdes. Sparte avait fait au moins une tentative pour maintenir la
domination grecque en Asie. Thèbes, se sentant trop faible pour
conquérir par ses forces seules la suprématie à laquelle elle aspi-
rait, rechercha dès le principe l'alliance de la Perse ('). On vit alors
le plus honteux des spectacles. La Grèce se donna pour ainsi dire
rendez-vous à la cour du Grand Roi : il s'y trouva des Lacédémo-
niens, des Athéniens, des Arcadiens, des Éléens. Tous se dispu-
taient les faveurs des Barbares : Pélopidas eut le triste honneur de
la préférence. On rougit de voir l'ami d'Épamiuondas, le représen-
tant de la puissance dominante en Grèce, se glorifier que « seuls
des Hellènes, les Thébains avaient combattu à Platée dans les
rangs des Perses. «L'infamie devenait un titre de gloire. Des Grecs
se vantèrent de « n'avoir jamais porté les armes contre le Roi,
d'avoir refusé d'accompagner Agésilas dans son expédition et d'avoir
troublé les sacrifices par lesquels le général Spartiate voulait se
rendre les dieux favorables. » Si Pélopidas fut fêté à la cour de
Perse, c'est « pour avoir détruit la puissance des Spartiates qui
naguère encore, sous la conduite d'Agésilas, faisaient trembler le
Grand Roi dans Suse et Ecbalane '>(^). Au milieu de cette dégrada-
it) Diodor., XV, 6G.—Paiisan., IV, 27, 8. 6.
(2) Xenoph., IIcll., VII, i, 33 : Tvve^^ôi; âè j3oy^eyô/jLEvoi oî W/;païot ôttw; «v
rcj i;jiij.'i'j't/j.'j ).â!5ot£v tâç 'E//â(?oç, èvôfitcav, ei •kÏu.]^i\/j.-j -(ta; tûv Uepiôrj
'5a'7i).£a, TrAîovï/.TriTa'. àv Tt iv i/.ii-j'.i.
(3) Xenoph., IIclJ., VU, 1, 35. — Plulunlu, l'ulop., 30.
256 LA GRÈCE.
lion générale, on est heureux de trouver un vrai Hellène qui ne se
laissa pas séduire par l'apparente grandeur de la monarchie per-
sane. Antiochus, l'ambassadeur arcadien, rapporta à ses conci-
toyens, que « le roi avait quantité de pâtissiers, de cuisiniers,
d'échansons, d'huissiers, mais que tout en bien cherchant il n'avait
pîis vu d'homme en état de tenir tète aux Grecs. » Il ajouta que
« ses immenses richesses ne servaient qu'à une vaine ostentation,
que le platane d'or tant vanté ne donnerait pas d'ombre à une
cigale »(').
Le Grand Roi daigna accorder toutes ses demandes à Pélopidaa.
Elles tendaient à affaiblir Lacédémone et Athènes, et à élever l'hé-
gémonie de Thèbes sur les ruines de leur puissance. Les Thébains
convoquèrent les députés des villes pour entendre la lettre du roi
et prêter serment d'observer les lois qu'il avait données aux Grecs.
Mais il y avait encore dans l'âme des Hellènes, sinon du patrio-
tisme, du moins une vive répugnance à se soumettre aux commande-
nj'nts des B;irbaies : chaque cité ambilionnait leur alliance pour
s( ri avniitiige, tout en refusant d'obéir à leurs ordres. Les députés
K'poiidiienl qu'ils avaient mission d'entendre les propositions et
non de prêter serment. Ce refus ne découragea point les Thébains;
ils espéraient obtenir de la faiblesse des diverses républiques en
particulier ce que réunies elles avaient rejeté; mais les Corinthiens,
auxquels ils s'adressèrent d'abord, ayant répondu qu'ils n'avaient
pas besoin de se lier avec le roi par des serments communs, les
autres villes imitèrent leur exemple {^).
C'est ainsi, ûil Xénophon, que la prétention des Thébains à l'em-
pire s'évanouit. L'historien grec n'est pas favorable aux rivaux de
Sparte; cependant il est vrai de dire avec lui que les Thébains
combattirent pour l'hégémonie, mais qu'ils ne la possédèrent pas.
Leur domination, comme les anciens l'ont déjà remarqué (^), ne re-
posait pas sur une force qui leur fût propre. Ils avaient joué un rôle
odieux dans les grandes circonstances où les Athéniens et les Spar-
te) Xenoph., Hell., VU, 1, 38.
(2) Xenoph., Hell., VII, 1, 36, 39. 40.
(3) Polyb., VI, 43.
LES HÉGÉMONIES. 237
liâtes s'étaient acquis une gloire immortelle : alliés des Barbares, il
n'avait pas tenu à eux que la Grèce ne subît le joug de l'étranger.
Même dans les limites étroites de la Béotie, ils n'étaient pas parve-
nus à constituer une suprématie forte, incontestée ; renommés pour
leur désunion dans la Grèce née divisée, ils étaient incapables de
donner à la patrie grecque l'unité dont elle avait besoin pour mettre
fin à ses dissensions intérieures et pour réagir avec énergie sur
rOrient. En faisant la guerre dans la Thessalie, Pélopidas reçut
pour otage un jeune enfant qui fut élevé à Thèbes. Philippe de
Macédoine était doué du génie de l'unité qui manquait aux grands
hommes de la Grèce. Il fut donné aux Macédoniens d'achever
l'œuvre que Sparte et Athènes avaient tentée en vain.
CHAPITRE V.
LA DOMINATION MACÉDONIENNE.
secTiow I.
LA GRÈCE LORS DE L'AVÈNEMENT DE LA DOMINATION MACÉDONIENNE.
g I. Thches, Sparte et Athènes impuissantes à reconstituer une
hèfjémonie. Nécessité d'une domination nouvelle.
On grava sur la statue d'Épimanondas des vers dans lesquels on
exaltait le héros thébain pour avoir rendu l'indépendance et la
liberté à la Grèce entière ('). Nous croyons bien que telle fut l'am-
bition du grand homme, mais il ne put rendre la vie à un corps
qui était mourant. L'indépendance fut à la vérité reconnue aux
divers états. Sparte, Athènes et Thèbes n'exercèrent plus, sous le
(1) Paiisan., IX, 1o, G.
258 LA GRÈCE.
nom criiégémonie, une domination oppressive; en apparence les
populations grecques furent replacées clans Tisolemcnt qui leur était
naturel. Mais cet état de choses était le résultat de longues convul-
sions, et non un développement naturel et progressif : c'était
comme la dislocation violente des membres d'un corps organique,
qui jouirent encore après leur séparation d'un reste de vie, sufii-
sante pour prolonger leur existence pendant quelque temps, mais
une existence sans force et sans avenir (').
En mourant, Épimanondas conseilla la paix. Il était trop tard.
La paix n'était plus une déesse bienfaisante qui aurait pu guérir
les plaies de la Grèce; si les Grecs la recherchaient, c'était par las-
situde, par épuisement. Aucun des étatsqui avaient aspiré à l'hégé-
monie ne se sentait capable de ressaisir une domination qui avait
été l'objet de tant d'elTorts et de combats. Thèbes entra au tombeau
avec Épaminondas. Sparte ne devait l'empire qu'à sa renommée
guerrière; Leuctres rompit le prestige; après la bataille de Manli-
née, elle disparut pour ainsi dire de l'histoire (-). Athènes avait
plus de vitalité. Elle se releva promptemcnt de la défaite d'Aegos
Potamos, et profita de la lutte de Sparte et de Thèbes pour ressai-
sir la domination des mers, fondement de sa puissance. Des ambas-
sadeurs allèrent dans toutes les villes soumises à Sparte, pour les
appeler à la liberté. Plus de soixante-dix cités entrèrent dans une
nouvelle confédération.
Instruits par leurs malheurs, les Athéniens annoncèrent haute-
ment que cette ligue reposait sur des bases plus équitables que
leur première hégémonie. Une assemblée générale veillerait aux
intérêts communs; chaque ville, tant grande que petite, y aurait
un droit égal de suffrage; toutes seraient indépendantes; les Athé-
niens seraient seulement les chefs de l'association. Athènes témoigna
combien elle se repentait de ses injustices passées, en renonçant
à ses cléruchies. Les tributs furent rétablis; mais pour effacer ce
que ce nom avait d'odieux, Callistratc imagina de les appeler con-
{i) Waclismuth, Hell. Alterth., §34, T. I, p. 29< . — /?««?«<?/•, Vorlesungen
ûber die îilte Geschichte, T. I[, p. 62, ss.
(2) Manso, Sparta, livre VI.
LES HÉGÉMONIES. 239
Iribulions : c'étaient des subsides que des confédérés fournissaient
pour la guerre, et non une charge imposée à des sujets('). Un décret
du peuple, récemment découvert , nous apprend qu'il chercha à
se concilier les cités grecques , en leur donnant des garanties contre
de futures usurpations : il abandonna à ceux qui entreraient dans
la ligue les propriétés publiques ou privées que les Athéniens pos-
sédaient sur leur sol : il défendit aux citoyens d'acquérir à l'avenir
des terres dans le territoire des alliés (^). Mais la modération dura
peu; les Athéniens ne tardèrent pas à retomber dans leursanciennes
allures (^). Alors les alliés se révoltèrent. La dernière lutte soutenue
par Athènes pour Tempire des mers fut illustrée par les vertus
guerrières desThimothée et des Iphicrate. Avec eux périt la gloire
des armes (^), et par suite la suprématie delà cité de Minerve;
Ihistoire doit ajouter qu'elle n'en était plus digne. Dans la guerre
contre les alliés il se trouva un général qui à une incapacité notoire
joignait le faste et la débauche : Charès était le favori du peuple,
et à juste titre, dit un historien grec, car les Athéniens vivaient
comme lui, mettant plus d'argent aux feslins qu'aux affaires
publiques; ils en étaient venus à surpasser les Tarentins en luxe
et eu mollesse^). Un décret, qui mérite d'être qualifié d'infâme C^),
prononça la peine de mort contre ceux qui proposeraient d'appli-
quer aux besoins de la guerre les fonds destinés aux plaisirs du
peuple pendant la paix ('). C'est le spectacle de Rome dans sa décré-
pitude : une nation qui ne demaijde que du pain et des jeux, n'est
■plus digne de la liberté, elle attend un maitre qui lui assure les
jouissances matérielles, seule ambition qui lui reste. Démosthène
re|)rocha vainement à ses concitoyens de penser aux fêtes plus
qu'au salut de la république; son patriotisme semblait quelquefois
(I ) Diodor., XV, 28-30. — BoecJdi, Economie politique des Atbénicns, T. II,
p. 190.
(2) Egger, Mémoire sur les traités publics dans ranliquité, p. 51-53.
(3) Boeckh, T. II, p. 101. — Cf. Plutarch., Pliocion, II, 13.
(4) C. Nep., Thi molli., c. 4.
(5) Tlieopomp., a]). A (lien., XII, 44; IV, 61.
(G) Mably, Observations sur l'hisloirc de la Grèce, livre 2 (T. V, p. 107).
(7) Harpocrat., voOî'.joi/.'z..
240 LA GRÈCE.
ranimer ses auditeurs, mais c'était une vie factice qui s'éteignait
dans l'impuissance.
L'iiégémonie qui s'échappait des mains des répul)liques grecques
va devenir l'iiéritage de la Macédoine. Incapable de trouver en elle-
même la paix et l'union , la Grèce continua au milieu de sa déca-
dence à user ce qui lui restait de forces dans des guerres inté-
rieures; elle devait finir par être la proie de l'étranger. Par un
bonheur providentiel, ses vainqueurs sortirent de son sein, et
purent continuer la mission glorieuse de la race hellénique. Les
relations des Grecs avec l'empire persan, après la mort d'Épami-
nondas, et l'étal intérieur de la Grèce, sont la justification la plus
éclatante de l'avènement d'Alexandre.
S II. La Grèce et la Perse.
L'empire persan était en pleine décadence, et cependant le Grand
Roi commandait aux Hellènes. Sous Artaxerxès, la dissolution de
la monarchie de Cyrus paraissait imminente. Les révoltes des satra-
pes embrassaient toutes les provinces occidentales et maritimes (');
il aurait suffi de l'appui de la Grèce pour renverser le colosse per-
san. Mais les Grecs étaient plus désunis que jamais : chaque répu-
blique voyait son salut dans la faiblesse de ses voisins et considé-
rait leur prospérité comme le plus grand de ses malheurs. L'illustre
orateur lui-même, qui concentrait dans son âme tout ce que la
Grèce avait encore de sentiments patriotiques, ne s'élevait pas au-
dessus des passions et des intérêts de sa ville natale : « L'intérêt de
notre république, dit-il, est dans la faiblesse des Spartiates et des
Thébains ; ce sont là les conditions de notre sécurité et de notre
grandeur » (^). Du haut de la tribune athénienne, Démosthène forma
le vœu impie que les Thébains, fidèles à leur politique cruelle,
continuassent à écraser les peuples de la Béotie, leurs frères (').
(1) Dîodor., XV, 90.
(2) Deinosth., Pro Megalop., § 4, p. 203; c. Aristocr., % -102, p. 634.
(3) rkmosth., c. Leptin., § 109, p. 490.
LES HÉGÉMONIES. 241
Trisle lémoiguage de la division hellénique ! L'idée d'une patrie
grecque avait disparu , pour ne laisser dans les esprits qu'une
ambition étroite et des rivalités haineuses.
Dans un pareil état de choses, une ligue des Grecs contre les
Perses était impossible; leur animosité était si grande, qu'ils se
fiaient au Grand Roi plus qu'à leurs concitoyens ; chaque cité mé-
nageait ses intérêts propres en négligeant ceux de la Grèce(').Loin
de profiler de la faiblesse des Barbares, ce furent les rois des Perses
qui imposèrent aux Grecs la paix et la concorde, pour les enga-
ger à leur service (^). Artaxerxès, qui tremblait sur son trône,
parlait en maitre aux Hellènes. Les généraux athéniens étaient
placés sur la même ligne que les satrapes persans, rappelés, punis,
au gré du roi ou de ses serviteurs ('). Sous le successeur d'Artaxer-
xès la décadence de l'empire augmenta, et l'on dirait que la ser-
vilité des Grecs suivait la même progression. Les provinces mari-
limes , unies à l'Egypte, se révoltèrent de nouveau. Phocion, à la
tête d'une troupe de mercenaires, aida les Perses à réduire l'île de
Chypre. Un corps de dix mille Grecs fut employé par le Grand Roi
pour dompter les rebelles de Phénicie et d'Égyptc(^).La Grèce était
descendue si bas qu'un orateur athénien put dire sans exagéra-
lion : « C'est le roi des Perses qui gouverne la Grèce ; c'est lui qui
ordonne aux Hellènes ce qu'ils ont à faire, il ne lui manque plus
que d'établir des gouverneurs dans nos villes. Sauf cette dernière
marque de servitude, que lui reste-t-il à désirer? n'est-il pas l'ar-
bitre de la guerre et de la paix? n'est-ce pas lui qui règle toutes
choses à sa volonté chez nous? n'allons-nous pas nous accuser
les uns les autres auprès de lui, comme s'il était notre sei-
gneur? ne l'appelons-nous pas le Grand Roi, comme si nous
élions ses esclaves? dans nos guerres intestines ne plaçons-nous
(1) Dcmoslh., De Class., § 3, G, p. 179.
(2) Diodor., XV, 38, 50.
(3) Chabrias (Diodor., XV, 29 ; —C. Nep.. Cbabr., c. 3>, Iphicralc {Diodor.
XV, 29, 43; — Vlnlarch., Artax., 21).
{\) Diodor., XVr, 52-44.
IG
242 LA GRÈCE.
pas nos espérances en celui qui ne désire qu'une chose, notre perle
àlous»{')?
§ III. État intérieur de la Grèce.
I. Excès de la diî.mocuatie.
Par quelles causes la Grèce tomba-t-elle clans celte excessive
humiliation ? C'est le vice originel de la race hellénique qui
mina le corps social et ramena à un état de dissolution com-
plète. L'hégémonie de Sparte comprima la démocratie, devenue
l'élément dominant dans toutes les républiques, sauf dans la cilé
de Lycurgue. Après les Yictoires d'Épaminondas, il y eut une
violente réaction contre les oligarques. L'oppression avait été tyran-
nique, le soulèvement du peuple fut marqué par de sanglantes
vengeances. Déjà pendant la guerre de Sparte et de Thèbes, les
insurrections éclatèrent. Le scijtalisme {~) d'Argos a acquis une
triste célébrité. Plus de douze cents citoyens des plus considérables
périrent dans une seule ville {^); les démagogues eux-mêmes, quand
ils voulurent calmer les passions qu'ils avaient soulevées, furent
victimes de la fureur populaire (*). Ces massacres en masse épou-
vantèrent la Grèce , quelque habituée qu'elle fût aux violences des
factions; les Athéniens, alliés d'Argos, crurent devoir pratiquer
des cérémonies expiatoires pour écarter d'eux la colère des dieux.
Les crimes commis à Argos présageaient les excès qui suivirent
la victoire définitive de la démocratie. L'indépendance que le traité
d'Anlalcidas reconnut à toutes les cités grecques augmenta le trou-
ble et favorisa les vengeances du parti vainqueur en livrant dans
chaque ville les oligarques isolés à la merci de leurs ennemis {').
(1) Isocrat , Panegyr., § 120, 121.
(2) De T/.-'j-ùl/}, lanière, bàlon (stockpriigelei).
(3) P/«/arr/!<e porte le uombre à 1500 (Piacccpta gercndtc reip., XVH, 9).
(4) Diodor., XV, 57, 58.
(5) Diodor., XY, 40,45.
LES HEGEMONIES.
24o
Au lieu d'user de sa puissance pour rétablir la liberté et l'égalité,
la démocratie victorieuse se livra tout entière à la vengeance. Les
vainqueurs portèrent la peine de leurs emportements. Une licence
effrénée désorganisa la société. La liberté paraissait incompatible
avec l'empire des lois; on ne se croyait libre que lorsqu'on avait le
pouvoir d'agir au gré de ses passions ('). Dans ces passions, il n'y
avait plus rien de grand , rien de généreux. L'amour de la patrie
faisait place à Tégoïsme le plus débouté. Cbacun ne voyait que son
avantage dans la victoire de son parti, et ne cbercbait qu'à conten-
ter ses goùls par tous les moyens, licites ou illicites ('). Le dernier
résultat de cette anarcbie politique et morale fut la tyrannie qui
s'éleva en Grèce au quatrième siècle.
II. r.A NOLVKI.LE TVnAMME.
Denys le Jeune suspectait tous ses amis, parce que, disait-il, les
connaissant bommes de sens, il savait bien qu'ils aimaient mieux
être tyrans eux-mêmes, que d'obéir à un tyran ('). Ln effet le désir
d'une domination égoïste était général. La tyrannie, telle qu'elle
régna dans la décadence de la Grèce, serait inconcevable si elle
était un fait isolé; mais les tyrans étaient les véritables représen-
tants de l'état social. Cbacun désirait pour lui ou pour ses procbes
une puissance illimitée; c'était là le bonbeur que l'on demandait
aux dieux : on détestait les tyrans, on aimait la tyrannie (^). Cette
domination brutale n'a rien de commun avec la tyrannie que nous
avons vue, dans la première lutte entre l'aristocratie et le peuple,
l)rendre en main les intérêts des masses et devenir un iiislrumcnt
énergique de civilisation. La nouvelle tyrannie naquit au contraire
(1) Arislol.,VoV\l.,\,l, 22 : 'ù-'J)trjfyj r7i v.v.i itov zù o ri. âv [WA^ruL rt;
rr'iitvj- oJ77£ 'C.C, Ïj t'/î; TOtavrat? 'Irfj.'yAO'ArMi.; £/.aTTo; w; fjvSi.zzv.i. Cf. «t., VI, -1
7, et le? passages cités par I/crmann (Griccli. SLaatsalt., § 72, note 4).
(2) Plat., Gorg., p. 482, E, sqq.; Rep., II, .338, K, sqq.; Legg., X, 889, E, sqq.
— Nivhuhr, Vortriige ùber alteOeschicble, T. II, p. 415, ss.
(.5) Plutarch., Dion., 0.
(4j /«ocra/., Panatb., § 24.3, 24i.
244 LA GRÈCE.
(les excès du régime démocratique et de Tanarchie; elle ne repré-
sentait ni les intérêts de l'oligarchie, ni ceux du peuple; elle était
l'expression de la dissolution sociale, l'idéal de l'égoisme qui survi-
vait seul à la ruine de la liberté. Personnification de toutes les mau-
vaises passions auxquelles elle s'abandonna sans frein, elle fut
flétrie à juste litre par la postérité comme l'abus le plus déplorable
qui ait été fait de la toute-puissance.
Il y a une île favorisée de tous les bienfaits de la nature, où les
principes démocratiques importés par la race grecque se dévelop-
pèrent sans entraves; mais la démocratie sicilienne était infec-
tée d'un vice qui entraîna sa ruine. Même dans les métropoles,
l'amour des richesses avait fait dégénérer le combat des deux prin-
cipes en une lutte matérielle. Dans les colonies de Sicile, ce défaut
de la race hellénique se manifesta plus ouvertement; le peuple fit
la guerre à l'aristocratie, moins pour obtenir le pouvoir que pour
déposséder les riches : tout se réduisait à une question de jouis-
sance. Ces tendances hâtèrent la dissolution morale et enfantèrent
les nombreuses tyrannies, « qu'aucune terre, au dire d'un historien,
ne produisit avec autant d'abondance que la Sicile »('). Les Denys
et les Agathocle, vrais types de la tyrannie antique, nous offriront
une image fidèle du monde grec à l'époque de sa décadence.
Les anciens n'avaient pas le sentiment de l'humanité ; les Grecs ,
le plus humain des peuples de l'antiquité, étaient cruels dans leurs
guerres. Nous ne reprocherons donc pas à Denys la destruction
des villes, la vente des habitants, leur expulsion; nous ne lui repro-
cherons pas davantage le mépris qu'il affectait pour la foi des ser-
ments (-) ; il partageait cette impiété avec l'oligarchie lacédémo-
nienne. Mais ce qui le distingue et ce qui caractérise ses crimes,
c'est que la cruauté devient chez lui une jouissance ('). Il est iaihile
de suivre le tyran et son fils dans les attentats sans nombre dont
ils se rendirent coupables contre la vie et la propriété des citoyens;
(1) Justin., IV, 2 : « Singulae civitates in tyrannorum imperium concessenint,
quorum nulla terra feracior fuit. »
(2) Diodor., XIV, 5. — Plutarch., De Alex. M. Fort., c. 9.
(3) Diodor., XIV, -112.
LES HÉGÉMONIES. 245
le speclaclc que présentait la Sicile lors de rcxpulsion de Uenys
le Jeune est la peinture la plus saisissante de leur odieux régime,
et elle sullit à notre but : « Syracuse était toute dépeuplée : les
habitants avaient péri dans les guerres et dans les séditions, ou ils
avaient évité par la fuite la cruauté des tyrans; la place publique
de Syracuse était devenue déserte, l'herbe y était si haute qu'elle
servait de pâture aux chevaux. Les autres villes, hormis un petit
nombre, étaient remplies de cerfs et de sangliers ; les gens de loisir
allaient à la chasse dans les faubourgs et jusqu'au pied des mu-
railles » (').
Agathocle surpassa Denys. Aucun tyran, dit D/o(/ore, n'avait
encore porté la cruauté aussi loin. Il sévissait par masses. Quand
il avait un particulier à punir, il faisait périr toute la famille; quand
il avait à se venger d'une ville, il en égorgeait toute la jeunesse {■).
Son avènement au pouvoir fut signalé par une horrible boucherie
des principaux citoyens , l'un des actes les plus sanglants de la
sanglante histoire des dissensions civiles de la Grèce. S'appuyant
sur l'armée qui lui était dévouée, Agathocle accusa les chefs de la
faction oligarchique d'avoir attenté à sa vie, à cause de son alfcc-
lion pour le peuple. La multitude, qui haïssait les riches, demanda
à grands cris qu'on exécutât sur le champ les coupables. Agathocle
donna le signal du massacre et du pillage. La populace déchainée
traita en ennemis tous ceux qui excitaient sa cupidité. Les haines
particulières profitèrent du trouble pour se satisfaire. Les temples
mêmes n'offraient plus d'asile. Pendant les deux jours que durèrent
les massacres, plus de quatre mille Grecs périrent de la main de
leurs frcres(').
L'homme qui, en pleine paix, assassinait des milliers de ses con-
citoyens ne |)0uvait avoir sur le champ de bataille ni foi ni pitiéC').
On reste confondu au spectacle des atrocités qu'il commit contre les
malheureux Siciliens. .\ son retour de l'expédition de Carthage,
(Ij l'IuLarch., Tiinol., 22 (Ir.iJuclion do Picrron). — Cf. Diodur., \\ I, 83.
(2) Z>(Oc/oc.,XIX, I.
{:!) Diodor., XIX, 7, 8.
(i) Uiodor.f XX, 30, 12, l'A. o-'i. — l'uhjacn., V, 3.
246 LA GRÈCE.
Agalhocle manquant d'argent força les plus riches citoyens d'Égeste,
son alliée, à lui abandonner une grande partie de leurs biens ; pour
obtenir Taveu de leur fortune, il les livra aux plus horribles tor-
tures. Les uns eurent les membres disloqués par une roue; d'autres,
attachés à des catapultes, furent lancés au loin ; quelques-uns
eurent les os du pied réséqués; des femmes enceintes eurent le bas-
ventre comprimé par des briques amoncelées, jusqu'à ce que le
poids des pierres les fît avorter (').
L'on se demande avec angoisse si les tyrans étaient cruels
pour le seul plaisir d'être cruels, ou si un but politique peut
sinon excuser, du moins expliquer leurs crimes. Les historiens
ont cherché à réhabiliter les empereurs monstres de Rome en
les représentant comme de terribles niveleurs ; peut-être les tyrans
de Sicile étaient-ils animés de l'ambition d'unir toutes les cités sici-
liennes contre les Barbares. Denys et Agathocle firent une guerre
acharnée aux Carthaginois. Serait-ce, comme l'insinue un historien
grec, pour agir plus librement contre les ennemis extérieurs, que
les tyrans se montrèrent impitoyables contre leurs adversaires poli-
tiques 0? Ce n'est qu'en tremblant que nous hasardons une conjec-
ture pour trouver dans le régime des tyrans siciliens autre chose
que du sang; Dieu seul connaît la mission de ces hommes dont
l'existence est une tache pour l'humanité.
La Grèce eut aussi ses tyrans. Alexandre de Phères mérita
d'être flétri comme le plus cruel parmi tant d'hommes sans pitié f).
Plutarque l'appelle une bêle farouche (*), et les traits qu'il rapporte
de lui méritent cette flétrissure : « 11 enterrait des hommes vivants;
il en revêtait d'autres de peaux d'ours ou de sanglier et lançait sur
eux des chiens de chasse qui les mettaient en pièces, tandis qu'il
les perçait lui-même à coups de javelot : c'était pour lui un délas-
sement. »Le tyran était lié par des traités d'alliance et d'amitié avec
deux villes de la Magnésie; un jour que les citoyens étaient réunis
(1) Diodor., XX, 71, Comparez XX, 72, les cruautés commises à Syracuse.
(2) Diodor., XIX, -102. Cf. XIV, 45.
(3) Aelian., V. H., XIV, 40. — Cf. Diodor., XV, 75.
(4) Plutarch., Pelop., 26.
LES flÉGLMONIKS. 24-7
pour délibérer, il les environna tout-à-coup de ses satellites, et
massacra toute leur jeunesse. Qui croirait que ce monstre fut con-
temporain d'Éparninondas, et que le peuple le plus civilisé, le plus
humain de la Grèce léti érigea une statue, comme à son bienfai-
teur (')?
Les anciens ne reconnaissaient d'autre principe que la force,
d'autre règle de conduite que l'utile ; mais quand ils virent l'injus-
tice et la violence personnifiées dans les tyrans, ils reculèrent épou-
vantés. Ils déclarèrent que la tyrannie était le plus grand des cri-
mes {"), et ils mirent ]j^s tyrans hors la loi de l'humanité. Malgré les
précautions dont ils s'entouraient, peu de tyrans échappèrent à une
mort violente Ç). Le patriotisme, l'amour de la liberté, la vengeance
poussaient au tyrannicide. L'antiquité n'a pas de plus noble carac-
tère que Timoléon; il était d'une douceur singulière, sauf une haine
\iolente contre la tyrannie. Il avait un frère aine qu'il chérissait
malgré ses défauts; dans un combat il lui sauva la vie en exposant
la sienne. Corrompu par l'ambition générale, Timophane se pro-
clama tyran de Corinthe; Timoléon, après avoir vainement cherché
à le ramener par des remontrances et d^s prières, eut le triste hé-
roïsme de l'immoler. Tout ce qu'il y avait de gens de bien à Corinthe,
dit son biographe, louèrent sa grandeur d'âme. CependantTimoléon
sentit le remords; son âme se troubla; c'est avec peine qu'il consen-
tit à vivre: « Il passait ses jours en proie au chagrin et errant à tra-
vers les campagnes les plus solitaires. » Le sentiment de la nature
(jiii se réveille dans le grand honime, nous le fait aimer, et nous
l'estimons plus grand à cause de sa douleur. Telle ne fut pas l'opi-
nion de l'antiquité. /*/«^a?Y/î(e lui reproche son repentir comme une
faiblesse; il aurait voulu qu'il eût étoiiHe le cri du sang par l'elforl
de sa raison ('). Les historiens anciens exaltent le crime de Timo-
léon comme la plus glorieuse et la plus éclatante des actions (').
(J) Plutarclt., l'flop., 29,31.
(2) l'ol y b., II. 50, 6 : v.'j-:i yv-o -.uj-jwj. --01.1/11. rr.y'y.TZ^jiTr'/.TCV ïiJ.fy.Trj, /.'/i.
T.'/.z'iz T.ifjiiù.fi'j-. ~.'j.- ï'j 'j.'/)vit—'tiz ào'i/.ia; xat — aoy.vov.ia;.
(3) Plùtarch , Arat., 2(i.
(4) Plularch., Timol., 3-G; Parall. Timol., c 2.
(o) C. \ep., Timol., c. 1 : « l'raeclarissimum ejus faciiius. »
248 LA fiRÈCE.
L'anliqiiilé se montre dépourvue d'humanité et de justice jusque
dans la réprobation dont elle frappa la tyrannie. Sans doute les
tjTaus étaient coupables, mais c'était à la société et non aux indivi-
dus à les punir. Cependant les anciens sont unanimes dans leurs
sentiments sur la légitimité du tyrannicide. Écoutons PoUjbe, l'his-
torien grec qui s'est élevé aux idées les plus justes sur le droit inter-
national. LesAchéens firent périr dans les tourments Aristomaque,
tyran d'Argos; un écrivain eut le courage de blâmer cet acte qu'il
regardait comme une injustice. Polybe le reprend vivement et
déclare qu'Aristomaque, en sa seule qualité de tyran, méritait le
dernier supplice ; il ajoute ces cruelles paroles : « Il ne fallait pas
le mettre à mort dans le silence de la nuit, mais le conduire à tra-
vers tout le Péloponèse, en le faisant périr au milieu des supplices,
pour que son destin servît d'exemple »('). Polybe éiaii l'interprète
de l'opinion générale. Le tyrannicide était plus que légitimé; des
honneurs divins attendaient les meurtriers (-). La philosophie éleva
le meurtre des tyrans au rang du plus impérieux des devoirs. Elle
se refusa à reconnaître pour un homme, « celui qui ne voulait
entrer ni dans la communauté de droits qui fait les sociétés, ni
dans la communauté de sentiments qui unit le genre humain. »
Elle conclut de là qu'entre les tyrans et le reste de la société, il n'y
avait aucun lien : « qu'il fallait retrancher du corps social les êtres
qui, sous la ligure de l'homme, cachaient la cruauté des bétes fa-
rouches ; que de toutes les belles actions, la plus admirable était de
tuer un tyran ami; que le fils même devait sacrifier la piété filiale
au salut de la patrie »(').
Telle est la célèbre théorie du tyrannicide que Cicéron, organe de
la sagesse ancienne, enseigne à la fin de l'antiquité. La tyrannie
et le tyrannicide sont la condamnation la plus éclatante de l'état
social des Grecs et des Romains. Nous retrouverons les tyrans sur
le trône du monde : les empereurs déployèrent, dans des propor-
tions gigantesques, les vices qui avaient signalé la tyrannie dans
(1) Polyb., n, 59, 1. 4; II. 60, 7.
(2) Cicer., pro Mil., 29.
(3) Cicer., De Rep., II, 26 ; De 011"., III, 6, 4, 23.
LES HÉGÉMONIES. '2^9
les cités grecques. Ainsi la Grèce et Rome aboutirent au régime de
la force brutale. C'est qu'au fond les anciens n'ont ])as connu d'autre
principe que la force. Dans les beaux temps de la Grèce et de Rome,
la violence fut exercée au profit de la patrie ; lorsque la patrie
périt dans la dissolution générale, des bommes audacieux s'empa-
rèrent à leur profit de celte dégradante doctrine. La conscience
publique se révolta contre leurs excès, mais au crime elle ne sut
opposer que le crime. C'était avouer l'impuissance d'organiser la
société sur ses véritables bases , le droit et l'bumanité. Les peuples
modernes ont conquis les garanties qui manquaient à l'antiquité.
D'une part les Germains leur ont donné l'esprit de liberté qui
implique l'idée du devoir dans les relations sociales comme dans les
relations individuelles. D'autre part le christianisme et la philoso-
phie leur ont appris que le crime est toujours un crime, quand
même il aurait pour but d'affranchir un peuple de la tyrannie ; ils
leur ont appris que la sainteté du but ne justifie jamais les moyens;
que, loin de nous rapprocher du but que nous poursuivons, les
moyens immoraux nous en éloignent. Le lyrannicide n'a pas délivré
la Grèce et Rome : de tyrannicide en tyrannicide, l'antiquité arriva
à la dissolution et à la mort.
La tyrannie hellénique offre encore un autre enseignement.
Les philosophes déclarèrent les tyrans hors la loi. Nous croyons
aussi que rinsurreclion contre la tyrannie est légitime. Mais nulle
part les tyrans ne tombèrent par suite d'une révolution : c'est
le poignard ou le poison qui mit fin à leur vie. Si les révolutions
sont un droit et parfois un devoir, l'assassinat est toujours un
crime. Pourquoi donc la sagesse ancienne, par l'organe d'un de
ses plus généreux penseurs, y a-t-elle applaudi? Elle s'est fait une
singulière illusion sur la tyrannie; mais l'illusion est si naturelle,
qu'elle s'est perpétuée jusqu'à nos jours. La Grèce s'en est prise
aux tyrans de l'affreuse tyrannie sous laquelle elle gémissait.
Rome a imputé sa servitude aux empereurs monstres. Toujours les
peuples aiment à se décharger sur un individu des malheurs qu'ils
subissent. Mais comment un individu pourrait-il imposer son pou-
voir arbitraire à une nation, s'il ne trouvait pas un appui dans la
nation? On le nierait en vain. Dans le sein d'un peui)lc digne d'être
250 LA GRÈCE.
libre, il ne s'élève pas de tyran ; que si par impossible le pouvoir-
arbitraire s'y faisait jour, une sainte insurrection y mettrait bientôt
fin. Le fait est évident pour la Grèce : c'est en s'appuyant sur les
mauvaises passions de la démocratie que lesDenys et lesAgatboclc
arrivèrent à la tyrannie et s'y maintinrent. 11 en fut de même à
Rome : les empereurs étaient les organes et les représentants du
peuple souverain. Ce ne sont pas les tyrans qui font les esclaves,
ce sont les esclaves qui font les tyrans. Si nous voulons nous pré-
server de ce régime odieux, il faut que nous nous montrions
dignes d'être libres, en conciliant la liberté avec l'ordre, le progrès
avec la stabilité.
III. Les bannis et les mercenaires.
Les tyrannies achevèrent la dissolution de la cité que les hosti-
lités des Grecs et leurs dissensions intestines avaient commencée.
La guerre du Péloponèse, la lutte de Sparte et de Thèbes, furent
accompagnées de révolutions intérieures; le parti dominant bannis-
sait ses adversaires, quand il ne pouvait les exterminer. De là la
désorganisation complète de la société. Une grande partie des habi-
tants vivaient dans l'exil ('), méditant contre leur patrie des pro-
jets de vengeance que le hasard des événements favorisait souvent.
Le nombre des bannis alla croissant, lorsque du sein de l'anarchie
s'élevèrent les tyrans qui poursuivaient de leur haine soupçonneuse
les riches et les pauvres, les démocrates et les oligarques. En peu
de temps les tyrans de Sicyone expulsèrent près de six cents
citoyens. Denys le Jeune bannit plus de mille habitants de Syra-
cuse H.
Qu'était-ce qu'une société qui expulsait régulièrement une partie
de ses membres, sans leur laisser l'espoir de rentrer jamais dans
leurs foyers? La réconciliation était impossible; le plus grand des
obstacles s'y opposait, l'intérêt des vainqueurs qui se distribuaient
la dépouille des vaincus. Il en résultait que la cité craignait le retour
(1) On les appelait 'fîuyarhç, 'fz-jyo-jnç. — WachsmiUh, Hell. Allcitli., T. I,
p. 270.
(2) Plularch., Arat., 9, 12; Dion., 22.
LES HÉGÉMONIES. 251
des exilés plus que l'approche de rennemi. Alexandre, inspiré par
les plus nobles senliments, résolut quelque temps avant sa mort
de rendre une pairie aux malheureux qui erraient sur la terre
étrangère : ils étaient plus de vingt mille. Cet acte de justice ne
fut pas accueilli avec faveur par les cités grecques : elles subi-
rent le retour de leurs concitoyens comme une dure loi du vain-
queur(').
Que devenaient les hommes jetés hors de leur patrie par les
guerres ou les révolutions? A l'époque où la nationalité grecque
était dans toute sa vigueur, il y eut aussi de violentes expulsions,
mais le sentiment de la cité était si profond que les vaincus allèrent
fonder une nouvelle Grèce sur des côtes étrangères. IMaintenant ce
n'était pas la patrie, c'étaient leurs biens qu'ils regrettaient; la plu-
part cherchèrent fortune en se mettant à la solde de l'étranger. La
soif des richesses poussa de bonne heure les Hellènes à vendre
leur courage aux Barbares (^). Il se trouvait des mercenaires grecs
dans l'armée du despote asiatique qui voulait détruire l'indépen-
dance de la Grèce. La guerre du Péloponèse introduisit ce funeste
usage dans les cités grecques. A la fin de la guerre, l'esprit de
lucre dominait partout: la promesse d'une obole de plus entraînait
la défection des soldats de louage qui dans les malheurs de leur
patrie ne voyaient qu'un moyen de s'enrichir. Les dix mille,
célèbres par leur courageuse retraite, prouvent combien le mal
faisait de progrès. Iphicrate et Chabrias, les derniers généraux
d'Athènes, ne furent plus que des condottieri. Agésilas n'eut i)us
honte de vendre ses services à un rebelle égy|)tien. Bientôt l'habi-
tude devint générale : les hommes les plus considérables, des Pho-
cion, commandèrent des mercenaires au service des Barbares. La
Perse entretenait un corps régulier de soldats grecs; 30,000 Hel-
lènes combattirent j)our Darius contre Alexandre. 11 y avait même
des Grecs dans les armées des Carthaginois, la race la plus
antipathique à la Grèce. Dans leurs guerres intérieures, les Grecs
(1) Diodor., XVII, 109; XVIII, 8,
(2) Sur les mercfinaircs, voyez Wachsvudh, ^ 32. — lical lîncjclopUdie der
clasiinclien AttcrtUumswissoischafl, au mot Mcrcvnarii.
5252 LA GRÈCE.
finirent également par se servir presque exclusivement de sol-
dats de louage; Tamour de la patrie ne les excitait plus à pren-
dre les armes, la patrie était morte : il ne restait que des individus
isolés, qui ne demandaient qu'une chose, la paisible jouissance de
leurs biens.
IV. DISSOLUTION DE LA GRÈCE.
Tel était l'état de la société grecque à Tavénement de la puis-
sance macédonienne. A l'intérieur, les hégémonies successives
d'Athènes, de Sparte et de Thèbes aboutirent à une désorganisation
complète de la cité. Aucune des républiques qui eurent l'ambition
de diriger les destinées de la Grèce ne songea à concilier les pré-
tentions rivales de la démocratie et de l'aristocratie : elles poursui-
virent la domination exclusive de l'un ou de l'autre de ces éléments.
Tour à tour décimés, bannis, les hommes du peuple et les oligarques
ne se traitaient pas en concitoyens mais en ennemis. L'objet de la
lutte n'était plus la gloire de la patrie, mais la possession de biens
matériels, seule passion des sociétés en décadence. Ceux qui avaient
le plus d'audace semparaient de la tyrannie; les autres, exilés, ou
fuyant une patrie où ils ne trouvaient plus ni aisance ni sûreté,
cherchaient la richesse dans les rangs des mercenaires. Les descen-
dants des héroïques combattants de Marathon, de Salamine, de
Platée, versaient leur sang pour les Barbares auxquels leurs pères
avaient juré une haine éternelle. Bien que déchu lui-même de sa
puissance, le Grand Roi commandait en maître aux Grecs. La
Grèce, née divisée, finit par se dissoudre. Cependant la civilisation
hellénique, favorisée par cette division même, avait atteint son plus
haut degré de splendeur; les décrets de la Providence voulaient
qu'elle se répandît dans le monde. Telle fut la mission des conqué-
rants qui vont paraître sur la scène.
LES HÉGÉMONIES. 2o5
J^ECTIO.% 1I«
1/ H E G É M 0 N I E MACEDONIENNE
g I. La domination macédonienne et les hégémonies grecques.
Le nord de la Grèce renfermait des tribus de la race hellénique
qui, ayant vécu d'une existence isolée, étaient restées incultes et
passaient chez leurs frères du midi pour des Barbares. Il y avait
dans ces populations vierges comme un sentiment instinctif de
l'unité qui était nécessaire aux Hellènes pour remplir leur mission.
Déjà un chef thessalien, en jetant les yeux sur la Grèce divisée,
conçut le hardi dessein de la conquérir; mais, plus patriote que les
Grecs qui se déchiraient entre eux et allaient mendier les subsides
des Perses, il voulait rallier leurs forces et porter la guerre en
Orient. .Jason fut le précurseur de Philippe ('). Une mort prématu-
rée arrêta l'exécution de ses projets ambitieux; les rois de Macé-
doine les reprirent.
Philippe songea de bonne heure à armer les Hellènes contre les
Perses. La tentative d'Agésilas avait prouvé que, pour soumettre
l'Asie, il fallait être maître de la Grèce. Philippe employa sa vie à
fonder la domination macédonienne sur les ré|)ubliques grecques,
dette dominalion n'élait qu'une suite de l'hégémonie que Sparte,
Athènes et Thèbes avaient successivement exercée. En apparence,
elle conciliait la liberté avec la force. Athènes et S|)arle traitèrent
leurs alliés en vaincus. Philippe et Alexandre laissèrent aux cités
leur gouvernement, leurs lois, leurs magistrats 0; ils ne leur im-
posèrent aucune charge. Llles envoyaient à des espèces d'assem-
blées nationales des députés qui réglaient l'emploi de leurs forces et
(1) Isocral., Philipp., § 119. — Schlosser, Ilist. l.'niv., T. II, p. 203-207. —
Raumer, Voricsungen ùber die alte Geschiclile, T. II, p. Il, ss.
(2) Diodor., XVIII, 30.
254 LA GRÈCE.
décidaient de la paix, de la guerre et de toutes les questions d'inté-
rêt général. Philippe réunit le conseil hellénique pour juger les
différends entre Sparte et les Péloponésiens. Une diète décréta la
guerre contre les Perses à la fin du règne de Philippe et au com-
mencement de celui d'Alexandre (*). Ce fut un conseil national qui
ordonna la destruction de Tlièhes f). Mais il ne faut pas se faire
illusion sur la liberté des républiques grecques; elle était nominale,
en présence de la toute-puissance macédonienne. La paix elle-
même, qui eût été le plus grand bienfait pour la Grèce, si elle
l'avait librement acceptée, ne fut qu'une marque de servitude im-
posée par la Macédoine H
Est-ce à dire que les Grecs avaient été plus libres sous l'hégé-
monie de Sparte et d'Athènes? L'on pourrait croire que l'hégémo-
nie macédonienne fut plus oppressive en voyant la Grèce marcher
vers un rapide déclin, après la bataille de Chéronée. Mais la déca-
dence est-elle imputable à la Macédoine, ou en faut-il chercher la
cause dans l'état intérieur des cités grecques? Pour accuser ceux
que Démosthène appelait des Barbares, il faudrait des faits. Que
l'on nous cite les actes de violence et de brutalité commis à Athè-
nes. Philippe et Alexandre, même leurs rudes successeurs ména-
gèrent toujours les Athéniens; cela n'empêcha point la cité de
Minerve de partager la décrépitude générale. Sparte déchut après
le coup fatal qu'Épaminondas porta à sa puissance, et non sous la
domination de la Macédoine. La vérité est que les cités grecques
étaient en pleine dissolution à l'avènement de Philippe et d'Alexan-
dre. Si à l'intérieur, l'hégémonie macédonienne semble peu favo-
rable au développement de la Grèce, à l'extérieur elle accomplit
certainement ce que les républiques de Sparte et d'Athènes étaient
impuissantes à faire; elle assura l'indépendance de la Grèce et
répandit sa brillante culture dans le monde entier. Le premier acte
de Philippe, après avoir vaincu les Hellènes, fut un appel aux
(1) Diodor., XVI, 89. — Justin., IX, 5.
(2) Diodor., XVII, li.
(3) Sur rhcgémonie macédonienue, voyez Flalhc, Geschichte Macédoniens,
T. l.p. 251-254, 237etsuiv.
LES HÉGÉMONIES. 2o3
armes contre les Perses. La mort le surprit au milieu de ses pré-
paratifs. Alcxaiulre exécuta les projets conçus par son père.
g II Alexandre. Conquête de rAsic.
Alexandre enviait le bonheur d'Achille d'avoir trouvé un Homère
pour chanter ses exploits : l'admiration enthousiaste des peuples
lui a tenu lieu d'épopée. Ce n'est pas que le plus grand des con-
quérants ait échappé aux attaques des écrivains qui par système
sont ennemis de tous les conquérants. Déjà chez les anciens, Sé-
nèque signala le héros macédonien au mépris public, comme un
maniaque, un fou furieux; mais Alexandre trouva un vengeur dans
un des plus beaux génies de la Grèce ('). Plutarque a trop idéalisé
son héros en disant que son but était d'accomplir l'unité du genre
humain, et d'associer tous les peuples par les liens de la bienveil-
lance et de la paix. Cependant cette apothéose l'a emporté sur la
satire du stoïcien latin. Monta'ujne ouvrit l'ère moderne par un
magnifique éloge d'Alexandre : il le place parmi « les trois plus
excellents hommes qui soient venus à sa connaissance ))(^). En vain
BoHeau mit en beaux vers les injures de Sénèque; le regret" qu'on
n'eût pas enfermé Alexandre aux petites maisons » ne trouva pas
d'écho. Le dix-huitième siècle vengea le héros macédonien de cette
insulte. Montesquieu lui consacra un chapitre entier de son Esprit
des Lois, pour « en parler à son aise » ('). Voltaire (^) et Vauve-
narfjues (^) relevèrent le jugement méprisant de Boileau et firent
retomber sur le poète le ridicule dont il voulait couvrir le guerrier.
Un des célèbres écrivains de notre siècle a presque divinisé le
héros grec H. Lnfin un philosophe qui ne se passionne guère,
(1) Voyez le Tome III de mes Éludes, livre XVI, cliap. 2 cl \.
(2) Montaigne, Essais, 11,36.
(3j Esprit des lois. X, It.
(4) Dictionnaire philosophique, au mot Alexandre,
(■j) Dialogues, I (cdit. de Didot, p. 000 et suiv.).
(G) « Si quelque liomme a ressemblé à un dieu parmi les hommes, c'était
Alexandre » {Chateaubriand, Itinéraire de l'aris à Jérusalem).
256 LA GRÈCE.
Hegel représente Alexandre comme l'idéal de la jeunesse de l'hu-
manilé('). Ainsi de siècle en siècle, le genre humain répète, par
l'organe des plus grands génies, l'éloge du conquérant civilisateur.
Qui aurait la prétention d'ajouter quelque chose aux appréciations
de Plutarque, de Montaigne et de Montesquieu? Notre tâche est
plus modeste, c'est celle de rapporteur des faits et des idées.
Philippe et son fils appelèrent les Grecs aux armes pour se ven-
ger des Barbares. Comme les Perses avaient partout détruit les
temples et les statues des dieux, on pouvait s'attendre à d'horribles
représailles. Néanmoins l'expédition d'Alexandre se distingua par
l'esprit de modération et l'humanité du vainqueur. 11 veilla avec le
plus grand soin, dit un historien grec, à ce que les sanctuaires des
dieux ne fussent pas profanés, même par imprudence (-). Sa con-
duite envers les vaincus fut admirable. Xénophon dit de son héros
idéal qu'il respectait les laboureurs, qu'il épargnait les villes, et
qu'il pardonnait aux vaincus ('). Alexandre réalisa l'utopie de
l'élève de Socrate. Il déclara aux ambassadeurs du roi des Perses
qu'il ne venait pas faire la guerre aux femmes ni aux prisonniers,
mais à ceux qui avaient les armes à la main (*). A la prise d'Haly-
carnasse, il ordonna d'épargner les habitants qui se seraient ré-
fugiés dans leurs maisons. 11 admira le courage avec lequel les
Milésiens se défendirent, et donna la vie et la liberté aux captifs C').
II montra la même générosité envers les rois vaincus : qui ne con-
naît la célèbre entrevue d'Alexandre et de Porus? Qu'on se rappelle
le droit de guerre atroce des Grecs, la conduite des Romains envers
les généraux ennemis , Pontius, le généreux chef des Samnites,
Syphax, Persée, Jugurtha, Vercingétorix, le dernier défenseur de
la liberté gauloise, périssant sous la hache ou dans les cachots après
avoir orné le triomphe du vainqueur, et l'on ne s'étonnera plus de
l'enthousiasme sans cesse renaissant que le héros grec inspire.
(1) Heijel, Philosophie der Geschichte, p. 274, 331, ss.
(2) PoUjb., V, 10, 8.
(3) Voyez plus bas, livre VII, chap. 4, § 3.
(4) Q. CmH.,IV, 11.
(o) Arrian., Exped. Alex., I, 20, 23.
LES HÉGÉMONIES. 2S7
Parfois les sentiments d'Alexandre semblent appartenir à un
autre âge. Le respect des femmes était étranger à l'antiquité; nous
le devons à l'influence des mœurs germaniques et du christianisme.
Chez les anciens, les malheureuses captives étaient traitées comme
une partie du butin. Alexandre témoigna aux femmes des égards
qui étonnèrent les vaincus ('); les Persanes le regardèrent comme
un Dieu. Darius eut de la peine à croire à sa générosité; quand on
l'eut rassuré, il fit, dit-on, cette prière : « Dieux, qui présidez à la
destinée des empires, accordez-moi la grâce de transmettre à mes
successeurs la fortune des Perses relevée de sa chute, afin que je
puisse reconnaître les bienfaits dont Alexandre m'a comblé par sa
conduite envers les êtres qui m'étaient les plus chers au monde.
Mais si c'en est fait de l'empire des Perses, et si nous devons subir
la vicissitude des choses humaines, ne permettez pas qu'un autre
qu'Alexandre soit assis sur le trône de Cyrus » {^). Les vaincus
pleurèrent leur vainqueur (^), La mère de Darius, qui avait survécu
à son fils, n'eut pas le courage de vivre après Alexandre : elle se
donna la mort (*).
La vie du conquérant grec fut-elle donc en tout pure et sainte?
]Nous n'avons pas à apprécier la vie privée d'Alexandre : elle pré-
sente des taches ineffaçables. Loin d'excuser les fautes, la gran-
deur du génie augmente au contraire la responsabilité morale. Il
(1) Plutarch., Alex., 21. — Diodor., XVII, 38.
(2) riutarch., Alex., 30; M., De Alex. Fort., II, G. — Les historiens anciens
et modernes ont admiré la conduite magnanime d'Alexandre. « Parmi les nom-
breuses et belles actions d'Alexandre, dit /)/of/ore (XVII, 28), il n'en est aucune
qui mérite autant que celle-là d'être perpétuée par l'histoire. » — BouUanger
(Histoire d'Alexandre leGrand.livreXXIV) dit que cette conduite met Alexandre
au-dessus de tous les conquérants.
(3) Q. Curl., X, 5. — Justin., XIII , i. — L'humanité d'Alexandre est restée
célèbre dans les traditions orientales. Nous empruntons (}uei(|ucs traits à l'His-
toire de Perse, de Malcolm {T. I, p. liG) : « Un chef ennemi fut un jour amené
devant Alexandre, ayant les mains liées; celui-ci ordonna (ju'on le mît en liberté.
Un de ses courtisans lui dit : Si j'étais de vous, je ne montrerais pas à cet homme
tant de bonle. C'est précisément parce (|ue je ne suis jjas vous, lui dit Alexandre,
que je l'ai épargné. Je pardonne volontiers à mes ennemis, disait-il , parce que
je trouve du plaisir a faire des actes d'humanité. Je n'eu ai aucun à être cruel. >»
[i) Q. Curl., X, 3.
17
2o8 LA GUÈCE.
nous suflit de rappeler le meurtre de Clilus. Ces égarements dans
une des plus belles natures de l'antiquité ne s'expliquent que par
l'enivrement de la fortune, et par le vertige qui prend l'homme
quand il se place plus haut que son organisation imparfaite ne le
lui permet. Nous ne voulons pas comparer Alexandre aux empe-
reurs monstres de Rome; il y a cependant ceci de commun aux
uns et aux autres, c'est que leurs crimes dérivent de l'excès de
leur puissance. C'est un argument moral contre la monarchie
universelle qui résiste à tous les sophismes : riiomme, pauvre
créature, veut gouverner le monde, et il ne sait pas se gouverner
lui-même!
Les plus grands admirateurs d'Alexandre, Montaigne, Montes-
quieu ('), n'ont pas dissimulé les mauvaises actions de leur héros,
i^^cartons d'abord les reproches qu'on lui adresse sans fondement
ou que l'on exagère. La destruction de Thèbes doit être attribuée à
la iiaine des Grecs plutôt qu'au roi de Macédoine. Apres la prise
de la cité, Alexandre réunit les Hellènes ayant droit de suffrage
en une assemblée générale pour délibérer sur le parti à prendre
à l'égard des vaincus. Les Phocéens, les Platéens, les Thcs-
piens et les Orchoménicns insistèrent pour qu'un châtiment ter-
rihle fût infligé aux Thébains. Leur alliance avec les Perses leur
avait fait encourir la haine universelle. Le conseil national décida
que Thèbes serait détruite ('). Rien ne nous autorise à voir dans
celle procédure une vaine formalité, encore moins une odieuse
hypocrisie, comme le fait un historien moderne ("). Mais il est vrai
de dire qu'Alexandre était tout-puissant; il aurait pu et dû imposer
sa générosité aux mauvaises passions des Grecs. L'on doit suppo-
ser que le jeune guerrier tenait à laisser la Grèce soumise avant
de s'élancer en Orient et qu'il voulut épouvanter par la ruine de
Thèbes les cités qui auraient été tentées de l'imiter. La politique
remporta sur la grandeur d'àme. C'était une faute. On dit qu'A-
lexandre lui-même en eut conscience et qu'il témoigna toujours un
(1) Ksprit des lois, X, 12.
(2) Diodor , XVn, 14. — Juslin., XI, 3.
(3) Niebuhr, Vortrago iiher alte Geschichto, T. Il, p. 437,
LES IlliGEMONlES.
2a9
vif rcpcnlir en songeant au malheur des Thébains : ce sentiment,
(lit Vlutarquc, adoucit en mainte occasion sa colère (').
L'on accuse encore Alexandre d'avoir détruit Tyr ('). Il est vrai
que la ville, prise d'assaut, fut cruellement traitée. Les Tyriens
avaient égorgé sur les remparts, à la vue de l'armée, des prison-
niers macédoniens; furieux, les Grecs n'épargnèrent aucun ennemi.
Si l'on en croit Quinte Curce, « la colère du roi n'étant pas encore
assouvie, il fit voir un spectacle horrible aux yeux mêmes des vic-
torieux. Deux mille hommes étaient restés du massacre, après
qu'on fut las de tuer; il les fit tous attacher en croix le long du
rivage de la mer. » Nous ne prendrons pas parti pour la barbarie
du vainqueur. jMais qu'on réfléchisse qu'il s'agit de représailles;
or les représailles sont l'exercice d'un droit; c'est une cruelle jus-
tice, mais c'est une justice parfois nécessaire, pour apprendre à un
ennemi barbare à respecter les lois de l'humanité. Ajoutons que le
récit de Quinte Curce est exagéré. Alexaiulre pardonna au roi, aux
principaux des Tyriens et aux ambassadeurs carthaginois qui
s'étaient réfugiés dans le temple d'Hercule. Il ne détruisit pas la
ville, il y établit un roi dont Diodore a raconté les romanesques
aventures (^).
L'incendie de Persépolis est une des fautes que Montesquieu re-
proche à Alexandre (*). Chose remanjuablc, la destruction de la
ville capitale des ennemis, que nous regarderions aujourd'hui comme
un crime, ne fut pas même blâmée par les historiens anciens; loin
d'y voir une action coupable, ils la considérèrent comme une juste
vengeance (''). Ils crurent même relever la gloire du conquérant en
exagérant l'œuvre de destruction. En réalité Alexandre ne brûla ni
la ville ni même le palais, mais seulement (juelques bâtiments atte-
nants (*^). Quant au massacre des habitants, le silence dAnicu suf-
(1) riiUarch., A\vx., \:i. — Diudor., XVII, 15.
(2) Croie, Ilislory of Grccce, T. XII, i». 182.
(•}) Arrian., M, 24. — Q. Curt,, IV, .4. — Diodor., XVll, \{\.
{'i) Comparez Croie, Ilislory of Greccc, T. XII, p. 23!».
(.')) Plularch., Alex., 38. — Diodor., XVII, Ti.
(j, Sainte-Croix, lixamcn crilitiuedes iii.slorii'ii.s (J'Alcxaiidrc, p, l2.'j-lJ7.
260 LA GRÈCE.
lit pour légitimer le doute : l'incendie se comprend comme œuvre
de vengeance, la tuerie ne se comprend pas. Après tout, ceux qui
accusent Alexandre oublient qu'il usait d'un droit; les ruines qui
couvrent le monde n'attestent que trop que l'antiquité a largement
pratiqué ce droit. Il faut donc se borner à dire, qu'à Persépolis le
héros grec ne s'éleva pas au-dessus des anciens, comme il le lit
dans tant d'autres circonstances.
On peut reprocher avec plus de raison à Alexandre d'avoir fait
une guerre cruelle aux montagnards indiens ; il ruina le pays par
le feu et le pillage, il détruisit les villes, il tua les captifs, il n'épar-
pargna pas même les femmes, les enfants ni les malades ('). Les
guerres contre les peuples barbares ont toujours entraîné le vain-
queur à des excès coupables; on dirait que la perfidie et l'atro-
cité deviennent contagieuses. Qui sait d'ailleurs quelle est dans ces
luttes acharnées la part du général et celle des soldats irrités par
une résistance opiniâtre? Cependant il y a dans la vie militaire
d'Alexandre des actions que nous n'entendons point excuser. Arrivé
dans la Haute Perse, pays d'un abord difficile et occupé par les plus
vaillants des ennemis, il défendit de donner quartier : l'on fit un
carnage horrible des prisonniers. Alexandre, d'après ce que lui-
même a écrit, crut que son intérêt exigeait cette rigueur (^). C'était
se conduire en conquérant vulgaire; que ne se fiait-il à son gé-
nie et à sa fortune? A la fin de sa carrière, il semble que l'ivresse
d'un bonheur constant et la séduction inévitable d'une puissance
sans bornes aient troublé l'âme du jeune conquérant. Des Indiens
avaient fait beaucoup de mal à Alexandre ; il leur accorda néan-
moins une capitulation ; comme ils se retiraient, il les surprit et
les fit tous mettre à mort. Plutarque lui-même, si peu disposé à
blâmer ses héros, avoue que cette perfidie est une tache sur la vie
d'Alexandre ('). Comment qualifier la conduite du roi macédonien
après la mort d'Héphestion? « Alexandre chercha dans la guerre
une distraction à sa douleur : il partit comme pour une chasse
(1) Arrian., hb. IV, Y,Yl, ijossim. — Diodor., XVH, 102, lOi.
(2) Plularch., Alex., 37.
(3) /rf., 59. — Cf. Polyaen. IV, 3, 20.
LES HÉGÉMONIES. 261
dhommcs ('), subjugua la ualion des Cusséens et les fil passer tous
au fil de répée, jusqu'aux femmes et aux enfants. Cette horrible
boucherie s'appela le sacrifice des funérailles d'Héphestion. »
Est-ce à ces actes de barbarie que Montaigne pensait quand il
essayait de justifier son héros en disant que « telles gens veulent
être jugés en gros par la maîtresse fin de leurs actions, qu'il est
impossible de conduire de si grands mouvements avec les règles de
la justice? »(') C'est justifier des actes condamnables par une
maxime plus condamnable encore. Non, il n'est pas vrai que les
grands hommes soient au-dessus des règles de la morale, il n'est
pas vrai que le droit et le devoir ne doivent être respectés que dans
les rapports de la vie privée et que les héros soient dispensés de les
observer. Il n'y a qu'une loi morale; elle oblige les élus de Dieu
aussi bien que les plus obscurs mortels; elle régit la politique aussi
bien que les individus. Le droit ne régnera dans le monde que
quand la fausse distinction de Montaigne sera abandonnée. C'est
un reste du droit de la force que la conscience moderne flétrit.
Aujourd'hui le vainqueur le plus barbare ne se permettrait pas
ce qu'a fait le héros grec, le génie le plus humain de la Grèce.
Félicitons-nous de ce progrès; il témoigne, comme nous l'avons
déjà dit, que nos idées s'épurent et s'élèvent, aussi bien que nos
sciences se perfectionnent. Le dogme de la perfectibilité, qui est
une consolation et une espérance, fournit aussi la seule excuse
légitime que l'on puisse faire valoir en faveur du héros macédonien.
INous ne pouvons pas demander, pas même aux plus grands hommes
des vertus qui ne sont pas de leur temps. Pour apprécier Alexandre,
il faut le juger, non du point de vue du dix-neuvième siècle, mais
en regard de ses contemporains. Si nous en croyons Quinte Curce
le roi des Perses mit la tète de son adversaire à prix, et les Tyricns
jetèrent dans la mer les hérauts qu'Alexandre leur envoya pour
les convier à la paix^. Rien de plus efl"royable que le traitement
(1) 'Etti Oyjoav /.ai /.jjcyi'ji.'y.j à/j&ôjroi./ (l'iularcli., Alex., 7'i).
(2) Essais, II, 3G.
(j) Q.Curt., IV, 1.2.
262 LA r.nÈcE.
que les Perses infligeaient aux prisonniers grecs : aux uns ils cou-
paient les mains, aux autres les pieds, aux autres le nez et les
oreilles; puis ils leur imprimaient sur le visage, avec le feu, des
caractères barbares ('). Le béros macédonien n'avait pas seulement
à combattre des ennemis cruels , il devait lutter avec l'avarice et
la cruauté de ses propres soldats (-). Qu'on se figure Alexandre vi-
vant de la vie de Fantiquité, partageant nécessairement ses erreurs
et ses passions, et l'on n'bésitera pas à le proclamer le plus bumain
des conquérants. Il faut dire plus : il est comme un lien entre l'an-
tiquité et l'bumanité moderne. Les Atbénicns représentaient tout
ce que les Grecs avaient de sentiments élevés et Alexandre idéalise
encore le doux génie de la cité de Minerve.
§ IH. Monarchie universelle d'Alexandre.
Pour les Grecs, l'expédition contre les Perses était une œuvre de
vengeance. L'ambition d'Alexandre était la monarcbie universelle.
A voir ce qu'il fit dans sa courte carrière, on pouvait croire qu'il
réaliserait ses gigantesques projets. Il se faisait appeler le roi de la
terre(^). On dirait que le monde prit ses prétentions pour l'exercice
d'un droit. Son nom répandit une telle terreur, que toutes les na-
tions lui envoyèrent des ambassadeurs à Babyloue, comme s'il eût
déjà été leur maître. A en croire les historiens grecs, il y avait dans
(I) Q. Ctirt., V, 5; III, 8. — Sainte-Croix (Examen critique des historiens
d'Alexandre, p. 82 et suiv.) révoque cet acte de barbarie en doute, en se fondant
sur le silence d'Arrien ; mais il est confirmé par le témoignage de Diodore (XVIJ,
60) et de Justin (XI, 4). Ces mutilations étaient d'ailleurs une pratique habituelle
chez les Perses (voyez Tome I, livre de la Perse). Les traditions orientales
dépeignent également Darius comme un homme violent et cruel {D'IIerbclot,
Bibliothèque orientale, au mot Darab).
(1) Qu'on compare l'exquise humanité d'Alexandre à l'égard des captives avec
la brutalité de ses soldats : « Les femmes de la maison royale, celles des parents
et amis du roi, suivaient l'armée... Quelques Macédoniens traînaient les captives
par les cheveux, d'autres déchiraient letu-s vêlements et les frappaient du bois
do leurs lances, la fortune leur permettant d'insulter à tout ce qu'il y avait de
plus illustre chez les Barbares » (Diodor., XVII, 55. Cf. 70).
(3) Justin., XIF, 10 : « llcgcm tcrrarum omnium ac mundi, »
LES HÉGÉMONIES. 263
ce grand conseil de l'univers (') des dépulalions de l'Afrique, de
rilalie, des Scythes, des Celles, des Ibères et d'un grand nombre
de villes et de peuples dont les Macédoniens entendaient les noms
pour la première fois 0; il en vint même, dit-on, des deux répu-
bliques qui allaient se disputer l'empire de roceideut, des Cartha-
ginois et des Romains (^). Si la monarchie universelle était, comme
on l'a cru, l'idéal de l'humanité, Alexandre eût été digne d'être le
premier monarqUe du genre humain. Il est mort trop jeune pour
avoir pu organiser son empire. Pour apprécier la tentative du
héros macédonien , nous n'avons que quelques rares faits qui font
connaître sa pensée; encore les anciens mêmes n'étaient-ils pas
d'accord sur le sens qu'il faut leur donner. Ce n'est donc qu'avec
hésitation et avec réserve que nous devons juger l'œuvre du jeune
conquérant.
Plutarque dit que son ambition était de réunir tous les hommes
dans une grande unité, fondée sur la communauté d'intérêts et de
mœurs, et réalisant la concorde et l'harmonie universelles (*). Nous
nous défions du jugement que l'illustre écrivain porte sur un de
ses héros favoris. Les faits, tels qu'ils sont rapportés par les his-
toriens, ne révèlent qu'une intention bien précise, celle d'unir
l'Orient et l'Occident. Mais comment Alexandre entendait-il ceLte
union? Espérait-il qu'elle ferait disparaître toute difl'érence entre
les deux mondes? Si tel était son but, il poursuivait une chimère.
L'opposition entre le génie de l'Europe et celui de l'Asie est trop pro-
fonde pour qu'elle s'cflace jamais. Cependant ce but chimérique
est nécessairement celui de tous les conquérants qui ambitionnent
la monarchie universelle. Alexandre a été entraîné à rêver l'impos-
sible, par cela seul ([u'il rêvait l'empire de la terre. Ennemie-née
de la diversité, la monarchie universelle voit son idéal dans l'uni-
(1) « Voluli convenlum lerrarum orbis «{Justin., XII, 13).
(2) Arrian., VII, 15. — Diodor., XVII, 113. — Justin., XII, 13.
(3) Justin., XXI, G. — Plin., H. N., III, O.—Niebuhr, Histoire romaii)C,T. Ill,
153 et suiv. (Iraduct. franc., édit. do Bruxelles). — Arricn (VII, 15) manifeste
des doutes sur l'anihassade des Romains; Sainlc-Croix s'en est prévalu pour
l'Cprésenler Joules ces ambassades coiniU'; fabulcu-os (Kvauieii crit., p. 152, ss.) .
CO Plularch., De .\lex. Fort., Il, 11.
2G4 LA GRÈCE.
forniité et elle y sacrifie tout ce qu'lly a d'individuel dans le génie des
nations. Le peu que nous savons des projets d'Alexandre, nous fait
penser qu'il n'a pas évité l'écueil du reste inévitable contre lequel
échoue toute tentative de soumettre le genre humain à une seule
et même loi.
Un abîme séparait les Grecs des Barbares. Les Hellènes se
croyaient d'une nature supérieure, nés pour commanderauxPerses.
Si nous en croyons Plutarque, les philosophes partageaient les
préjugés de leur race. Aristote, dit-il, conseilla à Alexandre de
traiter les Grecs comme des amis, et les Barbares comme des bru-
tes (*). Le guerrier se montra supérieur au philosophe, son maître;
il conçut la pensée d'unir les vainqueurs et les vaincus. Nous
n'avons qu'à applaudir à la généreuse politique d'Alexandre : c'est
la seule qui puisse consolider les conquêtes. Mais reste toujours à
savoir, comment il entendait opérer celte assimilation. Dans les
temps modernes l'association se fait en accordant aux vaincus les
droits et les avantages des vainqueurs : quand la conquête se con-
solide, toute différence finit par s'effacer entre les races ennemies.
La fusion était bien plus difficile entre les Grecs et les Barbares
qui différaient de langue, de génie, de religion, de mœurs. Alexan-
dre, comme s'il eût pressenti que Dieu ne lui accordait qu'une vie
aussi courte que glorieuse, voulut brusquer une œuvre qui eût de-
mandé des siècles. Il commença par adopter les usages des Perses,
en s'habillant comme eux, et il ordonna à ses courtisans de revêtir
comme lui la longue robe des orientaux. C'était blesser la vanité des
Grecs. Leur mécontentement éclata en mutineries : « Ils avaient
plus perdu que gagné parla victoire; c'était eux qui pouvaient se
dire vaincus, de se soumettre ainsi aux vices des Barbares »(^). Les
historiens ont pris le parti des Hellènes : Quinte Ciirce et Trogne
Pompée accusent le jeune conquérant d'avoir pris des Perses les
(1) Plutarch., De Alex. Fort., I, 6: oùyàp, w? 'ApiTTo-é),/;; tjM-Jîfjoxils^jvj «.ùry,
rot; p.£v "EW./jfTiv ^•ysoiovtzw;, toïç âk [Bapjîàpot; (JîTTroTtxw; j^pwfxîvo;* xai twv
fAÈv w; (^llùiv /.cù oîxetwv £7rip£).où[;i£vo;, toïç ^â, w; 'Çrjtoi.;, ri ff\)Zol;, 7rpo(T(p£po(A£vo;.
(2) Justin., XII, 3. — Diodor., XVII, 77. — Q. Curt., VI, 6. — Plutarch.,
Alex., 45.
LES HÉGÉMONIES.
265
mœurs qui l'avaient fait triompher d'eux ('). Plutarque défend son
héros de ce reproche : « Des habillements, dit-il, étaient chose in-
différente à ses yeux, mais en sa qualité de chef commun des Grecs
et des Perses, de roi cosmopolite, il voulait se concilier la bienveil-
lance des vaincus et leur montrer dans les Macédoniens des chefs
et non des ennemis »('). Mais ce qui prouve que les Grecs ne ju-
geaient pas Alexandre si mal , c'est qu'il ne se borna pas aux habil-
lements; il exigea de ses capitaines des marques de respect, telles
que les Perses en donnaient à leurs princes. Nous avons dit plus
haut quelle profonde répugnance les Hellènes éprouvaient à adorer
le Grand Roi ; et maintenant qu'ils étaient vainqueurs des Barbares
on voulait qu'ils courbassent la tète devant leur général, comme si
Celui-ci prenait la place des princes qu'ils avaient vaincus! Décidé-
ment Alexandre était dans une fausse voie. Les Grecs n'avaient pas
tort de s'enorgueillir de la supériorité de leur civilisation en face
des Perses : ils étaient des hommes libres, tandis que les Barbares
se disaient eux-mêmes esclaves de leurs monarques. Si Alexandre
voulait l'union, que n'élevait-il les Perses à la dignité des Hellènes,
au lieu d'abaisser ceux-ci à la condition humiliantedes Barbares? Pour
justifier le héros macédonien, iWo7ifes(/M2ew dit» qu'il prit les mœurs
des Perses, afin de ne pas désoler les Perses en leur faisant prendre
celles des Grecs. » \\ ne fallait faire ni l'un ni l'autre, parce que
les mœurs ne s'imposent point; la fusion, alors même qu^elle est
possible, est l'œuvre des siècles.
L'union qu'Alexandre tenta d'opérer par des mariages inter-
nationaux, était une idée plus juste. \\ épousa la fille de Darius
et maria ses amis avec les Persanes les plus illustres : la céré-
monie se fit à la manière orientale. On célébra par une fête
magnifique les noces de tous les Macédoniens qui avaient épousé
des Asiatiques; leurs noms inscrits sur des registres se montaient à
plus de dix mille ('). Alexandre voulait par ces mariages faire un
seul peuple des Grecs etdes Perses. Pliitmrjue oppose avec orgueil
(1) Q. Curt., VI, 2. - Justin., XII, 3, 4.
(3) Plutarch., De Alex. Fort., I, 8. — Cf. /(/., Alex., "20.
(3) Arrian., VII, i. — l'iulanh., Alex., 70.
2GG LA GRÈCE.
celle conduilc à celle de Xerxès : « Le Grand Roi croyait unîr
l'Europe à l'Asie eu jelant un ponl sur rilcllesponl. Vains efforts!
Alexandre unit les deux continents, non par des bois et des ra-
deaux, non par des chaînes matérielles, mais en associant les âmes
par de légitimes amours, de chastes mariages et la communauté
des enfants »('). Nous nous associons volontiers à ces éloges. Peul-
élre la fusion des races est-elle le seul moyen d'unir les peuples de
l'Orient et de l'Occident. La religion et le commerce ont tenté celte
œuvre difticile; jusqu'ici ils ont échoué. Nous croyons que le mé-
lange des populations donnera un jour à l'Orient ce qui lui manque,
l'esprit de liberté et d'indépendance qui caractérise les nations
européennes et qui fait la grandeur de leur civilisation.
La confraternité d'armes dans un âge guerrier avait autant de
puissance que les mariages. Alexandre choisit parmi les Barbares
trente mille enfants qu'il fit instruire dans les lettres grecques et
former aux exercices militaires des Macédoniens; il les appelait
ses -E/^/^/ones, c'est-à-dire sa postérité. Il incorpora les Persans
dans ses anciennes troupes, et forma ainsi une armée nouvelle du
mélange des deux peuples. En voyant les Barbares sur un pied
d'égalité avec les Hellènes, les vieilles bandes grecques se crurent
outragées; elles se plaignirent hautement. Alors Alexandre irrité
donna aux Perses la garde de sa personne. Quand les Macédoniens
se virent chassés de sa présence, ils se repentirent et se livrèrent à
la justice du roi. Touché de leur douleur, Alexandre allait leur
parler, lorsqu'un vétéran s'écria : « Tu contrisles les Macédoniens,
en l'alliant aux Perses, en nommant les Perses la famille. » Alexan-
dre l'interrompit, en disant : « Vous êtes tous mes enfants, ma
famille, je ne vous donne plus d'autre nom. » La réconciliation fut
célébrée par un banquet généi'al. Une même coupe servit au roi
et aux convives pour faire les libations; les prêtres des Grecs et
des Perses prièrent les dieux d'accorder toute prospérité aux deux
nations et de maintenir enlre elles une union inallérable(-). Celle
réconciliation de deux races ennemies, ces fêles internationales,
(1) De Alex, l^ort.,1, 7.
(2) Anian., Vil, II.
LES HÉGÉMONIES. 2C7
ces prières, sont une magnifique image des idées et des plans du
jeune héros! La pensée d'unir la Grèce et l'Asie l'occupa jusqu'à
sa mort. On dit que ses mémoires renfermaient entre autres pro-
jets celui de transporter des colonies d'Asie en Europe et récipro-
quement : il voulait, dit Diodore, par ce mélange des populations
établir l'amilié entre les deux continents (^).
On le voit : ce qui préoccupait surtout Alexandre, c'était de fon-
dre les deux races en une seule, de ne faire de l'Orient et de l'Oc-
cident qu'un seul monde. Nous croyons que l'idéal est faux : les
Perses ne pouvaient pas plus devenir des Grecs, que les Grecs ne
pouvaient devenir des Perses. La fortune a traité Alexandre en
favori. Elle le combla de gloire et elle l'enleva jeune de ce monde ;
en prolongeant sa vie, elle l'aurait rendu témoin de l'inanité de ses
efforts. Cependant si la monarchie universelle poursuivie par les
conquérants est une chimère, le principe de l'unité a son impor-
tance : la vie de l'humanité est une marche progressive vers ce but
idéal. Dans l'antiquité la guerre fut l'instrument le plus puissant
de l'association des peuples. Avant l'expédition des Grecs, l'Orient
était comme un monde inconnu à l'Europe. Alexandre partageait
l'ignorance générale. Il crut avoir trouvé les sources du Nil, parce
qu'il supposait que ce fleuve prenait sa source dans l'Inde, traver-
sait des déserts immenses, y perdait son nom et arrivé enfin en
Ethiopie prenait celui de Nil(-). Parvenus sur les bords du Gange,
les Macédoniens refusèrent d'aller plus loin; ils se plaignirent
qu'Alexandre les conduisait hors du monde : « On les traînait loin
de l'aspect du soleil et des étoiles, et on les forçait d'aller en des
lieux que les dieux ont rendus inaccessibles aux hommes. Quand
ils auraient défait leurs nouveaux ennemis, que leur reviendrait-il^
sinon des brouillards, des ténèbres, une éternelle nuit qui couvre
la surface des abîmes, une mer pleine de monstres hideux, et des
eaux croupissantes, où la nature, tirant à sa fin, venait comme ren-
dre les abois. » Alexandre lui-même croyait « ([u'il verrait des cho-
ses qui n'étaient connues que des dieux immortels »(^). Ses guerres
(1) Viudor., XVIII, '..
{•!) Arriun.. VI, I.
(3) Q. Cmi.. IX, i, tracJucli'Jii dr Vauyekis.
2C8 LA GRÈCE.
furent en effet une expédition de découverte ; il découvrit l'Inde
plutôt qu'il ne la conquit. L'expédition d'Alexandre produisit une
véritable révolution dans les relations commerciales ('). Si les har-
dis navigateurs qui découvrirent un nouveau monde au début de
l'ère moderne sont célébrés par l'histoire, pourquoi n'accorderail-
elle pas ses louanges aux conquérants qui remplirent la même mis-
sion?
Alexandre ne se borna pas à révéler un nouveau monde ; il y
répandit à pleines mains la civilisation grecque : c'est sa plus belle
gloire. Nous avons condamné l'idée de l'unité absolue, matérielle
en quelque sorte, qui est le vice radical de toute tentative de mo-
narchie universelle. Mais il y a une unité morale qui n'exclut pas
la diversité, pas plus que l'infinie variété qui règne dans la création
n'empêche qu'il n'y ait unité dans les desseins du Créateur. C'est
vers celte unité que le genre humain s'avance, sous la main de Dieu.
Elle s'établit par les idées, les croyances, les arts, les lettres.
Alexandre fut un des agents les plus énergiques de cette œuvre sans
finf ); il est le type du conquérant civilisateur. Écoutons Plutarque :
« Alexandre apprit à des peuples barbares à s'unir par le mariage;
à d'autres il enseigna l'agriculture; aux Scythes il persuada de
nourrir leurs pères au lieu de les manger, aux Perses à vénérer
leurs mères au lieu de les épouser »('). 11 bâtit plus de soixante-dix
villes au milieu de nations barbares (*). Il communiqua les arts et
les sciences de la Grèce aux peuples conquis. L'Asie apprit à con-
naître Homère, les fils des Perses chantèrent les tragédies d'Euri-
pide et de Sophocle. Plus de sept siècles après l'ère chrétienne, les
Arabes trouvèrent des traces de culture grecque dans les régions
les plus reculées de l'Orient.
(1) Voyez plus bas, livre VI, ch. 3.
(2) « Alexandre, dit Humboldt (Cosmos, T. II. p. 180, trad. fr.), voulait créer
l'unité du monde sous l'influence civilisatrice de l'hellénisme. » — Lassen (Ind.
Alterlh., T. II, p.117) porte le même jugement sur la mission du grand conqué-
rant.
(3) Plutarch., De Alex. Fort., I, 5.
(4) « Alexandre, dans l'âge fougueux des plaisirs et dans l'ivresse des conquêtes,
u bi'iti plus de villes que tous les autres vainqueurs de l'Asie n'en ont détruit. »
Voltaire, Dictionnaire philosophique, au mol Alexandre.
LES HÉGÉMONIES. 20)9
Nous ne dirons pas avec Montesquieu que les bienfaits de
la conquête la légitiment. De même qu'un homme ne peut pas
dépouiller son semblable, fût-ce pour lui faire le plus grand bien,
de même les conquérants ne peuvent porter la guerre chez des
peuples barbares, dans le but de les civiliser. Les bienfaits qui
résultent de la conquête sont le plus souvent l'œuvre de Dieu, plu-
tôt que celle des hommes, parce que les guerriers n'ont en vue que
leur ambition. Lors même qu'il se trouve des héros qui, comme
Alexandre, ont conscience de leur mission civilisatrice, ce n'est pas
à dire pour cela que la conquête devienne un droit. La loi morale
seule décide de la justice ou de l'injustice. Alexandre était dans son
droit en poursuivant la guerre nationale des Grecs contre les Perses,
car les Barbares avaient été les agresseurs ; la Grèce défendait sa
liberté tout ensemble et sa civilisation. Mais pour rester juste, la
guerre n'aurait pas dû dépasser la Perse. De quel droit Alexandre
altaqua-t-il les Tyriens et les Indiens? 11 y a donc eu dans la con-
quête du héros macédonien un élément de violence et de force bru-
tale. Nous joindrons notre voix à la protestation instinctive que
l'humanité a fait entendre contre celui qu'elle honore cependant du
titre de grand. N'est-ce pas là le sens de la célèbre réponse du
pirate à Alexandre(')? Au point de vue du droit, les conquérants
ne sont que des brigands. La poésie a recueilli ce cri échappé à la
conscience du genre humain :
« Dans les lointaines Indes, Alexandre le Grand arriva à un fleuve
du Paradis. Il but de ses eaux rafraîchissantes. Ces eaux le rani-
mèrent; il y lava sa figure et parut comme rajeuni. Puis il poursui-
vit le cours du fleuve à travers de longs déserts et arriva à la porte
du paradis. Ouvrez-moi, dit-il, car je suis le vainqueur du monde,
le roi de la terre. Mais il eut pour réponse : Tu es souillé de sang,
relire-loi- C'est ici la porte sainte, par laquelle les justes seuls
entrent »(*).
(1 ) Alexandre lui demandait quel mauvais génie le poussait à infester les mers.
« Le môme, lui répondit le corsaire, qui t'envoie ravager le monde » (Cicer.,
DcRep.,111, ^2).
(2) llerder, Blatler der Vorzeit. Dichlungen aus dcr morgenlundischen Sage.
270 LA GRKcn:.
SECTION m.
LES SUCCESSEURS D'ALEXANDRE
g I. Considérations générales.
Alexandre prédit en mourant à ses compagnons d'armes que ses
funérailles seraient célébrées par des combats sanglants ('), De
tous les détails plus ou moins fabuleux que l'on rapporte sur la
mort du liéros macédonien, cette prédiction est la plus vraisem-
blable. La réalité dépassa ses prévisions. Les généraux, ne songeant
qu'à se partager le grand empire, oublièrent de rendre au vain-
queur de l'Orient les devoirs que la piété prodigue aux plus
pauvres. Pendant trente jours le corps d'Alexandre resta sans
sépulture : il fallut, dit-on, qu'un devin annonçât que la terre où
reposeraient les restes du jeune conquérant serait à jamais beu-
rcuse. Les prétendants montrèrent alors autant d'empiessemcnt à
se disputer le cadavre qu'ils avaient mis de coupable négligence à
l'abandonner (-). Une lutte sanglante s'ouvrit; des crimes inouïs se
commirent, pour maintenir la monarcbie d'Alexandre qui était
condamnée à périr, ou pour constituer des royaumes qui, à peine
formés, allaient être détruits. Tant de sang aurait-il été versé en
vain?
Les travaux et les souffrances des hommes ont toujours un but.
INous avons dit quelle fut la mission d'Alexandre : il était appelé à
propager la civilisation grecque en Asie et en Afrique, à préparer
par la fusion des doctrines de la Grèce et des religions de l'Orient
l'avènement du christianisme. Les longues guerres qui suivirent sa
mort et l'établissement de nouvelles dynasties n'interrompirent
pas cette œuvre providentielle. Vrais Hellènes, les généraux
(1) Q. Curt., X, 5. — Plulan-h., Apophtegm. Rciz., AlcMiiul., iv 33.
(2) yle/mn.,Xir, 64.
LES HÉGÉMONIES. 271
crAlexandrc fondèrent leur puissance sur la dominalion de Télé-
ment hellénique. Celle tendance exclusive était nécessaire pour
donner à la culture grecque le temps de s'implanter dans une terre
étrangère. L'hellénisme domine dans les royaumes formés des
débris du grand empire. La Grèce n'est plus à Athènes, elle est à
Alexandrie où la littérature et la philosophie jettent un dernier
éclat; la langue dans laquelle doit être prêché l'Évangile pénètre
avec les armes et le commerce des Ptolémées dans l'intérieur
de l'Afrique. L'Asie présente un merveilleux spectacle. Des cités
nombreuses s'élèvent comme par enchantement. Toutes portent des
noms empruntés à la langue harmonieuse de la Grèce; leurs habi-
tants sont en grande partie Grecs; l'une d'elles se glorifie d'être
l'Athènes de l'Asie ('). Plus loin des royaumes grecs sont fondés
au milieu de l'Inde. La civilisation hellénique se répand jusque
chez les Scythes.
Les Ptolémées et les Séleucides n'avaient pas conscience de
l'œuvre à laquelle ils étaient appelés à concourir, mais ils y tra-
vaillèrent tout en n'agissant que dans un intérêt dynastique. Leurs
souverainetés locales, devenues autant de centres de la civilisation
grecque, étaient bien plus propres à propager les arts, la littérature
cl la philosophie de la Grèce, qu'une monarchie immense qui, privée
de l'esprit vivifiant d'Alexandre, aurait été bientôt réduite à l'immo-
bililé des élats despotiques de l'Orient. La dissolution de la monar-
chie macédonienne était donc providentielle Elle répondait aux
intérêts et aux passions dominanles. Pour les généraux d'Alexandre
la conquête de l'Orient élait le partage des dépouilles du Grand
Iloi; lorsque la main puissante du conquérant ne contint plus leur
ambition cupide, un cntraincmenl irrésistible les poussa à se créer
dos souverainetés indépendantes. Dans l'armée, il n'y avait pas
plus d'unité que dans ses chefs ; depuis longtemps les soldats grecs
étaient devenus des mercenaires; ceux qui suivirent le drapeau
macédonien ne demandaient que des combats et du butin. L'es|)rit
(pli animait les généraux el les soldais expli([ue sullisammenl leurs
I) Droijsen, Gcscliichle des Ilellenismus, T. II, p. 28-34. — Comparez plus
i»as, livre VI, ch. 2, § 3, sur les colonies d'Alexandre et de ses successeurs.
272 LA GRÈCE.
sanglantes collisions. Il y avait un monde à partager : comment
les convoitises ne se seraient-elles point allumées? comment des
bandes guerrières n'en seraient-elles pas venues aux mains pour
s'arracher la plus riche partie de cette magnifique proie? L'unité
de la monarchie fondée par Alexandre aurait, il est vrai, prévenu
les guerres qui déchirèrent l'Europe et l'Asie. Mais personne ne
voulait de celle unité. Les Macédoniens seuls avaient une profonde
vénération pour la mémoire de leur roi, et ils étaient disposés à
respecter les droits héréditaires de sa famille. Mais la Macédoine
était incapable de maintenir la monarchie, au milieu du conflit des
passions rivales; elle donna à la Grèce le grand homme qui devait
répandre sa civilisation en Orient; dès lors sa mission était épuisée:
elle ne fut plus qu'une province de l'empire qui portait son nom.
Nous ne regrettons pas le démembrement de la monarchie
d'Alexandre. Il est vrai que le monde ancien était destiné à subir
une domination que l'on peut appeler universelle, puisqu'elle em-
brassait une grande partie de la terre connue dans l'antiquité. Mais
les Grecs n'avaient pas le génie nécessaire à cette grande œuvre :
nés divisés, comment auraient-ils pu établir l'unité? Ils restèrent
fidèles à leur mission jusque dans les guerres sans fin qui morce-
lèrent l'héritage d'Alexandre. Quelle fut dans ces révolutions inces-
santes la destinée des vaincus? Ils se laissèrent aller au courant des
événements; ils avaient tout à gagner en se soumettant aux géné-
raux d'Alexandre, dont le régime bien que dur était infiniment
préférable à celui des satrapes ('). S'il y avait encore eu chez les
vaincus une civilisation progressive, il faudrait déplorer la con-
quête et la chute des nationalités ; mais la race zende, les popula-
tions de l'Asie occidentale et de l'Egypte, qui formèrent les noyaux
des nouveaux royaumes, étaient en pleine décadence. Les Perses
étaient tombés si bas, que leur immense empire ne se soutenait que
par la force d'inertie et par l'appui des Grecs. Le seul élément de
(1) Jean de Miiller dit que les peuples devaient être plus heureux sous des rois
héréditaires que sous cette foule de satrapes dont l'avidité croissait à raison de
l'instabilité de leur pouvoir (Hist. Univ., IV, 18). — Comp. Droysen, Geschichte
des Hellenismus, T. I, p. 55, ss.
LES HÉGÉMONIES. 273
civilisation qu'il renfermait, la religion s'était corrompue au con-
tact du despotisme asiatique au lieu de le régénérer. En proie à
des révolutions permanentes , l'Asie occidentale ne demandait qu'un
maître : elle était heureuse d'accepter la paix que lui imposait le
vainqueur. On ne peut pas même dire qu'elle payait ce bienfait
de sa liberté, car depuis longtemps elle passait d'une domina-
lion à l'autre et ne savait plus ce qu'était l'indépendance. L'Egypte
jouissait d'une vieille gloire; mais il en fut de la culture égyp-
tienne comme de toutes celles qui brillèrent dans l'Orient : elle
s'éteignit dans l'immobilité sous la funeste influence de la théocra-
tie. Les peuples de l'Orient n'avaient rien à donner à l'humanité
que l'héritage de leurs doctrines. C'est ce mélange des dogmes
antiques qui allait s'opérer au milieu des convulsions qui accom-
pagnèrent le démembrement de la monarchie macédonienne. Ainsi
l'intérêt de l'avenir s'accordait avec les passions des Grecs pour
diviser l'empire d'Alexandre. Il y eut des tentatives d'unité; mais
inspirées par une ambition qui n'était pas en rapport avec le génie,
elles échouèrent et ne firent qu'augmenter le chaos sanglant dans
lequel se débattaient tant de cupidités.
% II. Droit de tjuerve.
Quand on songe aux passions brutales des hommes qui se dispu-
tèrent avec tant d'acharnement les dépouilles de l'empire macédo-
nien, on doit s'attendre à ce que la guerre devienne plus cruelle
que jamais. Plutarr/iw a dépeint en vives couleurs l'àpreté des pré-
tendants : « Ni la mer, ni les montagnes, ni les déserts ne pouvaient
borner leurs désirs; la guerre et la paix n'étaient que des mots
dont ils se servaient comme d'une monnaie courante dans leur in-
térêt; ils décoraient du nom d'amitié le sommeil et l'inactivité mo-
mentanée de leur injustice; la maxime qui inspirait leur conduite
était que celui-là faisait le mieux ses affaires qui consultait le moins
le droit »('). Le droit du plus fort était ouvertement professé. Un
(I) inularch., l'ynb., 12.
18
274- LA GRÈCE.
sopliiste lisait à Anligone un livre sur la justice : « Tu es un sot,
lui dit le vieux roi, de venir me parler de justice à moi qui fais mé-
tier de m'emparer des villes d'autrui »(').
Ces mauvaises passions, jetées au milieu du monde oriental, y
prirent un caractère de férocité qui était jusque-là resté étranger à
la race hellénique. Le fer et le poison étaient des moyens ordinaires
dans les sérails d'Asie pour se débarrasser des membres des
familles royales qui pouvaient inspirer quelque inquiétude au des-
pote régnant. On dirait que les successeurs d'Alexandre, oubliant
leur mépris pour les Perses, s'ingénièrent à imiter ce qu'il y avait
de plus détestable dans leurs mœurs : la barbarie macédonienne
s'alliant à la cruauté asiatique, on vit en Grèce des crimes sans
nom. Pour compléter la ressemblance, ce fut une reine qui donna
en quelque sorte l'exemple de l'assassinat. Olympias est la Pary-
satis de la Grèce. L'on peut lire dans Diodore le détail de ses
crimes (-). Nous n'en citerons qu'un. L'usage d'enfermer les hommes
dans des cages, comme des animaux féroces, passa de l'Orient chez
les Grecs. Olympias soumit à ce supplice le frère d'Alexandre et sa
femme. Comme les Macédoniens s'indignaient de ce que l'on traitait
ainsi leur roi, Olympias le fit poignarder par des Thraces; puis elle
envoya à sa veuve Euridice une épée, un lacet et de la ciguë. Toute
la famille d'Alexandre périt de mort violente. Les prétendants riva-
lisèrent de forfaits pour obtenir la royauté, but de leur ambition.
Des meurtres de fils, de mères, de femmes, souillèrent les dynasties
macédoniennes. Les fratricides y devinrent chose ordinaire : Anti-
gène se glorifia de ce qu'il ne craignait pas son fils et le laissait
approcher de sa personne avec des armes(^). Presque tous les géné-
raux d'Alexandre eurent le sort de la famille de leur roi. Heureux
ceux qui tombèrent en combattant! D'autres furent tués par leurs
soldats. Le sort le plus malheureux frappa celui qui avait les inten-
tions les plus pures : Eumènc fut vendu par son armée à Antigone
et mis à mort par celui qui avait été son ami. On dit qu'il appela
(1) riutarch.. De Alex. Fort , I, 0.
(2) Diodor., XIX, 1 1. — Cf, Justin., XIV, 6.
(3) Diodor., XIX, 105. — Plutarch., Demelr., 3.
LES HÉGÉMONIES. 275
la vcngeaucc des dieux sur les parjures (^). La malédiction s'accom-
plit : bien peu de vétérans macédoniens éciiappèrent aux champs
de bataille de TAsie, de l'Afrique et de TEurope.
Ainsi une mort violente enleva des générations entières, depuis
la famille du conquérant jusq'au dernier de ses soldats. Cependant ,
chose étonnante, au milieu des crimes qui flétrissent les préten-
dants et les familles royales sorties de leur sein, le droit de guerre
ne devint pas plus cruel ; il s'adoucit plutôt. On dirait qu'il y a sur
les successeurs d'Alexandre comme un reflet de son génie humain.
Des Grecs avaient délibéré si la cité de Minerve disparaîtrait du
sol de la Grèce. Les généraux macédoniens s'emparèrent à plusieurs
reprises d'Athènes et la traitèrent toujours avec humanité (^). Le
vainqueur de Thèbcs eut la faiblesse de céder aux mauvaises pas-
sions des Hellènes. Cassandre rassembla tous les Thébains qui
avaient échappé aux désastres de leur patrie et les engagea à la
relever. Plusieurs cités prirent part à cette œuvre réparatrice f).
Epaminondas le premier donna l'exemple de rappeler à la vie une
nationalité que desGrecs avalent détruite; les successeurs d'Alexan-
dre continuèrent à marcher dans cette voie d'équité (*).
Parmi les successeurs du héros macédonien, il y en a un qui
mériterait de lui être comparé, si des débauches effrénées ne souil-
laient ses brillantes qualités. Démétrius est au moins digne du
litre glorieux de successeur d'Alexandre par son humanité, qui no
fut pas chez lui un calcul, mais l'inspiration d'une âme généreuse.
Jeune encore et sans expérience, il fit ses premières armes contre
Plolémée, « \ieil athlète sorti du gymnase d'Alexandre. «Vaincu à
Gaza , il perdit ses tentes, son argent, ses équipages; le vainqueur
les lui renvoya avec ceux de ses amis qui avaient été pris dans la
(1) Plutarch., Eumen., -10-19. —Justin., XIV, 4.
(2) Diodor., XVIII. 18, 74.
(3) Diodor., XIX, 53,54.
(4) Il f;uit lire dans Polybe (V, 88-90) avec quelle magnifique générosité Plo-
lémée, Anliponc et Sélcucus vinrent au secours de la ville de Rhodes, tlélruKe
par un tremblement de terre. Les cités rivalisèrent avec les rois. L'historien grec
déclare que la munificence des princes de son temps parait mesquine en comjia-
raison de ces largesses vraiment rovales.
270 LA GRÈCE.
bataille, et lui fit porter ce mot plein de douceur et de bonté :« La
gloire et l'empire, non les autres biens, doivent être entre nous
lobjetde la guerre» ('). Démétrius, dit son biographe, en recevant
cette faveur, pria les dieux qu'il ne restât pas longtemps redevable
d'une si grande dette. Un lieutenant de Ptolémée lui en fournit
bientôt l'occasion. Démétrius s'empara de son camp et de sa per-
sonne et emporta un butin immense ; il renvoya à Ptolémée son
général et tous ses amis comblés de présents. Cette rivalité de bons
procédés parut si extraordinaire à un historien latin qu'il s'écria :
« Dans les guerres d'alors il régnait plus de magnanimité que dans
les amitiés d'aujourd'hui » (-).
A l'égard des Grecs, la conduite de Démétrius fut admirable.
Les successeurs d'Alexandre se jouèrent tour à tour de la crédulité
des Hellènes, en leur promettant la liberté pour s'en faire un
instrument de leur ambition. Antigone n'eut sans doute pas d'autre
objet quand il chargea son fils d'afl"ranchir la Grèce, mais le jeune
homme prit sa mission au sérieux. C'est à lui qu'on doit appliquer
ce que Plutarque dit de cette sainte expédition : « Jamais guerre
plus honorable et plus juste ne fut entreprise par aucun roi : toutes
les richesses qu'ils avaient amassées en pillant les Barbares, ils les
employèrent pour mettre les Grecs en liberté, dans la seule vue de
l'honneur et de la gloire qui leur en devait revenir » (^). On sait
quels excessifs témoignages de reconnaissance les Athéniens pro-
diguèrent à Antigone et à son fils; mais lorsque Démétrius, vaincu
par les généraux coalisés contre lui, fut contraint de fuir avec les
débris de son armée, ils oublièrent les décrets par lesquels ils
l'avaient déifié, et refusèrent de le recevoir. L'ingratitude du peu-
ple remplit Démétrius de douleur et d'indignation. Les Athéniens,
obligés de se rendre à celui qu'ils avaient si cruellement offensé,
n'attendaient et ne méritaient aucune grâce; néanmoins le généreux
vainqueur leur pardonna et leur fit distribuer cent mille médimnes
(1) Plularch., Demetr., o. — Cf. Justin., XV, \. — Diodor., XIX, 85.
(2) PUUarch., Demetr., 6. — Justin., XV, 2.
(3) Plutarch., Demetr., 8.
LES HÉGÛMONIES. 277
de blé('). Plulargue rapporte à ce sujelC') un fait qui caractérise les
vaincus et le vainqueur. Déniélrius avait commis un barbarisme
dans son discours; un des auditeurs le releva : « Pour celte leçon,
ajouta Toraleur, je vous fais présent de SOOO médimnes de plus. »
Démétrius montra la même humanité dans tout le cours de la
guerre ('). Nous citerons un trait qui montre l'amour des arts uni à
rhuraanilé. Pendant le long siège de Rhodes, les Rhodiens s'empa-
rèrent d'un vaisseau, portant des lettres, des tapisseries et des
vêtements que la femme de Démétrius lui envoyait; n'imitant pas
la conduite délicate des Athéniens envers Philippe, ils transmirent
le tout à Ptolémée. Démétrius se vengea noblement. Un célèbre
peintre travaillait à un tableau dans un faubourg; Démétrius s'en
empara et emporta le tableau. Les Rhodiens lui envoyèrent un
héraut pour le supplier d'épargner un ouvrage qui fit l'admiration
d'Apelles. « Je brûlerai plutôt tous les portraits de mon père,
répondit Démétrius, que de détruire ce chef-d'œuvre. »
% III. Extension ih' l'hellénisme.
\o 1. L.'liellénisiiic en Egypte.
A côté de ces traits d'humanité qui honoreraient un vainqueur
chrétien, nous pourrions rapporter j)lus d'un exemple de cruauté.
Le droit de guerre des anciens ne pouvait être profondément modi-
fié par l'action individuelle de quelques hommes généreux : le sen-
timent et litléc de l'unité humaine leur manquaient. Dans les
desseins de la Providence, les conquêtes d'Alexandre et les guerres
de ses successeurs furent une préparation à l'unité future.
L'Egypte sacerdotale sert de transition cntie lOrienl et l'Uc-
cident ; devenue grecque, elle fut également un lien entre les
deux mondes. On dit que les successeurs d'Alexandre se dis-
l)Ulèrcnt les restes mortels du héros; les Ptolémées s'en empa-
(1) Pluta)xfi., iJcnietr., 34.
(2) Id., Apopl)U'gm. Hog., Dfini'lr.. ii- 2.
(S) Id., Dt-melr., 22, io.
278 LA GRÈCE.
rèrent et les déposèrent dans leur capitale. C'est le symbole de la
mission de l'Egypte; elle hérita de l'œuvre civilisatrice dont
Alexandre fut le promoteur. Le conquérant mêla les peuples; les
idées se mêlèrent à Alexandrie ('). On a tour à tour exalté et dépré-
cié l'action des Ptolémées sur le dernier âge de la civilisation hel-
lénique. Il est certain que la littérature alexandrine n'a pas de vie
propre ; ce sont des travaux d'érudition et de critique, dans lesquels
on chercherait vainement l'inspiration du poêle, l'indépendance
de l'historien , le génie créateur du philosophe. Un savant acadé-
micien attribue cette décadence intellectuelle à la servilité, suite
de la protection royale (^). Il est vrai que la faveur des rois nout-rit
la médiocrité bien plus qu'elle ne développe le génie; cependant
nous ne croyons pas que le déclin de l'esprit grec doive être imputé
à cette cause : il avait produit tout ce qu'il devait donner à l'huma-
nité. Le temps de l'originalité était passé; la mission des derniers
siècles de l'antiquité n'était plus littéraire mais sociale; il s'agissait
de répandre dans l'Orient les fruits de la culture grecque et de
faire connaître à l'Occident les dogmes des religions asiatiques.
Cette fusion de races et de civilisations s'opéra principalement en
Egypte.
Il y avait déjà des Juifs en Egypte avant les conquêtes des Perses
et des Grecs. Peut-être en restait-il de l'époque des patriarches.
Plus tard les guerres que les derniers Pharaons firent dans l'Asie
occidentale amenèrent des relations entre les deux pays. Isaïe pré-
dit le retour des enfants d'Israël établis dans MizrBïm. Jérémie y
finit ses jours; on voit par ses prophéties qu'il y avait un grand
nombre de Juifs en Egypte (^). Alexandre et les Ptolémées ne firent
donc que suivre un courant qui a sa source dans la plus haute
antiquité, en transportant des Juifs dans la vallée du INil. Sous
Auguste, la population d'origine hébraïque s'élevait à plus d'un
million. Les Grecs y étaient également établis avant la conquête;
(1) P. Leroux, dans Y Encyclopédie Nouvelle, au mot Alexandrins.
(2) Letronne, Recueil des inscriptions grecques et latines de l'Egypte, T. I,
p. 363 et suiv.
(3) Isaie, XI, 1 1. — Jérémie, XLII, ss.
LES lIl-r.KMONIES. 279
ils arrivèrent en foule lorsque les Ptoléinôes lircnt tic riiérilagc des
Pharaons une Grèce africaine. Le contact des deux races longlcni{)s
hostiles de l'Orient et de rOccidenl devait modifier leurs sentiments
et leurs idées; mais la révolution ne s'opéra qu'insensiblement.
Malgré le lien de parenté qui existait entre la philosophie hellé-
nique et les religions orientales, leur développement dans des cir-
constances physiques et politiques dilTérenles, avait éloigné Tune
de l'autre ces deux branches de la famille humaine : il fallut une
longue coexistence pour opérer un rapprochement fécond. Bien que
le Sérapéum s'élevât à côté du Mitsôe, le sacerdoce égyptien n'eut
aucune relation avec les prêtres des Muses. Les usages religieux de
la nation étaient une cause de séparation et presque d'hostilité.
L'Egypte avait conservé un reste d'horreur pour tout ce qui était
étranger('). De leur côté, les Grecs, fiers de leur brillante civilisa-
lion, recherchaient peu la sagesse étrangère; transplantés à Alexan-
drie, ils se bornèrent longtemps à répéter l'enseignement de leurs
grands maîtres.
Cependant la politique des Ptolémées tendait à faire pénétrer
riiellénisme jusque dans la religion exclusive des Egyptiens. Ils
mirent à la léte des collèges sacerdotaux un archiprètre grec (-). Le
polythéisme des deux peuples, bien qu'ayant un caractère dilTérenl,
pouvait se réunir en un même culte, grâce à la vanité cosmopolile
des Hellènes qui voyaient leurs dieux nationaux dans toutes les
(1) Les poètes comiques relevèrent l'opposition qui existait entre les Grecs et
les Egyptiens." Je ne peux pas Otre votre compagnon d'armes, dit un personnage
d'Anaxandride aux Egyptiens, nous n'avons ni les mêmes mœurs, ni les mêmes
lois; une profonde did'érence nous sépare. Tu adores le bœuf, moi je le sacrifie
aux dieux; tu places l'anguille parmi tes divinités les plus sacrées, nous l'aimons
comme le meilleur des aliments. Tu ne manges pas la chair de [hhc qui fait mes
délices. Tu adores le chien, moi je le bats ([uand je le surprends goûtant le man-
ger avant son maître... S'il arrive un accident à un chat, tu te lamentes; moi je
prends plaisir à le tuer et a l'écorcher... » (Ce fragment a été conservé par
Athénée, VU, 5!5; on y trouve des passages semblables d'Antiphanc et de
Tiinoclés).
(2) Ce fait intéressant est constaté par les inscriptions grecques que Lelronno
a recueillies avec une patience et une science admirables (Recueil des inscriptions
grecques et latines de rKgy[)te.T, II, p. 'H\ et suiv.).
280 LA GRÈCE.
divinités étrangères. Une fusion analogue se prépara dans le do-
maine des doctrines.
L'esprit d'érudition qui caractérise les Alexandrins finit par leur
révéler l'existence d'une tradition religieuse restée inconnue aux
grands penseurs de la Grèce. Les Écritures Saintes des Hébreux
furent traduites en grec; d'autres monuments de la littérature et
de la théologie orientales trouvèrent sans doute place dans le vaste
dépôt de livres que les Ptolémées formèrent à Alexandrie ('). Toute-
fois la Bible n'eut pas sur l'esprit des philosophes l'influence que
l'on serait porté à lui supposer. Ce furent les Juifs qui prirent
l'initiative de la fusion qui devait précéder l'ère de la fraternité (^).
L'esprit des disciples de Moïse s'élargit au contact de l'étranger.
Dans l'exil de Babylone, ils apprirent à connaître les dogmes de
Zoroastre. Appelés en Egypte, ils y rencontrèrent les derniers dé-
bris de la sagesse sacerdotale célébrée parleurs prophètes. Sous les
successeurs d'Alexandre, ils se familiarisèrent avec la littérature
grecque; l'on vit des enfants d'Israël, négligeant la langue de Moïse,
se servir de l'idiome de Platon, pour communiquer leurs idées. Les
Juifs hellénisants furent les premiers organes de la philosophie
religieuse dans laquelle les derniers efforts du génie antique s'al-
lièrent avec le besoin d'une nouvelle croyance (').
X° Z» li'liellcnisiue en Orient.
Le rapprochement des hommes et des idées apporta un autre
élément dans la fusion des doctrines qui s'opéra à la veille de
l'avènement du christianisme. Préoccupés de la lutte qui décidait
de leur avenir dans l'Occident, les généraux d'Alexandre négligèrent
la partie de l'Inde qu'Alexandre avait conquise. Un homme que les
écrivains grecs représentent comme un hardi aventurier (^), profila
(1) Ritschl, Die Alexandrin. Biblioth., p. 34 et suiv.
(2) Ritter, Geschichte der Philosophie, T. IV, p. 75.
(3) Voyez le Tome I de mes Éludes et le Tome III, livre XVI, ch. 7.
(4) Sandrociiptiis [Justin., XV, 4) est le Tchandragttpla de la tiadilion
indienne (Lasscn, Ind. Alterlh., T. II, p. 196).
LES HÉGÉMONIES. 281
de la faiblesse des colonies macédoniennes pour réunir loule l'Inde
sous ses lois. Lorsque Séleucus fut reconnu monarque de TOrient,
il résolut de rattacher de nouveau ces riches pays à son empire (').
D'après une conjecture du savant Hceren, le besoin de s'approvi-
sionner d'éléphants, devenus indispensables dans le système de
guerre introduit par les conquêtes d'Alexandre, aurait conduit
Séleucus sur les bords de l'indus et du Gange. Pour atteindre ce
but, une alliance avec le roi des Indiens était préférable à une con-
quête qui, eût-elle réussi, aurait été diiricile à conserver et pouvait
compromettre les intérêts des Séleucides dans l'Occident f ). Un
traité fut conclu entre Séleucus et Sandrocottus(') ; un mariage
avec la fille du prince indien établit entre les deux royaumes des
rapports intimes; des ambassades et des présents entretinrent l'ami-
lié des rois alliés. C'est à un des ambassadeurs grecs, Mégasthène,
qui résida longtemps dans l'Inde, que les anciens durent leurs con-
naissances sur cette partie de l'Orient à peine découverte par
Alexandre {*).
Les relations entre la Syrie et l'Inde continuèrent sous les suc-
cesseurs de Séleucus et de Sandrocotlus.Ces rapports ofllciels sup-
posent que l'Inde fut également visitée par un grand nombre de
Grecs qu'attiraient les merveilles de l'Orient ou les intérêts du com-
merce. Le renom des prêtres philosophes de l'Inde se répandit dans
la Grèce ; la gloire de la philosophie grecque pénétra jusqu'à la
cour des rois indiens. C'était l'époque de la lutte du brahmanisme
et du bouddhisme; les esprits, vivement préoccupés des hautes
questions théologiques, prirent intérêt même aux spéculations de
la sagesse étrangère. L'on ne s'étonnera donc pas qu'un roi indien
(1) Sur les relations des Séleucides avec l'Iudc, voyez Benfey, àansYEncyclo-
pcdie (ïErsch, S. II, T. 17, p. 6! et suiv.
(2) Heeren, De India Graecis cogiiita, dans les Comment. Soc.Goeltin(j.,\ol. X,
p. UO, analysé dans les Ifistorische Werke, T. III, p. 30G. — Les éléphants
contribuèrent efTectivcment à la victoire que Séleucus remporta à Ipsus [Droy-
scn, Geschichte des Ilellenismus, T. I, p. 309).
(3) Le roi grec abandonna ses prétentions sur l'Inde et rerut du priuce indien
500 éléphants (Plin., H. N., VI, 23 (20). — Slrab., XV, p. 408).
(i) Athen., I, 32. — Lasse n, Ind Allcrlli., T. II, p. 209-213.
28'2 LA GRÈCE.
ait demandé à un Séleiicide de lui envoyer un sophiste; le roi
syrien repondit, dit-on, que les lois grecques ne lui permettaient
pas d'acheter un philosophe('). Un fait plus Intéressant a été révélé
par les orientalistes. Vers le milieu du troisième siècle (avant
.J. Ch.) régnait dans l'Inde Açoka, célèbre par son zèle pour la pro-
pagation de la doctrine bouddhique; des inscriptions en langue
sanscrite nous apprennent qu'il fit des traités avec les rois de Syrie
et d'Egypte (-) : ces conventions accordaient liberté entière aux mis-
sionnaires bouddhistes d'enseigner la bonne loi parmi les Grecs (*).
Nous ne savons si le bouddhisme trouva des sectateurs dans les
royaumes des Séleucides et des Plolémées ; mais le prosélytisme
ardent qui animait les sectateurs du Bouddha ne permet pas de
douter que leur religion ne soit parvenue à la connaissance des
Hellènes. C'est ainsi que les conquêtes d'Alexandre établirent des
relations politiques, commerciales et intellectuelles entre la Grèce
et l'Inde. Au point de vue du droit, la guerre du héros macédonien
était un fait brutal : dans les desseins de la Providence, elle devint
un instrument de civilisation.
Cependant les relations des Séleucides avec l'Inde, rares et pas-
sagères, étaient insuffisantes pour initier les Grecs aux dogmes du
brahmanisme et du bouddhisme et pour implanter dans l'Orient les
germes de la civilisation hellénique. Ce furent les colonies macédo-
niennes qui devinrent l'intermédiaire d'une communication plus
active et d'un rapprochement plus intime. Les Grecs établis dans la
Bactriane profitèrent de l'anarchie qui suivit la mort d'Alexandre
pour se rendre indépendants; ils élevèrent dans le voisinage de
l'Inde (') un état qui jouit d'une singulière destinée. Jusqu'à nos
(1) Hcgesiander, ap. Athen., XIV, G7.
(2) Açoka paraît même avoir eu des relations avec les rois de Macédoine et de
Cyrène [Lassen, Ind. Alterth., T. II, p. 240-245).
(3) Benfey, dans VEncijclopédie d'Ersch, S. II, T. 17, p. 71.
(4) Les Grecs fondèrent des états dans l'intérieur même de l'Inde. Lassen
(Ind. Alterth., T. II, p. 322-338) a recueilli tous les renseignements qui restent
sur ces royaumes indo-grecs. La domination des Hellènes fut détruite par l'in-
vasion de peuples scythiques, au commencement de l'ère chrétienne, après avoir
duré plus d'un siècle et demi.
LES IILCKMOMES.
285
jours, nous n'avions sur Thistoire de ce royaume que quelques pas-
sages des auteurs anciens; leurs récils donnaient de la puissance des
rois grecs une idée qui paraissait empreinte de l'exagération orien-
tale : ils dépassèrent, disait-on, les conquêtes d'Alexandre et éten-
dirent leur domination jusque sur TAryane et les provinces les
plus éloignées de l'Inde ('). Cette grande monarchie semblait avoir
disparu comme dans un abîme, sans laisser aucune trace de son
existence; mais voilà que des découvertes de monnaies faites coup
sur coup dans la Bouckharie, l'Afghanistan et le Panjab, nous
apportent la confirmation éclatante des témoignages des auteurs
grecs, et ressuscitent en quelque sorte un empire que l'on était
tenté de rejeter parmi les fables (^). Pendant deux siècles les Grecs
régnèrent dans la Bactriane et dans une partie de l'Inde. L'invasion
d'un peuple Jiomade mit fin à leur empire ('); mais la civilisation
hellénique avait jeté des racines si profondes dans le sol indien que
les vainqueurs barbares subirent l'influence des vaincus, et qu'ils
adoptèrent la langue grecque. Leurs noms ne sont parvenus à la
postérité que par des médailles frappées par des artistes grecs {').
Quelle influence la domination séculaire des Hellènes dans
l'Orient exerça-t-elle sur les deux races? Les Grecs vinrent en con-
tact avec les disciples de Zoroastre et avec les sectateurs de Brâhma.
Nous n'avons que de rares indications sur les suites de ces commu-
nications. La chute de la puissance persane affaiblit, mais ne
détruisit pas l'élément zend. lise releva avec les Parthcs; néan«
moins la civilisation grecque était encore si puissante que les Arsa-
(1) Strab., XV, p. 472; XI, p. 35o.
(2) Voyez sur ces découvertes : liaoïtl-Rochelte (Journal des Savants, jiiiu
1834, ftivrier 1836) et 0. Muller (Goettinp;. Gclehrte Anzeig., 1838, n" 21, ss.;
1830, H" 29, ss.).— Lassen a reconstruit l'histoire de la Bactriane, en combinant
les témoignages des écrivains grecs avec les renseignements authentiques four-
nis par les monnaies (Ind. Alterth., T. II, p. 277-344).
(3) Tel est du moins le récit des auteurs anciens II résulte des rcclierches do
Lassen (ib., p. 320) que c'est plutôt à Mithridale qu'il faut attribuer la destruc-
tion du royaume grec i-bactrien.
(4) Lassen, dans VEnajclopédic. d'Ersch, S. III, T. lo, an mot Pauhchab,
p. 488, ss. — /(/,, Ind. Alterth., T. II, p. .370, ss.
284 LA GRÈCE.
cides prirent le litre de philhellènes^^). Un roi arménien, allié des
Parthes, écrivit des discours, des histoires, des tragédies dans la
langue de Sophocle. Plutarque nous a conservé quelques détails
intéressants sur le mélange de barbarie et d'hellénisme qui régnait
à sa cour. Crassus, poussé par son avarice, attaqua les Parthes au
mépris du droit des gens ; il fut pris et tué par trahison; on envoya
sa télé et sa main au roi. Hyrodès aimait la langue et la littérature
des Grecs ; lorsqu'on lui apporta ces horribles trophées , les tables
venaient d'être enlevées, et un acteur tragique, nommé Jason, chan-
tait le rôle d'Agave dans les Bacchantes d'Euripide, à la grande
satisfaction des spectateurs. On jeta la tête aux piedsdu roi; la salle
retentit des applaudissements et des cris de joie des Parthes. Jason
prit la tête de Crassus et comme une bacchante en délire, il se mit
à chanter ces vers d'Euripide :
« Nous apportons des montagnes ce cerf qui vient d'être tué :
Nous allons au palais, applaudissez à notre chasse. »
Cet à-propos plut fort à tout le monde. En continuant le dialogue,
il arriva à ces mots :
« Qui l'a tué?
C'est à moi, c'est à moi qu'en revient l'honneur. »
Alors le meurtrier du général romain qui était au festin , s'élança
de table, et lui prit des mains la tête en s'écriant : « C'est à moi de
chanter le morceau plutôt qu'à lui. » Le roi, charmé de cet incident,
lui donna la récompense d'usage et fit don d'un talent à Jason (-).
On le voit, la littérature, instrument de jouissance pour les Bar-
bares, n'était pas parvenue à humaniser leurs mœurs. La race
persane ressaisit la domination sous les Sassanides et avec elle le
mazdéisme regagna de l'influence sur la nation. Les deux éléments
\ furent donc mis en présence; il semble, d'après quelques rares faits
' que l'histoire nous a transmis, que l'hellénisme était le plus vivace et
qu'il agit sur l'antique religion de Zoroastre. Pendant des siècles,
(1) lical Encijclopadic der classischen Alterthumswisscnschalt, au mot Parlhi
(ï. V, p. '1207).
(2) Plutanh., Crass,, 33.
LES HÉGÉMONIES. 285
la langue des Hellènes avait élé celle de la politique, de la liltéra-
tore et du commerce en Orient; le nouvel empire renfermait beau-
coup de cités grecques; c'étaient autant de foyers de civilisation
étrangère. Nuschirvan fit traduire en persan les ouvrages les plus
célèbres de la littérature liellénique; lui-même était admirateur de
Platon et d'Aristote ('). Des rapports s'établirent entre la philoso-
phie et la religion. Agatkias nous apprend qu'Uranius, Syrien de
naissance et qui prenait le titre de philosophe, passa en Perse et y
eut de longues discussions avec les mages; il jouissait d'un grand
crédit auprès des monarques sassanides (-). Mais jusqu'où alla l'in-
flueuce de la Grèce sur le peuple de Zoroastre? pénétra-t-elle jus-
qu'aux dogmes? le mazdéisme de son côté frappa-t-il les disciples de
Platon et d'Aristote par la grandeur et la simplicité de ses croyan-
ces? Nous n'avons pas de réponse à faire à ces questions. Un seul
nom est parvenu à la postérité : 5e/eucî<5, dit-on, alliait la con-
naissance de la philosophie grecque à la doctrine des mages ('). Il
est probable que la philosophie grecque et la religion persane ne
restèrent pas en présence pendant des siècles sans se rapprocher et
se modifier (*).
Nous avons des renseignements moins incertains sur les commu-
nications intellectuelles de la Grèce et de l'Inde. Déjà sous Alexan-
dre , il y eut des rapports entre la philosophie grecque et la sagesse
(1) Agalhias, II, 28.
(2) Agathias, 11,29.
(3) Real Encyclopudie dcr classischenAlterthumswissenschafl, au mot Scleu-
cia, T. VI, p. 930 et suiv.
(4) Lassen, tout en convenant que le contact des Hellènes et des sectateurs de
Zoroastre est un des événements les plus mémorables de cette époque, dit que
l'influence des deux races l'une sur l'uiitre fut à peu près nulle (Ind. Altertli.,
T. II, p. 338-341). Il nous parait im[)ossible que des hommes, des peuples, des
religions se touchent pendant des siècles, sans qu'il en résulte une transforma-
tion quelconque. L'illustre orientaliste avoue du reste que les témoignages nous
font défaut pour décider ces intéressantes questions. Tout ce que les médailles
nous apprennent (ib., p. 310), c'est que les rois grecs finirent par prendre les
titres pompeux a n'ectés de tout temps par les princes asiatiques. La langue et
les légendes aryennes qui figurent sur les monnaies attestent également que les
Grecs ne restèrent pas isolés des peuples indigènes. Ce commerce extérieur
n'aurait-il pas conduit a un échange d'idées?
286 LA GRÈCE.
indienne. Les brahmanes usèrent de leur ascendant sur les popu-
lalions pour les exciter contre le conquérant étranger. On dit que
le vainqueur irrité voulut mettre leur science à l'épreuve; il leur
proposa des questions qui paraissaient insolubles, en déclarant qu'il
ferait mourir ceux qui répondraient mal. Il faut lire dans Plularque
la lutte d'esprit qui s'éleva entre Alexandre et ceux que les Grecs
appelaient des gymnosophistes. Leurs réponses satisfirent le dis-
ciple d'Aristote et éveillèrent sa curiosité; il désira voir ceux des
brahmanes qui avaient la plus grande réputation et qui vivaient pai-
sibles dans la solitude des forêts. Il se trouvait auprès d'Alexandre
un philosophe appartenant à une école qui avait quelque rapport
avec la doctrine des solitaires indiens. Onésicrile le Cynique fut
député vers les gymnosophistes. L'un d'eux se montra digne d'en-
trer en relation avec un disciple de Diogène. Les messagers du roi
l'appelèrent auprès du fils de Jupiter, lui promettant des récom-
penses s'il obéissait, le menaçant de châtiments rigoureux en cas
de refus. Il répondit que celui qui lui envoyait cet ordre n'était pas
fils de Dieu, puisque sa domination ne s'étendait que sur une
partie imperceptible du monde; que pour lui, il n'avait pas besoin
de ses présents et n'était pas intimidé par ses menaces: vivant,
l'Inde lui donnait une nourriture sulfisanle: mort, il serait délivré
de ce corpsdéjà usé parla vieillesse et passerait aune vie meilleure.
Ces premières relations entre les philosophes grecs et les
brahmanes ne furent que passagères, mais elles suffirent pour
révéler l'immense dislance qui séparait la science de la Grèce des
dogmes de l'Orient. Onésicrite parla à un ascète indien de Socrate,
de Pythagore et de Diogène. Ces hommes, dit le solitaire, me pa-
raissent avoir eu des dispositions heureuses pour la vertu; mais
ils ont eu trop de respect pour les lois('). Le génie politique des
Grecs se manifestait jusque dans les spéculations et dans la vie de
leurs philosophes: beaucoup d'entre eux furent législateurs, presque
tous s'occupèrent de l'organisation de la cité. Les Indiens ne com-
prenaient pas que des sages eussent encore des liens avec la société;
(1) Plutarch., Alex., Go. — Slrab., XV, p. 492-494. — Cf. Arrian., De Exped.
Alex., YII, 1.2.
LES IIKr.ÉMONIES. 287
la sagesse pour eux consistait à quitter le monde pour vivre d'une
vie conlcmj)lative; leur unique souci était la délivrance finale, le
salut auquel ils aspiraient consistait à se confondre dans l'Être
universel. Il y en avait qui hâtaient par le suicide l'heure de leur
aiïranchissement. Vn brahmane qui consentit à suivre Alexandre
donna aux Grecs le spectacle d'une mort volontaire; le roi chercha
vainement à le détourner de son dessein; Calamus monta sur le
bûcher en présence d'une foule immense. Les uns taxèrent cet acte
de folie, les autres y virent l'ostentation d'une vaine gloire; quel-
ques-uns admirèrent cette force d'âme et ce mépris de la mort(').
La Grèce allait aussi avoir ses sages qui se retiraient du monde et
ne reculaient pas devant le suicide. La doctrine de Zenon a d'éton-
nantes analogies avec les dogmes brahmaniques; l'Inde aurait-elle
eu une inlluence que nous ignorons sur le développement du stoï-
cisme (-) "?
Quelle impression la conquête d'Alexandre laissa-t-elle dans
l'esprit des Indiens? Le roi macédonien éleva dans l'Inde des mo-
numents gigantesques : des autels de douze coudées de haut, un
camp d'un contour triple de celui d'un camp ordinaire, des lits,
des armes, des mangeoires, des mors d'une grandeur extraordi-
naire, devaient être les témoignages éternels d'une expédition hé-
roïque, et faire croire aux générations futures que des hommes
d'une force surnaturelle avaient envahi l'Orient (=). Vains efforts !
le vaiiupieur de l'Asie passa comme un météore ; son nom même
ne vécut pas dans la mémoire des Indiens. Un orientaliste a donné
une explication satisfaisante de ce singulier oubli. Le héros macé-
donien ne conquit pas l'Inde proprement dite, le pays sacré du
Gange; il ne dépassa pas la Penta|)Otamie {^). Lorsque les Grecs
H) Diodor., XVII, 107.
(2) Robertson a montré Jes analogies qui exislent entre le stoïcisme et les doc-
trines indiennes (Recherches sur l'Inde ancienne, Appendice).
(3) Diodor., XVII. 9o. — Plutarch., Alex., 62. — Arrian., V, 2u-29. —
Justin., XII, 8, — Q. Curt., IX, 3, 4.
(4) Lassen, De Pentapotamia, p. 57, sq. — Le souvenir de l'e.vpéditioa
d'Alexandre s'est conservé dans la Hactriane. Les chefs des Tdgik rapportent
leur origine au héros macédonien. Hitler (.Asien, T. V, p. 821) a recueilli les tra-
ditions sur cette singulière généalogie.
288 LA GRÈCE.
de la Bactriane s'emparèrent d'une partie de l'Inde brahmani-
que, les Indiens eurent des relations directes avec les audacieux
étrangers qui d'un petit coin du monde s'étaient élancés à la con-
quête de l'univers. Le savant Lassen a trouvé dans la littérature
sanscrite des traces du contact des deux peuples. Tout en traitant
les Hellènes de barbares, les Indiens admirèrent leur courage,
leur science, et surtout la connaissance qu'ils avaient de l'astrono-
mie ('); ils empruntèrent cette science aux Grecs ('). Les monuments
de l'art indien portent également l'empreinte de l'influence hellé-
nique. La civilisation grecque pénétra-t-elle plus loin? Ici les
doutes reparaissent. Un orientaliste allemand dit que le plus
riche développement du génie brahmanique coïncide avec la domi-
nation des Grecs dans l'Inde (') ; la Grèce pourrait alors revendi-
quer une gloire unique dans l'histoire; elle aurait éclairé de sa
lumière l'Orient et l'Occident, Rome et l'Inde. Mais les origines
de la civilisation indienne, l'époque de la rédaction des livres
sacrés, les causes qui favorisèrent la culture de la poésie et de la
philosophie sur les bords du Gange, sont encore des mystères.
Nous avons dit ailleurs qu'un célèbre orientaliste ne reconnaît à la
Grèce qu'une action à peine sensible sur l'Inde (*). Les probabilités
sont plutôt pour l'antiquité du brahmanisme, et pour une influence
de l'Orient sur la Grèce.
(1) Lassen, Do Pentapotamia, p. 58-60.
(2) Ces connaissances ne furent pas communiquées aux Indiens par les Grecs
de la Bactriane, mais par l'intermédiaire d'Alexandrie. Telle est du moins l'opi-
nion de Lassen (Ind. Alterth., T. Il, p. 343).
(3) Denfey, dans VEncyclopédie d'Ersch, S. II, T. 17, p. 82, 301.
(4-) Burnouf.Yoyez le Tome I de mes Éfurfes. Telle est aussi l'opinion de
Lassen (Ind. Alterth., T. II, p. 343, ss.).
-^A/vxn/ijvvv-
LIVRE CINQUIÈME.
CHAPITRE I.
DÉCADENCE DE TIIÈCES, DE SPARTE, D'ATHÈNES.
Des trois cités qui eurent rambilion de commander à la Grèce,
la dernière décliut aussi rapidement qu'elle avait grandi. La dignité
morale manquait à Tlièbes : la stupidité et la gloutonnerie béo-
tiennes l'emportèrent sur le génie d'Épaminondas. On aurait de la
peine à croire, si Voltjbe ne l'alteslait pas, que les magistrats n'ou-
vraient plus les tribunaux, pour plaire à la multitude. Au lieu de
laisser leurs biens à leur famille, les mourants les léguaient à des
amis pour être employés en festins; bientôt les Béotiens ne trou-
vèrent plus assez de jours dans l'année pour faire honneur à ces
singuliers legs (').
La décadence des Spartiates, également rapide, a arraché des
plaintes douloureuses aux admirateurs des choses lacédémonien-
ncs(-). Nous ne déplorerons |)as avec Mabhj la cbule de la cité de
Lycurgue, parce que nous croyons que l'idéal du célèbre législa-
teur était faux. Nous avons rendu justice au sentiment d égalité
qui l'animait, mais cette égalité avait pour condition et pour appui
la plus révoltante inégalité; dans le sein même de la cité elle était
(1) Pobjb., XX, G, 1-G.
(2) Mably dit qu'en voyant la fin malheureuse de ce peuple, le plus vertueux
de lanliquitô, on se sent attendri sur le sort de l'humanité et la fragilité de nos
vertus (Observations sur l'histoire de la Grèce, livre II, T. V, p. I 21).
19
290 LA GRÈCE.
faussée, cl elle finit par devenir un mensonge : l'arislocralie se
changea en une odieuse oligarchie ('). Or, une loi fatale pèse sur
les corps qui ferment leur sein à tout clément étranger : ils s'étei-
gnent. Déjà du temps d'Aristote, il n'y avait plus que mille citoyens
à Sparte (-). La dépopulation y alla croissant. Lorsqu'Agis tenta sa
réforme, les Spartiates étaient réduits à sept cents, dont cent à
peine possédaient des propriétés; tout le reste n'était qu'une tourbe
indigente qui languissait dans l'opprobre ('). Le mal qui rongeait
Sparte était sans remède; il n'y avait aucune ouverture dans la
constitution pour y introduire des changements dont le temps
aurait prouvé la nécessité. Lacédémone succomba sous l'immutabi-
lité de ses lois. Les formes étaient en opposition complète avec
l'état social, et cependant elles furent maintenues avec un respect
hypocrite. Mais la vie s'en était retirée; deux hommes essayèrent
en vain de la rappeler : Agis et Cléomène périrent victimes de leur
héroïque dévouement. Le sort de Sparte est celui de toute institu-
tion qui prétend être l'expression d'une perfection absolue et qui à
ce titre ne peut pas se modifier avec les besoins de la société qu'elle
régit. En elTet la vie est essentiellement changeante et progressive.
Vouloir l'immobiliser, c'est la tuer. Les corps qui ferment tout
accès au progrès, finissent par ressembler aux momies d'Egypte;
ils peuvent se conserver pendant des siècles, mais ils ne vivent plus,
cl un jour vient où ils tombent en poussière.
L'humanité n'a pas à regretter la chute de Sparte. Elle élait
une anomalie au milieu de la Grèce. C'est par la pensée que
la race hellénique élait appelée à agir sur le monde; or, Sparte
seule de toutes les cités grecques resta étrangère au mouve-
ment intellectuel qui fait la gloire des Hellènes. Isocrate repro-
chait aux Lacédémoniens d'ignorer jusqu'aux éléments des let-
tres; le sophiste Hippias disait qu'ils ne savaient pas compter (').
En vain les admirateurs de Lycurgue se récrient contre ces exagé-
râlions; nous leur répondrons par le proverbe qui dit que l'on ne
(1) Manso, Sparta, T. III, p 210, ss.
(2) Aristot., Polit., Il, 5, 11; H. 6, 10. H.
(3) Plutarch., Agis, 5.
i'i) Isdoat., Panath., § 209. p. 276, D. — Plat., Ii)j2J,iias Udj^ 285. .C
DÉCADENCE DE LA GRÈCE. 291
prête qu'aux riches. Après tout, Isocrate cl Ilippias étaient plus
dans le vrai que les apologistes modernes de Sparte. L'on est réel-
lenaent stupéfait, quand on entend OtfriedMûller dire sérieusement
que Lacédémone n'était rien moins qu'étrangère à la civilisation
intellectuelle, que tout ce qu'il y avait de grand et de beau dans la
vie hellénique y était cultivé('). Il faut, dit un critique anglais, que
le savant allemand ait été nourri de brouet Spartiate pour avancer
de pareilles énormités(-). Le débat, nous semble-t-il, est bien facile
à vider. L'Ecriture Sainte dit que l'arbre se juge d'après les
fruits qu'il porte. Qu'on nous nomme les poêles nés à Sparte.
Thalétas, Bacis, Tyrtée, appelés par ordre de l'oracle, étaient
étrangers; Alcman, le seul qui ait été élevé à Lacédémone, était un
esclave de race lydienne. Où sont les Sophocle et les Aristophane
de la cité lacédémonienne? Plutarque, un des grands lacomanes,
avoue qu'elle ne souffrait ni tragédie, ni comédie. Où sont les
Hérodote et les Thucydide de Sparte? Nous ignorerions aujour-
d'hui jusqu'à son nom, si les nations avec lesquelles elle fut en
guerre n'avaient écrit son histoire (^). Quant au talent oratoire des
Spartiates, il est célèbre; ils ne parlaient que par sentences. Pour
les oracles, le laconisme est excellent; à la tribune, nous préférons
Démosthène. Reste la philosophie. A en croire un académicien
français ('), c'était là la gloire de Sparte : Ilippias aurait-il mieux
dit? En définitive nous ne trouvons à Sparte ni arts ni sciences. Au
point de vue grec, les Lacédémoniens étaient des Barbares. Félici-
tons-nous de ce qu'ils ont échoué dans leurs projets de domination,
puisque au lieu de devenir une source de lumières pour le genre
humain, la Grèce eût été couverte de ténèbres, comme elle le dit
après l'invasion des Turcs.
Athènes fut emportée dans la ruine générale de la Grèce; mais
sa chute, quelque profonde qu'elle soit, n'offre pas un spectacle
(i) Mnlkr, Die Dorior, T. II, p. 387, et passim.
(2) Edinbiirgli Reviow, july 4830, p. 334.
(3) Ln romnrqiie est de De Puuw, écrivair) ;iN(|ut'l , nnalp;ré ses paradoxes, on
ne peut refuser iio esprit pénétrant (Heelierclies pliilosoplmiiirs siii' les Grées.
Discours préliminaire, p. 8).
(5) De la Xauzc, dans les Mémoires de l'Académie des Insrripduns, T. Xl\,
p. IGG.
292 LA GRÈCE.
aussi triste que le sort de sa rivale. Grâce au génie des arls,
elle resta la première cité du monde ancien. Athènes combat-
tit vainement pour l'hégémonie ; elle ne parvint pas à réaliser
l'unité politique ; mais elle devint le centre d'une unité plus
haute, la métropole de la civilisation grecque. L'empire intellec-
tuel de la cité de Minerve parut dans tout son éclat, précisément
alors que la force matérielle lui fit défaut. Athènes était l'université
de la Grèce : les Grecs répandus dans le monde entier y envoyaient
leurs enfants pour s'y former aux principes de la culture hellé-
nique ('). Cette domination de l'intelligence s'étendit au lieu de
s'arrêter, lorsque la Grèce fut envahie par les légions de Rome. Il
suffît de deux batailles pour effacer le nom de Sparte de la ferre.
Athènes eut la gloire de vaincre ses conquérants; elle vit accourir
dans ses murs ses rudes vainqueurs; les Césars, pour honorer la
patrie des lettres, lui laissèrent la liberté qui avait toujours été sa
plus chère idole. Lorsque l'antiquité fit place à un nouveau monde,
c'est dans les écoles d'Athènes que les initiateurs de la civilisa-
lion moderne allèrent puiser des leçons d'éloquence. Jusque dans
le moyen-âge, Athènes fut appelée l'école des sciences. « Quand
l'Europe se réveilla de la barbarie, dit un poète, son premier cri fut
pour Athènes; quand on apprit que ses ruines existaient encore,
l'on y courut, comme si l'on avait trouvé les cendres d'une mère» (-).
Les Athéniens tressaillirent toujours au nom de liberté; les
excès mêmes qu'on leur reproche ont une excuse dans ce sen-
timent sacré. Lorsque la nouvelle inattendue de la mort d'Alexan-
dre parvint en Grèce, Athènes appela les Grecs à l'indépendance.
La phalange macédonienne l'emporta. Quand Démélrius rendit
aux Athéniens leur ancienne forme de gouvernement, ils lui pro-
diguèrent des témoignages de reconnaissance qui touchent à la
folie; ils traitèrent Démélrius et son père comme des dieux sau-
veurs; ils les adorèrent ('). Les malheureux Athéniens avaient
douté de l'existence des dieux, ou s'étaient crus délaissés par
eux en voyant la liberté anéantie ; qui ne leur pardonnerait
(1) Isocrat., De Permutai., § 224.
(2) Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem.
(3) Demochares, ap. Athen., VI, 62, sq.
DÉCADENCE DE L.V GRÈCE. 29o
d'avoir vu des divinités dans leurs libérateurs? Toutefois l'amour
de la liberté qui se manifeste par de pareilles extravagances n'est
plus un signe de force, mais une marque de faiblesse. La cité de
Minerve, en prostituant les bonneurs divins à un bomme qui souil-
lait ses belles qualités par des débaiicbes effrénées, donna l'exemple
de cet avilissement qui' fut poussé plus loin encore par le peuple
roi; des monstres furent placés au rang des dieux. Arrivé à ce
point, le genre bumain devait périr ou se régénérer par une vio-
lente révolution.
Tbèbes, Sparte, Albènes disparaissent de la scène politique;
tout ce qu'elles désirent, c'est une liberté isolée; elles sont beu-
reuses de l'accepter des mains de leurs vainqueurs. Cependant une
puissance plus formidable que celle des Macédoniens se formait à
l'Occident. A la veille de succomber, la Grèce fait un suprême
elïort pour trouver la force dans l'union. La fécondité de la terre
bcllénique est vraiment admirable. On la croit épuisée par des
combats .et des souflrances séculaires, et voilà qu'une tribu obscure
et ignorée imprime à la Grèce entière un mouvement qui, s'il s'était
produit dans les années de vigueur, aurait pu la rendre invincible.
La ligue achéenne est l'essai le plus sérieux qui ait été fait dans
l'antiquité du principe de l'association; ce qu'il a produit dans des
temps de décadence révèle la puissance qu'il exercera dans des cir-
constances plus favorables.
CHAPITRE IL
L I G U E .\ C II É E N N E (').
Celte ligue ne fut pas le premier essai tenté par les Grecs pour
se donner quelque force par l'association. La Grèce est aussi ricbe
en constitutions politiques qu'en œuvres littéraires; mais ce qui
faisait sa gloire dans la littérature, devint la source de sa faiblesse
dans l'ordre social. Les confédérations ne peuvent être puissantes,
(I) Tittmann, DaistcUunë (1er griechischcn Slaatsvcrfassungcn, livre VIIF.
294 LA GUÈCE.
pour mieux dire, elles n'existent que par rétablissement d'une
autorité centrale. Or, ce lien d'unité manquait aux ligues qui
précédèrent la formation de la ligue acliéenue.Des cités qui appar-
tenaient ordinairement à une même tribu, se réunissaient dans des
assemblées pour se concerter sur leurs intérêts communs (') ; mais
elles conservaient une entière indépendance , elles se faisaient la
guerre entre elles, et au jour du danger elles cberchaient chacune
leur salut à part, sans songer à défendre leurs alliés.
Telle est l'histoire des colonies de l'Asie Mineure. Le lien des
cités ioniennes était purement religieux. Douze villes s'associèrent
et construisirent un temple qu'elles nommèrent Pawonmm; elles
s'y assemblaient pour célébrer les fêtes qui rappelaient leur pa-
renté (^). Des délibérations politiques avaient lieu sans doute à
l'occasion de ces solennités, mais elles n'en formaient pas le but.
La fédération n'avait pas même pour objet la défense générale : les
Lydiens s'emparèrent d'une ville après l'autre, sans qu'il y eût un
concert pour repousser l'ennemi. Il fallut que les Perses imposas-
sent aux Ioniens, comme loi du vainqueur, cette union qui aurait
dû être le premier bienfait de l'association : un satrape du Grand
Koi manda les députés des villes grecques et leur fit contracter
l'engagement de recourir à la justice pour terminer leurs diffé-
rends, au lieu d'user de violence ('). Le lien qui unissait les cités
éoliennes était encore plus faible. Sainte-Croix (') admet qu'elles
avaient un centre religieux; mais le silence d'Hérodote rend cette
conjecture invraisemblable 0.
Dans la Grèce d'Europe, il y avait également quelques associa-
tions locales. Telle fut la ligue béotienne, qui se rapprochait toute-
fols plus d'une hégémonie que d'une confédération. Les Étoliens,
comme les Achéens , formaient une ligue ; mais ce peuple à demi
(i) Wachsmuth, Hellen. Alterlh., § 21, T. I, p. 158. — Hermann, Gricchlschc
Staatsalterthùmer, § 11,
(2) Herod.,l, 143, 148.
(.}) Herod.,\l, 42.
(i) Sainte-Croix, Des gouvorncmouts fédcralifs, p. 156.
(5) Ilcrmann, Griech. Alterth., § 76, note 12. — Tliirlwall, Gcscliiclite Giie-
chenlands, T. Il, p. 108.
LIGUE ACIIÉENNE. 29o
barbare mérite à peiue une menliou dans Tliisloire de l'unité hellé-
nique. Les Grecs ne trouvèrent une unité temporaire que sous
l'hégémonie de Sparte, d'Athènes et de Thèbes. L'hégémonie, insti-
tution essentiellement grecque, n'a point les avantages d'une con-
fédération : c'est l'ambition de dominer qui a fondé la suprématie
de quelques républiques et non le désir de l'unité ('). Aussi cette
forme d'association conduisit-elle logiquement à la domination
macédonienne, c'est-à-dire à la perte de l'indépendance des cités
confédérées. Ce qui caractérise au contraire les confédérations,
c'est l'égalité des cités unies par un lien fédéral. Telle fut la ligue
achéenue.
Les Achéens restèrent étrangers à toute idée d'hégémonie. Il est
impossible, ditPo///6e, de trouver une plus grande égalité et plus de
liberté que dans l'association des villes achéennes; les fondateurs de
la ligue ne se réservèrent aucun privilège, aucune suprématie; les
dernières cités reçues dans la confédération jouirent des mêmes
droits que les premières (-). Tout en conservant leur indépendance
intérieure ('), les villes alliées surent faire le sacrifice d'une partie
de leur souveraineté en faveur de la ligue. Une fédération doit avoir
un gouvernement dont l'action s'étende sur les intérêts généraux.
La ligue achéenne était armée de ce pouvoir suprême ; elle décidait
Icsdillërendsqui divisaient les cités; un trésor commun et une armée
fédérale lui permettaient de briser les résistances que des intérêts
particuliers auraient voulu opposer à l'intérêt de tous(*). Une même
législation régissait les matières qui concernaient toutes les cités.
Poljjbe remarque comme une chose extraordinaire que les Achéens
avaient les mêmes poids, les mêmes mesures, les mêmes magistrats;
il ne manquait au Péloponèse, dit-il, pour ressembler à une seule
ville, qu'un mur pour renceindrcD. L'assemblée générale repré-
(1) PoUjb.^W, 37, 9.
(2) Pohjb., II, 38,6.8.
(3) Poli/b.,\, 93.
(4) Polijb., IV, 60.
(5) Poltjb., II, 37, 10. i\ : /.aOci/ou oz zo-j-y wov'.) oia'/./àTTSiv tou t/./j ura;
ttôAî&j; 'Ji.'/Sii'îfj i'/zvj fjy^ïrjfi-j zr,v aûpTrairav riâ/orovu/iTov, tw pÀ tôv aùrov
■TZipifioMj-j •jîz'i.pyjLv toÏ; z«toi/.oûtiv a\jzYiv Ta"/)// â'z'uy.i /.ai zoivfl /.v.i /.arà
7rû>ct; £x«TTOt; Taùrà /.cà 7ra|ia7r)./;'7ia. — Cf. Jualin., XXXIV, I.
296 LA GRÈCE.
sentait la ligue à Tégard de Tétranger: seule elle avait le droit d'en-
voyer et de recevoir des ambassadeurs, seule elle décidait de la
guerre et de la paix (').
La ligue achéenne, longtemps obscure, n'acquit une importance
bistorique que par le génie d'Aratus. Aratus est le premier homme
politique de l'antiquité qui ait vivement senti les avantages de cette
forme de gouvernement. Il pensait et non sans raison, que des
villes faibles par elles-mêmes, en se liant par un intérêt commun,
se conserveraient au moyen de cette union réciproque: « De même,
disait-il, que les parties du corps bumain tirent leur aliment et
leur vie de l'union qu'elles ont entre elles, mais, dès qu'elles sont
séparées, ne prennent plus de nourriture, et finissent par se dé-
truire; de même aussi tout ce qui rompt la société des villes, les
conduit à leur dissolution, au lieu qu'elles s'accroissent lorsque,
devenues parties d'un corps puissant, elles participent aux avan-
tages, d'une sagesse commune »f). Aratus conçut l'idée de faire du
Péloponèse un seul corps, une seule et même puissance{^). Il voua
sa vie entière à cette grande œuvre : « ISi les richesses, ni la gloire,
ni l'amitié des rois, ni llntérét de sa propre patrie, en un mot, au-
cun bien n'était à ses yeux préférable à l'accroissement de la ligue
achéenne. r>[^]. A force de persévérance il attira dans la ligue
Mégare, Salamine, Égine et Athènes : il ne restait qu'à gagner les
Éléens, quelques peuplades arcadiennes, Lacédémone, et la Grèce
entière aurait formé une confédération puissante. Mais en même
temps qu'Aratus, un homme parut sur la scène dont l'ambition
égalait le génie. Cléomène entreprit de réformer Sparte; à peine
lui eut-il rendu quelque force en rétablissant la discipline de Lycur-
gue, que l'esprit guerrier et envahissant de la race dorienne se ré-
veilla. Le roi Spartiate se ligua avec les Etoliens contre la puissance
croissante des Achéens; vainqueur, il consentit de se joindre à la
ligue, mais sous la condition d'en recevoir le commandement. Les
Achéens étaient disposés à se soumettre, lorsque Aratus déjoua les
(1) Paxisan., VII, 9, 4. — PoUjh., IV, 15. 16, ot passim.
(2) Plutarch., Arat., 24 (traduction de Pierron).
(3) Plutarch., Philop., 8.
(i) Plùlarch., Arat., 24. — Comparez PoUjb., Il, 43; \U, 8.
Lir.L'E ACIIÉENNE. 297
projets de Cléomène en appelant à son secours le roi de Macé-
doine (').
La conduite d'Aratus a déjà été cliez les anciens l'objet de sévères
reproches. Piutarque qui aime à idéaliser ses héros, oublie son
indulgence habituelle; son indignation éclate en paroles amères :
« La politique d'Aratus était indigne d'un Grec, mais surtout d'un
homme tel que lui. Après avoir chassé les Macédoniens de Corinlhe
et d'Athènes , il les appela dans sa patrie, et cela pour empêcher
qu'un descendant d'Hercule, un roi de Sparte, qui voulait ramener
l'harmonie de la discipline dorienne, ne prît le litre de général de
Sicyone ; pour ne pas obéir à Cléomène, à un roi qui mangeait du
pain noir et était revêtu d'un manteau d'élolTe grossière, il se sou-
mit lui et toute la Grèce au diadème, à la robe de pourpre des rois
macédoniens et aux volontés de leurs satrapes «('). Ces violentes
accusations ont trouvé de l'écho chez les historiens modernes; ils
disent qu'Aratus avait plus d'ambition que de patriotisme, ils vont
jusqu'à l'accuser de trahison (^). Mably a justifié le fondateur de la
ligue achéenne, mais aux dépens de Cléomène (^). INous n'aimons
pas de faire le sacrifice de l'un d'eux ; Cléomène et Aratus sont
deux hommes également remarquables, mais d'un génie différent.
Ce n'est pas par jalousie, comme Piutarque semble le croire,
qu'Aratus s'opposa aux projets de Cléomène, mais parce que l'au-
dacieux réformateur aspirait à la domination de la Grèce (^). Cléo-
mène voulait l'hégémonie, tandis que la ligue était essentiellement
fondée sur l'indépendance et l'égalité des cités confédérées. La
constitution des villes achéennes était démocratique et la cité de
Lycurgue resta toujours le type de l'aristocratie. Accorder au roi
de Sparte le commandement de la confédération , c'était la détruire.
Aratus se vit dans la malheureuse nécessité de choisir entre deux
(1) Plutarch., Cleomcn., 15, sq.; Arat., 39.
(2) Plutarch., Cleomcn., 16.
(3) Wachsmuth, Ilell. Alterth., § 35, T. I, p. 314. — Droysen, Gcscliiclile des
Ilellenismiis, T. II, p. 494-500. — Schorn, Geschichtc Griechenlands von der
Jînlslehiing des acliaischen Bundes, p. 1 14-121.
(4) Observations sur l'histoire de la Grèce, livre IV.
(5) Pohjb., II, 49, 4. — Plutaniuc lui-même avoue que Cléomène avait l'am-
bilion de rendre à Sparte son ancienne hégémonie (Cleomen., 7),
298 LA GRÈCE.
ennemis qui menaçaient l'un et l'autre la liberté de la Grèce.
Aurait-il mieux fait de plier sous l'orgueil lacédémonien ? Il ne
faut point que la grande figure de Cléomènc nous fasse illusion ;
toute l'histoire de Sparte prouve qu'elle était incapable de donner
aux Grecs l'unité et la liberté. A la vérité le parti qu'Aratus prit
fut également le coup de mort de la ligue achéeune et de l'indépen-
dance de la Grèce. Mais pouvait-elle être sauvée? Le génie d'un
homme ne peut pas lutter contre l'esprit d'une nation : la race hel-
lénique, née divisée, était incapable d'arriver à l'unité, même par
voie d'association. Cela n'empêche pas qu'Aratus ne soit un des
illustres personnages de l'antiquité : il avait conçu, d'il Boilhi, le
seul moyen de » faire des républiques de la Grèce une seule »(').
La ligue achéenne subsista jusqu'à la conquête de la Grèce
par les Romains. Ses dernières années furent illustrées par Phi-
lopoemen. On l'a célébré comme le restaurateur de la liberté
hellénique (^) ; mais celui que les Romains appelèrent le der-
nier des Grecs, ne se faisait pas illusion sur l'avenir de sa patrie.
Le sénat avait des instruments de sa politique au milieu des cités
achéennes; un des partisans de Rome disait à l'assemblée générale
que « les Achéens ne devaient faire aucune opposition aux Romains,
ni leur rien refuser qui put leur être agréable ». Philopoemen
l'écoutait en silence, mais avec douleur; à la fin, emporté par la
colère, il s'écria: « Tu es donc bien pressé de voir arriver l'heure fa-
tale de la Grèce » ('). Philopoemen eut le bonheur de ne pas assister
à la ruine de sa patrie. La Grèce succomba sans honorer sa chute
par un héroïque effort; elle était épuisée(*). Mais le génie grec avait
porté ses fruits ; il domina les barbares destructeurs de Corinthe.
Les légions de Rome ne furent qu'un instrument pour répandre la
civilisation hellénique dans le monde entier.
(1) Bodin, De la république, 1, 7.
(2) Pausan., VIII, 50, 3.
(3) Plutarch.. Arat., 24; Philopoem., 17.
(4) « Les maladies s'affaiblissent avec les forces du corps; il en était de même
des villes de la Grèce; elles n'avaient plus de puissance, les luttes cessaient. »
Plularch., Philopoem., 17.
LIVRE SIXIÈME.
CHAPITRE I.
LA GRÈGE ET LES BARBARES.
§ I. Opposition entre Grecs et Barhm'cs.
La nationalité hellénique, incapable de se concentrer dans une
puissante unité, se déploya avec une riche variété dans le domaine
de rinteliigcnce. Cette brillante civilisation était destinée à éclairer
le monde. Cependant, spectacle singulier, les Grecs appelés à une
communion intellectuelle avec l'humanité entière, paraissaient ré-
pugner profondément à se rapprocher des races étrangères. Com-
ment l'opposition entre Grecs cl Barbares prit-elle naissance?
comment malgré l'antipathie qui les divisait , Unirent-ils par se
connaître et se pénétrer réciproquement?
Toutes les nations de l'antiquité se considéraient comme des races
élues; chacune se croyait d'une nature supérieure et portait des
regards de mépris sur les populations inférieures qui l'entouraient.
Il était naturel que les (Jrecs, les plus vains des hommes, pous-
sassent ce senlimentd'égoisnie national jusqu'à ses dernières limites.
Les guerres médiques, les luttes glorieuses soutenues pour la liberté
300 LA GRÈCE.
contribuèrent à exalter le patriotisme des Hellènes; mais chez les
Grecs plus que chez tout autre peuple, l'amour de la patrie se tra-
duisit eu haine de l'étranger. On comprend cette animosité, qui n'est
pas sans grandeur, tant que durèrent les combats pour l'indépen-
dance ('). Mais elle survécut à la guerre. Les Barbares, disaient
les Hellènes, sont tous esclaves, sauf un seul homme qu'ils adorent
comme un dieu (-). Ne reconnaissant pas de maître, les Grecs
étaient autant au-dessus des Barbares que les hommes libres sont
supérieurs aux esclaves. De là l'insultante prétention « qu'il était
dans Vordre de la nature que les Grecs commandassent aux Bar-
bares » . Les poêles proclamèrent cette étrange doctrine sur le
théâtre, les orateurs à la tribune, les philosophes dans leurs écrits.
Euripide dit que les Grecs étaient nés pour la liberté et les Barba-
res pour la servitude (^). Ce qui excitait l'indignation de Démosthène
dans ses ardentes Philippiques, c'est qu'un Barbare qui devrait
être l'esclave des Grecs, osât aspirer à les dominer(^). Âristote
donna à un préjugé national la sanction de la philosophie {^).
L'opposition entre Grecs et Barbares ne fut pas seulement poli-
tique; elle pénétra profondément dans les mœurs, elle devint intel-
lectuelle, morale et finit par prendre les apparences d'une différence
de nature. H y avait quelque chose de légitime dans l'orgueil avec
lequel les Hellènes opposaient leur civilisation à la barbarie per-
sane (*'); mais la vanité, aidée de l'ignorance, exagéra la supériorité
de la race hellénique. Les Grecs mirent à ravaler les Barbares une
fatuité qui paraîtrait incroyable, si les témoignages n'abondaient.
Les poètes tragiques surtout se plurent à nourrir cet orgueil in-
sensé.-Esc/jT/Ze représenta les Perses avec tout l'attirail fastueux qui
distinguait les Asiatiques ; à l'entendre, « ils ressemblaient à des
(1) Voyez plus haut les décrets portés sur la proposition d'Aristide et de Thé-
mistocle, p. 187.
(2) Euripid., Hel., 283. — Cf. Isocrat., Pancg., § 151.
(.3) Euripid., Iphig. in Aul., 1379, sq.
(4) Demoslh., Philip., III, § 31, 32, p. 119.
(o) Aristot., Polit., I, -1, 5 : ra-ù-o ywïît [BàplBapov xat So'Ao-j.
(6) //crod,, 1,60.
RELATIONS INTERNATIONALES. 301
femmes plutôt qu'à des guerriers. »(')• Vainqueurs d'une innom-
brable armée de Barbares, les Grecs avaient quelque droit de
mépriser leurs ennemis; mais est-il vrai que »t la Grèce seule con-
naissait la justice et l'empire des lois, taudis que la force régnait
chez les Barbares? » Ces paroles sont placées par Euripide dans la
bouche d'un héros de la Grèce mythologique qui était peu digne de
les prononcer : Jason accuse Médée des crimes que l'amour lui
avait inspirés, et s'écrie qu'aucune femme grecque neût jamais osé
commettre de tels forfaits ('). 11 n'est point d'action criminelle qu'on
n'imputât aux Barbares : « Peut-être parmi vous, dit Agamemnon
à un roi deThrace('), le meurtre d'un hôte n'a rien d'étrange,
mais chez nous autres Hellènes c'est une infamie. » Quelle idée les
Grecs se faisaient-ils des mœurs des Perses? Au dire d'Euripide,
« le père couchait avec la fille, le fils avec la mère, le frère avec la
sœur; les plus chers amis s'entr'égorgeaient; la loi ne défendait
aucun de ces crimes »(*j.
Ces calomnies passèrent de la vie privée dans les relations poli-
tiques. A une époque où la Grèce recherchait l'alliance des Perses,
Démosthène osa proclamer à la tribune d'Atliènes que le parjure
était un titre d'honneur pour les Barbares C^). An tigone, un des suc-
cesseurs d'Alexandre, disait que les rois grecs connaissaient seuls
la justice, que pour les rois barbares tout était juste(*^) : et lui-
même professait et pratiquait le droit du plus fort! L'opposition
entre Grecs et Barbares n'était plus de la haine nationale, c'était
de la présomption vaniteuse poussée jusqu'au mépris de la nature
humaine. Un orateur'athénien qui enseignait les plus beaux pré-
ceptes d'humanité et de morale, dit, non pas dans la chaleur
du discours, mais dans le silence de la méditation, ces paroles ou-
trageantes : les Grecs sont supérieurs aux Barbares, coNime les
(1) Aeschyl., Fragm., éd. Didot, p. 210.
(2) Eurip., Med., 533, sq.; 1329, sq.
(3) Eurip., Hccub., ■1223, sq.
(4) Eurip., Androm., 173, sq. Cf. Ileradid., 131; Ipliig. in Taurid., Il
(5) Dcmoslh., De Classib., § 39, p. 189.
(G) Plutarch., Apophlegm., Antig., VIII.
302
LA GRECE.
hotnmes le sont aux animaux ('). Alexandre fut le premier qui
s'éleva au-dessus de cet insolent préjugé; conquérant cosmopolite,
il mit les Perses vaincus sur la même ligne que les vainqueurs.
Mais les Hellènes ne comprirent pas les hautes conceptions de leur
héros. Ils conservèrent leur dédain pour les races étrangères jus-
que dans leur décadence : ils traitèrent le peuple roi de barbare 0.
A la veille de la conquête romaine ils déclarèrent encore « qu'entre
les Barbares el les Grecs, le langage, les mœurs et les lois avaient
créé une barrière plus insurmontable que la mer et les terres qui
les séparaient; que la nature qui était immuable, et non des causes
qui pouvaient changer tous les jours, les avaient faits ennemis »(').
^ II. Vhospilalité, la philosophie, la religion, liens entre les Grecs
et les Barbares.
Si cette funeste doctrine avait été pratiquée rigoureusement,
toute relation entre Grecs et étrangers eût été impossible : une
barrière infranchissable aurait séparé les peuples, et ceux qui trai-
taient les autres nations de barbares auraient été réduits eux-mêmes
à la barbarie. Mais la nature humaine est portée à la sociabilité par
une force irrésistible; l'orgueil a beau l'égarer el lui présenter l'iso-
lement comme la condition d'une race priviligiée, le sentiment l'em-
porte et établit des relations amicales entre ceux que le Créateur
a unis par le lien de la fraternité. Miltiade oITrit rhospitalité à
des Thraces, avec une simplicité qui rappelle le temps des patriar-
ches (^). Des liaisons hospitalières existaient également entre des
Perses et des Grecs. Plutarf/iie raconte qu'après l'entrevue d'Agé-
silas avec Pharnabaze, le fils du satrape resta en arrière et courant
vers le général Spartiate, lui dit en souriant : Agésilas, je veux être
(1) Isocrat., De Permutât.. § 203.
(2) Poltjb., IX, 38, 5, 7.
(3) Liv., XXXI, 29. — Sous lompire, le philosophe Demonax reprocha aux
Athéniens d'exclure les Barbares des mystères (Lucian., Démon., 31).
(4) //e>-od.,VI, 35, 36.
RELATIONS INTERNATIONALES. 505
lié avec loi d'hospitalilé; el il lui offrit un javelot qu'il tenait à la
main. Agésilas donna au noble enfant un gage de ramilic (ju il sol-
licitait avec tant de candeur. Lorsque dans la suite, le fils de Phar-
nabaze, banni de la maison paternelle par la jalousie de ses frères,
fut forcé de se retirer dans le Péloponèse, il trouva un hôte el un
ami dans Agésilas (').
Par une singulière contradiction, quelques-uns de ces peuples
étrangers, tant méprisés, avaient parmi les Grecs une réputation,
peut-être exagérée, de sagesse. On vil les plus illustres ])hiIosoplies,
les législateurs les plus célèbres, quitter leur patrie pour converser
avec les prêtres d'Egypte, et, dit-on, avec les solitaires indiens.
Bien que la tradition ait étrangement altéré ces rapports enire la
Grèce et l'Orient, elle n'aurait pas pu prendre racine dans les
croyances de l'antiquité, s'il n'y avait pas eu quelques relations
inlellectuelles entre les deux races. De son côlé, l'Orient envoya
chez les Hellènes quelques-uns de ses enfants curieux de s'instruire
de la philosophie grecque ; mais ils ne sortirent pas de l'Inde, ni
de la Perse, ni de l'Egypte : les castes sacerdotales étaient trop
convaincues de leur supériorité pour s'enquérir de la sagesse étran-
gère. Des déserts de la Scylhie, il vint à Athènes des hommes qui
n'étaient pas indignes de converser avec les sages de la Grèce.
Plutarque raconte la première entrevue de Solon et d'Anacharsis.
Le Scythe se rendit chez l'Athénien cl s'annonça comme un étran-
ger qui venait contracter avec lui des liens d'amitié et d'hospitalité,
« Il vaut mieux, répondit Solon, se faire des amis chez soi qu'ail-
leurs. » — « Eh bien donc, reprit Anacharsis, puisque tu es chez
toi, fais de moi ton ami et ton hôte. » Le législateur, charmé de sa
vive réponse, l'accueillit, el la plus étroite amitié, dit-on, se noua
entre les deux philosophes. Anacliarsis fut initié par Solon à la
doctrine hellénique. Seul des IJarbarcs, il fut admis à la cité cl
aux mystères ('). Avant lui,Toxaris, obscur habitant de la Scylhie,
élait venu à Alhènes; |)ai' sa science médicale, il se concilia l'admi-
ration et la reconnaissance du peuple; la cité de Minerve le plaça
(i) Plutarch., Agesil., 12.
(2) Plutarch., Solon.. o. — Dioycn. Lacrt., l, 101. — Lucian., Scytha, 8.
504 LA GRÈCE.
parmi ses héros et offrit des sacrifices au «c médecin étranger » (').
Il y avait un obstacle au rapprochement des Hellènes et des Bar-
bares dans la religion. En Orient, la théocratie repoussait tout
étranger comme impur; la Grèce conserva dans ses mœurs des
traces de cet antagonisme primitif qui divisait le genre humain en
races fondamentalement diverses. Les sacrilèges dont les Perses se
rendirent coupables dans leur invasion donnèrent un nouvel aliment
à cette opposition. L'ardeur du patriotisme se joignant à l'hostilité
des religions, les Grecs poussèrent le mépris de la nature humaine
au point d'exclure les Barbares des mystères à titre d'homicides (-).
Mais il y a dans les religions en apparence les plus exclusives un
germe de fraternité et d'union. Cette tendance à l'universalité se
révèle avec force dans les sentiments religieux des Hellènes. Ils
méprisaient, ils haïssaient les Barbares et ils révéraient leurs dieux.
Cédant à l'esprit d'individualisme et à la vanité qui les distinguent,
ils cherchèrent à s'approprier les dieux étrangers, en leur accor-
dant pour ainsi dire droit de cilé(^). Les Athéniens, les plus
cosmopolites des Grecs, étaient aussi portés à adopter des cultes
étrangers (*); ils élevèrent des autels à des divinités Ihraces et phry-
giennes. Tel fut l'engouement du peuple pour les dieux barbares
que les poètes comiques en firent l'objet de leurs satires! ). La
guerre elle-même devint l'occasion de communications religieuses.
Le droit de conquête, d'après les usages des Grecs, s'étendait jus-
qu'aux choses sacrées; le vainqueur adoptait les dieux des vain-
cus (*). Nous verrons la conquête continuer cette œuvre d'assimila-
tion sous les Romains; les dieux de tous les peuples seront trans-
plantés successivement à Rome, et formeront un vaste Panthéon ,
(1) Lucian., Scytba, 1 .
(2) Isocrat., Paneg., 257. —Lobeck, Aglaopham., T. I, p. 15, sq.
(3) Wachsmuth, Hell. Allerih., § 123,121, T. I, p. 44G, 462, 404. - Ilermann,
Griech.Staatsalt.. T. II, § 10, note 12.
(4) 'AG/jvatot (?'w(77T£p nepi rà. alla. ^do^Evoûv-s; (?iaT£)>oij(7iv, o-jtw xat Tzsoi
Toùç Oîoijç 7ro).)>à 7E Tf7)v ^îvi-z.ojv tspôjy napsât^avro. Strab., X, p. 324.
(5) Lobeck, Aglaoph., 1, 026-G31 . — Wachsmuth, T. Il, p. 487.
(6) Thucijd., IV, 89. — Les dieux des Troyens firent partie du butin ; les vain-
queurs se les partagèrent (Pawsa»., VIII , 46,2). — Voyez d'autres exemples
dans Pausan., II, 17, 5.
I
RELATIONS INTERNATIONALES. 505
espèce de calholicisme païen. Une autre cause encore porta les
Grecs vers les religions étrangères , la décadence du polythéisme ;
le besoin de croire que l'ancienne religion ne satisfaisait plus,
poussa les âmes vers les superstitions orientales ('). Cette tendance
se développa encore sous l'empire romain ; si le syncrétisme ne
parvint pas à ramener les hommes aux croyances déchues, il les
prépara du moins à une religion meilleure.
Il y avait dans le paganisme une institution dont nous ne pouvons
comprendre la vaste induencequ'en nous rappelant cequi se passait
au moyen-àge sur les tombeaux des saints. Les reliques et les pré-
tendus miracles qu'ils opéraient furent un lien international d'une
grande puissance. Il en fut de même des oracles de la Grèce. Nous
les avons appréciés plus haut comme un des éléments qui servirent
à fonder la nationalité hellénique. Leur action sur les relations
internationales fut plus considérable; grâce aux oracles, la religion
qui semblait consacrer la division des peuples devint un lien entre
les Grecs et les Barbares. La colonie de Cyrène répandit en Grèce
la connaissance d'un oracle de Jupiter Ammon ; les Hellènes, bien
que dédaigneux des usages barbares, allaient consulter avec piété la
voix de l'oracle africain; par une singulière contradiction, les Lacé-
démoniens, si hostiles aux choses étrangères, y eurent recours
plus que les autres peuples grecs (") ; il finit par être mis sur la
même ligne que les oracles nationaux de Delphes et de Dodone (').
Les oracles de la Grèce acquirent une plus grande célébrité et
une influence plus étendue. Ce furent les Phrygiens qui, les pre-
miers des Barbares, rendirent hommage au dieu de Delphes : Midas
fit présent au temple du siège sur lequel il avait coutume de rendre
la justice (*). Les Lydiens s'en rapportèrent à l'oracle pour décider
la question de la succession au trône après la mort de Candaule ;
la voix d'Apollon assura la royauté à Gygès. Des olîrandes magni-
fiques furent le témoignage de sa reconnaissance, et ses sueces-
(1) Pausan., I, iS, 4.
(2) Pausan., V, fl, 7. — Diodor., XVM, ol. — Pausan., W, 18, .J.
(3) Maury, Histoire des religions do la Grèce, T. IH , p. 2(3o-27.'i.
(4) llerod., I, 14, 13, 19.
20
30G LA GRÈCE.
scurs restèrent toujours en relation avec le dieu des Hellènes. Le
culte d'Apollon exerça jusqu'en Asie l'influence civilisatrice que
les malheureuses divisions des Grecs entravèrent trop souvent
dans la Grèce. L'armée d'Alyattès mit le feu à un temple de l^Ii-
nerve; le roi étant tombé malade, consulta Apollon : la Pythie
refusa de donner une réponse à ses envoyés, jusqu'à ce qu'il eût
relevé le temple. En protégeant les sanctuaires des dieux contre
les violences de la guerre, l'oracle introduisit la notion du droit et
du devoir dans le domaine de la force brutale, et prépara les
hommes à respecter au milieu de leurs sanglantes dissensions les
règles de la modération et de la justice. Le règne de Crésus est un
éclatant témoignage de l'autorité d'Apollon; si le roi lydien subit
l'ascendant de la civilisation grecque, une grande part de cette in-
fluence revient à la religion. Lorsque l'invasion des Perses me-
naça d'engloutir sa monarchie, Crésus consulta tous les oracles.
Les prêtres de Delphes, pressentant les dangers qui menaçaient
non-seulement la Lydie, mais dans un prochain avenir la Grèce
elle-même, donnèrent à Crésus un conseil qui aurait pu sauver les
deux peuples, c'était de contracter une alliance avec les plus puis-
sants des Grecs. Pour témoigner sa gratitude, Crésus fit des pré-
sents à chacun des habitants de Delphes; les Delphiens de leur
côté accordèrent aux Lydiens le privilège de devenir citoyens de
Delphes quand ils le désireraient (')iç Ce décret est un des actes
les plus mémorables du polythéisme grec. La cité était fermée
aux Barbares, nés pour servir et non pour partager les droits
de la souveraineté avec les Hellènes; sous l'influence cosmopolite
des oracles, la barrière tombe, les Barbares et les Grecs frater-
nisent. Si le paganisme, qui avait à peine l'instinct de l'unité
humaine, rapprocha cependant les peuples, quelle devra être la
puissance d'une j-eligion qui enseigne l'unité des hommes en Dieu?
L'influence des oracles s'étendit aussi loin que le nom de la
Grèce. Lorsque des relations commerciales s'établirent entre les
Grecs et les Égyptiens, on vit les derniers successeurs des Pha-
(I) J/erod., I, il) iS, o3, sq.
RELATIONS l.NTEIiNATlONALES. o07
raons envoyer des présents à Delphes ('). Des peuplades barbares
de la Sardaignc eonsullèrent le célèbre oracle (-). L'Italie rendit
hommage à la puissance d'Apollon. Lés Tyrrhéniens ayant cruel-
lement abusé de leur victoire sur les Phocéens, en assommant les
prisonniers à coups de pierres, la vengeance céleste s'appesanlit
sur les coupables; pour l'expiation de leur crime, la Pythie leur
ordonna de faire de magnifiques funérailles aux Phocéens, et
d'instituer des jeux gymniques en leur honneur : les Agylléens
célébraient encore ces solennités du temps d'iîérodote {^). Rome
entra de bonne heure en rapport avec l'oracle de Delphes; ce fut
un roi d'origine hellénique qui noua ces relations. L'am])assade
de Tarquin le Superbe devint célèbre, parce que la tradition y
rattacha le nom de Brulus et le présage de la réi)ublique. Pendant
le long siège de Véies, des prodiges effrayèrent le peuple; on en-
voya des députés consulter l'oracle grec; la Pythie leur promit la
victoire (^). Dans la seconde guerre punique, les Romains, accablés
par leurs défaites et troublés par le spectacle de crimes extraordi-
naires, demandèrent à Apollon par quelles prières, par quels sacri-
fices ils pourraient apaiser les dieux, et quel serait le terme de
tant de calamités. La réponse du dieu fut encore favorable: il
prédit au peuple romain qu'il l'emporterait dans la lutte terrible
qu'il soutenait contre le génie d'un homme; mais, prévoyant
qu'après la défaite d'Annibal, Home ne rencontrerait plus d'ennemi
qui fût capabre d'arrêter sa marche vers la dominalion universelle,
l'oracle conseillii aux futurs maîtres du monde de se tenir en garde
contre l'orgueil (').
Consulté par l'Orient et par l'Occident, par les peuples barbares et
par les nations civilisées, l'oracle de Delphes mérita le litre d'oracle
(lu (jenrc, lianiaini^). 11 embrassait les intérêts du monde entier dans
(1) Uerod., Il, 159, 18iJ.
(2) Paitsan., X, 47, 1.
(3) Herod., I, 107.
(4) Liv., 1,50; V, 15, 1(i.
(5) Liv., XXII, 57; XXIII, 11.
(0) Liv., XXXVllI, 40. — Civcr., pio Funtcjo, 5 13 : « Oraciiliiin oïliis. »
308 LA GRÈCE.
sa sollicitude (') : à l'occasion d'une disette que dans leur isolement
les peuples effrayés considéraient comme universelle , Apollon ré-
pondit qu'elle cesserait lorsque les Athéniens feraient des vœux
pour tous les peuples(^). C'était une chose inouïe dans les religions
de l'antiquité, toutes empreintes d'un esprit d'individualisme, de
voir les organes d'une divinité hellénique s'élever au-dessus des
barrières qui séparaient les nations , pour les réunir au moins un
instant dans leurs prières comme une grande famille. De pareilles
réponses justifient le magnifique éloge qu'un historien grec fait de
l'oracle : « Apollon, dit Êpliore, civilise le genre humain en don-
nant à ceux qui viennent le consulter des leçons de sagesse et de
prudence » ('). Cette remarque, bien qu'elle concerne surtout les par-
ticuliers, n'est pas étrangère aux relations internationales. La Grèce
fut un foyer de civilisation pour l'antiquité : sa langue, ses institu-
tions, ses doctrines se répandirent surtout par l'intermédiaire des
colonies; et quelles colonies, dit Cicéron, les Grecs envoyèrent-ils
sans l'inspiration des oracles (*)?
A une époque où la lutte s'établit entre le paganisme et la reli-
gion du Christ, les derniers défenseurs des vieilles croyances, les
Celse et les Julien, rappelèrent avec orgueil que les oracles de la
Grèce avaient peuplé la terre entière de colonies et civilisé le
monde ('). C'était une conviction profondément enracinée dans la
conscience nationale, que les colonies établies sans l'intervention
des dieux ne réussissaient pas (^). L'oracle ne jouait pas toujours
(4) L'oracle répondit à Mêlée : TrdcTa yô -oLzpi.; {Zenobius, V, 74).
(2) Harpocrat., v» Abaris.
(3) Strab., IX, 291.
(4) Cicer., de Divin., I, 1 : « Quam vero Graecia coloniam misit in Aeoliam,
loniam, Asiam, Siciliam, Italiam, sine Pythio aut Dodooœ, aut Hammonis ora-
culo? »
(■5) Cels., ap. Orig., c. Gels., VII, 3. — Jiilian., Orat., p. 152, D, éd. Spanhem.
(6) IIerod.,y, 42-43. — Doriée de Sparte s'embarqua pour la Libye, sans s'être
adressé au dieu de Delphes; il fut chassé par les indigènes. Revenu en Grèce, il
consulta l'oracle sur un nouveau projet de colonisation ; mais il n'obéit pas aux
ordres d'Apollon : il périt avec les émigrants. Hérodote ajoute que s'il avait suivi
les conseils de la Pythie, il se serait emparé du pays où l'oracle l'avait envoyé, et
il aurait conservé la vie.
RELATIONS INTERNATIONALES. 309
un rôle passif dans la colonisation ; souvent il prenait l'initiative.
Plusieurs des colonies les plus importantes, Cyrène, Syracuse,
Byzance, furent fondées sur les ordres émanes de Delphes; cela
prouve que le corps sacerdotal avait une connaissance étendue
des contrées étrangères ('). Apollon mérita le titre glorieux de
fondateur de villes , que les Grecs reconnaissants lui décernè-
rent (*). Le sacerdoce était intéressé à étendre l'induence du dieu
national des Hellènes, car les colonies envoyées sous son autorité
formaient autant de cités filiales qui reconnaissaient sa suprématie
religieuse. En môme temps que le culte d'Apollon se propageait dans
toutes les parties du monde, les prêtres qui le servaient en faisaient
leur profit : les colons envoyaient au sanctuaire la dîme de leurs pro-
duits, ou la valeur en argent, ce qu'on appelait Vété d'or. Il y avait
même des colonies émanées directement de Delphes. Les prêtres
d'Apollon avaient un peu de cet esprit de prosélytisme que l'on
rencontre surtout chez les théocraties. Des donations, la dîme des
vaincus vouée au dieu et môme la servitude volontaire peuplèrent
les vastes possessions des temples d'un grand nomhre d'hiéro-
dules(^). Quand la population devenait trop considérahle,les prêtres
envoyaient des colons à l'étranger(''). Les colonies religieusesavaient
un caractère particulier; elles étaient obligées d'accorder l'hospi-
talité aux Delphiens et môme à tous les voyageurs (^). Ces pieux
devoirs rappellent la bienfaisance des colonies de moines que le
christianisme répandit dans l'Europe entière au moyen-âge.
(1) Brouwer, Histoire de la civilisation des Grecs, T. IV, p. 146-1(8. — Cur-
tins, Griechiscbe Geschichte, T. I, p. 414-417.
(2) Brouioer, ib., p. 146, note 77. — Callimach., Ilymn. in Apoll., 55, sq. —
Do là Viennent les épithéles de : ô'.pyr/]ykrr,;, oî/.t7TÀ;, c?wf/.aTiT/!;,
(3) Hermann, Gricch. Staatsalt., T. II, § 20.
(4) Muller, Die Dorier, T. I, p. 259-263.
(5) Alhen., IV, 74.
-^^>A/VJUW^
LA GRECE.
CHAPITRE IL
LES COLONIES
g I. Des causes (/iii provoquèrent la colonisation.
De tous les peuples de rantiquilé, ce sont les Grecs qui ont
fondé le plus grand nombre de colonies; l'Europe, l'Afrique et l'Asie
conservent encore aujourd'hui des traces de leurs établissements.
A quelles causes faut-il attribuer cette brillante extension de la
nationalité hellénique? Isocrate dit que les Athéniens, en envoyant
des colonies sur les côtes étrangères, eurent pour but de répandre
parmi les nations éloignées le nom et la gloire du peuple dont elles
étaient issues (^). Ce que l'orateur disait à la louange de ses com-
patriotes, on peut l'appliquer à tous les Hellènes, en considérant
la propagation de la civilisation grecque, non comme le but que se
proposaient les colons, mais comme la mission que la Providence
leur assignait. Si l'on recherche les causes immédiates qui provo-
quèrent la colonisation, on trouvera que ce mouvement bienfaisant
pour l'humanité ne s'opéra qu'au prix des souffrances des généra-
lions qui l'accomplirent. La longue illusion qui a fait voir sous le
plus beau jour la vie de la Grèce, a aussi influé sur l'idée qu'on se
formait de ses établissements coloniaux. A entendre Montesquieu,
si les Grecs firent sans cesse des colonies, c'est qu'avec un petit
territoire et une grande félicité le nombre des citoyens augmentait
et devenait à charge aux républiques (-). L'histoire est loin de con-
lirmcr ce tableau idéal; ce ne fut pas un excès de bonheur qui
lîoussa les Grecs à chercher une nouvelle patrie sur une terre
(I) hocrat., Paiicg , § 9; Puiialli., § 2G.
(•2) Esprit des lois, XX III, 17.
RELATIONS INTERNATIONALES. oH
t'iraugère, ce fureul les malheurs de la conquête cl les dissensions
intestines des cités ('),
A en croire la tradition, l'origine de la colonisation remonterait
jusque dans Tàge mythologique. Les expéditions de Bacchus et
d'Hercule ne sont qu'un symbole du génie expansif de la race hel-
lénique. Il y a un commencement de vérité historique dans les
migrations placées à l'époque de la guerre de Troie; elles ont
encore un plus haut degré de vérité morale. Thucydide et Platon
disent que pendant la longue absence des héros, des intérêts nou-
veaux s'étaient formés dans leur patrie; qu'à leur retour, au lieu
d'un accueil bienveillant, la plupart ne trouvèrent que haine et
opposition; que, victimes des troubles domestiques, les uns périrent,
et les autres allèrent fonder des établissements sur des côtes loin-
taines (^). Ainsi la tradition nationale assignait elle-même comme
cause des premières émigrations, les guerres, les révolutions et les
malheurs qui en étaient la conséquence. Nous ne suivrons pas les
courses aventureuses de ces colons qui, au dire de Strabon, se répan-
dirent sur toute la terre (') La plupart de leurs établissements sont
du domaine de la fable. Cependant le long séjour des Grecs sur les
côtes de l'Asie dut laisser une impression profonde dans les esprits;
les récits des guerriers, embellis par la fiction, donnèrent aux pays
d'outre-mer un attrait qui détermina la direction des émigrants,
lorsque l'invasion dorienne força les anciens habitants à se cher-
cher une nouvelle patrie ("'). Au douzième siècle avant notre ère,
il y eut en Cirèce un immense mouvement de populations. Quand
les Doriens envahirent le Péloponèse, les vaincus ])référèrenl l'ex-
patriation à la servitude; les vainqueurs eux-mêmes furent erapor-
(1) Il y a aussi eu des colonies commerciales : lels furent les nombreux éla-
blissemenls fondés par Milet. Mais ce n'est pas le commerce qui donna la pre-
mière impulsion à rémi^ration. Sous ce rapport la colonisation ancienne didère
essentiellement de celle des peuples modernes; dans celle-ci l'élément commer-
cial domine ; dans la première il est secondaire. Voyez Ilcinc, De velerum colo-
niarum jure (Oj)usc., academ., T. F, p. 299).
(2) Thucijd., l, i'î. — Scliueindim, Anlifiuil.ilis, |i. Vli.
(3; Slrab., I,].. 33.
(î) ficcreti, (îricclienland, .Se( l. \', p. \'lï.
512 LA GRÈCE.
lés par réian général. Cette dispersion des Grecs a été comparée
à la grande migration des Barbares('). Sans doute les petites tribus
helléniques disparaissent devant les masses des peuples germains;
mais rinfluence que l'émigration eut sur le développement de la
civilisation fut tout aussi puissante que la régénération sociale qui
suivit l'invasion des peuples du nord,
La migration ionienne laissa les conquérants doriens maîtres
incontestés de la mère patrie. Pendant plusieurs siècles la Grèce
fut occupée à se constituer; les divers états prirent une assiette
régulière; la royauté fit place au régime de l'aristocratie. Mais
Tesprit de division inné aux Grecs produisit vers le huitième siècle
des commotions violentes dans l'intérieur des cités. Alors com-
mença la longue lutte des partis, qui ne devait cesser qu'avec
l'existence de la Grèce : les victoires alternatives des riches et des
pauvres, l'oppression des vainqueurs ou leur prudente politique
firent sortir des villes de nombreux essaims de colons qui, sous
la direction de l'oracle de Delphes, allèrent fonder des cités sur
les côtes de la Sicile, de l'Italie et jusque dans le lointain Occident.
Le goût des aventures eut sa part dans ces émigrations; mais ce
n'était pas une humeur chevaleresque se plaisant dans les faits
d'armes et s'épuisant dans des combats stériles; la race hellénique
emporta en s'éparpillant sur les côtes étrangères la tendance à se
constituer en cités qui est un de ses traits caractéristiques. Ainsi
par une compensation providentielle, l'esprit de cité, qui empêcha
les Grecs de former une grande et forte nation , favorisa leur éta-
blissement dans les pays étrangers et l'extension de la civilisation
hellénique parmi les Barbares.
$\l. Histoire et extension de la colonisation (-).
L
Cette propagande de l'hellénisme commença par l'Orient. Les
premiers émigrants partirent de la Béotie ; c'étaient les descendants
(1) Wachsmuth, Hellenische Alterth., T. I, p. 96.
(-) Raoul-Rochetle, Histoire critique de l'établissement des colonies grecques,
nELATlONS INTERNATIONALES. 515
d'Oreste qui, après avoir perdu l'empire du Pcloponèse, allèrent
chercher des terres où ils pussent vivre libres. L'émigration reçut
le nom d'éolienne, à cause de la variété des langues que parlaient
les colons ('). Ils fondèrent en Asie douze cités, dont l'une eut,
dit-on, la gloire de donner le jour à Homère : Smyrne compte
encore aujourd'hui parmi les villes considérables de l'Orient. C'est
encore au mouvement de peuples qui suivit l'invasion des Doriens
que la colonisation ionienne dut son origine : les colonies partirent
de l'Altique, mais il s'y mêlait beaucoup de tribus étrangères, des
Thébains, des Myniens, des Phocéens (^). Les Ioniens peuplèrent
plusieurs îles de la mer Egée; sur les côtes de l'Asie Mineure ils
bâtirent douze cités qui ne tardèrent pas à s'élever à une grande
puissance. Milet osa braver le Grand Roi; elle succomba, mais de
ses cendres naquirent des vengeurs, Thémistocle, Cimon, Alexan-
dre. L'émigration dorienne fut la moins importante; cependant
parmi les six cités qu'elle fonda dans les îles et sur les côtes de
l'Asie, Rhodes devint célèbre par son commerce.
Les divers éléments de la nationalité hellénique que les colonies
de l'Asie Mineure renfermaient dans leur sein, s'y développèrent
avec une admirable énergie. La conquête dorienne arrêta momen-
tanément le mouvement de la civilisation dans la mère patrie, tan-
dis que les colonies , libres et dans toute la force d'une nationalité
qui prend son essor, purent se mouvoir et grandir en toute liberté
sur les côtes de l'Asie. Dès son berceau , la poésie y atteignit une
perfection que les générations suivantes ont désespéré d'égaler : le
nom d'Homère efface par sa gloire les poètes nombreux qui virent
le jour sous l'heureux ciel de l'Ionie. Les premiers efforts de la
pensée pour comprendre Dieu et la création, pour chercher la
raison des choses, se déployèrent dans l'Asie Mineure : Thaïes a
été salué par l'antiquité comme l'initiateur de la philosophie :
l'humanité compte parmi ses noms les plus illustres la grande
4 vol. — I/ennann, Griech. Slaatsallcrth., §§ 73-90. — Sainlc-Croix, De lotat
et du sort des colonies, p. 206-293.
(1) Raoul-Rochelle, T. II, p. 448.
(2) Raoul-Rochelle, T. III, p. 76.
514
LA GRECE.
figure (le Pylhagore. L'histoire naquit également dans les colonies
grecques ; après les essais des logograplies, Hérodote chanta la
lutte héroïque des Hellènes contre l'Orient. La peinture et la sculp-
ture, qui devaient immortaliser les Apelle et les Phidias, produi-
sirent leurs premiers chefs-d'œuvre dans FAsie Mineure ; les ordres
d'architecture dorique et ionique rappellent encore aujourd'hui que
les Grecs asiatiques prirent l'initiative dans le domaine des arts et
léguèrent leurs inventions comme des modèles à l'avenir. Leurs
progrès dans l'industrie ne furent pas moins remarquahles; ils
favorisèrent l'esprit commercial, et le commerce fut le moyen par
lequel la Providence répandit dans la Grèce continentale et dans
le monde entier les hienfaits de la culture née sur les côtes de
l'Asie.
Les colonies devinrent des centres de nouvelles émigrations.
Elles possédaient sur les hords de la mer un territoire peu étendu,
que la guerre ou l'accord avec les indigènes leur avait procuré;
leur faiblesse ne leur permettait pas de songer à la conquête, l'inté-
rêt de leur commerce les sollicitait à élever des établissements sur
les côtes étrangères. L'Asie, l'Afrique et le lointain Occident furent
visités par les hardis insulaires et les Ioniens de l'Asie Mineure.
La fécondité de ces petites républiques tient du prodige. Strabon
n'a pas tort de citer les quatre-vingts colonies de Milet comme une
chose merveilleuse. Il est possible qu'il faille y comprendre les
villes bâties par les colons f); cela n'empêche point que le mouve-
ment imprimé aux relations internationales par les Grecs asia-
tiques ne soit un titre de gloire pour la Grèce. Les colonies
milésiennes bordaient le Pont-Euxin et la Propontide. Les Phé-
niciens les y avaient devancées; mais ce fut sous l'influence du
génie hellénique que des contrées sauvages, jadis redoutées des
navigateurs, se changèrent en côtes hospitalières (^). La Scythie
même (") vit arriver ces infatigables pionniers de la civilisation ;
(1) Ilullmann, Handelsgeschichte dcr Griechcn, p. 142.
(2) Le l'ont portait le nom d«ç;vo:; depuis lo colonisation des Grecs, il fut
(lualifié d'î'j^svo;. Sirah., VII, p. 200.
(3) Dion. Chnjsosl., 0 rat. 26.
RELATIONS INTERNATIONALES. 315
une (les cités que les Grecs y fondèrent fut illustrée par les tristes
années d'exil qu'y passa le poëtc des amours. Ovide, banni aux
confins de l'Empire, s'étonna de trouver tant de villes helléniques
au milieu des Barbares; toutes devinrent puissantes par le com-
merce, et elles restèrent des foyers de civilisation jusque dans les
derniers temps de l'antiquité (').
II.
Les Phéniciens envoyèrent sur les côtes d'Afrique des colonies
qui par leur heureuse situation s'élevèrent à de hautes destinées.
Mais un site admirable échappa aux navigateurs tyriens; les
prêtres de Delphes furent-ils inspirés par une science plus étendue
ou par la fortune lorsqu'ils ordonnèrent au roi de Théra, colonie
lacédémonienne, de fonder Cyrène? Les Théréens n'eurent d'abord
aucun égard à la réponse de l'oracle, parce qu'ils ne savaient pas où
était la Libye. Une longue sécheresse leur rappela les ordres
d'Apollon; ils le consultèrent de nouveau. La Pythie leur reprocha
deu'avoir pas obéi à ses ordres; ne voyant pas d'autre remède
à leurs maux, ils députèrent en Crète pour s'informer s'il n'y avait
pas quelque Cretois ou quelqu'étrangcr qui eût voyagé en Afrique.
Après bien des recherches, ils découvrirent un marchand que des
vents contraires avaient poussé dans une île de la Libye; une
récompense rengagea à accompagner les Théréens. Ils s'établirent
d'abord dans l'île de Platée; mais l'oracle n'était pas satisfait, rien
ne prospérait aux colons; alors ils portèrent leurs plaintes à Del-
phes. La prétresse répondit : « J'admire ton savoir; tu n'as jamais
été en Libye, et lu crois la connaître mieux que moi qui y ai été. »
Grâce à l'obstination des interprètes d'Apollon, Cyrène fut fondée(-).
La situation de la colonie était magnilique, le sol fertile; le voisi-
nage de la mer et de l'Egypte sollicitait les habitants à la navigation
et au commerce; l'intérieur de l'Afrique s'ouvrait devant eux. Les
(I) OciU., Trisl., III, il, \, <i\i[. — llccmi, llisloirc uiiricniR'. p. 188.
(•2) Ihrud., IV, !bO-i;38.
316 LA GRÈCE.
colons bâtirent de nouvelles villes sur la côte ('). L'une de ces colo-
nies eut une destinée singulière; dès son origine, Barcé fut en lutte
avec Cyrène; elle finit par succomber sous les attaques des Cyré-
néens unis aux Perses qui dominaient alors en Egypte. Les Bar-
céens furent transplantés dans la Bactriane; leur bourgade, à
Liquelle ils donnèrent le nom de leur patrie, subsistait encore au
temps d'HérodoteC*). Ainsi les établissements pacifiques et la guerre
concoururent à disperser les Grecs dans tous les continents et à
répandre partout les germes de leur civilisation.
III.
Si nous en croyons la 'tradition, TOccident aurait déjà reçu des
colons après la prise de Troie. Le témoignage de Strabon qui ré-
vère rOdyssée comme un livre sacré, ne nous paraît pas suffisant
pour admettre le séjour d'Ulysse dans ribérief). Les colonies de
Diomède et de Teucer nous paraissent tout aussi incertaines. Si
des Grecs s'établirent en Espagne dans ces temps reculés, leurs
colonies ne donnèrent pas à la Grèce la connaissance de celte par-
tie de l'Occident; car au septième siècle nous la voyons décou-
verte pour ainsi dire par un navigateur samien que des vents con-
traires jetèrent sur ses côtes. Les Phocéens, les plus aventureux des
marins grecs, établirent des relations commerciales avec Tartesse,
et les Rhodiens y fondèrent une ville à laquelle ils donnèrent le
nom de leur patrie (*). Marseille, la célèbre colonie phocéenne,
profita de ces établissements pour étendre son influence jusqu'en
Ibérie; c'est à elle qu'on doit rapporter les traces de civilisation
grecque qui se trouvent en Espagne. Les Marseillais eurent à lutter
contre la barbarie des habitants, dont la vie était encore lors de la
conquête romaine une existence de brigandage. Le commerce ser-
(1) Herod., IV, 159, sqq. — Raoul-Rochette, T. III, p. 268.
(2) Ilcrod., IV, 204.
(3) BaouZ-Roc/ici^e admet la réalité de toutes les colonies, suites do la gueno
de Troie (T. II, p. 412, ss.).
(4) Herod., IV, 152. - Raoal-Rochclle, T. III, p. 404-407.
nELATIONS INTERNATIONALES. 517
vit de lien; la ville d'Emporium réunit les deux races dans son en-
ceinte. Mais dans l'origine un mur séparait les Hellènes des Bar-
bares; aucun Espagnol n'était reçu dans la colonie grecque, et les
Grecs ne se hasardaient hors de leur cité qu'avec précaution et en
grand nombre. Cependant les indigènes étaient heureux d'échan-
ger les produits de leurs terres contre les marchandises importées
par leurs industrieux voisins. Les deux peuples finirent par avoir
des rapports plus intimes; les colons et les Espagnols formèrent
un seul état, gouverné par un mélange d'institutions grecques
et barbares. Emporium reçut encore de nouveaux habitants ;
après la défaite des fils de Pompée, César y envoya une colonie
romaine ('). Ainsi s'accomplissait le mélange des races et des civili-
sations.
Dès le septième siècle, les Grecs fondèrent des établissements
dans les Gaules. Les premières relations des Phocéens avec les
Gaulois tiennent du roman. Un marchand nommé Euxène est
accueilli avec amitié par le roi des Ségobriges. Le roi mariait sa
fille; les Grecs prennent place au festin. D'après la coutume des
Barbares, la jeune fille entre à la fin du repas portant à la main un
vase; celui à qui elle le présentera sera l'époux de son choix : elle
s'arrête en face d'Euxène et lui tend la coupe. Le chef gaulois
croit reconnaître une inspiration divine dans la conduite de sa
fille; il accepte le Phocéen comme gendre, et lui donne pour dot
le golfe où il a abordé ('). De nouveaux colons se joignirent à
Euxène et jetèrent les fondements de Marseille. Une émigration
en masse, provoquée par la conquête persane, augmenta la puis-
sance de la colonie. Marseille s'éleva au premier rang des villes
commerçantes de l'antiquité. Inspirée par le génie hellénique, elle
ne se livra pas exclusivement au commerce; elle cultiva les let-
tres et les arts avec tant de succès qu'elle mérita d'être com-
parée à Athènes ('). La cité phocéenne exerça une influence puis-
(1) lAv., XXXIV, 9. — S7ra6., IH, p. MO.
(2) Aristot., ap. Athen., XIII, 36. — Justin., XLIII, 3.
(3) Herod., 1, 164, sqq. — Strab., III, p. 125.
318 LA GRÈCE.
sanle sur les Gaulois (') : « Leurs moeurs barbares, dit un écrivain
indigène C*), s'adoucirent au contact des Grecs; ils renoncèrent à
leurs usages pour prendre ceux des nations civilisées ; ils apprirent
à cultiver la terre, à tailler la vigne, à planter l'olivier, à entourer
leurs villes de murs : ils quittèrent les armes pour vivre sous la
garantie des lois. Tel fut alors le cbangement qui s'opéra dans les
hommes et dans les choses qu'il semblait non pas que la Grèce eût
passé dans la Gaule, mais que la Gaule se fût transportée dans la
Grèce. » Les Druides adoptèrent l'écriture grecque dans les tran-
sactions publiques et privées (^) ; or, les signes d'une langue ne se
communiquent pas sans communiquer les sentiments qu'ils expri-
ment. Nous ne voulons pas faire des Grecs les missionnaires de
l'humanité; les Phocéens n'avaient d'autre but que l'intérêt de leur
trafic, mais dans les desseins de la Providence les idées s'échan-
gent en même temps que les marchandises. Les colonies que Mar-
seille fonda dans l'intérieur et sur les côtes de la Gaule, de l'Es-
pagne et de la Ligurie, devinrent autant de foyers d'hellénisme et
de civilisation (*).
La première colonisation de la Sicile ressembla a une découverte.
Pendant longtemps les pirateries des Étrusques et la férocité des
indigènes empêchèrent les Grecs de fréquenter cette île. Un nau-
frage y jeta l'Athénien Théoclès au commencement du huitième
siècle; à son retour, il proposa à ses concitoyens d'y envoyer des
colons. Mais Athènes, à cette époque, était encore concentrée sur
elle-même; le temps où elle devait déployer sa puissance n'était pas
arrivé. Sur le refus de sa patrie, Théoclès s'adressa aux habitants
de Chalcis, dans l'Eubée. Cette république fut presqu'aussi fertile
en établissements coloniaux que Milet. L'aristocratie, qui y avait
de profondes racines, favorisait les émigrations de la plèbe : les
(1) Wachsmiith, Ilell. Alterlli., T. Il, p. i2.—J. von Miiller, Geschichtc dcr
Scliweiz, I Buch, 2"" Kap.
(2) Trogue Pompée [Justin., XLIII, 4).
(3) Caes., B. G., VI, 14. César trouva des registres écrits en lettres grecques
chez les Hclvéticns (Caes., B. G., 1, 29). — Cf. Strab., III, p. '125.
(4) Raonl-liochcttc, T. III, p. 41G, ss. — Thierry, Histoire des Gaulois, Impar-
tie, chap. 2.
RELATIONS INTERNATIONALES. 319
colons donnèrent le nom de Chalcidlquc à une confédération de
irentc-deux cités élevées dans la Thrace ('). Ce furent aussi les
Chalcidiens qui eurent la gloire de fonder la première ville grec-
que en Sicile ('). Des colonies doriennes plus considérables les
suivirent. Syracuse brilla au premier rang par ses richesses (').
Mais le funeste esprit de division, inné aux Grecs, se développa
dans les cités siciliennes, plus que partout ailleurs; la rivalité des
Carthaginois se joignant aux dissensions intestines, la Sicile devint
un champ de bataille permanent : lors de la conquête romaine, une
grande partie de cette lie, aussi malheureuse que fertile, était en
ruines.
Les poètes et les historiens ont à Tenvi peuplé l'Italie de colo-
nies fabuleuses. Lorsque Rome devint la maîtresse du monde, la
vanité hellénique s'ingénia à représenter la Grèce comme la source
de la civilisation latine (*). Des colons grecs, dit-on, enseignèrent
l'agriculture aux indigènes; les Pelages apportèrent les lettres en
Italie; des personnages mythiques, les fils de Minos(^), les héros
de l'âge primitif de la Grèce s'y donnèrent rendez-vous avec les
grandes ligures qu'Homère a immortalisées, Nestor, Pliyloctète,
Ulysse. Qui n'aimerait, dans ce déluge de fables, de sauver du
naufrage la colonie d'idoraénée, Salente , illustrée par le doux
génie de Fénelon ? La gloire des Hellènes peut se passer de
ces traditions fabuleuses. Toutes les tribus de la race grecque
concoururent à coloniser l'Italie, les Doriens, les Achéens, les
Ioni('nsf').Ces colonies surpassèrent en puissance les autres établis-
sements formés |)ar les Grecs; elles reçurent le nom significatif de
Grande Grèce. On aurait de la peine à croire qu'une seule cité,
Sybaris, mit sur pied une armée de 500,000 hommes, si l'histoire
(J) Raoul-Iiochettc, ï. III, p. 198 et suiv.
(2) Strab., VI, p. 185. — Diodor., XIV, 11. — Tlinci/d., VI, ".
(3) Un proverbe disait de ceux qui étaient très-riches, qu'ils ne possédaient
pas la dixième partie des richesses des Syracusains {Slrab., VI, p. 180).
(4; Voyez Haoul-Iioclielte, T. I et II.
(.0) Uccrcn, Hist. Ane, p. 19t.
(0) Diodor., XII, 9. - Slrab., VI, p. 182.
520 LA GRÈCE.
n'apprenait qu'elle avait sous sa puissance quatre peuples voisins
et vingt-cinq villes, dont la plupart furent fondées ou du moins
renouvelées par des colons sortis de son sein ('). L'excès des
richesses corrompit les mœurs des Sybarites; leur nom devint une
ilélrissure, et à juste titre, si, comme on le rapporte, les lois elles-
mêmes favorisèrent le luxe et la corruption {■). D'autres répu-
bliques acquirent un renom plus glorieux. Locres et Thurium
durent leur prospérité à la sagesse de leurs législateurs. Zaleucus
mit ses commandements sous la garantie de la religion : le préam-
bule de ses lois serait digne d'un père de l'Église ('). Charondas
mérite une belle place parmi les politiques de la Grèce ; seul peut-
être il songea à relever les classes inférieures {*). Crotone eut pour
législateur Pylhagore. Bien que les doctrines aristocratiques du
philosophe n'aient pas la sympathie de la démocratie moderne,
l'histoire doit dire à sa louange que les cités grecques, florissantes
sous la direction de la société pythagoricienne, tombèrent dans une
anarchie sauvage lorsque les passions populaires restèrent sans
frein (*). La civilisation hellénique jeta de profondes racines dans
la Grande Grèce. Incapables de résister à la domination envahis-
sante de Rome, les colons conservèrent cependant les mœurs et le
langage de leur mère patrie ; ce ne fut qu'au quatorzième siècle
que la langue d'Homère commença à se perdre dans l'Italie méri-
dionale ; jusqu'à nos jours, une population parlant le grec s'est
maintenue aux environs de Locres (^).
(1) Athen., XII, 20.
(2) Diodor., XII, 29 : « Les citoyens, dit Zaleucus, doivent avant tout être
convaincus qu'il existe des dieux. L'inspection du ciel, la magnificence, l'ordre
et l'harmonie de l'univers attestent qu'il n'est pas l'œuvre du hasard ni des
hommes; il faut donc vénérer les dieux, avoir l'âme pure de tout vice, car les
dieux ne se réjouissent pas des sacrifices somptueux des méchants, mais des
actions justes et honnêtes des hommes vertueux . »
(3) Il voulut que tous les enfants apprissent à lire et à écrire; les maîtres de-
vaient être rétribués par l'État, pour que les enfants des pauvres reçussent la
même éducation que les riches {Diodor., XII, 12).
(i) Dion. Chnjsost., Orat. XLIX, p. 538, B (éd. Morell.).
(o) Raoul-Rochettc,T. III, p. 123. — A'iei/w/ir, Histoire romaine. Introduc-
tion, p. 58.
RELATIONS INTERNATIONALES. 321
Les côtes de la mer lonieane jusque dans Tlllyrie furent peu-
plées par Corinthe ('). Corcyre, la plus importante de ces colonies,
rivalisa de puissance avec sa métropole ; ce furent leurs dissensions
qui commencèrent la funeste guerre du Péloponèsc. LaThrace et la
Bythinie reçurent des colons de Mégare et de Chalcis, Deux cités
élevées sur le Bosphore éclipsèrent par une célébrilé diverse tous
les autres établissements. Chalcédoine(-) doit sa renommée à l'aveu-
glement de SCS fondateurs. L'oracle, consulté par de nouveaux émi-
grauts de Mégare, leur répondit qu'ils devaient bàlir leur ville vis-
à-vis des aveugles, qualifiant ainsi les premiers colons qui avaient
négligé la position la plus magnifique du globe C"). On dirait que le
dieu de Delphes prévoyait les hautes destinées deByzance; rivale
de Rome, elle prolongea l'existence de l'Empire jusqu'à ce qu'elle
devint le siège d'une domination qui menaça à son tour d'envahir le
monde et qui fil longtemps trembler l'Europe. Occupée aujourd'hui
par une race déchue, sa mission, si nous en croyons certains uto-
pistes (*), ne serait pas finie : la nature l'aurait formée pour devenir
la capitale de l'univers.
IV.
Quand la Grèce se fut répandue sur les côtes des trois conti-
nents, l'émigration s'arrêta. Les populations helléniques, obligées
de concentrer leurs forces pour résister à l'invasion des Perses,
firent un essai d'unité. Aspirant à l'hégémonie, les Spartiates et les
Athéniens ne songèrent plus qu'à fortifier leur puissance dans les
lirnilos de la Grèce, au lieu de ré|)arpiller au-dehors. Alors les colo-
nies changèrent de nature et devinrent des instruments de conquête.
Tels furent les élablissemenls formés par Athènes après ses victoires
sur les Mèdes. D'après le droit de guerre de l'antiquité, les terres
(1) Ifermann, Griecli. Staatsall., § 8(j.
(2) Raoul-UodicUe, III, 273.
(3) Slrab., VII, p. 221.— Tacit., Annal., XII, G3. — Ilérodulc altiibuc ce mut
à Mésaby/e, général do Darius (IV, 144J.
(4) Fourier.
21
o22 LA GRÈCE.
lies vaincus étaient la propriété du vainqueur. Les Athéniens
appliquèrent cette dure loi aux Grecs ; ils les expulsèrent et distri-
buèrent leurs domaines à des colons. Ces colonies prirent le nom de
déruchies. Elles avaient l'avantage, dit Plutarque, de débarrasser
la ville d'une population oisive et pleine, par conséquent, d'une
malfaisante activité; elles subvenaient aux besoins urgents des pau-
vres, et formaient au sein des alliés d'Athènes, comme des garni-
sons qui les tenaient en respect et prévenaient toute révolution (').
Il y a quelque chose d'odieux dans cette dépossession violente de
Grecs par des Grecs. Nous nous hâtons d'arriver aux colonies
militaires de la Grèce.
P/wfar^weditqu' Alexandre fonda soixante-dix villes dans rAsie(-).
Le nombre a paru exagéré (='); cependant Ton ne peut révoquer
cette colonisation presque miraculeuse en doute, car les témoi-
gnages des auteurs anciens concordent avec celui de Plutarque (*).
D'ailleurs rétablissement de colonies grecques en Orient était en
quelque sorte une conséquence logique de la conquête, telle que le
héros macédonien la concevait : y avait-il un meilleur moyen de
fondre les vainqueurs et les vaincus? Alexandre trouva des imita-
teurs dans les Romains; les colonies fondées par la Ville Éternelle
furent un puissant instrument de domination et elles devinrent un
moyen d'assimiler le peuple conquérant et les nations conquises.
Nous pouvons, sans idéaliser le jeune vainqueur de l'Asie, lui
attribuer des pensées civilisatrices que n'avait pas l'aristocratie
romaine. Les intérêts du commerce et l'extension de la culture
hellénique le préocupaient autant que la conservation de ses con-
quêtes, et eurent une large part dans la fondation des cités qu'il
sema sur le chemin de ses victoires, depuis l'Egypte jusqu'à
l'Inde ('). Après la mort d'Alexandre, les vétérans de la grande
(1) Pluîarch.,Y*enc\., M. — Boeckh, Économie politique des Athéniens, T. II,
p. 203-205. — Wachsmuth, Hell. Alterth., § 28, 68.
(2) Plutarch., De Alex. Fort., I, 5.
(3) Sainte-Croix, Examen critique des historiens d'Alexandre, p. 97.
(4) Raoul-Rochette, T. IV, p. 106. Voyez p. 133, ss., le détail de ces établisse-
ments. — Droysen, Geschicbte des Ileilenismus, T. II, p. 591-631.
(5) Droysen, ib., T. II, p. 29, 647.
RELATIONS INTERNATIONALES. 325
armée, au nombre de dix mille, furent heureux de se créer de nou
veaux foyers dans l'Asie ('). Le premier des Séleucides marcha sur
les traces d'Alexandre; il ne tint pas à lui que l'Orient ne fût hellé-
nisé (-). Un historien moderne dit que les établissements formés à
la suite de la conquête macédonienne ne furent point de véritables
colonies ('). Sans doute, ce ne fut plus à la voix de l'oracle et avec
des sentiments de piété filiale, que les vétérans grecs s'établirent
en Asie; les colonies militaires étaient des enfants sans mère, mais
bien qu'ayant pour but la conquête, elles contribuèrent puissam-
ment à répandre la civilisation hellénique et elles devinrent un
lien entre l'Orient et l'Occident.
Ces derniers établissements de la Grèce sont même à certains
égards plus remarquables que les premières émigrations. Une
grande partie des colonies asiatiques furent séparées de la Grèce
par les révolutions qui bouleversèrent l'Orient, ce qui ne les empê-
cha pas de rester un foyer ardent d'hellénisme. Cependant la Grèce
était dès lors en décadence. Celle admirable race est vraiment pri-
vilégiée entre toutes : elle a encore plus de vitalité au moment où
elle quitte la scène du monde que d'autres quand elles sont dans
la force de la virilité. Comment quelques milliers d'Hellènes purent-
ils résister à l'action absorbante des Barbares au sein desquels ils
étaient comme perdus? L'esprit de cité qui les caractérise, explique
ce phénomène : la même cause qui empêcha les Grecs d'arriver à
l'unité , leur donna une force étonnante de cohésion dans l'enceinte
de leurs murs et favorisa la propagation de leur civilisation (*).
(<) Raoul-Rochette, T. IV, p. 208, ss.
(2) Ibid., p. 228, ss. — Droyscn (Gcschichle des Hellcnismus, T. IF, p. Gol-
720) donne le détail de toutes les villes fondée.5 en Asie par les siiccessenrs
d'Alexandre.
(3) Raoul-Bochette, T. I, p. 6.
(4) Droysen, itj., T. Il, p. 7')i, ss.
--'^/'^A^^/'J■vyv—
324 LA GRÈCE.
§ III. Rapports des colonies avec les métropoles et avec les
indigènes.
La colonisation grecque est un spectacle unique dans riiisloire.
Des républiques dont la petitesse est à peine perceptible en regard
de rimmensilé des empires qui se sont élevés dans rantiquité,
étendent leur influence sur toutes les parties du monde. Quand on
recherche les causes de cette expansion de la nationalité hellénique,
on doit admirer les voies par lesquelles la Providence accomplit
ses desseins. Ce sont les guerres et les troubles civils qui firent
sortir de leur patrie ces essaims d'émigrants, destinés à être les
missionnaires de la civilisation; l'esprit de division , si fatal aux
Grecs quand on les considère isolément, devint la source d'im-
menses progrès pour le genre humain, en propageant l'hellénisme
parmi les Barbares. Les colonies forment l'élément progressif de la
Grèce; en se plaçant au point de vue providentiel , on peut même y
voir l'idéal du développement de l'humanité.
La colonisation grecque, profondément distincte par sa nature
des établissements coloniaux des peuples modernes, en diffère tout
autant pour ce qui regarde les rapports entre les métropoles et les
émigrants. Fondées dans un but de commerce ou de politique, les
colonies européennes sont une dépendance de la mère-patrie et un
élément de sa grandeur. Les causes qui provoquèrent l'émigration
hellénique ne permettaient pas de pareilles prétentions. Quelles
relations pouvaient exister entre les Ioniens expulsés par la con-
quête et la Grèce dorienne? A peine un souvenir ou un regret du
sol natal. Lorsque des dissensions civiles forçaient les vaincus à
abandonner leurs foyers , les rapports entre les colons et le parti
vainqueur n'étaient certainement pas très-intimes. Restent les colo-
nies libres fondées par suite de circonstances accidentelles, sans
vue systématique : elles étaient indépendantes par le fait seul de
l'émigration; il n'y avait qu'un lien entre elles et les cités qui leur
avaient donné naissance, le sentiment de piété qui rattache les
RELATIONS INTERNATIONALES. o25
enfanls à leurs parents ('). Des usages généralement observés attes-
taient ces relations des colons avec la métropole, et en perpétuaient
le souvenir. Les émigranls empruntaient le feu sacré au prytanée
de leur patrie (-). Ils emportaient avec eux les dieux de leurs an-
cêtres ('); pour maintenir cette communion religieuse, ils envoyaient
régulièrement des députalions offrir des sacrifices aux divinités
uationales('). Mais ces pieux usages n'empêchaient pas les colo-
nies de jouir d'une entière indépendance. La filiation n'emportait
aucune obligation positive; les colons étaient des enfants éman-
cipés, les égaux, non les inférieurs de leurs pères. Des devoirs
généraux de bienveillance étaient les seuls auxquels ils fussent sou-
mis. Le lien du sang les portait naturellement à prendre dans les
les guerres le parti de leurs métropoles. Celles-ci de leur côté
venaient au secours des colonies C^). La guerre était presque l'état
permanent de la Grèce; entre les colons et les cités mères elle eût
été une espèce de parricide C').
En comparant les relations des colonies grecques et de leurs
métropoles avec celles qui existent entre l'Europe et ses établisse-
monts coloniaux, on serait tenté d'y voir un idéal. D'un coté il y a
assujettissement, exploitation, haine; de l'autre côté indépendance,
libre développement et les pieux sentiments de la famille. En
apparence, l'antiquité l'emporte infiniment sur l'humanitémoderne,
et nous comprenons que l'illusion ait gagné des esprits éminents(').
L'idée de la filiation liant les colons et la mère-patrie est une noble
conception ; elle a frappé par sa justesse le plus grand philosophe
de l'antiquité : Platon en fait la base des rapports qui doivent cxis-
(1) Dion. Hat., III, T. — Cf. Pulijb., XII, 10, 3.— Cette assimilation des colons
b des enfants existait déjà chez les l'héniciens. Voyez le Tome I de mes Études.
(2) Elijinol. Maijn.. v" TroyTavîîa. — Cf. IIerod.,l, 14G.
(3) Itaoïtl-Iiochctte, T. I, p. 38, ss. — Diodor., XII, 30.
(4) Tliucyd., 1,34. — Ilcrmann, Griech. Staalsalt., § 74.
(ci) Thucyd., V, 10G.
(G) Ilcrod., VIII, 22; VII, 130; III, 19. — Thucyd., \, 38.
(7) Ikynaiid, dans YEnryclopcdie Nouvelle, au mot Colonies, T. lil, ji. 082, —
liollcck, Allgcmeinc Gesch., T. I, p. 101.
326 LA CRÈCK.
ter entre les colonies et leur métrople('). Mais les faits sont loin
de répondre à la théorie. Quand Tenfant est émancipé, le lien
du sang subsiste ; jamais il ne devient un étranger pour sa famille.
Les colons grecs avaient à peine quitté le sol natal qu'ils étaient
considérés comme étrangers ; il fallait un traité pour leur accorder
dans leur ancienne patrie la jouissance des droits civils et poli-
tiques (■). Ainsi le dur nom d'étranger servait à marquer les rela-
tions des colons et de leurs ancêtres. Dès lors les devoirs de piété
que le sang impose ne pouvaient être que de faibles liens; aussi
étaient-ils rarement observés. Si jamais les dangers de la patrie
eussent dû rallier les colons autour de l'étendard commun, ce fut
lorsque l'invasion des Perses menaça de servitude la Grèce et l'Eu-
rope entière; cependant les Italiotes ne répondirent pas à l'appel
de leurs frères; de tant de cités puissantes de la Grande-Grèce,
une seule, Crolone envoya des secours contre les Barbares ('). Le
premier cambat naval livré entre Grecs, le fut par les Corin-
thiens et les Corcyréens, leurs colons; la mélrople et la colonie ne
se rencontrèrent jamais sur les champs de bataille que comme
ennemies (^). Camarine fut détruite à plusieurs reprises par sa
mère-patrie Syracuse (^).
Pour expliquer comment le souvenir de la parenté put se per-
dre à ce point, l'on dit que les colonies renfermaient une po-
pulation mélangée de races diverses, que la plupart atteignirent
rapidement un haut degré de prospérité et surpassèrent leur mé-
tropole en puissance, qu'ainsi l'oubli, l'orgueil et la vanité prirent
la place du respect filial (^). Il y a une cause plus profonde qui ren-
dit les colonies étrangères à leurs métropoles, c'est l'esprit de divi-
sion que nous retrouvons à chaque phase de la vie hellénique. Les
(1) Plat., Legg., VI, 754, B.
(2) Polyb., XII, 9, 3. 4. — Boeckh, Économie politique des Athéniens, T. II,
p. 207-21 i.
(3) Herod.,Ym, 47.
(4) Thimjd., I, '\3. — fferod., III, 49.
(5) Thucyd., VI, 5. — Voyez d'autres exemples de guerres entre colonies et
métropoles dans Wachsmuth, Hell. Alterth.. T. I, p. 148, ss.
(6) Wachsmuth, § 19, T. I, p. 147.
RELATIONS L"S TEUNATIOiNALES, 327
colons, dès quils s'étaient constitués en cité, entraient dans le droit
commun de la Grèce, rindépcndance cl Tisolement. Telle est la rai-
son, et de la liberté dont ils jouissaient, et de la faiblesse des liens
qui les attachaient à la mère-patrie. L'indépendance des colonies
grecques nélaildonc pas le résultat d'un système bien entendu sur
les rapports des émigrants et des métropoles; c'était une consé-
quence du génie hellénique, qui séparait toujours au lieu d'unir.
Le désir de dominer les établissements coloniaux ne manquait pas
aux républiques grecques, mais la puissance leur faisait défaut.
Quand elles en avaient la force, elles traitaient leurs colons en
sujets; elles s'arrogeaient non-seulement le pouvoir législatif, mais
même la juridiction et l'administration; elles allaient jusqu'à leur
imposer des tributs (').
Nous voilà loin de la théorie de Platon; les douces relations de
famille sont devenues des rapports de vainqueur à vaincu. L'éta-
blissement des émigrants sur les côtes étrangères ne répond pas
davantage à l'idée que nous aimons à nous en former. La colo-
nisation était une conquête; le souvenir de ces luttes s'est perdu
au milieu du bruit de guerres plus considérables; mais il en
reste quelques témoignages et ils suffisent pour prouver, ce que
les analogies historiques confirment du reste , que les colons
appliquaient aux indigènes la dure loi du vainqueur : les popula-
tions vaincues étaient réduites en servitude (^). Toutefois la con-
quête, malgré les maux (lu'elle entraîna, fut un germe de progrès
pour l'avenir. Par leur faiblesse même les émigrants étaient inté-
ressés à se concilier la bienveillance des peuples au milieu desquels
ils se fixaient; le commerce créait des rapports pacifiques et la
civilisation en profilait. Les Grecs exercèrent sur les Barbares l'in-
fluence que les nations civilisées ont toujours sur les populations
incultes. Peu de races furent plus jhcurcusemenl douées que les
Hellènes pour celte grande œuvre. Les vices mêmes du caractère
national vinrent en aide à la tâche qu'ils avaient à remplir. La
vanité garantissait les Grecs contre tout mélange de coutumes élrau-
(l) ]\'acnsmutli, T. 1, p. 183. — Ikioul-Ihclwlle, 1, ii-l'J.
Ci) Ucnnann, (iiieeli. Sluatsall., § 7o. — Mitllcr, Dit' Dorifi , il, !3j.
528 LA GRÈCE.
gères. Leur attachement à la langue et aux mœurs de la patrie était
excessif : après trois cents ans d'exil, les Messéniens parlaient
encore le dialecte dorien dans toute sa pureté (^). Comme les
Grecs ne se changeaient pas en Barbares, les Barbares devaient
finir par se transformer en Grecs. Les Hellènes réunissaient des
qualités qui d'ordinaire s'excluent. Tout en étant vains de leur
patrie, tout en dédaignant les Barbares du haut de leur hellénisme,
ils se mêlaient à eux. Les colons se faisaient aimer des indi-
gènes; ils unirent leur sang à celui des filles du pays. De là
une population qui tenait tout ensemble des Grecs et des Bar-
bares, et qui servit de lien entre les deux races. Les Helléno-
Scythes furent les intermédiaires de la culture hellénique et de la
barbarie ; le nom d'Anacharsis atteste qu'ils n'étaient pas indignes
de leurs pères. Les Sicéliotes passaient pour aussi déliés que les
habitants de la Grèce. C'est ainsi que la culture grecque envahissait
le monde barbare (').
Les colonies ne furent pas seulement un instrument dans les
mains de la Providence pour l'éducation des peuples barbares ;
elles furent encore un élément de progrès dans le développement
de la vie hellénique. Si les émigrants conservaient généralement
les institutions de leur patrie, ils n'emportaient cependant pas
avec eux les circonstances physiques et sociales qui les avaient
produites : placés sous un autre ciel, dans un autre milieu, jouis-
sant d'une indépendance absolue, ils développèrent des idées et
des sentiments nouveaux que favorisait le mouvement même de
l'émigration. Tandis que la mère patrie restait enchaînée au passé,
des principes d'avenir se faisaient jour chez les colons(') : la philo-
sophie est née parmi les Grecs de l'Asie Mineure. Ces progrès ne
restèrent pas concentrés dans les établissements coloniaux; ils se
communiquèrent à la Grèce et au monde entier par les relations
commerciales auxquelles les colonies imprimèrent un puissant
essor.
(-1) Pausan., lY, 'il, l\.
(2) Curtius, Griechische Gcschichte, T. I, p. 377, ss.
(3) Heercn, Ideen, T. II, p. 26, ss. (traduct. franc..). —Lucien, AlJgemeine
Geschichte, T. I, p. 229. — Z,eo, Uni versai geschichte, T. I, p. 181, ss.
RELATIONS INTERNATIONALES. 329
CHAPITRE m.
C 0 iAI M E R C E (').
^ I. Les peuples commerçants de la Grèce.
Les Grecs n'étaient pas une race commerçante. Exerçant direc-
tement la souveraineté, les citoyens de Sparte et d'Athènes avaient
quelque chose de l'orgueil qui dislingue les aristocraties; il leur
semhlait que l'homme libre avait une destinée plus noble que celle
du travail corporel; ils croyaient que ceux qui usaient leurs facul-
tés dans de petites choses, n'étaient guère capables de grands des-
seins [-). De là le préjugé général qui considérait les professions
industrielles comme indignes d'un homme libre. Platon et Aris-
tote, le philosophe de l'idéal et le philosophe de la réalité, qui
d'habitude ne se rencontrent que pour se combattre, sont d'accord
dans la réprobation dont ils frappent les occupations manuelles et
le commerce. Aristotc met les artisans sur la même ligne que les
esclaves (^). Platon abandonne les profils du commerce aux étran-
gers; le citoyen qui s'en mêlerait, déroge et est puni (*). L'esclavage
favorisa ces idées; les métiers étant abandonnés à des mains ser-
viies, le mépris pour les travaux corporels s'en accrut. Pour l'homme
libre le loisir était pour ainsi dire un titre de noblesse C). A Sparte,
(1) Jlullinann, Ilandelsgeschicbte der Griechcn, -1839.
(2) Demosth., Olynlh., III, § 32, p. 37.
(3) Aristot., Polit., III, 3, 3 : oy yàp oîoy 7'£7riTV3'?S'JTat rà rf,; ùpirf,; Çwvra
ptov (3âva'j7ov fi OfiTi/.ôv. Il leur ferme la cité (ib., § 2).
(4) Plat., Lef,'g., VIII, 847, A.
(q) Iferod.,1, 107. — Sacrale (hsaii que le loisir était le frùie de la liberté
{Aelian., V. H., X, 14). — Comparez plus baut, p. CI, note 3.
330 LA GRÈCE.
la cilé modèle des Doriens, toute espèce d'occupation matérielle
était proscrite; les citoyens ne vivaient que dans la cité et pour la
cilé; c'était aux périoeques et aux ilotes à labourer la terre, à exer-
cer l'industrie et à trafiquer ('). Les Athéniens, bien qu'ils dussent
leur gloire à leur puisssance maritime, montrèrent toujours de la
prédilection pour la vie des champs ('). 11 y avait telle petite répu-
blique où l'agriculture même était flétrie comme déshonorante (^).
A Thèbes une loi écartait de toute fonction ceux qui n'avaient pas
quitté le commerce depuis plus de dix ans (*).
Les Grecs avaient reçu une plus haute mission que celle
d'échanger des marchandises; ils étaient destinés à élaborer des
idées. Mais la riche variété du génie hellénique se déploya même
dans le domaine où il n'était pas appelé à tenir le premier rang.
Il y avait des cités et des peuples presque exclusivement voués
au commerce. L'esprit d'aventure et de cupidité poussa les insu-
laires à la piraterie et la piraterie les initia à la navigation. Plu-
sieurs peuplades acquirent une grande célébrité dans cette carrière:
Eiisèbe a conservé un document dans lequel dix-sept états sont
décorés du titre de maîtres de la mer (^). La vanité grecque, aidée
de l'ignorance, se faisait une singulière illusion sur la puissance
de ces petites républiques commerçantes; les Hellènes n'avaient
aucune connaissance des hardis navigateurs qui , parlant de Tyr
ou de Carthage, parcouraient toutes les mers et pouvaient à plus
juste litre passer pour en avoir le domaine. Le prétendu empire
maritime des Grecs ne s'étendait pas au-delà des limites étroites
de la mer Egée {^).
L'Asie Mineure devança la Grèce continentale dans la voie du
(1) Wachsviuth, Hell. Alterlh., T. II, p. 20.
(2) Thucyd., II, 14. — Isocrat., Areop., 234.
(3) A Thespies. Heraclid. Pont., 42.
(4) Aristot., III, 3, 4.
(5) Castor., ap. Euseb., Chron., 36.
(0) Iluet, Histoire du commerce et de la navigation, p. 87. ~ Pardessus, Col-
lection des lois maritimes. Introduction, p. XXVII.
RELATIONS INTERNATIONALES. 551
commerce et de la navigation. Au temps de sa splendeur, Milot
fut, après Tyr et Carthage, la ville la plus commerçante de Tanli-
quité; elle avait des flottes de cent vaisseaux de guerre; ses rela-
tions embrassaient une grande partie de l'Asie. Les Samiens et
les Phocéens se disputaient la gloire d'être les premiei'S naviga-
teurs de la Grèce. Les Samiens découvrirent l'Ibérie. L'Espagne
était encore inconnue des Hellènes. Hérodote dit que Colaeus de
Samos fut jeté sur ses côtes par une main divine ('). Il fallait en
effet l'action de la Providence pour faire dépasser aux anciens les
fameuses colonnes d'Hercule, bornes qu'un dieu, aventureux par
excellence, avait posées aux entreprises des hommes. La voie
une fois ouverte, les peuples se sentirent attirés vers l'immensité
de rOcéan par un irrésistible attrait; ils ne se reposèrent que
lorsqu'ils eurent touché au vaste continent que son importance
lit appeler le nouveau monde ('). Les Phocéens profilèrent de la
découverte de Colaeus; Hérodote leur attribue même l'honneur
d'avoir été les premiers Grecs qui aient entrepris de longs voyages
sur mer et qui aient fait connaître l'Adriatique et la Tyrrhé-
nie ('). Marseille, leur colonie, répandit au loin la gloire du nom
phocéen.
Pendant longtemps la Grèce continentale resta étrangère au com-
merce. L'invasion dorienne donna aux esprits une direction hostile
au trafic. Les fiers conquérants méprisaient toute occupation autre
que celle des armes; leur idéal consistait à vivre dans de petites
cités, libres et isolés. Ce furent les insulaires qui, forcés pour ainsi
dire à la navigation par leur position, se livrèrent les premiers au
commerce maritime. Les Cretois étaient les plus renommés des
navigateurs grecs ; 67ra/von les compare aux Phéniciens. L'on disait
de ceux qui feignaient d'ignorer les choses qu'ils savaient : les Cré-
(\) Ilerod., IV, 152 : OîÎ/; roy.Trô y^psij'j.-'joi..
(2) Al. fliimholdt, Cosmos, T. Il, p. 176, 177. — Grote, Ilislory of Grcece,
T. III, p. 375.
(3) Iferod., I, 1G3. — Hérodote ajoute « cl ril)(}rie »; mais l'oxpcdition des
Phocéens fut postérieure de 70 ans à celle de Colaeus de Samos {Ukcrt, Géogra-
phie der Griecheu und Romer, T. I, Scct. I, p. 40).
352
LA GRECE.
lois ne connaissent pas la mer. C'est à eux qu'on s'adressait pour
olJteuii' des renseignemenls sur les contrées lointaines, inconnues
des autres Grecs ('). Un héros à demi fabuleux procura l'empire de
la mer aux Cretois (-) :Minos, dit Thucydide, était maître de la plus
grande partie de la mer hellénique, et il dominait sur les Cycla-
des(^). La tradition a exagéré la puissance maritime de la Crète;
après Minos il n'est plus parlé de sa marine; elle ne figure dans
l'histoire que comme un repaire de pirates.
Les Eginètes comptent aussi parmi les peuples qui ont tenu l'em-
pire de la mer (■•) ; mais voisins d'Athènes, ils succombèrent sous
leurs puissants rivaux. De toutes les cités grecques, Corintlie
jouissait de la situation la plus admirable pour le commerce et la
navigation. Un orateur grec représente l'isthme comme le séjour
favori de Neptune C^). « Corinthe, dit Montesquieu, séparait deux
mers, elle ouvrait et fermait le Péloponèse, elle ouvrait et fermait
la Grèce. Elle avait un port pour recevoir les marchandises d'Asie»
elle en avait un autre pour recevoir celles d'Italie «C^). Corinthe
devint le marché commun et comme la foire, non-seulement de
toute la Grèce, mais encoi'e de l'Europe et de l'Orient. La meilleure
preuve de son importance commerciale sont l'invention des poids
et mesures et la construction des premières trirèmes qu'on lui
attribue ("). Les Corinthiens firent leur vocation du commerce ; ils
méritent d'être appelés les Phéniciens de la Grèce.
Les Athéniens restèrent cinq siècles sans profiter du voisinage
de la mer; la tradition nationale et la politique des anciens rois
les tenaient éloignés de la navigation. Minerve et Neptune, dit-on ,
se disputèrent le patronage de l'Attique; la déesse montra aux
(\) Slrab., lib. X, p. 331. — Herod., IV, 151.
(2) Ilerod., I, 171. — Apollodor., Bibl., IJI, I, 3. — Dlodor., V, 78.
(3) Thiicyd., I, 4.
(4) Hcrod.^Y, 83. — Ilullmann, p. 40.
(3) Aristid., Islhmic. in Neptun., Orat., T. I, p. 22.
(6) Montesquieu, Esprit des lois, XXI, 7. — Hullmann, p. 47.
(7) Iluet, Histoire du commerce, p. 177. — Tliucyd,, I, 13.
RELATIONS INTERNATIONALES. 000
juges l'olivier sacré et gagna sa cause ('). Thcmistocle inaugura
une politique nouvelle; voulant placer sa i)atrie à la tèle de la Grèce
et sentant que sur terre il était cliiïicilc de lutter avec Sparte,
il ouvrit à l'ambition des Athéniens riminensité des mers. Athènes,
dans le magnilique essor qu'elle prit pendant les guerres médiques,
atteignit d'un élan le premier rang en toutes choses. Elle devint
également la première puissance maritime; elle dompta les Égi-
iièles, se plaça à la télé des Ioniens et surpassa même Corinthe(-),
Cependant Monlesquieu remarque avec raison que « les Athéniens
De firent pas ce grand commerce que leur promettaient le travail
de leurs mines, le nombre de leurs gens de mer, leur autorité sur
les villes grecques, et plus que tout cela les belles institutions de
Solon. » C'est qu'Athènes ne songea jamais à employer sa puissance
maritime pour étendre son commerce ; elle recherchait la gloire et
non les richesses (').
§ II. Étendue des relations commerciales de la Grèce.
On peut appliquer à la Grèce entière ce que Montesquieu dit
des Athéniens: ses relations commerciales ne furent pas aussi éten-
dues qu'on serait disposé à le croire en voyant les côtes d'Asie,
d'Europe et d'Afrique occupées i)ar des colons grecs. Les établisse-
ments coloniaux auraient pu devenir les points d'appui d'un com-
merce universel, si un pouvoir unique avait dirigé les destinées de
la Grèce. Cette direction manquant, les cités restèrent abandonnées
à leur faiblesse; leur action se borna à une sphère étroite; à peine
y avait-il des rapports entre la mère-patrie et les colonies loin-
laines. Marseille devint un foyer de civilisation pour les Gaules,
mais on ne voit pas que les Grecs en aient pi-ofilé pour étendre leurs
relations avec l'Occident. Les ré|)ubliqucs de la Grande-Grèce
durent leurs richesses à un commerce limité; leur navigation ne
(\) PhUnrck., Thomist., 10.
(2) Wachsmnth, Iloll. Altortli., § (H, T. Il, p. 32.
(3) Jiarlhclemy, Voyage du jeune Anacliarsis, ch. Wô.
354 LA GRÈCE.
dépassa guère la partie de la mer qui les avoisinait ('), Cy-
l'ène, qui semblait ouvrir un nouveau monde à l'activité d'un peu-
ple commerçant, resta isolée comme une oasis dans les déserts
d'Afrique.
Les relations avec l'Egypte furent plus actives; cependant la
politique y joua longtemps un rôle plus important que le com-
merce. Sous le règne de Psammétique la piraterie mit la Grèce en
rapport avec l'Egypte; mais ce fut seulement au septième siècle
avant notre ère que les Grecs des lies et de l'Asie se fixèrent dans
l'empire des Pharaons(-). Les liens d'hospitalité qui existaient entre
Polycrate, tyran de Samos, et Amasis, roi d'Egypte, sont devenus
célèbres; ils supposent des communications suivies entre les deux
peuples. Amasis témoigna beaucoup d'amitié aux Grecs; il permit
aux marchands de bâtir des villes et d'élever des temples aux dieux
de la Grèce (^). Les Grecs rendirent alors aux Égyptiens les bien-
faits qu'ils en avaient reçus jadis, d'après leur tradition. Jamais l'in-
fluence de la liberté sur les relations commerciales et sur la richesse
publique ne se manifesta avec plus d'éclat. La race active des Hellènes
imprima une vie nouvelle à un vieux peuple qui déjà approchait
de sa décadence : vingt mille cités fleurirent dans la riche vallée du
Nil. Ce fut une colonie grecque qui imprima cet immense mouve-
ment. Le commerce égyptien ne faisait qu'une petite partie des im-
menses relations des Milésiens : ils formèrent des établissements
sur les bords de la Mer Noire en même temps que dans le royaume
des Pharaons; ils trafiquaient à la fois avec les Scythes et les Sar-
mates et avec les Ethiopiens et les Libyens (^). L'union entre la
Grèce et l'Egypte devint de plus en plus intime, jusqu'à ce que
l'héritage de Sésostris passât aux généraux d'Alexandre.
C'est vers l'IIellespont et le Pont-Euxin que se porta principale-
ment le commerce maritime des Grecs('). Une partie de la Grèce ne
(1) Pardessus, Collection des lois maritimes. Introciuclion, p. XXXI.
(2) Herod., II. 182, 154. — Hullmann, p. 126 et siiiv.
(3) iîaou/-floc/ic»(?, Histoire des colonies, 111,3)0.
(4) Curtius, Griechische Geschichte, T. I, p. 343-347.
(.■j) Pardessus, ib., p. XXX.
RELATIONS INTERNATIONALES. 553
produisait pas le Mé nécessaire à la subsistance de ses habitants;
les marchands allaient s'approvisionner dans l'Ukraine qui déjà
chez les anciens était renommée par ses céréales. Le commerce des
fourrures attirait aussi les Hellènes dans le pays des Scythes; mais
l'objet le plus considérable de leur trafic étaient les esclaves; les
pays situés au nord et à l'est de la mer Noire avaient le triste pri-
vilège de fournir la Grèce de chair humaine('). Les colonies fondées
à lembouchure du Tanaïs et de l'Islcr ouvrirent aux Grecs les
vastes pays arrosés par ces fleuves. Ce fut par ce commerce que
Byzance s'enrichit; Polybe dit qu'elle fut la bienfaitrice de la
Grèce, en servant tout ensemble de lien avec les Barbares et de
barrière contre leurs attaques (-). Le commerce imprima un mou-
vement incroyable aux populations du nord : un historien parle
d'un concours de trois cents nations parlant des langues différentes
cl Ion ne peut Taccuser d'exagération , puisque les Romains se
servaient de cent trente interprètes pour y négocier (^). Le Pont-
Euxin n'était pas le dernier terme des voyages des marchands grecs;
nous savons par Hérodote qu'ils pénétrèrent jusque dans la Grande-
IMongolie (*). Cependant avant l'expédition d'Alexandre, la Grèce
ne prenait pas une part directe au commerce de l'Inde (^); les con-
quêtes du héros macédonien amenèrent une révolution dans les
relations commerciales, comme dans les rapports politiques.
Plutarque nous a transmis l'histoire un peu romanesque de la
fondation d'Alexandrie : Homère, dit-il, inspira Alexandre dans le
choix du lieu où s'éleva la capitale de TÉgyple ("). C'était mieux
(1) Heeren, Idées, T. II, p. 331-333.
(2) Slrab., lib. XF, p. 340. — Polyb., IV, 38, 6. 40.
(3) P/m., H. N., VI, 5. — Slrab., lib. XI, p. 343.
(4) Herod., IV, 24. — On ne peut pas déterminer avec certitude jiisqu'oii
s'étendait le commerce direct des Grecs. Voyez Uhert, Géographie der Griechen
und Rijmer, T. III, li= Section, p. 258-'2G).
{■)) Heeren, De mercaturui Indicae ratione et viis {Comment. Socict. Goclting-,
T. XI, p. 64-70). — Comparez Ukerl, T, III, 2«' Section, p. 263.
(6) Piutarch., Alex., 26. — Après avoir conquis l'É^ypte, Alexandre forma lo
dessein d'y Ijàlir une ville grande et populeuse ijui porl;'it son nom. Déjà, sur
l'avis des architectes, il en avait tracé l'enceinte, lorstjue la nuit il eut une vision
merveilleuse. Il crut voir un vieillard à chovcux blancs, s'arrêter auprès de lui
356 LA GRÈCE.
qu'une inspiralion du poëte; la main de Dieu se montre dans celle
grande œuvre. Montesquieu remarque avec raison qu'Alexandre
ne songea point à un commerce avec l'Orient; la découverte de la
mer des Indes pouvait seule faire naître celle pensée; or la roule
maritime de l'Inde ne fut pratiquée par les marchands d'Alexan-
drie que sous la domination romaine{'). Ce fut donc l'instinct divin
du génie qui guida le conquérant civilisateur. L'Egypte était desti-
née à devenir le lien des deux mondes. Elle a d'un côté une com-
munication avec l'Asie par la mer Rouge ; la même mer et le Nil
lui ouvrent l'Ethiopie et l'Afrique ; la mer Méditerranée la met en
rapport avec l'Occident et le Nord. L'Egypte, dit l'auteur de
VEsprit des Lois, est la route de l'univers.
Les Plolémées marchèrent sur les traces du grand conquérant.
Des travaux gigantesques témoignent de leur sollicitude pour le
commerce et la navigation. Le phare, « élevé aux dieux sauveurs,»
mérita d'être placé parmi les merveilles du monde (^). Déjà les
Pharaons avaient conçu et exécuté le projet d'unir le golfe Ara-
bique avec la Méditerranée (^); abandonné à l'époque de la déca-
dence de l'Egypte, le canal fut réparé par Philadelphe. Des routes
relièrent le Nil et la Haule-Égyple ('•). Les Égyptiens dominaient
dans le golfe d'Arabie et sur les côtes orientales de l'Afrique; les
Plolémées y fondèrent un grand nombre de colonies (^). Ils lurent
et prononcer ces vers de l'Odyssée : « Puis il est une île, dans la mer aux vagues
tumultueuses, sur la côte d'Egypte: on la nomme Pharos. » {Oclijss., IV, 354).
Aussitôt il se lève et va voir Pharos; il est frappé de l'admirable situation.
Homère, dit-il, ce poëte divin, est aussi le plus habile des architectes; et il
ordonna qu'on dressât un plan de la nouvelle ville conforme à la position du
lieu.
(1) Motitesquieu, Esprit des lois, XXI, 8, 9.
(2) Strab., XVII, p. 54-4. — Plin., H. N., XXXVI, 12. — La marine militaire,
portée à un degré de force dont on n'avait pas encore vu d'exemple, protégeait
le commerce contre les ennemis et les pirates {fluet, Histoire du commerce,
p. 107). — Comparez Schmidt, De Commerciis et Navigationibus Ptolemœorum
(Dissertation couronnée en 1762 par l'Académie des Inscriptions).
(3) Herod., II, 458.
(4) Saint-Martin, Biographie Universelle, au mot Plolémce Philadelphe.
(5) Droysen, Geschichte des Hellenismus, T. II, p. 731-745.
RELATIONS INTERNATIONALES. 337
étonnés iVy trouver des ruines d'établissements formés pas les an-
ciens rois; ils les relevèrent et leur donnèrent des noms grecs. En
rétablissant les communications avec la Mer Rouge, le but des
Plolémées était d'assurer à l'Egypte le commerce lucratif de
l'Inde ('). Les navigateurs ne pratiquaient pas encore la roule que
la nature elle-même a créée entre l'Orient et l'Occident par les
moussons; les relations directes de l'Inde et de l'Egypte, dont il y a
quelques traces, étaient rares et sans influence sur le commerce
général. iMais depuis la plus haute antiquité, l'Egypte était en rap-
port avec l'Inde par l'intermédiaire de l'Arabie Heureuse; les
Arabes, hardis navigateurs, allaient chercher les produits indiens
et les transportaient sur les côtes africaines. Ce trafic prit une
nouvelle activité sous les Ptolémées; après la découverte des mous-
sons l'Egypte devint, sous la domination de Rome et au moyen-âge,
l'entrepôt du commerce des deux inondes. La colonisation et le
commerce exercèrent eu Afrique comme partout une influence
civilisatrice; la langue, les usages, la religion des Grecs s'y répan-
dirent. C'est grâce à cette extension de la langue de l'Evangile, que
le christianisme se propagea de bonne heure dans l'Abyssinie; il y
subsiste encore : peut-être deviendra-t-il un jour un principe de
progrès pour cette partie du monde que la civilisation a tant de
peine à entamer('). L'humanité doit ces bienfaits au génie d'Alexan-
dre qui implanta la culture hellénique dans l'Egypte; après lui la
postérité reconnaissante ne doit pas oublier les premiers Ptolémées
qui continuèrent l'œuvre du héros macédonien dans les voies paci-
fiques.
Les Séleucides rivalisèrent avec les Egyptiens : jaloux de la
puissance d'Alexandrie, ils voulurent assurer â leurs sujets les
bénéfices des relations avec fOrient qui enrichissaient les Plolé-
(1) F/a</ic,Geschichte Macédoniens, T. II, p. 466-479. — ^eere», De mercatiir.TR
indicae rationc et viis (Comment. Soc. Goett., T. XI, p. 80-90).
(2) Sur l'exlension de la laii^iue grecque en Abyssiiiie, voyez Lelronne, dans
|o Journal des Sentants, 182ï; et sur l'établissement du christianisme, Neatil rr,
Geschichtc der cbristlichen Religion, T. III, p. 343.
22
558 LA GRÈCE.
niécs('). Ils ne parvinrent pas à déposséder TÉgyple d'un commerce
que sa position géograpiiique lui donnait; mais les comniunicatioiis
avec rinde continuèrent par la voie de terre (^) : Séleucie devint
le centre d'un trafic considérable avec le nord de l'Asie : c'était
l'Alexandrie de l'Orient (^).
Sous les successeurs d'Alexandre, le commerce du monde fui
presque exclusivement entre les mains de la race hellénique. Tyr
ne se releva pas du coup que lui porta la fondation d'Alexandrie,
Cartilage fut aussi malheureuse que sa métropole : c'est à peine si
l'on connait les lieux que la reine des mers a habités. Marseille
profita de sa destruction. Les ruines s'accumulaient. Corinlhe fut
victime de la barbarie romaine. Sous l'empire macédonien il s'était
formé une nouvelle puissance commerciale; Rhodes, grâce à son
heureuse situation et à la prudence de sa politique, s'éleva rapide-
ment à une grande prospérité. La chute de Corinlhe et l'affaiblis-
sement de Tyr, la laissèrent sans rivale dans les mers de la Grèce.
Rhodes déclina à son lour, mais son nom resta immortel; les règles
du droit commercial, formulées par ses marchands, furent adop-
tées par les jurisconsultes de Rome et passèrent à la postérité
comme raison écrite (^).
Le commerce fut entre les mains des Grecs, plus qu'à Tyr et à
Carthage, un élément de progrès : race artiste, les Hellènes com-
munifjuaienl avec leurs marchandises les bienfaits de leur civilisa-
lion. Ce n'est pas à dire que les commerçants de la Grèce fussent
supérieurs en moralité aux iHiàmc\ens;Démosthèiie ne craignit pas
de les flétrir du haut de la tribune, en déclarant qu'un homme
(1) Pardessus, Collection des lois maritimes. Introduction, p. XLIII. — Saint-
Martin, dans la Biographie Universelle, au mot Séleucus.
{'i) Heeren, De mercalurae indicoe, rationc et viis [Comment. Societ. Goetling.,
T. XI, 73-80).
(3) UliUmann, p. 237. — Droysen, Geschichte des Hollenismus, T. II, p. 03.
(4) Ilullmann, p 253. — Pardessus croit que Rhodes emprunta sa législation
commerciale aux Phéniciens (Collection des lois maritimes. Introduclion,
p. XXIX).
RELATIONS INTERNATIONALES.
359
prol)c dans les Iransaclions commerciales était un prodige (')• La
Grèce avait si peu le sentiment de la justice qui doit présidei-
aux relations humaines, qu'elle fit du dieu du commerce le dieu
delà fourberie (-). Mais à côte de cette indigne conception, les
Grecs eurent une vue instinctive de la glorieuse mission du com-
merce. Mercure est l'ami du genre humain , c'est de tous les dieux
celui qui témoigne le plus de bienveillance aux hommes; c'est lui
qui les accompagne dans leurs voyages, il leur fraie les chemins;
ses statues élevées sur les routes garantissent les voyageurs contre
tout péril; il est le protecteur des étrangers, leur proxène cé-
leste (^). Enfin Mercure est un dieu essentiellement pacifique (*);
rarement il se mêle aux combats, et quand il y parait, ses armes
sont inoffensives (^). Poétique symbole du rôle providentiel du com-
merce! Le temps viendra où Mercure dépouillera son enveloppe
grossière, et alors le dieu apparaîtra dans toute sa splendeur: ami
des hommes, il les unira par les doux liens de la paix et de la
concorde.
(1) Demosth., pro Phorm., 44, p. 937.
(2) Mercure enseigne aux hommes l'art de se tromper les uns les autres. Les
poètes le représentent voyageant dans un char rempli de mensonges et de ruses;
lis vont jusqu'à rappeler le roi des voleurs [Brouiuer, Histoire de la civilisation
morale et religieuse des Grecs, T. V, p. 310).
(3) Preller, dans la lieal-Encyclopàdie der Alterthumswissenscliaft, <i.u mot
Mercurius.
(4) Bacchus « aime la joie des festins, il est ami de la paix, divinité bien-
faisante qui dispense la richesse et peuple la terre. » EuripUL, liacclius,
V. 418, sqq.
(5) D'après une tradition rapportée par Pausanias (IX , 22 , 2), il aida les
Tanagriens à chasser les Érétriens qui les avaient attaqués, mais pour toute
arme il portait le peigne dont les jeunes gens se servaient dans les bains
->/\AA/'JVVv~
340 LA GRÈCE.
CHAPITRE IV.
GÉOGRAPHIE.
§ I. Connaissances géographiques des Grecs.
La race hellénique se dispersa sur tout le globe. Elle s'établit de
bonne heure dans l'Orient; les rapports formés par les colonies
reçurent une puissante extension par les guerres médiques d'abord
et ensuite par les conquêtes d'Alexandre. L'Asie devint grecque
jusqu'à la Bactriane; sur les bords sacrés du Gange et du Nil ,
s'élevèrent des cités et des royaumes grecs. Cyrène semblait ouvrir
l'Afrique aux voyageurs. Dans l'Occident et au Nord de nombreux
établissements étaient eu communication avec les Barbares. Les
connaissances géographiques des Grecs répondirent-elles à l'éten-
due de ces relations?
Sortis de l'Asie, les Hellènes conservèrent comme une empreinte
du génie oriental, génie porté au merveilleux et peuplant le monde
d'êtres et de pays imaginaires; leur plus grand bonheur était
d'écouter des contes et des fables, et ils croyaient à la vérité de tous
les récits qui charmaient leur imagination ('). Une autre cause con-
tribua à répandre une couleur fabuleuse sur la connaissance du
globe. L'homme éprouve un besoin irrésistible de perfection. N'ayant
pas la conscience de la perfectibilité humaine, les anciens embelli-
rent le passé par les plus riantes fictions. L'âge d'or ne satisfai-
sait pas encore la soif de bonheur qui les tourmentait; il leur sem-
blait que la félicité à laquelle ils aspiraient devait exister quelque
(1) Dion. Chrys., Or. XI : roûro-j âk aïrioy ïfni slvai, ort yi)./i^ovot slmv ot
"E).).>:vîç. â t?'àv à.Tt.ovTMinv vjJé&j; Ttvô; ).sy&VTOç, Taûra xai à^vjOfl vofxîÇouTi. —
Cf. Aristot., ap. Âthen., Deipnos., 1,10.
RELATIONS INTERNATIONALES.
341
pari dans des contrées plus favorisées des dieux; ils peuplèrent
donc les pays inconnus de nations jouissant d'un bonhenr par-
fait ('). Les colonies auraient pu devenir un admirable moyen de
découvertes géographiques; mais il manquait aux colons un lien
commun et le goût des entreprises lointaines. Plusieurs républiques
ont tenu l'empire de la mer, et cependant aucune d'elles n'entreprit
une de ces expéditions maritimes qui illustrèrent la race phéni-
cienne. Avant l'impulsion qu'Alexandre donna aux relations inter-
nationales, un seul voyage est mentionné par l'histoire, celui du
Marseillais Pylhéas. Il n'y avait que les historiens qui voyageaient,
parce qu'ils étaient forcés de recueillir sur les lieux les faits que
l'isolement des peuples ne leur permettait pas de puiser à des
sources plus rapprochées.
Ainsi s'explique l'ignorance extrême des Grecs, en ce qui con-
cerne les peuples éloignés. L'Espagne resta toujours pour eux un
Eldorado, un pays de chimères (^). Rome était déjà une cité puis-
sante que les Hellènes en savaient à peine le nom. Avant Hérodote ils
n'avaient qu'une vague idée de l'Italie, bien qu'ils y eussent des
colonies nombreuses ('). Les Athéniens entreprirent la conquête de
la Sicile, sans connaître l'étendue de cette île, ni les nations qui
l'habitaient (*). Les guerres d'Alexandre furent un véritable voyage
de découverte. Cependant malgré les rares communications des
peuples et la crédulité des Grecs, la science avança. Le monde
poétique d'Homère et d'Hésiode fit place aux admirables recher-
ches d'Hérodote. Pylhéas inaugura les voyages qui furent continués
par Alexandre et ses successeurs. Le trésor de connaissances géo-
graphiques que la Grèce légua à Rome est immense, quand on lient
compte du point de départ. Elle poursuivit son œuvre sous la domi-
nation romaine; c'est à des écrivains grecs que la géographie an-
cienne est redevable de ses progrès : la science, telle qu'elle fut
formulée par Plolémée, resta pendant des siècles celle de l'humanité
moderne.
(1) 0. Millier, Goelting. Gelehrtc Anzeigeri, 1838, u"' 38, 39, p. 372.
(2) Strab,, lib. ill, p. 184. — Plin., H. N., XXXVII, 2.
(3) Barthélémy, Voyage du jeune Anacharsis, ch. 6S.
(4) Thucyd.,\\, 1.
54'!2 LA GRÈCE.
^ H. Les poêles.
X" I. Ilonicrc (I).
Strabon appelle Homère le plus ancien des géographes (^).
L'Iliade et l'Odyssée étaient révérées par les Grecs comme la source
sacrée de toutes les sciences. On ajoutait foi aux détails les plus
fabuleux du voyage d'Ulysse. Pour concilier le divin poëte avec les
connaissances nouvelles, les savants avaient recours à mille inter-
prétations arbitraires et forcées (^). Les poëmes d'Homère ne sont
plus pour nous le livre de la loi ; mais ses erreurs mêmes ont l'inté-
rêt de la vérité, car elles sont une peinture fidèle des opinions du
genre humain dans son enfance.
La Terre est figurée sur le bouclier d'Achille comme un disque
environné de tous les côtés par le fleuve Océan ('). Cette singulière
transformation de l'immensité des mers en un fleuve se trouve chez
tous les anciens poètes; encore du temps d'Hérodote, les géogra-
phes dessinaient leur mappemonde d'après la conception homé-
rique. Le milieu du disque est occupé par le continent et les îles de
la Grèce; le centre de la Grèce passait donc pour être celui du
monde entier. Le même préjugé existait chez les Indiens, les
Hébreux et les Scandinaves : chaque peuple, isolé, et ne connais-
sant que le pays qu'il habitait, se croyait placé au milieu de la
Terre. Homère donne une description assez fidèle de la Grèce; les
(!) Malte-Brun, Histoire de la géographie, livre 2. — Real Encyclopadie der
classlschen Alterthumswissenschaft, au mot Géographie.
(2) Strab., lib. I, p. 5 : àpyjiykTtii -zriç ysoypv.onf?iç Ipi7r=iptaç.
(3) Ulcert, Géographie der Griechen und Rômer, T. I, 2^ Section, p. 310-319.
— Les hallucinations des savants modernes sont bien plus ridicules que les
pieuses hypothèses des anciens. Juste-Lipsc croyait avoir retrouvé le séjour
d'Ulysse à l-'lessingue (Vliessingen-Ulyssingen) ; Zirkzee lui rappelait l'île de
Circé [J. Lips., adTacit. Germ., c. 3). liamus écrivit une dissertation pour prou-
ver l'identité d'Ulysse et d'Odin (Ulysses et Odinus, umis et idem, -1702); d'après
lui, Ilypereia est l'Ibérie, l'île tïÉole devient l'Angleterre (Albion); il n'y a pas
jusqu'au nom de Grande-Bretagne qui n'ait son origine dans l'Odyssée.
(i) lUad., XVIII, 606.
RELATIONS INTERNATIONALES. O^)
détails dans lesquels il entre ont fait présiimei' qu'il parcourut les
lieux qu'il décrit.
Dès que nous quittons la Grèce, les connaissances du poëte de-
viennent vagues et touchent à la fable. Il ne connaît pas les Scythes;
il les désigne, d'après Strahon, sous le nom d'Hipponiolgues,
« peuple illustre, qui se nourrit de lait, les plus justes des
hommes »('). L'ile de Corcyre forme la limite de la terre homérique
(lu côté de l'Occident; c'est à peine si les côtes méridionales de
l'Italie y apparaissent, comme dans un lointain obscur. Au détroit
de Sicile, nous entrons dans un monde imaginaire. Les terreurs
des premiers navigateurs peuplèrent ces mers de prodiges épou-
vantables. L'on y trouvait « des roches errantes qu'aucun oiseau
ne peut franchir, pas même les colombes qui portent l'ambroisie à
Jupiter.» Pas un nautonnier ne se glorifiait d'avoir échappé aux
fureurs de l'horrible Scijlla. Neptune lui-même ne pourrait arra-
cher à la mort le téméraire qui s'approcherait de la formidable
Charijbdc{-). La Sicile est connue sous le nom de Thrinacrie.
Homère la peuple de merveilles : ici paissent les troupeaux consa-
crés au dieu du jour, les mortels qui osent y toucher sont voués ù
une mort certaine : là vivent les orgueilleux Cyclopes, sur le som-
met des montagnes ou dans des grottes profondes, isolés, sans lois.
Plus loin sont les Lestrygons, hommes grands comme de hautes
montagnes qui avec d'énormes pierres percèrent les compagnons
d'Ulysse comme de faibles poissons et les emportèrent pour leurs
barbares fcslins(^). A l'occident de la Sicile, le merveilleux domine
entièrement : on chercherait en vain les terres qui inspir. rent le
poêle dans la description des demeures enchantées de Calypso , de
Circé et de l'ile llollanle d'EoIe. Nous ne suivrons pas Ulysse dans
les voyages qu'il fait sous les auspices de Circé : les fées ont le
l)rivilége d'abréger les distances el de créer des prodiges. La maj)-
pcmonde homérique se termine à l'ouest par deux contrées fabu-
leuses dont le nom retentit dans les traditions de toute ranliquilé,
(1) lliad., XIII, o, G.
(2) 0(/,ys.s-., XII, o'J, sijq.
(3) Oduns.. XII, 127, sipi. IX. lO.'i, sqq., X,SO, sq(i
544 LA GRÈCE.
et qui sont encore aujourd'hui un sujet de discussions. Aux limites
du profond Océan, le poëte place la ville et le peuple des Cimmé-
rieus, toujours enveloppés par les ténèbres et les brouillards (').
Dans les Champs Élyséens au contraire il n'y a jamais ni neige, ni
pluie, ni longs hivers (-). On a cru découvrir des rapports entre les
Cimmériens et les Cimbres. L'Elysée d'Homère exerça une séduc-
tion puissante sur l'esprit des hommes : lorsque les découvertes
géographiques démontrèrent qu'il était une création du poète,
l'imagination populaire le remplaça par les Iles Fortunées et l'At-
lantide.
Homère était né sous le doux ciel de l'Ionie ; ce sont les côtes
occidentales de l'Asie qu'il connaît le mieux. Hors de l'AsieMineure,
la géographie homérique retombe dans le vague. Cependant les
Grecs avaient déjà à cette époque des relations avec les Phéniciens.
Homère parle avec admiration de l'industrie des Sidoniens; nau-
tonniers célèbres , ils passaient également pour des fourbes ha-
biles Ç). En approchant de la Mer Noire, nous entrons de nouveau
dans le domaine des fables. Les Amazones appartiennent encore
à moitié à l'histoire (*); mais le royaume du sage Aétès est hors du
monde réel(^). La Colchide est un pays d'enchantements; le poète
y place le palais du soleil et le théâtre des amours de ce dieu avec
les nombreuses filles de l'Océan.
L'Afrique qui s'ouvre enfin de nos jours aux infatigables voya-
geurs inspirés par la passion de la science, a été l'une des parties
du monde le plus anciennement connues, grâce à la réputation de
sagesse des riverains du Nil. Homère vante leur science médicale;
les Égyptiens possédaient même un secret pour calmer les douleurs
de l'âme," préparation merveilleuse qui chasse la tristesse, le cour-
(1) Odtjss., XI, 13, sqq. — Ukert, Géographie, T. III, 2= Section, p. 360-379.
(2) Odyss., IV, 563, sqq.
(3) Odyss., XV, 415, sq.; XIV, 288, sq. — Comparez le Tome I de mes Études.
(4) Fréret, Observations sur l'histoire des Amazones [Mémoires de V Académie
des Inscriptions, T. XXI, p. 106).— Ukcrt, Géographie der Griechen und Romer,
T. III, 2" Section, p. 579-393.
(53) Odyss., XU, 70.
HELATIONS INTERNATIONALES. SAS
roux el amène l'oubli de tous les maux : celui qui dans sa coupe le
mêle à son breuvage, ne verse point de larmes durant tout le jour,
lors même qu'il perdrait son père ou sa mère, et qu'il verrait de
ses propres yeux son frère ou son fils chéri périr par l'airain » (').
Il n'y avait pas dans l'antiquité une ville plus renommée que Thèbes
« aux cent portes, dont chacune s'ouvrait à deux cents guerriers
avec leurs chevaux et leurs chars » (°). Le reste de l'Afrique est
connu du poète sous le nom de Libye ; mais il n'en sait rien, sinon
que « dans ce pays les béliers jeunes encore ont déjà des cornes,
et que les brebis enfantent trois fois dans l'année »0. L'imagination
des Grecs suppléait à leur ignorance; ils remplirent le midi de
leur mappemonde comme l'occident et le nord par des peuples
fabuleux : tels étaient les Éthiopiens, « les plus sages des hommes,
chez lesquels les dieux aiment à se rendre pour assister à leurs
sacrifices et à leurs festins » (*).
%° -i. Hésiode (5).
Deux ou trois siècles séparent Hésiode d'Homère. Bien que les
notions générales sur la terre n'aient pas changé, le cercle des con-
naissances positives s'est étendu. L'Italie parait dans la Théogo-
nie, mais elle ne porte pas encore le nom sous lequel elle est
devenue immortelle (^). De vagues relations avaient appris aux
Grecs que vis-à-vis du fabuleux Atlas il existait un pays où des
bois d'orangers et de citronniers donnaient aux demeures des hom-
mes un aspect poétique : l'imagination populaire les transforma
en jardins des Hespérides ('). De plus grandes merveilles rem-
fl) Odyss., IV, 23 i, sq.; 220, sqq.
(2) Iliad., IX, 381, sq. — Cf. Odyss., IV, 12G.
(3) Odyss., IV, 83, sq.
(4) Odyss., I, 22, sqfj. — Iliad., I, 423, sqq.
(5) Forbiger, Ilandbuch der altt-n Gcograpliio, T. I, p. 21-23, — lAcrf, Gco-
iiraphie der Griechen und Hômer, T. I, \^<^ Section, p, 30 el suiv.
(6) Theog., 1012, 1014.
(7) r/jeoy., 215, 270,318.
S-iÔ LA GRÈCE.
plissent les poëmes d'Hésiode; d'après //eVof^o^e, le poêle aurait
introduit dans la géographie le plus célèbre des peuples imagi-
naires, les lïyperboréens ('). Leur nom même atteste l'ignorance
des siècles où ils prirent racine dans les croyances; ils habitaient
au nord des monts Riphéens, demeure du vent Borée, si redouté
des Grecs : on croyait que cette position les mettait à l'abri de
ses souffles glacés. C'est de cette contrée bénie du ciel que la Grèce
re(rut, dit-on, le plant d'olivier (^). Le bonheur des habitants était
en harmonie avec leur séjour. Nous n'avons plus les récits d'iïé-
siode, mais Pindare est sans doute l'écho des vieilles traditions,
quand il représente les lïyperboréens « célébrant les fêtes d'Apol-
lon, couronnés de lauriers, au bruit des harpes, aux chants des vier-
ges. Ni la maladie, dit-il, ni la vieillesse, n'approchent de ces hommes
sacrés; ils ne connaissent ni les travaux, ni les combats »('). L'his-
toire de cette race fabuleuse présente autant d'intérêt que les
annales des nations moins heureuses dont l'existence tout entière
se passe au milieu des combats. Les relations des Phocéens avec
l'Espagne ne permirent plus de croire aux jardins des Hespérides,
ni aux peuples qui habitaient au-delà des monts Riphéens; mais
un nouvel espace s'ouvrit à l'imagination, l'immensité des mers;
on assigna aux lïyperboréens une île singulièrement fertile, dont
la situation, vis-à-vis la Celtique, répond à peu près à la Grande
Bretagne C). Ils furent chassés de cetle demeure merveilleuse par
les armes de César; mais la foi dans l'existence de ces hommes
fortunés avait jeté de si profondes racines, que les géographes de
l'empire n'hésitèrent pas à les transporter aux extrémités septen-
lentrionales de la terre. Bien que placé sous le pôle, le pays qu'ils
habitaient, disait-on, était chaud et fertile; religieux observateurs
de la justice, ils coulaient leurs jours au sein des plaisirs ; ils mou-
raient volontairement, rassasiés de bonheur P).
(1) Ilerod., IV, 32. — Ukert, Géographie, T. III, 2" Section, p. 303-406.
(2) Pausan., V, 7, 7. 8.
(3) Pindar., Pyth.,X, 4G, sqq. — Olijmp., III, 28, 55, sqq.
(4) riecat., ap. Diodor., II, 47.
(5) Pompon. Mêla, III, 5. — /'///(., IV, 2(i, 13. On ne peut guère douler de
UEL.VTIONS INTERNATIONALES. 547
Telle est l'histoire des lïyperboréens; les savants se sont long-
temps obstinés à chercher un peuple réel dans ces êtres imagi-
naires ('). La science moderne s'est élevée à des vues plus justes,
tout en se partageant en systèmes divers. Les géographes, et parmi
eux les plus illustres, Voss, Mannert et Ilumboldt, croient que les
traditions sur les lïyperboréens étaient le résultat de découvertes
fîiiles par les navigateurs, auxquelles le goût du merveilleux et la
crédulité donnèrent une forme poétique (-). Nous préférons y voir
avec les mythologues une localisation des croyances sur Tàge d'or
et le paradis terrestre. Les Hyperboréens appartiennent à la philo-
sophie de l'histoire plus qu'à la science géographique. Jamais le
genre humain ne trouvera le bonheur inaltérable que les anciens,
par un juste instinct de la réalité, placèrent dans des lieux inacces-
sibles. Les doctrines qui promettent la félicité dans une vie future
bercent Ihomme d'illusions aussi bien que les poètes anciens qui la
plaçaient à l'origine du genre humain ou chez des peuples fabu-
leux, car la perfection est incompatible avec l'état de créature
dont l'essence est d'être imparfaite. Tout serait-il donc imaginaire
dans les rêves de l'antiquité? Non, il y a l'aspiration à une
destinée meilleure que celle qu'ils avaient sous les yeux. Ce désir
est si profond, si universel, si indestructible, qu'il doit être
une inspiration de Dieu. Seulement au lieu de croire à une per-
fection relative dans le passé, il faut l'attendre des progrès futurs
de l'humanité. C'est un idéal ({ue nous avons devant nous et qui
nous donne la volonté et la force d'améliorer la condition humaine.
Mais quoique l'homme soit perfectible, il restera toujours loin de
la perfection qu'il conçoit. C'est en tenant compte de ces limites
nécessaires que nous pouvons espérer avec les anciens que la nature
sera domptée, que la terre entière sera un jardin des Ilespérides;
que les hommes, inspirés par un vif sentiment de la fratei'nilé,
l'existence de cette nation, ditP//He, car trop d'écrivains rapportent qu'ils étaient
dans l'usage d'envoyer les prémices des fruits dans l'ile de Delos à Apollon.
(I) D'après un savant suédois, les lïyperboréens seraient les seigneurs et les
barons de la Suéde {Malle-Brun, Histoire de la Géographie, livre XII).
('2) Ilumboldt, Examen critique de l'iiisloire do la géographie, T. I, p l!'2. 17! .
o49 LA GRECE.
vivront clans la concorde; que s'ils ne mourront pas rassasiés de
bonheur, du moins la mort cessera d'être un mal, qu'elle ne sera
plus qu'un changement de formes dans une vie sans fin. Considé-
rée sous ce point de vue, la géographie mythique de la Grèce est
un magnifique symbole des destinées futures de l'humanité.
§ III. Les Historiens.
Les premiers essais de l'histoire se confondent pour ainsi dire
avec la géographie; il faut envisager les logograplies sous ce point
de vue pour apprécier leur vrai mérite. Ces modestes conteurs ont
leur importance dans les relations internationales; ce n'est pas
l'exagérer que de prétendre qu'ils contribuèrent à fonder l'unité
humaine. Les logographes firent tous des voyages; dans l'état d'iso-
lement où vivaient les peuples à cette époque reculée, il n'était
guère possible d'écrire la plus simple chronique sans recueillir les
traditions populaires sur les lieux; ces historiens voyageurs ap-
prirent aux habitants des petites cités grecques qu'il y avait un
monde au-delà de leur étroit horizon. On attribue à Denys de
Milet (^) la première description de toute la terre. La même ville
donna naissance à Hécatée, qui peut être considéré comme le père
de la géographie; il visita l'Egypte et même le lointain Occident,
qui était alors pour les Grecs un monde inconnu. Nommons encore
Charon de Lampsaque qui recueillit des notions géographiques sur
l'Ethiopie, la Libye et la Perse; lui-même voyagea au-delà des
colonnes d'Hercule. Hellanicus, contemporain d'Hérodote, forme
la transition entre les logographes et l'histoire proprement dite (').
La gloire d^Hérodote surpassa celle de tous ses prédécesseurs.
Les guerres médiques se liant aux destinées de l'Orient et de
l'Egypte, son histoire devint comme une révélation de la terre con-
nue de son temps. Pour ses contemporains les récits du père de
l'histoire avaient tout l'intérêt de découvertes; la postérité, trompée
(1) 510 avant Jésus-Christ [Forbigcr, Handbuch der altca Géographie, T. 1,
p. 48).
(2) Forbiger, T. 1, p. 59, s.
RELATIONS INTERNATIONALES. 349
par la naïveté du conteur, rejeta longtemps ses relations dans le
domaine des fables: mais à mesure que les voyageurs pénétrèrent
dans les contrées décrites par Tliistorien grec, les faits incroyables
se changèrent en vérités. Son autorité comme géographe mérite
d'autant plus de considération qu'il visita lui-même les pays qu'il
décrit. S'embarquant tantôt avec les marchands de l'Ionie et des
îles voisines, tantôt se joignant à des caravanes, il parcourut une
grande partie de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique (').
Les détails exacts qu'Hérodote donne sur la Grèce continentale,
tels que la description du célèbre défilé des Thermopyles, attestent
quil vit le théâtre de la lutte mémorable des Perses et des Hel-
lènes. Né dans l'Ionie, son esprit curieux l'excita sans doute de
bonne heure à visiter les colonies des Grecs dans les lies et sur le con-
tinent. Un vaisseau cypriote le porta sur les côtes de la Phénicie.
De grandes routes commerciales reliaient l'Asie Mineure et les cités
phéniciennes à l'intérieur de l'Asie : Hérodote se mêla aux mar-
chands ioniens que l'amour des richesses conduisait à Babylone
et à Suse; notre voyageur en rapporta un trésor plus précieux,
la science. Le terme de ses excursions dans l'Orient n'est pas
connu; mais on peut hardiment supposer avec le savant Crcuzer
qu'il pénétra jusque dans la Bactriane et la Médie, et qu'il pour-
suivit jusque dans sa source le cours du torrent qui après avoir
inondé l'Asie, fut arrêté par quelques hommes libres. Les colonies
grecques du Pont-Euxin lui ouvrirent l'accès des pays septentrio-
naux; il parcourut la Russie Méridionale. H put voir à loisir le
midi de Tltalie et la Sicile, puisqu'il s'établit dans la Grande-Grèce,
où il finit ses jours. De tous les pays du inonde ancien, l'Egypte
avait le plus d'attrait pour les Grecs. Le tableau qu'Hérodote trace
de cette terre de merveilles prouve qu'il y fit un long séjour; ses
courses s'étendirent probablement jusqu'à l'extrémité de la vallée
du Nil. H visita également les colons grecs de Cyrène , mais il ne
vit pas Cartilage. Admirons le hardi voyageur qui conversa avec
les prêtres égyptiens, que l'amour de la science conduisit jusque
(1) Real Encyclopëdie der classischen Allcrtiiitmswissenschaft, T. IIF, p. 1243
et suiv. {Creuzer).
350 LA GRÈCE.
tlans le lointain Orient, et qui se hasarda au milieu des Barbares
pour surprendre leurs usages. Mais les travaux d'un homme isolé
ne pouvaient pas suppléer à la rareté ou à l'absence de commujii-
calions entre les peuples : une grande partie des trois continents
resta inconnue à Hérodote.
L'Orient finit pour lui à l'Inde : c'est, dit-il, la dernière con-
trée habitée à l'est ('). Il donna le premier des notions exactes
sur les Scythes. Ces Nomades habitaient depuis l'Ister jusqu'au
Tanaïs ; invincibles chez eux, ils portèrent plus d'une fois la terreur
dans les riches vallées de l'Euphrate et du Tigre. Chose singulière,
le père de l'histoire, dont on a longtemps suspecté la véracité, est
le moins crédule des géographes anciens. Il raconte sur la foi
d'une tribu scythique que dans le Nord habitent les Aegipodes,
hommes aux pieds de chèvre, mais, dit-il, cela ne me parait pas
croyable. Il rapporte la fable des Arimaspes enlevant l'or aux gry-
phons, en ajoutant cette sage réserve : « qu'il y ait des hommes qui
naissent avec un œil seulement, et qui, dans tout le reste, res-
semblent parfaitement aux autres hommes, c'est une de ces choses
que je ne puis me persuader »(-). Le nom d'Italie se trouve pour la
première fois dans Hérodote, mais il désigne seulement la Grande-
Grèce ; le nord est le domaine des Étrusques; la future maîtresse
du monde est encore inconnue.
L'Occidenteslla partie du globe sur laquelle Hérodote a le moins
de connaissances; le peu qu'il en dit prouve que l'Espagne, les
Gaules et les îles du nord étaient toujours couvertes de ténèbres.
Cependantles colonnes d'Hercule ne limitaientplus l'Europe; les Sa-
miens les avaient dépassées. Le nom des Pyrénées pénétra chez les
Grecs, mais par une étrange confusion, la tradition les trans-
forma en vtUe (^). Hérodote avoue qu'on ignorait si l'Europe était
environnée de la mer à l'est et au nord. Il ne sait rien de certain
sur ses extrémités occidentales. On lui avait dit que l'ambre venait
d'un fleuve nommé Eridan qui se jetait dans la mer du Nord ; mais
(1) Ilerod., III, 100, !).S;IV, iO.
(2) Ilerod., IV, 23; III, 110.
(3) Herod., II, 33.
lU'.LATIONS INTERNATIONALES. 551
il ne comprend pas comment les Barbares auraient donné un nom
grec à une rivière. Il déclare qu'après s"étre beaucoup enquis , il
n'a trouvé personne qui ait vu la mer qu'on place dans cette région
de TKurope (').
L'Afrique est encore aujourd'bui une terre inconnue. Les notions
qu'Hérodote en donne, quoiqu'incomplètes, étonnent par leur éten-
due et leur exacliludc. L'Egypte est décrite avec clarté. En com-
parant le récit de l'historien grec sur la marche des caravanes avec
celui des voyageurs modernes, le savant Heeren a pu rétablir les
communications qui existaient il y a des milliers d'années entre les
populations africaines. A l'occasion des sources du Nil, le père de
l'histoire raconte un voyage qui mérite d'être mentionn^î dans des
recherches sur les relations internationales. Les Nasamons habitaient
au bord du grand désert. L'esprit d'aventure poussa des jeunes
gens appartenant aux familles les plus puissantes à reconnaître
lintérieur de la Libye; ils se faisaient une gloire d'y pénétrer plus
avant qu'on ne l'avait osé jusqu'alors. Après avoir traversé de
vastes solitudes, ils aperçurent enfin des arbres dans une plaine ;
pendant qu'ils mangeaient de leurs fruits, ils furent surpris par
de petits hommes qui les emmenèrent par force. Les Nasamons
n'entendaient pas leur langue et ces petits hommes ne comprenaient
1 ien à celle des Nasamons. On les conduisit par des lieux maréca-
geux; ils arrivèrent ensuite à une ville dont tous les habitants étaient
noirs. Une grande rivière, dans laquelle il y avait des crocodiles,
coulait le long de la ville de l'ouest à l'est ('). Hérodote croyait
que ce fleuve était le Nil ; les savants modernes l'ont pris pour le
Niger. Ainsi dés la plus haute antiquité la passion des découvertes
agita les hommes; la Providence excitait les Barbares comme les
peuples civilisés à abandonner leurs foyers pour s'enquérir de la
terre habitable; divine curiosité qui, en complétant la connaissance
du globe, ajoute tous les jours un nouvel anneau à la chaîne (jui
relie les hommes cl prépare de loin leur future association.
(1) Herod., IV, i-i; 111, llli.
(2) Ilerod., 11 , 3i.
552 I.A GRÈCE.
!V" 2. Ctésins.
Les grands maîtres de l'art historique qui suivent Hérodote n'ont
qu'un intérêt secondaire pour l'histoire de la géographie; leur sujet,
borné à un espace assez restreint , ne les sollicitait pas à embrasser
la terre entière dans leurs récits. Cependant les ténèbres qui cou-
vraient l'Occident disparaissaient insensiblement. Sci/lax, contem-
porain de Philippe de Macédoine, connaît un grand nombre de
villes sur les côtes de la iMéditerranée. Marseille brillait déjà dans
les Gaules. Le premier parmi les Grecs, Scylax prononça le nom
encore obscur de Rome (').
L'Orient allait être éclairé d'une lumière nouvelle par les con-
quêtes d'un héros civilisateur. Avant l'expédition d'Alexandre, l'Inde
était pour la Grèce un pays de fables. Hérodote en avait parlé
d'après les relations persanes. Un autre historien semblait réunir
toutes les qualités pour faire connaître l'Orient aux Grecs. Né en
Asie, Ctésias fut appelé comme médecin à la cour des rois de
Perse et y passa dix-sept années : il composa un grand ouvrage
historique puisé aux sources olTicielles qu'il était en position de
consulter. Mais on sait dans quel esprit les Orientaux écrivent
l'histoire; les faits les plus simples prennent des proportions gigan-
tesques et la réalité disparaît dans la fiction. Telle est aussi la
couleur de la description que Ctésias fit de l'Inde. 11 ne nous en
reste que quelques fragments, et au premier aspect ils justifient
la réprobation qui a longtemps frappé leur auteur. C'est un ta-
bleau imaginaire d'un pays de merveilles^.
Nous passons sous silence les êtres fabuleux du monde phy-
sique; la population de l'Inde, qui d'après Ctésias surpasse celle
du reste de la terre, oITre assez de détails miraculeux. La nation
des pygmées est une des plus intéressantes créations de l'imagina-
tion orientale. Ils sont Indiens de race; les plus grands n'ont que
deux coudées, la plupart n'en ont qu'une et demie; leur chevelure
(t) Malte-Brun, Histoire de la Géographie, livre IV. — Forbiger, Ilandbuch
der alten Géographie, T. I, p. 1 13, ss., 123, ss.
(2) Lassen, Indische Altcrthumskunde, T. II, 2, p. G36-660.
J
TxELATIONS INTERNATIONALES. 353
et leur barbe sont plus longues que celles des autres hommes et
leur tiennent lieu de vêtement; les animaux dont ils se servent
répondent à leur taille; les chevaux et toutes les bêtes de charge
ont la grandeur de nos moutons. N'allez pas douter de la vérité
de cette description ; Thistorien grec vous assurera que le roi des
Indiens a trois mille pygmées à son service. Les montagnes de
rinde renferment des merveilles d'un autre genre : il s'y trouve
une nation de 50,000 âmes chez laquelle les hommes naissent avec
de très-belles dents; ils ont huit doigts aux mains et aux pieds;
leurs oreilles sont si longues qu'elles se touchent l'une l'autre et
qu'ils s'en enveloppent le dos et le bras jusqu'au coude. Puis il y a
les Monocoles, qui, quoique n'ayant qu'une jambe, sautent avec une
agilité extrême; on les nomme aussi Sciapodes, parce que dans
les fortes chaleurs, couchés par terre sur le dos, ils se défendent du
soleil par l'ombre de leur pied (').
Pour juger l'ouvrage de Ctésias, il ne faut pas perdre de vue
qu'il ne lit que recueillir les traditions des Perses sur l'Inde : l'ima-
gination orientale, exallant et dépassant la richesse de la nature,
donna naissance à des récits tels que Ctésias en rapporte. Ces
êtres fabuleux avaient une existence véritable dans les croyan-
ces populaires; ils Ggurent dans les livres sacrés des Indiens et
dans leurs poëmes (■-]. Les anciens se faisaient une fausse idée de
la puissance de la nature dont ils n'avaient pas pénétré les secrets;
ils ne doutaient pas de la réalité de ces créatures monstrueuses;
nous les retrouverons dans les récits des compagnons d'Alexandre
et jusque dans les ouvrages des derniers géographes de l'anti-
quité.
L'Inde était réellement la terre des merveilles; mais ce qu'elle
avait de plus merveilleux, c'était le caractère singulier du peuple, la
conception qu'il se faisait de la vie, sa littérature, sa philosophie ,
{]) Clesias,lnd.,i\,3\. — Plin.,U.^.,\U, 'l, l(i.
(2) Zeitschrifl fur die Kunde des MoigenlainiL's, T. II, p. 'lU-O'J. —Von Ihltlcn,
Das allé Imlieii. T. I , p. 2G4. — Quelques-unes de ta'.s traditions fabuleuses ont
un fond historique : telle est la fable des fourmis (jui elierclient l'or (liillcr,
Asien, T. II, p. GIJS-GGO. — Lassen, Ind. Allerlb., T. 1, p. 8i!l).
^>7,
5o4 LA GHÈCE.
sa religion. Ctésias n'apprit-il rien à ses compatriotes sur un sujet
qui aurait eu tant d'intérêt pour eux? Nous savons qu'il parlait des
usages et des lois des Indiens, il louait leur justice et leur mépris
de la mort. Ce dernier point touchait à l'essence de la sagesse in-
dienne. Malheureusement l'ouvrage de Ctésias ne nous est pas par-
venu; nous n'en avons que des extraits faits par le patriarche
Photius au neuvième siècle de notre ère, et le compilateur trouva
bon de laisser de côté tout ce qui pouvait intéresser la postérité.
§ IV. Les Voyageurs,
xo 1. Pythéas.
Pytliéasest le premier navigateur grec dont le nom soit parvenu
à la postérité. Ses voyages étaient déjà dans l'antiquité l'objet de
jugements contradictoires. Polyhe dit que si Mercure alTirmait
avoir parcouru le Nord jusqu'aux confins du monde, il n'ajoute-
rait pas foi à ses paroles; comment croire qu'un mortel ait exé-
cuté un pareil voyage (^)? Strabon l'accuse ouvertement de men-
songe (^), laïuWs qu'Eratosthène {^) el Hipparr/iie (*) lui accordent
une grande confiance. Ce dissentiment continue parmi les géo-
graphes. Les uns traitent Pythéas de charlatan et disent qu'il abusa
étrangement de la maxime : a beau tnentir qui vient de loin{^).
D'autres le placent au rang des Gama, des Colomb, des Magel-
lans, « espèce de conquérants plus dignes de vivre dans la mé-
moire des hommes que les Sésostris et les Alexandre » C'). La
science moderne s'est prononcée pour Pythéas ; elle a su distinguer
(!) Pohjb., XXXIY, 3,7.9.
(2) Strab., lib. I, in fine : àv/;p •^ey^-j'iTraro:.
(3) Po/y/>.,XXXIV,5, 8.
(4) Ifipparch., Astron. Inst., p. 232.
(5) Gosselin, Recherches sur la géographie des anciens,!. IV, p. 180. — Bayle,
au mot Pythéas.
(6) Bougainville, Mémoire sur io vie et les ouvrages de Pythéas , dans les
Mcmoircsde l'Académie des Inscriptio7is, T. XIX, p. 140-165.
RELATIONS INTERNATIONALES. OOÎi
ce qu'il y a de rôel dans ses découvertes, des Iradilions fabuleuses
qui s'y trouvent mêlées (').
L'époque à laquelle Pythéas fit ses voyages n'est pas connue ; on
sait seulement, d'après les recherches de Boiigainville, qu'il vécut
peu de temps avant Aristote ('). Sa navigation parait avoir eu un
but commercil; peut-être la république de Marseille ravail-clle
chargé d'une expédition dans les mers du nord où les marchands
phéniciens faisaient un commerce si lucratif avec les Barbares.
Pythéas longea les côtes de l'Espagne et des Gaules; puis se diri-
geant vers l'est, il aborda sur les côtes orientales de l'Anglelerre ;
si nous en croyons son détracteur Strabon, le uavigaleur mar-
seillais aurait prétendu avoir fait le tour de l'ile; il est certain qu'on
lui doit les premières notions sur la Bretagne. Naviguant toujours
vers le nord, il parvint jusqu'à la Mer Glaciale. C'est dans ces
parages lointains qu'il découvrit l'iie de Thulé, dernière limite des
connaissances des anciens dans le nord-ouest de l'Europe, et
célèbre par les interprétations diverses auxquelles sa position
incertaine a donné lieu ; les uns l'ont prise pour l'Islande ('),
d'autres pour la Norwège méridionale ou la côte occidentale du
Jutland('). Le hardi marin revint par la mer du nord, mais cette
seconde partie de son expédition présente aulanl de dilTIicuIlés que
la première ( ).
La relation que Pythéas écrivit de ses voyages ne nous est pas
parvenue. Polybe y trouva des choses fabuleuses qui lui inspirèrent
(1) Malle-Brun, Histoire de la séopraphie, livre VI. — Pardessus, Collection
des lois marilimes. Introduction, p. XXXV, ss. — Lelewcl, l^ylliéas de Marseille.
— liessell, i'ylheas \on Massilien il8o8).
(2) nougainville. Mémoire, p. 148.
(3) Z)'.lnri7/e dit (]iie l'Islande est restée inconnue des anciens, que les pre-
mières traces de son existence se trouvent dans un di|)lônie de Louis le fJéhon-
nairede l'an 883 {Mémoires de l'Académie des Inscriptions-, T. XXXVII. p. '130-
f|■'^2).—Dessell, dans sa monographie sur l'ytliéas, diap. Il, cher('Iie ;i établir que
Thulé ne peut être que l'Ile d'Islande.
(4) Malle-Brun, Histoire de la géograi)hie, livre VI. — Lelciccl prend Thulé
pour les lies Shetland (p. 34) .
(5) Forbirjer, T. 1, p. 149. — BoiKjainviUe croit que Pylliéas fil deux voyages
diflércnls, l'un au nord, l'autre au nord-est de l'Kurope (Mémoire, p. 151).
.TiO LA r.RÈCE.
une prévention mal fondée contre railleur. Telle est la fameuse
description des régions glaciales : « Il n'y existe ni terre, ni mer,
ni air; on n'y trouve qu'une espèce de concrétion de ces élé-
ments, semblable au poumon marin, matière qui enveloppant de
tous côtés la terre, la mer, toutes les parties de l'univers, en est
comme le lien commun et au travers de laquelle on ne saurait navi-
guer, ni marcher» ('). Il est difficile de croire que ce récit émane
du même homme qui le premier des anciens devina la véritable
théorie des marées, et dont les observations astronomiques ont été
reconnues exactes par Cassini (-). Après tout, Pythéas était Grec
et voyageur; à ce double litre il est excusable d'a\oir mêlé quelques
fables à beaucoup de vérités; il n'en mérite pas moins une place
éminenle dans l'histoire des découvertes géographiques et des rela-
tions internationales : celui qui, seul de l'antiquité, s'avança jusque
dans les mers du nord, doit être placé à côté de Colomb et de
Gama, plutôt que parmi les imposteurs.
I\'o 3. l,cs voyagos de elécoii verte d'Alexandre.
Quinte-Curce dit qu'Alexandre ne voulait conquérir le monde
que pour le livrer à la connaissance du genre humain. Le héros
grec ne contribua pas seulement aux progrès de la science géogra-
phique par ses conquêtes (^) ; son génie universel embrassait les
sciences aussi bien que la guerre, la politique et le commerce; de
même que le grand conquérant du dix-neuvième siècle, il se fit
suivre dans son expédition par les hommes les plus savants de la
Grèce (*). Désirant établir des rapports entre l'Inde et son vaste
('I) roUjh., XXXlV, 5, 3, sqq.
(2) Ukert (Géographie, T, I, 2e Section, p. 309) dit avec raison qu'on ne peut
condamner Pytliéas sur le témoignage d'auteurs qui lui paraissent hostiles.
(3) Humholdt dit que les guerres d'Alexandre doublèrent les connaissances
géographiques des Grecs (Cosmos, T. II, p. 184, traduct. fr.).
(4) ForbUjer, T. I, p. 139. — Humholdt (Cosmos, p. '190, -191) dit que l'expédi-
tion macédonienne peut être a bon droit considérée comme une expédition scien-
tifique. Alexandre est le premier conquérant qui se soit fait accompagner de
naturalistes, de géomètres, d'historiens, de philosophes et d'artistes.
RELATIONS INTERNAI lONALES. 357
empire, 11 résolut d'explorer les mers depuis rcmbouchure de l'In-
dus jusqu'au fond du golfe persique. C'était une entreprise gignii-
lesque pour son époque. Alexandre lui-même hésita, lui qui ne
reculait devant aucun obstacle; il craignait la perte de la flotte et
la tache inelTaçahle qui en rejaillirait sur son nom; cependant
rainhilion de faire des choses grandes et inouïes l'emporta (').
La navigation jusqu'aux bouches de l'Indus ressembla déjà à un
voyage de long cours. Aspirant à toutes les gloires, Alexandre
voulut lui-même descendre le fleuve ('). Comme les guides lui man-
quaient, dit son historien, il s'exposa, avec tant de braves gens,
à la merci d'un élément inconnu. Les marins allaient à l'aventure,
sans savoir quelle route ils tenaient, ni combien la mer était loin
de là, ni quels peuples habitaient les côtes, si l'embouchure était
navigable et quels vaisseaux elle portait; leur seule consolation
dans une entreprise si téméraire était le continuel bonheur du roi.
Ils avaient déjà fait quatre cents stades, quand les pilotes dirent à
Alexandre qu'ils commençaient à sentir l'air de la mer. A cette nou-
velle, tressaillant de joie, il encouragea les matelots à ramer de toutes
leurs forces, et représenta à ses soldats qu'ils étaient à la fin de
leurs travaux, et au comble de leur gloire, que maîtres de l'univers
ils verraient bientôt des choses qui n'étaient connues qu'aux dieux
immortels. xMais le plus périlleux de l'entreprise restait à tenter,
la navigation sur l'Océan indien. Alexandre ne savait à qui confier
le commandement de la flotte, pour rassurer l'équipage qui se
croyait voué à une mort certaine. Néarque ofl"rit ses services; le roi
commença par les refuser, n'osant pas exposer un de ses amis à
tant de dangers; il finit par céder aux instances du marin. Matelots
et soldats se réjouirent de ce choix; des sacrifices et des dons ma-
gnifiques faits à tous le dieux de la mer, mais surtout l'étoile
d'Alexandre leur rendirent le courage. Après un voyage de sept
mois le long des côtes, Néarque conduisit heureusement la floKe
dans l'Luphrale. Déjà Alexandre avail désespéré de son retour; il
ne reçut qu'avec défiance les premiers bruits de son débarciuemcnl;
(I) Airian., Indu:., 20.
(-1) Id., 18,19. — (jKint. Curt., I.\, 9.
ôo8
L.V GRECE.
quand la nouvelle se confirma , il jura par les grands dieux qu'elle
lui causait plus de joie que la conquête de TAsie tout entière. Des
jeux furent célébrés pour fêter cet heureux événement; Néarque
en fut le héros; toute l'armée lui prodigua des témoignages d'ad-
miration; le vainqueur de l'Orient l'honora d'une couronne d'or(').
L'entreprise qui parut téméraire à Alexandre est aujourd'hui un
voyage facile, mais il faut nous rappeler que la navigation était
dans l'enfance. Les Grecs n'avaient pas encore franchi les bornes
de la Méditerranée; ils observèrent pour la première fois le phéno-
mène du flux et du rellux à l'embouchure de l'Indus. Quinte-Curce
nous apprend quelles terreurs l'armée éprouva à cette occasion; en
voyant la mer enfler tout-à-coup et inonder les campagnes, les sol-
dats s'imaginaient qu'ils allaient être engloutis, parce que les dieux
irrités voulaient les punir de leur témérité (^).
L'expédition de Néarque ne remplit pas le but que le vainqueur
de l'Asie s'était proposé, celui d'établir une communication mari-
time entre l'Orient et l'Occident. Sous les successeurs d'Alexandre,
la roule que l'amiral avait parcourue fut abandonnée, à ce qu'il
parait, ou peu pratiquée. Les conquêtes des Grecs dans l'Inde
n'eurent rien de définitif; elles ne donnèrent qu'une connaissance
vague de ces contrées lointaines. Tel est le sort de toutes les décou-
vertes. L'Amérique resta pendant des siècles le séjour de peuples
imaginaires ; il en fut de même de l'Inde. Strabon se plaint amère-
ment des fables que les compagnons d'Ale^xandre mêlèrent à leurs
récits; il les accuse de mensonge, et l'on doit avouer que le reproche
est parfois mérité (^). Un des généraux macédoniens, Cratès, écri-
vit à sa mère que le roi avait pénétré jusqu'au Gange; il déclare
avoir vu le lleuve sacré, il en fait une description détaillée, et
cependant l'armée ne dépassa point l'Indus! Les hommes les plus
éminents, l'amiral Onésicrite, Néarque lui-même, cédèrent au pen-
\chant irrésistible de raconter des choses extraordinaires de cet
Orient dans lequel la Grèce aimait à voir un pays de merveilles (*).
(i) Arrian.Jnàic, 20, 21, 34, 35, 36, 42.
(2) Q. Curt., IX, 9. — Arrian., Exped. Alex., VI, 19.
(3) Slrab., lib. XV, p. 471; lib. II, p. 48.
(4) Slrab., lib. XV. p. 483.. 480.
RELATIONS INTERNATIONALES. 5S&
Toutefois il ne faut pas trop déprécier ces premières relations
sur riutlc. Un juge très-compétent, le savant orientaliste Lasscu
dit que les récits de Néarque se distinguent par leur exactitude (').
Straho}i n'a pas considéré que les compagnons d'Alexandre, dont
il nous reste des écrits, étaient la plupart des soldats, auxquels il
restait peu de loisir pour observer les hommes et les choses, au mi-
lieu de la guerre dillicile qu'ils avaient à soutenir contre les In-
diens. On doit admirer ce qu'ils ont appris comme en courant plu-
tôt que de les critiquer avec aigreur. Leurs observations ne por-
tent pas seulement sur l'état physique du pays, mais aussi sur les
usages des habitants. Ce qui les frappa surtout, ce furent les soli-
taires brahmanes, et leurs rudes mortifications. Ils trouvèrent les
uns se tenant sur un pied, et portant dans les mains une espèce de
poutre, d'autres couchés par terre, le dos couvert de pierres et
exposés tout nus au soleil et à la pluie (^). Quel abîme entre les
deux branches de la race aryenne, les Indiens et les Hellènes! A en
juger par leurs rapports, les Grecs ne se scandalisèrent pas trop
de ces extravagances, mais aussi ils ne furent guère tentés de les
imiter. Il fallut qu'une religion nouvelle, spiritualiste à l'excès, vînt
prêcher le mépris du corps , pour que les anachorètes chrétiens se
soumissent à des tortures volontaires, ainsi que les vànaprasthas de
l'Inde. Heureusement que les populations européennes n'étaient
pas disposés à pratiquer ces saintes folies, sans cela l'Europe serait
devenue la copie de l'Inde brahmanique.
X" 3. VoyagCN soiiM Icm MiictresseurN tl'AlexuiiiIrt'-
1. Les Sclciicidcs. Mcyaulhi'ne.
Bien que les successeurs d'Alexandre n'eussent pas les grandes
vues de leur maître, l'intérêt de leur ambition les poussa à
continuer la politique commerciale dont le héros grec avait pris
l'initiative. L'exi)loration de l'Orient fut poursuivie, tanlôl par des
navigateurs, tanlùl par des ambassades. Echdmvtc, amiral de Cas-
{\] Aasse/i, Ind. Allortb., T. 11,2, p. G87.
(2) XearcU., fragm. 11, p. 01, B. — Otiesicrili \ii\{:\\\. 10. j). ol, A.
360 lA GRÈCE.
sandre, découvrit plusieurs îles dans l'Océan méridional; mais ses
rapports trouvèrent peu de foi ; Strabon le range parmi les impos-
teurs ('). Nous avons dit que des relations intimes s'établirent entre
les premiers Séleucides et les rois de l'Inde; pour entretenir ce com-
merce d'amitié, Séleucus envoya un ambassadeur auprès de San-
drocottus. Mé(jasthène séjourna pendant plusieurs années à Pali-
bothra, la célèbre capitale des Prasiens, située sur les bords du
Gange; il fut peut-être le premier Européen qui vit le fleuve sacré.
Mégastbène publia une relation fort étendue de l'Inde; c'est dans
ses écrits que les auteurs anciens ont puisé ce qu'ils rapportent de
cette contrée célèbre et de ses habitants, mais l'amour du merveil-
leux, inné à l'Orient, semble gagner même les diplomates. Mégas-
tbène ne sut pas échapper à cet écueil : aux contes débités par
Ctésias il en ajoute de plus incroyables encore, et cependant il écrit
comme témoin oculaire. Ici sont des peuples qui n'ont qu'un œil,
sans bouche, sans nez, avec de longs pieds et des orteils tournés
en dedans ; là sont des hommes sauvages avec des tètes en forme
de coin. L'imagination orientale enfantait aussi des êtres plus gra-
cieux. La nation des Astomes s'habille avec le duvet des feuilles;
elle ne vit que du parfum des racines et des fleurs: une odeur un
peu forte tue ces créatures aériennes (-).
Nous donnerions une très-fausse idée de Mégastbène, si nous
nous en tenions aux récits fabuleux qu'il s'est plù à rapporter :
il n'a eu qu'un tort, c'est de prêter une oreille trop complai-
sante aux brahmanes sur l'autorité desquels il écrit. Mais il y a
autre chose dans son ouvrage que des fables : il traite de la géogra-
phie et de l'histoire de l'Inde, de ses habitants, de leurs lois et de
leurs mœurs, de l'institution des castes et spécialement des brah-
manes et de leur doctrine, enfin de l'organisation politique du
pays. Lassen a soumis les relations de l'ambassadeur grec à une
critique sévère, et il les a presque toujours trouvées en harmonie
avec les sources sanscrites [^). Mégastbène explique les devoirs des
(1) Forbiger, T. I, p. 156. — Slrab., lib. I, p. 32, 71.
[2) Strab., XV, p. 485. — Plin., Vil, 2, 18.
(.3) Lassen, Ind. Altcrih., T. II, 2. p. CC3-727.
1
HELATIONS INTERNATIONALES. 561
brahmanes jusque dans les moindres détails, comme s'il avait lu
leurs livres sacres, 11 expose le principe de leur sagesse trop van-
tée : de même que les vrais disciples du Christ, ils considéraient
la vie actuelle comme une charge, dont il leur tardait de se débar-
rasser: ils croyaient, comme les chrétiens que la vie véritable com-
mençait à la mort, mais plus logiques qu'eux, ils professaient un
profond mépris pour toute espèce d'activité : autant valait, disaient-
ils, prendre au sérieux les vaines agitations de nos rêves. Les Grecs
au contraire, doués d'un admirable sens de la réalité, crurent que
c'était le monde futur tel que les Indiens le concevaient qui était
un monde imaginaire et que la vie véritable était celle que les con-
ditions matérielles de notre existence nous font sur cette terre; ce
qui ne les empêcha pas de cultiver le bon et le beau. Grâce à
ces larges dispositions de leur génie, ils devinrent le peuple
civilisateur par excellence, tandis que les Indiens restèrent cour-
bés sous le despotisme intellectuel et moral de la caste sacer-
dotale.
Après la mort de Sandrocottus, Séleucus envoya une nouvelle
ambassade à son successeur. Déimaque résida également à Palibo-
thra; il publia une description de l'Inde qui, d'après Strabon,
renchérit sur les traditions fabuleuses rapportées par les autres
écrivains ('). L'illustre géographe est sévère jusqu'à l'injustice dans
ses jugements sur les voyageurs grecs. Leurs rapports sont en géné-
ral exacts. Il ne s'y trouve qu'une lacune que Strabon ne soupçon-
nait pas, bien qu'elle soit aussi considérable que singulière. Com-
prend-on que des ambassadeurs grecs aient séjourné pendant
plusieurs années dans l'Inde brahmanique et qu'ils aient néan-
moins ignoré l'existence de la littérature sanscrite (jui était dès lors
la plus riche de l'antiquité? L'on ne peut s'expliquer ce fait que
par la circonstance que la littérature indienne est essentiellement
sacerdotale ; elle est comme le privilège d'une caste. Or, les brah-
manes nourrissaient un superbe dédain i)our les mlctclias, ils au-
raient considéré comme une souillure, d'initier un étranger à leur
science sacrée. Telle est la funeste influence de l'esprit Ihéocratique.
(I) ^trab., II].. Il, p. 48.
oC2 LA GRÈCE.
La liltéralure de la Grèce est devenue le domaine commun de l'iiu-
nianité, taudis que les trésors d'imagination et de philosophie des
Indiens sont restés cachés au monde jusqu'à nos jours.
il. Les Ptolcmécs. Eudore.
Les Ptolémées avaient le génie commercial à un plus haut degré
que les Séleucides; la situation de l'Egypte leur inspira l'ambition
d'étendre leurs relations avec l'Afrique et avec l'Asie. Plolémée
Philadelphe chargea son amiral TimosUièue de remonter le Nil et
d'explorer ou de soumettre la Nubie et les terres qui bordent ce
fleuve. Ses officiers pénétrèrent les uns au midi, les autres à l'ouest,
dans des contrées restées inconnues aux voyageurs modernes :
ses flottes côtoyèrent l'Afrique occidentale, et y fondèrent un grand
nombre d'établissements. Philadelphe s'occupa aussi du commerce
maritime de l'Egypte avec l'Inde et avec les autres pays situés dans
les mers orientales. C'est aux expéditions dirigées par les Ptolémées
que les anciens durent leurs connaissances sur le golfe arabique et
l'Océan indien ; de là datent aussi les noms grecs que l'on est étonné
de trouver sur ces plages. De même que les navigateurs modernes,
les amiraux des rois égyptiens se plaisaient à transporter les sou-
venirs de la patrie dans les terres étrangères; ils donnaient aux
pays qu'ils découvraient les noms de leurs souverains ou de leurs
compagnons. Les îles de Dioscoride, à'Agathoclès, de Timagène,
nous ont peut-être conservé les noms de hardis navigateurs, depuis
longtemps oubliés, mais qui furent aussi célèbres dans le siècle où
ils vécurent que nos Cook, nos Bougainville, nos La Pérouse(').
Les historiens ne nous fournissent aucun renseignement sur ces
voyages; un seul nom a échappé à l'oubli, encore sa mémoire est-
elle obscurcie par des traditions évidemment fausses. Eudoxe a été
le plus intrépide des voyageurs anciens. C'était un de ces hommes
enthousiastes de découvertes, qui poursuivent leur but à travers
tous les obstacles; il ne lui manqua que la boussole pour devenir
le Colomb de l'antiquité. La réputation des Ptolémées l'attira en
(1) Saint-Martin, dans la Bioijraphie Unicers., au mot Ptolvnice, p. 203-205.
RELATIONS INTERNATIONALES. 565
Kgyple. Vers le même temps , les garde-côtes du golfe arabique
amenèrent au roi un Indien qu'ils avaient trouvé, disaient-ils, seul
et à demi mort dans un navire; ils n'avaient pu savoir d'où il venait?
parce qu'ils n'entendaient pas son langage. Quand on eut appris
un peu de grec au naufragé, il raconta qu'ayant mis à la voile de
la côte de l'Inde, il s'était égaré, et avait abordé en Afrique, après
avoir perdu tous ses compagnons; il promit que si l'on voulait le
renvoyer, il montrerait le chemin des Indes aux pilotes. Eudoxe,
heureux de cette bonne fortune, fit plusieurs voyages. Dans l'une
de ses expéditions il vit les restes d'un vaisseau qui, au dire des
habitants, avait appartenu à des gens venus de l'Occident. De retour
en Egypte, il fut dépouillé de tout ce qu'il avait de choses rares et
précieuses; mais ce qui intéressait le plus le passionné navigateur,
c'était le bec d'une proue de navire qu'il avait emporté. A force de
recherches, il acquit la certitude que ce débris venait d'un vaisseau
de Gadès qui s'était aventuré sur les côtes occidentales de l'Afrique;
bâtiment et passagers avaient péri. Eudoxe ne douta plus qu'il ne
fût possible de faire par mer le tour de l'Afrique : dès lors il n'eut
qu'une pensée, celle d'entreprendre cette périlleuse navigation.
Ayant réalisé tout son avoir, il parcourut les côtes de la Méditer-
ranée jusqu'à Gadès, annonçant partout son projet, recueillant
des fonds, au moyen desquels il arma des navires et fit voile pour
l'Inde. Les vents le favorisèrent d'abord; puis les obstacles et peut-
être la résistance de son équipage l'obligèrent à revenir sur ses pas.
Arrivé en Mauritanie, l'infatigable voyageur engagea le roi à envoyer
une flotte vers les lieux d'où il venait; mais les conseillers du prince
africain, craignant d'ouvrir leur pays aux étrangers, voulaient,
sous prétexte de charger le navigateur grec de l'exécution de ses
plans, l'abandonner dans quelque île déserte. Obligé de fuir,
Eudoxe regagna l'Espagne; il parvint à armer de nouveaux bâti-
ments et prit toutes les mesures pour mener son entreprise à bonne
lin. Le résultat de cette dernière expédition ne nous est i)as connu;
l'intrépide marin aura trouvé la mort dans une navigation qui
dépassait les forces de l'antiquité (').
(I) Strub., lil». Il, p. 07, sij(|.
364- LA GRÈCE.
Slrabon ne voit dans ce récit qu'un conte inventé par PositZonn<«,
ou répété par lui sur la foi de ceux qui l'avaient forgé. Gosselin,
renchérissant sur l'écrivain grec, représente Eudoxe comme un
imposteur, parce qu'un historien latin donne sur ses courses des
détails qui dilTèrent de ceux de Posidonius ('). Aujourd'hui les
voyages dEudoxe ne sont plus contestés. Il serait injuste de rendre
les navigateurs responsables des traditions fabuleuses qui se for-
ment et se propagent d'autant plus facilement que leurs entreprises
sont plus extraordinaires (-). Mais le génie et l'audace d'un homme
ne pouvaient lutter avec les difficultés qui naissaient de l'imperfec-
tion de la navigation. Les relations de l'Egypte avec l'Orient
devaient encore être bien rares, puisqu'un voyage direct vers l'Inde
parut une expédition hasardeuse. Eudoxe échoua, et sa mémoire
devint, comme celle de Pythéas, la proie des fables. C'est un devoir
pour la science de les réhabiliter : ces premiers marins méritent
notre admiration à un plus haut degré que leurs heureux succes-
seurs, pnrce qu'ils ont eu de plus grands obslacles à vaincre. Leurs
efforts héroïques mais inutiles attestent tout ensemble la puissance
de l'esprit humain et la lenteur de ses progrès. L'antiquité n'était
pas destinée à faire de grandes découvertes maritimes; cette mis-
sion est réservée à un âge où l'esprit commercial , s'unissant au
goût des aventures et aidé de la boussole, aura assez de force pour
permettre aux hommes de braver l'immensité des mers.
(1) Gosseîin, Recherches sur la géographie des anciens, T. I, p. 217.
(2) Heeren, De India Grœcis cognita [Comment. Soc. Goetling., T. X, p. UO).
— Saint-Martin, dans la Biographie Universelle, au mot Ptolémée, p. 234. —
Malte-Brun., Histoire de la géographie, livre IX. — Huot, Notes sur Pomponius
Mêla (107).
-^■^^^\r\J\pj\j\r-
LIVRE SEPTIÈME.
CHAPITRE I.
INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE GRECQUE SUR L'HUMANITÉ.
La littérature grecque a joui d'une fortune singulière : les plus
magnifiques éloges lui ont été prodigués par les partis les plus op-
posés, les plus hostiles. Qui croirait que les Pères de l'Eglise sont
d'accord avec le dix-huitième siècle pour célébrer la philosophie de
la Grèce? Les disciples du Christ étaient peu portés à louer la sa-
gesse humaine qui à leurs yeux n'est que folie. Toutefois un des
plus illustres penseurs du christianisme naissant proclame que
la philosophie grecque est un don de la Pro\idence ('); saint Clé-
ment d'Alexandrie la met sur la même ligne que la révélation faite
aux Hébreux : « Dans les desseins de Dieu, dil-il, la philosophie
prépara les Gentils à l'Evangile, comme la loi de 3Ioïsc y prépara
les Juifs »(-). Plus larges dans leurs aspirations que les chrétiens,
les libres penseurs glorifient toutes les manifestations du génie hel-
lénique. Montesquieu dit qu'elle porta les arts à un point que de
(1) Clem.Akx., Slromal., L 1, p. 52G, éd. Poltor.
(2) Clem. Akx., \h., V, G p. 762; F, 5, p. 331.
3G6 LA finùcE.
croire les surpasser sera toujours ne les pas connaître('). Un autre
philosophe, bien que nourrissant l'espérance d'une perfection infi-
nie, envie presque à l'anliquilé le peuple qui exerça sur les progrès
de l'espèce humaine une inlluence si puissante et si heureuse :« La
nature, dit Condorcet, l'avait préparé pour être le bienfaiteur et le
guide de toutes les nations, de tous les âges »(-).
Nous partageons les sentiments des Pères de l'Église et nous ap-
plaudissons au saint enthousiasme inspiré par les bienfaits qu'une
race privilégiée a versés sur le monde. Mais approuver tout ensem-
ble saint Clément et Condorcet, n'est-ce pas une confusion mon-
strueuse des appréciations les plus contradictoires? Il est certain
que les motifs qui arrachèrent aux philosophes du dernier siècle
leur cri d'enthousiasme auraient fait reculer d'horreur les disciples
du Christ, et il est tout aussi évident que si les philosophes incré-
dules avaient aperçu le rapport entre les lettres, les arts de la
Grèce et le christianisme, ils auraient maudit ce développement de
l'intelligence et du sentiment, parce que dans leurs préjugés ils n'y
eussent vu qu'erreur et mensonge. Cependant les Pères de l'Église
et les philosophes ont également raison. Ceux-là seuls qui ignorent
les lois qui président au perfectionnement de l'humanité, s'étonne-
ront de cette apparente contradiction. Oui, les sages de la Grèce
ont été les prophètes du christianisme, et il est vrai aussi (jue
l'hellénisme est l'ennemi le plus dangereux de la religion chré-
tienne. Croyants et incrédules peuvent donc se rencontrer dans
leur prédilection pour la littérature hellénique, bien que les uns
exaltent ce que les autres réprouvent. Le dix-neuvième siècle dans
sa haute impartialité sait rendre justice aux uns et aux autres; et,
chose étrange, la gloire de la Grèce, loin d'en souffrir, en reçoit
un nouvel éclat.
Nous ne ressentons plus la haine du dernier siècle pour le chris-
tianisme, nous y voyons au contraire l'un des éléments les plus
essentiels de notre civilisation. Si donc la Grèce a préparé l'avéne-
ment de Jésus-Christ, nous devons lui en savoir gré comme d'un
(1) Montesquieu, Esprit des lois, XXI, 7.
(2) Condorcet, Tableau historique des progrès de l'esprit humain, p. 72.
I.ITTERATIUF..
5()7
bienfait inestimable. Nous avons dit ailleurs en quel sens nous
admettons que lanliquité fut une préparation à la bonne nouvelle.
Nous croyons avec les écrivains chrétiens que la culture hellénique
fut un instrument dans la main de Dieu pour la propagation de
l'Evangile. Qu'on suppose le genre humain divisé en peuples isolés
et parlant des langues diverses, tels qu'ils l'étaient à l'avènement de
la Grèce, la prédication du christianisme eût été impossible. Ema-
née d'un peuple méprisé, conçue dans un idiome inconnu hors des
limites de la Judée, la parole de vie n'aurait éclairé qu'un petit coin
de l'Asie, au lieu d'être une lumière universelle. Mais grâce aux
conquêtes d'Alexandre et de Rome, la langue grecque était de-
venue celle du monde ancien ; le livre de la bonne nouvelle pouvait
s'adresser à tous les peuples. C'est à la langue des Hellènes que le
christianisme doit son extension rapide sur une grande partie de la
terre ('). L'élément hellénique qui de bonne heure pénétra la doc-
trine chrétienne, lui imprima aussi ce caractère de généralité qui
rélève au-dessus de toutes les religions du passé. Nés et élevés au
sein du mosaïsme, les premiers disciples du Christ avaient de la
peine à se dégager de l'esprit exclusif de la nationalité hébraïque;
ils consentaient à ouvrir leur église aux païens, mais à condition
qu'ils embrasseraient le judaïsme. Une pareille conception de la
fraternité aurait abouti à la constitution d'une sccle juive. Un des
premiers martyrs de la foi nouvelle, saint Etienne, Juif né parmi
les Grecs, reconnut que l'Evangile avait une destinée plus glo-
rieuse : il ne devait pas être la loi d'un peuple, mais celle de Thu-
manité(-). Saint Etienne fut le précurseur de saint Paul. Le grand
apôtre des Gentils brisa les barrièresqu'un esprit étroit élevait entre
le peuple élu et le reste du genre humain, et en adressant plus spé-
cialement sa parole puissante aux Hellènes, il sembla reconnaître
que c'était à ceux qui avaient préparé et facilité l'établissement du
christianisme, à travailler aussi à son dévelopj)ement.
Jusqu'ici nous sommes d'accord avec les éci'ivains chrétiens.
Mais nous allons plus loin qu'eux et nous disons que la |)hilosophie
(!) Planck, Gescbichte des Clirislciilhurns, T. I!, p. 2G0, ss.
(2) Voyez le Tome IV de mes Éludes.
368 LA GRÈCE.
grecque conduisit l'humanité au seuil du christianisme, que la reli-
gion chrétienne est le dernier résultat des sentiments et des idées
qui s'étaient développés dans le monde ancien, et en même temps
l'inauguration d'une civilisation nouvelle dont il forme un des élé-
ments les plus considérables. Nous n'entendons pas traiter cet im-
mense sujet dans tous ses détails. Circonscrit, par l'objet même de
nos Études, dans des limites précises, nous ne pouvons considérer
la littérature grecque et le christianisme que sous une de ses faces,
comme un lien international, mais cela suffira pour donner à tous
ceux que n'aveugle pas la foi dans un dogme prétendument révélé,
la conviction que la civilisation chrétienne est une évolution du
passé tout ensemble et une préparation de l'avenir. Qu'il nous suf-
fise ici de remarquer que Jésus-Christ ne prêcha aucun dogme.
Les croyances qui distinguent la dogmatique chrétienne, furent
formulées par les conciles; or qui siégeait dans ces assemblées?
d'où venaient les hommes que la chrétienté appelle ses Pères? Ils sor-
tirent des écoles de la Grèce. Platon inspira les deux grands repré-
sentants de l'Église, Origène et saint Augustin; le premier est pres-
que dominé par la philosophie; chez le second l'élément chrétien
prévaut, mais c'est la philosophie platonicienne qui mit le feu à son
génie 0).
Voilà une face de la culture hellénique; il y en a une autre qui
est toute contraire. Le christianisme subordonne la raison à la foi;
si les Pères de l'I^^glise acceptent la philosophie, c'est à titre de
servante de la religion ; mais les ])hilosophes ne peuvent subir ce
rôle humiliant sans abdiquer, car c'est la liberté de penser qui
constitue la philosophie. C'est aussi la libre pensée qui fait l'es-
sence de l'hellénisme. Après l'invasion des Barbares et par suite
de celte invasion , la foi l'emporta. Les peuples germains que les
Romains qualifiaient de Barbares, étaient réellement dans cet état
de barbarie qui demandait une éducation providentielle pour déve-
lopper leurs nobles facultés. La religion fut l'instrument divin de
(1) « Etiam milii ipsi de me ipso incredibile incendiimi concitanint »{Autjust.,
C. Acad.. 11, 5). — Neander, Geschichte der christliclien lU'ligion, T. IV, p. 070,
G74.
I
LITTÉRATIUE. o()\)
leur initiation. Pendant longtemps les peuples modernes se conten-
tèrent de croire. Toutefois l'humanité ne peut pas vivre sans
penser. A peine les races barbares commencent-elles à s'asseoir,
que la pensée s'éveille. Au neuvième siècle, il y a déjà un libre
penseur dans le monde germanique. Qui inspira ce précurseur
de Spinoza et de Hegel? La Grèce. Le moyen-âge plie sous les
formules de la théologie, mais il éprouve du moins le besoin de les
comprendre et de les expliquer : de là la scolaslique. C'est encore
la Grèce qui domine dans ce mouvement des esprits, c'est Aris-
tote sous un habit arabe. Il introduit dans la philosophie chré-
tienne un élément peu sympathique au christianisme : aussi l'aris-
lotélisme conduit-il à une école d'incrédulité, c'est-à-dire de libre
pensée. Mais à mesure que les dangers d'une doctrine aflVanchie
du joug des formules théologiques se manifeste, la scolastique se
resserre dans un cercle de plus en plus étroit, et dégénère en une
pure logomachie. Alors la Providence ressuscite la lilléralure grec-
que. Chassés de Conslantinople par des conquérants barbares, les
Hellènes répandent en Italie leur langue harmonieuse et les chefs-
d'œuvre qui lui assurent l'immortalité. La renaissance est plus que
la résurrection d'une langue et de quelques écrivains, c'est réelle-
ment une vie nouvelle, la vie de la pensée dans toute son indépen-
dance. L'hellénisme qui renaissait était essentiellement hostile à la
religion du Christ. Cette hostilité éclata dans de singuliers excès.
L'n Grec crut sérieusement que le paganisme hellénique était des-
liiié à remplacer l'Evangile. Ne crions pas trop à l'extravagance;
PU'lhon nous dirait (lu'il avait des complices dans le collège des car-
dinaux. Bien (iu'cxcesi.ive, cette réaction marque bien la tendance
du mouvement anti-chrétien qui se faisait dans les esprits. Le mou_
ment se poursuivit à travers la réforme et la réaction catholique
jiis(iue dans les temps modernes. C'est à ce titre (jne la philosophie
(hi dix-huitième siècle s'éprit d'enthousiasme pour la (irèce : ce
furent moins ses arts qu'elle admira que la lil)erté de penser qui
respire dans toutes les œuvres du génie grec.
Nous assistons audix-neu\ième siècle à une nouvelle réaction. Les
révolutions, en bouleversant la société jusque dans ses fondements,
ont rendu quelque autorité à la foi du passé. Singulier appui
570 LA GRÈCE.
pour une religion spirilualisle que celui des intérêts alarmés!
Cependant l'Eglise en lira profil : les plus zélés se croyaient
déjà sûrs de la victoire. Afin de s'assurer pour toujours l'empire
des âmes, et par suite la domination de la société, ils cherchèrent à
s'emparer de l'enseignement et à en bannir la liberté d'esprit, en
proscrivant l'hellénisme. Ces nouveaux Barbares avaient un instinct
très-juste du péril dont le génie hellénique menace le christia-
nisme: la foi aveugle et l'esprit libre de la Grèce sont incompa-
tibles. Mais dans un âge positif qui , malgré les apparences de
religiosité, est bien plus préoccupé de questions politiques et éco-
nomiques que de religion, il fallait aussi rendre l'hellénisme sus-
pect aux hommes qui redoutent avant tout les révolutions et qui
veulent les prévenir à tout prix. Les partisans de l'orthodoxie se
mirent donc à prouver que c'était l'esprit républicain de la Grèce,
dont on nourrissait les jeunes intelligences dans les collèges, qui
avait enfanté l'insurrection de 89 et la terreur. S'emparanl de la
prédilection que la philosophie du dix-huitième siècle montre pour
les institutions grecques et surtout pour les choses lacédémo-
niennes, ces écrivains dénoncèrent le philhellénisme comme le
Ver Rongeur de la société moderne ('). Le langage et les excès
de la révolution leur vinrent en aide pour soutenir leur thèse.
Il est vrai que les républicains de 95 se trompèrent, de même
que les philosophes, en croyant que Lycurgue avait réalisé l'idéal
d'une république; ils se trompèrent en allant chercher chez les
Grecs et les Romains le type de la liberté dont ils voulaient doter
la France. L'anti(iulté ne connaissait point la liberté telle que nous
l'aimons, telle que nous voudrions la pratiquer; elle a eu des aspi-
rations vers l'égalité plus que vers la liberté. Est-ce à dire que les
erreurs de la Révolution doivent être imputées à l'hellénisme? Et
si la France n'est pas parvenue à concilier la liberté avec l'égalité,
est-ce la faute de Sparte et de Platon?
Si les écrivains catholiques connaissaient l'histoire, ils sauraient
que la nation française a cela de commun avec la race hellénique,
{i} Mgr Gaume, le Ver Rongeur; Id., la Révolution. — On trouve les mêmes
récriminations dans un écrivain qui en 1830 avait été démocrate [Lerminier, les
Législateurs de la Grèce, T. I, Préface, p. 28, 34-38).
LITTERATl'RE.
071
qu'elle lient à régallté plus qu'à la liberté; n'ayant pas pu les har-
moniser jusqu'ici, il lui est arrivé plus d'une fois de sacrifier ses
droits pour qu'on lui assurât l'égalité qui lui est si chère. Les
hommes qui croient (|ne sans la garantie d'institutions libres, l'éga-
lilé n'est qu'un vain mot, n'ont pas tort de déplorer cette tendance.
Mais est-ce à la république de Sparte et à l'éducation classique de
la jeunesse qu'il faut s'en prendre de ces égarements? L'Angleterre
cultive les lettres anciennes aussi bien que la France, pour mieux
dire, elle y met plus de sérieux , car l'éducation de son aristocratie
est presque exclusivement classique. Cependant nous ne sachions
pas que la Chambre des Lords se soit engouée des institutions de
Lycurgue, ni qu'elle ait demandé le partage des terres et la liberté
comme chez les Grecs. Faut-il demander la raison de cette différence
entre les deux nations voisines? Les Anglais ont au plus haut degré
le sentiment de la liberté qui manque aux Français; ils y tiennent,
sans que d'autre part ils souffrent beaucoup de voir subsister des
débris de l'inégalité du moyen-âge. C'est dire qu'il faut chercher
dans le caractère national les causes du développement différent
que prennent les peuples modernes et non dans l'influence de la
Cirèce. L'étude de l'histoire, de la littérature, de la philosophie des
Grecs, si elle était faite avec quelque profondeur, serait au con-
traire un contrepoison de la tendance qui |)orle les Français a
réaliser l'égalité, tantôt par le communisme, taiilùt par le despo-
tisme. En elTet, elle nous api)re!id (]ue la lulle pour l'égalité des
condilions aboutit à la dissolution de la société, à l'anarchie et à
la I}rannie. A Uome, cette même passion pour l'égaillé inspira la
longue lulle des |)alricienset des plébéiens, des nobles et du peuple.
Mais les Komains avaient l'esprit d'unilé autant (pie les Grecs
avaienU'esprit de division. Voilà pourquoi les combats des partis
conduisirent à l'unité la plus absolue, à la souveraineté concentrée
dans les mains des Césars. L'égalité régnait sous l'empire, mais où
étaient les droits dont jouissaient les citoyens égaux? La Fiance a
le même génie de l'unité, et le même danger la menace : l'éviterail-
elle en bannissant de ses collèges l'éiiitli' de Cicéiou et de Tacite?
372
LA fi RI. CE.
CHAPITRE IL
LES PHILOSOPHES.
$\. La philosophie ionienne.
I.
La philosophie ionienne a pour objet le monde extérieur plus
que l'homme et la société. Telle est la marche naturelle de l'esprit
humain. Quand la pensée s'éveille, elle veut pénétrer le milieu
dans lequel elle vit, expliquer l'existence de la matière pour se
distinguer d'elle. Lorsqu'elle est arrivée à reconnaître une cause
première, alors elle applique au monde moral les lois d'ordre et
d'harmonie qu'elle a découvertes dans le monde physique. Cepen-
dant tout se tient dans le domaine de l'intelligence. Le philosophe
ne peut pas s'abstraire entièrement de la société; tout en se portant
principalement sur la nature, ses spéculations touchent nécessai-
rement à l'homme et à l'humanité. Placés au milieu d'un mouve-
ment politique aussi agité que l'était l'existence des populations
grecques, les philosophes ioniens furent entraînés par le courant:
ils prirent part aux affaires publiques, et par suite leurs méditations
embrassèrent l'organisation et les rapports des cités.
L'un des sept sages, celui que l'antiquité a célébré comme l'iiii-
liateur de la philosophie ('), Thaïes, fut aussi le premier des poli-
tiques grecs. Quand l'invasion des Perses menaça l'indépendance
des cités ioniennes, les philosophes s'émurent des malheurs de
leur patrie. Bias n'y trouva d'autre remède qu'une émigration en
masse. Thaïes avait étudié plus profondément le génie de la race
(1) Aristot., Metaph., I, 3. — Ciccr., De Nat. Deor., 1, 10. — Plntarch., De
riacit. Philos., I, 3.
(
LITTÉUATLRF.. o75
hellénique : pour être invincible, il ne lui fallait que l'union. Mais
comment unir des populations nées divisées? Le philosophe con-
seilla d'établir au centre de l'ionie un conseil général pour toute la
nation; cette autorité aurait réuni en ses mains les forces éparses
(les diverses républiques, tout en laissant à celles-ci leurs usages
parliculicrs('). C'est la premièremanifestaliondu système d'associa-
tion. Les Grecs sentaient instinctivement le besoin d'unité; ils for-
mèrent des ligues, mais comme ils ne voulaient point faire le sacri-
fice de leur indépendance et de leur individualité, ils ne songèrent
pas à organiser un pouvoir central ; autant valait rester isolés; car
ce n'est que par la concentration des forces individuelles que les
ligues pouvaient devenir puissantes. Thaïes conçut l'idée d'une
véritable confédération, mais les Hellènes n'en devaient pas pro-
fiter ; lorsqu'Aralus organisa la ligue achéenne, la nationalité
grecque était épuisée. La proposition faite par le philosophe aux
Ioniens était une inspiration de génie. Montesquieu a fait ressortir
les avantages de celle forme politique et de nos jours elle est entrée
dans le domaine de la réalité; bien que défectueuse encore et mal
assurée, l'avenir lui appartient.
IL
Diofjène cVApoUonie, développant la philosophie de Thaïes et
(iAnaximène, aperçoit dans l'organisation physique un principe
intellectuel quia tout disposé dans un ordre parfait ('-). Uèradila
applique la même conception aux relations morales; il louche à
la politique. L'ouvrage qui porte son nom avait à la vérité la nature
])our objet, mais il y traitait aussi de la morale; quelques intei"-
l)iètes soutenaient même que le philoso|)he avait princi|)alement
la politique en vue ('). Une idée parait l'avoir préoccupé, celle de
l'opposition, de la conlrariété, de la guerre, qui se produit dans
(I) llerod., I, 170.
(i) Uiller, Geschiclitc dcr Tbilosophic, I, 220, 2;j't,
(!) Diofj.Luerl., IX, I, o. 7. 11.
574-
LA GRECE.
toutes les manifesta lions de la nature. Comment concilier le bien
et le mal, la vie et la mort? Partant du principe qu'un ordre par-
fait doit régner dans la création, Heraclite n'aperçoit que des
contradictions apparentes là où l'on serait tenté d'admettre des
antinomies profondes; les choses opposées concourent à l'harmonie
générale ('). En traçant le tableau des dissensions funestes qui
divisaient les peuples et les dieux eux-mêmes, Homère forme le
vœu que la discorde disparaisse de la terre et de l'Olympe.
Heraclite réprouve ce désir comme contraire à la nature : « La
guerre, dit-il, est la source de toutes choses» ('). Le poëte voulait
la paix comme la condition du bonheur des mortels; le philosophe
considère la lutte comme essentielle à l'harmonie (^j. Il applique
cette doctrine non-seulement à la nature physique, mais aussi au
monde moral ; loin de maudire la discorde, il la célèbre comme la
source du droit et de la justice : ce n'est pas seulement la condition
de l'union, c'est l'union elle-même {*). Le mal lui paraît tellement
nécessaire qu'il le confond avec le bien; de là cette proposition
paradoxale, que la même chose est tout ensemble un bien et un
malf ). En vain la conscience humaine lui oppose-t-elle les soulfran-
ces et les malheurs individuels; le philosophe répond que l'homme
doit accepter les maux de la vie comme un bien, parce qu'ils sont
dans l'ordre, qu'il n'a pas à s'en plaindre, que le mal est un élément
de ce qu'il regarde comme son bonheur C^). Heraclite a-t-il songé à
appliquer sa théorie aux relations internationales, à la politique?
La critique qu'il fait d'Homère prouve que la guerre n'effrayait pas
l'intrépide penseur ('). Si dans le monde physique et moral la lutte
(1) Rit ter, I, 257.
(2) U61îiJ.oi Trar/jp TravTwi/. Plutarch., de Isicl. et Osirid., c. 48. — ■ Arist., Eth.
Eudem., VII, 1.
(3) Aristot., Eth. Nicom.,VIII, 2 : zat 'Uo7./.X-i.7o; tô àvri-^ouv av^'Apov zaî îa
Twn ^ta'fspovTMV z.a)Ji(7-ï3V âpp.oviav, /.«t — àvra z.«r' ïprj yr/vîTOai.
(4) Origen., adv. Gels., VI, 2.
(.5) Aristot., Top., VIII, 5. — Cf. Phys., I, 2.
(G) Slob., Floril., III, 84. — Brandis, Geschichte der Griechisch-Rômischen
Philosophie, T. I, p. 182.
(7) Lucien l'appelle : où/. ïipvjvi/.o; àw/p (Icaromenip., 8).
LITTÉRATURE. Ô75
est un principe d'harmonie, pourquoi les combats et les champs
de bataille ne seraient-ils pas une nécessité? Il nous reste un vers
de son poëme philosophique dans lequel il célèbre ceux qui péris-
sent par le fer de renuemi :«Les dieux, dit-il, et les hommes les
honorent » (').
Est-ce Homère ou Heraclite qui a révélé les destinées de Thu-
manité? Nous croyons que le poëte et le philosophe ont chacun
raison à leur point de vue. Homère exprime l'idéal, mais un
idéal irréalisable, car la paix permanente est une utopie. La lutte
est fatale, éternelle, parce que les passions sont dans la nature de
l'homme. En faut-il conclure que la guerre ne se modifiera pas?
qu'elle sera dans l'avenir ce qu'elle a été au berceau de l'huma-
nité? Ce serait élever les faits à la hauteur du droit. Heureusement
les faits mêmes viennent démentir cette fausse théorie. Chez les
Grecs, la guerre était l'état naturel des hommes, la paix n'existait
qu'en vertu d'une convention. Cet état de choses avait sa raison
d'être : on peut dire avec le philosophe ionien que la guerre était
une loi d'harmonie puisqu'elle associait les peuples. Aujourd'hui
la violence n'est plus nécessaire pour unir les hommes; le dévelop-
pement pacifique des facultés humaines a créé mille liens plus
puissants que la force. Aussi la paix est-elle devenue l'état normal
du genre humain. Si Homère revivait, il pourrait croire que son
vœu se réalisera. Mais Heraclite protesterait, et avec raison,
contre une paix perpétuelle. La force, dans l'intérieur des étals,
est évidemment une condition essentielle d'ordre et d'harmonie. Il
en est de même dans les relations des nations. Seulement la force
ne doit être que l'instrument du droit. A ce litre elle intervient
journellement pour le maintien de la justice entre individus. Tout
ce que l'on peut espérer, c'est qu'il en sera un jour de même dans
la grande cité du genre humain. Encore celte espérance n'esl-ellc
qu'un idéal.
(1) Brandis, T. I, p. 181.
ôjn LA GRÈCE.
m.
Tant que les philosophes ne furent préoccupés que de la nature
physique, ils ne conçurent l'ordre que comme une loi fatale; quand
ils s'élevèrent à l'idée de l'harmonie dans le monde moral, la force
des choses les sollicita à admettre l'existence d'un principe supé-
rieur aux combinaisons de la matière, d'un être réparlissant le bien
et le mal d'après les lois de la justice. Cette conception a immor-
talisé le nom iVÀnaxagore; elle fut comme la révélation d'une
philosophie nouvelle. Quelqu'un lisait en présence de Socrate dans
un livre d'Anaxagore que l'intelligence est l'ordonnatrice et le
principe de toutes choses; le sage fut ravi: il se dit que, s'il en était
ainsi, l'intelligence avait tout ordonné et disposé dans le meilleur
ordre possible ('). Ce n'est pas que la notion d'une cause intellec-
tuelle ait été étrangère aux philosophes avant Anaxagore ; il est
impossible à l'esprit de spéculer sur l'ordre, même dans le domaine
matériel , sans reconnaître un principe indépendant de la matière.
Heraclite, Xénophane et déjà le premier initiateur de la philoso-
phie,Thaïes avaient cherché une cause première de l'existence et du
mouvement des corps H; mais les témoignages unanimes de l'anti-
quité attestent qu'Anaxagore fit un pas nouveau dans cette voie.
Ses contemporains le surnommèrent XEsprit, pour marquer que
lui le premier attribua la formation et l'ordre du monde, non plus
au hasard, ni à la nécessité, mais à l'intelligence (') Il rejeta la fata-
lité comme un vain mot qui cache notre ignorance(*)-Ce n'est pas sans
raison que les anciens ont célébré Anaxagore pour la découverte
de cette vérité, car elle change la face du monde et de l'humanité;
en reconnaissant l'existence d'une loi universelle qui régit les rap-
ports de Dieu avec la création, les relations des hommes et celles
des peuples. Il faudra des siècles de travaux et de méditations pour
(1) r?a<. , Phscd., 97, C.
(2) Rilter, I, p. 309.
(3) Plutarch., Pericl., c. 4. — Brandis, T. I, p. 248, note 4.
(4) Phitarch., De Placit. Philos., I, 29. — Ritter, I, 308.
LlTTÉnATURE. 377
rechercher ces lois; mais le principe une fois admis, l'application
n'est plus qu'une question de temps. Anaxagore est-il sorti du do-
maine de la spéculation pure? a-t-il embrassé dans sa pensée les
cités et les nations? C'est à peine si nous savons qu'il s'occupa
de politique. Plutanjue nous apprend qu'il compta parmi ses dis-
ciples le plus grand homme d'état de la Grèce : PéricJès, au dire
de son biographe, devait au philosophe toutes les qualités qui
faisaient de lui l'objet de l'admiration universelle ('). Ces liaisons
prouvent, comme le dit Bayle, qu'Anaxagore ne se livra pas exclu-
sivement à la philosophie spéculative; mais quels furent ses senti-
ments politiques? Celui qui avait marqué la main de Dieu dans
l'organisation de l'univers, médita-t-il sur la constitution qui pou-
vait assurer à sa patrie l'unité et la force? Nous l'ignorons. Les
conjectures que nous pourrions fonder sur l'intimité qui régnait
entre le philosophe et l'homme d'état, ne sont confirmées par
aucun fait historique. Anaxagore ne parait pas sur la scène;
Périclès seul l'occupe.
La philosophie ionienne atteignit son plus grand développement
avec Anaxagore; partie de la contemplation de la nature, elle finit
par reconnaître dans l'organisation du monde matériel et du monde
moral l'œuvre d'un ordonnateur suprême. Dès lors les hommes
échappent au joug de la fatalité pour se soumettre volontairement
aux lois émanées du Créateur; si le spectacle du mal attriste leurs
regards, la philosophie leur enseigne que le mal même fait partie
de l'harmonie universelle qui règne dans la création. Les principes
reconnus par les philosophes ioniens étaient vrais, mais ils avaient
négligé un élément essentiel de la nature humaine, le sentiment :
un philosophe, né dans l'Ionie, mais nourri d'autres idées, dévelop-
pa cette face de la vie.
S II. Pijthafjorc.
Pythagore est une des grandes figures de l'anticpiité. La tradi-
tion a placé son nom plus haut que ceux de Socrate et de Platon;
elle en a fait un révélateur. Fils d'A])ollon, il est en commerce
(1) Vlutarch., l'eiicl., c. 3.
378 LA GRÈCE.
intime avec la Divinité; il a pris la forme humaine pour corriger
la vie des mortels, en leur faisant don de la lumière vivifiante de
la philosophie. Toute son existence est miraculeuse : il entend
l'harmonie des sphères : ses paroles sont des oracles : il exerce sur
les hommes un empire irrésistible. Imputerons-nous ces fables à
Pylhagore et dirons-nous, atec un savant historien ('), qu'il fut
un charlatan? Plus intelligente et plus équitable, la science mo-
derne s'est refusée à voir un imposteur dans l'homme qui le
premier prit le nom de philosophe, le litre de sage lui parais-
sant trop superbe (-). Les récits fabuleux que l'admiration et la
crédulité ont accumulés sur la tête de Pythagore sont l'expression
exagérée de son génie et du caractère de sa doctrine. Ces contes
n'ont pu prendre cours que sur un homme profondément religieux,
tel que les témoignages unanimes de l'antiquité représentent Pytha-
gore. La philosophie grecque fut d'abord une science de la nature;
avec Pythagore elle change de caractère, elle s'occupe de l'homme
et delà société^; si elle traite de l'harmonie universelle du monde,
c'est du point de vue moral. Celte nouvelle tendance de la spécu-
lation prépara l'avènement de Socrale qui fit descendre la philoso-
phie des cieux sur la terre {*). Mais ce qui distingue les dogmes
pythagoriciens des enseignements du sage d'Athènes, c'est leur
empreinte religieuse : Pythagore est le fondateur d'une secte plutôt
que d'une école. Les sociétés qui portent son nom ressemblaient
à des communautés religieuses ; elles célébraient un culte par-
ticulier qu'elles tenaient de leur maître ("). Cependant ces associa-
lions ne se livrèrent pas exclusivement à la contemplation ; elles
(1) Briicker, Hist. crit. philos., Pars II, lib. Il, cap. 10, § 10 :« Et Pythagoram
quidem ipsum impostorem fuisse, nulli dubitamus asserere. »
(2) Cicer., Tuscul., V, 3.
(3) J?/«er, I, 355, ss., 191,651.
(4) Cicer., Tuscul., V, 4 : « Socrates primus philosophiam devocavit e cœlo, et
in urbibus collocavit, et in domos otiam introduxit, et coegit de vita, et moribus,
rebusque bonis, et malis quaerere. »
(5) Herod., II, 81. — Comparez Jakobs, Vermischte Schriften . T. III, p. 64,
336. —Croie, Ilistory of Greece. T. IV, p. 534.
LlTTl':UATl!I\E. 579
avaient un but politique et social : elles voulaient agir sur les hom-
mes pour les réformer et les élever.
Nous savons peu de chose de la doctrine de Pylhagore : les sen-
timents qu'on lui attribue sont ceux de l'école plutôt que ceux du
maître, mais qu'importe? Il imprima la direction, il fut l'initiateur;
ses disciples ne firent que suivre la voie qu'il ouvrit. Nous pouvons
donc rapporter à Pythagore les belles maximes que Stobée nous a
conservées : « Quel est le but de l'activité humaine? Les richesses
sont une faible ancre, la gloire est une chose plus vaine encore; les
magistratures et les honneurs n'ont aucune valeur réelle. Quelles
sont les ancres solides? Les vertus de l'âme ; aucune tempête ne les
ébranle. Tout le reste n'est que vanité. Telle est la loi de Dieu.
L'homme doit éviter de faire le mal, même quand il est seul; ce
n'est pas la crainte, ni le déshonneur qui doit le retenir, mais le
respect de lui-même. Que sa manière d'agir ne prête pas même au
soupçon » ('). Pythagore admettait, dit-on, comme principe de la
justice le talion , conception barbare, mais qu'on retrouve chez les
plus grands législateurs de l'antiquité. Cependant dans les relations
individuelles il proscrivait cette sanglante doctrine: il voulait qu'on
fit du bien à ses ennemis, pour changer leur haine en amitié (®).
Ces sentiments approchent de la charité chrétienne.
Si l'on en croit les adversaires de Pythagore, sa politique n'au-
rait pas été inspirée par des principes aussi purs : ils l'accusaient
de vouloir concentrer le gouvernement entre les mains de quelques
oligarques et de traiter le reste des hommes comme un vil trou-
peau (^). Ces imputations ont trouvé de l'écho chez les philosophes
et les historiens modernes (<). Il est certain que Pythagore favorisa
(1) Sfo6., Floril., I, 29, 15, 10.
(2) Jamblich.,Yila Pyth., p. 40 (c. 8).
(3) Javihlich., p. 260 (c. 35).
(4) « La réputation de la politique pythagoricienne, dit Cousin, est d'avoir
penché fortement vers l'aristocratie; cette aristocratie était toute morale, je lo
crois, mais enfin c'était une aristocratie, et d'autant plus redoutable qu'elle
pesait sur les créatures humaines de tout le poids de l'idée sacrée de la vertu. »
{Cours de l'histoire (le la plii/osopliic. Vil'' Icron). — Comparez Hcrmann, Grie-
chische Slaalsallcrlhumer, § îtO.
o80 LA GRÈCE.
le régime aristocratique, mais le reproche doit s'adresser à toute
l'anliquilé. Les anciens ne connaissaient pas la véritable égalité, ils
ne la pratiquèrent que dans le sein d'une classe privilégiée. Obéis-
sant à cette tendance universelle, les philosophes organisèrent leur
état idéal d'après les mêmes principes. Pylhagore, dit-on, s'inpira
de la constitution dorienne qui réalisait Tégalité, l'unité et la soli-
darité, au moins dans la cité dominante (^). Cependant l'aristocratie
conçue par le philosophe était bien au-dessus de celle que le
législateur lacédémonien trouva établie et qu'il dut respecter.
Sparte, fondée sur la violence, ne se maintint que par l'abus le
plus révoltant de la force. La société pythagoricienne ne procédait
pas de la conquête; c'était une association qui avait pour âme la
fraternité et la charité.
On connaît les sentiments de Pythagore sur l'amitié (-). L'amitié
des Pythagoriciens devint proverbiale ('). Leur attachement ne se
démentait pas dans les dangers extrêmes; il allait jusqu'au sacrifice
de la vie : la touchante histoire de Damon et de Phintias est un
des beaux traits qui honorent le genre humain (■*). Aux yeux de
Pythagore, l'amitié était le lien de l'humanité et de la création tout
entière (^^) : « La piété et la science rapprochent les hommes de la
divinité; les spéculations de la philosophie établissent la liaison
(1) D'après 0. Millier, la philosophie de Pythagore serait l'expression de la vie
dorienue (Die Dorier, II, 384-386). Telle est aussi l'opinion de Krische (Desocie-
tatis a Pythagora institutae scopo politico, p. 32) et de Boeckh (Philolaus, p. 59-
42). Grote (Ilistory of Greece, T. IV, p. 540) dit que le rapport entre Pythagore
et le dorisme est imaginaire.
(2) C'est Pythagore qui a dit le premier que notre ami est un autre nous-
mêmes, et que tout est commun entre amis [Porphijr., Do Vita Pythag., 33).
(3) Un inconnu qui faisait connaître par un symbole qu'il appartenait à l'or-
dre, était sûr do l'appui de tous ses membres. On peut donc croire, ajoute le
biographe du philosophe, que les hommes de bien sont amis, bien que dispersés
sur la terre entière. Jam6/<c/t., De Vita Pyth., p. 230, 237 (c. 33). — Cf. Por-
phyr., De Vita Pyth., c. 33.
(4) Jamblich., p. 234-236 (c. 33). — Porphyr., c. 60, 61.
(5) nâvTuv 7rp6; âVayraç. Jam6/<c/i., 229 (c. 33). — Selon les Pythagoriciens,
toutes les vertus ne sont que des routes pour arriver à l'amour (Procli Com-
mentar. in Platon. Alcib., p. 221).
LITTÉRATURE. 581
(les dogmes , celle de rame et du corps. Les hommes entre eux
sont unis d'une manière plus ou moins étroite; Tunion des époux,
des frères, des enfants, des parents est une communion indisso-
luble; une saine législation fait des citoyens un seul corps; la
nature nous montre des semblables et des frères dans les étrangers.
Les animaux eux-mêmes ne sont pas exclusde cette immense société
dont la nature et la justice sont les fondements » ('). On conçoit
que celte amitié universelle se soit changée en une sainte intimité
entre les membres d'un ordre liés par des croyances communes.
Mais la fraternité pythagoricienne n'empêchait pas le lien de l'ami-
tié de s'étendre aux étrangers; l'amitié elle-même n'était, dans la
doctrine de Pythagore, qu'une des faces de l'humanité, qui embrasse
tous les êtres {■).
L'amitié resta-t-elle pour les Pythagoriciens un sentiment indi-
viduel , ou s'élendit-elle aux cités et aux relations des peuples?
Parmi les dogmes attribués à l'école de Pythagore, on trouve les
plus beaux préceptes sur les rapports qui doivent exister entre les
magistrats et les citoyens. La politique de ces philosophes , que
l'on accuse d'être des oligarques, avait pour principe non l'obéis-
sance passive, mais l'amour. Ils recommandaient la bienveillance
aux supérieurs, l'affection aux citoyens; la crainte leur paraissait
une faible barrière pour contenir les mauvaises passions, tandis
que l'amour a une puissance sans bornes ('). La charité est de
sa nature un sentiment universel ; elle comprend tous les êtres.
Mais il y avait dans les croyances de l'antiquité un obstacle pres-
que insurmontable au développement de ce sentiment; la notion
de l'unité du genre humain lui manfjuait. Dans leur isolement, les
cités nourissaienl pour les étrangers la haine ou le mépris nés de
l'orgueil elde l'ignorance. On sait combien était j)rofonde la sépara-
lion entre Grecs et Barbares. II a falki à Pythagore un elforl de
charité pour s'élever au-dessus d'un préjugé universel. Il ne dis-
(1) Jamblich., p. 229 (c. 33] ; cf. p. 09 (c. 10'.
(2) Jamhlicli., p.40 (c. 8). — Cominenlairu d'Iliéroclos sur les vers do Pytha-
gore, V. 9.
(.3) Stob., Floril., XLIII (41), 49; XLVllI (46), 20.
382 LA GRÈCE.
lingue pas les hommes d'après leur naissance, mais d'après leur
vertu; il fait plus de cas d'un étranger, homme juste, que d'un
citoyen et même d'un parent; l'éducation rend à ses yeux le Bar-
bare supérieur au Grec('). Fidèle à cette doctrine, il admit les
étrangers dans sa société (■). Celte fraternité entre Hellènes et Bar-
bares est d'autant plus remarquable que l'ordre de Pythagore était
une communauté religieuse. Un étranger aurait souillé par sa pré-
sence les mystères du paganisme; le Barbare et le Grec partici-
paient au même culte dans le sein delà société pythagoricienne. A
ce point de vue la politique de Pythagore est supérieure à celle de
Platon etd'Aristote. Comme sa philosophie est essentiellement reli-
gieuse, l'égalité des Grecs et des Barbares devait avoir un principe
religieux; or nous n'en connaissons point d'autre que l'unité des
hommes en Dieu. Il faut donc croire que Pythagore s'est élevé à
une idée qui a manqué à l'antiquité païenne. S'il en est ainsi, il
mérite toute l'admiration qui lui a été prodiguée.
Quelles furent les opinions des Pythagoriciens sur les relations
des peuples, sur la paix et la guerre? Les cités grecques étaient
déchirées par des discordes continuelles; l'anibilion les poussait à
accroître leur puissance; ni dans les combats, ni dans les traités,
elles ne respectaient la foi jurée. Pythagore conseilla, dit-on, aux
républiques de la Grande-Grèce de maintenir l'égalité entre elles,
parce que l'égalité n'engendre pas la guerre; il voulait que la
justice et la bonne foi présidassent à leurs rapports, parce que
sans la bonne foi toute société entre hommes et entre peuples est
impossible, et que la justice est si nécessaire que rien ne peut
subsister sans elle, ni dans le ciel, ni sur la terre, ni dans les
enfers ['). La justice seule légitimait la guerre aux yeux du philo-
sophe (*). Toute sa doctrine était empreinte d'un esprit pacifique;
il chercha à le développer même par les habitudes de la vie jour-
nalière. Le célèbre précepte de l'abstinence de la viande était fondé.
(1) Slob., X, 37. — Jamblich., p. 4i- (c. 8).
(2) Jamblich., p. 241 (c. 34). — Porphyr., c. 10.
(.']) Dacier, Vie de Pythngorc, p. 86, ss.
(4) Diodor.,XU, 0.
LITTÉRATURE. 585
entre autres motifs, sur le désir d'inspirer Tliorreur du sang et le
goût de la paix; il pensait que celui qui était habitué à considérer
même le meurtre d'un animal comme une action criminelle, recu-
lerait à plus forte raison devant le carnage des hommes, que la
guerre qui se nourrit de sang lui paraîtrait la chose la plus injuste
et la plus révoltante ('). La tradition fait de lui un pacificateur; non-
seulement il maintint la concorde dans l'intérieur des villes où sa
réputation appela ses disciples au commandement, il parvint même
à établir l'harmonie entre des républiques rivales (').
L'auteur du voyage d'Anacharsis(') fait de l'influence de Pytha-
gore en Italie un tableau séduisant : « A ses exhortations, les
nations grecques établies dans cette fertile contrée mirent leurs
armes à ses pieds et leurs intérêts entre ses mains. Devenu leur
arbitre, il leur apprit à vivre en paix avec elles-mêmes et avec les
autres. A l'aspect de tant de changements, les peuples s'écrièrent
qu'un dieu avait paru sur la terre (*) pour la délivrer des maux qui
raflligenl. «Les écrivains modernes sont loin d'être aussi favorables
à Pylhagore. M^ Cousin lui reproche d'avoir fait de la cité une espèce
de couvent('). Un historien allemand, frappé de la ressemblance en-
tre la société pythagoricienne et les communautés catholiques, a
voulu la flétrir en la comparant à l'ordre des jésuites (^). On aurait
pu trouver une comparaison plusjuste dans une association célèbre
qui honore Pythagore comme un de ses grands-mailres. Le but du
philosophe comme celui des francs-maçons était de faire le bien de
tous les hommes : c'est le cosmopolitisme le plus sublime. Il s'est
trompé sur les moyens; comme Lycurgue et Platon, il n'a pas
sulïisammenl respecté les droits de l'individu. Mais ce reproche
retombe sur l'auliquilé tout entière; législateurs et philosophes
(1) Jamblich., p. 186 (c. 30). — Cf. Plutarch., De Placit. Phil., I, 1, '2.
(2) Jnmblich., p. 34 (c. 7), — Porphyr., c. 22.
(3; Barthélémy, ch. 7S.
(i) Dion. Chrysost., Or. XLIX, p. '6'2i B (cd. Morell.) : Fl-jOa'/ooaî Trapà toi;
a'ÀAoi; OLTzaTfj avOo'ifTroi;, u-'/wj-'i rjï iiiu.'/.i TZîrA zr,'j 'l-zoù.iv.v, STtuKTo ô>; Osô;.
(■J) Cousin, Cours de l'histoire do la philosophie, 7" leçon.
(6) Raumer, Vorlesungen, XXVI (T. Il, p. 189). Grotc a reproduit celte com-
paraison (History of Greece, T. IV, p. 5550).
384 LA GRÈCE.
absorbaient l'homme dans rétat. Le monde moderne est tombé
dans un excès contraire; les droits de la société sont méconnus;
l'individualisme domine et menace d'entraîner la dissolution du
corps social. Il n'y a qu'un remède au mal : il faut qu'il y ait un
lien entre le droit de l'individu et le droit de la société, et il n'y en
a pas d'autre que la charité ou l'amitié tant exaltée par les Pytha-
goriciens. L'humanité peut donc encore aujourd'hui s'inspirer de
l'idéal de Pythagore. Seulement, à force de vouloir l'unité, elle ne
sacrifiera pas les droits de l'individu. Une expérience séculaire lui
a appris à quoi conduit l'unité absolue, alors même qu'elle s'in-
spire de la charité. L'unité catholique, malgré la charité chrétienne,
aurait conduit la société à la mort, parce qu'elle anéantit le
principe de l'individualité sans lequel il n'y a point dévie. Les
Germains ont donné au monde moderne le principe qui faisait
défaut à l'antiquité, celui de la liberté. La liberté nous sauve du
despotisme qui se trouve au fond de toute doctrine politique fondée
exclusivement sur l'unité ou sur l'égalité. Mais aussi la charité ou,
comme dit Pythagore, l'amitié doit nous sauver de l'individualisme
excessif qui naît de la liberté.
I IIL Démocrite.
A peine la philosophie a-t-ellc fait son apparition dans le monde ,
qu'elle semble convaincue d'impuissance. Anaxagore proclame en
vain l'existence d'une loi universelle unissant tous les êtres, en vain
Pythagore pose les bases d'une organisation de l'humanité d'après
le principe de l'association : voici un des grands penseurs de l'an-
tiquité qui nie Dieu et enseigne le matérialisme, et à sa suite vien-
nent une foule d'hommes d'esprit qui confondent la justice avec le
droit du plus fort. INous ne mettons pas la ligure sérieuse de Dé-
mocrite sur la même ligne que les sophistes ('). Cependant la tradi-
tion (jui fait de Prolagoras, le premier sophiste, un disciple de
Démocrite (-), a un sens profond. Sa théorie des atomes conduit
(1) lUlterVix trop déprécié. Voyez Brandis, Gesch. der Griech. Rom. Phil.,
T. I, p. 302, ss. — Zeller, Ptiilosophie der Griechen, T. I, p. idb, ss.
(2) Gell., Noct. Att., V. 3.
LITTERATURE.
585
logiquement au matérialisme ; les anciens ont déjà rattaché Épicure
à Démocrile, tout en plaçant le philosophe (rAbdère bien au-des-
sus de son disciple ('). Le but qu'il assignait à la vie, c'était de con-
naître la nature des choses ('); cette connaissance devait procurer
à l'âme la tranquillité qui constitue le bonheur du sage. Il ne con-
fondait pas le repos avec la volupté, comme les Épicuriens (^) ;
mais, en définitive, il arrivait au même résultat, l'égoïsme. Comme
les agitations de la vie publicpie, les malheurs et les chagrins insé-
parables de la vie de famille, compromettent la sérénité de l'âme,
les philosophes, d'après lui, devaient s'en abstenir autant que possi-
ble(*). Démocrite ruinait par là la base de la société. Il ajoutait à la
vérité que le sage qui s'en trouvait la force, pourrait se livrer aux
luttes des pnrtis(^). Mais l'amour de la patrie est détruit, dès que le
citoyen n'agit que selon ses goûts ou ses intérêts, et qu'il recule de-
vant les dangers de la vie politique par prudence. Quand la cité n'a
plus les affections du sage, son instinct de sociabilité s'étend sur le
monde entier: de là le cosmopolitisme de Démocrile (^). Ce n'était
plus la philanthropie ardente des Pythagoriciens qui leur faisait
désirer et rechercher le bonheur de tous les hommes, c'était le
détachement de la pairie. Ainsi conçu, le cosmopolitisme est en
opposition avec les desseins de Dieu. L'homme est uni à ses sem-
blables par divers liens, plus ou moins étroits, mais tous également
sacrés : la famille, la cité, l'humanité ont des droils à son alVection
et à son concours; détruire l'un de ces éléments au profit de l'autre,
c'est mutiler la création et ruiner le fondement de l'association
humaine.
Nous n'avons pas à apprécier le système philosophique de Démo-
crite. Les préceptes qu'il donne sur la nïorale sont d'une grande
(1) Cicer., De Nat. Deor., I, 4." : « Democriliis, vir magiius in priniis, cujus
fontibus Epicurus hortulos suos irri;^avit. »
(2) Ciccr., DoFin., V, 29.
(3) Dio(j. Laerl., IX, 7, 12.
(4) Scncc, DtiTranq. Anirn., c. 12. — Stob., Floril., F,X\VI (7'i), 17, I."). 13.
(5) S/ofc., Floril., cm (lUI), 20.
(G) Id., XL (38), 7.
2i>
586
LA GRf.CE.
élévation, mais ils sonten contradiction avec ses principes('). Chose
singulière! C'est clans la doctrine des philosophes qu'on remarque
le mieux comhien il y a d'inconséquence dans l'esijrit humain. La
théorie atomislique contient eu germe le matéiialisme, et le maté-
rialisme ruine la morale dans sa hase, car il détruit la notion du
devoir. Cependant la morale de Démocrite est aussi pure que s'il
avait professé le spiritualisme. En conclura-t-on que les théories
importent peu et que la religion comme la philosophie doivent se
restreindre à des règles pratiques? Ce serait une dangereuse
erreur. Rien de plus funeste qu'un faux principe : si le philosophe
qui le met en avant ne l'applique pas, il se trouvera des esprits
moins élevés et plus logiques qui en tireront les dernières consé-
quences. C'est ce qui arriva au philosophe d'Ahdére. Les Épicu-
riens et les sophistes s'emparèrent de sa doctrine, les uns pour en
déduire le matérialisme, les autres pour prêcher l'indilTérence poli-
tique.
§ IV. Les Sophistes.
Le polythéisme portait en lui le germe de sa mort. Avec les pro-
grès naturels de la raison humaine, la croyance de la pluralité des
dieux devait disparaître. Dès que les philosophes se furent élevés
à la notion d'une première cause, ils comhattirent la religion popu-
laire (-). Ils essayèrent de remplacer les erreurs qu'ils détruisaient
par des dogmes plus purs; mais n'îyjercevant qu'une partie de la
vérité, ils n'eurent pas la puissance de rallumer en faveur de leurs
conceptions la foi expirante ("). La chute de la religion devait en-
traîner celle de l'état, et conduire à la décadence de la société,
{\) Brandis, T. I, p. 336, ss.
(2) Xénophane se distingua dans cette lutte; aucun philosophe n'établit avec
autant de force l'unité et la spiritualité de Dieu {Eiiseb., Pra^p. Evang., XIII, 13).
A ce point de vue, le polythéisme homérique devait lui paraître tout ensemble
faux et impie {Sext. Empir., Adv. jMathem., IX, 193 ; I, 289). Aussi tous les pen-
seurs sortis de l'école éléatique, les Pythagoriciens, Heraclite et Anaxagore s'éloi-
gnèrent des vieilles croyances [Rilter, 1, 579, ss.).
(3) Brandis. I, 519.
LITTKRATLRE. 587
car la politique, la morale et la religion étaient étroitement unies.
L"anli((uilé ne reconnaissait pas de lien de droit entre les peuples;
c'est à peine si elle admettait la justice dans l'intérieur des états.
Chez les Grecs la force dominait, la cité était un champ de halaille.
Si les citoyens se traitaient en ennemis, que devaient être les rap-
ports des nations? Les Athéniens qui représentent l'élément intel-
lectuel de la nationalité hellénique, proclamèrent ouvertement le
droit du plus fort. L'idée de justice s'ohscurcit, les sentiments mo-
raux s'altérèrent, la Grèce tomba en dissolution.
Du sein de cette désorganisation sociale sortirent les sophistes.
Mettant en théorie les maximes (ju'ils voyaient pratiquer, ils
professèrent hardiment que le droit se confondait avec l'utile, la
justice avec la force (').«Que l'on voie comment les choses se pas-
sent dans tous les étals, disaient-ils, monarchicjues, aristocratiques
ou populaires; partout c'est le i)lus fort qui gouverne et chacun
fait des lois à son avantage, le peuple des lois populaires, les
monarques des lois monarchiques et ainsi des autres; ce sont ces
règles émanées de la force et établies pour l'utilité des plus forts
qui constituent la justice : ainsi la justice et ce qui est avantageux
au plus fort sont une seule et même chose (-). Il ne faut pas que le
opinions vulgaires sur le juste et l'injuste donnent le change. Si les
hommes blâment l'injustice, ce n'est pas parce qu'ils craignent de la
commettre, mais parce qu'ils craignent de la souffrir. Celui qui a le
pouvoir d'être injuste impunément n'a garde de pratiquer la justice;
ce serait folie de sa part. QuJ loue la justice? Ceux qui sont dans
l'impuissance de nuire aux autres et de se venger des injures qu'ils
souflïent ('). » Les sophistes attribuaient cette dégradante doctrine
auxdicuxeux-mémes.Se prévalant de la distribution inégale des biens
et des maux dans celte vie, mystère incompréhensible, ils disaient
que les dieux n'avaient souvent pour les hommes vertueux que iWs
maux et des disgrâces, tandis qu'ils comblaient les méchants de
(I) Plat., DeRep-, I, p. 338, C.
(-2) Id., p. 338, D. E, p. 330, A.
(3) /(/., p. 331. C; II, p. 3oO,R, C.
588
LA GRECE.
ppospérilés ('). Les^sophisles appliquaient leur lliéorie à toutes les
relations, publiques et privées : « Voyez, disaient-ils, la tyrannie;
c'est d'après les vieux préjugés, rinjusticc parvenue à son comble.
On punit le vol et le brigandage ; or, les tyrans sont les plus grands
criminels; néanmoins, lorsqu'ils se sont rendus maîtres de la per-
sonne et des^biens des citoyens, on ne les traite pas de sacrilèges,
de ravisseurs, de brigands, on les comble d'éloges; ceux-là mêmes
qu'ils ont réduits en esclavage les regardent comme des hommes
heureux (-). » Dans cet ordre d'idées, la conquête est la chose
la plus légitime : c'est l'expression naturelle du droit du plus
fort'; aussi les sophistes déclaraient-ils bons et sages les hommes
qui étaient [assez puissants pour s'emparer des villes et des em-
pires (^).
Cette justification de la violence et des passions égoïstes est plus
désastreuse que les abus de la force. Les excès dont les individus
ou les peuples se rendent coupables ne sont que des malheurs
passagers, tant que la conscience humaine proteste en faveur du
droit. Mais quand rinlelligence elle-même prend parti pour la
violence, quand elle nie le sentiment du juste que le Créateur a
gravé dans nos âmes, alors il n'y a plus aucun espoir pour la société;
elle doit périr. Tel fut le sort du monde ancien ; fondé sur le droit
du plus fort, il succomba sous les coups de la force. 11 y a aussi
de ces sophistes au dix-neuvième siècle. Nous entendons tous les
jours des hommes d'esprit s'évertuer à légitimer la force. L'un
d'eux, vrai sophiste d'Athènes, a écrit un ouvrage ex professa pour
diviniser le droit du plus fort(^). Nous ne lui ferons pas le plaisir
ni l'injure de le combattre. En le prenant au sérieux, nous oublie-
rions que l'Ironie est la muse qui l'inspire, et nous prendrions pour
une doctrine ce qui n'est qu'un paradoxe dont l'auteur lui-même
se moque. Que si nous supposions que le célèbre écrivain croit à
ce qu'il dit, nous devrions le placer au rang des esprits de bas étage
(1) P/af., Rcp., II, p. 364,i,B.
(2) P/a«., Rep., I, p.'344, A-C.
(3) M., p. 348, D.
(i) Proudhon, la Guerre et la Paix, 2 vol. Paris, I8G1.
LITTÉIIATL'UE. 589
auxquels le sons moral fait défaut. Nous aimons mieux constater le
|)roi:;rès qui s'accomplit jusque dans le domaine de la sophistique.
La plupart des sophistes modernes n'ont plus le courage de leur
opinion; ils n'osent pas professer ouvertement que la force fait le
droit, ils voudraient faire accroire que la force n'est plus la force,
qu'elle se trouve légitimée par nous ne savons quelle délégation de
la souveraineté nationale. Les Grecs étaient plus francs; ils appe-
laient les hommes qui se disaient les organes du peuple souverain
des tyrans. Ceux qui conservaient le sentiment de la liberté mau-
dissaient la tyrannie, tandis que les sophistes y applaudissaient.
Que le sort de la Grèce serve de leçon aux peuples modernes! 11
n'y en a pas qui soit mieux doué que la race hellénique, cependant
elle périt, et elle périt, non par les victoires de Philippe et
d'Alexandre, non par les conquêtes des Komains, mais par le vice
intérieur qui la rongeait. Kt quel était ce vice? Le mépris du droit
et le règne de la force.
Après cela, nous avouons volontiers que ce n'est pas aux
sophistes qu'il faut imputer la ruine de l'antiquité; ils ne furent
que le symptôme du mal qui la longeait. Mais si les sophistes
sont excusables, la société qui les écoutait fut d'autant plus
coupable : aussi porta-t-elle la peine de sa faute. Les sophistes
n'aperçurent pas même les conséquences de leurs funestes doc-
trines; grâce à l'heureuse inconséquence de l'esprit humain, ils
valaient mieux cpie leur philosophie. S'ils furent les organes de la
dissolution morale de leur époque, ils lepréscntaient aussi ce qu'il
y avait d'éléments progressifs dans la société grecque. Ces apolo-
gistes de la force brutale étaient des hommes humains qui trai-
taient leurs esclaves avec une douceur i)aternelle (^). Ces défen-
seurs (le l'intérêt, dont les enseignements conduisaient à l'égoïsme
en morale et à l'isolement en politique, étaient frappés des maux
(jue l'individualisme et la division causaient à la Grèce; ils pi'ê-
chèrent en toute occasion l'union aux (irecs : c'était l'objet ha-
bituel de leurs discours aux jeux olympiques (-). Ils avaient le
(I) Plut., Sympos., 175, B.
(■J) isocrat., Pancp;., § 3, 15 : oi'7à'Tzov7iv w; yj/r, oia/vTafyivciu; rà; rpo; /ijJiâ;
vj-T'jj; i/Jipv.z ïri tov f'y/.o^licf.p'i'j Toa-iîOa'., /.ai riiilirj/'jJTy.i zv.; ~s îvy/fopà; tv.Ç
390 LA GRÈCE.
pressentiment de la tâche glorieuse que la Grèce devait remplir
en répandant sa civilisation sur l'Orient et le monde entier. Ils se
firent les missionnaires de la guerre contre les Barbares. Leur
génie pénétrant devina le rôle que la puissance macédonienne était
appelée à jouer dans cette dernière phase de la vie hellénique.
Élevés au-dessus du patriotisme mesquin qui divisait les cités de
la Grèce, ils enflammèrent l'ambition de Philippe et excitèrent les
Grecs à le suivre en Asie, en cherchant à concilier la gloire de leur
patrie avec la liberté ('). Le plus célèbre des sophistes, Gorgias,
se distingua dans cette espèce de croisade; son discours olympique
servit, dit-on, de modèle à celui qu'Isocrate écrivit sur le même
sujet H- S'accommodant aux passions de ses auditeurs, il parla
ouvertement à Olynipie de la nécessité de mettre fin aux divisions
qui déchiraient la Grèce; quand il vint à Athènes, il se rappela
que la cité de Minerve avait des prétentions à l'hégémonie; il flatta
le peuple en exaltant la gloire qui rallendait dans une expédition
contre les Mèdes, mais il chercha aussi à épurer son ambition :
« Les victoires sur les Barbares, dit-il, méritent d'être célébrées par
des hymnes, celles que des Grecs remportent sur des Grecs doivent
être pleurées comme des malheurs »(').
Toutefois ces tendances cosmopolites n'étaient qu'une faible
conjpensation pour la doctrine que les sophistes enseignaient à la
jeunesse. La Grèce, patrie de l'intelligence, ne pouvait pas accep-
ter une philosophie qui niait le droit et légitimait la force brutale.
En réduisant en système les maximes d'une fausse politique,
les sophistes mirent à nu ce qu'elles recelaient de dangereux et
de dissolvant; ils provoquèrent par là une violente réaction. A la
théorie de l'intérêt, Socrate et Platon opposèrent celle du beau et
du juste.
Ivi Toû 7ro).£^Qu ToO TTQoj àÀ),V2)iou; '/ip-îv yîyvjYi^.vjCf.ç xai rà; M'fsleiuç zoo; ex 7'r,i
azpoLZî'irx; zriç stt' £x.£Ïvov stropiévaç.
(1) Philostrat., De Vit. Soph., II, 3.
(2) Id., 1,9, 2; 0^1,-17,3.
(3) Id., I, 0, \.
LirnlRATt ri:. 51)1
S V. Sacrale.
Les noms de Socrate et de Platon sont inséparables; mais le
nuiilre n'ayant rien écrit, il est difficile de préciser la part qui lui
doit être attribuée dans la doctrine de son disciple. Que rinduence
do Socrate ait été toute-puissante sur tout ce que la Grèce comptait
d'esprits élevés, nous n'en pouvons pas douter; Platon s'est chargé
de constater la fascination que cet bomme extraordinaire exerçait
sur ses auditeurs : « Qu'un autre parle, dit-il dans le Banquet,
lïil-ce le plus babile orateur, il ne fait pour ainsi dire aucune im-
pression sur nous; mais que tu parles toi-même, ou qu'un autre
répète tes discours, si peu versé qu'il soit dans l'art de la parole,
tous les audileurs, hommes, femmes ou adolescents, sont saisis et
transportés. Quand je l'entends, ajoute le divin philosophe, le
cœur me bat avec plus de violence qu'aux corybantes; ses paroles
me font verser des larmes, et je vois un grand nombre de personnes
éprouver les mêmes émotions. » Platon Unit par dire qu'il pourrait
ciler à la louange de Socrate bien des faits admirables : « Peut-
êlre cependant trouverait-on à en citer de pareils de la part
d'autres hommes; mais ce qui rend Socrate digne de toute admira-
tion, c'est de n'avoir son semblable, ni chez les anciens, ni chez nos
contemporains »('). La postérité n'a pas taxé cet éloge d'exagéra-
tion; elle a plutôt renchéri sur l'enthousiasme des anciens. Parmi
les témoignages sans nombre que nous pourrions accumuler, nous
nous bornerons à celui d'un philosophe et à celui d'un chrétien.
Montaiyne dit que l'àme de Soci'atc est la plus parfaite (jui soit
venue à sa connaissance (-). Neander, le digne historien du chris-
tianisme, répétant les paroles de Ficin, dit (|ue Socrate est un pro-
p!ièle avant-coureur de .Jésus-Christ, comme Jean-Baptiste (").
Le sage d'Athènes a-t-il apporté une idée nouvelle dans le droit
international? On doit faire remonter à Socrate le cosmopolitisme
(1) Plat., Sympos., 2lo, D, E; 221, C. Nous suivons les ti;iikuliijiis Je Cou-
sin et do Scliwalhô.
(2) Montaifjiir, lîssai;«, II, II.
(3) Neander, tieschiclitc tler tliiistliciion ttcligion, T. I, p. 30.
592 LA GRÈCE.
des stoïciens, qui, entendu dans son véritable esprit et développé
dans toutes ses conséquences, changera la face de la terre. Déjà
avant Soerate, l'esprit philosophique avait franchi les bornes de la
cité.Anaxagore était citoyen de la Grèce entière plutôt que de Cla-
zomène. Pythagore, dit-on, ne fit aucune différence entre les Grecs
et les Barbares dans l'organisation de sa société; il embrassait la
création entière dans son amour. Démocrite se proclama citoyen du
monde; mais son cosmopolitisme était plutôt l'indifférence d'un sage
qui cherche à se soustraire aux tourments de la vie politique qu'une
doctrine. Les sentiments de Pythagore étaient plus élevés; c'était
une philanthropie universelle d'où pouvait sortir la théorie véri-
table des rapports qui unissent les nations à l'humanité ; elle inspira
peut-être Soerate qui le premier sut concilier les devoirs du citoyen
avec ceux de l'homme.
« On demandait à Soerate, dit Cicéron, quelle était sa patrie.
Toute la terre, répondit-il, donnant à entendre qu'il se croyait
citoyen de tous les lieux où il y a des hommes »('). En s'élevaut au-
dessus du patriotisme étroit qui régnait chez les Grecs, Soerate
n'entendit pas se séparer de la cité à laquelle la naissance l'avait
attaché; il ne crut pas que sa qualité de citoyen du monde le dis-
pensait de remplir ses devoirs de citoyen d'Athènes. Bien qu'il pla-
çât les institutions de Lycurgue au-dessus de celles de Selon, il ma-
nifesta toujours une prédilection particulière pour sa patrie (-). 11
est vrai qu'il ne prit aucune part aux atTaires publiques; c'est son
démon, cette voix qui se fit entendre chez lui dès son enfance,
qui l'en empêcha, dit-il dans son Apologie ("). Inspiration vraiment
(1) Cicer., Tuscul., V, 37. — Cf. Phttarch., De Exil., c. 5. — Epictet., Dis-
sert., I, 9, 1. — Diogène Laërce (il, 31) rapporte une autre réponse de Soerate
qui révèle les mêmes tendances. Quelqu'un lui disait qu'Antislliène était fils
d'une femme originaire de Thrace : « Est-ce que vous pensiez, dit-il, qu'un si
grand homme devait être issu de père et mère athéniens? »
(2) Dans le dialogue de Criton, Soerate rappelle à son ami qui lui propose de
fuir Athènes, qu'il ne sortit jamais des murs de sa ville natale que pour aller à
la guerre, que jamais il n'entreprit aucun voyage, comme c'est la coutume des
autres hommes :« Preuve évidente, dit-il, que pas un Athénien n'a aimé comme
moi sa patrie » [Plat., Grit., 52, B, C).
" (3) Plat., Apolog., 31, D.
LITTÉIIATLIU:. 595
divine! Socrate avait une plus haulc mission que celle de paraître
à la tribune; il devait propager une philosophie nouvelle: «Son
occupation était de persuader à tous, jeunes et vieux, que les soins
du corps et l'acquisition des richesses ne doivent point passer avant
leur àine et son perfectionnement, que la vertu ne vient pas des
richesses, mais que tous les biens viennent aux hommes de la
vertu » ('). Quoiqu'il restât étranger au gouvernement, le sage
d'Athènes avait pour les lois un respect plus profond que les poli-
tiques. Il se présenta une occasion solennelle où la justice violée
semblait le dégager de ses obligations envers sa pairie. Socrate
résista aux séductions de l'amilié ; il vit d'un œil ferme qu'il fallait
mourir(-) : « Si au moment de nous enfuir d'ici, les lois de la répu-
blique se présentaient devant nous et nous disaient : Socrate, que
vas-tu faire? L'aclion que tu prépares, tend-elle à autre chose qu'à
renverser nous et l'état tout entier, aulant qu'il dépend de toi? Ou
te semble-t-il possible qu'un état subsiste et ne soit pas renversé,
lorsque les jugements rendus n'y ont aucune force et sont foulés
aux pieds par des particuliers? Que répondrions-nous, Crilon, à ce
reproche?» En vain son disciple lui ohjecta-t-il l'injustice de sa con-
damnation; le philosophe lui répondit par une magnifique exalta-
lion des devoirs que la patrie impose : « Le citoyen est l'enfant de
la patrie; s'il ne lui est pas permis de rendre à ses parents injure
pour injure, il n'a pas plus de droit envers les lois. Aux yeux des
dieux et des hommes sensés la patrie est un objet plus précieux,
plus respectable, plus auguste et plus sacré qu'une mère, qu'un
père et que tous les aïeux. II faut soulTrir, sans murmurer, tout ce
qu'elle ordonne de souffrir, soit qu'elle nous fasse charger de
chaînes, soit qu'elle nous envoie à la guerre pour y être blessés ou
lues; notre devoir est d'obéir, il n'est permis ni de reculer, ni de
lâcher pied, ni de quitter son i)oste ; mais dans les combats, devant
le tribunal et partout, il faut obéir aux ordres de la patrie. »
Tous les disciples de Socrate, même ceux qui s'écartèrent le
plus des opinions de leur maître, professèrent sou cosmopolitisme:
(1) l'ial., Apolog.. 30, B.
(2) l'Ial., Crit., 30, A, H, D, E; 51, A, B, C.
51)4
LA GRKCE.
les uns, les Cyniques, l'exagérèrenl: dans les mains d'Arislippe et
de l'école cyrénaïque, ridée de Socrale dégénéra en un système
d'indiiïérence universelle. Le sage qui combattit pour la liberté
d'Athènes et qui préféra mourir que de violer les lois de sa patrie,
n'est pas responsable de ces déviations ('). Sa conception trouva
des organes plus dignes dans les philosophes de l'Académie; mais
à en juger par le témoignage de Cicéron, ceux-ci ne dévelop-
pèrent qu'une des faces de la doctrine de leur maître: « Ils voyaient
dans l'homme, dit-il, le membre d'une grande cité et de l'espèce
humaine tout entière, et le regardaient comme lié avec tous les
hommes par les liens d'une certaine société universelle. » Ilsdisaient
« que nous sommes nés pour nous réunir à nos semblables et for-
mer en commun la société du genre humain » ('). En exposant la
théorie de l'ancienne Académie sur le souverain bien, Cicéron
revient sur celle liaison des hommes, qui conduit à l'association de
tous les peuples :« De tout ce qui est honnête, rien n'a plus d'éclat
et ne s'étend plus loin que l'union des hommes avec leurs sem-
blables; cette société et celle communauté d'intérêts, cet amour
de l'humanité naît avec la tendresse des pères pour leurs enfants,
se développe dans les liens du mariage, puis embrasse les parenls,
les alliés, les amis, les relations de voisinage, grandit avec le
titre de citoyen, se répand sur les nations alliées et attachées à la
nôtre, enfin se consomme par l'union de tout le genre humain »(^).
L'époque où parut Socrate était peu favorable au développement
de la véritable théorie des rapports entre les nations et l'humanilé.
Déjà les cités tombaient en dissolution; les esprits supérieurs
aimaient à se consoler des ruines qui s'accumulaient autour d'eux
en reportant leur alTeclion sur une patrie qui ne pouvait périr, la
république du genre humain. Mais la tendance avait un écueil ; la
patrie risquait de disparaître dans la société universelle. Socrale
(1) Socrate lui-même a combattu le cosmopolitisme d'Arislippe. Xenoph.,
Meraor., II, 4,4 3, sqq.
(2) Cicer., Acad., II, 5; De Finib., IV, 2; cf. IV, 8.
(3) Cicer., De Fin., V, 23. —Varroti explique le cosmopolitisme de l'Académie
dans le même sens [Aitguslin., De Civit. Dei, XIX, 3).
LITTl'UATLnE.
39.J
ne s'engagea point dans celte fausse voie. Si nous osions faire
un repioche au sage (rAlhènes , nous dirions qu'il resta trop
attaché à l'idée antique de la patrie; il oublia la qualité d'homme
dans les ennemis, en déclarant digne des plus grandes louanges
celui qui leur faisait le plus de mal , et en trouvant qu'il était
juste de les réduire en esclavage (')• Les philosophes subissent
toujours l'influence du milieu dans lequel ils vivent; la guerre
et l'esclavage qui s'y liait dans l'organisation sociale de l'anli-
quilé, étaient un fait tellement universel qu'il domina même le
génie de Platon. Mais la paix et l'égalité n'en sortirent pas moins
de la doctrine socratique : elle tend en effet à unir toutes les na-
tions en une seule famille; elle contient par suite le germe de la
fraternité et de la charité, bases de l'association universelle. Sans
doute les philosophes grecs n'ont pas aperçu toutes les consé-
quences de leur idée; mais un principe une fois né se développe et
grandit sous Tinspiralion de Dieu. Les stoïciens s'emparèrent du
cosnioi)olitisme de Socrale; grâce à l'imposant spectacle que pré-
senta lempire romain, les derniers représentants de leur secte
eurent le pressentiment de l'unité humaine; le christianisme en lit
un dogme religieux; c'est aux siècles futurs à l'appliquer aux rela-
tions des peuples.
%\l. Platon.
X° t . La politique Idéale.
« On ne s'approche de Platon, dit un philosophe français, que
comme on s'approche du Christ, avec respect et amour »(-). Le dis-
ciple de Socrate est un des beaux génies qui honorent l'humanité.
Les anciens l'appelaient l'Homère ('), le Dieu des philosophes (*);
H) Xenoph., Memor., II, 3, li; II, 2, 2.
(2) Leroux, dans Y Encyclopédie Nouvelle, an mot Égalité.
(3) Cicer., Tascul., I, 32.
(4) Panaetius, ap. Cicer., Brut., 21 . — Cicéron l'appelle Dcus illc nostcr{Cicer.,
nd Attic, IV, 6). — ,\illeurs il dit :« .Xudiamus l'iatonem, quasi quemdam Dcum
phUosophorum >■ (Divin., II, l'i).
ô% LA GRÈCE.
ils (lisaient que si Jupiter voulait parler, il parlerait comme
Platon ('). Le philosophe grec, au dire de iî/ow^fl/V/ne, a emporté
par un consentement universel le surnom de divin que personne
n'a essayé de lui envier. Par le fond de ses doctrines il est le pré-
curseur du christianisme (^); la ressemblance est si grande que les
néoplatoniciens accusèrent les chrétiens de s'être emparés des
dogmes du philosophe, et que les Pères de l'Eglise, pour s'expliquer
cette parenté, supposèrent que le fondateur de l'Académie avait eu
connaissance des saintes Écritures (^).
Les sentiments de Platon sur le droit et la société sont déve-
loppés dans cet admirable dialogue de la République, « auquel
toutes les muses semblent avoir travaillé de concert »(*). On a con-
sidéré la République, tantôt comme une utopie, tantôt comme un
système d'éducation ou un plan de gouvernement. Le philosophe a
pris soin d'expliquer lui-même le but de son œuvre : ce n'est ni un
rêve, ni une constitution, mais un idéal. Il trace le modèle d'un
état parfait, sans se dissimuler que cet état n'existe pas et ne peut
pas être réalisé (^) : «Si dans l'exécution, dit-il, on rencontre une
chose impraticable, on la laissera de côté, en s'attachant néanmoins
à ce qui approche le plus du beau et du vrai »(^). Quelle est la pen-
(1) Cicer., De Nat. Deor., IF, 12.
(2) Les Pères de l'Église, nourris de? idées platoniciennes, les confondaient
presque avec la doctrine de Jésus-Christ. Saint Clément dit que l^latoii connais-
sait la fraternité chrétienne (Stromat., V, 14, p. 705, sq., éd. Potter); il trouve
chez lui le dogme fondamental du christianisme, la Trinité (ib , p. 710). A ses
yeux, la parenté de la philosophie et de la religion s'étend jusqu'aux détails du
culte; il croit que le disciple de Socrate avait le pressentiment de la sainteté du
dimanche (ib., p. 712).
(3) Voyez le T. IV de mes Études.
(4) P. Leroux, dans VEncyclopédie Nouvelle, T. IV, p. 626.
(5) Plat., Rep., V, 472, D, E. — Platon se compare à un artiste qui peint une
figure idéale; lui fera-t-on un reproche de ce qu'il n'existe aucun homme qui
réunit tous ces traits de perfection? De même on ne peut pas demander à celui
qui trace le modèle idéal d'un état, d'organiser une cité parfaite.
(6) Plat., Legg., V, 746, B, C — Cf. Rep., V, 475, A. — « N'exige donc pas de
moi, dit Socrate, que je réalise d'une manière absolue le plan que j'ai tracé ; mais
LITTÉRATURE. 597
sée qui inspire Platon dans la conception de sa société idéale? A
l'époque où il vivait, Athènes marchait vers une rapide décadence.
Le spectacle des convulsions impuissantes de la démocratie alhé-
tienne dut faire une vive impression sur le génie d'un penseur,
porté par sa nature vers les idées d'ordre et de hiérarchie plus que
vers les sentiments de liberté et d'indépendance. Or, il y avait en
Grèce une cité où dominait l'esprit aristocratique ; Platon appelle
Lycurgue un homme divin ('); en écrivant sa République, il a sans
cesse les yeux fixés sur le législateur de Sparte. Le philosophe
athénien avait aussi étudié les institutions de l'Orient dans les
temples d'Egypte (-); les idées orientales devaient sourire à un
homme doué d'une ardente imagination et qui, dégoûté des excès
de la démagogie, était disposé à se jeter dans l'immobilité d'une
organisation théocratique. C'est sous cette double influence que
Platon conçut sa République et sa théorie du droit inicrnalional.
%o s. L'i-;;nli(é.
11 y a une liaison intime entre les rapports des habitants d'une
cité et les relations de cette cité avec les autres peuples. Si la cité
est fondée sur l'égalité, elle verra des égaux dans tous les hommes et
elle reconnaîtra à toutes les nations des droits et des devoirs égaux :
voilà les bases véritables du droit international. Dans cette théorie,
la paix sera l'état normal des peuples. Que si la cité est fondée sur
l'inégalité, elle ne verra plus des égaux dans les étrangers, elle ne
les traitera plus en amis, mais en ennemis : la loi des relations
internationales sera la guerre. Les anciens n'ont pas connu 1 éga-
lité; aussi leur droit des gens n'est-il autre chose que l'empire de lu
force. Platon part du même principe, et 11 doit nécessairement
arriver à la même conséquence. Que ceux (jui ont des doutes
sur le dogme de la perfectibilité comparent le monde actuel avec
si nous parvenons à gouverner un étal d'une manière qui en approche, dès lors
noire bul est atteint. »
{i) Plat., Le2g.,III,60l,E.
(2) Diogen. Lacrl., III, G.
598 LA GRÈCE.
toules ses misères à la société idéale de Platon. Aujourd'hui le
principe de l'égalité est reconnu et par suite le règne du droit dans
les rapports des nations. Dans l'anliquilé, le plus grand philosophe,
se proposant pour hulde formuler un idéal d'organisation politique,
ne trouva d'autre base à son édifice que l'inégalité, c'est-à-dire la
domination de la force.
L'idéal de Platon est une législation qui rende l'état parfaite-
ment un, « de sorte que les choses mêmes que la nature a données
en propre à chaque homme deviennent en quelque sorte communes
à tous autant qu'il se pourra, comme les yeux, les oreilles, les
mains, et que tous les citoyens s'imaginent qu'ils voient, qu'ils en-
tendent, qu'ils agissent en commun, que tous approuvent et
blâment de concert les mêmes choses, que leurs joies et leurs
peines roulent sur les mêmes objets »('). Aristole critiqua la théo-
rie de son maitre, et la science moderne lui a donné raison (-).
Platon absorbe entièrement l'individu dans l'étal, de manière à ne
laisser subsister aucune action, aucun sentiment particuliers. C'est
vouloir l'unité aux dépens de l'individralité; or l'unité n'a d'autre
l)Ut que de favoriser le développement des forces individuelles.
L'unité n'est donc pas l'idéal : elle n'est qu'un moyen ; le véritable
but, c'est le développement de l'individu, et celui-là n'est possible
que si son individualité est respectée. Ce n'est pas à dire que
l'unité n'ait aucune valeur dans l'organisation sociale; il n'y a i)as
de société possible sans unité, et la société est un milieu nécessaire
pour que l'individu puisse se développer. 11 y a donc deux éléments
dont la science politique doit tenir compte, l'unité et l'individualité.
Si elle sacrifie l'individualité à l'unité, comme le fait Platon, elle
détruit toute liberté, et par suite l'égalité même est viciée; la cité
devient une œuvre factice sans vie véritable. Mais aussi si elle ne
donne aucune place à l'unité, si elle ne voit dans la société que la
coexistence d'individualités indépendantes, elle aboutit à l'anarchie
(1) Plat., Legg., V, 739, C, D.
(2) ArisL, Polit., II, 2, 9. — Cousin, Argument des lois de Platon (OEuvres de
Platon, T. VII, p. LII-LIX). — Hegel, Yorlesungen iiber die Geschielite der Phi-
losophie, T. II, p. 253-261 (2<' édition).
LIÏTÉRATIRE. 599
Cl par suite riiornine ne peut accomplir sa mission. 1/unilé, si
clière à Platon, a donc son prix. Voyons comment le philosophe a
essayé de Tétahlir.
Le point de départ de Platon étant faux, parce qu'il est exclu-
sif, il a dû sacrifier à chaque instant les droits des individus à
son unité idéale. Il y a dans riiutnanilé deux catégories d'êtres qui,
quoiqu'étant un en essence, diffèrent par leur organisation phy-
sique, leurs facultés et leur mission, l'homme et la femme. En par-
lant des femmes , Platon semhie avoir en vue la société lacédémo-
nicnne : il veut qu'elles s'exercent à la guerre, il leur donne part
aux repas communs ('). Voilà en apparence la femme déclarée
régale de l'homme : c'est ce que les utopistes modernes appellent
l'émancipation de la femme. Il ny a pas de doctrine plus fausse que
celle qui veut assimiler des êtres essentiellement différents; vouloir
faire de la femme un homme, c'est entreprendre de changer l'œuvre
du Créateur. Aussi l'égalité que Platon reconnaît à la femme con-
duit-elle à la plus révoltante inégalité. La femme, considérée
comme homme, étant nécessairement inférieure à celui-ci, le philo-
sophe déclare qu'elle a moins de dispositions à la vertu que
rhomme (-). A l'entendre, la différence est si grande entre les
deux sexes, que la femme semble être un intermédiaire entre
l'hoininc et l'animal. En parlant de la mélempsychose, Platon dit
({ue les âmes des hommes qui n'ont pas satisfait à leur destination
dans cette vie, passent d'abord dans des corps de femme, et si
répreuve n'est pas satisfaisante, dans un corps d'o/t/ma/('). L'on
comprend maintenant pourcjuoi Platon s'est si grossièrement trompé
sur le mariage : il n'y voit (lu'une institution pour la reproduction
de l'espèce, cl il l'organise comme s'il avait à réglementer un haras.
Les anciens admettaient encore une autre classification dans le
genre luunain. Platon s'occupe à peine des esclaves dans sa liépu-
b(if/Ho, quoique déjà de son temps la légitimité de la servitude fût
(1) Plnt., Rop., V. 451, E, 452, A ; 4o7, A. — I.egs.,Vn, 804 E; YI, 780, 15.
(2) Plat., Legg., VI, 781, 13.
(1) Plat., Tim., 531, E ; cf. 552, B.
400 LA GRÈCE.
mise en doute, comme nous l'apprend Aristole ('). Le philosophe
de l'idéal pas plus que le philosophe de la réalité ne songe à atta-
quer l'esclavage. Cependant on dirait que Platon éprouve une
espèce d'emharras en traitant ce sujet. Il remarque que beaucoup
d'esclaves ont montré plus de dévouement que des frères ou des
fils, mais que d'un autre côté l'on dit qu'il n'y a aucun fond à faire
sur un esclave; il cite ce mot profond d'Homère que «Jupiter
prive de la moitié de leur âme ceux qui sont réduits en esclavage».
Mais il ne se demande pas si la dégradation des esclaves ne devrait
pas être imputée aux maîtres; il ne se dit pas que si le poète a rai-
son , les lois qui sanctionnent la servitude ont tort. Le philosophe
avoue que l'homme ne consent qu'avec une peine infinie à se prêter
à cette distinction de libre et d'esclave, introduite par la nécessité et
il conseille aux maîtres de bien traiter leurs esclaves, surtout dans
leur intérêt f). Mais celle dernière recommandation prouve que
Platon , pas plus qu'Arislole et l'anllquilé tout entière, n'avait con-
science du droit de l'homme à la liberté. Aussi ne resle-t-il pas fidèle
à ses conseils d'humanité; les lois qu'il propose sur l'esclavage
semblent dictées par un Spartiate pour des ilotes : « Si un esclave,
dans un mouvement de colère, lue son maître, les parents du mort
feront souffrir à cet esclave tous les traitements qu'ils jugeront à
propos. Si un esclave lue un homme libre en se défendant contre
lui, il sera sujet aux mêmes peines que le parricide. Si un esclave
blesse son maître à dessein formé, il sera puni de mort. Quiconque
aura tué un esclave, si c'est le sien, en sera quitte pour se purifier;
si c'est celui d'un autre, et qu'il l'ait tué par colère, il dédomma-
gera le maître au double »(^).
Quand on voit Platon, malgré quelques hésitations, revenir au
droit le plus dur sur les esclaves, on peut prévoir quelle est l'éga-
lité qu'il établit dans sa cité modèle; c'est l'égalité dans le sein
(I) Arist., Polit., I, 2,3.
, (2) Plat., Legg., VI, 776, D, E; 777, A-E.
(3) Plat., Legg., IX, 868, A, B; 869, D; 877, B. — Comparez les lois sur l'es-
clave qui frappe une personne ïthve (Plat., Legg., IX, 879, A; 882, A); sur
resclavc qui s'empare d'une chose trouvée (/rf., XI, 914, B).
LITTÉRATURE. 401
d'une aristocratie d'hommes libres, l'égalité telle qu'elle réguail à
Sparte. Le philosophe dit à ses citoyens qu'ils ont été formés au
sein de la terre, eux, leurs âmes et tout ce qui leur appartient;
qu'ils doivent regarder la terre comme leur mère et leur nourrice
et traiter les autres habitants comme leurs frères ('). Ainsi Platon
reconnaît la fraternité, mais il la borne aux membres de la cité, et
dans le sein même de sa république idéale, la fraternité n'a i)as
pour conséquence l'égalité.» Vous êtes tous frères,.» dit Socrate à
ses citoyens, mais il ajoute : « Le dieu qui vous a formés a fait
entrer l'or dans la composition de ceux d'entre vous qui sont pro-
pres à gouverner les autres, aussi sont-ils les plus précieux. II a
mêlé l'argent dans la formation des guerriers, le fer et l'airain dans
celle des laboureurs et des autres artisans »('). C'est la reproduc-
tion du système des castes. Il y a sans doute un progrès dans
la Rt'publif/iie de Platon : il n'admet pas l'hérédité des diverses
classes sociales, de sorte que le (ils d'un laboureur peut devenir un
philosophe. Mais ces classes n'en sont pas moins des êtres de com-
position diverse, or la fraternité et l'égalité n'existent qu'entre des
êtres de même iiatnre.
La distribution des citoyens en trois classes présente encore un
autre danger qui compromet singulièrement l'égalité. Au fond, le
droit des philosophes à gouverner la cité est le principe de l'aris-
tocratie, en prenant l'aristocratie dans le sens grec comme syno-
nyme du gouvernement des meilleurs. iMais le prétendu régime des
meilleurs aboutit dans les cités de la Cirèce à une oligarchie
de race ou d'argent, llien de plus naturel, car l'aristocratie tend
])ar la force des choses à rhérédité. Comment Platon échappe-
t-il à cet écueil? Le lemède qu'il imagine est pire ([ue le mal,
c'est la communauté des femmes. La mère ne connaîtra |)as
son enfant. Les enfants ap|)artiennenl à l'état; cest lui (jui les
classe d'après les faenllés dont Dieu les a doués. La communauté
des femmes joue un giand rôle dans la Ui'imbUijue de Platon; c'est
à ses yeux le moyen le plus sur d'établir l'unité et l'égalité :« Pour
<|ue l'étal jouisse d'une paifaile harmonie, dit Socrate, il fnut
(() Plal., Hep., m, ili. I).
(2) ///., Wo, A.
26
402 LA r.RKCE.
que tous soient touchés des mêmes choses. Quel meilleur moyen
de créer celte solidarité que la communauté des femmes et des en-
fants. Tous les citoyens seront parents; ils verront des frères et
des sœurs dans ceux dont Tàge se prèle à celle illusion , des pères
et des aïeux dans ceux qui seront nés avant eux, des fils et des
petits-fils dans ceux qui seront venus après. Les citoyens ne seront
pas parents de nom seulement; le législateur exigera que les ac-
tions répondent aux paroles. Ils participeront tous en commun aux
intérêts de chacun d'eux, qu'ils regarderont comme leur étant per-
sonnels; leur union sera telle qu'ils se réjouiront et s'affligeront
tous des mêmes choses. A quoi atlrihuer tant d'admirables effets,
si ce n'est à la communauté des femmes et des enfants? » (')
11 y a une singulière ressemblance entre la théorie de Platon et
la coutume d'un peuple barbare. Hérodote nous apprend que les
femmes sont communes chez les Agathyrses, « afin qu'étant tous
unis par les liens du sang et ne faisant tous pour ainsi dire qu'une
seule et même famille, ils ne soient sujets ni à la haine, ni à la
jalousie » (^). Ainsi des peuples à moitié sauvages et la plus haute
philosophie se sont rencontrés dans la même erreur ! C'est en hési-
tant, presque en tremblant que Platon propose son opinion sur
la communauté des femmes; il a comme un pressentiment que
la postérité protestera contre celle partie de sa doctrine. Il est
inutile de prouver que Platon s'est trompé : la conscience humaine
s'est prononcée et son arrêt ne sera point révoqué. Remarquons
seulement que l'aberration du grand philosophe tient à tout son
système : c'est parce qu'il n'a pas conscience du droit individuel
de l'homme qu'il arrive à voir l'harmonie dans une affreuse confu-
sion. Il ne s'aperçoit pas que son harmonie est imaginaire, car
l'affection ne peut exister que dans des liens particuliers; elle s'effa-
cerait entièrement dans la communauté de Platon. Le philosophe
détruit donc l'individualité humaine, sans pour cela atteindre son
idéal d'unité. C'est que son idéal est tout aussi faux que le moyen
qui doit le réaliser.
(1) Plat., Rep., V, 462, 463, 405, A. — Cf. Tim., \S, C, D.
(2) Frerod.,\Y, 104.
LITTÉRATURE. 405
JV" 3. lia paix et la giiorre.
Plalon mcconnail régalilé dans rinlérieui* de la cité; il la con-
çoit encore moins dans les rapports des cités entre elles. Tous les
peuples anciens se croyaient des races élues et traitaient les étran-
gers de barbares ou d'ennemis; les Grecs eux-mêmes, bien qu'unis
par le sang, vivaient entre eux dans un état permanent de guerre.
Le philosophe athénien s'élève au-dessus des passions de sa nation;
il a un sentiment profond de la nationalité hellénique, mais il n'a
pas conscience de l'unité humaine. Il partage Ihumanité en Grecs
et Barbares. Les Grecs sont frères; ils sont donc amis par nature;
s'il survient un différend entre eux, c'est une maladie, semblable
à la discorde qui nait dans un état. Mais entre Hellènes et Bar-
bares il n'y a aucune parenté, ils sont naturellement ennemis (').
L'idée de division, de caste qui a empêché Plalon de réaliser son
idéal d'unité dans sa République, vicie également sa théorie des
relations internationales. Cependant la fraternité qu'il admet entre
Hellènes aurait dû le conduire à la fraternité de tous les peuples.
Si les Grecs avaient la terre pour mère et pour nourrice, il en était
de même des autres nations, à moins de croire que la terre hellé-
ni(iue fut |)lus noble que les autres pays. C'était bien là la [)ensée
de Platon comme de tous les Grecs. Au lieu de chercher l'origine
dos hommes dans la lerre, le christianisme la place en Dieu , et
lunilé en Dieu devient la base inébranlable de la fraternité humaine.
L'opposition hostile que Platon établit entre Grecs et Barbares
conduit logiquement à un état permanent de guerre, mais le philo-
sophe recule devant la conséciuence de ses principes. 11 commence
par constater le fait de la guerre universelle : « Chaque étal, dit-il,
est environné d'autres étals cpii le menacent sans cesse comme des
(1) Plat., Rcp., 470, C : çp/;u.t yào ro pi:v 'E//./;vt/.ov yâvo; aùro «vtm otxstov
ei.-jy.i y.oii. c/j'/yrA;, rw «Je (Sapjîapi/.'f) ôOvîîôv tî zal à),/'JTOiov... "E).)"/;va; jxvj aoa
|5ypj5àpoiç y.v'i. 'j'/.r/li'j.rj'i'j^ "ï,'ù:r,ii Tz'i^îfiîlj au/jjy.i'jryj; zî ^/iToa-v /ai 7ro).î i/io-jç
o'j'jît âivcci, /'/i. — '//.ïritov zr/j ï/J)y/.'j zrt.jzrrj /.)./3tÉov. "V't^r,'j(/.;, '7ï "KAA/jTtv, orav
z'i. TotoOro oyoTL, cpvïii f/.iv cpi/o-j; sTvat, votsîv c^'Èv t';) toioJtm tc'j 'K)."/à'7a /.y.'i
4-04 LA GRÈCE.
vagues » ('). Cet horrible speclacle de dévaslalions et de meurtres
inspira déjà aux anciens la désespérante théorie de Hobbes, que
l'homme est un loup pour l'homme : « Il y a, dit Clinias dans les
Lois, une guerre toujours subsistante entre toutes les cités (-);
ce qu'on appelle communément paix n'est tel que de nom; en
fait, sans qu'il y ait aucune déclaration de guerre, chaque cité est
naturellement tonjours armée contre toutes celles qui l'environ-
nent» (^). Les plus grands législateurs, Minos, Lycurgue, fondèrent
leurs institutions sur cet état de guerre. Platon, qui d'ordi-
naire se laisse entraîner par leur autorité, nie que l'état natu-
rel des peuples soit la guerre; il attaque l'esprit guerrier et l'ambi-
tion des conquêtes; il soutient que le but de la société est la justice
et la paix. Comment le philosophe s'est-il élevé au-dessus de la
puissance accablante des faits? Si les penseurs étaient logiques
dans leurs déductions, Platon aurait dû pousser les Hellènes à la
guerre contre les Barbares. L'idée de l'unité absolue conduit à la
monarchie universelle. Platon qui sacrifie les droits de l'individu
à l'État, ne pouvait pas hésiter à sacrifier les droits des nations à
l'unité du genre humain. Mais on n'aperçoit chez lui aucune trace de
l'ambition qui entraîna Alexandre en Orient. Son idéal reste la cité
telle que les Grecs l'aimaient. C'est cette tendance du génie hellé-
nique qui a sauvé le philosophe des excès de sa doctrine. Réduite
à un petit espace, la république idéale de Platon ne pouvait pas
songer à devenir conquérante. Il est vrai que Sparte, tout en étant
circonscrite dans des limites très étroites, était organisée pour la
guerre; mais le disciple de Socrate, le philosophe qui considérait
la justice comme la base de toutes les relations, ne pouvait pas
donner la guerre, c'est-à-dire la force, pour base à la société.
La guerre, dit Platon, est une des faces du mal; elle a sa source
dans les besoins factices des hommes, insatiables de richesses, et
dans leurs mauvaises passions; aussi voit-on les tyrans toujours en
(1) Plat., Legg., VI, 758, A,
(2) Ib., I, G25, E.
(3) Ib., I, G26, A;625, E.
LITTÉRATURE. 405
guerre ('). Si la guerre lient aux plus bas inslincts de riiommc,
comment la valeur guerrière scrail-ellc la première des vertus?
D'après Platon, le courage physique n'est qu'une parlie de la vertu
et encore la moins estimable (') :» il y a une vertu plus haute qui
se manifeste dans les agitations intérieures des cités, et qui rem-
porte autant sur le courage du soldat que la justice, la tempérance
et la prudence jointes à la force, l'emportent sur la force seule )>(^).
Bien des siècles devaient s'écouler avant que celte idée fût acceptée
par l'humanité. Ciccron ose à peine soutenir la prééminence des
vertus civiles sur celles du guerrier {*). La force brutale conti-
nuera à peser sur les peuples et, tout en subissant la violence, ils
prodigueront l'admiration aux héros. Il faudra que les philosophes
du dix-huitième siècle organisent une espèce de croisade contre les
conquérants pour qu'enfin les hommes sentent qu'il y a une gloire
supérieure à celle de dévastateur du monde. Platon prit l'initiative
de cette réaction contre l'esjjrit guerrier. Le but du législateur, dit-
il, ne doit pas être d'élendre la domination de la cité; il doit avoir
en vue de la rendre très-vertueuse et par là très-heureuse (''). Tels
ne sont pas les conquérants qui ne cherchent qu'à s'emparer des
villes et des royaumes; ce sont les plus injustes des hommes, car
la plus grande injustice consiste à attenter à la liberté d'autres états,
cl à les tenir en esclavage. Platon représente comme un excès des
gouvernements des|)oli(iues la conduite des rois de Perse « qui ne
pensent qu'à agrandir leur empire, à qui il ne coule rien de renver-
ser des villes et de porter le fer et le feu chez les nations amies,
lorsqu'ils croient qu'il leur en reviendra le moindre avantage » f).
(1) Plat., Rep., H, 373, D, E; VIII, 56G, E; 5G7, A.
(2) Plat., Lcgg., I, 630, B : « Parmi les soldats morccnairos, prosqno lous
insolents, injustes, sans mœurs, et les plus insensés de lous les hommes, ne s'en
trouve-t-il pas beaucoup (jui, selon l'expression de Tyrtée, se préscnlenl au
combat avec une contenance fiére et vont au-devant de la mort? »
(3) Plat., Legg., I, 030, A, IJ.
(t) Voyez le Tome III de mes Éludes.
(o) r/a«., Lcgg., V, 742, D.
(Il) Plat., Kcp., ', 3ol, H; 358, D. - Legg., III,o!>7, \).
iOG LA GRÈCE.
La République de Platon n'est pas organisée pour la guerre :
« C'est en vue du plus grand bien que tout législateur doit porter
ses lois; or le plus grand bien d'un état n'est pas la guerre, mais
la paix et la bienveillance entre les citoyens. Quiconque aura pour
objet principal les guerres du dehors, ne sera jamais un bon poli-
tique ni un sage législateur : il faut régler tout ce qui concerne la
guerre en vue de la paix, plutôt que de subordonner la paix à la
guerre »('). Comment maintenir la paix dans un âge de violence?
La République, répond le philosophe, jouira d'une paix inaltérable
si elle est vertueuse (^). Ce moyen de conserver la paix paraîtra ridi-
cule aux esprits positifs; mais qu'ils n'oublient pas que nous
sommes sur le terrain de l'idéal et que, pour compléter la pen-
sée de Platon , il faut supposer toutes les cités formées sur le plan
de sa République : or si les états étaient organisés de manière à ce
que la justice y prévalût , qui doute que la paix ne fût assurée?
Celte idée n'est pas une utopie. Ce n'est point se bercer d'illusions
que d'espérer que les passions ou les intéréls particuliers ne domi-
neront pas toujours sur la volonté des peuples. L'humanité s'avance
vers une organisation sociale qui donne dans le sein de chaque
état la prépondérance aux intérêts généraux, à la justice, au droit.
Ce sera la plus forte garantie de paix, la seule que l'on puisse
attendre des progrès réguliers du genre humain. Si l'on va au-delà,
l'on entre dans le domaine de l'utopie. Est-il possible d'organiser
l'humanité de façon que le droit entre nations soit assuré comme
l'est le droit entre individus dans le sein de chaque état? Bien des
utopistes l'ont cru et ont imaginé, les uns une monarchie univer-
selle, les autres une confédération générale. Le germe de celle
dernière idée se trouve chez Plalon. Dans le tableau qu'il trace de
la célèbre Atlantide, il suppose que les rois sont liés entre eux par
une espèce de fédération, qu'ils se réunissent pour juger leurs dilîé-
(1) Plat., Legg., I, 628. — C'est parce que Thémistoclc et Périclès s'occupèrent
exclusivement de lagrandissemenl d'Athènes, qu'ils encourent le blâme sévère
du philosophe. Il va jusqu'à dire dans le Gorgias que ces grands hommes sont
les auteurs des maux de leur patrie.
(2) Ptat., Legg., VJli, 829, A.
litiéhature. 407
rends et qu'il leur est défendu de se faire la guerre ('). Si la paix
peut être garanlio, c'est évidemment par Tassociation des peuples
plutôt que par une monarchie universelle (-).
Platon ne se fait pas illusion sur la paix qu'il désire : c'était à
l'époque où il écrivait une utopie plus irréalisable encore que celle
de l'abbé de Saint-Pierre. Aussi le philosophe veille-t-il à la défense
de sa République par rinslilulion d'une caste de guerriers, et il
porte sa pensée sur les droits que la guerre accorde aux combat-
tants. L'humanité n'est pas la vertu de l'enfance des sociétés.
Engagés sans cesse dans des luttes sanglantes, où leurs biens, leur
liberté, leur vie sont en jeu, les hommes contractent des habitudes
qui les rendent insensibles au spectacle des atrocités de la guerre.
Les historiens anciens racontent les actions les plus^'cruelles avec
une indilTérence qui nous révolte. Platon, doué d'une âme de poëte
unie à une puissante intelligence, lit le premier entendre la voix
de l'humanité au milieu de la barbarie générale. Les Grecs étant
frères, il n'est pas juste qu'ils réduisent en servitude des villes grec-
ques ; ils doivent au contraire reconnaître comme maxime d'épar-
gner la nation helléni(iue, de peur qu'elle ne tombe dans l'esclavage
des Barbares. La République de Platon n'aura pas d'esclaves grecs
et conseillera à tous les Hellènes de suivre cet exemple. Ses guer-
riers ne dépouilleront pas les morts :« N'est-ce pas une bassesse,
s'écrie le philosophe, et une ignoble cupidité, de dépouiller un mort?
N'est-ce pas une |)etitesse d'esprit qui se pardonnerait à peine à
une femme, de regarder comme ennemi le cadavre de son adver-
saire, après que l'ennemi s'est envolé, et qu'il ne reste plus que
rinstrumenl dont il s'est servi pour combattre? Que nos guerriers
s'abstiennent donc de dépouiller les morts et qu'ils ne refusent pas
à l'ennemi la permission de les enlever. » Le philosophe législateur
ajoute : « Nous ne porterons pas dans les temples des dieux
les armes des vaincus, surtout des Grecs, pour peu (pie nous
soyons jaloux de la bienveillance des autres Hellènes. Nous crain-
drons plutôt de souiller les temples, en les ornant ainsi des dé-
(I) Crilias, 11'.», C; I2U,C.
{'!) Voyez rinlroduclioii du Toiiif 1 de mes L'/«c/c'4.
4-08 LA GRÈCE.
pouillcs de nos proches » ('). Les guerriers de Platon, reconnais-
sant la Grèce pour leur patrie commune, se comporteront dans
leurs différends avec les Grecs, comme devant un jour se récon-
cilier avec leurs adversaires : « Ils les réduiront doucement à la
raison, sans vouloir, pour les châtier, ni les rendre esclaves, ni les
ruiner. Ils les corrigeront en amis pour les rendre sages, et non en
ennemis. Puisqu'ils sont Grecs, ils ne porteront le ravage dans aucun
endroit de la Grèce, ne brûleront pas les maisons, ne traiteront
pas en adversaires tous les habitants d'un état, hommes, femmes
et enfants, sans exception, mais seulement le petit nombre de ceux
qui ont suscité le différend ; en conséquence, épargnant les terres
et les maisons des habitants, parce que le plus grand nombre se
compose d'amis, ils combattront seulement jusqu'à ce que les inno-
cents qui souffrent aient tiré vengeance des coupables » . Telle sera
la conduite de la cité de Platon envers des ennemis grecs; mais
dans les guerres avec les Barbares, «la République cw usera comme
les Hellènes font aujourd'hui entre eux»(^).
Si nous jugeons cette théorie du droit de guerre avec les senli-
mentsdu dix-neuvième siècle, nous trouverons ces premiers accents
d'humanité bien timides; nous condamnerons la distinction du
philosophe athénien qui recommande la charité aux Hellènes
entre eux, et sanctionne de son autorité la dévastation, l'esclavage
et le meurtre, quand les Barbares en sont les victimes. IMais si nous
considérons que le principe de lunité humaine était inconnu à la
philosophie, qu'un politique traité d'utopiste n'avait pas même réa-
lisé la fraternité entre les citoyens, que la servitude était la base de
l'organisation sociale, que l'opposition entre Grecs et Barbares était
aussi grande que celle d'homme libre à esclave, alors nous com-
prendrons que Platon ait créé pour les Hellènes un droit des gens
humain, sans vouloir l'appliquer aux Barbares. Mais là même où
sa doctrine est incomplète, elle est le point de départ d'une révolu-
tion. Telle est sa théorie internationale; elle se borne à conseil-
ler la paix aux Hellènes, parce qu'ils sont frères; mais bieii-
(I) /'/a/.,Rep., V, 409, B-E.
(2) Ib.jrid, C-E;47'l, A, B.
LITTLIWTIRK. AOd
loi l'idée de fraleruilé grandira et une religion nouvelle dira aux
peuples : vous êles lous frères, la charilé est votre loi suprême. Le
dogme chrétien n'est que l'extension, le développement de l'idée de
Platon.
K° 4. Relations lulernationales.
Le philosophe athénien est également enchaîné par les préjugés
de l'antiquité, quand il s'agit des relations des états pendant la
paix. Tous les peuples anciens vivaient plus ou moins isolés; cet
isolement, suite du peu de développement qu'avaient pris les idées
et les sentiments, devint une espèce d'idéal pour les législateurs et
les philosophes. A l'exemple de Lycurgue, Platon isole sa Repu-
blir/ue des nations étrangères; il en donne pour motif que « l'effet
naturel du commerce fréquent entre les habitants de divers étals
est d'introduire une grande variété dans les mœurs, par les nou-
veautés que ces rapj)orls avec les étrangers font naitrc nécessai-
rement : ce qui est le plus grand mal que puissent éprouver les
étals i)olieés par de sages lois »('). Celle théorie que Moïse, Lycur-
gue et Platon ont voulu pratiquer, tenait à l'ignorance où étaient les
anciens du principe de perfectibilité. Quand on se place au point
de vue du progrès, l'on doit désirer que les peuples aient entre eux
les relations les plus nombreuses, afin que le contact des mœurs et
des idées dissipe leurs préjugés et élève leurs sentiments. IMais dans
les républiques de Moïse, de Lycurgue et de Plalon, il ne pouvait
être question de progrès; leurs lois étaient l'expression d'un idéal
de société; or comment lidéal serait-il changé, perfectionné? Le
l)hilosophe défend toute innovation dans la constitution qu'il ima-
gine (-), parce qu'il la croit parfaite. Dès lors il devait aussi la mettre
à l'abri de toute altération, en empêchant le contact avec des états
mal gouvernés (^). Pour prévenir la corruption des lois et des
mœurs, Platon veille comme Lycurgue à ce que tout commerce soit
H) Plat., Lcgg., XII, 949, E; 930, A.
(2) Plat., Rep.,lV, 42i, 13, C.
(•■{) y»/a<. , Legg., XII , 950, A.
410
LA GRECE.
exclu (le sa République. C'est surtout le négoce maritime qui l'in-
cjuièle, parce qu'il « amène toutes sortes de mœurs bigarrées et
vicieuses : l'appât du gain qu'il présente et les marchands forains
qu'il attire de toutes parts donnent aux habitants un caractère double
et frauduleux, de sorte qu'ils se montrent sans charité et sans foi
et entre eux et à l'égard des étrangers »(^). '\^oilà pourquoi Platon
ne veut pas que sa cité soit trop près de la mer. Par la même rai-
son, il ne veut pas que le pays soit assez fertile pour qu'il y ait des
produits à exporter et il désire que la bonté du sol fournisse à
toutes les nécessités de la vie (-). Les citoyens de sa République
pouvant se passer du commerce extérieur, Platon le défend, sauf
pour les besoins de l'état [^). Le philosophe voudrait, s'il était pos-
sible, bannir toute spéculation d'argent, toute industrie; il défend
aux citoyens d'exercer une profession mécanique, sous peine d'in-
famie; ils ne doivent pas même s'occuper d'agriculture, la culture
de la terre est abandonnée aux esclaves {*).
L'antipathie de Platon pour le commerce tient encore à d'autres
idées. 11 avoue que les fonctions de marchand sont par elles-mêmes
très-honorables : il conçoit un idéal de commerce, consistant à
distribuer, d'une manière proportionnée aux besoins de chacun,
les biens de toute espèce qui en fait sont partagés sans mesure et
sans égalité. Les marchands qui rempliraient cette mission seraient
les bienfaiteurs des hommes; si leur profession est réputée vile,
c'est que pour s'enrichir ils traitent les citoyens comme des ennemis
et des captifs, en exigeant d'eux une rançon exorbitante et in-
juste {^]. Or le but du législateur ne doit pas être la richesse, mais
la vei tu , et les grandes richesses sont incompatibles avec la ver-
tu : « L'or et la vertu sont comme deux poids mis dans une balance,
(1) Plat., Legg., IV, 704, D; 705, A.
(2) Ib., 704, B, C; 705, B. — Dans son antipathie pour la mer, Platon va jus-
qu'à dire que la guerre maritime ne développe pas le véritable courage et le
véritable mérite; il ajoute que ce n'est pas à la bataille de Salamiiie, mais aux.
victoires de Marathon et de Platée que la Grèce doit son salut (/&., 707, C).
(3) Ib., VIII, 842, D; 847, D, E.
(4) /6., 846, D, E; 847, A; VII, 806, D.
(5) /6., XI, 318, B; 319, A.
LITTKIIAÏLUE, 411
dont ruii ne peut monter sans que l'autre ne baisse »(')■ Rien n'est
donc plus opposé à la noblesse des senllments que les métiers
mécaniques et serviles, moyens bas et sordides de faire fortune.
Le philosophe proscrit l'argent de sa Répuhlir/uc {-).
Pour empêcher les communications avec les autres peuples, Ly-
curgue défendit les voyages aux Spartiates et interdit aux étrangers
l'accès de Lacédémone. Platon n'ose pas aller aussi loin. Athènes se
faisait gloire de son génie libéral et hospitalier; le philosophe athé-
nien éprouve quelque répugnance à déserter en ce point les traditions
de sa patrie :« Refuser aux étrangers l'entrée dans notre cité, et à
nos citoyens la permission de voyager chez les autres peuples, c'est
une chose qui ne peut se faire absolument, et qui de plus paraîtrait
inhumaine et barbare : l'on nous reprocherait l'usage odieux de
chasser de chez nous les étrangers et d'avoir des mœurs rudes
et sauvages. Or, il ne faut pas tenir j)Our une chose indiflerente de
passer ou de ne passer pas pour gens de bien auprès des autres
nations »(^). Platon autorise les voyages, mais sous les conditions
déterminées par la loi :« Qu'il ne soit permis à aucun citoyen, avant
rage de quarante ans, d'aller hors des limites du pays. De plus, que
personne ne voyage en son nom, mais au nom de l'état et en qua-
lité de héraut, d'ambassadeur ou d'observateur. On députera des
citoyens pour assister aux sacrifices et aux jeux publics, les mieux
faits et les plus vertueux. De retour chez eux, ils apprendront à
notre jeunesse, que les lois des autres nations sont bien inférieures
à celles de notre cilé»(*). Platon permet encore les voyages pour
étudier les lois étrangères et converser avec les grands hommes.
Ici éclate un sentiment vrai de la nécessité pour les peuples de
vivre en communion ; le philosophe oublie sa théorie de l'isolc-
(1) Plnl., Rcp., VIII, 5o0, E. —Comparez V Evangile de saint Matthieu, XIX,
24 : « Je vous le dis en vérité : un cAbïe passera plus dinicilement par le chas
d'une aiguille, qu'un riche n'entrera dans le royaume des cieux. » — Celsc dit
(jue les chrétiens empruntèrent celte maxime à Platon (Oriyen., c. Cols., VI. IG).
(2) Plat., Lefîg., V, 7U, E. 742, A.
(3) lb.,Xn, Î)o0, A, B.
(4) 76., 930, E, 9ol, A.
412
LA GRECE.
ment :« Jamais, dil-il, notre république ne pourra parvenir à la
perfection dans la politesse et la vertu si, faute d'entretenir un
cerlaincommerce avec les étrangers, elle n'a aucune connaissance de
ce qu'il y a de bon parmi eux. Il se trouve toujours dans la foule
des personnages divins, en petit nombre à la vérité, dont le com-
merce est d'un prix inestimable. Les citoyens doivent aller à la
recherche de ces hommes, par terre et par mer, en partie pour
affermir ce qu'il y a de sage dans les lois de leur pays, en partie
pour rectifier ce qui s'y trouverait de défectueux »('). Au retour
de ses voyages, l'observateur des mœurs des autres peuples fera
part à un conseil de ce qu'il aura appris touchant les lois, l'éduca-
tion et la culture de la jeunesse : « S'il ne revient ni pire ni meilleur,
on lui saura du moins gré de son zèle. S'il revient beaucoup meil-
leur,onlui donnera de plus grands éloges. Si l'on jugeait au contraire
qu'il se fût corrompu dans ses voyages, il lui sera défendu d'avoir
commerce avec personne. S'il est convaincu de vouloir introduire
des changements dans l'éducation et les lois, il sera condamné à
mort » (^).
Il y a d'étranges contradictions dans la théorie des relations in-
ternationales de Platon. A première vue, il est tout aussi exclusif
que Moïse; on dirait que Dieu lui a révélé ses lois en voyant le soin
qu'il prend d'isoler sa cité modèle des autres peuples. Cependant il
n'ose point admettre les conséquences de son principe ; il recule
devant la prohibition des voyages et devant la xénélasie. Il cherche
à concilier ce qui est inconciliable. Les citoyens voyageront, mais
ce sera au nom de l'Élat. Nous ne relèverons pas cette nouvelle
entrave apportée à la liberté de l'individu qui l'attache au sol,
comme le serf du moyen-âge était attaché à la glèbe : cela tient au
vice général de la théorie platonicienne. Mais nous demanderons
pourquoi le philosophe permet les voyages? Si c'était uniquement
pour se convaincre de la perfection de sa cité, en voyant l'imper-
fection des cités étrangères, nous comprendrions à la rigueur; mais
Platon suppose aussi que les remarques de ses voyageurs pourront
(1) P/aL,Legg.,XII,931, A-C.
(2) II,., 'Jo2, A-C.
LITTÉRATURE. 413
servir à corriger les défauts de sa Répuhlk/ue. Sa République n'est
donc pas parfaite! Alors pourquoi la séquestrer? Il y a donc lieu
à perfectionner ses lois! Alors pourquoi la peine de mort contre
ceux qui y voudraient apporter des cliangeinents ? Si Platon tombe
d'une contradiction dans l'autre, c'est qu'il part d'un faux principe.
La xénélasie répugnait encore plus au philosophe athénien que
la prohibition de voyager. Mais s'il impose des restrictions aux
citoyens, à plus forte raison ne peut-il pas laisser liberté en-
tière aux étrangers. Nous nous plaignons aujourd'hui des gênes
que les mesures de police mettent aux communications des peu-
ples; que l'on compare notre législation des passe-ports avec les
précautions infinies que prend Platon dans sa cité idéale, ce sera
comme la liberté en regard de la servitude. Il divise les étrangers
en quatre classes. Les premiers sont ceux qui voyagent pour faire
le commerce et s'enrichir. Des magistrats établis à cet elîet les
recevront dans les marchés , dans les ports et les édifices publics
situés hors des murs. Ils prendront garde que ces étrangers n'en-
treprennent rien contre les lois; ils n'auront de relations avec eux
que pour les choses nécessaires, et le plus rarement qu'il se pourra.
Les seconds sont ceux que la curiosité attire. Il y a pour eux des
hôtels situés auprès des temples, où ils trouveront une hospitalité
généreuse. Ceux qui sont chargés de l'entretien des temples auront
soin qu'il ne leur manque rien et, qu'après avoir séjourné pen-
dant un espace de temps raisonnable pour voir et entendi-e les
choses qui les ont attirés chez nous, ils se retirent sans avoir lecu
aucun dommage. Les étrangers de la troisième espèce seront reçus
et traités aux frais de l'état : ce sont ceux (|ui viennent pour des
alfaires puhliciues. Les étrangers de la quatrième espèce, si Jamais
il en arrive, sont ceux qui viendraient étudier nos mœurs. Ils
seront reçus, s'ils se proposent de voir dans notie cité (luelque chose
de plus beau en fait de lois (juc ce ([u'ils ont vu ailleurs, ou de nous
montrer quelque chose de semblable qu'ils auraient remarqué en
d'autres états. Ils s(!ront traités avec les plus grands honneurs » (').
Les préceptes que Platon donne sur riiospilalilé sont confoi'mcs
(1) lu a t., I/'Uf.'., XII, 0:32, !•: ; Oo.j, A -IX
4-1/1. LA GRÈCE.
aux senlimenls généraux des anciens : » Rien n'est plus sacré, dil-
il, que les devoirs de l'iiospitalité; les hôles sont sous la protection
d'un dieu, qui vengera plus sévèrement les fautes commises à leur
égard, que les fautes envers un citoyen, parce que l'étranger se
trouve privé de ses parents et de ses amis »('). Platon met les étran-
gers sur la même ligne que les vieillards pour le respect qui leur
est dû. II donne en leur faveur des lois qui rappellent celles de
Moïse et les coutumes germaniques : « L'étranger faisant voyage
qui aura envie de se rafraîchir pourra cueillir, lui et un domestique
de sa suite, autant de figues et de raisins qu'il voudra, sans les
payer. Il aura le même droit sur les poires, les pommes, les gre-
nades et autres fruits semblables »(*).
xMalgré ces règlements qui semblent favorables aux étrangers,
Platon les voit avec défiance. Il ne paraît pas admettre la naturali-
sation des étrangers; il leur permet seulement d'habiter sa Répu-
blique pendant vingt ans ; s'ils rendent quelque service considérable
à la cité, ils peuvent recevoir la permission d'y demeurer tout le
reste de leur vie f). Ceux qui par leurs richesses offriraient un
exemple dangereux, sont obligés, sous peine de mort, de sortir de
l'étal (*). Dans beaucoup de dispositions, le philosophe législateur
place les étrangers sur la même ligne que les esclavesC^).
%° 5. Théorie de lu charité et de 1» justice.
Jusqu'ici nous n'avons trouvé aucune trace dans Platon du cos-
mopolitisme professé par son maître. Cependant il pose le principe
qui sert de base à la doctrine stoïcienne : « L'homme, dit-il, entre
pour quelque chose dans l'ordre général, et il s'y rapporte sans
cesse; rien ne se fait pour lui, il est fait lui-même pour l'uni-
(!) Plat., Legg., V, 729, E ; 730, A.
(2) Ib., VIII, 84b, A,C.
(3) /6.,850. B, C.
(4) /&.,XI, 915, B.
(o) .Ib.,Yï, ICA; B; VII, 794, B. 8IG, E ; IX, 833, D, 8o4, D.
LITTERATLTxE.
415
vers»('). Mais Platon ne déduit pas les conséquences politiques
qui dérivent de ce système moral. Le cosmopolitisme se produit
dans sa philosophie sous une autre forme. Quel est le lien qui unit
les hommes et qui les rattache à leur auteur? Telle est la formule la
plus générale du prohlème. Ainsi posée, la question est fondamen-
tale, car elle touche à la conception de Dieu. Les anciens ne
voyaient dans la Divinité que la puissance; pour les philosophes,
la cause première était surtout un principe intelligent; Moïse seul
conçut Dieu comme amour. C'est ici qu'il est vrai de dire que Platon
est le Moïse de la Grèce (-). Le Dieu de Platon n'est pas seulement
une Intelligence, il est aussi Amour. Son plus haut caractère, c'est
d'être bon. S'il forme l'univers, ce n'est pas par un caprice de sa
toute-puissance, ou par une nécessité de sa nature, c'est par une
en'usion de sa honte. Quand il voit le monde s'agiter sous sa main,
il frémit de joie(^). C'est cette sublime théologie qui a fait dire à
saint Augustin :« J'ai eu deux maîtres, Platon et Jésus-Christ. Pla-
ton m'a fait connaître le vrai Dieu : Jésus-Christ m'a montré la voie
qui y mène »(*).
Du dogme que Dieu est Amour, découle toute une théorie des re-
lations humaines. Platon l'a entrevue,sansladévelopper, mais ilen a
jeté les bases. L'amour est aux yeux du philosophe le lien univer-
sel de la création, lien des hommes entre eux et des hommes avec la
divinité : « C'est l'amour qui donne la paix aux hommes, qui les
rapproche et les empêche d'être étrangers les uns aux autres; prin-
cipe de toute société, de toute réunion amicale, il préside aux fêtes,
aux chœurs, aux sacrifices. Il enseigne la douceur et bannit la
rudesse. Il est prodigue de bienveillance et avare de haine. Etilin il
est la gloire des dieux et des hommes, le maitre le plus beau et le
meilleur ))(^). Les stoïciens empruntèrent ces sentiments au disciple
(1) P/a<., Legg., X, 903, C.
(2) Numenius, philosophe pythagoricien, disait de Platon: ri y/.o ètti. \\'i//-wj,
ô Mmtcç ùrzi/.iZwj; {Clem. Alex., Strom., I, 22, p. 411, éd. l'oltor).
(3) Plat., Tim., 29, E;30, A, B,37, C.
(4) Nous empruntons cette appréciation de la tiiéologie de Platon à Snissrl
(lievue des deux Mondes, 1847, article sur Gionlano liruno).
(o) Plal., Sympos.,197, A-E. — Gorgias, 508, A : y/Tr 'J'u'i Toyot, vm'i u'jo'jmvj.
416 LA GRÈCE.
(le Socrale; mais leur esprit avait trop de raideur, pour donner au
principe de l'amour, lien du monde, la place qui lui est due dans
la philosophie. Ce n'est qu'à la fin de l'antiquité que Cicéron, Sé-
nèque et Marc-Aurèle firent entendre des paroles dignes de Platon.
Ces sentiments reçurent un immense développement dans le chris-
tianisme sons le nom de charité. Mais la charité est-elle la loi
unique des relations humaines? Le christianisme n'en connaît
point d'autre : de là les maximes sur la perfection évangélique qui
ahoutissent à l'ahdicalion de tout droit individuel. Ainsi entendue,
la doctrine de Platon et celle de l'Évangile sont fausses; car en
dépouillant l'homme de son individualité, elles conduisent à la des-
truction du genre humain. La charité n'est que l'un des éléments
des rapports sociaux; elle représente le principe du devoir, mais
la notion du droit est tout aussi essentielle ; ce n'est que sur l'har-
monie du droit et du devoir que l'on peut élever une théorie des
relations politiques et internationales.
La critique que nous faisons du dogme de la charité s'adresse à
l'Évangile plutôt qu'au philosophe grec. Platon n'a pas négligé le
droit; il a formulé une théorie de la justice qui lui a valu le sur-
nom de divin. Chez les Grecs le principe de la justice n'était pas
même admis dans l'intérieur des cités, bien moins encore dans les
relations des peuples. Platon, le premier, a établi l'idée du droit
sur une base philosophique. Les notions les plus fausses, les plus
dangereuses régnaient de son temps sur le juste cl l'injuste. Les
uns disaient que la justice consiste à faire du bien à ses amis et du
mal à ses ennemis(').Socrate tourne cette définition en ridicule:» Il
paraît, dit-il à son interlocuteur, que tu as puisé ta philosophie
dans Homère qui vante beaucoup l'aïeul d'Ulysse, parce qu'il sur-
passa tous les hommes dans l'art de voler et de tromper »(-). A ce
compte, en effet, la justice n'est autre chose que l'art de dérober
pour le bien de ses amis et pour le mal de ses enenmis ; en d'autres
■/.ai 7v;v xat Gïoù; xa'i àvGpw;rrju; zrrJ y.OJ.vwviav çuvi^^îtv xat ^i)iav zat zoTfAi&TVîT'/.
/al o-w'jjpoo-ûvflv zat (Jizaiôr/jira, zal. to ô/ov toOto âtv. raÛTa /.o'xp.ov zaAo-JTiv.
(1) P/aL, Rep., I, 332, D.
(2) Ib.., 33i-, A, B.
LITTÉRATURE. 417
termes, elle serait synonyme de friponnerie. Mais est-ce le propre
(le riiommejustcde faire le mal? Platon prouve que les hommes
injustes à qui l'on fait du mal en deviennent plus injustes; par con-
séquent il n'est pas de l'homme juste de nuire à qui que ce soit :
« Si donc quelqu'un dit que la justice consiste à rendre à chacun
ce qui lui est dû , et s'il entend par là que l'homme juste ne doit à
SCS ennemis que du mal, comme il doit du hicn à ses amis, ce lan-
gage n'est pas celui d'un sage» (').J)'autres confondaient la justice
avec le droit du plus fort ou avec l'utile. La théorie des sophistes ex-
cite l'indignation de Platon : Socrate déclare « qu'il ne souffrira pas
qu'on attaque la justice devant lui, sans la défendre, tant qu'il lui
restera un souffle de vie et assez de force pour parler, qu'il ne
pourrait le faire sans éire impie'>(^). A l'avilissant système de l'utile,
le philosophe oppose la doctrinede l'identité du beau et du bon, qu'il
a développée dans plusieurs dialoguesO. Il dit que les gouvernements
fondés sur la force sont indignes de ce nom, que ce qu'on y appelle
justice n'est qu'un mot. Le droit est un élément tellement essentiel
des sociétés que même « les états conquérants, tout comme une
troupe de brigands, ne pourraient exécuter leurs desseins injustes,
s'ils n'observaient pas la justice dans leur intérieur; car la justice
est le lien qui unit les hommes, tandis que l'injustice est une cause
l)crmancntc de division et de dissolution »(^).
La théorie de la justice est fondamentale dans la philosophie de
Platon; il déclare que, s'il était législateur, il n'aurait point de châ-
timents assez grands pour punir quicon(iue oserait dire que l'utile
est une chose et le juste une autre ('). C'est parce que les poêles
semblent donner une fausse idée de la justice que le philoso|)he les
exclut de sa Répuhliqiic. Il blâme Homère pour avoir dit que ce
fut à l'instigation de Jupiter et de Minerve que les Troyens violèrent
et rompirent la trêve. 11 ne veut pas croire qu'Achille ait traîné le
(1) Plat., Rcp.. I, 335, B-E.
(2) Ib.. M. 3G8, C.
(3) La République, Le premier Alcibiade.
(4) Plat., Rep., I, 3ol, C, D; 332, C.
(o) P/a(.,Legg.,II, 662, B, C.
27
^18 LA GRÈCE.
cadavre d'Hector autour du bûcher de Patrocle, ni qu'il y ait im-
molé des captifs : « Quel homme ne justifiera pas à ses yeux sa
méchanceté, lorsqu'il sera persuadé qu'il fait ce que faisaient les
enfants des dieux »(')? On voit par ces exemples que Platon enten-
dait appliquer ses principes aux relations internationales, mais il
n'a pas insisté sur ce sujet, parce que les temps n'étaient pas venus.
Jésus-Christ ne songea pas davantage à réaliser son idéal de justice
ici-bas; il abandonna la terre à César, et remit à un autre monde
l'accomplissement de ses promesses. Même après quinze siècles de
christianisme, un célèbre écrivain donna pour base à sa politique
le principe de l'intérêt. Le machiavélisme régna longtemps dans
les relations des états chrétiens; aujourd'hui cette funeste doctrine,
si elle est encore suivie dans la pratique, est du moins condamnée
en théorie. Une grande part dans cet immense progrès appartient
à Platon.
La théorie de la justice est la gloire de Platon. Son idéal de
l'unité et de l'égalité est faux, parce qu'il ne tient aucun compte de
la liberté et de l'individualité; il pousse l'oubli de cet élément essen-
tiel de la nature jusqu'à vouloir réglementer ce qu'il y a de plus in-
time dans les relations humaines, le mariage, et ce qu'il y a de plus
indépendant, le commerce. Il est vrai que ce reproche tombe sur
l'antiquité tout entière; Platon, en exagérant les vices de la poli-
tique grecque, les a mis au grand jour. Sa République peut servir
de leçon aux utopistes qui dans leurs rêves méconnaissent les lois
que Dieu a données à l'humanité : là où le plus beau génie de la
Grèce a échoué, les socialistes et les communistes ne peuvent espé-
rer de réussir. Mais tout en répudiant les erreurs du grand philo-
sophe, nous devons notre admiration aux sentiments qui l'ont
inspiré. A ce point de vue, il est le précurseur du Christ. Chose
singulière! la doctrine du philosophe et celle du révélateur concor-
dent jusque dans leurs défauts. Le christianisme exagère aussi le
principe de l'unité, au point de détruire toute individualité. Heu-
reusement que Dieu envoya la race germanique dont l'indomp-
table personnalité tint l'unité chrétienne en échec et la força à
(\) Plat., Rcp., II, 370, E; III, 391, B, E.
LITTÉRATURE. 4-i9
respecter les droits de l'individu, La fraternité des chrétiens est
supérieure à celle du philosophe, en ce sens que, fondée sur Tunilé
des créatures en Dieu, elle s'étend à tous les hommes; mais en fait
la dilTérence n'est pas aussi grande qu'on le suppose : Vinfidèle est
aux yeux de l'Église ce que le barbare est aux yeux de Platon. Il y
a un principe dans la philosophie platonicienne qui lui assure même
une inconteslahle supériorité sur le christianisme : l'idée du droit
est étrangère à rKvangile, tandis que la justice occupe une place
considérable dans la République. La doctrine de Platon peut encore
servir d'enseignement aux peuples modernes : il flétrit la force dont
les sophistes voulaient faire la base de la société : il flétrit l'utile
dont les sophistes voulaient faire la base de la politique. Nous re-
commandons la doctrine du philosophe athénien aux sophistes du
dix-neuvième siècle.
§ VIL Aristote.
yi" t. L'arintocriHie. I.c règne de Ih fnree.
La force est le principe du monde ancien ; elle règne dans la
famille, dans la cité, dans les rapports des peuples. Quel fut le rôle
de la philosophie dans cet état de la société? Il se trouva des hom-
mes qui élevèrent le fait universel à la hauteur d'une théorie et qui
proclamèrent hardiment le droit du plus fort comme loi de l'huma-
nité. La conscience humaine protesta contre la dégradante doctrine
des sophistes par la bouche de Platon. Mais Tidéalisme platonicien
s'adressait à l'avenir plutôt qu'au présent; c'était comme l'avant-
courcur de la religion qui sortit des ruines de Tanticiuité. Platon
eut pour disciple un philosophe (|ui par les tcndaticesde son esprit
harmonisait mieux avec la société ancienne que son maitre. Aristote
est un des grands génies de la Grèce, mais il manque d'idéal. Ce
sont les phénomènes extérieurs qui surtout le préoccupent; la Ré-
publique (le Platon lui inspire presque du dédain : « Il ne suflit
pas, dit-il, d imaginer un gouvernement parfait; il faut un gouver-
nement qui puisse être pratiqué, en partant de l'état actuel dos
420 LA GRÈCE.
choses »('). Au lieu de concentrer sa pensée en lui-même pour dé-
couvrir les principes d'une organisation sociale plus parfaite que
celle qui régissait les cités grecques , Aristote se mit à étudier les
constitutions de tous les peuples, même celles des Barbares ("-].
C'est aussi dans cet esprit de curieuse investigation qu'il écrivit
l'ouvrage sur la Politique qui nous est resté. 11 y expose les raisons
des institutions, alors même qu'il les réprouve : il condamne la
tyrannie et cependant il s'occupe des meilleurs moyens de la main-
tenir f). Le fait qui dominait dans la société ancienne, l'inégalité,
frappa le profond penseur; il ne s'abaissa pas, comme les sophistes,
jusqu'à légitimer la force physique, mais il chercha le fondement
de l'empire que l'homme exerçait sur la femme, le maître sur l'es-
clave, le Grec sur le Barbare, et il le trouva dans la supériorité
de l'intelligence. Nous allons voir que, dans celte doctrine, c'est tou-
jours la force qui reste la base de la société; seulement elle .change
de caractère : de brutale, elle devient intellectuelle.
Tout être est composé d'une âme et d'un corps, faits l'une pour
commander, l'autre pour obéir. L'obéissance de la partie matérielle
à la partie intelligente est dans la nature des choses; elle est utile
au corps lui-même : l'égalité de pouvoir entre ces divers éléments
leur serait funeste à tous. Cette loi est une loi universelle; dans
toutes les relations, l'intelligence a droit au commandement et le
corps a le devoir d'obéir. Tel est le principe de la puissance que
l'homme exerce sur les brutes; cet empire est avantageux aux ani-
maux, car ceux qui y sont soumis ont une condition plus favorable
que les bêtes sauvages (*). Parmi les êtres intelligents il y en a éga-
lement qui, tenant du corps plus que de l'âme, doivent obéir à ceux
qui sont supérieurs en raison.
Aristote commence par appliquer cette loi à une moitié du genre
(1) Arist.,Vom., IV, 1,3. 4.
(2) D'après Diogéne Laërce (V, 27), Aristote recueillit les constitutions do
158 états, démocratiques, oligarctiiqucs, aristocratiques et monarchiques; il
écrivit de plus un ouvrage sur les usages des peuples barbares.
(3) Arist., Polit., V, 9.
(h) 76., 1,2, 11. 12.
LITTÉRATURE. 421
humain. L'homme est supérieur à la femme; le premier est né pour
dominer, celle-ci pour obéir ('). Le sentiment de l'inégalité était si
profond chez les anciens et le philosophe leur organe, que les diffé-
rences secondaires des sexes leur paraissaient découler d'une diver-
sité de nature. Tous les êtres féminins sont, aux yeux d'Aristote,
imparfaits, mulilés, presque monstrueux. L'homme est donc appa-
lé à commander à la femme par la même raison que l'être le plus
accompli commande à l'être incomplet (^).
Tel est aussi le principe qui guide Aristote dans sa célèbre théo-
rie de l'esclavage. Il y a des hommes esclaves par leur nature; ce
sont tous ceux qui sont inférieurs à leurs semblables autant que le
corps l'est à l'àme, la brute à l'homme. La matière domine chez eux;
ils ne possèdent pas la raison en eux-mêmes, ils la comprennent
seulement quand un autre la leur montre; leur organisation les
place sur la même ligne que les animaux domestiques ; les uns et
les autres nous aident, par le secours de leurs forces corporelles,
à satisfaire les besoins de l'existence. Aristote rend le Créateur
complice de sa fausse doctrine. La nature, dit-il , fait les corps des
hommes libres différents de ceux des esclaves; elle donne à ceux-ci
la vigueur nécessaire pour les travaux manuels, elle rend au con-
traire ceux-là incapables de courber leur droite stature à ces rudes
labeurs, et les destine seulement aux fonctions de la vie civile.
Donc les uns sont naturellement libres et les autres naturellement
esclaves (^). Cependant en remontant aux sources qui alimcnlaieut
la servitude, le philosophe est troublé dans la rigueur de ses déduc-
tions. C'est la guerre qui réduisait les vaincus en servitude : com-
ment concilier ce fait universel avec la théorie de la supériorité
naturelle du maitre? Le citoyen que le hasard des combats rend
esclave, perd-il pour cela l'àme d'un homme libre? ou n'est-ce
pas plutôt la force brutale qui engendre sa dépendance? S'il en est
(1) Arist., Polit.. I, 2, 12.— Dans sa Poùtitiue (c. 15), Aristote dit que la bonlci
peut se trouver chez la femme et chez l'esclave, mais qu'en général l'une est
inférieure et l'autre absolument mauvais (-6 uï-j yilwj^ ~ù rJi o/ç,j- yj-'Si.'j-j ï'7-i).
(2) ArisL, De gêner, anim., II, 3; IV, 3.
(3) /(/., \, 5, 1; I, 2, l3-lo.
4;2!2 LA GRÈCE.
ainsi , c'est une chose horrible que le plus fort, par cela seul qu'il
peut employer la violence, fasse de sa victime son sujet et son
esclave. On pourrait dire à la vérité que la victoire suppose tou-
jours une supériorité, que la force n'est jamais dénuée de tout
mérite, que par conséquent le pouvoir du vainqueur a sa source
non dans la violence, mais dans la vertu : mais ces sophismes qui
confondent le droit avec la force ne satisfont pas la haute intelli-
gence d'Aristote. Il est disposé à reconnaître quelque valeur à
l'usage général qui permet au vainqueur de réduire le vaincu en
esclavage, mais il se refuse à y voir la justification de la servitude:
la supériorité et l'infériorité naturelles sont la seule raison qui légi-
time à ses yeux la différence de l'homme libre et de l'esclave (').
La difficulté soulevée par Aristote est fondamentale ; quand on
le suit à travers les embarras de son argumentation, il est facile
de s'apercevoir qu'il n'y trouve aucune solution. Sa marche est
plus libre et plus décidée quand il applique sa doctrine à l'organi-
sation de la cité. Le but de la science politique est la justice ou
l'utilité générale. L'opinion commune voit la réalisation de ce but
dans l'égalité; le philosophe déclare que celte croyance est jusqu'à
un certain point d'accord avec la théorie. Reste à fixer les limites
de l'égalité et de l'inégalité (-). Aristote revient ici à son dogme de
la souveraineté de l'intelligence, et sous l'influence de ce principe,
l'égalité, admise en droit, va se changer de fait en aristocratie. 11
reconnaît à toute espèce de supériorité le droit de contribuer à la
formation de l'État, à la noblesse, à la liberté, à la fortune, au nom-
bre ('). Mais parmi les éléments qui se disputent la direction de la
cité, il faut placer en première ligne la vertu et la science (^),
la vertu politique l'emportant évidemment sur la naissance et sur
les richesses (^). Quel sera donc l'idéal de l'organisation sociale?
L'aristocratie, c'est-à-dire le gouvernement des meilleurs , des
(1) Arist., Polit., 1,2, 16-10.
(2) /6., III, 7, 1.
(3) /6.,III, 7,5,8.
(4) Ib., III, 7, 6.
(5) 76., III, 5, 13.
LITTÉRATURE. 425
citoyens vertueux ('). En apparence l'aristocratie d'Aristole ne
blesse pas l'égalité, puisqu'elle repose sur le mérite et non sur un
privilège de rang et de naissance. Mais en pénétrant au fond de la
pensée du philosophe, on s'aperçoit que sa doctrine viole la véri-
table égalité. La supériorité intellectuelle a tant de puissance à ses
yeux qu'elle élève les heureux mortels qui en sont doués au-dessus
de la condition générale de l'humanité; ceux qui n'ont pas en par-
tage la raison politique, sont relégués dans la classe des êtres qui
n'ont d'homme que le nom ; en réalité ils sont placés sur la même
ligne que les brutes. Supposons, dit-il, qu'un ou plusieurs indivi-
dus l'emportent par leur intelligence sur tous les autres citoyens:
«Ce serait leur faire injure que de les réduire à l'égalité commune^);
de tels personnages sont des dieux parmi les hommes; la loi n'est
pas faite pour eux ; ils sont eux-mêmes la loi»{^). Lors donc qu'une
race ou un individu vient à briller de cette supériorité, la royauté,
la suprême puissance lui est due(*).
Voilà l'intelligence déiliéc, et le genre humain dépouillé de
tout droit devant la science et la vertu. Descendons de ces
sublimes hauteurs La société ne vit pas seulement de vertu et
de science; elle a des besoins moins élevés, mais tout aussi
indispensables : quelle sera la place de l'agriculture, du com-
merce, de l'industrie, dans l'État d'Aristole? « Les citoyens
s'abstiendront soigneusement de toute profession mécanique, de
toute spéculation mercantile, travaux dégradés et contraires à la
vertu. Ils ne se livreront pas davantage à l'agriculture; leurs loisirs
seront employés à acquérir la vertu et à s'occuper de la chose pu-
blique »('). Tout homme étranger à ces nobles occupations, sera
H) Arist., Polit . IV, 5, 10.
(2) Cette égalité, aiouio Aristote, serait ridicule; c'est comme si les lièvres
réclamaient l'égalité à l'égard des lions.
(3) /6., 111,8, \ 2.
(4) 76., m, 11, 12 : ÔTav ovv h -/îvo; o).ov ri /.ai twv aA/wv k'va Ttvà (TUfx,3:S
rjiy.fkoryjr'-/. yîvÉTOai xar' «oîtàv totoOtov ôWO' jrEfÀyjvj t^v èxetvou rf,; twv
a/7.wv TràvTwv, totî (Jwatov rô ysvo; sTvat toOto fiv.TÔ.tv.rj-J xaî xvptov Tràvrwv
/.«i ^ctTÙ.î'X Tov £va Tovrov.
(3) /6., VII, 8, 2 (traduction d>- Hartlidcm!/ S(iiiit-Hilaiir).
424 LA Gl\tCE.
exclu de la cité. L'artisan u'aura pas de droits politiques : les
laboureurs seront ou des esclaves ou des Barbares ou des serfs.
C'est, ajoute le philosophe, une conséquence évidente de nos prin-
cipes (').
Voilà à quoi aboutit Arislote, après être parti du principe de
l'égalité. Son aristocratie n'est que le droit du plus fort; à la vérité,
ce n'est pas la force physique, c'est la puissance intellectuelle, mais
en définitive c'est une domination qui peut devenir illimitée, et qui
dépouille en tout cas la grande majorité des hommes de ses droits
naturels, en les confondant avec les esclaves. Le philosophe qui a
jeté un regard de dédain sur l'utopie de son maître, ne parvient
pas plus que lui à réaliser l'égalité. Platon proclame la frateniilé
des citoyens, et il fonde la constitution de sa cité modèle sur une
différence de classes qui rappelle le régime des castes. Aristote
arrive au même résultat, sans avoir d'aussi hautes aspirations. Son
aristocratie de science et de vertu n'est qu'une transformation de la
caste sacerdotale^; les laboureurs, les artisans et les commerçants
représentent les castes inférieures, et pour qu'on ne s'y trompe pas,
il prend soin lui-même de s'appuyer sur l'exemple de l'Egypte (^).
Aristote ne pouvait se douter de la singulière application qui
serait faite de sa doctrine bien des siècles après sa mort et sous
l'empire d'une nouvelle civilisation. Les papes qui proclamèrent
au moyen-âge que, comme organes du pouvoir spirituel, ils l'em-
portaient sur les rois autant que l'âme l'emporte sur le corps, ne
firent qu'appliquer à leur profil la théorie en vertu de laquelle
Aristote réclame la domination pour l'intelligence sur la matière,
pour le maître sur l'esclave. Ils prétendirent être, sinon des dieux
parmi les hommes, du moins les vicaires de Dieu, ce qui revient à
peu près au même : leur infaillibilité ne les faisait-elle pas partici-
per à un privilège de la nature divine ? Dès lors, la loi n était pas
faite pour eux, ils étaient eux-mêmes la loi. Le clergé tout entier
(1) Arist., Polit., VII, 9, 5.
(2) Le système des castes est dans son essence la domination de rinlelligence.
Voyez le Tome 1 de mes Études.
(3) Arist., Polit., VII, 9, 1.
LITTÉRATIRE. 4-25
avait part à cette doniîualion , car c'était lui qui constituait
l'Église, et l'Église exerçait le pouvoir spirituel; la société laïque
était donc à l'égard du clergé dans des rapports analogues à
ceux qui existent entre la matière et l'esprit. A quoi aboutit cet
empire de l'âme sur le corps? A la destruction de toute liberté chez
les individus et chez les nations. L'arbre se juge d'après les fruits
qu'il porte. Jamais principe ne fut mis à l'épreuve d'une plus
solennelle expérience, et jamais expérience ne témoigna davantage
contre la fausseté d'un principe.
9i° 9. Ta gnerrc et la conquête»
Quel sera dans cet ordre d'idées le système des relations inter-
nationales? Les rapports des peuples dans l'antiquité étaient essen-
tiellement hostiles ; là dominait dans toute son énergie le droit du
plus fort. Une philosophie qui se piquait de prendre appui sur la
réalité, devait subir linfluence d'un fait universel. En parlant des
divers modes par lesquels les hommes pourvoient à leur subsis-
tance, Aristole place la piraterie sur la même ligne que la chasse
et la péche('); il ne manifeste aucune réprobation contre ce brigan-
dage. La guerre en général est aux yeux du philosophe un moyen
d'acquérir. A ce point de vue il la considère comme une variété de
la chasse. Rien de plus légitime que la chasse aux bétes fauves :
or, il est des hommes qui sont nés pour obéir aussi bien que
les brutes; s'ils refusent de se soumettre, la guerre contre eux
est autorisée par la nature elle-même ("). Ainsi la guerre, sous sa
forme la plus brutale, la chasse aux hommes, est justifiée par la
philosophie.
Cependant Aristote avait entendu professer à son maître une
théorie plus élevée, au moins sur les hostilités qui divisaient les
Grecs. Platon reconnaît comme maxime fondamentale du droit des
(1) Arisl., l'olit., I, 3, 4.
(2) Ib., I, 3, 8 : (?to /.ai r, ro).£u.t/.À 'f'jTti ÂTriZUri ko»; ïrsrc/.i. 'll'/àp Gijpsyrizij
fiipo; aÙT:Sc, 'h ""^îï /^pÂTOai 7:fj6; zi rà ficfJ"X, /aï twv àvOpr'onco'j '><Tot nvjtyït.ô-î;
«p^c79at fj./; 9;>, ov7'.v, oj; 'fj'7ît oi/.v.ioj '''yj-.'J. toOtov tov T.<>>.i]J.'t'i.
426
LA GRECE.
gens que les étals doivent être organisés pour la paix, et il déclare
les guerres entre Hellènes impies, parce qu'ils sont frères. Son
disciple enseigne la même doctrine en lui donnant de nouveaux
développements. Aristole avoue que la plupart des étals n'étaient
constitués que pour la conquête. Il en était ainsi non-seulement
chez les peuples barbares, mais même dans les républiques que
les politiques grecs admiraient comme un modèle : à Lacédémone
et en Crète, l'éducation et les lois n'avaient qu'un objet, la guerre(').
Mais il est évident, dit-il, que les institutions guerrières ne sont pas
le but suprême de l'État; elles ne peuvent être qu'un moyen pour
l'atteindre. De même que pour l'homme la félicité consiste dans
la vertu, de même l'état le plus sage sera aussi le plus fortuné, car
les éléments du bonheur sont identiques pour les individus et pour
la société; le législateur doit donc cherchera rendre les citoyens
vertueux('). Arméde ce principe, Aristote n'hésite pas à proclamer
que la paix doit être préférée à la guerre (') ; il condamne l'esprit
d'usurpation. Le philosophe trouve étrange qu'un homme d'état ait
jamais pu se proposer la conquête comme but; bien loin de procu-
rer le bonheur à sa patrie, il lui prépare la servitude, car lorsque
le législateur lui-même ne songe qu'à la domination, chaque citoyen
ne pensera qu'à s'emparer du pouvoir absolu(*): parole profonde que
l'expérience des siècles a confirmée. La gloire des armes peut faire
illusion à l'observateur superficiel; tant qu'elle dure, la guerre sou-
tient les peuples conquérants, mais la victoire leur est fatale :
« comme le fer ils perdent leur trempe dès qu'ils ont la paix »(^).
Les faits, continue Aristote, sont d'accord avec le raisonnement :
« L'on a porté Lycurgue aux nues, parce que sa république a dominé
sur la Grèce; mais aujourd'hui que la puissance de Sparte est dé-
truite, tout le monde convient qu'elle n'est pas heureuse, ni son
législateur irréprochable; en effet ses institutions subsistent, et
néanmoins Sparte a perdu toute sa félicité »(^).
(J) Arist., Polit., VII, 2, 5. 6.
(2j Jb., VII, 2, <0; 2, 1.
(3) /b., VII, 13, 8; cf. VII, 13, 20.
(4) Ib., VII, 2,7; 13, 13.
(o) /^., VII, 13,15.
(6) Ib., VII, 13, 11.12.
I
LlTTERATLllK.
427
Celte appréciation de l'esprit de conquête est admirable; si
Arislote avait embrassé Thumanilé entière dans sa pensée, la
pbilosophie moderne ne trouverait rien à ajouter aux spéculations
du Stagyrile. Mais rappelons-nous le point de départ du philo-
sophe; il ne condamne pas la guerre en elle-même, il la trouve
légitime, quand elle lend à réduire en esclavage des hommes nés
pour obéir. Quels sont ces hommes? Tous ceux que l'orgueil des
Hellènes qualifiait de Barbares, ainsi le genre humain presque tout
entier. En écrivant sur le but de la législation, sur la paix et la
guerre, Aristote ne songe qu'aux Grecs; il ne daigne pas s'occuper
des Barbares. Ici revient le principe de la souveraineté de la
raison : le (irec l'emporte sur le Barbare par l'inlelligence, comme
l'homme libre sur l'esclave, car Barbare et esclave c'est tout un.
Les poètes ne se trompaient donc pas en disant :
L'Hellène au Barbare a droit de commander (I).
La conquête, illégitime quand ce sont des Grecs qui veulent domi-
ner sur des Grecs, devient légitime quTjnd les Hellènes portent les
armes contre les Barbares.
Oui, la guerre contre les Barbares, du temps d'Aristole, était
juste, parce que les Perses avaient pris l'initiative des hostilités et
menacé de soumettre la Grèce au despotisme de l'Orient. Depuis
lors la guerre fut permanente entre les deux mondes. Quand
Alexandre porta ses armes au sein de l'Asie, son entreprise était
aussi légitime que les guerres qui suivirent la coalition de l'Europe
monarchique contre la révolution française; le droit ne les con-
damne que du jour où l'esprit de conquête s'en mêla. Telle qu'Aris-
lole la concevait, la guerre contre les Perses n'était pas plus juste
que celle que les peuples européens firent aux tribus sauvages de
l'Amérique. Vainement dira-l-on avec Montesquieu que la propa-
gande de la civilisation justifie la conquête. Nous ne nions pas que
la guerre n'ait été dans l'antiquité un instrument de civilisation;
mais autre chose est d'apprécier les conséquences de la conquête,
(1) Arist., Polit., 1, I, 5. — Le vers est d'Euripide (Iphig., 1400). Cf. Arist..
Polit., lll,f), 3.
428 LA GRÈCE.
autre chose est de la justifier. D'ailleurs le principe tle Montes-
quieu n'excuserait pas même la doctrine d'Aristote; en déclarant
toute guerre contre les Barbares légitime, le philosophe ne son-
geait pas plus à les civiliser, qu'il n'entendait faire l'éducation des
esclaves, en justifiant l'esclavage par la supériorité d'intelligence
du maître. Aristole conseilla à Alexandre de traiter les vaincus
«comme des brutes ou des plantes, «c'est-à-dire comme des instru-
ments du vainqueur ('). L'on voit combien il est vrai que le prin-
cipe aristocratique se confond avec la force. C'est en vertu de leur
culture supérieure que les Grecs ont le droit de dominer sur les
Barbares : et à quoi conduit cette domination? à la force brutale.
Le héros macédonien s'éleva au-dessus des préjugés de la race hel-
lénique; son ambition de conquérant l'inspira mieux que la philoso-
phie d'Aristote : il voulut associer les Grecs et les Barbares, les unir
en une grande famille.
Ho 3. Appréciation du principe aristocratique.
Nous avons suivi la théorie de la souveraineté de l'intelligence
dans tous ses développements. L'humanité n'a point donné son
assentiment à la politique du philosophe grec. Elle a rejeté l'inéga-
lité qu'on voulait lui imposer au nom de la raison, aussi bien que le
prétendu droit de la force brutale. Grande leçon pour les penseurs
qui se laissent dominer par les faits, et qui en cherchant à justifier
le présent, tendent à l'immobiliser. Voilà une des plus fortes intel-
ligences qui aient paru sur la terre; le disciple de Platon cherche
un principe d'organisation sociale; il proclame que c'est à la raison
qu'appartient le commandement, et sa théorie tend à légitimer
l'inégalité, la servitude de l'immense majorité du genre humain. Il
n'a ni espérance, ni désir d'un avenir meilleur, il se complaît dans
le présent. Aristote est le vrai type des politiques positifs; ils
trouvent un fait établi, ils le respectent; que si des penseurs plus
hardis opposent l'idéal à la réalité, ils les traitent d'utopistes, et
puis tout est dit. Cependant, quoi qu'en disent les hommes de la
(I) Plularch., DeUlex. Virl., I, 6. — Slrab., II, p. 45.
I
LITTÉRVTIRE. 4211
réalité, les faits se modifient sous rinlluence de la pensée, car c'est
la pensée qui régit le monde. Aristole en fournit la preuve la plus
éclatante; les institutions qu'il a justiliécs, parce qu'elles étaient
universellement admises, n'existent plus, tandis que l'égalité qu'il
a niée parce que les anciens la méconnaissaient, règne partout.
La femme est reconnue l'égale de l'homme; la science a confirmé
les inspirations du sentiment, en prouvant l'erreur du grand natu-
raliste sur l'infériorité physique de l'être féminin (*). L'esclavage
était le crime de l'antiquité; ce que Ton peut reprocher à Aristole,
c'est'de l'avoir justifié à une époque où déjà la conscience humaine
commençait à le repousser. On disait, c'est lui-même qui nous
l'apprend, que le pouvoir du maître est contre nature, que la loi
seule et non le Créateur étahlit l'inégalité entre l'homme libre ei
l'esclave , que la servitude est injuste, puisqu'elle est le produit de
la violence (-). Le cri de l'âme l'emportait sur la raison des philo-
sophes. Arislote, en voulant concilier le fait de l'esclavage avec la
justice, tentait une chose impossible; aussi le profond penseur est-il
d'une faiblesse étonnante sur cet important problème : il doute, il
hésite, il se contredit à chaque pas. Après avoir fondé la servitude
sur une différence de nature, il conseille aux maîtres de présen-
ter la liberté à leurs esclaves comme prix de leurs travaux (').
Mais si l'esclave est naturellement inférieur à l'homme libre, com-
ment pourra-t-il devenir son égal par l'affranchissement? Le légis-
lateur indien était plus conséquent en disant que l'homme ne peut
pas changer l'œuvre de Dieu. On comprend rimmutabililé des
castes; on ne comprend pas que le disciple de Platon alïirme que
l'esclave ressemble à la brute; comment le grand métaphysi-
cien at-il pu s'égarer au point de méconnaître que tout homme
est doué de raison? que, s'il y a une différence, elle est dans
le degré, mais qu'elle n'affecte pas l'essence de la nature humaine?
Au milieu de ces tristes aberrations, la vérité se fait parfois
jour. Aristote se demande si l'esclave peut être notre ami : comme
(1) Legouvé, dans l'Encyclopédie Nouvelle, au mol Femme, T. V, p. 227 his.
(2) Arist., Polit., 1. 2, 3.
(3) //;., VHJO, 9.
430 LA GRÈCE.
esclave, non, dit-il, mais comme homme ('). Le philosophe oublie
sa théorie : Tesclave est une brute, et la brute peut-elle être homme
et ami ?
L'aristocratie d'Aristote est l'expression des sentiments de toute
l'antiquité. Il a fallu que le Christ vînt dire aux philosophes éton-
nés : Heureux les simples d'esprit, le royaume des deux leur
appartient, pour révéler au monde un dogme ignoré des anciens,
celui de l'égalité. Mais le principe chrétien n'a pas encore pénétré
dans les profondeurs de la conscience humaine; l'orgueilleuse théo-
rie de la souveraineté de la raison a encore ses partisans parmi des
politiques qui voudraient concilier l'aristocratie avec la liberté, et,
chose plus étonnante, au sein d'une école qui prétend réformer la
société en lui imposant une organisation nouvelle, dans laquelle la
direction suprême, les honneurs et les richesses, seraient assurés à
la capacité. Doctrinaires etSaint-Simoniens ne se sont pas aperçus
qu'ils ressuscitaient une erreur d'Aristole, condamnée définitive-
ment par le droit et par la religion. La démocratie moderne
repousse la tyrannie de l'intelligence; elle lui reconnaît des devoirs
supérieurs, mais elle ne lui accorde pas d'autres privilèges qu'aux
simples d'esprit. La division de l'humanité en Grecs et Barbares dé-
coulait également de ce génie aristocratique qui règne dans toutes
les manifestations de la société ancienne; elle est tombée devant le
dogme chrétien de la fraternité et plus encore devant le sentiment
du droit individuel inhérent à la race germanique. La fraternité
chrétienne n'a pas empêché la distinction des fidèles et des infidèles,
qui à bien des égards reproduit la division des Grecs et des Bar-
bares; elle n'a pas empêché la guerre à mort entre les croyants et
les non croyants. Si aujourd'hui l'égalité est reconnue, au moins en
théorie, dans le domaine des relations internationales, c'est grâce
à l'avènement du principe des nationalités, et ce principe est dû à
l'influence de l'élément germanique.
La critique que nous faisons d'Aristote s'adresse à l'antiquité
tout entière. Platon, tout idéaliste qu'il est, s'est trompé sur l'éga-
(1) Elhic.,\Ul, 13. Comparez la discussion de la question, si l'esclave est.
capable de vertu (F, 5).
LITTÉRATURE. 431
lilé aussi bien que le philosophe de la réalité. Ce qui fait la gran-
deur du maître et de son disciple, c'est que l'un et l'autre ont pro-
lesté au nom du droit contre la force, au moins dans de certaines
limites. Platon, inspiré par Socrate, écrit sa magnifique théorie du
juste. Arislote l'applique à la conquête. Platon proclame que les
Hellènes sont frères, et qu'ils doivent se traiter comme tels, alors
même que la guerre les divise. Aristote reproduit l'idée de la fra-
ternité sous une forme plus générale, l'amitié. Le philosophe était
digne de traiter ce sujet; sa liaison avec lïermias atteste qu'un
cœur généreux battait dans sa poitrine, et que l'intelligence n'avait
pas absorbé chez lui le sentiment. Ce qu'il dit de l'amitié est
une des belles pages que l'antiquité nous ait léguées : « L'amitié
est le plus grand bien de la vie; il n'est personne qui désirât
de vivre, eùt-il tous les biens en abondance, s'il n'avait pas
d'ami. A quoi servent la fortune, la gloire, la domination, quand
nous ne pouvons pas en faire part à ceux que nous aimons? L'ami-
tié est le guide du riche et du puissant, le consolateur du pauvre et
du malheureux, le conseiller de la jeunesse, l'appui des vieillards;
clic double les forces de l'homme. La nature elle-même inspire ce
sentiment; il n'y a pas jusqu'aux êtres dépourvus de raison qui ne
le ressentent, mais l'homme surtout est un ami pour son semblable.
L'amitié n'est pas un lien purement individuel; elle est le principe
de l'association politique aussi bien que des relations particulières.
La cité est pour tous ses membres ce que l'ami lié est pour quel-
ques-uns. L'ainillé l'emporte en puissance sur la justice; quand les
hommes s'aiment entre eux, il n'est plus besoin de justice, tandis que
là même où la justice existe, elle ne peut se passer de l'amitié » (').
Les anciens ont exalté l'amitié beaucoup plus que les modernes.
L'amitié était pour eux une religion. C'est la première manifesta-
tion de la fraternité : ce sentiment avait d'autant plus d'énergie
qu'il se concentrait dans un cercle plus borné. Mais il était destiné
à dépasser les limites étroites des liaisons individuelles. L'amitié
devint l'àme des sociétés pythagoriciennes; Aristote en fille prin-
cipe de la cité; elle finira par embrasser le monde cnlier.
(I) Ethic.,\\\l, I. Cf. VIII, 4.
4-o2 LA GRÈCE.
I VIII. Les Cyniques.
Socrale ne fonda pas d'école, mais il imprima un mouvement
puissant à la pensée humaine. Les systèmes les plus divers procé-
dèrent de cette révolution intellectuelle ('). Platon s'inspira de
Socrate; mais génie original, il créa la théorie de l'idéalisme.
D'autres disciples prétendirent représenter plus fidèlement la doc-
trine de leur maître, en s'attachant au côté pratique de la philoso-
phie. Parmi eux brillent au premier rang les Cyniques. Blessés par
leurs âpres remontrances, les contemporains comparèrent ces dis-
ciples de Socrate aux animaux hargneux qui poursuivent les pas-
sants de leurs aboiements. Les Cyniques réclamaient une des-
cendance plus noble et plus méritée : ils se rattachaient à Hercule.
Le héros délivra la terre des monstres qui l'infestaient; à son
exemple, les Cyniques firent* une guerre acharnée à toutes les
mauvaises passions f ).
Les Cyniques ne touchent à l'objet de nos Études que par leur
esprit cosmopolite. Socrale, tout en se disant citoyen du monde, ne
s'était pas cru dégagé des obligations que lui imposait sa qualité
d'Athénien. Son cosmopolitisme changea de caractère entre les
mains de ses disciples, Antisthène élail en quelque sorte cosmopo-
lite par naissance. Il naquit à Athènes d'une mère étrangère; on
lui en faisait un reproche : la mère des dieux, répliqua-t-il, était
bien de Phrygie. Il humilia l'orgueil des autochlhones en disant
que la gloire d'être issus de l'Atlique leur était commune avec les
limaçons et les sauterelles (^). Mais le philosophe ne se borna pas à
faire la satire du patriotisme étroit des cités grecques; il détruisit
l'idée de patrie en soutenant que le sage ne se réglait pas dans la
(1) Cicer., De Orat., III, IG : « Cum essent plures orti ferc a Socrate, quod ex
illius variis, et diversis, et in omnem partem diffusis disputotionibus alius aliud
appreheiiderat, proseminatœ sunt quasi familiaB dissenlientes inter se... quum
tameu omnes se philosophi Socraticos et dici vellenl, et esse arbitrareutur. »
(2) Lucian., Vitar. auct., 8; Cynic , 13. — Cf. Brucker, Hist. crit. Pbilos.,
rars.II, lib.II, c. 8, § 1.
(3) Diogcn. Laert., VI, 1. — Plutarch., De Exil., il.
LITTÉUATURE. 455
pratique des devoirs civils d'après les lois établies, mais d'après la
verlii ('). Conséquenls à leur principe, les Cyniques s'affranchirent
de tous les liens sociaux ; ils ne se contentèrent point de mépriser
honneurs, gloire, richesses; ils étendirent leur dédain à des choses
plus sacrées, la patrie, la fanfille elle-même. Telle fut la doctrine
professée par le plus célèbre des Cyniques, celui que Platon com-
pare à Socrale, et (pie les Pères de TEglise n'ont pas craint d'ad-
mirer {■). Citoyen du monde, Dioyène traitait le mariage, la pro-
création des enfants et la patrie de futilités (^). Le philosophe
cosmopolite se rencontra avec un conquérant cosmopolite; le héros
macédonien déclara, dit-on, que s'il n'était Alexandre, il voudrait
être Diogène. Le but que poursuivaient ces deux hommes égale-
ment grands était le même, mais leurs voies différaient : l'un voulait
constituer l'unité humaine par la conquête, l'autre unir les hommes
par la vertu.
Le cosmopolitisme resta un caractère distinctif des Cyniques.
Un disciple de Diogène osa prêcher la paix au conquérant de
l'Asie; il lui dit dans son âpre langage : « Aime la gloire, mais ne
ressemble pas à la peste ni à quelque grande maladie; sois plutôt
pour les hommes la Paix et la Santé » (^). L'idée de paix fit germer
dans l'esprit d'un Cynique la première utopie philosop!n(iue dont
l'histoire ait gardé le souvenir :« Il y a une ville qui se nomme
Besace, écrivait Cratès; jamais un parasite n'y aborde, ni un
voluptueux. Elle produit du thym , de l'ail, des figues et du blé,
biens pour lesquels les habitants ne sont jan>ais en guerre les uns
contre les autres. On n'y |)rend point les armes, ni par avarice, ni
par ambition »(').Le compilateur grec auquel nous empruntons ces
vers, les qualifie de burlesques; nous y voyons un témoignage remar-
quable des instincts de l'humanité. Il y a un trait (pii donniie dans
(1) Diorjcn. lMerl.,\l II.
(2) Baijle, au mot Diogène.
(3) Liician., Vilar, auct., 8, srj,
(4) Aelian., XIV, 11.
(o) Diof/cii., VI, 8'j. — Croies navail pas une pramlo psliino pour les coiiqué-
laiils :« .Appliquez-vous à la i)iiilosophie, disail-il, jusipia co que vous icsardicz
lus généraux d'armée comme des conducteurs d unes. »
434 LA GRÈCE.
la cité imaginaire des Cyniques, c'est que la paix y règne; elle
règne aussi clans la République des Oiseaux, imaginée par Aristo-
phane ('). Les désirs de l'humanité, exprimés par les philosophes
et les poêles, sont une prophétie de son avenir.
On a porté des jugements divers sur le cosmopolitisme des Cyni-
ques. Les uns y voient une opposition chagrine contre les constitu-
tions de la Grèce (-). D'autres le glorifient, en attribuant aux phi-
losophes grecs des sentiments qui ne prirent naissance que dans les
temps modernes : « Diogène, dit un célèbre écrivain ('), appréciait
ce que le patriotisme des Grecs avait d'étroit : ce qui était vertu
et héroïsme à Sparte, était réputé vice et injustice à Thèbes ou
à Athènes. Le sage doit s'élever au-dessus de ces préjugés, de
ces petites passions, faire abstraction des différences accidentelles
que le climat, la langue, les institutions créent parmi les peuples et
considérer tous les hommes comme ses concitoyens ou plutôt comme
ses frères. » Ce dernier mot révèle le penseur imbu d'idées chré-
tiennes; les anciens, tout en se proclamant citoyens du monde,
n'avaient pas conscience de l'unité du genre humain : pour les phi-
losophes grecs, le cosmopolitisme ne dépassait guère la Grèce. Le
véritable cynisme a trouvé un interprète fidèle dans l'antiquité;
Épiclèle, le grand stoïcien, trace un idéal du philosophe cynique :
« S'occupera-t-il de l'administration de la république? Plaisante
question! N'a-t-il pas la plus grande des républiques à admi-
nistrer? Fera-t-il un discours à Athènes sur les impôts, sur les
revenus, celui qui doit porter la parole auprès de tous les hommes,
et chez les Athéniens, et chez les Corinthiens, et chez les Romains,
non sur les finances, non sur la paix et la guerre, mais sur le bon-
heur et le malheur, la servitude et la liberté? Comment cet homme,
administrateur d'une si grande cité, s'occupcrai-t-il des afiaires
d'une cite particulière? (') « Le philosophe cynique, dit ailleurs
(1) Voyez plus bas, ch. III, § 6.
(2) Baiimer, Vorlesungen, T. II, p. 208.
(3) Wielancl, Nachlass des Dioger.es von Sinope. Die Republik des Diogcnes
(T. XIX, p. 80-82 des OEuvres complètes, édit. de 1840).
(4) Epictct., Dissert., III, 83-85.
LITTÉnATL'RE. 4-5o
Êpktètc, est comme un envoyé de Jupiter, chargé d'inspecter les
choses humaines ; il enseigne ce qui est bien, ce qui est mal, ce que
les hommes doivent rechercher, ce qu'ils doivent fuir; les mains
levées comme un acteur tragique, il rappelle aux hommes leurs
vertus et leurs vices; il est l'instituteur, le médechi de l'huma-
nilé»(').
Il faut juger les Cyniques d'après leur mission, si admirablement
indi(iuée par Kpictèle. Leur philosophie et leur existence tout en-
tière étaient une violente réaction contre la corruption et la servi-
lité qui envahissaient le monde ancien à la veille de sa ruine. Ils
enseignèrent qu'une vie vertueuse était le bonheur suprême, que
la vertu consistait à bien agir, qu'elle n'avait besoin ni de beaucoup
(le paroles, ni de beaucoup de science; à leurs yeux, tout ce qui
n'est ni vertu ni vice était chose indilîérenle (-). En pratiquant ces
maximes, les Cyniques entrèrent en guerre avec la société corrom-
l)ue au sein de laquelle ils vivaient. En face des Grecs dégénérés
(jui n'avaient plus qu'une passion, la satisfaction des jouissances
iiialériclles, ils revêtirent l'habit du puuvi'e et vécurent comme des
mendiants, en se nourrissant d'eau et d'herbes (^). Ils prêchèrent la
l'éforme des mœurs, en reprochant aux hommes leurs vices, en
leur e\|)li(iuant la théorie du vrai bonheur, en cherchant à les gué-
rir de leurs maladies morales (''). Leurs remontrances prenaient
jjarfois un caractère d'àpreté qui ressemble à la folie : on vit des
disciples de Diogène prendre la ligure d'une furie et parcourir les
cités en criant qu'ils venaient des enfers pour observer ceux qui
faisaient le mal, et les dénoncer aux démons ('). l'^videmment ce
n'était pas là une école philosophique; les Cyni(|ues n'ont jamais
eu la prétention de former une secteC^^). (^omme doctrine, il faudrait
(I) Epictcl., Dissert., HF, 22; IV, 8.
{•!) Diofjen. Laerl., VI, loV, II, lO.j.
(3) Ib.,\l, 13.
(4) Dion. ClirysosL, Orat. VIII.
(Ij) Diofjcii. Lacrt., VI, 102.
(()] Julian., Orat. VI, p. 187. — Driiclar, llist. crit. IMiilos., Pars. II, lib. II,
r. 8, 53, II" I.
■456 LA GRÈCE.
condamner le Cynisme, car il conduit à la dissolution de la cité et
de la famille,' mais le cosmopolitisme des Cyniques n'est pas une
théorie des relations internationales : c'est plutôt une prédication,
une tentative faite par des hommes de cœur pour régénérer la
société. Un écrivain moderne les compare aux ordres mendiants (')
qui surgirent au treizième siècle. Il y a quelque ressemblance dans
les allures extérieures, la pauvreté volontaire, la mendicité. Il y a
encore quelque analogie dans la mission que se donnaient les Cyni-
ques et les disciples de saint François : les uns et les autres furent
des réformateurs. Mais les moines du moyen-âge se rattachaient à
un idéal réputé divin; ils avaient la prétention de revenir à la per-
fection évangélique et de la pratiquer dans toute sa sévérité. Les
Cyniques n'avaient pas de croyances religieuses sur lesquelles ils
pussent s'appuyer. Leur destinée n'en est pas moins glorieuse. Ils
furent les précurseurs d'une religion dont le fondateur, né dans une
crèche, n'avait pas de toit pour reposer sa tête. Leur cosmopoli-
tisme passa aux chrétiens avec ses défauts. Les disciples du Christ
ne tenaient aucun compte de la cité ni de la patrie : leur cité était
la céleste Jérusalem, leur patrie était au ciel. C'est le vice de toute
doctrine qui se préoccupe exclusivementde la moralité individuelle,
sans considérer que l'homme ne peut développer ses facultés
que dans l'état de société, que la philosophie doit par consé-
quent s'occuper de l'organisation de la société, comme moyen
du perfectionnement individuel.
^ ÏX. Le Stoïcisme.
Zenon était disciple de Cratès le Cynique. Les Stoïciens ne le-
nièrent pas leur filiation; ils disaient que le cynisme était un che-
min abrégé pour parvenir à la vertu {'). Au fond l'espiit des deux
sectes est le même; c'est la tendance pratique qui y prévaut. Il est
(1) Juste Lipse (Manuduct. ad Stoic Pliil., lib. I, dissert. 13) dit que les
Cyniques étaient les Capucins de l'antiqu ité.
(2) Diogen. Laert., VII, 421.
LITTÉRATLRE. 4^57
vrai que les Stoïciens ont des allures plus scicnliriques; toute-
fois ce ne sont pas les hautes spéculations de la métaphysique qui
les intéressent; la morale est à leurs yeux l'ohjet essentiel de la
philosophie, le reste n'est qu'un accessoire, un moyen pour attein-
dre le but ('). Aucune école n'a placé aussi haut les exigences de
sa doctrine :« Les hommes doivent aspirer à la perfection comme
Dieu dont ils sont une partie; c'est dans la vertu seule qu'ils
trouvent le suprême bonheur ('). Il n'y a d'autre mal que le vice.
La vertu et le vice n'ont pas de degrés, les bonnes et les mauvaises
actions devant être jugées d'après les intentions qu'elles sup-
posent (^). » La conception morale des Stoïciens est aussi le prin-
cipe de leur cosmopolitisme. « Ce n'est ni la famille ni la cité qui
unit les hommes; ceux qui ne s'appliquent pas à la vertu, fussent-
ils fi-ères, sont étrangers, ennemis les uns des autres; ceux qui
l)ratiquent la vertu sont parents, amis, concitoyens, quels que
soient le pays et la famille où ils ont vu le jour ["). L'homme comme
tel n'est donc i)as un étranger pour son semblable. Le monde entier
est une grande cité, dont chacun de nous est membre » (•^). C'est
sur ces principes que repose la république du genre humain con-
çue par Zenon. Il ne tient aucun compte des nationalités; toute
distinction de droits, de mœurs diverses disparaît; les hommes
doivent vivre sous les mêmes lois, « comme un troupeau qui jouit
de pâturages communs sous des lois égales » {'^).
Quelle sera la mission des sages dans l'humanité ainsi organisée?
?sous touchons au côté faible de la doctrine stoïcienne qui éblouit
d'abord par sa grandeur. Les j)remiers travaux de la philosophie
eurent pour objet le gouvernement et l'éducation des hommes; les
(1) Tennemann, Gcscliichtc der Philosophie, T. IV, p. 12, i;5, 19, 20.
(2) Ib., p. 69, 70. — Cicer., Academ., 1, 10; De finib., III, :].
(3) Cicer., De finib.. H, 4; Parad., 111, 1,
(4) Diogen.Laert., VII, 33.
(o) Cicer., De fin., IH, 19 : « Mumliim censcnt esse cpiasi coiDiniiDein iiibem
et civilatem homimiin el Di'oiiim , et, iiFmmi|ii(iii(|U(' noslnmi eju!: iiiuruli es.«c
prirtem. »
(•i) l'hilanh., De .\le.\. l'oit., 1. (i.
4-38 LA CRllCE.
sept sages furent des législateurs ('). Essentiellement politique, le
génie de la race grecque inspira les philosophes; ils ne cessèrent
pas d'ambitionner la direction de la société; la plupart prirent
une part active aux affaires publiques (-). Platon veut que la philo-
sophie gouverne l'état. Mais à l'époque où le disciple de Socrale
créait un idéal de cité, la Grèce tombait en décadence, l'égoïsme
dissolvait les républiques. A ce spectacle Aristole se replia sur lui-
même, et donna la préférence à la vie méditative sur la vie pra-
tique. Les Stoïciens prétendirent Se rattacher à la vieille tradition
qui conciliait les spéculations du philosophe avec les devoirs du
citoyen. Chrysippe blâma vivement Aristote : une existence consa-
crée aux loisirs de l'étude était aux yeux du sévère Stoïcien une
vie de volupté f). Le sage, dit-il, préfère l'utilité de la cité à la
sienne propre; celui qui pour son avantage abandonnne les affaires
publiques n'est pas moins condamnable que celui qui trahit ouver-
tement son pays(*).
Mais ces belles maximes ne furent guère pratiquées par l'école.
Plutarqve place cette déviation de leurs principes en première
ligne parmi les contradictions qu'il reproche aux Stoïciens :« Ils
ont passé leur vie, dit-il, comme assoupis par un breuvage somni-
fère au milieu de leurs livres , de leurs discussions et de leurs pro-
menades scientifiques. Zenon, Chrysippe, Cléanthe, Anlipater
désertèrent même leur pairie, non qu'ils eussent à s'en plaindre,
mais pour se livrer au loisir et à la méditation solitaire » f).
A vrai dire, la Vie active n'était pas la mission des Stoïciens.
Déjà Platon avait vu qu'il était impossible au philosophe de se
mêler du gouvernement des cités dans l'état de dissolution où
elles se trouvaient. La décadence ne fit que croître, et les disciples
de Zénou étaient moins propres encore que les platoniciens à inter-
(\) Cicer., De Orat., III, 34. — Plutarch., Sol. 3. — Dmjen., Laerl., I, 40.
(2) Un écrivain grec a recueilli les témoignages de rantiquilé sur les travaux
législatifs des philosophes de la Grèce; il en résulte que la plupart furent législa-
teurs, hommes d'état, politiques ou guerriers [Aclian., III).
(3) Plutarch., De Repugn. Stoic, II, 3.
(i) Cicer., De lin., III, '19. — Zeller, Philosophie dcr Giicchen, T. III, p. 175.
(o) Plularch., De Repugn. Stoic, c. 2.
LITTKUATLUE. 4,")',)
venir dans les débats des partis qui déchiraient la Grèce. Com-
ment pouvaient-ils espérer de réaliser leur idéal du bien absolu?
Les Stoïciens n'avaient pas assez de souplesse pour se plier aux
exigences de la vie réelle, en faisant le bien que les circonstances
permellaient de faire. Il leur i)araissait impossible d'être tout
ensemble philosophe et homme politiijue; c'est de leur sein qu'est
parti ce cri désolant : peut-on i)lairc au peuple, quand on se
plait à la vertu (')? 11 y a de ces malheureuses époques où la cor-
ruption et la démoralisation abattent les courages les plus fermes.
Une seule croyance peut sauver du désespoir, celle du progrès
lent mais certain de l'espèce humaine; cette conviction nous donne
la force de faire le bien au milieu de l'empire du mal, car elle
nous dit que le bien ne périra point. Mais les Stoïciens n'avaient
pas cette foi : que leur rcstail-il à faire, sinon à se replier sur eux-
mêmes?
Le cosmopolitisme des Stoïciens n'était pas cette philanthropie
ardente qui se dévoue à l'humanité; la charité qui inspire le sacri-
lîce de soi-même leur manquait. D'après leur doctrine, le sage ne
doit pas se laisser émouvoir par la compassion ; il ne lui est
pas même permis de pardonner (-). Les Pères de l'Kglise, nourris
dans une religion d'amour, proteslèrenl contre la dureté de cette
moi'ale; ils virent une inspiration divine dans le doux sentiment
que les Stoïciens regardaient comme une maladie de l'âme (^). (^'est
parce que la charité vivifiante leur faisait défaut, que les disciples
de Zenon furent imi)uissants devant les grands numx qui ron-
geaient la société. L'esclavage était la maladie du monde ancien ; il
se trouva un philosophe esclave, et il ne songea pas à ralîranchis.
scmenl de ses compagnons de misère ('). Quanta la guerre, ils la
(1) Seneca, Kpist. 29 : « Quis cnim placere polest populo, cui i)lacL't virlus? »
(2) Diogen. Laert., VII, 123. — Cicer.. pro Mur , 29.
(.3) Voyez les témoignages cl;ins J».s/c A,i/)w (Manuduct. ad Philos. Sloic, IM,
19). — Aac/auce dit avec raison que celle maxime détruit le lien de la sociélé
humaine : « nulla essel hominum .socielas, nulia urbiuni condendarum vel cura,
vol ratio. » (Divin. Inst., III, 23 ; VI, 10).
(4) Nous apprécierons ailleurs la doiUine hloicienne sur l'esclavage. Voyez,
le T. III de mes laudcx.
MO LA GRÈCE.
prenaient presque en plaisantant :« De même, disaient-ils, que les
cités envoient des colonies i)Our se décharger d'un surcroît de
population, de même la Divinité fait naître des causes de mort. »
Telle était la théorie de Chrysippe; il l'appuyait sur le témoignage
des poëtes, au dire desquels les dieux avaient excité la guerre de
Troie, parce que le genre humain se multipliait à l'excès. Plutarque
s'indigne contre cet étrange paradoxe : il demande si les carnages
immenses d'hommes, emportés dans l'expédition de Troie, dans
l'invasion médique, dans la guerre du Péloponèse, ressemhlent à
des colonies, à moins que ce ne soient des colons destinés à peupler
les enfers : il demande quel est le dieu des Stoïciens qui, après
avoir fovorisé l'accroissement du genre humain dont il est le père,
prend ensuite plaisir à le détruire.
Cette indifférence en présence des maux de la société ne venait
pas uniquement d'un manque de charité; elle tenait à toute la doc-
trine de l'école de Zenon. Le vice seul est un mal : qu'importent
alors toutes les choses extérieures? Ce sont des accidents auxquels
il faut se soumettre, mais que Ion ne peut pas placer au nomhre
des malheurs. Les Stoïciens ne se demandaient point si ces maux
extérieurs pouvaient disparaître ou diminuer. Une pareille idée ne
pouvait pas leur venir. Ils croyaient à la vérité que le monde se
renouvelait, mais c'était sans changement : tout ce qui avait été,
devait reparaître sans aucune exception, sans aucune dilïérence,
pour disparaître encore et reparaître de nouveau, et ainsi à l'in-
fini (^), La conséquence de cette doctrine était la nécessité éternelle
dumal("). Les Stoïciens ne laissaient aucun espoir à l'homme; il
ne lui restait qu'à s'élever au-dessus du mal par l'impassihililé de
son âme 0-
Le stoïcisme a été diversement jugé. Montesquieu le trouve
admirahle; il lui paraît que « la nature humaine a dû faire un
(1) Socratc, disaient les Stoïciens, a été, Socrate sera encore une inflnité de
fois, conversant avec les mêmes interlocuteurs, disant à la même place, en des
instants pareils, les mêmes choses (Ravaisson, Mémoire sur le stoïcisme, dans
les Mémoires de r Académie des Inscriptions, T. XXI, 1, p. 69).
(2) Plutarch., De Repugn. Stoic, c 36.
(:?) GclL, VI, 1. — rennemann, T. IV, p. 307.
LiïTi-nATiuf:.
441
clTorl pour le produire tl'elle-nièmc » ('); tandis (juc les philosophes
modernes lui reprochent de détruire le principe de raclivKc, d'être
essentiellement solitaire, de tendre à l'apathie et de se résoudre en
définitive en un suhlimc égoïsme (-) ; ils disent que le cosmopoli-
tisme stoïcien conduit à la destruction de la cilé(^). Il nous semhle
que l'admiration et la critique sont également excessives. Le stoï-
cisme, comme le cynisme, est moins une doctrine qu'une protes-
tation contre la société. La morale des Stoïciens n'a pas produit
l'égoïsme, leurs principes politiques n'ont pas entraîné la dissolu-
tion des cités grecques. Lorsqu'ils parurent , l'individualisme avait
déjà envahi les âmes, et les répuhliques étaient en ruine. Que
restait-il à faire aux hommes dans un pareil état social? Mépriser
la vie, la laisser couler en se réfugiant en soi-même, conserver
son indépendance en s'affranchissant de toutes passions. Retiré
dans son for intérieur, le Stoïcien hravait la misère, l'esclavage et
la tyrannie. Dans le principe, le Portique servit d'asile aux pau-
vres ; l'orgueil aristocratique de l'antiquité en fit un objet de raille-
ries contre le fondateur de la secte (^). Mais il arriva un moment où
les plus nobles appelèrent à leur secours cette philosophie du pau-
vre : c'était une consolation que la Providence envoyait aux hommes
à une époque de décadence universelle. Voilà pourquoi le stoïcisme
jeta son plus vif éclat sous l'empire romain : nous l'étudierons en-
core dans ses derniers représentants, les Sénèque, les Epiclète, les
Marc-Aurèle; en approchant du temps où une nouvelle religion
allait régénérer l'humanité, il se dépouilla de ses exagérations, et
devint un lien moral entre l'antiquité et le christianisme.
(1) Montesquieu, Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains,
ch. 16.
(2) Cousin, Cours d'hisloire de la philosophie, VIII«lcf;oa.
(3) Jiitter, Geschichle der l'hilosophie, III, (349.
(4) /i/.,p. 513, S3.
^■42 LA GRÈCE.
% X. La philosophie scnsualiste.
AnisTippE ET Épiclre.
Bien que les systèmes philosophiques d'Arislippc etirEpîcure
diffèrent, clans la morale et la politique ils aboutissent au même
résultat, Tégoïsme et la destruction de l'idée de patrie. Aristippe
professait le cosmopolitisme à l'exemple de Socrate; mais l'idée
sublime du sage dégénéra entre les mains de philosophes qui
reconnaissaient pour premier principe la jouissance, Socrate avait
dit : je suis c//o//en du monde. Aristippe disait : je suis étranger
partout (^). Le cosmopolitisme so produisit dans des circonstances
funestes : il coïncida avec la décadence de la nationalité hellénique.
Socrate, alliant aux devoirs du sage qui a l'univers pour patrie
ceux que TÉlal impose à ses membres, se dévoua à la mort par
obéissance aux lois. Mais la dissolution des cités grecques allant
croissant, ceux de ses disciples que le devoir ne retenait pas, se
laissèrent aller au courant des opinions dominantes; leur cosmo-
politisme ne fut qu'une indifférence générale. Aristippe trouvait
déraisonnable de se sacrifier pour le salut- de ses concitoyens :
c'était à ses yeux « renoncer à la sagesse pour l'avantage des
sots »(■). Cependant la patrie avait des racines profondes dans les
sentiments de l'antiquité. Il y eut des philosophes de l'école
cyi'énaïque qui reculèrent devant les conséquences des enseigne-
ments de leur maître; ils voulurent, comme Socrate, être cosmopo-
lites et citoyens. Mais l'amour de la patrie qu'ils recomman-
daient était vicié dans sa source : ce n'était pas le dévouement
aux intérêts généraux qui l'inspirait ; dans le patriotisme, comme
dans toutes les vertus, la secte d'Aristippe ne voyait que le
plaisir f ).
L'épicurisme a été frappé d'une juste réprobation par la con-
science humaine ; la flétrissure a rejailli jusque sur le fondateur
(1) Xenoph., Mcmor., II, I, 13.
('2) Diorjcn. Laert., II, 08.
(3) /6.,80. - Rilter, T. II, p. loi.
LITTKRATl lU:
4^45
de In socle; ccpenilaiil il no méiile pas les accusations qu'on a
})ro(liguécs à sa mémoire. C'est un étrange épicurien qu'un homme
vivant de pain et d'eau ('), enseignant qu'il n'y a pas de jouissance
sans vertu, honorant les dieux d'un culte désintéressé, et se distin-
guant par sa piété au point (ju'on le comparait à un prêtre (").•
i>piciire valait mieux que sa doctrine; partant de la sensation, il
devait arrivei' à l'athéisme en mélhaphysique, au matérialisme
dans la morale. Sa théorie du droit détruit tous les liens sociaux :
« La société, dit-il, est un contrat ((ue les deux parties ohservent
parce qu'elles y ont intérêt » (^). iMais celui qui pour remplir un
devoir n'a d'autre règle que son utilité, le violera légitimement,
alors que son avantage particulier sera en opposition avec l'intérêt
général : c'est mettre la société à la merci d'un mauvais calcul.
Quel sera le rôle du philosophe dans le monde ainsi livré au
hasard? Epicure, comme Démocrite, place le honheur dans la
tranquillité de làmc, et pour l'assurer il n'hésite pas à hriser tous
les liens qui atlachent l'homme à ses semhlahles. En contractant
mariage, en étant époux et père, on compromet cette félicité
négative qui consiste dans l'ahsence de toute agitation ; la vie du
citoyen, du magistrat, du guerrier, trouhlerait encore plus le repos
du sage. L'impassihililé épicurienne est donc au fond l'égoïsme le
plus ahsolu, la destruction de la famille et de la patrie (^). Nous
ignorons si Epicure a songé à appliquer sa théorie au droit des
gens, aux relations internationales. La société renversée dans ses
fondements, (jue reste-t-il? Des individualités, des égoïsmes se
concentrant en eux-mêmes, de crainte de se heurter. Voilà quel
eût été le cosniupulitisme d'E|)icure, s'il se fût dit cosmopolite,
mais les Epicuriens ne pouvaient pas même se dire citoyens du
monde, car ils n'admettaient aucun lien naturel entre les hommes(^).
(1) Sloh., rioril., XVII, 3i-. — IJayle a recueilli qiio!(iiiL's lémoignagcs sur la
frugalité d'Kfjicuro (au mot Epicure, note A').
(2) lutter, III, 403, ss. — Cicer., De Nat. Ucor., I, 'il, 8. — Senec, De Benef.
lY, 19.
(3) Epicur., ap. Diogen. Laert., X, ];J0-l.'i3.
(4) Cousin, Cours d'hisloire de la pliilosopliic, Vlllf Icron.
(oi Ejnctel., Disscrl., H, 20, G.
444
LA GRECE.
La doctrine politique d'Épicure, si Ton peut donner ce nom à des
idées négatives, est la dissolution universelle.
L'antiquité était trop fortement attachée à la cité pour ne pas se
révolter contre une philosophie qui professait ouvertement l'indif-
férence politique. Les écoles rivales attaquèrent vivement l'épicu-
risme, et lui reprochèrent de détruire la société. Écoutons Plutar-
que dans le langage d'Amiot : « De l'école et de la doctrine
d'Epicure, je ne demanderai pas qui soit sorti pour tuer un tyran,
quel vaillant homme ait fait de grandes apertises d'armes, quel
législateur, quel magistrat, quel conseiller de roi, ou gouverneur
de peuple, qui soit mort, ou qui ait été tourmenté pour soutenir
le droit et la justice : mais seulement quel de tous ces sages ici a
jamais fait un voyage par mer, pour le bien et le service de son
pays, qui a été en ambassade, qui a dépendu quelque argent, ou
qui a écrit aucun beau fait de gouvernement que vous ayez oncque
fait.... Si d'aventure ils écrivent des lois et de la police, c'est afin
que nous ne nous entremettions pas du gouvernement de la répu-
blique, et ne nomment jamais les grands personnages qui se sont
mêlés d'affaires, sinon pour s'en moquer, ou pour abolir leur gloire;
comme ils disent d'Épaminondas, demandant ce qu'il avait à
s'aller ainsi avec son armée promener par tout le Péloponèse, et
pourquoi il ne se tenait plutôt coi dans sa maison, entendant à faire
bonne chère et à se bien traiter... S'il est donc ainsi que ceux qui
abolissent les lois et les gouvernements et polices des hommes, per-
vertissent et détruisent la vie des hommes , les Épicuriens le
font»{').
Cependant Epicure trouva de nombreux partisans chez les Grecs
et les Romains. En vain les philosophes qui enseignaient ses
funestes doctrines furent-ils expulsés des cités("); l'épicurisme résista
et aux attaques de la philosophie et aux proscriptions. C'est qu'il
était en harmonie avec l'état social au milieu duquel il prit nais-
sajice. Le monde ancien allait finir : la décadence se manifestait et
dans l'ordre politique et dans l'ordre religieux. L'égoisme dissolvait
(i) Vlularch., adv. Colot., 33, 34. — Cf. Epictcl., Dissert., III, 7, 11-20.
(2) 4lhen., Deipnos., XII, 68.
LITTÉRATURE. 445
lescilés; il n'y avait plus de citoyens, mais des individus qui ne
recherchaient que le plaisir. Le paganisme était tombé sous les
coups des philosophes et sous rinduence des progrès de la raison
humaine. La société était à une de ces époques de transition où les
convictions et les institutions, qui faisaient la vie des états, s'écrou-
lent, sans qu'on vole quels dogmes remplaceront ceux qui meurent;
époquesdedésespolr pour les âmes religieuses et d'abaissement pour
la grande majorité des hommes. SI la Providence ne faisait surgir
des doctrines qui répondent aux besoins de cet état transitoire,
l'humanité périrait. Le stoïcisme fut la consolation des pauvres, des
forts ; l'épicurisme vint modérer la lièvre de jouissance de ceux que
leurs passions portaient à abuser des biens de la terre. Chose
singulière! ces deux doctrines, qui paraissent ennemies-nées,
avaient le même but, et, malgré l'opposition de leurs principes,
elles se rencontraient dans les mêmes voies. Pour Zenon comme
pour Épicure, la philosophie n'est qu'un moyen ; ils ne la cultivent
pas pour elle-même, mais à cause de rutilllé qui en résulte pour le
sage. Le stoïcisme poursuit le bonheur comme l'épicurisme; seu-
lement le premier le place dans la vertu, le second dans le plaisir.
Au premier abord la différence semble fondamentale; cependant
dans l'application, les sages des deux écoles pourraient se tendre la
main. Qu'est-ce en effet que la jouissance pour Épicure? Elle con-
siste dans rintelllgence et non dans le corps; ce n'est donc pas en
se livrant à la volupté qu'on y peut parvenir, c'est plutôt en la
fuyant. Loin d'appeler les hommes à jouir, Epicure ne cesse de leur
prêcher qu'ils doivent limiter leurs besoins, s'abstenir. A ce point
de vue, la morale d'Epicure est aussi élevée que celle de Zenon et
celle des chrétiens ('j. .Nous dirons i)lus, quelque paradoxal que
cela paraisse : il y avait plus de désintéressement chez les Épicu-
liens (|ue chez les disciples du (Christ. Ces derniers ne font le bien
(pic pour gagner le ciel : ce sont des spéculateurs en vertu. Les
Stoïciens ni les Epicuriens ne croyaient à une vie future. Cela
n'empêchait |)as les disciples d'Epicure de recommander la bieu-
vclllance aux hommes et de la prali([uer même envers leurs escla-
(1) ZcUcr, Die IMiilosophicdor Gricclicii, T. III, i). 2G7, ss., 243, ss.
4-4G LA GRÈCE.
ves; ils trouvaient plus de jouissance à faire le bien qu'à recevoir
des bienfaits. Il est vrai (ju'il y avait toujours une arrière-pensée
déplaisir dans leur morale: c'est là ce qui la distingue du stoï-
cisme. Epicure ne voulait pas transformer les hommes; il les pre-
nait tels qu'ils étaient, et cherchait seulement à modérer leurs pas-
sions : la modération, voilà toute la nmrale des Epicuriens et toute
leur philosophie ('). En définitive ni Tépicurisme ni le stoïcisme
n'étaient des doctrines philosophiques : c'étaient des remèdes pour
calmer les maux d'une société qui périt (-j.
CHAPITRE m.
LES P 0 ETES
I I. Homère.
La destinée providentielle de la Grèce était de civiliser le monde
par les arts et par le travail de la pensée. Homère est le symbole
le plus éclatant de cette mission. L'antiquité le vénéra comme un
dieu ('); jusque dans les temps modernes, il n'y a pas de nom |)lus
populaire que celui du chantre divin ; sa gloire et son influence se
sont répandues d'un bout de la terre à l'autre. Homère était plus
qu'un poète pour les anciens; on lui attribuait la conception de la
théogonie païenne (^); ses poëmes avaient une autorité sacrée, et
la religion étant le principe de toutes choses, l'Iliade et l'Odys-
sée, de même que les Védas et la Bible, étaient considérées
(!) Zcller, T. III, p. 259, ss., 2o3, ss.
(2) Leroux, dans V Encyclopédie Nouvelle, au mot Bonheur, §
(3) On lui a élevé des autels. Aelian., V. H., IX, 15.
(l). Ilerod., U, o3.
I.ITTÉRATIRE. 4-47
comme la source des sciences, des arts cl des lois('). Il n'y a pas de
système philosophique que Ton n'ait essayé de rattachera Homère(-).
Un des grands historiens de la Grèce a cru trouver dans le héros
de rOdyssée le type de l'homme politique (^). On dirait que l'intel-
ligence humaine cherchait dans le poêle révélateur des titres de
légitimité. Il y a une science qui de sa nature a peu de rapports
avec la poésie, qui peut-être pour celle raison fut négligée par
un peuple chez lequel l'imagination était la faculté dominante;
cependant les graves jurisconsultes de Rome considéraient les épo-
pées homériques (') comme une autorité. On a reproché à Strahon
son engouement pour IlomèreC); mais le célèhre géographe n'est
que l'organe d'un sentiment général. La vénération pour le poète
était si grande, qu'on invoqua les témoignages épars dans ses vers
pour décider les contestations enlre les cités sur la légitimité d'une
possession territoriale (^). Les législateurs cherchaient dans l'Iliade
et l'Odyssée un appui pour les principes de morale et de politique
(1) Xenoph., Conviv., IV, G. Cf. Quinciil., Instit. Or., XII, 11,21. — Bmi-
hardij, Grundriss der griechischen Lileratur, T. II, p. 44.
(2) On trouvait dans quelques vers le principe des systèmes physiques de
Thaïes, û'Anaxagore (il d'IIcraclile. Socrate était le disciple d'Homère; Platon
lui devait ses idées sur la nature de l'âme. Les Stoïciens soutenaient qu'il mépri-
sait la volupté, qu'il n'estimait que la vertu et la préférait à l'immortalité.
Les Epicuriens revendiquaient comme un des leurs, le poète qui avait chanté
le bonheur d'un peuple passant sa vie parmi les chants et les festins. Les
Péripatéticiens prouvaient que l'auteur de l'Iliade établissait trois sortes do
biens. Enfin il n'y avait pas jusqu'à l'Académie qui ne crût trouver dans les poè-
mes homériques le principe du doute. {Scnec, Epist., 88. — Dronicer, Hist. de
la civilis. morale et religieuse des Grecs, T. III, p. iîi-SI. — UrurLer, Hist. crit.
l'hil., Pars II, Lib. I, c. I,§32).
(3) Polyb., XII, 27, 10. M.
(4) L'échange est-il une vente?]Les jurisconsultes qui soutenaient l'allirma-
tive citaient à l'appui de leur ^opinion les vers de l'Iliade oîi le poète parle du
commerce par échange (Gaj., III, l'i-l; cf. ^ 2, Insl., XXIII, '1. Voyez d'autrC!
citations il'/fomércdims § I, Inst. Il, 7; § I, Inst IV, 3).
(o) Strahon consacre presque tout le premier livre de son ()u\ ra^e à combattre
Eralosthene qui avait osé traiter la géographie homérique de liction; il a recours
au.\ interprétations les plus forcées pour mettre une œuvre d'imagination en
harmonie avec la réalité des choses.
(0) lirouivcr, Ilisl. de la civilis. gr., T. III , p. 18, ss.
448 LA GRÈCE.
qu'ils voulaient répandre dans le peuple ('); les conquérants y pui-
saient des leçons et des conseils ('-).
L'humanité n'a cessé de prodiguer des témoignages d'enthou-
siasme au poêle qu'elle honore du litre de divin. Quand il s'agit
d'Homère, les expressions les plus exagérées de l'adniiration sont
l'inspiration d'un sentiment vrai. Le sceptique Montaigne s'étonne
naïvement que « lui qui a produit et mis en crédit au monde
plusieurs déliés par son autorité, n'a gagné rang de Dieu lui-
même )){^). Cependant si nous en croyons de savants critiques, ce
culte s'adresserait à une vaine idole; Homère n'aurait jamais
existé, les poèmes qui portent son nom seraient l'ouvrage de je ne
sais comhien de rhapsodes. On a dit avec vérité que cette hypothèse,
soutenue avec une rare science par les philologues allemands,
n'aurait jamais pris naissance dans l'esprit d'un poète ('). Nous
croirions commettre un sacrilège, en dépouillant le genre humain
d'un nom qui représente ce que l'imagination de l'homme a produit
de plus beau. H y a plus de vérité dans les fables débitées par les
anciens sur Homère que dans les plus savantes recherches des
critiques. On connaît la célèbre querelle des villes grecques qui se
disputaient l'honneur d'avoir donné le jour au plus grand des
poètes. Les prélentions s'étendirent avec la gloire d'Homère; bien-
tôt il n'y eut plus de peuple barbare [') qui ne voulût rivaliser avec
Smyrne, Chio ou Athènes : l'Italie, l'Egypte, la Syrie, la Perse,
l'Inde entrèrent en lice. Ces extravagances inspirèrent une parole
(1) Pliitarch., Lycurg , 4.
(2) Deux vers de l'Odyssée qu'Alexandre crut entendre dans un songe, le déci-
dèrent à bâtir Alexandrie dans l'admirable emplacement qui lui assura l'entrcpùt
du commerce de l'Orient et de VOccideal (Plutarch., Alex., 26).
(3) MonlaUjne, Essais, II, 30.
(4) Bulwer, Atliens, I , 8, 3. — Schiller el Goethe se sont vivement prononcés
contre le système de Wolf (Goethe, Briefwechsel mit Schiller, T. IV, p. 170, 207,
208. — Goethe, Werke, T. II, p. 270; T. XXVII, p. 383; T. XXXllI, p. 49, cdit.
de 1840) ; les philologues eux-mêmes ont fini par l'abandonner {Muller, Gesch.
der griechischen Literatur, T. I , p. 107-110. — f//r/c/, Geschichte der hellen.
Dichtkunst, T. I, p. 215-2G9).
(5) Si nous en croyons Dion ChrrjHostome, les Rorysthénites, vivant au milieu
des Barbares, -savaient presque tous Homère par cœur, et l'adoraicnl a peu près
comme une divinité (Orat. XXXYI, p. 439, D, éd. MorcU).
LITTÉRATURE. 44-9
profonde à un philosophe : Proclus dil qu'il serait plus sim-
ple d'appelci' Homère le ciloyen du monde. Homère est en effet
l'organe de l'humanité. Nous avons cru trouver dans ses poëmes
le lahleau fidèle des temps héroïques, et cet âge est celui de la
force hrutale, en lutte avec les premiers germes de civilisation.
Homère ne serait-il donc que le peintre des mœurs harhares de la
Grèce primitive? A ce titre il ne mériterait guère l'admiration
universelle que lui ont vouée l'antiquité et les |)euples modernes.
Pour que le genre humain se soit incliné devant l'auteur de l'Iliade
il faut qu'il ait mêlé à ses récits une inspiration individuelle
supérieure à la harharie qui en fait le sujet. Tous les grands poètes
devancent leur siècle par la puissance du sentiment (^). Tel est
Homère : celui qui a immortalisé des guerriers à demi sauvages se
dislingue surtout par son humanité.
L'Iliade tout entière est une haute leçon de modération, de
douceur et de charité (-). Le poêle chante la colère d'Achille
qui causa tant de malheurs aux Achéens. \\ peint admirablement
les passions violentes de ses personnages; mais l'expialion ne larde
pas. Achille, ce héros auquel les deslins n'avaient accordé qu'une
courte exislence, mais remplie de gloire, vil accablé de tristesse.
C'est qu'il ne tint pas compte des sages conseils que lui donna Pelée
son père, lorsqu'il l'envoya au siège de Troie : « Mon fils, disait-il,
Minerve et Junon le donneront la vaillance, si tel est leur désir;
mais loi, dompte dans Ion sein ton âme orgueilleuse; l'humanité
est toujours préleiable » ('). Agamemnon avoue ([u'il a élé coupable
en cédant à sa fureur; il vent tléehir son rival par des présents.
Mors le vieux Phénix, (jui éleva Achille, essaie de dompter son ob-
slinalion : « Les dieux eux-mêmes se laissent lléchir, et cependant
(I) Erlicbel cucli mil kiilincm Fhigcl
Ilocli liber ctiron ZciU-nhuif !
l'ei'ii liaciniiiLTi; sclioii in curcin Spicgcl
I)as kumnicddc Juliiliiindci-t auf.
Schiller, Dio Kiinsllor.
(2) Ifcrdcr, Ideen zur Geschichte der Poésie und bildcndon luinsle, n"- 5, 7-
Ueber die Ilumanitat Homers in der Iliade.
(3) Iliad., IX, 252, sqq. (traduction de Monlbcl ol de liuresle).
29
450 LA GRÈCE.
ils l'emportent sur nous en force, en gloire, en puissance. Les
suppliants les apaisent par des sacrifices, des prières agréables,
des libations et par la fumée des autels. Les Prières sont filles
du grand Jupiter : boiteuses, le front ridé, levant à peine un hum-
ble regard, elles marchent avec inquiétude sur les pas de la Faute.
La Faute, puissante et agile, les devance, parcourt toute la terre
et outrage les hommes. Mais les Prières viennent ensuite guérir
les maux qu'elle a faits. Celui qui révère les filles de Jupiter, lors-
qu'elles s'approchent des mortels, en reçoit un puissant secours,
et elles exaucent ses vœux. Mais s'il est quelqu'un qui les renie,
qui les repousse d'un cœur inflexible, elles montent vers le fils de
Saturne et l'implorent pour que la Faute s'attache aux pas de cet
homme et les venge en le punissant » {'). La Faute s'attache aux
pas d'Achille; la mort de Patrocle brise son courroux. Il déplore
le funeste effet de son ressentiment : inutile fardeau de la terre, il
désire la mort, puisqu'il n'a pu sauver la vie à son compagnon :
«Ah! que parmi les dieux et parmi les hommes périsse la discorde
et périsse aussi la colère qui rend prompt à s'offenser même le plus
sage, la colère qui se distille comme le miel le plus doux, et qui,
semblable à la fumée, s'élève et augmente toujours dans la poitrine
des mortels » (^) !
L'humanité d'Homère se révèle surtout dans sa manière d'envi-
sager la guerre. Les Grecs de l'âge héroïque n'avaient plus le fana-
tisme des combats; ils manifestaient dès lors une prédilection pour
les douces occupations de la paix. Ces sentiments sont bien plus
prononcés chez le poète, et peut-être l'humanité d'Homère s'est-
elle parfois réfléchie sur les rudes héros de ses chants. Il n'y a pas
de peinture plus saisissante des maux de la guerre que les adieux
d'Andromaque et d'Hector H. La triste condition des vaincus, les
misères de l'esclavage accablant des êtres aimés, le bonheur des
familles anéanti, tels sont les tableaux qui reviennent sans cesse
dans l'Iliade. Ces suites inévitables des guerres antiques sont tou-
(1) Iliad., IX, 158, sq.; 496, sqq.
(2) Iliad., XVIII, 98, sqq.
(3) Iliad., \l, 487, sqq.
I
LITTÉRATIRE. 451
jours présentes à l'esprit du poëte. Il chante la fureur des combats,
mais son âme est blessée par ces scènes horribles : « Les guerriers
se précipitent au sein de la mêlée et désirent de s'immoler les uns
les autres avec l'airain aiciu. Le champ de bataille est hérissé de
longues lances qui déchirent les chairs et arrachent la vie; les
yeux sont éblouis par l'éclat de l'airain qui jaillit des casques étin-
cclants, des cuirasses brillantes et des boucliers radieux de tous
ces guenlers qui s'avancent ensemble. Ah! sans doute, il aurait
une ('une bien dure celui qui se réjouirait d'un pareil spectacle et
(]ui )t'en (jéniirait pas y>[^). Lci guerres héroïques avalent cessé à
l'époque où Homère les l'alsait revivre dans ses poèmes ; mais les
armes que les Grecs avaient |)ortées contre l'ennemi commun, Ils
les tournèrent contre eux-mêmes; la Grèce devint le théâtre des
dissensions incessantes de ses enfants. Il y a dans Tlllade comme
un lointain retentissement des convulsions qui accompagnèrent
l'Invasion dorienne :« Il est sans famille, dit le poêle, sans lois,
sans foyers , celui qui se plaît aux guerres intestines et aux mal-
heurs qu'elles entraînent » (-).
Ainsi Homère gémit des combats qu'il décrit avec un art qui lui
a fait décerner le litre de divin. Oui, il y a une inspiration divine
dans ses poèmes; la voix de riuimanlté y relenllt, et elle crie aux
l)euples : la guerre est le plus grand des maux , elle divise ceux
(jue Dieu a créés pour s'aimer, elle couvre de sang et de ruines
la terre dont le travail harmonique de ses enfants doit faire un
séjour de paix et d'union. A l'époque où Homère chantait la grande
lutte de l'âge héroïque, le monde entier était en proie à la guerre ;
lame douce du poëte ne pouvait que déplorer les maux qu'elle
entraîne. 11 ne parle jamais des combats sans ajouter qu'ils sont
une source de larmes (') pour les pauvres mortels. Quand les dieux
eux-mêmes se plaisaient au carnage, comment les hommes auraient-
ils eu re>poir diin avenir i)acili(pie? Le poëte ne pouvant espérer,
maudit; il poursuit de ses malédictions celui des Immortels qui
(1) Uiad., Xin, .TH. sq((.
(2) Iliad., IX, G3, sq.
0) Iliad., III, 132, sq.; V, 737; VIII, 38«!, etc.
452 LA GRÈCE.
préside aux batailles: « c'est un dieu cruel, fléau des hommes,
souillé de sang, ne connaissant ni foi ni loi, détesté de Jupiter
lui-même qui lui a donné le jour »(').
Les sentiments qui inspirent Homère forment un contraste com-
plet avec les mœurs rudes et presque sauvages de ses héros. Le
vainqueur ne se contente pas de sa victoire, il insulte au vaincu;
la mort n'assouvit pas sa soif de sang, il s'acharne sur les cadavres,
il les outrage, il les livre aux chiens et aux vautours. Homère laisse
tomber sur les morts des paroles de regret, de louange, de commi-
sération. Dans ces traits se révèle tout ce que l'àme du poète a de
douceur, de délicatesse et d'humanité. Les héros qui périssent
dans les combats lui rappellent le triste sort de leurs pères, de leurs
mères, de leurs épouses. Simoïsius succombe dans une lutte avec
Ajax : « Sa mère l'enfanta sur les bords du Simoïs. Hélas! il ne
paya pas à ses parents chéris les soins de son enfance : sa vie fut
courte, il mourut frappé par la lance du redoutable Ajax » (-).
Phénops avait deux enfants « nés dans sa vieillesse; courbé sous le
poids des ans, il n'a point d'autre fils pour lui laisser ses richesses.
Diomède les frappe et ne laisse à leur malheureux père que les
larmes et les sombres chagrins. Phénops ne verra pas ses (ils reve-
nir vivants du combat; des étrangers partageront son héritage »(').
Iphidamas est tué par Agamemnon : « l'infortuné, en voulant
défendre sa patrie, meurt loin de sa jeune épouse, dont il connais-
sait à peine les grâces et les charmes » {"). C'est surtout aux jeunes
guerriers que le poëte prodigue ses images les plus gracieuses. Il
compare l'un à « un pavot qui penche sa téléchargée de fruits et
de la rosée du printemps » ; l'autre à « un frêne qui , sur le
sommet d'une montagne élevée, est abattu par l'airain, et couvre
la terre de son tendre feuillage. » Euphorbe est immolé par Méné-
las : « comme un jeune et bel olivier qu'un homme cultive avec
soin dans un lieu solitaire arrosé par des sources abondantes.
(1) lliad.,Y, 30, sq.;8{6.
(2) Iliad., IV, 473, sqq.
(5) Iliad., Y, 152, sqq.
(i) //(•flf/.,XI,22l,sqq.
l
LITTÉRATURE. 455
porte au loin son verdoyant feuillage, et, balancé par le souffle des
vents, se couvre de blanches (leurs, mais si des tourbillons furieux
s'élèvent, ils le déracinent et retendent sur le sol : tel Eu-
phorbe... » ('). Plusieurs des souvenirs que le poêle accorde aux
jnourants, dit Herder, sont si intimes, qu'ils pourraient servir
d'épilaphes, si les pauvres guerriers avaient une tombe et une
urne (-).
La plupart de ces tristes éloges s'adressent à des Troyens (^).
Cependant l'Iliade avait pour objet d'immortaliser la valeur des
Grecs, mais le grand poëte est homme et comme tel il compatit
aux malheurs des compagnons d'Hector, qui surent pendant dix
ans défendre leur patrie contre la Grèce entière. Il y a un abime
entre les sentiments d'Homère et les passions de ses héros.
Comparez la joie sauvage qu'ils font éclater sur les cadavres des
ennemis avec les belles paroles d'Ulysse, après sa victoire sur les
prétendants : « Nourrice, dit-il à Euryclée, renferme ta joie dans
Ion cœur et ne pousse pas des cris de triomphe. Il est impie d'in-
sulter à des hommes morts. La justice des dieux a frappé ces pré-
tendants à cause de leurs iniquités. Ils ne respectaient personne et
n'accueillaient jamais avec bienveillance celui qui venait leur
demander l'hospitalité; par leur propre folie ils ont péri d'une
mort cruelle »(^). Ces sentiments ap|)artiennenl au poëte bien plus
qu'à son héros; ils respirent une humanité si profonde, qu'on serait
tenté de rapporter l'Odyssée à une civilisation plus avancée que
(1) lliad., Vllf, 306, sq.: XIIF, 178, sqq. ; XVII, 153, sqq.
(2) Herder, Ueber die Uumatiilat Homers in der Iliade.
(3) « Le malheureux Hippolhous tombe, loin des plaines fertile? de Larisse.
Hélas !il ne peut rendre à ses parents chéris tous les soins qu'ils lui prodiguèrent;
il mourut jeune encore, dompté par la lance du magnanime Ajax «(///Vu/., XVII,
300, sqq.). — « Phériclus, chéri de Minerve, savait exécuter de merveilleux tra-
vaux : il construisit pour Paris ces navires, source do tant de maux, et qui de-
vinrent funestes aux Troyens et à lui-même, car il n'entendait pas les oracles des
dieux n{lliad.,\, 59, sqq.). — « Axyle possédait de grands biens dans la superbe
Arisbée et était aimé de tous les hommes; il accueillait sans distinction les étran-
gers dans sa demeure située près de la route; mais en ce nioniciit aucun de ses
botes ne put l'arracher au trépas en s'exposant pour lui »{lliud., VI, 12, sciq.).
(V) 0(/y.vA-., XXII, iOI. s(iq.
454' LA GRÈCE.
rillade. Mais dans riliade aussi se montre une douceur compalis-
sanle, bien qu'à raison de la nature du poënie, rindividualllé du
chantre disparaisse pour laisser dominer les passions de ses per-
sonnages. Achille se livre à tout Temportement de sa colère contre
le cadavre d'Hector : il l'attache derrière son char et le traîne
autour des murs de Troie. Homère s'indigne de ces outrages; il
fait intervenir les dieux pour y mettre un terme. Les immortels
engagent Mercure à dérober le cadavre du héros. Ce conseil déplaît
à Neptune, à Junon, à Minerve; ils conservent encore pour Ilion,
pour Priam et pour son peuple la haine qui remplit leur cœur, le
jour où Paris leur fit offense. 7\lors Apollon adresse de magnifiques
reproches à ces haineuses divinités : « Vous êtes des dieux cruels
et inexorables. Hector ne brùla-t-il pas en votre honneur ses tau-
reaux les plus gras et ses chèvres les plus belles? Et maintenant
vous ne voulez pas même sauver son cadavre, ni le rendre à son
épouse, à sa mère, à son père, à son fils et à son peuple pour qu'ils
le consument sur un bûcher et qu'ils célèbrent ses funérailles. Mais
vous avez résolu de favoriser le cruel Achille dont l'esprit est sans
équité et dont la poitrine renferme un cœur inflexible. Semblable
au lion qui, cédant à sa fureur, à sa force et à son courage indomp-
table, fond sur un troupeau pour en faire sa pâture, de même
x\çhille dépouille toute pitié; il ne connaît plus la pudeur, ce sen-
timent favorable aux humains qui l'observent, et nuisible à ceux
qui l'ont banni de leur âme. Souvent il arrive qu'un mortel perd
l'être qu'il chérissait le plus, son frère ou son fils: toutefois lorsqu'il
l'a pleuré longtemps, il met un terme à son chagrin; car les destinées
ont accordé aux hommes une àme patiente dans les douleurs. Mais
Achille, après avoir immolé le divin Hector, l'attache à son char,
et le traîne autour du tombeau de son ami fidèle. En vérité, un
pareil acharnement n'est ni convenable, ni utile. Qu'il craigne
malgré sa vaillance, d'allumer notre courroux, puisque dans sa
fureur il outrage ainsi une poussière insensible» (').
Cet épisode nous montre le génie d'Homère sous un trait carac-
téristique. Junon et la déesse de la sagesse nourrissent une haine
[\).Iliacl., XXIV, 22, sqq.
i
LITTÉRATURE. 455
implacable contre tout un peuple pour une injure personnelle. Le
poëtc,au contraire, oublie que lesTroyens sont ennemis des Grecs;
Hector est mort, il ne voit plus en lui (ju'un homme qu'il est indigne
d'outrager. Ce sentiment d'humaiiilé qui fait taire les mauvaises
passions de la vengeance et de l'orgueil national, éclate encore dans
la scène de l'entrevue d'Achille et de Priam, l'une des plus belles
de la poésie, ancienne. L'antiquité rapportait à Homère le dévelop-
pement, sinon la création du polythéisme; en réalité, il n'a fait que
donner une forme brillante aux idées populaires ; lui-même est au-
dessus de cette conception religieuse, il est supérieur aux divinités
de l'âge héroïque. Les dieux violent sans scrupule les devoirs les
plus saints. Hercule tue son hôte Iphitus et n'en est pas moins
reçu dans l'Olympe. Le poêle ne craint pas de réprouver le crime
du héros; il suppose même aux Lnmorlels des idées de justice
qu'ils n'ont pas : « L'insensé, dit-il, ne redouta pas la vengeance
divine; il immola sans pitié Iphitus, quoiqu'il fût son hôte »(').Sur
les ordres de Jupiter, Minerve excite lesTroyens à rompre le traité
qu'ils ont conclu avec les Grecs et qu'ils ont placé sous la sanction
des dieux. Homère traite d'insensé le guerrier troyen qui cède aux
inspirations de la déesse (*); il place dans la bouche d'Agamemnon
une vive réprobation de cette perfidie : « Non, ces traités ne seront
point stériles, ni le sang des agneaux, ni la foi scellée par nos
mains réunies. Ce que .Jupiter Olympien n'accomplit pas mainte-
nant, il l'accomplira dans l'avenir; les Troyens expieront leurs
crimes, eux, leurs femmes et leurs enfants! Oui, je le sens au fond
de mon àme, un jour viendra où périront et la ville sacrée d'Ilion
et Priam et le peuple de Piiam.Le fils de Saturne, assis au sommet
des cieux, dans les régions éthérées, Jupiter, irrité de cette perfi-
die, agitera sur nos ennemis sa formidable égide »('). Le parjure
des Troyens est pour l'auteur de l'Iliade le gage certain de la vic-
toire des Grecs : « Jupiter ne \iendra jamais en aide à la perfidie;
les vautours dévoreront les chairs palpitantes de ceux qui, les pre-
(1) (klyss., XXF,27, S(j(i.
(2) Iliad.,\\', 105.
(3) Iliad., IV, Ju7, ii\(\.
4-56 LA GRÈCE.
miers, ont violé les serments » ('). Les paroles d'Homère sont en
opposition complète avec la conduite des Immortels. Condamnée à
succomber la dixième année du siège, Troie ne périt ni plus tôt,
ni plus tard, parce que les Troyens enfreignent le traité; les divi-
nités qui la protègent ne se détachent pas de sa cause parce qu'elle
a violé la foi des serments ; et comment les dieux ennemis lui
auraient-ils reproché un crime dont eux-mêmes étaient les au-
teurs ?(■) Homère est plus religieux que les habitants de l'Olympe;
il ne mérite pas seulement le titre de divin comme le plus grand
des poètes, mais aussi comme organe de l'humanité. Chantre
d'un âge où dominait la force brutale et la ruse, il condamne les
crimes, il déplore les malheurs dont il n'a pas encore la force d'es-
pérer la fin. Mais ces malédictions, ces gémissements sont des
accents prophétiques; ils se changeront un jour en chants d'espé-
rance et de bonheur.
§ II. Hésiode.
Hésiode partage avec Homère la gloire d'avoir donné une forme
positive aux croyances religieuses des Grecs; ils sont l'un et l'autre
des,poëtes sacrés, mais ils représentent des sociétés esssentielle-
ment diverses. Le chantre de l'Iliade est le poète des siècles hé-
roïques, tandis que l'auteur des Oeuvres et Jours n'a pas une veine
guerrière; l'idée qui domine dans ses poésies est celle de la néces-
sité du travail. Est-ce une réaction contre les violentes agitations de
l'âge héroïque (^)? ou le poète est-il le représentant d'une race plus
positive que celle qui habitait l'Ionie (*)? Quelles que soient les in-
fluences qui ont agi sur Hésiode, il est profondément pénétré de la
(1) lliad., IV, 235, sqq., 270, sq.
(2) Denj. Constant, De lareligiou, VII, 6.
(5) Benjamin Constant a développé cette hypothèse (Delà religion, VII, 3).
(4) 0. Millier représente Hésiode comme l'expression du génie béotien (Go-
schichtc der griechischen Literatur, T. I, p. Vi^, s.).
LilTÉKATlUE. 4-57
conviclion que le travail esl la condllion de l'exislcnce humaine. Il
ne cesse de répéler que « les dieux et les hommes haïssent celui
qui vil oisif. J.e honheur, dit-il, consiste à se livrer à d'utiles tra-
vaux qui emplissent les greniers ; l'activité est honorable, l'oisiveté
honteuse; la vertu et la gloire accompagnent les richesses ('). »
Les Grecs ont toujours estimé la fortune. Les héros la cher-
chaient dans le pillage. Hésiode réprouve les biens acquis par
la violence (-). Nous entrons avec lui dans une nouvelle phase
de la société : l'idée de la justice remplace celle de la force. Le
prestige qui entourait les siècles héroïques s'était dissipé. L'on
sentait que la gloire des lointaines expéditions ne rachetait pas les
malheurs présents, résultat inévitable de luttes incessantes. La
peinture qu'Hésiode fait de l'âge de fer est un tableau saisissant
des misères que les brigandages des guerriers entraînèrent pour
la Grèce : discordes universelles, guerre de tous contre tous, ni foi
ni loi (^). Au milieu de cette dissolution morale, le besoin le plus
impérieux était le droit, la justice; il se manifeste avec énergie dans
les Oeuvres et Jours. Les maux de la société révèlent la véritable
destinée de l'homme au poète : « Voici la loi que le fils de Saturne
a donnée aux mortels : que les animaux sauvages se dévorent les
uns les autres ; la justice n'est pas pour eux. Mais aux hommes il
a donné la justice, de toutes les vertus la meilleure » (^). Pour exci-
ter les Grecs à respecter le droit, Hésiode ne trouve d'autre moyen
que de leur montrer la félicité accompagnant l'observation du
devoir :« Ceux qui rendent une justice exacte aux étrangers et aux
citoyens, sans s'écarter jamais du droit, voient leurs villes fleurir;
ils jouissent delà paix féconde; jamais les dieux ne leur envoient
la guerre dévastatrice. Jamais les hommes justes ne sont tour-
mentés par la famine; ils dépensent le fruit de leurs travaux
dans les festins; la terre leur prodigue ses biens; les chênes des
montagnes leur donnent le gland, les abeilles le miel, les brebis
(<) Ilesiod., Oper. et Dics., v. 303, S(|(j.
(2) 76., V. 319, sqq.
(3) 76., V. 174, sqq.
(i) Jb., V. 27(5-280.
458
LA GIÎECE.
la laine, leurs femmes des enfants semblables à leurs pères; leurs
richesses sont inépuisables comme la terre qui les produit» (').
Le poëte oppose au bonheur constant des justes, les maux qui sont
le partage des hommes injustes : « Si les puissants, si les rois qui
abusent de leur pouvoir n'ont pas à craindre les lois humaines,
qu'ils redoutent la vengeance divine, qu'ils n'espèrent pas cacher
leur iniquité aux regards des dieux; trente mille gardiens immor-
tels, invisibles, partout présents, observent les actions humaines.
La Justice est fille de Jupiter; si quelqu'un la blesse, elle porte ses
plaintes au fils de Saturne, la vengeance frappe des générations
entières. Souvent toute une cité porte la peine des crimes d'un
spul; ses armées sont vaincues, ses flottes détruites, les peuples
périssent » (^).
Il y a une ressemblance frappante entre cette notion de la jus-
lice et celle qui domine dans les livres sacrés des Juifs. Hésiode,
comme Moïse, voulait moraliser des peuples qui sortaient à peine
de la barbarie primitive. Ces hommes ne redoutent que les maux
immédiats; ils n'ont de sens que pour les jouissances présentes. La
justice, considérée en elle-même, est une idée trop élevée pour
leur intelligence grossière; il faut pour qu'ils l'observent, qu'ils y
trouvent un avantage matériel; la crainte d'une punition terrible
peut seule contenir leurs mauvaises passions. Ne reprochons pas
au poëte grec ce que cette conception a d'imparfait; il est le repré-
sentant de la société à laquelle ses enseignements s'adressent; il a
dû mettre sa morale à la portée des hommes de son temps, de
même que le grand législateur des Hébreux a dû descendre des
hauteurs de sa théologie pour agir sur un peuple abruti par la ser-
vitude. Le christianisme même n'a fait que déplacer le calcul, en
donnant au croyant comme mobile suprême l'espérance du paradis
et la crainte de l'enfer. Que l'homme spécule sur les biens de la vie
future ou sur ceux de la vie actuelle, qu'importe? Ses actes n'en
sont pas moins viciés. H faut que la morale comme la religion
soient pures de tout calcul, il faut que l'idée de peine et de récom-
(1) Ilcsiod., Oper. et Dles., v. 223, sqq.
(2) /&., V. 238, sqq.
I
l.liTKRATlIlE.
4-59
pense eu soit bannie, en ce sens du moins qu'elle cesse d'être le
principe de nos actions.
Pour rendre pleine justice à Hésiode, il faut encore insister sur
sa foi inébranlable dans la justice. Il avoue que l'homme de bien
succombe parfois; mais, dit-il, la justice finit toujours par avoir
raison de l'injustice ('). Il y avait du mérite à ne pas désespérer de
la justice dans un âge que le poêle hii-niéme flétrit comme l'âge de
fer. Nous ne croyons plus à la décadence croissante de l'humanité;
nous avons foi dans le perfectionnement de l'espèce humaine. Mais
parfois les faits viennent déranger singulièrement nos espérances;
alors le désespoir prend les faibles, ils renient leurs croyances, ils
se jettent ou dans l'indifférence et l'égoïsme, ou dans les supersti-
tions du passé. Pénétrons-nous de l'idée du droit et disons avec le
poète que la justice doit l'emporter : ne vient-elle pas de Dieu , tan-
dis que l'injustice vient des hommes?
L'on a reproché à Hésiode que les conseils qu'il donne aux hom-
mes pour leurs relations mutuelles, sont fondés sur le principe
d'utilité : « Appelle aux festins ton ami, dit-il, celui-là surtout qui
demeure près de toi ; alors, s'il t'arrive un malheur, lu verras accou-
rir tes voisins à demi vêtus à ton secours. Aime celui qui t'aime,
aide celui qui l'aide, donne à celui qui te donne, ne donne pas à
celui qui ne te donne rien »{^). C'est en apparence la morale de
l'égoïsme, surtout si on la compare à la charité chrétienne. Mais si
Hésiode tombe dans un excès, les conseils évangéliques ne pèchent-
ils pas par l'excès contraire? Il y a un côté vrai dans la morale
prosaïque du poète grec, c'est le principe du droit, de la stricte
justice. Ce sentiment fait défaut à la charité chrétienne. Il y a
donc deux, éléments dont on doit tenir compte, l'abnégation et
l'idée du juste. Si l'on s'en tient exclusivement à l'un ou à l'autre,
l'on aboutit soit à l'égoïsme soit à l'abdication de l'individualité
humaine.
La poésie d'Hésiode, poésie sans élan, ne se préoccupant que des
intérêts positifs, devait avoir peu d'attrait pour les Grecs, qui dans
(I) lleniod., Opor. cl Dius., v. 210, sij.
(i) llj.,\. 342, sq<i.
400 LA GRÈCE.
leur orgueil aristocratique se croyaient une mission plus haute que
celle du travail. Cléomène exprima ces sentiments en disant
qu'Homère était le poëte des Spartiates et Hésiode celui des
ilotes('). Souscrirons-nous à cette appréciation dégradante(^)?Nous
opposerons au roi de Sparte une tradition qui nous paraît mieux
caractériser les tendances des deux poêles. On les supposait con-
temporains et rivaux de gloire ; une lutte s'ouvrit entre eux, Hésiode
fut reconnu vainqueur (^). Qu'y avait-il donc dans cette poésie pro-
saïque qui pouvait être comparé aux chants d'Homère? L'idée du
droit et de la paix : celui qui célébrait les paisibles travaux de
l'agriculture fut jugé supérieur au chantre des luttes sanglantes.
Nous acceptons la sentence comme une révélation des destinées du
genre humain. L'Hiade, considérée comme épopée guerrière, est le
poëme du passé ; les Oeuvres et Jours sont la prophétie de l'ave-
nir. Cet avenir était bien éloigné encore lorsque le poëte grec fit le
premier éloge du travail. Les occupations matérielles étaient le lot
des esclaves et des vaincus; mais ces classes maudites se sont rele-
vées de leur déchéance; elles forment aujourd'hui la masse innom-
brable des travailleurs auxquels l'empire de la terre est réservé,
non un empire fondé sur la force, mais une domination qui réali-
sera les vœux d'Hésiode, la justice et la paix.
g IlL Eschyle.
Aristophane a admirablement caractérisé le génie d'Eschyle dans
la comédie des Grenouilles (*). Euripide y dispute le premier rang
au grand tragique ; Bacchus est juge du procès. Les deux rivaux
sont d'accord que ce qui rend un poëte digne d'admiration, ce sont
« les sages leçons par lesquelles on rend les hommes meilleurs.» —
(1) Aelian., XIII, 19. — Plutarch., Apophtegni. Lac, Cleomen.
(2) Elle a trouvé de l'écho jusque dans les temps modernes. Voyez iracAsmit^/j,
Hell.Alterth., T. II, p. 698.
(3) Plutarch., Conviv. Sept. Sapient., 10.
(i) Kan., v. 1013, sqq.
»
LITTÉRATURE. 4.GI
«Eh Lieu! dit Eschyle, vois les hommes sortis de mes mains; je les
lui livrai vigoureux et hauts de quatre coudées; ils ne respiraient
que lances et javelots, casques aux blanches aigrettes, armets, bou-
cliers. — Bacchiis. Et comment avec cela faisais-tu des héros? —
Eschyle. Avec une tragédie toute remplie de l'esprit de Mars. —
Bacchus. Laquelle? — Eschyle. Les Sept devant Thèbes : tous les
spectateurs en sortaient avec la fureur de la guerre. Depuis, dans
les Perses, je vous inspirai le désir de vaincre toujours vos ennemis.
Voilà les sujets que doivent traiter les poètes. Le divin Homère,
d'où lui est venu tant d'honneur et de gloire, si ce n'est d'avoir
enseigné mieux que tout autre les vertus, l'art des batailles et le
métier des armes ? »
Exalter l'esprit guerrier ('), inspirer la haine de la domination
étrangère, telle fut la mission d'Eschyle. C'est dans les Sept devant
Thèbes que le poêle a jeté toute l'ardeur de ses sentiments. Un
espion vient rendre compte des dispositions des ennemis (-): « Sept
chefs, guerriers fougueux, immolent un taureau; le sang de lu
victime est reçu dans un noir bouclier; tous y plongent la main,
tous ils jurent par le dieu Mars, par Bellone, par la Terreur, amie
du carnage, ou de renverser Thèbes et de saccager la ville des
Cadméens, ou de périr en arrosant cette terre de leur sang. »
L'espion retourne à son poste et revient faire l'énuméralion et la
description des Sept Chefs. Ici les pensées et les paroles d'Eschyle
deviennent gigantes(iues : « Tydée menace déjà la porte Prœlide;
il frémit de rage, mais le devin ne |)crmet |)ns qu'il traverse les
flots de l'Isménus, car les entrailles des victimes ne sont pas favo-
rables. Tydée furieux brûle de combattre; comme un dragon qui
siflle à l'ardeur du midi, il accable de ses clameurs et de ses injures
le devin, sage fils d'OïcIée, il l'accuse d'éviter (') en lâche et la
mort et le combat. Le guerrier secoue, en criant, trois aigrettes
épaisses, crinière de son casque, et les sonnettes d'airain qui pen-
(1) Bode, GeschichtedcT hellenischen Dichtkunsl, T. lit. p. 243.
(2) Vers 42, ss. Nous suivons, en général, la traduction d'Alexis Picrron.
(3) Eschyle dit Taivî'.v, flatter, faire la cour à la mort par liïchelé.
462 LA GRÈCE.
dent à son bouclier sonnent répouvanle » ('). Les autres chefs ne
sont pas inférieurs à Tydéc : « ils poussent d'aiïreuses clameurs,
et tout pleins du dieu Mars, furieux comme des bacchantes, la rage
des combats transporte leur âme, leurs regards lancent la ter-
reur »(-). Ils bravent les dieux eux-mêmes: «Que le ciel y consente,
que le ciel s'y oppose, dit Gapanée, il renversera Thèbes; le cour-
roux même de Jupiter tomberait sur lui, il ne s'arrêterait pas. Les
éclairs, les trails de foudre ne sont pour Gapanée que les chaleurs
du midi » (^).
La tragédie des 5epf devant Thèbes est écrite tout entière dans
cet esprit. Bien que nous la lisions à deux mille ans de distance,
sans partager les croyances du poêle, sans ressentir rinlluencc
électrique d'une représentation qui était en même temps une céré-
monie religieuse, nous concevons que ce drame devait animer les
spectateurs de la fureur de la guerre. La lutte contre les Perses, en
éveillant le patriotisme des Hellènes, lui avait en même temps
donné une direction hostile. Aimer la patrie et haïr les Barbares
était un seul et même sentiment.La haine de l'étranger est exprimée
par Eschyle avec une sauvage énergie. Dans les vœux qu'elles
forment pour Athènes, les Euménides souhaitent » (jue les citoyens
soient l'un pour l'autre pleins d'un mutuel amour et pour l'ennemi
d'une haine unanime » ('). Ces rap|)orls hostiles entre les peuples
donnèrent naissance à un droit des gens, qui consacrait le pouvoir
absolu du vainqueur sur le vaincu. Eschyle admet ce droit sans
réserve, comme naturel, et il le traduit en maximes qui caracté-
risent énergiquement le monde ancien.
Mercure annonce à Prométhée les maux dont Jupiter va l'acca-
bler : « Regarde, si tu ne le rends à mes conseils, l'orage de maux,
l'inévitable tempête qui va l'engloutir. Ces âpres sommets, mon
père les brisera en éclats par le tonnerre et la foudre brûlante; ton
corps disparaîtra sous les débris, et un sein de pierre te portera.
(1) Eschyl., Sept, anle Tlicb., v. 377-386.
(2) 76., V. 497, sqq.
(3) Ib., V. 423-431. Cf. 529-332.
(4) EumcnUL, v. 984-986.
LITTÉRATURE. AQ'ù
Puis un long temps s'écoulera et In reparaîtras à la lumière du jour.
Mais le chien ailé de Jupiter, l'aigle avide de carnage, arrachera
sans pitié un vaste lambeau de ton coips : convive non invité qui
viendra tous les jours se repaître de ton foie , noir et sanglant mets
du festin. Et n'attends pas le terme d'un tel supplice, sinon lors-
qu'un Dieu se présentera pour succéder à tes soulTrances. » Le
chœur engage Promélhée à céder. Le héros répond : « Un ennemi
est maltraité par un ennemi; il n'y a rien là d'injuste » (').
Electre vient offrir des libations sur le tombeau de son père.
Le chœur lui prescrit ce qu'elle a à faire : « des vœux pour ceux
qui aimaient Agamemnon, des souhaits pour qu'il vienne un dieu
ou quelque mortel qui égorge les assassins du héros. » Electre de-
mande si les dieux trouveront sainte et juste une prière qui appelle
la mort sur la tète de sa mère. Le chœur répond : « N'est-il pas
juste et saint de rendre à un ennemi le mal pour le mal? » (^)
Eschyle est rempli de ces maximes : « Que la langue ennemie soit
punie par la langue ennemie , c'est le cri de la justice réclamant sa
dette à haute voix. Que le meurtre venge le meurtre. Mal pour mal,
dit la sentence des vieux temps »(").
Ainsi langue pow' langue, mal pour mal, telle est la morale de
l'antiquité proclamée par Eschyle. Les philosophes et les poètes
essaient en vain d'adoucir cette terrible sentence et d'introduire un
peu d'humanité dans les relations des hommes et des peuples; il
faut que l'antiquité elle-même s'écroule pour qu'à la place d'un cri
de vengeance éclate celle loi d'amour : le bien pour le mal. Cepen-
dant déjà dans Eschyle apparaît vaguement un besoin instinctif
d'une vie autre que la vie de guerre et de haine qui est le Irisle
sort des nations anciennes. Le chœur, organe du peuple, exprime
des senlimenls (jui contrastent avec ceux des héios. Dans les Sept
devant Titubes, il déplore les malheurs qui vont suivre la prise de la
ville: les maux inlinis que le droit de guerre entraîne, inspirent
aux hommes des idées pacili(iues : « Jléias! c'est mille supplices
(1) Promclh., v. lOiO-1042. Cf. 1011-1028.
(2) Chocph., V. 123.
(;{) C/ioc/)/*., v.30G-31i.
464 LA GRÈCE.
qu'elle endure une ville qu'on vient d'emporter d'assaut. Partout la
violence, le carnage, l'incendie; la fumée obscurcit la ville. Mars
furieux souille la destruction, rien n'est sacré pour sa main cruelle.
La ville résonne d'affreux rugissements. Le guerrier tombe égorgé
par le fer du guerrier; on entend retentir les vagissements des
enfants nouveau-nés massacrés sur la mamelle sanglante. Puis c'est
le pillage, parent du meurtre. » La scène du pillage décrite par
Eschyle caractérise bien les barbares vainqueurs; le poëte y mêle
une peinture naïve des souffrances des femmes : « Les soldats
se heurtent dans les rues; ceux qui n'ont rien encore s'excitent
l'un l'autre: chacun veut sa part du butin; nul ne prétend rien
céder; tous brûlent d'avoir la portion la plus grande. Ce qui se
passe alors, comment le dépeindre? Des fruits de toute espèce
jonchent le sol. Affligeant spectacle! l'œil des ménagères se remplit
de larmes amères. Confondus au hasard, tous les dons de la terre
roulent entraînés dans la fange des ruisseaux. El nous, ces vierges,
ces mères, grands dieux, on nous emmènera enchaînées, en nous
traînant par les cheveux comme un troupeau de cavales. De jeunes
filles qui n'avaient jamais connu la souffrance, iront, esclaves in-
fortunées, obéissantes, partager la couche d'un soldat heureux,
d'un ennemi triomphant, et passeront leurs nuits dans de lamen-
tables gémissements nC).
Dans la tragédie iVAgamenmon, le chœur des vieillards exprime
des sentiments décidément hostiles à la guerre :« Ceux qui sont
partis du pays de Grèce ont laissé, chacun dans sa maison une
douleur poignante, des cœurs brisés. On sait ceux qu'on a accom-
pagnés jusqu'au rivage; et au lieu des guerriers, ce qui revient
ce sont des urnes et de la cendre... Une colère sourde fer-
mente dans les cœurs contre les Atrides qui ont tout ordonné...
L'indignation publique est un lourd fardeau; les imprécations
populaires sont le tribut qu'en tirent les rois. Un pressenli-
ment m'annonce quelque calamité qui se trame dans l'ombre.
Les dieux ont l'œil ouvert sur ceux qui prodiguent le sang. Il vient
{i) Eschyl., Sept, auto Theb., v. 32t-3G8.
LITTÉRATURE. 465
un jour où les noires Furies changent l'existence de l'homme qui
est heureux aux dépens de la justice : il s'anéantit, sa force dispa-
rait, il est cITacé. Détruire les villes n'est pas l'ohjct de mes vœux :
puissé-je aussi ne jamais voir, captif moi-même, ma vieillesse sou-
mise aux caprices d'un autre » (').
Les vieillards d'Argos ne se hornent pas à déplorer les maux de
la guerre, comme les faibles femmes de Thèhes; ils accusent le
chef de l'expédition des (Jrecs d'être l'auteur de leurs maux, ils le
menacent de la justice divine pour tout le sang verse, cl cette ven-
geance va s'accom|)lir : Agamcmnon tombera sous le glaive de sa
femme. Le même sentiment inspire les vœux que le chœur des
Suppliantes fait pour les Argiens : « Que les chefs de la nation se
montrent de composition facile avec les peuples étrangers avant de
se préparer à la guerre, qu'ils n'aient pas besoin de la défaite pour
l'éparer l'olTense » (-).
Nous doutons qu'Eschyle partageât les opinions qu'il met dans
la bouche du chonir. Il combattit à Marathon. Dans l'épitaphe
(ju'il écrivit lui-même, il oublia ses poëmes immortels pour ne se
souvenir que de ses services guerriers : « Ci gît Eschyle, flls d'Eu-
phorion. Le bois de Marathon dira sa vaillance bien renommée
que connaît le Mède à l'épaisse chevelure » ('). Cette ardeur
guerrière respire aussi dans ses drames; il préfère l'héroïsme
des combats aux douceurs de la paix. Mais une idée qui appartient
au poète, c'est celle de la justice divine dans les rapports des
honmies et des peuples. Un scoliaste nous a conservé un fragment
d'une tragédie qui résume bien les sentiments d'Eschyle : •< Tu vois
la justice muclte, cacbéc à ceux rpii dorment, à ceux (pii marchent,
à ceux qui reposent. Ensiiile elle vient (ruii pied inégal, quchiue-
fois tardif; mais la nuit elle-même ne cache pas les mauvaises
actions; (pioi (jue lu fasses, crois (pi'il y a des dieux (pii te voient» (*).
Eschyle a tait l'application de celle justice diNine aux plus grands
(1) Afjamcmn., v. 420-474.
(2) Supplie, V. 700-703.
(3) Brunck, Analect., T. II, p. 523. — Villcinaiu, l'indaïf, T. I, p. 1!)'.».
(4) Fragmenta /Eschyli, a» 323 (édit. Didot).
ôi)
4-6G LA GRÈCE.
événements dont la Grèce ait été le théâtre, la guerre de Troie et
l'invasion des Perses.
Eschyle chante la victoire des Grecs dans la tragédie des
Perses. On s'attend à ce que le poëlc athénien exalte la va-
leur de ses compatriotes et qu'il fasse honneur à leur courage
de la défaite des Barbares. Mais Eschyle, pénétré du dogme
de l'intervention des dieux dans les calamités nationales comme
dans les malheurs privés, procède autrement ('). Les vieillards
perses sont assemblés et se consultent sur la conduite des af-
faires de ce vaste empire remises en leurs mains. La reine arrive,
effrayée par un songe sur le sort de Xerxès et de son armée.
Alors le poète évoque l'ombre de Darius qui vient expliquer
à ses sujets épouvantés, prosternés à terre, la cause des maux
qui les frappent. La défaite des Perses est une punition des sacri-
lèges dont le roi s'est rendu coupable : « Essayer d'enchaîner
comme une esclave la mer sacrée d'Hellè, d'arrêter le courant du
Bosphore que fait couler la volonté d'un dieu! Changer l'aspect des
flots en les captivant dans des entraves forgées par le marteau,
pour ouvrir à une immense armée une route immense ! Mortel
enûn, croire qu'il l'emporterait sur tous les dieux, et sur Neptune!
Quelle folie, quel délire aveuglait mon fds ! Les Perses n'ont pas
craint, dans la Grèce envahie, de dépouiller les sanctuaires des
dieux, d'incendier leurs temples... Déjà pour ces crimes ils souf-
frent des maux égaux, d'autres les menacent; l'abîme des malheurs
n'est pas desséché jusqu'au fond , la source jaillit encore. Des flots
de sang couleront sous la lance dorienne et se figeront dans les
champs de Platée. Des amas de cadavres, jusqu'à la troisième
génération, parleront dans leur muet langage, aux yeux des
hommes : Mortels, il ne faut pas que vos pensées s'élèvent au-dessus
de la condition mortelle. Laissez germer l'insolence, ce qui pousse
cest répi du crime; on moissonne une moisson de douleurs. Vous
voyez le châtiment quia frappé la Perse pour des fautes de celle
nature : souvenez-vous donc d'Athènes et de la Grèce : que nul
(I) Jakobs, Ueber die Perser des iEschylus (Vermischte Schriften,T.V, p. 545-
576).
I
LITTÉRATURE. 4-67
désormais ne méprise sa fortune présente, et, brûlant d'accroître
ses trésors, ne ruine sa propre puissance. Jupiter, inflexible ven-
geur, exigera des comptes sévères d'un orgueil effréné » (').
Ainsi le poëte voit dans la défaite des Perses une expiation de
leur orgueil insensé et de leur mépris des dieux. Pénétrons au fond
de cette théologie ; traduisons ses décrets eu langage moderne,
qu'y verrons-nous? La Providence a posé des limites à la puissance
des nations; ce n'est jamais impunément qu'elles essaient de les dé-
passer; les tentatives de monarchie universelle ont toujours entraîné
à leur suite des malheurs sur la tète des conquérants. Eschyle inau-
gure la philosophie de l'histoire, en montrant la main de Dieu dans
les calamités qui frappent les peuplesO. Le christianisme donna une
force nouvelle à l'idée de la justice divine. De nos jours, elle a trouvé
des contradicteurs. L'on n'ose pas nier la justice de Dieu, mais on
soutient que les faibles mortels ne peuvent pas l'apercevoir, et que
c'est un préjugé catholique de voir partout la main de la Provi-
dence : autant vaut, dit-on, croire aux miracles. Si préjugé il y a,
ce n'est du moins pas un préjugé catholique, c'est un préjugé phi-
losophique, car Eschyle appartenait à l'école pythagoricienne, et
il ne passait pas pour un homme snpcrstitieux, puisqu'il manqua
d'être condamné comme athée. Il est bien vrai que nous ne pouvons
pas toujours saisir la main de la justice divine quand elle frappe
les individus : la conscience seule du coupable sent d'où vient le
coup. Mais il n'en est pas de même des nations; leur destinée
s'accomplit sur cette terre, et rien ne nous empêche de péné-
trer les fautes qu'elles commettent et l'inévitable expiation qui
les suit. La justice de Dieu est infaillible : là où nous voyons un
crime, nous pouvons allirmer (pie la punition ne fera pas défaut.
Eschyle ne s'est pas trompé en montrant la main de Dieu dans lu
défaite des Perses, pas plus (pie l'histuire contemporaine ne se
trompera en signalant la justice divine dans la chute du héros
qui remplit l'Europe de son nom, niais (jui ahusa de son gé-
nie guerrier pour fouler les peuples. Sans doute l'historien peut
(1) Pcrs., V. 739, sqq, 800-828.
(2) Hernhardy, Grutulriss der griccliisclioii Lilcralur, T. II, p. Gl)j.
4-68 LA GRÈCE.
se tromper dans ses jugements, mais cette erreur est moins
funeste que la négation de la justice divine. Il importe que cette
idée entre dans la conscience générale : c'est le meilleur moyen
pour que le respect du droit prenne la place de la \iolence. Il
n'y a point de notion plus bienfaisante que celle du droit; elle est
destinée à transformer les relations des peuples. C'est pour ce mo-
tif que nous en suivons les premières manifestations dans les tragé-
dies d'un poëte-philosophe. Il va encore nous montrer l'action de
la justice divine dans la ruine de Troie.
L'hospitalité est le côté idéal de la vie antique; la religion lui
imprima un caractère sacré. Parmi ceux qui violèrent ces saints
devoirs, le plus coupable fut Paris. Aussi Jupiter ne fait pas atten-
dre la vengeance. Le poète peint vivement la douleur et la fureur
des Alrides, emmenant les mille vaisseaux de la flotte des Argiens :
« C'est du fond de leur âme que partait la clameur guerrière ; on
eût dit des vautours à l'instant où, pleins d'une inexprimable an-
goisse, battant l'air des coups pressés de leurs ailes, ils tournoient
au-dessus de leur nid vide de nourrissons, autour de ce nid où la
garde de leur couvée leur a coûté tant de soins inutiles. Mais un
dieu entend le cri aigu de la douleur des oiseaux ; c'est Apollon ou
Pan ou Jupiter; il envoie la furie vengeresse qui punira un jour de
criminels ravisseurs. Ainsi Jupiter, le dieu puissant de l'hospita-
lité, lance contre Alexandre le fils d'Atrée »('). Priam s'est fait le
complice de Paris en refusant de livrer Hélène à Ménélas. Troie
expiera par sa ruine l'hospitalité violée : « Agamemnon revient.
Recevez avec transport, car il le mérite, recevez celui qui a ren-
versé Troie, armé de la houe de Jupiter vengeur, qui a retourné en
tout sens le sol ennemi. Les autels, les temples des dieux ont dis-
paru; toute la génération des hommes a péri dans la contrée...
Paris et la ville sa complice ne se vantent pas que le crime ail sur-
passé le châtiment. Coupable de rapt, de larcin, Paris n'a pas con-
servé sa proie, et il a vu la maison de ses pères aussi ancienne que
la terre, détruite jusque dans ses fondements : les enfants de Priam
ont payé au double le prix de leur faute (^)... J'adore Jupiter, le
(1) Agamemn., v. 48-62.
(2) Ib.,v. 524-537.
LITTÉRATURE. 469
(lieu puissant de rhospilalilé, c'est lui qui a accompli ces choses...
Que ceux qui sont frappés d'un malheur par Jupiter reconnaissent
d'où partie coup, que le sort de Troie leur serve d'exemple; Il a
accompli ses desseins. Quelt/ii'uH a nié que les dieux daiynassent
s'occuper des hommes qui foulent aux pieds les plus saintes lois :
celui-là était impie. Ils L'ont vu plus d'une fois, les neveux de ceux
qui entreprenaient des choses injustes et qui se livraient avec trop
d'ardeur à la (jucrre »(').
Le poëte adressait ces hautes leçons à ses contemporains.
Les victoires miraculeuses sur les Perses exaltèrent l'amhitioii
d'Athènes. Thémislocle conçut de vastes projets de domination
pour sa patrie et de gloire pour lui-même; on l'accusa de ne
reculer devant aucun moyen pour atteindre ce hut. Eschyle pré-
férait la politique de modération et de justice à laquelle Aristide
a attaché son nom ('). Mais le temps n'était pas arrivé où le
droit réglerait les rapports des peuples. Comme la vie de l'homme,
riiistoire des nations nous découvre fautes sur fautes, expiation sur
expiation. Les vainqueurs de Troie, pour avoir commis d'horrihles
atlentatsjusquedans les temples, furent poursuivis par la vengeance
des dieux irrités : « Oui, en ce jour les Grecs sont maîtres dcTroie.
Si leur piété respecte les dieux tutélaires de la ville vaincue, s'ils
épargnent leurs autels, vainqueurs ils ne suhiront pas le retour de
la fortune. Puisse notre armée ne pas s'ahandonncr à l'ivresse du
succès, et entraînée par l'ardeur du lucre, convoiter des choses
qu'elle ne doit pas toucher!... S'ils se rendent couj)ahles de quelque
attentat, que les malheurs de ceux qui ont péri satisfassent les
dieux » (^).
Ainsi la religion accomplissait sa mission civilisatrice chez les
Grecs. Le droit de guerre des temps héroïques était harhare : elle
essaya de l'humaniser. La crainte des dieux était le seul frein des
héros : elle mit à l'ahri de leur fureur les temples et les autels, pre-
nnère garantie en faveur des vaincus qui, en se réfugiant dans un
(1) Afjamemn., v. 3o3-37G.
(2) Millier, Gcschichtc dcr gri(;f liisclu'ii F.ilci'.ilur, II, OU, ss.
(3) Ayamemn., v. 320, sqq.
470 LA GRÈCE.
lieu saint, devenaient eux-mêmes sacrés. Là ne s'arrêta pas raclion
bienfaisante du sentiment religieux : il flétrit l'orgueil des conqué-
rants, en le représentant comme un défi de la divinité : il mit des
bornes à l'insolence du vainqueur, en lui faisant craindre les ter-
ribles représailles des furies vengeresses. Le dogme de l'expiation
introduisit une idée morale dans le domaine de la force.
Le paganisme plaça aussi les rapports des hommes et des peu-
ples sous la protection des dieux. Dans les temps antiques, l'hospi-
talité était le seul lien qui unissait les nations: violer ce saint devoir,
c'était briser la société humaine. Eschyle montre Jupiter punissant
le crime de Paris par la ruine de Troie. Dans les Suppliantes, il
place l'hospitalité au-dessus des intérêts mêmes de la cité. Pour ne
pas épouser les fils d'Égyplus, leur oncle, les filles de Danaiis
quittent les bords du Nil, avec leur vieux père, et se réfugient dans
l'Argolide. Elles demandent rhospilalité au roi : « Remplis les
devoirs d'un hôte juste et pieux; ne trahis point une exilée que la
violence impie a chassée d'une contrée lointaine; ne souffre point
qu'on m'arrache à tes yeux, comme une proie, du sanctuaire de
tous ces dieux, ô toi qui règnes ici en souverain maître» ! Pélasgus
sent ce qu'il doit à l'hospitalité, mais l'intérêt de son peuple le pré-
occupe; s'il reçoit les Danaïdes , les fils d'Égyptus lui feront une
guerre terrible; et s'il arrivait quelque revers, ne lui dirait-on pas :
« Pour sauver des étrangères tu as perdu Argos »(')? Et pourtant
« il faut redouter le courroux de Jupiter, qui protège les sup-
pliants; il n'est rien pour les mortels qui soit plus formidable » (-).
Dans cette cruelle perplexité le roi se décide à consulter le peuple.
Il engage le vieux Danaiis à prendre des rameaux et à les porter
aux autels des divinités du pays, afin que tous les citoyens voient
en eux des suppliants; il craint sans cela qu'ils ne rejettent sa
proposition, parce que « le peuple aime à trouver ses chefs en dé-
faut. » Mais Pélasgus s'est trompé dans ses prévisions : la voix du
peuple est la voix de Dieu. Les Pelages savent qu'ils auront à sup-
porter tous les maux de la guerre, et néanmoins ils n'hésitent pas,
(1) Suiyplic, V. 395-401; 438-440.
(2; Ib., V. 468, sqq.
LITTÉRATURE. 471
ils immolent leur inlérêt au devoir de l'humanité. « Les Argiens,
dit Danaiis, ne se sont point partagés; mon vieux cœur en a ra-
jeuni de joie. Par un mouvement unanime de toute la foule, l'air
s'est comme hérissé de mains droites empressées de sanctionner le
décret » (').
Les anciens concentraient dans la cité tout ce qu'ils avaient d'af-
fection pour leurs semhlahles. L'amour de la patrie l'emportait
même sur les devoirs de l'humanité. Bénissons la religion et la
poésie, son organe, d'avoir montré aux hommes qu'il y a des obli-
gations plus sacrées que celles du patriotisme. Les Suppliantes
sont le triomphe de la charité humaine sur Tégoïsme national. Il y
a encore un plus haut enseignement dans les Suppliantes d'Eschyle:
l'intérêt y est en lutte avec le devoir et c'est le devoir qui l'emporte.
Cependant cet intérêt était celui de la conservation. Dans les temps
modernes les peuples et ceux qui les régissent, suivent trop sou-
vent la maxime que le salut de l'État est la loi suprême : maxime
funeste qui justifie tous les crimes. Non, il y a pour les nations
comme pour les individus un devoir supérieur même à l'existence.
Quand l'individu se trouve placé dans une de ces terribles alterna-
tives, il ne doit pas hésiter à sacrifier sa vie à son devoir. Ce qui
est vrai des individus, l'est aussi des nations. Périsse l'Etat, j)lutôt
que de le sauver par une injustice! Voilà la loi suprême. Quand
elle n'est pas respectée, il ne faut point parler de droit entre les
hommes; c'est l'intérêt, c'est-à-dire la force qui règne.
§IV. Sophocle.
Eschyle combattit à Salaminc. Sophocle fut choisi pour être le
coryphée des adolescents qui chantèrent l'hymne de victoire et
dansèrent autour des trophées. Cette tradition sur les deux grands
tragiques est une image de leur génie et de leur mission. L'un,
poêle guerrier, anime les Grecs au combat contre les Barbares par
des chants que Mars inspire : l'autre, poëte de la paix, chante les
(1) Supplie, V. G05, s(](i. Tradiiclioii dc/'afi/i, Etudes sur les trogi(iucs grecs,
T.l, p. 170.
4-72 LA GRÈCE.
bienfaits de la civilisation. Lorsque Sophocle parut sur la scène,
la victoire était décidée en faveur des Grecs. La défaite de Tinnoni-
brable armée des Perses exalta l'orgueil national. Il est vrai que les
Hellènes étaient supérieurs aux Barbares ; mais il y avait encore
dans leurs mœurs bien des traces de la barbarie qu'ils imputaient
à leurs ennemis. La civilisation et les sentiments de douceur, de
/justice qu'elle inspire, luttaient contre les passions violentes ou per-
fides des temps antiques. La poésie joua un beau rôle dans cette
glorieuse lutte : elle donna des leçons d'humanité aux peuples.
Aucun poëte ne fut plus digne de cette haute mission que Sophocle.
Quel est le caractère de l'âge héroïque? Un mélange de courage
physique et de ruse. Les héros de Sophocle sont animés des mêmes
passions, mais le poêle a soin de leur opposer des personnages qui
expriment des sentiments plus purs. Après la mort d'Achille, Ajax
et Ulysse se disputèrent ses armes; les chefs de l'armée les décer-
nèrent à Ulysse. Ajax était le vrai représentant des temps hé-
roïques, le guerrier qui devait tout à la force de son bras ; pour-
quoi donc les armes du héros grec ne lui furent-elles pas accordées?
Agamemnon explique ce refus : « Ce n'est pas la masse du corps ni
les larges épaules qui font notre puissance, c'est la sagesse qui
donne la supériorité en toutes choses. Le bœuf le plus robuste obéit
au fouet léger qui le ramène dans le sillon »('). Cette idée n'est pas
de l'âge héroïque. Achille, l'idéal du héros , ne brillait guère par la
sagesse. Les paroles que le poète met dans la bouche d'Agamem-
non montrent le progrès immense qui s'était accompli dans les
opinions et les mœurs : du temps de Sophocle les Grecs n'étaient
pas loin de mépriser les vertus brutales qui faisaient la gloire
d'Achille et d'Ajax.
L'opposition entre les mœurs héroïques et les sentiments de la
nouvelle génération est peinte admirablement dans la tragédie ilePhi-
loctète. Sur les conseils d'Ulysse, le héros avait été abandonné dans
une île sauvage et inhabitée. Mais comme les oracles attachaient
la prise de Troie à la possession de ses flèches, Ulysse et Néopto-
(I) Ajax, V. '1250-r232. Nous nous servons en général de la traducUon d'Ar-
taud, 3'' édition, 1841.
LITTÉRATURE. 473
lème furent envoyés par les chefs de l'armée pour s'en emparer.
Une discussion s'ouvre entre eux sur les moyens de se procurer ces
armes. Ulysse est la personnification de la politique et de Thabileté
des temps héroïques, c'est l'idéal de la ruse; Philoctètc dit avec
mépris de lui, qu'il a toujours sur les lèvres le mensonge et la
fraude, que rien de juste n'en peut sortir ('). Néoptolème exprime
les sentiments de la Grèce civilisée; à l'astuce de son compagnon
il oppose la loyauté et la franchise. La moralité supérieure des
temps nouveaux triomi)he de l'esprit de perfidie des temps anciens.
Pour préparer le fils d'Achille au rôle peu honorable qu'il doit
jouer, Ulysse lui dit : « La mission que tu as à remplir demande
autre chose que de la valeur; quoi que mes paroles puissent avoir
de nouveau ou d'étrange, tu es ici pour me seconder »(^). Il lui
déclare alors qu'il s'agit de tromper Philoctète, et de lui dérober
ses armes invincibles par quelque artifice : « Je sais que ton carac-
tère ne se prête pas aisément à la ruse; cependant il est doux de
vaincre. Ose seulement; nous reviendrons ensuite aux lois sévères
de l'équité. » iVéoptolème se révolte contre cette proposition :
» Fils de Laërte, les conseils que j'ai peine à entendre, j'aurais
aussi horreur de les suivre. Je suis prêt à emmener Philoctète en
employant la force, et non la ruse... J'ai été envoyé pour f aider,
mais je ne veux pas être appelé du nom de traître : f aime mieux
échouer avec honneur que de réussir avec honte. » Toutefois Néop-
tolème se laisse entraîner; il exécute le projet d'Ulysse. Mais il
ne tarde pas à se repentir de sa faute; pour la réparer, il va
rendre à Philoctète les armes dont il s'est emparé en le trom-
pant. Ulysse s'oppose en vain à ce dessein qu'il traite d'insensé;
il cherche à l'empêcher, en faisant craindre au jeune héros la ven-
geance des Grecs. Le fils d'Achille répond qu'il ne redoute pas ses
menaces, qu'il a pour lui la justice, et que la justice vaut mieux que
V habileté {^).
(^) Philociel., V. 406-408.
(2) Ib., V. 50-95.
(.3) Ib., V. f222-12G0.
474
LA GRECE.
Le progrès de la civilisation se manifeste également dans les
croyances religieuses. Dans l'âge héroïque les dieux partagent les
passions des mortels; ils sont violents, rusés, injustes. On aperçoit
encore des traces de cette conception chez les poètes tragiques. Dans
Eschyle, les habitants de l'Olympe emploient contre l'homme la ruse
et le mensonge ('); un vers des Danaïdes va jusqu'à dire que la
divinité ne recule pas devant une juste fraude H. Les dieux de So-
phocle sont supérieurs à ceux d'Eschyle ('). Jupiter punit la perfi-
die, et ce qui rend la punition plus mémorable, c'est qu'elle frappe
son fils chéri, Hercule. Hôte d'Eurytus, le héros, pour se venger
du père, immole un de ses fils. Nous avons dit que dans l'Iliade,
cette violation de l'hospitalité provoque la réprobation d'Homère
plutôt que celle des Immortels. Dans Sophocle, Jupiter est indigné
du crime : « Le maître de toutes choses, Jupiter, courroucé de
cette action, fit vendre le coupable en esclavage; il ne put souffrir
qu'Hercule eût, pour la première fois, usé de perfidie pour faire
périr un homme. S'il l'eût attaqué à force ouverte, il lui eût par-
donné sa juste vengeance; car les dieux aussi détestent l'injure »(*).
Hercule est puni , parce qu'il ne s'est pas conduit en ennemi loyal.
Les idées d'honneur et de loyauté l'emportent dans les relations
des hommes et des peuples sur l'astuce et la perfidie des temps
antiques.
La brutalité des mœurs primitives se manifestait d'une manière
révoltante dans la guerre. On privait les corps des ennemis de
sépulture; on les abandonnait aux animaux de proie. Dans la tragé-
die d'Ajax, cet odieux abus de la victoire est flétri par le poète,
organe de la Grèce civilisée. Ajax veut se venger de l'affront que
lui ont fait les chefs de l'armée, en lui refusant les armes d'Achille; il
seprépareà immoler Ulysse et les Atrides. Alors Minervefrappe son
esprit de vertige, et fait tomber ses coups sur des troupeaux. Lors-
(1) Pers.,v. 93-101.
(2] Aeschijl., Fragm. 110 : àn-âr/j; t?i/.aia; oùx à-Korr-zxzd ôîoç.
(3) Benjamin Constant dit qu'Eschyle est en quelque sorte l'Ancien Testament
du polythéisme et que Sophocle eu est l'Évangile (De la Religion, XII, 7).
(4) Trachin., v. 274-280.
LITTÉRATURE. 475
que le héros revient à son bon sens, la honle l'accable; il ne peut
survivre à la perle de son honneur. Prêt à se donner la mort, il
adresse celte prière à Jupiter : « Maintenant, Jupiter, c'est toi que
je dois implorer d'abord; je ne le demanderai pas une grande
faveur; fais seulement parvenir à Teucer cette triste nouvelle, afin
qu'il soit le premier à enlever ce corps tombé sur une épée san-
iïlante et qu'aucun de mes ennemis ne le prévienne et ne me livre
aux chiens et aux oiseaux de proie »('). Teucer se prépare à ense-
velir son frère, quand Ménélas^survienl et lui défend de loucher au
cadavre : « Jeté sur le sable du rivage, il sera la pâture des oiseaux de
mer. » En vain le chœur engage le fils d'Alrée à n'être pas impie
envers les morts; en vain Teucer lui reproche d'outrager les dieux.
Ménélas répond : « Le droit n'est pas pour les ennemis »(''). Ulysse
prend le parti de l'humanité contre la barbarie. Une discussion
s'élève entre lui et Agamemnon. Le chef de l'armée des Grecs est
l'interprète du droit antique; le poêle fait du héros d'Ithaque le
représentant d'une civilisation plus avancée. Rien de plus dur, de
plus cruel que les maximes du grand roi. Il s'étonne qu'Ulysse
prenne la défense d'Ajax'conlre lui : « N'est-il pas juste d'insulter
à un ennemi mort? » Il lui fait presque un crime de sa compas-
sion 0. Ulysse répond à ces reproches par les plus généreux sen-
timents. Déjà quand il a vu Ajax en fureur, il s'est senti ému de
pitié ; le spectacle de son malheur lui rappelle la condition de tous
les mortels : « Je vois que tous sur celle terre nous ne sommes que
des fantômes ou une ombre vaine »(*). Quand les Atrides défendent
à Teucer d'ensevelir le corps d'Ajax, le poète met dans la bouche
du roi d'Illiaque ces belles paroles : « Je te conjure par les dieux
de ne pas le priver inhumainement de la sépulture: ne te laisse pas
emporter à la haine et à la violence au point de fouler aux pieds la
(i) Sophocl., Ajax, v. 824-830.
(2) Ib., 1062, sqq., 1091, sq., 1132.
(3) Ih., 134G, 1348, 1356.
(4) Ib., 121-126. Nous ne pouvons pas partager l'avis des criliquco qui attri-
buent les sentiments d'Ulysse a la prudence ou a la làclielé {Patin, Études sur
les tragiques grecs, T. I, p. 366).
476 LA GRÈCE.
justice. Il est vrai que de toute l'armée, Ajax fut le plus ardent de
mes ennemis, depuis le jour où je remportai les armes d'Achille ;
cependant quel qu'il ait été à mon égard, je ne lui ferai pas l'injus-
tice de nier qu'il fut après Achille le plus brave des Grecs qui vin-
rent devant Troie. Tu serais donc injuste de l'outrager; ce serait
offenser, non pas lui, mais les lois divines. Car c'est un crime
pour l'homme honnête de poursuivre un homme au-delà du tom-
beau, même quand il l'aurait haï »('). Il se prononce enfin ouver-
tement pour Ajax : « Et maintenant je déclare à Teucer que je
suis désormais l'ami d'Ajax autant que j'étais son ennemi. Je veux
honorer avec vous ses funérailles, lui rendre mes soins, ne rien
négliger enfin des devoirs que l'on doit aux grands hommes »(-).
Ces paroles expriment évidemment les sentiments de Sophocle
et de son temps plutôt que ceux d'Ulysse. Elles révèlent un grand
progrès dans la moralité : la haine doit expirer sur la tombe. C'est
le principe d'un nouveau droit des gens; il n'est plus seulement
question des droits du vainqueur, mais aussi de ses devoirs envers
les vaincus. Quel fut le mobile de ce progrès? La religion. Dans
la tragédie iVAntigone, la puissance civilisatrice de la religion se
manifeste avec éclat. Étéocle et Polynice tombent, frappés d'une
mort mutuelle. Comme Étéocle avait porté les armes poursa patrie,
et Polynice contre elle, le sénat de Thèbes décrète que le premier
jouira des honneurs de la sépulture, et que le second sera livré aux
oiseaux de proie (') : « Aucune main ne versera des libations sur
son tombeau; nul honneur pour lui, nulle larme, nul gémissement
funèbre. » Anligone refuse d'obéir à ce décret; elle se prépare à
ensevelir son frère. Créon lui réitère la défense, et pour la portera
respecter ses ordres il lui dit qu'elle honorera son frère Étéocle, en
outrageant Polynice son ennemi. Antigone répond que Pluton im-
pose des lois égales pour tous :« Jamais, réplique le roi de Thèbes,
jamais un ennemi ne devient ami, pas même après la mort » (^).
(1) SophocL, Ajax, v. 1 332-1 3i5.
(2) 76., 1376-1580.
(3) Aeschyl., Sept, antc Theb., 'I00ij'<025. — SophocL, Aalig., 20-30, 181-210.
W SopJwcl., Anlig., V. 522.
LITTÉRATURE. 477
Alors Anligone prononce ces belles paroles : « 3îon cœur est fait
pour partager l'amour et non la haine » ('). C'est la prophétie d'une
nouvelle religion : le paganisme prépare la voie à la charité chré-
tienne. Antigone brave la mort pour rendre les derniers devoirs
à Pol} nice. Quand son sacrifice est accompli, survient le grand
prêtre Tirésias; il annonce à Créon que les dieux vont venger sur
lui leurs lois violées : « Sache qu'avant que le soleil ait achevé plu-
sieurs fois son cours, un enfant de tes entrailles sera immolé à la
vengeance des mânes pour te punir d'avoir indignement enfermé
dans un tombeau une âme vivante, et de retenir sur la terre, sans
sépulture, sans honneurs funèbres, un cadavre qui appartient aux
dieux infernaux... Déjà les furies vengeresses des dieux de l'enfer
et du ciel, qui punissent toujours les coupables, s'apprêtent à te
précipiter dans les mêmes malheurs »(')...
Ainsi la religion prête sa sanction puissante à l'humanité qui fait
place dans le cœur des hommes aux passions haineuses d'un âge
de violence. Cependant la barbarie des vieux temps ne disparut pas
entièrement du sol hellénique ; elle laissa des traces sanglantes
dans le droit de guerre. C'est Minerve qui, dans VAjax de Sophocle,
donne l'exemple de la cruauté envers les ennemis. Pour venger une
offense personnelle, elle s'acharne sur le héros grcc(^); elle jouit de
son malheur et adresse à Ulysse ces paroles cruelles : « Rire d'un
ennemi, n'est-ce pas le rire le plus doux? » La déesse encourage
le malheureux dans son délire, elle prend plaisir à le faire exlrava-
guer, elle descend jusqu'à la duplicité. Ajji'ès avoir avoué que c'est
elle-même qui a égaré l'esprit d'Ajax, elle s'adresse à lui : « C'est
pour la seconde fois que je t'appelle; t'inquièles-lu si peu de celle
qui le protège? »(*)Quand la religion, celle inslilutriccdes hommes,
n'a pas pu se dépouiller de l'antique barbarie, comment les relations
des peuples auraient-elles été humaines?
(1) SophocL, Anlig., v. 523 : ojTot fî-y/ty^ii-j, à//à Tup.'j-i/.iîv 'i^r^.
(2) ïh., V. 40G4, sq(i.
(3) Ajax., V. 7b8-777.
(4) /fc., V. 79, 89, 90.
478 LA GRÈCE.
La servitude qui frappait les vaincus était une des grandes
misères de la guerre('); elle émeut le cœur de Sophocle. îl met ces
paroles compatissantes dans la bouche de Déjauire : « Je me sens
saisie d'une pitié profonde à la vue de ces femmes infortunées,
errantes sur une terre étrangère, sans parents, sans asile, passant
peut-être d'une douce liberté à un ignominieux esclavage »('). Le
spectacle des malheurs de la guerre arrache au poëte des impréca-
tions contre celui qui enseigne aux hommes le métier des armes :
<'Quelle sera la dernière de ces années laborieuses?Quand le temps
cessera-t-il de ramener pour nous les fatigues toujours renaissantes
des combats devant celte Troie superbe, ruine et opprobre des
Grecs? Ah! que n'a-t-il disparu dans les airs ou sous les sombres
demeures celui qui apprit aux Hellènes l'usage funeste des armes!
Celui-là fut le fléau des mortels » (').
Sophocle remplit dignement la mission que les Grecs donnaient
à la poésie, celle d'adoucir les moeurs des hommes. Génie humain
et aimant, il fit entendre sur le théâtre des accents de douceur et
de charité; il chanta l'honneur et la loyauté, la générosité envers
les vaincus. Si la littérature grecque exerça une influence civilisa-
trice sur le monde, une grande part en revient au chantre iVAn-
tigone.
$ V. Euripide.
Euripide était disciple d'Anaxagore, le célèbre ami de Périclès.
La tradition le met également en rapport avec Socrale; celui-ci se
plaisait, dit-on, aux compositions dramatiques du poëte (*). Ces
détails biographiques révèlent la tendance du génie d'Euripide. La
Pj'thie le déclara « plus sage que Sophocle, moins sage seulement
que Socrate, le premier des hommes en sagesse »(^). Les Athéniens,
(1) « 0 mon maître, dit Tecmesse à Ajax, il n'est pas de plus grand mal pour
les hommes que la captivité »{Sophocl., Ajax, 485, sq.).
(2) Trachin., v. 298-302.
(3) Ajax, 11 85-1 195.
(4) Cicer., Tuscul., III, U. — Aelian., II, 13.
(5) Schol.Aristoph., Nub., 445. —Cicer., De Senect., 'i\.
LITTÉRATURE. ^■79
ce peuple de critiques, l'appelèrent le philosophe du théâtre C^).
Quelles furent les idées nouvelles que la philosophie importa sur
la scène (^)?
Le progrès est incontestable dans le domaine de la religion.
Euripide est le précurseur de Platon , en blâmant l'immoralité
des dieux d'Homère 0 ; il qualifie l'histoire scandaleuse de
rOlympe de « misérable invention des poètes » {*). Au poly-
théisme homérique il oppose le dogme d'une divinité supérieure
aux passions des mortels. L'unité, la spiritualité, la providence de
Dieu éclatent dans ses drames à travers les doutes d'une raison qui
cherche à remplacer les croyances populaires par des idées plus
élevées (^). Les passions s'accommodaient à merveille d'une théolo-
gie qui déifiait les passions; les coupables se retranchaient derrière
la divinité, ils invoquaient son exemple, ou se prétendaient domi-
ués par elle. Euripide repousse le fatalisme antique parce qu'il
anéantit la liberté humaine (^). A l'exemple de son maître Anaxa-
gore, il professe le dogme de la justice divine ('). C'était donnera
la morale un fondement qui lui manquait dans le paganisme. Aussi
les maximes que le poète philosophe répand dans ses drames ont-
elles étonné les premiers disciples du Christ : les Pères de l'Eglise
y virent un pressentiment de la loi chrétienne.
En comparant Eschyle avec Euripide, on peut suivre le progrès
qui s'est accompli dans la conscience générale. Le premier chante
la loi du monde ancien , le mal pour le mal. Le second rappelle à
l'homme sa vie éphémère : « Mortel, comment peut-il avoir la préten-
tion de nourrir une haine immortelle? » La charité remplace la ven-
(1) Vitruv., Prœf., lib. VIII. — 67m. Alex., Slroin., V, p. 581, C.
(2) Bernhardy, Grundriss der griechischea Literatur, T. II, p. 827.
(3) VoTcz sa censure pleine de verve dans la tragédie d'Ion, v. 436-451, et
dans V Hercule furieux, v. 1307-1310, 1314-1319, 1341-1340.
(4) Euripid., Hercul. fur., v. 134G.
(5) Patin, Éludes sur les tragiques grecs, T. I, p. 42 et suiv. — Valckenacr,
Diatrih. in Eurip. Helicj., c. V.
(6) Eurip., Troad., v. 946-950. Cf. 981-990.
(7) Eurip., liacch., v. 882-896; Troad., v. 884-888.
LA GRECE.
geaucc : riiomnie doit compatir aux souffrances de ses semblables,
fussent-ils même étrangers; il est né, non pour lui , mais pour le
bien de tous(^). Tels sont les senlimenls qui inspirent Euripide; ils
nous expliquent les hautes pensées qu'il répand dans ses drames
sur les relations des hommes et des peuples.
Une division profonde déchirait les cités grecques. La lutte du
peuple contre l'aristocratie avait alteintun degréd'exaspération qui
rendait toute harmonie impossible. Un mal plus profond, la plaie
de l'esclavage, rongeait la société et la conduisit insensiblement à
la mort. Entraînés par l'intérêt de parti, les hommes politiques
ne songèrent pas à concilier ces éléments hostiles; il fallut que la
voix d'un poêle fît entendre des accents de paix. La noblesse dégé-
néra rapidement chez les Grecs en aristocratie d'argent. Quand les
hommes virent la puissance attachée à la richesse, et les riches
placés parmi les meilleurs, le sens moral se troubla ; ils confon-
dirent la pauvreté et le vice, la fortune et la vertu (-). Euripide
combat cette dégradante opinion; il apprécie admirablement le mal-
heur, la malédiction qui s'attache à la richesse, quand elle est un
privilège, une usurpation (^). Il place avec Socrate le plus grand
bien dans la vertu : la vertu est supérieure et à la fortune et à la
noblesse: l'injuste, eût-il pour père Jupiter lui-même, n'en est pas
moins méprisable: l'homme juste est noble, fùt-il né dans l'escla-
vage {').
De ce point de vue Euripide est amené à revendiquer l'égalité
pour l'esclave. L'élève d'Anaxagore a sur la servitude des idées plus
justes que le disciple de Platon. Aristote fonde sa théorie sur une
dilîérence de nature entre l'homme libre et l'esclave; Euripide pro-
teste d'avance contre cette injure faite à l'humanité : « Il n'y a de
honteux chez les esclaves, dit -il, que le nom; du reste ils ne valent
(1) Eurip., Fragm., 790, 410-414; Androm., v. 421; IleracL, v, 2.
(2) Eurip,, Fragm., 320 : /.azo; c?' b y-vi "/^wv, oî rTïy^ov-îi; o)vj3iot. Fragm. ;i8o ;
o; â'àv 7r)>ït(7-' iyjfl, a"oywTa-oç.
(3) Eurip., Fragm. 2J, 58, 99, 440.
(4) Eurip., Fragm, 842, 1 1 , 341 , 49G.
1
LITTÉKATL'RE. •481
pas moins que les hommes libres quand leur cœur est honnête »(').
Le poëlc soutient l'égalité primitive des hommes : « La terre, en
donnant naissance aux mortels, leur a imprimé à tous la marque de
régalité. Nous sommes tous de la même race, nobles et peuj)ie; le
temps et les lois ont seuls introduit des distinctions » (■). Ces senti-
ments se trouvent aussi chez d'autres poètes tragiques. Déjà le
vieux Thespis disait : « Que personne ne se vante de sa noblesse;
nous avons tous la même origine, la boue, ceux qui sont nés dans
la pourpre aussi bien que ceux qui passent leur vie dans la plus
profonde misère » {').
Les rapidesvicissitudesdans la destinée des hérosdont ils chantent
les malheurs(^), rappellent sans cesse aux poètes tragiques la vanité
de la puissance et de toutes les distinctions sociales. Euripide s'élève
à de plus hautes considérations; il voit dans l'égalité le fondement
de la société : « L'égalité unit étroitement les amis aux amis, les
villes aux villes, les alliés aux alliés. Oui, l'égalité est pour les
mortels une loi de la nature; il y a entre le plus et le moins une
éternelle guerre; c'est pour l'avenir un princi|)e de haine. N'est-ce
pas l'égalité qui a donné au genre humain les poids et les mesures
et qui a déterminé les nombres? La nuit au front obscur et le bril-
lant soleil parcourent, d'un pas égal, le cercle de l'année, et le vain-
queur n'excite pas l'envie du vaincu »('). Ce n'est plus le poêle tra-
gique qui parle, mais le pbilosoplie qui a profondément médilé sur
les rapports sociaux; on dirait un cri échappé au monde moderne.
La Grèce ne connaissait pas l'égalité; la noblesse et le peuple, les
riches et les pauvres se disputaient l'empire avec un acharnement
(1) /••«n/J., Ion., Soi -836; Fragm. 823.
(2) Eurip., Fragm. 60.
(3) Eurip., Fragm. 6.
(•i) Les chœurs font sans cosse des rétlexions sur la rapiJilé des revers de la
destinée et sur l'inconstance de la fortune (Voyez sur ce sujet un beau fragment
de Mclcarjre, dans les Poetar. Tragic. Frafjm., p. 157). M""- de Stai'l en a déjà
fait la remarque (De la littérature, ch. 2); elle rattache ce genre d'observations
aux révolutions subites et frétpiLiites du gouvernement [lopulairc dans les cités
grecques.
(:jj Phoeniim., v. 'ù.m, si\(\.
.31
48*2 LA GRKCE.
sauvage; nulle pensée de concorde ni d'iiannonle. L'égalité seule
pouvait fonder la paix. Pénétré de celte vérité, le poëte revendique
des droits égaux pour les riches et les pauvres : c'est seulement dans
cette œuvre de conciliation, dit-il, que la cité trouvera la paix et
la force (').
Al'époque où Euripide chantait la concorde intérieure, la Grèce,
déchirée dans chacun de ses membres par d'irrémédiables dissen-
sions, s'épuisait dans une lutte sanglante. La guerre du Péloponèse
ne fit-elle pas réfléchir le poëte sur les funestes conséquences de
ces discordes? Eschyle, en animant Athènes de l'esprit de Mars, était
inspiré par un noble patriotisme; les Hellènes combattaient pour
la plus sainte des causes, pour la liberté et l'indépendance. Mais
les armes dont les Grecs n'auraient dû se servir que contre les Bar-
bares, ils les tournèrent contre eux-mêmes. Aux yeux d'Euripide
la guerre n'est pas une action héroïque, mais la plus grande des
calamités. C'est une des faces du mal qui afflige les mortels; pour
l'expliquer, le disciple d'Anaxagore ne se contente pas de la raison
alléguée par les vieux poètes, que les dieux veulent délivrer la terre
d'un surcroît de population (^); il y voit une expiation des crimes
des hommes(^). Certes, il y a un élément providentiel dans la guerre,
mais la liberté humaine y joue aussi un rôle, et il est en son pou-
voir de diminuer l'étendue du mal qui règne dans le monde. Dès
que la guerre est considérée comme un mal , son empire est fonda-
mentalement détruit; ce sera un devoir de l'éviter (^); le droit seul
pourra la légitimer; injuste, elle deviendra une source nouvelle de
malheurs et d'expiations(=). Dans cet ordre d'idées la paix doit être
l'objet de tous les vœux. Euripide ne se lasse pas d'en chanter les
bienfaits : elle est amie des muses, elle peuple et enrichit les états.
Le poète lui adresse ses prières comme à la plus belle des déesses;
(1) Eurip., Fragm. 19, 620.
(2) Euripide reproduit cette opinion devenue populaire dans sa tragédie
{ïllélène, vers 3G, ss.
(3) Eurip., Orest., v, 1639, sqq.
(4) Troad., 400 : ^îûyciy y.ï'j o-jv /j^r, -olîuo-.^, ooriç s-j (foovii.
(5) Fragm. 361.
LITTÉRATURE. 485
il brûle du désir de la voir élablie avant que la mort le surpreuiie(').
La paix, telle que le poëte la rêvait, était une utopie. Tout ce que
Ton peut espérer, c'est que l'idée du droit s'introduira dans les
relations des peuples, et que, si la guerre est inévilahle, elle se fera
du moins en respectant l'humanité. La poésie et la philosophie ont
pour mission d'humaniser les mœurs. Sophocle commença la sainte
lulle de la civilisation contre la barbarie; Euripide la poursuit. Les
sacrifices humains reviennent sans cesse dans les sujets dramati-
ques cînprunlés aux temps primitifs. Calchas demande que la fille
d'Agamemnon soit immolée à Diane, pour que les Grecs obtiennent
des vents favorables(-). D après une tradition chantée par Euripide,
Iphigénie est sauvée miraculeusement, mais une destinée fatale la
condamne à immoler tout Hellène qui aborde sur les côtes de la
Tauridc^. Achille, insatiable de sang troyen, sort de sa tombe,
arrête les navires prêts à fendre les mers et demande une victime
pour honorer ses cendres: Polyxène est sacrifiée (^). Eclairé par les
enseignements de la philosophie, le poëte se révolte contre cette
coutume barbare : « .Je blâme, dit la prêtresse de Diane, les lois
imposées par la déesse. Les mortels souillés d'un meurtre ou par
l'atlouchement d'un cadavre, elle les écarte de ses autels comme
impurs, et elle prend plaisir à se faire immoler des victimes hu-
maines! Non, il n'est pas possible que l'épouse de Jupiter ail en-
fanté une divinité si cruellement stupidc... Les habitants de ce pays,
habitués à verser le sang des hommes, ont rejeté sur les dieux
leurs mœurs inhumaines, car je ne saurais croire qu'une divinité
puisse faire le mal » (■'). Les devins , organes cruels de divinités
cruelles, réclamaient ces alTrcux sacrifices au nom de la religion;
Euripide les accable d'invectives : « C'est une race ambitieuse et
méchante; ils disent beaucoup de mensonges et par hasard quel -
(1) Supplie, 491, sqq. — Fragm. Vol.
(2) Iphiycnic en A ulide.
(3) Ipliiijénie en Tauridc.
(4) flccnbe.
(5) Iphifj. in Taur., OSO, S(|f]. Cf. //*/i(y. in Aiil., v. .'}9fj, S(i(i.; Ikcub.,
V. 2G0, sqq.
-484 LA GRÈCE.
qiies vérilés; leur science n'est qu'un appât trompeur offert à la
crédulité des hommes »(').
Le poëte grec, en attaquant le polythéisme, prépara Tavéne-
ment d'une religion de charité. Les traditions de l'âge héroïque lui
fournirent l'occasion de faire entendre la voix de l'humanité ponr
modérer les horreurs de la guerre. Dans la guerre des enfants
d'Oedipe, les sept chefs argiens étaient morts devant Thèhes ; leurs
mères, ne pouvant obtenir la restitution des cadavres auxquels elles
voulaient donner la sépulture, vinrent implorer l'intercession de
Thésée. Le roi d'Athènes se rend à leurs prières et se constitue
1« défenseur de la religion ; il invoque la loi commune de la Grèce
et les doctrines de la philosophie; puis il fait un retour sur le triste
sort de l'humanité : « Notre vie n'est qu'une lutte continuelle pour
conquérir le bonheur : il est maintenant à celui-ci, tout-à-l'heure
à celui-là, cet autre l'a déjà perdu. Pénétrés de ces vérités, portons
nos injures avec modération ■> (^). Ces idées étaient étrangères aux
temps héroïques ; heureux anachronisme qui nous révèle les
progrès de la civilisation grecque ! Sur le refus des Thébains,
Thésée leur déclare la guerre; victorieux, il fait rendre les derniers
devoirs aux chefs argiens. Le héros préside lui-même à celte sainte
cérémonie; il enlève les corps, lave les blessures, dresse le lit fu-
nèbre. Adrasle, à qui ces détails sont rapportés, dit que le roi
d'Athènes remplit un ministère humiliant qui appartient à des
esclaves plutôt qu'à un prince. Alors le poëte place cette sublime
réponse dans la bouche de Thésée : « Est-il humiliant de prendre
part aux maux communs de l'humanité? »f) Ce vers rappelle la
célèbre maxime de Térence(*). Dans un âge de discordes sanglan-
tes, où les hommes ignoraient les liens qui font d'eux une famille
de frères, les poètes eurent, les premiers, le pressentiment de la
solidarité humaine.
(4) Iphig. in AiiL, 520, 956, sqq. — Helen., 744, sqq.
(2) Supplie, 522, sqq.
(3) Supplie, V. 708.
(4) « Homo siim, et luimani nihil aliciium a me puto. »
LlTTl'RATLUE. 4-85
Pendant que la littérature, les arts et la philosophie atteignaient
le plus haut degré de perfection, une guerre cruelle déchirait la
Crèce, Euripitic prit parti dans la lulle. L'on a supposé (pie des
liens intimes Tunis^raient au grand démagogue qui dirigeait les des-
tinées d'Athènes : ils étaient tous deux disciples d'Anaxagorc (').
Le patriotisme antique, haineux de sa nature, explique les violentes
sorties contre Lacédémone, qu'on rencontre si souvent dans les tra-
gédies du poêle (-). C'est aussi aux circonstances particulières au
milieu desquelles il vivait, qu'il faut attribuer la haine des Barbares
qui éclate vive et injurieuse dans tous ses drames. Les Perses étaient
les alliés de Sparte; Euripide oublie la sainte mission de la poésie
pour les accabler d'outrages (^). Comment le génie du poëte, doux
jusqu'à la mollesse (*), ne se révolta-l-il pas à la vue des scènes hor-
ribles qui ensanglantèrent la guerre du Péloponèse? Il écrivit une
tragédie dans laquelle les vaincus, ennemis des Grecs, sont célébrés,
tandis que les vainqueurs sont poursuivis par les dieux pour les
crimes et les violences dont ils s'étaient rendus coupables. Les
Troyennes sont-elles une protestation contre le sauvage droit de
guerre des Athéniens? C'est au moins une leçon de modération
et de clémence {'). Les vainqueurs de Troie abusèrent cruelle-
ment de la victoire; la vengeance divine leur prépara un retour
funeste. Minerve et Neptune viennent eux-mêmes annoncer ces des-
seins : « Malheur, s'écrie le dieu des mers, au mortel insensé (pii
ravage les cités, les tcmjjles et les tombeaux, asiles sacrés des morts,
et les change en déserts! il périra à son tour «C'). Parmi les cap-
tives troyennes se trouvait Cassandre, que le chef des Grecs s'était
réservée. Saisie du délire prophéti(|ue, la prétresse d'Apollon se
réjouit du royal hyménée qui la rendia témoin du malheur d'yVga-
(1) Ifartiing, Euripides rcstitutus, T. II, p. 230.
(2) Patin, Tragiques grecs. T. III, p. 80. — Jlarliinrj, T. II, p, iSI.
(3) Voyez plus haut, p. 300, s. — Comparez Harlung, T. II, p. il I , s^q., 402.
(4) C'est à lui que s'adressent les rcprorhos que Platon et Cicéron font à la
tragédie d'énerver les courages par la conlinuellc peinture de héros qui soulTreul
et se plaignent [Patin, T. I, p. 40).
(Vj) Ilarlunrj, T. II, p. 281, 275, sq.
(0) Troud., V. 05, scpj.
AS(\ LA GRÈCE.
memnon ; elle prédil la ruine des Alricles, les longues infortunes
d'Ulysse et de tous les héros grecs; puis, faisant un retour sur le
sort des Troyens, elle glorifie les vaincus : leur destinée, dit-elle,
est plus digne d'envie que celle des vainqueurs, car ils sont morts
pour leur patrie, de toutes les gloires la plus belle (').
Les protestations d'Euripide en faveur de l'humanité ne furent
pas écoulées; l'on vil les Grecs du siècle de Périclès rivaliser de
barbarie avec les héros d'Homère. En vain le poète leur rappela
que les lois de la Grèce ne permettaient pas d'immoler les ennemis,
« pris vivants dans les combats »('); les Athéniens, les plus humains
des Hellènes, se souillèrent du sang de leurs prisonniers. Cepen-
dant les paroles de clémence qu'Euripide fit entendre eurent du
retentissement. Après la malheureuse expédition de Sicile, les
chants du poêle adoucirent les passions de vainqueurs irrités (^).
Si nous en croyons Plutarque, Athènes, vaincue par Lacédémone,
aurait dû son salut à Euripide. Les alliés étaient disposés à dé-
truire la cité qui avait abusé de sa puissance; un vers de la tragédie
d'Electre, chanté dans un festin, les attendrit, dit-on, et leur in-
spira des sentiments de modération et de douceur(*). Ces traditions
caractérisent le poêle et sa mission. Inspiré par la philosophie,
Euripide s'éleva à la conception de l'harmonie dans la cité, il forma
des vœux pour la paix et il eut le glorieux privilège de modérer
parfois les horreurs de la guerre.
I VL Les Comiques.
'%° fi. Aristophane.
Le théâtre a joué chez les Athéniens un rôle qu'il n'a pas
eu depuis : c'était pour ainsi dire une institution sociale. Nos
journaux ne donnent qu'une faible idée de Yancicnnc comédie.
L'on se plaint, et non sans raison, de la presse périodique; au lieu
(1) Troac/., 308, sqq.
(2) rieraclid., 963, sq.
(3) /*/«f arcA., Nicias, fine,
(i) Plutarch., Lysand., 15,
I
LU TER ATI RE. 4-87
lie remplir la haute mission d'instruire et de moraliser, elle se livre
trop souvent à des personnalités injurieuses. Mais (pielle que soit
la violence de son langage, elle ne s'adresse qu'à des hommes isolés;
reflet que produit la lecture ne peut se comparer à celui des re-
présentations théâtrales d'Athènes, dans lesquelles des hommes
vivants, chefs de la république, généraux, philosoplies, étaient
livrés à la risée de tout un peuple. Quand le poëte avait le génie
j)olilique, il ne se renfermait pas dans ces satires personnelles, il
faisait de la scène une tribune, d'où il donnait des conseils sur les
afl^aires les plus importantes, le gouvernement, la paix, la guerre.
Aristophane est le seul représentant qui nous reste de l'ancienne
comédie. L'inlluence qu'une tradition célèbre attribue à l'auteur des
Nuées sur la condamnation de Socratc a presque terni la inémoire
du grand poêle; il a été réhabilité de nos jours ('). Celui qu'on accu-
sait de la mort du sage d'Athènes a trouvé un défenseur dans un
philosophe : Hegel dit qu'Aristophane conserva le vieil esprit grec
dans un âge de décadence et qu'il se donna la mission d'écrire pour
le bien de sa pairie (-). Une question est sans cesse agitée dans ses
comédies, celle de la paix et de la guerre. La cité de Minerve aspi-
rait à la domination de la Grèce et professait insolemment le droit
du plus fort. Enivré de gloire, le peuple rêvait chaque jour des
conquêtes nouvelles; ses orateurs favoris le berçaient de folles espé-
rances; ils lui faisaient entrevoir cet emi)ire du monde qui était
réservé à une république plus prudente et plus calculatrice. Aris-
tophane sentait le néant de ces projets gigantesques; il perside les
démagogues qui trompaient les Athéniens, il se moque des Athé-
niens qui avaient la faiblesse d'ajouter foi à leurs paroles :
Le peuple : « Ah ça , maintenant lisez-moi ces oracles et surtout
celui que j'aime tant, où il est dit (jue je serai raifjlc planant dans
les nuages » (').
(1) Sc/i/c/m/mdicr (Plalon's Werke, 2<- partie, T. II, p. 383), Àst (l'ialon's
Lehcn und Schriften, p. 317) et n'c»//'(Sympos. liiiilcilung, p. 42) ont prouvo
qu'il n'y eut jamais de haine entre Aristophane cl Socrate.
(2) //egfc/,Voriesungen iiber die Philosophie der Geschichte, p. 318 (2'' édition).
— Comparez //t'j/e/, Vorlesungen uber die Geschichte der Philosophie, T. II,
p. 82-8G (2'- édition).
(3) Equit.,\'. 1011-1013 (Uaduction de M. .t//«i<(/,'i'edilioii, I.Sii),
488 LA GRÈCE.
Clêon : « Voici sur loi un oracle ailé qui te concerne : « Tu seras
un aigle, tu régneras sur toute la terre. »
Le Charcutier : « J'en ai un autre : « Tu donneras des lois à la
terre, à la mer Rouge, à Ecbatane et tu vivras dans les délices »(').
Cependant ce peuple léger subissait les maux de la lutte que sa
tyrannie avait allumée. Aristophane représente à sa manière les
malheurs de la guerre du Péloponèse. Dans la comédie de la Paix,
la Guerre entre en scène avec un vaste mortier dans lequel elle se
dispose à broyer les cités et les honuues :
Trygée : « 0 Apollon ! quel énorme mortier ! quel mal , que le
seul aspect de la Guerre ! C'est donc là ce monstre terrible et cruel
que nous fuyons? »
La Guerre : « Malheureuse, mille fois malheureuse Prasie (^), tu
périras aujourd'hui! »
Trygée : « Citoyens, cela ne nous regarde pas encore ; ce coup-là
tombe sur la Laconie. »
La Guerre : « Mégare! ô Mégare! comme tu vas être broyée, et
complètement mise en capilotade. »
Trygée : « Hélas ! hélas ! que de larmes amères pour les Méga-
riens! »
La Guerre : « 0 Sicile, loi aussi lu dois périr ! Tes malheureuses
cités seront réduites en poudre. Voyons, versons aussi dans le mor-
tier ce miel antique. »
Trygée : « Holà! je le conseille de prendre un autre miel. Celui-ci
coûte quatre oboles! épargne le miel attique y><^).
Lg miel attique ne fut pas épargné; les Athéniens finirent par
désirer la paix avec la même ardeur qu'ils avaient mise à deman-
der la guerre {^). Aristophane, dont les opinions politiques étaient
contraires au système dominant, se fit l'interprète de ces vœux
pacifiques. Écoutons le chœur, organe des sentiments populaires
et humains : « Non, jamais le dieu de la guerre n'aura accès dans
(1) Equit.,\. 'i086-\0S0.
(2) Ville de la Laconie.
(3) Z>aa;, V. 238-254.
(4) rhuajd., Il, 65.
UTTÉRATIRE. 489
ma (lomcurc; on ne le verra jamais, assis à ma table, chanter
Ilarnioilius; parce que c'est un être que l'ivresse pousse à la vio-
lence, et qui, fondant sur nos prospérités et nos jouissances, amène
avec lui tous les maux, la ruine, la destruction et le carnage.
ÎXous avions beau lui dire avec douceur : bois, prends place à cette
table, accepte cette coupe amie; il n'en était que plus ardent à
mettre le feu à nos vignes, et à répandre notre vin par terre »(').
La guerre parait aux Athéniens la plus lourde des charges, plus
lourde que la vieillesse elle-même : « Déposer le bouclier, dit un
personnage d'Aristophane, c'est plus pour moi que de dépouiller la
vieillesse »(-). C'étaient surtout les laboureurs qui souffraient des
hostilités. Le pillage et la dévastation enlevaient aux habitants de la
campagne leurs demeures, leurs récoltes, leurs plantations; si le sol
leur restait, c'est qu'il était indestructible. Aussi célèbrent-ils avec
une joie naïve le retour de la paix : « 0 jour désiré des gens de
bien et des cultivateurs ! après l'avoir vu avec transport, je veux
revoir mes vignes, je veux saluer aussi après une si longue absence
le figuier que je plantai dans ma jeunesse... Salut, salut, ô déesse
chérie ('), te voilà rendue à nos vœux ardents! consumés du regret
de ton absence, nous brûlions du désir de retourner à nos champs.
Tu étais notre plus grand bien, ô déesse désirée! tu étais le seul
appui de nous tous qui menions la vie champêtre. Sous tes auspices,
nous goûtions sans peine et sans frais mille doux plaisirs. Tu
étais le soutien des villageois et leur aliment le plus doux ; aussi
IcK vignes, les jeunes liguiers, toutes les plantes sourient à ton
approche »(*).
Les habitants des villes étaient moins exposés aux calamités de
la guerre. Aristophane place dans leur bouche des regrets et des
désirs qui dénotent le goût d'une vie molle et oisive. Peut-être le
])oëte comique exagère; on sent dans ses vers Taiguillon de la
satire, mais le fond des sentiments est vrai :
(1) Acharn., v. 1I80-'J87.
(2) Pax, V. 335, sq.
(3j La paix.
(i) Pax, V. Sb6-5o9, 382-000.
490 LA GBÈCE.
Trygée: «' Prions, liàtons-nous de prier, Auguste reine, vénérable
tléesse, ô Paix, qui présides aux cliœurs de danse et aux noces,
reçois notre sacrifice. »
Le Chœur : « Reçois-le favorablement, ô la plus chère des
déesses! et ne fais pas ce que font les femmes adultères; elles
entr'ouvrent la porte pour nous regarder, la referment dès qu'on
fait attention à elles, puis se remontrent quand on se retire. Ne fais
pas ainsi avec nous. »
Trijgée : « Non, mais plutôt montre-toi tout entière, comme il
convient à une femme libre, à nous, tes amants qui, depuis treize
années, languissons de ton absence. Éloigne de nous le tumulte et
les combats. Réprime cette humeur soupçonneuse qui excite parmi
nous tant d'injurieux bavardages. Verse dans l'esprit des Grecs le
suc de l'amitié, dispose-les à la douceur et à l'indulgence. Fais
abonder aussi sur notre marché toutes les bonnes choses, de belles
tètes d'ail, des concombres précoces, des pommes, des grenades, de
petits vêtements de laine pour nos esclaves; qu'on y voie affluer les
Béotiens, chargés d'oies, de canards, de pigeons, de mauviettes ;
que les anguilles de Copaïs y viennent par paniers, et que pressés
autour de ce divin poisson, nous luttions avec Morychus, Téléas,
Glaucète et autres gourmands »(').
Le Chœur : « Quelle joie, quel plaisir de laisser là casque, fro-
mage et oignons! J'aime non à combattre, mais à boire auprès du
feu avec des amis, à la lueur d'un bois sec, coupé pendant les cha-
leurs de l'été; j'aime à faire griller des pois sur des charbons
ardents, à faire rôtir le gland du hêtre et à caresser la jeune Thratta
pendant que ma femme est au bain... »(■)
Les sociétés antiques étaient organisées pour la guerre, c'était
leur élément ; dès qu'elles en sortaient, elles tombaient en dissolu-
tion. Ce n'était pas le désir du développement pacifique et progrès,
sif des facultés humaines qui inspirait le goùl de la paix, mais
l'amour des jouissances matérielles. 11 ne restait qu'un pas à faire
(1) Pax,\. 973-1009.
('2) Pax, V. ■H30-i139. — Comparez un fragment de la comédie des lies, dans
f^Aobce] LV, 7.
I.ITTKRATLUE,
4-91
pour perdre le sentiment de l'honneur et de la pairie. Aristophane
le pressentait; dans la même comédie où il célèhre la paix, il livre
à la risée les hommes qui n'y voient que la facilité de satisfaire
leurs has appétits. La paix est faite, les citoyens se livrent à la joie
dans les festins; les enfants préludent aux chants :
in enfant : « Maintenant chantons les guerriers. »
Trijcjée l'interrompt : « Cesse, malheureux, de chanter les guer-
riers, et cela en présence de la paix. Tu es un mal-appris et un
vaurien. »
L'enfant continue : « Lorsqu'ils se furent avancés les uns contre
les autres, ils s'cntrcchorfuèrent avec leurs boucliers arromlis. »
Tryyée : « Boucliers! ne cesseras-tu pas de nous parler de hou-
cliers? »
L'enfant : « Que chanterai-je donc? dis-moi ce que tu aimes. »
Tryyée : « Chante-nous : Alors ils dévoraient la chair des bœufs;
ou bien :Ils préparaient un festin, et tout ce qu'il y a de plus déli-
cieux à manyer » ('). Le reste de la scène continue sur le même
ton. Ne dirait-on pas une satire écrite au dix-neuvième siècle? Try-
gée représente les partisans de la paix à tout prix qui sacrifient
patrie et honneur à la soif de Tor et des plaisirs. Telle n'est pas la
paix, objet de nos vœux et de nos espérances. La paix n'est pas un
idéal que Ton doive poursuivre comme le dernier terme des elïorts
de riiumanité. 11 y a un but plus élevé, c'est le libre développement
de nos facultés. La |)aix n'est qu'un moyen de favoriser les progrès
moraux et intellectuels des hommes. Or le moyen est subordonné
au but. Il ne faut pas, comme le dit si bien le poète, que pour nous
assurer une existence tranquille, nous renoncions à ce qui seul fait
le prix de la vie; ainsi entendue, la paix ne serait plus que le tom-
beau d'une société en jionrriture.Les paroles indignes d'un homme
libre qu'Aristophane place dans la bouche de Trygce, n'expriment
certes pas ro[)inion du grand poète qui eut le courage de faire une
gueri'e à moi't aux démagogues et aux s}coplianleset(pii osa s'atta-
quer au peuple lui-même. Il était animé de sentiments plus nobles;
il voulait rendre la paix à la Grèce (jui, déchirée i)ar des guerres
(I) /Vfj, 12015, Ml*!.
492
LA GRECE.
inlestines, avançait à grands pas vers sa décadence. La paix et l'al-
liance d'Athènes avec Lacédémone et les autres Grecs, telle est
l'idée dominante des comédies d'Aristophane. C'était le sujet de la
pièce perdue des Uolcades , au rapport du Scoliasle; c'est le sujet
des Acharmens, des Oiseaux, de Lijsistrata, de la Paix.
Dans les Acharmens, Dicaeopolis, le bon citoyen, impatienté
des faux prétextes par lesquels on détourne le peuple de la paix,
se décide à la demander à Lacédémone pour lui seul et sa famille.
11 se retire ensuite à la campagne, il entoure sa maison d'une en-
ceinte au-dedans de laquelle il publie une trêve, et tient un marché
ouvert pour les habitants des contrées voisines, pendant que tout
le reste du pays souffre des maux de la guerre. Le but du poëte est
de présenter les bienfaits de la paix sous la forme la plus sensible.
On voit le lourd Béotien vendre au marché ses anguilles et sa vo-
laille. L'abondance règne chez Dicaeopolis; l'on n'y pense qu'à la
joie et aux festins.
Lysistrata, épouse d'un des premiers citoyens d'Athènes, veut
forcer les hommes à conclure la paix. Elle réunit les femmes athé-
niennes et celles des principales villes grecques, et leur fait jurer
de n'avoir plus de commerce avec leurs maris, jusqu'à ce qu'ils
aient mis fin à la guerre. En même temps, elle s'empare de la cita-
delle et des trésors qui y sont renfermés. Cependant Lysistrata a
beaucoup de peine à contraindre les femmes à garder leur serment,
et les maris ne peuvent se résoudre à vivre plus longtemps séparés
de leurs femmes. Des rapprochements ont lieu. Sparte et Athènes
envoient des ambassadeurs avec pleins pouvoirs pour traiter des
conditions de la paix. Les villes rivales oublient leurs inimitiés
dans les danses et les festins.
Dans la Paix, un vigneron, nommé Trygée, prend la réso-
lution de monter au ciel sur un escarbot pour demander à Jupi-
ter la cause des maux dont il afllige la Grèce. 11 ne trouve que
Mercure; tous les autres dieux s'étaient retirés au plus haut de la
demeure céleste, pour s'épargner la vue des discordes qui divisaient
les Grecs. Mercure lui montre la Guerre personnifiée, se disposant
à broyer les villes dans un immense mortier, et la Paix prisonnière
au fond d'une caverne, dont l'ouverture est obstruée par des mou-
LITTÉRATURE. 4-93
ccaux de pierres. Pour délivrer la caplive , Trygéc convoque des
citoyens de loiis les pays, et particulièrement des laboureurs, qui
plus que tous les autres avaient à soufl'rir des hoslililés. Après bien
des eiïorls, la Paix est libre; avec elle reviennent Fabondance et les
lëles (').
Les Oiseaux sont une comédie fantastique dans laquelle la bril-
lante imagination d'Aristopbane se donne plein essor. L'on n'est
pas d'accord sur le but du i)oëte. En appréciant son œuvre de
notre point de vue, l'on peut y voir une sorte d'utopie comique,
une république imaginaire réalisée d'une manière bouffonne (-).
Deuxcitoyens, dégoûtés de la vie qu'on mène à Allièncs, se décident
à aller vivre parmi les oiseaux. Ils conseillent à ceux-ci de bâtir
une ville dans les airs, et de reprendre sur Jupiter l'empire (lui
leur avait jadis appartenu. Ce projet est adopté. Aristophane
oppose la morale de la ville des oiseaux aux mœurs des Athéniens;
il attaque tour à lour le pédantisme des savants et des philosophes,
l'ignorance et l'avidité des sacrificateurs, la cupidité des magistrats,
enfin les charlatans de toute espèce. En regard des dissensions
qui déchirent la Grèce, le poêle j)lace le spectacle de sa République,
que « la Sagesse, l'Amour, les Grâces immortelles, la Paix au front
serein ont choisie pour asile >>{^). Chose remarquable! dès les pre-
miers essais d'utopie, on voit la paix (igurer comme un élément
essentiel de ces organisations idéales de la société ; et la paix reste
la base des rêves (jue les utopistes ne se lassent pas de faire pour
le bonheur du genre humain. Dans la comédie d'Aristophane, le
chœur finit par adresser aux dieux la prière « que l'usage du fer
meurtrier soit aboli » {*}. Les utopistes sont allés trop loin; d'un
excès, ils sont tombés dans l'autre. La paix n'est pas plus le bien
absolu que la guerre. Les Grecs avaient-ils à regretter leur lutte
glorieuse contre les Perses? Ce (juils devaient déplorer, c'était
(1) Aristophane a écrit une autre romédio dont le sujet était le même, elle
était intitulée yî^oyoi [l'iutarch., Nicias, 8).
(2) C'est le sentiment de M Arlawl, le traducteur d'Aristophane.
{3) Pax, V. 1321, sq.
(4) Pax,\. 1328.
494 LA GRÈCE.
rodiciise guerre du Péloponùse qui affaiblit la Grèce et prépara la
ruine de son indépendance.
Nous inscrivons Aristophane dans la longue liste des écrivains
divers qui ont travaillé à répandre des sentiments pacifiques parmi
les hommes. En cherchant un but sérieux aux satires et aux bouf-
fonneries du grand comique, nous serions-nous trompé sur la portée
de ses œuvres? Il nous semble qu'on peut lui appliquer ce que
Rabelais dit de ses romans : il les compare à des boites peintes au-
dessus de figures joyeuses et frivoles, « mais ouvrant ces boites
eussiez en dedans trouvé une céleste et inappréciable drogue. »
Aristophane ne resta pas étranger au mouvement philosophicpie
qui fait la gloire d'Athènes : les lecteurs de Platon savent quelle
belle place le philosophe a accordée au poêle dans son Banquet.
Des idées nouvelles commençaient à circuler. Socrate se proclamait
citoyen du monde. Platon, considérant les Grecs comme des frères,
disait qu'ils ne devaient pas se déchirer par des luttes intestines ;
il demandait qu'ils usassent au moins de clémence et de modération
dans leurs guerres. Xénophon traçait des règles humaines sur le
traitement des vaincus. L'esprit qui animait l'école de Socrate
n'aurait-il pas inspiré Aristophane? Il dit aussi que les Grecs sont
frères, que leurs sanglantes dissensions sont des crimes et qu'ils
doivent s'unir pour tourner leurs forces contre les Barbares (').
Cependant il y avait dans la direction politique du sage d'Athènes
un ccueil contre lequel ses disciples devaient presque fatalement
échouer. Le véritable cosmopolitisme s'harmonise avec l'amour de
la patrie. Il était difficile aux anciens de concilier ces deux senti-
ments qui aujourd'hui encore semblent s'excluie l'un l'autre. L'idée
de l'unité humaine leur faisait défaut, ils restèrent enchaînés dans les
liens d'une patrie étroite. Quant à ceux qui s'élevèrent au-dessus des
[i) Aristoph-, Lysistrat., v. -1 129, sqq. :
Swptoùç TTïpr.ppaivovTî;, MTTzep '^vyyvJïî;,
'OlvaTzi.ot.fTU, sv Uxjlot.i.ç, ri'jOot...
j/Opwv TzaPryjZMV pap^'/.poyj nzpot.zcijy.'y.'n:
"ÈW.V/Vaç CZ/jrJpr/,:^ /.ai ~61zi; à— 0>./UTî.
LITTKIWTL'UE. 495
barrières de la cilé pour embrasser tous les peuples dans leur
amour, ils n'avaient point de base sûre pour leur croyance; c'était
une réaction, et comme toute réaction, elle tomba d'un cxciis dans
un autre; les cosmopolites s'égarèrent dans de vagues conceptions, et
absorbèrent la patrie dans le genre humain. Les stoïciens n'échap-
pèrent pas à ce danger. Déjà du vivant de Socrate^ les idées pre-
naient cette direction. Est-ce à cette tendance qu'il faut attribuer
le fameux vers que nous rencontrons à la fois dans une comédie
d'Aristophane et dans les fragments de iMénandre? « La patrie est
partout où l'on se trouve heureux »(').
^'0 9. lïlénandre et Philcnion.
La nouvelle comédie, bien que renfermée dans le cercle de la
famille, touchait aux intérêts généraux de la cité, parce que chez
les Grecs l'homme se confondait avec le citoyen. L'on trouve dans
les fragments de Mémuulre un éloge de la paix : « La paix nourrit
abondamment le laboureur, même au milieu des rochers; la guerre
le nourrit mal au milieu de l'abondance des champs »(-). Nous ne
connaissons pas assez le théâtre du poëte pour l'apprécier; à le juger
par l'école philosophique à laquelle il appartenait, nous n'oserions
pas attribuer aux vœux qu'il fait pour la paix une aussi haute j)or-
lée qu'aux travaux d'Aristophane. On dit(|u'ii était sectateur d'Epi-
cure; or la doctrine du philosophe détournait les esprits de la vie
politique et les amollissait dans de doux loisirs. Il est probable que
Ménandre chantait la paix dans le même esprit que les poètes ero-
tiques de Home. L'é[)icurisme était un signe de la décadence de
l'antifjuité; né de la dissolution du polythéisme, il en hâta la chute.
En sapant les fondements de la société grecque, il détruisit l'amour
de la patrie ; mais il entrait dans les plans de la Providence (|ue le
patriotisme étroit de la Grèce fil place à un amour véritable (pii
exclut la haine. La |)oésie épicurienne favorisa cette révolution
dans les idées politiques, en répandant des sentiments de bicnvcil-
(1) /'/)////.s, V. ll;il. — Menandri Fr;i;:;m., v. 70 (p. 102, éd. Didul).
(2) Mcnamlri Fnr^in., ii" 'XJ, p. 00, ôd. Didol.
4-96 LA GRÈCE.
lance inlernalianale. Le fragment que nous allons citer est un beau
témoignage de cet esprit : « Ceux qui désespèrent d'acquérir une
gloire propre par leurs talents naturels, se réfugient dans leur
extraction; ils rappellent les exploits de leurs ancêtres, ils énu-
mèrent la suite de leurs aïeux. xMais à quoi cela leur sert-il? L'on
ne trouve personne qui n'ait des aïeux; car d'où viendrions-nous?
Ceux qui ne peuvent les citer, pour avoir changé de patrie, pour
avoir perdu leur famille, sont-ils moins nobles que ceux qui peuvent
les nommer? Quiconque est porté au bien parla bonté de sa nature,
est noble, fùt-il Éthiopien. Nous détestons les Scythes; Anacharsis
n'était-il pas Scythe »(')?
Nous remarquons les mêmes tendances dans les rares fragments
de l'heureux rival de Ménandre, Philémon. Il chante aussi le bon-
heur de la paix : « J'apprends que les philosophes recherchent
depuis un temps infini ce que c'est que le bonheur, et pas un n'a
trouvé en quoi il consiste. Il disent que c'est la vertu, la prudence,
ils disent tout, sauf ce que c'est que le bonheur. Moi qui vis dans
les champs et qui laboure la terre, je l'ai trouvé, sans me livrer à
l'étude de la sagesse. C'est la paix, ô cher Jupiter, cette déesse
amie des hommes et des plaisirs. La paix nous amène les noces et
les fêtes; elle nous donne des parents, des enfants, des amis, la
richesse, la santé, le vin, la joie. Si ces biens nous font défaut,
notre vie à nous tous qui vivons n'est plus qu'une mort » (').
Philémon a aussi des sentiments cosmopolites, et à en juger par
le peu de vers qui nous restent du poëte, on ne peut pas lui repro-
cher d'avoir exagéré l'amour de l'humanité. Toutes les nations ont
leur orgueil , et ce sentiment a sa légitimité, en tant qu'il est l'ex-
pression de l'individualité de chaque peuple. Mais chez les anciens
plus que chez les peuples modernes, l'orgueil national dépassait
toute mesure. Un Barbare n'était plus un homme, c'était un es-
clave, tandis que les Hellènes se croyaient nés pour régner sur des
peuples nés pour servir. A l'outi'ecuidance hellénique, Philémon
oppose que ce n'est pas la patrie qui ennoblit l'homme, que c'est le
(!) Mcnandri \'v:\aïv. . iV (p. 5i, éd. Didot),
(2) Philémon., Fragm., p. Mi-, éd. Didot.
MTTÉRATLRE. 497
citoyen qui ennoblit sa patrie par de belles actions ('). Cette maxime
est le germe d'une doctrine d'égalité internationale que l'avenir
développera. Nous trouvons encore dans Philémon une sentence
sur l'égalité humaine qui révèle un immense progrès dans les sen-
timents des Grecs. L'n des grands philosophes de la Grèce et du
monde avait proclamé que la servitude est de droit naturel. La
conscience humaine protesta contre celle dégradation de l'huma-
nité : « Personne ne naît esclave, dit Philémon, c'est la fortune qui
réduit le corps en servitude »(-). L'esclavage exislail chez tous les
peuples. Aristote voulut légitimer ce fait; mais les poètes, organes
du genre humain, revendiquent l'égalité, cet emblème du monde
nouveau qui naitra des ruines du monde ancien.
CHAPITRE ÏV.
LES H I S T 0 II I I^ N S .
§ I. Hérodote.
Les Grands Rois, maîtres de l'Asie, succombèrent dans leur lullc
avec quelques petits peuples de la Grèce. C'est la victoire de la
Jiberlésur le despotisme qui enflamma le génie d'Hérodote; il se
lit l'historien de cette guerre glorieuse. Bien qu'il soit conteur avant
tout, la grandeur du sujet éveilla chez lui des réflexions politiciues
et morales. Les Grecs étaient divisés en une foule de petites répu-
bliques dont la jalousie avait toute l'àpreté des haines de famille.
(1) Philémon., Fragm., p. 12!), n" 89 :
0-j/^ r, TTCilii rro'j to '/jvo; îùyîvi; Troieï,
(2) Ib.,p. 124, no.Bn.
3i
498 LA GRÈCE.
L'invasion des Perses fut roecasion d'une association temporaire.
Hérodote s'aperçut que c'était grâce à cette union que les Hellènes
avaient triomphé de leurs innombrables ennemis, et il eut le
malheur de les voir, avant de mourir, se déchirer entre eux dans la
guerre du Péloponèse ('). S'inspirant du passé et du présent, l'his-
torien comprit la nécessité d'un lien permanent entre les peuples
de la Grèce. Dans tout son ouvrage perce un vif sentiment de
l'unité grecque : « Les Hellènes, dit-il, forment un corps sorti d'un
même sang, parlant la même langue, ayant les mêmes dieux, les
mêmes temples, les mêmes sacrifices, les mêmes usages. » H met
dans la bouche de Mardonius des reproches aux Grecs sur leurs
sanglantes querelles : « Puisqu'ils parlent la même langue, ne
devraient-ils pas s'envoyer des hérauts et des ambassadeurs et ten-
ter toutes les voies de pacification, plutôt que d'en venir aux
mains »f)? Quel était le moyen de mettre un terme à des discordes
qui menaçaient de faire de la Grèce la proie des Barbares? On ne
pouvait pas songer à réunir toutes les républiques sous les mêmes
lois, mais du moins une confédération était possible. Thaïes avait
conçu cette idée. Hérodote approuve fort le conseil que le philo-
sophe donna aux Ioniens (') : serait-ce sous la forme d'une grande
ligue que l'historien espérait voir se réaliser l'unité nécessaire à la
Grèce?
Le spectacle des guerres médiques devait faire une impression
profonde sur des esprits poétiques et religieux. Eschyle y vit une
punition des attentats dont l'orgueilleux Xerxès s'était rendu cou-
pable. Eu disant que la divinité se plaît à abaisser tout ce qui
s'élève trop haut (^), Hérodote exprime au fond la même pensée. H
y a donc des dieux qui s'occupent des choses humaines; ce n'est
pas une aveugle fatalité qui préside aux destinées des peuples. Les
nations comme les hommes se font à elles-mêmes leur sort; si elles
combattent pour le droit et la liberté, les dieux leur sont favorables ;
(1) Herod.,\l 98.
(2) /&., VIII, U4; VII, 9.
(3) 76., I, 169.
(4) /6., VII, 10.
LITTÉRATURE. 4,9<)
si elles abusent de leur pouvoir pour se livrer à de mauvaises pas-
sions, Némésis les poursuit de ses justes vengeances('). L'idée d'une
justice divine se révèle dans tous les jugements portés par Héro-
dote sur les faits qu'il rapporte.
Il nous montre Cléomène puni par la perte de sa raison pour
avoir dépouillé Démarate du trône, en corrompant la Pythie. L'his-
torien ne veut pas qu'on assigne une autre cause à la frénésie du
roi de Sparte :«Les Lacédémoniens, dit-il, l'attribuent à Tbabilude
que Cléomène avait contractée chez les Scythes de s'enivrer, mais
je pense plutôt qu'il a payé celle peine à Dénia raie » (-).
Arcésilas, roi de Cyrène, reçoit la mort, pour prix de sa cruauté
contre des ennemis sans défense ('). Sa mère périt parce qu'elle a
vengé son fils avec trop dlnhumanité; tant il est certain, ajoute
Hérodote, que les dieux haïssent cl châtient ceux qui portent trop
loin leur ressentiment (').
D'après une tradition antique, Paris, le ravisseur d'Hélène, fut
jeté par des vents contraires sur les côtes d'Egypte. Le roi informé
qu'il était arrivé un Teucricn souillé d'une action impie, le fit ame-
ner devant lui, et prononça ce jugement : « Si Je ne pensais pas
qu'il est de la plus grande conséquence de ne faire mourir aucun
des étrangers que les vents forcent à relâcher sur mes terres, je
vengerais par ton supplice le Grec qui t'a donné l'hospitalité et en-
vers lequel, toi, le plus méchant de tous les hommes, lu as commis
un crime exécrable. Mais puisijuc je crois de la plus grande consé-
quence de ne point faire mourir un étranger, je le laisserai aller;
mais je ne permettrai pas que lu emmènes cette femme et que tu
emportes ses richesses; je les garderai jusqu'à ce que ce (Jrcc vienne
lui-même les redemander. Pour toi, je l'ordonne de partir dans
(1) Sur ridée de la juslico divine chez Hérodote, voyez Benjamin Constant, Do
la religion, XII, (i; O. Millier, Gesrliiclite der Krierhischon I-itcraliir, T. I,
p. 489-'i-91; liaelir, dans la Ikal lùinjclopaUie dcr classisclwn Altertliumstrissen-
schaft, T ni, p. 1248.
(2) //cTod., VI. 75, 84.
(3) Ib., IV, iGo.
Ci) Ib., IV, 20:i.
300 LA GRÈCE.
trois jours de mes états avec tes compagQons de voyage, sinon tu
seras traité en ennemi » (').
Hérodote se rencontre avec le grand tragique d'Athènes sur le
gouvernement providentiel des choses humaines. L'on peut donc
dire que le premier germe de la philosophie de l'histoire naît avec
l'histoire. L'idée d'une direction de l'humanité par la Providence
est étrangère aux anciens; elle suppose la notion du progrès qui
leur manquait, Eschyle et Hérodote n'insistent que sur la justice
divine, et il faut leur savoir gré d'avoir introduit cette croyance dans
l'histoire. Les incrédules de notre temps voudraient bien mettre
Dieu hors de cause, sous le pr;'texte que l'homme ne peut con-
naître les arrêts de sa justice, il est bien possible qu'Héro-
dote se soit tromp en affirmant que la démence de Démarale était
un effet de la justice divine plutôt que de l'abus des boissons fortes,
mais nous préférons ces erreurs à une doctrine qui, si elle ne
nie pas le gouvernement providentiel, aboutit au même résul-
tat, puisqu'elle prétend que nous ne pouvons pas le connaître.
Mieux vaut que, tout en se trompant sur les jugements de Dieu, les
hommes et les nations se convainquent que tout acte contraire aux
lois du devoir moral sera suivi d'une inévitable punition. Pour
leur donner cette conviction, il est bon de montrer la main de Dieu
dans l'histoire.
Les guerres médiques exaltèrent le patriotisme des Grecs. Chez
les peuples comme chez les individus, un noble sentiment ne se
développe jamais sans élever les âmes et épurer les passions. Les
Hellènes se montrèrent vainqueurs généreux, parce qu'ils combat-
taient pour la liberté. H y a un souffle d'esprit chevaleresque dans
les récits d'Hérodote. Après la bataille de Platée, un Grec conseilla
(1) Herod., II, \\h, 115. — Ailleurs Hérodote représente les coupables, hon-
teux du crime qu'ils ont commis et n'ayant pas le courage d'en profiter. Des
habitants deChio acquirent une petite province en Mysie.en violant l'hospitalité.
Ils n'osaient offrir aucune des productions de ce territoire dans les sacrifices. Ils
ne consacraient à aucun dieu les gâteaux pétris avec le blé qui en provenait; ils
ne répandaient sur la tète d'aucune victime l'orge qu'ils y recueillaient. Tout ce
qui découlait de cette source impure était immonde et banni des temples et des
lieux sacrés {Herod., I, 160).
LITTÉRATLRE. 501
à Pausanias de traiter Mardonius, comme Xerxès avait traité Léo-
nidas. Hérodote qualifie ce conseil d'impie, et prèle à Pausanias
cette belle réponse : » Mon hôte d'Égine, j'estime ta bienveillance
et ta prudence, mais ton avis pèche contre la droite raison; car
après m'avoir élevé jusqu'au ciel , moi , ma pairie, mes actions, tu
me rabaisses jusqu'à lerre, en me conseilianl d'oulrager un mort et
en me disant que ma gloire s'en accroîtrait. Une pareille conduite
convient mieux à des Barbares qu'à des Hellènes, et nous les haïs-
sons pour cette raison. Pour moi , je ne veux pas, à ce prix, com-
plaire aux Éginètes ni à ceux qui approuveraient une pareille ac-
tion. Il me suffit de plaire aux Spartiates, en ne faisant et en ne
disant rien que d'honnête. Quant à Léonidas, il n'a pas besoin
d'être vengé; je pense qu'il l'est sufïisamment, lui et tous ceux
qui ont péri aux Thermopyles, par celte multitude innombrable
de morts.... » (')
Ce noble patriotisme fit bientôt place à des guerres civiles entre
les Hellènes. Le spectacle de la Grèce se déchirant elle-même at-
trista profondément Hérodote : « Autant la guerre est plus funeste
que la paix, dit-il, autant les troubles civils sont i)lus pernicieux
qu'une guerre étrangère entreprise d'un commun accord des ci-
toyens ))(^). En général, la guerre a peu d'attrait pour Hérodote.
Nous ne connaissons pas de plus belles paroles sur les maux qui
naissent des sanglantes querelles des peuples que celles du père de
l'histoire : « l\ n'y a pas d'homme assez insensé pour préférer la
guerre à la paix. Dans la paix, les enfants ferment les yeux à leurs
pères; dans la guerre, les pères enterrent leurs enfants »('). Mais
comment croire à la possibilité de la paix à une époque de guerre
universelle? Les anciens, ne concevant pas que la paix put jamais se
réaliser dans le monde tel (pi'ils le voyaient, imaginèrent un étal
idéal (lu'ils placèrent dans un âge d'oi* ou chez des peuples éloignés
et inconnus. Hérodote représente les Élliiopiens comme des hom-
mes justes et abhorrant les con(iuéles(*). iNous croyons aujourd'hui
(I) l/erod., IX, 78, V.K
Ci) Ib., VIIi,3.
(3) y^.,1, 87.
(i) /(*., 111,21.
502 LA GRÈCE.
à une perfectibilité croissante de Tespèce humaine. Serait-ce un
rêve comme l'âge d'or? Les progrès que les peuples ont déjà accom-
plis sont une garantie de ceux qu'ils peuvent accomplir encore, et
s'il n'est pas donné à des êtres bornés d'atteindre à l'idéal, ils peu-
vent du moins s'en approcher : telle est la loi providentielle de leur
destinée.
^ II. Thucydide.
Avant d'écrire l'histoire, Thucydide avait pris part aux affaires
publiques. Général malheureux, il fut puni de l'exil. Dans sa re-
traite il conçut la pensée de se faire l'historien de cette funeste
guerre du Péloponèse dont il était témoin. Le temps où il vécut
exerça une profonde influence sur le caractère de son génie. On
était loin des beaux jours où l'enthousiasme de la liberté et de la
patrie avait rallié les Grecs autour d'Athènes et de Sparte. Abusant
de l'hégémonie, les Athéniens pratiquaient le droit du plus fort : la
force était la loi suprême des relations internationales. Thucydide
est le fidèle organe de cet état social. Les anciens l'ont accusé
d'athéisme ('); on peut du moins dire qu'il semble étranger aux sen-
timents qui honorent l'humanité. Cependant, en jugeant Thucy-
dide, nous ne devons pas oublier que l'auteur ne parait jamais dans
ses récits; ses personnages seuls occupent la scène; les discours
qu'il leur prête n'ont pour but que de dévoiler les principes de leur
politique. La critique que nous osons faire de Thucydide s'adresse
donc au siècle dans lequel il vécut plutôt qu'au grand historien.
Témoin et rapporteur des scènes les plus affreuses dont la Grèce
ait été le théâtre, Thucydide ne laisse point tomber une parole de
compassion sur les victimes de ce hideux droit des gens, il n'a pas
une parole de blâme pour les vainqueurs. Les Athéniens s'étant
emparés d'une ville d'Egine, y mirent le feu, détruisirent tout ce qui
s'y trouvait et décidèrent que les prisonniers seraient mis à mort :
« C'était, dit Thucydide, l'effet de l'ancienne haine que les Athéniens
avaient toujours eue pour les Éginètes »(-). L'historien semble trou-
(1) Marccllini Vita Thucyd., § 33.
(2) Thucyd., IV, 37.
LITTF.UATIRK. 503
\cr naturel quuii peuple assouvisse sa passion de vengeance;
il était cependant contemporain de Sophocle qui lit entendre
ces paroles évangéliques : « Mon cœur est fait pour partager
l'amour et non la haine. » Mais les sentiments des poètes comme
les idées des philosophes n'avaient pas encore pénétré dans la vie;
il y avait comme un ahime entre la civilisation intellectuelle et les
mœurs. Au moment où Socrate enseignait que le beau et le bon
sont identiques, que le plus grand de tous les maux est de commettre
une injustice, les Athéniens proclamaient l'intérêt comme loi de la
politique : « Pour un prince, disaient-ils, ou pour un état qui jouit
de l'empire, rien de ce qui lui est utile n'est contraire à la raison ;
il n'aime que ceux sur lesquels il peut compter; il doit, au gré des
circonstances, être ami ou ennemi »('). Nous avons rapporté la con-
férence des députés d'Athènes et des Mêlions dans laquelle les pre-
miers représentent le droit du plus fort comujc une loi émanée des
(lieux. Thucydide ne proteste pas contre celle avilissante doctrine:
homme public, partageait-il les préjugés de son époque?
On dirait que Thistorien est dénué du sentiment de l'humanité,
comme les hommes dont il raconte les excès. Nous avons dit quelle
fui la conduite des Athéniens envers les habitants de Mitylène qui
avaient abandonné leur alliance pour suivre le parti de Lacédé-
nione; le peuple les condamna à mort, mais, ému de pitié, il remit
leur sort en délibération. Thucydide place dans la bouche de Cléon
les motifs qui pouvaient engager les Athéniens à persister dans leur
première décision. Il dit que Ton doit se tenir en garde contre la
compassion et l'indulgence, vices funestes à la domination; il n'ad-
uiet rhumanilé que lorsciuclle est utile, mais si elle ne procure
aucun avantage, c'est de la dupciie; il soutient que les Athéniens
feront bien de punir les Mityléniens de leur défection, quand même
elle serait juste; s'ils veulent conserver l'empire, il faut qu'ils consi-
dèrent leur intérêt plutôt que la justice; sinon, ils doivent renoncer
à l'hégémonie, et se livrer, hors des dangers qu'elle entraîne, à
d'humbles verlusf). Un autre orateur, Diodole, expose les raisons
(1) Thucyd., VI, 80.
(2) r/(«cyr/.,lll, '.0.
hOà- LA GRÈCE.
qui décidèrent le peuple à revenir sur le décret de mort. On s'attend
à une protestation chaleureuse contre les doctrines de Cléon ;
mais, tout en prenant le parti de la clémence, Diodote ne s'appuie
que sur l'intérêt politique mieux entendu :«Ce n'est pas sur les
offenses des Milyléniens que nous devons délibérer, si nous agis-
sons sagement, mais sur le meilleur parti que nous avons à
prendre. Quand les Mityléniens auraient commis le plus grand
des crimes, je n'en conclurais pas qu'il faut leur donner la mort,
si leur mort nous est inutile; et s'ils étaient dignes de quelque
clémence, je ne dirais pas qu'il faut leur pardonner, si cela n'était
pas avantageux à la république. » L'orateur ne cherche donc pas
quelle est la résolution la plus juste, mais quelle est la plus profi-
table. Cléon avait soutenu qu'il fallait intimider les alliés, en punis-
sant la défection des Mityléniens par la mort. Il faut au contraire,
dit Diodote, montrer aux villes révoltées qu'un prompt repentir
pourra effacer leur crime; alors elles entreront en composition,
pendant qu'elles ont encore de quoi payer les frais de la guerre, et
elles seront en état d'acquitter les tributs à l'avenir; et ce sont ces
tributs qui font notre force contre nos ennemis. L'orateur prouve
ensuite que, pour le maintien de leur domination, il est bien
plus avantageux aux Athéniens de supporter de bonne grâce une
offense, que de punir justement ceux qu'il leur importe d'épargner.
11 finit par dire qu'il ne veut pas les engager à accorder trop à la
pitié et à l'indulgence, mais qu'ils doivent suivre son avis comme
étant le plus utile (').
Quel était donc ce peuple qui pesait froidement les motifs d'in-
térêt politique qui devaient le porter à la clémence ou à la rigueur?
Les Grecs n'avaient pas le goût de la guerre : quelques années à
peine s'étaient écoulées depuis le commencement des hostilités, que
déjà les Spartiates et les Athéniens soupiraient après la paix (-) :
« On avait fait une trêve d'un an, dit Plutarquc, et en goûtant de
nouveau le plaisir de se trouver réunis sans crainte, de se livrer au
repos, et de voir en liberté leurs hôtes et leurs proches, tous les ci-
(1) Tlmcyd., III, 44, 40, 46-48.
(2) Thucyd., 11,65.
LITTÉRATURE. 505
loyens désiraient vivemeut passer une vie Iranquille et sans guerre.
On aimait à entendre des chœurs qui chantaient :
« Laissons ma lance se couvrir des toiles de l'araignée.
On se rappelait avec plaisir ce mot, que dans la paix, ce n'est
point la tronipelle mais le coq qui nous éveille. On raillait donc et
l'on rejetait bien loin la prédiction suivant laquelle la guerre devait
durer trois fois neuf années » (').
Ces sentiments étaient généraux. Le roi de Sparte avoue que la
guerre est un mal. Avant de la commencer, les Athéniens engagent
les Spartiates à bien examiner quels en sont les malheurs et les
vicissitudes (*). Thucydide parle de la guerre, comme ferait un
politique des temps modernes : « Lorsqu'on a le choix, et que
d'ailleurs on est dans une position avantageuse, c'est une grande
folie de choisir la guerre. Mais quand on se trouve dans l'alterna-
tive ou d'être dominé par ses voisins si on leur cède, ou de se sau-
ver en se jetant dans les hasards de la guerre, le blâme est pour
celui qui fuit les dangers, non pour celui qui les brave »('). Thu-
cydide apprécie également les avantages de la paix qui " d'un com-
mun aveu est le plus grand des biens. Si les uns prospèrent, dit-il,
et si les autres ont à se plaindre du sort, ne croyez-vous pas que la
paix soit plus propre que la guerre à faire cesser les maux de l'in-
fortune, et à conserver à l'homme heureux ses avantages? Ne rend-
elle pas les honneurs plus solides, les dignités plus assurées, et n'of-
frc-t-elle pas mille biens qu'il serait aussi long de détailler que les
malheurs de la guerre »(')? Un grand pas a été fait vers la paix le
jour où les peuples ont reconnu que la guerre n'est pas un bien et
qu'il faut peser les funestes conséquences (ju'clle entraine avant de
l'entreprendre. Une fois la question portée sur le terrain de l'uli-
lité, les guerres deviendront dé jour en jour plus rares et un temps
viendra où tous les intérêts seront pour la paix. Ce n'est pas à dire
que l'intérêt seul doive décider de la paix et de la guerre. Il y a dans
(1) Plutarch., Nicias, 9 (trad. de Pierron),
(2) Thucijd., I, 80, 78.
(3) /6., II, 61.
(i) Ib., IV, 02.
506 LA GRÈCE.
la vie des nations quelque chose de plus grand que rinlérêt, c'est la
justice et la liberté. Quand celles-là sont compromises, il faut que
tous les intérêts se taisent. Mallieur aux peuples, s'ils préfèrent
leur repos et leur tranquillité au plus grand des biens! Ils sont
moralement morts et ils ne méritent plus de vivre.
I III. Xénophon.
La guerre du Péloponèse prépara la dissolution des cités grec-
ques. Cependant au milieu des dissensions civiles il y eut un im-
mense mouvement intellectuel : les poètes firent retentir la scène
d'accents de clémence : les philosophes enseignèrent une morale
qui ne séparait plus l'utile du juste, et s'élançant hors des limites
étroites de leur patrie, ils se proclamèrent citoyens du monde. Le
spectacle de la Grèce affaiblie par ses divisions et les leçons de
Socrate, inspirèrent à Xénophon le patriotisme hellénique et
l'humanité qui le distinguent.
En continuant l'histoire de Thucydide, Xénophon fut frappé de
la profondeur du mal qui minait la Grèce. Homme public lui-même,
il prit part à l'expédition des Grecs auxiliaires de Cyrus, et il put
se convaincre par ses propres yeux combien l'empire des Perses
eût été peu redoutable pour les Hellènes s'ils avaient été unis. Sa
liaison avec Agésilas, qui lui aussi désirait rallier les forces de la
Grèce contre les Barbares, fortifia son patriotisme : il s'éleva au-
dessus des intérêts particuliers d'Athènes pour ne considérer que
les intérêts généraux de la patrie grecque. Ce sentiment éclate dans
l'éloge que Xénophon fait d'Agésilas. II glorifie son héros pour la
haine qu'il portait aux Barbares :« Il est beau de haïr les Perses,
dit l'historien, parce qu'un de leurs anciens monarques a marché
contre les Hellènes pour les subjuguer et que leur roi actuel, ou se
ligue avec les peuples qu'il croit pouvoir nuire le plus à notre pays,
ou paye des subsides à ceux qui dans son opinion feront le plus de
mal à la Grèce » ('). Au point de vue de la fraternité des nations,
(I) Xenoph.y Agesil., VU, 7.
LiTTi:u\Tiiu: .
507
l'amour de la pairie qui se traduit en haine, doit être condamné.
Mais qu'on se représente les Grecs déchirés par leurs rivalités,
les républiques les plus puissantes sacrifiant la dignité et l'in-
dépendance de la Grèce à leurs intérêts ou à leurs passions,
et allant mendier des secours à la porte des satrapes du Grand
Roi pour combattre leurs concitoyens; alors on concevra que c'eût
été un immense bienfait pour les Hellènes d'être unis par un lien
commun, ce lien eùt-il été la haine des Barbares. Le patriotisme de
Xénophon qui nous paraît aujourd'hui étroit, était donc un véri-
table progrès; il diminue l'odieux de sa conduite dans les rapports
d'Athènes et de Sparte('). Nous n'entendons pas justifier le citoyen
qui porte les armes contre sa patrie; mais peut-être la conviction
que l'hégémonie lacédémonienne, à une époque où Agésilas avait
menacé sérieusement l'empire des Perses, pouvait seule assurer
l'indépendance de la Grèce, sera-t-elle considérée comme une ex-
cuse.
Platon disait que les Grecs, étant frères, ne devaient pas se faire
la guerre entre eux.Xénophon est également un partisan décidé de
la paix. II la considère comme le plus grand des biens et la guerre
comme le plus grand des maux ('). Mais comment expliquer que, la
paix étant un aussi grand bien, la guerre soit un fait universel?
C'est la volonté des dieux, répond l'historien, qu'il y ait des guerres
parmi les hommes ('). Il ne cherche pas à scruter les desseins de
la Providence ; il semble accepter la guerre comnie un fait néces-
saire, inévitable. Cependant il ne courbe pas la tête sous la fata-
lité; il y a chez lui celle croyance inslinctivc que l'homme doit faire
usage de sa liberté et de son intelligence pour diminuer l'empire du
mal. Xénophon voudrait (jue les guerres fussent moins fréquentes;
il n'en admet la légilimiié que lorsqu'il y a de puissants motifs
pour les entreprendre (^). Le disciple de Socralc appliciue aux rela-
(1) Xénophon fut banni d'Athènes pour avoir accompngnô Agésilas iJ;ins son
oxpédition en Asie. A la t)alailie (]e Coronée, il coml)attil dans les rangs des
Spartiates contre ses concitoyens. Il approuva la honteuse paix d'Antaicidas.
(2) Xcnoph., Hiero, II, 7.
(3) Xenoph., Hellen., VI, 3, 6.
(4) Ib., VI, 3, 5 : /.ai nijt-onijwj \j.ïj 'jr,r.'yj iîri \t.r,'Ti ù p.t/.ûà rà 'hoc'fioo'^-v.
iin 7ro),£tAov àvatpsÎTOa'..
SOS LA GRÈCE.
lions des peuples les principes de morale qu'il a puisés dans les en-
seignements de son maître : « On peut faire la guerre pour repous-
ser une offense , on ne doit pas commencer par se rendre coupable
d'une injure »('). Il appuie ces motifs de justice de considérations
d'utilité, qui devaient avoir plus d'influence sur des peuples habi-
tués à agir d'après les règles de l'intérêt. En traitant des revenus
de l'Attique, l'historien démontre que la paix est nécessaire pour en
accroître le produit; parlant de là, il expose les avantages qu'elle
aurait pour les Athéniens; il demande qu'on crée des magistrats
chargés de la maintenir : une pareille institution engagerait les
hommes de tous les pays à venir à Athènes. Ce serait une erreur de
croire qu'une paix perpétuelle diminuerait la puissance de la cité de
Minerve et la célébrité qu'elle a acquise dans toute la Grèce. Quelles
sont les villes dont on vante le bonheur? Celles qui se sont maintenues
dans une paix longue et durable. Cela est vrai surtout d'Athènes
qui s'élèverait au-dessus de toutes les autres cités, si elle conservait
la paix. Xénophon répond ensuite à ceux qui, jaloux de recouvrer
l'empire de la mer, croyaient que la guerre conduirait plus sûre-
ment à ce but que la paix. Il demande si, lors de l'invasion de
Xerxès, ce fut la violence ou la douceur qui fit décerner l'hégémo-
nie aux Athéniens. Il finit par les engager à intervenir dans les
guerres qui déchirent les républiques pour les réconcilier, et
dans les luttes des factions pour rétablir la concorde entre les
citoyens: « Si, dit-il, l'on vous voit travailler à l'établissement d'une
paix universelle et sur terre et sur mer, je crois que tout Grec,
après avoir fait des vœux pour sa patrie, en formera aussi pour le
bonheur d'Athènes »0.
La paix entre les Hellènes, nés divisés, était impossible. Les
philosophes, tout en proclamant que des frères ne devaient pas se
déchirer entre eux, n'espéraient pas que leurs dissensions auraient
une fin. Platon veut que la charité vienne au moins réprimer la
fureur des combats. Xénophon s'élève à la hauteur du grand phi-
losophe dans sa Cyropéclic. Il y trace le modèle d'un prince accom-
(1) Xenoph., De Vectigal., V, 13.
(2) 76., c. 5.
I
LÎTTÉRATl'RE. 509
pli et d'un gouvcrneinenl parfait; c'est le Télémaquc de la Grèce(').
Ce n'est pas qu'il abandonne entièrement le droit existant pour une
politique imaginaire; il prend pour point de départ le pouvoir ab-
solu du vainqueur sur le vaincu (-). Mais dans Tapplicallon , il
limite ce droit par la clémence et l'humanité, et s'écarte entière-
ment des usages barbares suivis par les Grecs.
Quel était le principe fondamental du droit des gens hellénique?
C'était de faire à l'ennemi le plus de mal possible, pour le con-
traindre à demander la paix : de là les horribles dévastations qui
firent de la Grèce un désert. Le héros de Xénophon , afin de dimi-
nuer les malheurs de la guerre, convient avec le roi des Assyriens
qu'il y aura paix pour les cultivateurs, guerre entre les gens ar-
més ('). Quelle était la condition des vaincus chez les Grecs? Le
vainqueur usait de miséricorde, quand il se contentait de vendre les
prisonniers, ou d'expulser les habitants. Cyrus s'était emparé de
Sardes, la plus opulente cité de l'Asie après Babylone; il ne voulut
pas la livrer au pillage de son armée ; mais d'autre part les soldats
demandaient le fruit de leurs Iravaux; s'il ne leur en revenait aucun,
il ne pouvait compter longtemps sur leur obéissance. Il convint
donc avec Crésus que la ville ne serait pas pillée, que les Lydiens
ne seraient séparés ni de leurs femmes ni de leurs enfants, mais
que pour prix de cette grâce, ils apporteraient d'eux-mêmes tout
ce que Sardes renfermait de précieux et de beau ('). L'idée de Xé-
nophon, de frapper les habilanls des pays ennemis d'une contribu-
tion, ne fut introduite dans le droit des gens que par les peuples
modernes; cet usage diminue les maux de lu guerre en épar-
gnant les personnes. Quant aux prisonniers qu'on faisait dans les
batailles, Cyrus leur donnait la liberté. Il e\|)li(iue les motifs de
cette manière d'agir à son armée : « Vax lelàchant les captifs, nous
{^) « Si parmi nos écrivains modernes, ii y en a quelqu'un à qui Xénophon
puisse être comparé, c'est Fénelon... Il y a sûrement du rapport entre le Télo-
maque et la Cyropédie »{Thomus, Kssai sur les éloges, chap. 9.)
(2) Xenoph., Cyrop., VII, 5, 72, sq.; IM, 3, 4.'i.
(3) 76., V, 4, 2i-27.
i'y) Ih., VII, 2,11-14.
SIO
LA GRECE.
nous délivrerons du soin de nous garder d'eux, de les garder eux-
mêmes, et de les nourrir; nous augmenterons le nombre des prison-
niers; car si nous nous emparons du pays, tous les habitants seront
à nous, et quand les autres verront que nous avons donné la vie et
liberté à ceux-ci, ils aimeront mieux rester et obéir que d'éprouver
le sort des armes. » Cyrus fait ensuite assembler les prisonniers et
leur dit : « Votre soumission vous a sauvé la vie; si vous vous con-
duisez de même à l'avenir, il ne vous arrivera rien de fâcheux, vous
n'aurez fait que changer de maître. Seulement vous ne ferez plus
la guerre, ni à nous, ni à aucun autre peuple ; si vous êtes insultés,
nous combattrons pour vous. Si quelqu'un se donne à nous d'assez
l)on cœur pour chercher à devenir utile par ses actions ou par ses
conseils, nous le traiterons, non comme captif, mais comme bien-
faiteur et ami »(').
C'est de la clémence dictée par la politique, dira-t-on. Mais nous
demanderons pourquoi les Grecs ne se sont pas aperçus qu'il leur
était utile d'être humains? Ne serait-ce pas parce que le sens de
l'humanité n'était pas assez développé chez eux? Et si Xénophon
voit si bien le côté avantageux de la douceur, ne serait-ce pas
parce qu'il sent son cœur battre de compassion pour des malheu-
reux qui sont ses semblables? Le roi des Lydiens était tombé entre
les mains des Perses; Cyrus le fait amener en sa présence. Dès
que Crésus aperçoit son vainqueur : « Je te salue, mon maitre, lui
dit-il ; car la fortune t'assure désormais ce litre, et me réduit à te
le donner. » « Je te salue aussi, lui répondit Cyrus, puisque tu es
homme ainsi que moi »(-). Attendri sur la situation du roi captif, il
lui rend sa femme, ses filles, ses amis, ses serviteurs; il lui interdit
seulement la guerre O. Quelle distance entre les sentiments de
Xénophon et les faits qu'il avait sous les yeux! Les généraux
(1) Xenoph., Cyrop., IV, 4. — Cyrus manifeste les mêmes sentiments dans
toutes les occasions. Des Égyptiens servaient comme auxiliaires dans l'armée de
Crésus; seuls des ennemis, ils ne pliaient pas. Cyrus admirant leur courage, et
voyant avec douleur périr de si braves gens, fit cesser le combat, et leur proposa
la vie et des terres, s'ils voulaient entrera son service (Cyrop., Vif, 1, 41-45).
(2) Ib., VII, 2, 9. iO.
(3) Ib.., VIT, 2, 26.
LITTÉRATURE. SU
(rAlhènes étranglés à Syracuse par des Grecs, les prisonniers athé-
niens à Aegos Polamos condamnés à mort comme des criminels,
tandis que Cyrus honore dans Tcnncmi vaincu la qualité d'homme!
Ne croirait-on pas qu'on est dans un autre âge, au milieu de la civi-
lisation moderne? L'humanité de Xénophon n'est encore qu'un
idéal; mais un temps viendra où l'idéal se réalisera, où les hommes
non-seulement respecteront dans l'ennemi la qualité d'homme, mais
où ils l'aimeront comme leur frère.
CHAPITRE V.
LES C) Il A T E U II S .
g l. Isocrate.
Dans les temps de décadence intellectuelle, on dédaigne la phi-
losophie comme une spéculation oiseuse qui n'a aucune inducncc
sur la destinée des hommes. La Grèce donne un solennel démenti
à ce dégradant matérialisme, en alleslant que ce sont les idées qui
gouvernent le monde ('). Émanation de l'esprit hellénique, les doc-
trines des philosophes réagirent sur toutes les manifestations de la
vie nationale. L'histoire s'en inspira ; Xénopiion puisa dans les
leçons de son maître une théorie nouvelle du droit de guerre. Euri-
pide, disciple d'Anaxagore, enseigna sur le théâtre une morale su-
périeure à celle du paganisme. Il y avait une triimne plus puissante
où se décidaient les intérêts d'Athènes et de la (Jrèee enlière. Nous
entendrons Démosthène, imhu de la philoso|)hie de Platon, appli-
(1) « Nichls ist durch den Geist in d.is Mcnsclilieitldicn oingcirolun, was niclit
zuvor und zugicich in wissenschaflliclicr lirkcniUniss da gc'wescu »(Krausc, Das
Urbild der Mcnschhcit, p. 33i).
312 LA GRÈCE.
quel" l'idéal du juste et de l'injuste aux relations internationales.
Un autre orateurfut disciplede Socrate;le sagedevina le génied'Iso-
crate; il voyait dans les essais du jeune homme un caractère plus
élevé que dans les discours de ses rivaux; il lui prédit que « non-
seulement il effacerait comme des enfants ceux qui s'étaient essayés
dans son art, mais qu'une inspiration divine l'entraînerait à de plus
grandes choses, car la nature avait mis en lui l'amour de la sa-
gesse »('). Celte tournure d'esprit fut favorisée chez [socrate par
une incapacité naturelle pour la vie pratique. Il avouait qu'il
n'avait pas le courage de se jeter au milieu des agitations populaires;
il n'avait pas même la force nécessaire pour dominer une assemblée
orageuse, la voix lui manquait; mais l'orateur se disait avec un
juste orgueil que, bien qu'impuissant à diriger l'état, il ne le
cédait à personne pour la pureté et la noblesse des sentiments.
Si l'action lui était refusée, il ne renonçait pas à être utile à sa
patrie et à la Grèce par ses conseils {-). La mission d'Isocrate était
donc bien différente de celle de Démosthène. Celui-ci, mêlé au
mouvement des grandes luttes qui décidèrent du sort de la Grèce,
combattit corps à corps la puissance macédonienne. Isocrate, étran-
ger à la vie publique, jugea les hommes et les événements en phi-
losophe; tout en restant Athénien, il vit que les intérêts de tous les
Grecs étaient solidaires; il tenta de réunir dans une œuvre com-
mune les républiques rivales et leur redoutable adversaire, le roi
de Macédoine.
Isocrate sentait profondément la nécessité pour les Grecs de
s'unir pour être forts, ou plutôt pour échapper à une décadence
que leurs discordes funestes rendaient imminente. Mais comment
opérer cette union? Les Grecs l'avaient cherchée instinctivement
dans l'hégémonie. Sparte, Athènes et Thébcs essayèrent tour à tour
d'imposer leur domination à la Grèce, mais au lieu de lui donner
l'unité, ils la couvrirent de sang et de ruines. Isocrate crut voir la
source du mal qui ruinait sa patrie dans ces tentatives ambitieuses;
il en fit une vive critique. Il part des principes enseignés par So-
(1) Platon., Vhxdv., fine.
Ci) Isoerat., Philipp., §81,82 (p. 98, C, D).
LiTTi:n.\Ti;i\F,.
515
craie et développés avec tant de puissance par Platon ; il n'ignore
pas que les sophistes prônent l'injustice, mais il repousse leurs para-
doxes comme indignes d'êtres doués de raison('). La justice demande
que chacun respecte le droit des autres; les répuhli(|ues qui s'ar-
rogèrent l'hégémonie violèrent cette maxime éternellement vraie,
en détruisant lindépendance des cités grecques qui ont toutes
des titres égaux à la liberté ('). L'idée de justice, transportée
dans les relations internatiomiles, contient en germe un nouveau
droit des gens : bien que l'orateur n'aperçoive pas toutes les con-
séquences de sa doctrine, elle lui inspire cependant des aperçus
qu'on est étonné de rencontrer chez un auteur ancien. Enivrés par
leurs succès, les Athéniens révèrent la conquête de l'Italie et de
Carthage, ils entreprirent la malheureuse expédition de Sicile, sans
qu'une voix s'élevât pour montrer ce qu'elle avait d'injuste; les
philosophes seuls la réprouvèrent comme un attentat à l'indépen-
dance des cités siciliennes(^), Athènes professa ouvertement le droit
du plus fort. Isocrate établit comme base de la politique, l'égalité :
« les puissants doivent se conduire à l'égard des faibles, comme ils
voudraient qu'on en usât à leur égard »(*). L'orateur a le pressen-
timent du rôle que la Providence assigne à la supériorité de force
ou d'intelligence : elle impose des devoirs, elle ne donne pas
de privilèges. Que les républiques considérables, dit-il, protègent
les autres et soient les gardiennes de la liberté générale; elles exer-
ceront alors le seul empire légitime, celui ([ui re[)ose sur la recon-
naissance volontaire C^). Quelle distance entre l'idéal d'Fsocrate et
l'hégémonie d'Athènes et de Sparte! La tjrannie, ajoute l'orateur,
est funeste aux tyransC^) autant «lu'à leurs victimes: la domination,
objet de tant de vu'ux et de combats, est devenue la source des plus
(1) Isocral., De pace, §§ 31-35 fp. IGo, C-E ; p. 166, A, B).
(2) /6., § 26 (p. 164-, C); §§ 67, 68 (p. 172, D, K); § 60 (p. 173, A).
(.3) Ib.,%8i{p. 175, E).
(4) Isocrat., Nicocl , § 24 (p. 19, 0).
(5) De pace, §§ 136-138, 140 (p. 186, C, D p <'^' ^)-
(6) De pace, § 142, sq. (p. 187, C, D;.
.)0
514 LA GRÈCE.
grands maux pour les deux cités rivales et les a conduites au bord
de la ruine (').
Au point de vue du droit abstrait, la critique d'isocrate est juste.
L'égalité doit régir les rapports des états comme ceux des hommes;
or, l'hégémonie de Sparte et d'Athènes était le droit du plus fort,
et elle entraîna tous les abus qui naissent de la violence. Cepen-
dant l'histoire a été moins sévère que l'orateur athénien; elle
a tenu compte de la nécessité des circonstances. L'hégémonie
sauva les Grecs du joug de l'Asie. Si ensuite l'ambition altéra les
rapports d'Athènes et de ses alliés, il en faut accuser l'esprit géné-
ral de l'antiquité, qui ne reconnaissait pas de droit entre les na-
tions. Ce qui prouve combien l'hégémonie était fatale, c'est qu'lso-
crate, tout en voulant donner l'unité aux Grecs, ne sait sur quelle
base la fonder. Il ne voit qu'un moyen de les rallier, la haine des
Barbares, une guerre nationale contre les Perses H. C'est dans ce
but qu'il écrivit l'un de ses plus beaux discours, le Panégyrique,
qu'il prononça aux jeux d'Olympie (') : « Les Grecs, dit l'orateur,
usent ce qui leur reste de forces dans des discordes incessantes ;
leurs paix ne sont que des trêves qui ajournent les hostilités, mais
ne les terminent pas : la guerre contre les Barbares peut seule éta-
blir entre eux une concorde durable, en unissant leurs efforts
contre l'ennemi commun (*). Cette guerre est juste : les Barbares ne
sont-ils pas les ennemis-nés de la Grèce? n'ont-ils pas tenté de la
réduire en esclavage? ont-ils cessé de la déchirer par la corruption
et l'intrigue (^)? La victoire est certaine. L'expédition d'Agésilas et
la retraite des dix mille ont révélé l'impuissance de l'empire per-
san : les révoltes journalières des provinces prouvent qu'il est en
pleine décadence; les Grecs en seront les maîtres dès qu'ils vou-
dront(^). Quel doit donc être le but des hommes placés à la Icte des
républiques? C'est de mettre fin aux dissensions qui divisent les
(1) Isocrat., Depace, §§ 94, 105 (p. 178, B; 180, D).
(2) /(/., Philipp., §130 (p. 108, D).
(3) Philostrat., De vita sophist., I, 17, 2. — Isocrat., Panegyr., § 3 (p. 41, B).
(4) Isocrat., Panegyr., §§ 172-174 (p. 76, D, E; 77, A, B).
(5) 76., §§183, 184, 186 (p. 79, C).
(6) Ib.., §§ 144-149 (p. 70, D, E; p. 71); §§ 160-162 (p. 74, C-E).
I
I
LITTÉRATURE. 515
Hellènes. L'Asie est le champ de bataille où une gloire immortelle
les attend »(').
La guerre contre les Perses était providentielle; mais ce n'était
pas par l'union volontaire des Grecs qu'elle devait avoir lieu. Dans
sa vieillesse, Isocrate eut le pressentiment du rôle qui était réservé
dans cette œuvre à la Macédoine. Il avait vainement exhorté les ré-
publiques à déposer leurs inimitiés; leur patriotisme n'avait même
plus la force de la haine. Le peu d'hommes qui étaient encore ani-
més de l'amour de la patrie dédaignaient le Grand Roi comme un
ennemi impuissant; ils voyaient 'se former dans le voisinage de la
Grèce une monarchie qui menaçait de détruire ce qui restait de
liberté et d'indépendance aux cités helléniques: c'est contre le Bar-
bare du Nord que Démoslhène soulevait les Grecs. Isocrate a une
vue plus juste de la mission de Philippe, bien qu'il se fasse singu-
lièrement illusion sur les moyens d'atteindre le but. Ici se révèle la
faiblesse du philosophe, étranger aux difficultés réelles de la vie.
L'union des Hellènes est toujours le rcve de l'orateur; le roi de
Macédoine doit la réaliser et se mettre ensuite à leur tète pour con-
quérir l'Asie. Mais comment établira-t-il l'harmonie entre des popu-
lations nées divisées? Par la persuasion (-). Le conseil est digne de
l'abbé de Saint-Pierre. Nous ne suivrons pas l'orateur dans ses con-
sidérations sur la possibilité de celte concorde; les faits lui ont
donné un trop éclatant démenti. La force seule pouvait mettre un
terme aux divisions des Grecs; Alexandre lui-même fut contraint
de l'employer pour briser leur résistance. C'était une rude tâche
que celle d'imposer l'unité à la Grèce; Philippe ne fut pas scrupu-
leux sur les moyens. Isocrate, lui rappelant la gk)ire d'Hercule au-
quel le roi faisait remonter son origine, l'engageait à embrasser
tous les Hellènes dans son affection, et à se concilier leur amour par
ses bienfaits; il se refusait à croire qu'il songeât à détruire leur in-
dépendance ('). La bataille de Chéronée détruisit ces illusions. Iso-
(4) [socrat., Paneg., § 188 (p. 80, C); §§ 16, 17,19 (p. 44, A-C); § 18G (p. 80, A).
(2) Philipp., § 16 (p. 8o, C).
(3) Ib., § 127 (p. 108, A); § 14o 'p. 111, D); § 73-78 (p. 07).
olG LA GRÈCE.
erale ne voulut pas survivre à la liberté de sa patrie ; il se laissa
mourir de faim (').
Est-ce à dire que les efforts de l'orateur athénien furent stériles?
Une tradition conservée par un écrivain grec rapporte à Isocrate la
cause de la guerre que les Macédoniens firent aux Perses {-). Preuve
certaine de la profonde impression que ses discours laissèrent
dans les esprits. La voix d'Isocrate n'était pas isolée. Lorsqu'une
grande révolution approche, les hommes sont agités d'une vague
attente, ils pressentent l'avenir, bien que le but poursuivi par la
Providence leur échappe. Il en fut ainsi en Grèce à la veille de
l'avènement d'Alexandre. Depuis les guerres médiques, une expé-
dition nationale contre les Perses était une idée chère aux Grecs;
elle prit plus de consistance au moment où elle devait se réaliser.
Les organes de l'opinion dominante, les sophistes, prêchèrent la
guerre contre les Barbares dans les réunions solennelles (!es jeux
olympiques. Isocrate se dévoua tout entier à cette propagande; il
concourut, dans la mesure de ses forces, à préparer les voies à
Alexandre. Glorieuse mission, puisque les conquêtes du héros ma-
cédonien se rattachent aux plus hautes destinées de l'humaniié.
Le rôle d'ïsocrate, que nous considérons comme une gloire de
l'orateur athénien, a été ravalé par un célèbre historien comme le
fait d'un niais {''). Nous ne défendrons pas le disciple chéri de So-
crate, l'orateur loué par Platon, contre l'accusation de niaiserie;
mais le reproche de Niebuhr, à part l'outrecuidance de la forme,
soulève une grave question. Isocrate n'aperçoit de salut pour la
Grèce que dans la guerre contre les Perses, tandis queDémoslhène
ne cesse de soulever les Grecs contre Philippe et Alexandre. Lequel
des deux orateurs est dans le vrai? L'un et l'autre ont vu une face
de la vérité. Démosthène, en vrai Hellène, rapportait tout à l'indé-
pendance et à la liberté intérieure des cités grecques. A ce point de
vue, le roi de Macédoine était l'ennemi de la Grèce et le Grand Roi
(1) Philoslnite dit avec raison qu'Isocrate doit être compté parmi ceux qui
moururent sur le champ de bataille (De vita sophist., I, 17, 4).
(2) ie/Jan., V. H.,XIII, H.
(3) Niebuhr, Vortrage ttber alto Geschichte, T. Il, p. 363.
LITTÉUATIUI'. ol7
était son allié. Isocrate s'imaginait que la guerre contre leslîarbares
était une panacée pour les maux de la Grèce. Il s'est trompé. Est-ce
à dire que Niebulw ait raison de le traiter de vieux radoteur? Lui-
même nous dit que la guerre contre les Perses était un vœu po-
pulaire dont Isocrate se (It l'organe. Qui oserait nier que la voix
du peuple dans ce moment solennel ne fût la voix de Dieu? La
mission de la Grèce l'appelait en Asie. Isocrate avait le pressen-
timent de celle nécessité providenliclle. Qu'après cela, il se soit
fait illusion sur les rois de iMacédoine, nous l'avouons ; mais il paya
son erreur du sacrifice volontaire de sa vie. Est-ce là le fait d'un
sot bavard?
% IL Démostlicne.
Les individus et les nations se trouvent quelquefois en opposition
avec le but que la Providence poursuit et qui est presque toujours
un secret pour ceux-là mêmes qu'elle a choisis pour ses organes.
Lorsque la postérité vient à reconnaître la loi providentielle des
événements, condamnera-l-elle ceux qui, ignorant les desseins de
Dieu, ont employé tous leurs efforts pour pousser l'humanité dans
une voie différente? Un pareil jugement serait contraire à l'idée que
la conscience humaine s'est toujours formée de la justice. lii homme,
un peuple, ont-ils agi d'après les principes du juste, de l'honnête?
La réponse à cette question sera leur condamnation ou leur éloge;
peu importe l'issue des événements. Dieu seul sait pourcjuoi il
souffre la contradiction dans l'accomplissement de ses volontés : à
lui seul à porter la sentence définitive!
La lutte soutenue par Démosthène nous semble devoir être ap-
préciée daprès ces considérations. Sa vie entière fut un long
combat contre l'ascendant croissant de la Macédoine, et cependant
nous reconruiissons aujoui'd'hui ([ue Pliilip|ie et Alexandre étaient
appelés par la Providence à lépandre la civilisation grec(iue dans
le monde et à pré|)arer la future unité du genre humain. On peut
donc dire avec un philosophe lraiHai>, (juc Démosthène a lutté
518 LA GRÈCE.
contre l'avenir pour un état de choses condamné sans retour f).
Mais nous ne condamnerons pas pour cela le grand orateur.
Dans la situation où se trouvait la Grèce, il y avait collision
entre deux intérêts, la liberté intérieure des républiques et leur
influence à l'étranger. La liberté était le culte des cités grecques,
et qui oserait refuser sa sympathie aux nobles efforts tentés pour
sa défense? Quant à l'influence à l'étranger, c'était une chose
secondaire pour les Hellènes. Que leur importait de conquérir
l'Asie, s'ils n'étaient pas libres chez eux? Que leur importait l'unité
de la Grèce, quand cette unité n'était qu'un instrument de domi-
nation pour les rois de Macédoine? Pouvaient-ils songer au rôle
providentiel d'un prince qui était l'astuce incarnée, et qui cherchait
à ruiner ce qui restait de forces aux Grecs par la corruption et
la violence? L'indépendance avant tout : tel devait être le cri de
tout vrai patriote. Voilà les sentiments qui inspirèrent Démos-
thène f) et qu'il expose dans son célèbre discours sur la Couronne.
Après avoir rappelé les attentats de Philippe, il s'écrie : « Fallait-il
que dans la Grèce un peuple se levât pour l'arrêter? S'il ne le fal-
lait pas , si la Grèce devait devenir, comme on dit, une proie my-
sienne ('), tandis qu'il existait encore des Athéniens, je l'accorde,
nous avons trop fait, moi par mes conseils, vous en les suivant :
mais que tous les torts, toutes les fautes ne soient imputés qu'à
moi. Au contraire, s'il fallait une barrière, à quel autre qu'au peu-
ple d'Athènes appartenait-il de se présenter? C'est à cela que je
travaillais alors, moi. Voyant cet homme asservir tous les hommes,
(1) Cousin, Cours de philosophie, 1818, X<^ leçon : « Démoslhène représente le
passé de la Grèce, l'esprit des petites villes et des petites républiques, une démo-
cratie usée et corrompue, un passé qui ne pouvait plus être et qui déjà n'était
plus. » — Le philosophe a renouvelé les attaques de 3Iably, qui, tout en rendant
justice àDémosthène comme orateur, blâme fortement sa politique(Observations
sur l'histoire de la Grèce, livre III).
(2) C'est de ce point de vue que Niebxihr jugeDémosthène; il a élevé un magni-
fique monument au grand orateur, dans ses Leçons sur l'histoire ancienne (T. II,
p. 336-341); il le place, pour la grandeur morale, au-dessus d'Alexandre.
(3) C'est-à-dire une possession livrée au pillage.
LITTÉRATURE. 519
je me fis son adversaire, toujours dévoilant ses projets, toujours
instruisant les peuples à ne pas tout abandonner à Philippe »(').
Quels principes dirigeaient Démoslhène dans celte lutte, qu'il
n'aurait pas hésité à recommencer, même avec l'expérience de la
défaite? La Grèce avançait à grands pas vers une prochaine et iné-
vitable décadence. Une guerre de vingt-huit ans avait bouleversé
toutes les cités. Une démoralisation monstrueuse infectait les rela-
tions individuelles et sociales :« La politique universelle n'était que
l'art d'être injuste impunément » [^). L'orateur athénien puisa
des idées bien différentes dans les enseignements de Platon (''); il
n'hésita pas à porter à la tribune les principes sur le beau et le
juste qui méritèrent à son maître le nom de divin. « Le philosophe
Panétius dit, au rapport de Plutarque, que la plupart des discours
de Démosthène étaient fondés sur celle maxime, que le beau mé-
rite seul, par lui-même, notre préférence. Ainsi, dans les haran-
gues sur la Couronne, contre Aristocrates, sur les Immunités, dans
les Philippiques , ce n'est point à ce qui eût été le plus doux, le
plus facile et le plus utile qu'il engagea ses concitoyens : en mille
endroits il leur enseigna que ce qui intéressait la sûreté et le salut
public ne devait venir qu'après le beau et l'honnétc » (^). Citons un
de ces passages qui font des discours de Démoslhène comme une
application delà philosophie platonicienne à la politique. On lui
objectait que Philippe maintiendrait sa domination par la violence :
« Erreur, s'écrie l'orateur, ce n'est pas, non ce n'est pas sur l'ini-
quité, le parjure, le mensonge que s'établit une puissance durable;
ces moyens réussiront une fois, un moment, ils pourront même
donner de grandes es|)érances pour l'avenir, la fortune aidant;
(\) Demosth., De Coron., %H, 72, p. 248, sq. (Traduction ih-Slirmiart. P;iris,
1842).
(2) Demosth., Pro lUiodior. Lib., § 28, p. 199.
(3) Plutarch., Demosth., 5. — Cf. SchoUcn, Disquisitio do Demoslhenea) clo-
quentia; charactere, 1835. L'autour, disciplu do Van lleusde, a montré, pur
une comparaison détaillée entre la République de Platon et les discours do
Démoslhène, que l'orateur s'est inspiré non-seulement de» idées du philosophe,
mais même de son style.
(I) Ptutanli., Demosth., 13 (traduction de Pierron).
520 LA GRÈCE.
mais à la fin ils se dévoilent et s'écroulent sur eux-mêmes. Comme
dans un édifice les parties inférieures doivent être les plus solides,
de même nos actions doivent avoir pour principe et pour fondement
la justice et la vérité. Or, cette base a manqué jusqu'à ce jour à
toutes les entreprises de Philippe » (').
Ces préceptes de la philosophie de Platon inspirèrent l'ora-
teur dans toute sa vie publique. Les Athéniens avaient la réputa-
tion d'être les tuteurs et les conservateurs de la commune liberté
des Grecs. Démosthène aimait à rappeler « qu'ils avaient dépensé
dans l'intérêt de la Grèce plus d'hommes et plus d'argent que toute
la Grèce ensemble pour sa propre cause » (-). Il flattait la vanité du
peuple, pour exciter en lui la noble ambition de faire de grandes
et de belles choses. Thespies, Orchomène, Platée étaient détruites,
témoignage vivant de l'affreux droit de guerre des Grecs. L'orateur
veut que les Athéniens proclament la nécessité de rétablir ces
villes : « Apportons-y notre concours, dit-il, sollicitons celui des
autres Hellènes, car il est beau, il est juste de ne pas souffrir que
d'antiques cités restent en ruines » ('). Relever les ruines des cités
détruites par l'abus de la force, c'était inaugurer un nouveau droit
des gens fondé sur le droit. Démosthène se rencontre ici avec Iso-
crate; l'un et l'autre appliquent à la politique la théorie de la justice
qui fait la gloire de Socrate et de son école.
Mais peut-on suivre dans la politique toutes les maximes de la
morale individuelle? 11 y avait déjà du temps de Démosthène des
hommes qui criaient : chacun pour soi ! Aux calculs de l'intérêt,
le disciple de Platon oppose la doctrine d'une intervention fondée
sur le dogme de la solidarité des hommes. L'oligarchie rhodienne,
forte de l'appui du roi de Perse, arracha le pouvoir à la démocra-
tie, et en abusa pour exercer des vengeances contre ses adversaires.
Les opprimés demandèrent du secours à Athènes. Dans le discours
sur la liberté des Rhodkns, Démosthène pose le principe fondamen-
tal de la vraie politique : « Il est juste, Athéniens, que, libres vous-
(1) Demosth., Olynth., II, § 9, 10, p. 20, s(i.
(2) Ici., De Coron., §66, p. 247.
(3) Ici,, ProMe'galopolit,,§ 25, p. 208..
LITTÉRATURE. o2i
mêmes, vous éprouviez pour le malheur de loul peuple libre les
mêmes senliments que vous voudriez lui inspirer, si, ce qu'aux dieux
ne plaise, son sort devenait le vôtre »0). Phisieurs siècles devaient
s'écouler avant que le christianisme proclamât ce dogme qui est la
base de la morale : fais aux autres ce que lu veux qu'ils le fassent.
La solidaritédcs hommes est devenue un lieu commun, au moins en
théorie. 11 n'en est pas de même de l'applicalion que Démoslhènc
en fait aux relations internationales. Chose singulière! Le grand
orateur invoque le principe d'intervention dans rinlérét de la
liberté : aujourd'hui l'on considère le principe opposé comme une
garantie de Tindépendance des, peuples. Ceci prouve que les circon-
stances dominent parfois les principes. Si de nos jours l'on repousse
rintervention, c'est qu'on l'a vue exercée par les rois au profit de
l'absolutisme. La non-intervention est donc une arme de guerre pour
la liberté; ce n'est pas une doctrine. La vraie doctrine est celle de
Démosthène : si la solidarité est la loi des individus, pourquoi ne
régirait-elle pas les nations?
Les Athéniens avaient été jadis à la tête de la Grèce. Du temps
de Démosthène, ils préféraient un repos avilissant aux chances et
aux fatiguesde l'hégémonie. La suprématie qu'Athènes avait exercée,
que Sparte etThèbes étaient impuissantes à maintenir, étailvacanle;
Philippe s'en empara. C'est au nom de la patrie grecque, au nom
de la liberté générale que l'oralcui' ai)pclle les Athéniens et tous les
Hellènes aux armes contre l'usurpateur : l'éloquence finit par l'em-
porter sur l'apathie du peuple. Le beau décret qu'il avait rédigé
contre Philippe fut adopté : « Tant que la république athénienne
l'a vu s'emparer de villes barbares de sa dépendance, elle a jugé
moins grave un outrage qui ralta(|iiait seule; mais aujourdliui que
sous ses yeux, il couvre d'ignominie des villes grecques, détruit des
villes grecques, elle se croirait coui)ab!e et indigne de ses glorieux
ancêtres, si elle laissait asservir les Hellènes. l'^n consé(|uence, le
conseil et le |)cuple d'Athènes arrêtent : Après a\oir lait des
j)rières et des sîicrifices aux (li(,'ux et aux héi-os piulccleurs
d'Athènes, le coiur plein de la vertu de nos pères, qui njcllaienl à
(i; Dcmofitli., î'ru Riiodior. Lil)., ', 21, |i.;i%.
522 LA GRÈCE.
plus haut prix la défense de la liberté grecque que celle de leur
propre patrie, nous lancerons à la mer deux cents vaisseaux('), etc.»
Jamais orateur ne parla un langage plus noble, n'exprima des
sentiments plus élevés , et cependant il se trompait. Dans l'exalta-
tion de son patriotisme, Démosthène oublie les Perses; il oublie
Marathon, Salamine et Platée. Pour lui Philippe est pire qu'un
Barbare. Il sait « que les Hellènes ont souffert sous la domination
de Sparte et d'Athènes, mais du moins leurs injustes maîtres étaient
de vrais enfants de la Grèce.... Philippe n'est pas Grec, aucun lien
ne l'unit aux Grecs, Philippe n'est pas même un Barbare d'illustre
origine, misérable Macédonien né dans un pays où l'on ne put
jamais acheter un bon esclave » (') ! L'orateur craint les Barbares
du Nord plus que ceux de l'Asie, il voudrait même armer le roi des
Perses contre Philippe; pour l'entraîner, il ne craint pas de lui
dire :« Philippe vous sera bien plus redoutable après qu'il sera
tombé sur nous; car si nous venons, faute de secours, à essuyer des
revers, il marchera sans obstacle contre l'Asie » (^). Le roi de Ma-
cédoine se plaignit de ce que les Athéniens, dans l'excès de leur
animosité, négociaient une ligue offensive avec les Barbares :« Vos
pères, écrit-il, faisaient un crime aux Pisistralides de soulever la
Perse contre la Grèce, et vous n'avez pas honte de faire ce que
vous reprochez toujours à vos tyrans » (*)..
Au point de vue de la liberté grecque, la politique de Démosthène
esta l'abri de tout reproche. La Perse était en pleine décadence;
les Grecs n'avaient rien à redouter du Grand Roi, tandis qu'ils
avaient tout à craindre de Philippe. Démosthène ne pouvait songer
à une guerre nationale contre les Perses ; car la Grèce avait le plus
grand intérêt au maintien de l'empire persan pour servir de contre-
poids à la puissance croissante de la Macédoine (^). Mais Philippe
H) Demosth., De Coron., § 183, sq., p. 289, sq.
(2) Philipp., III, 30, sq., p. 118, sq.
(3) Philipp., IV, § 32, 33, p. 140.
(4) Litter. Phil.,% 7, p. 460.
(o) Demosth., Philipp., IV, § 32, sq., p. 140. — Comparez Niebuhr, Vortràge
iibor alte Gescbichte. T. II, p. 396 et suiv.
LITTÉRATLRE. 523
avait raison au point de vue de l'humanité : les Barbares qu'il fal-
lait combattre étaient ceux qui avaient couvert la Grèce de ruines
et non le roi de Macédoine. Dénioslhène, avec l'immense majorité
des Grecs, ne voyait que le mal présent, parce que la domination
macédonienne devait détruire la liberté des cités helléniques, en
même temps qu'elle leur imposait l'unité et la paix. L'adversaire de
Philippe ne s'apercevait pas que celle indépendance avait dégénéré
en anarchie sauvage, que celle domination était le seul moyen de
rendre quelque force à la Grèce. Jl ne savait pas et ne pouvait pas
savoir que la chute de sa patrie était dans les décrets de la Provi-
dence. La Grèce , incapable de réaliser l'unité nécessaire pour pré-
parer l'avénement du christianisme, devait faire place à Alexandre
d'abord, ensuite à Rome.
Est-ce à dire que le génie de Dénioslhène ait été stérile pour les
grands intérêts de l'humanité? Dans un âge de décadence morale,
il a soutenu que la politique avait pour base la justice, la charité,
la solidarité; au milieu de la corruption générale qui allait au-de-
vant de l'asservissement, il s'est fait le défenseur ardent, incorrup-
tible de la liberté. Les hommes écouleront toujours avec admiration
la voix éloquente qui appelle les peuples opprimés à l'indépen-
dance. Nous dirons plus. Si nous avions élé le contemporain de
Démosthène, nous aurions suivi le drapeau de l'orateur, même avec
la conviction que toute résistance était inutile. Le sang versé i)our
la liberté n'est jamais répandu en vain. D'abord c'est l'accomplis-
sement d'un devoir; dès lors la question d'ulilité doit être écartée.
Le devoir ne se calcule point; la conscience l'impose et riiumme y
obéit. Qu'importe que la liberté ne prolile pas pour le moment de
ce sacrifice? La i)oslérité en fera son prolil. Aussi longlenips (ju'il
y aura des nations libres, Démosthène sera leur idole. IMais qu'elles
puisent aussi une leçon salutaire dans sa destinée. L'éloquence du
grand orateur fut vaine : il n'arrêta ni les envahisscnu'nls de la
Macédoine, ni la décadence des cités grecques. Il était trop lard.
Ce terrible mol déviait sans cesse être |)réscnl et aux indiNidus et
aux peuples, pour qu'ils piéviennent à temps des laulcs qui con-
duisent à un mal irréparable.
•il24 LA GRÈCE.
I lîl. Cinéas.
On dit que Démoslhène eut pour disciple uu Thessalien, nommé
Cinéas. Seul des orateurs de son temps, il présentait comme une
image de la véhémence et de la vivacité de son modèle('). Le témoi-
gnage de Pliitarque est tout ce qui nous reste de l'éloquence de
Cinéas; s'il a obtenu quelque célébrité, c'est comme ami et con-
seiller de Pyrrhus plutôt que comme orateur. Le roi d'Épire disait
qu'il avait acquis plus de villes par les discours de son ambassadeur
que par les armes. Conquérant pacifique, Cinéas a cependant fait
*la satire la plus ingénieuse de l'ambition des conquêtes; un écri-
vain d'un esprit prodigieux l'a reproduite, en lui donnant un nou-
vel attrait par son inimitable langage (^) ; un poêle célèbre l'a mise
en beaux vers('). Elle mérite une place dans un travail dont le but
est de montrer, comment l'esprit de conquête, qui dominait dans
les vieux âges, va en s'affaiblissant, pour faire place dans l'avenir
au développement pacifique des facultés humaines. Nous laissons
la parole à Pliitarque :
" On dit, Pyrrhus, que les Romains sont fort bons guerriers, et
qu'ils commandent à plusieurs nations vaillantes. Si les dieux nous
donnent de les vaincre , quel usage ferons-nous de la victoire? » —
« Cinéas, répondit Pyrrhus, la chose est évidente; les Romains une
fois vaincus, il n'y aura pas une ville barbare ou grecque capable de
nous résister; nous aurons bientôt toute l'Italie, dont tu dois con-
naître mieux que tout autre la grandeur, la valeur et la puissance.»
Après un moment de silence, Cinéas reprit : « Maîtres de l'Italie,
roi, que ferons-nous? » — Pyrrhus ne voyait pas encore où il en
voulait venir : « La Sicile, dit-il, est proche et nous tend les bras;
c'est une île riche el populeuse, et d'une conquête aisée... » —
« Cela est bien probable, répliqua Cinéas; mais ne sera-ce pas le
terme de notre expédition, d'avoir pris la Sicile?» — « Que les
(1) Plutarch., Pyrrh-, c. U.
(2) Rabelais, livre I, chap. 33.
(•'îj Doilcau, Épîtrc au lloi, i.
i-nrÈRATiiu-. .-iS'i
ilieux, répliqua Pyrrhus, nous accordent victoire et succès! iNous
n'aurons fait que préluder à de plus grandes choses. Comment ne
pas jeter la main sur la Libye et Carlhage, en les voyant si bien à
portée, quand Agalhoclès, s'écliappant secrètenicnl de Syracuse,
et traversant la mer avec si peu de vaisseaux , a bien failli s'en em-
parer? Et quand nous serons maîtres de ces contrées, en est-il un
seul qui osera nous résister, de tous ces ennemis qui maintenant
nous insultent? » — « Non, sans doute, dit Ciiiéas; il est évident
qu'avec de telles forces, il nous sera facile de reconquérir la Macé-
doine, et d'affermir notre domination sur la Grèce. Mais quand tout
sera soumis, que ferons-nous alors? » — Et Pyrrhus, souriant:
« Alors, mon très cher, nous jouirons de la vie tout à notre aise;
buvant et banquetant tout le jour, et nous délectant en propos ai-
mables.»— Cinéas l'arrêta en disant :« Eh bien! qui nous empêche
de banqueter, et de passer le temps à causer, si nous le voulons,
puisque nous avons maintenant, et sans plus nous travailler, ce que
nous ne devrions acquérir ((u'au prix de beaucoup de sang, de fa-
tigues et de dangers, et de beaucoup de mal que nous irions faire
aux autres et souffrir nous-mêmes » (')?
Un des grands penseurs des temps modernes a fait la critique de
cette satire. Pascal dit que Cinéas donnait à Pyrrbus un conseil
qui n'était guère plus raisonnable que le dessein de ce jeune ambi-
tieux : « L'un et l'autre supposaient que l'homme peut se contenter
de soi-même et de ses biens présents, sans remplir le vide de son
cœur d'espérances imaginaires, ce qui est faux. Pyrrhus ne pouvait
être heureux, ni avant ni après avoir conquis le monde; peut-être
la vie molle que lui conseillait son minisire était encore moins
capable de le satisfaire (jue l'agitation de tant de guerres et de tant
de voyages qu'il méditait» (-). La critique de Pascal porte sur le
principe moral de l'orateur grec et non sur sa satii'c de la guei-re.
Sans doute riionune ne se contentera jamais des biens présents,
car il a en lui des facultés infinies qui échappent à la limite du
monde actuel. Est-ce à dire (|ue l'humanité soit condamnée à se
rcpaitre toujours de projets imaginaires, et qu'au besoin pour se
(I) Plutarcli., l'ynli., 14 ;traduclion de Pierroii).
[î] Pascal, Pensées, l« partie, art. 7, n" 1.
52G LA GRÈCE.
désennuyer, un homme ou un peuple puissent se livrer légitime-
ment à l'ambition des conquêtes? Tel n'est certes point l'avis du
philosophe français. Peut-être aurait-il dû se demander qui a in-
spiré aux hommes la soif inextinguible de bonheur qui les tour-
mente et qu'ils ne peuvent jamais satisfaire. Il y a certes un pen-
chant naturel; mais la religion, au lieu de le modérer et de le
rectifier, ne l'a-t-elle pas exagéré et faussé? Pour nous en tenir à
la tradition chrétienne, la Loi Ancienne ne présente-t-elle pas le
bonheur temporel aux hommes comme but de leurs efforts, que
dis-je, comme une récompense divine? Quant à la Loi Nouvelle,
elle a la même tendance, sauf qu'elle transporte le bonheur dans
l'autre monde; mais le but reste le même, car le salut, c'est le bon-
heur. Quand les religions, qui parlent au nom de Dieu, font espé-
rer aux hommes un bonheur imaginaire comme but de leur destinée,
faut-il s'étonner s'ils courent après des chimères? Il n'y a pas de
plus fausse ni de plus funeste doctrine , car elle fait de la vertu et
de la morale un calcul. Ce n'est pas le bonheur, c'est le développe-
ment de nos facultés qui est le but de l'homme. La loi du progrès
préside à ce développement. Dans l'antiquité, la guerre a été un
instrument de perfectionnement : aujourd'hui elle n'est plus légi-
time que comme dernière arme du droit violé. Telle est la réponse
que l'humanité moderne fait à Pascal et à Cinéas.
FIN DU TOME SECOND.
TABLE DES MATIÈRES.
INTRODUCTION.
Pages.
§ I. Le génie de la race hellénique 1
§ II. La Grèce et l'Orient 5
§ III. Progrès de la Grèce sur l'Orient 8
§ IV. Vices de la société hellénique 1'2
N" l. L'esclavage 13
N» 2. La cité et les hommes libres li
N» 3. Rapports des cités entre elles. Absence d'unité . 17
§ V. Pourquoi la Grèce ne forma pas une nation. Sa mission. . 21
§ VI. Pourquoi la Grèce fait place à Rome 25
LIVRE PREMIEU. — L'AGE HÉROÏQUE.
§ I. L'âge héroïque est celui du droit du |(lus fort. ... 27
§ IF. Lutte contre la violence 32
§111. Piraterie. Guerre. Gruauté des mœurs héroïques. . . . 3t
§ IV. La religion , premier principe d'humanité 3K
§ V. Tendances pacifiques de l'Age héroï(|ne ti
§ VI, Relations internationales. Hospitalité. Commerce. Les
Argonautes i7
528 LA GRÈCE.
LIVRE SECOND. — L'INVASION DORIENNE.
Pages.
Chap. I. Considérations générales. 57
Chap.II. Les vainqueurs elles vaincus 60
,^ I. Les Périoeques 62
§ IL Les Serfs. Les Ilotes 65
§ III. L'égalité en germe dans la cité dorienne 69
Chap. III. Lutte des vainqueurs et des vaincus, de raristocralie et du
peuple, des riches et des pauvres 72
Chap. IV. La nationalité hellénique 86
§ I. Les Amphictyons 86
§ IL L'oracle de Delphes 91
,§III. Les jeux olympiques 97
LIVRE TROISIÈME. — DROIT INTERNATIONAL.
Chap. I. Droit civil international 107
§ I. Droit de cité 107
§ IL De la condition des étrangers 110
N" 1. Sparte. La xénélasie 112
N" 2. Athènes. Les Métèques 11 i
§111. L'hospitalité 117
§ IV. Des conventions internationales 121
Chap. IL Droit des gens 125
§ I. Les Grecs ont-ils eu un droit des gens? 125
§ IL Droit de guerre 128
§ III. De l'humanité dans la guerre 133
N» 1. L'hellénisme 133
N-^ 2. Le droit fécial 136
N" 3. Influence des lettres, de l'hospitalité et de la
religion 139
N» 4. Le droit et le fait Ui
TABLE DES MATIÈRES. 529
Pages .
OuAi>. III. Relations internationales 147
§ I. Relations des Grecs entre enx U7
§11. Relations des Grecs avec rétranger 151
CiiAP. IV. L'esclavage loii
LIVRE QUATRIÈME. — LES HÉGÉMONIES.
Chap. I. Sparte. Première hégémonie de Sparte 163
^ I. Considérations générales sur Sparte et son droit de guerre. IHIJ
§11, Les guerres messéniennes 173
§ III. Première hégémonie de Sparte 17H
S IV. Les guerres médiques 1K3
("hap. II. Athènes et son hégémonie ISW
i^ I. Considérations générales sur Athènes et son droit des gens. ISD
Ji II. L'hégémonie d'Athènes. • 197
§ III. La guerre du Pélo[)onèse 207
CiiAP. III. Seconde hégémonie de Sparte 21b'
§ I. Régime intérieur de l'aristocratie. Lysandre 216
§ IL Politique extérieure de l'aristocratie, .^gésilas 222
Chap. IV. L'hégémonie de Thèbes 229
§ I. Les Béotiens. Epaminondas 229
!^ II. La politique de Thèbes 233
CiiAP. V. La domination macédonienne 237
Sect. I. La Grèce lors de ravénement de la domination macédonienne. 237
8 1. Thèbes, Sparte et Athènes imi)uissantes à reconstituer
une hégémonie. Nécessité d'une domination nouvelle. . 237
S IL La Grèce et la Perse 2i0
§ m. État intérieur de la Grire 242
I. Kxcès de la démocratie. 2<2
IL La nouvelle tyrannie 243
IlL Les bannis et les mercenaires 250
IV. Dissolution de la Grèce 252
Sect. II. L'hégémonie macédonienne 253
§ I. La domination macédonienne et les hégémonies grecques. 253
ti IL Alexandre. Conquête de l'Asie 255
§ III. .Monarchie universelle d'Alexandre 262
530 LA GRÈCE.
Pages.
Sect. III. Los successeurs d'Alexandre 270
§ I. Considérations générales 270
§ IL Droit de guerre 273
§ III. Extension de l'hellénisme 277
N° 1. L'hellénisme en Egypte 277
N» 2. L'hellénisme en Orient 280
LIVRE CINQUIÈME. — DÉCADENCE DE LA GRÈCE. LIGUE ACHÉENNE.
Chap. I. Décadence de Thèbes, de Sparte, d'Athènes 289
Chap. IL Ligue achéenne 293
LIVRE SIXIÈME. — RELATIONS INTERNATIONALES.
Chap. I. La Grèce et les Barbares. . 299
§ I. Opposition entre Grecs et Barbares 299
§ IL L'hospitalité, la philosophie, la religion, liens entre les Grecs
et les Barbares 302
Chap. II. Les colonies 310
§ I. Des causes qui provoquèrent la colonisation 310
§ IL Histoire et extension delà colonisation 312
§ III. Bapports des colonies avec les métropoles et avec les
indigènes 32i
Chap. III. Commerce 329
§ I. Les peuples commerçants de la Grèce 329
§11. Étendue des relations commerciales de la Grèce .... 333
Chap. IV. Géographie 3i0
§ 1. Connaissances géographiques des Grecs 340
§ IL Les poètes 3i2
N» 1. Homère 342
N" 2. Hésiode , . , . . 345
§ III. Les historiens 348
N" 1. Hérodote 348
IS" 2. Ctesias 352
TARI.F. DES MATIFRF.S. 551
Pages.
§ IV. Les voyageurs 35 i
N° 1. Pylhéas 35-i
N" 2. Les voyages de découverte d'Alexandre .... 35G
N° 3. Voyages sous les successeurs d'Alexandre . . . 359
L Les Séleueides. ^légasthène 359
IL LesPtolémées. Kudoxe 302
LIVRE SEPTIÈME. — LITTERATURE.
Chap. L Influence delà littérature grecque sur riiumanité .... 365
Chap. il Les philosophes • • . 372
§ I. La philosophie ionienne 372
S IL Pythagore. . • • . . 377
§111. Démocrite. 384
§ IV. Les sophistes. . . . 386
§ V. Socratc 391
§VL Platon 395
N" 1. La poiitiipu' idcalt'. . 395
N°2. I/égalité. 397
N" 3. La paix et la guerre .......... 103
N'i. Piclations internationales. ........ i09
N" 5. Théorie de la (luiiité et do la jiislice . . • . • il i
SVJI. Aristote .iI9
N" 1. L'aristocratie. L(> règne de la hirci- il9
N" 2. La guerre et la cuMipièle . 125
N" 3. .Appréciation du principe aristorrati(pie .... 128
§ VIII. Les cyniques . 432
§ IX. Le stoïcisme ...••.•....... -136
§ X. La philosophie scnsualiste. .Aristippe et Kpiinrc; • • . il2
CiiAi'. 111. Les pdétcs . ' . 116
§ I. Ilonieit' LiG
S IL Hésiode . ilA\
§ ML Kschyle .1(10
§ 1\'. Siiphocle ............ {7!
?i \. ljiri|iide . 'iT.'<
532 «^^ «^^''- Pages.
,,.,.. 486
§VI. Les comiques • • • ^gô
N"!. Aristophane '.495
No Q Ménandre et Pliilémon.
_ . . 497
Chap. IV. Les historiens '".*.".'.*.• ^9"?
§ L Hérodote. .••••••'•* _ , . . 502
§ IL Thucydide . • • • . . 506
§111. Xénophon ..•••••• ^ ^^^
Chap. V. Les orateurs- . • • ... 511
§ L Isocrate ... 517
§ IL Démostliène . • • • " " ... 554
§ 111. Cinéas. • • • •
1 IN UK LA TAltLE.
Gaud, impr. de l-.-L. Dullc-Plui
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