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Full text of "Études sur l'histoire de l'humanité"

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HISTOIRE 

III 

DROIT  DES  GENS 

ET    DES 

RELATIONS   INTERiNAÏIONALES 

PAU 

F.  LAURENT 

PROFESSEUR   A   l'lNIVERSITÉ    DE   (.VNI) 

Deuxième  Édition  cori'igéo. 


TOME  I.    -  L  ORIENT. 


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MKLINE,  CANS  ET  COMPAGNIE 

1801. 


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ÉTUDES 


SIK 


L'HISTOIRE  DE  L'HUMANITÉ 

PAR 

F.   LAURENT 

PROFESSEUR    A    l'uNIVERSITÉ    DR    f.AîSD 

Deuxième  Édition  corrigée. 


TOiMi:  I.  -  L'ORIENT. 


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PREFACE 

DE  LA  SECONDE  ÉDITION. 


Les  trois  premiers  volumes  de  ces  Etudes  ont  paru  en  1850 
sous  le  titre  d'Histoiî^e  du  droit  des  gens  et  des  relations 
internationales.  J'avais  eu  soin  de  dire  ce  que  j'entendais  par 
droit  des  gens  et  par  relations  internationales.  Malgré  cela, 
on  me  reprocha  de  comprendre  dans  mon  travail  des  matières 
étrangères  au  droit  international  proprement  dit  et  de  laisser 
de  côté  des  détails  qui  figurent  dans  les  ouvrages  sur  cette 
matière.  Pour  mieux  déterminer  le  caractère  de  mon  livre, 
j'ai  adopté^  à  partir  du  quatrième  volume,  un  second  titre 
portant  :  Etudes  sur  l'histoire  de  l'humanité.  Au  fond,  il  n'y 
a  rien  de  changé.  L'objet  de  mes  Etudes  reste  tel  que  je  l'ai 
défini  d'abord  :  suivre  les  progrès  du  genre  humain  vers 
l'unité.  Le  droit  des  gens  n'a  pas  d'autre  objet,  à  mon  avis  : 
il  enseigne  les  lois  qui  régissent  les  peuples  considérés  comme 
membres  de  l'humanité.  J'ai  développé  ma  pensée  dans  une 


VI  PRÉFACE. 

nouvelle  Introduction,  afin  de  ne  laisser  aucun  doute  sur  le 
but  de  mon  travail. 

Mes  Études  sont,  à  certains  égards,  une  philosophie  de 
l'histoire,  puisque  j'expose  les  raisons  des  choses.  Ceci  est  une 
mauvaise  recommandation  aux  yeux  de  bien  des  lecteurs  et 
même  d'éminents  esprits.  Les  considérations  générales  sur 
l'histoire  ont  perdu  de  leur  crédit.  Il  est  vrai  qu'elles  ont  un 
écueil,  c'est  d'imposer  un  système  préconçu  aux  faits^  au  lieu 
de  chercher  dans  les  faits  les  lois  qui  les  régissent.  Une  école 
célèbre  chez  nos  voisins  d'Allemagne  a  singulièrement  abusé 
du  privilège  de  la  philosophie,  et  l'excès  a  produit,  comme 
cela  arrive  toujours^  un  excès  contraire.  Il  se  trouva  qu'elle 
n'était  pas  à  la  hauteur  de  son  ambition;  par  suite,  l'on  prit  les 
spéculations  philosophiques  en  dégoût.  La  réaction  en  est 
venue  au  point  qu'un  matérialisme  plus  ou  moins  grossier  est 
enseigné  là  où  régnaient  jadis  Kant  et  Hegel.  Ceux  qui 
dédaignent  la  philosophie  de  l'histoire,  ne  céderaient-ils  pas  à 
leur  insu  à  cette  funeste  tendance?  L'histoire  du  monde  n'est 
après  tout  que  l'histoire  du  développement  de  la  pensée.  Il  y  a 
donc  des  lois  qui  dominent  les  faits  historiques,  comme  il  y  a 
des  lois  qui  expliquent  les  faits  de  la  nature.  Dira-t-on  que  le 
naturaliste  doit  se  borner  à  consigner  ses  observations  sur  les  faits 
particuliers?  lui  interdira-t-onde  s'élever  àdes  lois  générales?  Il 
serait  tout  aussi  déraisonnable  de  réduire  l'historien  à  scruter  les 
faits,  sans  lui  permettre  de  chercher  les  lois  qui  président  à 
leur  manifestation.  Ce  serait  faire  de  l'histoire  un  recueil  d'an- 


PREFACE.  VII 

tiquités,  avec  cette  différence  qu'un  cabinet  de  curiosités  inté- 
resse par  lui-même,  tandis  que  les  faits  historiques  présentent 
le  spectacle  le  plus  désolant^,  quand  on  ne  les  éclaire  point  par 
des  lois  générales.  Le  comte  de  Maistre  dit  que  l'histoire  du 
genre  humain  ressemble  à  un  immense  champ  de  carnage.  L'on 
pourrait  ajouter  que  l'histoire  du  droit  des  gens  est  un  tissu  de 
fraudes  et  de  mensonges.  Ainsi  des  bourreaux  et  des  victimes, 
des  fripons  et  des  dupes,  voilà  la  réalité  à  laquelle  on  vou- 
drait rabaisser  les  annales  de  l'humanité  !  Je  proteste  de  toutes 
mes  forces  contre  cette  dégradante  conception.  Quand  mes 
Études  n'auraient  d'autre  mérite  que  de  montrer  à  chaque 
page  au  lecteur  que  le  monde  n'est  pas  abandonné  à  la  force  ni 
à  la  ruse,  qu'il  y  a  un  gouvernement  providentiel  des  choses 
humaines ,  je  crois  que  je  n'aurais  pas  passé  ma  vie  en  vain 
dans  le  rude  labeur  auquel  je  me  suis  voué. 

Le  gouvernement  providentiel  est  la  base  de  toute  philoso- 
phie de  l'histoire.  C'est  parce  que  les  anciens  n'avaient  pas 
conscience  de  l'intervention  de  la  Providence  dans  la  vie  des 
peuples  qu'ils  n'ont  pas  eu  de  philosophie  de  l'histoire.  Cette 
science  nouvelle,  comme  Fico  l'appelle,  est  née  avec  le  chris- 
tianisme. Elle  a  un  écueil  dangereux.  De  ce  que  Dieu  dirige 
les  destinées  humaines,  est-ce  à  dire  que  les  hommes  ne  soicMit 
point  libres  ni  responsables  de  leurs  actes?  L'on  m'a  reproché 
le  fatalisme,  parce  que  j'admets  qu'il  y  a  des  faits  que  la  liberté 
humaine  à  elle  seule  n'explique  pas.  Je  renvoie  ces  crilicjues 
à  la  lecture  de  mes  Eludes;  ils  m'ont  sans  doute  jugé  sur  unr 


YIII  PRÉFACE. 

phrase,  sur  un  mot,  ou,  comme  cela  se  fait  trop  souvent,  sur 
ouï  dire;  ils  n'ont  certes  pas  lu  mon  ouvrage;  car  s'il  y  a  une 
croyance  religieuse  qui  l'inspire ,  c'est  celle  que  les  hommes 
et  les  peuples  font  eux-mêmes  leur  destinée,  sous  la  main  de 
Dieu.  L'action  de  la  Providence^  loin  de  détruire  notre  liberté, 
lui  vient  en  aide;  elle  nous  décharge  encore  bien  moins  de  la 
responsabilité  de  nos  actes.  De  ce  qu'un  fait  est  providentiel, 
cela  ne  veut  pas  dire  que  les  hommes  qui  y  ont  joué  un  rôle 
soient  justifiés  :  leur  responsabilité  se  détermine^  non  d'après 
les  desseins  de  Dieu,  mais  d'après  la  loi  du  devoir.  Le  fatalisme 
est  la  plus  triste,  comme  la  plus  fausse  des  doctrines  :  c'est  la 
doctrine  de  l'ignorance  et  de  l'imprévoyance  ;  elle  ne  peut  naître 
que  dans  les  sociétés  où  il  n'y  a  plus  ni  intelligence  ni  sens 
moral. 

Le  gouvernement  providentiel  lui-même  est  soumis  à  une  loi 
que  Dieu  nous  révèle  dans  la  succession  des  événements,  c'est 
la  grande  loi  du  progrès.  En  vain  les  hommes  du  passé  essaient- 
ils  de  nier  cette  conquête  de  la  philosophie,  ou  de  la  limiter  de 
manière  à  l'exclure  du  domaine  de  la  religion  :  la  terre  tourne 
et  elle  emporte  dans  son  mouvement  ceux-là  mêmes  qui  croient 
qu'elle  est  immobile.  Il  y  a  progrès  pour  l'individu  et  progrès 
pour  les  nations.  Le  progrès  de  l'individu  ne  s'arrête  pas  à  la 
courte  existence  de  ce  monde  ;  il  se  prolonge  à  l'infini  dans  des 
existences  successives.  Cette  croyance  est  ce  que  les  catholiques 
appellent  ma  métempsycose,  et  à  les  entendre,  je  la  partage^ 
moi  troisième,  avec  deux  philosophes  français.  Je  me  propose 


PRÉFACE.  IX 

de  les   détromper,  si  Dieu  me  laisse  la  vie  :  je  prouverai, 
pièces  en  main,  que  la  foi  en  une  existence  progressive  est  celle 
de    tous   les  hommes   qui  ne  peuvent  accepter  l'absurde  et 
odieux  dogme  de  l'enfer  chrétien.  Il  y  a  progrès  pour  les 
nations.  Comme  il  s'accomplit  sur  cette  terre,  nous  pouvons 
le  suivre  dans  l'histoire.  L'objet  de  mes  Etudes  n'est  autre 
que  de  rechercher  la  marche  de  ce  développement.  Le  progrès 
se  manifeste  dans  l'ordre  moral  aussi  bien  que  dans  l'ordre 
matériel.  Il  faut  tout  l'aveuglement  des  passions  et  des  intérêts 
pour  que  cela  ait  jamais  fait  l'objet  d'un  doute.  La  religion  est 
la  vie.   Si   la  vie  est  progressive,  comment  la  religion  ne  le 
serait-elle  pas?  Pour  être  conséquents,   les  défenseurs  d'une 
orthodoxie  immuable  devraient  nier  même  le  progrès  intellec- 
tuel et  physique.  Les  plus  aveugles  et  les  plus  obstinés  poussent 
la  logique  jusqu'à  ce  point;  ils  ne  s'aperçoivent  pas  que  la 
logique  porte  malheur  aux  mauvaises  causes  ;  ils  ne  voient  pas 
que  le  jour  où  l'humanité  aura  à  choisir  entre  une  Église  qui 
prétend  immobiliser  la  société  avec  tous  ses  abus  et  toutes  ses 
misères^,  et  une  doctrine  qui  enseigne  que  la  vie  implique  le 
mouvement,  le  progrès  et  l'amélioration  continue  de  la  destinée 
humaine,  son  choix  ne  sera  pas  douteux.  De  fait,  ce  choix  est 
déjà  fait.  Ceux  que  leur  foi  ou  leur  intérêt  attache  encore  au 
passé,  s'ingénient  en  vain  à  concilier  ce  qui  est  inconciliable, 
un  dogme   immuable  et   une  société  qui   change  sans  cesse. 
Vainement  disent-ils  qu'il  y  a  une  chose  immuable,  la  vérité. 
La  vérité  absolue,  oui;  mais  celle-là,  l'être  absolu  seul, Dieu,  la 


X  PRÉFACE. 

connaît;  les  hommes  ne  la  connaissent  point,  ils  ne  la  connaî- 
tront jamais,  et  ils  n'ont  pas  besoin  de  la  connaître.  Tout  ce 
qui  est  nécessaire  pour  l'accomplissement  de  leur  mission ,  c'est 
qu'il  y  ait  toujours  dans  le  monde  une  part  de  vérité  qui  soit 
en  harmonie  avec  son  état  intellectuel  et  moral  :  ce  rayon  de  la 
lumière  éternelle  suffit  pour  les  éclairer  dans  la  voie  de  leur 
perfectionnement. 

A  quoi  bon  aborder  ces  brûlantes  questions?  me  demandent 
les  savants  allemands?  Pourquoi  parler  théologie  dans  un 
ouvrage  sur  le  droit  des  gens?  Leïbnitz  répondra  pour  moi. 
L'illustre  philosophe  a  compris  les  décrets  des  conciles  et  les 
concordats  des  papes  dans  son  Corps  de  droit  international. 
Pourquoi?  Parce  que  la  religion,  dès  qu'elle  forme  une  église, 
appartient  au  droit  des  gens.  Quel  est  l'objet  du  droit  des  gens? 
Nous  venons  de  dire  que  ce  sont  les  lois  qui  régissent  les 
nations  considérées  comme  membres  de  l'humanité.  A  ce  point 
de  vue^  les  liens  qui  unissent  les  peuples  pour  en  faire  un  seul 
corps,  appartiennent  certainement  à  la  science  des  relations 
internationales.  Or,  y  a-t-il  un  lien  plus  fort  que  la  religion? 
Son  essence  n'est-elle  pas  de  relier  les  hommes?  Le  mot 
religion,  dit  Fénelon,  vient  de  relier  (religare),  parce  que  le 
culte  divin  rallie  et  unit  ensemble  les  hommes.  Il  n'y  a  donc 
pas  de  matière  qui  ait  un  rapport  plus  intime  avec  le  droit  des 
gens  que  la  religion.  En  veut-on  une  preuve  bien  évidente? 
Pourquoi  la  division  et  l'hostilité  des  peuples  anciens  furent- 
elles  irrémédiables?  pourquoi  ne  se  sont-ils  jamais  élevés  à 


PRÉFACE.  XI 

l'idée  de  l'unité  du  genre  humain^  c'est-à-dire  à  la  véritable 
notion  du  droit  des  gens?  Parce  qu'ils  adoraient  Dieu  dans  ses 
manifestations  diverses  ;  au  lieu  de  l'adorer  dans  son  unité. 
Pourquoi  les  peuples  modernes  conçoivent-ils  l'unité^  comme 
dernier  but  de  leurs  efforts?  Parce  que  le  christianisme  leur 
enseigne  qu'ils  sont  un  en  Dieu. 

Si  j'avais  toujours  glorifié  le  christianisme  traditionnel  au 
lieu  de  le  contredire,  je  crois  que  les  catholiques  ne  m'auraient 
pas  reproché  de  parler  de  religion.  Il  m'eût  été  facile  d'écarter 
la  question  religieuse,  ou,  même  en  Tabordant,  de  me  tenir  dans 
ces  vagues  généralités  qui  ne  permettent  pas  au  lecteur  de  saisir 
la  pensée  de  l'écrivain.  Je  n'ai  voulu  ni  de  l'un  ni  de  l'autre 
parti.  Je  n'ai  pas  voulu  passer  la  question  religieuse  sous 
silence ,  parce  qu'à  mes  yeux  elle  est  fondamentale ,  même  au 
point  de  vue  du  sujet  spécial  que  je  traite.  Je  n'aurais  pu  l'omet- 
tre que  par  prudence,  mais  cette  prudence  eût  été  une  lâcheté, 
car  c'eût  été  sacrifier  ce  que  je  crois  la  vérité  à  des  considéra- 
tions d'intérêt  personnel.  Dieu  me  garde  d'un  pareil  calcul! 
J'ai  été  heureusement  placé  dans  des  circonstances  telles  que 
j'ai  pu,  quoique  n'étant  pas  un  des  privilégiés  de  la  société , 
sacrifier  plutôt  mon  intérêt  à  mes  convictions  :  dans  des  liens 
où   l'homme  rencontre  d'ordinaire  des  entraves,  j'ai  trouvé 
appui  et  force.  J'en  rends  grâce  à  Dieu.  C'est  assez  dire  que  le 
second  parti  qui  aurait  pu  sauver  les  apparences,  m'allait  encore 
moins  que  le  premier.  Je  veux  bien  croire  que  les  écrivains 
qui  enveloppent  si  bien  leur  pensée  qu'elle  devient  insaisissable, 


XII  PRÉFACE. 

ne  le  font  pas  par  calcul,  mais  cela  y  ressemble  du  moins.  J'ai 
préféré  toucher  des  questions  qu'à  la  rigueur  j'aurais  pu  omet- 
tre, plutôt  que  de  laisser  le  moindre  doute  sur  mes  croyances. 
La  vérité  et  la  sincérité  la  plus  absolue  sont  le  premier  devoir 
de  celui  qui  s'adresse  au  public. 


Gand,leleUuilletl861. 

F,  Laurent. 


INTRODUCTION. 

CHAPITRE  I. 
LE    DROIT    INTERNATIONAL. 

§  I.    L'idée  du  droit  dans  les  relations  des  nations. 

Le  sentiment  du  droit  s'est  singulièrement  affaibli  depuis  une 
dizaine  d'années  dans  le  domaine  des  relations  politiques.  Même 
en  ce  qui  regarde  l'organisation  de  l'État  et  l'exercice  de  la  souve- 
raineté, le  fait  semble  avoir  usurpé  la  toute-puissance  :  le  droit  ne 
paraît  plus  être  qu'un  voile  pour  couvrir  la  domination  de  la  force 
et  lui  donner  l'apparence  de  la  légitimité.  Que  sera-ce  si  nous 
entrons  dans  la  sphère  des  rapports  internationaux?  Nous  sommes 
si  habitués  à  ne  voir  le  droit  que  là  où  le  gendarme  est  prêt  à  le 
prendre  sous  sa  protection,  qu'un  droit  qui  manque  de  cet  appui 
nous  est  très-suspect,  et  nous  sommes  disposés  à  le  reléguer  parmi 
les  rêves  et  les  utopies.  Au  risque  de  passer  pour  un  rêveur  et  un 
utopiste,  l'auteur  de  ces  Études  se  propose  de  prendre  en  main  la 
cause  du  droit;  il  a  la  bonhomie  de  croire  que  tous  les  faits  du 
monde  sont  impuissants  contre  le  droit  ;  vainement  lui  dira-t-on 
d'ouvrir  les  yeux  pour  voir  le  fait  triomphant,  il  persistera  dans  la 
conviction  que  ce  triomphe  est  éphémère,  passager,  comme  le  sont 
les  maladies  du  corps  humain,  car  la  domination  de  la  force  et 
l'affaiblissement  de  l'empire  du  droit  sont  de  véritables  maladies. 
Les  sociétés  reviendront  à  la  santé.  Il  est  de  toute  impossibilité 
que  le  fait  l'emporte  définitivement  sur  le  droit.  Le  droit  étant  de 


14  INTRODUCTION. 

Dieu,  tandis  que  les  faits  qui  le  détruisent  viennent  des  hommes, 
dire  que  le  droit  succombe,  c'est  dire  que  les  hommes  ont  détrôné 
Dieu.  Heureusement  Dieu  est  la  seule  puissance  que  les  baïonnettes 
n'atteignent  pas.  Peu  importe  donc  la  victoire  de  la  force  sur  le 
droit;  les  vaincus  dans  ce  combat  peuvent  hardiment  appeler  à 
l'avenir,  l'avenir  ne  leur  fera  pas  défaut.  Mais  comme  Dieu  n'aide 
que  ceux  qui  s'aident  eux-mêmes,  il  faut  maintenir  haut  et  ferme 
notre  drapeau;  il  faut  lutter  sur  le  terrain  de  la  doctrine  pour 
guérir  la  dangereuse  maladie  que  nous  venons  de  signaler.  Du  jour 
oiî  les  hommes  seront  revenus  au  sentiment  du  droit,  la  force  aura 
cessé  de  régner,  car  ce  sont  les  idées  qui  gouvernent  le  monde. 

L'on  n'a  pas  nié  jusqu'ici  que  le  droit  régit  les  individus  dans  le 
sein  des  divers  États.  Or,  s'il  y  a  un  droit  privé,  par  cela  même  il 
y  a  aussi  un  droit  public  et  un  droit  international.  En  effet,  les 
nations  ont  également  leur  individualité  ;  elle  est  aussi  sacrée  que 
celle  des  hommes,  l'une  et  l'autre  viennent  de  Dieu.  Ceux-là  mêmes 
qui  aiment  les  faits  plus  que  les  idées,  ne  contesteront  pas  notre 
principe;  nous  leur  dirons  à  notre  tour  qu'ils  ouvrent  les  yeux,  et 
ils  verront  des  trônes  séculaires  s'écrouler  sous  le  coup  de  la  puis- 
sante idée  de  nationalité.  Le  roi  de  Naples  a  succombé  devant  un 
seul  homme,  parce  que  cet  homme  est  l'incarnation  de  la  nationalité 
italienne;  et  une  puissance  plus  vieille  encore,  une  puissance  qui 
fait  remonter  ses  titres  jusqu'à  Dieu,  subira  bientôt  le  même 
sort(').  Voilà  une  preuve  vivante  de  la  force  divine,  indestructible 
des  nationalités.  Chose  singulière,  on  nie  le  droit  au  dix-neuvième 
siècle,  et  qu'est-ce  donc  que  les  nations  qui  sortent  des  tombeaux 
pour  revendiquer  leur  indépendance  et  leur  liberté?  N'est-ce  pas 
le  droit  qui  triomphe  du  fait? 

Une  fois  que  les  nations  sont  reconnues  comme  des  êtres 
moraux,  ayant  une  existence  individuelle,  sacrée,  le  droit  est 
appelé  à  régir  leurs  relations  tout  comme  il  régit  celles  des  par- 
ticuliers. A  moins  de  nier  l'idée  même  du  droit,  il  faut  admettre 
que  tous  les  êtres  moraux  sont  soumis  à  son  empire,  les  nations 
aussi  bien  que  les  individus.  II  est  bien  vrai  que  le  droit  privé  est 

(1)  Écrit  en  septembre  -1860. 


LE    DROIT    INTERNATIONAL.  15 

placé  SOUS  la  sanction  de  la  force  publique,  tandis  que  le  droit 
international  n'a  pas  pour  lui  l'armée  des  juges,  des  huissiers  et 
des  gendarmes.  Faut-il  en  conclure  que  le  droit  des  gens  est  un 
droit  imaginaire,  attendu  que  l'idée  du  droit  implique  celle  de 
l'exécution  forcée?  Il  y  a  plus  d'une  réponse  à  faire  à  cette  banale 
objection  que  l'on  fait  contre  l'existence  d'un  droit  international. 
D'abord  il  est  de  toute  évidence  qu'au  point  de  vue  de  la  doctrine, 
il  est  parfaitement  indifférent  qu'il  y  ait  ou  qu'il  n'y  ait  pas  une 
autorité  supérieure  revêtue  d'une  force  suffisante  pour  assurer 
l'exécution  des  obligations  qui  naissent  du  droit  des  gens.  Pour 
que  les  relations  entre  nations  fassent  l'objet  du  droit,  il  suffît 
que  par  leur  nature  elles  aient  un  caractère  juridique,  c'est-à- 
dire,  qu'elles  soient  susceptibles  d'une  exécution  forcée  ;  or, 
cette  possibilité  ne  peut  être  contestée,  puisque  les  rapports 
des  peuples  ne  diffèrent  pas  en  essence  des  rapports  entre  indi- 
vidus. Il  y  a  plus.  L'on  peut  Imaginer,  et  plus  d'un  écrivain 
politique  l'a  fait,  une  constitution  de  l'humanité  analogue  à 
celle  des  divers  États;  il  suffit  qu'une  organisation  pareille  soit 
possible,  pour  qu'en  théorie  il  n'y  ait  aucune  différence  entre  le 
droit  international  et  le  droit  privé.  Il  est  vrai  que  jusqu'ici  ces 
projets  ont  été  traités  d'utopie ,  mais  déjà  plus  d'une  utopie  a  fini 
par  être  formulée  en  article  de  loi  :  qui  sait  s'il  n'en  sera  pas  de 
même  de  l'unité  du  genre  humain?  Tout  ce  qui  résulte  de  l'ab- 
sence d'organisation,  c'est  que  l'idée  ne  s'est  pas  fait  corps,  mais 
cela  ne  prouve  pas  qu'elle  ne  puisse  pas  se  réaliser.  N'y  a-t-il  pas 
eu  une  époque  où  les  individus  avaient  le  droit  de  guerre  privée? 
et  d'où  venait  ce  droit,  sinon  de  l'absence  d'une  force  sociale  capa- 
ble de  faire  respecter  le  droit?  Cependant  l'anarchie  féodale  n'a 
jamais  été  invoquée  pour  prouver  que  le  droit  civil  est  un  rêve. 
L'anarchie  qui  règne  aujourd'hui  entre  les  États  n'est  pas  plus 
grande  que  celle  qui  existait  au  moyen-âge  dans  les  relations  indi- 
viduelles. Ce  n'est  en  définitive  qu'un  fait.  Or,  dans  le  domaine  du 
droit  pur,  le  fait  n'a  aucune  valeur. 

L'on  insiste,  et  l'on  dit  que  si  le  fait  démontre  qu'aucune  sanc- 
tion n'existe  pour  le  droit  international ,  il  devient  très-probable 
que  toute  sanction  est  impossible,  que  par  suite  le  droit  intcr- 


16  INTRODUCTION. 

national  n'est  pas  un  droit.  Nous  ne  répondrons  pas  en  faisant 
appel  à  l'avenir,  notre  réponse  serait  mal  accueillie  par  des 
hommes  qui  ne  vivent  que  dans  le  présent.  Mais  voient-ils  au  moins 
ce  temps  présent  avec  des  yeux  non  prévenus?  Il  y  a  plus  d'une 
sanction.  Il  y  a  une  sanction  morale  qui,  pour  n'être  pas  écrite 
dans  un  texte  de  loi ,  n'en  est  pas  moins  puissante  ;  pour  mieux 
dire,  elle  atteint  ceux  que  les  juges  et  les  gendarmes  atteignent 
difficilement.  Le  droit  des  gens  n'aurait-il  pas  une  sanction 
de  ce  genre?  L'opinion  publique  est  devenue  dans  les  temps 
modernes  une  puissance  redoutable;  aucun  esprit  sensé  ne  la 
traitera  de  chimère;  sa  force  va  en  grandissant  et  le  moment  ap- 
proche où  ni  individus  ni  peuples  n'y  pourront  résister.  Faut-il  rap- 
peler le  concert  des  grandes  puissances  pour  l'affranchissement  de 
la  Grèce?  C'est  l'opinion  publique,  émue  par  les  sentiments  les 
plus  désintéressés,  des  souvenirs  historiques  et  littéraires,  qui 
imposa  sa  volonté  à  la  diplomatie,  très-peu  portée  à  agir  par  désin- 
téressement ou  par  des  prédilections  classiques.  Parmi  les  cinq 
puissances  qui  signèrent  la  convention  de  Londres,  il  y  en  avait 
trois  au  moins  qui  étaient  profondément  antipathiques  à  toute 
espèce  de  révolution,  et  cependant  elles  intervinrent  en  faveur 
d'une  révolution  !  Les  deux  autres  devaient  voir  de  mauvais  œil 
rétablissement  d'une  nationalité  qui,  par  ses  croyances,  était 
l'alliée  naturelle  de  la  Russie,  dont  elles  craignaient  l'ambition 
envahissante.  Qui  força  la  main  aux  rois  et  aux  diplomates  ?  La 
Grèce  n'avait  pour  elle  que  le  prestige  de  son  nom,  mais  ce 
prestige  suffît  pour  animer  l'Europe  lettrée  d'un  enthousiasme 
indicible;  les  gouvernements  furent  entraînés,  dominés;  ils  mirent 
leurs  forces  au  service  du  droit  opprimé  par  une  violence  sécu- 
culaire.  Chose  inouïe,  l'Europe  monarchique  se  coalisa  contre  une 
monarchie,  et  prit  parti  en  faveur  d'un  peuple  insurgé,  par  la  seule 
raison  que  ce  peuple  parlait  la  langue  d'Homère  et  de  Platon  ! 
En  présence  d'un  événement  aussi  miraculeux,  dira-t-on  encore 
que  toujours  et  partout  le  droit  des  nations  plie  sous  la  force,^ 
parce  que  le  droit  n'a  pas  d'armée  à  ses  ordres? 

Un  miracle,  dira-t-on,  ne  prouve  rien,  précisément  parce  que 
c'est  Un  miracle  :  un  fait  isolé,  sans  précédent,  sans  analogie,  n'a 


LE  DROIT  INTERNATIONAL.  17 

aucune  valeur  dans  le  monde  politique.  Puisque  l'on  conteste  la 
puissance  de  la  sanction  morale  que  nous  invoquons  pour  le  droit 
des  gens,  il  nous  faut  insister,  et  appeler  de  nouveau  l'attention 
sur  des  événements  qui  se  passent  sous  nos  yeux.  On  fait  des 
plaisanteries  plus  ou  moins  spirituelles  sur  le  droit  des  gens;  l'on 
devrait,  dit-on,  le  qualifier  plutôt  de  droit  canon,  puisqu'en  défi- 
nitive c'est  la  force  qui  décide  les  différends  des  nations.  Mais  si  la 
force  seule  régit  les  relations  internationales,  comment  s'expli- 
quer que  cette  puissance,  brutale  par  son  essence  et  déréglée,  se 
soit  soumise  à  des  limites  qui  la  gênent  et  l'entravent?  Qui  donc  a 
forcé  la  force  à  renoncer  à  certains  moyens  d'action  qui,  dans  des 
circonstances  données,  assureraient  sa  victoire?  Pourquoi  ne  se 
sert -elle  pas  de  toute  espèce  d'armes?  Pourquoi  respecte-t-elle  la 
foi  donnée?  Pourquoi  recule-t-elle  devant  les  moyens  que  la  perfi- 
die lui  suggère  pour  nuire  à  l'ennemi?  Pourquoi  obéit-elle  aux 
inspirations  de  l'humanité?  Tout  le  monde  sait  qu'au  milieu  du 
déchaînement  des  passions  les  plus  vives,  la  force  plie  sous  des 
règles  qui  sont  observées  sans  être  écrites,  sans  être  stipulées  dans 
des  conventions.  C'est  qu'il  y  a  un  lien  plus  fort  que  les  lois  et  les 
traités,  l'empire  irrésistible  de  la  conscience  générale  qui  se  mani- 
feste dans  l'opinion  publique.  Que  les  partisans  aveugles  du  fait 
réfléchissent  un  instant  au  droit  de  guerre;  il  s'est  évidemment 
humanisé  depuis  l'antiquité;  il  observe  des  règles  que  les  anciens 
ne  connaissaient  point.  Qui  a  donné  ces  scrupules  à  la  force?  Qui 
lui  a  imposé  des  bornes  qu'elle  n'ose  pas  franchir?  Encore  une 
fois,  ce  n'est  pas  une  autorité  supérieure  qui  a  dicté  les  lois  du 
droit  de  guerre,  ce  ne  sont  pas  même  des  engagements  librement 
consentis  qui  les  ont  foimulées  :  c'est  une  puissance  invisible  qui 
domine  les  peuples,  la  puissance  des  idées  et  des  sentiments.  Nos 
idées  s'élèvent  sans  cesse  par  le  travail  des  générations  et  par 
l'appui  de  Dieu;  nos  sentiments  s'élargissent  et  s'épurent  sous  l'in- 
fluence d'une  civilisation  progressive;  ces  idées  et  ces  sentiments 
forment  la  conscience  générale  de  l'humanité  qui  gouverne  et  gou- 
vernera de  plus  en  plus  le  monde. 

Nous  avons  vu,  il  y  a  (juelques  années,  une  preuve  frappante  de 
l'empire  que  les  idées  exercent  sur  les  relations  des  peuples.  La 


18  INTRODUCTION. 

guerre  maritime  avait  résisté  jusqu'à  nos  jours  à  la  lente,  mais 
toute-puissante  influence  de  la  civilisation  ;  on  aurait  dit  que  le 
brigandage,  banni  du  continent,  s'était  réfugié  sur  l'immensité  des 
mers.  Nos  paroles  ne  paraîtront  pas  exagérées  à  ceux  qui  se  rap- 
pellent les  lettres  de  marque,  les  corsaires  et  les  prétentions  de 
l'Angleterre  quant  au  blocus  et  au  commerce  des  neutres  :  c'était 
à  la  lettre  la  force  brutale  qui  régnait  dans  la  plus  terrible  des 
guerres.  Ce  qu'il  y  avait  de  plus  aflligeant,  c'est  que  toutes  les 
nations  étaient  également  coupables.  Les  neutres  se  déchaînaient 
contre  l'insolence  anglaise;  mais,  pour  imiter  les  excès  de  l'Angle- 
terre, il  ne  leur  manquait  que  sa  puissante  marine  :  les  mêmes 
États  qui  étant  neutres  revendiquaient  la  liberté  des  mers,  la 
violaient  sans  pudeur  et  sans  ménagement  quand  ils  y  avaient 
intérêt  comme  puissances  belligérantes.  Le  spectacle  que  la  doc- 
trine offrait  était  plus  désolant  encore  :1e  fait  semblait  enchaîner  la 
pensée.  Un  écrivain  était-il  partisan  du  droit  des  neutres,  on  pou- 
vait être  sur  qu'il  appartenait  à  un  État  neutre,  ou  du  moins 
hostile  à  l'Angleterre,  Les  publicistes  anglais,  au  contraire,  étaient 
les  défenseurs  quand  même  des  plus  folles  exigences  de  l'amirauté 
anglaise.  Voilà  bien,  à  en  juger  sur  les  apparences,  la  domi- 
nation de  la  force  et  l'absence  complète  du  droit.   Cependant, 
dans  la  guerre  de  la  France  et  de  l'Angleterre  contre  la  Russie, 
les  puissances  belligérantes  ont  fait  aux  neutres  des  concessions 
auxquelles  on  ne  pouvait  guère  s'attendre  de  la  part  des  Anglais. 
Nous  ne  nous  faisons  pas  illusion  sur  la  portée  de  ces  actes  ;  les 
circonstances  politiques  y  ont  peut-être  plus  de  part  que  l'idée  du 
droit  et  le  sentiment  de  l'humanité.  Ce  qui  est  plus  important  à 
nos  yeux  et  plus  significatif,  c'est  que  la  doctrine  s'affranchit  de  la 
servitude  des  faits  ;  nous  avons  entendu  avec  une  grande  satisfac- 
tion des  écrivains  anglais  applaudir  à  la  politique  nouvelle  de  leur 
gouvernement.  Une  fois  que  l'abus  de  la  force  est  répudié  et  flétri 
dans  le  domaine  des  idées,  le  droit  a  gain  de  cause;  les  faits  fini- 
ront par  obéir  à  la  conscience  générale.  Déjà  maintenant,  il  n'y  a 
plus  d'État  qui  veuille  du  brigandage  des  corsaires;  les  lettres  de 
marque  ne  sont  plus  que  de  l'histoire  ;  si  elles  attestent  la  barbarie 
du  droit  de  guerre  maritime  jusque  dans  la  première  moitié  du 


LE   DROIT   INTERNATIONAL.  19 

dix-neuvième  siècle,  elles  témoignent  aussi  pour  le  progrès  qui 
s'accomplit  dans  les  relations  internationales  :  le  droit,  la  justice 
et  riiunianité  y  prennent  la  place  de  l'âpre  intérêt  et  de  la  violence 
aveugle. 

§  II.  Influence  du  Christianisme  et  des  Germains  sur  Vidée 
du  droit  international. 

Après  cela,  nous  avouerons  volontiers  que  le  droit  international 
est  loin  d'avoir  la  précision  et  l'autorité  du  droit  civil.  La  raison 
en  est  très-simple.  Il  y  a  bien  des  siècles  que  les  États  particuliers 
sont  constitués,  et  que  le  droit  privé  y  est  placé  sous  la  garantie  de 
la  puissance  publique  ;  tandis  que  l'idée  d'une  société  générale  du 
genre  humain,  et  d'un  droit  qui  la  régit,  ne  fait  que  de  naître.  Il  y 
a  eu  dans  l'antiquité  un  peuple  juridique  par  excellence;  les  juris- 
consultes romains  portèrent  la  science  du  droit  à  une  perfection 
qui  excite  encore  aujourd'hui  l'admiration  de  leurs  émules.  Cepen- 
dant les  Papinien  et  les  Ulpien  ont  ignoré  le  droit  des  gens;  preuve 
que  l'antiquité  tout  entière  l'ignorait.  Le  droit  des  gens  suppose 
que  les  nations  sont  liées  entre  elles  par  des  liens  analogues  à  ceux 
qui  unissent  les  individus  :  pour  que  le  droit  des  gens  soit  possible, 
il  faut  donc  que  la  fraternité  des  peuples  soit  reconnue  et  que 
l'unité  du  genre  humain  soit  admise.  Or  les  anciens  ne  s'étaient 
pas  élevés  à  l'idée  de  l'humanité,  et  par  suite  ils  ne  concevaient 
point  l'existence  d'un  droit  universel,  régissant  les  rapports  des 
nations ,  comme  le  droit  civil  règle  les  relations  des  individus.  Le 
droit  expirait  aux  limites  de  la  cité  ;  tout  étranger  était  ennemi,  et 
l'ennemi  était  hors  la  loi.  Les  peuples  se  trouvaient  donc  dans  cet 
état  que  l'on  a  faussement  appelé  l'état  de  nature,  la  guerre  de  tous 
contre  tous  :  au  plus  fort,  au  plus  habile  la  domination!  C'était  la 
négation  du  droit  des  gens. 

Il  ne  faut  pas  nous  en  étonner.  Les  anciens  méconnaissaient  les 
droits  de  l'individualité  humaine  ;  ils  les  méconnaissaient  jusque 
dans  l'intérieur  de  la  cité  :  l'homme  libre  opprimait  l'esclave  et  les 
hommes  libres  entre  eux  se  disputaient  la  toute-puissance,  donl  le 
vainqueur  usait  et  abusait  sans  merci.  Voilà  bien  la  domination  de 


20  INTRODUCTION. 

la  force  que  Ton  voudrait  perpétuer  jusque  dans  le  dix-neuvième 
siècle.  L'empire  romain  nous  montre  à  quoi  aboutit  ce  régime  ;  il 
réalisa  dans  les  limites  du  possible  le  rêve  des  conquérants,  la 
monarchie  universelle  que  Ton  peut  appeler  l'idéal  de  l'antiquité. 
L'idéal  est  faux,  parce  qu'il  détruit  l'un  des  éléments  de  la  nature, 
l'élément  essentiel ,  celui  de  l'individualité  ;  il  est  faux,  parce  que, 
au  lieu  de  voir  dans  l'unité  un  simple  moyen,  il  en  fait  le  but 
suprême  de  l'humanité.  La  monarchie  universelle  absorbe  les 
nations  ;  cependant  les  nations  procèdent  de  Dieu  aussi  bien  que 
les  individus.  En  détruisant  les  nations,  la  monarchie  universelle 
anéantit  par  cela  même  l'idée  du  droit  des  gens  ;  car  s'il  n'y  a  pas 
de  nations ,  il  ne  peut  être  question  d'un  droit  qui  les  régit.  En 
absorbant  toute  vie  individuelle  au  profit  d'une  unité  factice ,  la 
monarchie  universelle  renverse  l'œuvre  du  créateur.  La  mission  de 
l'homme  sur  cette  terre  est  de  perfectionner  ses  facultés  ;  le  déve- 
loppement de  la  vie  individuelle  est  donc  le  but  suprême,  c'est  le 
vrai  idéal.  L'unilé  sous  toutes  ses  faces  n'est  qu'un  moyen  pour 
atteindre  le  but  :  la  famille,  la  cité,  l'État,  l'humanité,  sont  les 
milieux  dans  lesquels  l'homme  doit  vivre  et  se  développer.  La 
société,  à  ces  divers  degrés,  doit  être  organisée  de  manière  à  favo- 
riser le  perfectionnement  de  l'individu  ;  elle  est  une  nécessité, 
mais  comme  moyen,  non  comme  but.  La  monarchie  universelle 
vers  laquelle  tendait  le  monde  ancien  fut  en  réalité  le  tombeau  de 
l'antiquité.  L'empire  romain  épuisa  les  nations  occidentales,  et  en 
fit  une  proie  facile  pour  les  Barbares. 

L'invasion  des  Barbares  ouvre  une  nouvelle  ère  de  l'humanité. 
En  même  temps  que  les  peuples  du  Nord  envahissent  l'empire 
romain,  le  christianisme  détruit  les  cultes  de  l'antiquité;  le  Fils  de 
Dieu  prend  la  place  des  mille  et  une  divinités  que  les  anciens 
adoraient.  Nous  voici  en  présence  des  deux  éléments  essentiels  de 
la  civilisation  moderne  :  les  Germains  et  l'Évangile  ont  renouvelé 
le  monde.  C'est  aussi  dans  la  race  germanique  cl  dans  la  religion 
chrétienne  que  nous  trouvons  les  germes  d'un  droit  nouveau, 
inconnu  aux  anciens,  du  droit  international.  On  rapporte  ordinai- 
rement le  droit  des  gens  au  christianisme,  sans  tenir  compte  de 
l'influence  des  Germains.  S'il  fallait  choisir,  c'cMit  plutôt  à  l'élément 


LE  DROIT  INTERNATIONAL.  21 

germanique  que  nous  donnerions  la  préférence  :  il  est  certain,  du 
moins,  que  l'influence  du  christianisme  sur  le  développement  du 
droit  international   n'est  que  secondaire.   Il  faut  d'abord  nous 
défaire  d'un  préjugé  qui,  tout  en  étant  favorable  au  christianisme, 
le  dénature.  Dans  un  siècle  essentiellement  social  et  politique, 
nous  sommes  disposés  à  attribuer  aux  dogmes  chrétiens  une  valeur 
politique  et  sociale.  Quand  nous  lisons  que  Jésus-Christ  a  prêché 
la  fraternité,  l'égalité  et  la  charité,  nous  interprétons  sa  prédica- 
tion dans  le  sens  de  nos  idées,  de  nos  sentiments  et  de  nos  préoc- 
cupations. Les  uns  voient  dans  le  Christ  l'initiateur  de  la  démocra- 
tie,voire  même  du  socialisme  ;  d'autres,  plus  réservés,  se  contentent 
de  faire  honneur  à  la  religion  chrétienne  de  tous  les  bienfaits 
sociaux  et  politiques  que  l'humanité  doit  aux  dogmes  de  l'égalité, 
de  la  fraternité  et  de  la  charité,  et  ils  en  attendent  de  plus  grands 
encore  dans  l'avenir.  A  notre  avis,  les  uns  et  les  autres  se  font 
illusion  et  se  trompent  sur  la  portée  de  la  bonne  nouvelle  annoncée 
aux  hommes  par  le  Christ  et  ses  apôtres.  Jésus-Christ  songeait  si 
peu  à  renouveler  l'état  social  et  politique  du  monde  ancien,  qu'il 
dit  au  contraire  que  son  royaume  n'est  pas  de  ce  monde.  Vaine- 
ment a-t-on  torturé  ces  paroles  célèbres,  pour  leur  faire  dire  tout 
l'opposé  de  ce  qu'elles  disent  :  l'enseignement  du  Christ  aussi  bien 
que  sa  vie  protestent  contre  ces  interprétations  forcées.  Qu'il  nous 
suflise  de  rappeler  que  Jésus-Christ  croyait  à  la  fin  prochaine  du 
monde,  que  c'est  en  vue  de  cette  consommation  finale  qu'il  sollici- 
tait les  hommes  à  faire  pénitence  :  quel  prix  l'ordre  politique 
pouvait-il  avoir  pour  celui  qui  attendait  la  fin  instante  de  toutes 
choses?  11  est  donc  de  toute  impossibilité  que  Jésus-Christ  ait 
donné  un  sens  social  à  sa  prédication.  En  veut-on  une  preuve  bien 
évidente?  Le  Christ  et  ses  disciples  prêchèrent  l'égalité  et  la  fra- 
ternité au  milieu  d'une  société  qui  reposait  sur  l'esclavage.  Est-ce 
à  dire  qu'ils  appelaient  les  esclaves  à  la  liberté?  Le  grand  apôtre 
des  gentils  est  si  loin  de  penser  à  l'abolition  de  la  servitude,  ([u'il 
engage  les  esclaves  à  préférer  resclavage  à  la  liberté.  L'on  pourrait 
dire,  sans  esprit  de  paradoxe  et  sans  intention  de  dénigrement, 
que  Jésus- Christ  a  légitimé  et  consacré  la  serviludc.  Qu'est-ce  donc 
que  l'égalité  et  la  fraternité  chrétiennes?  Ce  sont  des  dogmes 

"1 


22  INTRODUCTION. 

purement  religieux,  sans  aucun  rapport  avec  la  vie  réelle. 
La  fin  du  monde  annoncée  par  le  Christ  et  ses  apôtres  comme 
prochaine,  n'est  pas  encore  arrivée  après  dix-huit  siècles.  Jésus- 
Christ  a  inauguré  sans  le  vouloir  une  nouvelle  ère  de  l'humanité, 
qui  est  loin  d'être  à  son  terme.  Le  christianisme  est  devenu 
un  élément  essentiel  de  notre  civilisation  moderne  :  a-t-il  acquis, 
en  se  développant,  un  caractère  politique  et  social?  Toute  religion, 
comme  toute  philosophie,  qu'elle  en  ait  conscience  ou  non,  conduit 
à  une  organisation  sociale  et  politique.  Il  en  fut  ainsi  de  la  religion 
chrétienne.  ^1  y  a  tout  un  âge  que  l'on  peut  appeler  l'âge  chrétien 
par  excellence,  parce  que  le  christianisme  y  dominait  sur  les  âmes, 
sans  rival,  presque  sans  opposition  :  du  cinquième  au  seizième 
siècle,  l'Europe  est  exclusivement  catholique  ;  toutes  les  manifesta- 
tions de  la  vie  sont  empreintes  de  l'esprit  du  catholicisme.  Voyons 
quelle  fut  pendant  cette  époque  la  doctrine  politique  de  l'Église, 
dépositaire  et  organe  de  la  religion. 

Le  christianisme  s'appelle  au  moyen-âge  le  catholicisme,  c'est-à- 
dire  la  religion  universelle  :  sa  prétention  est  en  effet  de  soumettre 
toutes  les  nations  à  ses  croyances,  et  de  réaliser  l'unité  absolue  dans 
le  domaine  delà  foi.  L'Église  ne  souffre  aucune  dissidence;  elle  rejette 
de  son  sein  comme  hérétiques  ou  schismatiques  tous  ceux,  individus 
ou  peuples,  qui  s'écartent  eu  quoi  que  ce  soit  de  l'orthodoxie  romaine. 
Poursuivant  l'unité  religieuse  comme  l'idéal  divin ,  le  catholicisme 
a  dû  voir  aussi  un  idéal  dans  l'unité  politique.  Telle  est  en  effet  la 
doctrine  du  moyen-âge  :  un  Dieu,  un  pape,  un  empereur.  Qu'est-ce 
que  l'empereur  dans  le  système  catholique?  C'est  le  chef  temporel 
de  la  chrétienté;  sa  mission  est  de  défendre  l'Église,  il  est  le  bras 
armé  du  pape.  Les  successeurs  de  saint  Pierre  se  disaient  en  pos- 
session des  deux  glaives,  du  glaive  spirituel  et  du  glaive  temporel; 
ils  gardèrent  le  premier,  et  confièrent  le  second  à  l'empereur,  avec 
charge  de  le  tirer  pour  la  protection  de  l'Église  et  sur  son  com- 
mandement. C'est  le  symbole  de  la  subordination  de  l'empereur  au 
pape;  or  l'empereur  est  le  représentant  du  pouvoir  laïque;  c'est 
donc  la  société  laïque  tout  entière  qui  est  subordonnée  à  l'Église. 
L'on  pourrait  croire  que  la  soumission  ne  concerne  que  les  choses 
spirituelles;  c'est  en  ce  sens  que  les  défenseurs  modernes  de  l'or- 


LE    DROIT   INTERNATIONAL.  23 

Ihodoxie  l'expliquent,  et  la  justifient.  Le  moyen-âge  était  plus 
logique  et  plus  franc.  Le  plus  grand  des  papes,  Grégoire  VII,  dit 
que  les  princes  sont  les  organes  du  démon.  En  effet,  dans  la  doc- 
trine chrétienne,  le  monde  est  le  domaine  de  Satan  ;  les  princes 
sont  donc  ses  ministres,  tandis  que  rÉglise  est  l'épouse  de  Jésus- 
Christ,  l'organe  infaillible  de  la  vérité  absolue.  Traduisons  les 
hautaines  prétentions  de  la  théologie  catholique  en  langage  ordi- 
naire, nous  aboutirons  à  cette  conséquence  que  la  domination  tem- 
porelle et  spirituelle  appartient  à  l'Église.  Aussi  les  papes  procla- 
maient-ils avec  une  confi  ance  superbe  qu'ils  étaient  les  vicaires  de 
Celui  qui  est  prêtre  tout  ensemble  et  roi;  ils  revendiquaient  en 
conséquence  le  gouvernement  du  monde.  Inutile  d'insister  sur  ce 
point  ;  les  paroles  des  Innocent  et  des  Grégoire  sont  trop  claires 
pour  laisser  place  à  un  doute,  et  leurs  actes  sont  en  harmonie  avec 
leurs  paroles. 

Qu'est-ce  donc  en  définitive  que  la  théorie  catholique  de  l'unilé  ? 
C'est  la  monarchie  universelle,  et  la  pire  des  monarchies,  car  elle 
tue  toute  vie  individuelle  :  l'individu  est  enserré  depuis  sa  nais- 
sance jusqu'à  sa  mort  dans  les  chaînes  d'un  dogme  immuable  et 
d'une  Église  hors  de  laquelle  il  ne  peut  faire  un  pas  sans  encourir 
la  damnation  éternelle.  La  société  subit  le  même  joug  ;  elle  n'a  pas 
d'existence  qui  lui  soit  propre,  elle  procède  de  l'Église,  c'est  d'elle 
qu'elle  tient  sa  vie,  sa  raison  d'être  ;  en  vain  réclamerait-elle  l'indé- 
pendance dans  la  sphère  des  intérêts  matériels,  la  religion  les  reven- 
dique comme  subordonnés  aux  intérêts  spirituels,  de  même  que  le 
corps  est  subordonné  à  l'àme.  L'empire  de  l'Église  s'étend  à  l'hu- 
manité entière,  car  son  pouvoir  vient  de  Dieu,  et  il  lui  a  été  confié 
sur  tous  les  peuples.  Une  doctrine  qui  détruit  ce  qu'il  y  a  d'indi- 
viduel dans  l'homme,  dans  la  société,  dans  le  genre  humain,  est 
viciée  dans  son  essence.  En   réalité,  l'unité  de  Rome  catholique 
ne  fait  que  continuer  l'unité  de  Rome  païenne.  L'unité  de  l'empire 
était  une  fausse  unité  :  d'abord  parce  qu'en  absorbant  toute  vie 
individuelle,  elle   conduisait  les  peuples  à  la  décadence  et  à  la 
mort  :  ensuite,  parce  qu'elle  ne   reconnaissait  aucun  droit  aux 
nations  placées  en  dehors  de  la  domination  romaine.   L'empiic 
resta  fidèle  aux  préjugés  de  la  cité;  au  delà  des  frontières  toul 


24  INTRODUCTION. 

était  ennemi,  la  guerre  était  permanente  entre  Rome  et  les  Barba- 
res. Ainsi  l'unité  romaine,  qui  n'avait  d'autre  justification  que  la 
paix  qu'elle  donnait  au  monde ,  ne  procurait  qu'une  fausse  paix  à 
l'intérieur,  la  paix  de  la  servitude,  et  à  l'extérieur  elle  ne  recon- 
naissait d'autre  droit  que  la  force.  Si  l'on  y  regarde  de  près^  il  en 
est  de  même  de  l'unité  catholique.  A  quel  prix  assure-t-elle  l'unité, 
l'harmonie  des  croyances  dans  la  chrétienté?  En  imposant  la  foi 
romaine  aux  peuples,  en  extirpant  tout  dissentiment  par  le  fer  et 
le  feu.  Encore  Rome  catholique  échoue-t-eile  dans  cette  œuvre 
impossible;  l'unité  est  à  peine  fondée,  que  déjà  elle  se  brise.  Tout 
un  monde,  l'Orient  lui  échappe.  Les  hérésies  vaincues,  revivent  et 
protestent,  jusqu'à  ce  que  la  révolution  du  seizième  siècle  sépare 
pour  toujours  une  moitié  de  la  chrétienté  du  saint-siége.  A  l'exté- 
rieur, l'analogie  de  Rome  chrétienne  et  de  Rome  païenne  est  tout 
aussi  frappante.  Les  infidèles,  de  même  que  les  Barbares,  sont 
sans  droit.  Les  papes  donnent  leurs  terres  aux  princes  orthodoxes, 
pour  en  faire  la  conquête  et  les  amener  par  la  violence  dans  le  sein 
de  l'Église.  Cela  s'est  fait  au  moyen-àge,  cela  s'est  fait  encore  au 
début  de  l'ère  moderne  et  à  la  veille  de  la  réforme.  Nous  le  deman- 
dons :  n'est-ce  pas  la  négation  du  droit  entre  les  nations?  Si  le 
pape  peut  disposer  des  royaumes  des  infidèles,  où  est  le  droit 
entre  les  chrétiens  et  les  non  chrétiens?  Il  n'y  en  a  d'autre  que  la 
force.  Le  droit  du  plus  fort  se  trouve  donc  au  fond  de  l'unité  catho- 
lique comme  au  fond  de  l'unité  romaine  ;  et  là  où  règne  la  force,  il 
ne  peut  être  question  de  droit. 

Le  droit  entre  les  nations  ne  devient  possible  que  lorsqu'elles 
sont  considérées  comme  des  êtres  capables  de  droit,  et  pour  cela, 
il  faut  que  leur  individualité  soit  reconnue.  Or,  d'où  nous  vient  le 
principe  de  l'individualité  que  les  anciens  ignoraient?  Il  nous  vient 
des  forêts  de  la  Germanie  ;  c'est  lui  qui  a  renouvelé  le  monde,  alors 
qu'il  périssait  sous  la  savante  administration  de  Rome  ;  c'est  à  lui 
que  nous  devons  l'Idée  du  droit  régissant  toutes  les  relations 
humaines.  Chose  singulière,  et  qui  prouve  combien  les  apparences 
sont  trompeuses  :  il  y  a  des  siècles  maudits  par  les  historiens, 
parce  que  la  force  y  régnait  en  souveraine;  eh  bien!  c'est  cet  âge 
de  fer  qui  est  en  réalité  le  berceau  du  droit.  Le  plus  profond  pen- 


LE   DROIT   INTERNATIONAL.  25 

seur  de  l'antiquité  déclara  l'esclavage  éternel  :  c'était  proclamer 
que  la  force  gouvernerait  toujours  les  choses  humaines.  Cepen- 
dant, au  moyen-âge,  la  servitude  antique  disparaît  ;  elle  se  trans- 
forme eh  servage,  premier  pas  et  le  plus  dilficile  vers  la  liberté 
complète.  Qu'est-ce  qui  distingue  le  serf  de  l'esclave?  L'esclave, 
dit  Aristote,  est  une  machine,  l'âme  lui  manque;  c'est  une  chose 
soumise  comme  toutes  choses  à  l'empire  absolu  du  maître.  Le  serf 
est  un  homme;  son  individualité  est  reconnue  et  respectée;  il  est 
placé  au  bas  de  la  hiérarchie  féodale,  mais  enfin  il  y  occupe  une 
place  ;  ses  rapports  avec  son  maître  sont  déterminés  par  un  con- 
trat. Ainsi  le  serf  est  un  être  capable  de  droit  :  voilà  l'immense 
révolution  qui  se  fait  dans  ces  temps  malheureux  que  l'on  appelle 
siècles  de  fer.  Il  faut  dire ,  au  contraire ,  que  le  moyen-âge  inau- 
gure une  nouvelle  ère  dans  la  civilisation ,  celle  du  droit.  A  qui 
l'humanité  est-elle  redevable  de  ce  grand  bienfait?  Aux  Germains, 
au  vif  sentiment  de  personnalité  et  d'individualité  dont  Dieu  les  a 
doués,  et  qu'ils  ont  nourri  dans  la  liberté  de  leurs  forêts. 

tlne  fois  que  le  droit  est  reconnu  d'homme  à  homme,  il  le  sera 
aussi  de  société  à  société.  Sur  quoi  repose  l'idée  du  droit  dans  les 
rapports  du  seigneur  et  du  serf?  Sur  le  contrat  qui  règle  leurs 
obligations  réciproques.  C'est  encore  un  contrat  qui  intervient 
entre  le  suzerain  et  le  vassal.  Toute  la  hiérarchie  féodale  est  donc 
basée  sur  des  contrats.  Or,  la  féodalité  enserrait  toute  l'Europe 
occidentale  dans  ses  mille  liens.  L'État,  tel  que  nous  le  concevons 
aujourd'hui,  n'existait  pas  encore;  les  nations  n'existaient  pas 
davantage.  A  certains  égards,  l'Europe  féodale  formait  une  grande 
association,  dans  le  sein  de  laquelle  se  développaient  les  germes 
des  futures  nationalités: les  fiefs  représentaient  l'État,  les  suzerains 
étaient  les  organes  des  futures  nations.  Mais  les  sociétés  féodales 
n'étaient  point  séparées  aussi  rigoureusement  que  le  sont  les 
peuples  modernes.  Les  rois ,  suzerains  des  grands  feudataires, 
étaient,  de  leur  côté,  vassaux  de  ceux  dont  ils  tenaient  des  ficfs;  le 
même  baron  était  vassal  du  roi  de  France  et  du  roi  d'Angleterre; 
il  avait  donc  deux  patries,  si  l'on  peut  transporter  dans  le  moyen- 
âge  une  idée  et  un  mot  ({ui  lui  sont  étrangers.  Pour  mieux  dire,  il 
n'y  avait  ni  État,  ni  nation,  ni  patrie;  il  n'y  avait  (pic  des  liens 


26  INTRODUCTION. 

particuliers,  créés  par  des  contrats.  La  conséquence  en  était  que 
l'idée  du  droit  régissait  toutes  espèces  de  relations,  les  rapports 
que  nous  appellerions  aujourd'hui  internationaux  aussi  bien  que 
les  rapports  privés.  En  réalité ,  les  rapports  internationaux  étaient 
des  rapports  privés,  parce  qu'ils  étaient  fondés  sur  des  contrats. 
Voilà  comment  il  se  fit  que  le  droit  pénétra  dans  des  relations  où 
avait  régné  jusque-là  la  force  brutale.  Pour  la  première  fois  la 
guerre  eut  ses  lois.  La  justice  au  moyen-âge  était  une  image  de  la 
guerre;  la  guerre,  de  son  côté,  était  une  espèce  de  justice. L'ennemi, 
le  vaincu,  n'étaient  plus  des  êtres  sans  droit,  car  vainqueurs  et 
vaincus  étaient  liés  par  des  contrats  que  la  guerre  ne  rompait 
point.  Dans  l'antiquité,  les  peuples  périssaient,  les  vaincus  étaient 
mis  à  mort  ou  réduits  en  esclavage.  Sous  le  régime  féodal,  les 
guerres  ne  changeaient  rien  à  la  condition  des  vaincus,  pas  plus 
que  les  procès  ;  ils  conservaient  leur  individualité,  leurs  coutumes; 
le  pis  qui  leur  arrivait,  c'était  d'être  expropriés. 

C'est  donc  aux  Germains  bien  plus  qu'au  christianisme  qu'il 
faut  rapporter  le  premier  germe  du  droit  international.  En  veut-on 
une  nouvelle  preuve?  Au  moyen-âge  on  ne  peut  pas  dire  qu'il  y  a 
un  droit  des  gens,  par  le  motif  très-simple  qu'il  ne  saurait  y  avoir 
un  droit  régissant  les  nations,  quand  il  n'y  a  pas  encore  de  nations. 
D'ailleurs,  aussi  longtemps  que  l'unité  catholique  subsistait,  il  ne 
pouvait  s'agir  d'un  droit  international;  nous  venons  d'en  dire  la 
raison.  Pour  que  le  droit  des  gens  prît  naissance,  il  fallait  avant 
tout  que  la  monarchie  universelle  de  Rome  catholique  fût  brisée, 
et  que  l'indépendance  des  nations  fût  reconnue.  L'unité  catholique 
était  fondée  sur  une  conception  religieuse  ;  ce  fut  une  révolution 
religieuse  qui  la  brisa.  A  certains  égards,  la  réforme  est  une 
révolution  de  race.  La  nation  allemande  prit  l'initiative  de 
l'insurrection  contre  la  tyrannie  romaine,  et  ce  fut  au  sein  des 
peuples  d'origine  germanique  que  le  protestantisme  jeta  les  plus 
profondes  racines;  dans  le  midi  de  l'Europe,  chez  les  peuples 
latins,  il  n'eut  jamais  qu'une  existence  précaire  et  débile.  Pourquoi 
est-ce  un  moine  allemand  qui  lève  le  drapeau  de  la  révolte  contre 
Rome?  Pourquoi  est-ce  dans  une  guerre  allemande  que  se  décident 
les  destinées  de  la  réforme,  après  une  lutte  furieuse  de  trente  ans? 


LE  DROIT  INTERNATIONAL.  27 

Ce  n'est  pas  un  accident  ;  il  n'y  a  point  de  liasard  dans  la  vie  de 
l'humanité;  tout  fait  a  sa  raison  d'être  et  sa  cause  providentielle, 
les  révolutions  surtout  qui  changent  la  face  du  monde.  Ce  furent 
les  peuples  germains  qui  détruisirent  l'empire,  et  avec  lui  la  fausse 
unité  de  Rome  païenne  ;  ce  furent  encore  les  peuples  germains 
qui  ruinèrent  la  domination  de  Rome  chrétienne,  et  avec  elle  la 
fausse  unité  du  catholicisme.  L'inspiration  est  la  même  dans  ces 
deux  grandes  révolutions;  seùîement,  au  seizième  siècle,  les 
réformateurs  allemands  firent  avec  conscience  ce  que  les  Barbares 
avaient  fait  d'instinct  et  comme  instruments  de  la  Providence. 

Le  génie  de  l'individualité  s'insurgea  contre  une  fausse  unité  qui 
absorbait  et  tuait  toute  vie  individuelle.  Dans  le  domaine  religieux, 
l'unité  absolue  de  Rome  avait  fait  de  la  religion  une  cho^e  pure- 
ment extérieure  ;  en  affaiblissant  le  sentiment  religieux,  elle  avait 
compromis  l'existence  même  de  la  religion  :  les  réformateurs 
ranimèrent  le  sentiment  religieux,  en  exaltant  le  principe  de  l'in- 
dividualité. Dans  le  domaine  politique ,  la  monarchie  pontificale 
exploitait  durement  les  églises  particulières  :  la  nation  allemande, 
à  bout  de  patience,  secoua  le  joug  de  l'Antéchrist  qui  trônait  à 
Rome.  Les  nations  latines  n'éprouvent  pas  ce  besoin  d'individua- 
lité ;  catholiques  par  nature,  il  leur  faut  l'unité  dans  la  religion 
comme  dans  la  politique,  quand  même  ce  ne  serait  qu'une  unité 
extérieure.  Voilà  pourquoi  elles  restèrent  étrangères  à  la  réforme 
ou  la  rejetèrent.  La  réforme  est  donc  l'expression  du  besoin 
de  personnalité  et  d'individualité  :  c'est  le  génie  germanique, 
le  génie  de  la  féodalité,  transporté  dans  le  domaine  de  la  religion. 
La  réforme  fut  une  révolution  politique  autant  que  religieuse, 
parce  que  la  domination  contre  laquelle  elle  réagissait  était  tout 
ensemble  religieuse  et  politique.  Rome  catholique  compromettait, 
pour  mieux  dire  ,  elle  détruisait  la  souveraineté  de  l'État  et  Tindé- 
pendancc  des  nations.  Dès  que  les  princes  et  les  peuples  eurent 
conscience  de  leur  existence,  ils  secouèrent  le  joug  que  l'Eglise 
leur  imposait.  La  réforme  favorisa  ce  mouvement  cl  le  consolida, 
en  lui  donnant  la  consécration  de  la  religion.  Ce  fut  par  là  que  la 
réforme  devint  le  principe  de  ce  droit  nouveau  dont  nous  recher- 
chons les  fondements  et  le  caractère.  Il  est  si  vrai  que  le  droit 


20  INTRODUCTION. 

international  est  dû  à  l'inspiration  de  la  réforme,  qu'on  peut 
presque  le  qualifier  de  science  protestante.  Un  écrivain  ré- 
formé, moitié  théologien,  moitié  philosophe,  fonda  la  science 
du  droit  des  gens,  et  elle  a  toujours  été  cultivée  de  préférence  et 
avec  une  certaine  prédilection  dans  les  pays  protestants.  Les  pays 
catholiques  conservèrent  leur  tendance  vers  l'unité  :  ce  sont  des 
princes  catholiques  que  l'histoire  accuse  d'avoir  aspiré  à  la  monar- 
chie universelle,  tandis  que  les  nationalités  trouvèrent  leurs  défen- 
seurs les  plus  énergiques  au  sein  des  peuples  protestants.  Voilà 
comment  le  droit  des  gens  procède  du  génie  de  la  race  germanique 
et  des  révolutions  qu'elle  a  produites  dans  l'humanité. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  le  droit  des  gens  soit  exclusivement  ger- 
manique et  protestant.  L'élément  germanique  de  notre  civilisation 
n'est  que  l'une  des  faces  de  la  vérité;  s'il  dominait  seul,  il  condui- 
rait, bien  que  par  une  voie  opposée,  au  même  excès  que  l'unité 
romaine.  L'histoire  en  fournit  la  preuve  et  dans  le  domaine  politi- 
que et  dans  le  domaine  religieux.  La  féodalité  est  l'expression 
politique  du  génie  de  la  race  allemande  ;  or,  ce  qui  la  caractérise, 
c'est  l'esprit  de  personnalité  et  d'individualité  ;  elle  ne  tient  aucun 
compte  de  l'unité;  si  elle  s'était  développée  seule,  sans  aucune 
autre  influence,  elle  aurait  abouti  à  l'égoisme,  à  l'isolement  et  à 
l'anarchie,  ce  qui  eût  été  la  dissolution  de  la  société.  Le  protestan- 
tisme, cette  autre  manifestation  du  génie  allemand,  présente  le 
même  écueil.  Il  réduit  la  religion  à  un  sentiment  purement  indivi- 
duel, sans  tenir  compte  du  lien  puissant  qu'elle  établit  entre  les 
âmes.  Poussez  ce  principe  à  bout,  et  au  lieu  d'être  un  lien  d'unité 
entre  les  hommes,  la  religion  deviendra  un  principe  de  désunion, 
de  séparation,  et  par  suite  de  dissolution.  L'élément  germanique 
ne  suflit  donc  pas  à  lui  seul  pour  constituer  l'humanité;  il  faut 
donner  satisfaction  à  un  besoin  tout  aussi  légitime  que  celui  de 
l'individualité,  au  besoin  d'unité.  Ces  deux  éléments  sont  empreints 
dans  toute  la  création,  comme  si  Dieu  avait  voulu  montrer  aux 
hommes  la  voie  dans  la(iuelle  ils  doivent  marcher  pour  remplir 
leur  mission.  La  nature  nous  présente  dans  toutes  ses  manifesta- 
tions le  spectacle  d'une  variété  infinie  se  déployant  sur  un  fond 
identique.  Les  éléments  diflercnts  demandent  et  produisent  des 


LE   DROIT  INTERNATIONAL.  29 

organisations  différenles;  mais  ces  éléments  constituent  dans  leur 
ensemble  une  seule  terre.  Les  langues  sont  diverses,  comme 
expression  de  la  diversité  de  caractères  qui  distinguent  les  bran- 
ches de  la  grande  famille  humaine  ;  toutefois  les  règles  fonda- 
mentales des  langues  sont  unes,  parce  que  l'esprit  humain  qui  les 
formule  est  un.  Les  religions  diffèrent,  mais  il  y  a  dans  toutes  des 
croyances  communes,  rayons  de  la  vérité  éternelle  qui  illumine 
l'humanité.  Le  droit  varie  d'un  pays  à  l'autre,  ce  qui  ne  l'empêche 
pas,  quoi  qu'en  dise  Pascal,  d'avoir  en  lui  des  principes  d'une 
vérité  absolue  qui  se  retrouvent  partout.  L'unité  dans  la  variété, 
telle  est  la  loi  universelle  qui  régit  la  création. 

A  ce  point  de  vue,  nous  pouvons  rendre  justice  à  l'unité  romaine 
et  à  l'unité  chrétienne  aussi  bien  qu'à  la  diversité  germanique. 
Nous  avons  dit  que  l'unité  de  Rome  païenne  et  catholique  est 
fausse,  en  ce  sens  qu'elle  conduit  à  la  monarchie  universelle,  et 
que  la  monarchie  universelle  serait  le  tombeau  de  l'humanité, 
puisqu'elle  viole  les  lois  de  la  création  et  qu'elle  tue  toute  vie  indi- 
viduelle. Cependant  l'unité  romaine  a  sa  légitimité;  seulement  il 
faut  la  dégager  de  la  forme  que  lui  ont  imprimée  l'empire  et  le 
catholicisme.  L'unité  est  légitime,  elle  est  nécessaire,  non  comme 
but,  mais  comme  moyen.  Le  but  est  le  développement,  le  perfec- 
tionnement des  facultés  dont  Dieu  a  doué  l'homme  ;  or,  pour  se 
développer,  pour  vivre  même,  l'homme  doit  être  uni  à  ses  sembla- 
bles. Le  lien  qui  unit  les  hommes  devient  de  plus  en  plus  général, 
en  suivant  les  progrès  qu'ils  accomplissent.  L'unité  commence 
par  la  famille  ;  elle  embrasse  ensuite  la  cité  et  la  nation  ,  elle  finit 
par  s'étendre  à  l'humanité.  La  famille,  la  cité,  l'État,  l'humanité, 
doivent  être  organisés  de  manière  à  favoriser  le  développement  de 
l'individu;  c'est  en  ce  sens  que  nous  disons  que  l'unité  est  néces- 
saire comme  moyen.  Les  plus  grands  génies  dont  le  genre  humain 
s'honore  ont  proclamé,  ils  ont  entrevu  du  moins  cette  vérité.  Au 
moyen-âge,  l'illustre  poète  qui  s'est  inspiré  de  la  théologie  catholi- 
que, le  Dan  le,  a  écrit  un  traité  sur  la  monarchie,  où  il  pose  ce  prin- 
cipe que  la  paix  est  nécessaire  aux  hommes  pour  qu'ils  puissent 
remplir  leur  mission  sur  cette  terre,  et  (juc  l'organisation  unitaire 
de  l'humanité  peut  seule  la  leur  procurer.  Dans  les  temps  moder- 


30 


INTRODUCTION. 


nés,  le  plus  universel  des  penseurs,  Lelbnitz,  a  émis  les  mêmes 
idées.  Elles  sont  d'une  vérité  incontestable,  pourvu  qu'on  évite 
recueil  de  l'unité  romaine  et  chrétienne,  et  que  du  moyen  on  ne 
fasse  pas  le  but  suprême.  Quelque  doux  que  soit  le  nom  de  paix, 
comme  disent  les  poètes,  elle  n'est  pas  l'idéal,  le  dernier  terme  de 
nos  efforts;  elle  n'est  qu'un  moyen,  comme  l'État  lui-même  qui  la 
réalise,  dans  une  certaine  mesure,  n'est  qu'un  moyen.  C'est  pour  ce 
motif  que  nous  avons  placé  l'élément  germanique  au-dessus  de  l'élé- 
ment romain  et  catholique.  L'individualité  est  le  principe  essentiel, 
c'est  réellement  notre  but,  notre  idéal.  L'unité  n'est  que  le  moyen, 
et  le  moyen  est  subordonné  au  but. 

Nous  revenons  au  droit  des  gens  dont  nous  ne  nous  sommes  éloi- 
gné qu'en  apparence.  Le  droit  des  gens  est  l'expression  la  plus  haute 
de  la  loi  que  nous  venons  de  formuler.  Il  y  a  dans  l'humanité  un 
élément  d'unité  et  un  élément  de  diversité.  Les  nations  sont  l'élé- 
ment de  diversité;  elles  ne  sont  pas,  comme  on  l'a  cru  longtemps, 
un  produit  arbitraire  et  changeant  des  circonstances  de  temps  et 
de  lieu  ;  elles  ont  leur  principe  en  Dieu,  aussi  bien  que  les  indivi- 
dus. Le  génie  particulier  qui  les  distingue  est  la  marque  providen- 
tielle de  leur  mission.  L'humanité  a  une  mission,  qui  n'est  autre 
que  celle  des  individus  dont  elle  se  compose  :  c'est  le  développe- 
ment et  le  perfectionnement  de  toutes  les  créatures.  Il  y  a  dans  la 
nature  humaine  et  dans  les  facultés  dont  Dieu  l'a  douée  d'infinies 
variétés.  L'idéal  consiste  dans  le  développement  complet  et  har- 
monique de  ces  facultés.  Pour  que  ce  but  soit  atteint,  il  faut 
répartir  en  quelque  sorte  la  tâche  entre  les  divers  membres  du 
genre  humain  ;  de  là  la  division  des  hommes  en  nations  :  chacune 
a  son  ministère  dans  l'œuvre  commune  de  l'humanité.  Les  indivi- 
dus isolés  n'auraient  pu  remplir  leur  destinée;  il  a  fallu  les  unir  en 
corps  pour  leur  donner,  par  leur  association,  une  force  qu'ils 
n'auraient  pas  dans  leur  isolement.  Que  l'on  prenne  les  plus 
grands  génies  et  que  l'on  essaye  de  les  séparer  de  la  nationalité 
dont  lis  sont  les  plus  nobles  représentants,  l'on  se  convaincra 
qu'ils  deviennent  impossibles.  Ce  qui  est  vrai  des  héros  du  genre 
humain,  l'est  aussi  des  masses.  Tous  tant  que  nous  sommes,  nous 
ne  pouvons  nous  développer,  nous  perfectionner,  que  comme 


LE  DROIT  INTERNATIONAL.  31 

membres  d'une  société  donnée,  à  laquelle  nous  rattachent  notre 
naissance  et  notre  race.  Il  y  a  une  solidarité  indissoluble  entre  l'in- 
dividu et  la  nation  dont  il  fait  partie.  Voilà  pourquoi  nous  disons 
que  les  nations  sont  de  Dieu  aussi  bien  que  les  individus.  Une 
fois  les  nationalités  reconnues  comme  individualités  distinctes,  on 
peut  et  on  doit  leur  appliquer  par  analogie  les  lois  qui  régissent 
les  individus. 

C'est  ainsi  que  nous  arrivons  à  un  droit  qui  régit  les  nations, 
c'est-à-dire  au  droit  des  gens.  Ce  droit  est  l'expression,  la  manifes- 
tation du  lien  qui  unit  les  peuples.  La  division  du  genre  humain  en 
nations  n'empêche  pas  qu'il  ne  soit  un  en  essence  ;  sa  mission  est 
une;  si  diverses  facultés  y  concourent,  s'il  faut  pour  cela  divers 
organes  que  nous  appelons  nations,  toujours  est-il  que  ces  nations 
ne  sont  que  les  membres  d'un  grand  corps,  de  l'humanité.  L'hu- 
manité étant  une,  elle  doit  arriver  à  une  organisation  qui  lui 
permette  de  remplir  sa  destinée.  L'organisation  de  la  société 
humaine  ne  peut  pas  s'arrêter  aux  nations,  car  nous  venons  de 
voir  que  les  nations  ne  sont  que  des  individualités,  qui  supposent 
un  tout  supérieur,  dont  elles  sont  les  parties.  Elles  ne  se  conçoi- 
vent même  pas  séparées,  isolées  ;  c'est  comme  si  l'on  voulait  sépa- 
rer les  divers  membres  qui  constituent  le  corps  de  l'homme  et  les 
faire  vivre  d'une  vie  à  part,  sans  lien  entre  eux  :  celte  vie  là  serait 
la  mort.  Il  en  est  de  même  des  peuples.  Nous  en  avons  la  preuve 
sous  les  yeux  :  que  l'on  voie  à  quel  état  de  torpeur  et  presque  de 
mort  sont  arrivées  les  nations  qui  ont  voulu  s'isoler  du  reste  de 
l'humanité!  Des  liens  internationaux  sont  donc  une  nécessité  et 
pour  la  vie  des  peuples  et  pour  la  vie  des  individus.  Le  droit  des 
gens  est  l'expression  de  ce  besoin. 

^  III.  Le  droit  des  gens  comme  science. 

Ainsi  considéré,  le  droit  international  est  la  plus  importante  des 
sciences;  c'est  la  science  des  lois  qui  régissent  les  nations  et  l'hu- 
manité. L'on  conçoit  maintenant  pourquoi  le  droit  des  gens  ne  date 
que  d'hier.  L'idée  de  nationalité  est  une  idée  moderne;  elle  ne  s'est 
manifestée  qu'à  la  lin  du  moyen-âge;  la  réforme  lui  a  donné  une 


32  INTRODUCTION. 

immense  puissance,  en  lui  donnant  une  consécration  religieuse; 
mais  c'est  seulement  de  nos  jours  qu'elle  sort  du  domaine  de  la 
théorie  et  qu'elle  prend  corps  dans  la  réalité.  Pendant  des  siècles, 
la  diplomatie  n'en  a  tenu  aucun  compte.  Que  l'on  examine  les 
traités  sur  lesquels  repose  encore  aujourd'hui  la  constitution  de 
l'Europe  ;  on  y  voit  les  peuples  partagés,  dépecés,  nous  ne  dirons 
pas  comme  des  troupeaux,  mais  comme  des  choses,  comme  des 
terres  dont  on  déplace  les  bornes  à  volonté  ;  pas  le  moindre  souci, 
pas  même  le  soupçon  des  droits  des  nationalités  dont  on  jette  un 
lambeau  à  tel  prince,  un  lambeau  à  tel  autre.  L'élément  que  les 
rois  et  leurs  ministres  ont  méconnu,  s'est  fait  jour  dans  les  révolu- 
tions, ces  grandes  manifestations  de  la  justice  divine  :  il  n'y  en  a 
pas  de  plus  légitimes,  ni  de  plus  saintes  que  celles  qui  rendent  la 
vie  à  une  nation,  victime  de  la  force.  Chose  singulière,  les  rois  ont 
prêté  la  main  à  l'œuvre.  Instruments  de  la  Providence,  ils  ne  se 
doutaient  pas,  quand  ils  proclamaient  l'indépendance  de  la  Grèce, 
qu'ils  inauguraient  l'ère  des  nationalités,  et  qu'ils  mettaient  fin  à  la 
vieille  diplomatie,  et  en  un  certain  sens  à  leur  propre  empire,  car 
l'avènement  des  nations  implique  que  les  rois  ne  sont  que  leurs 
organes  et  leurs  représentants.  En  1850,  la  Belgique  a  repris  son 
nom  et  ses  antiques  traditions;  la  diplomatie,  obéissant  à  la  force 
des  choses,  s'est  vue  obligée  de  reconnaître  cette  nouvelle  insurrec- 
tion contre  le  droit  européen,  disons  mieux,  cette  nouvelle  victoire 
du  droit  sur  le  fait.  Aujourd'hui  c'est  le  tour  de  l'Italie;  telle  est  la 
puissance  de  l'idée  de  nationalité,  que  la  diplomatie  européenne 
assiste  les  bras  croisés  à  la  démolition  des  traités  de  Vienne,  tout 
en  protestant  que  ces  traités  sont  une  chose  sacrée  :  elle  ignore 
encore  que  le  seul  droit  sacré,  inviolable,  imprescriptible,  malgré 
toutes  les  possessions  et  tous  les  titres  contraires,  c'est  le  droit  des 
nations.  Nous  sommes  loin  d'être  au  bout  de  ce  mouvement  de 
nationalités  ;  il  commence  à  peine  et  il  est  destiné  à  faire  le  tour 
du  monde.  11  y  a  des  empires  qui  ne  sont  qu'un  assemblage  informe 
de  nations  diverses;  leur  dissolution  est  certaine  :  ce  n'est  qu'une 
question  de  temps. 

Ainsi  l'un  des  éléments  essentiels  du  droit  des  gens,  les  nations, 
est  encore  à  l'état  de  formation.  L'autre,  l'idée  d'humanîté,  n'existe 


LE  DROIT  INTERNATIONAL.  33 

qu'en  théorie.  Nous  l'avons  rencontrée,  sous  une  fausse  forme, 
dans  l'unité  romaine  et  dans  l'unité  catholique.  L'ambition  des 
conquérants  et  l'ambition  plus  haute  des  religions  voulait  faire  du 
monde  entier  un  seul  corps,  soumis  à  une  même  loi.  C'était  exagé- 
rer lebesoin  de  l'unité  au  pointde  compromettre  l'existence  du  genre 
humain,  en  tuant  le  principe  de  l'individualité,  qui  est  le  germe  de 
toute  vie.  La  race  germanique  qui  préside  à  la  civilisation  moderne, 
réagit  à  deux  reprises  contre  cet  excès  ;  elle  détruisit  la  monarchie 
universelle  de  l'empire  et  la  monarchie  plus  dangereuse  encore  de 
la  papauté.  Mais  les  réactions  dépassent  toujours  le  but  légitime 
qui  les  inspire.  Le  génie  germanique  méconnaît  le  besoin  de  l'unité. 
Cet  esprit  exclusif  se  manifeste  aussi  dans  la  science  du  droit  inter- 
national, telle  qu'elle  s'est  développée  sous  l'influence  du  protes- 
tantisme. Partant  du  principe  de  l'individualité,  elle  conduit  logi- 
quement à  nier  l'unité,  ou  du  moins  elle  n'en  lient  aucun  compte. 
Les  liens  entre  nations,  à  ce  point  de  vue  ,  n'existent  qu'en  vertu 
de  traités;  sans  traités,  il  n'y  aurait  donc  pas  de  lien  international, 
pas  d'unité  humaine.  Dans  cette  théorie,  l'unité  ne  trouve  pas  de 
place,  et  le  droit  international  se  réduit  en  réalité  à  poser  le  prin- 
cipe de  la  souveraineté  nationale,  et  à  en  déduire  les  conséquences. 
On  peut  dire  plus,  c'est  que  dans  cette  théorie  le  droit  des  gens 
n'existe  point,  car  il  n'y  a  pas  de  droit  international,  s'il  n'y  a 
point  un  lien  naturel  entre  les  nations.  La  réaction  contre  le  prin- 
cipe de  l'unité  touche  à  son  terme.  Grâce  à  un  concours  heureux 
de  circonstances,  les  rapports  entre  les  nations  prennent  tous  les 
jours  une  plus  grande  extension;  les  barrières  que  les  préjugés, 
les  intérêts  opposés ,  les  croyances  hostiles  élevaient  entre  les 
peuples,  tombent  l'une  après  l'autre,  et  à  mesure  que  les  peuples 
se  rapprochent,  l'idée  de  l'unité  reprend  son  influence  légitime. 
Mais  ce  n'est  encore  qu'une  idée.  A  moins  de  s'égarer  dans  le 
domaine  de  l'utopie,  on  ne  peut  songer  à  formuler  l'organisation 
de  l'unité  humaine.  La  raison  en  est  très-simple.  Les  éléments 
dont  la  future  unité  se  composera,  font  encore  défaut,  les  nations 
ne  sont  pas  encore  constituées  ;  comment  pourrait-on  prétendre 
leur  assigner  des  lois? 
Ceci  expli(iue  l'état  imparfait  du  droit  des  gens,  et  le  peu  de 


34  INTRODUCTION. 

crédit  dont,  il  jouit.  C'est  une  science  qui  se  forme  seulement;  elle 
ressemble  encore  à  ces  atomes  qui  remplissent  l'immensité  des 
espaces,  et  dont  l'union  formera  un  jour  des  mondes.  Cela  n'enlève 
rien  au  mérite  des  écrivains  qui  ont  essayé  de  fonder  la  nouvelle 
science;  s'ils  ont  échoué,  c'est  qu'il  leur  était  impossible  de  réussir. 
11  en  a  été  ainsi  du  plus  grand  de  tous,  du  premier  initiateur,  de 
Grothis.-  Le  droit  des  gens  repose  sur  l'idée  de  nationalité  et  sur 
l'idée  d'humanité.  Les  nations,  tout  en  étant  indépendantes  et  sou- 
veraines, sont  des  parties  d'un  corps  plus  vaste,  qui  est  le  genre 
humain.  L'humanité  est  la  société  du  genre  humain;  les  nations 
sont  les  individus  dans  cette  grande  association  ;  il  faut  donc  un 
droit  qui  régisse  leurs  relations,  comme  il  faut  un  droit  pour  les 
individus,  dès  qu'ils  s'unissent  en  famille,  en  cité,  en  État.  Voilà 
des  idées  fondamentales  pour  la  science  nouvelle  que  Grofm.s- se 
proposait  de  construire;  cependant  il  s'y  arrête  peu,  c'est  à  peine 
s'il  s'en  occupe. 

Des  deux  éléments  d'unité  et  de  diversité  qui  sont  la  base 
du  droit  des  gens,  le  premier  avait  encore,  au  dix-septième 
siècle,  les  racines  les  plus  fortes  dans  la  conscience  générale,  par 
suite  de  la  longue  domination  de  l'unité  catholique.  Grotius  dit  en 
passant,  et  comme  une  vérité  reconnue  par  tout  le  monde,  qu'il  y 
a  entre  les  hommes  une  parenté  naturelle,  qui  fait  que  l'un  doit 
respecter  l'individualité  de  l'autre  (').  Il  va  plus  loin  même  que 
l'Église  :  le  catholicisme  revendiquait  l'empire  du  monde  entier, 
mais,  en  attendant  la  conversion  universelle  des  peuples  qui  est 
toujours  à  l'état  d'utopie,  il  excluait  de  son  unité  les  nations  infi- 
dèles. Les  plus  orthodoxes  parmi  les  chrétiens  étaient  comme  de 
juste  les  plus  étroits;  ils  allaient  jusqu'à  déclarer  illicite  toute 
convention  avec  des  peuples  qui  se  trouvaient  hors  de  l'Église; 
preuve  entre  mille  que  le  christianisme  vicie  la  notion  du  droit  des 
gens,  bien  loin  d'en  être  le  principe.  Grotius  étend  à  toutes  les 
nations  le  lien  naturel  qui  unit  les  hommes  :  la  différence  de  reli- 
gion, dit-il,  n'est  pas  une  raison  pour  invalider  leurs  traités  (^). 
Mais  si  l'on  demande  à  Grotius  comment  il  conçoit  l'unité  humaine, 

(i)  Grotius,  De  jure  belli,  lib.  H,  c.  XV,  §  V,  N"  1. 
(2)  Ibid.,  §  V!II. 


LE  DROIT  INTERNATIONAL.  35 

il  ne  donne  point  de  réponse;  le  peu  de  mots  qu'il  en  dit  impliquent 
même  une  contradiction  avec  son  point  de  départ.  Il  veut  que  les 
peuples  chrétiens  soient  particulièrement  unis  entre  eux  contre  les 
infidèles,  parce  qu'ils  sont  tous  membres  du  Christ  (').  Voilà  Gro- 
tius  qui  abandonne  l'idée  de  l'unité  humaine  pour  retomber  dans 
l'unité  du  moyen-âge,  unité  hostile  à  tous  ceux  qui  ne  sont  pas 
chrétiens.  Cela  est  si  vrai  qu'il  place  l'empereur  à  la  tète  de  son 
unité  chrétienne;  il  ne  manque  plus  que  le  pape,  elGrothiSy 
comme  on  sait,  quoique  protestant,  admettait,  sinon  la  nécessité, 
du  moins  l'utilité  d'un  chef  visible  de  l'Église.  S'il  avait  insisté  sur 
ces  idées,  il  aurait  abouti  à  l'unité  catholique  du  pape  et  de  l'em- 
pereur. Cela  tient  à  ses  préjugés  chrétiens  ;  au  lieu  de  maintenir  le 
lien  de  la  nature  comme  base  de  l'unité,  il  l'abandonne  pour  la  foi; 
or  la  foi  révélée  divise  pour  le  moins  autant  qu'elle  unit.  Cependant 
Grotius  s'engageait  ici  dans  une  nouvelle  contradiction  ;  il  est  pro- 
testant, et  le  protestantisme  avait  précisément  pour  mission  de 
briser  la  fausse  unité  du  moyen-âge  pour  mettre  à  sa  place  des 
nations  libres  et  souveraines.  Sous  l'inspiration  de  la  réforme, 
l'unité  s'efface  et  la  diversité  domine.  Telle  est  aussi  au  fond  la 
tendance  de  Grotius;  c'est  pour  cela  que  la  question  de  l'unité 
l'occupe  si  peu,  tandis  que  chez  les  écrivains  du  moyen-âge  elle 
absorbe  tout  :  son  unité  chrétienne  n'est  qu'une  réminiscence  de 
théologien. 

Toujours  est-il  que  le  droit  des  gens,  dans  les  mains  de  Grotius, 
est  encore  indécis  et  sans  principes  fixes;  l'on  dirait  la  marche  d'un 
enfant  qui  chancelle  et  tombe  à  chaque  mouvement  qu'il  fait.  Est- 
ce  à  dire  que  la  postérité  ait  exagéré  le  mérite  de  Grotius,  en  lui 
donnant  le  titre  glorieux  de  père  du  droit  des  gens  ?  La  gloire  dans 
le  domaine  de  la  science  appartient  à  ceux  qui  font  les  premiers 
pas  dans  une  carrière  inexplorée.  A  ce  titre,  Grotius  jouira  d'un 
renom  immortel.  Qu'on  nous  permette  d'insister  sur  un  point 
capital.  Les  diplomates,  les  hommes  d'église  et  les  rudes  guerriers 
du  dix-septième  siècle  ont  dû  sourire  de  dédain  quand  ils  enten- 
dirent qu'un  savant  hollandais  avait  publié  un  livre  sur  le  droit  de 

(»)  Groiîws,  Do  jure  belli,  lib.  II,  c.  XV,  §  XII. 


56  INTRODUCTION. 

guerre.  Jamais  la  force  n'avait  régné  d'une  manière  plus  brutale. 
Montaigne  compare  les  guerres  civiles  de  son  temps  à  des  combats 
de  sauvages;  il  trouve  les  chrétiens  plus  cruels  que  les  habitants 
des  forêts  du  nouveau  monde.  La  comparaison,  quelque  exagérée 
qu'elle  paraisse,  est  encore  en-dessous  de  la  réalité,  si  on  l'applique 
aux  luttes  religieuses  du  dix-septième  siècle  ;  il  faut  descendre  jus- 
qu'à la  plus  horrible  fiction,  il  faut  descendre  jusque  dans  les 
enfers,  pour  trouver  des  êtres  fabuleux  que  l'on  puisse  comparer 
aux  hommes  de  la  guerre  de  trente  ans.  Cependant,  qui  le  croirait? 
c'est  au  milieu  de  cette  société  de  démons  que  le  droit  des  gens 
moderne  a  pris  naissance.  Jamais  la  puissance  des  idées  ne  s'est 
manifestée  avec  plus  d'éclat;  jamais  la  désolante  doctrine  que  le 
fait  régit  le  monde,  n'a  reçu  un  plus  solennel  démenti.  Grotius 
pouvait  passer  pour  le  plus  utopiste  des  rêveurs,  quand  il  parlait 
d'introduire  la  justice  et  l'humanité  dans  les  luttes  où  la  force 
trônait  en  souveraine.  Néanmoins  la  doctrine  a  fini  par  pénétrer 
dans  les  faits;  que  dis-je?  la  réalité,  au  dix-neuvième  siècle,  est 
plus  avancée  que  ne  l'était  la  théorie  au  dix-septième.  Grande 
leçon  tout  ensemble  et  consolant  enseignement  !  Ce  ne  sont  pas  les 
faits,  ce  sont  les  idées  qui  gouvernent  le  monde,  et  les  idées  vont 
en  se  modifiant  sous  la  loi  du  progrès.  Ce  qui  est  dédaigné  aujour- 
d'hui comme  utopie,  se  réalise  demain,  et  le  jour  arrive  où  l'utopie 
elle-même  est  dépassée. 


§  IV.  Le  droit  des  gens  naturel  et  le  droit  des  gens  positif. 

Grotius  introduisit  l'idée  du  droit  dans  le  domaine  de  la  force; 
mais  il  lui  fallut  bien  des  siècles  pour  faire  son  chemin.  L'on  s'est 
étonné  des  lents  progrès  de  notre  science  ;  l'on  a  traité  avec  dédain 
les  innombrables  manuels  de  droit  naturel  et  de  droit  des  gens  qui 
suivirent  la  publication  de  l'ouvrage  de  Grotius.  Pour  qui  tient 
compte  des  circonstances  historiques,  il  n'y  a  rien  là  d'étonnant. 
La  théorie  devançait  le  fait  de  plusieurs  siècles.  Voilà  pourquoi  le 
droit  international  fut  considéré  comme  une  annexe  du  droit  natu- 
rel. C'était  de  la  philosophie  toute  pure;  elle  ne  se  basait  pas  sur 


LE   DROIT    INTERNATfONAL.  37 

des  faits,  car  les  faits  manquaient.  C'est  la  raison  pour  laquelle  le 
droit  international  resta  si  longtemps  dans  l'enfance.  Nous  avons 
protesté  contre  les  prétentions  du  fait  qui  veut  s'ériger  en  droit, 
nous  avons  dit  que  ce  sont  les  idées  qui  gouvernent  le  monde.  C'est 
notre  plus  chère  croyance.  Mais  la  réalité  aussi  a  son  importance. 
Rien  de  plus  inutile  et  de  plus  insipide  tout  ensemble  que  les  spé- 
culations qui  ne  s'appuient  pas  sur  des  faits.  Tels  furent  les 
manuels  de  droit  naturel  et  des  gens  qui  pullulèrent  en  Allemagne 
au  dix-huitième  siècle  :  à  force  de  viser  à  l'absolu,  ils  perdaient 
toute  valeur  pour  le  monde  réel.  Un  de  ces  traités  a  conservé 
une  autorité  singulière  :  c'est  celui  de  Vattel.  On  en  a  publié 
récemment  deux  nouvelles  éditions,  une  traduction  espagnole,  une 
traduction  anglaise  et  un  commentaire  par  un  publiciste  portugais. 
Ferait-on  davantage  pour  un  chef-d'œuvre  de  la  science?  Cependant 
l'ouvrage  de  Vattel  n'est  qu'une  mauvaise  traduction  de  Wolf,  et  il 
présente  tous  les  inconvénients  des  creuses  théories  que  nos  voisins 
d'outre-Rhin  aiment  à  bâtir  dans  le  vide. 

C'est  par  réaction  contre  cette  littérature  philosophique  que  les 
publicistes  ont  fait  du  droit  des  gens  une  science  positive  :  le  livre 
de  Martens,  qui  est  dans  les  mains  de  tous  les  diplomates,  donne 
une  idée  de  cette  nouvelle  manière.  C'est  l'excès  de  la  réalité 
opposé  à  l'excès  de  la  théorie  ;  l'un  est  aussi  mauvais  que  l'autre. 
Si  nous  devions  choisir,  nous  donnerions  encore  la  préférence  au 
droit  des  gens  naturel  sur  le  droit  des  gens  positif.  Le  premier  a 
du  moins  quelque  respect  pour  les  idées  ;  il  mérite  le  titre  de 
science,  quand  l'auteur  ne  se  borne  pas  à  élever  les  faits  à  la 
hauteur  d'un  système;  tandis  que  dans  les  traités  de  droit  des 
gens  positif,  on  chercherait  vainement  l'ombre  d'une  idée;  on  n'y 
trouve  rien  que  des  usages  consacrés  par  la  tradition  dans  les 
relations  internationales:  les  prétentions  des  ambassadeurs  et  des 
ambassadrices  y  sont  décorées  du  nom  de  droit.  Nous  n'avons 
jamais  pu  prendre  un  pareil  droit  au  sérieux  :  il  est  bon  tout  au 
plus  pour  les  attachés  et  les  secrétaires  de  légation.  Il  serait  diffi- 
cile de  rapetisser  davantage  une  science  qui  par  son  objet  est  la 
plus  haute  de  toutes.  A  notre  avis,  il  n'y  a  pas  de  science  sans 
idéal,  comme  il  n'y  a  pas  de  science  sans  faits  qui  servent  d'appui 

5 


38  INTRODUCTION. 

à  l'idée.  Séparer  l'idée  et  le  fait,  c'est  aboutir  à  des  revoies  ou  à 
des  niaiseries.  La  spéculation,  pour  être  puissante  et  même  pour 
être  possible,  doit  reposer  sur  les  faits,  sinon  elle  perd  tout  crédit, 
et  elle  mérite  d'être  discréditée.  Quant  à  vouloir  rassembler  des 
faits,  sans  les  éclairer  par  l'idée,  c'est  renoncer  d'avance  à  toute 
influence  scientifique  ;  car  des  faits  sans  idée  ne  méritent  pas  le 
nom  de  science. 

Nous  ne  faisons  pas  le  procès  aux  écrivains  sérieux  qui  ont 
pris  la  peine  de  réduire  en  système  les  usages  observés  dans 
le  commerce  des  nations.  Si  leurs  ouvrages  n'ont  pas  fondé  la 
science  du  droit  des  gens,  cela  vient  non-seulement  de  ce  qu'ils 
ont  négligé  les  idées,  mais  aussi  des  difficultés  insurmontables  de 
leur  entreprise.  La  science  du  droit  international  est  toujours  à 
faire.  Nous  en  avons  indiqué  la  raison.  Le  principe  fondamental  a 
fait  défaut  jusqu'à  nos  jours.  L'idée  de  nationalité,  avec  les  droits 
et  les  obligations  qui  en  dérivent,  entre  à  peine  dans  la  conscience 
générale  :  voilà  pourquoi  la  théorie  ne  s'en  est  guère  occupée.  Les 
faits  se  développent  seulement  sous  nos  yeux.  Le  dix-huitième 
siècle  a  été  témoin  d'un  attentat  inouï  contre  l'existence  d'une 
nation;  et  encore  de  nos  jours  la  république  de  Cracovie,  der- 
nier débris  de  la  Pologne  indépendante,  a  été  envahie,  comme 
s'il  s'était  agi  de  s'emparer  d'une  chose  sans  propriétaire.  Le  jour 
de  la  réparation,  de  la  justice  arrivera;  aucun  crime  ne  reste 
impuni,  et  le  partage  de  la  Pologne  est  un  des  crimes  les  plus 
hideux.  L'on  conçoit  qu'aussi  longtemps  que  les  nationalités  sont 
foulées  aux  pieds ,  il  ne  peut  s'agir  sérieusement  d'un  droit  régis- 
sant les  nations.  L'idée  de  l'unité,  tout  aussi  essentielle  pour  notre 
science,  demande  également  un  travail  qui  n'est  point  fait,  et  qui, 
nous  le  croyons,  est  impossible  à  faire  pour  le  moment.  Notre 
conclusion  est,  que  le  droit  des  gens  ne  peut  encore  être  une 
science  :  c'est  un  travail  qui  est  réservé  à  l'avenir. 


%Y.  La  théorie  du  droit  des  gens. 

Cependant,  si  l'édifice  dans  toute  sa  majesté  ne  peut  être  élevé, 
Ton  peut  travailler  à  jeter  les  fondements,  l'on  peut  rassembler  les 


LE   DROIT   INTERNATIONAL.  39 

matériaux.  Le  premier  mouvement  d'une  vie  nouvelle  nous  est 
venu  de  l'Allemagne.  La  patrie  de  Kant  est  la  terre  promise  des 
théories.  Dans  la  première  moitié  du  dix-neuvième  siècle,  une 
philosophie  ambitieuse  s'y  est  donné  pour  mission  de  tout  expli- 
quer et  de  tout  construire  d'après  des  formules  métaphysiques. 
Les  disciples  de  Hegel  appliquèrent  au  droit  international  ce  que 
le  maître  avait  dit  de  l'État.  Le  droit  des  gens  ne  serait-il  pas  le 
droit  civil  des  nations?  On  le  crut,  et  l'on  se  mit  à  bâtir  sur  cette  idée 
un  système  de  droit  international  :  «  Les  nations,  a-t-on  dit,  sont  par 
rapport  à  l'humanité  ce  que  les  individus  sont  par  rapport  à  l'État. 
Les  individus,  liés  entre  eux  par  le  lien  social,  sont  soumis  à  la 
puissance  de  l'État  ;  s'ils  violent  les  lois  de  l'assoèiation,  la  puissance 
publique  brise  leur  résistance.  Il  y  a  analogie  parfaite  pour  les 
nations.  Elles  sont  liées  entre  elles  par  le  lien  de  l'humanité  ;  il  existe 
donc  une  société  du  genre  humain;  cette  société  demande  une 
organisation  et  des  lois.  La  constitution  de  l'humanité  doit  être 
analogue  à  celle  de  l'État.  Comme  il  y  a  des  États  comprenant  les 
individus,  il  y  aura  un  État  comprenant  les  peuples.  Les  nations 
sont  par  conséquent  soumises  à  une  autorité  supérieure;  si  elles 
violent  les  lois  de  l'association,  leur  résistance  doit  être  réprimée 
par  la  force.  » 

Cette  théorie  n'a  de  nouveau  et  d'original  que  ses  formules  hégé- 
liennes :  si  l'on  fait  abstraction  de  la  forme,  l'on  reconnaît  la 
monarchie  universelle,  telle  que  le  Dante  l'a  conçue  au  moyen- 
âge,  dans  l'État  humanitaire  des  écrivains  allemands.  C'est  dire 
qu'à  notre  avis  l'assimilation  qu'ils  font  entre  les  individus  et  les 
nations  est  trop  absolue.  Remarquons  d'abord  que  ce  système 
aboutit  à  nier  le  droit  international  bien  plus  qu'à  le  fonder.  En 
effet,  si  les  nations  sont  soumises  à  un  État,  représentant  de 
l'humanité,  comme  les  individus  sont  soumis  à  un  État  particu- 
lier, il  ne  peut  plus  être  question  de  leur  souveraineté  ni  de  leur 
indépendance  :  il  n'y  a  plus  qu'un  seul  souverain,  c'est  l'humanilé. 
L'organe  de  ce  pouvoir  souverain  sera  le  monarque  universel. 
Or,  monarchie  universelle  et  droit  des  gens  sont  deux  idées  incom- 
patibles; le  droit  international  est  absorbé  par  le  droit  public  et  se 
confond  avec  lui.  Serait-ce  là  le  dernier  terme  des  destinées  du 


40  INTRODUCTION. 

genre  humain?  Nous  en  doutons.  L'assimilation  entre  les  nations 
et  les  individus  est  vraie  en  ce  sens  que  les  nations  sont  douées  de 
facultés  particulières,  marque  divine  de  la  mission  spéciale  qu'elles 
ont  à  remplir  dans  l'œuvre  de  l'humanité.  Ainsi,  quand  on  assimile 
les  nations  aux  individus,  l'on  entend  revendiquer  en  leur  faveur 
le  droit  à  une  existence  libre  et  indépendante.  La  théorie  hégé- 
lienne, au  contraire,  se  prévaut  de  l'analogie  qu'elle  établit  entre 
les  nations  et  les  individus,  pour  enlever  aux  nations  la  souverai- 
neté dont  elles  jouissent,  en  la  transportant  à  l'humanité,  La  ques- 
tion est  de  savoir  s'il  ne  faut  pas  aux  nations  une  liberté  plus 
étendue  qu'aux  individus.  Nous  le  croyons. 

L'État  a  affaire  à  des  individus  réels,  à  des  personnes  physiques; 
il  doit  avoir  à  certains  égards  un  empire  absolu  sur  ses  membres, 
sinon  la  coexistence  des  hommes  serait  impossible  :  voilà  pourquoi 
on  dit  que  les  citoyens  sont  sujets;  ils  sont  en  effet  assujettis  à  une 
puissance  souveraine,  celle  de  la  loi.  En  est-il  de  même  des  nations 
dans  leurs  rapports  avec  l'humanité?  Il  nous  semble  que  non.  Les 
nations  sont  des  êtres  moraux;  il  n'est  pas  besoin,  en  général, 
d'une  autorité  supérieure  pour  les  maintenir  dans  les  limites  du 
devoir  :  par  cela  seul  qu'elles  existent,  c'est-à-dire  qu'elles  sont 
organisées,  elles  présentent  des  garanties  d'ordre  que  n'offrent  pas 
les  individus.  Les  progrès  de  la  civilisation  mettent  fin  au 
brigandage  international;  il  ne  faut  pour  cela  ni  code  pénal, 
ni  tribunaux,  ni  gendarmes  ;  tandis  que  dans  l'intérieur  de  chaque 
État  la  justice  répressive  est  une  nécessité  permanente,  qu'aucun 
progrès  de  la  civilisation  ne  fera  disparaître.  Il  se  commet  tous  les 
jours  des  crimes,  tous  les  jours  la  vie  et  la  propriété  des  individus 
sont  menacées.  Les  attentats  contre  l'existence  d'une  nation  sont 
un  rare  accident  dans  l'histoire  moderne ,  et  l'on  peut  hardiment 
affirmer  qu'ils  deviendront  un  jour  impossibles  :  pour  les  prévenir, 
il  suffit  de  la  puissance  de  l'opinion  publique.  Il  y  a  donc  une 
différence  profonde  entre  les  individus  et  les  nations  ;  les  premiers 
ont  leurs  vices  et  leurs  passions,  qui  les  portent  sans  cesse  au  mal; 
les  autres  sont  des  êtres  fictifs  qui  régulièrement  ont  pour  organes 
les  hommes  les  plus  intelligents  et  les  plus  moraux  de  leur  temps  ; 
et  alors  même  que  Tintelligence  et  la  moralité  leur  font  défaut, 


LE  DROIT  INTERNATIONAL.  41 

l'opinion  publique  les  contient  et  les  contiendra  de  plus  en  plus 
dans  les  limites  du  devoir. 

Voilà  une  face  du  difficile  problème  soulevé  par  la  théorie  hégé- 
lienne. Considéré  comme  gardien  de  l'ordre  public,  l'État  est  une 
nécessité  pour  la  coexistence  des  individus  ;  il  n'est  pas  une  néces- 
sité pour  la  coexistence  des  nations.  Ce  n'est  pas  que  la  puissance 
souveraine  des  divers  États  suffise  pour  le  maintien  du  droit  dans 
l'humanité.  11  peut  se  faire  que  le  concours  de  divers  États  soit 
nécessaire  pour  assurer  la  répression  de  crimes  commis  par  des 
individus;  mais,  pour  obtenir  ce  concours,  il  ne  faut  point  que  les 
nations  soient  soumises  à  une  autorité  supérieure  qui  les  y 
contraigne  :  le  sentiment  de  la  justice  les  y  porte,  et  l'intérêt,  à 
défaut  de  ce  sentiment,  les  y  engage.  Cela  est  trop  évident  pour 
qu'il  soit  nécessaire  d'insister.  La  question  devient  bien  plus  grave, 
quand  les  nations  elles-mêmes  sont  en  jeu. 

Le  grand  argument  des  partisans  de  la  monarchie  universelle  est 
qu'elle  seule  assure  le  respect  du  droit  dans  le  monde,  et  qu'elle  est 
aussi  la  seule  garantie  possible  de  la  paix  entre  les  nations.  Ici  repa- 
raît l'assimilation  entre  les  États  particuliers  et  l'État  universel  de 
l'humanité.  Nous  ne  demanderons  pas  comment  on  obtiendra  des 
puissantes  nations  qui  se  partagent  le  monde,  la  renonciation  à  leur 
indépendance  et  leur  soumission  à  une  autorité  supérieure;  l'on 
nous  répondrait  que  c'est  là  une  difficulté  de  fait,  et  que  nous 
sommes  dans  le  domaine  de  la  théorie.  Soit;  admettons  donc  que 
l'État  universel  est  organisé,  et  voyons  s'il  est  vrai  qu'il  maintient  le 
droit  et  la  paix  dans  le  monde.  Bien  que  nous  soyons  sur  le  terrain 
de  la  spéculation,  il  faut  cependant  tenir  compte  de  la  réalité,  sous 
peine  de  nous  égarer  dans  de  pures  rêveries.  Or,  il  suffit  de 
considérer  les  individus  et  les  nations  pour  remarquer  entre  eux 
une  différence  qui  saute  aux  yeux  et  qui  est  capitale,  quelque 
simple  qu'elle  paraisse.  L'individu,  placé  en  face  de  la  puissance 
sociale,  est  un  être  tellement  faible,  qu'il  ne  peut  pas  même  songer 
à  lui  résister:  aussi  l'individu  ne  fait-il  plus  la  guerre  à  l'État,  il  plie 
sous  la  force  dont  la  société  dispose.  L'État  assure  donc  le  respect 
du  droit,  et  il  maintient  la  paix.  En  scra-t-il  de  même  dans  TKtat 
qui  embrassera  l'humanité  entière?  Quelque  puissance  que  l'on 


42  INTRODUCTION. 

suppose  à  cet  État  universel,  personne  ne  contestera  que  la  résis- 
tance ne  soit  possible;  aussi  les  plus  hardis  utopistes  ne  prétendent- 
ils  pas  que  la  monarchie  universelle  préviendrait  les  guerres;  ils 
disent  seulement  qu'elles  seraient  plus  rares,  et  qu'au  lieu  d'être 
l'explosion  des  plus  brutales  passions  de  l'homme,  elles  ressemble- 
raient à  l'exercice  régulier  de  la  justice.  A  ce  point  de  vue,  nous 
n'apercevons  pas  un  grand  avantage  dans  l'État  universel  que 
nous  examinons. 

La  guerre  diminue  par  les  progrès  naturels  de  l'humanité, 
sans  qu'il  soit  besoin  de  réunir  tous  les  peuples  en  un  seul 
État.  L'on  peut  dire  encore,  sans  se  livrer  à  des  espérances 
chimériques,  qu'à  mesure  que  la  volonté  éclairée  des  peuples 
dominera  dans  les  divers  États,  la  guerre  ne  sera  plus  qu'un 
moyen  de  se  rendre  justice.  La  seule  différence  qui  resterait  donc 
entre  les  guerres  faites  par  des  nations  souveraines  et  celles  qui  se 
feraient  dans  un  État  comprenant  tous  les  peuples,  est  que  celles-ci 
seraient  l'exécution  d'une  espèce  de  jugement,  au  nom  de  tous 
contre  un  seul.  Mais,  en  devenant  universelle,  la  guerre  n'en 
serait  pas  moins  un  fléau;  il  pourrait  en  effet  arriver,  et  cela 
arriverait  même  nécessairement,  que  la  nation  qui  résisterait  à  la 
sentence  portée  contre  elle,  trouverait  des  alliés,  et  alors  la  guerre 
embrasserait  à  la  lettre  la  terre  entière.  Décidément  nous  n'aper- 
cevons pas  l'avantage  d'un  État  universel,  considéré  comme  garan- 
tie de  paix.  Dira-t-on  que  l'État  universel  finira  par  être  si  forte- 
ment organisé  que  toute  résistance  sera  impossible,  et  que  la 
pensée  de  résister  ne  viendra  pas  plus  aux  nations  qu'elle  ne  vient 
aujourd'hui  aux  individus?  Si  c'est  là  l'idéal  de  la  monarchie 
universelle,  nous  protestons  de  toutes  nos  forces  contre  cet  idéal. 
La  puissance  souveraine,  dont  la  mission  est  de  sauvegarder  le 
droit,  peut  se  laisser  emporter  par  les  mauvaises  passions  de  ceux 
qui  l'exercent,  à  violer  le  droit;  la  résistance  devient  alors  le  plus 
sacré  des  devoirs  :  malheur  aux  peuples  s'ils  étaient  soumis  à  une 
puissance  telle,  qu'ils  perdraient  jusqu'à  l'idée  de  lui  résister!  Ce 
serait  pour  le  coup  le  tombeau  de  l'humanité.  La  paix  régnerait 
dans  le  monde,  mais  ce  serait  la  paix  de  l'empire  romain,  c'est-à- 
dire  la  servitude.  Nous  préférons  mille  fois  les  vices  de  l'organisa- 


LE   DROIT  INTERNATIONAL.  43 

tion  actuelle,  qui  rend  au  moins  la  résistance  possible,  à  une 
organisation  qui  donnerait  à  l'humanité  la  paix  dont  jouissent  les 
troupeaux.  Ceci  est  une  objection  capitale  contre  la  monarchie 
universelle.  Toutes  les  garanties  imaginables  ne  préviennent  pas  le 
danger  de  la  violation  du  droit  dans  les  Etats  particuliers.  Ceux 
qui  ont  le  pouvoir  en  main,  sont  toujours  disposés  à  en  abuser  : 
que  serait-ce  si  la  puissance  du  genre  humain  était  concentrée 
dans  un  seul  État?  Cet  État  aurait  des  organes  :  des  hommes 
qui  disposeraient  des  forces  de  Thumanité,  seraient-ils  plus  portés 
à  respecter  le  droit  que  ceux  qui  ne  disposent  que  des  forces  d'un 
seul  État?  Inutile  d'insister,  la  conscience  humaine  répond  :  Non, 
la  paix  n'est  pas  l'idéal  suprême  du  genre  humain  ;  elle  n'est,  après 
tout,  qu'un  moyen.  L'idéal,  c'est  le  droit,  la  justice  :  or,  la  dernière 
arme  du  droit  violé,  c'est  l'insurrection.  Bénissons  l'imperfection 
de  notre  état  social  qui  nous  permet  d'avoir  recours  à  ce  moyen 
suprême;  du  jour  où  la  résistance  serait  impossible,  le  droit  ne 
serait  plus  qu'un  vain  mot,  et  le  droit  périssant,  l'humanité  péri- 
rait. 

Nous  avons  considéré  l'État  humanitaire  ou  la  monarchie  uni- 
verselle comme  garantie  d'ordre  et  de  paix.  L'assimilation  que  l'on 
établit  entre  les  individus  et  les  nations  soulève  encore  un  autre  ordre 
d'idées.  L'État  n'est  pas  uniquement  institué  pour  le  maintien  de 
la  tranquillité  publique.  Les  hommes  se  réunissent  en  société  pour 
y  développer  toutes  leurs  facultés  physiques,  intellectuelles  et 
morales.  L'État  doit  leur  prêter  son  appui  dans  cette  œuvre  de 
perfectionnement;  il  intervient  partout  où  les  efforts  individuels 
seraient  impuissants  :  c'est  dire  qu'il  a  une  mission  intellectuelle 
et  morale;  celle-ci  est  tout  aussi  essentielle,  tout  aussi  indispensa- 
ble que  l'intervention  de  l'État  pour  le  maintien  du  droit.  Y  a-l-il 
en  ce  point  analogie  entre  les  individus  et  les  nations?  Si  elle 
existe,  elle  est  si  faible  que  l'on  peut  hardiment  la  négliger. 
Comme  êtres  moraux,  les  nations  sont  des  êtres  fictifs;  quand  on 
dit  qu'elles  ont  une  tâche  à  remplir  dans  le  travail  de  l'humanité, 
il  est  évident  que  ce  ne  sont  pas  les  nations  comme  telles  qui 
agissent,  mais  les  individus  qui  les  composent  ;  or,  les  individus 
peuvent  généralement  accomplir  leur  mission  avec  le  seul  appui  de 


44  INTRODUCTION. 

l'État  auquel  ils  appartiennent;  il  est  rare  qu'ils  aient  à  recourir  à 
un  État  étranger  ;  en  tout  cas ,  personne  ne  soutiendra  qu'il  faille 
assujettir  tous  les  peuples  à  une  autorité  supérieure,  pour  que 
l'homme  soit  à  même  de  développer  ses  facultés  :  le  lien  moral  qui 
unit  les  nations,  lien  qui  prend  tous  les  jours  plus  de  force,  suffit 
pour  cela.  Il  y  a  plus  :  non-seulement  la  monarchie  universelle  est 
inutile  pour  aider  l'homme  à  se  perfectionner,  notre  conviction  est 
qu'elle  serait  un  danger,  un  obstacle.  Pourquoi  Dieu  a-t-il  voula 
que  le  genre  humain  fût  partagé  en  nations?  Parce  que  dans  l'œu- 
vre générale  de  l'humanité  il  y  a  des  tâches  particulières,  qui 
exigent  des  facultés  spéciales  et  des  génies  divers.  La  diversité, 
l'individualité  est  tout  ensemble  le  fondement  des  nationalités  et 
leur  justification.  Comment  les  nations  répondent-elles  le  mieux  à 
cette  destination  providentielle,  dans  leur  état  actuel  ûe  séparation 
et  de  division,  ou  dans  leur  union,  dans  leur  sujétion  à  une  auto- 
rité supérieure?  Il  nous  semble  qu'il  suffit  de  poser  la  question 
pour  la  résoudre  ;  et  si  on  la  décide  en  faveur  de  l'existence  libre 
et  indépendante  des  nations,  on  condamne  par  cela  même  toute 
tentative  de  les  unir  sous  des  lois  communes.  Ceci  encore  nous 
paraît  décisif  contre  la  monarchie  universelle  et  contre  la  théorie 
d'un  État  qui  comprendrait  toutes  les  nations. 

En  mettant  sur  la  même  ligne  l'État  humanitaire  et  la  monarchie 
universelle,  nous  n'entendons  pas  la  monarchie  telle  que  les  con- 
quérants l'ont  ambitionnée.  La  théorie  hégélienne  n'a  rien  de  com- 
mun avec  la  violence;  elle  suppose  que  l'État  universel  s'établit  par 
les  lois  inhérentes  à  l'humanité,  comme  les  États  particuliers  se 
sont  fondés  par  un  besoin  de  la  nature  humaine.  Il  y  a  un  progrès 
évident  dans  l'unité  que  nous  appellerons  philosophique  sur  l'unité 
romaine  et  sur  l'unité  catholique.  Celles-ci  ne  laissaient  aucune 
place  à  l'élément  individuel  et  viciaient  par  conséquent  la  création 
dans  son  essence.  Une  philosophie  d'origine  germanique  ne  pou- 
vait pas  tomber  dans  cet  écueil.  Son  point  de  départ  sauvegarde 
les  droits  individuels  des  nations;  en  effet,  dire  que  les  nations  sont 
dans  l'humanité  ce  que  les  individus  sont  dans  l'État,  c'est  recon- 
naître aux  nations  des  droits  dont  l'humanité  ne  peut  les  dépouiller, 
de  même  que  les  individus  oui  des  dioits  naturels  inaliénables  et 


LE  DROIT  INTERNATIONAL.  45 

imprescriptibles  :  l'État  n'a  pas  pour  objet  d'absorber  les  droits 
individuels,  mais  de  les  garantir  et  de  les  protéger.  Sur  ce  point 
nous  sommes  tout  à  fait  d'accord  avec  la  doctrine  hégélienne.  Si 
nous  la  combattons,  c'est  qu'à  notre  avis  elle  n'accorde  pas  assez  à 
l'indépendance  des  nations  ;  elle  la  sacrifie  à  l'idée  de  l'unité.  Le 
vice  radical  de  cette  conception  est  de  vouloir  organiser  une  unité 
de  coaction,  analogue  à  celle  de  l'État.  Nous  avons  exposé  les 
raisons  qui  nous  font  rejeter  une  unité  pareille  pour  l'humanité. 
Est-ce  à  dire  que  l'unité  devienne  impossible,  dès  qu'elle  n'est  plus 
extérieure,  dès  qu'elle  n'est  plus  revêtue  d'une  puissance  de  com- 
mandement? Ce  n'est  pas  dans  la  patrie  de  Luther  que  l'on  nous 
fera  une  pareille  objection  ;  nous  la  comprendrions  dans  la  bouche 
d'un  écrivain  catholique,  nous  ne  la  comprendrions  pas  chez  des 
penseurs  protestants.  Il  y  a  une  unité  supérieure  à  celle  qui  a  son 
principe  et  sa  sanction  dans  la  loi  et  dans  la  force  qui  l'accom- 
pagne, c'est  l'unité  qui  se  fonde  sur  des  croyances  communes,  sur 
des  idées  et  des  intérêts  communs.  Telle  est  l'unité  vers  laquelle 
s'avancent  les  nations  civilisées.  Cette  unité  pourra  prendre  un 
jour  des  formes  extérieures,  mais  ce  ne  sera  pas  une  unité  de 
coaction,  telle  que  l'unité  de  l'État  ;  elle  reposera  sur  le  concours 
volontaire  du  consentement,  elle  sera  le  résultat  du  contrat  et  non 
de  la  loi.  En  d'autres  termes,  nous  croyons  que  c'est  par  voie 
d'association  libre  que  l'unité  s'établira,  association  qui  laissera  la 
souveraineté  des  nations  intacte,  et  garantira  plutôt  qu'elle  n'absor- 
bera leur  indépendance.  Cela  est  très-vague;  mais,  nous  l'avons 
dit  et  nous  le  répétons,  il  est  impossible  de  formuler  les  lois  qui 
régiront  la  société  des  nations,  aussi  longtemps  que  ces  nations 
elles-mêmes  ne  sont  pas  constituées. 


--~rj\/\/ \f\j\j\j^ 


46  INTRODUCTION. 

CHAPITRE  IL 

LE  DROIT  INTERNATIONAL  DE  L'ANTIQUITÉ. 


SECT.  I.  LE  FAIT. 
§  I.  Le  droit  de  guerre. 

1V°  1.  liS  guerre. 

La  paix  est  considérée  aujourd'hui  comme  l'état  naturel  du 
genre  humain.  Dans  l'antiquité,  la  guerre  était  la  condition  natu- 
relle des  peuples  ('),  tandis  que  la  paix  était  une  exception  qui, 
pour  exister,  devait  être  consacrée  par  un  traité.  Les  anciens 
ignoraient  qu'un  lien  de  droit  et  d'humanité  unit  les  hommes;  les 
devoirs  que  nous  dérivons  de  la  nature  humaine,  ne  résultaient 
chez  eux  que  d'une  convention f);  de  là  la  grande  importance 
qu'ils  attachaient  aux  traités  :  ils  les  considéraient  comme  la  base 
de  l'ordre  social  (').  Dire  que  la  guerre  règne  entre  les  peuples, 
aussi  longtemps  qu'ils  ne  se  sont  point  engagés  à  observer  la  paix, 
c'est  proclamer  que  la  force  physique,  la  force  brutale,  est  la  loi 
des  sociétés  humaines.  Tel  était  en  effet  le  sentiment  de  l'antiquité. 

Les  artistes  exprimaient  la  puissance  et  les  qualités  morales  par 
la  grandeur  de  la  stature  (^).  C'est  le  symbole  d'une  croyance 
universelle:  «  Lorsque  Saiil,  le  futur  roi  des  Juifs,  fut  amené 
devant  le  peuple,  il  parut  plus  grand  que  tous  les  autres  de  toute 
la  tête.  Vous  voyez,  dit  Samuel,  quel  est  celui  que  le  Seigneur  a 

(\)  nô).£tjwç  àtl  TTyjji  dti  ^iou  Çuv£;^y,f  ÈTTt  tt^oô;  aTriTaç  r).;  mlti;.  Plat.,  Do 
Legg.,  I,  625,  E. 

(2)  Hcffter,  De  antiquo  jure  gentium,  p.  3,  sq. 

(3)  Isocrat.,  adv.  Callim.,  §  27,  sq.  :  wtts  ri  nhïszK  rov  piou  /.«t  ToïçE»»(r£ 
y.ai  Toî;  ^ap^ipoii  ôtà  «ryvGvjxcôv  stvat.  raûrat;  yà^a  7ri(TTeùovTes  -  x«t  rà;  ioi«; 
s)(Pp(xg  xat  TO'jf  xoivoùç  noki^LOMZ  ùixl\)ônsOa...  x.  t.  ),. 

(4)  Description  de  l'Egypte,  T.  VI,  p.  136  et  suiv. 


LE    DROIT   DE   GUERRE    DES   ANCIENS.  47 

choisi;  il  n'y  en  a  pas  dans  tout  le  peuple  qui  lui  soit  semblable(').» 
Les  Éthiopiens  ne  jugeaient  digne  de  porter  la  couronne  que  celui 
d'entre  eux  qui  était  le  plus  grand  et  dont  la  force  était  propor- 
tionnée à  la  taille  (').  La  force  dominait  dans  les  gouvernements  et 
dans  les  relations  des  peuples.  Le  même  mot  qui  désigne  la  supé- 
riorité des  forces  physiques,  servait  à  marquer  la  vertu,  la  supé- 
riorité morale  :  Varistocratie  a  sa  source  dans  le  droit  du  plus  fort. 
La  force  reparait  toujours,  même  là  où  elle  semble  subordonnée  à 
la  raison.  Les  théocraties  reposent  sur  un  principe  purement 
rationnel,  et  cependant  le  législateur  indien  déclare  que  la  force 
est  le  lien  unique  de  la  société  (^).  Tacite  résume  les  sentiments  du 
monde  ancien  en  disant  que  la  gloire  de  la  justice  appartient  au 
plus  fort  {*). 

Si  les  anciens  ne  concevaient  d'autre  loi  pour  les  relations  des 
hommes  que  la  force,  c'est  qu'ils  n'avaient  pas  conscience  de  l'unité 
humaine.  Par  suite,  l'humanité  leur  a  également  manqué.  L'absence 
de  ce  sentiment  se  révèle  dans  la  religion,  dans  la  famille,  dans  les 
lois.  Le  culte  est  ensanglanté  par  les  sacrifices  humains.  Cet  horri- 
ble usage  ne  souillait  pas  seulement  les  Barbares,  les  Gaulois,  les 
Germains,  les  Scythes,  les  Pelages.  La  race  phénicienne,  la  plus 
industrieuse  du  monde  ancien,  était  aussi  la  plus  cruelle  ;  pour  se 
rendre  les  dieux  favorables,  elle  leur  sacrifiait  ce  que  l'homme  a 
de  plus  cher,  son  propre  sang.  Les  Grecs,  renommés  pour  la  dou- 
ceur de  leurs  mœurs,  immolaient  dans  les  siècles  reculés  des  pri- 
sonniers avant  le  combat  (^).  Rome  qui  eut  la  gloire  d'imposer  aux 
vaincus  l'abolition  des  sacrifices  humains,  les  avait  elle-même  pra- 
tiqués dans  des  dangers  pressants  (^).  La  civilisation  les  détruisit 

(1)  I7?ojs,  X,23,  24. 

(2)  Herod.,  III,  20. 

(3)  Lois  de  Manou,  VU,  1 8  et  suiv. 

(4)  Tacit.,  German.,  c.  36  :  «  Ubi  manu  agitur,  modcstia  ne  probitas  nomina 
superioris  sunt.  »  /d.,  Annal.,  XV,  1  :  «  Id  in  summa  fortuna  acquius,  quod 
validius.  »  Dion  Cassius  reproduit  la  môme  pensée  (LXI,  1)  :  oùSiv  ôt/aîwpicc 
Tôjv  oTT^wv  iiy^jpôrzfiô'i  i(TTi.  Trâç  yy.p  ô  O'jvâ^îi  npoéy(,}v  StzatoT£|0«  àîi  zat  JÉyety 
y.y.l  npizTîfj  3oxîï. 

(5)  Phylarch.,  ap.  Porphyr.,  De  Abstin.,  II,  56. 

(6)  Dion.  Cass.,  Fragm.  Valus.,  XII. 


48  INTRODUCTION. 

chez  la  plupart  des  peuples,  mais  il  fallut  l'influence  du  christia- 
nisme pour  les  abolir  entièrement. 

Le  défaut  d'humanité  est  un  trait  distinctif  de  la  famille  antique. 
Nous  reconnaissons  à  peine  à  la  société  le  droit  de  verser  le  sang 
des  coupables.  L'antiquité  accordait  au  père  de  famille  le  droit  de 
\ie  et  de  mort  sur  l'innocence  même,  sur  l'enfant  qui  vient  de 
naître.  L'usage  d'exposer  les  enfants  était  si  général,  que  les  histo- 
riens remarquent  avec  étonnement  quelques  rares  exceptions ('). 

Montesquieu  dit  que  les  peines  diminuent  ou  augmentent  à 
mesure  qu'on  s'approche  ou  qu'on  s'éloigne  de  la  liberlé{');  l'ob- 
servation s'applique  avec  plus  de  justesse  au  sentiment  de  l'huma- 
nité.Tous  les  peuples  païens,  depuis  les  Indiens,  les  plus  mous  des 
hommes,  jusqu'aux  Romains,  pour  qui  la  mort  était  un  spectacle, 
rivalisaient  pour  ainsi  dire  dans  l'invention  des  supplices.  C'est 
presque  se  servir  d'une  expression  trop  faible  de  dire  que  leurs 
lois  étaient  écrites  avec  du  sang;  le  sang  ne  leur  suffisait  pas,  il 
leur  fallait  la  souffrance  de  la  victime.  La  justice  moderne  a  égale- 
ment été  entachée  de  barbarie;  mais  au  moins  les  coupables  seuls 
ou  ceux  que  l'on  présumait  tels  étaient  livrés  au  bourreau;  chez  les 
anciens,  il  y  avait  des  êtres  malheureux  que  l'on  torturait,  bien 
qu'innocents,  pour  leur  arracher  le  témoignage  de  la  vérité.  Rien 
de  plus  horrible  que  les  maximes  des  orateurs  athéniens  sur  la 
torture  des  esclaves('). 

Si  la  religion,  si  la  famille,  si  les  législateurs  se  montraient 
cruels  à  ce  point,  quelle  devait  être  la  barbarie  de  ce  qu'on  appelle 
comme  par  dérision,  droit  de  guerre?  Peut-il  être  question  de 
droit  là  où  les  passions  les  plus  indomptées  dominent  sans  frein? 


(4)  Les  Égyptiens  élevaient  tous  leurs  enfants  (Sfra&.,  lib.  XVII,  p.  566,  éd. 
Casaub.).  Il  en  était  de  même  des  Thébains  {Aelian.,  Var.  Hist.,  II,  7). 

(2)  De  FEsprit  des  Lois,  VI,  9. 

(3)  «  La  torture,  dit  Démosthène,  est  la  plus  sûre  de  toutes  les  preuves.  Un 
fait  a-t-il  eu  pour  témoins  un  homme  libre  et  un  esclave?  S'il  faut  procéder  à 
une  instruction,  vous  n'interrogez  pas  le  premier;  vous  cherchez  la  vérité  en 
appliquant  le  second  au  chevalet.  Et  avec  raison  ;  car  plus  d'un  témoin  a  déposé 
des  mensonges,  tandis  que  jamais  esclave  mis  à  la  question  n'a  été  convaincu  de 
faux  >y{Dem.,  c.  Onetor.,874,19,  sqq.).  Ces  réflexions  sur  la  torture  se  retrouvent 
lifctéralement  dans  le  plaidoyer  d7«ee  sur  la  succession  de  Ciron  (§  12). 


LE  DROIT  DE  GUERRE  DES  ANCIENS.  49 

Le  droit  des  gens  moderne  est  fondé  sur  ce  principe,  que  les 
nations  doivent  se  faire  dans  la  paix  le  plus  de  bien,  et  dans  la 
guerre  le  moins  de  mal  qu'il  est  possible  sans  nuire  à  leurs  vérita- 
tables  intérêts  (*).  Les  anciens  semblaient  plutôt  suivre  pour  règle 
ja  conduite  que  Rousseau  reproche  à  l'Europe  civilisée  :  ils  ne  se 
bornaient  pas  à  faire  à  leurs  ennemis  tout  le  mal  dont  ils  pouvaient 
tirer  profit,  ils  comptaient  pour  un  profit  tout  le  mal  qu'ils 
pouvaient  leur  faire  à  pure  perte.  Ce  que  l'antiquité  appelait  droit 
de  guerre,  a  été  formulé  avec  une  terrible  énergie  dans  la  fameuse 
sentence  du  chef  gaulois  :  Malheur  aux  vaincus!  i^)  C'était  une 
maxime  universellement  admise  que  le  vainqueur  avait  un  pouvoir 
absolu  sur  la  personne  des  ennemis  (').  Une  déclaration  de  guerre 
était  un  arrêt  de  mort  contre  des  populations  entières.  L'œuvre 
d'extermination  ne  s'arrêtait  pas  aux  champs  de  bataille,  elle 
emportait  les  cités;  les  nations  elles-mêmes  périssaient.  Aujour- 
d'hui la  première  pensée  du  conquérant  est  d'incorporer  le  pays 
conquis;  il  associe  les  vaincus  aux  droits  et  aux  avantages  du  vain- 
queur. Dans  le  monde  ancien,  la  guerre  asservissait  les  vaincus, 
quand  elle  ne  les  exterminait  pas.  La  servitude,  née  de  la  con- 
quête, est  le  trait  caractéristique  de  l'antiquité  :  nous  regardons 
l'esclavage  comme  un  crime;  chez  les  anciens,  c'était  une  grâce. 

Cependant  la  force  ne  peut  régner  en  souveraine  sur  les  peuples  : 
le  monde  périrait  bien  vite  dans  ce  débordement  de  violence.  Il  y  a 
dans  les  nations  comme  dans  les  individus  un  instinct  de  conserva- 
tion qui  les  empêche  de  s'entre-détruirc  comme  des  bêtes  sauvages. 
Il  y  a  la  voix  de  la  nature  que  l'homme,  quelque  barbare  qu'il  soit, 
ne  peut  étouffer  entièrement.  Tels  sont  les  germes  d'où  sortira  plus 
tard  l'idée  d'un  lien  embrassant  tous  les  hommes,  de  droits  et  de 
devoirs  communs  à  tout  le  genre  humain.  L'instinct  de  celte  com- 

(1)  Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  I,  3. 

(2)  Plutarch.,  Camill.,  c.  18.  Le  vainqueur  des  Cimbres  et  des  Teutons  pro- 
nonça sur  les  vaincus  ces  paroles  également  sanglantes  :  //  faut  mourir  (Dioclor., 
Excèrpt.  Phot.,  p.  542,  fragm.  lib.  XXXVllI.  —  Plutarch.,  Marius,  c.  44). 

(3)  Xenoph.,  Cyrop.,  VII,  9,  73  :  vôfxoç  yào  è-j  TrâTtv  œ/JpôtKot;  aîoto;  Itzi-j,  2t«v 
Tro^EfWÛvTwv  7rc<),t;  vm7i,  zû'j  Î/Ôvtojv  stvKt  ym  7x  cw^ktoc  twv   iv    r/j    TroÀît  z«i  z'i. 


50  INTRODUCTION. 

munion  se  révèle  déjà  dans  les  temps  primitifs,  mais  il  ne  se 
manifeste  pas  sous  la  forme  d'un  rapport  juridique,  il  se  confond 
avec  le  sentiment  religieux.  Aussi  haut  que  nos  traditions  remon- 
tent, elles  nous  présentent  la  religion  mêlée  à  la  guerre,  et  essayant 
d'y  introduire  la  justice   et  l'humanité.  On  prenait  les  dieux  à 
témoin  avant  de  la  commencer;  on  cimentait  la  paix  par  leur 
invocation  ;  les  hérauts,  placés  sous  la  protection  divine,  étaient 
des  agents  de  paix  et  de  concorde;  le  peuple  conquérant  par 
excellence  avait  un  collège  de  prêtres  qui  soumettait  les  luttes  de 
la  force  à  des  formalités  et  à  des  règles.  La  religion  mit  une  pre- 
mière limite  aux  droits  du  vainqueur  :  il  pouvait  détruire,  dévaster 
les  choses  humaines,  mais  il  devait  respecter  les  temples  et  les 
choses  sacrées.  Les  personnes  se  ressentirent  aussi  de  cette  influence 
bienfaisante.  Les  castes  et  l'esclavage,  que  nous  maudissons  au- 
jourd'hui, furent  d'abord  un  bienfait  pour  les  vaincus.   En  les 
admettant  dans  l'organisation  sociale,  bien  qu'aux  conditions  les 
plus  avilissantes,  la  théocratie  leur  assure  au  moins  l'existence 
physique.  L'esclavage  occidental  est  déjà  un  progrès  sur  la  condi- 
tion des  castes  inférieures  de  l'Orient.  Le  coudra  est  flétri  par  une 
tache  originelle  ;  Dieu  seul  peut  l'élever  à  une  caste  supérieure 
dans  une  existence  future.  L'esctoe  </rec  peut  être  affranchi,  et  la 
liberté  le  fait  entrer  dans  la  société  de  ses  maîtres  ;  à  Rome  sa  con- 
dition s'améliore  encore,  Yaffranchi  devient  l'égal  du  citoyen.  Le 
vainqueur  cessant  d'égorger  le  vaincu,  l'intérêt  et  l'humanité  con- 
duisirent à  respecter  non  seulement  sa  vie,  mais  aussi  sa  liberté, 
en  lui  faisant  payer  une  rançon  ou  en  rattachant  au  sol,  en  l'em- 
ployant à  des  travaux  utiles  au  vainqueur.  La  Grèce  ne  s'éleva 
guère  au-dessus  de  cette  espèce  de  servage.  Rome  fit  un  dernier 
pas  vers  l'association  :  elle  prépara  la  fusion  des  races  ennemies 
en  accordant  aux  vaincus  des  droits  qui  les  rapprochaient  des 
vainqueurs;  les  peuples  qui  s'étaient  déchirés  longtemps  par  des 
guerres  sanglantes,  finirent  par  se  confondre  dans  la  grande  unité 
romaine. 

Mais  que  cette  unité  ne  nous  fasse  pas  illusion.  La  paix  de  l'em- 
pire, tant  célébrée  par  les  poètes  et  même  par  les  Pères  de  l'Eglise, 
était  une  fausse  paix;  elle  cachait  une  lutte  à  mort  contre  les  Bar- 


:3fLE  DROIT   DE    GUERRE   DES   ANCIENS.  M 

bares  qui  s'amassaient  sur  les  frontières,  impatients  de  prendre 
leur  place  dans  le  monde.  Entre  Rome  et  les  Barbares,  la  guerre 
était  permanente,  et  elle  se  faisait  sans  pitié.  Il  faudra  l'invasion 
des  peuples  du  Nord,  il  faudra  une  religion  nouvelle  et  une  civili- 
sation nouvelle,  avant  que  la  vraie  unité,  l'unité  humaine  soit 
reconnue  et  entre  dans  la  conscience  générale  ;  alors  seulement 
l'humanité  se  fera  jour  dans  les  sanglantes  luttes  des  peuples,  et 
ils  pourront  espérer,  au  moins  comme  idéal,  que  les  guerres  iront 
en  diminuant,  pour  cesser  à  l'extrême  limite  du  perfectionnement 
du  genre  humain. 

NO  9.    lia  guerre  et  la  paix. 

Les  guerres  incessantes  de  l'antiquité  ont  inspiré  de  tout  autres 
considérations  à  un  écrivain  illustre.  Le  comte  de  Maistre  trace 
un  tableau  affreux  de  la  longue  suite  de  massacres  qui  souillent 
toutes  les  pages  de  l'histoire;  il  en  conclut  que  le  sang  doit  couler 
sans  interruption  sur  le  globe ,  ici  ou  là,  et  que  la  paix  n'est  qu'un 
répit.  Loin  de  s'effrayer  de  ce  spectacle  horrible ,  le  philosophe 
catholique  y  voit  une  loi  divine  ;  la  guerre,  aussi  bien  que  les 
sacrifices  humains,  lui  semblent  être  l'expression  de  la  rédemption 
par  le  sang  :  «  Ce  fléau  terrible,  dit-il,  sévit  toujours  avec  une 
violence  rigoureusement  proportionnelle  aux  vices  des  nations, 
de  manière  que  lorsqu'il  y  a  débordement  de  crimes,  il  y  a  toujours 
débordement  de  sang  {}).  »  De  Maistre  ne  s'est  pas  aperçu  qu'il 
suivait  les  traces  d'un  penseur  païen.  Aristote  justifie  l'esclavage, 
parce  que  c'était  un  fait  général;  de  même  le  penseur  chrétien 
élève  la  violence  à  la  hauteur  d'une  théorie.  L'humanité  a  donné 
un  éclatant  démenti  au  philosophe  grec;  nous  croyons  qu'elle 
démentira  également  les  sombres  prédictions  de  l'auteur  français. 
Ils  se  sont  trompés  l'un  et  l'autre,  parce  que  l'idée  du  progrès  leur 
manquait;  seulement  Aristote  est  plus  excusable  que  de  Maistre; 
celui-ci,  ennemi  juré  de  la  philosophie,  a  dû  répudier  une  croyance 
qui  tendait  déjà  à  devenir  universelle,  tandis  que  le  disciple  de 

(1)  De  Maistre,  Considérations  sur  la  France,  ch.  3;  Éclaircissemonts  sur  les 
sacrifices,  ch.  2  et  3, 


52  INTRODUCTION. 

Platon  ignorait,  avec  l'antiquité  tout  entière,  que  les  faits  vont  en 
se  modifiant  sous  l'influence  de  la  perfectibilité  humaine. 

Le  fait  signalé  par  le  philosophe  catholique  est  incontestable 
pour  le  passé  et  surtout  pour  le  monde  ancien  :  on  dirait  que  les 
peuples  sont  ennemis-nés  les  uns  des  autres;  leurs  hostilités  sont  à 
peine  suspendues  par  de  courtes  trêves,  dont  rien  ne  garantit  l'ob- 
servation que  l'intérêt  de  les  garder  ou  l'impuissance  de  les  rompre. 
Mais  le  fait  de  la  guerre  incessante  dans  l'antiquité  a  sa  raison 
d'être.  Les  philosophes  qui  s'inspirent  du  sentiment  considèrent  le 
désir  des  conquêtes  comme  une  mauvaise  passion  ;  à  entendre 
Plutarque,  c'est  une  maladie  naturelle  aux  princes  (').  Tacite  dit 
que  c'est  le  devoir  des  rois  (^).  L'un  et  l'autre  ont  raison.  Quand 
on  examine  les  mobiles  qui  animent  les  conquérants,  on  trouve 
qu'ils  se  réduisent  presque  toujours  à  des  motifs  personnels;  la 
philosophie  a  raison  de  condamner  cet  égoïsme.  Mais  l'Écriture 
Sainte  nous  apprend  que  Dieu  sait  mettre  nos  mauvaises  passions 
à  profit  pour  l'accomplissement  de  ses  desseins  (').  Si  l'on  veut 
entendre  la  parole  de  Tacite  en  ce  sens,  elle  est  profondément 
vraie.  La  guerre  était  dans  l'antiquité  un  instrument  de  civilisation. 
Des  peuples  favorisés  particulièrement  de  la  nature,  développèrent 
une  riche  civilisation;  ils  la  communiquèrent  au  genre  humain, 
soit  comme  vainqueurs,  soit  comme  vaincus.  Alexandre  est  l'idéal 
des  héros  civilisateurs;  il  répand  l'hellénisme  en  Afrique  et  en 
Asie.  Affaiblis  par  leurs  divisions,  les  Grecs,  tombent  sous  le  joug 
de  Rome,  mais  avec  leur  défaite  commence  pour  eux  une  gloire 
nouvelle  :  les  arts,  la  philosophie,  la  littérature  de  la  Grèce  enva- 
hissent le  monde  à  la  suite  des  légions.  L'empire  s'écroule  sous  les 
coups  des  Barbares  ;  alors  les  Romains  initient  leurs  maîtres 
farouches  à  la  culture  qu'ils  avaient  reçue  des  Grecs  et  qui  est 
devenue  notre  héritage.  Tels  furent  les  bienfaits  de  la  guerre.  Cou- 
sidérée  comme  une  loi  fatale  de  l'espèce  humaine,  elle  n'est  qu'une 


(1)  Plutarch.,  Pyrrh.,  7  :  ~o  crûjxyjTOv   w<jr,^K  tcûç  SyvaTTsiatç,  r,  7r),£ov£;ta. 

(2)  Tacit.,  Annal.,  XV,  -1  :  «  Id  in  summa  fortuna  aequius,  quod  validius.  Et 
sua  retinere,  privatae  domus  ;  de  alicnis  certare,  regiam  laudcm  esse.  » 

(3)  Genèse,  L,  20. 


RELATIONS   INTERNATIONALES.  55 

horrible  boucherie;  si  nous  y  voyons  une  condition  de  progrès,  un 
lien  entre  les  peuples,  nous  pourrons,  sans  dégoût,  assister  à  cette 
phase  sanglante  de  l'humanité  :  n'est-ce  pas  au  prix  du  sacrifice  et 
de  la  souffrance,  que  l'homme  se  tiéveloppe  et  se  perfectionne? 

La  guerre  n'est  plus  un  instrument  de  progrès  au  sein  des  peu- 
ples civilisés  :  est-ce  à  dire  qu'il  faille  la  rejeter,  la  réprouver 
comme  un  crime?  Des  esprits  éminents  l'ont  pensé;  s'inspirant  des 
croyances  chrétiennes,  ils  ont  flétri  la  guerre,  au  nom  de  la  frater- 
nité et  de  la  charité  prêchées  par  Jésus-Christ.  Il  est  certain  que 
si  l'on  veut  donner  une  signification  politique  à  la  prédication  de 
la  bonne  nouvelle,  elle  conduit  à  voir  un  idéal  dans  la  paix.  C'est  à 
ce  point  de  vue  que  s'est  placé  le  grand  poëte  du  moyen-âge,  le 
Dante,  et  telle  est  encore  la  doctrine  d'un  philosophe  chrétien  du 
dernier  siècle,  de  Leibnitz.  Nous  croyons  qu'il  y  a  excès,  exagéra- 
tion dans  l'école  de  la  paix  aussi  bien  que  dans  celle  de  la  guerre. 
La  paix  n'est  pas  plus  le  bien  absolu  que  la  guerre  n'est  le  mal 
absolu.  La  paix  est  certainement  l'état  naturel  des  sociétés,  mais 
elle  n'est  que  l'une  des  conditions  de  l'association  humaine,  c'est- 
à-dire  un  moyen  ;  gardons-nous  d'y  voir  le  but  suprême  de  nos 
efforts.  C'est  pour  réaliser  la  paix  à  tout  prix  que  Hobbes  a  formulé 
la  théorie  du  despotisme,  et  la  théorie  du  Dante  et  de  Leibnitz 
aboutit  logiquement  au  même  résultat,  car  elle  est  identique  avec 
la  monarchie  universelle,  or  la  monarchie  universelle  serait  le 
tombeau  de  la  liberté.  Si  la  paix  n'est  pas  l'idéal,  la  guerre  ne  sau- 
rait être  un  crime.  La  guerre  n'est  aussi  qu'un  moyen,  et  ce  moyen 
peut  être  légitime.  Dans  l'intérieur  de  chaque  État,  la  force 
est  mise  tous  les  jours  au  service  du  droit  :  et  qui  en  a  jamais  con- 
testé la  légitimité?  Elle  est  tout  aussi  légitime  sur  les  champs  de 
bataille,  quand  elle  est  une  arme  pour  la  liberté  et  l'indépendance 
des  nations. 


54  INTRODUCTIOiV. 

§  II.  Les  relations  internationales. 

IV»   4.   li'isolemcnt,   loi    de   Tautiquité. 

Tous  les  peuples  anciens  se  disent  enfants  du  sol,  nés  de  la 
terre  qu'ils  habitent.  Poètes,  historiens,  orateurs  et  philosophes 
ont  célébré  l'autochthonie  des  Athéniens  (').  Cette  prétention  n'était 
pas  particulière  à  la  cité  de  Minerve  :  c'était  une  croyance  géné- 
rale (^).  Nous  sommes  si  imbus  du  dogme  de  l'unité  humaine,  qu'il 
nous  est  difficile  de  comprendre  un  sentiment  qui  la  détruit,  ou  du 
moins  l'affaiblit.  L'autochthonie  est  l'expression  de  la  vie  isolée  des 
nations  primitives;  elles  ne  connaissaient  qu'elles-mêmes  et  pre- 
naient l'horizon  de  leur  vallée  pour  les  limites  du  monde.  L'orgueil 
qui  s'exalte  dans  la  solitude  nourrit  cette  fausse  opinion  ;  un  pré- 
jugé né  de  l'ignorance  devint  un  titre  de  gloire.  Rien  ne  caractérise 
mieux  l'antiquité  :  l'isolement  est  sa  loi. 

Les  anciens  ne  concevaient  pas  même  une  existence  plus  large; 
l'isolement  était  si  bien  l'expression  de  leurs  sentiments  et  de  leurs 
idées,  qu'ils  y  virent  une  espèce  d'idéal.  Toutes  les  traditions 
de  l'antiquité  s'ouvrent  par  un  tableau  idéalisé  des  premières 
sociétés  humaines  :  les  hommes,  prenant  leurs  espérances  pour 
des  souvenirs,  aimaient  à  reporter  au  berceau  du  monde  la  félicité 
dont  ils  sentaient  le  besoin,  sans  concevoir  la  possibilité  de  le  satis- 
faire. L'isolement  était  un  des  caractères  que  les  poètes  attribuaient 
à  l'âge  d'or  :  «  Les  peuples,  dit  Ovide,  ne  connaissaient  d'autres 
rivages  que  ceux  de  leur  patrie  ;  on  n'avait  pas  encore  vu  le  pin 
arraché  des  montagnes,  descendre  sur  la  plaine  liquide,  pour  visi- 
ter des  climats  étrangers  (').  »  L'isolement  est  si  peu  un  idéal,  qu'il 
est  en  contradiction  avec  la  nature  de  l'homme,  être  sociable  par 
son  essence,  et  en  opposition  avec  la  mission  des  peuples  comme 

(\)  Eurip.,  Fragm.  353  (edit.  Didot).  —  Thucyd.,  I,  l.  —  Herod.,  I,  56;  VII, 
\ç,\.—Isocrat.,  Panatli.,  §  125.  —  Plat.,  Menexen.,  p.  237,  B. 

(2)  Les  Indiens  se  disaient  autochthoncs(£>/of/or.,  II,  38),  les  Egyptiens  (Diod., 
1, 10),  les  Ethiopiens (Z)/o(/.,  III,  2),  les  Sicanieas  {Diod.,\,6),  les  Cretois  {Diod,, 
V,  64),  les  Bretons  {Diod.,  V,  21),  etc. 

(3)  Ot;ù;.,Metam.,  1,1)4-90. 


RELATIONS   INTERNATIONALES.  5S 

des  individus.  En  effet,  le  développement  de  leurs  facultés,  qui 
est  la  loi  suprême  de  leur  destinée,  n'est  possible  que  dans  l'état 
de  société  :  la  solitude  absolue  serait  la  mort.  C'est  donc  le 
contraire  de  l'isolement  qui  est  l'idéal,  c'est-à-dire  que  les  nations 
sont  appelées  à  se  mêler  de  plus  en  plus  et  à  étendre  sans  cesse 
leurs  relations. 

Cependant  il  y  a  quelque  chose  de  vrai  dans  la  peinture  que  les 
poètes  font  de  l'âge  d'or  :  l'isolement  est  un  trait  caractéristique 
des  temps  primitifs.  Tous  les  peuples,  lorsqu'ils  paraissent  sur  la 
scène  du  monde,  vivent  d'une  existence  séparée,  presque  inconnus 
les  uns  aux  autres.  On  peut  dire  que  cet  isolement  était  nécessaire, 
providentiel.  Les  forces  des  diverses  nations  ont  dû  se  concentrer 
dans  des  limites  étroites,  pour  pouvoir  se  déployer  avec  énergie. 
Chaque  fraction  de  l'humanité  ayant  pour  mission  de  développer 
une  face  particulière  de  la  vie  générale,  chacune  doit  avoir 
son  caractère  original,  et  pour  sauvegarder  cette  originalité,  il  est 
bon  que  les  peuples  dans  leur  enfance,  alors  que  leur  esprit 
s'ouvre  à  toutes  les  influences  et  qu'ils  reçoivent  facilement 
toute  espèce  d'impressions,  vivent  plus  ou  moins  isolés.  Cela 
explique  comment,  malgré  les  guerres,  les  colonies  et  le  commerce 
qui  mirent  les  peuples  anciens  en  rapport  les  uns  avec  les  autres, 
l'isolement  primitif  laissa  des  traces  jusqu'à  la  fin  de  l'antiquité  : 
on  le  rencontre  même  dans  les  États  fondés  par  la  conquête.  Les 
mots  de  royaume,  d'empire,  de  république  nous  font  illusion,  en 
nous  faisant  croire  à  l'unité  politique  là  où  régnait  une  diversité 
profonde.  L'Inde  a  toujours  formé  un  assemblage  de  petites  asso- 
ciations, n'ayant  pas  la  conscience  d'une  patrie  commune.  L'empire 
des  Perses  n'était  qu'une  juxtaposition  de  peuples  et  de  cités.  L'in- 
dividualisme fait  la  grandeur  du  génie  hellénique,  mais  il  a  aussi 
préparé  la  ruine  de  la  Grèce.  Rome  conquit  une  partie  du  monde 
sans  cesser  d'être  une  république  municipale. 

L'existence  isolée  des  peuples  de  l'antiquité  fit  naître  et  nourrit 
des  qualités  et  des  vertus,  que  l'on  ne  trouve  plus,  du  moins  avec 
les  mêmes  caractères,  chez  les  i)euples  modernes.  Qui  de  nous  ne 
.s'est  surpris  à  regretter  le  patriotisme  des  anciens  et  leur  hospita- 
lité? Il  importe  d'examiner  de  près  le  prétendu  idéal  devant  .equel 


86  INTRODUCTION. 

on  rabaisse  la  civilisation  prosaïque  et  égoïste  de  notre  époque. 
Glorifier  le  passé  pour  déprécier  le  présent,  c'est  ordinairement 
fausser  l'histoire  pour  se  donner  le  plaisir  de  médire  de  ses  contem- 
porains. N'en  serait-il  point  ainsi  des  éloges  que  l'on  prodigue  aux 
sentiments  hospitaliers  des  anciens  et  à  leur  amour  de  la  patrie? 


I.  Le  patriotisme  des  anciens. 

Le  patriotisme  est  le  plus  naturel  et  le  plus  légitime  des  senti- 
ments Il  a  son  principe  dans  l'amour  que  nous  éprouvons  pour  le 
lieu  qui  nous  a  vus  naître.  Les  philosophes  ont  cherché  la  raison 
d'un  attachement  qui  semble  lier  l'homme  au  sol.  Ils  disent  que 
«  nos  facultés  physiques  et  morales,  notre  manière  de  vivre,  nos 
joies  et  nos  peines  sont,  sinon  un  produit  du  climat,  du  moins  en 
rapport  avec  les  influences  extérieures  au  milieu  desquelles  nous 
nous  développons  ;  plus  cette  action  est  forte,  moins  l'homme  peut 
se  détacher  du  lieu  de  sa  naissance  ;  lui  ôter  son  pays,  c'est  tarir 
la  source  de  sa  vie»  (').  L'influence  de  la  nature  est  certaine,  mais 
elle  n'est  pas  décisive;  l'affection  pour  le  sol  natal  dépend  surtout 
de  la  forme  du  gouvernement.  Plus  le  citoyen  est  mêlé  aux  affaires 
publiques,  plus  il  identifie  sa  cause  avec  celle  de  l'État  dont  il  est 
un  membre  actif.  Il  en  était  ainsi  dans  les  républiques  de  Grèce  et 
de  Rome;  il  en  doit  être  de  même  dans  tous  les  États  libres.  L'amour 
de  la  patrie,  loin  de  diminuer  avec  les  progrès  de  la  civilisation, 
augmentera  avec  la  part  que  les  citoyens  prendront  à  l'exercice 
de  la  souveraineté  nationale.  Cet  amour  doit  aller  jusqu'à  l'abnéga- 
tion la  plus  complète,  puisqu'avec  l'indépendance  de  sa  patrie, 
le  citoyen  perd  la  moitié  de  son  âme.  En  se  dévouant  aux  intérêts 
nationaux,  le  citoyen  se  consacre  par  cela  même  aux  plus  grands 
intérêts  du  genre  humain,  car  les  nations  sont  de  Dieu  :  leur  exis- 
tence et  leur  développement  sont  une  condition  du  perfectionne- 
ment général,  but  suprême  des  individus  et  de  l'humanité.  En  ce 
sens  nous  dirons  que  le  salut  de  la  patrie  est  la  loi  suprême.  Mais 
hàtons-nous  d'ajouter  cette  restriction,  que  si  le  citoyen  doit  tout 

(1)  Ihrdcr,  Ideen  zur  PhilosopbiL'  elor  Geschichte,  VII,  2. 


RELATIONS  INTERNATIONALES.  S7 

sacrifier  au  bien  public,  il  n'a  pas  le  droit  d'abdiquer  sou  devoir  et 
sa  conscience.  Il  ne  suffît  pas  que  le  but  soit  saint,  il  faut  aussi 
que  les  moyens  soient  légitimes. 

Sous  ces  réserves,  nous  applaudissons  aux  nobles  sentiments 
que  l'antiquité  a  professés  sur  le  patriotisme.  L'humanité  chantera 
toujours  avec  Horace  «  qu'il  est  doux  et  glorieux  de  mourir  pour 
la  patrie;  »  elle  dira  toujours  avec  le  poëte  grec  «  qu'il  est  beau 
d'aimer  ses  enfants,  mais  que  la  patrie  a  droit  à  nos  premières 
affections  (')  ;  »  elle  répétera  toujours  avec  Cicéron  que  «  la  patrie 
étant  notre  mère  avant  celle  qui  nous  a  donné  le  jour,  nous  lui 
devons  plus  de  reconnaissance  qu'à  nos  propres  parents  (^).  » 
Aujourd'hui  un  individualisme  excessif  menace  de  détruire  la 
société.  Les  citoyens  d'Athènes  et  de  Rome  se  dépouillaient  pour 
ainsi  dire  de  tout  sentiment  personnel;  la  gloire  elle-même,  ce 
mobile  tout  puissant,  était  un  tribut  payé  à  la  patrie  (^).  Mais  si 
nous  devons  rendre  justice  au  patriotisme  antique,  gardons-nous 
d'y  voir  un  idéal. 

La  cité  était  la  famille  un  peu  agrandie;  il  en  résultait  que 
l'amour  de  la  patrie  avait  quelque  chose  de  l'affection  que  créent 
les  liens  du  sang;  il  était  profond,  mais  égoïste.  Les  peuples  de 
l'antiquité  étant  sans  cesse  en  guerre  entre  eux,  voyaient  un  ennemi 
dans  tout  étranger;  l'amour  qu'ils  portaient  à  leur  patrie  se  confon- 
dait avec  la  haine  pour  tous  les  hommes  qui  n'étaient  pas  membres 
de  la  cité.  Cette  aversion  n'était  que  trop  justifiée  par  le  caractère 
des  hostilités  :  la  guerre,  en  menaçant  l'existence  de  l'État,  mettait 
également  en  danger  la  fortune,  la  liberté  et  la  vie  des  individus. 
Ainsi  le  citoyen,  en  défendant  son  sol  natal,  combattait  réellement 
pour  tout  ce  qu'il  avait  de  plus  cher.  Mais  la  même  cause  qui 
exaltait  le  patriotisme,  l'intérêt  personnel,  le  rendait  aussi  exclusif 
et  haineux.  Nous  ne  parlons  pas  même  des  sentiments  du  vulgaire. 

(1)  Vers  cité  par  P/wfargue  (Praecepta  gerend.  Reip.,  c.  1  i), 

(2)  Cicer.,  De  Rep.  fragm.  lib.  I,  N»  1. 

(3)  La  victoire  dans  les  jeux  olympiques  était  pour  les  Grecs  la  plus  haute 
ambition,  mais  elle  honorait  moins  le  vainqueur  que  sa  patrie  (l'iin.,  H.  N.,  VI, 
27;  XVI,  4).  Dans  les  inscriptions,  monuments  d'orgueil  et  de  vanité,  le 
citoyen,  tout  en  déclarant  qu'il  s'était  couvert  de  gloire,  n'oubliait  jamais  d'ajou- 
ter qu'il  avait  immortalisé  le  nom  de  sa  patrie  (Ilerod.,  IV,  88). 


58  INTRODUCTION. 

Les  plus  illustres  législateurs,  les  esprits  les  plus  élevés,  se  mon- 
traient d'autant  plus  étroits  et  plus  injustes,  qu'ils  aimaient  davan- 
tage leur  patrie.  Zaleucus  fit  un  crime  du  simple  abandon  de  la 
patrie  (').  Lycurguc  prohiba  Témigration.  Nous  comprenon  les 
désir  d'Horace  «  que  le  soleil  ne  puisse  rien  voir  de  plus  grand 
que  Rome.  »  Mais  comment  qualifier  la  joie  de  Tacite,  lorsqu'il 
raconte  que  des  peuplades  germaines  s'entretuent ,  son  vœu  impie 
que  ces  haines  soient  éternelles  (^)?  Le  grand  historien  est  l'organe 
de  l'antiquité.  Dès  que  l'intérêt  de  la  patrie  était  en  jeu,  le  citoyen 
ne  connaissait  plus  ni  justice  ni  humanité,  la  voix  même  de  la 
nature  n'était  pas  écoutée.  Les  crimes  devenaient  un  titre  de  gloire, 
quand  ils  frappaient  l'ennemi.  Un  écrivain  latin  place  l'action  de 
M.  Scaevola  au  nombre  des  faits  «  qui  passeraient  pour  des  fables 
s'ils  n'étaient  pas  consignés  dans  les  annales  »  (').  Cependant  cet 
acte  héroïque  était  un  assassinat!  Que  l'on  scrute  les  plus  nobles 
caractères  de  la  Grèce  et  de  Rome  ;  on  les  trouvera  admirables 
dans  les  limites  de  la  cité,  mais  leur  vertu  ne  va  pas  au-delà. 

Disons  donc  avec  Schiller  que  l'antiquité  a  formé  de  grands 
citoyens,  mais  non  de  grands  hommes  {*).  N'envions  pas  aux  anciens 
leur  farouche  patriotisme,  singulier  amour  qui  ne  portait  pas  les 
citoyens  à  s'entr'aimer,  mais  qui  leur  faisait  haïr  tout  ce  qui  n'était 
pas  concitoyen  (^).  Grâce  à  la  religion  chrétienne,  nos  sentiments 
se  sont  élargis;  nous  voyons  des  frères  dans  tous  les  hommes,  et 
dans  l'échelle  des  devoirs  que  la  nature  nous  impose,  nous  plaçons 
les  intérêts  du  genre  humain  au-dessus  des  droits  de  la  cité,  par  le 
même  motif  qui  faisait  préférer  aux  anciens  la  cité  à  la  famille. 
Cependant  il  ne  faut  pas  que  le  cosmopolitisme  nous  fasse  oublier 
nos  obligations  envers  la  patrie.  Dieu  lui-même,  en  divisant  le 
genre  humain  en  nations,  a  condamné  le  socialisme  qui  voudrait 
absorber  et  détruire  les  nationalités.  Si  les  intérêts  de  l'humanité 
l'emportent  sur  les  intérêts  particuliers,  ce  n'est  pas  à  dire  que 

(1)  Stob.,  Floril.,XLIV(42),  21. 

(2)  TactY.,  German.,c.  33. 

(3)  Flor.,  II,  1. 

(4)  Schiller,  Ucljer  Volkcrwanderiing,  Krouzzuge  und  Mittelalter. 

(5)  Lummnais,  Essai  sur  l'indifférence,  chap.  VI. 


RELATIONS   INTERNATIONALES.  S9 

les  liens  de  la  famille  et  de  la  patrie  doivent  être  brisés  au  profit 
d'un  vague  et  stérile  amour  du  genre  humain.  Il  s'agit  de  concilier 
des  sentiments  également  sacrés,  et  non  d'affaiblir  les  uns  pour  exa- 
gérer les  autres.  Montrons-nous  supérieurs  à  l'antiquité  en  alliant 
l'amour  des  hommes  à  celui  de  nos  concitoyens  ;  que  si  de  fausses 
doctrines  prétendaient  que  la  patrie  doit  disparaître,  retrempons- 
nous  au  spectacle  de  la  Grèce  et  de  Rome  ;  allons-y  puiser  des 
leçons  de  patriotisme,  mais  que  cet  amour  ne  soit  plus  de  la  haine. 

II.    L'hospitalité. 

L'hospitalité,  plus  encore  que  le  patriotisme,  semble  donner  un 
caractère  idéal  à  l'antiquité.  Mais  si  l'on  considère  les  relations 
internationales  des  anciens  dans  leur  ensemble,  alors  l'hospitalité  • 
perd  le  prestige  poétique  qui  la  grandit  outre  mesure ,  et  elle  n'est 
plus  qu'un  moyen  peu  efficace  pour  corriger  ce  que  l'état  social 
avait  de  barbare  et  d'hostile  pour  l'étranger.  De  même  que  l'enfant 
est  essentiellement  personnel,  les  sociétés  naissantes  n'ont  en  vue 
que  leur  conservation  ou  la  satisfaction  de  leurs  besoins.  L'égoïsme 
national  est  même  un  progrès  sur  les  affections  exclusives  de  la 
famille;  mais  il  faut  un  développement  considérable  des  sentiments 
humains,  pour  que  les  peuples  se  traitent  en  frères.  La  philanthropie 
ne  peut  pas  trouver  place  dans  le  cercle  étroit  du  monde  primitif. 
C'est  l'âge  des  luttes  violentes  et  de  la  force  brutale;  quand  des 
tribus  voisines  se  rencontrent,  c'est  pour  s'entretuer  ou  pour 
détruire  et  piller  ;  comment  l'homme  verrait-il  un  ami  dans  un  être 
qui  ne  cherche  qu'à  lui  nuire  ?  Étranger  et  ennemi  expriment  donc 
nécessairement  une  seule  et  même  idée(').  Il  faut  un  traité  pour 
que  l'homme  regarde  l'homme  comme  son  semblable.  Qu'on  se 
représente  les  conséquences  que  cette  conception  doit  entraîner 
pour  l'étranger.  Le  malheur  aux  vaincus  s'adresse  à  lui  aussi  bien 
qu'à  l'ennemi  (^).  Le  citoyen  seul  a  une  valeur,  parce  qu'il  est  seul 

(1)  Le  même  mot  désigne  l'un  et  l'autre  dans  les  poëmes  d'Homère  :  UXXôrpioi 
tpwç  est  synonyme  de  7ro>£>to,-  {Iliad.,  V,  214).  Ilesychius  dit:  àn6rpio;  ywf, 
TTO^spoî  Ttg  c/.-j-rifj. 

(2)  OUtoôç  ri;  uiwj  nc^TfÂùo;  i/.hnù»  opouç.  Ear.,  Fiagm.   {Stob.,  XXXIX,  5). 


60  INTRODUCTION. 

membre  de  la  cité  :  l'étranger  est  sans  droit  ;  sa  naissance  est  une 
tache (');  c'est  un  être  vil,  méprisable  (^);  il  est  en  état  de  suspicion 
légitime  H;  s'il  est  libre  de  sa  personne,  il  est  esclave  dans  son 
langage(^).  La  différence  des  langues  élève  entre  les  peuples  une 
barrière  plus  forte  que  la  diversité  de  nature (^).  De  là  vient  le 
terme  méprisant  de  barbare,  dont  les  Grecs  et  les  Romains  se 
servaient  pour  désigner  les  races  étrangères.  Cette  expression  qui 
joue  un  si  grand  rôle  dans  l'antiquité,  désigna  d'abord  un  homme 
qui  parle  un  langage  inintelligible  et  par  suite  tout  étranger(^);  elle 
devint  bientôt  la  marque  d'une  différence  aussi  profonde  que  celle 
qui  séparait  l'homme  libre  et  l'esclave. 

Ainsi  la  négation  de  l'unité  humaine,  voilà  où  aboutit  le  système 
international  des  anciens.  Poussée  dans  ses  dernières  conséquences, 
cette  doctrine  aurait  réalisé  l'horrible  maxime  de  Hobbes:  l'homme 
serait  devenu  un  loup  pour  l'homme.  Mais  Dieu  a  mis  en  lui  le  germe 
de  l'humanité,  et  il  ne  peut  jamais  s'en  dépouiller  entièrement.  La 
nature  lui  dit  qu'il  est  un  avec  ses  semblables.  L'instinct  de  cette 
communauté  se  révèle  déjà  dans  l'enfance  qui  souffre  des  gémisse- 
ments, comme  elle  se  réjouit  des  sourires.  La  compassion  pour  les 
malheureux  est  la  première  manifestation  du  lien  qui  unit  les 
hommes;  elle  est  le  principe  de  l'hospitalité. L'hospitalité  fit  naître 
le  soupçon  de  la  fraternité  humaine  (^).  La  religion  donna  sa  sanc- 
tion aux  sentiments  de  la  nature.  Dans  l'Inde,  le  législateur  plaça 
les  hôtes  presque  sur  la  même  ligne  que  les  dieux  (^).  Chez  les 

(i)  Euripid.,  Ion.,  v.  59-1,  sq. 

(2)  *ATtp/îToç  (ji£Tavâ(TTV!ç.  lîiad.,  IX,  648. 

(3)  «Le  temps  seul  montre  bien  ce  que  valent  des  inconnus.  nEschyl.,  Suppl., 
V.  993-995,  972,  sq. 

(4)  Eurip.,  Ion.,  v.  673;  Phœn.,  v.  401 

(5)  Plin.,  H.  N.,  VII,  -1  :  «  Tôt  gentium  sermones,  tôt  linguae,  tanta  loquendi 
varietas,  ut  extcrnus  aliéna  pacne  non  sit  hominis  vice.  »  Saint  Augustin  dit  que 
des  animaux  d'espèce  différente  s'associent  plutôt  que  deux  hommes  parlant  des 
langues  diverses,  de  sorte  qu'un  homme  aimera  «  mieux  être  avec  son  chien 
qu'avec  un  étranger.  »  (De  Civit.  Dci,  XIX,  7.) 

(6)  Real  Encyclopaedie  der  classischen  Alterthiimswissenschaft,  au  mot  Bar- 
barus.  —  Encyclopédie  d'Ersch  et  Gruber,  au  même  mot. 

(7)  Odyss.,  VIII,  540,  sq. 

(8)  Lois  de  Manou,  III,  72,  80. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  61 

Grecs,  l'hospitalité  était  tellement  sacrée,  qu'elle  balançait  les  liens 
de  la  patrie  (')  ;  à  Rome,  elle  devint  pour  ainsi  dire  une  obligation 
juridique. 

Nous  comprendrons  maintenant  la  nature  de  rhospitalité,  l'im- 
portance qu'elle  avait  chez  les  anciens  et  qu'elle  ne  peut  plus  avoir 
chez  les  peuples  modernes.  C'était  une  réaction  du  sentiment 
humain  contre  le  traitement  barbare  dont  l'étranger,  confondu 
avec  l'ennemi,  était  partout  l'objet.  Encore  ce  sentiment  n'était-il 
pas  désintéressé,  comme  nous  nous  plaisons  à  l'imaginer.  Il  serait 
plus  vrai    de   dire  que  l'intérêt   nouait  les   rapports    hospita- 
liers que  nous  envions  bien  à  tort  à  l'antiquité.  Des  liaisons   se 
forment  nécessairement  entre  les  hommes  :  la  sociabilité  qui  leur 
est  innée  et  les  nécessités  que  crée  la  vie,  l'emportent  sur  les 
haines  qui|divisent  les  nations.  Or,  ces  communications  eussent 
été  absolument  impossibles,  si,  en  passant  les  limites  de  leur  sol 
natal,  les  hommes  avaient  été  traités  en  ennemis.  Cependant  les 
lois  n'accordaient  nulle  part  à  l'étranger  protection  pour  sa  per- 
sonne ni  pour  ses  biens.  L'hospitalité  lui  assura  la  garantie  que  le 
droit  lui  refusait,  garantie  bien  insuffisante,  puisqu'elle  ne  reposait 
que  sur  le  bon  vouloir  et  l'influence  d'un  particulier.  Qu'est-ce 
donc  que  l'hospitalité  antique?  Loin  d'être  un  idéal,  elle  n'est 
qu'une  première  tentative  pour  rapprocher  les  peuples.  Lorsque 
les  relations  s'étendirent,  elle  devint  insuffisante  et  inutile.  Déjà 
chez  les  Grecs  et  chez  les  Romains,  elle  fut  remplacée  par  des 
soins  mercenaires.  Sans  doute,  si  l'on  compare  les  prévenances 
affectueuses  de  l'hôte  avec  la  complaisance  intéressée  de  l'hôtelier, 
on  est  tenté  de  regretter  les  mœurs  antiques.  Mais  il  ne  faut  pas 
pousser  ces  regrets  jusqu'à  calomnier  la  civilisation,  eu  lui  préfé- 
rant la  condition  des  peuples  sauvages.  N'oublions  pas  que  la 
garantie  souvent  inefficace  que  les  étrangers  cherchaient  dans  des 
liens  individuels,  ils  l'ont  aujourd'hui  pleine  et  entière  dans  les 
lois.  L'étranger  n'est  plus  un  ennemi  ;  il  est  un  frère,  il  jouit  des 
droits  de  l'homme  partout  où  il  porte  ses  pas;  une  bienveillance 
générale  a  remplacé  les  rares  relations  de  l'hospitalité. 

(1)  Pindare  met  le  patriotisme  et  l'hospitalité  sur  la  même  ligne  {Isthm.,  II, 
51,  sq.  —Comparez  Plat.,  DeLegg..  V,  729,  E. 


02  INTRODUCTION. 

IV»  S.  L'isolement  brisé  par  la  guerre,  les  colonies  et  le  commerce. 

I.  La  guerre. 

L'isolement,  qui  est  la  condition  primitive  des  peuples,  ne 
pouvait  pas  rester  absolu.  Il  y  a  plus  :  il  n'a  jamais  existé 
tel  que  les  poètes  l'imaginèrent  dans  leur  fiction  de  l'âge  d'or. 
Les  anciens  obéirent,  sans  en  avoir  conscience,  à  la  grande  loi 
qui  régit  le  genre  humain,  l'unité  et  l'association.  La  vie  de  l'huma- 
nité n'est  autre  chose  qu'une  marche  progressive  vers  cet  idéal.  Cha- 
que âge  a  sa  mission  dans  cette  œuvre  sans  fin.  Les  nations  de 
l'antiquité  jouent  un  grand  rôle  dans  la  préparation  de  la  future 
unité.  La  Providence  les  doua  d'une  force  d'expansion  qui  les  exci- 
tait incessamment  à  s'étendre  et  à  se  propager  au  loin.  Cette 
tendance  se  manifeste  diversement,  suivant  le  génie  divers  des 
races.  La  guerre  y  a  la  part  principale  :  elle  est  tellement  de 
l'essence  de  l'antiquité  que  les  peuples  en  apparence  les  plus  paci- 
fiques, les  plus  isolés,  ont  été  au  moins  dans  une  phase  de  leur 
existence,  livrés  à  l'ambition  des  conquêtes.  L'Inde  eut  son  âge 
héroïque,  avant  de  se  replier  sur  elle-même  dans  la  méditation 
et  la  rêverie;  les  Pharaons  égyptiens  parcoururent  l'Asie  en  con- 
quérants. La  guerre,  qui  pour  les  riverains  du  Gange  et  du  Nil 
n'était  qu'un  fait  accidentel,  remplit  la  vie  tout  entière  d'autres 
nations.  Les  rudes  habitants  des  steppes  de  l'Asie  apparurent  les 
premiers  sur  ce  théâtre  sanglant  :  poussés  par  une  impulsion 
divine  à  conquérir  un  monde  dont  ils  ignoraient  l'étendue,  ils  uni- 
rent l'Asie  occidentale  en  une  grande  monarchie,  et  la  mirent  en 
contact  avec  l'Europe.  La  rencontre  des  deux  races  inconnues 
Tune  à  l'autre  fut  comme  la  découverte  d'un  nouveau  monde  : 
Strabon  dit  que  les  Perses  et  les  Grecs  se  connaissaient  à  peine 
de  nom  avant  les  guerres  médiques  (').  Les  conquérants  ont  été 
dans  l'antiquité  ce  que  les  hardis  navigateurs  sont  dans  les  temps 
modernes.  Alexandre  découvrit  l'Inde  et  jeta  les  fondements  de 

(1)  Strabo7i,  lib.  XV,  fine.  Avant  de  demander  la  terre  et  l'eau  aux  Grecs,  le 
Grand  Roi  envoya  une  expédition  à  la  découverte  de  cet  Occident,  à  la  domina- 
tion duquel  il  se  croyait  appelé  (Herod.,  III,  133,  sqq.), 


RELATIONS  INTERNATIONALES.  65 

l'union  future  de  l'Orient  et  de  l'Occident.  Mais  une  grande  partie 
de  l'Occident  restait  cachée  dans  ses  brouillards;  les  pays,  destinés 
à  devenir  le  siège  de  la  civilisation  la  plus  avancée,  étaient  habités 
par  des  peuples  barbares,  qui  n'avaient  aucun  rapport  entre  eux  ni 
avec  les  nations  plus  avancées  du  Midi.  Annibal  et  les  légions  romai- 
nes ouvrirent  les  premières  voies  entre  les  Gaules  et  ritalie;  un 
émule  d'Alexandre  osa  s'aventurer  jusque  dans  le  nord  de  l'Europe  ; 
les  successeurs  de  César  achevèrent  l'œuvre  de  la  conquête  et  de  la 
découverte,  et  préparèrent  le  terrain  pour  un  nouveau  développe- 
ment de  l'humanité. 

II.  Les  colonies. 

«  Tous  les  moyens  de  mettre  les  peuples  en  communication,  dit 
Herder,  ne  sont  pas  également  bons;  la  voie  de  la  guerre  est  la  plus 
rude  et  la  plus  mauvaise.  La  guerre  sauvage  sème  la  haine  et  non 
l'amour;  la  communion  morale  qu'elle  fonde  n'est  du  moins  pas  le 
but  des  conquérants.  Les  colonies  des  anciens  répandaient  les 
sciences  en  même  temps  que  le  commerce  :  c'est  par  là  que  les 
Phéniciens  et  les  Grecs  se  sont  immortalisés  »  (^).  La  colonisation 
est  en  effet  un  instrument  admirable  pour  établir  entre  les  hommes 
l'unité  et  l'harmonie  qui  sont  la  loi  de  leur  nature  et  le  dernier  but 
de  leurs  efforts.  Elle  répand  des  populations  amies  sur  le  globe; 
des  liens  d'affection  enchaînent  les  colons  à  la  métropole;  la  guerre 
entre  eux  est  un  crime,  la  paix  un  devoir;  quand  la  force  des 
choses  rend  les  enfants  indépendants,  ils  n'en  restent  pas  moins 
unis  par  le  lien  du  sang  à  leurs  pères  :  n'est-ce  pas  une  image  idéale 
des  destinées  de  l'huma nité? 

Herder  s'est  laissé  séduire  par  ces  touchants  symboles  de  la 
fraternité  humaine.  La  réalité  est  loin  de  répondre  au  tableau  qu'il 
trace  de  la  colonisation  antique.  Il  est  si  vrai  que  la  force  domine 
dans  le  monde  ancien,  qu'elle  reparait  même  là  où  l'on  croirait 
qu'elle  doit  faire  place  à  des  goûts  pacifiques.  L'établissement  des 
colonies  fut  une  conquête,  et  souvent  la  plus  rude  de  toutes.  Ce 
([ui  se  passa  au  quinzième  siècle,  après  la  découverte  de  l'Amé- 

(I)  Herder,  Vom  Einfluss  dcr  Wissenschaftoa  auf  die  Regicrung. 


64  INTRODUCTION. 

rique,  peut  nous  donner  une  idée  de  la  violence  et  de  la  cupidité 
des  colons  anciens,  de  l'oppression  et  de  la  misère  des  indigènes. 
Il  faut  donc  dire  des  colonies  ce  que  le  philosophe  allemand  dit  de 
la  guerre  :  la  civilisation  qu'elles  propagent  est  un  bienfait  de  la 
Providence,  mais  dans  l'intention  des  fondateurs,  elles  sont  loin  de 
répondre  aux  desseins  de  Dieu.  Tyr  et  Cartilage  couvrirent  de  leurs 
établissements  les  côtes  de  l'Afrique,  de  la  Gaule  et  de  l'Espagne  ; 
mais  la  race  phénicienne  n'était  guidée  que  par  un  intérêt 
mercantile.  La  colonisation  grecque,  produit  des  révolutions  qui 
agitèrent  la  Grèce,  dut  son  éclat  à  la  rare  union  des  facultés 
les  plus  diverses  qui  font  des  Hellènes  le  peuple  initiateur  de  l'hu- 
manité ;  l'action  qu'elle  exerça  sur  le  monde  est  digne  de  la  nation 
qui  s'illustra  surtout  par  les  arts  et  la  philosophie.  Rome  émit 
aussi  des  colonies;  mais  elles  n'étaient  qu'un  des  moyens  employés 
par  son  administration  pour  rattacher  les  pays  conquis  au  centre 
de  l'empire;  cependant,  considérées  comme  élément  de  la  grande 
unité  romaine,  elles  ont  leur  importance,  même  au  point  de  vue 
des  intérêts  généraux  de  l'humanité. 

III.  Le  commerce. 

Le  commerce,  dit  Montesquieu,  unit  les  nations  (')  ;  dans  sa  plus 
haute  expression,  il  est  l'image  de  la  solidarité  humaine.  Les  rap- 
ports que  l'intérêt  a  fondés,  s'étendent  ensuite  aux  idées  et  contri- 
buent à  faire  du  genre  humain  une  famille  de  frères.  Enchaînée 
dans  les  limites  de  nationalités  hostiles,  l'antiquité  ne  pouvait  pas 
avoir  le  génie  commercial,  qui  est  naturellement  cosmopolite. 
Lycurgue,  en  proscrivant  le  commerce,  était  l'organe  d'une  opinion 
dominante.  La  condition  d'un  pays  se  suflisant  à  lui-même  était 
l'idéal  de  la  société  :  pour  le  réaliser,  un  législateur  célèbre  bannit 
même  le  négoce  intérieur  de  sa  république  (^)  :  «  Heureux  »,  dit 
Sainte-Croix,  en  commentant  la  loi  de  Zaleucus,  «  heureux  le  peuple 

(1)  De  l'Esin-it  des  lois,  XX,  2. 

(2)  Zaleucus.  On  ne  voyait  chez  les  Locriens  aucun  marché;  chaque  agricul- 
teur vendait  chez  lui  ses  propres  denrées  {Heyne,  Legum  Locris  a  Zaieuco 
scriptarum  fragmenta.  Opusc.  Acad.,  T.  II,  p.  Sb). 


RELATIONS   INTERNATIONALES.  65 

qui  ne  sort  jamais  de  ses  champs!  »(')  Les  sentiments  exprimes  par 
racadémicien  français  sont  ceux  des  anciens;  riiumanité  moderne 
a  rejeté  ce  faux  idéal,  elle  a  compris  que  Tisolement  est  contraire 
aux  desseins  de  la  Providence.  Dieu  ne  veut  pas  que  riiomme  se 
suffise  à  lui-même;  il  ne  veut  pas  que  les  nations  se  suffisent  à 
elles-mêmes.  Peu  de  pays  produisent  toutes  les  choses  nécessaires  à 
la  vie;  le  Créateur  les  a  distribuées  entre  les  diverses  parties  de  la 
terre  pour  forcer  ses  habitants  à  nouer  des  relations  entre  eux.  Il 
Di'y  a  pas  jusqu'aux  déserts  sablonneux  qui  ne  soient  dotés  de 
riches  trésors.  Les  pays  placés  au-delà  du  grand  désert  d'Afrique 
manquent  entièrement  de  sel,  tandis  qu'il  se  trouve  d'immenses  ma- 
gasins de  ce  minéral  au  milieu  des  terres  sablonneuses.  Qui  n'admi- 
rerait les  voies  de  la  Providence?  Les  peuples  sont  obligés  de  braver 
la  plus  affreuse  des  barrières  pour  se  procurer  une  productions 
indispensable  à  l'homme (^). 

La  nature  ne  s'est  pas  contentée  de  rendre  les  communications 
des  hommes  nécessaires;  elle  leur  a  fourni  les  moyens  de  les  pra- 
tiquer. Les  voyages  à  travers  les  déserts  qui  séparent  les  pays  les 
plus  fertiles  de  l'Asie  et  de  l'Afrique  paraissent  impossibles  ;  ils 
deviennent  faciles  avec  le  secours  du  chameau  que  les  Orientaux 
ont  si  justement  appelé  le  navire  de  terre  ferme.  La  mer  isole  en 
apparence  les  peuples;  la  navigation  en  fait  la  voie  la  plus  rapide 
du  commerce.  Mais  ces  relations  ne  pouvaient  être  que  le  résultat 
de  progrès  séculaires.  Un  philosophe  moderne  (')  blâme  Horace 
d'avoir  appelé  l'Océan  une  barrière  divine  {*).  Le  reproche  s'adresse 
à  toute  l'antiquité;  au  lieu  de  voir  un  lien  dans  la  mer,  elle  y  a  vu 
une  cause  de  séparation.  Ce  préjugé  était  naturel  dans  un  âge  où  la 
navigation  était  dénuée  des  puissants  instruments  qui  guident  nos 


(i)  Mémoires  de  l'Académie  des  Inscriptions,  T.  XLII,  p.  299. 

(2)  Ileeren,  De  la  politique  et  du  commerce  des  peuples  de  l'antiquité,  T.  IV, 
.  18,  19,  203,  206,  de  la  traduct.  fr, 

(3)  Hegel,  Philosophie  des  Rechts,  §  247. 

(4)  Horat.,  Carm.,  I,  3,21,  sq.  : 

Deus  absciJit 
Prudens  Oceano  dissociabili 
Terras. 


60  INTRODUCTION. 

marins  à  travers  rinimcnsité  de  l'Océan  et  leur  permettent  d'affron- 
ter les  tempêtes. 

Mais  il  y  a  dans  l'esprit  commercial  une  puissance  qui  brave  les 
préjugés  et  les  périls.  L'intérêt,  le  plus  puissant  des  mobiles, 
poussa  les  marchands  dans  les  contrées  inconnues,  où,  à  raison 
même  des  dangers  auxquels  ils  s'exposaient,  ils  n'avaient  point  de 
concurrence  à  redouter.  La  Providence  vint  en  aide  aux  efforts 
des  hommes.  Le  commerce  était  appelé  à  unir  les  nations  :  Dieu, 
qui  destina  certains  peuples  à  la  paisible  élaboration  des  dogmes, 
d'autres  aux  violentes  émotions  des  combats,  doua  une  race  parti- 
culière du  génie  des  entreprises  commerciales.  Le  pavillon  tyrien 
flottait  dans  les  mers  du  Nord,  sur  les  côtes  de  l'Asie  et  dans 
l'Océan  indien.  Carthage  hérita  de  l'esprit  aventureux  de  Tyr; 
mais  poussée  aux  conquêtes  par  sa  position,  elle  vint  en  contact 
avec  un  peuple  contre  lequel  toute  lutte  était  inutile,  car  il  avait 
pour  lui  les  desseins  de  Dieu.  Rome  ne  sut  pas  profiter  du  commerce 
que  la  ruine  de  sa  rivale  mettait  entre  ses  mains.  Cependant  les 
relations  commerciales  ne  furent  pas  interrompues.  Alexandrie  prit 
la  place  de  Carthage  ;  inspirée  par  le  génie  de  son  fondateur,  elle  ne 
fut  pas  seulement  un  entrepôt  pour  les  marchandises,  elle  devint  le 
centre  intellectuel  du  monde  gréco-romain. 

MO  3.  Influences  internationales.   Filiation  des  civilisations. 

Nous  avons  dit  que  l'isolement  est  la  loi  de  l'antiquité.  Cela 
veut-il  dire  que  les  peuples  anciens  ont  développé  chacun  une 
culture  originale,  entièrement  indépendante  l'une  de  l'autre, 
et  par  suite  sans  influence  réciproque?  Ou  y  a-t-il  un  lien  de  filia- 
tion et  de  parenté  entre  les  civilisations  de  l'antiquité,  de  sorte  que 
l'une  procède  de  l'autre,  ou  que  du  moins  l'une  donne  l'impulsion 
à  l'autre?  11  n'y  a  point  de  problème  plus  important  dans  l'histoire 
de  l'humanité,  il  n'y  en  a  point  de  plus  dilTicile.  Les  penseurs 
chrétiens  ont  longtemps  rapporté  toute  l'histoire  au  peuple  de 
Dieu  :  c'est  cette  idée  qui  fait  la  grandeur  tout  ensemble  et  l'im- 
perfection du  Discours  de  liossuct  sur  l'histoire  universelle  ;  quel- 
que admirable  que  soit  le  talent  de  l'écrivain ,  sa  philosophie  de 


LE   DROIT   INTERNATIONAL.  67 

l'histoire  est  fausse.  Dans  la  science  moderne,  il  s'est  manifesté 
une  vive  opposition  contre  Thypothèse  d'un  peuple  primitif,  initia- 
teur de  l'humanité.  Les  historiens  inclinent  vers  une  solution  tout 
opposée;  ils  aiment  avoir  les  diverses  nationalités  se  développer 
suivant  leur  génie  ;  ils  les  étudient  comme  les  naturalistes  étudient 
une  plante,  sans  s'inquiéter  ni  d'où  elles  viennent  ni  où  elles  vont; 
ils  nient  même  que  les  civilisations  anciennes  naissent  par  voie  de 
filiation  :  c'est  l'idée  antique  de  l'autochthonie  sous  une  forme 
scientifique.  Nous  croyons  que  les  deux  hypothèses  sont  également 
erronées.  Il  n'y  a  pas  eu  de  peuple  primitif,  initié  par  Dieu  et 
communiquant  la  lumière  divine  à  ses  descendants,  ainsi  qu'un 
maître  transmet  la  science  à  ses  disciples.  Mais  aussi  les  nations 
n'ont  pas  eu  une  existence  isolée,  sans  autre  rapport  entre  elles 
que  la  guerre  ou  le  commerce.  La  guerre  et  le  commerce  n'ont  été 
que  les  instruments  providentiels  de  la  communication  des  idées  et 
des  croyances. 

Abstraction  faite  de  tout  témoignage  historique,  il  faut  admettre 
l'unité  et  la  solidarité  des  peuples  comme  une  loi  divine.  La  socia- 
bilité est  reconnue  universellement  comme  la  condition  naturelle 
du  genre  humain  :  personne  ne  croit  plus  à  l'état  de  nature  de 
Rousseau  :  personne  ne  croit  plus  avec  Hobbes  que  l'homme  soit 
un  loup  pour  l'homme;  nous  croyons  au  contraire  avec  nos 
ancêtres  du  Nord  que  l'homme  est  un  aimant  pour  l'homme.  La 
société  est  pour  l'individu  la  condition  du  développement  de  ses 
facultés.  Ce  qui  est  vrai  des  individus,  l'est  aussi  des  nations.  Les 
nations  sont  de  grandes  individualités  qui  ont  chacune  leur  mission 
à  remplir  dans  le  travail  du  genre  humain,  de  même  que  chaque 
homme  y  a  sa  tâche.  Si  la  société  est  une  nécessité  pour  le  perfec- 
tionnement de  l'individu,  il  en  doit  être  de  même  pour  les  nations. 
Dans  les  relations  individuelles,  il  est  certain  que  l'homme  influe 
sur  l'homme;  le  développement  des  facultés  humaines  n'est  possible 
que  par  cette  action  perpétuelle  et  incessante.  La  même  loi  régit 
les  relations  internationales.  Les  peuples  ont  chacun  leur  génie 
particulier;  ils  produisent  chacun  une  œuvre  à  part,  mais  le  tra- 
vail de  l'un  doit  profiler  aux  autres,  sinon  le  but  commun  assigné 
à  l'humanité  ne  peut  être  rempli.  Il  y  a  plus  :  les  nations,  en  les 


68  INTRODUCTION. 

supposant  tout-à-fait  isolées,  n'auraient  plus  de  raison  d'être, 
puisqu'elles  ne  seraient  plus  les  membres  d'un  corps,  unis  entre 
eux  pour  former  un  tout  harmonique;  pour  mieux  dire,  la  division 
du  genre  humain  en  nations,  au  lieu  d'aider  au  progrès  général, 
serait  le  plus  grand  obstacle  au  perfectionnement.  L'isolement  tue 
l'individu  en  ce  sens  que,  loin  de  se  développer,  il  se  dégrade 
jusqu'à  devenir  semblable  à  la  brute.  L'isolement  tuerait  aussi  les 
nations  et  par  suite  les  individus  qui  les  composent.  Si  l'isolement 
intellectuel  et  moral  était  la  loi  des  peuples,  mieux  vaudrait  que  le 
genre  humain  ne  fût  pas  partagé  en  nations.  Qu'est-ce  à  dire?  Les 
nations  sont  de  Dieu,  comme  les  individus  ;  elles  sont  un  moyen  de 
développement,  de  perfectionnement  pour  l'individu;  ce  qui  im- 
plique qu'elles  sont  liées  entre  elles,  qu'elles  se  communiquent 
d'une  manière  ou  de  l'autre  les  fruits  de  leur  culture.  Il  y  a  donc 
un  lien  entre  les  civilisations  particulières,  lien  de  filiation  ou  de 
parenté,  selon  les  circonstances. 

Quand  nous  parlons  de  filiation  ou  de  parenté  des  civilisations, 
nous  n'entendons  pas  dire  que  l'une  procède  rigoureusement  de 
l'autre  et  n'en  est  qu'une  stricte  continuation.  11  n'en  est  pas  même 
ainsi  de  la  filiation  proprement  dite.  L'enfant  n'est  point  la  repro- 
duction exacte  du  père.  Il  naît  avec  des  dispositions  que  le  père  ne 
crée  point,  qu'il  peut  développer,  modiOcr,  neutraliser  dans  une 
certaine  mesure,  mais  qu'il  ne  peut  point  détruire.  Il  y  a  cependant 
des  traits  de  ressemblance  qui  se  montrent  à  travers  ces  diversités, 
et  qui  témoignent  d'une  souche  commune.  Ainsi  nous  rencontrons 
déjà  dans  la  famille  la  grande  loi  qui  régit  l'humanité,  l'unité  dans 
la  diversité.  Les  nations  aussi  sont  douées  de  dispositions  particu- 
lières. Quelle  que  soit  l'initiation  qu'elles  reçoivent  du  dehors, 
cette  éducation  ne  détruit  pas  plus  leur  individualité  que  l'éduca- 
tion paternelle  ne  change  la  nature  de  l'enfant.  Nous  en  avons  la 
preuve  vivante  sous  les  yeux.  Les  relations  entre  les  Gaulois  et 
les  Romains,  l'influence  des  conquérants  sur  le  peuple  conquis, 
sont  des  faits  historiques  ;  les  écrivains  français  vont  jusqu'à  dire 
que  telle  était  la  puissance  d'assimilation  de  Rome,  qu'après  quel- 
ques siècles,  les  Gaulois  étaient  devenus  des  Romains.  Il  n'en  est 
rien  :  les  Gaulois  restèrent  des  Gaulois.  Cela  est  si  vrai,  que  les 


LE  DROIT  INTERNATIONAL.  69 

portraits  de  la  race  gauloise,  tracés  il  y  a  deux  mille  ans,  semblent 
faits  d'hier.  L'invasion  des  Barbares  mit  les  Romains  en  rapport 
avec  les  nations  germaniques;  les  vaincus  civilisèrent  les  vain- 
queurs. Est-ce  à  dire  que  les  Germains  devinrent  des  Romains? 
Ils  devinrent  si  peu  des  Romains,  que  les  Gaulois  après  quelques 
siècles  semblèrent  transformés  en  Barbares.  En  réalité,  les  Ger- 
mains et  les  Gaulois  passèrent  à  travers  la  conquête,  sans  avoir 
perdu  les  caractères  essentiels  de  leur  nationalité.  Cela  n'empêche 
cependant  pas  qu'il  n'y  ait  eu  action  et  réaction,  initiation,  éduca- 
tion, influence  internationale. 

Ainsi  une  double  loi  régit  l'humanité.  Il  y  a  unité  dans  le  but, 
diversité  dans  les  moyens;  mais  la  diversité  doit  s'harmoniser  avec 
le  but,  pour  les  nations  comme  pour  les  individus.  Chaque  peuple 
a  une  existence  individuelle,  un  caractère  spécial,  une  civilisation 
particulière;  mais  ce  développement  se  lie  à  la  marche  générale  de 
l'humanité.  Par  quelle  voie?  Ce  ne  peut  être  que  par  une  action  et 
une  réaction  incessantes.  Cela  est  évident  pour  les  individus  ;  cela 
est  tout  aussi  incontestable  pour  les  nations. 

Les  faits  concordent-ils  avec  la  théorie?  A  partir  de  l'époque  où 
l'histoire  devient  certaine,  quand  les  Grecs  et  les  Romains  parais- 
sent sur  la  scène  du  monde,  les  communications  intellectuelles 
comme  les  relations  politiques  et  commerciales  des  peuples  sont 
également  certaines.  Les  Grecs  initient  les  Romains,  leurs  vain- 
queurs, aux  bienfaits  de  leur  brillante  civilisation  ;  les  Romains 
transmettent  l'héritage  de  l'antiquité  aux  peuples  modernes 
avec  leur  langue  et  leur  droit.  Au  moyen-âge ,  un  autre 
élément,  quoique  hostile  à  la  chrétienté,  influe  sur  le  déve- 
loppement des  esprits  :  les  Arabes  communiquent  la  philosophie 
d'Aristote  avec  leurs  commentaires  aux  penseurs  catholiques.  De 
cette  influence  presque  miraculeuse  procède  la  vie  intellectuelle  de 
l'époque  féodale,  la  scolastique.  Le  quinzième  siècle  complète 
l'initiation  des  races  germaniques;  les  Romains  et  les  Grecs  sortent 
de  leurs  tombeaux  séculaires,  ils  renaissent  à  la  vie  pour  faire 
l'éducation  des  nations  chrétiennes.  Depuis  lors  l'action  et  la  réac- 
tion des  divers  membres  du  genre  humain  sont  évidentes.  Ainsi 
nous  descendons  intellectuellement  des  Romains  et  des  Grecs  : 

5 


70  INTRODUCTION. 

cela  est  un  axiome  historique.  Mais  d'où  viennent  les  Grecs?  sont- 
ils  autochthones?  A  côté  des  Hellènes  et  avant  eux  ont  brillé  des 
nations  célèbres  par  leurs  arts,  leur  religion,  leur  sagesse,  les 
Égyptiens,  les  Chaldéens,  les  Aryens,  les  Indiens.  N'y  a-t-il  eu 
aucun  rapport  entre  ces  races  théocratiques?  n'ont-elles  exercé 
aucune  influence  sur  la  Grèce?  Nous  croyons  qu'il  y  a  eu  dans  la 
haute  antiquité  un  lien  entre  les  peuples,  aussi  bien  que  depuis 
l'avénement  des  Grecs  et  des  Romains.  Pourquoi  en  aurait-il  été 
autrement  dans  les  temps  primitifs  que  dans  les  temps  historiques? 
La  nature  de  l'humanité,  les  conditions  de  la  civilisation  auraient- 
elles  changé?  Nous  cherchons  en  vain  une  différence,  nous  n'en 
trouvons  aucune,  sinon  que  les  preuves  positives  nous  font  défaut  : 
mais  peut-on  se  fonder  sur  l'insuffisance  des  témoignages  pour  sou- 
tenir que  la  loi  de  l'humanité  est  autre  pour  les  Égyptiens  et  les 
Indiens  que  pour  les  Romains  et  les  Grecs?  Cela  est  absurde;  c'est 
cependant  ce  que  bien  des  savants  historiens  ont  fait,  sans  se 
douter  de  l'absurdité  de  leur  système. 

De  leur  côté  ces  historiens  accusent  les  écrivains  qui  cherchent 
les  racines  de  la  civilisation  grecque  dans  l'Orient,  d'indomanie  ou 
d'égyptomanie;  ils  ne  s'aperçoivent  pas  qu'ils  sont  eux-mêmes  sous 
l'empire  d'une  idée  systématique,  préconçue,  celle  de  l'originalité 
absolue  de  la  civilisation  occidentale.  Laissons  là  toutes  les  manies, 
et  procédons  en  nous  fondant  sur  les  faits  et  sur  les  probabilités. 
Nous  avons  plus  que  des  probabilités,  nous  avons  des  faits  pour 
établir  qu'un  lien  existait  entre  la  Grèce  et  l'Orient  :  la  philologie 
comparée  nous  fournit  la  preuve  évidente  d'une  communauté  d'ori- 
gine et  de  culture  de  la  race  hellénique  et  de  la  race  indienne.  Les 
racines  du  grec  et  du  sanscrit  sont  les  mêmes,  les  formes  et  la 
grammaire  sont  souvent  les  mêmes  :  l'idiome  dans  lequel  sont  écrits 
les  Vèdas  et  l'Iliade  est  au  fond  identique.  L'identité  de  langage 
suppose  une  existence  commune,  et  par  suite  des  idées  et  des 
croyances  communes.  Les  mots  sont  l'expression  des  choses  ;  quand 
un  même  mot  se  trouve  dans  la  langue  de  deux  peuples  qui  ont  eu 
le  même  berceau,  il  en  résulte  la  preuve  certaine  d'un  lien  de 
parenté  et  de  filiation,  inutile  d'insister,  car  cela  n'est  plus  con- 
testé, et  cela  est  incontestable.  Pac  cela  seul  il  est  prouvé  que 


LE  DROIT  INTERNATIONAL.  71 

notre  civilisation  remonte  à  l'Orient.  Si  la  langue  grecque  est  fille 
et  sœur  des  langues  parlées  par  la  race  aryenne,  la  religion  grecque 
est  aussi  fille  et  sœur  de  la  religion  de  l'Aryane.  Or  la  religion  et  la 
philosophie  se  confondent  dans  le  monde  oriental;  si  les  croyances 
de  la  Grèce  remontent  à  l'Orient,  les  germes  de  ses  idées  s'y  ratta- 
chent également.  Les  Grecs  ne  sont  donc  pas  autochthones;  ils 
n'ont  pas  puisé  en  eux  seuls  les  principes  de  leur  civilisation,  ils 
les  ont  emportés  de  la  haute  Asie,  à  travers  leurs  longues  mi- 
grations. 

Voilà  un  point  qui  est  hors  de  toute  controverse.  Mais  on  peut 
demander  si  après  la  séparation  des  divers  peuples  de  race  indo- 
germanique, il  n'y  a  plus  eu  de  rapports  entre  eux;  ont-ils  mené 
depuis  lors  une  existence  isolée?  L'Inde  est-elle  restée  tout-à-fait 
repliée  sur  elle-même?  Les  nations  qui  n'appartiennent  pas  à  la 
souche  aryenne,  telle  que  l'Egypte,  ne  sont-elles  pas  entrées  en 
communication  avec  les  autres  peuples?  Il  y  a  des  analogies  et  il  y 
des  différences  dans  les  civilisations  des  peuples  dominants  de  la 
haute  antiquité.  Les  analogies  s'expliquent-elies  par  le  seul  fait 
d'une  origine  commune  et  d'une  existence  commune  dans  les  temps 
primitifs?  s'expliquent-elles  par  l'identité  de  l'esprit  humain  qui 
est  partout  le  même  ?  Ici  les  témoignages  historiques  nous  font 
défaut.  Nous  ne  voulons  pas  mettre  des  inductions  à  la  place  des 
faits.  Nous  nous  contentons  de  signaler  les  ressemblances;  quand 
elles  deviennent  spéciales,  quand  elles  vont  jusqu'aux  détails,  nous 
croyons  pouvoir  en  conclure  qu'il  y  a  des  liens  de  parenté  et  de 
filiation  :  peu  importe  après  cela  que  nous  ne  puissions  pas  les 
expliquer  historiquement.  Nous  tenons  surtout  compte  des  tradi- 
tions, quelque  vagues  qu'elles  soient.  Ces  traditions,  s'appuyant 
sur  la  loi  qui  régit  l'humanité,  nous  autorisent  à  admettre  des  liens 
internationaux,  une  action  et  une  réaction  des  divers  peuples.  Cela 
n'empêche  point  que  chacun  n'ait  son  originalité.  L'individualité 
est  de  l'essence  des  nations,  et  quelque  nombreux  que  deviennent 
leurs  rapports,  ce  caractère  ne  s'effacera  jamais.  Il  est  surtout 
•très  prononcé  dans  l'antiquité.  Nous  en  avons  déjà  fait  la  remarque. 
L'isolement  a  été  nécessaire  en  un  certain  sens  dans  l'enfance  des 
peuples,  afin  d'empêcher  des  induenccs  étrangères  d'agir  avec  trop 


72  INTRODUCTION, 

de  force  sur  des  organisations  jeunes  et  impressionnables.  L'action 
internationale  n'implique  donc  pas  que  la  même  civilisation  se 
reproduise  partout.  Dieu  n'a  pas  plus  voulu  qu'un  peuple  fût  la 
copie  de  l'autre,  qu'il  n'a  voulu  qu'un  individu  ressemblât  à  l'autre, 
ou  que  deux  feuilles  d'un  même  arbre  fussent  identiques.  Là  même 
où  l'action  est  la  plus  forte  et  en  apparence  la  plus  irrésistible, 
dans  le  sein  de  la  famille,  le  père  ne  parvient  pas  à  faire  de  son 
enfant  un  autre  lui-même,  quand  même  il  le  voudrait,  et  trop 
souvent  il  le  tente  ;  l'enfant,  quelque  forte  que  soit  la  pression 
exercée  par  l'éducation,  ne  devient  jamais  l'image  du  père;  on  peut 
entraver  son  développement  original,  mais  on  ne  peut  pas  lui 
donner  des  facultés,  des  dispositions,  des  goûts,  des  sentiments 
dont  le  germe  n'est  pas  en  lui.  A  plus  forte  raison  en  est-il  ainsi 
des  nations.  Les  peuples  ont  déjà  leur  individualité  formée,  quand 
ils  se  montrent  sur  la  scène  de  l'histoire,  et  que  la  guerre  et  le 
commerce  les' rapprochent.  Le  plus  civilisé,  dans  ce  contact,  agit 
nécessairement  sur  celui  qui  est  relativement  barbare;  mais  le 
peuple  barbare  réagit  aussi  sur  le  peuple  civilisé.  Les  Romains 
communiquèrent  aux  Germains  leur  culture  intellectuelle;  les 
Germains  régénérèrent  les  Romains,  en  leur  donnant  un  esprit 
qui  manquait  à  l'antiquité,  et  qui  fait  la  force  et  la  grandeur  de  la 
civilisation  moderne.  L'initiation  est  d'ordinaire  beaucoup  moins 
directe  et  par  conséquent  moins  puissante.  L'Inde,  l'Egypte  et  la 
Grèce  n'ont  pas  été  dans  les  rapports  de  vainqueur  à  vaincu. 
L'influence  que  nous  leur  attribuons  l'une  sur  l'autre  n'a  donc  été 
qu'indirecte.  Elle  s'est  bornée  à  imprimer  le  mouvement,  à  donner 
l'impulsion,  à  éveiller  l'activité  propre  du  peuple  initié,  à  répandre 
des  germes  de  civilisation  chez  des  nations  plus  jeunes.  Voilà  en 
quel  sens  nous  disons  qu'il  y  a  un  lien  de  parenté  et  de  filiation 
dans  le  domaine  de  la  culture  intellectuelle  et  morale ('). 

(4)  Nous  avons  été  heureux  de  voir  notre  opinion  confirmée,  depuis  la  publi- 
cation de  la  première  édition  de  ces  Études,  par  un  des  vétérans  de  la  science, 
le  baron  d'Eckstein  (Ueber  die  Grundiage  der  indiscben  Philosophie  und  deren 
Zusammenhang  mit  den  Philosophemen  der  westlichen  Vôlker  (dans  Weber, 
Indische  Studien,  T.  II,  p.  369,  ss.).  M.  Mohl,  le  savant  professeur  d'Heidelberg, 
tout  en  louant  nos  travaux  plus  qu'ils  ne  le  méritent,  ne  partage  pas  notre  avis 
sur  les  influences  internationales  et  la  filiation  des  civilisations.  Ce  sont  ses 
critiques  qui  nous  ont  engage  à  développer  notre  pensée. 


PHILOSOPHIE.  73 

SECT.  II.  LA  THÉORIE. 
§  I.  L'idée   du  progrès. 

Wo  1.  lia  philosophie. 

II  y  a,  et  il  y  aura  toujours  une  immense  dislance  entre  le  fait 
et  l'idéal  :  Thomme,  être  imparfait,  ne  parvient  pas  même  à  réali- 
ser la  perfection  qu'il  conçoit  et  qu'il  veut.  Mais  c'est  déjà  beau- 
coup de  concevoir  un  idéal  supérieur  au  fait,  car  alors  l'homme  a 
un  but  vers  lequel  il  peut  diriger  ses  efforts  ;  quand  ce  but  lui  fait 
défaut,  il  s'abandonne  presque  nécessairement  au  fatalisme,  à 
l'apathie  ou  au  désespoir.  Aujourd'hui  la  réalité  est  loin  de  répon- 
dre à  la  théorie  de  l'unité  humaine  et  de  la  fraternité  des  peuples. 
Cependant  dans  nos  plus  mauvais  jours,  nous  ne  perdons  point 
l'espérance:  une  indestructible  confiance  dans  l'avenir  nous  sou- 
tient. C'est  que  nous  avons  la  conviction  d'un  progrès,  sinon  régu- 
lier, du  moins  certain  et  illimité.  Cette  foi  manquait  à  l'antiquité. 
La  force  dominait  dans  le  droit  des  gens,  et  l'isolement,  l'hostilité 
dans  les  relations  internationales.  Les  philosophes,  même  ceux  que 
l'on  traite  d'utopistes,  les  poètes,  ces  prophètes  de  l'avenir,  n'ima- 
ginaient pas  un  monde  meilleur,  où  la  violence  fît  place  au  droit, 
où  la  fraternité  régnât  au  lieu  de  la  séparation  hostile  des  nations; 
ils  n'avaient  pas  la  foi  dans  la  perfectibilité  qui  nous  anime  et  nous 
console. 

La  différence  entre  l'antiquité  et  le  monde  moderne  est  fonda- 
mentale. Elle  s'explique  facilement.  Les  anciens  n'ont  pas  vu  de 
grande  transformation  sociale  :  le  christianisme,  qui  jeta  les  fonde- 
ments d'un  monde  nouveau,  mit  fin  en  même  temps  au  vieux 
monde.  L'invasion  des  Barbares  ouvre  la  série  des  révolutions  qui 
se  succèdent  avec  une  effrayante  rapidité.  Ces  immenses  mouve- 
ments de  peuples  et  d'idées  remuèrent  profondément  la  pensée 
humaine.  En  jetant  un  regard  sur  le  chemin  déjà  parcouru,  en 
voyant  disparaître  l'esclavage  que  les  plus  hautes  intelligences 
avaient  cru  éternel,  la  philosophie  s'aperçut  que  l'humanité  a  son 
idéal  vers  lequel  elle  avance  toujours  à  travers  les  agitations  et  les 


74  INTRODUCTION. 

souffrances.  Elle  alla  à  la  recherche  de  cette  destinée;  sMnspirant 
du  dogme  chrétien  de  l'unité,  elle  proclama  que  les  hommes  sont 
solidaires,  que  les  peuples  doivent  former  un  tout  harmonique. 
Tels  n'étaient  pas  les  sentiments  des  anciens;  la  société  reposant 
toujours  sur  les  mêmes  hases,  malgré  la  chute  des  empires,  ils 
crurent  que  les  grands  événements  historiques  étaient  des  faits 
sans  but,  sans  moralité,  que  les  hommes  tournaient  toujours  dans 
le  même  cercle,  que  les  mêmes  maux  les  attendaient  toujours.  Une 
antique  doctrine  appliqua  cette  idée  désolante  à  la  création  entière; 
la  conception  de  la  Grande  Année  est  la  négation  du  progrès  et  de 
la  perfectibilité.  Après  la  révolution  d'un  certain  nombre  de  siècles, 
toutes  les  choses  humaines  devaient  se  renouveler,  les  astres  ren- 
trer dans  leurs  premiers  orbites ,  les  individus  et  les  peuples 
recommencer  leur  première  existence.  Cette  croyance  était  répan- 
due dès  les  temps  les  plus  reculés  (')  ;  on  l'attribue  aux  premiers 
poètes,  et  nous  la  retrouvons  encore  chez  les  derniers  Stoïciens. 

L'on  conçoit  quelle  funeste  influence  cette  fausse  doctrine  a  dû 
exercer  sur  les  théories  politiques.  Les  faits  actuels  se  reproduisant 
éternellement,  rien  de  plus  naturel  que  de  croire  à  leur  légitimité  : 
ils  furent  donc  érigés  en  droit.  La  force  régnait  dans  le  monde 
ancien  ;  l'on  crut  qu'à  elle  appartenait  l'empire.  Il  semble  que  la 
philosophie,  dont  la  gloire  consiste  dans  la  pensée,  ne  pouvait 
accepter  un  pareil  régime.  Les  philosophes  rejetèrent,  il  est  vrai, 
la  violence  brutale  comme  base  des  sociétés,  mais  le  principe  qu'ils 
lui  substituèrent  était  identique  au  fond  :  ils  accordèrent  à  l'intelli- 
gence le  droit  de  dominer  sur  tous  les  êtres  placés  à  un  degré 
inférieur  dans  le  développement  intellectuel.  Depuis,  l'on  a  appelé 
ce  droit  la  souveraineté  de  la  raison.  C'est  un  beau  nom,  et  il 
paraît  nous  mettre  à  l'abri  du  règne  de  la  force.  Cependant,  au 
nom  de  la  souveraineté  de  la  raison,  les  philosophes  légitimèrent 
tous  les  abus,  tous  les  excès  du  monde  ancien.  L'esclavage  est  cer- 
tainement la  violence  la  plus  brutale  et  la  plus  inique;  Aristote  le 
justifie  néanmoins  ;  il  décide  avec  sa  haute  raison  qu'il  y  a  des 


(1)  Chez  les  Étrusques,  les  Perses,  les  Indiens,  les  Égyptiens  {Creuzer,  Sym- 
bolik,  T.  III,  p.  549  et  suiv.). 


PHILOSOPHIE.  75 

êtres  nés  pour  servir,  et  d'antres,  les  hommes  d'intelligence,  nés, 
non  pour  élever  les  premiers,  mais  pour  les  exploiter.  Les  nations 
anciennes  vivaient  dans  un  état  permanent  d'hostilité  :  Platon 
estime  qae  la  guerre  entre  Grecs  et  Barbares  est  éternelle.  Le 
philosophe  de  l'idéal,  pas  plas  que  le  philosophe  de  la  réalité,  n'a 
l'espérance  ni  le  désir  d'un  avenir  meilleur.  Aiistote  dit  que  les 
Barbares  sont  naturellement  esclaves,  et  il  en  conclut  que  les  Grecs 
sont  nés  pour  être  leurs  maîtres.  Platon  recommande  la  justice  et 
la  bienveillance  aux  Grecs  dans  leurs  relations,  mais  entre  Grecs  et 
Barbares  il  ne  conçoit  ni  lien  de  droit,  ni  devoir  d'humanité.  En 
définitive,  l'antiquité  déclare  par  l'organe  de  ses  plus  grands  pen- 
seurs, qu'elle  ne  reconnaît  ni  droits,  ni  devoirs  aux  hommes  en 
leur  qualité  d'hommes.  Quelle  sera  la  loi  des  sociétés  dans  cet 
ordre  d'idées  ?  La  force. 

Il  y  a  aujourd'hui  des  esprits  chagrins  qui  transportent  leurs 
déceptions  dans  l'appréciation  du  passé  ;  voyant  leurs  plus  chères 
espérances  s'évanouir,  ils  nient  le  progrès  qu'ils  avaient  célébré  alors 
que  le  monde  leur  souriait  (').  Nous  convions  les  hommes  dégoûtés 
du  spectacle  que  présente  l'état  actuel  de  la  société,  à  la  lecture  de 
\di  République  de  Platon.  Le  grand  philosophe  permet  aux  citoyens 
de  sa  République  qui  ont  dépassé  l'âge  fixé  pour  la  procréation, 
d'avoir  un  commerce  libre,  mais  il  défend  aux  femmes  de  mettre 
au  jour  les  fruits  de  ce  libertinage  ;  si  malgré  leurs  précautions, 
il  eu  naît  un  enfant,  il  ordonne  de  l'exposer,  parce  qu'il  est  né  à 
un  âge  où  le  corps  et  l'esprit  ne  sont  plus  dans  toute  leur  vigueur  (^). 
Délire  d'imagination!  dira-t-on.  Ouvrons  la  Politique  du  disciple 
de  Platon.  Aristote  n'est  pas  un  rêveur;  il  se  contente  du  monde 
tel  qu'il  est,  il  s'y  complaît  :  quel  est  son  avis  sur  le  droit  des 
créatures  humaines  à  l'existence  que  Dieu  leur  donne,  sur 
le  devoir  qu'a  la  société  de  leur  garantir  ce  droit?  Il  défend  de 
prendre  soin  des  enfants  qui  naissent  difformes.  Cela  ne  lui  suffit 
point  ;  si  la  population  menace  de  devenir  excessive,  il  faut  limiter 
la  fécondité  des  mariages.  Nous  recommandons  le  moyen  qu'il 

(i)  Lamartine,  Cours  de  littérature,  1"  année,  1856.  3<;  entretien. 
(2)  Platon.,  Rcpubl.,  V,  461,  C. 


76  INTRODUCTION. 

imagine  à  cet  effet  aux  disciples  de  Mallhus  :  on  provoquera  l'avor- 
tement,  dit-il,  avant  que  l'embryon  n'ait  reçu  le  sentiment  de 
la  vie  ('). 

Que  pensent  les  détracteurs  de  la  civilisation  moderne  de  ces 
doctrines?  Nieront-ils  encore  que  les  sentiments  de  l'homme  chan- 
gent et  s'épurent  sous  la  loi  du  progrès,  aussi  bien  que  l'industrie 
se  perfectionne  tous  les  jours  par  de  nouvelles  inventions?  Il  reste 
aux  louangeurs  du  passé  un  dernier  refuge  :  ils  élèvent  aux  nues 
le  patriotisme  des  anciens  et  l'opposent  au  dégradant  égoïsme  qui 
s'étale  sous  nos  yeux.  Nous  partageons  leur  indignation;  mais 
qu'ils  ne  prennent  pas  une  maladie  de  l'esprit  humain  pour  l'état 
normal  de  santé.  Pour  détester  les  hommes  qui  vendent  leur  con- 
science, il  n'est  pas  nécessaire  de  nier  le  progrès  et  d'idéaliser 
l'antiquité.  Les  plus  nobles  sentiments  des  anciens  étaient  viciés 
par  la  force.  Qui  oserait  aujourd'hui  justifier  le  fratricide  auquel 
l'amour  de  la  patrie  poussa  Timoléon,  un  des  héros  de  la  Grèce? 
La  philosophie  ancienne  proclama  que  la  plus  admirable  de  toutes 
les  actions  était  le  tyrannicide,  qu'un  fils  devait  au  besoin  tuer  son 
père!  (^) 

Il  n'y  a  que  la  doctrine  du  progrès  qui  nous  puisse  réconcilier 
avec  les  abus  du  monde  ancien  et  avec  les  erreurs  de  ses  philoso- 
phes. Elle  nous  console  aussi  des  inévitables  déceptions  que  nous 
rencontrons  dans  une  époque  où  dominent  les  grossiers  appétits  de 
l'égoïsme  le  plus  abject.  Le  spectacle  qu'offrait  le  monde  ancien  est 
à  première  vue  tout  aussi  désolant.  Livré  à  l'empire  de  la  force,  il 
était  même  abandonné  par  ses  penseurs  :  les  uns  trouvaient  leur 
satisfaction  à  chercher  les  raisons  des  choses,  les  autres  louaient  le 
passé  et  dédaignaient  le  présent,  sans  attendre  de  meilleures  desti- 
nées pour  le  genre  humain  :  ceux-ci  ne  laissaient  aucune  croyance 
à  l'homme,  ceux-là  aboutissaient  au  matérialisme  et  au  néant. 
Cependant  l'antiquité  marchait,  sous  la  main  de  Dieu,  à  l'accom- 
plissement de  sa  mission.  Elle  n'avait  aucune  conscience  du  pro- 
grès, elle  croyait  à  l'éternité  des  vices  qui  infectaient  son  état  social, 
tandis  qu'elle  préparait  un  âge  où  ces  vices  devaient  disparaître. 

[à)  Aristot.,  Polit.,  Vil,  44,  10. 
(2)  Voyez  le  Tome  II  de  nos  Etudes. 


RELIGION.  77 

Bien  mieux  :  le  dogme  du  progrès  lui-même  germait  en  Orient  sous 
l'inspiration  de  la  religion. 


Mo  2.  i,a  religion. 

Saint  Augustin  dit  que  le  mot  de  religion  vient  de  t-elier,  parce 
qu'elle  unit  tous  les  hommes  en  Dieu  C).  La  religion  a  été  fidèle  à 
sa  mission,  même  chez  les  anciens  ;  mais  comme  toutes  les  manifes- 
tations de  l'esprit  humain,  elle  procède  de  l'imperfection  pour  arri- 
ver à  un  état  de  plus  en  plus  parfait.  Chaque  individu,  chaque  famille 
commence  par  avoir  son  dieu.  Quand  les  peuples  se  forment,  ils 
mettent  leurs  cultes  en  commun;  les  dieux  cessent  d'être  indivi- 
duels, ils  étendent  leur  influence  sur  toute  la  nation.  Là  s'arrêtent 
les  progrès  de  Tantiquilé  païenne;  elle  n'a  connu  que  des  divinités 
nationales,  parce  que  les  sentiments  des  hommes  ne  dépassaient 
pas  les  limites  de  leur  patrie.  La  tradition  nous  représente  les 
Immortels  se  partageant  les  cités  grecques;  les  Orientaux  donnent 
à  leurs  divinités  le  nom  de  roi  ou  de  maître  de  la  ville (^).  Il  en  résul- 
tait que  les  dieux  étaient  les  protecteurs  obligés  de  leurs  adorateurs; 
malheur  à  eux,  quand  leur  appui  paraissait  ineflicace!  On  les  acca- 
blait d'outrages.  Pendant  qu'Alexandre  faisait  le  siège  deTyr,  plu- 
sieurs habitants  crurent  entendre,  dans  leur  sommeil.  Hercule  leur 
dire  qu'il  s'en  allait  vers  le  héros  grec,  parce  qu'il  était  mécontent  de 
ce  qui  se  faisait  dans  la  ville.  Les  Tyriens  traitèrent  le  dieu  comme 
un  transfuge  :  ils  chargèrent  son  colosse  de  chaînes  en  l'appelant 
Alexandriste  (').  C'était  agir  comme  le  sauvage  qui  brise  son 
idole.  On  voit  des  traces  de  ce  grossier  fétichisme  jusque  dans  les 
derniers  siècles  de  l'antiquité.  Auguste,  ayant  éprouvé  de  grandes 
perles  sur  mer,  fit  retirer  la  statue  de  Neptune,  châtiant  pour  ainsi 
dire  le  dieu  de  son  infidélité  à  la  fortune  de  Rome(^).  La  nécessité 


(1)  Augustin.,  De  veritatc  relig.,  113;  De  Civit.  Dei,  X,  3. 

(2)  Daal,  Melcarth  (Gesenius,  dans  YEncyclopédie  d'Ersch  et  Gruber,  au  mot 
Z?oo/;Sect.  I,  T.  VIII,  p.  398). 

(3)  Piutarch.,  Alcxand.,  25. 

(4)  Sueton.,  Aug.,  16. 


78  INTROD  UCTION. 

pour  les  dieux  de  combattre  pour  ceux  qui  les  adoraient,  faisait 
que  la  diversité  des  cultes  devenait  un  principe  de  haines  natio- 
nales. L'Indien  ne  déteste  pas  seulement  les  autres  peuples  comme 
étrangers,  il  les  fuit  comme  impurs;  les  annales  des  Hébreux 
témoignent  à  chaque  page  qu'il  n'y  a  plus  de  lien  d'humanité  entre 
les  hommes  que  séparent  des  croyances  hostiles  ;  les  prêtres  du 
paganisme  mêlent  aux  prières  pour  la  cité  qu'ils  servent,  des 
imprécations  et  des  malédictions  contre  les  ennemis  et  les  choses 
qui  leur  appartiennent('). 

L'absence  d'unité  viciait  les  religions  de  l'antiquité  païenne;  hors 
la  seule  nation  qui  les  suivait,  tout  le  reste  du  monde  était  ennemi. 
Cependant  l'unité  est  de  l'essence  de  la  religion.  Ce  caractère  se 
révéla  dans  les  doctrines  théologiques  de  l'Orient. 

Les  poètes  de  la  Grèce  et  de  Rome  plaçaient  l'âge  d'or  au  berceau 
du  monde.  Cette  croyance  implique  que  l'humanité  débute  par  la 
perfection;  or,  comme  les  choses  humaines  à  toute  époque 
témoignent  d'une  affligeante  imperfection,  les  anciens  en  inféraient 
que  les  hommes  allaient  en  se  détériorant  sans  cesse  :  c'est  ce  que 
les  poètes  exprimaient  en  disant  que  l'âge  d'or  fut  suivi  d'un  âge 
d'argent,  et  que  le  genre  humain  était  engagé  dans  une  période 
plus  malheureuse  encore ,  à  laquelle  on  ne  pouvait  donner  que  la 
qualification  d'âge  de  fer.  C'est  en  apparence  la  négation  la  plus 
absolue  de  la  perfectibilité.  Cependant  tel  est  le  besoin  que  les 
hommes  éprouvent  d'un  avenir  meilleur,  que  l'on  a  dit,  et  avec 
raison,  que  ce  désir  invincible  avait  inspiré  le  mythe  de  l'âge  d'or. 
Il  suffisait  que  le  regret  se  changeât  en  espérance,  pour  devenir  un 
premier  pas  vers  la  doctrine  du  progrès.  Le  mazdéisme  donna  cette 
espérance  à  ses  sectateurs.  Il  n'y  a  point  de  religion  qui  ait  une 
conscience  plus  profonde  du  mal  :  elle  le  personnifie  dans  un  être 
dont  la  puissance  égale  presque  celle  de  Dieu,  et  qui  a  pour  mission 
de  combattre  tout  ce  que  Dieu  ou  les  hommes  font  de  bien.  Ahriman 
est  le  premier  type  de  Satan,  de  cet  être  malfaisant  par  essence  qui 
a  été  si  longtemps  la  terreur  des  peuples.  On  dirait  que  le  mazdéisme 
n'exagérait  le  mal  que  pour  exciter  les  hommes  à  lutter  contre 

(1)  Voyez  les  imprécations  des  prêtres  d'Athènes  contre  Philippe  de  Macé- 
doine (Lw.,  XXXI,  44). 


RELIGION.  79 

toutes  ses  manifestations  ;  comme  récompense  de  cette  lutte  inces- 
sante, il  leur  faisait  espérer  un  avenir  où  la  lumière  l'emporterait 
sur  les  ténèbres,  où  Ahriman  lui-même  adorerait  Ormuzd.  Dépouil- 
lons le  dogme  mazdéen  de  ces  enveloppes  mythiques,  et  nous  y 
découvrirons  en  essence  le  principe  du  progrès.  Peu  importe  que 
le  bonheur  promis  par  le  mazdéisme  fût  imaginaire;  il  fallait  aux 
hommes  l'espérance  d'un  paradis  quelconque  pour  les  fortifier 
dans  l'àpre  combat  qu'ils  avaient  à  livrer  contre  le  mal. 

La  croyance  à  une  existence  heureuse  sur  cette  terre,  au  milieu 
des  jouissances  que  procure  une  fabuleuse  abondance  en  toutes 
choses,  était  faite  pour  attirer  une  autre  nation  de  l'Orient,  dont 
les  aspirations  ne  dépassaient  guère  le  monde  actuel.  La  race 
d'Israël,  dispersée  par  la  conquête,  fut  mêlée  aux  peuples  qui 
adoraient  la  pure  lumière  d'Ormuzd.  Est-ce  à  ce  contact  que  le 
messianisme  s'est  développé?  Il  y  a  une  face  du  messianisme  qui  se 
'attache  au  dogme  d'un  Dieu  unique,  le  seul  vrai  Dieu,  dont  le 
julte  doit  se  répandre  sur  la  terre  entière.  Mais  cette  foi  n'explique 
pas  suffisamment  la  nature  matérielle  des  espérances  messianiques 
que  nourrissaient  les  Juifs.  Ils  croyaient,  comme  les  mazdéisnants, 
à  la  réalisation  d'un  âge  d'or  sur  cette  terre  ;  ils  croyaient  à  une 
transformation  complète  de  l'existence  physique.  Cette  conception 
est  mazdéenne  plutôt  que  hébraïque.  Les  misères  de  l'exil  devaient 
porter  les  Juifs  à  accueillir  avec  ardeur  une  foi  aussi  consolante  : 
l'imagination  orientale,  qui  s'unissait  chez  eux  à  des  tendances 
très  positives,  fit  de  l'âge  messianique  un  empire  terrestre.  C'était 
un  âge  d'or  à  la  façon  des  païens.  Il  y  avait  néanmoins  cette  grande 
différence,  c'est  qu'au  lieu  de  le  placer  dans  un  passé  imaginaire, 
ils  l'attendaient  dans  l'avenir.  Mieux  vaut  encore  un  avenir  imagi- 
naire; il  soutient  l'homme  et  donne  un  but  à  son  activité.  Ce  n'est 
pas  encore  la  doctrine  du  progrès,  car  des  éléments  miraculeux  se 
mêlaient  au  messianisme;  mais  cette  croyance  brisait  du  moins  la 
loi  fatale  de  l'antiquité  païenne,  qui  ne  voyait  pas  de  terme  aux 
maux  des  hommes;  elle  l'emportait  encore  sur  le  paganisme  par 
son  caractère  d'universalité  :  l'humanité  entière  devait  être  conver- 
tie au  culte  de  Jéhova. 
C'est  pour  la  première  fois  que  l'idée  de  l'unité  humaine  se  fait 


80  INTRODUCTION. 

jour  dans  l'histoire  :  elle  est  due  à  la  religion.  Dans  le  mosaïsme, 
elle  dérive  de  l'unité  divine.  Chose  singulière  et  inexplicable!  Cette 
même  idée  se  trouve  dans  une  religion  puissante,  qui  semble 
ignorer  la  notion  de  la  Divinité.  Le  Bouddha  conçut,  bien  des 
siècles  avant  la  venue  du  Christ,  la  sublime  ambition  de  faire  le 
salut  de  toutes  les  créatures,  sans  distinction  de  classes,  sans  dis- 
tinction de  nationalités.  L'idée  qu'il  se  fait  du  salut  final  diffère 
entièrement  de  celle  qui  animait  les  sectateurs  de  Zoroastre  et  de 
Moïse.  Tandis  que  ceux-ci  mettaient  le  bonheur  suprême  à  vivre 
éternellement,  les  bouddhistes  croyaient  avec  toutes  les  sectes 
religieuses  et  philosophiques  de  l'Inde  que  le  bonheur  suprême 
consistait  à  ne  plus  renaître.  Cet  idéal  n'est  certes  pas  le  nôtre; 
mais  ne  soyons  pas  trop  sévères  pour  le  révélateur  indien.  Il  y  a 
dans  les  tendances  universelles  du  bouddhisme  un  immense  pro- 
grès sur  l'antiquité  païenne;  il  met  fin  à  la  division  hostile  qui 
sépare  les  hommes  et  les  peuples,  et  prodigue  à  tous  une  charité 
sans  bornes.  S'il  s'est  trompé  sur  la  nature  du  salut,  nous  n'avons 
guère  le  droit  de  lui  en  faire  un  reproche,  car  le  salut  final  des 
chrétiens  est  tout  aussi  imaginaire  que  celui  des  bouddhistes. 

Le  christianisme  s'inspire  directement  du  mosaïsme  et  indirecte- 
ment du  mazdéisme  et  du  bouddhisme.  C'est  dire  qu'il  rompt  défi- 
nitivement avec  l'antiquité  païenne.  Le  dogme  du  progrès  qui  était 
en  germe  dans  la  théologie  de  l'Orient  se  manifeste  avec  éclat  dans 
le  magnifique  sermon  de  la  Montagne.  Les  Pères  de  l'Église  ne  sont 
pas  indignes  de  leur  maître  ;  ils  enseignent  que  la  religion  est  une 
éducation  progressive  proportionnée  aux  besoins  et  aux  facultés  des 
hommes.  La  philosophie  ne  dit  pas  autre  chose.  Mais  le  dogme 
d'une  révélation  miraculeuse  vicia  ces  hautes  conceptions  :  le 
christianisme  fut  considéré  comme  le  dernier  mot  de  Dieu.  Les 
Pères  de  l'Eglise  ne  s'apercevaient  point  que  cette  immutabilité 
était  en  contradiction  avec  leur  point  de  départ  :  une  fois  que  l'on 
admet  que  l'éducation  divine  se  fait  sous  la  loi  du  progrès,  il  faut 
admettre  aussi  que  le  progrès  est  infini.  L'homme  prétend  en  vain 
donner  l'immutabilité,  c'est-à-dire  l'éternité  à  ses  idées.  Quand 
l'Eglise  voulut  perpétuer  sa  domination  en  vertu  de  la  prétendue 
révélation,  la  philosophie  la  combattit  au  nom  de  ce  même  progrès 


UNITÉ.   HUMANITÉ.  81 

que  les  Pères  de  l'Église  avaient  invoqué  contre  le  mosaïsme  et  la 
gentilité.  C'est  la  philosophie  qui  a  définitivement  formulé  la  doc- 
trine du  progrès  :  elle  en  a  fait  un  dogme  appelé  à  inaugurer  une 
civilisation  nouvelle,  supérieure  à  la  civilisation  chrétienne. 


§  II.    Unité.  Humanité. 

La  religion  a  donné  aux  hommes  l'espérance  d'un  meilleur  ave- 
nir; elle  leur  a  donné  par  cela  même  un  idéal.  Dans  l'Inde,  l'idéal 
était  vicié  par  le  panthéisme;  chez  les  Juifs,  par  la  croyance  d'une 
élection  spéciale  et  d'une  domination  temporelle;  dans  le  mazdéisme, 
par  la  conception  d'une  existence  imaginaire.  Mais  ces  croyances 
renfermaient  au  moins  un  principe  d'unité  :  c'était  le  germe  d'une 
nouvelle  organisation  sociale,  bien  supérieure  à  celle  de  l'antiquité. 
L'unité  du  genre  humain  conduit  à  une  doctrine  de  fraternité,  de 
charité  et  de  paix.  La  charité  du  Bouddha  est  aussi  ardente  que 
celle  du  Christ:  il  embrasse  tous  les  êtres  dans  son  amour,  il  voit 
partout  des  frères.  Au  milieu  des  horreurs  de  la  guerre  et  de  la 
conquête,  les  poëtes  hébreux  chantent  la  paix  future  et  l'harmo- 
nie de  la  création. 

L'unité  pouvait  difficilement  se  faire  jour  dans  le  monde  païen, 
fatalement  voué  à  la  division  par  le  polythéisme.  Cependant  l'unité 
divine  fut  reconnue  par  les  sages.  Elle  finit  même  par  percer  chez 
le  peuple  polythéiste  par  excellence.  La  poésie  grecque  représente 
Jupiter  comme  le  roi  des  rois,  comme  le  plus  puissant  des  puis- 
sants (');  elle  lui  attribue  un  empire  universel,  un  pouvoir  absolu 
sur  tout  l'univers  (*);  elle  prie  avec  Cléanthe  :  «  Père  des  dieux, 
Dieu  souverain  qu'on  invoque  sous  des  noms  divers  et  qui  règnes 
seul,  tout  puissant,  immuable  Jupiter,  source  de  la  nature,  loi 
suprême  de  l'univers,  je  te  salue.  C'est  à  toi  que  doivent  s'adresser 
tous  les  mortels;  car  tu  es  notre  père  à  tous  »  ('). 

Il  suffit  que  l'homme  ait  l'instinct  du  lien  qui  le  rattache  à  ses 

(1)  Eschyl.,  Suppl,,  V.  527,  sq. 

(2)  Theogn.,  v.  149,  sq.  —  Pindar.,  Islhm.,  V,  06. 

(3)  Stob.,  Eclog.  Phys.,  T.  I,  P.  I,  n"  12. 


82  INTRODUCTION. 

semblables,  pour  que  ses  sentiments  s'élargissent.  La  poésie 
grecque,  quoique  étrangère  au  dogme  de  l'unité  divine,  a  des 
inspirations  de  charité  et  de  fraternité.  Homère  mêle  des  accents 
d'humanité  aux  cliaats  dans  lesquels  il  peint  un  âge  de  violence  et 
de  ruse.  Les  tragiques  nous  reportent  dans  ces  mêmes  siècles  dont 
les  crimes  et  les  malheurs  se  prêtent  merveilleusement  au  drame, 
mais  ils  attribuent  à  leurs  héros  les  sentiments  d'une  société  plus 
avancée;  heureux  anachronisme  qui  permit  à  Sophocle  de  faire 
entendre  sur  un  théâtre  païen  ces  paroles  presque  chrétiennes  : 
«  Mon  cœur  est  fait  pour  partager  l'amour  et  non  la  haine  »  Q. 
Euripide  est  comme  le  prophète  d'une  ère  nouvelle,  dans  laquelle 
l'esclavage  et  l'esprit  de  guerre  feront  place  à  l'égalité  et  à  l'har- 
monie. 

Les  philosophes  devaient,  plus  que  les  poètes,  déserter  le  paga- 
nisme, pour  se  rapprocher  d'une  doctrine  d'unité  et  d'humanité  ; 
car  la  poésie  était  en  quelque  sorte  consacrée  au  culte  des  dieux, 
tandis  que  la  philosophie  était  ennemie-née  du  polythéisme.  Un 
philosophe  qui  s'inspira  de  la  théologie  orientale,  donna  aux  spé- 
culations de  la  sagesse  les  formes  et  les  allures  du  culte  :  la  philo- 
sophie de  Pythagore  embrasse  la  création  tout  entière.  C'est  un 
pressentiment  de  la  religion  de  charité.  Socrate  a  été  comparé  au 
Christ,  il  est  du  moins  un  de  ses  précurseurs  ;  son  cosmopolitisme 
contient  en  essence  le  dogme  de  l'unité  et  de  la  solidarité  du  genre 
humain.  L'antiquité  a  donné  à  son  disciple  le  nom  de  divin,  les 
Pères  de  l'Église  l'ont  revendiqué  comme  un  des  leurs  :  digne  hom- 
mage rendu  au  philosophe  de  l'Idéal.  La  justice  n'a  pas  eu  d'inter- 
prète plus  sublime  que  Platon;  il  a  des  lueurs  de  génie  sur  les 
grands  principes  qui  formeront  la  religion  de  l'avenir,  la  notion  de 
Dieu,  la  fraternité,  la  paix.  On  peut  reprocher  à  Aristote  d'avoir 
justifié  l'esclavage,  mais  du  moins  il  cherche  un  principe  moral  à 
la  servitude;  l'aristocratie  de  la  vertu  et  de  la  science,  base  de  son 
système  politique,  ne  satisfait  plus  notre  besoin  d'égalité  ;  pour  le 
monde  ancien,  dominé  par  la  force  brutale,  c'était  un  immense 
progrès.  Aristote  se  rattache  plus  directement  à  l'avenir  par  sa 

(1)  Sophocl.,  Antig.,  v.  523. 


UNITÉ.    HUMANITÉ.  83 

belle  théorie  de  l'amitié;  c'est  un  germe  de  la  fraternité  chrétienne. 

Le  mouvement  imprimé  aux  esprits  par  Socrate  ne  s'arrêta  pas 
à  la  philosophie  proprement  dite;  il  opéra  une  révolution  intellec- 
tuelle qui  se  manifesta  dans  les  conceptions  sur  la  guerre,  la  paix, 
la  justice  internationale.  Xénophon  introduisit  l'humanité  dans  la 
guerre  :  son  héros  respecte  la  qualité  d'homme  dans  les  vaincus.  La 
Cyropédie  n'est  encore  qu'une  utopie,  mais  l'utopie  est  un  idéal 
qui  se  réalise  quand  la  pensée  individuelle  entre  dans  la  conscience 
générale.  Isocrate  appliqua  dans  ses  discours  la  théorie  du  juste 
que  Platon  développa  dans  ses  dialogues;  un  triomphe  plus  écla- 
tant l'attendait  :  le  plus  grand  des  orateurs  la  porta  à  la  tribune 
d'Athènes.  D'autres  disciples  de  Socrate  s'emparèrent  de  ses  idées 
de  cosmopolitisme;  les  Cyniques  et  les  Stoïciens  ne  considèrent  les 
cités  particulières  que  comme  des  membres  d'un  grand  tout;  leur 
république  du  genre  humain  est  au  fond  une  doctrine  de  fraternité 
et  de  paix. 

Le  Stoïcisme  était  destiné  à  fructifier  dans  un  sol  en  apparence 
peu  favorable  à  la  culture  de  la  philosophie.  Rome  reçut  ses  arts  et 
sa  littérature  de  la  Grèce;  cependant  elle  apporta  aussi  dans  le 
développement  de  la  civilisation  un  élément  qui  lui  est  propre.  La 
chute  successive  des  nationalités  antiques,  la  réunion  dans  un 
même  empire  de  peuples  qui  s'étaient  traités  d'ennemis  et  de  bar- 
bares, le  spectacle  de  la  paix  régnant  dans  une  grande  partie  de  la 
terre,  toutes  ces  circonstances  éveillèrent  chez  les  Romains  des 
sentiments  que  les  penseurs  de  la  Grèce  n'avaient  pu  concevoir 
dans  l'horizon  borné  de  leurs  cités.  C'est  sur  un  théâtre  romain 
que  furent  prononcées,  aux  applaudissements  des  spectateurs,  ces 
paroles  célèbres  qui  semblent  ouvrir  l'ère  moderne  :  «  Je  suis 
homme,  et  rien  de  ce  qui  louche  l'homme  ne  m'est  étranger.»  Les 
poètes  de  Rome,  bien  qu'ils  ne  brillent  pas  par  l'originalité,  chan- 
tent un  sentiment  nouveau,  le  bonheur  de  la  paix,  don  précieux  de 
l'Empire.  Les  philosophes  romains  ne  sont  pas  comme  ceux  de  la 
Grèce,  des  génies  initiateurs,  mais  leurs  écrits  préparent  le  monde 
ancien  à  l'avènement  d'une  religion  de  fraternité  et  de  charité. 
Cicéron  mêle  à  la  doctrine  stoïcienne  des  accents  d'amour  que  les 
impitoyables  disciples  de  Zenon  ne  connaissaient  pas;  au  milieu 


84  INTRODUCTION. 

d'un  peuple  qui  ne  vit  que  pour  la  guerre,  il  ose  mettre  la  gloire 
des  arts  pacifiques  au-dessus  de  l'ambition  des  conquêtes.  Ces 
idées  marchent  à  grands  pas,  lorsque  la  république  guerrière  fait 
place  à  la  paix  de  l'Empire.  Sénèque  est  tellement  imbu  de  l'esprit 
nouveau,  qu'on  a  longtemps  supposé  des  rapports  entre  le  philo- 
sophe et  saint  Paul  pour  expliquer  la  pureté  de  sa  morale  ;  son 
amour  de  l'humanité  et  sa  haine  des  conquérants  le  rapprochent 
des  philosophes  du  dernier  siècle.  Le  genre  humain  s'avançait  ver$ 
de  meilleures  destinées.  La  Providence  suscita  du  milieu  des  païens 
des  penseurs  pour  former  le  lien  entre  l'ancien  monde  qui  mourait 
et  le  christianisme  qui  venait  de  naître.  Chez  Plutarque  la  philo- 
sophie prend  un  caractère  religieux  :  il  enseigne  qu'il  n'y  a  qu'un 
Dieu  pour  les  Grecs  et  les  Barbares;  cette  unité  divine  est  un  type 
sur  lequel  doit  s'organiser  la  société  humaine.  La  charité  qui 
anime  Êpictète  et  3îarc  Aurèle  en  fait  presque  des  chrétiens. 
Mais  en  devenant  exclusivement  une  science  de  morale  individuelle, 
le  stoïcisme  renonce  à  toute  action  sociale.  La  philosophie  conduit 
la  société  ancienne  jusqu'au  christianisme  ;  alors  elle  semble  abdi- 
quer et  assister  dans  une  sublime  indifférence  aux  ruines  qui  s'ac- 
cumulent autour  d'elle.  Une  dernière  fois  elle  rassemble  ses  forces 
pour  lutter  contre  l'envahissement  de  la  religion  nouvelle.  Les 
Néoplatoniciens  essaient  de  ranimer  les  croyances  expirantes;  leur 
tentative  révèle  le  besoin  que  l'humanité  éprouve  d'une  croyance 
religieuse,  mais  la  philosophie  était  impuissante  à  le  satisfaire  :  le 
paganisme  ne  pouvait  être  régénéré. 

Les  spéculations  philosophiques  et  les  croyances  religieuses  des 
anciens  font  place  au  christianisme.  L'Évangile  a  été  prêché  aux 
Juifs  et  aux  Gentils  :  c'est  une  marque  de  son  origine  tout  ensem- 
ble et  de  la  mission  de  l'antiquité. 


--'^A/■\/'JVW^ 


MISSION    DE    l'aNTIQCITÉ.  8o 

CHAPITRE  III. 

MISSION  DE  L'ANTIQUITÉ. 


L'antiquilé  ne  s'est  jamais  demandé  quelle  était  sa  mission; 
vivant  au  jour  le  jour,  et  pour  ainsi  dire  au  hasard,  elle  ne  s'in- 
quiétait pas  du  but  vers  lequel  elle  marchait;  n'ayant  pas  con- 
science d'un  gouvernement  providentiel,  ni  de  la  vie  progressive 
de  l'humanité,  elle  ne  se  doutait  même  pas  qu'elle  eût  une  mission 
à  remplir.  Cependant  le  fatalisme  antique  cachait  une  direction 
providentielle  que  Dieu  lui-même  a  révélée  par  la  succession  des 
événements.  L'antiquité  a  abouti  au  christianisme;  quand  on  envi- 
sage les  faits  d'un  point  de  vue  général,  on  les  voit  tous  tendre  vers 
cette  fin  ;  on  peut  donc  dire  que  le  travail  des  peuples  anciens  avait 
pour  objet  la  préparation  du  règne  de  l'Évangile.  Cette  idée  est  une 
conception  chrétienne;  mais  le  point  de  vue  auquel  les  écrivains 
orthodoxes  se  placent  est  trop  étroit,  alors  même  que  c'est  l'aigle  de 
Meaux  qui,  planant  sur  les  peuples,  les  juge  comme  s'il  était  l'or- 
gane de  la  justice  éternelle.  Bossuet  est  si  pénétré  de  la  pensée  que 
l'antiquité  n'a  eu  d'autre  raison  d'être  que  de  préparer  la  voie  au 
Christ,  qu'il  absorbe  toute  l'histoire  ancienne  dans  celle  des  Juifs. 
Tout  est  rapporté  au  peuple  de  Dieu  :les  autres  nations  ne  figurent 
que  comme  instruments  de  la  Providence;  leur  rôle  se  borne  à 
établir  l'unité  matérielle  du  monde  ancien,  afin  de  faciliter  la  pré- 
dication de  l'Évangile.  Les  Juifs  seuls  sont  les  précurseurs  de 
Jésus-Christ,  comme  dépositaires  de  la  Loi  Ancienne  que  le 
Fils  de  Dieu  est  venu  compléter.  Il  y  a  un  côté  vrai  dans  celle 
appréciation  de  l'antiquité,  mais  elle  est  trop  exclusive.  Jésus- 
Christ  a  eu  d'autres  précurseurs  que  Moïse,  et  ranli(iuité  avait 
encore  une  autre  mission  que  celle  de  préparer  le  cbrislianisme. 
il  est  cerlain  que  si  l'isolement  primitif  des  peuples  anciens 

6 


86  INTRODUCTION. 

s'était  maintenu,  la  propagation  de  l'Évangile  eût  été  impossible. 
En  ce  sens  on  peut  dire  avec  les  Pères  de  l'Église  que  le  peuple  roi 
facilita  la  mission  des  apôtres,  en  unissant  le  monde  ancien  dans" 
un  seul  empire.  Telle  fut  l'œuvre  de  la  guerre  et  des  conquêtes. 
Cicéron  dit  qu'il  n'y  a  jamais  eu  de  grand  homme  sans  inspira- 
tion divine  0).  On  peut  appliquer  cette  parole  profonde  aux  con- 
quérants :  ils  ont  une  mission  providentielle;  les  plus  grands  en 
ont  conscience,  et  c'est  avec  justice  que  l'hnmanité  les  salue  du 
nom  de  héros;  d'autres  sont  des  instruments  dans  la  main  de 
Dieu;  tous  coopèrent  au  grand  travail  de  l'unité  humaine.  Les 
pasteurs  féroces  qui  inondaient  régulièrement  l'Asie  comme  un 
torrent  dévastateur,  étaient  appelés  à  former  le  premier  anneau 
de  la  chaîne  qui  devait  unir  l'Europe  et  l'Orient.  L'œuvre  que  les 
Assyriens  avaient  commencée ,  fut  achevée  par  les  Perses  :  les 
Grands  Rois  manifestèrent  les  premiers  l'orgueilleuse  prétention 
de  dominer  sur  l'univers.  Ce  dessein  que  les  Perses  étaient  inca- 
pables de  réaliser,  devint  l'héritage  d'un  conquérant  qui,  malgré 
les  taches  qui  ternissent  sa  mémoire,  nous  apparaît  comme  l'idéal 
des  temps  antiques.  Ce  qui  n'était  qu'un  vague  instinct  chez  les 
Nomades  de  l'Asie,  devint  une  grande  et  noble  idée  chez  Alexandre. 
Il  eut  l'ambition  de  conquérir  la  terre  pour  faire  de  ses  habitants 
une  seule  famille,  dans  laquelle  l'odieuse  distinction  de  Grecs  et 
de  Barbares  serait  abolie  :  c'était  comme  une  lueur  de  la  fraternité 
que  Jésus-Christ  allait  enseigner  aux  hommes.  Le  héros  macédo- 
nien légua  le  projet  d'une  monarchie  universelle  à  un  peuple  que 
les  poètes,  les  historiens  et  les  philosophes  ont  admirablement 
caractérisé  en  l'appelant  peuple  roi{').  Il  avait  en  effet  la  ténacité 
et  la  persévérance  d'ambition  qui  distingue  les  races  royales  :  i\ 
était  né  «  pour  vaincre  et  gouverner  les  nations  (').  )>  Une  grande 
partie  du  monde  ancien  fut  réunie  sous  les  lois  de  Rome. 

(1)  «  Nemo  vir  magnus  sine  aliquo  afïlatu  divino  unquam  fuit.  »  Cicer.,  De 
Nat.  Deor.,  II,  66. 

(2)  Virgil.,  yEneid.,  I,  21  :  «  Populus  late  re%.  »  —  Tacit.,  Annal.,  III,  6  : 
«  Populus  imperator.  »  —  Cicer.,  Pro  domo,  33  :  «  Dominas  regum  Victor  atque 
imperator  omnium  gentium.  » 

(3)  «  Tu  rcgere  iraperio  populos,  Romane  mémento.  »  (Virgil.) 


MISSION  DE    l'antiquité.  87 

Ce  travail  d'unité  n'a-t-il  eu  d'autre  but  que  de  frayer  les  voies  aux 
apôtres  du  Christ?  Ce  serait  dire  que  le  christianisme  est  le  dernier 
mot  de  Dieu,  le  terme  auquel  l'humanité  doit  s'arrêter.  Ce  serait  dire 
encore  que  tout  ce  qui  dans  le  monde  ancien  n'a  pas  rapport  à  la 
religion  chrétienne,  doit  être  considéré  comme  non  avenu  et  au 
besoin  répudié,  flétri,  condamné.  C'est  là  le  langage  d'un  sectaire; 
ce  ne  peut  être  celui  de  l'historien.  L'antiquité  a  préparé  le  christia- 
nisme, non  seulement  en  établissant  des  liens  matériels  entre  les 
peuples,  mais  aussi  en  élaborant  les  idées  et  les  croyances  qui  sont 
passées  ensuite  dans  le  dogme  chrétien.  D'un  autre  côté,  le  christia- 
nisme n'est  pas  la  vérité  miraculeusement  révélée,  absolue  et  défi- 
nitive, comme  les  chrétiens  le  disent;  il  est  un  anneau  dans  la 
chaîne  sans  fin  des  destinées  de  l'humanité  :  préparé  par  l'antiquité, 
il  prépare  à  son  tour  une  ère  nouvelle.  Dans  cette  nouvelle  civilisa- 
tion, il  y  a  des  éléments  hostiles  au  Christ,  et  l'opposition  contre 
la  religion  chrétienne  a  été  inspirée  en  grande  partie  par  le  génie 
antique.  Ce  n'est  qu'en  se  plaçant  à  ce  point  de  vue  que  l'on  peut 
rendre  justice  entière  à  l'antiquité. 

Nous  disons  que  le  christianisme  a  ses  racines  dans  les  idées  et 
les  croyances  des  anciens.  Aux  yeux  des  chrétiens,  cela  est  une 
hérésie;  aux  yeux  de  la  philosophie,  cela  est  aussi  clair  que  la 
lumière  du  soleil.  La  semence  doit  tomber  dans  un  sol  préparé, 
sinon  elle  ne  germe  pas.  Une  religion  nouvelle  qui  ne  sortirait  pas 
des  entrailles  de  la  société,  est  une  impossibilité  morale.  Les  Pères 
de  l'Église  sentaient  si  bien  cette  nécessité,  qu'ils  avouaient  que  la 
gentilité  avait  été  préparée  à  la  prédication  évangélique  par  ses 
philosophes,  comme  les  Hébreux  l'avaient  été  par  leurs  prophéties; 
ils  allaient  jusqu'à  appeler  les  philosophes  les  prophètes  des  gen- 
tils. Pour  concilier  cette  opinion  avec  le  dogme  d'une  révélation 
miraculeuse,  ils  imaginèrent  de  mettre  les  sages  de  la  Grèce  en 
rapport  avec  le  mosaïsme.  Convaincus  que  les  païens  avaient  puisé 
leur  philosophie  à  la  source  sacrée  de  la  première  révélation,  ils 
n'hésitèrent  pas  à  dire  que  la  religion  chrétienne  existait  en  essence 
avant  la  venue  de  Jésus-Christ  (').  Nous  nous  emparons  de  leur 

(I)  Auguslinus,  Rétractât.,  lib.  I,  c.  13,  §  3  :  «  Res  ipsa,  (iu;b  nuiic  christiana 
religio  nuncupatur,  crat  apud  antifiuos,  nec  defuit  ab  initio  generis  humaui, 


88  INTOODUCTION. 

aveu  :  oui,  les  vérités  prèchées  par  le  Christ  étaient  reconnues 
avant  lui;  tout  ce  que  nous  appelons  aujourd'hui  religion  chré- 
tienne préexistait  à  sa  venue,  comme  dit  ssimi  Augustin.  Mais 
pour  expliquer  ce  christianisme  antérieur  au  Christ,  dans  le  sein 
de  la  genlilité,  nous  n'aurons  pas  recours,  comme  le  faisaient  les 
Pères  de  l'Église,  à  des  hypothèses  auxquelles  l'histoire  donne  un 
démenti  formel,  hypothèses  évidemment  forgées  pour  le  besoin  de 
leur  cause.  Non,  Platon  ne  s'est  pas  entretenu  en  Egypte  avec  le 
prophète  Jérémie  ;  non,  Aristote  n'a  point  appris  sa  philosophie 
chez  les  rabbins;  non,  Socrate  n'est  pas  un  disciple  de  Moïse.  Les 
philosophes  n'ont  pas  eu  besoin  d'une  révélation  miraculeuse  pour 
conduire  l'humanité  au  seuil  du  christianisme;  ils  se  sont  inspirés 
de  la  même  révélation  dont  Jésus-Christ  s'est  inspiré ,  de  la  révéla- 
tion permanente  de  Dieu  dans  l'humanité. 

Il  faut  dire  plus  :  le  genre  humain  n'était  pas  seulement  préparé 
à  entendre  la  bonne  nouvelle;  le  christianisme  plonge  ses  racines 
dans  toutes  les  doctrines  religieuses  et  philosophiques  qui  l'ont 
précédé.  11  dérive  directement  du  mosaïsme  ;  or,  qu'était-ce  que 
la  religion  de  Moïse?  11  ne  peut  plus  être  question  de  rapporter  la 
Loi  Ancienne  à  une  révélation  miraculeuse  ;  la  science  a  prouvé 
que  les  livres  sacrés  des  Juifs  sont  une  œuvre  humaine,  que  ceux 
qui  contiennent  la  législation  de  Moïse  ont  été  rédigés  bien  des 
siècles  après  le  grand  législateur.  11  faut  donc  chercher  une  origine 
humaine  à  la  première  révélation.  Or,  en  étudiant  les  faits  sans  se 
laisser  dominer  par  les  préjugés  religieux,  l'on  volt  que  ce  furent  les 
Gentils  qui  initièrent  Moïse,  et  que  ce  ne  fut  pas  Moïse  qui  initia  les 
Gentils.  Nous  entendrons  les  Pères  de  l'Eglise  reprocher  en  quel- 
que sorte  aux  Juifs  d'avoir  emprunté  tout  leur  culte  à  l'Egypte  :  là 
où  ils  trouvaient  matière  à  reproche,  nous  adorons  l'action  delà 
Providence.  Moïse,  élevé  par  les  prêtres  égyptiens,  puisa  dans  leur 
enseignement  ce  que  la  sagesse  sacerdotale  avait  de  plus  intime  et 
de  plus  profond,  pour  le  transmettre  à  rhuinanilé,  en  ajoutant  à 
ce  noble  héritage  les  inspirations  de  son  génie.  Là  ne  se  borna  pas 
l'initiation  du  peuple  de  Dieu.  Les  Israélites  étaient  réellement  le 

quousqiic  ipse  Christus  veniret  in  carne,  undevera  religio,  quœ  jam  crat,  cœpit 
appellari.chrisliaaa.  »  Comparez  le  T.  IV  de  mes  Èludea. 


MISSION   DE    l'antiquité.  89 

peuple  élu,  car  alors  même  que  Dieu  semblait  les  châtier,  il  tra- 
vaillait à  leur  éducation.  L'exil  mit  la  race  d'Israël  en  contact  avec 
les  sectateurs  de  Zoroastre  :  rinfluence  du  mazdéisme  sur  les 
croyances  des  Juifs  n'est  plus  contestée.  Il  y  avait  dans  l'Orient 
une  autre  religion,  bien  plus  répandue  que  le  culte  d'Ormuzd.  Le 
bouddhisme  a  d'étonnantes  analogies  avec  le  christianisme;  le  lien 
de  parenté  nous  paraît  incontestable,  seulement  l'histoire  ne  nous 
dit  pas  par  quelle  voie  la  communication  s'est  faite.  Ne  serait-ce 
point  par  les  Esséniens,  ces  moines  juifs  qui  sont  presque  tout 
chrétiens?  Les  descendants  d'Israël  furent  encore  initiés  à  la 
sagesse  des  Gentils ,  par  les  conquêtes  d'Alexandre;  la  philosophie 
grecque  pénétra  à  Jérusalem.  Devenue  religieuse  à  son  déclin,  la 
philosophie  chercha  la  science  dans  les  dogmes  de  l'Orient.  Cette 
fusion  des  doctrines  et  des  cultes  empreignit  le  monde  d'un  esprit 
religieux,  d'une  attente  universelle  qui  fut  remplie  par  la  venue  du 
Christ.  Le  christianisme  n'est  pas  tout  entier  dans  l'Evangile  :  les 
dogmes  proprement  dits  furent  élaborés  par  les  Pères  de  l'Église, 
et  formulés  par  les  conciles.  Et  d'où  venaient  les  penseurs  chré- 
tiens? De  la  gentilité.  Où  avaient-ils  été  formés?  Dans  les  écoles 
des  philosophes.  Ce  fut  sous  l'influence  de  la  philosophie  que  la 
bonne  nouvelle  se  transforma  en  doctrine  théologique. 

Si  l'antiquité  avait  conscience  de  toutes  les  vérités  qui  forment 
l'essence  du  christianisme,  pourquoi  ne  lui  fut-il  pas  donné  de 
les  réaliser?  Pourquoi  la  venue  du  Christ  fut-elle  une  nécessité 
providentielle?  L'âge  qui  prépare  n'est  point  l'âge  qui  accomplit  : 
celui  qui  ensemence  un  champ  n'est  pas  toujours  celui  qui  récolle 
les  fruits.  Ce  furent  les  sages,  les  philosophes,  les  prophètes  du 
monde  ancien  qui  préparèrent  le  christianisme;  c'étaient  eux  qui 
professaient  cette  religion  chrétienne  antérieure  au  Christ  dont 
parle  saint  Augustin  ;  mais  le  polythéisme  resta  la  croyance  des 
masses.  Ce  fait  universel  avait  tant  de  puissance ,  qu'il  domina  les 
intelligences  les  plus  élevées.  A  l'époque  où  le  christianisme  pro- 
clama hautement  son  ambition  d'absorber  tous  les  cultes  dans  une 
religion  nouvelle,  la  seule  vraie,  un  mouvement  analogue  se  mani- 
festa dans  le  monde  païen.  Mais  la  fusion  des  doctrines  philoso- 
phiques et  des  croyances  religieuses  n'aboutit  qu'au  syncrétisme, 


90  INTRODUCTION. 

preuve  certaine  que  la  notion  de  l'unité  véritable  manquait  aux 
anciens.  Les  derniers  penseurs  du  paganisme  s'accommodèrent  de 
la  mythologie,  en  l'interprétant  à  leur  guise  ;  ils  ne  s'apercevaient 
pas  que  c'était  légitimer  les  erreurs  qu'ils  repoussaient.  C'est  ainsi 
qu'ils  trouvaient  dans  la  multiplicité  des  dieux  la  raison  de  la 
diversité  des  races  humaines.  C'était  rendre  la  division  fatale,  en 
lui  donnant  pour  fondement  une  fausse  conception  de  la  divinité. 
Avec  une  pareille  doctrine,  les  vices  qui  infectaient  la  société 
ancienne,  et  le  plus  grand  de  tous,  l'esclavage,  eussent  été  éternels. 
Bâtie  sur  la  négation  de  l'unité  humaine,  l'antiquité  devait  périr, 
et  faire  place  à  un  monde  nouveau  fondé  sur  l'unité  des  hommes 
en  Dieu. 

Le  dogme  chrétien  est-il  la  vérité  absolue,  définitive?  La  philo- 
sophie répond  sans  hésiter  :  non.  Elle  répond  non,  par  les  mêmes 
raisons  qui  ont  engagé  les  Pères  de  l'Église  à  rejeter  la  révélation 
de  Moïse.  C'était  aussi  une  révélation  divine,  miraculeuse;  cepen- 
dant les  docteurs  chrétiens  avouaient  qu'elle  ne  comprenait  pas 
toute  la  vérité,  parce  que  Dieu  devait  proportionner  l'éducation  à 
l'état  intellectuel  et  moral  des  peuples  :  il  fallait,  disaient-ils,  à 
l'homme  fait  une  religion  autre  qu'à  l'enfant.  C'est  dire  que  les 
croyances  varient  nécessairement  et  se  modifient  avec  les  besoins, 
les  idées  et  les  sentiments  des  hommes.  Si  les  Pères  de  l'Église 
prétendaient  que  le  christianisme  était  la  révélatien  définitive,  c'est 
qu'ils  croyaient  avec  Jésus-Christ  et  les  apôtres,  que  le  monde  était 
dans  son  dernier  âge,  qu'il  approchait  de  sa  fin.  Ils  ne  se  doutaient 
pas  qu'ils  avaient  des  milliers  de  siècles  devant  eux,  et  que  la 
société  de  l'avenir  réclamerait  une  croyance  nouvelle  qui  fût  en 
harmonie  avec  son  développement  intellectuel  et  moral.  Nous 
pouvons  donc  nous  fonder  sur  la  doctrine  même  des  Pères,  et  dire 
qu'à  cette  société  nouvelle  il  faut  une  religion  autre  qu'à  la  société 
ancienne. 

Le  christianisme,  né  dans  l'antiquité,  reproduit  à  certains  égards 
les  vices  du  monde  ancien  dans  le  domaine  de  la  religion.  L'anti- 
quité a  abouti  à  une  monarchie  universelle.  C'est  le  rêve  des  con- 
quérants, dès  qu'ils  paraissent  dans  l'histoire  :  quand  ce  rêve 
devient  l'ambition  d'un  Alexandre,  il  a  quelque  chose  de  séduisant; 


MISSION    DE    l'antiquité.  91 

mais,  pour  l'apprécier,  il  suffit  de  voir  ce  que  devint  l'idéal,  alors 
qu'il  fut  réalisé  par  le  peuple  roi  :  la  magnifique  unité  de  l'empire 
romain  n'était  qu'un  abri  pour  la  société  ancienne  dans  sa  déca- 
dence, et  elle  hâta  même  cette  décrépitude  en  tuant  toute  vie 
individuelle.  La  monarchie  universelle  est  un  faux  idéal,  parce 
qu'elle  ne  tient  pas  compte  de  l'élément  de  diversité  que  Dieu  a 
répandu  dans  toute  la  création.  Eh  bien!  l'unité  catholique  est  en 
quelque  sorte  la  reproduction  de  l'unité  romaine  :  elle  veut  impo- 
ser un  seul  et  même  dogme,  et  jusqu'à  un  seul  et  même  culte  au 
monde  entier,  et  concentrer  dans  les  mains  d'un  seul  homme  la 
puissance  immense  de  l'Église  universelle.  Vaines  prétentions  ! 
l'humanité  a  brisé  l'unité  religieuse  de  Rome  chrétienne,  comme 
elle  a  brisé  l'unité  politique  de  Rome  païenne.  Elle  veut  la  liberté 
dans  le  domaine  de  la  religion,  comme  elle  la  veut  dans  celui  de 
la  politique. 

Si  l'antiquité  n'a  pas  connu  la  vraie  liberté,  même  dans  ses 
républiques,  il  s'est  cependant  trouvé  une  race  qui  a  pratiqué  la 
liberté  de  l'intelligence.  La  philosophie  est  la  gloire  éternelle  de  la 
Grèce;  or,  qui  dit  philosophie,  dit  liberté  de  penser  :  c'est  la  liberté 
individuelle  dans  sa  profondeur  la  plus  intime.  Le  christianisme 
vint  dépouiller  la  gentilité  de  ce  don  de  Dieu.  Nous  n'avons  pas  à 
rechercher  ici  les  raisons  de  ce  fait.  Constatons  seulement  que  le 
dernier  des  Hellènes,  Julien  l'apostat,  protesta  contre  la  victoire 
du  Galiléen,  et  la  postérité  a  fait  droit  à  son  opposition.  Le  génie 
libre  de  la  Grèce,  en  ressuscitant  au  quinzième  siècle,  a  rendu  à 
l'esprit  humain  la  liberté  qui  fait  sa  vie;  mais  aussi  celte  renais- 
sance a  mis  fin  au  règne  du  christianisme  traditionnel.  S'il  veut 
regagner  l'empire  des  âmes,  il  faut  qu'il  se  retrempe  dans  l'esprit 
plus  large  des  Pères  de  rÉglise  grecque,  il  faut  qu'il  donne  satis- 
faction à  des  besoins,  à  des  idées,  à  des  sentiments  qu'il  a  ignorés 
ou  qu'il  a  méconnus. 

Il  n'est  donc  pas  vrai  de  dire  que  l'antiquité  n*a  eu  qu'une 
mission  préparatoire.  Elle  a  préparé  le  christianisme,  il  est 
vrai;  mais  comme  la  religion  chrétienne  ne  satisfaisait  pas  un 
besoin  impérissable  de  l'esprit  humain,  la  gentilité  est  sortie  de  son 
tombeau  pour  combattre  la  tyrannie  du  dogme  chrétien,  et  la  vie- 


92  INTRODUCTION. 

toire  est  restée  à  la  Grèce.  Tellement  il  est  vrai  que  le  christia- 
nisme n'est  pas  le  dernier  mot  de  Dieu.  Il  ne  répond  pas  même  à 
des  besoins  qui  s'étaient  déjà  fait  jour  dans  le  monde  ancien.  Le 
mosaïsme  avait  la  haute  ambition  de  réaliser  l'égalité  dans  la  vie 
civile.  Le  christianisme,  religion  de  l'autre  monde,  abandonna  la 
terre  à  César  et  se  contenta  du  ciel.  Loin  de  songer  à  abolir  l'escla- 
vage, celte  iniquité  des  iniquités,  il  le  sanctifia  en  quelque  sorte. 
Le  mosaïsme  était  dans  le  vrai  :  la  religion  ne  doit  pas  unique- 
ment diriger  nos  regards  vers  la  vie  future  :  la  vie  actuelle  est  tout 
aussi  sainte,  et  l'homme  doit  y  réaliser  le  bien  et  la  vérité,  en  tant 
que  sa  nature  imparfaite  le  lui  permet.  Le  christianisme  qui  se 
préoccupe  si  exclusivement  de  la  vie  future,  donne-t-il  au  moins 
de  cette  existence  une  idée  qui  réponde  aux  espérances  de  l'huma- 
nité? Sur  ce  point  encore,  et  il  est  fondamental,  une  religion 
antique  dépassa  la  croyance  chrétienne.  Le  mazdéisme  est  une 
religion  de  lutte  et  d'activité  :  la  Lumière  combat  sans  relâche 
les  Ténèbres,  mais  le  bien  finit  par  vaincre  et  toutes  les  créatures 
sont  sauvées.  Le  christianisme  historique,  s'attachant  à  quelques 
paroles  du  Christ  et  de  saint  Paul,  enseigne  que  l'immense  majo- 
rité du  genre  humain  est  vouée  aux  feux  éternels  de  l'enfer.  Déso- 
lante croyance  qui  longtemps  fit  la  force  de  l'Église,  mais  qui  sera 
aussi  la  cause  de  sa  ruine,  et  qui  entraînerait  la  chute  de  la  religion 
chrétienne,  si  celle-ci  restait  attachée  à  un  dogme,  dont  l'humanité 
ne  veut  décidément  plus. 

Le  christianisme  n'est  donc  pas  la  doctrine  définitive.  Il  n'y  a 
point  de  doctrine  définitive,  parce  que  l'homme  ne  connaît  point 
et  ne  peut  pas  même  connaître  la  vérité  absolue.  Notre  destinée 
est  de  marcher  vers  la  réalisation  d'un  idéal  que  nous  n'atteindrons 
jamais,  dont  nous  n'aurons  jamais  une  conscience  entière.  Mais 
c'est  beaucoup  de  savoir  que  l'idéal  est  devant  nous;  cette  con- 
viction nous  sauve  du  fatalisme  de  l'antiquité,  et  elle  devient  le 
principe  le  plus  actif  de  notre  perfectionnement. 


L'ORIENT. 


LES    THÉOCRATIES 


CONSIDÉRATIONS  GÉNÉRALES. 


§  I.  Éléments  de  l'Orient. 

MO  1.  Caractère  de  la  clTllisaftloa  orientale. 

Aussi  haut  que  les  traditions  historiques  remontent,  elles  nous 
ramènent  vers  l'Orient.  L'Europe  était  encore  en  pleine  barbarie 
que  déjà  des  monarchies  puissantes  s'élevaient  en  Asie  et  en  Egypte. 
Un  célèbre  écrivain  (')  dit  que  «  tous  les  grands  mouvements  impri- 
més à  l'espèce  humaine  sont  partis  de  l'Orient  ou  sont  venus  s'y 
perdre.  »  Il  y  a  une  profonde  vérité  dans  les  paroles  de  Chateau- 
briand. Les  trois  religions  qui  se  partagent  aujourd'hui  la  terre,  le 
bouddhisme,  le  christianisme  et  le  mahométisme,  ont  leur  racine 
en  Asie  ;  c'est  dire  que  là  aussi  est  le  point  de  départ  de  notre  vie 
intellectuelle  et  morale. 

Quelle  est  cette  civilisation  primitive?  Comment  s'est-elle  trans- 
mise aux  peuples  qui  nous  l'ont  léguée,  transformée  par  leurs  tra- 
vaux? Notre  siècle,  si  curieux  de  remonter  aux  origines  des  choses 
et  d'en  suivre  le  développement  progressif,  s'est  vivement  préoccupé 
de  l'Orient  ;  ces  efforts  ont  été  récompensés  par  la  découverte  d'une 
littérature  plus  vaste  que  les  monuments  de  la  Grèce  et  de  Rome. 
Les  livres  sacrés  de  l'Inde,  ses  poètes  et  ses  philosophes,  révélés  au 
monde   par  le  zèle  des  savants  anglais,  ont  toute  l'importance 

(1)  Chateaubriand^  les  Martyrs,  livre  XI. 


96  l'orient. 

d'une  révolution  intellectuelle  :  sera-t-elle  aussi  féconde  qu'on  se 
Test  imaginé  dans  la  première  ferveur  de  renthousiasme?  Les  plus 
savants  orientalistes  avouent  que  leurs  connaissances  sont  trop 
incomplètes  pour  donner  une  réponse  à  cette  question  (').  L'Asie 
nous  présente  des  idées,  des  religions  et  des  civilisations  différentes; 
mais  nous  ne  connaissons  pas  le  développement  historique  de  ces 
doctrines.  L'histoire  fait  défaut  à  l'Orient.  L'esprit  européen  ne 
recule  pas  devant  l'aridité  des  dates;  la  chronologie  a  pour  lui  ses 
attraits.  Le  génie  oriental  ne  sait  pas  se  plier  aux  documents  et 
les  rapporter  dans  leur  sèche  réalité;  les  historiens  comme  les 
poètes  surchargent  les  faits  d'ornements,  au  point  qu'ils  dispa- 
raissent et  se  changent  en  symboles  :  le  héros  devient  un  dieu,  la 
narration  un  mythe,  l'histoire  un  rêve.  Ne  doit-on  pas  trembler 
de  se  risquer  sur  ce  terrain  mal  assis?  Les  Grecs  qualifiaient 
de  Barbares  tous  les  peuples  qui  leur  étaient  étrangers,  parce  qu'ils 
supposaient  à  tous  les  mêmes  mœurs  et  les  mêmes  tendances.  Nous 
reconnaissons  aujourd'hui  leur  erreur  et  leur  aveuglement;  ne  les 
imitons  pas,  en  confondant  dans  un  même  jugement  toutes  les  civi- 
lisations qui  se  sont  produites  dans  le  monde  oriental.  Pendant  des 
siècles,  l'histoire  de  l'Asie  était  un  thème  tout  fait.  Historiens  et 
philosophes  répétaient  que  l'Orient  était  immobile,  courbé  sous  la 
théocratie  ou  enchaîné  par  le  despotisme.  Qu'y  a-t-U  de  vrai  dans 
cette  histoire  traditionnelle? 

L'immutabilité  des  institutions  et  des  mœurs  orientales  est  un 
lieu  commun  {^).  Les  philosophes  ont  cherché  la  raison  providen- 
lielle  d'un  fait,  accepté  comme  un  axiome  :  «  L'Orient  est  immo- 
bile » ,  dit  BaUanche,  «  parce  qu'il  devait  être  la  source  éternelle 
de  nos  destinées  progressives.  Le  sol  sur  lequel  on  bâtit  ne  doit 


(1)  «  Quelques  rapides  progrès  qu'ait  faits  de  nos  jours  la  connaissance  de 
l'Inde  ancienne,  personne  ne  sera  surpris  que  des  études,  qui  ne  datent  guère 
que  de  40  années,  n'aient  pas  encore  dissipé  les  ténèbres  qui  enveloppent  l'his- 
toire d'une  nation,  dont  aucune  bibliothèque  européenne  ne  possède  peut-être 
d'une  manière  complète  les  monuments  littéraires.  »  (Burnouf,  Préface  du 
Bhàgavata  Purâna,  p.  IV). 

(2)  Ce  qui  existe  aujourd'hui  dans  l'Inde,  dit  Robertson  (Recherches  sur  l'Inde 
aucicnne,  .\ppendice),  y  fut  toujours,  et  y  continuera  vraisemblablement. 


ÉLÉMENTS   DE   l'ORIENT,  97 

pas  toujours  trembler  »  (').  Montesquieu  explique  le  caractère 
particulier  de  l'Asie  par  rinfluence  du  climat  f).  Son  observation 
a  été  reproduite  par  M*"  Cousin  :  «  Un  immense  continent,  dit-il, 
enceint  d'un  Océan  immense  qui,  au  lieu  d'attirer  l'homme,  le 
décourage,  paraît  destiné  par  la  nature  à  devenir  le  théâtre  de 
l'immobilité  »  (').  A  mesure  que  nous  avançons  dans  la  connais- 
sance des  choses  orientales,  des  doutes  sérieux  s'élèvent  sur  cette 
histoire  conventionnelle  ('').  Peut-être  serons-nous  un  jour  forcés 
d'avouer  que  nous  avons  rendu  la  nature  complice  de  notre  igno- 
rance, en  lui  imputant  le  dessein  impie  d'avoir  prédestiné  la  plus 
belle  partie  du  globe  à  un  état  immobile  comme  la  mort. 

La  vie  de  l'Orient  est  un  reflet  de  ses  croyances  ;  or,  le  peu  que 
nous  savons  des  systèmes  religieux  de  l'Inde  prouve  que  les  dogmes 
se  sont  modifiésenAsieaussibien  qu'en  Europe.  La  religion  des  Vèdas 
diffère  essentiellement  de  la  doctrine  brahmanique.  Les  plus  anciens 
livres  sacrés  ne  connaissent  pas  les  castes,  ni  la  transmigration  des 
âmes,  les  deux  fondements  de  la  société  indienne.  Le  brahmanisme 
lui-même  n'a  pas  été  immobile.  De  son  sein  est  sorti  un  réforma- 
teur :  expulsé  de  l'Inde,  après  une  lutte  séculaire,  le  bouddhisme 
a  converti  à  sa  foi  une  grande  partie  du  monde  asiatique.  L'Inde  se 
partage  en  une  multitude  de  sectes  (^).  La  loi  de  la  perfectibilité 

H]Palingénésie  sociale,  U^  partie(OEuvres,T.III,  p.  230,  éd.  in-8«).  W  Cousin 
a  reproduit  la  même  pensée  :  «  Il  fallait  bien  que  le  berceau  du  monde  fût  ferme 
et  fixe  pour  pouvoir  porter  tous  les  développements  ultérieurs  de  la  civilisation 
humaine.  »  (Cours  de  l'histoire  de  la  philosophie,  Ile  leçon.) 

(2)  Esprit  des  Lois,  XIV,  4. 

(3)  Cousin,  Cours  de  l'histoire  de  la  philosophie,  VIII*  leçon. 

(4)  «  Il  semble,  »  dit  Rémusat  (Mélanges  posthumes  d'histoire  et  de  littérature 
orientale,  p.  223),  «  qu'il  y  ait  quelque  part  une  vaste  contrée,  un  pays 
immense,  appelé  l'Orient,  et  dont  tous  les  habitants,  formés  sur  le  môme  modèle 
et  assujettis  aux  mêmes  influences,  peuvent  être  appréciés  d'après  les  mêmes 
considérations.  Mais  qu'ont  de  commun  tant  de  peuples  divers,  si  ce  n'est  d'être 
nés  en  Asie?  »  —  Ibid.  (p.  22G)  :  «  Si  on  voulait  considérer  les  objets  d'un  peu 
plus  près,  on  serait  surpris  de  la  multitude  de  choses  qu'on  ne  sait  pas,  et 
confondu  de  la  prodifiieuse  diversité  qu'on  découvrirait,  sous  mille  points  do 
vue  différents,  chez  des  nations  qu'on  réunit  ici  dans  une  commune  indiflérence, 
ou  pour  mieux  dire,  dans  une  ignorance  universelle.  » 

(3)  Il  y  a  vingt  sectes  de  vichnouvistes,  neuf  sectes  au  moins  do  vaïvas  (secta- 
teurs de  Siva),  (luatro  sectes  de  saklas,  et  dix  sortes  de  sectes  mélangées,  dans 


98  l'orient. 

préside-t-el!e  à  ces  révolutions?  Le  progrès  est  évident  pour  le 
bouddhisme  qui  s'est  inspiré  du  dogme  de  l'égalité  dans  un  pays 
dont  la  constitution  sociale  repose  sur  les  castes  (').  Nos  connais- 
sances sont  trop  imparfaites  pour  déterminer  le  sens  et  la  portée 
de  toutes  les  sectes;  mais  leur  existence  seule  prouve  que  l'Orient 
est  soumis  à  la  loi  générale  de  l'humanité,  le  mouvement.  La  vieille 
Egypte  passait  pour  être  aussi  immobile  que  ses  momies.  Mais  si 
les  momies  ne  changent  point,  tout  ce  qui  a  vie  se  transforme  sans 
cesse.  En  Egypte  comme  dans  l'Inde,  la  langue  s'est  modifiée, 
ainsi  que  les  arts  et  la  religion.  Qui  le  croirait?  Il  s'est  trouvé  un 
pharaon  révolutionnaire  qui  voulut  remplacer  les  innombrables 
divinités  des  Égyptiens  par  un  seul  dieu,  le  soleil  (-).  L'immobilité 
prétendue  de  l'Orient  n'est  qu'un  préjugé  historique. 

nio  t.  Éléments  de  In  civilisation  orientale. 

Les  Théocraties.  Les  États  despotiques.  Les  États  commerçants. 

La  religion  est  le  fondement  de  toute  civilisation  :  cela  est  vrai 
surtout  de  l'Orient.  Chez  les  Aryens  de  la  Perse  et  de  l'Inde,  chez 
les  Égyptiens  et  chez  les  Hébreux,  des  livres  sacrés  ou  des  croyan- 
ces religieuses  sont  le  principe  de  la  vie  civile  et  politique;  la  légis- 
lation se  confond  avec  la  morale;  la  littérature  et  la  philosophie 
s'inspirent  des  dogmes,  et  les  arts  représentent  le  culte.  Mais  la 
théocratie  a-t-elle  partout  le  même  caractère?  Ici  encore  les  géné- 


lesquelles  il  y  a  encore  neuf  subdivisions.  D'autres  comptent  en  tout  iOG  sectes. 
{Rémtisat,  Mélanges  posthumes,  p.  144.) 

(1)  Le  mouvement  de  réforme  ne  s'est  pas  arrêté  dans  l'Inde.  On  connaît  la 
tentative  philosophique  du  célèbre  Rammohiin-Roy,  qui  chercha  à  concilier  les 
dogmes  de  l'Orient  avec  le  christianisme  [Revue  britannique,  octob.  -1833). 

L'évèque  anglais  Heber  nous  apprend  qu'un  réformateur  {Sivabi  Narain) 
prêchait  un  Dieu,  et  une  morale  plus  pure  que  celle  du  brahmanisme;  il  ensei- 
gnait la  fraternité  et  l'abolition  des  castes.  Il  avait  réuni  un  assez  grand  nombre 
de  disciples  :  à  Guzarate  on  en  comptait  50,000  {Heber,  Narrative,  T.  III,  p.  29, 
34-43). 

(2)  Lepsius,  Ueber  den  ersten  .-egyptischen  Goelterkreis  (dans  les  Mémoires 
de  lAcadémie  dcBerlin^  1851,  p.  496,  ss.). 


I 


ÉLÉMENTS   DE   l'oRIENT.  99 

ralités  ont  longtemps  caché  notre  ignorance  (').  Les  découvertes  de 
riiéroïque  Anquetil  Duperron  et  les  travaux  profonds  de  Burnouf 
ont  révélé  un  monde  nouveau  dans  l'Orient.  La  doctrine  de 
Zoroastre  et  le  brahmanisme  sont  sortis  d'une  souche  commune  ; 
mais  des  différences  essentielles  distinguent  les  deux  religions 
rivales.  Le  brahmanisme  s'éloigne  de  nous,  et  paraît  avoir  peu 
de  rapport  avec  le  génie  de  l'Occident;  sous  son  empire  l'homme 
est  tombé  dans  l'esclavage  de  l'univers  physique;  il  a  abouti  par  le 
panthéisme  à  l'inactivité,  à  la  confusion,  au  néant.  Le  mazdéisme 
revendique  la  souveraineté  de  la  nature  en  s'attribuant  le  droit  de 
la  discipliner  à  son  gré,  et  il  évite  recueil  du  panthéisme  en  main- 
tenant la  personnalité  de  l'homme  en  face  de  Dieu;  il  prépare  par 
là  le  règne  de  la  liberté  (^). 

Cette  première  distinction  dans  ce  qu'on  appelle  l'Orient  théo- 
cratique  ne  suffit  pas  encore  pour  rétablir  la  réalité  des  choses  à  la 
place  de  vagues  et  fausses  généralités.  VInde  est  le  véritable  type 
de  la  théocratie;  sa  constitution  sociale  est  l'inégalité  la  plus  abso- 
lue, les  castes  reçoivent  une  sanction  religieuse  et  deviennent 
immuables.  A  mesure  qu'il  se  rapproche  de  l'Occident,  le  régime 
sacerdotal  perd  son  caractère  divin.  Les  castes  existent  chez  les 
Égyptiens,  mais  déjà  elles  ressemblent  à  une  organisation  systé- 
matique, à  un  partage  de  fonctions.  Le  mosaïsme  procède  tout 
ensemble  de  l'Asie  et  de  l'Egypte  ;  mais  chez  les  Hébreux,  la  théo- 
cratie subit  une  modification  définitive,  la  caste  disparaît  :  tous  les 
enfants  d'Israël  sont  initiés  à  la  doctrine  de  vie.  Ainsi  l'Orient  part 
de  la  caste  et  aboutit  à  l'égalité  religieuse.  Arrivé  à  ce  point,  il  donne 
la  main  à  la  Grèce  et  à  Rome  qui  admettent  aussi  l'égalité,  mais 
seulement  dans  les  limites  de  la  cité.  L'Egypte  et  la  Judée  servent 
de  transition,  sous  le  rapport  du  dogme,  entre  les  deux  mondes. 
La  transition  extérieure  se  fait  par  les   Étals  despotiques,  les 

H)  «  Tout  aujourd'hui  ne  nous  paraît  identique  que  parce  que  nous  ne 
connaissons  rien.  »  Burnouf,  Journal  des  Savants,  -1837,  p.  -166. 

(2)  La  différence  entre  les  deux  religions  éclate  dans  la  conception  de  la 
destinée  de  l'âme.  Le  brahmanisme,  à  quelqu'époque  qu'on  l'étudié,  aboutit  à  la 
transmigration  et  à  l'absorption  en  Dieu.  Le  mazdéisme  dans  ses  plus  anciens 
monuments  enseigne  la  résurrection  (Bîirnou/',  Journal  Asiatique,  juillet  i 840, 
p.  7). 


100  l'orient. 

grandes  monarchies  qui  se  sont  élevées  dans  l'Asie  occidentale. 
Le  despotisme  de  l'Asie  a  eu  plus  de  retentissement  encore  que 
ses  théocraties.  Nous  ne  dissimulerons  pas  ce  qu'il  a  d'avilissant 
pour  l'espèce  humaine.  La  royauté  a  vainement  cherché  en  Europe 
à  se  rattacher  à  Dieu;  l'aristocratie  d'abord,  le  peuple  ensuite  ont 
limité  ses  prétentions.  L'Orient  est  le  vrai  siège  de  la  force,  armée 
du  droit  divin.  Les  Lois  de  Manon  représentent  les  rois  comme  des 
dieux  (').  La  confusion  de  la  royauté  et  de  la  divinité  existait 
également  chez  les  Égyptiens  (^).  Elle  passa  aux  états  despotiques. 
Sur  les  monuments  de  Ninive,  les  rois  sont  revêtus  d'un  caractère 
sacré  (').  Les  monarques  persans  se  faisaient  appeler  Seigneur  et 
Dieu  {*).  Ou  dirait  que  l'Orient,  ne  pouvant  échapper  à  la  loi  du 
plus  fort,  a  voulu  la  sanctifier  en  identifiant  la  force  avec  Dieu. 
Mais  les  hommes  ne  sont  pas  capables  de  supporter  la  toute-puis- 
sance; le  despotisme,  considéré  comme  divin,  est  la  source  du 
pouvoir  monstrueux  que  les  Orientaux  ont  toujours  reconnu  à 
leurs  maîtres  et  sur  leurs  personnes  et  sur  leurs  biens.  Le  célèbre 
tableau  que  Samuel  fit  de  la  royauté  aux  Hébreux,  lorsque 
ceux-ci  demandèrent  un  roi,  n'est  pas  une  satire;  c'est  l'expression 


(0  Lois  de  Manou,  VII,  8,  5  :  «  On  ne  doit  pas  mépriser  un  monarque,  même 
encore  dans  l'enfance,  en  se  disant  :  c'est  un  simple  mortel  ;  car  c'est  une  grande 
divinité  qui  réside  sous  cette  forme  humaine...  C'est  parce  qu'un  roi  a  été  formé 
de  particules  tirées  de  l'essence  des  principaux  dieux,  qu'il  surpasse  en  éclat 
tous  les  autres  mortels.  » 

(2)  L'assimilation  du  roi  et  du  dieu,  dit  M.  Ampère,  est  un  trait  caractéristique 
de  la  religion  et  de  la  société  égyptiennes.  On  voit  au  fond  du  sanctuaire  Ramsés 
assis,  lui  quatrième,  avec  les  dieux  Phta,  Ammoîi  et  Phré.  Sur  les  murs  du 
temple,  on  lit  également  le  nom  de  Ramsés  à  côté  de  la  figure  qui  offre  et  à  côté 
de  la  figure  qui  reçoit  l'hommage  religieux;  par  une  étrange  apothéose,  le 
Pharaon  est  à  la  fois  le  prêtre  et  l'objet  du  culte.  Les  mêmes  symboles  hiérogly- 
phiques désignent  la  divinité  et  la  royauté  (ampère,  Voyage  et  recherches  en 
Egypte  et  en  Nubie.  Revue  des  deux  Mondes,  1840,  Tome  I,  p.  95,  -105).  —  Com- 
parez Rosellini,  I  Monumenti  Storici  dell'  Egitto,  T.  III,  p.  80-84. 

(3)  Layard,  Niueveh  and  its  Remains,  T.  II,  p.  267. 

(4)  Aristot.,  De  Mundo,  c.  6.  —  Un  satrape  persan  disait  à  Thémistocle  : 
«  Vous  autres,  vous  estimez  au-dessus  de  tout  la  liberté  et  l'égalité.  Pour  nous, 
entre  tant  de  belles  lois  que  nous  avons,  la  plus  belle  à  nos  yeux,  c'est  celle  qui 
nous  ordonne  d'honorer  le  roi,  et  d'adorer  en  lui  l'image  du  dieu  qui  conserve 
toutes  choses.  »  [Plutarch.,  Themist.,  g.  27). 


ÉLÉMENTS    DE    l'orient.  iOl 

fidèle  de  l'état  social  de  rOrient  (^).  Cependant  les  Hébreux  ne  se 
laissèrent  pas  effrayer  par  la  peinture  des  maux  qui  les  attendaient  : 
ils  préférèrent  le  gouvernement  militaire  au  régime  théocratique. 
N'est-ce  pas  une  marque  du  progrès  que  la  société  a  accompli,  en 
passant  de  la  théocratie  au  despotisme? 

La  puissance  du  sacerdoce  est  plus  illimitée  encore  que  celle 
de  la  royauté,  puisqu'elle  domine  même  cette  dernière.  Dans 
l'Inde,  la  condition  des  castes  inférieures  est  plus  vile  que  celle  des 
vaincus  et  des  esclaves  dans  la  monarchie  persane  :  il  y  a  égalité 
de  tous,  sous  le  despotisme  d'un  seul,  tandis  que  dans  les  théocra- 
ties il  y  a  inégalité  radicale,  perpétuelle.  Le  fait  seul  de  la  disso- 
lution des  castes  constitue  un  progrès  hnmense.  Un  historien 
grec  remarque  avec  étonnement  que  les  Égyptiens  appartenant 
aux  castes  inférieures  ne  prenaient  aucune  part  aux  affaires  publi- 
ques (^).  C'est  que  dans  le  régime  sacerdotal  il  n'y  a  pas  de  vie 
publique,  il  n'y  a  pas  encore  d'État  ;  au  sein  de  la  même  société 
vivent  des  peuples  différents;  ce  ne  sont  pas  des  montagnes  ni 
des  fleuves  qui  les  séparent,  c'est  la  foi  :  la  religion,  qui  devrait  être 
le  lien  des  hommes,  devient  la  plus  insurmontable  des  barrières. 
Sous  le  régime  despotique,  le  roi  est  le  représentant  de  la  divi- 
nité; devant  son  pouvoir,  tous  les  autres  sont  sur  le  même  niveau; 
il  constitue  à  lui  seul  l'État;  il  y  a  donc  un  État,  sous  une  forme 

(1)  I  Samuel,  VIII,  1i-17  :  «  Voici  comment  vous  traitera  le  roi  qui  régnera 
sur  vous  :  Il  prendra  vos  fils,  et  il  les  mettra  sur  ses  chariots,  et  parmi  ses  gens 
de  cheval,  et  ils  courront  devant  son  char.  II  les  prendra  aussi  pour  les  établir 
gouverneurs  sur  des  milliers,  et  gouverneurs  sur  des  cinquantaines,  pour  labou- 
rer ses  champs,  pour  faire  sa  moisson,  et  les  instruments  de  guerre,  et  tout 
l'attirail  de  ses  chariots.  Il  prendra  aussi  vos  filles,  pour  en  faire  des  parfu- 
meuses, des  cuisinières  et  des  boulangères.  Il  prendra  aussi  vos  champs,  vos 
vignes  et  vos  bons  oliviers,  et  il  les  donnera  à  ses  serviteurs.  Il  dimera  ce  que 
vous  aurez  semé  et  ce  que  vous  aurez  vendange,  et  il  le  donnera  à  ses  officiers 
et  à  ses  serviteurs.  Il  prendra  vos  serviteurs  et  vos  servantes,  et  l'élite  de  vos 
jeunes  gens,  et  vos  ânes,  et  les  employera  à  ses  ouvrages.  Il  dimera  vos  trou- 
peaux, et  vous  serez  ses  esclaves  »  (Trad.  d'Osterwald). 

Telle  est  encore  la  loi  de  l'Orient.  Les  Persans,  dit  Chardin,  croient  que  les 
rois  sont  naturellement  violents  et  injustes;  une  de  leurs  manières  de  parler  est 
de  dire  :  faire  le  roi,  pour  dire,  opprimer  quelqu'un  et  violer  la  justice.  Même 
devant  les  magistrats,  quand  on  veut  se  plaindre  d'un  outrage  excessif,  on  crie  : 
il  a  fait  le  roi  avec  moi  {Voija(jc  en  Perse,  T.  IX,  p.  107,  éd.  Lecointe). 

(2)  Diodor.,  1,74. 

7 


102  l'orient. 

grossière,  il  est  vrai,  en  ébauche  plutôt  que  réalisé;  mais  sous 
la  brutale  organisation  de  la  conquête ,  nous  voyons  paraître 
pour  la  première  fois  Tégalité,  cette  sainte  loi  de  l'avenir;  en 
avançant  vers  l'Occident,  l'idée  grandira,  les  esclaves  se  transfor- 
meront en  citoyens,  et  un  jour  viendra  où  tous  les  hommes  seront 
égaux. 

Y  a-t-il  aussi  progrès  dans  le  droit  de  guerre  des  états  despoti- 
ques et  dans  le  système  de  leurs  relations  internationales?  Les 
ruines  des  villes  les  plus  magnifiques  que  les  hommes  aient  élevées, 
le  massacre  de  populations  entière  et  les  horreurs  du  sérail  attes- 
tent la  cruauté  des  terribles  Nomades  qui  fondèrent  les  monarchies 
de  l'Orient.  Mais  d'autre  part,  l'humanité  et  la  tranquillité  des 
théocraties  ne  sont  qu'apparentes  :  les  supplices  et  les  sacrifices 
sanglants  ne  leur  répugnent  pas.  L'esprit  guerrier  est  plus  favora- 
ble aux  communications  des  peuples  que  le  génie  théocratique.  On 
ne  peut  nier  que  le  sacerdoce  ne  tende  à  isoler  les  nations  ;  il  n'a 
pas  tenu  aux  prêtres  que  l'Inde,  l'Egypte  et  la  Judée  ne  formassent 
des  mondes  à  part.  Les  races  guerrières  sont  poussées  hors  des 
limites  de  leur  patrie  par  un  goût  d'aventures  qui  s'élève  bientôt 
jusqu'à  l'ambition  des  conquêtes.  La  guerre  rapproche  forcément 
les  peuples,  en  attendant  que  la  fraternité  les  unisse. 

La  théocratie  et  le  despotisme  ne  sont  pas  les  seuls  éléments  de 
l'Orient.  Le  berceau  du  genre  humain  renfermait  tous  les  germes 
du  développement  futur  de  l'humanité.  C'est  l'Orient,  livré  en 
apparence  à  l'inaction  et  à  l'immobilité ,  qui  a  inauguré  le  com- 
merce, symbole  de  l'activité  et  de  l'inlelligence.  Les  cités  -phéni- 
ciennes ont  servi  d'intermédiaires  entre  les  peuples  de  l'Asie  et  de 
l'Occident;  Carthage,  leur  fille,  a  étendu  ses  relations  sur  le  monde 
entier. 


'^rj\/\Pj\/\/\j^ 


l'orient  et  l'occident.  103 


§  II.  Relations  entre  VOrient  et  l'Occident. 


K°  1.  Bypothèsc  d'un  peuple  primitif. 


L'Orient  contient  trois  éléments  :  la  théocratie ,  le  despotisme  et 
le  commerce  ;  sous  ces  trois  faces,  il  se  lie  à  l'Occident.  Mais  quel 
est  le  rapport  de  filiation  ou  de  parenté  entre  les  deux  mondes?  Il 
n'y  a  pas  de  recherches  plus  difficiles  que  celles  de  la  génération 
et  de  la  communication  des  idées.  Elles  nous  reportent  aux  origines 
des  sociétés,  et  les  origines  des  choses  sont  impénétrables.  De  là  la 
grande  mobilité  d'opinions  sur  ce  problème  important  :  les  révolu- 
lions  dans  la  science  sont  presque  plus  rapides  que  celles  du 
monde  politique.  Cependant ,  au  milieu  de  la  contrariété  des  sys- 
tèmes ,  il  y  a  une  conviction  à  laquelle  l'humanité  s'attache  pour 
ainsi  dire  instinctivement,  c'est  que  l'Orient  est  le  berceau  de  la 
civilisation.  Cette  croyance  s'était  déjà  fait  jour  dans  l'antiquité, 
bien  qu'elle  fût  en  opposition  avec  les  prétentions  des  peuples  à 
l'autochthonie.  Les  Grecs,  les  plus  vains  des  hommes,  s'obstinaient 
à  chercher  la  source  de  leur  religion ,  de  leurs  arts  et  de  leur  phi- 
losophie, chez  des  nations  qu'ils  traitaient  de  barbares;  ils  croyaient 
que  les  Égyptiens  et  les  Phéniciens  leur  avaient  apporté  les  pre- 
miers germes  de  la  culture  intellectuelle.  Lorsque,  au  déclin  de 
l'antiquité,  les  derniers  penseurs  du  paganisme  voulurent  allier  les 
dogmes  religieux  aux  doctrines  philosophiques,  ils  célébrèrent  la 
sagesse  orientale  comme  la  source  sacrée  de  toute  croyance  et  de 
toute  science.  L'humanité  pressentait  que  l'Orient,  d'où  nous  vient 
la  lumière  vivifiante  du  soleil ,  allait  lui  rendre  une  nouvelle  vie 
morale. 

Le  christianisme,  devenu  la  loi  du  monde  occidental,  donna 
une  autorité  religieuse  à  la  tradition  qui  plaçait  dans  l'Asie 
le  point  de  départ  de  l'espèce  humaine  et  de  la  civilisation.  Les 
livres  sacrés  des  Hébreux,  révérés  par  l'Europe  chrétienne  comme 


104  l'orient. 

les  annales  authentiques  du  genre  humain,  lui  enseignaient  que  les 
premiers  hommes  avaient  vécu  dans  une  contrée  bénie  de  l'Orient, 
que  toutes  les  nations  procédaient  d'Adam  et  d'Eve,  que  toutes 
avaient  reçu  en  partage  le  don  de  la  parole  divine,  mais  qu'elles 
avaient  fini  par  altérer  la  vérité  ;  que  pour  conserver  ce  précieux 
dépôt,  Dieu  avait  élu  une  race  à  part  qui,  malgré  ses  erreurs, 
était  restée  fidèle  à  sa  haute  mission.  Les  Hébreux  passèrent  en 
conséquence  pour  le  peuple  primitif,  la  Bible  pour  la  source  de 
nos  croyances  religieuses  et  de  notre  vie  intellectuelle. 

Telle  fut  la  première  hypothèse  d'un  peuple  primitif,  initiateur 
de  l'humanité.  Comme  elle  reposait  sur  la  foi  dans  les  livres  sacrés, 
elle  tomba  lorsque  les  attaques  des  libres  penseurs  et  les  travaux 
plus  sérieux  des  orientalistes  eurent  ruiné  l'autorité  historique  de 
la  Bible.  Comment  rattacher  à  la  tradition  hébraïque,  l'Egypte, 
dont  l'organisation  sociale  remonte  au-delà  du  déluge?  le  maz- 
déisme qui  dispute  l'antiquité  à  Moïse?  les  races  européennes  qui 
reconnaissent  des  frères  dans  les  peuples  aryens,  tandis  qu'aucun 
lien  ne  les  unit  aux  Hébreux? 

Cependant  l'idée  d'un  peuple  primitif  avait  jeté  de  pro- 
fondes racines.  La  filiation  hébraïque  étant  abandonnée,  les 
savants  allèrent  à  la  recherche  d'une  nouvelle  généalogie  de 
l'humanité. 

Quand  la  littérature  sanscrite  fut  révélée  au  monde,  on  décou- 
vrit des  rapports  évidents  entre  les  langues  européennes  et  la 
langue  sacrée  des  brahmanes.  D'un  autre  côté,  les  orientalistes 
prirent  à  la  lettre  l'immensité  des  cycles  et  des  périodes  qui 
faisaient  remonter  l'histoire  indienne  jusqu'à  la  création.  Ils  ne 
doutèrent  plus  que  la  civilisation  n'eût  ses  racines  dans  l'Inde, 
berceau  de  l'humanité.  Dans  leur  opinion,  l'Egypte  était  une 
colonie  brahmanique,  le  polythéisme  grec  le  débris  d'un  système 
plus  universel  et  plus  complet  élaboré  sur  les  bords  du  Gange;  la 
philosophie  remontait  aux  brahmanes  par  Pythagore  et  Platon;  les 
Chinois,  ce  peuple  à  part,  étaient  sortis  de  l'Inde;  les  nations  de 
race  germanique  portaient  dans  leur  langue  l'empreinte  de  leur 
origine  indienne;  les  Mexicains  mêmes  et  les  Péruviens  étaient  des 


l'orient  et  l'occideist .  105 

descendants  de  la  race  aryenne (*).  Le  système  de  W.  Jones  fut 
adopté  comme  une  vérité  incontestable (^).  Mais  l'Inde  ne  resta 
pas  longtemps  le  séjour  du  peuple  initiateur.  Lorsque  des  études 
nouvelles  firent  connaître  une  tradition  plus  ancienne,  dont  le 
brahmanisme  n'était  qu'une  branche  détachée,  le  peuple  primitif 
fut  placé  dans  l'Aryane  (^). 

Bientôt  ces  brillantes  hypothèses  furent  abandonnées.  On  s'aper- 
çut que  la  chronologie  imaginaire  des  brahmanes  était  une  base 
peu  sûre  pour  l'histoire  de  rhumanité(^).  Plus  on  pénétrait  dans 
l'antiquité  orientale,  plus  le  génie  de  l'Inde  paraissait  contraire  et 
pour  ainsi  dire  hostile  à  l'esprit  de  l'Occident;  ne  reconnaissant 
pas  ses  sentiments  ni  ses  tendances  dans  ce  monde  des  rêves  et  de 
l'inaction,  l'Europe  renia  la  filiation  qu'on  lui  avait  attribuée.  La 
Chine^  mieux  étudiée,  fut  trouvée  plus  étrangère  encore  à  l'Inde. 
L'Egypte,  sortant  de  ses  tombeaux,  revendiqua  une  antiquité  qui 
dépasse  tout  ce  que  nous  savons  de  certain  sur  les  origines 
indiennes.  Ainsi  s'écroulait  pièce  à  pièce  le  frêle  édifice  du  monde 
primitif.  La  science  a  repris  sa  marche  lente  et  mesurée  ;  elle  a 
conclu  que,  dans  l'état  actuel  de  nos  connaissances  historiques,  le 
problème  de  la  génération  des  peuples  et  des  civilisations  était 
insoluble,  en  ce  sens  qu'il  est  impossible  de  prouver  que  le  genre 
humain  procède  d'un  peuple  primitif(^).Il  y  a  un  fait  qui  à  lui  seul 


(1)  w.  Jones  a  développé  ce  système  dans  ses  Dissertations  sur  les  Indiens; 
sur  les  Chinois;  sur  les  divinités  de  la  Grèce,  de  l'Italie  et  de  ïlnde  (Asiatic 
Researches,  T.'I,  de  la  trad.  ail.)- 

(2)  Il  est  encore  aujourd'hui  répété  comme  un  axiome  (P.  Leroux,  dans 
l'Encyclopédie  Nouvelle,  T.  III,  p.  56). 

(3)  Roth,  Die  heilige  Zendsage. 

(4)  Burnouf  dit  des  hypothèses  fondées  sur  les  traditions  brahmaniques  : 
«  L'immensité  des  cycles  et  dos  périodes  pendant  lesquels  les  brahmanes 
affirmaient  que  leur  littérature  s'était  développée,  causa  à  quelques  esprits 
ardents  une  espèce  de  vertige,  et  leur  fit  adopter  sur  l'antiquité  de  la  civi- 
lisation brahmanique  des  systèmes  oîi  l'extravagance  des  idées  n'était  égalée 
que  par  la  précipitation  des  jugements.  »  (Préface  du  Dhâgavata  Purdna, 
p.  104). 

(o)  Ilumboklt  (Cosmos,  T.  II,  p.  134,  trad.  fr.)  dit:  «L'histoire,  en  tant 
qu'elle  s'appuie  sur  des  témoignages  humains,  .uc  reconnaît  pas  de  peuples 


106  l'orient. 

nous  empêche  d'admettre  cette  hypothèse.  S'il  y  a  eu  un  peuple 
primitif,  il  faut  qu'il  y  ait  eu  uue  langue  primitive,  source  de  toutes 
celles  qui  se  parlent  encore  aujourd'hui;  il  faut  qu'il  n'y  ait  qu'une 
race  humaine,  de  laquelle  dérivent  par  la  voie  directe  de  la  filia- 
tion toutes  les  races  qui  peuplent  la  terre  :  or,  jusqu'ici  l'on  n'est 
pas  parvenu  à  ramener  les  diverses  langues  ni  les  diverses  races  à 
une  souche  commune  (^). 


IVo  S.  i^iens  Intellectuels  entre  l'Orient  et  l'Occident. 

Si  l'hypothèse  d'une  filiation  rigoureuse  et  continue  de  la  civili- 
sation ne  peut  être  prouvée,  est-ce  à  dire  qu'il  n'y  ait  aucune 
parenté  entre  les  peuples?  La  science  n'a  pas  évité  ce  nouvel 
écueil.  L'esprit  humain  ne  sort  d'un  excès  que  pour  tomber  dans 
un  autre.  Après  avoir  cru  à  l'unité  absolue,  l'on  soutint  que  la  civi- 
lisation s'est  développée  d'une  manière  indépendante  sur  les  bords 
du  Gange,  de  l'Euphrale,  du  Nil  et  de  la  Méditerranée  (^).  Le  sys- 
tème de  l'autochthonie  doit  être  rejeté  aussi  bien  que  celui  d'un 
peuple  primitif;  il  mérite  même  moins  de  faveur,  parce  qu'il 
brise  le  lien  qui  unit  les  diverses  nations  et  en  fait  uue  seule 
humanité.  Il  y  a  une  loi  générale  qui  doit  servir  de  guide  à  travers 
l'obscurité  des  traditions,  c'est  celle  de  l'unité  dans  la  variété.  La 
diversité  des  races  et  des  langues  n'empêche  pas  que  le  genre 
humain  ne  soit  un.  Si  la  Providence  a  créé  des  centres  particuliers 
pour  le  développement  original  des  facultés  de  Thomme,  ces  centres 
dispersés  sont  néanmoins  destinés  à  se  réunir  et  à  se  fondre  en  un 
tout  harmonique.  L'Orient  ne  fait  pas  exception  à  cette  loi. 


originaires,  ni  de  siège  primordial  de  la  civilisation  ;  elle  n'admet  pas  cette 
physique  primitive  ni  cette  science  révélée  de  la  nature  qui  aurait  été  étoufféo 
plus  tard  sous  les  ténèbres  de  la  barbarie  et  du  péché.  » 

(1)  Un  des  philologues  les  plus  distingués  de  l'Allemagne  (Pott,  dans  l'Ency- 
clopédie d'Ersch,  Sect.  H,  T.  18,  p.  2)  déclare  qu'il  est  absolument  impossible 
de  ramener  toutes  les  langues  à  une  souche  commune. 

(2)  Stuhr,  Die  Religionssysteme  der  hcidnischen  Volker  des  Orients  (Introduc- 
tion, p.  21-49). 


l'orient  et  l'occident.  107 

Eegel  dit  que  l'Asie  est  concentrée  sur  elle-même  comme  la 
lumière  du  soleil  (').  Mais  le  soleil  répand  ses  rayons  sur  le  monde 
entier;  n'en  serait-il  pas  de  même  de  la  lumière  intellectuelle  qui 
vient  de  l'Orient?  Dès  la  haute  antiquité,  les  riches  produits  que 
la  nature  prodigue  dans  l'Asie  orientale  étaient  connus  et  recher- 
chés chez  les  peuples  les  plus  éloignés  (^),  Les  relations  nées  des 
besoins  matériels  entraînèrent  un  échange  des  pensées,  nécessité 
tout  aussi  impérieuse  pour  l'homme  que  la  nourriture  du  corps  : 
la  sagesse  de  l'Orient  devint  proverbiale  (').  Plus  nous  pénétrons 
dans  les  croyances  et  dans  les  doctrines  des  grandes  nations  de 
l'ancien  monde,  plus  nous  apercevons  de  rapports  et  de  traits  de 
ressemblance  qui  attestent  d'antiques  communications  {*). 

Bien  que  l'unité  et  la  solidarité  des  peuples  soient  certaines,  la 
voie  par  laquelle  ils  sont  entrés  en  rapport  reste  toujours  obscure. 
L'Europe  remonte  par  Rome  à  la  Grèce,  et  les  Grecs  ont  reçu  de 
l'Orient  le  germe  de  leur  culture  intellectuelle.  Cette  filiation  de  la 
civilisation  occidentale  est  un  fait  acquis  à  la  science  :  le  système 
de  l'autochthonie  de  la  Grèce  ne  trouve  plus  que  de  rares  partisans. 
Mais  le  désaccord  commence  lorsque,  quittant  le  domaine  des 
généralités,  on  demande  quelle  est  la  nation  de  l'Orient  qui  a 
initié  les  Hellènes  à  la  vie  de  l'intelligence.  La  diversité  des 
opinions  prouve  que  l'incertitude  règne  encore  et  que  le  doute 
est  permis. 

La  Grèce  rattachait  elle-même  ses  origines  à  l'Egypte.  Celle 
tradition,  attaquée  et  défendue  avec  passion,  gagne  du  terrain  à 
mesure  que  l'on  avance  dans  la  connaissance  des  antiquités  égyp- 


(i)  Philosophie  der  Geschichte,  p.  127,  2»  édit, 

(2)  Genèse,  XXXVII,  25. 

(3)  I  Bois,  IV,  30. 

(4)  liémusat,  Mélanges  posthumes,  p.  192.  Le  célèhre  orientaliste  dit  dans  ses 
Mélanges  asiatiques  (T.  I,  p.  98,  99)  :  «  On  a  cru  les  nations  civilisées  de  l'ancien 
monde  plus  complètement  isolées,  et  plus  étrangères  les  unes  aux  autres, 
qu'elles  ne  l'étaient  réellement,  parce  que  les  moyens  qu'elles  avaient  pour 
communiquer  entre  elles  elles  motifs  qui  les  y  engageaient  nous  sont  également 
inconnus.  Nous  sommes  peut-être  un  peu  trop  disposés  à  mettre  sur  le  compte 
de  leur  ignorance  ce  qui  n'est  qu'un  effet  de  la  nôtre.  » 


108  l'orient. 

tiennes  (').  Mais  les  Égyptiens  venaient-ils  de  l'Orient,  ou  étaient- 
ils  autochthones?  Ici  robscurité  reparaît.  Les  savants  les  plus 
éminents  ont  longtemps  admis  comme  un  fait  incontestable,  que 
l'Egypte  procède  de  l'Inde.  Cette  hypothèse,  quelque  séduisante 
qu'elle  soit,  a  dû  être  abandonnée,  lorsque  des  témoignages  irré- 
cusables prouvèrent  que  la  société  égyptienne  était  déjà  formée,  à 
une  époque  où  la  présence  de  la  race  aryenne  dans  l'Inde  est  au 
moins  incertaine.  Les  égyptologues  ont  signalé  des  différences  con- 
sidérables entre  l'Egypte  et  l'Orient;  cependant  ils  paraissent 
disposés  à  admettre  que  l'Egypte  a  ses  racines  dans  l'Asie.  La 
découverte  deNinive  ouvre  un  nouvel  horizon  à  l'histoire  du  genre 
humain.  L'Asie,  dont  les  annales  ne  remontaient  qu'à  deux  ou 
trois  mille  ans  avant  notre  ère,  revendiquera  peut-être  une  anti- 
quité aussi  reculée  que  l'Egypte.  Les  monuments  assyriens  attes- 
tent dès  maintenant  que  la  Grèce  a  subi  l'influence  de  l'Orient. 
L'Inde  a-t-elle  eu  une  action  sur  les  Hellènes?  Les  India- 
nistes ne  croient  plus  à  une  filiation  rigoureuse  des  deux  civi- 
lisations; ils  ne  croient  pas  davantage  qu'elles  se  soient  déve- 
loppées d'une  manière  indépendante  :  il  y  a  un  lien,  quoique  nous 
ne  puissions  pas  le  saisir  dans  l'histoire.  Les  Phéniciens  ont  égale- 
ment eu  d'antiques  rapports  avec  la  Grèce.  Mais  quelle  est  la 
science  que  la  race  commerçante  de  Tyr  a  répandue  sur  toutes  les 
côtes  de  l'Europe?  Nouvelle  incertitude.  Si  l'on  en  croit  quelques 
savants,  les  Phéniciens  n'auraient  été  que  les  facteurs  de  la  sagesse 
égyptienne;  leurs  relations  avec  les  Grecs  et  avec  tous  les  peuples 
de  l'Occident  attestent  au  moins  une  influence  de  l'Orient  sur  l'Eu- 
rope. Il  y  avait  encore  en  Asie  un  peuple,  en  apparence  isolé,  mais 
que  la  Providence  mit  en  communication  avec  toutes  les  races 
théologiques  de  l'antiquité  :  si  politiquement  nous  sommes  les 
descendants  de  Rome  et  de  la  Grèce,  le  christianisme,  fondement 
de  notre  vie  morale,  nous  rattache  à  la  Judée.  Ainsi  partout  nous 
découvrons  des  liens  entre  l'Europe  et  l'Asie.  La  parenté  des  deux 
mondes  et  l'action  que  l'Orient  a  exercée  sur  l'Occident  ne  peuvent 
donc  être  méconnues. 

(\)  Voyez  plus  bas,  livre  de  l'Egypte,  ch.  III,  §  2,  N"  i. 


I 


l'orient  et  l'occident.  109 

Nous  ne  nous  dissimulons  pas  le  vague  des  résultats  auxquels 
nous  conduisent  nos  recherches.  Nous  avons  la  conviction  que 
les  peuples  de  l'Asie  réclament  une  place  dans  l'histoire  de  la 
civilisation  européenne.  Si  elle  leur  a  été  longtemps  refusée,  c'est 
par  ignorance.  La  littérature  indienne,  les  livres  sacrés  des  Perses, 
les  monuments  de  l'Egypte  et  de  TAssyrie  ont  dissipé  les  ténèbres, 
mais  sans  faire  luire  la  lumière  :  c'est  depuis  que  nos  connais- 
sances sont  augmentées  que  nous  sentons  combien  elles  sont 
défectueuses.  Nous  ne  pouvons  que  marquer  la  lacune  ;  l'avenir  la 
comblera  peut-être. 


§  III.  Différences  entre  l'Orient  et  l'Occident.  Rapprochement 
des  deux  mondes. 

La  parenté  de  l'Orient  et  de  l'Occident  n'empêche  pas  qu'il  n'y 
ait  des  différences  profondes  entre  ces  deux  grandes  fractions  du 
genre  humain.  La  théocratie  est  l'élément  dominant  de  la  vie  orien- 
tale; elle  a  empreint  de  son  esprit  le  despotisme  et  jusqu'aux 
républiques  commerçantes  de  Tyr  et  de  Carthage.  Or,  si  l'on  pénè- 
tre au  fond  de  la  doctrine  sacerdotale,  l'on  y  découvre  comme 
essence  le  principe  de  l'inégalité.  L'Occident  paraît  se  mouvoir 
dans  une  direction  opposée;  l'égalité  est  son  idéal:  la  religion  le 
consacre  comme  un  dogme,  les  peuples  cherchent  à  l'appliquer 
dans  l'ordre  politique.  L'inégalité  est  donc,  du  point  de  vue  de  nos 
Études,  le  trait  caractéristique  de  l'Orient;  elle  existe  dans  la 
famille,  dans  la  société,  dans  les  relations  internationales. 

Quelle  est  la  condition  de  la  famille  dans  l'Orient?  La  malé- 
diction divine  pèse  sur  la  femme  (');  elle  est  à  peine  considérée 


(1)  Genèse,  III,  16  :  «  Ton  mari  te  dominera,  ta  concupiscence  sera  sur  ton 
mari.  » 

Lois  de  Manou,  IX,  17  :  «  Manou  a  donné  en  partage  aux  femmes  l'amour  de 
leur  lit,  de  leur  siège  et  de  leur  parure,  la  concupiscence,  la  colère,  les  mauvais 
penchants,  le  désir  de  faire  du  mal  et  la  perversité.  »  Ibid.,  II,  213  :  «  Il  est  dans 
la  nature  du  sexe  féminin  de  chercber  ici-bas  à  corrompre  les  hommes.  '» 


HO  l'orient. 

comme  un  être  humain  (');  c'est  un  instrument  de  production  ('); 
quand  il  ne  fructifie  pas  dans  la  main  de  son  possesseur,  celui-ci  le 
prête  pour  le  féconder  (').  Le  mari  est  pour  la  femme  ce  que  la 
divinité  est  pour  l'homme  {*), 

Lorsque  l'inégalité  règne  dans  la  famille,  elle  doit  dominer  aussi 
dans  la  société;  le  droit  public  reflète  le  droit  privé.  Cependant 
les  historiens  grecs  disent  que  l'esclavage  n'existait  pas  chez  les 
Indiens  :  «  Parmi  les  lois  singulières  de  l'Inde,  dit  Mégasthène,  il 
y  en  a  une  bien  étonnante,  enseignée  par  les  anciens  philosophes  : 
il  n'y  a  point  d'esclaves  chez  eux,  tous  les  hommes  sont  libres  et 
doivent  respecter  l'égalité  »  (*).  Il  y  a  quelque  chose  de  plus  étrange 
que  cette  prétendue  loi,  c'est  l'illusion  que  l'Inde  a  faite  à  la  Grèce. 
L'égalité  proclamée  comme  dogme  dans  le  pays  des  castes  est  une 
impossibilité  absolue.  Les  livres  sacrés  de  l'Inde  prouvent  que  les 
Grecs  se  sont  trompés  :  le  Code  deManou  énumère  sept  sources  d'es- 
clavage (®).  Mais  comment  expliquer  l'erreur  des  écrivains  anciens? 
Les  esclaves  proprement  dits  étaient  moins  nombreux  dans  l'Inde 
qu'en  Grèce  :  les  Grecs  se  sont  imaginé  que  tous  ceux  qu'ils  ne 


(1)  Aristote  dit  que  les  Barbares  ne  font  aucune  différence  entre  les  femmes 
et  les  esclaves  (Polit.,  I,  2).  A  Babylone  on  vendait  les  femmes  au  plus  offrant  et 
dernier  enchérisseur  (Herod.,  I,  196). 

(2)  Bhdgavata  Purâna,  IX,  20,  2\  :  «  La  mère  est  le  réceptacle;  c'est  au  père 
qui  l'a  engendré  qu'appartient  le  fils. 

(3)  Lois  de  Manou,  IX,  59  :  «  Lorsqu'on  n'a  pas  d'enfants,  la  progéniture 
qu'on  désire  peut  être  obtenue  par  l'union  de  l'épouse,  convenablement  autori- 
sée, avec  un  frère  ou  un  autre  parent.  » 

(4)  Lois  de  Manou,  V,  154.  —  Bhâgavata  Purâna,  VI,  18,  32.  —  Mmâyana, 
1, 17,  28;  II,  20,  21,  et  passim.  Ce  Dieu  était  le  seul  qu'il  fût  permis  à  la  femme 
de  connaître;  elle  ne  jouit  pas  du  bénéfice  de  l'initiation  religieuse;  elle  est  inca- 
pable de  lire  les  Vèdas;  elle  est  mise  en  toutes  circonstances  sur  la  même  ligne 
que  les  çîidras  {Bhâgavata  Purâna,  11,7,  46  ;  1,4,  25.  —  Burnouf,  Préface  du 
Bhâgavata  Purâna,  p.  20). 

(5)  Diodor.,  II,  39.  Arrien  (Indic,  c.  10)  ajoute  qu'il  en  est  de  même  à  Sparte, 
mais  que  les  Lacédémoniens  ontcependant  des  ilotes,  tandis  que  chez  les  Indiens 
il  n'y  a  aucune  espèce  d'esclaves. 

(6)  Lois  de  Manou,  VIII,  415  :  Le  captif  prisonnier  de  guerre,  le  domestique 
qui  vend  sa  liberté  pour  qu'on  l'entretienne,  les  enfants  nés  d'une  femme 
esclave,  les  esclaves  achetés,  donnés  ou  héréditaires,  celui  qui  est  esclave  par 
punition,  parce  qu'il  ne  peut  acquitter  une  amende. 


l'orient  et  l'occident.  m 

voyaient  pas  dans  les  liens  de  la  servilnde  étaient  des  hommes 
libres  ;  ils  n'ont  pas  compris  que  la  caste  est  la  première  forme  de 
la  servitude  et  la  plus  avilissante.  L'esclave  peut  être  affranchi; 
«  tandis  qu'un  coudra,  bien  qu'affranchi  par  son  maître,  n'est  pas 
délirré  de  l'état  de  servitude  ;  car  cet  état  étant  naturel,  qui  pour- 
rait l'en  exempter  ?(')  »  Ainsi  des  populations  entières  étaient 
réduites  à  une  condition  pire  que  l'esclavage  grec  ou  romain. 

La  différence  de  dogme  qui  sépare  l'Europe  et  l'Orient  est  fon- 
damentale; cependant  elle  ne  nous  paraît  pas  essentielle  ni  perma- 
nente. Nous  ne  pouvons  croire  à  l'éternité  d'une  loi  qui  viole 
l'humanité.  L'histoire  des  théocraties  va  nous  montrer  que  le 
régime  de  l'inégalité  et  les  castes  que  nous  maudissons  aujourd'hui 
à  bon  droit  ont  été  un  moyen  employé  par  la  Providence  pour 
l'éducation  du  genre  humain.  Les  peuples  de  l'Europe  ont  rejeté 
les  entraves  de  leur  berceau  ;  en  grandissant,  ils  ont  revendiqué  la 
liberté  et  l'égalité;  un  enseignement  chrétien  de  dix-huit  siècles 
leur  a  appris  que  tous  les  hommes  forment  une  grande  famille  :  le 
moment  n'arrivera-t-il  pas  où  ils  se  souviendront  de  leurs  frères 
du  lointain  Orient,  qui  attendent  une  nouvelle  initiation?  Ce 
moment  semble  venu.  L'Europe  et  l'Asie  se  rapprochent;  les  plus 
vieux  monuments  de  l'humanité  nous  apprennent  que  nous  devons 
notre  civilisation  à  cet  Orient  qui  paraît  déchu  ;  il  est  temps  de 
reconnaître  notre  dette  (*),  en  lui  communiquant  à  notre  tour  la 
doctrine  de  Vie. 

Il  y  a  un  principe  qui  fait  encore  plus  défaut  à  l'Orient  que 
l'égalité,  c'est  la  liberté.  Une  puissante  religion  y  a  répandu  le 
dogme  de  l'égalité  religieuse,  et  sous  son  influence  les  castes  ont 
disparu.  Cependant  le  bouddhisme  n'est  point  parvenu  à  imprimer 
une  vie  forte  et  progressive  à  l'Asie  :  le  despotisme  y  règne  après 
comme  avant  la  prédication  du  Bouddha.  L'on  en  a  accusé  la  rcli- 


(1)  Lois  de  Manou,  VIII,  414. 

{2)  Colebrooke,  Discourse  read  at  a  meeting  of  theAsiatic  Society  (Tra/isac- 
tio7is  of  the  Royal  Asiat.  Soc,  T.  I,  p.  XVII)  :  «  To  those  countries  of  Asia,  iu 
which  civilization  may  be  justly  considcred  lo  hâve  had  ils  origin,  or  to  hâve 
attaincd  its  earliest  growth,  the  rest  of  the  civilizcd  world  owes  a  large  debt  of 
gratitude,  which  it  cannot  but  be  solicitous  to  repay.  » 


H  2  l'orient. 

gion.  Nous  croyons,  et  nous  essayerons  de  le  prouver,  que  la 
différence  qui  sépare  les  empires  bouddhiques  des  étals  chrétiens 
ne  tient  pas  au  dogme.  Le  christianisme  pas  plus  que  le  bouddhisme 
n'a  le  sentiment  ni  le  besoin  de  la  liberté.  Si  l'Europe  est  libre, 
tandis  que  l'Orient  est  esclave,  la  raison  en  est  que  les  Germains 
ont  donné  au  monde  occidental  l'esprit  de  liberté  qui  a  toujours 
manqué  aux  peuples  de  l'Orient.  L'Europe  ne  régénérera  l'Asie, 
qu'en  lui  communiquant  par  le  mélange  des  races,  l'esprit  de 
liberté  qui  fait  sa  vie.  Mais  pour  cela  il  faut  qu'elle-même  conserve 
intact  le  noble  héritage  de  ses  ancêtres.  Par  un  bonheur  providen- 
tiel, la  nation  qui  a  fondé  eu  Orient  la  plus  vaste  domination,  est 
aussi  celle  qui  se  distingue  entre  toutes  par  son  indestructible 
attachement  à  la  liberté. 


■  JVO\J^^~' 


I 


LES    THÉOCRATIES. 


INTRODUCTION. 


I 


§  I.  Mission  des  Théocraties. 

Les  philosophes  du  dernier  siècle  frappèrent  d'une  réprobation 
éclatante  le  despotisme  religieux  dont  les  derniers  débris  encore 
subsistants  excitaient  leur  colère.  D'après  eux,  la  théocratie  était 
une  grossière  erreur  de  la  part  des  peuples  abusés  et  une  mon- 
strueuse imposture  de  la  part  de  ceux  qui  établirent  la  religion 
parmi  les  hommes.  C'est  sous  ces  couleurs  que  le  régime  théo- 
cratique  est  dépeint  par  Condorcet,  dans  son  Tableau  des  Progrès 
de  l'esprit  humain,  ce  testament  du  dix-huitième  siècle.  Dans  les 
écrits  des  penseurs  de  second  ordre,  ces  sentiments  haineux  prirent 
une  expression  aussi  repoussante  qu'injuste  :  Volney  dit  tout 
crûment  que  les  ^vèlVQS  ^owi  des  jongleurs  qui  trouvent  commode 
de  vivre  aux  dépens  d'autrui  ('). 

Sommes-nous  parvenus  à  nous  affranchir  d'un  préjugé  qui 
dégrade  le  genre  humain,  en  le  divisant  en  dupes  et  en  fripons? 

(I)  Volnerj,  Histoire  de  Samuel,  §  4. 


H4  LES   THÉOCRATIES. 

Nous  avons  encore  du  sang  de  nos  pères  dans  les  veines  :  les  âmes 
les  plus  religieuses  frémissent  au  nom  de  IhéocvâHe.  Benjamin  Con- 
stant poursuit  les  castes  sacerdotales  avec  acharnement,  convaincu 
qu'il  est  que  sous  leur  funeste  influence  le  sentiment  religieux  se 
flétrit  et  disparaît.  Cependant  on  aperçoit  déjà  chez  lui  un  com- 
mencement de  justice;  il  veut  bien  avouer  que  le  sacerdoce  n'est 
pas  l'auteur  de  tous  les  maux  qui  ont  pesé  sur  le  monde  (').  Les 
idées  ont  marché  rapidement  dans  cette  voie  d'impartialité. 
Aujourd'hui  la  conscience  humaine  se  révolte  à  la  supposition 
qu'un  ordre  qui  a  présidé  à  l'éducation  des  peuples,  ait  été  inspiré 
uniquement  par  les  plus  viles  passions.  Mais  gardons-nous  de 
tomber  dans  un  excès  contraire ,  celui  d'une  aveugle  indulgence. 
Il  y  a  plus  d'un  prêtre  qui  mérite  la  flétrissure  que  Volney  a 
infligée  à  tout  l'ordre  sacerdotal.  Les  philosophes  ont  eu  tort  de 
méconnaître  l'influence  civilisatrice  des  théocraties;  si  nous  la 
célébrons,  ce  n'est  pas  à  dire  que  nous  en  fassions  honneur  au 
sacerdoce  comme  tel.  Le  despotisme  religieux  en  lui-même  est  un 
mal;  s'il  est  un  instrument  de  civilisation  dans  les  mains  de  Dieu, 
cela  justifie  la  Providence  etnon  les  hommes.  Félicitons-nous  donc 
de  ce  que  l'empire  de  la  théocratie  est  fini  :  c'est  une  forme  morte, 
et  toute  tentative  pour  la  ressusciter  serait  aussi  vaine  qu'impie. 

La  théocratie  se  trouve  au  berceau  de  toutes  les  nations.  Des- 
tinée à  relier  les  hommes,  la  religion  commence  à  remplir  celte 
mission  dès  que  les  sociétés  naissent.  Mais  d'après  les  divers 
degrés  de  civilisation,  elle  intervient  sous  des  formes  différentes. 
La  première  de  ces  formes  est  la  théocratie.  Dieu  lui-même  révèle 
aux  hommes,  par  l'intermédiaire  d'un  prophète,  la  loi  sous  laquelle 
ils  doivent  vivre  :  telle  est  la  foi  de  tous  les  peuples  et  le  caractère 
distinctif  de  la  théocratie.  La  croyance  d'une  action  directe  de  la 
Divinité  était  nécessaire  pour  contenir  les  passions  violentes  qui 
s'agitent  dans  les  sociétés  primitives.  Le  plus  fort  opprime  le  faible  ; 
érigera-t-on  ce  fait  en  droit  et  la  force  dcviendra-t-elle  la  base  de 
l'état  social?  L'humanité  repousse  d'instinct  cette  dégradante 
doctrine.  C'est  la   pensée,  reflet   divin   du  Créateur,  qui  doit 

(1)  D.  Constant,  Delà  Religion,  VI,  3;  XV,  1. 


MISSION  DES  THÉOCRATIES.  HS 

régir  le  monde;  mais  comment  se  manifestera-t-elle?  Nous  ne 
reconnaissons  plus  à  la  raison  un  droit  à  la  souveraineté;  nous 
croyons  que  la  supériorité  impose  un  devoir  plutôt  qu'elle  ne 
donne  un  droit,  et  que  ce  devoir  ne  peut  être  exercé  qu'en  vertu 
de  la  vocation  émanée  des  nations.  Ces  principes,  à  peine  prati- 
qués au  dix-neuvième  siècle,  n'étaient  pas  même  soupçonnés  dans 
les  sociétés  naissantes.  Si  l'intelligence  enlève  l'empire  à  la  force, 
c'est  pour  se  l'arroger  à  elle-même  :  elle  s'attribue  un  droit  et  se 
reconnaît  à  peine  un  devoir.  Voilà  la  théocratie  en  essence.  La 
révélation  dont  elle  est  dépositaire  sanctifie  la  domination  de  la 
caste  sacerdotale  aux  yeux  des  peuples;  mais  ce  qui  à  ses  propres 
yeux  légitime  l'empire  qu'elle  exerce,  c'est  qu'elle  se  sent  supé- 
rieure aux  masses,  et  par  suite  elle  se  croit  le  droit  de  marcher  à 
leur  tête.  Cela  est  si  vrai  que  dans  le  pays  théocratique  par  excel- 
lence, l'Inde,  les  livres  sacrés  et  les  doctrines  philosophiques 
s'accordent  à  mesurer  la  perfection  des  êtres  d'après  leur  science. 
Il  fallait  sans  doute  que  le  principe  de  l'intelligence  fût  exalté  à  ce 
point,  pour  qu'il  fût  capable  de  lutter  contre  la  force  brutale 
déchaînée  dans  le  monde.  La  théocratie  l'emporta  en  exerçant  son 
pouvoir  au  nom  de  Dieu.  L'histoire  atteste  qu'elle  a  été  l'institu- 
trice de  l'humanité.  A  ce  point  de  vue  l'on  peut  dire  que  sa  domi- 
nation fut  nécessaire  et  providentielle. 


§  II.  Les  castes.  Origine  et  bienfaits  de  cette  institution. 


L'origine  des  castes  est  un  des  problèmes  qui  ont  le  plus  préoc- 
cupé les  historiens  et  les  philosophes  (').  Les  anciens  voyaient  dans 
tous  les  établissements  l'œuvre  d'un  législateur  ;  aujourd'hui  per- 
sonne ne  croira  plus  avec  Aristote  (^),  que  les  castes  aient  été 
inventées  par  Sésostris.  Une  organisation  sociale  qui  existe  chez 

(4)  Benjamin  Constant  expose  et  discute  avec  sa  lucidité  ordinaire  les  divers 
systèmes  qui  ont  été  proposés  sur  l'origine  des  castes  (De  la  licUgion,  III,  8). 
(2)  ^lns(o(.,  Polit.,  VII,  9,  1,3. 


116  LES    THÉOCRATIES. 

(les  peuples  dont  l'histoire  remonte  au  berceau  de  riiumanité  doit 
avoir  ses  racines  dans  la  nature  humaine.  Dans  les  sociétés  primi- 
tives, l'homme  n'a  pas  cette  mobilité,  ce  besoin  de  sortir  de  la 
condition  où  il  est  né,  qui  distinguent  les  sociétés  plus  avancées  : 
le  père  est  l'instituteur  de  son  fils;  les  occupations  comme  les  con- 
naissances se  transmettent  par  hérédité.  D'un  autre  côté,  l'homme 
est  encore  dominé  par  la  nature  extérieure;  les  travaux  varient 
moins  d'après  les  aptitudes  diverses  des  individus,  que  d'après  les 
circonstances  locales  :  les  riverains  des  fleuves  sont  pêcheurs  et 
bateliers,  les  habitants  des  plaines  fécondes  se  livrent  à  l'agricul- 
ture, les  vallées  riches  en  pâturages  forment  le  séjour  des  pasteurs. 
Il  est  si  vrai  que  l'homme  est  enclin  à  un  partage  régulier  des 
différentes  occupations  de  la  vie  entre  différentes  classes,  qu'on 
trouve  des  germes  de  castes  chez  les  tribus  sauvages  ('),  et  qu'il  en 
reste  des  vestiges  jusque  dans  la  plus  haute  civilisation  (^). 

Le  partage  naturel  des  travaux  n'explique  pas  encore  la  domi- 
nation que  les  castes  supérieures  exercent  sur  les  classes  infé- 
rieures. On  a  cherché  l'origine  de  cet  empire  dans  la  conquête  ;  on 
a  cité  l'Inde  ('),  où  les  brahmanes  et  les  kchattriyas  appartiennent 
à  un  peuple  que  la  guerre  a  implanté  dans  une  terre  étrangère.  La 
conquête  explique  en  effet  la  formation  d'une  caste  de  guerriers  : 
les  patriciens  de  Rome  s'arrogeaient  sur  les  plébéiens  une  supério- 
rité insultante  qui  suppose  que  les  uns  étaient  des  vainqueurs  cl  les 
autres  des  vaincus  :  la  noblesse  féodale,  descendue  des  conquérants 
barbares,  se  trouvait  également  à  l'égard  des  Gaulois  dans  des 
rapports  qui  rappellent  la  séparation  des  castes.  Mais  il  y  a  dans 
l'institution  de  l'Orient  un  élément  dont  celte  hypothèse  ne  rend  pas 
raison.  L'inégalité  résultant  de  la  conquête,  a  pour  principe  la  force, 

(1)  Chez  les  unes,  il  y  a  des  pêcheurs  et  des  chasseurs;  chez  d'autres,  des 
agriculteurs  ou  des  magiciens  héréditaires  {Benjamin  Constant,  Do  la  Religion, 
III,  8). 

(2)  Encore  dans  les  sociétés  modernes,  la  classe  des  laboureurs  se  recrute 
presque  exclusivement  par  la  voie  de  l'hérédité;  ce  n'est  que  dans  la  sphère 
plus  agitée  des  villes,  qu'il  y  a  mobilité  incessante  dans  le  classement  des  indi- 
vidus {Loebell,  Die  Weltgeschiehte  in  Umrissen,  T.  I,  p.  65). 

(3)  Voyez  plus  bas,  VInck,  chap.  II,  §  ^,  n<»  1 .  Pour  l'Egypte,  la  chose  est  dou- 
teuse (Voyez  plus  bas,  VÉyijpte,  ch.  I,  §  3,  n»^). 


LES   CASTES.  117 

tandis  que  rinégalité  des  castes  dérive  d'une  tache  originelle,  d'une 
souillure  indélébile,  à  laquelle  la  violence  est  toul-à-fait  étrangère. 
D'ailleurs,  si  la  guerre  justifie  la  domination  de  la  classe  vouée  aux 
armes  et  l'asservissement  des  vaincus,  il  est  difficile  de  concevoir^ 
comment  elle  aurait  donné  naissance  à  la  caste  sacerdotale.  Ce 
n'est  pas  au  moment  où  les  conquérants  sont  enivrés  par  la  vic- 
toire, qu'ils  se  courberont  sous  le  joug  d'une  théocratie.  Il  faut 
donc  admettre  que  l'ascendant  des  prêtres  a  précédé  l'invasion  ou  l'a 
suivie.  La  difficulté  est  reculée,  elle  n'est  pas  résolue.  Il  est  impos- 
sible d'expliquer  historiquement  la  formation  de  la  caste  sacerdo- 
tale; mais  il  est  évident  qu'une  puissance  fondée  sur  la  volonté  de 
Dieu,  doit  avoir  pour  cause  première  une  croyance  religieuse.  Le 
sacerdoce  imprima  aux  castes  le  caractère  qui  leur  est  propre.  Des 
divisions  d'occupations  ou  de  fonctions,  des  différences  de  droits, 
que  la  nature,  des  circonstances  accidentelles  ou  la  guerre  avaient 
introduites,  reçurent  une  sanction  divine;  la  séparation  devint 
profonde,  insurmontable;  les  classes  inférieures  acceptèrent  elles- 
mêmes  leur  dégradante  condition,  comme  une  loi  divine. 

Les  castes  sont  condamnées  depuis  longtemps  par  l'humanité; 
elles  sont  condamnées  par  Dieu  même,  qui  distribue  les  dons  de 
l'intelligence  et  de  l'àme  sans  considérer  l'état  et  la  condition  de 
ceux  qui  reçoivent  dans  leur  sein  un  nouvel  habitant  de  ce  monde. 
L'institution  des  castes  est  encore  en  opposition  avec  la  loi  fonda- 
mentale qui  régit  l'humanité  :  elle  tend  à  immobiliser  la  société, 
tandis  que  la  mission  des  individus  et  des  nations  est  de  marcher 
et  d'avancer  sans  cesse  :  elle  enchaîne  le  libre  mouvement  des 
individus,  tandis  que  la  liberté  est  une  condition  providentielle 
pour  le  développement  des  facultés  humaines.  Mais  pour  apprécier 
avec  impartialité  l'action  des  castes  dans  le  passé,  il  ne  faut  pas  les 
juger  du  point  de  vue  de  notre  civilisation;  nous  devons  entrer 
dans  les  idées  et  les  sentiments  des  peuples  au  milieu  desquels 
elles  ont  pris  naissance.  Or,  si  nous  consultons  l'Inde  elle-même 
sur  une  inslilulion  indienne,  un  fait  remarciuable  nous  frajjpe.  La 
condition  des  coudras  est  déjà  avilissante,  mais  où  trouver  des 
expressions  pour  dépeindre  l'abjection  des  tribus  qui  n'ont  pas  été 
admises  dans  les  castes,  des  tchàndalas  ou  parias?  Cependant  les 

8 


H8  LES  THÉOCRATIES. 

parias  ne  font  pas  entendre  une  plainte  sur  leur  sort;  encore  moins 
songent-ils  à  le  changer  par  la  violence,  bien  qu'ils  forment  le  quart 
de  la  population  de  l'Inde  (').  Il  n'y  a  pas  pour  l'Européen  de 
spectacle  plus  étonnant  que  la  tyrannie  acceptée  comme  légitime 
par  l'esclave.  Mais  ce  que  nous  appelons  tyrannie,  est  pour  l'In- 
dien la  manifestation  de  la  justice  divine.  L'homme  fait  lui-même 
son  sort;  coupable  dans  une  vie  antérieure,  il  est  puni  en  naissant 
dans  une  caste  inférieure;  s'il  remplit  ses  devoirs  envers  Dieu,  il 
aura  sa  récompense  dans  une  vie  future;  le  coudra  pourra  renaître 
dans  la  caste  sacrée  des  brahmanes.  Ainsi  ce  que  nous  considérons 
comme  l'inégalité  la  plus  révoltante  est,  dans  laconception  indienne, 
la  véritable  égalité,  puisque  c'est  la  rétribution  faite  par  Dieu  des 
biens  et  des  maux  d'après  les  mérites  de  chacun. 

Nous  croyons  qu'il  y  a  une  profonde  vérité  dans  la  doctrine 
religieuse  des  Indiens,  l'idée  de  la  justice  divine  se  manifestant 
dans  la  vie  progressive  des  hommes.  Nous'admettons  avec  un  phi- 
losophe catholique (^),  que  tout  mal  est  une  peine,  car  nous  ne 
pouvons  comprendre  que  Celui  qui  est  toute  bonté,  inflige  un  mal 
véritable  à  ceux  qui  ne  le  méritent  point  :  la  peine,  s'il  y  a  une 
justice  divine,  ne  peut  frapper  que  des  coupables.  Mais  qu'est-ce 
que  le  mal?  Est-ce  la  condition  plus  ou  moins  misérable  dans 
laquelle  l'homme  vient  au  monde?  Les  brahmanes  l'ont  dit,  parce 
qu'ils  avaient  intérêt  à  le  dire.  Us  ont  enseigné  que  l'homme  qui 
naît  dans  la  caste  des  coudras,  a  démérité  dans  une  vie  antérieure  : 
cette  croyance  était  un  moyen  assuré  de  maintenir  les  classes 
dépendantes  dans  une  éternelle  obéissance,  puisque  Dieu  lui- 
même  leur  imposait  la  servitude  et  la  soumission.  Mais  en  portant 
ce  jugement  téméraire,  ils  entreprenaient  sur  la  science  divine  : 
Dieu  seul  sait  ce  qui  est  le  mal  et  ce  qui  est  le  bien.  Ce  qui  paraît 
le  mal  aux  hommes,  est  parfois  un  bien,  et  le  bonheur  apparent 
est  souvent  le  plus  grand  des  malheurs.  Du  point  de  vue  brâhma- 

(1)  Dubois,  Mœurs  des  Indiens,  T.  I,  p.  51.  Mais ,  dit  le  même  écrivain,  tout 
paria  est  élevé  dans  l'idée  qu'il  est  né  pour  être  asservi  aux  autres  castes ,  et 
que  c'est  là  sa  destinée  irrévocable;  jamais  on  ne  lui  persuadera  que  la  nature  a 
créé  les  hommes  égaux  [Revue  de  VOrient,  T.  IV,  p.  40). 

(2)  De  Maistre,  Soirées  de  Saint-Pétersbourg. 


LES  CASTES.  119 

nique,  la  naissance  dans  une  classe  inférieure  serait  une  punition; 
mais  la  fortune  n'est-elle  pas  trop  souvent,  d'après  le  témoignage 
même  des  hommes,  une  malédiction  pour  ceux  qui  en  jouissent? 
Il  n'y  a  qu'un  mal  véritable,  Je  vice;  il  n'y  a  qu'un  vrai  bien,  la 
vertu  ;  or  le  vice  et  la  vertu  se  rencontrent  dans  toutes  les  conditions 
sociales.  Dès  lors,  aucun  signe  apparent  ne  nous  indique  qui 
subit  une  peine  ou  qui  reçoit  une  récompense  :  la  conscience  seule 
de  l'individu  est  juge  compétent  de  la  justice  que  Dieu  exerce  sur 
lui.  Les  brahmanes,  tout  en  partant  d'un  principe  vrai,  devaient 
aboutir  à  des  conséquences  monstrueuses,  parce  qu'ils  interpré- 
taient le  dogme  de  la  justice  divine  et  de  la  préexistence  dans  un 
sens  matériel  ;  au  lieu  de  relier  les  hommes,  le  brahmanisme  donna 
la  sanction  de  la  religion  à  la  division  la  plus  radicale  qu'on  puisse 
imaginer.  Le  genre  humain  ne  se  compose  plus  d'êtres  unis  par 
une  origine  commune  :  il  y  a  des  êtres  inférieurs  frappés  par  la 
justice  divine,  damnés  auxquels  le  Créateur  imprime  une  marque 
extérieure  de  leur  crime  et  de  leur  punition  :  il  y  a  des  êtres  supé- 
rieurs reconnus  comme  tels  par  Dieu  et  établis  par  lui  pour  domi- 
ner sur  les  créatures  déchues;  il  ne  peut  pas  y  avoir  plus  de 
rapports  entre  les  castes  qu'entre  le  ciel  et  l'enfer, 

Conclorcet  a  donc  raison  de  déplorer  la  distinction  de  deux  races 
d'hommes,  les  uns  nés  tyrans,  les  autres  nés  esclaves.  Mais  au  lieu 
d'accuser  la  religion  de  celte  funeste  séparation,  il  aurait  dû  s'en 
prendre  aux  hommes  et  à  l'imperfection  de  l'humanité;  pour  mieux 
dire,  apôtre  de  la  perfectibilité  indéOnie  du  genre  humain,  il  aurait 
dû  reconnaître  que  par  cela  seul  que  l'homme  est  perfectible,  il  est 
imparfait,  que  dans  toutes  les  institutions  il  y  a  un  élément  d'er- 
reur tout  ensemble  et  un  germe  de  progrès.  Alors  il  aurait  vu  dans 
la  théocratie  un  instrument  employé  par  la  Providence  pour  l'édu- 
cation des  peuples. 

Les  anciens  ont  déjà  fait  la  remarque  ('),  que  l'exercice  des  arts 
et  des  métiers,  restreint  à  certaines  classes,  a  exercé  dans  l'enfance 
des  sociétés  une  action  plutôt  bienfaisante  que  défavorable.  Les 
monuments  de  l'Égyplc,  sur  lesquels  on  trouve  retracée  l'industrie 

(1)  Elle  se  trouve  chez  Isocratc  (Busiris,  §  16,  sqq.). 


120  LES  THÉOCRATIES. 

jusque  dans  ses  moindres  détails,  confirment  cette  observation  :  la 
perfection  des  formes  est  comparable,  au  jugement  des  voyageurs, 
à  celle  de  l'art  grec.  Sans  doute  les  castes  arrêtaient  le  développe- 
ment du  génie,  puisque  le  hasard  de^  la  naissance  décidait  irrévo- 
cablement de  l'avenir  des  hommes;  mais  elles  offraient  aussi  une 
compensation  à  ce  défaut  de  liberté.  Si  moins  de  capacités  étaient 
appelées  à  se  produire,  d'autre  part  les  hommes  de  génie  qui  nais- 
saient dans  les  classes  supérieures  trouvaient  toutes  les  ressources 
nécessaires  pour  se  développer  ;  et  dans  l'état  de  la  société  où  les 
castes  ont  pris  naissance,  ne  fallait-il  pas  un  appui  spécial  pour  faire 
éclore  les  talents?  Les  intelligences  privilégiées,  nourries  dans  les 
sanctuaires,  aidèrent  les  peuples  à  sortir  de  leur  barbarie  primi- 
tive (').  Mais  si  les  castes  favorisèrent  le  développement  de  l'espèce 
humaine,  elles  devinrent  un  mal  du  jour  où  le  sacerdoce  voulut  le 
perpétuer.  L'humanité  doit  rejeter  une  institution  qui  l'a  aidée  à 
faire  les  premiers  pas  dans  la  civilisation,  de  même  que  l'homme, 
en  grandissant,  s'affranchit  des  liens  qui  ont  protégé  son  enfance. 
C'est  la  gloire  de  l'Occident  d'avoir  opéré  cet  affranchissement,  et 
c'est  pour  cette  raison  que  la  perfectibilité  humaine  se  manifeste 
surtout  dans  le  monde  européen. 

(4)  Leroux,  dans  V Encyclopédie  Nouvelle,  T.  III,  p.  307. 


—j~\/\f\rj\ru\r- 


LIVRE  PREMIER. 

CHAPITRE  I. 

MISSION    DE    L'INDE. 


Le  genre  humain  a  une  destination  à  laquelle  tout  homme  est 
appelé  à  concourir.  La  vocation  des  individus  reste  le  plus  souvent 
le  secret  de  Dieu;  il  n'en  est  pas  de  même  de  la  lâche  qui  est 
réservée  aux  peuples  dans  l'œuvre  commune  :  leur  passé  explique 
le  présent  et  fait  prévoir  l'avenir.  Le  but  étant  le  même  pour  toute 
l'humanité,  les  divers  membres  qui  la  composent  ont  au  fond  une 
mission  identique,  mais  les  moyens  diffèrent  pour  l'accomplir.  De 
là  la  variété  des  facultés  dont  Dieu  a  doué  les  nations  :  toutes  tra- 
vaillent à  l'œuvre  de  l'association  universelle,  mais  chacune  suivant 
la  diversité  de  son  génie  particulier.  Dans  l'antiquité  surtout  les 
fonctions  des  peuples  sont  distinctes  comme  celles  des  individus  : 
les  uns  sont  guerriers  ou  commerçants;  il  y  en  a  d'autres  que  nous 
appellerons  théologiques. 

Il  importe  de  constater  la  mission  spéciale  dont  la  Providence  a 
chargé  chaque  nation.  Car  de  même  que  les  dispositions  et  les 
facultés  innées  à  l'homme  déterminent  son  existence  tout  entière, 
de  même  toutes  les  manifestations  de  la  vie  d'un  peuple  dérivent 


122  l'inde. 

de  sa  vocation  providentielle,  comme  de  sa  source.  Virgile,  en 
disant  que  Rome  est  née  pour  la  conquête  du  monde,  nous  révèle 
le  principe  de  son  droit  international.  Les  états  commerçants  n'ont 
pas  eu  de  poëte  pour  chanter  leurs  paisibles  exploits  ;  mais  un  his- 
torien philosophe  a  prononcé  sur  eux  ces  paroles  profondes  : 
«  L'histoire  du  commerce  est  celle  de  la  communication  des 
hommes  »  (^).  Les  peuples  théologiques  ont  aussi  leur  mission;  ils 
entrent  en  communion  avec  l'humanité  par  la  pensée,  ils  travaillent 
aux  dogmes  et  les  répandent  dans  le  monde. 

Les  Indiens  sont  un  peuple  essentiellement  théologique.  L'Inde 
brahmanique  n'a  pas  été  guerrière,  ni  commerçante.  Cette  terre 
de  merveilles  fut  visitée  par  les  Sémiramis,  les  Cyrus,  les 
Alexandre ,  mais  elle  ne  produisit  pas  un  seul  conquérant.  Les 
richesses  dont  la  nature  l'a  dotée  furent  un  attrait  pour  les  peuples 
de  l'Asie ,  de  l'Afrique  et  de  l'Europe  ;  elle  devint  le  siège  d'un 
commerce  considérable,  mais  ses  habitants  n'y  prirent  qu'une  part 
passive.  Quel  est  donc  le  trait  caractéristique  du  génie  indien?  Un 
des  plus  ingénieux  interprètes  de  l'Orient  dit  que  c'est  le  besoin  de 
spéculations  philosophiques  et  religieuses  (*).  Y  a-t-il  eu  des  com- 
munications entre  cette  patrie  de  la  pensée  et  les  autres  familles 
humaines? 

Par  son  étendue  et  par  sa  position  continentale,  l'Inde  forme 
presque  un  monde;  sa  constitution  physique  contribua  à  l'isoler, 
en  ce  sens  qu'elle  se  suffisait  à  elle-même.  Le  génie  des  brahmanes 
put  donc  produire  une  civilisation  originale  ;  et  en  réalité  la  société 
indienne  a  résisté  jusqu'à  nos  jours  à  toutes  les  influences  exté- 
rieures, aux  conquêtes  des  Grecs,  des  Mahométans,  des  Euro- 
péens, comme  aux  missions  chrétiennes.  Cependant  sa  civilisation, 
éclose  dans  la  solitude,  devait  profiter  au  genre  humain.  En  vain 
les  peuples  veulent-ils  s'isoler;  la  nature  les  force  à  entrer  en  com- 
munion. Aucune  partie  de  la  terre  n'était  prédestinée  comme  l'Inde 
à  servir  de  lien  entre  les  nations.  Elle  touche  aux  routes  que  les 
caravanes  ont  suivie  de  tout  temps  pour  communiquer  avec  le 

(1)  Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  XXI,  5. 

(2)  Burnoiif,  Préface  du  Bhâgavata  Purâna,  p.  52. 


MISSION  DE  l'iNDE.  123 

nord,  l'ouest  et  le  midi  de  l'Asie;  ses  côtes  sont  ouvertes  aux  navi- 
gateurs de  la  Chine,  de  la  Perse,  de  la  Babylonie,  de  l'Afrique,  de 
l'Europe  et  de  l'Amérique  (*).  Ses  richesses  attirèrent  de  bonne 
heure  les  conquérants  :  c'était  un  premier  lien  entre  l'Inde  brah- 
manique et  le  monde  extérieur.  Les  commerçants  mirent  plus  de 
persistance  que  les  guerriers  à  se  mettre  en  relation  avec  le  pays 
des  épices,  des  pierres  précieuses,  des  tissus  tout  aussi  précieux  : 
les  Phéniciens  visitaient  les  côtes  de  l'Inde  plus  de  mille  ans  avant 
notre  ère.  Les  Indiens  sont-ils  toujours  restés  passifs  dans  ce  mou- 
vement des  peuples? 

Les  Indiens  ont  été  en  rapport  avec  l'Orient  et  avec  l'Occident. 
Leur  influence  dans  l'Orient  est  incontestable,  et  elle  s'est  déployée 
sur  un  vaste  théâtre.  Les  tribus  aryennes  qui  occupèrent  l'Inde  ont 
gagné  à  la  civilisation  un  territoire  dont  la  surface  égale  presque 
celle  de  l'Europe  et  dont  la  population  actuelle  est  plus  considé- 
rable que  celle  de  l'Afrique  et  de  l'Amérique.  Peuple  essentielle- 
ment civilisateur,  les  Aryens  dépassèrent  les  limites  que  la  nature 
a  assignées  à  l'Inde;  ils  s'élancèrent  sur  les  mers  et  portèrent  leur 
culte  et  leurs  arts  dans  les  îles  magnifiques  qui  semblent  détachées 
de  l'Asie.  L'étude  comparée  des  langues,  à  laquelle  nous  devons 
des  découvertes  si  inespérées  sur  les  relations  internationales,  a 
permis  de  suivre  leurs  traces  en  Arabie  ;  quelques  savants  pensent 
que  les  moussons  les  conduisirent  jusque  sur  les  côtes  de  l'Afrique. 
L'origine  indienne  de  l'Egypte  ne  trouve  plus  de  partisans.  Mais  si 
le  sacerdoce  égyptien  ne  procède  pas  de  l'Inde,  le  peuple  sanscrit 
a  une  autre  gloire,  plus  grande  peut-être,  c'est  d'avoir  porté  un 
culte  humain  au  milieu  des  hordes  barbares  de  l'Asie  centrale; 
le  bouddhisme  pénétra  jusque  dans  l'empire  chinois;  il  rivalise 
avec  le  christianisme  pour  l'étendue  de  ses  conquêtes,  et  l'action 
bienfaisante  qu'il  a  exercée. 

L'influence  exagérée  que  l'on  a  attribuée  à  l'Inde  sur  le  monde 
occidental,  a  conduit  à  l'opinion  que  la  civilisation  indienne  est 
restée  tout-à  fait  étrangère  à  l'Europe.  Ne  serait-ce  pas  une  exagé- 
ration en  sens  contraire?  Les  Aryens  tiennent  aux  populations 

(I)  Lassen,  Indische  Alterthumskunde,  T.  I,  p.  74,  76. 


124  l'inde. 

européennes  par  la  communauté  d'origine;  un  commerce  actif  n'a 
cessé  de  relier  les  habitants  de  l'Inde  avec  les  peuples  occidentaux  ; 
peut-on  admettre  que  ce  contact  ait  été  stérile?  Les  doctrines  et 
les  pensées  se  communiquent  en  même  temps  que  les  produits  du 
sol  s'échangent.  Vers  la  décadence  de  l'antiquité,  les  relations 
intellectuelles  des  deux  mondes  deviennent  certaines  :  le  paga- 
nisme mourant  et  le  christianisme  firent  des  emprunts  à  la  Judée, 
à  la  Perse,  à  l'Inde,  à  l'Egypte.  Ainsi  l'Inde  ne  cessa  d'être  en 
rapport  avec  l'humanité,  depuis  la  première  immigration  de  la 
race  aryenne  jusqu'à  la  fin  de  l'antiquité. 


CHAPITRE  II. 

DROIT      DES      GENS. 

§  I.  Considérations  générales. 

Quelles  furent  les  destinées  de  l'Inde  sous  l'empire  de  la  caste 
sacerdotale?  quelle  influence  la  théocratie  exerça-t-elle  sur  les 
relations  internationales  et  sur  le  droit  des  gens  du  peuple  théo- 
cratique  par  excellence?  Question  d'un  intérêt  capital  pour  l'his- 
toire de  l'humanité,  mais  à  laquelle  l'Inde  ne  nous  donne  que  des 
fragments  de  réponse.  L'Inde  n'a  pas  d'histoire;  il  ne  peut  pas  y 
en  avoir  chez  un  peuple  imbu  de  la  doctrine  brahmanique.  L'his- 
toire est  la  manifestation  de  l'humanité  dans  le  temps  et  dans 
l'espace.  La  théologie  indienne  absorbe  l'homme  en  Dieu  :  dans 
ce  panthéisme  infini,  la  notion  du  temps  et  de  l'espace  disparaît. 
L'existence  qui  se  développe  dans  le  monde  n'est  qu'une  illusion; 
la  vie  est  dans  la  pensée,  détachée  de  toute  influence  extérieure, 
concentrée  dans  la  contemplation  de  la  divinité,  et  ayant  pour  but 
de  s'anéantir  en  elle.  Que  deviennent  alors  les  faits  historiques? 
Une  succession  de  rêves,  qu'il  serait  presque  ridicule  de  constater. 


DROIT  DES  GENS.  12S 

Cependant  en  dépit  du  mysticisme,  l'homme  sent  qu'il  fait  partie 
d'un  monde  dont  les  destinées  se  lient  intimement  à  la  sienne. 
Tout  peuple  cherche  à  se  construire  un  passé,  quand  il  serait 
tout-à-fait  imaginaire.  L'Inde  n'a  pas  échappé  à  cette  loi  générale; 
mais  ses  annales  mythiques  dépassent  en  extravagance  tout  ce  que 
l'imagination  la  plus  désordonnée  pourrait  inventer.  Les  hommes 
deviennent  des  dieux,  les  dieux  des  hommes,  l'infini  et  le  fini  se 
confondent  (').  Ces  folles  rêveries  méritent  la  qualification  de 
monstrueuses  et  d'absurdes  qu'un  orientaliste  leur  a  données  (^). 
En  l'absence  d'une  histoire  véritable,  le  tableau  du  droit  interna- 
tional de  l'Inde  doit  se  borner  aux  principes  que  nous  fournissent 
ses  livres  sacrés;  nous  y  ajouterons  les  rares  faits  rapportés  par 
les  historiens  grecs. 

Les  Indiens  ne  sont  pas  un  peuple  guerrier.  Montesquieu,  se 
fondant  sur  les  relations  des  voyageurs,  va  jusqu'à  dire  qu'ils  sont 
naturellement  sans  courage.  Cette  accusation  portée  contre  une 
race  entière  est  sans  doute,  comme  toutes  les  généralités  sur 
l'Orient,  l'exagération  de  faits  particuliers  ou  accidentels  (').  Mais 
il  est  certain  que  l'Inde  brahmanique  n'a  pas  eu  le  goût  de  la 
guerre  :  un  peuple  rêveur  et  voyant  dans  l'action  un  obstacle  à  la 
perfection  finale,  ne  pouvait  rechercher  les  agitations  des  combats. 
Cependant  avant  que  l'Inde  ne  s'assoupît  sous  l'influence  de  la 
doctrine  qui  fait  de  l'inaction  une  voie  de  salut,  elle  a  eu  son 
âge  de  mouvement  et  d'expansion.  Les  brahmanes  et  les  kchattriyas 
n'étaient  pas  indigènes  ;  ils  devaient  à  la  conquête  la  domination 
qu'ils  exerçaient  sur  les  populations  rejetées  dans  la  dernière 

(1)  Uno  vie  de  Brahma  remplit  une  époque  de  433  milliards,  456  millions 
d'années.  Ce  chiffre,  qui  nous  parait  prodigieux,  n'est  encore  rien  en  comparaison 
de  la  conception  gigantesque  d'une  açanicia,  qui  comprend  une  unité  suivie  do 
soixante-trois  zéros  (Fo?i  Dohlen,  Das  alto  Indien,  T,  II,  p.  300). 

(2)  Wilson,  Asiatic  Researchcs,  T.  V,  p.  241  :  «  Indeed  their  System  of 
geography,  chronology  and  history  are  equally  monstrous  and  absurd.  » 

(3)  Un  savant  orientaliste  remarque  à  ce  sujet,  qu'on  .se  fait  une  idée  très-fausso 
de  la  conquête  de  l'Inde  par  les  Musulmans  ;  elle  les  occupa  pendant  ])lus  de  six 
siècles  et  no  fut  jamais  complète.  Le  courage  avec  lequel  les  Indiens  se  défen- 
dirent, devrait  les  mettre  à  l'abri  de  l'accusation  de  lûcheté  (Mohl,  dans  leyo«r- 
nal  des  Savants,  1840,  p.  336.  —  Von  Bohlcn,  Das  alto  Indien,  T.  I,  p.  54.  — 
Lassen,  Ind.  Altherth.,  T.  I,  p.  121), 


126  l'inde. 

caste,  et  sur  les  tribus  qui  ne  furent  pas  admises  dans  l'organisa- 
tion sociale  des  Aryens.  C'est  à  ce  premier  âge  de  l'Inde  que  se 
rapportent  les  traditions  recueillies  dans  le  Mahâhhârata.  Elles 
présentent  une  ressemblance  remarquable  avec  l'époque  héroïque 
des  Grecs.  Le  nom  que  portent  les  héros  chez  les  deux  peuples  est 
identique  (').  Le  caractère  de  Yhéroïsme  est  le  même.  Les  héros 
sont  les  égaux  des  dieux;  ils  ne  craignent  pas  de  les  combattre,  et 
leur  courage  l'emporte  souvent  sur  la  force  divine  (*).  Les  descrip- 
tions des  batailles  rappellent  les  combats  gigantesques  que  se 
livraient  les  hommes  du  nord,  frères  des  Aryens  de  l'IndeC). 
Ceux  qui  tombent  sur  le  champ  de  bataille  deviennent  les  hôtes 
ceindra.  «Ni  les  sacrifices,  ni  les  dons  aux  brahmanes,  ni  les 
pénitences,  ni  la  science  ne  peuvent  être  comparées  à  la  mort 
glorieuse  du  guerrier  (^).  » 

Le  génie  guerrier  qui  brille  d'une  splendeur  si  vive  dans  le 
Mahâhhârata  s'éteignit  dans  le  calme  et  le  silence  des  spéculations 
brahmaniques  (^).  Au  troisième  siècle  avant  notre  ère,  un  ambassa- 
deur des  Séleucides  se  trouvait  à  la  cour  d'un  roi  indien  : 
Mégasthène  s'enquit  des  destinées  du  peuple  mystérieux  dont 
l'existence  paraissait  si  différente  de  celle  de  la  race  hellénique. 
Les  brahmanes  lui  dirent  que  jamais  les  Indiens  n'avaient  fait  la 
guerre  hors  des  limites  de  leur  pays(^),  que  jamais  ils  n'avaient 
fondé  de  colonie  (').  L'Inde  brahmanique  est  donc  un  monde  à 


(>l)  ripaçy  cura.  Voyez  Lassen,  Ind.  Altherth.,  T.  I,  p.  616  et  617,  note  1. 

(2)  Lassen,  ibid.,  p.  773.  —  Comparez  Râmâyana,  I,  19  :  «  Once  unsheating 
my  keen  scimitar,  refulgent  as  the  lightning,  I  regard  not  even  the  god  who 
"wields  the  thunderbolt.  » 

(3)  Lassen,  Ind.  Alterth.,  T.  I,  p.  601.  Il  y  a  encore  d'autres  analogies  entre 
l'âge  héroïque  des  Indiens  et  celui  des  peuples  germaniques.  Les  kchattriyas 
avaient  leurs  bardes  qui  remplissaient  les  fonctions  d'écuyer  et  de  chantre  des 
béros  qu'ils  accompagnaient  sur  les  champs  de  bataille  {Burnouf,  Préface  du 
Bhâgavata  Purâna,  p.  82.  —  Lassen,  ibid.,  p.  480). 

(4)  Passage  du  Mahâbhârata,  cité  par  Lasse7i,  ibid.,  p.  617. 

(5)  Burnouf,  Préf.  du  Bhàg.  Pur.,  p.  32.  —  Lassen,  Ind.  Alterth.,  T.  I,  p.  487. 

(6)  Arrian.,  Indic.  V,  4.  —  Strab.,  XV,  p.  472,  éd.  Casaub. 

(7)  Diodor.,  II,  38.  —  Cf.  Plin.,  H.  N.,  VI,  21,  4  :  «  Indi  prope  gentium  soli 
nunquam  raigravere  fmibus  suis.  » 


DROIT  DES  GENS  127 

part.  Les  guerres  et  les  révolutions  qui  changèrent  la  face  de  l'an- 
tiquité, eurent  un  lointain  retentissement  sur  les  bords  du  Gange, 
mais  la  civilisation  indienne  n'en  reçut  pas  une  impression  durable. 
L'existence  politique,  comme  la  vie  religieuse  et  intellectuelle  des 
Indiens,  se  concentre  dans  les  limites  de  leur  patrie.  Si  l'Inde  a  un 
droit  international ,  il  ne  s'est  manifesté  que  dans  les  rapports  de 
ses  populations  indigènes. 

Nous  sommes  si  profondément  pénétrés  du  sentiment  de  l'unité, 
que  nous  la  supposons  volontiers  là  où  il  y  a  seulement  une  appa- 
rence de  vie  générale.  C'est  ainsi  que  le  nom  d'Inde  nous  fait 
illusion  sur  la  nationalité  indienne  :  nous  nous  imaginons  que  tous 
les  pays  compris  sous  celte  dénomination  ne  formaient  qu'un  seul 
empire.  Cependant  l'histoire,  aussi  souvent  qu'elle  a  révélé  l'état 
intérieur  de  l'Inde,  nous  la  montre  divisée  en  un  grand  nombre 
d'états  indépendants.  Lors  de  la  conquête  d'Alexandre,  la  Penta- 
potamie  était  déchirée  par  des  guerres  continuelles,  provoquées 
par  l'ambition  des  petits  princes  qui  y  régnaient  ;  plusieurs  embras- 
sèrent le  parti  du  conquérant  étranger  en  haine  de  leurs  ennemis  ; 
les  pays  situés  au-delà  du  Gange  obéissaient  à  un  seul  chef,  mais 
son  autorité  paraissait  mal  assurée;  peut-être  n'était-il  que  le 
suzerain  nominal  de  rois  indépendants^). Quand  au  septième  siècle 
de  notre  ère ,  le  pèlerin  chinois  Hiouen-Tsang  visita  l'Inde,  il  la 
trouva  partagée  en  soixante-dix  royaumes.  Rien  n'était  plus  mobile 
que  ces  principautés  :  elles  s'élevaient  au  gré  de  l'esprit  guerrier 
d'un  rajah  et  elles  tombaient  avec  lui.  L'Inde  était  née  divisée 
comme  la  Grèce  et  elle  flnit  par  avoir  le  même  sort.  Lorsque  les 
Arabes  envahirent  l'Inde,  chaque  village  formait  un  petit  état, 
n'ayant  avec  le  chef  commun  d'autre  rapport  que  celui  du  tribut; 
peu  importait  aux  habitants  à  qui  ils  payaient  la  dîme,  pourvu  que 
le  nouveau  maître  se  contentât  des  droits  de  l'ancien  (*).  La  déca- 
dence de  la  nationalité  indienne  augmenta  le  mal;  à  l'arrivée  des 
Européens,  l'Inde  était  dans  une  horrible  anarchie.  La  division 

(1)  Q.  Curt.,  IX,  4.  —  Z)jodor.,  XVII,  98.  —  Cf.  Lassen,  De  Pentapotamia, 
p.  145. 

(2)  Mohl  dans  le  Journal  des  Savants  de  1840,  p.  358,  donne  des  détails  sur 
cette  organisation  de  l'Inde. 


128  l'inde. 

qui  en  était  le  principe  paraît  avoir  existé  de  tout  temps.  Les  livres 
sacrés  auxquels  on  attribue  la  plus  haute  antiquité,  les  Lois  de 
Manou  ('),  portent  des  traces  de  l'organisation  qui  s'est  conservée 
jusqu'à  nos  jours  dans  la  partie  de  l'Inde  qui  a  été  le  moins  exposée 
aux  inyasions  des  conquérants. 

La  langue  sanscrite  n'a  pas  même  de  mot  pour  désigner  les 
territoires  et  les  habitants  que  nous  comprenons  sous  le  nom 
d'Inde  (^).  Cependant  il  y  avait  un  germe  d'unité  dans  les  croyan- 
ces religieuses.  La  langue  sacrée  appelait  ârjâs,  hommes  vénérables, 
ceux  qui  étaient  initiés  à  la  doctrine  brahmanique.  Ainsi,  à  défaut 
d'un  lien  politique,  la  religion  unissait  les  Indiens  en  un  seul 
peuple.  Cet  état  présente  au  premier  abord  une  grande  analogie 
avec  la  situation  de  l'Europe  au  moyen-âge  :  tous  ses  habitants 
étaient  chrétiens,  frères  en  Jésus-Christ,  quoique  des  divisions 
infinies  existassent  dans  l'ordre  social.  L'organisation  de  la  société 
laïque  présente  également  des  ressemblances.  La  féodalité  tenta 
d'unir  les  membres  dispersés  des  conquérants  barbares  :  dans  son 
idéal,  elle  aboutissait  à  la  suprématie  de  l'empereur.  Il  y  a  aussi 
dans  rinde  des  traces  d'un  système  féodal (').  Mais  l'analogie  est 
plus  apparente  que  réelle.  La  féodalité  fut  pour  l'Europe  le  pre- 
mier pas  vers  la  formation  de  grandes  nationalités,  tandis  que 
l'Inde  se  morcela  de  plus  en  plus.  L'unité  religieuse  était  profonde 
au  moyen-âge,  et  alors  même  qu'elle  se  brisa,  il  resta  des  croyances 
communes,  lien  intellectuel  de  la  civilisation  européenne.  Le 
brahmanisme  se  partagea  en  mille  sectes  diverses  {*)  ;  il  était 
impossible  que  dans  une  société  fondée  sur  une  conception  reli- 
gieuse, la  diversité  des  croyances  ne  devînt  pas  une  cause  de 
séparation  et  de  haine  (^).  Le  catholicisme  et  le  protestantisme 


(1)  Lois  de  Manou,  VII,  '115-120.  -■  Lassen,  Ind.  Alterth.,  T.  IF,  p.  5. 

(2)  Le  nom  que  nous  donnons  au  pays  tout  entier,  n'en  désigne  qu'une  partie, 
voisine  de  l'Fndus  [Lassen,  Ind.  Altherth.,  T.  I,  p.  2.  —  Benfey,  dans  VEncyclo- 
pédic  d'Ersch,  au  mot  Indien,  Sect.  II,  T.  17,  p.  i). 

(3)  Des  inscriptions  représentent  un  chef  suprôme  conférant  à  un  prince,  son 
vassal,  le  titre  de  roi.  Benfey,  ib.,  p.  226. 

(4)  Benfey,  ib.,  p.  209.  —  Comparez  plus  haut,  p.  97, 

(5)  Bcnj.  Constant,  De  la  Religion,  IV,  2. 


DROIT   DES   GENS.  129 

coexistent  en  Europe;  les  brahmanes  ont  expulsé  le  bouddhisme 
de  l'Inde. 

Ainsi  la  division  régnait  dans  Tordre  politique  et  dans  l'ordre 
religieux  :  c'était  une  source  intarissable  de  dissensions  et  de 
guerres  entre  les  populations  qui  se  partageaient  le  sol  de  l'Inde. 
Quel  est  le  droit  des  gens  que  l'influence  brahmanique  fit  préva- 
loir dans  ces  luttes? 


§  II.  Diplomatie  brahmanique. 

Le  sacerdoce  n'est  pas  favorable  à  la  guerre;  ce  n'est  pas  lui 
qui  y  joue  le  premier  rôle  ;  les  guerriers,  ses  rivaux,  y  gagnent 
une  importance  qui  peut  compromettre  le  pouvoir  et  l'existence 
même  de  la  caste  dominante.  Intéressés  à  prévenir  les  collisions 
de  la  force,  les  brahmanes  étaient  diplomates  de  leur  nature.  C'est 
un  spectacle  curieux  d'assister  à  la  naissance  du  système  de  ruses 
et  de  duplicité  que  l'on  a  honoré  du  nom  de  diplomatie.  La  voie 
des  armes  semble  chanceuse  aux  prudents  et  timides  brahmanes  : 
«  Comme  on  ne  prévoit  jamais  d'une  manière  certaine,  disent 
les  Lois  de  Manon,  pour  laquelle  des  deux  armées  sera  la 
victoire  ou  la  défaite  dans  une  bataille,  le  roi  doit,  autant 
que  possible,  éviter  d'en  venir  aux  mains  »  (^).  Quels  sont  les 
moyens  par  lesquels  on  peut  réduire  l'ennemi,  sans  recourir  aux 
combats?  Le  législateur  répond  :  «  Négocier,  corrompre,  fomenter 
des  dissensions  »  (-).  Les  négociations  ont  pour  objet  de  former  des 
alliances  contre  l'ennemi,  ou  de  le  priver  d'appui,  en  stipulant  la 
neutralité  des  princes  qui  pourraient  lui  fournir  des  secours.  Les 
alliances  sont  plus  ou  moins  étroites  ;  tantôt  les  alliés  agissent  sépa- 
rément, tantôt  ils  confondent  leurs  intérêts  pour  mieux  les  garan- 
tir (').  Les  politiques  indiens  ne  s'en  tinrent  pas  à  cette  division  des 

(1)  Lois  de  Manou,  VII,  199  (Traduction  de  Loiseleur  Deslong  champs).  —  Le 
conseil  de  prévenir  la  guerre  par  les  négociations  est  répété  dans  YHilopadésa 
(III,  6,  39,  40). 

(2)  Lois  deManott,\U,  198. 

(3)  Ibid.,  -103. 


130  l'inde. 

traités.  La  langue  sanscrite  ne  possède  pas  moins  de  seize  termes 
pour  désigner  les  diverses  espèces  d'alliances  ('),  preuve  certaine 
du  développement  que  les  relations  internationales  avaient  pris 
dans  ce  monde,  calme  en  apparence,  mais  au  fond  aussi  agité 
peut-être  que  les  petites  républiques  de  la  Grèce. 

Dès  son  origine,  la  diplomatie  a  atteint  son  idéal.  La  défiance 
inspire  toutes  les  conventions  :  «  Le  roi  doit  considérer  comme  un 
ennemi  tout  prince  qui  est  son  voisin  immédiat,  ainsi  que  Tallié 
de  ce  prince;  comme  ami,  le  voisin  de  son  ennemi,  et  comme 
neutre  tout  souverain  qui  ne  se  trouve  dans  aucune  de  ces  deux 
situations  »  (^).  Machiavel  aurait-il  mieux  dit?(').  Dans  cet  ordre 
d'idées,  les  alliances  et  les  traités  n'ont  qu'un  fondement,  l'intérêt, 
et  l'intérêt  conseille  de  se  tenir  en  garde  même  contre  ses  alliés  : 
«  Un  souverain,  profond  politique,  doit  mettre  en  œuvre  tous  les 
moyens  pour  que  ses  alliés,  les  puissances  neutres  et  ses  ennemis 
n'aient  aucune  supériorité  sur  lui  »  {*). 

Des  relations  diplomatiques  tant  soit  peu  actives  demandent 
des  agents  spéciaux.  11  ne  paraît  pas  qu'il  y  ait  eu  dans  l'Inde  des 
légations  permanentes  ;  cependant  on  appréciait  toute  Timpor- 
lance  des  ambassadeurs  :  «  C'est  du  général  que  dépend  l'armée, 
le  trésor  et  le  territoire  dépendent  du  roi,  la  guerre  et  la  paix  de 
l'ambassadeur;  en  effet,  c'est  lui  qui  rapproche  les  ennemis ,  et 
qui  divise  les  alliés.  »  Par  son  intermédiaire  le  roi  est  instruit  des 
desseins  des  souverains  étrangers.  Pour  remplir  ces  fonctions,  il 
choisira  des  hommes  «  sachant  interpréter  les  signes,  les  conte- 
nances, les  gestes,  purs  dans  leurs  mœurs  et  incorruptibles  »  {*). 
Les  moyens  que  les  diplomates  doivent  mettre  en  usage  pour  rem- 
plir leur  mission  étaient  déjà  du  temps  de  Manou  ce  qu'ils  sont 


(1)  Elles  sont  énumérées  dans  YHitopadésa,  IV,  13, 105, 425. 

(2)  Lois  de  Manou,  VU,  158. 

(3)  Le  drame  intitulé  Mondra  Rakchasa  (l'Anneau  du  Ministre)  est  empreint 
tout  entier  de  cet  esprit  :  les  hommes  d'état  qui  y  figurent,  dit  Wilson,  n'ont 
d'autres  principes  que  ceux  du  machiavélisme  le  plus  révoltant  (Théâtre  Indien, 
T.  II,  p.  97  de  la  trad.  fr.). 

(4)  Lois  de  Manou,  VII,  177.  Comparez  180. 

(5)  Ibid.,  63,  64,  65,  66,  68. 


DROIT  DES  GENS.  131 

restés  jusqu'au  dix-neuvième  siècle  :  «  Dans  les  négociations  avec 
un  roi  étranger,  que  l'ambassadeur  devine  les  intentions  de  ce  roi, 
d'après  certains  signes ,  au  moyen  de  ses  émissaires  secrets  ('), 
et  en  s'abouchaut  avec  des  conseillers  avides  ou  mécontents  » .  On 
voit  que  si  l'ambassadeur  devait  être  incorruptible,  il  n'en  était  pas 
moins  un  instrument  de  corruption.  La  diplomatie  avait  dès  lors 
appris  à  voiler  des  actions  honteuses  sous  de  belles  paroles.  C'est 
par  des  présents  que  l'ambassadeur  se  concilie  la  bienveillance  du 
souverain  étranger;  si  ce  moyen  honnête  ne  réussit  pas,  il  a  recours 
à  la  trahison  ;  c'est  ce  que  le  législateur  indien  appelle  semer  la 
division.  La  suite  de  ses  préceptes  ne  laisse  pas  de  doute  sur  sa  pen- 
sée :  «  Qu'il  attire  à  son  parti  ceux  qui  peuvent  seconder  ses  desseins, 
comme  des  parents  du  prince  ennemi  ayant  des  prétentions  au  tràne^ 
ou  des  ministres  mécontents  (^).  »  Des  religieux  ou  des  personnes 
portant  le  costume  religieux,  servaient  d'agents  aux  princes.  La 
religion  était  dès  lors  exploitée  dans  l'intérêt  des  mauvaises  passions 
des  hommes.  VHitopadésa  (')  nous  apprend  que  les  temples  et  les 
lieux  sacrés  servaient  de  rendez-vous  aux  ministres  et  à  leurs 
espions;  ceux-ci  revêtaient  l'habit  de  pénitent;  sous  le  voile  de 
conférences  religieuses,  on  cachait  des  machinations  contre  la  vie 
et  la  sûreté  de  ses  ennemis.  L'espionnage,  dit  un  savant  orientaliste, 
était  un  élément  essentiel  du  régime  indien  (^). 

En  voyant  à  quels  vils  moyens  la  diplomatie  a  recours  dès  sa 
naissance,  on  serait  tenté  de  la  maudire  :  ne  vaut-il  pas  mieux  la 
guerre  avec  ses  horreurs,  mais  aussi  avec  son  héroïsme,  que  les 
hostilités  perfides  et  dégradantes  de  la  politique?  Mais  pour  juger 
la  diplomatie,  il  faut  considérer  la  mission  providentielle  qui  lui 
est  assignée;  cette  mission  est  sainte,  c'est  la  paix.  Aujourd'hui 
qu'elle  a  conscience  du  but  vers  lequel  elle  marche,  ne  flétrissons 


(1)  Le  Râmâyana,  dans  l'éloge  qu'il  fait  des  ministres  du  roi  Dasaratha,  relève 
leur  vigilante  sollicitude  à  explorer  par  des  espions  tout  ce  qui  se  fait  à  l'étran- 
ger (Râmâyana,  I,  7,  10). 

(2)  Lois  de  Manou,  VII,  -107,  197. 

(3)  Hitopadésa,  III,  6,  36. 

(4)  Wilson,  Account  of  the  Pancha  Tantra  {Transactions  of  the  Royal  Asialic 
Society  ofGreat  Dritain,  vol.  I,  p.  175). 


132  l'inde. 

pas  les  premières  tentatives  qu'elle  a  faites  instinctivement  pour 
l'atteindre. 


§  III.  Droit  de  guerre. 

Lorsque  la  négociation  et  la  corruption  n'ont  pu  prévenir  la 
guerre,  alors,  dit  la  Loi  de  Manou,  le  roi  doit  combattre  vaillam- 
ment, afin  de  vaincre  l'ennemi  [').  Dans  les  préceptes  relatifs  à  la 
guerre,  la  législation  bràhmaniqne  se  montre  humaine  ;  on  y  décou- 
vre même  quelques  marques  d'un  esprit  chevaleresque,  dernières 
traces  du  génie  qui  avait  animé  les  temps  héroïques.  La  dévasta- 
tion et  le  pillage  étaient  un  moyen  universellement  pratiqué  dans  le 
monde  ancien  pour  forcer  l'ennemi  à  subir  la  loi  du  vainqueur. 
Manou  recommande  également  au  roi  «  de  ravager  le  territoire 
étranger,  de  gâter  l'herbe  des  pâturages,  les  provisions,  l'eau  et 
le  bois  de  son  adversaire  (^).  »  Mais  la  loi  indienne  n'autorise  pas 
la  destruction  des  plantations,  ni  celle  des  habitations,  que  les  Grecs 
considéraient  comme  légitimée  par  l'usage  général.  Cette  dilîérence 
dans  le  droit  des  deux  peuples  frappa  les  historiens  :  «  Les  autres 
nations,  dit  Mégasthène,  quand  elles  se  font  la  guerre,  détruisent 
les  champs,  tandis  que  les  Indiens  regardent  les  agriculteurs 
comme  leurs  bienfaiteurs  communs;  ils  n'incendient  jamais  les 
champs  et  n'y  coupent  point  les  arbres.  Les  laboureurs,  réputés 
sacrés  et  inviolables,  ne  courent  aucun  danger,  même  dans  le 
voisinage  des  armées  rangées  en  bataille.  »  «  A  côté  des  soldais  qui 
se  battent  »,  ajoute -imen,  «  les  agriculteurs  cultivent  tranquille- 
ment leurs  terres  ou  récoltent  les  fruits,  ou  font  la  moisson  »  ('). 

La  Loi  de  Maiiou  n'est  pas  aussi  explicite  que  le  témoignage  des 
historiens  grecs;  toujours  est-il  que  le  droit  de  guerre  des  Indiens 
se  dislingue  honorablement  de  celui  des  autres  nations  de  l'anti- 


(1)  Lois  de  Manou,  VII,  200. 

(2)  Ibid.,  195. 

(3)  Diodor.,  II,  36,  40.  —  Arrian.,  Ind.,  c.  -11.  —  Strab.,  XV,  484,  éd. 
Casaub. 


DROIT   DES   GENS.  133 

quité.  Si  nous  en  croyons  leur  législateur,  la  plus  noble  loyauté 
aurait  régné  dans  la  lutte  :  «  Un  guerrier  ne  doit  jamais  employer 
contre  ses  ennemis  des  armes  perfides,  comme  des  bâtons  renfer- 
mant des  stylets  aigus,  ni  des  flèches  barbelées  ou  empoisonnées, 
ni  des  traits  enflammés.  Qu'il  ne  frappe  ni  un  ennemi  qui  est  à 
pied,  si  lui-même  est  sur  un  char,  ni  celui  qui  joint  les  mains  pour 
demander  merci,  ni  celui  qui  dit  :  je  suis  ton  prisonnier;  ni  un 
homme  endormi,  ni  celui  qui  n'a  pas  de  cuirasse,  ni  celui  qui  est 
nu,  ni  celui  qui  est  désarmé,  ni  celui  qui  regarde  le  combat  sans  y 
prendre  part,  ni  celui  qui  est  aux  prises  avec  un  autre,  ni  celui 
dont  l'arme  est  brisée,  ni  celui  qui  est  accablé  par  le  chagrin,  ni 
un  homme  grièvement  blessé,  ni  un  lâche,  ni  un  fuyard  ;  qu'il  se 
rappelle  les  devoirs  des  braves  guerriers  »  ('). 

Cet  esprit  d'humanité  est  également  empreint  dans  la  poésie 
indienne.  Les  sentiments  ont  dans  l'épopée  une  noblesse  et  souvent 
une  délicatesse  qui  étonnent  et  rappellent  plutôt  les  siècles  de  che- 
valerie que  l'âge  héroïque  de  la  Grèce.  Dans  le  Râmdyana,  un 
brahmane  engage  Ràma  à  tuer  une  géante  :  «  Il  ne  doit  pas  avoir 
de  compassion  pour  son  ennemie,  bien  qu'elle  soit  une  femme;  les 
fils  des  rois  sont  obligés  de  faire  tout  ce  qui  est  utile  à  la  société, 
que  ce  soit  une  action  cruelle  ou  non,  pure  ou  impure.  La  géante 
est  impie  et  pour  les  impies  il  n'y  a  pas  de  droit».  Malgré  ces 
pressantes  exhortations,  le  héros  recule  devant  le  meurtre  de  la 
géante,  protégée  qu'elle  est  par  le  droit  du  sexe  féminin  (-).  Le 
Bliâgavata  Pourâna  met  en  présence  un  coudra  et  un  héros  qu'il 
avait  offensé  :  «  Le  prince  saisit  son  glaive  acéré  pour  mettre  à 
mort  Kali;  le  coudra  tremblant  de  frayeur,  loucha  de  sa  tète  les 
pieds  du  i"oi.  Plein  de  compassion  pour  les  malheureux,  le  héros, 
voyant  Kali  à  ses  pieds,  ne  songea  plus  à  le  tuer;  il  lui  dit  en  sou- 
riant :  «  Non,  tu  n'as  rien  à  craindre,  les  mains  ainsi  placées  en 
signe  de  soumission  »  ('). 

(1)  Lois  de  Matiou,  VII,  00-93.  Comparez  Mmâyana,  II,  10.—  Mahûbhârata, 
Épisode  traduit  par  Parie,  dans  le  Journal  Asiatiffuc,  novembre  IHiO,  p.  452, 
457.  —  niiiUjhavala  Purùna,  I,  U,  41;  I,  7,  3G;  VI,  M,  4. 

(2)  lidmuyana,  t,  27,  1G-19;  I,  28,  II. 
(3)  Bhdgavata  Pur.,  1, 17,  28-31. 

9 


154  l'inde. 

Les  poëmes  et  les  livres  sacrés  de  l'Inde  ne  doivent  pas  nous 
faire  illusion  sur  son  droit  de  guerre.  La  poésie  est  un  idéal  et  le 
Code  de  3Ianou  ne  contient  que  des  préceptes.  De  la  sublimité  de 
la  règle  nous  ne  pouvons  pas  plus  conclure  à  la  noblesse  des  actions 
chez  les  Indiens,  que  nous  ne  pouvons  invoquer  FÉvangile  pour 
prouver  l'humanité  des  chrétiens  dans  leurs  guerres.   Si  nous 
avions  sur  les  luttes  des  peuples  de  l'Inde  des  détails  aussi  précis 
que  sur  celles  des  nations  modernes,  nous  verrions  sans  doute  les 
brahmanes  oublier  leurs  maximes  de  loyauté  et  d'humanité,  comme 
les  chrétiens  ont  foulé  aux  pieds  la  charité  évangélique.  Même 
dans  les  poëmes  héroïques,  la  férocité  des  Barbares  de  l'Orient 
éclate  parfois  avec  une  rare  violence.  Dans  le  Màhahhàrata,  un 
guerrier  s'écrie  :  «  De  ce  pervers  insensé,  je  jure  de  boire  le  sang, 
après  lui  avoir  brisé  la  poitrine  dans  le  combat  »  (^).  Voilà  des 
menaces  dignes  des  Huns  et  des  Mongols.  Le  peu  que  nous  savons 
de  l'histoire  indienne  nous  porte  à  croire  que  le  droit  de  guerre  de 
ses  rajahs  ne  différait  pas  de  celui  des  despotes  mèdes  et  persans. 
Mégasthène  raconte  que  de  la  nuit  les  rois  changeaient  à  chaque 
heure  de  lit  pour  se  mettre  à  couvert  des  embûches  de  leurs  enne- 
mis. Les  livres  sacrés  font  un  devoir  aux  princes  de  prendre  toutes 
sortes  de  mesures  pour  se  garantir  contre  les  trahisons  :  les  aliments 
qui  leur  sont  destinés  doivent  être  examinés  avec  soin  et  Ton  y  doit 
mettre  des  contre-poisons  (^).  Ces  précautions  n'étaient  pas  inutiles. 
Vers  le  cinquième  siècle  avant  notre  ère,  on  vit  le  trône  occupé 
successivement  par  quatre  rois  parricides  (^).  Le  célèbre  Acoka,  un 
des  princes  bouddhistes  les  plus  renommés  pour  son  humanité, 
commença  par  mettre  ses  frères  à  mort,  à  l'exception  d'un  seul  : 
ils  étaient  au  nombre  de  cent  (*)!  Lors  de  l'invasion  d'Alexandre, 
les  Indiens  se  servirent  d'armes  empoisonnées  contre  le  conquérant 
étranger;  le  héros  grec  se  montra  plus  humain  que  les  brahmanes: 


(1)  Pavie,  dans  la  Revue  des  deux  Mondes,  i857,  T.  II,  p.  827. 

(2)  Lassen,  Indische  Alterthumskuadc,  T.  II,  p.  71 -i-. 

(3)  Ibid.,  p.  82. 

(4)  ll)id.,  p.  2-13,  214, 


DROIT   DES   GENS.  135 

les  coupables  s'étant  présentés  à  lui  en  habits  de  suppliant,  il  leur 
fit  grâce  ('). 


IV.   Condition  des  vaincus. 


La  même  douceur  que  le  Code  de  Manou  recommande  dans  les 
guerres  semble  au  premier  abord  inspirer  le  vainqueur  dans  sa 
conduite  à  l'égard  des  vaincus.  La  loi  place  la  conquête  parmi  les 
moyens  légitimes  d'acquérir  la  propriété  (^)  ;  mais  les  rois  prudents, 
dit  le  législateur,  n'useront  pas  toujours  des  droits  que  la  victoire 
leur  donne  :  «  En  gagnant  des  richesses  et  des  terres,  un  prince 
n'augmente  pas  autant  ses  ressources  qu'en  se  conciliant  un  ami 
fidèle  qui,  bien  que  faible,  peut  un  jour  devenir  puissant».  S'il 
exerce  son  droit  de  conquérant,  comment  devra-t-il  traiter  les  vain- 
cus? C'est  toujours  son  intérêt  qui  doit  le  guider  :  «  Enlever  des 
choses  précieuses,  ce  qui  produit  la  haine,  ou  les  donner,  ce  qui 
concilie  l'amitié,  peut  être  louable  ou  blâmable,  suivant  les  circon- 
stances. »  Mais  la  prudence  conseille  «  de  respecter  les  lois  de  la 
nation  conquise,  d'honorer  les  divinités  qu'on  y  adore  et  les 
vertueux  brahmanes  »  ('). 

Ces  règles  sont  dictées,  non  par  l'humanité,  mais  par  la  politique; 
le  génie  de  la  caste  sacerdotale  se  révèle  dans  les  recommandations 
qu'elle  adresse  aux  rois  après  la  victoire,  comme  dans  celles  qui 
précèdent  les  hostilités.  Il  est  évident  du  reste  que  les  Lois  de 
Manou  n'ont  en  vue  que  des  guerres  entre  les  populations 
indiennes,  liées  entre  elles  par  la  communauté  d'origine  et  de 
religion.  Quelle  sera  la  condition  des  vaincus  qui  appartiennent  à 
une  race  étrangère?  L'Inde  brahmanique  ne  donne  pas  de  réponse 
à  cette  question;  elle  n'a  pas  eu  degucrres  extérieures.  Pour  appré- 
cier le  droit  international  des  brahmanes,  il  faut  remonter  à  l'occu- 
pation de  l'Inde  par  les  Aryens.  Là  des  populations  d'origine 

(1)  Dioc/or.,  XYII,  103. 

(2)  Lois  de  Manou,  X,  115.  Comparez  VIF,  9G,  97. 

(3)  Lois  de  Manou,  VIF,  208,  204,  203,  201. 


156  l'inde. 

diverse  se  sont  trouvées  en  présence  ;  nous  savons  quel  a  été  le 
sort  des  indigènes.  L'institution  des  castes  va  nous  découvrir  le 
véritable  esprit  des  conquérants  de  l'Inde,  pour  mieux  dire  des 
brahmanes  qui  s'emparèrent  de  la  direction  de  la  nation  victorieuse 
et  organisèrent  la  conquête  à  leur  profit. 

MO  1.  lies  castes  de  l'Inde.  —  Origine. 

Les  castes  sont  désignées  dans  la  langue  sanscrite  par  un  mot 
qui  signifie  couleurs.  Ainsi  l'institution  des  castes  tient,  d'après 
l'étymologie  même  du  mot,  à  une  différence  d'origine  qui  se  mani- 
feste par  le  teint  clair  ou  foncé  des  habitants  de  l'Inde  (').  La  blan- 
cheur de  la  peau  est  le  trait  dislinctif  des  castes  supérieures(');  les 
coudras  seuls  sont  qualifiés  dans  les  livres  sacrés  de  caste  dont  le 
teint  est  noir{^).  A  quelle  race  appartenaient  les  classes  dominantes? 
La  comparaison  des  langues  européennes  avec  le  sanscrit  prouve  à 
l'évidence  la  parenté  des  Grecs,  des  Romains,  des  Germains,  des 
Slaves  et  du  peuple  qui  formait  les  trois  premières  castes  dans 
rinde  (*).  La  quatrième,  distinguée  des  autres  par  sa  constitution 
physique,  en  différait  également  par  ce  qui  caractérise  essentielle- 
ment les  familles  humaines,  le  langage^).  Les  coudras  étaient  la 
population  primitive  de  la  péninsule  (^)  ;  les  autres  castes  sont 
venues  du  dehors. 

L'invasion  des  castes  supérieures  est  un  fait  acquis  à  la  science. 


(1)  Lasseï},  Indische  Alterth.,  T.  I,  p.  408,  5\i.  — Betifey,  âans  YEncyclopédie 
(rErsch,SecLU,  T.  17,  p.  215. 

(2)  Les  brahmanes,  les  kchattriyas  et  les  vâiçyas. 

(3)  BMgavataPur.,  11,1,  37.  —  Elphinstone,  un  des  écrivains  qui  connaissent 
le  mieux  l'Inde,  au  jugement  de  Lasscn,  dit  que  les  coudras  diffèrent  encore 
aujourd'hui  tellement  des  castes  supérieures,  qu'on  ne  peut  expliquer  cette 
différence  que  par  une  origine  différente  {Lassen,  Ind.  Alt.,  T.  I,  p.  407). 

(4)  G.  Schlegcl,  De  l'origine  des  Hindous  (Essais  littéraires  et  historiques, 
p.  467). 

(5)  Il  n'y  a  aucun  rapport  entre  les  dialectes  usités  dans  les  classes  inférieures 
de  l'Inde  et  le  sancrit  [Bcnferj,  ûims  ï Encyclopédie  d'Ersch,  11,17,  D.  5;  Burnouf, 
dans  le  Journal  Asiaticiuc,  Il«  série,  T,  XI,  p.  268). 

(6)  Lassen,  Ind.  Alt.,  T.  I,  p.  797-800. 


DROIT    DES    GENS.  157 

Tout  prouve  la  parenté  de  la  nation  ze7ide  et  de  la  nation  sanscrite; 
elles  eurent  longtemps  une  existence  commune  et  une  même 
croyance  ;  l'on  en  peut  encore  voir  des  traces  dans  les  livres  sacrés 
des  Parses  et  dans  les  Vêdas.  Une  scission  violente  se  fit  entre  les  deux 
branches  des  Aryens  à  une  époque  que  nous  Ignorons;  la  séparation 
religieuse  entraîna  une  séparation  politique  (')•  La  migration  d'une 
partie  des  tribus  aryennes  dans  l'Inde  serait-elle  une  suite  de  cette 
révolution?  Nous  l'ignorons,  mais  la  condition  dégradante  à  laquelle 
les  immigrants  réduisirent  les  indigènes,  ne  permet  pas  de  douter 
que  leur  domination  ne  fût  le  résultat  de  la  conquête  (-).  Une  partie 
des  vaincus  fut  admise  dans  les  castes,  les  autres  furent  rejetés  de 
la  société  des  vainqueurs,  et  mis  pour  ainsi  dire  hors  la  loi  de  l'hu- 
manité. Les  débris  des  antiques  possesseurs  du  sol  existent  encore 
aujourd'hui;  la  plupart  présentent  l'affligeant  spectacle  de  popula- 
tions déchues  et  abruties  ;  quelques-unes  ont  conservé  de  la  vigueur 
et  de  la  sève,  et  sont  destinées  peut-être  à  retremper  un  jour  la  race 
indienne  ('). 

La  quatrième  caste  est  la  seule  dont  l'origine  puisse  s'établir 
historiquement.  Nous  ne  savons  pas  comment  les  Aryens  se  divi- 
sèrent en  prêtres,  en  guerriers  et  en  artisans  ou  agriculteurs.  Tout 
ce  qu'il  est  permis  d'affirmer,  c'est  que  les  castes  ne  se  formèrent 
qu'après  l'établissement  des  Aryens  dans  l'Inde;  elles  ne  se 
trouvent  pas  encore  dans  les  Vêdas.  La  conquête  donna  naturelle- 
ment aux  guerriers  une  certaine  prééminence  sur  la  masse  des 
immigrants.  L'on  comprend  encore  la  condition  dégradante  des 
vaincus.  Mais  cela  n'explique  pas  la  constitution  des  castes.  Autre 
chose  est  une  différence  de  professions  et  même  de  droits  entre  les 
vainqueurs  et  les  vaincus,  autre  chose  sont  les  castes.  Les  Gallo- 
Romains  n'étaient  estimés  par  les  Lois  Barbares  qu'à  la  moitié  d'un 
Germain.  Voilà  certes  une  insultante  distinction  ;  cependant  on  ne 
dira  pas  que  les  Gallo-Romains  formaient  une  caste.  Le  clergé 

{\)  Lassen,  Ind.  Alt.,  T.  I,  p.  512-325. 

(2)  Lassen,  De  Pentapotamia  indica,  p.  28.  —  Gorrcsio,  note  38  sur  le  livre  I 
du  Rdmâyana. 

(3)  Benfey  dans  l'Encyclopédie  cVErsch,  IF,  17,  p.  9,  12,  6.—  Rittcr  donne  des 
détails  très  intéressants  sur  une  de  ces  tribus  {Asien,  T.  IV,  Sect.  I,  p.  1030). 


158  l'inde. 

catholique  jouissait  pendant  le  moyen-âge  d'une  immense  autorité; 
il  possédait  une  grande  partie  du  sol,  il  était  l'intermédiaire  obligé 
entre  le  ciel  et  la  terre  ;  la  science  par  excellence,  la  théologie, 
était  son  partage  exclusif;  toutefois  l'Église  n'était  pas  une  caste, 
pas  plus  que  l'aristocratie  féodale,  malgré  ses  privilèges. 

Interrogeons  les  livres  sacrés  de  l'Inde  sur  l'origine  des  castes;  ils 
nous  diront  qu'elles  doivent  leur  origine,  non  à  la  conquête,  ni  à  des 
circonstances  accidentelles,  mais  à  la  volonté  de  Dieu  :  «  Pour  la 
propagation  de  la  race  humaine,  de  sa  bouche,  de  son  bras,  de  sa 
cuisse  et  de  son  pied,  il  produisit  le  brahmane,  le  kchattriya,  la 
vâiçya  et  le  coudra  (').  »  Une  chose  est  évidente,  d'après  cela,  c'est 
que  l'institution  des  castes  procède  de  la  religion.  Les  dogmes 
distinctifs  du  brahmanisme  ont  joué  un  grand  rôle  dans  cette 
révolution,  car  ce  ne  fut  rien  moins  qu'une  révolution.  Chez  les 
Aryens  de  la  Bactriane,  nous  trouvons  les  mêmes  conditions  sociales 
que  chez  les  Aryens  de  l'Inde  :  les  mêmes  noms  désignent  les 
guerriers  et  les  laboureurs  :  il  y  avait  aussi  un  ordre  de  prêtres. 
Néanmoins  les  castes  n'existaient  pas  dans  les  royaumes  mazdéens. 
La  raison  de  cette  différence  considérable  entre  deux  branches  de 
la  même  race  tient  à  la  différence  des  dogmes.  Le  mazdéisme  est 
la  religion  de  l'activité,  le  brahmanisme  la  religion  de  l'inaction  ;  le 
mazdéisnant  lutte  contre  le  mal,  le  brahmane  se  retire  du  monde 
pour  se  livrer  à  une  vie  purement  contemplative.  Les  adorateurs 
d'Ormuzd  croient  qu'au  bout  de  leur  lutte  dans  ce  monde,  une 
nouvelle  existence  les  attend  :  pour  eux,  le  salut  final  consiste  à 
vivre  éternellement  sur  la  terre  renouvelée  et  dans  un  bonheur 
parfait.  Les  adorateurs  de  Bràhma  n'aspirent  qu'à  échapper  à  la 
renaissance,  en  se  confondant  dans  l'Être  universel.  C'est  ce  dogme 
de  la  renaissance  qui  est  le  trait  dominant  de  la  doctrine  brahma- 
nique. L'homme  a  déjà  vécu  avant  de  naître  dans  ce  monde;  son 
existence  actuelle  est  une  peine  ou  une  récompense;  en  ce  sens  sa 
condition  est  immuable  :  Dieu  l'ayant  fixée,  comment  l'homme 
oserait-il  ou  pourrait-il  la  changer?  Quand  les  Indiens  furent  bien 

(1)  Lois  de  Manou,  I,  31.  L'origine  divine  des  castes  est  marquée  dans  tous 
les  livres  sacrés  de  Tlndc  (Burnouf,  VréidcednBhàg.  Pur.,  p.  '123.  Comparez 
Bhâg.  Pur.,  II,  1,  37;  II,  5,  37). 


DROIT  DES   GENS.  139 

pénétrés  de  ces  croyances,  la  division  des  ordres  devint  immuable, 
comme  étant  l'œuvre  de  Dieu  :  c'est  là  l'essence  des  castes.  Ainsi 
la  doctrine  brahmanique  explique  le  caractère  religieux  et  l'immu- 
tabilité des  castes.  Mais  une  chose  reste  toujours  un  mystère:  com- 
ment les  guerriers  qui  avaient  la  force  en  main,  ont-ils  pu  accepter 
la  condition  humiliante  que  leur  firent  les  brahmanes?  Avant  de 
répondre  à  cette  question,  écoutons  les  livres  sacrés  de  l'Inde  sur 
les  privilèges  des  brahmanes  et  leurs  relations  avec  les  kcliattriyas. 

Ko  2,  Les  Brahmanes  et  les  Kchattriyas. 

Le  brahmane  est  «  le  seigneur  de  toute  la  création,  parce  qu'il 
lire  son  origine  de  la  partie  la  plus  pure,  la  bouche,  parce  qu'il 
est  né  le  premier  et  parce  qu'il  possède  la  Sainte  Ecriture. 
Tout  ce  que  ce  monde  renferme  est  la  propriété  du  brahmane; 
par  sa  primogéniture  et  par  sa  naissance  éminente,  il  a  droit  à  tout 
ce  qui  existe;  c'est  par  sa  générosité  que  les  autres  hommes 
jouissent  des  biens  de  ce  monde,  c'est  par  sa  faveur  qu'ils 
vivent»  (').  Les  livres  sacrés  et  les  poèmes  épiques  ne  représentent 
pas  seulement  les  brahmanes  comme  les  organes  des  dieux;  ce 
sont  les  dieux  eux-mêmes  qui,  sous  la  forme  des  brahmanes,  ont 
fixé  leur  demeure  parmi  les  mortels  pour  assurer  l'existence  de 
l'univers: /es  brahmanes  sont  les  divinités  de  la  terre {-).  L'apothéose 
n'a  pas  suffi  à  l'orgueil  humain;  les  brahmanes  finirent  par  se 
croire  supérieurs  aux  dieux  :  «  Us  ont  créé  le  feu  qui  dévore  tout, 
l'Océan  avec  ses  eaux  amères  et  la  lune  dont  la  lumière  s'éleint  et 
se  ranime  tour  à  tour.  Ils  ont  le  pouvoir  de  former  d'autres  mondes 
et  d'autres  régents  des  mondes  et  de  changer  les  dieux  en  mortels  ; 
ce  n'est  que  par  leurs  oblations  que  le  monde  et  les  dieux  sub- 
sistent» (^).  Dans  les  Pourànas  l'exaltation  des  brahmanes  est  portée 
à  un  degré  incroyable.  Des  brahmanes  se  présentent  à  la  porte  du 
ciel.  Deux  personnages  divins  {(levas),  gardiens  du  seuil,  les  repous- 

(1)  Lois  de  Manou,  l,  92,  93,  100,  401 .  —  liluUj.  Pur.,  IV,  22,  iC. 

(2)  Uàmâyana,  I,  20,  23;  I,  îJ7,  21  et  passim.  —  Lois  do  Manou,  IX,  317  : 
«  Instruit  ou  ignorant,  un  brahmane  est  une  divinité  puissante.  » 

(3)  Lois  de  Manou,  IX,  31  i-jl6. 


140  l'inde. 

sent  avec  injure.  Les  brahmanes  condamnent  les  àêvas  à  descendre 
sur  la  terre.  Ceux-ci  se  reconnaissent  coupables  et  acceptent  le 
châtiment  qui  leur  est  infligé.  Vichnou,  le  dieu  suprême,  va  trou- 
ver les  brahmanes  et  leur  dit  :  «  Un  brahmane  est  une  divinité 
suprême,  et  je  regarde  comme  faite  par  moi-même  l'injure  que 
vous  avez  reçue  de  mes  serviteurs...  Je  me  couperais  moi-même  le 
bras,  si  mon  bras  s'était  opposé  à  vous...  Qui  donc  n'endurerait 
pas  les  brahmanes,  quand  je  porte  sur  mes  aigrettes  la  poussière 
pure  de  leurs  pieds? {^)  »  Voilà  le  Créateur  prosterné  aux  pieds  des 
brahmanes  ! 

Quelles  sont  les  relations  entre  les  brahmanes  et  les  kchattriyas? 
Le  Code  de  Manou  établit  la  supériorité  des  premiers  par  une  com- 
paraison caractéristique  :  «t  Un  brahmane  âgé  de  dix  ans  et  un 
kchaltriya  parvenu  à  l'âge  de  cent  années  doivent  être  considérés 
comme  le  père  et  le  fils  ;  et  des  deux  c'est  le  brahmane  qui  est  le 
père,  et  qui  doit  être  respecté  comme  tel  »  (^).  Un  épisode  du 
Râmâyana  nous  révèle  l'infériorité  fondamentale  du  guerrier;  il 
nous  apprend  que  le  kchaltriya  et  le  brahmane  sont  d'une  nature 
différente,  et  que  Dieu  seul,  de  qui  émane  la  distinction,  peut  la 
faire  disparaître.  Vichvâmitra,  roi  tout-puissant,  a  subjugué  tous 
ses  ennemis;  il  entre  en  lutte  avec  un  seul  brahmane  et  il  succombe. 
Un  siècle  d'austérités  lui  concilie  la  faveur  des  dieux  ;  il  obtient 
d'eux  des  armes  enchantées,  et  revient  attaquer  le  brahmane, 
objet  de  sa  haine.  Mais  les  dons  du  ciel  cèdent  au  pouvoir  sacer- 
dotal; le  prêtre  soulève  les  éléments,  il  lance  des  flammes  qui  dévo- 
vorent  les  armes  magiques,  et  s'écrie  :  «  Insensé,  où  est  maintenant 
la  force  du  guerrier?  Connais-tu  enfin  la  parole  du  brahmane,  chef 
insolent,  vil  comme  la  poussière»?  Le  prince  éperdu  se  retire  en 
répétant  :  «  La  puissance  du  guerrier  n'est  qu'un  vain  songe;  l'em- 
pire est  au  brahmane,  au  brahmane  seul  » .  Vichvâmitra  veut  alors 
devenir  brahmane;  il  subjugue  les  dieux  par  des  pénitences  inouïes, 
et  cependant,  lorsqu'il  demande  à  Brahmâ  la  dignité  sacerdotale, 
il  rencontre  un  refus.  Il  recommence  des  macérations  de  mille 

(1)  Bhâg.  Pur.,  m,  i6ei\6. 

(2)  Lais  de  Manou,  II,  435. 


DROIT   DES  GENS.  141 

années;  il  met  le  monde  en  péril.  Alors  Brahmà  cède  aux  instances 
des  dieux  :  seul  de  tous  les  liommes  depuis  l'origine  des  siècles, 
Vichvàmitra  entre  dans  Tordre  sacerdotal  ('). 

Les  Pourânas  sont  également  remplis  de  témoignages  du  mépris 
insultant  des  prêtres  pour  les  guerriers  et  de  la  soumission  servile 
des  kchattriyas.  Dans  le  Bhàrjavata  Pouràna,  un  roi  offense  un 
brâiimane.  Le  jeune  fils  du  prêtre,  apprenant  le  crime,  prononce 
ces  paroles  :  «  Ah!  la  conduite  outrageante  de  ces  Ràdjas,  nourris 
comme  les  corbeaux  de  ce  qu'on  leur  jette,  ressemble  à  celle  des 
chiens  et  des  esclaves  gardiens  de  la  porte  qui  insultent  leur 
maître!  »  —  Il  lance  ensuite  cette  imprécation  :  «  Dans  sept  jours 
un  serpent  suscité  par  moi  anéantira  ce  contempteur  des  lois  qui 
nous  a  outragés  » .  Le  roi,  qui  déjà  se  repent  de  son  action,  apprend 
la  malédiction  du  fils  du  solitaire  ;  il  s'en  réjouit,  parce  que  la  mort 
«  va  dans  peu  rompre  la  chaîne  qui  ne  l'attache  que  trop  aux 
choses  extérieures  » .  Dans  ses  dernières  paroles  il  dit  :  «Adoration 
en  tout  lieu  aux  brahmanes  »  !  (^) 

Comment  les  guerriers  ont-ils  pu  se  soumettre  à  une  subordi- 
nation aussi  humiliante?  La  prééminence  des  brahmanes  se  com- 
prend facilement,  quand  on  se  place  au  point  de  vue  de  leur  doc- 
trine religieuse.  Le  brahmanisme  est  le  spiritualisme  poussé  jusqu'à 
l'extravagance.  Or,  il  est  de  l'essence  des  religions  spirilualistes  de 
donner  une  suprématie  marquée  aux  prêtres.  Au  moyen-âge,  il 
s'est  passé  quelque  chose  d'analogue  à  ce  que  nous  voyons  dans 
l'Inde.  Quel  était  le  fondement  en  apparence  inébranlable  de  la 
domination  de  l'Église  sur  la  société  laïque?  C'est  que  le  prêtre 
était  l'organe  de  l'âme,  tandis  que  le  guerrier,  roi  ou  baron,  n'était 
que  l'organe  du  corps;  le  prêtre  l'emportait  donc  sur  le  laïque, 
autant  que  l'âme  l'emporte  sur  le  corps.  La  distance  était  immense, 
dans  une  religion  qui  professait  le  mépris  de  la  matière.  Chez  les 
Indiens,  spiritualistes  jusqu'à  la  folie,  la  distance  devait  être  ua 
abîme.  Vainement  les  guerriers  avaient-ils  la  force  en  main  :  cela 
n'empêcha  point  les  empereurs  d'Allemagne  de  plier  le  genou 

(1)  Râmâyana,  1,51-65. 

(2)  Bhâfj.  Pur.,  1,  18,  29-37:  I,  19,  1.  4.  16. 


142  l'inde. 

devant  le  représentant  de  la  puissance  spirituelle.  Il  en  devait  être 
ainsi  à  bien  plus  forte  raison  dans  l'Inde,  où  les  brahmanes  préten- 
daient être  plus  puissants  que  les  dieux,  en  ce  sens  que  leurs  sacri- 
fices faisaient  violence  à  la  divinité,  et  assuraient  la  victoire  à  ceux 
qu'ils  daignaient  protéger.  Devant  ce  pouvoir  miraculeux,  l'éclat 
du  guerrier  s'effaçait  réellement  comme  la  faible  lueur  de  la  lune 
disparaît  devant  l'astre  radieux  qui  éclaire  le  monde. 

Cependant,  si  nous  comprenons  la  domination  de  la  caste  sacer- 
dotale dans  l'Inde,  nous  avons  de  la  peine  à  croire  qu'elle  ait  été 
telle  que  la  dépeignent  les  livres  sacrés.  Il  est  plus  que  probable 
que  les  brahmanes  qui  les  ont  écrits  ont  idéalisé  le  système  social 
qu'ils  imposèrent  à  la  société  aryenne.  L'on  se  ferait  certainement 
une  fausse  idée  des  relations  entre  la  papauté  et  l'empire  au  moyen- 
âge,  si  l'on  n'avait  pour  les  apprécier  que  les  décrétales  des  papes 
et  les  écrits  des  théologiens;  on  pourrait  croire  alors  que  la  dignité 
et  la  puissance  des  souverains  pontifes  étaient  au-dessus  du  pouvoir 
des  rois,  autant  que  l'or  le  plus  précieux  est  au-dessus  du  métal 
le  plus  vile.  De  fait,  les  superbes  comparaisons  du  sacerdoce 
catholique  n'étaient  que  des  prétentions  nées  du  spiritualisme 
chrétien.  Il  en  était  sans  doute  de  même  de  l'orgueilleuse  supré- 
matie que  les  brahmanes  affectent  dans  leurs  livres  sacrés  :  la 
primogéniture  divine  des  prêtres  découle  à  la  vérité  logiquement 
du  dogme  brahmanique,  mais  il  y  a  loin  d'une  déduction  logique  à 
la  réalité  des  choses.  La  domination  de  l'Église  au  moyen-âge  n'a 
été  qu'une  longue  lutte  entre  la  puissance  spirituelle  et  la  puis- 
sance temporelle.  Nous  croyons  qu'il  en  a  été  de  même  de  la  domi- 
nation des  brahmanes  sur  les  kchattriyas. 

Les  traditions  qui  nous  ont  été  transmises  par  les  brahmanes 
eux-mêmes  confirment  cette  supposition.  Elles  disent  que  la  caste 
des  kchattriyas  fut  exterminée  par  les  rois  ligués  avec  les  brah- 
manes. La  lutte  fut  longue  et  sanglante.  A  en  croire  le  Vk/inou 
Pournna,  le  sang  des  vaincus  aurait  rempli  les  cinq  grands  lacs  de 
Samantapanlchaka  (').  Une  autre  tradition,  qui  célèbre  la  victoire 
du  sacerdoce  comme  l'œuvre  de  Râma,  rapporte  que  le  divin  héros 

(1)  VishnuPur.,  traductiou  de  Wilson,  p.  403. 


DROIT   DES    GENS. 


143 


anéantit  les  guerriers  à  vingt-trois  reprises  (').  Quelqu'exagérés  que 
soient  ces  récits,  ils  attestent  qu'il  y  eut  de  longs  combats  entre  les 
deux  castes.  Comment  les  paisibles  brahmanes  ont-ils  pu  vaincre 
les  conquérants  de  l'Inde?  Au  moyen-àge  aussi  l'Église  était  désar- 
mée, la  force  était  dans  les  mains  des  rois  et  des  empereurs;  cepen- 
dant il  arriva  que  des  prêtres  déposèrent  des  empereurs  et  des 
rois.  La  division  de  l'Europe  féodale  donnait  des  alliés  aux  papes 
parmi  les  princes  et  les  barons.  Or,  dans  l'Inde,  la  division  a  tou- 
jours été  aussi  grande  qu'elle  l'était  sous  la  féodalité  :  au  milieu 
des  intérêts  hostiles  qui  se  croisaient,  il  était  facile  à  la  diplomatie 
sacerdotale  de  trouver  des  alliés  parmi  les  princes.  L'alliance  des 
rois  et  des  prêtres  était  d'autant  plus  naturelle  qu'à  certains  égards 
ils  avaient  le  même  intérêt.  Les  kchattriyas  formaient  une  espèce 
d'aristocratie  féodale  qui  compromettait  tout  ensemble  la  domina- 
tion des  brahmanes  et  le  pouvoir  des  rois.  De  là  la  coalition. 

Les  guerriers  furent  vaincus.  Cependant  les  brahmanes  ne  vou- 
laient pas  détruire  la  caste  des  kchattriyas.  La  tradition  épique  fait 
un  tableau  affreux  des  maux  et  des  crimes  qui  envahirent  la  société, 
après  que  la  force  et  l'autorité  représentées  par  les  guerriers  eurent 
disparu.  Il  fallut  qu'une  intervention  divine  rétablît  les  kchat- 
triyas (*).  Les  brahmanes  tâchèrent  de  fonder  l'harmonie  entre  les 
deux  ordres,  en  montrant  que  leurs  intérêts  étaient  solidaires  :  «Les 
kchattriyas,  dit  i/aîioi^,  ne  peuvent  pas  prospérer  sans  les  brahma- 
nes, les  brahmanes  ne  peuvent  pas  s'élever  sans  les  kchattriyas  ;  en 
s'unissant,  la  classe  sacerdotale  et  la  classe  militaire  dominent  dans 
ce  monde  et  dans  l'autre  »  (').  Il  n'y  a  pas  jusqu'aux  Pourânas  qui, 
tout  en  réclamant  pour  la  caste  sacerdotale  un  empire  absolu,  ne 
prêchent  la  concorde  des  kchattriyas  et  des  brahmanes,  en  disant 
qu'ils  doivent  se  protéger  les  uns  les  autres  {*).  Au  moyen-àge  aussi 

(1)  Les  victoires  de  Râma  furent  célébrées  à  l'envi  par  les  poètes;  elles  sont 
chantées  dans  le  Râmâyana  et  le  Mahâbhârata;  le  drame  s'en  empara  (Wilson, 
Théâtre  indien,  T.  II,  p.  285  :  «  Cette  hache  vengeresse  a  Tingt  fois  attaqué  la 
race  des  kchattriyas;  n'épargnant  pas  même,  dans  ma  fureur,  l'enfant  que  ren- 
fermait le  sein  de  sa  mère  et  qui  était  coupé  en  morceaux.  »). 

(2)  Lassen,  Ind.  Alterth.,  T.  I,  p.  715-726. 

(3)  Lois  de  Manou,  IX,  322. 

(4)  Z?/tàj/.  Pur.,  III,  22,  3.  4. 


144  l'inde. 

la  papauté  ne  cessait  de  protester  qu'elle  voulait  l'union  du  sacer- 
doce et  de  l'empire;  elle  disait  que  TÉglise  et  les  princes  devaient 
se  soutenir  mutuellement.  Vaines  illusions!  La  concorde  des  deux 
puissances  n'a  jamais  existé,  parce  qu'elle  est  impossible.  Le  pape 
et  l'empereur  aspiraient  l'un  et  l'autre  à  la  souveraineté,  et  le  pou- 
voir souverain  ne  se  partage  point.  La  lutte  était  fatale,  dans  le  sein 
de  la  chrétienté  comme  dans  l'Inde,  mais  l'issue  fut  bien  différente. 
En  Europe,  la  royauté,  organe  de  l'élément  laïque,  l'emporta;  la 
société  se  sécularisa  et  échappa  entièrement  au  joug  du  sacerdoce. 
Dans  l'Inde,  les  représentants  les  plus  énergiques  de  Tordre  civil, 
les  kchaltriyas  succombèrent,  et  avec  eux  toute  velléité  de  résis- 
tance; les  Indiens  subirent  pour  toujours  la  domination  du  brah- 
manisme. C'était  la  tendance  de  la  nation,  portée  plus  qu'aucune 
autre  à  s'absorber  dans  les  spéculations  théologiques.  La  race 
germanique,  tout  en  étant  religieuse,  n'oubliait  pas  la  terre,  à  force 
de  penser  au  ciel  :  les  barons  féodaux  étaient  en  lutte  permanente 
avec  les  gens  d'Église  ;  ils  les  dépouillaient  tout  en  leur  faisant  des 
libéralités.  Les  Germains  avaient  au  plus  haut  degré  l'esprit  d'indi- 
vidualité et  de  liberté  :  c'est  cet  esprit  qui  sauva  l'Europe  du  joug 
de  la  théocratie.  N'oublions  pas  le  bienfait  que  nous  devons  à  nos 
rudes  ancêtres.  En  voyant  ce  que  les  brahmanes  firent  de  l'Inde, 
nous  pouvons  nous  faire  une  idée  de  ce  que  serait  devenue  l'Eu- 
rope sous  le  régime  exclusif  du  sacerdoce  catholique. 

IVo  3.  liCS  Çondrns. 

Si  les  conquérants  de  l'Inde  subirent  l'insulte  des  brahmanes, 
quelle  devait  être  la  condition  des  vaincus?  Le  coudra,  disent  les 
Lois  de  Manou,  a  été  créé  pour  le  service  des  brahmanes  par 
l'Être  existant  de  lui-même  (').  La  dégradation  du  coudra  est 
ineffaçable,  elle  l'accompagnç  depuis  sa  naissance  jusqu'à  sa  mort: 
les  noms  que  l'on  donne  à  l'enfant  d'une  coudra  expriment  l'abjec- 
tion et  la  dépendance  ('-)  :  les  cadavres  des  coudras  ne  sont  pas 

(I)  Lois  de  Manou,  VIII,  413,  4li. 
(i)  IbicL,  II,  31,  32.. 


DROIT  DES  GENS. 


U5 


transportés  par  la  même  porte  que  ceux  de  la  race  privilégiée  (^). 
Il  n'y  a  entre  les  vainqueurs  et  les  vaincus  aucun  rapport  ni  de 
famille,  ni  de  droit,  ni  d'humanité.  On  conçoit  que  le  maître  ne 
veuille  pas  mêler  son  sang  à  celui  de  l'esclave  :  dans  toute  l'anti- 
quité, le  mariage  n'était  licite  qu'entre  citoyens.  Mais  chez  les 
Indiens,  l'alliance  avec  une  coudra  a  quelque  chose  d'infâme, 
qu'on  ne  rencontre  dans  aucune  autre  société;  c'est  un  crime  sans 
nom  qui  dans  le  principe  était  puni  de  mort;  on  se  relâcha  ensuite 
de  celte  rigueur,  mais  le  brahmane  coupable  était  dégradé  sur  le 
champ  ;  il  y  avait  des  expiations  pour  tous  les  forfaits,  mais  «  pour 
celui  dont  les  lèvres  étaient  polluées  par  celles  d'une  coudra,  qui 
était  souillé  par  son  haleine  et  qui  en  avait  un  enfant,  aucune 
expiation  n'était  déclarée  par  la  loi  (^).  »  Le  législateur  ne  trouve 
pas  de  flétrissure  assez  énergique  pour  stigmatiser  les  enfants  nés 
de  ces  unions  abominables  :  «  L'enfant  qu'un  brahmane  engendre 
par  luxure  en  s'uuissant  avec  une  femme  de  la  classe  servile, 
quoique  jouissant  de  la  vie,  est  comme  un  cadavre;  c'est  pourquoi 
il  est  appelé  cadavre  vivant  (^).  » 

Comment  des  êtres  avilis  à  ce  point  seraient-ils  capables  de 
droit?  Il  est  permis  au  brahmane  de  s'approprier  les  biens  du 
coudra;  «  car  un  esclave  n'a  rien  qui  lui  appartienne  en  propre 
et  ne  possède  rien  dont  son  maître  ne  puisse  s'emparer  (*).  » 
L'esclave  grec  était  aussi  sans  droit,  mais  du  moins  conservait-il 
la  nature  humaine  :  le  coudra  est  placé  dans  la  hiérarchie  des 
créatures  après  l'éléphant  et  le  cheval  (*).  C'est  un  être  impur, 
frappé  de  la  justice  divine:  on  le  fuit,  comme  nous  nous  éloignons 
d'un  homme  coupable  d'un  grand  crime.  Le  contact  du  çoùdra 
souille  le  brahmane  ;  la  loi  détermine  la  distance  à  laquelle  ils 
peuvent  s'approcher;  si  elle  est  franchie,  le  brahmane  est  déchu 


H)  Lois  de  Manou,  V,  92.  Chaque  caste  a  son  cimetière  à  part  {Sonnerai, 
Voyage  aux  Indes,  livre  I,  T.  I,  p.  452,  édit.  in-8"  de  1782). 

(2)  Lois  de  Manou,  IIF,  1G,  i9. 

(3)  Ibid.,  IX,  -178. 

(4)  Ibid.,\lU,  417. 
(3)  Ibid.,  XI r,  43. 


146  l'inde. 

de  son  rang;  le  même  sort  l'attend  s'il  touche  à  des  aliments  pré- 
parés par  un  coudra.  Les  plus  simples  devoirs  d'humanité  devien- 
nent des  délits,  quand  il  s'agit  de  les  remplir  envers  un  homme 
d'une  caste  inférieure  :  le  brahmane  qui  donne  un  conseil  à  un 
coudra  est  coupable  :  les  mêmes  hommes  qui  se  purifient  pour 
avoir  donné  la  mort  à  un  insecte,  se  croiraient  criminels,  s'ils 
abandonnaient  les  restes  de  leur  repas  à  un  coudra  (*). 

L'esclavage  nous  paraît  aujourd'hui  l'état  le  plus  dégradant 
auquel  on  puisse  ravaler  la  dignité  humaine.  Cependant  si  on  le 
compare  avec  la  condition  des  coudras,  il  est  évidemment  un 
progrès,  une  amélioration  dans  le  sort  des  vaincus.  Les  Grecs  et 
les  Romains  rapportent  la  servitude  à  l'usage  constant  de  toutes 
les  nations,  et  non  à  Dieu,  tandis  que  le  brahmanisme  donne  une 
sanction  religieuse  au  droit  du  plus  fort.  La  séparation  entre  le 
brahmane  et  le  coudra  est  plus  profonde  que  celle  qui  existe  entre 
le  maitre  et  l'esclave.  Les  castes  supérieures  seules  sont  initiées  au 
dogme,  elles  seules  participent  à  ce  que  les  Indiens  appellent  une 
seconde  naissance;  les  coudras  n'ont  qu'une  naissance,  celle  du 
corps,  l'âme  leur  manque  (^). 

Il  y  avait  dans  l'Inde  des  êtres  plus  avilis  encore  que  les  coudras, 
c'étaient  les  tribus  nombreuses  qui  ne  furent  pas  admises  dans  les 
castes,  les  tchândàlas  (^),  dont  l'abjection  est  devenue  proverbiale 
dans  les  temps  modernes  sous  le  nom  de  parias  {^).  Le  législateur 
indien  ne  daigne  pas  s'occuper  de  ces  populations  proscrites  ;  il  se 
contente  de  les  exclure  de  la  société  civile  :  «  La  demeure  des 


(1)  Lois  de  Manon,  IV,  80. 

(2)  Ihid.,  X,  4;  II,  36.  Les  castes  supérieures  sont  distinguées  par  un  nom  à 
part  qui  indique  que  seules  elles  étaient  initiées  à  la  loi  religieuse;  dans  la  forme 
de  ce  mot,  il  y  a  encore  une  diEFérence  entre  les  deux  premières  castes  et  la 
troisième  [âria  pour  les  deux  premières,  arja  pour  la  troisième.  Lassen,  Ind. 
Alt.,  T.  I,  p.  5). On  appelle  deux  fois  7H's  les  membres  des  trois  premières  castes 
qui  recevaient  l'investiture  du  cordon  sacré  dans  une  cérémonie  qui  est  en  quel- 
que sorte  un  baptême,  une  seconde  naissance. 

(3)  Le  mot  de  -paria  est  moderne;  il  est  usité  seulement  sur  la  côte  du  Malabar 
(G.  Schlegel,  De  l'origine  des  Hindous,  p.  476). 

(4)  Dubois  (Mœurs  et  coutumes  des  Indiens)  dit  que  les  parias  forment  le 
quart  de  la  population  totale  de  l'Inde. 


DROIT    DES  GENS.  14-7 

tchàndâlas  doit  être  hors  du  village;  qu'ils  aient  pour  vêtements  les 
habits  des  morts;  qu'ils  aillent  sans  cesse  d'une  place  à  une  autre; 
qu'aucun  homme  n'ait  de  rapport  avec  eux  »  (').  Les  mœurs  ont 
suppléé  au  silence  du  législateur.  Ce  que  les  voyageurs  rapportent 
de  la  condition  des  parias  paraîtrait  fabuleux,  si  nous  ne  connais- 
sions par  les  paroles  des  livres  sacrés  la  dégradation  des  castes 
inférieures  :  quel  devait  être  l'état  des  malheureux  qui,  rejetés  de 
la  caste,  étaient  par  cela  même  hors  la  loi?  La  seule  trace  de  leurs 
pas  suffit  pour  souiller  tout  le  voisinage,  leur  ombre  infecte  les 
aliments.  Le  législateur  ne  prévoit  pas  les  délits  qu'on  pourrait 
commettre  envers  les  parias;  autrefois  il  était  permis  de  les  tuer, 
aujourd'hui  encore  les  autres  castes  se  feraient  un  scrupule  de  les 
secourir  H. 

Telle  est  la  condition  générale  des  populations  qui  ne  font  pas 
partie  des  castes.  Chose  incroyable,  le  génie  indien  a  encore  su 
aggraver  un  état  qui  paraît  être  l'idéal  de  la  dégradation.  Il  existe 
dans  les  forêts  de  Malabar  une  tribu,  à  laquelle  il  n'est  pas  même 
permis  de  se  bâtir  des  cabanes;  les  pouliahs  vivent  comme  des 
bêtes  sauvages,  ils  se  font  une  espèce  de  nid  sur  de  gros  arbres;  ils 
n'osent  pas  se  montrer  sur  les  routes;  celui  qui  les  rencontre  peut 
les  tuer  impunément  (').  D'autres  tribus  sont  tellement  avilies  que 
leur  langage  ne  ressemble  plus  à  la  voix  humaine,  mais  aux  cris  des 
animaux;  ils  avertissent  les  passants  de  leur  présence  par  des  hur- 
lements, afin  qu'ils  aient  le  temps  de  les  fuir;  on  s'en  sert  pour  tra- 
quer le  gibier,  ou  d'épouvantail  pour  préserver  les  fruits  contre  les 
bêtes  fauves.  Le  même  préjugé,  qui  sépare  les  castes  supérieures 
de  ces  êtres  placés  en  dehors  de  la  société,  existe  également  d'une 
de  ces  misérables  tribus  à  l'autre.  Un  patia  ne  peut  pas  manger 
avec  un  pouliah;  quand  un  de  ces  malheureux  le  touche,  il  doit  se 


(1)  Lois  de  Manou,  X,  51-53. 

(2)  Ritter,  Asion,  T.  IV,  Sect.  I,  p.  928.  —  Sonnerai,  Voyage  aux  Indes,  T.I, 
p.  97-100. 

(3)  Ritter,  Asien,  T.  IV,  Sect.  I,  p.  929.  —  Dubois,  Mœurs  et  coutumes  des 
Indiens,  T.  I,  p.  67. 


148 


L  INDE. 


sonmettre  à  de  longues  purifications  (').  Et  les  plus  viles  de  toutes 
ces  créatures  se  croiraient  souillées  en  mangeant  avec  un  Euro- 
péen (•)  ! 

Après  cet  horrible  tableau,  oserons-nous  répéter  que  l'institution 
des  castes  est  un  progrès  dans  le  développement  deThumanité? 
Considérée  sous  le  rapport  du  droit  des  gens,  elle  constitue  une 
véritable  amélioration  dans  la  condition  des  vaincus.  Le  vainqueur, 
dans  le  premier  âge  de  violence  et  de  barbarie,  se  croit  un  droit 
sur  la  vie  du  captif,  et  la  passion  le  pousse  à  user  de  ce  droit  ter- 
rible. Alors  le  conquérant,  dans  son  insolence,  laisse  échapper  la 
malédiction  qui  a  eu  un  si  long  retentissement  ;  Malheur  aux 
vaincus!  Bénissons  ceux  qui  les  premiers  répondirent  à  ce  cri 
sauvage  :  Pitié  aux  vaincus!  L'admission  des  populations  con- 
quises dans  une  caste  inférieure  commença  l'assimilation  des  races 
ennemies.  L'inégalité,  telle  qu'elle  était  organisée  dans  le  brahma- 
nisme, était  à  la  vérité  fondamentale;  mais  on  laissait  espérer  au 
coudra  l'égalité  dans  la  vie  future  :  «  Un  coudra,  dit  Manou,  pur 
d'esprit  et  de  corps,  soumis  aux  volontés  des  classes  supérieures, 
doux  en  son  langage,  exempt  d'arrogance,  et  s'altachant  princi- 
palement aux  brahmanes,  obtient  une  naissance  plus  relevée  »  (^). 

L'idéal  des  castes,  tel  que  les  brahmanes  l'ont  conçu,  a-t-il 
jamais  été  réalisé?  Nous  avons  dit  que  la  caste  des  guerriers 
disparut.  L'on  pourrait  croire  que  la  domination  des  brahmanes 
en  fut  d'autant  plus  solide;  effectivement  ils  l'ont  conservée  intacte 
jusqu'à  nos  jours.  Mais  la  destruction  d'une  caste  à  laquelle  appar- 
tenaient les  rois ,  laissa  un  vide  dans  la  société  brahmanique.  Les 
brahmanes  ne  pouvaient  pas  monter  surle  trône,  puisque  telle  n'était 
point  leur  mission.  Il  arriva  donc  nécessairement  que  des  hommes 
des  castes  inférieures  parvinrent  à  la  royauté.  Le  roi  de  l'Inde, 
lors  de  l'invasion  d'Alexandre,  était  un  coudra;  le  célèbre  Tchan- 
dragoupta,  qui  mit  fin  à  la  domination  grecque,  appartenait  égale- 
ment à  la  dernière  caste;  des  dynasties  entières  sont  désignées  dans 

(1)  ^««cr,  ibid.,p.  931,  930. 

(2)  Un  de  ces  misérables  refusa  de  manger  avec  le  voyageur  anglais  Buchanan! 
{mter,  ibid.,  p.  932.) 

(3)  Lois  de  Manou,  IX,  335, 


DROIT   DES   GENS.  149 

les  Poiirànas  comme  devant  leur  origine  à  la  classe  des  vaincus  ('). 
En  résulta-t-il  un  adoucissement  dans  la  condition  des  castes  infé- 
rieures? Un  savant  orientaliste  dit  que  le  système  des  castes  ne  fut 
point  ébranlé  par  ces  usurpations,  parce  que  les  usurpateurs 
avaient  intérêt  à  se  concilier  l'appui  des  tout-puissants  brah- 
manes (-).  Il  est  vrai  que  l'institution  subsista  et  fut  en  apparence 
immuable  ;  mais  il  est  difficile  de  croire  que  le  fait  n'ait  pas  été 
altéré,  et  c'est  la  réalité  des  choses  que  nous  recherchons  :  le 
mépris  pour  les  coudras  pouvait-il  rester  le  même  sous  des  princes 
qui  étaient  coudras?  Cela  est  moralement  impossible.  La  religion, 
qui  avait  forgé  les  chaînes  des  castes  inférieures,  contribua  de  son 
côté  à  les  alléger.  Le  bouddhisme  proclama  l'égalité  religieuse  des 
hommes  :  c'était  ruiner  l'institution  des  castes  ;  elles  disparurent 
partout  où  la  religion  nouvelle  s'établit.  Dans  l'Inde,  le  bouddhisme 
succomba,  après  une  lutte  séculaire  contre  les  brahmanes.  Mais 
l'esprit  de  charité  qui  animait  le  Bouddha,  distinguait  aussi  d'autres 
sectes,  et  la  charité,  quand  elle  est  profonde,  ne  connaît  plus  de 
distinction  de  classes.  Cependant,  si  la  rigueur  idéale  des  livres 
sacrés  se  relâcha,  les  castes  mêmes  se  perpétuèrent  :  nées  du  brah- 
manisme, elles  ne  seront  brisées  que  lorsque  le  brahmanisme 
périra  ou  se  transformera  sous  l'influence  de  la  civilisation  euro- 
péenne. 


(i)  Lassen,  Ind.  Alterth.,  T.  II,  p.  197,  90.  —  Benfey,  dans  V Encyclopédie 
d'Ersch,  II,  17,  p.  216.  —  VonBohlen,  Das  alte  Indien,  T.  II,  p.  35-37. 
(2)  Lassen,  Ind.  Alterthumskunde,  T.  II,  p.  1112. 


'^J\nj\P,f{f\J\r^ 


10 


150  l'inde. 


CHAPITRE  m. 


RELATIONS    INTERNATIONALES. 


^  I.  Considérations  générales 


IV°  f .    Isolement  de  rinde.  Opposition  religieuse  entre  les 
Indiens  et  les  étrangers. 


Tous  les  peuples  qui  sont  régis  par  une  théocratie  vivent  plus 
ou  moins  isolés.  Le  désir  du  sacerdoce  de  séparer  les  peuples  qui 
lui  obéissent  des  autres  nations  est-il  le  résultat  d'une  politique 
égoïste?  les  prêtres  sont-ils  inspirés  uniquement  par  le  désir 
d'affermir  leur  domination ,  par  la  crainte  que  la  communica- 
tion avec  l'étranger,  en  élargissant  les  idées  et  les  sentiments  des 
classes  inférieures,  ne  ruine  la  base  de  leur  pouvoir  fondé  sur  la 
fraude  et  l'ignorance?  La  grande  figure  de  Moïse  est  une  protesta- 
tion contre  ces  imputations.  L'isolement  était  général  dans  l'anti- 
quité. Lycurgue  a  voulu  séparer  complètement  Sparte  des  autres 
républiques  grecques  :  cependant,  il  n'y  avait  pas  de  caste  sacer- 
dotale à  Lacédémone.  Plus  la  condition  d'une  société  est  parfaite, 
plus  il  importe  de  la  mettre  à  l'abri  de  toute  influence  qui  pourrait 
l'altérer  :  ce  fut  là  le  motif  qui  inspira  à  Platon  son  antipathie  pour 
le  commerce  maritime.  Quel  devait  être  l'empire  de  ces  sentiments 
dans  des  sociétés  qui  faisaient  remonter  l'origine  de  leurs  lois  à 
Dieu  même!  Les  théocraties  étaient  condamnées  par  leur  nature 
à  proscrire  les  relations  avec  les  peuples  étrangers. 

L'Inde,  plus  que  les  autres  états  théocratiqucs,  obéit  à  celte  loi 
fatale.  Placée  sur  la  route  des  grands  conquérants,  l'Egypte  fut 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  151 

forcément  entraînée  dans  le  mouvement  de  l'humanité;  la  Providence 
dispersa  les  Hébreux  dans  tout  l'univers,  tandis  que  les  brahmanes 
réussirent  à  faire  de  la  terre  sacrée  du  Gange  un  monde  à  part, 
autant  que  la  chose  est  possible.  L'Inde  brahmanique  paraît  n'avoir 
aucune  relation  avec  les  autres  peuples,  ni  par  la  guerre,  ni  par  le 
commerce,  ni  par  les  voyages.  La  tradition  représente  plusieurs 
des  anciens  rajahs  comme  conquérants  ;  mais  la  mythologie  elle- 
même  n'a  pas  attribué  à  ses  héros  des  expéditions  lointaines  sem- 
blables aux  conquêtes  des  Sésostris  et  des  Ninus  (').  Imbu  d'une 
doctrine  qui  place  le  bonheur  suprême  dans  l'inaction,  dans 
l'anéantissement,  le  peuple  sanscrit  n'était  pas  disposé  à  s'aventu- 
rer sur  l'Océan  pour  chercher  des  richesses  que  son  sol  lui  fournis- 
sait d'ailleurs  en  abondance;  il  n'éprouvait  pas  davantage  le  besoin 
d'aller  puiser  chez  des  nations  étrangères  une  science  dont  il  se 
croyait  lui-même  dépositaire.  Les  voyages  étaient  moralement 
réprouvés,  sinon  défendus.  Ainsi  la  religion  établit  une  barrière 
insurmontable  entre  les  Indiens  et  les  autres  peuples. 

Les  brahmanes  ont  montré  jusqu'à  nos  jours  une  vive  répugnance 
pour  toute  relation  avec  les  étrangers  (^).  Sans  doute  ils  doivent  voir 
avec  jalousie,  avec  haine,  les  oppresseurs  de  leur  patrie;  toutefois 
les  passions  politiques  n'ont  lait  que  fortifier  un  préjugé  religieux(^). 
Les  Indiens  qualifiaient  les  autres  peuples  de  Mlètchas  :  ce  mot 
désigne  des  hommes  parlant  une  langue  étrangère;  il  répond  à 
l'expression  de  Barbares{*).  Mais  l'opposition  qui  existait  entre  la 
race  aryenne  et  les  nations  étrangères  était  bien  plus  profonde  que 
celle  des  Grecs  et  des  Barbares.  Dans  le  monde  occidental,  c'est 
l'orgueil  du  citoyen,  ou  la  conscience  d'une  civilisation  supérieure, 
qui  est  le  principe  de  la  séparation  :  chez  les  Indiens,  la  division 

(1)  Heeren,  Inde,  Sect.  II  (T.  III,  p.  377,  trad.  fr.). 

(2)  Un  brahmane  qui  avait  accompagné  le  voyageur  anglais  Burnes,  fut  traité 
à  son  retour  comme  un  être  impur,  comme  un  paria  (Staalslexikon,  T.  II, 
p.  G96,  note). 

(3)  Dubois,  Mœurs,  institutions  et  cérémonies  des  peuples  de  l'Inde.  Préface, 
p.  31 . 

('i-)  Z-as.scn,  Ind.  Altert.,  T.  1,  p.  85o.  L'opposition  entre  la  race  pure  des 
Aryas  et  les  Mlètchas  d'origine  impure  se  trouve  déjà  dans  les  Vèdas  {Nève, 
Études  sur  les  Hymnes  du  liig-Vèda,  |t.  S.S,  Sî»). 


152  l'inde. 

était  la  conséquence  des  dogmes  religieux (').  Nous  avons  vu  qu'un 
abîme  sépare  les  quatre  castes  et  les  malheureux  qui  n'ont  pas 
trouvé  place  dans  la  société  de  leurs  vainqueurs.  Pourquoi  le 
tchàndàla  est-il  l'objet  du  mépris  incroyable  qui  pèse  sur  lui? 
Parce  qu'il  est  en  dehors  de  la  communion  religieuse ,  parce  qu'il 
est  un  être  impur.  Les  étrangers  étaient  dans  la  même  condition, 
et  on  les  confondait  dans  le  même  mépris  (^).  L'Inde  est  une  terre 
sainte,  destinée  au  séjour  des  Aryens;  tous  ceux  qui  se  trouvent 
hors  des  limites  de  ce  monde  privilégié  sont  «  impurs  de  mœurs  et 
de  langage  (').  »  L'horreur  qu'ils  inspirent  aux  riverains  du  Gange 
est  dépeinte  en  vives  couleurs  dans  leurs  poëmes.  Ce  qui  frappe 
surtout  l'Indien  chez  les  nations  étrangères,  c'est  la  confusion  des 
diverses  classes  :  «  L'homme  qui  naît  dans  l'ordre  sacerdotal  passe 
dans  celui  des  guerriers,  ou  des  artisans,  ou  des  esclaves  ;  il  s'avilit 
jusqu'à  devenir  barbier;  après  avoir  été  barbier,  il  peut  de  nouveau 
se  faire  prêtre,  et  retomber  encore  dans  la  classe  servile.  »  La  vie 
de  l'Indien  est  réglée  par  la  religion  jusque  dans  ses  moindres 
détails;  il  se  soumet  à  de  strictes  observances  pour  sa  nourriture  : 
que  doit-il  penser  des  étrangers  qui  mangent  indistinctement  de 
toute  espèce  de  chair  animale  (^)?  Des  hommes  qui  vivaient  confon- 
dus, qui  s'unissaient  entre  eux  sans  distinction  de  classes  et  qui 
mangeaient  toutes  sortes  d'aliments,  devaient  passer  aux  yeux  des 
Indiens  pour  des  êtres  d'une  nature  inférieure.  Le  législateur  place 
les  Mlêtchas  dans  la  hiérarchie  des  créatures  après  les  éléphants, 
les  chevaux  et  les  coudras;  c'est  à  peine  s'ils  l'emportent  sur  les 
animaux  sauvages,  les  lions,  les  tigres  et  les  sangliers  (^). 

Quels  rapports  pouvait-il  y  avoir  entre  la  race  pure  des  Aryens 
et  des  êtres  placés  au-dessous  des  animaux?  Tout  contact  avec  eux 
serait  une  souillure  pour  la  pureté  indienne.  Telle  est  la  source  de 

(1)  Le  mot  de  M lélcha  finit  par  désigner  ceux  qui  méprisent  la  sainte  loi 
{Lassm,  Ind.  Alt.,  T.  I.  p.  5). 

(2)  Von  Bohien,  Das  alte  Indien,  T.  II,  p.  34. 

(3)  Fragments  du  poëme  du  Bharatea,  dans  Lassen,  Pentapotamia  indica, 
p.  73. 

(4)  Fragments  du  Bharatea,  p.  73. 

(5)  Lois  de  Manou,  XII,  43. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  1S5 

l'excessive  insociabilité  qui  étonne  les  Européens  résidant  dans 
rinde  (*).  La  religion  se  mêlant  à  tous  les  actes  de  la  vie  civile,  et 
toutes  les  pratiques  religieuses  étant  souillées  par  la  présence  d'un 
impur,  il  en  résulte  que  les  relations  entre  Indiens  et  étrangers 
deviennent  presque  impossibles.  L'opposition  religieuse  n'empêche 
pas  seulement  le  contact  des  Indiens  avec  les  autres  nations,  elle 
inspire  à  la  race  élue  des  Aryens  un  profond  mépris  pour  ceux  qui 
ne  partagent  pas  leurs  croyances.  Un  Mlêtcha  est  un  être  plus 
méprisable  encore  qu'un  Tchândâla;  celui-ci  foule  au  moins  le  sol 
sacré  de  l'Inde;  le  premier,  créature  impure,  vit  dans  une  contrée 
impure.  Cet  éloignement  poussé  jusqu'à  l'aversion,  a  frappé  tous 
les  dominateurs  étrangers;  il  est  encore  aujourd'hui  témoigné  aux 
Européens  (^)  ;  s'il  s'affaiblit,  c'est  dans  les  classes  où  Tantique  foi 
s'efface. 

Mo  S.  li'bospitalité  indienne. 

Telle  est  la  force  des  préjugés  religieux  qui  séparent  les  Indiens 
des  peuples  étrangers.  Cependant  à  entendre  les  écrivains  grecs, 
les  riverains  du  Gange  auraient  été  les  plus  hospitaliers  des 
hommes  :  «  Il  y  a  chez  eux,  disent-ils,  des  magistrats  qui  ont  pour 

(-J)  Leop.  Sebastiani,  Storia  dell'  Indostan,  p.  30  :  «  Gl'  fiidiani,  benche  miti  e 
mansueti,  sono  resi  nella  maggior  parte  délie  ordinarie  azioni  délia  vita ,  piu 
insociabili  degli  uomini.  Occupati  ad  ogni  momento  da  religiose  cerimonie  e 
sempre  col  timoré  di  divenire  impuri,  appariscono  disprevegoti  a  quegli  stra- 
nieri,  ch'  essi  evitano  corne  profani  ed  immondi.  » 

(2)  Nous  citerons  quelques  traits  de  cette  aversion.  «  Les  Indiens,  dit  Lacroze 
(Histoire  du  christianisme  des  Indes,  T.  II,  p.  299),  fuient  avec  un  soin  extrême 
Tattouchement  des  Européens,  et  pour  rien  au  monde  ils  ne  voudraient  manger 
aucune  chose  qui  eût  passé  par  leurs  mains.  Ils  ont  même  en  horreur  celles  que 
des  étrangers  auraient  regardées,  auxquels  ils  défendent  à  cause  de  cela  l'entrée 
de  leurs  maisons,  et  l'attouchement  des  vases  dont  ils  se  servent  pour  boire  et 
pour  préparer  leur  nourritnre.  S'il  arrive  qu'un  Européen  les  touche,  ils  les 
cassent  aussitôt.  Ils  évitent  avec  le  même  soin  de  voir  manger  des  étrangers; 
leurs  superstitions  sont  sans  nombre  sur  ce  sujet.  » 

D'après  Sonnerai  (Voyage  aux  Indes,  T.  I,  p.  102,  T.  II,  p.  6),  les  Européens 
sont  tout  ce  que  les  Indiens  connaissent  de  plus  méprisable;  ils  les  détestent 
plus  que  les  parias.  Rien  ne  peut  les  familiariser  avec  les  usages  des  Européens; 
leur  haine  en  vivant  parmi  eux  ne  fait  qu'augmenter;  ils  ont  une  horreur  invin- 
cible pour  tout  ce  qui  se  ressent  des  mœurs  de  l'Europe. 


154  l'inde. 

fonction  de  recevoir  les  étrangers  et  de  veiller  à  ce  qu'on  ne  leur 
fasse  aucune  injustice.  Ils  donnent  des  médecins  à  ceux  qui  sont 
malades,  ils  en  ont  bien  d'autres  soins  encore  ;  ils  les  ensevelissent 
quand  ils  meurent,  et  rendent  aux  héritiers  les  biens  des  défunts  »(*). 
Quand  on  compare  ces  récits  avec  les  témoignages  authentiques  des 
livres  sacrés,  il  est  difficile  d'admettre  le  tableau  que  les  Grecs  ont 
tracé  de  l'Inde,  comme  l'expression  de  la  réalité.  L'hospitalité  paraît 
presque  incompatible  avec  les  antipathies  religieuses  qui  animent 
les  Indiens.  Les  castes  supérieures  ne  pratiquent  aucun  devoir 
d'humanité  envers  les  tchàndâlas;  or,  toute  la  race  sanscrite  est  à 
l'égard  des  étrangers  dans  des  rapports  analogues  à  ceux  qui 
existent  entre  la  population  aryenne  et  les  misérables  rejetés  hors 
des  castes.  Poussée  dans  ses  dernières  conséquences,  cette  opposi- 
tion détruirait  tout  lien  d'humanité.  Heureusement  l'homme  trouve 
dans  son  âme  un  contrepoids  aux  funestes  doctrines  qui  obscur- 
cissent son  intelligence  et  affaiblissent  son  sentiment  moral.  L'hos- 
pitalité s'est  fait  jour  chez  les  Indiens  en  dépit  des  croyances 
brahmaniques. 

L'hospitalité  est  célébrée  dans  la  littérature  indienne  autant  que 
par  les  poètes  de  la  Grèce  et  de  Rome.  Le  Bhâgavata  Poiirâna 
compare  «  un  précepteur  à  Brâhma,  un  père  au  chef  des  créatures, 
une  sœur  à  la  pitié;  l'hôte  est  réellement  la  forme  de  la  justice  »(^). 
D'après  le  livre  sacré,  l'hospitalité  est  un  droit  pour  ceux  qui  la 
demandent,  et  un  devoir  pour  le  maître  de  la  maison  (').  Ce 
devoir  est  une  des  rares  obligations  imposées  à  tout  homme,  sans 
distinction  de  castes  :  «  Le  Dieu  du  feu,  dit  Y Hitopadésa  {*),  doit 
être  adoré  par  les  brahmanes,  le  brahmane  par  les  autres  castes, 
le  mari  par  son  épouse,  l'étranger  par  tout  homme  » .  Les  lois  de 
Ma)iou  entrent  jusque  dans  le  détail  des  services  qu'on  doit  rendre 
à  l'hôte  :  «  Que  le  maître  de  maison  fasse  tout  son  possible  pour 

(1)  Diodor.,  II,  42.  —  Strab.,  XV,  p.  487.  —  Philostrat.,  Vit.  Apollon.,  II,  H. 

(2)  Bhûg.  Pur.,  VI,  7,  29.  30. 

(3)  Dans  le  drame  de  Sacontala,  un  ascète  exige  l'hospitalité  comme  un  droit; 
une  simple  négligence  à  accomplir  ce  devoir  sacré,  attire  de  sa  part  la  plus 
sévère  malédiction  sur  Sacontala  {Sacontala,  acte  IV,  scène  1). 

(4)  Jlilopadésa,  I,  4,  101. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  155 

qu'aucun  étranger  ne  séjourne  jamais  chez  lui  sans  qu'on  lui  ait 
offert,  avec  les  égards  qui  lui  sont  dus,  un  siège,  des  aliments,  un 
lit,  de  l'eau,  des  racines  ou  des  fruits  »  (^).  Le  législateur  ajoute 
cette  recommandation  qui  caractérise  bien  le  génie  de  l'Inde  : 
«  de  riierbe,  la  terre  pour  se  reposer,  de  l'eau  pour  se  laver  les 
pieds,  de  douces  paroles,  voilà  ce  qui  ne  manque  jamais  dans  la 
maison  des  gens  de  bien  »  (^).  La  loi  ordonne  au  brahmane  de 
s'abstenir  de  toute  contestation  avec  son  hôte  (')  ;  elle  menace  des 
peines  les  plus  graves  ceux  qui  le  reçoivent  sans  amour (^).  Si  nous 
en  croyons  les  maximes  sur  l'hospitalité  que  l'on  rencontre  dans 
les  poètes,  cette  vertu  était  un  bonheur  plutôt  qu'un  devoir.  Un 
brahmane  dit  dans  un  drame  qu'il  préfère  la  mort  à  la  pauvreté; 
s'il  regrette  sa  fortune,  ce  n'est  pas  pour  lui  :  mais  que  l'hôte  ne 
vienne  plus  frapper  à  la  maison  d'où  la  richesse  a  fui,  voilà  ce  qui 
rafflIgeC)! 

Le  législateur  indien,  dans  ces  touchants  préceptes,  pense-l-il  à 
l'étranger  proprement  dit?  Les  lois  de  Manou  ne  laissent  pas  de 
doute  sur  la  portée  des  sentiments  hospitaliers  des  brahmanes. 
Elles  prescrivent  des  obligations  différentes  au  maître  de  maison, 
suivant  la  caste  à  laquelle  l'hôte  appartient  [^).  L'hospitalité  est 
assez  sacrée  pour  s'étendre  jusqu'aux  castes  inférieures  ;  le  vaiçya 
et  le  coudra  ne  doivent  pas  être  repoussés  ('),  mais  ils  mangeront 


(1)  Lois  de  Manou,  IV,  29. 

(2)  Ibid.,  III,  iO-l.  Comparez  Hitopadésa,  I,  4,  53. 

(3)  Ibid.,  IV,  479,  480.  Comparez  ibid.,  III,  94,  99,  -105, 4 -16. 

(4)  Un  hôte  qui  sort  d'une  maison  avec  une  espérance  déçue,  laisse  au  maître 
l'héritage  do  ses  péchés,  et  il  emporte  les  vertus  de  celui  qui  a  manqué  au  devoir 
de  l'hospitalité  {Hitopadésa,  I,  4,  56). 

«  Le  maitre  de  maison  qui  souvent  à  la  vue  d'un  hôte  éprouve  des  accès  de 
colère,  et  le  reçoit  avec  des  regards  mécontents  comme  s'il  voulait  le  consumer, 
voit  dans  l'enfer  des  vautours,  des  hérons,  des  corbeaux  et  dos  grues  venir  lui 
arracher  de  force  ces  yeux  qui  n'avaient  que  des  regards  cruels  »  [Bhâg.  Pur., 
V,  26,  35). 

(5)  Théâtre  indien  de  Wilson,  T.  I,  p.  '14,  trad.  fr. 

(6)  Lois  de  Manou,  III,  107  et  siiiv. 

(7)  Pour  recommander  ce  devoir  envers  les  classes  inférieures,  les  livres  sacrés 
dépouillent  en  quelque  sorte  le  coudra  de  IcMiveloppc  de  sa  caste,  et  ne  voient 
plus  en  lui  que  l'étranger  «  égal  à  tous  les  dieux.  »  llilopadcsa,  I,  4,  57. 


1S6  l'inde. 

avec  les  domestiques;  le  maître  se  contentera  de  leur  témoigner  de 
la  bienveillance  (').  Quels  sont  les  hôtes  que  les  livres  sacrés  ont  en 
vue,  quand  ils  exaltent  les  devoirs  de  l'hospitalité?  Ce  sont  les 
membres  des  castes  et  surtout  les  brahmanes  (-).  C'est  à  ces  dieux 
de  la  terre  que  les  maîtres  de  maison  doivent  prodiguer  tous  leurs 
trésors,  toutes  leurs  attentions.  Quant  aux  étrangers,  aux  Mlêtchas, 
leur  nom  n'est  prononcé  dans  le  code  de  Manou  que  pour  être  flétri. 
Peut-être  l'hospitalité  était-elle  moins  exclusive  chez  les  sectes  qui 
rejetaient  les  castes,  ou  qui  étendaient  du  moins  les  devoirs  de  cha- 
rité à  tous  les  hommes.  La  bienveillance  universelle  des  adorateurs 
de  Bhagavad,  et  surtout  des  disciples  du  Bouddha  a  pu  faire  naître 
la  tradition  qui  représentait  les  Indiens  comme  le  plus  hospitalier 
des  peuples.  Peut-être  aussi  la  douceur  des  mœurs  indiennes 
a-t-elle  modéré  la  rigueur  de  la  réprobation  qui  frappait  l'étran- 
ger. Une  chose  est  certaine,  c'est  que  dans  la  doctrine  brahma- 
nique, l'hospitalité  ne  dépasse  point  les  limites  de  la  caste  :  ce  n'est 
pas  l'homme  que  l'on  honore,  c'est  le  brahmane,  ou  celui  qui  jouit 
d'une  double  naissance.  Ne  condamnons  pas  trop  sévèrement  cet 
égoïsme  des  peuples  primitifs;  saluons  plutôt  .dans  leur  charité 
étroite  le  germe  d'un  sentiment  qui  se  développera  successivement, 
jusqu'à  ce  qu'il  devienne  la  fraternité  universelle. 

Les  bornes  dans  lesquelles  le  législateur  indien  restreint  l'hospi- 
talité, prouvent  combien  il  était  loin  de  favoriser  les  communica- 
tions de  l'Inde  avec  les  autres  nations.  Cependant  l'isolement  des 
Indiens  n'a  pas  été  absolu.  L'histoire  serait  muette  sur  leurs 
rapports  avec  les  autres  peuples,  que  nous  devrions  en  admettre 
l'existence.  L'homme  n'accomplit  pas  un  acte  qui  n'influe  sur  ses 
semblables;  comment  la  vie  d'une  nation  puissante  ne  se  lierait-elle 
pas  à  la  vie  générale  de  l'humanité  !  Il  est  impossible  qu'un  des 
peuples  les  plus  remarquables  du  monde  ancien  ait  vécu  soli- 
taire. Essayons  de  suivre  la  race  aryenne  dans  sa  mission  civili- 
satrice. 

(1)  Lois  de  Manou,  III,  112. 

(2)  i6td.,116. 


RELATIONS     INTERNATIONALES.  157 


§  11.  La  race  aryenne  et  les  habitants  primitifs  de  l'/nde. 

Pour  apprécier  l'influence  que  la  nation  aryenne  a  exercée  sur 
riiumanité,  il  faut  se  représenter  le  milieu  dans  lequel  elle  a  vécu. 
Les  deux  péninsules  indiennes  par  leur  étendue,  la  merveilleuse 
fertilité  du  territoire,  la  richesse  des  productions,  la  population, 
forment  presque  un  monde  (').  Quand  les  Aryens  n'auraient  fait 
que  répandre  la  civilisation  dans  cette  partie  de  la  terre,  leur 
mission  serait  une  des  plus  hautes  que  la  Providence  ait  confiées  à 
un  peuple.  L'Inde  était  habitée  par  une  de  ces  tribus,  que  nous 
n'osons  pas  appeler  inférieures,  parce  que  nous  croyons  à  l'unité 
du  genre  humain,  mais  dont  la  triste  destinée  est  de  disparaître 
devant  les  nations  civilisées,  sans  laisser  d'autre  souvenir  de  leur 
existence  que  leur  infortune.  Les  indigènes  appartenaient  à  une 
race  noire,  bien  que  distincte  des  nègres;  les  débris  qui  en  sub- 
sistent encore  doivent  être  rangés  parmi  les  sauvages  plutôt  que 
parmi  les  barbares  (*).  Ils  sont  livrés  au  plus  grossier  fétichisme  ; 
plusieurs  pratiquent  les  sacrifices  humains;  d'autres  ont  si  peu  le 
sentiment  de  l'humanité,  qu'ils  tuent  les  hommes  avec  la  même 
indifférence  que  les  animaux {').  La  dégradation  dans  laquelle  vivent 
ces  tribus  avilies  depuis  plus  de  trois  mille  ans,  a  sans  doute  contri- 
bué à  les  abrutir;  mais  si  nous  comparons  les  récits  des  voyageurs 
modernes  avec  ceux  (ïHérodote  et  du  Mahàhhârata,  nous  serons 
forcés  d'admettre  que  les  habitants  primitifs  de  l'Inde  étaient  dans 
un  état  pire  que  la  barbarie,  parce  qu'il  semble  s'opposer  à  tout 
progrès  (*). 

(1)  L'Inde  proprement  dite  a  une  étendue  de  65,000  milles  géographiques 
carrés. La  population  actuelle  est  de  plus  de140  raillions;  elle  était  probablement 
plus  forte  dans  l'antiquité  :  l'Inde  surpasse  sous  ce  rapport  deux  continents, 
l'Afrique  et  l'Amérique  {Lassen,  Ind.  Alterth.,  T.  I,  p.  77,  359). 

(2)  G.  Schlegel,  De  l'origine  des  Hindous  (Essais  historiques,  p.  M2). 

(3)  Lassera,  Ind.  Alt.,  I,  363-3G5,  375-377,  388-390. 

(4)  Hérodote  représente  les  tribus  indiennes  vivant  les  unes  de  poissons  crus, 
comme  les  sauvages  de  l'Océanie;  les  autres  se  nourrissant  de  chair  humaine,  et 
tuant  leurs  plus  proches  parents,  dès  qu'ils  sont  malades,  de  peur  que  la  mala- 


i58 


L  INDE. 


Quel  fut  le  sort  de  ces  populations  après  Timmigration  des 
Aryens?  Nous  savons  qu'une  partie,  reçue  dans  la  caste  des  vain- 
queurs, forma  la  caste  des  coudras.  Le  plus  grand  nombre  résista 
à  l'action  de  la  civilisation  ;  les  uns  se  retirèrent  dans  des  monta- 
gnes inaccessibles,  les  autres  continuèrent  à  vivre  au  milieu  des 
nouveaux  maîtres  du  sol,  mais  dans  la  condition  la  plus  vile  dont 
l'histoire  des  misères  humaines  ait  gardé  la  mémoire.  Comment 
s'est  opérée  la  transformation  des  uns,  comment  s'est  maintenue 
jusqu'à  nos  jours  l'humiliation  des  autres?  Nous  n'avons  pas  de 
réponse  à  ces  questions  si  intéressantes  pour  l'histoire  de  l'humanité. 
C'est  à  peine  si  nous  pouvons  nous  faire  une  idée  de  l'occupation  de 
l'Inde  par  les  Aryens.  Peuple  essentiellement  civilisateur,  ils  ont  at- 
tiré ou  refoulé  les  indigènes  par  la  puissance  de  l'intelligence,  autant 
que  par  la  force  des  armes.  Les  livres  sacrés  nous  montrent  les 
brahmanes  se  retirant  dans  les  forêts  à  l'approche  de  la  vieillesse  ('). 
Ces  solitaires  étaient  les  missionnaires  de  la  civilisation  ;  ils  exer- 
cèrent sur  les  habitants  primitifs  l'influence  d'êtres  supérieurs  et 
presque  divins.  Ainsi  s'explique  la  profonde  impression  que  le 
brahmanisme  fit  même  sur  les  populations  qu'il  rejeta  :  il  les  con- 
vainquit de  leur  irrémédiable  infériorité.  Mais  il  y  a  dans  les  races 
réellement  sauvages  une  force  de  résistance  qui  repousse  toute 
culture.  Plus  d'une  fois  les  ascètes  furent  surpris  par  les  autoch- 
thones  qui  se  voyaient  dépouillés  des  terres,  héritage  de  leurs 
ancêtres;  les  pacifiques  brahmanes  appelaient  à  leur  aide  les  rois 
et  les  guerriers;  alors  sans  doute  il  se  faisait  un  immense  carnage 
de  ceux  qui  avaient  osé  porter  la  main  sur  les  saints  habitants  de 


dio  ne  les  fasse  maigrir,  et  que  leur  chair  n'en  devienne  moins  bonne  ;  tous 
s'accouplant  jDubliquement  comme  leshèies(Herod.,  III,  98,  99,  iOI). 

Le  Mahâhhârata  donne  les  mêmes  détails  sur  les  peuples  sauvages  qui  occu- 
paient l'Inde  lors  de  l'immigration  aryenne.  Nous  empruntons  le  passage  suivant 
aux  notes  de  Schioanbeck  sur  Mégasthène  {Mahâhhârata,  X,  452-457)  :  «  Ibi 
conspiciebantur  Râxasae  et  Picâkae,  carnem  humanam  vorantes,  sanguinem 
bibentes.  Et  quum  sanguinem  bibissent,  laeti  catorvatim  saltabant,  collocuti 
talia  :  Hoc  est  optimum,  clarissimum,  dulcissimum.  Sic  coUoquebantur  illi 
vorantes  medullam,  ossa,  sanguinem,  adipcm,  hostium  caruem  dévorantes, 
cruda  carne  vesceutes,  carne  viventes.  » 
Lois  de  Manon,  VI,  2. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  159 

la  forêt  {vânaprastha).  La  résistance  des  possesseurs  du  sol  fut 
vaine:  les  sauvages  reculent  fatalement  devant  les  nations  civilisées  ; 
ceux  qui  ont  un  élément  vital,  progressif,  se  fondent  parmi  leurs 
vainqueurs;  les  autres  végètent  et  finissent  par  s'éteindre{*). 

Ainsi  les  Aryens  ne  sont  pas  parvenus  à  occuper  tout  le  terri- 
toire que  la  nature  semblait  leur  avoir  assigné.  Dans  les  contrées 
mêmes  où  ils  dominent,  ils  n'ont  pu  s'assimiler  entièrement  les  habi- 
tants primitifs ('^);  quelques-uns  n'ont  adopté  qu'en  partie  les  insti- 
tutions brahmaniques,  d'autres  ont  été  rejetés  dans  la  caste  impure 
des  coudras  ;  le  plus  grand  nombre,  placé  en  dehors  des  castes, 
présente  l'affligeant  spectacle  de  populations  abruties  (').  Est-ce  à 
l'opposition  des  indigènes  ou  à  l'impuissance  du  brahmanisme  qu'il 
faut  attribuer  la  civilisation  incomplète  de  l'Inde?  Il  nous  répugne 
de  rejeter  sur  les  tribus  primitives  tout  le  poids  de  la  dégradation  qui 
pèse  aujourd'hui  sur  les  parias.  Une  grande  partie  de  la  responsabi- 
lité doit  retomber  sur  les  conquérants.  Aucune  race  n'est  imbue 
comme  le  peuple  sanscrit  du  dogme  de  l'inégalité  native  des  hommes 
dans  cette  vie  :  cette  convicton  religieuse  conduit  fatalement  aux  cas- 
tes, et  rien  ne  s'oppose  autant  à  l'assimilation  des  vainqueurs  et  des 
vaincusque  cet  esprit  de  division.  Mais  quoique  l'œuvre  civilisatrice 
des  Aryens  soit  imparfaite,  leur  gloire  n'en  doit  pas  souffrir  :  ils 
sont  les  premiers  venus  dans  la  laborieuse  carrière  du  développe- 
ment de  l'humanité  ;  il  serait  injuste  de  leur  demander  ce  que  les 
Grecs  et  les  Romains  ont  fait  après  eux. 


{i)  Lassen,  Ind.  Alt.,  p.  449,  535,  537,  579-585. 

(2)  Il  y  a  encore  aujourd'hui  une  peuplade  primitive,  dans  un  état  sauvage, 
au  centre  de  l'Inde  (G.  Schlegel,  De  l'origine  des  Hindous,  p.  475). 

(3)  Lassen,  Ind.  Alt.,  T.  I,  p.  383-385, 189, 190,  363,  364,  379,  359, 156,  66, 
70,  162,163,  185. 


160  l'inde. 


§  III.  Relations  de  l'Inde  avec  les  peuples  étrangers. 

Mo.  1.   Conimerce»  Colonisation. 

La  civilisation  originale  qui  se  développa  sous  l'influence  du 
génie  bràlimanique  ne  resta  pas  concentrée  dans  les  limites  du 
monde  indien.  L'Inde  est  entrée  en  rapport  avec  les  peuples  de 
l'Orient  par  la  conquête,  la  colonisation  et  le  commerce.  Les 
Indiens  dirent  à  Mégasthène  qu'ils  n'avaient  pas  fait  de  guerre 
extérieure;  cependant  dans  la  première  ardeur  de  l'invasion,  les 
Aryens  s'élancèrent  au-delà  des  limites  de  la  péninsule,  et  occu- 
pèrent une  partie  de  l'immense  archipel  qui  borde  l'Asie  orientale. 
Les  brahmanes  répandirent  les  bienfaits  de  leur  civilisation  dans 
ces  îles,  comme  ils  l'avaient  fait  sur  le  continent,  par  l'action 
toute  puissante  de  la  religion.  Mais  les  relations  nées  delà  con- 
quête et  étendues  par  les  colonies  furent  bornées;  le  mouvement 
d'expansion  s'arrêta,  l'esprit  guerrier  des  kchattriyas  plia  sous  le 
génie  rêveur  du  brahmanisme.  A  défaut  de  la  guerre,  le  com- 
merce, ce  lien  des  nations,  pouvait  mettre  les  Indiens  en  contact 
avec  le  monde  entier.  La  nature,  tout  en  isolant  l'Inde  des  grands 
empires  de  l'Asie,  veilla  à  ce  qu'elle  fût  reliée  à  l'humanité,  pour 
que  les  fruits  de  sa  culture  précoce  profitassent  aux  peuples  moins 
avancés,  et  pour  qu'elle-même  un  jour  fût  régénérée  par  le  génie 
européen  (').  La  mer  établissait  une  communication  facile,  non- 
seulement  avec  l'Archipel,  mais  avec  la  Chine,  la  Perse,  l'Arabie 
et  les  côtes  orientales  de  l'Afrique.  Les  Indiens  mirent-ils  les  dons 
de  la  nature  à  profit? 

La  doctrine  brahmanique  est  peu  favorable  aux  relations  com- 
merciales. Le  sacerdoce  n'aime  pas  plus  le  commerce  que  la  guerre; 
son  intérêt  peut  exiger  qu'il  favorise  l'accroissement  de  la  richesse 
nationale  jusqu'à  une  certaine  mesure,  mais  dès  que  les  rapports 

(i)  Lassen,  Ind.  Alt.,  T.  I,  p.  76,  77,  74,  192. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  161 

doivent  s'étendre  aux  autres  peuples,  la  politique  sacerdotale  les 
entrave  comme  toute  liaison  avec  l'étranger.  Dans  le  Ma/î«&/iàra?«, 
le  trafic  des  navigateurs  est  frappé  d'une  espèce  de  réprobation  ('). 
Cependant  les  brahmanes  n'avaient  pas  la  même  antipathie  pour  la 
navigation  que  les  Égyptiens  et  les  Perses;  d'après  la  mythologie 
indienne,  la  mer,  loin  d'être  impure,  doit  son  origine  aux  émana- 
tions du  fleuve  sacré  (-).  Le  Code  de  Manou  ne  prohibe  pas  le 
négoce  maritime;  il  en  consacre  même  tacitement  la  légitimité,  en 
reconnaissant  force  obligatoire  aux  contrats  qui  y  sont  relatifs  ('). 
L'Egypte  a  été  le  siège  d'un  commerce  considérable,  malgré 
l'horreur  religieuse  que  la  mer  inspirait  à  ses  habitants;  comment 
l'Inde,  où  ce  préjugé  n'existait  pas,  et  qui  était  plus  favorisée 
encore  par  la  nature  que  l'Egypte,  n'aurait-elle  pas  été  commer- 
çante? Des  témoignages  positifs  attestent  que  l'Inde  brahmanique 
ne  cessa  pas  d'être  en  relation  avec  les  peuples  du  midi  de  l'Asie  et 
de  l'Afrique . 

Les  Indiens  paraissent  déjà  comme  peuple  navigateur  dans  les 
Vêdas,  le  plus  ancien  de  leurs  livres  sacrés.  Il  y  est  fait  mention 
de  barques  ou  vaisseaux  {*)  portant  ceux  qui  cherchent  fortune  en 
voyageant  sur  mer;  le  nom  de  trafiquant  est  donné  à  celui  qui  s'ex- 
pose dans  l'espoir  d'un  gain  (*).  Le  Mahàbhârata  parle  d'hommes 
hardis  qui  pratiquent  la  mer  au  péril  de  leur  vie(^),  de  vaisseaux 
innombrables  chargés  de  perles,  de  navires  qui  bravent  la  tem- 


(1)  «  C'est  l'avarice  qui  pousse  les  hommes  à  pratiquer  la  mer,  car  elle  prend 
mille  formes,  la  soif  des  richesses.  »  (Passage  cité  par  Lassen,  T.  I,  p.  854, 
note  3.) 

La  pratique  du  commerce,  dit  le  Dhâgavata  Pur.,  V,  14,  37,  ne  fait  que 
développer  les  haines  mutuelles. 

(2)  Le  Gange  {Rdmâyana,  I,  44). 

(3)  Lois  de  Manou,  VIII,  157.  Les  Pourânas  défendent  de  passer  l'Indus  et  de 
pratiquer  la  mer;  mais  il  paraît  que  cette  prohibition  n'est  pas  ancienne  et 
qu'elle  n'a  jamais  été  observée  dans  toute  sa  rigueur  (Von  Bohlen,  das  alte 
Indien,  T.  II,  p.  125  et  suiv.). 

(4)  Navas-naû  :  de  là  les  teçmes  grecs  et  latins  vzO;  et  navis. 

(5)  Le  Riy-Véda,  emploie  déjà  le  mot  banidj,  marchand,  dans  le  sens  du 
sanscrit  usuel  {Néve,  Études  sur  les  hymnes  du  Rig-Véda,  p.  89.  —  Lassen,  T.  I. 
p.  577). 

(C)  Lassen,  T.  I,  p.  854,  note  3. 


162  l'inde. 

pète  (').  Plus  tard  le  brahmanisme  amortit  l'activité  de  la  race 
aryenne.  Heureusement  la  première  époque  de  vie  surabondante  et 
d'expansion  suffit  pour  établir  des  liens  entre  l'Inde  et  les  autres 
peuples;  les  relations  ne  cessèrent  jamais,  bien  que  les  Indiens  y 
jouent  de  plus  en  plus  un  rôle  passif.  Constatons  ces  antiques 
rapports  des  nations,  autant  que  la  rareté  et  rincertitude  des 
témoignages  le  permettent. 


IVo  9«  RelatiouB  avec  les  peuples  du  Mord  et  de  l'Est. 
Colonisation  de  l'Arciiipel. 

Les  communications  avec  les  peuples  du  Nord  ont  peu  d'impor- 
tance dans  l'époque  brahmanique.  Le  Tibet  est  séparé  de  l'Inde 
par  les  immenses  chaînes  de  l'Himalaya;  cette  barrière  rendait  toute 
conquête  impossible,  mais  elle  n'empêcha  pas  les  relations  commer- 
ciales et  intellectuelles  :  les  missionnaires  bouddhistes  franchirent 
les  sentiers  escarpés  de  ces  montagnes  presque  inaccessibles  pour 
prêcher  la  boîine  loi  (-).  Les  Indiens  ont  encore  connu  d'autres 
peuples  du  Nord  (^).  Le  Mahâhhârata  parle  de  plusieurs  tribus  qui 
apportèrent  des  présents  au  puissant  roi  des  Pandavas.  Les  pré- 
sents envoyés  comme  marque  de  soumission  sont  probablement 
une  invention  brahmanique.  Cependant  des  collisions  hostiles 
eurent  lieu  entre  les  Aryens  et  les  populations  guerrières  qui  les 
touchaient;  malgré  leur  mépris  pour  les  Mlètchas,  ils  admiraient 
le  courage  de  leurs  indomptables  ennemis.  Mais  les  rapports  avec 
la  Haute  Asie  n'acquirent  de  l'importance  pour  la  civilisation  que 
lorsque  le  bouddhisme  porta  des  germes  de  culture  et  d'humanité 
au  milieu  de  ces  populations  barbares. 

Les  Aryens  entrèrent  en  relation  avec  l'Asie  orientale,  à  une 
époque  très  reculée (*).  Le  commerce  et  les  colonies  furent  un  pre- 
mier lien;  plus  tard,  le  bouddhisme  transforma  l'Indo-Ghine  en 

(1  )  Von  Bohlen,  T.  II ,  p.  140.  —  Râmâyana,  U)  61 . 

(2)  Lassen,!:.  I,  p.  13. 

(3)  Ibid.,  p.  848,  853,  8S2. 

(4)  Ibid.,  p.  75,  193,742,850. 


RELATIONS  INTERNATIONALES.  163 

une  dépendance  de  la  civilisation  indienne;  la  langue  des  habitants, 
dérivée  du  sanscrit,  atteste  la  profonde  action  que  l'Inde  exerça 
dans  ces  contrées.  Y  a-t-il  eu  des  rapports  entre  les  Indiens  et  les 
Chinois?  A  voir  les  déserts  qui  séparent  les  deux  peuples,  les 
communications  doivent  paraître  peu  probables.  Toutefois  il  est 
certain  qu'il  y  en  eut  déjà  dans  la  haute  antiquité.  Les  brahmanes 
empruntèrent  leur  système  chronologique  à  la  Chine,  vers  le 
onzième  siècle  avant  notre  ère.  Ces  liens  intellectuels  supposent  des 
liaisons  commerciales  plus  anciennes  encore.  Le  savant  historien 
qui  a  éclairé  le  commerce  de  l'antiquité  d'une  si  vive  lumière,  a 
prouvé  qu'il  existait  un  trafic  par  terre  entre  l'Inde  et  le  Céleste 
Empire  (').  Les  Indiens  du  Nord  allaient  en  nombreuses  caravanes 
chercher  les  produits  de  la  Chine,  soit  pour  les  exporter  eux- 
mêmes,  soit  pour  les  faire  exporter  par  leurs  voisins  de  la  Bac- 
triane.  Des  tribus  nomades  facilitaient  ces  relations;  placés  par  la 
Providence  partout  où  des  déserts  menacent  de  séparer  les  nations, 
les  pasteurs  servent  de  lien  entre  les  hommes;  grâce  à  eux,  une 
chaîne  non  interrompue  reliait  la  Chine  à  l'Inde  et  à  la  Mer  Noire; 
c'est  par  leur  intermédiaire  que  les  produits  du  lointain  Orient 
étaient  répandus  dans  toute  l'Asie. 

La  mer  offrait  une  communication  facile  avec  l'Archipel.  Ceylan, 
à  peine  détachée  du  continent,  conserva  des  rapports  intimes  avec 
rinde(*).  Elle  fut  conquise  par  les  Aryens  dès  l'époque  héroïque('). 
Plus  tard,  Ceylan  devint  un  des  sièges  principaux  de  la  doctrine 
bouddhique  et  le  centre  d'une  active  propagande.  Elle  fut  aussi 
pendant  l'antiquité  l'entrepôt  du  commerce  entre  l'Arabie  et 
l'Inde  (*).  Java,  occupée  de  bonne  heure  par  les  Indiens  (■^),  fut 
entièrement  transformée  par  les  conquérants  ou  les  colons  ;  ils  y 


(1)  Heercn,  Inde,  Sect.  II.  —  Lassen,  Ind.  Alt.,  T.  II,  605,  ss. 

(2)  Lassen,  Ind.  Alt.,  T.  I,  p.  -193. 

(3)  Le  Mahâbhârata  rapporte  la    conquête   au  divin  Râma  {Lassen,  T,  I, 
p.  198,  s.). 

(4)  Heercn,  De  Graecia  Indis  cognita  {Commentar.  Soc.  Goelting.,  T.  X, 
p.  145-148).  —  Lassen,  T.  I,  p.  191, 192,  194. 

(5)  Rafjles,  Ilislory  of  Java,  T.  I,  p.  71. 


164 


L  INDE. 


transportèrent  leurs  traditions,  leurs  institutions  ('),  leur  langue 
et  leur  littérature  (^).  Les  marchands  et  les  brahmanes  visitèrent 
également  les  autres  îles  de  TArchipel;  on  y  trouve  des  traces  de 
civilisation  indienne  (').  L'étude  des  langues  permet  de  suivre  les 
progrès  de  la  race  aryenne  dans  TOcéanie.  L'identité  du  kawi  et 
du  sanscrit  prouve  qu'à  Java  la  fusion  des  colonies  hindoues  et  des 
indigènes  fut  complète.  Le  malai  présente,  quoiqu'à  un  degré 
beaucoup  moindre,  la  même  parenté  :  il  doit  à  la  langue  sacrée  de 
rinde  une  partie  des  mots  qui  rappellent  des  idées  morales,  méta- 
physiques ou  religieuses.  A  mesure  qu'on  s'éloigne  de  Java,  l'affi- 
nité des  dialectes  océaniens  avec  le  sanscrit  devient  moins  étroite 
et  s'efface.  L'orientaliste  auquel  nous  empruntons  ces  détails  {^)  a 
cru  pouvoir  tracer  les  limites  dans  lesquelles  la  civilisation  indienne 
agit  sur  l'Océanie  :  de  l'île  de  Java,  elle  se  répandit  à  l'ouest,  dans 
toute  l'île  de  Sumatra,  et  sur  les  côtes  de  la  péninsule  de  Malaca, 
au  nord  jusqu'aux  Philippines,  à  l'est  jusqu'aux  Moluques,  qu'elle 
ne  dépassa  pas. 

L'occupation  de  l'Archipel  par  la  population  aryenne  a  conquis 
à  la  civilisation  des  pays  qui  sont  si  richement  dotés  par  la  nature 
que  l'on  y  a  cherché  le  paradis  terrestre.  Les  habitants  primitifs 
appartenaient  probablement  à  la  même  race  qui  occupait  l'Inde 
avant  l'immigration  des  Aryens;  l'état  intellectuel  et  moral  des 
insulaires  était  aussi  bas  que  celui  de  leurs  frères  du  continent  :  les 
Indiens  les  représentent  comme  des  démons,  des  géants,  des  mon- 
stres (^).  Les  conquérants  les  firent  entrer  dans  la  grande  famille 


{1)  Baffles,  T.  II,  p.  76.  —  Lassen,  T.  II,  p.  104!. 

(2)  Le  kaivi,  la  langue  savante  de  Java,  a  neuf  mots  d'origine  sanscrite  sur 
dix.  La  littérature  javanaise  est  en  grande  partie  l'imitation  de  celle  de  l'Inde. 
Baffles  a  analysé  plusieurs  de  ces  compositions,  entre  autres  un  poëme  épique 
emprunté  au  Mahâbhârata.  Dulaurier,  qui  a  fait  une  étude  spéciale  des  littéra- 
tures de  l'Archipel  d'Asie,  en  a  traduit  quelques  fragments  {Bcime  des  deux 
Mondes,  1841,  T.  III,  p.  79).  Les  bas-reliefs  des  temples  dont  les  ruines  couvrent 
le  sol  javanais,  sont  également  une  reproduction  de  l'art  indien. 

(3)  Lassen,  T.  I,  p.  75,  347.  —  Von  Bohlen,  T.  I,  p.  28-32. 

(4)  Dulaurier,  ib.,  p.  75.  —  Lassen,  T.  II,  p.  1060. 

(5)  Lassen,'ï,  I,  p.  198, 199;  T.  II,  p.  1061,  s. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  165 

humaine  en  les  civilisant.  On  doit,  dit  un  savant  orientaliste,  par- 
donner bien  des  extravagances  au  brahmanisme  pour  cet  immense 
bienfait  ('). 


%°  3.  Relations  avec  l'Occident.  Guerre.  Commerce. 

L'influence  civilisatrice  de  la  nation  aryenne  dans  TOrient  est 
incontestable.  Il  n'en  est  pas  de  même  de  ses  rapports  avec  l'Occi- 
dent. Ici  nous  entrons  dans  le  domaine  des  probabilités  et  des 
conjectures.  L'Inde  continentale  est  pour  ainsi  dire  fermée  du  côté 
de  l'Occident  par  une  chaîne  de  montagnes  qui  laisse  à  peine 
quelques  passages  pour  les  communications.  Ces  barrières  n'arrê- 
tèrent pas  l'ambition  des  conquérants  :  ils  semblaient  fascinés  par 
cette  terre  à  laquelle  la  nature  a  prodigué  tous  ses  dons.  Nous  ne 
parlons  pas  des  conquêtes  de  Bacchus  et  d'Hercule,  mélange  de 
mythes  grecs  et  indiens,  qui  se  forma  lorsque  les  deux  peuples 
entrèrent  en  relation  sous  la  domination  macédonienne  (^).  Sémi- 
ramis  est  aussi  un  personnage  à  moitié  mythique;  cependant  le 
fait  d'une  expédition  assyrienne,  longtemps  rejeté  comme  fabu- 
leux, ne  peut  plus  être  nié,  en  présence  des  monuments  de  Ninive. 
D'après  les  traditions  recueillies  par  les  auteurs  grecs,  la  reine  de 
Babylone  échoua  dans  son  entreprise  (');  elle  ne  laissa  aucune 
trace  de  son  passage.  L'invasion  de  Sésostris  ne  se  trouve  pas  con- 
firmée jusqu'ici  par  les  monuments  égyptiens. 

L'histoire  acquiert  plus  de  certitude,  lorsque  les  Perses  parais- 
sent sur  la  scène.  Darius  étendit  son  empire  jusqu'à  l'Indus  {*), 
mais  il  ne  pénétra  pas  dans  l'intérieur  de  la  péninsule.  Bien  que 
les  Hindous  et  les  Per.sans  fussent  voisins  et  de  la  même  famille, 
leur  contact  ne  fut  pas  assez  intime  pour  qu'il  en  résultât  une 
profonde  modification  des  deux  nations  aryennes.  Il  y  avait  à  la 
vérité  des  mercenaires  indiens  dans  les  armées  du  Grand  Iloi,  mais 

(1)  Von  Bohlcn,  Das  altc  Indien,  T.  I,  p.  32. 

(2)  Ibid.,  p.  448. 

(.'})  Strab.,  XV,  p.  472,  cd.  Casaub.  —  Arriun.,  Fnd.,  c  '6. 
(4)  Herod.,  IV,  44. 

w 


166  l'inde. 

ils  ne  venaient  pas  de  l'Inde  gangétique  ;  la  Perse  n'avait  de  rapport 
qu'avec  la  Pentapotamie.  Le  héros  macédonien,  après  avoir  ren- 
versé la  domination  persane, entama  également  l'Inde; la  résistance 
obstinée  de  son  armée  l'empêcha  d'achever  sa  conquête.  Alexandre 
éleva  des  monuments  gigantesques  pour  éterniser  la  mémoire  de 
son  expédition  ;  mais  le  sol  de  l'Inde  conserva  seul  le  souvenir  de 
sa  grandeur  (').  Toutefois  la  domination  grecque  dans  l'Inde  ne 
finit  pas  avec  Alexandre;  la  langue,  les  arts  et  la  littérature  de  la 
Grèce  envahirent  les  régions  les  plus  reculées  de  l'Orient.  La  civi- 
lisation indienne  subit-elle  l'influence  de  l'hellénisme?  A  en  croire 
un  savant  orientaliste,  les  Indiens  n'empruntèrent  aux  Grecs  que 
quelques  connaissances  mathématiques;  le  fond  du  brahmanisme 
resta  intact  f). 

Ainsi  les  conquêtes  des  Assyriens,  des  Perses  et  des  Grecs  n'eu- 
rent pas  la  puissance  de  modifier  l'Inde.  Les  voies  par  lesquelles  les 
conquérants  passèrent  n'auraient-elles  pas  servi  à  communiquer  la 
culture  des  Indiens  aux  peuples  de  rOccident(')?  Il  est  certain  que 
des  caravanes  pratiquèrent  les  défilés  qui  séparent  l'Inde  du 
continent  asiatique;  l'échange  des  marchandises  a-t-il  eu  pour 
conséquence  un  commerce  intellectuel?  Nous  ne  pouvons  que  sou- 
lever des  questions;  pour  réponse  nous  avons  à  peine  quelques 
probabilités  résultant  des  relations  commerciales  qui  eurent  lieu 
dès  la  plus  haute  antiquité  entre  l'Orient  et  l'Occident. 

La  nature  elle-même  a  préparé  les  communications  de  l'Inde  et 
du  monde  occidental,  en  dotant  une  partie  de  la  terre  de  productions 
dont  l'autre  est  privée  et  qui  lui  sont  cependant  indispensables. 
L'Inde  produit  seule  ces  épices  si  recherchées,  la  cannelle  et  le  poi- 
vre, qui  servent  au  luxe  dans  les  climats  froids,  et  qui  sont  des  objets 
de  première  nécessité  sous  le  ciel  brûlant  tout  ensemble  et  humide 
des  pays  méridionaux.  L'Arabie  est  la  patrie  de  l'encens  et  de 
la  myrrhe  :  ces  baumes  odorants  sont  aussi  nécessaires  pour  entre- 
tenir la  pureté  de  l'air  que  les  épices  pour  conserver  la  santé  ; 

(1)  Lassen,  De  Pentapotamia,  p.  27. 

(2)  Voyez  le  tome  II  de  mes  Études. 

(3)  Burnouf,  Préface  du  Bhâg.  Pur.,  p.  108. 


RELATIONS   INTERNATIONALES.  167 

la  religion  qui  consacre  l'usage  des  parfums  dans  les  temples  en 
rehausse  encore  la  valeur.  L'Afrique  orientale  fournit  l'or  qui  sert 
au  luxe  et  à  l'échange.  La  barrière  que  les  mers  semblent  élever 
entre  ces  contrées  n'est  qu'apparente;  des  vents  réguliers  guident 
les  vaisseaux  à  travers  le  vaste  Océan  presque  sans  le  secours  de 
l'art  (').  Ne  soyons  donc  pas  étonnés  de  rencontrer  les  produits 
indiens  dans  l'Occident  dès  les  temps  les  plus  reculés.  Il  est  déjà 
fait  mention  des  épices  de  l'Inde  dans  les  livres  de  Moïse  ;  les  par- 
fums les  plus  variés  étaient  employés  pourpréparer l'huile  sacrée(*). 
Aussi  loin  que  remonte  notre  connaissance  de  l'Egypte,  nous 
y  trouvons  les  marchandises  du  Midi  :  l'encens,  les  arômes, 
l'indigo  (^).  Un  autre  témoignage ,  tout  aussi  positif,  prouve 
l'existence  de  liaisons  antiques  entre  l'Orient  et  l'Occident.  Les 
mots  des  langues  occidentales  qui  désignent  les  marchandises  de 
rOrient,  appartiennent  au  sanscrit,  même  chez  les  peuples  qui 
ne  sont  pas  liés  avec  les  Aryens  par  une  communauté  d'origine  et 
de  langage  {*). 
L'étude  comparée  des  langues  a  fourni  de  nos  jours  une  solution 


(1)  Heeren,  Éthiopiens,  ch.  3  (T.  V,  p.  179-181  de  la  trad.  fr.). 

(2)  Exode,  XXX,  23.  —  Comparez  Job,  XXVIII,  16;  Ezéchiel,  XXVII,  6,  15  ; 
Jérémie,  VI,  20;  Cantique  des  Cantiques,  IV,  14. 

(3)  L'indigo  se  trouve  dans  les  tombeaux  de  la  dix-huitième  dynastie  de 
Thèbes  (1822  à  1476  avant  Jésus-Christ).  Dulaurier,  dans  le  Journal  Asiatique, 
1846, T. VIII,  p. 132. —  Le  coton  s'y  trouve-t-il  aussi?  L'opinion  que  les  Egyptiens 
se  servaient  de  coton  pour  envelopper  les  momies,  était  accréditée  jusqu'à 
nos  jours.  Elle  s'appuyait  sur  l'imposante  autorité  de  lilumenbach  et  sur  le 
témoignage  des  industriels  anglais.  Mais  l'examen  des  enveloppes  de  momies 
fait  au  microscope  a  prouvé  que  le  prétendu  coton  était  du  lin  d'une  grande 
Gnesse  [Ritter,  iiber  die  geographische  Verbreitung  der  BaumvvoUe,  dans  les 
Ahhandlungen  der  kUniijlichen  Akadernie  der  Wissenschaf ten,  i8^\ ,  p.  316,  s.s.). 

(4)  Le  mot  hébreu  ou  phénicien  qui  désigne  le  coton  {Icarpas)  est  sanscrit 
(karpasa)  ;  de  la  langue  phénicienne  il  passa  dans  les  langues  grecque  et  latine 
(lutter,  Asien,  T.  IV,  Sect.  I,  p.  436.  —  Lasstvi,  T.  I,  p.  250,  note  2).  Le  mot 
nard  vient  du  sanscrit;  il  se  trouve  dans  le  Cantique  des  Cantiques  (IV,  13,  14. 
Lasscn,  T.  I,  p.  289,  note).  Le  mot  sanscrit  p//jaZ/,  poivre,  est  passé  dans  le  grec 
et  de  là  dans  toutes  les  langues  de  l'Europe  [Hitler,  Asien,  IV,  1,  p.  439).  Le 
nom  que  les  Grecs  donnaient  ii  l'étain,  a  sa  source  dans  le  sanscrit  :  YMTuiTzpo; 
est  le  vieux  mot  indien  kastira;  on  retrouve  la  même  racine  dans  l'arabe  A;o.v(///' 
[Lassen,  T.  I,  p.  239.  —  IfumOoldt,  Cosmos,  T.  H,  p,  436,  note  29). 


1G8  l'inde. 

probable  à  un  problème  historique  qui  partage  les  savants  depuis 
des  siècles.  Rien  de  plus  célèbre  dans  l'hisloire  du  commerce  que 
les  voyages  des  Phéniciens  et  des  Juifs  à  Ophir.  Quel  était  ce 
mystérieux  pays,  but  d'une  expédition  qui  durait  trois  ans? 
D'après  les  derniers  travaux  des  orientalistes,  il  paraît  que  l'Inde 
était  le  terme  de  la  navigation  juive  et  phénicienne  (^).  L'existence 
de  cet  antique  commerce  donne  ouverture  à  des  probabilités  nou- 
velles sur  les  rapports  de  l'Orient  et  de  l'Occident. 

Les  voyages  dont  parle  la  Bible,  et  qui  eurent  lieu  mille  ans 
avant  l'ère  chrétienne,  ne  furent  pas  les  premiers  que  les  Phéni- 
ciens eussent  faits  sur  les  côtes  de  l'Inde.  C'est  l'occupation  de 
deux  ports  situés  sur  le  golfe  arabique  qui  fit  momentanément  un 
peuple  commerçant  des  Hébreux;  avant  cette  conquête,  les  Phéni- 
ciens étaient  sans  doute  en  rapport  avec  les  maîtres  d'Eliath  et 
d'Eziongeber.  Mais  si  l'on  doit  admettre  que  les  voyages  des  Phé- 
niciens à  Ophir  sont  antérieurs  à  Salomon,  aucun  témoignage  ne 
nous  autorise  à  leur  attribuer  l'initiative  de  cette  entreprise.  Il  est 
plus  probable  que  les  riverains  des  côtes  de  l'Arabie  ou  de  l'Inde 
s'aventurèrent  les  premiers  sur  les  mers  qui  séparent  les  deux 
pays.  La  nature  elle-même  les  y  invitait  :  pendant  la  moitié  de 
l'année  les  moussons  soufflent  régulièrement  dans  la  direction  de 
l'Arabie,  et  pendant  l'autre  moitié  ils  ramènent  le  navigateur  de 
l'Arabie  dans  l'Inde.  On  ne  peut  supposer  que  ces  vents  soient 
restés  inconnus  à  des  peuples  qui  avaient  leur  demeure  sur  les 
côtes  mêmes  où  ils  régnent,  et  où  ils  produisent  une  véritable 
révolution  atmosphérique,  accompagnée  des  phénomènes  les  plus 
imposants  (-).  Est-ce  aux  Arabes  ou  aux  Indiens  qu'il  faut  faire 
honneur  de  la  découverte  des  moussons?  Les  probabilités  sont  en 
faveur  des  Indiensf  ). 

Il  se  trouve  à  l'entrée  du  golfe  arabique  une  île  qui  par  sa  posi- 
tion est  destinée  à  servir  d'intermédiaire  entre  l'Inde,  l'Arabie  et 
l'Afrique.  Les  Grecs  l'appelaient  Dioscorkle;  les  orientalistes  ont 

(1)  nuter,  Àsieu,  T.  VIII,  Sect.  II,  p.  348-431.  —  Lassen,  T.  I,  p.  538. 

(2)  Lassen,  T.  I,  p.  211  et  suiv. 

(3)  Jbid.,  T.  II,  p.  382-584. 


RELATIONS  INTERNATIONALES. 


469 


prouvé  que  ce  nom  est  sanscrit  (*).  Cette  étymologie  jette  une  vive 
lumière  sur  l'histoire  de  la  navigation.  Elle  n'atteste  pas  seulement 
la  présence  des  Indiens  dans  le  golfe  arabique  :  ils  n'ont  pu  donner 
un  nom  sanscrit  à  une  île  arabe  que  parce  qu'ils  l'occupaient,  soit 
comme  conquérants,  soit  comme  colons,  et  les  Arabes  n'auraient 
pas  souffert  l'occupation  d'une  position  aussi  avantageuse  pour  le 
commerce,  si  dès  lors  ils  avaient  été  navigateurs.  L'établissement 
des  Indiens  dans  le  golfe  arabique  étant  constant,  on  peut  conjec- 
turer que  leur  navigation  s'étendait  jusqu'en  Afrique;  car  les  mous- 
sons les  portaient  sur  ses  côtes  plus  facilement  que  dans  l'île  de 
Dioscoride.  A  l'appui  de  cette  hypothèse,  nous  citerons  les  écri- 
vains arabes  qui  qualifient  une  ville  située  sur  la  côte  de  Malabar, 
iVindienne;  c'est  cette  même  Sofàla  ou  Sefareh  que  plusieurs 
savants  ont  prise  pour  VOphir  de  la  Bible.  D'autres  conjectures 
viennent  à  l'appui  de  celle-ci.  On  a  remarqué  que  beaucoup  de 
noms  de  l'île  de  Madagascar  appartiennent  à  la  langue  sanscrite; 
son  organisation  sociale  semble  également  dénoter  une  origine 
indienne.  Des  colons  indiens  peuplèrent  les  îles  de  l'Océan  qui 
baigne  l'Asie  ;  il  n'est  pas  impossible  qu'ils  se  soient  établis  sur 
les  côtes  africaines.  Les  Abyssins  s'appelaient  eux-mêmes  Indiens. 
La  célèbre  division  des  Éthiopiens,  déjà  mentionnée  par  Homère, 
paraît  se  rattacher  à  des  relations  entre  l'Afrique  et  rinde(^). 

Un  fait  d'une  haute  importance  résulte  de  ces  recherches  :  des 
communications  ont  existé  dès  les  temps  les  plus  anciens  entre 
l'Inde  et  l'Occident.  Ces  rapports  ont-ils  été  exclusivement  com- 
merciaux, ou  ont-ils  réagi  sur  les  idées?  Les  systèmes  les  plus 
contradictoires  ont  prévalu  tour  à  tour  sur  cette  importante  ques- 
tion; les  travaux  des  savants  n'ont  encore  abouti  à  aucun  résultat 
certain.  Nous  ne  pouvons  qu'exposer  l'histoire  des  variations  de  la 


(1)  Von  Bohlcn,  T.  II,  p.  159.  —  Benfey,  dans  YEncyclopcdie  d'Ersch,  Sect.  H, 
T.  XVH,  p.  30.  —  Une  ville  de  l'Arabie  Heureuse,  dans  le  pays  des  Sabéons,  un 
des  peuples  les  plus  anciennement  civilisés,  porto  un  nom  sanscrit  [Naijara, 
c'est-à-dire  ville.  —  Lassen,  T.  I,  p.  748). 

(2)  Nous  avons  suivi  dans  ces  recherches,  Benfey,  dans  V Encyclopédie  d'Ersch, 
II,  <7,  p.  2b-32.  —  Comparez  Von  Bohlen,  p.  124-141  ;  Lassen,  T.  I,  p.  748,  et 
T.  II,  p.  579,  ss. 


170  l'inde. 

science;  les  progrès  considérables  déjà  accomplis  dans  l'élude  de 
l'Orient,  légitiment  l'espoir  qu'un  jour  la  lumière  éclairera  l'origine 
obscure  de  la  civilisation  occidentale. 


mo  4.  L'Inde  et  la  Grèce. 

L'opinion  que  la  Grèce  procède  de  l'Orient,  remonte  à  l'anti- 
quité :  non-seulement  on  rapportait  les  germes  de  la  civilisation 
hellénique  à  des  colonies  venues  de  l'Egypte  et  de  l'Asie,  on  ratta- 
chait plus  spécialement  la  philosophie  grecque  à  la  sagesse  orien- 
tale; plusieurs  des  philosophes  les  plus  célèbres,  disait-on,  Pytha- 
gore  et  Démocrite,  avaient  visité  les  mages  et  les  brahmanes  (').  La 
croyance  des  anciens  parut  recevoir  une  confirmation  éclatante 
par  la  découverte  de  la  littérature  sanscrite.  La  langue  grecque 
ayant  ses  racines  dans  le  langage  harmonieux  des  Indiens,  il  était 
naturel  de  chercher  également  dans  l'Inde  la  source  du  développe- 
ment philosophique,  littéraire  et  religieux  des  Hellènes.  Ces  pre- 
miers essais  de  la  science  orientale  offrent  un  spectacle  aussi  inté- 
ressant que  triste.  C'était  une  époque  d'enthousiasme  et  de  foi. 
Mais  bientôt  le  résultat  des  recherches  sur  la  parenté  de  l'Europe 
et  de  l'Inde  fut  contesté;  à  la  place  de  la  vérité  absolue  que  l'on 
croyait  posséder,  il  n'est  resté  que  doute  et  incertitude. 

Un  des  premiers  savants  qui  à  la  fin  du  dernier  siècle  se  livrèrent 
avec  passion  à  l'étude  du  sanscrit,  W.  Jones  s'occupa  des  rapports 
entre  la  Grèce  et  l'Inde.  La  parenté  de  la  philosophie  grecque  et 
des  doctrines  indiennes  lui  parut  évidente  :  «  Les  six  systèmes, 
dit-il,  dont  les  principaux  sont  expliqués  dans  le  Dersana  Sastra, 
comprennent  toute  la  métaphysique  de  l'ancienne  Académie,  du 
Lycée  et  des  autres  écoles  philosophiques.  On  ne  peut  lire  le 
Védanta  et  les  beaux  commentaires  qui  y  sont  ajoutés  sans  croire 
que  Pythagore  et  Platon  doivent  leurs  sublimes  préceptes  aux 


(1)  Liician.,  Fugit.,  c.  8. —  Clem.  Alex.,  Strom.,  1,15,  p.  305. —  Diog.  Laërt., 
Prooem. 


RELATIONS   INTERNATIONALES.  171 

mêmes  enseignements  que  les  sages  de  l'Inde  »  (*).  Les  analogies 
qui  existent  entre  la  théologie  de  Pythagore  et  les  spéculations  des 
Indiens  frappèrent  surtout  les  orientalistes  :  elles  sont  si  intimes, 
dit  un  savant  français,  qu'on  doit  supposer  que  le  philosophe  grec 
a  puisé  ses  croyances  à  une  source  indienne  {^).  Chézy  ajoute  que 
le  système  de  Pyrrhon  lui  semble  avoir  la  même  origine.  La  tradi- 
tion le  fait  voyager  dans  l'Orient  à  la  suite  d'Alexandre  ;  n'aurait-il 
pas  emprunté  aux  brahmanes  la  doctrine  d'après  laquelle  tout  est 
illusion?  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  la  vie  du  sceptique  grec  et  son  indif- 
férence absolue  qui  ne  rappellent  l'existence  comtemplative  des 
ascètes  de  l'Inde.  Le  philosophe  citait  sans  cesse  les  vers  d'Homère 
qui  compare  les  races  humaines  aux  feuilles  des  arbres  que  l'au- 
tomne emporte  :  les  gymnosophistes  aimaient  à  comparer  la  brièveté 
de  la  vie  de  l'homme  à  une  goutte  de  rosée  qui  brille  un  instant  à  la 
feuille  tremblante  du  lotus,  puis  disparaît  ('). 

Dans  le  domaine  de  la  religion,  les  ressemblances  entre  l'Inde  et 
la  Grèce  sont  plus  nombreuses  encore  et  plus  frappantes.  W.  Jones 
a  écrit  une  dissertation  spéciale  sur  les  dieux  de  la  Grèce,  de  l'Italie 
et  de  l'Inde  {*).  Nous  en  présenterons  une  rapide  analyse,  parce 
que  c'est  une  pièce  importante  du  débat.  L'on  a  accusé  l'ingénieux 
orientaliste  d'indomanie.  Les  études  sur  la  littérature  sanscrite, 
poursuivies  avec  tant  d'ardeur  en  France  et  en  Allemagne,  ont 
donné  raison  au  savant  anglais.  Il  n'y  a  qu'un  reproche  à  lui  faire, 
c'est  qu'il  a  exagéré  les  analogies,  et  qu'il  les  a  rapportées  directe- 
ment à  l'Inde,  tandis  que  les  mythes  grecs  et  les  mythes  indiens 
dérivent  d'une  source  plus  ancienne,  et  remontent  à  une  époque 
où  les  ancêtres  des  Hellènes  et  ceux  des  Indiens  formaient  un  seul 
peuple. 

W.  Joncs  commence  ses  études  de  mythologie  comparée  par  les 
dieux  les  plus  anciens  de  l'Olympe  gréco-romain.  Saturne  est  iden- 

(i)  Asiat.  Research.,  T.  I  (p.  14  de  la  trad.  ail.). 

(2)  Chézy,  Journal  Asiatique,  première  série,  ï.  I,  p.  3  et  suiv. 

(3)  Comparez  sur  les  rapports  entre  la  philosophie  fi;rccque  et  les  doctrines 
brahmaniques,  Colebrooice,  Transactions  of  thc  royal  asiatic  Society,  T.  I, 
p.  XX,  574,  570;  —  Voti  Bohlen,  T.  I,  p.  328,  335. 

(4)  Asiatic  licscarch.,  T.  I. 


172  l'inde. 

tique  avec  Noë,  et  Noë  est  le  Manou  de  l'Inde  (').  A  l'appui  de 
cette  comparaison, l'auteur  anglais  rapporte  un  extrait  du  Bhagavat 
sur  le  déluge;  la  doctrine  des  quatre  âges  de  l'humanité  qui  se  rat- 
tache au  règne  de  Saturne ,  existe  également  chez  les  Indiens.  Le 
dieu  Ganésa  est  le  Janiis  des  Latins  :  gardien  des  portes  du  ciel, 
il  tourne  ses  deux  faces  vers  le  solstice  et  dirige  ses  quatre  bras 
vers  les  quatre  points  de  Vhorizon.  Jupiter,  comme  personnification 
du  firmament,  est  le  même  qu'Indra;  les  qualités  attribuées  au  dieu 
indien  sont  presque  toutes  reproduites  dans  les  épilhètes  que  les 
poètes  donnent  au  roi  de  l'Olympe  (^).  Mais  où  retrouver  en  Grèce 
la  Triade  de  Viclinoii,  dcSiva  et  de -Bra/imd?  C'est  Jupiter  qui  résume 
en  lui  la  Trinité  :  il  est  créateur,  protecteur  ou  conservateur  et 
destructeur,  Neptune  et  Mahadèva  sont  évidemment  les  mêmes 
divinités  ;  le  trident,  la  musique  des  Tritons,  rien  ne  manque  au 
dieu  des  mers  de  l'Inde.  Yama,  le  souverain  des  enfers,  porte 
comme  Pluton,  une  fourche  dans  sa  main  droite  ;  dans  la  gauche 
il  a  un  miroir  où  se  reflètent  les  œuvres  de  toutes  les  créatures. 
L'enfer  des  Indiens,  plus  terrible  que  celui  de  la  Grèce,  se  rap- 
proche du  dogme  chrétien  ;  l'on  y  voit  des  âmes  qui  brûlent  dans 
des  chaudières  ou  sur  des  charbons  ardents.  Câlî  ('),  YHécaté  des 
Grecs,  se  plaît  aux  sacrifices  humains.  Hâtons-nous  de  passer  à 
des  mythes  plus  riants. 

La  naissance  de  Krichna  {*),  ses  amours  avec  les  bergères  et  sa 
lutte  contre  le  grand  serpent  Calinouga  rappellent  V Apollon  des 
Grecs.  Comme  Dieu  du  soleil,  Apollon  a  son  pendant  dans  Sourya  : 
les  poètes  décrivent  son  char  de  feu,  attelé  de  sept  coursiers  verts. 
L'Apollon  indien  a  donné  le  jour  à  des  jumeaux,  comme  le  dieu 
hellénique  :  Castor  et  Pollux  ont  la  même  mission  dans  les  deux 

(-1)  Manou,  fils  de  Brâhma,  est  considéré  comme  le  père  du  genre  humain. 
C'est  à  lui  qu'on  attribue  le  code  qui  porte  le  nom  de  Lois  de  Manou. 

(2)  Indra  est  le  roi  du  ciel.  On  le  représente  la  main  droite  armée  du  tonnerre, 
et  la  main  gauche  d'un  arc. 

(3)  Câli,  femme  de  Siva,  le  dieu  destructeur.  On  la  représente  sous  des 
formes  terribles.  Elle  a  pour  pendants  d'oreilles  deux  cadavres,  un  collier  de 
crîines,  une  ceinture  formée  de  mains  do  géants,  etc. 

(4)  Krichna  est  une  incarnation  deVichnou,  l'un  des  dieux  de  la  Triade 
indienne.  Il  est  quelquefois  représenté  avec  une  fliiteà  la  bouche. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  173 

mythologies.  Narada  est  le  Mercure  des  Grecs;  il  est  législateur, 
inventeur  des  arts  et  eu  même  temps  le  messager  des  immortels. 
Les  Indiens  ont  aussi  leur  Vulcain  qui  fabrique  des  armes  pour 
les  dieux,  dans  leurs  guerres  contre  les  Titans  (les  Daitijas).  Il  est 
dilïicile  de  rencontrer  un  dieu  du  vin  chez  un  peuple  à  qui  l'usage 
des  liqueurs  spiritueuses  est  défendu;  mais  considéré  comme  héros, 
Dionysos  est  évidemment  d'origine  indienne  :  c'est  le  divin  Ràma; 
l'expédition  dans  l'Inde  que  la  mythologie  grecque  attribue  à  son 
dieu  est  un  souvenir  de  son  origine  orientale.  Ràma  était  aussi  un 
grand  conquérant;  dans  la  guerre  de  Lanka,  il  fut  secouru  par 
Hanouman,  roi  des  singes,  fils  de  Pavana,  roi  des  vents,  qu'il 
traîna  à  sa  suite.  Pavana  est  identique  avec  Pan,  roi  des  satyres, 
qui  suivent  le  char  triomphal  de  Bacchus.  Les  conquêtes  de  Râma 
inspirèrent  les  poètes  ;  on  les  représentait  dans  les  drames.  L'on  sait 
que  les  fêtes  de  Dionysos  furent  également  le  berceau  du  théâtre 
grec. 

Les  déesses  de  la  Grèce  ont  des  sœurs  sur  les  bords  du  Gange. 
L'épouse  de  Siva  réunit  en  elle  trois  attributs.  Comme  Pârvâtî^ 
elle  ressemble  à  Junon  ;  le  paon,  l'oiseau  chéri  de  la  fière  épouse 
de  Jupiter,  a  sou  représentant  auprès  de  la  déesse  indienne. 
Comme  Dourgà,  c'est  la  Minerve  des  Grecs,  l'idéal  de  la  valeur 
unie  à  la  sagesse.  Comme  Bhavani,  elle  rappelle  la  Vénus  Céleste. 
Vénus,  la  déesse  des  plaisirs,  ne  pouvait  manquer  chez  un  peuple 
dont  les  tendances  sont  partagées  entre  un  mysticisme  démesuré 
et  un  matérialisme  énervant.  Les  Apsaras  sont  au  service  des 
dieux  qui  les  emploient  pour  séduire  les  sages,  lorsque  ceux-ci 
par  la  force  de  leurs  pénitences  ébranlent  la  puissance  des  immor- 
tels. Cama  Dèva  est  le  digne  frère  de  Cupidon  par  sa  grâce  et  sa 
malice  ;  enfant  aimable,  il  a  pour  compagnons  le  printemps  et 
les  zéphirs;  ses  armes  sont  un  arc  de  canne  à  sucre,  son  carquois 
contient  cinq  traits  (')  aigus,  armés  de  (leurs  aromatiques  :  il  frappe 
avec  la  rapidité  de  l'éclair  et  allume  des  passions  irrésistibles  {*). 
Cérès  est  la  Lakchmi  de  l'Inde;  la  déesse  indienne  préside  à  l'agri- 

(1)  Ces  cinq  traits  répondent  aux  cinq  sens. 

(2J  Chczy,  dans  le  Journal  Asiatique,  première  série,  T.  t,  p.  3  et  suiv. 


174 


L  INDE. 


culture,  elle  enseigne  à  semer;  Sri  ou  Sris,  paraît  être  la  racine  du 
nom  qu'elle  porte  chez  les  Romains.  Les  Muses  devaient  être  ado- 
rées chez  un  peuple  qui  brille  comme  les  Grecs  par  les  dons  de 
l'imagination.  Il  n'y  a  qu'une  déesse  que  Jones  ne  retrouve  pas 
dans  rinde,  c'est  Diane;  les  violentes  émotions  de  la  chasse,  qui 
s'harmonisent  avec  le  génie  actif  des  races  européennes,  se  con- 
ciliaient peu  avec  le  goût  du  peuple  sanscrit  pour  l'Inaction. 

En  présence  de  tant  d'analogies  dans  la  religion,  dans  la  philo- 
sophie et  dans  les  langues,  qui  aurait  pu  conserver  un  doute  sur  la 
parenté  des  deux  civilisations?  Le  système  de  Jones  fut  accepté 
par  les  savants  comme  une  vérité  incontestable.  L'Anglais  Maurice 
lui  donna  de  nouveaux  développements;  il  chercha  à  prouver  que 
les  mystères  de  la  Grèce  avaient  leur  origine  dans  l'Inde.  Jones  ne 
s'était  pas  expliqué  sur  la  manière  dont  les  doctrines  indiennes 
avaient  été  transmises  aux  Grecs;  dans  le  système  de  Maurice,  ils 
furent  initiés  à  la  théologie  indienne  par  l'intermédiaire  de 
l'Egypte  (').  L'influence  directe  exercée  par  les  colonies  parties  de 
l'Inde,  sur  l'Asie  occidentale,  la  Grèce  et  l'Europe,  forme  l'idée 
dominante  d'un  ouvrage  ingénieux  mais  paradoxal  de  Ritter{^).  Un 
littérateur  célèbre,  Schlegel,  glorifia  la  sagesse  des  brahmanes  (^). 
Il  y  eut  une  véritable  indomanie  dans  le  monde  savant  {*). 

Le  système  des  orientalistes  qui  cherchaient  la  source  et  le  type 
de  la  civilisation  grecque  dans  le  brahmanisme,  tendait  à  faire  de 
la  Grèce  la  reproduction  de  l'Inde  :  il  souleva  une  violente  réaction 
parmi  les  nombreux  savants  nourris  d'études  classiques.  Ceux-ci 
repoussèrent  les  prétentions  des  indianistes  avec  plus  de  dédain 
encore  que  le  dix-huitième  siècle  n'en  avait  mis  à  rejeter  celles  des 
hébraïsants.  Ce  fut  surtout  dans  le  domaine  de  la  pensée  qu'ils 
revendiquèrent  l'originalité  pour  les  Hellènes. 

«  Les  Grecs,  dirent-ils,  étaient  peu  disposés  à  aller  chercher  la 

(-1)  IndianAntiquities,  T.  Il,  p.  217-260,  281-394. 

(2)  Ritter,  Die  Vorhalle  europiiischer  Volkergeschichte  (1820),  p.  307-316. 

(3)  F.  Schlegel,  UeLer  die  Sprache  und  Weisheit  der  Indier. 

(4)  On  rapporta  même  à  l'Inde  le  droit  de  la  Grèce.  Bunsen  (De  jure  heredita- 
rio  Atheniensium,  p. 112)  dit  qu'il  serait  plus  facile  d'expliquer  le  droit  athénien 
par  le  Code  de  Manou  que  par  la  législation  de  Selon. 


J 


RELATIONS   INTERNATIONALES.  173 

science  chez  les  autres  peuples  :  l'orgueil  de  leur  autoclithooie, 
leurs  préjugés,  la  conscieuce  de  leur  supériorité,  les  éloignaient 
des  Barbares,  et  ne  leur  laissaient  pas  même  soupçonner  qu'il  y 
eût  une  sagesse  étrangère  dont  ils  pussent  profiler.  Ceux  qui 
admettent  dans  ces  temps  reculés  un  échange  d'idées  avec  le  loin- 
tain Orient,  se  font  illusion  sur  la  nature  des  rapports  qui  exis- 
taient entre  les  nations  de  l'antiquité  :  les  relations  étaient  rares,  et 
l'ignorance  des  langues  rendait  pour  ainsi  dire  tout  commerce 
intellectuel  impossible.  Les  doctrines  de  l'Inde  sont  encore  un 
mystère  pour  l'Europe  moderne  ;  comment  auraient-elles  été  con- 
nues de  la  Grèce  ancienne,  qui  ignorait  jusqu'à  l'existence  de  la 
littérature  sanscrite?  Rien  de  si  difficile  que  l'enseignement  des 
idées,  rien  de  si  rare  que  leur  transmission  d'homme  à  homme, 
de  peuple  à  peuple.  D'ailleurs  la  science  grecque  en  elle-même 
diffère  essentiellement  de  la  science  indienne.  Celle-ci,  quoique 
distincte  de  la  foi  et  des  mythes,  y  est  toujours  relative  :  chez  les 
Hellènes,  la  philosophie,  absolument  indépendante,  produisit  ce 
mouvement  si  varié  qui  fait  de  son  histoire,  une  histoire  de 
l'esprit  humain,  parcourant  librement  ses  phases  et  se  rendant 
toujours  compte  de  lui-même  (').  La  Grèce  ne  doit  donc  rien  à 
rinde.  » 

Quelle  conclusion  tirer  de  ces  opinions  contradictoires?  Ecartons 
d'abord  les  exagérations  que  Ton  pourrait  qualifier  d'indomanie. 
Ce  qui  excuse  les  écrivains  modernes,  c'est  que  les  anciens  en  ont 
donné  l'exemple.  On  supposait  je  ne  sais  quelles  communications 
entre  Socrate  et  un  voyageur  indien;  Aristote,  disait-on,  emprunta 
sa  logique  à  un  philosophe  de  l'Inde.  Il  faut  renvoyer  ces  fables  à 
celles  que  de  pieux  savants  ont  imaginées  pour  expliquer  les  rap- 
ports entre  la  morale  des  philosophes  anciens  et  celle  du  christia- 
nisme. Mais  si  nous  n'admettons  pas  que  la  Grèce  soit  la  copie  de 
l'Inde,  il  y  a  cependant  des  analogies  incontestables  dans  leurs 
idées  religieuses  et  philosophiques.  Suffisent-elles  pour  prouver 
qu'il  y  a  un  lien  de  parenté  entre  les  deux  civilisations?  Précisons 


(1)  Bî^cr,  Geschichteder  Philosophie  altcr  Zeit,  T.  F,  p.  ■157-171.  —  ilenoM- 
vier.  Manuel  de  philosophie  ancienne,  T.  I,  p.  5-7. 


176  l'inde. 

encore  davantage  ce  problème  historique  :  la  Grèce  tient-elle  sa 
mythologie  et  sa  philosophie  de  l'Inde,  en  ce  sens  qu'elle  n'a  fait 
que  développer  les  germes  qui  lui  sont  venus  de  l'Orient? 

Pour  que  notre  réponse  satisfasse  aux  exigences  sévères  de  la 
critique,  il  faut  d'abord  séparer  les  faits  certains  des  faits  contes- 
tables. Parmi  les  premiers,  nous  rangeons  l'origine  orientale  de  la 
mythologie  grecque.  Les  Hellènes  et  les  Aryens  de  l'Inde  sont 
frères;  ils  ont  eu  une  existence  commune  pendant  des  siècles,  et 
par  suite  une  religion  commune;  les  Grecs  emportèrent  ces 
croyances  en  émigrant  vers  l'Occident;  ils  les  développèrent  en- 
suite et  les  altérèrent  sous  l'inspiration  de  leur  génie,  qui  était 
poétique  plutôt  que  religieux.  Il  ne  s'agit  pas  ici  d'une  de  ces 
vagues  ressemblances  qui  s'expliquent  par  l'identité  de  l'esprit 
humain.  Les  mots  qui  désignent  les  dieux  de  l'Inde  et  ceux  de  la 
Grèce  sont  souvent  les  mêmes;  or,  comme  le  remarque  un  ingé- 
nieux interprète  des  mythes  grecs  et  indiens,  le  nom  et  la  divinité 
qu'il  désigne  sont  une  seule  et  même  chose  dans  l'enfance  des 
peuples  (^).  Là  même  où  les  noms  diffèrent,  il  y  a  tant  de  rapports 
jusque  dans  les  détails  des  mythes,  qu'il  est  impossible  de  s'en  ren- 
dre raison,  si  on  ne  les  rattache  pas  à  une  souche  commune.  Nous 
ne  pouvons  nous  arrêter  à  ces  spécialités.  Le  travail  est  fait  et  ne 
laisse  plus  place  à  un  doute  sérieux.  M.  Maury,  dans  son  savant 
ouvrage  sur  VHistoire  des  religions  de  la  Grèce  antique,  constate 
que  les  populations  primitives  de  la  Grèce  professaient  le  même 
naturalisme  panthéistique  qui  se  trouve  dans  les  Vêdas  :  il  ressort 
avec  évidence,  dit-il,  des  plus  vieilles  légendes  de  l'Inde  et  de  la 
Grèce,  que  leurs  habitants  adoraient  jadis  des  dieux  analogues  et 
parfois  tout  semblables.  Quelques  traits  snlBront  à  notre  but. 

Tous  les  peuples  de  race  indo-européenne  adoraient  un  dieu 
suprême,  roi  du  tirmament,  présidant  aux  phénomènes  célestes, 
armé  de  la  foudre,  et  livrant  un  combat  incessant  aux  ennemis  de 
la  lumière,  aux  dieux  des  nuages  et  des  ténèbres.  VIndra  des 
Vêdas  est  le  type  de  ce  dieu.  Le  nom  qu'il  porte  chez  les  Grecs  est 

H  )  Nomina-Numina.  Max  Muller,  Mythologie  comparée,  dans  la  Revue  Ger- 
manique, T  II  et  III). 


RELATIONS   INTERNATIONALES.  177 

sanscrit  (').  Le  Zeus  homérique  lance  la  foudre  et  répand  la  pluie  ; 
il  chasse  les  nuages  et  fait  hriller  le  soleil  dans  le  ciel  éclairci;  il 
domine  sur  l'univers,  comme  dieu  très  grand  et  très  auguste;  il  est 
le  père  des  dieux  et  des  hommes.  Le  Mahàbhârata  appelle  Indra 
le  dieu  des  dieux,  le  dieu  du  ciel,  de  l'air  azuré,  de  la  foudre;  les 
Aryens  l'invoquaient  comme  le  dieu  éternel ,  dont  la  puissance  est 
sans  bornes,  roi  du  monde,  ainsi  que  l'indique  la  signification  de 
son  nom.  Nous  avons  dit  que  W.  Jones  n'avait  pu  trouver  le  dieu 
du  vin  chez  les  Indiens.  La  science  moderne  a  été  plus  heu- 
reuse. Les  Aryens  adoraient  le  Sonia,  jus  d'une  plante  acide 
qui  servait  à  faire  des  libations  aux  dieux;  les  Grecs  ne  firent 
que  transporter  le  mythe  oriental  au  jus  de  raisin.  La  légende 
hellénique  suit  pour  ainsi  dire  pas  à  pas  les  Vêdas.  Le  soma^ 
disent  les  Indiens,  a  été  reçu  dans  la  cuisse  d'Indra  ;  les  Grecs 
racontaient  la  même  fable  de  leur  Dionysos.  Le  dieu  védique  a  un 
surnom,  indiquant  qu'?7  habite  dans  les  montaynes  :  le  dieu  hellé- 
nique porte  le  même  nom  f  ).  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  la  naissance 
miraculeuse  du  dieu  de  Nysa  qui  ne  se  trouve  dans  la  mythologie 
indienne,  telle  qu'elle  est  racontée  dans  l'hymne  d'Homère.  Nous 
avons  une  preuve  plus  évidente  encore  de  la  parenté  intime  des 
mythes  grecs  et  des  mythes  indiens,  c'est  qu'il  y  a  des  noms  de  dieux 
et  de  héros  inexplicables  au  seul  point  de  vue  grec,  et  dont  on  ne 
découvre  le  caractère  primitif,  qu'en  les  mettant  en  rapport  avec 
les  dieux  ou  les  héros  de  l'Inde.  Sans  le  secours  des  Védas,  le  nom 
dcDaphné  et  la  légende  qui  y  est  attachée  seraient  restés  inintelli- 
gibles. Ce  sont  encore  les  Vêdas  qui  nous  donnent  la  clé  du  mythe 
d'Eros(^). 

W.  Jones,  l'illustre  orientaliste,  avait  donc  raison  de  dire 
que  les  racines  de  la  mythologie  hclléniciue  sont  dans  l'Inde. 
Faut- il  aussi  y  chercher  les  sources  de  la  philosophie  grecque? 
Ici  le  problème  change  de  nature.  L'analogie  des  mythes  tient  à 

(1)  Zîvç  7ra7r,p,  Diespitcr,  Jupiter,  porte  dans  le  panthéon  indieu  le  nom 
identique  de  Diaushpitar  (Maury,  T.  I,  p.  53). 

(2)  ôpsLOi.  Maury,  T.  I,  p.  -118-120. 

(3)  Max  Minier,  Mythologie  comparée  (Revue  Germanique,  T.  II,  p.  37). 


178  l'inde. 

l'origine  et  à  l'existence  communes  des  Hellènes  et  des  Aryens. 
La  philosophie  s'est  développée  bien  des  siècles  après  leur  sépara- 
tion. A  l'époque  où  les  ancêtres  des  Grecs  émigrèrent  de  la  haute 
Asie,  les  Aryens  n'avaient  pas  encore  de  philosophie,  et  les  rudes 
habitants  de  la  Grèce  songeaient  tout  aussi  peu  à  philosopher.  La 
philosophie  serait-elle  donc  un  produit  tout-à-fait  original  du  génie 
hellénique?  Un  historien  allemand  dit  qu'une  ressemblance  générale 
entre  les  spéculations  philosophiques  des  Grecs  et  celles  des  Indiens 
ne  suffit  pas  pour  établir  la  parenté  des  deux  civilisations,  parce 
que  l'esprit  humain,  le  même  en  Grèce  et  sur  les  bords  du  Gange, 
peut  être  conduit  partout  à  des  conceptions  semblables  (').  Nous 
admettrions  cette  fin  de  non  recevoir,  s'il  était  vrai ,  comme  le  dit 
Ritter,  que  les  analogies  entre  la  philosophie  grecque  et  la  sagesse 
indienne  sont  vagues  et  sans  importance;  nous  la  rejetons  par  la 
raison  que  les  ressemblances  portent  sur  des  points  fondamentaux 
et  tout  particuliers. 

Il  y  a  dans  la  philosophie  indienne  un  dogme  qui  la  dislingue  de 
toute  autre  spéculation  philosophique,  celui  de  la  transmigration 
des  âmes  et  de  la  libération  finale.  Ce  n'est  pas  assez  dire  que  tel 
est  le  point  caractéristique  des  penseurs  de  l'Inde,  il  faut  dire  que 
les  philosophes,  à  quelqu'école  qu'ils  appartiennent,  sont  d'accord 
avec  toutes  les  sectes  religieuses;  il  faut  dire  plus,  c'est  que  la  con- 
stitution sociale  de  l'Inde  repose  sur  cette  croyance.  D'un  autre 
côté,  la  doctrine  de  la  préexistence  et  celle  des  renaissances  qui  y 
tient,  ainsi  que  le  système  théologique  qui  en  est  le  principe  ou  qui 
en  dépend,  le  spiritualisme  excessif  des  brahmanes,  le  dégoût  de  la 
vie,  la  soif  du  néant  ou  d'une  existence  finale  qui  y  ressemble, 
tout  cela  est  totalement  étranger  à  la  Grèce.  Sous  ce  rapport  il  y  a 
un  abime  entre  les  deux  branches  de  la  race  aryenne.  La  diffé- 
rence, quelque  considérable  qu'elle  soit,  s'explique  :  les  Aryens 
de  rinde  et  les  ancêtres  des  Hellènes  se  sont  séparés  à  une  époque 
où  le  brahmanisme  n'existait  pas  encore.  Si  donc  nous  rencontrons 
les  principes  brahmaniques  chez  des  philosophes  grecs,  on  ne 
pourra  pas  dire  que  les  Pythagore  et  les  Platon  se  sont  inspirés 

{\)  Ritler,  Geschichte  der  Philosophie,  T.  I,  p.  68. 


RELATIONS  INTERNATIONALES.  179 

des  idées  et  des  seûtimenls  de  leur  race.  On  ne  pourra  pas  davan- 
tage faire  appel  à  l'identité  de  l'esprit  humain,  car  l'esprit  humain, 
quelqu'identique  qu'il  soit,  n'a  produit  qu'une  seule  fois  et  dans  un 
seul  pays  le  système  que  nous  venons  de  rappeler;  il  ne  se  trouve 
que  chez  les  brahmanes,  on  ne  le  rencontre  point  ailleurs.  Les 
Égyptiens  croyaient,  il  est  vrai,  à  la  transmigration  des  âmes,  mais 
on  ne  voit  pas  qu'ils  en  aient  déduit  les  conséquences  qui  caracté- 
risent le  dogme  indien.  Nous  sommes  donc  autorisé  à  conclure  que 
si  réellement  les  philosophes  grecs  enseignent  le  dogme  brahmani- 
que, ils  l'ont  puisé  dans  la  tradition  orientale.  Les  analogies  sont- 
elles  aussi  spéciales  que  nous  le  prétendons?  Voilà,  nous  semble-t-il, 
le  point  décisif. 

Un  écrivain  français  qui  a  fait  des  études  également  profondes 
sur  la  philosophie  grecque  et  sur  la  philosophie  indienne,  dit  après 
avoir  exposé  la  théorie  du  système  connu  sous  le  nom  de  Sânkhya  : 
«  En  sortant  du  monde  indien  pour  entrer  dans  le  monde  grec,  il 
rae  semble  à  peine,  malgré  tant  de  différences,  que  je  change  de 
terrain.  Les  ressemblances  deviendront  d'autant  plus  nombreuses 
et  plus  frappantes"  que  l'on  connaîtra  davantage  les  œuvres 
indiennes  »  (').  La  grande  figure  de  Pythagore  domine  la  sagesse 
antique  de  la  Grèce.  Les  dogmes  qu'on  lui  attribue,  la  métempsy- 
cose, l'esprit  religieux  de  sa  philosophie,  l'organisation  et  les  ten- 
dances des  sociétés  auxquelles  il  donna  son  nom,  rappellent  l'Inde 
avec  son  mysticisme,  sa  croyance  de  la  transmigration  des  âmes  et 
ses  ascètes.  Nous  n'insistons  pas  sur  cette  analogie  :  d'abord  nous 
ne  connaissons  guère  la  doctrine  du  philosophe  de  Samos;  dès  lors 
la  comparaison  ne  porterait  que  sur  des  généralités,  ce  qui  ne 
répond  plus  à  notre  but  :  ensuite  on  pourrait  dire  que  le  séjour  de 
Pythagore  en  Egypte,  attesté  par  des  témoignages  historiques,  suffit 
pour  rendre  raison  de  la  couleur  orientale  de  son  enseignement. 
Nous  nous  hâtons  d'arriver  au  disciple  de  Socratc.  Platon  a  égale- 
ment voyagé  en  Egypte,  et  nous  n'entendons  pas  contester  l'in- 
fluence du  sacerdoce  égyptien  sur  l'illustre  voyageur.   Mais  le 


(I)  Barthélémy  Saint-JIilaire,  Mémoire  sur  lo  Sùukhya,  dans  les  Mémoires  de 
l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques,  T.  VIII,  p.  508. 


180 


L  INDE. 


mystère  qui  couvre  toujours  la  sagesse  égyptienne  ne  nous  permet 
point  d'établir  une  comparaison  de  détail  ;  tandis  que  nous  con- 
naissons le  dogme  brahmanique  aussi  bien  que  la  philosophie 
grecque.  Ouvrons  le  Phédon  :  il  traite  de  la  destinée  de  l'âme,  sujet 
si  cher  aux  Indiens.  Que  pense,  sur  cette  question,  le  philosophe 
à  qui  la  postérité  a  donné  le  nom  de  divin?  Nous  rencontrons  à 
chaque  page  de  son  dialogue  les  idées  et  Jusqu'au  langage  des  pen- 
seurs de  l'Inde;  de  sorte  que  l'on  se  demande  si  c'est  Platon  qui 
parle  ou  si  c'est  Kapila.  La  philosophie  indienne  est  spiritualiste 
jusqu'à  l'excès  :  à  ses  yeux,  la  vie  actuelle  pendant  laquelle  l'âme 
est  enchaînée  au  corps,  est  une  prison,  une  peine  dont  il  lui  tarde 
de  se  délivrer:  elle  ne  se  donne  d'autre  but  que  d'affranchir  l'âme 
du  corps  :  c'est  la  libération  à  laquelle  elle  aspire.  La  science  seule 
peut  procurer  cet  affranchissement  à  l'homme.  En  résumant  la  doc- 
trine de  Kapila,  qui  est  du  reste  celle  de  l'Inde  en  général,  nous 
avons  donné  l'analyse  du  Phédon;  l'identité  est  parfaite,  le  langage 
est  le  même.  La  libération  et  l'enchaînement  sont  des  expressions 
familières  à  Platon  ;  les  mots  et  les  idées  qu'ils  expriment  revien- 
nent dans  les  plus  importants  de  ses  dialogues,  dans  la  République 
et  le  Timée.  Ajoutons  que  ces  idées  font  l'essence  même  de  sa  doc- 
trine :  elles  tiennent  à  son  spiritualisme,  à  sa  théorie  de  la  rémi- 
niscence et  des  idées  ('). 

L'analogie,  et  une  analogie  bien  précise,  bien  particulière,  ne 
saurait  être  niée.  Elle  frappa  déjà  les  Grecs,  qui  furent  mis  en 
contact  avec  la  société  brahmanique.  Onésicrite,  compagnon 
d'Alexandre  et  disciple  de  Diogène  le  Cynique,  conversant  avec 
les  brahmanes,  comparait  leur  doctrine  à  celle  de  Pythagore. 
Mégasthène,  ambassadeur  des  Seleucides  auprès  du  roi  Tchandra- 
goupta,  signala  la  conformité  des  croyances  brahmaniques  avec  la 
philosophie  de  Platon  (^).  Les  anciens  n'hésitaient  pas  à  expliquer 
ces  ressemblances,  en  mettant  les  philosophes  les  plus  célèbres  en 
rapport  avec  l'Orient.  Ces  voyages  n'étaient  pas  impossibles,  puis- 
que les  commerçants  fréquentaient  l'Inde.  11  n'est  pas  même  néces- 


(i)  Barthélémy  Saint-Hilaire,  dans  les  Jtfe'wo/res précités,  p.  513,  ss. 
(2)  Strab.,  lib.  XV,  p.  692,  éd.  Casaub. 


RELATIONS     INTERNATIONALES.  181 

saire  d'admettre  une  communication  directe  entre  les  bràlimanes 
elles  phibsophes  grecs,  pour  expliquer  l'influence  de  l'Orient  sur 
la  Grèce.  Thaïes  était  d'origine  phénicienne;  oriental  lui-même,  il 
a  pu  être  initié  en  Asie  à  la  sagesse  renommée  de  l'Orient.  Les 
voyages  dePythagorechezles  Syriens,  les  Babyloniens,  les  Perses, 
les  Indiens,  les  Thraces  et  les  Druides  des  Gaules  sont  en  partie 
fabuleux,  comme  tous  les  détails  qui  nous  sont  parvenus  sur  cet 
illustre  personnage  :  nous  aimerions  à  y  voir  un  symbole  du  lien 
qui  unit  les  divers  membres  de  l'humanité  et  les  doctrines  de  ses 
sages.  Mais  si  tout  n'est  pas  vrai  dans  les  récits  que  les  savants 
d'Alexandrie  nous  ont  transmis  sur  Pythagore,  ce  n'est  pas  une 
raison  pour  repousser  tout  comme  faux.  Les  Alexandrins  étaient 
entourés  des  trésors  de  l'antiquité,  des  monuments  de  tous  les 
peuples,  de  tous  les  âges,  recueillis  par  les  soins  des  Ptolémées; 
ils  vivaient  au  milieu  des  témoins  du  passé  :  peut-on  leur  refuser 
toute  créance  (')?  Nous  ne  disons  pas  que  ces  témoignages  suffisent 
pour  indiquer  la  voie  par  laquelle  la  science  brahmanique  est 
arrivée  aux  Grecs  ;  nous  avouons  notre  ignorance,  mais  du  moins 
ces  traditions  sont  suffisantes  pour  établir  la  probabilité  de  relations 
intellectuelles  entre  l'Inde  et  la  Grèce.  En  tout  cas,  notre  ignorance 
ne  nous  autorise  pas  à  contester  les  faits  qu'il  nous  est  impossible 
d'expliquer.  Il  y  a  eu  influence  du  brahmanisme  sur  les  philosophes 
grecs;  peu  importe  comment  elle  s'est  exercée.  Il  est  presque 
inutile  d'ajouter  que  cette  influence  ne  fait  pas  obstacle  à  l'origina- 
lité hellénique  :  il  y  a  dans  le  disciple  de  Socrate  une  aspiration 
vers  l'égalité,  et  un  sentiment  d'amour  qui  relèvent  bien  au-dessus 
de  l'égoïsme  et  de  l'esprit  de  division  des  brahmanes. 

Si  les  rapports  entre  la  Grèce  ancienne  et  l'Inde,  si  les  liens 
entre  le  brahmanisme  et  Platon,  quoique  plus  ([ue  probables,  nous 
échappent,  toute  incculitude  disparait  dans  les  derniers  siècles  de 
l'antiquité.  Les  conquêtes  d'Alexandre  brisèrent  les  barrières  qui 
séparaient  la  Grèce  de  l'Inde;  dès  lors  les  croyances  orientales  lircnt 
invasion  dans  le  monde  européen.  Le  polythéisme  ne  satisfaisait 
plus  le  besoin  de  croire  que  l'homme  peut  renier  parfois,  mais  ([ui 

(I)  Ooem-s,  Mythengeschichte  (Préface,  p.  XXI,  XXII). 

12 


182  L'INDE. 

éclate  ensuite  avec  crantant  plus  d'énergie.  Il  fallait  pour  nourrir 
le  sentiment  religieux  quelque  chose  de  plus  intime  que  des  sys- 
tèmes de  métaphysique  ;  la  philosophie  grecque  essaya  de  répondre 
à  ces  exigences,  en  se  faisant  religion.  Cette  philosophie  religieuse 
s'empreignit  de  l'esprit  oriental.  Les  temps  étaient  venus  où  les 
conceptions  philosophiques  et  les  dogmes  religieux  de  l'Occident 
et  de  l'Orient  devaient  se  combiner  et  se  modifier  réciproquement, 
pour  préparer  l'humanité  au  baptême  d'une  religion  nouvelle. 


§  IV.  Géographie. 

La  race  aryenne  civilisa  l'Inde  et  les  îles  de  l'Archipel;  plus  tard 
elle  porta  des  germes  d'humanité  et  de  culture  chez  les  hordes  de 
l'Asie  centrale;  elle  eut  la  puissance  de  vaincre  l'orgueilleux  isole- 
ment de  la  Chine  et  d'implanter  ses  dogmes  dans  l'Empire  du 
Milieu;  on  lui  attribue  la  gloire  d'avoir  inspiré  les  philosophes  de 
la  Grèce.  Un  peuple  qui  a  tant  donné  n'aurait-il  rien  reçu?  Quelle 
Influence  le  commerce  séculaire  avec  les  autres  nations  a-t-il  exercé 
sur  les  riverains  du  Gange?  Sur  ce  point  des  relations  internatio- 
nales de  rinde,  nos  connaissances  sont  plus  défectueuses  encore 
que  sur  le  rôle  de  ses  habitants  comme  peuple  civilisateur.  L'Inde 
paraît  tout-à-fait  passive  dans  ses  communications  avec  l'humanité; 
les  plus  grands  conquérants  la  visitèrent  et  y  laissèrent  à  peine  un 
souvenir  de  leur  passage;  elle  finit  par  subir  le  joug  de  l'étranger, 
mais  ses  institutions  et  ses  croyances  restent  encore  debout.  Conclu- 
rons-nous de  là  que  la  civilisation  de  l'Inde  est  autochthone  et 
immobile?  Ce  serait  ériger  notre  ignorance  en  théorie.  Un  homme 
ne  peut  avoir  commerce  avec  un  homme  sans  qu'ils  se  modifient 
réciproquement.  Si  les  Indiens  ont  agi  sur  le  monde,  par  cela  seul 
il  est  prouvé  que  le  monde  a  agi  sur  eux. 

Cependant  un  fait  est  certain,  c'est  que  le  mouvement  d'expan- 
sion qui  dans  l'époque  héroïque  entraîna  les  Aryens  sur  les  mers, 
s'arrêta.  L'Inde  ne  cessa  pas  d'être  fréquentée  parles  autres  peu- 
ples, parce  qu'elle  les  attirait  par  la  richesse  de  ses  produits;  mais 


HELATIONS     INTERNATIONALES.  183 

au  momeiil  où  elle  paraît  dans  riiistoire,  ce  ne  sont  plus  les  Indiens, 
ce  sont  les  Phéniciens,  les  Arabes  et  les  Grecs  d'Alexandrie  qui 
servent  d'intermédiaires  aux  relations  commerciales  (').  Le  brah- 
manisme éloigna  les  riverains  du  Gange  de  tout  contact  avec  des 
populations  impures;  au  lieu  du  travail  et  de  l'activité,  il  leur  prê- 
cha l'inaction  et  la  rêverie.  Les  Indiens  se  laissèrent  visiter  par  les 
étrangers,  mais  ils  ne  quittèrent  plus  leur  sol  sacré,  et  ne  s'inquié- 
tèrent pas  de  ce  qui  se  passait  au-delà.  Rien  ne  prouve  mieux  com- 
bien ils  étaient  indifférents  au  monde,  que  leurs  idées  sur  le 
monde. 

Il  y  a  une  vérité  d'instinct  dans  le  système  cosmogonique  des 
Indiens,  c'est  celle  de  l'infini  ;  ils  comptent  les  univers  par  myria- 
des de  myriades  :  la  création,  disent-ils,  est  immense,  innombrable, 
indicible  {-).  Mais  quand  on  abandonne  le  domaine  de  la  cosmogo- 
nie pour  la  géographie  de  notre  globe,  on  ne  trouve  plus  aucune 
notion  réelle.  Dans  la  conception  mythique,  la  Terre  est  une  sur- 
face arrondie  reposant  sur  une  tortue  ou  sur  quatre  éléphants. 
Plus  tard  les  brahmanes  reconnurent  que  le  monde  n'est  pas  porté 
par  quelque  chose  d'extérieur,  qu'il  se  soutient  par  sa  propre 
force.  Mais  la  description  que  les  Poiirânas  font  de  la  Terre  res- 
semble plus  au  rêve  d'un  poëte  qu'à  un  système  scientifique.  Ils  la 
représentent  sous  la  forme  d'une  fleur  de  lotus  qui  surnage  à  la  sur- 
face de  l'Océan.  Du  centre  s'élève  le  pistil,  type  de  la  plus  grande 
élévation  de  l'écorce  supérieure,  le  Blérou,  le  Mont  Sacré.  Autour 
de  lui  se  pressent  les  organes  de  la  fécondation,  les  filaments,  les 
anthères,  les  nectaires,  comme  les  crêtes  des  montagnes  et  les  pics 
principaux  des  chaînes  d'où  découlent  les  grands  fleuves.  Tout 
autour  du  mont  Mérou  se  trouvent,  comme  les  feuilles  du  lotus, 
sept  îles  baignées  par  l'Océan.  Les  livres  sacrés  les  décrivent  avec 
leurs  montagnes,  leurs  rivières  et  leurs  territoires;  ils  donnent 
même  la  mesure,  l'étendue  et  la  situation  de  chacune  d'elles.  Mais 
toute  cette  géographie  est  imaginaire;  une  seule  des  sept  îles  a  une 


(!)  Ilccren,  Indo,  Sect.  II  (T.  III,  p.  iiO  cl  suiv.). 

(2)  Riimusat,  Essai  sur  la  cosmographie  des  Bouddliisles(yo«/Jia/  des  Savants, 
1831,  p.  673), 


184-  l'inde. 

existence  réelle,  c'est  l'Inde,  et  même  sur  le  pays  qu'ils  habitent 
les  écrivains  indiens  donnent  des  renseignements  tellement  vagues, 
qu'ils  ne  pourraient  faire  la  base  d'une  description  exacte  (^). 


CHAPITRE  IV. 

RELIGION    ET    PHILOSOPHIE. 


I  I.  Conception  de  la  vie. 

La  religion  de  l'Inde,  comme  toutes  les  religions  des  pays  où 
régnent  les  castes,  diffère  essentiellement  chez  les  diverses  classes 
de  la  société.  La  croyance  populaire  est  un  fétichisme  qui  offre 
des  analogies  remarquables  avec  le  polythéisme  égyptien  (-).  On 
ne  peut  contester  au  sacerdoce  indien,  comme  on  l'a  fait  pour 
l'Egypte,  des  dogmes  supérieurs  à  ce  culte  grossier;  mais  il  est 
dilTicile  d'en  suivre  le  développement  et  d'en  déterminer  le  carac- 
tère dislinctif  aux  diverses  époques.  Certains  traits  sont  cependant 
communs  non-seulement  à  toutes  les  religions,  à  toutes  les  sectes 
de  l'Inde,  mais  même  aux  spéculations  philosophiques  qui  se  sont 
produites  à  côté  des  dogmes.  C'est  ce  caractère  général  de  la 
sagesse  indienne  qui  surtout  nous  intéresse. 

Les  misères  de  la  vie  ont  fait  une  impression  profonde  sur  l'es- 
prit des  Indiens.  Comment  concilier  la  répartition   inégale  des 


(-l)  Asiatic  Research.,  T.  VIII,  p.  321.  —  Benfeij,  dans  VEncrjclopédie  d'Ersch, 
seconde  section,  T.  XVII,  p.  271,  272.  —  RiUer,  Asien,  T.  I,  p.  3-19. 
(2)  Von  Boldcn,  T.  I,  p.  489.  —  Benjamin  Constant,  De  la  religion,  VI,  î>. 


RELIGION   ET   PHILOSOPHIE.  185 

biens  et  des  maux  entre  les  hommes  avec  la  notion  d'un  Être 
suprême  dont  la  qualité  essentielle  est  la  justice?  Les  brahmanes 
disent  que  si  l'homme  souffre,  c'est  qu'il  mérite  de  souffrir  ;  que  si 
sa  vie  actuelle  n'explique  pas  la  cause  de  sa  punition,  on  doit  la 
chercher  dans  une  existence  antérieure.  Envisagée  comme  une 
déchéance  et  une  expiation,  la  vie  ne  peut  plus  avoir  d'attrait;  elle 
est  pour  rhomme  ce  que  la  prison  est  pour  le  criminel.  Le  dédain 
de  l'existence  et  le  mépris  de  ce  qui  la  concerne  se  révèlent  dans 
tous  les  monuments  de  la  littérature  sanscrite.  Écoulons  le  législa- 
teur de  l'Inde  antique  parlant  du  corps  humain  :  «  Cette  demeure, 
dont  les  os  forment  la  charpente,  à  laquelle  les  muscles  servent 
d'attache,  enduite  de  sang  et  de  chair,  recouverte  de  peau,  infecte, 
qui  renferme  des  excréments  et  de  l'urine,  soumise  à  la  vieillesse 
et  aux  chagrins,  affligée  par  les  maladies,  en  proie  aux  souffrances 
de  toute  espèce,  unie  à  la  qualité  de  passion,  destinée  à  périr,  qne 
cette  demeure  soit  abandonnée  avec  plaisir  par  celui  qui  l'oc- 
cupe (').  »  Les  passions,  source  intarissable  de   maux,   sont  les 
compagnes  inséparables  du  corps  :  «  Les  habitants  de  ce  corps, 
disent  les  Vèdas  (-),  sont  la  cupidité,  la  colère,  l'avarice,  l'erreur, 
l'inquiétude,  l'envie,  la  tristesse,  la  discorde,  le  désappointement, 
la  faim,  la  soif,  la  vieillesse,  la  maladie,  la  mort,  les  afflictions  :  à 
quoi  sert-il  de  rechercher  les  plaisirs  du  corps?  »  Les  Vèdas  mon- 
trent ensuite  la  vanité  et  le  néant  de  toutes  choses  :  «  Tout  s'abîme 
et  meurt,  non-seulement  les  hommes,  mais  le  monde;  non-seulement 
les  rois  avec  leurs  armées  et  leurs  éléphants,  mais  les  astres 
mêmes.  »  L'auteur  finit  par  s'écrier  :  «  Excepté  la  science  de  Dieu, 
je  ne  vois  rien  qui  soit  désirable».  Saint  Paul,  Saint  Augustin, 
Innocent  III  n'ont  pas  parlé  avec  plus  de  mépris  de  la  condition 
humaine. 

On  conçoit  que  le  plus  grand  bonheur  pour  l'homme  nourri  de 
ces  doctrines  soit  d'échapper  à  l'existence.  Le  désir  de  la  mort  est 
aussi  vif  chez  les  brahmanes  que  chez  les  plus  mystiques  des  chré- 


(1)  Lois  de  Manon,  VI,  7G,  77. 

(2)  Joncs,  Works,  T.  XIII,  p.  571.  —  1  ou  Bohlon,  T.  I,  p.  168.  —  Wimlisvh- 
mann,  Die  Philosophie  im  Fortgang  dcr  Wcllgeschichtc,  T.  I,  p.  fIGI. 


180  l'inde. 

tiens  (^).  Mais  la  conception  de  Timmortalité  à  laquelle  les  uns  et  les 
autres  s'attendent  établit  entre  eux  une  différence  fondamentale. 
Pour  le  chrétien,  la  Terre  est  un  lieu  de  passage;  quels  que  soient 
ses  mérites  ou  ses  fautes,  la  mort  met  fin  pour  toujours  à  la  vie  de 
ce  monde. Pour  l'Indien,  la  mort  n'est  que  le  point  de  départ  d'une 
existence  nouvelle;  les  maux  qui  l'attendent  sont  infinis  comme  les 
renaissances.  Les  méditations  des  brahmanes  ne  semblent  avoir 
qu'un  but,  c'est  d'imaginer  un  moyen  de  se  soustraire  à  ces  trans- 
migrations. Cette  idée  est  le  fond  de  la  religion  de  l'Inde  (-);  un 
philosophe  français  dit  qu'on  pourrait  la  définir  «  l'art  d'échapper 
à  la  nécessité  de  la  métempsycose  »  ('). 

L'Indien  qui  n'est  plus  soumis  à  la  renaissance,  s'unit  avec  Dieu. 
Les  moyens  d'atteindre  ce  but  ont  varié  aux  diverses  époques  du 
développement  religieux  de  l'Inde.  La  religion  des  Vêdas 
consistait  dans  l'adoration  des  éléments  de  la  nature  (^).  Le  culte 
des  types  plus  personnels  représentant  Brahmà,  Vicbnou  et  Siva, 
remplaça  le  vêdisme.  Dans  la  période  des  Pourànas,  la  religion 
n'eut  plus  d'unité;  les  diverses  sectes  accordèrent  une  importance 
exclusive  à  certaines  divinités  (^).  A  ces  trois  formes  principales  du 
brahmanisme  répondent  trois  systèmes  divers  sur  les  moyens  de 
parvenir  à  l'union  avec  Dieu  et  de  se  délivrer  du  mal  de  la  renais- 
sance :  la  science,  les  œuvres  et  la  dévotion. 

Le  dogme  de  la  science,  considérée  comme  moyen  d'échapper 
à  la  métempsycose,  découle  logiquement  de  la  théologie  brahma- 
nique. Quelle  est  la  cause  du  mal  physique?  C'est  le  mal  moral,  et 

(1)  «  C'est  un  bonheur  pour  tous  de  quitter  ce  monde  sans  saveur,  où  l'on  ne 
rencontre  que  naissance,  vieillesse,  maladies  et  chagrins.  »  Hitopadésa,  IV, 
-12,87. 

(2)  C'est  la  promesse  que  les  dieux  font  aux  croyants  {Bhâgavad-Guita,  VIII, 
15,  éd.  Schlegel).  —  Dans  la  Vis/inu  Purâna,  le  dieu  promet  à  Prahlada,  son 
fidèle  adorateur,  comme  suprême  récompense,  la  libération  de  l'existence  (I,  20, 
p. -144,  éd.  Wilson). 

(3)  P.  Leroux,  dans  YEncyclopédie  Nouvelle,  au  mot  Brahmanisme. 

(4)  Telle  est  l'opinion  de  Wilson  [Vishmi  Pur.,  Translated  from  thc  original 
sanscrit.  Préface,  p.  ii).  —  D'après  Colebrooke  (voyez  note  5),  la  religion  des 
Vèdas  consiste  dans  la  croyance  de  Dieu. 

(3)  Burnouf,  dans  le  Journal  des  Savants,  1840,  p.  293-297.  —  Colebrooke, 
Asiat.  llesearch.,  T.  VIII,  p.  3G9.  —  Wilson,  Vishnu  Pur.,  Préface,  p.  1-4. 


RELIGION   ET   PHILOSOPHIE.  187 

le  péché  a  sa  source  dans  rinfliieiice  que  les  instlncls  et  les  sens 
exercent  sur  ràine.  Cet  empire  vient  de  l'ignorance  dans  laquelle 
riiomme  se  trouve  sur  son  propre  être.  Pour  parvenir  au  bonheur 
suprême,  il  faut  qu'il  arrive  à  la  conscience  de  son  essence  divine. 
Alors  il  reconnaît  que  tout  est  en  Dieu,  que  Dieu  est  en  tout,  il 
sait  qu'il  est  Dieu  lui-même;  il  ne  craint  rien,  il  ne  désire  rien,  il 
n'espère  rien,  il  ne  hait  rien  ;  la  mort  et  la  vie  ne  sont  plus  rien  pour 
lui  :  il  a  atteint  le  bonheur  suprême,  la  délivrance  finale. 

La  science  ne  cessa  jamais  d'être  en  honneur  chez  les  Indiens  ; 
mais  dans  les  grands  poëmes  épiques  elle  n'est  plus  qu'un 
moyen  accessoire  de  préparer  l'union  avec  Dieu.  C'est  par  la 
pénitence,  par  les  exercices  ascétiques,  que  le  brahmane  ou  le 
kchattriya  se  concilient  la  faveur  des  immortels.  Ces  pratiques 
solitaires  ont  trop  souvent  pour  effet  d'exalter  l'orgueil  du  péni- 
tent :  chez  les  Indiens  surtout,  imbus  du  dogme  de  l'identité  de 
ràmc  humaine  et  de  Dieu,  la  foi  dans  la  puissance  des  œuvres  prit  un 
caractère  monstrueux.  L'ascète  force  les  dieux  à  lui  accorder  l'objet 
de  ses  désirs  :  l'homme  est  supérieur  à  la  divinité  (').  La  vie  ascé- 
tique avec  ses  rudes  pénitences  finit  par  passer  pour  le  moyen  le 
plus  efficace  de  parvenir  au  bonheur  suprême. 

Le  système  de  la  dévotion  domine  dans  les  Pourânas.  Ils  en- 
seignent que  le  culte  rendu  à  la  divinité  de  chaque  secte  est  le 
chemin  le  plus  sur  pour  conduire  l'homme  à  l'union  avec  Dieu  (^). 
Le  caractère  distinctif  de  cette  dévotion  est  une  inaction  absolue('). 
La  foi  seule  suffit (^);  l'idéal  de  la  doctrine  consiste  à  ne  plus  désirer 
même  le  salut  éternel  (^). 

(1)  Le  sage  acquiert  «  le  pouvoir  de  se  mouvoir  aussi  vite  que  la  pensée,  de 
disparaître, de  pénétrer  dans  le  corps  d'un  autre,  de  toucher  les  objets  éloignés.» 
[Uhà(j avala  Pur.,  V,  5,  35). 

(2)  Burnouf,  Préf.  du  Bhâg.  Pur.,  p.  111,  note.  —  Le  Bhâfj.  Pur.  déclare  que 
la  dévotion  àBhagavat  est  la  vertu  la  plus  importante  (Ili,  25, 19.  33.  44). 

(3)  Bhâg.  Pur.,  IV,  23,  27;  IV,  26,  59. 

(4)  Ibid.,  V,  6,  il  :  «  Le  récit  do  la  pure  histoire  de  Bhagavat  est  fait  pour 
efi'acer  tous  les  péchés  des  hommes.  »  —  IbicL,  VI,  2,  -l-l  :  «  Le  coupable  ne  se 
purifie  pas  aussi  siîrement  par  les  vœux  et  par  les  autres  actes  do  i)énitence 
qu'ont  indiqués  les  sages  habiles  dans  le  Vcda,  qu'il  le  fait  en  prononçant  les 
syllabes  du  nom  de  Ilari.  »  Comparez  VI,  2,  14.  19. —  Les  autvcs  Pourânas 
contiennent  la  même  doctrine  {Vishnu  Pur.,  I,  15;  II,  5). 

(o)  Ibid.,  VI,  18,73. 


188  l'inde. 

Si  le  brahmanisme  dans  son  développement  successif  a  indiqué 
des  voies  différentes  pour  atteindre  la  perfection  finale,  il  n'a  jamais 
varié  sur  le  hut  de  ses  efforts.  C'est  l'union  avec  Dieu,  non  pas  la 
contemplation  du  Créateur  que  la  théologie  catholique  promet  aux 
élus,  mais  l'absorption  complète  de  l'individualité  humaine  en 
Dieu.  Ainsi  la  perfection  consiste  à  ne  plus  naître,  à  ne  plus  vivre. 
Le  désir  de  l'anéantissement  a  poussé  de  tout  temps  les  Indiens  au 
suicide.  L'armée  d'Alexandre  assista  étonnée  au  spectacle  d'une 
mort  volontaire  accomplie  avec  toutes  les  formes  religieuses.  Les 
Vêdas  consacraient  ce  sacrifice  de  la  vie.  Encore  aujourd'hui  les 
veuves  se  brûlent  sur  les  tombeaux  de  leurs  maris,  et  les  plus  exal- 
tés des  croyants  se  noient,  se  font  enterrer  vivants,  ou  se  jettent  sous 
les  roues  d'un  char  sacré  (').  Cette  soif  de  la  mort  s'est  aussi  mani- 
festée chez  les  peuples  de  l'Occident.  On  trouve  dans  la  Gaule  des 
suicides  religieux  qui  rappellent  les  sacrifices  de  l'Inde  (-);  les 
Druides  avaient  inspiré  aux  Celtes  la  même  impatience  de  mourir. 
Mais  quelle  profonde  différence  entre  les  deux  doctrines!  C'est  la 
distance  immense  qui  sépare  l'Orient  de  l'Occident.  L'homme  du 
Nord  cherche  de  préférence  une  mort  héroïque  sur  les  champs  de 
bataille  ;  le  prix  qu'il  en  attend  est  une  vie  nouvelle,  une  immorta- 
lité de  combats,  de  plaisirs  et  de  fêtes.  L'homme  du  Midi  aspire 
à  l'anéantissement  :  une  éternelle  apathie ,  une  absence  com- 
plète de  toute  individualité  est  la  récompense  qu'il  désire. 
L'Européen  s'attache  à  la  vie  par  le  travail,  les  besoins  et  les 
dangers  qui  lui  offrent  à  chaque  instant  une  lutte  à  soutenir. 
L'Indien  se  fatigue  de  l'existence  sous  le  plus  beau  ciel,  au  milieu 
de  toutes  les  jouissances.  C'est  que  l'homme  n'est  pas  fait  pour  le 
repos,  mais  pour  l'action;  il  ne  peut  accomplir  sa  destinée  qu'eu 
luttant  avec  la  nature  physique,  avec  ses  propres  passions  et  avec 
celles  de  ses  semblables.  Or,  on  ne  peut  agir  et  lutter  sans  souffrir. 


{])  Colebrooke,  Philosophie  des  Hindous,  trad.  par  Paui/jter,  p.  ilS-liG. — 
VonBohlen,!:.  I,  p.  286-290.—  Cantu,  Hist.  univ.,  T.  I,  p.  276-279.  —  Le 
suicide  des  veuves  n'est  pas  prescrit  par  les  Vèdas  ;  il  a  une  origine  plus  récente 
{VonBohlon,  p.  293-302). 

(2)  Reynaud,  dans  VEncyclopédie  Nouvelle,  au  mot  Druidisme. 


RELIGION  ET   PHILOSOPHIE.  189 

La  souffrance  devant  laquelle  recule  la  mollesse  indienne,  est  donc 
de  l'essence  de  la  nature  humaine  ('). 

L'anéantissement  de  l'homme,  présenté  comme  but  suprême  de 
ses  efforts,  tel  est  en  dernière  analyse  le  fond  du  brahmanisme. 
Les  spéculations  des  philosophes  aboutissent  au  même  résultat  que 
les  inspirations  de  la  foi  (^).  L'âme  n'est  pas  dans  la  doctrine  des 
Indiens,  comme  dans  celle  des  Grecs,  un  principe  agissant  qui 
domine  la  matière  et  qui  cherche  à  réaliser  l'ordre  et  l'harmonie 
dans  l'univers;  n'ayant  ni  le  goût  ni  la  force  de  l'action,  elle  se 
replie  sur  elle-même  dans  une  contemplation  éternelle.  Le  but  de 
la  philosophie,  comme  celui  de  la  religion,  est  d'assurer  à  l'homme 
une  immutabilité  permanente,  c'est-à-dire  de  le  délivrer  de  la 
nécessité  de  la  métempsycose.  Bien  que  divisées  d'opinions,  les 
sectes  philosophiques  sont  unanimes  sur  ce  point  fondamental. 
Elles  s'accordent  également  à  considérer  la  science  comme  le  seul 
moyen  d'atteindre  le  but.  Repoussant  les  œuvres  comme  impuis- 
santes pour  procurer  le  salut,  la  philosophie  recommande  la 
méditation  et  l'absorption  de  l'âme  en  elle-même ,  pour  la  pré- 
parer à  la  perfection  finale.  La  science  est  une  dévotion,  un  état 
extatique  où  Tàme,  séparée  entièrement  du  monde  extérieur,  se 
plonge  et  s'absorbe  dans  l'infini.  Le  bonheur  suprême  promis  par 
les  philosophes  à  leurs  adeptes,  est  la  même  union  avec  Dieu  que 
la  religion  fait  entrevoir  comme  but  aux  croyants.  Les  écoles  dis- 
cutent sur  la  nature  de  cette  union;  les  unes  y  voient  un  repos 
absolu,  les  autres  l'anéantissement;  mais  elles  avouent  que,  fût-ce 
le  néant,  il  serait  préférable  à  une  transmigration  éternelle.  La 
philosophie  de  l'Occident  conduit,  dans  ses  enseignements  les  plus 
élevés,  à  une  doctrine  de  vie;  on  pourrait  qualifier  la  science 
indienne  de  doctrine  de  mort. 


(1)  Benjamin  Constant,  De  la  religion,  IX,  7. 

(2)  Sur  la  philosophie  des  Indiens,  voyez  Colebrooke,  Essais  sur  la  philosophio 
des  Hindous,  trad.  par  Pauthier,  1833;  Ritter,  Geschichtc  dcr  Philosophie  aller 
Zeit,  T.  IV.  p.  363-444. 


190  l'inde. 


§  II.  Doctrine  brahmanique  sur  les  rapports  des  hommes. 

L'aspiration  vers  Dieu  semble  rapprocher  les  brahmanes  des 
chrétiens;  toutefois  une  distance  immense  les  sépare,  c'est  la 
notion  de  l'Être  suprême.  Les  peuples  de  l'Occident  ont  le  sen- 
timent de  la  personnalité  à  un  si  haut  degré  qu'ils  la  maintiennent 
même  en  face  du  Créateur.  Les  Indiens  admettent  aussi  l'unité  de 
Dieu,  mais  pour  eux  Dieu  et  le  monde  se  confondent  dans  un 
monstrueux  panthéisme  (').  L'âme  universelle  absorbe  tout;  la 
nature  et  les  corps  ne  sont  qu'une  vaine  apparence,  l'eiïet  de 
Vllhision  (^).  Quel  prix  la  vie  humaine  peut-elle  avoir  dans  une 
pareille  doctrine?  Depuis  que  l'homme  a  conscience  de  lui-même, 
il  aperçoit  le  néant  des  choses  terrestres  ;  mais  si  les  poètes  chan- 
tent que  tout  est  vanité,  c'est  qu'ils  ont  devant  eux  l'idéal  d'une 
existence  plus  sainte.  Aux  yeux  des  Indiens,  toute  vie,  toute  sépa- 
ration de  l'âme  universelle  est  un  mal  (^).  L'homme  qui  sait  que  le 
corps  est  le  produit  de  l'ignorance,  n'a  rien  de  mieux  à  faire  que 
de  s'en  détacher  {*).  Quitter  la  société  de  ses  semblables,  sera  donc 


(1)  Burnouf,  dans  la  Journal  des  Savants,  i83'2,  p.  712:  «Si  Brabma  est 
appelé  unique,  c'est  qu'une  seule  âme,  dans  laquelle  retourneront  toutes  les 
âmes  individuelles,  anime  et  soutient  la  nature.  Lïime  individuelle  n'est  autre 
chose  que  l'âme  universelle;  l'âme  de  l'homme  est  Dieu  lui-même.  »  —  Bhâga- 
vata  Pur.,  VII,  9,  48  :  «  Tu  es  le  vent,  le  feu,  la  terre,  l'atmosphère,  l'eau,  les 
molécules  élémentaires,  le  souffle  vital,  les  sens,  le  cœur,  l'intelligence,  la 
conscience;  tu  es  tout,  Dieu  multiple.  » 

(2)  La  Maya.  «  Ce  n'est  rien  de  plus  qu'un  nom  que  la  chose  désignée  par  le 
nom  de  Terre.  »  [Bhâg.  Pur.,  V,  42,  9).  La  réalité  ne  se  trouve  pas  plus  dans  le 
monde  que  dans  un  songe,  où  tout  est  vain.  »  [ib.,  III,  27,  i).  «  L'existence  et  la 
non-existence,  la  vie  et  l'inertie  sont  autant  de  différences  qu'a  produites  l'Illu- 
sion »  {ih.,N,\-2,\Q). 

(3)  La  poésie  indienne  abonde  en  images  de  la  fragilité  de  l'existence  humaine* 
«  La  vie  ressemble  au  tremblement  de  la  vague  agitée  par  le  vent  »  (Hitopadésa, 
III,  9,  '140).  «  Elle  est  vacillante  comme  l'image  de  la  lune  dans  l'eau  »  {ib.,  IVi 
13,  \T1).  «  Le  monde  est  un  brouillard  qui  s'élève  des  sables  du  désert,  et  que 
les  animaux  prennent  de  loin  pour  l'eau» {«6.,  IV,  13,  128). 

(i)  Bhûg.  Pur.,  l\,  20,  5. 


RELIGION   ET   PHILOSOPHIE.  191 

un  devoir  pour  le  sage  :  c'est  le  premier  pas  vers  la  délivrance 
définitive  de  l'existence,  unique  rêve  de  bonheur  de  l'Indien  ('). 

Les  ascètes  de  l'Inde  sont  les  précurseurs  de  nos  moines  et  de 
nos  anachorètes  :  ils  les  surpassèrent  de  beaucoup  par  les  tortures 
volontaires  qu'ils  s'infligeaient,  i^îais  la  vie  solitaire  a  des  écueils. 
La  préoccupation  du  salut  conduit  facilement  à  l'oubli  des  autres 
hommes  et  à  l'égoïsme  :  il  en  fut  ainsi  de  la  dévotion  brahma- 
nique. L'isolement  nourrit  l'orgueil,  même  chez  les  chrétiens  de  la 
Thébaide;  chez  les  Indiens,  il  devait  avoir  une  influence  d'autant 
plus  funeste  que  leur  doctrine  ne  leur  montrait  pas  des  frères  dans 
les  autres  hommes,  mais  des  créatures  inférieures.  A  mesure  que 
les  brahmanes  s'approchaient  de  Dieu,  ils  s'éloignaient  de  leurs 
semblables;  preuve  certaine  de  la  fausseté  de  la  voie  dans  laquelle 
ils  marchaient. 

L'idéal  du  sage,  tel  que  le  tracent  les  livres  sacrés,  a  quelque 
chose  de  séduisant;  de  même  que  le  disciple  de  Zenon,  il  est  au- 
dessus  des  petites  passions  qui  agitent  les  hommes  ;  la  douleur  ne 
raff"ecte  pas  plus  que  le  plaisir,  la  honte  pas  plus  que  les  honneurs, 
le  blâme  pas  plus  que  la  louange;  il  n'éprouve  ni  joie  ni  peine,  il 
n'a  ni  regret  ni  désir;  étranger  à  l'ambition,  il  ne  trouble  pas  le 
repos  du  genre  humain,  et  les  agitations  des  peuples  ne  le  touchent 
pas  (*).  Mais  pour  être  sublime,  cette  apathie  devrait  s'allier  à  un 
amour  actif  des  hommes,  et  chez  les  Indiens  plus  encore  que  chez 
les  stoïciens,  elle  dégénéra  en  une  indifl"érence  universelle.  «  Le 
sage,  dit  le  Bhàgavad-Guîtà  ('),  doit  s'abstraire  du  monde,  de 
même  que  la  tortue  replie  sur  elle  tous  ses  membres.  »  La  compa- 
raison est  caractéristique;  c'est  la  solitude  morale,  l'insensibilité, 
même  dans  les  relations  les  plus  intimes,  qui  est  l'idéal  de  la 
sagesse  brahmanique  :  «  Le  sage  ne  doit  avoir  de  l'afl'eclion  ni  pour 
ses  enfants,  ni  pour  sa  femme  »  (*).  «  Que  nul  ne  soit  ni  père,  ni 
fils,  ni  frère  ;  que  chacun  soit  à  lui-même  son  père,  sa  mère,  ses 


(1)  Lois  de  Manon,  VI,  il.  —  Vishnu  Pur.,  IV,  2,  p.  308. 

(2)  Dhâfjavacl  Guîta,  XII,  -15-20.  Cf.  II,  H'Ô-OO. 
(.3)  Bhâg.  Guîta,  II,  58. 

(4)  Ibid.,  XIII,  9. 


192  l'inde. 

parents,  son  devoir  »  (').  La  pente  est  rapide  de  l'indifférence  phi- 
losophique à  régoïsme;  les  Indiens  pouvaient  d'autant  moins  s'y 
arrêter  que  leur  doctrine  de  VlUusion  conduisait  logiquement  à  la 
négation  de  la  solidarité  humaine.  Si  les  liens  qui  nous  attachent  à 
nos  parents  sont  l'œuvre  trompeuse  deir«yrt,les  sentiments  les  plus 
affectueux  du  cœur  humain  ne  sont  qu'une  chose  sans  réalité  :  c'est 
comme  un  songe,  dit  le  Bhàgavata  Poitràna,  dont  le  sage  doit  se 
détacher,  de  même  que  l'homme  se  détache  à  son  réveil  des  rêves 
de  la  nuit.  Quel  est  l'idéal  de  cette  existence?  C'est  de  ne  plus 
aimer,  de  ne  plus  sentir:  «  L'homme  sage  doit  au  sein  de  la  condi- 
tion humaine,  savoir  renoncer  à  cette  condition  elle-même  »  (^). 

Si  une  pareille  théorie  était  jamais  mise  en  pratique,  elle  condui- 
rait à  la  destruction  de  la  société.  Les  hrâhmanes  eux-mêmes 
semblent  avoir  eu  la  conscience  instinctive  du  mal  qui  résulterait 
de  l'application  universelle  de  leurs  préceptes.  Mégasthène  dit 
qu'un  des  motifs  pour  lesquels  ils  refusaient  d'initier  les  femmes  à 
leur  philosophie,  était  la  crainte  de  les  voir  abandonner  leurs 
époux  (').  Ainsi  dans  le  cercle  des  relations  privées,  le  brahma- 
nisme entraîne  la  dissolution  de  la  famille,  c'est-à-dire  la  mort  de 
l'humanité.  Les  conséquences  de  cette  doctrine  dans  le  domaine  de 
l'état  et  des  relations  internationales  ne  sont  pas  moins  funestes. 


§  IIL  Doctrine  brahmanique  sur  la  société  et  sur  les  rapports 

des  peuples. 

Le  brahmanisme  n'a  pas  conçu  l'unité  des  hommes,  parce  qu'il 
s'est  trompé  sur  la  notion  de  l'Être  suprême.  Si  les  hommes  ne 
sont  pas  un  en  Dieu,  il  n'y  a  pas  entre  eux  de  lien  de  fraternité  ni 
de  charité;  il  n'y  a  pas  même  de  lien  de  droit,  car  le  droit  suppose 

(i)  Passage  du  Padma  Purâna,  cité  par  Burnouf,  dans  le  Journal  Asiali- 
qtie,  première  série,  T.  VI,  p.  98. 

(2)  Bhdg.Pur.,  VIII,  14,  4.  5. 

(3)  Megasth.,  ap.  Slrab.,  XV,  p.  490,  cd.  Casaub. 


RELIGION    ET   PHILOSOPHIE.  193 

des  êtres  de  même  nature^  et  les  hommes  des  diverses  castes  sont 
d'une  origine  différente.  Que  rcste-t-il  pour  base  à  la  société?  La 
force.  Un  écrivain  de  génie,  mais  prophète  du  passé,  a  étonné  le 
dix-neuvième  siècle  en  proclamant  que  l'exécuteur  est  Thorreur  et 
le  lien  de  l'association  humaine  :  «  Otez  du  monde,  dit  de  3Iaistre, 
cet  agent  incompréhensible;  dans  l'instant  même,  l'ordre  fait  place 
au  chaos,  les  trônes  s'abîment  et  la  société  disparaît  (').  »  Ces 
paroles  sont  l'expression  de  la  doctrine  brahmanique.  Écoutons  le 
législateur  indien  : 

«  Le  châtiment  gouverne  le  genre  humain,  le  châtiment  le  pro- 
tège; le  châtiment  veille  pendant  que  tout  dort;  le  châtiment  est  la 
justice,  disent  les  sages.  » 

«  Si  le  roi  ne  châtiait  pas  sans  relâche  ceux  qui  méritent  d'être 
châtiés,  les  plus  forts  rôtiraient  les  plus  faibles,  comme  des  pois- 
sons, sur  une  broche;  il  n'existerait  plus  de  droit  de  propriété, 
l'homme  du  rang  le  plus  bas  prendrait  la  place  de  l'homme  de 
la  classe  la  plus  élevée;  toutes  les  classes  se  corrompraient, 
toutes  les  barrières  seraient  renversées,  l'univers  ne  serait 
que  confusion,  si  le  châtiment  ne  faisait  plus  son  devoir  f  ).  » 
La  pensée  des  brahmanes  est  la  même  que  celle  de  l'écrivain 
catholique;  mais  il  y  a  cette  grande  différence  entre  le  législateur 
indien  et  le  penseur  du  dix-neuvième  siècle,  c'est  que  le  premier  a 
fait  des  lois  pour  une  société  naissante,  tandis  que  le  dernier 
approchait  de  l'époque  oîi  l'office  du  bourreau  sera  repoussé  avec 
horreur. 

Les  brahmanes,  sentant  leur  impuissance  de  maintenir  l'ordre 
et  l'harmonie,  appelèrent  à  leur  aide  la  force  représentée  par  les 
guerriers.  «  Ce  monde  privé  de  rois,  dit  Manou,  étant  de  tous 
côtés  bouleversé  par  la  crainte,  le  Seigneur  créa  un  roi,  pour  la 
conservation  de  tous  les  êtres.  »  L'idée  que  la  royauté,  comme 
dépositaire  de  la  force  publique,  forme  le  lien  de  la  société, 
est  développée  dans  tout  un   chapitre  du  Rùmàyana  ("')  :  «  Dans 


(I)  De  Maistre,  Soirées  de  Saint-Pétersbourg,  premier  eulrelieu. 
(■>)  Lois  de  Manou,  VII,  18,  20-24. 
(3)  Ibid.,  VII,  -i.  —  Mmdyana,  II,  52. 


k 


194  l'inde, 

les  états  privés  de  rois,  aucun  homme  n'est  sur  de  ce  quMl  possède, 
pas  même  de  son  épouse;  ni  enfants,  ni  femme  ne  restent  dans 
l'obéissance;  tout  devient  anarchie;  on  ne  trouve  plus  de  vérité; 
les  brahmanes  eux-mcnies  oublient  leurs  devoirs  et  n'offrent  plus 
de  sacrifices;  les  marchands  ne  peuvent  fréquenter  les  grands  che- 
mins; personne  ne  peut  compter  sur  sa  vie;  les  hommes  se 
dévorent  les  uns  les  autres,  comme  les  poissons  dans  la  mer; 
l'athéisme  domine,  la  société  tombe  en  dissolution.  » 

Si  la  force  est  la  base  des  États,  à  plus  forte  raison  doit-elle 
dominer  dans  les  relations  des  peuples.  La  guerre  est  un  fait  aussi 
légitime  qu'inévitable;  les  brahmanes  cherchent  à  la  sanctifier, 
pour  exciter  le  courage  des  rois  et  des  guerriers  :  «  Les  souverains 
qui,  dans  les  batailles,  désireux  de  se  vaincre  l'un  l'autre,  com- 
battent avec  le  plus  grand  courage,  vont  directement  au  ciel  après 
leur  mort.  »  La  guerre  étant  légitime,  «  il  n'y  a  pas  de  crime  pour 
un  roi  qui  doit  proléger  son  peuple,  à  tuer  un  frère  ou  des  sujets 
ennemis  (^).  »  Les  mêmes  recommandations  sont  adressées  à  tout 
l'ordre  des  kchattriyas;  les  mêmes  récompenses  les  attendent,  s'ils 
meurent  sur  le  champ  de  bataille(^);  les  livres  sacrés  élèvent  la 
mort  du  guerrier  presque  à  la  hauteur  de  celle  du  sage  f  ). 

La  force  est  effectivement  légitime,  quand  elle  est  mise  au 
service  du  droit,  quand  elle  maintient  l'ordre  et  la  paix  dans 
la  société.  Elle  a  même  sa  légitimité  sur  les  champs  de  bataille; 
les  hommes  n'ont  jamais  pu  croire  que  la  force  seule  assurât  le 
succès;  ils  se  sont  imaginé  que  Dieu  intervient  dans  leurs  contes- 
tations et  donne  la  victoire  à  la  justice.  Ce  n'est  pas  ainsi  que  les 
brahmanes  conçoivent  l'intervention  de  la  force.  Il  y  a  un  monu- 
ment de  la  littérature  indienne  qui  expose  leur  doctrine  avec  une 
sombre  énergie  :  la  Bhcujavad-Guita,  dont  le  sujet  est  la  querelle 


(1)  Lois  de  Manon,  VII,  87-89.  —  Bliûg.  Pur.,  I,  8,  50. 

(2)  Lois  de  Manou,  V,  98. 

(3)  Bhàcj.  Pur.,  VI,  10,  32.  33  :  «  Il  est  en  ce  monde  deux  genres  de  mort 
glorieux  et  difficiles  à  obtenir  :  l'une  est  celle  que  trouve  l'homme  absorbé  dans 
le  Yoga,  lorsque,  ayant  dompté  sa  respiration  en  méditant  sur  Brûhma,  il  aban- 
donne son  corps;  l'autre  est  celle  que  le  guerrier  qui  ne  tourne  pas  le  dos,  ren- 
contre au  premier  rang  sur  la  couche  des  braves.  » 


RELIGION    ET   PHILOSOPHIE.  195 

de  deux  tribus  de  la  même  famille,  les  Kourous  et  les  Pàndavas. 
L'une  a  été  chassée  par  l'autre  et  entreprend  de  rentrer  dans  sa 
patrie.  Kricima  prend  parti  pour  la  race  exilée;  il  protège  le  jeune 
Arcljouna  et  l'accompagne  sur  son  char.  L'action  s'ouvre  dans  la 
Bhàgavad-Guîta  au  moment  où  les  deux  armées  sont  en  présence. 
Ardjouna  contemple  les  rangs  ennemis,  et  n'y  trouve  que  des 
frères,  auxquels  il  doit  ôter  la  vie  pour  arriver  à  l'empire.  11  tombe 
dans  une  mélancolie  profonde  :  «  0  Krichna,  voici  mes  parents 
armés,  debout,  prêts  à  s'égorger.  Vois!  mes  membres  tremblent, 
mon  visage  pâlit,  mon  sang  se  glace;  un  froid  de  mort  circule 
dans  mes  veines,  mes  cheveux  se  hérissent  d'horreur...  Quand 
j'aurai  assassiné  tous  les  miens,  serai-je  heureux?  Fils  et  pères, 
oncles  et  neveux,  amis  et  parents,  non,  je  ne  voudrais  pas  les  voir 
périr  sur  le  champ  de  bataille,  à  conquérant  céleste,  quand  le  tri- 
ple monde  serait  le  prix  de  leur  mort!  Et  les  égorger  pour  con- 
quérir ce  misérable  globe!  Non,  je  ne  le  veux  pas;  mieux  vaudrait 
tomber  sous  les  traits  de  mes  ennemis,  sans  lutte,  désarmé.  » 
Ardjouna  fait  ensuite  un  tableau  des  guerres  civiles  ;  il  montre  les 
sacrifices  interrompus,  les  liens  domestiques  brisés,  l'extinction 
des  races  nobles,  le  triomphe  de  l'impiété.  Le  guerrier  dépose  son 
arc  et  attend  la  réponse  du  dieu.  Krichna  lui  reproche  sa  faiblesse  ; 
il  lui  rappelle  qu'il  est  kchattriya,  que  la  guerre  est  son  devoir, 
que  s'il  recule,  il  perd  non-seulement  la  royauté,  mais  l'honneur. 
Ardjouna  réplique,  avec  une  mélancolie  plus  profonde  encore  ;  il 
préfère  une  vie  misérable  à  un  empire  gagné  en  versant  le  sang  des 
siens.  Alors  krichna  lui  développe  la  théorie  brahmanique  de  la 
mort  et  de  la  guerre  : 

«  Ceux  dont  tu  pleures  la  mort,  ne  doivent  pas  être  pleures; 
il  n'y  a  pas  de  différence  entre  la  vie  et  la  mort.  Moi,  toi,  ces  guer- 
riers, nous  avons  toujours  existé,  jamais  nous  ne  cesserons  d'être. 
L'âme  placée  dans  nos  corps  traverse  la  jeunesse,  l'âge  mùr,  la 
décrépitude,  et  passant  dans  un  nouveau  corps,  elle  y  recommence 
sa  course...  Le  corps,  enveloppe  fragile,  s'altère,  se  corrompt  et 
périt;  l'âme  éternelle  ne  périt  point.  Au  combat  donc,  Ardjouna!  Ne 
recule  pas  devant  le  sang.  Croire  que  dans  les  batailles,  l'un  tue, 
l'autre  est  tué,  est  une  erreur;  jamais  nous  ne  naissons,  jamais  nous 


196  l'inde. 

ne  mourons;  l'être  immuable,  inaltérable,  éternel,  n'est  pas  tué, 
quand  le  corps  périt...  Tomber  clans  la  mêlée,  égorger  ses 
ennemis,  qu'est-ce,  sinon  déposer  un  vêtement,  ou  l'enlever  à  celui 
qui  le  portait?,..  Sois  donc  sans  crainte  et  sans  compassion... 
Quand  même  la  mort  et  la  vie  seraient  des  choses  réelles,  il  ne 
faudrait  cependant  pas  pleurer  celui  qui  meurt.  Car  celui  qui  naît, 
doit  mourir;  à  quoi  bon  gémir  d'une  chose  inévitable?  »  Ce  n'est 
pas  l'homme  qui  tue,  c'est  Dieu  :  «  Je  suis  le  Dieu  destructeur, 
venu  ici  pour  détruire  les  hommes.  Toute  cette  armée  va  périr. 
Excepté  toi,  nul  de  ces  guerriers  rangés  en  bataille  ne  survivra  au 
jour  qui  s'écoule.  Marche  donc,  combats,  lève-toi,  triomphe,  écrase 
tes  ennemis,  sois  roi.  Cette  armée  est  morte  déjà,  elle  est  ma  vic- 
time, et  toi,  tu  n'es  que  l'instrument  du  destin.  Frappe,  massacre 
tes  ennemis,  ils  sont  déjà  vaincus(^).  » 

Qu'est-ce  que  la  guerre  dans  cette  doctrine?  Un  fait  sans  mora- 
lité, un  jeu  inexplicable,  et  par  conséquent  cruel,  où  un  Dieu 
aveugle  se  plaît  à  immoler  des  victimes  humaines  :  «  Incréé  lui- 
même,  dit  le  Bhàgavata  Pourdna,  le  souverain  des  êtres  crée, 
conserve  et  détruit  les  unes  par  les  autres,  les  créatures  créées  par 
lui  et  soumises  à  son  empire  ;  c'est  un  jeu  auquel  il  ne  donne  pas 
plus  d'attention  que  ne  ferait  un  enfant  (^).  »  Les  hommes  ne  sont 
que  des  instruments;  ils  doivent,  pour  se  mettre  à  la  hauteur  de 
leur  impitoyable  divinité,  se  faire  également  aveugles  et  impi- 
toyables. Après  cela,  demanderons-nous  si  le  brahmanisme  a 
cherché  à  prévenir  les  guerres,  s'il  a  eu  l'idée,  ou  du  moins  l'in- 
stinct de  la  paix?  Nous  rencontrerons  dans  la  philosophie  grecque 
une  secte  dont  les  doctrines  présentent  une  ressemblance  remar- 
quable avec  les  dogmes  brahmaniques.  Les  stoïciens  se  trompaient 
comme  les  brahmanes  sur  la  nature  de  l'Être  suprême;  comme 
eux,  ils  prétendaient  élever  l'homme  au-dessus  de  l'humanité,  et 
en  faire  un  Dieu.  L'individu  seul  et  son  perfectionnement  les 
intéressaient;  indilTérents  aux  maux  de  la  société,  ils  raillaient  les 
peuples  sur  les  prétendues  calamités  de  la  guerre  ;  ils  disaient  qu'il 

(1)  Bhuyavad-GaUa,  I,  2447  ;  XI,  32-34. 

(2)  Bhâfj.  Pur.,\\l,  15,  6. 


RELIGION    ET    PHILOSOPHIE.  197 

n'y  avait  d'autre  mal  que  celui  qui  résultait  de  nos  passions. 
Il  nous  semble  que  si  un  brahmane  avait  été  interrogé  sur  la  paix 
et  la  guerre,  il  aurait  répondu  comme  Épictcte.  Le  brahmanisme 
n'était  donc  pas,  ce  que  toute  religion  doit  être,  un  élément  de 
paix;  il  devint  même  un  principe  de  division  et  de  haine. 

Il  faut  se  rappeler  les  passions  furieuses  et  les  guerres  impitoya- 
bles que  la  religion  a  allumées  en  Europe,  si  l'on  veut  avoir  une  idée 
des  antipathies  que  la  diversité  des  sectes  fait  naître  dans  l'Inde  : 
«  Les  hérétiques,  disent  les  livres  sacrés,  sont  impurs;  on  doit  évi- 
ter tout  contact  avec  eux;  la  conversation  seule  avec  des  schisma- 
tiques  suffit  pour  faire  encourir  les  peines  de  l'enfer;  les  cérémonies 
du  culte,  lors  même  qu'elles  seraient  accomplies  avec  zèle  et  foi, 
déplaisent  aux  dieux  quand  des  apostats  les  souillent  de  leur  pré- 
sence »  (').  Avec  de  pareils  sentiments,  la  tolérance  et  la  paix  sont 
impossibles.  Non-seulement  les  sectes  ont  l'une  pour  l'autre  le  plus 
profond  mépris  (^)  ;  les  voyageurs  parlent  de  collisions  fréquentes, 
de  batailles  qui  troublent  régulièrement  les  fêtes  (^j.  L'histoire  de 
l'Inde,  si  elle  était  mieux  connue,  nous  montrerait  sans  doute  les 
populations  déchirées  par  des  dissensions  et  des  guerres,  ayant  leur 
source  dans  la  haine  que  nourrit  la  diversité  des  croyances  (*). 
Nous  ne  connaissons  qu'un  épisode  de  ces  luttes  :  les  longs  com- 
bats des  brahmanes  contre  le  bouddhisme  sont  une  des  pages  les 
plus  sanglantes  dans  l'histoire  des  persécutions  religieuses. 

Les  Indiens,  peuple  essentiellement  théologique,  faisaient  inter- 
venir la  religion  dans  leurs  guerres,  alors  même  que  la  religion  ne 
les  avait  pas  provoquées.  L'opposition  religieuse  entre  les  Indiens 


(1)  Vishnu  Picrâna,  III,  18,  p.  342,  345. 

(2)  Les  sectes  de  Vicbnou  et  de  Siva  ont  tant  de  mépris  l'une  pour  l'autre,  dit 
Sonnerai  (Voyage  aux  Indes,  T.  II,  p.  13),  qu'un  Sivaito  qui  prononce  le  nom 
de  Vichnou,  court  aussitôt  se  purifier  dans  lo  bain  (Comparez  rauern/cr, Voyage 
des  Indes,  liv.  I,  ch.  -16). 

(3)  En  l'année  4760,  il  y  eut  une  bataille  en  règle  entre  deux  sectes,  à  la  fête 
de  Ilaridwara;  la  secte  des  Bairagis  (adorateurs  de  Vichnou)  perdit  18,000 
hommes  {lUUer,  Asien,  ï.  Il,  p.  911,  912). 

(4)  L'histoire  de  Ceylan  est  remplie  de  guerres  religieuses  et  de  persécutions 
sanglantes.  Voyez  les  annales  sacrées,  intitulées  Mahavanni  [lUtlcr  en  a  donné 
une  analvse.  Asicn,  T.  IV,  2''  Section,  p.  23G  et  suiv.). 

13 


198  l'inde. 

et  leurs  ennemis  éclate  avec  naïveté  dans  les  Vêdas.  La  race 
aryenne,  à  l'époque  de  l'occupation  de  l'Inde,  se  trouva  en  contact 
avec  des  populations  barbares.  Dans  le  récit  des  brahmanes,  ces 
hostilités  prennent  un  caractère  religieux.  Les  Aryas,  hommes 
purs,  accomplissant  les  saintes  cérémonies,  demandent  aux  dieux 
la  victoire  sur  les  Bllètchas,  hommes  impurs,  négligeant  les  sacri- 
fices; les  ennemis  des  Aryas  sont  aussi  les  ennemis  des  dieux; 
c'est  donc  aux  dieux  autant  qu'aux  i.r//as  à  combattre  les  Barbares. 
De  là  l'étrange  aberration  dont  il  reste  des  traces  jusqu'à  nos  jours, 
c'est  que  la  prière  devient  un  appel  à  la  destruction  :  «  Fais  une 
différence, />i(/r«('),  entre  ]es  Aryas  et  ceux  qui  sont  leurs  ennemis, 
anéantis  les  perturbateurs  étrangers  aux  cérémonies... ÇlvC  Indra  dé- 
truise en  faveur  des  hommes  fidèles  aux  rites  ceux  qui  les  repous- 
sent, en  faveur  de  ses  adorateurs  ceux  qui  lui  refusent  des  louan- 
ges! Agni  (^)  aux  brûlants  rayons,  écrase  partout  comme  avec  une 
massue,  des  ennemis  ne  faisant  aucune  offrande...  Comme  nous 
sommes  tes  soldats,  il</m,  que  nous  triomphions  par  ton  secours... 
Fais-nous  traverser  nos  ennemis  comme  un  fleuve  avec  un  na- 
vire »  ('). 

Habitués  à  voir  dans  leurs  ennemis  les  ennemis  des  dieux,  les 
Aryens  transportèrent  cette  croyance  dans  leurs  guerres  intestines* 
Le  recueil  des  Vèdas  contient  les  formules  d'imprécation  qu'ils 
lançaient  les  uns  contre  les  autres.  «  Indra,  viens  vers  nous  avec 
tes  secours  variés,  excellents.  Mhagavan,  à  héros,  sois  propice  î 
Celui  qui  nous  hait,  qu'il  tombe  abattu  à  nos  pieds  :  et  celui  que 
nous  haïssons,  que  le  souffle  de  vie  l'abandonne  (^).  » 


(1)  Indra  est  le  roi  du  ciel. 

(2)  Agni  est  le  dieu  du  feu  {agni,  ignis). 

(3)  Nève,  Essai  sur  le  mythe  des  Ribhavas,  p.  1\9-\2,\. 

(4)  Ibid.,  p.  424,  I2o.  —  Rotli,  Zur  Litcratur  und  Geschichtc  des  Weda, 
p.  101,  lOSet  suiv. 


RELIGION    RT    PHILOSOPHIE.  199 


§  IV.  Germes  de  charité  et  cVhumanité. 

Wo  1.  Douceur  de  lu  race  indienne.  Humanité.  Ciiarité. 

Ainsi  le  brahmanisme  conduit  le  sage  à  la  personnalité  ;  il 
entraîne  la  dissolution  de  la  famille;  il  devient  un  principe  de 
haine  et  de  guerre  entre  les  hommes.  Cependant  nous  donnerions 
une  fausse  idée  de  Tlnde,  si  nous  n'ajoutions  qu'à  côté  d'une  doc- 
trine d'égoïsme  et  de  division  germèrent  des  sentiments  d'humanité 
et  de  charité.  L'homme  est  doué  d'une  heureuse  inconséquence;  les 
plus  détestables  systèmes  s'allient  souvent  dans  le  même  individu 
avec  les  plus  belles  qualités  de  l'àme.  Il  en  fut  ainsi  chez  les 
Indiens.  Peut-être  aussi  la  douceur  innée  à  la  race  sanscrite  a-t-elle 
lutté  contre  le  dogme  religieux  et  philosophique  du  néant. 

Les  Indiens  ont  toujours  passé  pour  les  plus  doux  des  hommes. 
Ce  caractère,  si  étranger  aux  peuples  anciens,  frappa  tellement  les 
Grecs,  qu'ils  se  firent  illusion  sur  leur  état  social.  Les  voyageurs 
représentèrent  les  riverains  du  Gange  comme  une  nation  de  justes; 
à  les  entendre,  on  croirait  que  l'Inde  réalisait  l'âge  d'or  (^)  :  «  Le 
vol  est  chose  inouïe,  les  portes  des  maisons  ne  sont  jamais  fermées; 
on  ne  sait  rien  de  contrats  ni  de  témoins;  la  bonne  foi  et  la  vérité 
sont  des  vertus  générales;  jamais  mensonge  ne  sort  de  la  bouche 
des  Indiens  ;  par  esprit  de  justice  (^),  ils  ne  font  pas  la  guerre  à 
l'étranger.  »  La  douceur  de  la  race  indienne  a  seule  pu  inspirer  ce 
tableau  idéal.  Tel  est  en  effet  le  trait  dislinctif  de  ce  peuple. 

L'horreur  pour  le  sang  se  manifeste  dans  toutes  les  actions  des 
Indiens;  ils  respectent  tout  ce  qui  a  vie  :  «  Celui,  dit  le  Code  de 
Manou,  qui  pour  son  plaisir  tue  d'innocents  animaux  ne  voit  pas 
son  bonheur  s'accroître,  soit  pendant  sa  vie,  soit  après  sa  mort(').» 

(1)  Megasthen,,  ap.  Strab.,  XV,  p.  487,  488.  —  Arrian.,  Ind.,  c.  12,  9.  — 
Aelian.,  Y.  IL,  11,31. 

(2)  Atà  oizKtÔT/;T«.  Arriau.,  Ind.,  9. 
{■])  Lois  de  Manou.,  V,  45. 


"200  l'inde. 

Éviter  de  faire  du  mal  aux  créatures,  leur  laisser  une  entière 
liberté,  est  une  des  conditions  requises,  dans  toutes  les  sectes, 
pour  arriver  à  la  pcr'fection  (')  :  «  Afin  de  ne  causer  la  mort 
d'aucun  animal,  que  le  Sannyâsi  (^),  la  nuit  comme  le  jour,  même 
au  risque  de  se  faire  du  mal,  marche  en  regardant  la  terre.  Comme 
ce  n'est  qu'en  faisant  du  mal  aux  animaux  qu'on  peut  se  procurer 
de  la  viande,  il  doit  s'abstenir  de  toute  nourriture  animale,  même 
de  celle  qui  est  permise  (').  »  Les  demeures  des  solitaires  indiens 
s'annoncent  par  les  animaux  qui  y  sont  entretenus  et  qui  y  vivent 
sans  crainte.  Quand  les  étrangers  viennent  les  visiter,  ils  s'informent 
des  arbres,  des  bêtes  fauves,  des  oiseaux  qui  entourent  leur  habita- 
tion, aussi  bien  que  de  la  santé  des  ascètes  ('').  Ce  caractère  est 
celui  de  la  nation  entière;  les  voyageurs  rapportent  des  exemples 
d'humanité  envers  les  animaux  qui  paraissent  fabuleux. 

La  bienveillance  des  Indiens  pour  toutes  les  créatures  tient  à 
leurs  croyances  panthéistiques  :  c'est  le  beau  côté  d'une  fausse 
doctrine.  Tout  ce  qui  existe  est  une  émanation  de  la  même  âme 
universelle  et  en  quelque  sorte  identique  avec  elle.  L'homme  est 
un  avec  la  nature,  avec  le  plus  petit  insecte,  avec  la  plante  la  plus 
humble;  tout  ce  qui  existe  a  donc  droit  à  la  même  affection.  Cette 
bonté  universelle  n'est  pas  seulement  un  devoir  du  sage  (^),  c'est 
une  obligation  commune  à  toutes  les  castes  (®)  :  «  Lliomme,  dit  la 
Loi  de  Manou  (^),  doit  désirer  le  bien  de  toutes  les  créatures.  » 
La  douceur  indienne  approche  de  la  charité  évangélique, 
dans  cette  belle  prière  du  Bltùgavata  Pourdna  :  «  Bonheur  au 
monde  entier!  Que  le  méchant  s'adoucisse!  Que  les  êtres  ne  son- 
gent dans  leur  esprit  qu'à  leur  mutuelle  félicité!  Que  leur  cœur 


(1)  Lois  de  Manou.Yl,  39,  kf),  —  Bhâgavad-GuUa,  XI,  55;  XII,  13;  XVI,  1,2 
et  passim.  —  Vishnu  Pur.,  III,  8,  p.  291. 

(2)  Celui  qui  renonce  au  monde,  le  solitaire. 

(3)  Lois  de  Manou,  VI,  G8  ;  V,  48,  49. 

(4)  Râmâyana,  II,  42.  66. 

(5)  Vishnu  Pur.,  HI,  8,  p.  29! .  —  Nalus,  Mahâbhâraîi  Episodiiim,  XVII,  44  : 
«  Benignitas  est  summum  ollicium.  » 

(6)  Vishnu  Pur.,   III,  8,  p.  291.  —  Ililopadésa,  I,  6,  140. 

(7)  Lois  de  Manou,  V,  46. 


RELIGION  ET  PHILOSOPHIE.  201 

aime  le  bien  (')!  »  Les  poètes  de  l'Inde  ont  trouvé  de  magnifiques 
images  pour  inculquer  l'amour  du  prochain,  amour  qui  s'étend 
jusqu'à  l'ennemi  :  «  Le  bois  de  sandal  n'imprégne-t-il  pas  de  ses 
parfums  la  hache  qui  le  blesse?  L^arbre  ne  couvre-t-il  pas  de  son 
ombre  celui  qui  l'abat  (-)?  La  lune  n'éclaire-t-elle  pas  de  sa  lumière 
la  hutte  du  tchàndàla?  »  Chez  les  chrétiens,  la  charité  a  sa  source 
dans  la  conception  de  Dieu.  Les  anciens,  si  nous  exceptons 
Moïse,  ont  plutôt  compris  Dieu  comme  puissance  que  comme 
amour.  Dans  les  livres  sacrés  des  Indiens,  il  y  a  des  éclairs  de  la 
véritable  doctrine.  Le  Bhàgavata  Pouràna  appelle  Dieu  un  Océmi 
de  miséricorde  [^).  Un  dos^me  qui  contraste  étrangement  avec  l'es- 
prit de  division  et  d'égoïsme  des  brahmanes  se  fait  même  jour  dans 
les  Pourânas,  la  solidarité  humaine  :  «  L'homme  ne  doit  souhaiter 
du  mal  à  personne,  car  il  souffre  lui-même  du  mal  qu'il  fait  à 
autrui  {*).  »  Dans  cet  ordre  de  sentiments,  la  charité  est  mieux 
qu'un  devoir,  c'est  le  bonheur  suprême (*). 

Ces  sentiments  de  bienveillance  et  de  charité  ont-il  exercé  quel- 
que influence  dans  les  relations  de  la  vie?  Le  législateur  indien 
recommande  la  douceur  dans  des  termes  que  l'Évangile  ne 
désavouerait  pas  :  «  On  ne  doit  jamais  montrer  de  mauvaise  hu- 
meur, bien  qu'on  soit  affligé;  il  ne  faut  pas  proférer  une  parole 
dont  quelqu'un  pourrait  être  blessé,  et  qui  fermerait  l'entrée  du 
ciel  à  celui  qui  l'aurait  prononcée  (^).  »  La  bienfaisance,  si  rare 
dans  l'antiquité,  est  un  des  devoirs  imposés  parlesXois  deManou: 
«  L'homme  riche  doit  faire  des  œuvres  charitables,  sans  relâche... 
De  même  que  les  parents  sont  les  amis  de  leurs  enfants,  et  que 


(1)  Bhâg.  Pur.,  Y,  18,  9. 

(2)  Asiatic  Researches,  T.  IV,  p.  107.  —  Ilitopadésa,  I,  4,  52.  55. 

(3)  Bhâg.  Pur.,  IV,  8,  46. 

(4)  Ibid.,  IV,  8,  -17.  —  Ibid.,  VI,  10,  9  :  «  Voici  l'immuable  devoir  que  respec- 
tent ceux  qui  célèbrent  les  chants  sacrés,  c'est  qu'ils  soufj'rcnt  ou  se  réjouissent 
suivant  que  les  êtres  éprouvent  de  la  douleur  ou  de  la  joie.  » 

(5)  Ilitopadésa,  I,  7,  183. 

(6)  Loisde  Manou,  II,  461 Vishnu  Pur.,  III,  8,  p.  291.  Parmi  les  tlevoirs 

généraux  de  toutes  les  castes  figurent  :  «  Tenderncss  towards  ail  créatures, 
patience,  humility,  gentleuessof  speech,  friendliiiess.  » 


202  L'iNDE. 

la  paupière  est  l'amie  de  l'œil,  le  maître  de  maison  l'est  des  men- 
diants, le  savant  Vest  des  ignorants...  Celui-là  seul  doit  être  loué 
parmi  les  hommes,  celui-là  seul  est  heureux  qui  écoute  toutes  les 
prières,  qui  ne  refuse  du  secours  à  personne  (^)...  Celui  qui  par 
avarice  ou  par  crainte  repousse  un  suppliant,  commet  un  crime 
égal  au  meurtre  d'un  brahmane.  Les  rois  surtout  doivent  être 
secourables  pour  tous  les  êtres  et  compatissants  pour  les  malheu- 
reux f  ).  » 

Les  Poiirânas  nous  offrent  des  portraits  de  rois  et  de  sages ,  qui 
sont  comme  un  type  de  la  perfection  de  leur  secte.  Nous  ne  les 
donnons  pas  comme  expression  de  la  réalité  :  c'est  un  idéal,  mais 
c'est  l'idéal  que  nous  cherchons. 

«  Un  roi,  après  être  resté  deux  jours  sans  manger  ni  boire,  est 
au  moment  de  prendre  son  repas.  Viennent  demander  l'hospitalité 
un  brahmane,  un  coudra,  un  homme  avec  des  chiens  affamés. 
Le  roi  leur  donne  tout,  parce  qu'il  voit  Dieu  dans  les  hôtes.  Il  ne 
lui  reste  que  de  l'eau  pour  éteindre  le  feu  qui  brûle  ses  entrailles  ; 
il  la  donne  à  un  Pukkasa,  en  disant  :  Non,  je  ne  désire  ni  la  science 
suprême,  ni  V avantage  de  ne  pas  renaître^  ce  que  je  désire,  c'est 
d'habiter  au  sein  de  tous  les  êtres,  pour  y  éprouver  leurs  maux,  de 
manière  qu'ils  en  soient  exempts  (^).  » 

«  Prahrâda  était  religieux,  doué  de  moralité,  fidèle  à  sa  parole, 
maître  de  ses  sens  ;  il  était  à  lui  seul  l'ami  le  plus  affectueux  de 
tous  les  êtres,  qu'il  chérissait  comme  lui-même.  Il  était  comme  un 
esclave  aux  pieds  des  personnages  respectables  ;  il  était  dévoué  aux 
malheureux  comme  à  son  père,  affectueux  pour  ses  égaux  comme 
pour  ses  frères;  ses  parents  étaient  pour  lui  le  Seigneur  ;  doué  de 
science,  de  richesse,  de  beauté  et  de  naissance,  il  était  exempt  de 
hauteur  et  d'orgueil  (*).  » 

Les  Pourânas  ne  nous  disent  pas  si  cette  bienveillance  univer- 

(1)  Lois  de  Manou,  IV,  226.  —  Bhâgavata  Pur.,  VI,  4,  12.  —  Hitopadésa, 
I,  7,  184. 

(2)  Hitopadésa,  I,  7,  184.  —  Bliâg.  Pur.,  IV,  16,  16. 

(3)  Bhâg.  Pur.,  IX,  21,  12. 

(4)  /6trf.,VII,  4,  31,  ss. 


RELIGION    ET    PHILOSOPHIE.  205 

selle  s'étendait  jusqu'aux  castes  inférieures  et  jusqu'aux  tchàndàlas. 
Nous  voyons  bien  les  coudras  reçus  à  titre  d'hôtes;  mais  nous 
voudrions  savoir  si  le  sentiment  de  l'égalité  humaine  ne  s'est  pas 
fait  jour  dans  le  sein  du  brahmanisme.  Les  Grecs  et  les  Romains 
ne  concevaient  pas  de  société  sans  esclaves;  cependant  ils  plaçaient 
le  règne  de  l'égalité  absolue  dans  leur  âge  d'or  :  c'était  comme  une 
protestation  de  l'idéal  contre  le  fait.  Les  Indiens  pouvaient  encore 
moins  comprendre  un  monde  sans  castes,  puisqu'ils  rapportaient 
les  castes  à  Dieu.  Mais  telle  est  la  puissance  du  sentiment  de 
l'égalité  native  des  hommes,  que  l'on  en  trouve  des  traces  jusque 
dans  l'Inde.  Dans  une  de  ces  îles  imaginaires  que  décrivent  les 
Pourdnas,  les  hommes  vivaient  mille  ans,  dit-on,  exempts  de  cha- 
grin et  de  travail,  et  ils  ne  connaissaient  point  la  distinction  des 
castes  et  des  ordres  (*).  Est-ce  une  tradition  de  l'âge  d'or,  ou  est-ce 
une  conception  particulière  à  la  secte  de  Vichnou?  (-)  Ce  qui  nous 
porte  à  croire  qu'il  s'agit  d'une  croyance  générale,  c'est  le  récit 
que  font  les  voyageurs  d'une  fête  de  l'égalité  :  des  milliers  de 
pèlerins,  disent-ils,  visitent  chaque  année  la  pagode  de  Jaggernaut; 
les  membres  des  quatre  castes  s'approchent  indistinctement  de 
l'autel  de  l'idole,  et  mangent  les  mêmes  aliments ('). 

Il  y  a  encore  une  vertu  dont  on  fait  honneur  aux  brahmanes  :  la 
tolérance  religieuseet  philosophique.  Les  écrivains  du  dernier  siècle, 
heureux  de  trouver  un  pays  où  régnait  la  liberté  de  penser  et  où  l'on 
voyait  des  prêtres  tolérants,  s'extasièrent  sur  la  hauteur  de  vues  des 
Indiens  :«  Ils  ne  voient  dans  les  contrariétés  des  sectes,  dit  Raijnal, 
et  dans  la  diversité  des  cultes  religieux,  qu'un  des  effets  de  la 


(1)  Vishnu  Pur-,  translated  by  VVilson,  If,  4,  p.  âOl. 

(2)  Le  sentiment  de  l'égalité  est  empreint  dans  le  Bhâgavata  Pourâna,  le  livre 
sacré  des  adorateurs  de  Bbàgavad  :  «  L'homme  de  la  plus  basse  extraction,  sur 
la  langue  duquel  ton  nom  se  trouve,  devient  par  là  l'homme  le  plus  respectable... 
Je  ne  vois  pas,  si  ce  n'est  dans  la  pratique,  le  moindre  fondement  à  cette  opinion 
qu'il  existe  des  différences  entre  les  hommes...  Alors  Bhâgavad  aborda  les  habi- 
tants de  la  ville,  saluant  tout  le  monde  de  la  tète,  de  la  voix,  du  sourire,  en 
bénissant  jusqu'aux  tchàndàlas  eux-mêmes  (lilidy.  Pur.,  III,  33,  7;  V,  10,  13; 
I,  11,22.  23. 

(3)  Dernier,  T.  H,  p.  103.—  Tavernier,  livre  II,  ch.  9. 


204  l'inde. 

richesse  que  Bralima  a  déployée  dans  l'œuvre  de  la  création  (').  » 
Le  peu  que  nous  savons  de  l'histoire  de  l'Inde  doit  nous  tenir  eu 
garde  contre  ces  éloges  exagérés  :  il  y  a  eu  des  collisions  sanglantes 
des  sectes,  il  y  a  eu  des  guerres  de  religion.  Cependant  une  chose 
est  certaine,  c'est  que  les  écoles  philosophiques,  même  les  plus 
hostiles  à  l'orthodoxie  brahmanique,  jouissaient  d'une  parfaite 
liberté:  et  il  en  était  de  même  des  sectes  religieuses.  Le  fait  a  paru 
tellement  extraordinaire  à  un  écrivain  français,  qu'il  se  borne  à  le 
constater,  sans  prétendre  l'expliquer  (').  Ne  serait-ce  pas  parce 
que  toutes  les  sectes  philosophiques  et  religieuses  étaient  au  fond 
d'accord  sur  le  dogme  capital  du  brahmanisme,  la  renaissance  et 
la  libération,  et  qu'elles  n'attaquaient  pas  le  pouvoir  du  sacer- 
doce? Qu'importait  après  cela  aux  brahmanes  la  diversité  de 
doctrines?  Si  l'Église  chrétienne  a  été  intolérante,  c'est  qu'elle 
avait  sa  domination  à  défendre.  Lorsque  le  bouddhisme  ébranla 
l'empire  de  la  caste  sacerdotale,  les  brahmanes  lui  déclarè- 
rent une  guerre  à  mort,  et  leur  intolérance  fut  tout  aussi  cruelle 
que  celle  des  papes. 


KO  2.  Morale  iudividuelle  et  internationale. 

On  a  reproché  et  non  sans  raison  aux  théocraties  de  fausser  la 
loi  morale,  en  présentant  des  actes  indifférents  comme  des  péchés, 
et  en  exagérant  la  criminalité  des  fautes.  Le  brahmanisme  n'est 
pas  à  l'abri  de  ces  accusations  (').  Cependant  on  trouve  aussi  dans 
les  livres  sacrés  de  l'Inde  des  préceptes  de  la  morale  la  plus  pure  : 
«  Il  ne  faut  jamais  nuire  à  autrui,  pas  même  en  concevoir  la  pen- 
sée... Dans  quelque  détresse  que  l'on  soit  en  pratiquant  la  vertu, 
on  ne  doit  pas  tourner  son  esprit  vers  l'iniquité...  L'iniquité  com- 
mise dans  ce  monde,  de  même  que  la  terre,  ne  produit  pas  sur  le 
champ  des  fruits  ;  mais  s'étendant  peu  à  peu,  elle  ruine  et  renverse 

(i)  liaynal,  Histoire  philosophique  des  Indes,  T.  I,  p.  43. 

(2)  Darthélermj  Saint-IIilairc,  dans  le  Journal  des  Savants,  4856,  p.  172. 

(3)  Benjamin  Constant,  De  la  religion,  IX,  8;  XII,  11. 


RELIGION  ET   PHILOSOPHIE.  203 

celui  qui  l'a  commise  »  (').  La  plus  grande  bonne  foi  doit  régner 
parmi  les  hommes  :  le  législateur  indien  flétrit  le  crime  du  men- 
songe avec  une  admirable  énergie  :  «  C'est  la  parole  qui  fixe  toutes 
choses,  c'est  la  parole  qui  en  est  la  base,  c'est  de  la  parole  qu'elles 
procèdent;  le  fourbe  qui  la  dérobe  pour  la  faire  servir  à  des  faus- 
setés, dérobe  toutes  choses  »  (^).  Autant  le  législateur  flétrit  le  men- 
songe, autant  leRâmâyana  exalte  la  vérité.  Ràma  rappelle  la  parole 
du  sage,  disant  «  qu'un  millier  d'aschwa-médhas  (')  ont  été  mis  en 
balance  avec  une  parole  vraie  et  une  parole  vraie  l'a  emporté  sur 
mille  aschwa-médhas.  Pour  cette  raison,  l'homme  juste  préfère  la 
vérité  à  la  vie;  la  vérité  est  la  plus  grande  des  puissances.  Le  soleil 
réchauffe  par  le  moyen  de  la  vérité,  la  lune  rafraîchit  par  le  moyen 
de  la  vérité,  la  vérité  a  produit  les  trois  mondes.  La  vérité,  c'est 
Dieu  lui-même  dans  l'univers  »  {*). 

Nous  avons  signalé  la  pente  presque  inévitable  qui  conduit  le 
sage  à  l'égoïsme  par  l'indifférence.  Mais  l'idéal  du  brahmane  a 
aussi  son  beau  côté  :  «  Il  ne  désire  point  la  mort,  il  ne  désire  point 
la  vie,  il  attend  le  moment  fixé  pour  lui,  comme  un  domestique 
attend  ses  gages.  Il  est  résigné,  muni  d'une  ferme  résolution,  il 
supporte  avec  patience  les  paroles  injurieuses,  il  ne  s'emporte  pas 
à  son  tour  contre  un  homme  irrité  ;  si  on  l'injurie,  il  répond  dou- 
cement. ))(^)  Il  est  vrai  que  le  détachement  des  hommes  est  une  des 
conditions  pour  parvenir  à  cet  idéal  de  sagesse;  mais  l'isolement 
moral  est  tellement  en  contradiction  avec  notre  nature  que  les  sectes, 
nées  au  sein  du  brahmanisme,  l'ont  répudié  et  en  ont  fait  un  crime 
aux  brahmanes.  Les  adorateurs  de  Bhàgavad  reprochent  aux  soli- 
taires de  se  retirer  silencieux  dans  le  désert,  désireux  de  se  sauver 
eux-mêmes,  sans  songer  au  bien  des  autres;  quant  à  eux,  disent- 
ils,  ils  ne  veulent  pas  se  sauver. seuls,  en  abandonnant  les  malheu- 


(1)  Lois  de  Manon,  U,  161;  IV,  171,172. 

(2)  Ibid.,  IV,  2S6. 

(3)  Sacrifices  du  cheval,  le  plus  puissant  des  sacriflccs,  d'après  la  mythologie 
indienne. 

(4)  Ràmâijana,  II,  47.  66. 

(5)  Lois  de  Manou,  VI,  43-45,  47-49. 


206  L'INDE.      V 

reux  »  (').  Aussi  le  Bhâgavata  Poiirâna  est-il  loin  de  condamner 
rattachement  à  ses  semblables  d'une  manière  absolue,  comme  le 
faisaient  les  brahmanes  :  «  L'attachement,  dit-il,  qui  est  pour 
l'homme  une  cause  de  retour  en  ce  monde,  quand  il  se  porte  par 
ignorance  sur  des  méchants,  conduit  au  contraire  au  détachement 
de  toutes  choses,  quand  ce  sont  des  gens  de  bien  qui  en  sont 
l'objet  »  C).  Ainsi  il  est  permis  au  sage  d'aimer  les  bons;  pour  eux 
il  doit  tout  sacrifier,  même  la  vie  ('). 

On  a  souvent  remarqué  l'analogie  qui  existe  entre  le  stoïcisme  et 
la  doctrine  brahmanique  {*).  L'idéal  de  Zenon  est  presque  le  même 
que  celui  de  Manon.  Les  stoïciens  exaltent  la  volonté  de  l'homme 
au  point  de  l'élever  au-dessus  de  la  nature  humaine  (^);  les  Indiens 
avec  leur  imagination  désordonnée  ont  poussé  ces  prétentions 
jusqu'à  l'absurde.  Cependant  l'exagération  de  la  puissance  de 
l'homme,  quand  il  est  affranchi  de  ses  passions,  a  un  côté  sublime. 
Contenue  dans  les  limites  de  la  raison,  celte  croyance  conduit  à  la 
destruction  du  mal  dans  ce  monde  par  les  efforts  du  genre  humain. 
Les  stoïciens  se  distinguent  parmi  toutes  les  sectes  philosophiques 
par  leurs  tendances  cosmopolites  et  leur  amour  de  l'humanité.  On 
trouve  quelques  germes  de  cosmopolitisme  chez  les  Indiens.  UHi- 
topadésa  établit  une  échelle  d'obligations  :  les  devoirs  envers  la 
famille  sont  plus  sacrés  que  ceux  qu'on  doit  remplir  envers  un  indi- 
vidu, la  commune  a  des  droits  plus  étendus  sur  nous  que  la  famille, 
la  patrie  l'emporte  sur  la  commune  (^). 

La  conviction  du  néant  de  la  vie  est  plus  profonde  chez  les 
brahmanes  que  chez  les  stoïciens.  Ce  sentiment,  combiné  avec  le 
caractère  pacifique  et  doux  de  la  race  indienne,  est  peu  conciliable 
avec  l'amour  de  la  gloire  militaire.  Dans  l'intérêt  de  la  conserva- 
tion de  l'ordre  social,  les  brahmanes  ont  excité  le  courage  des 
kchattriyas,  et  promis  à  ceux  qui  tombent  sur  le  champ  de  bataille 

(1)  Bhâg.  Pur.,Yl[,  9,  4i-. 

(2)  Ibid.,  III,  23,  55.  Comparez  III,  25,  20. 

(3)  Ilitopadésa.  I,â,  38. 

(4)  Bobcrtson,  Recherches  historiques  sur  l'Inde  ancienne. 

(5)  Épictète  égale  l'homme  à  Dieu  (Dissert.,  1, 43,  20). 

(6)  Jlitopaclésa,  I,  6,  iii. 


RELIGION  ET   PHILOSOPHIE.  207 

une  récompense  dans  le  ciel;  mais  ils  contiamnent  Tambilion 
comme  une  mauvaise  passion  (').  Les  poêles  et  les  philosophes  de 
rinde  ont  pour  la  gloire  le  même  mépris  que  les  stoïciens  et  les 
chrétiens.  Il  y  a  dans  un  de  leurs  livres  sacrés  une  satire  de  l'esprit 
de  conquête,  comparable  à  ce  que  le  stoïcisme  et  le  christianisme 
ont  inspiré  de  plus  beau.  Nous  la  rapportons  comme  une  protesta- 
tion de  la  conscience  humaine  contre  les  conquérants  (^)  : 

Le  Vie/mou  Pouràna  passe  en  revue  les  princes  les  plus  célèbres 
qui  ont  régné  sur  l'Inde  :  «  Le  vaillant  Prithou  traversa  l'univers 
partout  triomphant  de  ses  ennemis,  et  cependant  le  souffle  du 
temps  l'emporta.  Kartaviryya  vainquit  d'innombrables  peuples 
et  conquit  les  sept  zones  de  la  terre;  aujourd'hui  il  sert  de  sujet 
à  un  thème,  à  une  dissertation  (').  Tous  ces  puissants  rois  ont-ils 
réellement  existé?  Que  sont-ils  maintenant  ?  »Le  poëte  s'élève  en- 
suite à  une  satire  poignante  de  la  vanité  de  leurs  desseins  ambi- 
tieux :  «  Aveuglés  par  le  sentiment  trompeur  de  la  propriété,  ils  se 
disaient  :  «  Cette  terre  est  à  moi,  elle  est  à  mon  fils,  elle  appartient 
à  ma  dynastie  »;  et  tous  ces  grands  rois  ne  sont  plus.  De  même 
ceux  qui  ont  régné  avant  eux,  ceux  qui  leur  succédèrent  ont  cessé 
d'être,  ou  cesseront  d'être.  La  Terre  rit,  comme  si  elle  était  émaillée 
des  fleurs  riantes  de  l'automne,  en  voyant  ses  maîtres  Incapables 
de  se  subjuguer  eux-mêmes;  elle  chante  :  Combien  est  grande  la 
folie  des  princes  qui  se  livrent  à  l'ambition,  eux  qui  ne  sont  que 
l'écume  d'une  vague  !  Ils  ne  peuvent  pas  se  dompter  eux-mêmes  et 
ils  veulent  vaincre  leurs  ennemis  !  Nous  conquerrons,  disent-ils,  la 
terre  baignée  de  l'Océan;  et,  tout  pleins  de  leurs  projets,  ils  ne 
voient  pas  la  mort  qui  les  presse.  Qu'est-ce  que  la  conquête  du 
monde  pour  celui  qui  peut  se  vaincre  lui-même?  La  libération  de 

(1)  Bhâg.  Pur.,  V,  13,  15  :  «  Les  héros,  en  qui  la  prétention  de  posséder  la 
terre  allume  la  passion  de  la  haine,  doivent  dominer  sur  le  champ  de  bataille, 
mais  ils  ne  parviennent  pas  au  lieu  qu'atteint  celui  qui,  renonç^aut  au  sceptre, 
est  exempt  de  cette  passion.  » 

{2)  Vishnu  Pur.,  IV,  24,  p.  487-489,  éd.  Wilson. 

(3)  Ce  passage  du  Vishnu  Purâna  rappelle  les  vers  célèbres  do  Juvénal  sur 

Annibal  : 

I,  dcincns,  cl  sacvas  curre  pcr  Alpes 
Ut  pucris  placcus,  et  dcclamulio  fias. 


208  L'INDE. 

l'existence  est  le  fruit  de  cette  victoire.  Les  rois  doivent  avoir  l'esprit 
troublé,  pour  désirer  ma  possession,  bien  que  leurs  prédécesseurs 
aient  dû  la  délaisser  et  que  leurs  pères  n'aient  pu  la  retenir.  Il  est 
frappé  de  folie  le  roi  qui  se  vante:  «  cette  terre  est  à  moi,  toute  chose 
est  à  moi,  elles  seront  pour  toujours  à  ma  maison  »  ;  car  il  doit 
mourir.  Quand  f  entends  un  roi  déclarant  à  un  autre  par  ses  ambas- 
sadeurs :  «  Cette  terre  est  à  moi,  abandonnez  immédiatement  vos 
prétentions  »;  je  jette  tin  immense  éclat  de  rire  qui  bientôt  se  change 
en  compassion  pour  ce  pauvre  fou.  Telles  sont  les  stances  que 
chante  la  Terre;  en  les  écoutant,  l'ambition  s'évanouit,  comme  la 
neige  devant  le  soleil.  » 


%\ .  La  moralité  et  l'humanité  véritables  manquent  à  F  Inde. 

Si  l'on  jugeait  l'Inde  par  ces  fragments  de  morale  individuelle 
et  sociale,  on  serait  tenté  de  la  placer  au  niveau  de  l'Europe  mo- 
derne. Il  est  certain  que  la  pratique  des  préceptes  de  bienveillance, 
de  charité,  de  justice  que  l'on  trouve  dans  les  livres  sacrés  des 
Indiens,  ferait  du  brahmanisme  le  pendant  de  la  société  chré- 
tienne (').  Mais  ici  se  révèle  l'importance  fondamentale  du  dogme. 
Dans  le  christianisme,  la  morale,  la  charité  et  l'humanité  se  tien- 
nent et  ne  sont  que  l'expression  d'une  doctrine  qui  embrasse  dans 
sa  profondeur  les  rapports  de  l'homme  avec  Dieu  et  les  rapports 
des  hommes  entre  eux.  Les  sentiments  d'humanité  qu'on  trouve 
dans  l'Inde,  se  sont  développés  en  dehors  et  pour  ainsi  dire  malgré 
le  brahmanisme;  aussi  n'ont-ils  pas  pris  racine  dans  les  âmes  et 
ne  se  sont-ils  pas  incorporés  dans  la  société. 

L'Inde  n'a  pas  connu  la  véritable  moralité,  parce  qu'elle  n'a  pas 
conscience  de  la  liberté  humaine.  Le  principe  de  la  liberté  est  par- 


(1)  La  ressemblance  a  fait  illusion  aux  premiers  savants  qui  se  sont  occupés 
de  rinde.  Anquetil  n'hésite  pas  à  attribuer  aux  brahmanes  les  sentiments  de 
fraternité  et  de  charité  qui  distinguent  le  christianisme  (Oupiiékhat,  T.  II, 
p.  659). 


RELIGION   ET   PHILOSOPHIE.  209 

fois  reconnu  dans  les  écrits  des  bràlimanes.  On  lit  dans  VHitopa- 
désa,  que  «  c'est  notre  conduite  dans  une  vie  antérieure  qui  est  le 
destin,  qu'il  appartient  donc  à  riioniine  de  faire  sa  destinée,  de 
même  que  l'artiste  transforme  la  pierre  en  une  œuvre  d'art.»  (')Mais 
cette  manière  de  concevoir  la  vie  ne  trouva  pas  faveur;  elle  suppose 
une  énergie  de  volonté  dont  la  mollesse  indienne  n'est  guère  capa- 
ble. On  s'en  tint  aux  doctrines  plus  faciles  du  fatalisme  :  «  Ce  qui 
ne  doit  pas  être ,  ne  sera  pas  ;  si  cela  doit  être ,  cela  sera  ;  l'âge,  la 
profession,  les  richesses,  la  science,  la  mort,  sont  déterminées  irré- 
vocablement dès  la  conception  de  l'homme»  (-).Ces  maximes  restè- 
rent l'opinion  générale  (').  La  domination  de  la  caste  sacerdotale 
était  un  autre  obstacle  à  la  moralité.  Là  où  le  sacerdoce  forme  un 
corps  puissant,  il  est  presque  impossible  que  son  intérêt  ne  l'em- 
porte sur  le  devoir.  La  conscience  humaine  trouve  mille  prétextes 
pour  se  faire  illusion  :  que  sera-ce,  si  elle  peut  se  mettre  à  l'abri  de 
la  cause  de  Dieu?  et  la  cause  des  prêtres  n'est-elle  pas  celle  de 
Dieu?  Dans  l'Inde,  ce  mauvais  levain  du  sacerdoce  ne  prend  pas 
même  la  peine  de  se  cacher,  ou  de  se  voiler  :  il  se  produit  avec  une 
naïveté  qui  témoigne  de  la  funeste  influence  du  brahmanisme.  Le 
Bhàgavata  Pouràna  flétrit  avec  une  rare  énergie  l'homme  qui  en 
toute  circonstance  a  recours  au  mensonge;  il  l'appelle  un  mort 
vivant.  Mais  il  est  avec  le  ciel  des  accommodements,  sur  les  bords 
du  Gange  comme  ailleurs  :  «  On  peut  mentir  dans  l'intérêt  des 
brahmanes,  sans  encourir  de  blâme  »  ('').  Le  Mahâbhârata  investit 
les  brahmanes  d'une  inviolabilité  morale  que  les  prêtres  de  toute 
croyance  ont  ambitionnée,  mais  que  le  brahmanisme  seul  a  osé 
formuler  :  «  Un  brahmane  ne  doit  jamais  être  méprisé,  qu'il 
pratique  le  mal  ou  le  bien  »  (^). 

L'Inde  ne  s'est  pas  élevée  à  la  véritable  humanité,  parce  qu'elle 
ne  connaît  pas  l'unité  humaine.  Le  panthéisme  indien  semble  faire 


(<)  Hitopadésa,  Introduction,  n»  32,  s. 

(2)  Ibid.,  n"'  28,  2G.  Comparez  Rumûyana,  I,  58,  22. 

(3)  Lasscn,  Ind.  Alt.,  T.  II,  p.  11,  12. 

(4)  lihâcj.Pur.,  VIII,  19,  43. 

(o)  Pavie,  dans  la  Revue  des  deux  Mondes,  1857,  T.  II,  p.  827. 


210  l'inde. 

un  devoir  de  la  bienveillance  universelle  pour  tous  les  êtres.  Mais 
c'est  précisément  cette  confusion  de  l'homme  avec  la  nature  qui 
empêche  la  vraie  charité  de  se  développer:  les  animaux  sont  mis 
sur  la  même  ligne  que  les  hommes;  le  faux  dogme  des  castes 
aidant,  les  brahmanes  en  vinrent  à  placer  les  animaux  au-dessus 
de  leurs  semblables.  Un  célèbre  philosophe  reproche  aux  Indiens 
d'avoir  des  hôpitaux  pour  les  bêles,  et  de  n'avoir  jamais  songé  à 
en  fonder  pour  les  indigents  :  ils  se  feraient  un  crime,  dit  Hegel, 
d'écraser  une  fourmi,  et  ils  laissent  périr  les  pauvres  de  misère  (*). 
La  charité  et  la  bienveillance  que  les  livres  sacrés  recommandent, 
ne  s'exerçaient  guère  à  l'égard  des  castes  inférieures.  Dans  les 
poëmes  épiques  qui  tracent  un  tableau  idéal  de  la  vie  indienne,  on 
voit  les  rois  faire  des  libéralités  fabuleuses  aux  brahmanes;  si  des 
pauvres  y  prennent  part,  c'est  qu'ils  appartiennent  aux  classes  qui 
jouissent  du  bienfait  d'une  double  naissance.  Les  coudras,  les 
tchàndàlas  ne  sont  pas  l'objet  des  charités  royales  (^). 

Voltaire  s'est  donc  trompé  en  attribuant  la  douceur  des  mœurs 
indiennes  à  la  doctrine  de  la  métempsycose  H-  En  apparence 
le  dogme  de  la  renaissance  est  le  lien  le  plus  fort  de  la  solidarité 
humaine;  mais  cette  doctrine  est  viciée  chez  les  Indiens  par  la 
croyance  si  profondément  enracinée  dans  leurs  mœurs  de  l'inéga- 
lité naturelle  des  hommes  :  il  ne  peut  pas  y  avoir  de  lien  d'huma- 
nité entre  des  êtres  inégaux  par  la  volonté  divine.  Nous  croyons 
que  l'illustre  écrivain  est  plus  près  de  la  vérité,  quand  il  dit  que  le 
climat  a  une  grande  part  dans  la  douceur  indienne.  L'influence 
du  climat  sur  le  caractère  des  peuples  est  devenue  un  lieu  com- 
mun, depuis  la  brillante  exposition  que  l'auteur  de  VEsprit 
des  Lois  a  faite  de  cette  idée.  L'action  est  incontestable;  Hippo- 

(1)  Hegel,  Philosophie  der  Geschichte,  p.  '194  (seconde  édition). 

(2)  Râmâyatia,  II,  26  :  «  Ail  my  wealth  is  for  the  hrahmans.  » —  Ibid,,  II,  27: 
«  Rama  having  given  much  wealth  to  the  brahmans.  »  —  Ibid.,  II  G2  :  «  The 
prince  gave  wealth,  jewels  and  food  in  abondance  to  the  brahmans,  »  etc. 

(3)  «  Tous  ceux  qui  adoptèrent  cette  religion,  dit  Voltaire,  crurent  voir  les 
ûmes  de  leurs  parents  dans  tous  les  hommes  qui  les  environnaient;  ils  se  cru- 
rent tous  frères,  pères,  mères,  enfants  les  uns  des  autres  ;  cette  idée  inspirait 
nécessairement  une  charité  universelle;  on  tremblait  de  blesser  un  être  qui  était 
de  la  famille  »  {Philosophie  de  l'histoire,  chap.  de  l'Inde). 


RELIGION   ET    PHILOSOPHIE.  211 

crate  Ta  déjà  remarquée.  Toutefois  pour  que  la  théorie  de  Montes- 
quieu ne  dégénère  pas  en  paradoxe,  il  faut  l'entendre  en  ce  sens  que 
la  Providence  place  les  peuples  comme  les  individus  dans  les  condi- 
tions extérieures  qui  peuvent  le  mieux  développer  les  qualités  dont 
elle  a  mis  les  germes  en  eux,  mais  que  cela  n 'empêche  pas  les 
hommes  de  faire  eux-mêmes  leur  destinée.  Nous  ne  dirons  donc  pas 
que  le  climat  seul  a  fait  des  Indiens  ce  peuple  doux  jusqu'à  la  fai- 
blesse que  les  voyageurs  décrivent;  nous  dirons  que  Thuma- 
nité  des  Indiens  a  en  partie  sa  source  dans  une  mollesse  physique, 
résultat  combiné  de  la  race,  du  climat  et  des  institutions  religieuses. 
Ce  manque  d'énergie  morale  se  trahit  dans  la  vie  privée  et  dans  la 
vie  publique.  Si  la  douceur  des  mœurs  indiennes  est  de  la  faiblesse, 
si  elle  va  parfois  jusqu'à  la  lâcheté  C),  comment  peut-on  la  confon- 
dre avec  la  véritable  humanité? 


§  VI.  Le  brahmanisme  est-il  immuable?  Germe  de  progrès  dans 
le  dogme  de  V incarnation. 

Malgré  la  douceur  ou  la  mollesse  de  leurs  mœurs,  les  Indiens 
restèrent  étrangers  à  la  moralité  et  à  l'humanité.  L'institution  des 
castes  aggrava  le  mal,  en  inspirant  aux  deux  fois  nés  l'horreur  et 
le  dégoût  pour  leurs  semblables.  D'un  autre  côté,  la  conception  de 
la  vie,  universellement  reçue,  était  un  obstacle  invincible  à  la 
modification  de  l'organisation  sociale.  La  place  de  chaque  homme 
dans  la  société  lui  est  assignée  par  Dieu  ;  cette  classification  est 
irrévocable.  Le  Créateur  seul  peut  la  changer  lors  des  renaissan- 
ces de  chaque  individu;  mais  ces  transformations  particulières 


(1)  Ces  généralités,  appliquées  à  un  pays  aussi  étendu  que  l'Inde,  souffrent 
évidemment  des  exceptions  ;  il  y  a  des  tribus  indiennes  qui  se  sont  distinp;uées 
par  leur  indomptable  courage  {Von  Bohlen,  Das  alte  Indien,  T.  I,  p.  02-54.  Com- 
parez plus  haut,  p.  i25,  note  3).  Mais  il  n'est  pas  moins  vrai,  comme  le  dit  Mon- 
tesquieu (De  l'esprit  des  Lois,  XV,  3),  que  «  les  enfants  mômes  des  Européens, 
nés  aux  Indes,  perdent  le  courage  de  leur  climat  ;  jusqu'aux  Persans  qui  s'y 
établissent  prennent  à  la  troisième  génération  la  nonchalance  indienne.  » 


212  L'INDE. 

laissent  l'ensemble  de  l'institution  intact.  Ainsi  le  dogme  de  la 
renaissance,  qui  contient  en  germe  l'idée  d'un  développement 
progressif  de  l'homme  et  de  l'humanité,  conduisit  dans  l'Inde  à  l'im. 
mobilité  la  plus  absolue.  C'est  que  la  doctrine  indienne  était 
faussée  par  l'alliage  d'un  fatalisme  aveugle.  La  fatalité  suit 
l'homme  à  travers  toutes  ses  transmigrations  :  «  Lorsque  le  sou- 
verain Maître  a  destiné  d'abord  tel  ou  tel  être  animé  à  une  occu- 
pation quelconque,  cet  être  l'accomplit  de  lui-même  toutes  les  fois 
qu'il  revient  au  monde.  Quelle  que  soit  la  qualité  qu'il  lui  ait 
donnée  en  partage  au  moment  de  la  création,  la  méchanceté  ou  la 
bonté,  la  douceur  ou  la  rudesse,  la  vertu  ou  le  vice,  la  véracité  ou 
la  fausseté,  cette  qualité  vient  le  retrouver  spontanément  dans  les 
naissances  successives.  De  môme  que  les  saisons,  dans  leur  retour 
périodique,  reprennent  naturellement  leurs  caractères  spéciaux, 
de  même  les  créatures  animées  reprennent  les  occupations  qui 
leur  sont  propres  (').  » 

La  division  éternelle  de  la  société  en  classes  fondamentalement 
diverses,  tel  est  le  dernier  mot  du  brahmanisme  sur  les  destinées 
de  l'humanité.  C'est  la  négation  de  l'unité  des  hommes  en  Dieu,  et 
de  leur  marche  progressive  vers  l'accomplissement  de  leur  mission. 
Faut-il  donc  prononcer  une  condamnation  absolue  sur  le  brahma- 
nisme? ne  s'y  trouve-t-il  pas  un  germe  d'une  doctrine  plus  vraie? 
n'y  a-t-il  pas  eu  une  tentative  pour  constituer  la  société  sur  la  base 
de  l'unité  et  de  l'égalité?  S'il  n'est  pas  donné  à  l'homme  d'aperce- 
voir la  vérité  tout  entière,  l'erreur  complète  est  également  impos- 
sible :  il  y  a  un  côté  vrai  jusque  dans  les  doctrines  les  plus  fausses; 
la  Providence  ouvre  toujours  aux  hommes  un  chemin  qui  les  guide 
vers  un  meilleur  avenir. 

Benjamin  Constant  remarque  avec  raison  que  le  dogme  des 
incarnations,  qui  forme  l'essence  du  brahmanisme,  est  favorable  à 
la  marche  progressive  de  la  religion (').  Lorsque  la  corruption  et 
l'ignorance  égarent  l'homme.  Dieu  envoie  une  émanation  de  lui- 
même  pour  lui  rouvrir  la  route  des  cieux.  Cet  acte  d'une  provi- 

(i)  LoisdeManou,  I,  28-30. 

(2)  De  la  religion,  VI,  5  et  6  (T.  III,  p.  8'..,  -1 63-1 70). 


RELIGION   ET    PHILOSOPHIE.  213 

vidence  bienfaisante  se  renouvelle  toutes  les  fois  que  le  monde  en  a 
besoin,  et  le  monde,  disent  les  Indiens,  en  a  besoin  sans  cesse('). 
La  croyance  à  des  incarnations  successives  prépare  l'imagination  à 
contempler  de  nouveaux  prodiges  et  la  raison  à  recevoir  des 
doctrines  nouvelles.  Considéré  philosophiquement,  ce  dogme  est 
identique  avec  la  doctrine  du  progrès  ;  il  en  résulte  en  effet  que  la 
religion  n'est  jamais  fixée  définitivement  :  il  reste  toujours,  au-delà 
de  la  loi  présente,  la  possibilité  et  l'espérance  d'une  loi  meilleure. 
Cependant  les  incarnations  n'ont  point  affranchi  l'Inde  de  la  domi- 
nation brahmanique.  Il  y  a  eu  dans  quelques  sectes  plus  de  dou- 
ceur, plus  de  charité,  mais  l'organisation  sociale  n'en  a  pas  été  mo- 
difiée. Une  seule  révolution  religieuse  a  profondément  remué 
l'Inde.  Le  bouddhisme  essaya  de  constituer  l'Orient  sur  le  principe 
de  l'égalité;  tentative  glorieuse,  bien  qu'elle  n'ait  pas  réussi  entiè- 
rement. Le  bouddhisme  est  la  doctrine  la  plus  avancée  que  le  génie 
indien  ait  produite  ;  il  mérite  un  examen  spécial. 


H)  Bhâgavad  Guîta,  IV,  7-9.  —  Bhâg.  Pur.,  IX,  24,  55  :  «  Toutes  les  fois 
qu'en  ce  monde  dépérit  la  justice  et  s'accroît  le  mal,  autant  de  fois  le  Seigneur 
naît  sur  la  terre  avec  un  corps  mortel.  » 


-^AA/'J^JVW^ 


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214  l'inde. 


CHAPITRE  V. 

LE     B  0  U  D  D  H  I  S  M  E  (' 


S  I.  Histoire  du  bouddhisme. 

Le  bouddhisme  était  à  peine  connu  de  nom  à  la  fin  du  dernier 
siècle  :  la  philosophie  de  l'histoire  ne  lui  accordait  aucune  place 
dans  ses  considérations  sur  le  développement  de  l'humanité. 
Cependant  il  s'agit  d'une  religion  puissante  qui  pour  le  nombre 
de  ses  sectateurs  est  sur  la  même  ligne  que  le  christianisme(^).  Il 
y  a  entre  les  deux  religions  des  analogies  si  nombreuses,  que  l'on 
a  appelé  le  bouddhisme  un  christianisme  oriental.  Le  Bouddha, 
comme  Jésus-Christ,  prêcha  une  doctrine  de  charité,  de  fraternité 
et  de  paix  ;  si  le  christianisme  régénéra  le  monde  romain  et  civilisa 
les  Barbares,  le  bouddhisme  peut  se  glorifier  d'une  influence  pres- 
que aussi  éclatante  dans  l'Orient. 

Le  bouddhisme  est  une  des  conquêtes  les  plus  importantes  de  la 
révolution  qui  s'opéra  au  dernier  siècle  dans  la  science,  et  que  l'on 
a  si  bien  caractérisée  en  la  qualifiant  de  renaissance  orientale. 
Dans  cette  découverte,  comme  dans  tout  ce  qui  tient  à  l'Orient,  il 
y  a  encore  des  obscurités.  L'avenir  comblera  les  lacunes;  dès 


[\)  Burnouf,  Introduction  à  l'histoire  du  bouddhisme  indien,  1844-.  Idem, 
Considérations  sur  l'origine  du  bouddhisme  (Bévue  Indépendante,  I™  Série, 
T.  VIII,  p.  232).  Idem,  le  Lotus  de  la  bonne  Loi,  1832.  —  Barthélémy  Saint- 
Hilaire,  le  Bouddha.  —  Lassen,  Ind.  Alt.,  T.  II.  —  Nève,  De  l'état  actuel  des 
études  sur  le  bouddhisme  [Revue  de  Flandre,  T.  1). 

(2)  D'après  Ikrghaus  (Grundriss  der  Géographie,  Hulfs  und  Nachweisungsta- 
feln ,  p.  -122),  le  christianisme  comprend  474,490,700  âmes,  le  bouddhisme 
453,160,000. 


LE     BOUDDHISMFf.  215 

maintenant  la  certitude  règne  là  où,  il  y  a  cinquante  ans,  les 
hypothèses  les  plus  étranges  se  faisaient  jour.  Pour  les  uns,  le 
bouddhisme  était  une  misérable  contrefaçon  du  nestorianisme  ; 
d'autres  niaient  l'existence  du  Bouddha  et  le  prenaient  pour  une 
planète.  Parmi  ceux  qui  admettaient  l'originalité  du  bouddhisme 
comme  religion,  les  uns  faisaient  venir  le  Bouddha  de  l'Afrique, 
parce  qu'on  le  représentait  avec  des  cheveux  crépus  ;  d'autres,  de 
la  Mongolie,  parce  qu'il  avait  les  yeux  obliques,  ou  de  la  Scythie, 
parce  qu'il  se  nommait  Çàkya;  quelques  savants  retrouvaient  le 
révélateur  d'une  religion  de  paix  sous  les  traits  d'Odin,  le  dieu  de 
la  guerre.  Ceux-là  mêmes  qui  croyaient  à  l'origine  asiatique  du 
bouddhisme,  avouaient  leur  ignorance  sur  son  histoire,  et  disaient 
qu'il  se  perdait  dans  la  nuit  des  temps.  Aujourd'hui  ces  doutes 
n'existent  plus.  Le  Bouddha  est  un  personnage  historique  ;  l'opinion 
générale  place  sa  naissance  au  sixième  siècle  avant  Jésus-Christ. 
Il  appartenait  à  la  classe  des  kchattriyas.  La  vie  solitaire  qu'il 
embrassa  lui  fit  donner  le  nom  de  Çàkyamouni(').  Fils  d'un  rajah, 
il  fut  élevé  dans  le  luxe  et  la  mollesse;  mais  à  Tàge  de  vingt-huit 
ans,  un  changement  considérable  s'opéra  dans  Ses  sentiments  ;  il  vit 
que  les  douleurs  de  la  naissance,  de  la  maladie  et  de  la  mort  trou- 
blaient toutes  les  joies  de  la  vie  ;  la  misère  des  hommes  l'émut  et  lui 
fit  mépriser  et  haïr  la  gloire  et  la  royauté.  Il  quitta  le  monde  pour 
méditer  dans  la  solitude  sur  les  moyens  de  «  délivrer  les  créatures 
de  leurs  douleurs  (').  »  D'abord  il  se  fit  disciple  de  solitaires  brah- 
manes; mais  le  brahmanisme  ne  le  satisfaisant  pas,  il  se  replia  sur 
lui-même,  et  par  la  puissance  de  ses  méditations,  il  acquit  la 
connaissance  suprême,  la  qualité  de  Bouddha[^). 


{\)  Le  solitaire  de  la  race  des  Çâkya.  Lui-même  s'appelait  Çramana  Gautama 
(ascète  da  la  famille  des  Gautama,  un  richi  des  temps  anciens).  —  Burnouf, 
Introduction,  p.  155.  —  Lassen,  T.  II,  p.  67. 

(2)  Mahâvansi,  p.  2,  v.  H.  —  Lassen,  T.  II,  p.  69. 

(3)  La  racine  sanscrite  bitdh  ëi^niiic  parvenir  à  la  connaissance,  savoir;  de  là 
le  mot  de  biiddha,  celui  qui  est  parvenu  à  la  connaissance,  le  sage  {Scholl,  iibcr 
den  Buddhaismus  in  Ilochasien  und  in  China,  dans  les  Jahrhliclier  dcr  lierliner 
Akademie,  184i,  p.  102).  —  Comparez  liurnouf,  Introduction,  p.  71,  note. 
Comme  le  mot  de  Bouddha  n'est  pas  un  nom  propre,  on  ne  peut  l'employer  sans 
y  joindre  l'article. 


216  l'inde. 

On  voit  par  ces  traditions  que  le  bouddhisme  procède  de  la  doc- 
trine brahmanique.  Le  brahmanisme  avait  dégénéré.  La  caste 
sacerdotale,  qui  s'était  réservé  le  monopole  de  la  religion  et  de  la 
science,  se  montra  indigne  de  cette  orgueilleuse  usurpation.  Les 
mœurs  étaient  relâchées  ;  l'ignorance,  la  cupidité  et  les  crimes 
avaient  pris  la  place  des  vertus  recommandées  aux  brahmanes  par 
les  Lois  de  Manou.  L'ordre  civil  se  ressentait  de  la  corruption  qui 
régnait  dans  l'ordre  moral.  Le  despotisme  des  rois  était  violent  et 
sans  contrôle;  la  politique  qui  dominait  dans  leurs  conseils  était 
celle  de  l'exploitation  :  «  Le  peuple,  disait-on,  est  comme  la 
graine  de  sésame,  qui  ne  donne  son  huile  que  quand  on  la  presse, 
qu'on  l'écrase  ou  qu'on  la  grille  »  (').  Il  y  avait  contradiction  entre 
les  prétentions  de  la  caste  sacerdotale  à  la  possession  exclusive  de 
la  vérité  et  ses  mœurs,  entre  la  doctrine  brahmanique  fondée  sur 
la  supériorité  de  l'intelligence  et  la  société  livrée  à  une  tyrannie 
sans  bornes.  Il  se  forma  une  opposition  contre  le  brahmanisme  ; 
elle  se  manifesta  d'abord  dans  le  domaine  de  la  pensée. 

La  philosophie  connue  sous  le  nom  de  Sànkhya  rejeta  l'autorité 
des  Vèdas,  fondement  de  la  puissance  brahmanique;  elle  professa 
qu'il  ne  fallait  pas  être  initié  aux  livres  sacrés  pour  atteindre  la 
perfection,  que  la  science  était  le  moyen  le  plus  efficace.  Kapila, 
à  qui  l'on  rapporte  ce  système  philosophique,  admettait  avec  les 
brahmanes  que  le  but  de  la  sagesse  était  de  se  délivrer  de  la  loi  de 
la  renaissance  et  des  existences  successives  ;  mais  il  disait  que  le 
brahmanisme  n'atteignait  pas  ce  but.  D'abord  la  religion  ensei- 
gnait que  les  dieux  eux-mêmes  étaient  soumis  à  la  renaissance  : 
or,  comment  les  hommes  pourraient-ils  arriver  à  la  délivrance 
finale  si  les  dieux  étaient  impuissants  à  se  la  procurer?  Puis  la 
religion  établissait  une  inégalité  révoltante  entre  les  hommes  :  les 
riches  pouvaient  à  la  rigueur  faire  les  sacrifices  de  cent  chevaux 
qu'elle  prescrivait,  mais  les  pauvres?  Le  philosophe  indien  indi- 
qua un  moyen  plus  cllicace  pour  faire  son  salut,  et  un  moyen 
accessible  à  tous,  la  science  :  se  connaître  soi-même,  dit-il,  se  dis- 

(1)  Burnouf,  Considérations,  p.  233;  Introduction,  p.  143.  —  Denfeij,  dans 
VEncxjclopédie  d'Ersch,  Sect.  II,  T.  XVII,  p.  38. 


LE     BOUDDHISME.  217 

tiuguer  de  la  nature  et  des  choses,  voilà  ce  qui  constitue  la  philo- 
sophie et  ce  qui  garantit  à  Thomnie  qu'il  ne  reviendra  plus  dans  ce 
monde  de  douleurs.  Brahmane  lui-même,  Kapila  n'attaquait  pas 
l'institution  des  castes;  mais  sa  doctrine  la  ruinait  dans  sa  base.  Si 
la  science  affranchit  l'homme  de  la  vie  qui  pèse  tant  aux  Indiens, 
le  tchàndàla  et  le  mlêlcha  pouvaient  faire  leur  salut,  aussi  bien  que 
les  brahmanes,  et  sans  leur  intermédiaire  :  ils  étaient  donc  fonda- 
mentalement égaux  (').  Il  est  vrai  qu'en  fait  l'égalité  fondée  sur  la 
science  restait  une  utopie  :  qui  donc  aurait  communiqué  aux  déshé- 
rités de  ce  monde  la  haute  science  qui  devait  les  libérer?  La  philo- 
sophie ne  s'adresse  forcément  qu'au  petit  nombre.  Voilà  pourquoi 
la  caste  sacerdotale  ne  s'émut  guère  de  ses  spéculations.  Mais  cette 
indifférence  témoigne  que  les  brahmanes  ignoraient  la  puissance 
des  idées.  Le  dogme  de  l'égalité,  professé  par  Kapila,  était  un 
germe  déposé  dans  la  société  indienne  ;  le  germe  se  développera  et 
deviendra  une  puissante  religion. 

Pour  achever  la  réaction  contre  le  brahmanisme,  il  ne  s'agissait 
plus  que  de  faire  descendre  les  doctrines  nouvelles  dans  les  masses, 
en  appelant  la  nation  entière  au  salut.  Telle  fut  l'œuvre  du  Boud- 
dha. Il  n'attaqua  pas  ouvertement  le  brahmanisme  ;  il  ne  voulait 
pas  détruire  l'ancien  ordre  de  choses,  mais  le  transformer.  Le 
réformateur,  s'adressant  à  toutes  les  classes  de  la  société,  devait 
abandonner  la  voie  d'initiation  individuelle  que  les  brahmanes  pra- 
tiquaient dans  leur  caste  ;  il  eut  la  gloire  d'inaugurer  le  plus  puis- 
sant instrument  de  propagande ,  la  prédication  :  le  Bouddha  passa 
dix-neuf  années  de  sa  vie  à  prêcher  la  bonne  loi  (-). 

Les  apôtres  du  bouddhisme  pouvaient,  comme  ceux  du  chris- 
tianisme, se  glorifier  d'être  porteurs  de  la  bonne  nouvelle  :  ne 
relevaient-ils  pas  l'immense  majorité  des  Indiens  de  la  dégradation 
qui  pesait  sur  eux?  Cependant  celte  conséquence  du  bouddhisme 
ne  paraît  pas  avoir  frappé  les  brahmanes  dans  le  principe.  Le 

(1)  Barthélémy  Saint-IIilaire,  Mémoire  sur  le  système  Sûnkhya,  dans  les 
Mémoires  de  l'Académie  des  sciences  morales,  T.  VIII,  p.  ilb,  1^29-132,  428-430, 
493-495.  —Burnouf,  Introduction,  p.  21 1,  453,  oH,  520. 

(2)  C'est  ainsi  que  les  bouddhistes  appellent  leur  doctrine.  —  Lassen,  T.  II, 
p.  70,  71,  79.  —  Burnouf,  Introduction,  p.  lo9,  194. 


218 


L  INDE. 


Bouddha  compta  des  disciples  dans  la  caste  sacerdotale;  la  secte 
nouvelle  fut  tolérée,  comme  toutes  celles  qui  se  produisent  dans  le 
sein  du  brahmanisme.  Mais  lorsque  les  brahmanes  s'aperçurent 
que  le  bouddhisme  ne  tendait  à  rien  moins  qu'à  bouleverser  l'édi- 
fice de  la  société  indienne,  la  tolérance  fit  place  à  une  haine 
furieuse,  implacable.  Les  bouddhistes  trouvèrent  d'abord  des  par- 
tisans parmi  les  kchattriyas,  qui  souffraient  aussi  bien  que  les 
castes  inférieures  de  la  tyrannie  brahmanique;  des  rois  se  firent 
les  ardents  propagateurs  de  la  doctrine  nouvelle  :  mais  la  caste 
dominante  finit  par  mettre  les  princes  dans  ses  intérêts.  Alors  une 
guerre  à  mort  fut  déclarée  aux  paisibles  bouddhistes  :  «  Que  du 
pont  de  Ràma,  »  disait  un  de  leurs  persécuteurs  aux  ministres  de 
ses  vengeances,  «  jusqu'à  l'Himalaya  blanchi  par  les  neiges,  qui- 
conque n'immolera  pas  les  bouddhistes,  vieillards  ou  enfants,  soit 
lui-même  livré  à  la  mort  »  (').  Ils  furent  entièrement  expulsés  d'un 
pays  qui  était  le  berceau  de  leur  religion  (^).  Cette  violente  persé- 
cution tourna  à  la  gloire  de  la  bomie  loi  et  au  bien  de  l'humanité, 
en  répandant  le  bouddhisme  dans  le  nord  de  l'Asie. 

Déjà  avant  leur  expulsion,  les  bouddhistes  avaient  propagé 
leur  croyance  au-delà  des  limites  de  l'Inde.  Un  caractère  distinctif 
du  bouddhisme  et  qui  établit  un  nouveau  rapport  entre  cette  reli- 
gion et  celle  du  Christ,  c'est  l'ardent  prosélytisme  qui  anime  ses 
sectateurs.  Cet  esprit  de  propagande,  étranger  au  polythéisme 
gréco-romain,  fut  inspiré  à  la  secte  nouvelle  par  le  Bouddha  lui- 
même.  Les  légendes  représentent  le  grand  réformateur  animé  de 
la  haute  ambition  de  convertir  tous  les  hommes  à  sa  croyance  : 
Çakya,  dit-on,  demanda  à  son  précepteur  de  lui  apprendre  toutes 
les  langues,  comme  moyen  de  prêcher  la  bonne  loi  dans  l'univers 
entier.  Avant  de  mourir,  il  exhorta  ses  disciples  «  à  instruire  les 
hommes  et  à  secourir  les  habitants  des  trois  mondes  qui  n'étaient 
pas  encore  délivrés  des  peines  de  la  transmigration.  »  (') 

{i  )  Vers  du  Sancara  Vlgaja  de  Madhava,  cités  par  Wilson.  Sanscrit  Diction- 
nary,  Préface,  p.  xviii. 

(2)  Au  septième  siècle  de  notre  ère  {Nève,  Revue  de  Flandre,  p.  469). 

(3)  Klaproth,  Vie  du  Bouddha  [Journal  Asiatique,  I«  Série,  T.  IV,  p.  46, 
47).  —  Deshauleraye,  Recherches  sur  la  religion  de  Fo  («6.,  T.  VII,  p.  168). 


LE   BOUDDHISME. 


219 


Les  disciples  obéirent  à  la  voix  du  maître.  Un  vif  sentiment 
d'unité  animait  les  premiers  bouddhistes  ;  comme  les  chrétiens, 
ils  se  réunissaient  dans  des  conciles,  pour  maintenir  et  développer 
leur  foi.  La  troisième  assemblée  décida  que  des  missions  initie- 
raient les  peuples  étrangers  à  la  doctrine  de  l'affranchissement. 
L'année  qui  suivit  le  concile  (245  avanlJésus-Christ),  le  bouddhisme 
fut  porté  à  Ceylan  :  cette  île  devint  le  foyer  actif  d'une  nouvelle 
propagande.  Des  succès  plus  étonnants  attendaient  la  doctrine  de 
Çakya  dans  un  empire  qui  est  resté  inaccessible  à  toute  influence 
étrangère,  même  à  celle  de  l'Évangile.  Dès  le  troisième  siècle 
avant  Jésus-Christ,  des  prêtres  bouddhistes  visitèrent  la  Chine;  en 
l'an  61  de  notre  ère,  la  religion  indienne  fut  reconnue  ofliciellement 
par  l'empereur  Mingti.  Les  Chinois  montrèrent  un  prosélytisme 
aussi  ardent  que  leurs  maîtres;  ils  propagèrent  leur  foi  dans  la 
Corée  et  au  Japon.  La  persécution  qui  chassa  les  bouddhistes  de 
l'Inde,  devint  le  moyen  providentiel  d'une  nouvelle  extension  :  les 
proscrits  trouvèrent  un  asile  dans  le  Népal  et  dans  le  Tibet  :  le  zèle 
religieux  se  fraya  une  voie  dans  des  montagnes  inaccessibles,  et  les 
couvrit  de  monastères  consacrés  à  l'étude  et  à  la  pratique  de  la  vie 
religieuse.  Le  bouddhisme  pénétra  dans  l'Asie  centrale  et  y  con- 
vertit les  hordes  barbares  descendues  des  glaces  du  nord,  les  Mon- 
gols et  les  Mandchoux  :  il  se  répandit  jusque  dans  l'empire  de 
Russie. 


I  IL  Doctrine. 

Xo  I.   Uouddhisnic  et  Brûbiuanisiue. 

Nous  empruntons  à  Burnouf  un  exposé  succinct  de  la  prédica- 
tion du  Bouddha  :  «  Le  monde  visible  est  dans  un  perpétuel 
changement;  la  mort  succède  à  la  vie,  la  vie  à  la  mort;  l'homme, 
comme  tous  les  êtres  vivants  qui  l'entourent,  roule  dans  le  cercle 
éternellement  mobile  de  la  transmigration,  passant  successivement 
par  toutes  les  formes  de  la  vie,  depuis  la  plus  élémentaire  jus(iu'à 
la  plus  parfaite;  la  place  qu'il  occupe  dans  la  vaste  échelle  des 


220  L'INDE. 

êtres  vivants  dépend  du  mérite  des  actions  qu'il  accomplit  dans  ce 
monde  ;  ainsi  l'homme  vertueux  renaîtra  après  celte  vie  avec  un 
corps  divin  et  le  coupable  avec  un  corps  de  damné.  Mais  les  récom- 
penses du  ciel  et  les  punitions  de  l'enfer  n'ont  qu'une  durée  limitée, 
comme  tout  ce  que  le  monde  renferme  ;  le  temps  épuise  le  mérite 
des  actions  vertueuses,  tout  comme  il  efface  les  fautes.  La  loi  fatale 
du  changement  ramène  donc  sur  la  terre  et  le  dieu  et  le  damné, 
pour  les  mettre  de  nouveau  l'un  et  l'autre  à  l'épreuve  et  leur  faire 
parcourir  une  suite  de  nouvelles  transformations.  Telle  étant  la 
condition  de  tous  les  hommes,  quel  doit  être  leur  plus  ardent  désir, 
sinon  d'échapper  à  cette  loi  de  la  transmigration?  Le  Bouddha  leur 
enseignait  la  loi  de  l'affranchissement  »  ('). 

On  voit  que  Çâkyamouni  prenait  son  point  de  départ  dans  le 
Lrâhmanisme.  Les  brahmanes  aussi  croyaient  à  la  fatalité  de  la 
transmigration,  à  la  répartition  de  récompenses  et  de  peines;  ils 
cherchaient  aussi  à  échapper,  d'une  manière  définitive,  aux  condi- 
tions perpétuellement  changeantes  d'une  existence  toute  relative. 
Mais  ce  qui  distinguait  la  doctrine  du  réformateur,  c'est  qu'elle 
était  essentiellement  morale,  tandis  que  le  brahmanisme  consistait 
surtout  en  pratiques  extérieures,  en  sacrifices  pour  l'accomplisse- 
ment desquels  l'intervention  d'une  caste  de  prêtres,  intermédiaires 
entre  l'homme  et  Dieu ,  était  une  nécessité.  Les  bouddhistes  reje- 
tèrent les  Vêdas  et  les  sacrifices,  non-seulement  les  sacrifices  san- 
glants, mais  même  celui  du  feu(^).  Leur  culte  était  une  adoration, 
un  témoignage  de  respect  pour  le  Bouddha,  qu'ils  manifestaient 
par  une  offrande  de  fleurs  ou  de  parfums  à  ses  images  ou  à  ses 
reliques  (^).  La  substance  de  leur  loi  était  renfermée  dans  des  pré- 
ceptes moraux  qui  finirent  par  prendre  la  forme  de  dix  comman- 
dements; les  principaux  défendaient  de  tuer  un  être  animé,  de 
voler,  de  s'abandonner  à  la  volupté,  de  mentir,  d'offenser  personne, 
de  calomnier,  de  haïr(^). 

(1)  Durnouf,  Introduction,  p.  452,  -153;  Considérations,  p.  235. 

(2)  Dans  la  théorie  du  Vèda,  les  dieux  se  nourrissent  de  ce  qu'on  offre  au  feu, 
qui  est  leur  messager  sur  la  terre  [Burnouf,  Introduction,  p.  339). 

(3)  Lassen,  T.  II,  p.  UO.  —  Burnouf,  Introduction,  p.  335,  336,  339. 

(4)  Uenfey  (Encyclopédie  d'Ersch,  S.  II,  T.  XVII ,  p.  202).  —  Stuhr,  Die 
Heligionssysteme  der  Vôlker  des  Orients,  p.  183,  484. 


LE   BOUDDHISME.  221 

Le  bouddhisme,  par  opposition  au  brahmanisme,  est  donc  une 
doctrine  tout  intérieure,  une  religion  morale.  Les  brahmanes 
n'avaient  jamais  songé  à  éclairer  ni  à  moraliser  les  masses.  Pen- 
dant qu'ils  philosophaient  sur  la  libération  finale,  le  peuple  était 
livré  à  un  polythéisme  aussi  immoral  qu'extravagant.  Au  lieu  de  le 
guérir  de  ses  superstitions,  les  brahmanes  les  nourrissaient  pour  en 
tirer  profit.  Les  bouddhistes  leur  reprochèrent  de  n'avoir  d'émula- 
tion que  pour  le  gain,  en  faisant  le  métier  de  jongleur,  de  devin, 
d'astrologue,  d'enchanteur.  Sans  doute  l'accusation  vient  d'adver- 
saires, mais  les  écrits  des  bouddhistes  entrent  dans  des  détails  si 
particuliers  du  charlatanisme  sacerdotal,  qu'il  est  difficile  de  sup- 
poser que  ce  soit  une  pure  invention.  Quand  les  prêtres  d'une 
religion  plus  sainte  se  sont  dégradés  jusqu'à  fabriquer  des  reliques 
et  des  miracles,  on  peut  bien  croire  que  les  brahmanes  cherchaient 
le  lucre  dans  une  science  de  mensonge,  en  disant  la  bonne  aven- 
ture, en  faisant  des  conjurations,  en  employant  des  charmes  ou  en 
jetant  des  sorts  (').  Les  bouddhistes  opposèrent  à  ce  dévergondage 
une  morale  dont  la  pureté  ne  le  cède  pas  à  la  morale  chrétienne. 
Ils  prêchèrent  la  charité  pour  détruire  l'égoïsme  qui  vicie  l'àme 
humaine;  ils  prêchèrent  la  patience,  qui  ôte  à  l'homme  l'or- 
gueil, la  fierté  et  l'arrogance.  Çakyamouni  pratiquait  les  vertus 
qu'il  aspirait  à  inculquer  par  son  enseignement.  Un  roi  qui  le 
protégeait,  l'ayant  engagé  à  faire  des  miracles  pour  imposer  silence 
à  ses  ennemis,  le  Bouddha  lui  répondit:  «  Grand  roi,  je  n'enseigne 
pas  la  loi  à  mes  auditeurs,  en  leur  disant  :  Allez,  ô  religieux,  et 
devant  les  brahmanes  opérez,  à  l'aide  d'une  puissance  surnaturelle, 
des  miracles  supérieurs  à  tout  ce  que  l'homme  peut  faire;  mais  je 
leur  dis,  en  leur  enseignant  la  loi  :  Vivez,  o  religieux,  en  cachant 
vos  bonnes  œuvres,  et  en  montrant  vos  péchés  {').  » 

Tous  les  brahmanes  n'étaient  pas  des  jongleurs  ni  des  charlatans  : 
leurs  solitaires  s'imposaient  les  plus  rudes  pénitences,  et  faisaient 
au  corps  une  guerre  aussi  héroïque  que  celle  que  lui  firent  plus 
tard  les  ascètes  chrétiens.  Mais  l'ascétisme  a  ses  écueils  :  il  brise 

(1)  Burnouf,  le  Lotus  do  la  bonne  loi,  Appendice,  n»  II,  p.  4G8-470, 

(2)  B.  Saint-Hilairc,  dans  le  Journal  des  SavaîUs,  iSH't,  p.  5G8-570. 


222 


LINDE. 


les  liens  de  la  famille,  et  concentre  l'homme  sur  lui-même.  Le 
Bouddha  prêcha  aussi  Tascétisme,  et  il  prescrivit  le  célibat  à 
ses  religieux  :  cependant,  chose  remarquable,  il  mit  les  devoirs 
de  famille  au  premier  rang  dans  sa  morale.  Les  légendes  le 
disent  préoccupé  sans  cesse  du  salut  de  sa  mère,  qu'il  n'avait 
jamais  connue,  l'ayant  perdue  quelques  jours  après  sa  nais- 
sance. Nous  citerons  quelques  traits  de  son  enseignement  sur 
l'affection  de  famille  :  «  Brahma,  ô  religieux,  est  avec  les  familles 
dans  lesquelles  le  père  et  la  mère  sont  parfaitement  honorés,  par- 
faitement vénérés,  parfaitement  servis.  Pourquoi  cela?  C'est  que, 
d'après  la  loi,  un  père  et  une  mère  sont,  pour  un  fils  de  famille, 
Brahma  lui-même.  »  Le  fils  n'a  qu'une  manière  de  reconnaître 
dignement  les  bienfaits  de  ses  parents  et  de  leur  rendre  ce  qu'il 
leur  doit,  «  c'est  de  les  établir  dans  la  perfection  de  la  foi,  s'ils  ne 
l'ont  pas;  c'est  de  leur  donner  la  perfection  de  la  morale,  s'ils  ont 
de  mauvaises  mœurs;  celle  de  la  libéralité,  s'ils  sont  avares;  celle 
de  la  science,  s'ils  sont  ignorants»  ('). 

Nous  touchons  à  un  caractère  fondamental  du  bouddhisme  et  qui 
le  distingue  essentiellement  du  brahmanisme.  La  religion  brahma- 
nique est  une  doctrine  particulière  à  l'Inde,  et  dans  l'Inde  même 
elle  n'a  en  vue  que  les  castes  supérieures,  pour  mieux  dire,  elle  ne 
semble  inventée  que  dans  l'intérêt  des  brahmanes.  Le  Bouddha 
annonce  que  sa  loi  est  ime  loi  de  grâce  pour  tous  (^)  ;  il  ne  songe 
pas  uniquement  à  la  société  indienne,  il  veut  procurer  le  salut  du 
genre  humain.  Les  deux  doctrines  rivales  avaient  le  même  but; 
c'étaient  des  voies  pour  arriver  à  la  perfection  ;  mais  dans  cette 
œuvre  de  perfectionnement,  le  brahmane  ne  pensait  qu'à  lui  seul. 
Étrange  contradiction  de  l'esprit  humain!  dans  une  société  qui 
croyait  à  peine  à  la  personnalité,  c'est  cependant  cette  personna- 
lité qui  absorbait  les  sages.  Le  brahmane  se  retirait  dans  la  solitude; 
il  se  torturait  par  des  pénitences  inouïes,  pour  s'élever  au-dessus 
des  dieux:  c'était  le  délire  de  l'orgueil.  Les  bouddhistes  aussi  s'infli- 
geaient des  tourments  volontaires,  mais  les  légendes  qui  rapportent 

(1)  Burnouf,  Introduction,  p.  133,  270. 

(2)  Ce  sont  les  paroles  mêmes  du  Boudda  {Burnouf,  Introduction,  p.  198). 


LE   BOUDDHISME.  223 

leurs  combats  disent  que  c'est  le  bonheur  du  genre  humain  qui  les 
inspirait.  Dans  la  vie  sociale,  le  brahmane  poursuivait  exclu- 
sivement les  avantages  de  sa  caste  ;  le  bouddhiste  n'avait  d'autre 
intérêt  que  celui  de  la  morale  et  de  la  vertu  (^).  Le  brahmanisme 
excluait  les  membres  des  castes  inférieures  de  l'initiation  reli- 
gieuse; ainsi  l'immense  majorité  des  hommes  ne  participait  pas 
aux  bienfaits  de  la  religion  ;  le  bouddhisme  s'adressa  à  tous,  sans 
distinction  de  naissance.  Le  brahmane  croyait  le  salut  impossible 
hors  des  limites  de  la  région  arrosée  par  les  rivières  saintes;  les 
bouddhistes  se  préoccupèrent  du  salut  de  ces  peuples  déshérités  et 
répandirent  parmi  eux  des  principes  généreux  et  salutaires. 
L'égoïsme  est  la  tache  indélébile  des  brahmanes.  La  charité  est  le 
trait  dislinctif  des  bouddhistes;  c'est  à  force  de  charité  qu'ils  s'éle- 
vèrent au-dessus  de  la  distinction  des  castes,  si  profondément  enra- 
cinées dans  l'Inde.  C'est  par  là  que  le  bouddhisme  se  rapproche 
surtout  du  christianisme  et  qu'il  mérite  une  belle  place  dans  l'his- 
toire de  l'humanité  (^). 


MO  9.  Charité. 

Le  bouddhisme,  comme  toutes  les  spéculations  indiennes,  a  la 
désolante  conviction  de  l'universalité  du  mal  :  non  seulement  le 
mal  domine  dans  le  monde,  mais  le  monde  lui-même  est  le  mal  ('). 
Les  brahmanes  ne  songèrent  pas  à  réagir  contre  les  maux  de  la  vie, 
sauf  dans  l'intérêt  de  leur  affranchissement.  L'esprit  de  charité  qui 
animait  les  bouddhistes  les  éleva  au-dessus  d'une  fausse  doctrine: 
il  y  a  chez  eux  un  germe  de  la  vertu  active  qui  distingue  la  religion 
de  Zoroaslre  et  le  génie  de  l'Occident.  Si  le  mal  existe,  c'est  en  nous, 
et  non  dans  la  création  qu'il  a  sa  racine;  combattons-le  donc  de 
toutes  les  forces  que  Dieu  nous  a  données.  Le  précepte  fondamen- 

(1)  Lassen,  T.  II,  p.  441.  —  Burnouf,  Introduction,  p.  159. 

(2)  Burnouf,  Introduction,  p.  336  :  «  Le  bouddhisme,  par  son  principe  de 
charité  universelle,  a  conquis  le  premier  rang  parmi  les  anciennes  religions  de 
l'Asie.  » 

(3)  Sluhr,  p.  153, 179.  —  SchoU,  ubcr  den  Buddhaismus,  p.  102. 


224 


L  INDE. 


tal  de  la  morale  bouddhique  est:  s'abstenir  du  mal,  faire  le  bien  ('). 
On  pourrait  presque  réduire  le  bouddhisme  comme  l'Évangile,  à 
une  seule  loi,  la  charilé. 

Rien  ne  caractérise  mieux  le  bouddhisme  que  les  traits  de  cha- 
rité que  les  légendes  rapportent  du  Bouddha.  Çàkya,  fuyant  devant 
les  brahmanes  qui  l'avaient  chassé  de  son  royaume,  rencontre  un 
mendiant.  Ayant  perdu  sa  puissance  et  sa  fortune,  n'ayant  plus 
rien,  il  commande  qu'on  le  lie  lui-même  et  qu'on  le  livre  au  roi  son 
ennemi,  afin  que  l'argent  qu'on  donnera  pour  lui  serve  d'aumône; 
le  pauvre  pour  qui  le  Bouddha  se  dévoua  ainsi  appartenait  à  la  caste 
des  brahmanes,  persécuteurs  impitoyables  du  réformateur.  Une 
foule  d'actes  que  la  tradition  attribue  à  Gautama  expriment,  sous 
une  forme  parfois  bizarre,  son  dévouement  universel,  son  inépui- 
sable amour  pour  tous  les  êtres.  Il  fait  l'aumône  de  ses  yeux  et  de 
sa  tète,  il  livre  son  corps  à  une  tigresse  qui  mourait  de  faim  avec 
ses  petits(^).  Pour  inspirer  la  charité  à  ses  disciples,  il  les  dépouilla 
de  toute  pensée  personnelle.  Le  catholicisme  a  placé  parmi  ses 
saints  un  homme  qui,  pour  réaliser  l'idéal  de  Jésus-Christ,  se 
voua  lui-même  et  les  siens  à  une  pauvreté  volontaire  :  le  boud- 
dhisme primitif  était  un  grand  ordre  de  mendiants  (').  La  bienfai- 
sance, loi  essentielle  des  religieux,  comprend  tous  les  êtres  :  «  Les 
aliments  que  le  mendiant  a  obtenus  seront  divisés  en  trois  por- 
tions :  l'une  sera  donnée  à  la  personne  qu'il  verra  souffrir  de  la 
faim,  une  autre  sera  portée  dans  un  lieu  désert  et  tranquille,  et 
déposée  sur  une  pierre  pour  les  oiseaux  et  les  bêtes  »(^). 
La  bienfaisance  est  le  devoir  des  rois  comme  celui  des  moiijies. 


(1)  La  morale  des  bouddhistes  est  résumée  dans  une  stance  sacramentelle  qui 
porte  :  «  Abstention  de  tout  péché,  pratique  constante  de  toutes  les  vertus, 
domination  absolue  de  son  propre  cœur,  tel  est  l'enseignement  du  Bouddha.  » 
[Journal  des  Savants,  18B4,  p.  5G'2,  note.) 

(2)  Relation  des  royaumes  bouddhiques,  traduite  du  chinois,  par  Rémusat, 
p.  75.  —  Schmidt,  Grammaire  mongole,  p.  163. 

(3)  Le  Bouddha,  depuis  sa  retraite  du  monde,  ne  vécut  que  d'aumônes  (Lassen, 
T.  II,  p.  74).  Ses  disciples  portaient  le  nom  de  mendiants,  bhixu  {Lasscn,  T.  II, 
p.  71).  —  Bhixu  signifie  celui  qui  vit  d'aumônes  [Burnouf,  Introduction, 
p.  275). 

(4)  Burnouf,  Introduction,  p.  33S. 


LE   BOUDDHISME.  225 

Nous  n'avons  aucune  idée  de  rimmensité  des  aumônes  que  les 
princes  bouddliistes  distribuaient.  Le  pèlerin  chinois  Hiouen- 
Tlisang  rapporte  comme  témoin  oculaire  que  le  roi  Çîlàditya  faisait 
tous  les  cinq  ans  des  libéralités  à  des  centaines  de  mille  personnes. 
11  donnait  tout  ce  qu'il  possédait,  jusqu'à  ses  vêtements  et  aux 
objets  précieux  que  les  maîtres  de  l'Inde  aimaient  à  amasser.  Le 
roi  était  heureux  de  se  dépouiller;  il  trouvait  que  c'était  le  meilleur 
moyen  de  placer  ses  richesses  (').  Le  bouddhisme  a  dégénéré  de  sa 
pureté  primitive,  mais  il  est  resté  fidèle  à  l'esprit  de  charité  qui 
animait  son  fondateur  :  ses  couvents  sont  ouverts  à  tous  les  étran- 
gers, sans  distinction  de  croyance  religieuse  (^).  Le  bouddhisme  est 
le  digne  précurseur  de  la  charité  chrétienne.  Les  hôpitaux  n'exis- 
tent dans  le  monde  occidental  que  depuis  l'établissement  du  chris- 
tianisme ;  la  première  idée  de  cette  sainte  institution  est  due  aux 
disciples  de  Çàkya. 

La  charité  des  bouddhistes  ne  se  borne  pas  à  la  bienfaisance  : 
elle  consiste  en  un  dévouement  sans  bornes  au  salut  de  toutes  les 
créatures,  elle  aboutit  à  une  abnégation  absolue  de  tout  sentiment 
de  personnalité.  La  charité  doit  éteindre  l'égoïsme  dans  le  cœur  de 
l'homme.  C'est  un  des  commandements  de  la  bonne  loi;  nous  n'en 
connaissons  pas  de  plus  saint  dans  aucune  religion.  Le  Bouddha 
était  embrasé  de  la  charité  surhumaine  qu'il  prêchait.  Il  ne  songeait 
pas,  disent  les  légendes  bouddiques,  à  s'assurer  personnellement  le 
salut  et  la  libération  ;  il  cherchait  avant  tout  à  sauver  les  autres 
êtres;  c'est  pour  leur  montrer  la  voie  qui  conduit  à  l'affranchissement 
final,  qu'il  quitta  le  séjour  des  bienheureux,  le  Touchlta,  pour 
subir  les  épreuves  et  les  hasards  d'une  dernière  existcnce(^).  Au 
point  de  vue  des  Indiens,  le  sacrifice  du  Bouddha  est  aussi  grand 
que  celui  du  Christ;  car  la  vie  pour  eux  est  le  plus  grand  des 
maux.  Le  Bouddha  inspira  à  ses  disciples  la  haute  charité  qui 
l'animait  :  elle  se  manifesta  dans  leur  infatigable  posélylisme. 


(1)  Vie  de  Iliouen-Thsang,  traduite  ])aLr  Stanislas  Julien,  p.  252,  ss. 

(2)  Von  Bohlcn.  T.  I,  p.  329. 

(3)  B.  Saint-Hilaire,  le  Bouddha  {Journal  des  Savants,  1834,  p.  5G8  ;  1855, 
p.  117). 


226 


L  INDE. 


L'ardeur  de  la  propagande  était  inconnue  aux  religions  de  l'an- 
tiquité païenne;  on  ne  la  rencontre  que  chez  les  Hébreux  et  chez 
les  bouddhistes.  Le  prosélytisme  juif  avait  sa  source  dans  la  con- 
viction que  le  culte  de  Jéhova  était  destiné  à  embrasser  un  jour  le 
monde  entier.  «  Le  prosélytisme  des  Indiens,  dit  un  savant  orien- 
taliste que  nous  aimons  à  suivre,  est  un  effet  de  la  bienveillance 
universelle  qui  anime  le  Bouddha ,  et  qui  est  à  la  fois  la  cause  et  le 
but  de  la  mission  qu'il  se  donne  sur  la  terre(').  »  Rien  de  plus 
touchant  que  les  préceptes  du  bouddhisme  sur  le  lien  de  charité 
qui  embrasse  tous  les  hommes  :  «  Nous  devons  notre  amour  à  tous 
les  êtres,  parce  que  nous  sommes  un  avec  eux.  Celui  qui  a  de  la 
haine  pour  ses  semblables,  se  hait  lui-même.  La  haine  n'a  pas 
d'excuse  dans  les  mauvais  penchants  des  hommes  ;  s'ils  font  le  mal, 
c'est  par  ignorance,  il  faut  donc  avoir  compassion  d'eux  et  les 
éclairer  ».  Le  croyant  qui  est  bien  pénétré  de  la  loi  du  salut,  ne 
songe  pas  seulement  à  sa  libération,  mais  aussi  à  celle  des  autres. 
L'homme  qui  a  un  cœur  de  Bouddha,  doit  se  dire  :  «  Si  d'autres 
apprennent  à  connaître  cette  loi,  je  m'en  réjouirai,  comme  si  je 
venais  seulement  de  l'apprendre;  si  d'autres  l'ignorent,  je  m'en 
affligerai  comme  d'un  malheur  personnel...  Notre  mérite  est  déjà 
grand,  si  nous  parvenons  à  sauver  plusieurs  âmes;  il  sera  plus 
considérable,  si  nous  pouvons  faire  que  ceux  qui  ont  été  éclairés 
par  nous  propagent  de  leur  côté  la  loi  du  Bouddha,  et  ainsi  à 
l'infini.  De  cette  manière,  la  bonne  loi  se  répandra  dans  le  monde 
entier,  et  tous  les  êtres  qui  souffrent  dans  cet  océan  de  douleurs 
seront  sauvés.  Enseigner  la  bonne  loi,  c'est  le  plus  grand  des  bien- 
faits, parce  qu'elle  délivre  les  hommes  du  plus  grand  des  maux,  delà 
renaissance...  Annonce  donc  la  loi  à  tous  les  hommes,  à  ceux  avec 
lesquels  tu  manges,  à  ceux  avec  lesquels  tu  parles,  à  tes  serviteurs, 
à  ceux  que  tu  connais,  à  ceux  que  tu  ne  connais  pas  »  (*). 

(1)  BurnoKf,  Introduction,  p.  37;  Considérations,  p.  235. 

(2)  Schott,  uber  den  Buddbaismus,  p.  278,  279,  247,  25S,  256. 


l 


LE   BOUDDHISME.  227 


^'0  3.  Egalité. 

Le  brahmanisme  avait  aussi  des  instincts  de  charité  et  de  bien- 
veillance universelle,  mais  ces  sentiments  furent  étoulTés  dans  leur 
source  par  l'esprit  de  division  et  de  caste.  Les  bouddhistes  voient 
des  frères  dans  tous  les  hommes;  il  n'y  a  pas  pour  eux  d'être  im- 
pur, ils  embrassent  toute  l'humaaité  dans  leurs  prières (').  Leurs 
prédications  abondent  en  images  pour  exprimer  l'égalité  religieuse. 
On  lit  dans  un  de  leurs  livres  canoniques^):  «  C'est,  ô  Kâçyapa('), 
comme  les  rayons  du  soleil  et  de  la  lune,  qui  brillent  pour  tout  le 
monde,  pour  l'homme  vertueux  comme  pour  le  méchant,  pour  ce 
qui  est  élevé  comme  pour  ce  qui  est  bas;  partout  ses  rayons  tombent 
également  et  non  pas  inégalement.  Ainsi  font,  ô  Kâcyapa!  les 
rayons  de  l'intelligence,  douée  du  savoir  de  l'omniscience,  des 
Talhàgatas  (*)  vénérables.  Je  remplis  de  joie  tout  l'univers,  sem- 
blable à  un  nuage  qui  verse  partout  une  eau  homogène,  toujours 
également  bien  disposé  pour  les  hommes  respectables  comme  pour 
les  hommes  les  plus  bas,  pour  les  hommes  vertueux  comme  pour 
les  hommes  méchants;  pour  les  hommes  perdus  comme  pour  ceux 
qui  ont  une  conduite  régulière;  pour  ceux  qui  suivent  des  doctrines 
hétérodoxes  et  de  fausses  opinions,  comme  pour  ceux  dont  les  opi- 
nions et  les  doctrines  sont  saines  et  parfaites.  » 

L'égalité  s'étendait  même  aux  femmes.  Le  brahmanisme  les  flé- 
trit comme  des  êtres  impurs;  il  les  met  sur  la  même  ligne  que  les 
coudras.  Le  bouddhisme  non  seulement  n'exclut  pas  les  femmes 
de  l'initiation  religieuse,  il  les  admet  dans  les  rangs  les  plus  élevés 

(1  )  Vo7i  Bohlen,  l,  328,  ô30.  —  Burnouf,  Introduction,  p.  198,  199. 

(2)  Les  passages  que  nous  citons  sont  extraits  d'un  des  livres  religieux  des 
bouddhistes,  intitulé  le  lolus  blanc  de  ta  bonne  loi;  des  fragments  en  ont  été 
traduits  par  Buniouf  dans  la  Revue  Indépendante,  I>-<^  Série,  T.  VIII,  p.  520-D3i-. 
La  traduction  complète  a  paru  en  1852. 

(3)  C'est  le  nom  d'un  des  premiers  disciples  du  Bouddha.  Kâçyapa  était  de  la 
caste  brahmanique  {Burnouf). 

(/»■)  Le  terme  TalfuUjata  est  synonyme  de  Bouddha,  il  signifie  :  «  celui  qui  est 
venu  comme  les  Bouddhas  antérieurs  »  (Burnouf). 


228  l/lNDE. 

de  la  hiérarchie  ;  il  a  ses  couvents  de  religieuses  et  ses  saintes 
comme  le  catholicisme  (*). 

L'égalité  est  un  sentiment  si  indestructible  de  la  nature  humaine, 
qu'elle  se  fit  jour  même  dans  la  doctrine  des  brahmanes.  Ils  la 
montrent  en  espérance  dans  une  vie  subséquente  :  un  coudra  peut 
renaître  dans  une  caste  supérieure.  Mais  là  s'arrêtent  leurs  pro- 
messes; dans  le  monde  actuel,  les  castes  sont  d'institution  divine, 
rinégalité  est  immuable.  Çàkyamouni  ne  se  contenta  pas  d'offrir  à 
ses  sectateurs  la  perspective  de  l'affranchissement  futur,  il  leur 
donna  les  moyens  d'atteindre  ce  but  en  les  initiant  tous  indistincte- 
ment à  sa  loi.  Tout  homme  pouvait  devenir  religieux;  ainsi  la  voie 
du  salut  était  ouverte  dès  cette  vie  à  toutes  les  castes;  l'initiation 
réservée  dans  le  brahmanisme  aux  classes  dominantes,  était  éten- 
due à  tous  les  hommes  (^).  Cette  doctrine  minait  l'organisation  des 
castes;  les  brahmanes  ne  s'y  trompèrent  pas;  c'est  pour  cela  qu'ils 
proscrivirent  les  bouddhistes. 

Arrêtons-nous  sur  ce  dogme  du  bouddhisme;  c'est  la  première 
manifestation  de  l'égalité  dans  le  monde  oriental.  ^Mnio^/" rapporte 
une  belle  légende  qui  nous  montre  comment  le  Bouddha  faisait  ac- 
cepter la  sainte  croyance  de  l'égalité  à  une  société  fondée  sur  l'iné- 
galité. Un  jour  Ananda,  le  serviteur  de  Çakiamouni,  rencontre  une 
jeune  fille  de  la  classe  des  parias  qui  puisait  de  l'eau,  et  lui 
demande  à  boire.  La  jeune  fille,  craignant  de  le  souiller  de  son 
contact,  l'avertit  qu'elle  est  née  dans  une  caste  impure,  et  qu'il  ne 
lui  est  pas  permis  d'approcher  un  religieux.  Ananda  lui  répond  : 
«  Je  ne  te  demande  pas,  ma  sœur,  ni  ta  caste,  ni  ta  famille,  je  te 
demande  seulement  de  l'eau,  si  tu  peux  m'en  donner.  »  Prakriti 
se  sent  éprise  d'amour  pour  Ananda.  Le  Bouddha  profite  de  cette 
passion  pour  convertir  la  paria;  la  jeune  fille  déclare  qu'elle  est 
prête  à  renoncer  au  monde.  Cependant  les  brahmanes  apprennent 
qu'une  paria  a  été  admise  à  l'initiation  :  comment,  se  disent-ils, 


(1)  Benfey  (Encyclopédie  d'Ersch,  II,  17,  p.  20,  203).  Les  religieuses,  de  même 
que  les  religieux,  doivent  observer  la  chasteté  et  mendier  pour  vivre;  on  les 
nomme  Bhikcliums  [Burnouf,  Introduction,  p.  278). 

(2)  B'irnoiif,  Introduction,  p.  210.  211  ;  Considérations,  p.  240. 


LE   BOUDDHISME.  229 

pourra-t-elle  remplir  les  devoirs  imposés  aux  religieuses?  comment 
pourra-t-elle  entrer  dans  les  maisons  des  brahmanes?  Le  roi 
entendant  parler  de  cette  conversion  insolite,  en  demanda  l'expli- 
cation au  Bouddha.  Alors  le  réformateur,  en  présence  de  ses 
disciples  et  du  peuple,  raconta  l'histoire  d'une  des  anciennes  exis- 
tences de  la  jeune  fille  : 

«  Jadis,  au  nord  du  Gange,  vivait  un  roi  des  parias,  qui  voulut 
marier  son  fils  à  la  fille  d'un  brahmane.  Le  jeune  homme  qui 
n'était  autre  que  Prakriti,  était  doué  de  toutes  les  perfections  de 
l'esprit  ;  il  possédait  à  fond  le  Véda  et  les  autres  sciences  brahma- 
niques. Le  roi  se  rendit  dans  la  forêt  auprès  du  brahmane, 
qui  s'y  livrait  à  la  méditation,  et  il  lui  exposa  son  désir.  Mais  le 
brahmane  ne  l'eut  pas  plutôt  entendu,  qu'il  s'écria,  plein  d'in- 
dignation :  Hors  d'ici,  paria;  comment  celui  qui  mange  du  chien 
ose-t-il  parler  ainsi  à  un  brahmane  qui  a  lu  le  Véda?  Comment 
oses-tu  demander  l'union  du  plus  noble  avec  le  plus  vil?  Les  bons, 
en  ce  monde,  s'unissent  avec  les  bons,  les  méchants  avec  les 
méchants.  Tu  demandes  une  chose  impossible,  en  voulant  t'allier 
avec  nous,  toi  qui  es  méprisé  dans  le  monde,  toi  le  dernier  des 
hommes  !»  A  ces  dures  invectives,  le  paria  répondit  ainsi  :  «  Il  n'y 
a  pas  entre  un  paria  et  un  homme  d'une  autre  caste,  la  différence 
qui  existe  entre  la  pierre  et  l'or,  entre  les  ténèbres  et  la  lumière. 
Le  brahmane,  en  effet,  n'est  sorti  ni  de  l'éther,  ni  du  vent;  il  n'a 
pas  fendu  la  terre  pour  paraître  au  jour,  comme  le  feu  qui 
s'échappe  du  bois  que  l'on  frotte.  Le  brahmane  est  venu  au  monde 
de  la  même  manière  que  le  paria.  Où  vois-tu  donc  la  cause  qui 
ferait  que  l'un  est  noble  et  l'autre  vil?  Le  brahmane  lai-même, 
quand  il  est  mort,  est  abandonné  comme  un  objet  impur;  il  en  est 
de  lui  comme  des  autres  castes  :  où  est  alors  la  différence?  »  (') 

Le  Bouddha,  voulant  donner  aux  hommes  un  témoignage  écla- 
tant de  l'égalité  religieuse  qu'il  cherchait  à  leur  inspirer,  promit 
que  dans  ses  incarnations  futures  il  renaîtrait,  tantôt  dans  la  classe 
des  brahmanes,  tantôt  dans  celle  des  guerriers,  tantôt  parmi  les 
marchands  ou  laboureurs.  Les  premiers  patriarches,  successeurs 

(1)  Burnouf,  Introduction,  p.  203-210;  Considérations,  p.  238-240. 


230  l'inde. 

de  Çakyamouni  et  choisis  par  lui-même,  furent  un  brahmane,  un 
kchattriya,  un  vâicya  et  un  coudra  (').  Le  sentiment  de  l'égalité, 
une  fois  né  chez  rhomnie,est  indestructible;  il  se  développe  jusqu'à 
ce  qu'il  ait  produit  toutes  ses  conséquences.  Le  Bouddha  n'avait 
prêché  que  l'égalité  religieuse;  ses  disciples  finirent  par  attaquer 
ouvertement  le  système  des  castes.  Il  nous  reste  un  témoignage 
remarquable  de  ce  développement  progressif  de  l'idée  de  l'égalité 
dans  l'ouvrage  d'un  bouddhiste (^),  écrit  sous  la  forme  d'un  dialogue 
avec  un  brahmane  : 

Le  bouddhiste  demande  quel  est  l'élément  essentiel  qui  constitue 
un  brahmane.  Ce  n'est  pas  la  génération,  dit-il.  A  l'appui  de  cette 
réponse  qui  semble  hétérodoxe ,  il  cite  des  brahmanes  qui  d'après 
la  tradition  indienne  sont  nés  d'un  éléphant,  d'un  hibou,  d'une 
fleur  ou  d'un  singe.  Mais  admettons,  poursuit-il,  que  la  naissance 
d'un  homme  et  d'une  femme  appartenant  à  la  caste  sacerdotale 
soit  nécessaire  pour  former  un  brahmane;  comment  se  fait-il  donc 
que  les  femmes  des  brahmanes  qui  commettent  un  adultère  avec 
des  coudras,  mettent  au  monde  des  brahmanes?  Le  bouddhiste 
insiste  et  rappelle  que  d'après  la  loi  de  Manou,  le  brahmane  est 
dégradé  quand  il  mange  de  la  viande  ;  preuve  que  ce  n'est  pas  la 
naissance  qui  produit  le  brahmane,  car  si  c'était  la  naissance,  la 
qualité  qu'elle  confère  ne  pourrait  être  effacée  par  aucun  acte. 
Serait-ce  la  science  qui  fait  le  brahmane?  Plus  d'un  coudra  devrait 
alors  être  admis  dans  la  caste  dominante,  comme  étant  plus  versé 
dans  les  Vêdas  que  les  prêtres.  Qu'est-ce  donc  qui  constitue  le 
brahmane?  «  Le  brahmanisme  est  ce  qui  éloigne  du  péché.  11  est 
écrit  dans  les  Vêdas  que  les  dieux  considèrent  comme  brahmane, 
l'homme  qui  s'est  affranchi  de  l'intempérance  et  de  l'égoïsme.  Il  est 
écrit  dans  tous  les  livres  sacrés  que  les  marques  d'un  brahmane 
sont  :  la  vérité,  la  pénitence,  l'empire  qu'il  exerce  sur  les  organes 
des  sens,  la  miséricorde;  de  même  les  caractères  d'un  tchàndàla 


(1)  Rémusat,  Mélanges  d'histoire  et  de  littérature  orientales,  T.  I,  p.  134,  118, 

(2)  Hodgson  la  traduit  dans  les  Transactions  of  Ihc  royal  asialic  Society  of 
Great  Britain,  T.  III,  p.  iGO  et  suiv. 


LE    BOUDDHISME.  231 

sont  les  vices  opposés  à  ces  vertus.  »  —  Le  bouddhiste  attaque 
ensuite  la  doctrine  brahmanique  de  rinégalité  des  coudras  :«  Sont- 
ils  vils,  parce  qu'ils  ont  été  créés  les  derniers?  »  Il  répond  :  «  Les 
dents  sont-elles  supérieures  en  dignité  aux  lèvres,  parce  que,  dans 
une  sentence  littéraire,  les  lèvres  sont  nommées  après  les  dents? 
les  dents  sont-elles  plus  anciennes  pour  cela  que  les  lèvres?  De  ce 
que  les  coudras  sont  nommés  en  dernier  dans  le  Code  de  Manon, 
on  ne  peut  donc  pas  conclure  qu'ils  soient  d'une  autre  nature  que 
les  brahmanes.  »  —  «  Chose  étrange!  s'écrie  le  bouddhiste;  vous 
affirmez  que  tous  les  hommes  procèdent  de  Brahma;  comment 
alors  peut-il  y  avoir  une  inégalité  fondamentale  entre  les  quatre 
castes?  Les  différences  de  race  sont  marquées  dans  les  êtres  par 
une  différence  d'organisation.  Ainsi  le  pied  du  cheval  ne  ressemble 
pas  à  celui  de  l'éléphant.  Mais  je  ne  sache  pas  que  le  pied  d'un 
kchaltriya  diffère  de  celui  d'un  brahmane  ou  de  celui  d'un  coudra. 
Tous  les  hommes  ont  la  même  conformation,  tous  sont  donc  égaux. 
Les  brahmanes  et  les  coudras  sont  semblables  pour  la  chair,  la 
peau,  le  sang,  les  os,  la  figure,  la  naissance  et  la  mort;  ils  sont 
donc  d'une  même  nature.  »  Interpellant  le  brahmane,  son  interlo- 
cuteur, le  bouddhiste  lui  demande  :  «  Dis-moi,  le  sens  du  plaisir 
d'un  brahmane  diffère-t-il  de  celui  d'un  coudra?  L'un  ne  vit-il  et 
ne  meurt-il  pas  comme  l'autre?  Diffèrent-ils  dans  leurs  facultés 
intellectuelles,  dans  leurs  actions  ou  dans  les  objets  de  leurs 
actions?  Ne  sont-ils  pas  tous  également  exposés  à  la  crainte  et 
sensibles  à  l'espérance?  »  La  conclusion  du  bouddhiste  est  que, 
«  tous  les  hommes  naissant  de  la  femme  de  la  même  manière,  tous 
étant  sujets  aux  mêmes  nécessités  physiques,  tous  ayant  les  mêmes 
organes  et  les  mêmes  sens,  tous  sont  égaux.  Il  n'y  a  d'autre  diffé- 
rence entre  eux  que  celle  des  vertus  qu'ils  possèdent.  Le  coudra 
qui  emploie  sa  vie  entière  dans  de  bonnes  actions,  est  un  brahmane 
Le  brahmane  dont  la  conduite  est  mauvaise,  est  un  coudra  et  pire 
qu'un  coudra.  » 

Le  bouddhisme  primitif  était  une  religion  de  l'autre  monde; 
l'égalilé  qu'il  prêchait  était  l'égaillé  religieuse.  Il  ne  songeait  pas  à 
renverser  la  constitution  politique  et  civile  de  l'Inde,  qui  reposait 


252  l'inde. 

sur  l'institution  des  castes  (');  mais  sa  doctrine  conduisit  logique- 
ment à  ce  résultat.  II  en  fut  de  même  du  christianisme.  Dans  l'es- 
prit de  Jésus-Christ,  l'égalité  ne  concernait  que  les  rapports  de 
l'homme  avec  Dieu  ;  les  esclaves  restaient  sous  la  puissance  de 
leurs  maîtres.  Mais  les  principes  ne  se  laissent  pas  limiter  ainsi; 
ils  ont  une  force  d'expansion  irrésistible.  Le  christianisme  contri- 
bua à  détruire  l'esclavage;  le  bouddhisme  ruina  sinon  l'organisa- 
tion sociale  fondée  sur  les  castes,  du  moins  la  base  de  cette  orga- 
nisation H. 

Le  bouddhisme  accomplit  donc  dans  l'Orient  une  œuvre  ana- 
logue à  celle  qui  était  réservée  au  Christ  dans  le  monde  gréco- 
romain  :  il  abolit  les  castes  et  prépara  le  régime  de  l'égalité.  A  ce 
point  de  vue  il  mérite  d'être  placé  sur  la  même  ligne  que  le  christia- 
nisme. Inspiré  par  les  mêmes  sentiments,  la  charité  et  l'égalité,  il  a 
dû  exercer  une  influence  tout  aussi  bienfaisante.  Pour  apprécier  le 
bien  que  le  bouddhisme  produisit  dans  les  contrées  immenses  où 
le  zèle  des  missionnaires  le  propagea,  nous  devrions  connaître 
l'état  des  peuples  convertis  au  moment  de  la  prédication,  les 
difficultés  qu'il  eut  à  vaincre,  celles  avec  lesquelles  il  dut  transiger, 
enfin  la  condition  actuelle  des  populations  attachées  au  boud- 
dhisme. Sur  tous  ces  points,  nous  n'avons  que  de  vagues  et  incom- 
plets renseignements;  mais  ils  suffisent  pour  mériter  au  boud- 
dhisme la  qualification  glorieuse  de  christianisme  de  l'Orient. 


§  III.  Influence  civilisatrice  du  Bouddhisme. 

I%'o  fl.  L.e  Bouddhisme  dans  l'Inde. 

L'Inde  est  le  berceau  du  bouddhisme;  il  y  a  régné  pendant  des 
siècles,  il  a  même  été  ce  que  nous  appelons  religion  d'Ktat  :  des 
princes  puissants  l'embrassèrent  et  travaillèrent  avec  ardeur  à  le 
propager.  La  charité,  principe  essentiel  de  la  bonne  loi,  a-t-elle 

(1)  Burnouf,  Introduction,  p.  210. 

(2)  Il  n'y  a  pas  de  castes  chez  les  peuples  qui  suivent  le  bouddhisme  {Burnouf, 
Introduction,  p.  212,  213;  Considérations,  p.  241). 


f 


LE   BOUDDHISME. 


253 


I 


modifié  la  politique  et  les  relations  internationales  de  l'Inde  sous  le 
gouvernement  des  disciples  du  Bouddha?  Par  un  rare  bonheur, 
nous  possédons  une  réponse  presque  authentique  à  cette  question. 
Le  plus  célèbre  des  rois  bouddhistes,  Açoka,  a  pris  soin  de  consta- 
ter ses  sentiments  et  ses  actes  dans  des  inscriptions,  que  le  zèle  des 
savants  anglais  a  rendues  à  la  lumière.  Grâce  à  ces  documents,  il 
nous  est  possible  de  voir  la  doctrine  bouddhique  à  l'œuvre. 

Açoka  ne  se  convertit  à  la  foi  nouvelle  qu'après  être  monté  sur 
le  trône.  Ses  premiers  actes  nous  montrent  en  lui  un  de  ces  rajahs 
de  rinde  qui  poussent  le  despotisme  jusqu'à  la  cruauté.  Pour  se 
frayer  la  voie  au  pouvoir,  il  mit  à  mort  tous  ses  frères.  La  légende 
rapporte  des  traits  de  lui  qui  tiennent  de  la  folie.  Il  ordonna  de 
couper  les  arbres  à  fleurs  et  les  arbres  fruitiers  et  de  conserver  les 
arbres  à  épines;  ses  ministres  résistant,  Açoka  fit  lui-même  tomber 
leurs  têtes  :  ils  étaient  cinq  cents.  Une  autre  fois  il  fit  brûler  ses 
cinq  cents  femmes.  Le  peuple  lui  donna  le  surnom  de  Furieux.  Le 
premier  ministre  du  roi  lui  représenta  qu'il  n'était  pas  convenable 
qu'il  remplît  lui-même  l'office  d'exécuteur,  qu'il  devait  établir  des 
hommes  chargés  de  mettre  à  mort  ceux  qui  seraient  condamnés. 
Açoka  nomma  un  bourreau.  Celui-ci,  digne  agent  d'un  prince  in- 
sensé, lui  demanda  comme  faveur,  que  ceux  qui  mettraient  le  pied 
dans  sa  maison  ne  pussent  plus  en  sortir.  Le  roi  lui  répondit  :  «Qu'il 
en  soit  ainsi.  »  Un  religieux  entra,  sans  le  savoir,  dans  la  belle 
habitation  du  bourreau.  Il  fut  condamné  à  subir  la  loi  de  sang.  On 
le  Jeta  dans  un  chaudron  bouillant;  mais  le  feu  n'atteignit  pas  le 
saint  personnage.  Le  religieux  profita  de  la  circonstance  pour  con- 
vertir Açoka,  témoin  du  miracle  ('). 

La  conversion  fut  complète.  Le  roi  s'occupa  sans  relâche  du 
bien  de  ses  sujets.  Il  s'accusa  publiquement  d'avoir  autrefois  né- 
gligé ce  devoir.  Ses  préoccupations  religieuses  ne  Tempêchèrent 
pas  de  songer  à  l'amélioration  de  la  condition  matérielle  des 
hommes  ;  il  employa  ses  richesses  à  fonder  des  établissements  de 
bienfaisance  ;  il  prodigua  ses  trésors  aux  religieux  pour  les  mettre 
en  état  d'exercer  la  charité  qui  est  leur  premier  devoir  et  pour 

(I)  Burnoul\  lutroduclioii,  p.  3Go.  —  Laascn,  T.  Il,  p.  '225. 


234  l'inde. 

favoriser  la  propagation  de  la  bonne  loi,  source  de  sa  bienfai- 
sance (*). 

La  charité  qui  animait  le  roi  bouddhiste  ne  le  porta  pas  seu- 
lement à  des  oeuvres  de  bienfaisance  matérielle.  11  voulut  améliorer 
les  hommes,  d'après  cette  belle  maxime  du  Bouddha  que  la  con- 
version est  la  meilleure  des  aumônes  ;  il  chercha  à  réprimer  les 
mauvaises  passions  et  à  développer  les  bons  penchants.  L'huma- 
nité, vertu  si  rare  dans  l'antiquité,  accompagnait  le  roi  jusque  sur 
les  champs  de  bataille. Une  de  ses  inscriptions  constate  qu'après  la 
prise  d'une  ville,  les  prisonniers  ne  furent  ni  tués,  ni  réduits  en 
esclavage.  La  guerre  occupe  une  petite  place  dans  la  vie  d'Açoka; 
il  y  avait  une  gloire  qui  pour  lui  présentait  plus  d'attraits  que  le 
bruit  des  armes,  c'est  la  conversion  de  tous  les  hommes  à  la  doc- 
trine du  Bouddha.  Nous  citons  ses  paroles  :  «  Piyadasi,  le  roi  chéri 
des  Dêvas,  pense  que  ni  la  gloire  ni  la  renommée  ne  sont  d'un 
grand  prix.  La  seule  gloire  qu'il  désire  pour  lui-même,  c'est  de  voir 
ses  peuples  pratiquer  longtemps  l'obéissance  à  la  loi  et  accomplir 
tous  les  devoirs  que  la  loi  impose.  Telle  est  la  seule  gloire  et  la 
seule  renommée  que  désire  Piyadasi;  car  tout  ce  qu'il  peut  déployer 
d'héroïsme,  c'est  en  vue  de  l'autre  monde.  Qui  ne  sait  que  toute 
gloire  est  peu  profitable,  et  que  souvent,  au  contraire,  elle  détruit 
la  vertu?  »  0 

Ce  roi  si  zélé  pour  la  propagation  de  la  bonne  loi,  maître  de 
l'Inde  presque  tout  entière,  ne  songea  pas  à  recourir  à  la  force  ni 
à  employer  les  faveurs  pour  convertir  ses  sujets.  Il  fit  mieux,  il 
assura  liberté  entière,  et  même  protection  égale  à  toutes  les  croyan- 
ces. Comme  ses  sujets;  dans  leur  zèle,  n'imitaient  pas  toujours  sa 
haute  charité,  le  roi  leur  recommanda  la  tolérance  par  un  édit, 
unique  dans  l'histoire  de  l'humanité;  nous  en  rapporterons  quel- 
ques passages  :  «  Piyadasi  honore  toutes  les  croyances  ;  il  les  honore 
par  des  aumônes  et  diverses  marques  de  respect;  mais  le  roi  n'es- 
time pas  autant  les  aumônes  et  les  marques  de  respect  que  ce  qui 


(1)  Lasseti,  T.  II,  p.  254,  ss.  —  Benfey,  Encyclopédie  d'Ersch,  S.  II,  T.  17, 
p.  70.  —  Burnouf,  Introduction,  p   i'26-430. 

(2)  Burnouf,  le  Lotus  de  la  bonne  loi,  p.  659. 


i 


LE   BOUDDHISME.  235 

peut  augmenter  essenliellement  la  considération  de  toutes  ces 
croyances  et  leur  bonne  renommée.  Or,  le  point  capital  pour  toute 
croyance,  c'est  d'être  louée  en  paroles...  On  ne  doit  honorer  que 
sa  propre  croyance,  mais  il  ne  faut  jamais  blâmer  celle  des  autres. 
Il  y  a  même  des  circonstances  où  la  croyance  des  autres  doit  aussi 
être  honorée...  Puissent  les  hommes  de  toutes  les  croyances  abon- 
der en  savoir  et  prospérer  en  vertu  !»  (*) 

Àçoka  n'avait  qu'une  préoccupation  :  instruire  ses  peuples  dans  la 
bonne  loi,  pour  procurer  leur  salut.  Ses  édits  étaient  des  leçons  ofli- 
cielles  de  morale;  pour  que  ces  enseignements  fussent  toujours  sous 
les  yeux  de  ses  sujets,  il  les  fit  graver  en  vingt  endroits  de  l'Inde,  à 
l'ouest,  à  l'est  et  au  nord  ;  il  ordonna  que  ses  instructions  fussent 
lues  au  peuple,  au  moins  tous  les  quatre  mois,  par  l'assemblée  des 
religieux,  et  dans  l'intervalle,  même  par  un  religieux  isolé.  Un  des 
édits  iVAçoka  nous  apprend  que  ces  prédications  royales  ne  furent 
pas  sans  effet: «Dans  le  temps  passé, pendant  de  nombreux  siècles, 
on  vit  pratiquer  uniquement  le  meurtre  des  êtres  vivants,  la  méchan- 
ceté envers  les  créatures,  le  manque  de  respect  pour  les  parents... 
Depuis  que  la  voix  de  la  loi  s'est  fait  entendre,  depuis  que  le  roi  a 
donné  ordre  de  la  pratiquer,  on  a  vu  ce  que  depuis  bien  des  siècles 
on  n'avait  point  vu  :  la  cessation  du  meurtre  des  êtres  vivants, 
et  des  actes  de  méchanceté  à  l'égard  des  créatures,  le  respect 
pour  les  parents,  voilà  les  vertus  ainsi  que  d'autres  pratiques 
recommandées  par  la  loi,  qui  se  sont  accrues  »  (^). 

Un  philosophe  français,  adversaire  déclaré  du  bouddhisme, 
conclut  de  ces  édits  que  «  l'immense  et  très  heureuse  induence  de 
la  morale  bouddhique  sur  les  individus  et  sur  les  peuples  est 
maintenant  hors  de  doute.  C'est  un  très  grand  résultat,  ajoute 
M.  Barthélémy  Saint-Uilaire,  et  qui  doit  occuper  désormais  sa 
place  dans  l'histoire  de  l'humanité  (^).  »  Cependant  le  même  écri- 
vain applaudit  à  l'expulsion  des  bouddhistes  du  sol  de  l'Inde  : 
«La  prétendue  réforme,  dit-il,  n'était  qu'un  mal  plus  grand; 

(1)  Burnouf,  le  Lotus  de  la  bonne  loi,  p.  762. 

(2)  B.  Sainl-Hilaire,  dans  le  Journal  des  Savants,  -1851,  p.  052. 
{3)  lbid..,\f  657. 


236  l'inde. 

le  brahmanisme,  tout  défectueux  qu'il  est,  valait  encore  mieux 
que  lui.  La  réforme  disparut,  pour  laisser  une  place  méritée 
à  la  vieille  croyance,  et  elle  fut  réduite  à  n'infecter  que  les 
nations  voisines,  si  dégradées  qu'elles  purent  encore  y  trouver  un 
progrès (').  »  On  ne  s'exprimerait  pas  autrement,  s'il  était  question 
de  la  peste  ou  du  choléra.  Quel  est  donc  ce  vice  qui  infecte  le 
bouddhisme  et  qui  en  fait  une  espèce  de  maladie  contagieuse? 
Nous  ne  tairons  pas  les  reproches  que  l'on  est  en  droit  de  lui  faire. 
S'il  n'ignore  pas  Dieu,  il  repose  du  moins  sur  une  fausse  concep- 
tion de  la  divinité  :  la  moindre  accusation  qui  pèse  sur  lui,  c'est 
qu'il  confond  l'être  universel  avec  les  êtres  particuliers,  et  que  la 
délivrance  qu'il  promet  à  ses  sectateurs  est  en  réalité  le  néant. 
Quand  il  s'agira  d'apprécier  le  bouddhisme  au  point  de  vue  de  la 
philosophie  moderne,  nous  n'hésiterons  pas  un  instant  à  le  con- 
damner; mais  ici  nous  le  comparons  au  brahmanisme.  Or,  si  l'on 
peut  affirmer  quelque  chose  sur  les  rapports  des  deux  religions, 
c'est  que  l'une  procède  de  l'autre.  Il  n'y  a  qu'une  voix  sur  ce  point 
parmi  les  indianistes  :  Bumouf  dit  que  les  bouddhistes  emprun- 
tèrent aux  brahmanes  leurs  conceptions  fondamentales  et  jusqu'aux 
exagérations  qu'on  leur  impute  :  Ch.  Weher  dit  que  le  bouddhisme 
n'offre  rien  de  bien  nouveau,  qu'il  est  identique  au  fond  avec  la 
doctrine  des  brâhmanes{*).  Il  est  vrai  que  le  brahmanisme  parle 
beaucoup  des  dieux,  et  des  sacrifices  qui  doivent  leur  être  faits, 
tandis  que  le  Bouddha  ne  dit  pas  un  mot  de  la  Divinité,  et  se 
contente  de  faire  appel  au  sentiment  du  devoir  :  de  là  la  terrible 
accusation  d'athéisme.  Nous  l'apprécierons  ailleurs;  pour  le  mo- 
ment, nous  demanderons  à  M.  Saint-Hilaire  à  quoi  servait  le  pan- 
théon brahmanique.  Lui-même  nous  répondra.  Il  accuse  les  brah- 
manes d'avoir  altéré  la  croyance  des  Vêdas,  de  s'être  attachés  aux 
éléments  superstitieux  qu'ils  renfermaient  pour  les  cultiver,  et  dans 
quel  but?  dans  un  but  de  domination.  Le  philosophe  français  pro- 
nonce sur  les  prêtres  de  l'Inde  cette  condamnation  flétrissante  : 


(1)  B.  Saint-Hilaire,  dans  le  Journal  des  Savants,  <855,  p.  253, 

(2)  Bumouf,  le  Lotus  de  la  bonne  loi,  p.  816,  s.  —  Ch.  Weher,  Derniers  résul- 
tats des  travaux  sur  l'Inde  antique,  dans  la  Revue  Germanique,  T.  II,  p.  293. 


I 


LE   BOUDDHISME.  237 

c'étaient  des  hypocrites,  des  charlatans  et  des  jongleurs  (^).  Qu'a- 
vaient-ils fait  du  peuple  indien  sur  lequel  ils  exerçaient  un  pouvoir 
incontesté?  M'  Saint-Hilaire  répond  :  «  S'il  est  un  fait  général 
qui  ressorte  des  légendes  de  tout  ordre,  c'est  que  la  société  indienne 
était  profondément  corrompue  au  moment  où  le  Bouddha  y  pa- 
rut »  (').  Pourquoi  le  brahmanisme  l'emporla-t-il  sur  le  boud- 
dhisme? Sont-ce  les  dieux  qui  vainquirent  une  religion  athée? 
«  La  morale  bouddhique,  dit  Ch.  Weber,  était  trop  rigide,  les 
brahmanes  ramenèrent  le  peuple  aux  idoles  de  sa  fantaisie  sen- 
suelle, à  des  cultes  excitant  de  plus  en  plus  exclusivement  la 
volupté  ou  la  terreur  »  f  ).  De  pareils  dieux  pouvaient-ils  exercer 
une  influence  favorable  sur  les  mœurs?  Nous  avons  dans  le 
monde  chrétien  une  école  de  morale  facile;  les  jésuites,  quelque 
relâchés  qu'on  les  suppose,  trouveraient  leurs  maîtres  chez  les 
brahmanes.  Certes  la  notion  de  Dieu  est  capitale  :  mais  quand  elle 
ne  sert  qu'à  corrompre  l'intelligence  et  le  cœur,  ne  vaut-il  pas 
mieux  une  morale  pure?  Que  le  lecteur  en  juge  :  «  La  secte  de 
Vichnou  enseigne  qu'il  importe  peu  de  quelle  manière  et  avec 
quels  sentiments  on  songe  au  Dieu  qu'elle  adore,  pourvu  qu'on  y 
songe;  car  ce  Dieu  a  les  mêmes  récompenses  pour  l'impie  qui  le 
poursuit  de  ses  fureurs  et  pour  le  dévot  qui  s'efforce  de  s'unir  à 
lui  dans  l'extase  de  l'amour  contemplatif;  il  y  a  mieux  :  l'homme 
ne  s'identifie  pas  aussi  sûrement  à  la  nature  de  Bhagavat  par  la 
pratique  de  la  dévotion  que  par  le  sentiment  de  la  haine  »  (*). 
Admirez  donc  le  déisme  brahmanique,  avec  de  pareilles  extrava- 
gances! 

Après  tout,  la  notion  de  Dieu  n'a  d'importance  que  pour  y  fon- 
der l'édifice  de  la  morale  et  de  la  société.  Nous  ne  comparerons 
point  la  morale  de  la  bonne  loi  avec  celle  des  brahmanes  ;  les  adver- 
saires du  bouddhisme  avouent  eux-mêmes  que  sur  ce  terrain  il  est 
supérieur  à  la  doctrine  brahmanique.  Que  sera-ce  si  nous  compa- 

{i)  B.  Saint-Hilaire,  le  Bouddha,  p.  43. 

(2)  Journal  des  Savants,  1854,  p.  641. 

(3)  Ch.  Weber,  dans  la  Revue  Germanique,  T.  II,  p.  294,  —  Comparez  Pavie, 
dans  la  Revue  des  deux  mondes,  1858,  T.  I,  p.  275. 

(4)  Burnouf,  Bhàg.  Pur.,  T.  III  ;  Préface,  p.  vi,  et  livre  Vil,  4,  ^25.  20. 


238 


L  INM. 


rons  les  deux  religions  dans  leurs  conséquences  sociales?  Il  est  de 
l'essence  de  la  religion  d'unir  les  hommes  en  Dieu,  tandis  que  le 
brahmanisme,  par  une  espèce  de  sacrilège,  rapportait  à  Dieu  le  prin- 
cipe de  la  division  la  plus  radicale,  la  plus  irrémédiable  qui  jamais 
ait  vicié  une  société.  Quand  la  notion  de  Dieu  aboutit  à  diviniser 
et  à  perpétuer  les  castes,  périsse  cette  fausse  conception!  Nous 
n'hésitons  pas  à  lui  préférer  une  religion  sans  Dieu,  si  elle 
enseigne  et  pratique  la  sainte  loi  de  l'égalité.  Le  bouddhisme  ren- 
fermait un  germe  de  progrès,  la  destruction  des  castes;  il  rappro- 
chait l'Orient  de  la  doctrine  qui  règne  eu  Europe;  il  pouvait  faire 
de  l'Inde  une  nation,  assez  forte  pour  maintenir  son  indépendance. 
Le  brahmanisme,  en  augmentant  à  l'infini  l'esprit  de  division, 
livra  l'Inde  sans  défense  à  l'étranger ('). 

Le  bouddhisme  n'a-t-il  laissé  aucune  trace  dans  l'Inde,  où  il  a 
régné  pendant  des  siècles?  Le  défaut  de  monuments  ne  nous  per- 
met pas  de  répondre  à  cette  question.  Un  savant  orientaliste  pense 
que  la  secte  des  Djainas  se  rattache  au  mouvement  de  réforme 
opéré  par  Çakya;  leur  doctrine  parait  être  une  tentative  de  tran- 
saction entre  le  brahmanisme  et  le  bouddhisme  (-).  Il  y  a  encore 
aujourd'hui  des  sectes  qui  rejettent  les  castes;  se  seraient-elles 
inspirées  de  la  bonne  loi?  Elles  méritent  au  moins  une  mention 
dans  nos  Études. 

L'auteur  du  Christianisme  des  Indes  (^)  parle  d'un  prophète  qui 
reprocha  aux  brahmanes  leur  doctrine  sur  les  castes  :  «  La  pluie 
du  ciel,  disait- il,  tombe-t-elle  avec  quelque  différence  sur  les  unes 
et  sur  les  autres?  Le  soleil  leur  distribue-l-il  inégalement  sa 
lumière?  Le  genre  humain  est  un,  comme  Dieu  est  un  seul  Dieu.» 
Lacroze  mentionne  encore  une  secte  qui  n'a  aucun  égard  à  la  dis- 
tinction des  castes  :  «  N'avons-nous  pas  tous,  disent-ils,  la  même 
origine?  N'avons-nous  pas  tous  la  même  langue  et  les  mêmes  lois? 
Nous  vivons  et  mourons  tous  de  la  même  manière;  pourquoi  dès 


(1)  Lassen,  T.  II,  p.  AU.  —  Benfey,  Encyclopédie  d'Ersch,  S.  II,  T.  M,  p.  75. 
—  Pavie,  Revue  des  deux  mondes,  -1858,  I,  281. 

(2)  lienfey,  Encyclopédie  d'Ersch,  S.  II,  T.  17,  p.  206. 

(3)  Lacroze,  Histoire  du  christianisme  des  Indes,  T.  II,  p.  297,  298. 


LE   BOUDDHISME.  259 

lors  établir  une  distinction  dans  le  genre  humain?  «Ces  sentiments 
d'égalité  se  sont  transmis  jusqu'à  nos  jours.  Dubois  nous  apprend 
qu'il  existe  parmi  les  linganistes  une  secte  qui  rejette  la  distinction 
des  castes;  elle  soutient  que  le  lingam  rend  tous  les  hommes  égaux; 
un  paria  même  qui  embrasse  ce  culte  n'est  pas,  à  ses  yeux,  inférieur 
à  un  brahmane  :  «  Là  où  se  trouve  le  lingam,  dit-elle,  là  aussi  se 
trouve  le  trône  de  la  divinité,  sans  distinction  de  rang  ou  de  per- 
sonnes; l'humble  chaumière  du  paria  où  est  ce  signe  sacré,  est 
bien  au-dessus  du  palais  somptueux  où  il  n'est  pas(*).  » 

Ainsi,  au  milieu  du  monde  oriental,  berceau  et  siège  du  dogme 
de  l'inégalité  naturelle  des  hommes,  la  vérité  s'est  fait  jour.  Si  elle 
n'est  pas  parvenue  à  soustraire  l'Inde  à  l'influence  toute-puissante 
des  brahmanes,  elle  y  a  du  moins  déposé  des  germes  qui  se  déve- 
lopperont un  jour  sous  l'inspiration  de  la  civilisation  européenne. 


Mo  S.   Le  Bouddhisme  dans  la  Chine» 

Le  bouddhisme  avait  pénétré  dans  la  Chine  longtemps  avant  son 
expulsion  de  l'Inde  ;  il  est  resté  la  croyance  de  la  plus  grande 
partie  du  Céleste  Empire.  Les  historiens  disent  que  la  bonne  loi 
ne  produisit  pas  sur  les  Chinois  l'influence  bienfaisante  que  l'on 
serait  tenté  d'attribuer  à  une  religion  de  charité  et  d'humanité  : 
«  Humble  dans  le  principe,  dit  Klaproth,  et  méprisée  des  lettrés, 
elle  agit  favorablement  sur  l'esprit  grossier  et  ignorant  du  peuple; 
mais  lorsque  les  prêtres  eurent  l'ambition  de  faire  de  leur  foi  la 
religion  de  l'état,  la  doctrine  pacifique  et  humaine  du  Bouddha 
devint  un  instrument  d'intrigue,  de  révolte  et  d'oppression (').  »  Il 
est  diflicile  de  porter  un  jugement  sur  ce  qui  concerne  la  Chine, 
objet  des  appréciations  les  plus  contradictoires.  Un  fait  recueilli 
par  l'histoire  témoigne  cependant  que  le  bouddhisme  ne  perdit  pas 
son  esprit  d'humanité  en  passant  en  Chine  :  un  empereur,  attaché 
à  la  bonne  loi  ('),  abolit  la  peine  de  mort  au  nom  d'une  croyance 

(1)  Dubois,  Mœurs  et  coutumes  des  Indiens. 

(2)  Klaproth^  Tableaux  historiques,  p.  6^.  —  Paulhi&r,  la  Chine,  p.  257. 

(3)  Pauthier,  la  Chine,  p.  277. 


240  l'inde. 

qui  ordonne  de  respecter  la  vie  de  tous  les  êtres.  Si  le  bouddhisme 
ne  remua  pas  plus  profondément  les  âmes  dans  YEmpire  du  Milieu^ 
c'est  qu'il  y  avait  une  opposition  radicale  entre  le  caractère  de  la 
société  chinoise  et  la  religion  indienne. 

Les  bouddhistes  apportaient  un  culte  étranger  chez  une  nation  in- 
fatuée d'elle-même,  et  dédaignant  tout  ce  qui  vient  du  dehors;  cette 
religion  prêchait  le  célibat,  elle  affaiblissait  les  liens  de  la  famille, 
le  respect  des  ancêtres,  fondement  de  la  société  chinoise;  elle 
enseignait  le  néant  du  monde  à  une  race  essentiellement  positive. 
Si  une  chose  doit  étonner  en  présence  des  tendances  contraires  du 
bouddhisme  et  du  peuple  auquel  il  s'adressait,  c'est  qu'il  ait  trouvé 
accès  dans  l'Empire  Céleste  (*).  Une  fois  qu'il  eut  pris  racine, 
l'opposition  même  entre  le  génie  de  l'Inde  et  l'esprit  de  la  Chine 
produisit  un  mouvement  considérable  dans  les  esprits.  Les  boud- 
dhistes avaient  contre  eux  le  corps  des  lettrés;  il  fallut  lutter  de 
science  avec  eux;  ils  se  mirent  à  traduire  en  chinois  les  textes 
sacrés  de  leur  religion  ;  l'étude  des  monuments  de  la  sagesse  chi- 
noise était  une  nécessité  tout  aussi  impérieuse  (^).  Le  contact  de 
deux  races  et  de  deux  civilisations  essentiellement  différentes  a  dû 
agir  sur  l'une  et  sur  l'autre.  Quelles  furent  les  modifications  que  la 
Chine  imposa  au  bouddhisme?  Quelle  fut  l'influence  de  l'Inde  sur 
la  Chine?  Les  témoignages  nous  manquent  pour  répondre.  La 
science  européenne  a  cependant  révélé  des  monuments  curieux, 
qui  attestent  que  le  bouddhisme  fit  sur  les  Chinois  une  impression 
plus  profonde  qu'on  ne  le  croit  généralement. 

Pendant  six  siècles,  des  pèlerins  chinois  se  sont  rendus  dans 
l'Inde,  à  quelques  mille  lieues  de  leur  patrie  et  à  travers  mille 
dangers.  Le  but  de  ces  pieux  voyageurs  était  de  retremper  la  foi 
de  la  Chine  bouddhiste,  aux  sources  mêmes  de  la  bonne  loi.  Arrivés 
dans  l'Inde,  les  pèlerins  devaient  d'abord  apprendre  la  langue  dans 
laquelle  étaient  écrits  les  livres  canoniques  du  bouddhisme.  Ils 

(1)  Schott,  liber  den  Buddhaismus,  p.  481 ,  182. 

(2)  Rémusat,  dans  son  Mémoire  sur  un  voyage  dans  l'Asie  centrale,  exécuté  à 
la  fin  du  quatrième  siècle  de  notre  ère  par  plusieurs  Samanéens  de  la  Chine 
(Mémoires  de  l'Institut,  T.  XII),  donne  quelques  détails  sur  ce  mouvement  litté- 
raire. 


LE   BOUDDHISME.  24-1 

parcouraient  ensuite  la  terre  sacrée  du  Gange,  ils  y  recueillaient 
les  traditions  sur  le  Bouddha,  ils  visitaient  les  lieux  qu'il  avait 
consacrés  par  sa  présence  et  les  monuments  élevés  en  son  hon- 
neur; ils  consultaient  les  docteurs  les  plus  illustres  sur  les  difficul- 
tés dé  la  théologie  bouddhique  ;  ils  se  procuraient  les  livres  saints 
de  leur  religion  avec  les  commentaires,  heureux  quand  ils  pou- 
vaient y  ajouter  des  statues  du  Bouddha  et  quelques  parcelles  de 
ses  précieuses  reliques.  Après  quinze  ou  vingt  ans  de  travaux,  ils 
rentraient  dans  leur  patrie  et  passaient  le  reste  de  leur  vie  à  tra- 
duire les  trésors  théologiques  qu'ils  avaient  rapportés,  afin  de 
raffermir  les  bouddhistes  chinois  dans  la  voie  qui  seule  conduit  au 
salut  final  (*).  Au  commencement  du  huitième  siècle  de  notre  ère, 
la  multitude  des  ouvrages  indiens  traduits  en  chinois  était  déjà  telle 
qu'on  dut  en  faire  des  catalogues  très  étendus.  La  dynastie  qui 
règne  maintenant  en  Chine  a  fait  réimprimer  tous  les  monuments 
du  bouddhisme  :  cette  immense  collection  ne  forme  pas  moins  de 
1592  volumes  in-folio  (^).  Les  orientalistes  français  ont  mis  en 
lumière  les  récits  des  voyages  faits  par  les  pèlerins  chinois  ;  il  n'y 
a  pas  d'écrits  plus  intéressants  pour  apprécier  l'influence  du  boud- 
dhisme, soit  sur  l'Inde,  soit  sur  la  Chine.  Nous  nous  arrêterons  un 
instant  sur  le  plus  pieux  et  le  plus  savant  des  pèlerins  chinois, 
Eiouen-Thsang  ('). 

Le  bouddhisme,  dit-on,  est  la  religion  de  l'athéisme.  Si  cela  est, 
il  faut  avouer  que  l'athéisme  produit  des  sentiments  tout  aussi  éle- 
vés que  la  notion  la  plus  vraie  que  nous  puissions  concevoir  de  la 
divinité.  Le  pèlerin  chinois  nous  dit  lui-même  quel  fut  le  but  de 
son  voyage  :  «  J'étais  vivement  affligé  de  ce  que  nos  livres  sacrés 
étaient  incomplets  et  que  leur  interprétation  offrait  de  fâcheuses 
lacunes.  Oubliant  alors  le  soin  de  ma  vie  et  bravant  les  dangers, 
j'ai  fait  serment  d'aller  chercher  dans  l'occident  la  Loi  que  le 
Bouddha  a  léguée  au  monde.  »  Nous  ne  dirions  rien  des  périls  de 
son  voyage,  si  la  piété  du  pèlerin  bouddhiste  n'y  éclatait  à  chaque 

(t)  D.  Saint-Ililaire,  dans  le  Journal  des  Savants,  4857,  p.  345. 

(2)  Ibid.,  -1855,  p.  -1 57-1 60. 

(3)  Histoire  de  la  vie  de  Iliouen-Thsang  et  de  ses  voyages  dans  l'Inde,  traduite 
du  chinois,  par  Stanislas  Julien,  1853. 


242  l'inde. 

pas.  Il  traverse  des  déserts  où  rien  ne  le  guide  que  les  ossements 
des  voyageurs  qui  avaient  vainement  essayé  d'y  passer  avant  lui. 
Pendant  quatre  nuits  et  cinq  jours,  pas  une  goutte  d'eau  n'humecta 
sa  bouche;  une  ardeur  dévorante  brûlait  ses  entrailles,  peu  s'en 
fallut  qu'il  ne  succombât.  Quand  il  se  trouvait  en  danger  de  mort, 
il  disait  :  «  J'aime  mieux  mourir,  en  allant  vers  l'occident  que  de 
retourner  vers  l'est  pour  y  vivre.  »  Des  obstacles  plus  difficiles  à 
surmonter  que  les  déserts,  les  montagnes  et  les  précipices  l'atten- 
daient, la  faveur  des  rois  qui  essayèrent  de  retenir  le  sage  de  la 
Chine  tantôt  par  des  flatteries,  tantôt  par  des  menaces  ;  il  résista  aux 
hommages  comme  à  la  violence,  jusqu'à  vouloir  se  laisser  mourir 
de  faim  plutôt  que  de  renoncer  à  son  pèlerinage.  Sa  sainte  obstina- 
tion fut  couronnée  de  succès  :  après  avoir  fait  cinq  mille  lieues 
dans  un  voyage  de  dix-sept  ans,  il  rentra  en  Chine  où  il  passa  la 
fin  de  sa  vie  à  traduire  les  livres  canoniques  du  bouddhisme.  Nous 
ne  pouvons  mieux  faire,  pour  caractériser  cette  pieuse  existence, 
que  de  laisser  la  parole  à  un  écrivain  qui  a  fait  du  bouddhisme  une 
critique  rigoureuse  jusqu'à  l'injustice  : 

«  Hiouen-Thsang  s'instruit,  il  voyage,  il  traduit  pour  propager 
la  loi  du  Bouddha;  voilà  sa  vie  tout  entière,  aussi  simple  que 
grande,  aussi  modeste  que  laborieuse,  aussi  désintéressée  qu'éner- 
gique. Ce  qu'il  y  a  surtout  de  remarquable  dans  la  vie  intime  de 
cette  âme,  c'est  qu'elle  n'a  rien  de  cet  égoïsmc  secret  qu'on  peut 
reprocher  avec  trop  de  raison  à  la  foi  bouddhique.  La  pensée  du 
salut  ne  préoccupe  pas  Ilioucn-Thsang;  il  ne  songe  jamais  à  lui- 
même;  il  pense  au  Bouddha  qu'il  adore  de  toutes  les  puissances  de 
son  esprit  et  de  son  cœur,  il  pense  surtout  aux  autres  hommes 
qu'il  veut  éclairer  et  sauver;  c'est  un  sacrifice  perpétuel  dont  il  ne 
parait  pas  même  avoir  conscience  ;  et,  dans  cet  abandon  absolu 
aux  intérêts  d'aulrui,  il  ne  se  doute  point  qu'il  fait  un  acte  aussi 
sublime  que  naïf  et  sincère.  11  n'a  jamais  le  moindre  retour  sur  sa 
propre  personne.  Dédaigner  les  richesses,  les  honneurs,  le  pou- 
voir et  toutes  les  jouissances  de  la  vie,  est  un  mérite  qui  déjà  est 
assez  rare;  mais  ne  point  songer  même  au  salut  éternel  auquel  on 
croit  fermement,  en  faisant  tout  ce  qu'il  faut  pour  en  être  digne, 
c'est  un  mérite  plus  rare  et  plus  délicat  encore,  et  il  est  bien  peu 


LE    BOUDDHISME. 


243 


d'àmes  parmi  les  plus  pieuses  qui  aient  poussé  le  désintéresse- 
ment jusqu'à  la  plus  extrême  limite,  où  ne  se  trouve  plus  que  la 
pure  idée  du  bien.  Hiouen-Thsang  est  une  de  ces  âmes  d'élite... 
Sans  partager  en  rien  la  foi  étrange  qui  l'anime,  on  pourrait  sou- 
haiter à  la  plupart  des  hommes  qui  vivent  sous  une  foi  meilleure, 
cette  droiture  d'intentions,  cette  douceur,  cette  charité,  cette  géné- 
rosité sans  bornes,  cette  élévation  de  sentiments  qui  ne  se  démen- 
tent pas  dans  les  plus  périlleuses  épreuves  »  (^). 

Voilà  le  portrait  d'un  athée  qui  ferait  honneur  à  un  saint.  Et 
qu'on  le  remarque  bien  ;  l'éloge  que  l'on  fait  de  Hiouen-Thsang, 
remonte  au  Bouddha  :  les  vertus  qui  distinguent  le  pèlerin  chinois 
sont  des  vertus  inspirées  par  la  bomie  loi.  Nous  relevons  le  fait, 
parce  qu'il  est  décisif  pour  l'appréciation  du  bouddhisme.  Dès 
maintenant  nous  pouvons  admettre  comme  une  vérité  certaine 
que  la  religion  du  Bouddha  a  la  puissance,  non-seulement  de 
répandre  une  moralité  plus  ou  moins  vulgaire,  mais  de  former 
des  natures  d'élite.  Nous  pouvons  constater  encore  que  le  boud- 
dhisme a  inspiré  des  sentiments  religieux  à  un  peuple  que  l'on 
a  voulu  déclarer  athée.  Il  est  devenu  un  lien  intellectuel  entre 
l'Inde  et  la  Chine.  N'est-ce  pas  remplir  la  mission  la  plus  élevée 
de  la  religion  ? 


IVo  3.  Le  Bouddhisme  chez  les  Barbares. 

La  Chine  était  déjà  civilisée,  lorsque  le  bouddhisme  s'y  intro- 
duisit. L'exemple  du  Bas-Empire  prouve  combien  il  est  dilficile  à 
la  religion  de  transformer  les  vieilles  sociétés  ;  pour  une  doctrine 
nouvelle,  il  faut  une  race  qui  ne  soit  pas  usée.  Ce  fut  avec  l'aide 
des  Barbares  du  nord  que  le  christianisme  régénéra  le  monde 
romain.  Ce  fut  aussi  sur  les  nations  barbares  que  le  bouddhisme 
exerça  l'action  la  plus  puissante.  Les  peuples  reconnaissants  con- 
servèrent le  souvenir  de  leur  conversion  à  la  bonne  loi,  comme 
l'époque  d'une  nouvelle  vie  morale.  Les  Siamois  disent  que  le 

{\]  B.  Saint-IIilaire,  dans  le  Journal  des  Savants,  1855,  p.  686,  s. 


244  l'inde. 

Bouddha  commença  sa  prédication  en  représentant  aux  hommes  ce 
qu'il  y  avait  de  criminel  dans  la  dévastation  et  le  pillage,  qu'il  leur 
enseigna  à  cultiver  la  terre,  et  qu'il  les  appela  à  la  paix,  entre  eux 
et  avec  toute  la  création  (').  A  Ceylan,  l'agriculture,  l'instruction, 
les  établissements  de  bienfaisance,  le  caractère  des  habitants,  tout 
atteste  l'influence  favorable  du  bouddhisme(').  Lorsque  les  Tibétains 
furent  visités  par  les  missionnaires  indiens,  ils  étaient  presque  sau- 
vages :  ils  n'avaient  rien  d'humain,  disent  les  historiens  boud- 
dhistes, pas  même  la  forme  du  corps f);  leur  religion  était  un 
culte  sanglant,  terrible,  né  de  la  peur.  Les  prêtres  étrangers  y 
apparurent  comme  des  messagers  célestes  :  ils  apportèrent  la  paix 
et  l'humanité  (/),  principe  d'une  civilisation  supérieure. 

C'est  encore  la  religion  du  Bouddha  qui  a  civilisé  les  peuples 
nomades  de  la  Tartarie.  Nous  avons  un  précieux  témoignage  de 
l'action  exercée  sur  les  Mongols  par  le  bouddhisme  :  une  histoire 
des  Mongols  orientaux  écrite  par  un  Mongol  (^).  L'esprit  religieux 
domine  dans  cette  chronique;  comme  nos  annalistes  du  moyen-âge, 
l'historien  ne  prend  intérêt  qu'aux  événements  qui  concernent  sa 
foi.  On  peut  suivre,  dans  ses  récits  et  dans  les  notes  du  savant  tra- 
ducteur, les  efforts  que  les  princes  bouddhistes  firent  pour  huma- 
niser un  peuple  appartenant  à  la  plus  barbare  de  toutes  les  races. 
Nous  avons  vu  dans  Açoka  le  type  d'un  monarque  inspiré  par  la 
bomie  loi.  Chez  les  Mongols  le  même  spectacle  se  présente  ;  mais 
chez  eux  tout  était  à  créer  :  agriculture,  instruction,  douceur  des 
mœurs  et  des  sentiments  (®).  La  transformation  fut  complète  :  «  Les 
farouches  Nomades  de  l'Asie  Centrale,  dit  Klaproth,  ont  été  changés 
par  le  bouddhisme  en  hommes  doux  et  vertueux  »  (^).  Avant  leur 


(-1)  Sluhr,  Die  Religionssysteme  der  Vôlker  des  Orients,  p.  296. 

(2)  Ibid.,  p.  288.  —  Bittcr,  Asien,  T.  VI,  p.  234.  —  Lassen,  T.  Il,  p.  419. 

(3)  Schmidt,  Geschichte  der  Ostmongolen,  p.  461. 

(4)  Pavie,  le  Tibet  {Revue  des  deux  mondes,  1847,  T.  III). 

(5)  Geschichte  der  Ostmongolen,  ubersetzt  von  Schmidt,  1829. 

(6)  Schmidt,  Geschichte  der  Ostmongolen,  p.  31 ,  329  et  passim. 

(7)  Klaproth,  Journal  Asiatique,  1=  Série,  T.  IV,  p.  9,  et  Tableaux  historiques, 
p.  62.  —  Rémusat,  Mélanges  posthumes,  p.  383  ;  Recherches  sur  les  Tartares, 
p.  224. 


LE    BOUDDHISME.  245 

conversion,  les  Mongols  épouvantèrent  l'Asie  par  leurs  atrocités.  Ils 
égorgeaient  des  tribus  entières  :  des  monceaux  de  cadavres  étaient 
les  seuls  monuments  q^u'ils  laissaient  de  leur  passage;  les  villes  et 
tout  ce  qui  rappelait  la  civilisation  devenaient  la  proie  d'une  des- 
truction complète.  Ce  même  peuple  se  soumit  à  une  religion  qui 
considère  comme  le  plus  grand  péché  de  tuer  un  être  vivant,  ne 
fût-ce  qu'un  insecte  ('). 


§  IV.  Bouddhisme  et  Christianisme. 

Le  bouddhisme  qui  a  porté  la  civilisation  dans  une  grande  partie 
de  rOrient,  n'a-t-il  pas  eu  de  retentissement  chez  les  peuples  de 
l'antiquité  classique?  Nous  entrons  ici  dans  le  domaine  des  con- 
jectures; tout  est  matière  à  discussion,  tout  est  incertitude.  Une 
des  plus  intéressantes  découvertes  faites  par  les  orientalistes  est 
une  inscription  d'^çoAa,  dans  laquelle  le  prince  indien  déclare 
que  les  rois  des  Javanas  (des  Grecs)  suivent  la  bonne  loi  (^).  Nous 
tenons  compte  de  l'exagération  orientale  :  nous  ne  croyons  pas 
que  le  bouddhisme  ait  converti  les  successeurs  d'Alexandre  ; 
cependant  un  fait  d'une  haute  importance  reste  acquis  à  l'his- 
toire des  relations  internationales  :  des  rapports  ont  existé  entre 
le  roi  bouddhiste,  les  Séleucides  et  les  Ptolémées,  et  les  boud- 
dhistes ont  songé  à  porter  leur  religion  en  Occident.  Les  bar- 
rières de  la  Chine  n'arrêtèrent  pas  l'ardeur  de  leur  prosélytisme  ; 
dans  l'Occident  les  obstacles  étaient  infiniment  moindres.  Des 
communications  religieuses  étaient  donc  possibles;  les  inscriptions 
d'Açoka  les  rendent  probables.  Il  est  certain  qu'un  siècle  avant 
Jésus-Christ,  le  bouddhisme  était  pratiqué  dans  la  Bactriane  {^).  Dès 
lors  nous  pouvons  admettre  sans  trop  de  témérité,  que  les  croyan- 
ces bouddhiques  pénétrèrent  dans  le  monde  gréco-romain  avant  la 
naissance  de  Jésus-Christ  et  qu'elles  furent  un  des  élémenls  de  la 

(1)  Schmidt,  Geschiclite  der  Ostmoiigolen,  Préface,  p.  xvi. 

(2)  Lassen,  Ind.  Alt.,  T.  II,  p.  140-143. 

(3)  /6!d.,T.  II,  p.  1073,  s.s. 


246  l'inde. 

fusion  des  dogmes  religieux  et  philosopliiques  qui  caractérise  la 
fin  de  l'antiquité.  Il  est  constant  que  le  bouddlilsme  eut  une 
influence  puissante  sur  des  hérésies  chrétiennes,  notamment  celle 
des  Manichéens  (').  Mais  le  christianisme  naissant  ne  s'est-il  pas 
lui-même  inspiré  de  la  doctrine  bouddhique  ? 

Les  analogies  ne  manquent  pas  entre  les  deux  religions.  L'es- 
prit qui  les  anime  est  le  même,  c'est  la  charité.  Les  rapports  sont 
si  nombreux,  que  l'on  a  considéré  la  religion  du  Bouddha  comme 
une  espèce  de  christianisme,  importé  en  Asie  par  les  nestoriens.  Il 
y  a  encore  des  ressemblances  plus  étonnantes  entre  le  bouddhisme 
dans  la  forme  qu'il  a  revêtue  au  Tibet,  et  le  christianisme  tel  qu'il 
s'est  développé  dans  l'Église  de  Rome.  Les  premiers  missionnaires 
catholiques  dans  l'Asie  Centrale  ne  furent  pas  peu  surpris  de 
trouver  au  centre  de  l'Orient  des  monastères,  des  processions 
solennelles,  des  pèlerinages,  une  cour  pontificale,  des  collèges 
de  lamas  supérieurs,  élisant  leur  chef,  souverain  ecclésiastique  et 
père  spirituel  de  millions  de  fidèles.  Ils  n'hésitèrent  pas  à  repré- 
senter le  bouddhisme  comme  un  plagiat  du  catholicisme.  Par  con- 
tre, les  philosophes  du  dernier  siècle,  relevant  et  exagérant  tous  les 
traits  de  cette  singulière  parenté,  insinuèrent  que  la  théocratie 
lamaïque  pourrait  bien  être  le  modèle  de  la  papauté  ('). 

On  peut  expliquer  une  partie  de  ces  analogies  par  des  emprunts 
que  le  lamaïsme  fit  au  catholicisme.  A  l'époque  où  les  successeurs 
du  Bouddha  s'établirent  au  Tibet,  la  partie  de  la  Tartarie  qui 
touche  cette  contrée  était  remplie  de  chrétiens  :  les  bouddhistes, 
pour  multiplier  le  nombre  de  leurs  sectateurs,  s'approprièrent, 
dit-on,  les  pompes  du  culte  catholique  qui  attirent  et  frappent  la 
foule;  ils  introduisirent  quelques-uns  des  usages  de  l'Occident  que 
les  ambassadeurs  du  calife  et  ceux  du  pape  leur  vantaient  égale- 
ment (').  Mais  cette  explication  que  nous  empruntons  à  un  savant 
orientaliste,  n'est  pas  entièrement  satisfaisante.  Le  bouddhisme, 
antérieur  au  christianisme,  n'a  pas  pu  emprunter  aux  catholiques 

(1)  Von  Bohlen,  Das  alte  Indien,  T.  I,  p.  369-390. 

(2)  Rémusat,  Mélanges  de  littérature  orientale,  T.  I,  p.  163,  164. 

(3)  Ibid.,  T.  I,  p.  138,  139. 


LE    BOUDDHISME. 


247 


ridée  du  célibat  et  des  religieux  mendiants;  les  couvents  d'hommes 
et  de  femmes  existaient  dans  l'Inde  six  siècles  avant  Jésus-Christ; 
dès  cette  époque  les  bouddhistes  pratiquaient  la  confession  ('),  ils 
honoraient  les  saints  et  les  saintes,  ils  vénéraient  les  reliques  du 
Bouddha  dont  ils  avaient  trouvé  moyen  de  conserver  jusqu'à 
l'ombre  (-).  Il  est  impossible  que  tant  d'institutions  et  de  croyances 
se  soient  développées  identiquement  en  Orient  et  en  Occident,  sans 
qu'une  liaison  ait  existé  entre  les  deux  religions.  N'est-il  pas  pro- 
bable que  le  christianisme  puisa  aux  sources  du  bouddhisme, 
comme  il  profita  des  autres  traditions  religieuses  et  des  spécula- 
tions philosophiques  de  l'antiquité  (')  ? 


§  V.  Appréciation  du  Bouddhisme. 

Mo  f .  E.'athéSsnie. 

Le  lien  de  parenté  que  nous  disons  exister  entre  le  bouddhisme 
et  le  christianisme  est  rejeté  bien  loin  par  les  écrivains  chrétiens. 
A  les  entendre,  ce  serait  un  sacrilège,  rien  que  de  comparer  les 
deux  religions  :  «  Rapproché  du  christianisme,  dit  M.  Barthélémy 
Saint-Hilaire,  le  bouddhisme  n'est  rien,  ou  plutôt  il  fait  horreur(*).» 


(1)  La  confession  était  déjà  en  usage  du  vivant  de  Çàkyamouni  (Burnouf, 
Introduction,  p.  299).  L'institution  des  monastères  est  également  fort  ancienne 
dans  le  bouddhisme  [Biirnouf,  ib.,  p.  3 H). 

(2)  Von  Bohlen,  T.  I,  p.  333-348.  —  Burnouf,  Introd.,  p.  348-357.  —  Benfey, 
dans  Y  Encyclopédie  d'Ersch,  S.  II,  T.  47,  p.  202. 

(3)  Nous  sommes  heureux  de  voir  l'opinion  que  nous  avons  émise  dans  la 
première  édition  de  ces  Études,  confirmée  par  l'autorité  d'un  savant  indianiste. 
Ch.  Weber  dit  dans  son  Discours  sur  les  derniers  résultats  des  travaux  concer- 
nant l'Inde  (Bévue  Germanique,  T.  II,  p.  297)  :  «  La  grande  ressemblance  qui 
existe  sous  plus  d'un  rapport  entre  le  culte  et  les  rites  chrétiens  et  ceux  du 
bouddhisme,  ne  peut  s'expliquer  que  par  l'influence  de  ce  dernier,  car  il  est  trop 
précis  pour  que  l'on  puisse  croire  à  la  production  indépendante  de  choses  si 
rapprochées.  Tels  sont  le  culte  des  reliques,  les  cloches  données  aux  éi,'lises,  la 
vie  cloUrée  des  moines  et  des  religieuses,  le  célibat,  la  tonsure,  la  confession, 
le  chapelet,  les  cloches.  » 

(4)  Journal  des  Savants,  1837,  p.  347. 


248  l'inde. 

Quelle  est  la  raison  de  ce  profond  mépris?  Le  grand  crime  que 
l'on  impute  au  bouddhisme,  c'est  qu'il  est  athée.  L'on  a  singulière- 
ment abusé  du  reproche  d'athéisme.  Les  païens  accusèrent  les 
chrétiens  d'être  athées,  parce  qu'ils  niaient  les  dieux  du  paganisme. 
Aujourd'hui  les  catholiques  lancent  l'accusation  d'athéisme  contre 
tous  ceux  qui  ne  croient  point  à  la  divinité  du  Christ.  Ces  excès 
devraient  inspirer  plus  de  mesure  et  de  retenue  aux  historiens 
philosophes.  Voltaire  dit  très  bien  qu'aucun  gouvernement  ne  fut 
athée  et  ne  le  sera  jamais;  il  dit  encore  qu'autre  chose  est  d'ignorer 
la  notion  de  Dieu,  autre  chose  est  de  la  uier(').  Essayons  d'appré- 
cier à  ce  point  de  vue  l'athéisme  de  la  doctrine  bouddhique. 

Constatons  avant  tout  que  les  indianistes  ne  sont  pas  d'accord. 
La  plupart  des  orientalistes  français,  et  les  plus  éminents,  n'hésitent 
pas  à  dire  que  l'enseignement  primitif  du  bouddhisme  fut  absolu- 
ment athée  et  que  les  peuples  bouddhiques  sont  des  peuples  athées  (*); 
tandis  que  les  Allemands  et  les  Anglais  soutiennent  que  les  boud- 
dhistes reconnaissent  un  être  parfaitement  bon  et  intelligent  H. 
Les  adversaires  mêmes  du  bouddhisme  avouent  que  dans  aucun 
de  ses  monuments  il  n'y  a  trace  d'une  polémique  directe  contre 
l'idée  de  Dieu  :  loin  de  là,  disent-ils,  le  Bouddha  admet  le  panthéon 
tout  entier  des  superstitions  indiennes  (*)*  Aussi  n'est-il  pas  exact 
de  dire  qne  les  peuples  bouddhiques  sont  athées  :  on  trouve  chez 
eux  la  notion  d'un  dieu  suprême (').  Mais  une  chose  est  certaine, 
c'est  que  l'idée  de  Dieu  est  étrangère  à  la  prédication  du  Bouddha, 
telle  que  les  livres  canoniques  des  bouddhistes  nous  la  font 
connaître. 

Voilà  donc  le  fondateur  d'une  puissante  religion  qui  garde  le 

('I)  Voltaire,  Fragments  sur  l'Inde,  art.  XXII;  Dictionnaire  philosophique,  au 
mot  athéisme. 

{2)  Durnouf,  Introd.,  p.  520,  521.  —  B.  Saint-Hilaire,  dans  le  Journal  des 
Savants,  -1855,  p.  243  et  254. 

(.3)  C'est  l'opinion  du  premier  révélateur  des  livres  canoniques  du  bouddhisme, 
Hodgson  (.lournal  des  Savants,  1831,  p.  724),  et  de  Von  Bohlen,  Dissertation  sur 
l'origine  du  bouddhisme,  p.  44. 

(4)  B.  Saint-Hilaire,  Mémoire  sur  le  Sâukhya,  dans  les  Mémoires  de  l'Acadé- 
mie des  sciences  morales,  T.  VIII,  p.  499. 

(5)  Lassen,  T.  H,  p.  -1084. 


LE    BOUDDHISME.  249 

silence  sur  une  croyance  qui  nous  paraît  être  l'essence  de  toute 
conception  religieuse.  Toutefois,  du  silence  à  la  négation,  la  dis- 
tance est  immense,  et  rien  ne  nous  autorise  à  procéder  par  la  voie 
dangereuse  d'une  induction  aussi  incertaine.  Le  caractère  de  la 
bonne  loi  explique  cette  singulière  lacune.  Le  Bouddha  ne  se 
donne  pas  pour  révélateur  d'une  religion  nouvelle  :  il  prêche  une 
loi  morale,  c'est-à-dire  une  loi  essentiellement  pratique;  rien  ne 
lui  est  plus  étranger  que  la  spéculation.  Il  n'a  donc  pas  à  s'occuper 
de  l'idée  de  Dieu.  Sans  doute,  s'il  avait  voulu  réformer  la  théologie 
des  brahmanes,  il  aurait  dû  commencer  par  établir  sa  théodicée. 
Mais  tel  n'était  pas  son  but.  Il  laissa  la  notion  de  Dieu  dans  l'état 
où  il  l'avait  trouvée.  Et  qu'était-ce  que  la  théodicée  brahmanique? 
Le  panthéisme.  Nous  pouvons  donc  admettre  avec  Rémusat  que 
la  doctrine  du  bouddhisme  était  cette  erreur  funeste  que  l'on  ren- 
contre chez  tous  les  philosophes  et  chez  toutes  les  sectes  de  rinde('). 
Cette  croyance  n'est  pas  la  nôtre;  nous  la  repoussons,  parce  qu'elle 
absorbe  l'individualité  humaine  dans  l'être  universel  ;  notre  convic- 
tion est,  que  si  la  mission  des  hommes  est  de  se  rapprocher  de 
Dieu,  ils  ne  se  confondront  jamais  avec  lui.  Mais  si  nous  réprou- 
vons le  panthéisme,  nous  nous  garderons  bien  de  confondre  les 
panthéistes  avec  les  athées;  l'on  peut  fonder  une  religion  sur  le 
panthéisme,  tandis  que  athéisme  et  religion  sont  deux  idées  qui 
s'excluent. 

1%'°  Z.  liC  nirvana. 

La  conception  que  le  bouddhisme  se  fait  de  Dieu  étant  fausse,  il 
est  impossible  que  celle  de  la  destinée  humaine  soit  vraie.  Nous 
comprenons  que  le  nirvana  des  bouddhistes  soit  aussi  mal  famé 
que  leur  athéisme.  Le  salut  final,  tel  que  le  Bouddha  le  conçoit, 
découle  logiquement  de  la  notion  de  la  vie;  cette  notion  n'est  pas 
particulière  au  bouddhisme  :  «  Une  idée  fondamentale,  dit  Biir- 
nouf,  commune  au  brahmanisme  et  au  bouddhisme,  c'est  que 
l'univers,  comme  les  êtres  individuels  qui  en  forment  l'ensemble, 
naît,  se  développe  et  périt  pour  renaître  encore,  par  une  succession 

(1)  Rémusat,  Mélanges  posthumes,  p.  185,  s. 


250  l'inde. 

non  interrompue  de  créations  et  de  destructions.  »  Dans  le  cours 
de  chacune  de  ces  existences,  le  genre  humain  ,  loin  de  progresser 
en  science  et  en  moralité,  se  déprave  graduellement.  Aucune  loi  pro- 
videntielle ne  préside  aux  créations  et  aux  destructions  du  monde  : 
c'est  l'œuvre  d'une  inconcevable  fatalité.  Cette  conception  de  la  vie 
était  à  peu  près  celle  de  toute  l'antiquité,  si  l'on  excepte  le  maz- 
déisme et  le  mosaïsme.  Mais  les  Indiens  seuls  furent  comme  pos- 
sédés de  la  pensée  d'une  éternelle  renaissance.  Les  Grecs  et  les 
Latins  n'y  songèrent  guère  :  ils  trouvaient  plaisir  à  vivre,  et  s'in- 
quiétaient très  peu  de  l'autre  monde.  Les  Indiens,  au  contraire, 
n'avaient  qu'une  idée  fixe,  la  nécessité  de  renaître  sans  cesse.  Que 
l'on  réfléchisse  un  instant  à  ce  qu'il  y  a  de  désolant  dans  la  vie 
ainsi  comprise  :  c'est  l'enfer  des  chrétiens,  car  c'est  l'éternité  du 
mal;  et  cet  enfer,  personne  ne  peut  l'éviter;  les  dieux  eux-mêmes 
sont  obligés  d'y  descendre.  Certes,  si  les  damnés  pouvaient  former 
un  vœu,  ils  préféreraient  le  néant  à  une  éternité  de  tourments.  Ne 
soyons  donc  pas  étonnés  si  la  grande  préoccupation  des  Indiens 
était  d'échapper  à  la  vie,  fût-ce  par  l'extinction  de  la  personnalité. 
Mais  si  l'on  comprend  que  les  Indiens  aient  cherché  à  se  délivrer 
du  mal  de  la  vie,  il  est  très  difficile  de  se  faire  une  idée  précise  de 
l'état  de  l'âme  aff'ranchie  de  la  renaissance.  Les  bouddhistes  l'appel- 
lent nirvana;  mais  qu'est-ce  que  le  nirvana?  Les  indianistes  fran- 
çais répondent  que  c'est  l'anéantissement  complet,  non-seulement 
des  éléments  matériels  de  l'existence,  mais  aussi  et  surtout  du  prin- 
cipe pensant  (*).  Les  écrivains  allemands  dont  le  génie  sympathise 
davantage  avec  le  panthéisme  indien,  donnent  une  interprétation 
plus  favorable  au  nirvana  :  c'est  d'après  eux  une  existence  défini- 
tivement exemple  de  toute  manifestation  ;  c'est  donc  l'anéantisse- 
ment de  l'existence  telle  que  les  hommes  la  connaissent,  mais  ce 
n'est  pas  le  néant(^).  Nous  n'avons  aucune  qualité  pour  prendre 
parti  entre  ces  opinions  opposées.  Nous  nous  contenterons  de 
remarquer  que  le  Bouddha  n'a  jamais  dit  quel  sens  il  attachait  au 

(i)  Burnouf,  Introduction,  p.  18,  19,  521,  522,  et  Appendice,  note  1.  — 
Barthélémy  Saint-IIilaire,  dans  le  Journal  des  Savants,  ^Sb5,  p.  54-59. 

(2)  Schott,  uber  den  Buddhaismus,  p.  170.  —  Von  Bohlen  dit  que  le  nirvana 
est  ïimification. 


LE   BOUDDHISME.  2io 

nirvana;  tout  ce  qu'il  promet  à  ses  disciples,  c'est  de  les  affranchir 
de  la  loi  fatale  de  la  renaissance:  mais  que  deviendra  l'homme 
délivré?  Sur  ce  point  on  ne  cite  pas  une  parole  du  Bouddha.  S'il  a 
gardé  le  silence  sur  une  question  aussi  capitale,  c'est  qu'il  avait  sans 
doute  de  bonnes  raisons  de  se  taire  :  ne  serait-ce  pas,  parce  qu'il 
n'avait  pas  la  prétention  d'expliquer  ce  qui  est  inexplicable?  Il  y  a 
eu  chez  les  Grecs  un  sage,  grand  parmi  les  grands  :  Socrate,  inter- 
rogé par  ses  auditeurs  sur  l'état  de  l'àme  dans  l'autre  monde, 
répond  qu'il  l'ignore,  mais  que  l'àme  y  trouvera  des  dieux  justes  et 
bons.  Le  christianisme  et  la  philosophie  en  savent-ils  davantage? 
Sans  doute  les  chrétiens  et  les  philosophes  ne  placent  plus  le  salut 
final  dans  le  non-étre;  ils  aflirment,  chacun  à  sa  façon,  que  l'indi- 
vidualité humaine  est  indestructible.  Ce  vif  sentiment  de  la  person- 
nalité manque  aux  Indiens;  il  est  incompatible  avec  le  panthéisme. 
Mais  de  ce  que  cette  conviction  leur  fait  défaut,  de  ce  qu'ils 
conçoivent  Dieu  et  l'homme  autrement  que  nous,  faut-il  en 
conclure  que  le  salut  final  auquel  ils  aspirent  est  le  néant  absolu? 
Nous  répondons  que  nous  n'en  savons  rien  ;  et  nous  trouvons 
très  téméraires  les  indianistes  qui  prétendent  savoir  mieux  que  le 
Bouddha  lui-même  ce  qu'il  pensait.  Quand  le  maître  a  jugé  con- 
venable de  ne  pas  se  prononcer,  ceux  qui  après  trois  mille  ans 
veulent  faire  connaître  sa  doctrine,  feraient  bien,  nous  semble-t-il, 
d'imiter  cette  prudente  réserve. 

Une  chose  surtout  nous  frappe  dans  cet  obscur  débat,  c'est  que 
des  chrétiens  et  des  philosophes  qui  se  disent  chrétiens,  osent  faire 
une  critique  amère  du  nirvana  bouddhique.  Le  christianisme 
aurait-il  trouvé  par  hasard  la  solution  d'un  problème  insoluble? 
II  l'a  si  peu  trouvée  que,  si  nous  devions  faire  un  choix,  nous  don- 
nerions la  préférence  au  bouddhisme.  Le  Bouddha  aspire  à  sauver 
toutes  les  créatures,  et  il  a  la  confiance  qu'il  les  sauvera;  sa  charité 
aurait  reculé  d'horreur  devant  la  pensée  de  condamner  l'im- 
mense majorité  du  genre  humain  à  un  mal  sans  fin.  Voilà  ce- 
pendant ce  que  les  théologiens  et  les  penseurs  chrétiens  font  dire  à 
Celui  qu'ils  adorent  comme  Fils  de  Dieu!  Quand  on  a  le  malheur 
de  croire  aux  feux  éternels  de  l'ciifcr,  l'on  a  mauvaise  grâce  de 
jeter  les  hauts  cris  sur  le  nirvana  bouddhiciue  :  si  nous  partagions 


252 


L  INDE. 


^ette  affreuse  croyance,  nous  adresserions  nos  prières  au  Tout- 
Puissant,  pour  que  dans  sa  bonté  il  détruise  les  mallieureux 
damnés,  si  sa  justice  ne  lui  permet  pas  de  les  sauver.  Le  salut 
final  des  élus,  tel  que  les  chrétiens  le  conçoivent,  répond-il  du 
moins  aux  espérances  et  aux  aspirations  de  l'homme?  Son  cœur 
sera-t-il  satisfait,  quand  dans  le  séjour  céleste  il  contemplera  les 
damnés  qu'il  a  aimés?  Quelle  compensation  lui  donne-t-on  pour 
cet  horrible  spectacle?  La  vision  béatifique!  Que  l'on  veuille  bien 
nous  définir  cette  vision  des  bienheureux.  Si  c'est  quelque  chose, 
c'est  une  existence  purement  contemplative  :  plus  d'action,  plus 
de  changement,  l'immobilité  éternelle.  Cela  ressemble,  à  s'y  mé- 
prendre, au  nirvana  bouddhique!  Les  élus,  il  est  vrai,  conserve- 
ront la  conscience  de  leur  personnalité  :  mais  est-on  bien  sûr  qu'ils 
y  trouveront  le  bonheur,  et  qu'ils  ne  regretteront  pas  leur  vie  de 
souffrance,  au  milieu  d'une  existence  dont  l'uniformité,  disons  le 
mot,  dont  l'ennui  finira  par  dégoûter  les  béats  les  plus  intrépides? 


11°  3.  Préexistence  et  transmigration. 

Le  bouddhisme  comparé  à  la  doctrine  chrétienne  soulève  des 
difficultés  plus  sérieuses.  Les  philosophes  français  répudient  hau- 
tement le  dogme  de  la  préexistence.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu 
de  traiter  le  grand  problème  de  la  destinée  de  l'homme  :  nous 
ne  l'abordons  que  parce  qu'il  est  nécessaire  d'en  dire  un  mot 
pour  apprécier  la  doctrine  bouddhique.  Remarquons  d'abord  que 
la  croyance  d'une  vie  antérieure  à  celle  de  ce  monde  n'est  pas  par- 
ticulière aux  bouddhistes,  ni  même  aux  Indiens.  Puisque  nous 
avons  affaire  à  des  philosophes,  nous  leur  rappellerons  que  Platon, 
le  divin  Platon,  croyait  à  la  préexistence  et  que  de  leur  propre 
aveu  ce  dogme  joue  un  grand  rôle  dans  sa  théorie  des  idées,  c'est- 
à-dire  dans  la  doctrine  fondamentale  du  philosophe  grec.  Une 
croyance  partagée  par  Platon  mérite  déjà  quelque  considération  ; 
il  n'est  pas  permis  de  la  repousser  par  le  dédain,  alors  même  que 
les  Indiens  et  les  bouddhistes  y  auraient  mêlé  des  erreurs. 

«  Le  bouddhisme,  dit-on,  méconnaît  outrageusement  la  personne 


LE   BOUDDHISME. 


253 


humaine  dans  sa  nature  intime  et  dans  son  essence.  La  liberté 
qui  en  est  le  caractère  éminent,  est  oubliée,  supprimée,  détruite. 
L'homme  agit  durant  toute  cette  vie  sous  le  poids  de  ses  existences 
antérieures.  Il  n'est  pas  puni  du  mal  ni  récompensé  du  bien  actuel 
qu'il  fait,  il  paye  ici-bas  la  dette  d'une  vie  passée  qu'il  ne  peut 
réformer.  Il  n'est  pas  même  libre  de  choisir  la  voie  d'affranchisse- 
ment que  lui  prêche  la  bonne  loi;  car  son  endurcissement  à  cette  loi 
libératrice  peut  être  le  châtiment  de  fautes  par  lui  commises  »(^). 
Étrange  aveuglement  d'une  philosophie  préoccupée  d'idées  chré- 
tiennes !  On  attaque  comme  détruisant  la  liberté  un  dogme  qui  est 
la  preuve  la  plus  éclatante  de  la  liberté.  La  croyance  bouddhique 
implique  que  les  conditions  de  la  vie  actuelle  sont  une  suite  rigou- 
reuse de  notre  vie  antérieure,  en  ce  sens  que  l'homme  est  récom- 
pensé ou  puni  pourses  actions  passées.  Or,  la  récompense  et  la  puni- 
tion ne  supposent-elles  pas  la  liberté?  n'est-ce  pas  parce  que  l'homme 
a  fait  un  mauvais  usage  de  sa  liberté  qu'il  est  puni?  n'est-ce  pas 
parce  qu'il  a  fait  un  bon  usage  de  sa  liberté  qu'il  est  récompensé? 
Que  si  la  liberté  existait  dans  sa  vie  antérieure,  pourquoi  n'existe- 
rait-t-elle  pas  dans  la  vie  actuelle?  Est-ce  que  celui  qui  est  puni  ne 
peut  pas  se  relever,  s'amender  et  mériter  une  récompense  dans  une 
vie  future?  donc  il  est  libre.  Les  brahmanes  eux-mêmes  l'ont  cru, 
puisqu'ils  promettent  au  coudra  qu'il  renaîtra  dans  la  caste  sacer- 
dotale, s'il  le  mérite.  Le  bouddhisme  va  plus  loin  :  il  n'ajourne 
pas  la  récompense  à  la  vie  future,  il  la  réalise  déjà  dans  ce 
monde-ci,  puisque  les  coudras  sont  appelés  au  salut  aussi  bien  que 
les  brahmanes.  Il  y  a  donc  une  chaîne  continue  de  récompenses  et 
de  peines,  au  point  de  vue  du  bouddhisme  :  donc  la  liberté  ne  fait 
pas  un  instant  défaut  à  l'homme. 

La  préexistence  se  lie  intimement  à  la  transmigration.  Nous 
n'entendons  pas  prendre  la  défense  de  la  transmigration  à  travers 
les  animaux;  nous  remarquerons  seulement  que  cette  erreur  n'est 
pas  particulière  au  bouddhisme  :  c'était  la  croyance  des  Indiens  et 
des  Égyptiens  :  c'était  la  doctrine  de  Pylhagore  et  de  Platon.  Si  les 
Indiens  ont  étendu  la  transmigration  jusqu'aux  choses  inanimées, 

(1)5.  Saint-Hilaire,  dans  le  Journal  des  Savants,  18S5,  p.  24i. 


2o4  l'inde. 

c'est  qu'à  leurs  yeux  il  n'y  a  pas  d'objets  sans  vie,  puisque  tout  ce 
qui  existe  se  confond  dans  l'être  universel.  Mais  si  la  croyance  du 
bouddhisme  est  erronée,  est-ce  que  par  hasard  le  dogme  chrétien 
serait  l'expression  de  la  vérité  absolue?  Encore  une  fois,  nous 
n'hésitons  pas  à  dire  que  la  doctrine  bouddhique  est  à  certains 
égards  supérieure  à  la  théologie  chrétienne.  Comment  les  Pères  de 
l'Eglise  expliquent-ils  les  mauvais  instincts  que  l'homme  apporte 
en  naissant?  comment  expliquent-ils  les  conditions  favorables  ou 
défavorables  dans  lesquelles  l'homme  se  trouve  placé  à  sa  nais- 
sance, conditions  qui  peuvent  aider  son  développement  moral  ou 
l'entraver?  Ils  n'ont  qu'une  explication,  le  péché  originel.  Mais  le 
péché  originel,  même  en  l'admettant,  n'explique  pas  l'inégalité  des 
conditions  humaines;  la  liberté  l'explique  tout  aussi  peu,  puisque 
l'inégalité  est  originelle.  Le  dogme  du  bouddhisme,  ce  dogme  que 
l'on  prétend  outrager  l'essence  de  la  nature  humaine,  donne  seul 
une  explication  que  la  raison  puisse  accepter. 

Il  n'y  a  pas  jusqu'à  la  transmigration,  quelqu'absurde  qu'elle 
soit,  qui  a  un  élément  de  vérité  par  lequel  elle  l'emporte  sur  le 
dogme  chrétien.  Le  christianisme  enseigne  que  notre  existence 
s'achève  ici-bas,  et  qu'elle  détermine  notre  sort  jusque  dans 
l'éternité  :  après  une  épreuve  de  quelques  années,  même  de  quel- 
ques instants,  nous  sommes  pour  toujours  des  damnés  ou  des  élus.  A 
notre  avis  ce  dogme  est  aussi  absurde  pour  les  élus  que  pour  les 
damnés.  Le  développement  successif  et  progressif  est  une  loi  géné- 
rale de  la  création  :  l'homme  seul,  quand  il  s'agit  de  son  salut  final, 
y  ferait-il  exception?  les  uns  passeront-ils  subitement  d'un  état  d'im- 
perfection à  un  idéal  de  perfection?  ne  restera-t-il  aucune  ouver- 
ture aux  autres  pour  se  perfectionner?  La  conscience  moderne 
se  soulève  contre  la  croyance  chrétienne;  les  esprits  les  plus 
religieux,  les  plus  éminents  la  répudient,  jusque  dans  le  sein 
même  du  christianisme  ;  ils  croient  que  la  vie  de  l'homme  doit 
être  successive  et  progressive,  comme  l'existence  de  tous  les  êtres. 
Eh  bien  !  la  transmigration  bouddhique  répond  au  moins  en 
partie  à  ces  aspirations.  Elle  n'arrête  pas  pour  l'éternité  la  destinée 
humaine  après  celle  courte  existence;  elle  admet  des  existences  infi- 
nies et  par  suite  elle  permet  à  tout  homme  de  se  sauver  :  si  le  boud- 


LE   BOUDDHISME.  255 

dhisme  s'est  trompé  sur  le  salut  final  et  sur  les  épreuves  imposées 
à  l'homme,  c'est  qu'il  était  dominé  par  la  fausse  idée  du  pan- 
théisme et  de  la  fatalité  des  créations  et  des  destructions  du  monde  : 
il  lui  manquait,  pour  être  vrai,  la  notion  de  Dieu  et  du  progrès. 


Xo  4.  Conséquences  morales  de  la  doctrine  bouddhique. 

S'il  fallait  juger  le  bouddhisme  d'après  les  déductions  rigoureuses 
de  la  logique,  il  faudrait  le  condamner  dans  ses  conséquences, 
comme  dans  son  principe,  de  même  que  l'on  doit  réprouver  le 
panthéisme  comme  doctrine  morale  aussi  bien  que  comme  doc- 
trine métaphysique.  La  conception  de  Dieu  étant  fausse,  tout  le 
bouddhisme  a  dû  s'en  ressentir.  En  vain  prescrit-il  la  charité  et 
l'humanité  ;  ces  vertus  ne  sont  que  des  degrés  inférieurs  condui- 
sant à  une  perfection  plus  haute,  et  cette  perfection ,  c'est  l'anéan- 
tissement de  l'activité  humaine.  Aussi  la  religion  du  Bouddha, 
bien  que  ses  tendances  la  rapprochent  du  christianisme,  en- 
traînée par  le  principe  panthéistique  qui  la  domine,  s'est-elle 
perdue  comme  les  autres  religions  de  l'Inde,  dans  les  extravagan- 
ces du  quiétisme  (').  La  distinction  du  juste  et  de  l'injuste,  du  bien 
et  du  mal  n'existe  plus  pour  celui  qui  a  atteint  au  plus  haut  degré 
de  perfection  :  «  Pour  l'ascète,  un  ennemi  ou  lui-même,  sa  femme 
ou  sa  fille,  sa  mère  ou  une  prostituée,  tout  cela  est  la  même 
chose»  (-)!  Que  peut  devenir  la  morale  dans  un  pareil  système? 

Le  moindre  mal  qui  en  résulte,  c'est  un  profond  égoïsme  : 
«  L'ascète  est  ravi  tout  entier  au  monde  dans  lequel  il  vit,  par 
le  monde  auquel  il  aspire;  à  qui  sa  sainteté,  si  sainteté  il  y  a, 
peut-elle  servir,  sinon  à  lui-même?  »  11  est  vrai  que  l'ascétisme 
sera  toujours  le  lot  du  petit  nombre;  mais  il  suffit  de  la  préoccupa- 
tion du  salut  pour  inspirer  à  tous  les  croyants  ce  même  égoïsme 
qui  flétrit  jusqu'à  la  sainteté  :  «  Le  salut  est  purement  individuel; 
il  met  l'homme  dans  un  isolement  complet.  Plus  il  s'en  préoccupe, 

(1)  B.  Saint-Hilaire ,  dans  le  Journal  des  Savants,  1855,  p.  56,  s. 

(2)  «  La  plume  se  refuse,  dit  Burnouf,  à  transcrire  des  doctrines  aussi  misé- 
rables (Introduction,  p.  558). 


236 


L  INDE. 


plus  il  s'éloigne  de  ses  semblables,  qu'il  néglige  tout  au  moins, 
quand  il  ne  va  pas  jusqu'à  les  mépriser  et  à  les  fuir.  Aussi 
les  religieux  qui  sont  comme  la  milice  du  bouddhisme  et  ses 
champions  les  plus  accomplis,  sont-ils  à  peu  près  étrangers  à 
la  société  qui  pourtant  les  nourrit.  Ils  croient  pratiquer  la  vertu, 
tandis  qu'en  réalité  ils  ne  pratiquent  qu'un  incessant  égoïsme,  qui 
se  cache  et  se  fortifie  jusque  dans  les  austérités  les  plus  rudes  et 
dans  les  détachements  les  plus  orgueilleux  »  (*). 

L'on  ne  peut  pas  mieux  dire.  Mais  nous  nous  demandons  si  le 
philosophe  chrétien  dont  nous  transcrivons  les  paroles,  a  voulu 
faire  la  satire  du  christianisme  ou  la  critique  du  bouddhisme.  Le 
christianisme  n'a-t-il  pas  eu,  n'a-t-il  pas  encore  ses  ascètes  et  ses 
moines  qui  fuient  le  monde  pour  se  livrer  dans  la  solitude  au  tra- 
vail de  leur  salut?  Leur  existence  n'a-t-elle  pas  toujours  été  glorifiée 
comme  la  réalisation  de  la  perfection  évangélique  ?  Et  à  qui  pro- 
fitent leurs  pénitences  et  leurs  austérités?  Ainsi  les  reproches  que 
l'on  fait  au  bouddhisme  retombent  tout  droit  sur  l'essence  même 
du  christianisme.  11  y  a  mieux.  L'idéal  des  moines  chrétiens  est 
encore  plus  faux  que  celui  des  moines  bouddhistes.  Le  Bouddha  a 
prêché  le  renoncement,  mais  il  n'a  pas  dit  à  ses  religieux  de 
mépriser  les  liens  de  la  famille ,  pour  lesquels  lui-même  professait 
tant  de  respect;  tandis  que  les  disciples  du  Christ  renient  père  et 
mère,  pour  se  murer  tout  vivants  dans  leur  saint  égoïsme.  Il  est 
faux,  de  toute  fausseté,  que  le  Bouddha,  en  prêchant  la  bonne  loi  et 
la  voie  du  salut,  ait  enseigné  l'égoïsme  à  ses  disciples  :  s'il  y  a  un 
reproche  à  lui  faire,  c'est  que  la  charité  telle  qu'il  l'entend  pousse 
l'abnégation  jusqu'à  la  destruction  de  la  personnalité.  Il  serait  par 
contre  très  facile  de  trouver  des  leçons  d'égoisme,  que  dis-je? 
de  haine  chez  les  plus  saints  personnages  du  christianisme.  A  quoi 
aboutissait  la  charité  chrétienne  envers  les  Juifs,  les  hérétiques  et 
les  infidèles?  A  une  odieuse  persécution,  à  l'inquisition  et  aux 
bûchers,  ou  à  une  guerre  à  mort!  Que  l'on  compare  la  tolérance 
constante,  invariable  des  bouddhistes  avec  la  fureur  qui  animait  le 
zèle  chrétien,  tant  que  ce  zèle  a  été  vivace,  et  que  l'on  décide  de 

(I)  B.  Saint-Hilaire,  dans  le  Journal  des  Savants,  -1855,  p.  '125. 


LE   BOUDDHISME.  257 

quel  côté  se  trouvaient  la  vraie  charité,  le  vrai  dévouement,  la  vraie 
abnégation  de  tout  sentiment  personnel. 


Ko  5.  Influence  individuelle  et  sociale  du  bouddiiisnie. 

La  bonne  loi  est  essentiellement  une  loi  morale.  On  prétend  que 
la  morale  bouddhique  est  viciée  dans  son  essence,  parce  qu'elle 
repose  non  sur  la  règle  du  devoir,  mais  sur  l'espoir  d'une  récom- 
pense, ce  qui  la  réduit  en  définitive  à  un  calcul  d'intérêt  bien 
entendu  :  «  Toute  celte  morale,  dit-on,  a  beau  afficher  le  renonce- 
ment et  l'abnégation;  au  fond,  elle  est  étroite  et  intéressée.  Le 
nirvana  est  la  récompense  offerte  à  tous  les  efforts  de  l'homme,  il 
n'agit  jamais  qu'en  vue  de  la  rémunération  qu'il  espère.  Il  y  a  là 
de  quoi  fausser  la  morale  tout  entière.  Si  l'homme  ne  cherche 
qu'une  récompense  dans  le  salut  éternel,  sa  vertu  n'est  plus  qu'un 
calcul  ;  et,  comme  rien  n'est  plus  mobile  et  plus  changeant  que 
l'intérêt, l'homme  se  trouve  jeté  sur  une  voie  où  il  ne  peut  faire  que 
de  faux  pas(').  » 

Nous  applaudissons  des  deux  mains  à  cette  critique;  mais 
va-t-elle  à  l'adresse  du  christianisme  ou  du  bouddhisme?  Le 
christianisme  ne  promet-il  pas  une  récompense  à  ses  élus?  Toute 
la  vie  terrestre  n'a-t-elle  pas  aux  yeux  des  vrais  chrétiens  pour 
seul  et  unique  but  de  mériter  cette  récompense?  Cela  ne  s'appelle- 
l-il  pas  :  gagner  le  ciel?  c'est-à-dire  faire  un  excellent  marché,  par 
lequel  on  renonce  à  quelques  biens  périssables  pour  obtenir  en 
retour  une  éternité  de  bonheur?  N'avons-nous  pas  d'innombrables 
donations  provoquées  et  dictées  par  l'Église,  dans  lesquelles  la 
chose  est  dite  tout  crûment?  Le  donateur  cède  ses  biens  à  un  saint, 
pour  acheter  la  protection  du  donataire  auprès  de  Dieu  et  pour 
obtenir  par  celte  puissante  intercession  le  bonheur  éternel,  voire 
même  un  bien  de  ce  monde.  Voilà  le  marché  dans  toute  sa  naïveté. 
Or,  ce  qui  se  disait  naïvement  au  moyen-âge,  se  fait  encore  au 
dix-neuvième  siècle.  Cela  ne  veut  pas  dire  que  la  piété  soit  un 
calcul  chez  tous  les  chrétiens.  A  mesure  que  l'homme  s'élève  en 

(1)  B.  Saint-Hilaire,  dans  le  Journal  des  Savaîits,  4855,  p.  121. 


238  l'inde. 

moralité,  le  principe  da  devoir  l'emporte  sur  celai  de  la  récom- 
pense. Mais  il  reste  vrai  de  dire  que  toute  doctrine  qui  présente 
comme  idéal  et  comme  dernier  terme  de  nos  efforts  un  bonheur 
parfait,  favorise  le  calcul,  si  elle  ne  le  provoque  pas.  Il  n'y  a  qu'un 
moyen  de  mettre  fin  à  cette  morale  intéressée,  c'est  de  donner  un 
autre  but  à  l'homme  et  un  autre  terme  à  sa  destinée  qu'un  bonheur 
imaginaire  et  impossible;  nous  n'en  connaissons  pas  d'autre  que 
le  développement  progressif  de  ses  facultés.  Dans  cette  théorie,  il 
n'y  a  pas  de  marché  à  faire,  car  le  calcul ,  loin  de  conduire  au 
perfectionnement,  y  serait  un  obstacle. 

Les  adversaires  du  bouddhisme  conviennent  que,  malgré  les 
défauts  de  sa  morale,  il  a  exercé  une  influence  favorable  sur  les 
individus  :  la  sainte  existence  des  pèlerins  chinois  est  un  témoi- 
gnage que  l'on  ne  peut  pas  contester.  Mais  ils  lui  dénient  toute 
action  sur  les  sociétés  et  leur  gouvernement  :  «  11  a  échoué  dans 
l'Inde,  dit-on,  où  il  est  né;  et  dans  les  pays  où  il  s'est  réfugié,  il 
n'est  pas  parvenu  à  réformer  les  mœurs  politiques.  Il  n'a  pas  arra- 
ché la  Chine  à  son  isolement  volontaire,  à  son  esprit  exclusif,  à  sa 
haine  de  l'étranger.  L'état  social  de  l'Indo-Chine  est  encore  plus 
défavorable  au  bouddhisme.  La  religion  même  y  a  dégénéré  en  un 
cérémonial  purement  matériel;  les  populations  sont  restées  à  demi 
sauvages;  nulle  part  il  n'y  a  tant  de  mépris  pour  la  vie  de  l'homme, 
tandis  qu'on  recule  devant  le  meurtre  d'un  animal,  comme  devant 
le  plus  grand  des  crimes.  Le  triste  idéal  d'une  société  bouddhique 
existe  au  Tibet  :  c'est  une  société  de  moines  contemplatifs,  pour 
lesquels  le  monde  n'existe  pas  et  qui  ont  oublié  jusqu'à  la  charité 
de  leur  maitre.  C'est  que  le  bouddhisme  engourdit,  au  lieu  de  les 
développer,  les  forces  vives  de  l'homme.  Celte  absence  d'activité 
est  la  raison  qui  a  empêché  le  bouddhisme  de  pénétrer  dans  l'Occi- 
dent :  c'est  une  religion  indienne,  orientale;  malgré  ses  prétentions 
à  l'universalité,  elle  partage  le  caractère  local,  national  de  tous  les 
cultes  de  r'autiquilé  (').  » 


(1)  Nous  avons  résumé  les  critiques  de  B.  Saint-Hilaire,  dans  le  Journal  des 
Savants,  1855,  p.  120  ;  de  Nèvc,  dans  la  Revue  de  Flandre,  T.  I,  p.  539,  s.,  et  les 
nôtres,  dans  la  première  édition  de  cet  ouvrage,  p.  199,  s. 


LE    BOUDDHISME.  239 

Il  y  a  du  vrai  dans  ces  critiques;  si  nous  les  repoussons  au  nom 
de  la  justice  historique,  c'est  que  Ton  veut  en  ce  point,  comme  en 
tous  les  autres,  exalter  le  christianisme  aux  dépens  de  la  bonne  loi: 
«  L'une  des  marques  les  plus  éclatantes  de  la  grandeur  du  chris- 
tianisme, dit-on,  c'est  d'avoir  produit  ces  sociétés  et  ces  gouverne- 
ments libres  qui  marchent  chaque  jour,  sous  les  yeux  et  aux 
applaudissements  de  l'histoire,  à  de  nouveaux  progrès,  à  une  nou- 
velle perfection. »(')  Cette  glorification  du  christianisme  est  un  pré- 
jugé que  l'histoire  dément  à  chaque  page.  De  ce  que  la  civilisation 
est  progressive  dans  les  pays  où  règne  le  christianisme,  est-ce  à 
dire  que  le  progrès  soit  dû  à  la  religion?  Il  y  a  encore  d'autres 
éléments  dans  la  civilisation  moderne  que  le  christianisme,  et 
chacun  a  sa  part  d'influence.  Or,  précisément  l'influence  que  l'on 
attribue  au  christianisme,  il  ne  l'a  pas  eue  :  on  lui  fait  honneur 
de  l'esprit  de  liberté  qui  caractérise  les  sociétés  européennes, 
tandis  que  l'esprit  de  liberté  lui  a  toujours  fait  défaut.  C'est 
une  religion  de  l'autre  monde  ;  elle  ne  prend  aucun  intérêt  à  la 
vie  politique,  parce  que  sa  patrie  est  au  ciel.  Elle  accepte,  elle 
sanctifie  l'esclavage;  elle  consacre  le  droit  divin  des  empereurs  et 
des  rois;  elle  s'arrange  parfaitement  du  despotisme  de  Byzance. 
Quand  au  moyen-àge,  la  liberté  se  fait  jour  dans  les  communes, 
elle  trouve  pour  adversaire  décidé  l'Église.  Si  la  papauté  semble 
prendre  parti  pour  la  liberté,  c'est  que  l'intérêt  de  sa  domination 
est  en  cause;  là  où  elle  agit  d'après  ses  propres  inspirations,  elle 
lance  ses  foudres  contre  les  peuples  téméraires  qui  entreprennent 
de  limiter  le  pouvoir  des  rois.  Dans  les  temps  modernes  et  jusqu'à 
nos  jours,  on  a  vu  le  christianisme  arborer  tantôt  le  drapeau  de  la 
république,  tantôt  se  prosterner  devant  la  force.  Il  se  fait  même 
gloire  d'accepter  tous  les  régimes,  tant  il  est  vrai  qu'il  est  indif- 
férent à  la  liberté.  Qui  nous  a  donné  l'esprit  de  liberté  qui  dislin- 
gue la  civilisation  européenne?  Les  Germains  et  non  la  Bible  ('). 
Qui  a  régénéré  le  monde  romain  ?  Les  Germains,  et  non  l'Evan- 
gile. Du  moins  l'Évangile  sans  les  Germains  eût  été  impuissant. 


(1)  B.  Saint-Hilaire  dit  que  la  Bible  est  le  livre  des  peuples  libres  (Journal 
des  Savants,  1860,  p.  468,  note  2). 


260  l'inde. 

Le  Bas-Empire,  où  les  Germains  ne  pénétrèrent  pas,  ne  cessa 
de  végéter  dans  la  plus  ignoble  décrépitude,  malgré  le  chris- 
tianisme. 

S'il  est  vrai  que  le  bouddhisme  est  infecté  du  vice  radical  de 
toutes  les  doctrines  indiennes,  s'il  ne  lui  a  pas  été  donné  de  pénétrer 
dans  le  monde  occidental,  le  christianisme  aussi  a  été  impuissant 
jusqu'ici  à  transformer  l'Orient.  Les  missions  ont  échoué  au  point 
qu'un  écrivain  anglais  a  pu  dire  «  que  pas  un  seul  Indien  ne 
s'était  sincèrement  converti  à  la  foi  chrétienne  »  (*).  Doutant  de 
la  force  de  l'Evangile,  des  Indianistes  distingués  n'ont  pas  hésité 
à  déclarer  que  peut-être  la  bonne  loi  serait  plus  propre  à  régénérer 
l'Inde  (^).  En  présence  de  ces  faits,  soyons  sobres  d'accusations  et 
de  reproches,  et  tout  en  déplorant  l'impuissance  actuelle  des 
religions,  ne  désespérons  pas  de  l'avenir,  car  ce  serait  nier  la  Pro- 
vidence. Mais  aussi  la  décadence  actuelle  du  bouddhisme  ne  doit 
pas  nous  empêcher  de  reconnaître  les  services  qu'il  a  rendus  à 
l'humanité  dans  le  passé.  Quand  il  n'aurait  fait  qu'introduire  dans 
l'Orient  l'idée  de  l'égalité,  nous  devrions  y  voir  un  immense  pro- 
grès vers  une  meilleure  organisation  sociale  pour  tout  un  monde 
qui  a  gémi  jusqu'ici  sous  le  régime  de  l'inégalité.  S'il  n'a  pas  trans- 
formé entièrement  les  peuples  au  milieu  desquels  le  zèle  des  mis- 
sionnaires l'a  répandu,  il  les  a  du  moins  arrachés  à  la  barbarie 
primitive  (').  Le  bouddhisme  a  été  un  lien  entre  des  peuples  qui 
étaient  séparés  par  les  distances  et  divisés  par  la  haine  (*).  11  a  donc 
contribué  dans  l'Orient,  comme  le  christianisme  dans  le  reste  du 
monde,  à  préparer  l'unité  du  genre  humain. 


(1)  Montgomery  Martin,  The  political ,  commercial  and  financial  condition  of 
the  Anglo  Indian  Empire  in  1832,  p.  194. 

(2)  Benfey,  dans  l'Encyclopédie  d'Ersch,  II,  17,  p.  158. 

(3)  Klaproth,  Journal  Asiatique,  h^  Série,  T.  IV,  p.  9:  «  Aucune  autre  religion, 
excepté  celle  de  Jésus-Christ,  n'a  autant  contribué  à  rendre  les  hommes  meilleurs 
que  celle  du  Bouddha.» —  Comparez  W.Von  Humboldt,  Ueber  die  Kawi  Sprachc 
auf  der  Insel  Java,  p.  95,  96. 

(4)  Lassen,  T.  II,  p.  442,  443. 


261 


CHAPITRE  VI. 


CONCLUSION 


Nous  avons  dit  que  les  Indiens  sont  un  peuple  théologique.  Ce 
n'est  pas  assez  dire.  Il  en  était  de  même  des  Egyptiens  et  des  Juifs; 
les  Germains,  frères  des  Aryens  de  l'Inde,  se  distinguaient  égale- 
ment par  leur  caractère  religieux.  Mais  chez  aucune  nation  l'esprit 
de  religion  n'a  dominé  comme  chez  la  race  sanscrite  :  elle  oublia  la 
terre,  pour  ne  penser  qu'au  salut  éternel,  elle  rêva  comme  idéal 
de  bonheur  un  état  où  elle  serait  à  jamais  délivrée  du  fardeau  de 
vivre.  L'on  a  accusé  le  christianisme  d'un  spiritualisme  excessif,  et 
le  reproche  est  fondé;  mais  sauf  les  solitaires  de  la  Thébaïde  et 
quelques  moines  d'Occident,  les  populations  chrétiennes  ne  prirent 
jamais  le  spiritualisme  de  leur  divin  maître  au  sérieux.  Les  Indiens 
réalisèrent,  autant  que  la  chose  est  possible,  le  spiritualisme  le  plus 
extravagant.  Toutes  les  manifestations  de  leur  vie  en  sont  em- 
preintes, jusqu'à  la  philosophie  qui  professe  l'athéisme  et  au  boud- 
dhisme qui  semble  ignorer  Dieu.  L'on  a  cherché  l'explication  des 
vices  qui  déparent  la  pensée  religieuse  et  philosophique  de 
rinde,  ainsi  que  la  cause  des  misères  de  son  état  social  dans 
l'ignorance  de  la  notion  d'un  Dieu  distinct  du  monde.  Cela  est  vrai 
à  certains  égards;  mais  telle  n'est  pas,  à  notre  avis,  la  véritable 
source  du  mal.  Le  panthéisme  est  plus  ou  moins  le  défaut  de  toute 
l'antiquité;  cependant  l'Inde  seule  s'est  perdue  dans  un  spiritua- 
lisme désordonné.  Les  chrétiens  ont  toujours  adoré  un  Dieu  créa- 
teur; toutefois,  dans  leur  sein  s'est  développée  la  même  tendance 
au  mysticisme  cl  à  l'ascétisme  qui  déborde  dans  l'Inde  ;  et  s'ils  ont 

17 


262  l'inde. 

échappé  à  recueil  contre  lequel  les  Indiens  ont  échoué,  c'est  grâce 
à  la  réaction  de  la  race  germanique,  race  guerrière,  active  et 
remuante.  Il  importe  d'insister  sur  le  défaut  de  la  conception  reli- 
gieuse que  nous  reprochons  à  l'Inde,  parce  que  sa  destinée  nous 
montre  à  quoi  aboutit  le  spiritualisme  transporté  dans  la  vie  réelle. 

Disons  avant  tout  que  par  le  spiritualisme  que  nous  reprochons 
à  l'Inde,  nous  n'entendons  pas  la  doctrine  qui  dans  l'homme  sépare 
l'esprit  delà  matière;  nous  entendons  par  là  cette  conception  de  la 
vie  qui  cherche  son  idéal  dans  une  existence  autre  que  celle  que 
Dieu  a  faite  à  l'homme,  dans  une  existence  délivrée  des  liens  de  la 
matière,  toute  spirituelle,  dans  une  inaction  toute  contemplative  ou 
toute  passive,  peu  importe,  et  qui  place  cette  existence  imaginaire 
dans  ce  qu'on  appelle  l'autre  monde.  A  ce  point  de  vue  la  concep- 
tion chrétienne  de  la  vie  future  est  identique  au  fond  avec  la  con- 
ception indienne,  même  avec  le  nirvana  si  décrié  du  bouddhisme. 
Dans  le  monde  chrétien,  la  fausse  notion  de  la  vie  que  nous  signa- 
lons, n'a  guère  influé  sur  l'existence  réelle,  et  cela  par  une  bonne 
raison,  c'est  que  les  populations  d^origine  européenne,  qui  seules 
professent  jusqu'ici  le  christianisme,  ne  s'inquiètent  pas  beaucoup 
de  l'autre  monde;  elles  trouvent  leur  bonheur  à  vivre,  c'est-à-dire 
à  agir,  à  développer  toutes  les  forces  intellectuelles  et  morales  dont 
Dieu  les  a  douées;  elles  trouvent  même  leur  satisfaction  dans  l'ac- 
tivité physique,  dans  l'industrie  et  le  commerce,  dans  l'exploitation 
et  la  transformation  de  la  terre  qui  leur  est  assignée  comme  séjour. 
S'il  y  a  excès  en  un  sens  dans  la  société  chrétienne,  ce  n'est  certes 
pas  qu'elle  oublie  de  vivre  de  la  vie  réelle,  à  force  de  penser  à  la 
vie  imaginaire  de  l'autre  monde  :  le  génie  des  races  européennes, 
grecques,  romaines,  slaves  et  germaniques,  l'a  emporté  sur  le 
dogme,  et  il  en  faut  rendre  grâces  à  la  Providence  qui  dirige  les 
destinées  humaines;  car  la  conception  que  le  christianisme  se 
forme  de  la  vie,  si  elle  avait  pris  racine  dans  nos  idées  et  dans  nos 
sentiments,  aurait  conduit  l'Europe  là  où  nous  voyons  l'Inde. 

Quand  un  peuple  essentiellement  religieux  est  bien  imbu  de  la 
croyance  que  la  vie  de  ce  monde  n'est  pas  la  vie  véritable,  que 
rcxistcnce  de  l'âme  liée  au  corps  est  une  existence  inférieure,  qui 
nous  rapproche  de  la  nature  animale  et  nous  éloigne  de  la  seule 


CONCLUSION.  263 

vraie  existence,  de  la  vie  spirituelle,  alors  ce  peuple  n'a  rien  de 
mieux  à  faire  que  de  négliger  la  vie  réelle,  pour  se  préparer  à  la 
vie  future,  de  réaliser,  autant  que  la  chose  peut  se  faire,  une  exis- 
tence spirituelle  déjà  dans  ce  monde-ci,  en  attendant  la  réalisation 
complète  de  son  idéal  dans  l'autre  monde.  Cependant  le  corps,  ses 
besoins,  ses  instincts,  s'opposent  énergiquement  à  une  existence 
purement  spirituelle  ;  il  faut  donc  combattre  le  corps,  le  détruire, 
l'annihiler;  c'est-à-dire  qu'il  faut  lutter  contre  la  vie  telle  que  Dieu 
l'a  faite,  pour  la  remplacer  par  une  vie  autre,  factice,  impossible  ; 
car  quoiqu'il  fasse,  l'homme  ne  parvient  jamais  à  ruiner  l'œuvre 
du  Créateur.  Nous  voilà  en  plein  ascétisme,  et  sur  la  voie  du  mys- 
ticisme. Il  suffît  qu'un  peuple  prenne  ces  croyances  au  sérieux 
pour  qu'il  déserte  la  vie  réelle,  la  seule  vraie  vie,  et  pour  qu'il 
aboutisse  aux  folies  du  brahmanisme  et  aux  folies  tout  aussi 
grandes  des  solitaires  de  la  Thébaïde.  Que  l'on  imagine  une 
société  poursuivant  tout  entière  l'idéal  prétondu  des  moines  du 
désert!  Voilà  l'image  de  l'Inde.  S'il  était  au  pouvoir  de  l'homme  de 
détruire  ce  que  Dieu  a  fait,  la  conception  brahmanique,  comme  la 
'conception  chrétienne,  aurait  conduit  au  néant;  ce  qui  eût  bien  été 
l'idéal  du  nirvana  bouddhique. 

L'on  voit  quelle  est  l'importance,  même  au  point  de  vue  des  rela- 
tions sociales  et  politiques,  de  la  conception  de  la  vie.  Grâce  aux 
tendances  des  races  européennes,  il  s'est  développé  en  fait  une 
notion  de  la  vie,  qui  est  en  tout  l'opposé  de  la  notion  chrétienne. 
Le  christianisme,  indifférent  à  la  vie  réelle,  dit  que  sa  patrie  est 
au  ciel.  Est-ce  là  la  conviction  qui  fait  agir  les  Anglais,  les  Améri- 
cains, les  Français,  et  même  le  plus  spiritualiste  des  peuples  mo- 
dernes, les  Allemands?  Il  n'est  pas  besoin  de  répondre  à  une 
question  qui  a  l'air  d'une  satire.  Nous  n'entrons  pas  ici  dans  le 
débat  théologique  ou  philosophique.  L'histoire  nous  olîre  les 
fruits  des  deux  doctrines.  L'Inde,  sans  cesse  préoccupée  du  salut 
éternel,  a  oublié  la  vie  présente  et  s'est  abîmée  dans  un  mysti- 
cisme dont  la  caste  sacerdotale  a  su  tirer  un  excellent  \y,\v[i  au 
profit  de  sa  domination.  Les  nations  européennes  ont  obéi,  sans 
en  avoir  conscience,  à  un  dogme  nouveau,  qui  nous  enseigne  que 
l'autre  monde  ne  diffère  pas  en  essence  de  celui  dans  lequel  nous 


2G4  l'inde. 

vivons,  que  la  vie  future  est  la  suite  et  la  continuation  de  la 
vie  actuelle,  que  le  meilleur  moyen  de  nous  préparer  à  la  vie 
future,  c'est  de  développer  dans  celle-ci  toutes  nos  facultés  dans  la 
plus  rîche  harmonie.  Cette  conception  de  la  philosophie  moderne 
nous  garantit  tout  ensemble  des  excès  du  spiritualisme  et  de  ceux 
du  matérialisme.  La  vie  est  infinie  et  progressive,  mais  elle  est 
une;  notre  existence  terrestre  n'est  donc  pas  le  terme,  mais  un 
anneau  dans  une  chaîne  sans  fin  :  elle  est  aussi  sainte  que  la  vie 
future,  bien  que  moins  parfaite  :  le  moyen  de  mériter  celte 
existence  plus  parfaite,  c'est  de  nous  perfectionner  dans  ce  monde, 
et  le  perfectionnement  implique  le  développement  de  l'homme 
tout  entier,  corps  et  âme.  Tel  est  le  principe  de  notre  civilisation 
libre  et  progressive. 


-^^\A/\/'J\AA/— 


LIVRE  SECOND. 


CHAPITRE  I. 

LA     RACE     ZENDE. 


La  race  zende  et  la  religion  de  la  Lumière  ont  une  destinée 
semblable  à  celle  des  Hébreux  et  du  mosaïsme.  Leur  origine 
remonte  au  berceau  du  genre  humain,  et  la  puissance  de  l'idée 
religieuse  parait  avoir  donné  l'immortalité  aux  peuples  qui  s'en 
inspirent;  les  législations  de  Zoroastre  et  de  Moïse  régissent 
encore  aujourd'hui  les  Perses  et  les  Juifs  que  les  révolutions  poli- 
tiques ont  chassés  de  leur  patrie  et  rendus  errants.  Mais  si  nous 
en  croyons  la  tradition ,  les  ancêtres  des  Perses  auraient  eu  une 

(1)  Zend-Avesta,  traduit  par  Anquetil  Du  Perron.  —  Spiegel,  Avosta,  2  vol. 
4852-1859.  —  Btirnouf,  Commentaire  sur  le  Yarria.  —  Rliode,  Die  heili^o  Sage 
des  Zendvolks.  —  Rolh,  Die  zoroaslrischc  Glaubenslehrc  (T.  I  do  son  Histoire 
de  la  philosophie  occidentale).  —  Flathe,  dans  VEncijclopédie  d'Ersch,  III"  Sec- 
tion, au  mot  Perser.  —  Reynaud,  dans  VEncycloi)édie  Nouvelle,  au  mot 
Zoroastre.  —  Franck.,  dans  le  Dictionnaire  des  sciences  philosophiques,  au  mot 
Perses. 


266 


L  EMPIRE   ZEND, 


existence  plus  brillante  et  plus  agitée  que  l'obscur  peuple  de  Dieu. 
Sortis  du  nord  de  l'Asie,  les  Aryens,  dit-on,  fondèrent  un  immense 
empire  dans  la  Bactriane.  Leur  domination  différait  essentiellement 
des  états  éphémères  qui  naissent  et  périssent  dans  l'Orient  avec 
une  rapidité  qui  rappelle  la  brièveté  de  la  vie  humaine.  Elle  avait 
un  élément  de  durée  qui  manquait  aux  nomades,  la  religion.  Les 
Aryens  (')  étaient  une  race  théologique  comme  les  Indiens,  les 
Egyptiens  et  les  Hébreux.  Tandis  que  les  peuples  pasteurs  qui 
envahissaient  le  midi  de  l'Asie  ne  semblaient  exercer  qu'une  puis- 
sance de  destruction,  les  adorateurs  à'Ormuzcl  (^)  propagèrent  une 
religion  qui  est  devenue  la  source  de  la  civilisation  de  l'Asie  occi- 
dentale et  dont  les  premiers  germes  ont  pénétré  jusqu'en  Europe, 
avec  les  Celtes,  les  Scandinaves  et  les  Germains  ('). 

Sur  la  formation  de  l'empire  bactrien,  sur  son  étendue  et  sa 
durée,  nous  n'avons  rien  que  de  vagues  traditions  conservées  par 
les  Perses  {*).  Dans  l'histoire,  telle  que  les  écrivains  grecs  la  rap- 
portent, il  ne  paraît  sur  la  scène  que  lorsqu'il  est  détruit  par  les 
Assyriens.  La  lutte  des  deux  peuples  est  figurée  sous  les  noms  qui 
ont  acquis  le  plus  de  célébrité  chez  les  vainqueurs  et  les  vaincus  : 
Ninus  combattit  Zoroastre;  le  conquérant  l'emporta.  Mais  il  y  avait 
dans  les  vaincus  une  vitalité  que  l'on  rencontre  rarement  dans 
l'Orient,  où  les  hommes  plient  sous  la  force,  comme  sous  la  loi  de 
Dieu  :  le  lien  tout-puissant  de  la  religion  sauva  la  nationalité  zende 
de  la  destruction.  Ce  furent  des  populations  aryennes  qui  prirent 
l'initiative  de  l'insurrection  contre  les  rois  assyriens.  Les  Mèdes 
rétablirent  la  domination  des  mazdéisnans,  mais  un  changement 
essentiel  s'opéra  dans  la  constitution  politique  du  nouvel  empire. 
Ce  n'est  plus  un  état  théocratique  ;  le  despotisme  y  prévaut,  comme 

(\)  C'est  sous  ce  nom  qu'étaient  connus  les  plus  anciens  sectateurs  de  la  loi  de 
Zoroastre  (Hcrodot.,  VII,  62.  —  Rhode,  die  Zendsage,  p.  65,  G6). 

(2)  Ormuzd  est  une  altération  du  nom  que  Dieu  porte  dans  les  livres  sacrés 
des  Perses,  Ahura-Mazda,  l'être  omniscient.  De  là  le  nom  de  Mazdéisnans 
pour  désigner  les  sectateurs  du  dieu,  et  celui  de  Mazdéisme  que  les  savants 
modernes  donnent  à  la  théologie  de  Zoroastre. 

(3)  Von  Hammer,  Wiener  Jahrbucher  der  Literatur,  1820,  T.  I,  p.  21. 

(4)  Voyez  le  résumé  de  ces  traditions  dans  Klaproth,  Tableaux  historiques  de 
l'Asie,  p.  5  et  suiv.  —  Malcolm,  Histoire  de  Perse,  cb.  i  et  '2. 


LA    RACE   ZENDK.  267 

dans  toutes  les  monarchies  de  l'Asie  occidentale;  les  prêtres  d'Oi'- 
muzd  occupent  encore  un  rang  considérable,  mais  secondaire. 

Des  causes  que  nous  ignorons  brisèrent  l'unité  religieuse  de 
la  race  zende,  et  par  suite  des  divisions  et  des  guerres  éclatèrent 
entre  les  populations  aryennes.  Les  Perses  détruisirent  l'empire 
des  Mèdes.  Bien  qu'appartenant  à  la  même  famille  que  les  vain- 
cus, les  nouveaux  conquérants  paraissent  avoir  eu  avant  la  con- 
quête une  religion  différente.  Dans  le  récit  d'Hérodote  sur  les 
origines  de  Cyrus,  on  voit  les  mages  effrayés  de  la  future  puis- 
sance des  Perses  :  ils  craignaient  de  descendre  au  rang  d'esclaves, 
et  de  ne  jouir  d'aucune  considération  auprès  de  leurs  maîtres,  à 
l'égard  desquels  ils  étaient  étrangers  (').  L'hostilité  des  deux  tribus 
subsista  sous  Cyrus  et  Cambyse  ;  le  massacre  des  mages  signala 
encore  l'avènement  de  Darius.  Cependant  les  Perses,  plus  bar- 
bares, furent  subjugés  par  la  civilisation  supérieure  des  Mèdes  ; 
le  mazdéisme  devint  la  religion  du  nouvel  empire.  Mais  ce  n'était 
plus  la  pure  adoration  de  la  Lumière,  enseignée  par  Zoroastrc. 
Les  Perses  se  répandirent  sur  toute  l'Asie;  la  même  tendance  qui 
les  avait  portés  à  adopter  la  religion  des  Mages,  les  disposa  à  s'as- 
similer les  cultes  de  la  nature  qui  s'étaient  développés  dans  la 
partie  occidentale  de  leur  immense  monarchie.  Il  se  forma  de. ces 
éléments  hétérogènes  un  mélange  syncrétique  dans  lequel  domi- 
naient à  la  vérité  les  formes  mazdéennes,  mais  qui  au  fond  n'était 
plus  qu'un  polythéisme  sans  caractère  propre.  Tel  fut  le  fondement 
du  culte  mithriaque  qui  envahit  toute  l'Asie  et  pénétra  même  en 
Europe  ('). 

La  doctrine  de  Zoroaslre  dégénéra  en  un  grossier  matérialisme 
qui  hâta  la  décadence  de  l'empire  des  Perses.  Sous  la  domination 
macédonienne,  les  populations  zendes  disparurent  de  la  scène  ; 
l'hellénisme  régna  dans  l'Orient  et  jusque  dans  la  Bactriane,  ce 
siège  antique  de  la  puissance  aryenne.  Cependant  le  feu  sacré  brû- 
lait toujours  sur  les  autels  d'Ormuzd.  La  décadence  des  Séleucides 
fut  favorable  aux  nationalités  déchues.  La  race  zende  se  releva 


(1)  Hcrod.,  I,  120. 

(2)  0.  Millier,  dans  les  Goetliwjische  gelehrle  Anzeifjen,  1838,  ii"  24. 


268  l'empire  zend. 

sous  les  Parthes.  L'intérêt  des  nouveaux  dominateurs  de  l'Asie 
était  de  prendre  appui  sur  les  populations  aryennes.  On  vit  en 
effet  les  Arsacides  s'entourer  de  mages,  s'associer  même,  comme 
les  Achéménides,  à  leur  ordre  sacré  (').  Mais  la  restauration  de  la 
nationalité  et  de  la  religion  zendes  fut  incomplète.  La  civilisation 
grecque  avait  jeté  des  racines  si  profondes  dans  l'Orient,  que  les 
Parthes  eux-mêmes  en  subirent  l'influence  toute-puissante;  des 
rois  phillhellènes  (-)  devaient  être  des  adorateurs  peu  fervents 
d'Ormuzd.  L'œuvre  que  les  Parthes  avaient  commencée  fut  ache- 
vée par  les  Sassanides,  issus  d'une  race  aryenne  (^).  Le  culte  de  la 
Lumière  fut  rétabli  ;  les  mages  recouvrèrent  leur  antique  influence; 
ils  intervinrent  même  dans  les  affaires  politiques,  dans  les  ques- 
tions de  paix  et  de  guerre  (*).  La  nation  aryenne  régénérée,  sem- 
blait avoir  acquis  des  forces  nouvelles  :  les  rois  des  Perses  osèrent 
disputer  la  domination  de  l'Asie  et  du  monde  aux  Césars.  Leurs 
sanglantes  querelles  remplissent  les  derniers  siècles  de  l'Empire; 
alors  paraissent  les  fougueux  sectaires  de  Mahomet,  les  Sassa- 
nides succombent;  la  plus  grande  partie  des  vaincus  embrassent  la 
religion  du  vainqueur.  Mais  il  y  avait  dans  le  mazdéisme  une  vita- 
lité indestructible;  les  zélés  adorateurs  d'Ormuzd  préférèrent  l'exil 
avec  toutes  ses  misères  à  l'apostasie;  poursuivis  de  refuge  eu 
refuge,  ils  finirent  par  trouver  un  asile  dans  l'Inde,  où  ils  suivent 
encore  aujourd'hui  la  loi  de  Zoroastre,  sous  le  nom  de  Parsis  ou 
de  Gnèbres. 


(4)  Real  Encyclopaedie  der  classischen  Alterthumswissetischaft,  T.V,  p.  1208. 

(2)  Des  Arsacides  prirent  ce  titre.  Voyez  le  Tome  II  de  ces  Études. 

(3)  Lassen,  Indische  Alterthumskunde,  T.  II,  p.  984-986. 
(i)  Procop.,  De  bello  pers.,  I,  3,  5.  —  Agathias,  IV,  25. 


'~r\J\PJ  \J\f\i\r^ 


269 


CHAPITRE     II. 

ZOROASÏRE. 


Telles  furent  les  destinées  de  la  race  zende.  L'antique  empire 
qu'elle  fonda  dans  l'Orient  disparaît  dans  la  nuit  des  temps  ;  quand 
elle  ressaisit  la  domination  avec  les  Mèdes  et  les  Perses,  son  his- 
toire se  confond  avec  celle  des  États  despotiques.  Ce  n'est  donc 
pas  de  l'existence  extérieure  de  la  race  aryenne  que  nous  avons  à 
nous  occuper,  mais  de  sa  vie  intérieure,  de  ses  dogmes.  L'étonnante 
persistance  du  culte  d'Ormuzd,  depuis  la  plus  haute  antiquité 
jusqu'à  nos  jours,  suffirait  à  elle  seule  pour  attester  l'importance 
de  cette  religion  :  elle  en  acquiert  encore  davantage,  si  nous  consi- 
dérons qu'elle  a  inspiré  une  grande  partie  du  genre  humain,  et 
précisément  les  populations  les  plus  progressives,  celles  qui  se 
sont  répandues  sur  l'Asie  occidentale  et  sur  l'Europe  :  le  maz- 
déisme renferme  les  sources  premières  de  notre  civilisation.  Mal- 
heureusement tout  est  obscur  dans  ces  origines. 

Le  nom  auquel  se  rattache  le  culte  d'Ormuzd,  Zoroastre,  est  une 
des  grandes  figures  de  l'humanité;  mais  la  tradition  l'a  entouré  de 
fables  au  point  que  son  existence  même  est  devenue  probléma- 
tique (').  On  l'a  confondu  avec  tous  les  personnages  célèbres  qui 
remplissent  l'histoire  sacrée  et  profane;  il  est  devenu  tour  à  tour 
Cham,  le  fils  de  Noë;  Nemrod,  «  le  grand  chasseur  devant  Dieu  »; 
Abraham,  le  patriarche  révéré  de  tout  l'Orient;  Osiris,  le  dieu  de 
l'Egypte;  Moïse,  le  législateur  des  Hébreux.  Pour  concilier  les 
témoignages  contradictoires  des  anciens,  les  savants  ont  distingué 

(1)  Ilerder  (Persopolilanische  Bricfe)  nie  son  existence.  —  Movers(DiQ  Phôni- 
zier,  T.  I,  p.  3u0-3o3)  l'ideulifie  avec  une  divinité  cbaldéenne. 


270  LE  MAZDÉISME. 

plusieurs  Zoroaslre;  on  en  a  énuméré  jusqu'à  six{').  Ceux  qui 
n'admettent  qu'un  seul  Zoroaslre,  ne  s'accordent  pas  sur  l'époque 
à  laquelle  il  vécut;  les  uns  le  placent  dans  l'antiquité  la  plus  recu- 
lée, les  autres  en  font  le  contemporain  de  Darius  Hyslaspès(^).  La 
même  incertitude  plane  sur  les  livres  sacrés,  les  Naçkas,  qui  sont 
pour  les  adorateurs  d'Ormuzd,  ce  que  la  Bible  est  pour  les  Hébreux 
et  le  Véda  pour  les  Indiens.  Révélés  à  l'Europe  par  les  travaux 
héroïques  d'Anquetil,  mais  incomplets  et  mal  traduits,  ils  ont 
donné  lieu  aux  systèmes  les  plus  divers.  D'après  quelques  orien- 
talistes, ils  sont  antérieurs  aux  Vêdas  et  à  la  Genèse,  ou  au  moins 
aussi  anciens;  d'autres  croient  qu'ils  ne  furent  rédigés  qu'après  la 
destruction  de  l'empire  persan  par  les  Mahométans.  Les  travaux 
ingénieux  de  Biirnouf  sur  la  langue  zende,  et  des  orientalistes 
allemands  sur  les  livres  sacrés  des  Perses,  s'ils  ne  dissipent  pas 
toutes  les  obscurités,  conduisent  cependant  à  des  résultats  que  la 
science  peut  accepter.  En  combinant  les  témoignages  des  anciens 
qui  sont  presque  unanimes  sur  la  haute  antiquité  de  la  doctrine 
des  mages,  avec  le  texte  des  Naçkas  et  les  variations  de  la  langue 
zende,  les  philologues  sont  arrivés  à  la  conclusion ,  que  la  tradition 
mazdéenne  est  une  des  plus  anciennes  de  l'Orient  (^).  Nous  allons 
essayer,  en  nous  aidant  de  leurs  travaux,  de  tracer  un  système 
des  doctrines  morales  et  politiques  de  Zoroastre. 

Zoroastre  est  représenté  comme  le  révélateur  d'une  loi  nouvelle 
qui  vient  compléter  et  remplacer  une  loi  ancienne  {*).  Les  croyan- 
ces primitives  de  la  race  aryenne  se  perdent  dans  les  temps  anté- 
historiques;  une  seule  chose  est  certaine,  c'est  que  la  théologie 


(1)  Brucker,  Historia  critica  philosophise,  lib.  II,  c.  2.  —  D'Herbelot,  Biblio- 
thèque orientale,  au  mot  Zerdascht. 

(2)  Anquetil  place  Zoroastre  au  sixième  siècle  avant  Jésus-Christ.  Cette  opinion 
a  perdu  tout  crédit.  Elle  est  basée  sur  une  conciliation  des  traditions  mythiques 
des  Perses  avec  les  récits  des  historiens  grecs  ;  mais  les  travaux  des  orientalistes 
ont  démontré  qu'il  n'y  a  aucun  rapport  entre  le  Déjokès  d'Hérodote  et  le 
Djemschid  des  Perses,  ni  entre  Guschtâsp  ou  Vistâçpa  sous  lequel  parut 
Zoroastre,  et  Hydaspès,  père  de  Darius {Lassen,  T.  I,  p.  517,  note  2,  et  752, 753). 

(3)  Spiegcl,  Avesta,  T.  I,  p.  40-44.  —  Haug,  dans  Bunsen,  /Egypten,  T.  VI. 
(Das  erste  Kapitel  des  Vendidad.  Einleitung,  p.  213.) 

(4)  Rhode,  die  Zendsage,  p.  -1 12,  113,  120. 


DOCTRINE   DE    ZOROASTRE.  271 

de  l'Inde  el  le  mazdéisme  procèdent  d'une  souche  commune  ;  cette 
parenté,  dont  il  reste  des  traces  dans  les  Védas  et  les  Naçkas ,  est 
attestée  par  l'identité  radicale  des  langues  des  deux  races  qui  se 
sont  partagé  l'Orient  ;  le  nom  par  lequel  les  populations  se  dési- 
gnent est  le  même.  Cependant  une  violente  scission  s'opéra  entre 
les  croyances  des  Aryens  et  celles  des  Indiens  ;  les  dieux  des  uns 
devinrent  les  démons  des  autres  (^).  Nous  ignorons  la  cause  et 
l'époque  de  la  rupture  ;  nous  savons  seulement  que  le  culte 
(ïOrmuzd,  révélé  par  Zoroastre,  y  joua  un  rôle  considérable: 
c'est  le  trait  distlnctif  des  deux  religions  f  ). 


CHAPITRE   III. 
DOCTRINE.  SOLIDARITÉ  RELIGIEUSE.  ÉGALITÉ. 


La  théologie  de  Zoroastre  se  sépare  entièrement  du  brahma- 
nisme par  le  dogme  de  l'origine  du  mal.  Dans  le  panthéisme  in- 
dien, le  mal  est  une  émanation  de  Dieu  comme  le  bien.  Dans  la 
pensée  de  Zoroastre,  telle  qu'elle  est  exprimée  dans  le  Vendidad, 
Dieu  est  toute  bonté;  la  terre,  en  sortant  de  ses  mains,  est  par- 
faite (');  si  le  mal  s'y  introduit,  il  ne  vient  pas  du  Créateur,  mais 
de  la  créature.  Les  autres  livres  sacrés  ne  s'expliquent  pas  aussi 
positivement;  mais  il  est  certain  que  dans  la  doctrine  mazdéenne  le 
mal  n'est  pas  coéternel  au  créateur,  et  qu'il  ne  jouit  pas  comme  lui 

(\)  Lassen,  Ind.  Alt.,  T.  I,  p.  316  et  suiv. 

(2)  Encyclopédie  Nouvelle,  T.  VIII,  p.  787-790. 

(3)  Vendidad,  Fargard  I,  §  i-6.  —  Spiegel,  Avesta,  T.  1,  p.  Hi. 


272  LE    MAZDÉISME. 

d'une  puissance  sans  fin  (»).  Onniizd  ne  cesse  d'inviter  Ahriman  à 
se  soumettre;  il  combat  sans  relâche.  La  lutte  finit  par  le  triomphe 
du  bien.  La  résurrection  est  précédée  de  la  conversion  de  toute  la 
terre  à  la  loi  de  Zoroastre  ;  l'empire  du  mal  est  détruit,  Ahriman 
se  prosterne  devant  Ormiizd  et  devient  un  zélé  serviteur  du  dieu  de 
la  lumière  :  «  Cet  injuste,  dit  le  Yaçna,  ce  roi  ténébreux  des  dar- 
vands  qui  ne  comprend  que  le  mal,  à  la  résurrection,  il  dira 
l'Avesta  ;  exécutant  la  loi,  il  l'établira  même  dans  le  royaume  des 
darvands  »  (-). 

Le  brahmanisme  et  le  mazdéisme,  partant  d'un  principe  opposé 
sur  l'origine  du  mal,  arrivent  à  une  conception  de  la  vie  essen- 
tiellement différente.  L'Indien  accepte  le  mal  comme  divin;  il  ne 
songe  pas  à  la  résistance,  il  ne  sait  y  échapper  que  par  l'extinc- 
tion de  la  personnalité;  son  idéal  est  de  s'abstraire  du  monde.  Le 
mazdéisnant  combat  le  mal;  à  l'exemple  d'Ormiizd,  il  doit  s'appli- 
quer à  faire  le  bien  sur  la  terre.  Ce  devoir  est  une  source  d'acti- 
vité incessante;  la  mission  de  l'homme  n'est  donc  pas  la  contempla- 
tion, l'inaction,  mais  le  travail.  Le  but  de  ses  efforts  est  de  réaliser 
la  perfection,  telle  qu'elle  existait  dans  l'ordre  physique  et  moral 
avant  qu' Ahriman  eût  gâté  la  création. 

Le  mal  a  fait  son  apparition  dans  le  monde,  sous  la  forme  de 
la  pauvreté  et  de  toutes  les  souffrances  qu'elle  entraîne.  Les  ado- 
rateurs iWrmuzd  y  portent  remède,  en  cultivant  la  terre,  en  la 
couvrant  de  végétaux  et  d'animaux  utiles,  en  l'embellissant,  en  la 
rendant  au  bien-être  et  à  la  joie.  Les  livres  sacrés  des  Perses 
donnent  au  travail  agricole  les  éloges  que  le  législateur  indien  pro- 
digue à  la  contemplation  (').  Le  principe  de  l'activité  sauve  le  maz- 
déisme de  recueil  contre  lequel  le  spiritualisme  excessif  des  brâli- 

(4)  Anquetil,  dans  les  Mémoires  de  l'Académie  des  Inscriptions,  T,  XXXVII, 
p.  612.  —  Mode,  die  Zendsage,  p.  180,  382.  —  Creuzer,  Symbolik ,  T.  I,  p.  195. 
—  Both,  die  Zoroastrische  Lehre,  p.  429.  On  n'est  cependant  pas  d'accord  sur  ce 
point  de  la  religion  aryenne. 

(2)  Yaçna,  Hymnes  44,  G8,  30,  31. 

(3)  Yaçna,  31 .  —  Vendidad,  farg.  3.  —  Yaçna,  35.  —  Encyclopcdie  Nouvelle, 
p.  806  et  suiv.  —  Les  expiations  imposées  aux  pécheurs  ne  consistent  pas  en 
pénitences,  en  mortifications,  mais  en  œuvres  utiles. Voyez  le  détail  dans  Bhode, 
p.  450-452;  Vendidad,  farg.  14  {Spieyel,  Avesta,  T.  1,  p.  203,  ss.). 


DOCTRINE   DE    ZORO ASTRE.  273 

mânes  et  des  chrétiens  a  échoué.  Pour  lutter,  soit  dans  l'ordre 
physique,  soit  dans  l'ordre  moral,  il  faut  des  forces;  il  faut  donc 
que  le  corps  seconde  Tàme.  Les  Indiens  au  contraire  et  les  soli- 
taires chrétiens  traitaient  le  corps  en  ennemi;  ils  l'auraient  tué 
volontiers  à  force  de  macérations  et  de  jeûnes.  Zoroastre  pensait 
qu'énerver  le  corps  était  un  mauvais  moyen  de  fortifier  l'âme; 
il  dit  dans  le  langage  naïf  des  premiers  temps  :  «  Si  l'on  ne  mange 
rien,  on  sera  sans  forces  et  l'on  ne  pourra  pas  faire  d'œuvres 
pures.  Il  n'y  aura  ni  forts  laboureurs  ni  enfants  robustes ,  si  l'on 
est  réduit  à  désirer  la  nourriture.  Le  monde,  tel  qu'il  existe,  ne 
vit  que  par  la  nourriture  »(*). 

Dans  l'ordre  moral,  la  lutte  contre  le  mal  a  plus  d'importance 
et  plus  de  difficulté.  Le  christianisme  enseigne  que  la  source  du 
mal  est  dans  la  division,  dans  le  développement  excessif  de  la 
personnalité;  le  remède  doit  par  conséquent  être  cherché  dans 
l'amour  qui  unit  les  hommes.  La  charité  chrétienne  est  en  germe 
dans  le  mazdéisme.  Chez  les  anciens  la  religion  était  plutôt  un 
culte  individuel  qu'un  lien  entre  toutes  les  créatures  émanées  de 
Dieu.  Les  Grecs  remarquèrent  avec  étonnement  qu'il  n'en  était 
pas  de  même  chez  les  Perses  :  «  Il  n'est  pas  permis,  dit  Hérodote, 
à  celui  qui  célèbre  le  sacrifice,  de  prier  pour  lui  seul,  il  doit 
demander  que  le  bien  se  répande  sur  tous  les  Perses  ensemble  et 
sur  le  roi  »  (^).  La  solidarité  religieuse  est  un  dogme  essentiel  du 
mazdéisme;  elle  s'étend  même  à  ceux  qui  se  sont  éloignés  du  bien; 
le  mazdéisnant  prie  Dieu  qu'il  les  éclaire  de  sa  grâce  :  «  Intelli- 
gence pure,  donne-moi  une  sainteté  inébranlable  dans  mes  actions, 
dans  mes  paroles.  Fais  que  je  puisse  exécuter  à  découvert  tout  ce 
que  je  désire.  Je  porte  publiquement  la  parole  à  ceux  qui  sont  in- 
struits et  aussi  à  ceux  qui  ne  le  sont  pas  et  qui  me  font  du  mal... 
Que  mon  désir  s'accomplisse  !  Ce  que  je  le  demande,  ô  Ormuzd, 
c'est  que  les  méchants  soient  sans  péchés,  que  bientôt  où  était  le 
péché,  on  ne  voie  plus  que  les  œuvres  pures  »(^). 

(1)  Vcndidad-Sadé,  farg.  3,  §  \\l-W6.[Spie(]d,  T.  I,  p.  85,  s.). 

(2)  Ilerod.,  I,  132. 

(3)  Yaçna,  31.  —  Encyclopédie  Nouvelle,  T.  VIII,  p.  808.  —  A7iquelil, 
Zendavcsta,  T.II,  p.  593. 


274  LE    MAZDÉISME. 

Le  dogme  de  la  solidarité  des  hommes  est  destiné  à  modifier 
toutes  les  relations  sociales.  S'il  était  compris  et  pratiqué,  le 
mal  disparaîtrait  réellement  de  la  terre.  Le  révélateur  de  celte 
loi  en  a  compris  Timportance.  La  tradition  le  représente  animé  de 
cet  amour  des  hommes  qui  inspirait  le  Bouddha  et  qui  trouva,  après 
bien  des  siècles,  son  idéal  en  Jésus-Christ  :  «  Si  quelqu'un  était 
dans  le  besoin,  Zoroastre  le  faisait  venir  en  secret,  le  consolait, 
le  soulageait  et  lui  donnait  ses  habits,  ses  propres  biens;  il  dis- 
tribuait ses  richesses  à  tous.  Son  nom  devint  célèbre  chez  les 
petits  et  chez  les  grands  »(').  La  charité  occupe  le  premier  rang 
dans  les  vertus  recommandées  par  la  morale  de  Zoroastre.  «  Ormuzd 
donne  l'empire  à  celui  qui  soulage  et  nourrit  le  pauvre.  Celui  qui 
fait  le  bien,  celui  qui  donne  même  peu  de  grains,  attriste,  détruit 
les  Dews;  l'homme  au  contraire  qui  ne  fait  pas  part  de  ses  biens, 
augmente  les  productions  d'Ahriman.  Le  séjour  de  ceux  qui  n'aiment 
pas  à  donner  est  en  enfer  »  (').  La  charité  est  comme  la  marque  ca- 
ractéristique de  la  race  aryenne;  les  derniers  descendants  des  ado- 
rateurs iVOrmiizd  se  distinguent  toujours  par  cette  vertu;  on  ne 
rencontre  pas  un  mendiant  parmi  les  Parses  et,  ce  qui  est  encore 
plus  remarquable,  leurs  bienfaits  s'étendent  jusqu'aux  pauvres  de 
toutes  les  religions  Q. 

La  charité  n'est  pas  restreinte  aux  besoins  physiques;  elle  em- 
brasse l'homme  moral,  ses  faiblesses  et  ses  défaillances.  La  loi  du 
monde  gréco-romain  est  le  mal  pour  le  mal;  les  dieux  de  l'Olympe 
donnent  eux-mêmes  l'exemple  de  la  vengeance.  Zoroastre  prêche 
le  pardon  des  injures  (*j.  La  différence  des  deux  morales  a  son 
fondement  dans  la  conception  théologique  d'où  elles  découlent. 
Dans  la  doctrine  du  polythéisme,  le  mal  est  permanent,  l'humanité 
tourne  pour  ainsi  dire  dans  un  cercle  vicieux;  si  les  dieux  ne 
relèvent  pas  l'homme  qui  tombe,  comment  les  hommes  concevraient- 
ils  le  pardon  des  injures?  Ormuzd  combat  le  mal,  et  il  en  triom- 

(1)  Anquetil,  Vie  de  Zoroastre,  T.  I,  2e  partie,  p.  19. 

(2)  Anquetil,  T.  II,  p.  260,  ^61,  263;  T.  I,  2«  partie,  p.  81,  174,  284,  285,  407. 

(3)  Warren,  l'Inde  anglaise  en  1843  et  en  1844,  2e  partie,  ch.  t3. 

(4)  Anquetil,  T.  I,  2^  partie,  p,  89. 


DOCTRINE    DE  ZOROASTRE,  275 

pliera;  puisque  Dieu  pardonne,  pourquoi  les  hommes  seraient-ils 
ennemis?  Tous  seront  sauvés;  des  inimitiés  éternelles  seraient  par 
conséquent  impies. 

La  raison  de  la  supériorité  théologique  du  mazdéisme  se  trouve 
dans  le  dogme  de  la  solidarité  humaine  qui  implique  celui  de 
l'égalité.  Les  Grecs  et  les  Romains  n'ont  connu  que  l'égalité  entre 
citoyens;  ils  ne  l'ont  pas  respectée  dans  Yhomme.  Le  brahmanisme 
allait  plus  loin  :  il  rendait  le  Créateur  complice  de  ses  erreurs,  en 
faisant  remonter  l'inégalité  à  Dieu.  Les  livres  religieux  desParses 
ne  consacrent  pas  les  castes;  il  est  vrai  qu'on  y  trouve  les  quatre 
classes  de  prêtres,  de  guerriers,  de  laboureurs  et  d'artisans;  mais 
il  y  aune  différence  fondamentale  entre  cette  division  et  l'institu- 
tion indienne.  Brahma  lui-même  est  l'auteur  des  castes;  d'après  la 
tradition  mazdéenne ,  telle  qu'elle  est  rapportée  dans  le  Boun- 
Dehesch  ('),  Ormuzd  a  créé  un  premier  couple,  d'où  est  descendu 
le  genre  humain.  Ainsi  il  y  a  égalité  originelle  entre  les  hommes; 
si  l'inégalité  s'est  établie,  c'est  une  des  faces  du  mal,  c'est  l'œuvre 
û'A/iriman  qui  doit  disparaître,  et  de  fait,  elle  a  disparu;  l'égalité 
règne  aujourd'hui  chez  les  Parses,  tandis  que  les  castes  se  sont 
perpétuées  dans  l'Inde.  Déjà  dans  la  conception  religieuse  de 
Zoroastre,  l'égalité  est  un  dogme  :  tous  les  adorateurs  d'Ormuzd 
revêtent  le  cordon  sacré  et  portent  le  titre  de  mazdéisnant, 
comme  tout  disciple  de  Jésus-Christ  porte  celui  de  chrétien.  L'éga- 
lité religieuse  a  pour  conséquence  inévitable  l'égalité  politique:  les 
mazdéisnans  ne  forment  qu'une  seule  famille,  au  sein  de  laquelle 
doit  régner  la  charité  (^). 

La  fraternité  s'étend-elle  aussi  aux  étrangers,  à  ceux  qui  ne 
suivent  pas  la  loi  d'Ormuzd?  Une  pareille  conception  était  impos- 
sible dans  l'ordre  d'idées  de  la  théologie  ancienne.  C'est  déjà  un 
immense  progrès  que  d'aimer  comme  frères  tous  ceux  qui  adorent 
le  vrai  Dieu;  mais  par  cela  même  que  la  charité  a  sa  source  dans 
la  communion  religieuse,  elle  ne  peut  pas  embrasser  les  infidèles, 
ceux  qui  aux  yeux  des  sectateurs  d'Ormuzd  sont  des  enfants 

(1)  Anquetil,  T.  II,  p.  37G.  —  Rhode,  p.  177,  178. 

(2)  Encyclopédie  Nouvelle,  T.  VIII,  p.  808. 


276  LE    MAZDÉISME. 

d'Ahriman.  Zoroastre  adresse  ses  bénédictions  à  tous  les  croyants; 
il  prononce  une  imprécation  de  tourments  et  de  malheurs  contre 
les  adorateurs  des  Dews.  Il  désire  que  le  roi  pur  vive  longtemps  et 
que  le  roi  impur  soit  anéanti.  Le  législateur,  si  charitable  pour  les 
mazdéisnans,  devient  cruel  quand  il  s'agit  des  infidèles;  il  leur 
souhaite  «  un  roi  usurpateur,  tyran,  qui  détruise  l'abondance  et 
frappe  continuellement  les  biens  et  les  fruits  ».  Le  mazdéisnant 
doit  tout  donner  aux  croyants ,  rien  à  ceux  qui  ne  pratiquent  pas 
le  culte  de  la  lumière  Ç).  S'il  est  médecin,  il  doit  d'abord  exercer 
son  art  sur  le  corps  des  adorateurs  des  Dews;  la  vie  d'un  impur 
n'est  comptée  pour  rien  (^). 

Ces  prières  et  ces  vœux  nous  paraissent  impies  ;  ils  révoltent 
notre  sentiment  d'humanité.  Mais  n'oublions  pas  que  nous  sommes 
dans  un  âge  de  lutte  violente  contre  le  mal  qui  déborde  dans  le 
monde  :  tous  ceux  qui  ne  se  joignent  pas  à  Ormuzd  pour  le  com- 
battre, deviennent  complices  d'Ahriman;  il  faut  les  détruire,  pour 
que  le  bien  s'établisse  C").  Cette  conception  théologique  est  la  source 
de  l'intolérance  qui  a  toujours  distingué  les  adorateurs  d'Ormuzd. 
L'intolérance  des  Perses,  comme  celle  des  chrétiens,  impliquait 
l'ardent  désir  d'amener  tous  les  hommes  à  l'adoration  du  vrai 
Dieu.  Les  disciples  de  Zoroastre  espéraient,  ainsi  que  ceux  du 
Christ,  que  leur  foi  deviendrait  celle  de  la  terre  entière  :  ils  ne 
voyaient  pas  que  leur  unité  renfermait  le  principe  d'une  division 
éternelle. 

Les  Naçhas  sont  une  loi  purement  religieuse,  et  faite  pour  un 
peuple  dont  les  relations  avaient  encore  la  simplicité  du  monde 
primitif.  Le  Code  de  Manou  traite  du  commerce,  des  rapports 
avec  les  peuples  étrangers,  de  la  guerre,  de  la  diplomatie  :  tout 
dénote  une  société  plus  avancée,  plus  compliquée.  Dans  les  livres 
sacrés  des  Perses  il  n'est  pas  parlé  du  commerce  {*]  ;  la  guerre 

(1)  Anquclil,  T.  F,  2^  partie,  p.  -106,  202,  -111,  177. 

(2)  Burnouf,  Journal  Asiatique,  juillet  1840,  p.  36,  37. 

(3)  «  II  faut  que  les  hommes  aient  soin  de  pratiquer  toutes  ces  choses.  S'ils 
ne  se  conduisent  pas  selon  ce  que  vous  annoncerez  au  monde,  qu'on  leur  coupe 
le  corps  de  haut  en  bas,  avec  un  couteau  de  fer  n{Anquetil,  T.  I,  2^  partie, 
p.  290). 

(4)  lihodc,  die  Zendsage,  p.  525-527. 


DOCTRINE   DE    ZOROASTRE.  277 

même  y  paraît  à  peine;  les  guerriers  sont  représentés  comme  des- 
tructeurs des  mécliants,  comme  défenseurs  des  faibles  (').  Soumise 
à  riutelllgence,  la  force  a  une  mission  morale.  Le  mazdéisme  in- 
spire des  sentiments  de  douceur  peu  compatibles  avec  les  luttes 
des  champs  de  bataille  ;  c'est  peut-être  la  seule  religion  qui  soit 
constamment  restée  étrangère  aux  sacrifices  sanglants.  Ces  ten- 
dances pacifiques  se  sont  perpétuées  à  travers  les  âges  parmi  les 
sectateurs  à'Ormuzd.  Les  grands  guerriers  ont  peu  de  prix  à  leurs 
yeux.  Il  y  a  parmi  les  conquérants  un  nom  qui  s'est  attiré  l'ad- 
miration des  peuples  ;  les  Parses  maudissent  et  détestent  Alexan- 
dre le  Grand  :  ils  le  regardent  «  comme  un  pirate,  un  brigand, 
comme  un  homme  sans  justice  et  sans  cervelle,  né  pour  troubler 
l'ordre  du  monde,  et  pour  détruire  une  partie  du  genre  hu- 
main »  (^).  Le  voyageur  auquel  nous  empruntons  ces  détails,  dit 
que  les  Parses  n'ont  pas  tort  de  détester  les  conquérants,  puisque 
c'est  à  eux  qu'ils  doivent  leur  ruine.  Le  mazdéisme  n'aurait-il 
donc  laissé  d'autre  trace  dans  le  monde  que  quelques  tribus 
obscures  qui  conservent  avec  une  admirable  persévérance  le  culte 
de  leurs  ancêtres  ? 


CHAPITRE    IV. 

INFLUENCE  DU  MAZDÉISME  SUR  L'HUMANITÉ. 


Bien  que  les  destinées  primitives  du  mazdéisme  soient  obscures, 
un  fait  est  constant,  c'est  qu'il  s'étendit  sur  une  grande  partie 
de   l'Asie  occidentale  (^).    Les   orientalistes  découvrent   tous  les 

(1)  Anquetil,  Zcnd-Avcsta,  T.  II,  p.  614,  266,  ss.  —  «  Allumer  la  guerre  est 
un  péché  dans  la  doctrine  de  Zoroastre  »  (ib.,  p.  46). 

(2)  Chardin,  Voyage  en  Perse,  T.  XVII,  p.  8  (éd.  Lecointc). 

(3)  Beal  Encyclopaedie  der  Aller thumswissenschaft,  T.  IV,  p.  1366.  — 
Movers,  Die  Phocnizier,  T.  I,  p.  70.  —  Lassen,  Ind.  Alt.,  T.  I,  p.  751,  752. 

18 


278  LE    MAZDÉISME. 

jours  de  nouvelles  affinités  entre  les  langues  de  l'Orient;  les 
racines  appartiennent  à  la  langue  zende  ou  au  sanscrit  qui  en  est 
une  sœur.  Burnouf  a  trouvé  dans  l'idiome  des  Naçkas  les  radi- 
caux des  noms  qui  désignent  les  lieux  les  plus  considérables 
entre  l'Iaxarte,  l'Indus  et  l'Euphrate;  ces  contrées  ont  donc  été 
occupées  dans  les  temps  antéhistoriques  par  la  race  aryenne;  son 
culte  a  été  la  religion  dominante  de  cette  partie  du  monde.  Il 
existe  même  des  vestiges  de  croyances  mazdéennes  chez  les  nom- 
breuses tribus  qui  occupent  les  plateaux  de  l'Asie  Centrale  :  les 
Mongols  conservent  plusieurs  coutumes  qui  dérivent  de  cette 
source  antique  et  qui  résistèrent  à  l'influence  toute  puissante  du 
bouddhisme  ('). 

Lorsqu'une  des  branches  aryennes  devint  conquérante  et  ambi- 
tionna la  monarchie  universelle,  le  pur  culte  d'Ormuzd  avait  déjà 
dégénéré  ;  cependant  les  traits  principaux  subsistaient  ;  partout  oîi 
les  Perses  s'établirent,  on  doit  donc  s'attendre  à  ce  que  leurs 
croyances  se  soient  implantées  à  la  suite  de  leurs  victoires.  L'inva- 
sion de  l'Egypte  mit  deux  peuples  théocratiques  en  présence;  les 
mages  exercèrent-ils  une  action  sur  le  sacerdoce  égyptien?  Nous 
n'avons  que  des  conjectures  sur  ces  questions  intéressantes.  Les 
guerres  remplissent  exclusivement  les  récits  des  auteurs  anciens; 
mais  les  idées  circulaient  avec  les  armées.  Il  est  probable  que  la 
fusion  des  dogmes,  dont  l'Egypte  devait  être  le  théâtre,  commença 
dès  lors  par  le  contact  de  la  religion  d'Ormuzd  et  de  la  science 
égyptienne.  On  ne  peut  douter  que  les  doctrines  persanes  se  soient 
propagées  dans  l'Occident  ;  à  l'époque  de  la  décadence  du  poly- 
théisme, le  culte  de  Mithra  envahit  presque  tout  l'empire  romain, 
bien  que  la  Perse  proprement  dite  restât  en  dehors  de  la  domina- 
lion  de  Rome  (").  Le  dieu  de  la  Perse  manqua  de  devenir  celui  du 
monde,  lorsqu'Éliagabale,  revêtu  de  la  robe  des  mages,  la  tiare  sur 
la  tête,  image  vivante  du  soleil,  monta  sur  le  trône.  Le  culte  asiati- 
que prit  une  extension  immense  :  on  découvre  encore  aujourd'hui 

(1)  Schmidt,  Forschungen  im  Gebiete  der  Bildungsgescbichte  der  Vôlker 
Mittelasiens,  p.  -1 4(3-1 53. 

(2)  Tijchsen,  Do  religionum  zoroastricarum  apud  extexas  gentcs  vestigiis. 
{Comment.  Societ.  Goetting.,  T.  XII,  p.  3-21.) 


INFLUENCE    DU    MAZDÉISME.  279 

en  Allemagne  des  monuments  élevés  en  Vhonneur  du  dieu  persan. 
D'après  une  tradition  recueillie  par  Pline,  les  druides  tireraient 
leur  origine  des  mages (').  La  parenté  des  langues  grecque,  latine  et 
germanique  avec  le  zend  atteste  au  moins  d'antiques  liens  entre 
les  populations  de  l'Europe  et  la  famille  aryenne.  Nos  ancêtres,  en 
émigrant  de  l'Asie,  emportèrent  comme  héritage  les  croyances  de 
l'humanité  primitive.  Ces  dogmes  avaient-ils  des  rapports  avec 
ceux  de  Zoroastre?  La  nuit  des  temps  couvre  le  berceau  des  reli- 
gions de  l'Europe  et  de  l'Orient,  mais  la  communauté  de  race 
et  de  langage  suppose  une  communion  d'idées  et  de  sentiments. 

De  plus  hautes  destinées  étaient  réservées  au  mazdéisme.  Il  y  a 
dans  la  tradition  sur  la  naissance  de  Jésus-Christ  et  les  événe- 
ments miraculeux  qui  l'accompagnèrent  un  mythe  qui  au  premier 
abord  parait  inexplicable.  Dieu  révèle  la  naissance  de  Jésus-Christ 
aux  mages;  les  prêtres  d'Ormuzd  devinent  le  signe  céleste,  ils  se 
réjouissent  et  viennent  se  prosterner  aux  pieds  de  l'enfant  divin. 
Pourquoi  parmi  toutes  les  religions  de  l'antiquité,  Dieu  choisit-il 
le  mazdéisme  pour  le  mettre  en  relation  avec  la  loi  nouvelle?  La 
question  a  préoccupé  les  théologiens  et  les  savants.  L'historien  de 
la  Religion  des  anciens  Perses  (^)  répond  que  la  Providence  seule  a 
le  secret  de  la  faveur  qu'elle  leur  accorda  ;  Hyde  présume  que  Dieu 
avait  un  amour  particulier  pour  cette  nation,  parce  que  seule  avec 
les  Juifs  elle  conserva  le  dogme  de  l'unité  divine.  Origène  soupçon- 
nait dans  ce  rapprochement,  des  rapports  entre  le  culte  aryen  et 
le  christianisme.  Un  philosophe  français,  entrant  plus  profondé- 
ment dans  le  sens  de  la  tradition,  y  voit,  outre  la  parenté  des  deux 
religions,  une  reconnaissance  de  la  supériorité  du  christianisme 
sur  les  croyances  dont  il  s'inspira,  mais  en  les  dominant  ('). 

Les  Pères  de  l'Eglise  remarquèrent  les  analogies  qui  existent 
entre  le  culte  d'Ormuzd  et  celui  des  chrétiens;  ne  pouvant  se  les 
expliquer  naturellement  par  la  voie  du  progrès  et  de  la  filiation 
des  idées,  ils  crurent  que  c'était  l'œuvre  du  démon (^).  Le  savant 

(1)  P/m.,  H.  N.,XXX,  i.  —  Beynaud,  Encyclopédie  Nouvelle,  T.  V,  p.  403bis. 

(2)  Ilyde,  Historia  religionis  veterum  Persarum,  c.  31. 

(3)  Heynand,  dans  VEncyclopédie  Nouvelle,  T.  VIII,  p.  79^'. 

(4)  Justin  remarque  l'analogie  qui  existe  entre  les  deux  religions  pour  oo  qui 


280  LE    MAZDÉISME. 

Hyde,  frappé  de  la  pureté  des  dogmes  mazdéens,  supposa  que 
Zoroastre  fut  élevé  dans  la  connaissance  du  vrai  Dieu  chez  les 
Juifs;  d'après  cela,  il  n'hésita  pas  à  admettre  que  la  foi  des  Perses 
était  orthodoxe  (^).  Ces  hypothèses  font  sourire  les  critiques  mo- 
dernes; si  nous  les  mentionnons,  c'est  qu'elles  sont  un  témoignage 
naïf  des  liens  qui  rattachent  la  religion  chrétienne  au  mazdéisme. 
11  y  a  hien  des  choses  obscures  dans  ces  rapports;  mais  de  ce  que 
nous  ne  pouvons  pas  toujours  les  expliquer  d'une  manière  satisfai- 
sante, est-ce  une  raison  pour  les  nier?  De  grandes  phrases  débitées 
du  haut  de  l'orthodoxie  et  repoussant  dédaigneusement  toute 
origine  humaine  des  croyanies  chrétiennes,  ne  détruisent  pas  le 
fait  de  l'analogie  qui  se  trouve  entre  un  dogme  ancien  et  un  dogme 
nouveau.  Dès  lors  la  filiation  est  probable.  Pour  le  mosaïsme,  elle 
est  certaine  ;  non  pas  que  Moïse  ait  été  le  disciple  de  Zoroastre, 
mais  les  livres  sacrés  des  Hébreux  portent  l'empreinte  ineffaçable 
de  la  théologie  mazdéenne. 

Le  mosaïsme  primitif  ne  parle  pas  de  l'immortalité  de  l'âme;  il 
ne  la  nie  pas,  mais  il  ne  l'enseigne  point  :  il  ne  connaît  que  les 
biens  et  les  maux  de  cette  vie  (-).  C'est  après  la  captivité  d'Israël, 
que  la  vie  future,  avec  ses  récompenses  et  ses  peines,  paraît  pour 
la  première  fois  dans  les  écrits  des  prophètes.  Où  puisèrent-ils 
cette  croyance?  Ce  n'est  pas  dans  la  tradition  hébraïque,  puisque 
celle-ci  l'ignorait.  Le  dogme  nouveau  a  tous  les  caractères  qu'il 
présente  dans  les  livres  sacrés  des  Perses;  ce  fut  donc  la  race 
zende  qui  initia  les  Hébreux  à  une  croyance  inconnue  de  leurs 
ancêtres.  Les  Juifs,  transplantés  à  Babylone  et  placés  ensuite  sous 
la  domination  persane,  vécurent  au  contact  des  adorateurs  d'Or- 
muzd;  ils  adoptèrent  la  distinction  des  deux  principes,  sans  parler 
des  anges  dont  ils  peuplèrent  le  ciel(^).  Il  est  inutile  d'insister; 
pour  tout  homme  libre  de  préjugés  religieux,  cela  ne  fait  plus 
Tombre  d'un  doute.  Par  cela  même  il  est  prouvé  que  le  christia- 

concerne  l'eucharistie (/lpo/o(/.,  I,  66),  Tertullien  pour  ce  qui  regarde  le  baptême 
[De  baptismo,  c.  5). 

(1)  Hyde,l,  10.  —  Stuhr,  Die  Religionssystome  des  Orients,  p.  373-375. 

(2)  Eivald,  Geschichte  des  Volkes  Israël,  T.  II,  p.  '120-122. 

(3)  Both,  dieZendsage,  p.3S8.  —Matter,  Hist.  du  gnosticisme,  T.  I,  p.78-HG. 


INFLUENCE   DU    MAZDÉISME.  281 

Disine  se  rattache  au  moins  indirectement  au  mazdéisme.  C'est  la 
foi  en  l'immortalité  qui  distingue  surtout  la  doctrine  évangélique 
du  vieux  mosaïsme;  et  que  croyaient  les  disciples  du  Christ?  Pré- 
cisément ce  que  croyaient  les  mazdéisnans  :  le  ciel  et  l'enfer,  la 
résurrection  des  corps  et  le  jugement  dernier.  Il  y  a  encore  des 
analogies  plus  remarquahles  entre  les  deux  religions,  comme  nous 
le  dirons  ailleurs.  Mais  ici  la  liaison  historique  nous  fait  défaut.  Peu 
importe  après  tout  :  la  parenté  du  mazdéisme  et  du  christianisme 
est  dès  maintenant  constante;  cela  suffit  à  notre  but. 

Le  récit  évangélique  sur  les  mages  a  fait  dire  à  un  philosophe 
français  que  le  mazdéisme  abdiqua  devant  le  Christ.  Cela  est  vrai 
en  ce  sens,  que  l'éclat  de  la  nouvelle  religion  fit  pâlir  la  pure 
lumière  d'Ormuzd.  Mais  il  n'est  pas  vrai  que  la  doctrine  de  l'Évan- 
gile soit  en  tout  supérieure  à  celle  de  Zoroastre.  Le  christianisme, 
tel  que  les  théologiens  l'ont  formulé,  enseigne  la  croyance  déso- 
lante de  l'éternité  du  mal  :  pour  des  fautes  commises  par  des  êtres 
finis  et  imparfaits,  il  inflige  des  peines  infinies  et  éternelles.  La 
conscience  moderne  recule  devant  celte  énormité;  elle  se  refuse 
à  croire  qu'un  Dieu  de  charité  et  de  justice  soit  plus  cruel  et  plus 
injuste  que  les  hommes.  L'humanité  peut  prendre  appui  dans  ses 
aspirations  sur  l'antique  tradition  de  Zoroastre.  Le  dogme  persan 
frappa  déjà  les  anciens  ;  ils  y  trouvaient  une  image  de  leur  âge 
d'or  :«Tous  les  hommes,  clUPlutarque,  ne  formeront  qu'une  répu- 
blique; ils  parleront  le  même  langage  et  jouiront  de  la  félicité 
suprême (').  »  La  croyance  des  Perses  était  bien  supérieure  aux 
fables  païennes.  Les  anciens  plaçaient  leur  idéal  dans  un  passé 
imaginaire;  pour  l'avenir,  ils  n'avaient  aucune  espérance;  ils 
croyaient  à  la  vérité  que  le  monde  avait  ses  périodes  de  destruc- 
tion et  de  renaissance,  mais  aucune  idée  de  progrès  ni  même  de 
bonheur  ne  s'attachait  à  celte  conception  :  chaque  âge  était  la 
reproduction  exacte  de  celui  qui  l'avait  précédé  ;  les  hommes 
recommençaient  la  même  existence,  ils  commettaient  les  mêmes 
fautes  et  ils  étaient  soumis  aux  mêmes  maux.  Nous  comprenons 
que  les  Indiens  aient  essayé  d'échapper  à  cette  éternité  de  misères, 

(t)  Plutarcli.,  de  Iside,  c.  47. 


282  LE   MAZDÉISME. 

par  le  néant.  Zoroastre  a  une  doctrine  plus  consolante  :  il  place 
son  idéal  dans  Tavenir,  et  il  enseigne  que  la  lumière  l'emportera 
sur  les  ténèbres  :  «  Le  jugement  dernier,  dans  la  croyance  des 
Parses  ('),  est  suivi  d'une  punition  temporaire  des  méchants; 
après  cela  s'ouvre  un  âge  d'or,  comme  disaient  les  Grecs  :  tous 
les  hommes  seront  revêtus  de  corps  immortels  et  assurés  pour 
toujours  de  la  félicité  des  anges;  à  la  place  même  de  l'enfer,  on 
verra  une  contrée  d'abondance  et  de  délices.  »  L'humanité  ne  croit 
plus  à  la  victoire  absolue  du  bien,  mais  elle  croit  encore  moins  au 
mal  absolu  du  dogme  catholique  ;  elle  se  rapproche  plutôt  du  maz- 
déisme par  sa  foi  au  salut  final  de  toutes  les  créatures.  Cette  foi  a 
tant  de  puissance,  qu'elle  emporte  ceux-là  mêmes  qui  restent 
attachés  à  la  vieille  orthodoxie. 

Ainsi  le  mazdéisme  n'abdiqua  point  définitivement  devant  le 
Christ,  dans  la  personne  de  ses  mages  ;  il  conserva  le  dépôt  d'une 
croyance  qui  lui  donne  une  incontestable  supériorité  sur  le  chris- 
tianisme traditionnel.  Pourquoi  donc  s'est-il  comme  effacé,  en  dis- 
paraissant de  la  scène  du  monde  pour  devenir  le  partage  d'une 
secte  obscure  ?  Le  dogme  mazdéen  sur  Dieu  n'a  pas  la  netteté ,  la 
précision  qui  distinguent  la  croyance  chrétienne;  il  n'a  pu  se 
détacher  entièrement  du  panthéisme  indien.  Ormuzd  est  une 
émanation  de  l'éternité  ou  de  l'infini,  au  sein  duquel  il  était 
primitivement  confondu  avec  les  ténèbres,  et  le  monde  est  une 
émanation  d'Ormuzd  (^).  Cette  conception  a  eu  pendant  longtemps 
une  grande  faveur  en  Orient;  elle  inspira  les  sectes  puissantes  qui 
menacèrent  d'absorber  le  christianisme.  La  doctrine  chrétienne  de 
la  création  finit  par  l'emporter  sur  le  gnosticisme  et  le  manichéisme. 
A  ce  point  de  vue,  nous  croyons  que  l'abdication  du  mazdéisme 
devant  le  Christ  est  définitive. 

(1)  Anquctil,  Zend-Avesta,  T.  III,  p.  411-415. 

(2)  Franck,  dans  le  Dictionnaire  des  sciences  philosophiques,  T.  V,  p.  14. 


LIVRE    TROISIÈME. 


CHAPITRE  I. 

CONSIDÉRATIONS    GÉNÉRALES 


1 1.  Grandeur  de  la  civilisation  égyptienne. 

«  Il  n'y  a  point  de  pays,  dit  Hérodote,  qui  renferme  autant  de 
merveilles  que  TÉgypte,  où  l'on  voie  tant  d'ouvrages  admirables  et 
au-dessus  de  toute  expression  »(^).  Lorsque  les  œuvres  du  génie 
égyptien,  longtemps  oubliées  dans  de  mystérieuses  solitudes,  furent 
révélées  par  l'expédition  française,  elles  arrachèrent  le  même  cri 
d'admiration  à  l'Europe  étonnée.  A  l'aspect  des  ruines  de  Thèbes, 
l'armée  de  Desaix  fit  entendre  de  longs  applaudissements  (').  Les 
savants  qu'un  conquérant  civilisateur  appela  à  la  découverte  de  ce 
monde  ignoré,  écrivirent  «  que  les  Égyptiens  s'étaient  placés  par 

(1)  Herod.,  II,  35. 

(2)  Denon,  Voyage  en  Egypte,  T.  II,  p.  21.  —  Comparez  Description  de 
l'Éyypte,  ou  Recueil  des  observations  et  des  recherches  qui  ont  été  faites  eu 
Egypte  pendant  l'expédition  de  l'année  française,  édit.  de  Panckoucke,  in-8", 
T.  m,  p.  287. 


284  l'Egypte. 

leurs  monuments,  au  premier  rang  des  peuples  de  la  terre  »  (')• 
L'enthousiasme  a  résisté  au  temps;  il  inspire  tous  les  voyageurs 
que  l'amour  de  la  science  conduit  sur  les  bords  du  Nil  {^). 

L'architecture  est  aussi  bien  que  la  littérature  l'expression  de  la 
société  ;  les  monuments  de  l'Egypte  nous  autorisent  donc  à  croire 
qu'elle  a  été  le  siège  d'une  civilisation  avancée.  Les  magnifiques 
édifices  élevés  en  l'honneur  des  dieux  font  pressentir  le  génie  par- 
ticulier de  la  race  égyptienne  :  la  nation  qui  les  a  conçus  devait 
être  une  nation  essentiellement  religieuse.  Mais  si  nous  sommes  en 
droit  de  revendiquer  pour  les  Égyptiens  une  haute  culture  intel- 
lectuelle, il  est  difficile  d'en  assigner  l'étendue  et  les  limites.  Pays 
des  merveilles,  l'Egypte  est  aussi  le  pays  des  mystères.  On  connaît 
la  célèbre  inscription  du  temple  de  Sais  :  «  Je  suis  tout  ce  qui  a 
été,  ce  qui  est,  ce  qui  sera,  et  personne  n'a  encore  percé  le  voile 
qui  me  couvre  »('j.  On  peut  dire  aussi  de  l'Egypte,  que  personne 
n'a  encore  percé  le  voile  qui  la  couvre.  En  vain  ses  monuments 
attestent  sa  grandeur;  dès  que  l'on  sort  des  généralités  pour  péné- 
trer le  mouvement  religieux  qui  s'est  développé  à  l'ombre  des  sanc- 
tuaires, la  lumière  fait  défaut;  les  opinions  les  plus  contradictoires 
se  produisent,  favorables  ou  hostiles,  suivant  le  système  qui  inspire 
les  écrivains.  Quelle  est  la  mission  de  l'Egypte?  est-elle  restée  iso- 
lée, repliée  sur  elle-même?  les  méditations  de  ses  prêtres  sont-elles 
perdues  pour  l'humanité,  ou  ont-elles  été  communiquées  à  d'autres 
nations?  Question  capitale,  dont  la  solution  nous  révélera  la  mis- 
sion du  peuple  égyptien  et  le  caractère  de  ses  relations  interna- 
tionales. 

(4)  Description  de  l'Egypte,  T.  V,  p.  599. 

(2)  Champollion  fut  étourdi  et  comme  foudroyé  à  l'aspect  des  ruines  de 
Karnac  :  «  Les  Égyptiens,  dit-il,  concevaient  en  hommes  de  cent  pieds  de  haut; 
l'imagination  qui  en  Europe  s'élance  bien  au-dessus  de  nos  portiques,  s'arrête  et 
tombe  impuissante  au  pied  des  cent  quarante  colonnes  de  la  salle  de  Karnac.  » 

Le  plus  universel  des  géographes,  Ritter,  après  s'être  enquis  de  tous  les 
monuments  de  la  Grèce  et  de  Rome,  de  l'antiquité  et  des  temps  modernes, 
avoue  qu'il  n'y  en  a  aucun  qui  puisse  être  comparé  aux  ruines  de  Tlièbes. 
{Afrique,  p.  416  de  la  traduction  française.) 

(3)  Plutarch.,  delsid.,  c.  9. 


CONSIDÉRATIONS   GÉNÉRALES.  285 


§  II.  D'où  procède  l'Egypte? 

Placée  entre  l'Asie  et  l'Europe,  l'Egypte  participe  du  génie  de 
ces  deux  mondes.  Des  traits  frappants  de  ressemblance  établissent 
la  parenté  du  sacerdoce  égyptien  et  des  castes  orientales.  Mais 
moins  isolée  que  l'Inde,  l'Egypte  entre  en  communication  avec  les 
peuples  destinés  à  changer  la  face  de  la  terre.  Elle  nourrit  pendant 
quatre  siècles  dans  son  sein  la  nation  extraordinaire  qui  reçut  en 
dépôt  le  dogme  de  l'unité  de  Dieu  et  qui  devait  donner  naissance 
au  Christ.  Elle  entra  en  rapport  avec  la  Grèce,  et  finit  par  devenir 
grecque.  Les  relations  de  l'Egypte  avec  l'Orient,  les  Hébreux  et  les 
Hellènes  ne  seraient-elles  pas  la  marque  extérieure  de  sa  vocation? 
N'aurait-elle  pas  transmis  à  Moïse  et  aux  Grecs  la  civilisation  dont 
elle  reçut  les  germes  de  l'Asie  et  qu'elle  développa  dans  ses  tem- 
ples? Consultons  les  traditions  et  les  monuments  pour  nous  éclai- 
rer sur  les  liens  qui  unissent  les  nations  dominantes  de  l'antiquité. 

Les  Égyptiens  disaient  que  leur  pays  était  le  berceau  de  l'huma- 
nité {*).  Mais  ils  se  sont  chargés  eux-mêmes  de  démentir  cette 
haute  ambition  :  leurs  monuments  constatent  l'existence  sur  le  sol 
de  l'Egypte  d'une  population  étrangère  à  l'Afrique.  On  a  cru  long- 
temps que  les  Égyptiens  étaient  une  branche  de  la  race  qui  peuple 
le  centre  et  l'occident  de  ce  continent.  Cette  opinion,  fondée  sur  le 
témoignage  d'Hérodote  (^),  a  pour  elle  la  ressemblance  qui  existe 
entre  les  Coptes,  descendants  des  anciens  Égyptiens,  et  les  Nègres. 
L'étude  des  monuments,  qui  dépeignent  avec  une  scrupuleuse  exac- 
titude les  caractères  des  diverses  nations  qui  y  figurent,  ne  permet 
plus  d'admettre  l'identité  absolue  des  habitants  de  l'Egypte  et  des 
Africains.  Mais  tout  doute  n'a  pas  disparu.  Le  savant  Ueeren 
dit  que  les  castes  des  prêtres  et  des  guerriers  se  distinguent  par 
leur  couleur  des  castes  inférieures,  que  les  premières  appartiennent 


(1)  Diodor.,  I,  10. 

(2)  Hérodote  dit  que  la  couleur  des  Égyptiens  est  noire,  et  leur  chevelure 
crépue  (//e/'od.,  II,  104). 


286  l'Egypte. 

à  l'Asie  et  les  dernières  à  l'Afrique  (').  Il  y  a  des  égyptologues  qui  vont 
plus  loin,  et  revendiquent  pour  tout  le  peuple  égyptien,  une  des- 
cendance caucasienne: si  certains  traits  paraissent  rappeler  le  type 
nègre,  il  faut,  disent-ils,  attribuer  cette  ressemblance  à  l'altération 
produite  par  le  mélange  des  races  ;  ce  fait  explique  aussi  le  senti- 
ment du  Père  de  l'Histoire  (^).  La  physiologie  paraît  donner  raison 
à  Heeren.  L'examen  des  momies  a  prouvé  qu'il  existait  trois  races 
en  Egypte,  une  race  africaine  qui  ressemble  aux  Nubiens  moder- 
nes, une  race  caucasienne  et  une  race  sémitique  ou  arabe  (^)  :  les 
deux  derniers  types  appartiennent  à  une  même  souche.  D'après 
cela,  il  est  probable  que  les  castes  inférieures  étaient  indigènes,  et 
que  des  émigrants  venus  de  l'Asie  formèrent  les  castes  dominantes. 
L'existence  des  castes  suffirait  à  elle  seule  pour  établir  le  fait  de 
l'invasion  d'un  peuple  étranger,  et  de  l'assujettissement  des  autoch- 
thones  (*). 

Quels  étaient  les  conquérants?  L'organisation  sociale  des  Égyp- 
tiens remonte  au  moins  à  quatre  ou  cinq  mille  ans  avant  notre  ère  ; 
c'est  assez  dire  que  nous  ne  pouvons  avoir  des  notions  certaines 
sur  leur  histoire  primitive.  Cependant  la  science  croyait  avoir 
trouvé  la  solution  de  ce  problème  si  intéressant  pour  la  filiation  ou 
la  parenté  des  civilisations.  Une  opinion  qui  a  pour  elle  l'autorité 
des  savants  les  plus  éminents ,  rattache  l'Egypte  à  l'Inde. 

«  La  population,  sinon  la  civilisation  de  l'Egypte,  dit-on,  est 
descendue  successivement  de  l'Ethiopie  dans  la  vallée  du  Nil.  D'où 
venaient  les  prêtres  et  les  guerriers  qui  soumirent  cette  partie  de 
l'Afrique  à  leur  domination?  Les  traditions  nous  conduisent  dans 
rinde.  Philostrate  dit  que  les  Éthiopiens  étaient  une  race  indienne, 


(1)  /feeren,  iEgypten ,  Sect.  I.  Supplem.,  p.  353,355. —  Cette  opinion  est 
suivie  par  Von  Bohlen  (Das  alte  Indien,  T.  I,  p.  48). 

(2)  Ampère,  Voyages  et  recherches  en  Egypte  (Revue  des  deux  tnondes,  1848, 
T.  II,  p.  48;  T.  m,  p.  647,  s.  —  Champollion,  dans  i'Égypte,  par  Champollion 
Figeac,  p.  26,  27.  —  Wilkinson,  Manners  and  Customs  of  the  ancient  Egyp- 
tians,  T.  I,  p.  2,  3. 

(3)  Morton,  Crania  aegyptiaca,  cité  par  S/jarpe, Geschichte/Egyptens,  deutsch 
von  Jalowicz,  T.  I,  p.  3. 

(4)  Nicbuhr,  Vortriige  uber  alte  Geschichte,  T.  ï,  p.  66. 


CONSIDÉRATIONS    GÉNÉRALES.  287 

forcée  de  s'expatrier  comme  impure;  ce  témoignage,  bien  que 
vague,  prouve  que,  dans  l'opinion  de  rantiquité,  il  y  avait  un  lien 
de  sang  entre  les  deux  peuples.  Le  Syncelle  et  Eusèbe  s'expriment 
d'une  manière  plus  positive.  Il  est  vrai  que  les  colonies  dont  par- 
lent ces  auteurs  se  rapportent  à  une  époque  postérieure  à  l'organi- 
sation de  l'Egypte;  mais  les  dates  sont  peu  importantes,  le  fait 
essentiel  est  celui  de  l'émigration  qui  suppose  une  liaison  entre 
l'Inde  et  l'Afrique.  Ne  serait-ce  point  par  un  souvenir  de  cette 
parenté  que  les  côtes  méridionales  de  la  Mer  Rouge  reçurent  sou- 
vent, même  dans  le  langage  historique  et  géographique  des  anciens, 
la  dénomination  A" Inde,  ou  l'épithète  d'iiuliennes?  Par  une  remar- 
quable coïncidence,  l'Inde,  si  peu  soucieuse  de  l'étranger,  a  con- 
servé une  tradition  d'après  laquelle  un  de  ses  héros  mythiques 
aurait  conquis  TÉgypte.  Les  relations  commerciales  qui  avaient 
lieu  entre  l'Inde,  l'Arabie  et  l'Afrique  rendaient  la  colonisation  pos- 
sible; elle  devient  probable  par  les  étonnantes  analogies  qui  exis- 
tent entre  les  Égyptiens  et  les  Indiens.  » 

«  La  ressemblance  physique  est  frappante.  La  constitution 
politique  des  deux  peuples  est  la  même.  Un  ordre  sacerdotal 
domine  dans  l'Inde  et  en  Egypte.  Le  culte  se  manifeste  par  les 
mêmes  actes  :  sanctuaires,  sacrifices,  pèlerinages,  pénitences, 
processions,  sont  identiques  :  on  trouve  chez  les  Indiens  l'adora- 
tion des  animaux  que  l'on  croyait  particulière  à  l'Egypte.  Héro- 
dote remarque  comme  un  caractère  distinctif  des  Egyptiens,  leur 
croyance  à  la  transmigration  des  âmes  :  ce  dogme  fait  le  fond  de 
la  religion  indienne.  Il  n'y  a  pas  jusqu'au  célèbre  jugement  des 
morts  qui  existe  dans  l'Inde  avec  tous  les  détails  que  donnent  les 
historiens  grecs.  Que  chez  deux  peuples  placés  dans  des  climats 
différents,  il  n'y  ait  pas  eu  identité  parfaite  de  développement,  qui 
s'en  étonnerait  ?  La  littérature  jeta  sur  les  bords  du  Gange  un  éclat 
aussi  vif  que  chez  les  Grecs,  tandis  que  l'Egypte  n'a  laissé  d'autres 
monuments  de  son  activité  intellectuelle  que  les  hiéroglyphes. 
L'écriture  et  la  langue  diffèrent.  Ces  différences  s'expliquent  ;  eu 
admettant  même  que  la  civilisation  égyptienne  a  ses  racines  dans 
l'Orient,  la  masse  des  habitants  appartenait  cependant  à  une  race 
indigène;  les  colons  indiens,  peu  nombreux,   n'ont  pas  eu  la 


288 


L  EGYPTE. 


puissance  de  faire  de  l'Afrique  une  reproduction  de  l'Inde.  » 
L'origine  indienne  de  l'Egypte,  appuyée  sur  l'autorité  des  savants 
les  plus  illustres  ('),  passa  dans  l'histoire  comme  une  vérité  in- 
contestable. Cependant,  d'après  les  dernières  recherches  sur  l'Inde 
et  l'Egypte  il  faut  ranger  cette  opinion  au  nombre  des  erreurs 
historiques  :  aussi  a-t-elle  été  abandonnée  par  ceux-là  mêmes  qui 
l'avaient  soutenue  avec  le  plus  de  chaleur  (').  Le  système  de  la 
colonisation  indienne  suppose  l'antériorité  de  la  civilisation  de 
l'Inde.  Ce  fait  paraissait  certain,  d'après  la  haute  antiquité  récla- 
mée par  les  brahmanes  ;  mais  leurs  milliers  de  siècles  se  sont 
trouvés  fabuleux,  tandis  que  les  monuments  de  l'Egypte  prouvent 
que  son  histoire  remonte  à  une  époque  où  la  race  aryenne  n'oc- 
cupait pas  encore  l'Inde  (^).  L'hypothèse  de  la  filiation  indienne 
de  l'Egypte  tombe  devant  ce  simple  rapprochement.  Une  étude  plus 
attentive  des  deux  peuples  a  aussi  fait  ressortir  des  différences 
profondes,  là  où  dans  le  principe  on  n'avait  aperçu  que  des  res- 
semblances. 

Il  y  a  entre  les  grandes  nations  de  l'Orient  des  analogies  qui 
tiennent  à  la  vie  intime  des  peuples.  Leurs  traditions  s'ouvrent 
toutes  par  un  déluge;  on  en  trouve  le  souvenir  chez  les  Hébreux, 

(1)  Meiners,  Commentatio  de  veterum  /Egyptiorurn  origine  [Comment.  Societ. 
Goetting.,  T.  X,  p.  S7-59),  —  Heeren,  des  Indieus,  Sect.  fl;  .Egyptea,  Sect.  II. 
—  Creuser,  Symbolik,  T.  1,  p.  415.  —  F.  Schlegel,  Ucber  die  Sprache  und 
Weisheit  der  Indier,  p.  il 2.  —  Goerres,  Mythengeschichte,  T.  II,  p.  433,  436.— 
Léo,  Universalgeschichte,  T.  I,  p.  80,  81.  —  Raumer,  Vorlesungen  uber  die  alte 
Geschichte,  T.  I,  p.  89.  —  Vo7i  Bohlen,  Das  alte  Indien  (la  parenté  des  civilisations 
de  l'Inde  et  de  l'Egypte  est  l'idée  dominante  de  ce  savant  ouvrage).  —  Jones, 
Asiatic  Researches  (T.  I,  p.  18  de  la  traduction  allemande).  —  Cette  opinion, 
abandonnée  aujourd'hui  par  les  égyptologues,  se  trouve  encore  dans  des  ouvrages 
récents  :  Can«u,  Histoire  universelle,  T.  I,  p.  468-472.  — Munk,  Palestine, 
p. -153. 

(2)  Von  Bohlen,  le  partisan  le  plus  décidé  de  la  filiation  indienne,  a  fini  par 
abandonner  son  opinion  (Lepsiiis,  Chronologie  der  /Egypter,  T.  I,  p.  3,  note). 

(3)  La  haute  antiquité  des  Égyptiens  est  attestée  par  des  témoignages  irrécu- 
sables. Leur  chronologie  est  authentique  dès  l'époque  de  Menés,  quatre  mille 
ans  avant  notre  ère;  il  faut  supposer  plus  d'un  millier  d'années  avant  Menés 
pour  le  développement  d'une  culture  qui  avait  atteint  son  plus  haut  degré,  lors 
de  la  construction  des  Pyramides  (3430  ans  avant  notre  ère).  L'histoire  certaine 
de  l'Orient  (des  Chinois,  des  Indiens,  des  Babyloniens)  ne  va  pas  au-delà  de 
2300  à  2500  ans  avant  Jésus-Christ  (Lc/jsîhs,  Chronologie  der^Egypter,  T.  I,  p.  3). 


CONSIDÉRATIONS    GÉNÉRALES.  289 

les  Babyloniens,  les  Chinois  (').  Au  déluge  se  rattache  l'idée  des 
quatre  âges  de  Thumanité  qui  existe  également  chez  tous  les  peu- 
ples de  l'Asie,  chez  ceux  qui  appartiennent  à  la  famille  sémitique, 
aussi  bien  que  chez  les  nations  indo-germaniques  (^).  La  division 
du  temps  qui  touche  tout  ensemble  aux  croyances,  aux  institutions 
et  aux  habitudes  de  l'existence  journalière,  est  la  même  dans  tout 
l'Orient  (^).  Voilà  des  marques  certaines  d'une  origine  commune. 
L'Egypte  se  sépare  en  tous  ces  points  de  l'Asie.  11  n'y  a  pas  de 
trace  d'un  déluge  chez  les  Égyptiens;  à  l'époque  où  les  peuples 
orientaux  placent  ce  cataclysme  mémorable,  l'Egypte  entre  déjà 
dans  une  nouvelle  ère  de  sa  civilisation.  Le  mythe  de  la  création 
qui  est  presque  identique  dans  tous  les  livres  sacrés  de  l'Orient, 
manque  chez  les  Égyptiens.  La  division  du  temps  diiîère  (*). 

L'antique  culture  de  l'Egypte,  les  différences  qui  la  distinguent 
de  l'Asie,  seraient-elles  une  preuve  qu'il  n'y  a  aucun  rapport 
entre  ces  deux  mondes?  Quelques  savants,  voyant  les  Égyptiens 
prendre  un  développement  original  dans  leur  vallée  solitaire  à 
une  époque  où  les  autres  peuples  n'avaient  pas  encore  conscience 
d'eux-mêmes,  ont  soutenu  qu'ils  étaient  autochthones  (^).  La  con- 
clusion que  l'on  lire  de  l'ancienneté  des  traditions  de  l'Egypte 
à  l'antériorité  de  son  existence  ou  du  moins  de  sa  civilisation 
nous  paraît  hasardée.  La  race  égyptienne  était  douée  à  un  haut 
degré  du  sens  historique  qui  fait  défaut  à  l'Orient  (^j  ;  les  popu- 


(1)  Par  une  coïncidence  remarquable,  la  date  de  ce  déluge  est  à  peu  près  la 
même  chez  tous  ces  peuples  [Lepsius,  Chronologie  der  iEgypter,  T.  I,  p.  20,  21). 
(2j  Eivald,  Geschichte  des  Voikes  Israël,  T.  I,  p.  304,  303. 

(3)  Tous  les  peuples  de  l'Orient  avaient  des  mois  lunaires  et  des  semaines  de 
sept  jours  (Lepsius,  ib.,  T.  I,  p.  21,  22). 

(4)  L'année  des  Égyptiens  est  l'année  solaire;  leurs  semaines  sont  de  dix 
jours  [Lepsius,  ib.,  T.  I,  p.  21-24). 

{o}  Rolh,  Geschichte  unserer  abendlandischen  Philosophie,  T.  I,  p.  8i,  84. 

(fi)  Lepsius  (T.  I,  p.  33-39)  a  mis  dans  tout  son  jour  ce  trait  caractérisque  des 
Égyptiens.  Le  sol  de  l'Egypte  est  couvert  de  monuments.  Ces  ouvrages  attestent 
le  sens  historique  de  la  nation  ;  ils  sont  tous  littéralement  couverts  d'inscriptions. 
On  reproche  aux  peuples  modernes  l'abus  de  l'imprimerie;  si  nous  avons  la 
manie  des  livres,  les  Egyptiens  avaient  celle  des  inscriptions;  il  n'y  avait  pas  de 
colosse,  pas  d'amulette,  pas  de  meuble  qui  ne  portât  au  moins  le  nom  de  son 
propriétaire. 


290  l'Egypte. 

latious  asiatiques  ont  donc  pu  exister,  se  développer  même,  sans 
laisser  de  souvenir  de  leur  vie  intellectuelle  et  politique.  Qui  ose- 
rait assurer  d'ailleurs  que  les  monuments  manquent  entièrement  à 
l'Asie,  et  que  de  nouvelles  découvertes  ne  viendront  pas  renverser 
un  édifice  reposant  sur  des  hypothèses?  Déjà  Ninive  est  sortie  de 
son  tombeau  séculaire  et  l'ingénieux  investigateur  de  ses  ruines 
revendique  en  faveur  de  l'Assyrie  une  antiquité  aussi  hante  que 
celle  de  l'Egypte  ('). 

L'autochthonie  des  Égyptiens  n'a  point  trouvé  faveur,  pas  même 
auprès  des  égyptologues.  Ils  les  considèrent  comme  une  branche 
du  tronc  oriental,  détachée  de  bonne  heure  et  prenant  dans  un 
pays  à  part  un  caractère  original,  mais  gardant  néanmoins  dans 
sa  langue  et  dans  sa  religion  des  traces  de  son  origine  asiatique  (^). 
La  langue  égyptienne,  cet  hiéroglyphe  de  la  science,  commence 
enfin  à  nous  dévoiler  ses  mystères: elle  a  dû  renoncer  à  ses  préten- 
tions d'originalité;  on  lui  a  trouvé  une  double  aflinilé  avec  les 
langues  indo-germaniques  et  avec  les  langues  sémitiques  Q.  L'iden- 
tité du  langage  est  la  marque  la  plus  certaine  d'une  souche  com- 
mune. Les  progrès  étonnants  de  la  philologie  orientale  légitiment 
l'espoir  qu'un  jour  la  filiation  et  la  parenté  des  peuples,  qui  jus- 
qu'ici ne  reposent  que  sur  des  conjectures,  entreront  dans  le 
domaine  des  faits  historiques.  Tant  que  la  science  des  langues 
comparées  ne  sera  pas  parvenue  à  sa  dernière  perfection,  les  ori- 
gines de  l'Egypte  resteront  un  sujet  de  discussion.  Les  probabilités, 
qui  il  y  a  un  demi-siècle  portaient  les  savants  à  chercher  le  berceau 
de  sa  civilisation  dans  l'Inde,  semblent  aujourd'hui  nous  appeler  à 
Babylone. 

Les  Égyptiens  disaient  que  les  Chaldéens  de  Babylone  étaient 
une  de  leurs  colonies  (*).  La  parenté  des  deux  peuples,  que  cette 
prétention  atteste,  est  confirmée  par  la  tradition  hébraïque  :  Nem- 

(1)  Layarcl,  Nineveh  and  its  Remains,  T.  II,  p,  225. 

(2)  Bunsen,  ^Egyptens  Stellung  in  der  W'eltgeschichte,  T.  I,  p.  513. —  Lepsius, 
Ciironologie,  T.  I.  —  Wilkinson,  Manners  and  Customs,  T.  I,  p.  3. 

(3)  Lassen,  Ind.  Alterth.,  T.  I,  p.  25.  —  Von  Bohlen,  Das  alte  Indien.  T.  II, 
p.  453-461.  — fiwHSen,  T.  IV,  p.  114,  133. 

(4)  Diodor..,\,8\. 


CONSIDÉRATIONS    GÉNÉRALES.  291 

rodf  le  fondateur  de  Babylone,  descend  de  Kiisch,  frère  de  Miz- 
raïm;  le  nom  de  Nemrod  est  égyptien,  de  même  que  celui  de 
Nitokris.  Les  égyptologues  ont  signalé  des  rapports  remarquables 
entre  les  Égyptiens  et  les  Babyloniens.  Les  poids  et  les  mesures 
sont  identiques.  La  science  astronomique  des  Chaldéens,  devenue 
si  célèbre,  repose  sur  les  mêmes  fondements  que  l'astronomie 
égyptienne  (').  D'après  les  Égyptiens,  les  Chaldéens  puisèrent 
ces  connaissances  chez  leurs  prêtres.  Les  anciens  rapportent 
également  à  l'Egypte  l'origine  de  la  religion  assyrienne  (^). 

Les  analogies  sont  constantes  et  elles  sont  tellement  spéciales 
qu'elles  doivent  découler  d'une  même  source.  Mais  est-ce  l'Egypte 
qui  procède  de  la  Chaldée,  ou  est-ce  la  Chaldée  qui  procède  de 
l'Egypte?  Si  l'on  s'en  tient  aux  faits  connus,  on  serait  tenté  de  se 
prononcer  pour  l'Egypte  :  les  documents  nous  montrent  les  Égyp- 
tiens civilisés  à  une  époque  où  la  Babylonie  n'est  pas  encore 
constituée.  Cependant  le  savant  Lepsius,  à  qui  nous  empruntons 
ces  observations,  ajoute  qu'il  est  possible  que  les  Chaldéens  et  les 
Égyptiens  tiennent  leur  civilisation  d'une  source  commune  (^). 
Mais  ici  toute  base  historique  nous  fait  défaut;  nous  n'avons 
qu'une  probabilité,  c'est  la  croyance  générale  que  la  culture  intel- 
lectuelle a  son  berceau  dans  l'Orient. 

Au  milieu  de  ces  incertitudes,  un  fait  reste  acquis  à  la  science, 
c'est  que  les  racines  de  l'Egypte  sont  en  Asie.  La  théocratie  qui 
caractérise  l'Orient  est  aussi  l'élément  essentiel  de  la  société  égyp- 
tienne; mais  elle  se  transforma  en  se  rapprochant  de  l'Occident. 
Si  nous  comparons  l'Egypte  avec  l'Inde,  nous  verrons  qu'un  pro- 
grès considérable  a  été  accompli  dans  la  vallée  du  Nil. 

(1)  Lepsius,  Chronologie,  T.  I,  p.  222,  s. 

(2)  Diodor.,  I,  28.  —  Lucian.,  De  Syria  Dea,  §  2. 

(3)  Lepsius,  Chronologie,  T.  I,  p.  233.  —  Telle  est  aussi  l'opinion  de  Letronne 
Origine  du  zodiaque  grec,  p.  58,  et  de  Bunsen,  ^gypten,  T.  VI,  p.  19,  ss. 


292  l'Egypte. 


§111.  Progrès  de  l'Orient  à  l'Egypte. 

Ko  la  Différences  entre  les  castes  de  l'Egypte  et  celles  de  l'Inde, 
derme  d'unité. 

Au  premier  abord ,  les  castes  égyptiennes  paraissent  être  la  re- 
production de  celles  de  l'Inde ,  tant  les  analogies  sont  nombreuses. 
Les  grandes  divisions  étaient  les  mêmes  (').  Les  prêtres  formaient 
l'ordre  dominant:  ils  étaient  dépositaires  des  sciences  qui,  dans 
les  idées  de  l'Orient,  se  lient  à  la  religion  ou  en  dérivent  :  la  philo- 
sophie, les  lois,  l'astronomie,  les  mathématiques,  la  médecine, 
étaient  le  vaste  domaine  abandonné  au  sacerdoce.  La  supériorité 
d'intelligence  entraînait  une  suprématie  politique  :  la  plus  grande, 
la  plus  riche  partie  du  sol  appartenait  aux  prêtres  :  les  grands  pon- 
tifes étaient  les  égaux  des  pharaons.  Les  rois  étaient  choisis  dans 
la  caste  des  guerriers;  ceux-ci  formaient  en  quelque  sorte  un  peu- 
ple à  part,  qui  habitait  des  districts  particuliers.  Dans  les  sociétés 
Ihéocratiques,  les  guerriers  occupent  un  rang  secondaire.  Les  rois 
passaient  leur  vie  dans  la  compagnie  des  prêtres  ;  ils  dépendaient 
d'eux  par  le  cérémonial;  les  oracles  et  l'astrologie  les  guidaient 
dans  toutes  leurs  entreprises.  Le  sacerdoce  était  donc  le  véritable 
maître  de  l'État.  Les  castes  inférieures  ont  peu  d'importance.  Il  y 
avait  aussi  en  Egypte,  comme  dans  l'Inde,  une  classe  d'êtres  abjects, 
impurs,  objet  du  mépris  universel  :  les  gardeurs  de  pourceaux 
étaient  exclus  des  temples;  les  Égyptiens  détestaient  en  eux  les 
terribles  Nomades  qui  menaçaient  continuellement  leur  repos  et 
qui  longtemps  avaient  foulé  en  vainqueurs  insolents  leur  sol  sacré. 

Cependant  malgré  la  ressemblance  entre  les  castes  de  l'Egypte 
et  celles  de  l'Inde,  il  y  a  des  différences  essentielles.  La  destinée 
des  castes  supérieures  dans  les  deux  pays  est  la  marque  d'un 
développement  différent.  Prêtres  et  guerriers  ne  peuvent  coexister 

(1)  Herod.,  II,  36,  sqq.,  -164,  sqq.;  Diodor.,  I,  69,  sqq. 


CONSIDÉRATIONS   GÉNÉRALES.  295 

sans  combattre  pour  la  suprématie.  Quel  fut  le  résultat  de  cette 
lutte  sur  les  bords  du  Nil  et  du  Gange  ?  Au  moment  où  l'Egypte 
sort  de  sou  isolement  pour  figurer  dans  l'histoire  du  monde,  l'élé- 
ment guerrier  l'emporte  sur  l'élément  sacerdotal,  la  domination 
des  prêtres  est  en  pleine  décadence;  bientôt  la  théocratie  fait  place 
à  une  monarchie  grecque.  Les  annales  de  l'Inde  présentent  un  tout 
autre  spectacle.  Les  kchattriyas  luttent  vainement  contre  la  caste 
protégée  des  dieux  ;  ils  finissent  par  disparaître,  au  point  qu'au- 
jourd'hui il  est  difficile  de  trouver  des  traces  de  leur  existence  dans 
les  mêmes  contrées  où  les  brahmanes  sont  encore  révérés.  Un 
prêtre  égyptien  voulut  donner  à  son  ordre  la  domination  exclusive 
que  les  brahmanes  avaient  dans  l'Inde  ;  il  s'empara  du  trône  et 
accabla  la  caste  guerrière  de  mépris  et  d'outrages  ;  mais,  chose 
remarquable,  Séthos  figure  dans  l'histoire  comme  un  usurpa- 
teur (');  son  règne,  loin  d'arrêter  la  ruine  de  la  caste  sacerdotale, 
ne  fit  que  la  précipiter.  Les  idées  grecques  ne  tardèrent  pas  à  en- 
vahir l'Egypte,  en  attendant  que  les  soldats  d'Alexandre  vinssent 
s'asseoir  sur  le  trône  des  pharaons. 

A  quelle  cause  tient  la  destinée  différente  du  sacerdoce  en  Egypte 
et  dans  l'Inde?  Chez  les  Indiens,  les  castes  ont  une  sanction  reli- 
gieuse ;  l'inégalité  procède  de  Dieu  :  de  là  cette  persistance  et  cette 
immobilité  qui  nous  étonnent.  En  Egypte,  les  prêtres  ne  paraissent 
pas  avoir  rapporté  finstitulion  des  castes  au  Créateur.  Dieu  fait  le 
brahmane;  un  kchattriya  ne  peut  s'élever  à  la  caste  sacerdotale 
que  par  une  intervention  divine.  Il  n'en  était  pas  de  même  en 
Egypte  ;  les  membres  des  deux  classes  privilégiées  pouvaient 
occuper  indifféremment  des  fonctions  religieuses  ou  militaires  ; 
le  mariage  entre  les  deux  ordres  était  permis  ("),  Quant  aux  castes 
inférieures,  elles  se  sont  pour  ainsi  dire  formées  naturellement, 
sous  l'influence  de  circonstances  locales.  Une  partie  du  territoire 
ne  se  prêtant  pas  à  l'agriculture  était  destinée  à  servir  de  demeure 
aux  pasteurs  ;  les  riverains  du  Nil  restèrent  pêcheurs  et  bateliers  ; 
les  plaines  devinrent  le  séjour  de  ceux  que  leur  génie  appelait 

(1)  Ilerod.,  II,  Ul,  U7. 

(2)  Ampère,  dans  la  Revue  des  deux  niondes^  1848,  T.  IIF,  p.  048. 

19 


294  l'Egypte. 

aux  travaux  de  l'agriculture  et  de  l'industrie.  La  différence 
d'origine,  jointe  aux  occupations  diverses  que  commandait  la 
nature  du  sol,  explique  suffisamment  la  division  des  Égyptiens 
en  castes  ('). 

Ainsi  la  religion  n'était  pas,  comme  dans  l'Inde,  un  obstacle 
invincible  à  ce  que  l'idée  de  l'unité  et  de  la  solidarité  des  hommes 
pénétrât  dans  les  esprits.  Cette  doctrine  s'est  effectivement  fait  jour 
chez  les  Egyptiens;  nous  croyons  l'entrevoir  dans  une  de  leurs 
pratiques  religieuses  :  les  habitants,  en  offrant  des  sacrifices, 
priaient  les  dieux  de  détourner  les  malheurs  qui  pourraient  arri- 
ver à  toute  l'Egypte  ou  à  eux-mêmes  (-).  Il  y  avait  encore  un  autre 
peuple  dans  l'Orient  chez  lequel  les  individus  comprenaient  la 
nation  entière  dans  leurs  prières,  les  Perses;  et  chez  les  Perses, 
l'institution  des  castes  n'existait  point.  Ces  sentiments  supposent 
une  conception  de  l'humanité  toute  différente  de  celle  qui  fait  le 
fond  de  la  religion  brahmanique.  N'y  a-t-il  pas  là  le  germe  du 
dogme  de  Yunité,  tandis  que  les  castes  sont  l'expression  de  la 
division? 

La  différence  entre  l'Inde  et  l'Egypte  est  fondamentale.  Si  l'idée 
de  l'égalité  n'a  pas  transformé  la  société  égyptienne,  elle  s'est  cepen- 
dant manifestée  dans  la  religion  et  dans  les  lois.  Les  castes  supé- 
rieures de  l'Inde  étaient  seules  initiées  à  la  doctrine  religieuse;  il 
n'y  avait  entre  elles  et  les  autres  castes  aucun  rapport  ni  de  justice, 
ni  d'humanité.  La  condition  des  tchàndàlas  dépasse  tout  ce  que  l'on 
peut  imaginer  de  dégradant.  Les  Egyptiens  ne  connaissaient  point  le 
privilège  odieux  de  la  double  naissance  :  la  loi  religieuse  était  une, 
la  même  pour  toutes  les  classes;  il  n'y  avait  qu'un  culte,  les  fêtes 
étaient  communes  à  toute  la  nation  (^).  L'Egypte  avait,  il  est  vrai, 
une  caste  méprisée,  que  l'on  a  comparée  aux  parias,  mais  on  ne 
voit  pas  qu'elle  ait  admis  les  conséquences  que  les  Indiens  déri- 
vaient du  dogme  révoltant  de  l'impureté.  Quelques  débris  de  lois 

(i)  Hérodote  les  appelle  yivcy,  terme  dont  il  se  sert  habituellement  pour 
désigner  les  différentes  tribus  d'un  peuple  (^erorf.,  II,  164;  cf.  I,  101,  -125.  — 
Heeren,  .Egypten,  Sect.  I,  p.  526-S29). 

(2)  Herod.,  II,  39. 

(3)  Btnisen,  Aegypten,  T.  VI,  p.  570. 


CONSIDÉRATIONS   GÉNÉRALES.  293 

conservés  par  Diodore  semblent  dénoter  au  contraire  chez  les 
Égyptiens  une  tendance  à  riiumanité  envers  tous  les  êtres,  sans 
distinction  de  caste.  Celui  qui  pouvant  sauver  un  homme  attaqué 
ne  le  faisait  pas,  était  puni  aussi  rigoureusement  que  l'assassin. 
Une  loi  plus  remarquable  encore  infligeait  la  peine  capitale  pour  le 
meurtre  d'un  esclave,  aussi  bien  que  pour  celui  d'un  homme 
libre  (').  Chose  étonnante,  c'est  un  peuple  à  castes  qui  partage  avec 
les  Athéniens  la  gloire  d'avoir  porté  la  seule  loi  d'égalité  qui  ait  été 
faite  dans  l'antiquité  païenne  pour  les  esclaves. 

Les  Égyptiens  avaient  donc  l'instinct  de  l'unité  humaine.  Les 
castes  sont  de  l'essence  de  l'Inde;  en  Egypte  elles  n'étaient  qu'une 
institution  politique,  dont  le  cours  naturel  des  choses  devait  amener 
la  dissolution.  Moïse,  élevé  par  des  prêtres  égyptiens,  consacra 
l'égalité  religieuse;  des  colonies  égyptiennes  portèrent  la  civilisa- 
tion en  Grèce,  sans  y  implanter  les  castes.  Ainsi  l'Egypte  est  une 
transition  entre  l'Orient  et  l'Occident  :  elle  tient  à  l'Asie  par  le 
régime  théocratique  :  elle  se  rapproche  de  la  Grèce  parce  que  sa 
constitution  porte  en  elle  des  germes  de  transformation. 


9i°  Z.   Doctrine  religieuse.  La  sagesse  égyptienne. 

S'il  y  a  progrès  de  l'Orient  à  l'Egypte,  il  est  probable  qu'il  est 
dû  à  une  conception  religieuse,  car  dans  les  théocraties,  la  politique 
et  le  droit  ne  sont  qu'une  manifestation  de  l'idée  théologique.  Mais 
quels  étaient  les  dogmes  du  sacerdoce  égyptien?  Cette  question 
nous  conduit  dans  un  champ  d'interminables  controverses.  On 
sait  que  le  culte  populaire  était  le  plus  grossier  polythéisme  : 
l'adoration  des  animaux  se  rapproche  du  fétichisme  des  sauvages 
plus  que  de  la  religion  de  Rome  et  de  la  Grèce.  La  caste  sacerdo- 
tale ne  s'est-elle  pas  élevée  au-dessus  de  ces  ignobles  superstitions? 
Les  anciens  la  croyaient  en   possession  d'une   doctrine  secrète. 

(1)  Diodor.,  I,  77.  Nous  citerons  encoro  la  loi  qui  défeiiil  au  créancier  de  porter 
atteintes  la  liberté  personnelle  de  son  débiteur.  Les  Égyptiens  sont  peut-ôlrele 
seul  peuple  dt;  l'antiquité  ([ui  n'ait  pas  admis  rcmprisonncment  ou  la  servitude 
pour  dettes  (Diodor..,  F,  79). 


29G  l'égypte. 

Plutarqiic  dit  que  les  mystérieux  sphynx,  placés  au  seuil  des  tem- 
ples, étaient  le  symbole  de  la  doctrine  cachée  que  l'on  y  professait. 
Saint  Clément  cV Alexandrie,  si  bien  placé  pour  s'instruire  des 
antiquités  égyptiennes,  nous  apprend  que  la  science  des  choses 
divines  n'était  communiquée  qu'aux  rois  et  à  ceux  des  prêtres 
qui  méritaient  cette  initiation  par  leur  sagesse.  Origène  croit  éga- 
lement que  le  sacerdoce  enseignait  ses  dogmes  dans  les  mystères, 
tandis  que  la  masse  du  peuple  ne  connaissait  que  les  fables  (').  A 
raison  même  du  voile  qui  couvrait  la  sagesse  égyptienne,  l'on  s'en 
faisait  une  idée  exagérée.  Les  derniers  représentants  de  la  philoso- 
phie, les  néoplatoniciens,  attribuèrent  à  l'antique  Egypte  la  con- 
naissance de  toutes  les  vérités  que  la  philosophie  et  la  religion 
avaient  révélées  à  l'Orient  et  à  l'Occident  (-)  :  pour  créer  des  titres 
à  cette  superbe  prétention,  ils  se  mirent  à  écrire  des  livres  sous  le 
nom  d'Hermès,  le  Thoth  égyptien,  bizarre  mélange  de  doctrines 
philosophiques,  de  croyances  orientales  et  de  sentiments  chré- 
tiens ('). 

Les  savants  modernes  ont  longtemps  ajouté  foi  aux  traditions 
anciennes,  même  aux  livres  apocryphes  d'ITermès  (*).  Si  on  leur 
demandait  ce  qu'était  devenue  la  sagesse  tant  vantée  des  Égyptiens, 
ils  répondaient  que  les  prêtres  ne  l'enseignaient  que  dans  les  mys- 
stères,  et  que  cet  enseignement  oral  se  perdit  avec  l'indépendance 
et  la  civilisation  de  l'Egypte  (^).  D'autres  supposaient  que  l'écriture 
hiéroglyphique  était  destinée  à  voiler  la  science  sacerdotale  aux  yeux 
des  profanes  (^).  La  clef  des  hiéroglyphes  étant  perdue,  le  champ 


(1)  Pîutarch.,  De  Isid.,  c.  9.  —  Clément.  Alex.,  Strom.,  V,  7,  p.  508  (670).— 
Origen.,  c.  Cels.,  I,  12;  Id.,  De  principiis,  III,  3. 

(2)  Real  Encrjclopœdie  der  classischen  Alterthumswissenschaft,!.  I,  p.  104, 
410.  C'est  d'après  ces  sources  que  Creuzer  a  cherché  à  reconstruire  les  dogmes 
égyptiens  (Syinbolik,  T.  II,  ch.  3). 

(3)  Baehr,  Real  Encyclopaedie  der  Alterthumswissenschaf  t,  au  mot  Hennés. 
—  E(jger\  Dictionnaire  des  sciences  philosophiques,  T.  III,  p.  77-83. 

(4)  Le  plus  célèbre  défenseur  de  la  sagesse  des  Égyptiens  est  le  théologie» 
anglais  Cudtvorth,  qui  se  fit  une  arme  de  leur  religion  contre  l'incrédulité  de  ses 
contemporains  [Systema  intellectuale,  c.  IV,  §  8). 

(5)  Kircher,  OEdipus  œgyptiacus,  p.  115. 

(6)  Cudworth,  p.  371 .  —  Kircher,  ib.,  Préface  de  Schott . 


CONSIDÉRATIONS   GÉNÉRALES.  297 

était  ouvert  aux  hypothèses.  Les  savants  ne  doutaient  pas  que  le 
sacerdoce  ne  connût  un  Dieu  créateur  (')  ;  ils  allaient  jusqu'à  lui 
attribuer  la  connaissance  du  dogme  de  la  Trinité  (').  Pour  expli- 
quer la  sublimité  de  ces  croyances  chez  une  nation  païenne,  on 
supposait  des  communications  entre  l'Egypte  et  les  patriarches. 
Kircher  a  là-dessus  toute  une  histoire ,  qu'il  rapporte  sans  mani- 
fester le  moindre  doute,  comme  s'il  s'agissait  d'un  fait  contempo- 
rain, authentique.  T/iaiit  ou  Hermès  était  disciple  des  patriarches; 
le  savant  jésuite  donne  l'année,  presque  le  jour  de  la  naissance  de 
ce  sage,  que  «  Dieu  envoya  au  genre  humain  encore  inculte  pour 
l'instruire  ».  Il  fut  initié  à  la  vérité  par  Noë  et  ses  descendants; 
après  avoir  passé  quelque  temps  en  Italie,  il  alla  en  Egypte,  où 
régnait  alors  le  roi  Mizraïm  ;  il  lui  enseigna  la  science  et  la  poli- 
tique qui  servirent  de  base  à  la  constitution  égyptienne  ('). 

La  réaction  qui  se  fit  au  dix-huitième  siècleconlretout  ce  qui  s'ap- 
pelle théocratie,  ébranla  également  l'autorité  séculaire  des  prêtres 
égyptiens.  Le  sentiment  religieux  s'étant  altéré,  on  ne  chercha  plus 
dans  les  cultes  anciens  l'adoration  d'un  être  suprême;  les  uns, 
renouvelant  le  système  d'Evhémère,  firent  de  la  religion  égyptienne 
une  histoire  symbolique  ('')  ;  d'autres,  une  représentation  des  tra- 
vaux de  la  vie  civile,  notamment  de  l'agriculture (=).  Une  opinion 
qui  trouva  faveur  en  France  et  en  Allemagne  ne  vit  dans  tous  les 
cultes,  et  surtout  dans  celui  de  l'Egypte,  qu'un  système  astrolo- 
gique ou  astronomique  {'^). 

Le  dix-neuvième  siècle  respecte  les  croyances  religieuses, quelles 
qu'en  soient  les  aberrations  ;  mais  poussant  jusqu'à  l'extrême  l'es- 

(1)  Jablonski,  Panthéon  Aegyptiorum,  Prolegomena,  p.  46,  ot  P.  I,  p.  58-41, 
81-83.  —  Cudworth,  T.  F,  p.  571.  —Kircher,  T.  I,  p.  U7,  149, 

(2)  Cudworth,  d'après  Jambliquc,  p.  412,413.—  Kircher,  T.  I,  p.  134. — 
Maurice,  Indian  Anliquities,  T.  IV,  p.  294-326. 

(3)  Kircher,  T.I,  p.  114,  115.  —  Comparez  Jablonski,  Panthéon  œgypt.,  Prol., 
p.  46.  —  Wilkinson  reproduit  les  idées  fondamentales  de  Kircher,  de  Cudioorth 
et  de  Jablonski  (T.  IV,  p.  183-188). 

(4)  Zoega,  De  origine  et  usu  obeliscorum  (1797). 

(5)  L'abbé  Pluche,  Histoire  du  ciel  (1738). 

(6)  Dupnis,  De  l'origine  des  cultes.  —Galtcrer,  De  theogonia  œgyptiaca,  dans 
les  Comment,  Soc.  Goclting.,  T.  VI. 


298  l'égypte. 

prit  critique  qui  le  distingue,  il  a  la  prétention  de  refaire  l'histoire 
ancienne,  et  de  connaître,  mieux  que  les  anciens,  les  origines  des 
choses  et  les  mystères  les  plus  cachés.  Cette  audace  a  produit  des 
travaux  remarquables,  mais  elle  a  aussi  son  écueil.  Dès  que  Ton 
part  d'un  doute  préconçu,  il  n'y  a  rien  que  l'on  ne  puisse  contes- 
ter :  où  sont  les  témoignages  qui  donnent  une  conviction  complète 
à  l'esprit?  où  sont  les  autorités  qui  n'ont  point  leur  côté  faible  et 
attaquable?  De  là  il  est  arrivé  que  les  écrivains  modernes  ont 
rejeté  des  faits  universellement  admis  par  l'antiquité.  Des  savants 
allemands,  anglais,  hollandais(')  représentent  la  religion  égyptienne 
comme  une  adoration  des  éléments  de  la  nature;  ils  nient  que  les 
prêtres  aient  eu  une  doctrine  supérieure,  enseignée  dans  les  tem- 
ples ;  si  on  leur  oppose  l'autorité  de  Plutarque,  des  néoplatoniciens, 
de  saint  Clément,  d'Origène,  ils  répondent  que  les  philosophes 
ont  attribué  leurs  propres  sentiments  aux  Egyptiens. 

Les  égyptologues  protestent  contre  cet  abaissement  systéma- 
tique de  la  science  sacerdotale.  Tous  ceux  qui  ont  visité  l'Egypte, 
se  sont  refusés  à  croire  que  les  prêtres  n'aient  eu  d'autre 
croyance  qu'un  polythéisme  plus  ou  moins  matériel.  Nous  ne 
parlons  pas  de  Champollion;  il  s'est  exagéré,  pourrait-on  dire, 
l'importance  de  ses  découvertes  ;  comme  tout  inventeur ,  il  a  pré- 
senté sous  le  jour  le  plus  favorable  l'antique  science  dont  il  a 
retrouvé  la  clef.  Mais  on  ne  récusera  pas  le  témoignage  des  savants 
français  qui  accompagnèrent  le  général  Bonaparte  en  Egypte  ; 
quoique  nourris  de  l'esprit  du  dix-huitième  siècle,  ils  se  sont  dit,  à 
la  vue  des  ruines  de  l'ancienne  société  égyptienne,  que  tant  de 
grandeur  dans  les  arts  destinés  à  célébrer  les  dieux  ne  pouvait 
s'allier  à  tant  de  petitesse  dans  les  idées  religieuses.  Un  des  der- 
niers voyageurs  anglais,  le  savant  Wilkinson,  admet  que  les 
prêtres  égyptiens  avaient  des  dogmes  secrets  enseignés  dans  les 
mystères  ;  il  leur  reproche  seulement  de  n'avoir  pas  communiqué 
au  peuple  une  science  «  estimée  si  haut  par  le  christianisme 

(i)  FaaM,  Real  Encyclopaedie  der  Aiterthumswissenschaft,  au  mot  Mgyp- 
tische  Religion.  — Prichard,  Darstellung  der  aegyptischen  Religion,  ubersetzt 
von  Haymann.  — Van  Limburg  Brouiver,  Gedachten  over  bel  verband  tusschen 
de  godsdienstige  en  zedelyke  beschaving  der  Egyptenuren. 


CONSIDÉRATIONS    GÉNÉRALES.  209 

naissant,  qu'il  glorifia  le  grand  législateur  des  Hébreux  d'y  avoir 
été  initié  »  (').  iMais  quelle  était  cette  doctrine  ?  Sur  cette  question 
le  doute  règne  toujours.  Les  livres  où  les  prêtres  déposèrent  leur 
science  sont  perdus.  Les  inscriptions  hiéroglyphiques  dans  les- 
quelles les  savants  espéraient  trouver  le  trésor  de  la  sagesse  égyp- 
tienne, sont  étrangères  aux  mystères  de  la  religion.  Nous  n'avons 
que  les  rapports  des  écrivains  grecs,  mais  leurs  récits  datent  de  la 
décadence  de  l'Egypte  ;  lorsqu'elle  était  au  faîte  de  sa  puissance, 
lorsque  sa  civilisation  avait  atteint  son  plus  haut  degré  de  dévelop- 
pement, elle  vivait  isolée  et  les  autres  peuples  étaient  encore  dans 
la  barbarie.  Le  royaume  des  Pharoons  est  donc  toujours  une  terre 
inconnue.  Dans  cette  obscurité,  et  au  milieu  de  ces  incertitudes,  il 
ne  nous  reste  qu'une  chose  à  faire,  c'est  de  nous  en  tenir  aux  rap- 
ports de  l'antiquité,  en  les  contrôlant,  quand  la  chose  est  possible, 
par  les  découvertes  des  égyptologues. 

La  science  de  l'Egypte  était  l'objet  d'une  admiration  universelle 
chez  les  anciens.  Quand  le  poëte  hébreu  veut  glorifier  le  roi 
représenté  dans  les  livres  sacrés  comme  le  plus  sage  des  hommes, 
il  dit  que  la  sagesse  de  Salomon  surpassait  toute  celle  des  Egyp- 
tiens (^).  Parmi  les  Grecs,  les  riverains  du  Nil  jouissaient  égale- 
ment d'une  haute  estime  (^).  Cette  réputation  était  évidemment 
l'apanage  des  prêtres  (*)  ;  elle  attira  dans  leurs  sanctuaires  les  légis- 
lateurs, les  philosophes,  les  poètes,  les  artistes  de  la  Grèce  {'').  Peu 
importe  que  la  tradition  de  ces  voyages  ne  soit  pas  à  l'abri  de  la 
critique  ;  même  fabuleuse,  elle  ne  peut  avoir  pour  fondement  que 
la  croyance  universelle  de  la  Grèce  et  du  monde  ancien  à  une 


H)  Wilkinson,  Manners  and  Customs,  T.  I,  p.  273;  T.  IV,  p.  164. 

(2)  I  Rois,  IV,  30. 

(3)  Uerod.,  II .  IGO  :  «  Los  Éléens  se  vantaient  d'avoir  établi  les  lois  les  plus 
justes  pour  les  jeux  olympi(iues;  ils  s'imaginaient  que  les  Égyptiens  mêmes, 
quoiqueréputés  les  plus  sages  de  tous  les  hommes  {roùçls'piiévo'jç  etvKitToçpwTâToyî), 
ne  pourraient  rien  inventer  de  mieux. 

(4)  Tous  les  écrivains  grecs  les  représentent  comme  des  philosophes.  Diodore, 
passim.  —  Isocrat.,  Busiris  laud.  §§  21,  sqq.  —  Strab.,  XVII,  p.  541,  544,  561. 
—  Dion.  Chrysost.,  Or.  XLIX,  p.  538,  G.  éd.  Morellus.  —  Porphyr.,  de  Abstin., 
II,  5,  26. 

[b)  Plularch.,  De  Isid.  et  Osir.,  10.  Voyez  plus  bas,  ch.  III,  §  2,  n"  2. 


300  l'Egypte. 

science  secrète  cultivée  par  le  sacerdoce  égyptien.  Quel  était  l'objet 
de  cette  science?  Elle  embrassait  toutes  les  connaissances  hu- 
maines, comme  l'atteste  Clément  d'Alexandrie.  Le  témoignage  du 
Père  de  l'Église  que  l'on  a  voulu  suspecter,  a  reçu  une  éclatante 
confirmation.  Diodore  parle  d'une  bibliothèque  égyptienne  remon- 
tant au  quatorzième  siècle  avant  notre  ère;  Champollion  en  a 
retrouvé  les  ruines  :  nous  possédons  des  papyrus  datés  de  cet 
antique  dépôt  des  connaissances  humaines  (').  Parmi  les  diverses 
classes  de  prêtres,  saint  Clément  nomme  les  prophètes,  déposi- 
taires des  connaissances  théologiques  que  les  philosophes  de  la 
Grèce  allaient  puiser  dans  leurs  enseignements  (^).  C'est  à  eux  que 
l'on  doit  rapporter  ce  que  le  stoïcien  Chérémon  dit  des  prêtres  : 
«  Ils  négligeaient  tous  les  travaux  humains,  pour  vouer  leur  vie 
entière  à  la  contemplation  et  à  la  connaissance  des  dieux  »  {'). 

La  méditation  des  choses  divines  n'était  pas  le  partage  exclusif 
du  sacerdoce  :  le  sentiment  religieux  était  commun  à  toute  la  nation. 
Les  témoignages  des  auteurs  anciens,  unanimes  sur  ce  trait  carac- 
téristique des  Égyptiens,  nous  donneront  quelques  indications  sur 
leurs  croyances.  «  Ils  sont  très-religieux,  dit  Hérodote,  et  surpas- 
sent tous  les  hommes  dans  le  culte  qu'ils  rendent  aux  dieux.  »  Ils 
avaient  la  prétention  d'avoir  les  premiers  élevé  des  autels,  des  sta- 
tues et  des  temples,  d'avoir  les  premiers  établi  des  fêtes  religieuses 
et,  ce  qui  est  plus  important,  d'avoir  les  premiers  enseigné  que 
l'àme  de  l'homme  est  immortelle (*). Que  les  Égyptiens  aient  eu  une 
foi  profonde  en  l'immortalité,  personne  ne  le  conteste;  le  soin  qu'ils 
prenaient  à  conserver  les  cadavres  s'y  rattache  ;  c'est  encore  la 
croyance  de  la  transmigration  qui  explique  le  culte  qu'ils  rendaient 
aux  animaux.  Cette  conception  est-elle  un  dogme  sacerdotal  ou  une 
superstition  populaire?  Nous  l'ignorons.  Ce  qui  est  certain,  c'est 
que  la  transmigration  à  travers  les  animaux  n'était  que  la  peine 
des  damnés  ;  les  élus  n'étaient  pas  assujettis  à  cette  condition 

[\)  Lepsiîis,  Chronologie  der  Aegypter,  T.  I,  p.  45-48,  33-39. 

(2)  Clem.  Alex.,  Stromat.,  I,  15,  p.  359,  od.  Potter. 

(3)  Chaerem.,  ap.  Porphyr.,  de  Abstin.,  IV,  6. 

(4)  Ilcrod.,  II,  37,  4,  58,  123,  135. 


CONSIDÉRATIONS   GÉNÉRALES.  301 

humiliante.  Quel  était  leur  sort?  les  prêtres  d'Egypte  plaçaient-ils 
le  salut  final  dans  le  néant,  comme  les  bouddhistes,  ou,  ce  qui 
revient  presque  au  même,  dans  l'absorption  en  Dieu,  comme  toutes 
les  sectes  philosophiques  et  religieuses  de  Tlnde?  La  question  est 
fondamentale.  Les  Égyptiens  croyaient  que  les  âmes  rentreraient 
dans  les  corps  qu'elles  avaient  quittés;  c'est  pour  cette  raison  qu'ils 
les  embaumaient  avec  tant  de  sollicitude.  Cela  a  fait  dire  à  saint 
Augustin  que  seuls  parmi  les  anciens  ils  croyaient  à  la  résurrec- 
tion (').  C'est  la  preuve  la  plus  certaine  que  dans  le  sentiment 
des  Égyptiens,  rindividualilé  humaine  est  indestructible  (-). 

Le  progrès  sur  l'Inde  est  immense.  N'aurait-il  point  sa  source 
dans  la  conception  de  Dieu?  Le  panthéisme  indien  et  le  nirvana 
sont  étroitement  liés.  A  eu  juger  sur  les  apparences,  le  culte  des 
Égyptiens  était  un  polythéisme  extravagant.  Si  les  prêtres  étaient 
imbus  de  ces  folles  superstitions,  il  faudrait  que  l'antiquité  se 
fût  bien  lourdement  trompée  sur  la  sagesse  sacerdotale.  N'est-il 
pas  plus  probable  qu'ils  les  trouvèrent  établies  chez  les  indigènes 
africains,  et  qu'ils  les  maintinrent  par  politique?  De  là  la  nécessité 
d'une  science  cachée  dans  les  mystères  et  enseignée  seulement  aux 
initiés.  Les  prêtres  s'étant  réservé  toutes  les  connaissances,  jus- 
qu'aux sciences  pratiques,  ils  avaient  intérêt  à  en  conserver  le 
monopole,  puisque  leur  domination  en  dépendait.  Le  fait  d'une 
science  supérieure,  inconnue  du  vulgaire,  n'a  donc  rien  que  de 
probable.  Les  spéculations  sur  Dieu  devaient  occuper  le  sacerdoce 
chez  un  peuple  essentiellement  théologique.  Quelle  était  la  théodi- 
cée  des  prêtres  égyptiens? 

Nous  avons  cité  la  fameuse  inscription  de  Sais;  on  en  a  contesté 
l'antiquité  n,  elle  prouve  du  moins  que  la  croyance  de  l'unité  de 
Dieu  était  généralement  attribuée  au  sacerdoce  égyptien  (*j.  Des 


H]  s.  Augustin.,  Serm.  361. 

(2)  Uhlemann,  Aegyplische  Alterthumskunde,  T.  IF,  p.  226,  ss.  — Roseîlini, 
Monumenti  civili,  T.  JII,  p.  283-333. 

(3)  Mosheim,  sur  Cndworth,  T.  I,  p.  398,  note  423. 

(4)  Le  traité  de  Plutarque  sur  Fsis  et  Osiris  a  pour  objet  de  montrer  (jue  les 
Égyptiens  adoraient  un  seul  Dieu.  —  Comparez  Jamblkh.,  De  Mvster.  Aegypt.) 
Vil,  2;  VIIt,3. 


302 


L  EGYPTE. 


philosophes  français  et  allemands  sont  allés  plus  loin,  et  ont  essayé 
de  reconstituer  toute  la  théologie  égyptienne  (').  Nous  n'osons  pas 
nous  aventurer  sur  un  terrain  où  les  preuves  historiques  nous 
ahandonnent.  Cependant  les  égyptologues,  à  quelqu'école  qu'ils 
appartiennent,  afTirment  que  le  Dieu  suprême  de  l'Egypte, 
Ammon-Ra  ou  Osiris,  est  appelé  le  dieu  créateur  de  l'univers 
dans  d'innombrables  inscriptions;  ils  disent  qu'il  y  a  d'étonnantes 
analogies  entre  la  cosmogonie  des  Égyptiens  et  celle  de  Moïse  ('). 
Le  sacerdoce  aurait  donc  connu  un  Dieu  créateur,  ce  qui  implique 
le  dogme  de  l'unité  humaine.  Nous  pouvons  admettre  ces  conclu- 
sions comme  probables,  sans  grand  risque  de  nous  tromper.  Les 
Egyptiens  professaient  l'égalité  religieuse  des  hommes,  or  cette 
égalité  suppose  l'unité  des  hommes  en  Dieu.  D'après  cela,  la 
science  sacerdotale  aurait  été  d'accord  avec  les  principes  fonda- 
mentaux du  christianisme  et  de  la  philosophie. 

Il  y  a  encore  un  trait  remarquable  dans  les  traditions  recueillies 
en  Egypte  par  les  écrivains  grecs  :  la  religion  y  est  représentée 
comme  puissance  civilisatrice.  Osiris  trouve  les  hommes  au  plus 
bas  degré  de  barbarie,  se  dévorant  les  uns  les  autres,  comme  des 
animaux  féroces  :  il  leur  enseigne  la  culture  des  fruits;  en  leur  pro- 
curant une  nourriture  nouvelle  et  agréable,  il  leur  fait  abandonner 
la  vie  sauvage.  Le  droit  du  plus  fort  désolait  les  sociétés  primitives: 
Isis  leur  donne  des  lois,  elle  introduit  la  justice  et  fait  cesser  l'abus 
de  la  force  par  la  crainte  du  châtiment.  Les  dieux  égyptiens  n'ap- 
portent pas  seulement  la  civilisation  aux  riverains  du  Nil,  ils  la 
répandent  dans  le  monde  entier.  Sur  une  colonne  élevée  à  Osiris, 
on  lisait,  d'après  D^Wore,  l'inscription  suivante,  en  caractères 
sacrés  :  «  Je  suis  le  roi  Osiris,  qui,  à  la  tête  d'une  expédition,  ai 
parcouru  toute  la  terre  jusqu'aux  lieux  inhabités  des  Indes  et  aux 
régions  inclinées  vers  l'Ourse,  jusqu'aux  sources  de  l'Ister,  et  de  là 
dans  d'autres  contrées  jusqu'à  l'Océan...  Il  n'y  a  pas  un  endroit  de 

{])  Leroux,  Revue  sociale,  T.  IJl,  p.  35,  s.  —  Rotli,  Histoire  de  la  philosophie 
occidentale. 

(2)  Uhlemann,  Thoth,  p.  27,  ss.  —  Id.,  Aegyptische  Alterlhumskunde,  T.  IV, 
p.  152,  ss.  —  De  Rongé,  Études  sur  le  rituel  funéraire  des  Égyptiens  {Revue 
Archéologique,  1860,  T.  I,  p.  35G,  s.,  360,  s.). 


CONSIDÉUATIONS   GÉNÉRALES.  303 

la  terre  que  je  n'aie  visité,  en  prodiguant  à  tous  mes  bienfaits  »  ('). 
Ainsi,  au  dire  des  prêtres  égyptiens,  leur  Dieu  aurait  civilisé  le 
monde.  Ne  serait-ce  pas  un  symbole  de  l'influence  bienfaisante 
que  les  colonies  parties  de  l'Egypte  ont  exercée  sur  les  peuples 
étrangers  (^)? 

I  IV.  Rapports  de  l'Egypte  avec  l'humanité. 

On  se  représente  ordinairement  l'Egypte  sacerdotale  isolée,  ne 
pratiquant  pas  la  mer  qui  est  pour  elle  le  symbole  du  mal,  n'ayant 
de  rapports  avec  le  monde  ni  par  la  guerre ,  ni  par  le  commerce. 
L'isolement  des  Égyptiens  n'était  pas  aussi  absolu  qu'on  le  croit. 
L'empire  des  Pharaons  a  eu  son  époque  héroïque  ;  Sésostris  éten- 
dit ses  conquêtes  jusque  dans  le  lointain  Orient.  Les  temples 
étaient  des  centres  commerciaux  aussi  bien  que  religieux.  Cepen- 
dant ce  ne  fut  ni  par  les  armes,  ni  par  le  négoce  que  les  Egyptiens 
entrèrent  en  communication  avec  les  autres  nations;  leurs  con- 
quêtes furent  passagères  et  leurcommerce  plutôt  passif  qu'actif.  Mais 
la  Providence  veilla  à  ce  que  les  fruits  de  la  civilisation  égyptienne 
ne  fussent  pas  perdus  pour  l'humanité.  La  tradition  universelle  de 
l'antiquité  atteste  que  des  relations  existèrent  entre  l'Egypte  et  les 
peuples  qui  devaient  préparer  de  nouvelles  destinées  au  monde. 
L'Egypte  se  disait  le  berceau  du  genre  humain  :  quelque  vains 
qu'ils  fussent,  les  Grecs  semblaient  la  croire  sur  parole;  leurs 
institutions  nationales  leur  paraissaient  plus  vénérables,  quand  ils 
en  pouvaient  rapporter  l'origine  à  cette  source  antique  et  sacrée. 
Des  colonies,  dit-on,  parties  de  l'Egypte,  eurent  la  gloire  d'initier 
les  Hellènes  à  la  vie  intellectuelle,  et  l'on  prétend  que  les  philo- 
sophes de  la  Grèce  puisèrent  leurs  doctrines  dans  les  enseignements 
de  ses  prêtres.  Là  ne  s'arrêta  pas  l'influence  de  la  sagesse  égyp- 
tienne; le  plus  grand  législateur  de  l'antiquité.  Moïse,  fut  élevé 

(1)  Diodor.,  I,  13-20,  27.  —  Plutarque  ajoute  que  les  conquôtcs  d'Osiris  ne 
furent  pas  l'ouvrage  de  la  violence,  mais  le  fruit  de  la  persuasion  et  de  l'enseigne- 
ment {De  Isid.  et  Osir.,  c.  13). 

(2)  C'est  la  conjecture  de  Ilccrcu  (Aegypten,  Ih  Secl.,  p.  5G3). 


304  l'Egypte. 

dans  les  temples  de  rÉgypte.  Ainsi,  d'après  la  croyance  des 
anciens,  le  sacerdoce  aurait  transmis  sa  science  si  renommée  aux 
Grecs  et  aux  Hébreux. 

Les  hommes  n'aperçoivent  jamais  qu'une  partie  de  la  vérité,  et 
toujours  l'erreur  s'y  mêle.  Hérodote  et  Diodore,  frappés  des  ana- 
logies qui  existent  entre  l'Egypte  et  la  Grèce,  exagérèrent  telle- 
ment ces  rapports,  qu'on  les  a  accusés  d'égyptomanie.  Des  savants 
modernes  allèrent  encore  plus  loin  que  les  historiens  grecs  dans 
la  voie  dangereuse  des  hypothèses  sur  la  filiation  des  peuples. 
Non  contents  de  revendiquer  pour  la  sagesse  égyptienne  la  gloire 
d'avoir  civilisé  le  monde  occidental  par  l'intermédiaire  des  Phé- 
niciens et  des  Grecs  {^) ,  ils  voulurent  faire  des  Egyptiens  les 
initiateurs  de  l'humanité  tout  entière.  H  y  a  dans  l'Orient  un 
peuple  également  célèbre  par  sa  sagesse  et  par  la  haute  anti- 
quité qu'il  réclame  :  les  brahmanes  furent  transformés  en  disciples 
de  l'Egypte  (-).  On  prétendit  que  la  nation  la  plus  originale  et 
la  plus  exclusive  était  une  colonie  égyptienne;  Kircher  trouvait 
une  si  grande  ressemblance  entre  la  Chine  et  l'Egypte,  que  la 
première  lui  parut  être  l'image  de  la  seconde  (').  Les  Chinois 
étant  des  Égyptiens,  il  n'y  avait  plus  de  difficulté  d'admettre  la 
même  origine  pour  les  Japonais  et  les  Tartares(*).  L'Asie  entière 
devenait  ainsi  une  dépendance  de  la  vallée  du  Nil.  Le  savant  jésuite 
ne  s'étonne  pas  de  celte  extension  extraordinaire  de  la  religion 
égyptienne;  ce  qui  lui  semble  extraordinaire,  admirable,  c'est 
qu'elle  se  soit  propagée  jusqu'en  Amérique;  ne  sachant  comment 
expliquer  ces  rapports  surprenants,  il  a  recours  à  une  puissance 
surnaturelle  :  c'est  l'ennemi  du  genre  humain,  dit-il,  le  diable  qui 
a  répandu  les  superstitions  de  l'Egypte  dans  le  nouveau  monde  (^). 
Ces  exagérations  furent  persiflées  par  le  grand  railleur  du  dix-hui- 

{\)  Jabîonski,  Panth.,  Aegypt.,  Prolegom.,  p.  3.  —  Kircher  (T.  I,  p.  142)  dit 
que  les  Grecs  et  les  Romains  étaient  les  singes  de  l'Egypte. 
{2)  Jablonski,  Prol.,  p.  20,  98,  100;  1,  285;  III,  201.  —  Kircher,  I,  412. 

(3)  De  Guignes,  Mémoire  dans  lequel  on  prouve  que  les  Chinois  sont  une 
colonie  égyptienne.  —  Kircher,  T.  I,  p.  403. 

(4)  Kircher,  p.  403. 

(5)  Kircher,  p.  417. 


CONSIDÉRATIONS   GÉNÉRALES.  305 

lième  siècle.  Voltaire,  inspiré  par  le  bon  sens,  déclara  «  qu'il  n'y 
avait  pas  plus  de  parenté  entre  les  Chinois  et  les  Égyptiens, 
qu'entre  les  Allemands  et  les  Hurons;  que,  s'il  y  avait  quelque 
analogie  entre  la  religion  de  l'Inde  et  celle  de  l'Egypte,  il  se  pour- 
rait bien  que  les  prêtres  des  deux  peuples  eussent  été  également 
ridicules,  sans  rien  imiter  les  uns  des  autres  »(*). 

L'influence  exagérée  que  l'on  attribuait  à  la  culture  égyptienne 
provoqua  une  inévitable  réaction.  Des  écrivains  allemands  mirent 
une  science  profonde  au  service  d'une  opinion  tout  aussi  para- 
doxale que  celle  des  admirateurs  de  l'Egypte.  A  les  entendre,  la 
révélation  explique  la  législation  de  Moïse,  et  la  civilisation  hellé- 
nique, si  elle  n'est  pas  tout-à-fait  autochlhone,  n'a  du  moins  rien 
emprunté  aux  prêtres  égyptiens.  Que  resterait-il  alors  à  l'Egypte? 
quelle  serait  sa  mission?  Un  des  peuples  les  plus  remarquables 
qui  aient  paru  dans  le  monde,  y  aurait  vécu  pendant  des  milliers 
d'années,  et  n'aurait  laissé  d'autres  traces  de  son  passage  que  des 
pierres,  monuments  de  mort!  Une  pareille  opinion  nous  parait 
plus  qu'erronée;  elle  est  en  opposition  avec  les  desseins  de  la 
Providence.  La  solidarité  qui  unit  les  membres  du  genre  humain 
ne  permet  pas  d'admettre  que  des  individus  ou  des  peuples  passent 
sur  celte  terre  sans  que  leur  existence  modifie  celle  de  leurs  sem- 
blables. L'Egypte  n'est  isolée  qu'en  apparence;  elle  se  lie  à  l'hu- 
manité par  les  idées  (^). 


(1)  Fragments  historiques  sur  l'Inde,  art.  VI  et  XXXV. 

(2)  Eivald  (Geschichte  des  Volkes  Israël,  T.  I,  p.  441)  dit  que  l'Egypte  a  été 
comme  une  haute  école  pour  les  autres  peuples. 


■"-^^A/Vi/ l/y-A/^ 


oOG  l'Egypte. 


CHAPITRE   II. 
LE    DROIT    DES    GENS 


§  I.  Influence  du  régime  théocratique  sur  le  droit  des  gens. 

Les  Egyptiens  n'ont  pas  eu,  comme  les  Perses,  les  Macédoniens 
et  les  Romains,  Tambilion  de  fonder  une  monarchie  universelle. 
Les  conquêtes  des  Pharaons  ne  sont  qu'un  accident  dans  le  déve- 
loppement de  la  civilisation  égyptienne;  cependant  elles  sont  d'une 
haute  importance  pour  le  droit  international.  C'est  pour  la  première 
fois  que  nous  rencontrons  dans  nos  études  un  peuple  régi  par  une 
caste  sacerdotale,  sortant  de  son  isolement,  pour  entreprendre  des 
expéditions  lointaines.  L'Inde  a  eu,  il  est  vrai,  son  époque  héroïque, 
mais  nous  ne  pouvons  pour  ainsi  dire  qu'en  soupçonner  l'existence; 
les  faits  manquent  pour  en  apprécier  le  caractère.  Les  témoignages 
qui  restent  de  l'histoire  égyptienne,  bien  que  mutilés,  suffisent 
pour  constater  l'influence  du  régime  théocratique  sur  le  droit  des 
gens. 

La  question  est  d'un  haut  intérêt  pour  l'histoire  des  progrès  de 
l'humanité.  Nous  entrerons  bientôt  dans  un  âge  de, violence  et  de 
force  brutale.  Des  peuples  nomades,  à  demi  sauvages,  se  ruent  sur 
le  midi  de  l'Asie  ;  quand  leurs  invasions  sans  cesse  renouvelées 
finissent  par  l'établissement  de  la  monarchie  persane,  les  peuples 
de  l'Occident  se  présentent  sur  la  scène,  et  les  annales  du  genre 
humain  n'offrent  plus  qu'un  spectacle  uniforme  de  carnage  et  de 
destruction.  Les  sociétés  théocratiques  de  l'Inde  et  de  l'Egypte 
semblent  au  premier  abord  moins  entachées  de  sang.  Nous  avons 
dit  pourquoi  les  états  despotiques  et  conquérants  ont  pris  la  place 
des  états  sacerdotaux,  et  quels  progrès  ils  étaient  appelés  à  réali- 


DROIT    DES   GENS.  307 

ser.  Si  dans  ce  passage  d'une  condition  paisible  à  un  mouvement 
désordonné,  il  y  a  eu  beaucoup  de  sang  versé,  gardons-nous  de 
croire  qu'il  y  ait  eu  plus  d'humanité  véritable  dans  les  théocraties. 
Les  guerres  des  Égyptiens  nous  montreront  autant  de  cruauté  qu'il 
y  en  a  eu  dans  les  conquêtes  des  Barbares,  et  ces  atrocités  n'ont  pas 
pour  excuse  les  indomptables  passions  des  peuples  guerriers.  Tel 
est  l'enseignement  que  nous  offre  le  droit  des  gens  de  l'Egypte. 


I  II.   Conquêtes   des  Pharaons. 

Bossuet  dit  que  l'Egypte  aimait  la  paix  parce  qu'elle  aimait  la 
justice  (').  L'esprit  pacifique  des  riverains  du  Nil  a  déjà  frappé 
Strabon,  mais  il  en  cherche  la  cause  dans  les  circonstances  phy- 
siques et  géographiques,  plutôt  que  dans  les  dispositions  des  habi- 
tants :  se  suffisant  à  eux-mêmes,  dit-il,  ils  ne  pouvaient  avoir  le 
désir  de  se  répandre  au  dehors  par  la  conquête  (^).  Nous  n'attri- 
buerons pas  l'humeur  paisible  des  Égyptiens  à  leur  amour  de  la 
justice,  mais  elle  était  trop  profondément  empreinte  dans  leur 
caractère  pour  que  des  influences  extérieures  l'expliquent  suffi- 
samment. Il  en  est  des  nations  comme  des  individus;  elles  naissent 
avec  des  facultés  diverses  que  nous  pouvons  constater,  mais  dont  la 
cause  nous  échappe: c'est  le  mystère  de  la  création.  Les  Égyptiens 
étaient  un  peuple  agriculteur  et  ihéologique,  comme  les  Indiens  et 
les  Hébreux.  Les  inondations  merveilleuses  du  Nil,  la  fertilité 
extraordinaire  qu'elles  donnent  au  sol,  développèrent  le  goût  des 
travaux  agricoles;  la  caste  des  prêtres  le  favorisa,  et  s'en  fit  un 
instrument  pour  civiliser  les  indigènes  de  l'Afrique.  L'agriculture 
fut  considérée  comme  le  fondement  de  l'état  social;  les  prêtres  ne 
l'envisageaient  pas  seulement  sous  le  rapport  économique,  ils  y 
voyaient  une  manifestation  de  la  vie  divine;  un  lien  intime  l'unis- 
sait à  la  religion  (').  Comme  les  idées  religieuses  se  mêlaient  aux 

(1)  Bossuet,  Discours  sur  l'histoire  universelle,  III«  partie,  §  III. 

(2)  S7/-a6.,  lib.  XVII,  p.  563  (éd.  Casaub.). 

(3)  Heeren,  Aegypten,  Sect.  II,  p.  G05-G07.  —  Real  Encycîopaedie  der  AUer- 
thumswissenschaft,  T.  V,  p.  1012,  1013;  T.  IV,  p.  276. 


308  l'Egypte. 

actions  journalières  des  Égyptiens,  elles  imprimèrent  à  ce  peuple 
un  esprit  tout  particulier.  Il  semblait  moins  préoccupé  de  la  réalité 
que  de  la  pensée  de  la  mort.  Aux  festins,  on  portait  autour  de  la 
salle  un  cercueil,  pour  rappeler  la  brièveté  de  l'existence  au  milieu 
des  plaisirs  (').  «  Les  Égyptiens  regardaient  la  vie  actuelle  comme 
fort  peu  de  chose.  Ils  appelaient  leurs  habitations  des  hôtelleries, 
les  tombeaux  leurs  demeures  éternelles  »  (").  Les  constructions  les 
plus  remarquables  de  l'Egypte  sont  des  monuments  funéraires  ('). 
Il  serait  difficile  d'imaginer  des  dispositions  plus  contraires  à 
l'esprit  guerrier.  Si  en  outre  on  considère  que  les  Égyptiens  étaient 
régis  par  une  caste  sacerdotale,  pacifique  de  sa  nature,  on  conçoit 
que  les  conquêtes  des  Pharaons  aient  paru  peu  probables.  Les 
expéditions  de  Sésostris  ont  trouvé  plus  d'incrédules  que  celles  de 
tous  les  conquérants  à  demi  fabuleux  de  l'Asie.  «  Je  n'y  crois  pas 
plus,  diiVoltaire,  qu'au  million  de  soldats  qui  sortaient  par  les 
cent  portes  de  Thèbes.  »  Le  grand  douleur  ajoute  :  «  En  lisant 
dans  Diodore,  comme  quoi  le  père  de  Sésostris  destina  son  fils  à 
subjuguer  le  monde,  on  pense  lire  l'histoire  de  Picrocole;  les 
Égyptiens,  le  plus  lâche  des  peuples,  étaient  plus  faits  pour  être 
subjugués  que  pour  conquérir  la  terre  »(*).  Les  historiens  les 
plus  graves  partagent  ces  doutes.  iîo&e?';so>i  signale  tout  ce  qu'il 
y  a  de  circonstances  merveilleuses  et  incroyables  dans  le  récit  de 
Diodore;  il  lui  paraît  impossible  de  concilier  ce  que  l'écrivain 
grec  raconte  des  guerres  maritimes  de  Sésostris  avec  le  génie  égyp- 
tien, hostile  à  la  navigation  (^).  Un  des  grands  savants  de  l'Allema- 
gne poussa  le  scepticisme  plus  loin  :  d'après  Heyne,  Sésostris  est 

(1)  Hérodote  (II,  78)  paraît  croire  que  cet  usage  avait  pour  objet  d'engager  les 
convives  à  se  réjouir,  tant  que  durerait  la  vie.  Plutarque,  qui  rapporte  le  même 
fait,  en  donne  une  explication  plus  conforme  au  génie  égyptien  (Sept.  Sapient. 
Conviv.,  c.  2).  —  Cf.  Plutarch.,  De  Osir.,  c.  17. 

(2)  Diodor.,  I,  51. 

(3)  Les  pyramides  étaient  les  tombeaux  des  rois  (Diodor.,  I,  64).  —  Letronne, 
dans  le  Journal  des  Savants,  4841,  p.  450.  —  Bunsen,  Acgypten,  T.  IF,  p.  3G1. — 
Une  partie  de  la  cbalne  libyque  a  été  creusée  pour  servir  de  tombeaux  ou  plutôt 
de  demeures  aux  morts;  ce  sont  les  fameuses  hypogées  qui  font  l'admiration  de 
tous  les  voyageurs  (Description  de  l'Egypte,  T.  III,  ch.  IX,  Sect.  10  et  -H). 

(4)  Voltaire,  Philosophie  de  l'histoire,  chapitre  de  l'Egypte. 

(5)  Robertson,  Recherches  sur  l'Inde  ancienne,  note  1. 


DROIT    DES    CENS.  o09 

un  personnage  mythique;  ses  actions  sont  des  faits  astronomiques 
présentés  sous  la  forme  d'histoire,  son  expédition  en  Orient  est  une 
figure  du  cours  du  soleil  {^). 

Nous  rapportons  ces  doutes,  manifestés  par  les  esprits  les  plus 
éminents,  parce  qu'ils  nous  offrent  un  enseignement  salutaire.  Il 
est  devenu  de  mode  démettre  toute  l'antiquité  en  question.  Mal- 
heur à  celui  qui  ajoute  foi  aux  récits  des  anciens,  quand  ils  ne  sont 
pas  plus  qu'authentiques!  Il  passe  pour  un  simple,  et  on  le  renvoie 
aux  contes  de  vieilles  femmes.  Eh  bien  !  voici  un  fait  qui  par  lui- 
même  est  peu  probable,  qui  devait  paraître  impossible  à  raison  des 
fables  que  Diodore  y  a  mêlées,  et  qui  est  cependant  vrai  :  il  se 
trouve  confirmé  par  la  plus  incontestable  des  preuves,  des  témoi- 
gnages contemporains.  Sésostris  éleva  des  colonnes  triomphales  en 
Asie  et  en  Afrique,  pour  éterniser  le  souvenir  de  ses  victoires. 
Hérodote  déclare  les  avoir  vues;  elles  existaient  encore  du  temps 
de  Strabon  (')..  Des  voyageurs  modernes  ont  retrouvé  les  inscrip- 
tions qui  étaient  gravées  sur  ces  monuments  (').  Nous  possédons, 
dit  Champollion,  des  statues,  peut-être  de  véritables  portraits  d'un 
roi  dont  on  contestait  naguère  l'existence  {*). 

Les  conquêtes  des  Pharaons  ne  peuvent  plus  être  révoquées  en 
doute.  On  n'a  qu'à  jeter  les  yeux  sur  les  monuments  de  l'Egypte 
pour  se  convaincre  qu'ils  célèbrent  les  actions  glorieuses  de  rois 
guerriers.  Tantôt  c'est  le  commencement  d'une  bataille,  tantôt  la 
victoire  des  Égyptiens  et  la  fuite  des  ennemis  ;  ici  la  lutte  des 
masses,  là  les  combats  des  chefs,  soit  à  pied,  soit  sur  des  chariots  , 
comme  dans  les  poèmes  d'Homère;  à  l'assaut  d'une  citadelle  succède 
le  sac  d'une  ville  avec  toutes  ses  horreurs.  C'est  la  représentation 
de  tout  un  âge  héroïque,  une  Iliade  en  pierres  C'). 

Jusqu'où  s'étendirent  les  conquêtes  des  Égyptiens  ?  Ici  l'incer- 
titude reparaît.  Les  savants  semblent  cédera  regret  à  l'évidence 

(1)  Comment.  Soc.  Goetting.,  T.  V,p.  -123. 

(2)  Herod.,U,  103,  106.  —Slrab.,  XVI,  p.  529;  XVII,  p.  543,  éd.  Casaub. 

(3)  Lepsius  (Annali  dell'  Instituto  archeologico,  T.  X,  p.  12)  y  a  lu  deux  dates 
qui  correspondent  à  l'époque  à  laquelle  Diodore  place  les  conquêtes  de  Sésostris. 

(4)  Champollion,  Lettres  relatives  au  musée  égyptien  de  Turin,  p.  14. 

(5)  Heeren,  Aegypten,  Sect.  III  (Supplem.,  p.  404,  405,  477). 

20 


510  l'égypte, 

(les  faits;  obligés  d'admettre  l'exislence  de  Sésostris,  ou  dirait 
qu'ils  s'elTorceiit  de  diminuer  l'importance  de  ce  personnage  :  «  Le 
sacerdoce ,  dit-on ,  a  voulu  élever  le  grand  Pharaon  au-dessus 
des  conquérants  persans  et  grecs  qui  envahirent  successivement 
l'Egypte.  Ses  guerres,  d'abord  circonscrites  dans  des  limites 
assez  étroites,  s'étendent,  dans  les  récits  des  prêtres,  à  mesure  que 
leurs  rapports  avec  l'étranger  prennent  de  l'extension.  Sésostris 
conquiert  l'Asie  jusqu'à  l'Inde,  parce  qu'Alexandre  avait  conquis 
l'Asie  jusqu'à  l'indus  »  (').  Il  est  vrai  qu'il  y  a  des  variations  dans 
les  récits  des  auteurs  anciens  sur  les  expéditions  de  Sésostris,  mais 
les  savantes  recherches  ûeLepsius  ont  donné  la  solution  de  ces  diffi- 
cultés. Le  Sésostris  des  Grecs  est  le  Séthosis  de  Manéthon  ;  un 
passage  de  l'historien  égyptien  conservé  par  Josèphe  atteste  qu'il 
conquit  l'île  de  Chypre  et  la  Phénicie,  et  qu'il  vainquit  les  Assy- 
riens et  les  Mèdes.  Le  fds  de  Séthosis,  le  célèbre  Ramsès,  sur- 
nommé Miamoum,  poursuivit  les  entreprises  de  son  père;  il  porta 
ses  armes  plus  loin,  mais  dans  la  même  direction.  Les  Grecs  rap- 
portèrent à  Sésostris  toutes  les  victoires  de  son  fils;  ainsi  s'expli- 
quent les  relations,  non  pas  contradictoires,  mais  en  apparence 
exagérées  des  historiens  ("). 

Les  monuments  confirment  la  véracité  des  écrivains  grecs  et  des 
prêtres  égyptiens,  qui  leur  servent  d'autorité.  Tacite  raconte  (^) 
que  Germanicus,  visitant  l'Egypte,  s'arrêta  devant  les  ruines  de 
l'antique  Thèbes;  l'immensité  des  constructions  frappa  le  général 
romain  de  cet  étonnement  mêlé  d'admiration  qu'éprouvèrent  dix- 
huit  siècles  plus  tard  les  légions  de  la  république  française.  Il 
voulut  connaître  le  sens  des  inscriptions  qui  couvraient  les  monu_ 
ments.  Un  prêtre  lui  dit  qu'elles  rapportaient  les  expéditions  de 
Ramsès  :  il  avait,  à  la  tête  de  700,000  hommes,  conquis  la  Libye, 
rÉlhiopie,  vaincu  les  Mèdes,  les  Perses,  les  Baclriens,  les  Scythes; 
il  tenait  sous  sa  domination  la  Syrie,  l'Arménie  et  la  Cappadoce. 


(1)  Letronne,  Mémoire  sur  le  monument  d'Osymandyas,  dans  les  Mémoires  de 
l'Institut,  T.  IX,  p.  3Go. 

(2)  Lepsins,  Chronologie,  T.  I,  p.  283. 

(3)  Tacit.,  Annol.,H,  60. 


» 


DHOIT    DES    CENS.  511 

L'interprète  lui  dit  encore  quel  était  le  montant  des  tributs  payés 
par  les  vaincus,  en  argent,  ou  en  produits;  ils  égalaient,  ajoute 
l'historien,  ceux  que  Rome  impose  aujourd'hui  aux  nations.  Ces 
inscriptions,  qui  constatent  les  victoires  remportées  par  un  roi 
égyptien  quatorze  siècles  avant  notre  ère,  existent  encore.  Le  récit 
de  Diodore  qui  a  provoqué  les  plaisanteries  de  Voltaire  s'accorde 
au  fond  avec  celui  de  Tacite.  Il  n'y  a  qu'un  fait  mentionné  par 
l'écrivain  grec  dont  jusqu'ici  l'on  n'a  pas  trouvé  la  confirmation 
sur  les  monuments.  D'après  lui,  des  flottes  auraient  pris  posses- 
sion des  îles  situées  dans  la  Mer  Rouge,  ainsi  que  de  tout  le  pays 
littoral  jusqu'à  l'Inde  ;  le  héros  égyptien  aurait  poussé  ses  con- 
quêtes plus  loin  qu'Alexandre  (').  Il  est  probable  que  cette  partie 
du  récit  de  Diodore  est  une  glorification  de  Sésostris,  due  au  patrio- 
tisme ou  à  la  vanité  des  prêtres. 

L'ambition  qui  poussa  les  rois  d'Egypte  en  Asie  s'est  transmise 
comme  un  héritage  à  tous  les  princes  qui  ont  voulu  fonder  un 
empire  puissant  sur  les  bords  du  Nil  :  les  Ptolémées  et  les  sultans 
mameluks,  Saladin  et  Méhémet-Ali  n'eurent  pas  d'autre  politique 
que  Sésostris  et  Ramsèsf).  Cependant  les  Pharons  n'échappèrent 
pas  à  la  malédiction  que  le  dernier  siècle  prononça  contre  les 
conquérants  :  Volneij  appelle  Sésostris  le  roi  fléau  (').  Les  philo- 
sophes ont  méconnu  la  mission  civilisatrice  de  la  guerre  dans  l'an- 
tiquité; en  réprouvant  la  conquête  égyptienne,  ils  ont  de  plus 
condamné  des  hommes  et  des  choses  qu'ils  ne  connaissaient  point 
et  que  nous  commençons  à  peine  à  connaître  aujourd'hui.  Pour 
apprécier  les  conquêtes  des  Pharaons,  nous  devrions  savoir  l'état 
où  se  trouvaient  les  peuples  avec  lesquels  ils  entrèrent  en  contact. 
Si  ces  peuples  étalent  barbares,  l'Egypte,  qui  au  quatorzième 
siècle  avant  notre  ère  avait  atteint  un  haut  degré  de  culture,  a  dû 
exercer  sur  les  vaincus  l'inlluence  que  la  civilisation  a  toujours  sur 
la  barbarie.  D'après  les  rapports  des  auteurs  anciens,  des  élablis- 


(1)  Diodor.J,  33-55. 

(2)  Niebuhr,  Vortriige  iiber  alte  Geschiclitc,  T.  I,  p.  01 .  —  Movcrs,  Die  Phoe- 
nizier,  T.  II,  Ire  part  ,  p.  329,  348,  415,  416. 

(3)  Volncy,  Chronologie  des  Égyptiens,  cli.  2. 


312 


L  EGYPTE . 


sements  durables  auraient  déposé  en  Asie  des  semences  de  la  cul- 
ture égyptienne.  Hérodote  dit  que  Sésostris  fonda  une  colonie  aux 
environs  du  Palus  Méotide;  ces  colons  donnèrent  naissance  aux 
Colchidiens;  encore  du  temps  de  l'historien  grec,  la  parenté  des 
deux  peuples  se  montrait  dans  la  constitution  physique,  les  usages 
et  la  langue  (').  Les  monuments  de  Ninive  confirment  ces  témoignages. 
Ils  portent  l'empreinte  évidente  du  style  égyptien;  des  emblèmes 
particuliers  à  l'art  égyptien  sont  reproduits  dans  les  sculptures 
assyriennes;  les  sphynxénigmatiques  sont  les  gardiens  des  temples 
de  Ninive,  comme  de  ceux  de  Tlièbes.  Des  vases,  parfaitement 
semblables  à  ceux  qu'on  découvre  dans  les  tombeaux  d'Egypte, 
existent  dans  les  ruines  de  Ninive;  des  tombeaux  mêmes,  présen- 
tant tous  les  caractères  des  sépultures  égyptiennes,  ont  été  trouvés, 
et  jusqu'à  des  inscriptions  hiéroglyphiques  {^). 

Nous  dirons  plus  loin  qu'il  y  avait  d'antiques  relations  commer- 
ciales entre  l'Egypte  et  les  peuples  asiatiques  ;  les  conquêtes  des 
Pharaons  favorisèrent  ces  liaisons.  Si  la  tradition  n'a  pas  exagéré 
la  gloire  du  héros  égyptien,  il  fut  aussi  grand  dans  la  paix  que 
dans  la  guerre.  Nous  ne  parlons  pas  des  gigantesques  monuments 
deRamsès,  les  plus  magnifiques,  d'il  Champollion,  qu'ait  jamais 
élevés  la  main  des  hommes  (^);  il  y  a  une  œuvre  plus  grande  et 
plus  utile  que  les  palais,  c'est  le  canal  qui  devait  joindre  le  Nil  à  la 
Mer  Rouge.  Aristote,  Strabon  et  Pline  disent  que  Sésostris  conçut 
le  projet  de  cette  communication  et  qu'il  en  commença  l'exécu- 
tion (*).  Ainsi  ce  roi  fléau  ne  se  serait  pas  borné  à  conquérir  les 
peuples,  il  aurait  eu  l'idée  de  les  unir. 


(1)  Herod.,  Il,  102,  103.  —  Niehuhr,  Vortnige,  T.  I,  p.  74. 

(2)  Layard,  Nineveh  and  its  ^emains,  passim. 

(3)  Champollion,  Notice  sur  l'Egypte  (Dictionnaire  de  la  conversation). 

(4)  Letronne,  Recueil  des  inscriptions  grecques  et  latines  de  l'Egypte,  T.  I, 
p.  190-198.  —  Lepsins,  Chronologie  der  Aegypter,  T.  L  p.  349-355. 


DROIT   DES  GENS.  313 


§  III.   Droit  de  guerre. 

Nous  ne  voulons  pas  idéaliser  les  rois  d'Egypte,  dont  les  exploits 
font  la  gloire  du  nom  de  Sésoslris.  Le  traitement  que  ces  conqué- 
rants superbes  infligèrent  aux  vaincus,  révèle  des  despotes  de 
l'Orient  plutôt  que  des  émules  d'Alexandre.  Si  nous  admirons  le 
palais  de  Karnac  et  le  Ramesseum,  notre  admiration  ne  nous  fait 
pas  oublier  que  ces  monuments  furent  élevés  par  des  prisonniers 
de  guerre  :  le  vainqueur  prit  soin  de  constater  dans  ses  inscriptions 
«  qu'aucun  indigène  n'y  avait  travaillé  »  (').  Le  préjugé  du  droit  du 
plus  fort  est  tellement  enraciné  dans  les  esprits,  que  Bossuet  loue 
Sésoslris  d'avoir  suivi  en  cela  l'exemple  du  sage  Salomon  :  le  roi 
des  Hébreux  employa  également  les  peuples  tributaires  aux  ou- 
vrages qui  ont  rendu  son  nom  immortel  (').  Peut-être  le  grand 
écrivain  n'aurait-il  pas  célébré  la  conduite  de  Sésoslris,  s'il  avait 
su  que  le  héros,  objet  de  ses  louanges,  était  ce  même  Pharaon  dont 
la  tyrannie  souleva  les  Hébreux  (').  Bossuet  ajoute  qu'il  eût  été 
plus  digne  de  gloire  s'il  n'avait  pas  fait  traîner  son  char  par  des 
rois  vaincus  (*).  Ce  trait  caractérise  le  conquérant  asiatique.  LeS 
monuments  et  les  témoignages  des  auteurs  représentent  également 
les  anciens  Égyptiens  comme  un  peuple  cruel. 

Ko  t.  Sacriflcc  des  prisonniers. 

Les  Égyptiens  ont-ils  pratiqué  les  sacrifices  humains?  Quelles 
étaient  les  victimes  de  cette  horrible  superstition?  La  question 
divisait  déjà  les  auteurs  anciens  et  le  dissentiment  continue  parmi 
les  savants  modernes.   Le  fait  des  sacrifices  est  certain  ;  mais 

(\)  Diodor.,  I,  56.  —  liosellini,  Monumenti,  III,  2,  p.  185. 

(2)  Discours  sur  l'histoire  universelle,  III*"  partie. 

(3)  L'identité  du  Pharaon  qui  employa  les  Juifs  aux  plus  rudes  corvées  cl  de 
Ramsès,  est  établie  par  Lepsius,  Chronologie,  T.  I,  p.  358,  351). 

(4)  Diodor.,  I,  58.  —  Ilerod.,  H,  108. 


314  l'Egypte. 

étaient-ce  les  prisonniers  que  l'on  immolait,  comme  chez  les  Celtes? 
Les  analogies  historiques  rendent  la  chose  prohable.  Les  monu- 
ments semblent  aussi  attester  que  les  Egyptiens  usaient  dans 
toute  sa  barbarie  du  droit  de  vie  et  de  mort  reconnu  au  vainqueur 
par  ranliquilé;  mais  les  égyptologues  ne  sont  pas  d'accord  sur  le 
sens  qu'il  faut  donner  à  ces  représentations.  Dans  l'obscurité  qui 
règne  encore  sur  l'antique  Egypte,  nous  devons  nous  borner  au 
rôle  de  rapporteur  et  nous  contenter  de  probabilités. 

Hérodote  prétend  que  les  Grecs  ont  calomnie  les  Égyptiens  en 
leur  imputant  l'usage  des  sacrifices  humains  :  comment  croire, 
dit-il,  qu'un  peuple  à  qui  il  n'est  pas  permis  de  sacrifier  un  ani- 
mal, voulût  tuer  des  hommes  (')?  L'historien  oublie  que  la  nature 
humaine  cache  dans  son  sein  d'éclatantes  contradictions.  Les  In- 
diens, les  plus  doux  des  hommes,  étaient  humains  envers  les 
animaux  et  souvent  cruels  envers  leurs  semblables.  Que  doit-on 
attendre  des  habitants  de  l'Egypte,  dont  le  naturel  n'était  pas  porté 
à  la  douceur? 

Les  riverains  du  Nil  se  distinguaient  par  un  génie  farouche  :  la 
superstition  les  portait  à  la  cruauté.  Celui  qui  tuait,  même  involon- 
tairement, un  chat  ou  un  ibis,  était  condamné  à  mourir;  parfois  le 
peuple,  sans  attendre  le  jugement,  se  jetait  sur  le  coupable  et  le 
massacrait  [^).  Une  barbarie  asiatique  éclate  dans  leurs  lois.  Rien 
de  plus  horrible  que  la  punition  de  ceux  qui  étaient  coupables 
d'infanticide  :  ils  devaient  pendant  trois  jours  et  trois  nuits  demeu- 
rer auprès  du  cadavre  de  leur  enfant  et  le  tenir  embrassé.  Le  légis- 
lateur était  à  la  recherche  de  supplices  :  on  coupait  les  mains  aux 
parricides  avec  des  joncs  aigus,  et  on  les  brûlait  vifs  sur  des  épines. 
La  mutilation  était  un  principe  dominant  de  la  législation  égyp- 
tienne :  on  punissait  chacun  par  la  partie  du  corps  avec  laquelle  il 
avait  commis  le  crime  (").  Les  châtiments  corporels  étaient  prodi- 
gués; on  appliquait  la  bastonnade  même  aux  femmes  et  aux  enfants. 
Le  bâton  servait  d'encouragement  au  travail  ;  bientôt  il  fallut  cet 

(1)  Herod.,  II,  45. 

(2)  Diodor.,  I,  83. 

(;î)   Diodor.,  \,  11,  sij. 


DROIT    DES   GENS. 


315 


ignoble  traitement  pour  forcer  les  Égyptiens  à  remplir  les  obliga- 
tions que  l'État  impose  aux  citoyens  (').  La  barbarie  des  lois,  loin 
de  moraliser  les  hommes,  les  dégrade  et  les  abrutit.  Les  Égyptiens 
finirent  par  avoir  la  réputation  d'une  nation  cruelle  et  féroce  dans 
ses  vengeances  (").  L'invasion  des  idées  et  des  sentiments  de  la 
Grèce  ne  parvint  pas  à  les  humaniser.  Encore  sous  l'empire  romain, 
ils  étaient  notés  pour  leur  manque  d'humanité. 

Hérodote  s'est  donc  fait  illusion  sur  la  douceur  des  mœurs 
égyptiennes.  Tout  ce  que  l'on  peut  conclure  de  son  témoignage, 
c'est  que  les  sacrifices  humains  étaient  depuis  longtemps  tombés 
en  désuétude.  Généralement  pratiqués  dans  la  haute  antiquité,  ils 
disparurent  partout  avec  les  progrès  de  la  civilisation.  Pour  les 
temps  anciens,  nous  opposerons  à  l'apologie  de  l'historien  grec 
le  témoignage  d'un  écrivain  indigène.  Manéthon  dit  que  les  Égyp- 
tiens brûlaient  dans  la  ville  d'Ilithyia  des  hommes  appelés  typho- 
niens  et  qu'ils  jetaient  leurs  cendres  aux  vents.  Le  même  historien 
nous  apprend  qu'on  immolait  aussi  des  hommes  à  Iléllopolis.  Le 
sang  coula  sur  les  autels,  jusqu'à  ce  que  le  roi  Amosis  ordonnât  de 
substituer  aux  victimes  humaines  des  figures  de  cire  de  grandeur 
naturelle;  avant  lui  les  hommes  typhoniens  étaient  choisis  et  mar- 
qués avec  le  même  soin  et  les  mêmes  formalités  que  les  animaux 
destinés  aux  sacrifices  f  ). 

Quelle  est  l'origine  de  ces  cruelles  superstitions?  Il  nous  est 
impossible  de  pénétrer  ce  mystère  horrible.  Les  sacrifices  humains 
étaient  usités  chez  tous  les  peuples  de  l'antiquité;  chez  les  nations 
soumises  à  une  caste  sacerdotale,  ils  se  perpétuèrent;  l'idée  de 
l'expiation,  plus  profondément  empreinte  dans  les  religions  domi- 

(1)  WUIci7ison,  Manners  and  Cusloms,  T.  II,  p.  40,  41.  Les  Égyptiens  étaient 
honteux  quand  ils  ne  pouvaient  pas  montrer  sur  leurs  corps  des  rnarcjues  nom- 
breuses attestant  leurs  efforts  pour  échapper  au  tribut  {Ammian.  Marcellin., 
XXII,  IG).  Le  bâton  est  encore  aujourd'hui  considéré  en  Egypte  comme  «  un  don 
de  Dieu.  » 

(2)  Polijb.,  XV,  33,  10  :   ôew/j  yio  Tt;  r,  T^v.ryj.  tov;  G'jaoJç  &)U.Ôtv;;  yr/vârat  T&iv 

(3)  Maneth.,  ap.  Plutarch.,  De  Is.  et  Osir.,  c.  73.  —  Manclh.,  ap.  l'orphijr., 
De  Abstin.,  II,  ëo.  Les  hommes  lijphoniens  étaient  ceux  qui  avaient  des  cheveux 
roux  comme  Typhon  {Schmidt,  De  sacrificiis  Aegyptioruni,  p.  181,  27G,  289). 


516  l'Egypte. 

nées  par  les  prêtres,  fit  taire  la  voix  de  riiumanité.  Quelques 
savants  ont  voulu  laver  le  peuple  égyptien  de  cette  tache  (').  Se 
fondant  sur  ce  que  le  roi  qui  abolit  les  sacrifices  est  le  même  qui 
expulsa  les  Hycsos,  ils  attribuent  cette  barbare  coutume  aux  con- 
quérants de  rÉgypte;  ils  croient  concilier  ainsi  l'opinion  d'Héro- 
dote, d'après  lequel  il  n'y  aurait  jamais  eu  de  sacrifices  sanglants 
chez  les  Égyptiens ,  avec  le  témoignage  de  Manéthon  qui  en  con- 
state l'existence.  L'explication  ne  nous  paraît  pas  satisfaisante. 
Rien  dans  le  texte  de  Manéthon  n'indique  qu'il  parle  des  No- 
mades. S'il  s'agissait  d'un  usage  des  Hycsos,  pourquoi  Amosis 
en  aurait-il  conservé  la  substance  en  remplaçant  les  hommes  par 
des  figures  de  cire?  Cela  prouve  que  cette  superstition  était  enra- 
cinée dans  l'Egypte  ;  le  législateur  dut  lutter  contre  la  barbarie 
populaire,  et  lui  donner  une  espèce  de  satisfaction,  en  mainte- 
nant des  sacrifices  symboliques  destinés  à  tenir  lieu  des  sacrifices 
réels. 

Les  monuments  ne  sont  pas  aussi  explicites  que  le  témoignage 
de  Manéthon.  Si  nous  en  croyons  les  auteurs  de  la  Description  de 
l'Egypte,  les  Égyptiens  auraient  immortalisé  leur  cruauté  par  les 
arts.  Les  tombeaux  des  rois,  dans  les  ruines  de  Thèbes,  offrirent 
aux  savants  français  une  vue  qui  les  glaça  d'épouvante  :  «  Dans  la 
grande  salle  sépulcrale  règne  une  frise  couverte  de  peintures  qui 
représentent  une  suite  d'hommes  rouges  et  bleus,  ayant  la  tête 
tranchée;  au-dessus  on  voit  des  bourreaux,  armés  de  couteaux,  et 
coupant  des  têtes;  les  victimes  sont  liées  dans  les  attitudes  les  plus 
pénibles;  le  sang  jaillit  de  tous  côtés;  des  serpents  coupés  par 
morceaux  sont  mêlés  à  toutes  ces  scènes  d'horreur  et  de  dégoût  »(^). 
D'autres  sculptures  ne  semblent  laisser  aucun  doute  sur  la  con- 
dition des  malheureux  que  l'on  sacrifiait  :  «  A  Thèbes  on  remarque 
un  sacrificateur  dont  la  main  droite,  armée  d'une  massue,  est  levée 
pour  assommer  un  homme  que  l'on  tient  devant  deux  divinités. 
Aux  vêtements  et  à  la  barbe  de  la  victime,  on  reconnaît  qu'il 


(1)  Jablonski,  Panth.  Aegypt.,  T.  II,  p.  72-77.  —  Rôth,  Geschichte  unserer 
abendlàndischen  Philosophie,  T.  I,  p.  216. 

(2)  Dcacription  de  l'Égyple,  T.  III,  p.  498. 


DROIT    DES  GENS.  317 

appartient  à  une  nation  dont  les  combats  contre  les  Égyptiens 
et  la  défaite  sont  sculptés  sur  les  murs  du  grand  édifice  de  Kar- 
nac»('). 

Cependant  beaucoup  d'égyptologues  refusent  de  croire  à  l'exis- 
tence de  sacrifices  humains  chez  un  peuple  aussi  civilisé  que  les 
Égyptiens.  Les  uns  supposent  que  les  monuments  représentent 
le  supplice  des  criminels (^),  ou  les  tourments  des  enfers;  d'autres 
conjecturent  que  le  sacerdoce  a  voulu  flétrir  la  tyrannie  des 
rois  (^);  le  plus  grand  nombre  voient  dans  les  représentations  qui 
paraissent  indiquer  des  sacrifices,  des  groupes  hiéroglyphiques 
exprimant  l'idée  de  la  soumission  absolue  au  vainqueur,  du  droit 
de  vie  et  de  mort  dont  celui-ci  était  investi  {*).  Nous  croyons  vo- 
lontiers qu'à  l'époque  héroïque  des  Sésostris  et  des  Ramsès  les 
autels  des  dieux  n'étaient  plus  souillés  du  sang  des  victimes  hu- 
maines et  que  les  sculptures  n'avaient  dès  lors  qu'un  caractère 
symbolique.  Mais  cette  supposition  ne  lave  pas  les  Égyptiens  de 
l'accusation  qui  pèse  sur  leur  mémoire.  Les  tableaux  qui  tachent 
les  monuments  de  l'Egypte  ne  seraient-ils  pas  une  image  du  passé? 
Un  peuple  n'ayant  jamais  pratiqué  les  sacrifices  humains,  aurait-il 
eu  l'idée  de  chercher  dans  ces  affreuses  superstitions  l'expression 
de  sa  pensée,  les  caractères  de  son  écriture  (^)? 


I\'o  2.  Traitement  des  vaincus. 

Dans  le  tombeau  d'Osymandias  on  voit  la  représentation  d'un 
siège.  Un  héros  égyptien  se  précipite  sur  les  ennemis  et  les  con- 
traint de  fuir  dans  le  plus  grand  désordre.  Les  vaincus  se  retour- 
nent en  élevant  les  mains,  comme  pour  implorer  sa  clémence.  Mais 

(-1)  Description  de  l'Egypte,  T.  VI,  p.  '151, 152. 

(2)  Ibid.,  T.  II,  p.  60. 

(3)  Hamilton,  Aegyptiaca,  p.  157. 

(4)  C/iOTOpo//jo«,  Lettres  écrites  de  l'Egypte,  p.  233,  346.  — Champollion- 
Figeac,  l'Egypte,  p.  43-45.  —  Wilkinso7i,  T.  V,  p.  341-344. 

(5)  Heeren  admet  le  sacrifice  des  prisonniers  comme  un  fait  incontestable.  — 
Comparez  Schwenk,  Die  Mythologie  dcr  Aegypler,  p.  15. 


318  L'h!GYPTE. 

le  vainqueur  est  inexorable  :  les  guerriers  égyptiens  prennent  par 
les  cheveux  les  ennemis  qu'ils  rencontrent  et  les  tuent  à  coups  de 
massue,  de  poignard  ou  de  sabre;  les  femmes,  les  enfants  mêmes 
ne  sont  pas  épargnés  (^). 

Ce  tableau  est  une  image  de  la  cruauté  des  Egyptiens.  A  voir 
leurs  usages  de  guerre,  tels  qu'ils  sont  représentés  sur  les  monu- 
ments, on  se  croirait  au  milieu  des  sauvages  de  l'Amérique.  Les 
tètes  des  ennemis  morts  forment  rornement  du  char  du  vain- 
queur (^)  ;  les  rois  se  glorifient  dans  les  inscriptions  de  ces  horri- 
bles trophées  (^).  La  manière  de  dénombrer  les  vaincus  tombés 
sur  le  champ  de  bataille,  rappelle  les  coutumes  des  conquérants 
les  plus  barbares  :  les  Turcs  comptent  les  oreilles,  les  Égyptiens 
coupent  les  mains  et  les  parties  génitales  et  les  enregistrent  {*). 

Wilkinson,  le  savant  égyptologue,  tout  en  présentant  les  mœurs 
égyptiennes  sous  le  jour  le  plus  favorable,  est  obligé  d'avouer  que 
les  prisonniers  étaient  traités  avec  une  dureté  qui  lui  parait  en 
contradiction  avec  l'humanité  des  vainqueurs  f  ).  Ils  avaient  les 
mains  liées  derrière  le  dos  ou  sur  la  tète;  une  corde  passée  autour 
du  cou  les  attachait  entre  eux;  parfois  le  roi  enchaînait  les  prison- 
niers de  ses  propres  mains,  comme  des  criminels  f);  l'instrument 
qui  servait  de  menottes  s'est  conservé  dans  les  usages  de  l'Egypte 
jusqu'à  nos  jours.  Les  princes  vaincus  partageaient  le  sort  com- 
mun ;  le  haut  rang  qu'ils  avaient  tenu  les  exposait  à  des  outrages 
d'autant  plus  sanglants  après  leur  défaite  :1e  triomphateur  les  atta- 
chait sous  l'axe  de  son  char  (^).  Si  les  Pharaons  abusaient  à  ce 
point  des  droits  de  la  guerre,  quelle  devait  être  la  conduite  des 
masses?  Les  guerriers  égyptiens  maltraitaient  leurs  prisonniers  à 


(1)  Description  de  l'Egypte,  T.  II,  p.  266. 

(2)  Rosellini,  Monumenti,  III,  4,  p.  -158.  —  Description  de  l'Egypte,  T.   II, 
p.  481. 

(3]  «  Ecco  il  dio  buono  che  rallegrasi  in  vedere  il  sanguc,  aveudo  resciso  le 
teste  al  corpo  degli  uccisi  »  [Rosellini,  ib.,  et  p.  379). 

(4)  Description  de  l'Egypte,  T.  II,  p.  83,  294. 

(5)  Wilkinson,  Manners  and  Customs,  T.  I,  p.  39. 

(6)  Rosellini,  Monumenti  Storici,  T.  III,  P.  I,  p.  329. 

(7)  Wilkinson,  T.  V,  j).  285. 


DROIT    DES    GENS.  519 

coups  de  javelot  f).  L'on  voit  même  sur  les  monuments  des  captifs 
qui  ont  le  poing  droit  coupé  (^). 

L'empire  des  Pharaons  en  Asie  a  été  de  trop  courte  durée  pour 
que  nous  puissions  apprécier  leur  politique  à  l'égard  des  peuples 
subjugués.  Le  peu  de  renseignements  que  les  monuments  fournis- 
sent nous  font  croire  que  le  régime  des  conquérants  était  celui  de 
tous  les  despotes  asiatiques.  Ce  n'est  pas  la  clémence  des  princes 
qui  est  célébrée  dans  les  inscriptions  emphatiques  destinées  à 
immortaliser  leur  nom,  c'est  leur  colère;  on  les  compare  à  des 
lions  irrités,  inexorables  (^).  Comment  auraient-ils  été  humains 
envers  des  ennemis  qu'ils  considéraient  comme  une  race  impure 
et  perverse?  L'Egypte  seule  mérite  l'attention  des  Pharaons.  Les 
nations  barbares  qui  osent  leur  résister  sont  des  coupables.  Une 
inscription  deSésostris  résume  la  politique  égyptienne  :  il  gouverne 
l'Egypte,  il  châtie  la  terre  étrangère  (*). 

Les  peuples  conquis  étaient  soumis  à  des  tributs  :  la  charge 
devait  être  lourde,  car  à  chaque  moment  ils  se  révoltaient  (^).  Une 
partie  des  vaincus  étaient  traînés  en  esclavage  et  employés  à  élever 
ces  gigantesques  monuments,  que  l'on  peut  à  peine  admirer,  quand 
on  sait  que  des  nations  entières  furent  sacrifiées  à  la  gloire  du 
vainqueur.  L'histoire  a  conservé  quelques  souvenirs  de  leur  mal- 
heureuse condition.  L'excès  de  l'oppression  poussa  des  captifs  à  se 
révolter  contre  leurs  tout-puissants  maîtres;  la  tradition  rattacha 
à  cette  insurrection  la  fondation  d'une  cité  égyptienne,  portant 
le  nom  de  Babylone  (^).  Le  sort  des  Hébreux  établis  en  Egypte 
donne  une  idée  de  la  domination  des  Pharaons.  Méprisés  comme 
impurs,  détestés  comme  nomades,  ils  furent  relégués  dans  un 
espace  de  terre  trop  étroit  pour  contenir  une  population  nom- 
breuse ;  l'encombrement  et  la  malpropreté  engendrèrent  la  terrible 
maladie  qui  fut  dans  l'antiquité  comme  la  marque  distinctive  des 

(1)  Description  de  l'Egypte,  T.  II,  p.  107. 

(2)  Cailliaud,  Voyage  à  Méroë,  T.  III,  p.  28"J. 

(3)  Bosellini,  T.  IV,  p.  18;  T.  III,  P.  2,  p.  6i. 

(4)  Ibid.,  T.  III,  P.  1,  p.  3oO;  T.  III,  P.  2,  p.  163,  215. 
(o)  Ibid.,  T.  m,  P.  I,  p.  i-U,  4'i.'j:  I'.  2,  p.  107. 

{())  Diodor.,  I,  .^0. 


520 


L  EGYPTE. 


Juifs;  la  lèpre  augmenta  le  dégoût  qu'ils  inspiraient;  traités  en 
brutes  plutôt  qu'en  hommes ,  ils  furent  accablés  des  travaux  les 
plus  humiliants  (^).  On  poussa  la  tyrannie  jusqu'au  meurtre  des 
enfants  mâles,  pour  amener  l'extinction  de  cette  race  maudite.  La 
profonde  dégradation  des  Israélites,  lorsque  Moïse,  à  la  voix  de 
Dieu,  les  appela  à  l'indépendance,  est  la  condamnation  de  la  poli- 
tique des  Pharaons  (^). 

Les  Egyptiens  ont  laissé  sur  leurs  monuments  une  image  de  leur 
droit  international.  On  reproche  à  Louis  XIV  les  statues  enchaî- 
nées représentant  les  nations  qu'il  foule  aux  pieds.  Le  grand  roi 
ne  se  doutait  pas  qu'il  était  l'imitateur  de  conquérants  barbares. 
Une  tradition  recueillie  par  Vitruve  {^)  donne  une  origine  grecque 
aux  Cariatides.  Les  auteurs  de  la  Description  de  l'Egypte  croient 
que  les  Grecs  les  empruntèrent  aux  Égyptiens  :  «  Dans  le  pavillon 
de  Medynet-Abou,  des  ouvrages  sont  portés  par  quatre  figures 
d'hommes  dont  on  ne  voit  que  la  moitié  du  corps;  elles  sont  éten- 
dues sur  le  ventre,  et  avec  leurs  mains  péniblement  appuyées  sur 
une  dalle  inférieure,  elles  paraissent  faire  de  violents  efforts  pour 
soulever  le  poids  dont  elles  sont  accablées;  leur  poitrine  est  revêtue 
de  cottes  d'armes,  ce  qui  prouve  que  ce  sont  des  captifs  qu'on  a 
voulu  représenter  dans  cette  position  humiliante  »(<).  Nous  laisse- 
rons la  question  d'origine  indécise  :  les  cariatides  de  l'Egypte, 
comme  celles  de  la  Grèce  et  du  Louvre  expriment  la  même  idée, 
l'ignominie  du  vaincu  et  l'insolence  du  vainqueur.  Ces  sentiments 
ne  se  manifestaient  pas  seulement  dans  la  sculpture.  L'on  a  trouvé 
dans  les  tombeaux  des  sandales  qui  portent  en-dessous  des  figures 
coloriées  de  pasteurs  ayant  les  membres  garrottés  :  ainsi  les  con- 
quérants foulaient  à  la  lettre  l'image  de  leurs  ennemis  vaincus  {^). 

(1)  II  y  a  un  tableau  dans  les  catacombes  de  l'Egypte  qui  représente  les 
Hébreux  occupés  à  faire  des  briques;  des  Égyptiens  les  surveillent,  tenant 
en  main  le  bâton  qui  en  Egypte  ne  servait  pas  seulement  de  marque  de  com- 
mandement (/{oseZ/wî,  T.  II,  p.  254). 

(2)  Genèse,  XLIII,  32.  —  Joseph.,  Antiquit.,  II,  9. 

(3)  Vitruv.,  De  architect.,  I,  1. 

(4)  Description  de  l'Egypte,  T.  II,  p.  60,  77-79. 

(5)  Cailliaud,  Voyage  à  Méroë,  T.  I,  p.  260.  —  Champollion,  Lettres  relatives 
au  musée  égyptien  de  Turin,  I^c  lettre,  p.  58. 


DROIT    DES    GENS.  321 

Le  langage  répondait  aux  représentations  des  arts  :  les  dieux  pro- 
mettaient aux  rois  de  placer  toute  la  terre  sous  leurs  pieds  (').  Si  le 
symbole  est  l'expression  fidèle  de  l'idée,  il  est  difficile  d'imaginer 
des  conquérants  plus  insolents  que  les  Pharaons,  et  une  condition 
plus  dégradante  que  celle  des  peuples  qu'ils  subjuguaient. 

X»  3.  Cause  de  la   barbarie  «lu  droit  de  guerre  des  Égyptiens. 

Tel  fut  le  droit  de  guerre  de  l'Egypte  Ihéocratique.  11  n'est  pas 
moins  barbare  que  celui  des  peuples  nomades  qui  envahirent  et 
dévastèrent  si  souvent  l'Asie.  Faut-il  imputer  la  cruauté  des  Égyp- 
tiens à  la  caste  sacerdotale?  Le  sacerdoce  pas  plus  que  la  royauté 
ne  crée  le  génie  d'un  peuple.  11  est  probable  que  les  castes  supé- 
rieures, sorties  de  l'Orient,  trouvèrent  une  race  indigène  en  pos- 
session des  rives  du  Nil.  Quelles  étaient  les  mœurs  et  la  culture 
des  habitants  primitifs?  Aucun  document  historique  ne  nous 
éclaire  sur  cette  importante  question;  mais  nous  ne  leur  ferons 
pas  injure  en  supposant  qu'ils  étaient  à  peu  près  sauvages.  Il 
existe  encore  aujourd'hui  des  analogies  remarquables  entre  les 
coutumes  des  populations  africaines  et  celles  que  nous  avons  ren- 
contrées dans  l'empire  des  Pharaons.  Les  nègres  de  la  Nubie  ont 
l'usage  de  prendre  les  parties  génitales  sur  les  morts;  les  vain- 
queurs apportent  ces  dépouilles  obscènes  à  leurs  femmes  qui  s'en 
parent  comme  de  trophées(^).  11  est  probable  que  le  droit  de  guerre 
des  Egyptiens  est  un  débris  de  la  barbarie  africaine. 

Mais  si  l'on  ne  peut  imputer  à  la  caste  sacerdotale  la  cruauté  des 
Égyptiens,  n'est-elle  pas  du  moins  coupable  d'avoir  donné  la  sanc- 
tion de  la  religion  aux  horribles  sacrifices  des  sauvages?  Ce  n'est 
qu'en  hésitant  que  nous  risquons  cette  accusation.  Pour  apprécier 
l'influence  des  prêtres  sur  la  civilisation  de  l'Egypte,  il  faudrait  sur 

{\)  Sotto  i  tuoi  calzari  {Roselîini,  Monumenti  Storici,  T.  III,  P.  1,  p.  344, 
404);  ou  Sotto  i  tuoi  sandali  [ib.,  V.  1,  p.  -117).  L'expression  a  passé  dans  la 
poésie  hébraïque  :  «  Ponam  inimicos  tuos  scabeilum  peclum  tuorum  »  {Psaum. 
ex,  i). 

(2)  Cailliaud,T.  III,  rh.  41. 


322  l'Egypte. 

le  développement  moral  du  peuple  des  témoignages  précis  qui  nous 
manquent.  Cependant  l'histoire  des  tliéocraties  nous  force  à  recon- 
naître que  la  caste  sacerdotale  ne  recule  pas  devant  le  sang;  son 
génie  n'est  pas  celui  de  la  douceur,  mais  un  esprit  sombre  et 
farouche  qui  s'allie  facilement  à  tous  les  excès.  Les  sacrifices  hu- 
mains disparurent  à  la  vérité  de  l'Egypte,  au  point  que  du  temps 
d'Hérodote  on  pouvait  révoquer  en  doute  qu'ils  eussent  jamais 
existé.  Mais  ce  n'est  pas  le  sacerdoce,  c'est  un  roi,  un  guerrier  qui 
a  la  gloire  de  cet  acte  d'humanité. 


CHAPITRE  III. 

RELATIONS    INTERNATIONALES. 

§  I.   Considérations  générales. 

K"  t.  Isolement.   Mœurs  inhospitalières  des  Égyptiens. 

Si  l'on  s'en  tient  aux  relations  apparentes,  on  peut  dire  avec 
Montesquieu  que  l'Egypte  était  le  Japon  de  l'antiquité  (').  Ses 
mœurs  et  ses  institutions,  fruit  d'un  développement  original, 
l'éloignaicnt  de  tout  commerce  avec  les  nations  étrangères.  On  a 
cherché  la  cause  du  caractère  individuel  de  la  civilisation  égyp- 
tienne dans  la  constitution  physique  du  pays.  Hérodote  en  a  déjà 
fait  la  remarque  :  «  Comme  le  climat  de  l'Egypte  diffère  de  tous  les 
autres  climats,  et  que  le  Nil  est  d'une  nature  différente  des  autres 
fleuves,  de  même  les  habitants  suivent  des  usages  et  des  lois  qui 

(1)  Montesquieu,  Esprit  dos  lois,  XXI,  6. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  523 

sont  contraires  à  ceux  des  autres  nations  »  (').  Un  géograplie  éini- 
nent  a  donné  d'ingénieux  développements  à  celte  idée  :  «  Le  Nil, 
dit  Rittcr,  est  le  seul  fleuve  des  tropiques  qui  se  décharge  dans  une 
mer  méditerranée.  Tous  les  cours  d'eau  de  l'Inde,  de  la  Chine  et 
de  l'Amérique  aboutissent  à  l'Océan;  la  vue  de  l'immensité  des 
mers  appelle  leurs  riverains  à  une  vie  d'expansion.  En  Egypte,  ce 
n'est  pas  la  mer  qui  attire  les  regards  des  habitants;  le  seul  phéno- 
mène qui  les  frappe,  c'est  le  débordement  du  Nil,  d'où  leur  vient 
la  fécondité  et  la  vie.  L'activité  des  Égyptiens  était  liée  à  leur  val- 
lée étroite,  et  rien  ne  les  sollicitait  à  franchir  ces  limites  :  concen- 
trée dans  cet  espace  resserré,  la  force  intérieure  de  ce  peuple  se 
développa  avec  d'autant  plus  de  puissance  et  d'originalité.  La 
nation  égyptienne  est  le  produit  du  sol;  elle  en  est  sortie  comme 
les  statues  des  dieux  du  porphyre  de  ses  carrières  »  (-). 

L'influence  du  climat  sur  le  caractère  particulier  de  la  civilisa- 
tion égyptienne  est  incontestable  ;  mais  elle  n'explique  pas  à  elle 
seule  l'éloignement  que  les  riverains  du  jXil  montraient  pour  toute 
communication  avec  l'étranger.  Les  Egyptiens,  de  même  que  les 
habitants  de  l'Inde,  se  croyaient  un  peuple  élu  :  ils  se  disaient 
aulochlhones,  la  race  humaine  par  excellence  :  le  langage  hiérogly- 
phique identifie  Y  Egypte  avec  le  monde,  lesÊgyptiens  avec  Vhuma- 
nité  (').  L'orgueil  religieux  est  la  source  de  ces  prétentions.  Le 
sacerdoce  a  la  possession  exclusive  de  la  vérité  :  les  riverains  du 
Nil  sont  des  hommes  purs,  leur  sol  sacré  est  la  région  de  la  pureté, 
le  reste  de  l'univers  est  le  séjour  de  Vimpureté  (*).  De  là  une  hor- 
reur profonde  pour  les  étrangers.  Un  Égyptien  aurait  cru  se  souil- 


(1)  //n-oc/.,II,  35. 

(2)  Rilter,  Géographie,  Afrique,  p.  478-480  (édition  de  Bruxelles). 

(.3)  Les  Égyptiens  sont  désignés  dans  les  inscriptions  sous  le  nom  de  race  ou 
d'espèce  humaine  (Uosellini,  T.  IV,  p.  230).  L'Egypte  est  le  inonde  {ib.,T.  Ul,  V.i 
p.  ■107,  note  3  et  passim). 

(4)  L'Egypte  est  toujours  désignée  dans  les  inscriptions  comme  la  terre  de  la 
pureté  et  de  la  justice  IRosellini,  T.  III,  i>.  1,  p.  37,  51,  39,  361  ;  T.  IV,  p.  89,  90). 
Les  pays  étrangers  sont  la  terre  des  impurs  [ib.,  T.  III,  P.  I,  p  346).  Les  alliés 
mêmes  des  Égyptiens  n'échappent  pas  à  cette  flétrissure  [Champollion,  Gram- 
maire égyptienne,  p.  138). 


524  l'Egypte. 

1er,  en  mangeant  avec  un  Hébreu  (').  Cette  exclusion  injurieuse  ne 
frappait  pas  seulement  les  pasteurs,  race  maudite,  immonde;  tous 
les  peuples  étaient  mis  sur  la  même  ligne  :  «  Il  n'y  a  point  d'Égyp- 
tien ni  d'Égyptienne,  dit  Hérodote,  qui  voulût  embrasser  un  Grec, 
ni  même  se  servir  du  couteau  d'un  Grec,  de  sa  broche  ou  de  sa 
marmite,  ni  goûter  de  la  chair  d'un  bœuf  qui  aurait  été  coupée 
avec  le  couteau  d'un  Grec.  »  Ce  sentiment  de  répulsion  s'étendait 
jusqu'aux  objets  de  la  nature  physique  :  il  était  défendu  aux  prêtres 
égyptiens  de  toucher  à  des  aliments  ou  à  des  boissons  de  prove- 
nance étrangère  (^). 

La  séparation  religieuse  qui  existait  entre  les  Égyptiens  et  le 
reste  du  genre  humain  fut  consacrée  par  une  marque  extérieure  : 
la  circoncision  fit  des  habitants  de  l'Egypte,  de  même  que  des 
Hébreux ,  une  race  privilégiée.  C'était  la  source  d'un  orgueil  im- 
mense. Les  Égyptiens  avaient  un  superbe  dédain  pour  les  institu- 
tions étrangères.  Hérodote  remarque  comme  un  trait  caractéris- 
tique de  la  nation,  son  éloignement  pour  les  usages  de  tous  les 
autres  peuples  f  ).  Le  grand  pontife  faisait  jurer  aux  rois,  en  les 
consacrant  que,  sous  aucun  prétexte,  ils  n'introduiraient  une  cou- 
tume étrangère.  Si  le  vœu  du  sacerdoce  avait  pu  s'accomplir,  les 
Égyptiens  n'auraient  pas  connu  d'autre  pays  que  la  vallée  du  Nil. 
Les  prêtres  s'étaient  interdit  à  eux-mêmes  les  voyages  maritimes; 
ils  les  considéraient  comme  une  action  impie  et  ne  les  permettaient 
que  lorsque  l'intérêt  de  l'État  les  commandait  {*).  Les  habitants  de 
l'Egypte  attachaient  des  idées  tellement  lugubres  aux  voyages, 
qu'ils  laissaient  croître  leurs  cheveux  en  signe  de  deuil  jusqu'au 
retour  dans  leur  patrie;  cette  coutume  subsistait  encore  du  temps 
de  Diodore  ('). 

(1)  Genèse,  XLIII,  32  :  «  Et  on  servit  Joseph  à  part,  et  les  Égyptiens  qui 
mangeaient  avec  lui  furent  aussi  servis  à  part,  parce  que  les  Égyptiens  ne  pou- 
vaient manger  avec  les  Hébreux  ;  car  c'est  une  abomination  aux  Égyptiens.  » 

(2)  Herodot.,  II,  41.  —  Chaerevion,  ap.  Porphyr.,  De  Abstin.,  IV,  7. 

(3)  Herodot.,  II,  91  :  E'/Iyiviy.oÎ'Ji  3h  vofJt«t'ot<T£  (fsûyoxxrt  y^piaOxt,  tô  M  !TÛp.7rav 
ztnoii,  1X7(3'   «XXwv  p/,5afjià  pr/3«a&iv  àvGpwTrow   vouat'otTt. 

(4)  Syiies.,  De  Provid.,  p.  73.  —  Plutarch.,  Sympos.  Quaest.,  YIII,  8.  —  Chae- 
remon,  ap.  Porphyr.,  De  Abstin.,  IV,  8. 

(5)  Diodor.,  I,  18. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  525 

A  leur  tour,  les  Égyptiens  inspiraient  peu  de  sympathie  aux 
autres  peuples.  Mille  superstitions,  mille  usages  particuliers 
créaient  d'inévitables  antipathies.  Ceux-ci  s'abstenaient  de  man- 
ger des  lentilles,  ceux-là  des  fèves,  du  fromage  ou  des  oignons  ; 
les  uns  méprisaient  ce  que  les  autres  avaient  en  honneur.  Ces 
observances  devenaient  souvent  une  cause  de  désunion  entre  les 
diverses  provinces  de  l'Egypte;  à  plus  forte  raison  devaient- elles 
séparer  les  Égyptiens  des  nations  étrangères.  Diodore  raconte 
comme  témoin  oculaire  qu'un  Romain,  ayant  tué  un  chat,  fut 
assailli  dans  sa  maison  par  la  populace  et  ne  put  être  soustrait  à 
sa  fureur;  cependant  le  crime  était  involontaire,  et  les  Égyptiens 
avaient  tout  à  craindre  de  la  vengeance  de  Rome  (').  Comment 
communiquer  avec  des  hommes  fanatiques  à  ce  point? 

L'aversion  des  riverains  du  Nil  pour  tout  ce  qui  était  étranger 
explique  un  trait  peu  honorable  de  leurs  mœurs.  Seuls  de  tous 
les  peuples,  ils  n'ont  pas  pratiqué  la  plus  belle  vertu  du  monde 
ancien,  l'hospitalité  :  qui  ne  connaît  les  autels  sanglants  du  cruel 
Busiris  (-)?  Celte  tradition  a  donné  une  triste  célébrité  aux  Égyp- 
tiens; mais  déjà  dans  l'antiquité  elle  était  l'objet  de  vives  contro- 
verses. Hérodote  nia  les  sacrifices  humains.  Isocrate  écrivit  un 
plaidoyer  en  règle  en  faveur  de  Busiris.  Ératosthène  soutint  qu'il 
n'avait  pas  existé  de  roi  portant  ce  nom  {^).  Parmi  les  savants 
modernes,  les  uns  font  de  Busiris  un  personnage  mythique  ou 
astronomique  (*);  d'autres  le  considèrent  comme  une  invention 
des  Grecs  (').  Il  est  possible  qu'il  n'y  ait  pas  eu  de  roi  Busiris, 
mais  on  n'invente  pas  de  pareilles  fables  pour  des  peuples  hospi- 
taliers. Les  sacrifices  humains  sont  attestés  par  le  témoignage  des 
Egyptiens  eux-mêmes;  les  victimes  ne  pouvaient  être  que  des 
vaincus  ou  des  étrangers.  En  tout  cas  le  mythe  est  Texpression  du 
caractère  des  Egyptiens  :  leurs  mœurs  inhospitalières  étaient  pro- 
verbiales (^). 

(1)  Diodor.,  I,  83. 

(2)  «  Quis  inlaudati  nescit  Busiridis  aras?  »  Viryil.,  (icorg.,  IIl,  '6. 

(3)  Isocral.,  Busir.,  §  36,  sq.  —  Slrab.,  XVII,  p.  Vi'oZ. 

(4)  Real  Encyclopaedie  der  Alterlliumsirisscnschafl,  T.  I,  p.  4202. 

(o)  0.  Millier,  l'rolcgomena  zu  einer  wisscnschafllichen  Mythologie,  p.  171. 
(6)  Strab.,  XVII,  549,  552  :  kï-pir-Q-j  o'tîvc..',  '(n'iiyî,-)  i^)h-J  àr/iyj.ir,-^  te. 

21 


526  l'Egypte. 

Tant  que  la  constitution  théocratique  fut  en  vigueur,  ainsi  à 
l'époque  la  plus  florissante  de  sa  civilisation,  l'Egypte  resta  fermée 
aux  étrangers.  Il  est  probable  que  dans  les  temps  reculés  l'exclu- 
sion était  générale  (').  Tel  était  du  moins  l'idéal  du  sacerdoce;  mais 
l'isolement  est  si  contraire  aux  lois  de  la  nature,  qu'aucune  puis- 
sance humaine  ne  peut  le  rendre  absolu.  Là  où  la  religion  l'im- 
pose, le  commerce  vient  le  briser.  Les  Phéniciens  trafiquèrent 
en  Egypte  dès  la  plus  haute  antiquité  (^).  Il  en  fut  des  Égyp- 
tiens comme  des  Chinois,  le  plus  exclusif  des  peuples;  ils  furent 
forcés  d'ouvrir  une  ville  aux  étrangers  :  Naucratis  était  le  Canton 
de  l'Egypte.  «  C'était  autrefois,  (\\l  Hérodote,  la  seule  ville  de  com- 
merce; si  un  étranger  abordait  à  une  autre  bouche  du  Nil,  il  devait 
jurer  qu'il  n'y  était  pas  entré  de  son  plein  gré,  et  se  rendre  ensuite 
avec  son  vaisseau  à  l'embouchure  Canopique;  si  les  vents  contraires 
s'y  opposaient,  il  était  obligé  de  transporter  ses  marchandises  au- 
tour du  Delta,  jusqu'à  ce  qu'il  arrivât  à  Naucratis  »  (').  En  accor- 
dant un  port  aux  commerçants,  les  Égyptiens  n'entendaient  pas  per- 
mettre aux  étrangers  de  s'établir  sur  leur  sol.  Ce  ne  fut  qu'après  la 
dissolution  de  la  constitution  sacerdotale  que  la  région  de  la  pureté 
s'ouvrit  aux  impurs.  Psammétique  assigna  des  terres  à  des  mer- 
cenaires grecs  en  reconnaissance  de  leurs  services  :  Hérodote  dit 
que  les  Ioniens  et  les  Cariens  furent  le  premier  peuple  que  les 
Égyptiens  eussent  reçu  chez  eux  (*). 


[\)  Strab.,  XVII,  p.  54b  :  oî  p.sv  oZv  TrpÔTspoi  xwv  AiYjTTTtwv  pxcriXsîç  à')'a;rwvTe; 
eiç  û'/p'i...  ^la.pip'kriu.hoi  nrpoç  aTravraç  toù;  ttXÉovtkj,  —  Diodor.,  I,  67  :  o'i  ^tv 
77po  zoxjTov  (Psammétique)  SyvauTôûaavrs;  a/3«Tov  toîç  ^éwiç  ènoioxiv  tvîv  AiyuTrrov, 
Toiiç  wÈv  yov£ÛovT£ç,  Toùç  Si  x«r«3o'j).oyp!.£vot  Twv  y.araTTÎ.sovTwv. 

(2)  Il  y  a  des  traces  d'établissements  phéniciens  en  Egypte  dès  le  quinzième 
siècle  avant  Jésus-Christ  [Movers,  die  Phoenizier,  T.  II,  p.  131). 

(3)  Herod.,U,  179. 

(4)  Ibid.,  154.  Il  faut  cependant  faire  exception  pour  les  Phéniciens. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  527 


IVo  3.  Mavlsation.  Comiucrce. 


Èratosthène  a  essayé  de  justifier  la  conduite  des  Égyptiens  : 
«  Se  suffisant  à  eux-mêmes,  dit-il,  par  la  merveilleuse  fertilité  de 
leur  territoire,  ils  devaient  voir  avec  peu  de  faveur  des  étrangers 
aborder  sur  leurs  côtes.  Qu'y  venaient-ils  faire?  Dans  ces  temps 
de  violence  les  marchands  étaient  le  plus  souvent  des  pirates  qui 
enlevaient  les  hommes  et  les  biens  »  (').  Nous  croyons  qu'il  faut 
chercher  la  raison  de  l'isolement  de  l'Egypte  dans  sa  constitution 
théocratique  (^).  Ce  régime  explique  aussi  l'éloignement  de  ses 
habitants  pour  la  navigation. 

Les  théocraties  ne  sont  pas  favorables  au  commerce  extérieur. 
L'Inde  brahmanique  fut  visitée  par  les  peuples  étrangers,  mais 
elle  ne  prit  qu'une  part  passive  à  ces  relations.  Les  Juifs  furent, 
jusqu'à  leur  dispersion,  un  peuple  essentiellement  agriculteur.  II 
en  était  de  même  des  Égyptiens.  Ils  avaient  la  mer  en  horreur; 
des  circonstances  locales  augmentèrent  cette  aversion.  L'Egypte, 
couverte  entièrement  par  la  mer  dans  les  temps  primitifs,  sortit 
successivement  du  sein  des  eaux,  grâce  aux  terres  que  le  Nil 
charrie  dans  ses  inondations  annuelles  :  l'Egypte,  dit  Hérodote, 
est  un  présent  du  fleuve  (^).  Formé  de  ses  alluvions,  le  Delta  était 
sans  cesse  menacé  par  les  envahissements  de  la  mer,  jusqu'à  ce 
que  les  digues  l'eussent  mis  à  l'abri  des  flots.  La  mer  représentait 
donc  pour  les  Égyptiens  une  puissance  hostile;  elle  devint  l'em- 
blème de  Typhon,  l'ennemi  d'Osiris  :  «  La  mer,  dit  Plularquc, 
n'est  pas  un  élément  aux  yeux  des  prêtres;  elle  ne  fait  pas  partie 
de  l'univers;  c'est  un  excrément  étranger,  quelque  chose  de  cor- 
rompu, une  source  de  maladies.  La  mer  est  le  produit  du  feu,  qui 
dessèche  toutes  choses  et  empêche  la  production  ;  c'est  le  domaine 
de  Typhon,  tandis  qu'Osiris  est  le  principe  de  toute  vie,  de  toulc 

(1)  Slrah.,  XVII,  p.  545.  —  Heeren,  Aegypten,  p.  G77. 

(2)  Kircher  explique  aussi  risolcment  de  l'Egypte  par  la  politique  sacerdotale, 
mais  là  où  nous  trouvons  matière  à  blâme,  le  savant  jésuite  ne  voit  qu'un  sujet 
d'éloges  [Oedip.  Aegypt.,  p.  159). 

(3)  Iferod..,  U,  4,  sq. 


328  l'Egypte. 

croissance.  »  Tout  ce  qui  vient  de  la  mer  était  en  horreur  aux 
Égyptiens,  même  le  sel  et  les  poissons  (^). 

Comment  concilier  l'horreur  de  la  mer  avec  les  traditions  sur 
les  conquêtes  de  Sésostris,  les  colonies  des  Égyptiens  et  leur  com- 
merce avec  les  peuples  du  midi  de  l'Asie?  Laissons  de  côté  pour  le 
moment  la  colonisation,  ohjet  d'une  éternelle  controverse.  Les  mo- 
numents attestent  les  expéditions  maritimes  des  pharaons;  l'éloi- 
gnement  des  riverains  du  Nil  pour  la  navigation  est  tout  aussi 
certain.  Pour  expliquer  cette  contradiction,  nous  n'avons  que  des 
conjectures.  On  pourrait  dire  que  les  rois  guerriers  firent  violence 
au  génie  égyptien,  et  qu'ils  créèrent  une  marine  malgré  les  préju- 
gés populaires.  Mais  cette  hypothèse  est  peu  satisfaisante;  une 
marine  ne  s'improvise  pas  plus  que  l'esprit  d'une  nation  ne  se 
change  d'un  jour  à  l'autre;  d'ailleurs,  pour  armer  des  flottes,  il  faut 
du  bois  et  du  fer,  et  l'Egypte  en  manque.  Il  est  plus  naturel  de 
supposer  que  les  pharaons  se  servirent  des  flottes  des  vaincus.  Les 
Perses  avaient  pour  la  mer  et  la  navigation  une  antipathie  qui  rap- 
pelle en  tout  les  sentiments  du  sacerdoce  égyptien;  ce  qui  ne  les 
empêcha  pas  d'avoir  des  flottes  puissantes  et  de  livrer  des  batailles 
navales  qui  seront  à  jamais  célèbres  dans  les  annales  de  la  liberté. 
Leurs  préjugés  toutefois  étaient  restés  les  mêmes;  ce  n'étaient  pas 
les  vainqueurs  qui  montaient  les  vaisseaux,  mais  les  vaincus,  les 
marins  de  Tyr  et  de  Sidon.  Tous  les  conquérants  de  l'Asie  se  ser- 
virent des  Phéniciens  pour  se  créer  une  marine  ;  il  est  probable  que 
les  rois  d'Egypte  obéirent  à  la  même  nécessité  ('). 

L'existence  d'un  commerce  considérable  dans  la  vallée  du  Nil 
se  conçoit  plus  facilement,  même  en  admettant  que  les  Égyptiens 
n'eussent  pas  de  marine.  Le  spectacle  que  l'Inde  nous  a  offert  se 
reproduit  en  Egypte  :  la  nature  l'a  destinée  à  être  un  des  centres 
commerciaux  de  l'univers.  Les  institutions  religieuses  et  politiques 
n'ont  pu  contrarier  les  desseins  de  la  Providence.  Le  sol  égyptien, 
célèbre  pour  sa  fertilité,  est  arrosé  par  un  fleuve  navigable  dans 


(1)  Plutarch-,  Do  Isid.  et  Osir.,  7,  33,  32. 

(2)  La  tradition  le  dit  de  Sémiramis  :  la  chose  est  certaine  pour  Salomon,  Nékos 
et  Alexandre  [Movers,  Die  Phoenizier,  T.  H,  P.  I,  p.  263,  299). 


UELATIONS    INTERNATIONALES.  329 

la  plus  grande  partie  de  son  cours.  Ces  éléments  de  prospérité  se 
développèrent  de  bonne  heure.  Il  se  faisait  un  commerce  actif 
dans  l'intérieur  du  pays.  Des  relations  commerciales  existaient 
entre  les  nations  du  midi  de  l'Asie  ;  l'Egypte,  placée  entre  deux 
mers,  dont  l'une  baigne  les  rivages  de  l'Inde,  fut  entraînée  dans  le 
mouvement.  Les  monuments  ne  laissent  aucun  doute  sur  ce  point. 
On  trouve  dans  les  tombeaux  les  objets  les  plus  variés  servant  aux 
commodités  de  la  vie  et  au  luxe,  et  les  matières  premières  dénotent 
une  origine  asiatique.  Les  meubles  en  bois  de  mahagoni  (')  et  les 
vases  chinois  (')  prouvent  qu'il  y  avait  des  communications  suivies 
avec  l'Inde  et  la  Chine.  Ce  furent  ces  relations  qui  donnèrent  l'idée 
aux  pharaons  de  relier  le  ISil  avec  la  Mer  Rouge  par  un  canal  (^). 
Le  commerce  avec  l'Orient  ne  doit  pas  nous  surprendre,  aujour- 
d'hui que  les  expéditions  guerrières  des  Égyptiens  sont  certaines. 
Ces  conquêtes  supposent  des  liaisons  entre  les  peuples  de  l'Afrique 
et  de  l'Asie.  Qu'importe  que  l'empire  des  pharaons  ait  été  passa- 
ger ?  les  conquérants  passent,  les  liens  qu'ils  créent,  subsistent. 
L'éloignement  que  les  Égyptiens  avaient  pour  la  mer  était  un 
obstacle  ,  mais  dans  l'antiquité,  le  commerce  se  faisait  principale- 
ment par  voie  de  terre.  Située  entre  l'Asie  et  l'Afrique,  l'Egypte 
était  pour  ainsi  dire  la  route  naturelle  des  marchands.  Cela  est 
si  vrai  que,  même  dans  les  temps  modernes  où  le  commerce  est 
devenu  essentiellement  maritime,  de  nombreuses  caravanes  par- 
courent encore  la  vallée  du  Nil.  Méroë  était  le  rendez-vous  et  l'en- 
trepôt des  voyageurs.  Le  commerce  s'étendait  plus  loin,  jusqu'aux 
riches  pays  du  sud  de  l'Afrique  ;  les  Égyptiens  en  recevaient  l'or , 
l'ébène  et  les  esclaves  ;  de  l'Arabie  ils  tiraient  l'encens,  de  l'Inde 
les  épiées,  de  la  Phénicie  et  de  la  Grèce  les  vins,  le  sel  des  dé- 


(1)  On  a  trouvé  dans  les  tombeaux  beaucoup  de  meubles  faits  avec  du  bois  do 
l'Inde  {liosellini,  Mouumenti,  T.  III,  p.  164;  ï.  II,  p.  31). 

(2)  Rosellini  (T.  II,  p.  337)  et  Wilkinson  (T.  III,  p.  lOG-IOO)  ont  trouvé  des 
vases  chinois  en  faïence  vernie  dans  les  tombeaux  égyptiens. 

(3)  L'existence  de  celte  communication,  dit  6'aj/!^.V«/'/m,  suppose  un  trafic 
constant,  et  prouve  que  l'Egypte  était,  dès  la  plus  haute  anli(iuité,  le  centre 
d'un  commerce  actif  entre  les  deux  extrémités  de  l'ancien  monde  {Mcnioircs  de 
rihblUut,  Ikllcs-Lcttres,  T.  XII,  p.  171). 


ooO 


L  EGYPTE. 


serts  de  l'Afrique.  Ils  livraient  en  échange  leurs  tissus  de  lin  et 
de  laine  et  leurs  grains.  Déjà  dans  le  siècle  de  Moïse,  l'industrie 
de  l'Egypte  avait  atteint  un  haut  degré  de  perfection.  Ses  toiles 
étaient  très-estimées  des  Grecs  ;  les  Carthaginois  en  faisaient  l'oh- 
jet  d'un  commerce  lucratif  sur  les  côtes  de  l'Afrique  occidentale. 
On  voit  par  la  tradition  sur  la  migration  hébraïque  que  dès  les 
temps  les  plus  reculés,  la  vallée  du  Nil  était  le  grenier  des  contrées 
voisines  ('). 

Bien  que  l'Egypte  ait  été  le  centre  d'un  trafic  considérable,  les 
Egyptiens  ne  furent  jamais  un  peuple  commerçant.  Montesquieu  a 
déjà  remarqué  combien  ils  étaient  indifférents  pour  le  commerce 
du  dehors  :  ils  en  étaient  si  peu  jaloux,  dit-il,  qu'ils  laissèrent 
celui  de  la  Mer  Rouge  à  toutes  les  nations  qui  y  eurent  quelque 
port(^).  Le  régime  théocralique  les  éloignait  des  peuples  étrangers. 
Cependant  l'Egypte  était  si  heureusement  située,  qu'elle  n'attendait 
qu'un  changement  dans  sa  constitution  pour  devenir  le  siège  le  plus 
important  du  commerce  des  anciens.  Les  Perses  préparèrent  la 
révolution,  Alexandre  l'acheva;  mais  la  mission  de  l'Egypte  sacer- 
dotale était  dès  lors  remplie.  Quelle  fut  cette  mission?  Si  l'Egypte 
n'a  été  ni  commerçante,  ni  conquérante,  comment  est-elle  entrée 
en  communication  avec  l'humanité? 

Les  plus  vieilles  traditions  nous  montrent  l'Egypte  en  relation 
avec  les  peuples  auxquels  se  rattache  plus  particulièrement  la 
civilisation  occidentale.  Homère  y  fait  aborder  Ménélas,  et  le  héros 
grec  est  bien  accueilli  :  Paris  y  vient  avec  Hélène;  si  le  Pharaon 
repousse  le  prince  troyen,  ce  n'est  pas  comme  étranger,  mais  parce 
qu'il  est  souillé  d'un  crime.  Les  enfants  de  Jacob  y  reçoivent  d'abord 
une  hospitalité  généreuse.  Ces  traditions  nous  indiquent  les  voies 
par  lesquelles  la  Providence  a  mis  l'Egypte  sacerdotale  en  rapport 
avec  les  autres  nations. 


[\)  Heeren,  Aegypten,  IVeSect.;  Ethiop.,  ch.  III. 
(2)  Esprit  des  lois,  XXI,  6. 


HELATIONS     INTERNATIONALES.  331 


g  II.   L'Egypte  et  la  Grèce. 

La  Grèce  doit-elle  les  germes  de  sa  civilisation  à  TÉgypte?  C'est 
une  de  ces  questions  d'origine  et  de  filiation  des  idées  qui  par  leur 
nature  même  n'admettent  pas  une  preuve  complète.  Au  milieu  de 
l'obscurité  qui  règne  et  qui  régnera  toujours  sur  le  berceau  des 
nations,  l'on  doit  se  contenter  de  quelques  faibles  lumières.  Dans 
les  récits  des  auteurs  anciens  sur  les  rapports  de  l'Egypte  et  de  la 
Grèce,  il  importe  d'abord  de  séparer  les  faits  incertains  et  con- 
testables des  faits  bisloriques.  Parmi  les  premiers  nous  rangeons 
les  colonies  égyptiennes;  parmi  les  seconds,  les  relations  qui  s'éta- 
blirent entre  les  deux  peuples  à  dater  du  septième  siècle  avant 
notre  ère. 

^'0  1.  Colonisatiou. 

Les  peuples  de  l'antiquité  étaient  doués  d'une  admirable  vertu 
d'expansion.  Les  uns,  animés  de  passions  guerrières,  conçurent 
l'ambitieux  projet  de  conquérir  le  monde,  et  ils  ne  se  reposèrent 
que  lorsqu'une  grande  partie  de  la  terre  forma  un  seul  empire; 
d'autres  étendirent  à  la  fois  leur  domination  et  leurs  idées  par  des 
colonies.  Les  théocraties  n'échappèrent  pas  à  cette  loi  divine.  Les 
Aryens  de  l'Inde  civilisèrent  les  îles  de  l'Archipel.  Si  nous  en  croyons 
la  tradition  sacerdotale,  les  Égyptiens  envoyèrent  des  colonies  dans 
toutes  les  parties  du  monde  :  Osiris  parcourut  la  terre  et  répandit 
partout  l'agriculture  et  la  civilisation.  Les  prêtres  rapportaient  des 
faits  plus  positifs  à  l'appui  de  leurs  prétentions.  Selon  eux  «  des 
colons,  partis  de  l'Afrique,  établirent  sur  les  rives  de  l'Euphrate 
une  société  semblable  à  celle  de  i'Égyple  :  les  Chaldécns  étaient, 
comme  les  prêtres  égyptiens,  exempts  de  charges  publiques, 
comme  eux  ils  s'occupaient  de  sciences  et  de  l'observation  des 
astres.  Les  Colchidiens  et  les  Juifs  avaient  la  même  origine; 
l'usage  de  la  circoncision,  commun  à  ces  peuples,  attestait  leur 
parenté.  Des  Égyptiens  fondèrent  la  plus  ancienne  des  villes 


552  l'Egypte. 

grecques,  Argos,  el  la  plus  célèbre,  Athènes.  Enfin,  dit  Diodore, 
ils  se  vantent  d'avoir  dispersé  leur  race  dans  une  grande  partie  du 
monde  »  ('). 

Les  Grecs,  de  leur  côté,  faisaient  remonter  la  source  de  leur 
civilisation  à  l'Egypte.  Nous  ne  parlons  pas  d'Inachus,  premier 
prêtre-roi  d'Argos;  quelques  historiens  voyaient  dans  ce  person- 
nage mythique,  fils  de  l'Océan,  le  symbole  d'une  colonie  venue  par 
la  mer,  probablement  des  rives  de  l'Afrique  (^).  Nous  rangeons 
aussi  parmi  les  mythes  la  colonie  égyptienne  d'Ogygès,  qui  intro- 
duisit le  culte  de  Neptune  dans  l'Attique  (').  Passons  encore 
l'Egyptien  Lélex,  que  les  Mégariens  comptaient  parmi  leurs  an- 
ciens rois  {^),  pour  arriver  aux  établissements  plus  célèbres  de 
Cécrops  et  de  Danaiis.  Le  premier  partit,  dit-on,  de  Sais  pour 
l'Attique,  vers  le  milieu  du  seizième  siècle  avant  notre  ère.  Cin- 
quante ans  plus  tard,  «Danaiis,  laissant  les  belles  eaux  du  Nil, 
qui  s'enfle  lorsque  le  soleil  fond  les  neiges  de  l'Ethiopie,  vint  à 
Argos,  où  il  s'établit  dans  la  ville  d'Inachus,  et  il  donna  le  nom 
de  Danaens  à  ceux  qui  portaient  jadis  celui  de  Pelages  »  (').  La 
postérité  reconnaissante  exalta  les  bienfaits  de  la  civilisation  que 
les  étrangers  portèrent  en  Grèce  ;  des  écrivains  modernes  embel- 
lirent encore  le  tableau.  Cécrops  défendit,  suivant  Pausanias,  de 
sacrifier  aux  dieux  rien  qui  eût  vie  ;  il  voulut  qu'on  leur  offrît 
seulement  des  gâteaux  et  des  parfums.  Il  fonda  le  culte  de  Minerve, 
de  Saturne  et  de  Rhéa.  La  religion  lui  servit  à  humaniser  les 
mœurs  :  il  institua  le  mariage  :  il  réunit  les  hommes  et  bâtit  des 
villes(*).«  A  l'abri  de  leurs  remparts,  Axl  Barthélémy,  les  Athéniens 
furent  les  premiers  des  Grecs  à  déposer,  pendant  la  paix,  ces 
armes  meurtrières  qu'auparavant  ils  ne  quittaient  jamais  »  (^). 

(1)  Diodor.,\,'i%,  29. 

(2)  Real  Encyclopaedie  der  Alterthumsicissenschaft,  au  mot  Inachus. 

(3)  Raoul  Rochette,  Histoire  de  l'établissement  des  colonies  grecques,  T.  I, 
p.  95. 

(4)  Paiisan.,  I,  39,  5.  —  Raoul  Rochette,  T.  I,  p.  101-109. 

(5)  Eurip.  fragm.,  ap.  Strab.,  Y,  22i;  VIII,  371. 

(6)  Paitsan.,  VIII,  2,  1.  —  Macrob.,  Saturn.,  I,  10.  —  Athen.,  Deipnos.,XIII, 
2.  —  Slrab.,  IX,  p.  274. 

(7)  Barthélémy^  Voyage  du  jeune  Anacharsis,  Introduction. 


RELATIOiNS    INTERNATIONALES.  ôÙÙ 

Danaùs  est  aussi  représenté  comme  initiateur  :  il  introduisit  le 
culte  de  Minerve  et  d'Aphrodite  :  les  célèbres  Danaïdes,  ses  filles, 
établirent  les  Tliesinophories  (').  D'après  ces  traditions,  le  poly- 
théisme grec  serait  d'origine  égyptienne.  Telle  est  en  effet  la 
conviction  qu'Hérodote  puisa  dans  les  conversations  des  prêtres 
d'Egypte  n. 

Jusque  dans  les  temps  modernes ,  on  avait  admis  comme  un 
fait  certain  que  la  civilisation  grecque  a  sa  source  en  Orient. 
L'esprit  critique  du  dix-neuvième  siècle  attaqua  les  traditions  de 
Cécrops  et  de  Danaiis,  ainsi  que  tant  d'autres  qui  avaient  cours 
sur  l'origine  des  institutions  et  la  filiation  des  peuples.  Une  école 
de  savants,  plus  Grecs  que  les  Grecs  eux-mêmes,  rejeta  l'influence 
de  l'Egypte  comme  une  fable  inventée  par  les  prêtres  égyptiens  et 
acceptée  trop  facilement  par  les  crédules  Hellènes.  Otfried  Millier, 
dont  la  science  regrettera  toujours  la  mort  prématurée ,  se  mit  à  la 
tête  de  ces  philhellènes.  Son  Histoire  des  tribus  helléniques  com- 
mence par  un  véritable  manifeste  : 

«  Pausanias  reprochait  déjà  aux  Grecs  d'admirer  les  choses 
étrangères  et  de  négliger  les  monuments  de  la  Grèce.  Ce  reproche 
frappe  surtout  la  manie  orientale  d'Hérodote.  Le  père  de  l'histoire 
a  eu  des  imitateurs  parmi  les  savants  modernes.  De  même  que  les 
écrivains  des  derniers  siècles  trouvaient  les  origines  de  toutes 
choses  chez  les  Juifs,  nos  orientalistes  les  cherchent  chez  les 
Égyptiens,  les  Phéniciens  et  les  Indiens.  Avant  tout,  il  faudrait 
étudier  la  Grèce  et  l'Orient,  au  lieu  de  s'égarer  dans  de  vagues 
hypothèses  qui  n'avancent  en  rien  les  progrès  de  la  science  »  (""). 
L'auteur  soumet  ensuite  la  tradition  de  Cécrops  et  de  Danaiis  à 
une  vive  critique  : 

«  Cécrops  l'Égyptien  vient  do  Sais  en  Egypte.  » 

Quels  sont  les  garants  de  cette  émigration?  Ni  Homère,   ni  les 
poètes  cycliques  n'en  font  mention.    D'après   les   logographcs, 

(ij  Paumn.,  Il,  -lO,  3-5.  —  Herod.,  M,  182,  171. 

(2)  Heroil,  II,  50.  -  Cf  II,  43,  49,  51,  58. 

(3)  ().  Millier,  Orchomenos  iind  die  Minyer,  p.  1-3. 


554  l'Egypte. 

Cécrops  est  autochlhone,  fils  delà  terre.  Hérodote  lui-même  ne 
connaît  pas  l'Égyptien  Cécrops.  Il  faut  descendre  jusqu'à  Théo- 
pompe pour  rencontrer  le  fait  d'une  colonisation  de  l'Altique  par 
l'Egypte,  et  jusqu'aux  scoliastes  d'Alexandrie  pour  apprendre  que 
Cécrops  est  le  fondateur  d'Athènes.  Qui  donc  a  inventé  la  fable  du 
Cultivateur  {')  Cécrops,  passant  la  mer  malgré  l'antipathie  des 
Egyptiens  pour  la  navigation  et  les  voyages?  Les  prêtres,  qui  sous 
les  Ptolémées  se  consolaient  de  leur  décadence,  en  imaginant  que 
la  moitié  du  monde  avait  été  civilisée  par  les  riverains  du  Nil.  » 
Mûller  conclut  que  l'origine  égyptienne  de  Cécrops  est  un  sophisme 
historique.  Quant  à  Danaûs,  il  le  considère  comme  la  représenta- 
tion mythique  de  la  souche  achéenne  des  Danaens,  et  qui  pourrait 
croire  que  ceux-ci  fussent  des  Africains?  Ce  mythe  n'a  pas  plus  de 
fondement  que  celui  de  Cécrops  ('). 

Si  la  colonisation  est  fabuleuse,  que  deviennent  les  prétendus 
rapports  que  l'on  dit  exister  entre  la  Grèce  et  l'Egypte?  «  Lorsque 
Hérodote  vint  en  Egypte,  deux  siècles  s'étaient  écoulés,  depuis 
que  Psammétique  avait  concédé  des  terres  aux  Ioniens;  les  Grecs, 
race  active,  s'étaient  répandus  sur  tout  le  pays.  Quel  fut  le  résultat 
du  contact  des  deux  nations?  L'Egypte  marchait  vers  une  rapide 
décadence  ;  le  sacerdoce  fut  frappé  de  la  civilisation  helléni- 
que qui  avait  toute  la  force  de  la  jeunesse  et  qui  bientôt  allait 
jeter  un  immortel  éclat.  Imbus  de  l'idée  de  leur  supériorité,  et  se 
fondant  sur  l'ancienneté  de  leurs  institutions,  les  prêtres  préten- 
dirent que  la  religion,  la  philosophie  et  les  arts  de  la  Grèce  étaient 
d'origine  égyptienne.  Les  voyageurs  grecs,  que  la  réputation  de  la 
sagesse  sacerdotale  attirait  dans  les  temples,  étaient  tout  disposés 
à  recevoir  des  traditions  qui  rattachaient  la  civilisation  hellénique 
à  une  nation  aussi  célèbre.  Ainsi  s'explique  l'égyptomanie  d'Héro- 
dote et  de  Diodore  et  l'opinion  qui  s'accrédita  dans  les  deux  pays 
sur  la  parenté  des  deux  peuples  (').  Mais  quand  on  pénètre  au  fond 

(\)  Ce  mot  est  en  français  dans  le  texte  allemand;  Millier  aurait-il  pensé  au 
tableau  idyllique  tracé  par  Barthélémy? 

(2)  Millier,  Orchomenos,  p.  99-107;  Prolegomena  zu  einer  wissenschaftiichen 
Mythologie,  p.  175,  176,  182-187. 

(3)  Muller,  Orchomenos,  p.  97-99. 


RELATIONS   INTERNATIONALES.  000 

de  la  religion  égyptienne  et  du  polythéisme  grec,  on  ne  trouve  au- 
cun indice  de  filiation  (').  L'Egypte  est  théocratique,  tandis  que  la 
Grèce  développe  librement  ses  sentiments  religieux,  comme  ses  arts, 
sa  littérature  et  sa  philosophie.  Il  n'y  a  pas  même  de  ressemblance 
dans  les  noms;  si  quelques  mythes,  tels  que  ceux  d'Osiris  et 
de  Bacchus,  paraissent  avoir  de  l'analogie,  rien  ne  nous  autorise 
à  croire  que  les  Grecs  les  aient  empruntés  à  l'Egypte.  N'ont-ils 
pas  plutôt  leur  source  en  Orient,  berceau  des  Hellènes  aussi  bien 
que  des  Égyptiens?  Cette  origine  commune  explique  mieux  qu'une 
colonisation,  dénuée  de  toute  preuve  historique  et  de  toute  proba- 
bilité, les  rapports  qui  pourraient  exister  entre  les  religions  de 
l'Egypte  et  de  la  Grèce.  » 

Nous  admirons  la  science  et  la  sagacité  â'Otfried  Millier.  Si  nous 
osons  le  combattre,  c'est  en  nous  appuyant  sur  les  noms  les  plus 
célèbres  dans  le  domaine  de  la  philologie,  de  l'histoire  et  des 
arts  (*).  Que  les  détails  de  la  colonisation  ne  soient  pas  authen- 
tiques, que  les  récits  soient  vagues  et  parfois  contradictoires,  qui 
pourrait  s'en  étonner?  il  s'agit  de  faits  remontant  à  plus  de  seize 
siècles  avant  notre  ère.  Il  est  probable  que  \ agriculteur  Cécrops  et 
que  Danaùs  n'ont  jamais  existé;  mais  cela  prouve-t-il  qu'il  n'y  a 
eu  aucune  relation  entre  l'antique  Egypte  et  la  Grèce  barbare?  En 
dépouillant  les  traditions  des  circonstances  fabuleuses  qui  les  en- 
tourent, il  reste  néanmoins  ce  fait  que,  d'après  la  croyance  des 
Grecs  et  des  Égyptiens,  la  ^civilisation  de  la  Grèce  a  des  liens  avec 
celle  de  l'Egypte  (^).  Dire  que  cette  parenté  est  une  invention  des 
prêtres,  c'est  avancer  une  hypothèse  ingénieuse,  mais  gratuite. 
Nous  ne  croyons  plus  que  les  corps  sacerdotaux  en  ont  toujours 

(1)  Haakh,  Real  Encyclopaedie  der  Alterthuraswissenschaft,  T.  I,  p.  t21. 

(2)  La  colonisation  égyptienne  est  admise  par  Ileeren,  Griechenland  ,  p.  90  ; 
Creuzer,  Symbolik,  T.  III,  p.  5, 152;  liaiimer,  Vorlesungen  uber  alte  Geschichte, 
Ville  leçon;  Plass,  Geschichte  Griechenlands,  T.  I,  p.  293;  Hoeclc,  Kreta,  T.  I, 
p.  47-32;  Ulrici,  Geschichte  der  heilenischen  Dichtkunst,  T.  I,  p.  47;  Boettiger, 
Ideen  zur  Kunstmythologie,  T;  I ,  p.  203  ;  Frdret,  Mémoire  sur  l'origine  et  l'an- 
cienne histoire  des  premiers  habitants  de  la  Grèce  {Histoire  de  l'Académie  des 
Inscriptions,  T.  XXI,  p.  7). 

(3)  Nous  avons  été  heureux  de  voir  cette  opinion  partagée  par  Niebuhr,  le 
grand  douleur  (Vortrage  Uber  alte  Geschichte,  T.  I,  p.  9G-97). 


556 


L  EGYPTE. 


et  partout  imposé  à  la  crédulité  populaire  dans  leur  enseignement 
religieux;  nous  ne  croirons  pas  davantage  que  le  monde  savant  a 
été  depuis  l'antiquité  jusqu'au  dix-neuvième  siècle  la  dupe  des 
fables  historiques  forgées  par  le  sacerdoce. 

Si  Ton  nous  demande  de  sortir  de  ces  généralités  et  de  produire 
des  preuves  positives,  nous  citerons  Platon,  Hérodote  et  les  écri- 
vains alexandrins  dont  les  témoignages  nous  paraissent  suffisants 
pour  attester  l'existence  de  rapports  antiques  entre  l'Egypte  et  la 
Grèce.  Platon  raconte  dans  le  Timée  que  Solon,  voyageant  en 
Egypte,  fut  en  grande  considération  à  Sais  ;  les  habitants  de  cette 
ville  aimaient  beaucoup  les  Athéniens,  comme  ayant  la  même  ori- 
gine. Solon  avouait  qu'en  conversant  sur  les  temps  primitifs  avec 
les  prêtres  les  plus  instruits  dans  les  antiquités,  il  s'était  aperçu 
que  ni  lui,  ni  aucun  autre  Grec,  n'en  savait  pour  ainsi  dire 
rien.  Un  jour,  voulant  les  amener  à  s'expliquer  sur  les  vieux 
âges,  il  leur  parla  de  la  fable  de  Deucalion  et  de  Pyrrha,  de 
leur  conservation  après  le  déluge,  de  l'histoire  de  leur  race  ;  il 
cherchait  à  calculer  le  nombre  d'années  qui  s'étaient  écoulées  ; 
alors  un  des  vieux  prêtres  s'écria  :  «  0  Solon,  Solon,  vous  autres 
Grecs,  vous  êtes  toujours  des  enfants  ;  aucune  vieille  tradition  n'a 
mis  dans  vos  âmes  ni  opinion  ancienne,  ni  connaissance  mûrie  par 
les  années  »  (').  Pourquoi  voir  dans  cette  scène  remarquable  une 
momerie  sacerdotale?  Ceux  qui  avaient  bâti  les  pyramides  à  une 
époque  où  la  Grèce  était  encore  à  demi  sauvage  ,  n'étaient-ils  pas 
en  droit  d'appeler  les  Grecs  des  enfants?  Mais  laissons  la  forme 
du  récit  ;  bornons-nous  à  constater  que  dès  le  temps  de  Solon  la 
tradition  rattachait  Athènes  à  l'Egypte.  Théopompe  n'a  donc  pas 
inventé  cette  fable,  et  les  scoliastes  d'Alexandrie  ont  pu  posséder 
sur  ces  relations  des  documents  que  dans  notre  ignorance  des 
antiquités  égyptiennes  nous  aurions  mauvaise  grâce  de  mépriser. 

La  colonie  de  Danaiis  repose  sur  des  témoignages  plus  précis 
que  celle  de  Cécrops.  On  trouve  dans  l'histoire  de  l'Egypte  un  fait 
qui  paraît  s'y  rapporter.  Hérodote  et  Manéthon  racontent  qu'une 
dissension  s'éleva  entre  Sélhosis  (Sésostris)  et  son  frère  Hermaïs; 

(I)  Plat.,  Tim.,p.  21,  sq. 


RELATIONS     INTERNATIONALES.  537 

ce  dernier  émigra.  Manétlion  rattache  cette  émigration  à  rétablis- 
sement de  Danaiis  en  Grèce;  il  n'affirme  pas  que  la  colonisation 
fût  constatée  dans  les  annales  des  prêtres;  mais  la  discorde  des 
deux  frères  et  la  fuite  d'Hermaïs  donnent  quelque- probabilité  à  la 
tradition  de  Danaiis,  surtout  si  Ton  considère  le  mouvement  d'ex- 
pansion qui  emportait  à  cette  époque  les  Égyptiens.  Vers  le  même 
temps  fut  établie  la  colonie  des  Colchidiens,  que  Ton  ne  peut 
révoquer  en  doute  (').  La  colonisation  étant  prouvée  pour  l'Asie, 
elle  devient  possible  au  moins  pour  la  Grèce;  la  croyance  des  Grecs 
la  rend  probable.  La  rejeter  en  la  traitant  de  mythe,  ce  n'est  pas 
résoudre  la  difficulté.  Le  mythe  réduit  à  son  essence  dit  que 
Danaiis  et  Égyptus  étaient  frères(-)  :  c'est  l'expression  de  la  parenté 
des  deux  civilisations. 

Si  Hérodote  a  erré  en  cherchant  l'origine  de  tout  le  polythéisme 
hellénique  dans  la  théologie  égyptienne,  nous  ne  pouvons  croire 
qu'il  se  soit  fondamentalement  trompé.  On  écarte  son  témoignage 
ainsi  que  celui  de  Diodore  en  les  accusant  d'égyptomanie;  on 
représente  leurs  récits  comme  le  produit  de  la  vanterie  sacerdotale 
et  de  la  crédulité  hellénique.  Mais  les  Grecs  aussi  passaient  pour 
les  plus  vains  des  hommes.  A-t-on  oublié  le  mépris  qu'ils  aiïectaient 
pour  tout  ce  qui  n'était  pas  grec,  la  séparation  qu'ils  établissaient 
dans  le  genre  humain,  plaçant  d'un  côté  la  race  élue  des  Hellènes, 
et  confondant  le  reste  sous  la  dénomination  injurieuse  de  Barbares? 
Tacite  et  Pline  disent  que  les  Grecs  n'admiraient  qu'eux-mêmes  et 
qu'ils  étaient  de  tous  les  peuples  les  plus  fiers  de  leur  gloire  (").  Il 
est  difficile  de  concilier  cette  excessive  vanité,  ce  dédain  des  choses 
étrangères  avec  la  prétendue  manie  que  l'on  suppose  non-seule- 
ment à  un  ou  deux  historiens,  mais  à  toute  une  nation,  de  cher- 
cher chez  des  Barbares  l'origine  de  son  culte,  de  ses  arts  et  de  sa 
philosophie. 

On  dit  que  les  témoignages  historiques,  insuffisants  pour  attes- 
ter la  colonisation,  sont  aussi  en  opposition  avec  ce  que  nous 

(1)  Lepsius,  Die  Chronologie  (1er  Aegypter,  T.  I,  p.  281,  282.  —  liosellini, 
T.  II,  p.  1-4.  —  Wilkinson,  T.  I,  p.  57-58. 
{2)  Butlmann,  Mythologus,  T.  Il,  p.  177  et  suiv. 
(3)  Tacit.,  Ann.,  Il,  88.  —  Ptin.,  H.  N.,  HI,  6  (5). 


538  l'Egypte. 

savons  du  caractère  et  des  tendances  des  sociétés  théocratiques, 
et  spécialement  de  TEgypte.  L'isolement  est  à  la  vérité  une  loi 
fatale  des  théocraties,  mais  c'est  une  erreur  de  croire  qu'il  ait  été 
absolu.  L'Egypte  s'est  trouvée  placée  dans  des  circonstances  qui 
auraient  provoqué  des  émigrations,  même  chez  un  peuple  étranger 
à  toute  idée  de  colonisation.  Des  Nomades  subjuguèrent  les  paisi- 
bles riverains  du  Nil  ;  la  conquête  fut  rude  et  la  domination  oppres- 
sive :  quoi  de  plus  naturel  que  de  quitter  une  patrie  foulée  par  un 
vainqueur  barbare?  N'est-ce  pas  à  des  invasions  et  à  des  conquêtes 
que  sont  dues  en  grande  partie  les  colonies  grecques?  Les  Nomades 
furent  chassés  :  cette  époque  de  mouvement  et  de  vie  surabondante 
était  également  favorable  à  de  nouveaux  établissements.  Or,  les 
colonies  dont  on  attribue  la  fondation  aux  Égyptiens,  coïncident 
avec  la  domination  et  l'expulsion  des  Hycsos.  Elles  supposent  à  la 
vérité  la  pratique  de  la  mer,  et  l'horreur  de  l'Egypte  pour  la  navi- 
gation est  certaine.  Mais  la  difficulté  disparaît  devant  les  monuments 
qui  attestent  les  expéditions  maritimes  des  Pharaons.  Un  peuple 
qui  a  livré  des  combats  sur  mer  a  aussi  pu  envoyer  des  colons  en 
Grèce. 

L'étude  des  antiquités  égyptiennes,  qui  a  fait  des  progrès  si 
inespérés,  semblerait  devoir  mettre  un  terme  à  la  division  qui 
règne  encore  dans  la  science  sur  les  rapports  de  l'Egypte  et  de  la 
Grèce.  Si,  comme  nous  le  croyons,  les  Grecs  doivent  les  germes  de 
leur  culture  intellectuelle  à  des  colonies,  il  faut  qu'il  reste  des 
traces  de  cette  initiation  dans  la  religion  hellénique.  Malheureuse- 
ment il  est  impossible  de  comparer  les  systèmes  religieux  des  deux 
peuples.  La  théologie  égyptienne  est  encore  couverte  de  ténèbres  ; 
les  égyptologues  ne  sont  pas  même  d'accord  sur  l'interprétation 
des  hiéroglyphes.  Cependant  il  y  a  une  croyance  que  tous  les  écri- 
vains, anciens  et  modernes,  rapportent  à  l'Egypte,  celle  de  l'im- 
mortalité de  rame.  Les  Égyptiens,  quoique  préoccupés  de  l'idée  de 
la  mort,  n'avaient  pas  le  dégoût  de  l'existence  individuelle  qui 
caractérise  les  sectes  religieuses  cl  philosophiques  de  l'Inde;  ils 
n'aspiraient  point,  comme  les  Indiens,  à  s'en  débarrasser  pour  se 
confondre  dans  l'être  universel  ;  ils  maintenaient  Tindividualité  de 
la  créature  en  face  du  créateur.  Dans  leur  croyance,  la  vie  future 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  359 

se  liait  de  plus  à  un  principe  moral  :  les  morts  subissaient  un 
jugement  auquel  personne  ne  pouvait  échapper;  leurs  actions 
étaient  pesées  dans  une  balance  infaillible,  et  les  peines  ou  les 
récompenses  distribuées  en  proportion  du  mérite  ou  du  démé- 
rite (').  Les  Grecs  avaient  la  même  croyance.  La  tenaient-ils  des 
Egyptiens?  11  y  a  des  rapports  si  particuliers  entre  la  forme  du 
dogme  égyptien  et  les  mythes  helléniques,  qu'il  est  presque  im- 
possible de  ne  pas  admettre  un  lien  de  parenté.  Nous  laissons  la 
parole  aux  auteurs  de  la  Description  de  l'Êtjijpte  :  «  Comment  ne 
pas  reconnaître  dans  l'Osiris  que  l'on  voit  ici,  le  type  original  de  ce 
Minos  que  les  Grecs  nous  montrent  remplissant,  armé  d'un  sceptre 
d'or,  les  fonctions  de  juge  dans  les  enfers?  Ce  monstre  qui  précède 
Osiris,  n'aurait-il  pas  pu  fournir  la  première  idée  de  Cerbère 
défendant  l'entrée  des  sombres  lieux?  Et  quand  Homère  nous 
montre  Mercure  introduisant  les  âmes  dans  les  enfers,  comment 
n'en  point  reconnaître  le  type  original  dans  le  Thot,  ce  Mercure 
égyptien,  qui  paraît  enregistrer,  sous  les  yeux  d'Osiris,  le  résultat 
de  la  pesée  qui  se  fait  des  bonnes  et  des  mauvaises  actions  des 
morts?...  Si  l'on  veut  pousser  plus  loin  ces  rapprochements,  on 
trouvera  dans  les  sculptures  des  grottes  d'Élethyia,  l'origine  du 
nocher  Charon,  de  sa  barque  fatale  et  des  fleuves  de  l'enfer» ...  Ces 
mythes  n'ont  pas  pu  prendre  naissance  en  Grèce,  ils  tiennent  à  des 
localités  de  l'Egypte  :  «  On  ne  pouvait  aller  déposer  les  morts  dans 
leur  dernier  asile,  sans  traverser  le  Nil,  ou  quelques  canaux  qui  en 
étaient  dérivés,  ou  quelques  lacs  formés  de  la  surabondance  de  ses 
eaux.  De  là  est  venu  tout  ce  que  nous  voyons  peint  dans  les  hypo- 
gées, et  tout  ce  que  les  Grecs  nous  ont  appris  de  Charon  et  de  sa 
barque,  du  fleuve  et  du  marais  fangeux  du  Cocyte  »H. 

En  signalant  ces  rapports  entre  la  religion  des  Égyptiens  et  la 
mythologie  des  Hellènes,  nous  ne  prétendons  point  que  la  Grèce 
ait  emprunté  sa  religion  et  sa  culture  à  l'Egypte.  Nous  constatons 

(1)  Bunsen,  Aegyptcn,  T.  VI,  p.  547-558. 

(2)  Description  de  l'Egypte,  T.  II,  p.  330.  —Wilkinson  signale  encore  d'autres 
analogies  entre  les  deux  mythes  (T.  V,  p.  433-435).  D'après  le  savant  égyptologue, 
le  nom  même  de  Charon  est  égyptien;  il  est  identique  avec  Uorus  (ib.,  p.  484). 
Comparez  Uhlemann,  Thoth,  p.  61,  s. 


340  l'Egypte. 

tons  seulement  un  fait.  Des  relations  ont  existé  entre  les  deux  peu- 
ples, et  à  l'époque  où  elles  eurent  lieu,  les  Égyptiens  étaient  plus 
civilisés  que  les  Grecs.  Ne  résulte-t-il  pas  de  là  que  l'Egypte  initia 
la  Grèce  aux  bienfaits  de  la  civilisation?  Après  cela  nous  nous  gar- 
derons bien  de  faire  des  Hellènes  une  copie  des  riverains  du  Nil. 
La  langue,  les  institutions,  les  mœurs  diffèrent.  Dans  les  desseins 
de  la  Providence,  la  Grèce  était  appelée  à  civiliser  le  monde;  pour 
cette  baute  mission,  il  lui  fallait  un  génie  particulier.  Race  d'ar- 
tistes, les  Grecs  modifièrent,  nationalisèrent  en  quelque  sorte  les 
idées  et  les  sentiments  importés  de  l'étranger. 


M°  S.    Rapports  entre  TÉgyptc  et  la  Grèce  daus  les  temps 
historiques. 

La  colonisation  était  un  fait  accidentel,  isolé;  elle  ne  mit  pas  la 
Grèce  en  rapport  avec  l'Egypte.  Des  relations  commerciales  et 
politiques  ne  s'établirent  entre  les  deux  pays  qu'à  l'époque  où 
l'Egypte  sacerdotale  était  déjà  en  décadence.  Vers  le  milieu  du 
septième  siècle  avant  notre  ère,  un  changement  de  dynastie  ouvrit 
la  terre  du  Nil  aux  Hellènes.  Dans  la  discussion  sur  les  origines  de 
la  civilisation  bellénique  l'on  n'a  pas  assez  insisté  sur  l'influence 
que  cet  événement  exerça  (').  Les  auteurs  anciens  disent  que  les 
hommes  les  plus  éminents  de  la  Grèce  passèrent  la  mer,  pour  s'in- 
struire dans  les  sciences  et  les  arts  des  Egyptiens.  Vers  ce  même 
temps  l'on  voit  paraître  chez  les  Grecs,  la  philosophie,  l'astrono- 
mie, les  sciences  exactes  qui  jusque  là  étaient  restées  étrangères  à 
leur  génie  poétique.  Les  Hellènes  ne  furent-ils  pas  les  disciples  des 
prêtres  d'Egypte,  mais  des  disciples  qui  surpassèrent  bientôt  leurs 
maîtres? 

Recueillons  d'abord  les  traditions  que  l'antiquité  nous  a  léguées 
sur  ces  communications  entre  l'Egypte  et  la  Grèce.  Le  fait  seul  de 
voyages  entrepris  dans  un  but  intellectuel,  a  quelque  chose  de 

(1)  Al.  Humboldt  (Cosmos,  T.  Il,  p.  174)  dit  que  le  contact  de  la  Grèce  avec 
rÉgypte,  depuis  le  septième  siècle,  a  exercé  une  influence  plus  durable  sur  la 
civilisation  hellénique  que  les  colonies  de  Cécrops  et  de  Cadmus. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  341 

remarquable.  Les  anciens  n'eurent  guère  de  voyageurs  allant  à  la 
découverte  de  terres  inconnues.  Mais  de  la  Grèce  sortirent  des 
philosophes,  des  hommes  d'état,  des  historiens,  des  poètes,  des 
artistes  pour  aller  puiser,  chez  une  nation  renommée  par  sa 
sagesse,  des  vérités  religieuses,  des  connaissances  physiques  et 
politiques,  des  inspirations  pour  l'imagination. 

Les  anciens  font  remonter  l'origine  de  la  philosophie  à  Thaïes, 
et  ils  constatent  en  même  temps  qu'il  se  livra  à  l'élude  de  la  sagesse 
chez  les  Egyptiens  :  les  prêtres  du  Nil,  dit-on,  furent  ses  seuls 
maîtres  (*j.  Un  autre  des  sept  sages ,  le  plus  grand  des  législateurs 
grecs,  voyagea  aussi  en  Egypte.  Solon  rappelle  lui-même  dans  ses 
poésies  son  séjour 

«  Sur  un  bras  du  Nil,  près  des  rives  de  Ganope.  » 

Il  y  eut  de  fréquents  entretiens  sur  la  philosophie  avec  Psénophis 
l'Héliopolitain,  et  Sonchis  le  Saïte,  les  plus  savants  d'entre  les 
prophètes.  Ce  fut  d'eux  qu'il  entendit  le  récit  sur  l'Atlantide  qu'il 
se  proposait  de  mettre  en  vers  pour  le  faire  connaître  à  la  Grèce  ('). 
Avant  lui,  Lycurgue  avait  visité  les  Égyptiens;  il  admira  leur  gou- 
vernement; on  prétend  même  qu'il  l'imita,  en  séparant  dans  sa 
constitution  les  guerriers  des  manœuvres  et  des  artisans  (^). 

On  dirait  que  les  sanctuaires  de  l'Egypte  étaient  les  écoles  de 
l'antiquité;  les  Grecs  ne  cessaient  d'y  affluer.  Le  premier  philo- 
sophe qui  enseigna  rimmorlalité  de  l'âme,  Phérécyde,  puisa  ce 
dogme  fondamental  dans  les  enseignements  des  prêtres  (*).  Son 
disciple  Pylhagore  fit  un  long  séjour  en  Egypte.  C'était  l'époque 
des  relations  intimes  entre  le  trop  heureux  Polycrate  et  Amasis. 
Le  philosophe  reçut  des  lettres  de  recommandation  du  tyran  de 
Samos  pour  le  Pharaon ,  mais  la  protection  royale  ne  suffit  pas 
pour  lui  ouvrir  l'accès  des  temples  :  il  fallut,  dit-on,  qu'il  se  fît  en 
quelque  sorte  Égyptien,  en  se  soumettant  à  la  circoncision.  Alors 
il  n'y  eut  plus  rien  de  caché  pour  cet  ardent  investigateur  de  la 

(1)  Plutarch.,  De  Plac.  Phil.,  I,  3;  De  Isidc,  c.  iO.  —  Clem.  Alex.,  Strom.,  I, 
14,  p.  352.  —  Diocj.  Laërt.,  I,  27. 

(2)  Plutarch.,  Sol.  26  ;  de  Iside,  c.  9. 

(3)  Plutarch.,  Lycurg.,  c.  4.  Cf.  Isocrat  ,  Busir.,  §  17,  sq. 

(4)  Cicer.,  Tuscul.,  I,  10.  —C'icm.  Alex.,  Strom.,  I,  U.  p.  3.'j2. 

±2 


342  l'Egypte. 

sagesse;  il  apprit  la  langue  sacrée  et  Int  les  livres  dans  lesquels 
les  prêtres  avaient  déposé  lenrs  observations  et  leurs  médita- 
tions (').  L'histoire  a  conservé  le  nom  du  prophète  avec  lequel 
Pylhagore  était  particulièrement  lié  (^). 

11  n'y  a  pas  de  nom  célèbre  dans  la  philosophie  que  les  anciens 
n'aient  rattaché  à  l'Egypte.  Le  maître  de  Périclès  et  d'Euripide, 
Anaxagore,  qui  le  premier  eut  conscience  d'un  gouvernement  pro- 
videntiel, et  Diogène,  le  philosophe  cosmopolite  qui  s'inspira  sur- 
tout des  dogmes  de  l'Orient,  furent  attirés  sur  les  bords  du  Nil  par 
le  renom  de  la  sagesse  sacerdotale^).  Platon,  le  plus  illustre  de  ces 
visiteurs,  y  resta  treize  ans;  les  prêtres  montrèrent  à  Strabon  la 
maison  que  le  philosophe  athénien  avait  habitée  à  Iléliopolis  ('). 
Plutarque  a  recueilli  une  tradition  intéressante  sur  le  séjour  de 
Platon  en  Egypte.  Les  Lacédémoniens,  en  pillant  le  tombeau 
d'Alcmène,  trouvèrent  une  inscription  en  caractères  inconnus; 
ils  s'adressèrent  au  prophète  Chonuphis  pour  en  obtenir  Tinterpré- 
lation;  après  plusieurs  jours  de  recherches  dans  les  plus  vieux 
livres,  le  prêtre  répondit  que  le  Dieu,  auteur  de  l'oracle,  conseillait 
aux  Grecs  de  déposer  les  armes,  pour  vivre  dans  \\x  paix  et  la  tran- 
quillité, et  que,  s'il  s'élevait  des  dissensions  entre  eux,  ils  devaient 
les  décider  d'après  le  droit,  comme  il  convenait  à  des  sages.  Platon 
n'oublia  pas  cet  enseignement  de  la  religion;  il  expliqua  dans  le 
même  sens  un  oracle  de  Delphes  ("),  et  dans  ses  immortels  dialo- 
gues il  fit  de  la  paix  et  de  la  concorde  une  loi  pour  les  cités  grec- 
ques. Le  philosophe  fut  accompagné  dans  son  voyage  par  le  mathé- 
maticien Eudoxe,  d'autres  disent  par  Euripide.  Tout  ce  que  la 
Grèce  possédait  d'hommes  supérieurs  se  donnaient  rendez-vous 
sur  les  bords  du  Nil.  On  y  vit  des  médecins  (•*),  des  astronomes  (^), 
des  historiens,  des  poêles  et  des  artistes  (^). 

(1)  Diog.  Lacrt.,  VIII,  3,  11.  —  Clcm.  Alex.,  Strom.,  I,  IS,  p.  354. 

(2)  Ocnuphi-s  d'Héliopolis  [Plutarch.,  de  Iside,  10.   —   Ci.  Diodor.,  1,90.— 
Strab.,  XIV,  439. 

(3)  Cedren.,  p.  94,  B.  —  Diog.  Laërt.,  IX,  35. 

(4)  Slmb.,  XVII,  p.  554.  —  Cf.  Clem.  Alex.,  Strom.,  I,  \b,  p.  356. 

(5)  Plutarch.,  De  Gen.  Socr.,  c.  7. 

(6)  Clirijsippe  {Diog.  Larrt.,  VII,  I8G  ;  VIII,  87). 

(7)  L'observatoire  d'Eudoxe  portiiil   encore  son  nom  du  temps  de  iStrabon 
(Strab. ,.XYn,  554). 

(8)  Diog.  Laërt,,  111,  6.  —  Strab.,  I,  p.  2o.  —  Diodor.,  I,  06, 


UELÂTIONS    INTERNATIONALES.  Ô43 

Qu'y  a-t-il  de  vrai  dans  ces  traditions?  A  l'époque  où  la  philoso- 
phie ancienne  fit  alliance  avec  la  religion,  on  chercha  la  source  des 
spéculations  grecques  dans  les  dogmes  de  l'Orient;  on  fit  remonter 
ces  rapports  aux  plus  anciens  philosophes  :  Pythagore  et  Diogène 
furent  mis  en  relation  avec  tous  les  cultes,  avec  tous  les  corps 
sacerdotaux.  Ces  hypothèses  sont  évidemment  fabuleuses;  mais  les 
fables  ne  doivent  pas  jeter  du  doute  sur  les  communications  intel- 
lectuelles qui  existèrent  entre  l'Egypte  et  la  Grèce.  Les  Egyptiens 
attachaient  une  grande  importance  à  ces  témoignages  de  considéra- 
tion; ils  marquaient  les  visites  des  philosophes  dans  leurs  annales; 
ils  montraient  leurs  portraits,  û'il  Diodore,  ou  des  lieux  et  des  édi- 
fices qui  portaient  leurs  noms  (').  Nous  avons  cité  les  noms  des 
prophètes  qui  servirent  de  maîtres  à  Solou  et  à  Pythagore;  un  savant 
égyptologue  dit  qu'ils  sont  égyptiens  (^).  D'ailleurs  les  témoignages 
des  auteurs  grecs  sont  positifs;  si  tous  les  détails  ne  sont  pas 
authentiques,  le  fait  des  rapports  entre  les  deux  pays  est  constant. 

Ces  relations  laissèrent-elles  des  traces  dans  la  civilisation  hellé- 
nique? Ecartons  d'abord  les  exagérations  que  la  tradition  a  mêlées 
à  la  vérité.  Nous  ne  prétendons  pas  que  la  paisible  et  industrieuse 
Egypte  ait  fourni  à  Lycurgue  le  modèle  de  sa  société  guerrièi'e; 
Solon  n'a  pas  été  chercher  sur  les  bords  du  Nil  le  type  de  la  démo- 
cratie athénienne.  Ces  constitutions  sont  réellement  autochthones; 
elles  germèrent  dans  le  sol  de  la  Grèce.  Mais  dans  le  domaine  des 
arts  et  des  sciences,  le  génie  grec,  bien  qu'admirablement  doué  de 
la  Providence,  a  pu  s'inspirer  d'une  antique  civilisation. 

Ce  que  Diodore  rapporte  des  emprunts  faits  par  l'art  hellénique 
à  l'Egypte  paraît  d'abord  peu  vraisemblable.  Cependant  l'élude 
attentive  des  monuments  a  prouvé  que  les  Grecs  doivent  aux  Egy))- 
liens  les  éléments  de  leur  architecture:  «La  vieille  Egypte,  dit  Cham- 
pollion  ("),  enseigna  les  arts  à  la  Grèce,  celle-ci  leur  donna  le  déve- 
loppement le  plus  sublime;  mais  sans  l'Egypte  la  Grèce  ne  serait 
probablement  point  devenue  la  terre  classique  des  beaux-arts  »(^). 

(\)  Diodor.,  I,  Ofi. 

(2)  Lrpsius,  Chronologie,  T.  I,  p.  43. 

(3)  ChampoUion,  Lettres  sur  l'Egypte,  p.  302. 

(i)  Description  de  l'Egypte,  T.  I,  p.  23.  —  RoscHini,  Monumenti  Civili,  T.  I, 


544  l'Egypte. 

Les  connaissances  mathématiques  et  astronomiqaes  des  Egyp- 
tiens sont  encore  l'objet  de  vives  discussions.  Un  des  plus  savants 
égyptologues,  après  une  étude  consciencieuse,  a  émis  l'opinion  que 
les  astronomes  grecs  puisèrent  une  partie  de  leur  science  dans  les 
entretiens  des  prêtres  d'Egypte ,  et  plus  tard  dans  les  livres  qui 
furent  traduits  sous  les  Plolémées  ('). 

Les  rapports  entre  les  doctrines  philosophiques  des  deux  peu- 
ples, s'ils  étaient  constants,  auraient  plus  d'importance  que  les 
emprunts  faits  à  la  science.  Mais  ici  l'histoire  nous  abandonne  ;  la 
comparaison  des  dogmes  est  impossible,  tant  que  l'on  n'aura  pas 
pénétré  les  secrets  de  la  théologie  égyptienne.  Cependant  quelques 
points  sont  dès  maintenant  hors  de  doute.  Les  savants  mêmes  qui 
admettent  le  développement  indépendant  de  la  religion  hellénique, 
avouent  qu'à  dater  du  septième  siècle,  le  mysticisme  oriental 
exerça  une  influence  considérable  sur  la  Grèce  (^).  La  philosophie 
subit  également  l'ascendant  de  la  sagesse  égyptienne.  Pythagore  se 
disait  fils  d'Hermès.  L'idée  fondamentale  de  sa  théologie,  la  mé- 
tempsycose, est  essentiellement  orientale;  Hérodote  dit  qu'il  l'em- 
prunta à  l'Egypte  (^).  Si  nous  en  croyons  un  savant  égyptologue,  le 
philosophe  de  Samos  aurait  puisé  sa  théorie  des  nombres  et  de  la 
musique  dans  la  science  sacerdotale (*).  Pythagore  aimait  à  donner 
une  expression  symbolique  à  sa  pensée;  les  anciens  comparaient 
déjà  ces  symboles  aux  formules  mystérieuses  des  Egyptiens  (^).  Le 
philosophe  imita  les  prêtres  jusque  dans  le  détail  de  leurs  usages(^). 

On  s'est  prévalu  du  silence  de  Platon  sur  la  théologie  égyptienne 
pour  soutenir  que  cette  sagesse  tant  vantée  est  chimérique.  Cepen- 
dant les  témoignages  unanimes  des  anciens  affirment  que  le  philo- 

p.  60. —  Lepsius,  Annali  dell'  Instituto  di  correspondenza  archeologica,T.  IX,  p.  7. 
—  Boettigcr,  Archa;ologieder  Mahlerei,  p.  26.  —  Hirt,  Geschichte  der  Baukunst, 
T.  I,  p.  -103  '103,  183,  221,  223.  —  L'Hôle,  Lettres  sur  l'Egypte,  dans  le  Journal 
des  Savon/s,  1840,  p.  606.  — A7e&î</ir,Vortrage  iiber  alte  Geschichte,!.  I,  p  368). 

(1)  Lepsius,  Chronologie,  T.  I,  p.  55. 

(2)  Grote,  History  of  Greece,  T.  I,  p.  32,  492. 

(3)  Diog.  Laërt.,  VIH,  4.  —  Herod.,  II,  123. 

(4)  Wilkinson,  Manners  and  Customs,  T.  IV,  p.  197;  T.  II,  p.  247. 

(5)  Plutarch.,  De  Iside,  c.  10. 

(6)  Diofj.  Laërt.,  Vlil,  24,  33,  34.  Cf.  Herod.,  II,  81. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  545 

sophe  athénien  apprit  des  prêtres  la  science  des  nombres  et  des 
choses  célestes  (').  Si  nous  avions  une  connaissance  aussi  certaine 
des  idées  égyptiennes,  que  des  doctrines  grecques,  nous  pourrions 
suivre  les  traces  de  Tinfluence  sacerdotale  dans  les  écrits  de  Platon. 
Le  peu  que  les  hiéroglyphes  nous  ont  révélé  sur  la  science  des 
prêtres  prouve  que  l'on  a  tort  de  rejeter  comme  fabuleuse  toute 
influence  de  la  théologie  orientale  sur  la  philosophie  grecque. 
LMmmortalité  de  l'âme  est  un  des  problèmes  fondamentaux  de 
toute  religion  et  de  toute  philosophie  :  les  développements  que 
Platon  donne  à  ce  dogme  portent  l'empreinte  de  l'Egypte.  Les 
prêtres,  d'après  Hérodote,  admettaient  une  durée  de  trois  mille  ans 
pour  les  métempsycoses  successives  :  ce  chiffre  se  lie  à  la  fameuse 
péjiode  du  Phénix,  conception  essentiellement  égyptienne  (-).  Pla- 
ton indique  le  même  nombre  pour  la  migration  des  âmes  pures ('). 
Le  Phénix  était  chez  les  Égyptiens  le  symbole  des  âmes  purifiées  ; 
de  là  vient  qu'on  les  représentait  sous  la  forme  d'oiseaux  avec  des 
têtes  d'homme.  Les  Grecs  adoptèrent  l'idée  et  l'image  :  les  âmes 
pures  de  Platon  sont  ailées  (*). 

Voilà  des  faits  que  l'orgueil  hellénique  des  savants  modernes  ne 
peut  pas  détruire.  Il  y  a  une  autre  preuve  tout  aussi  certaine  des 
liaisons  intimes  qui  se  formèrent  entre  les  Grecs  et  les  Égyptiens, 
à  partir  du  moment  où  l'Egypte  fut  ouverte  à  la  race  aventureuse 
des  Hellènes.  L'Egypte  n'était  plus  dans  son  âge  de  force  et  de 
splendeur;  elle  était  donc  disposée  à  subir  l'influence  des  civilisa- 
tions étrangères.  Un  égyptologue  éminent  a  constaté  par  les  monu- 
ments l'action  que  la  Grèce  exerça  sur  la  religion  égyptienne  (^). 
Dès  que  l'action  de  la  Grèce  sur  l'Egypte  est  établie,  celle  de 
l'Egypte  sur  la  Grèce  ne  peut  plus  être  contestée,  car  deux  peuples 
ne  se  touchent  point,  sans  que  l'un  modltie  l'autre. 

Le  commerce  de  l'Egypte  avec  le  génie  hellénique  devint  plus 
fréquent,  lorsque  l'empire  des  Pharaons  passa  aux  successeurs 

(1)  Cicer.,  De  Fin.,  V,  20.  —  Aimlej.,  De  dogm.  l'Jat.,  I. 

(2)  Herod.,  U,  123.  —  Lepsius,  Chronologie,  T.  I,  p.  196. 

(3)  Plat.,  Phaedr.,  p.  248,  E. 

(4)  Lepsius,  Chronologie,  T.  \,  p.  195. 

(5)  Le/)s«H6-,  Mémoires  de  l'Académie  de  Berlin.  I8S0,  p.  181,  ss. 


540  l'Egypte. 

d'Alexandre.  Mais  l'Egypte  était  alors  en  pleine  décadence;  la 
Grèce  elle-même  était  épuisée.  C'était  l'époque  de  la  fusion  des 
doctrines  et  des  cultes.  Longtemps  indifférentes  ou  ennemies,  la 
philosophie  et  la  religion  finirent  par  se  rapprocher.  La  philosophie 
se  fit  religion  ;  elle  puisa  aux  dogmes  orientaux  comme  à  la  source 
la  plus  pure  de  la  sagesse.  Ne  devait-elle  pas  avant  tout  s'adresser 
aux  monuments  qui  restaient  de  la  science  égyptienne?  Le  néopla- 
tonisme dérive  de  l'Egypte  autant  que  de  la  Grèce  ('). 

Ainsi  des  colonies  égyptiennes  communiquent  aux  Grecs  les 
premiers  éléments  de  la  civilisation.  Lorsque  la  Grèce,  inspirée 
par  sa  lutte  héroïque  contre  les  Perses,  se  jette  dans  la  carrière  des 
arts  et  de  la  philosophie,  elle  va  s'instruire  dans  les  sanctuaires  de 
l'Egypte.  Enfin,  à  la  veille  de  la  chute  du  monde  ancien,  l'Egypte 
contribue  avec  l'Orient  au  syncrétisme  philosophique  et  religieux, 
qui  ne  fut  pas  sans  influence  sur  le  développement  de  la  doctrine 
chrétienne.  Les  Égyptiens  sont  donc  entrés  en  communion  avec 
l'humanité.  Si  nous  devons  notre  culture  intellectuelle  à  la  Grèce, 
n'est-il  pas  juste  que  nous  rapportions  la  gloire  de  ce  bienfait  au 
peuple  qui,  d'après  le  témoignage  des  Grecs  eux-mêmes,  les  a  ini- 
tiés à  la  civilisation? 

g  IH.  L'Egypte  et  la  Pliénicie. 

Quelle  que  soit  l'incertitude  qui  règne  sur  l'origine  et  la  filiation 
des  idées,  un  fait  est  acquis  à  la  science,  c'est  qu'il  y  a  des  éléments 
orientaux  dans  la  vie  hellénique.  Cependant  les  preuves  d'une  colo- 
nisation égyptienne  sont  vagues  et  incomplètes.  Beaucoup  de  savants 
ont  cherché  à  concilier  la  croyance  des  anciens  à  une  influence 
exercée  par  l'Egypte  sur  la  Grèce,  avec  les  doutes  qui  naissent  de 
l'insulTisance  des  témoignages  historiques,  en  supposant  que  la 
communication  entre  l'Egypte  et  la  Grèce  a  été  indirecte.  Il  y  avait 
dans  l'antiquité  un  peuple  doué  à  un  haut  degré  du  génie  commer- 
cial; les  Phéniciens  visitèrent  l'Egypte  et  la  Grèce  :  n'auraient-ils 
pas  été  les  intermédiaires  entre  les  deux  nations? 

(I)  Simon,  Histoire  de  l'école  d'Alcxandiie,  T.  !,  p.  (36. 


I 


UELATIONS    INTERNATIONALES.  547 

Des  relations  existaient  eqtre  les  Phéniciens  et  les  Egyptiens.  Le 
défaut  (le  documents  ne  nous  permet  pas  de  suivre  le  développe- 
ment historique  de  ces  rapports  ;  mais  l'action  exercée  par  la  Phé- 
nicie  sur  l'Egypte  et  par  les  Égyptiens  sur  les  Phéniciens  atteste 
qu'ils  furent  intimes.  11  reste  dans  la  langue,  la  mythologie  et  les 
traditions  populaires  de  l'Egypte  des  traces  de  l'influence  phéni- 
cienne(').  D'un  autre  côté,  les  ressemblances  entre  la  théologie  des 
Phéniciens  et  la  science  de  l'Egypte  sont  si  considérables,  qu'on  a 
soutenu  que  la  première  est  la  copie  de  celle-ci  {^).  Les  communica- 
tions du  génie  sacerdotal  et  de  l'esprit  commerçant  furent  fécondes; 
elles  produisirent  la  découverte  la  plus  importante  pour  les  progrès 
de  l'humanité,  celle  de  l'écriture. 

Les  anciens  disent  que  les  Égyptiens  inventèrent  l'écriture,  mais 
ils  reconnaissent  que  les  Phéniciens  la  perfectionnèrent (^).  D'après 
les  recherches  des  philologues,  l'invention  des  caractères  phéni- 
ciens est  due  au  contact  de  la  race  sémitique  avec  l'Egypte  (*). 
L'empire  de  l'habitude  maintient  une  écriture  compliquée,  quel- 
qu'imparfaile  qu'elle  soit,  témoin  la  Chine.  Les  Égyptiens  n'au- 
raient pas  inventé  l'alphabet  phonétique;  mais  des  peuples  étran- 
gers, parlant  une  langue  d'un  génie  différent  et  voulant  y  appliquer 
les  signes  hiéroglyphiques,  furent  portés  naturellement  à  employer 
les  hiéroglyphes  plutôt  comme  expression  de  sons  que  comme  re- 
présentation d'objets  réels.  Ce  fut  ainsi  que  naquit  l'écriture  phé- 
nicienne (^).  Quand  le  commerce  des  deux  nations  n'aurait  produit 
que  cette  grande  découverte,  il  faudrait  le  considérer  comme  un 
événement  providentiel.  L'écriture  alphabétique  est  l'instrument  le 
plus  puissant  des  relations  internationales.  Celui  qui  l'inventa,  dit 
llerder,  a  été  un  dieu  pour  les  hommes  ;  c'est  seulement  par  l'art 

{\)  Lepsius,  Chronologie,  T.  I,  p.  290. 

(2)  Movers,  die  Phoenizier,  T.  II,  1'*^  partie,  p.  231 .  —  /c/.,  dans  ['Encyclopédie 
d'Ersch,  Scct.  III,  T.  XXIV,  p.  3G7. 

(3)  Les  Phéniciens  eux-mêmes  croyaient  que  les  Egyptiens  avaient  invenlé 
les  premiers  caractères  {Sanchonial.,  fragm.,  p.  22,  éd.  Oreil).  — Cf.  Tacit  , 
Ann.,  XI,  14;  —  Diod.,  ¥,74. 

(4)  Eivald,  Geschichle  des  Volkcs  Israël,  T.  I ,  p.  'j7i.  —  Iluinhuldl,  Cosmos, 
T.  II,  p. -1  SI. 

(3)  Lepsius,  Anjiali  ddl'  Inslilulo  arciieolugico,  T.  IV,  p.  17, 


348  l'égypte. 

de  fixer  et  de  perpétuer  la  pensée  humaine,  qu'un  progrès  continu 
est  devenu  possible  dans  le  développement  de  Thumanité. 

Les  rapports  entre  les  Égyptiens  et  les  Phéniciens  réagirent  sur 
le  genre  humain.  L'Egypte  était  isolée,  mais  dans  son  isolement 
elle  développa  une  puissante  civilisation  ;  les  Phéniciens,  race 
essentiellement  voyageuse,  visitèrent  les  côtes  de  l'Europe,  de 
l'Afrique  et  de  l'Inde;  ils  communiquèrent  aux  peuples  avec 
lesquels  le  commerce  les  mit  en  relation,  les  fruits  de  la  culture 
égyptienne.  Les  Grecs  conservèrent  le  souvenir  de  cette  bienfai- 
sante influence,  en  donnant  le  nom  de  lettres  phéniciennes  aux 
caractères  qui  ont  servi  à  transmettre  à  la  postérité  les  chefs- 
d'œuvre  de  l'esprit  humain  (^). 

Les  Phéniciens  n'eurent-ils  pas  des  relations  plus  directes  avec 
la  Grèce?  Nous  parlerons  ailleurs  de  leurs  colonies.  Si  nous  en 
croyons  quelques  savants,  les  rapports  entre  les  Phéniciens  et  les 
Grecs  ne  se  seraient  pas  bornés  à  de  rares  établissements;  une 
partie  de  la  population  de  la  Grèce  serait  d'origine  phénicienne. 
On  sait  que  l'Egypte  fut  conquise  par  des  nomades  connus  sous 
le  nom  de  Hycsos.  L'opinion  que  ces  pasteurs  fameux  étaient  un 
rassemblement  de  peuples  sémitiques,  Phéniciens  et  Arabes,  est  au- 
jourd'hui généralement  admise.  Les  Hycsos,  expulsés  de  l'Egypte, 
occupèrent  en  partie  la  Palestine,  en  partie  les  îles  grecques  et  la 
Grèce  continentale.  Ne  serait-ce  pas  cette  émigration  forcée  qui  a 
donné  lieu  à  la  croyance  d'une  colonisation  égyptienne?  Cette 
hypothèse  a  pour  elle  l'autorité  de  savants  éminents  (^).  Est-elle 


(1)  C'est  ainsi  que  Limburg  Bromver  (Histoire  de  la  civilisation  des  Grecs, 
T.  I,  p.  103),  Ilaakh,  Real  Encyclopfedie  der  Alterthumswissenschaft,  T.  I, 
p.  103),  et  Wachsmuth  (Hellenische  Altherthumskunde,  T.  II,  p.  434-438) 
expliquent  les  rapports  entre  la  Grèce  et  l'Egypte.  L'historien  juif  Josèphe  avait 
déjà  émis  la  même  opinion  [C.  Apion.,  I,  -12). 

(2)  Cette  hypothèse  émise  par  Fréret  (Mémoire  sur  l'origine  des  anciens 
habitants  de  la  Grèce,  dans  Y  Histoire  de  l'Académie  des  Inscriptions,  T.  XXI, 
p.  7),  est  adoptée  par  Sainte-Croix  (De  l'état  et  du  sort  des  anciennes  colonies, 
p.  G9)  ;  Clavier  (Histoire  des  premiers  temps  de  la  Grèce,  T.  I,  p.  < 8),  et  Raoul 
Rochelle  (Histoire  de  l'établissement  des  colonies  grecques,  T.  I,  p.  GO-83), 
Elle  a  trouvé  faveur  en  Angleterre  {Tliirhvall,  Geschichte  Griecbenlands, 
T.  I,  p.  73)  et  en  Allemagne  {Plass,  Geschichte  des  alten  Griechenlands,  T.  I, 
p.  298.  —  Movers,  Die  Phoenizier,  T.  I,  p.  43-47). 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  540 

fondée?  Nous  ne  faisons  que  poser  des  questions  et  soulever  des 
problèmes;  nous  n'avons  pas  la  prétention  de  les  résoudre.  Peut- 
être  l'avenir  sera-t-il  plus  heureux.  Pour  le  moment,  il  serait  pré- 
maturé d'afllrmer  avec  trop  d'assurance  quoi  que  ce  soit  sur  les 
origines  des  nations.  Nous  devons  nous  contenter  de  probabilités 
sur  les  voies  par  lesquelles  l'Egypte  est  entrée  en  communication 
avec  le  genre  humain. 

§  IV.   L'Egypte  et  les  Hébreux. 

IV°  t.  Mues  Ilébreux  en  Kgypte. 

Les  doutes  qu'on  a  élevés  sur  les  rapports  de  l'ancienne  Egypte 
avec  la  Grèce,  ne  se  présentent  pas  pour  les  relations  des  Hébreux 
avec  le  royaume  des  Pharaons.  Il  est  constant  que  les  descendants 
de  Jacob  l'ont  habité  et  que  les  deux  peuples  ont  eu  une  existence 
commune,  autant  qu'elle  peut  l'être  entre  des  races  diverses,  sépa- 
rées par  des  préjugés  religieux  et  nationaux.  Mais  de  nouvelles 
difficultés  naissent,  quand  il  s'agit  de  préciser  l'influence  que  le 
séjour  des  Israélites  en  Egypte  a  eue  sur  le  mosaïsme. 

Il  n'y  a  pas  de  nation  dans  l'histoire  de  laquelle  l'action  de  la 
Providence  soit  plus  visible  que  dans  celle  des  Hébreux.  Destinés 
à  conserver  en  dépôt  le  dogme  de  l'unité  de  Dieu,  et  à  servir  de 
berceau  à  la  doctrine  chrétienne,  les  Hébreux  furent  dès  la  plus 
haute  antiquité  mis  en  rapport  avec  le  peuple  théologique  par 
excellence.  Le  patriarche  vénéré  par  l'Orient  et  par  l'Occident 
visita  l'Egypte.  D'après  la  Genèse  une  famine  força  Abraham  à 
chercher  dans  la  terre  du  Nil  la  nourriture  que  l'Arabie  lui  refu- 
sait (').  L'historien  Josèphe  ajoute  qu'il  se  résolut  d'autant  plus 
volontiers  à  aller  en  Egypte,  qu'il  désirait  d'apprendre  les  senti- 
ments des  prêtres  de  ce  pays,  touchant  la  divinité  :  «  s'ils  étaient 
mieux  instruits  que  lui,  il  se  conformerait  à  leur  croyance;  si 
au  contraire  il  l'était  mieux  qu'eux,  il  les  convertirait  à  la  vérité.  » 
Nous  ne  savons  si  le  célèbre  patriarche  songeait  à  entrer  dans  des 
discussions  théologiques  avec  le  sacerdoce  égyptien,  mais  la  pensée 

(I)  G'eHcw,  XII ,  10. 


5j0  l'Egypte. 

que  lui  prèle  l'écrivain  juif  peint  admirablement  la  mission  reli- 
gieuse du  peuple  de  Dieu,  et  l'action  que  TÉgyple  était  destinée  à 
exercer  sur  lui  (^). 

Ce  fut  encore  une  famine  qui  conduisit  les  fils  de  Jacob  dans  la 
fertile  vallée  du  Nil.  Qui  ne  connaît  la  belle  légende  de  Josepb? 
Les  Israélites  furent  admis  à  s'établir  sur  le  territoire  de  l'Egypte, 
et  ils  y  restèrent  pendant  plus  de  quatre  siècles  (-).  On  se  repré- 
sente ordinairement  les  Hébreux  au  milieu  des  Égyptiens,  comme 
une  race  méprisée,  tenue  à  l'écart,  foulant  le  sol,  mais  n'entrant  pas 
en  communication  avec  les  classes  supérieures.  Le  récit  de  la  Ge- 
nèse ne  s'accorde  pas  avec  une  supposition,  qui  confond  l'époque 
d'oppression  de  la  tribu  étrangère  avec  le  premier  temps  de  son 
séjour.  D'après  la  tradition  hébraïque,  Joseph  remplit  une  des  char- 
ges les  plus  importantes  de  l'État;  la  caste  sacerdotale  lui  ouvrit  ses 
rangs.  Il  épousa  la  fille  d'un  prêtre  d'Héliopolis(^).  Il  est  impossible 
qu'un  homme  de  sang  Israélite  ait  gouverné  le  royaume,  et  que  le 
peuple  d'où  il  sortait  soit  resté  dans  une  condition  servile.  Les 
deux  nations  se  sont  donc  mêlées.  Or  l'Egypte  avait  à  cette  épo- 
que atteint  le  plus  haut  degré  de  sa  civilisation  ;  les  Hébreux 
étaient  encore  dans  l'enfance;  la  race  la  plus  civilisée  a  dû  agir 
sur  un  peuple  jeune,  ouvert  à  toutes  les  impressions  {*). 

La  Providence  veilla  à  ce  qu'il  y  eût  des  rapports  plus  intimes 
entre  les  Hébreux  et  le  sacerdoce  égyptien.  Sauvé  de  la  mort 
qu'une  politique  cruelle  avait  décrétée  contre  lous  les  enfants  de 
la  race  étrangère,  Moïse  fut  adopté  par  la  fille  du  Pharaon.  La 
tradition  {')  des  deux  peuples  le  représente  comme  un  membre 
de  la  caste  sacerdotale.  Son  nom  même  est  égyptien  (^).  Les  Actes 

(I)  Joseph.,  Antiq.,  I,  8,  1. 

(i2)  Exode,  XII,  40.  Le  texte  hébreu  donne  le  chitTre  de  430  ans.  D'après  Lep- 
sius,  les  Juifs  n'auraient  séjourné  en  Egypte  que  pendant  90  ans  (Chronologie, 
T.  I,  p.  315).  —  EwaUl  considère  le  nombre  donné  par  le  texte  hébreu  comme 
exact  (Gcschichte  des  Volkes  Israël,  T.  I,  p.  354).  —  Bunsen  prouve  très  bien 
que  le  séjour  des  Israélites  a  duré  psndant  des  siècies(Aegypten,T.V,p.  404,  s.). 

(3)  Genèse,  XLI,  45,  50. 

(4)  Etoald,  Geschichte  des  Volkes  Israël ,  T.  I,  p.  273. 

(5)  Joseph.,  Antiq.,  II,  9,  sq.  —  Munk,  la  Palestine,  p.  118. 
(G)  lirugsch,  Histoire  d'Égyple,  T.  F,  p.  157. 


RELATIONS    INTERNATIONALES. 


551 


des  Apôtres  disent  que  Moïse  fut  instruit  dans  toutes  les  sciences 
de  l'Égyple.  D'après  Josèphe  et  Philon  {^),  le  sacerdoce  lui  com- 
muniqua toutes  ses  connaissances,  même  sa  philosophie  ésotérique. 
L'historien  égyplien  Manéthon  fait  du  législateur  hébreu  un  prêtre 
d'Héliopolis,  un  apostat  qui  s'enfuit  du  sanctuaire  pour  se  mettre 
à  la  tête  des  Juifs  révoltés.  Les  écrivains  grecs  appellent  également 
Moïse  un  prêtre  égyptien;  ils  rapportent  même  l'origine  des  Juifs 
à  l'Egypte  {^).  L'éducation  égyptienne  de  Moïse  était  un  fait  provi- 
dentiel (^).  Homère  dit  que  l'homme  réduit  en  esclavage  perd  la 
moitié  de  son  âme  ;  le  sort  des  Hébreux  sous  la  domination  égyp- 
tienne donne  une  triste  confirmation  aux  paroles  du  poëte.  La  ser- 
vitude dégrada  les  Hébreux;  ils  arrivèrent  à  ce  degré  d'avilissement 
où  l'homme,  abruti  par  la  souffrance  et  le  mépris,  n'a  même  plus 
la  force  de  vouloir  un  changement  dans  sa  misérable  condition. 
Comment  un  sauveur  aurait-il  pu  sortir  du  milieu  d'un  pareil 
peuple?  Dieu  envoya  pour  délivrer  les  Israélites  un  homme  de 
leur  sang,  mais  à  qui  l'éducation  avait  rendu  la  vie  qui  manquait  à 
la  masse  de  la  nation. 

Moïse  entreprit  l'œuvre  la  plus  ditricile  que  jamais  législateur 
ait  conçue,  celle  de  régénérer  un  peuple  avili.  La  science  du  sacer- 
doce ne  lui  vint-elle  pas  en  aide  dans  le  travail  prodigieux  de  sa 
législation?  Les  savants  sont  partagés  sur  cette  importante  ques- 
tion. Les  uns  suivent  la  tradition  à  la  lettre;  d'après  eux  Moïse  est 
l'élève  des  prêtres  égyptiens  et  sa  théologie  est  une  imitation  de 
leur  doctrine  (*).  Les  autres  nient  la  sagesse  sacerdotale  qui  doit 
avoir  inspiré  le  prophète  hébreu;  ils  soutiennent  que  c'est  dans  les 
croyances  de  ses  pères,  dans  son  génie  et  dans  la  révélation 
divine  que  Moïse  puisa  les  éléments  de  ses  lois  immortelles  (°). 

(4)  Philon.,  De  VitaMos.,  lib.  I,  p.  606,  A,  B,ecl.  Turneb. 

(2)  Maneth.,  p.  4G0,  sq.  —  Strab.,  XVII,  p.  523. 

(3)  Schiller,  Die  Sciidung  Moses. 

(4)  Schiller,  die  Scndung  Moses.  —  De  Welle,  Biblisclic  Dogmatiii.  —  liein- 
ttoUl,  Die  bebraischen  Mysterien.  —  Michaelia,  Mosaïscbes  Uecbt. 

(o)  Valke,  Die  Religion  des  allen  Teslamenls,  T.  I,  §  \0.  — Ilciiyatenbcnj,  Die 
AuUienlie  des  l'enlaleucb,  T.  I,  p  20'i-. 


552  l'Egypte. 


X°  s.   Influence  de  la  théologale  é^^ypticunc  sur  le  JHosaïsiue. 

L'origine  du  débat  remonte  aux  Pères  de  l'Église.  Les  premiers 
disciples  de  Jésus-Christ  se  distinguaient  à  peine  des  Juifs;  mais 
à  mesure  que  les  dogmes  nouveaux  se  développèrent,  les  diffé- 
rences qui  existent  entre  la  loi  chrétienne  et  le  mosaïsme  se  firent 
jour;  peut-être  les  défenseurs  du  christianisme  exagérèrent-ils 
la  distance  qui  les  séparait  d'une  secte  dans  laquelle  ils  rencon- 
traient les  adversaires  les  plus  acharnés.  C'est  sans  doute  sous 
l'impression  de  ce  sentiment  que  saint  Chrysostome  dit  que  toutes 
les  cérémonies  des  Juifs,  tous  leurs  sacrifices,  toutes  leurs  purifi- 
cations, Y  Arche,  le  Temple  lui-même  avaient  leur  origine  dans  la 
gentilité  (').  Comment  concilier  cette  imitation  avec  la  révélation 
dont  Moïse  est  l'organe?  Dieu,  répondent  les  Pères  de  l'Église, 
voyant  les  Hébreux  imbus  de  superstitions  égyptiennes,  maintint 
les  choses  extérieures  du  culte;  mais  il  leur  imprima  la  sainteté  en 
leur  donnant  une  signification  nouvelle  :  c'était  une  voie  pour  éle- 
ver les  idolâtres  à  la  vraie  religion  ('),  Celte  justification  de  la  Pro- 
vidence, conforme  aux  spéculations  de  la  philpsophie  moderne,  ne 
satisfaisait  pas  entièrement  des  esprits  prévenus  en  faveur  d'une 
révélation  positive;  elle  semblait  reconnaître  en  effet  que  la  sagesse 
égyptienne  était  plus  vieille  que  les  traditions  du  peuple  de  Dieu. 
Saint  Augustin  protesta  contre  cette  induction  impie  :  «  Les  pa- 
triarches et  les  prophètes,  dit-il,  ont  été  initiés  à  la  science  de 
la  vie  par  Dieu  lui-même;  la  prétendue  antiquité  des  Égyptieiis 
n'est  que  vanité  et  mensonge  »('). 

La  parole  puissante  du  Père  de  l'église  latine  domina  longtemps 
la  chrétienté.  Au  dix-septième  siècle,  la  discussion  se  ranima  avec 
vivacité.  Les  libres  penseurs  attaquèrent  la  divinité  de  l'Écriture 
Sainte.  Des  savants  distingués,  sans  mettre  en  doute  l'authenticité 
du  Pentateuque,  remarquèrent  les  analogies  nombreuses  qui  se 

(1)  Chnjsost.,  Homil.  VI,  De  Stella  quam  viderunt  Magi. 

(2)  Chrtjsost.,  ib.  —  CyrilL,  de  Adorât.,  XVI.  —  Origen.,  Epist.  ad  Gregor., 
c.  2  {Oper.,  T.  I,  p.  31,  éd.  La  Rue). 

(3)  Augmtin.,  De  Civil,  Dei,  XVIII,  Ô9. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  000 

trouvent  entre  les  rites  de  la  religion  égyptienne  et  les  cérémonies 
du  culte  juif.  L'esprit  de  système  envahissant  la  science,  les  égyp- 
tologues  crurent  retrouver  toutes  les  croyances,  toutes  les  institu- 
tions de  rÉgyple  chez  les  Hébreux  :  «  Ou  TÉgypte  procède  de  la 
Judée,  s'écrie  Kircher,  ou  la  Judée  procède  de  l'Egypte  »  [^).  Deux 
théologiens  anglais,  Marsham  et  Spencer  poursuivirent  la  compa- 
raison jusque  dans  les  moindres  détails  (-).  Les  opinions  des  pieux 
savants  semblaient  aboutir  aux  mêmes  conséquences  que  les  doutes 
des  incrédules:  les  Juifs  cessaient  en  quelque  sorte  d'être  le  peuple 
de  Dieu,  la  sagesse  égyptienne  l'emportait  sur  l'inspiration  de 
Moïse,  la  révélation  de  l'Ancienne  Loi  était  menacée  (').  Les  chré- 
tiens fidèles,  voyant  s'écrouler  les  fondements  de  leur  foi,  combat- 
tirent à  outrance  les  interprétations  qui  compromettaient  l'autorité 
des  livres  sacrés.  Nous  résumerons  rapidement  le  débat.  Ecoutons 
d'abord  les  égyptologues  : 

Remontant  jusqu'à  la  doctrine  de  vie,  source  de  la  civilisation 
des  peuples,  les  égyptologues  croyaient  retrouver  dans  la  science 
de  l'Egypte  les  dogmes  qu'on  disait  être  la  propriété  exclusive  du 
peuple  élu  ;  la  sagesse  sacerdotale  semblait  même  dépasser  la  théo- 
logie hébraïque,  et  toucher  à  la  doctrine  chrétienne.  L'unité  de 
Dieu  et  la  Trinité  étaient  enseignées  dans  les  sanctuaires  égyptiens. 
La  destinée  de  l'homme  dans  l'autre  vie  occupa  les  méditations 
des  prêtres;  ils  donnèrent  à  ce  problème  capital  une  solution  que 
Moïse  leur  emprunta ,  mais  qu'il  crut  devoir  envelopper  sous  le 
voile  du  mystère.  Les  fondements  de  la  religion  étant  identiques, 
les  rites  et  les  cérémonies  du  culte  devaient  être  semblables.  Un 
signe  extérieur  séparait  les  riverains  du  Nil  de  toutes  les  autres 
nations  :  la  circoncision  servait  aussi  de  marque  distinctive  aux 
Hébreux.  Leur  aversion  pour  les  étrangers  était  la  même  et  avait 

(1)  Kircher,  Oedip.  Aogypt.,  Propyl.  Agonist.,  c.  2. 

(2)  Marsham,  Canon  cbronicus,  p.  149,  sqq.  —  Spencer,  Disserlatio  do  TJrim 
et  Tliummim;  —  De  ritual.  legib.  Ileb.  —  Les  recherches  des  anciens  égypto- 
logues sont  résumées  dans  VouyrasG  da  Witsius,  mlilulé  : /Egyptiaca,  sive  de 
œgyptiacorum  sacrorum  cum  hebraicis  collatione. 

(3)  Les  philosophes  du  dix-huitième  siècle  s'emparèrent  de  ces  analogies  pour 
combattre  la  révélation  de  Moïse,  et  indirectement  le  christianisme  (Fo/<rt(r(?, 
Examen  important  de  Milord  IJolinghroke,  ch.  V). 


5o4  l'kgypte. 

la  même  source.  Des  observances  multipliées  el  singulières  étaient 
communes  aux  deux  peuples  :  faut-il  rappeler  leur  aversion  pour 
ranimai  immonde  dont  le  nom  servit  plus  tard  à  flétrir  la  race 
maudite  et  misérable  des  descendants  d'Israël?  Nous  ne  parlons 
pas  des  pratiques  superstitieuses  que  les  Hébreux  emportèrent  de 
la  terre  d'Egypte  :  les  prophètes  s'épuisèrent  en  invectives  inutiles 
contre  les  dieux  de  matière  et  de  boue  auxquels  le  peuple  de  Dieu 
resta  attaché  avec  une  rare  ténacité,  en  dépit  de  son  élection.  La 
théologie  égyptienne  laissa  des  traces  jusque  dans  le  culte  que 
Moïse  prescrit  au  nom  de  l'Éternel.  L'institution  des  lévites  a  son 
origine  dans  la  caste  des  prêtres  ;  ils  étaient  soumis  aux  mêmes 
lois  :  leurs  habillements  de  lin,  leur  manière  de  vivre,  les  purifica- 
tions, les  ablutions,  la  tonsure  étaient  empruntées  au  sacerdoce 
égyptien  (').  La  ressemblance  ne  se  bornait  pas  aux  choses  exté- 
rieures; elle  s'étendait  à  des  rites  intimement  liés  aux  croyances 
religieuses  (^).  Le  bouc  émissaire  des  Juifs  a  son  type  dans  le  bœuf 
émissaire  des  Egyptiens  (")  ;  le  mystérieux  Urim,  qui  révélait  au 
grand  prêtre  les  volontés  de  Jéhova,  n'est  que  l'application  au  culte 
du  vrai  Dieu  d'une  superstition  égyptienne(*).  Les  découvertes  que 
l'on  a  faites  de  nos  jours  dans  les  antiquités  de  l'Egypte  nous  per- 
mettent d'ajouter  une  dernière  ressemblance,  et  qui  n'est  pas  une 
des  moins  considérables.  Les  savants  avaient  déjà  remarqué  que  les 
temples  des  Juifs  étaient  construits  sur  le  plan  de  ceux  qui  couvrent 
la  plaine  du  Nil.  Les  voyageurs  modernes  virent  sur  les  monuments 
de  l'Egypte  le  modèle  de  l'arche  sacrée  qui  renferme  le  Saint  des 
Saints  (^). 


(1)  Schmidt,  De  Sacerd.  et  Sacr.  Aegypt.,  p  8.  —  Munk,  la  Palestine,  p.  -171- 
175.  —  Wils.,l,  6,  14. 

(2)  Wilkinson,  Manners  and  Customs,  T.  V,  p.  346-352. 

(3)  Herod.,  II,  59.  —  Lévitique,  XVI,  21.  —  Wilkinson,  T.  II,  p.  378. 

(4)  Wits.,  I,  8 

(5)  Description  de  l'Egypte,  T.  I,  p.  51-53.  Après  la  construction  de  l'arche, 
l'Éternel  commanda  à  Moïse  de  faire  une  table  destinée  à  recevoir  les  objets 
requis  pour  les  libations  :  cette  table  existe  également  dans  les  temples  de 
l'Egypte,  et  chose  étonnante,  les  proportions  données  dans  l'Exode  correspon- 
dent parfaitement  à  celles  des  monuments  égyptiens  (Description  de  l'Egypte, 
T.  I,  p.63). 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  00;> 

Les  théologiens  qui  trouvaient  dans  l'Egypte  l'origine  historique 
de  la  législation  de  Moïse,  ne  prétendaient  pas  nier  la  divinité  de  sa 
mission.  A  l'exemple  des  Pères  de  l'Eglise,  ils  apercevaient  dans 
celte  analogie  même  la  sagesse  des  desseins  de  Dieu.  Mais  les 
plans,  si  magnifiquement  déroulés  par  Chrysoslome,  prenaient 
dans  les  écrits  des  savants  modernes  une  couleur  politique  qui 
blessait  le  sentiment  religieux  des  fidèles.  Les  égyptologues  disaient 
avec  Tacite,  que  les  innovations  devaient  se  cacher  sous  l'image  du 
passé.  Il  semblait  aux  croyants  que  ces  calculs  de  la  faiblesse 
humaine  rabaissaient  la  grandeur  de  Dieu,  qui  impose  ses  lois 
sans  tenir  compte  des  mauvaises  passions  ou  des  erreurs  des 
hommes.  Un  théologien  hollandais,  pénétré  de  l'origine  divine  des 
institutions  de  Moïse,  écrivit  une  réfutation  du  système  qui  en 
cherchait  la  source  dans  l'Egypte  ('). 

L'embarras  de  l'apologiste  du  mosaïsme  est  grand.  Il  ne  nie  pas 
que  les  Hébreux  fussent  imbus  de  superstitions  égyptiennes;  lais- 
sant de  côté  les  croyances  populaires,  il  s'attache  à  prouver  que 
dans  le  domaine  de  la  théologie,  Moïse  ne  doit  rien  à  la  caste  sacer- 
dotale. Admettre  que  le  grand  législateur  est  le  disciple  des  prêtres, 
c'est  supposer  que  la  civilisation  de  l'Egypte  est  antérieure  à  celle 
du  peuple  de  Dieu  ;  or,  cette  antiquité  n'est  attestée  par  aucun 
témoignage  certain;  les  probabilités  sont  plutôt  en  faveur  de  la 
race  élue.  Qu'est-ce  après  tout  que  la  théologie  tant  vantée  des 
Égyptiens?  Ce  que  nous  en  savons  de  plus  certain  consiste  en  inep- 
ties. La  doctrine  de  la  Trinité  qu'on  leur  attribue  repose  sur  le 
témoignage  du  fahulcux  Hermès  Trismégiste.  Leur  connaissance 
de  Dieu,  de  la  création  et  de  l'immortalité  de  l'âme  a  une  origine 
commune  à  tous  les  peuples,  la  raison  et  la  tradition  ;  les  Hébreux 
n'avaient  |)as  besoin  de  puiser  ces  vérités  à  la  source  impure  de 
l'Egypte,  ils  y  avaient  été  initiés  par  Dieu  lui-même.  Le  défenseur 
de  Moïse  ne  conteste  pas  les  ressemblances  qui  existent  dans  les 
cérémonies  du  culte.  Mais  l'analogie  ne  prouve  pas  la  parenté. 
Dieu  a  imposé  à  son  peuple  la  marque  distinclive  de  la  cir- 
concision ;  pourquoi  y  voir  une  imitation  de  l'Egypte?  La  sain- 

{\]  Witsiits,  iEgyptiaca. 


356  l'Egypte. 

lelé  du  mosaïsme  doit  nous  empêcher  de  chercher  chez  des  idolâtres 
l'origine  des  institutions  que  nous  pouvons  rapporter  avec  plus  de 
vérité  à  Dieu.  Cependant  le  savant  théologien  sent  que,  faire  inter- 
venir à  chaque  pas  la  volonté  divine  pour  expliquer  l'institution  de 
cérémonies  et  de  rites  qui  sont  identiques  avec  ceux  d'un  peuple  au 
sein  duquel  les  Hébreux  ont  vécu  pendant  des  siècles,  c'est  en  défi- 
nitive un  moyen  d'échapper  à  l'évidence  des  faits.  Il  a  donc  recours 
à  une  autre  supposition  qui  concilie  la  divinité  du  mosaïsme  avec 
les  analogies  historiques.  II  avoue  que  l'Egypte  ressemble  à  la 
Judée,  mais  il  croit  que  ce  sont  les  Égyptiens  qui  procèdent  des 
Hébreux.  D'antiques  rapports  existèrent  entre  les  deux  races; 
Abraham  séjourna  en  Egypte;  Joseph  la  gouverna;  d'après  une 
opinion  qui  ne  manque  pas  d'autorités,  les  Juifs  l'auraient  même 
conquise  sous  le  nom  de  Hycsos;  Moïse  conversa  avec  les  prêtres; 
des  liens  politiques  s'établirent  entre  l'Egypte  et  la  Palestine  ;  Salo- 
mon  épousa  la  fille  d'un  Pharaon.  Ce  contact  séculaire  initia  les 
Égyptiens  aux  dogmes  du  mosaïsme.  Ainsi  leur  science  tant  vantée 
procède  de  la  Révélation  ,  de  même  que  les  spéculations  des  philo- 
sophes grecs. 

Le  système  qui  rattache  l'origine  des  croyances  et  des  institu- 
tions égyptiennes  au  mosaïsme  a  perdu  tout  crédit;  mais  l'incer- 
titude règne  toujours  sur  l'importante  question  de  la  transmission 
de  la  science  égyptienne  aux  Hébreux.  L'obscurité  qui  couvre  la 
doctrine  sacerdotale  rend  impossible  une  comparaison  approfon- 
die des  dogmes  de  l'Egypte  avec  ceux  de  Moïse.  Nous  ne  pouvons 
procéder  que  par  voie  d'induction.  Il  y  a  un  point  sur  lequel 
s'accordent  tous  les  auteurs  juifs  et  chrétiens,  qui  ont  écrit  sur 
le  mosaïsme.  Philon,  Mahnonidc,  Eusèbe,  Origène,  saint  Jérôme, 
saint  Chrysostome  avouent  qu'il  y  a  des  analogies  considérables 
dans  les  institutions  religieuses  des  Hébreux  et  des  Égyptiens.  La 
ressemblance  est  telle  que  l'historien  juif  Josèphe,  répondant  à 
l'Égyptien  Apion,  dit  qu'en  insultant  aux  rites  des  Hébreux,  il 
attaquait,  sans  le  savoir,  les  anciennes  cérémonies  de  sa  patrie. 

Les  emprunts  faits  par  Moïse  à  l'Egypte  se  bornent-ils  au  culte? 
On  l'a  prétendu  (').  Cette  opinion  est  contraire  à  la  nature  des 

(1)  Encyclopédie  d'Ersch,  Sect.  Il,  T.  III,  p.  328. 


ï 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  357 

choses;  on  doit  la  rejeter,  abstraction  faite  de  tout  témoignage 
historique.  Le  culte  est  la  forme  extérieure  d'une  conception  théo- 
logique. Si  les  cérémonies  varient  d'une  religion  à  l'autre,  c'est 
parce  qu'elles  expriment  des  dogmes  différents;  ainsi  le  culte  et 
ridée  religieuse  se  confondent.   Concevrait-on  qu'un  peuple  em- 
pruntât au  christianisme  sa  liturgie,  sans  adopter  en   même  temps 
les  croyances  dont  le  rituel  est  l'expression?  Si  le  culte  des  Hébreux 
procède  de  la  religion  égyptienne  ,   nous  pouvons  hardiment  con- 
clure que  leur  théologie  a  la  même  source.  Il  y  a  une  analogie  qui 
établit  un  rapport  incontestable  de  parenté  entre  la  théologie  égyp- 
tienne et  le  mosaïsme.  La  circoncision  était  en  usage  chez  les  rive- 
rains du  Nil  et  chez  les  Hébreux.  Ewald,  le  savant  historien  du 
peuple  d'Israël,  nous  apprend  qu'elle  a  son  origine  en  Egypte. 
Était-ce  une  simple  pratique  ,  sans  lien  avec  la  religion?  Ce  qui  en 
prouve  l'importance,  c'est  que  les  prêtres  devaient  nécessairement 
être  circoncis  (').  La  circoncision  avait  donc  une  signification  reli- 
gieuse :  c'était  comme  une  consécration  des  croyants  au  service  de 
Dieu.  Tel  est  aussi  le  sens  de  la  circoncision  chez  les  Hébreux  : 
c'était  un  véritable  sacrement,  dit  Ewald,  par  lequel  les  enfants 
d'Israël  entraient  dans  la  communion  deJéhova  (').  En  empruntant 
un  sacrement  à  l'Egypte,  le  mosaïsme  a  constaté  par  un  signe 
extérieur  le  lien  qui  le  rattache  à  la  théologie  égyptienne.  Ce  n'est 
pas  à  dire  que  Jérusalem  soit  la  reproduction  de  Memphis.  Moïse 
est  supérieur  à  ses  maîtres.  Il  a  rejeté  les  castes:  cet  abandon  d'un 
élément  intimement  lié  à  l'organisation  de  l'Egypte  nous  autorise  à 
admettre  que  dans  le  domaine  théologique  il  a  également  dépassé  la 
science  sacerdolale. 

Nous  touchons  à  la  fin  de  cette  interminable  discussion.  Si  ce 
n'étaient  les  préjugés  religieux,  il  y  a  longtemps  qu'elle  aurait  reçu 
une  solution  délinitive.  Mais  la  croyance  d'une  révélation  miracu- 
leuse aveugle  tous  les  écrivains  orthodoxes;  elle  iniluencc  ceux-là 
mêmes  qui  n'ont  plus  de  chrétien  que  le  nom.  Un  illustre  écrivain, 
théologien  tout  ensemble  et  philosophe,  rejette  presque  avec  dédain 


(\]  Uhlemann,  yEgyptische  Alterlhumskunde,  T.  [I,  p.  G1, 
(2)  Etcakl,  Gescliichte  des  Volkes  Israël,  T.  H,  p.  97-102. 


23 


558  l'Egypte. 

l'idée  que  le  mosaïsme  ait  ses  racines  en  Egypte.  Mais  comment 
Bunsen  échappe-t-il  à  l'évidence  des  faits?  Il  nous  renvoie  en  Asie, 
berceau  commun  des  deux  peuples  (').  L'hypothèse  est  peut-être 
fondée;  mais  il  nous  faut  autre  chose  qu'une  affirmation  pour  y 
croire,  il  nous  faut  des  témoignages;  en  attendant  qu'on  les  pro- 
duise, nous  nous  en  tenons  à  ceux  qui  constatent  les  nombreuses 
et  importantes  analogies  qui  existent  entre  le  culte  des  Hébreux 
et  celui  des  Égyptiens.  Quand  on  ne  se  laisse  pas  dominer  par 
les  préjugés  chrétiens,  les  origines  du  mosaïsme  s'expliquent 
comme  celles  de  toute  institution  humaine  :  il  procède  du  passé,  il 
tient  au  présent  et  il  touche  à  l'avenir.  Pour  être  accepté  par  le 
peuple,  il  devait  se  rattacher  aux  croyances  populaires  ;  ces  croyan- 
ces, souillées  par  les  superstitions  égyptiennes,  avaient  eu  plus  de 
pureté  du  temps  des  patriarches;  un  retour  à  la  foi  des  pères  était 
déjà  un  progrès.  Moïse  s'inspira  aussi  des  spéculations  des  prêtres  : 
tout  atteste  que  le  sacerdoce  s'était  élevé  à  la  notion  d'un  Dieu 
suprême,  bien  qu'il  soit  difficile  de  préciser  la  nature  et  la  portée 
de  sa  doctrine.  Mais  le  mosaïsme  n'est  devenu  une  religion  puis- 
sante, et  la  prophétie  d'une  religion  plus  puissante  encore,  qu'à  la 
condition  dapporler  un  nouvel  élément  dans  le  développement  de 
la  théologie.  Les  grands  révélateurs,  tout  en  prenant  leur  point  de 
départ  dans  le  passé,  le  transforment;  c'est  ainsi  que  se  réalise  le 
progrès  conlinu  de  l'humanité.  Quel  est  le  principe  nouveau  du 
mosaïsme?  L'on  a  relevé  les  rapports  remarquables  qui  se  trouvent 
entre  les  commandements  de  Moïse  et  la  morale  égyptienne(^).  Nous 
voulons  bien  les  admettre.  Mais  il  y  a  dans  les  lois  que  le  législa- 
teur hébreu  donna  à  son  peuple  sur  le  mont  Sinaï  une  défense  que 
l'on  chercherait  vainement  en  Egypte  :  «  Je  suis  l'Éternel  ton 
Dieu;  tu  n'auras  point  d'autres  dieux  devant  ma  face,  tu  ne  feras 
point  d'image  taillée,  ni  aucune  ressemblance  des  choses  qui  sont 
là  haut  dans  les  cicux,  ni  ici-bas  sur  la  terre;  tu  ne  te  prosterneras 
pas  devant  elles  et  tu  ne  les  serviras  point.  »  Le  premier  parmi  les 
législateurs  de  l'antiquité,  Moïse  fit  de  l'unité  divine  le  domaine 


{i)  Bunsen,  .Egypten  ,  T.  IV,  p.  18. 

(2)  Vhlemann,  Thoth,  p.  117;  .Egyptische  Althcrthiimskunde,  T.  IF,  p.  77. 


DÉCADENCE    DE    l/ÉGYPTE.  ùl)\) 

commun  dini  peuple.  Par  là  il  l'emporte  sur  la  sagesse,  quelque 
grande  qu'on  la  suppose,  du  sacerdoce  égyptien. 

Cette  appréciation  des  origines  du  mosaïsme  rend  justice  et  au 
grand  législateur  des  Hébreux  et  au  sacerdoce  égj  ptien.  Moïse  est 
l'intermédiaire  par  lequel  la  sagesse  de  Tan  tique  Egypte  fut  com- 
muniquée au  monde.  Les  Juifs  étaient  une  race  théologique  comme 
les  ÉgyplieiLs;  les  deux  peuples  avaient  une  mission  religieuse. 
Celle  des  Juifs  s'est  accomplie  d'une  manière  éclatante;  mais  pour 
s'être  exercée  dans  le  silence  des  temples,  l'influence  du  sacerdoce 
égyptien  n'est  pas  moins  importante. 


CHAPITRE    IV. 

DISSOLUTION  DE  L'EGYPTE  SACERDOTALE. 


L'Egypte  sacerdotale  a  rempli  sa  mission  en  communiquant  des 
germes  de  civilisation  à  la  Grèce  et  en  initiant  Moïse  à  la  doctrine 
de  ses  prêtres;  seule  peut-être  parmi  les  nations  anciennes,  elle 
commence  une  tâche  nouvelle,  au  milieu  de  sa  décadence.  La 
pieinière  |)arlie  de  son  existence  s'était  écoulée  dans  sa  vallée  soli- 
taire; la  dernière  fut  mêlée  au  mouvement  général  qui  emportait 
le  genre  humain  vers  de  meilleures  destinées.  La  fusion  des  systè- 
mes religieux  et  philosophiques  de  l'antiquité  prépara  la  naissance 
du  christianisme  et  en  favorisa  ensuite  le  développement.  L'Egypte 
était  le  lieu  marqué  par  la  Providence  où  ce  travail  devait  se  faire; 
elle  était  le  lien  naturel  entre  l'Orient  et  l'Occident;  par  les  idées 
comme  par  sa  position  géographi(|ue,  elle  touchait  aux  ôvaw  mon- 
des. Mais  pour  devenir  le  centre  intellectuel  de  l'antiquité,  elle 
devait  dépouiller  ses  formes  tliéocratiques  cl  se  rapprocher  Ovs 


360  l'Egypte. 

autres  peuples.  Le  contact  avec  la  Grèce  produisit  celte  révolution. 
Déjà  Tanlique  constitution  était  en  décadence  ;  on  avait  vu  un 
prêtre  occuper  le  trône  et  ensuite  l'unité  nationale  se  briser,  sous 
la  domination  de  douze  chefs.  L'un  d'eux,  Psammétique,  pressen- 
tit la  ruine  de  l'Egypte  sacerdotale  et  la  nécessité  de  la  mettre  en 
rapport  avec  l'étranger.  Des  pirates  ioniens  et  cariens  ayant  été 
obligés  de  relâcher  en  Egypte,  le  roi  fit  alliance  avec  eux.  Parvenu 
à  la  royauté  par  le  secours  des  Grecs,  il  les  récompensa  en  leur 
distribuant  des  terres  et  des  habitations.  Ce  fait  seul  était  le  signe 
et  l'annonce  d'une  révolution.  Des  étrangers,  des  hommes  impurs, 
admis  comme  alliés  à  habiter  la  terre  sacrée  du  Nil  !  Un  acte  aussi 
impie  devait  soulever  contre  Psammétique  les  puissantes  castes 
des  prêtres  et  des  guerriers,  qui  par  intérêt  ou  par  conviction 
étaient  attachées  aux  vieilles  idées.  Le  roi  chercha  à  se  fortifier  par 
l'appui  des  Grecs  (')  ;  il  prit  à  sa  solde  un  grand  nombre  de  mer- 
cenaires ;  il  ne  craignit  pas  de  témoigner  publiquement  ses  préfé- 
rences, en  donnant  les  plus  hautes  fonctions  aux  étrangers.  Irritée 
de  cet  abandon  des  traditions  nationales,  la  caste  des  guerriers 
sortit  en  masse  de  rÉgypte,  au  nombre  de  deux  cent  quarante  mille, 
et  se  dirigea  vers  l'Ethiopie.  Ces  premiers  émigrés  ne  tentèrent 
pas  de  renverser  un  ordre  de  choses  qui  leur  ôtait  leurs  privilèges; 
ils  se  contentèrent  de  fonder  une  société  où  ils  pussent  vivre  de 
leur  ancienne  existence;  d'après  le  témoignage  d'Hérodote C*),  ils 
répandirent  la  civilisation  chez  les  Barbares  au  milieu  desquels  ils 
s'établirent.  Les  historiens  grecs  disent  que  Psammétique  essaya 
de  retenir  les  guerriers  égyptiens.  Leur  émigration  affaiblissait 
à  la  vérité  l'Egypte,  en  la  privant  de  sa  force  armée,  mais  elle 
délivrait  aussi  le  roi  de  l'opposition  d'une  caste  dont  les  droits 
s'accordaient  mal  avec  ses  projets  et  les  exigences  de  sa  situation. 
Il  contracta  alliance  avec  les  Athéniens  et  quelques  autres  peuples 
de  la  Grèce.  Psammétique  commença  l'œuvre  de  transformation 
qui  en  quelques  siècles  devait  faire' un  état  grec  de  l'héritage  des 


(1)  Hcrocl.,U,  152,  134. 

(2)  Herod.,  II,  30.  —  Heeren,  De  militum  aegyptiorutn  in  yEthiopiam  migra- 
tione  et  coloniis  ibi  conditis  {Comment.  Societ.  Gaetling.,  T.  XII,  p.  48). 


DÉCADENCE    DE    l'ÉGYPTE.  361 

Pharaons.  Il  aimait  tellement  la  Grèce,  dit  Diodore,  qu'il  fit 
apprendre  à  ses  enfants  la  langue  de  ce  pays.  Il  confia  aux  Ioniens 
établis  en  Egypte  d'autres  enfants,  pour  leur  enseigner  le  grec;  ces 
Égyptiens  hellénisés  formèrent  la  caste  des  interprètes.  La  création 
d'un  corps  destiné  à  servir  d'intermédiaire  avec  la  race  hellénique, 
dénote  les  progrès  de  la  révolution  qui  s'opérait  dans  la  société 
égyptienne.  Sous  les  anciens  Pharaons,  l'Egypte  avait  été  presque 
inaccessible  aux  autres  nations.  Psammétique  recevait  hospitalière- 
ment  tous  les  étrangers  qui  venaient  visiter  la  vallée  du  Nil('). 

Sous  son  successeur  eut  lieu  la  célèbre  circumnavigation  de 
l'Afrique,  dont  nous  parlerons  ailleurs;  il  est  vrai  que  ce  furent 
des  marins  phéniciens  qui  l'exécutèrent,  mais  le  projet  seul  d'un 
voyage  pareil  conçu  ou  du  moins  approuvé  par  un  Pharaon,  était 
une  révolution  (^).  C'est  aussi  au  fils  de  Psammétique  qu'Hérodote 
attribue  le  premier  dessein  du  canal  de  jonction  entre  la  Mer  Médi- 
terranée et  la  Mer  Rouge.  D'après  l'historien  grec,  cent  vingt  mille 
hommes  déjà  avaient  péri  dans  l'exécution  des  travaux,  lorsque 
Nékos  les  fit  discontinuer;  le  vieux  génie  égyptien  s'était  réveillé; 
un  oracle  avertit  le  roi  «  qu'il  travaillait  pour  les  Barbares  » .  Mais 
quand  le  passé  lutte  contre  l'avenir,  le  résultat  n'est  jamais  dou- 
teux. L'Egypte  continua  à  marcher  dans  la  voie  des  innovations 
ouverte  par  Psammétique,  les  relations  avec  la  Grèce  se  multi- 
plièrent; le  silence  des  sanctuaires  fit  place  au  bruit  et  aux  agita- 
tions du  commerce.  Sous  les  derniers  Pharaons  la  dissolution  de 
l'Égyple  théocratique  est  accomplie.  Amasis  n'appartenait  pas  aux 
castes  supérieures;  il  mêla  son  sang  à  celui  d'une  femme  étran- 
gère; ami  déclaré  des  Grecs,  il  donna  aux  marchands  des  places 
pour  élever  des  temples  et  des  autels  (^).  VUellénion  {*)  s'éleva  à 
côté  des  édifices  consacrés  aux  divinités  nationales.  Les  dieux  des 
deux  peuples  consentant  à  vivre  ensemble,  la  séparation  entre  les 

(1)  Diodor.,  I,  67.  — //ero(/.,  II ,  134. 

(2)  Herod.,  IV,  42. 

(3)  Ilerod.,  II,  158,  181,  178. 

(4)  L'IIellénion  était  un  temple  bâti  à  frais  communs  par  des  cités  ioniennes, 
doriennes  et  éolieunes.  Toutes  ces  villes  avaient  le  droit  d'y  établir  des  juges 
[Herod.,  II,  178). 


362  l'Egypte. 

hommes  n'avait  plus  de  raison  d'être.  Les  établissements  grecs, 
d'abord  limités  à  Naucratis,  s'étendirent  sur  toute  l'Egypte;  les 
31ilésiens,  les  Lesbiens,  les  Samiens  y  fondèrent  des  cités  portant 
des  noms  helléniques ('). 

L'Egypte  ne  put  devenir  commerçante,  sans  cesser  d'être  théo- 
cratique,  et  la  théocratie  était  liée  si  intimement  à  la  vie  de  la 
nation  que  la  ruine  de  l'une  entraîna  la  décadence  de  l'autre.  Ama- 
sis  ne  cachait  pas  le  mépris  que  lui  inspiraient  les  dieux  égyptiens; 
11  afîectait  d'envoyer  des  offrandes  aux  temples  de  la  Grèce  (').  Sous 
son  successeur,  l'Egypte  devint  la  proie  d'un  conquérant  asiatique: 
une  seule  bataille  suffit  à  Cambyse  pour  s'emparer  de  l'empire  des 
Pharaons.  La  conquête  fut  dure,  la  domination  étrangère  oppres- 
sive. Les  violences  brutales  du  fils  de  Cyrus  contre  le  sacerdoce 
égyptien  sont  l'œuvre  d'un  despote  asiatique  aveuglé  par  le  fana- 
tisme. Mais  Dieu  se  sert  même  de  nos  mauvaises  passions  pour 
l'exécution  de  ses  desseins.  La  théocratie  devait  disparaître.  L'his- 
toire ne  nous  dit  pas  si  la  doctrine  de  Zoroastre  exerça  une  action 
sur  l'Egypte.  La  chose  est  peu  probable;  mais  du  moins  la  victoire 
des  Perses  déposa  dans  la  vallée  du  Nil  une  nouvelle  doctrine  à 
côté  de  la  théologie  indigène.  Les  dogmes  orientaux  s'y  donnaient 
rendez-vous;  la  conquête  d'Alexandre  acheva  l'œuvre  de  Cambyse. 
Jusque-là  les  idées  helléniques  avaient  eu  besoin  de  la  protection 
des  Pharaons;  elles  se  répandirent  maintenant  sans  obstacle; 
l'Egypte  devint  un  royaume  grec.  L'invasion  des  éléments  étran- 
gers ne  s'arrêta  pas  à  la  civilisation  de  la  Grèce.  Alexandre,  avec 
l'instinct  du  génie,  marqua  la  place  où  devait  s'élever  la  ville 
célèbre  qui  porte  son  nom  :  entrepôt  du  commerce  du  monde,  elle 
devint  en  même  temps  le  centre  du  mouvement  intellectuel  et  reli- 
gieux des  derniers  siècles  de  l'antiquité. 

(1)  Lelronne,  De  la  civilisation  de  l'Egypte  depuis  l'établissement  des  Grecs 
sous  Psammétichus  [Revue  des  deux  Mondes,  1845,  T.  I,  p.  632-638). 

(2)  Herod.,  Il,  17i,  182. 


LIVRE     QUATRIÈME. 


CHAPITRE  I. 


CONSIDERATIONS    GENERALES 


§  I.  Les  Hébreux,  le  peuple  de  Dieu. 

Les  Hébreux  se  croyaient  un  peuple  élu,  le  peuple  de  Dieu. 
Cependant  cette  race  privilégiée  a  été  frappée  de  réprobation. 
Ceux-là  mêmes  qui  révèrent  les  livres  sacrés  des  .luifs  comme  la 
source  de  leurs  croyances,  les  accablent  de  mépris  et  d'analhèmes  : 
«  Peuple  monstrueux,  s'écrie  Bossuet,  qui  n'a  ni  feu  ni  lieu  ;  sans 
pays  cl  de  tout  pays;  autrefois  le  plus  licurcux  du  monde,  mainte- 
nant la  fable  el  la  bainc  de  tout  le  monde;  misérable  sans  être 
plaint  de  qui  que  ce  soit;  devenu  dans  sa  misère  par  une  certaine 
malédiction,  la  risée  des  plus  modérés.  »  Demandez  aux  écrivains 
calboliques  |)our(iuoi  Celui  dont  ils  célèbi'cnt  la  bonté  conserve  un 
peuple  de  malbeureux;  ils  vous  répondront  :  «  C'est  afin  de  faire 


oG^ 


LES    HEBREUX. 


durer  l'exemple  de  sa  vengeance  »  {').  «  La  race  d'Israël  est  marquée 
d'un  signe  plus  terrible  que  celui  de  Caïn  ;  sur  son  front  une  main 
de  fer  a  écrit  :  Déicide  «(^j  !  Tandis  que  les  défenseurs  du  catholi- 
cisme poursuivent  dans  les  Juifs  les  ennemis  du  Christ,  les  philo- 
sophes du  dix-huitième  siècle  les  attaquent  comme  les  précurseurs 
d'une  religion  dans  laquelle  ils  ne  voient  qu'abus  et  erreurs;  tra- 
vestissant l'élection  divine  en  une  marque  d'avilissement,  ils  se 
plaisent  à  représenter  le  peuple  élu  comme  une  horde  barbare  et 
sanguinaire  f  ).  A  entendre  ce  concert  d'imprécations  et  d'injures 
contre  une  race  déchue,  et  victime  pendant  des  siècles  de  l'oppres- 
sion la  plus  cruelle,  on  croirait  que  le  monde  est  gouverné  par  un 
Dieu  de  vengeance  et  de  sang.  Cependant  le  Dieu  que  nous  ado- 
rons est  un  Dieu  de  bonté  et  de  miséricorde;  le  progrès  des  senti- 
ments et  des  idées  ne  profilera-t-il  pas  à  la  nation  qui  a  préparé 
l'avènement  d'une  ère  nouvelle,  bien  que  dans  son  aveuglement  elle 
ait  méconnu  la  lumière  sortie  de  son  sein? 

Les  Hébreux  sont  un  peuple  théologique  par  excellence  {*).  Les 
nations  païennes  se  glorifiaient  comme  les  Juifs  d'être  des  races 
élues;  mais  le  but  qu'elles  poursuivaient  était  l'ambition,  la  con- 
quête, ou  une  civilisation  particulière  et  nationale.  L'alliance 
d'Abraham  avec  Jéhova  a  une  plus  haute  destination.  S'il  est  béni, 
lui  et  ses  descendants,  c'est  pour  qu'il  garde  la  croyance  d'un 
Dieu  unique  à  travers  toutes  les  vicissitudes  de  la  misère  et  de 
l'esclavage,  jusqu'à  ce  que  le  Désiré  des  nations  vienne  accomplir 
les  promesses  en  communiquant  la  vérité  au  monde  entier.  La 
philosophie  (*)  accepte  la  qualification  de  peuple  prophète  que 
les  chrétiens  donnent  aux  Juifs  (^);  mais  élargissant  le  cercle  de 


(1)  Bossuet,  Sermon  sur  la  bonté  et  la  rigueur  de  Dieu  à  l'égard  des  pécheurs 
(Sermons,  p.  320,  s.,  édit.  de  Versailles). 

(2)  Lamennais,  Essai  sur  l'indifférence,  ch.  XXIII. 

(3)  «  Les  Juifs,  dit  Voltaire,  sont  un  peuple  de  brigands...  Les  Hurons,  les 
Canadiens,  les  Iroquois  ont  été  des  philosophes  pleins  d'humanité,  comparés 
aux  enfants  d'Israël  »  (Examen  de  Milord  Bolingbroke,  ch.  VII). 

(4)  «  Eine  priesterliche  Nation  n(Mendelssohn,  Jérusalem  ,  p.  276). 

(5)  Schiller,  Die  Sendung  Moses. 

(6)  S.  Aitgustin.,c.  Faust.,  II,  17;  «  Cujus  populi  (Hebrœi)  et  regnum  et 


CONSIDÉRATIONS   GÉNÉRALES.  565 

rtiumanitc,  elle  voit  dans  ranliquité  tout  enlière  la  prophétie  d'un 
nouvel  ordre  social.  Quelle  place  les  Hébreux  occupent-ils  dans  le 
développement  de  l'unité  humaine? 


§  II.    D'où  procèdent  les  Hébreux? 

Les  Hébreux  rapportaient  les  dogmes  dont  ils  étaient  déposi- 
taires à  une  communication  directe  avec  Dieu.  La  révélation  sur- 
naturelle n'est  pas  du  domaine  de  l'histoire  ;  les  miracles  ne 
s'adressent  qu'aux  croyants.  La  philosophie  n'admet  d'autre  révé- 
lation de  la  vérité  que  celle  qui  se  fait  successivement  et  progressi- 
vement par  l'intermédiaire  de  l'humanité.  Remontons  donc  aux 
sources  du  mosaïsme  et  voyons  quels  éléments  nouveaux  il  a  appor- 
tés à  la  civilisation.  La  question  de  la  filiation  des  idées  est  aussi 
difficile  pour  les  Hébreux  que  pour  les  Égyptiens  et  les  Grecs.  On 
croit  généralement  qu'ils  vécurent  isolés;  à  vrai  dire,  leur  isolement 
fut  plus  apparent  que  réel.  La  croyance  d'une  révélation  immédiate 
a  donné  cours  à  l'opinion  que  Dieu  choisit  une  race  pour  la  mettre 
à  part  ;  mais  quand  on  s'élève  au-dessus  de  la  tradition  de  Moïse 
pour  embrasser  celle  du  genre  humain,  on  remarque  une  commu- 
nion constante  entre  les  nations.  Les  Juifs,  plus  que  les  autres 
peuples,  devaient  être  mis  en  rapport  avec  les  doctrines  reli- 
gieuses de  l'antiquité;  en  effet,  dans  leur  sein  s'élaborait  un  dogme 
qui  s'inspira  des  croyances  du  passé,  tout  en  éclairant  l'humanité 
d'un  rayon  nouveau  de  la  vérité  éternelle  ('). 

Les  livres  saints  ont  conservé  le  souvenir  d'antiques  liaisons  qui 
existèrent  entre  les  Hébreux  et  l'Orient.  La  table  ethnographique 
de  la  Genèse,  qui  a  servi  de  point  de  départ  à  la  science  moderne 
pour  reconstruire  la  filiation  des  peuples,  atteste  que  les  relations 
internationales  des  Hébreux  furent  beaucoup  plus  étendues  que 


sacerdotium  prophetia  erat  venluri  régis  et  sacerdotis  ad  regendos  et  conservan- 
dos  fldeles.  » 

(I)  Reynaud,  dans  V Encyclopédie  Nouvelle,  au  mot  Zoroaslre. —  Vacberot, 
Histoire  critique  de  1  "école  dAlcxandric,  T.  I,  p.  131. 


566  LES    HÉBREUX. 

l'on  n'est  disposé  à  le  croire  (').  Dès  leur  berceau,  la  Providence 
les  conduisit  en  Egypte  et  initia  leur  grand  législateur  à  la  sa- 
gesse sacerdotale.  11  est  vrai  que  iMoïse,  pour  prévenir  le  contact 
des  Israélites  avec  des  nations  livrées  à  l'idolâtrie,  essaya  de  les 
isoler;  il  alla  jusqu'à  ordonner  l'extermination  des  habitants  de  la 
Terre  Promise;  mais  cette  œuvre  cruelle  ne  fut  exécutée  qu'en  par- 
tie. Les  Hébreux  se  mélangèrent  avec  les  indigènes,  tribus  sémiti- 
ques dont  une  branche  occupait  la  Pbénicie,  et  ils  subirent  leur 
influence  (').  C'était  un  lien  entre  les  Juifs  et  les  populations  de 
l'Asie  occidentale. 

La  Palestine,  par  sa  position,  était  un  lieu  de  passage  pour  les 
conquérants.  L'histoire  des  Hébreux  se  lie  presque  sans  interrup- 
tion à  celle  des  grands  empires  qui  se  formèrent  dans  l'Orient.  Il 
est  presque  impossible  que  ce  long  contact  n'ait  pas  eu  une  action 
sur  le  peuple  de  Dieu.  La  découverte  des  ruines  de  Ninive  a  révélé 
de  singulières  analogies  entre  les  symboles  de  l'art  assyrien  et 
les  animaux  surnaturels  qui  jouent  un  si  grand  rôle  dans  les 
visions  des  prophètes  (^).  Le  symbolisme  asiatique  s'est  transmis 
au  christianisme  :  les  animaux  qui  furent  choisis  pour  représenter 
les  quatre  évangélistes  appartiennent  aussi  à  la  sculpture  assy- 
rienne (^).  11  est  problable  que  l'emprunt  ne  se  borna  point  aux 
figures  du  langage.  Ce  qui  nous  le  fait  supposer,  c'est  que  plus  tard 
l'influence  des  conquérants  sur  les  Hébreux  s'étendit  jusqu'au 
domaine  des  croyances  religieuses. 

Les  Hébreux  finirent  par  être  absorbés  dans  l'empire  assyrien. 
Les  vaincus  furent  emmenés  en  captivité  à  Babylone.  Nous  pou- 
vons avec  les  prophètes  déplorer  les  misères  de  leur  servitude,  tout 
en  croyant  que,  dans  les  desseins  de  la  Providence,  la  captivité  était 
un  instrument  de  l'éducation  religieuse  du  peuple  élu.  Après  l'exil, 
le  mosaïsme  est  animé  d'une  vie  nouvelle.  C'est  alors  que  le  dogme 
de  l'immortalité  de  l'âme  paraît  pour  la  première  fois  dans  la  litté- 


(■1)  Ewald,  Geschichte  des  Volkes  Israël,  T.  I,  p.  270  et  suiv. 

(2)  Movers,  Die  Phoenizier,  T.  I,  p.  8  et  suiv. 

(3)  Laijard,  Nineveh  and  its  Remains,  T.  II,  p.  flO. 

(4)  Raoul-Bochelle,  Journal  des  Savants,  1830,  p.  35. 


CONSIDÉRATIONS   GÉNÉRALES.  367 

i-ature  hébraïque,  et  avec  des  caractères  qui  supposent  nécessaire- 
ment une  influence  du  mazdéisme (').  Après  la  conquête  des  Perses, 
les  Juifs  se  trouvèrent  en  rapport  direct  avec  la  race  zende.  Ces 
liaisons  séculaires  modifièrent  la  foi  du  peuple  conquis  (').  Le 
mosaïsme  se  partagea  en  diverses  sectes,  preuve  certaine  de  l'in- 
vasion de  nouvelles  doctrines;  ces  sectes,  sauf  celle  qui  s'en  tenait 
à  la  lettre  delà  loi,  adoptèrent  en  partie  des  croyances  orientales ('). 


§  III.  Progrès  réalisé  par  le  Mosaïsme. 

Ainsi  les  Hébreux  procèdent  de  l'Egypte,  de  la  Chaldée  et  de 
l'Aryane.  Quel  progrès  ont-ils  accompli  dans  le  développement 
de  l'humanité  ?  C'est  à  juste  titre  que  le  peuple  élu  se  glorifie  d'être 
le  dépositaire  du  dogme  de  l'unité  divine  :  dans  aucune  des  reli- 
gions anciennes,  cette  grande  vérité  n'est  enseignée  avec  l'évi- 
dence qu'elle  a  dans  la  Genèse.  Nous  ne  parlons  pas  des  nations 
livrées  au  polythéisme,  chez  lesquelles  l'unité  de  Dieu  est  à  peine 
aperçue  par  les  sages  :  même  dans  les  religions  de  l'Orient,  qui 
découlent  d'une  théologie  plus  profonde.  Dieu  n'est  pas  repré- 
senté comme  créateur.  Chez  les  Indiens  la  notion  de  la  Divinité 
se  perd  dans  le  panthéisme  :  dans  la  doctrine  de  Zoroastre , 
Ormuzd  est  bien  le  père  des  êtres,  mais  il  n'est  que  l'ordonnateur 
de  l'univers.  Jéhova  est  le  principe  unique,  c'est  lui  qui  crée  le 

(1)  Tijchsen,  De  religion um  zoroastricarum  apud  cxteras  gentes  vestigiis 
[Comment.  Societ.  Goettiiuj.,  T.  XVII,  p.  4-15). 

(2)  Rkode  (die  lieiiige  Zendsagc)  poursuit  le  parallèle  du  mosaïsme  et  de  la 
religion  de  Zoroastre  jusque  dans  les  détails.  Il  trouve  dans  le  mazdéisme  le 
dogme  de  la  chute  (p.  391-394),  les  doctrines  f[ui  se  rattachent  à  la  pureté,  à 
l'impureté,  les  purifications,  etc.  (p.  45"-46l). 

Munie  signale  une  ressemblance  de  détail  qui  est  surprenante.  Dans  le  Boun- 
(/e/iesc/idcsParses,  ch.XlV,on  trouve  la  division  des  animau.\.en  purs  et  impurs; 
la  condition  principale  de  la  pureté  est  le  sahot  divisé.  Les  ImIs  de  Manou  (V,  li  J 
proscrivent  également  les  quadrupèdes  cpii  nont  pas  le  sabot  divisé,  i)aliculière- 
ment  le  porc;  les  ruminants  paraissent  être  préférés.  On  retrouve  la  règle  et 
l'exception  dans  la  loi  de  Moise  [/«  Palestine,  p.  ]61). 

(3)  Les  Pharisiens  et  les  Esséniens  [Neander,  Gcschichle  der  cliristlicheu 
Religion,  T.  I,  p.  68,  l'i.,  77,  80,  81). 


368 


LES    HEBREUX. 


monde.  Où  Moïse  a-t-il  puisé  ce  dogme  fondamental?  Un  philoso- 
phe français  dit  qu'il  l'emprunta  à  la  science  égyptienne  (').  La 
chose  est  possible,  et  même  probable;  mais  notre  connaissance 
de  l'Egypte  est  encore  trop  imparfaite,  pour  que  l'on  puisse  rien 
affirmer.  En  supposant  que  le  législateur  hébreu  ait  pris  le  germe 
de  son  idée  dans  la  doctrine  du  sacerdoce  égyptien,  il  faut  recon- 
naître qu'il  lui  donna  des  développements  que  ses  maîtres  n'avaient 
point  soupçonnés.  Quelle  que  fût  la  sagesse  dont  les  prêtres  se 
vantaient,  le  peuple  qu'ils  dominaient  resta  livré  à  la  plus  gros- 
sière idolâtrie,  et  eux-mêmes  pratiquaient  un  culte  qui  implique 
le  polythéisme.  La  croyance  de  l'unité  divine,  si  elle  existait,  resta 
cachée  dans  les  ombres  des  sanctuaires.  Avec  Moïse,  elle  cesse 
d'être  le  privilège  de  quelques  hommes,  pour  s'incarner  dans  une 
nation,  et  devenir  le  fondement  de  son  existence.  Le  progrès  réa- 
lisé par  le  mosaïsme  est  immense  ;  mais  il  ne  s'est  pas  accompli 
sans  lutte,  ni  d'une  manière  aussi  complète  qu'on  se  plaît  à  le 
croire. 

Les  Hébreux,  confondus  pendant  leur  séjour  en  Egypte  parmi 
les  dernières  castes,  étaient  profondément  imbus  des  erreurs  du 
polythéisme.  Moïse  fit  de  l'idée  de  Dieu  l'instrument  de  l'éducation 
de  son  peuple,  mais  il  ne  la  présenta  pas  dans  sa  pureté.  Comme 
toutes  les  nations  de  l'antiquité,  les  Juifs  voulaient  avoir  un  Dieu 
à  eux,  un  protecteur  spécial.  Moïse  leur  montra  ce  protecteur  dans 
Jéhova  :  c'est  lui  qui  les  a  conduits  hors  de  l'Egypte,  c'est  leur 
roi(');  mais  c'est  aussi  un  Dieu  tout-puissant  (^),  et  comme  tel 
unique  ('').  L'unité  de  Dieu  était  un  germe  déposé  par  le  génie 
de  Moïse  dans  sa  religion  pour  les  âges  futurs  plutôt  qu'un  dogme 
à  l'usage  des  anciens  Hébreux.  Ceux-ci  étaient  si  loin  de  com- 
prendre la  haute  conception  de  leur  législateur,  qu'ils  admet- 
taient des  dieux  ennemis  à  côté  de  Jéhova  ;  ils  les  détestaient, 


(1)  Reynmid,  ûansVEncyclopédie Nouvelle,  T.  VIII,  p.  794. 

(2)  Deutéron.,  IV,  35,  39;  XXXIII,  5;  —  I  Samuel,  VIII,  7;  X,  18,  19.  — 
Michaelis,  Da.s  Mosaische  Recht,  T.  I,  p.  212-214. 

(3)  Deutéron.,  X,  17.  1 4.  —  Exod.,  XIX,  6.  —  Mimk,  la  Palestiue,  p.  143. 

(4)  Lcssing,  Erziehung  des  Menschengeschlechts,  no»  11-13. 


CONSIDÉRATIONS   GÉNÉRALES.  369 

mais  ils  y  croyaient  (').  Jéhova  n'était  pour  eux  qu'une  divinité 
tutélaire  qui,  demeurant,  combattant,  voyageant  avec  ses  défen- 
seurs et  partageant  leurs  inimitiés,  traitait  les  dieux  étrangers 
en  compétiteurs  qui  lui  étaient  odieux,  en  rivaux  dont  elle  était 
jalouse,  dont  elle  voulait  renverser  les  autels  pour  élever  ses 
autels,  et  détruire  les  peuples  pour  faire  place  à  son  peuple  (^). 
Les  Hébreux  ne  restèrent  pas  même  fidèles  à  leur  Dieu  national; 
quand  ils  ne  trouvaient  pas  en  lui  Tappui  qu'ils  cherchaient, 
ils  l'abandonnaient  pour  les  dieux  étrangers;  toute  leur  histoire 
est  une  lutte  entre  le  monothéisme  de  Moïse  et  les  tendances  idolà- 
triques  du  peuple.  Cependant  l'idée  de  l'unité  survécut  à  ces  allé- 
rations  ;  elle  finit  par  triompher,  et  elle  servit  d'étoile  à  l'humanité 
pour  la  guider  vers  de  nouvelles  destinées. 

Les  conséquences  du  dogme  de  l'unité  divine  sont  incalculables. 
L'unité  de  Dieu  entraîne  logiquement  l'unité  de  la  race  humaine  ; 
de  là  découlent  les  grands  principes  de  fraternité  et  d'égalité  qui 
sont  la  religion  de  l'humanité  moderne.  On  les  trouve  en  germe 
dans  le  mosaïsme.  Procédant  de  l'Orient,  les  Hébreux  conser- 
vèrent dans  leur  état  social  et  dans  leurs  institutions  des  traces  du 
régime  théocratique  qui  domine  dans  le  monde  oriental.  En  appa- 
rence, le  mosaïsme  est  une  théocratie  (^)  :  il  repose  sur  une  alliance 
directe  avec  la  Divinité  :  les  lois  émanent  de  Dieu  :  Jéhova  est  le 
roi  du  peuple  élu  (*)  :  une  tribu  est  consacrée  héréditairement  à 
son  service.  En  réalité,  la  constitution  est  moins  une  théocratie 
que  l'union ,  la  confusion  de  l'ordre  civil  et  de  l'ordre  religieux. 
L'Etat  a  son  principe  dans  Jéhova  ;  les  devoirs  envers  l'État  sont 
des  devoirs  religieux;  pas  dévie  civile,  toute  l'existence  est  un 


(1)  Jufjes,  XI,  23,  s.;  —  Exode,  XV,  M. 

(2)  Meiners,  Comment.  Societ.  Goetting.,  T.  I,  p.  93.  —  Benj.  Conslant,  De  la 
religion,  T.  II,  p.  170,  note  2.  —  Leasing,  Mehreres  aus  den  Papiercn  des  Unge- 
nannten  (T.  X,  p- 2G,  édit.  de  Lachmann). — Ewald,  Geschichte  des  Voikes 
Israël,  T.  II,  p.  i09. 

(3)  C'est  un  écrivain  juif,  Josèphe,  qui  le  premier  a  appelé  la  constitution  de 
Moïse  une  théocratie  {C.  Apion.,  IF,  46;.  Spinoza  dit  aussi  que  le  gouvernement 
des  Hébreux  était  théocratique  (Tract,  theolog.  polit.,  c.  XVII). 

(4)  Saalsrhiitz,  D;is  Mosaïsche  Recht,  T.  I,  p.  2  et  siiiv. 


570  LES    HÉBREUX. 

culte (').  Il  y  a  loin  de  l'unllé  religieuse  de  la  société  à  la  théocratie, 
telle  qu'elle  est  organisée  dans  l'Inde (').  Ce  qui  caractérise  le  régime 
indien,  c'est  la  domination  absolue  d'une  caste  de  prêtres,  seule 
initiée  à  la  loi  religieuse,  c'est  l'inégalité  fondée  sur  la  création. 
Chez  les  Hébreux,  la  création  de  la  race  humaine  repose  sur  l'unité 
et  non  sur  la  division;  tons  les  hommes  descendent  d'Adam,  ils  sont 
donc  fondamentalement  égaux.  Dans  cet  ordre  d'idées,  la  tribu  des 
Lévites  ne  pouvait  pas  être  une  caste;  c'est  une  magistrature  héré- 
ditaire, déléguée  à  une  tribu  qui  est  vouée  spécialement  au  service 
de  Dieu  i"").  La  connaissance  de  la  religion  n'est  pas  le  patrimoine 
exclusif  des  Lévites;  tous  les  Juifs  sont  initiés,  l'unité  de  Dieu  est 
le  domaine  commun  des  enfants  d'Israël.  L'égalité  religieuse  éclate 
avec  évidence  dans  l'institution  remarquable  des  prophètes.  Tout 
Juif  et  même  tout  étranger  peut  parler  au  nom  de  Dieu  :  sa  voix 
est  écoutée,  ses  paroles  sont  des  lois;  car  le  peuple  élu  doit  obéir 
à  Jéhova  quand  il  annonce  ses  volontés  par  la  bouche  d'hommes 
inspirés  (^).  Il  est  si  vrai  que  l'égalité  religieuse  est  de  l'essence  du 
mosaïsme  que  de  son  sein  est  sortie  la  magnifique  prophétie  que 
dans  l'avenir  tout  homme  sera  prêtre ('). 

L'égalité  religieuse  devait  conduire  à  l'égalité  civile,  puisque  la 
religion  et  l'Etat  ne  faisaient  qu'un.  Tel  est  le  fondement  des 
célèbres  institutions  de  Vannée  sabbatique  et  du  jubilé.  L'égalité 
des  enfants  d'Israël  a  son  principe  en  Dieu,  dans  la  création  même. 
Comme  elle  pourrait  être  détruite  par  la  pauvreté  ou  l'esclavage,  le 
législateur  hébreu  chercha  à  prévenir  l'inégalité  qui  résulte  de  la 
richesse  et  de  la  servitude.  D'abord  la  Terre  Promise  fut  partagée 
au  sort;  chaque  tribu,  chaque  famille  y  eut  un  lot  proportionné  au 
nombre  de  ses  membres.  Mais  cette  égalité  primitive  ne  pouvait 

(1)  3/e/ic/e/sso/in,  Jérusalem  (OEuvres,  p.  283;.  —  Léo,  Voiicsungen  iiber  die 
Geschichte  des  jiidischen  Slaates,  p.  20.  —  Salvador,  Histoire  des  instilulions 
de  Moïse,  I,  2. 

(2^  Michaelis,  Das  Mosaïsche  Recht,  T.  1,  p.  216. 

(3)  Salvador,  II,  1.  —  SaalschlHz,  T.  I,  p.  95. 
■  (4)  Salvador,  T.  I.  p.  197.  —  Deutéron.,X\Ul,  15. 

(5)  «  Plût  à  Dieu,  dit  Moïse,  que  tout  le  peuple  de  l'Éternel  fût  prophète.  » 
Nombr.,  XI,  29.  —  Il  répète  souvent  :  «  Vous  me  serez  un  royaume  de  sacrifi- 
cateurs et  une  nation  sainte  »  (Exode,  XIX,  6). 


CONSIDÉRATIONS   GÉNÉRALES.  571 

subsister.  L'inégalité  des  facultés  intellectuelles  et  morales  est  une 
cause  permanente  d'inégalité  dans  les  fortunes  et,  si  Ton  n'y  porte 
remède,  l'esclavage  est  au  bout  de  la  misère.  La  terre  est  à  Dieu, 
dit  Moïse  ;  les  hommes  y  sont  des  hôtes;  ils  ont  le  droit  d'en  jouir, 
mais  non  de  l'aliéner.  Les  aliénations  sont  essentiellement  tempo- 
raires; ce  sont  des  ventes  de  récolles;  tous  les  cinquante  ans,  les 
terres  doivent  revenir  à  leur  premier  possesseur  (').  Tout  Juif  a 
donc  sa  part  dans  le  domaine  commun  que  Dieu  accorde  aux 
hommes;  il  ne  peut  pas  s'en  dessaisir;  c'est  un  bienfait  de  l'hospi- 
talité divine,  nous  dirions  aujourd'hui,  une  condition  du  dévelop- 
pement de  ses  facultés.  Le  partage  égal  des  terres  ne  sutfit  pas 
encore  pour  maintenir  l'égalité;  l'imprévoyance,  la  dissipation, 
les  calamités  de  la  nature  physique  ou  de  la  guerre  peuvent 
ruiner  le  propriétaire,  le  forcer  à  contracter  des  dettes,  et  dans 
l'antiquité  les  dettes  conduisaient  à  l'esclavage.  L'usure  troubla  et 
bouleversa  les  cités  grecques;  elle  fut  la  cause  de  la  guerre  inté- 
rieure qui  régnait  à  Rome  entre  les  patriciens  et  les  plébéiens, 
entre  la  noblesse  et  le  peuple.  Moïse,  inspiré  par  la  fraternité  et  la 
charité (-),  défendit  d'abord  de  demander  des  intérêts  aux  pauvres, 
et  il  finit  par  les  prohiber  entièrement  entre  Hébreux (').  Les  dettes 
elles-mêmes  étaient  abolies  dans  l'année  jubilaire  ('*). 

L'esclavage  existait  chez  tous  les  peuples  de  l'antiquité.  Moïse 
l'admit,  mais  il  y  apporta  des  modifications  tellement  essentielles 
que  sa  législation  peut  être  considérée  comme  une  transition  du 
régime  de  la  servitude  à  celui  de  l'égalité.  La  guerre  était  la 
source  la  plus  abondante  de  l'esclavage;  des  peuples  appartenant 
à  la  même  race  usaient  de  cet  odieux  droit  du  vainqueur.  Platon 
rappela  en  vain  aux  Grecs  qu'ils  ne  devaient  pas  réduire  leurs 
frères  en  servitude;  ce  qui  était  une  utopie  chez  le  philosophe  athé- 
nien fut  réalisé  par  le  législateur  hébreu (').  Les  Juifs  ne  pouvaient 

(1)  Levitiq.,  XXV,  8.  —Michaelis,  Mos.  Redit,  T.  II,  p.  20. 

(2)  Philon.,  De  Charit.,  p.  707,  C,  D,  éd.  Gclen. 

(3)  Lévitique,  XXV,  33.  —  Deutéronome,  XIX,  19,  20. 

(4)  Michaelis,  Mos.  Reclil,  T.  HI,  p.  1 14.  —  SaalacliiHz,  Uas  Mos.  Rcchl,  ï,  I, 
p.  162-164. 

(5)  II  Chroniq.,  XXVllI,  8-13.  —  Micliaelis,  Das  Mos.  Rechl,  T.  I,  p.  381.  — 
Pastorel,  Histoire  de  la  législation,  T.  III,  p.  490. 


372  LES    HÉBREUX. 

devenir  esclaves  que  par  leur  volonté,  lorsque  la  misère  les  pous- 
sait à  aliéner  leur  liberté  ou  celle  de  leurs  enfants,  et  lorsque, 
débiteurs  insolvables,  le  créancier  obtenait  contre  eux  un  juge- 
ment de  contrainte  par  corps  (').  Mais  cet  esclavage  n'était  pas 
perpétuel.  Ici  éclate  la  supériorité  de  Moïse  sur  l'antiquité  païenne. 
Un  des  grands  philosophes  de  la  Grèce  justifia  la  servitude,  en  la 
fondant  sur  une  différence  de  nature  entre  l'homme  libre  et  l'es- 
clave. Moïse,  partant  du  dogme  de  l'unité  de  la  création,  ne  pou- 
vait pas  tomber  dans  un  pareil  égarement.  Les  Juifs  sont  enfants 
de  Dieu;  ils  sont  la  propriété  de  Jéhova;  comment  pourraient-ils 
être  dégradés  jusqu'à  devenir  une  chose  (')?  L'esclavage  ne  durait 
que  six  ans  :  c'était  une  espèce  de  domesticité (^). 

Moïse  céda  à  l'influence  d'un  fait  universel,  en  admettant  la  ser- 
vitude héréditaire  pour  l'étranger.  C'est  une  inconséquence,  contre 
laquelle  proteste  l'antique  poëme  de  Job  :  «  Celui  qui  m'a  fait  dans 
le  sein  de  ma  mère,  n'a-t-il  pas  aussi  fait  celui  qui  me  sert?  Ne 
nous  a-t-il  pas  formés  de  même  dans  la  matrice?  »  L'esclavage  est 
tellement  contraire  au  génie  du  mosaïsme,  que  le  législateur  dé- 
fend de  rendre  à  son  maître  l'esclave  qui  cherche  un  asile  en  Pa- 
lestine (*).  La  Terre  Promise  est  une  terre  d'égalité.  La  langue 
hébraïque  n'a  pas  même  de  mot  pour  désigner  l'esclave  :  il  est 
compris  parmi  les  serviteurs  en  général  (^).  L'esclave  n'était  donc 
pas  une  chose,  comme  chez  les  Grecs  et  les  Romains;  les  Tal- 
mudistes  disent  qu'on  l'initiait  à  la  religion  des  Juifs  :  il  était  cir- 
concis(^),  il  participait  à  l'égalité  religieuse.  Le  maître  n'avait  pas 
le  droit  dévie  et  de  mort;  l'esclave  mutilé  devenait  libreQ.  Les 

(1)  Michaelis.l.  Il,  p.  363.  —  Selden,  De  jure  naturali,  YI,  7.  —  Ewald, 
T.  II,  Anhang,p.  165. 

(2)  Lévitique,  XXV,  42. 

(3)  Exode,  XX\,  2.  La  septième  année,  dont  parle  l'Exode,  n'est  pas  l'année 
sabbatique,  mais  la  septième  année  à  partir  du  commencement  de  l'esclavage. 
C'est  ainsi  que  la  loi  est  interprétée  par  Michaelis  (T.  II,  p.  383),  Saalschlitz 
(T.  II,  p.  160)  et  Reland  (Antiquit.  Hebraïc,  p.  263). 

(4)  Z)e«<ero?i.,  XXIII,  15,  16. 

(5)  SaalschUtz,  T.  II,  p.  697. 

(6)  Selden,  De  jure  nat.  et  gent.,  II,  3. 

(7)  Michaelis,  T.  II,  p.  377.  —  SaalschUtz,  T.  Il,  p.  274. 


CONSIDÉRATIONS   GÉNÉRALES.  375 

dispositions  de  la  législation  hébraïque  sur  les  femmes  esclaves 
méritent  d'être  rapportées  {')  :  elles  annoncent  dans  le  législateur 
nne  délicatesse  de  sentiment,  que  l'on  chercherait  vainement  chez 
les  plus  grands  philosophes  de  l'antiquité  païenne  : 

«  Quand  tu  seras  allé  à  la  guerre  contre  tes  ennemis,  et  que 
l'Eternel  ton  Dieu  les  aura  livrés  entre  tes  mains,  et  que  tu  en 
auras  emmené  des  prisonniers;  si  tu  vois  entre  les  prisonniers  une 
femme  qui  soit  belle  et  qu'ayant  conçu  pour  elle  de  l'atTection,  tu 
veuilles  la  prendre  pour  ta  femme,  alors  tu  la  mèneras  en  ta  mai- 
son... Elle  ôtera  de  dessus  elle  les  vêtements  qu'elle  avait  dans  sa 
captivité,  et  pleurera  son  père  et  sa  mère  un  mois  durant  ;  puis  tu 
viendras  vers  elle,  et  tu  seras  son  mari,  et  elle  sera  ta  femme.  S'il 
arrive  qu'elle  ne  te  plaise  plus,  tu  la  renverras,  mais  tu  ne  la  pour- 
ras pas  vendre  pour  de  l'argent,  ni  en  faire  aucun  trafic,  parce  que 
tu  l'auras  humiliée.  » 

Admirons  la  puissance  du  dogme  de  l'unité  divine  qui  inspire  le 
prophète  hébreu  :  ]>Ioïse  a  plus  de  respect  pour  la  femme  esclave 
que  Platon  n'en  a  pour  les  femmes  libres. 


S  IV.  Les  Hébreux,  lien  entre  l'Orient  et  VOccident.  Pourquoi 
leur  mission  n'est  que  préparatoire. 


Si  la  législation  de  Moïse  avait  pris  racine  dans  la  vie,  le  peuple 
élu  aurait  réalisé  l'égalité  avant  le  christianisme.  Mais  ou  se  ferait 
grandement  illusion,  si  l'on  considérait  les  lois  que  nous  venons  de 
rapporter  comme  l'expression  de  la  réalité.  Elles  n'appartien- 
nent qu'en  partie  au  grand  législateur  des  Hébreux (')  :  il  ne  faut 
y  voir  qu'un  idéal,  tel  qu'il  découlait  de  l'égalité  des  Israélites 
sous  la  domination  de  Jéhova.  Le  fait  resta  bien  loin  de  l'idéal. 
L'inégalité,  ce  vice  dominant  du  monde  ancien,  se  fit  jour  dans  la 
société  juive,  malgré  le  dogme  religieux.  Les  prophètes  du  neu- 

(1)  Deutéronome,  XXH,  iO-l'i-. 

(2)  \Vi7ier,  Biblisches  Realwii.-ierlxicli,  T.  I,  p.  4l<t-4i'l. 

5>4 


574  LES    HÉBREUX. 

vieille  et  du  liuilième  siècle  se  plaignent  de  la  concentration  des 
propriétés  immobilières  dans  les  mains  d'un  petit  nombre  de  riches; 
ils  déplorent  la  misère  des  masses  (').  Le  jubilé  qui  aurait  dû  remé- 
dier au  mal,  resta  une  utopie  :  le  savant  Michaelis  dit  qu'il  n'y  a 
pas  de  preuve  que  ce  retour  à  l'égalité  ait  jamais  été  pratiqué  (^). 

L'antiquité  ne  fut  qu'une  préparation  à  l'égalité.  Dans  cette 
œuvre  préparatoire,  le  mosaïsme  occupe  le  premier  rang;  seul 
de  toutes  les  religions  anciennes,  il  a  conçu  l'unité  ;  aussi  eut-il  la 
gloire  d'inspirer  le  christianisme  appelé  à  communiquer  ce  dogme 
à  l'humanité.  Spectacle  étonnant  !  Pendant  que  les  descendants  des 
Hébreux  voués  à  une  oppression  séculaire  étaient  maudits  comme 
déicides,  l'édifice  du  catholicisme  s'élevait  sur  des  fondements  em- 
pruntés à  leurs  livres  sacrés,  et  dans  l'Orient  surgissait  une  religion 
puissante  qui  se  rattache  également  à  Moïse.  Le  peuple  de  Dieu 
peut  revendiquer  Jésus-Christ  et  Mahomet  ;  cette  double  descen- 
dance révèle  sa  mission  :  il  sert  de  lien  entre  l'Orient  et  l'Occident. 
Il  tient  à  l'Orient  par  son  origine  et  le  caractère  religieux  de  sa 
constitution  ;  mais  il  se  dégage  entièrement  du  régime  des  castes  ; 
il  admet  l'égalité  devantDieu,  il  essaie  même  de  l'appliquer  à  l'or- 
dre civil.  Par  cette  tendance  le  mosaïsme  dépasse  la  doctrine  chré- 
tienne. Le  christianisme  ne  prêche  que  l'égalité  religieuse  ;  il  n'a 
jamais  songé  à  l'introduire  dans  l'ordre  civil  et  politique  ;  il  accepta 
et  légitima  presque  l'esclavage.  Si  le  dogme  chrétien  contribua  à 
détruire  la  servitude,  ce  fut  malgré  l'Église.  Le  christianisme  est 
la  religion  de  l'autre  monde.  De  son  côté,  le  mosaïsme  est  trop 
exclusivement  une  religion  de  ce  monde.  Ce  sera  à  la  religion  de 
l'avenir  à  concilier  les  deux  éléments  qui  constituent  la  vie. 

Le  mosaïsme  contient  en  essence  tous  les  dogmes  chrétiens. 
Pourquoi  ne  lui  fut-il  pas  donné  de  les  développer  et  de  les  répan- 
dre parmi  les  Gentils?  Il  en  a  été  du  mosaïsme  comme  de  toutes 
les  doctrines  du  monde  ancien.  L'antiquité  a  préparé  l'humanité 
au  christianisme,  mais  il  a  fallu  qu'elle  s'écroulât  pour  que  sur  ses 
ruines  s'élevât  une  société  nouvelle.  La  philosophie  avait  aperçu 

(1)  Isaïe,  V,  8.  —  Micha,  II,  2.  —  Jérémie,  XXXIV,  13  et  suiv. 

(2)  Michaelis,  Mosaisches  Recht,  T.  II,  p.  68-70. 


I 


l 


CONSIDÉRATIONS    GÉNÉRALES.  375 

les  vérités  qui  sont  le  fondement  de  la  religion  chrétienne,  mais 
elle  était  impuissante  à  les  enseigner  et  à  ranimer  une  société 
mourante;  l'esprit  de  division  qui  lui  était  inhérent,  l'empêcha 
d'organiser  l'unité;  les  philosophes  ne  comprirent  pas  même  la 
grande  amhition  du  christianisme,  quand  il  s'annonça  comme  la  re- 
ligion universelle.  Le  mosaïsme  présente  un  spectacle  semhiable. 
L'unité  de  Dieu  et  de  la  création  conduit  logiquement  à  la  frater- 
nité et  à  l'égalité  des  hommes;  mais  quand  le  Christ  vint  prêcher  ces 
dogmes  au  genre  humain,  le  peuple  élu  ne  le  comprit  pas.  Lui 
aussi,  bien  que  croyant  à  l'unité  divine,  était  entaché  de  l'indivi- 
dualisme qui  caractérise  les  anciens,  11  ne  concevait  l'unité  que 
dans  et  par  le  mosaïsme;  il  ne  voulut  pas  se  faire  chrétien,  il 
demandait  que  toutes  les  nations  se  fissent  juives.  Cette  conversion 
était  impossible.  Le  législateur  des  Hébreux  avait  organisé  sa  reli- 
gion pour  un  petit  peuple  resserré  dans  un  petit  espace  ;  dès  lors 
son  culte  ne  pouvait  devenir  celui  de  l'humanité  :  «  La  loi  de 
Moïse,  dit  un  Père  de  l'Église,  n'était  faite  que  pour  les  Juifs;  en- 
core supposait-elle  qu'ils  habitaient  la  Palestine,  car  elle  les  obli- 
geait à  aller  trois  fois  chaque  année  à  Jérusalem.  Ceux  qui  demeu- 
raient aux  extrémités  du  pays,  ou  dans  les  contrées  plus  éloignées, 
ne  pouvaient  accomplir  les  préceptes  de  leur  religion  ;  tant  il  s'en 
fallait  que  le  mosaïsme  put  convenir  à  toutes  les  nations  »(').  Ce 
caractère  étroit,  national,  se  retrouve  dans  toute  la  législation  de 
Moïse;  elle  s'adapte  au  climat;  elle  isole  la  race  élue;  tout  en  par- 
tant du  dogme  de  l'unité  et  en  prêchant  l'amour  du  prochain,  elle 
fait  des  Juifs  des  hommes  tellement  orgueilleux  et  insociablcs,  que 
l'antiquité  les  accusa  de  haïr  le  genre  humain.  Évidemment  un 
pareil  peuple  n'avait  qu'une  mission  préparatoire  comme  toute 
l'antiquité;  mais  parmi  tous  les  peuples  anciens,  les  Hébreux  pou- 
vaient se  glorifier  d'être  une  race  élue,  car  c'est  dans  leur  sein 
qu'est  né  Jésus-Christ. 

H)  Euseb.,  Demonstrat.  Evang.,  I,  3. 


07(>  LES    HÉBREUX, 

CHAPITRE   II. 

LE    DROIT    DES    GENS 


%\.  La  guerre  sacrée. 

%<>    f.    I>c    droit    lies    conquérants. 

La  conquête  de  la  Palestine  doit  sa  célébrité  à  la  lutte  des  libres 
penseurs  contre  les  défenseurs  de  la  tradition  chrétienne.  Les  phi- 
losophes ne  s'étaient  pas  enquis  si  les  conquêtes  des  Perses,  des 
Macédoniens  et  des  Romains  étaient  justes  ;  le  droit  du  plus  fort  y 
éclatait  avec  évidence.  Mais  ils  examinèrent  avec  soin  les  motifs 
que  l'on  invoquait  pour  légitimer  la  conquête  de  la  Terre  Sainte, 
heureux  de  trouver  la  prétendue  révélation  en  contradiction  avec 
les  notions  de  justice  éternelle  gravées  par  Dieu  dans  la  conscience 
humaine:  «On  demande,  dit  Voltaire,  quel  droit  des  étrangers 
tels  que  les  Juifs  avaient  sur  le  pays  de  Canaan  :  on  répond  qu'ils 
avaient  celui  que  Dieu  leur  donnait  »(').  Cependant,  en  envisageant 
cette  guerre  au  point  de  vue  du  droit,  l'injustice  en  paraissait  mani- 
feste. Les  incrédules  triomphaient.  La  cause  du  peuple  de  Dieu 
ne  manqua  pas  de  défenseurs,  mais  leurs  plaidoyers  ne  furent 
pas  toujours  habiles.  Nous  résumerons  la  discussion,  en  nous 
appuyant  sur  le  savant  historien  de  la  législation  de  Moïse  (-). 

Michaclis  est  convaincu  que  Moïse  ne  commença  pas  la  guerre 
sans  avoir  une  juste  cause,  mais  son  bon  sens  se  refuse  à  admettre 
les  raisons  que  les  théologiens  alléguaient.  Le  congrès  des  enfants 

(1)  Voltaire,  Dictionnaire  philosophique,  an  mot  Juifs. 

(2)  Michaelis,  Mosaisches  Recht,  T.  F,  §§  28-31. 


DROIT    DES   GENS. 


577 


de  Noë  qui  se  seraient  partagé  le  inonde,  le  testament  du  patriar- 
che qui  aurait  confirmé  ce  partage  et  assuré  la  Palestine  aux  des- 
cendants de  Sem,  lui  paraissent  tellement  absurdes,  que  le  grave 
écrivain  se  laisse  aller  à  combattre  ces  niaiseries  avec  les  armes  du 
ridicule.  On  invoquait  en  faveur  des  Israélites  des  motifs  en  appa- 
rence plus  légitimes  :  sortis  d'Egypte,  ils  avaient  droit,  dit-on,  à 
occuper  une  partie  de  la  terre  que  Dieu  a  assignée  comme  héritage 
au  genre  humain  (').  Le  droit  est  certain,  répond  il//c/iae//s,  mais 
s'il  s'exerce  au  préjudice  d'anciens  possesseurs,  ce  n'est  plus  qu'un 
I)rigandage.  La  conquête  avec  ses  horribles  conséquences  eût  été 
justifiée,  si  les  vaincus  avaient  été  les  agresseurs  :  les  théologiens 
ne  reculèrent  pas  devant  les  suppositions  les  plus  gratuites  pour 
prouver  que  les  Hébreux  firent  une  guerre  défensive;  mais  la  Bible 
à  la  main,  rien  n'était  plus  facile  que  de  réfuter  cette  hypothèse. 
Les  livres  sacrés  fournissaient  un  prétexte  plus  spécieux  :  Moïse 
reproche  aux  Cananéens  leurs  péchés  énormes,  l'idolâtrie,  l'in- 
ceste, la  sodomie  ;  dans  l'esprit  de  la  Loi  Ancienne,  ces  crimes 
devaient  attirer  la  vengeance  céleste  :  Dieu  se  servit  des  Israélites 
pour  exercer  sa  justice  (').  Plus  d'un  conquérant  s'est  prévalu  de 
motifs  pareils,  sans  s'apercevoir  qu'ils  justifient  la  Providence  et 
non  les  hommes  :  les  actions  des  peuples  comme  celles  des  indivi- 
dus doivent  être  jugées  du  point  de  vue  du  droit  et  du  devoir;  les 
desseins  de  Dieu  ne  peuvent  ni  les  condamner  ni  les  absoudre. 

Mkhaelis  crut  trouver  dans  les  faits  historiques  la  preuve  du 
droit  que  les  Israélites  réclamaient  sur  la  Terre  Promise.  La  Pales- 
tine avait  appartenu  aux  ancêtres  des  Hébreux;  les  Cananéens 
n'en  étaient  pas  les  habitants  primitifs,  mais  les  usurpateurs. 
Comment  les  descendants  de  Jacob  auraient-ils  perdu  leur  droit? 
Ils  ne  l'avaient  jamais  cédé,  et  leur  séjour  en  Egypte  n'avait  pas 
pu  les  en  dépouiller;  le  sol  où  reposaient  leurs  pères  était  donc 
toujours  leur  propriété.  Hercler  prêta  l'appui  de  son  nom  à  ce  sys- 


{])  Bergicr,  Traité  de  la  vraie  religion,  T.  VU,  p.  4  et  suiv. 

(2)  Bossuct,  Politi(iue  tirée  de  l'Écriture  Sainte,  livre  IX,  art.  \,  4''  proposi- 
tion. —  Saurin,  Discours  sur  les  événements  les  plus  mémorables  de  l'Ancien 
Testament,  T.  III,  p.  70,  71. 


378  LES    HÉBREUX. 

lème(');  nous  croyons  inullle  de  le  discuter.  Qui  ne  voit  que,  si 
Toccupalion  primitive  d'un  territoire  donnait  à  la  postérité  des 
premiers  habitants  un  titre  imprescriptible,  la  terre  entière  serait 
couverte  d'usurpateurs?  il  n'y  aurait  plus  de  possession  à  l'abri 
d'une  revendication  qui  remonterait  à  des  siècles.  Le  sens  histori- 
que, qui  s'est  développé  avec  tant  de  puissance  au  dix-neuvième 
siècle,  a  fini  par  élever  les  théologiens  au-dessus  des  étroites  con- 
ceptions de  leurs  devanciers;  ils  se  sont  dit  que  le  droit  des  Israé- 
lites était  celui  de  tous  les  conquérants,  que  la  conquête  se  légitime 
aux  yeux  de  l'humanité,  quand  elle  favorise  les  progrès  de  la  civi- 
lisation (^).  Nous  croyons  que  cette  justification  même  doit  être 
rejetée,  ou  il  faut  dire  que  l'Europe  civilisée  peut  légitimement 
conquérir  l'Afrique  et  l'Asie.  La  supériorité  de  culture  ne  donne 
pas  un  pouvoir  de  domination  ;  elle  impose  des  devoirs.  Notre  con- 
clusion est  qu'il  est  impossible  de  justifier  la  conquête  de  la  Terre 
Sainte,  si  l'on  prend  pour  point  de  départ  les  règles  de  la  justice.  Il 
est  presque  inutile  d'ajouter  que  dans  les  desseins  de  la  Providence 
l'usurpation  des  Israélites  tourna  au  profit  de  l'humanité.  Le  peu- 
ple qui  a  donné  au  monde  Moïse  et  Jésus-Christ  ne  peut  pas  être 
mis  en  parallèle  avec  les  obscurs  habitants  de  la  terre  de  Canaan. 
En  ce  sens  on  peut  dire  que  les  bienfaits  du  mosaïsme  et  du  chris- 
tianisme doivent  faire  oublier  les  horreurs  de  la  conquête. 

Xo  9.  l,a  conquête. 

Il  n'y  a  pas  eu  de  guerre  plus  sanglante  dans  toute  l'antiquité 
que  la  guerre  sacrée.  Le  paganisme,  bien  qu'étranger  à  l'huma- 
nité, connaissait  du  moins  la  miséricorde  de  l'esclavage.  Le  peuple 
de  Dieu  n'a  pas  celte  pitié;  il  met  dans  la  bouche  de  son  grand 
législateur  un  interdit  sur  la  Terre  Promise  ;  c'est  plus  qu'une 
guerre  à  mort  :  il  ne  doit  rien  rester  de  la  race  maudite  :  tout,  jus- 
qu'aux animaux  est  voué  à  la  destruction  (').  Épouvantés  de  cette 

(1)  Herder,Yom  Geist  der  ebriiischen  Poésie,  T.  III,  no  VI. 

(2)  Baur,  Ueber  die  weltgeschichtliche  Bedeutung  des  israelitischen  Volkes. 
Giessen,  1847  (p.  27  et  suiv.). 

(3)  Exode,  XXIII,  32;  XXXIV,  12-16.  -  Deutér.,  VII,  1-5;  XX,  15-18. 


DROIT    DES    GENS.  579 

menace  d'extermination,  les  ral)bins  ont  essayé  d'en  atténuer  l'hor- 
reur, en  supposant  que  les  Hébreux  firent  des  propositions  de  paix 
aux  Cananéens;  c'est  seulement  sur  leur  refus,  disent-ils,  que  les 
hostilités  prirent  le  caractère  sauvage  qui  éclate  à  toutes  les  pages 
des  livres  saints  (').  Vains  efforts  pour  transporter  l'humanité  dans 
une  époque  de  barbarie!  Le  sanglant  auathème  lancé  par  Moïse 
contre  les  habitants  de  la  terre  de  Canaan  ne  laisse  aucune  ouver- 
ture à  une  interprétation  humaine.  Dieu  commande  la  destruction 
des  populations  idolâtres  aux  Israélites,  «  afin  qu'elles  ne  leur 
apprennent  pas  à  faire  les  abominations  qu'elles  pratiquent  envers 
leurs  dieux,  et  qu'ils  ne  pèchent  pas  contre  l'Éternel.  »  Pour  échap- 
per à  l'interdit,  les  Gabaonites  furent  obligés  de  recourir  à  la  ruse; 
ils  se  dirent  étrangers  à  la  Palestine,  venus  d'un  pays  éloigné  sur 
la  réputation  des  cboses  miraculeuses  accomplies  par  Dieu  en 
faveur  de  son  peuple;  c'est  par  cette  surprise  qu'ils  obtinrent 
l'alliance  des  conquérants.  Les  Israélites,  liés  par  des  serments, 
leur  laissèrent  la  vie,  mais  ils  les  réduisirent  en  servitude  (^). 

Dans  le  principe  de  la  conquête,  l'interdit  fut  exécuté  à  la  lettre. 
Les  Israélites  s'étaient  contentés  de  tuer  les  mâles  dans  la  guerre 
contre  les  Madianites;  ils  avaient  emmené  prisonniers  les  femmes 
et  les  petits  enfants  :  «  Moïse  se  mit  fort  en  colère  contre  les  chefs 
et  leur  dit  :  N'avez-vous  pas  laissé  vivre  les  femmes?  Ce  sont  elles 
qui  ont  donné  occasion  aux  enfants  d'Israël  de  pécher  contre 
l'Éternel.  Tuez  donc  les  mâles  d'entre  les  petits  enfants,  et  tuez 
toute  femme  qui  aura  eu  compagnie  d'homme  »(').  L'extermination 
continua.  Dans  toutes  les  villes,  les  hommes,  les  femmes,  les  petits 
enfants  étaient  mis  à  mort;  quelquefois  la  rage  des  exterminateurs 
frappait  jusqu'aux  animaux  (*).  On  est  saisi  d'épouvante  en  lisant 
dans  la  Bible  :  «  Et  .losué  ne  baissa  point  la  main  qu'il  avait  élevée 
en  haut  avec  l'étendard,  jusqu'à  ce  qu'on  eût  entièrement  défait, 
d'après  l'interdit,  tous  les  habitants.  »  Les  rois  partageaient  la 

(1)  M aimonide,  diins  Cunœus,  de  Wopvi])!.  llcbiii^ur.,  il,  20. 

(2)  Deutér.,  XX,  18.  —  Josué,  ch.  IX. 
(.})  Nombres,  XXXI,  7-1 2,  14-18. 

;'0  Deulcr.,  111,  6.  -  Josuc,  VI,  21. 


380  LES    HÉBREUX. 

destinée  commune.  Cinq  chefs  s'étant  cachés  dans  une  caverne, 
Josué  les  fit  sortir;  «  il  appela  tous  les  hommes  d'Israël  et  dit  aux 
capitaines  des  gens  de  guerre  :  Mettez  vos  pieds  sur  le  cou  de  ces 
rois.  C'est  ainsi  que  l'Éternel  fera  à  tous  vos  ennemis.  Après  cela, 
Josué  les  frappa,  et  les  fit  pendre  à  cinq  potences.  »  Le  livre  de 
Josué  est  rempli  de  ces  sanglants  récits  (').  La  barharie  augmente 
avec  l'habitude  de  verser  le  sang;  le  livre  des  Juges  s'ouvre  par 
une  action  digne  d'un  peuple  sauvage.  La  mort  ne  satisfaisait  plus 
les  vainqueurs,  il  leur  fallait  la  torture  des  vaincus  :  «  Ayant  saisi 
le  roi  de  Bézek,  ils  lui  coupèrent  les  pouces  des  mains  et  des 
pieds.  »  Un  écrivain  moderne,  tout  imbu  qu'il  est  de  l'esprit  dur 
de  la  vieille  loi,  dit  qu'il  faudrait  accuser  Caleb  de  cruauté,  s'il 
n'avait  été  l'instrument  de  la  colère  divine  :  «  Dieu  voulut  par  ce 
supplice  effrayer  les  rois  d'alors,  qui  étaient  autant  de  tyrans  delà 
liberté  publique  »  (^). 

Les  hommes  cherchent  en  vain  à  élever  leurs  intérêts  et  leurs 
passions  à  la  hauteur  des  desseins  de  Dieu  ;  les  limites  de  leur 
nature  ne  leur  permettent  pas  même  la  destruction  complète  qu'ils 
rêvent  dans  leurs  projets  de  vengeance  ou  d'ambition.  Malgré  les 
ordres  réitérés  de  l'interdit,  la  guerre  d'extermination  cessa.  Était- 
ce  humanité?  était-ce  lassitude?  ou  les  victoires  des  Israélites  furent- 
elles  arrêtées  par  le  sol  accidenté  de  la  Palestine  et  les  nombreuses 
forteresses  qui  la  couvraient?  Quoi  qu'il  en  soit,  le  commandement 
de  Dieu  était  violé;  l'Éternel  retira  la  promesse  qu'il  avait  faite  de 
déposséder  les  nations  qui  occupaient  la  Terre  Promise,  et  il  livra 
son  peuple  aux  séductions  de  l'idolâtrie  (^). 

Cependant  l'interdit  n'était  pas  révoqué  :  les  populations  du 
Canaan  étaient  toujours  sous  le  coup  de  la  sentence  de  mort  pro- 
noncée par  Jéhova.  Les  rois  reprirent  la  guerre  sacrée.  «  Écoute 
les  paroles  de  l'Éternel,  dit  Samuel  à  Saiil  :  «  J'ai  rappelé  en  ma 
mémoire  ce  qu'a  fait  Hamalek  à  Israël,  comment  il  s'opposa  à  lui 
sur  le  chemin,  quand  il  montait  d'Egypte;  va  maintenant  et  frappe 

(1)  Josué,  X,  23-26.  Cf.  VIII,  24-30;  X,  28-42;  XI,  10-20. 

(2)  Saint  Philippe,  Monarchie  des  Hébreux,  T.  I,  p.  \i  et  suiv. 

(3)  Juges,  II,  2,  3,  21-23. 


DROIT    DES    GENS.  381 

Hanialek.  Détruisez  d'après  l'interdit  tout  ce  qu'il  a  et  ne  l'épargnez 
point;  faites  mourir  tant  les  hommes  que  les  femmes,  tant  les 
grands  que  ceux  qui  tettent,  tant  les  bœufs  que  les  brebis,  et  tant 
les  chameaux  que  les  ânes.  »  Ce  terrible  commandement  a  embar- 
rassé les  commentateurs  des  livres  saints  plus  encore  que  l'interdit 
primitif.  Il  y  avait  quatre  siècles  que  les  Hébreux  étaient  sortis 
d'Egypte  :  quelle  est  cette  justice  qui  frappe  les  descendants  et 
jusqu'aux  enfants  à  la  mamelle  pour  des  crimes  commis  par  leurs 
ancêtres?  Les  théologiens,  impitoyables  comme  le  Dieu  des  Juifs, 
répondirent  que  les  Amalécites,  eu  continuant  à  être  hostiles  aux 
Hébreux,  avaient  perpétué  le  crime  et  s'y  étaient  associés;  qu'il 
était  permis  à  Dieu  d'aggraver  la  punition  des  pères  par  le  malheur 
de  leurs  enfants  (').  Saiii  témoigna  plus  de  compassion  que  les 
organes  de  la  volonté  divine;  il  épargna  le  roi  des  vaincus.  Quant 
aux  Israélites,  aussi  cupides  que  féroces,  ils  se  prêtèrent  à  l'œuvre 
de  destruction  pour  les  hommes,  mais  ils  refusèrent  de  tuer  «  les 
meilleures  brebis,  les  meilleurs  bœufs,  les  bêtes  grasses,  les 
agneaux  et  tout  ce  qu'il  y  avait  de  bon.  »  La  pitié  de  Saiil  était  un 
crime,  car  c'était  une  désobéissance  aux  ordres  de  Dieu.  Samuel 
lui  annonça  que  l'Éternel  se  repentait  de  l'avoir  établi  pour  roi  :  il 
avait  rejeté  la  parole  de  Jéhova,  Jéhova  aussi  le  rejetait.  La  puni- 
tion de  Saiil  ne  satisfit  pas  encore  le  sanguinaire  interprète  d'un 
Dieu  de  vengeance.  «  Samuel  dit  :  Amenez-moi  Agag,  roi  d'Hama- 
lek.  Et  Agag  vint  à  lui  gaîment.  Et  Agag  disait  :  Certainement 
l'amertume  de  la  mort  est  passée.  Mais  Samuel  lui  dit  :  Comme  ton 
épée  a  privé  les  femmes  de  leurs  enfants,  ainsi  ta  mère  entre  les 
femmes  sera  privée  d'un  fils.  Et  Samuel  fit  mettre  Agag  en  pièces 
devant  l'Eternel  »  ('). 

La  guerre  contre  les  populations  maudites  fut  poursuivie  sous 
David.  Après  Moïse,  le  roi  prophète  est  la  plus  grande  figure  du 
peuple  de  Dieu;  on  peut  même  dire  avec  Bayle  qu'il  est  un  des 
grands  hommes  de  l'antiquité  (').  Sa  conduite  envers  les  vaincus  est 

(1)  Saurin,  Discours,  XXX  (T.  IV,  p.  294  et  suiv.). 

(2)  I  Samuel,  ch.  XV. 

(3)  Bayle,  Dictionn;jirf  hisloiiquo,  au  mut  Uacul. 


582 


LES    HEBREUX. 


un  témoignage  d'autant  plus  éclatant  de  la  barbarie  des  Hébreux. 
11  battit  les  Moabilcs,  et  «  il  les  mesura  au  cordeau,  les  faisant 
coucher  par  terre;  il  en  mesura  deux  cordeaux  pour  les  faire 
mourir,  et  un  plein  cordeau  pour  leur  sauver  la  vie  »  (').  Les  rab- 
bins cherchèrent  en  vain  à  concilier  l'exécution  des  deux  tiers  d'un 
peuple  avec  la  douceur  de  David  :  ils  furent  obligés  d'inventer  des 
crimes  à  charge  des  Moabites  pour  excuser  la  cruauté  des  Juifs  à 
litre  de  représailles  (^).  Le  savant  historien  de  la  législation  de 
Moïse  a  trouvé  une  justification  plus  péremptoire  :  l'interdit  ordon- 
nait la  destruction  complète,  David  se  montra  donc  humain,  en 
laissant  la  vie  à  une  partie  des  vaincus  (').  Le  traitement  des  Ammo- 
nites nous  dira  quelle  était  son  humanité  :  «  Il  emmena  le  peuple 
et  le  mit  sous  des  scies,  et  sous  des  herses  de  fer  et  sous  des  haches 
et  il  les  fit  passer  par  un  fourneau  où  l'on  cuit  les  briques  :  il  eu 
fit  ainsi  à  toutes  les  villes  des  Ammonites  »  (*). 

La  recherche  dans  les  supplices  est  un  caractère  distinctif  du 
monde  oriental  et  surtout  des  peuples  théocratiques.  Les  annales 
de  l'Occident  nous  offriront  plus  d'un  trait  de  barbarie  ;  mais  on 
ne  rencontre  pas  chez  les  Grecs  et  les  Romains  cette  froide  et  sys- 
tématique cruauté  qui  s'acharne  sur  des  vaincus.  Dans  le  régime 
théocralique  l'humanité  devient  un  crime,  quand  elle  s'exerce  envers 
les  ennemis  de  Dieu  ;  la  prétendue  volonté  de  l'Éternel  fait  taire 
les  meilleurs  sentiments  de  la  nature.  Les  rois  juifs,  dont  nous 
avons  aujourd'hui  de  la  peine  à  comprendre  la  férocité,  étaient 
renommés  pour  leur  douceur.  Moïse,  qui  lança  l'analhème  de 
l'extermination  contre  les  Cananéens,  était  «  un  homme  fort  doux, 
plus  qu'aucun  homme  qu'il  y  eût  sur  la  terre  »  [^).  C'est  le  fanatisme 
de  la  religion  qui  surexcita  les  passions  des  Israélites  et  de  leurs 
chefs  jusqu'à  la  fureur. 

C'est  aussi  le  fanatisme  qui  afflige  le  plus  l'historien  philosophe 


(1)  II  Samwe/,  VIII,  2. 

(2)  Saurin,  Discours,  T.  V,  p.  57  et  suiv. 

(3)  Michaclis,  Mosaisches  Redit,  T.  I,  p.  370. 

(4)  II  Samuel,  XII,  31 . 

(o)  I  liais,  XX,  31.  —  iXombres,  XII,  3. 


DUOrr    DES    GENS. 


585 


dans  celte  première  guerre  appelée  sainte.  Les  disciples  d'une  loi 
de  charité  applaudissent  à  tous  les  excès  du  peuple  de  Dieu,  au 
nom  de  Celui  qui  est  toute  charité  :  «  La  guerre  contre  les  Cana- 
néens, dit  Calmet,  n'était  point  proprement  une  affaire  de  peuple  à 
peuple,  OH  les  lois  de  l'humanité  dussent  avoir  lieu;  c'était  la 
guerre  de  la  vengeance  du  Seigneur  contre  une  nation  dont  les 
crimes  étaient  montés  à  leur  comble  »  (').  L'horrible  action  de  Josué 
nous  a  fait  frémir  :  le  religieux  bénédictin  la  déclare  glorieuse  et 
admirable  (-).  Nous  avons  trouvé  le  droit  de  guerre  de  David  digne 
des  sauvages  :  Calmet  dit  que  c'est  Dieu  qui  a  ordonné  ou  permis 
ces  actions  cruelles,  et  qu'il  l'a  fait  pour  des  vues  de  justice  qui  lui 
sont  connues.  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  Bossuet  qui  approuve  la  ven- 
geance terrible  que  David  prit  des  Ammonites  (').  Voilà  les  tristes 
égarements  auxquels  conduit  la  fausse  doctrine  d'une  révélation 
miraculeuse.  Si  nous  y  insistons,  c'est  que  nous  écrivons  dans  un 
temps  où  l'on  voudrait  ressusciter  les  superstitions  du  passé  :  il 
est  bon  de  rappeler  aux  hommes  du  dix-neuvième  siècle  à  quoi  elles 
aboutissent. 

Les  annales  de  toutes  les  nations  sont  remplies  de  sang  et  de 
carnage;  mais  les  cruautés  qui  souillent  la  conquête  de  la  Pales- 
tine ont  eu  le  malheureux  privilège  de  justifier  les  excès  dont  des 
peuples  chrétiens  se  sont  rendus  coupables.  Moïse  étant  considéré 
comme  l'organe  de  la  divinité,  on  vit  dans  la  guerre  sacrée  l'œuvre 
de  Dieu,  et  par  suite  les  horreurs  d'une  lutte  sans  pitié  prirent  l'im- 
portance d'une  autorité  divine.  A  l'époque  où  les  guerres  de  religion 
déchirèrent  TEurope,  les  passions  furieuses  qui  agitaient  les  com- 
battants se  nourrirent  et  s'exaltèrent  par  la  lecture  de  l'Ecriture 
Sainte;  on  légitima  la  Saint-Barthélémy,  en  invoquanU'Ancien Tes- 
tament; on  cita  le  massacre  des  vaincus,  l'extermination  des  infi- 
dèles, comme  des  actions  justes,  comme  des  règles  à  observer  et  des 
exemples  à  suivre(*).  Sanglante  leçon  de  progrès  donnée  à  l'huma- 


(1)  Calmet,  Dissertations  sur  l'Écriture  Sainte,  T.  I,  p.  208. 

(2)  Calmet,  Histoire  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament,  livre  III,  ch.  12. 
(5)  Calmet,  Dissertât.,  I,  1 1 1.  —  liosnuet,  Politiijue  tirée  de  l'Écriture  Saiule. 
^'^)  1).  Constant,  De  la  religion,  livre  IV,  ch.  ft. 


384 


LES   HEBREUX. 


iiilé!  Elle  a  cru  à  une  révélation  surnaturelle  de  la  vérité,  obligeant 
lavenir  comme  le  présent;  le  fanatisme  en  tira  la  terrible  consé- 
quence que  tous  les  commandements  donnés  par  les  révélateurs 
étaient  l'expression  de  la  justice  éternelle.  Qu'en  résulta-t-il?  Dieu 
fut  transformé  en  bourreau,  en  un  être  qui  ne  respire  que  la  ven- 
geance et  le  sang,  et  les  hommes  s'autorisèrent  de  sa  volonté  pour 
se  livrer  à  tout  l'emportement  de  leurs  mauvais  instincts.  Cepen- 
dant si  l'on  admet  que  la  Loi  Ancienne  est  révélée,  il  faut  avec 
Bossuet  et  les  écrivains  chrétiens  justifier  les  atrocités  de  toutes  les 
guerres  dites  saintes.  La  conscience  humaine  s'est  révoltée,  et  à  bon 
droit,  contre  les  théologiens  à  l'esprit  borné  et  au  cœur  dur  qui  ont 
fait  Dieu  complice  des  crimes  que  les  préjugés  de  la  religion  ont 
inspirés.  Il  faut  porter  notre  réprobation  plus  haut  :  c'est  la  doc- 
trine de  la  révélation,  source  inépuisable  de  fanatisme,  qui  est 
fausse  et  qu'il  faut  repousser.  La  vérité  ne  se  communique  pas  aux 
hommes  par  voie  de  miracle  ;  leur  mission  est  de  la  chercher  avec 
les  lumières  de  la  raison. 


IL   Droit  de  guerre. 


Les  règles  que  l'on  trouve  dans  les  livres  saints  sur  le  droit  de 
guerre  sont-elles  de  Moïse?  On  peut  en  douter.  Le  grand  législa- 
teur n'avait  qu'une  guerre  en  vue,  la  conquête  de  la  Palestine, 
guerre  d'extermination  (').  Après  que  la  possession  de  la  Terre 
Promise  fut  assurée  au  peuple  de  Dieu,  la  loi  de  Vinterdit  fit  place 
à  un  droit  plus  équitable.  Mais  si  les  lois  du  Dcutcronome  n'émanent 
pas  de  Moïse,  elles  découlent  du  moins  de  l'esprit  d'humanité  qui 
distingue  le  mosaïsme. 

L'idée  du  droit  intervenant  dans  la  guerre  est  étrangère  aux 
anciens.  Le  législateur  hébreu  semble  partager  l'opinion  générale 
de  l'antiquité,  que  toute  conquête  est  légitime  (^j.  Il  ne  dit  pas 

(1)  Eivald,  Geschichte  des  Volkes  Israël ,  T.  III,  P.  I,  p.  385,  s. 

(2)  Selden,  VI,  12. 


DROIT    DES   GENS. 


385 


à  quelles  conditions  la  guerre  sera  juste;  il  veut  seulement  que 
les  Hébreux,  en  s'approchant  d'une  ville  pour  la  combattre,  lui 
offrent  la  paix.  Si  les  ennemis  font  une  réponse  pacifique,  ils 
deviennent  tributaires  du  vainqueur  et  ses  esclaves.  Les  Talmu- 
distes  ajoutent  à  ces  conditions  celle  d'observer  les  préceptes  de 
Noë,  obligation  commune  à  tout  étranger  qui  habite  la  Terre 
Sainte  (').  Si  l'ennemi  refuse  de  se  soumettre,  les  droits  du  vain- 
queur sont  absolus  :  «  Quand  l'Éternel  ton  Dieu  t'aura  livré  la  ville 
entre  tes  mains,  tu  feras  passer  tous  les  mâles  au  fil  de  l'épée,  en 
réservant  seulement  les  femmes,  les  petits  enfants,  et  tout  ce  qui 
sera  dans  la  ville.  »  Le  7iialheur  aux  vaincus  était  la  loi  du  monde 
ancien  ;  si  nous  en  croyons  les  Talmudistes,  Moïse  en  aurait  modéré 
la  rigueur  :  il  ordonna,  disent-ils,  de  laisser  aux  assiégés  la  faculté 
de  sauver  leur  vie  par  la  fuite  (^).  Mais  rien  ne  nous  autorise  à 
attribuer  une  loi  pareille  au  législateur  hébreu. 

Le  sentiment  de  l'humanité  que  le  vainqueur  oubliait  dans  le 
combat,  se  réveillait  après  la  victoire  :  on  épargnait  les  prisonniers 
pour  les  réduire  en  servitude,  on  enterrait  les  morts  (^).  Mais  le 
pouvoir  sur  les  biens  des  vaincus  était  absolu.  L'historien  Josèphe 
présente  le  droit  international  des  Hébreux  sous  un  jour  trop  favo- 
rable en  disant  qu'ils  nedévastaient  pasle  territoire  ennemi,  et  qu'ils 
ne  dépouillaient  pas  les  morts(*).  Il  a  généralisé  une  disposition  du 
Deutéronome  qui  limite  l'œuvre  de  destruction  permise  pendant  la 
guerre  «  Quand  tu  tiendras  une  ville  assiégée,  tu  ne  gâteras  point 
les  arbres,  et  tu  ne  les  renverseras  point  à  coups  de  coignée,  parce 
que  tu  en  pourras  manger;  c'est  pourquoi  tu  ne  les  couperas  point; 
car  l'arbre  des  champs  est-il  un  homme  pour  venir  contre  toi  dans 
le  siège  »  (')  ?  Celte  loi  est  unique  dans  l'antiquité.  Le  peuple  qui 
était  réputé  le  plus  humain,  les  Grecs  dévastaient  les  campagnes 
avec  une  véritable  rage  ;  ils  coupaient  jusqu'aux  vignes  et  aux 


(1)  Deutér.,  XX,  10,  1 1.  —  Sclden,  VI,  U. 

(2)  Deutér.,  XX,  12-14.  —  Pasloret,  Histoire  des  législations,  T.  III,  p.  308,  s. 
(3]  Deutér.,  XXI,  10.  —  Joseph.,  C.  Apioû-,  II,  29. 

(4)  Ibid.  Cf.  Se/den,  VI,  io. 

(5)  Deutér.,  XX,  10. 


386  LES  hi5breiix. 

arbres  fruitiers.  La  législalion  de  Moïse  est  comme  le  pressenti- 
ment d'un  âge  plus  humain  où  les  hostilités  seront  concentrées 
entre  les  combattants. 

Le  mosaïsme  est  au  fond  une  doctrine  de  paix,  puisqu'il  est  basé 
sur  l'unité  et  la  solidarité  de  l'espèce  humaine.  Mais  à  l'époque  où 
le  législateur  hébreu  donnait  ses  lois,  il  préparait  une  guerre  d'ex- 
termination; il  voulait  relever  les  Israélites  de  la  dégradation,  suite 
d'un  long  esclavage,  pour  en  faire  un  peuple  de  guerriers.  L'idée 
de  la  paix  resta  donc  ensevelie  dans  les  profondeurs  de  sa  théolo- 
gie ;  elle  en  sortira  un  jour  à  la  voix  des  prophètes,  et  elle  inspirera 
le  fondateur  d'une  religion  de  charité  et  de  fraternité.  Dès  les 
temps  les  plus  reculés,  nous  trouvons  la  paix  associée  à  la  reli- 
gion. Moïse  ordonne  aux  Hébreux  de  comparaître  trois  fois  l'an 
devant  le  Dieu  d'Israël;  comment  pouvaient-ils  accomplir  ces  pèle- 
rinages, à  une  époque  où  les  hostilités  étaient  incessantes?  «  Nul, 
dit  Jéhova,  ne  formera  des  desseins  contre  ton  pays,  lorsque  tu 
monteras  pour  te  présenter  devant  l'Éternel  »(').  Cette  promesse 
suppose  une  espèce  de  trêve  de  Dieu,  observée  pendant  les  fêtes 
religieuses,  non-seulement  par  les  Juifs,  mais  aussi  par  les  popula- 
tions voisines.  L'usage  de  suspendre  les  hostilités  pendant  les 
grandes  fêles  nationales  existe  chez  les  Arabes  depuis  un  temps 
immémorial  (^);  nous  le  retrouverons  chez  les  peuples  civilisés  de 
l'antiquité,  chez  les  Grecs  et  les  Romains.  C'était  une  nécessité; 
car  comment  célébrer,  au  milieu  des  dangers  de  la  guerre,  les 
solennités  qui  rassemblent  toute  une  nation  dans  un  lieu  sacré  ? 
Cette  antique  et  universelle  coutume  a  encore  une  raison  plus  pro- 
fonde. La  religion  abhorre  le  sang;  le  sang  souille  d'après  la  légis- 
lation de  Moïse,  fùt-il  versé  dans  la  guerre  la  plus  légitime,  la 
guerre  sacrée  (');  la  parenté  des  hommes  fait  considérer  comme  un 


(4)  Exode,  XXXIV,  24. 

(2)  Journal  asiatique,  n«  série,  T.  XIV,  p.  337. 

(3)  A  l'occasion  de  la  sanglante  expédition  centrales  Madianites,  et  après  avoir 
ordonné  de  tuer  jusqu'aux  enfants,  Moïse  ajoute  :  «  Au  reste,  demeurez  sept 
jours  hors  du  camp.  Quiconque  d'entre  vous  aura  tué  quelqu'un,  et  quiconque 
touchera  quelqu'un  qui  aura  été  tué,  se  purifiera  le  troisième  et  le  septième 
jour  »  [Nombres,  XXXI,  19). 


DROIT   DES  GENS.  387 

crime,  même  le  meurtre  commis  en  cas  de  légitime  défense  (').  La 
suspension  des  hostilités  pendant  les  fêtes,  l'horreur  du  sang  que 
la  religion  professe,  sont  une  manifestation  du  lien  de  fraternité  et 
de  charité  qui  unit  les  nations.  Dès  le  berceau  des  sociétés,  la  reli- 
gion enseigne  aux  hommes  qu'ils  sont  nés  pour  s'aider  et  s'aimer 
les  uns  les  autres  et  non  pour  s'entre-déchirer.  Quand  les  peuples 
auront  conscience  de  leur  destinée,  la  trêve  qui  suspend  leurs 
luttes,  fera  place  à  une  paix  permanente. 

Ce  fut  peut-être  l'horreur  du  mosaïsme  pour  le  sang  qui  porta 
les  Juifs  à  ne  pas  se  défendre  contre  l'ennemi  le  jour  du  sab- 
bat (^).  Les  peuples  qui  n'étaient  pas  liés  avec  les  Hébreux  par  une 
foi  commune  ne  respectèrent  pas  le  sentiment  qui  faisait  tomber  les 
armes  de  leurs  mains.  Ptolémée  s'empara  de  Jérusalem,  pendant 
que  les  habitants  inoffensifs  adoraient  le  Seigneur  f).  Lorsque  la 
tyrannie  des  Séleucides  provoqua  l'insurrection  des  Maccabées,  les 
Juifs,  dans  leur  exaltation  religieuse,  se  laissèrent  massacrer  le 
jour  du  sabbat,  sans  opposer  la  moindre  résistance.  Le  héros  qui 
s'était  mis  à  leur  tête  comprit  mieux  ce  que  la  religion  exigeait  de 
ses  défenseurs  :  «  Si  nous  faisons  tous  comme  nos  frères  ont  fait, 
dit  Malhathias,  si  nous  ne  combattons  pas  contre  les  nations  pour 
nos  âmes  et  pour  nos  lois,  ils  nous  auront  bientôt  exterminés  de 
dessus  la  terre  »(^).  Cependant  la  répugnance  à  verser  le  sang  pen- 
dant les  fêles  consacrées  à  Dieu  resta  enracinée  dans  les  mœurs; 
dans  les  premières  guerres  des  Romains  contre  les  Juifs,  les  sol- 
dats de  Pompée  en  profitèrent  pour  s'emparer  du  Temple(^). 

Plutarque  reproche  cette  superstition  aux  Juifs  :  elle  est  peu 
agréable  à  la  Divinité,  dit-il,  car  Dieu  inspire  le  courage  aux 
hommes,  il  ne  leur  enseigne  pas  la  lâcheté (*^).  Respectons  le  senti- 
ment qui  inspirait  les  Juifs,  tout  en  les  égarant.  Il  y  a  dans  leur 


(1)  Philon.,  Do  vita  Mosis,  lih.  1,  p.  GoO,  E. 

(2)  Cuiiœus,  De  Rep.  Ileb.,  II,  22.  —  Agalarchid.,  ap.  Joseph.,  I,  22. 

(3)  Joseph.,  Antiq.,  XII,  1. 

(4)  I  Maccab.,  II,34-H. 

(5)  Joseph.,  Antiq.,  XIV,  4.  3.  —  Dion.  Cass.,  XXXVII,  <6. 

(6)  Plutmxh.,  De  Superst.,  c.  8. 


388  LES   HÉBREUX, 


conduite  en  apparence  insensée,  un  sublime  dévouement  aux  plus 
grands  intérêts  de  rhumanité(')  :  ce  peuple  était  né  martyr  et  pro- 
phète. Un  temps  viendra  où  tous  les  jours  seront  les  jours  du  Sei- 
gneur, où  le  sang  souillera  tous  ceux  qui  le  répandront,  à  moins 
qu'il  ne  soit  versé  pour  la  liberté  et  Tindépendance  des  nations. 


CHAPITRE  III. 

RELATIONS    INTERNATIONALES. 

I  I.  Isolement  des  Hébreux. 

«  Je  suis  l'Éternel  votre  Dieu  qui  vous  ai  séparés  d'avec  les 
autres  peuples,  afin  que  vous  soyez  à  moi  »  (^).  Le  culte  du  vrai 
Dieu  est  le  fondement  de  la  nationalité  juive;  c'est  le  progrès  réalisé 
par  le  mosaïsme.  Le  peuple  élu  doit  garder  le  dogme  de  l'unité 
divine,  jusqu'à  ce  que  le  temps  soit  venu  où  il  pourra  être  com- 
muniqué à  l'humanité.  Mais  comment  prévenir  la  perte  ou  l'altéra- 
tion de  la  vérité  au  milieu  d'un  monde  livré  à  l'idolâtrie?  Les 
Hébreux  eux-mêmes  étaient  portés  vers  l'adoration  des  idoles  :  il 
fallait  donc  faire  violence  à  leurs  habitudes,  en  leur  créant  une 
existence  à  part,  à  l'abri  des  séductions  d'une  religion  matérielle, 
toutes  puissantes  sur  des  esprits  grossiers.  Pour  atteindre  ce  but, 
le  grand  législateur  fut  obligé  d'isoler  les  Hébreux.  L'isolement  est 

(1)  Josèphe  répondant  à  Agatarchide  qui  avait  tourné  la  conduite  des  Juifs  en 
ridicule,  dit  (C.Apion.,  I,  22):  toûto  [xèv  ''A-yxOp^^iù^  xa-ocyÉXwTo;  a;tov  Soxcï,  -rot; 
Se  fxv)  aerà  SucpEvïiaç  sÇîTâÇoufft  fKUSTCu  ^éyv.  -/«i  nollôyj  «^lov  ÈYXwjxt'wv,  si  x«t 
CTMTYipîxç  xat  7r«T^t3oç  àvQ^wTTOî  Ttvâ;  vôtiwv  yy^KX/jv  xKt  T-/]v  irphç  0£Ôv  eOTÉSsta-j  ùù 

(2)  Lévitique,  XX,  24,  26. 


nELATIONS     INTr.UNMlONALI-.S.  Ô8*.l 

la  cause  de  leur  grandeur  tout  ensemble  et  de  leur  faiblesse.  En 
donnant  aux  Israélites  des  mœurs  et  des  usages  inalliables  avec 
ceux  des  autres  peuples,  en  les  surchargeant  de  rites  et  de  cérémo- 
nies particulières,  pour  les  rendre  toujours  étrangers  parmi  les 
autres  hommes  et  les  empêcher  de  se  mêler  à  eux,  Moïse  leur  im- 
prima la  force  étonnante  qui  les  conserva  malgré  leur  dispersion  et 
une  oppression  séculaire(').  Mais  le  législateur  violait  les  conditions 
de  la  nature  humaine,  et  on  ne  les  viole  pas  impunément.  Les  Juifs 
furent  enchaînés  à  une  seule  idée,  qu'ils  considéraient  comme  la 
vérité  ahsolue  ;  la  solitude  développa  chez  eux  cet  esprit  étroit  et 
obstiné  qui  les  rendit  aveugles  à  la  lumière  sortie  de  leur  sein  ;  elle 
nourrit  cet  orgueil  démesuré  qui  ressemblait  à  de  la  haine  pour  le 
reste  des  hommes.  Ainsi  l'isolement  fit  naître  dans  le  sein  du  peu- 
ple élu  le  même  esprit  de  division  hostile  qui  régnait  partout  dans 
le  monde  ancien.  Faut-il  en  accuser  Moïse?  Sa  doctrine  est  l'unité 
et  la  solidarité  du  genre  humain;  s'il  isola  les  Hébreux,  ce  n'est  pas 
parce  qu'il  voulait  briser  tout  lien  entre  eux  et  l'humanité,  mais 
parce  que  c'était  une  nécessité  de  leur  mission.  Dieu  veillera  à  ce 
que  la  vérité  déposée  dans  le  mosaïsme  dépasse  les  limites  de  la 
Judée  et  éclaire  le  monde  entier. 

Tous  les  peuples  de  l'antiquité  se  croyaient  des  races  élues.  Chez 
les  Hébreux,  cette  orgueilleuse  prétention  avait  en  quelque  sorte 
une  sanction  divine  :  «  Les  cieux  des  cieux  appartiennent  à  l'Éter- 
nel ton  Dieu,  la  terre  aussi  lui  appartient,  et  tout  ce  qui  y  est.  VA 
toutefois  l'Éternel  n'a  pris  en  affection  que  tes  pères,  et  il  n'a  aimé 
qu'eux  et  il  n'a  choisi  après  eux,  d'entre  tous  les  peuples,  que  vous 
qui  êtes  leur  postérité  »  (").  Jéhova  fait  une  alliance  spéciale  avec 
Abraham,  il  confirme  ce  traité  avec  Isaac,  Jacob  et  Israël  ;  afin  de 
distinguer  leurs  descendants  des  autres  hommes,  il  ordonne  à 
Abraham  de  circoncire  tous  les  enfants  màlcs.  Les  Juifs  étaient 
convaincus  (ju  à  eux  seuls  Dieu  avait  révélé  la  vraie  religion  :  «  il 
n'a  pas  fait  ainsi  à  toutes  les  nations,  dit  le  psalmisle,  et  elles  ne 


(1)  TaciL,  Hist.,  V,  4.  —  lîoitsscan,  Goiivornemenl  de  PoIoKiie,  cli.  2. 

(2)  Deutér.,  X,  14.  \'6. 

2.J 


390  LES    HÉBREUX. 

connaissent  point  ses  ordonnances  »  (').  La  race  que  Dieu  avait 
jugée  digne  de  cette  élection,  se  croyait  par  cela  même  supérieure 
au  reste  du  genre  humain.  Écoutons  le  Deutéronome  :  «  L'Eternel 
te  mettra  à  la  tête  des  peuples,  et  tu  seras  toujours  au-dessus  d'eux, 
tant  que  tu  obéiras  à  ses  commandements  »  (-).  Les  Juifs  étaient 
en  quelque  sorte  à  l'égard  des  autres  nations  ce  que  la  caste  des 
prêtres  est  dans  l'Lide  pour  les  castes  inférieures  :  c'était  «  un 
peuple  de  saints  »  (').  Seuls  initiés  à  la  vérité,  marqués  par  Dieu 
même  d'un  signe  d'élection  (*),  comment  n'auraient-ils  pas  dédai- 
gné les  infidèles?  Encore  du  temps  de  Jésus-Christ,  les  Juifs  con- 
sidéraient les  étrangers  comme  souillés  et  impurs;  ils  se  purifiaient 
quand  ils  revenaient  de  la  place  publique  ou  de  quelque  lieu  où  ils 
pouvaient  toucher  un  païen  {'').  De  l'aversion  religieuse  à  l'hosti- 
lité, il  n'y  a  qu'un  pas  :  le  grand  apôtre  des  Gentils  leur  reprocha 
d'être  les  ennemis  de  tous  les  hommes  (**).  L'accusation  de  saint 
Paul  est  restée  le  stigmate  de  ceux  qui,  favorisés  par  Dieu  d'une 
haute  mission,  y  virent  un  titre  de  puissance,  au  lieu  d'y  voir  une 
charge  et  un  devoir. 

L'orgueil  des  Juifs  leur  attira  déjà  dans  l'antiquité  l'aversion  et 
le  mépris  des  étrangers.  Un  roi  de  Syrie  assiégeait  Jérusalem;  la 
ville  fut  forcée  de  capituler.  Les  amis  d'Antiochus  lui  conseillèrent 
de  la  prendre  d'assaut  et  d'exterminer  les  habitants,  «  parce  que  de 
tous  les  peuples,  ils  étaient  les  seuls  qui  ne  voulussent  avoir  aucun 
rapport  d'alliance  avec  les  autres  nations  qu'ils  regardaient  toutes 
comme  ennemis.  Atteints  de  la  lèpre,  impurs,  haïs  des  dieux,  ils 


(1)  Psaume  CXLYII ,  19,  20. 

(2)  Deutér.,  XXVIII,  13.  Comparez  XXVI,  19.  —  «  Moïse  dit  à  l'Éternel  :  Moi 
et  ton  peuple  nous  serons  en  admiration  plus  que  tous  les  autres  peuples  qui 
sont  sur  la  terre  »  [Exode,  XXXIII,  16.  Comparez  XXXIV,  10). 

(3)  Daniel,  VIII,  24.  —  Peuple  saint  [Daniel,  XII,  7)  ou  les  saints  {Psaume 
XVI,  3;  XXXIV.  10.  —  Deutér.,  XXXIII,  3). 

(4)  Deutér.,  VII,  6  :  «  Car  tu  es  un  peuple  consacré  à  l'Éternel  ton  Dieu; 
rÉternei  ton  Dieu  t'a  choisi  afin  que  tu  lui  sois  un  peuple  précieux  d'entre  tous 
les  peuples  qui  sont  sur  l'étendue  de  la  terre.  »  Comparez  Deutér.,  XIV,  2,  21 . 

(5)  Actes  des  Apôtres,  X,  28.  —  Saint  Marc,  VII ,  4.  —  Selden,  De  jure  nat., 
11,15. 

(6)  Saint  Paul,  I  Thessaloniq.,  II,  15. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  591 

avaient  été  chassés  de  l'Egypte;  ils  étaient  venus  occuper  les  envi- 
rons de  Jérusalem,  adoptant  des  institutions  particulières,  et  se 
distinguant  surtout  par  leur  haine  pour  le  genre  humain  »(').  En 
évitant  tout  commerce  avec  les  étrangers,  les  Juifs  autorisaient  en 
quelque  sorte  les  préjugés  que  ceux-ci  nourrissaient  contre  eux. 
Les  imputations  des  anciens  ne  le  cédaient  pas  en  absurdité  aux 
crimes  imaginaires  dont  la  crédulité  chrétienne  les  accusa  au 
moyen-âge  (^)  :  «  Les  Juifs,  disait-on,  avaient  une  loi  de  sang,  en 
vertu  de  laquelle  ils  prenaient  tous  les  ans  un  Grec,  et  après 
l'avoir  engraissé,  ils  le  menaient  dans  une  forêt;  là  ils  le  tuaient  et 
offraient  son  corps  en  sacrifice;  ils  mangeaient  de  sa  chair  et 
jetaient  le  reste  dans  une  fosse,  en  protestant  avec  serment  de  con- 
server une  haine  éternelle  contre  la  race  hellénique.  »  On  disait 
encore  que  les  Juifs  juraient  par  le  Dieu,  Créateur  du  ciel,  de  la 
mer  et  de  la  terre,  de  ne  jamais  faire  de  bien  à  aucun  étranger  (^). 
Les  poètes  se  firent  les  organes  des  préjugés  populaires:»  Ils  n'ont 
garde,  dit  Juvénal,  de  montrer  la  route  aux  voyageurs  qui  ne  sont 
pas  de  leur  secte  ;  ils  n'indiquent  une  fontaine  qu'aux  seuls  circon- 
cis »(*).  Les  esprits  les  plus  distingués  subirent  l'influence  de  ces 
préjugés.  Tacite  et  Suétone  (^)  parlent  des  Juifs  comme  du  rebut 
du  genre  humain.  Le  mépris  qui  pesait  sur  la  nation  rejaillit  sur 
son  culte.  Quhitilien  fait  de  Moïse  le  législateur  d'une  bande  de 
brigands.  Pline  le  représente  comme  le  fondateur  d'une  secte 
magique  (^).  Les  uns  croyaient  que  les  Juifs  adoraient  le  ciel  et 
les  nuages  (')  ;  d'autres  les  transformèrent  en  adorateurs  de  Bac- 


(1)  Diodor.,  fragm.  XXXIV,  1.  —  Comparez  le  récit  de  Lysimaqne,  sur 
l'expulsion  des  Juifs  de  l'Egypte  {Joseph.,  c.  Apion.,  1,  34,  sq.).  Les  Juifs  y  sont 
représentés  comme  une  race  d'hommes  impurs,  sacrilèges.  —  Tacite  répète  ces 
inventions  de  la  haine  (Histor.,  V,  2,  sq.)- 

(2)  Burigny,  Mémoire  sur  les  erreurs  des  auteurs  profanes  au  sujet  des  Juifs 
{Histoire  de  l'Académie  des  Iiiscriptions,  T.  XXIX,  p.  11)0-208). 

(3)  Joseph.,  c.  Apion.,  II,  7.  10. 

(4)  Juvenal,  XIV,  97,  sqq.  —  liulil.,  Itiner.,  1,  383,  sq. 
(o)  Tacit.,  Ann.,  XV,  48.  —  Suctoji.,  Ner.,  16. 

(6)  QuinctiL,  Instit.,  III,  7.  —  l'Un.,  II.  N.,  XXX,  2,  (i. 

(7)  Juvenal.,)iï\,  î»7. 


592  LES    HÉBREUX. 

chiis(').  Quelques  écrivains  allèrent  jusqu'à  dire  que  le  Dieu  des 
Juifs  était  une  tète  d'àne  ou  de  porc(^). 


§  II.  Les  Hébreux  mis  en  relation  avec  l'humanité  par  le 
commerce  et  la  guerre. 

Cependant  ces  ennemis  du  genre  humain  en  étaient  les  plus 
grands  bienfaiteurs.  Dans  leur  solitude  ils  conservèrent  intact  le 
dépôt  de  la  vérité  que  Moïse  leur  avait  révélée.  Le  dogme  de  l'unité 
divine  ne  devait  pas  rester  le  privilège  du  peuple  élu;  il  était  des- 
tiné à  éclairer  l'humanité  entière.  Il  fallait  donc  que  les  Hébreux 
sortissent  de  leur  isolement  pour  se  mêler  aux  autres  nations. 

Les  débris  de  la  race  d'Israël  sont  aujourd'hui  dispersés  dans 
l'univers;  partout  considérés  comme  étrangers,  ils  ont  pris  les 
habitudes  de  citoyens  du  monde.  Les  Juifs  n'ont  pas  toujours  été 
voyageurs  et  commerçants.  Moïse  ne  défend  pas  les  voyages,  il  ne 
réprouve  pas  le  commerce,  mais  ses  institutions  sont  combinées  de 
manière  à  concentrer  l'existence  des  Hébreux  dans  la  Palestine. 
L'on  ne  pouvait  pratiquer  le  mosaïsme  avec  toutes  ses  observances 
qu'à  Jérusalem  :1a  terre  étrangère  était  «  une  terre  souillée  f>{^).  Les 
voyages  étaient  presque  considérés  comme  une  apostasie  :  celui  qui 
habite  hors  de  la  terre  sainte,  disent  les  Talmudistes,  est  un  ado- 
rateur des  étoiles  (*).  Tout  Juif  était  propriétaire,  mais  sa  pro- 
priété était  inaliénable  ;  la  nation  était  donc  liée  au  sol,  sa  seule 
richesse. 

(1)  Plutarch.,  Quœst.  Conviv.,  IV,  o,  sq.  —  Tacit.,  Hist.,  V,  5. 

(2)  Joseph.,  c.  Apion.,  II,  7.  —  Tacit.,  Hist.,  V,  4. 

(3)  Amos,\U,  17. —  Comparez  Osée,  IX,  3-  —  L'étranger,  l'incirconcis  est 
impur  (/sflïe,  LU,  1).  La  Palestine  est  Ja  terre  des  justes,  la  terre  des  vivants 
(Psaume  CXV,  9  ;  XX Vl",  14). 

(4)  Cunœus,  De  Rcp.  Hebrœor.,  II,  23.  Voilà  pourquoi  David,  forcé  de  s'exiler, 
se  répand  en  plaintes  devant  Saiil  :  «  Si  ceux  qui  excitent  ta  colère  contre  moi 
sont  des  hommes,  ils  sont  maudits,  puisqu'ils  me  retranchent  de  la  société  et  de 
l'héritage  de  Dieu,  et  qu'ils  me  disent:  Va,  et  sacrifie  aux  dieux  étrangers.» 
(I  Samuel,  XXVI,  19).  C'est  pour  ce  motif,  dit  Spinoza  (Tract,  theol.  polit., 
c.  XVII),  qu'aucun  citoyen  ne  pouvait  être  condamné  à  l'exil  :  le  coupable,  en 
effet,  mérite  le  supplice  du  corps ,  et  non  la  mort  de  l'âme. 


RELATIONS   INTERNATIONALES.  395 

Cependant  les  Hébreux  étaient  voisins  du  peuple  commerçant 
par  excellence  ;  ils  appartenaient  à  la  même  race  que  les  Phéni- 
«îiens,  il  avaient  des  rapports  bienveillants  avec  eux;  des  circon- 
stances accidentelles  rendirent  leurs  relations  plus  étroites,  et  les 
firent  participer  au  commerce  de  Tyr  (').  David  s'empara  de  deux 
ports  silués  à  rextrémitc  septentrionale  du  golfe  arabique  et  les  ou- 
vrit aux  Tyriens.  Les  deux  nations  exécutèrent  alors  de  concert  les 
célèbres  voyages  d'Ophir.  Ce  fameux  commerce,  qui  a  tant  occupé 
les  savants,  parait  avoir  eu  peu  de  retentissement  chez  les  Hébreux; 
il  n'était  pas  dû  au  génie  de  la  nation,  mais  à  ralliance  passagère 
de  son  roi  avec  un  peuple  navigateur.  Aussi  ne  voit-on  pas  que  ces 
lointaines  expéditions  aient  eu  une  grande  influence  sur  les  idées 
internationales  des  Hébreux  :  ceux-ci  ne  tardèrent  pas  à  rentrer 
dans  leur  isolement.  Encore  à  la  veille  de  la  destruction  de  Jérusa- 
lem, l'historien  Josèphe  disait  :  «  Comme  le  pays  que  nous  habi- 
tons est  éloigné  de  la  mer,  nous  ne  nous  appliquons  pas  au 
commerce,  et  n'avons  pas  de  communication  avec  les  autres  na- 
tions. Nous  nous  contentons  de  bien  cultiver  nos  terres,  et  tra- 
vaillons principalement  à  bien  élever  nos  enfants  et  à  pratiquer 
notre  religion  »(^).  Ce  ne  fut  qu'après  leur  dispersion  que  l'esprit 
commercial  se  développa  chez  les  proscrits  :  privés  de  leurs  terres, 
ils  devinrent  commerçants  par  nécessité  et  poursuivirent  comme 
facteurs  de  l'univers  la  mission  que  la  Providence  leur  a  donnée, 
celle  de  préparer  l'unité  du  monde. 

Pour  arracher  les  Hébreux  à  leur  solitude,  il  a  fallu  la  guerre, 
qui  dans  les  desseins  de  la  Providence  sert  à  unir  les  hommes.  Les 
nations  théocraliques  ne  sont  pas  guerrières  ;  mais  Dieu  les  met  en 
rapport  avec  l'humanité,  en  inspirant  à  d'autres  peuples  l'ambilion 
des  conquêtes.  L'Inde  et  l'Egypte,  isolées  par  leur  religion  ,  furent 
visitées  par  les  conquérants.  Les  Israélites  n'eurent  d'abord  que 
des  guerres  obscures  avec  les  populations  du  Canaan  :  ces  hostilités 
n'auraient  laissé  aucun  souvenir,  si  elles  n'avaient  été  immortali- 


1)   ï'f/t/iscn,  De  coiuiiioniis  l4  iiavif<uliniiilHis  llchra'uniiii  iCuiiiiiient.  Socicl. 
Uoelling.,  T.  XVI). 

(2)  Joseph.,  c.  A imn.,  I,  I-. 


394  LES    HÉBREUX. 

sées  par  la  poésie.  Le  peuple  de  Dieu  commence  à  jouer  un  rôle 
plus  important,  lorsque  la  royauté  concentre  toutes  ses  forces.  Dès 
lors  l'isolement  politique  cesse.  Les  livres  sacrés  ont  donné  de  la 
célébrité  aux  relations  internationales  de  David,  «i  Hiram,  roi  de 
Tyr,  envoya  des  ambassadeurs  à  David,  et  du  bois  de  cèdre,  et  des 
charpentiers,  et  des  tailleurs  de  pierres,  et  ils  bâtirent  la  maison 
de  David.  »  —  «  Après  cela,  le  roi  des  Hammonites  mourut,  et 
Hanun  son  fils  régna  à  sa  place.  Et  David  dit  :  J'aurai  de  la  bonté 
pour  Hanun,  fils  de  Nabas,  comme  son  père  a  eu  de  la  bonté  pour 
moi.  C'est  pourquoi  Da.vid  envoya  ses  serviteurs  pour  le  consoler 
sur  la  mort  de  son  père  »  ('). 

Sous  le  règne  de  Salomon,  ces  relations  s'étendirent  et  la  puis- 
sance des  Hébreux  prit  un  développement  considérable.  Les  rois 
d'Egypte  ne  dédaignèrent  pas  de  contracter  alliance  avec  les  des- 
cendants de  la  race  maudite,  qui  jadis  avait  vécu  méprisée  et  oppri- 
mée dans  la  vallée  du  Nil.  Salomon  épousa  la  fille  d'un  Pharaon. 
Les  rapports  avec  les  Phéniciens  devinrent  plus  fréquents  et  plus 
intimes,  par  suite  de  la  construction  du  Temple.  Salomon  envoya 
vers  Hiram  pour  lui  dire  :  «  Tu  sais  que  David  mon  père  n'a  pu 
bâtir  une  maison  au  nom  de  l'Éternel  à  cause  des  guerres  que  lui 
ont  faites  ses  ennemis.  Maintenant  Dieu  m'a  donné  du  repos  de 
toutes  parts  :  voici  donc,  j'ai  résolu  de  bâtir  une  maison  au  nom  de 
l'Eternel.  C'est  pourquoi  commande  que  Ton  coupe  des  cèdres  du 
Liban  ;  je  te  donnerai  pour  tes  serviteurs  la  récompense  que  tu  me 
diras,  car  tu  sais  qu'il  n'y  a  personne  entre  nous  qui  sache  couper 
les  bois  comme  les  Sidoniens  »  (-). 

Les  liaisons  de  Salomon  ne  furent  pas  exclusivement  politiques. 
Sa  sagesse  répandit  la  gloire  de  son  nom  jusque  dans  les  pays  loin- 
tains :  «  Et  tous  les  habitants  de  ces  pays  désiraient  de  voir  le 
visage  de  Salomon  pour  écouler  la  sagesse  que  Dieu  lui  avait  mise 
dans  le  cœur;  et  chacun  lui  apportait  son  présent,  des  vases  d'ar- 
gent, des  vases  d'or,  des  habits,  des  armes,  des  arômes,  des  che- 
vaux et  des  mulets  »  (').  H  faut  faire  la  part  de  l'exagération  orieu- 

(1)  n  Samuel,  V,  11;  X,  1  ,  2. 

(2)  I  Rois,  V. 

(3)  I  Rois,  X,  24,  25. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  395 

taie  daus  ce  récit;  cependant  la  tradition  a  un  fond  historique. 
C'est  à  sa  réputation  de  sagesse  que  Salonion  dut  la  célèbre  visite 
de  la  reine  de  Scéba  (ou  Saba)  :  «  La  reine  ayant  entendu  la  répu- 
tation de  Salonion ,  le  vint  éprouver  par  des  questions  obscures  ('). 
Et  Salonion  lui  expliqua  tout  ce  qu'elle  lui  proposa.  »  Alors  la 
reine  de  Scéba  dit  au  roi  :  «  Ce  que  j'ai  appris  daus  mon  pays  de 
ta  sagesse  est  véritable.  Et  je  n'ai  point  cru  ce  qu'on  en  disait, 
jusqu'à  ce  que  je  sois  venue,  et  que  mes  yeux  l'aient  vu,  et  voici, 
on  ne  m'en  avait  point  rapporté  la  moitié  ;  ta  sagesse  surpasse  ce 
([ue  j'avais  appris  de  ta  renommée  »  {^). 

Ces  relations  et  ces  alliances  avec  des  peuples  étrangers  n'étaieut- 
olles  pas  une  violation  de  la  loi  de  Moïse?  Michaelis  dit  que  le 
législateur  des  Hébreux  ne  prohiba  pas  les  traités  avec  les  nalrons 
idolâtres,  qu'il  leur  défendit  seulement  de  s'allier  aux  habitants  de 
la  Terre  Promise,  pour  qu'ils  ne  fussent  pas  détournés  du  culte 
du  vrai  Dieu.  Quant  aux  prophètes,  le  savant  historien  croit  que 
leurs  remontrances  étaient  politiques  plutôt  que  religieuses,  qu'ils 
réprouvaient  l'alliance  avec  l'Assyrie  et  l'Egypte  parce  qu'ils  y 
voyaient  un  germe  de  ruine  pour  leur  patrie  (^).  11  est  plus  vrai  de 
dire  que  les  traités  avec  l'étranger  étaient  peu  en  harmonie  avec 
l'esprit  du  mosaïsme.  Le  législateur  voulait  que  les  Hébreux,  après 
la  conquête  de  la  Palestine,  vécussent  isolés,  cultivant  leurs  terres 
et  adorant  l'Éternel.  Que  si  la  force  des  choses  les  mettait  en  colli- 
sion avec  des  peuples  étrangers,  c'était  en  leur  Dieu  qu'ils  devaient 
avoir  confiance  et  non  dans  les  hommes,  dont  la  force  n'est  au  fond 
que  faiblesse.  Le  prophète  Hanani  dit  au  roi  de  Juda  :«  Parce  que 
lu  t'es  appuyé  sur  le  roi  de  Syrie,  et  que  tu  ne  t'es  point  appuyé 


(I)  Cet  usage  était  dans  les  mœurs  de  l'Orient.  Samson  proposa  une  énigme 
aux  jeunes  gens  de  Timiia  {Juges,  XIV,  12).  Iliram  et  Salomon  s'envoyaient  l'un 
il  l'autre  des  énigmes  à  expliquer  (Juseph.,  G.  Apion.,  1,17.  18,  Antiq.  jud., 
VIII,  5,  3.  —  Euseb.,  Chron.,  T.  I,  p.  177).  —  Plutarque  (dans  le  Banquet  des 
Sept  Sages,  c.  6)  raconte  une  lutte  semblable  entre  le  roi  d'Ethiopie  et  le  roi 
d'Egypte. 

{'!)  I  iJow,  II,  l-IO.  La  reine  de  Scéba  venait  de  l'Arabie  Heureuse  (Noi/rm, 
Dissertations,  Ï.V,  p.  2GI  et  suiv.  — lùcahl,  Geschichle  des  Volkcs  Israël,  T.  III, 
V.  I,p.  91). 

:.i)  Muiiaetis,  .Mo.s.  Hecbt,  T.  I,  ^  01. 


596  LES    HÉBREUX. 

sur  l'Éternel  ton  Dieu,  l'armée  du  roi  de  Syrie  est  échappée  de  ta 
main.  «  —  «  Malheur  à  ceux  qui  descendent  en  Egypte  pour  avoir 
du  secours,  s'écrie  Isaïe,  ils  s'appuient  sur  les  chevaux,  et  mettent 
leur  confiance  dans  leurs  chariots.  C'est  l'Éternel  qui  est  sage,  c'est 
lui  qui  fait  venir  les  maux;  les  Égyptiens  ne  sont  que  des  hommes, 
et  ne  sont  pas  le  Dieu  fort  »  ('). 

Les  prédictions  des  prophètes  s'accomplirent.  Dès  que  de  grandes 
monarchies  s'élevèrent  dans  l'Asie  occidentale,  il  fut  impossible 
aux  Hébreux  de  maintenir  leur  indépendance.  Vaincus,  ils  furent 
emmenés  à  Babylone.  Les  prophètes  prédirent  les  malheurs  de  la 
race  élue  :  «  Je  les  livrerai  pour  être  en  opprobre,  en  risée  et  en 
malédiction  par  tous  les  lieux  où  je  les  aurai  chassés  »  Q.  Deman- 
dez aux  poêles  hébreux  la  cause  de  la  destruction  d'Israël,  ils  vous 
diront  que  «  les  enfants  d'Israël  avaient  péché  contre  l'Éternel  leur 
Dieu  en  révérant  d'autres  dieux,  que  l'Éternel  s'irrita  contre  Israël 
et  les  rejeta  )>(^).  Les  Hébreux  étaient  tellement  imbus  du  dogme 
d'un  Dieu  jaloux  et  vengeur,  qu'ils  n'hésitaient  jamais  à  chercher 
dans  leurs  égarements  la  cause  de  leurs  infortunes.  Ce  point  de 
vue  théologique  ne  manque  pas  de  vérité,  mais  aujourd'hui  que 
nous  adorons  en  Dieu  la  providence  et  la  bonté  autant  que  la  jus- 
lice,  pourquoi  ne  verrions-nous  pas  dans  la  merveilleuse  dispersion 
du  peuple  élu  un  autre  dessein  encore  que  la  punition?  Lors  de  la 
conquête,  les  Hébreux  étaient  en  pleine  dissolution,  morale  et  reli- 
gieuse (*);  il  fallait  un  choc  violent  pour  réveiller  le  sentiment  de 
l'unité  divine.  La  captivité  de  Babylone  sauva  le  mosaisme,  et  l'ave- 
nir de  l'humanité.  La  foi  des  Juifs  se  ranima  dans  les  misères 
de  la  servitude,  et  s'épura  au  contact  d'une  religion  qui  reconnais- 
sait également  un  Dieu  unique.  Lorsque  Cyrus  les  rendit  à  la 
liberté,  ils  étaient  comme  transformés;  on  ne  remarqua  plus  en 
eux  les  tendances  à  l'idolâtrie  et  les  défaillances  si  fréquentes  avant 


(1)  II  Chroniq.,  XVI,  7.  —  Isaïe,  XXXII,  1-3. 

(2)  Jérémie,  XXIV,  9. 

(3)  II  liois,  XVII,  7,  18,  Comparez  Ib.,  8-17  elll  Rois,  XVIII,  12. 

(i)  Leur  religion  n  était  plus  qu'un  grossier  polythéisme  {Herzfekl,  Gcscbiclite 
(les  Volkes  Israël,  p.  43  et  suiv.)- 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  397 

l'exil:  leur  foi  resta  inébranlable,  mais  elle  était  profondément 
modifiée  par  les  dogmes  du  mazdéisme  ('). 

Quand  les  Juifs  eurent  été  initiés  aux  croyances  de  l'Orient,  ils 
concentrèrent  toute  leur  activité  dans  la  vie  religieuse,  comme  s'ils 
pressentaient  que  le  long  travail  de  l'antiquité  approchait  de  sa 
fin.  Mais  avant  l'enfantement  d'une  religion  nouvelle,  il  fallait  que 
les  Hébreux  entrassent  en  communion  avec  une  race  qui  pouvait 
également  se  dire  l'élue  de  Dieu,  parce  que  ses  sages  aussi  bien 
que  les  prophètes  étaient  les  avant-coureurs  du  Christ.  Les  con- 
quêtes d'Alexandre  répandirent  l'hellénisme  en  Asie  ;  placés  sous 
la  domination  des  Séleucides  et  transplantés  en  partie  en  Egypte 
par  le  héros  macédonien  et  ses  successeurs,  les  Juifs  vécurent 
au  milieu  de  la  civilisation  grecque.  Le  mosaisme  qui  dans  l'Orient 
s'était  imbu  des  dogmes  de  Zoroastre,  subit  alors  l'influence  de  la 
philosophie. 

Ce  ne  fut  pas  sans  lutte  que  la  sagesse  étrangère  pénétra  chez 
le  peuple  de  Dieu.  Les  Juifs  hellénistes  furent  regardés  comme 
des  apostats  par  les  Juifs  de  la  Palestine.  En  vain  les  riches  mar- 
chands d'Alexandrie  envoyaient  des  dons  considérables  au  temple 
de  Jérusalem,  les  habitants  de  la  Terre  Sainte  se  croyaient  pres- 
que souillés  par  leur  contact  (^).  La  traduction  des  Septante  fut 
flétrie  comme  une  profanation  :  les  rabbins  assurent  que  la  terre  se 
couvrit  de  ténèbres  pendant  trois  jours;  ils  disent  qu'on  jeûne  encore 
pour  demander  pardon  à  Jéhova  du  sacrilège  que  l'on  commit  en 
traduisant  les  livres  sacrés  dans  une  langue  étrangère  (').  La  haine 
des  vieux  Hébreux  contre  leurs  fières  grecs,  nourrie  peut-être  par 
la  jalousie,  alla  au  point  qu'une  malédiction  solennelle  frappa  ceux 
des  Juifs  qui  instruiraient  leurs  enfants  dans  les  lettres  de  la 
Grèce  (*).  Mais  l'opposition  contre  l'envahissement  de  la  civilisation 
hellénique  fut  vaine.  Jérusalem,  la  ville  sainte,  vit  s'élever  dans 
son  sein  «  un  collège  à  la  façon  des  Gentils.  »  On  lit  dans  le  livre 


(1)  Lessiiuj,  Dio  Erziehungdes  Monschengeschlechts,  n"  34-42. 

(2)  C'unœus,  Do  Rcp.  Ilcbrœor.,  Il,  23. 

(3)  Pasloret,  Moïse  considéré  comme  législateur,  i).  îiol  cl  suiv. 
(i)  Cunœns,  III,  4.  —  Paslorcl,  Moïse,  p.  553-555. 


598  LES   HÉBREUX. 

(les  Maccabées,  «  que  les  prêtres  mêmes  ne  faisaient  aucun  état  de 
ce  qui  était  en  honneur  dans  leur  pays,  et  ne  croyaient  rien  de 
plus  grand  que  d'exceller  en  tout  ce  qui  était  en  estime  parmi  les 
Grecs  »(^).  Les  partisans  des  doctrines  étrangères  finirent  par  occu- 
per le  trône  :  un  roi  des  Juifs,  qualifié  de  Philhellène,  Hérode  le 
Grand  fut  nommé  surintendant  des  jeux  olympiques  (').  Cependant 
le  mosaïsme  était  trop  vivace  pour  être  absorbé  par  rhellénisme. 
Dans  les  hautes  sphères  de  la  théologie,  il  y  eut  au  contraire  une 
tentative  pour  rattacher  les  spéculations  de  la  Grèce  à  la  doctrine 
de  Moïse  ;  la  philosophie  de  Ph'don  joua  un  grand  rôle  dans  les 
derniers  travaux  de  la  science  ancienne.  Si  les  sectes  juives  s'assi- 
milèrent les  enseignements  des  écoles  de  la  Grèce,  ce  fut  sans  abdi- 
quer leur  origine  hébraïque  (^). 

Ainsi  la  Judée  recueillit  dans  son  sein  les  croyances  de  l'Orient 
et  la  philosophie  de  l'Occident.  Le  terrain  était  admirablement 
préparé  pour  faire  germer  une  doctrine  nouvelle.  Les  Juifs  avaient 
pour  mission  de  frayer  la  voie  au  Christ.  C'est  là  le  secret  de  leur 
dispersion  dans  le  monde  entier.  La  transplantation  des  Israélites 
à  Babylone  et  en  Egypte  fut  le  point  de  départ  de  cet  immense 
exil.  Une  partie  seulement  des  Juifs  revinrent  dans  la  Palestine; 
le  plus  grand  nombre,  devenus  colons  ou  propriétaires,  restèrent 
attachés  à  leur  nouvelle  patrie  :  les  longues  révolutions  qui  suivi- 
rent la  mort  d'Alexandre  les  entraînèrent  dans  toute  l'Asie,  jusque 
dans  la  Chine.  Les  Juifs  égyptiens  se  répandirent  en  Afrique  et  en 
Europe.  Bientôt  il  n'y  eut  plus  un  coin  du  globe  où  l'on  ne  rencon- 
trât des  descendants  d'Israël.  C'étaient  autant  de  missionnaires  du 
Dieu  de  3Ioïse,  annonçant  le  règne  du  Messie.  Les  Grecs  et  les 
Romains  étendirent  leur  domination  et  leur  influence  par  les  colo- 
nies et  les  armes.  Les  Juifs,  peuple  Ihéologique,  essayèrent  de 
conquérir  le  monde  par  la  voie  pacifique  du  prosélytisme. 

(1)  I  Maccab.,  XV;  II  Maccab.,  IV,  14,  15. 

(2)  Joseph.,  Antiq.,  XVI,  9. 

(3)  Jost,  Geschichte  der  Israeliten,  T.  I,  p.  152. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  399 


III.  Le  Prosélytisme. 


Les  païens  n'avaient  aucune  idée  du  prosélytisme;  le  mot  et  la 
chose  viennent  des  Juifs.  Seuls  avec  les  bouddhistes,  les  Hébreux 
eurent  l'ambition  de  propager  leur  religion.  Les  mêmes  causes  qui 
portèrent  les  disciples  du  Christ  à  la  propagande,  animaient  aussi 
les  sectateurs  de  Moïse  ;  leur  charité  était  moindre,  mais  leur  con- 
viction que  le  culte  de  Jéhova,  le  seul  vrai,  devait  embrasser  toute 
la  terre,  était  aussi  profonde  que  la  foi  des  chrétiens.  Les  anciens 
ne  comprenaient  pas  l'ardeur  que  les  Juifs  mettaient  à  répandre 
leur  superstition  ;  ils  en  firent  un  objet  de  raillerie  ('J.  Jésus-Christ 
lui-même  semble  la  reprocher  aux  docteurs  et  aux  pharisiens  : 
«  Malheur  à  vous,  s'écrie-t-il,  qui  parcourez  terre  et  eau  pour  faire 
un  prosélyte »(^).  Mais  ces  paroles  doivent  plutôt  être  prises  comme 
une  marque  de  l'inanité  des  efforts  des  Juifs  et  de  l'orgueil  qui  les 
inspirait,  que  comme  une  réprobation  du  prosélytisme;  car  c'est 
grâce  à  cette  noble  passion  que  le  monde  fut  civilisé. 

Le  prosélytisme  est  aussi  ancien  que  la  nationalité  juive.  On  irait 
au-delà  de  la  vérité  en  disant  que,  dès  leur  entrée  dans  la  Terre 
Promise,  les  Israélites  eurent  le  dessein  de  propager  leur  croyance. 
Ils  devaient  au  contraire  vivre  dans  l'isolement,  sans  contact  avec 
les  nations  idolâtres.  Mais  l'isolement  était  un  idéal  qui  ne  s'est 
jamais  réalisé  ;  l'impossibilité  de  vivre  seuls  força  pour  ainsi  dire 
les  Hébreux  à  communiquer  leur  religion  aux  tribus  qui  habitaient 
au  milieu  d'eux.  L'étranger  était  un  être  impur,  non  comme  étran- 
ger, mais  comme  idolâtre;  tout  contact  avec  un  adorateur  des  faux 
dieux  souillait  les  fidèles  (').  Bien  plus,  l'idolâtrie  était  un  crime 
capital;  ceux  qui  s'y  livraient  devaient  être  punis  du  dernier  sup- 
plice. Les  docteurs  juifs  étendirent  cet  analhème  aux  nations  étran- 
gères; d'après  eux.  Moïse  voua  tous  les  idolâtres  à  la  mort.   Une 

(f)  //o/•a^,  Sat.,  I,  4,  142. 

(2)  Saint  Matthieu,  X\Ul,  lo. 

(3)  La  terre  étrangère  est  une  terre  aouillcc.  Voyez  plus  haut,  ji.  J'Jli. 


400 


LES    HEBREUX. 


conséquence  rigoureuse  de  cette  proscription  était  qu'un  étranger 
ne  pouvait  habiter  la  Terre  Sacrée,  pas  même  y  passer,  sous  peine 
de  la  vie  (').  Mais  en  acceptant  tout  ou  partie  des  croyances  des 
Hébreux,  l'étranger  était  admis  dans  la  communion  du  peuple  élu 
à  titre  deprosé/ytc.  Ainsi  la  nécessité  d'entrer  en  relation  avec  les 
idolâtres  donna  naissance  au  prosélytisme;  plus  tard  il  fut  ennobli 
par  le  désir  de  répandre  le  culte  du  vrai  Dieu. 

L'initiation  à  la  loi  religieuse  avait  deux  degrés.  Celui  qui  se 
convertissait  au  mosaïsnie,  était  appelé  prosélyte  de  justice.  Le 
législateur  hébreu  sentit  qu'il  était  impossible  d'imposer  cette  con- 
version comme  condition  du  commerce  entre  Juifs  et  étrangers. 
Il  suffisait  de  se  soumettre  à  l'observation  des  préceptes  fondamen- 
taux de  la  religion  que  la  tradition  rapporte  à  Noë  (^),  pour  acqué- 
rir le  titre  de  prosélyte  d'habitation.  La  loi  permettait  à  ces  prosé- 
lytes de  se  mêler  au  peuple  de  Dieu  ;  mais  ils  restaient  étrangers, 
ils  ne  participaient  pas  au  culte  de  Jéhova  ;  il  leur  était  défendu 
de  célébrer  le  sabbat;  ils  n'étaient  pas  admis  dans  l'intérieur  du 
Temple;  à  la  rigueur,  ils  ne  pouvaient  pas  même  habiter  Jéru- 
salem (^). 

L'admission  des  prosélytes  de  justice  se  faisait  avec  toutes  les 
formes  d'un  acte  religieux.  L'étranger  qui  voulait  entrer  dans  le 
sein  du  peuple  élu  devait  être  circoncis;  le  baptême  le  purifiait  et 
le  régénérait  pour  ainsi  dire  ;  le  sacrifice  terminait  la  solennité  : 
c'était  une  véritable  conversion.  Les  Talmudistes  l'expriment  en 
vives  images;  ils  comparent  la  condition  du  prosélyte  à  une  renais- 
sance :  plongé  dans  les  erreurs  de  l'idolâtrie,  l'étranger  n'avait  pas 


(1)  Selden,  De  jure  naturaeet  gentium,  II,  3, 

(2)  Dieu,  d'après  la  tradition  hébraïque,  donna  ces  préceptes  à  Noë  après  le 
déluge.  Il  y  en  avait  sept  :  i»  ne  pas  adorer  d'idoles;  2"  bénir  Dieu  ;  3°  éviter 
l'inceste  et  tous  les  péchés  contre  la  pudeur,  4°  l'homicide  et  6°  le  vol  ;  G»  ne  pas 
arracher  un  membre  à  un  animal  vivant;  7"  respecter  les  magistratures,  les 
chefs  de  la  nation,  et  se  soumettre  à  l'autorité  publique  (Selden,  De  jure  nat.  et 
gent.,  I,  19).  Il  n'est  pas  question  de  ces  préceptes  dans  le  Pcnlateuque;  mais  le 
germe  des  obligations  imposées  aux  étrangers  se  trouve  dans  les  lois  de  Moïse 
[Exode,  XII,  19;  XX, 10.  -  Lévilique,  XVII,  12;  XXIV, 16.  —  Ézéchiel,  XIV,  7). 

(3)  Selden,  II,  5.  6.  Nous  suivons  sur  ce  point  l'opinion  des  Talmudistes,  parce 
qu'elle  nous  paraît  conforme  à  l'esprit  du  mosaïsmc. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  4-01 

d'existence  véritable  :  il  commence  seulement  à  vivre,  lorsqu'il 
participe  à  la  vérité  :  une  nouvelle  âme  prend  possession  de  son 
corps  ('). 

L'initiation  religieuse  était  la  naturalisation  des  Hébreux.  L'Etat 
se  confondant  avec  l'Église,  l'étranger  converti  au  mosaïsme  de- 
venait par  cela  même  citoyen.  Ici  reparait  l'esprit  d'exclusion  qui 
domine  toute  l'antiquité  et  dont  les  Juifs,  malgré  l'universalité  in- 
hérente à  leur  religion,  n'ont  pas  pu  se  dégager.  D'abord  il  y  avait 
des  peuples  maudits  par  Moïse  au  nom  de  Jéhova  ,  qui  étaient  à 
jamais  repoussés  de  la  société  d'Israël  :  «  L'Ammonite  et  le  Moabite 
n'entreront  pas  dans  l'assemblée  de  rÉternel  ;  même  leur  dixième 
génération  n'entrera  pas  dans  l'assemblée  de  l'Eternel,  parce  qu'ils 
ne  sont  pas  venus  au-devant  de  vous  avec  du  pain  et  de  l'eau  quand 
vous  sortiez  d'Egypte ,  et  parce  qu'ils  firent  venir  contre  vous  Ba- 
laam  pour  vous  maudire  » .  L'exclusion  était  moins  rigoureuse 
contre  les  Égyptiens  et  les  Iduméens  ;  leurs  enfants  étaient  admis 
dans  la  communion  des  saints  à  la  troisième  génération  (^).  Ces 
restrictions  n'existaient  pas  pour  les  autres  peuples.  Mais  l'initia- 
tion, tout  en  régénérant  l'étranger,  n'avait  pas  la  puissance  de  l'as- 
similer entièrement  à  l'Hébreu.  L'égalité  n'était  pas  même  complète 
sous  le  rapport  du  droit  civil  (').  Dans  l'ordre  politique  l'inégalité 
subsistait  :  les  prosélytes  n'étaient  pas  admis  aux  honneurs  ni  aux 
magistratures  (*).  Leur  titre  de  prosélyte  rappelait  toujours  leur 
origine  étrangère.  Selclen  les  compare  aux  Juifs  et  aux  Arabes 
convertis  au  catholicisme  en  Espagne.  La  comparaison  est  signifi- 
cative :  la  tache  de  ridolàtrie  était  indélébile. 

Cet  esprit  étroit  est  d'autant  plus  remarquable  qu'il  est  en  con- 
tradiction avec  le  dogme  de  la  renaissance  religieuse  des  prosélytes. 
C'est  la  raison  pour  laquelle  le  prosélytisme  juif  échoua,  malgré  le 
zèle  déployé  par  les  docteurs  dans  les  derniers  siècles  de  l'antiquité. 

(\)  Selden,  II,  2,  4.  —  Pantoret,  Histoire  de  la  législution,  T.  III,  p.  512. 

(2)  Deutéron.,  XXIII,  3,  4,  7,  8. 

(3)  Certains  prosélytes  ne  pouvaient  jamais  se  marier  avec  les  Juifs;  pour 
d'autres,  l'exclusion  ne  frappait  que  les  hommes;  enfin,  il  y  en  avait  pour  les- 
quels la  prohibition  no  s'étendait  qu'à  qiioI(iues  générations  (Scldcn,  V,  14). 

(4)  Selden,  II,  4. 


402  LES    HÉBREUX. 

Le  Judaïsme  était  une  religion  nationale,  appropriée  à  un  peuple 
qui  était  destiné  à  vivre  isolé  du  reste  du  genre  humain  :  de  là  les 
usages  et  les  cérémonies  de  la  Loi.  Dans  l'esprit  de  Moïse,  ces  ob- 
servances étaient  un  instrument  pour  l'éducation  des  Hébreux  ;  il 
eût  fallu  les  mettre  de  côté  quand  il  s'agit  de  répandre  le  mosaisme 
parmi  les  Gentils;  mais  étant  censées  dictées  par  Dieu,  on  n'y 
pouvait  rien  changer.  Le  formalisme  étroit  du  culte  juif  était  donc 
immuable  :  c'est  dire  que  l'extension  du  mosaisme  était  impossible. 
En  vain  les  docteurs  cherchèrent  à  propager  leur  croyance,  ils  se 
débattaient  contre  d'invincibles  obstacles.  Entrer  dans  le  judaïsme, 
ce  n'était  pas  seulement  renoncer  aux  erreurs  du  paganisme,  c'était 
encore  abdiquer  sa  patrie  ;  la  propagande  juive  avait  donc  la  pré- 
tention d'absorber  toutes  les  nationalités,  utopie  irréalisable,  parce 
qu'elle  est  contraire  aux  desseins  de  la  Providence.  Si  nous  péné- 
trons au-delà  de  ces  causes  apparentes,  nous  trouverons  dans  la  doc- 
trine même  la  raison  qui  s'opposait  à  la  propagation  du  mosaisme  : 
il  contenait  en  germe  les  grandes  vérités  qui  font  encore  aujour- 
d'hui le  fond  de  nos  croyances,  mais  elles  demandaient  à  être  déve- 
loppées et  complétées.  Cette  mission  était  réservée  au  christia- 
nisme. 


-^-'^AAAAA/^/^ 


403 


CHAPITRE    IV. 

RELIGION.    POÉSIE.    PHILOSOPHIE. 


11  y  a  une  admirable  unité  dans  l'existence  des  Hébreux;  elle 
repose  tout  entière  sur  l'idée  d'un  Dieu  unique;  l'ordre  civil  et 
l'ordre  religieux  se  confondent.  La  littérature  est  l'expression  de 
cet  état  social.  Les  poètes  chantent  la  grandeur  de  Jéhova,  la  gloire 
du  peuple  élu,  race  sainte  appelée  à  étendre  un  jour  son  empire 
sur  toute  la  terre,  sous  la  conduite  d'un  chef  mystérieux,  objet 
perpétuel  de  son  attente.  La  poésie  hébraïque,  inspirée  par  la 
religion,  s'élève  à  des  hauteurs  que  n'ont  pu  atteindre  les  plus 
grands  génies  du  paganisme;  éminemment  spiritualisle,  elle  mérita 
d'être  consacrée  au  culte  des  églises  chrétiennes.  Les  Hébreux 
ont  eu  leurs  hommes  politiques  :  ce  ne  sont  pas  des  orateurs  qui 
s'adressent  à  la  nation  du  haut  d'une  tribune;  ce  sont  des  pro- 
phètes, poètes  divins,  tribuns  sacrés  du  peuple,  qui  le  rappellent 
au  culte  du  vrai  Dieu,  qui  le  menacent  de  la  colère  de  l'Éternel, 
quand  il  se  livre  à  l'adoration  des  idoles;  leurs  discours  sont 
des  hymnes,  leurs  invectives  des  lamentations.  La  philosophie  ne 
s'est  pas  séparée  de  la  religion  ;  le  peuple  de  Dieu  a  eu  ses  sages, 
pratiquant  l'égalité  au  milieu  d'un  monde  livré  au  régime  de  l'iné- 
galité, précurseurs  de  Jésus-Chiist  (pii  s'est  nourri  de  leurs  tra- 
vaux. L'esprit  spéculatif  ne  s'éveilla  qu'au  contact  de  la  Grèce; 
les  doctrines  qu'il  produisit  sont  un  idéal  du  mosaïsme.  Dans  les 
livres  sacres  des  Hébreux  nous  découvrirons  les  germes  que  le 
christianisme  a  fécondés;  dans  les  dogmes  des  Esséniens  nous 
verrons  le  lien  qui  unit  l'ancienne  loi  à  la  nouvelle;  la  philosophie 
de  Philon  nous  montrera  l'alliance  du  mosaïsme  et  de  la  civilisa- 
tion hellénique. 


404  I-ES    HKBRKllX. 


§  I.  Religion.    Unité.  Messianisme. 

L'unité  de  Dieu,  fondement  du  mosaïsrne,  était  altérée  par  l'idée 
d'une  divinité  nationale  qui  s'y  associa  dans  la  conception  des  Hé- 
breux :  c'était  un  principe  de  division.  Cependant  les  germes  de 
l'unité  étaient  déposés  dans  les  croyances  des  Israélites.  Pendant 
que  le  monde  païen  était  livré  à  un  individualisme  irrémédiable,  les 
plus  vieilles  traditions  des  Hébreux  leur  rappelaient  que  «  toutes 
les  familles  de  la  terre  avaient  été  bénies  dans  Abrabam,  Isaac  et 
Jacob  »(').  Celui  qui  est  venu  briser  l'étroite  nationalité  juive,  a  pu 
légitimement  se  rattacher  au  grand  patriarche  :  «  Abraham  votre 
père,  dit  Jésus-Christ  aux  Juifs,  s'est  réjoui  de  voir  mon  jour,  il  l'a 
vu,  et  il  en  a  eu  de  la  joie  »('), 

L'idée  d'une  alliance  exclusive  entre  les  Hébreux  et  l'Eternel, 
née  dans  l'isolement,  s'affaiblit,  lorsqu'ils  vinrent  en  contact  avec 
d'autres  peuples;  si  elle  ne  disparut  pas  complètement,  elle  fit  place 
du  moins  à  une  notion  plus  élevée  de  la  Divinité;  on  se  représenta 
Jéhova  comme  le  législateur  de  toutes  les  nations.  Déjà  dans  le 
Pentateuque  l'action  de  Dieu  ne  se  borne  pas  au  peuple  élu.  C'est 
lui  qui  envoie  le  déluge  et  disperse  les  nations,  après  la  construc- 
tion de  la  tour  de  Babel.  C'est  lui  qui  détruit  Sodome  et  Gomorrhe. 
H  sauve  les  Égyptiens  dans  la  disette.  L'influence  de  Jéhova 
s'étend  à  mesure  que  les  relations  des  Hébreux  s'étendent.  H 
détruit  Ninive,  il  envoie  la  victoire  à  Cyrus.  Les  organes  de 
Jéhova,  les  prophètes,  embrassent  l'humanité  entière  dans  leurs 
visions  :  Ézéchiel  prophétise  à  tous  les  peuples  alors  connus  :  ce 
n'est  pas  seulement  des  Juifs,  mais  aussi  des  autres  nations, 
qu'Isaïe  prédit  les  calamités  et  célèbre  le  rétablissement;  il  va 
jusqu'à  appeler  les  Égyptiens  un  peuple  béni  de  Dieu  :  Jérémie 
est  également  le  prophète  de  toutes  les  nations  (^).  Le  progrès  vers 
l'unité  est  éclatant  dans  les  psaumes  de  David.  Le  poète  s'adresse 

(i)  Genèse,  XII,  3;  XXVI,  4  ;  XXVIII,  1  i. 

(2)  Évangile  de  saint  Jean,  VIII,  S6. 

(3)  Spinoza.  Tract.  Thool.  polit.,  c.  2. 


I 


RELIGION.    POÉSIE.    PHILOSOPHIE.  405 

au  genre  humain,  il  l'appelle  tout  entier  à  la  vérité  :  «  Nations  de 
l'univers,  louez  toutes  le  Seigneur;  écoutez-moi,  vous  tous  qui 
habitez  le  temps.  Son  royaume  embrasse  tous  les  siècles  et  toutes 
les  générations.  Peuples  de  la  terre,  poussez  vers  Dieu  des  cris 
d'allégresse;  chantez  des  hymnes  à  la  gloire  de  son  nom  ;  célébrez 
sa  grandeur  par  vos  cantiques.  Dites  à  Dieu  :  la  terre  entière  vous 
adorera  ;  elle  célébrera  par  ses  cantiques  la  sainteté  de  votre  nom. 
Peuples,  bénissez  votre  Dieu  et  faites  retentir  partout  ses  louanges. 
Que  vos  oracles.  Seigneur,  soient  connus  de  toute  la  terre,  et  que 
le  salut  que  nous  tenons  de  vous  parvienne  à  toutes  les  nations. 
Que  tous  les  peuples  ne  fassent  plus  qu'une  famille  pour  adorer 
le  Seigneur.  Valions  de  la  terre,  applaudissez,  chantez,  chantez 
votre  roi,  chantez,  car  le  Seigneur  est  le  roi  de  l'univers  »('). 

La  croyance  au  Messie  se  lie  au  progrès  qui  s'accomplit  dans  la 
conception  de  la  Divinité.  Le  messianisme  (^)  a  sa  racine  dans 
l'alliance  de  Jéhova  avec  les  Israélites.  Cette  alliance  fut  d'abord 
conçue  d'une  manière  étroite;  elle  semblait  n'intéresser  que  la  race 
élue.  Mais  il  y  avait  des  germes  d'un  développement  plus  large 
dans  la  théologie  de  Moïse  et  dans  les  promesses  mêmes  que  Dieu 
fit  à  son  peuple.  Le  mosaïsme  est  une  révélation  divine;  la  vérité 
qu'il  renferme  ne  peut  donc  pas  rester  le  partage  exclusif  d'une 
petite  partie  du  genre  humain;  elle  doit  par  la  force  des  choses 
s'étendre  à  toutes  les  nations.  Aussi  l'alliance  contractée  avec  les 
patriarches  comprend-elle  implicitement  l'humanité  entière: «Et 
l'Éternel  dit  à  Abram  :  «  Je  te  ferai  devenir  une  grande  nation;  je 
te  bénirai,  et  je  rendrai  ton  nom  grand;  et  tu  seras  bénédiction.  Et 
toutes  les  familles  de  la  terre  seront  bénies  en  toi  »(').  Et  l'Eternel 


(1)  Psaum.  XLIX,  2;  CXLV,  9;  LXVFJ,  4,  8;  LXVII,  3;  Cil,  22;  XLVII,  7.  8. 
Nous  empruntons  ces  citations  à  De  Maislre  (Soirées  de  St.  l'élersbourg,  7"-  en- 
tretien). 

(2)  Ilengstenbery,  Christologic  des  Allen  Testaments  und  Commenlar  iiher 
diemessianischen  Weissasunsen  der  Prophctcn,  3  vol.  —  llofmann,  Weissaguug 
und  Erfiillung  im  Allen  und  Neuen  Testament,  2  vol.  —  Slahctin,  Die  messia- 
nischen  VVcissagungen  des  Allen  Teslamenls  in  ilirer  Enlsleliung,  Kntwickeluns 
und  Ausbildung,  1847.  —  DUslcrdick,  dans  les  Goeltinyisclic  (jelehrtc  Anzeigen, 
1848,  n'-"!  3 1-1 33. 

(3)  Genèse,  XII,  2,  3.  Comjtorez  XVIM.  18. 


4-06  LES    HÉBREUX. 

dit  à  Isaac  :  «  Je  multiplierai  ta  postérité  comme  l'étoile  des  cieux, 
et  toutes  les  nations  de  la  terre  seront  bénies  en  ta  postérité  »  ('). 

Comment  s'accomplira  la  promesse  de  l'Éternel,  que  toutes  les 
nations  seront  bénies  dans  Abraham?  Il  sortira  du  sein  de  la  race 
élue  un  prophète,  un  roi,  un  Messie,  qui  assurera  la  domination 
du  vrai  Dieu.  Lorsque  la  royauté  fut  appelée  à  diriger  les  destinées 
des  Juifs,  la  croyance  que  cet  être  mystérieux,  puissant,  serait  un 
descendant  de  David,  se  fit  jour  et  pénétra  dans  la  nation  :  «  Il  sor- 
tira un  rejeton  du  tronc  d'Isaïe.  Car  l'enfant  nous  est  né,  le  Fils 
nous  a  été  donné,  et  l'empire  a  été  posé  sur  son  épaule,  et  on  l'ap- 
pellera l'Admirable,  le  Conseiller,  le  Fort,  le  Puissant,  le  Père  de 
l'Éternité,  le  Prince  de  la  Paix.  Il  n'y  aura  pas  de  fin  à  l'accroisse- 
ment de  l'empire  et  à  la  prospérité  du  trône  de  David  et  de  son 
règne,  pour  raffermir  et  pourl'établirdansl'équitéet  dans  la  justice, 
dès  maintenant  et  à  toujours  »  (-).  A  mesure  que  l'idée  du  mosaïsme 
s'agrandit,  celle  du  messianisme  se  modifia  également.  Le  Dieu  des 
Juifs  finit  par  prendre  le  caractère  d'un  Dieu  universel.  De  même  le 
Messie,  le  roi,  le  Sauveur  promis  à  Israël,  devait  dominer  sur  tous  les 
peuples,  comme  le  Dieu  dont  il  était  l'organe  :  «  J'ai  sacré  mon  roi 
sur  Sion,  dit  l'Éternel...  C'est  toi  qui  es  mon  fils,  demande-moi  et 
je  te  donnerai  pour  héritage  les  nations,  et  pour  ta  possession  les 
bouts  de  la  terre  »(')...  «  Il  arrivera  aux  derniers  jours  que  la  mon- 
tagne de  la  maison  de  l'Éternel  sera  affermie  au  sommet  des  mon- 
tagnes, et  toutes  les  nations  y  aborderont.  Et  plusieurs  peuples  y 
iront  et  diront  :  Venez,  et  montons  à  la  montagne  de  l'Éternel,  à 
la  maison  du  Dieu  de  Jacob  ;  il  nous  instruira  de  ses  voies,  et  nous 
marcherons  dans  ses  sentiers  ;  car  la  loi  sortira  de  Sion,  et  la  parole 
de  l'Éternel  de  Jérusalem...  Voici,  tu  appelleras  les  nations  que  tu 
ne  connaissais  point,  et  les  nations  qui  ne  le  connaissaient  point, 
accourront  à  toi,  à  cause  de  l'Éternel  ton  Dieu  »(^). 
Le  Messie  n'est  plus  seulement  Yalliance  du  peuple,  il  est  aussi 


(1)  Genèse,  XXVI,  4. 

(2)  /saie,  XI,  4;  IX,  5,  6. 

(3)  Psaume  H,  6-S. 

(h]  Jsaïe,  II,  2,3;  LV,  5. 


i 


RCLIGIOIS.    POKSIE.    PHILOSOPHIF,.  407 

la  lumière  des  nations  (').  C'est  réellement  la  vocation  des  gentils- 
le  salut  ne  dépendra  plus  de  la  race,  mais  de  la  croyance.  Arrivée 
à  ce  point,  l'idée  du  Messie  touchait  au  christianisme.  Cette  con- 
ception spirituelle  du  messianisme  était  un  développement  régulier 
du  mosaïsnie,  mais  elle  ne  fut  le  partage  que  de  quelques  intelli- 
gences d'élite.  La  masse  de  la  nation  nourrissait  des  espérances 
beaucoup  pins  matérielles.  Le  Messie,  sortant  de  la  race  de  David, 
devait  être  un  roi  tout-puissant,  un  conquérant,  qui  délivrerait  les 
Juifs  de  la  servitude,  et  ferait  régner  la  paix  et  l'abondance.  Le 
langage  figuré  des  prophètes  prétait  à  cette  conception  :  «  L'Eter- 
nel a  dit  à  mon  Seigneur  :  Sieds-toi  à  ma  droite,  jusqu'à  ce  que 
j'aie  mis  tes  ennemis  pour  le  marche-pied  de  tes  pieds.  L'Eternel 
fera  sortir  de  Sion  le  sceptre  de  ta  force,  disant  :  domine  au  milieu 
de  tes  ennemis.  Tu  les  briseras  avec  un  sceptre  de  fer,  et  tu  les 
mettras  en  pièces  comme  un  vase  de  justice  »('). 

Le  messianisme  était  un  mélange  de  croyances  religieuses  et 
d'intérêts  terrestres.  Ces  derniers  dominaient;  les  Juifs  attendaient 
un  roi  plutôt  qu'un  prophète;  c'est  pour  cela  qu'ils  méconnurent 
le  Christ.  Pris  dans  le  sens  matériel,  le  messianisme  est  certes 
une  chimère;  cependant  au  fond  des  illusions  du  peuple  élu  il  y 
avait  une  aspiration  à  l'unité  :  la  puissance  du  Messie  devait  rallier 
l'humanité  entière  au  culte  de  Jéhova.  La  force,  comme  moyen 
d'étendre  l'unité  religieuse,  était  plus  digne  de  Mahomet  que  des 
disciples  de  Moïse.  Mais  laissons  là  ce  qu'il  y  a  d'erroné  dans  la 
conception  messianique,  il  restera  cette  idée  que  le  christianisme  a 
essayé  de  réaliser  :  ime  religion  embrassant  tous  les  peuples,  parce 
qu'il  n'y  a  qu'wne  vérité.  Les  chrétiens  qui  ont  critiqué  avec  tant 
d'amertume  les  folies  messianiques  des  Juifs  n'ont  pas  réfléchi  que 
le  christianisme  aussi  poursuivait  une  œuvre  impossible.  Nous 
sommes  à  ûmw  mille  ans  de  l'Evangile.  A-t-il  établi  l'unité  reli- 
gieuse sur  la  terre?  11  n'a  guère  dépassé  les  limites  des  nations  ger- 
maniques, et  dans  le  sein  même  de  cette  race,  il  perd  l'empire  des 
âmes.  L'unité  absolue  est  une  utopie  et  une  fausse  nlo|)ie,  en  fait  de 

(I)  Isair,  XLII,  6. 

[•!)  rsatnn.  CX,  1,  2;  11,9. 


/|,08  LES   HÉBREUX. 

religion,  comme  en  fait  de  politique.  Sans  doute  la  vérité  absolue 
est  une.  Mais  les  hommes  possèdent-ils  la  vérité  absolue?  la  possé- 
deront-ils jamais?  La  possession  de  la  vérité  absolue  n'est  qu'une 
prétention,  et  cette  prétention  a  engendré  la  division  et  la  haine, 
les  guerres  les  plus  sanglantes  et  les  persécutions  les  plus  furieuses. 


g  II.   Fraternité. 

L'idée  de  la  fraternité  semble  découler  logiquement  du  dogme 
de  l'unité  ;  cependant  elle  resta  presque  étrangère  au  monde  ancien, 
bien  que  les  prophètes  et  les  philosophes  eussent  conscience  de 
l'unité  divine.  Les  esprits,  nourris  dans  l'isolement  et  dans  la  divi- 
sion, ne  pouvaient  concevoir  le  genre  humain  comme  une  famille. 
Plus  que  tout  autre  peuple,  les  Hébreux  étaient  séparés  du  reste 
de  l'humanité  par  la  croyance  d'une  alliance  exclusive  avec  l'Eter- 
nel. Mais  à  côté  de  ces  sentiments  d'une  nationalité  étroite,  les 
livres  sacrés  renfermaient  le  principe  de  l'unité  du  genre  humain. 
Dans  le  polythéisme  la  division  des  nations  est  originelle  et  perpé- 
tuelle, car  elle  dérive  de  la  pluralité  des  dieux,  dont  chacun  est 
l'emblème  d'un  peuple  distinct: aussi  malgré  les  progrès  de  la  phi- 
losophie, les  penseurs  de  la  Grèce  et  de  Rome  eurent  plutôt  le 
soupçon  que  la  conviction  de  la  fraternité.  Cet  obstacle  à  la  con- 
ception de  la  fraternité  n'existait  pas  dans  le  mosaïsme.  Un  seul 
Dieu  crée  le  genre  humain,  et  pour  témoigner  que  tous  sont  un  en 
essence,  le  créateur  les  fait  naître  d'un  seul  homme;  il  veut  même 
que  la  femme  qu'il  donne  au  premier  homme  soit  tirée  de  lui,  afin 
que  tout  soit  un  dans  le  genre  humain.  Quelle  que  puisse  être  la 
diversité  future  des  peuples,  leur  origine  leur  rappellera  toujours 
qu'ils  forment  une  même  famille f).  Ainsi  l'élection  spéciale  dont  se 
glorifiaient  les  Hébreux  était  dominée  par  un  dogme  supérieur  et 
fondamental,  l'unité  de  Dieu  et  de  la  création. 

Cependant  la  consliUilion  isolée,  exclusive  de  l'état  juif  empê- 
chait la  fraternité  de  s'étendre  aux  étrangers.  De  là  les  traditions 

(1)  Bossuet,  Politique  tirée  de  l'Écriture  Sainte. 


RELIGION.    POÉSIE.    PHILOSOPHIE.  409 

d'une  dureté  révoltante  recueillies  par  les  rabbins  :  on  faisait  pres- 
que un  crime  de  riiumanité  envers  les  idolâtres.  Mais  la  puissance 
du  dogme  l'emporta  sur  le  zèle  exagéré  qui  créait  un  abîme  entre 
les  croyants  et  les  païens.  La  fraternité  se  fit  jour  à  travers  les 
passions  religieuses.  Nous  pouvons  donc  considérer  comme  l'expres- 
sion de  l'unité  et  de  la  solidarité  qui  lie  tous  les  hommes,  les  pré- 
ceptes donnés  par  Moïse  en  faveur  des  étrangers,  bien  que  dans 
l'application  de  la  loi ,  ils  ne  profitassent  qu'aux  prosélytes  : 
«  L'étranger  qui  demeure  avec  vous,  vous  sera  comme  celui  qui 
est  né  parmi  vous,  et  vous  l'aimerez  comme  vous-mêmes,  car  vous 
avez  été  étrangers  au  pays  d'Egypte  »  ('). 

Ces  sentiments  se  développèrent  à  mesure  que  l'idée  d'un  Dieu 
national  perdit  de  sa  puissance;  lorsque  le  Dieu  des  Juifs  fut  aussi 
considéré  comme  le  Dieu  des  étrangers,  ceux-ci,  idolâtres  ou  non, 
furent  regardés  comme  les  enfants  du  même  père,  comme  des  frères 
qui  devaient  un  jour  être  réunis  aux  enfants  d'Israël  et  adorer 
l'Eternel  avec  eux.  Le  progrès  se  révèle  dans  la  belle  prière  que 
Salomon  adresse  à  Dieu,  lors  de  la  dédicace  du  Temple.  Le  roi 
poëte  ne  songe  pas  seulement  aux  rapports  de  Jéhova  avec  le  peu- 
ple élu  ;  il  embrasse  l'humanité  entière  dans  ses  vœux  :  «  Écoute 
aussi  l'étranger,  qui  ne  sera  pas  de  ton  peuple  d'Israël,  mais  qui 
sera  venu  d'un  pays  éloigné  pour  l'amour  de  ton  nom;  exauce-le 
des  cieux  et  fais  tout  ce  que  cet  étranger  t'aura  prié  de  faire;  afin 
que  tous  les  peuples  de  la  terre  connaissent  ton  nom,  pour  te 
craindre,  comme  ton  peuple  d'Israël  »  (').  L'unité  finit  par  l'em- 
porter sur  la  division,  au  moins  dans  le  domaine  religieux  :  «  Nous 
commençons,  (.Vil  Josèp/ie,  dans  nos  sacrifices  par  prier  pour  le 
bien  général  du  monde  et  ensuite  pour  nous-mêmes  comme  faisant 
une  j)arlie  de  ce  tout,  et  sachant  que  rien  ne  plail  (hivaiitage  à 
Dieu  que  le  lien  d'une  affection  mutuelle  qui  nous  unit  tous  ensem- 
ble »  (').  On  ne  trouve  chez  aucun  peuple  de  l'antiquité  une  vue 
aussi  haute  de  l'unité;  les  prières  des  païens  étaient  inspirées  par 

(1)  Ldritique,  XIX,  3i.  —  Comparez  Deulcron.,  X,  19. 

(2)  I/îoJs,  VIII,  41-43. 

(3)  Joseph.,  c.  Apioi).,  Il,  23. 


MO  LES    HÉBREUX. 

régoïsme;  les  Perses  et  les  Égyplieus  priaient  pour  toute  la  nation; 
les  Juifs  seuls,  ce  peuple  qu'on  accusait  de  haïr  le  genre  humain, 
formaient  des  vœux  pour  tous  les  hommes. 

I  III.    Ciiarité. 

Il  y  a  dans  la  conception  que  Moïse  se  fait  de  Dieu  une  idée  qui 
manque  au  paganisme,  celle  de  la  charité.  Les  divinités  des  Grecs 
et  des  Romains  ont  une  puissance  supérieure  à  celle  des  mortels, 
mais  elles  sont  animées  des  mêmes  passions  que  les  hommes;  elles 
n'ont  pas  pour  elles  \ affection  du  Créateur  pour  la  créature;  si 
elles  leur  font  du  bien ,  c'est  par  des  raisons  particulières  et  indivi- 
duelles. Les  Hébreux  seuls  ont  conçu  Dieu  comme  amour;  pour 
mieux  dire,  c'est  leur  grand  législateur  qui  a  enseigné  cette  haute 
vérité;  les  Juifs,  comme  tous  les  peuples  anciens,  étaient  dominés 
par  la  crainte.  Mais  ne  confondons  pas  les  faits  avec  l'idéal  renfermé 
dans  le  dogme.  Moïse,  dans  une  sublime  conversation  avec  Jéhova, 
lui  dit  :  «  Je  te  prie,  fais-moi  voir  ta  gloire.  »  Et  Dieu  répond  : 
«  Je  ferai  passer  toute  ma  bonté  devant  ta  face  ;  je  crierai  le  nom 
de  l'Éternel  devant  toi,  et  je  ferai  grâce  à  qui  je  ferai  grâce,  et 
j'aurai  compassion  de  celui  dont  j'aurai  compassion  »  (*).  Ainsi 
Dieu  lui-même  dit  aux  Juifs  que  son  essence  est  la  charité.  Le  roi 
prophète  s'inspira  de  cette  grande  idée;  le  Psaume  CIII  est  le 
commentaire  des  paroles  de  Moïse  (^)  :  «  Mon  âme,  bénis  l'Éternel, 
et  n'oublie  pas  un  de  ses  bienfaits  ;  c'est  lui  qui  pardonne  toutes 
les  iniquités.  L'Éternel  est  pitoyable,  miséricordieux,  lent  à  la 
colère,  et  abondant  en  grâce.  Il  ne  nous  a  pas  fait  selon  nos  péchés; 
car  autant  que  les  cieux  sont  élevés  par-dessus  la  terre,  autant  sa 
bonté  est  grande  sur  ceux  qui  le  craignent.  Comme  un  père  est 
ému  de  compassion  envers  ses  enfants,  l'Éternel  est  touché  de  com- 
passion envers  ceux  qui  le  craignent;  car  il  sait  bien  de  quoi  nous 
sommes  faits,  il  se  souvient  que  nous  ne  sommes  que  poudre;  les 

(1)  Exode,  XXXIIl,  18,  -19  ;  XXXTV,  6,  7.  —Munk,  la  Palestine,  p.  446. 

(2)  Moses  MendclssoJm,  Jérusalem,  p.  278. 


HELIGION.    POÉSIK.    PHILOSOPHIE.  411 

jours  de  l'homme  mortel  sont  comme  l'herbe  ;  il  fleurit  comme  la 
fleur  d'un  champ  :  le  vent  ayant  passé  dessus,  elle  n'est  plus  et  son 
lieu  ne  la  reconnaît  plus.  Mais  la  miséricorde  de  l'Eternel  est  de 
tout  temps  et  à  toujours  sur  ceux  qui  le  craignent.  » 

Cette  conception  de  la  Divinité  empreint  la  poésie  hébraïque 
d'une  douceur,  d'une  tendresse,  que  l'on  clicrcherait  vainement 
chez  les  grands  poêles  de  la  Grèce  et  de  Rome.  Dieu  est  un  père, 
une  mère  :  «  La  femme  peut-elle  oublier  son  enfant  qu'elle  allaite, 
et  n'avoir  pas  de  pitié  du  fils  de  ses  entrailles  ?  Mais  quand  les 
femmes  les  auraient  oubliés,  encore  ne  t'oublierai-je  pas  moi. 
L'Éternel  ton  Dieu  t'a  porté  sur  ses  bras  comme  un  petit  enfant... 
Comme  un  aigle  qui  porte  ses  petits,  qui  étend  ses  ailes  sur  eux 
et  les  provoque  à  voler  »,  ainsi  Dieu  ne  détourne  pas  ses  regards 
de  dessus  son  nid  :  «  il  le  garde  comme  la  prunelle  de  son  œil...  Il 
nous  porte  à  ses  mamelles  pour  nous  allaiter,  il  nous  met  sur  ses 
genoux  »,  et  non  content  de  nous  nourrir,  il  joint  à  la  nourriture 
les  caresses  :  «  comme  une  mère  caresse  son  enfant  qui  suce  son 
lait,  ainsi  je  vous  consolerai,  dit  l'Éternel  »  ('). 

Les  conséquences  qui  découlent  des  dogmes  différents  du  poly- 
théisme et  du  mosaïsme  sont  incalculables.  La  puissance  fait  naître 
la  crainte;  Vamour  provoque  Vamour.  Les  païens  craignaient  leurs 
dieux  ;  ils  les  apaisaient  par  des  sacrifices,  mais  ils  n'ont  jamais  eu 
la  pensée  de  les  aimer.  On  ne  trouve  le  culte  d'amour  que  chez  les 
Hébreux.  Ecoutons  sur  ce  point  important  de  la  religion  un  des 
génies  les  plus  aimants  qui  aient  paru  sur  la  terre  :  «  La  loi  essen- 
tielle du  peuple  juif,  dit  Fénelon,  à  laquelle  tout  son  culte  se  rap- 
porte, l'oblige  à  aimer  Dieu  de  tout  son  cœur,  de  toute  son  âme, 
de  toute  sa  pensée  et  de  toutes  ses  forces.  Ce  peuple  circoncis  a 
dans  sa  loi  une  circoncision  du  cœur  dont  celle  du  corps  n'est  que 
la  figure,  et  cette  circoncision  du  cœur  est  le  l'elianchement  de 
toute  aflection  qui  ne  vient  pas  du  principe  de  l'amour  de  Dieu»  ('). 

La  religion  des  Juifs  consistant  essentiellement  en  l'amour  de 
Dieu,  et  tous  les  hommes  étant  unis  en  Dieu,  l'amour  du  prochain 

(1)  Isate,  XLIX,  lo.  —  Dcutdr.,  I,  ôl ;  XXXII,  10,  H .  —  Isaie,  LXVI,i 2,  i.J. 

Ci)  Fénelon,  Lettres  sur  lu  religion,  V. 


412  LES   HÉBREUX. 

devait  être  une  règle  fondamentale  du  mosaïsme  :  «  Dieu  répète 
souvent,  dit  Bossuet  ('),  qu'il  a  fait  l'homme  à  son  image,  afin  que 
nous  aimions  les  uns  dans  les  autres  l'image  de  Dieu.  Si  nous 
sommes  tous  frères,  tous  faits  à  l'image  de  Dieu ,  et  également  ses 
enfants,  tous  une  même  race  et  un  même  sang,  nous  devons  pren- 
dre soin  les  uns  des  antres ,  et  ce  n'est  pas  sans  raison  qu'il  est 
écrit  :  Dieu  a  chargé  chaque  homme  d'avoir  soin  de  son  prochain.» 
Dans  la  rigueur  du  judaïsme,  la  charité  n'embrassait  pas  l'étran- 
ger; mais  le  sentiment  l'emporta  sur  la  dureté  de  la  loi  ;  les  sages 
recommandèrent  les  devoirs  de  la  bienfaisance  envers  les  idolâtres 
aussi  bien  qu'envers  les  Israélites.  Car  il  est  écrit  que  Dieu  est  bon 
pour  tous  et  que  sa  miséricorde  s'étend  sur  toutes  ses  œuvres  : 
«  L'Éternel  votre  Dieu  fait  droit  à  l'orphelin  et  à  la  veuve,  il  aime 
Vélranger.  »  Il  est  dit  aussi  :  «  Ses  voies  sont  des  voies  de  douceur, 
et  tous  ses  sentiments  sont  des  sentiments  de  paix  »  (^). 

Cette  idée  de  la  charité  est  la  plus  large  à  laquelle  le  sentiment 
religieux  se  soit  élevé  dans  l'antiquité.  Si  le  mosaïsme  avait  pu 
prendre  racine  dans  les  âmes,  il  aurait  été  digne  de  la  mission  que 
le  Christ  est  venu  accomplir.  Mais  il  avait  à  combattre  l'esprit 
étroit,  formaliste  du  peuple  hébreu.  Attachés  à  la  lettre  de  la  loi, 
les  Juifs  en  négligèrent  l'esprit.  En  vain  le  Sage  leur  dit  que  «  la 
charité  couvre  tous  les  péchés  »  (^);  ils  croyaient  satisfaire  aux 
exigences  de  la  loi  par  le  jeune  et  par  les  sacrifices.  Les  prophètes 
furent  obligés  de  leur  rappeler  le  véritable  sens  des  commande- 
ments de  Dieu  :  «  Ce  n'est  pas,  dit  Jsaie,  celui  qui  courbe  sa  tête,  en 
étendant  le  sac  et  la  cendre,  qui  se  rend  agréable  à  l'Éternel;  mais 
celui  qui  donne  son  pain  à  ceux  qui  ont  faim,  celui  qui  fait  venir 
dans  sa  maison  les  affligés  qyi  vont  errant,  celui  qui  couvre  ceux 
qui  sont  nus  »  (*).  Mais  qu'importe  que  le  peuple  élu  n'ait  pas  été  à 
la  hauteur  de  la  doctrine  conçue  par  Moïse?  Il  sulTit  que  malgré 
ses  défaillances  il  en  garde  le  dépôt;  l'humanité  saura  la  faire  fruc- 

(1)  Bossuet,  Politique  tirée  de  l'Écriture  Sainte. 

(2)  Deutér.,  X,  48.  —  Maimonid.,  De  jure  poregrin.,  c.  5,  §  12. 

(3)  Proverb.,X,  42. 

(4)  Isaïe,  LVIII,  5-7.—  Osce,Yl,  6,  -1.  «  Je  veux  miséricorde  et  non  sacrifice.» 


RELIGION.    POÉSIE.    PHILOSOPHIE.  415 

tifier.  Le  sentiment  de  la  charité  est  appelé  à  régénérer  le  monde; 
suivons-en  les  premières  manifestations  chez  les  prophètes. 

Le  mal  pour  le  mal,  telle  est  la  loi  du  paganisme;  la  vengeance 
est  le  plaisir  des  dieux.  Écoutons  le  législateur  des  Hébreux  :  «  Tu 
ne  te  vengeras  point  et  tu  ne  garderas  point  de  ressentiment  contre 
les  enfants  de  ton  peuple;  mais  ta  aimeras  ton  prochain  comme  toi- 
même...  Si  tu  rencontres  le  bœuf  de  ton  ennemi  ou  son  àne  égaré, 
tu  ne  manqueras  point  de  le  lui  ramener...  Si  celui  qui  te  hait  a 
faim,  donne-lui  à  manger  du  pain;  et  s'il  a  soif,  donne-lui  à  boire 
de  l'eau» (').  Ce  sentiment  s'élève  chez  les  poètes  jusqu'à  la  douceur 
évangélique  :  «  L'homme,  dit  Jérémie,  tendra  la  joue  à  celui  qui  le 
frappe  »  (^).  C'est  la  prophétie  d'un  nouveau  monde,  dans  lequel  la 
fraternité  et  la  charité  seront  la  base  des  relations  sociales. 

Le  législateur  hébreu  embrasse  la  création  entière  dans  son 
amour.  Les  animaux  ont  droit  à  sa  sollicitude  aussi  bien  que  les 
êtres  raisonnables  :  «  Six  jours  durant  tu  travailleras;  mais  au 
septième  jour  tu  te  reposeras,  afin  que  ton  bœuf  et  ton  àne  se 
reposent.  »  On  a  dit  que  la  loi  se  préoccupait  du  bien-être  des 
animaux  par  des  motifs  économiques;  nous  croyons  avec  Philon  et 
Josèphe  que  Moïse  voulait  inspirer  l'humanité  et  la  douceur  aux 
Israélites  (').  Sa  prévoyance  s'étend  jusqu'aux  plantes;  il  défend 
de  couper  les  arbres  fruitiers  en  pays  ennemi. 

La  loi  protège  tous  les  êtres  faibles.  C'est  un  spectacle  unique 
dans  l'antiquité  que  cette  sollicitude.  Partout  régnait  le  droit  du 
plus  fort,  même  dans  la  famille  ;  le  père  avait  le  droit  de  vie  et  de 
mort  sur  ses  enfants;  l'usage  de  les  exposer  était  universel  et 
légitimé  pour  ainsi  dire  par  l'approbation  ûa»  plus  grands  philoso- 
phes. Philon,  nourri  de  la  doctrine  de  Moïse  qui  respecte  toute  vie 
comme  sainte,  a  de  la  peine  à  comprendre  tant  de  barbarie;  son 
indignation  éclate  en  paroles  amères;  il  accuse  les  parents  iinpi- 


(1)  Lévitique,  XIX,  18.  —  Eœodc,  XXIII,  i.  ij.—  l>rorerb.,  XXV,  21. 

(2)  Lamentât.,  III,  30. 

(3)  Exode,  XXIII,  42.  —  Philon.,  De  Char.,  710,  E  (cd.  (Jolen).  — /osep/t.- 
c.  Apion.,  Il,  7.  —  C'est  en  ce  sens  que  Salomon  dit  {Proverb.,  XII,  iO)  :  «  Le 
.lustc  a  égard  à  la  vie  de  sa  bote.  » 


414  LES    HÉBREUX. 

loyables  d'être  ennemis  du  genre  humain  :  «  leur  cruauté  féroce 
arme  la  mort  contre  la  vie;  violant  riuimanité  dans  leur  sang, 
comment  la  respecteraient-ils  dans  les  étrangers  »0)? 

L'esprit  aristocratique  dominait  dans  l'antiquité  :  le  citoyen  seul 
avait  de  la  valeur,  et  le  citoyen,  c'était  le  noble  ou  le  riche;  le  pau- 
vre, l'étranger,  l'esclave  étaient  livrés  à  l'exploitation  de  ceux  qui 
avaient  la  puissance  et  la  force.  Moïse,  pénétré  du  dogme  de  frater- 
nité, détruit  pour  ainsi  dire  l'esclavage  entre  Hébreux  et  il  garantit 
l'esclave  étranger  contre  la  dureté  et  la  cruauté  de  son  maître.  Le 
même  sentiment  lui  dicte  les  nombreuses  dispositions  qu'il  porte 
en  faveur  des  pauvres  et  des  étrangers.  Il  les  compare  aux  veuves 
et  aux  orphelins,  et  malheur  à  ceux  qui  affligeraient  la  veuve  ou 
l'orphelin!  «  La  colère  de  l'Éternel  s'allumera  contre  eux;  il  les 
tuera  par  l'épée,  leurs  femmes  seront  veuves,  et  leurs  enfants  or- 
phelins. »  Pour  adoucir  le  cœur  des  Hébreux  envers  l'étranger,  le 
législateur  leur  rappelle  la  servitude  égyptienne  :  «  Vous  savez  ce 
que  c'est  que  d'être  étrangers,  car  vous  avez  été  étrangers  au  pays 
d'Egypte.  »  Le  souvenir  de  l'oppression  n'éveille  pas  le  désir  de  la 
vengeance  dans  la  grande  àme  de  Moïse,  mais  la  compassion;  il 
n'a  pas  de  haine  pour  les  oppresseurs  de  son  peuple  :  «  Tu  n'au- 
ras pas  en  abomination  l'Égyptien,  car  tu  as  été  étranger  dans 
son  pays  »  f).  Admirable  puissance  de  la  religion!  Dans  le  monde 
païen,  la  tyrannie  soulève  la  révolte;  la  guerre  est  permanente 
jusque  dans  l'intérieur  de  la  cité,  la  victoire  entraîne  de  cruelles 
réactions.  Et  voilà  tout  un  peuple  qui  a  gémi  sous  la  servitude; 
celui  qui  l'alTranchit,  oublie  les  oppresseurs  pour  ne  songer  qu'aux 
opprimés  et  il  inspire  à  son  peuple  l'humanité  par  le  souvenir  de 
l'inhumanité  (=')! 

Le  législateur  hébreu  fait  de  la  charité  un  devoir  légal  (^)  :  la 
bienfaisance  n'est  pas  une  aumône  que  l'on  est  libre  de  donner  ou 

(-l)  Philon.,  De  Charit.,  709,  G,  D;  De  spécial,  leg.,  p.  794,  E,  sqq. 

(2)  Exode,  XXIf,  22-24;  XXIII,  9;  XXII,  21.  —  Dcutér.,  XXIII,  7. 

(3)  Philon.,  De  Cbarit.,  p.  703,  D,  E. 

(4)  Sur  le  droit  des  pauvres  chez  les  Hébreux,  voyez  Schloi,\ï,  G. — Michaclis, 
T.  II,  §  143.  —  Pasloret,  Histoire  des  législations,  T.  IV,  p.  87-9o.  —  Maimo- 
nides,  De  jurepauperum. 


RELIGION.    l'OESlE.    PHILOSOPHIE. 


415 


de  refuser,  mais  une  justice,  car  tous  les  hommes  ont  un  droit  égal 
aux  choses  qui  leur  sont  nécessaires  pour  vivre  et  pour  remplir  leur 
destination  (').  Les  lois  de  Moïse  assurent  protection  et  secours  à 
tous  les  hahitants  de  la  Palestine;  les  étrangers  ne  sont  jamais 
séparés  des  pauvres  Israélites  :  «  Quand  vous  moissonnerez  votre 
terre,  vous  n'achèverez  point  de  moissonner  le  hout  de  vos  champs, 
et  vous  ne  glanerez  point  les  épis  qui  resteront  de  votre  moisson, 
vous  les  laisserez  pour  le  pauvre  et  pour  l'étranger...  Quand  tu 
auras  ouhlié  quelque  poignée  d'épis,  tu  ne  retourneras  point  pour 
la  prendre,  mais  cela  sera  pour  l'étranger,  pour  l'orphelin  et  pour 
la  veuve;  quand  tu  secoueras  tes  oliviers,  tu  n'y  retourneras  point 
pour  les  visiter  branche  par  branche,  mais  ce  qui  restera  sera  pour 
l'étranger,  pour  l'orphelin  et  pour  la  veuve  ;  quand  lu  vendangeras 
la  vigne,  lu  ne  grapilleras  pas  les  raisins  qui  seront  restés  après 
loi,  mais  cela  sera  pour  l'étranger,  pour  l'orphelin  et  pour  la 
veuve. Et  tu  le  souviendras  que  lu  as  été  esclave  au  pays  d'Egypte; 
c'est  pourquoi  je  te  commande  de  faire  ces  choses.  »  Les  fruits  que 
les  champs  produisent  pendant  Tannée  sabbatique  appartiennent 
aux  indigents  et  aux  étrangers  (-).  Moïse  établit  une  dîme  en  leur 
faveur(').  Il  ne  se  contente  pas  d'assurer  une  assistance  matérielle 
aux  pauvres  et  aux  étrangers.  Leur  faiblesse  éclatait  surtout  quand 
ils  avaient  à  lutter  devant  les  tribunaux  contre  des  adversaires 
riches  et  puissants.  Les  lois  antiques  de  la  Grèce  et  de  Rome  desti- 
tuaient l'étranger  de  tout  droit  ;  elles  lui  refusaient  même  l'action 
en  justice.  Moïse  dit  à  ses  juges  :  «  Écoutez  les  démêlés  qui  sont 
entre  vos  frères,  et  jugez  avec  droilurc  entre  l'homme  et  son  frère 
et  rélranger  qui  est  avec  lui.  »  11  maudit  celui  ({ui  pervertit  le  droit 
de  l'étranger,  de  l'orphelin  et  de  la  veuve,  à  l'égal  de  celui  qui  fait 
des  idoles (*). 


(1)  Deiitcr.,  XV,  7,  8,  10,  M.  La  langue  hébraïque  n'a  aucun  mot  qui  rende 
lidoe  d'aumône;  Moïse  l'exprime  par  le  mot  û(i  justice  {Pasloret,  Moïse,  p.  473). 
De  là  vient  que  la  loi  ne  connaîl  pas  les  mendiants  proprement  dits  :  ce  mot  ne 
se  trouve  même  pus  dans  l'Ancien  Testament  (Munk,  la  Palestine,  p.  212). 

(2)  Lcvitique,  XXIII,  22.  —  Dénier.,  XXIV,  10-21.  —  Exode,  XXlll,  H  . 
(.i)  Micliaelis,  Mosaisches  Reclit,  T.  II,  p.  476,  s. 

(4)  Deuter.,  I,  16;  XXVII,  i'.K,  1o. 


4-16  LES    HÉBREUX. 

Que  deviennent,  en  présence  de  ces  lois,  les  reproches  d'inhu- 
manité que  l'on  a  adressés  au  législateur  des  Hébreux?  Voltaire 
demande  «  comment  le  bénédictin  Calmet  s'est  pu  divertir  à  faire 
graver  dans  un  dictionnaire  des  estampes  de  tous  les  tourments  qui 
étaient  en  usage  chez  la  petite  nation  judaïque  »{').  La  passion  de 
l'illustre  incrédule  l'a  égaré;  Moïse  ne  prescrit  d'autres  peines  que 
le  glaive  et  la  lapidation;  sa  législation  est  la  seule  qui  ne  connaisse 
pas  la  torture (^).  Il  n'y  a  pas  de  trace  dans  ses  lois  des  supplices  re- 
cherchés qui  souillent  non-seulement  les  législations  des  peuples 
anciens,  mais  même  celles  des  nations  civilisées  de  l'Europe.  Si  nous 
comparons  la  justice  criminelle  de  Moïse,  telle  qu'elle  est  interpré- 
tée par  les  rabbins,  avec  les  écrits  des  criminalistes  modernes,  ce 
n'est  pas  nous  qui  aurons  «  le  prix  de  l'humanité  » .  Dans  toute  l'anti- 
quité et  jusqu'à  nos  jours,  les  enfants  ont  été  punis  pour  les  crimes 
de  leurs  pères;  mettons  en  regard  de  cette  injustice  légale,  la  loi  de 
Moïse  :  «  On  ne  fera  point  mourir  les  pères  pour  les  enfants  ;  on  ne 
fera  pas  non  plus  mourir  les  enfants  pour  les  pères  ;  mais  on  fera 
mourir  chacun  pour  son  péché  »(').  La  peine  de  mort  est  encore 
considérée  aujourd'hui  comme  une  triste  nécessité;  écoutons  la 
tradition  rabbinique  :  «  Un  tribunal  qui  condamne  à  mort  une  fois 
en  sept  ans  peut  être  appelé  sanguinaire  »  «  Il  mérite  cette  flétris- 
sure, dit  un  autre  docteur,  quand  il  prononce  une  pareille  sentence 
une  seule  fois  en  soixante-dix  ans  » .  «  Si  nous  avions  été  membres 
de  la  haute  cour,  ajoutent  deux  sages,  nous  n'aurions  jamais  con- 
damné un  homme  à  mort  »(*). 


('I)  Voltaire,  Prix  de  la  justice  et  de  l'humanité,  art.  26. 

(2)  Michaelis,  Mosaisches  Recht,  T.  V,  p.  20,  s.  —  Salvador,  Histoire  des 
institutions  de  Moïse,  II,  20. 

(3)  Deutér.,XXlV,  46. 

(4)  Mischna,  T.  IV,  Tractatus  de  pœnis,  c.  1,  §  10,  cité  par  Salvador,  T.  II, 
p.  6.  —  SaalschiHz,  T.  H,  p.  456. 


RELIGION.    POÉSIE.    PHILOSOPHIE.  417 


§  IV.  Paix. 

L'idée  de  la  paix  pouvait  difficilement  se  faire  jour  dans  l'anli- 
quilé,  époque  de  force  brutale  et  d'hostilités  permanentes.  Les 
Juifs  eux-mêmes,  bien  que  peuple  théologique,  eurent  leurs  guer- 
res, et  la  plus  terrible  de  toutes,  une  conquête  d'extermination, 
commandée  par  Jéliova.  Il  faut  se  rappeler  l'état  social  des  an- 
ciens et  leurs  passions  cruelles,  pour  comprendre 'que  te^gisla- 
leur  hébreu,  tout  en  faisant  du  Créateur  un  Dieu  d'amour,  ait  pu 
placer  dans  sa  bouche  ces  menaces  sanglantes  :  «  Si  j'aiguise  mon 
glaive  comme  la  foudre  et  que  ma  main  saisisse  le  jugement,  je 
rendrai  la  vengeance  à  mes  adversaires,  et  je  la  rendrai  à  ceux  qui 
me  haïssent.  J'enivrerai  mes  flèches  de  sang,  et  mon  épée  dévorera 
la  chair,  j'enivrerai  mes  flèches  du  sang  de  ceux  qui  seront  tués  et 
des  captifs  »  (').  Nous  avons  entendu  le  roi  prophète  célébrer  la 
charité  infinie  de  Dieu;  mais  dans  la  lutte  contre  ses  ennemis,  il 
oublie  ses  préceptes  pour  se  livrer  tout  entier  au  bonheur  de  la 
vengeance  :  "  Je  poursuivrai  mes  ennemis  et  je  les  exterminerai...  Je 
les  broierai  comme  la  poussière  de  la  terre  ;  je  les  écraserai  et  je 
les  foulerai  comme  la  boue  des  rues».  David  ne  craint  pas  de 
souiller  ses  prières  par  le  désir  de  la  vengeance  :  «  Répands  ta 
colère,  ô  Eternel,  sur  les  nations  qui  ne  le  connaissent  point,  et 
sur  les  royaumes  qui  n'invoquent  point  ton  nom.  Rends  à  nos  voi- 
sins dans  leur  sein  sept  fois  au  double  l'outrage  qu'ils  t'ont  fait»  ! 
La  joie  du  roi  prophète,  en  se  représentant  sa  victoire  future  tient 
de  la  cruauté  du  sauvage  :  «  Heureux  celui  qui  saisira  tes  petits 
enfants,  et  les  écrasera  contre  les  pierres»  (^)  !  Les  prédictions 
(ïlsaïe  sur  la  ruine  de  Babylone  rivalisent  de  barbarie  avec  ces 
chants  sanguinaires  :«  Préparez  la  tuerie  pour  les  enfants,  à  cause 
de  l'iniquité  de  leurs  pères.  Je  m'élèverai  contre  eux,  dit  l'Eternel 
des  armées,  et  j'abolirai  le  nom  de  Rabylone,  et  ce  qui  y  reste,  le 

(1)  Deutér.,  XXXII,  41,  42. 

(2)  II  Samuel,  XXM,  38,  43;  —  Psaume  LXXIX,  G,  -12;  CXXXVII,  9. 


418  LES    HÉBREIX. 

fils  et  le  petit-fils...  Je  détruirai  le  roi  d'Assyrie,  je  le  foulerai  aux 
pieds.  Leurs  blessés  à  mort  seront  jetés  à  la  voirie,  et  Tinfection  de 
leurs  cadavres  montera,  et  leur  sang  découlera  des  montagnes  »  ('). 

Ces  passions  sanglantes  tiennent  aux  mœurs  générales  de  ranti- 
quité.  Considéré  comme  doctrine,  le  mosaïsme  conduit  à  des  senti- 
ments et  à  des  idées  pacifiques.  La  réprobation  de  la  guerre  se 
manifeste  au  milieu  de  l'emportement  de  la  conquête.  Moïse  or- 
donne aux  Israélites  que  le  sang  a  souillés  de  se  purifier.  Dieu  ne 
permet  pas  à  David  de  bâtir  le  temple,  parce  qu'il  est«  homme  de 
guerre  et  qu'il  a  répandu  beaucoup  de  sang  »  (^)  ;  cette  gloire  est 
réservée  à  son  fils  Salomon ,  parce  qu'il  est  pacifique  et  que  ses 
mains  sont  pures  de  sang.  Des  causes  accidentelles  concoururent  à 
inspirer  aux  Hébreux  le  désir  de  la  paix.  Soufl'rant  des  malheurs 
de  la  guerre  plus  qu'aucun  peuple  ,  ils  ne  pouvaient  voir  dans  la 
conquête  qu'un  fléau,  dans  les  conquérants  que  les  destructeurs 
des  nations  :  un  prophète  les  représente  sous  la  figure  de  bêles  qui 
«  dévorent,  brisent  et  foulent  tout  »  (").  Le  peuple  de  Dieu  n'espère 
de  salut  que  dans  un  âge  de  paix  :«  L'Éternel  dissipera  les  nations 
qui  ne  demandent  que  la  guerre  »...  «  Dieu  est  notre  retraite, 
s'écrie  le  psalmiste,  il  a  fait  cesser  les  guerres  jusqu'au  bout  de  la 
terre;  il  rompt  les  arcs,  il  brise  les  lances,  il  brûle  les  chariots. 
Cessez,  a-t-il  dit,  et  reconnaissez  que  je  suis  Dieu.  Je  serai  exalté 
parmi  les  nations,  je  serai  exalté  par  toute  la  terre  »  {*). 

La  foi  au  Messie  nourrissait  ces  espérances  pacifiques.  Un  roi 
sortant  de  la  famille  de  David  ralliera  tous  les  cultes  au  culte  de 
Jéhova,  le  genre  humain  ne  fera  qu'une  famille,  la  guerre  cessera. 
haïe  décrit  cet  âge  de  paix  en  poétiques  figures  :«Le  loup  habitera 
avec  l'agneau,  et  le  léopard  gîtera  avec  le  chevreau;  le  veau,  le 
lionceau  et  le  bétail  qu'on  engraisse,  seront  ensemble  et  un  enfant 
les  conduira...  On  ne  nuira  point,  et  ou  ne  fera  aucun  dommage  à 
personne  dans  toute  la  montagne  de  ma  sainteté;  car  la  terre  sera 


(1)  Isaïe,  XIV,  21,  23,  25;  XXXIV,  3. 

(2)  I  Chroniq.,  XXVIII,  3. 

(3)  Jérémie,  IV,  7.  —Ézéchiel,  XIX,  3,  6.  —  Daniel,  c.  7. 

(4)  Psaume  LX\m,  31,  et  XLVI. 


RELIGION.    POÉSIE.    PHILOSOPHIE.  419 

remplie  de  la  connaissance  de  rÉternel,  comme  le  foud  de  la  mer 
des  eaux  qui  le  couvrent...  Les  peuples  forgeront  leurs  épées  en 
lioyaux  et  leurs  hallebardes  en  serpes;  une  nation  ne  lèvera  plus 
répée  contre  l'autre,  et  elles  ne  s'adonneront  plus  à  faire  la  guerre.» 
Les  Hébreux  transportaient  dans  cette  époque  heureuse  les  rêves  de 
félicité  dont  les  poëtes  du  paganisme  embellissaient  Tàge  d'or.  «  Je 
ferai  venir  l'or  au  lieu  d'airain,  et  je  ferai  venir  l'argent  au  lieu  de 
fer,  et  de  l'airain  au  lieu  de  bois,  et  du  fer  au  lieu  de  pierres...  On 
n'entendra  plus  parler  de  violence  dans  ton  pays,  ni  de  dégât,  ni 
d'oppression  dans  tes  contrées...  Et  ceux  de  ton  peuple  seront  tous 
justes;  ils  posséderont  éternellement  la  terre  ;  la  petite  famille  croî- 
tra jusqu'à  mille  personnes,  et  la  moindre  deviendra  une  nation 
puissante  »(^). 

Les  écrivains  catholiques  reprochent  aux  Juifs  l'idée  maté- 
rielle qu'ils  se  faisaient  de  l'âge  messianique.  Le  reproche  est 
juste ,  mais  il  faut  ajouter  que  les  disciples  de  Jésus-Christ  parta- 
geaient les  folles  espérances  des  Juifs,  et  qu'ils  eurent  de  la  peine 
à  comprendre  le  royaume  spirituel  ([ue  le  maître  leur  annonçait. 
Pour  apprécier  avec  équité  les  prédictions  des  prophètes,  il  faut 
comparer  les  Hébreux  aux  autres  peuples  de  l'antiquité.  Le  paga- 
nisme place  son  âge  d'or  dans  le  passé;  il  n'a  aucun  espoir  que  la 
condition  de  l'humanité  s'améliorera;  ses  plus  grands  penseurs  se 
figurent  les  destinées  du  genre  humain  comme  un  triste  cercle 
vicieux,  qui  présentera  toujours  les  mêmes  erreurs  et  les  mêmes 
misères.  Les  Juifs  ont  le  regard  tourné  vers  l'avenir;  leur  religion 
et  leur  poésie  sont  une  prophétie  permanente. 

Les  écrivains  chrétiens  accusent  les  Juifs  d'orgueil  et  d'aveugle- 
ment, parce  qu'ils  refusèrent  de  reconnaître  le  Messie  dans  le 
Christ.  Nous  ne  prendrons  pas  parti  pour  leur  obstination;  mais 
il  y  a  aussi  dans  l'opposition  des  Juifs  contre  Jésus-Christ  et  dans 
leur  croyance  à  un  autre  Messie,  un  vif  sentiment  des  besoins  réels 
de  l'humanité,  besoins  ([ui  doivent  trouver  satisfaction  dans  ce 
monde.  L'époque  messianiciue  des  chrétiens  est  purement  mys- 


(1)  Jsaïe,  XI,  G-!»,  II,  4;  LX,  17-22.  —  Comparez /^rtc/mnc,  IX,  10;  Mkhée, 
IV,  3,  4. 


420  LES    HÉBREUX. 

tique;  le  christianisme  n'a  jamais  songé  à  réaliser  sur  cette  terre  la 
fraternité,  l'égalité,  la  paix  qu'il  promet  aux  croyants;  toutes  ses 
espérances  sont  pour  le  ciel.  La  protestation  des  Juifs  contre  ce 
mysticisme  était  comme  un  appel  à  l'avenir.  L'appel  a  été  entendu; 
les  dogmes  chrétiens  commencent  à  pénétrer  dans  la  société  civile; 
mais  c'est  en  quelque  sorte  malgré  le  christianisme,  malgré  l'Église 
du  moins  qui  en  est  l'organe.  11  a  fallu  pour  cela  des  éléments  et 
des  inlluences  qui  sont  étrangers  et  même  hostiles  à  la  religion  du 
Christ.  C'est  une  preuve  que  les  Juifs  ont  eu  à  certains  égards  rai- 
son de  ne  pas  se  rallier  à  l'Évangile  ;  ils  sont  restés  fidèles  jusque 
dans  cette  lutte  à  leur  mission  prophétique.  Ils  se  sont  trompés,  il 
est  vrai,  en  croyant  qu'ils  étaient  appelés  à  réaliser  l'idéal  qu'ils 
rêvaient  pour  l'humanité.  Mais  les  écrivains  chrétiens  ne  vont-ils 
pas  trop  loin  en  disant  que  Moïse  était  venu  seulement  pour  prépa- 
rer, tandis  que  Jésus- Christ  vint  pour  accomplir?  A  vrai  dire, 
Jésus-Christ  n'accomplit  pas  plus  que  Moïse.  L'idéal,  comme  tel, 
est  irréalisable,  parce  que  les  hommes,  êtres  imparfaits,  ne  peuvent 
réaliser  la  perfection.  Quelle  que  soit  leur  grandeur,  les  révéla- 
teurs n'ont  pas  conscience  de  la  vérité  absolue.  A  ce  point  de  vue 
la  mission  de  Jésus-Christ  ne  diffère  point  de  celle  de  Moïse.  Le 
mosaïsme  a  préparé  le  christianisme  ;  le  christianisme  à  son  tour 
prépare  la  voie  à  une  ère  nouvelle  qui  sera  supérieure  à  la  civilisa- 
tion chrétienne. 


§  V.  L'Essénianisme. 

Les  Esséniens  et  les  Thérapeutes  (')  semblent  jouer  un  rôle  peu 
considérable  dans  le  développement  de  la  religion.  Ils  aimaient  à 
s'effacer,  à  se  retirer  au  désert;  cependant  leur  gloire  surpasse 
celle  de  toutes  les  écoles  juives,  car  c'est  leur  doctrine  qui  a  inspiré 


(1)  Les  Thérapeutes  étaient  une  branche  de  la  secte  des  Esséniens;  lisse 
séparaient  complètement  de  la  vie  active  pour  se  livrer  à  la  contemplation  {Phi- 
Ion.,  De  vita  contempl.,  init,). 


/ 


RELIGION.    POÉSIE.    PHILOSOPHIE.  421 

le  fondateur  du  christianisme  (').  Les  rapports  entre  les  Esséniens 
et  les  premiers  disciples  de  Jésus-Christ  sont  si  éclatants,  que  l'on 
a  voulu  les  transformer  en  moines  chrétiens  (^).  Cette  opinion  a 
perdu  tout  crédit  :  l'essénianisme  procède  directement  du  mosaïsme, 
bien  qu'on  y  aperçoive  des  traces  de  doctrines  orientales  (^)  et  de 
dogmes  pythagoriciens  ('). 

Les  tendances  générales  des  Esséniens  et  des  chrétiens  sont  les 
mêmes.  Le  Judaïsme  était  devenu  une  religion  formaliste;  les  Juifs 
cherchaient  la  faveur  de  Dieu  dans  les  cérémonies  extérieures. 
Jésus-Christ  enseigna  que  la  sainteté  consistait  dans  les  bons  senti- 
ments et  dans  les  bonnes  œuvres.  II  en  était  de  même  des  Esséniens  : 
«  Ils  servent  Dieu,  dit  Pliilon,  avec  une  excellente  piété,  non  point 
en  lui  sacrifiant  des  victimes,  mais  en  s'appliquant  à  tenir  leur 
cœur  dans  la  pureté  »{^).  Les  Esséniens  étaient  dans  la  vraie  tradi- 
tion de  Moïse;  ils  poursuivaient  l'œuvre  des  prophètes.  Le  principe 
essentiel  de  leur  morale  était  encore  un  retour  au  mosaïsme  :  «  Ils 
déterminaient  la  justice,  les  choses  publiques  et  privées,  la  connais- 
sance du  bien,  du  mal  et  de  l'indifférent,  de  ce  qu'il  faut  désirer  et 
de  ce  qu'il  faut  fuir,  par  une  triple  règle  qui  est  l'amour  de  Dieu, 
de  la  vertu  et  des  hommes.  «  De  leur  amour  pour  Dieu,  dit  Phi- 
Ion,  ils  donnent  mille  signes  éclatants;  la  pureté  constante  de 
leur  vie,  et  le  respect  qu'ils  portent  à  la  chasteté  des  autres,  leur 
habitude  de  ne  jamais  faire  de  serment,  de  ne  jamais  mentir,  de 
faire  toujours  Dieu  auteur  de  tout  bien,  et  de  ne  jamais  penser  que 


(1)  Sur  les  rapports  entre  ressénianisme  et  le  christianisme,  voyez  Reijnaud, 
Encyclopédie  Nouvelle,  T.  VII,  p.  333.  —  Leroux,  ibid.,  ï.  IV,  p.  048;  Leroux, 
De  l'humanité,  p.  765.  —  Staeudlin,  Geschichto  der  Sittenlehre  Jesu,  T.  I, 
p.  570. 

(2)  Cette  erreur  remonte  à  Eusèbe  (Ilist.  Ecoles.,  H,  17).  Elle  a  été  réfutée  par 
Basnaije,  Histoire  des  Juifs,  livr.  II,  ch.  21-23,  et  par  Pridoaux,  Histoire  des 
Juifs,  T.IV,  p.fl2. 

(3)  Ncander,  Geschichte  der  christlichcn  Religion,  ï.  I,  p.  77.  —  l'iancli, 
Geschichte  des  Christenthums,  T.  Il,  p.  359. 

(4)  Joseph.,  Anti({.,  XV,  \0.  — lirucker,  Hisl.  Crit.  Philos.,  T.  H,  p.  777. 
(.5)  l'hilon.  Quod  omnis  probus  liber,  p.  870,  1). 

27 


422  LES   HÉBREUX. 

rien  de  mauvais  vienne  de  lui.  Quant  à  leur  amour  pour  la  vertu, 
ils  le  témoignent  suffisamment  en  n'aimant  ni  les  richesses,  ni  la 
vaine  gloire,  ni  la  volupté,  par  leur  continence,  leur  patience,  leur 
modération,  leur  simplicité,  leur  modestie...  Enfin,  ils  font  voir 
leur  amour  du  prochain  par  leur  hienveillance  et  leur  charité,  par 
une  équité  supérieure  à  tout  ce  que  l'on  peut  dire  et  par  leur  com- 
munauté. »  (').  Jésus-Christ  aussi  disait  que  tous  les  devoirs  se  résu- 
ment en  un  seul,  aimer  Dieu  et  le  prochain. 

Le  christianisme  primitif  était  une  violente  réaction  contre  l'or- 
gueil de  la  science  qui  avait  égaré  les  philosophes.  Jésus-Christ 
déclara  bienheureux  les  simples  d'esprit,  et  saint  Paul  prêcha  le 
dédain  de  la  sagesse  humaine.  Les  Esséniens  étaient  dans  le  même 
ordre  d'idées:  «  Ils  abandonnent,  dit  Pliilon,  aux  sophistes  et  aux 
vains  discoureurs  la  dialectique  avec  toutes  ses  subtilités,  comme 
peu  nécessaire  à  l'acquisition  et  à  la  pratique  de  la  vertu.  C'est 
la  morale  seule  qu'ils  élaborent,  guidés  par  nos  saintes  lois  »('). 
Le  christianisme  a  aujourd'hui  une  doctrine  arrêtée  et  même  im- 
muable dans  le  sein  de  l'Église  catholique.  Les  protestants  ont  déjà 
remarqué  que  l'on  chercherait  vainement  des  dogmes  dans  l'Évan- 
gile. 11  n'y  a  qu'une  croyance  qui  s'y  manifeste  avec  évidence,  c'est 
celle  de  l'immortalité  de  l'âme.  Mais  cette  croyance  ne  date  point 
de  Jésus-Christ;  les  Juifs  y  furent  initiés  dans  leur  exil,  au  contact 
avec  les  sectateurs  de  Zoroastre.  Les  Esséniens  se  distinguaient  par 
une  foi  inébranlable  dans  rimmortalilé,  dans  la  récompense  des 
bons  et  la  punition  des  méchants.  Cette  ferme  conviction  leur 
donna  une  force  invincible,  lorsque  les  prophéties  sur  la  ruine 
de  Jérusalem  s'accomplirent  :  «  ils  souriaient  au  milieu  des  tor- 
tures, dit  l'historien  Josèphe,  et  ils  rendaient  l'âme  avec  joie,  en 
gens  qui  savaient  qu'ils  la  retrouveraient  bien  »('). 

Les  sentiments  des  Esséniens  sur  les  relations  des  hommes 
étaient  encore  les  mêmes  que  ceux  des  chrétiens  primitifs.  Moïse, 


(1)  Philon.  Quod  omnis  probiis  liber,  p.  877,,  D.  E. 

(2)  Philon.  ibid. 

(3)  Joseph.,  De  bcllo  judaico,  II,  8,  10.  H. 


RELIGION.    POÉSIE.    PHILOSOPHIE.  425 

inspiré  par  le  dogme  de  la  fraternité,  voulut  que  tout  Hébreu  fût 
propriétaire;  il  chercha  à  maintenir  l'égalité  en  instituant  l'année 
sabbatique  et  le  jubilé.  Le  fait  ne  répondit  pas  à  l'intention  du 
législateur.  Les  Esséniens  essayèrent  d'organiser  une  égalité  plus 
parfaite,  en  abdiquant  toute  propriété  individuelle  :  peut-être  imi- 
tèrent-ils les  associations  religieuses  des  Bouddhistes  et  des  Pytha- 
goriciens. Les  premiers  chrétiens  aussi  mirent  leurs  biens  en 
commun.  La  communauté  était  donc  l'idéal  de  la  vie,  telle  que 
la  concevaient  les  sectateurs  les  plus  avancés  de  Moïse  et  les  dis- 
ciples de  Jésus-Christ.  Deux  écrivains  juifs  ont  donné  quelques 
détails  sur  la  société  des  Esséniens  :«  Une  admirable  communauté, 
dit  Josèphe{^),  règne  parmi  eux;  tous  ceux  qui  entrent  dans  la 
secte,  lui  font  abandon  de  leurs  biens,  afin  qu'on  ne  voie  en  aucun 
d'eux  la  dégradation  que  produit  la  misère,  ni  l'orgueil  que  donne 
la  richesse,  mais  que  les  biens  de  tous,  réunis  comme  ceux  de 
frères,  soient  la  propriété  de  tous.  »  Pliilon  n'est  pas  aussi  expli- 
cite; la  communauté  qu'il  décrit  semble  plutôt  le  résultat  de 
l'amour  du  prochain  que  de  l'abandon  de  toute  propriété  privée; 
elle  mériterait  d'autant  plus  d'admiration  et  se  rapprocherait  toul- 
à-fait  de  l'existence  des  premiers  chrétiens:»  Aucune  maison  n'ap- 
partient en  propre  à  aucun  d'eux,  qui  n'appartienne  par  le  fait 
même  à  tous.  Car,  outre  qu'ils  y  vivent  plusieurs  en  famille,  elle 
est  ouverte  à  tout  survenant  qui  fait  partie  de  leur  doctrine...  Il 
serait  impossible  de  trouver  ailleurs  que  chez  eux,  au  même  degré 
celte  confraternité  de  la  vie...  De  ce  qu'ils  ont  gagné  comme  récom- 
pense de  leur  labeur,  en  travaillant  pendant  la  journée,  ils  ne  gar- 
dent rien  pour  leur  propriété  particulière;  mais,  portant  tout  à  la 
communauté,  ils  en  font  le  bien  de  tous,  le  reconfort  des  besoins  de 
tous.  Les  faibles  et  les  malades  ne  sont  pas  négligés  ni  abandonnés 
à  la  souffrance;  ils  trouvent  leur  nécessaire  assuré  dans  le  superflu 
des  forts  et  des  valides,  et  ils  peuvent  en  jouir  sans  honte,  car  c'est 
aussi  leur  propriété  »(=). 


(1)  Joseph.,  De  bcllo  judaico,  II,  8,  3. 

(2)  Philon.  Quod  omnis  probus  liber,   p.  878,  A,  Il  (cd.  Goleu).  Nous  citons  la 


424  LES   HÉBREUX. 

Chez  les  Esséniens  comme  chez  les  Pythagoriciens,  la  commu- 
nauté avait  pour  principe,  la  liaison  intime  que  les  mêmes  convic- 
tions religieuses  établissent  parmi  les  hommes  :«  Ils  sont  unis  entre 
eux,  dit  Josèphe,  d'un  amour  mutuel  bien  plus  étroitement  que  ne 
le  sont  les  autres  hommes;  dans  leurs  voyages,  ils  sont  reçus  par 
leurs  coreligionnaires  et  traités  comme  vieux  amis,  quoiqu'ils  se 
voient  pour  la  première  fois  »  (i).  Chez  les  Esséniens,  le  sentiment 
de  la  fraternité  n'était  pas  limité  aux  membres  de  la  secte;  plus 
puissant  que  chez  les  Pythagoriciens,  il  s'éleva  jusqu'à  l'idée  de 
l'égalité  humaine.  Le  mosaisme  ruinait  l'esclavage  dans  sa  base, 
en  enseignant  l'unité  de  la  création;  cependant  il  permit  une 
servitude  temporaire  entre  Hébreux.  Les  Esséniens,  plus  hardis 
que  Moïse,  plus  hardis  même  que  les  chrétiens,  osèrent  admettre 
toutes  les  conséquences  du  principe  de  la  fraternité  :  «  11  n'y  a  pas 
un  seul  esclave  parmi  eux,  dil  Pliilon;  ils  sont  tous  libres,  tous 
égaux.  Ils  condamnent  la  domination  des  maîtres,  non-seulement 
comme  injuste,  comme  destructrice  de  la  sainteté  parmi  les  hommes, 
aussi  bien  chez  ceux  qui  l'exercent  que  chez  ceux  qui  la  souffrent, 
mais  même  comme  impie,  puisqu'elle  brise  la  loi  de  nature  qui, 
engendrant  et  nourrissant  en  mère  tous  les  hommes  absolument  de 
la  même  façon  ,  comme  des  frères  légitimes,  n'a  certes  pas  voulu 
qu'il  en  fût  ainsi,  l'avarice  et  l'iniquité  seule  ayant  souillé  cette 
parenté  des  hommes,  et  mis  au  lieu  de  la  confraternité  la  désunion, 
au  lieu  de  l'amour  la  guerre  »(-). 

II  est  presque  inutile  d'ajouter  que  la  paix  était  le  couronnement 
de  cette  doctrine.  Les  sentiments  des  Esséniens  étaient  tout  paci- 
fiques; ils  ne  s'occupaient  que  d'agriculture  ou  des  arts  favorables 
à  la  paix  :  «  On  ne  trouvait  pas  un  artisan  parmi  eux  qui  travaillât 
à  faire  une  flèche,  un  dard,  une  épée,  une  cuirasse  ou  un  bouclier, 


paraphrase  que  Leroux  a  donnée  du  traité  de  Philon,  dans  VEticyclopédie  Nou- 
velle, au  mot  Égalité . 

(-1)  Joseph.,  Antiquit.,  II,  8. 

(2)  Philon.  Quod  omnis  probus  liber,  p.  877.  Philon  dit  la  même  chose  des 
Thérapeutes  (De  vita  contemplativa,  p.  900,  A,  B). 


RELIGION.   POÉSIE.    PHILOSOPHIE.  425 

en  uu  mot  aucune  espèce  d'armes,  de  machines  ou  d'instruments 
servant  à  la  guerre  »('). 

Les  livres  sacrés  des  Esséniens  ne  nous  sont  pas  parvenus  ;  nous 
ne  savons  pas  s'ils  avaient  la  haute  ambition  que  les  disciples  du 
Christ  annoncèrent  dès  le  principe,  d'étendre  l'empire  de  leur  reli- 
gion sur  toute  la  terre  ;  la  réalisation  universelle  d'une  vie  de  fra- 
ternité et  d'amour  aurait  été  le  véritable  âge  messianique  rêvé  par 
les  prophètes.  P/iilon  met  quelque  orgueil  à  opposer  les  Esséniens 
aux  sages  de  l'Orient  et  de  la  Grèce  ('),  et  à  bon  droit  ;  car  la  cha- 
rité éleva  la  secte  juive  à  une  hauteur  que  n'avaient  pu  atteindre 
les  plus  grands  philosophes  :  l'égalité  des  hommes  que  le  monde 
païen  se  contentait  de  rêver  dans  un  passé  imaginaire,  était  réali- 
sée chez  les  obscurs  sectaires  de  la  Judée.  Il  ne  s'agissait  plus  que 
de  répandre  dans  le  monde  les  sentiments  qui  animaient  les  Essé- 
niens, en  leur  donnant  la  puissance  d'une  doctrine  :  ce  fut  l'œuvre 
du  christianisme. 


§  VI.  Philon  n. 

Quoique  le  point  de  départ  du  mosaisme  soit  une  nationalité 
exclusive,  il  contient  en  germe  l'idée  de  l'unité  et  de  l'universalité. 
Philon  représente  cette  tendance,  par  laquelle  la  doctrine  de  Moïse 
touche  à  celle  de  Jésus-Christ;  mais  sa  philosophie  n'est  plus  le 
mosaisme  pur.  Le  christianisme,  destiné  à  devenir  la  croyance  des 
Gentils  aussi  bien  que  des  Juifs,  ne  pouvait  procéder  d'un  seul 
dogme;  il  devait  prendre  ses  racines  dans  l'humanité  entière. 
De  là  la  nécessité  du  travail  de  fusion  qui  précéda  et  accom- 
pagna la  naissance  de  la  religion  nouvelle.  Ce  fut  à  Alexandrie 
que  s'accomplit  cette  œuvre  préparatoire.  Philon  y  naquit,  dans 


(1)  Philon.  Quod  omnis  probus  liber,  p.  870,  E  ;  877,  A. 

(2)  Philon.   Quod  omnis  probus  liber,  p.  878,  C. 

(3)  Philonis  Opéra  (cd.  Geleji). 


4-2t)  LES    HÉBREUX. 

la  classe  de  Juifs  qu'on  appellait  hellénistes,  pour  marquer  que 
le  contact  avec  la  race  hellénique  les  avait  profondément  modi- 
fiés. Les  spéculations  des  philosophes  frappèrent  vivement  les 
Juifs  transplantés  en  Egypte  et  en  Grèce,  Ne  pouvant  compren- 
dre que  la  vérité  eût  été  aperçue  en  dehors  du  peuple  de  Dieu, 
ils  essayèrent  de  revendiquer  pour  eux  les  sublimes  conceptions 
des  Platon,  des  Pythagore,  des  Zénou  :  les  Grecs  furent  transfor- 
més en  disciples  de  Moïse.  Une  pareille  prétention  supposait  que 
le  mosaïsme  renfermait  toute  la  philosophie;  les  docteurs  juifs 
n'hésitèrent  pas  à  le  soutenir,  et  pour  prouver  leur  thèse,  ils  eurent 
recours  à  une  interprétation  allégorique  des  livres  sacrés.  Cette 
méthode  arbitraire  eut  pour  conséquence  inévitable  d'introduire 
des  éléments  étrangers  dans  le  mosaïsme.  Les  penseurs  de  la  Judée 
subirent  l'influence  de  l'esprit  qui  animait  le  monde  gréco-romain  : 
les  doctrines  se  rapprochaient,  se  combinaient,  se  modifiaient  (^). 
Le  mélange  de  dogmes  orientaux  et  d'idées  helléniques  est  un  trait 
caractéristique  de  Philon  (^).  ïl  est  tellement  imbu  de  platonisme 
qu'on  a  dit  que  Platon  philonisait  (^)  ;  l'action  de  Zenon  sur  le  phi- 
losophe juif  n'est  pas  moins  certaine  (*).  Cependant  le  disciple  des 
Grecs  ne  renie  pas  la  foi  de  ses  pères.  Issu  de  la  race  sacerdotale, 
Philon  reste  Hébreu,  il  cherche  son  idéal  dans  le  mosaïsme  ;  son 
génie  est  plus  religieux  que  philosophique;  il  place  les  Esséniens 
qui  dédaignaient  la  spéculation  au-dessus  des  philosophes;  ce  qui 
le  préoccupe  au  fond,  c'est  le  besoin  d'une  foi,  d'une  croyance. 

Philon  a  la  conviction  que  le  mosaïsme  est  destiné  à  devenir  la 
religion  du  genre  humain.  Il  trouve  la  supériorité  de  la  législation 
de  Moïse  dans  son  esprit  universel.  Chez  les  Grecs  et  les  Barbares, 
chaque  cité  a  ses  lois  particulières  qui  n'ont  rien  de  commun  avec 
celles  des  autres  cités  ;  les  Athéniens  méprisent  les  usages  lacédé- 
moniens,  les  Spartiates  les  institutions  athéniennes  ;  les  Égyptiens 
n'observent  pas  les  lois  des  Scythes  ;  les  Scythes  ignorent  celles  de 

(1)  Neander,  Geschichte  der  christichen  Religion,  T.  I,  p.  86,  87,  90. 

(2)  Vacherot,  Histoire  de  l'école  d'Alexandrie,  T.  II,  p.  142. 

(3)  $tXwv  TT^aTovtÇst  vj  n^ârwv  fiXùivil^si  [Suidas]. 

(i)  Rilter,  Geschichte  der  Philosophie,  T.  IV,  p.  443  et  suiv.,  457. 


RELIGION.    POESIE.    PHILOSOPHIE. 


427 


rÉgypte  ;  toutes  les  nations,  exclusivement  attachées  à  leurs  cou- 
tumes, croient  relever  leur  gloire  en  repoussant  avec  mépris  celles 
des  peuples  étrangers.  Il  n'en  est  pas  ainsi  du  niosaïsme;  il  s'adresse 
aux  Barbares  comme  aux  Grecs,  aux  habitants  des  iles  comme  à 
ceux  du  continent,  à  l'Orient  et  à  l'Occident,  à  toute  la  terre  habi- 
table jusqu'à  ses  dernières  limites.  La  loi  de  Moïse  brille  parmi 
toutes  les  législations,  comme  le  soleil  parmi  les  astres  ;  elle  fera 
le  tour  du  monde.  C'est  que  le  législateur  hébreu  n'a  pas  cherché 
ses  règles  dans  les  circonstances  particulières  et  changeantes  d'un 
seul  État  ;  il  les  a  puisées  dans  la  nature  de  l'homme,  pour  qu'elles 
puissent  servir  à  la  cité  de  l'univers.  Car  la  terre  est  une  grande 
cité  qui  ne  doit  avoir  qu'une  forme  de  gouvernement,  une  loi  ;  nous 
sommes  tous  citoyens  du  monde,  bien  que  nés  dans  un  état  par- 
ticulier ('). 

Le  lien  qui  unit  tous  les  hommes  est  plus  fort  que  celui  de  la 
patrie,  c'est  leur  union  en  Dieu.  En  ce  sens  Philon  appelle  Adam 
le  premier  citoyen  de  l'univers.  Le  Créateur,  en  donnant  à  Adam 
et  à  sa  descendance  la  terre  pour  séjour,  a  voulu  que  tous  les  peu- 
ples formassent  une  grande  famille.  Les  Juifs  seuls  ont  conscience 
de  cette  vérité.  Les  autres  nations  ne  prient  les  dieux  que  pour 
leur  salut  individuel  ;  de  pareilles  prières  sont  presque  un  acte 
d'hostilité  contre  le  reste  du  genre  humain.  Les  Juifs  comprennent 
l'humanité  entière  dans  leurs  vœux  ;  le  grand  prêtre  porte  dans 
ses  ornements  mêmes  l'image  du  monde  :  organe  de  la  création  , 
ses  actions  de  grâces  et  ses  prières  embrassent  les  hommes,  la 
terre  et  le  ciel  (-). 

Comment  cette  grande  cité  sera-t-elle  organisée  ?  Sur  la  base  de 
l'égalité.  Les  Grecs  et  les  Romains  ne  connaissaient  pas  la  vraie 
égalité.  L'immense  majorité  des  hommes  étaient  réduits  à  la  condi- 
tion de  choses;  les  citoyens  mêmes  n'étaient  pas  égaux,  il  y  avait 


(4)  De  VitaMos.,  II,  p.  636,  E;  p.  6o7,  A;  p.  600,  C;66l,  C;  626,  E.  —De 
Joseph.,  p.  530,  E. 

(2)  De  Monarch.,  1 ,  p.  818,  C.  ;  De  mundi  vreal.,  p.  32 ,  E  ;  De  Vtla  Mos.,  III  ^ 
673,  B,  D  ;  De  Monarch.,  II,  p.  825,  B. 


428  LES    HÉBREUX. 

lutte  permanente  entre  l'aristocratie  et  le  peuple.  C'est  parce  que 
la  véritable  égalité  manquait  à  l'antiquité,  qu'elle  a  dû  périr  pour 
faire  place  à  un  monde  où  il  n'y  aura  plus  d'esclaves,  où  le  droit 
égal  de  tous  les  hommes  sera  reconnu.  L'égalité  chrétienne  est  en 
germe  dans  le  mosaïsme;  pour  mieux  dire,  le  besoin  de  l'égalité 
était  plus  profond  chez  les  Juifs  que  chez  les  chrétiens;  mais  l'éga- 
lité, poussée  trop  loin,  menace  de  détruire  l'individualité  humaine, 
c'est-à-dire  le  principe  de  toute  vie.  Philon  n'échappa  pas  à  cet 
écueil. 

Aucun  philosophe  n'a  glorifié  l'égalité  comme  Philon;  il  la  com- 
pare à  la  lumière  vivifiante  du  soleil  ;  elle  est  le  principe  de  tout 
bien,  de  toute  vertu,  tandis  que  l'inégalité  est  la  source  des 
ténèbres,  de  tout  vice,  de  tout  mal  (').  L'égalité  doit  être  le  fonde- 
ment de  l'État;  la  démocratie  est  donc  la  forme  de  gouvernement 
la  plus  légitime  et  la  plus  parfaite.  Les  cités  grecques,  quoique 
démocratiques,  ne  répondaient  pas  suffisamment  à  l'idéal  du  disci- 
ple de  Moïse.  Il  y  avait  chez  les  Juifs  une  secte  qui,  pour  réaliser 
l'égalité,  rejeta  la  propriété  individuelle;  la  communauté  de  la  vie 
entière  lui  paraissait  seule  en  harmonie  avec  le  dogme  de  la  frater- 
nité. Les  éloges  que  Philon  prodigue  aux  Esséniens  témoignent 
que  c'est  dans  leur  doctrine  qu'il  aperçoit  le  modèle  d'une  société 
fondée  sur  le  principe  de  l'égalité.  Nous  ne  pouvons  pas  accepter 
cet  idéal.  L'égalité  ne  doit  pas  aller  jusqu'à  la  communauté  forcée, 
sinon  elle  absorbe  la  personnalité  de  l'homme,  et  elle  va  contre  les 
desseins  de  Dieu.  La  communauté  volontaire,  telle  du  moins  qu'elle 
s'est  manifestée  dans  les  corporations  religieuses,  participe  de  ce 
vice  :  à  force  d'aspirer  à  l'unité,  elle  affaiblit  l'individualité;  la  cha- 
rité même  est  altérée.  Le  but  de  toute  doctrine  politique  ou  reli- 
gieuse doit  être  de  développer  les  facultés  de  l'homme;  pour  cela  il 
faut  que  l'on  fortifie  l'activité  individuelle,  sans  cependant  oublier 
le  lien  qui  unit  les  âmes  et  les  citoyens. 

Philon  partage  aussi  les  sentiments  des  Esséniens  sur  l'escla- 
vage. La  théorie  stoïcienne  de  la  vraie  liberté    le  séduit  ;   il 

(1)  De  Créât.  Princ,  p.  734,  E;  735,  D,  E. 


/ 


RELIGION.    POÉSIE.     PHILOSOPHIE.  4-29 

l'adopte  ('),  mais  sans  s'y  arrêter.  Les  disciples  de  Zenon  plaçaient 
si  haut  la  liberté  intérieure,  l'affranchissement  de  toute  passion, 
que  la  liberté  extérieure  leur  était  chose  indifférente;  de  leur  sein 
est  sorti  un  esclave  philosophe,  et  il  ne  condamne  pas  l'esclavage. 
Philon,  nourri  d'une  doctrine  d'unité  et  de  solidarité,  dit  que  l'es- 
clavage est  une  violation  des  lois  de  la  nature,  Dieu  ayant  créé  tous 
les  hommes  égaux.  Peu  importe  que  la  violence  ait  privé  une  per- 
sonne de  sa  liberté  et  que  le  droit  des  gens  sanctionne  cet  abus  de 
la  force;  il  y  a  une  loi  qui  l'emporte  sur  les  institutions  civiles, 
c'est  celle  dont  Dieu  lui-même  est  l'auteur;  et  d'après  cette  loi  tous 
les  hommes  sont  également  nobles,  puisque  tous  ont  la  même  ori- 
gine (-). 

L'égalité  se  confond  aux  yeux  de  Philon  avec  la  justice  ;  elle  doit 
régir  les  rapports  des  peuples  comme  ceux  des  individus.  Le  philo- 
sophe hébreu  trouve  dans  l'inégalité  le  principe  des  guerres  civiles 
et  étrangères  ;  si  l'égalité  était  reconnue  et  pratiquée,  elle  aurait 
pour  conséquence  nécessaire  la  paix ,  parce  qu'elle  engendre  l'har- 
monie et  la  concorde.  Les  deux  doctrines  auxquelles  Philon  se  rat- 
tache, le  mosaïsme  et  le  portique ,  avaient  un  mépris  égal  pour  les 
conquérants.  Le  philosophe  juif  compare  la  valeur  guerrière  à  une 
espèce  de  rage  ;  il  ne  comprend  pas  comment  la  gloire  puisse  cou- 
ronner des  hommes  qui  ressemblent  à  des  bêtes  féroces,  insatiables 
de  sang  humain.  Philon  ne  voit  dans  les  conquérants  que  des  bri- 
gands heureux,  auxquels,  par  une  singulière  inconséquence,  l'im- 
punité et  la  renommée  sont  assurées  à  force  de  crimes  f  ).  Nous 
rencontrerons  chez  Sénèquc  les  mêmes  déclamations  contre  les 
héros;  mais  les  sages  du  paganisme,  tout  en  maudissant  la  guerre, 
n'avaient  pas  l'espoir  que  la  paix  régnerait  un  jour  dans  le  monde. 
Le  disciple  de  Moïse  partage  la  croyance  générale  de  sa  nation  à 
un  Messie.  L'idée  qu'il  se  forme  de  l'époque  messianique  rappelle 


(i)  Voyez  son  traité  intitulé  :  Quod  omnis  probus  liber. 

(2)  De  spécial.  le(jib.,\).  798,  D;  —  Quod  omnis  probits  liber,  p.  870,  E; 
p.  872,  A,B;  —  De  Cherubim,  p.  128,  B. 

(3)  De  Créât.  Princ,  p.  734,  D;  —  Quis  rcr.  divinar.  havr.,  p.  503,  B,  —  De 
ChariL,  p.  707,  h ,  —  De  Forlil.,  p.  736,  A;  — De  dccalog.,  p.  7(53,  C ,  D. 


450 


LES  HEBREUX. 


les  prédictions  des  prophètes  :  «  Les  hommes  auront  honte  de  se 
faire  la  guerre,  eux  que  la  nature  a  créés  pour  l'harmonie  et  la 
paix;  les  animaux  perdront  leur  férocité  et  deviendront  les  com- 
pagnons des  hommes;  le  sol  produira  de  lui-même  les  fruits  néces- 
saires à  notre  subsistance;  le  bonheur  des  habitants  de  la  terre  sera 
inaltérable  »  (').  Il  ne  faut  pas  confondre  la  conception  de  Philon 
avec  les  rêves  d'une  domination  universelle  que  faisaient  ses  com- 
patriotes :  le  dédain  que  le  philosophe  juif  professe  pour  les  con- 
quérants le  mettait  à  l'abri  de  pareilles  erreurs.  Il  ne  croit  pas 
davantage  que  la  transformation  de  l'humanité  s'opérera  par  un 
miracle  :  l'action  surnaturelle  de  Dieu  est  incompatible  avec  la  rai- 
son. L'âge  messianique  ne  peut  donc  se  réaliser  que  par  la  vertu 
persévérante  des  hommes  :  le  mal  s'étant  introduit  par  le  péché,  la 
liberté  humaine,  mieux  dirigée,  peut  sinon  le  faire  disparaître, 
comme  l'espérait  Philon,  du  moins  en  restreindre  l'empire. 

(t)  De  praem.  et  poen.,  p.  924,  A,  C,  D;  —  De  exécrât.,  une. 


—J\iXI\rj\j\r^y^ 


LES  ÉTATS  DESPOTIQUES. 


INTRODUCTION. 


LES  CONQUÉRANTS  ET  LEUR  MISSION. 


Les  théocraties  paraissent  immuables  et  éternelles.  Jérusalem 
est  en  raines,  les  Juifs  sont  errants  par  toute  la  terre  ;  cependant  la 
législation  de  Moïse  fait  encore  de  tous  les  adorateurs  de  Jéhova 
une  seule  nation.  La  société  brahmanique  a  résisté  à  tous  les 
conquérants  civilisés  et  barbares.  Au-delà  de  Tlndus  tout  change  ; 
d'immenses  monarchies  s'élèvent  et  tombent  avec  une  effrayante 
mobilité:  «  Babylone ,  Ninive,  Ecbatane,  Persépolis  et  Tyr  ne  sont 
plus;  des  peuples  succèdent  à  des  peuples,  des  empires  à  des 
empires.  Il  n'y  a  plus  de  nations  qui  s'appellent  Babyloniens, 
Assyriens,  Chaldéens,  Mèdes,  Phéniciens.  Leur  domination  et 
leurs  villes  sont  détruites;  les  hommes,  dispersés  çà  et  là,  sont 
oubliés  sous  des  noms  différents  »  ('). 

Cette  triste  instabilité  des  choses  humaines  a  inspiré  une  belle 
page  à  l'auteur  des  Ruines  (*)  :  «  Ici,  me  dis-jc,  ici  fleurit  jadis 
une  ville  opulente  :  ici  fut  le  siège  d'un  empire  puissant.  Oui!  ces 
lieux  maintenant  si  déserts,  jadis  une  mullitudc  vivante  animait 

(1)  Ilerder,  Ideen  zur  Philosophie  der  Geschichte,  XII. 

(2)  Volney,  les  Ruines,  ch.  2. 


434  LES    ÉTATS   DESPOTIQUES. 

leur  enceinte  ;  une  foule  active  circulait  dans  ces  routes  aujour- 
d'hui solitaires.  En  ces  murs  où  règne  un  morne  silence,  retentis- 
saient le  bruit  des  arts,  et  les  cris  d'allégresse  et  de  fête  :  ces  mar- 
bres amoncelés  formaient  des  palais,  ces  colonnes  abattues  ornaient 
la  majesté  des  temples...  Et  maintenant  voilà  ce  qui  subsiste  de 
cette  ville  puissante,  un  lugubre  squelette!...  Les  palais  des  rois 
sont  devenus  les  repaires  des  fauves,  les  troupeaux  parquent  au 
seuil  des  temples,  et  les  reptiles  immondes  habitent  le  sanctuaire 
des  dieux!...  Et  l'histoire  des  temps  passés  se  retraça  vivement  à 
ma  pensée...  Cette  Syrie,  me  disais-je,  aujourd'hui  presque  dépeu- 
plée, comptait  alors  cent  villes  puissantes...  Que  sont  devenues  tant 
de  brillantes  créations  de  la  main  de  l'homme?  Où  sont-ils  ces  rem- 
parts de  Ninive,  ces  murs  de  Babylone,  ces  palais  de  Pcrsépolis, 
ces  temples  de  Balheck  et  de  Jérusalem?  Où  sont  ces  flottes  de 
Tyr,  ces  chantiers  (ïArad,  ces  ateliers  de  Sidon,  et  cette  multitude 
de  matelots,  de  pilotes,  de  marchands,  de  soldats...  Hélas!  j'ai 
visité  les  lieux  qui  furent  le  théâtre  de  tant  de  splendeur,  et  je  n'ai 
vu  qu'abandon  et  solitude!...  J'ai  cherché  les  anciens  peuples  et 
leurs  ouvrages,  et  je  n'eu  ai  vu  que  la  trace,  semblable  à  celle  que 
le  pied  du  passant  laisse  sur  la  poussière...  Grand  Dieu!  d'où  vien- 
nent de  si  funestes  révolutions?  Pourquoi  tant  de  villes  sont-elles 
détruites?  Pourquoi  cette  ancienne  population  ne  s'est-elle  point 
reproduite  et  perpétuée  »? 

A  ces  questions  l'Arabe  répond  que  le  déluge  a  emporté  les  cités 
et  les  peuples  (');  et  l'Européen  qui  visite  ces  ruines  est  tenté  de 
crier  à  la  fatalité.  Il  n'y  a  ni  déluge,  ni  fatalité.  Une  loi  providen- 
tielle régit  ces  révolutions  qui  nous  effraient  et  nous  attristent.  Les 
tombeaux  des  hommes  éveillent  l'idée  de  l'immortalité  et  d'une  vie 
progressive;  les  sépulcres  des  nations  et  des  cités  nous  expliquent 
l'énigme  de  la  destinée  future  de  l'humanité. 

Les  ruines  qui  couvrent  l'Asie  occidentale  donnent  une  idée  des 
conquérants  qui  ont  fondé  ces  dominations  passagères.  On  a  sou- 
vent célébré  la  vie  paisible  et  les  vertus  des  peuples  pasteurs.  Dans 
l'Iliade,  Jupiter  détourne  les  yeux  des  plaines  sanglantes  de  Troie 

(1)  Raumer,  Vorlesungen  ùber  diealte  Geschichte,  T.  I,  p.  109. 


INTRODUCTION.  455 

pour  les  reposer  sur  les  Tliraces  «  qui  se  nourrissent  de  lait  » ,  et 
sur  les  Scythes  «  les  plus  justes  des  hommes  » .  Horace  chante  la 
pureté  de  leurs  mœurs  (').  Les  historiens  et  les  géographes  riva- 
lisent avec  les  poètes  dans  leurs  descriptions  imaginaires.  Le  trait 
qui  domine  dans  ces  peintures  idéales,  c'est  que  les  Scythes  sont 
un  peuple  essentiellement  pacifique  :  «  ils  ne  font  la  guerre  que 
pour  se  défendre  :  ils  sont  d'un  naturel  si  doux  qu'ils  craindraient  de 
blesser  un  animal  »{^). Hérodote  seul(')  dépeint  les  nomades  d'après 
nature  :  «  Ils  vivent  dans  des  hostilités  permanentes,  dit-il  ;  ils  sacri- 
fient leurs  prisonniers  à  Mars.»  Leur  droit  de  guerre  est  semblable 
à  celui  des  sauvages  de  l'Amérique  :  «  Un  Scythe  boit  le  sang  du 
premier  homme  qu'il  renverse,  coupe  les  tètes  à  ceux  qu'il  tue  dans 
les  combats,  et  les  présente  au  roi;  ce  n'est  qu'à  cette  condition 
qu'il  a  part  au  butin  ».  Hérodote  explique  comment  les  Scythes 
écorchent  les  tètes  :  «  Ils  suspendent  la  peau  à  la  bride  de  leurs  che- 
vaux; ils  sont  estimés  en  proportion  de  ces  affreux  trophées.  Plu- 
sieurs écorchent  la  main  droite  des  ennemis  qu'ils  ont  tués,  et  en 
font  des  couvercles  à  leurs  carquois.  D'autres  les  écorchent  en  en- 
tier, et  portent  les  peaux  sur  leurs  coursiers.  Quant  aux  crânes  des 
ennemis  les  plus  célèbres,  ils  en  font  des  coupes  à  boire» .  Mettons 
en  regard  des  récits  d'Hérodote  le  tableau  tracé  par  l'historien 
chinois  Matouanlin ;  c'est  une  peinture  admirable  du  droit  du  plus 
fort  qui  règne  chez  les  barbares  conquérants  de  l'Asie  :  «  Ils  ne 
savent  ce  que  c'est  que  la  justice...  Les  plus  forts  choisissent  dans 
les  repas  ce  qu'il  y  a  de  plus  gras  et  de  meilleur;  les  vieillards  man- 
gent et  boivent  ce  que  les  premiers  ont  laissé.  Il  n'y  a  de  nobles 
parmi  eux  et  de  gens  honorés  que  ceux  qui  ont  plus  de  force  et  de 
courage  que  les  autres,  il  n'y  a  de  méprisés  que  les  vieillards  et  les 
hommes  faibles  »  (*). 
L'état  physique  des  pays  que  ces  peuples  habitent  et  l'influence 


(1)  Iliad.,  Xlir,  4-6;  —  Ilornt.,  Od.,  III,  25.. 

(2)  Strab.,  VII,206-2in.  —  Vamp.  Mcla,  III,  5.  —  Justin.,  11,2.  —  Q.  Ctni., 
VU,  6.  —  Ephori  Fragm.  "8. 

(3)  //erod.,IV,  i3,  62-66,  103. 

(5-)  Rcmasat,  Recherches  sur  les  Tarlares,  p.  o  et  suiv. 


4-36  LES    ÉTATS    DESPOTIQUES. 

de  la  vie  pastorale  expliquent  leurs  mœurs  guerrières,  leurs  inva- 
sions et  la  décadence  de  leurs  empires.  La  vie  des  pasteurs  est  une 
existence  oisive;  ils  consacrent  leurs  loisirs,  non  aux  douces  jouis- 
sances de  l'amour  et  de  l'harmonie,  comme  l'ont  chanté  les  poètes, 
mais  à  l'exercice  violent  et  sanguinaire  de  la  chasse.  Pour  les 
Scythes  et  lesTartares  la  chasse  a  toujours  été  une  école  de  guerre; 
elle  n'est  pas  seulement  un  plaisir  individuel,  elle  devient  une  oc- 
cupation nationale.  Les  chefs  de  tribus  dirigent  les  chasses  géné- 
rales, dont  les  combinaisons,  les  fatigues  et  les  dangers  sont  une 
image  des  combats.  Forcés,  d'autre  part,  pour  pourvoir  à  leur 
subsistance,  de  passer  d'un  lieu  à  un  autre,  rien  n'attache  les  no- 
mades au  sol  qui  les  a  vus  naître  ;  ils  emportent  leur  patrie  avec 
leurs  tentes  et  leurs  troupeaux.  Les  plateaux  de  l'Asie  nourrissent 
une  nombreuse  race  de  chevaux,  faciles  à  dresser  pour  la  chasse 
et  pour  la  guerre  (^);  le  Scythe,  toujours  à  cheval,  finit  par  s'identi- 
fier avec  ce  compagnon  de  sa  vie;  il  mange,  il  boit,  il  dort  à  cheval. 
Ne  dirait-on  pas  que  la  Providence  a  créé  ces  peuples  pour  les 
guerres  d'invasion  f)?  Si  les  nomades  sont  nés  conquérants,  les 
habitants  du  midi  semblent  nés  pour  être  conquis.  Blontesquieu 
remarque  «  qu'en  Asie  les  nations  sont  opposées  aux  nations  du 
fort  au  faible.  De  même  que  les  lieux  situés  dans  un  climat  très 
froid  y  touchent  immédiatement  ceux  qui  sont  dans  un  climat  très 
chaud,  de  même  les  peuples  guerriers,  braves  et  actifs,  touchent 
immédiatement  des  peuples  efféminés,  paresseux,  timides  :  il  faut 
donc  que  l'un  soit  conquis,  et  l'autre  conquérant  » . 

Les  conquêtes  des  peuples  nomades  ressemblent  à  un  boulever- 
sement de  la  nature  physique  plus  qu'à  nos  guerres.  Ils  sortent 
de  leurs  steppes,  ou  descendent  des  montagnes  pour  inonder  avec 
la  rapidité  d'un  torrent  les  plaines  fertiles  de  l'Asie;  on  dirait  qu'ils 
vont  conquérir  l'univers;  eux-mêmes,  dans  leur  ignorance  du 
monde,  ne  voient  pas  de  bornes  à  leur  domination  ;  ils  se  croient 
les  maîtres  delà  terre.  Et  en  vérité,  leurs  vastes  conquêtes  tiennent 


(1)  «  Leurs  chevaux  surpassent  en  vitesse  les  panthères;  leur  cavalerie  arrive 
comme  un  essaim  d'aigles,  qui  se  hâtent  pour  se  repaître  »  {Habacuc,  I,  9). 

(2)  Gibbon,  Histoire  de  la  décadence  de  l'empire  romain,  ch.  26. 


INTRODUCTION.  457 

du  prodige (')  :  leurs  empires  n'ont  d'autres  limites  que  l'ardeur  de 
l'invasion.  Pourquoi  s'arréleraient-ils  tant  qu'ils  trouvent  du  butin, 
et  que  leurs  chevaux  savent  courir? 

Ces  premières  conquêtes  nous  montrent  la  guerre  dans  toute  sa 
brutalité.  Les  Ninus  et  les  Cyrus,  ces  conquérants  jadis  tant  vantés, 
ont  plus  de  l'oiseau  de  proie  que  du  guerrier  (-).  Les  Scythes 
comme  les  Tarlares  sont  des  vainqueurs  cruels  :  ils  passent  au 
fil  de  l'épée  les  habitants  des  villes  conquises  f  ),  ils  croient  leur 
faire  grâce  lorsqu'ils  les  vendent  ou  les  distribuent  à  leurs  sol- 
dats. Il  y  a  quelque  chose  de  barbare  jusque  dans  leurs  traités  de 
paix;  ils  mêlent  de  leur  sang  dans  une  coupe  de  vin  et  y  trempent 
leurs  armes  :  les  princes  et  les  nobles  boivent  cet  horrible  mé- 
lange (^).  Montesquieu  trouve  la  raison  de  la  cruauté  des  nomades 
dans  l'impétuosité  de  leurs  invasions  :  «  Les  villes,  dit-il,  étaient 
pour  eux  des  obstacles  à  la  conquête  ;  ils  n'avaient  aucun  art  pour 
les  assiéger  et  ils  s'exposaient  beaucoup  en  les  assiégeant;  ils  ven- 
geaient par  le  sang  tout  celui  qu'ils  venaient  de  répandre.  »  Il  nous 
semble  que  le  droit  de  guerre  des  conquérants  de  l'Asie  s'explique 
plus  naturellement  par  les  habitudes  de  férocité  qu'ils  contractaient 
dans  leurs  chasses  et  leurs  brigandages. 

L'organisation  et  la  décadence  des  monarchies  asiatiques  sont 
aussi  uniformes  que  leur  établissement.  Les  conquêtes  des  peuples 
nomades  ne  ressemblent  pas  à  celles  des  Grecs  et  des  Romains  :  ils 
envahissent  les  pays  conquis,  comme  ils  occupaient  les  steppes  de 
leurs  déserts;  il  n'y  a  chez  eux  aucune  idée  de  gouvernement. 
Hérodote  remarque  que  les  Perses  laissaient  habituellement  les  rois 
vaincus  en  possession  de  leurs  états;  il  semble  voir  dans  celle  con- 
duite une  preuve  de  l'humanité  des  vainqueurs  C^).  C'est  à  leur  bar- 


(1)  On  a  vu  fombattre  les  armées  mongoles,  en  même  temps  en  Silésie  et 
auprès  des  murailles  de  la  Chine. 

(2)  Les  poètes  hébreux  les  comparent  à  des  aigles  {Deutér.,  XXVIII,  49),  à  des 
lions  [Isaïe,  V,  29). 

(3)  «  Ils  n'ont  point  d'égard  au  vieillard,  point  de  pitié  poui'  l'enfant  »[Deutér., 
XXVUI,  50). 

(4)  Herod.,  I,  106;  IV,  70. 
(o)  Uerod.,  III,  la. 

28 


458  LES  ÉTATS  DESPOTIQUES. 

barie  qu'il  faut  l'attribuer  et  non  à  leur  clémence  (')  :  les  princes 
déchus  peuvent  aussi  bien  que  les  conquérants  lever  les  impôts,  et 
c'est  là  l'unique  objet  de  l'administration.  En  se  développant,  le 
régime  militaire  devient  un  gouvernement  despotique.  Le  pouvoir 
absolu  des  chefs  de  tribus  en  offre  le  modèle  ;  la  polygamie  favorise 
le  despotisme  illimité  qui  règne  encore  aujourd'hui  sur  les  plus 
beaux  pays  de  la  terre.  Mais  une  décadence  fatale  met  fin  à  ces 
empires  nés  de  la  violence  et  destinés  à  périr  par  la  violence.  Les 
vainqueurs  adoptent  les  mœurs  des  vaincus,  parce  qu'ils  sont  do- 
minés par  leur  culture  supérieure.  Ce  qui  a  pour  eux  le  plus 
d'attrait  dans  cette  civilisation,  ce  sont  les  jouissances  matérielles. 
La  brusque  transition  de  leur  existence  nomade  à  une  vie  de  délices 
les  use;  dès  la  seconde  génération,  les  maîtres  sont  aussi  efféminés 
que  leurs  esclaves,  et  prêts  à  plier  sous  le  joug  d'une  nouvelle  borde 
de  barbares  qui  à  leur  tour  partagent  le  même  sort. 

Voilà  comment  s'élevèrent  et  tombèrent  les  empires  des  Assy- 
riens, des  Chaldéens,  des  Perses  et  des  Par  thés;  au  moyen -âge 
celui  des  Arabes,  et  plus  tard  ceux  des  Tartares  et  des  Mongols. 
Montesquieu  dit  que  l'Asie  a  été  subjuguée  treize  fois.  A  la  vue  des 
ruines  accumulées  par  les  conquérants,  on  se  demande  s'ils 
n'avaient  d'autre  mission  que  de  verser  le  sang  et  de  détruire. 
Les  ouragans  et  les  tremblements  de  terre  ont  leurs  lois;  le  s  ré- 
volutions humaines  seraient-elles  plus  fatales?  Dans  l'antiquité, 
la  conquête  est  un  instrument  providentiel  de  progrès.  Rien  ne  le 
prouve  mieux  que  l'existence  des  états  théocratiques.  L'Inde  paraît 
occupée  du  monde  des  âmes  plus  que  de  la  vie  réelle;  l'Egypte 
vit  repliée  sur  elle-même;  Moïse  isole  son  peuple  pour  en  faire  le 
dépositaire  de  l'idée  de  Dieu.  Ainsi  les  sociétés  primitives  se  con- 
centraient dans  les  limites  de  leurs  territoires;  si  des  révolutions 
venues  du  dehors  n'avaient  remué  ces  états,  leur  civilisation  serait 
restée  stérile  pour  le  genre  humain  et  elle  aurait  fini  par  se  pétri- 
fier. Il  fallait  donc  un  nouvel  élément  dans  la  vie  des  nations.  Sol- 
dats du  Dieu  des  armées,  les  nomades  jetèrent  les  premiers  fonde- 


(1)  Cette  politique  s'est  perpétuée  dans  l'Orient  (Chardin,  Voyage  en  Perse, 
T.  X,  p.  20,  éd.  Lccointe). 


INTRODUCTION.  4o9 

ments  de  l'association  future  des  peuples.  Les  yeux  tournés  vers 
l'avenir,  nous  ne  craindrons  pas  de  les  suivre  dans  leur  voie  de 
destruction  :  la  vie  est  cachée  sous  les  apparences  de  la  mort. 

L'Inde  n'a  pas  d'histoire.  Avec  les  états  despotiques  nous  entrons 
dans  le  domaine  des  faits,  mais  le  génie  oriental  ne  s'est  pas  encore 
soumis  à  la  règle;  il  ne  conçoit  pas  le  fini.  Si  nous  nous  en  rap- 
portions aux  récits  du  prêtre  chaldéen  Bérose,  nous  compterions 
les  années  des  monarchies  asiatiques  par  centaines  de  mille  ('). 
Les  traditions  recueillies  par  les  écrivains  grecs  sont  elles-mêmes 
empreintes  du  vague  qui  semble  inhérent  à  l'Orient.  Quelle  est 
la  durée  du  vaste  empire  des  Assyriens?  Ninus  et  Sémiramis  sont- 
ils  des  personnages  réels?  La  patiente  érudition  des  savants  mo- 
dernes s'exerce  depuis  des  siècles  sur  ces  points  élémentaires  de 
l'histoire,  et  l'incertitude  règne  toujours.  Que  sera-ce  quand  nous 
demanderons  aux  auteurs  anciens  des  détails  sur  le  droit  des  gens 
de  conquérants  à  moitié  fabuleux?  Quelques  faits  surnagent  ce- 
pendant dans  cette  mer  de  doutes;  constatons-les  pour  y  ratta- 
cher les  récits  historiques  ou  mythiques  sur  les  conquêtes  qui  ont 
fondé  et  bouleversé  les  empires  de  l'Asie. 

Le  premier  empire  dont  les  historiens  fassent  mention  est  celui 
des  Assyriens.  Il  est  encore  enveloppé  de  ténèbres;  ce  n'est  qu'à 
partir  de  sa  chute  que  les  faits  généraux  acquièrent  plus  de  préci- 
sion :  les  ruines  des  monarchies  asiatiques  nous  sont  mieux  con- 
nues que  leur  splendeur.  On  croit  apercevoir  dans  le  mouvement 
qui  mit  fin  à  la  domination  assyrienne  comme  un  éveil  des  natio- 
nalités, spectacle  rare  dans  l'Orient  qui  se  soumet  avec  une  rési- 
gnation fataliste  au  droit  du  plus  fort.  Les  Babyloniens  unis  aux 
Mèdes  détruisent  Niuive.  Babylone  hérite  de  la  puissance  et  même 
du  nom  des  vaincus;  elle  devient  le  siège  d'un  empire  qui  embrasse 
toute  l'Asie  occidentale.  Mais  une  nouvelle  invasion  se  préparc. 
Les  Mèdes  sont  les  précurseurs  des  Perses,  qui  d'un  bond  s'éten- 
dent sur  l'Asie  et  menacent  l'Afrique  et  l'Europe  du  despotisme 
oriental. 

Les  auteurs  anciens  nous  fournissent  peu  de  notions  sur  l'histoire 

(1)  Eusebii  Chronicon,  Pars  I,  p.  tO,  sq.  (édit.  de  Venise). 


440  LES    ÉTATS    DESPOTIQUES. 

du  droit  des  gens  et  des  relations  internationales  pendant  cette 
longue  période.  Peut-être  ne  faut-il  pas  regretter  de  plus  grands 
détails.  Ceux  que  nous  possédons  sont  d'une  uniformité  qui  n'a 
rien  d'étonnant  quand  on  considère  la  formation  des  empires  asia- 
tiques. Les  peuples  qui  les  fondent  sont  tous  au  même  degré  de 
civilisation;  nomades  avides  de  pillage  et  de  destruction,  leurs 
guerres  présentent  toutes  le  même  spectacle.  La  marche  générale 
de  leurs  conquêtes  indique  la  loi  providentielle  à  laquelle  ils  obéis- 
sent. L'empire  zend  est  le  premier  noyau  des  monarchies  orien- 
tales; renfermé  dans  les  limites  de  populations  unies  entre  elles 
par  les  liens  d'une  origine  et  d'une  religion  communes,  il  tient 
encore  de  l'isolemenl  des  états  théocratiques.  Les  invasions  succes- 
sives des  peuples  nomades  brisent  cette  unité  et  préparent  une 
unité  supérieure.  La  lumière  qui  doit  éclairer  l'humanité  viendra 
de  l'Orient,  mais  elle  est  surtout  destinée  à  vivifier  le  monde  occi- 
dental; il  faut  donc  que  l'Occident  entre  en  rapport  avec  l'Asie.  La 
main  de  Dieu  guide  les  barbares  conquérants;  leurs  armes  se  tour- 
nent rarement  vers  l'Orient;  à  chaque  invasion,  ils  s'approchent 
davantage  de  la  Méditerranée,  jusqu'à  ce  que  l'ambition  pousse  les 
Perses  vers  l'Afrique  et  la  Grèce.  Là  s'arrêtent  leurs  victoires.  Ce 
n'est  pas  sous  la  loi  du  despotisme  asiatique  que  doit  s'accomplir 
l'association  matérielle  du  monde  ;  il  était  incapable  de  la  créer,  il 
eût  été  plus  impuissant  encore  à  la  maintenir.  La  mission  de 
l'Orient  est  accomplie,  dès  qu'il  s'est  mis  en  contact  avec  l'Europe; 
le  peuple  à  qui  les  Grands  Rois  cèdent  la  domination  de  l'Asie 
continuera  l'œuvre  de  l'unité,  pour  la  léguer  à  son  tour  à  la  Ville 
Éternelle. 


~'^AAPj\AA/^ 


LIVRE    PREMIER. 


CHAPITRE  I. 

L'EMPIRE    ASSYRIEN, 


Les  anciens  aimaient  à  rattacher  à  un  nom  l'origine  des  institu- 
tions et  de  tout  ce  qui  se  faisait  de  bien  et  de  mal  dans  la  société. 
C'est  ainsi  que  Ninus  est  représenté  en  quelque  sorte  comme  l'in- 
venteur des  conquêtes  :  «  Avant  lui,  dit  un  historien  latin,  on  s'at- 
tachait plus  à  défendre  ses  frontières  qu'à  les  reculer;  Ninus,  par 
une  ambition  jusqu'alors  inconnue,  fit  la  guerre  à  ses  voisins,  sou- 
mit des  peuples  encore  inhabiles  à  se  défendre  et  poussa  ses  con- 
quêtes jusqu'aux  extrémités  de  la  Lybie  »(^).  Justin  avoue  que 
Sésostris  avait  déjà  porté  ses  armes  en  Asie;  mais  «  satisfait  de 
vaincre,  il  ne  voulait  pas  commander;  Ninus  au  contraire  afl'crmit 
son  immense  domination  par  une  possession  continue  » .  Recueil- 
lons dans  les  traditions  sur  les  exploits  du  premier  conquérant 
les  traits  qui  caractérisent  le  droit  de  guerre  de  ces  temps  reculés. 

(I)  JiisUa.,  I,  1. 


442  LES    ASSYRIENS. 

Ninus  commença  par  faire  alliance  avec  le  roi  des  Arabes.  Ainsi 
les  nomades  des  déserts  se  joignent  aux  pasteurs  des  steppes  pour 
fondre  sur  l'Asie.  Ils  envahissent  d'abord  la  Babylonie.  Babylone 
était  dès  lors  la  capitale  d'un  état  florissant,  mais  amolli  par  le 
luxe  :  «  Les  naturels  furent  facilement  vaincus  et  assujettis  au  tri- 
but :  quant  à  leur  roi,  Ninus  l'emmena  ainsi  que  ses  enfants;  par 
la  suite  il  le  lit  périr  ».  Quel  fut  le  sort  des  nombreuses  cités  qui 
couvraient  le  pays?  L'histoire  n'en  dit  rien  :  les  rois  seuls  figurent 
sur  la  scène,  et  ils  sont  mis  à  mort.  La  terreur  se  répand  dans 
l'Asie.  Le  roi  des  Arméniens  vient  au-devant  de  Ninus  avec  de  riches 
présents  ;  le  vainqueur  lui  fait  grâce,  et  le  laisse  en  possession  de 
son  royaume,  à  condition  qu'il  lui  fournisse  des  vivres  et  des  sol- 
dats pour  ses  autres  expéditions.  Ctésias  loue  la  magnanimité  de 
Ninus,  oubliant  le  sort  du  roi  de  Babylone  qu'il  vient  de  raconter, 
et  celui  du  roi  de  Médie  dont  il  va  retracer  la  fin.  Les  Mèdes  oppo- 
sèrent une  vive  résistance;  le  roi,  fait  prisonnier  avec  sa  femme  et 
ses  sept  enfants,  fut  mis  en  croix (').  Si  les  princes  périssaient  sur 
la  croix,  quel  devait  être  le  sort  des  malheureux  habitants  qui 
osaient  se  défendre  contre  les  terribles  nomades? 

Les  monuments  de  Ninive,  dont  la  découverte  inaugure  une  ère 
nouvelle  pour  l'histoire  de  l'Orient,  offrent  un  témoignage  authen- 
tique de  la  barbarie  des  Assyriens.  Il  est  vrai  que  ces  monuments  ne 
remontent  pas  aux  temps  de  la  conquête.  Mais  s'il  y  a  une  différence 
entre  la  conduite  des  premiers  conquérants  et  celle  de  leurs  succes- 
seurs, elle  n'est  certes  pas  en  faveur  de  leur  humanité.  Nous  pou- 
vons donc  attribuer  à  tous  les  rois  d'Assyrie,  sans  craindre  de  leur 
faire  injure,  la  cruauté  qui  éclate  sur  les  sculptures  et  dans  les 
inscriptions  de  Ninive.  Leur  droit  de  guerre  ressemble  aux  coutu- 
mes des  sauvages.  Les  vaincus  étaient  traités,  non  comme  des 
hommes,  mais  comme  des  bêtes  féroces.  Heureux  ceux  qui  trou- 
vaient la  mort  dans  les  combats!  le  vainqueur  se  contentait  de  leur 
couper  la  tête  :  ces  horribles  trophées  étaient  soigneusement  enre- 
gistrés et  entassés  à  mesure  qu'on  les  comptait  (■).  Les  prisonniers 

(1)  Ctesias,  ap.  Diodor.,  II,  1. 

(2)  Layard,  Nineveb,  T.  II,  p.  134,  23,  128,  131,  377. 


l'empire  assyrien.  445 

étaient  empalés  et  soumis  à  d'horribles  tortures  :  on  voit  les  rois 
crevant  de  leur  propre  main  les  yeux  aux  captifs  :  ailleurs  ils  pré- 
sident au  supplice  des  infortunes  qu'écorche  le  scalpel  d'un  bour- 
reau (').  Le  sort  des  ennemis  auxquels  on  faisait  grâce  de  la  vie 
n'était  guère  meilleur  :  on  les  enchaînait  comme  des  criminels  ('). 
Le  traitement  des  chefs  rend  croyables  toutes  les  traditions  qui  ont 
cours  en  Orient  sur  la  férocité  des  conquérants.  Les  monuments 
représentent  les  princes  vaincus  se  prosternant  devant  le  vainqueur 
qui  place  son  pied  sur  euxH  :  marque  expressive  de  la  dégradation 
des  uns  et  de  l'insultant  orgueil  des  autres. 

L'on  se  demande  avec  anxiété,  pourquoi  les  conquérants  de 
l'Asie  souillèrent  leur  victoire  par  ces  atrocités.  Etaient-ils  cruels 
pour  le  seul  plaisir  de  verser  le  sang  et  d'infliger  des  tortures? 
Nous  posons  la  question  et  nous  nous  y  arrêtons,  parce  que  l'hon- 
neur de  l'humanité  est  en  cause.  La  cruauté  des  vainqueurs  a,  non 
une  excuse,  mais  du  moins  une  explication  :  des  animosités  poli- 
tiques et  des  haines  religieuses  les  poussaient  à  maltraiter  les  vain- 
cus. Les  piemières  invasions  des  Barbares  n'avaient  d'autre  but 
que  l'occupation  des  riches  cités  de  l'Euphrate  et  du  Tigre.  Sans 
pitié  pendant  le  combat,  les  nomades  n'avaient  plus  aucune  raison 
d'être  cruels  après  la  victoire;  l'asservissement  des  nations  conqui- 
ses suffisait  à  leur  ambition,  car  leur  ambition  se  bornait  à  jouir 
des  biens  matériels  de  la  vie.  Mais  comment  s'assurer  l'obéis- 
sance de  populations  hostiles?  Les  empires  asiatiques  ne  ressem- 
blaient pas  à  la  domination  romaine;  les  vaincus  conservaient 
une  existence  presque  indépendante,  parfois  le  vainqueur  laissait 
les  rois  en  possession  de  leurs  royaumes;  les  tributs  étaient  la 
seule  marque  de  leur  dépendance  (*).  Celait  un  faible  lien  dans 
un  âge  où  dominait  la  force;   il  était  bien  naturel  que  les  princes 

(1)  Layard,  T.  II,  p.  369,  374;  —M.,  Nineveh  and  Babylonia,  p.  150,  U8, 
i'66.  —  Flandin,  Revue  des  deux  Mondes,  1845,  T.  II,  p.  778. 

(2)  Sur  un  bas-reliof  de  Khorsabad.  les  prisonniers  sont  liés  par  une  corde 
attachée  à  des  anneaux  qui  passent  à  travers  les  lèvres  et  le  nez  [Layard,  Nine- 
veh and  ils  remains,  T.  II,  p.  370). 

(3)  Layard,  ib.,  T.  II ,  p.  575  et  suiv. 

(4)  Niebiihr.  Gcschichtc  Assurs  und  Babcls.  p.  18-28  (l8o7). 


4M  LES  ASSYRIENS. 

tribntaires  saisissent  toutes  les  occasions  pour  reconquérir  leur 
liberté.  Les  sculptures  découvertes  dans  les  ruines  de  Ninive  con- 
firment ces  suppositions  :  c'est  toujours  dans  les  mêmes  pays  que 
les  rois  assyriens  portent  leurs  armes,  les  vaincus  sont  toujours  les 
mêmes  n.  Ces  guerres  incessantes  n'étaient  donc  point  des  luttes 
ordinaires,  mais  des  révoltes;  les  prisonniers  n'étaient  pas  des 
ennemis,  mais  des  criminels,  coupables  de  lèse-majesté.  Il  y  a  plus. 
En  Orient  les  rois  ont  toujours  été  revêtus  d'un  caractère  religieux; 
ils  étaient  l'image  de  Dieu;  se  révolter  contre  eux,  c'était  s'élever 
contre  Dieu  même.  Ceci  n'est  pins  une  hypothèse.  Les  inscrip- 
tions cunéiformes  que  l'on  est  parvenu  à  déchiffrer,  nous  disent 
que  les  prisonniers  étaient  torturés  pour  avoir  blasphémé  le  Dieu 
des  Assyriens;  elles  nous  apprennent  que  l'Assyrie  était  la  propriété 
du  Dieu  Assur,  comme  la  Palestine  était  le  domaine  de  Jéhova(-). 
Les  vaincus  étaient  donc  pires  que  des  criminels,  ils  étaient  impies, 
sacrilèges;  les  tortures  qu'on  leur  faisait  subir  étaient  une  juste 
punition.  Ces  fausses  conceptions  ne  justifient  pas  les  conqué- 
rants asiatiques,  mais  du  moins  elles  nous  réconcilient  avec  la 
nature  humaine.  Par  là  nous  pouvons  comprendre  que  des  rois 
assyriens  se  glorifient  dans  les  inscriptions  qui  célèbrent  leur 
triomphe,  d'avoir  tué  en  pays  ennemi  les  femmes  et  les  enfants; 
par  là  s'expliquent  encore  les  scènes  révoltantes  représentées  sur 
les  monuments  de  Ninive,  où  les  rois  semblent  faire  fonction  de 
bourreau  {^). 

Tels  furent  les  conquérants  de  l'Asie.  Les  succès  faciles  que 
Ninus  avait  obtenus,  dit  Ctésias,  lui  inspirèrent  un  violent  désir  de 
soumettre  toute  l'Asie,  située  entre  le  Tanaïs  et  le  Nil  :  «  Tant  il 
est  vrai  que  la  prospérité  ne  sert  qu'à  ouvrir  le  cœur  de  l'homme  à 
plus  de  cupidité».  L'historien  transporte  dans  les  temps  barbares 
des  calculs  qui  sont  le  caractère  d'un  âge  plus  avancé.  On  com- 
prend qu'Alexandre  ait  conçu  l'idée  d'une  monarchie  universelle, 
mais  les  peuples  nomades  n'avaient  d'autre  ambition  qu'un  instinct 

(1)  Layard,  Nineveb  and  Babylonia,  ]},  634,  s. 

(2)  Ibid.,  p.  456,  637. 

(3)  Ibid.,  p.  353,  150. 


l'empire  assyrien.  Ma 

destructeur;  ils  renversaient  les  cités  et  les  empires  avec  la  vio- 
lence d'un  ouragan  ;  Dieu  fixait  les  limites  où  l'orage  devait  s'ar- 
rêter. Ninus  subjugua,  dit-on,  une  partie  de  l'Afrique  et  l'Asie 
entière,  à  l'exception  de  la  Baclriane  et  de  l'Inde  (').  Une  pre- 
mière expédition  contre  les  Bactriens  fut  malheureuse;  alors  ras- 
seml)lant  toutes  les  forces  de  son  immense  empire,  traînant  des 
populations  entières  à  sa  suite,  il  parvint  à  former  une  armée  sem- 
blable à  celle  qui  était  destinée  à  faire  la  conquête  de  la  Grèce  sous 
Xerxès.  Les  succès  de  Ninus  furent  mêlés  de  revers;  il  ne  songea 
plus  dès  lors  à  porter  ses  armes  dans  l'Asie  orientale  (^).  Ainsi 
déjà  sous  le  premier  conquérant  se  manifeste  la  loi  providentielle 
qui  régit  les  invasions  des  nomades;  l'Orient  exerce  sur  eux  un 
puissant  attrait,  mais  ils  échouent  dans  ces  lointaines  expéditions* 
l'Asie  occidentale  est  le  véritable  siège  de  leur  puissance. 

La  célébrité  de  Sémiramis  a  obscurci  la  gloire  du  fondateur  de 
l'empire  assyrien.  Des  historiens  modernes  ont  contesté  l'existence 
de  cette  femme  extraordinaire.  Nous  l'admettons  avec  Volney.  Les 
monuments  de  Ninive,  comme  ceux  de  l'Egypte,  doivent  nous 
mettre  en  garde  contre  l'esprit  de  doute  (^).  On  a  longtemps  rejeté 
parmi  les  fables  les  guerres  de  Ninus  et  de  Sémiramis;  on  a  surtout 
considéré  comme  fabuleuse  l'expédition  de  l'Inde,  en  se  fondant 
sur  le  témoignage  des  brahmanes  qui  aftirmèrent  à  Mégasthène  que 
jamais  le  sol  de  leur  patrie  n'avait  été  foulé  par  un  conquérant 
étranger(^).  Aujourd'hui  les  sculptures  de  Ninive  attestent  que  les 
rois  assyriens  entreprirent  des  guerres  lointaines  et  que  leurs  con- 
quêtes s'étendirent  jusque  dans  l'Asie  orientale.  Parmi  les  dons  ou 
tributs  offerts  i)ar  les  vaincus,  se  trouvent  des  dents  d'éléphant, 
des  shalls,  des  bois  précieux  et  des  animaux  provenant  de  l'Inde  (^). 

(1)  Diodor.,  II,  2. 

(2)  Diodor.,  II,  5,  sq. 

(3)  Layard  dit  que  Sémiramis  figure  sur  les  monuments  sous  le  nom  de  Der- 
keto  (Discoveries,  p.  623). 

(4)  Strabon.,  XV,  p.  472,  éd.  Casaub.  —  i4rnan.,Indic.  5. 

(5)  Layard,  Nineveh,  T.  I,  p.  347;  T.  II,  p.  392,  394.  —  Parmi  les  tributs 
figurent  les  cléphanls;  la  forme  prouve  que  c'est  leléphant  indien  et  non  lelé- 
phanl  africain  qui  est  représenté.  Les  singes  paraissent  également  appartenir  k 
une  race  indienne  {Layard,  T.  II,  p.  433,  437). 


446  LES    ASSYRIENS. 

L'étude  des  langues  a  confirmé  le  résultat  de  ces  découvertes  ;  le 
nom  du  roi  indien  avec  lequel  Sémiramis  combattit,  d'après  Cïés/as, 
est  sanscrit  (')  :  il  est  difîficile  de  croire  qu'une  pareille  coïncidence 
soit  due  au  hasard  ou  à  la  fraude. 

L'expédition  de  Sémiramis  dans  l'Inde  n'a  pas  seulement  un 
intérêt  historique.  Dans  la  tradition  recueillie  par  Ctéskis,  nous 
voyons  une  espèce  de  réprobation  des  conquérants.  L'historien 
grec  raconte  que  Sémiramis  était  impatiente  de  se  signaler  par  un 
grand  exploit;  informée  que  les  Indiens  habitaient  un  pays  aussi 
fertile  qu'étendu,  elle  leur  fit  la  guerre,  sans  avoir  reçu  d'eux 
aucune  injure.  Le  roi  de  l'Inde  lui  représenta  qu'elle  commençait 
une  guerre  injuste,  puisqu'elle  n'avait  pas  été  provoquée.  L'issue 
de  la  lutte  fut  une  punition  divine  :  Sémiramis  perdit  les  deux  tiers 
de  son  armée,  et  elle-même  fut  blessée  par  le  roi  ennemi  (^).  C'est 
la  voix  de  l'humanité  qui  proteste  contre  la  dure  loi  de  la  conquête; 
faible  d'abord  et  impuissante,  elle  est  dominée  par  la  force  brutale; 
mais  son  influence  s'accroît  à  mesure  que  les  éléments  pacifiques 
se  développent  et  elle  finira  par  devenir  irrésistible. 

Sémiramis  est  moins  célèbre  par  ses  guerres  que  par  ses  prodi- 
gieux ouvrages.  Les  témoignages  des  historiens  et  la  tradition 
attestent  qu'elle  exécuta  de  grands  travaux  de  communication. 
Ses  palais  et  ses  jardins  ont  fait  l'admiration  de  l'antiquité;  nous 
admirons  davantage  les  belles  routes  qu'elle  perça  à  travers  les 
montagnes,  en  comblant  les  précipices,  et  en  brisant  les  rochers  : 
ces  routes,  dit  Ctéslas,  portent  encore  aujourd'hui  le  nom  de  Sé- 
miramis. Elle  posa  les  fondements  de  nouvelles  villes,  elle  éleva 
partout  des  monuments;  la  postérité  reconnaissante  les  désigna  par 
le  nom  de  la  grande  reine  (^). 

Ninus  et  Sémiramis  nous  révèlent  les  bienfaits  de  la  conquête. 
Les  peuples  vivaient  isolés  ;  le  conquérant  les  réunit  par  la  vio- 
lence; traînés  à  sa  suite  dans  de  lointaines  expéditions,  ils  apprcn- 


(1)  Stabrobates,  Slhavira-patis,  le  maîlre  du  continent  {Lassen,  Indische 
Altertbumskunde,  T.  I,  p.  858). 

(2)  Diodor.,  II,  16-19. 

(3)  Diodor.,  II,  13,  14.  Cf.  Luciaa.,  de  Syr.  Dca,  c.  14. 


L  EMPIRE    ASSYRIEN. 


447 


neiit  à  se  connaître.  Sémiramis  poursuit  Tœuvre  du  guerrier;  elle 
s'attaque  à  la  nature  et  détruit  les  barrières  que  les  montagnes  et 
les  fleuves  élèvent  entre  les  hommes  ;  elle  met  les  habitants  de 
l'Asie  centrale  en  communication  avec  la  mer,  et  ouvre  ainsi  un 
monde  nouveau  à  l'activité  humaine.  Le  génie  commercial  des 
Phéniciens  exploitera  les  belles  routes  de  Sémiramis;  les  marchands 
parcourront  en  tous  sens  des  mers  jusque  là  inconnues.  Ainsi  la 
guerre  et  le  commerce  s'unissent  dans  un  même  but  providentiel, 
l'association  des  hommes. 

La  tradition  a-l-elle  rapporté  à  Ninus  et  à  Sémiramis  tout  ce  qui 
s'est  fait  de  grand  dans  l'empire  des  Assyriens,  ou  la  décadence 
fut-elle  aussi  rapide  que  le  dit  l'histoire?  Trente  générations  de 
rois  fainéants  aboutirent  à  Sardanapale,  dont  le  nom  a  passé  en 
proverbe  pour  exprimer  la  luxure  et  la  fainéantise.  C'est  à  lui  que 
les  auteurs  anciens  attribuent  la  fameuse  épilaphe  qui  caractérise 
admirablement  la  corruption  des  empires  asiatiques  :  «  Passant, 
souviens-toi  que  lu  es  né  mortel,  ouvre  ton  âme  au  plaisir  et  à  la 
joie;  il  n'y  a  plus  de  jouissance  pour  celui  qui  est  mort.  Je  ne  suis 
que  de  la  cendre,  moi,  jadis  roi  de  la  grande  Ninive;  mais  je  pos- 
sède tout  ce  que  j'ai  mangé,  tout  ce  qui  m'a  diverti,  ainsi  que  les 
plaisirs  que  l'amour  m'a  procurés  »('). 

Il  y  a  une  profonde  vérité  dans  les  prophéties  des  poètes  hébreux 
sur  la  ruine  de  l'empire  des  Assyriens  :  «  L'Éternel  est  lent  à  la 
colère,  et  grand  en  force;  il  diffère  à  punir,  mais  il  punit  à  la  fin... 
Malheur  à  toi,  ville  de  sang!...  A  cause  de  la  multitude  des  prosti- 
tutions de  cette  agréable  débauchée,  de  celte  enchanteresse  qui 
vendait  les  nations  par  ses  prostitutions...  Voici,  c'est  à  toi  que 
j'en  veux,  dit  le  Dieu  des  armées;  je  retrousserai  tes  habits  sur  ton 
visage,  et  je  montrerai  la  nudité  aux  nations,  et  ta  honte  aux 
royaumes.  .Je  jetterai  sur  toi  les  abominations,  je  te  déshonorerai 
et  tu  seras  comme  de  l'ordure  »(-).  Quand  la  corruption  csl  arrivée 
à  ce  point,  les  États  ne  méritent  plus  de  vivre;  les  débris  des  corps 

(4)  Diodor.,  II,  23.  —  Drisson,  De  regno  Persaruni,  lib.  I,  c.  253. 
(2)  Nahum,\,:i,  III,  1,4-6. 


LES   ASSYRIENS. 

morts  doivent  être  balayés,  pour  faire  place  à  de  nouveaux  germes 
de  vie. 

Isaïe  fait  une  magnifique  peinture  de  la  puissance  assyrienne  : 
«  Les  peuples  les  plus  redoutables  ont  été  pour  moi  comme  un  nid 
de  petits  oiseaux;  j'ai  réuni  sous  ma  puissance  toutes  les  nations 
de  la  terre,  comme  on  ramasse  des  œufs  qui  sont  abandonnés  »('). 
Celte  domination  était  trop  étendue  pour  le  génie  d'un  peuple  bar- 
bare. La  force  seule  l'avait  créée,  et  la  violence  ne  fonde  rien 
de  durable;  elle  peut  préparer  les  éléments  d'un  vaste  empire, 
mais  pour  donner  de  la  durée  à  la  conquête,  il  faut  que  des  liens 
intellectuels  et  moraux  unissent  ceux  que  la  guerre  a  soumis.  Dans 
le  premier  élan  de  leur  énergie  guerrière,  les  nomades  élevaient 
des  monarchies  considérables;  mais  ils  étaient  impuissants  à  les 
organiser  et  à  les  maintenir.  Ils  ne  pouvaient  s'assimiler  les  vain- 
cus par  la  supériorité  de  l'intelligence,  puisqu'ils  recevaient  d'eux 
leur  culture  intellectuelle  et  morale.  Quand  les  conquérants  s'en- 
dormirent dans  les  délices  de  la  vie  asiatique,  il  arriva  quelque 
chose  d'analogue  à  la  chute  de  l'empire  de  Charlemagne.  La  force, 
seul  lien  de  la  monarchie,  venant  à  se  relâcher,  les  peuples 
enchaînés  momentanément  plutôt  qu'unis,  se  séparèrent.  Cette 
dissolution  était  d'autant  plus  inévitable  que  les  nations  conquises 
conservaient  leur  individualité,  quelquefois  même  leurs  rois.  Telles 
furent  aussi,  d'après  les  historiens  grecs,  les  causes  qui  amenèrent 
la  chute  de  la  domination  assyrienne.  Les  Mèdes  se  révoltèrent; 
les  autres  peuples  les  imitèrent  et  reprirent  leur  ancienne  indépen- 
dance ('). 

(1)  Isaïe,J.,  14. 

(2)  Herod.,l,  9o,  sq.—Diodor.,  II,  24. 


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449 

CHAPITRE   II. 
NINIVE    ET    BABYLONE. 


La  ruine  de  l'Assyrie  donna  naissance  à  de  nouveaux  empires 
qui,  après  avoir  brillé  pendant  quelque  temps,  furent  absorbés 
dans  la  monarchie  persane.  Deux  de  ces  états  doivent  leur  célébrité 
aux  rapports  qu'ils  eurent  avec  les  Hébreux.  Tel  est  le  merveilleux 
prestige  de  la  poésie.  Troie,  dont  l'existence  même  est  douteuse, 
a  acquis  une  gloire  immortelle  comme  celle  du  poète  qui  Ta  chan- 
tée. Sans  les  prophètes  de  la  Judée  qui  déplorèrent  la  captivité  du 
peuple  de  Dieu,  nous  connaîtrions  à  peine  les  dominations  éphé- 
mères de  Niuive  et  de  Babylone. 

g  I.  Ninive. 

Ninive  vient  de  sortir  de  son  tombeau  séculaire.  Des  monuments 
superbes  promettent  de  jeter  un  jour  nouveau  sur  son  histoire- 
Mais  jusqu'ici  les  inscripiions  qui  couvrent  les  sculptures  deiVm- 
l'oud,  de  Khorsahad  et  de  Kouijounijk  ne  sont  pas  déchiffrées. 
L'empire  de  Ninive  ne  nous  est  pour  ainsi  dire  connu  que  par  la 
destruction  du  royaume  d'Israël. 

La  Judée  s'était  divisée  en  deux  royaumes  :  leurs  rivalités  et 
leurs  dissensions  intestines  en  firent  une  proie  facile  pour  les  rois 
de  Ninive.  Teglalh-Phalazar  commença  par  démembrer  le  royaume 
d'Israël.  Juda  tomba  également  sous  la  dépendance  de  Ninive  : 
ses  rois,  attaqués  à  la  fois  par  Israël  et  par  les  Syriens,  se  livrèrent 
imprudemment  à  leurs  plus  dangereux  ennemis  :  «  Or  Achas  en- 
voya des  députés  à  Teglalh-Phalazar,  pour  lui  dire  :  Je  suis  ton 
serviteur  et  ton  lils;  monte  et  délivre-moi  des  Syriens,  cl  de  la  main 
du  roi  d'Israël  qui  s'élèvent  contre  moi.  Et  Achas  prit  l'argent  et 
l'or  qui  se  trouvait  dans  le  Temple  de  rElernel,  et  dans  les  trésors 
de  la  maison  royale,  et  l'envoya  en  don  au  roi  d'Assyrie  »('). 

(I)  n  1\ois,  XVI,  7,  8. 


450  LES   ASSYRIENS. 

Les  rois  d'Israël,  impatients  de  secouer  le  joug  de  Ninive,  cher- 
chèrent un  appui  en  Egypte.  Mais  TÉgypte  elle-même  venait  d'être 
conquise  par  les  Éthiopiens.  Les  poètes  hébreux  pouvaient  à  juste 
titre  placer  dans  la  bouche  des  Assyriens  ces  paroles  hautaines  : 
«Voici  que  tu  te  reposes  sur  l'Egypte,  sur  ce  bâton  qui  n'est  qu'un 
roseau  cassé;  si  quelqu'un  s'y  appuie,  il  lai  entrera  dans  la  main  et 
la  percera.  Tel  est  Pharaon,  roi  d'Egypte  pour  tous  ceux  qui  se  con- 
fient en  lui  »  (').  Salmanasar  s'étant  emparé  de  Samarie,  traita  le 
roi  d'Israël  comme  un  sujet  révolté  :  «  Il  l'enferma  et  le  lia  dans 
une  prison.  »  A  l'égard  du  peuple,  le  vainqueur  pratiqua  le  sys-* 
tème  de  transplantation,  qui  est  d'un  usage  universel  en  Orient, 
comme  si  la  Providence  voulait  forcément  mêler  des  populations 
que  l'ignorance  ou  les  préjugés  religieux  séparent.  Une  partie  des 
Israélites  furent  transportés  dans  la  Mésopotamie,  les  autres  dans 
la  Médie  (^).  Aucune  nation  n'avait  voulu  s'isoler  davantage  du 
genre  humain,  et  voilà  que  ses  membres  sont  jetés  aux  quatre  vents. 
Dispersés  dans  tout  l'Orient,  les  Juifs  y  puisèrent  des  inspirations 
qui  ranimèrent  leur  foi,  tout  en  la  modifiant.  Les  dogmes  se 
mêlaient  en  même  temps  que  les  races,  pour  préparer  la  voie  à  la 
religion  qui  a  la  haute  ambition  d'associer  les  hommes  sous  la  loi 
de  la  charité  et  de  la  fraternité. 

Nous  ne  suivrons  pas  les  rois  de  Ninive  dans  leurs  autres  con- 
quêtes. Un  moment  ils  purent  espérer  que  l'ancienne  monarchie 
assyrienne  renaîtrait  dans  toute  sa  splendeur  :  Babylone  était  tri- 
butaire, les  Mèdes  vaincus,  les  Phéniciens  soumis.  Mais  l'heure  de 
la  chute  de  iNinive  était  venue  :  la  race  zende  va  reparaître  sur  la 
scène.  Précurseurs  des  Perses,  les  Mèdes  renversèrent  la  puissance 
de  l'Assyrie.  A  des  rois  guerriers  avaient  succédé  des  princes  effé- 
minés; une  invasion  des  Scythes  acheva  leur  ruine;  les  peuples  sub- 
jugués s'unirent  pour  renverser  la  cité  magnifique  qui  avait  dominé 
sur  l'Asie.  Les  Mèdes  vainqueurs  transplantèrent  les  habitants  et 
rasèrent  Ninive(').  Partout  où  il  y  a  des  ruines,  on  entend  les  chants 
des  poêles  hébreux  qui  célèbrent  la  puissance  de  Dieu  ,  la  vanité 

(1)  URois,  XVIII,  21. 

(2)  Il  Rois,  XVII,  4.  6;  XVIII,  9-11.  —  II  Chroniques,  ch.  IF. 

(3)  Diodor.,  II,  38. 


NINIVE    ET    BABYLONE.  ASl 

des  choses  de  ce  monde  et  la  punition  des  hommes  :  «  Voilà  cette 
orgueilleuse  ville,  qui  se  tenait  si  fière  et  si  assurée,  qui  disait  en 
son  cœur  :  Je  suis  l'unique,  et  après  moi  il  n'y  en  a  pas  d'autre. 
Comment  a-t-elle  été  changée  en  un  désert  et  en  une  retraite  de 
bêtes  sauvages?  Tous  ceux  qui  passeront  au  travers  d'elle  l'insulte- 
ront avec  des  sifflements  et  des  gestes  de  mépris.  Les  troupeaux  se 
reposeront  au  milieu  d'elle.  Le  hulor  et  le  cormoran  habiteront 
dans  ses  portiques;  la  désolation  sera  sur  le  seuil  »  C). 

$  IL  Babïjlone. 

Bien  que  la  gloire  de  Babylone  efface  celle  de  toutes  les  cités 
gigantesques  que  les  conquérants  ont  élevées  en  Asie  ('),  ce  n'est 
pas  à  ses  palais  ni  à  ses  jardins  qu'elle  doit  sa  longue  célébrité. 
Déjà  les  constructions  de  Sémiramis  n'étaient  plus  que  des  ruines 
séculaires  ;  une  religion  nouvelle,  de  nouvelles  invasions  de  Bar- 
bares avaient  changé  le  monde ,  et  cependant  le  nom  de  Babylone 
retentissait  encore  dans  la  mémoire  des  peuples  chrétiens,  comme 
le  symbole  de  la  corruption  la  plus  effrénée.  Qui  a  imprimé  cette 
flétrissure  immortelle  à  la  reine  de  l'Orient?  Les  poètes  de  la  Judée. 
Les  Hébreux  furent  emmenés  captifs  à  Babylone;  la  magnificence 
de  la  cité  et  la  mollesse  des  habitants  parurent  fabuleuses  même  à 
un  peuple  oriental  ;  témoins  de  la  chute  de  cet  empire,  et  imbus  du 
dogme  de  l'expiation,  ils  virent  dans  la  ruine  des  Babyloniens  la 
peine  de  leur  corruption.  Le  luxe  était  nourri  par  nn  immense 
commerce  qui  embrassait  tout  l'Orient.  Grâce  aux  poêles  hébreux, 
nous  connaissons  les  rapports  qui  existaient  entre  les  peuples  de 
l'Asie;  nous  exposerons  plus  loin  le  rôle  que  Babylone  y  a  joué; 
ici  nous  ne  considérons  l'empire  babylonien  que  comme  étal  con- 
quérant. 

Babylone  était  une  province  du  premier  empire  assyrien  ;  après 
la  dissolution  de  celte  monarchie,  elle  recouvra  une  indépendance 
momentanée;  puis  elle  devint  de  nouveau  tributaire  de  JNinive, 

(1)  Sophonie,  II,  15,  14. 

(2)  Hérodote  (1 ,  178),  qui  avait  vu  les  merveilles  de  l'Egypte,  déclare  qu'il  ne 
connaît  pas  une  ville  (\m  puisse  être  comparée  à  Babylone. 


452  LES   ASSYRIENS. 

comme  nous  rapprend  la  traduction  arménienne  de  la  chronique 
d'Eusèbe  (').  Des  colons  babyloniens  furent  emmenés  par  Sal- 
mauasar  pour  repeupler  le  royaume  d'Israël.  Bientôt  Babylone 
vit  à  son  tour  dans  son  sein  des  captifs  de  la  Judée  :  c'est  ainsi 
que  la  guerre  mêlait  les  peuples.  Un  roi  dont  la  poésie  hébraïque 
a  immortalisé  le  nom,  Nabuchodonosor,  continua  Toeuvre  de  Ninus 
et  de  Salmanasar.  Nous  avons  constaté  la  tendance  des  conquérants 
à  se  rapprocher  de  l'Occident;  la  domination  babylonienne  prit 
plus  que  les  précédentes  cette  direction.  Elle  avait  à  l'est  et  au 
nord  des  rivaux  redoutables  dans  les  Mèdes  qui  déjà  menaçaient 
l'Asie.  A  l'ouest  au  contraire,  la  division  et  l'affaiblissement  des 
petits  étals  syriens,  phéniciens  et  juifs  semblaient  appeler  un  maî- 
tre ;  ils  devinrent  la  proie  de  Nabuchodonosor.  Un  des  grands 
prophètes  de  la  Judée  a  tracé  le  tableau  de  ces  invasions  ;  nous 
emprunterons  quelques  traits  à  Jérémie,  pour  caractériser  les  con- 
quêtes asiatiques  : 

«  Voici  ce  que  dit  l'Éternel  :  des  eaux  s'élèvent  de  l'Aquilon, 
elles  seront  comme  un  torrent  qui  inondera  les  campagnes,  qui 
couvrira  la  terre  et  tout  ce  qu'elle  contient,  les  villes  et  tous  ceux 
qui  les  habitent.  Les  hommes  crieront,  et  tous  ceux  qui  sont  sur 
la  terre  pousseront  des  hurlements,  à  cause  du  bruit  éclatant  de 
la  corne  des  pieds  de  ses  puissants  chevaux,  à  cause  du  fracas  de 
ses  chariots  et  à  cause  du  bruit  de  ses  roues.  Les  pères  n'ont  pas 
seulement  regardé  leurs  enfants,  tant  leur  courage  était  tombé... 
Le  destructeur  s'abattra  sur  toutes  les  villes  :  pas  une  n'échappera; 
la  vallée  périra  et  la  campagne  sera  détruite.  A  la  voix  du  Dieu 
vengeur,  les  cités  s'écroulent  :  Il  vient  le  jour,  dit  l'Eternel,  que  je 
ferai  entendre  dans  Rabbalh,  la  ville  des  Hammouites,  le  frémisse- 
ment et  le  bruit  des  armées;  elle  deviendra  par  sa  ruine  un  mon- 
ceau de  pierres,  ses  filles  seront  consumées  par  le  feu.  J'ai  juré  par 
moi-même,  dit  le  Seigneur,  que  Botsra  sera  désolée,  qu'elle  sera 
déserte,  qu'elle  deviendra  l'objet  de  l'insulle  et  de  la  malédiction 
des  hommes,  et  que  toutes  ses  villes  seront  réduites  en  des  solitudes 
éternelles.  Et  Hatsor  deviendra  un  repaire  de  dragons;  aucun  fils 

(1)  Euseb.,  Chron.,  Pars  l,  p.  42,  sq.  (éd.  de  Venise). 


NINIVE    ET   BARYLONE.  4S5 

d'homme  n'y  habitera.  »  Qui  pourrait  résister  aux  terribles  Barba- 
res? lis  sout  les  instruments  de  la  Providence:  «  Ce  jour  est  le  jour 
du  Seigneur,  du  Dieu  des  armées,  c'est  le  jour  de  la  vengeance,  où 
il  se  vengera  de  ses  ennemis.  L'épée  dévorera  leur  chair  et  s'en  soû- 
lera et  elle  s'enivrera  de  leur  sang  »('). 

Jusqu'où  s'étendirent  les  conquêtes  de  Nabuchodonosor?  On 
sait  que  Tyr,  la  plus  puissante  des  cités  phéniciennes,  opposa 
une  résistance  héroïque  aux  Barbares  ;  mais  on  a  élevé  des  doutes 
sur  la  prise  de  la  ville  (■).  L'incertitude  augmente  à  mesure  que 
le  conquérant  s'approche  du  monde  encore  inconnu  de  l'Occident. 
Jérémie  fait  tomber  la  colère  de  l'Eternel  sur  les  Égyptiens  ;  Josè- 
plie,  l'historien  juif,  dit  positivement  que  le  vainqueur  mit  à  mort 
le  roi  d'Egypte  (')  ;  mais  à  ces  témoignages  on  oppose  le  silence 
d'Hérodote.  Que  dire  des  conquêtes  que  Strabon  et  Mégasthène 
attribuent  à  Nabuchodonosor  en  Europe,  depuis  l'Ibérie  jusqu'à  la 
Thrace?  Reposent-elles  sur  une  confusion  de  noms,  comme  le  croit 
Volney  (*)  ?  ou  sont-elles  une  tradition  populaire  à  laquelle  les 
expéditions  dans  des  contrées  lointaines  ont  donné  naissance? 

La  seule  conquête  de  Nabuchodonosor  sur  laquelle  nous  ayons 
des  détails  précis  est  celle  de  Jérusalem.  Si  nous  en  croyons  Josè- 
phe,  il  agit  en  traître  plutôt  qu'en  guerrier  :  reçu  comme  ami  et 
protecteur,  le  cruel  conquérant  fit  tuer  le  roi  de  Juda  avec  la  fleur 
de  la  jeunesse  et  ordonna  de  jeter  son  corps  hors  de  Jérusalem, 
sans  lui  donner  de  sépulture  (^).  Enfin  le  jour  de  la  destruction  vint 
pour  celte  ville  qui  devait  être  si  souvent  détruite  et  se  relever  tou- 
jours de  ses  ruines.  Le  roi  fut  pris  et  conduit  devant  Nabnchodo- 
nosor  :  «  On  égorgea  les  fils  de  Séclécias  en  sa  présence;  après  quoi 
on  lui  creva  les  yeux,  puis  on  le  lia  de  doubles  chaînes  d'airain,  on 
le  mena  à  Babylone,  et  on  l'enferma  dans  une  prison  jusqu'au  jour 
de  sa  mort 'C^).  Le  supplice  des  enfants  du  roi  ne  satisfit  pas  la 

(1)  Jérémie,  XLVII,  2,  3;  XLVIII,  8;  XLIX,  2,  13,  33,22;  XLVI,  20. 

(2)  Léo,  Uni  versai  f<eschichte,  T.  I,  p.  105.  —  Ilceren,  Babylon.,  I,  2. 

(3)  Jérémie,  XLV,  2o.  —  Joseph.,  Antiq.,  X,  9,  7. 

(4)  Volney,  Chronologie  de  Babylone,  eh.  13. 
{'6)  Joseph.,  Antiq.,  X,  8. 

(6)  II  Chroniq.,  XXXVI,  10.  —  II  Bois,  XXV,  9,  10,  G,  7.  —  Jérémie,  LU,  \\. 

29 


454  LES  ASSYRIENS. 

fureur  du  conquérant;  les  sacrificateurs,  les  gardiens  du  temple, 
les  principaux  olTiciers  «  furent  menés  au  roi  de  Babylone,  et  le  roi 
de  Babylone  les  fil  tous  mourir  » .  Si  après  la  victoire,  le  vainqueur 
se  montra  sans  pitié,  que  devait-on  attendre  de  sa  rage  dans  l'eni- 
vrement du  combat?  Les  poètes  hébreux  représentent  les  Chaldéens 
égorgeant  les  Juifs  jusque  dans  le  sanctuaire  de  l'Éternel,  sans 
épargner  ni  les  jeunes  gens,  ni  les  jeunes  filles,  ni  les  vieillards 
décrépits.  Ceux  qui  échappèrent  au  massacre  furent  transportés  à 
Babylone  pour  être  esclaves  du  roi.  On  laissa  seulement  «  les  plus 
pauvres  du  pays  pour  labourer  les  vignes  et  pour  cultiver  les 
champs  »  (') 

Le  dernier  roi  de  Babylone  méritait  peut-être  plus  que  Sardana- 
pale  d'être  flétri  par  l'histoire.  Toute  la  race  s'était  amollie  dans  les 
plaisirs.  Le  jour  même  où  Cyrus  s'empara  de  la  ville,  ses  habitants 
n'étaient  occupés  que  de  festins  et  de  danses  ;  les  gardes  du  palais 
elles-mêmes  étaient  plongées  dans  l'ivresse (-).  La  prophétie  cVIsaïe 
s'accomplit  :  «  Le  Seigneur  des  armées  a  commandé  toutes  ses  trou- 
pes ;  il  les  a  fait  venir  des  terres  les  plus  reculées  et  de  l'extrémité 
du  monde...  Je  vais  susciter  contre  eux  les  Mèdes.  Ils  briseront  les 
arcs  des.  jeunes  gens,  et  ils  n'auront  point  de  pilié  du  fruit  des 
mères.  Quiconque  sera  trouvé,  sera  transpercé,  et  leurs  petits  en- 
fants seront  écrasés  devant  leurs  yeux,  leurs  maisons  seront  pillées 
et  leurs  femmes  violées...  Celte  grande  Babylone,  cette  reine  entre 
les  royaumes  du  monde,  qui  avait  porté  dans  un  si  grand  éclat  l'or- 
gueil des  Chaldéens,  sera  détruite,  comme  le  Seigneur  renversa 
Sodome  et  Gomorrhe.  Elle  ne  sera  plus  jamais  habitée  :  les  Arabes 
n'y  dresseront  pas  même  leurs  tentes,  et  les  pasteurs  n'y  viendront 
pas  pour  s'y  reposer.  Mais  les  bêtes  sauvages  des  déserts  y  auront 
leurs  repaires;  elles  se  répondront  les  unes  aux  autres  dans  ses 
palais  désolés  et  dans  ses  maisons  de  plaisance  »{^). 

(i)  Jcrémie,  LU,  24-27;  II  Rois,  XXV,  18-21.  —  Il  Chroniq.,  XXXVI,  17,  20.— 
II  Rois,  XXV,  12.  Cf.  Jérémie,  LU,  14-16,  28-30. 

(2)  Herod.,  I,  191.  —  Xenoph.,  Cyrop.,  VII,  5,  15.  27. 

(3)  Isaïe,  XIII,  5,  15-22. 


LIVRE  SECOND. 

lias  cjlûa^  a^  m^  s^am^as. 


CHAPITRE  I. 

CONSIDÉRATIONS    GÉNÉRALES. 


Quels  sont  les  peuples  que  l'Éternel  fait  venir  «  des  terres  les 
plus  reculées  et  de  rexlrémilé  du  monde» ,  pour  accomplir  la  ruine 
de  Babylone?  Ne  sont-ils  qu'une  arme  dans  les  mains  d'un  Dieu  de 
vengeance?  Les  Mèdes  et  les  Perses,  branches  d'une  même  nation, 
appartiennent  à  la  race  qui  a  peuplé  l'Europe,  et  dont  le  génie 
actif  et  progressif  contraste  essentiellement  avec  l'esprit  rêveur  et 
immobile  de  l'Inde  brahmanique.  Les  Mèdes  figurent  comme  con- 
quérants de  l'Asie,  ainsi  que  les  Perses;  ils  avaient  déjà  atteint  un 
certain  degré  de  civilisation,  alors  que  ceux-ci  vivaient  encore  dans 
leurs  montagnes;  mais  la  parenté  des  deux  peuples  se  montre  dans 
la  promptitude  avec  laciuelle  les  derniers  venus  adoptèrent  la  reli- 
gion, le  gouvernement  et  les  mœurs  de  leurs  frères  aînés.  Ainsi  l'em- 
pire des  Mèdes  et  celui  des  Perses  se  confondent  :  la  domination  de 
l'Asie  passant  des  premiers  aux  seconds,  ne  fut  qu'un  changement 


456  LES    PERSES. 

de  dynastie,  qui  donna  la  prééminence  à  une  tribu  sur  une  autre(0. 

Les  témoignages  des  auteurs  anciens  sur  le  caractère  et  les  mœurs 
des  Perses  attestent  une  analogie  remarquable  entre  l'esprit  des 
rudes  montagnards  et  le  génie  du  monde  occidental.  On  les  a  com- 
parés aux  Germains  :  il  y  a  réellement  des  traits  de  ressemblance. 
Les  Perses  sont  le  premier  peuple  de  l'Orient  cbez  lequel  nous 
apercevions  un  germe  de  l'esprit  de  liberté  qui  distingue  l'Europe 
de  l'Asie.  Ils  avaient  une  existence  plus  indépendante  dans  leurs 
montagnes  que  les  pasteurs  des  steppes.  Le  roi  n'exerçait  pas  le 
despotisme  patriarchal;  il  était  pour  ainsi  dire  le  premier  parmi 
des  égaux.  Celte  primitive  égalité  ne  se  perdit  pas  entièrement  après 
la  conquête.  Le  Grand  Roi  visitait  parfois  le  pays  où  avaient  vécu 
ses  ancêtres,  et  lui  qui  recevait  des  présents  de  tous  ses  sujets,  il 
en  donnait  à  ses  anciens  compatriotes  {^).  Il  y  avait  une  espèce  de 
cbevalerie  chez  les  PersesC");  une  partie  des  cavaliers  formaient  la 
garde  royale;  leurs  repas  communs  offrent  le  spectacle  de  l'égalité 
au  milieu  du  despotisme;  ils  rappellent  les  célèbres  si/ssities,  image 
de  la  fraternité  qui  régnait  entre  les  citoyens  de  Sparte. 

A  côté  des  tribus  nobles,  Hérodote  dislingue  des  laboureurs  et 
des  nomades  (^),  et  comme  les  mages  ressaisirent  l'autorité  qu'ils 
avaient  perdue  dans  le  principe  de  la  conquête,  on  pourrait  croire 
que  les  castes  régnaient  chez  les  Perses  comme  dans  les  étals  Ihéo- 
craticjues.  Mais  cette  classification  de  la  société  n'a  rien  de  commun 
avec  l'inslitulion  indienne.  La  doctrine  de  Zoroastre  ne  reconnaît 
pas  même  les  mages  comme  une  classe  privilégiée.  Quant  à  la  dis- 
tribution de  la  nation  en  nobles,  laboureurs  et  pasteurs,  elle  était 
le  résultat  de  circonstances  physiques  :  aujourd'hui  encore  la  popu- 
lation de  la  Perse  est  distribuée,  comme  elle  l'était  du  temps  d'Hé- 
rodote. 

Tel  est  le  peuple  qui  le  premier  eut  l'ambition  de  fonder  une 


(-1)  Anquetil  Du  Perron,  dans  les  Mémoires  de  l'Académie  des  Inscriptions, 
T.  XL,  p.  477.  —  Schlosser,  Histoire  universelle,  T.  I,  p.  300  (trad.  de  Golbéry). 

(2)  Aelian.,  V.  H.,  I,  31.  —  Xenoph.,  Cyrop.,  Vllt,  5,  21. 

(3)  Athen.,  IV,  26,  27.  —  Hegel,  Philosophie  derGeschichte,  p.  230. 
(h)  Hcrod.,  I,  12.5. 


CONSIDÉRATIONS   GÉNÉRALES.  4o7 

inouarchie  universelle.  L'empire  des  Assyriens  s'élait  renfermé  dans 
l'Asie;  les  rois  de  Babylone  furent  poussés  providentiellement  vers 
rOccident,  mais  leurs  conquêtes  en  Europe  sont  à  moitié  fabuleuses. 
Les  Mèdes  commencèrent  à  dépasser  les  contrées  occupées  par  la 
race  zende;  cependant  ils  n'allèrent  pas  au-delà  du  Tigre  et  du 
Halys.  Dès  leur  apparition,  les  Perses  ne  connaissent  pas  de  frein 
à  la  fougue  qui  les  entraîne;  ils  veulent  conquérir  le  monde.  Du 
premier  élan  ils  se  répandent  sur  l'Asie  entière;  Cyrus  menace 
déjà  l'Occident.  Ceux  qui  naguère  étaient  chefs  d'une  tribu  no- 
made s'appelèrent /îo/s  des  RoisC^).  Leurs  ennemis  mêmes  leur  don- 
naient le  nom  de  Grand  Roi,  qui  les  distinguait  de  tous  les  prin- 
ces (').  Les  autres  monarques  tirent  leur  titre  des  peuples  qu'ils 
gouvernent;  ceux  de  la  Perse  manifestaient  leurs  prétentions  à 
l'empire  du  monde  en  se  qualiflant  de  Rois  par  excellence  H.  Ces 
titres  pompeux  ne  sont  qu'une  marque  de  la  vanité  orientale  chez 
ceux  qui  s'en  décoraient;  au  point  de  vue  providentiel,  l'on  peut  y 
voir  la  justification  de  la  monarchie  persane.  Quand  nous  envisa- 
geons le  nombre  considérable  de  pays  dont  l'existence  même  leur 
resta  inconnue,  nous  sommes  tentés  de  prendre  en  pitié  les  J?o/s 
des  Rois.  iMais  d'autre  part  leur  monarchie  universelle  est  le  pre- 
mier germe  de  l'empire  romain  :  les  conquêtes  des  Perses,  en 
ouvrant  la  voie  aux  légions,  préparent  la  future  unité  humaine. 

Maintenant  que  nous  connaissons  la  mission  des  Perses,  nous 
pourrons  aborder  leurs  conquêtes.  Si  parfois  le  spectacle  affreux 
de  la  force  brutale  nous  révoltait,  nous  nous  rappellerons  que  les 
hommes  de  violence  sont  les  instruments  d'une  idée.  Demanderons- 
nous  pourquoi  l'humanité  doit  passer  par  cette  mer  de  sang  qui 
s'ouvre  sous  les  pas  des  premiers  hommes  et  qui  va  toujours  en 
s'élargissant?  Dieu  seul  sait  la  réponse  à  cette  question;  nous  pou- 
vons seulement  constater  comme  une  loi  du  genre  humain,  que  la 
lutte  est  le  principe  de  son  développement.  La  lutte  ne  cessera 
point,  mais  elle  changera  de  nature;  la  force  deviendra  l'appui  du 

(1)  Brisson,  De  regno  Persariim,  lib.  I,  c.  3. 

(2)  Dion.  Clinjsost., Oral.  III,  De  Regno,  p.  'i2,  C  fed.  Morell.)  :  oOev  oà  /'/i 

(3)  Brisson,  I,  2. 


458  LES   PERSES. 

droit,  la  justice  prendra  la  place  de  la  guerre.  Telle  est  du  moins  la 
croyance  instinctive  des  peuples:  elle  se  manifeste  dès  la  haute  an- 
tiquité dans  les  protestations  qui  s'élèvent  contre  les  conquérants. 
Sémiramis,  Cyrus,  Alexandre  sont  l'objet  de  l'admiration  tout  en- 
semble et  de  la  réprobation  des  hommes.  Si  l'humanité  les  admire, 
c'est  comme  agents  de  la  Providence;  elle  les  réprouve  comme 
expression  du  droit  du  plus  fort  qui  a  dominé  dans  le  passé,  mais 
qui  doit  cesser  de  régner  à  l'avenir. 


CHAPITRE    II. 

LE   DROIT   DES    GENS 


§  I.  La  conquête. 

Xénophon  représente  le  fondateur  de  l'empire  persan  comme  le 
plus  humain  des  conquérants;  à  l'en  croire,  Cyrus  se  serait  conci- 
lié l'affection  des  vaincus  au  point  qu'ils  aimaient  de  vivre  sous  sa 
domination  et  qu'ils  l'honoraient  du  titre  de  père  (').  La  Cyropédie 
a  longtemps  fait  illusion  aux  historiens  modernes.  Rollin,  renché- 
rissant encore  sur  ce  tableau  idéal,  fait  de  Cyrus  le  modèle  des 
princes  ;  il  le  défend  sérieusement  d'avoir  entrepris  une  guerre  in- 
juste H.  Nous  n'aurions  pas  les  témoignages  contraires  des  auteurs 
anciens,  que  la  nature  des  choses  ne  nous  permettrait  pas  de  croire 
à  la  réalité  d'un  pareil  personnage.  Quel  était  le  peuple  à  la  tête 

(\)  Xenoph.,  Cyrop.,  I,  1,  5;  VIII,  2,  9.  Cf.  Herod.,  III,  89. 
(2)  Rollin,  Histoire  Ancienne,  T.  I,  p.  484,  édit.  de  1740,  in-4o. 


DROIT   DES   GENS.  4o9 

duquel  Cyrus  conquit  l'Asie?  Platon  dit  que  les  Perses  étaient 
originairement  des  pasteurs,  vivant  dans  une  contrée  agreste  qui 
produisait  des  hommes  d'une  constitution  forte,  en  état  de  sup- 
porter le  froid  et  les  veilles,  et,  quand  il  le  fallait  de  faire  la 
guerre  (').  Ils  appartenaient  donc  à  cette  race  de  Barbares  qui 
envahissaient  presque  périodiquement  l'Asie  méridionale.  Comme 
tous  les  nomades,  ils  adoptèrent  les  moeurs,  la  religion,  le  genre 
de  vie  des  vaincus;  mais  les  traces  de  leur  ancienne  existence 
ne  s'effacèrent  jamais  entièrement.  Les  Grands  Rois  allaient  avec 
leur  cour  d'une  capitale  à  l'autre,  de  même  que  leurs  ancêtres 
pliaient  leurs  tentes,  quand  les  pâturages  étaient  consommés  :  ils 
passaient  le  printemps  à  Ecbatane,  l'été  à  Suse,  l'automne  et  l'hi- 
ver à  Babylone,  en  profitant  de  la  différence  des  climats  qu'offrait 
leur  immense  empire  pour  varier  leurs  jouissances  (-).  Les  chasses 
royales  présentaient  également  une  image  de  la  vie  nomade;  les 
Perses  en  faisaient  un  exercice  public  où  les  rois  marchaient  à  la 
tête  de  leurs  troupes,  comme  dans  une  expédition  militaire  ('). 
Ainsi  l'existence  aventureuse  du  pasteur  et  du  chasseur  se  repro- 
duisait au  milieu  de  la  mollesse  et  du  luxe  d'une  cour  orientale. 

L'invasion  de  ces  Barbares  ressemblait  à  une  migration  plus  qu'à 
fine  guerre.  Composée  en  grande  partie  de  cavalerie,  l'armée  se 
grossissait  dans  sa  course  rapide,  comme  une  avalanche,  entraî- 
nant à  sa  suite  toutes  les  nations  vaincues  (*).  Il  y  avait  alors  en 
Asie  trois  puissants  empires,  les  Mèdes,  les  Babyloniens  et  les 
Lydiens;  il  suffit  de  quelques  combats  pour  les  renverser.  Nous 
n'avons  aucun  détail  sur  ces  premières  guerres  ;  mais  l'uniformité 
des  conquêtes  asiatiques  nous  autorise  à  croire  que  celles  des  Perses 
furent  signalées  par  la  dévastation  et  le  carnage,  aussi  bien  que 
celles  des  autres  conquérants.  Les  historiens  grecs  ont  conservé 
quelques  traditions  qui  dépeignent,  mieux  que  des  récits  de  ba- 
tailles, le  caractère  des  vainqueurs  et  l'impression  qu'ils  laissèrent 

(1)  Plat.,  De  Legg.  III,  695,  A.  —  Cf.  //erorf.,  IX,  122  ;  —  Arrian.,  V,  4. 

(2)  Xenoph.,  Cyrop.,  YIII,  G,  22. 

(3)  Xenoph.,  Cyrop.,  1,2,  10;  VIII,  1,  38.  —  Drissoii,  De  ifgno  rcrsaniiii ,  I. 
165-107. 

(4)  Ilccrcn,  Perses,  T.  1,  p.  435  de  la  IracJ. 


460  LES    PERSES. 

dans  le  souvenir  des  vaincus.  Tombé  au  pouvoir  des  Perses ,  le 
roi  des  Lydiens  fut  mené  àCyrus;  celui-ci,  dit-on,  le  fit  monter 
sur  le  bûcher,  chargé  de  fers,  et  entouré  de  quatorze  jeunes 
Lydiens.  On  sait  que  le  nom  de  Solou  invoqué  par  le  malheureux 
Crésus  le  sauva  des  flammes  (').  Le  récit  de  la  mort  de  Cyrus  fait 
encore  mieux  connaître  le  dominateur  de  l'Asie.  Après  la  conquête 
delà  Babylonie,  il  voulut  réduire  les  Scythes  sous  sa  puissance. 
Enflé  de  ses  succès  faciles  ,  il  voyait  quelque  chose  de  plus  qu'hu- 
main dans  sa  destinée;  il  ne  croyait  plus  la  résistance  possible. 
La  fortune  fut  d'abord  favorable  à  Cyrus;  le  fils  de  la  reine  des 
Scythes  tomba  en  son  pouvoir.  Cependant  Tomyris  lui  envoya  ce 
fier  message  :  «  Écoute  et  suis  un  bon  conseil;  rends-moi  mon  fils, 
quitte  ces  terres,  je  veux  bien  supporter  la  perte  du  tiers  de  mon 
armée;  si  tu  ne  le  fais  pas,  j'en  jure  par  le  soleil,  le  souverain 
maitre  des  Massagètes  :  oui,  je  t'assouvirai  de  sang,  quelqu'altéré 
que  tu  en  sois.  »  Un  combat  s'engagea,  le  plus  furieux,  dit  Héro- 
dote, qui  se  soit  jamais  donné  entre  des  peuples  barbares.  Cyrus  y 
perdit  la  vie;  Tomyris  plongea  sa  tête  dans  une  outre  pleine  de 
sang  humain,  pour  le  rassasier  de  sang,  comme  elle  l'en  avait  me- 
nacén.  Ce  récit  est  tout  ensemble  un  témoignage  de  la  cruauté  des 
conquérants  de  l'Asie  et  une  réprobation  du  droit  du  plus  fort. 
Aucune  partie  de  la  terre  n'a  été  ravagée  par  les  Barbares  comme 
l'Orient;  c'est  aussi  de  son  sein  que  part  une  protestation  non  inter- 
rompue contre  les  guerriers,  depuis  les  rois  d'Assyrie  jusqu'à 
Alexandre. 

Hegel  dit  que  la  mort  des  héros  qui  font  époque  dans  l'histoire 
de  l'humanité  est  en  harmonie  avec  leur  mission  (').  Cyrus  mourut 
en  barbare,  mais  il  servit  les  desseins  de  Dieu  en  réunissant  l'Asie 
occidentale  sous  une  seule  domination.  Il  y  a  un  de  ses  actes  dans 
lequel  l'action  de  la  Providence  éclate  visiblement.  Les  Juifs  avaient 
été  transplantés  à  Babylone;  Cyrus  les  rendit  à  leur  patrie.  Rien 
de  plus  contraire  aux  usages  des  conquérants  asiatiques;  agents 

(1)  Herod.,  I,  86,  sq.  —  Ctesias,  Pers.,  c.  4. 

(2)  Herod.,  I,  204,  2H-2I4.  —  Cf.  Justin.,  I,  8. 

(3)  Hegel,  Philosophie  der  Gescbichte,  p.  228. 


DROIT    DES   GENS. 


461 


destructeurs,  ils  mêlent  les  nations  avec  violence,  ils  ne  songent 
pas  à  relever  les  vaincus.  Mais  les  .Juifs  étaient  dépositaires  de  la 
destinée  religieuse  du  genre  humain  ;  ils  devaient,  après  s'être  re- 
trempés dans  Texil,  rentrer  dans  la  Palestine,  pour  enfanter  le 
Christ.  La  lumière  sortie  de  l'Orient  était  destinée  à  éclairer  la 
terre  entière.  Instruments  de  la  pensée  divine,  les  Perses  entrèrent 
en  communication  avec  l'Occident.  Cyrus  ouvrit  la  voie  ;  il  soumit 
les  Grecs  de  l'Asie  Mineure;  il  conquit  Tile  de  Chypre  et  l'Egypte. 
Xénop/ion  dit  que  les  peuples  vaincus  ne  comprenaient  pas  la  langue 
du  vainqueur  et  ne  s'entendaient  pas  entre  eux(')  :  expression  naïve 
de  l'état  du  monde  oriental  à  l'avènement  de  la  monarchie  persane. 
Cet  isolement  va  cesser.  Le  mouvement  de  l'invasion  continue  sous 
le  fils  de  Cyrus. 

La  cruauté  des  Barbares,  que  la  tradition  de  Cyrus  voile  pour 
ainsi  dire,  parait  dans  toute  sa  brutalité  sous  Cambyse.  Avecla  con- 
quête de  l'Egypte  s'ouvre  la  série  sanglante  des  atrocités  qui  souil- 
lent l'histoire  des  Perses. Une  seule  bataille  décida  du  sort  des  Pha- 
raons. Les  Égyptiens,  retirés  à  Memphis,  mirent  à  mort  les  hérauts 
envoyés  par  le  vainqueur  pour  traiter  de  leur  soumission.  11  y  eut 
un  jugement  terrible  sur  cette  violation  du  droit  des  gens  :  les  juges 
royaux  ordonnèrent  que  pour  chaque  homme  massacré  on  ferait 
mourir  dix  Égyptiens  des  premières  familles.  Le  fils  d'Amasis  et 
deux  mille  Égyptiens  du  même  âge  que  lui  furent  menés  à  la  mort, 
sous  les  yeux  du  roi,  la  corde  au  cou  et  un  frein  à  la  bouche  ("). 
Rien  de  plus  affreux  que  la  vengeance  exercée  par  Cambyse  sur  le 
cadavre  d'Amasis.  Il  était  coupable,  d'après  le  récit  d'Hérodote, 
d'avoir  détrôné  et  mis  à  mort  Apriès,  le  beau-père  du  vainqueur. 
Cambyse  ordonna  de  battre  le  cadavre  de  verges,  de  lui  arracher 
le  poil  et  les  cheveux,  de  le  piquer  à  coups  d'aiguillons,  et  de  lui 
faire  mille  outrages  ('). 

La  conquête  facile  de  l'Egypte  enivra  le  vainqueur  :  il  entreprit 
trois  guerres  à  la  fois  pour  soumettre  l'Afrique.  Mais  le  despote 


(1)  Xenoph.,  Cyrop.,  I,  1,  o. 

(2)  Herod.,  I,  13;  III,  11. 

(3)  I/erod  ,  !ll,  16. 


462  LES    PERSES. 

rencontra  des  obstacles  inattendus.  Les  Phéniciens  refusèrent  de 
marcher  contre  les  Carthaginois,  parce  qu'ils  leur  étaient  attachés 
par  les  liens  du  sang  et  de  la  religion,  et  les  mers  de  sable  firent 
échouer  les  expéditions  contre  les  Ammoniens  et  les  Éthiopiens. 
De  même  que  les  Scythes,  les  Éthiopiens  avaient  dans  l'antiquité  la 
réputation  d'être  les  plus  justes  des  hommes.  Est-ce  à  cette  tra- 
dition qu'il  faut  rapporter  les  reproches  qu'Hérodote  place  dans  la 
bouche  de  leur  roi?«  Votre  maître,  dit-il  aux  espions  de  Cambyse, 
n'est  pas  un  homme  juste.  S'il  l'était,  il  n'envierait  pas  un  pays  qui 
ne  lui  appartient  pas,  et  il  ne  chercherait  pas  à  réduire  en  escla- 
vage un  peuple  dont  il  n'a  reçu  aucune  injure  »(').  La  réprobation 
(lui  accompagne  les  conquérants  n'a  jamais  été  plus  méritée;  si 
nous  en  croyons  Hérodote,  Cambyse  était  cruel  jusqu'au  délire. 
On  a  dit  que  l'historien  grec  est  l'écho  da  la  haine  profonde  que  la 
caste  sacerdotale  voua  au  vainqueur.  Mais  les  témoignages  maté- 
riels, les  ruines  attestent  que  tout  n'est  pas  de  l'invention  des 
prêtres  {-).  On  a  diversement  expliqué  la  conduite  de  Cambyse.  Il 
faut  avant  tout  faire  une  part  au  caractère  de  la  race  persane  que 
nous  trouverons  de  plus  en  plus  cruelle,  même  au  sein  de  la  paix 
et  de  la  mollesse.  L'intolérance,  qui  caractérise  les  sectateurs  de 
Zoroastre,  augmenta  la  barbarie  du  farouche  conquérant  (^). 

Les  conquêtes  des  Perses  se  distinguent  de  celles  des  autres 
peuples  nomades  par  plus  de  continuité;  il  y  a  cliez  eux  quelque 
chose  de  l'ambition  persévérante  qui  anima  le  peuple  roi.  Après  la 
première  génération,  l'ardeur  guerrière  des  Assyriens  et  des  Baby- 
loniens se  ralentit;  les  Perses  ne  cessent  d'aspirer  à  l'empire  du 
monde,  jusqu'à  ce  qu'ils  succombent  sous  le  génie  de  l'Occident. 
Darius  prend  dans  une  inscription  le  titre  de  Roi  des  Perses  et  de 
toute  la  terre  ferme  (''),  et  il  s'apprête  à  réaliser  ces  prétentions,  en 


(i)  Herod.JU,  19,  21. 

(2)  fferod.,  III,  27,  sq.  Il  détruisit  les  temples  par  le  fer  et  par  le  feu  ;  quand 
la  solidité  des  monuments  résistait  à  sa  fureur,  il  les  mutilait  (Strab.,  XVII, 
p.  554). 

(3)  Xerxès  brîila  les  temples  de  la  Grèce,  sur  le  conseil  des  mages  {Cicer.,  De 
Legg.,  II,  10). 

(4)  Hero(l.,iy,di. 


DROIT    DES  GENS.  ■iGS 

portant  ses  armes  à  la  fois  dans  l'Inde  et  en  Europe.  Les  riches 
produits  de  l'Inde,  répandus  dans  l'Asie  dès  la  plus  haute  anti- 
quité, donnèrent  à  ces  contrées  lointaines  une  réputation  merveil- 
leuse dont  nous  pouvons  nous  faire  une  idée  en  lisant  les  récits 
de  Ctésias  :  ce  paradis  terrestre  tenta  les  conquérants.  Il  paraît 
qu'il  y  eut  déjà  des  hostilités  entre  le  fondateur  de  la  monarchie 
persane  et  les  Indiens.  Darius  poursuivit  ces  projets.  Il  réussit 
à  donner  l'Indus  pour  limite  à  son  empire  ('),  mais  il  n'étendit  pas 
ses  conquêtes  plus  loin  :  ce  n'est  pas  avec  l'Orient  qu'il  devait  en- 
trer en  communication  ;  la  mission  des  Perses  l'appelait  .vers  les 
peuples  de  l'Europe.  Son  expédition  contre  les  Scythes  doit  être 
attribuée  à  la  politique  autant  qu'à  l'ambition.  Les  Scythes  avaient 
dominé  naguère  sur  l'yVsie  pendant  vingt-huit  ans;  Cyrus  trouva  la 
mort  en  essayant  de  les  subjuguer;  il  était  naturel  que  Darius  ten- 
tât de  mettre  son  empire  à  l'abri  de  nouvelles  invasions.  Mais  il 
attaquait  des  peuples  insaisissables,  toujours  à  cheval,  n'ayant  ni 
villes  ni  maisons(*).  Furieux  de  ne  pouvoir  atteindre  un  ennemi  qui 
fuyait  sans  cesse,  le  grand  roi  somma  les  Scythes  de  lui  apporter 
la  terre  et  l'eau.  Les  Barbares  répondirent  qu'il  essayât  de  renver- 
ser les  tombeaux  de  leurs  pères,  qu'il  verrait  alors  s'ils  savaient 
combattre  pour  les  défendre  ;  ils  lui  envoyèrent  des  présents  sym- 
boliques, un  rat,  une  grenouille  et  cinq  flèches.  Darius  y  vit  la 
marque  de  leur  soumission  ;  un  grand  de  l'empire  en  donna  une 
Interprétation  plus  subtile  que  l'issue  de  la  guerre  confirma  ('). 

Bien  que  malheureuse,  l'expédition  contre  les  Scythes  eut  des 
résultats  considérables.  Le  roi  des  Perses  prit  pied  eu  Europe;  ses 
généraux  soumirent  une  grande  partie  de  la  Thrace  et  plusieurs 
villes  grecques  tombèrent  en  leur  pouvoir.  L'heure  fatale  était  arri- 
vée où  allaient  s'ouvrir  les  hostilités  entre  l'Orient  et  l'Occident. 
Nous  reviendrons  ailleurs  sur  l'histoire  de  cette  lutte  ;  arrêtons-nous 
ici  pour  considérer  le  droit  des  gens  et  les  relations  internationales 
de  cette  ébauche  de  monarchie  universelle  qu'on  appelle  l'empire 
persan. 

(1)  Plin.,  II.  N.,  VI,  25  (23).  —  Herod.,  IV,  4Î. 

(2)  Herod.,  I,  103-106;  IV,  46. 

(3)  Herod.jy,  126,127,  131,132. 


LES   PERSES. 

I  11.  Le  droit  de   guerre. 

«  Les  Perses  s'imaginent,  dit  Hérodote,  que  toute  l'Asie  leur  ap- 
partient» ('),  Ils  se  considéraient  comme  les  héritiers  des  monarchies 
qui  avaient  embrassé  une  partie  de  l'Orient.  Ainsi  s'expliquent  les 
paroles  étranges  que  le  père  de  l'histoire  met  dans  la  bouche  de 
Xerxès,  lors  de  la  guerre  contre  les  Grecs  :  «  Pourquoi  redoute- 
rais-je  une  nation  que  Pélops  le  Phrygien,  esclave  de  mes  ancêtres, 
a  subjuguée,  au  point  que  le  pays  et  les  habitants  s'appellent  encore 
aujourd'hui  de  son  nom  ))(^)?  Qui  sait  jusqu'où  s'étendaient  ces  sin- 
guliers titres?  Les  Rois  des  Rois  ne  pouvaient-ils  pas  croire  que  le 
monde  entier  était  leur  domaine?  Peut-être  cette  croyance  est-elle 
l'origine  des  messages  dans  lesquels  ils  demandaient  la  terre  et 
l'eau  aux  nations  étrangères  :  c'était  un  propriétaire  qui  réclamait 
sa  chose.  «  Hàle-toi,  dit  Darius  au  roi  des  Scythes,  de  reconnaître 
ton  seigneur,  et  de  lui  apporter  la  terre  et  l'eau  comme  gage  de  ta 
soumission  »  (^).  Malheur  à  ceux  qui  n'obéissaient  pas  à  ces  insul- 
tantes injonctions!  On  les  châtiait  comme  des  esclaves  révoltés 
contre  leur  maître;  le  vainqueur  ne  trouvait  rien  de  plus  juste  que 
d'exterminer  les  peuples  qui  usurpaient  un  sol  appartenant  au  Roi. 
C'était  aussi  dans  la  conception  des  barbares  conquérants,  le  moyen 
le  plus  efficace  d'assurer  la  conquête.  Tel  fut  le  sort  d'un  grand 
nombre  de  Grecs  de  l'Asie  Mineure (*). 

L'esclavage  était  un  véritable  bienfait  dans  un  pareil  droit  de 
guerre.  Mais  le  matérialisme  oriental  souillait  le  don  de  la  vie  que 
le  vainqueur  faisait  au  vaincu.  Si  les  Grecs  et  les  Romains  mécon- 
naissaient la  personnalité  humaine  dans  l'esclave,  ils  respectaient 
au  moins  sa  nature  physique.  Les  Perses  choisissaient  les  plus 
beaux  enfants  pour  en  faire  des  eunuques  (^).  Quand  le  conqué- 


(1)  Herod.,  IX,  116. 

(2)  Herod.,  VU,  il. 

(3)  Herod.,  IV,  126.  -  Cf.  5rmo/t,  De  regno  Persaruin,  lil,  60,  67. 
(1)  //cTod.,  VI,  32;  III,  147. 

(5)  Ilcrod.,  VI,  9,  32. 


DROIT    DES   GENS.  465 

rant  usait  d'humanité,  il  se  contentait  de  transplanter  les  popula- 
tions. Nous  avons  vu  cet  usage  pratiqué  par  les  rois  de  Ninive  et 
deBabyloue;  les  Perses  se  l'approprièrent  et  en  firent  une  règle 
constante  de  leur  droit  des  gens.  On  rencontre  jusqu'au  fond  de 
l'Asie  des  débris  de  peuples  que  la  violence  arracha  à  l'Europe  et 
à  l'Afrique.  Après  la  conquête  de  l'Egypte  par  Cambyse,  six 
mille  habitants  furent  conduits  à  Suse(').  Lorsqu'il  s'agissait  d'ex- 
pulser les  habitants  d'une  île,  les  Barbares,  se  tenant  par  la  main, 
enveloppaient  les  malheureux  insulaires  comme  dans  un  filet.  Hé- 
rodote qualifie  ce  stratagème  de  chasse  aux  hommes  (^)  ;  le  terme 
est  bien  choisi  pour  flétrir  cet  odieux  abus  de  la  force.  Il  y  avait 
cependant  un  élément  providentiel  dans  la  barbarie  des  Perses.  Les 
conquérants  étaient  les  agents  de  Dieu,  en  transplantant  les  po- 
pulations, car  la  violence  seule  pouvait  mêler  les  hommes  dans 
l'antiquité  :  félicitons-nous  de  ce  que  les  peuples  modernes  n'ont 
plus  besoin ,  pour  s'unir,  d'être  transportés  d'un  lieu  dans  un 
autre  comme  des  troupeaux  :  le  commerce,  l'industrie,  les  arts  et 
les  lettres  ont  remplacé  les  chaînes  et  les  fers. 

Les  rois  des  Perses  employaient  encore  un  moyen  plus  infâme 
pour  assurer  la  soumission  des  vaincus:  chose  inouïe,  ils  leur 
imposaient  la  corruption  pour  les  énerver  et  leur  ôter  toute  pensée 
de  révolte.  A  en  juger  par  le  récit  d'Hérodote,  cette  politique 
était  en  harmonie  avec  le  génie  asiatique.  C'est  Crésus  lui-même 
qui  conseille  à  Cyrus  de  traiter  ainsi  son  peuple  :  «  Pardonne  aux 
Lydiens,  dit-il;  défends-leur  d'avoir  des  armes  chez  eux,  et  ordonne- 
leur  de  porter  des  tuniques  sous  leurs  manteaux;  que  leurs  enfants 
apprennent  à  jouer  de  la  cithare,  à  chanter,  à  trafiquer.  Parce 
moyen,  ô  roi,  tu  verras  bientôt  les  hommes  changés  en  femmes,  et 
il  n'y  aura  plus  à  redouter  d'insurrection  de  leur  part  »  (').  Crésus 
craignait  que  les  Lydiens,  en  se  soulevant  contre  les  Perses,  n'atti- 
rassent sur  eux  une  ruine  totale;  il  croyait  qu'il  leur  serait  plus 
avantageux  d'être  soumis  que  d'être  vendus  comme  de  vils  esclaves. 

(1)  Ctesias,  Pers.,  c.  'J. 

(2)  flerod.,  Vt,  31. 

(3)  Herod.,l,  153,  sq. 


4.66  LES   PERSES. 

Les  despotes  orientaux  ignorent  que  la  corruption  est  la  pire  des 
servitudes.  Elle  fut  érigée  en  système  et  devint  une  règle  du  droit 
des  gens  :  Plutarque  rapporte  l'ordre  que  Xerxès  intima  aux  Baby- 
loniens de  se  livrer  à  la  débauche  (').  Cette  odieuse  politique  ne 
réussit  que  trop.  Les  Lydiens,  le  peuple  le  plus  brave  de  l'Orient, 
devinrent  les  plus  lâches  des  hommes  ;  ceux  qui  avaient  osé  lutter 
pour  l'empire  de  l'Asie  eurent  pour  descendants  des  pantomimes(^). 
Le  spectacle  de  nations  systématiquement  avilies  est  certainement 
affligeant  ;  mais  il  y  a  quelque  chose  de  plus  triste  encore,  c'est  de 
voiries  plus  hautes  intelligences  approuver  cette  exploitation  de 
l'humanité.  En  parlant  de  la  politique  de  Cyrus  à  l'égard  des 
vaincus,  Xénophon  dit  que  pour  les  maintenir  dans  l'esclavage 
il  avait  soin  d'eux  comme  de  troupeaux  (");  et  le  disciple  de  Socrate 
représente  ce  conquérant  comme  le  modèle  d'un  prince!  Tant 
il  est  vrai  que  les  anciens  n'avaient  aucune  idée  de  la  dignité  hu- 
maine. L'esclavage  frappa  d'aveuglement  jusqu'aux  philosophes; 
ils  ne  trouvaient  pas  injuste  que  des  peuples  entiers  fussent  traités 
comme  des  animaux.  Grâce  au  christianisme  et  aux  progrès  de  la 
civilisation,  il  n'y  a  plus  un  homme  aujourd'hui  dont  les  sentiments 
ne  soient  plus  élevés  que  ceux  des  sages  de  l'antiquité. 

Les  historiens  disent  que  les  Perses  furent  les  plus  barbares  des 
conquérants;  pour  les  caractériser,  ils  ont  dû  prendre  des  compa- 
raisons parmi  les  bétes  sauvages  (*).  Quelle  est  la  cause  d'une 
cruauté  qui  paraît  révoltante,  même  dans  un  âge  auquel  la  pitié 
était  étrangère?  D'après  Montesquieu,  l'absence  d'humanité  est  un 
caractère  de  tous  les  états  despotiques  :  «  Le  prince,  accoutumé 
dans  son  palais  à  ne  trouver  aucune  résistance,  s'indigne  de  celle 
qu'on  lui  fait  les  armes  à  la  main;  il  est  donc  ordinairement  conduit 
par  la  colère  et  par  la  vengeance.  D'ailleurs  il  ne  peut  avoir  l'idée 
de  la  vraie  gloire.  Les  guerres  doivent  donc  se  faire  dans  toute  leur 

(4)  Pliitarch.,  Apophtegm.  regia,  Xerxes,  m  2  (p.  173,  C). 

(2)  Polyaen.,  Strateg.,  VIF,  6,  4.  On  disait  IvliCjvj  pour  danser;  les  Romains 
appelèrent  les  danseurs  et  les  pantomimes,  ludiones,  ludii(Hesych.,  \°  1-j^ii^sa). 

(3)  Xenoph.,  Cyrop.,  VIII,  i,  43,  sq.  :  oxrmp  rà.  ùno'i^yytx. 

(4)  FZa«/je  (Encyclopédie  d'Ersch,  Sect.  III,  T.  17,  p.  397)  dit  que  les  Perses 
étaient  cruels  comme  des  tigres. 


DROIT   DES   GENS.  467 

fureur  naturelle  et  le  droit  des  gens  avoir  moins  d'étendue  qu'ail- 
leurs. »  L'observation  n'est  pas  indigne  de  l'auteur  de  YEsprit  des 
Lois;  mais  elle  explique  mieux  l'absence  du  droit  dans  les  états 
despotiques  que  la  cruauté  qui  règne  dans  les  guerres  et  dans  le 
sein  des  familles  royales.  Peut-être  en  faut-il  chercher  la  source 
dans  le  régime  de  sérail  qui  de  tout  temps  a  dominé  en  Orient  avec 
la  polygamie.  La  cruauté  accompagne  toujours  la  débauche;  en 
se  faisant  matière,  l'homme  ne  conserve  plus  que  les  instincts 
féroces  de  l'animal.  A  cette  funeste  influence  se  joignit  celle  des 
passions  qui  s'agitent  dans  l'intérieur  des  palais  royaux  :  la  jalou- 
sie et  la  haine  poussèrent  aux  vengeances  les  plus  horribles.  Que 
pouvait  devenir  dans  un  pareil  milieu  un  peuple  qui  lors  de  la  con- 
quête était  encore  dans  cet  état  de  barbarie,  oîi  la  violence  des 
appétits  matériels  domine  le  sentiment  moral?  Rappelons-nous 
les  crimes  qui  souillèrent  les  conquérants  des  Gaules;  si  les  Francs, 
au  lieu  de  rencontrer  un  frein  dans  le  christianisme,  avaient  trouvé 
un  encouragement  à  leur  brutalité  dans  la  polygamie,  leurs  guerres 
et  leurs  familles  auraient  offert  le  spectacle  que  présente  l'histoire 
de  rOrient.  La  moralité  des  Perses,  au  lieu  de  se  développer,  fut 
étouffée  jusque  dans  sa  source. 

Rien  ne  caractérise  mieux  la  nation  persane  que  ses  lois  crimi- 
nelles (').  Elles  se  distinguent  par  la  cruauté  des  peines  :  les  cou- 
pables étaient  écorchés  ou  enterrés  vivants.  Il  y  a  plus  de  cruauté 
encore  dans  les  mutilations  que  les  Perses  se  plaisaient  à  infliger. 
Au  témoignage  de  Xénoplion,  le  jeune  Cyrus  était  le  Perse  qui 
depuis  l'ancien  Cyrus,  se  montra  le  plus  digne  de  l'empire  :  il  pos- 
sédait toutes  les  vertus  d'un  grand  roi.  Pour  marquer  le  zèle  avec 
lequel  il  exerçait  la  justice,  l'historien  grec  dit  que  les  grandes 
routes  étaient  couvertes  d'hommes  mutilés  des  |)ieds,  des  mains  et 
des  yeuxC).  L'inscription  cunéiforme  du  monument  de  Bé/iistoun, 
déchiffrée  par  Raviinson,  est  un  témoignage  aulhenlique  de  la 
cruauté  persane.  Le  roi  Darius  y  raconte  la  révolte  de  Phraortès, 
roi  de  Médie;  le  rebelle  fut  vaincu  :  «  Phraortès  fut  pris  et  amené 

(1)  Brisson,  De  regno  l'ersaium,  II,  212-231. 
.  (2)  A'enop/i.,  Anab.,  1,9,  13. 


468  LES   PERSES. 

devant  moi.  Je  lui  coupai  le  nez,  les  oreilles  et  les  lèvres  et  je  rem- 
menai. Je  le  retins  enchaîné  dans  mon  palais.  Ensuite  je  le  fis  cru- 
cifier à  Ecbatane  et  ses  principaux  partisans  » .  D'autres  rebelles 
subirent  le  même  sort  (^). 

Pénétrons  un  instant  dans  l'intérieur  des  maisons  royales;  les 
vengeances  du  sérail  nous  donneront  une  idée  de  ce  qu'il  y  a  de 
cruel  et  de  dégradant  dans  le  régime  asiatique.  Le  repas  que  le 
roi  mède  Astyage  fit  servir  à  Harpagus,  est  horrible;  la  réponse 
du  malheureux  père  qui  a  mangé  son  fils  unique  est  plus  hor- 
rible encore  :  «  Tout  ce  que  fait  un  roi  est  toujours  agréable  »(^). 
Les  rois  assyriens  se  jouaient  de  la  vie  des  plus  puissants  de 
leurs  sujets  :  l'un  est  tué  par  jalousie  de  chasse,  un  autre  est  fait 
eunuque  parce  que  la  maîtresse  royale  a  loué  sa  beauté  (^).  Pour 
comprendre  jusqu'où  peut  aller  le  génie  de  la  cruauté,  il  faut  voir 
des  femmes  en  scène.  La  fameuse  Parysatis  est  un  idéal  en  ce 
genre.  Cyrus,  son  fils  de  prédilection,  fut  tué  dans  la  bataille  qu'il 
livra  à  son  frère  Artaxerxès.  Un  Carien  et  un  Persan  eurent  l'im- 
prudence de  se  vanter  de  lui  avoir  donné  la  mort.  Le  Grand  Roi, 
qui  enviait  cet  honneur,  commença  par  abandonner  le  Carien  à  sa 
mère.  Parysatis  le  fit  torturer  pendant  dix  jours;  puis  on  lui  arra- 
cha les  yeux  et  on  lui  versa  de  l'airain  fondu  dans  les  oreilles,  jus- 
qu'à ce  qu'il  expirât  (*).  Le  roi  lui-même,  jaloux  de  passer  pour  le 
meurtrier  de  son  frère,  condamna  le  Persan  à  la  peine  des  auges 
pour  s'être  glorifié  de  son  action  :  rien  d'aussi  atroce  que  ce  sup- 
plice n'a  jamais  été  imaginé  (')  ;  le  malheureux  mourut  à  grand' 
peine  au  bout  de  dix-sept  jours  de  tourments!  Il  restait  à  Parysa- 
tis, pour  consommer  sa  vengeance,  à  faire  périr  l'eunuque  du  roi, 
Mésabatès,  qui  avait  coupé  la  tête  et  la  main  de  Cyrus.  Elle  joue 
avec  le  roi  aux  dés  pour  mille  dariques,  se  laisse  perdre  et  pour  sa 


(1)  Voyez  la  traduction  de  l'inscriptioa  par  Poley,  Revue  Indépendante, 
25  octobre  1847,  etparBcH/ey,  Goetting.  Gelehrte  Anzeig.,  1846,  00  204. 

(2)  HerocL,  II,  ^  19. 

(3)  Cyrop.,IV,  6;  V,  2,  28. 

(4)  Plutarch.,  Artax.,  14. 

(5)  Ibid.,  c.  16. 


DROIT   DES   GENS.  4C9 

revanche  propose  de  jouer  un  eunuque.  La  reine  gagne  ;  elle  choi- 
sit Mésabatès,  et  le  livre  immédiatement  aux  exécuteurs,  en  leur 
ordonnant  de  l'écorcher  vif,  et  d'étendre  son  corps  en  travers  sur 
trois  croix  et  sa  peau  sur  des  pieux.  Artaxerxès  ayant  manifesté 
son  indignation  de  cette  exécution  barbare,  Parysatis  se  mit  à  rire 
et  lui  dit  :  «  Tu  as  bonne  grâce,  en  vérité,  de  te  fâcher  de  la  sorte 
pour  un  méchant  vieil  eunuque,  tandis  que  moi,  qui  ai  perdu  mille 
dariques,  je  prends  patience  et  me  tais  »('). 

La  démoralisation  ,  fruit  de  la  vie  de  sérail ,  influa  sur  les 
guerres  et  sur  les  relations  internationales.  Les  auteurs  anciens 
racontent  des  traits  de  cruauté  qui  touchent  à  la  démence  et  qui 
seraient  incroyables,  s'ils  n'étaient  en  harmonie  avec  le  caractère 
asiatique,  tel  qu'il  s'est  formé  sous  l'action  abrutissante  de  la  poly- 
gamie. Sénèque  rapporte  qu'un  roi  de  Perse  fit  couper  le  nez  à  tout 
un  peuple;  la  contrée  elle-même  prit  le  nom  de  Rhinocolure  {-). 
L'antiquité  tout  entière  manquait  d'humanité,  mais  le  mépris  de  la 
personnalité  humaine,  qui  éclate  dans  la  conduite  des  Perses,  ne  se 
retrouve  plus  dans  l'histoire  :  le  progrès  se  manifeste  même  dans 
les  champs  de  carnage.  Les  Grecs  mutilés  qui  se  présentèrent  de- 
vant Alexandre,  sont  la  justification  de  la  conquête  macédonienne. 
Il  est  vrai  que  les  Hellènes  se  plaisaient  à  la  destruction  et  qu'ils  ne 
respectaient  pas  la  liberté,  pas  même  la  vie  des  vaincus  ;  mais  ils  se 
respectaient  trop  eux-mêmes  pour  détruire  dans  leurs  ennemis 
l'image  des  dieux. 

(1)  Plutarch.,  Artax.,  17.  On  peut  voir  ie  pendant  de  cette  histoire  dans  la 
vengeance  qu'Amestris,  femme  de  Xerxès,  exerça  sur  la  femme  du  frère  du 
TO\(IIerod.,lX,\0S-\\3). 

(2)  Senec,  De  ira,  III,  20.  Nous  ne  donnons  pas  le  fait  comme  authentique.  Il 
est  possible  que  les  Grecs  aient  cherché  une  étymologie  à  un  mot  barbare  ([ui 
avait  de  la  ressemblance  avec  celui  de  Rhinocolure. Ce  qui  rend  cette  supposition 
probable,  c'est  qu'on  trouve  le  même  nom  en  Kgypte.  La  tradition  en  expli(iue 
l'origine,  en  attribuant  au  roi  Sabakos  l'abolition  de  la  peine  de  mort;  cette  peine 
aurait  été  remplacée  par  la  mutilation  du  nez.  Les  coupables,  bannis  do  l'Egypte, 
bfitirenl,  dit-on,  sur  les  limites  delà  Syrie  ime  ville  qui  prit  le  nom  deHIii- 
nocolure.  (Diodor.,  I,  GO.  —  Lepsius,  Die  Chronologie  der  Aegypter,  I,  p.  29o.) 


30 


470  LES   PERSES. 

g  III.   Organisation  de  la  conquête.   Condition  des  vaincus. 

La  mission  des  conquérants  est  d'unir  les  nations.  Cette  mission 
se  révèle  avec  éclat  dans  les  conquêtes  de  Rome.  Arrivés  les  der- 
niers sur  la  scène  du  monde,  les  Romains  profitèrent  des  tra- 
vaux des  peuples  qui  les  avaient  précédés.  C'est  à  ce  point  de  vue 
qu'il  faut  se  placer  pour  juger  les  Perses.  Si  l'on  compare  l'organi- 
sation de  leur  monarchie  avec  l'empire  romain,  elle  paraît  rude 
et  informe.  Mais  les  Grands  Rois,  premiers  venus  dans  la  carrière, 
ne  firent  qu'ébaucher  la  domination  universelle  qui  dès  lors  resta 
l'ambition  des  conquérants.  Ils  rassemblèrent  les  nations  plutôt 
qu'ils  ne  les  unirent;  ce  travail  préparatoire  était  le  seul  dont  les 
nomades  fussent  capables.  Le  héros  macédonien  poursuivra  l'œuvre 
d'association,  et  lorsqu'il  meurt,  le  peuple  qui  doit  le  remplacer,  a 
déjà  la  main  sur  le  monde. 

Il  y  avait  chez  les  Perses  un  germe  d'unité,  la  religion  :  le  maz- 
déisme enseignait  la  fraternité  de  tous  les  croyants.  Si  le  peuple 
que  Zoroastre  initia  à  ce  dogme  avait  été  capable  de  le  comprendre 
et  de  le  réaliser,  il  aurait  pu,  en  étendant  ses  conquêtes,  embrasser 
les  nations  vaincues  dans  une  véritable  et  magnifique  unité.  Mais  la 
religion  des  mages  n'était  pas  destinée  à  un  aussi  grand  empire;  trop 
puissante,  elle  aurait  empêché  le  développement  du  christianisme 
qui  lui  est  supérieur.  L'influence  du  mazdéisme  sur  les  Perses  est 
peu  sensible  ;  les  farouches  conquérants  de  l'Asie  ne  témoignèrent 
leur  attachement  au  culte  de  leurs  ancêtres  qu'en  détruisant  les 
temples  élevés  par  le  paganisme.  On  ne  remarque  aucune  trace 
chez  eux  de  la  faculté  d'assimilation  que  les  Grecs  et  surtout  les 
Romains  possédaient  à  un  si  haut  degré.  Les  Perses,  dit  Hérodote, 
laissaient  aux  rois  vaincus  ou  à  leurs  enfants  l'administration  des 
pays  conquis (').  Rome  ne  procédait  pas  ainsi;  si  elle  se  montra 
généreuse  en  apparence  envers  les  rois  alliés,  cette  générosité  cal- 
culée ne  l'empêchait  pas  de  réduire  tôt  ou  tard  leurs  royaumes  en 
provinces.  Les  peuples  placés  sous  la  domination  persane  conser- 
vèrent leur  individualité  ;  le  nom  seul  du  maître  était  changé. 

(1)  Herod.,\\\,  V6. 


DROIT   DES  GENS.  471 

L'organisation  de  l'armée  est  comme  une  image  de  cette  absence 
d'unité.  Elle  était  divisée  par  nations  :  c'est  à  cet  usage  que  nous 
devons  l'énuméralion  des  peuples  qui  formaient  la  monarchie 
persane.  L'immense  armée  de  Xerxès  fut  passée  en  revue  dans 
une  plaine  de  Tlirace.  Jamais  peut-être  autant  de  nations  différen- 
tes de  langage,  de  mœurs,  de  costumes,  ne  se  sont  trouvées 
réunies  sur  un  même  point  de  la  terre.  Hérodote  en  compte  cin- 
quante-six; il  les  dépeint  d'après  leurs  traits  caractéristiques,  do- 
cument précieux  pour  l'histoire  de  l'humanité.  On  y  voyait  des 
Indiens  vêtus  d'étoffes  de  coton,  et  des  Éthiopiens  couverts  de 
peaux  de  lion  :  des  habitants  noirs  de  la  Gédrosie  et  des  tribus 
nomades  de  l'Asie  centrale  :  des  sauvages  qui  attaquaient  leurs 
ennemis  comme  des  bêtes  fauves,  et  les  prenaient  dans  des  lacets 
de  cuir:  des  Mèdes  et  des  Bactriens  ornés  de  riches  vêtements  :  des 
Libyens  conduisant  des  quadriges  et  des  Arabes  montés  sur  des 
chameaux,  puis  des  marins  phéniciens  et  grecs  C).  Quel  lien  y 
avait-il  entre  tous  ces  peuples?  En  temps  de  guerre,  la  nécessité 
d'une  direction  unique  est  si  impérieuse  que  les  Barbares  eux-mêmes 
la  reconnaissent  et  s'y  soumettent.  Dans  la  grande  expédition  de 
Xerxès,  des  Perses  commandaient  en  chef  chaque  nation  (').  ]Mais 
en  temps  de  paix  les  vaincus  reprenaient  leur  individualité;  il  y  en 
avait  qui  jouissaient  presque  d'une  indépendance  complète.  Les 
Phéniciens  et  les  Grecs  ne  furent  jamais  entièrement  soumis.  Au 
milieu  même  de  l'empire,  des  peuples  montagnards  conservèrent 
leur  liberté  :  les  tribus  nomades  de  la  Haute  Perse  et  de  la  Médie 
échappaient  par  leur  genre  de  vie  à  une  domination  régulière("). 

L'administration  des  pays  conquis  se  concentrait  en  un  seul 
objet,  l'impôt  :  c'est  l'expression  de  l'union  matérielle  que  les 
Perses  fondèrent.  L'exploitation  des  vaincus  a  été  le  but  constant 
du  vainqueur  dans  le  monde  ancien.  Cependant  même  dans  cette 
rude  voie  de  la  conquête,  il  y  a  progrès.  La  domination  brutale 
finit  par  se  transformer  en  administration.  Si  l'on  envisage  isolé- 
ment le  régime  des  provinces  romaines ,  on  trouve  le  joug  du  vain- 

(1)  Uerod.,  VU,  59,  sqq. 

(2)  //erorf.,  VII,96. 

(3)  Ileeren,  Perses,  Scct.  I,  cli.  I  (T.  I.  p.  If.O  et  siiiv.). 


472  LES   PERSES. 

queur  dur  et  oppressif;  mais  si  on  le  compare  au  sort  des  nations 
soumises  aux  Grands  Rois,  quel  heureux  changement! 

Les  nomades  qui  envahirent  l'Asie  sous  la  conduite  de  Cyrus 
n'avaient  aucune  idée  de  gouvernement;  l'armée  resta  dans  les 
pays  conquis  pour  en  assurer  l'obéissance  et  pour  lever  les  tributs. 
Cette  occupation  militaire  fut  permanente  (');  l'état  de  guerre  se 
continuait  au  milieu  de  la  paix.  On  a  dit  des  Turcs  qu'ils  étaient 
seulement  campés  en  Europe;  le  mot  peut  s'appliquer  à  tous  les 
établissements  des  Barbares.  Les  Perses  avaient  eu  l'ambition  de 
conquérir  le  monde ,  mais  arrêtés  dans  leur  invasion  par  les  Grecs, 
ils  ne  pensèrent  plus  qu'à  jouir;  les  vaincus  devinrent  des  instru- 
ments de  plaisir  pour  leurs  maîtres.  Les  vainqueurs  regardaient 
les  terres  avec  leurs  habitants  comme  leur  propriété  absolue  ('),  et 
ils  exerçaient  pleinement  le  droit  d'user  et  d'abuser  que  les  juris- 
consultes reconnaissent  au  propriétaire.  Par  une  singulière  contra- 
diction, la  plus  insolente  des  tyrannies  avait  les  apparences  les 
plus  humaines  C").  On  qualifiait  les  tributs  de  présents  :  en  réalité, 
c'était  le  plus  vexatoire  des  impôts  (*).  Aussi  l'administration  des 
Perses,  malgré  ses  dehors  doux  et  paternels,  était  tellement  redou- 
tée, que  des  peuples  libres  de  l'Asie  Mineure  préférèrent  d'aban- 
donner leur  sol  natal  que  de  s'y  soumettre. 

L'arbitraire  et  la  dureté  des  impôts  furent  le  moindre  des  maux 
qui  pesèrent  sur  les  vaincus;  le  matérialisme  dégradant  du  régime 
asiatique  se  retrouve  jusque  dans  la  nature  des  tributs.  Babylone 
devait  fournir  au  Grand  Roi  cinq  cents  eunuques;  les  peuples  du 
Caucase  lui  envoyaient  de  cinq  en  cinq  ans  cent  jeunes  gens  et 
autant  de  jeunes  filles.  Les  Babyloniens  se  révoltèrent  contre  les 
Perses;  dans  leur  défense  désespérée,  ils  allèrent  jusqu'à  étrangler 
leurs  femmes  afin  de  ménager  les  vivres;  Darius  s'étant  rendu  maî- 
tre de  la  ville,  grâce  au  dévouement  de  Zopyre,  ne  trouva  rien  de 

(1)  Ileeren,  Perses,  T.  I,  p.  436,  538  de  la  trad. 

(2)  IlerocL,  IX,  116. 

(3)  Des  esprits  distingués  s'y  sont  trompés:  F.  Schlegel  dit  que  la  domination 
des  Perses  fut  peut-être  la  plus  douce,  la  plus  noble  qui  ait  jamais  existé  {His- 
toire de  la  littérature,  T.  I,  p.  24). 

(4)  HerocL,  III,  89.  —  Heeren,  Perses,  T.  I,  p.  437. 


DROIT    DES   GENS.  473 

plus  naturel  pour  la  repeupler  que  d'ordonner  aux  provinces  voi- 
sines une  fourniture  de  femmes  ;  chaque  nation  fut  taxée  à  un  cer- 
tain nombre  :  elles  se  montaient  en  tout  à  50,0000).  L'esclavage  grec 
est  sans  doute  une  violation  impie  des  lois  de  la  nature;  mais  ces  tri- 
buts de  chair  humaine,  cette  mutilation  régulière,  permanente  im- 
posée aux  vaincus  pour  servir  aux  plaisirs  des  vainqueurs,  ne  sonl- 
ils  pas  mille  fois  plus  avilissants? 

Le  Grand  Roi  n'était  pas  le  seul  dont  il  fallait  nourrir  la  dé- 
bauche. A  la  tête  de  chacun  des  états  qui  composaient  l'empire  se 
trouvait  un  satrape  qui  imitait  le  faste,  le  luxe  et  les  mœurs  du 
maître.  Les  satrapes  étaient  moins  des  fonctionnaires  que  de  petits 
princes  ayant  leur  cour,  image  de  celle  du  roi;  leurs  folles  dépenses 
pesaient  également  sur  les  vaincus  (-).  Des  tributs  au  monarque, 
des  tributs  aux  gouverneurs,  des  fournitures  pour  les  dépenses 
fabuleuses  de  la  table  royale,  une  armée  permanente  à  nourrir,  et 
puis  des  chiens  et  des  chevaux,  des  eunuques  et  des  jeunes  filles  : 
quelle  horrible  exploitation  !  En  vérité ,  les  satrapes  et  les  Grands 
Rois  méritaient  plus  que  les  proconsuls  d'être  stigmatisés  par  la 
postérité,  et  de  passer  en  proverbe  pour  marquer  les  plus  odieuses 
exactions  de  la  conquête.  La  grandeur  de  l'empire  romain  et 
son  influence  immédiate  sur  l'Europe  moderne  ont  fait  oublier  les 
maux  du  régime  asiatique;  c'est  à  l'histoire  à  distribuer  le  blâme 
avec  justice.  L'administration  de  Rome,  bien  qu'oppressive,  était 
un  immense  progrès  sur  un  gouvernement  qui  n'avait  qu'un  seul 
objet,  celui  de  procurer  des  jouissances  matérielles  au  roi  et  aux 
grands  du  royaume. 

La  conduite  des  vaincus  sert  à  caractériser  les  deux  empires.  Les 
provinces  romaines  n'essayèrent  jamais  de  se  soulever  contre  la 
Ville  Éternelle;  on  doit  chercher  la  cause  de  cette  soumission, 
non-seulement  dans  la  puissance  immense  de  Rome,  mais  aussi 
dans  l'équité  de  son  administration;  plus  d'une  nation  jouit  après 
la  conquête  d'une  condition  matérielle  préférable  à  celle  qu'elle 
avait  eue  dans  son  indépendance.  La  Perse  oflre  un  spectacle  bien 

(1)  Iferod.,  111,02,97,  lo9. 

(2)  Voyez  les  détails  donnes  par  llcrodote  (I,  1!»2)  sur  les  charges  que  suppor- 
taient les  Babyloniens. 


htlhi  LES    PERSES. 

durèrent.  Sans  parler  des  révoltes  continuelles  des  satrapes  qui 
hâtèrent  la  décadence  de  la  monarchie,  presque  tous  les  peuples 
conquis,  les  Babyloniens,  les  cités  phéniciennes,  les  républiques 
grecques,  l'Egypte  tentèrent  de  secouer  le  joug.  Cyrus  était  à  peine 
mort,  que  les  Mèdes  s'insurgèrent  contre  la  domination  persane. 
Babylone  brava  la  puissance  de  Darius  ;  trois  mille  habitants  des 
plus  distingués  périrent  sur  la  croix,  victimes  de  la  vengeance  du 
vainqueur  (').  L'Egypte  se  souleva  trois  fois  contre  les  conquérants 
étrangers,  et  trois  fois  elle  vit  se  renouveler  les  scènes  de  dévasta- 
tion et  de  carnage  qui  avaient  signalé  l'invasion  de  Cambyse(-).  On 
comprend  que  des  Grecs  aient  supporté  impatiemment  le  despo- 
tisme oriental;  mais  il  y  avait  dans  l'empire  des  cités  livrées  exclu- 
sivement aux  soins  du  commerce,  et  qui  ne  se  refusaient  pas  à 
payer  des  tributs;  il  fallut  des  exactions  inouïes  pour  lasser  la  pa- 
tience des  Phéniciens  ;  poussés  à  bout  par  l'insolence  des  satrapes, 
ils  se  révoltèrent.  Les  premiers  actes  des  insurgés  témoignèrent  de 
la  haine  que  l'oppression  avait  accumulée  chez  cette  race  paci- 
fique; ils  se  livrèrent  à  d'horribles  excès  qui  provoquèrent  de  san- 
glantes représailles.  Trahis  par  leur  souverain,  les  habitants  de 
Sidon  se  défendirent  avec  l'énergie  du  désespoir,  préférant  la  mort 
à  la  tyrannie  de  leurs  maîtres;  lorsque  la  ville  fut  sur  le  point 
d'être  prise,  ils  y  mirent  le  feu  ;  le  roi  vendit  pour  quelques  talents 
le  sol  de  cet  immense  bûcher  ('). 

Telle  fut  la  condition  des  vaincus  dans  la  première  monarchie 
universelle.  Oserons-nous  parler  après  cela  des  bienfaits  de  la 
domination  persane?  Les  conquérants  sont  les  instruments  de 
Dieu;  à  ce  point  de  vue,  il  doit  y  avoir  dans  leur  œuvre  une  part 
de  bien,  un  élément  de  progrès.  Sans  doute  si  nous  envisageons  le 
sort  des  Phéniciens  et  des  Grecs,  le  régime  persan  nous  paraît  fu- 
neste; mais  tous  les  peuples  vaincus  n'étaient  pas  arrivés  au  même 
degré  de  civilisation.  Les  poètes  hébreux  nous  font  connaître  l'état 
de  l'Asie  occidentale  avant  l'invasion  de  Cyrus  :  des  hostilités  per- 
manentes exposaient  à  chaque  instant  les  habitants  à  toutes  les 

(1)  Uerod.,  III,  1Î>9. 

(2)  Diodor.,  XVI,  51. 

(3)  Diodor.,  XVI,  41,43,43. 


DROIT    DES    GENS. 


475 


horreurs  d'une  conquête  sauvage.  Les  gémissements  et  les  malédic- 
tions qui  remplissent  les  écrits  des  prophètes,  ont  fait  parvenir 
jusqu'à  nos  oreilles  les  cris  de  douleur  échappés  aux  victimes  de 
ces  guerres  cruelles.  Incapahles  de  sortir  par  leurs  propres  efforts 
de  celte  épouvantahle  anarchie,  les  peuples  devaient  voir  un  bien- 
faiteur dans  le  conquérant  qui  leur  procurait  le  bonheur  de  la  paix. 
Telle  est  peut-être  la  source  de  la  réputation  d'humanité  et  de  dou- 
ceur qui  entoure  comme  une  auréole  le  fondateur  de  la  monarchie 
persane.  La  paix  est  achetée  à  la  vérité  au  prix  de  la  dégradation 
morale  des  vaincus;  mais  si  le  vainqueur  ne  témoignait  aucun  res- 
pect pour  la  dignité  humaine,  il  ne  faisait  qu'agir  dans  l'esprit  des 
populations  asiatiques.  Les  tributs  d'eunuques  et  de  jeunes  filles 
qui  nous  révoltent  étaient  des  dons  volontaires,  en  ce  sens  au  moins 
qu'ils  ne  répugnaient  pas  à  la  moralité  des  peuples  auxquels  on  les 
imposait. 

La  paix,  fruit  de  la  domination  persane,  profita  même  aux 
Grecs.  Après  la  défaite  des  Ioniens,  dit  Hérodote,  Artapherne, 
satrape  de  Sardes,  manda  les  députés  des  villes  et  leur  fit  pro- 
mettre par  un  traité  de  recourir  à  la  justice,  quand  ils  se  croi- 
raient lésés,  sans  user  désormais  de  voies  de  fait(').  Cependant  il 
nous  répugne  de  voir  un  bienfait  dans  la  paix  imposée  par  un  vain- 
queur barbare  à  ces  actives  et  libres  populations  helléniques,  qui 
développèrent  les  plus  belles  facultés  de  l'intelligence  au  milieu  de 
leurs  dissensions,  et  pour  qui  le  repos  du  despotisme  devait  être  la 
mort.  Nous  admirons  plutôt  les  héroïques  Phocéens  qui  aimèrent 
mieux  abandonner  pour  toujours  leur  patrie,  que  de  subir  l'es- 
clavage (^).  Mais  si  pour  les  Grecs,  les  Perses  étaient  des  Barbares, 
il  n'en  était  pas  de  même  pour  les  autres  peuples  avec  lesquels 
ils  entrèrent  en  relation.  Quoique  dégénérée  de  sa  pureté  primi- 
tive, l'antique  religion  de  Zoroastre  donnait  encore  à  ses  sectateurs 
une  immense  supériorité  sur  des  nations  livrées  au  culte  de  la 
matière.  Les  sacrifices  humains  étaient  étrangers  à  la  religion  per- 

(1)  Ilerod.,  VI,  42. 

(2)  Ilcrod.,  I,  IGi.  Loscomp;ilrio(('S  (J'Aiiacréon  ;il);ii)clonnèrcnt  également  leur 
pairie;  ils  (juillèrenl  Téos,  dil  Stnilioii,  ne  i)0uvuiil  plus  sup[)orloi-  riii.solcnco 
des  l'erses  {Strab.,  XIV,  p.  i  i3,  éd.  Cusaul).). 


476  LES   PERSES. 

sane,  tandis  qu'ils  souillaient  les  autels  de  presque  tous  les  peuples 
de  l'Asie  occidentale.  Les  Perses,  comme  plus  tard  les  Romains, 
légitimèrent  leurs  victoires  en  prohibant  ces  horribles  sacrifices. 
Si  nous  en  croyons  Justin,  Darius  envoya  même  des  ambassadeurs 
aux  Carthaginois  pour  leur  défendre  d'immoler  des  victimes  hu- 
maines ('),  Bien  que  barbares,  les  Perses  ne  furent  donc  pas  infi- 
dèles à  la  loi  que  la  Providence  donne  aux  conquérants,  d'être  des 
agents  de  civilisation.  Cette  influence  civilisatrice  se  montre  égale- 
ment dans  les  relations  internationales  nées  de  la  conquête. 


CHAPITRE  III. 

RELATIONS    INTERNATIONALES. 


I  I.  Considérations  générales. 

Hérodote  nous  apprend  quels  étaient  les  sentiments  des  Perses 
pour  les  peuples  étrangers  :  «  Les  nations  voisines,  dit-il,  sont 
celles  qu'ils  estiment  le  plus.  Celles  qui  les  suivent  occupent  le 
second  rang  dans  leur  esprit,  et  proportionnant  ainsi  leur  consi- 
dération au  degré  d'éloignement,  ils  font  le  moins  de  cas  des  plus 
lointaines.  Cela  vient  de  ce  qu'ils  se  croient  de  beaucoup  supé- 
rieurs à  tous  les  peuples  ;  ils  pensent  que  le  reste  des  hommes  ne 
s'attache  à  la  vertu  qu'en  se  rapprochant  d'eux  »{^).  Les  rois  des 
Perses  s'étaient  même  fait  une  loi  de  ne  rien  boire  ni  manger  qui 
ne  fût  d'une  provenance  indigène  (').  Cette  coutume  tenait  peut- 
être  à  des  idées  religieuses  sur  l'impureté  des  aliments  étrangers. 
Ainsi,  en  apparence,  la  Perse  était  concentrée  en  elle-même  comme 
l'Inde.  L'esprit  de  conquête  brisa  cet  isolement  et  établit  des  rela- 
tions entre  les  Perses  et  les  autres  nations. 

(-I)  Justin.,  XIX,  1. 

(2)  Herod.,l,  134. 

(3)  Athen.,  Deipnos., XIV, 67.  — P/w«arc/(. ,Apophtegm.  icg.,v"  Xerxes,  n<>îll. 


/ 


UELATIONS   INTERNATIONALES.  kll 

Le  génie  de  Thémislocle  arrêta  les  envahissements  des  conqué- 
rants asiatiques.  Dans  sa  colère,  le  Grand  Roi  mit  la  tète  de  son 
redoutable  adversaire  à  prix.  Quand,  par  un  triste  retour  des 
choses  humaines,  le  vainqueur  de  Salamine  fut  banni  d'Athènes, 
il  ne  craignit  pas  de  demander  Thospitalité  à  celui-là  même  qui 
demandait  sa  tête.  Eu  annonçant  à  Artaxerxès  quMl  était  Thémis- 
locle l'Athénien,  il  vit  éclater  autour  de  lui  la  haine  des  Barbares; 
les  grands  de  la  porte  l'accablèrent  d'injures;  ils  comptaient  sur  la 
vengeance;  mais  le  roi,  plus  magnanime,  se  félicita  de  cet  heureux 
événement  et  pria  Ahriman  de  pousser  toujours  les  ennemis  des 
Perses  à  exiler  leurs  plus  grands  hommes.  Les  honneurs  qu'on  lui 
rendit  passèrent  pour  ainsi  dire  en  proverbe;  lorsque  dans  la  suite 
les  monarques  persans  voulaient  attirer  un  Grec  auprès  d'eux,  ils 
lui  promettaient  de  le  faire  plus  grand  que  n'avait  été  Thémistocle. 
Artaxerxès  comptait  mettre  l'illustre  proscrit  à  la  tête  d'une  expé- 
dition contre  la  Grèce  :  Thémistocle  prévint  son  déshonneur  en  se 
donnant  la  mort.  Même  alors  la  générosité  du  roi  ne  se  démentit 
pas;  son  admiration  pour  lui  s'accrut,  dit-on,  quand  il  apprit  la 
cause  de  son  suicide;  il  continua  à  traiter  sa  famille  et  ses  amis 
avec  une  grande  bonté  ('). 

L'hospitalité  est  l'élément  poétique  des  mœurs  anciennes.  Nous 
la  verrons  dans  tout  son  éclat  chez  les  Grecs  ;  chez  les  Perses  on 
trouve  seulement  le  germe  de  ces  relations  qui  ne  furent  pas  sans 
influence  sur  l'union  des  peuples.  Tous  les  étrangers  ne  furent 
pas  honorés  autant  que  Thémistocle  ;  cependant  il  y  avait  parmi 
les  grands  de  la  cour  un  ministre  chargé  du  soin  des  hôtes  ('). 
C'est  un  beau  symbole  de  la  mission  qui  appartient  au  dépar- 
tement des  affaires  étrangères  :  la  dii)Iomalic  de  l'avenir,  cessant 
d'être  inspirée  par  la  haine,  n'aura  pas  de  plus  importante  fonc- 
tion que  celle  de  cultiver  les  rapports  d'amitié  entre  les  peuples. 
Les  Grands  Rois  eux-mêmes  ne  dédaignaient  pas  de  nouer  des 
liens  hospitaliers,  soit  avec  leurs  sujets,  soit  avec  des  étrangers. 
Dans  le  cours  de  son  expédition  contre  la  Grèce,  Xcrxès  fut  étonné 
de  rencontrer  un  homme  assez  riche,  assez  généreux,  pour  offrir 

(1  )  Plutarch.,  Them.,  c  28,  29,  31 . 
(2)  l'iutarque  l'appelle  tov  im  ^vjLwj. 


478  LES    PERSES. 

l'hospitalité  au  roi  et  à  son  armée;  il  lui  donna  le  titre  d'hôte  ('). 
Les  monarques  persans  se  guidaient  déjà,  comme  le  firent  plus 
tard  les  Romains,  par  des  motifs  politiques,  dans  les  liaisons  qu'ils 
contractaient  avec  les  étrangers.  Ils  ne  ménagèrent  ni  les  trésors, 
ni  les  prévenances  pour  s'attacher  les  Grecs;  mais  ils  ne  réussirent 
pas  toujours  dans  leurs  tentatives.  Le  Roi  des  Rois  offrit  son  ami- 
tié et  le  litre  d'hôte  à  Agésilas  (^)  ;  le  Spartiate  n'accepta  pas  même 
la  lettre.  Des  rapports  de  plus  en  plus  intimes  se  formèrent  néan- 
moins entre  les  Perses  et  les  peuples  de  la  Grèce  :  l'or  persan 
pesa  dans  la  balance  des  destinées  d'Athènes  et  de  Sparte.  Quand 
Tlièbes  à  son  tour  devint  puissance  prépondérante,  on  vit  les  am- 
bassadeurs des  républiques  grecques  se  disputer  les  faveurs  des 
Barbares;  Pélopidas  l'emporta  sur  ses  rivaux  et  lesThébains  furent 
déclarés  amis  héréditaires  du  roi  ('). 

L'hospitalité  publique ,  offerte  par  les  Perses  à  des  rois  et  à  des 
cités  d'Europe,  est  un  témoignage  remarquable  de  la  révolution 
que  la  monarchie  persane  opéra  dans  les  mœurs  orientales.  Jusque 
là  l'Asie  formait  un  monde  à  part  qui  repoussait  l'étranger  comme 
un  être  impur;  le  Grand  Roi  rechercha  l'amitié  de  ceux  qu'il  n'avait 
pu  vaincre. Vain  de  sa  supériorité,  l'Orient  méprise  les  civilisations 
étrangères,  parce  qu'il  ne  les  connaît  pas.  Il  en  était  de  même  des 
Perses;  mais,  devenus  conquérants,  ils  se  distinguèrent  par  leur 
facilité  à  adopter  les  mœurs  des  autres  nations.  Celte  disposition 
s'étendait  jusqu'à  la  religion  :  les  sectateurs  d'Ormuzd  tirent  des 
sacrifices  aux  dieux  de  l'Olympe  grec(*).  Rien  de  plus  contraire  au 
génie  oriental  que  cet  esprit  cosmopolite.  C'est  un  trait  de  ressem- 
blance entre  les  Perses  et  les  Romains.  Les  conquêtes  et  le  contact 
avec  les  nations  étrangères  élargissent  le  cercle  des  sentiments  et 
des  idées.  Le  cosmopolitisme  ne  s'arrêta  pas  à  l'imitation  des  cou- 
tumes étrangères;  à  Rome  il  imprima  aux  conceptions  des  penseurs 
un  caractère  d'universalité  inconnu  jusque  là  :  la  guerre  contribua 
à  fonder  le  dogme  de  l'unité  du  genre  humain. 

(1)  Herod.,  VII,  27,  29. 

(2)  Xenoph.,  Agesil.,  YIII,  3,  4. 

(3)  Plittarch.,  Pelop.,  30. 

(4)  Herod.,  I,  -135.  —  Cf.  Slrab.,  lib.  XI,  p.  302.  —  Hcrod.,  VH,  43. 


RELATIONS     INTERNATIONALES. 


II.  Commerce.  Navigation.  Voyages. 


479 


L'esprit  de  conquête  donna  des  tendances  semblables  aux  Perses 
et  aux  Romains,  quelle  que  fût  du  reste  la  différence  des  mœurs  et 
du  caractère  national.  Les  deux  peuples  restèrent  étrangers  au 
commerce.  L'orgueil  du  guerrier  avait  une  grande  part  dans  cette 
aversion;  mais  il  s'y  mêla  encore  d'autres  préjugés.  Les  Romains 
croyaient  que  l'Océan  était  une  barrière  élevée  par  les  dieux  eux- 
mêmes  pour  séparer  les  hommes.  Des  idées  plus  profondément 
religieuses  éloignaient  les  Perses  de  la  navigation  :  l'eau  étant  pour 
eux  un  élément  sacré,  ils  pensaient  qu'il  n'était  pas  permis  de  le 
souiller  des  immondices  qu'y  occasionne  le  séjour  des  hommes  ('). 
Ils  portaient  ces  sentiments  si  loin,  qu'il  n'y  avait  pas  dans  tout 
leur  empire  une  ville  un  peu  importante  bâtie  sur  les  bords  de  la 
mer  (-).  D'après  cela  on  s'explique  comment  des  peuples  qui  ambi- 
tionnaient la  conquête  du  monde,  restèrent  sans  marine.  Les  Ro- 
mains eurent  entre  les  mains  les  vaisseaux  de  Carthage  ;  au  lieu  de 
s'en  servir,  ils  les  brûlèrent.  Les  Perses  n'eurent  de  flotte  qu'après 
la  conquête  de  la  Phénicie  et  de  l'Asie  Mineure  (').  La  conscience 
de  leur  faiblesse  accrut  leur  éloignement  pour  la  mer;  loin  de  favo- 
riser le  commerce  que  les  Phéniciens  faisaient  avant  la  fondation 
de  leur  empire,  ils  l'entravèrent.  Dans  la  crainte  que  de  hardis 
pirates  remontant  le  Tigre  ne  vinssent  les  insulter  au  milieu  de 
leur  capitale,  ils  rendirent  l'entrée  de  ce  fleuve  entièrement  inacces- 
sible à  la  navigation  {*). 

Cependant  il  est  dans  la  destinée  des  peuples  conquérants  de 
rapprocher  les  hommes;  en  vain  les  Perses  et  les  Romains  se  mon- 
trèrent dédaigneux  ou  hostiles  pour  le  commerce  :  instruments  de 
Dieu,  ils  accomplirent  leur  mission  malgré  eux.  Des  relations  exis- 
taient déjà  entre  les  diverses  parties  de  l'Asie;  le  génie  commercial 
des  Phéniciens  servait  de  lien  entre  l'Inde  et  l'Europe;  mais  ces 
rapports  étaient  troublés,  tantôt  par  l'isolement  des  nations,  tantôt 

(1)  /Vm.,Il.  N.,  XXX,  G. 

(2)  Ammian.  Marcell..  XXIII,  (1.  —  /fyde,  De  rcii;;.  M'icr.  IVrs.,  c.  G. 

(3)  Ilerud.,  l,  \V.i. 

fi)  Strab.,  lil).  XV,  p.  oOÎ).  —  //cm/.,  I,  \'Xi,  185. 


480 


LES   PERSES. 


par  la  guerre.  Les  Perses  réunirent  sous  leur  domination  toute 
l'Asie  jusqu'à  l'Inclus;  au  nord,  ils  s'étendirent  jusqu'à  la  mer 
Noire,  à  la  mer  Caspienne  et  au  mont  Caucase;  à  l'ouest,  ils  pas- 
sèrent la  Méditerranée,  et  entamèrent  l'Afrique  et  l'Europe.  Leur 
empire  comprenait  tous  les  états  qui  avaient  brillé  dans  l'Orient,  la 
Bactriane,  la  Médie,  Ninive,  Babylone,  laPhénicie,  la  Syrie,  la 
Lydie,  l'Egypte.  Quel  vaste  champ  pour  les  entreprises  commer- 
ciales! Les  relations  des  marchands  avaient  eu  à  lutter  avant  la 
conquête  contre  la  séparation  et  l'hostilité  des  étals;  maintenant 
elles  s'organisèrent  librement  dans  l'intérieur  d'un  même  empire. 
Le  luxe  même  et  la  corruption  des  conquérants,  qui  hâtèrent  leur 
décadence,  favorisèrent  le  commerce  (').  Enfin ,  les  exigences  de  la 
conquête  profilèrent  aux  communications  pacifiques  des  peuples. 
Nous  admirons  encore  aujourd'hui  les  routes  romaines  qui  semblent 
défier  le  temps  comme  la  Ville  Éternelle  ;  œuvres  du  rude  légion- 
naire, elles  furent  mises  à  profil  parle  paisible  marchand  et  devin- 
rent un  lien  entre  les  hommes.  Même  spectacle  en  Orient  :  les 
caravanes  qui  partent  de  Smyrne  pour  Ispahan  parcourent  toujours 
les  roules  que  les  Perses  ouvrirent  entre  la  Haute  Asie  et  l'Asie 
Mineure;  les  Grands  Rois  ne  songeaient  en  les  construisant  qu'aux 
nécessités  de  la  défense  ou  de  l'attaque,  mais  le  commerce  s'en 
empara  et  les  pratiqua  bien  des  siècles  après  que  le  nom  de  l'empire 
persan  se  fut  évanoui  (-). 

L'étendue  de  la  domination  persane  multiplia  les  relations  des 
peuples  qui  y  étaient  soumis.  Si  les  conquérants  restèrent  étran- 
gers au  commerce,  les  vaincus  profilèrent  de  la  facilité  des  com- 
munications que  leur  offrait  un  grand  empire  :  nous  dirons  plus 
loin  quels  furent  ses  rapports,  quels  pays  ils  embrassèrent.  Dans  le 
monde  ancien,  le  commerce  vient  à  la  suite  de  la  guerre  :  les 
armées  ouvrent  la  voie,  les  conquêtes  sont  des  découvertes.  Héro- 
dote dit  que  les  Perses  découvrirent  la  plus  grande  partie  de  l'Asie. 
Cyrus  porta  ses  armes  jusqu'au  haut  Indus;  Darius,  suivant  ses 
traces,  voulut  subjuguer  les  peuples  du  midi  et  faire  de  ce  fleuve 

(1)  «  Ce  serait  une  belle  partie  de  l'histoire  du  commerce,  à\i  Montesquieu, 
que  rhistoire  du  luxe  »  (De  l'esprit  des  lois,  XXI,  6). 

(2)  Herod.,  V,  52.  —  Hecren,  Perses,  Secl.  II,  ch.  2. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  ASl 

la  limite  de  la  monarchie  persane.  Il  commença  par  faire  explorer 
rindus  :  Hérodote  a  décrit  le  voyage  de  Scylax  qui  dura  trente 
mois.  Le  roi  atteignit  son  but  ;  les  riches  pays  de  Tlndus  formèrent 
une  des  satrapies  les  plus  productives  de  son  immense  empire  ('). 
Montesquieu  juge  cette  entreprise  avec  trop  de  dédain  :  «  La 
navigation,  dit-il,  que  Darius  fit  faire  sur  l'indus  et  la  mer  des 
Indes,  n'eut  de  suite  ni  pour  le  commerce  ni  pour  la  marine;  et  si 
Ton  sortit  de  l'ignorance,  ce  fut  pour  y  retomber  »(').  L'expédition 
de  Darius  ne  fut  pas  inutile,  puisqu'elle  révéla  pour  ainsi  dire 
l'existence  de  l'Inde  aux  peuples  de  l'Occident.  Jusque-là  les  Grecs 
ne  connaissaient  l'Inde  que  de  nom;  ils  y  comprenaient  vaguement 
tous  les  pays  qui  louchaient  à  la  mer  du  sud.  Les  guerres  des 
Perses  donnèrent  les  premières  notions  positives  sur  cette  partie 
de  l'Asie  (').  Hérodote,  cet  infatigable  investigateur,  mit  à  profit  les 
récits  de  Scylax  et  les  rapports  des  Indiens  qui  venaient  acquitter 
leurs  tributs  à  Suse.  Les  richesses  de  l'Inde,  dont  une  faible  par- 
lie,  soumise  au  roi  des  Perses,  payait  autant  d'impôts  que  le  reste 
de  son  empire,  et  la  manière  extraordinaire  dont  les  Indiens  aidés 
des  fourmis  recueillaient  l'or  (*),  frappèrent  vivement  les  imagina- 
tions. L'Orient  ne  sait  pas  se  plier  aux  lois  sévères  de  l'histoire  : 
des  traditions,  en  partie  fabuleuses,  forment  le  fond  de  l'ouvrage 
de  Ctésias  sur  l'Inde.  iMais  ces  merveilles  étaient  plus  propres  que 
la  réalité  à  attirer  l'attention  des  étrangers;  peut-être  ne  furent-elles 
pas  sans  influence  sur  l'expédition  d'Alexandre  qui  inaugura  une 
ère  nouvelle  pour  les  rapports  de  l'Europe  et  de  l'Asie. 

L'exploration  de  l'Indus  et  les  conquêtes  de  Darius  furent  un 
premier  anneau  dans  la  cliaine  qui  doit  unir  l'Orient  et  l'Occident. 
Loin  de  dédaigner  ces  faibles  tentatives,  voyons-y  la  main  de  Dieu 
qui  se  sert  des  conquérants  pour  l'accompiisscmcnl  de  ses  desseins. 

(1)  IlerocL,  IV,  4i;  HI,  94. 

(2)  Montesquieu,  Espril  des  \oi^,  XXI,  8.  Au  jugement  de  iI7oH;e.<î(/uû'M,  nous 
opposerons  celui  du  Lasscn.  Le  savant  orientaliste  dit  que  de  lous  les  rois  de 
l'Asie  ancienne,  Darius  ressemble  le  plus  à  Alexandre  le  Grand  (Indische 
Alterthumskunde,  T.  II,  p  i\2).  Il  rappelle  que  Darius  fit  achever  le  canal  qui 
mettait  le  Nil  en  communication  avec  le  golfe  arabique  (Ilerod.,  II,  158;  IV,  39). 

(3)  Ileeren,  De  India  Graecis  cognita  {Comment.  Soc.  Goelting.,  T.  X,  p.<21). 

(4)  //erod.,  III,  94,  102. 


482  LES   PERSES. 

Si  nous  en  croyons  un  récit  romanesque  d'Hérodote,  les  Perses  au- 
raient même  fait  un  voyage  de  découverte  sur  l'Océan.  A  raison  de 
leurs  préjugés  religieux,  une  pareille  entreprise  ne  pouvait  être  vue 
avec  faveur;  elle  est  représentée  comme  une  punition  par  l'écrivain 
grec.  Sataspès,  de  la  race  des  Achéménides ,  fut  condamné  à  pé- 
rir sur  la  croix;  sa  mère  demanda  sa  grâce,  en  promettant  de  le 
punir  plus  rigoureusement  que  le  roi  ne  le  voulait.  Elle  lui  ordonna 
de  faire  le  tour  de  l'Afrique.  Sataspès  s'embarqua  en  Egypte,  et  fit 
voile  par  les  colonnes  d'Hercule  ;  il  mit  plusieurs  mois  à  traverser 
une  vaste  étendue  de  mers  ^  puis  il  revint  sur  ses  pas,  prétendant 
qu'il  n'avait  pas  pu  avancer  plus  loin  (^).  Les  détails  dans  lesquels 
Hérodote  entre  ne  nous  permettent  pas  de  douter  de  la  réalité  de 
ce  voyage,  le  seul  peut-être  qui  ait  été  imposé  comme  une  peine. 
S'il  n'augmenta  pas  les  connaissances  géographiques  des  Perses,  il 
n'en  est  pas  moins  remarquable  par  celles  qu'il  leur  suppose.  Un 
peuple  pasteur,  nourri  dans  les  montagnes  où  il  n'avait  pas  en- 
tendu le  nom  de  l'Océan  ,  hostile  à  la  navigation  par  ses  croyances 
religieuses,  en  est  venu  à  concevoir  l'idée  de  la  circumnavigation  de 
l'Afrique!  Cet  étonnant  progrès  est  le  résultat  du  contact  avec  les 
peuples  étrangers,  et  ce  contact  est  l'œuvre  de  la  guerre.  Ainsi  la 
conquête  persane,  quoiqu'accomplie  par  des  peuples  barbares,  fut 
un  lien  entre  les  nations;  elle  étendit  la  connaissance  de  la  terre, 
elle  favorisa  même  les  relations  pacifiques  des  hommes.  L'âge  de  la 
violence  et  de  la  destruction  prépare  l'ère  de  la  paix  et  de  l'har- 
monie.   

CHAPITRE  IV. 
DÉCADENCE    DE    LA    PERSE. 


La  domination  persane  est  le  germe  d'où  sortit  le  grand  empire 
qui  rassembla  à  la  fin  de  l'antiquité  une  partie  du  genre  humain 
sous  ses  lois.  Pourquoi  ne  fut-il  pas  donné  à  ceux  qui  les  premiers 
conçurent  l'ambitieux  projet  de  la  conquête  du  monde,  de  le  réali- 

(I)  Herod.,  lY,  .'i~>. 


DÉCADENCE    DE    LA   PERSE.  483 

ser?  Pénétrons  dans  la  vie  intime  des  Perses;  nous  y  découvrirons 
les  causes  qui  firent  échouer  cette  tentative  de  monarchie  univer- 
selle. 

Platon  dit  que  les  rois  des  Perses  ne  furent  grands  que  de 
nom  (').  Ce  mot  du  philosophe  grec  est  vrai,  qu'on  l'applique  à  la 
Perse  ou  aux  hommes  qui  la  gouvernèrent  :  c'est  l'expression  de 
l'incapacité  de  ceux  qui  s'intitulaient  Rois  des  Rois  de  fonder  une 
monarchie  universelle.  Ils  ne  cessèrent  jamais  de  prétendre  à 
l'empire  de  la  Terre  ;  encore  du  temps  d'Alexandre,  ils  faisaient 
venir  de  l'eau  du  Nil  et  de  l'Ister  et  la  mettaient  en  dépôt  dans  leur 
trésor  avec  leurs  autres  richesses,  pour  montrer  l'étendue  de  leur 
domination  et  prouver  qu'ils  étaient  les  maîtres  de  l'univers  (-).  La 
Perse  surpassait  à  la  vérité  en  grandeur  les  empires  qui  s'étaient 
élevés  jusque-là  en  Asie,  mais  il  fallait  la  vanité  et  l'ignorance  de 
l'Orient  pour  confondre  les  états  du  Grand  Roi  avec  le  monde.  Les 
Perses  entamèrent  à  peine  l'Asie  orientale,  et  dès  qu'ils  dépassèrent 
les  limites  de  l'Asie  du  côté  de  l'Occident,  ils  rencontrèrent  le  peu- 
ple qui  était  destiné  à  renverser  leur  puissance.  Quelle  distance 
entre  cette  monarchie  asiatique  et  l'empire  romain  qui  emhrassait 
l'Europe,  l'Afrique  civilisée  et  une  partie  de  l'Asie! 

La  différence  entre  les  deux  empires  est  plus  considérable  en- 
core, quand  on  compare  leur  organisation  intérieure.  Le  conqué- 
rant qui  veut  fonder  une  monarchie  universelle,  doit  unir  les 
nations  vaincues  en  les  associant  aux  destinées  du  vainqueur. 
Rome  tenta  celle  œuvre  diflicile;  les  Perses  n'y  songèrent  même 
pas.  Les  historiens  parlent  de  quelques  institutions  qui  trahissent 
le  besoin  de  l'unité,  mais  qui  en  attestent  aussi  l'absence.  Les  rois 
établirent  une  espèce  de  postes  :«  Autant  il  y  a  de  journées  d'un  lieu 
à  un  autre,  dit  Hérodote,  autant  il  y  a  d'hommes  et  de  chevaux  à 
chaque  station,  que  ni  la  neige,  ni  la  pluie,  ni  la  chaleur,  ni  la  nuit 
n'empêchent  de  fournir  leur  carrière  avec  toute  la  célérité  pos- 
sible. Le  premier  courrier  remet  ses  ordres  au  second,  le  second 
au  troisième.  Les  ordres  passent  ainsi  de  suite  de  l'un  à  l'autre,  de 
même  que  chez  les  Grecs  le  flambeau  passe  de  main  en  main  dans 

(1)  DeLegg.,  III,  695,  E. 

(2)  Acschin.,  c.  Ctcsipli.,  p-  ^^^-  —  Plutarch.,  Alex.,  30. 


484  LES   PERSES. 

les  fêtes  de  Vulcain  »(').  L'activité  de  cette  correspondance  excita 
rétonnement  des  historiens  grecs.  Rien  de  si  prompt  parmi  les 
mortels  que  ces  courriers,  dit  le  père  de  l'histoire.  Les  grues, 
disait-on,  ne  feraient  pas  autant  de  chemin  dans  le  même  espace 
de  temps.  Si  ce  mot  est  exagéré,  ajoute  Xénophon,  il  est  du  moins 
certain,  qu'on  ne  peut  voyager  sur  terre  avec  plus  de  vitesse  {^). 
Quand  on  considère  le  défaut  absolu  de  communications  dans  la 
haute  antiquité,  Ton  conçoit  que  les  anciens  aient  admiré  les  cour- 
riers persans.  C'est  aux  besoins  de  la  conquête  qu'est  due  cette 
première  ébauche  des  postes.  Le  danger  toujours  menaçant  de  la 
révolte  des  vaincus  ou  des  satrapes  nécessitait  une  correspondance 
active  entre  les  provinces  et  le  Grand  Roi.  Il  existait  des  établisse- 
ments analogues  dans  tous  les  états  fondés  par  les  Tartares.  Dans 
leur  organisation  primitive,  les  postes  n'étaient  donc  qu'un  instru- 
ment de  gouvernement,  et  non  un  lien  entre  les  peuples  :  les 
hommes  vivaient  encore  trop  isolés  pour  que  l'on  sentit  l'avantage 
de  favoriser  leurs  relations. 

La  difficulté  de  maintenir  les  vaincus  dans  la  dépendance,  donna 
encore  naissance  à  une  autre  institution.  Les  rois  avaient  l'habi- 
tude de  visiter  les  pays  soumis  à  leur  pouvoir;  ces  voyages  qui  res- 
semblaient presque  à  des  expéditions  militaires,  étaient  le  moyen 
le  plus  efficace  de  contenir  les  populations  et  les  satrapes.  Quand 
la  vie  de  sérail  eut  amolli  les  maîtres  de  l'Asie,  ils  confièrent  l'in- 
spection de  l'empire  aux  grands  de  la  cour.  «  Tous  les  ans,  dit 
Xénophon,  un  envoyé  du  prince  parcourt  avec  une  armée  les  diffé- 
rentes provinces  de  l'empire;  si  les  gouverneurs  ont  besoin  de 
secours,  il  leur  prête  main  forte;  s'ils  sont  injustes  ou  violents,  il 
les  ramène  à  la  modération  ;  s'ils  négligent  de  faire  payer  les  tributs 
et  de  veiller  à  la  sûreté  des  habitants  ou  à  la  culture  des  terres,  en 
un  mot  s'ils  manquent  à  quelques-uns  de  leurs  devoirs,  l'envoyé 
remédie  au  mal  :  lorsqu'il  ne  peut  y  réussir,  il  en  rend  compte  au 
roi  qui  décide  du  traitement  de  celui  qui  est  en  faute  »(^).  Ces 

(■1)  //erod., VIII,  98.  Il  y  avait  aussi  des  communications  par  signaux  {Aristot., 
De  mundo,  c.  6). 

(2)  Ilerod.,  VIII.,  98.  —  Xenoph-,  VIII,  6,  H.  18. 

(3)  Xenoph.,  Oecon.,  IV,  8;  Cyrop.,  VIII,  6, 16. 


i 


DÉCADENCE    DE    LA    PERSE.  48o 

envoyés  rappellent  les  missi  dominicl  que  Charlemagne  chargeait 
d'inspecter  ses  immenses  états.  Chez  les  Perses  comme  chez  les 
Francs,  cet  usage  devait  son  origine  à  Taggloméralion  de  popula- 
tions hostiles  sous  une  même  domination,  sans  qu'il  y  eût  d'autre 
lien  entre  elles  que  l'empire  du  maître.  Charlemagne  releva  en  vain 
le  nom  de  Rome;  il  ne  put  pas  ressusciter  la  puissante  unité 
romaine.  Les  Rois  des  Rois  cherchèrent  tout  aussi  vainement  à 
retenir  dans  l'obéissance  les  pays  conquis;  ils  ne  parvinrent  pas 
même  à  maintenir  leur  autorité  sur  leurs  propres  agents.  L'im- 
puissance de  fonder  l'unité  était  égale  des  deux  côtés.  La  mort  de 
Charlemagne  fut  le  signal  de  la  dissolution  de  son  empire ,  et  la 
monarchie  persane  était  en  pleine  décadence,  longtemps  avant 
qu'Alexandre  vînt  renverser  ce  colosse  informe  avec  sa  poignée 
de  Macédoniens. 

Les  vingt  satrapies  qui  formaient  le  royaume  de  Perse  étaient 
des  étals  indépendants,  plutôt  que  des  provinces.  Cela  est  si  vrai 
que  les  satrapes  entretenaient  des  relations  particulières  avec 
l'étranger  :  ils  déclaraient  la  guerre  et  contractaient  des  alliances; 
leurs  maîtres  ne  demandaient  qu'une  chose,  le  payement  exact  du 
tribut.  Souvent  les  gouverneurs  se  faisaient  la  guerre  entre  eux; 
les  rois  voyaient  ces  querelles  sanglantes  avec  plaisir  (^)  :  c'était  un 
moyen  d'affaiblir  des  vassaux  dont  la  puissance  pouvait  devenir 
dangereuse.  Rien  ne  caractérise  mieux  la  monarchie  persane  que 
les  satrapies.  C'est  la  féodalité,  moins  le  principe  d'organisation 
hiérarchique  que  renfermait  le  régime  féodal.  L'unité  sortit  de 
l'apparente  anarchie  du  moyen-âge;  mais  un  empire,  dans  lequel 
les  guerres  intestines  étaient  un  moyen  de  gouvernement,  devait 
finir  par  se  dissoudre.  Les  révoltes  des  satrapes  commencèrent 
déjà  sous  le  petit-fils  de  Darius  (');  elles  trouvèrent  un  appui  chez 
les  ennemis  naturels  des  Perses,  les  Grecs,  et  peut-être  aussi  dans 
le  désir  des  populations  conquises  de  recouvrer  leur  indépendance. 
On  ne  peut  s'expliquer  autrement  l'insurrection  souvent  simultanée 
de  tous  les  états  de  l'Asie  occidentale.  Sous  Artaxerxès  III,  on  vit 

(1)  Xenoph.,  Anab.,  F,  1,8. 

(2)  C testas,  Pers.,  c.  23. 

51 


486  LES  PERSES. 

se  soulever  à  la  fois  la  Syrie,  la  Phénicie,  la  Phrygie,  la  Carie,  la 
Cappadoce,  la  Cilicie,  la  Pamphylie  et  la  Lycie.  Là  où  les  nationa- 
Jilés  étaient  fortement  enracinées,  elles  prévalurent;  les  satrapes 
devinrent  chefs  de  royaumes  séparés  et  plus  ou  moins  indépen- 
dants ('). 

Ainsi  les  rois  des  Perses  ne  parvinrent  pas  à  réaliser  l'unité  au 
sein  de  leur  monarchie;  comment  auraient-ils  pu  la  donner  au 
monde?  L'Orient  n'était  pas  appelé  à  remplir  cette  tâche;  le  sys- 
tème théocratique  et  le  despotisme  qui  y  régnent  sont  également 
incompatibles  avec  le  génie  de  l'Occident.  Les  Perses  possédaient 
un  élément  de  civilisation,  la  doctrine  de  Zoroastre;  mais  ils  se 
montrèrent  incapables  de  développer  les  germes  d'avenir  qu'elle 
renfermait.  Ils  souillèrent  les  dogmes  purs  du  mazdéisme  par 
l'alliage  du  matérialisme  asiatique;  ils  adoptèrent  entièrement  les 
principes  sur  lesquels  avaient  été  fondées  les  monarchies  de  Ni- 
nive  et  de  Babylone.  La  volonté  des  Grands  Rois  faisait  loi.  Cam- 
byse,  s'étant  épris  d'amour  pour  une  de  ses  sœurs,  demanda  aux 
juges  royaux  s'il  existait  une  loi  qui  autorisait  le  mariage  entre 
frères  et  sœurs;  les  mages  répondirent  qu'ils  n'en  connaissaient 
pas,  mais  qu'il  y  en  avait  une  qui  permettait  aux  rois  de  Perse  de 
faire  tout  ce  qu'ils  voulaient  {-).  Loi  vivante,  le  roi  était  proprié- 
taire des  personnes  et  des  biens  dans  tout  son  empire;  les  hommes 
libres  étaient  les  esclaves  du  roi,  comme  les  esclaves  sont  la  chose 
du  maître.  L'Orient  est  le  siège  du  droit  divin  :  les  rois  des  Perses 
se  faisaient  adorer  comme  représentants  de  Dieu  sur  la  terre  f).  Ici 
éclate  la  différence  qui  sépare  l'Asie  de  l'Europe.  Quand  les  Perses, 
venus  en  contact  avec  les  peuples  de  l'Occident,  voulurent  leur  im- 
poser cet  usage,  ils  rencontrèrent  une  résistance  inattendue  qui 
révèle  la  supériorité  du  génie  européen.  Des  Spartiates  allèrent  à 
Suse  pour  se  livrer  en  expiation  du  meurtre  sacrilège  des  hérauts 
persans  commis  à  Lacédémone  ;  les  gardes  leur  ordonnèrent  de  se 
prosterner  et  d'adorer  le  roi  ;  mais  les  Grecs  déclarèrent  qu'ils 
n'en  feraient  rien  ,  quand  même  on  les  pousserait  par  force  contre 

(1)  Heeren,  Perses,  T.  I,  p.  453,  534  de  la  traduction. 

(2)  Ferod.,  III,  21. 

(3)  Brisson,  De  regno  Persarum,  I,  33.  -15-20. 


1 


DÉCADENCE    DE    I.  \    PERSE.  487 

terre  (').  En  vain  le  plus  grand  des  conquérants  tenta-t-il  d'intro- 
duire parmi  les  Hellènes  une  coutume  qui  répugnait  à  leur  orgueil 
d'hommes  libres:  les  vues  d'Alexandre,  quoique  dictées  par  le 
désir  d'opérer  la  fusion  des  vainqueurs  et  des  vaincus,  étaient  en 
opposition  avec  l'esprit  de  l'Occident;  un  sentiment  vrai  de  la 
dignité  humaine  inspira  l'opposition  opiniâtre  qu'il  rencontra  dans 
l'accomplissement  de  ses  desseins. 

La  Perse,  par  le  caractère  de  sa  civilisation,  n'était  pas  digne  de 
réunir  le  monde  ancien  sous  ses  lois.  Les  victoires  faciles  des  Ma- 
cédoniens prouvent  que  sa  puissance  n'était  pas  davantage  à  la 
hauteur  de  son  ambition.  Déjà  avant  la  conquête  d'Alexandre, 
l'empire  persan  était  en  ruines.  Les  Perses  subirent  la  loi  fatale  qui 
semble  peser  sur  toutes  les  dominations  orientales.  A  peine  la  géné- 
ration des  conquérants  est-elle  éteinte,  que  la  monarchie  tombe  en 
décadence.  Cyrus  n'aurait  pas  reconnu  ses  rudes  montagnards  dans 
les  maitres  de  l'Asie.  La  mollesse  qu'il  imposa  aux  vaincus  pour 
les  énerver,  devint  contagieuse  pour  les  vainqueurs.  Il  fallait  aux 
rois,  même  en  temps  de  guerre,  de  l'eau  du  Choaspe,  du  vin  de 
Chalybon,  du  froment  d'Éolief).  Leur  immense  monarchie  n'était 
pas  assez  vaste  pour  contenter  des  passions  qui  s'irritent  par  la 
satisfaction  qu'on  leur  donne  :  «  On  court  toute  la  terre,  dit  Xéno- 
plion,  pour  chercher  au  roi  des  Perses  les  choses  les  plus  exquises; 
des  milliers  d'hommes  s'efforcent  d'inventer  des  mets  qui  réveillent 
son  goût»  (').  On  promettait  publiquement  une  récompense  magni- 
fique à  ceux  qui  trouveraient  une  nouvelle  jouissance  pour  les  sons 
blasés  du  Grand  Uoi  (*).  La  corruption  dépassa  les  murs  du  sérail 
et  gagna  la  nation  entière.  Les  Perses  de  Cyrns  ne  devaient  manger 
qu'une  fois  le  jour,  afin  de  donner  le  reste  du  temps  aux  exercices 
du  corps;  leurs  descendants  ne  faisaient  aussi  qu'un  repas,  mais  il 
durait  toute  la  journée  (').  Une  ancienne  loi  leur  défendait  d'aller  à 
l)ied,  dans  le  but  d'en  faire  de  bons  cavaliers;  mais  dès  le  temps  de 

(1)  Herod.,  VII,  ^36. 

(2)  P/i>?.,H.N.,XXXI,2I,i.— Mf/mn.,  XII,  40. -/l</ie;j.,  Deipnos.,  I,ol  Jl,23. 

(3)  Xenoph.,  Agcsil.,  IX,  3. 

(4)  Theophrasl.,  ap.  Alhen.,  IV,  2a.  —  Cf.  Brisson,  I,  87,  97. 

(5)  Xcnoph.,  Cyrop.,  VIII,  8,  9. 


488  LES   PERSES. 

Xénoplîon,  ils  avaient  plus  de  tapis  sur  leurs  chevaux  que  sur  leurs 
lits,  et  ils  étaient  beaucoup  moins  curieux  d'être  bien  à  cheval  que 
d'être  assis  mollement.  L'historien  grec  nous  apprend  comment  se 
composaient  les  innombrables  armées  qui  se  fondaient  si  vite  au 
jour  du  combat  :  «  Les  grands  de  l'empire  levaient  jadis  des  soldats 
dans  leurs  domaines;  aujourd'hui,  dans  la  vue  de  profiter  de  la 
solde,  ils  transforment  leurs  valets  en  cavaliers.  Ainsi,  quoique 
leurs  armées  soient  nombreuses,  elles  ne  sont  d'aucune  utilité, 
comme  il  est  aisé  d'en  juger  en  voyant  leurs  ennemis  parcourir  la 
Perse  plus  librement  qu'eux-mêmes  »  ('). 

Quand  on  voit  ces  signes  de  décadence,  on  ne  s'étonne  plus  que 
l'immense  empire  des  Perses  soit  tombé  sous  les  coups  d'Alexandre; 
on  se  demande  plutôt  comment  il  a  pu  végéter  aussi  longtemps.  La 
division  de  la  Grèce  était  la  seule  force  qui  arrêtât  la  chute  de  la 
domination  persane.  Les  maîtres  de  l'Asie  reconnaissaient  eux- 
mêmes  leur  infériorité;  ils  n'osaient  plus  se  mettre  en  campagne 
sans  avoir  des  Grecs  dans  leur  armée  ;  ils  avaient  pour  maxime  de 
ne  jamais  combattre  les  Hellènes  sans  être  soutenus  par  des  troupes 
de  la  même  nation  (-).  La  rivalité  jalouse  des  républiques  grecques 
donnait  des  partisans  au  roi  dans  le  sein  même  de  la  Grèce.  Ainsi 
les  deux  peuples  qui  allaient  lutter  pour  la  domination  du  monde 
offraient  ce  singulier  spectacle,  que  les  Grecs  étaient  l'appui  de 
leurs  ennemis.  Que  fallait-il  donc  pour  mettre  fin  à  la  monarchie 
des  Perses?  L'union  de  la  Grèce.  Lorsque  l'unité  que  les  Hellènes 
étaient  incapables  de  se  donner  leur  fut  imposée  par  le  génie 
d'Alexandre,  la  dernière  heure  des  Grands  Rois  avait  sonné. 

(1)  Xenoph.,  Cyrop.,  VIII,  8,  19,  sqq. 
(2]  Ibicl.,\in,  8,  26. 


-j^^rK/\rj\ru\y^ 


LES  ÉTATS  COMMERÇANTS, 


INTRODUCTION. 


MISSION  DU  COMMERCE  ET  DES  ÉTATS  COMMERÇANTS. 


L'Asie  occidentale  nous  a  offert  le  spectacle  de  grandes  monar- 
chies s'établissant  par  la  conquête  et  périssant  par  des  invasions 
incessantes  de  nouvelles  hordes  barbares.  Dans  ce  mouvement  en 
apparence  désordonné  nous  avons  cru  remarquer  une  marche  ré- 
gulière et  progressive  de  l'humanité.  Les  conquérants  sont  des 
instruments  dans  les  mains  de  Dieu  pour  rapprocher  les  peuples. 
Mais  par  elle-même  la  guerre  est  impropre  à  unir  les  hommes; 
elle  détruit,  elle  ne  crée  pas.  Il  faut  un  autre  lien  que  celui  de  la 
violence  :  la  Providence  plaça  des  nations  commerçantes  à  côté  des 
nomades  aux  instincts  guerriers.  Le  commerce  est  indispensable 
aux  sociétés  humaines.  Les  états  théocraliques  eux-mêmes  sont 
soumis  à  cette  nécessité  :  aussi  haut  que  nous  remontons  le  cours 
des  âges,  nous  trouvons  une  liaison  étroite  entre  le  commeicc  et  la 
religion.  Cependant  le  sacerdoce  est  peu  favorable  à  la  navigation. 
Dieu  doua  une  race  à  part  du  génie  commercial.  Les  Phéniciens  et 
leurs  descendants  les  Carthaginois  firent  leur  occupation  exclusive 
du  commerce;  praliiiiianl  hardiment  la  mer,  ils  rapprochèrent  des 
contrées  que  la  nature  semblait  avoir  séparées. 

Les  Phéniciens  sont  le  premier  peuple  commcrj-aiit  cpu'  nous 
rencontrons  dans  Thisloirc.  Ouelle  est  la  Nalcur  du  nouvel  élément 


492  LES    ÉTATS   COMMERÇANTS. 

de  civilisation  que  Tyr  et  Sidon  apportent  à  l'humanité?  Les  an- 
ciens ont  méconnu  l'influence  civilisatrice  du  commerce  et  de  l'in- 
dustrie. Dans  l'Orient  les  croyances  religieuses  réprouvèrent  la 
navigation;  les  instincts  guerriers  qui  dominaient  dans  le  monde 
occidental  firent  considérer  les  occupations  pacifiques  du  marchand 
comme  indignes  de  l'homme  libre.  Chose  singulière!  même  dans 
les  étals  qui  devaient  leur  puissance  au  négoce ,  l'aristocratie 
dédaignait  le  commerce  :  les  nobles  Carthaginois  préféraient  les 
occupations  de  l'agriculture  et  abandonnaient  le  trafic  au  peuple('). 
Les  plus  grands  philosophes  de  l'antiquité  restèrent  sous  l'empire 
de  ce  préjugé.  Platon  ne  veut  pas  placer  sa  République  aux  bords 
de  la  mer;  il  tient  le  commerce  extérieur  en  suspicion.  Son  disciple 
ne  cache  pas  le  mépris  que  l'industrie  lui  inspire  (-).  Cicéron, 
reproduisant  les  idées  des  philosophes  grecs,  déclare  que  la  four- 
berie et  le  mensonge  sont  inséparables  des  occupations  du  mar- 
chand ('). 

Les  philosophes  modernes  ont  vengé  le  commerce  de  ce  mépris  ; 
ils  ont  placé  les  guerriers,  vainqueurs  du  monde,  au-dessous  des 
obscurs  marchands  :  «  Le  conquérant,  dit  Hercler  (*),  ne  conquiert 
que  pour  lui.  La  nation  commerçante  est  utile  à  elle  et  aux  autres 
peuples;  elle  communique  les  biens  de  l'intelligence  en  même 
temps  que  ceux  de  l'industrie  et  de  la  nature;  elle  doit  donc,  même 
contre  son  gré,  favoriser  les  progrès  de  l'humanité».  Ces  idées  ont 
été  développées  avec  une  espèce  d'enthousiasme  par  Destutt  de 
Tracij{^)  :  il  voit  dans  le  commerce  «  la  société  elle-même,  l'unique 
lien  entre  les  hommes,  la  source  de  tous  leurs  sentiments  moraux, 
la  première  et  la  plus  puissante  cause  du  développement  de  leur 
bienveillance  réciproque.  Le  commerce  commence  par  réunir  tous 
les  membres  d'une  même  peuplade,  il  lie  ensuite  ces  sociétés  entre 
elles,  et  il  finit  par  unir  toutes  les  parties  de  l'univers.  Il  n'étend, 
ne  provoque  et  ne  propage  pas  moins  les  lumières  que  les  relations; 

(1)  Plin.,  H.  N.,  XXVIII,  7.  —  Movers,  die  Thoenizier,  T.  III,  p.  408. 

(2)  Voyez  le  Tome  II  de  ces  Études. 

(3)  Cicer.,  De  leg.  agrar.,  II,  35. 

(4)  Herder,  Ideen,  XII,  4. 

(5)  Cornmentaire  sur  l'esprit  des  lois,  XX,  21,  p.  348. 


i 


INTRODUCTION.  'iOô 

il  est  l'auteur  de  tous  les  biens.  Sans  doute  il  cause  des  guerres 
comme  il  occasionne  des  procès;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que  plus  l'esprit  de  commerce  s'accroît,  plus  celui  de  ravage  dimi- 
nue, et  que  les  hommes  les  moins  querelleurs  sont  toujours  ceux 
qui  ont  des  moyens  paisibles  de  faire  des  gains  légitimes.  » 

Cependant  les  sentiments  des  anciens  ont  aussi  trouvé  de  Técho 
dans  les  temps  modernes.  Vauvenargues  jeta  le  gant  au  commerce 
en  le  définissant  «  l'école  de  la  tromperie  »(').  Un  moraliste  alle- 
mand entra  en  plein  dans  ces  idées  :  «  Le  commerce,  dit  Garve, 
tendant  au  profit,  nourrit  Tégoïsme;  il  est  incompatible  avec  la 
bienfaisance  et  la  philantropie;  il  conduit  à  la  plus  détestable  des 
guerres  entre  les  individus  et  entre  les  peuples,  celle  qui  a  sa 
source  dans  l'esprit  de  rivalité  et  de  monopole  >•(-).  Kant  s'associa 
à  ce  violent  acte  d'accusation  (").  Enfin  l'auteur  de  YEssai  sur  l'In- 
différence en  matière  de  religion  s'écrie  :  «  Le  commerce,  dit-on, 
rapproche  les  peuples;  oui,  comme  l'impôt  rapproche  le  percep- 
teur du  contribuable.  Outre  ces  sourdes  inimitiés  dont  l'effet,  à  la 
longue,  est  si  terrible,  le  commerce  enfante  à  lui  seul  plus  de 
guerres  que  toutes  les  autres  causes  de  division  »(''). 

Nous  n'avons  pas  encore  nommé  le  publiciste  qui  a  émis  les 
idées  les  plus  justes  sur  l'influence  du  commerce.  Montesquieu 
avoue  que  l'esprit  du  commerce  divise  les  particuliers,  mais  il 
ajoute  qu'il  unit  les  nations,  en  les  portant  à  la  paix,  et  il  écrit 
ces  paroles  profondes  :  «  L'histoire  du  commerce  est  celle  de  la 
communication  des  peuples  (').  »  La  distinction  établie  [mr  Mon- 
tesquieu entre  les  effets  du  commerce  n'est  pas  sufiisante  pour 
concilier  les  opinions  contraires  sur  son  action  morale  et  poli- 
tique. Admirateur  passionné  du  régime  anglais,  le  célèbre  écrivain 


(1)  Vauvenargues,  Pensées  et  maximes,  n»  310. 

(2)  Garve,  Philosophische  Anmerkungen  zu  Cicero's  Buchern  von  den  Pflich- 
ten,  T.III,  p.  56-77. 

(3)  En  traitant  du  caractère  du  peuple  anglais,  dans  son  Anthropologie,  h'atil 
flétrit  l'esprit  commercial  ;  il  le  représente  comme  tout  aussi  insociahie  que 
l'esprit  nobiliaire  (h'anl's  sammlliche  Werke,  T.  X ,  p.  .354,  note,  édit.  do  1830)- 

(4)  Lamennais,  Mélanges  religieux  et  philosophiques. 

(5)  Esprit  des  lois.  XX,  2  ;  XXI,  5. 


494  LES  ÉTATS  COMMERÇANTS. 

n'a  pas  vu  que  la  concurrence  illimitée  cache  une  véritable  guerre 
entre  les  individus  et  entre  les  peuples:  on  peut  encore  dire  aujonr- 
d'hui  avec  Sterne  que  tout  acte  de  commerce  est  un  acte  d'hostilité. 
La  conscience  moderne  se  tromperait-elle  donc  en  considérant  le 
commerce  comme  un  élément  d'union?  faut-il  en  revenir  aux  anti- 
pathies de  l'antiquité?  Non,  même  dans  l'état  actuel  de  désordre  et 
d'anarchie,  le  commerce  rapproche  les  peuples,  mais  c'est  l'œuvre 
de  Dieu  et  non  celle  des  hommes  :  «  Le  marchand,  dit  Schiller, 
est  l'instrument  de  la  Providence;  tout  en  cherchant  des  biens  pour 
lui,  il  fait  le  bien  »(').  Ne  viendra-t-il  pas  un  temps  où  les  peuples, 
cessant  de  se  croire  ennemis,  uniront  leurs  efforts  pour  atteindre  le 
but  commun  de  l'humanité?  L'objet  de  notre  travail  est  de  montrer 
que  le  genre  humain  marche  vers  cet  idéal.  Alors  s'accompliront 
les  paroles  prophétiques  deBallanche  que  «le  commerce  nous  rend 
citoyens  de  tous  les  pays,  que  le  dogme  de  la  confraternité  de  tous 
les  hommes  nous  est  enseigné  par  le  besoin  que  nous  avons  les  uns 
des  autres  »(^). 

(1)  Schiller  : 

«Euch,  ihr  Gôtler,  gehôrt  der  Kaufmann.  Gûter  zu  suchen 
Geht  cr,  doch  an  sein  Schiff  kniipft  das  Gule  sich  an.  » 

(2)  Essai  sur  les  institutions  sociales,  ch.  XI,  3*  partie. 


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LIVRE    PREMIER. 


CHAPITRE  I. 

CONSIDÉRATIONS    GÉNÉRALES. 


Les  cités  phéniciennes  sont  un  point  à  peine  perceptible  au 
milieu  des  immenses  empires  de  l'Orient,  Cependant  ces  quelques 
villes  exercèrent  une  plus  vaste  influence  que  les  Rois  des  Rois. 
Les  prétentions  des  monarques  persans  à  la  domination  du  monde 
échouèrent  devant  la  résistance  d'une  petite  peuplade  earopcenne, 
tandis  que  les  marchands  phéniciens  curent  l'immensité  des  mers 
pour  empire;  ils  pénétrèrent  dans  des  régions  dont  les  superbes 
dominateurs  de  l'Asie  ignoraient  jusqu'à  l'existence.  Quelle  est  la 
raison  de  ce  fait  qui  tient  du  prodige?  C'est  un  nouvel  élément  qui 
vient  prendre  place  dans  la  vie  de  l'humanité,  celui  de  l'activité  in- 
telligente. Les  peuples  nomades  qui  fondèrent  les  états  éphémères 
de  l'Asie  occidentale,  représentent  la  force;  leur  action  est  limitée 
à  la  portée  de  leurs  flèches.  La  race  phénicienne  a  pour  armes 
l'intelligence,  pour  but  le  travail  ;  son  domaine  est  illimité  comme 

(1)  Heeren,  Idées  sur  la  politique  et  le  commerce,  T.  II.  —  Movers,  die  Phoe- 
nizier;  /d.,  dans  VEncyclopédie  dErsch,  Sect.  III,  T.  24,  au  mot  Phocnizier. 


'iOG  LES    PHÉNICIENS. 

celui  de  la  pensée.  L'avenir  appartient  à  ce  principe,  mais  ses  pre- 
mières manifestations  ont  peu  d'attrait  :  c'est  l'égoïsme  dans  toute 
sa  brutalité. 

«  Tous  les  monuments  de  l'antiquité,  dit  Cicéron,  tontes  les  his- 
toires attestent  l'extrême  perfidie  de  la  race  phénicienne  »(').  Les 
conventions  phéniciennes  passèrent  en  proverbe  pour  marquer  la 
fraude (^).  Si  nous  demandons  à  l'antiquité  la  raison  de  cette  espèce 
de  dégradation  morale,  elle  répond  par  la  bouche  de  son  plus  grand 
philosophe,  que  «  l'esprit  d'intérêt  caractérisait  les  Phéniciens  »('). 
Ceci  n'est  pas  une  tache  particulière  aux  habitants  de  la  Phénicie  : 
Platon  met  les  Égyptiens  sur  la  même  ligne,  et  la  foi  punique  a  eu 
plus  de  retentissement  dans  l'histoire  que  les  mensonges  phéniciens. 
Nous  constatons,  sans  en  faire  l'objet  d'une  accusation  trop  flétris- 
sante, les  reproches  que  l'antiquité  adressait  aux  marchands  de 
Tyr  ;  nous  nous  expliquons  cette  guerre  de  ruses  et  de  tromperies 
dans  laquelle  les  simples  succombent,  comme  les  faibles  sur  le 
champ  de  bataille.  Il  fallait  à  l'homme  un  mobile  aussi  personnel, 
aussi  puissant  que  l'intérêt  pour  oser  entreprendre  la  lutte  avec  la 
nature.  L'élément  sur  lequel  il  s'élance  lui  est  inconnu;  des  dan- 
gers sans  nombre  l'attendent  sur  la  vaste  étendue  des  mers;  les 
peuples  sauvages  ou  barbares  avec  lesquels  il  va  trafiquer  sont  des 
ennemis  aussi  redoutables  que  l'Océan  :  l'amour  du  gain  ne  doit-il 
pas  être  porté  jusqu'à  la  passion  pour  braver  ces  périls?  De  là  le 
manque  de  moralité  qui  est  un  défaut  caractéristique  de  l'enfance 
du  commerce;  mais  les  Phéniciens  l'ont  racheté  par  les  immenses 
bienfaits  qu'ils  répandirent  sur  le  genre  humain. 

Le  mythe  de  Y  Hercule  tyrien  (*)  est  le  symbole  de  la  mission 


(1)  Cicer.,  fragm.  orat.  pro  Scaur.,  c.  14. 

(2)  Photius  explique  l'origine  de  ce  proverbe. Les  Phéniciens  ayant  aborde  sur 
les  côtes  d'Afrique  pour  y  établir  une  colonie,  prièrent  les  habitants  de  les  rece- 
voir pendant  nuit  et  jour  (vùxtk  y.cà  ri^j-ipav)  :  on  leur  accorda  leur  demande.  Ils 
refusèrent  ensuite  de  se  retirer,  en  disant  qu'on  s'était  engagé  à  les  garder  pen- 
dant des  nuits  et  des  jours.  De  là  les  conventions  phéniciennes  désignèrent  des 
conventions  franduleiises. 

(3)  Plat.,  Rep.  IV,  p.  436,  A  :  tô  (fàox,priiiKro-j. 
(i)  Movcrs,  die  Phoenizier,  II,  2,  p.  109,  ss. 


CONSIDÉRATIONS   GÉNÉRALES.  497 

civilisatrice  du  peuple  phénicien.  Les  Grecs  donnaient  ce  nom  au 
dieu  national  de  Tyr,  Melcarth  {').  Cette  analogie  seule  est  signifi- 
cative. L'Hercule  grec,  c'est  l'activité  humaine  élevée  par  son  éner- 
gie au  rang  d'une  puissance  céleste  :  il  est  le  bienfaiteur  de  la 
Grèce  par  ses  exploits.  On  représente  Melcarth  comme  fondateur 
de  villes  :  c'est  à  lui  que  Tyr,  Cadix  et  Tarsus  raj)portaient  leur 
origine (").  Son  action  bienfaisante  ne  se  borne  pas  à  la  Phénicie; 
il  parcourt  avec  les  navigateurs  phéniciens  lAfrique,  les  Gaules, 
l'Espagne  et  l'Italie.  En  Egypte,  il  tue  le  roi  Busiris  qui  massacrait 
les  étrangers;  dans  la  Libye  il  fonde  Hécatompyle,  la  ville  aux 
cent  portes.  Dès  le  treizième  siècle  avant  notre  ère,  des  naviga- 
teurs venus  de  l'Orient  abordèrent  sur  les  côtes  méridionales  de  la 
Gaule;  les  courses  aventureuses  des  marchands  de  Tyr  furent  per- 
sonnifiées dans  leur  dieu  national.  Hercule  rassemble  les  peuplades 
éparses  dans  les  bois;  il  leur  construit  des  villes,  il  leur  apprend  à 
labourer  la  terre.  De  la  Gaule,  l'Hercule  tyrien  passe  en  Italie  : 
«  les  dieux  le  contemplèrent,  fendant  les  nuages  et  brisant  les 
cimes  glacées  des  Alpes  »(').  On  doit  aux  Phéniciens  les  premières 
communications  qui  rapprochèrent  les  peuples  de  l'Europe  occi- 
dentale; la  route  qu'ils  construisirent  liait  la  Gaule  avec  l'Espagne 
et  l'Italie,  ouvrage  prodigieux  qui  servit  plus  tard  de  fondement 
aux  voies  romaines  (*).  Le  dieu  de  Tyr  bâtit  Cadix,  et  jeta  les  pre- 
mières semences  de  la  civilisation  dans  la  Péninsule  espagnole ('). 

Les  Grecs  attribuaient  leur  initiation  aux  éléments  de  la  culture 
intellectuelle  à  une  colonie  phénicienne.  Hérodote  raconte  que 
Cadmus  leur  enseigna  plusieurs  connaissances  utiles,  entre  autres 
les  lettres  (^).  On  peut  douter  avec  Otfried  Millier  (^)  de  l'existence 


(1)  Movers,  T.  I,  p.  430.  —  Butlmann,  Mythus  des  Herakies  {Mythologus, 
T.  I,  p.  234). 
•  (2)  Movers,  T.  I,  p.  133. 

(3)  Diodor.,  IV,  17-19.  —  Dionus.  liai.,  I,  41.  —  Justin.,  XXIV,  4, 

(4)  Thierry,  Histoire  des  Gaulois,  l"  partie,  ch.  I. 

(5)  Slrab.,  III,  p.  104  (éd.  Casaub.). 

(6)  Herod.,  V,  38.  —  Plin.,  VII,  36. 

(7)  0.  Muller  voit  dans  Cadmus  une  divinité  pélasgiquc  (Orchomcnos,  p.  iOT- 
i\"j).  —  Niebuhr  (Vortrage  uber  allé  Geschichle,!.  I,  p.  96)  dit  qu'il  ne  comprend 


498  LES  PHÉNICIENS. 

historique  de  Cadmus;  mais  le  seul  nom  de  lettres  phéniciennes  que 
les  Grecs  donnèrent  à  leur  alphabet,  atteste  l'action  de  la  Phénicie 
sur  la  Grèce.  La  langue  même  des  Hellènes  conserva  des  traces  de 
cette  influence  :  plusieurs  noms  de  mesures  et  de  poids,  de  maté- 
riaux d'écriture,  d'instruments  de  musique,  de  marchandises,  de 
plantes,  sont  d'origine  phénicienne  (^).  Les  communications  que  les 
Phéniciens  firent  aux  Grecs  ne  se  bornèrent  pas  à  ces  bienfaits. 
Au  dire  d'Hérodote,  le  Tyrien  Cadmus  introduisit  le  culte  de 
Bacchus  en  Grèce.  Il  est  certain  que  les  Grecs  reçurent  de  l'Orient 
au  moins  une  partie  de  leurs  idées  religieuses  et  philosophiques. 
Les  Phéniciens  étaient  en  rapport  à  la  fois  avec  l'Asie,  l'Egypte  et 
la  Grèce  :  qui  pouvait  mieux  qu'eux  servir  d'intermédiaires  à  la 
transmission  de  la  civilisation  orientale  aux  Hellènes  (^)? 

Les  Phéniciens  n'étaient  pas  un  peuple  exclusivement  commer- 
çant. La  religion  jouait  un  grand  rôle  chez  eux.  Ils  rapportaient  à 
des  causes  religieuses  l'établissement  d'une  de  leurs  plus  impor- 
tantes colonies  :  Hercule,  dit-on,  ordonna  aux  Tyriens  de  fonder 
Gadès,  pour  propager  son  culte  dans  le  monde  occidental.  On  peut 
dire  avec  vérité  qu'ils  répandaient  leurs  croyances  en  même  temps 
que  leurs  marchandises.  Les  sacrifices  humains  qui  souillent  la 
religion  phénicienne  ne  donnent  pas  une  idée  favorable  de  son 
influence  civilisatrice.  Mais  il  y  avait  dans  cette  religion  autre 
chose  que  du  sang  :  tous  les  progrès  que  la  race  active  de  Tyr 
faisait  dans  l'agriculture  et  dans  l'industrie  étaient  considérés 
comme  le  bienfait  d'une  divinité  et  se  propageaient  avec  son  culte. 
Il  y  a  plus  :  en  multipliant  les  relations  internationales,  les  Phé- 
niciens concoururent  autant  qu'aucun  autre  peuple  de  l'antiquité, 
à  préparer  la  voie  à  une  religion  plus  pure  que  les  cultes  des 
anciens.  Le  savant  historien  de  la  nation  phénicienne  fait  la  remar- 


pas  comment  la  colonisation  phénicienne,  appuyée  sur  les  témoignages  unanimes 
des  anciens,  a  pu  être  révoquée  en  doute. 

(1)  Movers,  dans  YEncydopédie  d'Ersch,  III,  24,  p.  358. 

(2)  Movers  (T.  I,  p.  9  et  suiv.)  développe  les  ressemblances  qui  existent  entre 
le  culte  grec  et  le  culte  phénicien.  —  Comparez  Boettiger,  Ideen  zur  Kunstmy- 
thologie  (Préface,  p.  42,  et  T.  I,  p.  203,  217,  303,  355).  —  Plass,  Geschichte 
Griechenlands,  T.  I,  p.  110-131,  147-155. 


DROIT    DE   GUERRE.  499 

que  que  les  roules,  ouvertes  en  Asie  par  les  marchands  de  Tyr, 
furent  pratiquées  par  les  premiers  disciples  de  Jésus-Christ(').  Sans 
ces  liaisons,  la  propagation  du  christianisme  eût  été  impossihle.  Si 
l'histoire  voit  un  fait  providentiel  dans  les  conquêtes  des  Alexandre 
et  des  César,  pourquoi  ne  célébrerait-elle  pas  les  peuples  commer- 
çants qui  établissent  entre  les  hommes  des  rapports  plus  durables 
que  ceux  qui  naissent  de  la  guerre? 


CHAPITRE   II. 

LE    DROIT    DE    GUERRE 


La  guerre  est  un  fait  universel  dans  l'antiquité.  A  en  croire  un 
historien  philosophe,  les  Phéniciens  seuls  auraient  été  une  nation 
pacifique  et  exclusivement  commerçante.  i/ejY^er  les  place  au-dessus 
des  Carthaginois,  au-dessus  même  des  Européens  modernes;  com- 
parant les  marchands  de  Tyr  aux  Espagnols  et  aux  Portugais,  il 
reproche  à  ceux-ci  d'avoir  abusé  de  leur  supériorité  pour  réduire 
les  malheureux  Indiens  en  esclavage  ,  et  d'avoir  semé  des  ruines, 
tout  en  précliant  une  religion  de  paix;  il  leur  oppose  les  Phéniciens 
qui  propagèrent  les  inventions  les  plus  utiles  dans  le  monde  entier, 
sans  avoir  recours  à  d'autres  armes  que  celles  de  l'intelligence  (-). 
Est-il  besoin  d'insister  sur  l'injustice  de  ce  parallèle  entre  des  peu- 
ples placés  dans  des  conditions  essentiellement  différentes?  Pour 
détester  les  crimes  des  Européens  dans  le  iNouveau  Monde,  il  n'est 
pas  nécessaire  d'idéaliser  les  nations  de  l'anliquilé.  L'apologie  que 
le  philosophe  allemand  fait  des  Phéniciens  repose  sur  une  illusion 


(1)  Movers,  T.  III,  p.  1 ,  ss. 

(2)  Herder,  Ideen,  XII,  4. 


500  LES    PHÉNICIENS. 

historique;  il  importe  de  relever  l'erreur,  parce  qu'elle  est  généra- 
lement répandue. 

Le  génie  des  peuples  se  manifeste  par  la  conception  qu'ils  se  font 
de  la  divinité.  Les  dieux  des  Phéniciens  furent-ils  des  dieux  tels 
que  les  épiciers  en  imagineraient,  si  les  épiciers  se  mêlaient  de 
théologie?  Melcarth,  l'Hercule  tyrien,  est  un  dieu  guerrier.  C'est  à 
la  tête  d'une  armée  composée  d'une  foule  de  nations,  qu'il  fait  la 
conquête  des  pays  coloniaux.  On  lui  attribue  l'invention  de  la 
guerre  et  de  tous  les  arts  qui  y  sont  relatifs.  Il  n'y  a  pas  jusqu'aux 
déesses  qui  ne  soient  des  divinités  guerrières  :  Astarté  monte  un 
lion  et  elle  est  armée  de  la  pique.  Les  Phéniciens,  comme  tous  les 
peuples,  idéalisaient  leur  existence  dans  les  dieux  qu'ils  adoraient. 
Au  dire  des  historiens  anciens,  ils  étaient  les  dignes  frères  des 
Cananéens,  dont  nous  connaissons  le  caractère  belliqueux  par 
l'Écriture  Sainte  :  «  Aussi  exercés  dans  les  arts  de  la  guerre  que 
dans  ceux  de  la  paix,  dit  3Iéla,  ils  excellaient  surtout  dans  les 
guerres  maritimes  »  0).  Les  Tyriens  se  distinguaient  par  leur  hu- 
meur guerroyante;  ils  estimaient  par  dessus  tout  la  gloire  qui 
s'acquiert  par  les  armes  (-),  et  cette  gloire,  ils  l'ont  conquise  dans 
la  plus  légitime  des  guerres,  en  défendant  leur  liberté  avec  un 
courage  héroïque  contre  tous  les  conquérants,  sans  excepter  le 
plus  illustre  de  tous,  le  héros  macédonien. 

Ces  dispositions  se  concilient  très  mal  avec  l'idée  que  Herder  se 
faisait  du  commerce  et  de  la  colonisation  des  Phéniciens.  Leur 
commerce  fut  en  réalité  une  guerre,  au  moins  dans  le  principe,  et 
la  pire  de  toutes,  la  piraterie.  Quant  à  leurs  colonies,  elles  ne  s'éta- 
blirent que  par  la  violence.  Ce  sont  encore  les  écrivains  anciens  qui 
nous  le  disent.  Les  cités  phéniciennes  envoyaient  leur  jeunesse 
armée  au  loin,  pour  conquérir  de  nouvelles  terres  (').  Les  colons 
ne  s'établissaient  pas  dans  des  pays  inhabités;  ils  recherchaient 
avant  tout  les  lies  et  les  côtes,  qui  à  raison  même  de  leur  situation 
et  de  leur  fertilité  avaient  attiré  de  bonne  heure  des  habitants. 


(t)  Mêla,  r,  12.  —  Movers,  die  Phoenizier,  T.  III,  p.  30,  ss. 

(2)  Movers,  ib.,  p.  32,  noie  87. 

(3)  Curt.,  IV,  4,  21  :  «  Nova  et  externa  domicilia  armis  quaerere  cogebantur.» 


DROIT    DE    (UF.RUE.  501 

Ainsi  les  Pliénicicns  Irouvaient  partout  le  sol  occupé;  ils  devaient 
rarracher  à  des  populations  barbares,  c'est-à-dire  essentiellement 
guerrières.  La  fondation  des  colonies  était  donc  par  la  force  des 
choses  une  conquête.  Là  même  où  un  accord  permettait  aux  colons 
de  s'établir  pacifiquement,  comme  à  Cartilage,  la  mauvaise  foi  et 
l'ambition  des  émigrauts,  ou  la  versatilité  des  indigènes  amenaient 
des  luttes  sanglantes.  On  le  voit,  le  droit  du  plus  fort  présidait  aux 
établissements  coloniaux  des  Phéniciens,  comme  aux  courses  aven- 
tureuses des  Ninus,  des  Sésostris  et  des  Alexandre. 

Au  premier  abord,  on  comprend  difficilement  comment  une  pe- 
tite peuplade,  resserrée  dans  un  coin  de  l'Asie,  put  conquérir 
les  iles  de  l'Archipel,  l'Espagne,  les  côtes  de  l'Afrique  et  se  défen- 
dre partout,  soit  contre  les  Barbares,  soit  contre  la  rivalité  des 
Hellènes.  Les  Phéniciens  employaient  des  troupes  mercenaires, 
de  même  que  les  Carthaginois(^).  Quel  fut  leur  droit  de  guerre?  Le 
peuple  à  qui  l'on  attribue  l'invention  de  l'alphabet  avait  pris  soin 
de  léguer  à  la  postérité  l'histoire  de  ses  relations  avec  les  nations 
étrangères;  mais  les  écrivains  auxquels  il  donna  le  jour,  ainsi  que 
les  auteurs  grecs  qui  profitèrent  de  leurs  travaux,  sont  tous  perdus. 
C'est  à  peine  si  quelques  traits  nous  permettent  de  conjecturer  que 
la  politique  des  Phéniciens  n'était  pas  plus  humaine  que  celle  des 
Carthaginois.  Dans  sa  lutte  avec  les  conquérants  de  l'Asie,  Tyr  se 
vit  abandonnée  par  ses  propres  colonies  (-),  de  même  que  les  villes 
d'Afrique  tournèrent  souvent  leurs  armes  contre  Carthage  leur 
sœur.  Tyr  fit  la  conquête  de  l'ile  de  Chypre;  les  villes  cypriennes, 
aussi  bien  que  les  sujets  des  Carthaginois,  saisissaient  la  première 
occasion  pour  secouer  le  joug  de  leurs  maîtres. 

La  race  phénicienne  était  d'un  caractère  dur  et  cruel  (');  l'égoïsme 
mercantile  favorisait  ces  dispositions,  en  nourrissant  dans  les 
marchands  le  désir  d'exploiter  leurs  sujets;  la  religion,  au  lieu 


(1)  Kzrchkl,  XXVII,  10,  11. 

(2)  Joseplu,  Antiii.,  IX,  14,  î. 

(3)  Les  Cananéens  nriulilaienl  les  prisonniers  en  leur  coupant  les  pouces  et  les 
orleils  {Jurjes,  I,  7),  on  en  leur  crevant  les  yeux  (I  Snmucl,  XI,  2).  Ils  fendaient 
le  ventre  aux  femmes  enceintes  et  ils  écrasaient  les  nourrissons (II  flo/.«, VIII,  12;. 

52 


502  LES   PHÉNICIENS. 

d'adoucir  les  mœurs,  développait  la  cruauté.  On  conçoit  que,  dans 
un  âge  de  barbarie,  les  peuples  aient  immolé  les  étrangers  et  les 
ennemis ,  qui  étaient  à  peine  considérés  comme  des  hommes  ;  mais 
les  Phéniciens  poussaient  plus  loin  leur  barbare  superstition  :  les 
mères  sacrifiaient  leurs  enfants,  «croyant  apaiser  les  dieux  par 
le  sang  de  ceux  pour  lesquels  on  les  implore  le  plus  souvent  »  ('). 
Les  sacrifices  humains,  usités  d'abord  dans  les  grandes  calamités, 
devinrent  une  pratique  journalière  :  l'histoire  de  Phénicie  par  San- 
chouniaton,  dit  Porphyre ,  était  remplie  de  ces  récils  sanglants  (^). 
Ainsi  les  mêmes  causes  qui  produisirent  chez  les  Carthaginois 
tant  d'horreurs  pendant  la  guerre  et  tant  de  tyrannie  pendant  la 
paix,  existaient  chez  les  Tyriens  leurs  ancêtres.  Si  les  marchands 
de  Tyr  ont  un  meilleur  renom  que  ceux  de  Carthage,  c'est  que  les 
Carthaginois  entrèrent  en  lutte  avec  le  peuple  roi,  et  la  haine  des 
vainqueurs  s'est  transmise  à  la  postérité;  tandis  que  les  Tyriens 
combattirent  pour  leur  indépendance  contre  les  puissants  empires 
qui  les  entouraient.  En  apparence  c'était  la  force  qui  opprimait 
une  nation  pacifique,  les  guerriers  qui  accablaient  les  marchands. 
Mais  rhisloire  ne  doit  point  s'arrêter  aux  apparences.  En  réalité, 
les  Phéniciens  et  les  Carthaginois  sont  solidaires  dans  leurs  bonnes 
et  leurs  mauvaises  qualités;  ils  méritent  le  même  blâme  et  ils  ont 
droit  aux  mêmes  éloges. 


(1)  Justin.,  XVIII,  6. 

(2)  Porphyr.,  De  Abslin.,  II.  S6.  —  Movers,  T.  I,  p.  299-305. 


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CHAPITRE  ni. 

RELATIONS    INTERNATIONALES 


§  I.  Commerce.  Navigation.  Voyages. 

L'idée  de  négoce  s'identifiait  tellement  avec  les  Phéniciens,  que 
leur  nom  était  devenu  synonyme  de  trafiquant  :  «  Je  suis  Phé- 
nicien, dit  un  personnage,  (ï Aristophane,  je  donne  d'une  main, 
je  reçois  de  l'autre  »  (').  Voisins  de  la  mer,  les  habitants  de  la 
Phénicie  étaient  nés  marchands.  II  est  vrai  que  les  grands  empires 
de  l'Asie  aboutissaient  aussi  à  l'Océan;  mais  pour  eux  la  mer  était 
comme  la  fin  du  monde,  un  élément  plein  de  mystère  et  de  ter- 
reur, qu'ils  n'osaient  franchir.  La  nature  qui  avait  doué  les  Phéni- 
ciens du  génie  du  commerce  les  força  pour  ainsi  dire  à  se  livrer  à 
la  navigation,  en  leur  donnant  une  étroite  bande  de  terre  pour 
patrie;  mais  quelles  magnifiques  compensations  elle  leur  olïrait  du 
côté  de  la  mer!  Des  ports  nombreux,  des  montagnes  couvertes  de 
forets,  invitaient  les  habitants  de  ces  côtes  à  se  créer  sur  l'Océan 
une  domination  à  laquelle  leur  faiblesse  ne  leur  permettait  pas  de 
prétendre  sui-  le  continent  (-).  La  nier  ne  pouvait  être  pour  eux  un 
objet  de  terreur;  la  pèche  les  initia  à  la  navigation  et  les  prépara  à 
des  courses  plus  lointaines  (").  Dès  que  l'homme  s'est  familiarisé 
avec  ce  puissant  élément,  il  s'y  attache  avec  jtassion;  on  dirait  ((ue 
l'immensité  de  l'Océan  répond  à  l'infini  de  sa  nature.  Les  Phéni- 
ciens s'y  abandonnèrent  tout  entiers. 

(1)  Aristoph.,  fragm.  223.  cd.  Didol.  —  Cf.  Joh,  XL,  30;  Provcrh.,  XXXI,  24. 

(2)  Movcrs,  die  IMioenizier,  T.  II,  P.  1,  p.  249;  T.  III,  p.  io6. 

(3)  Le  mol  do  Sidonicns  veut  dire  p/^cheurs  {Movers,  T.  I,  p.  2;    T.  II,    F'.  I, 
p.  86,  note  8). 


S04  LES  PHÉNICIENS. 

Aussi  haut  que  remontent  les  traditions  historiques  et  mythi- 
ques, nous  rencontrons  les  hardis  navigateurs  de  Sidon  et  de  Tyr. 
Dans  riliade  et  l'Odyssée,  ils  paraissent  tantôt  comme  marchands, 
tantôt  comme  pirates.  «  Les  voiles  brillants  comme  des  étoiles  étin- 
celantes  »  sont  l'ouvrage  de  femmes  sidoniennes.  Achille  donne 
pour  prix  de  la  course  un  vase  «  d'une  beauté  si  parfaite  qu'il  n'y 
en  avait  pas  sur  la  terre  qui  put  l'égaler;  car,  dit  le  poëte,  les  Sido- 
niens,  ouvriers  ingénieux,  l'avaient  travaillé  avec  le  plus  grand 
soin  » .  Ménélas,  voulant  honorer  le  fils  d'Ulysse,  lui  fait  présent 
d'une  coupe  qui  lui  fut  donnée  par  Phédime,  roi  de  Sidon,  «  de 
toutes  les  choses  que  renfermait  son  palais,  la  plus  rare  et  la  plus 
précieuse  »('). 

La  piraterie  était  une  espèce  de  commerce;  elle  n'avait  rien  de 
honteux  dans  les  temps  primitifs,  âge  de  violence  où  tout  étranger 
était  ennemi,  et  tout  ce  qu'on  prenait  sur  l'ennemi  de  bonne  prise. 
Dans  le  récit  des  aventures  fictives  qu'Ulysse  fait  à  Euniée,  figure 
un  Phénicien,»  habile  en  tromperies,  fourbe  odieux  qui  déjà  avait 
attiré  bien  des  maux  aux  hommes  par  ses  ruses  » .  Il  engage  Ulysse 
à  se  rendre  en  Phénicie,  «  où  se  trouvent  ses  palais  et  ses  ri- 
chesses » .  Ulysse  demeura  auprès  de  lui  durant  une  année  en- 
tière; alors  le  Phénicien,  «  méditant  de  nouveaux  mensonges,  l'em- 
barqua sur  un  vaisseau  pour  la  Libye,  afin  qu'il  veillât  avec  lui  sur 
la  cargaison  ;  mais  c'était  pour  le  vendre  en  ces  contrées  et  en  reti- 
rer un  grand  prix  » .  Eumée  raconte  à  son  tour  l'histoire  de  sa  cap- 
tivité. Son  père  régnait  sur  une  île;  des  navigateurs  phéniciens, 
«  fourbes  adroits,  apportant  mille  parures  sur  leurs  vaisseaux  »,  y 
abordent.  11  y  avait  dans  le  palais  une  femme  phénicienne;  ils  la 
séduisent  par  l'espoir  de  revoir  ses  parents  :  «  car  ils  existaient 
encore  et  vivaient  dans  l'opulence  » .  La  Phénicienne  se  concerte 
avec  les  marchands;  elle  leur  promet  d'emporter  tout  l'or  qui  sera 
»sous  sa  main  et  de  leur  livrer  le  fils  de  son  maître  :  «  Il  vous  procu- 
rera, dit-elle,  des  sommes  considérables,  si  vous  le  vendez  chez  des 
peuples  étrangers  ».  Un  messager  des  pirates  s'introduit  dans  le 
palais,  «  portant  un  collier  où  l'or  était  enchâssé  dans  des  grains 

(1)  Iliad.,  VI,  289;  XXIII,  743:  IV,  613.  sqq. 


f 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  505 

d'ambre  » .  Pendant  que  «  la  vénérable  mère  d'Eumée  et  les  femmes 
touchaient  ce  joyau  et  l'examinaient  attentivement,  en  s'informant 
du  prix  »,  le  pirate  fait  un  signe  à  la  jeune  Phénicienne;  le  com- 
plot s'exécute ,  et  Eumée ,  fils  d'un  prince ,  devient  le  pasteur  de 
Laërle  ('). 

La  tradition  rattacha  aux  pirateries  des  Phéniciens  l'origine  de 
la  haine  qui  divisait  la  Grèce  et  l'Asie  et  la  cause  première  de 
la  lutte  des  Grecs  et  des  Perses.  Des  navigateurs  phéniciens,  dit 
Hérodote,  apportaient  à  Argos  des  marchandises  d'Egypte  et  d'As- 
syrie; lo,  la  fille  du  roi  Inachus,  s'élant  rendue  sur  le  rivage,  fut 
enlevée  par  les  hardis  corsaires.  Les  Grecs  usèrent  de  représailles; 
les  inimitiés  s'enracinèrent  et  éclatèrent  dans  l'expédition  de  Troie 
et  dans  les  guerres  médiques  (').  Ces  traditions  peignent  mieux  que 
l'histoire  les  relations  primitives  des  peuples.  Le  commerce  et  le 
brigandage  étaient  unis  intimement  :  le  navigateur  phénicien  était 
trafiquant  ou  pirate  suivant  les  occasions.  Tel  fut  à  sa  naissance  le 
commerce,  cet  élément  puissant  de  civilisation.  Faut-il  s'étonner, 
s'il  ne  s'est  pas  dépouillé  dans  le  monde  ancien  des  habitudes  de 
ruse  et  de  violence  qu'il  avait  contractées  dans  son  premier  déve- 
loppement? 

Les  marchands  pirates  devinrent  bientôt  une  nation  commer- 
çante, célèbre  dans  le  monde  entier.  Écoutons  les  prophètes  hé- 
breux :  «  Tous  les  navires  de  la  mer,  dit  Ézéchicl,  et  leurs  ma- 
riniers ont  été  avec  toi  pour  trafiquer  et  pour  faire  ton  com- 
merce. »  Tyr  était  comme  la  foire  des  nations;  Isaïe  l'appelle  la 
reine  des  villes,  et  ses  marchands  des  princes  (').  Le  renom  des 
Phéniciens  comme  navigateurs  était  si  bien  établi,  qu'on  leur 
attribuait  la  découverte  de  tous  les  arts  relatifs  à  la  marine  :  ils 
inventèrent,  dit-on,  le  commerce  :  ils  parcoururent  les  premiers 
les  mers,  ils  construisirent  les  premiers  des  radeaux  et  des  vais- 
seaux de  charge,  ils  appliquèrent  les  premiers  l'astronomie  aux 
besoins  de  la  navigation,  enfin  ils  livrèrent  les  premières  batailles 

(1)  0(/(/s.s.,  XIV,  288,  sqq.;  XV,  il'i,  sqij. 

(2)  Ilerod.,  1.  I,  sqq. 

Ci)  Èzi'rhid,  XXVII,  |0.  —  /««„■,  XXlIi.  ;i.  s. 


506  LES   PHÉNICIENS. 

navales  (').  Ces  traditions  sont  un  témoignage  du  rang  important 
que  les  Phéniciens  conquirent  dans  la  navigation;  s'ils  ne  l'inven- 
tèrent pas,  ils  furent  du  moins  les  plus  hardis  marins  de  l'anti- 
quité. La  mer  fut  comme  leur  propriété.  Les  nm^s  tyriennes  devin- 
rent proverbiales  :  «  non-seulement,  dit  un  auteur  ancien,  celles  qui 
avoisinaient  les  côtes  de  Phénicie,  mais  toutes  celles  que  parcou- 
raient les  flottes  de  Tyr,  étaient  de  son  domaine  »('). 

La  navigation  des  anciens  se  réduisait  presque  au  cabotage;  dé- 
pourvus de  la  boussole,  il  leur  eût  été  difficile  de  pratiquer  la 
pleine  mer;  rien  ne  les  invitait  d'ailleurs  à  se  risquer  sur  l'immen- 
sité de  l'Océan.  Le  centre  de  leurs  relations  se  trouvait  dans  le  bas- 
sin de  la  Méditerranée,  sillonnée  d'iles  en  tout  sens;  l'art  le  plus 
simple  suffisait  pour  cette  navigation.  Un  dieu  lui-même  avait  posé 
des  bornes  à  l'audace  des  hommes;  des  mortels  oseront-ils  franchir 
les  colonnes  d'Hercule?  Les  Phéniciens  surpassèrent  leur  dieu  ;  ils 
pénétrèrent  les  premiers  dans  les  mers  de  l'Europe  occidentale  qui 
effrayèrent  encore  les  Romains  de  César. 

Quelle  fut  la  limite  de  ces  explorations?  L'antiquité  elle-même 
l'ignorait.  Les  Phéniciens  trafiquèrent  pendant  des  siècles  dans  le 
nord  de  l'Europe;  ils  fondèrent  des  élablissements  dans  les  îles 
britanniques,  et  cependant  avant  l'expédition  de  César,  il  y  avait 
des  historiens  qui  mettaient  en  doute  l'existence  de  l'Angleterre. 
On  savait  seulement  que  les  marchands  de  Tyr  parlaient  de  Cadix 
pour  se  diriger  vers  les  îles  d'étain  et  vers  les  côtes  d'ambre  (').  Le 
prix  de  l'ambre  égalait  celui  de  l'or  ;  on  conçoit  donc  Tintérêt  qu'ils 
avaient  à  couvrir  d'un  voile  épais  leurs  excursions  lointaines,  déjà 
par  elles-mêmes  si  mystérieuses.  Qui  sait  jusqu'où  la  passion  du 
gain,  l'esprit  d'aventure  et  les  hasards  de  la  navigation  portèrent 
les  Phéniciens?  Diodore  raconte  que  dans  une  de  leurs  courses  au- 
delà  des  colonnes  d'Hercule,  ils  furent  jetés  par  des  vents  violents 
fort  loin  dans  l'Océan  ;  que  battus  par  la  tempête  pendant  plusieurs 
jours,  ils  abordèrent  enfin  à  une  île  merveilleuse  qui  semblait  être 

(1)  Movers,  die  Phoenizier,  T.  111,  j).  14. 

(2)  Curtius,  IV,  4,  19.  —  Cf.  Festus,  \°  Tyria  maria. 

(3)  Plutarch.,  Cacs.,  23.  —  flerod.,  III,  I  lo. 


RELATIONS   INTERNATIONALES.  î)07 

le  séjour  de  quelque  dieu  plutôt  que  celui  des  hommes  (').  Heeren 
conjecture  que  c'était  l'ile  de  Madère,  dont  les  Cartliagiuois  se 
réservèrent  la  possession  exclusive  avec  une  cruelle  jalousie.  Des 
accidents  semblables  devaient  souvent  favoriser  les  navigateurs 
phéniciens.  On  croit  qu'ils  pénétrèrent  jusque  dans  la  mer  Bal- 
tique et  qu'ils  avaient  des  établissements  sur  les  côtes  septentrio- 
nales de  l'Europe.  Il  est  certain  qu'ils  fréquentaient  les  îles  britan- 
niques. Ils  paraissent  avoir  eu  des  relations  suivies  avec  l'Irlande, 
l'île  sacrée  :  dès  la  plus  haute  antiquité,  les  Phéniciens  y  avaient 
établi  leur  religion  en  même  temps  que  des  relations  commer- 
ciales ;  le  sol  de  la  verte  Erin  est  encore  couvert  aujourd'hui  de 
monuments,  témoins  irrécusables  de  l'influence  des  cultes  asia- 
tiques (-). 

«  Les  banderolles  phéniciennes  flottaient  à  la  fois  sur  les  côtes 
de  la  Grande-Bretagne  et  sur  les  rivages  de  Ceylan  »(').  Mais  la 
navigation  méridionale  des  Phéniciens  a  ses  mystères  comme  leurs 
courses  dans  le  Nord.  Les  livres  sacrés  des  Juifs  ont  donné  une 
immense  célébrité  aux  voyages  d'Ophir.  L'expédition  durait  trois 
ans;  on  en  rapportait  de  l'or,  des  pierres  précieuses,  du  bois  de 
sandal,  du  bois  d'ébène,  des  singes  et  des  paons  (^).  La  ressem- 
blance entre  les  mots  hébreux  qui  désignent  les  objets  de  ce  com- 
merce et  les  termes  correspondants  de  la  langue  sanscrite  a  fourni 
des  lumières  inattendues  sur  la  position  d'Ophir;  il  est  probable 
que  l'Inde  était  la  contrée  mystérieuse  d'où  les  flottes  phéniciennes 
et  juives  revenaient  chargées  de  richesses.  Nous  ignorons  si  la  navi- 
gation des  Phéniciens  s'étendait  plus  loin.  Un  de  ces  accidents  heu- 
reux qui  leur  lit  découvrir  Madère  les  jela-t-il  sur  les  côtes  de 
l'Amérique?  On  a  cru  trouver  des  vestiges  d'antiques  liaisons  entre 
l'Orient  et  l'Amérique,  et  par  une  supposition  nalurelle  on  a  attri- 
bué CCS  communications  aux  plus  hardis  navigateurs  de  lanliquilé. 
Il  est  inutile  de  nous  arrêter  à  ces  vagues  conjectures  ;  quand  même 


(t)  Diodor.,  V,  19,  20. 

(2)  Ileeren,  chap.  3.  —  Moore,  History  of  Iroland,  ch.  i,  2. 

(3)  Ileeren,  chap.  3,  p.  9i.  —  Comparez  Lucian.,  Toxaris,  §  4. 
(i)  I  IMs,  IX,  28;  X,  11,  22.  -  Il  Cltrnniq.,  VIII,  18, ;  IX.  10. 


508  LES   PHÉNICIENS. 

des  rapports  entre  les  deux  mondes  auraient  existé,  ils  n'exercèrent 
aucune  influence  sur  les  relations  internationales  des  anciens. 

Les  Phéniciens  ne  durent  pas  toutes  leurs  découvertes  géogra- 
phiques au  seul  hasard.  La  pratique  de  la  mer  éveille  l'esprit 
d'aventure  :  quel  est  le  hardi  marin  qui  ne  désire  de  pénétrer  les 
secrets  de  l'élément  sans  hornes  qui  est  devenu  sa  seconde  patrie? 
Ajoutez  l'aiguillon  de  l'intérêt;  c'était  dans  des  contrées  inconnues 
des  autres  nations  que  les  Phéniciens  faisaient  le  commerce  le  plus 
lucratif.  Le  silence  ou  l'ignorance  des  auteurs  anciens  ne  nous  per- 
mettent pas  de  suivre  leurs  expéditions.  Cependant,  grâce  aux 
curieuses  investigations  d'Hérodote,  nous  possédons  quelques  no- 
tions sur  la  célèbre  circumnavigation  de  l'Afrique  par  les  Phéni- 
ciens. Ils  entreprirent  ce  voyage  d'après  les  ordres  de  Nékos,  roi 
d'Egypte  ;  s'étant  embarqués  sur  la  mer  Rouge,  ils  traversèrent  la 
mer  des  Indes;  au  bout  de  deux  ans,  ils  arrivèrent  aux  colonnes 
d'Hercule,  et  revinrent  en  Egypte  la  troisième  année  de  leur  expé- 
dition. A  leur  retour,  ils  racontèrent  qu'en  faisant  voile  autour  de 
la  Libye,  ils  avaient  eu  le  soleil  à  leur  droite  :  «  Ce  fait  ne  me 
paraît  nullement  croyable,  (lit Hérodote,  mais  peut-être  le  paraîtra- 
t-il  à  quelque  autre»  (').De  savants  géographes,  Gosselin  (^),  Malte- 
Bruni^)  et  Mannert{^)  nient  ce  voyage,  ou  ne  veulent  y  voir  qu'une 
antique  tradition  défigurée.  Mais  leurs  doutes  ne  peuvent  pas  pré- 
valoir contre  un  témoignage  positif  et  d'autant  plus  digne  de  foi 
qu'il  est  confirmé  par  la  circonstance  même  qu'Hérodote  regardait 
comme  incroyable.  Les  Phéniciens  devaient  avoir  le  soleil  à  leur 
droite,  après  avoir  passé  la  ligne  ;  ce  fait  donne  à  tout  le  récit  un 
caractère  authentique  ('). 


{\)  Herod.,  IV,  42. 

(2)  Recherches  sur  la  Grèce  des  anciens,  T.  I,  p.  204. 

(3)  Histoire  de  la  Géographie,  livre  III. 

(4)  Géographie  der  Griechen  und  Roemer,  T.  I,  p.  20. 

(5)  Telle  est  l'opinion  généralement  admise.  —  Notes  de  Larcher  sur  Hérodote, 
T.  III,  p.  458.  —  Rennel,  The  geographical  system  of  Herodotus,  p.  718.  —  Jiin- 
ker,  die  Umschiffung  Libyens  durch  die  Vhoeaiker  (Neue  JahrbUcher  von  Seebode, 
18^1,  p.  357-384;  1844,  p.  141-156].—  Quatremère,  dans  les  Mémoires  de  l'insti- 
tiit,  T.  XV,  p.  380-390. 


UELATIONS   INTERNATIONALES.  509 

Si  l'on  considère  rétal  imparfait  de  la  navigation  des  anciens, 
Ton  doit  admirer  les  audacieux  marchands  qui  doublèrent  deux 
mille  ans  avant  Vasco  de  Gama  le  terrible  cap  des  tempêtes,  objet 
d'une  si  longue  terreur  pour  les  navigateurs  modernes.  Mais  com- 
ment se  fait-il  qu'un  voyage,  qui  au  quinzième  siècle  produisit  une 
révolution  dans  les  relations  commerciales,  passa  inaperçu  chez  les 
anciens?  Cette  périlleuse  expédition  ne  servit  pas  même  à  faire 
connaître  la  forme  de  l'Afrique:  Pline,  Strabon  et  Plolémée  en  ont 
une  fausse  notion.  Que  les  Phéniciens  aient  caché  leur  découverte, 
que  leur  jalouse  politique  ait  empêché  les  autres  peuples  d'en  pro- 
fiter, cela  se  conçoit,  mais  cela  n'explique  pas  pourquoi  eux-mêmes 
n'en  tirèrent  aucun  avantage.  Peut-être  les  difficultés  sans  nombre 
que  les  navigateurs  rencontrèrent  dans  le  voyage  autour  de  l'Afri- 
que, firent-elles  abandonner  une  navigation  dont  les  bénéfices 
n'étaient  pas  en  proportion  avec  les  périls  qui  s'y  attachaient  (*). 
Telle  est  la  loi  du  progrès  humain.  Quand  une  invention  dépasse 
les  forces  de  l'époque  où  elle  est  faite,  elle  reste  stérile;  il  faut 
qu'elle  se  reproduise  dans  des  temps  plus  favorables  pour  porter 
des  fruits.  L'Amérique  avait  été  visitée  par  de  hardis  navigateurs 
avant  Christophe  Colomb;  mais  ce  ne  fut  qu'au  quinzième  siècle 
que  le  Nouveau  Monde  entra  en  communication  avec  l'ancien. Tou- 
tefois l'audace  des  marins  de  Tyr  ne  fut  pas  inutile  à  l'humanité. 
L'idée  que  la  mer  relie  l'Asie  et  l'Europe,  bien  que  rejelée  avec 
dédain  par  les  plus  illustres  géographes  de  l'antiquité,  devint  une 
conviction  générale  :  elle  inspira  les  hardis  navigateurs  de  l'Europe 
moderne. 

Le  commerce  des  Phéniciens  n'était  pas  exclusivement  maritime; 
ils  servirent  aussi  d'intermédiaires  aux  relations  commerciales  des 
grands  empires  d'Asie.  Dans  l'Orient,  le  commerce  est  soumis  à 
une  marche  invariable.  Obligés  de  traverser  dos  déserts,  les  mar- 
chands se  forment  en  caravanes,  pour  se  mettre  à  l'abri  des  brigan- 
dages des  tribus  nomades;  les  routes  qu'ils  suivent  sont  tracées  par 
la  nature  qui  prépare  les  lieux  de  repos,  en  semant  quelques  pal- 
miers dans  les  steppes,  et  en  faisant  jaillir  de  rares  sources  au 

(I)  C'est  l'expliaitioii  donncc  pur  Qualremcrc  Momoirc?  de  l'Jnstilul). 


310  LES   PHÉNICIENS. 

milieu  des  sables.  Ces  fertiles  oasis,  entrepôts  nécessaires  du  com- 
merce, deviennent  le  siège  de  riches  et  puissantes  cités.  En  vain 
elles  tombent  sous  les  coups  des  Barbares;  d'autres  villes  s'élèvent 
à  leur  place;  il  n'y  a  rien  de  changé  que  le  nom  du  peuple  domi- 
nant ('). 

Telle  est  la  contrée  arrosée  par  l'Euphrate  et  le  Tigre.  Babylone 
figure  dans  la  Genèse  comme  le  berceau  de  la  civilisation.  Alexan- 
dre voulait  en  faire  la  capitale  de  l'Asie,  lorsque  la  mort  arrêta 
l'exécution  de  ses  gigantesques  projets.  Séleucie  sous  les  Macédo- 
niens, Clésiphonte  sous  les  Parthes,  Bagdad  et  Ormus  sous  les 
Arabes,  succédèrent  à  Babylone.  La  nature  a  fait  de  la  Babylonie 
le  centre  du  commerce  de  l'Orient.  Située  entre  l'Inde  et  la  Médi- 
terranée, elle  devint  l'entrepôt  des  marchandises  précieuses  qu'on 
transportait  en  Europe;  sa  proximité  du  golfe  Persique  et  de  la 
mer  des  Indes  lui  assurait  le  commerce  de  l'Asie  centrale;  le  Tigre 
et  l'Euphrate  la  mettaient  en  communication  avec  les  peuples  qui 
habitent  les  bords  de  la  mer  Noire  et  de  la  mer  Caspienne.  Elle 
resta  le  siège  du  commerce  asiatique,  malgré  les  révolutions  qui 
bouleversèrent  l'Orient,  jusqu'à  ce  que  la  découverte  de  l'Amérique 
donnât  une  autre  direction  aux  relations  internationales (^j. 

Le  commerce  produit  le  luxe  et  il  se  nourrit  des  besoins  nou- 
veaux qu'il  crée.  Les  auteurs  anciens  dépeignent  les  Babyloniens 
comme  des  hommes  amoureux  du  faste,  soumis  à  une  foule  de 
besoins  factices  qu'ils  ne  pouvaient  satisfaire  que  par  des  rela- 
tions étendues  avec  les  peuples  les  plus  éloignés.  Le  goût  du  luxe 
dégénéra  en  corruption.  Est-ce  à  des  mœurs  dissolues,  ou  à  des 
idées  religieuses,  ou  à  l'esprit  mercantile  que  l'on  doit  attribuer  la 
prostitution  des  femmes  chez  les  Babyloniens?  Cette  honteuse  insti- 
tution existait  chez  les  Phéniciens  et  les  Carthaginois  (^);  le  célèbre 
voyageur  Marco  Paolo  (')  Ta  trouvée  établie  au  Tibet;  la  descrip- 


(1)  Heeren,  Introduction,  T.  I,  p.  20-21. 

(2)  Heeren,  Babylon.,  T.  II,  p.  148,  104.  —  Real  Encjjclopacdie  der  classischen 
AUerthumswissenschaft,  au  mot  Seleucia. 

(3)  Movcrs,  dans  V Encyclopédie  d!Ersch,  III,  24,  p.  421. 

(4)  Marco  Paolo,  II,  37. 


f 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  511 

tion  qu'il  en  fait  a  une  étonnante  ressemblance  avec  celle  que  nous 
a  transmise  le  père  de  l'histoire.  Hérodote  raconte  que  toutes  les 
Babyloniennes  étaient  obligées,  une  fois  en  leur  vie,  de  se  rendre 
dans  le  temple  de  iMylitta  pour  s'y  livrer  à  un  étranger  (^).  Gorjuet 
et  De  Maistre  expliquent  celte  prostitution  légale  par  des  croyances 
religieuses  (-).  L'idée  du  sacrifice  conduit  en  edet  aux  superstitions 
les  plus  funestes  :  ici  à  l'immolalion  de  ce  que  Tliomme  a  de  plus 
cher,  là  à  des  rites  licencieux (').  Cependant  le  fait  que  les  étrangers 
seuls  étaient  admis  dans  le  temple  de  Mylitta,  circonstance  qui  se 
retrouve  dans  l'ile  de  Chypre  et  au  Tibet,  semble  indiquer  que 
des  sentiments  moins  élevés  dans  leur  principe  se  mêlèrent  à  la 
religion.  Ilestcertain  que  les  solennités  religieuses  avaient  en  même 
temps  un  but  commercial  :  les  peuples,  dit  Jérémie,  accouraient 
aux  fêtes  de  Baal(^).  Les  innombrables  pèlerins  qui  s'y  rendaient 
de  toutes  les  parties  du  monde,  venaient  pour  trafiquer  bien  plus 
que  pour  prier.  Peut-être  le  sacrifice  de  la  pudeur  fut-il  ravalé  jus- 
qu'à devenir  un  moyen  d'attirer  les  marchands  par  l'attrait  delà 
volupté  (*). 

La  nature  a  fait  de  la  Babylonie  le  rendez-vous  des  peuples  com- 
merçants de  rOrient.  Mais  ce  ne  furent  pas  les  Babyloniens  pro- 
prement dits  qui  se  livrèrent  au  commerce,  au  moins  pendant 
l'époque  brillante  des  monarchies  asiatiques  ;  les  Chaldéens  et 
surtout  les  Phéniciens  furent  les  agents  des  relations  qui  existaient 
entre  les  nations  de  l'Asie.  Nous  retrouvons  ce  petit  peuple  sur 
tous  les  points  du  globe,  tantôt  trafiquant  en  son  propre  nom,  tan- 
tôt s'unissant  aux  populations  indigènes,  véritable  facteur  de  l'uni- 
vers. En  Orient  le  commerce  de  terre  ne  pouvait  se  faire  (juc  par 

(1)  //erod.,  IJ99. 

(2)  "Persuadés,  dit  De  J/ctiS^re  (Éclaircissements  sur  les  sacrifices,  cb.  I), 
qu'une  divinilé  malfaisante  en  voulait  à  la  chasteté  de  leurs  femmes,  les  Orien- 
taux lui  livraient  des  victimes  volontaires  pour  empèclier  Vénus  de  troubler  les 
unions  légitimes.  »  Comparez  Goyuet,  De  l'origine  des  lois,  T.  V,  p.  ;}78.  —  Le 
savant  Ileytie  donne  également  un  sens  religieux  à  celte  coul\ime{Commciil.Soc. 
Goetlimj.,  T.  XVI,  p.  30-42). 

(3)  Denj. Constant,  Delà  religion,  liv.  XI,  ch.  1. 

(4)  Jérémie,  LI,  44.  —  Movers,  die  Phoenizier,  T.  III,  p.  135,  ss. 
(•o)  Justin.,  XVIII,  '■'}.  —Bocttiger,  Kunslmythologie,  T.  I,  p.  366. 


512 


LES  PHENICIENS. 


des  associations  de  marchands.  Les  tribus  nomades  vendaient  ou 
louaient  leurs  nombreux  chameaux  avec  leurs  conducteurs  aux 
marchands  étrangers.  La  Genèse  les  représente  déjà  transportant 
à  travers  les  déserts  les  aromates  et  d'autres  marchandises  pré- 
cieuses. Tyr  et  Carthage  en  tirèrent  un  parti  admirable  (').  Sui- 
vons un  instant  ces  caravanes;  elles  sont  un  anneau  dans  la  longue 
chaine  qui  unira  un  jour  tous  les  peuples  du  monde. 

Les  Arabes  furent  un  peuple  commerçant  dès  la  plus  haute  anti- 
quité. La  position  géographique  de  la  presqu'île  qu'ils  habitaient 
les  invitait  en  quelque  sorte  au  commerce.  L'Arabie  n'est  séparée 
que  par  un  golfe  étroit  de  la  Perse  et  de  l'Egypte;  la  côte  du  sud- 
ouest  est  située  vis-à-vis  de  l'Inde,  et  des  vents  réguliers  permettent 
aux  navigateurs  d'y  aller  sans  le  secours  de  la  boussole.  Au  nord, 
elle  a  devant  elle  toute  l'Asie,  et  un  grand  fleuve  favorise  ces  com- 
munications. L'Arabie  a  des  produits  précieux,  mais  destinés  au 
luxe,  tandis  que  les  choses  nécessaires  lui  manquent.  La  nature 
lui  donna  le  chameau,  ce  vaisseau  du  désert.  Grâce  à  ces  circon- 
stances heureuses,  l'Arabie  fut  reliée  au  reste  du  monde.  Les 
Arabes  ne  furent  jamais  conquis,  mais  leurs  déserts  s'ouvrirent 
aux  marchands.  La  puissance  du  commerce  fut  supérieure  à  celle 
du  génie  guerrier.  Des  caravanes  aussi  nombreuses  que  des  peu- 
plades traversaient  la  péninsule  et  y  trafiquaiciit  pour  le  compte 
des  Phéniciens.  Ce  commerce  s'étendait  jusque  sur  la  côte  occiden- 
tale du  golfe  Persique(').  Les  Phéniciens  trouvaient  dans  l'Arabie 
les  denrées  de  l'Orient  et  les  répandaient  de  là  dans  tout  l'Occi- 
dent. Ce  n'étaient  pas  seulement  les  riches  produits  de  l'Inde  et  de 
la  Chine,  la  soie,  le  coton,  les  épices,  qui  faisaient  l'objet  de  ce  tra- 
fic. Les  Perses  avaient  gardé  de  leur  vie  nomade  la  passion  de  la 
chasse;  ils  y  employaient  les  chiens  indiens,  race  grande  et  forte. 
Un  satrape  de  Babylone  consacrait  exclusivement  à  l'entretien  de 
ses  meutes  quatre  grands  bourgs,  exemptés  de  tout  autre  tribut ('). 
L'Inde  se  repliait  en  vain  sur  elle-même,  fuyant  le  contact  de 

(1)  Genèse,  XXXVII,  2S,  28.  —  3Ioi-ers,  ï.  III,  p.  236,  ss. 

(2)  Movers,  T.  III,  p.  129,  ss.,  272,  ss. 

('•i)  AfJinn.,  De  nat.  aiiim.,  IV,  \9.  —  Hcrnd.,  I,  'l!V2. 


nEL.VTIONS    INTERNATIONALES.  515 

l'étranger;  le  goût  du  luxe  et  du  plaisir  força  les  barrières  reli- 
gieuses, et  mit  les  Indiens  en  rapport  avec  riiumanité.  Espérons 
que  le  commerce  achèvera  l'œuvre  qu'il  a  commencée.  La  conquête 
et  les  missions  n'ont  pas  réussi  à  briser  l'antique  organisation  de 
l'Inde;  l'esprit  commercial  sera  plus  puissant.  Il  y  a  un  peuple  qui 
est  devenu  le  facteur  de  l'univers  à  la  place  dcTyr  et  de  Carthage  : 
les  Anglais  paraissent  appelés  à  la  haute  mission  de  porter  la  cul- 
ture européenne  dans  l'Orient  et  d'unir  les  deux  mondes. 

Il  y  avait  encore  dans  l'antiquité  une  autre  nation  qui  formait 
comme  un  monde  à  part.  Pour  mieux  s'isoler,  les  Egyptiens  défen- 
dirent l'accès  de  leurs  ports  aux  étrangers.  Mais  les  besoins  et  les 
intérêts  rapprochent  ceux  que  des  institutions  contraires  à  la  nature 
voudraient  séparer.  Les  Phéniciens  tiraient  de  l'Egypte  une  partie 
des  denrées  nécessaires  à  leur  subsistance;  l'industrie  égyptienne 
leur  fournissait  des  produits  précieux.  Ces  relations  remontent  aux 
temps  les  plus  reculés;  Homère  en  parle.  Hérodote  dit  que  le  pre- 
mier trafic  des  Tyriens  consista  à  transporter  chez  les  dilTérentes 
nations  les  denrées  de  l'Egypte  et  de  l'yVssyrie  (').  De  son  côté, 
l'Egypte  avait  besoin  des  produits  de  l'étranger,  pour  embaumer 
ses  momies  :  l'Ethiopie,  l'Arabie  et  l'Inde  les  lui  fournissaient,  par 
l'intermédiaire  des  marchands  de  Tyr.  Les  Egyptiens  n'étaient 
pas  toujours  préoccupés  de  la  pensée  de  l'autre  monde;  sur  les 
bords  du  îNil  comme  ailleurs,  les  fêtes  religieuses  devenaient  l'oc- 
casion de  réjouissances  et  souvent  de  véritables  orgies.  Si  nous  en 
croyons  les  monuments,  les  Egyptiens  étaient  de  grands  buveurs 
et  les  femmes  ne  le  cédaient  guère  aux  hommes.  Les  Phéniciens 
leur  fournissaient  les  meilleurs  vins,  et  en  si  grande  quantité  que 
des  caravanes  considérables  en  faisaient  l'objet  de  leur  trafic  deux 
fois  par  an  (').   Ils  liiiireiit  par  avoir  des  établissements  (ixes  en 
Egypte;  les  Pharaons  leur  abandonnèrent  tout  un  quartier  de  la 
ville  de  Memphis  (^),  ainsi  (jue  cela  se   pratiqua  au  moyeu-âge 

(1)  Od>/ss.,  XIV,  "i-SS.   —  HeraiL.  \,  I.   —   .Vort'/.v,   liv.   ill.  eh.  2,  ot  T.  III, 
p.  3l.i,  ss. 

(2)  Moverfi,  T.  il!,  p.  80,  s.,  ;]I4,  ss. 

(3)  f/cro(l..  Il,  112.  Cet  usage  est  génc'ra!  en  Orient;  il  date  de  la  phis  haute 
antiquilé  {Movers,  T.  I,  p.  49). 


514  LES   PHÉNICIENS. 

pour  les  Génois  et  les  Vénitiens,  La  race  active  des  marchands  de 
Tyr  exploita  l'aversion  que  les  Égyptiens  montraient  pour  le  com- 
merce; l'Egypte,  si  admirablement  située  pour  de  vastes  relations 
commerciales,  leur  servait  de  point  de  départ  pour  communiquer 
avec  l'Afrique,  la  Grèce,  les  îles  de  la  Méditerranée,  l'Italie,  l'Ara- 
bie, l'Ethiopie  et  l'Inde.  Ces  liaisons  ne  furent  pas  sans  influence 
sur  la  culture  des  deux  peuples,  comme  nous  l'avons  dit  ailleurs. 

Les  nombreuses  colonies  phéniciennes  qui  occupaient  les  côtes 
de  l'Afrique  faisaient  un  trafic  considérable  avec  les  produits  de  ce 
riche  continent;  grâce  aux  tribus  nomades,  elles  pénétrèrent  au- 
delà  du  désert  jusque  dans  l'intérieur  de  l'Afrique. 

Nous  avons  peu  de  notions  sur  les  rapports  des  Phéniciens  avec 
l'Asie  orientale.  Leurs  liaisons  avec  les  grands  empires  qui  s'éle- 
vèrent dans  l'Orient  prouvent  cependant  l'existence  d'un  commerce 
suivi.  Quand  la  Phénicie  fut  conquise  par  les  Babyloniens  et  par 
les  Perses,  les  vainqueurs  abandonnèrent  aux  marchands  de  Tyr 
l'exploitation  des  relations  commerciales  qui  existaient  entre  les 
diverses  parties  de  l'Asie;  les  derniers  conquérants  étaient  si  peu 
jaloux  de  prendre  part  à  ce  trafic,  qu'ils  entravèrent  même  la  na- 
vigation des  Babyloniens  ('). 

Les  prophètes  hébreux  nous  donnent  quelques  indications  sur  les 
rapports  des  Phéniciens  avec  le  Nord  de  l'Asie  :  «  Thubal  et  Mesçec, 
dit  Ezéchiel,  ont  négocié  avec  toi,  faisant  valoir  ton  commerce  en 
vendant  des  hommes  et  des  vaisseaux  d'airain  »(-).  Le  siège  de  ce 
trafic  était  dans  les  contrées  situées  entre  la  mer  Noire  et  la 
mer  Caspienne.  Ainsi,  déjà  dans  l'antiquité,  les  pays  du  Caucase 
avaient  le  triste  privilège  de  fournir  les  harems  de  l'Orient.  Ce 
n'était  pas  seulement  dans  les  pays  caucasiens  que  se  faisait  le 
commerce  d'esclaves  ;  il  embrassait  le  monde  entier.  Il  n'y  avait 
point  de  négoce  plus  important  ni  plus  lucratif.  Il  fallait  aux 
Phéniciens  des  myriades  d'esclaves  pour  leurs  innombrables  vais- 
seaux et  pour  le  service  de  leurs  colonies.  Partout,  dans  le  monde 
ancien ,  les  esclaves  étaient  un  objet  de  première  nécessité  ou  de 

(1)  Heeren,  Phénic,  Secl.  I,  ch.  4. 

(2)  Ezéchiel,  XXVII,  13. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  515 

luxe.  Les  Phéniciens  étaient  les  grands  fournisseurs  de  chair  hu- 
maine. Dans  les  temps  reculés,  nous  voyons  les  pirates  enlever  les 
hommes,  soit  par  la  ruse,  soit  par  la  force;  même  dans  un  âge 
relativement  civilisé,  il  y  avait  à  Tyr  de  cupides  trafiquants  qui 
tenaient  des  brigands  à  leur  solde,  pour  leur  procurer  des  enfants 
et  de  jeunes  fllles.  La  guerre  était  le  marché  d'esclaves  le  plus 
abondant  et  le  plus  profitable  :  les  soldats  vendaient  souvent  leurs 
prisonniers  pour  un  coup  de  vin.  Aussi  rencontrait-on  les  Phéni- 
ciens à  la  suite  de  toutes  les  armées,  comme  une  troupe  d'oiseaux 
de  proie  :  ils  accompagnèrent  Alexandre  jusque  dans  l'Inde.  Dans 
la  guerre  des  Maccabées,  le  général  syrien  mit  d'avance  les  captifs 
Israélites  en  vente  ;  il  se  présenta  plus  de  mille  marchands  pour  pro- 
fiter de  cette  bonne  fortune.  La  quantité  de  prisonniers  était  par- 
fois telle,  que  les  Phéniciens  achetaient  des  esclaves  à  soixante  et 
quinze  centimes  pièce  :  mais  s'ils  achetaient  pour  rien,  ils  reven- 
daient cher  :  c'était  une  affaire  d'or. 

Oserons-nous  ajouter  que  ce  honteux  trafic  contribua  plus  que 
tout  autre  à  mêler  les  peuples?  Or,  les  hommes  ne  se  mêlent  jamais 
sans  qu'il  résulte  de  leur  contact  une  influence  civilisatrice.  Il  faut 
donc  nous  arrêter  encore  sur  le  commerce  d'esclaves,  quelque  cri- 
minel qu'il  soit.  Les  Syriens  étaient  recherchés  chez  les  Grecs  et 
les  Romains  :  c'étaient  d'excellents  serviteurs ,  un  peu  mous  et  in- 
dolents, mais  intelligents  et  obséquieux  ;  ils  étaient  si  nombreux, 
que  le  nom  de  Syrien  servait  à  désigner  les  esclaves.  Les  malheu- 
reux descendants  d'Israël  furent  répandus  dans  le  monde  comme 
esclaves,  avant  d'être  dispersés  comme  nation  :  les  conquêtes  répé- 
tées de  la  Palestine  multiplièrent  les  prisonniers  juifs  à  ce  point 
que  les  marchands  phéniciens  ne  trouvèrent  plus  d'acheteurs.  Ce 
que  nous  disons  des  Syriens  et  des  Israélites,  est  vrai  de  tous  les 
habitants  de  l'Asie  occidentale  :  des  milliers  de  Lydiens,  de  Phry- 
giens, de  Cariens,  de  Mysiens  furent  transportés  en  Grèce  et  en 
Italie.  De  leur  c«')té,  les  Grecs  fournissaient  un  large  contingent 
dans  la  grande  consommation  d'esclaves  que  les  anciens  faisaient  : 
depuis  la  plus  haute  anti(|uité,  les  belles  femmes  de  la  Grèce  étaient 
une  des  marchandises  les  plus  recherchées.  Chez  les  Hébreux,  les 
concubines  portaient  un  nom  qui  dénote  leur  origine  hellénique. 


516  LES    PHÉNICIENS. 

Les  Grecques  figuraient  en  grand  nombre  clans  les  harems  de 
l'Orient  ('). 

Ainsi  l'Orient  et  l'Occident  se  mêlaient  sans  cesse  et  se  touchaient 
par  les  relations  les  plus  intimes.  Cet  immense  mouvement  dans 
les  populations  était  une  suite  de  l'esclavage  :  preuve  aussi  con- 
vaincante que  triste  de  l'axiome,  qu'il  n'y  a  point  de  mal  absolu. 
Mais  si  nous  constatons  que  l'esclavage  a  été  à  certains  égards  un 
élément  de  civilisation,  est-ce  à  dire  qu'il  faille  excuser  et  justifier 
la  servitude?  Nous  joindrons  au  contraire  notre  voix  à  celle  des 
prophètes  hébreux  :  ils  reprochent  ce  honteux  trafic  aux  mar- 
chands de  Tyr;  ils  prédisent  à  ces  avides  spéculateurs  qu'en  expia- 
tion de  leur  crime,  leurs  propres  enfants  seront  vendus  à  l'étran- 
ger (-).  La  prophétie  s'accomplit;  mais  le  crime  n'était  pas  seule- 
ment celui  des  Tyriens,  l'antiquité  tout  entière  était  coupable:  c'est 
pour  avoir  méconnu  les  droits  de  l'homme,  que  le  monde  ancien  a 
été  condamné  à  périr. 

§  IL  Colonies  Ç^). 

L 

Le  commerce  des  Phéniciens  se  faisait  avec  toutes  les  parties  de 
la  terre.  Comment  de  faibles  cités  parvinrent-elles  à  étendre  leurs 
relations  depuis  le  nord  de  l'Europe  jusque  dans  l'Inde?  La  puis- 
sance des  peuples  de  l'antiquité  se  propageait  par  deux  voies,  la 
guerre  et  les  colonies.  Les  colonies  sont  aussi  anciennes  que  les 
premières  sociétés;  des  colons  sortirent  de  l'Inde,  de  l'Ethiopie  et  de 
l'Egypte.  La  colonisation,  qui  ne  fut  qu'un  accident  dans  la  vie  des 
théocraties,  était  une  condition  d'existence  pour  les  nations  com- 
merçantes. Une  petite  peuplade  n'aurait  pu  se  répandre  sur  le  monde 
entier,  si  elle  n'avait  trouvé  des  points  d'appui  partout  où  l'appe- 
laient les  besoins  de  son  trafic.  Les  colonies  des  Phéniciens  embras- 


(i)  Movers,  die  Phocni^icr,  T.  III,  p.  70,  ss. 

(2)  Joël,  111,8,-11.  —  Amos,  I,  9. 

(.3)  Ileeren,  Phéniciens,  ch.  2;  Babyloniens,  ch.  2.  —  Movers,  T.  II,  2<=  partie. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  SI 7 

sèrent,  comme  leurs  relations  commerciales,  presque  toute  la  terre 
connue  des  anciens  (*). 

La  tradition  sur  les  voyages  de  l'Hercule  tyrien  nous  a  fait  con- 
naître la  direction  des  établissements  phéniciens  et  leur  bienfai- 
sante influence.  Dans  le  commerce  asiatique,  les  Phéniciens  ne  pa- 
raissentqu'en  seconde  ligne:  ils  s'allient  aux  Hébreux  et  aux  Arabes, 
ils  sont  les  facteurs  des  Babyloniens  et  des  Perses.  l\  n'en  était  pas 
de  même  du  monde  occidental  :  il  était  ouvert  aux  hardis  explora- 
teurs des  mers.  Ils  pouvaient  se  déployer  à  leur  aise  sur  les  côtes 
d'Afrique  et  d'Espagne,  dans  les  îles  de  la  Méditerranée;  ils  n'y 
rencontraient  pas  de  ces  monarchies  conquérantes  qui  les  entra- 
vaient en  Asie.  C'est  aussi  au  milieu  des  Barbares  que  les  Phéni- 
ciens étaient  appelés  comme  agents  de  civilisation.  Suivons-les  dans 
leurs  conquêtes  guerrières  tout  ensemble  et  pacifiques. 

La  fondation  des  premières  colonies  se  perd  dans  les  temps 
mythiques.  Les  colons  phéniciens  passèrent  la  mer  plus  de  quinze 
siècles  avant  l'ère  chrétienne  (^).  L'île  de  Chypre  fut  sans  doute 
un  des  premiers  sièges  de  leurs  établissements.  Elle  touche  à  la 
Phénicie,  au  point  que  les  cerfs  passèrent,  dit-on,  du  continent 
dans  l'île,  attirés  par  les  gras  pâturages.  Aussi  renommée  pour  sa 
fertilité  que  l'Egypte,  Chypre  offrait  de  plus  aux  navigateurs  des 
cèdres  qui  rivalisaient  avec  ceux  du  Liban  ;  elle  avait  encore  l'avan- 
tage de  servir  de  première  station  aux  Phéniciens  dans  leurs  courses 
maritimes.  L'on  conçoit  donc  que  ceux-ci  en  aient  ambitionné  la 
possession.  Si  nous  en  croyons  une  tradition  suivie  par  Virgile, 
l'île  aurait  déjà  été  conquise  par  un  roi  de  Sidon(').  Les  Phéniciens 
occupèrent  également  Rhode,  de  même  que  les  autres  îles  de 
l'Archipel.  Celle  colonisation  se  fit  à  une  époque  où  les  Grecs 
n'avaient  pas  encore  pris  l'essor  admirable  (pii  porta  la  culture 
helléniciue  sur  toutes  les  côtes  de  la  Méditerranée.  Lorsque  les 
migrations  des  Ioniens  et  des  Doriens  se  dirigèrent  vers  l'Asie 
Mineure,  les  races  entreprenantes  de  la  Grèce  prirent  le  dessus 

(\)  Q.  Curtius,  IV,  4,  20  :  «  Coloniœ  certe  ejus  paenc  orbe  loto  dilTiisan  siinf.  » 

(2)  Heeren,  p.  41.  —  Movers,  T.  II,  2,  p.  129,  s. 

(3)  Movers,  T.  II,  'i,  p.  20;i,  ss. 

33 


318  LES    PHÉNICIENS. 

sur  les  marchands  de  la  Phénicie.  Cependant  leur  colonisation  ne 
resta  pas  stérile  :  l'esprit  industrieux  des  colons  se  communiqua 
aux  indigènes.  Hérodote  vit  encore  à  Thasos  les  puits  et  les  gale- 
ries des  mines  que  les  Phéniciens  y  avaient  ouverts  (').  Ils  bâtirent 
des  villes  sur  la  Mer  Noire  et  la  Propontide;  ces  côtes  inhospita- 
lières étaient  d'une  importance  capitale  pour  un  peuple  commer- 
çant, parce  que  là  aboutissaient  les  routes  qui  communiquaient 
avec  le  lointain  Orient.  Ce  furent  les  Phéniciens  et  non  les  Grecs, 
comme  on  le  croit  d'ordinaire,  qui  y  jetèrent  les  premières  semences 
de  la  civilisation  ('-). 

Les  Etrusques  ne  permirent  pas  aux  Phéniciens  de  fonder  des 
établissements  en  Italie.  La  Sicile  les  attira  par  la  fertilité  de  son 
sol  ;  sa  position  géographique  en  faisait  une  station  pour  les  mar- 
chands qui  naviguaient  vers  l'ouest.  Les  Phéniciens  y  fondèrent  des 
colonies  dès  le  treizième  siècle  avant  notre  ère;  ils  occupèrent  tous 
les  points  de  l'île  qui  pouvaient  favoriser  leur  commerce  et  leur 
navigation.  Quand  la  rivalité  des  Grecs  les  força  à  se  replier  sur  la 
côte  occidentale  de  l'île,  ils  ne  cédèrent  pas  sans  lutter.  Les  Car- 
thaginois continuèrent  ce  duel  sanglant;  mais  là  où  les  Hellènes  se 
montrent,  la  race  phénicienne  est  obligée  de  reculer (^).  Les  ports 
commodes  de  Malte  étaient  un  attrait  pour  les  marins  sidoniens  : 
les  Carthaginois  les  remplacèrent,  et  la  nation  que  l'on  appelle  la 
Carthagc  moderne  n'a  point  manqué  de  s'emparer  de  ce  poste 
important.  La  Sardaigne  avait  pour  les  Phéniciens  la  même  utilité 
que  le  Cap  de  Bonne  Espérance  pour  les  navigateurs  qui  vont  aux 
Indes;  ils  s'y  arrêtaient  pendant  leurs  voyages  aux  colonnes  d'Her- 
cule :  la  capitale  de  l'île  est  une  cité  phénicienne.  Les  Tyriens 
propageaient  leur  culte  sanguinaire  en  même  temps  que  leur  civi- 
lisation (*);  on  rapporte  aux  adorateurs  de  Baal  l'origine  des  hor- 
libles  sacrifices  qui  firent  passer  le  rire  sardonien  en  proverbe  {'). 

(1)  Herod.,  II,  45;  VI,  iG,  47. 

(2)  Movers,  T.  II,  2,  p.  286,  ss. 
(:î)  Movers,  T.  II,  2,  p.  309,  ss. 

(4)  Movers,  T.  I,  p. 299,  30-1.  —  lioctliger,  Kunslmythologie,  T.  I,  p.  35S. 

(5)  Ixp'iyyLoç  '^^éloiç.  Un  auteur  grec,  cité  Tpar  Suidas  (h.  v.),  dit  que  les  Sardes 
immolaient  les  plus  beaux  prisonniers  à  Saturne:  les  victimes,  comme  leslndiens 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  519 

Les  îles  Baléares,  que  les  Phéniciens  occupèrent  également, 
nous  conduisent  vers  l'Espagne,  le  Pérou  de  l'antiquité.  La  pénin- 
sule était  autrefois  le  pays  le  plus  riche  de  la  terre  en  mines  :  les 
premiers  navigateurs  qui  y  déharquèrent,  trouvèrent,  dit-on,  une 
telle  quantité  d'argent  que,  ne  pouvant  le  charger  sur  leurs  bâti- 
ments, ils  en  fabriquèrent  tous  leurs  ustensiles,  jusqu'aux  ancres 
des  vaisseaux  (').  Pendant  des  siècles,  les  Phéniciens  eurent  le  mo- 
nopole de  ce  commerce  lucratif,  source  de  leurs  richesses  et  de 
leur  puissance.  Ils  couvrirent  l'Espagne  de  colonies  :  d'après  Stra- 
hon,  plus  de  deux  cents  villes  étaient  d'origine  asiatique.  La  colo- 
nisation fut  une  conquête.  Comment  des  marchands  purent-ils 
conquérir  un  pays  qui  coûta  tant  de  combats  aux  Romains?  Les 
armées  mercenaires  servirent  aux  Phéniciens  comme  aux  Cartha- 
ginois à  étendre  leur  domination.  La  belle  Andalousie  fut  le  siège 
principal  de  leurs  établissements  :  dans  ces  heureuses  contrées  où 
les  poètes  placèrent  les  Champs  Elysées,  s'élevèrent  les  villes  cé- 
lèbres de  Malaca,  de  Carléïa;  la  plus  illustre  de  toutes,  Gadès, 
fondée  plus  d'un  siècle  avant  la  guerre  de  Troie,  a  survécu  à  toutes 
les  révolutions  politiques  et  compte  aujourd'hui  ses  années  d'exis- 
tence par  milliers.  Gadès  était  le  point  de  départ  de  la  navigation 
desPhéniciensdans  le  nord  de  l'Europe;  le  voile  dont  ils  couvraient 
ces  lointaines  excursions  ne  nous  permet  pas  de  les  suivre  sur  les 
cotes  où  ils  allaient  chercher  l'ambre  et  l'étain. 

Revenons  sur  nos  pas  et  accompagnons  les  infatigables  naviga- 
teurs de  Tyr  en  Afrique.  Les  relations  des  Phéniciens  avec  l'Egypte 
remontent  aux  temps  les  i)lus  reculés.  Ils  formaient  la  marine  des 
Pharaons  dans  leurs  expéditions  asiatiques;  d'après  les  mythes 
grecs,  ils  servirent  d'intermédiaires  entre  la  terre  du  Nil  et  la  Grèce; 
enfin  ils  furent  les  facteurs  du  commerce  égyptien  avec  l'Orient. 
Leurs  établissements  en  Egypte  étaient  si  considérables,  qu'ils 
donnèrent  naissance  à  des  villes.  L'Afri(iue  occidentale  fut  le  siège 

de  l'Annérique  du  Nord,  pour  montrer  leur  cour.ipe  eL   l)r;iver  les  v.iinqueurs, 
s'embrassa i en l  et  riaient  au  milieu  des  tourments.   Tinu'c  (fra^m.  XXVIII,  dans 
les  Frarjm.  Ifist.  grax.)  donne  une  autre  explication  de  cette  expression  i)rover- 
biale  ;  mais  ce  sont  toujours  les  sacrifices  sanglants  qui  en  forment  le  fond. 
(I)  Aristot.,  Do  Mirabil.,  c.  133.  —  Cf.  Diodor.,  V,  35. 


520  LES    PHÉNICIENS. 

par  excellence  de  la  colonisation  phénicienne.  Une  partie  de  ses 
côtes  étaient  tellement  renommées  par  leur  fertilité  fabuleuse,  que 
les  mythologues  et  les  poètes  y  placèrent  le  jardin  des  Hespérides. 
Les  Phéniciens  y  bâtirent  des  villes  par  centaines  :  sur  les  côtes 
seules  de  la  Mauritanie,  il  y  avait  trois  cents  de  leurs  colonies,  au 
rapport  iVEratosthène,  le  savant  bibliothécaire  d'Alexandrie.  Parmi 
les  villes  phéniciennes,  il  y  en  avait  qui  rivalisaient  de  magnifi- 
cence avec  Rome  :  Leptis  payait  aux  Carthaginois  un  tribut  plus 
considérable  que  les  revenus  que  le  Grand  Roi  tirait  de  la  Phénicie 
entière.  La  puissance  de  Carthage  surpassa  celle  de  toutes  ces  colo- 
nies :  elle  osa  disputer  l'empire  du  monde  au  peuple  roi  ('). 

Le  commerce  de  l'Orient  était  en  grande  partie  dans  les  mains 
des  Phéniciens.  Ils  couvrirent  la  route  commerciale  de  l'Euphrate 
de  leurs  factoreries  et  de  leurs  villes.  Les  côtes  de  la  mer  qui  longe 
la  Phénicie  jusque  vers  l'Egypte  furent  occupées  par  les  marchands 
de  Sidon  et  de  Tyr.  Ils  avaient  sans  doute  des  stations  dans  le  golfe 
Arabique;  on  en  rencontre  jusque  dans  le  golfe  Persique  :  les  îles 
de  Tyr  ouTylos  et  d'Aradus  rappellent  la  mère  patrie  ;  il  s'y  trouve 
encore  aujourd'hui  des  restes  d'institutions  et  d'édifices  phéni- 
ciens {-). 

IL 

Quels  furent  les  rapports  des  colonies  phéniciennes  avec  lears 
métropoles?  Au  moment  où  elles  paraissent  dans  l'histoire,  elles 
sont  indépendantes  :  faut-il  attribuer  cette  liberté  à  des  idées  sys- 
tématiques? Ce  serait  le  premier  exemple  d'un  peuple  commerçant 
qui  aurait  laissé  la  liberté  aux  colons  sortis  de  son  sein  :  mais 
peut-on  supposer  dans  l'enfance  des  sociétés  une  politique  que  les 
peuples  modernes  se  refusent  encore  à  suivre?  Le  défaut  de  docu- 
ments historiques  ne  permet  pas  de  déterminer  avec  exactitude 
les  liens  primitifs  des  colons  avec  la  mère  patrie  ;  toutefois  le  peu 
de  témoignages  qui  nous  restent,  combinés  avec  les  causes  de  la 

(1)  Movers,  T.  II,  2,  p.  442,  ss.;  492,  ss.;  52S,  ss. 

(2)  Movers,  T.  Il,  p,  147,  ss. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  52î 

colonisation,  suffisent  pour  donner  la  conviction  que  le  système 
colonial  des  Phéniciens  était,  comme  celui  de  tous  les  peuples 
commerçants,  fondé  sur  l'intérêt  et  non  sur  la  générosité. 

Les  premières  colonies  furent  des  émigrations  provoquées  par  la 
conquête.  Dès  la  plus  haute  antiquité,  la  Palestine  fut  le  théâtre 
d'invasions  incessantes;  les  vaincus,  dépouillés,  allaient  chercher 
des  terres  ailleurs.  Les  établissements  qu'ils  créèrent  étaient  étran- 
gers au  commerce  ;  tout  au  plus  peut-on  dire  qu'ils  frayèrent  la 
voie  aux  futurs  colons.  Ces  premiers  émigrants  ne  conservèrent  au- 
cun lien  avec  la  Phénicie(').  Vers  le  quinzième  siècle  avant  notre 
ère  s'ouvre  la  colonisation  proprement  dite;  elle  est  duc  à  des 
causes  politiques  autant  qu'à  l'esprit  commercial.  Le  peuple,  formé 
des  habitants  primitifs  réduits  en  servage,  était  durement  exploité 
par  une  aristocratie  qui  à  l'avidité  du  trafiquant  joignait  l'esprit 
oppressif  de  la  théocratie.  Déjà  dans  les  cités  phéniciennes  com- 
mence la  lutte  acharnée  entre  la  noblesse  et  la  plèbe  qui  plus  tard 
ensanglantera  les  républiques  grecques.  Pour  prévenir  les  insur- 
rections ou  pour  les  calmer,  les  chefs  de  l'Etat  fondaient  des  colo- 
nies où  la  population  surabondante  trouvait  la  richesse  et  la  puis- 
sance qui  lui  manquaient  dans  la  mère  patrie.  Ces  colonies  étaient 
dépendantes  par  leur  nature,  et  soumises  probablement  au  paye- 
ment d'un  tribut  ('). 

Outre  ces  établissements  systématiques,  il  y  avait  encore  des 
colonies  volontaires.  Ceux  qui  succombaient  dans  les  luttes  civiles 
quittaient  le  sol  natal  pour  se  créer  ailleurs  une  |)atrie  organisée 
suivant  leurs  intérêts  ou  leurs  passions  :  c'est  à  une  émigration 
pareille,  sortie  du  sein  de  l'aristocratie,  que  Carlhage  dut  sa  se- 
conde fondation  f).  La  Phénicie  n'avait  aucun  droit  à  réclamei-  sur 
cette  classe  de  colons(*).  Cependant  ils  conservaient  des  relations  de 


0)  ilfovers,  T.  II,  2,  p.  7  et  127,  ss. 

(2)  Justin.,  XVIII,  3.  4.  —Arislot.,  Polit.,  VI,  3,  5.  —  SallusL,  Jiig.,  11). 

(3)  Justin.,  XVIII,  4.  6.  —  Movers,  II,  i,  p.  352-3.%,  S40,  ss. 

(4)  Sallust.,  Jug.,  19.  —  Movers  (dio  l'hoonizier,  T.  II,  2,  p.  «3  et  Ijlj)  dit  (pie 
toutes  les  colonies  étaient  considérées  comme  snjcllos  de  la  mère  pairie.  Dans 
cette  opinion,  il  n'y  aurait  aucune  dillérence  entre  les  émisralions  volontaires  et 
les  colonies  fondées  par  Tlitat  :  ce  qui  n'est  pas  crnyaltle. 


322  LES   PHÉNICIENS. 

parenté  et  de  religion  avec  leurs  métropoles.  Les  Phéniciens  refu- 
sèrent de  suivre  Cambyse  contre  les  Carthaginois(');  il  faut  que  les 
liens  du  sang  qu'ils  invoquèrent  aient  paru  bien  sacrés,  puisque 
le  farouche  conquérant,  qui  avait  foulé  aux  pieds  les  croyances  de 
l'Egypte,  céda  aux  scrupules  religieux  des  Phéniciens.  De  son  côté 
Cartilage,  devenue  la  reine  des  mers,  n'oublia  jamais  qu'elle  était 
la  fille  de  Tyr.  Les  Carthaginois  envoyaient  à  l'Hercule  tyrien  la 
dixième  partie  de  leurs  revenus  et  du  butin  fait  sur  l'ennemi;  la 
prospérité  leur  flt  quelquefois  négliger  ce  pieux  devoir,  mais  les 
malheurs  de  la  guerre  les  ramenaient  au  repentir,  et  alors  ils  dé- 
pouillaient leurs  propres  temples  pour  honorer  le  dieu  protecteur 
de  la  race  phénicienne  (^).  Ces  relations  filiales  subsistèrent  jusqu'à 
la  ruine  de  Carthage.  Alexandre  trouva  à  Tyr  une  députation  car- 
thaginoise :  elle  était  venue  célébrer  les  sacrifices  annuels  auxquels 
les  colons  avaient  l'habitude  d'assister  pour  témoigner  leur  piété  et 
leur  reconnaissance.  Les  Tyriens  comptaient  sur  le  secours  de 
leur  colonie,  lorsqu'ils  se  décidèrent  à  braver  la  puissance  du  vain- 
queur de  l'Asie,  mais  la  fortune  d'Alexandre  l'emporta;  Carthage 
ne  put  qu'ouvrir  ses  murs  aux  femmes,  aux  enfants  et  aux  vieil- 
lards que  les  malheureux  assiégés  y  envoyèrent  comme  dans  un 
asile  assuré  (^). 

m. 

Ainsi,  même  chez  les  peuples  commerçants,  les  colonies  devin- 
rent une  image  des  liens  que  le  sang  crée  entre  parents(*).  La  colo- 
nisation phénicienne  n'est  pas  indigne  de  figurer  la  future  associa- 
tion de  la  grande  famille  humaine.  Malheureusement  le  génie  sombre 
et  dur  de  la  métropole  passa  aux  colons  :  la  tache  des  sacriflces 
humains  obscurcit  la  lumière  que  les  navigateurs  de  Tyr  communi- 
quèrent aux  peuples  étrangers.  Ajoutez  à  cela  l'esprit  jaloux  et 

(1)  Herod.,  III.  49. 

(2)  Polyb.,  XXXI,  20,  12.  —  Diodor.,  XX,  44;  XIII,  108.  —  Justin.,  XVII,  7. 
—  MUnter,  Religion  der  Karthager,  p.  52-53. 

(3)  Q.  Curt.,  IV,  2.  —  Diodor.,  XVII,  40,  41. 

(4)  Les  monnaies  de  Tyr  et  de  Sidon  qualifient  les  métropoles  de  mères  des 
villes  fondées  par  les  émigrants  {Movers,  II,  1,  p.  1 19-121). 


RELATIONS     INTERNATIONALES.  5!23 

étroit  du  trafiquant.  Pour  se  réserver  le  monopole  du  commerce 
lucratif  qu'ils  faisaient  avec  les  pays  barbares,  ils  répandaient  des 
récits  fabuleux  sur  les  dangers  qui  attendaient  le  navigateur  témé- 
raire dans  ces  contrées  lointaines  (').  Les  mensonges  phéniciens 
passèrent  en  proverbe.  Tout  n'était  pas  imaginaire  dans  les  périls 
auxquels  s'exposaient  les  marcbands  ;  mais  il  faut  avouer  que  c'était 
souvent  l'avidité  mercantile  qui  les  créait.  On  dit  que  les  Phéniciens 
coulaient  les  vaisseaux  étrangers  à  fond  et  jetaient  les  équipages  à  la 
mer(').  Cela  par.iit  presque  incroyable  :  cependant  leur  réputation 
de  cruauté  était  si  bien  établie,  que  les  anciens  rapportaient  l'ori- 
gine de  leur  nom  aux  crimes  dont  ils  se  rendaient  coupables  ('). 
Pour  écarter  la  concurrence,  ils  allaient  jusqu'à  ruiner  leurs  pro- 
pres établissements.  «  Les  Phéniciens,  dit  Ensèbe,  gardaient  leurs 
possessions  avec  une  jalousie  excessive;  afin  d'empêcher  les  com- 
munications avec  l'étranger,  ils  dévastaient  les  territoires  voisins  et 
détruisaient  les  villes  »  {*).  Ainsi  là  où  s'élevait  une  colonie  phéni- 
cienne, il  se  faisait  un  désert!  Cela  prouve  combien  il  est  vrai  de 
dire  que  le  commerce  était  une  guerre  dans  l'antiquité,  ce  qui  doit 
nous  réconcilier  avec  les  conquérants.  Les  Phéniciens  bâtirent  à  la 
vérité  plus  de  villes  qu'ils  n'en  ruinèrent,  mais  les  Alexandre  et  les 
César  fondèrent  aussi  plus  qu'ils  ne  détruisirent. 

Le  commerce  était  pour  les  Phéniciens  une  cause  de  division 
plutôt  que  d'union.  Rien  ne  le  prouve  mieux  que  leurs  relations 
avec  les  Grecs.  Us  initièrent  la  Grèce  à  la  civilisation  ;  leurs  colo- 
nies se  touchaient,  cependant  il  n'y  a  aucune  trace  d'alliance  entre 
les  cités  commerçantes  des  deux  peuples  (■').  Les  Phéniciens,  forcés 
de  se  retirer  devant  les  Grecs,  leur  abandonnèrent  les  établissements 
qu'ils  avaient  fondés  sur  les  côtes  de  l'Asie  iMincure  et  de  la  Mvv 
Noire;  mais  la  jalousie  engendra  chez  eux  une  haine  profonde  qui 


(1)  Strab.,  lih.  III,  fine. 

(2)  Movers,  T.  Il,  2,  p.  42. 

(3)  Ari.<ilole{Dti  mirabil.,144)le  dérive  de  'j>oivi.iv.i.,  c/.vxyXc/.t.  D'uiitres  [EUjm.M. 
v"  ^oatt)  le  dérivent  de  ^ôvoî,  rpô-jtfji. 

(A)  Euseb.,  De  Thcophania.  II,  r,7.  -  Marcs.  T.  Il,  2,  p.  42   s. 
(o)  Movers.,  T.  1.  p.  oO. 


524  LES    PHÉNICIENS. 

éclata  lorsque  les  Barbares  de  TAsie  voulurent  asservir  la  Grèce. 
Hercler  reproche  avec  amertume  aux  Carthaginois  d'avoir  fait  al- 
liance avec  Xerxès  contre  les  Grecs  ;  il  oublie  les  trois  cents  vais- 
seaux tyriens  qui  combattirent  à  Salamine  dans  les  rangs  des 
Perses.  On  dirait  que  les  Phéniciens  pressentaient  que  la  race  hel- 
lénique était  destinée  à  ruiner  leur  patrie. 

Alexandre  porta  un  coup  mortel  àTyrpar  la  fondation  d'Alexan- 
drie. Le  commerce  prit  une  nouvelle  direction;  Tyr  eut  le  sort  qui 
frappa  Venise  et  Gènes  après  la  découverte  de  la  route  des  Indes. 
Ces  révolutions  dans  les  relations  commerciales  sont-elles  Touvrage 
d'une  aveugle  fatalité?  Pourquoi  Tyr  fait-elle  place  à  Alexandrie? 
Le  monde  ancien  doit  être  préparé  au  christianisme. C'estde  l'Orient 
que  viendra  la  lumière  qui  éclairera  l'humanité.  Le  génie  d'Alexan- 
dre pressent  les  desseins  de  Dieu  ;  la  ville  qui  porte  son  nom  est 
comme  un  anneau  entre  les  deux  mondes:  les  dogmes  de  TOrient 
et  les  doctrines  philosophiques  de  la  Grèce  s'y  donnent  rendez-vous 
et  préparent  la  voie  à  Jésus-Christ. 


-^ixnJXPjXPJXr- 


LIVRE  SECOf^D. 


CHAPITRE  I. 
CONSIDÉRATIONS    GÉNÉRALES. 


Cartilage  est  la  fille  de  Tyr,  mais  la  colonie  a  de  beaucoup  sur- 
passé la  puissance  de  la  mère  patrie  :  en  prenant  cet  accroisse- 
ment, est-elle  restée  fidèle  à  l'esprit  de  la  métropole?  Les  écrivains 
modernes  sont  plus  favorables  aux  Phéniciens  qu'aux  Carthaginois  ; 
on  dirait  que  la  haine  de  Rome  poursuit  sa  malheureuse  rivale 
jusque  dans  l'histoire.  Jhrdcr  s'est  fait  l'organe  de  l'opinion  domi- 
nante. L'historien  philosophe  ne  icconnait  aucune  valeur  à  Car- 
thage  :  il  y  voit  un  petit  nombre  de  familles,  des  marchands  bar- 
bares, riches,  combattant  à  l'aide  de  mercenaires  pour  accroître 
leur  monopole  et  usurpant  l'empire  de  tous  les  pays  (jui  pouvaient 
servir  à  leurs  spéculations.  Les  Carthaginois,  dit-il,  n'ont  contribué 
en  rien  aux  progrès  du  genre  humain  :  «  Ils  ont  répandu  peu  de 
culture  en  Afri(iue;  que  leur  importait  de  jiropagcr  la  civilisation? 
Leur  seul  but  était  d'amasser  des  trésors.  Toute  la  conduite  de  co 


526  LES    CARTHAGINOIS. 

peuple  dans  les  pays  étrangers  témoigne  de  la  dureté  et  de  l'ava- 
rice d'une  cité  aristocratique  qui  ne  cherchait  rien  que  lucre  et  ser- 
vitude africaine.  Ils  paraissent  comme  alliés  barbares  d'un  Barbare 
contre  un  peuple  grec,  et  ils  se  montrèrent  toujours  dignes  de  ce 
rôle.  Sélinonte,  Himère,  Agrigente,  Sagonte  et  en  Italie  plus  d'une 
riche  province  furent  détruites  ou  dévastées  par  eux;  tout  leur 
commerce  égoïste  ne  vaut  pas  les  flots  de  sang  qu'ils  ont  fait  couler 
dans  la  belle  Sicile»  ('). 

Ce  jugement  est  trop  sévère.  Nous  concevons  que  le  généreux 
écrivain  n'éprouve  aucune  sympathie  pour  une  aristocratie  mar- 
chande qui  fait  des  conquêtes  par  esprit  de  lucre.  Mais  Tégoïsme 
mercantile  est  le  propre  de  tout  état  commerçant.  Herder  recon- 
naît les  bienfaits  du  commerce  phénicien  malgré  cette  tache;  pour- 
quoi ne  rend-il  pas  la  même  justice  aux  Carthaginois?  Les  anciens 
étaient  plus  logiques  dans  leurs  antipathies;  ils  ne  séparaient 
jamais  Tyr  de  Carthage  dans  leurs  invectives  contre  la  race  puni- 
que. La  religion  sanguinaire  des  Carthaginois  était  celle  de  la 
métropole.  Les  conventions  phéniciennes  étaient  devenues  prover- 
biales avant  la  foi  punique.  La  jalousie  et  la  haine  inspiraient  la 
politique  commerciale  de  Tyr  aussi  bien  que  celle  de  Carthage.  Le 
gouvernement  carthaginois  était  aristocratique,  comme  celui  de  la 
mère  patrie.  L'aristocratie  avait  le  monopole  des  magistratures; 
les  fonctions  finirent  par  être  vénales,  et  le  mal  s'aggravant  avec  la 
décadence  de  la  république,  l'argent  devint  le  dieu  des  Carthagi- 
nois; ils  arrivèrent  à  ce  degré  d'égoïsme  que  la  ruine  même  de 
l'État  ne  les  touchait  qu'autant  qu'elle  lésait  leurs  intérêts  pri- 
vés ("). 

Carthage  est  donc  l'image  de  la  mère  patrie;  elle  ne  fit  que 
déployer  sur  un  plus  vaste  théâtre  les  défauts  et  les  qualités  de  la 
race  phénicienne.  Il  n'y  a  pas  même  entre  la  métropole  et  la  colo- 
nie la  différence  que  Herder  supposait.  Les  Phéniciens  ont  été  con- 
quérants aussi  bien  que  les  Carthaginois.  Si  les  colons  se  laissèrent 
entrainer  dans  cette  voie  jusqu'à  disputer  l'empire  du  monde  à 

(«)  Werder,  Ideen,  XII,  4. 
(2)  Liv.,  XXX,  44. 


CONSIDERATIONS    GENERALES. 


527 


Rome,  c'est  que  des  circoiislances  heureuses,  ou  si  l'on  veut  funes- 
tes, les  y  poussèrent.  Établis  dans  un  immense  continent,  pouvant 
disposer  de  populations  guerrières,  ayant  à  leur  portée  les  îles  les 
plus  fertiles  et  les  plus  favorables  aux  relations  commerciales,  ils 
cédèrent  fatalement  à  l'esprit  de  conquête  qui  domine  dans  l'anti- 
quité. Mais  les  Carthaginois  n'eurent  pas  d'âge  héroïque  comme  les 
Grecs;  ils  ne  furent  pas  animés  par  la  haute  ambition  qui  inspirait 
les  Romains;  leurs  guerres  étaient  des  spéculations  de  commerce. 
L'esprit  commercial  eut  une  déplorable  influence  sur  la  politique 
de  Carthage.  11  n'y  a  rien  de  plus  fameux  dans  l'histoire  du  droit 
international  que  la  foi  punique  {^) .  Montesquieu  dit  que  la  victoire 
décida  s'il  fallait  dire  \a  foi  punique  ou  la  foi  romaine.  L'illustre 
écrivain  a  voulu  venger  la  mémoire  des  vaincus.  Cependant  il  y 
a  quelque  chose  de  vrai  dans  le  rapport  que  Cicéron  établit  entre 
les  occupations  des  Carthaginois  et  leur  mauvaise  réputation  (^): 
les  habitudes  mercantiles  ne  sont  pas  de  nature  à  nourrir  la  bonne 

foin. 

Il  y  a  encore  une  autre  accusation  qui  pèse  sur  la  mémoire  des 
Carthaginois;  au  milieu  d'un  âge  barbare,  ils  se  distinguèrent  par 
leur  barbarie  (*).  Un  célèbre  historien  voit  dans  cette  cruauté  une 
espèce  de  contradiction  avec  les  mœurs  d'un  peuple  commer- 
çantQ.  Les  crimes  dont  une  compagnie  de  marchands  s'est  rendue 
coupable  dans  l'Inde  prouvent  malheureusement  que  la  soif  de 
l'or  est  un  instinct  plus  féroce  que  la  barbarie  elle-même.  Peut-être 
aussi  l'Afrique  a-t-elle  excité  les  mauvaises  passions  des  Phéniciens. 
Le  contact  de  cette  même  race  nomade  avec  laquelle  Carthage  s'est 
mêlée  a  parfois  rendu  barbares  les  soldais  les  plus  humains  de 
l'Europe  moderne  ;  si  la  cruauté  a  été  contagieuse  pour  les  Fran- 

(1)  Les  témoignages  abondent  sur  la  perfidie  de  la  race  carthaginoise.  Voyez 
les  citations  dans  llcndreich,  Carlhago,  p.  MO,  sqq. 

(2)  Cicer.,  pro  Scauro,  i'i-;  —  De  leg.  agrar.,  II,  35. 

(3)  Polyb.,  VI,  52,  2  :  7ra|ji  Kv.fj/riOOjioi;  oùôtv  UKiyfw   twv  mfcwi'W)  tt^ô; 

(4)  Voyez  les  témoignages  des  anciens  sur  la  cruauté  des  Carthaginois  dans 
Hendreicli,  Carthago,  I,  2,  i  (p.  117,  sqq.). 

(o)  J.  de  Muller,  Hist.  Univ.,  M,  9. 


528  LES   CARTHAGiNOIS. 

çais,  comment  ne  l'eùl-elle  pas  été  pour  un  peuple  que  sa  religion 
portait  à  l'inhumanité? 

Les  Carthaginois  tenaient  l'usage  des  sacrifices  humains  de  la 
mère  patrie.  La  pitié  s'alliait  quelquefois  à  la  cruauté  :  les  parents 
riches  achetaient  secrètement  des  enfants  et  les  immolaient  comme 
les  leurs.  Mais  cette  supercherie  ne  satisfaisait  pas  le  dieu  sangui- 
naire de  Carthage.  Agathocle,  après  avoir  défait  les  armées  cartha- 
ginoises, campa  sous  les  murs  de  la  ville.  Une  terreur  superstitieuse 
s'empara  des  assiégés  ;  se  reprochant  leur  fraude,  ils  décrétèrent 
une  grande  solennité.  La  statue  de  Baal,  toute  rouge  du  feu  qu'on 
y  allumait,  reçut  dans  ses  bras  deux  cents  enfants,  choisis  dans  les 
familles  les  plus  illustres  ;  les  citoyens,  en  butte  à  des  accusations, 
offrirent  de  leur  côté  leurs  enfants  qui  n'étaient  pas  moins  de  trois 
cents  (').  En  vain  Gélon,  légitimant  sa  victoire  par  l'humanité, 
défendit  ces  affreux  sacrifices  (-);  les  derniers  descendants  des  Car- 
thaginois les  pratiquaient  encore  sous  l'empire  romain  (^).  Un  peu- 
ple qui  n'avait  pas  d'entrailles  pour  ses  enfants,  pouvait-il  respec- 
ter la  nature  humaine  dans  les  étrangers?  Les  marchands  carthagi- 
nois considéraient  les  hommes  avec  lesquels  ils  trafiquaient  comme 
une  matière  à  profit,  les  peuples  qui  gênaient  leur  commerce 
comme  un  obstacle  qu'il  fallait  renverser  à  tout  prix,  les  vaincus 
comme  un  objet  d'exploitation. 

Carthage  subit  à  son  tour  la  loi  du  plus  fort.  A-t-elle  passé  sur  la 
terre  sans  laisser  d'autre  souvenir  qu'un  nom?  Une  cité  dont  les 
relations  commerciales  embrassaient  une  grande  partie  de  la  terre 
connue  des  anciens,  a  dû  avoir  une  haute  mission.  Son  rôle  est 
moins  brillant  que  celui  de  la  Grèce,  moins  élevé  que  celui  du  peu- 
ple roi.  L'humanité  compte  des  héros  parmi  les  Grecs  et  les  Ro- 
mains ;  à  Carthage,  on  ne  rencontre  guère  que  des  marchands 
habiles.  Mais  la  société  a  aussi  besoin  d'agents  matériels  :  à  côté 
des  conquérants  civilisateurs,  des  philosophes  et  des  artistes,  les 

(1)  Diodor.,  XX,  a. 

(2)  Plutarch.,  Reg.  Apophtegtn.,  Gelon,  n»  4. —  Id.,  De  seranumin.  vindicta» 
c.  6.  —  Justin  (XIX,  1)  rapporte  que  Darius  défendit  aussi  aux  Carthaginois 
d'immoler  des  victimes  humaines. 

(3)  Tertullian.,  Apolo^.,  c.  P. 


DROIT   DES   GENS.  o29 

commerçants  ont  droit  à  une  place  comme  ouvriers  de  la  civilisa- 
lion.  Le  marchand  l'emportera  même  nn  jour  sur  le  guerrier;  sa 
mission  sera  plus  grande,  à  condition  (ju'il  Taccomplisse  dans  un 
esprit  d'unité. Ne  demandons  pas  cet  idéal  aux  anciens;  n'accusons 
pas  Cartilage  d'avoir  manqué  à  la  tâche  glorieuse  qui  lui  semblait 
assignée  par  la  nature.  Sortie  de  l'Asie,  établie  sur  une  côte  que  la 
mer  détache  à  peine  de  l'Europe,  Carthage  aurait  pu  devenir  le  lien 
de  l'Orient  et  de  l'Occident.  Mais  l'antiquité,  âge  de  lutte  violente, 
ne  songeait  pas  à  associer  les  hommes.  Si  les  peuples  commerçants 
ont  rapproché  les  pays  les  plus  éloignés,  c'est  en  quelque  sorte 
malgré  eux  :  l'égoisme,  le  plus  mauvais  des  instincts,  est  devenu 
dans  les  mains  de  Dieu  un  moyen  de  préparer  la  future  unité  hu- 
maine. 


CHAPITRE    IL 

LE    DROIT    DES    GENS 


%  \.    Conquclcs. 

L'esprit  commerçant  est  envahisseur  aussi  bien  que  le  génie 
guerrier.  Ne  voyons-nous  pas  de  nos  jours  la  nation  qu'on  a  appe- 
lée la  Nouvelle  Carthage  s'établir  sur  tous  les  points  du  globe,  soit 
par  les  armes,  soit  par  les  colonies?  Les  Tyriens  émigrés  étaient 
dans  une  situation  admirable  pour  satisfaire  cette  ambition;  ils 
avaient  devant  eux  un  monde  qui  attendait  un  maître;  ils  s'en  em- 
parèrent par  droit  d'occupation.  Le  commerce  accrut  rapidement 
les  forces  de  la  république  ;  elle  domina  bientôt  les  indigènes  et  s'en 
fit  un  instrument  de  j)uissancc.  Ilccrcn  dit  que  l'aristocratie  cartha- 
ginoise suivit  une  politique  modérée  daus  ses  conquêtes.  Léloge 


550  I  KS    CARTHAGINOIS. 

n'est  guère  mérité.  Si  en  Afrique ,  les  possessions  de  Carlhage 
furent  d'une  médiocre  étendue,  c'est  parce  que  les  déserts  et  les 
populations  nomades,  aussi  mobiles  que  le  sable  du  Sabara,  étaient 
un  obstacle  que  la  nature  elle-même  posait  à  ses  envabissements. 
Dans  l'Occident,  l'ambition  des  Carthaginois  ne  connut  point  de 
bornes.  Lorsqu'ils  vinrent  en  collision  avec  Rome,  la  cité  mar- 
chande possédait  un  empire  plus  vaste  que  le  peuple  conquérant. 

Cartbage  s'empara  de  préférence  des  îles.  Ces  possessions  lui 
servaient  de  stations  pour  son  immense  commerce  et  elle  pouvait 
facilement  les  maintenir  sous  son  autorité  au  moyen  de  sa  puis- 
sante marine.  Les  Carthaginois  étaient  maîtres  de  la  Sardaigne  et 
de  la  Corse.  Ils  combattirent  pendant  deux  siècles  pour  la  Sicile; 
bien  que  la  résistance  invincible  delà  race  hellénique  les  empêchât 
d'en  faire  la  conquête,  ils  y  eurent  des  établissements  considéra- 
bles. Malte,  les  îles  Baléares,  toutes  les  petites  îles  du  rivage  libyen 
et  de  la  Méditerranée  occidentale  leur  appartenaient.  Leurs  rela- 
tions avec  l'Espagne  furent  d'abord  pacifiques;  ils  y  entrèrent  sur 
les  traces  des  colonies  phéniciennes,  et  finirent  par  faire  la  con- 
quête de  toute  la  Péninsule.  Des  colons  occupèrent  les  côtes  de 
l'Afrique  occidentale.  Les  Carthaginois  s'établirent  aussi  dans  le 
nord  de  l'Europe (^). 

Comment  un  peuple  de  marchands  fit-il  ces  immenses  conquêtes? 
Quoique  Cartbage  ait  donné  le  jour  à  un  guerrier  de  premier  rang, 
elle-même  n'eut  jamais  le  génie  de  la  guerre.  Les  Carthaginois  pa- 
raissaient en  petit  nombre  dans  les  armées,  moins  pour  combattre 
que  pour  surveiller  leurs  soldats  de  louage  et  s'assurer  qu'ils  ga- 
gnaient leur  argent.  C'est  pour  la  première  fois  que  nous  rencon- 
trons des  armées  mercenaires  dans  l'histoire.  Ce  système  prit  nais- 
sance dans  l'antiquité;  il  traversa  le  moyen-âge,  et  fut  pratiqué 
jusque  dans  les  temps  modernes.  Quelle  a  été  son  infiuence  sur  le 
droit  de  guerre  et  sur  les  relations  internationales? 

Toute  cité  commerçante  qui  veut  faire  la  guerre  est  obligée 
d'acheter  des  soldats.  Tyr  déjà  avait  des  étrangers  à  sa  solde  ;  les 
Carthaginois,  devenus  conquérants  tout  en  continuant  à  se  livrer 

(1)  Heeren,  T.  I,  p.  67-i]5. 


DROIT    DES  GENS.  ÏÏ5{ 

à  des  occupations  pacifiques,  ne  pouvaient  suffire  autrement  à  Tim- 
niense  consommation  d'hommes  qu'entraînaient  des  guerres  per- 
manentes. C'est  donc  aux  peuples  marchands  qu'il  faut  rapporter 
l'origine  de  ce  mode  de  recruter  les  armées.  Les  historiens  sont 
unanimes  sur  les  inconvénients  des  troupes  mercenaires.  Comme 
force  militaire,  dit  Machiavel,  elles  coûtent  cher  et  sont  surtout 
redoutables  à  la  nation  qui  les  emploie  ;  elles  marchandent  leur 
sang,  quand  il  s'agit  de  se  battre;  vaincues,  il  leur  faut  de  l'argent 
pour  leur  solde  et  de  l'argent  pour  se  consoler  de  leur  défaite  ;  plus 
la  campagne  a  été  malheureuse,  plus  elles  sont  exigeantes,  et  moins 
le  gouvernement  qui  les  soudoie  est  en  état  de  payer  ni  de  résis- 
ter(').  Pour  se  faire  une  idée  de  ce  que  cette  organisation  des  armées 
a  de  funeste,  il  faut  les  suivre  sur  les  champs  de  bataille. 

Les  philosophes  du  dernier  siècle  ont  défini  les  soldats  des  tueurs 
à  gages;  appliquée  aux  mercenaires,  la  définition  devient  une  hor- 
rible vérité.  Ceux  qui  combattent  comme  citoyens  ou  comme  su- 
jets conservent  un  caractère  moral;  le  mercenaire  n'est  qu'une 
arme  de  destruction  :  tuer  est  son  métier,  et  il  s'en  acquitte  mieux 
qu'une  machine,  parce  qu'il  y  met  son  intérêt  et  sa  passion.  Nous 
allons  assister  à  l'affreux  spectacle  des  guerres  de  Sicile;  ne  serait- 
ce  pas  aux  armées  mercenaires  qu'il  faut  imputer  les  horribles 
cruautés  qui  les  souillent?  Titc-Live  représente  les  soldats  d'Anni- 
bal  élevant  des  ponts  avec  des  digues  de  cadavres  amoncelés ,  et  se 
nourrissant  de  chair  humaine  (-).  Nous  tenons  compte  de  la  haine 
nationale  qui  aveugle  l'historien,  mais  il  faut  qu'il  se  soit  passe  des 
scènes  atroces  pour  que  des  traditions  pareilles  aient  pu  prendre 
cours.  Cependant  dans  les  campagnes  de  Sicile  et  d'Italie,  les  mer- 
cenaires étaient  contenus  par  la  discipline.  Il  y  eut  une  guerre  où 
ils  purent  se  livrer  sans  frein  à  leurs  instincts  brutaux;  dans  un 
âge  où  la  barbarie  était  presque  un  droit,  la  (jiwrre  des  mercenaires 
fit  horreur  à  tous  les  peuples  :  on  l'appela  la  guerre  inexpiable  l^). 


(\)  Machiavel,  le  Prince,  ch.12;  —Id.  l'art  de  la  guerre,  liv  I;  — /d.,  Histoire 
de  Florence,  liv.  V. 

(2)  Liv.,  XXilI ,  6. 

(3)  Polyb.,  I,  65,  6. 


352  LES    CARTHAGINOIS. 

Carthage  était  épuisée  par  sa  première  lutte  avec  Rome;  son 
trésor  étant  vide,  elle  voulut  marchander  les  mercenaires.  Les 
généraux  essayèrent  en  vain  de  les  toucher  par  la  prière;  Polybe 
dit  que  ces  hommes  étaient  plus  féroces  que  les  hêtes  sauvages. 
Sept  cents  Carthaginois  tombèrent  en  leur  pouvoir;  parmi  eux  se 
trouvait  Gescon  qui  avait  bien  mérité  des  troupes  étrangères  ; 
on  leur  coupa  les  mains  et  les  oreilles,  on  leur  cassa  les  jambes 
et  on  les  jeta  vivants  dans  une  fosse.  Hamilcar  demanda  qu'on  lui 
rendît  au  moins  les  cadavres;  les  barbares  déclarèrent  que  tout 
député  serait  traité  de  même;  ils  proclamèrent  comme  loi,  que  tout 
prisonnier  carthaginois  serait  mis  en  croix,  que  tout  allié  de  Car- 
thage serait  renvoyé  les  mains  coupées.  Alors  commencèrent  d'hor- 
ribles représailles.  Hamilcar  parvint  à  enfermer  un  corps  de  révol- 
tés dans  un  défilé  :  de  40,000,  il  n'en  échappa  pas  un  seul  ('). 

La  barbarie  et  la  cruauté  sont  contagieuses.  Quel  prix  pouvait 
avoir  la  vie  des  mercenaires  pour  les  Carthaginois?  C'était  un  sang 
vil;  ils  l'achetaient  et  ils  le  répandaient  sans  autre  regret  que  celui 
de  l'or  qu'il  coûtait.  La  guerre,  ce  terrible  appel  à  la  justice  de 
Dieu,  était  une  spéculation  pour  Carthage  :,«  Elle  entreprenait  des 
conquêtes,  soit  dans  l'espoir  de  trouver  de  nouvelles  mines  à  exploi- 
ter, soit  pour  ouvrir  des  débouchés  à  ses  marchandises.  Elle  pou- 
vait dépenser  50,000  mercenaires  dans  telle  entreprise,  davantage 
dans  telle  autre.  Si  les  rentrées  étaient  bonnes,  on  ne  regrettait  pas 
la  mise  de  fonds,  on  rachetait  des  hommes  et  tout  allait  bien  »('). 
La  révolte  de  leurs  soldats  de  louage  effrayait  rarement  les 
Carthaginois;  ils  avaient  un  moyen  économique  de  régler  leurs 
comptes.  Au-delà  de  Lipare  il  y  a  une  petite  île  appelée  Ostéode, 
l'île  aux  ossements.  Six  mille  mercenaires  menaçaient  de  tourner 
leurs  armes  contre  Carthage,  si  l'on  ne  payait  pas  leur  solde;  sur 
un  ordre  du  sénat,  les  généraux  abandonnèrent  les  coupables  dans 
une  ile  déserte,  où  ils  périrent  tous  de  faim;  comme  l'île  est  petite, 
elle  fut  couverte  d'ossements  :  c'est  de  là  qu'elle  reçut  son  nom  (^), 


(1)  Polyb.,1,  66,  5;  1,67,  6;I,  80,  81;  1,82,84,  8o. 

(2)  Michelet,  Histoire  romaine,  liv.  II,  ch.  3. 

(3)  Diodor.,  V,  I. 


DROIT    DES    CENS.  533 

OseroDs-nous  dire,  après  de  pareilles  atrocités,  que  le  système 
des  armées  mercenaires  favorisa  les  relations  inlernalionales?  Hee- 
ren  remarque  que  la  politique  commerciale  des  Carthaginois  n'était 
pas  étrangère  à  l'emploi  des  troupes  de  louage.  Des  liens  se  for- 
maient entre  les  peuples  qui  fournissaient  les  soldats  et  la  répu- 
blique qui  achetait  leurs  services.  Ces  rapports  facilitaient  le  tra- 
fic des  marchands;  ceux-ci  rencontraient  dans  tous  les  pays  des 
hommes  que  leur  intérêt  sinon  leur  affection  attachait  à  Carthage. 
Les  Carthaginois  ne  cherchaient  que  leur  profit;  mais  ce  qu'ils 
faisaient  par  un  sentiment  égoïste,  n'avait-il  pas  à  leur  insu  un  but 
plus  élevé?  Ils  prenaient  leurs  mercenaires,  dit  Polybe,  chez  des 
nations  diverses  d'origine  et  de  langue,  afin  d'empêcher  le  concert 
entre  des  soldats  toujours  prêts  à  se  révolter(').  Les  communications 
que  la  politique  voulait  prévenir  étaient  inévitables;  car  les  armes 
créent  des  rapports  de  confraternité  aussi  bien  que  le  commerce  et 
les  idées.  En  vain  Carthage  voulait  isoler  les  peuples,  elle  les  rap- 
prochait malgré  elle. 

Les  Carthaginois  avaient  à  leur  solde  la  moitié  de  l'Europe  et  de 
l'Afrique.  On  voyait  dans  leurs  armées  des  hordes  de  Gaulois  à 
demi  nus  et  des  Ibériens  habillés  de  blanc;  des  Liguriens  sauvages 
à  côté  des  Nasamons  et  des  Lotophages  africains;  les  Carthaginois 
et  les  Libyphéniciens  s'y  rencontraiant  avec  des  Grecs  et  des  Ita- 
liens. Les  Numides  du  désert,  montés  sur  des  chevaux  sans  selle, 
formaient  une  cavalerie  redoutable.  Des  frondeurs  des  îles  Baléares 
étaient  à  l'avant-garde.  Une  foule  d'éléphants  guidés  par  des  cor- 
nacs éthiopiens  couvraient  le  front  comme  une  ligne  de  forteresses 
mobiles.  Les  armées  de  Carthage  rappellent  celles  des  Perses  :  les 
unes  étaient  un  assemblage  informe  des  nations  de  l'Orient,  les 
autres  se  recrutaient  parmi  les  peuples  de  l'Occident.  L'empire 
persan  commença  la  fusion  des  peuples  que  les  conquêtes  des  Grecs 
et  des  Romains  devaient  achever.  La  domination  de  Carthage  con- 
courut au  même  but.  Les  institutions  eu  apparence  les  plus  funestes 
ont  leur  côté  utile;  quand  elles  jouent  un  rôle  aussi  considérable 
dans  l'histoire  que  les  armées  mercenaires,  on  doit  leur  reconnaître 

(f)  Polyb.,  I,  07,  4.  —  ffccrci),  T.  IV,  p   283,  2%. 

3i 


534  LES    CARTHAGINOIS. 

une  mission  providentielle,  à  moins  de  croire  à  l'empire  absolu  du 
mal.  La  guerre,  que  nous  maudissons  aujourd'hui,  était  dans  l'an- 
tiquité l'instrument  le  plus  puissant  de  la  civilisation;  le  recrute- 
ment des  armées  par  des  soldats  de  louage  a  eu  sa  part  dans  le 
laborieux  enfantement  de  l'unité  humaine. 


§  II.  Le  droit  de  guerre. 

Les  rapports  de  Carthage  avec  ses  mercenaires  nous  donnent 
une  idée  de  son  droit  des  gens.  Bien  que  les  peuples  anciens  ne 
connussent  point  l'humanité,  l'on  trouverait  difficilement  dans  leurs 
annales  une  action  aussi  froidement  atroce  que  celle  de  Vile  aux 
ossements.  Si  les  Perses  et  les  Grecs  mêmes  étaient  cruels,  c'est 
que  l'instinct  de  la  destruction  ou  la  passion  les  poussait  au  car- 
nage. Les  Romains  aussi  furent  étrangers  aux  sentiments  humains, 
mais  la  politique  leur  en  tenait  lieu;  inspirés  par  la  haute  ambition 
de  conquérir  le  monde,  ils  usaient  de  la  victoire  avec  modération. 
Chez  les  Carthaginois,  la  cruauté  était  calcul  ;  c'était  comme  uu 
élément  de  l'espèce  de  commerce  qu'ils  appelaient  la  guerre.  Cette 
différence  dénote  une  opposition  profonde  entre  les  marchands 
de  Carthage  et  les  populations  guerrières  de  Grèce  et  d'Italie. 
Devons-nous  en  chercher  la  cause  dans  la  diversité  des  deux 
races?  (')  Les  caractères  des  nations  et  les  dispositions  qui  les 
rapprochent  ou  les  séparent,  sont  le  secret  de  Dieu;  contentons- 
nous  de  les  constater;  c'est  en  vain  que  nous  essaierions  de  les 
expliquer  (■). 

Les  Carthaginois  héritèrent  de  l'antipathie  que  les  Phéniciens 
éprouvaient  pour  les  Grecs.  La  première  partie  de  leur  histoire  est 
comme  un  long  duel  avec  la  race  hellénique  ;  la  lutte  ne  cesse  que 
par  l'intervention  d'un  adversaire  plus  redoutable.  Une  des  plus 
anciennes  batailles  navales  dont  l'histoire  ait  conservé  le  souvenir 
a  été  livrée  par  les  Carthaginois  ligués  avec  les  Étrusques  contre 

(1)  Michelet,  Histoire  romaine,  ]iv.  II,  cli.  3. 

(2)  Ballanchc,  Palingénésio,  Préface. 


DUOIT    DES    GENS.  .Jô.) 

les  Phocéens,  dont  les  courses  aventureuses  inquiétaient  les  mar- 
chands d'Afrique  et  d'Italie (i).  L'issue  fut  de  mauvais  augure  pour 
les  Carthaginois;  les  Grecs  vainqueurs,  mais  affaiblis  par  la  vic- 
toire, allèrent  fonder  la  célèbre  colonie  gauloise  qui  devait  un 
jour  profiler  de  la  destruction  de  Carlhage.  Depuis  lors  les  hos- 
tilités des  deux  peuples  furent  permanentes.  Quelques  traditions 
sur  les  rapports  des  Carthaginois  et  des  Grecs  offrent  une  vive 
image  de  la  haine  qui  les  divisait.  D'après  Justin,  un  décret  du 
sénat  défendit  aux  Carthaginois  d'apprendre  à  écrire  et  à  parler  la 
langue  grecque,  pour  les  empêcher  d'avoir  aucun  commerce  avec 
les  ennemis,  sans  le  ministère  d'un  interprète  (').  Un  pareil  ordre 
se  concevrait  à  la  rigueur  dans  un  état  isolé  comme  Sparte;  il  est 
presque  impossible  dans  une  cité  commerçante  dont  les  communi- 
cations avec  l'étranger  sont  journalières.  Mais  quelle  profonde 
animosité  suppose  l'idée  de  cette  prohibition!  La  haine  de  Car- 
lhage éclata,  dit-on ,  lors  de  l'expédition  de  Xerxès.  Le  Grand  Uoi 
voulait  exterminer  les  Hellènes;  dans  ce  but  il  fit  alliance  avec  les 
Carthaginois.  Il  fut  convenu  que  ceux-ci  feraient  la  guerre  aux 
Grecs  de  Sicile  et  d'Italie,  pendant  que  les  Perses  attaqueraient  la 
Grèce.  Carlhage  mit  trois  ans  à  ses  préparatifs;  son  armée  n'était 
pas  indigne  de  figurer  comme  auxiliaire  de  la  masse  énorme  que 
Xerxès  poussa  sur  la  Grèce;  elle  comptait  500,000  hommes  et 
200  navircs(^).  Le  silence  iVHcrodote  a  porté  un  historien  moderne 
à  ranger  cette  alliance  parmi  les  fables  (*).  Nous  n'y  voyons  rien 
que  de  très-naturel.  Les  Perses  et  les  Carthaginois  avaient  les 
mêmes  ennemis  :  leur  union  contre  les  Hellènes  était  donc  dictée 
par  rinlérêt  commun.  D'ailleurs  les  Tyriens  figuraient  dans  l'ar- 
mée de  Xerxès.  Maitre  de  la  métropole,  le  Grand  Uoi  avait,  ou  se 
croyait  du  moins  un  titre  à  la  domination  de  ses  colonies.  La  haine 
que  la  lutte  pour  la  possession  de  la  Sicile  alluma  entre  les  Grecs 
et  les  Carthaginois  expliquerait  à  elle  seule  la  ligue  de  ceux-ci 
avec  les  ennemis  de  la  Grèce. 

(1)  Herod.,  I,  1GG. 

(2)  Justin.,  XX,  o. 

(3)  Diodor.,  XF,  1. 

(4)  Dahlmann,  Forschungen,  II,  I  'p.  18b  et  suiv.). 


356  LES    CARTHAGINOIS. 

La  Sicile  fut  comme  le  rendez-vous  des  peuples  anciens  (');  bar- 
bares et  commerçants  étaient  également  attirés  par  la  merveilleuse 
fertilité  du  sol.  Malheureusement  les  hommes  ne  se  rencontraient 
dans  l'antiquité  que  pour  se  combattre  :  la  Sicile  devint  le  champ 
de  bataille  des  Carthaginois,  des  Grecs  et  des  Romains.  Cette  île 
était  d'une  haute  importance  pour  les  marchands  de  Carthage;  ils 
n'épargnèrent  pas  le  sang  des  mercenaires  pour  en  faire  la  conquête; 
mais  ils  y  rencontrèrent  la  race  hellénique  qui  eût  été  invincible  si 
elle  avait  été  unie.  Une  lutte  longue  et  sanglante  s'engagea  entre 
les  deux  peuples.  Dans  aucune  guerre  peut-être  il  ne  se  commit 
autant  d'atrocités;  la  cruauté  africaine  provoqua  des  vengeances; 
de  représailles  en  représailles,  les  hostilités  prirent  un  caractère 
inouï  de  barbarie.  Ce  n'est  pas  sans  raison  que  Herder  impute  à 
crime  aux  Carthaginois  le  sort  de  Sélinonte,  d'Himère,  d'Agrigente, 
de  Messine.  Écoutons  le  récit  de  Dlodore  : 

«  Après  la  prise  de  Sélinonte,  les  Barbares  se  répandent  dans 
toute  la  ville;  ils  pillent  les  richesses  des  maisons,  ils  brûlent  avec 
les  édifices  les  habitants  qui  y  étaient  restés,  et  poursuivent  dans 
les  rues  ceux  qui  s'étaient  échappés,  égorgeant  pèle  mêle  et  sans 
pitié  les  enfants,  les  nourrissons,  les  femmes,  les  vieillards.  Selon 
la  coutume  de  leur  patrie,  ils  mutilent  même  les  cadavres;  les  uns 
se  font  une  ceinture  de  mains  découpées;  les  autres  montrent  des 
têtes  attachées  à  leurs  piques  »0... 

Les  ruines  de  Sélinonte  fumaient  encore,  lorsque  la  ville  d'Hi- 
mère tomba  au  pouvoir  de  Carthage;  elle  fut  complètement  rasée. 
Le  général  carthaginois  ordonna  de  faire  des  prisonniers;  mais 
quel  était  le  but  de  cette  apparente  humanité?  «  Il  distribua  les 
femmes  et  les  enfants  à  son  armée;  quant  aux  hommes  dont  le 
nombre  était  de  trois  mille,  il  les  lit  conduire  dans  l'endroit  où  son 
aïeul  Amilcar  avait  été  tué  par  Gélon,  et  là  il  les  fit  tous  mourir 
dans  d'alïreux  supplices  »(^). 

Les  Carthaginois  entassaient  ruines  sur  ruines.  Trois  ans  après 


(1)  SU.  Italie,  Debell.  pun.,  XIV,  11,  sqq. 

(2)  Diodor.,  XIII,  57. 

(3)  Ibid.,  62. 


DROIT   DES   GENS^.  537 

la  deslriiclion  de  Séllnonlc  el  d'Himère,  ils  s'emparèreut  d'y\gi"i- 
gente,  une  des  plus  riches  villes  de  Sicile  :  les  hommes  furent  pas- 
sés au  lil  de  l'épée;  on  les  arrachait  même  des  temples  pour  leur 
donner  la  mort  (').  Cette  harharic  des  Carthaginois  n'avait  rien 
d'extraordinaire;  leur  droit  de  guerre  habituel  était  de  mettre  les 
prisonniers  en  croix,  et  de  leur  infliger  des  tortures  dont  il  faut 
détourner  les  yeux,  suivant  l'expression  de  l'historien  grec  (*). 
Contre  de  pareils  ennemis,  les  représailles  paraissaient  plus  qu^un 
droit;  on  les  considérait  presque  comme  un  devoir:  il  fallait  leur 
apprendre,  dit  Dioclore,  à  écouter  à  l'avenir  les  supplications  des 
vaincus.  Lorsque  Denys  déclara  la  guerre  à  Carthagc,  les  Grecs 
firent  éclater  leur  haine  contre  la  race  punique;  ils  pillèrent  les 
possessions  des  Carthaginois,  ils  se  saisirent  de  leurs  personnes  et 
les  comblèrent  d'outrages;  ils  mirent  en  croix  ceux  des  Hellènes 
qui  n'avaient  pas  honte  de  se  faire  les  auxiliaires  des  Barbares.  Les 
représailles  ne  firent  qu'accroître  la  rage  des  Carthaginois:  «  Après 
avoir  rasé  les  murs  de  Messine,  Imilcar  ordonna  à  ses  soldats  de 
renverser  les  maisons  de  fond  en  comble,  de  n'y  laisser  subsister  ni 
briques  ni  bois,  mais  de  brûler  ou  de  briser  tout  ce  qui  s'y  trou- 
vait. On  se  mit  de  suite  à  l'œuvre,  et  bientôt  la  destruction  fut 
achevée;  elle  fut  si  complète,  qu'il  était  impossible  de  reconnaître 
les  lieux  que  les  habitants  avaient  occupés  ».  Les  Carthaginois 
ne  furent  pas  plus  humains  envers  les  vaincus  ;  ils  poursuivirent 
les  fuyards  sans  relâche,  en  défendant  de  leur  faire  quartier  :  les 
champs  de  bataille  furent  couverts  au  loin  de  cadavres  (='). 

La  guerre  (ks  deux  peuples  dura  presque  deux  siècles.  Les  Car- 
thaginois ne  parvinrent  pas  à  s'emparer  de  l'île  entière,  et  les 
Grecs  n'eurent  pas  la  puissance  de  les  expulser.  Ce  fut  un  bonheur 
pour  les  populations  siciliennes,  quand  un  nouveau  comj)éliteur  se 
présenta  et  mit  fin  à  ces  horribles  hostilités.  Nous  touchons  aux 
guerres  puniques.  Le  sort  de  Carthagc  est  lié  dès  lors  aux  destins 
de  Rome  :  la  lutte  des  deux  républiques  appartient  à  l'histoire  du 
droit  international  des  Romains. 

(1)  Diodor.,  XIII,  00. 

(2)  Ihid.,  m. 

{^)lbid.,  XIV,  16,  u3,  58,  XV,  17. 


538  LES   CARTHAGINOIS. 


I   III.   Condition  des  vaincus. 

Carlhage  a-t-elle  légitimé  ses  conquêtes  en  civilisant  les  vain- 
cus? On  serait  porté  à  croire  que  les  peuples  commerçants  sont 
plus  propres  que  tout  autre  à  répandre  les  bienfaits  de  la  civilisa- 
lion  ;  mais  l'histoire  atteste  que  leur  domination  est  plus  oppressive 
que  celle  des  nations  guerrières.  L'ambition  est  un  mobile  plus 
noble  que  l'amour  de  l'or.  Ce  fut  le  désir  de  la  gloire  qui  inspira  à 
Alexandre  l'idée  d'établir  l'égalité  entre  les  Grecs  et  les  Barbares, 
et  de  former  une  association  de  tous  les  peuples.  Sans  s'élever  à 
cette  haute  conception,  les  Romains  contribuèrent  à  la  réaliser,  en 
s'assimilant  les  populations  conquises.  Les  Carthaginois  n'exer- 
cèrent aucune  puissance  d'assimilation  sur  les  vaincus;  ils  ne  son- 
gèrent jamais  à  seJondre  avec  eux;  ils  ne  cherchèrent  qu'à  les 
exploiter  dans  l'intérêt  de  leur  commerce.  Telle  est  la  politique  de 
tous  les  états  commerçants,  on  dirait  presque  leur  incapacité.  Il 
n'y  a  pas  eu  de  domination  plus  dure  que  celle  des  marchands  de 
Gênes  dans  la  Corse;  cette  malheureuse  île,  administrée  comme 
une  ferme,  mais  par  un  propriétaire  incapable,  «  devint  le  plus  mi- 
sérable pays  de  l'Europe,  la  contrée  peut-être  la  plus  désolée  de 
l'univers  »(').  Les  Anglais  régissent  leurs  colonies  avec  plus  d'intel- 
ligence; mais  loin  de  s'unir  avec  les  indigènes,  ils  mettent  leur 
orgueil  à  s'isoler.  Ce  n'est  pas  à  dire  que  le  commerce  soit  fatale- 
ment condamné  à  désunir  les  nations;  que  deviendrait  alors  le 
monde  moderne  où  l'esprit  coinmercial  domine?  Les  peuples  mar- 
chands sont  appelés  à  accomplir  l'œuvre  commencée  par  les 
conquérants,  le  grand  travail  de  l'unité  humaine.  Si  jusqu'ici 
ils  se  sont  montrés  maîtres  avides  et  tyranniques,  c'est  que  les 
nations  sont  divisées  par  l'intérêt  plus  encore  que  par  l'ambition. 
Quand  les  relations  commerciales  seront  organisées  dans  un  esprit 
de  solidarité,  alors  la  puissance  d'union  inhérente  au  commerce 

(I)  JacQbl,  Histoire  générale  de  la  Corse. 


DROIT    DES  GENS.  539 

se  développera  et  embrassera,  ce  que  les  plus  puissants  conqué- 
rants ont  essayé  en  vain,  le  monde  entier. 

«  Les  Carthaginois,  dit  Polybe,  n'avaient  aucune  estime  pour  les 
gouverneurs  des  provinces  qui  administraient  les  peuples  assujettis 
avec  douceur  et  humanité;  ils  admiraient  au  contraire  ceux  qui  en 
traitant  avec  dureté  les  pauvres  cultivateurs,  procuraient  le  plus  de 
revenus  à  la  république  :  les  types  de  ces  hommes  étaient  les  llan- 
non  »(').  iMéme  en  temps  de  paix,  le  gouvernement  accablait  ses 
sujets  d'impôts;  lorsque  les  malheurs  de  la  guerre  occasionnaient 
des  dépenses  extraordinaires,  il  allait  jusqu'à  exiger  la  moitié  des 
revenus  :  la  misère  ne  trouvait  pas  grâce  devant  ces  maîtres 
impitoyables  (^).  Faut-il  s'étonner  si  la  domination  de  Carthage 
était  mal  assurée ,  si  l'ennemi  était  toujours  reçu  comme  un 
libérateur?  Les  Espagnols  crurent  voir  un  dieu  en  Scipion  ('). 
Les  Libyens,  avec  lesquels  les  Carthaginois  auraient  dû  se  fon- 
dre par  un  contact  séculaire,  frémissaient  sous  le  joug  :  dès 
qu'un  ennemi  de  Carthage  paraissait  sur  la  côte  africaine,  les  natu- 
rels du  pays  accouraient  en  foule  sous  ses  drapeaux  (*).  Dans  la 
guerre  des  mercenaires,  l'armée  des  révoltés  comptait  100,000 
Libyens;  les  femmes  elles-mêmes,  se  rappelant  leurs  maris  et  leurs 
parents  traînés  en  prison  par  les  exacteurs  des  tributs,  se  dépouil- 
lèrent de  leurs  bijoux  pour  fournir  aux  frais  de  cette  guerre  de 
vengeance.  Il  n'y  a  pas  jusqu'aux  colonies  phéniciennes  qui  déser- 
tèrent, dans  les  guerres  puniques,  la  cité  qui  les  traitait  en  marâtre 
plutôt  qu'en  sœur(^). 

(i)  Pohjb.,  1,  72,3. 

(2)  Polyb.,  I,  72,  I.  2. 

(3)  Polyb.,  X,  35,  3. 

(4)  Diodor.,  XX,  5o.  —  Pulyb.,  I  ,  72,  o;  I,  70,  1>. 

(5)  Appian.,  Punie,  c.  3. 


-^>^AAP^J\A/\^~- 


540  LES    CARTHAGINOIS. 

CHAPITRE  III. 

RELATIONS    INTERNATIONALES 


I  I.  Politique  carthaginoise. 

«  Cartilage,  dit  Montesquieu,  avait  un  singulier  droit  des  gens  ; 
elle  faisait  noyer  tous  les  étrangers  qui  trafiquaient  en  Sardaigne 
et  vers  les  colonnes  d'Hercule  »(').  Heeren  suppose  que  les  Cartha- 
ginois tiraient  des  pierres  fines  de  la  Sardaigne,  et  que  pour  ce 
motif  ils  en  écartaient  les  étrangers.  Quelle  que  soit  l'explication 
du  fait,  il  n'en  reste  pas  moins  atroce,  et  à  la  honte  de  Car- 
thage,  il  n'est  pas  isolé  :  c'est  comme  l'expression  de  sa  poli- 
tique commerciale.  Lorsqu'arriva  le  jour  de  l'expiation,  le  géné- 
ral romain  chargé  d'annoncer  aux  Carthaginois  les  dures  lois 
du  vainqueur,  leur  rappela  qu'on  les  avait  vus  piller  tous  les 
vaisseaux  étrangers  qui  approchaient  de  Cadix  et  jeter  les  équi- 
pages à  la  mer  (^). 

Montesquieu  porte  encore  une  autre  accusation  contre  les  Car- 
thaginois :  ils  défendirent  aux  Sardes,  dit-il,  de  cultiver  la  terre 
sous  peine  de  mort.  Le  fait,  attesté  par  un  témoignage  assez  sus- 
pect ('),  est  à  peine  croyable.  Il  n'est  pas  même  nécessaire  de  sup- 
poser des  instincts  généreux  aux  marchands  de  Carthage  pour  les 
décharger  de  celte  odieuse  imputation  :  n'avaient-ils  pas  intérêt  à 
perfectionner  l'agriculture  afin  de  rendre  leurs  conquêtes  produc- 
tives? Ce  qui  prouve  que  les  Sardes  cultivèrent  leurs  terres,  c'est 


(1)  Esprit  des  lois,  XXI,  M  .  —  Cf.  Slrab.,  lib.  XVII,  p.  532. 

(2)  Appian.,  VIII,  86. 

(3)  Le  fait  est  rapporté  dans  un  livre  attribué  à  Aristote  {De  Mirabilibus, 
c.  105). 


RELATIONS     INTERNATIONALES.  ^Ml 

que  l'île  se  trouvait  dans  l'état  le  plus  florissant,  quand  les  Romains 
l'enlevèrent  à  Carthage  (').  En  repoussant  un  reproche  que  nous 
croj'ons  injuste,  nous  n'entendons  pas  excuser  et  encore  moins 
justifier  la  politique  carthaginoise.  Il  n'est  que  trop  vrai  qu'elle 
n'avait  qu'un  seul  mobile,  l'utilité,  le  lucre.  Les  Carthaginois  ne 
permettaient  pas  aux  étrangers  de  trafiquer  directement  avec  la 
Libye;  ils  ne  pouvaient  le  faire  qu'à  Carthage,  sous  la  sur- 
veillance jalouse  de  l'aristocratie  marchande.  Il  en  résulta  que  les 
Grecs  de  Sicile,  quoique  voisins,  connaissaient  à  peine  les  côtes 
d'Afrique.  Cela  ne  suffit  pas  aux  craintes  égoïstes  des  Carthaginois; 
il  y  avait  des  colonies  phéniciennes  qui  auraient  pu  faire  concur- 
rence à  la  reine  des  mers,  si  elles  avaient  pu  se  développer  libre- 
ment. Que  firent  les  marchands  de  Carthage?  Ils  fermèrent  les 
ports  de  ces  cités,  et  leur  interdirent  la  navigation  {y. 

Les  annales  de  l'Europe  moderne  offrent  des  traits  qui  rappellent 
la  barbare  jalousie  des  Carthaginois  ;  cependant  l'humanité  s'est  fait 
jour  jusque  dans  le  domaine  de  l'égoïsme  mercantile.  Peut-être 
n'est-ce  que  l'intérêt  bien  entendu  qui  a  rapproché  les  peuples 
commerçants  ;  toujours  est-il  qu'ils  ne  vivent  plus  dans  le  sauvage 
isolement  qui  caractérise  l'antiquité.  L'hostilité  était  si  naturelle 
aux  anciens,  qu'elle  éclatait  jusque  dans  leurs  traités  de  commerce; 
au  lieu  d'unir  les  nations ,  ces  conventions  semblaient  avoir  pour 
but  de  les  séparer,  en  consacrant  pour  chacune  d'elles  une  partie 
du  globe  comme  une  propriété  exclusive.  Tels  furent  les  rapports 
de  Rome  et  de  Carthage (^).  Les  deux  peuples  étaient  liés  par  un 
traité  qui  fut  plusieurs  fois  renouvelé,  mais  on  ne  voit  pas  qu'ils 
aient  fait  un  pas  pour  se  rapprocher;  les  dernières  conventions  ne 
firent  que  reproduire  en  termes  plus  explicites  les  stipulations  de 
la  première;  elles  n'avaient  d'autre  objet  que  d'assurer  aux  Car- 
thaginois le  monopole  du  commerce  dans  leurs  possessions. 

L'isolement  est  la  loi  des  relations  internationales  dans  l'anti- 
quité. Les  sentiments  hostiles  que  la  vanité  et  l'ambition  produi- 

(1)  Polyb.,  I,  79,  6. 

(2)  Movers,  die  Phoenizier,  T.  II,  2,  p.  475,  ss. 

(3)  Voyez  le  Tome  III  de  ces  Eludes. 


542  LES    CARTHAGINOIS. 

sirent  chez  les  Grecs  et  les  Romains,  furent  à  Carthage  le  fruit  de 
la  crainte  et  de  la  jalousie.  Tout  étranger  était  un  ennemi  pour  les 
Carthaginois,  car  tout  marchand  était  un  concurrent;  or  la  rivalité 
et  l'hostilité  sont  inséparahles,  qu'il  s'agisse  de  conquête  ou  de 
commerce.  Les  Carthaginois  étaient  renommés  pour  leurs  mœurs 
inhospitalières  (').  Leur  réputation  était  si  hien  établie,  que  Vir- 
gile en  rapporta  l'origine  aux  fondateurs  de  la  cité  phénicienne. 
Les  compagnons  d'Énée  sont  jetés  par  les  vents  sur  les  côtes 
d'Afrique;  au  lieu  d'accueillir  les  malheureux  naufragés,  on  les 
repousse,  on  prend  les  armes,  on  veut  hrùler  leurs  vaisseaux; 
Didon  les  rassure  à  la  vérité,  mais  Vénus  n'en  redoute  pas  moins 
pour  Enée  la  bienveillance  douteuse  de  la  reine  et  les  Tyriens  sans 

foie)- 

On  trouve  cependant  chez  les  Carthaginois  quelques  traces  des 
rapports  hospitaliers,  tels  que  nous  les  verrons  organisés  chez  les 
Grecs  et  les  Romains  (').  C'était  presque  le  seul  moyen  pour  les 
marchands  de  se  mettre  à  l'abri  des  violences  là  où  ils  trafi- 
quaient; car  dans  l'antiquité,  l'étranger  était  sans  droit.  Les  répu- 
bliques grecques  établissaient  dans  les  villes  où  elles  avaient  des 
relations  commerciales,  des  proxènes,  espèce  de  consuls  char- 
gés delà  noble  mission  de  protéger  leurs  concitoyens.  Des  inscrip- 
tions nous  apprennent  que  celte  institution  existait  également  chez 
les  Phéniciens  et  les  Carthaginois.  Le  meilleur  moyen  de  se  conci- 
lier l'appui  des  autres  Etats,  était  de  garantir  la  sûreté  des  étran- 
gers dans  leur  immense  empire.  Carthage  leur  assurait  à  la  vé- 
rité la  protection  des  lois(^);  mais  cet  appui  intéressé  était  une 

(1)  Slrab.,  lib.  XVII,  p.  552. 

(2)  Aeneid.,  I,  525,  539-543,  6GI. 

(3)  Un  marchand  de  Carthage  fait  le  sujet  d'une  comédie  de  Plante  ;  les  liens 
de  l'hospitalilé  l'unissent  à  un  citoyen  romain;  il  trouve  un  protecteur  dans  le 
fils  de  son  hôte  (Poenul.,Y,  2,  85).  Une  inscription  grecque,  rapportée  par  Miln- 
ter  (Die  Religion  der  Karthager,  p.  135  et  suiv.),  constate  des  relations  hospita- 
lières contractées  par  des  Carthaginois:  c'est  probablement  une  de  ces  marques 
qu'on  appellait  tessera  hospitalis.  Hérodote  dit  que  l'amitié  qui  existait  entre 
Amilcar  et  Térille,  tyran  d'Himère,  engagea  le  général  carthaginois  à  prendre  le 
parti  de  son  hôte,  lorsque  celui-ci  fut  expulsé  par  les  Agrigentins  [Herod.,  VII, 
165). 

(4)  Annibal,  réfugié  chez  Antiochus,  envoya  à  Carthage  un  Tyrien  pour  s'as- 
surer ^des  dispositions  de  ses  concitoyens.  Quelques  sénateurs  vouluronl  (ju'on 


RELATIONS    INTERNATIONALES. 


545 


une  faible  garantie  contre  Tinjuslice;  quand  l'intérêt  de  l'État  le 
demandait,  on  ne  reculait  pas  devant  la  spoliation.  L'histoire  en  a 
conservé  un  exemple  remarquable.  Les  mercenaires  exigeaient  leur 
solde  et  le  trésor  était  vide;  alors  le  sénat  ordonna  aux  citoyens 
qui  auraient  des  réclamations  contre  des  villes  ou  des  personnes 
étrangères,  de  les  faire  connaître;  les  plaintes  ne  manquèrent 
point  d'arriver  en  foule  ;  on  arrêta  sous  ce  prétexte  les  vaisseaux 
des  marchands  et  on  vendit  leur  cargaison  ;  dans  la  suite  l'Etat 
remboursa  ceux  qui  avaient  été  dépouillés  injustement.  Ces  procé- 
dés tiennent  de  la  piraterie  plus  que  de  la  justice.  De  fait,  les  Car- 
thaginois exerçaient  la  piraterie  :  le  brigandage  maritime  était  con- 
sidéré comme  un  commerce  licite  ('). 

Tels  sont  les  traits  qui  caractérisent  le  droit  international  des 
Carthaginois.  Leur  politique  est  celle  de  marchands  avides  ;  pour 
les  excuser,  on  peut  dire  avec  Heeren  que  la  position  de  Carlhage 
commandait  le  monopole  le  plus  rigoureux.  Elle  avait  besoin  des 
produits  de  la  Sardaigne  et  de  l'Afrique  pour  nourrir  ses  nom- 
breuses années;  elle  trafiquait  avec  des  Barbares  auxquels  elle  don- 
nait des  bagatelles  en  échange  d'objets  d'une  grande  valeur;  elle 
avait  donc  le  plus  grand  intérêt  à  écarter  toute  concurrence.  Si 
nous  comparons  la  politique  de  Carthage  avec  celle  de  l'Europe 
moderne,  nous  serons  peut-être  portés  à  la  juger  avec  indulgence. 
«  Il  y  a  peu  de  différence,  dit  Sainte-Croix,  entre  noyer  les  négo- 
ciants étrangers  et  les  ensevelir  dans  les  mines,  comme  les  Espa- 
gnols l'ont  souvent  pratiqué.  Les  Hollandais  n'ont  guère  mieux 
traité  les  habitants  des  Moluques  que  les  Carthaginois  ceux  de  Sar- 
daigne »  (-).  Les  peuples  marchands  se  croient  tout  permis  pour 
s'assurer  un  monopole  avantageux  :  cependant,  malgré  l'esprit 
antihumain  qui  anime  les  états  commerçants,  ils  deviennent  un 
lien  entre  les  nations;  la  force  d'union  que  Dieu  a  mise  dans  le 
commerce  est  plus  puissante  que  les  mauvaises  passions  des  hom- 

l'arrêlàt  comme  espion  ;  mais  le  plus  grand  nombre  soutint  que  ce  serait  donner 
un  fâcheux  exemple  que  d'urrêler  des  étrangers  sans  preuves;  que  les  Cartha- 
ginois seraient  exposés  aux  mêmes  affronts  dans  les  marchés  où  ils  se  rendaient 
en  si  grand  nombre  (Liv.,  XXXIV,  61). 

(1)  Heeren,  T.  IV,  p.  172.  —  Polyb.,  I,  20,  7;  l,  50,  2. 

(2)  Sainte-Croix,  De  Télal  des  colonies,  p.  44. 


544  LES    CARTHAGINOIS. 

mes.  Les  relalions  commerciales  uniront  un  jour  toutes  les  parties 
de  la  terre.  Quel  peuple  a  pris  une  part  plus  considérable  dans  ce 
grand  travail  que  les  Carthaginois  ? 


§  II.  Commerce.  Colonies.   Voyages. 

I. 

Le  commerce  de  Cartilage  était  immense.  Les  produits  de  son  sol 
et  de  son  industrie  en  faisaient  le  fond.  L'Afrique,  la  Sardaigne  et 
les  îles  de  la  Méditerranée  donnaient  des  blés,  des  esclaves,  des 
vins,  des  fruits,  de  riches  métaux  ou  des  pierres  fines;  la  ville  et 
les  colonies  fournissaient  des  produits  manufacturés,  surtout  de 
belles  étoffes  qui  rivalisaient  avec  celles  de  Phénicie;  les  Carthagi- 
nois allaient  chercher  dans  des  contrées  lointaines  des  objets  rares 
et  en  approvisionnaient  le  monde  entier (').  Leurs  vaisseaux  étaient 
en  grand  nombre  dans  les  ports  d'Egypte  :  c'est  là  que  des  mar- 
chands de  Carlhage  communiquèrent  à  Hérodote  des  renseigne- 
ments sur  le  commerce  de  l'intérieur  de  l'Afrique.  Les  liens  avec 
leur  métropole  les  appelaient  sur  les  côtes  de  la  Palestine  et  de  la 
Phénicie.  Quelle  que  fût  leur  antipathie  pour  la  race  grecque,  ils  ne 
cessèrent  jamais  d'entretenir  des  liaisons  avec  la  Grèce.  Ils  régnaient 
en  maîtres  dans  les  îles  de  la  Méditerrannée;  leurs  vaisseaux  fré- 
quentaient tous  les  ports  d'Italie;  dès  la  plus  haute  antiquité,  ils 
étaient  en  relation  avec  les  Étrusques  et  avec  les  Romains.  Les 
mercenaires  gaulois  qui  paraissent  dans  leurs  armées  supposent 
des  communications  suivies  avec  les  peuplades  des  Gaules f).  L'Es- 
pagne fut  le  siège  principal  de  leur  commerce  et  plus  tard  de  leur 
puissance.  Leurs  hardis  navigateurs  pénétrèrent  au-delà  des  co- 
lonnes d'Hercule.  Dans  le  nord  de  l'Europe,  les  Carthaginois  pro- 
fitèrent des  établissements  phéniciens,  d'autant  plus  avantageux 
qu'ils  étaient  ignorés  du  reste  du  monde. 

{\)  Heeren,  Sect.  I,  ch.  S. 

(2)  L'inscription  phénicienne  trouvée  à  Marseille  en  1846  constate  qu'il  exis- 
tait dans  la  colonie  phocéenne,  vers  le  cinquième  siècle  avant  l'ère  chrétienne,  un 
comptoir  phénicien  ou  carthaginois  [De  Saulcy,  dans  la  Revue  des  deux  Mondes, 
1846,  T.  IV,  p.  588-590). 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  S45 

Jusqu'où  s'étendirent  leurs  relations?  Nous  ne  pouvons  pas  ré- 
pondre avec  certitude  à  celte  question.  Les  Carthaginois,  comme 
les  Phéniciens,  veillaient  avec  grand  soin  à  ce  que  les  contrées 
lointaines  où  ils  allaient  chercher  les  objets  les  plus  rares  de  leur 
trafic,  restassent  ensevelies  dans  une  profonde  obscurité.  Un  capi- 
taine de  navire,  en  roule  pour  la  Bretagne,  se  voyant  suivi  par  un 
vaisseau  romain,  prit  toutes  les  mesures  pour  sauver  son  équipage, 
puis  se  dirigea  vers  un  banc  de  sable,  où  les  deux  vaisseaux  vinrent 
échouer  (');  de  retour  dans  sa  patrie  ,  le  Carthaginois  fut  comblé 
d'honneurs  et  de  récompenses.  Il  est  certain  que  les  Phéniciens  et 
les  Carthaginois  s'établirent  dans  les  îles  britanniques.  Il  est  pro- 
bable qu'ils  allaient  chercher  l'étain  dans  les  îles  Sorlingues  et 
l'ambre  sur  les  côtes  de  la  Chersonèse  cimbrique  (^).  Le  commerce 
de  l'ambre  a  une  grande  importance  pour  les  relations  internatio- 
nales. L'ambre  passait  de  peuple  en  peuple  à  travers  la  Germanie 
et  le  pays  des  Celles,  jusqu'au  double  versant  des  Alpes,  sur  les 
bords  du  Pô,  ou  jusqu'au  Boryslhène,  à  travers  la  Pannonie.Ce  fut 
ce  commerce  qui,  pour  la  première  fois,  mit  les  côtes  de  la  mer 
du  Nord  en  rapport  avec  le  Pont-Euxin  et  avec  la  Mer  Adriatique. 
Le  fait,  iWl  Humboldt,  est  digne  de  remarque;  il  montre  ce  que 
peut  le  goût  d'une  seule  produclion  pour  établir  entre  les  hommes 
des  communications  fréquentes  et  amener  la  connaissance  de  con- 
trées lointaines. 

Il  n'a  pas  dépendu  des  Carthaginois  que  nous  n'eussions  aucune 
connaissance  de  leur  commerce  avec  l'Afrique;  c'est  Hérodote  qui 
dévoila  le  secret.  Carthage  entretenait  des  relations  suivies  avec 
l'intérieur  de  l'Afrique,  par  l'intermédiaire  des  tribus  auxquelles  la 
nature  du  sol  commande  une  vie  nomade.  La  malheureuse  Afrique 
était  dès  lors  exploitée,  comme  elle  l'est  encore,  à  la  honte  de  l'Eu- 
rope chrétienne,  au  dix-neuvième  siècle.  Les  esclaves  étaient  un  des 

(1)  Strab.,  hh.  IJI,  fine. 

(2)  Jleeren  dit  (jue  les  Phéniciens  tiraient  l'ambre  des  côtes  de  Samland.  — 
Voss  (Aite  Wcilkunde,  p.  XXXIII)  croit  que  raml)re  provenait  de  la  Chersonèse 
cimbrique.  Le  savant  géographe  Ukcrt  s'est  prononcé  en  faveur  de  cette  o])inion 
(Zcitsclirift  fur  die  Attertliumswisscnsrliaft,  18.'J8,  O"*  52-53).  HumboUtt,  en 
l'adoptant  (Cosmos,  T.  H,  p.  loi-,  487),  lui  a  donné  une  nouvelle  autorité. 


l')W>  LES    CAUTIIVGINOIS. 

objels  principaux  tlu  trafic  des  Carthaginois  ;  ils  se  servaient  d'cs- 
claves  |)Oui'  l'agriculture,  les  travaux  publics,  le  service  des  flottes; 
ils  en  vendaient  à  létrangcr.  Déjà  dans  la  plus  haute  antiquité,  les 
Africains  étaient  devenus  un  nicuhle  de  luxe  :  les  Garamanlcs  fai- 
saient la  même  chasse  aux  hommes  que  les  voyageurs  modernes 
ont  vu  pratiquer  par  le  sultan  du  Fezzan.  On  peut  suivre  dans  les 
savantes  recherches  de  Ilecrcn  les  routes  que  parcouraient  les  cara- 
vanes; elles  sont  restées  les  mêmes  jusqu'à  nos  jours;  la  nalurc,  en 
créant  des  oasis  dans  le  désert,  en  trace  la  direction  invariable  ('). 
Heeren  croit  (jue  les  marchands  de  (iarlhagc  pénétrèrent  jusqu'au 
^'iger.  Nous  devons  i\ Hérodote  la  connaissance  du  tralic  de  l'or  que 
les  Carthaginois  faisaient  sur  les  côtes  du  Sénégal;  on  conçoit  les 
précautions  jalouses  qu'ils  prirent  pour  cacher  cette  source  de 
richesses;  ils  répandirent  l'opinion  que  la  mer  couverte  d'herbes  et 
pleine  d'écueils  était  impraticable  dans  ces  parages.  11  faut  lire 
dans  le  père  de  l'histoire  le  récit  intéressant  du  commerce  des  Car- 
thaginois avec  les  peuplades  africaines;  longtemps  on  a  accusé  le 
naïf  historien  de  crédulité,  mais  les  voyageurs  modernes  nous  ap- 
prennent qu'un  trafic  semblable  se  fait  encore  aujourd'hui  dans  les 
pays  arrosés  par  le  Niger  ('). 

II. 

Ainsi  les  relations  commerciales  des  Carthaginois  embrassaient 
les  trois  parties  du  monde.  La  nature  et  l'extension  de  ce  commerce 
nécessitaient  un  vaste  système  de  colonisation.  Aucun  état  de  l'an- 
liquilé  n'a  possédé  d'aussi  nombreuses  colonies.  Mais  le  même  voile 
qui  couvre  la  navigation  de  Cartilage  enveloppe  aussi  ses  éta- 
blissements de  conijnerce.  Les  côtes  de  l'Afrique  jusqu'aux  co- 
lonnes d'Iïorculc  en  étaient  couvertes.  La  rivalité  des  Grecs,  des 
Etrusques  et  des  Komains  éloigna  les  Carthaginois  des  Gaules  et  de 
l'Italie.  En  Espagne,  ils  entrèrent  dans  les  traces  des  Phéniciens; 
Carthagène  rivalisa  avec  la  mère  patrie.  Sur  les  côtes  de  l'Océan, 

(1)  Herod.,  III,  181. 183.  —  fleeren,  Scct.  I,  ch.  6. 

(2)  Herod.,  IV,  196. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  o47 

lant  en  Afrique  qu'en  Europe,  les  Carthaginois  s'étendirent  à  leur 
aise;  ils  n'avaient  plus  de  concurrence  à  craindre.  Jusqu'où  leurs 
colons  péiiélrèrent-ils?  On  l'ignore;  un  passage  de  Diodore  {*)  a 
fait  conjecturer  à  Ileercn  qu'ils  occupèrent  Madère.  Ils  allacliaiont 
un  tel  prix  à  la  possession  de  cette  île,  dit-on,  qu'ils  en  interdirent 
l'accès  aux  étrangers  et  exterminèrent  les  anciens  habitants  :  si 
leur  patrie  devait  jamais  succomhcr,  c'est  à  Madère  qu'ils  espé- 
raient élever  une  nouvelle  Carthage('). 

Les  colonies  carthaginoises,  de  même  que  les  établissements  des 
Phéniciens,  étaient  fondées  dans  un  but  commercial  ;  elles  restèrent 
toujours  dans  une  dépendance  si  étroite  de  la  métropole,  qu'aucune 
d'elles  n'essaya  de  s'affranchir  de  sa  domination.  Elles  servaient 
d'entrepôt  au  commerce;  le  monopole  le  plus  absolu  était  la  loi  de 
leurs  rapports  avec  la  mère  patrie  (^).  Arrêtées  dans  leur  libre 
développement,  les  colonies  de  Carthage  n'atteignirent  jamais  un 
haut  degré  de  prospérité.  Les  cités  grecques  présentent  un  spec- 
tacle bien  différent  :  Agrigcnte  et  Syracuse  ont  acquis  une  célébrité 
historique,  tandis  que  Ton  connaît  à  peine  le  nom  des  villes  phéni- 
ciennes que  les  Carthaginois  soumirent  à  leur  domination  dure  et 
jalouse.  L'on  pourrait  comparer  le  système  colonial  de  Carthage  à 
la  politique  de  Rome.  Les  Romains  aussi  tenaient  leurs  colonies 
dans  une  soumission  complète;  mais  la  haute  ambition  du  peuple 
roi  ennoblit  jusqu'aux  moyens  qu'il  employait  pour  la  satisfaire. 
A  Carthage  nous  ne  rencontrons  jamais  qu'un  seul  mobile,  l'amour 
de  l'or.  Les  colonies  carthaginoises  ne  remplissent  dans  l'histoire 
des  relations  internationales  d'autre  mission  que  Carthage  elle- 
même;  elles  établirent  des  liens  matériels  entre  les  peuples,  liens 
bien  faibles  encore,  puisque  la  mère  patrie  mettait  tout  son  art  à 
en  cacher  l'existence  au  reste  du  monde. 


(1)  Diodor.,  V,  19,  'iO. 

(2)  Ari.stot.,  De  Mirabil.,  c.  85.  —  flceren,  T.  IV,  p.  I  I3-Ilo.  —  Ilumboldt  a 
traité  en  détail  la  question  de  savoir  si  les  Carthaîiinois  ont  connu  les  Canaries 
(Examen  critique  de  l'histoire  de  la  {féogruphie,  T.  I,  p.  103-139;  T.  M,  p.  158, 
ICO;  T.  IH,  p.  137-140)  ;  il  se  prononce  pour  l'afTirmative. 

(3)  Ilceren,  T.  IV,  p.  103  et  suiv.,  177. 


548  LES    CARTHAGINOIS. 


III. 


Carthage  a-t-elle  mis  sa  puissance  maritime  à  profit  pour  des 
voyages  de  découverte?  Les  nations  commerçantes  de  l'antiquité 
ne  jouent  qu'un  rôle  secondaire  dans  l'iiistoire  des  découvertes 
géograpliiques;  ce  sont  les  conquérants  qui  ouvrent  le  monde 
aux  regards  de  ses  habitants.  La  navigation  des  Phéniciens  et 
des  Carthaginois  dans  le  nord  de  l'Europe  éclaircit  à  peine  les 
nuages  qui  couvraient  ces  terres  lointaines;  il  falluU'épée  de  César 
pour  déchirer  le  voile.  Si  jamais  peuple  fut  en  position  d'accroître 
la  connaissance  de  l'univers,  c'étaient  les  Carthaginois.  Placés  au 
bord  d'un  immense  continent  encore  inconnu,  étendant  leur  naviga- 
tion jusqu'aux  extrémités  de  l'Europe  et  de  l'Afrique,  ils  auraient 
pu  explorer  ces  deux  parties  du  globe.  Ils  disposaient  de  forces 
immenses:  dans  la  bataille  par  laquelle  Régulus  se  fraya  le  chemin 
de  l'Afrique,  5o0  galères  armées  de  150,000  hommes  combattirent 
pour  la  reine  des  mers  (').  L'histoire  n'offre  plus  d'exemple  de 
flottes  aussi  considérables  :  elles  étaient  dignes  de  lutter  pour  l'em- 
pire du  monde.  Qu'on  se  représente  une  marine  marchande  en 
proportion  avec  la  marine  militaire,  et  l'on  aura  une  idée  de  la 
puissance  des  Carthaginois.  Cependant  on  ne  voit  pas  qu'ils  aient 
eu  l'esprit  d'aventnre  qui  poussa  les  navigateurs  portugais  et  espa- 
gnols vers  de  nouveaux  mondes.  Est-ce  dans  l'Imperfection  de  la 
navigation  qu'il  en  faut  chercher  la  cause?  ou  n'est-ce  pas  plu- 
tôt dans  l'esprit  égoïste  des  marchands  de  Carthage,  qui  frappa 
de  stérilité  jusqu'aux  découvertçs  dues  à  l'amour  du  gain  ou  au 
hasard?  Nous  avons  parlé  de  la  circumnavigation  de  l'Afrique  exé- 
cutée par  les  Phéniciens;  peut-être  ces  hardis  navigateurs  étaient- 
ils  des  Carthaginois,  car  les  auteurs  anciens  confondent  sous  le 
même  nom  les  colons  et  leurs  ancêtres.  En  tout  cas  les  Cartha- 
ginois eurent  connaissance  de  cette  mémorable  entreprise;  il  est 
possible  que  l'intérêt  qu'elle  excita  fit  entreprendre  les  expédi- 
tions d'Hannon  et  d'Himilcon. 

(1)  Polyb.,  I,  25,  sq.—Appian.,  VIII,  96. 


RELATIONS     INTERNATIONALES.  549 

Ilannon  fut  chargé  de  naviguer  au-delà  des  colonnes  d'Hercule 
et  de  fonder  des  colonies  sur  les  côtes  de  TAfriquc.  Ilimilcon  se 
dirigea  vers  le  nord  et  explora  les  côtes  occidentales  de  l'Europe. 
Le  voyage  d'Hannon  a  soulevé  les  mêmes  doutes  que  la  circum- 
navigation de  l'Afrique;  cependant  un  monument  presque  authen- 
tique en  constate  l'existence.  Hannon  consacra  le  souvenir  de  son 
expédition  par  une  inscription  déposée  dans  un  temple  :  nous  en 
possédons  une  traduction  grecque  sous  le  titre  de  Périple  d'Han- 
non. Egaré  par  l'idée  que  la  terre  n'est  pas  hahilable  sous  la  zone 
torride,  Slrabon  rejeta  cette  relation  comme  fabuleuse.  Le  célèbre 
voyageur  fioM(/amu///e  (')  a  prouvé  que  les  détails  du  Périple  sont 
en  parfait  accord  avec  les  découvertes  modernes.  Toutefois  la 
date  et  Jes  limites  de  l'expédition  restent  douteuses.  11  est  probable 
qu'IIannon  entreprit  son  voyage  au  cinquième  siècle  avant  Jésus- 
Christ  (-).  D'après  Gossclin,  le  navigateur  carthaginois  se  serait 
arrêté  au  Cap  Noun  (');  mais  on  sait  que  le  savant  géographe  cher- 
che à  restreindre  dans  les  bornes  les  plus  étroites  les  connaissances 
géographiques  des  anciens;  il  est  à  peu  près  certain  qu'IIannon 
dépassa  le  Cap  Vert  (').  Quel  fut  le  résultat  de  ces  expéditions?  Le 
commerce  et  la  science  en  tirèrent-ils  avantage?  L'esprit  de  mono- 
pole et  d'égoïsme  qui  inspirait  les  Carthaginois  dans  leurs  voyages 
d'exploration  aussi  bien  que  dans  leur  commerce  empêcha  leurs 
découvertes  de  profiter  à  l'humanité.  Sans  la  curiosité  active  d'Hé- 
rodote, nous  ne  connaîtrions  pas  même  l'existence  de  leur  trafic 
avec  les  peuplades  africaines.  Le  périple  d'Hannon  exerça  si  peu 
d'influence  sur  les  relations  internationales  et  la  connaissance  de  la 
terre,  que  le  plus  grand  géographe  de  l'antiquité  le  traita  de  fable. 

Nous  n'avons  pas  dissimulé  les  lâches  de  la  race  phénicienne. 


(1)  Mémoires  de  l'Acadùmio,  T.  XXVI,  p.  10-V6  ;  ï.  XXViri,  p.  200-317. 

(2)  Bachr.  dans  la  Real  Encyrlopaedie  rier  classischi'nAIlcrtliumswisscuscliaft. 
T.  III,  p.  10GG.  —  h'annfjirsscr.  dans  VHncijcIopé'lic  d'Frsrh,  au  mot  fftiuno's 
Periplus,  p.  180. 

(3)  Gossclin,  HediL-rches  sur  l,i  géographie  des  anciens,  T.  1,  p   99. 

['*)  Ifitot,  note  lOG  sur  Pomponius  Mêla.  —Ifecrcn,  T  IV,  p.  3;>2.  —  Kanii- 
giesscr,  dans  l'Encyclopédie  d'Ersch. 

35 


550  LES    CARTHAGINOIS. 

Dure  et  jalouse  ('),  à  Tyr  aussi  bien  qu'à  Cartilage,  elle  a  fait  illu- 
sion aux  historiens,  tant  qu'elle  était  restreinte  dans  un  petit 
espace  de  l'Asie;  mais  sur  le  sol  africain  ses  mauvaises  passions  se 
sont  produites  au  grand  jour.  Elle  est  sanguinaire  dans  sa  religion, 
cruelle  dans  la  guerre,  oppressive  dans  la  paix.  Tout  ce  que  l'esprit 
mercantile  renferme  d'instincts  bas  et  tyranniques  se  manifeste  à 
Carlbage.  En  vain  elle  embrasse  l'univers  dans  ses  relations,  elle 
est  impuissante  à  en  préparer  l'unité.  Sa  domination  ne  repose  pas 
sur  des  forces  réelles;  quand  la  puissance  de  l'or  vient  en  collision 
avec  la  vertu  guerrière,  le  sort  des  Carthaginois  est  décidé.  Le  com- 
merce était  trop  égoïste,  à  sa  naissance,  pour  devenir  le  lien  du 
monde.  En  ce  sens  nous  dirons  avec  Cicéron  :  «  Je  n'aime  point 
qu'un  peuple  soit  tout  ensemble  le  dominateur  et  le  facteur  de 
l'univers  »(').  Mais  n'oublions  pas  que  le  commerce  représente 
l'intelligence:  si,  dans  le  passé,  la  force  brutale  a  dominé,  l'avenir 
appartient  au  paisible  marchand.  Ne  demandons  pas  le  désintéres- 
sement à  l'enfance  des  peuples;  il  faut  un  travail  séculaire  pour 
développer  les  facultés  de  l'homme:  ce  n'est  qu'aux  limites  extrêmes 
de  celle  éducation  divine  que  nous  pouvons  entrevoir  une  ère  où 
l'égoïsme  et  l'hoslililé  feront  place  à  l'association  et  à  l'harmonie; 
encore  cet  idéal,  comme  toute  perfection,  ne  se  réalisera-t-il  jamais 
que  dans  les  limites  de  la  faiblesse  humaine. 

(1)  Plutarch.,  Praecept.  gerend.  reip.,  III,  6  :  hipo-j  y,Qo;  to~j  IWpyr/i^ovioiv 
Sr;,uou,  -ly.phi),  (7zyGpw7rôv,...  ^xpù  zoïç  vTrrr/.ooi; ,  v.yéwEiT-KTOv  èv  'fi^ot;^  ày piMTXTov 
£v  opyulç^  y..  T.  !• 

(2)  Festus,  vo  Portitor.  Le  mot  est  de  Scipion  Émilien. 


FIN    nu    TOME    PREMIER. 


TABLE    DES    MATIERES. 


l'ages. 

Préface  de  la  deuxième  édition y 


INTRODUCTION. 

Chai».  I.  Le  droit  international 13 

,§    I.  L'idée  du  droit  dans  les  relations  des  nations 13 

§   IL  Influence  du  christianisme  et  des  Germains  sur  le  droit 

international 19 

§  III.  Le  droit  des  gens  comme  science 31 

§  IV.  Le  droit  des  ijens  naturel  et  le  droit  des  gens  positif    .     .  36 

§  V.  La  théorie  du  droit  des  gens 38 

CfiAP.  II.  Le  droit  international  de  ranliquité 46 

Sect.  I.  Le  fait 46 

§   I.  Le  droit  de  guerre 46 

§  II.  Les  relations  internationales 54 

N"  1.  L'isolement,  loi  de  ranti((uité 54 

N"  2.  L'isolement  brisé   par  la  guerre ,  les  colonies  et  le 

commerce 62 

N"  3.  Influences  internationales.  Filiation  des  civilisations.  66 


552  l'orient.. 

Pages. 

Sect.  II.  La  théorie •     .     73 

§  I.  L'idée  du  progrès 73 

§  II.  Unilé.  Humanité 81 

Chap.  III.  Mission  de  l'antiquité 85 


L'ORIE]\T. 

Considérations  générales 95 

§    I.  Élément  de  l'Orient 95 

§   II.  Relations  entre  l'Orient  et  rOccident 103 

§  III.  Différence  entre  l'Orient  et  l'Occident.  Rapprochement  des 

deux  mondes 109 


PKEIBIKRE   PAKTIE.  —   Les  (héoci-atles. 

INTRODUCTION. 

Jj   I.  Mission  des  théocraties 113 

§11.  Les  castes.  Origine  et  bienfaits  de  cette  institution  .     .     .115 


LIVRE  PREMIER.  —  L'INDE. 

Chap.    I.  Mission  de  l'Inde 121 

Chap.  IL  Droit  des  gens 124 

§    I.  Considérations  générales 124 

§   IL  Diplomatie  brahmanique 129 

§111.  Droit  de  guerre 132 

§IV.  Condition  des  vaincus.  —  Les  castes 135 

Chap.  III.  Relations  internationales       150 

§  I.  Considérations  générales 150 

N"  1.  Isolement  de  l'Inde 150 

N°  2.  L'hospitalité  indienne 153 

§  IL  La  race  aryenne  et  les  habitants  primitifs  de  l'Inde  .     .    .157 


TADLE    DES   MATIÈRES.  ^'^^ 

Pages. 

§  III.  Relations  de  rinde  avec  les  peuples  étrangers 160 

N"  1.  Commerce.  Colonisation 160 

N»  2.  Relations  avec  les  peuples  du  Nord  et  de  l'Est.  Colo- 
nisation de  l'Archipel    162 

N»  3.  Relations  avec  l'Occident.  Guerre.  Commerce .     .     •  165 

N"  i.  L'Inde  et  la  Grèce 170 

§IV.  Géographie 182 

CHAp.  IV.  Religion  et  philosophie l^^' 

,§    I.  Conception  de  la  vie 18^ 

§    II.  Doctrine  sur  les  rapports  des  hommes 190 

§111.  Doctrine  sur  la  société  et  les  rapports  des  peuples    .     .     .192 

§  IV.  Germes  de  charité  et  d'humanité 199 

§  V.  La  moralité  et  l'humanité  véritable  manquent  à  l'Inde    .     .  208 
§  VI.  La  constitution  brahmanique  est-elle  immuable?      .     •     •  211 

Chap.  V.  Le  bouddhisme 214 

§  L  Histoire  du  boiuldhisme 214 

§11.  Doctrine •  219 

N"  i.  Rouddhisme  et  brahmanisme 219 

N"  2.  Charité 223 

N°  3.  Égalité 227 

§  III.  Influence  civilisatrice  du  bouddhisme 232 

N"  1.  Le  bouddhisme  dans  l'Inde 232 

N"  2.  Le  bouddhisme  dans  la  Chine 239 

N"  3.  Le  bouddhisme  chez  les  Rarbares 243 

§  IV.  Rouddhisme  et  christianisme 245 

§   V.  Appréciation  du  bouddhisme 247 

N»  1.  L'athéisme 247 

N°  2.  Le  nirvana 249 

N"  3.  Préexistence  et  transmigration 252 

N"  4.  Conséquences  morales  de  la  doctrine  bouddhique.     .  255 
N°  5.  Influence  individuelle  et  sociale  du  bouddhisme  .     .  257 

Chap.  VI.  Conclusion 261 


oo4  l'orient. 

LIVRE  SECOND.  —  L'EMPIRE  ZEND  ET  LE  MAZDÉISME. 

Pages. 

Chap.     I.  La  race  zende 265 

Chap.   II.  Zoroastre 260 

Chap.  III.  Doctrine.  Solidarité  religieuse.  Égalité 271 

Chap.  IV.  Influence  du  mazdéisme  sur  Thumanité 277 

LIVRE  TROISIÈME.  —  L'EGYPTE. 

Chap.  I.  Considérations  générales 283 

§    I.  Grandeur  de  la  civilisation  égyptienne 283 

§  II.  D'où  procède  l'Egypte? 285 

§  III.  Progrès  de  l'Orient  à  l'Egypte 292 

§  IV.  Piapports  de  l'Egypte  avec  l'humanité 303 

Chap.  II.  Le  droit  des  gens 306 

§    I.  Influence  du  régime  théocratique  sur  le  droit  des  gens  .     .  306 

§  II.  Conquêtes  des  Pharaons 307 

§111.  Droit  de  guerre 313 

Chap.  III.  Pielations  internationales 322 

§    I.  Considérations  générales 322 

§  II.  L'Egypte  et  la  Grèce 331 

§  III.  L'Egypte  et  la  Phénicie 346 

§  IV.  L'Egypte  et  les  Hébreux 349 

Chap.  IV.  Dissolution  de  l'Egypte  sacerdotale 359 

LIVRE  QUATRIÈME.  —  LES  HÉBREUX. 

Chap.  I.  Considérations  générales 362 

§    I.  Les  Hébreux,  le  peuple  de  Dieu 362 

§  II.  D'où  procèdent  les  Hébreux? 365 

§  III.  Progrès  réalisé  par  le  mosaïsme 367 

§  IV.  Les  Hébreux,  lien  entre  l'Orient  et  l'Occident    ....  373 

Chap.  II.  Droit  des  gens 376 

§  I.  La  guerre  sacrée 376 

§  II.  Droit  de  guerre 384 


TABLE    DES    MATIÈRES.  555 

Pages. 

Chap.  III.  Relations  internationales 388 

§     I.  Isolement  des  Hébreux 388 

§  II.  Les  Hébreux  mis  en  relation  avec  l'humanité  par  le  com- 
merce et  la  guerre 392 

§  III.  Le  prosélytisme 399 

Chap.  IV.  Religion.  Poésie.  Philosophie 403 

§    I.  Religion.  Unité 401 

§  IL  Fraternité 408 

§in.  Charité 410 

§  IV.  Paix .417 

§   V.  L'essénianisme  . 420 

§  VI.  Philon. 425 


DEIXIKHE   P.4RTIK:.   —  Les  Ktals  desiiotiqiics. 

INTRODUCTION. 

Les  conquérants  et  leur  mission    .     • •     .     •     •     .  433 

LIVRE  PREMIER.  —  LES  ASSYRIENS. 

Chap.    I.  L'empire  assyrien •    .  441 

Chap.  II.  Ninive  etBabylone      •..•.••. 4i9 

LIVRE  II.  —  LES  MÈDES  ET  LES  PERSES. 

Chap.   I.  Considérations  générales 455 

Chap.  IL  Droit  des  gens ■  158 

§    I.  La  conquête 458 

§  IL  Le  droit  de  guerre    ......."••.•■.  464 

5^  III.  Organisation  de  la  conquête.  Condition  des  vaincus      .     •  470 

Chap.  III.  Relations  internationales 47(i 

§  I.  Considérations  générales •     •  476 

§  IL  Commerce.  Navigation.  Voyages 47!» 

<'.H\i>.  I\'.  Décadence  de  la  Perse 182 


536  l'orient. 

TROISIK.tlK  P.4KTIK.  —  I.cs  Ktats  eoinnicrraiits. 

INTRODUCTION. 

Pages. 

Mission  du  commerce  et  des  États  commerçants i91 

LIVRE  PREMIER.  -  LES  PHÉNICIENS. 

Chap.     I.  Considérations  générales 495 

Chap.    II.  Droit  de  guerre 499 

Chap.  III.  Relations  internationales 503 

§  I.  Commerce.  Navigation.  Voyages 503 

§11.  Colonies 516 

LIVRE  SECOND.  —  LES  CARTHAGINOIS. 

Chap.    I.  Considérations  générales .     •     •  5'25 

Chap.   II.  Droit  des  gens       529 

§    I.  Conquêtes 529 

§  II.  Droit  de  guerre 534 

§111.  Condition  des  vaincus 538 

Chap.  III.  Relations  internationales 540 

§  I.  Politique  carthaginoise 540 

§11.  Commerce.  Colonies.  Voyages 5i4 


FIN    DE    LA    TABLE. 


Gand,  inipr.  de  Dlllé-Plls. 


HISTOIRE 

DU 


DROIT  DES  GENS 

ET    DES 

RELATIONS  INTERNATIONALES 

LA     GRÈCE 

PAR 

F.  LAURENT 

PROFESSEUR    A    l'uNIVERSITÉ    DE    GAMD 
Deuxième  édition  corrigée. 


TOME  [[. 


BRUXELLES 
A.  LACROIX,  VËRBOECKHOVEN  et  C^  Impasse  du  Parc,  3. 

1862. 


ÉTUDES 


SUR 


L'HISTOIRE    DE    LIlliMANITÉ 

L  A     G  R  È  G  E 

IMK 

F.  LAURENT 

PROFESSELR    A    L'iMYEnSlTÉ    DE    (iAM> 
Deuxième  édition  conii;ée. 


TOMi:   Il 


BRLXELLL'S  LKIPZIG 

A.  LACROIX,  VERBOECKHOVEN  ET  C*,  I  ^j^^jj,    J^^JgQ^^- 

Impasse  du  Parc,  3. 


(XW. 


Tous  droits  jcscivcs. 


INTRODUCTION. 


%  l.   Le  génie  de  la   race   hellénique. 

Les  Grecs  sont  une  race  privilégiée  parmi  toutes  celles  qui  ont 
paru  sur  la  terre.  Déjà  dans  l'antiquité  ils  furent  glorifiés  par  leurs 
vainqueurs  :  le  plus  beau  génie  de  Rome  proclama  qu'ils  avaient 
civilisé  les  nations,  en  leur  enseignant  la  douceur  et  l'humanité  ('). 
Ce  peuple  étonnant  remua  toutes  les  idées,  tous  les  sentiments.  Ses 
philosophes  unirent  les  abstractions  de  la  raison  spéculative  aux 
travaux  pratiques  de  l'homme  d'état;  l'un  d'eux  donna  dans  le 
monde  païen  le  sublime  spectacle  d'un  homme  mourant  pour  une 
idée,  martyr  du  devoir.  Ses  poètes,  ses  orateurs,  ses  historiens  s'éle- 
vèrent à  une  hauteur  qui  est  presque  demeurée  inaccessible.  Quand 
lantiquité  s'écroula,  quand  les  Barbares  du  nord  envahirent  l'em- 
pire romain,  les  ténèbres  couvrirent  l'Europe  pendant  les  longs 
siècles  du  moyen-âge.  Qui  ranima  la  vie  de  l'intelligence?  qui  éman- 
cipa la  chrétienté  courbée  sous  le  despotisme  intellectuel  de  l'Église? 
Ce  furent  les  écrivains  de  la  Grèce  qui,  sortant  de  leurs  tombeaux, 
imprimèrent  ce  puissant  élan  à  la  civilisation  européenne.  La 
renaissance  eut  l'importance  d'une  révolution;  elle  prépara  la 
réforme,  en  la  dépassant.  Cependant  la  race  qui  rendit  la  liberté 
de  penser  au  monde  chrétien,  gémissait  dans  la  servitude.  Tout-à- 
coup  elle  secoue  ses  chaînes,  et  un  cri  d'enthousiasme  s'échappe 

(I)  Cicer.,  ad  'Juirit.,  I,  1,  8,  pio  Vlvxo,  2G ,  Vernn.  V,  111. 


2  LA   GRECE. 

tie  rEurope  :  les  noms  de  Léonidas,  de  Milliade,  de  Thémistoclc 
transportent  les  nations  et  entraînent  la  froide  diplomatie  des  rois. 
Quel  est  donc  ce  peuple  élu (')?  Quelle  est  cette  terre  promise  qui  a 
arraché  au  poëte  de  l'humanité  ce  vœu  mélancolique? 

C'est  là,  c'est  là  que  je  voudrais  mourir  (2). 

En  comparant  les  diverses  nations  entre  elles,  Aristote  dit  :«Lcs 
peuples  qui  hahilent  les  climats  froids  de  l'Europe,  sont  en  général 
pleins  de  courage,  mais  ils  sont  inférieurs  en  intelligence  et  en 
industrie;  les  nations  de  l'Asie  ont  plus  d'intelligence,  plus  d'apti- 
tude pour  les  arts,  mais  elles  manquent  de  vertu  guerrière;  la  race 
grecque,  intermédiaire  entre  les  deux  premières,  réunit  leurs  qua- 
lités :  elle  possède  tout  ensemhle  l'intelligence  et  le  courage  »  ('). 
La  race  hellénique  paraît  en  elîet  déployer  dans  la  vie  réelle  la 
même  universalité  que  dans  le  domaine  de  rintelligence.  Les 
innombrables  armées  du  Grand  Roi  vaincues  par  une  poignée  de 
Grecs,  attestent  la  vertu  guerrière  de  la  nation;  de  son  sein  est 
sorti  le  plus  grand  des  conquérants.  Ce  peuple  actif  et  entrepre- 
nant s'est  aussi  aventuré  sur  la  mer;  il  a  couvert  de  ses  colonies  les 
côtes  de  l'Europe  et  de  l'Asie,  et  y  a  répandu  cette  brillante  culture 
inlellecluelle  qui  faisait  du  nom  d'Hellène  une  marque  de  civilisa- 
tion plutôt  que  la  désignation  d'une  nationalité. 

Cependant  cette  universalité  est  plus  apparente  que  réelle.  Que 
l'on  compare  les  Grecs  aux  nations  conquérantes  de  l'Asie  et  aux 
Romains  qui  les  précédèrent  ou  les  remplacèrent  sur  la  scène 
du  monde,  on  ne  verra  plus  en  eux  une  race  guerrière.  Les 
Nomades  manifestent  ouvertement  leurs  prétentions  à  l'empire  de 


(1)  Jalcobs,  Erziehung  der  Helleneii  zur  Sittlicheit  (Vermischte  Schriften, 
T.  III,  p.  7  :  «  Wie  die  Gôtler,  nach  dem  Giauben  des  Alterthums,  aus  dor 
Masse  der  Menschen  nur  ■wenigeauswahlen,die  sie  ihresUnterrichtes  wurdigen, 
und  selbst  das  Leben  derjenigen  schmiicken,  die  sie  wahrhaft  gliiclilicb  machcn 
■wollen  ;  so  scheinen  sie  aucli  aus  der  Menge  der  Volker,  die  Hellenen  envahit 
zii  haben,  nm  sie  als  ihre  BegUnstigte  der  Nachwelt  aufzustellen.  » 

(2)  Déranger.  Les  philosophes  partagent  les  sentiments  des  poètes.  Hegel  dit  : 
«  Wenn  es  erlaubt  wiire,  eine  Sehnsucht  zu  haben,  so  wiirc  es  nach  solchem 
Lande.  «(Vorlesungen  uber  die  Geschichte  der  Philosophie,  T.  I,  p.  168,  2'^  cdit.). 

(3)  /ln67o(.,  rolit.,VII,  6,  1. 


INTRODIC.TION.  ô 

la  terre.  Rome  sent  qu'elle  est  appelée  à  conquérir  et  à  régir 
les  peuples.  Les  Grecs  n'ont  point  eu  la  pensée  d'étendre  leur 
domination  sur  le  monde;  leur  idéal  n'est  pas  la  monarchie  univer- 
selle, mais  la  cité.  Il  est  vrai  que  les  Doriens  apparaissent  d'abord 
comme  des  conquérants  fougueux;  l'esprit  guerrier  s'incarne  pour 
ainsi  dire  dans  la  cité  de  Lycurgue.  Mais  à  peine  les  Hellènes  ont- 
ils  pris  possession  du  sol,  que  leur  ardeur  envahissante  s'arrête. 
Dans  l'idéal  dorien  ,  la  guerre  n'est  pas  un  instrument  d'ambition, 
c'est  un  noble  exercice  des  facultés  humaines.  Sparte  ne  prétendit 
jamais  à  une  vaste  domination  ;  la  suprématie  dans  le  Péloponèse 
lui  suffisait.  L'ambition  d'Athènes,  bien  que  plus  grande,  ne  dépas- 
sait pas  les  bornes  de  la  Grèce;  la  puissance  que  le  plus  grand  de 
ses  hommes  politiques  (')  désirait  pour  sa  patrie,  n'était  pas  un  de 
ces  empires  monstrueux  tels  que  l'Asie  les  rêvait,  mais  l'hégé- 
monie, la  direction  des  intérêts  helléniques.  Sous  la  domination 
macédonienne,  la  Grèce  semble  entrer  dans  une  voie  nouvelle  : 
Alexandre  l'enlraine  à  la  conquête  de  l'Orient.  A  vrai  dire,  ce  n'est 
pas  la  nation  qui  devient  conquérante,  c'est  un  héros  qui  fait  vio- 
lence à  son  génie;  dès  qu'il  meurt,  c'en  est  fait  de  la  monarchie 
universelle  qu'il  ambitionnait. 

La  nature  semblait  avoir  destiné  la  Grèce  à  devenir  le  séjour  d'une 
population  commerçante.  Entourée  de  la  mer,  ce  lien  des  nations, 
les  coupures  de  son  territoire  offraient  au  navigateur  des  abris 
nombreux  et  commodes.  Elle  trouvait  dans  les  produits  variés  de 
son  sol  fertile  des  moyens  d'échange  contre  les  richesses  de  l'Orient. 
Ses  colonies  la  mettaient  en  rapport  avec  les  Barbares;  ses  habi- 
tants, actifs  et  remuants,  devaient  être  portés  aux  lointaines  entre- 
prises par  l'amour  du  gain  qui  s'était  développé  jusqu'à  devenir  un 
vice.  Cependant  la  navigation  des  Grecs  ne  dépassa  guère  le  bassin 
de  la  Méditerranée.  La  fondation  d'Alexandrie  ouvrit  une  ère  nou- 
velle pour  le  commerce,  mais  cette  révolution  n'appartient  plus  à 
la  Grèce  antique. 

Quel  est  donc  le  génie  propre  de  la  race  grecque?  Platon  l'a 
marque  dans  sa  République:  c'est  «  un  esprit  curieux  et  avide  de 

(I)  Périclès.  Voyez  plus  bas  livre  IV,  ch.  "2,  §  '1. 


4  LA    GRECE. 

science  »(')•  On  peut  comparer  les  Grecs  aux  peuples  Ihéologiques 
de  rinde,  de  l'Egypte  et  de  la  Judée  :  les  uns  et  les  autres  sont 
livrés  à  Félaboration  d'une  doctrine ,  avec  celte  différence  que  dans 
les  états  théocratiques  le  travail  de  la  pensée  est  l'attribut  exclusif 
de  la  caste  des  prêtres,  et  qu'il  se  manifeste  dans  un  dogme  que  le 
peuple  accepte  comme  une  révélation  divine;  tandis  que  chez  les 
Hellènes  le  mouvement  intellectuel,  libre  et  indépendant  de  toute 
direction  sacerdotale,  s'étend  à  la  nation  entière  et  prend  mille  for- 
mes diverses,  l'art,  la  poésie,  la  philosophie.  Les  Grecs  sont  les 
seuls  qui  aient  voué  au  beau  un  véritable  culte  (-)  ;  c'est  un  peuple 
d'artistes.  La  musique  a  chez  eux  l'importance  d'une  institution 
politique;  ce  sont  les  poètes  qui  les  initient  à  la  civilisation  ('). 
Orphée,  exerçant  la  puissance  de  l'art  jusque  sur  les  brutes  et  les 
êtres  inanimés,  est  le  symbole  du  génie  hellénique.  Les  poëmes 
d'Homère  sont  les  livres  sacrés  de  la  Grèce;  ils  sont  la  source  de 
la  religion  et  de  la  science.  Les  législateurs  sont  des  poètes  comme 
Solon,  ou  ils  appellent  la  poésie  à  leur  aide  comme  Lycurgue  (''). 
Les  philosophes  ont  chez  les  Grecs  la  mission  que  les  collèges  de 
prêtres  remplissent  sur  les  bords  du  Gange  et  du  Nil;  ils  élaborent 
des  dogmes  nouveaux.  La  culture  hellénique  prépare  le  christia- 
nisme; tant  il  est  vrai  qu'elle  a  un  caractère  religieux,  aussi  bien 
que  les  civilisations  orientales  ;  mais  elle  l'emporte  sur  les  théocra- 
ties et  même  sur  la  religion  chrétienne,  par  la  liberté  de  penser, 
qui  est  son  immortel  cachet. 


H)  Plat.,  De  Rep.,  IV,  435,  E.  —  Jakobs,  Erziehung  der  Hellenen  zur  Sitt- 
lichkeit  (Verraischte  Schriften,  T.  III,  p.  3  et  suiv.). 

(2)  Hérodote  raconte  que  les  habitants  d'Egeste,  en  Sicile,  rendirent  des  hon- 
neurs divins  à  Philippe  de  Crotone,  a  cause  de  sa  beauté  [Flerod.,  V,  47).  A  Aega, 
en  Achaïe,  le  plus  beau  jeune  homme  était  nommé  prêtre  de  Jupiter  (Pausan., 
VII,  24). 

(3)  Aristide  appelle  les  poètes  «  -roOç  zoivo-J;  t&jv  'E/).>;vwv  -rpo'^Éa;  /.ai  r^ul'j.'j- 
-.'.a/o-jç.  ).  Orat.  XLV  (T.  II,  p.  13,  éd.  Jebb). 

(4)  r/«iarc/i.,Lycurg.,  c  4.  C'est  par  un  poëme  que  Solon  excita  les  Athéniens 
à  faire  la  guerre  à  Mégare  ;  il  se  servit  d'Épiménide,  poëte  et  prophète,  pour  pré- 
parer les  Athéniens  à  sa  législation.  Tyrtée  tantôt  calmait  les  esprits  par  ses 
chants,  tantôt  relevait  le  courage  des  Spartiates  et  les  conduisait  à  la  victoire 
{Schoell,  Histoire  de  la  littérature  grecque,  T.  I,  p.  238,  181,  100,  180], 


INTHODUCTION.  h 

%   II.   La   Grèce   et   l'Orient. 

Ainsi  la  Grèce  influe  snr  riiumanité  par  les  idées.  Cependant 
les  plus  vieilles  traditions  représentent  les  Grecs  comme  un  peuple 
à  peu  près  sauvage  (').  Par  quel  heureux  concours  de  circon- 
stances la  race  hellénique  est-elle  sortie  d'un  état  dans  lequel  d'au- 
tres populations  s'abrutissent  et  s'éteignent?  Les  historiens  anciens 
disent  que  des  colons  partis  de  l'Egypte,  de  la  Phénicie  et  de  la 
Lydie,  communiquèrent  aux  Grecs  les  premiers  éléments  de  l'agri- 
culture, de  la  religion  et  des  arts.  La  colonisation  a  été  vive- 
ment attaquée  par  des  écrivains  modernes  aussi  ingénieux  que 
savants.  Il  faut  se  tenir  en  garde  contre  des  exagérations  contrai- 
res, si  Ton  veut  arriver  à  des  résultais  que  la  science  puisse  accep- 
ter. L'autochthonie  de  la  civilisation  hellénique  ne  peut  plus  être 
soutenue  :  tout  prouve  que  la  Grèce  procède  de  l'Orient.  Il  n'y  a 
de  doute  que  sur  l'étendue  de  l'influence  étrangère  et  sur  les  voies 
par  lesquelles  elle  s'est  exercée.  Nous  avons  dit  ailleurs  que  le  fait 
de  colonies  venues  de  l'Orient  n'a  rien  que  de  probable.  Est-ce  à 
dire  que  la  Grèce  doive  sa  brillante  culture  aux  colons?  Les  faits 
repoussent  une  pareille  hypothèse.  C'est  l'élément  hellénique  qui 
domine  dans  toutes  les  manifestations  de  la  race  grecque,  ce  n'est 
pas  l'EgypIe,  ni  la  Phénicie,  ni  l'Assyrie,  ni  l'Inde.  Cela  prouve  que 
les  Hellènes  possédaient  les  germes  des  nobles  facultés  (ju'ils  déve- 
loppèrent dans  une  merveilleuse  variété.  L'influence  orientale  ne 
fut  qu'une  éducation  providentielle;  or  l'éducation,  quelque  puis- 
sance qu'on  lui  suppose,  ne  parvient  point  à  transformer  les  indi- 
vidus ni  les  peuples;  elle  ne  fait  que  développer  des  dispositions 
préexistantes. 

C'est  à  ce  point  de  vue  qu'il  faut  se  placer,  pour  apprécier  la 
colonisation  orientale.  Un  premier  fait  est  certain,  c'est  que  les 
Grecs  primitifs  n'étaient  point  des  sauvages.  Les  traditions  que 
nous  avons  cilées  se  rapportent  peut-être  à  des  races  inférieures 

(\)  Pausan.,  VIII,  t,  o,  G;  II,  10,  5.  —  Apollodor.,  III,  8,  f .  —  l'Un.,  Hisl. 
Nat.,  VII,  57.  —  TImojd.,  I,  2,  s(\{\.  Compuiez  l'iass,  Geschichlc  Griecheiilaiuls 
T.  I,  p. 72-70.  —  Sriiocinanii,  Aiiti<iiiit;il(.'s  jiiiis  iiu))lifi  (jrirroruin,  p.  iî'i. 


6  LA   GRÈCE. 

qui  habitaient  la  Grèce  avant  l'arrivée  des  Hellènes  et  qui  dispa- 
rurent ou  se  fondirent  avec  les  immigrants.  Nous  avons  sur  l'état 
des  populations  grecques  à  l'époque  où  elles  occupèrent  la  Grèce 
des  témoignages  plus  certains  que  ceux  des  auteurs  anciens.  La 
philologie  comparée  à  laquelle  on  doit  tant  de  lumières  sur  la 
parenté  des  peuples,  nous  a  appris  que  les  Hellènes  sont  les  frères 
des  Aryens  de  l'Inde,  des  Latins  et  des  Germains.  Or  il  y  a  dans  les 
langues  parlées  par  ces  peuples  des  mots  communs  qui  nous  don- 
nent la  mesure  du  degré  de  civilisation  qu'ils  avaient  atteint  avant 
leur  séparation.  Ils  étaient  nomades;  toutefois  ils  ne  vivaient  pas 
sous  des  lentes  comme  les  Arabes,  ni  sur  des  chariots  comme  les 
Scythes  ;  ils  savaient  construire  des  demeures  fixes  et  ils  connais- 
saient les  premiers  éléments  de  l'agriculture  ;  ils  se  servaient  de 
tous  les  animaux  domestiques  qui  peuplent  nos  fermes  :  c'est  dire 
qu'ils  allaient  entrer  dans  une  nouvelle  ère  de  civilisation,  la  vie 
agricole  ('). 

Les  Grecs  étaient  donc  à  peu  près  dans  l'état  où  se  trouvaient 
les  Germains  lors  de  la  conquête  romaine;  ils  étaient  barbares,  ils 
n'étaient  pas  sauvages.  Ils  avaient  apporté  de  l'Orient  les  germes 
de  leur  poétique  mythologie ,  et  comme  la  religion  est  l'essence  de 
la  vie,  l'on  peut  dire  que  les  racines  de  la  culture  hellénique  sont 
dans  la  haute  Asie.  Toutefois  la  Grèce  n'est  point  la  reproduc- 
tion de  rinde.  Il  y  a  donc  de  nouveaux  éléments  dans  la  civilisa- 
tion hellénique.  Une  autre  terre,  un  autre  ciel,  un  climat  différent 
expliquent  déjà  bien  des  transformations.  Mais  cette  explication 
n'est  point  suffisante.  Les  Germains,  proches  parents  des  Grecs, 
ne  furent  initiés  à  la  civilisation  que  par  leur  contact  avec  l'em- 
pire romain.  La  colonisation  n'aurait-elle  pas  été  pour  les  Grecs 
ce  que  la  guerre  fut  pour  les  peuples  du  nord  ?  Les  nations  aux- 
quelles la  tradition  attribue  les  colonies,  jouissaient  d'une  anli- 
que  culture,  à  l'époque  où  les  habitants  de  la  Grèce  étaient  en- 
core barbares  :  les  colons  les  initièrent  en  quelque  sorte  à  une 
vie  nouvelle.   On  peut  dire  que  pour  l'Egypte  cela  n'est  qu'une 


(!)  Au/m,  dans  les  Indischc  Studien  de  Weber,  T.  I,  p.  340,  ss.  —  Maury, 
Histoire  des  religions  de  la  Grèce  antique,  T.  I,  p.  7-10. 


INTP.ODLCTION.  / 

liypolhèse;  mais  rinflucnce  des  Phéniciens  sur  les  croyances  reli- 
gieuses des  Hellènes  est  certaine  (')  ;  ce  qui  suppose  un  rapproche- 
ment intime  et  une  longue  communauté  d'existence.  L'art  même 
des  Grecs,  ce  trait  distinclif  de  leur  génie,  se  rattache  à  l'Orient. 
On  l'a  nié  pour  l'Egypte,  il  est  dilïicile  de  le  contester  pour  l'Assy- 
rie :  les  monuments  de  Ninive  ont  révélé  des  analogies  tellement 
spéciales,  que  l'on  doit  supposer  une  filiation^);  or  ce  n'est  certes 
pas  le  peuple  civilisé  qui  a  fait  un  emprunt  au  peuple  barbare.  La 
philosophie  des  Grecs,  leur  plus  beau  litre  de  gloire,  n'est  pas  plus 
autochthone  que  leur  art.  Des  rapports  précis,  particuliers  tout 
ensemble  et  fondamentaux,  établissent  un  lien  incontestable  de 
parenté  entre  les  spéculations  philosophiques  de  Pythagore  et  de 
Platon  et  celles  de  l'Egypte  et  de  l'Inde  (^j. 

Nous  croyons  donc  pouvoir  admettre  que  la  Grèce  procède  de 
l'Orient,  et  qu'elle  lui  doit  les  éléments  de  sa  culture  matérielle,  de 
sa  religion,  de  sa  philosophie  et  de  ses  arts.  Mais  le  génie  hellénique 
imprima  un  caractère  original  à  tout  ce  qu'il  emprunta  de  l'étran- 
ger. Cette  puissance  d'assimilation  explique  et  concilie  les  opinions 
contradictoires  émises  sur  les  origines  grecques.  i/t'ro(/o^e  rapporte 
à  l'Egypte  une  grande  partie  des  croyances  de  la  Grèce  (*),  et  il  dit 
d'un  autre  côté  qu'Homère  et  Hésiode  créèrent  les  divinités  grec- 
ques (^).  L'un  et  l'autre  est  vrai.  La  religion  de  la  Grèce  avait  en 
effet  ses  racines  dans  les  dogmes  de  l'Orient;  mais  l'esprit  hellé- 
nique, que  le  père  de  l'histoire  symbolise  dans  la  poésie,  refondit 
les  fables  étrangères,  nationalisa  les  importations,  modifia  les  doc- 
trines; du  fond  oriental  il  tira  un  monde  entièrement  nouveau,  une 
religion,  une  philosophie,  une  société  nouvelles.  Ces  modiiications 
constituent  un  des  grands  progrès  accomplis  par  l'espèce  humaine. 
Les  prêtres  égyptiens  disaient  à  Solon  que  les  Grecs  étaient  des 


(1)  Schocmann,  Griecliischo  AltorUiiitner,  T.  I,  p.  10.  —  Curtius,  Griecliisclio 
(k'schiclito,  T.  I ,  p.  40,  ss.  —  Maury,  Histoire  dos  religions  de  Ja  Grèce,  T.  III, 
p.  191,  ss. 

(2)  Layard,  Ninevoli  and  ils  Remains,  T.  II,  p.  293,  459,  4GI-4G9. 

(3)  Voyez  le  Tome  I  de  mes  Études. 

(4)  Ilerod.,  11,50,  43,49,51,  o8. 

(5)  Jlcrud..  H,  53. 


8  LA   GRÈCE. 

des  enfants;  dans  les  vues  de  la  Providence,  les  enfants  devaient 
surpasser  leurs  pères.  C'est  aux  travaux  de  la  race  hellénique  que 
l'Occident  doit  la  civilisation  supérieure  qui  le  distingue  du  monde 
oriental. 


§  III.  Progrès  de  la  Grèce  sur  l'Orient. 

Les  caractères  distinctifs  de  l'Orient  sont  l'inégalité  et  l'absence 
de  liberté.  Dans  l'Inde  brahmanique,  l'inégalité  est  d'institution 
divine  et  elle  est  éternelle  comme  la  divinité.  Les  monarchies  con- 
quérantes ne  connaissent  plus  les  castes,  mais  on  ne  pent  pas  dire 
que  la  vraie  égalité  y  règne  :  c'est  plutôt  la  servitude  de  tous  sous 
le  despotisme  d'un  seul.  Le  mosaïsme  consacre  l'égalité  religieuse 
des  hommes;  il  essaie  même  de  réaliser  l'égalité  dans  l'ordre  civil. 
Là  s'arrête  la  marche  progressive  de  l'Orient  vers  l'égalité.  Quant 
à  la  liberté,  elle  lui  fait  entièrement  défaut.  Nous  entendons  par  li- 
berté le  droit  de  l'individu  en  face  de  la  société,  droit  absolu  dont  la 
société  ne  peut  pas  le  dépouiller  :  l'individu  et  son  développement 
sont  le  but:  l'État,  république  ou  monarchie,  n'est  que  le  moyen. 
La  liberté  est  étrangère  à  l'Orient;  incompatible  avec  la  théocratie, 
elle  est  tout  aussi  impossible  sous  le  régime  despotique;  elle  ne 
parvient  pas  même  à  se  faire  jour  dans  le  mosaïsme  :  la  toute-puis- 
sance du  Dieu  unique  y  anéantit  l'individualité  humaine. 

Quel  est  le  progrès  de  la  Grèce  sur  l'Orient? Elle  réalise  la  liberté 
et  l'égalité  dans  la  cité,  au  moins  à  certains  égards  et  dans  de  cer- 
taines limites.  Il  n'y  a  plus  de  classes  sociales  qui  jouissent  de  privi- 
lèges politiques  par  droit  de  naissance.  Le  sacerdoce  et  la  guerre 
sont  des  fonctions.  L'homme  libre  est  l'égal  de  l'homme  libre.  La 
liberté  fait  pour  la  première  fois  son  apparition  dans  Tordre  poli- 
tique. Ce  n'est  plus  la  personne  d'un  despote,  ni  la  toute-puissance 
divine  qui  constitue  l'État,  c'est  le  corps  des  citoyens  :  la  république 
prend  la  place  de  la  théocratie  et  du  despotisme.  La  Grèce  est-elle 
entrée  de  prime  abord  dans  ce  nouvel  ordre  de  choses,  ou  est-elle 
passée  par  un  régime  analogue  à  celui  des  castes  orientales? 


INTRODUCTION.  9 

Ceux  qui  admettent  que  les  Grecs  furent  primitivement  organisés 
par  castes,  ont  pour  eux  l'autorité  de  Platon  {').  Nous  doutons  que 
le  philosophe  athénien  ait  eu  une  connaissance  précise  de  cette  insti- 
tution. L'Egypte  qu'il  visita  n'en  offrait  plus  qu'une  image  déjà  effa- 
cée. L'Inde  seule,  pour  autant  que  nous  connaissons  l'histoire  de 
l'Orient,  a  organisé  les  castes  dans  toute  leur  rigueur.  En  Grèce, 
on  ne  trouve  que  quelques  traces  d'une  organisation  sociale  fondée 
sur  la  distinction  des  ordres.  Telle  est  l'ohscure  division  de  l'Attique 
en  quatre  tribus,  que  les  historiens  anciens  comparaient  aux  castes 
d'Egypte  (-).  Telle  est  encore  l'existence  de  sacerdoces  hérédi- 
taires(^).  Mais  autre  chose  est  la  distribution  d'une  nation  en  classes 
même  héréditaires,  autre  chose  sont  les  castes.  Il  existait  un  sacer- 
doce héréditaire  chez  les  Perses;  ils  n'avaient  cependant  pas  de 
castes.  Dès  que  l'on  sort  de  l'Inde,  la  caste  disparaît,  ou  du  moins 
elle  se  modifie  tellement,  qu'elle  ne  peut  plus  se  comparer  au  sys- 
tème brahmanique.  Les  castes  indiennes  sont  une  conséquence 
politique  du  brahmanisme;  or  les  peuples  de  race  indo-germanique 
sont  étrangers  à  la  doctrine  religieuse  des  brahmanes;  les  Grecs 
pas  plus  que  les  Germains  ne  purent  emporter  les  castes  en  émi- 
grant  de  la  haute  Asie,  car  elles  ne  se  formèrent  qu'après  l'établis- 
sement des  Aryens  dans  l'Inde,  ainsi  après  la  séparation  des  diverses 
branches  de  la  famille  indo-germanique.  Aussi  ne  trouve-t-on  pas 
de  castes  chez  les  Grecs  au  moment  où  ils  paraissent  sur  la  scène 
de  l'histoire.  Ce  qui  caractérise  le  régime  théocratiquc,  c'est  l'exis- 
tence d'un  sacerdoce  dominant  toutes  les  classes  de  la  société,  même 
les  guerriers,  et  constituant  à  lui  seul  l'Etat.  Le  polythéisme  grec 


(1)  Critias,  p.  4 -12,  B.  Cf.  Tim.,  p.  24,  A. 

(2)  Les  Égyptiens  se  prévalaient  de  cette  division  pour  prétendre  que  la  cité 
de  Minerve  descendait  d'une  colonie  égyptienne  [Diodor.,  I,  28).  Il  y  a  aussi  des 
savants  modernes  qui  voient  dans  les  tribus  attiques  un  vestige  de  l'institution 
des  castes  (Ilermann,  Griech.  Staalsaltertliiini.,T.  I,  §§  G.  04;  l'ialner,  licitnige, 
p.  -1-20).  D'autres  disent  que  c'étaient  des  immigrations  successives  de  popula- 
tions diverses,  coexistant  sur  le  même  territoire,  sans  qu'il  y  eût  entre  elles  des 
relations  de  caste  {Koutorga,  Kssai  sur  la  tribu  attique,  p.  70  et  suiv.;  Waclis- 
mutli,  Hellen.Alterthumskunde,T.  I,p.  3yo-3o7;  Grote,  Ilislory  of  Grecce,  T.  III, 
p.  .^9  et  suiv.). 

(3)  Wachsmuth,  Hellenische  Allcrthumskundc,  T.  II,  p.  620-623. 


10 


LA   GRKCE. 


a  ses  prêtres ,  comme  toute  religion;  mais  déjà  dans  les  siècles  liê- 
l'oïques  ils  ne  forment  plus  une  caste,  pas  même  un  ordre  à  part 
dans  la  société.  Dans  l'Inde,  les  brahmanes  sont  les  intermédiaires 
nécessaires  entre  la  divinité  et  les  hommes;  les  rois  ne  peuvent 
point  s'acquitter  des  fonctions  sacrées;  ils  ne  peuvent  pas  même 
être  reçus  dans  l'ordre  sacerdotal  :  il  faut  la  puissance  de  Dieu 
pour  créer  un  brahmane.  Dans  l'Iliade  et  dans  l'Odyssée,  les  rois 
offrent  des  sacrifices(');  les  chefs  des  guerriers  sont  en  même  temps 
prêtres  et  devins.  La  théocratie  absorbe  l'ordre  civil.  En  Grèce,  la 
société  est  toute  séculière  ;  c'est  l'ordre  civil  qui  absorbe  l'ordre  reli- 
gieux. Les  prêtres  sont  en  général  nommés  par  le  peuple,  comme  les 
magistrats,  ou  tirés  au  sort;  leurs  fonctions  sont  temporaires  et  elles 
ne  les  dispensent  pas  de  remplir  les  devoirs  de  citoyen ,  leur  mi- 
nistère  est  une  magistrature  ordinaire  (-).  Les  sacerdoces  héré- 
ditaires sont  une  rare  exception,  et  là  même  où  ils  existent,  ils  sont 
subordonnés  à  l'État. 

Ainsi  le  régime  oriental  disparaît  pour  faire  place  à  la  cité.  Com- 
ment cet  immense  progrès  s'est-il  accompli?  Un  philosophe  français 
dit  que  le  régime  des  castes  ne  s'est  pas  maintenu  dans  le  monde 
occidental ,  parce  que  le  sacerdoce  n'y  a  pas  été  constitué  à  l'état 
d'ordre  héréditaire  (").  L'explication  est  insuffisante,  parce  qu'elle 
ne  tient  pas  compte  de  l'élément  essentiel  des  castes;  nous  venons  dé 
rappeler  que  ce  n'est  pas  l'hérédité,  mais  l'institution  divine  qui  les 
caractérise.  D'autres  écrivains  ont  attribué  à  des  influences  locales, 
accidentelles,  une  révolution  qui  a  ouvert  de  nouvelles  destinées  au 
genre  humain  (').  Il  est  plus  vrai  de  dire  que  les  castes  n'étaient 
pas  en  harmonie  avec  le  génie  de  la  race  hellénique.  L'Inde  est 
tellement  imbue  de  l'esprit  d'inégalité,  que  les  parias  eux-mêmes 
se  partagent  en  castes,  qui  se  renvoient  le  mépris  dont  elles  sont 
couvertes  par  les  classes  privilégiées.  D'où  vient  cette  persistance 
de  l'inégalité  dans  la  société  indienne?  Nous  l'avons  dit  ailleurs; 


(1  )  Iliad.,  Il,  402,  sq.;  Odyss.,  III,  430,  sq. 

(2)  Broimer,  Hist.  de  la  civilis.,  T.  III ,  p.  216-220.  —  Plutarch.,  Arist.,  c.  5. 

(3)  P.  Leroux,  dans  VEncyclopcdic  Nouvelle,  T.  III,  p.  310. 

(i)  IJcrmann,  Griech.  StaatsaUcrlh.,  §  6. 


INTRODLCTIOA.  H 

elle  est  due  à  la  doctrine  brahmanique,  et  celle-ci  n'a  pu  sMmplan- 
ler  que  chez  un  peuple  spiritualisle  jusqu'à  l'excès,  oubliant  la  vie 
véritable  pour  rêver  une  existence  imaginaire  dans  un  autre  monde. 
Le  brahmanisme  se  développa  après  l'établissement  des  Aryens 
dans  l'Inde,  en  partie  sous  l'influence  d'un  climat  qui  dispense 
presque  les  hommes  de  toute  activité  pour  subvenir  à  leur  exis- 
tence. Les  Hellènes  ne  jouirent  point  de  ce  bonheur  funeste;  ils 
commencèrent  par  vivre  dans  la  pauvreté  ;  ce  ne  fut  que  par  le  tra- 
vail et  l'inlelligence  qu'ils  se  garantirent  de  la  misère (').  A  force  de 
trouver  la  vie  facile,  les  Indiens  finirent  par  s'en  dégoûter,  quand 
ils  ne  s'abandonnaient  pas  aux  jouissances  de  la  matière,  car  le 
spiritualisme  excessif  louche  de  très-près  au  sensualisme.  Les 
Grecs  ne  donnèrent  dans  aucun  de  ces  excès.  C'était  une  race  trop 
intelligente,  trop  poétique  pour  se  livrer  à  un  grossier  matéria- 
lisme, mais  elle  avait  aussi  trop  le  sens  de  la  réalité  pour  déserter 
la  vie  véritable.  Les  ascètes  de  l'Inde  prenaient  le  corps  en  haine, 
et  l'auraient  volontiers  anéanti.  Les  Grecs  étaient  si  peu  ennemis 
du  corps,  qu'ils  divinisaient  la  beauté,  et  ils  donnèrent  toujours 
une  large  place  au  développement  de  la  nature  phj  sique  dans  leur 
éducation;  les  fêtes  qui  rassemblaient  les  Hellènes  étaient  consacrées 
à  des  exercices  corporels. 

Ces  tendances  des  deux  races  conduisirent  à  une  conception  de 
la  vie  essentiellement  diverse.  Les  Indiens  considéraient  la  vie 
actuelle  comme  une  expiation  des  fautes  commises  dans  une  exis- 
tence précédente;  interprétant  le  dogme  de  la  justice  divine  d'une 
façon  toute  matérielle,  ils  virent  dans  les  conditions  de  la  naissance 
la  volonté  de  Dieu,  et  ils  immobilisèrent  en  conséquence  l'organi- 
sation de  la  société.  Les  Grecs  se  plaisaient  trop  à  la  vie  pour  y 
voir  une  punition;  ils  s'inquiétaient  peu  de  l'autre  monde  et  ils  se 
souciaient  encore  moins  d'une  vie  préexistante.  La  terre  où  ils 
naissaient,  avait  tant  d'attrait  pour  eux,  ils  y  étaient  si  attachés 
qu'ils  s'imaginèrent  qu'ils  étaient  aulochthones,  enfants  du  sol  : 
c'était  leur  titre  de  noblesse  et  tout  homme  libre  y  avait  part.  Les 
Indiens  ne  s'intéressaient  pas  à  la  vie  sociale;  ils  pratiquaient  à  la 

(I)  Jfcrodote  [\ll,  102)  en  fait  la  remarque. 


12  LA    GRÈCE. 

lettre  la  maxime  spirltualisle  que  noire  patrie  est  au  ciel.  Que  leur 
importaient  la  cité,  l'Etat,  Texercice  de  la  souveraineté,  la  justice, 
la  paix  et  la  guerre?  Rêve  que  tout  cela,  aux  yeux  des  mystiques 
riverains  du  Gange.  Les  Hellènes  au  contraire  vivent  sur  la  place 
publique  et  non  dans  les  solitudes  des  forêts;  ils  discutent  sur  la 
paix  et  la  guerre,  ils  rendent  la  justice,  ils  se  passionnent  pour  la 
gloire  de  leur  patrie  :  ils  sont  une  race  politique  par  excellence. 
C'est  ce  caractère  qui  distingue  surtout  la  Grèce  de  l'Orient.  L'éga- 
lité avait  déjà  pénétré  sous  une  forme  grossière  dans  les  états  des- 
potiques; l'égalité  religieuse  et  civile  régnait  chez  les  Hébreux;  les 
Grecs  sont  les  premiers  qui  eurent  la  passion  de  la  liberté  politique. 
Ses  républiques  ont  rendu  la  Grèce  immortelle  autant  que  ses  poètes 
et  ses  philosophes.  La  cité,  dit  Aristote,  est  une  société  d'hommes 
libres;  là  où  l'arbitraire  d'un  seul  règne,  disent  les  poètes,  il  n'y  a 
plus  d'Etat  :  tels  sont  les  Barbares,  qui  tous  sont  esclaves  sauf  le 
grand  roi(').  Pourquoi  les  Indiens  sont-ils  devenus  un  peuple  théo- 
logique par  excellence,  tandis  que  les  Grecs  furent  un  peuple  de 
citoyens  et  d'artistes?  Le  spiritualisme  brahmanique  et  la  constitu- 
tion sociale  à  laquelle  il  conduisit,  ne  laissaient  aucune  place  à 
l'idée  de  liberté,  tandis  que  les  Hellènes  vivant  de  la  vie  réelle, 
devaient  éprouver  le  besoin  que  sent  tout  homme,  d'être  libre.  La 
destinée  différente  de  ces  deux  peuples,  également  bien  doués  de  la 
nature,  témoigne  contre  le  spiritualisme:  pour  que  l'homme  prenne 
un  intérêt  sérieux  à  la  patrie  et  à  la  liberté,  il  ne  faut  pas  lui  faire 
croire  que  sa  patrie  est  ailleurs  que  dans  le  monde  réel,  et  que  la 
liberté  et  l'égalité  n'existent  que  dans  un  monde  imaginaire. 

g  IV.  Vices  de  la  société  hellénique. 

L'égalité  dans  la  cité,  la  participation  des  citoyens  à  l'exercice 
de  la  souveraineté,  tel  est  le  grand  progrès  réalisé  par  la  Grèce 
dans  le  développement  de  l'humanité.  C'est  aussi  un  progrès  vers 
l'unité.  Tant  que  la  caste  subsiste,  il  n'y  a  pas  d'unité  possible 

(1)  Arist.,  Polit.,  III,  G.  —  SophocL,  Autig.,  v.  737.  —  Eiirip.,  Hel.,v.  276. 
Cf.  Suppl,,  V.  429,  ss.  —  Lasaulx,  Stiidien  des  classischen  AUerthums,  p.  75. 


INTRODLCTION.  1o 

entre  les  hommes,  car  elle  les  divise  en  classes  fondamentalement 
distinctes.  Lorsque  les  hommes  cessent  de  se  considérer  comme 
des  êtres  inégaux  par  la  volonté  de  Dieu,  ils  n'ont  plus  qu'un  pas 
à  faire  pour  concevoir  l'unité  humaine.  La  Grèce  et  Rome  ont  mar- 
ché vers  ce  hut,  mais  elles  ne  l'ont  pas  atteint.  La  Grèce  reconnaît 
l'égalité  des  hommes  libres,  mais  elle  maintient  l'esclavage.  Elle 
admet  les  citoyens  au  gouvernement  de  la  cité,  mais  elle  ne  com- 
prend pas  plus  la  vraie  liberté  que  la  vraie  égalité.  Aussi  la  divi- 
sion continue-t-elle  à  régner  et  dans  la  cité  et  entre  les  cités. 


^^  1.  L'esclavage. 

L'esclavage  se  lie  intimement  à  l'organisation  sociale  de  la  Grèce. 
Le  citoyen  délibère  sur  les  affaires  publiques,  il  combat  pour  sa 
patrie;  quand  la  paix  lui  laisse  des  loisirs,  les  fêtes  religieuses,  les 
jeux,  les  exercices  gymnastiques  réclament  sa  présence.  Dans  sa 
fierté  aristocratique,  l'homme  libre  se  croyait  une  destination  plus 
noble  que  celle  du  travail  manuel.  C'étaient  les  esclaves  qui  rem- 
plissaient les  fonctions  matérielles  de  la  vie.  Cette  organisation  de 
la  liberté  a  été  admirée  comme  un  idéal.  Au  milieu  du  dix-huitième 
siècle,  le  philosophe  de  la  démocratie,  examinant  les  conditions  sous 
lesquelles  la  liberté  peut  se  réaliser,  représente  la  Grèce  libre  avec 
des  esclaves  et  s'écrie  :  «Quoi!  la  liberté  ne  se  maintient  qu'à  l'appui 
de  la  servitude?  Peut-être  »  (').  De  graves  historiens  parlent  comme 
Rousseau  des  bienfaits  de  l'esclavage  :  sans  la  servitude,  disent-ils, 
les  Grecs  n'auraient  pas  développé  leur  riche  civilisation,  ce  grand 
bienfait  dont  ils  dotèrent  rhumanité(-). 

Faut-il  s'étonner  après  cela,  si  les  philosophes  anciens  croyaient 
à  la  légitimité  de  l'esclavage?  A  entendre  le  grand  logicien  de  l'an- 
tiquité soutenir  qu'il  y  a  des  hommes  libres  par  nature  et  d'autres 
qui  naissent  esclaves  f),  on  se  croirait  encore  dans  l'Inde  bràhma- 

(1)  Rousseau,  Contrat  social,  III,  16. 

(2)  Heeren,  Ideen  uberdie  Politik.  Griechcn,  p.  234. 

(3)  Voyez  plus  bas,  livre  VII,  ch.  2,  §  7. 


]/l.  L\    GRÈCE. 

nique.  Il  y  a  en  effet  dans  cette  conception  de  l'esclavage  quelque 
chose  qui  rappelle  la  division  originelle  des  hommes  en  castes  fata- 
lement séparées  par  la  naissance.  La  distinction  ne  se  bornait  pas 
à  l'homme  libre  et  à  l'esclave;  elle  embrassait  Thumanlté  tout  en- 
tière, que  l'orgueil  hellénique  séparait  en  Grecs  et  en  Barbares,  les 
premiers  nés  libres,  les  seconds  nés  esclaves.  Cette  fausse  théorie 
était  grosse  de  conséquences  funestes.  Les  esclaves,  se  recrutant 
parmi  les  Barbares,  ne  pouvaient  s'élever  au  rang  des  hommes 
libres;  il  y  avait  en  eux  une  tache  de  naissance  que  Taffranchisse- 
nient  diminuait,  mais  n'effaçait  pas  :  jamais  un  Barbare  ne  pouvait 
devenir  Hellène  (').  Toutefois  le  progrès  de  l'esclavage  grec  sur  la 
condition  des  castes  inférieures  de  l'Inde  est  incontestable.  Le  légis- 
lateur indien  déclare  que  le  coudra,  même  affranchi,  reste  coudra, 
parce  que  l'homme  ne  peut  changer  l'œuvre  de  Dieu.  Les  lois  grec- 
ques admettent  que  l'esclavage  peut  cesser;  il  n'y  a  donc  plus  d'iné- 
galité originelle,  divine;  l'esclave  est  un  homme;  dès  lors  l'égalité 
est  reconnue  en  principe. 


%o  3.  La  cité  et  lest  hoiunics  libres. 

L'esclavage  est  un  grand  obstacle  à  la  conception  et  à  la  réalisa- 
lion  de  l'unité;  non-seulement  il  viole  l'égalité  naturelle  des  hommes, 
mais,  réagissant  sur  les  maîtres.  Il  les  frappe  pour  ainsi  dire 
d'aveuglement  et  d'impuissance  et  ne  leur  permet  pas  d'organiser 
l'égalité  et  la  liberté  dans  leur  sein.  L'inégalité  que  raristocratie 
des  hommes  libres  faisait  peser  sur  la  grande  majorité  de  l'espèce 
humaine,  reparaît  dans  les  rapports  que  les  citoyens  et  les  étals 
ont  entre  eux. 

La  Grèce  ne  représente  encore  que  les  premiers  éléments  de 
l'association  ;  elle  ne  conçoit  point  d'unité  plus  large  que  la  réunion 
des  familles  en  cités.  C'est  la  cité  qui  forme  la  différence  la  plus  sail- 
lante entre  l'Orient  et  l'Occident.  Tandis  que  les  rois  des  rois  pré- 
tendent à  la  monarchie  universelle,  la  Grèce  ne  forme  pas  même  un 

(1)  Petit.,  Leg.  Attic,  U,  3,  8. 


INTRODUCTION.  1d 

état,  pour  mieux  dire,  il  n'a  jamais  existé  de  Grèce;  il  y  a  eu  des 
républiques  grecques,  mais  chacune  d'elles  était  concentrée  dans 
une  cité.  Les  Pelages  tiennent  encore  à  l'Asie  par  leur  origine; 
l'art  célèbre  qui  les  distingue  ressemble  à  l'art  oriental  par  ses  con- 
structions gigantesques  ;  mais  pendant  que  l'Orient  élève  des  tem- 
ples, les  Pelages  bâtissent  des  villes.  La  réunion  et  la  vie  commune 
des  hommes  dans  des  enceintes  murées  réalisent  l'idéal  que  la 
Grèce  se  forme  de  l'organisation  de  l'état.  On  retrouve  la  cité  pé- 
lasgique  dans  la  République  de  Platon.  Le  philosophe  législa- 
teur prescrit  des  limites  étroites  à  sa  cité  ('),  parce  que  l'unité  ne 
peut  exister  que  dans  une  petite  association  ;  le  territoire  ne  doit 
donc  s'étendre  qu'autant  qu'il  le  pourra  sans  cesser  d'être  un  {^). 
Cet  esprit  de  localisation  resta  empreint  dans  la  langue:  le  même 
mot  désigne  la  cité  et  l'Étal  (^)  :  le  terme  qui  exprime  aujourd'hui 
la  science  la  plus  vaste,  la  politique  qui  dirige  les  destinées  du 
monde  entier,  a  sa  racine  dans  la  direction  des  intérêts  d'une  ville. 
Les  Grecs  sentaient  le  besoin  de  l'unité;  mais  ils  ne  croyaient  pas 
qu'il  fût  possible  d'organiser  de  vastes  territoires,  des  populations 
considérables  d'après  les  lois  du  nombre  et  de  l'harmonie.  Ils  se 
retranchèrent  dans  l'enceinte  d'une  cité  et  cherchèrent  à  y  con- 
struire un  état  qui  répondît  à  leur  idéal. 

L'idéal  de  la  cité  ne  fut  pas  réalisé.  Au  lieu  de  l'unité  rêvée 
par  le  grand  philosophe,  il  y  eut  division  au  sein  de  chaque  répu- 
blique; au  lieu  de  l'harmonie  il  y  eut  lutte  sanglante.  Bien  que  la 
population  de  la  Grèce  appartint  à  une  seule  race,  des  invasions 
successives  réduisirent  les  habitants  primitifs  à  un  état  d'assujettis- 
sement qui  plaça  partout  les  membres  d'une  même  cité  dans  des 
rapports  hostiles.  La  conquête  est  une  des  causes  qui  produisirent 
les  castes  en  Orient.  En  Grèce,  la  communauté  d'origine  qui  unis- 
sait les  conquérants  cl  les  populations  conquises  était  un  obstacle  à 
une  séparation  aussi  profonde.  L'aristocratie  des  vainqueurs  dégé- 


(1)  Platon  ne  veut  pas  que  les  citoyens,  propriétaires  et  guerriers,  dépassent 
le  nombre  de  5040  [Le(j(j.,  V,  737,  E). 

(2)  Plat.,  de  Rep.,  IV,  p.  423,  13,  G.  —  Cf.  ArisloL,  Polit., V.  9,  2.  VII,  4,  8. 

(3)  wOxz.  Voyez  plus  bas,  livre  II,  ch.  I. 


iO  LA    GRÈCE, 

liera  rapidement  en  aristocratie  d'argent.  Il  y  a  un  progrès  incon- 
testable dans  ce  changement.  Sans  doute  Tâge  héroïque  a  plus  de 
charme  et  de  poésie;  mais  quand  les  héros  deviennent  une  oligar- 
chie oppressive,  il  est  heureux  pour  l'humanité  que  leurs  rangs 
s'ouvrent  à  l'élément  démocratique ,  dùt-il  n'y  pénétrer  qu'à  titre 
de  richesse.  La  barrière  est  brisée,  la  voie  de  la  fortune  est  ouverte 
à  toute  activité;  le  peuple  a  des  armes  pour  lutter  contre  ses 
maîtres,  et  la  victoire  définitive  n'est  pas  douteuse.  Cependant  le 
combat  est  rude.  Dans  les  cités  antiques,  l'industrie  était  le  partage 
de  l'esclave  ;  le  pauvre  n'avait  pour  arriver  à  la  fortune  que  les 
chances  incertaines  du  commerce  ou  les  moyens  violents  de  la  spo- 
liation. Le  droit  du  plus  fort  qui  régnait  dans  les  mœurs  poussait  à 
la  violence;  les  classes  inférieures  ne  songèrent  qu'à  la  force  pour 
prendre  la  place  des  classes  riches.  Tel  est  le  tableau  des  cités 
grecques  :  la  victoire  alternative  des  riches  et  des  pauvres  est  toute 
leur  histoire.  Qu'est  devenue  la  cité  idéale  qui  devait  être  essen- 
tiellement une?  Platon  avoue  que  «  chacun  des  états  grecs  n'est  pas 
un,  mais  plusieurs,  qu'il  en  renferme  toujours  pour  le  moins  deux, 
l'un  composé  de  riches,  l'autre  de  pauvres  »('). 

Si  la  cité  ne  réalisa  ni  l'égalité  ni  l'unité,  elle  réalisa  bien  moins 
encore  la  liberté,  même  au  sein  de  l'aristocratie  des  hommes  libres. 
La  cité  avait  tant  d'importance  aux  yeux  des  Grecs,  qu'elle  fut  con- 
sidérée comme  l'idéal,  c'est-à-dire  comme  le  but  suprême  de  la  des- 
tinée des  hommes.  C'était  renverser  l'ordre  naturel  des  choses. 
L'unité  n'est  pas  le  but,  elle  n'est  qu'un  moyen.  Le  but,  c'est  le 
développement  des  facultés  de  l'homme.  Dès  lors  il  faut  lui  recon- 
naître des  droits  qui  lui  sont  innés.  Le  premier  et  le  plus  essentiel, 
c'est  son  individualité,  dont  aucune  puissance  humaine  ne  peut  le 
dépouiller.  C'est  ce  que  nous  entendons  aujourd'hui  par  liberté,  et 
nous  croyons  que  l'État  a  pour  mission  de  la  garantir.  Tel  n'était 
point  le  sentiment  des  Grecs.  L'unité  de  la  cité  étant  leur  idéal,  ils 
lui  sacrifiaient  entièrement  l'individu  et  ses  droits  les  plus  sacrés, 
jusqu'à  son  droit  à  l'existence,  dès  que  ces  droits  pouvaient  com- 
promettre l'harmonie  de  la  république  (-).   La  cité  était  tout,  le 

(1)  Plat.,deRep.,  IV,  p.  422,  E. 

(2)  Voyez  le  Tome  I  do  mes  Études,  Inlroduclion,  p.  19,  ss. 


INTRODUCTION.  17 

citoyen  n'était  rien.  Le  citoyen  n'était  donc  pas  libre.  Nous 
comprenons  la  prédominance  de  la  cité  chez  les  Grecs.  Nés  divi- 
sés, ils  tendaient  à  une  séparation  sans  limite.  Si  cette  tendance 
n'avait  pas  trouvé  de  contrepoids  dans  l'esprit  de  cité,  que  serait 
devenue  la  nationalité  hellénique?  Il  n'y  aurait  pas  eu  d'association 
possible,  et  sans  lien  social,  les  individus  et  les  peuples  les  mieux 
doués  périraient.  Il  fallait  donc  plier  les  Hellènes  sous  les  lois  de 
la  cité,  pour  qu'il  y  eût  au  moins  un  centre  d'unité.  Tel  est  le  but 
providentiel  de  l'absorption  de  l'individu  dans  l'État  qui  caractérise 
les  cités  de  la  Grèce.  Mais  il  en  résulta  que,  malgré  le  beau  nom 
de  république,  la  liberté  véritable  manqua  toujours  aux  citoyens 
d'Athènes  et  de  Sparte. 


JX°  3.  Rapports  des  cités  entre  elles.  Absence  d'unité. 
I. 

Le  génie  grec,  incapable  d'organiser  l'unité  dans  l'intérieur  de 
la  cité,  eut  encore  moins  la  puissance  de  la  réaliser  entre  les  répu- 
bliques qui  se  partageaient  la  Grèce.  Tous  les  habitants  de  la 
Grèce  appartenaient  à  une  seule  race;  ils  parlaient  une  même  lan- 
gue, ils  adoraient  les  mêmes  divinités  :  c'étaient  des  éléments 
d'union,  mais  l'esprit  de  division  inné  à  la  nation  l'emporta. 

La  parenté  des  populations  grecques  est  un  fait  acquis  à  la 
science  (').  On  considérait  autrefois  les  Pelages  et  les  Ilcllènes 
comme  deux  races  différentes.  Celte  erreur  remonte  à  Hérodote {-), 
preuve  sudisante  que  le  souvenir  de  leur  origine  commune  s'était 
déjà  perdu  de  son  tenq)s  chez  les  Pelages  et  chez  les  Hellènes. 
L'opposition  n'existait  pas  seulement  entre  les  habitants  actuels 
et  les  populations  primitives;  d'une  cité  à  l'autre  les  Grecs  se 
traitaient  d'étrangers  :  avant  que  les  guerres  médiques  les  eussent 
forcément  ralliés  autour  de  Sparte  et  d'Athènes  pour  défendre 


(1)  Ilermann,  Griechische  StaafsaltPilh.,  §  8.  —  Wachsmulh,  Ilcllciiisclie 
Allcrthumskunde,  §§  9,  10.  —  Dorfmidkr,  De  Graccia?  primordiis.  p.  V-.'jf). 

(2)  Hcrod.,  1,58;  II,  52. 

9 


18  LA    GRÈCE. 

la  liberté  cominuue,  ils  ne  portaient  pas  même  un  nom  générique 
qui  les  distinguât  des  Barbares.  Les  habitants  de  la  Grèce  n'avaient 
donc  pas  conscience  des  liens  du  sang  qui  les  unissaient.  L'unité 
de  langage  est  l'expression  la  plus  évidente  de  l'unité  d'origine; 
mais  les  dialectes  de  la  langue  grecque  servirent  à  perpétuer  la 
division  qui  existait  entre  les  diverses  tribus.  Un  ardent  apologiste 
du  christianisme  naissant,  pressentant  en  quelque  sorte  le  schisme 
que  la  Grèce  introduisit  dans  la  religion  universelle,  reproche  aux 
Grecs  l'esprit  de  division  qui  se  manifeste  jusque  dans  la  variété  de 
leurs  dialectes  (^).  Le  reproche  n'est  pas  puéril,  comme  on  pourrait 
le  croire;  il  a  un  fond  de  gravité  incontestable.  Dans  aucun  pays 
de  l'Europe  la  langue  parlée  n'est  encore  parvenue  à  une  unité 
complète,  mais  les  variétés  qui  s'y  produisent  ne  dépassent  pas  le 
langage  populaire;  la  Grèce  seule  a  une  littérature  également  par- 
faite dans  trois  ou  quatre  dialectes  divers.  N'est-ce  pas  une  image 
du  génie  grec,  riche  d'une  variété  infinie,  mais  incapable  de  s'éle- 
ver à  l'unité? 

Dans  l'ordre  politique,  la  division  était  bien  plus  profonde.  Les 
traditions  sur  les  Pelages  nous  montrent  la  population  primitive  de 
la  Grèce  divisée  déjà  en  un  grand  nombre  de  petites  tribus,  sans 
cohésion,  sans  lien  (^).  L'invasion  dorienne  apporta  un  nouvel  élé- 
ment de  séparation  ;  quoique  ayant  la  même  origine,  les  Doriens  et 
les  Ioniens  différaient  sous  tant  de  rapports,  qu'ils  semblaient 
appartenir  à  des  races  diverses.  De  tout  temps,  dit  Thucydide,  ils 
furent  eunemis(').  Cette  hostilité  avait  sa  source  dans  les  idées 
politiques  des  deux  peuples.  Les  Doriens  avaient  le  génie  aristo- 
cratique, tandis  que  les  Ioniens  ne  voyaient  de  liberté  et  de  bonheur 
que  dans  la  démocratie;  or,  entre  l'aristocratie  et  la  démocratie  il 
n'y  avait  pas  de  paix  possible. 

La  religion  aurait  pu  faire  des  Grecs  un  seul  peuple ,  malgré  la 
diversité  des  intérêts  politiques.  L'Inde  et  la  Judée  étaient  également 
divisées  en  tribus  indépendantes  ou  hostiles;  mais  la  religion  unis- 


(1)  Tatian.,  Orat.  contra  Groec,  cl  :  «  y-6-joiç  'ju.vj  à.nofÀ'^jr,v.î,   u:r,rTi  vj  -vX: 
6w.i.),(.ci;i;  op.o«Gd'j£Îv.  » 

(2)  Hçi-mann,  Griech.  StaatsaU.,  §  6. 

(3)  ThucycL,  VI,  82. 


INTRODUCTION. 


19 


sait  tous  les  seclaleurs  de  Brâhma,  de  même  que  la  nationalité  des 
Hébreux  était  fondée  sur  le  culte  de  Jchova.  Chez  les  Grecs,  la  reli- 
gion ne  pouvait  pas  avoir  la  puissance  qu'elle  a  dans  les  sociétés  théo- 
cratiques.  Il  y  avait  dans  l'essence  même  de  leur  culte  un  principe 
fondamentalement  contraire  à  la  notion  de  l'unité,  la  pluralité  des 
dieux.  En  vain  le  polythéisme  se  donna  un  chef;  Jupiter  était  si 
loin  d'être  le  Dieu  tout-puissant,  qu'il  reconnaissait  au-dessus  de 
lui  une  force  inconnue,  la  fatalité.  Cependant  la  religion  est  de  son 
essence  un  lien  entre  les  hommes;  elle  relie  les  individus,  les 
familles,  les  tribus,  en  attendant  qu'elle  associe  les  nations.  La 
religion  a  aussi  été  pour  les  Grecs  un  germe  d'unité,  par  elle-même 
et  par  les  institutions  sociales  qui  s'y  rattachent.  Les  oracles  furent 
un  centre  religieux  pour  la  Grèce  ('),  et  même  un  lien  entre  les 
Grecs  et  les  Barbares.  Le  dieu  de  Delphes  ne  fut  pas  sans  in- 
fluence sur  l'unité  intellectuelle  de  la  Grèce.  Ce  fut  sous  son  inspi- 
ration que  de  nombreux  essaims  de  colons  répandirent  la  gloire  du 
nom  hellénique  dans  le  monde  entier  :  un  culte  commun  les  ratta- 
chait à  la  mère  patrie.  C'est  aussi  sous  les  auspices  de  la  religion 
que  se  célébraient  les  jeux  publics  dans  lesquels  les  Grecs  voyaient 
déjà  un  lien  de  leur  nationalité.  Le  conseil  amphictyonique  était 
également  une  institution  religieuse. 


IL 


Si  les  éléments  d'unité  qui  existaient  dans  la  société  grecque 
s'étaient  dévelo|)|)és,  la  Grèce  aurait  pu  devenir  une  fédération 
puissante  j  mais  la  tendance  à  la  séparation  avait  bien  plus  de 
force.  A  peine  des  dangers  communs  parvinrent-ils  à  associer  tem- 
porairement les  diverses  républiques  contre  l'étranger.  Sortis  vic- 

(1)  Platon  est  l'organo  de  la  conscience  grecque  quand  il  déclare  que  sa  cite 
consultera  l'oracle  de  Delphes  sur  les  lois  et  les  cérémonies  du  culte  [Lcyj.,  VI, 
75!),  C),  sur  la  nature  des  sacrifices  et  sur  les  divinités  ;nix(iuelles  il  slmm  le  plus 
avantageux  de  sacrifier  (/.eyj/.,  VII!,  in.).  C'est  encore  à  Apollon  Delphien  (jue 
l'auteur  de  laUcpublique  réserve  les  lois  concernant  la  construction  des  temples, 
les  funérailles  et  les  cérémonies  qui  servent  a  apaiser  les  mânes  des  morts  (Rcp., 
IV,  427,  IJ). 


20  LA    GRÈCE, 

lorieiix  de  leur  lutte  contre  les  Perses,  les  Grecs  eurent  conscience 
de  leur  supériorité;  ce  sentiment  fut  pour  ainsi  dire  le  fond  de  la 
nationalité  hellénique.  Les  Grecs  ne  se  sentaient  une  nation  que 
par  leur  li;iine  et  leur  mépris  pour  les  Barbares.  Toutefois  les 
guerres  médiques  ne  créèrent  pas  une  véritable  unité.  Ce  fut  sous 
le  coup  de  la  nécessité  que  les  Hellènes  se  donnèrent  des  chefs; 
ils  reconnurent  rhégémonie(')  des  Lacédémoniens,  parce  que  c'était 
le  seul  moyen  de  lutter  avec  avantage  contre  leurs  redoutables  en- 
nemis. iMais  la  politique  de  Sparte  se  montra  dès  lors  ce  qu'elle  a 
toujours  été,  étroite  et  incapable.  Une  noble  ambition  poussa  les 
Athéniens  à  s'emparer  du  commandement  qui  échappait  aux  mains 
impuissantes  tout  ensemble  et  tyranniques  des  Spartiates.  Ils  firent 
trembler  le  Grand  Roi  sur  son  trône.  Le  rôle  d'Athènes  est  moins 
glorieux  dans  ses  relations  avec  ses  alliés.  On  peut  lui  reprocher 
de  n'avoir  pas  organisé  la  Grèce  sur  les  bases  d'une  confédération 
qui  aurait  concentré  les  forces  nationales,  tout  en  laissant  aux 
cités  une  indépendance  suffisante  dans  la  sphère  de  leurs  intérêts 
particuliers.  Mais  le  reproche  s'adresserait  avec  plus  de  justice  à 
l'antiquité  tout  entière.  Aucune  des  cités  qui  s'élevèrent  par  leur 
puissance  au-dessus  de  leurs  rivales  ne  songea  à  fonder  l'unité  sur 
l'association.  Elles  n'eurent  toutes  qu'une  ambition  ,  celle  de  domi- 
ner :  Carthage  assujettit  les  colonies  phéniciennes,  ses  sœurs  :  Rome 
n'eut  jamais  l'idée  de  constituer  une  Italie  indépendante  et  forte. 
Cependant  le  peuple  roi  avait  au  moins  le  génie  de  la  domination  ; 
sans  ouvrir  la  cité  à  ses  alliés,  il  leur  accorda  des  droits  plus  ou 
moins  étendus:  c'était  un  commencement  d'association  qui  finit  par 
l'union  complète  des  vainqueurs  et  des  vaincus.  La  Grèce  manquait 
de  ce  génie  du  conquérant.  Athènes  exerça  sur  ses  alliés  le  droit  du 
plus  fort.  Alors  Sparte  appela  les  Grecs  à  la  liberté,  mais  la  liberté 
ne  fut  pas  le  prix  du  combat;  Sparte  sacrifia  la  gloire  et  l'indépen- 
dance de  la  Grèce  à  son  ambition  égoïste.  Sa  chute  fut  juste  comme 
la  justice  divine.  Deux  héros  brisèrent  pour  toujours  la  puissance 


(I  )  Le  mot  d'hégémonie  exprime  un  commandement  ;  l'étendue  de  cette  domi- 
nation varia  d'après  les  circonstances  {Manso,  Sparta,  T.  III,  Beyiage  15,  Ueber 
Begriff  und  Umfaug  der  griechischen  Hégémonie). 


INTRODUCTION.  21 

lacédémonieuno  et  donnèrent  à  leur  patrie  une  suprématie  tempo- 
raire; mais  Tlièl)cs  fut  aussi  oppressive  que  Sparte  et  Athènes,  et 
elle  abaissa  la  Grèce  devant  le  Grand  Roi. 

Ainsi  Athènes,  Sparte  et  Thèbes,  essayèrent  successivement  de 
fonder  l'unité  de  la  Grèce  à  leur  profit;  la  tentative  échoua.  Les 
Hellènes  étaient  incapables  de  se  donner  une  organisation  assez 
forte  pour  maintenir  leur  liberté  et  leur  indépendance.  Ils  atten- 
daient un  maître;  ce  fut  un  bonheur  pour  eux  et  pour  l'humanité 
qu'ils  le  trouvèrent  dans  leur  propre  sein.  Mais  la  suprématie 
macédonienne  était  infectée  du  même  vice  que  les  hégémonies; 
c'était  une  loi  imposée  par  le  vainqueur,  et  non  une  libre  associa- 
tion des  forces  helléniques.  Les  Achéens  organisèrent  les  premiers 
une  confédération  proprement  dite  :  cette  formede  gouvernement  au- 
rait pu  concilier  l'indépendance  si  chère  aux  républiques  grecques 
avec  la  force  sans  laquelle  il  n'y  a  pas  de  grande  nation.  Malheu- 
reusement il  était  trop  tard;  la  nationalité  hellénique  était  déjà  en 
pleine  décadence.  Rome  mit  fin  aux  agitations  qui  ne  faisaient 
que  troubler  la  Grèce  et  ruiner  ce  qui  lui  restait  de  vie.  L'unité 
que  la  Grèce  avait  été  incapable  de  fonder  dans  l'intérieur  de  ses 
cités  et  entre  elles,  le  peuple  roi  sut  l'imposer  au  monde. 

I  V.  Pourquoi  la  Grèce  ne  forma  pas  une  nation.  Sa  mission. 

Si  les  Grecs  avaient  été  unis,  d'il  Aristote,  ils  auraient  pu  con- 
quérir l'univers  (').  Faut-il  regretter  que  la  race  hellénique  n'ait 
pas  eu  cette  carrière  brillante?  C'est  comme  si  l'horfime  devait 
regretter  qu'il  n'est  pas  un  être  d'une  espèce  difTérente.  Chaque 
peuple,  comme  chaque  individu  a  sa  mission  :  s'il  la  remplit,  il 
mérite  d'être  glorifié.  Avant  de  condamner  l'esprit  de  division  qui 
conduisit  la  Grèce  à  sa  ruine,  il  faut  voir  si  ce  vice  de  sa  constitu- 
tion n'était  pas  précisément  le  défaut  qui  accompagne  toujours  la 
qualité  dont  il  est  le  revers. 

Le  comte  de  Maistre  remarque  avec  raison  qu'un  cai'aclère  par- 

(I)  Arim.,  l'olil.,  Vil,  G,  I. 


22  LA    GRÈCE. 

liculier  de  la  Grèce  et  qui  la  distingue  de  toutes  les  nations  du 
monde,  c'est  l'inaptitude  à  toute  association  politique  ou  morale  : 
elle  est  née  divisée,  dit-il.  «  Les  Grecs,  ajoute  le  célèbre  écrivain, 
brillèrent  sous  cette  forme,  parce  qu'elle  leur  était  naturelle  et  que 
jamais  les  nations  ne  se  rendent  célèbres  que  sous  la  forme  de 
gouvernement  qui  leur  est  propre  »  H-  Il  y  a  une  profonde  vérité 
dans  ces  paroles.  Appelés  à  agir  sur  le  monde  par  la  philosophie, 
la  littérature  et  les  arts,  il  fallait  aux  Grecs  une  organisation  qui 
laissât  la  plus  grande  liberté  à  l'action  de  toutes  les  facultés  humai- 
nes. Telle  est  la  raison  providentielle  de  la  variété  inflnie  de  terri- 
toires, de  dialectes,  de  constitutions  et  de  cultes  qui  caractérise 
la  Grèce.  Les  Grecs  n'ont  jamais  formé  un  peuple,  un  état;  mais 
si  l'unité  politique  leur  a  manqué,  ils  ont  eu  à  un  haut  degré  l'unité 
intellectuelle  qui  constitue  la  civilisation  d'un  peuple.  Terre  privi- 
légiée de  l'intelligence,  la  Grèce  était  une  nation  par  la  culture  in- 
tellectuelle. Le  Grec  ne  se  distinguait  pas  de  l'étranger  comme 
Grec  ;  Hellène  était  synonyme  d'homme  civilisé  (^),  et  comme  tel 
il  s'opposait  avec  orgueil  aux  Barbares  qui  ne  parlaient  pas  sa  lan- 
gue harmonieuse,  qui  ne  participaient  pas  aux  bienfaits  de  sa  civi- 
lisation. Cette  unité  intellectuelle  sulïisait  aux  Grecs  pour  remplir 
leur  mission  ;  pour  mieux  dire,  l'unité  politique,  telle  que  Rome  l'a 
conçue  et  réalisée,  aurait  été  le  plus  grand  obstacle  au  développe- 
ment du  génie  hellénique.  Il  y  a  un  rapport  remarquable  entre  la 
destinée  de  la  Grèce  et  celle  de  l'Allemagne.  Les  populations  ger- 
maniques, pas  plus  que  les  Hellènes,  ne  sont  arrivées  à  l'unité,  et 
l'absence  d'unité  a  été  pour  elles  une  cause  de  faiblesse  politique. 
Mais  quel  magnifique  dédommagement  la  Providence  leur  a  donné 
dans  le  domaine  intellectuel?  L'Allemagne  et  la  Grèce  sont  la 
patrie  de  la  pensée,  de  la  poésie,  de  la  science.  Celte  gloire  vaut 
bien  celle  de  Rome.  Qu'est-ce  que  Rome  aurait  été,  et  que  serait 


(-1)  De  Maistre,  Du  pape,  livre  IV,  ch    H  et  9. 

(2)  ToTOÛTOv  (?à7ro)i)>ot77£v  r,  Txokiç  t/j.w  TTîpl  rô  (fpovîlv  -/.cù  Ikyst-J  toÙ;  àX^ov; 
àvOpw/TO'uç,  cjcO'  oî  Taùrvjç  p.aOv5Tal  twv  «)v)>wv  SirJàrjy.cô.oi  ^îy^'iacrt,  x.at  tô  twv 
'E/Avjvojv  ovopa  7r£7rot/;-/î  fx/j/Jn  toO  yâvOLi;,  ùWà  tôç  (?iavo(.«;  c?oz£tv  stvai,  xai 
fxâW.ov  "E)./j;vaç  xalîtcôat  toù;  zf,ç  7rai(?£v(T£w;  T/j;  r,iiî7kpo!.ç  r,  toù?  rf,ç  xotvô; 
(f'jfjîMi  iit-ty^o'JTcr;  {Isocrat.,  Panegyr.,  no  50). 


INTUODLCTION.  25 

devenu  le  monde  moderne  sans  le  génie  libre  et  civilisaleur  des 
Hellènes? 

Les  Grecs  sont  le  peuple  civilisateur  par  excellence;  c'est  dire 
que  leur  brillante  culture  ne  devait  pas  rester  concentrée  dans  les 
limites  étroites  de  la  Grèce.  CoFiime  les  grands  génies,  les  races 
douées  de  facultés  supérieures,  ne  sont  placées  au-dessus  des  autres 
peuples  et  des  autres  hommes  que  parce  qu'elles  ont  de  plus  grands 
devoirs  à  remplir.  Destinée  à  être  le  domaine  commun  de  l'huma- 
nité, la  civilisation  hellénique  devait  être  répandue  dans  le  monde 
connu  des  anciens.  C'est  la  guerre  qui  fut  l'instrument  le  plus  puis- 
sant de  cette  propagande.  Le  grand  conquérant  du  dix-neuvième 
siècle  a  pris  eu  pitié  les  luttes  des  populations  grecques  (')  ;  il  ne 
comprenait  pas  l'intérêt  qui  s'attachait  aux  hostilités  de  républi- 
ques dont  plusieurs  n'étaient  pas  plus  grandes  que  Saint-Marin.  La 
petitesse  des  moyens  a  fait  méconnaître  à  Napoléon  la  grandeur 
des  résultats.  L'Asie  rassemble  toutes  ses  forces  pour  écraser  le 
monde  européen  qui  ne  fait  que  de  naître;  dans  les  desseins  de  la 
Providence,  la  victoire  ne  pouvait  être  douteuse  :  la  gloire  des 
Grecs  est  d'avoir  été  élus  pour  les  exécuter.  De  plus  sanglantes 
batailles  ont  été  livrées  que  celles  de  Marathon ,  de  Salamine  et 
de  Platée;  il  n'y  en  a  pas  de  plus  importantes  pour  l'avenir  du 
monde  :  elles  ont  refoulé  en  Asie  le  despotisme  oriental,  elles  ont 
assuré  à  lOccidcnt  l'indépendance  nécessaire  à  l'accomplissement 
de  sa  destinée.  Victorieuse,  la  Grèce  met  sa  liberté  à  profit  pour 
développer  les  riches  facultés  qu'elle  a  reçues  de  la  nature.  Alors 
commence  la  réaction  de  l'Europe  contre  l'Asie.  Il  ne  suHit  pas  à 
la  Grèce  d'être  libre,  elle  veut  répandre  au-dehors  la  vie  qui 
déborde  dans  son  sein;  elle  doit  rendre  à  l'Orient  le  bienfait  de  la 
civilisation  à  laquelle  elle  a  été  initiée  par  l'Orient.  Athènes  ouvre 
celte  lutte  glorieuse  qui  est  continuée  avec  éclat  par  Alexandie. 
Quelque  hautes  que  fussent  les  pensées  du  héros  grec,  il  ne  pou- 
vait pas  pressentir  la  grandeur  de  sa  vocation.  L'extension  de  la 


(I)  "Qu'est-ce  que  celle  lutte  (luorelleuse  de  deux  ou  trois  petites  démocraties, 
de  deux  ou  trois  misérables  cités?  Les  Ilomains  ont  coïKjuis  le  mondée!  l'oiiL 
changé.  »  l'aioles  ûi^Nopotcon  a  WieJand. 


24  LA    GRÈCE. 

civilisation  hellénique  fut  le  moyen  que  la  Providence  employa 
pour  préparer  les  nations  barbares  au  bienfait  de  la  foi  chrétienne. 
Il  n'y  a  pas  de  peuple,  pas  même  le  peuple  de  Dieu,  qui  ait  pris 
une  part  plus  grande  à  l'établissement  du  christianisme  que  la  race 
hellénique.  L'Évangile  est  écrit  dans  la  langue  des  Hellènes;  ce 
sont  des  penseurs  grecs  qui  formulent  les  dogmes  chrétiens,  le 
culte  primitif  est  tout  grec.  Cependant  les  derniers  des  Hellènes 
protestent  contre  la  religion  de  mort  que  les  disciples  du  Galiléen 
prétendent  mettre  à  la  place  de  la  religion  vivante  de  la  Grèce.  Un 
empereur  de  génie,  organe  de  cette  opposition,  proclame  que  jamais 
un  vrai  Hellène  ne  se  convertira  à  l'Évangile.  Ainsi  la  même  nation 
qui  a  préparé  le  christianisme,  qui  l'a  constitué,  organisé,  répandu 
dans  le  monde,  le  répudie!  La  contradiction  s'explique  facilement. 
S'il  est  vrai  que  la  Grèce  a  eu  pour  mission  d'initier  l'humanité  à  la 
religion  chrétienne,  il  est  vrai  aussi  qu'il  y  avait  dans  l'hellénisme 
un  élément  que  le  christianisme  ne  pouvait  pas  accepter,  c'est  la 
liberté  de  penser,  dont  les  néoplatoniciens  furent  les  derniers  or- 
ganes. En  apparence,  la  liberté  succombe,  le  Galiléen  l'emporte 
sur  Julien  l'Apostat.  Mais  la  liberté  est  indestructible.  Quelques 
siècles  se  passent,  et  les  Hellènes  sortent  de  leur  tombeau  pour 
livrer  un  nouveau  combat  contre  le  despotisme  intellectuel  qui  pèse 
sur  la  chrétienté;  cette  fois  le  libre  génie  de  la  Grèce  triomphe  sur 
la  sombre  théologie  du  moyen-àge.  Il  subjugue  jusqu'à  ses  ennemis 
naturels  :  les  princes  de  l'Église  ont  horreur  de  la  barbarie  des 
apôtres,  séduits  et  enivrés  qu'ils  sont  par  le  charme  d'Homère  et 
de  Platon.  L'hellénisme  Irône  jusque  sur  le  siège  de  saint  Pierre. 
Vainement  la  réaction  catholique  le  chasse  du  Vatican,  il  conserve 
l'empire  des  âmes.  Ceux-là  mêmes  qui  se  mettent  à  la  tête  du  mou- 
vement catholique  et  qui  tentent  de  ramener  l'humanité  aux  autels 
qu'elle  a  désertés,  lui  donnent  entrée  dans  leurs  écoles,  et  il  con- 
serve la  haute  main  dans  l'enseignement  jusqu'à  nos  jours.  Notre 
éducation  littéraire  se  fait  sous  l'inspiration  des  Grecs  et  des  Latins 
leurs  élèves,  et  en  dépit  des  clameurs  de  nouveaux  Barbares,  elle 
restera  classique.  Cependant  les  Barbares  du  dix-neuvième  siècle 
ont  raison  au  point  de  vue  de  leur  étroite  orthodoxie  :  le  génie  de 
la  Grèce  est  l'ennemi-né  du  christianisme;  lui  donner  la  direction 


INTRODUCTION.  2o 

lie  la  jeunesse,  c'est  livrer  le  monde  à  la  libre  pensée.  Telle  est  en 
effet  la  destinée  de  l'avenir.  Nous  le  demandons  maintenant  :  y  a-t-il 
une  plus  magnifique  mission  que  celle  des  Hellènes  dans  le  domaine 
inlellecluel  et  moral? Ils  ont  préparé  le  christianisme,  et  une  grande 
part  de  l'influence  civilisatrice  exercée  par  la  religion  chrétienne 
leur  appartient.  iMais  ce  qui  caractérise  essentiellement  la  Grèce, 
c'est  la  liberté  de  penser  ;  par  là  elle  est  devenue  un  élément  impé- 
rissable de  la  civilisation.  L'humanité  vivra  encore  de  la  vie  hellé- 
nique, alors  que  les  religions  du  passé  ne  seront  plus  que  de  l'his- 
toire. 

§  VI.  Pourquoi  la  Grèce  fait  place  à  Rome. 

La  Grèce  ne  remplit  directement  qu'une  partie  de  sa  glorieuse 
tâche.  C'est  à  peine  si  elle  entama  l'Inde  brahmanique;  elle  eut  peu 
d'influence  sur  les  théocraties  ;  sa  civilisation  ne  jeta  de  profondes 
racines  que  dans  l'Asie  occidentale.  Par  suite  de  la  conquête  macé- 
donienne, une  grande  partie  de  l'Orient  devint  grecque;  la  langue 
des  vainqueurs  se  maintint  même  dans  les  pays  où  la  domination  des 
successeurs  d'Alexandre  fut  remplacée  par  des  dynasties  indigènes. 
Les  Parthes  subirent  l'influence  du  génie  hellénique.  Un  triomphe 
plus  singulier  lui  était  réservé:  les  adorateurs  de  Jéhova  oublièrent 
leur  langue  sacrée  et  écrivirent  dans  l'idiome  des  vainqueurs. 
L'hellénisme  domina  l'antique  sacerdoce  de  l'Egypte;  il  pénétra 
sous  les  Ptolémées  jusque  dans  l'Abyssinie.  La  Grèce  envoya  aussi 
des  colonies  sur  les  bords  de  la  Méditerranée,  mais  elle  ne  parvint 
pas  à  dompter  les  Barbares  de  l'Occident.  Sur  les  côtes  de  l'Afrique 
s'éleva  une  république  puissante  qui  non-seulement  empêcha  les 
colons  grecs  de  s'étendre,  mais  compromit  même  leurs  établisse- 
ments en  Sicile.  Les  cités  de  la  Grande  Grèce  restèrent  toujours 
faibles;  les  populations  guerrières  de  l'Italie,  la  confédéralion  des 
Étrusques,  la  puissance  croissante  de  Uome  étaient  des  obstacles 
à  l'extension  de  l'élément  hellénique.  Kn  Espagne,  la  race  phéni- 
cienne l'emporta  sur  sa  rivale.  Dans  les  Gaules,  les  Grecs  ne  dépas- 
sèrent guère  les  rivages  de  la  mer.  Ils  eurent  à  peine  connaissance 
des  iles  britanniques  et  de  la  Germanie. 


26  LA    GRÈCE. 

Ainsi  rOccident,  quoique  entame  par  la  civilisation  hellénique, 
résista  à  son  action;  la  barbarie  était  la  plus  forte,  et  menaçait  de 
détruire  les  germes  d'humanité  que  la  Grèce  avait  déposés  dans  son 
sein.  Pour  amener  ces  rudes  populations  à  la  civilisation,  il  fallait 
le  bras  puissant  d'un  conquérant.  Alexandre  avait  porté  sa  pensée 
sur  le  monde  européen  ,  encore  couvert  de  ténèbres;  mais  il  man- 
quait au  génie  guerrier  du  héros  macédonien  un  peuple  capable 
de  s'associer  à  ses  vastes  desseins.  La  Grèce  n'avait  pas  l'unité 
de  vues  et  de  forces  nécessaire  pour  vaincre  et  gouverner  le 
monde.  Épuisée  par  ses  luttes  intestines,  elle  devait  faire  place  à 
un  peuple  moins  brillant  par  les  dons  de  l'intelligence ,  mais  dont 
toutes  les  qualités  étaient  en  harmonie  avec  sa  destinée.  Rome 
accomplit  ce  qu'Alexandre  avait  rêvé.  Lorsque  l'œuvre  de  la  con- 
quête fut  achevée,  le  génie  de  la  Grèce  reparut  pour  continuer  sa 
mission;  les  Grecs  vainquirent  leurs  vainqueurs  et  conquirent, 
sous  le  nom  de  Rome,  le  monde  entier  à  la  civilisation. 


-vJV^j\AAA/v^ 


LIVRE    PREMIER 


§  I.  L'âge  héroïque  est  celui  du  droit  du  plus  fort. 

Les  siècles  héroïques  ont  un  charme  particulier  pour  les  peuples 
civilisés.  L'homme  y  paraît  clans  toute  l'énergie  de  sa  nature  pri- 
mitive :  mélange  de  grandeur  et  de  férocité,  de  générosité  et  de 
barbarie,  son  existence  aventureuse,  embellie  par  les  poètes,  est 
presque  enviée  par  Thomme  des  temps  modernes  dont  la  vie  pai- 
sible s'écoule  dans  une  fatigante  régularité.  Mais  les  regrets  que  le 
passé  inspire  sont  toujours  l'effet  d'une  illusion.  L'humanité  s'est 
longtemps  fait  une  fausse  idée  de  l'héroïsme  antique;  elle  transpor- 
tait dans  ces  âges  fabuleux  une  partie  des  rêves  de  perfection 
qu'elle  aimait  à  placer  au  berceau  des  sociétés.  Aujourd'hui  les 
tableaux  poétiques  des  temps  primitifs  ne  trouvent  plus  croyance; 
la  comparaison  de  celte  histoire  imaginaire  avec  la  réalité  n'en  est 
pas  moins  intéressante,  car  elle  met  au  jour  la  marche  progressive 
du  genre  humain. 

Le  dix-huitième  siècle,  peu  héroïque  de  sa  nature,  commençait  à 
voir  dans  les  mœurs  décrites  par  Homère  plus  de  barbarie  que  de 
poésie,  quand  un  savant  académicien  prit  la  défense  des  vieux 
temps  et  des  vieilles  idées  (').  «  Il   faut  se  garder,  dit  Rochcfort, 

(1)  Wachsmuth,  .lus  Rcntium  quale  obtinucrit  apiitl  Grœcos  anlc  bellonim 
cum  Pcrsis  gostoriitn  initium,  p.  G-46. 

(2)  liochefort,  Mémoire  sur  les  mœurs  des  temps  héroïques,  dans  le  T.  XXXVI 
des  Mémoires  de  l'Académie  des  hiscnplions. 


28  LA  GRÈCE. 

(le  confondre  Tàge  héroïque  avec  les  temps  barbares;  les  senli- 
ments  d'iiiimanilé  avaient  établi  entre  les  hommes  les  lois  sacrées  du 
droit  naturel;  la  guerre,  loin  d'être  un  brigandage,  avait  ses  règles 
et  ses  limites;  dans  les  relations  des  héros  régnaient  la  générosité 
et  la  délicatesse  qui  distinguèrent  plus  tard  la  chevalerie  chré- 
tienne; ils  embrassaient  la  Grèce  entière  dans  leur  affection.  »  Si 
l'on  prenait  le  contre-pied  de  ce  tableau  de  fantaisie,  l'on  aurait  à 
peu  près  la  vérité.  Dès  le  dix-septième  siècle,  un  écrivain  de  génie 
marqua  le  véritable  caractère  de  l'héroïsme  antique  (').  L'ouvrage 
de  Vico  n'eut  aucun  retentissement  en  France,  mais  le  courant 
des  idées  nouvelles  influa  sur  l'appréciation  des  temps  héroïques. 
Le  bon  sens  de  Goguet  se  refusa  à  voir  un  âge  chevaleresque 
dans  une  époque  souillée  par  les  crimes  les  plus  atroces (^).  Voltaire 
fit  la  satire  de  ces  temps,  «  où  l'on  s'égorgeait  pour  un  puits  et  une 
citerne,  comme  on  fait  aujourd'hui  pour  une  province  »  f).  Le 
charme  était  rompu.  Grâce  à  l'intelligence  historique  qui  distingue 
notre  siècle,  la  science  a  assigné  aux  héros  d'Homère  leur  véritable 
place  dans  le  développement  de  l'humanité  :  l'âge  héroïque  n'est 
plus  considéré  comme  un  idéal,  mais  comme  une  époque  de  transi- 
tion entre  la  barbarie  et  l'état  policé  {^). 

Homère,  voulant  donner  une  idée  de  la  puissance  de  Jupiter,  se 
sert  de  celte  image  célèbre  de  la  chaîne  d'or  qui  a  exercé  la  saga- 
cité de  tous  les  interprèles.  Après  avoir  défendu  aux  dieux  de  s'op- 
poser à  ses  desseins,  le  maître  de  l'Olympe  menace  celui  qui  por- 
terait secours  aux  Grecs  ou  aux  ïroyens  de  le  jeter  dans  le  sombre 
Tartare  :  «  Alors  il  reconnaîtra  combien  je  l'emporte  en  puissance 
sur  tous  les  immortels.  Voulez-vous  l'éprouver  vous-mêmes,  dieux 
et  déesses?  Eh  bien,  du  haut  du  ciel  suspendez  une  chaîne  d'or,  à 
laquelle  vous  vous  attacherez  tous  ;  vous  ne  pourrez  faire  descen- 
dre sur  la  terre,  Jupiter,  votre  Seigneur,  quels  que  soient  vos 
efforts.  Mais,  à  mon  tour,  lorsque  je  le  voudrai,  moi,  je  vous  enlè- 


(1)  Vico,  la  Science  Nouvelle,  livre  II,  cb.  6,  §  8;  livre  III,  ch.  1. 

(2)  Goguet,  De  l'origine  des  lois,  T.  IV,  p,  392  et  suiv. 

(3)  Voltaire,  Dictionnaire  philosophique,  au  mot  Alcoran. 

(4)  Grole,  History  of  Greece,  T.  II,  p.  79-130,  odit.  de  i8l9. 


i.'age  héroïque.  21) 

verai  aisément  avec  la  tene  et  la  mer  elle-même;  et  si  je  fixe  celte 
chaîne  à  l'extrémité  de  l'Olympe,  tout  Tunivers  sera  suspendu 
devant  moi,  tant  je  suis  supérieur  en  forces  aux  dieux  et  aux  hom- 
mes »(').  Cette  fiction  du  poêle  est  un  symbole  admirable  de  la 
toute-puissance  divine,  qui  dans  les  idées  de  l'âge  héroïque  repose 
sur  la  force  physique  (-).  La  société  des  dieux  est  le  reflet  de  la 
société  des  hommes.  Les  héros  d'Homère  ne  connaissent  qu'une 
vertu,  la  vigueur  et  l'agilité  du  corps.  «  Il  n'est  pas  de  plus  grande 
gloire  pour  un  homme,  dit  leur  chantre,  que  d'être  habile  à  s'exer- 
cer des  pieds  et  des  mains '>(°).  Les  qualités  morales  n'ont  pas 
même  de  nom  dans  le  langage  de  ce  temps,  comme  elles  n'en  ont 
pas  chez  les  sauvages  de  l'Amérique  (*)  ;  la  vertu  par  excellence  est 
la  vertu  guerrière,  et  dans  les  luttes  des  héros,  c'est  la  force  cor- 
porelle qui  domine. 

La  force  ne  donne  pas  seulement  la  victoire  sur  le  champ  de 
bataille,  elle  est  le  seul  droit  que  reconnaissent  les  hommes.  Mal- 
heur à  tous  les  êtres  faibles!  ils  sont  écrasés  par  les  plus  forts. 
Écoutons  les  lamentations  d'Andromaque  :  «  Le  jour  qui  le  rend 
orphelin,  laisse  un  enfant  sans  protecteur;  pauvre,  il  aborde  les 
anciens  amis  de  son  père,  arrêtant  celui-ci  par  son  manteau,  celui- 
là  par  sa  tunique.  L'homme  qui  aura  encore  ses  parents  l'éloignera 
de  sa  table,  en  le  frappant  de  ses  mains  et  en  lui  adressant  ces 
reproches  amers  :  Retire-toi,  puisque  ton  père  ne  partage  plus  nos 
festins.  Ainsi  tout  en  pleurs,  l'enfant  reviendra  auprès  de  sa  mère, 
veuve  délaissée  »H.  Le  sort  de  la  veuve  était  aussi  déplorable  que 
celui  de  l'orphelin  :  «  Si  par  ta  mort  tu  m'abandonnes,  dit  Tecmesse 
à  Ajax,  songe  que  ce  jour-là  même,  victime  de  la  violence  des  Grecs, 
je  serai  réduite  en  esclavage  avec  ton  lîls.  Et  bientôt  un  de  ces 
nouveaux  maîtres  m'insultera  par  des  paroles  amères  :  Voyez, 
dira-t-il,  l'épouse  d'Ajax,  qui  fut  le  plus  vaillant  des  Grecs,  contre 


(1)  Iliad.,  Vin,  16-27  (traduction  ûc  Barcslc  et  de  Dugas-Monlbel). 

(2)  Iliad.,  XV,  18,  sqq. 

(3)  Of/ys.9.,  VIII,  148. 

(4)  La  Condamine,  Relation  de  la  Rivière  des  Amazones,  p.  54-53. 

(5)  Iliad.,  XXII,  482-499,  traduction  de  Montbel cl  doBarestc. 


50  LA    CRKCR. 

quelle  servitude  elle  a  échangé  un  sort  digne  d'envie  »  {')!  Les  héros 
eux-mêmes  éprouvaient  les  funestes  elTets  de  la  violence  qu'ils  pra- 
tiquaient :  lorsque,  chargés  d'années,  ils  ne  pouvaient  plus  manier 
leurs  armes  redoutables,  de  plus  jeunes  et  de  plus  forts  les  chas- 
saient de  leurs  domaines  (-). 

Quels  devaient  être  les  rapports  de  ces  hommes  qui  ne  respec- 
taient ni  l'enfance,  ni  la  vieillesse,  ni  la  faiblesse  du  sexe?  La 
force  brutale  régnait  partout.  L'enlèvement  des  femmes  était  une 
chose  habituelle  :  les  nombreux  prétendants  d'Hélène  s'obligèrent 
par  un  pacte  solennel,  confirmé  par  des  imprécations  terribles, 
«  à  secourir  celui  d'entre  eux  qui  épouserait  la  fille  de  Tyndare,  si 
quelque  ravisseur  venait  la  lui  enlever,  à  lui  faire  la  guerre  et  à 
ruiner  sa  ville  »(^).  Les  actes  de  violence  étaient  journaliers  :  les 
voisins  se  volaient  leurs  troupeaux,  seule  richesse  de  cet  âge.  C'est 
là  le  sujet  habituel  des  exploits  que  les  héros  d'Homère  aiment  à 
raconter  ('').  Les  brigandages  n'étaient  pas  réprouvés  par  la  con- 
science publique,  le  vol  n'avait  rien  de  déshonorant;  le  voleur  ne 
s'en  faisait  scrupule  que  lorsqu'il  était  pris  sur  le  fait  {^).  Homère 
vante  l'aïeul  d'Ulysse,  parce  qu'il  l'emportait  sur  tous  les  hommes 
par  le  volet  par  l'habileté  à  le  nierC^).  Platon  blâme  vivement  le 
poëte,dc  ce  qu'il  paraît  fyire  consister  la  justice  dans  l'art  de  déro- 
ber et  de  tromper  avec  adresse  :  le  reproche  ne  devait  pas  s'adres- 


(1)  SopIwcL,  Ajax,  v.  510,  sqq. 

(2)  Odyss.,  IX,  494,  sqq. 

(3)  Enrij).,  Iphigcn.,  v.  37,  sqq.  —  Isocrat.,  Helen.  laud.,  n"  40. 

(4)  Iliad.,  XI,  670-683;  I,  154.  —  Odyss.,  XI,  401,  sq.  ;  XXIV,  111.  Cf.  Feith, 
Autiq.  Homer.,  IV,  7,  2. 

(5)  Suidas,  v  K)i7rTV3;  :  «  To  rra/aiov  où  c^tsSJplïîro  ri  y.\oTzTt,  si  pv?  '^wpaOài;  ô 
■jCkÏTz-M-j  xjKYipyjy.  Cf.  Feith,  II,  9. 

(6)  Odyss.,  XIX,  395.  Ce  vers  a  beaucoup  embarrasse  les  admirateurs  de  l'ûge 
héroïque.  Madame  Dacier,  pour  sauver  l'honneur  de  ses  héros,  traduit  à  faux  : 
o  Prince  qui  surpassait  tous  ceux  de  son  temps  en  prudence  et  en  adresse  pour 
cacher  ses  desseins  et  pour  surprendre  ses  ennemis  et  en  bonne  foi  pour  garder 
religieusement  sa  parole  et  ne  violer  jamais  ses  serments.  »  Cependant  Platon 
aurait  dû  apprendre  à  la  savante  traductrice  le  véritable  sensderélogo  qu'Homère 
fait  d'Autolycus.  Le  philosophe  fait  la  satire  de  la  morale  du  poète;  il  dit  que 
d'après  Homère  l'homme  juste  est  un  fripon,  et  la  justice  l'aride  dérober  pour 
le  bien  de.sesamis  et  pour  le  mal  de  ses  ennemis  [Plat.,  Rep.,  I,  p.  33i,  A.  B.). 


l'âge    IIKROÏQIE.  51 

ser  à  Homère,  mais  aux  temps  barbares  qu'il  décrit.  Au  point  de 
vue  de  Platon  et  de  la  morale  moderne ,  le  héros  de  l'Odyssée  n'est 
qu'un  pirate  et  ses  voyages  ne  sont  qu'un  long  brigandage.  En  quit- 
tant Ilion,  les  vents  le  poussent  vers  le  pays  des  Ciconiens:«  Il 
ravage  leur  cité,  fait  périr  les  habitants,  enlève  les  jeunes  femmes 
et  de  nombreuses  richesses,  puis  il  exhorte  ses  compagnons  à  fuir 
d'un  pas  rapide. «Tel  est  le  début  du  récit  qu'Ulysse  fait  àAlcinous 
de  SCS  courses  aventureuses;  c'est  par  des  exploits  de  cette  nature 
«qu'il  se  fit  connaître  à  tous  les  hommes,  et  que  sa  gloire  monta  jus- 
qu'au ciel  »('). 

Ces  actes  de  violence  provoquaient  des  représailles  sanglantes. 
Le  meurtre  vengeait  le  meurtre  :  «  Que  la  langue  ennemie  soit  pu- 
nie par  la  langue  ennemie  ;  mal  pour  mal  :  telle  est,  dit  Eschyle, 
la  sentence  des  vieux  temps  »n.  C'est  la  vengeance  qui  est  la  jus- 
tice des  peuples  barbares;  aussi  en  rapportait-on  l'origine  à  Rha- 
damanthe,  l'un  des  juges  des  enfers,  comme  s'il  s'agissait  de  l'éta- 
blissement du  droit  (^).  Se  venger  était  plus  qu'un  droit,  c'était  un 
devoir (*).  Du  sein  des  enfers  monte  la  voix  des  victimes;  elle  sort 
de  leurs  tombeaux  pour  demander  le  sang  de  leurs  meurtriers  : 
malheur  aux  enfants  qui  n'écouleraient  pas  ces  cris  de  douleur  (')  ! 
Les  vivants  n'attendaient  pas  que  les  morts  fissent  éclater  leur 
courroux;  la  vengeance  était  un  bonheur  pour  ces  hommes  aux 
passions  ardentes  :  «  leur  plaisir  le  plus  doux  c'était  de  se  réjouir  de 
l'infortune  de  leurs  ennemis  »[''). 

Poursuivies  de  père  en  fils,  les  vengeances  remplissaient  les 
familles  de  sang  et  de  meurtres  Ç).  Quelle  race  que  celle  des  Atri- 
des  qui  eurent  le  privilège  de  fournir  des  sujets  tragiques  aux 

(1)  Odyss.,  IX,  39,  sqq.  Cf.  19,  sq.;  XIV,  2G3,  sqq. 

(2)  Eschyl.,  Choeph.,  v.  306-314. 

(3)  Tô 'Pv.o'/y.âvGyo;  oi/.atciv.  Ai'ist.,  Eth.  Nicom.,  V,  5. 

(4)  n  La  torrcboit  le  sang  du  meurtre;  ce  sang  sèche,  mais  la  trace  en  reste 
ineffaçable  et  crie  vengeance  »{Eschyl.,  Choepii.,  04,  sq.). 

(ij)  Eschyl.,  Choeph.,  v.  :iGO.  — Sophocl..  Kiect.,  47o,  sq.;  U15,  sq.;  360,  388, 
30'i. 

(G)  Eurip.,  Ilerc,  939. 

(7)  Senec,  Agam.,  v.  77,  sqq.  ;  Thyest.,  Vi,  S(|q. 


32  LA    GRÈCE. 

poètes  anciens  et  modernes  !  Les  crimes  qui  souillaient  les  héros  se 
reproduisaient  sous  mille  formes  dans  la  société.  Des  voleurs,  des 
brigands  fameux  pratiquaient  le  droit  du  plus  fort  dans  leur 
sphère  :  ils  faisaient  leurs  délices  de  Timpudence  et  de  l'outrage, 
n'ayant  d'autre  but  de  leur  activité  que  d'assouvir  leur  cruauté, 
d'opprimer  et  de  détruire  tous  ceux  qui  tombaient  dans  leurs 
mains  ('). 

§  II.  Lutte  contre  la  violence. 

La  société,  livrée  au  droit  du  plus  fort,  périrait;  l'instinct  de  la 
conservation  fit  surgir  du  sein  de  la  barbarie  l'idée  du  droit  et 
de  l'ordre.  Ce  sont  les  dieux  qui  ouvrent  la  lutte  :  rien  de  plus 
célèbre  dans  l'ancienne  mythologie  que  leurs  combats  contre  les 
indomptables  fils  de  la  terre. Pleins  d'audace  et  d'orgueil,  lesTitans 
se  flattent  d'assurer  leur  puissance  par  la  seule  force;  mais  ils  sont 
vaincus  et  jetés  dans  le  Tartare  (-).  Les  dieux  trouvent  des  ennemis 
plus  nombreux  et  plus  redoutables  dans  les  géants.  On  a  vu  dans 
la  gigantomachie  un  emblème  des  révolutions  subies  par  la  terre C"); 
ne  serait-ce  pas  plutôt  un  souvenir  de  l'intervention  du  droit  dans 
le  règne  de  la  force  brutale  (*)?  Il  y  a  dans  la  tradition  sur  celte 
lutte  célèbre  une  circonstance  qui  semble  indiquer  qu'il  ne  s'agit 
pas  seulement  de  la  nature  physique,  mais  que  l'homme  y  joue  le 
rôle  principal.  Un  oracle  annonça  aux  dieux  qu'ils  ne  pourraient 
vaincre  les  géants  qu'avec  l'aide  d'un  mortel;  ils  s'associèrent 
Hercule,  et  la  race  des  géants  fut  exterminée  (^).  Ce  mythe  renferme 
une  profonde  vérité.  C'est  aux  hommes  à  dompter,  par  des  efforts 
incessants,  la  résistance  qu'ils  trouvent  dans  la  nature  extérieure, 
et  à  surmonter  les  obstacles  plus  sérieux  que  leurs  passions  op- 
posent aux  progrès  de  l'humanité.  Le  règne  de  la  violence  ne  pou- 
Ci)  Plutarch.,  ïhes.  6. 

(2)  Eschyl.,  Prometh.,  v.  199-208.  —  Apollod.,  Bibl.,  I,  1,  1.  2. 

(3)  Boulanger,  l'antiquité  dévoilée,  livre  I,  ch.  6. 

(4)  Boettiger,  Kunstmythologie,  T.  II,  p.  81-85. 

(5)  Appllod.,  Bibl.,  I,  6,  I.  2. 


L  AC.F.    IIKHUKJIF..  00 

vait  être  transformé  en  un  état  légal  que  par  la  puissance  de  la 
volonté  humaine. 

Le  mal  était  considérable.  Il  sembla  à  la  postérité  que  les  hom- 
mes qui  lenlcrent  la  lutte  glorieuse  du  droit  contre  la  force  étaient 
doués  d'une  nature  divine  ;  reconnaissante  des  bienfaits  qu'elle  leur 
devait,  elle  les  éleva  au  rang  des  dieux.  La  Grèce  rapporta  à 
quelques  noms  une  gloire  qui  doit  élre  le  partage  de  générations 
entières.  Hercule  est  en  quelque  sorte  l'idéal  de  l'humanité,  tel 
qu'on  le  pouvait  concevoir  dans  l'âge  héroïciue,  avec  ses  grandeurs 
et  ses  faiblesses.  C/est  le  héros  par  excellence ,  et  son  héroïsme  est 
un  amour  actif  du  genre  humain  (').  A  lui  était  réservée  par  le  des- 
tin la  mission  de  délivrer  Prométhée,  le  bienfaiteur  des  hommes(-). 
Lui-même  fut  pour  la  terre  un  nouveau  Prométhée.  Il  combattit  le 
mal  sous  toutes  ses  manifestations.  La  force  brutale  s'exerçait  sur- 
tout sur  les  êtres  qui  n'avaient  d'appui  ni  dans  le  droit  qui  était 
ignoré,  ni  dans  les  sentiments  d'humanité  qui  étaient  également 
inconnus.  Un  des  célèbres  travaux  du  héros  grec  consista  à  faire 
dévorer  Diomède  par  les  cavales  que  celui-ci  nourrissait  de  la 
chair  des  étrangers.  Busiris,  dont  le  nom  est  devenu  proverbial, 
sacrifiait  ceux  qui  abordaient  sur  les  côtes  inhospitalières  de 
l'Egypte;  Hercule  l'immola.  Antée  faisait  mourir  tous  ceux  qu'il 
avait  vaincus;  Hercule  l'élouffa  à  la  lutte.  Partout  les  brigands 
tombaient  sous  ses  coups  {;■).  Cependant  il  ne  parvint  pas  à  dé- 
truire l'empire  de  la  force;  la  tradition  rapporte  qu'à  peine  eut- 
il  quitté  la  Grèce,  les  brigandages  débordèrent  de  tous  côtés (*). 
La  gloire  d'Hercule  entlamma  les  héros  du  désir  de  l'imiter. 
Thésée  fut  le  |)lus  illustre  de  ses  rivaux.  Il  est  vrai  que  le  roi 
d'Athènes  est  une  fiction  des  poètes,  plutôt  qu'un  personnage  his- 
torique; jaloux  de  la  gloire  de  l'Hercule  dorien,  les  Athéniens  vou- 
lurent lui  opposer  un  héros  dont  les  actions  fussent  tout  aussi 
éclatantes.  Mais  peu  importent  les  noms  de  Thésée  et  d'Hercule; 


(1)  De  lii  son  surnom  de  àî.sHizazo:,  celui  qui  détourne  le  mal. 

(2)  Crcuzer,  Symbolik,  T.  I,  p.  96,  ss.,  3«  ùdif. 

(3)  Diodor.,  IV,  8,  sqq.  — ApoUodor .,  Bii)l.,  II,  5,  8,  sqq. 
(î-)  l'iutarch.,  Thés.,  c.  6. 


34  LA     GRÈCE. 

ce  sont  les  faits  sociaux  révélés  par  les  mythes  qui  seuls  nous  inté- 
ressent. Applaudissons  donc  aux  exploits  de  Thésée  contre  Sinnis, 
Sciron  et  Procruste,  qui  tous  se  rendaient  coupables  de  violences 
contre  les  étrangers  (').  Thésée  et  Hercule  infligeaient  aux  brigands 
les  mêmes  supplices  que  ceux-ci  destinaient  à  leurs  victimes  :  si 
jamais  le  talion  pouvait  être  juste,  il  l'eût  été  contre  ces  hommes 
qui  avaient  imaginé  mille  tortures  pour  faire  souffrir  des  inno- 
cents. 


I  III.  Piraterie,  Guerre.  Cruauté  des  mœurs  héroïques. 

Il  fallut  des  travaux  herculéens  pour  établir  quelque  ordre  au 
milieu  d'un  monde  livré  aux  emportements  de  la  force.  Dans  l'inté- 
rieur des  cités,  la  justice  prit  la  place  de  la  violence;  mais  les 
héros  ne  songèrent  pas  à  étendre  leur  action  au-delà  des  limites  de 
ces  petites  associations.  Dans  les  relations  des  peuples,  le  droit  du 
plus  fort  régnait  toujours;  le  brigandage,  réprimé  par  les  lois  au 
sein  de  chaque  état,  s'empara  des  mers.  Les  poëmes  d'Homère  nous 
montrent  les  mers  couvertes  de  pirates  (®).  Peintre  fidèle  des  mœurs 
héroïques,  le  poète  n'attache  aucune  idée  déshonorante  au  brigan- 
dage maritime.  Télémaque  et  Mentor  arrivent  à  Pylos;  le  vieux 
Nestor  leur  prodigue  tous  les  soins  de  l'hospitalité;  quand  ses 
hôtes  se  sont  rassasiés  par  une  abondante  nourriture,  il  s'informe 
de  leur  sort  :  «  Etrangers,  qui  êtes-vous?  d'où  venez-vous  à  tra- 
vers les  plaines  humides?  est-ce  pour  quelque  affaire,  ou  parcou- 
rez-vous les  mers  au  hasard,  comme  des  pirates  qui  errent  sans 
cesse  en  exposant  leur  vie  et  en  portant  le  ravage  chez  des  peu- 
ples étrangers?  »(')  Considérée  comme  un  exercice  de  la  vertu 
héroïque,  la  piraterie  conduisait  à  la  gloire.  Les  campagnes  rava- 


(1)  Plutarch.,  Thés.,  8,  iO.  —  Diodor.,  IV,  50.  —  Apollod.,  III,  16,  1.  2. 

(2)  Odyss.,  XV,  385,  426;  XVII,  425.  —  Hijmn.  in  Apoll.,  v.  453,  sqq.  —  Cf. 
Wachsmtith,  Jus  gentium,  p.  45,  note  4. 

(3)  Odyss., III, 7 1-74 (trad.  de  Bareste  et  deMontbel).  Apollon  adresse  la  même 
question  aux  Cretois  qu'il  appelle  à  garder  son  temple  [Hijmn.  in  Apoll.,  v.  453, 
sqq.).  Comparez  Odyss.,  IX,  252,  sqq. 


L  AGF.    IIEROIQLK.  00 

gées,  les  hommes  égorgés,  les  femmes  et  les  enfants  enlevés,  tels 
étaient  les  exploits  des  héros.  11  n'y  avait  d'autre  moyeu  pour  les 
malheureux  habitants  des  côtes  de  se  mettre  à  l'abri  de  la  violence 
(lue  de  s'éloigner  de  la  mer;  aussi  toutes  les  anciennes  villes  étaient- 
elles  bàlies  sur  des  hauteurs  éloignées  des  rivages ('). 

Pourquoi  la  piraterie,  réprouvée  aujourd'hui  comme  un  crime, 
était-elle  honorée  dans  les  temps  héroïques?  C'est  que  l'homme  était 
un  ennemi  pour  l'homme,  et  contre  l'ennemi  tout  paraissait  licite;  la 
dévastation,  l'enlèvement  des  personnes  et  des  biens  n'étaient  pas 
un  brigandage,  c'était  le  droit  naturel  du  vainqueur.  En  réalité  la 
piraterie  se  confondait  avec  la  guerre;  elles  avaient  tant  de  rapport, 
qu'il  est  dilTicile  de  les  distinguer.  A  une  époque  plus  avancée,  la 
guerre  a  pour  objet  la  conquête  et  l'agrandissement  de  la  domina- 
tion du  vainqueur.  Dans  les  siècles  héroïques,  on  voit  à  peine  une 
trace  de  conquête;  les  hostilités  se  passent  en  brigandages.  Quand 
elles  prennent  un  caractère  plus  prononcé, elles  tendent  à  l'exter- 
mination des  vaincus.  Après  la  prise  de  Troie,  les  Grecs  ne  songèrent 
pas  à  s'emparer  du  royaume  de  Priam  ;  la  ville  fut  détruite,  les 
habitants  tués  ou  emmenés  en  esclavage,  le  sol  maudit  (-J. 

Comparée  aux  guerres  des  siècles  héroïques,  la  conquête,  si 
décriée  par  les  philosophes,  est  un  véritable  progrès;  elle  intéresse 
le  vainqueur  à  la  conservation  du  vaincu,  elle  transforme  les  com- 
bats à  mort  en  luttes  d'ambition  qui  deviennent  profitables  à  l'hu- 
manité. La  condition  des  vaincus  s'améliore  à  mesure  que  l'idée  de 
conquête  se  perfectionne;  le  conquérant  commence  par  épargner 
leur  vie,  il  finit  par  respecter  leur  liberté,  et  par  les  associer  à  ses 
propres  destinées.  Dans  les  temps  héroïques,  le  sort  des  vaincus 
était  bien  plus  déplorable.  La  servitude,  s<Mile  humanité  que  connût 
ranti(iuilé,  ne  profilait  qu'aux  femmes  et  aux  enfants:  les  hommes 
périssaient.  Emporté  par  la  passion,  le  vainqueur  sacrifiait  parfois 
les  prisonniers.  Achille  immola  douze  Troycns  sur  le  bûcher  de 
Patrocle(').  Ces  affreux  sacrifices  se  reproduisirent  encore  dans  les 

(1)  Tbucyd.,  I,  5,  7. 

(2)  Strab.,  XIII,  p.  41  V,  éd  Casaub.  —  Cf.  Iliad.,  IX,  588,  sqq.;  I,  367;  XXII, 
6i  ;  VI,  58. 

(r>)  [liad.,  XVIM,  318,  sqq.,  330,  sq.;  XXIIL  175,  sq. 


oG  LA    GRÈCE. 

temps  hisloriques  (');  cependant  ils  répugnaient  à  rimmanité  des 
Hellènes;  l'action  d'Achille  est  plutôt  un  effet  de  la  passion  que  la 
marque  d'une  pratique  habituelle.  Mais  dans  la  fureur  des  combats, 
le  vainqueur  accordait  rarement  la  vie  aux  supplications  du  vaincu. 
Adraste,  tombé  au  pouvoir  de  Ménélas,  embrasse  ses  genoux  et 
Implore  la  vie,  en  lui  promettant  une  magnifique  rançon  ;  le  cœur 
du  héros  grec  est  touché,  quand  Agamemnon  accourt  et  menaçant, 
s'écrie:  «  Homme  faible,  ô  Ménélas!  pourquoi  prends-tu  tant  de 
soin  de  nos  ennemis?  Certes,  tu  reçus  dans  ta  maison  de  si  grands 
bienfaits  des  Troyens!  Que  nul  d'entre  eux  n'échappe  à  la  mort, 
pas  même  l'enfant  porté  dans  le  sein  de  sa  mère.  Qu'ils  périssent 
tous  dans  les  plaines  d'Ilion,  sans  sépulture,  anéantis  pour  jamais.» 
Le  poëte  ajoute  que  par  ses  justes  reproches,  Agamemnon  chan- 
gea les  sentiments  de  son  frère,  que  celui-ci  repoussa  le  Troyen 
suppliant,  et  qu'Agamemnon  plongea  sa  lance  dans  le  flanc  du 
malheureux  Adraste  (-). 

Nous  voilà  loin  de  l'esprit  chevaleresque  que  les  admirateurs  de 
l'âge  héroïque  supposaient  aux  guerriers  d'Homère.  Ce  qui  les 
caractérise,  c'est  l'exaltation  de  la  force  brutale;  rien  de  moins 
noble,  de  moins  généreux  que  leurs  sentiments  et  leurs  actions.  La 
barbarie  des  héros  grecs  se  montrait  surtout  dans  les  outrages  qu'ils 
prodiguaient  aux  vaincus,  preuve  certaine  que  la  grandeur  d'àmc 
leur  faisait  entièrement  défaut.  Ecoutez  les  transports  de  joie  de 
Patrocle,  lorsqu'il  voit  tomber  de  son  char  Cébrlon,  fils  de  Priam  : 
«Grands  dieux,  s'écrie-l-il,  que  ce  guerrier  est  agile  et  qu'il  plonge 
facilement!  Ah!  s'il  se  trouvait  dans  une  mer  poissonneuse,  il  pour- 
rait rassasier  un  grand  nombre  de  convives  en  s'élançant  de  son 
navire  et  en  cherchant  des  huîtres,  même  pendant  une  tempête. 
Comme  du  haut  de  son  char  il  a  plongé  dans  la  campagne  !  Il  y  a 
donc  aussi  parmi  les  Troyens  des  plongeurs  habiles  »  (^).  La  mort 


(1)  lienj.  Constant,  De  la  religion,  XI,  2.  —  Real  Ennjcîopddie  der  Alter- 
tliiimsioissenschaft^Y"  Sacrificium.  —  Maury,  les  religions  de  la  Grèce,  T.  I, 
p.  182-18G;  T.  Il,  p.  101,53. 

(2)  Iliad.,Nl,  4-5,  sqq.  —  Comparez  l'admirable  épisode  do  Lycaon  et  d'Achille 
(Jliad.,  XXI,  64,  sqq.). 

(3) 7/mrf,,  XVI,  742,  sqq.  —  Cf.  XIll,  305,  sqq.;  Xll,  122,  sqq. 


l'âge  iiiinoïoL'i''  07 

même  de  ronnemi  ne  satisfaisait  pas  le  cruel  vainqiieui';  il  mutilait 
le  cadavre,  il  se  parait  de  ses  dépouilles,  semblable  au  sauvage  qui 
se  plait  dans  le  sang,  plutôt  qu'au  guerrier  qui  cherche  la  gloire ('). 
De  tout  temps  les  hommes  ont  attaché  une  importance  religieuse  à 
la  sépulture  des  morts  :  outrager  les  cadavres,  c'est  pour  ainsi  dire 
insulter  au  créateur.  Les  héros  d'Homère  sont  prodigues  de  ces 
injures.  Dès  le  début  de  l'Iliade,  le  poète,  pour  faire  connaître  son 
héros,  dit  qu'il  précijjita  dans  les  enfers  les  âmes  courageuses  d'une 
foule  de  guerriers,  et  qu'il  fit  de  leurs  corps  la  proie  des  chiens  et 
des  vautours.  Tout  ce  que  les  mœurs  héroïques  avaient  de  cruauté 
semble  se  concentrer  dans  la  conduite  d'Achille.  Après  la  mort  de 
Patrocle,  il  ne  respire  que  la  vengeance  et  le  carnage  (").  Hector 
pressent  que  la  mort  l'attend;  désirant  mettre  son  corps  à  l'abri  des 
outrages,  il  propose  un  traité  à  son  redoutable  rival.  Achille  lui 
répond  qu'il  ne  peut  pas  plus  y  avoir  d'amitié  entre  eux  qu'entre  les 
lions  et  les  hommes,  entre  les  agneaux  et  les  loups.  Hector  succombe; 
il  supplie  son  vainqueur  de  rendre  son  corps  à  sa  patrie,»  afin  (pie 
les  Troyens  et  les  Troyennes  lui  élèvent  un  bûcher  et  lui  rendent 
les  honneurs  dus  aux  morts.  »  On  dirait  que  la  réponse  d'Achille 
sort  de  la  bouche  d'un  sauvage  :  «  Misérable,  cesse  de  me  sup- 
plier... Que  ne  puis-jc  avoir  la  force  et  le  courage  de  dévorer  tes 
chairs  sanglantes,  pour  me  venger  de  tous  les  maux  que  tu  mas 
faits!  Non,  jamais  personne  n'éloignera  de  ta  tête  les  chiens  cruels, 
non,  lors  même  que  tes  parents  m'apporteraient  dix  et  vingt  fois  le 
prix  de  la  rançon  et  me  promettraient  de  nouveaux  piésents,  lors 
même  que  Priam  voudrait  te  racheter  au  prix  de  l'or.  Non  la  mère 
ne  pleurera  pas  son  fils  sur  un  lit  funèbre;  mais  les  chiens  et  les 
vautours  le  dévoreront  tout  entier.  »  Hector  meurt;  Achille  s'acharne 
sur  son  cadavre;  il  le  traîne  dans  la  poussière  devant  les  murs  de 


(I)  Ajax,  pour  venger  la  mort  d'Amphimaquc, coupe  la  tôte  d'un  chef  Iroycn,  ol 
la  lance  à  travers  les  deux  armées  en  la  faisant  tournoyer  comme  une  balle  :  la 
tète  va  rouler  sur  la  poussière  jusqu'aux  pieds  dlleclor  (Iliad.,  Xill,  203,  siiq.)- 
Asamomnon  lue  IIipi)Oloque,  et  de  son  glaive  lui  coupe  les  mains  et  tranche  la 
Iclc  qu'il  fait  rouler  comme  un  mortier  de  pierre  au  milieu  des  corn Itatlanis 
{IIUul.,  XI,  143-147.  Cl.  XVIi,  34.  sciq.). 
(■1)  y//ar/.,XIX,  21.1,  S(i. 


38  LA    GRÈCE. 

Troie  (^).  La  mort  du  vaillant  guerrier  fut  suivie  de  la  ruine  de  sa 
patrie;  le  sac  de  Troie  offrit  le  speclacle  de  toutes  les  horreurs  dont 
se  souillaient  habituellement  des  vainqueurs  avides  de  carnage.  Ni 
l'enfance  ni  la  vieillesse  ne  trouvèrent  grâce.  «  Aslyanax  fut  préci- 
pité du  haut  de  ces  remparts,  d'où  sa  mère  lui  avait  montré  Hector 
combattant  pour  son  fils  et  pour  le  royaume  de  ses  pères  »  {-). 
Priam  fut  tué  aux  pieds  de  l'autel  par  le  fils  d'Achille  (^).  Cassan- 
dre,  qui  avait  si  souvent  épouvanté  les  Troyens  par  ses  sinistres 
prophéties,  embrassait  une  statue  de  Minerve;  l'audacieux  Ajax 
l'en  arracha  avec  une  telle  violence  que  la  statue  elle-même  céda  à 
ses  efforts  (*).  La  crainte  des  dieux  était  un  frein  insuffisant  pour 
dompter  les  fougueuses  passions  de  ces  hommes  de  violence.  Com- 
ment s'en  étonner,  quand  on  voit  les  dieux  partager  les  mauvais 
penchants  des  hommes! 


§   IV.   La  religion,  premier  principe  dliumanité. 

Du  haut  de  l'Olympe,  les  dieux  abaissent  leurs  regards  sur  la 
ville  de  Troie.  Les  Grecs  et  les  Troyens  avaient  remis  la  décision 
de  leurs  différends  aux  chances  d'un  combat  entre  Paris  et  Méné- 
las.  Ménélas  était  vainqueur,  la  lutte  était  terminée.  Jupiter  de- 
mande quelle  est  la  volonté  des  immortels  :  «  Rallumeront-ils  une 
guerre  terrible  et  de  funestes  discordes,  ou  bien  feront-ils  naître 
l'amitié  entre  les  deux  peuples?  »  Le  père  des  dieux  ne  songeait 
pas  à  sauver  Troie  d'une  ruine  inévitable;  il  ne  voulait  qu'irriter 
Junon  par  ses  paroles  blessantes.  Son  irascible  épouse  laisse  écla- 
ter sa  haine  contre  les  Troyens.  Jupiter  raille  l'acharnement  qu'elle 
met  à  renverser  la  ville  d'Ilion  :  «  Pour  assouvir  sa  colère,  dit-il,  il 
lui  faudrait  dévorer  vivants  Priam,  ses  fils  et  tous  les  Troyens.  » 
Cependant  il  a  l'air  de  céder  à  ses  exigences:  mais  il  le  fait  à 


(1)  Iliad.,  XXII,  254,  sqq.;  337,  sqq.;  395,  sqq. 

(2)  Ovid.,  Metam.,  XIII,  415,  sqq. 

(3)  Virgil.,  yEueid.,  II,  506,  sqq. 

(4)  Cycl.  fragm.,  éd.  Didot,  p.  584. 


l/AGli    IIl':UOÏ(,U  E.  59 

legi'cl,  «  parce  que  Troie,  parmi  loiUes  les  villes  a  toujours  été 
chère  à  son  cœur.  »  Jui)iter  demande  qu'en  compensation  Junon 
n'arrête  point  sa  vengeance ,  lorsqu'il  désirera  détruire  une 
ville  où  seront  nés  des  mortels  qu'elle  aime.  Junon  n'hésite  pas  à 
lui  abandonner  les  cités  qu'elle  chérit  entre  toutes.  Mais  il  y  avait 
un  obstacle  à  ses  vœux,  le  traité  des  Grecs  et  des  Troyens.  Le 
moyen  qu'elle  suggère  pour  rallumer  les  hostilités  est  digne  de 
dieux  adorés  par  des  hommes  de  ruse  et  de  violence  :  «  Ordonne  à 
l'instant  à  Minerve,  dit-elle,  de  se  rendre  au  milieu  des  deux 
armées  et  d'engager  les  Troyens  à  rompre  la  foi  des  serments,  en 
attaquant  les  premiers  les  Achéens.  »  Jupiter  approuve  cet  avis;  il 
excite  même  l'ardeur  de  Minerve.  La  déesse  exécute  ses  ordres,  et 
le  traité  est  violé,  sous  l'inspiration  des  mêmes  dieux  qui  avaient 
été  invoqués  pour  punir  les  infracteurs('). 

La  conduite  des  dieux  pendant  la  guerre  de  Troie  est  toujours 
en  harmonie  avec  ces  sentiments.  Ce  n'est  pas  la  justice,  mais  la 
passion  qui  les  pousse  à  favoriser  les  Grecs  ou  les  Troyens.  Pour 
Jupiter,  la  guerre  est  un  spectacle  auquel  il  se  plaît,  sans  se  sou- 
cier du  sort  des  combattants.  Il  permet  aux  dieux  de  descendre  sur 
la  terre  et  de  favoriser  selon  leurs  désirs  l'une  des  deux  armées; 
quant  à  lui,  il  reste  sur  le  sommet  de  l'Olympe  et  il  se  réjouit  en 
contemplant  la  bataille;  son  cœur  tressaille  de  joie  (juand  il  voit 
tous  les  dieux  livrés  à  la  discorde^.  Les  plus  implacables  ennemis 
de  Troie  étaient  Minerve  cl  Junon.  Quelle  était  la  cause  de  cette 
haine  profonde?  C'est  que  Paris  donna  le  prix  de  la  beauté  à  Vé- 
nus; c'est  pour  une  injure  personnelle  qu'elles  poursuivaient  avec 
tant  d'acharnement  la  ruine  de  Priam  et  de  son  peuple  (^).  La  ven- 
geance des  dieux  comme  celle  des  hommes  ne  fut  assouvie  que 
lorsque  la  ville  de  Troie  fut  détruite.  VinjUc  les  représente  prenant 
une  part  active  à  l'œuvre  de  destruction  {*). 

Cependant  il  y  avait  dans  les  dieux  d'Homère,  livrés  en  appa- 


(1)  lliad.,  IV,  I,  Sf[<i. 

(2)  lliad.,  XX,  22,  sqq.;  XXI,  383,  sqq. 

(.})  lliad.,  \IU,  376,  scjq.;  XX,  312,  s(i<i.;  XXIV,  i3,  ^([q. 
(i)  Virfj.,  .Ent'id.,  II,  008,  sqq. 


40  LA   GRÈCE. 

rence  à  toutes  les  passions  humaines,  un  germe  de  sentiments 
plus  nobles  qui,  en  se  développant,  introduisirent  un  peu  d'hu- 
manité dans  les  sanglantes  querelles  des  peuples.  La  guerre  avait 
ses  représentants  dans  l'Olympe,  Mars  et  Minerve.  Mars  était  le 
dieu  de  la  force  brutale,  vrai  symbole  d'un  âge  de  violence.  Insa- 
tiable de  combats,  il  se  nourrit  du  sang  des  guerriers  qui  tombent 
dans  les  batailles  (');  la  crainte  et  la  discorde  sont  ses  sœurs  et 
ses  compagnes,  la  terreur  est  sa  fille  chérie;  il  ne  connaît  et  ne 
respecte  aucune  loi  (^);  il  est  odieux  aux  immortels  comme  aux 
hommes  :  «  De  tous  les  habitants  de  l'Olympe,  lui  dit  Jupiter, 
c'est  toi  que  je  hais  le  plus.  Tu  n'aimes  que  la  discorde,  la  guerre 
et  les  combats...  Si  tu  devais  le  jour  à  un  autre  dieu,  dès  long- 
temps tu  serais  précipité  dans  des  abîmes  plus  profonds  encore 
que  ceux  où  j'ai  précipité  les  Titans  »  (').  Minerve  est  aussi  la 
déesse  de  la  guerre;  mais  elle  en  représente  l'élément  intellectuel; 
et  de  même  que  la  raison  est  destinée  à  l'emporter  sur  la  force 
brutale.  Minerve  est  supérieure  à  Mars.  Quand  le  terrible  dieu  de 
la  guerre  veut  prendre  part  aux  luttes  des  Grecs  et  des  Troyens, 
pour  venger  la  mort  de  son  fils ,  Minerve  lui  arrache  les  armes, 
en  le  traitant  de  divinité  furieuse  et  insensée.  Dans  le  célèbre 
combat  des  immortels.  Mars  tombe  sous  les  coups  de  Minerve (^). 
Dès  que  l'intelligence  intervient  dans  les  combats,  l'humanité 
s'y  introduit  également.  La  raison  se  refuse  à  concevoir  la  guerre 
comme  une  pure  œuvre  de  destruction;  un  but  moral  peut  seul 
la  légitimer  à  ses  yeux.  Ces  idées  ne  dominent  pas  encore  dans 
la  conception  de  Minerve,  mais  elles  y  sont  en  germe.  JMars  est  le 
destructeur  des  cités,  tandis  que  ]Minerve  est  la  protectrice  des 
villes  {").  Le  caractère  pacifique  de  la  déesse  se  développa  avec  le 
progrès  des  mœurs.  Dans  le  vingt-quatrième  chant  de  l'Odyssée, 
qui  d'après  les  interprètes  appartient  à  une  époque  plus  moderne 

(1)  Iliad.,  V,  863,  288  etpassim. 

(2)  Iliad.,  lY,  440;  V,  761;  XIII,  299. 

(3)  Iliad.,  V,  888,  sqq. 

(4)  Iliad.,  XV,  121,  sqq.;  XXI,  391,  sqq. 
{o)  Iliad.,  Y,  333;  VI,  30o. 


I.  ACi:    IIIIRUIQIT.  'il 

(lue  les  poëmcs  d'Homère,  Minerve  s'eiïorce  de  mellre  un  terme  à 
la  lutte  d'Ulysse  et  des  prétendants.  Ulysse  veut  poursuivre  ses 
ennemis;  iMlnerve  le  menace  de  la  colère  de  Jupiter;  sous  ses  aus- 
pices s'élèvent  entre  les  deux  partis  les  gages  sacrés  de  la  paix  ('). 
Une  tradition  conservée  par  Apollodore  révèle  les  mêmes  senti- 
ments. La  déesse  de  la  guerre  avait  destiné  Timmortalité  à  Tydée; 
elle  l'en  jugea  indigne,  lorsque  le  héros  poussa  la  férocité  jusqu'à 
dévorer  la  cervelle  de  son  ennemi  ("-). 

Le  progrès  des  idées  se  manifeste  dans  îa  concepion  des  dieux. 
Quand  le  caractère  des  divinités  s'épure  et  s'élève,  c'est  une  mar- 
que certaine  que  les  mœurs  des  hommes  s'humanisent.  Des  germes 
d'humanité  se  montrent  déjà  dans  l'âge  héroïque.  Deux  héros  ou 
plutôt  deux  races  se  disputaient  la  gloire  d'avoir  dépouillé  les  hos- 
tilités de  ce  qu'elles  avaient  de  plus  sauvage,  en  rendant  les  morls 
aux  ennemis.  La  tradition  la  plus  accréditée  l'attribue  à  Hercule ('). 
Athènes  revendiqua  cet  honneur  pour  Thésée  ;  ses  poètes  célé- 
brèrent à  l'envi  ce  haut  fait  de  leur  héros,  qui  s'accordait  si  bien 
avec  les  prétentions  de  la  cité  de  iMiiierve(*).  Le  respect  de  la  nature 
humaine  qui  inspira  Hercule  et  Thésée  eut  de  la  peine  à  pénétrer 
dans  les  mœurs.  Lorsque  la  cruelle  passion  de  la  vengeance  n'était 
pas  en  jeu,  les  Grecs  et  les  Troyens  consentaient  «  à  suspendre 
l'effroyable  tumulte  de  la  guerre,  jusqu'à  ce  que  les  ennemis  eussent 
brûlé  leurs  morts  »  (°)^  mais  si  un  héros  renommé  succombait,  le 
vainqueur  croyait  sa  gloire  intéressée  à  ne  pas  abandonner  le  corps 
aux  vaincus.  Cependant  l'humanité  se  fit  jour  au  milieu  de  ces 
passions  brutales.  Hector  provoque  le  plus  vaillant  des  Grecs;  il 
propose  comme  loi  du  combat  de  rendre  le  corps  du  vaincu  à  sa 
patrie,  afin  que  les  honneurs  de  la  sépulture  lui  soient  accordés  C^). 


(1)  Odyss.,  XXIV,  539,  sqq.  Minerve  finit  par  devenir  une  déesse  pacilique 
(•ip>;vo'^ooo:);  les  arlistes  la  représentèrent  sans  lance  {Crcuzer,  Symijolik,!.  III, 
p.  414].  ' 

(2)  Apollodor.,  III,  6,  8. 

(3)  Plutarch.,  Thés.  28.  —  Adian.,  V.  II.,  Xil,  27. 

i'i)  Plutarch.,  \h.  —  Apollodor.,  III,  7,  I.  —  Slat.,  Tbeb.,  XII,  295,  S(|f|. 
(.0)  Iliad.,  VII,  375-377,  408-i  10. 
{<>)  Iliad. ,\l\,  7(3,  sqq. 


42 


LA    GRECE. 


Ajax  se  présente;  les  deux  guerriers  combaltent  jusqu'à  la  nuit; 
alors  les  hérauts  les  séparent,  mais  avant  de  retourner  dans  la  cité 
de  Priam,  Hector  dit  à  Ajax  :«  Faisons-nous  l'un  à  l'autre  de  riches 
présents,  afin  que  les  Troyens  et  les  Achéens  puissent  se  dire  : 
Ajax  et  Hector  combattirent,  animés  d'une  rage  meurtrière,  mais 
ils  se  séparèrent  unis  par  l'amitié  »  (').  Ce  dernier  trait  rappelle  les 
mœurs  chevaleresques;  mais  la  barbarie  était  encore  bien  puissante, 
puisqu'il  fallait  une  convention  pour  empêcher  le  vainqueur  d'as- 
souvir une  ignoble  vengeance  sur  le  cadavre  du  vaincu.  Cet  accord 
n'était  pas  toujours  agréé;  Achille  refusa  aux  supplications  d'Hec- 
tor la  faveur  de  la  sépulture.  Les  dieux  durent  intervenir.  Emus 
de  pitié,  ils  engagent  Mercure  à  enlever  Hector;  le  conseil  est 
approuvé  par  tous  les  immortels,  sauf  par  les  divinités  que  leur 
haine  pour  la  ville  de  Troie  égarait.  Mais  Jupiter  veut  qu'Achille 
lui-même  rende  le  cadavre  à  Priam  ;  il  charge  Thétis  de  porter  ses 
ordres  au  héros  grec  (■). 

Qu'un  dissentiment  se  soit  élevé  parmi  les  dieux  sur  la  réproba- 
tion de  la  conduite  d'Achille,  que  parmi  les  divinités  dont  la  mort 
d'Hector  n'a  pas  désarmé  la  colère ,  se  trouve  Minerve  elle-même, 
voilà  certes  un  témoignage  éclatant  de  la  férocité  des  mœurs  hé- 
roïques :  les  hommes  prêtaient  leurs  sentiments  aux  dieux,  et  la 
vengeance  était  la  plus  violente  de  leurs  passions.  Toutefois  lors- 
que le  désir  de  se  venger  n'aveugle  pas  les  dieux,  ils  reprennent 
leur  supériorité  sur  les  hommes  :  pris  dans  leur  ensemble,  ils  ont 
une  moralité  plus  élevée.  La  piraterie  donne  la  gloire  aux  héros; 
mais  ceux  qui  sont  victimes  de  leurs  brigandages  en  appellent  à  la 
justice  divine;  ils  ne  peuvent  croire  que  les  immortels  chérissent 
les  actions  impies  {').  Tout  moyen  de  nuire  à  l'ennemi  avait  long- 
temps été  considéré  comme  légitime;  les  traditions  sur  Hercule 
s'accordent  à  attribuer  au  héros  grec  l'usage  de  flèches  empoison- 
nées {*).  Dans  les  poèmes  d'Homère,  ces  armes,  dignes  d'un  peuple 


H)  lliad.,  VII,  299.  sqq. 

[2)  Iliad.,  XXIV,  23,  sqq.;  107,  sqq. 

(3)  Odijss.,XlY,  83,  sqq. 
(i)  Apoîlodor.,  II,  3,  2. 


L  AGE    HEROÏQUE. 


/ir) 


I 


sauvage,  ne  sont  pas  encore  réprouvées  par  la  conscience  générale; 
mais  déjà  la  crainle  d'offenser  les  dieux  engage  un  prince  à  refu- 
ser à  Ulysse  le  poison  mortel  que  le  roi  d'Ithaque  lui  demaiule 
pour  en  imprégner  ses  flèches  (').  Le  respect  des  dienx  commence  à 
adoucir  les  horreurs  de  la  guerre,  en  mettant  les  hommes  et  les 
choses  sacrés  à  l'ahri  des  violences  (-).  La  protection  des  dieux  ne 
s'étend  pas  encore  au-delà  de  leurs  sanctuaires;  ils  prennent  eux- 
mêmes  part  aux  comhals,  et  la  vie  des  mortels  ,  quand  ils  ne  leur 
sont  pas  attachés  par  des  liens  particuliers,  leur  est  indifférente. 
Cependant  la  religion  hellénique  est  essentiellement  humaine;  le 
sang  lui  répugne;  il  souille,  alors  même  qu'il  est  versé  dans  un 
combat  légitime.  Hector,  couvert  de  poussière  et  de  sang,  n'ose 
implorer  .Jupiter:  on  ne  doit  pas,  dit  le  poëte,  offrir  de  libation  aux 
dieux  avec  des  mains  impures  (^). 

Les  traités  qui  mettaient  fin  aux  hostilités  n'étaient  le  plus  sou- 
vent que  des  trêves;  toutefois  la  religion  chercha  à  en  assurer 
l'observation.  Déjà  dans  l'âge  héroïque,  on  avait  senti  le  besoin 
d'entretenir  quelques  relations  pacifiques,  même  entre  ennemis.  Les 
hérauts  servaient  d'intermédiaires  pour  porter  des  propositions  d'un 
camp  à  l'autre.  Homère  les  appelle  les  ministres  des  dieux  et  des 
hommes  (^).  La  religion  leur  imprima  un  caractère  divin  :  ils  étaient 
sacrés,  inviolables  (^).  Des  cérémonies  religieuses  présidaient  à  la 
conclusion  des  traités  f).  Homère  en  trace  un  tableau  fidèle.  Les 
hérauts  rassemblent  les  gages  des  serments;  ils  mêlent  le  vin  dans 
le  cratère  et  répandent  l'eau  sur  les  mains  des  rois.  Le  fils  d'Atrée 
coupe  de  la  laine  sur  la  tête  des  agneaux,  et  les  hérauts  la  distri- 
buent aux  chefs  des  Troyens  et  des  Grecs.  Puis  v\gamemnon  prie 
à  haute  voix,  en  élevant  ses  mains  au  ciel  ;  «  Jupiter,  notre  père, 


(1)  Odyss.,  1,263. 

(2)  Odyss.,  IX,  197,  sq. 

(3)  Iliad.,  VI,  2GG. 

(4)  Iliad.,  I,  334;  ¥11,275. 

('6]  Iliad.,  IV,  192.  —  l'ollux,  Vllf,  p.  159.  Hercule  osa  outrager  dos  ambassn- 
sadeurs  ;  cet  attentat  fut  flétri  comme  un  crime  par  la  conscience  nationale (Pau- 
san.,  IX,  2o,  4.  —  Apollod.,  II,  4,  i  I). 

((»)  Fcith,  Au[u\.  [loin.,  IV,  17. 


44  LA  GRÈCE. 

toi  qui  règnes  sur  l'Ida,  dieu  glorieux  et  puissant,  Soleil  qui  vois, 
qui  entends  toutes  choses;  Fleuves,  Terre,  et  vous,  divinités  qui, 
dans  les  enfers,  punissez  après  leur  mort  les  hommes  parjures, 
soyez  nos  témoins  et  maintenez  nos  serments  fidèles.  »  Après  cette 
prière,  il  égorge  les  agneaux  et  les  dépose  palpitants  sur  la  terre. 
Tous,  ensuite,  puisant  le  vin  dans  le  cratère,  font  des  lihations  aux 
dieux,  et  chacun  des  Grecs  et  des  Troyens  prie  en  ces  termes  : 
«  Grand  et  glorieux  Jupiter,  et  vous  tous,  dieux  immortels,  quels 
que  soient  les  premiers  qui  violent  les  traités,  faites  que  leurs 
cervelles  et  celles  de  leurs  enfants  se  répandent  sur  la  terre  comme 
ce  vin  »{').  Dans  un  âge  où  régnait  le  droit  du  plus  fort,  les  hommes 
sentaient  instinctivement  que  la  foi  des  serments  était  le  seul  lien 
de  l'ordre  social  :  aussi  les  dieux  eux-mêmes  étaient  punis  de  leurs 
parjures  (■). 

§  V.  Tendances  pacifiques  de  l\igc  kêroïfjuc. 

La  punition  du  parjure  était  une  garantie  insuffisante  pour  ré- 
primer les  passions  d'un  âge  qui  ne  reconnaissait  qu'un  droit,  la 
force;  trop  souvent  les  dieux  et  les  hommes  se  laissaient  emporter 
par  la  soif  de  la  vengeance  à  violer  la  foi  jurée.  Ainsi  les  temps 
héroïques  nous  présentent  partout  le  spectacle  de  la  lutte  entre  la 
harharie  primitive  et  la  civilisation  naissante.  La  victoire  dans  cette 
lutte  n'est  jamais  douteuse.  Déjà  dans  les  poèmes  homériques,  la 
société  n'est  plus  exclusivement  guerrière;  la  violence  y  domine  à 
la  vérité,  mais  des  mœurs  plus  douces  s'y  font  jour,  et  des  goùls 
pacifiques  révèlent  le  caractère  et  la  mission  de  la  race  hellénique. 

On  a  comparé  les  Grecs  aux  peuples  du  Nord  H-  Il  y  a,  il  est 
viai,  des  traits  de  ressemhlance  entre  les  hardis  corsaires  de  la 
Scandinavie  et  les  héros  de  la  Grèce  qui  parcouraient  les  mers  en 
pirates.  Mais  l'analogie    est  plus  apparente  (lue  réelle.  Quoique 


(1)  IliacL,  III,  268,  miq.  Cf.  XIX,  239,  sq. 

(2)  Hcsiod.,  Theogoi).,  78i-79o 

(3)  Bulmr,  Atlieiis,  I,  3. 


I 


l'aGR    HKROÏQIE.  45 

vivant  dans  un  état  permanent  d'iioslililés,  les  Grecs  considéraient 
la  guerre  comme  une  calamilé.Des  populations  entières  se  livraient 
aux  occupations  de  la  paix,  et  ne  connaissaient  les  horreurs  de  la 
guerre  que  par  les  chanls  de  leurs  portes  (').  Il  semble  que  sous  le 
doux  ciel  de  la  Grèce  les  mœurs  des  hommes  ne  pouvaient  rester 
longtemps  dures  et  sauvages.  IMème  chez  les  héros  d'Homère  le 
goût  des  travaux  pacifiques  s'unissait  à  l'amour  des  combats.  Sur 
le  bouclier  d'Achille  le  poëte  représente  des  scènes  de  la  vie  cham- 
pêtre à  côté  des  images  de  la  guerre  (').  Les  rois  et  les  ])rinces 
prenaient  part  aux  travaux  des  champs  (^),  et  ils  quittaient  avec 
peine  ces  paisibles  occupations  pour  les  glorieux  travaux  de  Mars. 
Ulysse,  simulant  la  fureur  pour  ne  pas  se  rendre  au  siège  de 
Troie,  n'était  pas  une  exception;  cette  action,  qui  aurait  couvert 
de  honte  un  homme  du  Nord,  ne  porta  pas  atteinte  à  la  gloire  du 
favori  de  jMinerve.  Les  Grecs  et  les  Troyens  se  réjouirent  de  la 
l)roposition  d'un  combat  singulier  entre  Ménélas  et  Paris,  dans  l'es- 
l)oir  que  leurs  funestes  dissensions  auraient  une  fin  :  ils  avaient 
hâte  de  quitter  les  rivages  de  Troie,  «  pour  retourner  dans  leurs 
foyers  où  les  femmes  et  les  enfants  languissaient,  attendant  leur 
retour  »  (').  Cette  lassitude  de  la  guerre  s'emparait  parfois  des 
chefs  que  l'amour  de  la  gloire  aurait  dû  soutenir  dans  leurs  rudes 
travaux.  Plus  d'un  héros  partageait  les  sentiments  qu'Achille  ex- 
prima dans  un  moment  de  découragement  :«Tout  son  désir,  dit-il, 
est  de  posséder  une  femme  et  de  jouir  en  paix  des  biens  qu'a 
recueillis  son  père.  Rien  n'égale  pour  lui  le  prix  de  la  vie,  ni 
toutes  les  richesses  que  i)ossédail  autrefois  l'opulente  Ilion,  ni  les 
trésors  que  renferme  le  temple  d'Apollon  Pythien.  On  peut  repren- 
dre des  troupeaux  de  bœufs  et  de  brebis,  des  trépieds  magnifiques, 
des  coursiers  à  la  crinière  d'or,  mais  rien  ne  peut  rappeler  l'âme 


(t)  Voir  le  tableau,  un  peu  idéalisé,  de  la  vie  phénicienne.  Odyss.,  VIIF, 
2'iG,  sqq. 

(2)  Hiad.,  XVIII,  ooO,  sq([. 

(.))  Orljjss.,  XXIV,  223,  S(|(j.  Cf.  XVI,  140.  —  lliad.,  VI,  'j2i.  —  Cf.  Fcillt, 
Aiiliq.  Homer.,  IV,  I,  o. 

CO  lliad.,  II,  73,  sq.;  131-1  il,  142,  sq.;  liO-lG'J,  283-332. 


/^C^  LA    r.RICCF.. 

de  riiomme;  elle  fuit  sans  retour,  quand  le  dernier  soupir  s'est 
échappé  de  nos  lèvres  »(').  Ces  tendances  pacifiques  étaient  encore 
plus  marquées  chez  les  Troyens,  Grecs  aussi,  mais  plus  civilisés 
que  leurs  frères  d'Europe.  Les  vaincus  imploraient  la  vie  de  leur 
vainqueur;  les  pères  des  héros  qui  succombaient  sur  le  champ  de 
bataille,  se  consumaient  dans  les  larmes  et  le  chagrin  (-). 

Comparez  ces  mœurs  douces  jusqu'à  la  mollesse  avec  celles  des 
Scandinaves.  Une  mort  violente  n'est  pas  pour  eux  un  malheur, 
c'est  le  but  de  la  vie;  impatients  de  l'atteindre,  ils  s'élancent  dans 
la  mêlée,  moins  pour  y  vaincre  que  pour  y  périr.  Le  premier  vœu 
qu'une  mère  forme  pour  son  fils,  c'est  qu'il  périsse  en  combattant. 
Quelle  est  la  félicité  qui  attend  les  héros  après  leur  mort?  Une  éter- 
nité de  luttes  sanglantes.  Le  Valhalla  retentit  du  choc  des  lances 
et  des  épées,  le  sang  ruisselle,  le  paradis  est  jonché  de  guerriers 
frappés  d'un  second  trépas;  mais  leurs  blessures  se  ferment,  ils 
revivent  pour  recommencer  une  nouvelle  vie  de  combats.  Le  palais 
d'Odin  ne  s'ouvre  qu'aux  guerriers  tombés  sur  le  champ  de  ba- 
taille, tandis  que  les  portes  du  Valhalla  restent  fermées  à  ceux  qui 
sortent  pacifiquement  de  la  vie,  quelle  qu'ait  été  leur  bravoure. 
Aussi  les  héros  du  Nord  n'ont-ils  qu'une  seule  crainte,  c'est  de  mou- 
rir d'une  mort  paisible;  ceux  qui  n'ont  pas  le  bonheur  de  trouver 
la  mort  dans  les  combats,  la  cherchent  dans  le  suicide  (^j. 

Voilà  des  mœurs  guerrières;  c'est  la  barbarie  élevée  Jusqu'à 
l'héroïsme.  Les  héros  d'Homère  qui  dans  le  séjour  des  ombres 
regrettent  la  vie,  auraient  passé  pour  des  lâches  dans  le  palais 
d'Odin.  Ces  tendances  pacifiques  de  l'âge  primitif  des  Grecs  nous 
révèlent  leur  mission.  Ils  ne  sont  pas  destinés  à  devenir  un  peuple 
conquérant;  c'est  par  les  travaux  de  l'intelligence  qu'ils  doivent 
s'illustrer  plus  que  par  les  exploits  de  la  guerre.  Nous  trouverons 
également  dans  les  relations  internationales  des  temps  héroïques, 
les  éléments  du  futur  droit  des  gens  des  cités  helléniques. 


(1)  lUacL,  IX,  398,  sqq. 

(2)  IliacL,  Y,  156,  sqq.;  III,  305,  sqq.;  XX!I,  408,  sqq. 

(3)  Mallet,  Introcliictioa  à  rhistoirc  de  Danemark,  ch.  IX. 


I.'aCR    HÉROÏQIF..  M 


%  'SX.   Relations   internationales.   Hospitalité.   Commerce. 
Les  Argonautes. 

I. 

L'incapacilédc  coucevoir  l'unité  se  manifeste  chez  les  Grecs  plus 
que  chez  tout  autre  peuple  du  monde  ancien.  Elle  est  frappante 
dans  l'ordre  religieux.  Les  dieux  étaient  réunis  en  Olympe;  c'était 
un  premier  pas  hors  de  l'individualisme  primitif,  mais  cette  asso- 
ciation n'empêcha  pas  la  division.  Lorsque  les  dieux  se  parta- 
gèrent la  terre,  ils  s'approprièrent  chacun  certaines  localités  dans 
lesquelles  on  leur  rendit  des  honneurs  particuliers  (').  Ce  partage 
devint  pour  les  immortels  un  sujet  de  dissensions  et  de  guerres  : 
ils  se  disputèrent  la  possession  des  plus  beaux  pays,  eu  lâchant 
de  séduire  les  habitants  par  des  promesses  et  des  bienfaits  (').  Le 
dieu  élu  devint  le  protecteur  de  la  cité  qui  lui  vouait  un  culte 
spécial.  Il  en  résultait  que  les  hostilités  des  peuples  déchiraient 
aussi  rOlympe.  Pendant  la  guerre  de  Troie,  les  dieux  sont  divisés 
en  deux  camps  ennemis;  ils  mettent  tour  à  tour  en  usage  la  ruse 
et  la  force  pour  obtenir  un  avantage  sur  leurs  adversaires.  Enfin 
Jupiter  leur  permet  de  prendre  ouvertement  part  à  la  lutte, lui  seul 
reste  neutre.  Le  père  des  dieux  et  des  hommes  a  un  caractère  plus 
universel  que  les  autres  divinités;  il  donne  la  victoire  à  Achille, 
mais  Hector  aussi  lui  est  cher.  Il  ne  hait  pas  Patrocle,  quoiqu'il 
aime  Sarpédon;  il  s'intéresse  également  à  Ajax  et  à  Hector.  11  est 
forcé  d'abandonner  Troie  à  son  destin,  mais  il  le  fait  à  regret  (^). 
Néanmoins  Jupiter  ne  mérite  pas  le  titre  de  Dieu  de  tous  les  Grecs, 
et  encore  moins  celui  de  tous  les  hommes.  Ce  ne  sont  pas  des  sen- 
timents d'un  père  qui  l'inspirent,  lorsque,  pour  satisfaire  la  colère 

(1)  Apollodor.,  III,  14,  in.  ' 

(2)  Voyez  des  exemple^  de  ces  luttes  entre  Minerve  et  Neptune,  au  sujet 
d'Athènes  (Apollod.,  III,  14,  l)  et  au  sujet  de  Tiézénes  {Pausan.,  Il,  30,  G);  entre 
le  Soleil  et  Neptune  au  sujet  de  Corinthe  {Pausau.,  II.  I,  G);  entre  Junon  et  Nep- 
tune, au  sujet  de  l'Argolide  {l'nusan.,  Il,  lo,  l>). 

(■■))  Iliad.,  VI.  318;  XVII.  U70.  sc].;  VII.  280,  IV,  'l'i,  s.|q. 


4.8  l\    (iUKCE. 

(l'Achille,  il  abandonne  les  Grecs  au  carnage.  Des  passions  indivi- 
duelles déterminent  ses  actions,  et  remportent  sur  le  bonheur  de 
la  généralité  des  hommes.  11  n'a  pu  soustraire  à  la  mort  Sarpédon, 
son  fds;  un  combat  acharné  se  livre  entre  les  Grecs  et  les  Troyens 
autour  de  son  corps;  pour  le  rendre  plus  affreux,  Jupiter  répand 
une  nuit  funeste  sur  les  combattants  ('). 

Ainsi  le  père  des  dieux  lui-même  ne  se  dépouille  pas  de  Findivi- 
dualisme  qui  forme  l'essence  de  la  religion  païenne.  Ou  en  a  cherché 
l'origine  dans  des  influences  locales,  historiques  (').  Il  y  a  une  cause 
plus  profonde;  ce  sont  les  bornes  de  l'esprit  humain  qui  commence 
par  tout  rapporter  à  un  cercle  étroit,  avant  de  généraliser  ses 
conceptions.  L'enfant  comprend  à  peine  les  relations  et  les  intérêts 
de  la  petite  association  où  il  a  vu  le  jour;  de  même  les  peuples,  dans 
l'enfance  des  sociétés  n'étendent  pas  leurs  regards  au-delà  de  leur 
cité  ou  de  leur  tribu.  Chaque  individu  a  son  dieu,  chaque  cité  a  le 
sien.  L'Olympe  est  l'image  des  relations  qui  existent  sur  la  terre. 
L'état  n'existait  pas  encore  :  dans  la  seule  île  des  Phéacieus,  treize 
chefs  se  partageaient  rempire(^),  et  la  même  division  régnait  dans 
toute  la  Grèce.  Parmi  les  grandes  entreprises  de  Thésée,  on  consi- 
dérait comme  la  plus  étonnante  le  projet  qu'il  exécuta,  de  former 
un  seul  peuple  des  habitants  de  l'Atlique;  jusque-là  ils  étaient 
dispersés  en  plusieurs  bourgs  qui  se  faisaient  la  guerre  les  uns  aux 
autres  (*).  Les  états  commençant  à  peine  à  se  former,  il  ne  pouvait 
pas  y  avoir  de  lien  entre  les  populations  grecques;  elles  n'avaient 
pas  encore  conscience  de  leur  nationalité.  Thucydide  remarque 
qu'Homère  n'emploie  pas  le  mot  de  Barbare,  et  il  en  donne  la 
raison  :  c'est  que  les  Grecs  ne  s'étaient  pas  encore  désignés  eux- 
mêmes  par  un  nom  distinctif  opposé  à  celui  d'étranger  (°). 

La  Grèce  ne  parvint  jamais  à  former  un  corps  de  nation  ;  il  y 
eut  seulement  quelques  tentatives  d'hégémonie.  Ce  système  devait 
être  en  harmonie  avec  les  tendances  de  la  race  grecque,  car  on  le 

(1)  Iliad.,X\\,  5G7,  sq.  Cf.  433. 

(2)  Ilermann,  Griech.  Staatsallerlh.,  T.  II,  p.  o3-7l, 

(3)  Odyss.,  VIII,  390,  sq. 

(4)  Plutarch,,  TLcs.  24. 

(5)  Thucud.,l,  3. 


voit  déjà  poindre  dans  les  temps  héroïques.  Minos  exerçait  une 
espèce  de  suprématie  maritime  dans  la  mer  hellénique.  Agamem- 
non  dut  à  sa  puissance  le  commandement  dans  l'expédition  de 
Troie  (').  Cette  guerre  est,  d'après  Thucydide,  la  première  entre- 
prise pour  laquelle  les  Grecs  se  soient  réunis  (-).  Il  n'y  a  pas  dans 
toute  l'histoire  un  événement  qui  ait  acquis  autant  de  célébrité  que 
le  siège  de  Troie.  C'est  à  la  poésie  qu'Achille  et  Hector  doivent 
leur  gloire  immortelle;  les  ruines  mêmes  d'Ilion  ont  péri('),  mais 
le  génie  du  poète  est  plus  puissant  que  la  puissance  destructrice  du 
temps.  La  tradition  disait  que  le  serment  des  prétendants  d'Hélène 
avait  engagé  les  princes  grecs  à  prendre  le  parti  de  Ménélas.  Cette 
explication  poétique  ne  satisfit  pas  toujours  les  Grecs.  A  l'époque 
où  un  combat  à  mort  s'engagea  entre  la  race  hellénique  et  les  Perses, 
les  premières  hostilités  entre  la  Grèce  et  l'Asie  furent  considérées 
comme  le  prélude  d'une  lutte  plus  sérieuse  [*).  Dans  ce  nouvel 
ordre  d'idées,  la  guerre  de  Troie  changea  de  caractère;  on  y  vit  le 
triomphe  de  l'Europe  sur  l'Orient  f).  En  adoptant  cette  opinion 
le  chantre  d'Énée  lui  donna  l'autorité  du  génie  (^).  La  philosophie 
de  l'histoire  maintient  à  la  guerre  de  Troie  la  place  que  Virgile 
lui  a  assignée.  Le  premier  choc  entre  l'Orient  et  l'Occident  fut  un 
pas  vers  l'union  des  deux  mondes,  longtemps  ennemis,  mais  dont 
la  réconciliation  est  une  nécessité  pour  l'harmonie  du  genre  hu- 
main. 

On  a  attribué  à  la  guerre  de  Troie  une  grande  influence  sur  le 
développement  de  l'esprit  national  des  Grecs;  dix  années  de  com- 


(1)  Thucyd.,  l,  4,  9. 

(2)  Thucyd.,  I,  3. 

(3)  «  Etiam  periere  niinœ  »{Lucan.,  Pharsal.,  IX,  9C8,  sq.). 

(4)  Hérodote  dit  que  les  Perses  atlrihuaiont  à  la  guerre  de  Troie  la  haine  qu'ils 
portaient  aux  Grecs  {llerod.,  F.  5);  il  fait  remonter  jusqu'aux  temps  mytholo- 
gifiues  les  hostilités  des  Grecs  et  des  Asiatiques  (Herod.,  I,  1-5).  Lycophron  a 
repris  ces  traditions  et  en  a  poursuivi  le  cours  depuis  l'enlèvement  d'io  par  les 
Phéniciens  jusqu'à  Alexandre  le  Grand  [Lycophr.,  v.  ■1291-1439). 

(.0)  Hélène  dit  dans  Euripide  (pie  par  la  ruine  do  Troie,  la  Grèce  échappa  à  la 
domination  des  Barbares  [Troad.,  v.  933,  sq).  Gnke  à  Hélène,  dit  Isocrate,  les 
Grecs  ne  sont  pas  les  esclaves  des  F'erses  [flclenœ  laudalio,  n°  07). 

[C]  /Encid.,  VII,  223--.:'J5. 

4 


50  LA    GRÈCE. 

bats  sur  une  terre  étrangère,  des  dangers  partagés,  une  gloire  com- 
mune, auraient  dû,  semble-t-il,  faire  un  corps  de  nation  des  diver- 
ses tribus  réunies  sous  un  seul  commandement  (').  Mais  l'histoire 
ne  confirme  pas  ces  conjectures.  Les  Grecs  continuèrent  à  être 
divisés.  Ils  se  traitaient  d'étrangers  d'une  cité  à  l'autre,  et  l'étranger 
était  confondu  avec  l'ennemi.  Pour  l'étranger  ou  l'ennemi  il  n'y 
avait  ni  droit  ni  humanité.  Un  drame  d'Euripide  en  offre  un  témoi- 
gnage affreux.  Le  roi  des  Thraces  assassine  le  dernier  fils  d'Hécube 
pour  s'emparer  de  son  or  ;  quand  la  malheureuse  mère  demande 
à  Agamemnon  qu'il  venge  cet  assassinat  et  l'hospitalité  violée,  le 
grand  roi  répond  qu'il  n'ose,  parce  que  l'armée  regarde  le  Thrace 
comme  son  allié  et  Polydore  comme  son  ennemi  {^). 


IL 


L'hospitalité  était,  comme  on  voit,  une  garantie  peu  efficace, 
lorsque  de  mauvaises  passions  poussaient  l'hôte  à  la  violer.  Cepen- 
dant de  tous  les  peuples  anciens  les  Grecs  avaient  l'idée  la  plus 
élevée  de  ces  relations  (').  Il  faut  lire  dans  TOdyssée  les  détails 
de  l'hospitalité  primitive  (^)  :  on  ne  trouve  dans  aucun  poète  de 
l'antiquité  un  sentiment  plus  vif,  plus  délicat  des  devoirs  qu'elle 
impose  (^).  L'étranger,  dit  Homère,  est  comme  un  frère  pour  tout 
homme  à  qui  la  plus  légère  compassion  louche  le  cœur(^).  La 
nécessité  de  rencontrer  un  appui  au-delà  des  limites  de  la  cité, 
disposait  à  offrir  au  voyageur  les  soins  que  l'on  avait  soi-même  ré- 
clamés, ou  dont  on  pouvait  avoir  besoin  un  jour  (*).  «  Je  n'ai  point 
oublié,  dit  Thésée  dans  Sophocle,  que  dans  mon  enfance  j'étais  sur 


(I]  Heeren,  Griecheuland,  4^  sect.,  p.  'H  8  et  suiv. 

(2)  Etirip.,  Hecub.,  y,  857-859. 

(3)  Sur  l'hospitalité  des  temps  héroïques,  voyez  Feith,  Anliq.  Homer.,  III,  12. 
]3;  WachsmiUh,  Jus  gentium,p.  43. 

(.'i)  Odyss.,  XIV,  in.;  XVII,  336-487. 
(5)  OfZyss.,XV,  74,  sqq. 
(G)  Odyss.,  VIII,  546,  sq. 
(7)  Poiliix,  Onomast.,  III,  60. 


l'ace  ukroïqif.  m 

une  terre  étrangère  et  qu'errant  hors  de  ma  patrie,  je  courus  les 
plus  grands  périls;  aussi  ne  repousserai-je  jamais  celui  qui  de- 
mande riiospilalilé  »(').  La  religion  donna  sa  sanction  aux  rapports 
que  la  nécessité  ou  la  commisération  avaient  fait  naître.  Homère 
répèle  souvent  que  les  étrangers  et  les  pauvres  viennent  de  Jupi- 
ter (*).  Les  dieux  vengeaient  la  violation  de  l'hospitalité.  Ménélas 
menace  les  Troyens  du  courroux  de  Jupiter  :  «  il  renversera  un 
jour  leur  ville  superbe,  parce  que,  sans  avoir  reçu  une  injure,  ils 
ont  enlevé  son  épouse  qui  les  reçut  avec  bienveillance  »(^). 

L'hospitalité  avait  la  force  des  liens  de  famille;  les  droits  et  les  de- 
voirs qu'elle  créait  étaient  héréditaires,  comme  ceux  qui  naissent  du 
sang  (*).  Il  faut  que  la  puissance  de  ces  liaisons  ait  été  bien  grande, 
puisqu'il  sulfisait  de  les  rappeler  pour  faire  tomber  les  armes  des 
mains  des  combattants.  Glaucus  et  Diomède  s'avancent  au  milieu 
des  deux  armées,  brûlant  de  combattre;  lorsqu'ils  sont  près  l'un 
de  l'autre,  le  Grec  dit  au  Troyen  qu'il  ne  l'a  pas  encore  vu  dans 
les  combats  ;  il  lui  demande  quelle  est  sa  patrie  :  «  Pourquoi,  répond 
Glaucus,  me  demandes-tu  quelle  est  mon  origine?  La  naissance  des 
hommes  est  comme  celle  des  feuilles.  Le  vent  répand  les  feuilles 
sur  la  terre,  mais  la  forêt  féconde  en  produit  de  nouvelles,  quand 
la  saison  du  printemps  revient;  ainsi  naissent  et  s'éteignent  les 
races  humaines.  Cependant  si  tu  veux  savoir  mon  origine  et  celle 
de  mes  pères,  écoute-moi.  »  Le  récit  de  Glaucus  apprend  à  Dio- 
mède que  leurs  aïeux  ont  été  unis  par  les  saints  nœuds  de  l'hospi- 
lalilé  ;  rempli  de  joie,  il  enfonce  sa  lance  dans  la  terre  et  adresse  à 
son  adversaire  ces  douces  paroles  :  «  Ainsi  donc  je  suis  pour  toi 
dans  Argos  un  hôte  chéri,  comme  lu  le  seras  pour  moi  dans  la 
Lycie,  quand  j'irai  parmi  ces  peuples,  évitons  que  nos  lances  se 


(1)  OEdip.  Col,  562-508. 

(2)  Od[iss.,\\,  207,  sq.;  XIV,  508.  La  croyance  que  les  dieux,  sous  la  forme  ilts 
\oyageurs,  parcouraient  les  villes  pour  connaître  la  violence  ou  la  justice  des 
hommes,  augmentait  le  respect  qu'on  avait  pour  les  hôtes  {Odyss.,  XVII,  483- 
487). 

(3)  Hiad.,  XIII,  620,  sqq.  Cf.  III,  350,  .«qq. 

(4)  Odyss.,  I,  487;  XV,  197. 


^)2  LA    f.RÈrE. 

rencontrent  même  dans  la  mêlée...  Échangeons  nos  armes,  pour 
que  tous  apprennent  combien  nous  honorons  l'hospitalité  qui  jadis 
unissait  nos  pères.  »  Tous  deux  à  ces  mots,  s'élancent  de  leurs 
chars,  se  prennent  la  main  et  se  jurent  une  foi  constante  ('). 

Si  l'on  jugeait  l'antique  hospitalité  d'après  ce  magnifique  épi- 
sode, on  serait  tenté  d'y  voir  une  protection  efficace  de  la  fai- 
blesse de  l'étranger;  mais  la  réalité  était  loin  de  répondre  à  l'idéal 
de  la  poésie.  Les  poèmes  d'Homère  nous  montrent  eux-mêmes 
les  mœurs  luttant  avec  la  barbarie  primitive.  Tous  les  peu- 
ples n'étaient  pas  amis  de  l'étranger;  quand  le  poète  veut  carac- 
tériser des  hommes  civilisés,  il  dit  qu'ils  sont  hospitaliers,  que 
leur  âme  respecte  les  dieux;  à  leur  côté  il  y  a  aussi  des  hommes 
cruels,  sauvages,  sans  justice  (^).  Si  les  palais  des  héros  étaient 
toujours  ouverts  à  l'étranger,  n'y  avait-il  pas  des  rois  ou  des 
brigands  fameux  par  les  cruautés  qu'ils  exerçaient  à  l'égard  des 
malheureux  voyageurs  ?(^)  Même  les  peuples  dont  Homère  loue 
la  douceur  témoignaient  de  l'éloignement  pour  les  étrangers  : 
les  Phéaciens,  dit-il,  «t  accueillaient  sans  bienveillance  ceux  qui 
venaient  des  pays  lointains  »(*).  L'hospitalité  antique,  qui  nous 
apparaît  sous  des  couleurs  si  séduisantes,  était  un  fait  très-rare. 
Les  étrangers  qui  figurent  comme  hôtes  dans  les  poèmes  homé- 
riques appartiennent  aux  premières  ou  aux  dernières  classes  de  la 
société;  ce  sont  ou  des  héros  ou  des  mendiants.  Kncore  ces  der- 
niers n'étaient-ils  pas  toujours  bien  reçus.  Les  pauvres  voyageurs 
étaient  obligés  de  se  réfugier  dans  un  de  ces  édifices  publics  qui 
servaient  de  lieu  de  réunion  aux  habitants  sociables  de  la  Grèce; 
si  le  froid  de  la  nuit  leur  faisait  désirer  un  abri  plus  chaud,  ils 
devaient  le  chercher  dans  les  forges  :  c'est  là  que  l'impudente 
Mélantho  renvoie  Ulysse  qu'elle  prend  pour  un  mendiante^).  Les 


(-1)  Iliad.,\l,  MO-'iSG. 

(2)  Odyss.,  VIII,  575,  sq.;  IX,  475,  sq.;  XIII,  200-203. 

(3)  Sinnis,  Scyron,  Procruste,  Echétus,  Antée  sont  fameux  par  leur  barba- 
rie (.-Ipo/^orf.,  II,  5,  11.) 

(4)  Odyss.,  XVII,  15,  sqq.;  30,  sqq. 

(5)  Odijss.,  XVIII,  328,  sq.  —  Comparez  le  commentaire  d'Euslathc,  p.  ISiS. 


l'âge  héroïque.  55 

siippliaiils  étaient  placés  sous  la  protection  spéciale  de  Jupiler('). 
Dans  les  sociétés  où  l'ordre  et  la  justice  sont  assurés,  le  droit 
d'asile  serait  le  plus  grand  des  abus;  dans  un  âge  où  régnait  le 
droit  du  plus  fort,  l'étranger  qui  fuyait  la  poursuite  de  ses  enne- 
mis, était  plus  souvent  malheureux  que  coupable.  Les  artisans,  les 
prophètes,  les  descendants  d'Esculape  et  les  mortels  inspirés  des 
dieux  dont  les  chants  faisaient  les  délices  des  héros,  jouissaient 
également  des  bienfaits  de  l'hospitalité  (^).  Mais  la  classe  la  plus 
nombreuse  des  voyageurs,  les  marchands,  ne  figurent  pas  parmi 
les  hôtes;  ils  ne  quittaient  guère  leurs  vaisseaux  que  pour  étaler 
leurs  marchandises  (")  :  pirates  autant  que  trafiquants,  comment 
les  aurait-on  reçus  sous  le  toit  hospitalier? 


III. 


Lhospitalité  de  l'âge  héroïque  était  insuffisante  pour  entretenir 
entre  les  hommes  des  rapports  nombreux  et  réguliers.  En  réalité, 
l'on  commençait  à  peine  à  sentir  l'utilité  de  relations  pacifiques.  11 
y  avait  quelques  peuples  commerçants,  les  Phéacicns,  les  Cre- 
tois (*).  Les  princes  prenaient  une  part  directe  au  négoce  ('^).  Mais  le 
commerce  était  peu  estimé,  même  chez  les  nations  qui  s'y  livraient. 
Ulysse  subit  des  outrages  publics  dans  le  palais  d'Alcinoiis,  parce 
qu'il  semble  reculer  devant  les  jeux  qui  demandent  de  la  force  et 
du  courage;  on  le  compare  à  un  homme  possédant  de  beaux  navi- 
res, ne  s'occupant  que  de  trafic  et  ne  pensant  qu'à  ses  marchan- 
dises ramassées  avec  avidité C').  Le  seul  commerce  auquel  les  Grecs 
aimaient  à  se  livrer,  était  la  piraterie.  C'est  Ulysse  qui  nous  l'ap- 
prend dans  le  récit  des  aventures  fictives  qu'il  fait  à  Eumée  : 
«  Avant  que  les  fils  des  Achéens  partissent  pour  Ilion,  je  conduisis 


(1)  Odyss.,  VII,  465,  <81;  IX,  270. 

(2)  Odyss.,  XVII,  383,  sqq. 

(3)  Odyss.,  XV,  415,  sqq. 

(4)  Odyss.,  VII,  34-36.  —  Thucyd.,  I,  4.  —  Cf.  Odyss.,  XIV,  218,  Sijq. 
(o)  Odyss.,  l,  184,  sq((. 

(G)  Odyss.,  VIII,  158  «qq. 


54  LA    GRECE. 

neuf  fols  sur  de  rapides  navires  des  guerriers  chez  des  peuples 
étrangers,  et  je  rapportai  toujours  des  biens  en  abondance.  Je 
prenais  d'abord  la  meilleure  part  du  butin ,  et  par  le  sort  j'en 
obtenais  d'autres.  Ainsi  j'accrus  promptement  l'opulence  de  ma 
maison  et  je  devins,  parmi  les  Cretois,  un  citoyen  puissant  et  con- 
sidéré »('). 

Cependant  la  civilisation  naissante  rendait  les  habitants  de  la 
Grèce  avides  des  objets  de  luxe  travaillés  par  des  nations  indus- 
trieuses; mais  ce  n'étaient  pas  des  vaisseaux  grecs  qui  allaient  cher- 
cher à  Sidon  les  vases  précieux  et  les  parures  éclatantes;  les  Phé- 
niciens venaient  eux-mêmes  les  apporter  aux  Grecs  (^).  La  naviga- 
tion était  si  imparfaite  que  la  première  expédition  contre  Troie 
échoua,  dit-on,  parce  que  les  pilotes  avaient  conduit  la  flotte  sur 
les  côtes  de  la  Mysie  au  lieu  de  la  diriger  sur  les  rivages  deTroie('). 
Un  voyage  sur  les  côtes  de  l'Afrique  ,  si  rapprochées  de  la  Grèce, 
paraissait  du  temps  d'Homère  une  entreprise  fabuleuse.  Des  pirates 
seuls,  au  risque  de  leur  vie,  allaient  droit  de  l'île  de  Crète  en 
Egypte.  Ménélas  employa  huit  ans  à  visiter  l'île  de  Chypre,  la  Phé- 
nicie,  l'Egypte  et  la  Libye.  On  considéra  son  retour  comme  un 
miracle  :  «  Les  oiseaux  mêmes,  dit  le  poëte,  ne  pourraient  faire  ce 
voyage  dans  l'espace  d'une  année,  tant  la  route  est  longue  et  péril- 
leuse »  {*).  La  célèbre  expédition  des  Argonautes  est  le  témoignage 
le  plus  éclatant  de  la  rareté  et  de  l'imperfection  des  relations  com- 
merciales dans  les  siècles  héroïques. 

11  n'y  a  pas  de  tradition  qui  ait  donné  lieu  à  plus  de  systè- 
mes contradictoires  que  le  voyage  des  Argonautes.  Strabon  croit 
qu'elle  avait  un  fondement  historique  (')  :  l'explication  du  savant 
géographe  lui  a  attiré  le  reproche  de  manquer  complètement  du 


(1)  Odyss.,  XIV,  222,  sqq. 

(2)  Odtjss.,  XIV,  288  ;  XV,  41 4-.  —  lliad.,  XXIII,  742. 

(3)  Strab.,  I,  p.  7,  éd.  Casaub. 

(4)  Odyss.,  III,  73;  XIV,  245,  sqq.;  III,  318,  sqq. 

(5)  Il  explique  la  fable  de  la  Toison  d'or  par  l'usage  où  étaient  les  habitants  de 
la  Colchide  do  ramasser,  par  le  moyeu  de  peaux  de  mouton,  l'or  que  roulaient 
certains  torrents  (Slrab.,  1,  45,  p.  30). 


l'âge  héroïque.  55 

sens  mythique  (').  D'autres  attribuent  aux  Argonautes  le  dessein 
lie  purger  la  mer  des  pirates  qui  rinleslaient  (').  Par  contre,  des 
savants  modernes  n'ont  pas  craint  d'accuser  les  Iiéros  illustres  de 
l'Argo,  d'être  eux-mêmes  une  troupe  de  pirates  plus  hardis  que 
ceux  qui  parcouraient  habituellement  les  mers  (^).  Les  théologiens 
voient  une  histoire  biblique  dans  l'expédition  des  Argonautes  (*); 
les  alchimistes  la  rattachent  au  mystère  du  grand  œuvre (^).  Au  dire 
des  mythologues  allemands,  la  tradition  des  Argonautes  serait  une 
manifestation  de  l'imagination  populaire  qui  se  portait  vers  un  ave- 
nir qu'elle  pressentait  vaguement C').  Qui  oserait  ajouter  de  nouvelles 
conjectures  à  tant  d'hypothèses?  Nous  nous  en  tiendrons  à  la  lettre 
du  mythe.  Il  est  certain  que  des  récits  populaires  sur  les  dangers 
courus  par  les  premiers  navigateurs,  sur  l'audace  qu'il  leur  fallut 
pour  braver  un  élément  immense,  inconnu  ,  se  mêlèrent  à  la  fable 
des  Argonautes.  Ces  récits,  grossis  d'âge  en  âge,  peignent  admira- 
blement le  monde  primitif.  On  ne  croyait  pas  qu'appuyés  sur  leurs 
seules  forces,  de  faibles  mortels  eussent  pu  affronter  l'Océan  :  le 
célèbre  navire  est  construit  avec  l'aide  de  Minerve. Une  autre  déesse 
guide  les  héros  qui  lui  sont  chers  à  travers  les  écueils.  Après  leur 
retour,  les  Argonautes  consacrent  leur  navire  à  ]Neptune(^). 

Un  historien  anglais  rapporte  à  l'union  des  héros  grecs  pour 
enlever  la  toison  d'or,  le  commencement  de  la  culture  morale  et 
intellectuelle  dont  il  trouve  le  brillant  développement  dans  l'âge 
héroïque  (^).  Il  est  difiicile  de  préciser  rinllucnce  d'une  expédition 
qui  est  presque  tout  entière  du  domaine  de  la  fable.  Un  poète  latin, 
prêtant  aux  temps  héroïques  les  idées  d'une  civilisation  plus  avan- 
cée, attribue  aux  Argonautes  la  noble  ambition  d'unir  les  hommes 


(1)  0.  Muller,  Orchomenos,  p.  276. 

(2)  Plutarch.,  Thés.,  19. 

(3)  Pardessus,  Collection  des  lois  marilimcs,  Introduction,  p.  20. 

(4)  Dissertation  sur  les  Argonautes,  par  l'abbé  Banicr,  dans  les  Mémoires  de 
l'Académie  des  rnscriplions,  T.  IX,  p.  oG. 

(o)  Goguel,  De  l'origine  des  lois,  T.  IV,  p.  244. 

(G)  0.  Millier,  Orchomenos,  p.  2G0. 

(7)  Apollodor.,  Bibl.,  I,  9,22,  sqq.  —  ApolL,  Argon.,  1,  19,  lli;  lV,8o«,  sqq. 

'S)  GiUies,  Histoire  de  l'ancienne  Grèce,  T.  I,  p.  'i9.,  trad.  fr. 


50  LA   GRÈCE. 

par  le  négoce  {').  Telle  fut  en  effet  la  mission  providentielle  des 
premiers  navigateurs;  mais  les  pensées  des  hommes  n'étaient  pas 
à  la  hauteur  des  desseins  de  la  Providence.  L'âge  héroïque  ne  pou- 
vait pas  concevoir  une  entreprise  dont  le  but  eût  été  d'associer  les 
peuples.  Les  habitants  de  la  Grèce  vivaient  encore  dans  un  isole- 
ment sauvage;  l'expédition  des  Argonautes,  comme  celle  de  Troie, 
ne  fut  qu'un  premier  pas  vers  l'association  des  tribus  grecques. 

(I)  Valer.  Place,  Argon.,  I,  168,  246,  sq. 


'^■r^J\f\f\f\{\/\j^ 


LIVRE  SECOND. 


CHAPITRE  I. 

CONSIDÉRATIONS  GÉN  ÉUALES. 


Les  temps  héroïques  étaient  un  état  essentiellement  transitoire. 
C'est  la  société  dans  son  enfance  :  elle  devait  se  développer  et 
s'avancer  vers  de  nouvelles  destinées.  La  conquête  des  Doriens 
précipita  la  révolution.  Quelles  furent  les  causes  qui  jetèrent  les 
tribus  guerrières  du  nord  delà  Grèce  sur  le  midi?  On  l'ignore. 
Peut-être  l'invasion  se  rattachc-t-elle  à  un  de  ces  grands  mouve- 
ments des  peuples  seplentiionaux  qui  viennent,  au  moment  marqué 
par  la  volonté  de  Dieu,  renouveler  la  face  du  monde.  Elle  fut  pour 
les  Grecs  un  événement  aussi  important  que  les  migrations  des 
Barbares  pour  l'Europe.  La  Grèce  sortit  de  la  conquête  telle  qu'on 
la  trouve  consliluée  dans  les  temps  historiques.  Nous  avons  dit  que 
les  Hellènes,  bien  qu'étant  unis  par  le  langage,  l'origine  et  la  reli- 
gion, restèrent  néanmoins  divisés  en  une  foule  de  républiques  indé- 
pendantes et  hostiles  :  l'invasion  dorieunc  leur  imprima  tout  ensem- 
ble cette  diversité  et  cette  unité. 


58 


LA     GRECE. 


Peu  de  conquêles  laissèrent  des  traces  aussi  profondes  dans  la 
condition  des  personnes  que  celle  des  Doriens.  Une  partie  des  po- 
pulations conquises  fut  expulsée;  cet  acte  d'une  odieuse  violence 
tourna,  dans  les  desseins  de  Dieu,  à  la  gloire  de  la  race  hellénique 
et  au  bonlieur  de  l'humanité,  en  répandant  les  germes  de  la  civili- 
sation grecque  parmi  les  barbares.  Les  vaincus  qui  restèrent  dans 
leur  patrie  cultivèrent  pour  les  conquérants  le  sol,  héritage  de  leurs 
ancêtres,  les  uns  comme  tributaires,  les  autres  comme  serfs.  Ainsi 
le  résultat  de  l'invasion  dorienne  fut  de  diviser  les  Grecs  en  vain- 
queurs et  en  vaincus.  Quoi(iue  de  même  race,  les  Doriens  et  les 
anciens  habitants  établis  sur  le  même  sol,  n'avaient  pas  plus  de 
rapports  entre  eux  que  des  étrangers,  des  ennemis.  Toutefois  les 
vaincus  se  relevèrent  de  l'oppression  et  demandèrent  à  leur  tour 
l)uissance  et  richesses.  L'aristocratie  l'emporta  dans  les  cités  où 
dominait  l'élément  dorien  ;  la  démocratie  obtint  l'empire  là  où  la 
population  ionienne  était  prépondérante.  Mais  la  victoire  ne  fut 
nulle  part  définitive;  aucune  idée  de  transaction,  d'harmonie  ne 
présidant  à  l'organisation  des  cités,  une  lutte  était  le  principe  d'une 
lutte  nouvelle,  une  réaction  provoquait  une  réaction  contraire.  De 
convulsion  en  convulsion,  la  Grèce  arriva  à  l'épuisement. 

En  voyant  la  migration  dorienne  conduire  la  Grèce  à  sa  ruine, 
on  serait  tenté  de  la  maudire  et  de  regretter  l'âge  héroïque.  Mais 
rappelons-nous  que  la  division  et  la  séparation  étaient  un  élément 
essentiel  dans  le  développement  du  génie  hellénique.  L'opposition 
des  Doriens  et  des  Ioniens,  les  luttes  violentes  de  l'aristocratie  et 
de  la  démocratie  exaltèrent  les  forces  individuelles.  Au  milieu  des 
guerres  civiles  qui  déchirèrent  la  Grèce,  parurent  les  grands  génies 
qui  assurent  une  gloire  immortelle  à  la  race  grecque.  L'invasion 
dorienne  fut  donc, comme  tous  les  maux  qui  pèsent  sur  les  hommes, 
une  voie  rude  et  douloureuse  par  laquelle  la  Providence  conduit  le 
genre  humain  à  ses  destinées.  Il  y  avait  d'ailleurs  un  principe 
d'unité  dans  le  fait  de  la  conquête.  La  guerre  est  en  apparence  une 
force  aveugle,  destructrice;  en  réalité  elle  a  exercé  une  immense 
l)uissance  d'association.  Elle  présida  à  la  formation  des  étals  de 
rOrieni ,  elle  réalisa  l'union  matérielle  du  monde  ancien  sous  les 


L  INVASION     DOlilENNE. 


o9 


lois  de  Rome;  si  en  Grèce  elle  ne  parvint  pas  ù  foncier  l'unité  poli- 
tique ,  c'est  que  le  génie  de  la  race  et  la  mission  qui  lui  était  réser- 
vée ne  le  permellaicnt  pas  ;  mais  elle  créa  entre  les  populations  qui 
se  constituèrent  en  républiques  indépendantes  sur  le  sol  accidenté 
de  la  Grèce  des  liens  suffisants  pour  leur  inspirer  le  sentiment  d'une 
destinée  commune. 

La  conscience  de  la  nationalité  semble  naître  chez  les  Grecs  avec 
la  conquête.  Jusque  là  ils  n'avaient  pas  de  nom  qui  les  distinguât 
comme  peuple;  les  conquérants  firent  prévaloir  celui  de  leur  tribu; 
tous  les  habitants  de  la  Grèce  portèrent  avec  orgueil  le  nom  d'Hel- 
lènes, comme  les  habitants  des  Gaules  adoptèrent  celui  de  leurs 
vainqueurs  germains  (').  Dans  l'âge  héroïque,  la  religion  avait  été 
un  principe  de  division  presque  autant  que  d'unité;  les  Doriens 
imposèrent  aux  vaincus  leur  culte  particulier, qui  eut  dès  lors  l'au- 
lorilé  d'une  religion  nationale.  La  sociabilité  grecque  ne  concevait 
pas  de  culte  sans  fêtes.  Dans  les  temps  primitifs,  les  jeux  n'étaient 
qu'accidentels;  on  les  célébrait  sur  les  tombes  des  héros,  mais  ils 
n'avaient  pas  de  retentissement  au-delà  de  l'étroite  enceinte  d'une 
tribu.  Il  appartenait  à  la  race  guerrière  des  Doriens  d'inaugurer 
des  solennités  où  tout  homme  libre  pouvait  faire  preuve  de  son 
habileté  dans  des  exercices  qui  faisaient  l'occupation  principale 
des  conquérants  en  temps  de  paix  et  les  préparaient  aux  rudes 
travaux  de  la  guerre.  Enfin,  il  y  avait  dans  les  institutions  doricnnos 
le  germe  d'une  forme  politique  qui,  s'il  avait  pu  se  développer, 
aurait  fait  de  la  Grèce  une  nation  grande  et  forte;  le  conseil  ani- 
phictyoni(pie  fut  la  première  ébauche  du  système  de  confédération, 
qui  est  appelé  à  jouer  un  rôle  considérable  dans  la  constitution 
future  de  l'humanité. 


(I)  //croc/.,  1,  1.  —   Thttcyd.,  I,  '2. 


-^■rJxrrs^J^J-'y— 


G(l 


LA    CUKCE. 


LES  VAINQUEURS  ET  LES  VAINCUS. 


Comme  les  Doriens  étaient  en  petit  nombre,  ils  se  concentrèrent 
sur  un  seul  point,  la  capitale  de  chaque  état,  afin  de  conserver  leur 
force  en  présence  de  la  masse  des  populations  vaincues.  La  ville, 
habitée  par  les  conquérants,  était  la  seule  cité;  eux  seuls  étaient 
citoyens  et  en  possession  exclusive  du  gouvernement^.  Ainsi  le  pre- 
mier résultat  de  la  conquête  fut  de  constituer  les  vainqueurs  en 
aristocratie.  Les  gouvernements  aristocratiques  ont  la  prétention 
de  réaliser  l'idéal  d'une  organisation  politique  :  n'appellent-ils  pas 
les  meilleurs  (^)  à  la  direction  de  la  société?  Oui,  ce  sont  les  meil- 
leurs qui  exercent  la  puissance;  mais  reste  à  savoir  à  quel  titre  ils 
se  prétendent  l'élite  de  la  nation.  L'historien  le  plus  profond  de  la 
Grèce  va  nous  dire  que  la  supériorité  qui  donnait  le  pouvoir  aux 
Doriens  était  celle  de  la  force;  écoutons  Thucydide  :  ^^  Votre  patrie, 
dit  Brasidas  aux  Péloponésiens,  n'est  pas  de  celles  où  la  multitude 
l'emporte  sur  le  petit  nombre;  mais  c'est  chez  vous  le  plus  petit 
nombre  qui  gouverne  le  plus  grand,  et  il  ne  doit  la  puissance  dont 
il  jouit  qu'à  sa  supériorité  dans  les  combats )>(^).  11  nous  reste  encore 
un  témoignage  plus  précieux  des  sentiments  de  l'aristocratie  do- 
rienne  dans  une  chanson  de  table  d'un  poète  crélois  :  «  Ma  grande 
richesse  est  ma  lance;  mon  glaive  et  mon  fort  bouclier  sont  mes 
fidèles  gardiens;  avec  mes  armes  je  laboure,  avec  mes  armes  je 


(1)  De  là  la  signification  du  mot  de  ttoàiç,  qui  indique  une  idée  de  pouvoir,  de 
gouvernement;  7ro)>iT)(j;  signifie  citoyen,  c'est-à-dire  membre  de  la  cité,  du  gou- 
vernement (Koutorga,  Essai  sur  l'organisation  de  la  tribu  dans  l'antiquité,  p.  38 
et  suiv.). 

(2)  api; 70 1. 

(3)  Tkucyd.,  IV,  126. 


l'invasion   dorienne.  (y\ 

moissonne,  avec  elles  j'exprime  le  doux  jus  de  vin;  ce  sont  elles  qui 
me  donnent  le  droit  d'être  seigneur  de  mes  serfs.  Ceux  qui  n'osent 
porter  ni  la  lance,  ni  le  glaive,  ni  le  bouclier,  tombent  à  mes  pieds, 
me  vénèrent  comme  leur  muitre  et  m'adorent  comme  le  Grand 
Roi»('). 

Le  poëte  crélois  nous  apprend  quelle  était  la  fonction  essentielle 
de  l'aristocratie  dorienne  :  c'était  la  guerre  ;  de  là  elle  reçut  le  nom 
dechevalerie.  Mais  ceux  qui  ont  la  force  en  main  nesecontehtentpas 
du  rôle  que  la  vertu  guerrière  leur  assigne: comme  ils  sont  les  plus 
forts,  ils  veulent  être  les  maîtres  en  tout.  Les  chevaliers  jouissaient 
de  tous  les  privilèges  de  la  puissance  :  ils  étaient  juges  et  même 
prêtres  (^),  Un  caractère  distinclif  de  la  race  conquérante,  c'était 
son  mépris  pour  toute  espèce  de  travail  matériel  f).  Aux  yeux  des 
Doriens  la  marque  de  la  liberté  était  une  vie  de  loisirs  sans  bornes. 
Ils  considéraient  la  culture  des  terres  et  les  arts  mécaniques  comme 
des  occupations  serviles  et  les  abandonnaient  aux  vaincus. 

La  condition  des  vaincus  dilférait  suivant  qu'ils  avaient  obtenu 
un  traité  qui  leur  garantissait  la  liberté  personnelle  ou  qu'ils 
s'étaient  soumis,  en  recevant  la  vie  comme  une  grâce.  On  cite 
des  conventions  par  lesquelles  les  Spartiates  auraient  accordé 
aux  habitants  de  la  Laconie  des  droits  égaux  à  ceux  des  vain- 
queurs (*).  Si  les  Doriens  consentaient  à  négocier  avec  les  habitants 
primitifs,  c'était  pour  ne  pas  courir  les  chances  d'une  lutte  dans 
laquelle  la  masse  dos  ennemis  pouvait  l'emporter  sur  le  courage 
du  petit  nombre;  lorsque  les  Achéens  osaient  résister,  alors  il 
ne  pouvait  s'agir  de  transaction  :  le  conquérant  s'emparait  des  ter- 
res des  vaincus  et  les  faisait  cultiver  par  les  anciens  propriétaires 
réduits  à  l'étal  de  serfs.  Quant  aux  traités  égaux,  conclus  lors  de 
l'invasion,  ils  ne  furent  pas  respectés  parles  barbares  vainqueurs. 


(1)  Alhen.,  XV,  oO,  scol.  XXIV. 

(2)  Ptutarch.,  Thés.,  c.  25  —  Hermann,  Grioch.  Slaalsalterth.,  îj  101. 

(.3)  Un  Spartiate  se  trouvait  à  Athènes  un  jour  qu'on  y  rendait  la  justice;  il 
entendit  parier  d'un  homme  <]u'on  venait  de  condamner  pour  oisiveté.  Montrez- 
moi,  demanda  le  Spartiate  à  ses  voisins,  ou  est  cet  homme  qu'on  punit  d'avoir 
vécu  en  homme  libre  [Plutarch.,  Lycurg.,  c.  24). 

(i-)  Ephor.,  ap.  Slrah.,  VIII,  p.  2o). 


<)2  LA    r.Rl'CE. 

Une  fois  leur  autorité  reconnue,  ils  en  abusèrent;  de  là  de  longues 
et  sanglantes  luttes  entre  les  Doriens  et  les  habitants  primitifs. Ceux" 
ci  succombèrent;  leurs  villes  furent  ruinées,  eux-mêmes  expulsés; 
ceux  qui  restèrent  devinrent  serfs,  ou  ils  perdirent  du  moins  l'iso- 
nomie  et  ne  conservèrent  que  la  liberté  de  leurs  personnes  ('). 

Cette  distinction  entre  les  diverses  classes  des  vaincus  se  retrouve 
dans  la  plupart  des  états  fondés  par  la  conquête  (^).  Elle  est  sur- 
tout marquée  à  Sparte.  Les  Doriens  s'établirent  dans  la  cité  de 
Sparte  et  prirent  le  nom  de  Spartiates;  ceux  des  Achéens  auxquels 
la  liberté  personnelle  fut  laissée,  furent  désignés  par  le  nom  de 
Lacédémoniens  ou  de  Périoeques;  la  masse  de  la  population  réduite 
en  servage  est  connue  sous  le  nom  d'Ilotes  (').  La  condition  des 
Périoeques  et  des  Ilotes  nous  donnera  une  idée  exacte  de  l'influence 
que  l'invasion  dorienne  eut  sur  la  condition  des  personnes. 


I   I.   Les   Périoeques. 

Les  Périoeques,  comme  l'indique  leur  nom,  habitaient  la  campa- 
gne (*);  ils  cultivaient  les  terres  que  le  vainqueur  leur  avait  laissées, 
avec  l'obligation  de  payer  une  redevance  qui  était  tout  ensemble  un 
profit  pour  les  conquérants  et  la  reconnaissance  du  vasselage  des 
vaincus.  D'après  le  témoignage  de  Platon,  cette  charge  n'était  pas 


(1)  Pausanias  a  conservé  quelques  détails  de  cette  lutte  qui  fut  surtout  opi- 
niâtre dans  la  Laconie  {Pausan.,  III,  2,  1  ;  VII,  6,  2;  XVIII,  3;  III,  3,  1  ;  III,  2, 
G.  —  Herod.,  IV,  448).  La  même  lutte  eut  lieu  dans  d'autres  états  doriens  [Pau- 
san., IV,  8.  —  IVachsmuth,  Hellenische  Alterlh.,  §  55). 

(2)  Wachsmuth,  §  45.  —  Hermann,  §  '10. 

(3)  La  distinction  des  races  n'était  pas  partout  aussi  tranchée  :  on  trouve  des 
populations  doriennes  placées  dans  la  condition  de  périoeques  et  d'iloles.  Cette 
remarque  de  Grote  (tlistory  of  Greece,  T.  II,  p.  500)  ne  prouve  rien  contre  le 
caractère  violent  de  la  conquête  ;  car  c'est  par  suite  des  guerres  incessantes  des 
Doriens  entre  eux,  qu'une  partie  de  la  race  conquérante  partagea  le  sort  des 
vaincus. 

(4)  nîpiot/.oc,  habitant  autour  ;  les  conquérants  habitaient  la  cité,  les  vaincus 
autour  de  la  cité  {TImcyd.,  III.  16).  On  les  désigne  aussi  sous  le  nom  dG/j>ip't-r,:, 
oî  ànô  TYjç  yj'fipct.;  (0.  Miiller,  Dorier,  T.  II,  p.  20,  note  i). 

(5)  Plat.,  Alcib.,  I,  p.  123,  A.  —  Cf.  Pausan.,  IV,  U,  3. 


l'invasion  dorienne.  (m 

légère  (^).  Il  est  vrai  que  \esPérioequcs  jouissaient  d'autres  avantages; 
ceux  qui  habitaient  les  villes  maritimesexerçaient  le  commerce, dont 
malgré  son  isolement  Sparte  n'a  jamais  pu  se  passer;  les  autres  se 
livraient  aux  occupations  mécaniques.  Mais  ce  que  nous  considé- 
rons aujourd'hui  comme  un  bienfait  était  chez  les  Doriens  la  mar- 
que d'une  condition  servile(')  :  c'est  parce  que  les  Lacédémoniens 
étaient  assimilés  à  des  esclaves,  qu'il  leur  était  permis  de  s'enri- 
chir. Un  savant  historien  dit  que  l'état  des  Périoeques  ne  pouvait 
être  considéré  comme  avilissant,  puisqu'ils  partageaient  avec  les 
Spartiates  l'honneur  de  porter  les  armes  (').  M'àller  oublie  que 
les  serfs  du  moyen-àge  suivaient  aussi  la  bannière  des  barons, 
et  les  Ilotes  n'entouraienl-ils  pas  leurs  maîtres  dans  les  com- 
bats? Cette  prétendue  distinction  était  une  charge  de  plus  et  la 
plus  lourde  de  toutes;  car  les  Spartiates  étaient  engagés  dans  des 
guerres  continuelles,  et  les  malheureux  Lacédémoniens  devaient 
verser  leur  sang  pour  une  cause  et  des  intérêts  qui  n'étaient  pas 
les  leurs.  Les  Spartiates  seuls  constituaient  la  cité;  les  cent  com- 
munes laconiennes  étaient  sujettes  (^)  ;  leurs  habitants,  trois  fois 
plus  nombreux  que  les  Doriens  (^),  ne  cessèrent  pas  de  former  une 
race  distincte,  qui  conserva  même  après  la  réunion  de  la  Grèce 
sous  l'empire  romain,  le  nom  d'Achéens  que  portaient  leurs  an- 
cêtres lors  de  l'invasion  dorienne  (').  Pour  que  les  malheureux 
vaincus  ne  perdissent  pas  le  souvenir  de  leur  infériorité,  on  les 
obligeait,  à  la  mort  de  chaque  roi,  de  paraître  à  ses  funérailles; 
quoiqu'ils  ne  connussent  leur  seigneur  que  par  le  tribut  qu'ils  lui 
payaient,  ils  devaient  se  frapper  le  front,  pousser  des  cris  lamen- 
tables, et  proclamer  que  le  dernier  des  rois  était  le  meilleur  (*^). 

Admettons  (jue  la  condition  matérielle  des  populations  achéen- 
nos  n'ait  pas  été  trop  dure,  les  profils  qu'ils    tiraient  de  l'agri- 


(\)  Plutarch.,  Lycurg.,  c.  2i. 

(2)  0.  Millier,  Die  Dorier,  T.  II,  p.  20. 

(3)  Ibid.,  p.  18-20. 

(4)  Muller  fomplc  120,000  l'cTioequcs  sur  30,000  Spartiates  (Die  Dorier,  T,  H, 
p.  41). 

(o)  Pausan  ,  III,  22,  7. 
(G)  nerod.,  VI,  58. 


64  LA    GRÈCE. 

culture  ou  de  l'exercice  des  métiers,  étaient-ils  une  compensation 
de  la  perte  de  l'indépendance  nationale?  Rien  ne  nous  garantit 
même  que  leur  sort  ait  été  aussi  tolérable  que  l'ingénieux  mais 
partial  historien  de  la  race  dorienne  le  suppose.  Les  outrages 
inouïs  prodigués  aux  Ilotes  ont  fait  illusion  sur  la  condition  des 
Périoeques;  mais  quand  nous  voyons  les  Lacédémoniens  se  joindre 
aux  insurrections  de  leurs  malheureux  compatriotes,  il  est  permis 
de  croire  que  la  liberté  personnelle  dont  ils  devaient  jouir  n'était 
pas  toujours  respectée.  Des  communes  laconiennes  profilèrent 
comme  les  Ilotes  du  tremblement  de  terre  qui  faillit  ruiner  Sparte, 
pour  secouer  un  joug  auquel  l'habitude  n'avait  rien  ôté  de  sa  pre- 
mière dureté  (*).  Après  la  bataille  de  Leuctres,  il  suffit  aux  Thé- 
bains  de  se  montrer  sur  le  territoire  lacédémonien  pour  entraîner 
les  Périoeques  à  la  défection  (^).  Mais  les  révoltes  des  classes  ser- 
viles  n'ont  jamais  été  heureuses  dans  l'antiquité;  elles  ne  servirent 
qu'à  aggraver  leur  sort,  en  augmentant  la  haine  et  la  terreur  des 
maîtres.  Il  fallut  que  de  nouveaux  conquérants  vinssent  affranchir 
les  malheureux  Achéens  d'un  asservissement  séculaire.  Les  Ro- 
mains, intéressés  à  briser  la  puissance  de  la  caste  dominante, 
mirent  les  communes  de  la  Laconie  sous  la  protection  de  la  ligue 
achéenne.  Auguste  libéra  définitivement  dix-huit  villes  lacédémo- 
niennes.  L'historien  grec  qui  rapporte  ce  fait,  nous  apprend  quelle 
était  la  prétendue  liberté  dont  jouissaient  les  Périoeques  :  Auguste, 
dii  Paiisanias,  affranchit  les  Lacédémoniens  de  la  servitude  que  les 
Spartiates  exerçaient  sur  eux('');  ils  prirent  alors  le  nom  significatif 
de  Lacédémoniens  libres. 


(1)  Thucyd.,  1,101. 

(2)  Xenoph.,  Helen.,  VI,  5,  25.  32  :  Ks^vSÛovts;,  «v  rt  È^aTrarwvTâ;  (fa.LVMVzcAi., 
àTznn'fàrzzi.v  iT'fdç.  Ibid.,  VII,  2,  2  :  àroiTTocv-wv  p,èv  7ro)Jwv  Trîotoiicwv.  Sur  la 
haioe  que  les  Périoeques  aussi  bien  que  les  Ilotes  portaient  aux  Spartiates, 
voyez  plus  bas.  page  68. 

(3)  Pawsan.,111,  21,6. 


l'invasion    DORIENNE.  65 


§  II.   Les  Serfs.  Les  Ilotes. 

Telle  était  la  condition  des  privilégiés  parmi  les  vaincus.  Bien 
au-dessous  d'eux  se  trouvaient  les  serfs.  Le  servage  existait  sous 
divers  noms  dans  la  plupart  des  états  grecs  ('),  et  surtout  chez  les 
populations  doriennes.  Tliéopompe  dit  que  les  Thessaliens  et  les 
Spartiates  furent  les  premiers  peuples  de  la  Grèce  qui  eurent  des 
serfs  (-).  Dans  les  siècles  héroïques,  le  vainqueur,  étranger  à  toute 
idée  de  conquête,  n'ôtait  la  liberté  qu'à  ceux  sur  lesquels  il  avait 
droit  de  vie,  aux  prisonniers  faits  sur  le  champ  de  bataille  ou  aux 
habitants  des  villes  conquises.  Les  conquérants  doriens  allèrent 
plus  loin;  ils  étendirent  la  servitude  à  des  populations  entières  (^). 
Le  nom  que  portaient  ces  serfs  à  Sparte  indique  l'origine  de  leur 
malheureuse  condition  :  liélotes  signifie  captifs  (^). 

Les  Ilotes  et  les  serfs  en  général  se  distinguaient  des  esclaves  en 
ce  que  ceux-ci,  pris  parmi  les  Barbares,  étaient  nés  pour  servir; 
tandis  que  les  serfs.  Grecs  d'origine,  étaient  réduits  à  cette  condition 
par  la  conquête  (').  Ainsi  en  droit  les  serfs  étaient  au-dessus  des 
esclaves;  ils  formaient  un  degré  intermédiaire  entre  ceux-ci  et  les 
hommes  libres  (*^).  En  fait,  la  différence  n'était  pas  grande.  Les 
Ilotes  n'étaient  pas  une  propriété  individuelle  comme  les  esclaves; 
ils  appartenaient  à  la  république  ('),  qui  les  employait  directement 
ou  les  cédait  aux  citoyens.  Ils  étaient  attachés  héréditairement  à 


(1)  Comme  Sparte  avait  des  Ilotes,  les  Argiens  avaient  des  Gymnètes,  les 
Sicyoniens  des  Coryncphores,  les  Cretois  des  Mnoïtes,  les  Thessaliens  des  Pc- 
ncsles.  A  Athènes  même,  les  citoyens  [z-'j-v-rArlai]  furent  opposés  dans  l'origine 
aux  campagnards  (ayoot/.oi'.)  exclus  de  la  cité  (0.  Miillcr,  Die  Doricr,  T.  II, 
p.  60-02.  —  Wachsmuth,  §  46). 

(2)  Tlieopomp.,  ap.  Allien.,  VI,  18. 

(3)  A  Sparte,  sur  une  population  de  36,000  Spartiates,  il  y  avait  21  'i, 000  ilotes 
(M aller,  ib,  p.  41). 

(4)  C'est  1  etymologie  adoptée  par  0.  Mnllcr,  T.  II,  p.  2S.  —  Comparez  Wach- 
smuth, Hellen.  Alterth.,  §  46,  note  1 . 

{'à)  Suidas,  \">  zDm-i-'jii-j.  —  Cf.  Athcn.,  VI,  S.'). 

(6)  Pollux,  III,  8,  83. 

(7)  Ephor.,  ap,  Slrah  ,  VIII.  p.  Uoi.  -  Pausiin.,  III,  20,  G. 


66  LA    GRÈCE. 

des  fonds,  comme  les  serfs  du  moyen-âge;  le  possesseur  du  sol 
n'avait  aucun  droit  sur  leur  personne  ;  l'état  lui-même  ne  pouvait 
les  vendre  au-delà  des  limites  de  la  Laconie  H.  Celte  condition 
pourrait  paraître  lolérable,  en  comparaison  de  celle  des  esclaves 
soumis  à  une  puissance  illimitée.  Malheureusement  rien  ne  garan- 
tissait les  J/o^es  contre  des  abus  de  pouvoir,  inévitables  dans  une 
société  qui  reposait  sur  la  conquête,  c'est-à-dire  sur  le  droit  du 
plus  fort.  Aussi  croyons-nous  que  Tyrtée,  en  les  comparant  à  des 
ânes  de  bât,  trébuchant  sous  les  fardeaux  et  les  coups,  fait  une 
peinture  fidèle  de  leur  position(-).  Ala  différence  des  esclaves,  ils  ser- 
vaient dans  les  armées,  soit  pour  veiller  au  salut  de  leurs  maîtres, 
soit  comme  soldats  légèrement  armés.  Pour  les  Ilotes,  moins  encore 
que  pour  \esPérioe(jiies,  le  service  militaire  était  un  avantage;  car  le 
sang  qu'ils  versaient  coulait  pour  leurs  oppresseurs.  Il  est  vrai  que 
la  république  donnait  la  liberté  aux  Ilotes  qui  rendaient  des  ser- 
vices éclatants  pendant  la  guerre  (^),  mais  ces  atTranchissemenls 
étaient  de  rares  exceptions  et  ils  ne  conféraient  pas  une  liberté 
complète  (*). 

Quel  était  en  définitive  le  sort  des  Ilotes'^  Le  grand  philosophe 
qui  prit  les  institutions  lacédémoniennes  pour  modèle  de  sa  cité 
idéale,  dit  que  Vilotisme  était  la  plus  dure  des  servitudes ('').  Cela 
est  si  vrai  que  la  misérable  condition  des  serfs  de  Sparte  devint  pro- 
verbialef  ),  et  que  les  Spartiates  méritèrent  de  passer  pour  les  inven- 


(1)  Mnller,  DieDorier,  T.  Il,  p.  30. 

(2)  Tyrt.,  fragm.  6  (éd.  Baron.  Brux.  4833).  Les  Thessaliens  abusaient  égale- 
ment des  Pénestes,  comme  d'esclaves  achetés;  ils  les  accablaient  de  travaux  et 
de  punitions  indignes  {Dionys.  Halyc,  II,  9). 

(3)  Thucyd.AY,  80;  V,  34. 

(4)  Hermann,  §  25  et  notes  46-18.  —  Athen.,YÏ,  102. 

(5)  P/aL,deLegg.,  VI,  776,  C. 

(6)  On  disait  qu'à  Sparte  les  hommes  libres  l'étaient  autant  qu'on  peut  l'être, 
et  que  les  esclaves  étaient  dans  l'excès  de  l'esclavage.  Le  mot  estdeCritias  l'Athé- 
nien (Litan.,  Orat.  31,  T.  II,  p.  659,  B,  éd.  Morell).  Il  est  plus  vrai  pour  les 
esclaves  que  pour  les  hommes  libres;  cependant  on  le  répète  comme  un  axiome 
politique:  les  peuples  les  plus  enthousiastes  de  la  liberté,  dit  Voltaire,  furent 
ceux  qui  portèrent  les  lois  les  plus  dures  contre  les  serfs  (Dict.  philos  ,  au  mot 
Esclavage,  sect.  I). 


l'invasion    DOUIENNE.  67 

i 
leurs  de  l'esclavage  (').  Il  importe  de  connaître  les  traditions  qu 
couraient  sur  leur  barbarie,  pour  que  Ton  sacbe  à  quel  prix  les 
citoyens  des  républiques  grecques  étaient  libres.  Les  Ilotes  for- 
maient les  cinq  sixièmes  de  la  population  de  la  Laconie,  et  voic^ 
comment  les  traitaient  les  quelques  mille  Doricns  qui  dominaient 
à  Sparte.  On  leur  imposait  un  babillement  distinct  et  flétrissant; 
on  les  accablait  de  coups^  quoique  innocents,  afin  qu'ils  ne  désap- 
prissent pas  à  être  esclaves;  ceux  des  malheureux  serfs  auxquels 
la  nature  avait  donné  la  grandeur  et  la  beauté  d'un  homme  libre, 
étaient  voués  à  la  mort  (-).  De  toutes  les  cruautés  que  l'antiquité 
imputait  aux  Spartiates,  la  fameuse  cryptie  est  la  plus  incroyable. 
Les  éphores,  ûMAristote,  en  entrant  en  charge,  déclaraient  la  guerre 
aux //o^es;  les  magistrats  les  livraient  périodiquement  en  proie  à 
une  jeunesse  sauvage  :  c'était  une  vraie  chasse  aux  hommes  {^). 

Ces  traditions  forment  un  contraste  singulier  avec  le  tableau  que 
le  savant  Millier  a  fait  des  institutions  et  des  mœurs  doriennes. 
L'ingénieux  écrivain  a  vainement  cherché  à  repousser  les  témoigna- 
ges qui  accusent  sa  race  favorite.  Il  se  prévaut  de  quelques  exagé- 
rations pour  révoquer  en  doute  tous  les  rapports  que  l'antiquité 
nous  a  légués  sur  le  traitement  des  Ilotes.  Se  fondant  sur  l'orga- 
nisation de  la  cryptie,  telle  qu'elle  est  décrite  par  Platon  dans  ses 
Lois,  il  la  représente  comme  un  exercice  imposé  aux  jeunes  Spar- 
tiates :«  Ils  devaient  parcourir  le  pays,  dit-il,  armés,  les  pieds  nus, 
exposés  aux  intempéries  des  saisons,  sans  esclaves  pour  les  servir, 
sans  couvertures  pour  les  garantir  du  froid  pendant  la  nuit.  La  sur- 
veillance des  Ilotes  était  un  des  objets  de  ces  excursions;  les  mal- 
heureux serfs  étant  à  la  merci  de  leurs  maîtres,  on  comprend  que 
l'orgueilleuse  jeunesse  ait  traité  avec  dureté  des  hommes  qu'on  lui 
apprenait  à  regarder  comme  des  ennemis  »  {*).  Nous  croyons  avec 

[\)  Plin.,  H.  N  ,  VII,  06  :  «  Servitium  invenore  Lacedaemonii.  » 

(2)  Myron.,  ap.  Athen.,  XIV,  74. 

(3)  Plularch.,  Lycurg.,28. 

(4)  Mtiller,  Die  Dorier,  T.  II,  p.  34-39.  Cette  explication  de  la  cryptie,  déjà 
donnée  par  liarlhélemy  (Voyage  du  jeune  Anacharsis,  cli.  47),  est  adoi)tée  par  la 
plupart  des  auteurs  modernes  {Urouwer,  Histoire  de  la  civilisation,  T.  I,  p.  118; 
WachsmuthJ.  I,  p.  462;  Ilermann,  ^  4«).  Mnnso  (Sparta,T.  I,  Beyiagcn,  p.  141) 
s'en  lient  au\  témoignages  d'Arislote  et  de  Plularque. 


r)8  LA    GRÈCE. 

Barthélémy  que  Lycurgue  ifest  pas  railleur  d'une  instilulion  qui 
serait  digne  d'un  législateur  de  sauvages;  mais  en  présence  des 
témoignages  iVAristote,  philosophe  calme  et  observateur  atten- 
tif, i]e  Plutarquc,  admirateur  des  choses  lacédémoniennes,  on  est 
forcé  de  reconnaître  que  les  accusations  qui  pèsent  sur  la  mémoire 
des  Spartiates  ont  un  fond  de  vérité.  Nous  voudrions  douter  de 
leur  inhumanité,  que  les  faits  ne  nous  le  permettraient  pas.  La 
terreur  qu'inspirait  la  population  servile  les  fit  recourir  à  des  me- 
sures horribles.  Écoutons  Thucydide  :  «  Ils  ordonnèrent  aux  Ilotes 
de  faire  entre  eux  un  choix  de  ceux  qu'ils  jugeraient  avoir  montré 
le  plus  de  courage  contre  l'ennemi,  promettant  de  leur  donner  la 
liberté.  C'était  un  piège  pour  ceux  qui  croiraient  mériter  le  plus 
d'être  libres  et  qui  devaient  être,  par  l'élévation  de  leur  âme,  les 
plus  capables  d'agir  contre  leurs  maîtres.  Deux  mille  furent  choi- 
sis; ils  se  promenèrent  autour  des  temples  la  tète  ceinte  de  cou- 
ronnes, comme  ayant  obtenu  la  liberté;  mais  peu  après,  les  Lacé- 
démoniens  les  firent  disparaître.  Personne  ne  sait  comment  ils 
périrent  »(').  Cette  exécution  est  un  des  grands  crimes  qui  souillent 
l'histoire  ('). 

La  cruauté  des  maîtres  nourrit  dans  le  cœur  des  esclaves  une 
haine  furieuse,  implacable.  Sitôt  qu'on  parle  d'un  Spartiate  aux 
Ilotes  ci  auxPéiioeques,  dit  un  historien  grec,  ils  ne  peuvent  cacher 
le  plaisir  qu'ils  auraient  à  le  manger  tout  vifi^).  Sparte  était-elle 
accablée  par  une  calamité  publique,  on  était  sûr  de  voir  les  serfs 
s'insurger (^).  Un  tremblement  de  terre  manqua  de  détruire  la  capi- 
tale de  la  Laconie.  Les  citoyens  étaient  uniquement  occupés  à  sau- 
ver leurs  effets  les  plus  précieux,  quand  le  roi  Archidamus,  pré- 
voyant encore  de  plus  grands  malheurs,  fit  sonner  l'alarme  comme 
si  l'ennemi  eût  été  aux  portes.  Sa  présence  d'esprit  sauva  la  répu- 
blique, car  les  Ilotes  accoururent  de  tous  côtés  de  la  campagne 
pour  massacrer  les  Spartiates  qui  auraient  échappé  au  tremblc- 


(1)  Thucyd.,  IV,  80. 

(2)  Bulioer,  Athens,  I,  G,  13. 

(3)  .Venop/i.,Hellen.,IH,  3,  6. 

(i)  Arist.,  Polit.,  II,  6,  2  :  wtttîo  s(pî(?p- jovrr:  roî:  ù.x-jyi,[x7.ni  'h'/.-.ii.'yjn\.. 


l'invasion  doiuenne.  09 

ment  tic  lenc  (').  Sparte  éprouvait-elle  un  revers,  de  suite  les  Ilolos 
désertaient  et  tramaient  des  conjurations  (').  Les  choses  en  vinrent 
au  point  que  les  maitres  désespérèrent  de  contenir  les  serfs  par 
leur  seule  puissance;  dans  le  traité  qu'ils  conclurent  pendant  la 
guerre  du  Péloponèse  avec  Athènes,  ils  stipulèrent  que  si  les  escla- 
ves se  soulevaient,  les  Athéniens  porteraient  secours  aux  Lacédé- 
moniens  de  toutes  leurs  forces  (^). 

Les  insurrections  des  Ilotes  ne  changèrent  pas  leur  sort;  la  ma- 
lédiction de  la  conquête  pesait  sur  eux.  Le  malheur  aux  vaincus 
poursuivit  les  populations  asservies  jusque  dans  les  dernières 
générations  (*).  On  dirait  qu'il  y  a  dans  la  condition  des  serfs  de 
la  Grèce  quelque  chose  de  l'immobilité  des  castes  de  l'Inde;  ce- 
pendant il  y  a  progrès.  Les  parias  n'ont  pas  conscience  de  leurs 
droits  ;  ils  ne  pensent  pas  même  à  se  révolter,  tandis  que  les  serfs 
subissent  la  servitude  et  ne  l'acceptent  pas.  Or  dès  que  le  senti- 
ment du  droit  est  entré  dans  l'humanité,  l'égalité  sera  revendiquée 
et  sa  victoire  est  assurée.  Dans  les  républiques  grecques,  la  lutte 
fut  le  plus  souvent  stérile;  mais  à  Rome  il  y  a  une  amélioration 
considérable  dans  la  condition  des  vaincus.  La  clientèle  italienne 
est  bien  supérieure  au  servage  hellénique;  si  elle  impose  des  char- 
ges au  client,  elle  lui  donne  aussi  des  droits;  le  patron  est  un  pro- 
tecteur plutôt  qu'un  maitrc.  Il  y  a  plus.  La  clientèle  n'est  pas  un 
état  immobile;  elle  se  transforme;  les  clients  se  fondent  dans  la 
plèbe,  et  les  plébéiens  finissent  par  conquérir  la  cité. 

%   III.    Lêijaiité  en    (jerme   dans  la   cité   doriennv. 

S'il  a  fallu  des  ('(Torts  séculaires  pour  arriver  à  la  reconnaissance 
du  principe  de  l'égalité,  ne  soyons  pas  étonnés  que  la  Grèce  n'ait 
pas  admis  les  populations  vaincues  dans  la  cité.  Il  y  avait  cepen- 
dant un  vif  sentiment  d'égalité  dans  la  race  dorienne ,  comme  dans 


(1)  l'iutanii.,  Cimon.,  IG. 

(2)  TImcijd.,  V,  14.  —  Vlutunh.,  Ages.,  32. 
(.j)  Thucijd.,  V,  23. 

Cl)  /.ic.,XXXl\\27. 


70  LA    GRLCE. 

toutes  les  populations  guerrières.  Le  fait  même  de  la  conquête 
le  favorisait  :  tous  les  guerriers  ayant  concouru  à  la  victoire,  tous 
devaient  avoir  une  part  égale  dans  le  partage  du  sol  conquis.  Mais 
l'égalité  primitive  ne  résista  pas  à  l'action  des  passions  et  des  inlé- 
rêts  individuels.  Il  se  trouva  dans  la  race  dorienne  un  grand  légis- 
lateur qui  conçut  l'idée  de  la  rétablir  ('). 

Lycurgue,  dit  son  biographe,  voulut  bannir  de  sa  république 
deux  maladies  anciennes  et  les  plus  funestes  à  un  état,  la  richesse 
et  la  pauvreté;  il  persuada  aux  Spartiates  de  mettre  en  commun 
toutes  les  terres  et  d'en  faire  une  distribution  égale  (")  :  la  Laconie 
eut  l'air  d'un  héritage  que  deux  frères  auraient  partagé(').  Les  repas 
publics  dont  on  attribue  également  l'établissement  à  Lycurgue, 
étaient  le  symbole  de  l'égalité;  on  les  appelait  phiditia,  parce  qu'ils 
étaient  une  source  d'amitié  et  de  bienveillance  (*).  Ces  institutions 
n'étaient  pas  particulières  à  Sparte.  D'après  la  tradition,  le  législa- 
teur lacédémonien  les  emprunta  à  la  Crète;  dans  cette  île  célèbre  la 
communauté  était  même  plus  parfaite  qu'à  Lacédémone ,  au  juge- 
ment d'AristoteO.  Les  lois  de  Crète  et  de  Sparte  inspirèrent Ptoow; 
sa  République  est  l'idéal  des  institutions  doriennes  et  nous  en  révèle 
l'esprit.  Elles  tendaient  à  organiser  la  cité  sur  la  base  de  l'égalité. 
C'est  pour  la  première  fois  que  l'égalité  politique  fait  son  appari- 
tion dans  le  monde;  elle  est  imparfaite  dans  le  principe,  comme 
toutes  les  choses  humaines.  Ce  n'est  qu'en  faisant  peser  la  tyrannie 
la  plus  alTreuse  sur  les  populations  conquises,  que  les  conquérants 
parviennent  à  organiser  l'égalité  entre  eux  :  dans  ce  cercle  étroit, 
ils  la  veulent  complète,  et  pour  la  réaliser,  ils  vont  jusqu'à  violer 
les  droits  légitimes  de  l'individualité  humaine.  Mais  les  idées  vraies 


(1)  Plat.,  Legg.,  III,  684,  D;  VII,  736,  C—  Hermann,  §  28.—  il/anso,  Sparta, 
T.  I,  p.  114. 

(2)  Grote  range  cette  distribution  égale  des  terres  parmi  les  fables  (History  of 
Greece,  T.  II,  p.  530-5G0).  Les  raisons  du  savant  historien  n^empéchent  pas  de 
considérer  l'égalité  comme  la  base  de  l'organisation  politique  de  Sparte.  Compa- 
rez Lachmann,  Die  Spartanische  Staatsverfassung,  p.  170. 

(3)  Plutarch.,  Lycurg.,  c.  8. 

(4)  Plularch.,  Lycurg.,  c.  10-12. 

(3)  Plat.,  Legg.,  III,  683,  A.  —  Arist.,  Polit.,  II,  6,  21;  II,  7,  4. 


L  INVASION    DOUIENNE. 


71 


ne  se  laissent  pas  emprisonner  ni  fausser;  régalilé  sortira  de  la 
cité  pour  embrasser  tous  les  hommes,  vainqueurs  et  vaincus,  et 
elle  finira  par  s'étendre  jusqu'aux  eselaves. 

Un  philosophe  français  dit  que  le  christianisme  brisa  la  cité 
grecque  et  étendit  Tégalité  qui  y  régnait  à  l'humanité  entière  :  c  est 
cette  évolution  du  dogme  de  l'égalité  qui,  d'après  Leroux,  fait  la 
gloire  du  christianisme  tout  ensemble  et  celle  de  Lycurgue(').Nous 
ne  croyons  pas  que  la  fraternité  chrétienne  soit  le  développement 
de  l'égalité  pratiquée  par  les  Hellènes.  Le  principe  chrétien  est 
purement  religieux  :  Jésus-Christ  ne  songeait  pas  plus  à  l'égalité 
politique  qu'à  l'alTranchissement  des  esclaves. Sa  religion  est  essen- 
tiellement une  religion  de  l'autre  monde,  tandis  que  l'égalité  sociale 
est  une  des  bases  de  l'organisation  de  ce  monde-ci.  L'on  peut  dire 
que  l'égalité  politique  est  en  germe  dans  l'égalité  religieuse;  mais 
pour  développer  ce  germe,  il  a  fallu  un  esprit  autre  que  l'esprit 
chrétien.  C'est  dire  qu'il  ne  faut  point  rapporter  au  christianisme 
le  bienfait  des  garanties  dont  nous  jouissons.  L'égalité  des  Spar- 
tiates est  bien  plus  près  de  l'égalité  des  peuples  modernes  que 
l'égalité  religieuse  de  l'Évangile;  elle  existait  dans  le  sein  de  l'aris- 
tocratie dominante;  il  ne  s'agissait  plus  que  de  comprendre  tous 
les  hommes  libres  dans  la  cité.  Ce  progrès  a  été  accompli  par 
Rome,  sans  aucune  influence  religieuse.  Le  servage,  né  de  la  con- 
quête, y  disparait;  les  vainqueurs  s'assimilent  les  vaincus  et  ils 
Unissent  par  les  associer  à  leurs  droits.  RL^lheureusement  quand 
cette  association  se  fit,  il  n'y  avait  plus  de  droits  :  l'empereur  con- 
centrait en  lui  toute  la  puissance  du  peuple.  Pour  réaliser  l'idéal 
de  l'égalité,  il  fallait  un  progrès  nouveau  :  rendre  la  liberté  aux 
hommes  et  l'assurer  à  tous  les  déshérités  de  l'ancien  monde,  même 
aux  esclaves.  Telle  fut  l'œuvre  des  Germains  :  c'est  à  eux,  et  non  au 
christianisme,  que  nous  devons  notre  égalité  politiciue  et  noire 
esprit  de  liberté.  Cet  esprit  manquait  aux  Grecs,  et  il  maïKiiie  en- 
core davantage  aux  chrétiens.  Cependant  sans  la  libellé,  l'égalité 
est  une  chimère.  Si  l'égalité  a  une  valeur,  c'est  qu'elle  impli(iue 
des  droits  accordés  à  tous  les  citoyens;  or  ces  droits  ne  sont  ([u'iin 

(I)  Leroux,  rÉgalitc,  §  II,  lo  {Lnojclopt'dic  Nouvelle,  T.  IV,  p.  037,  ss.). 


7!2  LA    GRÈCE. 

valu  mot,  quand  la  liberté  n'est  pas  garantie.  C'est  parce  que  les 
Grecs  n'avaient  point  le  sentiment  de  la  vraie  liberté,  qu'ils  ne  par- 
vinrent point  à  organiser  l'égalité  dans  leurs  cités. 


CHAPITRE   III. 

LUTTE   DES  VAINQUEURS   ET  DES  VAINCUS, 

DE   l'aristocratie   ET   DU   PEUPLE,   DES  RICHES  ET  DES  PAUVRES. 


Les  hommes  ont  tous  droit  à  l'égalité,  par  cela  seul  qu'ils  sont 
hommes.  Ce  droit  se  manifeste  avec  une  force  irrésistible  chez 
les  peuples  de  l'Occident.  Quelque  dure  que  soit  la  conquête,  les 
vaincus  réagissent  contre  les  vainqueurs,  parce  qu'ils  ont  la  con- 
science d'un  droit  égal.  La  lutte  de  l'aristocratie  et  du  peuple  est 
donc  un  fait  inévitable,  providentiel;  elle  se  présente  partout,  les 
accidents  seuls  diffèrent.  Il  est  dans  la  nature  des  choses  que  le 
premier  combat  livré  par  les  opprimés  aux  oppresseurs  ait  été  long 
et  sanglant.  Tel  est  le  spectacle  que  présente  la  Grèce. 

Nous  avons  exposé  les  résultats  de  l'invasion  dorienne,  la  condi- 
tion des  populations  conquises.  La  domination  des  conquérants  ne 
fut  définitive  et  solide  que  dans  le  Péloponèse  ;  mais  le  mouvement 
que  l'invasion  produisit  réagit  sur  la  Grèce  entière.  Toutes  les  cités 
furent  bouleversées;  partout  il  y  eut  conquête,  partout  il  se  forma 
une  aristocratie  fondée  sur  la  force  des  armes.  Les  populations 
assujetties  jouissaient  de  la  liberté  personnelle,  mais  sans  droits 
politiques.  Dans  quelques  républiques,  comme  à  Lacédémone,  cet 
état  de  choses  s'immobilisa;  la  forte  organisation  de  l'aristocratie 
Spartiate  maintint  les  Périoeques  et  les  Ilotes  dans  l'asservisse- 
ment. Dans  la  plupart  des  cités,  il  y  eut  guerre  permanente  entre 
l'aristocratie  et  le  peuple. 


l'invasion   douienne.  75 

L'amour  des  richesses,  qui  est  un  trait  dominant  de  la  race 
grecque('),  donna  un  caractère  particulier  à  la  lutte.  Cette  tendance 
devait  entraîner  la  ruine  de  l'aristocratie. Le  poéic  Tliéognis  se  plaint 
que  la  fortune  seule  était  considérée  dans  les  unions;  il  en  résulta 
une  confusion  de  toutes  les  classes  de  la  société,  et  l'inévitable  ex- 
tinction de  la  véritable  noblesse  (').  Comme  la  richesse  était  le  seul 
titre  à  la  considération,  elle  devint  aussi  le  seul  titre  au  pouvoir;  de 
là  le  changement  du  gouvernement  aristocratique  en  timocratie  ('). 
Le  langage  des  historiens  et  des  politiques  révèle  la  révolution  pro- 
fonde qui  s'opéra  dans  la  société;  ils  ne  désignent  plus  les  membres 
de  l'aristocratie  par  le  nom  de  nobles,  ils  les  appellent  les  riches  {*). 

Ce  changement,  qui  finit  par  devenir  général,  se  produisit 
d'abord  dans  les  cités  maritimes.  A  Sparte,  les  vainqueurs  habitaient 
la  ville,  les  vaincus  les  campagnes.  A  Athènes  au  contraire  et  à  Co- 
rinthe  les  besoins  du  commerce  firent  entrer  une  partie  du  peuple 
dans  la  ville;  le  contact  d'une  vie  commune  rapprocha  les  vain- 
queurs et  les  vaincus,  et  quand  l'aristocratie  elle-même  se  livra  au 
commerce,  il  n'y  eut  plus  d'autre  différence  entre  les  diverses  classes 
de  la  société  que  le  degré  de  fortune  {'').  Cette  révolution  favorisa  le 
développement  de  l'élément  démocratique  (^),  mais  elle  donna  aussi 
plus  d'àpreté  à  la  lutte  entre  l'aristocratie  et  les  populations  dépen- 
dantes. L'aristocratie,  en  possession  du  gouvernement  et  des  ri- 
chesses, abusa  de  son  pouvoir  pour  opprimer  le  peuple.  Il  en  fut 
ainsi  à  Athènes.  Le  gouvernement  se  trouvait  entre  les  mains  de 
quatre  familles;  les  magistratures  n'étaient  accessibles  qu'aux  Eu- 
patrides;  eux  seuls  formaient  les  assemblées  C).  Quel  usage  l'aris- 

(i)  Déjà  du  temps  des  sept  sages,  on  disait  que  Varyent,  c'était  tout  l'homme 
[Pindar.,  Isthm.,  II,  47). 

(2)  Theognis,  v.  4,  sq.,  190. 

(3)  ànà  Ttfi/jpâTwv.  Plat.,  Rcp.,VIII,  550,  C,  sqq.  — Cf.  Arist.,  Polit. ,V,  8,  4). 

(4)  TrlryjTLfji,  TTifj-jrrj'jj^t:,  7:</.ykzç.  Wachsmuth,  §  44,  noie  70,  et  Annexe  17. 

(5)  Hermann,  Griech.  Staatsalt.,  §  Gl,  note  1.  — Wachsmuth,  Ilellen.  Alterth., 
T.  I,  p.  393. 

(6)  L'esprit  démocratique  inhérent  au  commerce  se  manifeste  jusque  dans  lo 
sein  de  la  démocratie  athénienne  :  le  Pyrée  était  plus  démocratique  que  lu  cité. 
Arist.,  Polit.,  V,  2,12. 

(7)  Arist.,  Polit.,  II,  9,  2. ~  Dion,  liai.,  II,  S,  -  Wachsmuth,  %M. 


74 


LA    GRECE. 


tocralie  alhénienue  fit-elle  de  sa  toute-puissance?  Les  Eupatridcs 
se  conduisirent  en  usuriers  plutôt  qu'en  nobles.  Le  peuple  tout 
entier,  dit  Plularque,  était  endetté  auprès  des  riches;  les  uns 
étaient  adjugés  à  leurs  créanciers  comme  esclaves,  d'autres  étalent 
forcés  de  vendre  leurs  propres  enfants,  ou  de  fuir  loin  de  la  ville 
pour  se  dérober  à  la  cruauté  de  leurs  créanciers  (Y 

Les  aristocraties  doivent  user  de  modération ,  si  elles  veulent 
durer;  pour  faire  accepter  au  peuple  sa  dépendance,  il  faut  qu'elles 
lui  assurent  au  moins  une  condition  matérielle  qui  soit  tolérable.En 
opprimant  la  plèbe  par  leurs  usures,  les  aristocraties  grecques  sou- 
levèrent de  violentes  réactions.  Cependant  les  vaincus  n'osaient  pas 
encore  prétendre  à  l'égalité  des  droits;  tout  ce  qu'ils  demandaient, 
c'était  un  allégement  de  l'oppression  qui  pesait  sur  eux.  Ils  trou- 
vèrent des  appuis  dans  le  sein  de  l'aristocratie;  l'ambition  ou  le  désir 
de  la  vengeance  jeta  des  membres  de  la  classe  dominante  dans  les 
rangs  démocratiques.  C'était  moins  l'amour  de  l'égalité  que  l'intérêt 
personnel  qui  fit  des  aristocrates  les  chefs  du  peuple  :  ils  conci- 
lièrent les  vœux  populaires  avec  leur  ambition  en  le  relevant  de 
l'oppression  ,  et  en  concentrant  tous  les  pouvoirs  dans  leurs  mains. 
De  là  la  tyrannie  (-). 

Le  nom  de  tyrannie  éveille  aujourd'hui  l'idée  d'une  domination 
cruelle,  sanguinaire  :  tels  furent  les  tyrans  qui  s'élevèrent  dans  la 
décadence  de  la  Grèce  f).  Ceux  qui  sortirent  de  la  lutte  du  peuple 
et  de  l'aristocratie  n'ont  rien  de  commun  avec  ce  régime  que  l'arbi- 
traire de  leur  pouvoir  :  leur  gouvernement  était  usurpé,  mais  il 
s'exerçait  généralement  au  profit  du  peuple;  les  nobles  seuls  eurent 
à  souffrir  de  ses  excès.  C'était  une  réaction  des  vaincus  contre  les 
vainqueurs,  une  protestation  sanglante  contre  les  conquérants  do- 
riens  ('*)•  L'oppression  était  générale,  l'insurrection  le  fut  aussi. 
Au  septième  et  au  sixième  siècle  avant  Jésus-Christ,  il  y  eut  des 
mouvements  révolutionnaires  dans  toute  la  Grèce;  mais  le  peuple 


(1)  riularch. ,^Q\on..  13. 

(2)  Hennann,  Griech.  Staalsalt.,  §  G3. 

(3)  Voyez  plus  bas,  livre  IV,  ch.  5,  §  I,  n"  3  :  la  nouvelle  tyrannie, 
(i)  0.  Millier,  DieDorier,  ï.  I,  p.  1GI. 


l'invasion    DORIF.NNE.  75 

n'êlanl  pas  encore  mûr  pour  la  démocralle,  dôlégua  sa  puissance  à 
un  représentant  que  le  parti  de  la  noblesse  voulut  llélrir  en  le  qua- 
lifiant de  tyran  ('). 

Les  tyrans  relevèrent  les  vaincus  et  abaissèrent  les  vainqueurs; 
tout  Tordre  social  fut  bouleversé.  Au  cullc  dorien,  Clislhène  opposa 
un  culte  étranger  à  la  race  conquérante,  celui  de  Bacchus.  Les 
Doriens  aimaient  les  poésies  dllomèrc,  parce  qu'elles  cbanlaient 
la  guerre  et  les  béros  :  Clislbène  interdit  aux  rbapsodes  l'accès  de 
Sicyone  (').  Dans  l'ordre  politique,  il  lit  des  innovations  en- 
core plus  considérables.  Il  cbangca  les  noms  des  tribus;  les  nobles 
conquérants  reçurent  la  dénomination  de  tribus  de  l'àne  et  du 
porc;  la  tribu  des  anciens  babilanls  prit  la  dénomination  d'Arclié- 
laens  pour  indiquer  qu'à  elle  appartenait  désormais  le  pouvoir  ('). 
A  Corinlbe  toute  l'autorité  était  concentrée  dans  une  seule  famille. 
Cypselus,  issu  comme  Clislbène  de  la  race  des  vaincus,  mais  allié 
à  la  famille  dominante,  s'empara  du  pouvoir;  il  exila  un  grand 
nombre  de  nobles;  les  autres  quittèrent  volontairement  une  patrie 
qui  n'avait  plus  d'attrait  pour  eux  depuis  qu'ils  n'y  régnaient  plus. 
Périandre  poursuivit  la  politique  de  son  père;  il  détruisit  toutes 
les  institutions  qui  rappelaient  la  conquête  et  qui  servaient  à  per- 
pétuer l'esprit  de  la  race  conquérante  :  il  abolit  les  repas  com- 
muns, ce  symbole  de  l'égalité  aristocratique;  il  défendit  aux  Bac- 
chiades  de  donner  à  leurs  enfants  l'éducation  dorienne(*).  Mais 
l'efTet  de  ces  mesures  était  trop  lent  au  gré  des  nouveaux  maîtres; 
ils  auraient  voulu  anéantir  immédiatement  l'odieuse  oligarcbie  qui 
avait  opprimé  le  peuple.  D'après  le  rèclliï Hérodote,  un  tyran  de 
jMilet  donna  à  Périandre  un  conseil  analogue  à  celui  que  l'on  attri- 
bue à  Tarquin.  Tbrasybule,  consulté  par  le  tyran  de  Corin- 
lbe sur  les  moyens  de  régner  en  bonneur  et  sûreté,  conduisit  l'en- 
voyé dans  les  cbamps;  en  se  promenant  il  coupait  les  épis  les 
plus  élevés;  il  renvoya  l'ambassadeur  sans  lui  faire  d'autre  ré- 


(!)  Wachsmuth  (^oH)  (Jonne  I  onuniéralion  de  ces  tyrannies. 
(2)  Aelian.,  V.  H.,  XIII,  i9.  —  Mnller,  Die  Uoricr",  T.  I,  p.  1G3. 
['■i'i   Xrj/ï'/r/.o:,  qui  gouverne  le  peuple.  —  Ilerod.,  V,  08. 
(i)  MùUcr,  DicDoricr,  I,  IGG. 


70 


LA    GRECE. 


|)oiise.  Péiiaudre  conipiit  ;  il  exila  ou  fil  mourir  ceux  des  nobles 
que  son  père  avait  épargnes  ('). 

Ce  qui  se  passa  à  SIcyone  et  à  Corinthe  est  l'image  du  mouve- 
ment révolutionnaire  qui  agita  les  cités  grecques  pendant  deux 
siècles.  La  réaction  ne  fut  pas  partout  aussi  cruelle  qu'à  Corinllie, 
mais  partout  les  tyrans  se  firent  les  chefs  du  parti  populaire  :  bien 
loin  d'être  notés  de  l'infamie  qui  couvre  aujourd'hui  leur  nom, 
ils  étaient  estimés,  honorés.  Solon  célébra  dans  ses  vers  la  justice 
d'un  tyran;  les  plus  nobles  poètes,  Pindare,  Eschyle,  Simonide, 
Anacréon  vécurent  à  la  cour  des  tyrans  (-).  Pisistrateest  une  des 
grandes  figures  de  la  Grèce;  les  historiens  et  les  philosophes  de 
l'antiquité,  quelqu'hosliles  qu'ils  fussent  à  la  tyrannie,  l'ont  comblé 
d'éloges  (^). 

Thucydide  dit  que  la  Grèce  presque  tout  entière  fut  soumise  à 
des  tyrans,  et  que  la  plupart  furent  chassés  par  les  Spartiales; 
il  voit  dans  l'intervention  de  Sparte  en  faveur  de  la  liberté  le 
principe  de  sa  puissance  (^).  Faut-il  attribuer  à  ce  motif  généreux 
la  guerre  à  mort  que  les  Lacédémoniens  firent  à  la  tyrannie? 
Représentants  de  l'aristocratie  dorienne,  l'intérêt  de  leur  conser- 
vation les  appelait  à  prendre  le  parti  de  l'aristocratie,  bannie, 
décimée  par  les  tyrans.  C'était  pour  la  liberté  que  les  Spartiates 
combattaient  la  tyrannie,  mais  pour  la  liberté  aristocratique,  née 
de  la  conquête;  quand  ils  s'apercevaient  que  le  peuple  s'emparait 
des  dépouilles  de  la  tyrannie,  ils  prenaient  les  armes  en  faveur  des 
tyrans.  C'est  ce  qui  arriva  à  Athènes  après  l'expulsion  des  Pisistra- 
tides;  Sparte  mit  autant  de  zèle  à  rétablir  les  tyrans,  qu'elle 
en  avait  montré  pour  les  vaincre.  Hérodote  dépeint  en  vives  cou- 
leurs l'élonnement  des  alliés  de  Lacédémonc  à  ce  changement 
de  conduite  :  «  Ils  crurent,  dit-il,  voir  le  ciel  prendre  la  place 
de  la  terre,  et  la  terre  celle  du  ciel)>n.  Les  Spartiates  étaient 


(1)  Herod.,  V,  92.  —  Comparez  Millier,  I,  165. 

(2)  Herod.,  V,  \  13.  —  Wachsmuth,  T,  I,  p.  501. 

(3)  Thucijd.,  VI,  U.  —  Plularch.,  Solon.,  31.  —  Arisl.,  Polit.,  V,  9,  21. 

(4)  rimcyd.,  I,  48. 
(o)  Herod.,y,  91-93. 


l'invasion   dorienne.  77 

très  conséquents  :  ils  ne  poursuivaient  pas  la  tyrannie  comme  telle, 
mais  la  liberté  politique  dont  les  tyrans  étaient  les  représentants. 
Aussi  leur  victoire,  loin  de  profiler  à  la  liberté  générale,  tourna  à 
l'avantage  de  rarislocralie. 

Est-ce  à  dire  que  riiisloirc  doive  regretter  les  tyrans?  Ce  serait 
préconiser  Tusurpalion  et  le  pouvoir  arbitraire.  L'exemple  de  la 
Grèce  prouve  au  contraire  combien  l'usurpation  de  la  souveraineté 
du  peuple  est  funeste,  alors  même  qu'elle  s'exerce  en  son  nom  et 
en  apparence  dans  son  intérêt.  Il  y  a  des  abus  inséparables  d'une 
domination  illimitée.  Les  fils  des  tyrans  succédaient  à  la  puissance 
de  leurs  pères,  mais  rarement  à  leur  prudente  politique  (');  par 
leurs  excès,  ils  s'aliénèrent  la  démocratie  dont  ils  étaient  les 
organes;  lorsque  Sparte  les  attaqua,  le  peuple  ne  se  leva  pas  pour 
les  défendre.  Qu'après  cela,  le  règne  des  tyrans  grecs  n'ait  pas  été 
sans  une  heureuse  influence  sur  la  civilisation  hellénique,  nous  en 
convenons.  Les  tyrans  furent  des  agents  énergiques  des  idées  nou- 
velles; ils  brisèrent  l'isolement  dorien  ;  sous  leur  régime  les  Grecs 
entrèrent  dans  la  carrière  des  arts  qui  devait  faire  la  gloire  du  nom 
hellénique  (-).  Mais  si  nous  constatons  le  bien  que  la  Providence 
sait  tirer  du  mal,  gardons-nous  d'en  faire  honneur  à  ceux  qui  font 
le  mal.  Il  y  a  un  bien  sans  lequel  tous  les  avantages  de  la  civilisa- 
tion, quelque  brillante  qu'elle  soit,  ne  sont  plus  rien,  c'est  la 
liberté.  Le  pouvoir  arbitraire  est  donc  le  mal  des  maux;  il  flétrit 
jusqu'au  bien  qu'il  produit.  La  Grèce  nous  donne  encore  celle 
leçon.  Née  du  besoin  d'égalité  el  de  liberté  générale,  la  tyrannie 
aurait  dû  développer  ces  généreux  senlimenls,  mais  elle  était  viciée 
dans  son  essence  :  régoïsme  était  son  mobile,  la  domination  son 
but,  l'égalité  le  prétexte.  Aussi  les  idées  politiques,  au  lieu  de  s'éle- 
ver, ne  firent-elles  que  s'abaisser.  On  se  croyait  libre  ,  parce  qu'on 
se  vengeait  de  ses  ennemis  politiques  :  de  vengeance  en  vengeance, 
on  aboutit  à  la  dissolution  el  à  la  mort. Tel  fut  le  régime  des  tyrans 
dans  l'intérieur  des  cités.  Leur  pouvoir  fui  trop  éphémère,  pour 


(I)  Arist.,  Polit.,  V,  8,  20.  —  Compurtv.  Hcrmann',  §  65. 
(i)  Ikrmaun,  §  64. 


78  i.A  CRi:cE. 

que  Ton  puisse  apprécier  leur  politique  extérieure.  Une  chose 
néanmoins  est  certaine  :  s'ils  avaient  consolidé  leur  domination,  la 
Grèce  aurait  perdu  son  indépendance  dans  les  guerres  médiques. 
Les  tyrans  n'auraient  pas  opposé  aux  Perses  la  résistance  héroïque 
de  Marathon  et  de  Salamine  ;  dans  leur  égoïsme  princier,  ils  se 
seraient  volontiers  faits  les  satrapes  du  Grand  Roi,  si  on  leur  avait 
laissé  la  puissance  qu'ils  avaient  usurpée.  11  faut  donc  se  féliciter 
de  la  chute  des  tyrans.  Mais  on  aurait  tort  d'en  faire  honneur  aux 
Spartiates;  ceux-ci  étaient  tout  aussi  égoïstes  que  les  tyrans  :  ils  ne 
songeaient  guère  à  l'indépendance  de  la  Grèce,  quand  ils  leur  firent 
la  guerre;  bien  moins  encore  voulaient-ils  garantir  la  liberté  et 
l'égalité  dans  l'intérieur  des  cités. 

L'expulsion  des  tyrans  ne  mit  pas  fin  à  la  guerre  intestine  qui 
désolait  les  républiques  grecques.  Dans  le  Péloponèse,  l'ascendant 
de  Sparte  fit  prévaloir  le  régime  aristocratique;  mais  elle  ne  par- 
vint pas  à  lui  donner  la  stabilité  de  son  propre  gouvernement.  A 
Athènes,  un  célèbre  législateur  essaya  d'harmoniser  les  intérêts 
divers  et  de  fonder  la  concorde  sur  l'égalité.  Selon  soulagea  la  mi- 
sère du  peuple  en  réduisant  les  dettes,  et  il  lui  assura  des  garanties 
pour  l'avenir  en  abolissant  la  servitude  qui  pesait  sur  les  débiteurs 
malheureux  (').  Tout  en  laissant  les  magistratures  aux  riches,  il 
donna  une  part  dans  le  gouvernement  aux  pauvres,  en  les  admettant 
à  voter  dans  les  assemblées  et  dans  les  jugements  (^).  Ce  droit,  peu 
considérable  dans  le  principe,  ouvrit  la  porte  à  la  démocratie  qui 
finit  par  dégénérer  en  ochlocratie.  En  livrant  la  domination  future  à 
l'élément  démocratique,  Selon  épargna  au  moins  à  sa  patrie  les 
luttes  sanglantes  que  les  partis  se  livrèrent  dans  presque  toutes  les 
cités  grecques (').  Démosthène  dit  qu'il  n'y  avait  pas  de  paix  sûre 
entre  les  états  aristocratiques  et  les  démocraties  (^)  ;  de  même  dans 
l'intérieur  des  cités,  l'harmonie  entre  les  deux  principes  était  im- 


(1)  Plutarch.,  Solon.,  \S,  15.  —  Wachsnntth,  T.  I,  p.  472,  note  9. 

(2)  Plularch.,  Solon.,  23.  —  Wachsmnlh,  p.  479,  ss. 

(3)  Grotc,  History  of  Greece,  T.  IIF,  p.  141,  ss. 

(4)  Demosllu,  pro  Rhodior.  libcrt.,  §  17  (p.  193,  20,  sqq.). 


l'invasion   dorif.nne.  79 

possible.  Non  pas  que  l'on  ne  puisse  concilier  les  intérêts  divers 
des  diverses  classes  :  la  société  n'existe  que  par  cette  conciliation. 
Mais  pour  qu'elle  soit  possible,  il  faut  qu'elle  repose  sur  l'égalité  et 
il  faut  que  les  droils  égaux  trouvent  une  garantie  dans  les  institu- 
tions politiques.  Or  les  Grecs  ignoraient  l'idée  d'un  droit  égal  pour 
tout  citoyen  et  bien  plus  encore  l'idée  des  garanties  qui  assurent  la 
liberté  individuelle.  Les  luttes  qui  décbiraient  les  cités  n  avaient 
pas  pour  objet  le  droit,  mais  le  pouvoir,  et  le  pouvoir  dans  ce  qu'il 
a  de  plus  mesquin,  les  privilèges,  les  jouissances,  les  avantages 
matériels  qui  y  sont  attachés.  Voilà  pourquoi  la  division  fut  irrémé- 
diable et  aboutit  à  la  ruine  de  la  Grèce. 

La  responsabilité  de  ces  éternelles  divisions  pèse  surtout  sur 
Tarislocratie,  car  ce  fut  elle  qui  présida  la  première  aux  destinées 
des  cités  grecques.  Les  aristocrates  de  la  Grèce  n'eurent  que 
d'étroites  passions.  Nous  venons  de  dire  qu'ils  avaient  si  peu  le 
sentiment  de  la  patrie,  qu'ils  désertèrent  les  cités  où  ils  ne  régnaient 
plus.  Quand  avec  l'appui  des  Spartiates,  ils  y  rentrèrent  en  vain- 
queurs, ils  ne  songèrent  qu'à  la  vengeance.  Jamais  serment  plus 
impie  n'a  été  fait  que  celui  des  oligarques  helléniques  :  «  Nous 
serons  ennemis  du  peuple  et  nous  lui  ferons  tout  le  mal  que  nous 
pourrons  lui  faire  »(').  Les  malheureux  furent  fidèles  à  cet  horrible 
engagement!  Quand  ils  étaient  trop  faibles  pour  vaincre  leurs 
ennemis  par  la  force  ouverte,  ils  se  défaisaient  des  chefs  du  peuple 
par  le  meurtre  (').  Ne  pouvant  pas  assassiner  toute  une  population, 
ils  bannissaient  les  plus  considérables  de  leurs  adversaires.  Dans 
telle  ville,  il  resta  moins  de  citoyens  qu'il  n'y  avait  de  bannis;  par- 
fois le  peuple  fut  expulsé  en  masse (').  Malheur  aux  exilés,  quand 
le  parti  dominant  les  rencontrait  dans  les  rangs  des  ennemis  sur 
un  champ  de  bataille!  Peureux  l'esclavage  était  un  bienfait  trop 


(1)  Arist.,  Polil,,  V,  7,  19. 

(2)  Thucyd-,  III,  70;  VIII,  6a.  70.  —  Xcnopk.,  Ilell.,  V,  2,  39-30.  —  Uioilor., 
XUI,  104. 

(3)  Thucijd.,  V,  i.  —  Plularch.,  Lysyiid.,  li.  —  Xciwpli.,  de  Rqi.  Allicn., 
III.  II. 


80  l\    GRÈCE. 

grand,  ils  devaient  mourir  (').  Aucun  frein  ne  retenait  ces  passions 
sauvages  ;  il  n'y  avait  pas  d'asile  qui  pût  mettre  les  victimes  à  l'abri 
des  vengeances  aristocratiques  (^). 

Faut-il  s'étonner  si  des  atrocités  pareilles  provoquèrent  de 
sanglantes  réactions?  F^es  excès  du  peuple  sont  plus  excusables 
que  ceux  des  nobles;  car  c'était  lui  l'opprimé;  l'abus  même  qu'il 
faisait  de  sa  victoire  était  un  témoignage  de  son  oppression.  11 
cessait  de  payer  les  intérêts  des  dettes  que  la  misère  l'avait  obligé 
à  contracter;  il  pillait  les  maisons  des  riches  et  les  bannissait 
pour  s'emparer  de  leurs  biens;  il  accablait  ses  adversaires  de 
charges,  afin  d'appauvrir  les  riches  et  d'enrichir  les  pauvres  f). 
Ces  décrets  réactionnaires  avaient  quelquefois  un  caractère  plus 
élevé,  inspiré  par  l'orgueil  de  la  victoire.  Les  nobles  avaient 
dédaigné  de  mêler  leur  sang  à  celui  du  peuple,  ils  l'avaient  ex- 
clu des  magistratures;  victorieuse,  la  plèbe  aftlcha  à  son  tour 
des  sentiments  aristocratiques,  en  refusant  de  s'allier  aux  no- 
bles et  en  s'attribuant  le  droit  exclusif  aux  honneurs  H.  D'ordi- 
naire la  victoire  d'un  parti  était  un  arrêt  de  mort  pour  l'autre  (^). 
Le  pardon  était  une  chose  presque  inouïe  :  le  plus  beau  titre  de 
gloire  de  la  démocratie  grecque  est  d'en  avoir  seule  donné  l'exem- 
ple. Après  la  défaite  des  trente  tyrans,  Thrasybule  défendit  de 
maltraiter  ceux  qui  se  rendaient;  les  tyrans  seuls  et  dix  de  leurs 
adhérents  furent  bannis;  une  loi  d'oubli  défendit  d'accuser  personne 
pour  les  faits  passés  {^). 

La  lutte  de  l'aristocratie  et  de  la  démocratie  aurait  peut-être  con- 
duit à  une  forme  de  gouvernement  définitive,  si  chaque  cite  avait 


(1)  Xenoph.,  Hell.,  VII,  4,  26.  Les  Thébains  accordaient  la  liberté  aux  prison- 
niers de  guerre  moyennant  rançon;  ils  mettaient  les  bannis  béotiens  à  mort 
comme  des  criminels  {Pausan.,  IX,  15,  4). 

(2)  Herod  ,  VI,  91. 

(3)  .4mL,  Polit.,  V,  2,  G;  V,  4,  3. 

(i)  Xenoph.,  de  Rep.  Ath,,  I,  U.—Hermann,  §  68.  —  Thucyd.,  VIII,  20. 
(i))  K«t  sWi  ah  â'oirrtv  TraTai  iJ.tzo.^ol'/l  ;ro).irîiwv  O'ZvaTvjaôpoi.  Dire  de  Critias 
dans  Xenophon  (HcUen  ,  II,  3,  32). 
(6)  Grotc,  History  of  Greece,  T.  VI,  p,  411-416. 


l'invasion  dorienne.  81 

été  abandonnée  à  elle-même;  chacune  aurait  adopté  l'état  social 
qui  répondait  le  mieux  à  sou  génie  particulier.  Mais  les  prin- 
cipes hostiles  se  personnifièrent  dans  Sparte  et  Athènes  :  les  deux 
républiques  aspiraient  à  rhégénionic,  et  pour  consolider  leur  in- 
fluence sur  les  cités  qui  suivaient  leur  bannière  de  gré  ou  de  force, 
elles  y  établissaient  soit  le  régime  de  l'oligarchie,  soit  celui  de  la 
multitude.  Dès  lors  il  n'y  eut  plus  d'harmonie  à  espérer  :  ce  n'étaient 
pas  les  tendances  des  populations  qui  décidaient  de  leur  organisa- 
tion sociale,  mais  le  hasard  des  combats  :  et  comme  la  victoire  arra- 
chait tantôt  une  cité,  tantôt  une  autre  à  la  domination  de  l'une  des 
républiques  rivales,  toutes  les  villes  étaient  en  état  permanent  de 
révolution.  Quand  Sparte  l'emportait,  Tarislocratie  prenait  le  des- 
sus, et  le  peuple  était  opprimé,  banni,  décimé.  Athènes  était-elle 
victorieuse,  de  sanglantes  réactions  signalaient  le  retour  du  parti 
populaire.  Ces  violents  changements  étaient  presque  journaliers. 
Rhodes  avait  une  constitution  aristocratique.  Pindare  chanta  la 
justice  de  ses  princes,  mais  il  prévit  le  danger  dont  les  menaçait  la 
puissance  croissante  d'Athènes.  Sous  la  pression  de  l'hégémonie 
athénienne,  les  Diagorides  furent  condamnés  à  mort  et  le  peuple 
déclaré  souverain.  A  peine  les  Athéniens  eurent-ils  éprouvé  un 
échec  en  Sicile,  que  l'aristocratie  reprit  possession  du  gouverne- 
ment, sous  la  protection  de  Sparte.  Les  victoires  de  Conon  ren- 
dirent le  pouvoir  au  peuple.  Quelques  années  après,  le  parli  la- 
cédémonien  renversa  la  démocratie,  et  la  guerre  sociale  ruina 
définitivement  l'empire  d'Athènes  (').  Ce  qui  se  passa  à  Rhodes, 
nous  donne  une  idée  de  l'état  des  cités  grecques.  Sparte  l'emporta 
dans  la  guerre  du  Péloponèse;  son  hégémonie  fut  marquée  |)ar  un 
débordement  de  passions  oligarchiques  :  la  force  seule  domina 
dans  toutes  les  villes(').  Lorsque  la  démocralie  fui  victorieuse  avec 
Tlièbes,  le  peuple  de  son  côté  s'abandonna  à  remporlement  de  ses 
passions  et  la  démocralie  dégénéra  en  une  sauvage  ochlocratic.  La 


(1)  Muller,  Die  Dorier,  T.  II,  p.  142-144. 

(2)  Xenoph.,  Ilcllon.,  VI,  3,  8  :  Tojtwv  7''»-j  ào/ovr'.jv  ÏKi.ij.î'/v'jf)-.  n'j/^  ottmç 
voy.iaw;  apyj,)7i\/,  à)./'  o-oj;  <j'rj',rj7'y.i.  'îiy  y.v.-i/j'.j  rà;  -'j).Z'.ç. 

G 


82  LA    CULCE. 

société  tomba  en  dissolution;  les  Hellènes  perdirent  leur  indépen- 
dance, parce  qu'ils  ne  méritaient  plus  d'être  libres  ('). 

Il  y  a  bien  des  enseignements  pour  les  peuples  modernes  dans  le 
sort  des  cités  grecques.  Malbeureusement  jusqu'ici  les  nations  n'ont 
guère  profité  des  leçons  de  l'histoire.  La  destinée  de  la  Grèce  s'est 
reproduite  trait  pour  trait  dans  l'Italie  du  moyen-âge.  Les  Italiens, 
aussi  bien  doués  que  les  Hellènes,  artistes  comme  eux,  race  poli- 
tique comme  les  citoyens  d'Athènes  et  de  Sparte,  aimaient  à  vivre 
dans  des  cités  et  ils  étaient  enthousiastes  de  la  gloire  de  leur  patrie; 
mais  ils  se  déchirèrent  aussi  comme  les  Grecs  dans  les  luttes  éter- 
nelles de  l'aristocratie  et  de  la  démocratie,  jusqu'à  ce  que,  affaiblis 
et  épuisés,  ils  tombèrent  sous  le  joug  des  tyrans  et  devinrent  enfin 
une  proie  facile  pour  l'étranger.  Que  manquait-il  à  ces  deux  peu- 
ples pour  arriver,  non  à  la  gloire,  elle  ne  leur  a  pas  fait  défaut, 
mais  à  l'unité  et  à  une  liberté  stable?  Le  sentiment  du  droit.  Ils 
n'ont  jamais  connu  que  la  force,  ils  n'ont  jamais  aspiré  qu'à  la  do- 
mination exclusive  d'un  parti,  de  ses  exigences  et  de  ses  passions. 
Mais  la  force  ne  peut  pas  fonder  l'harmonie,  et  sans  la  conciliation 
des  intérêts  divers,  il  n'y  a  pas  de  société  possible.  Sous  quelle  loi 
les  diverses  classes  peuvent-elles  coexister,  malgré  l'opposition  de 
leurs  intérêts?  Il  n'y  en  a  pas  d'autre  que  le  droit  qui  assure  l'éga- 
lité, au  milieu  des  inégalités  nécessaires  des  conditions  sociales. 
Dès  que  le  droit  égal  est  respecté,  la  dignité  de  l'homme  est  sauve; 
le  pauvre  peut  vivre  à  coté  du  riche,  le  peuple  à  côté  de  l'aristocra. 
lie,  sans  songer  à  conquérir  l'égalité  par  la  violence.  Nous  en 
avons  sous  les  yeux  un  mémorable  exemple.  Il  y  a  une  nation  au 
sein  de  laquelle  l'inégalité  de  fortune  et  de  rang  est  plus  grande  que 
chez  tout  autre  peuple  ;  cependant  aucun  Etat  n'a  été  à  l'abri  des 
révolutions  comme  l'Angleterre,  aucun  pays  ne  jouit  d'une  civilisa- 
lion  plus  forte,  plus  progressive.  Faut-il  en  dire  la  raison?  C'est 
que  la  nation  anglaise  a  le  respect,  le  culte  du  droit,  et  la  liberté  lui 
aide  à  supporter  l'inégalité.  Quand  un  peuple  veut  à  tout  prix  réali- 
ser l'égalité,  sans  tenir  compte  du  droit,  et  en  sacrifiant  au  besoin  la 

(I)  Wachsmuth,  §62. 


L  INVASION     DORIENNE. 


85 


liberté,  la  société  finit  par  être  en  proie  à  la  force,  comme  les 
Grecs  et  les  Italiens.  Si  l'on  y  arrive  à  Tégalité,  c'est  l'égalité,  telle 
que  la  pratiquait  l'empire  romain,  l'égalité  sous  le  despotisme.  Un 
pareil  régime  use  les  races  les  mieux  clouées  :  témoin  la  Grèce  et 
l'Italie.  La  dissolution  et  la  mort  sont  au  bout  du  règne  de  la 
force. 

A  qui  faut-il  imputer  la  responsabilité  du  vice  qui  rongeait  les 
cités  grecques?  Les  deux  partis  qui  les  déchirèrent  furent  égale- 
ment coupables,  ou  si  l'on  veut,  également  impuissants.  La  démo- 
cratie athénienne,  pas  plus  que  l'aristocratie  Spartiate  ne  se  montra 
capable  d'organiser  une  Grèce  libre  et  forte,  parce  que  le  peuple, 
aussi  bien  que  les  nobles  et  les  riches,  ne  reconnaissait  qu'un  droit, 
celui  du  plus  fort.  Cependant,  quand  on  établit  une  comparaison 
entre  les  deux  éléments  qui  se  disputaient  l'empire,  l'on  doit  sans 
hésiter  donner  la  préférence  à  la  démocratie(^).  Nous  avons  dit  que 
s'il  y  a  eu  un  peu  d'humanité  dans  les  querelles  sanglantes  des  par- 
tis, on  la  doit  au  peuple  :  c'est  la  marque  certaine  de  la  supériorité 
du  génie  démocratique.  Il  faut  insister  sur  ce  fait,  car  il  est  carac- 
téristique et  décisif. 

Il  y  a  peu  d'événements  plus  étonnants  dans  l'histoire  ancienne 
et  moderne  que  la  conduite  des  Athéniens  après  la  défaite  du  parti 
oligarchique.  Pour  apprécier  ce  qu'elle  a  de  généreux,  il  faut  se 
rappeler  que  les  cavaliers  et  les  hoplites  vaincus  par  Thrasybule 
avaient  trempé  dans  toutes  les  iniquités ,  dans  tous  les  crimes  com- 
mis par  les  trente  tyrans.  Les  vainqueurs  avaient  en  leur  pouvoir 
ceux-là  mêmes  qui  les  avaient  dépouillés  de  leurs  biens,  qui  avaient 
tué  leurs  parents  et  leurs  amis.  Bien  que  le  souvenir  de  ces  for- 
faits fut  encore  saignant,  le  peuple  les  oublia  pour  ne  s'occuper 
que  du  rétablissement  de  la  liberté.  L'humanité  des  Athéniens 
après  la  conjuration  oligarchique  des  Quatre  (k'nts  pendant  la 
guerre  du  Pélopoiièse,  quoique  moins  célèbre  que  la  générosité 
de  Thrasybule,  mérite  tout  autant  d'admiration.  Thucydide  lui- 
même  loue  la  modération  du  peuple,  témoignage  d'autant  plus 

(I)  Grole,  Ilistory  of  Grcccc,  T.  VI,  p.  382-384;  YIII,  \2:i-\2li. 


84  LA    GRÈCE. 

remarquable  que  l'historien  est  partisan  de  la  faction  aristocrati- 
que (').  Athènes  était  abattue  par  ses  revers,  quand  un  petit  nombre 
d'aristocrates,  exploitant  les  malheurs  de  leur  patrie,  employèrent 
la  ruse  et  la  violence  pour  s'emparer  de  la  puissance  souveraine  ;  ils 
se  concertèrent  avec  les  Spartiates,  en  sacrifiant  l'indépendance  de 
leur  patrie  à  leur  ambition  égoïste.  Le  crime  des  conjurés  était  une 
double  trahison.  Athènes  jouissait  depuis  cent  ans  du  gouverne- 
ment démocratique  et  elle  avait  conquis  l'hégémonie  par  son  hé- 
roïsme. Les  Quatre  Cents  lui  ravissaient  à  la  fois  la  liberté  et  l'em- 
pire. Cependant  à  peine  quelques-uns  des  conjurés  payèrent  leur 
crime  de  leur  tétc.  La  révolution  démocratique  qui  éclata  à  la 
même  époque  à  Samos  fut  signalée  par  la  même  grandeur  d'âme. 
La  passion  de  la  liberté  semblait  exalter  les  masses,  et  les  élever 
au-dessus  des  mauvaises  inspirations  de  la  vengeance  (^). 

Le  génie  démocratique  par  sa  nature  est  plus  universel,  et  par 
suite  plus  large,  plus  humain  que  l'esprit  aristocratique.  En  effet 
les  aristocraties  sont  nécessairement  une  minorité.  Alors  même  que 
cette  minorité  a  pour  elle  une  culture  plus  avancée,  plus  de  lumiè- 
res politiques,  une  condition  essentielle  lui  manque  toujours  pour 
être  à  la  hauteur  de  son  ambition,  le  dévouement  aux  intérêts  géné- 
raux de  la  société.  L'aristocratie  du  moyen-âge,  comme  celle  de  la 
Grèce,  était  viciée  par  l'égoïsme.  Au  contraire,  le  règne  de  la  dé- 
mocratie est  celui  de  la  majorité  et  il  est  légitime  à  ce  titre  ;  seule- 
ment il  ne  faut  pas  que  la  majorité  se  croie  un  pouvoir  absolu,  il 
faut  qu'elle  reconnaisse  aux  citoyens  des  droits  qu'il  ne  lui  est  pas 
permis  de  leur  enlever,  qu'elle  doit  au  contraire  protéger  et  garan- 
tir. Les  anciens  n'avaient  aucune  idée  des  droits  naturels,  inalié- 
nables de  l'homme.  Il  ne  faut  pas  nous  en  étonner.  Ce  n'est  que 
d'hier  que  l'Assemblée  Constituante  a  proclamé  ces  droits  dans  le 
monde  européen,  et  s'ils  sont  inscrits  dans  nos  constitutions,  sont- 
ils  pour  cela  entrés  dans  nos  mœurs?  S'ils  avaient  pris  racine  dans 
le  peuple  qui  le  premier  les  a  reconnus,  on  n'y  verrait  pas  aussi 


(1)  Thuajd.,  YIII,  97. 

(2)  ThucycL,  VIII,  73,  75.  —  Grote,  Ilistory  of  Grecce,  T.  VIII,  p.  120-125. 


l'invasion   dorienne.  8d 

souvent  des  défaillauccs  affligeantes.  Que  le  sort  de  la  Grèce  nous 
serve  d'enseignement.  IMainlenons  ferme  et  inébranlable  le  principe 
du  droit  :  il  s'agit  en  définitive  de  notre  individualité,  c'est-à-dire 
de  ressence  de  notre  nature.  Si  nous  abdiquons  nos  droits,  autant 
vaut  abdiquer  la  vie. 

Dans  les  relations  extérieures,  l'aristocratie  fit  preuve  de  pas- 
sions mesquines  et  égoïstes.  Lors  de  la  grande  lutte  des  Grecs 
avec  l'Orient,  elle  considéra  moins  l'honneur  de  la  patrie  que  ses 
intérêts.  Peu  lui  importait  d'être  asservie  à  l'étranger,  pourvu 
qu'elle  pût  exercer  la  tyrannie  sur  ses  concitoyens  (').  L'oligarchie 
thébaine  préféra  l'amitié  de  Xerxès  au  salut  des  Hellènes.  Sparte 
elle-même  hésita,  et  se  montra  plus  préoccupée  du  sort  du  Pélopo- 
nèse  où  elle  régnait,  que  des  destinées  de  la  Grèce  entière.  La  dé- 
mocratie athénienne  seule  se  dévoua  avec  un  admirable  héroïsme. 
Hérodote  lui  a  rendu  ce  beau  témoignage  que  la  vérité  semble  lui 
arracher  :  «Dùt-il  s'attirer  la  haine  de  la  plupart  des  hommes,  dit-il, 
il  ne  dissimulera  pas  que  les  Grecs  doivent  leur  salut  au  dévoue- 
ment des  Athéniens  »(^).  Et  quel  fut  l'inspirateur  de  la  démocratie 
athénienne  dans  le  moment  solennel  où  se  décidèrent  les  destinées 
de  la  Grèce  et  de  riiumanilé?  Un  homme  de  naissance  obscure, 
mais  dont  le  nom  brille  dans  l'histoire  à  l'égal  des  plus  nobles,  Thé- 
mislocle.  C'est  encore  du  sein  de  la  démocratie  athénienne,  que 
sortirent  les  philosophes,  les  poètes,  les  orateurs  qui  répandirent 
la  gloire  des  Hellènes  dans  le  monde  entier. 


(1)  Demosth.,  Phil.,  IV,  §  4,  p.  432,  15  :  Toiy  c?'ciç  tô  «.py^îu  i/jv  twv  7ro>,tTwv 
ÉTrtOufictv,  izzf,',)  'j'yTra/.oyâtv.  Comparez  Ilermann,  §  70,  note  4. 

(2)  Ilerod.,  VII,  139. 


->-'v/\AAAA/v^ 


86  LA    r.RKCE. 

CHAPITRE  lY. 

LA     NATIONALITÉ     HELLÉNIQUE. 


§  I.  Les  Amphktyons{^). 

L'histoire  ancienne  a  été  longtemps  une  arme  dans  les  mains  de 
la  démocratie  moderne.  Nos  pères  cherchaient  dans  le  passé  le  mo- 
dèle des  institutions  dont  ils  sentaient  la  nécessité  ;  ils  crurent  trou- 
ver, tantôt  dans  les  forêts  de  la  Germanie,  tantôt  à  Sparte  et  à 
Athènes,  les  garanties  politiques  qu'on  leur  refusait.  Heureux  de 
cette  découverte,  ils  s'écrièrent  que  la  liberté  était  ancienne  et  la 
servitude  moderne;  ils  réclamèrent  les  droits  de  l'homme,  comme 
étant  fondés  sur  des  titres  aussi  vieux  que  le  genre  humain.  Aujour- 
d'hui que  nous  possédons  l'organisation  sociale  si  ardemment  dési- 
rée par  nos  ancêtres,  il  n'est  plus  nécessaire  de  faire  mentir 
l'histoire  au  profit  de  la  liberté  :  nous  pouvons  constater  sans 
présomption  les  erreurs  généreuses  des  savants  et  des  historiens. 
L'idée  que  le  dix-huitième  siècle  se  faisait  des  Amphictyons  est  une 
de  ces  erreurs. 

Montesquieu  apprécie  avec  la  supériorité  du  génie  les  avantages 
du  gouvernement  fédératif  :  «  Composé  de  petites  républiques,  il 
jouit  de  la  bonté  du  gouvernement  intérieur  de  chacune;  et,  à 
l'égard  du  dehors,  il  a,  par  la  force  de  l'association,  tous  les  avan- 
tages des  grandes  monarchies.  »  Mais  l'illustre  écrivain  se  trompe 


(I)  Sainte-Croix,  Des  Gouvernements  fédératifs,  art.  1-S.  —  Heal  Encijclopd- 
die  der  classischen  AUerthumswissenschaft,  au  mot  Amphiktyonen.  —  Gerlacli- 
der  Bund  der  Amphiktionen  (Historische  Studien,  p.  1-47}. 


l'invasion     DOniENNE.  87 

quand  il  ajoute  que  ce  furent  ces  associations  qui  Oient  fleurir  si 
longtemps  le  corps  de  la  Grèce  et  que  la  Grèce  ne  périt  que  lorsque 
les  rois  de  Macédoine  obtinrent  une  place  parmi  les  Ampliic- 
lyons  (').  Mably,  dont  l'esprit  moins  historique  était  toujours 
préoccupé  du  présent  dans  l'étude  du  passé,  prononça  à  l'occasion 
des  assemblées  amphictyoniqnes  le  mot  qui  faisait  tressaillir  la 
France  d'espoir  :  c'étaient  d'après  lui  les  États  Généraux  des  Hel- 
lènes (-).  Les  savants  partageaient  cette  opinion;  à  entendre  le 
judicieux  Goguet,  «  les  Amphictyons  représentaient  la  nation  avec 
plein  pouvoir  de  décider  et  de  prêter  l'appui  de  la  force  à  ses 
résolutions;  ils  formaient  des  républiques  grecques  une  seule  et 
même  république;  ils  sauvèrent  la  Grèce,  lors  de  l'invasion  des 
Perses;  leur  institution  était  un  chef-d'œuvre  de  politique  »  ('). 
Fréret  commença  par  embrasser  le  même  sentiment  (').  Il  fal- 
lut presque  du  courage  à  Sainte-Croix  pour  combattre  d'aussi 
puissantes  autorités  ;  il  prouva  que  le  gouvernement  fédératif 
n'avait  pas  existé  chez  les  Grecs  avant  l'établissement  de  la  ligue 
achéenne. 

Les  anciens  rapportaient  à  Amphictyon,  fils  d'IIellen,  l'établis- 
sement du  conseil  qui  porte  son  nom  f).  On  ne  peut  s'empêcher  de 
ranger  cette  tradition  parmi  les  fables,  quand  on  voit  les  amphic- 
tyouies  répandues  en  assez  grand  nombre  dans  la  Grèce,  sans  qu'on 
aperçoive  aucun  lien  entre  ces  associations  et  le  personnage  d'Am- 
phiclyon.  Déjà  dans  l'antiquité,  quelques  écrivains  avaient  cher- 
ché une  explication  plus  naturelle  de  l'origine  des  assemblées  am- 
phictyoniques.  Des  peuplades  voisines  bâtissaient  un  temple  pour 
y  célébrer  les  sacrifices  d'un  culte  commun  ;  auprès  du  sanctuaire; 
siégeait  un  conseil  élu  par  les  tribus  intéressées  et  chargé  de 


(1)  Montesquieu,  Esprit  des  lois,  IX,  I,  2. 

(2)  Mabhj,  Observations  sur  l'histoire  de  lu  Grèce,  livre  1. 
(.3)  (Jo(jvet,  De  l'origine  dos  lois,  T.  III,  p.  58-60. 

Cl)  Sainte-Croix,  p.  99-101,  310. 
(.■j)  Dijoinja.  liât.,  IV,  2o. 


88  LA    GRÈCE. 

veiller  à  tout  ce  qui  concernait  le  culleO).  C'étaient  des  associations 
locales,  passagères  de  leur  nature  (-).  La  seule  qui  se  soit  main- 
tenue est  celle  qui  siégeait  à  Delphes  ;  elle  joua  un  rôle  plus  consi- 
dérable dans  la  vie  du  peuple  hellénique,  parce  quelle  était  atta- 
chée au  temple  dWpollon,  divinité  nationale  de  la  race  doriennedont 
le  culte  s'étendit  avec  elle  sur  toute  la  Grèce  f).  Néanmoins  le  culte 
et  l'association  ne  restèrent  pas  exclusivement  doriens.  Il  y  avait 
dans  les  environs  de  Delphes  un  vieux  culte  pélasgique,  qui  avait 
son  centre  dans  le  temple  de  Cérès  ;  Tamphictyonie  pyléenne  fut 
réunie  à  celle  de  Delphes  :  c'était  comme  un  symbole  d'alliance 
entre  la  race  conquérante  et  les  anciens  habitants  de  la  Grèce  (*). 

Les  attributions  de  l'Amphictyonie  de  Delphes  ne  différaient  pas 
de  celles  des  autres  assemblées  du  même  nom.  Un  conseil  élu  par 
les  peuples  amphictyoniques  avait  la  garde  du  temple;  il  en  admi- 
nistrait les  richesses,  il  veillait  à  l'observation  de  ses  privilèges.  Ces 
fonctions  religieuses  entraînaient  une  espèce  de  juridiction  sur 
ceux  qui  violaient  les  droits  du  sanctuaire  ;  le  dieu  prenait  sous  sa 
protection  les  fidèles  qui  y  venaient  sacrifier.  Comme  la  religion  se 
mêlait  à  tout  dans  l'antiquité,  l'influence  d'une  association  fondée 
sur  la  communauté  du  culte  s'étendit  naturellement  à  tous  les  rap- 
ports des  peuples  associés.  On  conçoit  qu'unis  par  la  religion,  ils 
ne  se  soient  plus  considérés  comme  étrangers,  comme  ennemis,  que 
des  liens  d'humanité  se  soient  formés  entre  eux,  que  même  la 
guerre,  si  elle  troublait  leur  concorde,  ait  eu  ses  limites.  Nous 
avons  une  preuve  de  l'action  politique  des  Amphictyons  de  Delphes 
dans  l'antique  serment  des  peuples  alliés,  dont  Eschine  nous  a  con- 


(1)  Dans  cette  opinion  l'on  écrit  amphictiona,  et  l'on  dérive  le  nom  de  àf^yi  et 
y.ztC.oi  OU  xtÏm. 

(2)  Sainte-Croix,  p.  1 13,  ss.  —lieal  Encyclopàdie,  T.  I,  p.  422-424. 

(3)  La  tradition  qui  rapporte  l'établissement  du  conseil  amphictyonique  à  Am- 
phictyon,  l'un  des  héros  de  la  race  hellénique,  est  comme  un  symbole  de  l'origine 
dorienne  de  la  confédération  [Gerlach,  p.  5-8). 

(i)  Minier,  Die  Dorier,  I,  263.  —  Gerlach,  p.  12-16.  —  Real  Encyclopàdie, 
T.  I,  p.  429. 


l'invasion     DORIENNE.  89 

serve  la  formule.  Ils  s'engageaient  «  à  ne  détruire  aucune  ville  am- 
phictyoniquc;  à  ne  point  couper,  soit  en  guerre,  soit  en  paix  les 
eaux  qui  les  arrosaient;  à  marcher  contre  le  peuple  qui  violait  cet 
engagement,  à  renverser  ses  villes;  à  employer  leurs  pieds,  leurs 
mains,  leur  voix ,  toute  leur  puissance  pour  punir  tout  profana- 
teur du  trésor  d'Apollon,  tout  complice,  tout  instigateur  du  sacri- 
lège »  ('). 

Il  y  avait  dans  l'organisation  du  conseil  ampliictyonique  des  ger- 
mes d'un  sj^slème  fédératif.  Les  peuples  helléniques  y  étaient  repré- 
sentés par  des  députés,  qui  tenaient  régulièrement  deux  réunions 
chaque  année  ;  l'on  parle  en  outre  d'une  grande  assemblée(^),  com- 
prenant tous  les  Grecs  présents  à  Delphes  lors  des  cérémonies  reli- 
gieuses qui  accompagnaient  les  délibérations.  Cette  assemblée  géné- 
rale du  peuple,  ce  conseil  dans  lequel  les  étals  votaient  sur  des 
intérêts  communs  par  leurs  représentants,  auraient  pu  faire  naître 
l'idée  d'une  confédération  véritable,  unissant  toutes  les  républiques 
grecques  en  un  seul  corps.  Mais  il  n'en  fut  rien.  L'organisation 
fédérale  ne  fut  essayée  en  Grèce  qu'à  une  époque  où  la  nation  était 
en  pleine  décadence  ;  au  temps  de  leur  puissance,  les  républiques 
grecques  ne  songèrent  point  à  abdiquer  une  partie  de  cette  indé- 
pendance qui  leur  était  si  chère,  pour  assurer  à  la  patrie  commune 
la  paix  à  l'intérieur  et  la  force  au  dehors.  L'institution  amphictyo- 
nique  resta  purement  religieuse.  Bien  que  composée  de  députés  de 
tous  les  peuples  associés,  l'assemblée  des  Amphictyons  ne  puisait 
pas  son  autorité  dans  cette  délégation  :  ce  n'était  pas  au  nom  de  la 
Grèce  qu'elle  parlait,  mais  au  nom  du  dieu  de  Delphes  :  les  Am- 
phictyons n'étaient  pas  un  corps  représentatif,  mais  un  collège 
sacré  :  les  règles  qui  les  guidaient  n'étaient  pas  des  principes  poli- 
tiques, mais  des  dogmes  religieux.  Les  députés  portaient  le  nom  de 


(1)  Aeschin,,  De  fais,  légat.,  115.  Bekk.  —  Ecjger,  Mémoire  sur  les  traités 
publics  dans  l'antiquité  (1860),  p.  11. 

(2)  'E/.Aln'ji'x ;  dans  les  décrets,  cette  assemblée  est  appelé  to  /.oivov  zmj 
'A7.'^'./.tjôv'/)v.  Acschin.,  c.  Ctesiph.,  12i  (Bekk,). 


90  LA    (;UÈCE. 

hiéromnémoncs,  ou  conservateurs  des  coutumes  sacrées  (').  Leurs 
décrets  étaient  une  espèce  d'excommunication  :  ils  interdisaient 
rentrée  du  temple  de  Delphes  à  ceux  qui  ne  respectaient  pas  leurs 
décisions  (-). 

Ce  n'est  que  dans  la  sphère  religieuse  que  les  Amphictyons 
agirent  avec  un  peu  d'autorité.  Des  députés  péloponésiens  allant 
consulter  l'oracle  furent  maltraités  par  des  hahitants  de  Mégarc; 
le  tribunal  amphictyonique,  considérant  que  la  mission  des  théores 
était  sacrée  (^),  condamna  les  coupables,  les  uns  à  mort,  les  autres 
au  bannissement.  Une  des  occasions  les  plus  mémorables  dans  la- 
quelle les  Amphictyons  jouèrent,  en  apparence  du  moins,  un  rôle 
principal,  est  la  première  guerre  sacrée.  Les  Cirrhéens,  voisins  de 
Delphes,  abusèrent  des  avantages  de  leur  position  pour  imposer 
des  droits  excessifs  aux  voyageurs;  ils  poussèrent  leur  audace  im- 
pie jusqu'à  piller  le  temple  d'Apollon.  Consulté  par  les  Athéniens 
sur  le  châtiment  que  les  sacrilèges  avaient  mérité,  l'oracle  répon- 
dit :«  Guerre  aux  Cirrhéens!  guerre  le  jour!  guerre  la  nuit!  Portez 
chez  eux  le  fer,  le  feu,  l'esclavage;  consacrez  à  Apollon,  à  Diane, 
à  Lalone,  à  Minerve,  leurs  terres  complètement  abandonnées;  n'y 
travaillez  point,  ne  souffrez  pas  que  nul  autre  y  travaille  »  (^).  Sur 
cette  réponse,  les  Amphictyons  déclarèrent  la  guerre  aux  Cirrhéens. 
Leur  décret  fut  provoqué  par  Solon,qui,dit  son  biographe, s'attira 
l'admiration  de  la  Grèce  entière  par  le  discours  qu'il  prononça  pour 
le  temple  de  Delphes  (').  Pourquoi  Athènes,  à  la  voix  de  son  grand 
législateur,  prit-elle  si  vivement  la  défense  de  la  religion  outragée? 
On  aimerait  à  croire  que  l'un  des  grands  hommes  de  la  Grèce 
avait  conçu  la  haute  pensée  de  préparer  l'unité  de  la  race  hellé- 


(1)  Elymol.  Magn.,  vo  ('î&oy.v/iu.ovî;  :  «  îîoà  c?i  iIti  rà  'Ap.'jJi/.r-joviKà  c^o'/y-ary, 
y.y.i  iîpô'J  t6  TU'Jîdoiov  to  twv  Au.oixtuovwv.  » 

(2)  Sainte-Croix,  p.  53.  L'intitulé  môme  des  décrets  révélait  la  mission  reli- 
gieuse des  Amphictions;  il  portait  :  Sous  le  pontificat  de... 

(3)  Plutarch.,  Quœst.  grœc,  n"  50. 

(4)  Acschin.,  c.  Ctesiph.,  68,  69  (I3ekk.). 

(5)  Plutarch.,  Solon.,  II. 


l'invasion  douienne.  91 

nique,  en  maintenant  Taulorité  des  Ampliictyons(^).  Mais  peut-être 
est-il  plus  juste  d'admettre  avec  Sainte-Croix  qu'Athènes  voyait 
dans  Cirrlia,  dont  le  commerce  s'étendait  au  loin  jusqu'en  Italie, 
une  rivale  dangereuse  et  dans  le  sacrilège  une  occasion  favorable 
de  ruiner  pour  toujours  sa  prospérité.  L'exécution  du  décret  des 
Amphictyons  prouve  combien  cette  assemblée  était  dépourvue  de 
pouvoir;  il  fallut  une  guerre  de  dix  ans  pour  réduire  deux  petites 
villes,  comme  s'il  s'était  agi  d'un  nouveau  siège  de  Troie.  Cirrha, 
jadis  appelée  la  fortunée,  fut  rasée,  les  habitants  vendus  et  chassés, 
le  sol  consacré,  suivant  l'ordre  de  la  Pythie  (-).  Le  port  de  Cyrrha 
mérita  le  nom  de  port  des  imprécations,  Montesquieu  a  relevé  la 
contradiction  étrange  qui  existait  dans  le  serment  desAmphictyons; 
ils  juraient  de  ne  jamais  détruire  une  ville  grecque,  et  cependant,  si 
l'une  des  cités  violait  les  lois  de  l'association,  ils  s'engagaient  à  lui 
faire  une  guerre  à  mort(').  Le  sort  de  Cirrha  est  un  témoignage 
terrible  de  celte  contradiction  et  une  preuve  frappante  de  l'absence 
d'humanité  chez  les  Hellènes  :  les  peuples  amphiclyoniques  se  re- 
gardaient comme  frères,  et  le  serment  qui  les  unissait  était  une  loi 
de  sang. 

La  guerre  de  Cirrha  était  une  guerre  sacrée.  En  dehors  de  la  sphère 
religieuse,  l'action  des  Amphictyons  fut  rare  et  jamais  spontanée  • 
ils  agirent  toujours  sous  l'inspiration  de  l'une  des  républiques  do- 
minantes. Quand  Athènes  eut  conquis  l'hégémonie  par  son  hé- 
roïsme, l'ambition  s'éveilla  en  elle  avec  la  gloire.  Elle  convoitait  l'ile 


(1)  C'est  l'opinion  de  Lerminter,  Ktiides  d'hisloirc  el  do  ptiilosophic,  T.  Il, 
p.  \Gi,  ss. 

(2)  Les  imprécations  de  la  Pythie  sont  rapportées  par  £'sc7/i/ie  (c.  Clcs.,  110, 
Il  I,  Bckk.)  :  "  S'il  se  trouve  des  transgressours ,  particuliers,  ville  ou  peuple, 
qu'ils  soient  maudits  d'Apollon,  de  Diane,  de  Latone,  de  Minerve!  que  la  terre 
leur  refuse  ses  fruits!  rjuc  leurs  femmes  n'enfantent  que  des  monstres!  que  leur 
bétail  n'engendre  pas  selon  la  nature'  qu'ils  soient  vaincus  à  la  guerre,  dans  les 
tribunaux,  dans  les  assemblées!  qu'on  les  extermine,  eux  el  leurs  maisons,  et 
leurs  races!  que  Jamais  ils  ne  puissent  sainfemcnt  sacrifier  à  Apollon,  à  Diane,  à 
Latone,  à  Minerve,  et  que  leurs  offrandes  soient  rejetées!  » 

(3)  Montesquieu.,  Esprit  des  lois.  XXIX,  o. 


92  LA    GRÈCE. 

de  Scyros  pour  y  fonder  une  de  ces  colonies  donl  l'établissement 
révélait  l'esprit  de  conquête  qui  l'animait;  la  piraterie  à  laquelle 
se  livraient  les  Dolopes  servit  de  prétexte  à  l'occupation  de  l'île  et 
les  Ampliiclyons  donnèrent  une  couleur  légale  à  leur  expulsion  ('). 
Certes  la  piraterie  devait  éveiller  la  sollicitude  d'une  assemblée  qui 
avait  en  main  les  intérêts  de  la  Grèce,  car  le  brigandage  était  une 
des  plaies  de  la  société  hellénique;  mais  les  Amphictyons  ne  son- 
geaient pas  à  établir  un  état  de  paix  entre  les  Grecs;  si  ce  n'eût  été 
l'ambition  d'Athènes,  les  Dolopes  auraient  continué  leur  métier  de 
pirate,  sans  être  plus  inquiétés  que  les  autres  corsaires  qui  infes- 
taient les  mers. 

Lorsque  la  domination  lyrannique  de  Sparte  fut  brisée  par  Epa- 
minondas,  les  Amphictyons  rédigèrent  leurs  décrets  sous  l'inspira- 
tion de  Thèbes.  Ils  condamnèrent  les  Lacédémoniens  à  une  forte 
amende,  pour  s'être  emparés  de  la  Cadmée  en  pleine  paix  (-).  Cet 
attentat  méritait  d'être  flétri  par  une  assemblée  qui,  si  elle  ne 
représentait  pas  la  Grèce,  était  au  moins  l'organe  de  la  conscience 
générale,  des  sentiments  religieux  de  la  nation  ;  mais  on  aurait 
aimé  de  voir  les  Amphictyons  prendre  l'initiative  et  ne  pas  atten- 
dre la  victoire  de  Leuctres  pour  exprimer  leur  indignation.  Sous 
l'hégémonie  de  Thèbes,  la  Grèce  eut  encore  une  guerre  sacrée;  les 
Amphictyons  n'y  paraissent  que  comme  instruments  des  mauvaises 
passions  des  Grecs  et  de  l'ambition  de  Philippe.  La  Pythie  philip- 
pisait  et  les  Amphictyons  étaient  aux  ordres  du  futur  vainqueur 
de  Chéronée  ('). 

Ces  quelques  traits  de  l'action  politique  des  Amphictyons  sont 
une  preuve  suffisante  qu'ils  ne  formaient  pas  une  confédération, 
et  que  leurs  assemblées  n'étaient  pas  les  États  Généraux  de  la 
Grèce.  Ils  ne  méritent  donc  pas  le  beau  titre  de  conseil  commun  des 


(1)  Plutarch.,  Cim.,  c.  8.  —  Sainte-Croix,  p.  49.  —  Wachsmuth,  T.  1,  p.  167. 

(2)  Diodor.,  XVI,  23. 

(3)  Pausan.,  X,  2,  1. 


l'invasion   dorienne.  95 

Hellènes  que  lui  donnent  les  auteurs  anciens  (').  Celle  dénomination 
date-t-elle  de  l'époque  où  toutes  les  tribus  helléniques  voisines 
de  Delphes  formaient  une  association  f),  ou  est-elle  l'expression 
du  vague  ])esoin  d'unité  que  les  Grecs  éprouvaient  malgré  leurs 
divisions  continuelles?  Il  est  certain  que  les  faits  ne  répondent  guère 
à  cet  idéal.  Le  conseil  amphictyonique  ne  comprenait  pas  même 
tous  les  Grecs;  des  populations  puissantes,  les  Étoliens  et  les  Arca- 
diens,  n'y  étaient  pas  représentées.  Ce  prétendu  organe  des  inlérêls 
généraux  de  la  Grèce  resta  muet  dans  les  circonstances  les  plus 
graves,  alors  que  la  voix  d'une  autorité  supérieure  aurait  sauvé 
la  patrie.  Non-seulement  les  Amphictyons  n'intervinrent  point  dans 
les  guerres  médiques,  mais  la  plupart  des  étals  du  nord  embras- 
sèrent le  parti  des  Barbares,  pendant  que  leurs  frères  se  concer- 
taient à  Corinthe  et  à  Sparte  pour  la  défense  du  sol  hellénique. 
Dans  la  funeste  guerre  du  Péloponèse,  il  n'est  pas  question  du 
conseil  amphictyonique;  et  lorsque  les  Grecs,  épuisés  par  des 
luttes  intestines,  remirent  leurs  destinées  à  la  race  macédonienne, 
ce  n'est  pas  à  Delphes,  mais  à  Corinthe  que  leurs  assemblées  se 
réunirent. 

Conclurons-nous  SL\ec  Démosthène  que  les  Amphictyons  n'avaient 
pas  plus  d'importance  dans  la  vie  hellénique  que  l'ombre  d'un 
une  n?  Il  faut  juger  celte  institution,  comme  toutes  celles  qui  ont 
du  rapport  avec  la  nationalité  hellénique,  du  point  de  vue  de  la 
Gi'èce.  Comme  institution  politique,  les  Amphictyons  méritaient 
le  dédain  du  grand  orateur  :  seulement  il  aurait  dû  s'en  prendre 
à  la  nation  qui  manquait  du  génie  de  l'unité  et  non  aux  dépu- 
tés qui  siégeaient  à  Delphes.  Mais  si  la  Grèce  ne  parvint  pas  à 
l'unité  politique,  il  lui  fallait  cependant,  pour  accomplir  sa  mis- 
sion, le  sentiment  d'une  communauté  intellectuelle.  Ce  lien  des 


(i)  Koivov  TÔJv  'E/.//;vojv  TWjiSfnov  (Demoslh.,di:  Coron.,  155,  p.  279). —  «Com- 
mune Graecia)  concilium  »  {Cicer.,  de  Invent.,  1,  23). 

(2)  Ilermann,  Griecli.  Staatsalt.,  §  12.  —  Real  Encyclopadie,  I,  428. 

(3)  Demosth.,  Ue  pacc  (fine). 


94  LA    GUKCF.. 

esprits  ne  se  saisit  point,  il  ne  loml)e  pas  sous  les  yeux,  il  n'en  a 
pas  moins  de  puissance.  Dans  cet  ordre  d'idées,  les  Amphictyons 
jouèrent  un  rôle  que  nous  aurions  tort  de  dédaigner.  Le  conseil 
amphictyonique  était  un  point  de  réunion  pour  tous  les  états  de  la 
Grèce.  Doriens  et  Ioniens  s'y  rencontraient  et  délibéraient  comme 
frères  sur  des  intérêts  communs;  ces  réunions  faisaient  sentir  aux 
populations  helléniques  que,  malgré  leurs  divisions,  elles  formaient 
un  peuple;  le  serment  des  députés  amphictyoniques  leur  rappelait 
qu'un  droit  de  guerre  plus  humain  devait  régner  entre  les  cités 
grecques  qu'entre  des  nations  étrangères. 


g  II.  L oracle  de  Delphes. 

Comment  une  institution,  œuvre  de  l'erreur  ou  du  mensonge, 
a-t-elle  pu  exercer  une  influence  favorable  sur  les  sentiments,  les 
idées, les  destinées  de  la  Grèce?  11  faut  nous  faire  Grecs  pour  juger 
une  institution  du  paganisme.  Écoutons  un  des  plus  beaux  génies 
de  l'antiquité;  Plutarque,  âme  religieuse  placée  au  milieu  d'une 
société  sans  foi,  s'est  beaucoup  préoccupé  des  oracles  :  «  Lorsque 
je  considère,  dit-il,  quels  avantages  l'oracle  de  Delphes  a  procurés 
aux  Hellènes  dans  la  guerre,  dans  la  fondation  de  leurs  colonies,  dans 
les  calamités  publiques,  je  dois  condamner  celui  qui  oserait  en 
attribuer  l'origine  et  la  première  découverte  au  hasard,  et  qui  ne 
s'en  croirait  pas  plutôt  redevable  à  la  Providence  divine.  »  L'histo- 
rien Ephore  dit  que  l'oracle  de  Delphes  a  été  fondé  par  Apollon  et 
Thémis  pour  l'avantage  du  genre  humain  :  «  il  porte  les  hommes  à 
la  douceur  et  à  la  modération,  dit-il,  en  leur  ordonnant  ce  qu'ils 
ont  à  faire  ou  eu  leur  défendant  ce  qui  est  injuste  »('). 

Pour  apprécier  l'importance  des  oracles,  il  faut  se  rappeler  que 
la  religion  pénétrait  toute  lavic  des  peuples.  Or,  si  l'on  compare  l'état 
religieux  de  la  Grèce  après  la  conquête  dorienne  avec  le  poly- 


(I)  Pli(tarcli.,Dc  defectu  oracul  ,  c.  iG.  —  Ephorc,  ;ip.  Strab.,  IX,  p.  291. 


l'invasion   dorienne.  95 

Ihéisme  de  Tàge  héroïque,  l'on  remarque  un  changement  consi- 
dérable. Dans  rOlympc  d'Homère,  il  y  a  à  peine  une  trace  d'unité; 
les  dieux  se  divisent  et  se  combattent  comme  les  hommes;  Ju- 
piter seul  a  quelques  tendances  plus  universelles.  Les  rapports 
des  dieux  étaient  l'image  de  ceux  des  peuples.  Après  l'invasion 
doricnne,  il  y  a  réellement  un  Jupiter  hellénique  ('),  il  y  a  un  or- 
gane de  la  divinité  qui  éclaire  les  Grecs  dans  toutes  leurs  actions, 
sur  tous  leurs  intérêts.  11  faut  dire  plus  :  le  polythéisme  est  pres- 
que devenu  une  religion  universelle, car  l'oracle  de  Delphes  répond 
aux  Barbares  comme  aux  Hellènes.  Ce  grand  progrès  dans  la  sphère 
religieuse  révèle  une  modification  tout  aussi  profonde  dans  les 
relations  des  populations  grecques.  Les  habitants  de  la  Grèce  sont 
parvenus  à  se  nommer,  à  se  distinguer  du  reste  du  genre  humain, 
comme  une  nation  à  part  :  s'il  y  a  un  Jupiter  panhcllénien,  il  y  a 
aussi  un  peuple  iVHcllèncs.  Dans  les  siècles  héroïques,  les  dieux 
se  partageaient  la  (erre;  les  cultes  étaient  particuliers,  divisés.  Les 
conquérants  doriens  firent  prévaloir  l'autorité  d'Apollon  dans  la 
Grèce  entière.  Delphes  devint  la  capitale  religieuse  des  Grecs; 
toutes  les  républiques  y  envoyaient  des  théores,  espèce  d'ambassa- 
deurs sacrés  et  de  consultants  officiels. 

L'oracle  n'intervenait  pas  seulement  en  matière  religieuse;  il  était 
consulté  sur  la  guerre  et  la  paix;  Il  acquit  ainsi  le  caractère  d'une 
véritable  institution  politiciue.  \\  est  vrai  que  l'oracle  n'exerçait 
pas  une  action  d'initiative;  il  répondail,  il  conseillait,  il  ne  com- 
mandait pas.  Mais  les  grands  hommes  de  la  Grèce  surent  mettre  le 
dieu  de  Delphes  dans  le  secret  de  leurs  desseins  et  donner  à  leurs 
entreprises  l'autorité  de  la  religion.  Thémislocle  n'aurait  pas  eu 
assez  d'empire  sur  le  peuple  athénien  |)our  lui  faire  abandonner 
ses  foyers,  afin  de  sauver  la  liberté  de  la  Grèce:  mais  quand  l'oracle 
eut  menacé  la  cité  de  Minerve  des  plus  grands  malheurs  et  indiqué 
l'unique  voie  de  salut,  les  Athéniens  n'hésitèrent  i)lus;  ils  se  dé- 
vouèrent pour  l'indépendance  de  la  patrie  grecque  (').  Le  dieu  de 

(1)  'Eiir,-jio:,  TT'/.-jz'ùrrji.'j;.  Mauri/,  Religions  de  In  Grèce,  I,  'i08. 

(2)  HerocL.YU,  1'iO-lV,3. 


9G  LA    GRÈCE. 

Delphes  interposait  aussi  son  autorité  dans  les  guerres  ffue  les 
Grecs  se  faisaient  entre  eux;  mais  ici  son  action  était  entravée  par 
l'esprit  de  division  qui  régnait  parmi  les  populations  helléniques. 
La  voix  d'Apollon  préchant  la  paix  n'aurait  pas  été  écoutée  par  les 
factions  et  parles  répuhliques  rivales  qui  déchiraient  la  Grèce. Ce- 
pendant la  religion  s'était  élevée  à  l'idée  de  la  paix  entre  Hellènes; 
la  conscience  nationale  comprenait  qu'il  y  avait  quelque  chose  d'im- 
pie dans  les  luttes  entre  frères  :  un  antique  usage  défendait  de  con- 
sulter un  oracle  sur  l'issue  d'une  guerre  de  Grecs  contre  desGrecs('). 
Il  est  vrai  que  cette  loi  ne  fut  pas  observée;  les  passions  des  Hellènes 
dominèrent  les  interprèles  des  dieux  ,  au  point  que  l'on  vit  l'oracle 
donner  ses  conseils  aux  combattants  de  tous  les  partis.  Mais  il 
n'en  fut  pas  toujours  ainsi;  parfois  le  dieu  de  Delphes  faisait  en- 
tendre des  paroles  de  modération.  Dans  la  guerre  du  Pèloponèse, 
l'oracle  prit  le  parti  des  Lacédémoniens  ;  Athènes  avait  abusé  de 
son  hégémonie;  en  promettant  son  appui  aux  cités  coalisées  contre 
la  tyrannie  athénienne,  Apollon  soutenait  la  cause  de  la  liberté  (^). 
Quand  les  Péloponésiens  vainqueurs  voulurent  détruire  la  cité  qui 
avait  opprimé  la  Grèce,  oubliant  que  cette  même  cité  avait  sauvé 
la  Grèce  du  joug  des  Barbares,  l'oracle  se  prononça  en  faveur  des 
vaincus  contre  des  vainqueurs  égarés  par  la  haine;  il  répondit  aux 
Lacédémoniens  qu'ils  ne  devaient  pas  ébranler  le  foyer  commun  de 
la  patrie  grecque  (=). 

Sans  doute  l'oracle  de  Delphes,  pas  plus  que  les  Amphictyons, 
n'eut  la  puissance  d'associer  les  Hellènes.  L'oracle  n'avait  qu'une 
autorité  religieuse,  et  celle  autorité  même  était  Irès-restreinle;  il 
y  avait  dans  le  polythéisme  un  principe  de  division  qui  ne  permet- 


(1)  Xenop/j.,  Ilell.,  III,  2,  22  :  To  àp)/atov-vôijtf.w.ov,  pvi  j^pvjTryjptâÇ-irOat  toj: 
"E/)//jvaç,  èy'  'Eaa/jvwv  rro/ip/j.  —  Waclwnuth  (T.  I,  p.  437)  rapporte  cet  usage 
au  seul  oracle  d'OIympie.  Il  est  vrai  que  ce  sont  les  Éléeus  qui  l'opposent  à  Agis, 
mais  ils  ne  le  citent  pas  comme  particulier  à  Olympie;  les  termes  dans  lesquels 
cotte  loi  antique  est  énoncée  sont  généraux  et  s'appliquent  à  tous  les  oracles. 

(2)  Thucyd.,  I,M8,  123;  11,54. 
(:î)  Aelian.,  V.  H.,  IV,  G. 


L'INVASiON    DORIENNE.  97 

tait  pas  rétablissement  d'un  pouvoir  central.  Delphes  ne  pouvait 
donc  pas  devenir  la  Rome  de  la  Grèce;  et  si  Ton  songe  que  mal- 
gré sa  domination  universellement  reconnue,  la  papauté  ne  parvint 
pas  à  arrêter  les  Ilots  de  sang  qui  coulaient  dans  la  chrétienté,  on 
tiendra  compte  à  Toracle  de  Delphes  des  efforts  qu'il  tenta  pour 
introduire  un  peu  de  modération  dans  les  querelles  incessantes  des 
républiques  grecques  (').  Les  organes  d'Apollon  ne  jouissaient  pas 
d'un  pouvoir  indépendant;  au  lieu  de  dominer  les  républiques  qui 
se  disputaient  l'empire  de  la  Grèce,  c'étaient  eux  qui  subissaient 
l'influence  du  parti  dominant;  ils  ne  purent  pas  empêcher  les 
vainqueurs  de  placer  dans  le  sanctuaire  même  du  dieu  des  monu- 
ments destinés  à  éterniser  le  souvenir  de  victoires  que  des  Hel- 
lènes avaient  remportées  sur  des  Hellènes  (-).  L'oracle  de  Delphes 
ne  fut  donc,  comme  tous  les  éléments  de  la  société  hellénique, 
qu'un  des  liens  intellectuels  qui  empêchèrent  les  Grecs  de  tomber 
en  dissolution,  mais  qui  n'eurent  pas  la  force  de  les  unir  en  une 
seule  nation. 


§  HL  Les  Jeux  Olym'piques  (^). 

Aucun  peuple  n'a  su,  comme  les  Hellènes,  charmer  son  exis- 
tence par  le  chant,  la  danse  et  les  jeux  (^).  Ce  don  divin  n'était  pas 
le  privilège  exclusif  des  légers  Ioniens;  le  grave  législateur  de 
Sparte  consacra  une  statue  du  Rire;  il  voulait  que  la  gaieté  se  mê_ 
lât  aux  repas  publics  et  à  tous  les  exercices  comme  un  doux  assai- 
sonnement (^).  Ces  dispositions  donnèrent  naissance  à  une  foule 
d'institutions  qui  ne  se  trouvent  que  chez  les  Grecs  :  quand  on  voit 


(1)  Voyez  plus  bas,  livre  m,  ch  II,  §3. 

(2)  Pausan.,  X,  9,  3  ;  X,  10,  2  ;  X,  -13,  3,  etc. 

(3)  IUncijclopédie  d'Ersch,  au  mot  Oli/mpische  Spirle  (III"  section,  T.  III). 

(4)  Warhsmulh,  §  20.  —  firoutccr,  Hist.  de  la  civil,  grecque,  T.  II,  p.  41G. 
(•j)  Plutarch.,  Lycurg.,  c.  2.5. 


98  LA    GRÈCE. 

le  nombre  infini  de  repas  publics  et  de  fêles  célébrés  dans  toutes 
les  villes  de  la  Grèce,  on  dirait  que  les  Hellènes  passaient  leur  vie 
dans  les  plaisirs  (').  Le  polythéisme  grec  était  la  religion  de  la  joie; 
à  toutes  les  cérémonies  du  culte  se  joignaient  des  réjouissances  po- 
pulaires :  «  Les  Hellènes  ne  comprenaient  pas  que  Ton  put  honorer 
les  dieux,  sans  déployer  les  dons  de  la  force,  de  l'adresse  et  de  la 
beauté,  de  rintelligence  et  de  Timagination,  les  plus  grands  bien- 
faits dont  les  hommes  leur  fussent  redevables  »  (').  Outre  ces  jeux 
particuliers,  la  Grèce  célébrait  des  solennités  nationales.  11  n'y  a 
pas  d'institutions  qui  caractérisent  mieux  le  génie  grec  que  les  jeux 
olympiques,  pythiques,  néméens  et  isthmiques.  Les  autres  peuples 
comptent  les  années  d'après  des  événements  mémorables;  les  Hel- 
lènes empruntèrent  leur  ère  à  leurs  plaisirs  :  ce  sont  les  noms  des 
vainqueurs  aux  jeux  olympiques,  inscrits  sur  les  registres  des 
Eléens,  qui  forment  la  base  de  leur  chronologie.  La  religion,  la 
communauté  d'origine  et  de  langage,  l'intérêt  même  de  leur  conser- 
vation n'eurent  pas  la  puissance  de  réunir  les  Grecs  en  un  corps 
de  nation;  mais  quoique  divisés  en  factions  hostiles  toujours  prêtes 
à  s'exterminer,  ils  retrouvaient  l'union  et  la  paix  quand  il  s'agissait 
de  se  livrer  à  la  joie.  C'est  que  malgré  les  divisions  qui  les  déchi- 
raient, il  y  avait  unité  dans  la  civilisation  hellénique,  et  cette  unité 
se  manifestait  avec  éclat  dans  les  fêtes  communes  à  toute  la  nation. 
Parmi  les  grands  jeux,  ceux  qu'on  célébrait  à  Olympie  étaient 
le  plus  célèbres.  Leur  origine  était  rapportée  à  Hercule  :  il  pro- 
posa, dit-on,  pour  prix  une  couronne,  parce  que  lui-même  n'avait 
jamais  accepté  de  récompense  pour  les  services  qu'il  avait  ren- 
dus aux  hommes  (').  Longtemps  interrompus,  les  jeux  furent 
rétablis  par  Iphitus  et  Lycurgue  (*).  Les  noms  du  héros  dorien 


(1)  A  Athènes,  deux  mois  sur  douze  étaient  consacrés  aux  solennités  reli- 
gieuses (Schol.  Aristoph.,  Vesp.,  v.  661).  A  Tarente,  l'année  ne  comptait  pas 
assez  de  jours  pour  la  célébration  des  fêtes  (Sh-ab.,  VI,  p.  429,  éd.  Casaub.). 

(2)  Maury,  Histoire  des  religions  de  la  Grèce  antique,  T.  II,  p.  295. 

(3)  Piiidar.,  Olymp.,  II,  5.  —  Polyb.,  XII,  26,  2.  —  Dioclor.,  IV,  14. 

(4)  Plutanh.,  Lyc,  c.  1  et  23.  —  Pausan.,  V,  20,  i. 


L  INVASION    DORIENNE. 


90 


el  du  grand  législateur  qui  figurent  dans  cette  tradition,  prou- 
vent que  rinslilulion  est  essentiellement  dorienne.  Dans  le  prin- 
cipe, les  AcUécns  se  montrèrent  peu  disposés  à  prendre  part  aux 
réjouissances  des  conquérants;  si  de  jeunes  guerriers,  oubliant 
les  maux  de  l'invasion,  se  mêlaient  aux  fêles  de  leurs  vainqueurs, 
la  gloire  qu'ils  y  recueillaient  était  maudite  par  leurs  pères  :  la 
haine  des  vaincus  était  plus  forte  que  la  vanité  (').  IMais  cette  oppo- 
sition passive  fut  inutile;  les  Dorions  l'emportèrent;  Sparte,  puis- 
sance dominante  dans  le  Péloponèse,  donna  aux  jeux  olympiques 
l'importance  d'une  solennité  nationale;  bientôt  vainqueurs  et  vain- 
cus s'y  confondirent  dans  un  égal  enthousiasme.  Clcérou  dit  que 
la  victoire  aux  jeux  olympiques  était  regardée  par  les  Grecs  comme 
une  chose  plus  noble  presque  et  plus  glorieuse  que  les  triomphes 
des  Romains(-).  Et  en  vérité,  quand  on  voit  les  honneurs  prodigués 
à  ceux  qui  étaient  couronnés,  on  doit  reconnaître  qu'il  eût  été  diffi- 
cile d'exalter  davantage  les  sauveurs  de  la  patrie  (^).  Leur  bonheur 
était  devenu  proverbial  :  on  l'assimilait  à  celui  des  dieux  (*).  La 
gloire  n'était  pas  renfermée  dans  le  cercle  étroit  de  la  famille;  elle 
rejaillissait  sur  la  patrie  de  l'heureux  vainqueur  (''). 

Quel  était  l'objet  des  solennités  qui  inspiraient  tant  d'enthou- 
siasme à  une  nation  supérieure  à  tous  les  peuples  par  les  dons  de 


(1)  Pausan.,  VII,  17,  13.  14. 

(2)  Cicer.,  proFlacc,  13. 

(3)  La  sculpture  les  représentait  sur  le  marbre  ou  sur  l'airain,  la  poésie  im- 
mortalisait leurs  noms;  ils  rentraient  dans  leur  pairie  avec  tout  l'appareil  du 
triomphe,  quelquefois  par  une  brèche  pratiquée  dans  le  mur  de  la  ville;  ils 
étaient  exemptés  de  toutes  charges,  nourris  aux  frais  de  l'Etat;  ils  avaient  la 
préséance  dans  les  cérémonies  publiques;  à  Lacédémone,  ils  combattaient,  les 
jours  de  bataille,  auprès  du  roi  {Ikirthélcm;/,  Voyage  du  jeune  Anacharsis, 
chap.  38.  —  Hermann,  §  50,  nn-30.  31). 

(4)  Pindar.,  Olymp.,  III,  7d,  sqq.  —  Platon.,  Rep.,  V,  p.  46o,  D.  —Lucia7i., 
Anachars.,  c.  10.  —  Ilorat.,  Carm.,  I,  1;  IV,  2,  17.  —  Diagoras,  vainqueur  lui- 
même  aux  jeux  olympiques,  avait  vu  couronner  ses  enfants  et  les  enfants  de  ses 
fils  et  de  ses  filles.  «  Meurs,  Diagoras,  lui  dit  un  Lacédémonien;  car  tu  ne  peux 
pas  monter  dans  l'Olympe  »  {Plularch.,  Pelop.,  34). 

(5)  Isocrat.,  de  biais,  ^  \i  :  Ta;  -ô/îi;  ôvo//a7Tà;  yi.yjo'j.hct;  rwy  vi/.'ôvrwv.  — 
Cf.r/m.,II.N.,  VII/'27;'XVI,  4. 


100  LA    GRÈCE. 

rintelligence?  Les  jeux  étaient  consacrés  à  des  combats  gymni- 
ques. Aujourd'hui  que  les  facultés  intellectuelles  sont  cultivées 
aux  dépens  des  forces  physiques,  nous  avons  de  la  peine  à  conce- 
voir l'importance  que  les  Grecs  attachaient  aux  exercices  du  corps; 
nous  comprenons  moins  encore  que  l'on  ait  porté  aux  nues  ceux 
qui  se  distinguaient  dans  ces  luttes.  Les  Grecs  ont  toujours  cru 
avec  Ulysse  «  qu'il  n'y  avait  pas  de  plus  grande  gloire  pour  les 
hommes  que  d'être  habiles  à  s'exercer  des  pieds  et  des  mains  »  ('). 
Nous  reconnaissons  l'utilité  de  ces  exercices  dans  un  âge  de  com- 
bats incessants,  où  la  victoire  disputée  corps  à  corps  appartenait  à 
celui  dont  les  membres  avaient  acquis  le  plus  de  souplesse  et  de 
vigueur.  Toutefois  ce  n'est  pas  dans  les  luttes  corporelles  que  nous 
plaçons  la  haute  importance  des  jeux  olympiques.  La  gymnastique 
grecque  ne  tarda  pas  à  dégénérer;  si  la  race  humaine  souffre  de  nos 
jours  des  vices  d'une  éducation  qui  cultive  exclusivement  l'intelli- 
gence, les  excès  auxquels  conduisit  l'athlétique  des  Hellènes  nous 
montrent  également  ce  que  devient  l'homme  quand  ses  facultés  ne 
sont  pas  développées  dans  une  belle  harmonie.  Les  athlètes  étaient 
dressés,  comme  l'est  aujourd'hui  la  jeunesse  des  écoles,  pour  les 
rendre  habiles  dans  les  exercices  particuliers  où  ils  devaient  dis- 
puter la  victoire.  Ainsi  mutilés,  les  hommes  devenaient  impropres 
à  la  guerre  (-) . 

Déjà  chez  les  anciens,  les  esprits  les  plus  éminents  cherchèrent 
aux  jeux  olympiques  un  autre  but  qu'une  carrière  où  se  déployaient 
les  forces  du  corps.  Isocrate  et  Lysias  y  virent  un  principe  de  fra- 
ternité (^),  Tel  était  en  effet  l'objet  providentiel  de  ces  solennités. 
Les  guerres  continuelles  qui  déchiraient  les  Grecs  auraient  fini 
par  produire  un  état  de  barbarie  sauvage;  il  fallait  une  trêve  à 


(1)  Odyss.,  VIÏI,  148. 

(2)  Xenoph.,  Conviv.,  II,  17.  —  C'était  l'opinion  d'Epaminondas  (Corn.  Nep., 
Eparainond.,  c.  2.  5)  ;  d'Alexandre  (PliUarch.,  Keg.  apophtegm.,  Alex.,  n"  8},  et 
de  Philopoemen  (Plutarch.,  Philopoem.,  c.  3). 

(3)  Lysias.,  Olympic,  §  2  :  'Eyritrazo  [Hercule)  "^cicp  tôv  IvOûrî-  o-û^^Xo-j/ov  àp;^>3v 
■j/tvéo-Qat  rot?  "E'XlYidt  ta?  Trpô?  àWi/jîvou?  (fùix^.  —  Cf.  Isocrat.,  Panegyr.,  §  43. 


l'invasion   dorienne.  101 

leurs  sanglanlcs  querelles  :  les  fêles  furent  un  centre  où  tous  les 
])artis  se  réunissaient  dans  les  doux  sentiments  que  fait  naître  la 
joie  partagée.  En  accourant  à  Olynipie  de  toutes  les  parties  de  la 
Grèce  et  jusque  des  plus  lointaines  colonies,  les  Hellènes  sentaient 
qu'ils  étaient  frères.  Les  états  s'y  faisaient  représenter  par  des 
ambassades  religieuses  (');  la  réunion  de  ces  députations  et  des 
innombrables  spectateurs  formait  pour  ainsi  dire  des  Grecs  assis- 
tant aux  jeux  olympiques  une  assemblée  de  la  nation.  Là,  plus 
que  dans  le  conseil  des  Ampbyctions,  on  s'occupait  des  affaires 
politiques  ,  on  faisait  des  traités  d'alliance  ou  de  paix;  les  conven- 
tions étaient  gravées  sur  des  colonnes  élevées  à  Olympie,  pour 
confier  les  engagements  qu'elles  renfermaient  à  la  foi  de  la  Grèce 
entière (-).  Les  Hellènes  aimaient  l'ostentation  de  leurs  sentiments; 
une  cité  avait-elle  reçu  un  bienfait,  elle  choisissait  la  publicité  des 
jeux  pour  témoigner  sa  reconnaissance,  en  offrant  des  couronnes  à 
ses  bienfaiteurs  ("). 

Nous  ne  prétendons  pas  que  des  réunions,  avant  tout  consacrées 
au  plaisir,  aient  tenu  lieu  aux  Grecs  d'une  véritable  unité  natio- 
nale. L'importance  même  que  les  villes  attachaient  à  la  victoire  de 
leurs  citoyens  nourrissait  les  petites  rivalités  d'ambition  et  de  jalou- 
sie qui  les  divisaient  (*).  Mais  ces  germes  de  division  étaient  innés  à 
la  race  hellénique;  ils  auraient  détruit  la  Grèce,  ou  ils  l'auraient 
exposée  impuissante  aux  coups  des  Barbares,  s'il  n'y  avait  pas  eu 
des  liens  pour  tenir  unies  des  populations  qui  semblaient  sanscesse 
vouloir  se  dissoudre.  Dans  l'anliquilé,  l'allacbement  à  la  |)atrie  se 
manifestait  trop  souvent  par  la  haine  de  l'étranger;  les  Grecs  se 


(1)  Les  théores,  (huprÀ. 

(2)  Tliiicyd.,  III,  8.  14;  V,  18.47. 

(3)  Décret  des  Byzantins  par  lequel  ils  accordent  i'isopoiilic  aux  Atliéniens  : 
«  Des  théories  seront  envoyées  aux  quatre  grands  jeux  pour  proclamer  les  cou- 
ronnes qu'ils  offrent  à  leurs  bienfaiteurs,  afin  que  tous  les  Hellènes  connaissent 
la  générosité  d'Athènes  et  la  reconnaissance  do  Byzance  »  (DcmostU.,  de  Coron., 
§90.  91,  p.  255,  sq.). 

(4)  Wachsmuth,  §  20  (T.  1,  p.  V6G).  —  riiirUcall,  Geschichle  Griechenlaiid.><, 
T.  I,  p.  409. 


102  LA   GRÈCE. 

déchiraient  entre  eux,  mais  ils  s'unissaient  dans  une  aversion  com- 
mune pour  les  Barbares.  En  célébrant  les  jeux  nationaux,  les 
Hellènes  se  rappelaient  qu'ils  formaient  une  race  à  part,  race  pri- 
vilégiée et  profondément  distincte  des  autres  nations.  L'oracle  de 
Delphes  donnait  ses  conseils  aux  étrangers  comme  aux  Grecs;  aux 
jeux  olympiques  les  Grecs  seuls  étaient  admis  (').  Des  Hellènes 
furent  ignominieusement  chassés  d'Olympie,  parce  que,  en  refu- 
sant de  combattre  les  ennemis  de  la  Grèce,  ils  s'étaient  en  quelque 
sorte  faits  Barbares  (■).  Ainsi  le  sentiment  national  éclatait  dans 
des  réunions  qui  en  apparence  n'étaient  destinées  qu'à  la  joie. 
Quand  le  vainqueur  de  Salamine  parut  dans  le  stade,  les  spec- 
tateurs oublièrent  les  combattants,  et  eurent  sans  cesse  les  yeux 
fixés  sur  lui  :  ils  le  montraient  avec  des  cris  d'admiration  et  des 
battements  de  mains.  Le  grand  homme  avoua  à  ses  amis  que 
c'était  là  une  digne  récompense  de  ce  qu'il  avait  fait  pour  la 
Grèce  ('). 

Les  Hellènes  n'étaient  pas  appelés  à  former  une  nation  ;  les  élé- 
ments d'unité  qui  existaient  dans  la  race  hellénique  ne  devaient  se 
manifester  que  dans  Tordre  intellectuel.  Ce  furent  les  jeux  natio- 
naux qui  contribuèrent  le  plus  à  nourrir  chez  les  Grecs  le  sentiment 
d'une  nationalité  fondée  sur  une  civilisation  distincte  et  originale. 
L'antiquité  manquait  du  puissant  instrument  de  communication  que 
les  peuples  modernes  ont  trouvé  dans  la  presse.  Dans  l'intérieur  de 
chaque  cité,  la  place  publique  tenait  lieude  journal;  mais  d'une  répu- 
blique à  l'autre,  il  y  avait  peu  de  relations. Les  solennités  d'Olympie 
furent  un  lieu  de  réunion  pour  la  Grèce  entière.  Il  faudrait  avoir  la 
puissance  de  se  transporter  au  milieu  de  cette  nation  vive,  spiri- 
tuelle, communicative,  pour  se  faire  une  idée  de  l'échange  de  senti- 


(1)  Un  roi  de  Macédoine  s'ctant  présenté  dans  la  lice,  ceux  qui  devaient  dis- 
puter le  prix  de  la  course  voulurent  le  faire  exclure,  comme  barbare;  il  dut 
fournir  la  preuve  de  son  origine  grecque  [Hcrod.,  V,  22). 

(2)  Thémistocle  fit  expulser  pour  ce  motif  Hiéron ,  tyran  de  Syracuse  {Plu- 
tarch.,  Themist.,  c.  25.  —  Aelian.,  V.  H.,  IX,  5). 

(3)  Plutarch.,  Themist.,  17. 


l'invasion  dorienne.  103 

ments  et  de  pensées  qui  se  faisait  dans  des  assemblées  renfermant 
tout  ce  que  la  Grèce  possédait  d'hommes  distingués  par  la  gloire 
militaire,  le  talent  oratoire  ou  le  génie  littéraire  (').  A  cette  société 
d'élite,  il  fallait  un  autre  aliment  que  le  spectacle  des  exercices  du 
corps.  Les  philosophes,  les  historiens,  les  poètes,  les  artistes,  en- 
flammés par  la  noble  ambition  de  mériter  le  suffrage  de  la  Grèce, 
qui  était  pour  eux  le  monde  civilisé,  se  présentèrent  aux  jeux 
olympiques,  non  pour  y  disputer  des  couronnes,  mais  pour  y  re- 
cueillir la  gloire.  Hérodote  lut  devant  la  nation  assemblée  à  Olym- 
pie  l'histoire  de  la  lutte  héroïque  des  Hellènes  contre  les  Barbares: 
il  charma  tellement  ses  auditeurs  que  les  neuf  livres  de  ses  récits 
reçurent  les  noms  des  neuf  muses.  Les  penseurs  dont  les  médita- 
tions profondes  embrassaient  les  plus  hautes  questions  de  la  méta- 
physique ne  pouvaient,  par  la  nature  même  de  leurs  travaux, 
s'adresser  à  une  assemblée  nombreuse;  mais  la  Grèce  possédait 
une  espèce  de  philosophes  qui  exercèrent  peut-être  une  fâcheuse 
influence  sur  la  conscience  publique,  mais  auxquels  on  ne  peut  du 
moins  contester  l'esprit  :  les  sophistes  captivaient  les  Hellènes  par 
l'étonnante  variété  de  leurs  discours  et  par  la  beauté  des  pensées.  Se 
conformant  aux  sentiments  de  leurs  auditeurs,  ils  célébraient  la 
gloire  des  Grecs;  ils  les  engageaient  à  déposer  leurs  inimitiés  pour 
s'unir  contre  l'ennemi  commun,  lesBarbares(-).  Un  des  grands  ora- 
teurs d'Athènes,  Lysias,  prononça  aux  jeux  olympiques  un  discours 
qui  avait  le  même  objet  ('). 

Isocrate  loue  les  fondateurs  des  jeux  olympiques  pour  avoir 
donné  aux  Grecs  l'occasion  de  se  réconcilier,  en  abjurant  les  hai- 
nes qui  les  divisaient  (*).  Nous  ne  voyons  pas  que  ces  solennités 
aient  Inspiré  aux  Hellènes  le  goùt'de  la  paix  et  de  l'union;  néan- 
moins elles  jouent  un  grand  rôle  dans  le  développement  pacilique  de 


(1)  Cicéron  dit  que  les  spectateurs  des  jeux  olympiques  étaient  l'élile  de  la 
Grèce  {TiiscuL,  V,  3.  —  Cf.  Liician.,  Anachars.,  1 1). 

(2)  Philostrat.,  Vit.  Sophist.,  !,  11  et  9  (p.  490,  493,  éd.  Olear.). 

(3)  Dion.  liai.,  Lys.,  p.  520.  —  Viodor.,  XIV,  109. 
fi)  JaocraL,  l'anefiyr.,  §  13. 


iOI-  LA    GRÈCE. 

riiumanité  :  c'est  dans  les  réunions  consacrées  au  plaisir  que  naquit 
la  première  idée  de  la  paix.  La  garantie  de  la  paix  était  nécessaire 
pour  la  célébration  des  fêtes  dans  un  pays  où  l'on  ne  pouvait  faire 
un  pas  hors  de  sa  cité  sans  rencontrer  un  ennemi  :  de  là  l'idée 
d'une  suspension  d'hostilités  pendant  la  durée  des  jeux  natio- 
naux (').  L'on  dit  que  les  dieux  ou  les  héros,  auxquels  se  rattachait 
l'origine  des  grands  jeux,  avaient  donné  eux-mêmes  cette  loi  aux 
Grecs.  Hercule  établit  la  trêve  dans  le  même  esprit  pacifique  qui 
inspira  tous  ses  travaux  (^).  La  tradition  qui  rapporte  à  Lycurgue 
et  à  Iphilus  le  rétablissement  des  jeux  olympiques,  leur  attribue 
aussi  le  règlement  de  l'armistice  qui  s'observait  pendant  leur  cé- 
lébration f).  C'était  une  époque  sacrée  (*)  :  des  hérauts,  ministres  de 
Jupiter,  étaient  envoyés  par  les  Éléens  dans  toutes  les  cités  pour 
annoncer  à  dater  de  quelle  époque  les  armées  ne  pourraient  plus 
envahir  le  pays  ennemi  :  les  guerres  commencées  étaient  suspen- 
dues. Ceux  qui  violaient  les  ordres  émanés  du  dieu  suprême  de- 
venaient ses  esclaves;  un  tribunal,  siégeant  dans  le  sanctuaire 
d'Olympie,  prononçait  la  sentence  ('^).  La  paix  expirait  avec  les 
solennités  dont  elle  assurait  la  célébration,  mais  pour  l'Elide  elle 
était  permanente.  Cette  consécration  d'un  pays  tout  entier  à  Jupi- 
tes  est  la  plus  belle  conception  du  polythéisme,  hellénique.  Jamais 
l'Élide  ne  pouvait  être  le  théâtre  de  la  guerre;  les  Grecs  en  y  en- 
trant cessaient  d'être  ennemis,  pour  redevenir  frères  et  concitoyens; 
les  soldats  qui  traversaient  cette  contrée  paisible  déposaient  leurs 
armes  (^).  Les  heureux  habitants  de  l'Élide  menaient  une  vie  sainte, 
occupés  aux  travaux  des  champs  (^).  On  dirait  l'âge  d'or  réalisé, 

(1)  Xenoph.,  Dell.,  IV,  5,  1.  2;  IV,  ■7,  2.  3. 

(2)  Il  ne  faisait  jamais  la  guerre  que  par  nécessité,  dit  Polybc;  il  n'infligeait 
aucun  mal  aux  mortels  de  son  propre  mouvement  [Polyb.,  XII,  26,  2). 

(3)  rausanias  vit  encore  à  Olympie  le  disque  sur  lequel  était  inscrite  la  for- 
mule solennelle  de  la  trêve;  le  nom  de  Lycurgue  y  était  gravé  {Pausan.,Y,  20, 1. 
—  Plutarch.,  Lycurg.,  c.  -1 .  23). 

(4)  "lîpop-vîvîa,  le  mois  sacré. 

(■5)  0.  Millier,  Die  Dorier,  T.  I,  p.  139,  ss.  —  Ersch,  Encyclopédie,  p.  298,  ss. 

(6)  Slrab.,  VIFI,  p.  247,  éd.  CasauL. 

(7)  'hpiv  {i>Wj  {Pohjb.,  IV,  73,  9.  7). 


i/iNVAsiOiN  DonIE^^E.  105 

mais  ce  n'était  encore  que  la  prophétie  d'un  avenir  bien  éloigné; 
pour  les  Grecs  cet  état  idéal  n'eut  que  la  durée  d'un  rêve.  Les 
Eléens  se  laissèrent  entraîner  dans  les  discordes  qui  ensanglan- 
tèrent la  Grèce  pendant  la  guerre  du  Péloponèse;  violant  eux- 
mêmes  leur  neutralité,  comment  pouvaient-ils  espérer  qu'elle  serait 
respectée  par  l'ennemi?  La  paix  ne  fut  plus  qu'un  souvenir  des 
vieux  âges.  Un  historien  grec,  qui  voyait  s'écrouler  les  institutions 
et  les  libertés  de  sa  patrie,  fit  des  vœux  pour  le  rétablissement  de 
cette  paix  sacrée,  «  que  les  mortels  ne  se  lassent  pas  de  demander 
aux  dieux,  la  seule  chose  que  tous  les  hommes  s'accordent  à  consi- 
dérer comme  le  plus  grand  bonheur  »(').  Les  vœux  de  Polybe  ne 
furent  pas  exaucés;  l'Élide  comme  le  reste  de  la  Grèce  ne  trouva  la 
paix  que  dans  la  perte  de  son  indépendance. 

Faut-il  donc  rejeter  parmi  les  choses  insignifiantes  la  trêve  que 
la  religion  essaya  d'imposer  aux  Grecs?  Sans  doute  la  paix  n'était 
pas  le  but  que  les  fondateurs  des  jeux  olympiques  s'étaient  pro- 
posé (');  il  y  a  sous  ce  rapport  une  immense  dilTérence  entre  l'insti- 
tution grecque  et  la  trêve  que  le  christianisme  imposa  aux  passions 
guerrières  du  moyen-âge.  Mais  n'allons  pas  trop  loin  dans  notre 
dédain  du  polythéisme  et  dans  notre  admiration  d'une  religion  qui 
lui  est  certainement  supérieure.  La  trêve  de  Dieu  est  sanctifiée  par 
l'objet  qu'elle  se  proposait,  l'établissement  de  la  paix  parmi  les 
hommes.  Mais  qu'était-ce  que  cette  paix?  Ce  n'était  rien  que  le 
règne  du  droit  entre  les  membres  d'uiî  même  Etat,  ce  n'était  point 
la  paix  entre  les  nations  ;  elle  tendait  à  suspendre  les  hostilités  des 
guerres  privées,  et  non  les  luttes  des  peuples.  Ainsi  la  trêve  de 
Dieu  était  une  institution  de  droit  privé  plutôt  que  de  droit 
international.  Malgré  leurs  divisions,  les  Grecs  ne  vivaient  point 
dans  l'anarchie  qui  caractérise  la  féodalité;  ils  ignoraient  le  droit 
de  guerre  privée,  ils  n'avaient  donc  nul  besoin  d'une  trêve  qui  mo- 
dérât les  violences  journalières  de  ceux  qui  recouraient  à  la  force 


(1)  Polyb.,  IV,  74. 

(•2)   yVachsmuUt,  llclkii.  .Allcilh.,  T.  F,  p.  150. 


106 


LA  GRECE. 


pour  terminer  leurs  différends.  La  trêve  à  laquelle  les  jeux  olym- 
piques donnèrent  naissance,  était  une  véritable  suspension  d'hosti- 
lités entre  peuples  ennemis.  Un  usage  analogue  existait  chez  toutes 
les  nations  de  l'antiquité.  C'est  une  manifestation  remarquable  de 
l'influence  pacifique  que  la  religion  exerce,  alors  même  qu'elle  con- 
sacre la  diversité  des  dieux.  Pourquoi  ne  verrions-nous  pas  dans 
rÉlide,  inviolable  comme  un  temple  (^),  une  image  prophétique  de 
l'avenir?  C'est  un  idéal  vers  lequel  l'humanité  avance  sans  cesse, 
bien  qu'elle  ne  soit  pas  destinée  à  l'atteindre. 


(I)  Buiwer,  1,  5,  18  :  «  A  wbole  state  one  temple.  » 


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LIVRE  TROISIÈME. 


CHAPITRE    I. 

DROIT    CIVIL    INTERNATIONAL. 

§  I.  Droit  de  ci  le. 

La  Grèce  était  partagée  eu  un  grand  nombre  d'états,  renrernié 
chacun  dans  une  cité.  Il  n'y  avait  aucun  lien  politique  entre  ces 
républiques,  pas  même  coninumaulé  de  droits  civils  :  d'une  ville 
à  l'autre  les  Hellènes  se  traitaient  d'étrangers.  Dans  l'enfance  des 
sociétés,  les  hommes  ne  se  croient  pas  liés  parleur  seule  qualité 
d'homme;  il  n'y  a  de  lien  qu'entie  les  membres  d'une  même  cité. 
Telle  était  la  raison  de  l'éloignement  que  le  citoyen  éprouvait  pour 
l'étranger.  Chez  les  Grecs,  il  y  avait  de  plus  l'orgueil  aristocratique 
qui  aurait  craint  de  diminuer  la  valeur  des  droits  civils  cl  politi- 
(pies  en  les  communiquant;  les  Athéniens  comme  les  Spartiates 
formaient  une  espèce  d'aristocratie  qui  veillait  aussi  soigneusement 
à  la  conservation  de  ses  privilèges  qu'une  noblesse  de  race. 

Les  peuples  modernes  sont  loin  d'avoir  i-éalisè  le  dogme  de  la 
fraternité  humaine  dans  leur  législation  civile;  le  dur  nom  d'étran- 
ger retentit  encore  dans  leurs  codes  et  des  incapacités  considc- 


108 


LA   GRECE. 


rables  séparent  rétranger  de  Tindigène.  Cependant  nos  lois  sont 
moins  exclusives  que  ne  l'étaient  celles  des  petites  républiques  de 
la  Grèce.  Chez  nous  Tenfant  né  d'un  père  indigène  jouit  de  tous 
les  droits  du  citoyen,  bien  que  sa  mère  soit  étrangère.  Chez  les 
Grecs,  on  exigeait  généralement  la  descendance  de  père  et  mère 
citoyens  pour  l'exercice  des  droits  politiques  (').  Périclès  introduisit 
cette  loi  à  Athènes  (^).  Avant  lui,  on  accordait  le  droit  de  cité  à  la 
descendance  paternelle;  la  démocratie,  fière  de  l'hégémonie  qu'elle 
exerçait  sur  la  Grèce,  ne  voulut  plus  mêler  son  sang  à  un  sang 
étranger.  Par  un  singulier  hasard,  cette  mesure  sévère  atteignit 
celui  qui  en  était  l'auteur.  La  terrible  peste  qui  finit  par  enlever  le 
grand  homme  fit  mourir  presque  tous  ses  parents;  lorsqu'il  perdit 
le  dernier  de  ses  enfants  légitimes,  sa  fermeté  l'abandonna;  quand  il 
s'approcha  pour  déposer  une  couronne  sur  le  cadavre,  ses  sanglots 
éclatèrent.  Touché  de  compassion  à  la  vue  de  cette  douleur,  le  peu- 
ple lui  permit  d'inscrire  son  fils  bâtard  au  nombre  des  citoyens, 
en  lui  donnant  son  nom.  Un  écrivain  grec  voit  dans  les  malheurs 
qui  frappèrent  Périclès  un  châtiment  divin  de  l'arrogance  qu'il  avait 
témoignée  en  portant  cette  loi  rigoureuse  contre  les  étrangers  ("); 
mais  l'illustre  démagogue  n'était  que  l'organe  de  la  société  ancienne. 
Cela  est  si  vrai  que  le  peuple  athénien,  tout  en  faisant  une  excep- 
tion particulière  en  sa  faveur,  maintint  le  principe.  D'après  le 
droit  strict,  l'étranger  qui  usurpait  la  qualité  de  citoyen,  devenait 
l'esclave  de  l'état.  Une  enquête  faite  sous  Périclès  constata  que 
plus  de  cinq  mille  étrangers  s'étaient  fait  inscrire  illégalement  sur 
les  listes  des  citoyens  :  ils  furent  tous  vendus  comme  esclaves  (''). 

Les  étrangers  pouvaient  acquérir  la  qualité  de  citoyen  par  la 
naturalisation.  Mais  l'esprit  exclusif  qui  dominait  dans  les  répu- 
bliques grecques  faisait  de  cette  faveur  une  rare  exception  (^). 
Sparte  ne  l'accorda  presque  jamais.  Tisamène  et  Hegias  furent 


(1)  Wachsmuth,  T.  I,  p.  399.  —  ylnst.,  Oecon.,  II,  3. 

(2)  Plularch  ,  Pericl.,  37.  —  Nermann,  Griecb.  Slaatsalt.,  §  118. 

(3)  Aelian.,Y.  H.,  VI.  10;  XIII,  2i. 

(i)  Plularch.,  Pericl.,  c.  37.  —  Ilermann,  §  123. 
(o)  WaclimuUi,  Hcllcn.  .^Iteiili.,  T.  1,  p.  399. 


DROIT    INTERNATIONAL. 


101) 


les  seuls,  d'après  Hérodote  {'),  qui  y  reçurent  le  droit  de  cité;  en- 
core la  fière  aristocratie  ne  céda-t-clle  qu'à  l'empire  de  la  néces- 
sité (-).  Mégare  se  montra  plus  orgueilleuse  encore;  elle  ne  voulut 
ouvrir  ses  rangs  qu'à  des  dieux.  Alexandre,  vainqueur  de  l'Orient, 
avait  été  salué  comme  un  dieu  par  l'oracle  d'Ainmon;  le  monde 
était  à  ses  pieds,  lorsque  les  Mégariens  lui  envoyèrent  des  députés 
pour  le  complimenter  et  lui  offrir  le  droit  de  cité;  le  héros  macédo- 
nien, bien  qu'il  trouvât  celle  marque  d'honneur  un  peu  étrange, 
l'accepta  quand  les  Mégariens  lui  dirent  qu'ils  n'avaient  jamais 
conféré  la  qualité  de  citoyen  qu'à  Hercule(').  Athènes,  qui  était 
célèbre  par  son  humanité  et  qui  passait  pour  la  cité  la  plus 
cosmopolite  de  la  Grèce,  avait  des  lois  sur  la  naturalisalion  d'une 
rigueur  excessive.  «La  première  condition,  ûil  Démostliène,\^onv 
qu'un  étranger  soit  naturalisé  parmi  nous,  c'est  qu'il  ait  témoigné 
par  ses  actions  un  grand  zèle  pour  l'état;  le  décret  doit  être  con- 
firmé dans  une  assemblée  où  six  mille  citoyens  au  moins  donnent 
secrètement  leurs  suffrages;  la  décision  peut  être  attaquée  par  tout 
Athénien  devant  un  tribunal  où  Ton  est  admis  à  prouver  l'indignité 
du  nouveau  citoyen  et  le  vice  de  son  adoption.  Ces  conditions  si 
sages,  ajoute  le  grand  orateur,  sont  couronnées  par  une  autre  loi 
établie  dans  l'intérêt  de  la  religion  :  les  étrangers  naturalisés  ne 
peuvent  devenir  archontes  ou  prêtres;  leurs  enfants  seulement, 
nés  en  légitime  mariage,  sont  admissibles  à  ces  fonctions  ))(^).  Ils 


{\)  Tisamène  était  né  d'une  famille  de  devins.  L'oracle  lui  ayant  prédit  qu'il 
remporterait  la  victoire  dans  cinq  grands  combats,  les  Lacédcmoniens  tâchèrent 
de  l'engager,  par  l'attrait  des  récompenses,  à  accompagur  les  rois  héraclides 
dans  leurs  guerres.  Le  devin  demanda  la  qualité  de  citoyen  Spartiate  avec  tous 
ses  privilèges,  comme  prix  de  ses  services;  indignés,  les  Spartiates  ne  pensèrent 
plus  à  se  servir  de  lui.  Mais  quand  l'invasion  médique  menaça  leur  existence, 
ils  lui  accordèrent  sa  demande;  Tisamène  exigea  alors  la  môme  faveur  pour  son 
frère  Hégias  (//croc/.,  IX,  33,  sq.). 

(2)  Ilerod.,  IX,  Si-,  D'après  Plutarque,  les  Spartiates  naturalisèrent  également 
le  poète  Tyrtée,  afin  de  n'être  point  commandés  par  un  chef  étranger  {Ajwph- 
tcfjm.  lacon.,  l'ausan.,  n"  .3,  p.  230,  E). 

(2)  Plutarch.,  De  unius  in  republ.  dominât.,  c.  2. —  Séncque  (de  heac!.,  l, 
13)  rapporte  le  même  fait  des  Corinthiens. 

(4)  Demosth.,  c.  Neacr.,  §§  89-01,  p.  137o. 


MO  LA    CRKCE. 

ne  jouissaient  pas  même  de  la  plénitude  des  droits  civils  :  ils 
n'avaient  point  la  faculté  de  tester,  ni  la  puissance  maritale  que  les 
lois  reconnaissaient  auxcitoyens(').  Cette  législation  prouve  la  haute 
importance  que  les  Athéniens  attachaient  à  la  concession  du  droit 
de  cité.  L'on  accordait  la  naturalisation  très-rarement  et  seulement 
pour  des  services  éminents  (').  Le  peuple  la  donna  à  des  philo- 
sophes {'),  parce  qu'il  voyait  dans  les  travaux  de  la  pensée  les  plus 
nobles  services  qu'on  put  rendre  à  l'humanité.  Il  proclama  citoyen 
d'Athènes  un  disciple  de  Platon,  pour  avoir  tué  un  tyran  de 
Thrace  (^);  la  mort  d'un  tyran  était  à  ses  yeux  une  victoire  pour 
la  démocratie.  Mais  il  refusa  le  litre  de  citoyen  à  des  rois,  et  se 
contenta  de  leur  concéder  des  privilèges  et  des  immunités  pour  se 
montrer  reconnaissant  des  bienfaits  qu'il  en  avait  reçus  (').  Ce  ne 
fut  que  dans  sa  décadence  qu'Athènes  fit  métier  et  marchandise  du 
droit  de  cité,  en  le  vendant  comme  une  vile  denrée,  en  faisant 
citoyens  des  esclaves  fils  d'esclaves  {^). 

%  IL  De  la  condition  des  étrangers. 

Chez  les  peuples  modernes,  la  naturalisation  est  une  voie  régu- 
lière pour  associer  les  étrangers  aux  citoyens;  après  quelques  géné- 
rations, la  fusion  est  complète.  Chez  les  Grecs,  la  condition  d'étran- 
ger se  perpétuait  comme  celle  d'esclave.  Cependant  les  étrangers 
étaient  des  hommes  de  même  race  que  les  fiers  citoyens  qui  refu- 
saient de  les  associer  à  leurs  privilèges.  Quand  il  est  question 
d'étrangers  dans  les  auteurs  anciens,  c'est  des  Hellènes  qu'il  s'agit; 


(1)  Wachsmutli,  T.  I,  p.  474.  —  Demosth.,  c.  Steph.,  §§  13,  sqq.,  p.  1133. 

(2)  DemosUi.,  de  republ.  ordia.,  §§  23,  24,  p.  173;  c.  Aristocrat.,  §§  199,  sq., 
p.  687. 

(3)  A  Anacharsis  le  Scythe  [Lucian.,  Scytha,  c.  8). 

(4)  Diogen.  Laert.,  IX,  65. 

(5)  Demosth.,  c.  Leptin.,  §  3),  p.  466;  de  ordiu.   rcpubl.,  §§  23.   24,  p.  i7-). 

—  Wudmimth,  §  74,  T.  I,  p.  662,  ss. 

(6)  Demosth.,  de  ordin.  rcp.,  §  '24,  p.  173,  là,  c.  Aristocv.,  §  200,  p.  687,  1o. 

—  Isocrat.,  de  pacc,  §  50. 


DROIT  INTERNATIONAL.  IH 

les  peuples  qui  n'appartiennent  pas  à  la  famille  hellénique  sont 
qualifiés  de  barbares.  Dès  que  le  Grec  sortait  de  sa  cité,  il  était 
traité  d'étranger  {').  Il  n'était  pas  permis  à  un  Athénien  d'épouser 
une  femme  de  Thèbes;  il  fallut  un  traité  pour  que  les  habitants  de 
deux  villes  de  l'île  de  Crète  pussent  s'unir  par  mariage  (');  parfois 
les  tribus  d'une  même  cité  refusaient  de  s'allier  entre  elles  ("). 
A  Athènes,  le  concours  de  nombreux  étrangers,  domiciliés  dans  la 
ville  de  père  en  fils  et  confondus  par  le  langage  et  les  mœurs 
avec  les  citoyens,  rendait  l'observation  de  ces  prohibitions  difficile, 
et  facilitait  les  fraudes;  des  lois  sévères  veillèrent  à  la  pureté  du 
sang  de  la  démocratie  (^).  L'exclusion  de  l'étranger  ne  se  bornait 
pas  aux  rapports  de  famille;  elle  s'étendait  aux  droits  sur  les  choses. 
Bien  qu'il  fût  domicilié  et  qu'il  enrichit  par  son  travail  la  cité  où  il 
s'était  établi,  les  lois  ne  lui  permettaient  pas  de  posséder  une  partie 
du  sol  qui  de  fait  était  sa  seule  patrie(').  Les  Grecs  ne  développèrent 
pas  ces  principes  avec  la  rigueur  juridique  qui  distingue  le  génie 
romain;  mais  on  ne  peut  douter  que  les  étrangers,  incapables  d'ac- 
quérir un  immeuble,  ne  fussent  de  même  privés  de  tous  les  droits 
qui  se  rattachent  à  la  propriété.  Ils  ne  pouvaient  ester  en  justice; 
ils  n'avaient  pas  la  faculté  de  disposer  de  leurs  biens  par  testa- 
ment (^);  il  est  plus  que  probable  que  leur  hérédité  ne  passait  pas 
à  leurs  parents  aubains. 

L'incapacité  qui  frappait  les  étrangers  n'était  pas  particulière 
à  la  Grèce;  on  la  retrouve  chez  les  peuples  anciens  et  elle  a 
partout  les  mêmes  causes  :  l'étranger  n'est  pas  un  frère,  c'est  un 
ennemi  (").  Dans  l'Orient,  tout  homme  qui  ne  fait  pas  partie  de  la 
communion  religieuse  est  impur:  sa  présence  souille  les  fidèles.  La 


(1)  XÉvo:.  Aesch.,  c  Ctesipli.,  p.  394,  sq. 

(2)  Euripid.,  Ion.,  v.  2Î)0.  294. — Sainte-Croix,  Lcgislatiou  de  la  Crète,  p.  358. 

(3)  Plutarch.,  Thés.,  13. 

(4)  Demoslh.,  c.  Neacr.,  §  52,  p.  13C3;  §  IG,  p.  1350. 

(5)  Xcnoph.,  de  Vectigal.,  II,  G. 

fi)  Wachsmuth,  T.  II.  p.  177.  —  Ifc/J'lcr,  IJio  alhcnacischc  Geri<.li(svcrf;issiinL', 

p.  KO. 

(7)    V./J)rjrj:,  i^ïj'jt  sigiiiiienl  clrunfjcr  el  ennemi.   —  Ifcsi/chiits,  V"  çâvo;.  — 
llerod,,  IX,  II. 


H 2  LA   GRÈCE. 

Grèce,  tout  en  ignorant  les  castes,  a  quelque  chose  du  génie  de 
rOrient.  On  comprend  que  les  étrangers  n'aient  pas  été  admis  aux 
mystères,  culte  secret  et  exclusif  de  sa  nature  (');  mais  l'exclusion 
s'étendait  même  aux  cérémonies  publiques.  Cléomène,  après  avoir 
envahi  l'Attique,  voulut  entrer  dans  le  sanctuaire  de  Minerve  pour 
consulter  la  déesse  ;  avant  qu'il  eût  passé  la  porte,  la  prétresse  lui 
dit  :  "  Lacédémonien,  retourne  sur  tes  pas;  il  n'est  pas  permis  aux 
Doriens  de  mettre  le  pied  dans  ce  temple  »  {-).  Certains  usages 
rappellent  encore  d'avantage  l'esprit  oriental:  il  y  avait  des  prêtres 
qui  refusaient  de  se  servir  des  vases  et  de  toutes  choses  qui  venaient 
d'un  pays  étranger  (^).  Cette  crainte  de  profaner  les  cérémonies  du 
culte  en  y  employant  des  productions  d'un  autre  sol,  cette  exclusion 
jalouse  des  étrangers,  révèlent  une  division  profonde  dans  les 
populations.  Ne  pouvant  pas  se  présenter  devant  les  mêmes  autels, 
comment  les  Hellènes  se  seraient-ils  traités  en  frères? 

Tel  est  l'esprit  général  de  la  législation  grecque  sur  les  étran- 
gers. Pour  mieux  la  caractériser,  nous  ajouterons  quelques  détails 
sur  les  lois  particulières  des  deux  républiques  qui  résument  en 
elles  les  races  dominantes  de  la  Grèce. 

IVo  f-  @I>aI'tt^.  SLa  xésiélasic  (4)- 

Les  auteurs  s'accordent  à  attribuer  la  xénélasie  à  Lycurgue  :  il 
chassa,  diiPlutarque,  tous  les  étrangers  qui  venaient  à  Sparte  sans 
but  utile,  dans  la  crainte  qu'ils  ne  fussent  des  maîtres  de  vices  ('). 
L'histoire  a  conservé  quelques  exemples  d'expulsions,  qui  révèlent 
l'espritde  cette  fameuse  institution.  Archiloque  le  poëteétait  à  peine 
entré  dans  la  ville  qu'on  Yen  fit  sortir  à  l'heure  même,  pour  avoir 


(1)  Lobeck,  Aglaophamus,  T.  I,  p.  271 . 

(2)  Herod„  V,  72.  Cf.  VI,  81;  I,  ML  —  Lobeck,  I,  p.  272. 

(3)  IlerocL,  V,  88.  —  Athen.,  IV,  14. 

(4)  De  la  Nauze,  Mémoire  sur  la  xénélasie,  dans  les  3/emoîres  de  l'Académie 
des  Inscriptions,  T.   XII,  p.  159-176. 

(5)  Plutarch.,  Lycurg.,  c.  27;  last.  lacon.,  §  20.  —  Xenoph.,  de  rcp.  Laccd., 
XIV,  4. 


t 


DROIT  INTERNATIONAL.  115 

dit  dans  ses  poésies  qu'il  vaut  mieux  fuir  que  de  mourir  les  armes 
à  la  main.  On  chassa  un  tyran,  parce  qu'il  distribuait  des  vases  d'or 
et  d'argent  aux  citoyens,  un  sophiste  qui  se  vantait  de  discourir 
une  journée  entière  sur  quelque  sujet  que  ce  fût,  un  cuisinier  dont 
Ihabileté  ne  convenait  pas  à  la  frugalité  lacédémonienne.  Toutefois 
l'exclusion  des  étrangers  n'était  pas  absolue,  comme  on  l'a  sup- 
posé. Un  pareil  isolement  serait  une  violence  trop  grande  faite  à 
la  nature  humaine,  pour  être  possible.  Les  Spartiates  rendaient  un 
culte  à  Jupiter  hospitalier  et  à  iMinerve  hospitalière;  ils  célébraient 
des  jeux  publics  qui  attiraient  un  grand  concours  d'étrangers;  des 
proxènes  étaient  établis  pour  prendre  soin  des  hôtes;  beaucoup  de 
citoyens  avaient  des  relations  amicales  à  l'étranger  (').  La  xéné- 
lasie  frappait  spécialement  les  hommes  qui  par  leur  manière  de 
vivre  pouvaient  inspirer  aux  Spartiates  l'amour  des  richesses,  du 
luxe  et  des  délices.  Tels  étaient  les  Ioniens,  dont  le  caractère  et  les 
principes  étaient  en  opposition  formelle  avec  les  mœurs  doriennes. 
Dans  l'esprit  de  Lycurgue,  la  xénélasie  s'adressait  surtout  à 
Athènes  (-). 

Quels  que  soient  les  inconvénients  de  la  société,  les  individus  et 
les  nations  ne  peuvent  s'en  passer  :  rien  ne  le  prouve  mieux  que 
l'exemple  des  peuples  qui  ont  eu  la  prétention  de  s'isoler.  Sparte 
fut  obligée  plus  d'une  fois  de  recourir  à  des  étrangers  :  Lycurgue 
lui-même  se  servit  du  poète  Thaïes,  pour  adoucir  les  esprits  et  les 
préparer  par  le  charme  de  la  poésie  à  recevoir  le  bienfait  de  sa 
législation.  Les  magistrats  appelèrent  à  Sparte  Terpandre,  dont  les 
chants  y  rétablirent  la  concorde.  Phérécyde  fut  accueilli  avec  hon- 
neur, parce  qu'il  mit  sa  muse  au  service  des  idées  lacédémoniennes; 
on  dit  que  Tyrtée  reçut  même  le  droit  de  cité.  Les  Spartiates, 
étrangers  aux  arls  utiles  aussi  bien  qu'aux  lettres,  furent  forcés 
dans  plusieurs  circonstances  de  faire  venir  de  l'étranger  des  méde- 
cins et  des  devins  ('). 

La  xénélasie  était  une  nécessité  de  la  constitution  lacédémo- 
nienne; les  dilTérences  qui  la  séparaient  des  autres  cités  helléni- 

(1)  Schoemann,  Anliqiiilatcs  juris  publici  Groecorum,  p.  142. 

(2)  Plutarch.,  Agesil.,  10. 

(3)  Delà  Naxze,  p.  162,  ss. 

8 


114  LA    GRÈCE. 

ques  étaient  trop  considérables,  pour  que  le  contact  des  Spartiates 
avec  l'étranger  fût  sans  danger.  Ce  qui  prouve  que  l'isolement  était 
une  condition  d'existence  pour  Sparte,  c'est  que  les  mœurs  et  par 
suite  les  institutions  lacédémoniennes  s'altérèrent,  dès  que  les 
guerres  médiques  eurent  mis  la  cité  de  Lycurgue  en  rapport  avec 
les  autres  peuples  de  la  Grèce  (').  Cependant  l'isolement  est  impos- 
sible, et  l'œuvre  du  législateur,  qui  recourt  à  un  pareil  moyen 
pour  maintenir  ses  institutions,  est  par  cela  même  condamnée. 
L'humanité  se  joindra  aux  poètes  et  aux  philosophes  d'Athènes 
pour  flétrir  la  xénélasie  ;  elle  applaudira  à  Aristophane,  traduisant 
sur  la  scène  l'humeur  insociable  des  Spartiates  (')  :  elle  dira  avec 
Platon  (')  que  refuser  aux  étrangers  l'entrée  de  la  cité ,  est  une 
chose  inhumaine  et  barbare,  qui  dénote  des  mœurs  rudes  et  sau^- 
vages. 

IVo  S.  Athènes.  S^es  Métèques  (4)« 

Les  métèques  étaient  des  étrangers  établis  à  demeure  à  Athènes 
où  ils  exerçaient  tous  les  genres  d'industrie  (').  Rien  ne  prouve 
mieux  la  condition  précaire  de  l'étranger  dans  l'antiquité  que  les 
obligations  auxquelles  les  métèques  étaient  soumis.  Ils  devaient 
se  choisir  parmi  les  citoyens  un  patron  qui  les  représentait  dans 
tous  les  actes  de  la  vie  civile,  et  qui  répondait  de  leur  conduite. 
S'ils  négligeaient  ce  devoir,  leurs  biens  étaient  confisqués,  eux- 
mêmes  condamnés  à  l'esclavage  ou  au  moins  expulsés.  Ces  pei- 
nes rigoureuses  témoignent  suffisamment  que  le  patronage  n'était 
pas  établi  en  faveur  des  étrangers.  Le  prostate  était  à  la  vé- 
rité le  défenseur  de  son  client,  mais  cette  protection  garantissait 


(1)  Schoemann,  Antiquitates  juris  publie!  Graecorum,  p.  144. 

(2)  Aristophan.,  Aves,  4013,  sqq.;  Pax,  623. 

(3)  Plat.,  Legg.,  XII,  9S0,  B. 

(i)  Sainte-C7'oix,  Mémoire  sur  les  métèques  {Mémoires  de  l'Académie  des 
Inscriptions,  T.  XLVIII).  —  Petit.,  Leg.  Attic,  II,  5. 

(5)  Le  ixkzoïxo;  diffère  du  ^ho;,  eu  ce  que  celui-ci  conserve  l'esprit  de  retour, 
tandis  que  le  premier  fait  de  sa  résidence  une  nouvelle  patrie  :  il  répond  au  latin 
inquilinus,  étranger  domicilié. 


i 


DROIT    INTERNATIONAL.  115 

si  peu  les  niélèqucs  contre  rinjuslice  et  l'oppression,  que  Xénophon 
crut  devoir  proposer  la  création  de  magistrats  chargés  spécialement 
de  veiller  à  leur  sûreté  et  à  leurs  intérêts.  L'historien  grec  com- 
pare ces  métoecoplujlaces  aux  tuteurs  publics  institués  par  les  lois 
athéniennes  pour  les  orphelins(').  Ainsi  l'étranger,  quoiqu'ayant  un 
patron  ,  était  sans  appui  dans  la  société  ,  comme  l'enfant  qui  perd 
les  protecteurs  que  la  nature  lui  a  donnés! 

Placés  hors  du  droit  commun,  les  métèques  étaient,  par  une 
révoltante  contradiction,  soumis  à  des  charges  plus  lourdes  que 
les  citoyens.  Ils  partageaient  avec  eux  le  service  de  l'infanterie  : 
distinction  dangereuse  (-),  car  les  hoplites  combattaient  de  près  et 
en  première  ligne;  ils  versaient  leur  sang  pour  une  patrie  d'adop- 
tion qui  les  méprisait  prcsqu'à  l'égal  des  esclaves.  Dans  l'antiquité 
l'on  considérait  l'impôt  sur  les  personnes  comme  le  signe  de  la  ser- 
vitude (^)  :  les  métèques  étaient  soumis  à  une  eapitation  annuelle  ; 
le  seul  défaut  de  paiement  entraînait  contre  eux  la  peine  de  l'escla- 
vage. Une  honorable  pauvreté  empêcha  le  philosophe  Xénocrate 
d'acquitter  l'impôt  des  métèques;  on  allait  le  vendre  lorsque  l'ora- 
teur Lycurgue  força  à  coups  de  bâton  les  agents  du  fisc  à  le  relâ- 
cher (*). 

Les  charges  spéciales  imposées  aux  métèques  paraissent  très-lé- 
gères :1e  choix  d'un  patron  était  une  formalité  et  l'impôt  n'était  pas 
élevé.  Mais  les  peines  sévères  qui  sanctionnaient  la  loi  mirent  les 
étrangers  à  la  merci  d'une  classe  de  délateurs  qui  sont  une  tache 
pour  la  cilé  de  Minerve.  Aristophane  a  dénoncé  les  sycophantes  au 
mépris  de  la  postérité.  Le  poète  représente  ces  misérables  cherchant 
des  moyens  d'existence  dans  de  fausses  accusations  et  s'emparant  de 
la  dépouille  de  leurs  victimes,  dont  les  biens  confisqués  étaient  at- 
tribués en  partie  aux  délateurs;  honteux  métier,  mais  dont  les  béné- 


(1)  Xenoph.,  de  vectigal.,  IF,  7. 

(2)  Jbid.,  11,3. 

(3)  De  môme  que  le  champ  soumis  au  tribut  a  moins  do  valeur,  dit  Tertullien 
{Apolog.,  13),  ainsi  les  hommes  qui  paient  sur  leur  té(e  perdent  leur  prix,  car 
c'est  une  marque  d'esclavage. 

(V)  Plutarch.,  Vil.  X  Oral.,  \"  Lyrurg.,  §  IG. 


116  LA    GRÈCE. 

fices  L'iaient  considérables,  el  qui  se  perpéUiail  dans  les  familles 
comme  une  charge  publique  (').  La  conduite  du  peuple  légilimait 
pour  ainsi  dire  ces  avanies.  Abandonnés  aux  caprices  d'une  démo- 
cralie  insolente,  les  métèques  étaient  accablés  d'outrages  ;  l'orgueil 
des  autochlhones  s'ingéniait  à  humilier  par  mille  distinctions  les 
étrangers  qu'ils  étaient  obligés  de  souffrir  sur  leur  sol  privilégié  {■). 
Méprisés,  assimilés  aux  esclaves,  ils  finirent  peut-être  par  mériter 
le  mépris  (^)  :  mais  l'avilissement  des  esclaves  ne  doit-il  pas  être 
imputé  à  la  tyrannie  des  maîtres? 

Telle  était  la  condition  des  étrangers  dans  la  ville  qui,  au  sein 
du  peuple  le  plus  civilisé  de  l'antiquité,  se  vantait,  et  à  juste  tilre^ 
d'être  la  cité  la  plus  humaine,  la  plus  cosmopolite.  Celte  réputa- 
tion et  la  sociabilité  athénienne  attirèrent  à  Athènes  un  nombreux 
concours  de  Grecs  et  de  Barbares  (*);  mais,  si  nous  en  croyons  un 
mot  attribué  à  Isocrate  (^),  les  belles  qualités  du  peuple  athénien 
ne  compensaient  pas  le  défaut  de  sûreté,  ni  les  persécutions  qui 
compromettaient  la  fortune  et  souvent  la  liberté  des  voyageurs.  Si 
malgré  les  sycophantes,  des  milliers  d'étrangers  se  fixèrent  à  Athè- 
nes, c'est  sans  doute  parce  que  le  séjour  des  autres  villes  de  la 
Grèce  présentait  encore  plus  d'inconvénients  et  de  dangers.  Le  sort 
des  métèques  d'Athènes  était  donc  la  condition  la  plus  favorable 
que  les  étrangers  aient  eue  dans  une  ville  grecque;  et  cependant  ils 
étaient  livrés  en  proie  à  la  délation  la  plus  honteuse  qui  ait  jamais 
existé  ! 


(i)  Aristoph  ,  Aves.,  1430,  sq.;  1431,  sqq. 

(2)  Aelian.,  V.  H.,  VI,  1.  —  Petit.,  Leg.  Attic,  I,  1,  16. 

(3)  Sophocl.,Eleclr.,\.  189-192.  —  Aristophane  dit  que  les  étrangers  sont 
à  l'égard  des  citoyens  ce  que  la  paille  est  au  grain  (Acharn.,  v.  508). 

(4)  D'après  un  dénombrement  fait  sous  l'archontat  de  Démétrius  de  Phalère, 
il  y  avait  à  Athènes  21 ,000  citoyens  et  10,000  métèques  [Boeckli,  Économie  poli- 
tique des  Athéniens,  T.  I,  p.  59). 

(5)  Isocrate  comparait  Athènes  aux  courtisanes;  ceux  qui  les  voient,  dit-il, 
sont  épris  de  leurs  charmes  et  désirent  leurs  faveurs,  mais  aucun  ne  se  respecte 
assez  peu  pour  les  vouloir  épouser.  Il  en  est  de  même  d'Athènes  :  dans  toute  la 
Grèce,  il  n'y  a  point  de  ville  plus  agréable  pour  qui  la  voit  comme  voyageur, 
mais  l'habitation  n'en  est  pas  sûre  {Aelian.,  V.  II.,  XII ,  52), 


DROIT    INTERNATIONAL.  117 

§    111.   L'hospilaiité. 

L'étranger  était  sans  ilroit.  L'hospitalité  lui  tenait-elle  lieu  des 
garanties  que  les  lois  lui  refusaient?  Nous  retrouvons  cette  vertu 
des  âges  primitifs  dans  les  temps  historiques.  On  célébrait  pour 
l'accueil  qu'ils  offraient  à  l'étranger,  les  habitants  de  Corinlhe,  de 
Mcgare,  de  TArcadie  (').  L'étal  agité  de  la  Grèce  donnait  bien  des 
occasions  d'exercer  l'hospitalité  :  tous  les  jours  des  populations  en- 
tières étaient  expulsées,  soit  par  la  guerre,  soit  par  des  dissensions 
intestines.  Au  milieu  de  ces  innombrables  calamités,  Ton  est  heu- 
reux de  rencontrer  l'expatriation  volontaire  des  Athéniens.  Tout  un 
peuple  se  dévoua  pour  le  salut  de  la  patrie,  la  ville  fut  mise  sous  la 
garde  de  Minerve,  chacun  pourvut  à  la  sûreté  de  sa  famille;  la  plu- 
part des  Athéniens  envoyèrent  leurs  femmes  et  leurs  enfants  àTré- 
zène.  LesTrézéniens  ordonnèrent  qu'ils  seraient  nourris  aux  dépens 
du  public;  ils  permirent  aux  enfants  de  cueillir  des  fruits  partout 
où  il  leur  plairait,  et  payèrent  les  honoraires  des  maîtres  chaigés 
de  les  instruire  (-). 

L'histoire  a  conservé  avec  reconnaissance  le  souvenir  des  hommes 
qui  employèrent  leur  fortune  à  secourir  les  pauvres  et  les  étran- 
gers. Des  domestiques  placés  devant  la  porte  de  Gellias  d'Agrigente 
étaient  chargés  d'inviter  tous  les  étrangers  chez  leur  maître  Q. 
Cette  hospitalité  magnifique  mais  un  peu  fastueuse  a  moins  d'at- 
trait pour  nous  que  l'accueil  simple  que  Milliade,  ancêtre  du 
héros  de  Marathon,  fil  à  des  Barbares.  Les  Dolonces,  peuple  de 
Thrace,  inquiétés  par  leurs  voisins»  consultèrent  l'oracle  de  Del- 
phes. La  Pythie  leur  lépondit  qu'ils  devaient  engager  à  mener  une 
colonie  dans  leur  pays,  le  premier  homme  qui  au  sortir  du  temple 
les  inviterait  à  loger  dans  sa  maison.  Les  envoyés  traversèrent  la 
Phocide  et  la  Béolie;  personne  ne  leur  offrant  l'hospitalité,  ils  tour- 

(1)  nrouwcr,  Histoire  de  la  civilisation  grecque,  T.  Il,  p.  3ol.  —  lical  lùtcy- 
clopadie  dcr  Alterthumswisscnscliaft,  T.  III,  p.  1E3-0. 

(2)  P/H/arc/i.,  Tbcmist.,  10. 

(3)  Divilor.,  Mil,  83.  —  Allun.,  1.  y. 


118  LA    CHÛCE. 

lièrent  du  coté  d'Athènes. Milliade,  assis  devant  sa  porte,  vil  passer 
les  Dolonces;  il  leur  offrit  sa  maison  et  les  présents  qu'on  a  cou- 
tume de  faire  à  des  hôtes.  L'oracle  s'accomplit;  Milliade  devint 
tyran  de  la  Chersonèse  (').  Les  vertus  hospitalières  se  transmirent 
comme  un  héritage  dans  sa  famille.  Il  n'y  a  pas  dans  le  monde  an- 
cien un  homme  plus  célèbre  par  sa  charité  que  Cimon;  les  Pères 
de  l'Église  ont  parlé  de  sa  bienfaisance  ('),  d'autant  plus  remar- 
quable qu'elle  est  plus  rare  dans  l'antiquité.  Le  héros  athénien  était 
revenu  fort  riche  de  ses  expéditions  contre  les  Perses  :  «  cette  opu- 
lence qu'il  avait  honorablement  conquise  sur  les  ennemis,  il  la  dé- 
pensa plus  honorablement  encore  à  soulagerles  indigents  et  à  secou- 
rir les  étrangers.»  Il  fitenlever  les  clôtures  de  ses  domaines,  afin  que 
tous  les  nécessiteux  pussent  sans  crainte  y  cueillir  des  fruits,  et 
rétablit  ainsi,  suivant  l'expression  de  Plutarquc,  la  communauté  de 
biens  qui  avait  existé  au  siècle  de  Saturne  ('). 

L'hospitalité  prit  chez  quelques  peuples  de  la  Grèce  le  caractère 
d'une  institution  publique.  Une  loi  des  Lucaniens  condamnait  à 
l'amende  ceux  qui  refusaient  de  recevoir  l'étranger  après  le  coucher 
du  soleil  (*),  Charondas  recommanda  l'hospitalité  à  ses  citoyens 
comme  un  devoir  sacré  :  le  célèbre  législateur,  en  mettant  la  cha- 
rité sous  la  garantie  de  Jupiter,  semble  entrevoirie  dogme  de  la 
fraternité  qui  repose  sur  l'union  des  hommes  en  Dieu  p).  Aux  re- 
pas communs  de  l'île  de  Crète,  il  y  avait  deux  tables  pour  les  étran- 
gers; les  premières  portions  leur  étaient  consacrées;  on  les  servait 
même  avant  les  magistrats  (^).  Cette  vie  commune  entre  citoyens  et 
étrangers  est  une  image  plus  sublime  de  la  fraternité  et  de  l'âge 
d'or  que  l'hospitalité  isolée  de  Cimon.  Mais  le  tableau  est  trop  poé- 


H)  Herod.,\\,  35,36. 

(2)  Lactant.,  Divin.  Inst.,  VI,  9  :«  Egentibus  stipem  dédit  et  pauperes  invita- 
vit  ad  cœnam  et  nudos  induit.  » 

(3)  Plutarch.,  Cimon.,  10. —  Corn.  Nep.,  Cimon.  4. 

(4)  Aelian.,\.E.,  IV,  1. 

(5)  Stob.,  Floril.,  XLIV,  40;  Mî|7.vv;pivou;  At6;Ç£viou  w;  Trapà  Trâ^iv  lêa-j^vj^^ 
xotvoO  Oîov,  zat  ovTOç  ÈTrtT/.ÔTrou  yr.).o^£vta;  tî  /.ai  xaxo^îviaç. 

(6)  Athen.,  IV,  2"2.  —  Sainte-Croix,  Législation  de  la  Crète,  P-  396-398.  — • 
Hoeck,  Kreta,  T.  IH,  p.  127,  ^29. 


) 


DROIT  INTERNATIONAL.  110 

tique  pour  èlrc  vrai(');  quand  ou  le  met  en  rapport  avec  la  mau- 
vaise foi  devenue  proverbiale  des  Cretois,  quand  on  apprend 
que  les  habitants  d'une  même  lie  se  haïssaient  d'une  haine  mor- 
telle et  se  faisaient  une  guerre  d'extermination,  on  est  forcé  de 
reconnaître  qu'il  ne  faut  pas  chercher  l'idéal  dans  le  passé  de  l'hu- 
nianité. 

Les  innombrables  fêtes  qui  attiraient  des  spectateurs  de  tous  les 
points  de  la  Grèce,  donnèrent  une  nouvelle  extension  à  l'hospitalité. 
Comme  les  relations  privées  ne  suffisaient  pas  pour  offrir  un  abri 
aux  étrangers  qui  accouraient  aux  solennités  religieuses  et  aux  jeux, 
l'Etat  intervint  et  chargea  des  citoyens,  revêtus  d'une  espèce  de 
magistrature,  de  veiller  à  leur  entrelien  :  on  leur  donna  le  nom  de 
proxèncs.  Il  y  en  avait  à  Sparte,  à  Delphes (^)  et  sans  doute  dans 
toutes  les  villes  où  se  rencontraient  de  nombreux  étrangers. 

Il  ne  faut  pas  confondre  l'hospitalité  publique  avec  la  proxé- 
»/e('),  qui  se  développa  spontanément,  sans  l'intervention  de  l'État. 
Ouelqu'isoléesque  fussent  les  républiques  de  la  Grèce,  des  rapports 
s'établirent  nécessairement  entre  les  cités  voisines.  Or,  les  étran- 
gers n'avaient  pas  tous  un  hôte  qui  pourvût  à  leurs  besoins  et 
qui  leur  servît  de  patron.  La  bienfaisance,  l'ambition,  peut-être  la 
vanité  grecque  vinrent  à  leur  aide.  Des  citoyens  se  chargèrent  de 
protéger  les  étrangers  et  de  les  représenter  dans  les  affaires  judi- 
ciaires :  ces  hommes  généreux  étaient  appelés  proxènes,  La  pro- 
tection d'un  proxène  était  une  chose  si  précieuse  que  les  cités  étran- 
gères cherchèrent  à  l'assurer  à  leurs  membres  :  par  suite  des  rela- 
tions otïicieuses  se  formèrent  entre  le  proxène  et  la  république  à 
laquelle  il  vouait  ses  services.  C'est  ainsi  que  la  proxênk  devint 
une  espèce  d'institution  publiciue,  qui  a  quelque  analogie  avec  nos 
consulats.  Il  y  a  cependant  une  dilTérence  considérable  entre  les 


(1)  Ce  qui  prouve  (juc  les  seulimcnts  des  Cretois  iielaienl  guère  fraternels, 
c'est  qu'il  leur  était  défendu ,  au  moins  aux  jeunes  gens,  de  voyager  (Plat.,  l'ro- 
lagor.,  p.  3i2,  D. 

(2)  Ilcrod.,  VI,  m.—Eurip.,  Androm.,  llOo,  Ion.,  î5G!i,  lOJiG. 

(3)  Keal  Hnri/clnpiiilic  dcr  classinchcn  AltcrHininswisseitschaft,T.  III,  p.  lo2"2, 
1321-. 


120  LA     GRÈCE. 

agents  diplomatiques  et  les  proxènes.  Ces  derniers  n'avaient  pas  de 
caractère  public  reconnu  par  la  cité  dans  laquelle  ils  résidaient; 
c'étaient  presque  toujours  des  indigènes  qui  ne  différaient  en 
rien  des  citoyens  ordinaires.  Quelquefois,  l'état  étranger  prenait 
l'initiative  et  donnait  à  un  de  ses  membres  la  qualité  de  proxène 
avec  l'agrément  de  la  cité  où  il  devait  exercer  son  ministère  (').  La 
ressemblance  était  alors  plus  grande  entre  les  proxènes  et  nos  agents 
diplomatiques.  Au  premier  abord,  on  serait  même  tenté  de  croire 
que  l'institution  grecque  l'emportait  sur  celle  des  peuples  européens. 
Les  consuls  et  les  ambassadeurs  sont  en  rapport  avec  le  gouverne- 
ment qui  les  envoie  plutôt  qu'avec  les  particuliers,  tandis  que  les  re" 
lations  des  proxènes  étaient  individuelles;  ils  recevaient  les  étrangers 
cbez  eux,  ils  leur  rendaient  personnellement  tous  les  services  qui 
étaient  en  leur  pouvoir(');le  plus  important  consistait  à  les  représen- 
ter devant  les  tribunaux  (^).  Ainsi  la  proxénie  conserva  le  caractère 
de  l'hospitalité  privée  (*);  mais  si  les  relations  qui  en  naissaient 
avaient  quelque  chose  de  plus  intime  que  les  rapports  officiels  de 
la  diplomatie,  d'un  autre  côté  par  cela  même  que  la  proxénie  était 
une  assistance  individuelle,  elle  manquait  d'autorité.  Nos  agents 
diplomatiques  offrent  un  appui  toujours  elTicace,  parce  que  telle 
est  leur  mission  :  la  protection  dont  jouissait  l'étranger  dans  les 
républiques  grecques  dépendait  non-seulement  de  la  bonne  volonté, 
mais  aussi  de  l'influenee  du  proxène. 

La  proxénie  est  un  grand  pas  fait  par  la  Grèce  hors  de  l'isolement 
oriental.  Tandis  que  les  peuples  théocratiques  sont  des  mondes  à 
part,  les  républiques  grecques  ont  des  communications  tous  les 
jours  plus  actives.  Les  étrangers  ne  restent  plus  abandonnés  à  eux- 
mêmes,  sans  droit  et  sans  protection;  l'humanité  de  la  race  hellé- 
nique s'émeut  en  leur  faveur,  les  états  commencent  à  s'inquiéter  du 


(1)  riiucijd..U,  29. 

(2)  Xenoph.,  Conviv.,  VIII,  40. 

(3)  Demosth.,  c.  Callipp.,  §  5,  sq.,  p.  1237.  —  Diodor.,  XIII,  27. 

(4)  Elle  était  héréditaire  comme  l'hospitalité  ;  aiusi  la  proxénie  de  Lacédémone 
à  Athènes  était  héréditaire  dans  la  famille  d'Alcibiade  [Xenoph.,  Ilell.,  V,  4,  22  ; 
VI,  3,  4). 


DROIT  IMEUNATIO.NAL.  121 

sort  (le  leurs  ciloycns  au-delà  des  limites  étroilos  de  la  cilé.  INéan- 
moins  malgré  les  liens  hospitaliers  qui  relient  les  républiques  grec- 
ques, leurs  rapports  restent  hostiles;  Télranger  est  toujours  suspect 
comme  un  ennemi.  Du  haut  de  la  tribune  d'Athènes,  le  plus  grand 
des  orateurs  ht  entendre  ces  dures  paroles  :  «  Je  préfère  le  sel  de  la 
ville  à  celui  de  la  table  hospitalière  »(').  La  cité  est  l'élément  domi- 
nant, l'idéal  de  la  société  hellénique  ;  son  intérêt  fait  la  loi  cl  l'em- 
porte sur  toutes  les  considérations  d'humanité. 


§  IV.  Des  conventions  internationales. 

Tout  en  offrant  un  abri  et  une  protection  à  l'étranger,  i  Hospita- 
lité laissait  subsister  la  bariière  que  l'esprit  de  division  élevait  entre 
les  républiques  grecques.  L'hôte  ne  jouissait  d'aucun  des  droits 
que  le  législateur  dans  son  orgueil  réservait  aux  membres  de  la  cité. 
Cependant  il  était  impossible  que  des  villes  voisines,  liées  par  la 
communauté  d'origine,  de  langue,  de  religion,  quelquefois  d'intérêts, 
restassent  isolées  an  point  de  défendre  à  leurs  habitants  toute  rela- 
tion de  famille  ou  de  propriété.  Des  conventions  modérèrent  la  ri- 
gueur du  droit,  en  stipulant  la  jouissance  léciproque  des  droits 
civils.  Lorsque  deux  cités  voulaient  s'unir  intimement,  elles  conve- 
naient que  ceux  de  leurs  membres  qui  s'établiraient  dans  la  ville 
alliée  y  jouiraient  de  tous  les  droits  de  citoyen.  On  appelait  cette 
alliance  étroite  isopolitie.  Jusqu'où  s'étendait  l'égalité?  comprenait- 
elle  le  droit  de  suffrage  et  l'admissibilité  aux  fonctions  publiques? 
La  chose  est  douteuse.  Les  conventions  parlent  de  participation  à 
toutes  choses  divines  et  humaines;  ce  qui  a  fait  croire  à  une  égalité 
complète.  Mais  d'un  autre  côté,  les  traités,  en  énumérant  les  droits 
qu'ils  accordent,  ne  mentionnent  que  les  droits  privés(-);  il  semble 
donc  qu'il  faut  limiter  aux  droits  de  i)ropriélé  et  de  maiiage  l'es- 


(1)  Ce  mol  de  Dénwslhcnc  est  cité  par  Eschinc  (c.  Closipli  ,  ]>.  391,  Ik'kk.)- 

(2)  lioeckh  dit  que  VisopoUlic  ne  s'élcudciit  pys  aux  droits  jioliliqucs  (Corpus 
Iiisciiptiuiium,  T.  I,  p.  132). 


m 


LA    GRKCE. 


pècc  d'association  établie  par  les  conventions  isopoliliques.  Celle 
liniilalion  est  en  harmonie  avec  l'esprit  jaloux  des  cités  grecques. 

Il  nous  reste  des  traités  isopolitiques  conclus  par  des  villes  de  la 
Crète  (').  Il  ne  paraît  pas  y  avoir  eu  d'alliance  semblable  entre 
des  étals  plus  puissants  ;  le  seul  exemple  qu'on  cite  est  celui 
d'Athènes  et  de  Rhodes  (^),  et  il  appartient  à  l'époque  de  la  déca- 
dence de  la  Grèce.  Uisopolitie  était  une  alliance  intime  entre  deux 
républiques  qui  conservaient  leur  indépendance.  C'était  un  germe 
d'unité;  la  confédération  de  toutes  les  cités  grecques  aurait  pu  ré- 
suller  des  conventions  isopolitiques,  si  la  Grèce  n'avait  été  vouée 
à  la  division  par  son  génie.  Cependant  l'idée  que  Visopolilie  renfer- 
mait ne  resta  pas  stérile  ;  elle  produisit  ses  fruits  dans  un  sol  plus 
propice.  Nous  retrouverons  les  conventions  isopolitiques  chez  les 
Romains;  nous  en  verrons  naître  les  municipes,  qui  jouèrent  un 
rôle  considérable  dans  la  formation  de  l'unité  romaine. 

Les  conventions  contractées  par  les  républiques  grecques  ont 
toutes  un  but  restreint,  la  communication  de  quelques  droits  civils. 
Encore  y  a-t-il  peu  de  traités  proprement  dits  qui  stipulent  la 
jouissance  réciproque  de  ces  droits;  c'étaient  ordinairement  des 
décrets  rendus  par  un  état  en  faveur  d'une  cité  ou  de  particuliers, 
le  plus  souvent  de  proxènes.  Des  décrets  du  peuple  athénien 
donnèrent  aux  Thébains,  aux  Eubéens,  aux  Platéens  la  faculté  de 
s'allier  légalement  avec  des  citoyens  d'Athènes  (^).  Le  droit  d'ac- 
quérir un  champ  ou  une  maison  hors  des  limites  de  la  cité  faisait 
l'objet  d'une  concession  expresse  (*).  Il  en  est  de  même  des  autres 
privilèges  qu'on  accordait  à  des  étrangers;  ils  avaient  leur  source 
dans  un  service  rendu.  Ces  décrets  isopolitiques,  à  la  dilTérence  de 
l'isopolilic  établie  par  un  traité,  étaient  unilatéraux  :  les  citoyens 
de  l'état  auquel  l'isopolitie  était  conférée  pouvaient  seuls  exercer 


(1)  Corpus  Inscript,  grâce,  T.  H,  n"  l'ôoi,  2336,  2557.  —  Sainte-Croix,  Légis- 
lation de  Crète,  p.  357-360.  —  Ifoeck,  Ivrela,  T.  III,  p.  4-72,  ss. 

(2)  Polyb.,  XVI,  26,  9.  —  Liv.,  XXXI,  ib. 

(3)  'ETriyaM-ia.  —  Demosth.,  de  Coron.,  §  187,  p.  291.  —  Lysias,  Or   3i,  §  3. — 
IsocraL,  Plat.,  §51. 

(î)   "E7/T/;7'.ç.  Coi'pus  luscrip..  gricc,  I,  725. 


DROIT  INTERNATIOXAL.  1^5 

les  droits  qui  y  étaient  attachés.  Nous  eu  avons  un  exemple  dans  le 
décret  mémorable  rendu  par  les  Byzantins  en  faveur  des  Athéniens 
qui  les  avaient  secourus  contre  Philippe  de  Macédoine ('). 

Les  intérêts  commerciaux  donnèrent  naissance  à  des  conventions 
plus  générales.  L'exécution  fidèle  des  contrats,  garantie  par  l'auto- 
rité publique,  est  Tàme  du  commerce.  Or,  quelle  justice  pouvait 
attendre  l'étranger,  à  qui  on  ne  permettait  pas  même  d'introduire 
en  personne  une  action  devant  les  tribunaux,  qui  voyait  ses  intérêts 
abandonnés  à  la  décision  de  juges  dont  il  ne  pouvait  espérer  Fini- 
partialité,  qui  était  condamné  en  vertu  de  lois  qu'il  ne  connaissait 
pas?  La  justice  est  le  plus  profond ,  le  plus  légitime  des  besoins,  et 
les  villes  commerçantes  étaient  aussi  intéressées  à  assurer  ce  bien- 
fait aux  étrangers,  que  ceux-ci  à  le  demander.  Des  conventions  spé- 
ciales pourvurent  à  cette  nécessité  (').  On  y  déterminait  les  règles 
d'après  lesquelles  les  contestations  devaient  être  jugées;  parfois  on 
convenait  que  les  juges  seraient  pris  également  chez  les  deux  peu- 
ples et  formeraient  ainsi  une  espèce  de  cour  internationale;  l'étran- 
ger pouvait  soutenir  ses  prétentions  devant  ces  tribunaux,  sans 
avoir  besoin  d'un  patron  (^);  on  se  promettait  bonne  et  prompte  jus- 
tice. 

En  apparence,  ce  système  de  garanties  était  complet;  mais  dans 
l'état  où  se  trouvaient  les  peuples  de  l'antiquité,  il  ne  pouvait  pas  y 
avoir  de  protection  suffîsante  pour  l'étranger.  Les  conventions  inter- 
nationales manquaient  d'une  condition  essentielle  pour  être  elTicaces: 
le  respect  du  droit  n'existait  nulle  part.  Si  l'un  des  étals  l'emportait 
sur  l'autre  par  sa  puissance,  il  ne  se  faisait  pas  scrupule  d'en  abu- 
ser pour  influencer  les  juges  ou  pour  empêcher  que  justice  ne  fût 
reridue.  Des  traités,  conclus  par  des  rois  de  Macédoine  et  des  répu- 
bliques grecques,  réglèrent  la  décision  des  procès.  Dans  cet  âge  de 
violence,  les  attentats  contre  les  personnes  cl  les  usurpations  dont 


(1)  Demosth.,  de  Coron.,  §  90,  sq.,  p.  253,  sq.  — Voyez  un  autre  exemple  dans 
Xénophon  (Ilellen,,  I,  1,  26). 

(2)  On  les  appelait  n'rj.fj'i't.v..   [liitllmunn,  ilandelsgeschichle  dcr  Gricchen , 
p.  193-196). 

{■]>)  Sainte-Croix,  Législation  de  Crele,  p.  3o9,  ss. 


124  LA    GRÈCE. 

pailiculiers  avaient  à  se  plaindre,  étaient  le  plus  souvent  le  fuit 
des  chefs  de  l'État;  comment  de  faibles  cités  auraient-elles  obtenu 
justice  contre  le  puissant  roi  de  Macédoine?  Cependant  le  jour  des 
réparations  arriva.  Quand  les  derniers  successeurs  d'Alexandre 
entrèrent  en  lutte  avec  Rome,  le  Sénat  montra  une  complaisance 
infinie  à  écouter  les  réclamations  des  Hellènes  et  la  ferme  volonté 
d'y  faire  droit;  la  curie  ne  désemplit  pas  de  Grecs  venant  se  plain- 
dre, les  uns  qu'on  leur  avait  enlevé  leurs  champs,  leurs  esclaves, 
leur  bétail;  les  autres,  qu'ils  n'avaient  pu  obtenir  justice,  parce 
que  le  roi  arrêtait  l'action  des  tribunaux  par  la  violence  ou  la  cor- 
ruption ('). 

Les  dénis  de  justice  dont  les  voisins  de  Philippe  se  plaignaient 
tenaient  à  l'état  social  de  l'antiquité.  Dans  toutes  les  relations  des 
peuples  anciens  le  droit  du  plus  fort  domine  :  la  violence  régnait 
jusque  dans  le  domaine  de  la  justice.  Ne  pouvant  obtenir  la 
réparation  des  injures  par  les  voies  légitimes,  les  peuples  et  les 
individus  avaient  recours  à  la  force.  Rien  n'atteste  mieux  le 
désordre  des  relations  internationales  que  la  loi  athénienne  sur 
Y androlepsie .  Lorsqu'un  Athénien  périssait  par  violence  à  l'étran- 
ger, les  parents  du  défunt ,  obligés  à  venger  sa  mort ,  étaient 
autorisés  à  saisir  trois  personnes  appartenant  à  la  cité  qui  refusait 
justice  et  à  les  traduire  devant  les  tribunaux  d'Athènes,  pour  les 
faire  condamner  à  la  peine  du  meurtre  ou  à  ramcnde(-).  Singulière 
justice!  A  défaut  du  coupable  on  punit  des  innocents;  mais  cette 
injustice  était  inévitable  dans  un  temps  où  aucune  voie  régulière 
n'était  ouverte  à  l'étranger  pour  obtenir  la  réparation  d'une  injure. 


(1)  Po/î/6.,  XXIV,  \,  2,  \\.\%.  —  Liv.,  XXXIX,  46,  47. 

(2)  Demosth.,  c.  Aristocr.,  §  82,  p.  647.  —  Hc/lter,  Die  atheuaeisclie  Gerichts- 
verfassuDg,  p.  427-429. 


-■^^\f\rj\J\f\r\f^ 


DROIT  INTERNATIONAL.  12o 

CHAPITRE  II. 

1)  ]\  OIT     DES    GENS. 

g  I.  Les  Grecs  ont-ils  eu  un  droit  des  <jens?{') 

Plalon  dit  que  les  Grecs  sont  frères,  que  si  dos  dissensions 
s'élèvent  entre  eux,  il  faut  les  déplorer  comme  une  maladie, 
mais  que  ce  ne  sont  pas  de  véritables  guerres  comme  celles  que 
les  Hellènes  font  contre  les  Barbares  (-).  Mabbj  prit  la  théorie  du 
philosophe  athénien  pour  la  réalité  (');  il  ne  se  doutait  pas  que 
les  faits  étaient  loin  d'être  en  harmonie  avec  l'idéal  de  Platon.  Bien 
que  frères,  les  Grecs  ne  se  croyaient  liés  entre  eux  ni  par  le  droit 
ni  par  l'humanité;  ils  ne  se  reconnaissaient  d'obligations  réci- 
proques que  lorsqu'un  traité  les  avait  stipulées.  La  notion  de 
devoirs  découlant  de  la  nature  de  l'homme  n'existait  pas  dans  le 
domaine  des  relations  internationales;  les  philosophes  eux-mêmes 
ne  l'admettaient  point  de  Grec  à  Barbare. 

L'absence  d'un  véritable  droit  des  gens  entre  les  peuples  grecs 
est  attestée  par  tout  leur  état  social.  Aujourd'hui  l'habitude  de 
l'ordre  légal  est  si  forte,  que  nous  nous  imaginons  qu'il  a  toujours 
régné  chez  les  peuples  civilisés,  au  moins  pendant  la  paix.  C'est 
une  illusion  :  la  Grèce  a  été  troublée  par  des  actes  de  brigandage 
à  l'époque  la  plus  brillante  de  sa  civilisation.  L'administration  vi- 
goureuse de  Rome  n'eut  pas  la  puissance  d'extirper  cet  esprit  de 


(\)  Les  savants  sont  partagés  d'avis.  Wachsmuth  prend  le  parti  des  Hellènes 
(Jus  gcntium  quale  obtinuerit  apud  Grœcos  anlc  bellorum  cum  Persis  geslorum 
initium).  — '  Ue/fter  {Do  anliquo  jure  gentium  prolusio)  se  prononce  pour  l'opi- 
nion contraire. 

(2)  Voyez  plus  bas,  livre  VII,  cliap.  2,  §  G. 

(3)  Entretiens  de  Pliocion.  I"  eiilielien. 


I2G  LA  GRKCE. 

rapine (').  Les  Grecs  élaienl  nés  pirates  (-);  le  plus  humain  do  leurs 
législateurs  autorisa  les  associations  qui  se  formaient  pour  piller  les 
marchands  étrangers (').  Même  au  milieu  de  l'exaltation  patriotique 
excitée  par  l'invasion  des  Mèdes,  les  insulaires  continuèrent  à  se 
livrer  au  hrigandage.  Thémistocle  leur  fit  une  rude  guerre  (*);  le 
grand  homme  devait  être  indigné  que  des  Grecs  employassent  leur 
courage  contre  d'autres  ennemis  que  les  Barbares.  Cimou  profila 
de  la  piraterie  des  Dolopes  pour  s'emparer  de  leur  île  ('). 

Ce  n'étaient  pas  seulement  d'obscurs  corsaires  qui  infestaient 
les  mers;  tous  les  peuples  commerçants  commencèrent  par  être 
pirates,  et  quand  l'occasion  était  favorable  et  les  nécessités  pres- 
santes, ils  reprenaient  sans  scrupule  leur  ancien  métier.  Les  Pho- 
céens pratiquaient  à  la  fois  le  commerce  et  la  piraterie;  lorsque  la 
conquête  persane  ruina  leur  cité,  il  fallut  une  coalition  des  Cartha- 
ginois et  des  Tyrrhéniens  pour  mettre  fin  à  leurs  déprédations.  Les 
Samiens  attaquaient  sans  distinction  tous  les  navigateurs  (^).  Même 
les  plus  civilisés  des  Hellènes  n'avaient  pas  honte  de  commettre  de 
véritables  brigandages  :  quand  l'argent  manquait,  des  vaisseaux  par- 
laient d'Athènes  pillant  amis  et  ennemis (').  A  peine  le  héros  de  la 
première  guerre  médique  avait-il  remporté  la  glorieuse  victoire  de 
Marathon,  qu'il  demanda  soixante-dix  vaisseaux  aux  Athéniens;  il 
ne  leur  dit  pas  où  il  avait  dessein  de  porter  la  guerre ,  mais  il  leur 
promit  que  son  expédition  les  enrichirait.  Miltiade  se  présenta  à 
Parcs  et  demanda  aux  habitants  cent  talents,  avec  menace,  en  cas 


(1)  Bromver,  Histoire  de  la  civilisation  des  Grecs,  T.  I,  p.  52. 

(2)  Egger,  Mémoire  sur  les  traités  publics  dans  l'antiquité,  p.  20,  s. 

(3)  L.  4,  D.  47,  22.  La  piraterie  sanctionnée  par  l'un  des  sept  sages  a  paru  une 
chose  tellement  révoltante,  que  l'on  a  supposé  que  Solon  entendait  parler  des 
armements  en  course  contre  les  ennemis  (Byrikershoek,  Observât.  Juris.,  I,  46); 
mais  dans  le  droit  des  gens  de  l'antiquité,  tous  les  peuples  étrangers  étaien 
ennemis,  à  moins  d'une  convention  qui  établissait  la  pa!x(  voyez  le  T.  I  de  mes 
Études). 

(4)  Corn.  Nep.,  Themist..  c.  21. 

(5)  Les  Dolopes  dépouillaient  même  les  étrangers  qui  abordaient  chez   eux 
pour  trafiquer  (l'iularch.,  Cimon.,  c.  8). 

(6)  Justin.,  XLUL  S.— Herod  ,  Vi,  17.  -  Pausan.,  X,  8,  6.—  Ilerod.,  III,  30. 

(7)  Tliuciid.,  IV,  50,  75. 


DROIT  INTERNATIONAL.  12/ 

de  refus,  de  prendre  la  ville  d'assaut  (').  Il  colora  celle  violence  du 
prëlexle  que  les  Pariens  avaienl  embrassé  le  parli  des  Perses.  De- 
venus plus  puissants,  les  Atlicnions  dédaignèrent  d'alléguer  une 
excuse;  le  besoin  d'argent  et  le  droit  du  plus  fort  leur  paraissaient 
des  raisons  suflisantes  (*). 

Les  rois  et  les  tyrans  avaient  recours  au  même  expédient  pour 
remplir  le  vide  de  leur  trésor.  Philippe  de  iMacédoinc  chercha  dans 
la  spoliation  des  marchands  une  partie  des  richesses  dont  il  avait 
besoin  pour  corrompre  les  Grecs.  Agathocle,Denys,  Nabys(')  exer- 
cèrent ouvertement  la  piraterie.  Toutefois  c'est  moins  le  désir  du 
butin  qui  nourrissait  le  brigandage  maritime  que  l'esclavage.  Dès 
la  plus  haute  antiquité  Homère  représente  les  corsaires  phéniciens 
enlevant  les  hommes  pour  les  vendre.  Des  philosophes  célèbres; 
Platon,  Diogène  perdirent  ainsi  leur  liberté;  le  premier  fut  racheté 
par  ses  amis;  le  second,  dHBm^hélemy,  resta  dans  les  fers  et  apprit 
aux  fils  de  son  maître  à  être  vertueux  et  libres (*).  Le  luxe  augmen- 
tant le  besoin  d'esclaves,  la  guerre  ne  suffît  plus  pour  fournir  les 
marchés;  les  pirates  s'en  chargèrent  (^).  Il  en  résulta  que  la  pirate- 
rie, au  lieu  de  diminuer  avec  les  progrès  de  la  civilisation,  prit 
tous  les  jours  de  nouveaux  accroissements.  Vers  la  fin  de  la  répu- 
blique romaine,  elle  devint  une  véritable  puissance;  les  pirates  lut- 
tèrent avec  Rome  pour  l'empire  des  mers.  Cependant  un  cliange- 
gement  considérable  se  fit  alors  dans  les  esprits,  au  sujet  du 
brigandage  maritime.  Rome  n'avait  pas  de  marine;  les  corsaires 
troublaient  le  commerce  et  venaient  insulter  les  maîtres  du  monde 
jusqu'en  Italie.  Les  Romains  ne  purent  voir  dans  ces  hardis  pirates 
que  des  brigands.  Us  réprouvèrent  la  piraterie  comme  un  attentat 
au  droit  des  gens  et  déclarèrent  ceux  qui  l'exerçaient  ennemis  du 


(!)  Ilerod.,  VI,  132,  sq. 

(2)  Voyez  l'exemple  d'Alcibiade,  dans  Xcnophon,  Hell.,  I,  4,  8.  —  BoccUi, 
Économie  politique  des  Athéniens,  T.  Il ,  p.  443. 

(3)  Justin.,  VIII,  3;  XXII,  J.  —  Diodor.,  XIV,  64.  —  Liv..  XXXIV,   3G.  — 
Polyb.,  XIII,  8,  2. 

(4)  Barthélémy,  Voyage  du  jeune  Anacliarsis,  rlmp.  VI. 
(o)  Strab.,  XIV,  p.  560. 


128  L\    GRKCE. 

genre  humain  (').  Les  Grecs  an  contraire  considéraient  la  piraterie 
comme  une  espèce  de  gvierre  qui  n'avait  rien  d'illégitime;  preuve 
certaine  qu'ils  ne  s'étaient  pasélevés  à  la  notion  d'un  droit  régissant 
les  relations  des  peuples.  En  fait,  la  Grèce  ne  cessa  pas  d'être  livrée 
à  l'empire  de  la  violence,  et  le  fait  fut  érigé  en  théorie.  Nous  enten- 
drons Sparte  et  Athènes  professer  ouvertement  le  droit  du  plus 
fort,  et  une  école  philosophique  soutenir  que  la  loi  de  la  nature 
veut  que  le  fort  l'emporte  sur  le  faible.  Platon  opposa  en  vain 
son  idéal  de  justice  à  celte  doctrine  subversive;  les  sophistes  avaient 
pour  eux  le  sentiment  général. 

%  ]\.  Droit    de  (/tierre. 

«Les  républiques  démocratiques,  û\l  Démosthcne,  luttent  entre 
elles  pour  la  puissance  et  la  gloire,  mais  contre  les  oligarchies  elles 
combattent  pour  l'existence  et  la  liberté.  Entre  peuples  libres,  la 
paix  est  facile  ;  elle  est  impossible  avec  les  gouvernements  oligarchi- 
ques :  peut-il  jamais  y  avoir  harmonie  entre  la  passion  de  dominer 
et  l'égalité  »(')?  Ces  paroles  du  grand  orateur  mettent  à  nu  la  plaie 
qui  rongeait  la  Grèce.  Nous  avons  vu  les  républiques  déchirées  par 
les  factions  de  l'aristocratie  et  de  la  plèbe  :  ces  mêmes  éléments  hos- 
tiles, qui  se  faisaient  une  guerre  à  mort  dans  l'intérieur  de  chaque 
cité,  se  représentent  sur  les  champs  de  bataille  des  peuples.  Sparte 
range  autour  d'elle  les  républiques  doriennes  au  génie  aristocra- 
tique, Athènes  est  à  la  tcle  des  cités  démocratiques.  Les  causes  qui 
ensanglantaient  et  perpétuaient  les  luttes  des  partis,  agissaient 
également  sur  les  hostilités  des  états.  L'on  se  battait  avec  la 
fureur  qui  caractérise  les  discordes  civiles.  Toutes  les  guerres 
ne  furent  pas  des  guerres  de  princi|)es,  mais  dans  toutes  on  trouve 
l'acharnement  qui  pousse  le  vainqueur  à  abuser  de  la  victoire,  ce 
qui  rend  la  paix  impossible.  Une  paix  solide  peut  succéder  aux 


(»)  Ckcr.,  de  Rcp.,  III,  23;  Verrin.,  II.  3.  30  —  Plia.,  U.  S  ,  II,  Sa  (i6). 
Flonis,  III,  7.  —  L.  25,  D.,  XLIX,  15. 

(2)  Demoslh.,  [no  Rhodior.  lib..  17,  p.  10^ 


DHOn   INTERNATIONAL.  l!2i) 

grandes  inimiliés,  dit  Thuci/dide,  lorsque  le  vainqueur,  usant  de 
générosilc,  accorde  des  conditions  modérées  aux  vaincus  (')  :  mal- 
heureusement celle  modération  était  inconnue  aux  Grecs.  Celui  qui 
l'emportait  sur  le  champ  de  halailie,  comme  celui  qui  avait  le  des- 
sus dans  Tintérieur  des  cités,  ne  cherchait  pas  la  conciliation  d'in- 
térêts opposés,  mais  la  domination;  il  imposait  des  conditions 
intolérahles  auxquelles  le  vaincu  se  hâtait  de  se  soustraire  dès  qu'il 
en  avait  la  puissance. 

Les  dévastations  du  pays  ennemi  étaient  hahituelles;  on  y  voyait 
un  moyen  de  forcer  son  adversaire  à  la  paix  (^).  Elles  ne  se  bor- 
naient pas  aux  fruits  annuels  de  la  terre;  les  arbres  étaient  coupés, 
les  vignes  arrachées.  On  rapporte  que  dans  une  guerre  entre  Co- 
rinlhe  et  Mégare,  il  fut  convenu  d'épargner  les  laboureurs(')  :  celte 
convention  est  tellement  contraire  à  l'usage  universel  des  Grecs, 
qu'elle  parait  presque  fabuleuse.  Les  villes  elles-mêmes  périssaient. 
La  destruction  de  Cirrha,  ordonnée  par  les  Amphiclyons,  ouvre 
la  longue  série  de  ruines  dont  les  Hellènes  couvrirent  le  sol  de 
leur  |)alrie.  Les  Éléens  et  les  Pisans  se  disputaient  la  direction  des 
jeux  olynjpiques;  Pise  succomba  et  fut  démolie  :  les  destructeurs 
firent  si  bien  leur  besogne  que  tout  vestige  de  la  rivale  d'Élée 
disparut;  du  temps  de  Strabon  on  mettait  en  doute  qu'elle  eût 
existé  (*).  iMycènes,  l'antique  siège  des  Pélopides,  fut  également 
victime  de  la  haine  des  cités  voisines;  les  murs  cyclopéens  bra- 
vèrent la  rage  des  démolisseurs  et  attestent  encore  aujourd'hui  la 
puissance  des  vieilles  populations  pélasgiques  et  ranimosilé  de  leurs 
vainqueurs  (*).  Le  sort  de  Mycènes  prouve  que  ni  l'anticjuité  ni  la 
gloire  ne  protégeaient  les  villes  :  le  même  siècle  (pii  fut  témoin  du 
dévouement  héroïciue  des  Athéniens,  vil  des  Grecs  délibérer  sur  la 
démolilion  d'Athènes;  il  fallut  que  le  dieu  de  Delphes  les  rappelât 
à  la  pudeur.  Quand  Thèbes  osa  se  soulever  contre  Alexandre,  les 


(1)  Thucyd.,  IV,  19. 

(•2)  Xenoph.,  Ilellen  ,  IV,  6,  13.  —  Thucyd.,  I,  81. 

(3j  PliUarch.,  Quœst.grxc,  XVII. 

(4)  Pausan.,  VI,  22,  2.  3.  —  Slrah.,  VIII,  p.  'lili,  éd.  Casaiib. 

(5)  Diodor.,  XI,  67.  —  Pausan.,  II,  1G,  S,  sq. 


130  LA   GRÈCE. 

Grecs  accournrent  comme  des  oiseaux  de  proie;  il  ne  resta  de  la 
cité  de  Cadmiis  qu'une  citadelle  et  quelques  rares  habitants  pour 
perpétuer  son  nom  et  le  souvenir  de  la  fureur  destructrice  des  Hel- 
lènes (')•  La  consanguinité  et  le  voisinage,  au  lieu  de  leur  rappeler 
qu'ils  devaient  se  traiter  en  frères,  ne  faisaient  que  nourrir  des 
passions  jalouses.  Des  Cretois  détruisirent  une  ville  Cretoise;  les 
habitants  étaient  partis  pour  la  guerre  ;  à  leur  retour,  ils  trouvèrent 
leur  cité  ruinée  (-).  Dans  la  malheureuse  Sicile,  les  Barbares  vin- 
rent en  aide  aux  Grecs;  la  plupart  de  ses  villes  n'existaient  plus, 
lorsque  Rome  en  fit  la  conquête.  Les  Romains  ajoutèrent  quelques 
ruines  à  tant  de  ruines,  mais  une  fois  vainqueurs,  ils  arrêtèrent 
l'œuvre  de  destruction  ;  un  historien  grec  leur  rend  le  témoignage 
que  la  Grèce  aurait  péri,  si  elle  n'avait  été  conquise  (^). 

La  dévastation  et  la  destruction  étaient  justifiées  par  l'usage  géné- 
ral de  l'antiquité;  les  Grecs  ne  sont  coupables  que  parce  qu'ils 
sont  un  peuple  de  frères.  Mais  c'est  nous  seulement  qui  avons  con- 
science de  leur  fraternité;  les  Hellènes  eux-mêmes  se  haïssaient 
entre  eux  comme  des  étrangers.  Faut-il  s'étonner  si  dans  leurs 
guerres  ils  usèrent  du  terrible  droit  du  vainqueur?  H  y  a  un  autre 
reproche  qu'on  peut  leur  faire  à  plus  juste  titre,  c'est  celui  de  la 
déloyauté.  Un  compilateur  grec,  qui  écrivait  sous  l'empire  romain, 
crut  faire  une  chose  utile  en  rassemblant  ce  qu'il  avait  lu  dans  tous 
les  auteurs  sur  les  stratagèmes.  PoUjen  ne  doute  pas  de  la  légiti- 
mité des  actions  les  plus  contraires  à  la  bonne  foi  ;  il  rapporte  les 
cruautés  perfides  de  Denys  et  d'Agathocle,  à  titre  de  ruses  de 
guerre,  sans  une  ombre  de  réprobation.  Si  nous  voulions  dresser 
l'acte  d'accusation  des  Hellènes,  nous  le  trouverions  tout  fait  dans 
le  livre  de  Polyen.  Les  Romains  y  occupent  peu  de  place,  et  parmi 
les  Grecs,  ce  sont  les  Spartiates,  tant  vantés,  qui  l'emportent  par 
leur  mépris  de  la  foi  jurée.  Nous  reviendrons  plus  loin  sur  le  droit 
des  gens  de  Sparte;  nous  rapporterons  ici  quelques  traits  qui  carac- 
térisent la  nation  entière. 


(I)  P«i/san.,  VIII,33,  2. 

{■1)  Polyb.,  IV,  ^3,  4;  IV,  54,  1-5. 

(3)  Strab.,  IV,  p.  188.  —  Polyb.,  XL,  5,  '12. 


nUOlT    INTERNATIONAL.  131 

Nicias  clall  un  des  hommes  honorables  de  la  Grèce;  ami  de  la  paix, 
c'esl  malgré  lui  qu'il  entreprit  la  funeste  expédition  de  Sicile,  d'où 
date  la  décadence  d'Athènes.  Il  fut  général  malheureux;  poursuivi 
par  le  Lacédémonicn  Gylippe,  il  lui  envoya  un  héraut,  en  disant 
qu'il  était  prêt  à  se  soumettre  et  à  échanger  les  serments.  Gylippe 
s'arrêta  et  Nicias  abusa  de  sa  bonne  foi  pour  occuper  une  forte  po- 
sition et  recommencer  les  hostilités  (').  11  y  a  quelque  chose  de  plus 
honteux  encore  que  cette  violation  ouverte  des  conventions,  c'est 
l'interprétation  que  la  conscience  moderne  a  flétrie  du  nom  de 
jésuitique.  Ce  ne  sont  pas  les  jésuites  qui  imaginèrent  les  res- 
trictions mentales;  l'honneur  ou  l'infamie  de  l'invention  remonte 
jusqu'à  l'antiquité.  Les  traits  abondent  dans  Polyen;  les  Spartiates 
surtout  se  distinguent  (^),  mais  les  autres  Grecs  ne  leur  sont  guère 
inférieurs  dans  la  triste  science  de  tromper  l'ennemi  en  torturant 
les  serments.  Timoléon  faisait  la  guerre  à  un  tyran  qui  plus  d'une 
fois  avait  immolé  ses  ennemis  au  mépris  de  la  foi  jurée  ;  Mamercus 
se  rendit  et  le  vainqueur  s'engagea  sous  serment  à  ne  pas  l'accuser 
auprès  du  peuple  syracusain.  Arrivé  à  Syracuse,  il  le  fit  mourir  : 
«  J'ai  juré,  dit-il,  de  ne  pas  me  porter  son  accusateur,  et  je  liens 
ma  promesse,  mais  il  est  juste  que  celui  qui  a  trompé  tant  de  per- 
sonnes périsse  à  son  tour  par  la  ruse  »(').  Piutarque  place  Timo- 
léon au-dessus  de  tous  les  grands  hommes  ses  contemporains,  même 


(1)  PoL,  I,  39.  Alcibiade  ne  montra  pas  plus  de  délicatesse  dans  ses  rapports 
avec  l'ennemi  (PoL,  I,  40,  4.  5).  Un  autre  Athénien  assiégeait  Byzance;  les  habi- 
tants, craignant  que  la  ville  ne  fût  prise  d'assaut,  promirent  de  se  rendre  dans 
un  délai  déterminé  :  Thrasylle  accepta  les  otage^,  mais  il  revint  de  la  nuit,  et 
s'empara  d'une  ville  qui  était  sans  défense,  parce  qu'elle  se  croyait  protégée  par 
un  traité  [PoL,  1,  il,  2). 

(2)  Thibron,  général  lacédémonien,  assiégeait  un  fort  on  Asie;  il  engagea  le 
commandant  à  sortir  pour  conclure  un  traité,  en  lui  promettant  de  le  reconduire 
dans  le  fort,  s'ils  ne  parvenaient  pas  h  s'entendre.  La  garnison  cessa  d'être  sur 
ses  gardes  pondant  l'entrevue;  les  Lacédémoniens  profitèrent  de  cette  négligence 
pour  prendre  la  citadelle  par  la  force.  Thibron,  fidèle  à  la  lettre  de  son  serment, 
ramena  le  général  ennemi  dans  le  fort,  et  là  il  le  fit  mourir.  Sa  conscience  était 
satisfaite;  il  ne  lui  avait  pas  promis  la  vie  {PoL,  II,  19). 

(3)  Polyaen.,  V,  12,  2.  —  Cf.  Plntarch  ,  Timol.,  iO.  Ptntarqnc  raconte  une 
ruse  que  Timoléon  pratiqua  à  l'égard  des  Carthaginois,  et  qui  prouve  que  les 
anciens  ne  se  croyaient  pas  obligés  à  la  bonne  foi  envers  l'ennemi. 


152  LA    GRÈCE. 

(rÉpaminontlas;  l'idéal  de  la  verlii  antique  s'était  eu  quelque  sorte 
incarné  dans  le  héros  corinthien,  et  néanmoins  il  se  rend  coupable 
d'une  action  qu'on  voudrait  révoquer  en  doute,  tant  elle  est  révol- 
tante. C'est  que  l'héroïsme  des  anciens  se  concentre  dans  la  cité. 
Timoléon  tue  son  frère  par  amour  de  la  patrie,  mais  il  ne  doit  rien 
à  l'ennemi,  il  ne  doit  rien  à  un  tyran.  Alexandre  est  le  génie  le 
plus  humain  de  l'antiquité;  il  ne  voulait  plus  qu'il  y  eût  une  dis- 
tinction entre  Grecs  et  Barbares,  cependant  il  manqua  de  parole 
à  l'ennemi  (').  Nous  trouverons  parfois  plus  de  générosité  dans  le 
peuple  que  dans  la  royauté  ou  dans  l'aristocratie-,  mais  la  mauvaise 
foi  paraît  infecter  le  génie  de  la  nation  tout  entière.  Les  Locriens 
avaient  promis  de  rester  fidèles  à  un  traité,  «  aussi  longtemps  qu'ils 
porteraient  leurs  têtes  et  qu'ils  fouleraient  la  terre.  »  Le  lendemain 
de  ce  serment  ils  égorgèrent  tous  leurs  ennemis;  ils  avaient  eu  soin 
de  cacher  leurs  têtes  sous  leurs  tuniques  et  de  mettre  de  la  teri'e 
dans  leurs  chaussures  0. 

Le  droit  de  guerre  était  aussi  barbare  que  perfide.  Ce  que  nous 
considérons  aujourd'hui  comme  un  traitement  cruel  était  alors  une 
grâce  du  vainqueur.  Les  capitulations  qui  accordaient  la  vie  et  la 
liberté  aux  vaincus,  sous  la  condition  d'abandonner  leur  avoir  au 
vainqueur,  étaient  rares;  plus  rares  encore  celles  qui  ordonnaient 
seulement  de  raser  les  fortifications,  de  livrer  les  vaisseaux  et  de  payer 
un  tribut(').Le  plus  souvent  les  habitants  des  villes  conquises  étaient 
expulsés  (*);  les  historiens  citent  comme  une  honorable  exception  la 
conduite  de  Timothée  qui ,  après  s'être  emparé  de  Corcyrc,  ne  ré- 
duisit pas  les  habitants  en  esclavage,  ne  les  expulsa  pas  et  ne  leur 
ôta  pas  leurs  lois(^).  On  voit  par  là  quelle  était  la  conduite  habituelle 
du  vainqueur  :  tous  les  habitants  du  pays  ennemi,  les  femmes  et 


(1)  Polyacn.,lV,  3,20. 

(2)  Polyaen.,  VI,  22. 

(3)  Xenoph.,  Hell.,  II,  3,  6.  —  Thucyd.,  I,  101,  108,  M7. 

(4)  C'est  ce  que  les  Grecs  appelaient  slÙM-j'jîrj,  ï^ovAiÇsrj,  (?totxf.ilîtv,  etc.  La 
richesse  des  termes  pour  exprimer  rexpulsion,  dit  Wachsmuth,  atteste  que  les 
Grecs  étaient  coutumiers  du  fait  {Wachsm,,  T.  II,  p.  339,  note  256). 

(o)  Xenoph.,  Ilcllen.,  V,  4,  Ci-. 


DROIT    INTERNATIONAL.  153 

les  enfants  aussi  bien  que  les  hommes,  devenaient  esclaves  (').  Tel 
était  le  droit  commun.  Il  n'y  avait  sous  ce  rapport  aucune  dilTc- 
rence  entre  les  diverses  tribus  helléniques  :  les  Athéniens  et  les 
Spartiates,  les  rois  de  Macédoine  et  les  Thébains  vendaient  comme 
esclaves  des  Grecs,  leurs  frères.  Après  la  prise  d'Olynthe, Philippe 
distribua  les  captifs  à  ses  amis;  des  Hellènes  n'eurent  pas  honte 
d'accepter  cette  faveur  de  celui  qu'ils  traitaient  de  barbare.  Nous 
avons  signalé  dans  le  droit  de  guerre  de  l'Orient  l'horrible  usage 
de  mutiler  les  vaincus.  Les  Grecs  restèrent  étrangers  à  celte  bar- 
barie; toutefois,  comme  pour  prouver  combien  les  progrès  de 
Ihumanilé  sont  lents,  le  peuple  le  plus  humain  de  la  Grèce  im- 
prima des  stigmates  sur  le  front  des  captifs  samiens  (-),  et  porta 
ce  décret  atroce  qu'on  couperait  le  pouce  droit  aux  prisonniers 
de  guerre  (').  Un  obscur  compilateur  a  senti  la  rougeur  lui  monter 
au  visage,  en  rapportant  ces  faits  :  il  s'écrie,  en  invoquant  Jupiter, 
Minerve  et  tous  les  dieux  de  la  Grèce, qu'il  voudrait  que  de  pareils 
décrets  n'eussent  pas  été  rendus  et  qu'on  ne  pût  pas  reprocher  de 
pareilles  mesures  au  peuple  athénien  (^). 

I  III.  De  l'Innnanité   dans  la  guerre. 

l%o  fi.  L*hellénlsinc. 

La  véritable  humanité  était  inconnue  aux  Grecs,  comme  à  tous 
les  peuples  anciens.  Il  n'y  en  avait  pas  dans  la  famille:  le  père  dis- 
posait de  la  vie  de  ses  enfants.  Il  n'y  en  avait  pas  dans  la  cité,  les 
lois  ne  prodiguaient  plus  la  mutilation  comme  les  législateurs  de 


(i)  Po/i/6.,  II,  38,  10. 

(2)  D'après  Plutarque,  la  figure  d'un  vaisseau.  Les  Samiens,  par  représailles, 
imprimèrent  sur  le  front  des  prisonniersathéniens  la  figured'une  chouctte(/'/H/., 
Pericl.,  26). 

(3)  Afin  qu'ils  ne  pussent  plus  se  servir  de  la  pique  [l'iut.,  Lysand.,  9).  —  Cf. 
Cicer  ,  de  oITic,  III,  11.  —  Le  même  fait  est  rapporté,  avec  d'autres  rirconslaii- 
ces,  et  comme  s'étant  passé  dans  d'autres  temps,  par  Xciwphon  [llelien.,  II,  I, 
31).  —  Grote  (Ilislory  of  Greece.  T.  VIII ,  p.  298)  se  fonde  sur  cette  conlrnriiJté 
de  témoignages  pour  révoquer  l'existence  du  décret  en  doute. 

(i)  Aciiaii.,  V.  II...  Il  .  9. 


134  LA    OaLCE. 

rOrient,  mais  elles  étaient  écrites  avec  du  sang(').  La  plus  barbare 
des  peines,  le  talion,  était  considérée  comme  l'idéal  de  la  justice 
par  l'école  de  Pylbagore  ;  Solon  et  Charondas  la  sanctionnèrent (^). 
On  appliquait  la  torture  à  des  êtres  innocents  pour  leur  arracher  le 
témoignage  de  la  vérité  f).  L'éducation  des  Grecs  ne  les  disposait 
pas  à  des  sentiments  de  douceur  et  de  compassion.  Montesquieu 
dit  que  les  exercices  gymnastiques  faisaient  des  Hellènes  une  so- 
ciété d'athlètes  et  de  combattants;  il  trouve  dans  ces  dispositions  du 
caractère  national  la  raison  de  l'importance  que  les  législateurs  et 
les  philosophes  grecs  attachaient  à  la  musique  :  l'harmonie  devait 
adoucir  les  mœurs  dures  et  sauvages  de  la  nation  C).  Des  hommes 
qui  avaient  besoin  des  doux  accords  de  la  musique  pour  tempérer 
la  dureté  de  leur  naturel,  devaient  oublier  facilement  celte  leçon 
d'humanité  dans  l'ardeur  des  combats. 

Cependant  si  l'on  compare  les  Hellènes  aux  autres  nations,  on 
doit  reconnaître  chez  eux  des  germes  de  la  vertu  qui  manquait  à 
l'antiquité.  Ils  exprimaient  jusque  dans  leur  langage  la  préten- 
tion de  s'élever  au-dessus  des  Barbares  par  le  sentiment  de  la 
compassion  (').  La  comparaison  de  la  religion  grecque  avec  les 
cultes  étrangers  témoigne  en  faveur  de  l'humanité  de  la  race  hel- 
lénique. D'après  la  tradition ,  la  Grèce  fut   initiée  à  la  culture 


(1)  L'orateur  Lycurgue  dit  que  toutes  les  anciennes  législations  avaient  la 
sévérité  des  lois  de  Dracon  (c.  Leocrat.,  183,  §  65,  éd.  Bekk.). 

(2)  Arist.,  Ethic.  Nicom.,  V,  8.  —  Diodor.,  XII,  i7. 

(3)  Voyez  le  T.  I  de  mes  Études. 

(4)  Montesquieu,  Esprit  des  lois,  IV,  8.  Le  témoignage  de  Polybe  confirme 
l'opinion  de  Montesquieu.  L'historien  grec  explique  longuement  les  causes  qui 
firent  des  Cynéthiens  les  hommes  les  plus  féroces;  d'après  lui,  les  Arcadiens, 
habitant  un  pays  sauvage,  avaient  besoin,  plus  que  tous  les  autres  Grecs,  de 
l'action  bienfaisante  de  la  musique;  c'est  parce  que  les  Cynéthiens  négligèrent 
l'exercice  de  cet  art,  qu'ils  se  livrèrent  à  des  actes  d'une  férocité  inouïe  (Polyb., 

IV,  20,  sq.). 

(5)  'Ell-fi'jf/Mi,  TTotsîv  il\vi-ji7i.à.  veut  dire  souvent  agir  avec  humanité  {Aelian., 

V.  H.,  111,22;  V,  11).  Z,î6anî)is  dit  que  c'est  le  sentiment  de  l'humanité  qui  dis- 
tingue les  Grecs  des  Barbares  lOrat.  XII,  ad  Theodos.,  T.  H,  p.  391,  C,  éd.  Mo- 
rell.).  Les  Romains  eux-mêmes  reconnaissent  cette  vertu  aux  Grecs  (Liv.,  XXVII, 
30).  On  peut  donc  attribuer  à  la  Grèce  entière  ces  belles  paroles  de  Phocion, 
«  que  la  miséricorde  tient  dans  le  cœur  humain  la  place  que  l'autel  a  dans  les 
temples»  [Stob.,  Floril.,  I,  31). 


DROIT    INTERNATIONAL.  lùù 

inlellecluelle  par  uu  peuple  qui  pratiquait  les  sacrifices  humains 
avec  une  cruauté  rare,  même  dans  un  âge  de  barbarie.  Les  savants 
attribuent  aux  relations  des  Grecs  avec  les  Phéniciens  l'usage  de 
ces  horribles  sacrifices.  On  en  trouve  des  exemples  dans  les  temps 
primitifs  et  il  en  resta  des  traces  jusque  dans  les  siècles  histori- 
ques(').  Cependant  rimmolation  des  trois  prisonniers  persans  avant 
la  bataille  de  Salamine  ne  fut  qu'un  de  ces  accidents,  comme  on  en 
rencontre  chez  les  nations  les  plus  humaines,  moments  de  crise  dans 
lesquels  les  passions  surexcitées  n'écoutent  plus  la  voix  de  la  nature. 
Depuis  lors  le  sang  humain  ne  souilla  plus  les  autels  de  la  Grèce; 
c'est  un  des  caractères  distinctifs  de  la  nationalité  hellénique  ('). 
Les  Grecs  firent  mieux  :  peuple  civilisateur,  ils  répandirent  leurs 
sentiments  humains  chez  les  nations  barbares  :  Gélon  imposa  aux 
Carthaginois,  comme  condition  de  la  paix,  la  défense  d'offrir  des 
sacrifices  humains  Q.  Montesquieu  dit  de  ce  traité,  qu'il  appelle  le 
plus  beau  dont  l'histoire  ait  parlé  :  «  Chose  admirable!  Après  avoir 
défait  50,000  Carthaginois,  il  exigeait  une  condition  qui  n'était 
utile  qu'à  eux,  ou  plutôt  il  stipulait  pour  le  genre  humain.  » 

La  Grèce  se  montra  également  supérieure  aux  Barbares  dans 
la  guerre.  Bien  que  le  droit  des  gens  des  peuples  théocratiques  soit 
couvert  de  mystère,  les  traces  de  sang,  empreintes  sur  les  monu- 
ments de  l'Egypte  ,  attestent  que  l'humanité  n'est  pas  la  vertu  du 
sacerdoce.  Si  les  conquérants  de  l'Inde  laissèrent  la  vie  aux  vain- 
cus, ce  fut  sous  la  condition  d'abdiquer  pour  toujours  la  dignité  de 
l'homme  dans  les  rangs  des  castes  inférieures.  La  conquête  de  la 
Palestine  est  une  des  pages  les  plus  sanglantes  de  l'histoire,  et  la 
cruauté  resta  un  caractère  dislinctif  de  la  race  israélile  :  elle  souille 
ses  plus  grands  héros.  Les  Nomades  de  la  Haute-Asie  exterminaient 
les  vaincus  ou  ils  les  mutilaient,  les  transplantaient,  les  épuisaient 
d'impôts  et  de  charges.  Quant  aux  peuples  commcrciints,  ils  trafi- 
quaient de  la  vie  comme  d'une  marchandise;  ils  étaient  plus  froi- 

(1)  Raoul-Rocheltc,  Histoire  des  colonies  grecques,  T.  I,  p.  l'ô,  lOi-.  —  Bocttl- 
fjcr,  Kunstmylbologie,  T.  I,  p.  3bu,  ss. 

(2)  Boeltifjer,  Kunstmylbologie,  T.  H,  [>.  Hi. 

(3)  Plutarch,,  rcg.  apophlegin.,  (Jelon..  ii'  I 


Jo6  LA    CUKCE. 

dément  atroces  que  les  Barbares  (').  Des  sentiments  plus  doux  se 
firent  jour  chez  les  Hellènes. 

Les  Grecs  étaient  encore  barbares,  quand  ils  parurent  sur  la 
scène  du  monde.  Bientôt  les  germes  d'humanité  que  la  Providence 
avait  déposés  dans  leur  race  se  développèrent  et  produisirent  chez 
quelques  hommes  ces  vertus  presque  idéales  qui  leur  ont  valu  l'ad- 
miration de  la  postérité.  Nous  aurons  occasion  d'apprécier  le  génie 
humain  d'Kpaminondas  et  d'Alexandre.  Nous  avons  cité  un  trait  de 
la  vie  de  Timoléon  que  la  conscience  moderne  réprouve,  mais  la 
justice  demande  que  nous  le  jugions  du  point  de  vue  des  anciens. 
Les  témoignages  des  historiens  sont  unanimes  pour  l'exalter  : 
«  La  victoire  ne  lui  paraissait  belle  qu'autant  que  la  clémence  y 
avait  plus  de  part  que  la  cruauté.  Il  fit  éclater  son  habileté  et  sa 
valeur  contre  les  Barbares  et  les  tyrans,  sa  justice  et  sa  douceur  en- 
vers les  Grecs  et  leurs  alliés;  les  trophées  qu'il  érigea  ne  coûtèrent 
presque  jamais  à  ses  concitoyens  ni  larmes  ni  deuil  »  (^).  Il  y  avait 
un  peuple  qui  se  distinguait  par  un  patriotisme  farouche  et  un 
courage  mêlé  de  dureté  d'âme  ;  cependant  Sparte  donna  nais- 
sance à  Callicratidas,  «  comparable  aux  plus  grands  hommes  de  la 
Grèce,  «dit  Plutarque{^).  Dans  sa  courte  carrière,  le  héros  lacédé- 
monien  inaugura  un  nouveau  droit  des  gens.  Comme  ses  alliés  le 
pressaient  de  vendre  les  prisonniers,  il  déclara  que  sous  son  com- 
mandement aucun  Grec  ne  serait  réduit  en  esclavage  0. 

Ht'o  X.  I^c  droit  féclal. 

L'humanité  n'était  pas  le  partage  exclusif  de  quelques  hommes; 
elle  se  produisit  dans  les  elTorts  de  la  nation  pour  modérer  les 
horreurs  de  la  guerre.  Les  Grecs  sentaient  instinctivement  qu'étant 
frères,  la  paix  devait  régner  entre  eux,  et  que  si  la  guerre  troublait 
cette  harmonie,  elle  devait  du  moins  avoir  ses  lois  et  ses  bornes. 

[\)  Voyez  le  Tome  I  de  mes  Études. 

(2)  Corn.  Nep.,  Epam.,  c.  4.  —  Plutarch.,  Timol.,  c  37. 

(3)  Plutarch.,  Lysand.,  7. 
(+)  Xenoph.,  Hell.,  I,  6,  li. 


nnOIT    INTERNATIONAL.  137 

Dans  les  leulalives  faites  par  la  Grèce  pour  régler  et  limiter  les 
droits  du  vainqueur,  nous  voyons  une  première  manifestation  du 
sentiment  de  Tunilé  liumaine.  Ne  dédaignons  pas  ces  faibles  efforts; 
Tanliquité  ne  pouvait  pas  réaliser  dans  le  domaine  des  relations 
internationales  Tidéc  de  la  fraternité  qui  était  à  peine  conçue  dans 
le  domaine  de  la  pensée. 

Chez  les  peuples  barbares  la  guerre  est  une  puissance  désordonnée, 
semblable  à  un  de  ces  bouleversements  de  la  nature  physique  dont 
nous  ignorons  les  lois.  Chez  les  Grecs  la  guerre  commence  à  avoir 
des  règles;  nous  verrons  ces  règles  se  développer  à  Rome  et  former 
une  véritable  procédure  internationale,  sous  la  sanction  de  la  reli- 
gion. L'on  trouve  en  Grèce  les  germes  du  droit  fécial  des  Romains. 
Des  ambassadeurs  ou  hérauts  étaient  envoyés  chez  l'ennemi  pour 
demander  satisfaction  de  l'injure;  la  guerre  n'était  déclarée  que 
lorsque  les  tentatives  de  conciliation  n'avaient  pas  réussi.  Cela  se 
pratiquait  déjà  dans  les  siècles  héroïques.  Ménélas  et  Ulysse  vinrent 
réclamer  Hélène;  c'est  seulement  sur  le  refus  de  Priam  que  les 
Grecs  résolurent  d'employer  la  voie  des  armes  pour  tirer  vengeance 
de  l'attenlat  de  Paris  (';.  La  tradition  rapporte  même  cet  usage  à 
une  plus  haute  antiquité  :  dans  la  guerre  de  Thèbes,  dit-on,  les 
Grecs  alliés  de  Polynice  députèrent  l'audacieux  Tydée  vers  Éléocle 
pour  demander  que  droit  fût  fait  à  leurs  justes  réclamations  ('). 
L'on  ne  peut  pas  s'attendre  que  dans  un  âge  de  violence,  les  hérauts 
obtinssent  souvent  la  réparation  de  l'injure;  à  peine  leur  caractère 
sacré  était-il  respecté.  Dans  l'assemblée  des  Troyens,  la  propo- 
sition fut  faite  de  mettre  à  mort  les  ambassadeurs  qui  avaient  osé 
exiger  une  satisfaction  pour  le  crime  de  l'hospitalité  violée  (')  Néan- 
moins c'était  une  première  tentative  pour  prévenir  les  querelles 
sanglantes  des  peuples; si  elle  échouait,  la  guerre  était  légitimée. 

Les  peuples  grecs  essayèrent  aussi  des  voies  amiables  pour  met- 
tre un  terme  aux  hostilités  qui  les  divisaient.  Ils  appliquèrent  l'arbi- 
trage aux  querelles  internationales  :  c'est  un  grand  pas  vers  la 


(1)  Iliad.,  V,  804;  X,  28G;  III,  203. 

(2)  Stalius,  Theb.,  II,  368. 

(3)  Iliad.,  XI,  140,  sq. 


158 


LA    GRLCE. 


solution  pacifique  des  différends  qui  s'élèvent  entre  les  nations. 
Panlarcès,  célèbre  athlète,  rétablit  la  paix  entre  les  Éléeus  et  les 
Achéens  ;  Pausanias  nous  a  conservé  une  des  conditions  de  rac- 
cord :  les  prisonniers  faits  de  part  et  d'autre  furent  rendus  à  la 
liberté.  Les  Arcadiens  et  les  Éléens  étaient  en  contestation  sur 
leurs  limites;  ils  s'en  rapportèrent  à  Pyttalus, vainqueur  aux  jeux 
olympiques.  Simonide  rétablit  la  paix  entre  Hiéron  de  Syracuse  et 
Théron  d'Agrigente,  dont  les  armées  étaient  prêtes  à  en  venir  aux 
mains  (').  Le  choix  des  arbitres  (^)  est  un  trait  caractéristique  de  la 
race  grecque  :  les  vainqueurs  couronnés  du  laurier  pacifique  et  les 
poètes  avaient  chez  les  Hellènes  l'influence  qui  ailleurs  était  atta- 
chée à  la  noblesse  ou  à  la  puissance.  Plutarque  rapporte  un  arbi- 
trage mémorable  par  le  nom  du  grand  législateur  qui  y  figure  et 
par  les  moyens  qu'il  fit  valoir  pour  soutenir  la  cause  de  sa  patrie. 
Athènes  et  Mégare  se  disputaient  la  possession  de  Salamine;  les 
deux  républiques,  peut-être  sous  l'inspiration  de  Solon,  finirent 
par  prendre  les  Lacédémoniens  pour  arbitres.  On  dit  que  le  légis- 
lateur athénien  allégua  l'autorité  d'Homère  pour  prouver  le  droit 
d'Athènes;  les  oracles  de  la  Pythie  furent  sans  doute  d'un  plus 
grand  poids  aux  yeux  des  Spartiates,  qui  se  prononcèrent  en  faveur 
de  la  cité  de  Minerve  (').  Mais  la  décision  des  arbitres  ne  termina 
pas  les  différends  qui  divisaient  les  deux  peuples.  Ainsi  l'arbitrage 
ne  fut  pas  plus  efficace  que  le  droit  fécial  pour  prévenir  les  hos- 
tilités ou  pour  y  mettre  fin. 

L'amour  de  la  paix  fit  recourir  encore  à  un  autre  moyen  pour 
arrêter  les  flots  de  sang  qui  coulaient  en  Grèce.  L'on  a  dit  que  les 
guerres  étaient  les  duels  des  nations;  dès  lors  pourquoi  étendre  à 
des  peuples  entiers  les  malheurs  d'une  lutte  qui  trop  souvent  a  son 
origine  immédiate  dans  des  passions  individuelles  ?  Les  Grecs  s'ar- 


(1)  Pausan.,  VI,  45,  2;  VI,  46,  8.  —  Schol.  Pindar.,  Olymp.,  II,  29. 

(2)  On  trouve  aussi  des  exemples  d'arbitrages  confiés  à  des  villes.  Parfois  on 
s'en  rapportait  à  la  décision  de  l'oracle  de  Delphes  (Schoemann,  Antiquitates 
juris  publiai  Grœcorum,  p.  367). 

(3)  Plutarch.,  Solon.,  10.  Voyez  d'autres  exemples  d'arbitrage,  entre  Athènes 
et  Mytilène  (Herod.,Y,  95),  entre  Thèbes  et  Athènes  {Herod.,\ï,  108).  Cf.  Egger, 
Mémoire  sur  les  traités,  p.  'lO,  ss. 


DROIT    INTERNATIONAL.  150 

ment  pour  venger  riiospitalité  violée  par  Paris  :  après  un  long  siège , 
le  ravisseur  offre  de  terminer  la  querelle  des  deux  peuples  par  un 
combat  avec  Méivclas.  Cette  proposition  porta  la  joie  dans  le  camp 
des  Grecs;  mais  les  deslins  demandaient  la  ruine  de  Troie,  et  les 
dieux  eux-mêmes  rompirent  la  trêve  C)  D'après  une  tradition  re- 
cueillie par  Hérodote ,  les  Héraclides  auraient  proposé  à  leur  retour 
de  décider  par  un  combat  singulier  à  qui  appartiendrait  la  domi- 
nation duPéloponèse.  On  s'engagea  par  serment  que  les  Héraclides 
rentreraient  dans  l'héritage  de  leurs  pères,  si  Hyllus  remportait 
la  victoire  sur  le  chef  des  Péloponésiens;  que  s'il  était  vaincu ,  les 
Héraclides  se  retireraient  et  que  de  cent  ans  ils  ne  chercheraient 
pas  à  rentrer  dans  le  Péloponèse  H-  Hyllus  fut  tué;  l'invasion  do- 
rienne  n'en  bouleversa  pas  moins  la  Grèce  jusque  dans  ses  fonde- 
ments. On  trouve  encore  dans  les  temps  historiques  des  tentatives 
pour  limiter  les  hostilités  à  un  petit  nombre  de  combattants.  Les 
Argiens  et  les  Spartiates  se  disputaient  un  territoire  de  l'Argolide; 
on  convint  de  faire  combattre  trois  cents  hommes  de  chaque  côté. 
H  ne  resta  que  deux  Argiens  et  un  Lacédémonien  :  les  premiers 
coururent  annoncer  leur  victoire  à  Argos,  le  second  resta  à  son 
poste  et  dépouilla  les  ennemis  morts  dans  le  combat.  Il  en  résulta 
que  les  deux  armées  s'attribuèrent  la  victoire,  les  Argiens,  parce 
qu'ils  avaient  l'avantage  du  nombre,  les  Spartiates  parce  que  leur 
champion  avait  maintenu  le  champ  de  bataille;  la  querelle  s'étant 
échauffée,  les  deux  armées  en  vinrent  aux  mains  ('). 

Ko  3.  Influence  des  leCtres,  de  i'hospitnilté  c(  de  la  religion. 

Les  tentatives  des  Grecs  pour  prévenir  les  hostilités  ou  pour  en 
arrêter  le  cours  ne  pouvaient  réussir.  Ils  éprouvaient  bien  le  désir 
de  la  paix,  mais  la  société  ancienne  ne  connaissait  pas  les  occupa- 
tions pacifiques  qui  font  de  la  paix  une  nécessité;  la  guerre  était  la 
condition  de  son  développement  :  aussi  fut-elle  pour  ainsi  dire  sans 

(V)  JUad.,  lU,  G7,  sqq. 

(2)  Herod.,  IX,  26. 

(3)  Ilerod.,  1.82. 


140 


LA  Gni:cE. 


relâche  clans  le  monde  grec.  Les  Hellènes,  ne  parvenant  pas  à 
mettre  le  droit  et  les  conventions  à  la  place  de  la  guerre,  firent  des 
efforts  pour  riuimaniser.  11  n'y  eut  rien  de  réfléchi  dans  ce  tra- 
vail ;  ce  fut  le  résultat  spontané  de  la  tendance  irrésistible  qui  con- 
duit progressivement  le  genre  humain  vers  un  état  de  paix.  Les 
Grecs  jouent  un  beau  rôle  dans  cette  grande  œuvre. Ce  peuple  artiste 
est  peut-être  le  seul  au  sein  duquel  les  lettres  aient  eu  la  puissance 
de  faire  tomber  les  armes  des  mains  d'un  vainqueur  irrité.  Après 
la  désastreuse  expédition  de  Sicile,  les  prisonniers  athéniens  qui 
rentrèrent  dans  leur  patrie, allèrent  S3t\uer Euripide  avec  reconnais- 
sance, en  lui  racontant,  les  uns,  qu'ils  avaient  été  affranchis  pour 
avoir  appris  ses  poëmes  à  leurs  maîtres,  les  autres,  qu'en  errant 
après  le  combat,  ils  avaient  reçu  l'hospitalité  pour  avoir  chanté  ses 
vers  (').  Quand  la  haine  des  Grecs  força  Alexandre  à  détruire  l'an- 
tique cité  de  Thèbes,  le  héros  macédonien  se  souvint  qu'il  était 
dans  la  patrie  du  poète  divin  qui  avait  immortalisé  les  vainqueurs 
des  jeux  olympiques  ;  au  milieu  des  ruines ,  la  demeure  de  Pindare 
resta  debout,  et  ses  descendants  furent  honorés  par  le  jeune  con- 
quérant (*). 

Parfois  les  liens  de  l'hospitalité,  que  Diomède  et  Glaucus  avaient 
respectés  devant  les  murs  de  Troie,  rappelaient  les  combattants  à 
des  sentiments  humains.  Le  sac  de  la  ville  de  Priam  fut  souillé  par 
de  cruels  sacrilèges,  mais  la  furie  des  vainqueurs  s'arrêta  devant 
la  marque  d'hospitalité,  que  Ménélas  et  Ulysse  avaient  laissée  à 
leur  hôte  généreux;  elle  préserva  la  maison  d'Anténor  de  la  ruine 
universelle(').  Au  milieu  des  luttes  souvent  atroces  qui  ensanglan- 
tèrent le  Péloponèse  pendant  vingt-huit  ans,  on  est  heureux  de  ren- 
contrer quelques  rares  traits  d'humanité.  Des  relations  hospitalières 
existaient  entre  Périclès  et  Archidamus;  elles  faisaient  un  devoir 
au  roi  de  Sparte  d'épargner  les  terres  de  son  hôte,  dans  les  dévas- 
tations périodiques  qui  signalaient  les  invasions  des  Doriens.  Pé- 
riclès, craignant  que  ces  ménagements  ne  le  rendissent  suspect  à 


(1)  Plutarch.,  Nie,  29. 
<2)  Aelian.,  V.  H.,  XIII,  7. 
(3)  Pausan.,  X,  27,  3. 


DROIT    INTERNATIONAL.  14-1 

sesconciloyens,  annonça  à  l'assemblée  du  peuple  qu'il  abandonnait 
ses  terres  et  ses  maisons  de  campagne  au  public.  Agésilas  refusa 
de  commander  rexpédilion  des  Spartiates  contre  jMessène,  à  rai- 
son des  services  que  les  IMesséniens  avaient  rendus  à  son  père. 
Après  la  prise  de  Thèbes,  Alexandre  se  montra  seul  généreux  au 
milieu  des  Grecs  irrités;  son  père,  étant  enfant,  avait  été  otage  à 
Thèbes;  le  vainqueur  exempta  de  la  dure  loi  de  la  servitude  non- 
seulement  les  hôtes  de  Philippe,  mais  encore  leurs  parents ('). 

Les  liens  de  rhospitalilé  et  l'amour  des  lettres  ne  pouvaient  exer- 
cer qu'une  rare  influence  sur  la  guerre.  L'action  de  la  religion  fut 
plus  puissante.  La  Grèce  était  couverte  d'édifices  que  le  sentiment 
religieux,  aidé  du  génie  des  arts,  éleva  aux  dieux.  Tous  ces  lieux 
sacrés  étaient  autant  d'asiles  qui  arrêtaient  la  vengeance  du  vain- 
queur. Le  respect  des  temples  était  profondément  gravé  dans  la 
conscience  nationale  (-).  Plus  d'une  fois  les  oracles  firent  entendre 
leur  voix  pour  déclarer  que  les  suppliants  étaient  inviolables  ;  la 
seule  pensée  de  violer  le  droit  d'asile  était  un  crime  Ç").  La  con- 
viction générale  des  Grecs  était  que  la  vengeance  divine  frappait 
les  coupables.  Le  Spartiate  Cléomène  avait  arraché  les  Argiens  d'un 
bois  sacré  et  les  avait  passés  au  fil  de  Tépée;  il  tomba  en  fureur  et 
mourut  d'une  mort  horrible:  on  vit  dans  sa  frénésie  un  cliàtiment 
divin  (*).  Coupables  d'un  attentat  pareil,  les  Lacédémoniens  furent 
punis  par  un  tremblement  de  terre,  qui  ne  laissa  pas  une  seule 
maison  debout  ('■).  Mais  il  était  rare  que  la  fureur  des  combats  fit 
oublier  aux  vainqueurs  l'obéissance  qu'ils   devaient   aux  dieux. 


(1)  Thucyd.,  II,  13.  —  Xenoph.,  lîell.,  V,  2,  3.—Aelian.,  V.  II.,  XIII,  7. 

(2)  rimcyd.,  IV,  97.  —  Diodor.,  XIX ,  63.  —  Polijb.,  V,  9-11. 

(3)  Ilerod.,  I,  157-159.  Le  Lydien  Pactyus,  aprè-s  selrc  révolte  contre  les  Per- 
ses, fut  obligé  de  chercher  un  refuge  à  Cyrne.  Cyrus  demanda  qu'on  lui  liviàl  le 
rebelle.  L'oracle,  consulté  par  les  Cyrnéens,  donna  une  réponse  favorable  aux 
Perses  Cette  décision  inattendue  élonna  les  Grecs;  ils  envoyèrent  de  nouveau.x 
députés,  qui  reçurent  la  même  réponse;  l'un  d'eux  entendit  une  voix  sor- 
tant du  sanctuaire  qui  expllipia  le  sens  de  l'oracle:  le  dieu  indigné  avait  conseillé 
un  sacrilège  aux  Cyrnéens,  afin  de  les  punir  d'avoir  osé  consulter  l'oracle  pour 
savoir  s'ils  devaient  livrer  des  suppliants. 

(i)  Ilerod.,  VI,  75-80. 

(.S)  Pausan.,  VIL  25,  3.  —  CL  Justin.,  XX ,  2. 


142  LA    GRÈCE. 

Jupiter  Dodonécn  avait  donné  aux  Athéniens  cet  oracle  :  «  Que 
l'autel  fumant  des  Euménides  et  l'Aréopage  vous  soient  sacrés 
quand  les  Lacédémoniens  vaincus  y  viendront  en  tristes  suppliants. 
Ne  violez  pas  l'asile  en  tranchant  leur  vie  avec  le  fer  :  le  suppliant 
est  sacré.  »  Les  Athéniens  se  rappelèrent  celte  réponse,  lorsque  le 
dévouement  de  Codrus  força  les  Doriens  à  se  retirer  de  TAttique; 
une  partie  des  Lacédémoniens  s'étaient  aventurés  jusque  dans  la 
ville;  se  voyant  abandonnés,  ils  se  réfugièrent  dans  un  temple  et  y 
trouvèrent  la  sûreté (').  Dans  la  guerre  implacable  que  les  Spartiates 
firent  aux  Messéniens  et  aux  Ilotes  révoltés,  ils  respectèrent  l'asile 
de  Jupiter  (^). 

En  recommandant  la  sainteté  des  asiles,  les  oracles  semblaient 
agir  dans  l'intérêt  de  la  religion  dont  ils  étaient  les  organes  plutôt 
qu'en  vue  du  bien  général.  Mais  n'oublions  pas  que  les  preiniers 
sentiments  des  peuples  se  manifestent  sous  la  forme  religieuse;  le 
droit  d'asile  n'est  pas  un  privilège  sacerdotal,  c'est  la  voix  de  l'hu- 
manité qui  parle  par  la  bouche  des  prêtresses  de  Delphes.  Les 
Milésiens  avaient  commis  des  cruautés  inouïes  dans  leurs  guerres 
civiles;  l'oracle  refusa  de  les  entendre,  bien  qu'il  donnât  ses  ré- 
ponses à  tous  ceux  qui  le  consultaient,  même  aux  Barbares  :  ce  refus 
était  en  quelque  sorte  l'excommunication  du  pagauisme(').  Dans  la 
conviction  religieuse  des  Grecs,  le  dieu  de  Delphes  était  le  médiateur 
suprême  de  leurs  différends (*);  si  sa  voix  n'eut  pas  la  puissance  de 
calmer  les  funestes  dissensions  des  Hellènes,  il  parvint  quelquefois 
à  réparer  le  mal  qu'il  n'avait  pu  prévenir.  Les  Athéniens,  usant  du 
droit  rigoureux  du  vainqueur,  expulsèrent  les  Déliens  de  leur  patrie; 
l'oracle  leur  rappela  les  malheurs  qu'eux-mêmes  avaient  éprouvés 
à  la  guerre.  Ce  retour  sur  la  triste  condition  des  hommes  émut  de 


(1)  PaMsaji.,  VII,  25J.2. 

(2)  Thucyd.,  I,  i03.  —  Cf  Paiisan.,  IV,  24,  7. 

(3)  Heraclid.  Pont.,  ap.  Athen.,  XII,  26  — Les  habitants  d'Amatbonte  avaient 
coupé  la  tête  d'Onésilus  qui  les  avait  assiégés  et  l'avaient  attachée  à  une  des 
portes  de  la  ville.  L'oracle  leur  ordonna  d'enterrer  la  tète,  et  pour  expier  leur 
barbarie,  digne  d'un  peuple  de  sauvages,  ils  durent  oEFrir  des  sacrifices  annuels 
à  Onésilus  comme  à  un  béros  [Herod.,  V,  1 14). 

(4)  Brouiver,  Histoire  de  la  civilisation  grecque,  T.  IV,  p.  160. 


DROIT    INTERNATIONA!,.  145 

compassion  un  peuple  prompt  à  la  colère,  mais  aussi  facile  à  se 
laisser  aller  aux  seiiliments  généreux;  il  remit  les  inforlunésDéliens 
en  possession  de  leur  île  ('). 

Le  paganisme  ne  s'éleva  pas  à  Tidée  de  la  paix,  parce  qu'il  n'avait 
pas  conscience  de  la  fraternité  humaine.  Il  y  a  cependant  au  fond 
de  toute  religion  une  horreur  naturelle  pour  la  guerre,  parce  que 
toute  religion  est  une  communion  plus  ou  moins  étendue  des  hom- 
mes. Le  polythéisme  grec  consacra  les  fêtes  des  Hellènes,  et  au 
moins  pendant  ces  cours  instants  il  voulut  qu'ils  se  traitassent  en 
frères.  Cette  même  crainte  des  dieux  qui  protégeait  les  jeux  olym- 
piques et  le  territoire  d'Élée,  mit  des  cités  entières  à  l'abri  des  maux 
de  la  guerre.  La  petite  ville  d'Alalcoménée,  en  Béotie,  était  bâtie 
dans  une  plaine  ;  quoique  non  fortifiée,  elle  ne  fut  jamais  dévastée  ; 
le  respect  pour  Minerve  lui  tint  lieu  de  défense  et  lui  procura  une 
paix  profonde  {^).  II  viendra  un  jour  où  la  terre  entière  sera  sainte 
comme  le  temple  de  l'Éternel,  et  où  les  hommes  craindront  de 
souiller  leur  demeure  de  sang  humain,  comme  les  Grecs  étaient 
retenus  par  la  crainle  d'un  sanctuaire  révéré.  Dès  maintenant,  la 
paix  est  considérée  par  la  philosophie  comme  une  loi  qui  régit  les 
peuples  aussi  bien  que  les  individus.  Dans  l'antiquité,  les  plus  har- 
dis penseurs  ne  pouvaient  s'élever  à  cette  conception.  Platon  vou- 
lait la  paix  entre  les  Grecs;  la  religion  était  peut-être  animée  du 
même  désir,  mais  impuissante  à  le  réaliser,  elle  veilla  du  moins  à 
ce  que  les  querelles  des  Hellènes  ne  laissassent  pas  de  souvenir 
ineffaçable.  La  vanité  grecque  se  plaisait  à  constater  les  victoires 
par  des  trophées  :  une  de  ces  lois  non  écrites,  mais  gravées  dans  lu 
conscience  nationale  ('),  défendit  au  vainqueur  d'ériger  un  (rophée 
durable,  les  Grecs  ne  devant  pas  élever  un  monument  éternel  des 
discordes  de  la  Grèce  ('). 


(1)  Thucyd.,  V,  32.  —  Diodor.,  XII,  77. 

(2)  Strab.,  IX,  p.  283,  éd.  Casaub. 

(3)  Kotvà  Tojv  'E)."/v;vwv  vôpttma,  y.o'.và  oi/.'/.i.'x.  Thucyd.,  III,  59.  —  Diodov., 
XVI,  2o;  XIX,  63.  —  Schoematin,  Antiquil.  jur.  piibl.  Gr.ccor.,  p  360. 

(4)  Cicer.,  de  Invenl.,  IF,  23  :  «  .Klernum  inimiritiarum  monumenlum  Graio 
de  Graiis  statuerc  non  oportel.  »  —  Cf.  Plutnrch.,  Quycst.  Rom.,  37.  —  Diodor., 
XIII,  24. 


l'i'5-  LA     GRÈCE. 

!V«  4.   I.O  droit  et  le  fuit. 

Nous  venons  d'énumércr  les  causes  qui  introduisirent  un  peu 
d'iiumaiiité  dans  les  guerres  des  Grecs.  N'ont-elles  eu  qu'une  in- 
fluence purement  accidentelle  et  temporaire,  ou  ont-elles  produit 
un  progrès  durable  dans  le  droit  des  gens  hellénique?  Il  ne  faut 
pas  confondre  le  fait  avec  le  droit.  La  réalité  n'est  jamais  en  harmo- 
nie avec  l'idéal.  Mais  il  suffît  que  l'idéal  soit  reconnu  ,  pour  que  les 
faits  se  transforment  insensiblement  sous  son  influence,  car  ce  sont 
les  idées  qui  gouvernent  le  monde.  Peu  importe  donc  que  les  Grecs 
ne  soient  pas  toujours  restés  fidèles  aux  maximes  qu'eux-mêmes 
professaient,  ils  n'en  méritent  pas  moins  qu'on  leur  en  fasse  hon- 
neur; carie  di'oit,une  fois  qu'il  existe  dans  la  conscience  générale, 
ne  périt  plus;  il  fait  son  chemin  en  dépit  des  obstacles  que  lui  oppo- 
sent les  défaillances  des  hommes. 

Dans  la  fureur  de  la  lutte,  les  Grecs  donnèrent  plus  d'une  fois  la 
mort  aux  captifs,  mais  un  de  leurs  grands  poêles,  organe  du  sen- 
timent national,  s'écrie  :«  D'après  les  lois  de  la  Grèce,  la  mort  du 
prisonnier  est  une  souillure  pour  celui  qui  la  donne  »  (').  La  reli- 
gion ouvrit  des  asiles  devant  lesquels  s'arrêtait  la  veugence  du 
vainqueur.  L'idée  était  féconde  :  si  le  vaincu  devient  sacré  lorsqu'il 
est  le  suppliant  d'un  dieu,  pourquoi  ne  serait-il  pas  sacré  aussi 
quand  il  implore  son  ennemi  sur  le  champ  de  bataille?  C'est  donc 
à  une  influence  religieuse  que  nous  devons  la  loi  de  grâce  qu'Euri- 
pide a  fait  retentir  sur  la  scène  athénienne.  Déjà  dans  les  temps 
héroïques,  le  vainqueur  accordait  parfois  la  liberté  au  vaincu,  pour 
en  obtenir  une  riche  rançon;  Achille  lui-même,  le  héros  implacable, 
avoue  qu'il  lui  était  doux  d'épargner  les  Troyens  avant  la  mort  de 
Patrocle(').  L'intérêt,  d'accord  avec  Thumanité,  rendit  cet  usage 
général  (').  On  trouve  même  un  exemple  de  prisonniers  auxquels 
la  liberté  fut  accordée  sur  parole  :  dans  la  même  guerre  où  les 


(J)  Euripid.,  tîeracl.,  963,  sq.  —Cf.  Thucyd.,  III,  38. 

(2)  Iliad.,  XXI,  100,  sq. 

(3)  Herod.,Y,  77.  Sur  l'usage  des  rançons,  voyez   Benl  EncycJopddic  dcr 
AUerthumstvissenscltaft,T.  IV,  p.  1319. 


DllOlT  INTERNATIONAL.  1^^> 

Mégariens  et  les  Corinlhiens  convinrent  d'épargner  les  laboureurs, 
les  captifs  étaient  admis  à  la  table  du  vainqueur;  ils  retournaient 
librement  chez  eux,  en  s'engageant  à  payer  une  rançon  ;  ceux  qui 
auraient  osé  manquer  à  cette  promesse  sacrée  eussent  été  traités 
d'infâmes  non-seulement  par  l'ennemi,  mais  même  par  leurs  propres 
concitoyens.  Les  prisonniers  qui  se  libéraient  de  la  servitude  par 
une  rançon,  devenaient  les  hôtes  de  leurs  vainqueurs;  comme  la 
langue  grecque  ne  possédait  pas  de  terme  pour  désigner  ces  nobles 
relations,  on  créa  un  mot  qui  réunit  en  lui  des  idées  qui  rarement 
se  sont  associées,  celle  d'hôte  et  de  vaincu  (').  Ainsi  la  guerre  créait 
entre  ennemis  la  confraternité  d'armes  qui  partout  ailleurs  n'existe 
qu'entre  les  guerriers  combattant  sous  la  même  bannière  :  rare  et 
poétique  exception  dans  le  dur  droit  de  guerre  des  Grecs,  mais  qui 
révèle  dans  le  caractère  de  la  nation  le  sentiment  d'humanité  dont 
nous  recherchons  les  traces.  La  rançon  n'était  pas  le  seul  intérêt 
que  le  vainqueur  avait  à  laisser  la  vie  aux  vaincus.  Toutes  les  répu- 
bliques grecques  avaient  une  petite  étendue  ;  le  nombre  des  citoyens 
étant  peu  considérable,  les  guerres  permanentes  auraient  rapide- 
ment éteint  la  population  libre  si,  outre  les  chances  des  combats, 
les  prisonniers  avaient  été  tués  ou  vendus.  Les  combattants  étaient 
donc  tous  intéressés  à  ce  que  la  vie  des  captifs  fût  respectée  : 
l'échange  des  prisonniers  les  rendait  à  la  liberté  et  à  la  patrie(^). 

Voilà  comment  le  droit  |)énétrait  dans  le  domaine  de  la  violence. 
La  religion  fut  linstrument  de  ce  progrès;  elle  essaya  aussi,  mais 
vainement ,  de  corriger  le  vice  le  plus  honteux  de  la  race  hellénique, 
la  perfidie.  L'on  doit  tenir  compte  au  paganisme  de  ses  efforts  pour 
établir  entre  les  peuples  des  relations  fondées  sur  la  bonne  foi.  Il 
imprima  un  caractère  sacré  aux  agents  chargés  de  maintenir  ou  de 
rétablir  les  relations  amicales.  Des  sacrifices  accompagnaient  les 
traités,  les  dieux  étaient  invoqués  pour  en  garantir  l'exécution;  les 
serments  de  s'abstenir  de  dol  et  de  fraude  sanctionnaient  les  con- 
ventions(*).  Les  actes  étaient  déposés  dans  des  lieux  sacrés,  entre  les 

(1)  Aop-iç£vo.:.  Plutarch.,  Qua^st.  Gr.,  2i. 

(2)  r/iuci/d.,II,  103;  IV,  38;  V,  3. 

(3)  Herod.,  IX,  7  :  avîv  tj  'Jo/o-j  /.'/!,  aTrzT/;,-.  —  Thuci/d.,  V,  18  :  TTrôvoV;- 

10 


146  I.A  GRÈCE. 

Statues  des  dieux ,  et  les  serments  renouvelés  tous  les  ans(').  Ces 
précautions  prouvent  l'étendue  du  mal  qu'elles  voulaient  prévenir. 
Les  Grecs  se  défiaient  d'eux-mêmes  ;  tout  en  prêtant  serment  sur 
serment  pour  se  lier,  ils  avaient  encore  si  peu  conscience  du  lien 
naturel  qui  unit  les  peuples,  qu'ils  ne  songeaient  pas  à  contracter 
des  alliances  ou  à  faire  des  paix  perpétuelles.  Sans  doute  la  perpé- 
tuité stipulée  dans  les  conventions  des  peuples  modernes  est  trop 
souvent  un  mensonge,  mais  il  faut  s'attacher  à  l'idée  qu'elle  révèle 
plutôt  qu'au  fait:  la  conviction  que  la  paix  est  la  loi  du  genre  humain 
existe  aujourd'hui  dans  la  conscience  publique,  tandis  que  chez  les 
anciens  la  paix  était  une  exception ,  une  trêve  à  la  guerre  qui  sub- 
sistait au  fond  des  relations  inlernalionales.  Les  traités  de  paix  ou 
d'amitié  des  Grecs  étaient  conclus  ordinairement  pour  cent  ans(-). 
Mais  un  siècle  de  paix  ou  de  bonne  intelligence  est  une  chose  inouïe 
dans  les  tristes  annales  des  nations  :  les  serments  étaient  oubliés 
aussitôt  que  prêtés.  Les  oracles  menacèrent  de  la  vengeance  le  cou- 
pable et  toute  sa  postérité  :  «  Du  serment,  dit  la  prêtresse  de 
Delphes,  naît  un  fils  sans  nom,  sans  mains  et  sans  pieds;  néan- 
moins d'un  vol  rapide  il  fond  sur  celui  qui  se  parjure  et  le  détruit  lui, 
sa  maison  et  sa  race  entière,  au  lieu  qu'on  voit  prospérer  les  des- 
cendants de  celui  qui  a  religieusement  observé  sa  parole»  (').  Vaines 
menaces!  la  mauvaise  foi  resta  une  tache  du  caractère  grec  :  la 
perfidie  passa  si  bien  dans  les  habitudes  qu'elle  devint  proverbiale. 
Une  trahison  s'appelait  un  tour  de  Thessalien;  pour  fausse  mon- 
naie, on  disait  monnaie  de  Thessalie.  Ce  n'étaient  pas  seulement 
des  races  incultes  qui  se  déshonoraient  ainsi.  11  y  avait  un  peuple 
qui  partageait  avec  Lacédémone  la  gloire  d'avoir  produit  l'idéal 
de  la  législation  dorlenne;  la  justice  s'était  incarnée  dans  ses 
rois  au  point  que  les  dieux  les  choisirent  pour  juges  aux  enfers; 


à(?())<ouç  xat  àpXapsîç;  V,  47  :  (?txatwç,  xat  7rpo0'ju.'j:,  /ai  àrj'ô^w;.  Cf.  V,  23.  — 
Wachsmuth,  Hellen.  AUerth.,  T.  II,  p.  340. 

(1)  Thucyd.,  V,  23.  —  Polyb.,  XXVII,  16,  3. 

(2)  Thiiryd.,  III,  H  4.  —  Solon  fixa  également  à  cent  ans  la  durée  do  ses  lois 
{Plularch.,  Sol.,  25). 

(3)  fferod.,  VI,  Sfi. 


I 


DROIT    INTF.RNATIONAI..  117 

cependant  de  toutes  les  tribus  grecques,  les  Cretois  étaient  la  plus 
perfide  (');  ils  n'usaient  que  d'embûches  et  de  fourberies  à  la 
guerre  (').  Crétiser  avec  les  Cretois  y  c'était  employer  la  friponnerie 
avec  les  fripons  (').  Les  Grecs  disaient  :  Cretois  à  Êtjinète,  comme 
nous  dirions,  corsaire  à  corsaire  et  demi.  A(jir  comme  les  Pd- 
Wens  (*),  c'était  violer  les  traités.  Si  les  proverbes  sont  la  sagesse 
des  nations,  quelle  opinion  doit-on  concevoir  de  la  Grèce?  Pour 
être  justes,  rappelons-nous  que  dans  l'antiquité  tout  entière  la 
bonne  foi  n'était  guère  pratiquée  à  l'égard  de  l'ennemi.  La  foi  pu- 
nique devint  aussi  proverbiale.  D'après  le  témoignage  même  d'un 
écrivain  grec  (^),  les  Romains  seuls  avaient  plus  de  respect  pour 
le  serment.  Alexandre,  Carlhage  et  Rome  ambitionnèrent  la  monar- 
chie universelle;  la  Providence  élut  le  peuple  attaché  à  la  religion 
du  serment  comme  le  plus  digne  de  la  haute  mission  de  conquérir 
le  monde  et  d'unir  les  hommes. 


CHAPITRE    III. 

RELATIONS      INTERNATIONALES. 

%  \.  Relations  des  Grecs  entre  eux. 

Tliéopfiraste  dit  dans  l'avantpropos  de  ses  Caractères  :  «  J'ai 
admiré  souvent  et  je  ne  cesserai  d'admirer  pourquoi  toute  la  Grèce 
étant  placée  sous  un  même  ciel,  et  les  Grecs  nourris  et  élevés  de 
la  même  manière,  il  se  trouve  néanmoins  si  peu  de  ressemblance 


(4)  KpÂTs;  àîi  J/tOTrat  {Callimach.,  Hym.  in  Jov.,  v.  8). 
(?)  Plutarch.,  l'iiilop.  13;  Lysand.,20;  P.  Aemil.,23. 

(3)  Polyh.,  Vin,  21,  5. 

(4)  "AvaTradiàïlEiv.  Ephor.  fragm.,  n"  107. 
[Yt]  Polf/h.,  VI,  .%,  13,  sq. 


Ii8  LA    GRÈCE. 

entre  eux.  »  L'explication  de  ce  problème,  qui  paraissait  inso- 
luble au  disciple  d'Aristote,  est  facile  pour  l'historien  moderne. 
Dans  le  territoire  resserré  de  la  Grèce,  occupé  par  une  seule  race, 
le  mouvement  desj  personnes  était  moins  considérable  qu'il  ne  l'est 
aujourd'hui  entre  les  grands  continents  :  comment  des  mœurs  géné- 
rales auraient-elles  pu  se  former?  L'expatriation  était  défendue 
à  Sparte  et  dans  d'autres  républiques  (').  Enchaîné  au  sol  où  il 
avait  vu  le  jour,  le  citoyen  était  absorbé  tout  entier  par  sa  patrie;  il 
avait  pour  les  autres  Grecs  des  sentiments  hostiles,  parce  qu'il  les 
connaissait  seulement  par  le  mal  qu'il  en  éprouvait,  soit  pendant 
la  guerre,  soit  par  la  domination  que  les  puissants  exerçaient  sur 
les  faibles.  La  coexistence  seule,  sur  un  territoire  peu  étendu,  d'un 
grand  nombre  de  petites|  républiques  était  une  source  féconde  de 
mauvaises  passions.  Leurs  relations  ressemblaient  aux  rapports  des 
habitants  des  petites  villes;  l'orgueil,  la  vanité,  la  jalousie  donnaient 
naissance  à  des  dissensions,  à  des  haines  mortelles.  La  plus  inno- 
cente expression  de  ces  antipathies  était  celle  qui  se  produisait  sur  le 
théâtre  d'Athènes.  A  Paris  les  Anglais,  et  à  Londres  les  Français, 
ont  le  privilège  d'égayer  le  parterre  par  la  caricature  des  nationa- 
lités rivales.  II  en  était  de  même  à  Athènes  des  Béotiens,  dont  la 
lourdeur  d'esprit  et  la  gloutonnerie  passèrent  en  proverbe.  Les 
poètes  comiques,  organes  des  préjugés  nationaux,  se  plaisaient  à 
opposer  les  citoyens  d'Athènes,  nés  orateurs  et  politiques,  aux  ha- 
bitants de  laBéolie  que  leur  naturel  pesant  portait  au  travail  et  aux 
exercices  du  corps,  et  dont  l'unique  jouissance  était  de  manger  : 
les  jours  et  les  nuits,  disait-on,  se  passaient  dans  ces  grossiers 
plaisirs,  leur  bonheur  suprême  étant  d'avoir  le  ventre  plein  :  tout 
leur  être  se  concentrait  dans  leur  estomac  (').  Le  grand  poète  thé- 
bain  protesta  contre  l'ignominie  dont  on  couvrait  les  pourceaux 
béotiens  {').  Lui-même  donna  l'exemple  de  la  plus  haute  impar- 
tialité, en  appelant  la  cité  d'Athènes,  qui  déversait  le  ridicule  sur 
sa  patrie,  «  l'ornement  et  le  rempart  de  la  Grèce.  »  Mais  les  Thé- 

(1)  Par  exemple,  à  Argos  (Ovirf.,  Melam.,  XV,  29). 

(2)  Eubul.,ai).Athen.,  X,  11. 

(3)  Pindar.,  Olymp.,  VI,  147,  sqq. 


DROIT    INTEUNATIONAL.  !4-9 

bains  ne  parlngeaîenl  pas  les  sentiments  élevés  de  Pîndare  :  ils  le 
condamnèrent  à  une  amende  pour  avoir  loué  les  Athéniens.  Athènes 
reconnaissante  rendit  au  poète  le  double  de  la  somme,  lui  érigea 
une  statue  d'airain  et  le  déclara  rhôle  de  la  république  ('). 

Il  y  avait  entre  les  populations  grecques  une  cause  d'opposition 
plus  grave,  qui  se  manifestait  et  dans  les  rapports  politiques  et 
dans  les  relations  privées.  La  rivalité  des  Doriens  et  des  Ioniens 
divisa  la  Grèce  entière  en  deux  camps.  Sparte  voyait  dans  la 
démocratie  athénienne  un  ennemi  de  ses  principes  tout  ensemble  et 
de  sa  domination.  Le  rôle  glorieux  que  les  Athéniens  jouèrent  dans 
les  guerres  médiques  remplit  les  Spartiates  de  crainte;  ils  em- 
ployèrent la  ruse  et  la  violence  pour  s'opposer  à  la  grandeurde  leurs 
rivaux.  Quand  après  la  défaite  desBarbares,  les  Athéniens  voulurent 
relever  leurs  fortifications,  les  Spartiates  leur  envoyèrent  des  dépu- 
tés pour  les  détourner  de  ce  dessein;  ils  couvrirent  leurs  défiances 
du  prétexte  que  les  Barbares,  s'ils  faisaient  une  nouvelle  invasion, 
se  serviraient  des  places  fortes  contre  les  Grecs.  La  politique 
d'Athènes  était  alors  dirigée  par  un  homme  qui  l'emportait  sur 
les  Spartiates  par  la  finesse  d'esprit  autant  que  par  l'audace.  On 
connaît  lambassade  et  les  ruses  de  Thémistocle  (').  Honteux  de 
s'être  laissé  tromper,  les  Lacédémonicns  terminèrent  celle  comédie 
polilique  en  déclarant,  que  leur  intention  n'avait  pas  été  d'intimer 
une  défense  aux  Athéniens,  mais  de  leur  donner  un  conseil  dans 
l'intérêt  commun  de  la  Grèce  ('). 

(1)  Aeschin.,  Epist.  IV.  —  Isocrat.,  de  permutât.,  §  IC6. 

(2)  Thcmislocle  se  fit  envoyer  en  ambassade  à  Sparte  ;  après  son  départ, 
citoyens,  femmes,  enfants  prirent  part  aux  travaux.  Arrivé  à  I.acédémone,  il  no 
se  pressa  pas  de  se  rendre  à  l'assemliiée  :  il  attendait  ses  collègues,  disait-il,  et 
ceux-ci  ne  devaient  partir  que  lorsque  le  mur  serait  assez  liaut  pour  être  en  état 
de  défense.  Cependant  on  annonçait  de  toutes  parts  aux  Spartiates  que  les  mu- 
railles d'Athènes  s'élevaient  comme  par  enchantement.  Thémistocle  protesta, 
priant  les  Lacédémonicns  de  ne  pas  ajouter  foi  à  ces  vains  bruits,  les  engageant 
k  envoyer  plutôt  des  députés,  hommes  probes,  qui  rendraient  compte  de  ce  qu'ils 
auraient  vu.  Les  Spartiates  se  laissèrent  prendre  au  piège;  leurs  ambassadeurs 
furent  retenus  comme  otages,  .\lors Thémistocle  déclara  ouvertement  qu'Athènes 
était  murée  et  prête  à  se  défendre  contre  ceux  qui  voudraient  lui  imposer  des 
ordres  [Thucyd.,  I,  90-9'2.  —  Diodor.,  XI,  39-43). 

(3)  D'après  Diodore  (XI,  39),  les  Spartiates  ne  se  seraient  pas  bornés  à  des  con- 
seils, ils  auraient  ordonné  aux  ouvriers  de  cesser  immédialcmenl  les  travaux. 


loO  LA    GRÈCt. 

Les  Athéniens  montrèrent  plus  de  générosité  dans  leurs  rapports 
avec  les  Lacédémoniens.  Un  tremblement  de  terre  ayant  renversé 
Sparte,  les  Ilotes  s'insurgèrent  et  lesMesséniens  se  joignirent  à  eux. 
Les  Spartiates  paraissaient  devoir  succomber  sous  tant  de  mal- 
heurs; ils  demandèrent  du  secours  à  Athènes.  Il  y  eut  des  Athéniens 
qui  dirent  qu'il  fallait  laisser  Sparte  ensevelie  sous  ses  ruines.  Mais 
Cimon  décida  le  peuple  à  lui  venir  en  aide  :  «  Ne  laissons  pas,  dit- 
il,  la  Grèce  devenir  boiteuse  »  (^).  La  cité  de  Minerve  ne  fut  pas 
toujours  aussi   magnanime  envers  ses  ennemis;  elle  aussi  avait 
ses  haines  profondes  qui  la  poussèrent  aux  mesures  les  plus  violen- 
tes. Une  longue  rivalité  divisa  Athènes  et  Mégare.  Les  deux  répu- 
bliques se  disputèrent  avec  acharnement  la  possession  de  Salamine. 
Cette  lutte  produisit  une  animosité  implacable;  seuls  de  tous  les 
Grecs,  les  Mégariens  furent  exclus  de  tous  les  ports  athéniens. 
Dans  les  contestations  qui  précédèrent  la  guerre  du  Péloponèse, 
un  envoyé  d'Athènes  étant  venu  à  mourir  pendant  sa  mission,  les 
Athéniens  attribuèrent  sa  mort  aux  Mégariens,  bien  que  ceux-ci 
protestassent  avec  énergie  contre  cette  inculpation.  Le  décret  porté 
pour  venger  cette  violation  du  droit  des  gens  est  une  image  des  pas- 
sions furieuses  qui  agitaient  les  cités  grecques.  On  décréta  «  qu'il  y 
aurait  désormais  entre  Athènes  et  Mégare  haine  inconciliable,  haine 
sans  trêve;  que  tout  Mégarien  qui  mettrait  le  pied  sur  le  sol  altique 
serait  puni  de  mort;  que  les  généraux,  quand  ils  prononceraient  le 
serment  exigé  par  les  lois,  jureraient  de  faire  pendant  l'année  de 
leur  commandement  deux  incursions  dans  la  Mégaride  »(^). 

Hérodote  raconte  longuement  l'origine  de  l'animosité  qui  régnait 
entre  les  Éginètes  et  les  Athéniens (');  la  tradition  populaire  atteste 
plutôt  le  fait  de  Ihoslilité,  qu'elle  n'en  explique  la  cause.  Avant 
l'invasion  médique  Égine  avait  une  marine  plus  puissante  qu'Athè- 
nes; la  jalousie,  née  du  voisinage,  fut  nourrie  par  des  guerres 
continuelles.  Les  Eginètes  n'olTraienl  dans  leurs  temples  aucune 
chose  qui  vint  de  l'Atlique.  Tout  Athénien  qui  abordait  à  Égine, 


(i)  Plutarch.,  Cimon.,  16. 

(2)  Plutarch.,  I>encl.,  30.  —  Thucyd.,  I,  67,  139. 

(3]  Herod.,y,  88. 


DHOIT    INTERNATIONAL.  lol 

était  mis  à  mort;  on  fut  sur  le  point  d'appliquer  celte  loi  à  Platon; 
si  on  lui  fit  grâce,  ce  fut  pour  honorer  le  philosophe (').  Ainsi  les 
Grecs  méconnaissaient  clans  leurs  relations  les  liens  du  sang  qui 
les  unissaient;  quand  leurs  passions  étaient  excitées,  ils  se  trai- 
taient avec  une  barbarie  qu'ils  ne  témoignèrent  jamais  aux  Bar- 
bares. C'était  l'inévitable  résultat  de  la  division  de  la  Grèce  en 
une  foule  de  petites  cités  rivales. 


I  II.    Relatioïis  des  Grecs  avec  rétranyer. 

Les  Grecs  devaient  les  premiers  germes  de  leur  civilisation  à 
l'Orient.  Même  en  ne  tenant  aucun  compte  des  colonies  qui  d'après 
la  tradition  seraient  venues  de  l'Egypte  et  de  l'Asie,  il  est  certain 
([ue  dans  les  temps  primitifs  il  y  eut  des  relations  entre  les  Grecs  et 
les  Phéniciens  :  Homère  nous  montre  ces  hardis  navigateurs  appor- 
tant leurs  marchandises  en  Grèce  et  joignant  la  piraterie  au  com- 
merce(*).  Dans  les  temps  historiques  il  n'y  eut  plus  de  liens  entre 
les  deux  peuples.   Rien   ne  prouve  mieux  combien  l'esprit  des 
anciens  était  exclusif  et  porté  à  se  développer  dans  une  sphère  à 
part.  Nous  avons  dit  ailleurs  comment  des  pirates  grecs  furent  les 
agents  des  premières  communications  commerciales  entre  la  Grèce 
et  l'Egypte  :  les  colonies  de  l'Asie  Mineure,  plus  avancées  que  la 
mère  patrie,  profilèrent  de  ces  rapports  pour  s'établir  à  demeure 
dans  la  v;dlée  du  Nil,  qui  était  restée  si  longtemps  fermée  aux  étran- 
gers. Des  liaisons  particulières  entre  les  Pharaons  et  les  tyrans  de 
la  Grèce  favorisèrent  le  commerce  international;  telle  fut  l'hospi- 
talité qui  existait  entre  Amasis  et  Polycrale  de  Samos,  cet  homme 
trop  heureux  à  l'amitié  duquel  le  roi  égyptien  renonça,  craignant 
de  devoir  partager  les  malheurs  qui  lui  paraissaient  inévitables 
après  tant  de  prospérités^).  La  mystérieuse  Kgypte  jouissait  d'une 


(1)  Diofjen.Lacrl.,  III,  20. 

(2)  Voyez  le  Tome  I  do  mes  Études. 
{■■))  !kro(l.,\U,  ;iO-{:5. 


452  LA    GRÈCE. 

grande  répulalion  de  sagesse  chez  les  Grecs.  Des  Éléens  consultè- 
rent ses  prêtres  sur  la  célébration  des  jeux  olympiques;  les  philo- 
sophes et  les  législateurs  de  la  Grèce  allèrent  s'initier  dans  les 
sanctuaires  égyptiens  à  la  science  sacerdotale  ;  mais  il  n'y  eut  de 
relations  politiques  entre  les  deux  pays  qu'après  l'invasion  des 
Perses.  C'est  avec  les  conquérants  de  l'Asie  que  les  Grecs  étaient 
destinés  à  entrer  en  rapport  pour  répandre,  jusque  dans  le  lointain 
Orient,  la  civilisation,  gloire  de  la  race  hellénique. 

Les  premières  relations  de  la  Grèce  continentale  avec  les  Bar- 
bares datent  de  l'époque  des  tyrans.  Ces  usurpateurs  brisèrent 
l'isolement  dans  lequel  vivaient  les  populations  grecques  :  la  soli- 
darité d'intérêts  les  lia  avec  les  tyrans  de  Milel  et  de  Samos,  et 
par  leur  intermédiaire  il  s'établit  des  communications  avec  les  Ly- 
diens et  avec  lesMèdes.  Périandre  de  Corinthe  entretenait  des  liai- 
sons d'amitié  avec  le  Lydien  Halyatlès.  Les  Pisistralides  cher- 
chèrent un  appui  auprès  du  Grand  Roi  (').  Avant  les  guerres  des 
Perses,  l'opposition  profonde  qui  sépara  plus  tard  les  Grecs  et  les 
Barbares  n'existait  pas  encore.  Le  premier  peuple  d'Asie  avec 
lequel  les  colonies  grecques  vinrent  en  collision,  avait  beaucoup  de 
rapport  avec  la  race  hellénique.  De  conquérant,  Crésus  devint 
l'ami  des  Hellènes.  C'était  l'époque  du  premier  épanouissement 
du  génie  philosophique  de  la  Grèce  :  Crésus  invita  à  sa  cour  ceux 
que  l'histoire  a  honorés  du  nom  de  sages.  Après  avoir  soumis  l'Asie 
Mineure,  le  roi  lydien  songeait  à  poursuivre  ses  conquêtes  et  à 
attaquer  les  îles.  L'un  des  sept  sages  le  détourna  de  ce  projet  (^). 
Bias  ne  fut  pas  le  seul  philosophe  qui  donna  des  leçons  de  mo- 
dération au  roi  asiatique;  Solon  lui  apprit  que  le  bonheur  ne 
consiste  pas  dans  la  puissance  ni  dans  les  richesses;  mais  Crésus 
n'apprécia  la  sagesse  de  ses  discours  que  lorsqu'il  était  prêt  à 
périr  sur  le  bûcher.  C'est  lui  qui  apprit  au  roi  des  Perses  le 
nom  du  peuple  grec,  déjà  illustre  en  Orient  par  ses  sages  et  ses 
législateurs.  La  renommée  de  la  nouvelle  invasion  de  Barbares 
avait  aussi  pénétré  en  Grèce,  et  y  avait  éveillé  des  craintes  vagues 

(1)  Muller,  Die  Dorier,iT.t,r,  p.  108. 

(2)  Bias  suivant^les  uns,  Pittacus  selon  d'autres  {Herod.,  I,  27). 


DROIT  INTF.IINATIONAL.  il)ù 

sur  le  son  de  ses  colonies  et  de  la  Grèce  elle-même.  Le  roi  lydien 
consulla  les  oracles  sur  le  danger  qui  le  menaçait.  Il  reçut  le  con- 
seil de  contracter  alliance  avec  ceux  des  états  lielléniques qu'il  aurait 
reconnus  pour  les  plus  puissants.  Crésus  rechercha  avec  soin  quels 
étaient  ces  peuples.  Les  Lacédémoniens  et  les  Athéniens  tenaient 
le  premier  rang;  mais  Athènes  était  affaiblie  parles  dissensions 
intérieures  qui  précédèrent  renfanlement  de  sa  liberté.  Sparte 
au  contraire,  sortie  victorieuse  de  la  lutte  qu'elle  avait  soutenue 
avec  ses  rivaux,  était  puissance  dominante  dans  le  Péloponèsc. 
Crésus  envoya  des  ambassadeurs  à  Sparte  avec  des  présents, 
pour  prier  les  Lacédémoniens  de  s'allier  avec  lui.  Ils  parlèrent  en 
ces  termes  :  «  Crésus  ,  roi  des  Lydiens  et  de  plusieurs  autres 
nations,  nous  a  envoyés  ici  et  vous  dit  :  0  Lacédémoniens,  le  dieu 
de  Delphes  m'ayant  prescrit  de  conlracler  alliance  avec  les  Grecs, 
je  m'adresse  à  vous,  conformément  à  l'oracle,  parce  que  j'apprends 
que  vous  êtes  le  premier  peuple  de  la  Grèce,  et  je  désire  être 
votre  ami  et  allié,  sans  fraude  ni  tromperie.»  Les  Spartiates, 
fiers  de  la  préférence  que  les  Lydiens  leur  donnaient  sur  tous  les 
Grecs,  firent  avec  eux  un  traité  d'amitié.  Après  les  premières 
victoires  des  Perses,  Crésus  somma  ses  alliés  par  des  hérauts  de 
se  rendre  à  Sardes  le  cinquième  mois.  Mais  les  Perses  inondaient 
l'Asie  avec  la  rapidité  d'un  torrent;  Crésus  fut  bientôt  assiégé 
dans  sa  capitale.  De  nouveaux  envoyés  allèrent  demander  le  plus 
prompt  secours  à  Sparte.  Déjà  les  troupes  étaient  prêtes  et  les 
vaisseaux  équipés,  lorsqu'un  autre  courrier  apporta  la  nouvelle  de 
Ja  prise  de  Sardes  et  de  la  captivité  de  Crésus  ('). 

Frappés  de  terreur,  les  Grecs  d'Asie  envoyèrent  des  ambassa- 
deurs à  Cyrus  pour  le  i)rier  de  les  recevoir  au  nombre  de  ses 
sujets,  sous  les  mêmes  conditions  qu'ils  l'avaient  été  de  Crésus.  Le 
conquérant,  qui  avait  vainement  sollicité  les  Grecs  d'abandonner  le 
parti  des  Lydiens,  refusa  d'accc|)ter  leur  soumission  après  la  vic- 
toire. A  leur  tour,  les  Ioniens  demandèrent  du  secours  à  Sparte. 
Les  Lacédémoniens  ne  voulurent  pas  s'engager  dans  une  guerre 
lointaine;  ils  intervinrent  néanmoins  en  faveur  de  leurs  compa- 

(1)  Ilcrod.,  I,  53,  56,  59,  Go,  68,  69,  77,  81,  83. 


u 


LA   GRECE. 


triotes  auprès  de  Cyrus.  Mais  ils  n'avaient  aucune  idée  de  la 
puissance  du  Grand  Roi.  Habitués  à  voir  les  petits  tyrans  du 
Péloponèse  obéir  à  leurs  ordres ,  ils  crurent  que  leurs  paroles 
auraient  la  même  autorité  auprès  du  conquérant  barbare.  Des 
députés  Spartiates  vinrent  dire  à  Cyrus,  «  qu'il  ne  fit  aucun  tort  à 
une  ville  hellénique,  que  Sparte  ne  le  souffrirait  pas.  »  Cyrus 
demanda  aux  Ioniens  présents  quelles  étaient  les  forces  de  Lacédé- 
mone,  pour  oser  lui  faire  de  pareilles  défenses.  Sur  leur  réponse, 
il  parla  ainsi  au  héraut  sparliate  :  «  Je  n'ai  jamais  redouté  cette 
espèce  de  gens  qui  ont  au  milieu  de  leurs  villes  une  place  où  ils 
s'assemblent  pour  se  tromper  les  uns  les  autres  par  des  serments 
réciproques.  Si  les  dieux  me  conservent,  ils  auront  plus  sujet  de 
s'entretenir  de  leurs  malheurs  que  de  ceux  des  Ioniens  »(').  Les 
Grecs  d'Asie,  toujours  divisés,  furent  facilement  vaincus.  Ils  firei  t 
ensuite  une  héroïque  tentative  pour  secouer  le  joug.  Les  colons 
comptaient  sur  le  secours  de  la  mère  patrie.  L'un  des  chefs  de 
l'insurrection,  Aristagoras,  se  présenta  chez  Cléomène,  roi  de 
Sparte.  U  essaya  d'enflammer  sa  cupidité,  en  lui  disant  com- 
bien les  peuples  de  l'Orient  étaient  riches;  il  lui  montra  sur  une 
carte  géographique  qu'il  tenait  à  la  main  la  ville  de  Suse,  résidence 
du  Grand  Roi  :  «  Si  vous  prenez  cette  ville,  s'écria-t-il,  vous  pour- 
rez en  confiance  le  disputer  en  richesses  à  Jupiter  même.  »  Cléo- 
mène demanda  à  Aristagoras,  combien  il  y  avait  de  journées  de  la 
mer  ionienne  à  la  résidence  du  roi.  Le  tyran  répondit  qu'il  y  avait 
trois  mois  de  chemin  :  «  Mon  ami,  lui  dit  le  roi,  en  proposant  aux 
Lacédémoniens  une  marche  de  trois  mois  par  delà  la  mer,  vous 
leur  tenez  un  langage  désagréable.  Sortez  de  Sparte  avant  le  cou- 
cher du  soleil  »  (^).  Aristagoras  trouva  un  meilleur  accueil  chez  les 
Athéniens.  Hérodote  déplore  leur  intervention  dans  l'insurrection 
ionienne,  parce  qu'elle  fut  la  cause  des  guerres  médiques  (').  Ce  fut 


(1)  Herod.,  I,  141,  lo3. 

(2)  Herod.,  V,  49,  sq. 

(5)  Aux  regrels  de  l'historien  grec,  nous  opposerons  le  jugement  de  la  posté- 
rité. Si  Aristagoras  trouva  un  meilleur  accueil  à  Athènes  qu'à  Sparte,  dit  Nie- 
Indir  (Vorlrage  liber  alte  Geschithlc,  T.  I .  p.  379] ,  ce  n'est  pas  parce  qu'il  était 


nnoir  iMEnNATioNAL.  l'ja 

plutôt  l'occasion;  la  lutte  entre  les  Perses  et  les  Grecs  était  inévita- 
ble. Loin  de  condamner  la  conduite  des  Athéniens,  nous  l'admirons; 
les  hommes  sont  solidaires,  la  cause  de  la  liberté  est  celle  de  tous 
les  peuples  libres.  Que  la  cité  de  Minerve  soit  saccagée  par  les 
Barbares,  que  ses  habitants  errent  sans  patrie,  qu'importe?  Athènes 
se  relèvera  glorieuse  de  ses  cendres;  elle  prendra  en  main  la  direc- 
tion des  intérêts  de  la  Grèce,  elle  dominera  dans  la  philosophie  et 
les  arts,  comme  dans  les  armes,  et  son  nom  brillera  parmi  les  plus 
grands  qui  honorent  l'humanité. 


CHAPITRE  lY. 

L'ESGL  A  VAGE('). 


«Voyez  cette  Grèce  si  polie,  on  n'y  parlait  que  d'indépendance  et 
ses  campagnes  regorgeaient  d'esclaves,  on  enchaînait  des  nations 
entières  à  la  statue  de  la  liberté.  »  Il  y  a  une  triste  vérité  dans  ces 
paroles  de  Lamennais{^).  On  est  effrayé  de  voir  combien  d'hommes 
ont  dû  gémir  dans  la  seivilude,  pour  que  quelques  milliers  de 
ciloyens  pussent  vivre  libres  et  développer  cette  brillante  civilisa- 
tion qui  a  tant  d'attrait  pour  nous.  A  celui  qui  voudrait  mettre  les 
Grecs  au-dessus  des  peuples  modernes,  on  répondra  victorieuse- 
ment par  le  chiffre  des  esclaves.  A  Sparte,  il  y  avait  50,000  citoyens, 


plus  facile  de  tromper  30,000  Athéniens  que  quelques  Spartiates,  ce  n'est  pas 
parce  qu'il  y  a  plus  de  sagesse  dans  les  aristocraties  que  dans  les  démocraties; 
mais  parce  que  dans  une  assemblée  populaire  un  apjiel  à  de  nobles  sentiments 
trouve  plus  d'écho  qu'auprès  d'une  olij;;archie. 

(I)  liroinver,  Histoire  de  la  civilisation  morale  et  religieuse  des  Grecs,  T.  I, 
p.  248-271. 

(î)  Essai  sur  lindifFércncc,  ch.  X, 


m 


LA    GRECE. 


24-4,000  ilotes  et  120,000  périoeques,  dont  la  condition  ne  différait 
guère  de  celle  des  esclaves.  Un  dénombrement  fait  à  Athènes  sous 
Tarchonlat  de  Démélrius  de  Phalère  donna  pour  résultat  21,000 
citoyens,  10,000  métèques,  et  40,000  esclaves.  Si  les  documents 
conservés  par  Athénée  sont  exacts,  le  nombre  des  esclaves  était 
encore  plus  considérable  dans  d'autres  républiques  :  d'après  lui,  il 
y  avait  460,000  esclaves  à  Corinthe  et  470,000  à  Égine  (').  Un  sa- 
vantacadémicien  demande  comment  tant  d'êtres  humains  pouvaient 
vivre  sur  le  terrain  montagneux  et  stérile  d'une  île  qui  n'a  pas  plus 
de  quatre  lieues  carrées  de  surface  (*)  ;  il  oublie  qu'il  s'agit  d'escla- 
ves, et  qu'à  ces  êtres  infortunés  on  mesure  tout  juste  l'air  et  la 
nourriture  strictement  nécessaires  pour  les  empêcher  de  mourir. 

L'origine  de  l'esclavage  se  confond  avec  l'origine  de  la  Grèce.  Il 
existait  dans  l'âge  héroïque  (');  cependant  on  ne  voit  pas  encore  de 
trace  d'un  commerce  réglé  d'esclaves  dans  les  poèmes  d'Homère.  Les 
habitants  de  Chios  furent  les  premiers,  dit-on,  qui  achetèrent  des 
êtres  humains  pour  les  revendre.  Athénée,  qui  rapporte  le  fait, 
ajoute  que  les  dieux  punirent  cet  attentat  par  la  plus  horrible  des 
guerres,  celle  des  maîtres  et  des  esclaves:  il  ne  tenait  qu'à  eux, 
dit-il,  d'employer  des  hommes  libres  en  leur  payant  un  salairc(*). 
Nous  acceptons  le  blâme  de  l'écrivain  grec  comme  une  protestation 
de  la  conscience  humaine  contre  le  trafic  impie  de  la  liberté;  mais 
ce  n'est  pas  contre  les  habitants  de  Chios  qu'il  aurait  dû  s'élever, 
c'est  contre  l'antiquité  tout  entière.  Le  commerce  d'esclaves  est 
une  conséquence  inévitable  du  principe  de  l'esclavage.  Dans  les 
temps  héroïques,  la  guerre  et  la  piraterie  suffisaient  pour  four- 
nir la  Grèce  d'esclaves.  L'usage  des  rançons  diminua  leur  nombre, 
et  leur  utilité  augmentant  avec  les  progrès  de  la  civilisation  maté- 
rielle, la  nécessité  fit  rechercher  une  nouvelle  source  d'esclavage. 
On  la  trouva  dans  les  pays  barbares,  où  au  milieu  de  la  pauvreté 


(1)  Athen.,  Deipnos.,  VI,  103. 

(2)  Lctronne,  Mémoire  sur  la  population  de  l'Attique  {Mémoires  de  l'Institut, 
T.  VI,  p.  176). 

(3)  Odyss.,  VII,  8;  XV,  452;  XXIV,  2M. 

(4)  Alhcn.^  VI,  68,  9!. 


DROIT  INTERNATIONAL.  157 

se  développaient  des  générations  nombreuses  et  fortes.  Nous  avons 
donné  ailleurs  des  détails  sur  cet  affreux  trafic,  dont  les  Phéniciens 
étaient  les  principaux  agents  (');  nous  avons  dit  que  malgré  tout  ce 
qu'il  a  de  criminel,  il  exerça  une  immense  action  sur  les  relations 
des  peuples.  On  peut  donc  dire  sans  paradoxe  comme  sans  sacri- 
lège, qu'un  commerce  fondé  sur  la  violation  de  la  nature  humaine, 
eut  pour  résultat  de  préparer  la  future  unité  du  genre  humain. 
Spectacle  triste  tout  ensemble  et  consolant!  Pendant  de  longs  siè- 
cles, la  dignité  de  l'homme  est  ravalée  au  point  qu'on  le  met  sur  la 
même  ligne  que  les  choses  :  cependant  Dieu  fait  tourner  ce  mal 
des  maux  à  l'avantage  de  l'humanité!  Certes,  on  ne  dira  pas  que 
les  marchands  de  chair  humaine  aient  eu  pour  but  d'activer  les 
relations  des  peuples  et  d'avancer  le  jour  où  ils  se  traiteront  en 
frères.  Admirons  les  desseins  de  la  Providence,  sans  pour  cela  jus- 
tifier ni  excuser  les  crimes  des  hommes.  La  circonstance  que  la 
grande  majorité  des  esclaves  était  d'origine  étrangère,  si  elle  mêla 
les  nations,  eut  aussi  une  conséquence  malheureuse,  en  iFiiprimant 
à  la  servitude  le  caractère  d'une  différence  de  race  :  le  Grec  était 
libre  par  naissance  et  le  Barbare  né  pour  servir.  Ainsi  le  monde  se 
partagea  en  deux  parts  :  d'un  côté  un  petit  nombre  de  maîtres,  les 
Hellènes;  de  l'autre  côté,  l'immense  majorité  du  genre  humain, 
les  Barbares,  les  esclaves.  Funeste  division  qui  rappelle  les  castes 
orientales  et  qui  empêcha  les  Grecs  d'avoir  conscience  de  l'unité  et 
de  la  fraternité  des  hommes! 

La  Grèce  méconnaît  la  nature  humaine.  Suivra-t-elle  cette  fausse 
voie  jusqu'au  bout?  L'instinct  de  la  fraternité  inné  à  l'homme, 
l'emporta  sur  la  rigueur  du  droit.  Le  traitement  des  esclaves  s'amé- 
liora; il  y  eut  même  quelques  réclamations  en  faveur  de  l'égalité. 
Constatons  ce  progrès;  quelque  peu  considérable  qu'il  paraisse,  il 
témoigne  en  faveur  de  la  perfectibilité  de  nos  sentiments  et  de  nos 
idées.  L'histoire  ne  peut  pas  nous  offrir  de  [)lus  grand  enseigne- 
ment. Il  y  a  des  esprits  chagrins  ou  prévenus  qui  voudraient  ré- 
duire le  progrès  aux  éléments  matériels  de  la  civilisation.  Heureu- 
sement les  faits  donnent  un  pcipélucl  démenti  à  leurs  désolantes 

(I)  Voyoz  le  Tomo  I  de  mes  Études. 


Vô^  LA    GRÈCE. 

doctrines.  L'antiquité  n'a  pas  vu  disparaître  l'esclavage,  elle  croyait 
même  qu'il  serait  éternel,  comme  elle  croyait  du  reste  à  l'éternité 
de  tous  les  maux  qui  affligent  l'humanité.  Cependant  que  l'on  com- 
pare le  sort  des  esclaves,  tel  que  les  poëmes  d'Homère  le  dépei- 
gnent, avec  celui  des  temps  historiques,  et  Ton  se  convaincra  que 
l'humanité  a  marché.  Chose  remarquable!  D'ordinaire  c'est  le  fait 
qui  arrête  l'essor  du  droit.  Ici  le  fait  devance  le  droit,  en  ce  sens 
que  le  droit  strict  faisait  de  l'esclave  une  machine,  tandis  qu'en 
réalité  il  était  traité  comme  un  homme. 

Dans  les  siècles  héroïques,  la  puissance  du  maître  était  absolue; 
il  pouvait  mutiler,  tuer  son  esclave;  les  lois  ni  les  mœurs  ne  met- 
taient aucune  limite  à  sa  vengeance.  Nous  laissons  la  parole  à 
Homère :«  La  belle  Mélantho,  oubliant  les  bienfaits  de  Pénélope, 
s'était  éprise  d'amour  pour  un  des  prétendants.  Elle  accabla  d'in- 
jures Ulysse  qui  se  présenta  sous  la  figure  d'un  mendiant.  Le  héros 
courroucé  lui  répondit  :  «  Impudente,  je  vais  à  l'instant  rapporter 
à  Télémaque  les  paroles  que  tu  viens  de  proférer,  pour  qu'arri- 
vant en  ces  lieux  il  mette  ton  corps  en  lambeaux  »  (').  Le  jour  de 
la  vengeance  arriva  :  «  Qu'elles  ne  périssent  pas  d'une  mort  hono- 
rable, s'écria  Télémaque,  ces  esclaves  qui  ont  versé  l'opprobre 
sur  ma  tête,  sur  la  tète  de  ma  mère,  et  ont  reposé  dans  les  bras 
des  prétendants.  »  Il  dit,  puis  il  lie  le  câble  d'un  navire  à  une 
haute  colonne,  et  attache  l'autre  extrémité  au  sommet  de  la  tour, 
afin  que  les  pieds  des  esclaves  ne  puissent  toucher  à  la  terre. 
Toutes  sont  suspendues  les  unes  à  côté  des  autres  pour  qu'elles 
meurent  honteusement.  Elles  agitent  quelques  instants  les  pieds, 
mais  bientôt  elles  cessent  de  respirer  et  de  vivre.  »  Un  supplice 
plus  cruel  attendait  Mélanthius  qui  avait  osé  combattre  son  maî- 
tre :  «  Les  pasteurs  le  font  descendre  dans  la  cour;  là  ils  lui  tran- 
chent le  nez  et  les  oreilles,  lui  arrachent  les  marques  de  la  viri- 
lité, et  les  jettent  palpitantes  aux  chiens;  puis  dans  leur  colère, 
ils  lui  coupent  aussi  les  pieds  et  les  mains  »('). 

Le  droit  du  maître  sur  la  vie  de  l'esclave  ne  résista  pas  à  l'action 

H)  Odyss.,  XVIII,  337-339. 

(2)  Odyss.,  XXII,  .^62-477.  ~  Cf.  flml.,  XXI,  'iU-455. 


DROIT  INTERNATIONAL.  159 

du  sentiment  d'humanité  qu'on  retrouve  toujours  chez  les  Grecs 
au  milieu  des  préjugés  et  des  habiludes  d'un  âge  de  violence.  On 
mit  la  vie  de  l'esclave  comme  celle  de  l'homme  libre  sous  la  protee- 
llon  de  la  justice  (').  Mais  là  s'arrêta  l'égalité.  L'orgueil  de  l'homme 
libre  éleva  entre  lui  et  l'esclave  toutes  les  barrières  imaginables.  Il 
n'avait  pas  les  mêmes  noms,  pas  les  mêmes  habillements,  pas  les 
mêmes  dieux.  L'inégalité  subsistait  après  la  mort  :  Charon  refusait 
de  recevoir  l'esclave  dans  sa  barque  avec  le  maître.  La  distinction 
se  faisait  sentir  jusque  dans  les  relations  où  la  commisération  natu- 
relle à  l'homme  aurait  dû  admettre  régalitc  :  de  même  que  nous 
avons  des  médecins  pour  nos  animaux,  les  Grecs  avaient  des  pra- 
ticiens à  part  pour  leurs  esclaves.  De  fait  les  esclaves  étaient  soumis 
au  pouvoir  arbitraire  d'un  maître  qui  était  pour  eux«la  loi,la  règle 
du  juste  et  de  l'injuste  »(^). 

Il  y  eut  cependant  des  législateurs  qui  se  préoccupèrent  du  sort 
des  esclaves.  Démosi/ièue  cite  avec  orgueil  la  loi  athénienne  qui  pu- 
nit l'insulte  faite  à  l'esclave  :«  Au  nom  des  dieux,  s'écrie-t-il,  je  vous 
le  demande  :  si  quelqu'un  portait  cette  loi  chez  les  Barbares,  s'il  leur 
disait  :  il  est  des  Hellènes  si  doux,  si  humains  que,  malgré  tous  vos 
torts  à  leur  égard,  malgré  la  haine  instinctive  qu'ils  vous  portent, 
ils  ne  permettent  pas  même  d'outrager  ceux  des  Barbares  qu'ils 
ont  achetés  pour  en  faire  leurs  esclaves;  si,  dis-je,  les  Barbares 
entendaient  et  comprenaient  ce  langage,  pensez-vous  qu'ils  ne  vous 
donneraient  pas  à  tous,  par  une  décision  commune,  le  droit  d'hos- 
pitalité?» (')  Nous  douions  que  les  Barbares  se  fussent  montrés  re- 
connaissants des  sentiments  que  les  Grecs  avaient  pour  eux. Singu- 
lière humanité  qui  voit  un  esclave  dans  tout  Barbare,  et  qui  s'enor- 
gueillit ensuite  de  ce  que  la  nature  humaine  ainsi  faussée,  dégradée, 
n'est  pas  entièrement  foulée  aux  pieds!  Voilà  ce  que  la  conscience 
moderne  répondrait  à  Démosthène;  mais  du  point  de  vue  de  l'anti- 
quité, le  magnifique  éloge  qu'il  fait  du  peuple  athénien  est  mérité. 


(1)  Wachsmuth,  Ilellenische  Alterthumskunde,  T.  U,  p.  42b.  — //fcman/t, 
Griechische  Staatsalterthumer,  §  H 4,  n"  7. 

(2)  Menander,  fragm.  bG. 

(.))  Demoslh.,  c.  Mid.,  §  40,  ÎJO,  p.  530.  —  Cf.  Atheti.,  V[,  02. 


100  LA  GRÈCE. 

L'inlervenlioiî  du  législateur  en  faveur  d'êtres  d'une  nature  infé- 
rieure est  si  étrange  dans  les  idées  anciennes,  que  peut-être  on 
ne  lui  fait  pas  injure  en  lui  supposant  d'autres  motifs  encore  que 
des  sentiments  d'humanité.  A  la  même  tribune  d'Athènes,  un  autre 
orateur,  en  citant  une  loi  qui  punit  la  violence  commise  sur  un 
esclave,  ajoute  cette  réflexion  :  «  Ce  n'est  pas  que  le  législateur 
s'intéresse  à  l'esclave;  mais  pour  mieux  nous  accoutumer  au  res- 
pect des  personnes  libres,  il  étend  ce  respect  là  même  où  cesse  la 
liberté»  (').  Mais  ne  scrutons  pas  avec  trop  de  rigueur  les  motifs 
qui  inspirèrent  les  Athéniens;  applaudissons  plutôt  à  leurs  décrets, 
et  voyons-y  le  premier  germe  de  l'humanité,  qui  s'est  développée 
avec  tant  d'éclat  chez  les  peuples  modernes. 

Les  Athéniens  aimaient  à  représenter  Thésée  comme  le  protec- 
teur des  opprimés;  ils  voulurent  que,  même  après  sa  mort,  il  ne 
cessât  pas  d'être  un  appui  pour  les  malheureux  :  son  tombeau  était 
un  lieu  d'asile  pour  les  esclaves  (*).  Le  droit  et  la  religion  concou- 
rurent à  relever  leur  condition.  Chose  inouïe  dans  la  haute  anti- 
quité! l'esclave,  victime  d'une  violence  injuste,  eut  la  faculté  de 
porter  plainte  contre  son  maître  f).  Les  temples,  fermés  ailleurs 
aux  esclaves,  s'ouvraient  pour  eux  à  Athènes;  ils  pouvaient  accom- 
pagner leurs  maîtres  dans  les  sanctuaires  où  se  célébraient  les 
mystères  (*);  on  les  admettait  même  à  partager  la  joie  de  certaines 
fêtes (^).  La  sociabilité  athénienne  profita  aux  esclaves;  le  franc 
parler  était  en  quelque  sorte  un  privilège  de  tous  ceux  qui  res- 
piraient l'air  de  l'Attique  :  Démosthène  dit  que  l'esclave  était  plus 
libre  dans  son  langage  à  Athènes  que  le  citoyen  dans  d'autres  ré- 
publiques (^).  Celte  liberté  accordée  à  des  esclaves  révoltait  les 
esprits  imbus  des  préjugés  aristocratiques  de  l'antiquité  iXénophon 
ne  peut  assez  s'étonner  de  leur  licence  :  il  n'est  pas  permis  de  les 


(1)  Aeschin.,  c.  Timarch.,  17,  éd.  Bekk. 

(2)  Plutarch.,  Thés.,  36.  —  Cf.  Petit.,  Leg.  Attic,  1, 1,  10. 

(3)  Tra//on,  Sur  le  droit  d'asile  en  Attique  (/nsfi7!/^  11^  sect.,1851,  p.  134,  ss.) 

(4)  Petit.,  Lcg.  Allie,  1, 1,  8.  —  Lobeck,  Agiaoph.,  T.  I,  p.  118,  ss. 

(5)  Les  Dionysiaques.  Waschsmuth,  T.  II,  p.  580. 
<6)  Demosth.,  Philipp.,  III,  §3,  p.  111. 


DUOIT    INIT.UNVIIONAL.  lt)l 

frapper,  dit-il  ;  ils  vous  dispiilcnl  le  pas.  L'égalité  sociale  était  pres- 
que complète  :  vous  ne  pourriez,  ajoute  Fécrivain  grec,  distinguer 
parle  maintien,  par  riiabillement,  Tesclavc  du  citoyen  ('). 

Le  paganisme  ne  s'esl-il  pas  préoccupé  du  sort  des  esclaves?  On 
lui  reproche  de  n'avoir  rien  fait  pour  l'abolition  de  la  servitude.  11 
est  certain  que  Tidée  de  l'unité  humaine  manquait  au  polythéisme  : 
fondé  sur  la  pluralité  des  dieux,  il  ne  pouvait  pas  s'élever  à  la  con- 
ception de  la  parenté  des  hommes.  Le  christianisme  accomplit  un 
immense  progrès,  en  mettant  l'unité  divine  à  la  place  de  la  diver- 
sité païenne.  Mais  n'exagérons  pas  rinHuence  de  la  religion  chré- 
tienne aux  dépens  du  paganisme.   L'égalité  évangélique  est  pure- 
ment religieuse  :  Jésus-Christ  ne   songeait  pas   même  à  l'égalité 
civile.  A  vrai  dire  l'émancipation  des  classes  serviles  n'est  pas  une 
([ueslion  religieuse,  mais  une  (luestion  sociale;  aussi  ne  se  fit-elle 
qu'après  l'invasion  des  Barbares,  sous  l'influence  de  l'esprit  germa- 
nique et  des  institutions  féodales.  Tout  ce  que  l'on  peut  demander 
à  la  religion,  c'est  d'inspirer  aux  maîtres  des  sentiments  d'huma- 
nité, et  de  prendre  parti  pour  les  esclaves  maltraités.  Le  paganisme 
le  fit.  Il  ouvrit  ses  asiles  aux  esclaves.  Ceux  qui  se  réfugiaient  dans 
le  temple  des  Paliques,  en  Sicile,  étaient  à  l'abri  des  poursuites  de 
leurs  maîtres  (-J.  11  y  avait  même  des  asiles  qui  alTranchissaient 
l'esclave:  quand  il  suspendait  ses  chaînes  au  bois  sacré  de  Phlionle, 
il  devenait  libre  (^).  Parfois  la  religion  intervenait  dans  les  affran- 
chissements. Les  esclaves  qu'on  voulait  émanci!)er  étaient  voués  ou 
vendus  à  un  dieu;  dès  lors,  ils  étaient  libres, leur  liberté  était  même 
plus  complète  que  celle  des  alTranchis  ordinaires  {*).  Le  paganisme 
l'emporte  ici  sur  le  christianisme.  Au  moyen-àgc  l'on  vil  des  hom- 
mes libres  se  donner  à  un  saint,  et  devenir  serfs  de  l'Eglise,  tandis 
que  les  dieux  païens  libéraient  de  la  servitude,  (k'ci  ne  surprendra 
que  ceux  qui  ne  connaissent  pas  le  christianisme;  religion  de  l'au- 


(1)  Xcnoph.,  Resi).  Alh.,  I,  10,  12. 

(2)  Diodor.,  XI,  89. 

(3,  Paiisan.,  Il,  13,  3.  —  Maury,  Religions  de  lu  Grèce,  T.  II,  p.  71. 
(V)  Anecflota  dclpliica,   éd.  Curlius.  —  Allfjcinciuc  Lileralurzeitung,  18 Vl, 
II'"  231,  232. 

11 


102  LA    r.RKCE. 

trc  monde,  il  place  régalilé  au  ciel,  et  préfère  clans  ce  monde-ci 
resclavageà  la  liberté. Le  paganisme  ne  donna  pas  dansée  travers. 
Bien  que  le  sentiment  de  l'égalité  lui  manquât  comme  à  la  philo- 
sophie, la  religion  se  montra  supérieure  à  la  science,  en  conser- 
vant dans  des  fêles  de  l'égalité  la  mémoire  de  l'âge  d'or  où  il  n'y 
avait  pas  d'esclaves.  Nous  trouvons  déjà  une  pareille  fête  à  Baby- 
lone.  Pendant  cinq  jours  les  esclaves  commandaient  à  leurs  maî- 
tres; l'un  deux,  habillé  en  roi,  avait  la  direction  suprême  de  la 
famille (').  Triste  impuissance  de  l'esprit  humain!  Il  sent  vague- 
ment que  la  servitude  viole  les  lois  de  la  nature,  et  il  est  incapable 
de  s'élever  à  l'égalité.  Ces  fêtes  passèrent  de  l'Asie  en  Grèce  et  en 
Italie  (^).  La  religion,  en  considérant  les  esclaves  comme  capables 
de  régner  à  la  place  de  leurs  maîtres,  leur  reconnaissait  la  person- 
nalité humaine  et  ruinait  le  fondement  de  l'esclavage.  C'était  un 
germe  qui  devait  se  développer  avec  les  progrès  de  la  civilisation. 
La  poésie,  cet  organe  du  beau  et  du  bon,  se  fit  l'interprète  des  sen- 
timents nouveaux.  On  entendit  sur  le  théâtre  d'Athènes  des  récla- 
mations en  faveur  de  l'égalité  ('). 

11  se  faisait  encore  en  Grèce  une  protestation  plus  éloquente 
contre  la  servitude  que  celle  de  la  religion  et  de  la  poésie.  C'était 
le  fait  universel  de  l'esclavage  qui  avait  subjugué  la  haute  raison 
d'Aristote;  cependant  il  y  avait  quelques  peuplades  grecques,  les 
Phocidiens  et  les  Locriens  d'Italie,  chez  lesquelles  l'esclavage  n'exis- 
tait pas(*).  Mais  chose  singulière  et  qui  prouve  combien  l'escla- 
vage était  lié  intimement  à  l'ordre  social  de  l'antiquité,  ce  fait  passa 
inaperçu;  la  postérité  l'a  recueilli,  comme  un  témoignage  de  l'éga- 
lité humaine  existant  jusque  dans  le  sein  du  régime  de  l'inégalité. 


(1)  ^//ien.,XIV,  44. 

(2)  On  les  trouve  dans  l'île  de  Crète,  kTvézène{AUicn.,  ib.),  chez  les  Athéniens 
et  même  à  Sparte  {Hermann,  T.  II,  §  43,  note  10). 

(3)  Voyez  plus  bas,  livre  VIF,  ch.  3,  §  5,  G. 

(4)  Athen.,  VI,  86. 


LIVRE   QUATRIÈME 


CHAPITRE  I. 

SPARTE.  -  PREMIÈRE  HÉGÉMONIE  DE  SPARTE. 

%\.  Considérations  générales  sur  Sparte  et  son  droit  de  guerre. 

Sparte  a  joui  d'une  fortune  singulière.  Dans  rantiquilé,  Lycurgue 
fut  vénéré  à  l'égal  des  dieux  ;  la  république  qu'il  organisa  était  re- 
gardée comme  une  œuvre  inimitable;  sa  législation  fit  l'admiration 
des  philosopbes  et  des  historiens  (').  Platon,  en  traçant  l'idéal  d'un 
Etat,  avait  devant  les  yeux  les  inslitulions  lacédémoniennes.  La 
société  de  Pylliagore  avait  également  des  i-essemblances  avec  le  type 
de  la  cité  dorienne  (-).  A  ces  noms  imposants  viennent  s'en  joindre 
de  plus  secondaires,  mais  qui  ont  aussi  leur  autorité.  Si  Sparte, 
dit  X('nw])hon,  l'une  des  villes  de  la  firèce  les  moins  peuplées,  est 
cependant  une  des  plus  puissantes  et  des  plus  célèbres,  il  faut  en 
rapporter  la  cause  à  la  sagesse  de  Lycurgue  (^).  Polybe  dit  qu'il 


(1)  Herod.,  I ,  Oîi ,  CG.  —  Pliilarch.,  Lycurg.,  29,  31. 

(2)  Muller,  Die  Dorier,  T,  II,  p.  181. 

(3)  Xenoph.,  Rcsp.  Lufed.,  I.  \. 


1()4  LA    GRÈCE. 

créa  la  meilleure  forme  de  gouvernement  (').  Lorsqu'au  dix-hui- 
lième  siècle  l'esprit  de  liberté  commença  à  agiter  la  France,  les 
publicistes  présentèrent  de  nouveau  la  république  de  Lycurgue 
comme  un  modèle,  tout  en  déclarant  qu'il  était  impossible  de 
s'élever  au  même  degré  de  perfection.  Mably  proclama  Lycurgue 
le  plus  grand  des  hommes  :  un  Dieu,  dit-il,  dicta  ses  lois(').  Cet 
enthousiasme  pour  les  choses  lacédémoniennes  provoqua  une  vio- 
lente réaction.  Un  esprit  hardi  et  aujourd'hui  trop  déprécié,  prit 
l'initiative  de  cette  opposition.  De  Paiiiv  demanda  à  quel  titre  les 
historiens  prodiguaient  l'éloge  aux  Spartiates,  nation  barbare, 
puisqu'ils  ne  cultivaient  ni  les  arts  ni  les  sciences  :  «  Ils  ne  sa- 
vaient, dit-il,  qu'aiguiser  des  poignards  et  des  javelots  pour  dé- 
pouiller tous  ceux  qui  étaient  plus  faibles  qu'eux  ;  brigands  vrai- 
ment insatiables,  ils  continuèrent  ces  déprédations  pendant  des 
siècles,  sacrifiant  la  justice  à  leur  intérêt,  suppléant  à  la  force  par 
la  perfidie  »  (^).  La  réaction  poursuivit  son  cours;  un  des  historiens 
les  plus  judicieux  de  la  France,  Volney  relégua  les  peuples  grecs  à 
la  plus  basse  échelle  de  la  société  et  appela  les  Spartiates  les  Iro- 
quois  de  V ancien  monde  (^). 

L'impartialité  historique  de  notre  siècle  sait  se  tenir  en  garde 
contre  une  admiration  et  une  dépréciation  également  excessives 
des  choses  anciennes.  Nous  comprenons  que  l'antiquité,  dont  le 
génie  était  essentiellement  aristocratique,  ait  vu  un  idéal  dans  la 
république  de  Sparte,  type  de  l'égalité  aristocratique,  la  seule  que 
les  anciens  aient  connue.  D'autre  part,  la  tendance  démocratique 
des  sociétés  modernes  explique  le  mépris  que  la  société  dorienne 
inspira  aux  penseurs  qui  voulaient  étendre  la  liberté  et  l'égalité  à 
tous  les  hommes.  Grâce  à  la  doctrine  du  progrès,  il  nous  est  per- 
mis de  rendre  justice  au  passé,  tout  en  plaçant  notre  idéal  dans 


(1)  /.atlii-r.  ~o/.i-ii.(A.  Polyb.,  IV,  81,  42. 

(2j  Mably,  De  l'étude  de  l'histoire,  III«  partie,  ch.  5;  Entretiens  de  Phocion,  II; 
Observations  sur  l'histoire  de  la  Grèce,  liv.  IX. 

(3)  Recherches  philosophiques  sur  les  Grecs,  IV^^  partie,  sect.VII,  §1.  Œuvres, 
T.  VII,  p.  213etsuiv. 

(4)  Leçons  d'histoire,  VI''  séance. 


LES  IIKGÉMOÎSIES.  165' 

Tavenir.  La  république  que  Platon  coiisklérail  comme  parfaite  n'est 
à  nos  yeux  qu'un  premier  germe  de  la  grande  cité  qui  doit  com- 
prendre riiumanilé  entière  ('). 

Lycurgue  établit  entre  tous  les  membres  de  l'État,  la  commu- 
nauté, la  solidarité  la  plus  parfaite;  la  cité  et  les  citoyens  ne  fai- 
saient qu'un,  et  dans  cette  cité  régnaient  l'égalité  et  la  liberté. Nous 
avons  dit  à  quel  prix  les  conquérants  doriens  jouissaient  de  ces 
biens  précieux.  Il  est  impossible  qu'une  société  ayant  pour  base 
l'esclavage  ne  porte  pas  la  peine  de  ce  crime  contre  l'humanité.  La 
liberté  et  l'égalité  sont  aussi  l'idéal  des  peuples  modernes,  mais  le 
christianisme  y  a  joint  un  troisième  élément,  la  fraternité.  L'anti- 
quité ignorait  ce  sentiment  et  l'idée  de  l'unité  humaine  qui  l'in- 
spire; c'est  pour  ce  motif  qu'elle  n'a  pas  pu  donner  à  ses  citoyens 
la  véritable  liberté,  la  véritable  égalité.  A  Sparte,  le  citoyen  absorbe 
l'homme  :  les  droits  individuels  sont  foulés  aux  pieds,  la  nature 
humaine  n'est  pas  développée,  mais  torturée.  Un  grand  poète  a 
bien  apprécié  ce  sacrifice  des  droits  de  l'individu  :  tout,  dit  5c/t//- 
lei'{-),  peut  être  immolé  à  l'intérêt  de  l'Etat,  sauf  les  droits  sacrés 
de  l'homme;  l'État  lui-même  n'est  qu'un  moyen  de  les  garantir. 
L'État  n'est  pas  le  but,  mais  le  milieu  dans  lequel  l'humanité  doit 
remplir  sa  destinée,  et  celte  mission  n'est  autre  que  le  développe- 
ment de  toutes  les  facultés  humaines,  sous  la  loi  du  progrès.  La 
cité  de  Lycurgue  est-elle  en  harmonie  avec  ce  vrai  idéal? 

La  société  est  une  condition  essentielle  pour  que  les  hommes  et 
les  i)euples  développent  les  facultés  dont  le  Créateur  les  a  doués. 
Cette  loi  de  l'humanité  était  méconnue  à  Sparte;  Lycurgue  rendit 
tout  commerce  avec  l'étranger  impossible  en  supprimant  les  moyens 
d'échange;  il  défendit  la  navigation  à  ses  citoyens (').  J/absence  de 
tout  commerce  extérieur,  loin  d'être  l'idéal  des  peuples,  comme 
des  philosophes  chagrins  l'ont  cru  ,  est  une  violation  manifeste  des 
desseins  de  Dieu.  Le  Créateur  a  pris  soin  de  marquer  dans  son 
œuvre  les  lois  qu'il  lui  impose.  Aucune  nation  ne  peut  se  sullirc  à 


(1)  Voyez  plus  haul,  p.  G9-72. 

(2)  Die  Gcsctzgebiirip;  des  Lykurgiis  uiid  Solon. 
(:i)  l'tut  urcli.,  Lycurg.,  c.  0,  liislil.  Lacon.,  42. 


lOG  LA    GRÈCE. 

elle-même,  fût-ce  pour  les  plus  simples  besoins  de  la  vie;  la  force 
des  choses  ou  la  volonté  de  Dieu  rend  donc  les  communications 
des  hommes  nécessaires.  Ce  besoin  est  si  irrésistible  que  malgré  la 
monnaie  de  fer  et  la  prohibition  de  la  navigation,  des  relations 
commerciales  s'établirent  entre  Sparte  et  l'étranger.  Tout  ce  que 
les  fiers  citoyens  purent  faire,  ce  fut  d'abandonnner  le  trafic  aux 
périoeques. 

Lycurgue  défendit  également  aux  citoyens  de  voyager;  il  crai- 
gnait qu'ils  ne  rapportassent  des  autres  pays  des  mœurs  con- 
traires aux  siennes;  dans  le  même  esprit  il  chassa  les  étrangers 
de  Sparte(').  Le  grand  législateur  avait  conçu  un  idéal  qu'il  croyait 
ne  pouvoir  être  dépassé.  Plutarque  compare  le  bonheur  que  Lycur- 
gue éprouva,  quand  il  vit  sa  cité  marcher  selon  ses  inspirations,  à 
la  joie  vive  que  Dieu  ressentit,  d'après  Platon,  en  voyant  faire  au 
monde  ses  premiers  mouvements.  Pour  rendre  ses  lois  immortelles 
et  immuables,  il  se  dévoua  à  une  mort  volontaire  (').  Le  récit  de 
l'écrivain  grec  exprime  admirablement  la  pensée  de  ceux  qui  ont 
la  prétention  de  porter  des  lois  parfaites  :  si  elles  l'étaient  réelle- 
ment, qu'y  aurait-il  de  mieux  à  faire  que  de  les  mettre  à  l'abri  de 
toute  modification?  Mais  cette  conception  est  fausse.  Elle  suppose 
qu'un  homme,  révélateur  ou  législateur,  a  conscience  de  la  vérité 
absolue  et  qu'il  a  la  puissance  de  la  réaliser.  Or,  Dieu  seul  connaît 
la  vérité  et  lui  seul  la  réalise.  Les  hommes,  êtres  imparfaits,  ne 
comprendraient  pas  la  vérité  absolue,  quand  même  elle  leur  serait 
communiquée  :  leur  mission  est  de  la  chercher,  sans  qu'ils  puis- 
sent jamais  la  connaître  dans  sa  plénitude.  11  y  a  un  idéal  d'organi- 
sation politique,  comme  il  y  a  un  idéal  de  religion,  mais  l'un  et 
l'autre  n'existent  qu'en  Dieu.  Cependant  si  l'imperfection  est  la 
condition  de  l'homme,  il  est  aussi  perfectible;  il  a  donc  la  puis- 
sance d'approcher  de  l'idéal  et  c'est  pour  lui  un  devoir.  Qu'est-ce  à 
dire?  Les  constitutions  et  les  religions,  tant  vantées  comme  immua- 
bles, sont  une  violation  des  lois  que  Dieu  a  données  au  genre  hu- 
main. Si  cette  prétendue  immutabilité  était  possible,  elle  serait  un 

(1)  Plutarch.,  Lycurg.,  27;  Tnstit.  lacon.,  19. 

(2)  Plutarch.,  Lycurg.,  29. 


LT.S    IlKGE.MOMl'S. 


167 


germe  de  inorl  pour  les  peuples  qui  vivraient  sous  un  régime  aussi 
parfait  :  car  iinniohiilser  la  vie,  c'est  la  tuer. 

Lycurgiie  voulut  isoler  sa  cité  modèle.  Les  théocraties  toutes 
puissantes  de  l'Orient  eurent  le  même  but  et  elles  échouèrent. 
Comment  cet  isolement  aurait-il  été  possible  dans  le  monde  mobile 
de  rOccident?  La  guerre  mit  Sparte  en  rapport  avec  les  autres 
peuples  de  la  Grèce.  Plutarr/nc  dit  que  Lycurgue  n'entendait  pas 
faire  de  Sparle  un  état  conquérant;  que,  s'il  fit  des  guerriers  de 
ses  citoyens,  ce  n'était  pas  pour  les  rendre  injustes,  mais  pour 
les  garantir  de  l'injustice  (').  L'écrivain  grec  oublie  que  la  constitu- 
tion lacédéinonienne  avait  une  tendance  vers  la  guerre,  qui  con- 
duisait nécessairement  à  la  conquête.  Aristote  trouve  dans  l'esprit 
exclusivement  guerrier  de  Sparte  le  principe  de  sa  décadence  (■). 
Platon,  bien  que  l'idée  de  la  communauté  réalisée  à  Sparte  l'ait 
prévenu  en  faveur  du  législateur  dorien  ,  lui  fait  le  même  repro- 
che; il  adresse  à  un  Spartiate  ces  paroles  profondes  :  «Par votre 
institution,  vous  ressemblez  moins  à  des  citoyens  qui  habitent 
une  ville  qu'à  des  soldais  campés  sous  une  tente  »  (').  Le  philo- 
sophe, en  comparant  Sparle  à  un  camp,  donne  l'idée  la  plus  juste 
de  la  société  lacédémonienne  :  les  vainqueurs  étaient  comme  des 
sentinelles  surveillant  sans  cesse  les  ilotes  et  les  périoeques,  qui 
étaient  toujours  prêts  à  profiter  du  malheur  de  leurs  maîtres  pour 
secouer  un  jouc'  odieux.  Pour  assurer  à  00,000  S|)artiatcs  la  domi- 
nation sur  244,000  ilotes  et  120,000  périoeques,  il  fallait  donner 
aux  preiniers  une  organisation  essentiellement  guerrière. 

Tel  est  le  but  du  système  d'éducation  que  l'on  attribue  à  Ly- 
curgue. L'enfant  bien  constitué  doit  seul  vivre,  parce  que  seul  il 
peut  porter  un  jour  les  armes.  Une  lance  est  le  premier  objet  avec 
lequel  on  familiai'ise  ses  regards;  dès  qu'il  peut  se   mouvoir,  on 


(1)  PUdarch.,  Lycur;,'.,  .'il;  Comi);ir;it.  Lycur;;.  et  Num.,  c.  i. 

(2)  Arist.,  l'olil.,  VII,  13,  lo  :  «  Lu  «iiorre  tant  qu'ellu  duro,  a  fuit  le  salut  de 
pareils  états;  mais  la  vicloire  leur  a  été  fatale  :  comme  le  fer,  ils  ont  perdu  leur 
trempe  dès  qu'ils  ont  eu  la  paix  ;  et  la  faute  en  est  au  législateur  qui  n'a  point 
ajjpris  la  paix  ii  sa  cité  »  (Traduction  de  liurlln'lpmu  Sninl-lfilnirf). 

[■))  IHfil.,  De  Lci:.!:..  II.  ]».  HW.  V.. 


168  LA    r.RKCR. 

lui  fait  faire  des  exercices  pour  Tendurcir  aux  fatigues  qui  l'atten- 
dent. Les  jeux  des  enfants  sont  des  combats;  quand  ils  grandissent, 
ces  luttes  deviennent  souvent  sanglantes  ;  le  courage  poussé  jusqu'à 
la  férocité  et  la  ruse  sont  les  seules  qualités  que  cette  éducation 
développe  (').  La  poésie  n'avait  d'autre  objet  que  d'inspirer  l'ardeur 
des  coinbals.  Elle  faisait,  dit  le  biographe  de  Lycurgue,  l'éloge 
et  l'apothéose  de  ceux  qui  étaient  morts  pour  Sparte,  la  censure 
de  ceux  qui  avaient  montré  de  la  peur  :  c'était,  suivant  la  con- 
venance des  âges  ,  ou  la  promesse  d'être  un  jour  vertueux,  ou  le 
témoignage  glorieux  de  l'être  maintenant.  Phitarque  donne  un 
exemple  de  cette  poésie  en  action.  Le  chœur  des  vieillards  enton- 
nait le  chant  :«  Nous  avons  été  jadis  jeunes  et  braves.  »Le  chœur 
des  jeunes  gens  répondait  :  «  Nous  le  sommes  maintenant;  appro- 
che, tu  le  verras  bien!  »  Le  troisième  chœur,  celui  des  enfants, 
disait  à  son  tour  :«  Et  nous  un  jour  le  serons  et  bien  plus  vaillants 
encore»  (').  Enfin  il  n'y  avait  pas  jusqu'à  la  religion,  pacifique 
par  essence,  qui  à  Sparte  ne  prît  un  caractère  guerrier.  Les  Spar- 
tiates mirent  une  lance  entre  les  mains  de  tous  les  dieux  et  de  tou- 
tes les  déesses  ;  ils  ne  concevaient  les  dieux  que  doués  de  la  vertu 
par  excellence,  celle  du  courage  ('). 

Ainsi  Sparte  est  un  produit  de  la  guerre  et  elle  est  organisée  pour 
la  guerre.  Qu'importe  après  cela  que  Lycurgue  ait  eu  des  goûts 
pacifiques?  La  force  des  choses  l'emporta  sur  les  intentions  du 
législateur.  Dans  l'antiquité  la  guerre  était  générale  :  les  Spar- 
tiates pouvaient  d'autant  moins  échapper  à  cette  loi  providentielle, 
que,  nourris  dans  les  exercices  guerriers,  la  guerre  était  leur 
vie(^).  Sous  ce  rapport  la  cité  de  Lycurgue  était  dans  une  condi- 
tion exceptionnelle  :  les  autres  peuples  de  la  Grèce  vivaient  à  la 
vérité  dans  un  état  de  guerre  presque  permanent;  mais  l'industrie, 
le  commerce,  l'agriculture  n'étaient  pas  proscrits,  tandis  que  le 
législateur  lacédémonien  ne  laissait  qu'une  seule  occupation  à  ses 


(1)  Plutarcli.,  Lycurg.,  23,  20,  28.  —  Xowph.,  Rcsp.  Laced.,  c.  l-i. 

(2)  Plutarclu,  Lycurg.,  21. 

(3)  Plutarch.,  Inslit.  lac,  28. 

(i)  Plulanh.,  Compar.  Lycurg.  et  Num.,  c.  2.  —  Diod.,  XV,  'i. 


LES   HEGEMONIES. 


169 


citoyens,  les  armes.  On  a  dit  que  les  Spartiates  devaient  désirer 
la  guerre,  ne  fût-ce  que  pour  échapper  à  rennui  de  leur  mono- 
tone existence  (').  A  vrai  dire,  la  guerre  était  plus  qu'une  distrac- 
tion pour  eux,  c'était  un  idéal.  L'ingénieux  historien  des  tribus 
doriennes  remarque  que,  seuls  parmi  les  Grecs,  les  Spartiates 
considéraient  la  guerre,  non  comme  une  source  de  profit,  ni 
comme  un  instrument  d'ambition  ou  de  vengeance,  mais  comme 
un  art,  une  représentation  plastique  où  la  force  et  l'agilité  de  la 
jeunesse  se  produisaient  dans  un  bel  accord  (').  L'éloge ,  bien 
qu'exagéré,  a  quelque  chose  de  fondé.  Chez  aucun  peuple  de  l'an- 
tiquité la  guerre  n'a  un  caractère  aussi  poétique  qu'à  Sparte.  C'est 
pour  ainsi  dire  par  une  violence  faite  à  la  nature  humaine  que  les 
hommes  donnent  et  cherchent  la  mort;  pour  les  Spartiates  le  jour  du 
combat  était  un  jour  de  fête.  Avant  la  bataille,  le  roi  sacrifiait  aux 
Muses,  comme  s'il  s'agissait  d'une  lutte  dans  laquelle  le  nombre  et 
l'harmonie  seuls  seraient  en  jeu(^).  L'on  faisait  aussi  des  sacrifices  à 
l'Amour,  lien  de  la  fraternité  qui  liait  les  combattants  et  assurait 
la  victoire  {*]'.  La  discipline  qui  d'ordinaire  augmente  de  rigueur 
pendant  la  guerre,  se  relâchait  chez  les  Lacédémoniens;  leurs 
exercices  étaient  plus  doux,  leur  genre  de  vie  moins  dur  dans  les 
camps  que  dans  les  gymnases  (').  Quand  l'armée  était  rangée  en 
bataille,  le  roi  ordonnait  aux  soldats  de  mettre  des  couronnes  sur 
la  tète,  et  aux  musiciens  de  jouer  l'air  de  Castor;  lui-même  enton- 
nait le  chant  de  guerre,  signal  de  la  charge.  Les  guerriers  avan- 
çaient en  cadence,  d'un  pas  grave  et  d'un  air  joyeux  (^).  A  en 
croire  ces  témoignages,  les  Spartiates  n'auraient  pas  connu  la 
fureur  des  combats;  leurs  guerres,  comme  le  dit  leur  panégyriste 
allemand  ,  auraient  été  plutôt  des  duels  ('). 


(1)  Heeren,  Historische  Werke,  T.  VII,  p.  ]'6't. 

(2)  Millier,  Die  Dorier,  T.  II,  p.  24o. 

(3)  Plutm-ch.,  Lyciirg.,  21;  De  cohib.  ira,  c.  10. 

(4)  Athen.,  XIII,  12.  —  Aelian.,  V.  II.,  III,  9. 

[o)  Plutarch.,  Lycurg.,  22.  —  Xenopk.,  Rcsp.  L;ic.,  XIII,  0.  —  fhrod.,  Vil, 
208,  209. 

(6)  Plutarch.,  Lycurg.,  ib.;  De  cohibcnd.  ira,  c.  -10. 

(7)  Mitller,  Die  Dorier,  T.  Il,  p.  243. 


170 


LA    GRIXE. 


L'esprit  mililaire  est  le  beau  côté  de  Sparte.  Il  s'alliait  à  une 
noble  fierté  :  en  condamnant  toute  pensée  de  lucre,  les  institutions 
de  Lycurgue  tendaient  à  élever  l'ànie  du  Spartiate  au-dessus  des 
intérêts  vulgaires.  Les  Doriens,  maîtres  de  la  Laconie  par  droit  de 
conquête,  abandonnant  aux  vaincus  la  culture  de  la  terre  et  Texer- 
cice  des  arts  mécaniques,  voués  exclusivement  à  la  profession  des 
armes,  présentent  quelque  analogie  avec  la  chevalerie  du  moyen- 
âge.  Cependant  il  est  permis  de  douter  des  sentiments  d'humanité 
que  Plutarque  {^)  prête  à  un  peuple  qui  dans  les  rapports  de  la  vie 
privée  et  dans  les  relations  internationales  a  toujours  montré  un 
caractère  dur  et  cruel.  On  peut,  à  plus  juste  titre  encore,  contester 
la  politique  pacifique  qu'un  historien  moderne  suppose  aux  Spar- 
tiates (^).  Les  anciens  n'en  jugeaient  pas  ainsi.  Isocrate  dit  qu'ils 
étaient  animés  d'une  ambition  insatiable,  qu'ils  abusèrent  de  la  force 
pour  faire  une  guerre  sans  relâche  à  toutes  les  cités  duPéloponèse, 
et  les  détruisirent  toutes,  à  l'exception  d'Argos  f  ).  Le  plus  judi- 
cieux des  historiens  grecs,  admirateur  lui-même  de  la  constitution 
lacédémonienne,  leur  reproche  également  la  passion  de  dominer 
et  une  cupidité  sans  bornes  (^).  L'histoire  confirme  ces  accusa- 
tions. A  peine  Lycurgue  a-t-il  rétabli  la  paix  dans  la  cité,  que 
les  Spartiates,  ennuyés  du  repos,  consultèrent  l'oracle  de  Delphes 
sur  la  conquête  de  l'Arcadie.  La  Pythie  répondit  :  «  Tu  me  de- 
mandes l'Arcadie,  ta  demande  est  excessive;  je  te  donne  Tégée 
pour  y  danser  et  ses  belles  plaines  pour  les  mesurer  au  cordeau.  » 
Les  Lacédémoniens,  munis  de  chaînes,  marchèrent  contre  les 
Tégéates,  qu'ils  regardaient  déjà  comme  leurs  esclaves,  sur  la  foi 
de  l'oracle;  mais  ils  furent  vaincus,  et  les  captifs,  chargés  des  fers 
qu'ils  avaient  apportés,  furent  forcés  de  travailler  aux  terres  des 
Tégéates.  Ainsi  s'accomplit  l'oracle  ('). 


(1)  Piutarch.,  Lyc,  22;  Apophlegm.  lacon.,  Lyc,  31;  CIconi.,  48;  Agesil.,  33. 

(2)  Millier,  Die  Dorier,  11,45,  244-.  — Cf.  Sc/ioem«?m,Gnech.Alterth.,I,288,ss. 

(3)  Isocrat.,  Panalh.,  §  188  :  ^Httouti.  yàp  si;  oOJiv  à'»vO  7r).v;v  qtim;  -Izî'jTor. 
Twv  «A).o7piwv  •/.a.ra.'jyjfiuoijavj.  —  Cf.  ib.,  §  46. 

(4)  Polyb.,  VI,  48,  8  :  rpôç  ro-J;  â)./,o-j;  '~E/).v;va;  'fù')-:uj.o7'/.ro-j:  /.ai  tt/jovî/.- 
T'/.oiTârou;  zai  çt/ao^/orâTOv:. 

(o)  Ilcrod.,  I.  66. 


LES    HEGEMONIES. 


\7\ 


Le  dieu  de  Delphes  essaya  en  vain  de  réprimer  l'ambilion 
cupide  des  Spartiates.  Se  distinguèrent-ils  du  moins  dans  leurs 
guerres  par  une  politique  digne  de  leur  grand  législateur?  Ici 
encore  les  prétentions  de  Sparte  ne  sont  guère  d'accord  avec  les 
faits.  Platon  dit  que  les  Lacédémoniens  ne  faisaient  jamais  qu'une 
prière  aux  dieux,  qu'ils  leur  demandaient  l'honnête  avec  l'utile;  et 
à  en  croire  le  philosophe,  les  dieux  auraient  écouté  cette  belle 
prière,  en  leur  accordant  presque  toujours  la  victoire.  Tel  n'était 
pas  l'avis  de  Thucydide;  il  les  accuse  de  regarder  plus  ouverte- 
ment qu'aucun  autre  peuple  lagréable  comme  honnête  et  l'utile 
comme  juste  (').  Ces  sentiments  se  développèrent  avec  leur  puis- 
sance, et  bientôt  le  droit  international  des  Spartiates  se  résuma 
dans  cette  maxime  célèbre,  qu'//s  considéraient  comme  leur  bien 
tous  les  champs  où  leurs  javelots  pouvaient  atteindre  {^). 

Nous  ne  ferons  pas  de  cette  politique  l'objet  d'une  accusation 
contre  la  cité  de  Lycurgue  ;  Athènes  n'en  avait  pas  d'autre  et  on  la 
retrouve  chez  tous  les  peuples  anciens.  Mais  la  plus  grande  tache  du 
caractère  lacédémonien,  c'est  la  duplicité.  Les  Athéniens  se  plai- 
gnaient que  leurs  rivaux  pensaient  d'une  façon  et  parlaient  d'une 
autre  (^);  un  de  leurs  poètes  exprima  en  paroles  brûlantes  les  re- 
proches que  la  morale  était  en  droit  de  faire  à  Sparte  :  «  0  de  tous 
les  mortels  les  plus  odieux  au  genre  humain,  s'écrie  Euripide,  ha- 
bitants de  Sparte,  conciliabule  de  perfidies,  rois  du  mensonge, 
artisans  de  fraudes,  pleins  de  pensées  tortueuses,  perverses  et  fal- 
lacieuses, votre  prospérité  dans  la  Grèce  blesse  la  justice.  Quel 
crime  est  inconnu  parmi  vous?  N'étes-vous  pas  avides  de  gains 
honteux?  iNe  vous  surprend-on  pas  toujours  à  dire  une  chose  et  à 
en  penser  une  autre?  »(*)  Nous  tenons  compte  dans  ces  invectives 
des  exagérations  de  la  poésie  et  des  haines  nationales;  mais  le  fond 
de  la  pensée  n'en  est  pas  moins  l'expression  des  sentiments  de  la 
Grèce,  et  les  faits  prouvent  que  dès  son  origine  Sparte  ternit  son 
caractère  héroïque  par  des  expédients  coupables. 

(1)  Plat.,  Alcib.,  II,  148,  C,  sqq.  —  TImcyd.,  V,  lOS. 

(2)  Cicer.,  De  Rep.,  MI,  9.  —  Voyez  plus  bas,  livre  IV,  ch.  3. 

(3)  Herod.,  IX,  53  (34). 

(4)  lïurip.,  Androm.,  v,  i'i6,  sqq. 


)7!2 


LA    GUr.CF.. 


Un  ancèlre  de  Lycurgue,  le  premier  Proclide,  est  eu  quelque 
sorte  le  symbole  du  génie  national.  Soiis,  assiégé  par  les  Cliloriens 
dans  un  poste  diiïlcile  et  qui  manquait  d'eau,  consentit  à  leur  aban- 
donner les  terres  conquises  par  les  Spartiates,  à  condition  qu'ils  le 
laisseraient  boire,  lui  et  les  siens,  dans  la  fontaine  voisine.  Soiis 
descendit  le  dernier  de  toute  l'armée  à  la  fontaine  et  se  rafraîchit 
simplement  le  visage,  en  prenant  à  témoin  les  ennemis  qui  étaient 
présents;  il  retint  les  terres  sous  prétexte  que  toute  l'armée  n'avait 
pas  bu  (').  Il  est  impossible  que  le  sentiment  moral  des  Lacédé- 
monicns  ait  été  faussé  au  point  de  croire  ces  ruses  de  guerre 
conformes  à  la  justice;  elles  sont  plutôt  l'expression  de  la  doc- 
trine antique  qui  ne  reconnaissait  aucun  devoir  envers  l'ennemi, 
parce  qu'il  n'existait  aucun  lien  de  droit  entre  les  peuples.  On 
reprochait  un  parjure  à  Cléomène  ;  il  répondit  que  les  dieux  et  les 
hommes  considéraient  comme  juste  le  mal  fait  à  l'ennemi,  par 
quelque  moyen  que  ce  fût  {■).  Il  n'y  avait  pas  même  de  lien  d'hu- 
manité entre  ennemis  ;  tout  ce  que  le  vainqueur  se  permettait  était 
juste.  A  Sparte  plus  que  partout  ailleurs,  le  manque  de  senti- 
ments humains  devait  être  un  vice  général.  L'éducation,  exclusi- 
vement guerrière!,  ne  développait  dans  les  enfants  que  le  courage 
poussé  jusqu'à  la  cruauté  (^);  le  législateur  avait  banni  de  Sparte 
les  arts  et  les  lettres,  dont  un  des  plus  beaux  privilèges  est  d'adou- 
cir les  mœurs (^).  De  pareilles  institutions  devaient  rendre  le  carac- 
tère des  Lacédémoniens  austère,  dur,  féroce  même. 

La  perfidie  et  l'inhumanité  se  perpétuèrent  à  Sparte,  comme 
tout  ce  qui  tenait  aux  mœurs  et  aux  lois.  Ces  défauts  du  caractère 
national  se  manifestèrent  dans  toutes  ses  guerres;  ils  aliénèrent 
les  esprits^des  Grecs  de  la  fière  cité  que  ses  vertus  militaires  appe- 
laient à  jouer  le  premier  rôle  dans  les  affaires  de  la  Grèce.  Sparte 
conquit  à  la  vérité  l'hégémonie,  mais  elle  ne  sut  que  vaincre  et  non 


(1)  Plutarch.,  Lycurg.,[2;  Instit.  lacon  ,  25. 

(2)  Plutarch.,  Apophtegm.  lacon.,  Cleomen.,  III. 

(3)  Pausan.,  III|,  14, 10. 

(4)  Cicer.,  pro  Archia,  c  3  :«  Omnes  artes  quibiis  a-las  pucri'lis  ad  hiimanila- 
tem  informari  solet.  » 


LÎ'S    nKGS'MONIF.S.  175 

conserver;  la  cité  dorienne  manquait  de  l'esprit  cosmopolite  qui 
(it  de  Rome  la  maîtresse  du  monde.  Elle  usa  ses  forces  dans}  des 
hostilités  stériles. Nous  n'entrerons  pas  dans  le  détail  de  ces  petites 
guerres.  Une  seule  est  devenue  célèbre  par  le  malheur  des  vaincus  : 
la  lutte  de  Sparte  et  de  Messèue  nous  offrira  le  tableau  du  droit 
de  guerre  des  Spartiates  et  nous  conduira  à  la  première  hégémonie 
qu'elle  exerça  dans  le  Péloponèse  et  dans  les  guerres  médiques. 


g  II.  Les  guerres  messénicnncs  ('). 

La  première  guerre  contre  les  Messéniens  est  \\i\  témoignage 
irrécusable  de  l'esprit  envahissant  de  la  cité  de  Lycurgue.  Déjà 
chez  les  anciens  les  prétextes  dont  les  Spartiates  se  prévalurent,  le 
meurtre  de  leur  roi^  Toulrage  fait  à  de  jeunes  Lacédémoniennes, 
ont  trouvé  peu  de  créance;  Polybe  en  a  fait  justice  en  disant  qu'ils 
convoitaient  les  riches  campagnes  de  leurs  voisins (-).  Le  serment 
par  lequel  ils  s'engagèrent  à  ne  pas  déposer  les  armes  avant  d'avoir 
réuni  à  leur  territoire  les  champs  et  les  cités  de  la  Mcssénie,  atteste 
que  le  but  de  Sparte  n'était  pas  de  repousser  une  injure,  mais 
d'ajouter  à  son  territoire  peu  fertile  riin  des  plus  beaux  pays  de  la 
Grèce  i^).  Us  envahirent  la  Messénie  sans  aucune  déclaration  de 
guerre.  Il  y  avait  sur  les  limites  des  deux  pays  une  ville  située  sur 
une  colline  élevée,  entourée  d'eau,  une  place  facile  à  défendre; 
mais  les  habitants  s'attendaient  si  peu  à  être  attaqués,  que  les 
portes  étaient  ouvertes,  et  qu'il  n'y  avait  pas  un  homme  sous  les 
armes;  les  Spartiates  y  entrèrent  de  la  nuit  et  tuèrent  tons  les  Mes- 
séniens qu'ils  rencontrèrent,  les  uns  dans  leur  lit,  les  autres  dans 
les  temples  et  au  pied  des  autels;  peu  échappèrent  au  carnage.  Tel 
était  le  Irailement  qui  attendait  les  hommes  libres;  quant  au  terri- 
toire, les  Spartiates  n'usèrent  pas  du  droit  de  guerre  habilucl;  ils 
ne  coupèrent  pas  les  arbres,  ils  n'incendièrent  pas  les  habitations  : 

(1)  Manso,  Spai  l;i ,  II'-  livre. 

(2)  Pohjb.,  VI,  49,  1 .  —  Cf.  Pausan.,  IV,  3  ,  3. 
(•{)  Pausan.,  IV,  H,  8.  —  Justin.,  III,  4. 


174  LA   GRÈCE. 

c'est  qu'ils  considéraient  déjà  la  Messénle  comme  un  domaine  de 
Sparte  ('). 

Cette  première  lutte  de  Tambilion  contre  l'indépendance  nationale 
fut  longue  et  acharnée;  les  vaincus  ne  demandaient  pas  grâce,  parce 
que  vainqueurs  ils  ne  l'auraient  pas  accordée  (').  Après  une  guerre 
de  vingt  ans,  les  Messéniens  succombèrent;  les  uns  se  réfugièrent 
chez  les  peuples  voisins;  ceux  qui  restèrent  dans  leurs  anciennes 
demeures  furent  traités  comme  des  ilotes.  Les  historiens  parlent  des 
Messéniens  comme  d'un  troupeau  d'esclaves,  chargés  de  chaînes, 
battus  de  verges  :  «  Les  vieillards  n'avaient  plus  rien  à  craindre  de 
la  mort,  et  les  jeunes  gens  plus  rien  à  espérer  de  la  vie  »  (").  Né 
pour  la  liberté,  l'homme  ne  s'apprivoise  pas  avec  la  servitude,  dit 
le  bon  RoUin;  la  plus  douce  l'irrite  et  le  révolte  :  que  fallait-il 
attendre  d'un  esclavage  aussi  dur  que  celui  des  Messéniens?  Trente- 
neuf  ans  après  la  prise  d'Ithôme,  l'insurrection  des  vaincus  com- 
mença la  seconde  guerre  messénienne ,  illustrée  par  la  figure  hé- 
roïque d'Aristomène.  La  poésie  a  idéalisé  ce  personnage  ;  même  en 
l'acceptant  tel  (\\\tPausanias  le  dépeint,  cet  idéal  d'un  guerrier  do- 
rien  paraît  encore  bien  affreux.  D'après  un  antique  usage,  celui 
qui  avait  tué  de  sa  main  cent  hommes  dans  un  combat,  offrait  un 
sacrifice  solennel  à  Jupiter.  Aristomène  fut  célébré  par  les  chants 
populaires,  pour  avoir  offert  trois  fois  l'horrible  hécatomphonie  [*). 
Ce  qui  fait  la  véritable  gloire  du  héros  messénien,  c'est  d'avoir 
mis  un  courage  indomptable  au  service  de  la  liberté  de  sa  na- 
tion. Les  esclaves  révoltés  montrèrent  qu'ils  méritaient  d'être 
libres;  ils  vainquirent  leurs  maîtres.  Sparte  eut  recours  alors  à 
un  moyen  peu  digne  d'une  cité  guerrière;  le  roi  des  Arcadiens, 
corrompu  par  l'or  lacédémonien,  déserta  les  rangs  de  ses  alliés  au 
milieu  d'un  combat.  Ira,  la  dernière  retraite  des  vaincus,  tomba 
également  par  trahison.  Une  grande  partie  des  vaincus  abandon- 
nèrent le  sol  natal  et  cherchèrent  une  nouvelle  patrie  sur  des  côtes 

(1)  Pawsan.,  IV,  5,  9;  IV,  7,  1. 

(•2)  Paiisan.,  IV,  8,  7. 

(3)  «  Servilulis  verbera,  plerumque  et  viucula,  aetcraqtie  captivilalis  mala.  » 
Justin.,  IIF,  5.  —  Darlhélcmy,  cli.  40,  2'^  élégie. 

(4)  Patisan.,  IV,  10,  3. 


I 


LES    HÉGÉMONIES.  175 

lointaines;  la  condition  de  ceux  qui  restèrent,  aggravée  par  l'insur- 
rection, fut  plus  misérable  que  celle  des  ilotes,  ces  parias  de  la 
Grèce  ('). 

Les  Messéniens  plièrent  sous  le  joug,  mais  ils  n'oublièrent  pas 
leur  ancienne  indépendance.  Quand  les  ilotes,  profilant  du  tremble- 
ment de  terre  qui  mit  Sparte  en  ruines,  s'insurgèrent  contre  leurs 
oppresseurs,  ils  se  joignirent  à  eux.  Ce  fut  le  signal  de  la  troisième 
guerre  messénienne.  Un  écrivain  anglais  a  peint  en  sombres  cou- 
leurs la  haine  des  esclaves  exaltée  par  des  malheurs  qui  auraient 
fait  tomber  les  armes  des  mains  d'ennemis  moins  exaspérés,  les 
ilotes  et  les  Messéniens  abandonnant  leurs  champs  pour  achever 
l'œuvre  de  destruction,  la  fureur  des  hommes  plus  impitoyable  que 
les  bouleversements  de  la  nature  physique  (-).  Le  courage  des  in- 
surgés fut  à  la  hauteur  de  leur  soif  de  vengeance.  Pour  sauver  leur 
cité,  les  Spartiates  furent  obligés  de  faire  appel  à  leurs  alliés,  et 
même  aux  Athéniens  leurs  ennemis-nés.  L'héroïque  résistance 
d'Ithôme  mérite  d'être  placée  par  l'histoire  à  côté  des  hauts  faits  de 
Platée  et  de  Salamine.  Ou  la  liberté  cesserait-elle  d'être  une  cause 
sacrée,  parce  qu'elle  est  revendiquée  par  des  ilotes?  Si  l'antiquité 
aristocratique  a  flétri  les  révoltes  des  esclaves,  c'est  à  la  démocratie 
moderne  à  saluer  en  eux  ses  frères  aînés. 

La  troisième  guerre  messénienne  fut  la  dernière  tentative  des 
vaincus  pour  recouvrer  leur  indépendance.  Grâce  à  l'intervention 
du  dieu  de  Delphes,  les  défenseurs  d'Ithùme  obtinrent  la  faculté  de 
quitter  le  Péloponèse;  le  vainqueur,  humain  malgré  lui,  les  menaça 
de  la  mort,  s'ils  osaient  reparaître  dans  leur  patrie  (=).  Quand 
Sparte  à  son  tour  trouva  son  tombeau  à  Leuctres,  Epaminondas, 
pour  la  ruiner  à  jamais,  rappela  ses  irréconciables  ennemis.  Dis- 
persés en  Italie,  en  Sicile,  dans  des  contrées  plus  lointaines 
encore,  les  Messéniens  accoururent  tous  à  la  voix  dcThèbes  ;  peut- 
être  la  haine  héréditaire  du  nom  Spartiate,  |)lus  que  le  désir  de 
revoir  le  sol  natal,  animait  les  proscrits  (').  La  nouvelle  Messène 

(1)  l'aman.,  IV, '23,  1-3. 

(2)  Buhoer,  Athons,  IV,  3,  8. 

(3)  Paiisan.,  IV,  24,  7. 

(Î-)  Pausan.,  IV,  26,  5;  IV,  '11,  !».  1 1. 


Î7()  LA    CllKCF.. 

fut  l'ennemie  constante  de  Sparte.  Alors  même  que  vainqueurs  et 
vaincus  perdirent  leur  liberté,  ils  restèrent  divisés  :  dans  les  guerres 
civiles  qui  ensanglantèrent  la  fin  de  la  république  romaine,  les  Mes- 
séniens  prirent  le  parti  d'Antoine,  parce  que  les  Lacédémoniens 
combattaient  sous  les  drapeaux  d'Octave('). 

Nous  avons  suivi  sur  les  guerres  messéniennes  le  récit  ûePausa- 
nias.  Le  savant  historien  des  tribus  helléniques  qualifie  les  tradi- 
tions recueillies  par  l'écrivain  grec  de  roman  hostile  à  Sparte  (-).  Il 
est  probable  que  les  poésies  auxquelles  Pmisanias  a  puisé,  exal- 
taient les  hauts  faits  des  héros  de  la  Messénie,  et  les  poètes  qui 
consolaient  les  exilés  devaient  être  peu  favorables  aux  vainqueurs. 
Nous  ne  voulons  pas  prendre  parti  pour  Messène  contre  Lacédé- 
mone;  peut-être  les  Messéniens  auraient-ils  été  des  conquérants 
aussi  impitoyables  que  les  Spartiates,  IMais  ces  vieux  chants  n'en 
sont  pas  moins  une  peinture  fidèle  des  mœurs  de  la  Grèce  do- 
rienne;  Sparte  y  apparaît  ce  qu'elle  a  toujours  été  depuis,  coura- 
geuse mais  oppressive  et  souillant  sa  vertu  guerrière  par  un  mé- 
lange de  perfidie  et  de  corruption. 


I  III.   Première   hègéinonie   de   Sparte. 

La  lutte  de  Sparte  et  de  Messène  décida  du  sort  du  Péloponèsc. 
Une  seule  cité  aurait  pu  disputer  la  sui)rématie  aux  Spartiates,  Ar- 
goSjl'antique  siège  des  Pélopides,qui  dans  les  temps  héroïques  avait 
exercé  une  espèce  d'hégémonie;  elle  succomba.  Sparte  profita  de 
son  ascendant  pour  chasser  les  tyrans,  organes  de  la  démocratie 
et  pour  relever  la  puissance  de  l'aristocratie  dorienne.  Plutarquc 
compare  la  cité  de  Lycurgue  à  Hercule;  le  héros  parcourut  tout 


(1)  PaMsa)!.,IV,  31,  -1. 

(2)  Millier,  Die  Dorier,  T.  I,  p.  \k\,  ss.  —  Manso  accorde  plus  de  foi  à  Tausa- 
nias.  Voyez  sa  dissertation  :  Ist  Pausanias  in  der  Gcschichte  dermessenischen 
Kriege  fjlaubtoUrdig?  [Sparla,  T.  I,  Beyiage  XVIII,  p.  204-274).  —L'historien 
anglais  Thirlwall  croit  également  que  le  fond  des  traditions  recueillies  par  l'écri- 
vaia  grec  est  historique  (Geschichte  Griechonlands,  T.  I,  p.  305).  —  Grole  (His- 
tory  of  Greece,  T.  II,  p.  307,  ss  )  suit  l'opinion  de  Miiller. 


LES    HÉGÉMONIES.  177 

Tuoivers  pour  châtier  les  scélérats  ;  de  même  Sparte  détruisit  les 
pouvoirs  injustes  et  les  tyrannies  qui  opprimaient  les  villes.  Son 
empire  était  si  bien  établi,  qu'elle  n'avait  besoin  que  d'envoyer  un 
ambassadeur;  on  obéissait  à  ses  injonctions  sans  qu'elle  remuât 
un  bouclier  (').  La  cité  de  Lycurgue  était  reconnue  comme  la  pre- 
mière de  la  Grèce,  non-seulement  par  les  Grecs  du  continent,  mais 
même  à  l'étranger.  Quand  l'oracle  conseilla  à  Crésus  de  faire 
alliance  avec  les  états  les  plus  puissants,  le  roi  des  Lydiens  s'adres- 
sa aux  Spartiates,  comme  au  premier  peuple  de  la  Grèce('). Pressés 
par  Cyrus,  les  Grecs  d'Asie  demandèrent  l'appui  de  Sparte,  bien 
qu'ils  fussent  liés  avec  Athènes  par  la  communauté  d'origine;  et 
lorsque  Aristagoras  songea  à  soulever  l'Ionie,  il  rechercha  l'alliance 
de  Sparte  avant  de  se  présenter  à  Athènes  (').  A  en  croire  Héro- 
dote, le  renom  de  la  puissance  lacédémonienne  aurait  pénétré  jus- 
que chez  les  Barbares;  les  Scythes,  voulant  se  venger  de  l'invasion 
de  Darius,  envoyèrent  des  ambassadeurs  à  Sparte  pour  contracter 
alliance  avec  les  Lacédémoniens  (*). 

Devons-nous  attribuer  avec  Plutcuque  l'influence  de  Sparte  à  la 
force  de  ses  institutions  et  à  sa  justice?  Mabbj  l'a  cru  (');  il  avoue 
que  Sparte  conserva  par  les  moyens  ordinaires  de  l'ambition  l'em- 
pire (juc  la  sagesse  lui  avait  acquis,  mais  il  voit  dans  cette  défaillance 
une  marque  de  la  faiblesse  humaine  :  «  Sans  doute,  dit-il,  il  ne 
peut  y  avoir  de  vertu  pure  parmi  les  hommes,  puisque  celle  des 
Spartiates  ne  le  fut  pas.  »  Les  faits  sont  loin  de  répondre  à  ce 
tableau  idéal.  La  guerre  contre  Tégée  entreprise  par  ennui,  la 
conquête  sanglante  et  injuste  de  la  Messénie,  les  hostilités  contre 
Argos,  mêlées  de  pcrtidies  et  de  cruautés,  tel  fut  le  piédestal  de  la 
puissance  lacédémonienne.  Ce  n'est  pas  sa  justice,  c'est  sa  vertu 
guerrière  qui  fut  l'instrument  le  plus  elïicace  de  sa  grandeur.  Jus- 


(1)  Plularch.,  Lycurg.,  30. 

(■-)  Herod.,  I,  69  :  -Jaéa;  yào  7rvvO'/.vrjj7.a'.  TrooîTTàvat  ta;  'E"x)-àc?o;. 

(3)  //erod.,V,  49. 

(4)  Herod.,  VI,  84. 

(■i)  Plularch.,  Lycurg.,  ^O.  —  Mabl'j,  Entretiens  de  Pliocion,  IV;  Oliserv.ilioiis 
sur  l'histoire  de  la  Grèce,  livre  I. 

12 


J78  LA    GRÈCE. 

qu'àla  bataille  de  Leuctres,  les  Spartiates  étaient  considérés  comme 
invincibles;  les  peuples  grecs  se  croyaient  sûrs  de  la  victoire,  quand 
ils  avaient  un  général  lacédémonien  à  leur  téte(^).  Ce  renom  de 
valeur  devait  donner  la  prépondérance  aux  Spartiates  dans  un  âge 
où  la  force  était  Tunique  fondement  de  la  puissance  (^). 

Cependant  l'hégémonie  de  Sparte  (^)  était  loin  d'être  aussi  éten- 
due qu'on  serait  porté  à  le  croire  d'après  les  récits  de  Plutarque  et 
iï Hérodote.  Elle  n'embrassait  pas  même  tout  le  Péloponèse(*). 
Argos  fut  vaincue  par  les  Spartiates,  mais  elle  ne  se  soumit  pas  à 
ses  lois.  Mantinée  suivait  le  parti  d'Argos  et  les  Achéens  n'en- 
trèrent dans  la  ligue  que  temporairement.  La  confédération  n'avait 
donc  pas  un  caractère  général  :  c'était  une  association  de  cités 
doriennes;  les  Ioniens  n'en  faisaient  pas  partie.  Il  n'y  avait  rien  de 
déterminé,  ni  sur  l'objet  de  la  ligue,  ni  sur  son  organisation,  ni  sur 
les  pouvoirs  de  Sparte^  ni  sur  les  droits  et  les  devoirs  des  alliés. 
Sparte  avait  le  commandement  pendant  la  guerre,  et  elle  présidait 
les  délibérations  communes  qui  dans  un  temps  d'hostilités  perma- 
nentes n'avaient  d'autre  objet  qu'une  guerre  à  entreprendre  ou  une 
paix  à  conclure.  Chacun  des  confédérés  avait  une  voix  égale  dans 
ces  réunions;  Sparte  n'y  exerçait  aucune  prépondérance;  la  majo- 
rité décidait,  et  elle  se  prononça  plus  d'une  fois  contre  les  préten- 
tions de  la  république  dominante  (^).  Les  membres  de  la  ligue 
conservaient  leur  indépendance  et  leur  autonomie.  Comme  le  prin- 
cipe aristocratique  régnait  dans  toutes  les  cités,  il  n'y  avait  aucun 
motif  pour  Sparte  d'intervenir  dans  leur  gouvernement  intérieur- 
Si  des  contestations  s'élevaient  entre  les  peuples  alliés,  ils  s'en  rap- 
portaient à  l'oracle  de  Delphes  ou  à  des  arbitres  ;  l'assemblée  géné- 


(1)  Plutarch.,  Pelopid.,  -17;  Lycurg.,  30. 

(2)  Lysias,  ap.  Dionys.  Hal.,  T.  V,  p.  523,  éd.  Reiske  :  ij^î^ôvî-  ovtî;  tôjv 
'E/).vjvwv  oùx  à(?izw;  zaî  (?tà  zr,v  ïy.'fvzov  àpzrr,v  y.'xl  Sii.  t>;v   ttoo;  tov  Tr6\itJ.o-j 

STrtCTTÎÎfAÏJV. 

(3)  Voyez  sur  la  première  hégémonie  de  Sparte,  Millier,  Die  Dorier,  1, 179,  ss. 
—  Hermann,  Griech.  Staatsallherth.,  T.  I,  §§  31-35. 

(4)  Herod.,\U,  148.  —  Kortilm,  Zur  Geschichte  bellenischer  Staatsvcrfassun- 
gen,  p.  37-39. 

(5)  Herocl,  V,  93. 


LES   HÉGÉMONIES.  17!) 

raie  n'avait  aucune  autorité  pour  les  décider.  Était-ce  pour  ne  pas 
mettre  les  confédérés  dans  la  dépendance  de  Sparte,  comme  le  dit 
MilUerQ),  ou  n'est-ce  pas  plutôt  que  dans  renfonce  de  la  science 
politique,  Ton  ne  songeait  pas  à  créer  une  véritable  fédération? 
Sparte  fixait  le  contingent  des  troupes  que  chaque  république 
devait  fournir;  il  en  est  de  même  du  tribut  qui  n'était  pas  perma- 
nent. Les  charges  des  alliés  n'étaient  pas  lourdes,  mais  aussi  leurs 
moyens  d'action  étaient  reslrelnts.  L'alliance  s'était  formée  sponta- 
nément et  sans  but  déterminé.  Par  sa  constitution  même,  elle 
n'était  propre  à  agir  que  dans  un  cercle  étroit;  quand  il  s'agit  de 
sortir  du  Péloponèse  pour  entreprendre  une  guerre  longue  et  coû- 
teuse, la  ligue  se  trouva  en  défaut  (^).  L'impuissance  de  Sparte  se 
révéla,  lorsque  l'invasion  des  Perses  mit  les  destinées  de  la  Grèce 
en  ses  mains. 

Le  commandement  exercé  par  les  Spartiates  pendant  les  guerres 
médiques  n'était  pas  un  droit  attaché  à  leur  hégémonie,  puisque  la 
ligue  comprenait  seulement  les  peuples  du  Péloponèse.  Mais  supé- 
rieurs en  puissance,  et  jouissant  d'une  grande  réputation  militaire, 
les  Spartiates  furent  naturellement  appelés  à  la  tète  des  Grecs 
armés  pour  la  défense  commune (').  Sparte,  appuyée  de  la  confiance 
générale,  revendiqua  cependant  l'hégémonie  comme  un  droit  qui 
lui  appartenait  depuis  les  temps  les  plus  reculés.  Gélon  de  Syra- 
cuse, que  les  Grecs  du  continent  avaient  engagé  à  venir  à  leur 
secours,  demanda  à  commander  l'armée  hellénique;  le  député 
Spartiate,  indigné,  s'écria  «  que  ce  serait  un  grand  sujet  de  dou- 
leur pour  Agamemnon,  descendant  de  Pélops  ,  s'il  apprenait  que 
les  Spartiates  se  fussent  laissé  dépouiller  du  commandement  par 
un  Gélon  et  par  des  Syracusains  »(*).  La  conduite  des  Spartiates 
dans  les  guerres  médiques  fut-elle  à  la  hauteur  de  ces  orgueilleuses 
prétentions?  Les  Athéniens  seuls  arrêtèrent  la  première  invasion 
des  Barbares,  lis  avaient  envoyé  un  héraut  à  Sparte,  pour  dcman- 


(1;  DieDorifT,  T.  [,  p.  183,  ss. 
(2)  Thuajfl.,  I,  141. 
(:!]   rhunjil.,  I,  IH. 
('^)  llrroiL,  Vil,  liiO. 


180  LA    GRÈCE. 

der  du  secours.  Les  Lacédémonicns  étaient  disposés  à  l'accorder, 
mais  ils  déclarèrent  qu'il  leur  était  impossible  de  partir  sur  le 
champ,  parce  qu'une  loi  leur  défendait  de  se  mettre  en  marche 
avant  la  pleine  lune  (').  Ainsi  il  n'a  pas  tenu  à  Sparte  que  l'Altique 
ne  fût  conquise,  que  la  Grèce  ne  devint  esclave  des  Barbares  et 
que  le  développement  de  la  civilisation  hellénique  ne  fût  arrêté! 

La  seconde  invasion  des  Perses  menaça  plus  directement  le  Pélo- 
ponèse;  alors  les  Spartiates  se  réveillèrent,  et  le  dévouement  de  Léo- 
nidas  rendit  leur  nom  à  jamais  célèbre.  Mais  la  politique  de  Sparte 
ne  répondit  pas  à  l'héroïsme  de  ses  guerriers.  Les  institutions  de 
Lycurgue  ne  semblaient  donner  à  l'existence  du  citoyen  d'autre  but 
que  la  cité  sa  patrie.  Lorsque  la  formidable  armée  de  Xcrxès  mit 
l'indépendance  de  la  Grèce  en  danger,  Sparte  et  ses  alliés  ne  son- 
gèrent qu'au  salut  du  Péloponèse  {-).  En  vain  le  génie  de  Thémis- 
tocle  indiqua  aux  Grecs  leur  unique  voie  de  salut;  quand  les  Pélo- 
ponésiens  apprirent  que  les  Thermopyles  étaient  forcées,  quand 
ils  virent  les  innombrables  vaisseaux  des  Perses,  la  frayeur  les 
prit  et  ils  voulurent  s'enfuir  dans  le  centre  de  la  Grèce.  Si  nous  en 
croyons  Hérodote,  le  général  des  Spartiates  et  le  commandant  des 
Corinthiens  ne  furent  retenus  que  par  l'appât  de  l'or,  La  victoire 
d'Arlémisium  ne  suffit  pas  pour  rallier  les  Spartiates  et  leurs  alliés 
du  Péloponèse  aux  desseins  profonds  de  Thémistocle  (').  Il  fallut 
que  le  grand  homme  eût  recours  à  la  ruse  pour  forcer  les  Grecs  de 
vaincre  à  Salamine  (^). 

La  victoire  de  Salamine  brisa  la  puissance  maritime  des  Perses, 
mais  une  armée  formidable  occupait  toujours  le  continent.  Ici 
s'ouvre  une  nouvelle  série  d'incertitudes  et  de  lenteurs  qui  dénotent 
de  la  part  de  Sparte  ou  une  incapacité  absolue,  ou  l'oubli  des  inté- 


(1)  Hérodote  ne  suspecte  pas  ouvertement  la  conduite  des  Spartiates,  mais  il 
en  fait  la  plus  cruelle  satire,  en  ajoutant  ;  «  Pendant  qu'ils  attendaient  la  pleine 
lune,  ilippiasfaisait  aborder  les  Barbares  à  Marathon  »  {Ilerod..,  VI,  10G,  10'). — 
Oroto  (History  of  Greece,  T.  IV,  p.  463 ,  ss.  )  dit  que  la  conduite  de  Sparte  fut  le 
résultat  d'un  aveugle  attachement  aux  vieux  usages. 

(2)  nerod.,  VUl,  40.  —  Piutarch.,  Themisl.,  c.  9. 

(3)  Herod.,  VIII,  4,  5,  56,  49. 

(4)  Herod.,  VIII,  74-7G.  —Piutarch.,  Themist.,  12. 


LES   HÉGÉMONIES.  J81 

rèls  de  la  Grèce  qu'elle  était  chargée  de  défendre.  Lorsque  Xerxès 
essaya  de  détacher  les  Athéniens  de  la  cause  hellénique,  les  Spar- 
tiates se  hâtèrent  de  leur  envoyer  des  députés.  Les  Athéniens 
répondirent  à  l'ambassadeur  des  Mèdes  :  «  Tant  que  le  soleil 
fournira  sa  carrière  accoutumée,  nous  ne  ferons  pas  d'alliance 
avec  Xerxès;  mais  pleins  de  confiance  en  la  protection  des  dieux 
et  des  héros  qu'il  a  méprisés,  dont  il  a  brûlé  les  temples  et  les 
statues,  nous  le  combattrons  avec  courage.  »  Ils  engagèrent  les 
Lacédémoniens  à  mettre  au  plutôt  leur  armée  en  campagne,  pré- 
voyant que  les  Barbares  envahiraient  l'Attique,  dès  qu'ils  appren- 
draient que  leurs  offres  étaient  rejetées (^).  Les  prévisions  des  Athé- 
niens se  réalisèrent,  mais  ils  pressèrent  vainement  les  Spartiates 
de  remplir  leurs  engagements  :  les  éphores  remettaient  leur  réponse 
d'un  jour  à  l'autre.  Hérodote  se  demande  pourquoi  les  Lacédémo- 
niens montrèrent  d'abord  tant  d'ardeur  à  détourner  les  Athéniens 
du  parti  des  Perses  et  oublièrent  ensuite  leurs  promesses  :  «  .Je 
n'en  puis  donner  d'autre  raison,  dit-il,  que  celle-ci.  Quand  l'am- 
bassadeur des  Mèdes  vint  à  Athènes,  le  mur  qui  devait  fermer 
l'isthme  n'était  pas  encore  achevé;  à  l'arrivée  des  députés  athéniens, 
l'isthme  était  fermé;  ils  croyaient  n'avoir  plus  besoin  de  leurs 
alliés »(^).  Un  égoïsme  pareil,  dit  un  historien  allemand,  touche  à 
la  trahison  ('). 

Les  Spartiates  n'étaient  pas  à  la  hauteur  du  rôle  qu'ils  furent 
appelés  à  jouer  dans  les  grands  événements  qui  décidèrent  du  sort 
delà  Grèce  et  de  l'avenir  de  l'humanité.  Aucun  sentiment  géné- 
reux n'inspirait  leur  politique  ;  leur  égoïsme  même  était  mal  cal- 
culé. L'incapacité  leur  lit  perdre  riiégémonie  qu'ils  devaient  à  leur 
gloire  militaire.  Pendant  l'invasion,  Sparte  était  en  apparence  à  la 
télé  des  Grecs  (')  ;  en  réalité,  c'est  le  génie  de  Thémislode  qui 
dirigeait  les  destinées  de  la  Grèce.  Athènes  s'empara  de  l'hégémo- 
nie qui  s'échappait  des  mains  impuissantes  des  Spartiates.  On  a 


(1)  //cm/.,  VIII,  \^>l)-\fi'i:  —  I'littarch.,  Arislid.,  r.  10. 

(2)  Ilerod.,  IX,  G-9. 

(3)  Waclismuth ,  Ilclleniscbc  Allertbumskundo,  T.  1,  \).  '207. 

(î)  Hcruil.A'U,  137.—  Dmlur.,  XI,  '6'6.—  Mùllcr,  l)ic  Doricr,  T.  I,  [>.  I8D,  ss. 


18i  LA    GRÈCE. 

voulu  donner  à  cet  acte  de  faiblesse  les  couleurs  du  patriotisme  et 
de  la  modération.  Pausanias,  dit-on,  s'était  laissé  corrompre  par 
l'argent  des  Modes  ;  craignant  la  funeste  influence  des  mœurs  étran- 
gères sur  leurs  généraux,  les  Spartiates  abandonnèrent  volontaire- 
ment aux  Athéniens  la  direction  d'une  guerre  lointaine  qui  n'était 
pas  dans  les  principes  de  la  cité  de  Lycurgue(').  Plutarque  ad- 
mire la  grandeur  d'âme  que  les  Lacédémoniens  firent  paraître  dans 
celte  occasion  f).  Peut-être  les  Spartiates  voulurent-ils  se  donner 
l'apparence  du  désintéressement,  mais  leur  renonciation  à  cette 
hégémonie  qu'ils  avaient  disputée  avec  tant  d'àpreté  dans  l'ori- 
gine de  la  guerre  à  Argos,  à  Athènes,  à  Gélon,  ne  fut  rien  moins 
que  volontaire.  Quand  la  trahison  de  Pausanias  fut  connue,  et  que 
les  alliés  refusèrent  de  servir  sous  ses  ordres,  les  Lacédémoniens  le 
rappelèrent;  toutefois  ils  songeaient  si  peu  à  abandonner  le  com- 
mandement, qu'ils  envoyèrent  de  nouveaux  généraux  pour  le  rem- 
placer. Les  Grecs,  las  de  la  dureté  Spartiate,  ne  voulurent  pas 
reconnaître  l'autorité  de  Dorcis;  alors  seulement  les  Lacédémo- 
niens cessèrent  de  prétendre  à  l'hégémonie  (').  Ils  la  ressaisirent 
bientôt,  grâce  aux  fautes  de  leurs  rivaux;  mais  leur  incapacité 
resta  la  môme,  ils  trahirent  plus  ouvertement  la  liberté  hellénique 
dans  le  honteux  traité  d'Antalcidas.  La  Grèce  comme  l'humanité 
n'ont  qu'à  s'applaudir  de  leur  chute  définitive. 

0.  Mïdler  dit  que  la  confédération  péloponésienne  est  la  seule 
qui  dans  les  beaux  jours  de  la  Grèce  ait  réuni  la  justice  et  la  li- 
berté à  une  puissance  suffisante  (^).  Nous  venons  de  dire  que,  dans 
ses  rapports  avec  l'extérieur,  la  ligue  se  montra  tout  ensemble 
incapable  et  dépourvue  du  sentiment  de  la  nationalité  hellénique. 
Il  est  vrai  que  dans  les  relations  de  Sparte  avec  ses  alliés  du  Pélo- 
ponèse,  on  n'entendit  pas  encore  de  ces  plaintes  sur  les  abus  de 
pouvoir  qui  firent  de  leur  seconde  hégémonie  un  véritable  des- 
potisme; mais  la  suprématie  de  Sparte  n'était  que  l'ébauche  de  sa 


(1)  Thucyd.,  II,  95.  —  Diodor.,  XI,  59.  —  Mitller,  Die  Doricr,  I,  -185. 

(2)  Plutarch.,  Aristid.,  c.  23. 

(3)  Tkucyd.,  I,  92.  —  Thirlwall,  Geschichte  Griechenlands,  T.  II,  p.  384. 
(i)  Millier,  DieDorier,  I,  184. 


LES    HÉGÉMOMES.  183 

future  (lominalion.  Elle  n'élalt  pas  assez  forte  pour  rallier  toujours 
les  Grecs  à  ses  desseins;  comment  aurait-elle  eu  la  pensée  de  leur 
imposer  son  joug? 


I  IV.  Les  (jucrres  mcdif/iics. 

On  dit  que  l'insurrection  des  Ioniens  et  Tappui  qu'ils  trouvèrent 
à  Athènes,  furent  la  cause  des  guerres  médiques  :  ce  fut  plutôt 
l'occasion.  La  puissance  croissante  des  Perses  menaçait  l'Europe  ; 
une  collision  entre  les  deux  races  était  inévitable.  Jamais  il  n'y  eut 
de  lutte  plus  mémorable;  elle  devait  décider  à  qui  appartiendrait 
l'empire  du  monde,  au  génie  de  l'Orient  ou  à  celui  de  l'Occident. 
Le  Grand  Roi  aspirait  à  la  monarchie  universelle;  il  comptait 
subjuguer  les  Grecs,  parcourir  ensuite  l'Europe  et  ne  faire  de  la 
terre  entière  qu'un  seul  état  :  «  La  Perse  ne  devait  avoir  d'autres 
bornes  que  le  ciel,  le  soleil  ne  pas  éclairer  de  pays  qui  ne  lui  ap- 
partint )'(').  On  disait  à  Xerxès  pour  l'exciter  à  porter  ses  armes 
en  Grèce,  «  que  l'Europe  était  un  pays  très-beau,  d'un  excellent 
rapport,  que  le  roi  seul  méritait  de  l'avoir  en  sa  possession  »  ('). 
Les  courtisans  de  Xerxès  avaient-ils  raison?  le  Grand  Roi  était-il 
digne  de  faire  la  conquête  de  l'Occident? 

Nous  avons  tracé  le  tableau  de  l'empire  persan  avant  les  guerres 
médiques.  Le  régime  despotique  avait  porté  ses  fruits.  La  foice 
seule  dominait,  et  elle  prétendait  régner  jusque  dans  l'ordre  moral  : 
les  Grands  Rois  se  croyaient  donnés  par  Dieu  aux  Perses  pour  loi 
el  pour  règle  de  tout  ce  qui  est  honnête  ou  vicieux{^).  Avec  la  corrup- 
tion et  la  décadence  de  l'empire,  le  mépris  de  la  dignité  humaine 
ne  fit  (juangmcnter.  Darius  était  sur  le  point  de  marcher  contre 
les  Scythes,  «  lorsqu'un  Perse,  nommé  Oeobazus,  dont  les  trois 
fils  étaient  de  cette  ex|)é(lilion,  le  pria  d'en  laisser  un  auprès  de 
lui.  Darius  lui  répondit  comme  à  un  ami  dont  la  demande  est  mo- 


(I)  Jlcrod.,  VJl,  8.  l'.t. 

12)  Ifcrod.,  VII.. •). 

(  ))  l'intarch.,  .\rla.\c'rx.,  ii. 


\8i  LA   GRÈCE. 

(lérée,  qu'il  les  lui  laisserait  tous.  Le  Perse  se  flattait  que  ses  trois 
fils  allaient  avoir  leur  congé;  mais  le  roi  ordonna  de  faire  mourir 
tous  les  enfants  d'Oeobazus  :  morts,  on  les  laissa  en  cet  endroit  »('). 
Darius  fut  également  cruel  dans  la  guerre.  Après  la  prise  de  Baby- 
lone,  il  fit  mettre  en  croix  trois  mille  habitants  des  plus  distingués 
de  la  ville.  Ses  satrapes  menacèrent  les  Ioniens  révoltés  de  les 
réduire  en  esclavage  :  «  Leurs  enfants  mâles  seront  faits  eunuques, 
leurs  filles  transportées  à  Bactres,  et  on  donnera  leur  pays  à  d'au- 
tres peuples.  »  Ces  horribles  menaces  furent  mises  à  exécution  (-). 
Xerxès  surpassa  Darius  en  cruauté.  Un  Lydien,  l'homme  le  plus 
riche  de  l'Asie,  reçut  le  roi  et  toute  son  armée  avec  la  plus  grande 
magnificence,  et  lui  offrit  de  l'argent  pour  les  frais  de  la  guerre; 
il  demanda  une  grâce;  Xerxès  l'accorda.  Alors  Pylhius  le  pria 
d'avoir  compassion  de  son  grand  âge  et  d'exempter  l'aîné  de  ses 
cinq  fils  de  servir  dans  cette  guerre.  Le  Grand  Roi  fut  indigné  de 
ce  qu'un  de  ses  esclaves  osait  lui  parler  ainsi,  tandis  qu'il  aurait 
dû  le  suivre  avec  tous  les  siens  :  «  Cependant  il  ne  voulait  pas, 
dit-il,  se  laisser  surpasser  en  libéralité  par  Pythius  ;  il  lui  fit 
grâce  de  la  vie  à  lui  et  à  quatre  de  ses  fils,  mais  il  le  punit 
parla  perte  de  celui  qu'il  aimait  uniquement;  il  commanda  de  le 
couper  en  deux  et  d'en  mettre  une  moitié  à  la  droite  du  chemin 
par  où  devait  passer  l'armée,  et  l'autre  moitié  à  la  gauche  :  les 
ordres  du  roi  exécutés,  l'armée  passa  entre  les  deux  parties  du 
corps  »(').  Ces  traditions  sont  une  vive  et  vraie  image  de  la  cruauté 
asiatique.  L'héroïsme  de  Léonidas  aurait  inspiré  du  respect  et  de 
l'admiration  à  un  ennemi  généreux;  Xerxès  lui  fit  couper  la  télé 
et  mettre  le  cadavre  en  croix  ('').  Les  Grecs  avaient  confié  leur  des- 
tinée à  la  mer;  ne  trouvant  plus  de  Spartiates  pour  arrêter  sa  mar- 
che, le  roi  se  répandit  avec  son  immense  armée  sur  la  Grèce,  pil- 
lant, dévastant,  brûlant  tout  sur  son  passage  :  Platée,  Thespies, 
Athènes  furent  livrées  aux  flammes  (^). 

(1)  Herod.,  IV,  84.  —  Cf.  Seneca,  de  ira,  III,  16. 

(2)  Herod. ,U\,  159;  VI,  9,  32,  33,19,  20. 

(3)  Herod.,  VII,  27,  38-40.  —  Cf.  Seneca,  de  ira,  III,  17. 

(4)  Herod.,  VII,  238. 

(5)  Herod. ,YIU,  32,  33,  50;  IX,  13.  —  Just.,  11,12.—  Corn.  Nep.,  Them.,  c.  2. 


LES    HEGEMONIES. 


\m 


Tels  élaicnt  les  adversaires  des  Hellènes.  Nous  ne  ferons  pas  à 
la  pairie  d'Homère,  de  Solon,  de  Platon,  l'injure  de  la  comparer 
avec  les  rudes  dominateurs  de  l'Asie.  Même  sur  les  champs  de 
bataille,  les  Grecs  se  montrèrent  supérieurs  à  leurs  barbares  en- 
nemis. Les  ravages  des  Perses  et  surtout  leurs  sacrilèges  0  auto- 
risaient d'horribles  représailles,  d'après  le  droit  des  gens  de  l'anti- 
quité. Cependant,  chose  remarquable,  les  Grecs  furent  moins  cruels 
dans  les  guerres  médiques  que  dans  leurs  guerres  intestines;  on 
dirait  que  le  patriotisme  épura  leurs  sentiments  et  éleva  leurs  âmes. 
Le  seul  Irait  de  cruauté  qu'on  leur  reproche,  c'est  l'ordre  donné  à 
la  bataille  de  Platée  par  Pausanias  de  ne  pas  faire  de  quartier  aux 
ennemis;  encore  n'est-ce  pas  la  vengeance  ni  la  barbarie  qui  inspi- 
rèrent le  général  lacédémonien;  mais  voyant  que  le  nombre  des 
Barbares,  même  après  leur  défaite,  surpassait  celui  des  Grecs,  il 
craignit  que  la  pitié  n'eût  des  suites  funestes (').  Des  Hellènes  exci- 
tèrent Pausanias  à  venger  Léonidas,  en  infligeant  le  même  traite- 
ment à  Mardonius  ;  le  roi  de  Sparte  rejeta  ce  conseil  impie  H. 

.Jamais  il  n'y  eut  de  guerre  plus  sainte  que  celle  des  Grecs  con- 
tre les  Perses,  et  jamais  victoire  n'eut  des  conséquences  aussi  im- 
portantes. Les  Barbares  sont  refoulés  en  Asie;  le  génie  grec,  exalté 
par  les  combats  soutenus  pour  la  liberté,  va  se  déployer  dans  toutes 
les  carrières  (^j,  et  produire  cette  admirable  civilisation  qui,  répan- 
due dans  le  monde  entier  par  les  guerres  d'Alexandre  et  de  ses 
successeurs,  domina  le  peuple  roi,  devint  l'instrument  le  plus 
puissant  pour  le  développement  et  l'extension  du  christianisme, 
ranima  la  vie  intellectuelle  de  l'Europe,  au  sortir  du  moyen-àge,  et 
préside  encore  aujourd'hui  à  notre  éducation.  Apprécions  plus  spé- 
cialement l'influence  des  guerres  médiques  sur  l'unité  de  la  Grèce. 

(1)  Il  y  avait  dans  la  destruction  des  temples  plus  d'intolérance  que  de  barba- 
rie. Cicéron  en  a  déjà  fait  la  remarque  :  «  Nec  scquor  magos  l*ersarum,  quibus 
auctoribus  Xerxes  inflammasse  templa  Gruiciic  dicilur,  (juod  parielibus  iiiclu- 
derent  deos,  quibus  omnia  deberent  esse  j)atenlia  ac  libéra,  quoruratiue  hic 
mundus  omnis  templum  esset  et  domus  »  (Ue  Lcgg.,  II,  10). 

(2)  Dioclor.,  XI,  32. 
(.})  llcrod.,  IX,  77,  78. 

(4)  Plutarch.,  Arist.,  C.  7  :  o  oc'/o;  l-i  zr,  'j'i/.ç  pr/a  'jfvovwv  /.v.l  rw  f/r/'-TTo)-,/ 


18G  LA   GRÈCE. 

Lorsque  Darius  demanda  la  lerre  et  Teau  aux  Hellènes,  la  plu- 
part des  républiques  obéirent.  La  terreur  fut  plus  grande  encore 
quand  les  Grecs  apprirent  les  formidables  armements  de  Xerxès. 
On  peut  voir  dans  Diodore  les  noms  des  peuples  helléniques  qui 
embrassèrent  le  parti  des  Barbares  (')  ;  ceux  mêmes  qui  refusèrent 
la  terre  et  Teau  au  Grand  Roi  étaient  effrayés.  Des  animosités  par- 
ticulières augmentèrent  la  division  (^).  Chez  plusieurs  l'égoïsme  l'em- 
porta sur  le  bien  général  de  la  Grèce.  Enfin  la  vanité  et  l'orgueil 
étaient  une  source  de  divisions  plus  grande  peut-être  que  la  haine 
et  l'intérêt  personnel.  Les  Grecs  envoyèrent  des  ambassadeurs  à 
Gélon,  roi  de  Syracuse,  pour  l'inviter  à  réunir  ses  forces  aux  leurs 
contre  les  Perses;  ils  lui  représentèrent  que  l'intérêt  de  la  Sicile  se 
confondait  avec  celui  de  tous  les  Hellènes.  Gélon  répondit  qu'il 
était  prêt  à  leur  accorder  un  puissant  secours,  à  condition  qu'il 
commanderait  l'armée.  Nous  avons  rapporté  la  fière  réplique  du 
Spartiate  Syagrus.  Gélon  ayant  demandé  qu'on  lui  donnât  au  moins 
le  commandement  de  l'armée  navale,  cette  proposition  parut  révol- 
tante aux  Athéniens;  ils  déclarèrent  queux,  le  plus  ancien  peuple 
de  la  Grèce,  le  seul  qui  n'avait  jamais  changé  de  sol,  n'abandon- 
neraient pas  le  commandement  à  des  Syracusains.  Gélon  refusa  le 
secours  (^). 

L'approche  du  danger  réconcilia  les  Grecs  pour  quelque  temps; 
à  défaut  de  sentiments  communs,  la  haine  des  Barbares  surexcitée 
par  la  lutte  devint  un  lien  d'union.  Ils  s'assemblèrent  dans  l'isthme 
de  Corinthe  et  décrétèrent  que  tous  ceux  qui  prendraient  volontai- 
rement le  parti  des  Perses,  seraient  condamnés  à  payer  aux  dieux 
le  dixième  de  leurs  biens  (').  Après  la  bataille  de  Salamine,  l'as- 
semblée générale  des  Grecs  décida  de  se  joindre  aux  Athéniens; 
un  serment  solennel  devait  garantir  leur  union.  Ils  jurèrent  «  de 


(1)  Diodor.,  X[,   3. —  Cf.  Herod.,  VII,  138,  108;  VIII,  73.  —  Wachsmulh, 
Hellenische  Alterthumskunde,  T.  I.  p.  203-205. 

(2)  Les  Phocidiens  embrassèrent  le  parti  des  Grecs  par  la  seule  raison  que  les 
Tbcssaliens  s'étaient  déclarés  pour  les  Perses  [Herod.,  VIII,  30). 

(3)  Herod.,  \n,  -169,  157-162. 

(i)  Diodor.,  XI,  3.  —  Herod.,  VII,  132. 


LES    HÉGÉMONIES.  187 

n'eslimer  jamais  la  vie  plus  que  la  liberté;  de  laisser  subsister  les 
ruines  des  temples  pour  rappeler  à  la  postérité  la  fureur  sacrilège 
des  Barbares;  de  léguer  aux  enfants  de  leurs  enfants  leur  baine 
contre  les  Perses,  haine  qui  durerait  tant  que  les  Neuves  couleraient 
vers  la  mer,  tant  que  la  terre  porterait  des  fruits,  tant  que  le  yenrc 
humain  subsisterait  »  (').  Les  Athéniens  renouvelèrent  le  serment 
de  haine  éternelle  aux  Barbares,  lorsque  Xerxès  essaya  de  les 
détacher  de  la  ligue.  Ils  restèrent  longtemps  fidèles  à  ce  patriotisme 
sauvage.  Thémistocle  fit  arrêter  l'interprète  des  ambassadeurs  que 
Xerxès  avait  envoyés  pour  demander  aux  Athéniens  la  terre  et 
l'eau;  un  décret  du  peuple  condamna  cet  homme  à  mort,  pour 
avoir  osé  employer  la  langue  grecque  à  exprimer  les  ordres  d'un 
Barbare  (-).  Dans  uu  temps  de  décadence,  Démosthène  aimait  à 
citer  ce  beau  décret  :  «  Qu'Arthmius  de  Zélie  soit  tenu  pour  infâme 
et  pour  ennemi  des  Athéniens  et  de  leurs  alliés,  lui  et  sa  race, 
pour  avoir  apporté  de  l'or  des  Perses  dans  le  Péloponèse  »  C). 

La  haine  des  Barbares  resta  profondément  gravée  dans  l'âme 
des  Grecs  (*);  c'est  par  cette  opposition  qu'ils  se  sentaient  une 
nation  plutôt  que  par  la  sympathie  qui  les  unissait.  Cependant  la 
lutte  avec  les  Perses  avait  développé  de  grands  génies  politiques. 
La  Grèce  conduite  au  bord  de  l'abime  par  le  défaut  d'un  lien  com- 
mun entre  ses  peuples,  la  victoire  due  à  une  union  temporaire,  ne 
devaient-elles  pas  inspirer  aux  Aristide  et  aux  Thémistocle  la  pensée 
d'une  association  des  populations  helléniques?  Aristide  rédigea 
l'admirable  réponse  que  les  Athéniens  firent  aux  ambassadeurs  de 
Sparte,  lorsque  Xerxès  leur  oflrit  son  alliance  :  «Non,  il  n'est 
point  assez  d'or  sur  la  terre,  il  n'est  point  de  pays  assez  beau,  assez 
riche,  il  n'est  rien  qui  puisse  nous  portera  prendre  le  parti  des 
Mèdes,  pour  réduire  la  Grèce  en  esclavage...  Le  corps  hellénique 
étant  d'un  même  sang,  parlant  la  même  langue,  ayant  les  mêmes 


(1)  Diodor.,  fragm.,  IX,  ^0;  XI,  29. 

(2)  Plutarch.,  Themist.,  6. 

(3)  Demosth.,  Phil.,  III ,  §  42,  p.  121;  de  Falsa  Légat.,  ^  271,  p.  428.  Le  décret 
fut  porté  sur  la  proposition  de  Tliémislocle  (Pluiarch.,  Themist.,  c.  6). 

(4)  Voyez  plus  bas,  livre  VI,  relations  internationales. 


188 


LA  GHECE. 


(lieux,  les  mêmes  temples,  les  mêmes  sacrifices,  les  mêmes  usages, 
les  mêmes  mœurs,  ce  serait  une  chose  honteuse  aux  Athéniens 
de  le  trahir.  »  C'est  encore  Aristide  qui  fit  décréter  que  les 
prêtres  chargeraient  de  malédictions  quiconque  proposerait  d'en- 
trer en  négociation  avec  les  iMèdes,  ou  d'abandonner  l'alliance 
des  Grecs  (').  Thémistocle  ne  se  contenta  pas  d'exciter  la  haine 
des  Grecs  contre  les  Barbares;  son  plus  grand  bienfait,  ù'dPlti- 
tarque,  fut  d'avoir  éteint  les  guerres  intestines  dans  la  Grèce, 
d'avoir  réconcilié  les  villes  entre  elles,  de  leur  avoir  persuadé 
d'oublier  leurs  inimitiés  particulières,  en  présence  de  l'ennemi 
commun  (-).  La  pensée  de  Thémistocle  ne  se  serait-elle  pas  por- 
tée au-delà  du  danger  présent?  Celui  qui  avait  prévu  de  si  loin 
l'invasion  persane  et  pourvu  aux  moyens  de  sauver  l'indépendance 
nationale,  n'aurait-il  pas  songé  à  l'avenir  et  conçu  l'idée  de  consti- 
tuer une  Grèce  unie  et  forte?  Les  historiens  attribuent  un  projet 
pareil  à  Périclès.  Il  fit  décréter  que  toutes  les  villes  grecques, 
grandes  et  petites,  de  l'Europe  et  de  l'Asie,  seraient  invitées  à 
envoyer  des  députés  à  une  assemblée  générale  qui  se  tiendrait  à 
Athènes  pour  délibérer  sur  la  reconstruction  des  temples  incendiés 
par  les  Barbares;  sur  les  sacrifices  qu'on  avait  voués  aux  dieux, 
lors  de  la  guerre  contre  les  Perses;  sur  les  moyens  d'assurer  à  tous 
la  liberté  et  la  sécurité  de  la  navigation  et  d'établir  la  paix  géné- 
rale. Cette  proposition,  faite  à  la  veille  d'une  guerre  qui  déchira 
toutes  les  républiques  pendant  vingt-huit  ans,  aurait  pu  sauver  la 
Grèce.  Elle  échoua  devant  l'opposition  des  Lacédémoniens  qui  em- 
pêchèrent les  villes  d'envoyer  des  députés;  ils  voyaient  d'un  œil 
d'envie  la  puissance  croissante  d'Athènes,  et  craignaient  que  la 
grande  conception  de  Périclès  n'eût  d'autre  but  que  de  consolider 
l'hégémonie  de  la  Grèce  dans  les  mains  de  leurs  rivaux  (^). 

En  vain  des  hommes  de  génie  auraient  conçu  des  plans  d'unité  ; 
les  Hellènes  étaient  incapables  de  les  réaliser.  Rien  ne  le  prouve 
mieux. que  l'histoire  des  républiques  grecques  après  la  défaite  des 

(1)  ncrod.,  VIIF,  144.  —  Plutarch.,  Aristid.,  10. 

(2)  Plutarch.,  Themist./G. 

(3)  Plutarch.,  l\vïd.,  17. 


LES    HÉGÉMONIES.  189 

Perses  Les  Barbares  étaient  à  peine  repoussés,  que  la  dissension 
éclata  entre  Sparte  et  Atliènes.  Tiiémistocle  dut  employer  la  ruse 
pour  relever  les  murs  de  la  ville  héroïque  qui  avait  sauvé  la  Grèce. 
Ces  murs  furent  détruits  ensuite  aux  applaudissements  des  Hellènes 
ligués  contre  la  cité  de  Minerve.  Le  même  siècle  vit  la  défaite  des 
Perses,  la  ruine  de  Platée  et  la  destruction  des  fortifications 
dWtliènes  par  des  mains  grecques  ! 

Les  guerres  médiques  ne  produisirent  qu'une  union  temporaire. 
Toutefois  la  Grèce  avait  senti  le  besoin  de  l'union.  La  plupart 
des  cités  se  rallièrent  sous  le  commendement  d'Athènes  pour  cou- 
linuer  la  guerre  contre  les  Perses.  Athènes  profita  de  sa  prépon- 
dérance pour  fonder  son  hégémonie.  L'unité  que  les  Grecs  n'avaient 
pas  voulu  organiser  par  voie  d'association  ,  ils  la  subirent  sous  le 
nom  d'alliés. 


CHAPITRE  II. 

ATHÈNES  ET  SON  HÉGÉMONIE. 

§  L  Considérations  générales  sur  Athènes  et  son  droit  des  gens. 

On  a  comparé  plus  d'une  fois  les  Athéniens  et  les  Français  ('). 
Les  parallèles  établis  entre  individus  ou  nations  sont  presque  tou- 
jours forcés;  cependant  comme  la  mission  de  l'humanité  est  une,  et 
qu'elle  se  poursuit  à  travers  les  siècles  par  un  progrès  continu,  il 
faut  que  dès  les  temps  anciens  nous  trouvions  les  germes  des  sen- 
timents et  des  idées  (jui  se  sont  développés  plus  tard.  A  ce  point 
de  vue,  il  y  a  du  vrai  dans  la  comparaison  d'Athènes  et  de  la 
France.  Le  sentiment,  l'amour  de  riuimnnilé,  l'esprit  cosmopolite 
dominent  dans  le  génie  français.  Dans  ranli(iuité,  l'on  ne  rencon- 

(1)  Chateaubriand,  liissui  sur  les  rôvoliitions,  livro  l,  cli.  18. 


190  LA    GRÈCE. 

Irc  guère  qu'un  patriotisme  farouche.  Les  Athéniens  seuls  possé- 
daient en  quelque  sorte  tout  ce  que  le  monde  ancien  connaissait  de 
sentiments  humains  .-c'est  parce  que  la  largeur  de  leur  génie  les  éle- 
Yail  au-dessus  des  hornes  étroites  d'une  cité ,  qu'il  leur  a  été  donné 
de  civiliser  le  monde.  Le  beau  lilre  de  bienfaitrice  du  genre  humain 
a  déjà  été  décerné  à  Athènes  par  les  anciens (^)  et  il  lui  est  resté. 

Athènes  résume  en  elle  la  Grèce  (^).  Ce  qui  caractérise  le  génie 
grec  et  surtout  celui  d'Athènes,  c'est  la  pensée,  le  sentiment,  la 
philosophie,  la  poésie,  les  arts.  Les  dieux  se  partagèrent  autrefois 
la  terre;  nous  devons  croire  avec  Platon  que  ce  ne  fut  pas  par 
caprice  qu'ils  se  choisirent  leurs  résidences,  mais  par  une  confor- 
mité entre  l'idée  qu'ils  représentaient  et  la  mission  du  peuple  dont 
ils  acceptaient  les  hommages.  Athènes  échut  à  Minerve.  La  fille 
de  Jupiter  est  l'emblème  de  cet  amour  des  sciences  et  des  arts  qui 
distingue  la  cité  à  laquelle  elle  donna  son  nom.  Les  brillantes  facul- 
tés de  la  race  athénienne  ne  devaient  pas  rester  le  domaine  exclu- 
sif d'une  petite  république,  ni  d'une  nation;  les  peuples,  doués  à 
un  haut  degré  du  génie  des  arts,  ont  aussi  une  tendance  à  se  ré- 
pandre au-dehors,  à  entrer  en  communion  avec  l'humanité.  Toutes 
les  traditions  que  les  anciens  s'étaient  plù  à  imaginer  sur  le  peuple 
de  Minerve  révèlent  chez  lui  un  esprit  universel  et  un  amour  des 
hommes  qui  le  rendirent  digne  de  préparer  le  règne  de  la  charité 
et  de  la  fraternité. 

Lucrèce  dit  «  qu'Athènes  répandit  chez  les  misérables  humains 
les  fruits  nourrissants  de  la  terre  »(').  Une  divinité  enseigna  l'agri- 
culture aux  Athéniens;  ils  ne  songèrent  pas  à  retenir  pour  eux 
seuls  cet  immense  bienfait,  ils  en  firent  part  à  tout  le  monde  (*). 
Le  sentiment  qui  les  engagea  à  communiquer  aux  hommes  les  dons 
de  Cérès,  leur  lit  aussi  enseigner  les  premiers  aux  Grecs,  «  à  ne  re- 


(1)  Plat-,  Menex.,  239,  A,  B.—Diodor.,  XIII,  26.— Antigonus  disait  qu'Athè- 
nes était  le  fanal  de  l'univers  (Plutarch.,  Demetr.,  8). 

(2)  On  disait  qu'Athènes  était  la  Grèce  de  la  Grèce  {Athen.,  Deipnos.,  V,  12). 

(3)  Lucrel.,  VI,  1.  sqq. 

(4)  Isocrat.,  Pancgyr.,  n"  29  :  ovtw;  v;  ttô/i;  cumv  où  aô-jo-j  Oso'^ilôi;  à).),à  zal. 
otAavOpwTTw;   'éi7yj-J,  wors  A'jply.  YîvoaÉvv;  toto-Jtwv  àyaOcôv    ov/.   s'jjQôv/îtî  toî; 


LES    HÉGÉMONIES.  191 

fuser  à  personne  l'usage  de  l'eau  vive,  ni  la  permission  d'allumer 
son  feu  au  foyer  de  son  voisin.  »  «  Ne  pas  montrer  la  route  à  celui 
qui  s'égare  »,  était  un  crime  que  les  Athéniens  flétrissaient  par  des 
exécrations  publiques.  On  dit  encore  qu'ils  instituèrent  les  pre- 
miers le  droit  d'asile  et  qu'ils  établirent  en  faveur  des  suppliants 
des  lois  respectées  par  tous  les  peuples.  Ils  regardaient  la  pitié 
non-seulement  comme  un  tendre  sentiment  de  l'àme,  mais  comme 
une  divinité  (');  seuls  des  Grecs,  ils  élevèrent  des  autels  à  la  misé- 
ricorde (^). 

Ainsi  l'antiquité  reconnaissante  proclama  que  les  Athéniens  se 
distinguaiententre  tous  les  peuples  par  leur  philanthropie.  Bien  que 
la  véritable  humanité  soit  restée  inconnue  aux  païens,  les  germes 
de  cette  vertu  des  siècles  modernes  se  trouvent  à  Athènes.  Recueil- 
lons-en les  témoignages  :  ce  sont  les  premières  manifestations  de 
l'unité  humaine  et  de  la  fraternité. 

Un  grand  poëte  n'a  pas  dédaigné  de  citer  un  trait  d'humanité  des 
Athéniens  envers  les  animaux,  pour  caractériser  le  peuple  dont  il 
exposait  la  législation  (^).  Après  que  la  construction  du  Parlhénon 
fut  achevée,  ils  donnèrent  la  liberté  aux  mules  qui  avaient  le  mieux 
secondé  les  ouvriers  par  leur  travail.  Une  d'elles  vint,  dit-on,  un 
jour  se  mettre  d'elle-même  à  la  tète  des  bêles  de  somme  qui  traî- 
naient des  chariots  à  la  citadelle,  comme  si  elle  voulait  les  animer 
a  l'ouvrage;  les  Athéniens,  accordant  en  quelque  sorte  à  un  animal 
les  honneurs  du  Prytanée,  ordonnèrent  par  un  décret  que  cette 
mule  serait  nourrie  juscju'à  sa  mort  aux  dépens  du  public  (').  Plii- 
tarque  rapporte  encore  d'autres  exemples  de  l'humanité  athénienne, 
puis  il  ajoute  :  «  On  doit  s'accoutumer  à  être  doux  et  humain  envers 
les  animaux,  ne  fût-ce  que  pour  faire  Tapprenlissage  de  l'humanité  à 


(1)  Plittarch.,  Cimon,  10.  —  Cicer.,  Do  Omc,  111,  13.  —  Diodor.,  XIII,  26. 
• —  Quincdlian.,  Inst.,  V,  M. 

(2)  Pausan.,  I,  M,  l.  Sous  l'empire  romain,  on  proposa  aux  Athéniens  d'adop- 
ter les  spectacles  de  gladiateurs  :«  nenverscz  donc  auparavant,  s'écria  un  philo- 
sophe (/'cmonao') ,  l'autel  ([ue  nos  pères  ont  élevé  à  la  miséricorde»  {Luciau., 
Démon.,  .'i7). 

(3)  Schiller,  Die  Gcselz;i!ehung  des  Lykiirgus  und  Solon. 

Cl)  Phtturch.,  Cat.  Maj.,  H;  De  Solcrt.  Anim. ,  13.  —  Aclian.,  De  An.,  VI,  40. 


192  LA    GRÈCE. 

l'égard  des  hommes.»  Les  Athéniens  ont  juslifié  la  sentence  du  phi- 
losophe; leur  législation  était  la  plus  humaine  envers  les  esclaves; 
dans  le  commerce  de  la  vie  ils  rétablissaient  presque  l'égalité  qu'ils 
méconnaissaient  avec  l'antiquité  tout  entière  (*).  Seuls  parmi  les 
Grecs,  ils  accordaient  des  secours  aux  citoyens  que  des  infirmités 
corporelles  rendaient  incapables  de  pourvoir  à  leur  subsistance; 
seuls  ils  élevaient  les  enfants  de  ceux  qui  étaient  morts  à  la  guerre('). 
La  sollicitude  des  Athéniens  devança  la  charité  chrétienne: ils  éta- 
blirent des  médecins  pour  soigner  les  citoyens  pauvres  ('). 

L'humanité  athénienne  n'était  pas  limitée  aux  membres  du  peu- 
ple souverain  ;  la  cité  de  Minerve  était  «  un  port  hospitalier,  »  tou- 
jours prêt  à  recevoir  les  malheureux  (').  Les  poètes  et  les  orateurs 
exaltèrent  à  l'envi  l'hospitalité  d'Athènes;  jaloux  d'assurer  à  leur 
patrie  la  prééminence  sur  toutes  les  républiques  de  la  Grèce,  ils 
reportèrent  jusque  dans  les  temps  fabuleux  ce  renom  d'humanité 
que  les  Athéniens  considéraient  comme  leur  plus  beau  titre  de 
gloire.  Dans  leurs  mains,  le  personnage  de  Thésée  devint  le  modèle 
idéal  de  cette  pitié  pour  les  malheureux,  de  ce  dévouement  à  la  fai- 
blesse et  aux  intérêts  généraux  de  la  patrie  grecque,  dont  les  Athé_ 
niens  s'enorgueillissaient (').  Les  Héraclides  iV Euripide  sont  un  long 
panégyrique  des  vertus  hospitalières  d'Athènes.  Hercule  avait  été 
le  bienfaiteur  du  genre  humain  ;  les  Athéniens,  dignes  organes  de  la 
reconnaissance  générale,  prirent  la  défense  de  leurs  descendants (*^). 
Thésée  et  les  Héraclides  sont  une  invention  des  poètes;  mais  qu'im- 
porte? La  poésie  n'a  fait  que  donner  un  symbole  à  un  sentiment 
que  toute  l'antiquité  reconnaissait  au  peuple  de  Minerve.  Le  nom 
d'Athènes  et  l'idée  d'hospitalité  étaient  tellement  liés  dans  l'opi- 


(1)  Voyez  plus  haut,  p.  159,  ss. 

(2)  Boeckh,  Économie  polilique  des  Athéniens,  T.  I,  p.  393.  —  Aristid.,  Pana- 
then-,  331  (T.  I,  p.  190,  édit.  Jebb). 

(3)  Brouioer,  Histoire  de  la  civilisation  grecque,  T.  Il,  p.  379.  —  Barthélémy, 
Voyage  d'Anacharsis,  ch.  XX. 

(4)  Euripid.,  HippoL,  156;  Heraclid.,  329,  sq. 

(5)  Schlegel,  Littérature  dramatique,!.  I,  p.  135,  202.—  Patin,  Les  Tragiques 
Grecs,  T.  II,  p.  21;  T.  III,  p.  358. 

(6)  Lwcrat.,  Paneg.,  §  56. 


LES    HÉGÉMONIES.  195 

iiion  des  Grecs,  qu'on  érigea  en  ici  ce  trait  des  mœurs  nationales('). 
Thucydide  atteste  que  les  hommes  les  plus  puissants  de  toutes  les 
parties  de  la  Grèce  clioisissaient  Athènes  pour  refuge,  quand  la 
guerre  ou  les  dissensions  civiles  les  chassaient  de  leur  patrie,  et 
qu'ils  y  trouvaient  un  asile  assuré  r).  Cette  vertu  des  temps  anti- 
ques ne  se  perdit  jamais  chez  les  Athéniens.  Encore  de  nos  jours  , 
dit  Vlutarquc,  elle  a  mérité  par  plus  d'un  exemple  d'humanité  et 
de  bonté,  l'estime  et  l'admiration  des  autres  peuples.  Au  milieu  de 
la  décadence  de  l'antiquité,  Lucien  loua  l'humanité  exquise  des 
Athéniens  envers  leurs  hôtesC).  L'empereur  Jî(//en  leur  rendit  le 
même  témoignage  {*). 

L'hospitalité  athénienne  avait  sa  source  dans  le  caractère  du 
peuple.  Périclès  dit  que  les  Athéniens  se  laissaient  volontiers  gui- 
der par  le  sentiment,  même  en  politique  f).  De  là  la  réputation 
dont  jouissait  Athènes ,  d'élre  toujours  prèle  h  secourir  ceux  qui 
recouraient  à  elle,  victimes  d'une  injustice (*^).  Les  orateurs  se  plai- 
saient à  développer  ce  thème.  Athènes,  au  dire  de  Démost/iène,  fut 
invariable  dans  sa  politique,  et  celte  politique  élait  la  délivrance 
des  opprimés  (').  Elle  prenait  la  défense  de  toutes  les  infortunes  (*'), 
au  point  qu'on  lui  faisait  le  reproche  de  s'allier  toujours  avec  les 
faibles  :  nos  amis  mêmes,  s  (icvic  Jsocrate,  pourraient-ils  faire  de 
nous  un  plus  magnifique  éloge?  0  "Les  Athéniens,  dit  Z)emos- 
thène,  étaient  toujours  prêts  à  affranchir  les  peuples;  tuteurs  de  la 


(1)  Une  loi  athénienne,  dit  un  liistoricn,  ordonnait  d'accorder  l'hospitalité  à 
tous  les  Grecs  [Ephor.,  dans  les  Frarjm.  hist.  grâce,  Ephori  fragm.,  n"  37). 

(2)  Tliudjd.,  I,  2. 

(3)  Plutarch.,  Aristid  ,  27.  —  Lucian.,  Scytha,  10. 

(4)  Misopogon  ,  Oper.,  p.  348,  G,  éd.  Spanheim  —  Cf.  lAbanius,  Op.,  T.  II, 
p. 159. 

(5)  Thucyd.,  II,  40  :  o'j  tzv.t/ oj-z-;  vj  à)./y.  oow-:--  xrôiusOa  rov;  '^i>o'j;. 

(G)  Xenopli  ,  Heilon.,  VI.  o,  't'ô  :  Tràvra;  y.«i  roi;  d'-h/.ov^ivox);  xai  ro  J;  yo3ou- 

(7)  Demoslh.,  Pro  Megalopol.,  §  14,  sq.,  p.  20o  :  roj;  à'J'aovtAÉvo'j;  t'^jî^îiv. 

(8)  Demoslh.,  Pro  Hhod.  Lib.,  §22,  p.  19G. 

(9)  hocral  ,  Panegyr.,  §  53.  —  Euripide  reproduit  souvent  cette  accusation 
d'imprudence  qu'on  adressait  aux  Athéniens  ;  il  gioi  ilie  la  cité  do  Minorvo  do  cos 
reproches  [Vatin,  Etudes  sur  les  tragiques  grecs,  T.  lll.  p.  300,  381). 


194  LA    GRÈCE. 

commune  liberté,  ils  dépensèrent  dans  l'intérêt  du  reste  de  la 
Grèce  plus  d'hommes  et  plus  d'argent  que  toute  la  Grèce  pour  sa 
propre  cause  »(')•  Le  dévouement  des  Athéniens  dans  les  guerres 
médiques  atteste  que  ces  éloges  n'étaient  pas  des  moyens  oratoires 
pour  capter  la  bienveillance  du  peuple  souverain.  Peut-être  la  con- 
duite d'Athènes  dans  ces  grandes  circonstances,  où  le  patriotisme 
exaltait  les  âmes,  est-elle  moins  admirable  que  son  courage  à 
prendre  le  parti  des  faibles  contre  les  forts.  Après  la  prise  de  la 
Cadmée,  quelques  Thébains  s'étant  retirés  à  Athènes,  Sparte 
exigea  qu'on  chassât  les  exilés;  les  Athéniens,  «animés  par  ce 
sentiment  d'humanité  qui  était  chez  eux  une  vertu  héréditaire 
et  de  nature  »,  bravèrent  la  colère  des  maîtres  de  la  Grèce.  Ils  ne 
craignirent  pas  d'offenser  Alexandre  en  accueillant  les  réfugiés 
après  la  destruction  de  Thèbes;  ils  osèrent  protester  par  une  dou- 
leur publique  contre  les  passions  sauvages  qui  avaient  poussé  des 
Hellènes  à  détruire  une  ville  grecque  (^). 

Pour  faire  une  juste  appréciation  de  l'humanité  athénienne,  il 
faut  la  mettre  en  rapport  avec  la  barbarie  de  Sparte.  La  différence 
entre  les  deux  peuples  est  empreinte  dans  leurs  législateurs.  Solon 
paraît  moins  grand  que  Lycurgue  ('),  parce  qu'il  reste  dans  les 
conditions  ordinaires  de  l'humanité;  mais  nous  dirons  avec  Schil- 
ler {*)  que  c'est  précisément  par  là  qu'il  l'emporte  sur  le  législateur 
lacédémonien;  les  lois  doivent  aider  au  développement  de  la  nature 
humaine  et  non  la  briser  ni  la  mutiler.  Le  législateur  philosophe 
n'eut  pas  la  pensée  de  faire  des  lois  parfaites  et  immuables;  il  ne 
songea  pas  à  isoler  Athènes  (^)  ;  pressentant  que  la  société  est  une 
condition  de  la  vie  des  nations  comme  des  individus ,  il  voulut 


(1)  Demostli.,  De  Cherson.,  §  41,  p.  iOO;  De  Coron.,  §  66,  p.  247. 

(2)  Plutarch.,  Polopid  ,  6;  Alex.,  13. 

(3)  Mably  lui  reproche  de  n'avoir  pas  établi  à  Athènes  une  forme  de  gouver- 
nement semblable  à  celui  de  Sparte;  il  croit  que  Solon  n'avait  ni  les  lumières,  ni 
le  génie,  ni  la  fermeté  du  législateur  lacédémonien  (Entretiens  dePhocion,  V). 

(4)  Die  Gesetzgebung  des  Lykurgus  und  Solon. 

(o)  Thucyd.,  II,  39  :  rÀv  zz  yccp  ■no'ki-j  7.ofjr,v  Trot.pi/^oy.-y  zai  ov/.  iVriv  ot£  ^vj/;- 
loi.'j'iot.Lçà.mLpyo^vJ  Ttva  a  yvMiU.'/.ro;  r,  Oî/^t/aro;, o^u'^  y.ou'^OJv  av  Ttj  twv  Kolsi/.loyj 


LES    HEGEMONIES. 


195 


mellreles  Athéniens  en  communication  avec  les  autres  peuples;  au 
lieu  (le  chasser  les  étrangers,  il  attira  à  Athènes  ceux  qui  exer- 
çaient une  industrie;  il  ne  défendit  pas  rémigration  ,  convaincu 
que  les  citoyens  ne  penseraient  pas  à  d  sérier  une  cité  bien  consti- 
tuée; il  encouragea  le  commerce  et  la  navigation ,  afin  que  toutes 
les  facultés  humaines  se  développassent  dans  une  riche  harmonie. 
Solon  atteignit  son  but,  tandis  que  Lycurgue  manciua  le  sien. 
Sparte  n'a  produit  que  des  guerriers  ^  \^  cité  de  lAIincrve  donna 
naissance  à  des  hommes,  philosophes,  poètes,  artistes,  commer- 
çants, soldats  au  besoin  ('). 

Cet  esprit  d'universalité  donna  au  génie  athénien  une  tendance 
cosmopolite  étrangère  au  reste  de  la  Grèce.  L'isolement  et  la  vanité 
faisaient  des  Hellènes  comme  un  peuple  à  part;  les  Romains  leur 
reprochèrent  de  ne  connaître  et  de  ne  louer  que  les  choses  grec- 
ques(-).  Seuls  les  Athéniens  ne  dédaignaient  pas  de  faire  des  em- 
prunts aux  Barbares,  même  pour  leur  langue  harmonieuse;  leurs 
mœurs  étaient  un  mélange  d'éléments  helléniques  et  étrangers  f)  ; 
ils  élevèrent  des  étrangers  aux  plus  hautes  dignités,  en  consultant 
le  mérite  plutôt  que  le  lieu  de  naissance  C).  /socmfe  dit  que  la 
différence  qui  séparait  le  Grec  (hi  Barbare  n'était  pas  la  race,  mais 
la  culture  intellectuelle  et  morale  (');  représentants  de  cette  belle 
civilisation,  les  Athéniens  considéraient  comme  leurs  concitoyens 
tous  ceux  qui  se  distinguaient  par  leurs  talents  C^). 

Le  génie  humain  que  nous  reconnaissons  aux  Athéniens  se  mani- 
feste-t-il  aussi  dansledroitde  guerre  et  les  relations  internationales? 
Un  célèbre  écrivnin  (jui  poursuit  jusque  dans  les  Grecs  de  Thémis- 
locle  et  de  Platon  l'esprit  schismatitiue  de  leurs  descendants,  dit 
des  Athéniens,  «  qu'ils  étaient  légers  comme  des  enfants  et  féroces 

(1)  Schiller,  ibid.  —  Bulicer,  Allions,  II,  1,16. 

(2)  Tacit..  Aiin..  II,  88.  —  Plin.,  II.  N.,  III,  6  (5). 

(3)  Xenoph.,  Resp.  Athen.,  III,  7,  8. 

(4)  Plat.,  Ion..  5i2,  C,  D. 

(5)  Voyez  plus  haut,  p.  22,  note  2. 

(6)  Le  décret  on  faveur  do  Zenon,  rapporté  par  Diofjcnc  Lacrce,  serait  le  plus 
beau  témoignage  de  cet  esprit  cosmopolite;  mais  l'aiillienticilé  en  est  douteuse 

llnichcr.  llistor.  Crit.  Philos.,  Pars.  II,  lib.  Il,  c.  9,  §  2;. 


196  LA   CRKCE. 

comme  des  hommes  »(').  Il  eu  est  des  nations  de  Tantiquité  comme 
de  ses  grand  génies  ;  nous  ne  devons  pas  les  juger  avec  nos  idées  et 
nos  sentiments.  Les  Athéniens  étaient  cruels  dans  leurs  guerres, 
comme  tous  les  peuples  anciens  ;  mais  si  Ton  rencontre  des  traits  de 
douceur  et  de  compassion ,  c'est  aux  Athéniens  qu'on  les  doit. 
Leurs  rivaux  ne  cultivaient  qu'une  vertu,  le  courage,  et  ils  flétris- 
saient leur  vertu  guerrière  par  un  esprit  de  ruse  qui  allait  jusqu'à 
la  perfidie.  Moins  militaire  que  Sparte,  Athènes  ne  se  départit 
presque  jamais  de  la  loyauté  (-).  La  légèreté  était,  il  est  vrai,  un 
trait  dominant  des  Athéniens;  leurs  passions  étaient  facilement 
excitées  et,  dans  un  moment  d'exaspération,  ils  se  portaient  aux 
mesures  les  plus  cruelles(^);  cependant  un  philosophe  de  l'antiquité 
leur  a  rendu  le  beau  témoignage,  qu'ils  se  montraient  humains, 
même  à  l'égard  de  leurs  ennemis  (^). 

Le  droit  du  plus  fort  était  la  loi  universelle  du  monde  ancien  : 
les  Athéniens  juraient  publiquement  que  toutes  les  terres  portant 
des  blés  ou  des  oliviers  leur  appartenaient  de  plein  droit  0.  11  y 
avait  à  Athènes  un  homme  célébré  pour  sa  justice  par  le  peuple  et 
par  les  philosophes  i^).  Quelle  était  la  justice  d'Aristide,  l'idéal  de 
la  justice  antique?  Cet  homme  d'une  si  scrupuleuse  droiture  dans 
ce  qui  le  regardait  personnellement  et  dans  ses  rapports  avec  les 
citoyens,  ne  consulta  souvent  dans  l'administration  publique,  au 
témoignage  de  Tliéophraste,  que  l'intérêt  de  sa  patrie,  qui  exigeait, 
selon  lui,  de  fréquentes  injustices.  On  délibérait  un  jour  sur  l'avis 
ouvert  par  les  Samiens  de  faire  porter  à  Athènes,  contre  les  termes 
du  traité,  l'argent  qui  était  déposé  à  Delos  :  c'est  une  injustice,  dit 


(1)  De  Maislre,  Du  Pape,  liv.  IV. 

(2)  WachsmiUh,  Hellenische  Alterthumskunde,  T.  I,  p.  553. 

(3)  Les  Athéniens  décernèrent  des  récompenses  au  meurtrier  du  roi  de  Macé- 
doine {Plutarch.,  Demosthen.,  c.  22).  Ce  même  peuple  avait  refusé  de  lire  les 
lettres  de  Philippe  à  sa  femme  [Plutarch.,  Polit,  l^arangelm.,  c.  3;. 

(4)  Plutarch  ,  Polit,  parangelm.,  c.  3. 

(5)  Cicer.,  Do  Rep.,  III,  9.  —  Plutarch.,  Alcib.,  i5. 

(G)  Platon  place  Aristide  au-dessus  de  Thémistocle,  de  Cimon  et  de  Périclès 
(Plutarch.,  Arist.,  2.5). 


LES   HÉGÉMONIES.  11)7 

Aristide,  mais  cela  est  utile  (').  Tel  est  le  dernier  mol  des  anciens 
sur  la  justice  internationale  f);  elle  n'existait  pas  encore  dans  la 
conscience  publique.  Platon  conçut  la  théorie  du  juste  et  du  beau, 
mais  quand  il  applique  ses  idées  au  droit  des  gens,  il  distingue 
entre  les  Grecs  et  les  Barbares,  comme  si  l'idéal  du  vrai  variait 
d'après  les  races.  Au  fond  des  spéculations  philosophiques  de 
l'antiquité,  aussi  bien  que  dans  les  relations  des  peuples,  ou  re- 
trouve toujours  le  droit  du  plus  fort.  C'est  aussi  sur  la  force  que 
repose  l'hégémonie  d'Athènes. 


^   II.    Vliégcnionie  cV Athènes. 

Sparte  perdit  l'hégémonie  par  son  impuissance  à  diriger  les  des- 
tinées de  la  Grèce.  Si  le  commandement  des  Hellènes  devait  être 
déféré  aux  plus  dignes,  les  Athéniens  y  avaient  droit,  car  en  se  dé- 
vouant pour  le  salut  commun  ils  avaient  sauvé  la  patrie  grecque ('). 
L'hégémonie  à  laquelle  Athènes  fut  appelée  par  le  désir  des  alliés 
n'embrassait  pas  toute  la  Grèce;  c'étaient  les  Ioniens  qui  se  plai- 
gnaient surtout  du  commandement  de  Sparte,  c'étaient  eux  qui 
avaient  engagé  les  Athéniens  à  se  mettre  à  leur  tète.  La  commu- 
nauté d'origine  et  de  mœurs  formait  un  lien  d'union.  Bientôt  les 


(1)  Plntarch.,  Arist.,  25. 

(2)  Une  tradition  célèbre  pourrait  faire  croire  qu'Aristide  embrassait  dans  ses 
sentiments  les  étrangers  comme  les  citoyens,  et  qu'il  préférait  le  juste  a  l'utile, 
même  quand  l'intérêt  d'Alliènes  était  en  jeu.  Après  avoir  alfranchi  la  Grèce, 
Tliémistocle  voulut  mettre  sa  patrie  à  la  tôte  des  Hellènes;  il  dit  un  jour  aux 
Athéniens  qu'il  avait  un  dessein  dont  l'exécution  leur  serait  avantageuse,  mais 
qu'il  ne  pouvait  pas  le  faire  connaUre  au  public.  Le  i)euple  s'en  rapporta  à  Aris- 
tide. Il  s'agissait  de  brûler  la  flotte  des  Grecs,  pour  assurer  aux  Athéniens  l'em- 
pire de  la  mer.  Aristide  déclara  que  le  projet  de  Tliémistocle  était  le  plus  utile 
tout  ensemble  et  le  plus  injuste;  les  Athéniens  n'en  voulurent  pas  (l'Itilarch., 
Themist.,  20).  Cette  tradition  est  évidemment  une  exaltation  de  la  justice  d'Aris- 
tide. Le  vainqueur  de  Salamine,  qui  en  quelques  années  avait  fait  d'.\llièaes  la 
première  puissance  navale,  n'avait  pas  l.ie.soin  d'un  crime  pour  lui  donner  la 
suprématie  (Wachsmulli,  Hellen.  Alterth.,  T.  I,  p.  209. —  Niebulir  dit  que  cette 
anecdote  est  un  conte  (Vortrage  libcr  aile  Geschichle,  T.  I,  |).  125-127). 

(J)  htcral.,  l'ancgyr.,  §§  01»,  22>  23. 


198  LA     CllKCE. 

Grecs  du  continent  cessèrent  de  prendre  part  à  la  guerre  qui,  deve- 
nue maritime,  semblait  n'intéresser  que  les  insulaires  et  les  Grecs 
d'Asie.  Ainsi  riiégémonie  ne  s'étendait  pas  à  la  Grèce  proprement 
dite;  elle  était  maritime  plutôt  que  continentale  H).  Et  celte  hégé- 
monie n'était  pas  une  domination  que  les  alliés  reconnaissaient  à 
Athènes,  mais  un  simple  commandement  des  Hellènes  ligués  contre 
les  Perses  (^). 

Les  Athéniens  remplirent  dignement  la  mission  que  leur  con- 
fièrent les  Grecs.  Ils  n'avaient  plus  à  leur  tête  Thémistocle,  figure 
héroïque  et  hors  ligne;  mais  Cimon  n'était  pas  indigne  de  marcher 
sur  ses  traces;  il  fil  une  guerre  à  mort  aux  Perses;  son  ambition 
était  de  détruire  la  domination  des  Barbares  qui  dans  leur  orgueil 
avaient  osé  demander  la  terre  et  l'eau  aux  Hellènes  (^).  Le  temps 
n'était  pas  venu  d'exécuter  ce  grand  dessein  :  toutefois  l'histoire 
rend  à  Cimon  le  témoignage  que  nul  autant  que  lui  n'abaissa  la 
fierté  du  Grand  Roi.  11  parait  même  que  la  tradition  fit  pour  le  géné- 
ral athénien  ce  qu'elle  avait  fait  pour  les  anciens  héros;  elle  exagéra 
sa  gloire  :  il  força,  dit-on,  les  Perses  à  conclure  un  traité  qui  con- 
sacrait leur  honte.  Le  silence  de  Thucydide  sur  un  acte  d'une  aussi 
haute  importance  pour  la  Grèce,  et  les  récits  contradictoires  des  his- 
toriens qui  le  rapportent  ont  jeté  quelque  doute  sur  une  convention 
dont  les  termes  ne  se  concilient  guère  avec  les  prétentions  toujours 
subsistantes  des  Grands  Rois  à  la  domination  de  l'Asie  grecque  (^). 
Il  est  probable  que ,  depuis  les  victoires  remportées  par  les  Athé- 
niens auprès  de  Chypre,  les  hostilités  cessèrent  entre  les  Hellènes 
et  les  Perses.  A  dater  de  cette  époque  jusqu'à  la  défaite  des  Athé- 
niens en  Sicile,  les  Grecs  d'Asie  ne  payèrent  plus  de  tribut  au 
Grand  Roi;  aucun  vaisseau  de  guerre  persan  ne  parut  dans  la  mer 


(1)  Heeren^  Griechenland,  p.  183,  ss.  —  Wachsmulh,  Hellen.  Alterth.,  §  27. 
—  Korliim,  Zur  Gescliichte  hellenischer  Staatsverfassungen,  p.  47-56. 

(2)  Thucyd.,  Ifl,  10. 

(3)  Plutarch.,  Cimon.,  18. 

(4)  M anso  (Sparta ,  T.  lit,  Beylage  X ,  p.  471),  Dahlmann  (Forschuugen  auf 
dem  Gebiete  der  Gescliichte,  T.  I;  Ueber  den  kimonischen  Frieden,  p.  1-148)  et 
J/iiWer  (Die  Dorier,  T.  I,  p.  187  et  suiv.)  rangent  le  traité  de  Cimon  parmi  les 
erreurs  historiques. 


LKS   HÉGÉMONIES.  199 

Egée. Cet  état  de  choses  fut-il  consacré  par  un  traité?  L'ambassade 
de  Callias  et  d'autres  Athéniens  à  Suse  rend  la  conclusion  d'un 
traité  probable  (');  mais  les  contradictions  et  les  exagérations  des 
écrivains  grecs  ne  permettent  point  d'en  préciser  les  clauses. 
Ce  qui  suffit  à  la  gloire  de  Cimon,  c'est  qu'il  fut  le  dernier 
héros  de  la  grande  guerre  médique.  Après  lui,  dit  Plularque,  on 
vit  «  les  percepteurs  du  roi  des  Perses  lever  des  impôts  au  sein  des 
\illes  alliées  et  amies  des  Hellènes,  tandis  que  pas  un  agent  perse 
n'était  jamais  descendu,  ni  un  seul  homme  de  guerre  ne  s'était  mon- 
tré près  de  la  mer,  lorsque  Cimon  commandait,  à  quatre  cents 
stades  »(-). 

Quelle  fut  la  cause  qui  arrêta  la  puissance  croissante  de  la 
Grèce?  Ce  fut  la  guerre  du  Péloponèse,  provoquée  par  l'oppression 
qu'Athènes  lit  peser  sur  les  alliés  et  par  l'ambition  de  Sparte. 
Le  commandement  que  les  Grecs  avaient  volontairement  accordé 
aux  Athéniens  ne  tarda  pas  à  dégénérer  en  une  domination  de 
plus  en  plus  tyrannique.  Les  alliés  devaient  payer  une  taxe  de 
guerre.  Aristide  appelé  à  la  répartir,  la  fixa  à  -iGO  talents;  Périclès 
l'augmenta  d'un  tiers,  et  elle  finit  par  monter  juscjuà  1500  talenls("). 
Nous  croyons  que  l'on  a  attaché  trop  d'importance  à  ces  augmenta- 
tions successives  du  tribut  des  alliés;  la  charge  n'était  pas  aussi 
lourde  qu'on  est  porté  à  le  croire (^).  En  réalité  les  exactions  d'Athè- 
nes furent  l'occasion  plutôt  que  la  cause  de  la  révolte  des  Grecs  (')  ; 


(1)  Herod.,\\\,  loi.  —  Diodor.,  Xlt,  4.—  Grote,  Ilistory  of  Groece,  T.  V, 
p.  'lol— i-oT. 

(2)  Plutarch.,  Cimon.,  19. 

(3)  Plutarch.,  Arist  ,  24.  —L'augmentation  du  tribut  jusqu'à  1300  talents  no 
repose  pas  sur  des  témoignages  certains  (Grote,  Hislory  of  Greece,  T.  VI ,  p.  8) . 

(4)  Pour  l'estimer  exactement,  il  faudrait  connaître  le  nombre  et  l'importance 
des  cités  alliées  ;  la  seule  indication  que  nous  ayons  est  une  plaisanterie  û' Aris- 
tophane,qui  propose  de  nourrir  le  peuple  en  plaçant  vingt  citoyens  dans  cliacuno 
des  mille  villes  tributaires  (/lm<o/)/i.,  Vesp.  70.')).  Uoechh  croit  que  le  nombre 
des  cités  alliées  n'était  pas  beaucoup  au-dessous  dececliill're  :  la  taxe  de  Périclès 
qui  s'élevait  à  GOO  talents,  partagée  entre  tant  de  villes,  ne  pouvait  être  une 
charge  bien  lourde  (Bulwer,  Alliens,  V,  2,  3). 

(.o)  Les  exactions  et  la  tyrannie  des  Atliénicns  ont  été  beaucoup  exagérées 
[Grolc,  Ilistory  of  Grccco,  T.  VI,  cti.  XLVII). 


1200  LA  GRÈCE. 

ce  qui  le  prouve,  c'est  qu'ils  avaient  déjà  refusé  de  payer  la  taxe 
d'Aristide,  après  l'avoir  saluée  comme  le  plus  grand  des  bien- 
faits(').  La  véritable  cause  qui  souleva  les  alliés  fut  l'esprit  d'indé- 
pendance et  de  division  des  Hellènes;  ils  ne  comprenaient  pas  la 
nécessité  de  l'union  pour  être  forts  en  face  des  Barbares.  Dès  que 
les  Perses  furent  cbassés  de  la  Grèce,  les  Péloponésiens  rentrèrent 
dans  leurs  foyers;  les  insulaires  en  voulurent  faire  autant,  lorsque 
les  flottes  des  Perses  furent  détruites.  Atliènes,  à  qui  les  Grecs 
avaient  confié  leur  destinée,  était  en  droit  de  les  contraindre  à  rem- 
plir leurs  engagements.  Mais  une  fois  que  la  force  des  armes  se 
mêla  aux  rapports  des  Athéniens  et  de  leurs  alliés,  les  relations 
changèrent  de  nature.  Athènes  ne  vit  plus  en  eux  des  associés  mais 
des  vaincus  (^).  Pour  assurer  leur  soumission  et  accroître  sa  puis- 
sance, elle  s'empara  de  tout  ou  partie  de  leurs  terres  et  les  distribua 
ix  des  colons  :  les  dénichies  furent  un  essai  de  ce  que  devinrent  les 
colonies  dans  les  mains  de  l'aristocratie  romaine.  Les  alliés  subirent 
le  joug  les  uns  après  les  autres.  Au  commencement  de  la  guerre 
du  Péloponèse,  il  n'y  avait  plus  que  trois  républiques  qui  eussent 
conservé  un  reste  de  liberté;  les  autres  étaient  dans  la  dépendance 
absolue  d'Athènes. 

L'avantage  d'une  confédération  est  de  prévenir  les  luttes  san- 
glantes entre  les  états  fédérés,  en  soumettant  leurs  diflerends  à  la 
décision  d'une  autorité  supérieure.  Il  y  avait  un  germe  de  cette 
institution  dans  le  conseil  amphictyonique;  malheureusement  l'es- 
prit d'individualité  des  Grecs  ne  lui  permit  pas  de  se  développer. 
Les  hégémonies  possédaient  la  force  qui  manquait  aux  Amphic- 
tyons.  Athènes  s'arrogea  le  pouvoir  de  juger  les  contestations  de 
ses  alliés  soumis  à  son  patronage;  mais  elle  rencontra  de  vives 
résistances.  Samos  et  Milet  se  faisaient  la  guerre;  les  Athéniens 
sommèrent  les  Samiens  de  cesser  les  hostilités  et  de  venir  discuter 
leurs  prétentions  devant  eux.  Gomme  ils  refusèrent  d'obéir,  Périclès 
eut  recours  aux  armes  :  Samos  fut  vaincue  et  humiliée (').  Ainsi  les 

(1)  Pltitarch.,  Cimon.,20. 

(2)  Thucyd.,  I,  98  :  ttô'Xiç  ^-jpiu.ax'.ç  ~<^-,°i  ''>  y.«Oîcrrv;/.o;  ic^ov/oiô»;, 
(1)  Plutarch.,Vevid..  25,  26. 


LES    HÉGÉMONIES.  201 

liégémonies  pas  plus  que  les  Amphiclyons  ne  parvinrent  à  établir 
une  union  sufllsanle  entre  les  Grecs  alliés  pour  maintenir  la  paix. 
Les  Athéniens  réussirent  mieux  dans  le  domaine  du  droit  privé. 
Aiin  de  rendre  les  alliés  entièrement  dépendants,  ils  imaginèrent 
de  les  assujettir  à  leur  juridiction  :  les  procès  civils,  au  moins 
les  plus  importants ,  et  les  affaires  criminelles  étaient  décidés 
par  les  tribunaux  d'Athènes  (').  Xénoplwn  énumère  les  profits 
pécuniaires  que  les  Athéniens  reliraient  de  cette  usurpation  ('). 
Nous  ne  leur  ferons  pas  l'injure  de  croire  qu'ils  aient  obligé  les 
alliés  de  venir  plaider  à  Athènes  par  des  motifs  d'argent  :  l'in- 
térêt politique  était  évident  et  décisif.  Les  malheureuses  divisions 
qui  déchiraient  les  cités  grecques  retentissaient  jusque  dans  le 
sanctuaire  de  la  justice  :  «  Si  les  alliés  avaient  le  droit  de  juri- 
diction, dit  Xénophon,  ils  immoleraient  tous  nos  partisans  à  leur 
haine;  en  les  soumettant  à  leurs  tribunaux,  les  Athéniens  sou- 
tiennent leurs  amis,  écrasent  leurs  ennemis  et  gouvernent  ainsi 
les  villes  confédérées.  »  Mais  plus  celte  juridiction  était  avanta- 
geuse à  Athènes,  plus  elle  devait  peser  aux  alliés.  La  justice  est 
une  intervention  incessante  dans  les  affaires  des  particuliers,  et 
quand  c'est  le  peuple  dominant  lui-même  qui  l'exerce  sur  des  cités 
alliées,  fût-elle  impartiale,  elle  a  les  apparences  de  la  tyrannie. 
Aussi  Xénophon  a-t-il  soin  de  relever  combien  le  peuple  gagnait  eu 
considération  par  son  pouvoir  judiciaire  :  les  alliés  voyant  un  juge 
dans  chaque  citoyen ,  flallaient  les  Athéniens  et  les  craignaient 
comme  les  arbitres  de  leur  destinée  ('). 

Voilà  ce  que  le  commandement  des  Grecs  unis  contre  les  Mèdes 
devint  entre  les  mains  d'Athènes  :  l'hégémonie  se  transforma  en 
une  véritable  domination.  Celle-ci  atteignit  sa  plus  haute  puissance 
sous  la  direction  de  Périclès.  L'antiquité  ne  nous  offre  que  des 
états  fondés  par  des  conquérants;  c'est  pour  la  première  fois  qu'un 
peuple  né  pour  les  arts  et  doué  des  plus  beaux  dons  de  l'intelli- 
gcnce,  est  à  la  tète  d'un  empire,  et  c'est  Périclès  qui  dirige  ses 

(1)  Boeckh,  Économie  politique  dos  Athéniens,  T.  II,  p.  1G8  et  suiv. 

(2)  Xenoph.,  Resp.  Allicn.,  I,  16,  sqq. 
'3)  Xenoph.,  Resp.  Al  lien.,.  1,  18. 


i20;2 


LA    GRECE. 


destinées  !  Donnons-nous  le  spectacle  d'un  empire  exercé  par  la 
cité  de  Minerve.  Le  grand  démagogue  est  le  type  idéal  du  génie 
athénien.  C'est  aux  leçons  de  la  philosophie  que  son  biographe  fait 
honneur  de  l'élévation  et  de  la  gravité  de  son  caractère.  Orateur, 
il  mérita  le  surnom  d'Olympien;  les  poètes  disaient  de  lui  qu'il 
tonnait  à  la  tribune,  qu'il  lançait  des  éclairs,  que  sa  voix  ressem- 
blait à  la  foudre  (^).  Artiste,  il  éleva  dans  sa  courte  carrière  ces 
constructions  magnifiques,  toujours  admirées  comme  des  chefs- 
d'œuvre.  La  gloire  des  armes  ne  lui  manqua  pas, et  il  fut  le  premier 
politique  de  la  Grèce  ('). 

Si  nous  admirons  la  grandeur  de  Périclès,  l'objet  et  le  résultat 
de  ses  conceptions  sont  un  nouveau  témoignage  de  l'état  violent  de 
la  société  hellénique.  Sa  politique  est  celle  de  l'égoïsme  national , 
qui  ne  recule  devant  aucun  moyen  pour  parvenir  à  son  but.  11 
place  la  gloire  d'Athènes  dans  l'hégémonie  qu'elle  exerce;  son 
ambition  est  de  la  fortifier  et  de  l'étendre.  Le  disciple  d'Anaxagore 
ne  se  fait  pas  illusion  sur  la  légitimité  de  l'empire  qu'il  revendique 
pour  sa  patrie;  il  avoue  «  que  la  supi'ématie  d'Athènes  est  un  pou- 
voir usurpé  sur  des  hommes  libres,  obéissant  malgré  eux,  parce 
que  les  Athéniens  l'emportent  par  la  force.  »  Pourquoi  donc 
maintient-il  cet  empire  inique?  La  gloire  du  nom  athénien  y  est 
attachée;  dès  lors  c'est  un  devoir  de  le  défendre.  Athènes  voudrait 
abandonner  l'hégémonie,  qu'elle  ne  le  pourrait  pas  sans  danger; 
elle  serait  exposée  à  la  haine  qu'inspire  le  commandement  :«  Votre 
domination,  dit  Périclès  aux  Athéniens,  est  comme  une  tyrannie  ; 
la  saisir  semble  injuste,  s'en  démettre  est  périlleux.  »  Les  plaintes 
des  alliés  le  touchent  peu  :  «  C'est  le  sort  de  tous  ceux  qui  com- 
mandent d'être  haïs;  mais  il  est  digne  d'une  nation  généreuse  de 
provoquer  l'envie  pour  de  grands  objets.  La  haine  ne  poursuit  que 
les  générations  présentes,  et  elles  en  sont  dédommagées  parla 


(1)  Plutarch.,  Pericl.,  8.  —  Diodor.,  XII,  40. 

(2)  Hcgd  dit  de  Périclès  :  «  Nach  dcr  Seite  der  Macht  der  Individualitat  liia 
konnen  wir  kcinen  Staatsmann  ihm  gleichstellen  »  (rhiiosopbie  der  Gescliichte, 
p.  317).  —  Grote  (Ilistory  of  Greece,  T.  VI,  p.  2-i-2)  dit  que  Périclès  est  «  without 
aparallel  tliroughout  the  whole  course  of  Grccian  history.  » 


I.F.S    IIÉGÉMOMES.  205 

puissance  ;  dans  l'avenir  les  plaintes  seront  oubliées  et  la  gloire  sera 
immortelle  »  (').  Cependant  les  murmures  des  alliés  trouvèrent  de 
récho  à  Athènes;  les  ennemis  du  démagogue  s'en  firent  une  arme 
pour  l'attaquer  :  «  La  Grèce,  s'écriaient-ils,  n'a-t-elle  pas  raison 
de  se  croire  insultée  et  tyrannisée,  quand  elle  voit  que  les  sommes 
déposées  par  elle  dans  le  trésor  commun  et  qu'elle  destinait  aux 
frais  des  guerres  nationales,  nous  les  dépensons  nous  à  couvrir 
notre  ville  de  dorures  et  d'ornements  recherchés,  à  la  parsemer  de 
statues,  à  construire  des  temples  dont  un  seul  a  coûté  jusqu'à  mille 
talents?  »  —  «  Les  Athéniens,  répondit  Périclès,  ne  doivent  aucun 
compte  des  tributs  aux  alliés;  ils  ne  sont  tenus  qu'à  une  chose, 
c'est  d'arrêter  les  Barbares  loin  de  la  Grèce.  Ils  remplissent  ces 
engagements.  S'il  y  a  abondance  dans  le  trésor,  n'est-il  pas  juste 
que  nous  l'employions  à  des  ouvrages  qui  procurent  à  notre  ville 
un  renom  éternel  »  (^)?  C'était  professer  le  droit  du  fort  sur  les 
faibles.  Ainsi  un  pouvoir  fondé  sur  la  force,  inspiré  par  Tégoïsme, 
voilà  le  dernier  mot  d'un  des  grands  hommes  de  l'antiquité! 

Les  Grecs  n'avaient  pas  même  le  génie  de  la  domination.  Un 
historien  qui  vivait  à  une  époque  où  sa  patrie  subissait  le  joug  de 
l'étranger  fut  conduit  à  comparer  la  politique  des  Romains  avec 
celle  des  Hellènes  :  les  premiers,  dit-il,  n'exterminaient  pas  les 
vaincus;  ils  cherchaient  à  se  les  attacher  en  leur  accordant  quelques 
droits  :  les  Grecs,  au  contraire,  quand  ils  ne  pouvaient  pas  anéan- 
tir ou  expulser  leurs  ennemis,  les  réduisaient  en  esclavage.  Denijs 
(THcdijcarnasse  ajoule  qu'il  a  honte  de  rapporter  les  actes  de 
cruauté  dont  les  Athéniens  et  les  Spartiates  se  rendirent  coupables 
envers  des  frères,  des  Grecs  :  «  Des  Hellènes,  s'écrie-l-il,qui  devaient 
s'élever  au-dessus  des  Barbares  par  leurs  sentiments  humains,  les 
surpassèrent  en  férocité  »  (')!  L'indignation  a  fait  exagérer  à  l'his- 
torien les  crimes  de  ses  compatriotes;  mais  il  est  certain  que  les 
Grecs  usèrent  sans  pitié  des  droits  que  ranliquilé  reconnaissait  au 
vainqueur,  et  qu'ils  ne  surent  pas  profiter  de  leurs  victoires  pour 


(1)  Thucyd.,  II,  G4,  63.  Cf.  III,  37. 

(2)  Plutarch.,  rcricl.,  12. 

{■i)  Dion.  liai,  Frngni.,  p.  2.JI  I-2.3I3,  éd.  Ik'iskc. 


204 


LA    GRECE. 


fonder  un  empire.  Nous  avons  une  preuve  frappante  de  celle  inca- 
pacité dans  l'organisation  de  riicgémonie  athénienne. 

Atliènes  considéra  toujours  les  alliés  comme  des  étrangers;  bien 
loin  de  concevoir  Fidée  de  les  associer  à  ses  destinées ,  elle  crut 
qu'il  n'y  avait  pas  de  meilleur  moyen  de  consolider  sa  domination 
que  la  soumission  la  plus  absolue  des  vaincus.  Ceux  des  Grecs 
qui  perdirent  leur  autonomie  furent  presque  réduits  à  l'état  do 
serfs;  les  noms  mêmes  qui  désignaient  leur  condition  rappelaient 
l'esclavage  (')  :  dépouillés  de  leur  biens  qui  étaient  concédés  à  des 
Athéniens,  devenus  les  fermiers  des  nouveaux  propriétaires,  leur 
état  ne  dilTérait  pas  beaucoup  de  celui  des  Ilotes  et  des  Pénestes. 
Ainsi  Athènes  se  montra  tout  aussi  exclusive  que  Sparte;  l'exter- 
mination, la  dépossession  ou  Tesclavage  des  vaincus,  telles  étaient 
les  bases  sur  lesquelles  le  peuple  de  Minerve  prétendait  fonder  son 
empire.  Quant  aux  alliés  restés  indépendants,  ils  n'avaient  d'autres 
rapports  avec  la  cité  dominante  que  l'obligation  de  fournir  des 
hommes  et  des  vaisseaux.  L'exemple  le  plus  mémorable  de  l'esprit 
exclusif  des  Grecs  et  de  leur  incapacité  de  concevoir  une  large 
association  se  trouve  dans  les  relations  d'Athènes  et  de  Platée.  Les 
Platéens  s'étaient  de  leur  propre  mouvement  mis  sous  la  protection 
d'Athènes.  Cependant,  malgré  une  longue  communauté  d'existence, 
malgré  les  preuves  d'un  dévouement  poussé  jusqu'au  sacrifice  de 
la  vie  et  de  la  patrie,  ils  restèrent  étrangers;  quelques  individus 
seulement  furent  naturalisés,  et  encore  sans  être  assimilés  entière- 
ment aux  Athéniens  (^). 

Cet  esprit  exclusif  était  incompatible  avec  l'établissement  d'une 
domination  étendue  et  durable.  Le  génie  de  l'unité  manquait 
aux  Hellènes.  Voilà  pourquoi  les  hégémonies  qui  tentèrent  d'im- 
poser l'empire  d'une  république  dominante  aux  Grecs  échouèrent; 
non-seulement  elles  ne  parvinrent  pas  à  embrasser  la  Grèce  entière; 
même  dans  les  limites  étroites  où  elles  étaient  renfermées,  elles 
furent  si  éphémères ,  qu'elles  ne  mériteraient  pas  une  place  dans 


(t)  L'indépendance  s'appelait  liberté  [D.vj^spiv.) ,   la   dépendance,  servitude 
('■j'ov).£ia).  —  Boeckh,  Économie  politique  des  AtbéHiens,  T.  II,  p.  475. 
(2)  Dcmosth.^  c.  Ncacr.,  §  101-,  p.  iii. 


IFS    IlÉGÉMOMES.  205 

liiistoire,  si  la  race  hellénique  ne  jouait  un  rôle  si  considérable 
dans  le  développement  de  riiumanité.  La  force  renversait  ce  que 
la  violence  avait  fondé;  une  bataille  perdue  ruinait  les  orgueilleuses 
cités  qui  avaient  dédaigné  de  se  fortitier  en  ouvrant  leurs  rangs  à 
leurs  frères.  Les  Spartiates  ne  se  relevèrent  jamais  de  la  défaite 
de  Leuctres  où  il  ne  périt  que  1700  hommes.  Les  Athéniens  et  les 
Thébains  perdirent  la  liberté,  après  une  seule  bataille,  celle  de 
Chéronée.  Denys  iV  liai  y  car  nasse  compare  la  conduite  des  Grecs  à 
la  politique  romaine  ;  dans  la  bataille  de  Cannes  il  ne  resta  que  370 
cavaliers  de  GOOO,  à  peine  5000  fantassins  de  80,000,  et  cependant 
Rome  sortit  triomphante  de  la  lutte  ('). 

Un  des  grands  orateurs  d'Athènes,  témoin  des  calamités  que 
l'hégémonie  entraîna  pour  sa  patrie  et  pour  la  Grèce  entière,  mau- 
dit la  domination  à  laquelle  Périclès  avait  attaché  la  gloire  du  nom 
athénien  :  «  La  tyrannie,  dit  Isocrate,  est  funeste  non-seulement 
aux  victimes,  mais  aux  tyrans  eux-mêmes;  il  en  a  été  ainsi  de  l'em- 
pire des  mers  que  les  Athéniens  ont  exercé  et  qui  ne  différait  en 
rien  d'une  véritable  tyrannie;  après  avoir  opprimé  les  Grecs,  ils 
ont  subi  à  leur  tour  le  joug  d'un  vainqueur  irrité;  ce  qu'ils  considé- 
raient comme  la  chose  la  plus  glorieuse  était  en  réalité  le  plus  grand 
des  malheurs  »(-).  Les  contemporains  iVIsocrale  devaient  en  elîet 
voir  dans  l'hégémonie  d'Athènes  la  source  de  tous  leurs  maux;  mais 
l'orateur  patriote,  qui  ne  cessait  d'appeler  les  Hellènes  aux  armes 
contre  les  Barbares,  aurait  dû  réfléchir  qu'il  fallait  une  main  de  fer 
pour  imposer  aux  républiques  grecques  l'unité,  condition  indispen- 
sable de  force.  Si  la  haute  ambition  d'Athènes  ne  l'avait  pas  pous- 
sée à  prendre  en  main  le  commandement  des  Grecs,  la  ligue  se 
serait  dissoute  dès  que  la  victoire  de  Platée  eut  délivré  la  Grèce 
continentale  de  la  présence  des  Perses.  En  veut-on  la  preuve?  La 
chute  d'Athènes  entraîna  l'asservissement  des  Grecs  de  l'Asie  Mi- 
neure, et  à  partir  de  ce  moment  l'or  des  Grands  Rois  commença  à 
Influer  sur  les  destinées  de  la  (irèce. 

L'on  pourrait  faire  un  autre  reproche  à  Athènes,  c'est  de  n'avoir 

(1)  Dionys.IIal.,  II,  17. 

(2)  Isocrat.,  de  Pacc,  §  1 13,  01,  94. 


20G  LA    GRÈCE. 

pas  SU  rallier  la  Grèce  entière  sous  ses  tlrajDeaux  pour  la  lancer  sur 
l'Asie;  mais  aucune  république  grecque  n'élait  capable  de  dompter 
à  la  fois  les  résistances  intérieures  et  de  poursuivre  la  guerre  natio- 
nale. Il  fallut  qu'une  race  nouvelle  surgît  dans  le  noid  et  imposât 
l'union  aux  Grecs  épuisés  pour  que  le  liéros  macédonien  pût  mar- 
cber  à  la  conquête  de  l'Orient.  Ici  nous  apercevons  le  lien  qui  rat- 
tache l'hégémonie  d'Athènes  aux  progrès  de  l'humanité.  Le  but 
providentiel  de  l'expédition  d'Alexandre  était  de  répandre  la  lan- 
gue, la  philosophie  et  les  arts  de  la  Grèce  en  Asie.  Et  à  quel  peuple 
de  la  Grèce  devons-nous  le  bienfait  de  la  civilisation  hellénique? 
Platon  dit  qu'Athènes  est,  par  rapport  à  la  Grèce,  le  prytanée 
de  la  sagesse  ('),  et  un  écrivain  moderne  a  pu  dire  sans  exagéra- 
lion  que  l'histoire  d'Athènes  est  celle  de  l'esprit  humain  {^).  Mais 
pour  qu'une  petite  cité  de  20,000  citoyens  put  éclairer  le  monde 
ancien  et  l'avenir,  il  fallait  un  concours  de  circonstances  heu- 
reuses. Les  guerres  médiques  et  l'hégémonie  qui  en  fut  la  suite 
exaltèrent  les  facultés  de  ce  peuple  si  richement  doté  par  la 
nature.  Isocrate  glorifie  Athènes  comme  «  la  cité  par  excellence 
de  la  Grèce  (^),  digne  d'être  la  maîtresse  des  Hellènes  et  de  tous 
les  peuples  »  C).  Et  quels  sont  les  titres  de  la  cité  de  Minerve  à 
cette  suprématie?  Isocrate  répond  que  ce  sont  les  temples  et  les 
édifices  magnifiques  qui  remplissent  la  ville.  Les  alliés  d'Athènes 
avaient  le  droit  de  se  plaindre  que  Périclès  employât  à  l'ornement 
de  la  cité  dominante  les  tributs  destinés  à  la  défense  de  la  patrie 
grecque.  Mais  l'histoire,  sans  oublier  les  souffrances  des  généra- 
tions passées,  tient  compte  aussi  des  bienfaits  qui  en  sont  résultés 
pour  le  genre  humain.  Sans  son  hégémonie,  Athènes  n'aurait* pas 
vu  s'élever  ces  constructions  admirables  qui,  d'après  l'expression 
de  Plutarque,  «  semblaient  déjà  antiques,  à  peine  achevées,  et  qui 


(1)  Plat.,  Protagor.,  337,  ïi.  —  Périclès  dit  dans  Thucydide  qu'Alhèiies  est 
rinstitulrice  de  la  Grèce  (II,  41). 

(2)  Bulwer,  Athens,  IV,  5,  22. 

(3)  Isocrat.,  De  Permutât.,  §  299  :  zat  «j^aTiv  p-ôv^v  sha.!.  -zr/.'jvr.-j  t.oï.vj,  -Jaz, 

(4)  /soora<.,  Areopas.,§  66, 


LES    HÉCl'MONIF.S.  207 

brillent  toujours  d'une  éternelle  Heur  de  jeunesse  "(').  Les  temples 
et  les  statues  ne  furent  que  l'une  des  faces  du  mouvement  prodi- 
gieux de  civilisation  qu'on  appelle  le  siècle  de  Périclès.  Il  y  a  dans 
cette  qualification  du  grand  âge  de  la  littérature  et  des  arts  un 
léinoignage  de  la  postérité  en  faveur  d'Athènes  et  de  son  illustre 
démagogue.  11  faut  un  milieu  favorable  pour  la  culture  de  la  philo- 
sophie, de  la  poésie  et  des  arts.  Socrate,  Sophocle,  Phidias,  Thu- 
cydide, Platon,  seraient-ils  devenus  des  modèles  éternels  du  beau 
et  du  bon,  s'ils  avaient  vu  le  jour  dans  une  obscure  cité  de  la 
Grèce  (*)? 

§  III.  La  guerre  du  Pêhponùsc. 

La  guerre  du  Péloponèse  a  été  pour  la  Grèce  une  époque  de 
désastres  et  de  crimes  sans  nom.  L'on  dirait  que  la  nature  était 
conjurée  avec  les  hommes  :  des  tremblements  de  terre,  les  plus 
violents  dont  on  eût  encore  entendu  parler,  ébranlèrent  presque 
régulièrement  le  sol;  des  éclipses  de  soleil  fréquentes  épouvantèrent 
les  peuples;  de  grandes  sécheresses  produisirent  la  famine;  un  fléau 
plus  cruel  encore,  la  peste,  détruisit  une  partie  de  la  population(^). 
]Mais  les  passions  des  hommes  l'emportèrent  sur  les  bouleversements 
du  monde  physique,  au  point  que  les  écrivains  des  âges  postérieurs 
rougirent  des  excès  de  leurs  pères.  Denys  iV Halycarnasse  reproche 
à  Thucydide  d'avoir  choisi  pour  sujet  de  son  histoire  cette  funeste 
guerre,  «  (jui  n'aurait  jamais  dû  avoir  lieu,(|ue  l'on  devrait  au 
moins  ensevelir  dans  le  silence  et  l'oubli  »  {*).  Un  autre  historien, 
faisant  l'énuméralion  des  grands  hommes  de  la  Grèce,  refuse  de 
comprendre  dans  ce  nombre  les  Grecs  qui  s'illustrèrent  dans  la 
guerre  du  Péloponèse  :  on  devrait  plutôt,  dit-il,  les  appeler  des 
parricides  ("). 


{\)  Plutanli.,  Vend.,  13. 

Cl]  Ileeren,  Griechcnland,  p.  \Hli,  18G.  —  Mlilter,  Gcschichte  der  griechischen 
Literalur,  T.  II,  p.  M. 

(3)  Thucyd.,  l,  23;  II,  48,  sqq. 

(4)  Diotiys.  Uni.,  Do  Piipcip.  Ilistor.,  <;.  3. 

(5)  Pausan.,  VIII,  52,  3. 


!208  LA  r.iiÈCE. 

Nous  comprenons  ces  marques  d'un  patriotisme  généreux  qui 
survit  à  l'existence  de  la  patrie  grecque;  mais  les  faits  ne  s'elTacent 
pas  de  l'histoire,  et  quelles  que  soient  les  souffrances  des  générations 
contemporaines,  il  n'y  a  pas  de  grande  guerre  qui  n'ait  un  objet 
providentiel.  La  guerre  du  Péloponèse  nous  montre  les  Grecs  se 
déchirant  eux-mêmes  et  compromettant  l'indépendance  de  leur  pa- 
trie à  l'égard  des  Barbares.  Cependant  la  Grèce  était  appelée  à  agir 
sur  l'Orient;  pour  remplir  cette  mission,  elle  devait  concentrer  ses 
forces  dans  une  puissante  unité;  incapable  de  la  trouver  en  elle- 
même,  elle  dut  la  subir  sous  la  forme  d'une  domination  étrangère.  La 
guerre  du  Péloponèse  est  la  justification  de  l'avènement  d'Alexan- 
dre. Quand  les  peuples  usent  leurs  forces  dans  des  luttes  stériles, 
au  lieu  de  les  employer  à  l'accomplissement  de  leur  mission,  Dieu 
leur  envole  un  maître  :  heureux,  quand  ce  maître  les  ramène  dans 
les  voies  que  la  Providence  leur  assigne!  Vainement  crie-t-ou  à  la 
perte  de  l'indépendance,  à  la  destruction  de  la  liberté.  Ce  n'est  point 
celui  qui  les  assujettit  à  un  pouvoir  arbitraire  que  les  nations  doivent 
accuser;  elles  doivent  s'en  prendre  à  elles-mêmes.  Les  peuples  qui 
méritent  d'être  libres  n'ont  pas  à  craindre  le  despotisme,  car  ils 
sauraient  défendre  leur  liberté  si  elle  était  menacée.  A  ce  point  de 
vue,  la  guerre  du  Péloponèse  peut  encore  servir  de  leçon  au  dix-neu- 
vième siècle.  Il  n'y  a  pas  jusqu'aux  calamités  de  cette  lutte  affreuse 
qui  n'aient  été  un  instrument  de  la  grandeur  d'Alexandre.  Le  héros 
macédonien  ne  pouvait  pas  user  sa  vie  à  dompter  la  résistance  des 
petites  républiques  de  la  Grèce;  il  devait  les  trouver  prêtes  à  le  sui- 
vre à  la  conquête  de  l'Asie,  ou  du  moins  n'ayant  plus  la  puissance  de 
l'arrêter  dans  sa  course  victorieuse.  La  guerre  du  Péloponèse  détrui- 
sit ce  qu'il  y  avait  encore  de  forces  vitales  dans  les  cités  grecques, 
et  prépara  ainsi  la  voie  à  l'unité  macédonienne  qui  elle-même  ne 
fut  qu'une  préparation  à  une  unité  plus  vaste. 

Il  serait  dilTicile  de  trouver  dans  les  hostilités  séculaires  de  Rome 
contre  des  peuples  étrangers,  des  scènes  aussi  affreuses  que  celles 
qui  se  passèrent  dans  la  guerre  du  Péloponèse  entre  des  cités 
grecques.  L'animosité  des  parties  belligérantes  tenait  de  la  haine 
que  les  guerres  civiles  provoquent  et  nourrissent.  Les  vainqueurs 
ne  témoignaient  pas  même  aux  vaincus  cette  humanité  que  l'on  a 


LES  HÉGÉMONIES.  209 

reprochée  à  l'anliquitc  comme  un  crime  (')  :  la  servitude  eût  été  un 
bienfait  pour  les  prisonniers; le  plus  souvent  on  les  mettait  à  mort. 
Et  ce  traitement  barbare  n'excitait  ni  indignation  ni  surprise.  Dans 
les  luttes  qui  précédèrent  la  guerre,  les  Corcyréens  firent  mourir 
tous  leurs  prisonniers.  Les  Corcyréens  et  les  Corinthiens  vinrent 
ensuite  à  Athènes  solliciter  Talliance  de  cette  république;  le  dis- 
cours des  députés  de  Corinlhe  contient  tout  ce  qui  peut  être  repro- 
ché aux  Corcyréens,  et  il  ne  dit  pas  un  mot  des  excès  dont  ceux-ci 
s'étaient  rendus  coupables  envers  leurs  captifs  (').  La  hache  ne 
frappait  pas  seulement  les  vaincus  pris  les  armes  à  la  main  ;  les 
Lacédémonieus  faisaient  périr  les  marchands  qu'ils  prenaient  en 
mer;  peu  leur  importait  qu'ils  appartinssent  à  Athènes,  à  ses  alliés 
ou  à  des  villes  neutres.  Les  Athéniens  usaient  de  cruelles  repré- 
sailles :  des  ambassadeurs  de  Sparte  étant  tombés  en  leur  pou- 
voir, ils  les  mirent  à  mort  sans  les  juger,  et  même  sans  les  en- 
tendre, «  quoiqu'ils  demandassent  à  parler  »  (^). 

Les  Athéniens  et  les  Spartiates  se  montrèrent  également  cruels. 
Cependant  ce  furent  les  Péloponésiens  qui  donnèrent  les  premiers 
l'exemple  de  la  violation  des  droits  les  plus  sacrés.  On  accusa  les 
Mégarieus  d'avoir  mis  à  mort  un  ambassadeur  d'Athènes  ('').  Le 
crime  n'est  pas  établi,  mais  la  conduite  des  Thébains  et  des  Spar- 
tiates envers  les  Platéens  prouve  que  les  Péloponésiens  ne  recu- 
laient devant  aucun  attentat.  Platée  avait  été  le  théâtre  de  la 
dernière  défaite  des  Barbares  dans  la  Grèce  continentale;  les  vain- 
queurs reconnaissants  voulurent  que  «  ses  habitants  fussent  consi- 
dérés comme  des  hommes  saints  et  consacrés  aux  dieux:  leur  mis- 
sion devait  être  d'ollrir  des  sacridccs  pour  le  salut  de  la  Grèce  »  f  ). 
Ces  glorieux  souvenirs  ne  les  protégèrent  pas  contre  l'agression 
la  plus  déloyale.  D'abord  les  Spartiates  et  les  Thébains  tentèrent 


(1)  «  La  servitude  est  la  miséricorde  paicaiic.  »  Lamennais. 

(2)  Thucyd.,  I,  30,  37,  sqq. 

(3)  Thucyd.,  II  ,  G7. 

(t)  l'iularch.,  Pericl.,  30. 
('.;]  IHutarch.,  Arist.,  21. 

li 


210  LA    GRÈCE. 

de  scmparer  de  la  ville  en  pleine  paix (') ;  le  courage  des  habilanls 
et  le  secours  des  Athéniens  les  sauvèrent  pour  le  moment,  mais 
la  rage  de  leurs  ennemis  n'en  fut  que  plus  violente.  Platée  fut  prise 
par  capitulation  ;  le  général  Spartiate  promit  que  personne  ne  serait 
puni  sans  jugement.  Jamais  il  n'y  eut  une  plus  cruelle  dérision  de 
la  justice.  Les  juges  arrivés  de  Lacédémone  demandèrent  aux  pri- 
sonniers si  dans  le  cours  de  la  guerre  ils  avaient  rendu  quelque 
service  à  Sparte;  comme  ils  ne  pouvaient  répondre  qu'ils  leur  en 
eussent  rendu,  on  leur  donna  la  mort  :  personne  ne  fut  excepté, 
ï.a  ville  fut  rasée  jusque  dans  ses  fondements  (-). 

Les  Athéniens  manquèrent  de  se  souiller  d'un  crime  tout  aussi 
révoltant;  mais  leur  génie,  humain  au  fond,  bien  que  se  laissant 
emporter  facilement  à  la  colère,  les  préserva  d'une  tache  qui  eût  été 
ineffaçable.  IMytiiène  abandonna  l'alliance  d'Athènes  pour  se  réunir 
aux  Spartiates.  Dans  la  première  chaleur  de  leur  ressentiment, 
les  Athéniens  décrétèrent  la  mort  contre  tous  les  Mytiléniens  qui 
se  trouvaient  en  âge  d'homme;  ils  firent  partir  une  trirème  pour 
donner  avis  de  cette  résolution  à  Pachès,  leur  général,  avec  ordre 
de  les  faire  périr  sans  délai.  Ce  décret  qui  nous  révolte  était  con- 
forme à  ce  qu'on  appelle  le  droit  des  gens  des  Grecs.  La  conduite 
des  Spartiates  à  Platée  fut  encore  bien  plus  inhumaine  et  plus 
injuste.  Platée  n'était  pas  comme  Mytilène  une  cité  révoltée;  Sparte 
avait  promis  justice  aux  Platéens,  tandis  que  les  Mytiléniens 
s'étaient  soumis  h  la  décision  du  peuple  d'Athènes  (').  Cependant 
dès  le  lendemain  du  décret,  les  Athéniens  se  repentirent  de  leur 
résolution.  L'affaire  fut  remise  en  délibération  et  l'avis  le  plus 
humain  prévalut.  Aussitôt  après  le  décret  l'on  expédia  une  tri- 
rème. L'on  craignait  qu'elle  ne  fût  prévenue  par  celle  qui  por- 
tail l'ordre  fatal,  et  qui  avait  une  avance  d'un  jour  et  d'une  nuit. 
Les  matelots  firent  une  telle  diligence  qu'ils  mangeaient  et  ma- 


il) Les  Spartiates  eux-mêmes  se  reprochèrent  dans  la  suite  cette  violation  du 
droit  des  gens;  ils  considérèrent  les  malheurs  qu'ils  avaient  éprouvés  pendant  la 
guerre  comme  une  juste  punition  de  leur  faute  (ThucyiL,  Vil,  18). 

(2)  Tfcucycl.,  II,  2-5;  III,  52-68.  —  ZJjodor.,  II,  50. 

(3)  Grote,  T.  VI,  p.  341,  336,  357.  —  Nicbuhr,  Vortrage  iibcr  alte  Geschichte  , 
T.  Il,  p.  75,  ss. 


LES  HÉGÉMONIES.  21  1 

manœuvraient  en  même  temps;  pendant  que  les  uns  travaillaient, 
les  autres  prenaient  du  sommeil.  D'un  autre  côte,  la  première  tri- 
rème, chargée  d'une  triste  mission,  marchait  lentement;  la  seconde 
arriva  lorsque  Pachès  lisait  le  décret  (^).  Toutefois  la  miséricorde 
du  peuple  ne  profita  pas  aux  Mytiléniens  que  Pachès  avait  envoyés 
à  Athènes,  comme  les  principaux  auteurs  de  la  révolte  :  ils  furent 
mis  à  mort  au  nombre  de  plus  de  mille  (-). 

La  haine  et  la  vengeance  firent  taire  trop  souvent  chez  les  Athé- 
niens la  voix  de  l'humanité.  On  lit  avec  horreur  que  tous  les  pri- 
sonniers éginètes,  transportés  à  Athènes,  furent  condamnés  à 
mourir  :  c'était,  dit  l'impassible  Thucydide,  l'cITet  de  l'ancienne 
animosilé  que  les  Athéniens  avaient  pour  ce  peuple  {^).  Il  y  a  peut- 
être  quelque  chose  de  plus  funeste  que  ces  excès  produits  par  de 
mauvaises  passions,  c'est  la  proclamation  solennelle  du  droit  du 
plus  fort  que  les  Athéniens  ne  craignirent  pas  de  faire.  Leur  con- 
férence avec  les  iMéliens  (^)  est  une  des  scènes  les  plus  mémorables 
du  droit  des  gens  de  la  Grèce.  Il  faut ,  disent  les  Athéniens,  partir 
d'un  principe  universellement  admis  :  «  Les  affaires  se  règlent  entre 
les  hommes  par  la  loi  de  la  justice,  quand  une  égale  nécessité  les 
y  oblige;  mais  ceux  (|ui  l'emportent  en  puissance  font  tout  ce  qui 
est  en  leur  pouvoir  et  c'est  aux  faibles  à  céder.  »  Les  Méliens 
avouent  qu'il  leur  est  ditïicile  de  lutter  contre  la  puissance  d'Athè- 
nes, mais  ils  espèrent  qu'en  résistant  justement  à  des  hommes 
injustes,  les  dieux  les  protégeront.  Dans  leur  réponse,  les  Athéniens 
«•endcnt  les  dieux  complices  de  leur  politique  :  «  Ce  que  nous 
demandons,  ce  (pie  nous  faisons,  est  en  harmonie  avec  l'opinion 
(|ue  les  hommes  ont  des  (lieux.  Si  les  dieux  dominent,  c'est  i)ar 
une  nécessité  de  la  nature,  j)arce  qu'ils  sont  les  i)lns  forts;  il  en 
est  de  même  des  hommes.  Ce  n'est  pas  nous  qui  avons  établi  celte 
loi,  ce  n'est  pas  nous  qui,  les  prcnuers,  l'avons  appliquée;  nous 
l'avons  reçue  toute  faite,  et  nous  la  transmettrons  pour  toujours 


(1)  Tlmcyd.,  III ,  49. 

(2)  Thucijd.,  III,  3G-50. 

(.3)  Thucud.,l\',  57;  II,  27. 

(5)  Tlmcyd.,  V,  Si-llO. 


!2ll2  LA  cnÈCE. 

aux  temps  à  venir.  Nous  agirons  aussi  maintenant  conformément 
h  cette  loi,  sachant  que  vous-mêmes,  et  tous  les  autres  peuples,  si 
vous  aviez  la  même  puissance  que  nous,  vous  tiendriez  la  même 
conduite  »('). 

Cette  profession  ouverte  du  droit  du  plus  fort  a  révolté  Demjs 
(Vllali/carnasse:  il  la  comprendrait  à  peine,  dit-il,  si  elle  s'adres- 
sait à  des  Barbares  ;  il  la  trouve  digne  de  pirates  et  de  brigands  (-). 
Tliucjjdide  aurait-il  donc  calomnié  les  Athéniens?  (')  Dentjs  oublie 
que  le  droit  du  plus  fort  est  la  loi  de  Tanliquité  :  lui-même  le  recon- 
naît en  proclamant  que  les  Romains  ont  le  droit  de  régner  sur  le 
monde,  parce  qu'ils  sont  les  plus  forts  (').  Cependant  nous  accep- 
tons la  réprobation  de  l'historien  grec  comme  une  protestation  de 
la  conscience  humaine  contre  la  violence  brutale.  Il  se  fait  encore 
une  protestation  plus  efficace  contre  la  désolante  doctrine  du  droit 
de  la  force  :  la  violence  est  punie  par  la  violence,  le  plus  fort  d'au- 
jourd'hui trouve  bientôt  un  plus  fort  que  lui.  C'est  la  justice  divine 
qui  se  manifeste  dans  les  malheurs  des  peuples,  pour  leur  appren- 
dre qu'il  n'y  a  qu'un  fondement  solide  de  la  puissance,  le  droit  et 
le  devoir. 

Dans  leur  orgueil ,  les  Athéniens  avaient  déclaré  que  la  force  est 
la  loi  suprême  des  relations  internationales;  ils  ne  prévoyaient  pas 
qu'un  jour  viendrait  où  cette  terrible  loi  serait  invoquée  contre  eux. 
L'expédition  de  Sicile  devint  la  cause  de  leur  ruine.  Après  la  ba- 
taille d'Aegos  Potamos,  Lysandre  assembla  les  alliés,  pour  délibérer 
sur  le  sort  des  captifs.  On  les  accusa  des  excès  qu'ils  avaient 
commis  et  de  ceux  qu'ils  avaient  résolu  de  commettre  :  le  peuple, 
dit-on,  avait  décrété  qu'on  couperait  la  main  droite  à  tous  les  prison- 


(1)  Thucijd.,  V,  89,  105.  Cf.  VI,  8S. 

(2)  Diomjs.,  DePrœcip.  Histor.,  c.  39  (Opei-.  Rhetor.,  p.  910,  912,  éa.  Reiske). 

(3)  Grote  (Ilistory  of  Greece,  T.  VU,  p.  149-161)  dit  que  Thucydide  n'a  pas 
reproduit  fidèlement  les  sentiments  des  Athéniens.  Nous  croyons  que  le  savant 
historien  s'est  laissé  entraîner  par  sa  prédilection  pour  la  cité  de  Minerve,  et  par 
son  système  sur  la  morale  et  la  politique  des  sophistes.  —  Comparez  plus  bas, 
livre  Vil,  ch.  Il,  §  IV. 

(4)  Dion.  liai.,  1,5:  'j>Jtsw;  yàp  âii  vou.oç  oinaii  y.oivor,  w  oùc^îî;    xa7a).ûaït 


LES    m- GÉMONIES.  215 

uiers  de  guerre  (').  On  les  accusa  encore  d'avoir  précipité  dans  la 
mer  l'équipage  de  deux  vaisseaux  dont  ils  s'étaient  emparés.  Beau- 
coup d'autres  charges  furent  entendues,  et  la  peine  de  mort  fut 
prononcée  contre  tous  les  Athéniens  (').  L'exécution  de  la  sentence 
offre  une  nouvelle  preuve,  que  les  Grecs  ne  reconnaissaient  d'au- 
tre principe  du  droit  des  gens  que  la  force.  Lysandre,  dit  Plutar- 
qiie,  appela  Philoclès,  l'un  des  généraux  d'Athènes,  et  lui  dcr 
manda  à  quelle  peine  il  se  condamnait  lui-même  pour  avoir  fait 
porter  un  décret  de  mort  contre  les  prisonniers  grecs.  «  N'accuse 
point,  lui  répondit  Philoclès,  des  hommes  qui  n'ont  point  de  juges; 
vainqueur,  traite  les  vaincus  comme  tu  serais  traité  toi-même, 
si  lu  étais  à  notre  place  »(^).  Bientôt  Athènes  tomha  au  pouvoir 
des  ennemis.  Le  conseil  des  alliés  délibéra  sur  le  sort  de  la  cité  de 
Minerve.  Beaucoup  de  Grecs  étaient  d'avis  qu'il  ne  fallait  pas  faire 
la  paix  avec  les  Athéniens,  mais  les  exterminer  :  un  Thébain  pro- 
posa de  raser  la  ville  et  de  faire  de  son  territoire  un  lieu  de  pâtu- 
rage pour  les  troupeaux.  Les  Lacédémoniens,  obéissant  à  l'oracle 
de  Delphes,  s'opposèrent  à  la  destruction  (^).  On  fit  la  paix  aux 
conditions  imposées  par  Sparte  :  les  murailles  furent  rasées  et 
les  vaisseaux  brûlés  au  son  de  la  Hiite  cl  aux  applaudissements  des 
alliés,  qui  assistèrent  à  ce  spectacle,  la  tête  couronnée  de  (leurs, 
et  fêlèrent  ce  jour  comme  le  premier  de  leur  liberté  Ç"). 

Bien  que  la  guerre  du  Péloponèse  couvrît  la  Grèce  de  sang  et  de 
ruines,  la  dévastation  et  le  carnage  ne  furent  pas  les  plus  grands 
maux  qu'elle  entraîna.  C'est  à  peine  si  les  cruautés  commises  par 
les  vainqueurs  peuvent  être  comparées  à  celles  dont  les  factions  se 
rendirent  coupables.  La  guerre  du  Péloponèse  est  comme  une  lutte 
de  principes  entre  l'aristocratie  et  la  démocratie  représentées  par 
Sparte  et  Athènes.  Excitées  par  la  licence  de  la  guerre,  les  passions 


(1)  Comparez,  sur  ce  décret,  ce  qui  est  dit  plus  haut,  p.  133,  note  3. 

(2)  Xenoph.,  Hist.  Gra;c.,  II,  I,  30-32.  —  Plutarch.,  Lysand.,  0. 

(3)  Plutarch.,  Lysand.,  13. 

(4)  D'après  une  tradition  conservée  par  VhUnrque  (Lysand.,  c.  15),  la  compas- 
pion  des  Grecs  aurait  été  éveillée  par  un  chant  dEuripide. 

(y)  Xenoph.,  IJisl.  Gra'c,  IL  2,  lî).  20.  —  l'iitlarch.,  Lysand., l3-Io. 


214  LA    GRÈCE. 

portèrenlau  plus  haut  degré  la  violence  des  partis.  LesCorcyréeiis 
donnèrent  les  premiers  l'exemple  des  haines  furieuses  qui  divisaient 
les  citoyens  de  chaque  ville.  Ils  mirent  à  mort  tous  ceux  qui  étaient 
accusés  de  vouloir  détruire  le  gouvernement  populaire.  Un  père 
tua  son  fils.  Des  suppliants  furent  arrachés  à  des  asiles  sacrés, 
d'autres  égorgés  au  pied  des  autels,  quelques-uns  périrent  murés 
dans  le  temple  de  Bacchus.  Les  Corcyréens  fugitifs  s'emparèrent 
de  quelques  forts;  on  leur  accorda  une  capitulation;  mais  les  chefs 
de  la  faction  populaire  l'éludèrent  en  leur  tendant  un  piège.  Ren- 
fermés dans  un  grand  édifice  et  se  voyant  trahis,  les  malheureux 
se  donnèrent  eux-mêmes  la  mort;  leurs  cruels  concitoyens  enle- 
vèrent les  toits,  et  accablèrent  les  prisonniers  de  traits.  C'est  ainsi 
que  la  faction  aristocratique  fut  anéantie  à  Corcyre  ('). 

Tliuajclide  trace  un  tableau  lugubre  des  dissensions  croissantes 
qui  bouleversèrent  la  Grèce  et  de  la  démoralisation  inouïe  qui  en 
résulta.  La  discorde  régnait  partout,  toutes  les  villes  étaient  en  proie 
à  la  sédition;  celles  qui  s'y  livraient  les  dernières,  s'abandonnaient 
à  de  plus  grands  excès,  jalouses  de  se  distinguer  par  la  gloire  de 
l'invention  dans  l'atrocilé  de  leurs  vengeances  (^).  Comment  la 
Grèce,  ainsi  déchirée  par  les  factions,  aurait-elle  pu  être  puissante 
à  l'étranger?  La  fureur  des  guerres  civiles  fit  taire  l'honneur  et  les 
intérêts  de  la  patrie  grecque.  Pour  mieux  dire,  la  patrie  n'existait 
pas  ;  chaque  cité  ne  songeait  qu'à  son  profit  particulier.  Les  aristo- 
craties surtout  se  montrèrent  dépourvues  de  tout  sentiment  natio- 
nal :  elles  étaient  toujours  prêles  à  appeler  l'étranger,  toujours 
disposées  à  sacrifier  l'indépendance  de  la  Grèce  à  leurs  passions 
égoïstes.  Sparte  donna  le  honteux  exemple  de  solliciter  du  Grand 
Roi  des  secours  contre  les  Grecs  ;  dès  le  début  des  hostilités,  elle 
rechercha  l'alliance  des  Perses  (^).  Les  Athéniens,  ne  voulant  pas 
laissera  leurs  adversaires  l'avantage  d'une  alliance  aussi  puissante. 


(1)  Thucijd  ,  III,  81,  83;  IV,  46-{8.  —  Grote  (History  of  Greece,  T.  VI,  p.  380, 
ss.,  489)  remarque  que  le  triste  sort  des  oligarques  corcyréens  ne  doit  pas  faire 
oublier  leurs  crimes.  Ce  sont  leurs  tentatives  révolutionnaires  qui  commencèrent 
les  sanglantes  dissensions  dont  Corcyre  fut  le  théâtre. 

(2)  ThHcyd.,  111,82,  83. 

(3)  r/i»r»/;(/.,If,  7,67. 


LES    HÉGÉMONIES.  215 

envoyèrent  de  leur  côté  une  ambassade  en  Asie  ;  la  mort  du  roi 
leudit  celle  humiliante  démarche  inutile  (').  Après  avoir  soulevé 
les  Grecs  contre  le  despotisme  d'Alhèues,  Sparte  les  vendit  aux 
Barbares  pour  des  subsides.  Les  premiers  traités  conclus  par  ses 
agents  étaient  tellement  révoltants  qu'elle  n'osa  pas  les  sanctionner: 
le  roi  des  Perses  y  revendiquait  toutes  les  contrées,  toutes  les  villes 
qui  lui  avaient  appartenu,  à  lui  ou  à  ses  ancêtres,  cl  les  Lacédémo- 
niens  s'engageaient  à  respecter  ces  possessions.  On  trouva  ces  pré- 
tentions exorbitantes  (-).  Une  nouvelle  convention  fut  conclue  dans 
laquelle  on   restreignit  la  domination  du  roi  à  l'Asie.  Ainsi  les 
Ioniens  étaient  sacrifiés  :  le  roi,  disait  le  traité,  avait  pouvoir  de 
disposer  d'eux  suivant  sa  volonté.  Cependant  les  Ioniens  aussi 
avaient  été  appelés  à  la  liberté  par  les  Spartiates,  et  ils  les  avaient 
aidés  de  leur  fortune  et  de  leur  sang  à  combattre  les  Athéniens  {'). 
Mais  Sparte  avait  besoin  des  trésors  persans  pour  équiper  ses  flottes 
et  vaincre  la  maîtresse  des  mers;  ses  fiers  citoyens,  qui  traitaient 
les  Grecs  avec  une  morgue  insultante,  se  firent  les  courlisans  des 
Darbares.  Il  se  trouva  un  général,  digne  de  l'ancienne  réputation 
de  Sparte,  qui  eut  honte  d'aller  mendier  de  l'argent  à  la  porte 
des  satrapes  du  Grand  Roi.  Callicratidas,  réduit  à  la  nécessité  de 
s'adresser  àCyrus  et  rebuté  à  plusieurs  reprises,  se  retira  en  char- 
geant de  malédictions  ceux  qui  les  premiers  s'étaient  avilis  jusqu'à 
se  laisser  insulter  par  les  Barbares  :  il  jura  de  mettre  tout  en  œuvre 
pour  terminer  les  différends  des  Hellènes  et  les  empêcher  de  s'en- 
tre-détruire  avec  le  secours  du  roi.  La  mort  arrêta  l'exécution  de 
ses  généreux  desseins  (*).  Lysandre  ne  montra  pas  la  même  suscep- 
tibilité :  hautain  envers  les  Giccs,  il  était  rampant  devant  les  Per- 
ses (').  L'aristocratie  lacédémonienne  ne  tenait  qu'à  une  chose,  au 
triomphe  de  Sparte  et  de  l'oligarchie.  Celte  funeste  politique  abou- 
tit au  traité  d'Aiitalcidas.  Les  Barbares  devinrent  les  arbities  des 
destinées  de  la  Grèce. 

(1)  Thucyd.,  IV,  50. 

(2)  Thucyd.,  VIII,  18,  37,  43. 

(3)  Thucyd.,  \ll\,  58,  8i. 

(•!•)  Plutarch.,  Lysand.,c.  G.  —  Cf.  Xcnopli..  llelloii..  I,  (». 
{'6)  Plutarch.,  Lysand.,  4. 


216  LA    GRÈCE. 


CHAPITRE   ÎIÎ. 

SECONDE    HÉGÉMONIE    DE    SPARTE. 

I   I.  Régime  intérieur  de  r aristocratie.   Lysandre. 

Le  poëte  comique  Thcopompe  compare  les  Lacédémoniens  aux 
cabarelières  :  après  avoir  fait  goûter  aux  Grecs  le  doux  breuvage 
de  la  liberté,  ils  leur  versèrent  ensuite  du  vinaigre.  Plutarque 
reprend  vivement  le  poëte  :  le  premier  essai,  dit-il,  que  Sparte 
fit  de  son  gouvernemet  ne  fut  que  déboire  et  amertume.   Elle 
avait  promis  la  liberté  aux  Grecs,  mais  elle  ne  tarda  pas  à  prouver 
par  sa  conduite  que  le  nom  de  liberté  n'était  qu'un  prétexte  pour 
armer  les  Grecs  contre  Athènes,  et  que  son  but  était  la  domina- 
lion  (').  Devenus  les  maîtres  de  la  Grèce,  les  Spartiates  abusèrent 
de  leur  puissance  pour  remplacer  les  gouvernements  démocratiques 
par  l'oligarchie.  Un  philosophe  célèbre  dit  que  ces  révolutions  pro- 
voquées par  les  Lacédémoniens  sont  un  de  leurs  grands  crimes  ('). 
Au  lieu  de  rétablir  la  paix  dans  les  cités,  les  factions  oligar- 
chiques auxquelles  les  vainqueurs  prêtèrent  leur  appui  se  livrèrent 
à  des  réactions  sanglantes  qui  rendirent  toute  concorde  impossible. 
Suivons  les  restaurateurs  de  la  liberté  grecque  dans  Tintérieur  des 
cités  ;  nous  verrons  régner  partout  la  terreur,  les  proscriptions  et 
les  massacres. 

Athènes  éleva  son  empire  sur  la  ruine  des  Barbares.  La  seconde 
hégémonie  de  Sparte  fut  souillée  dans  sa  source  par  le  sang  des 
Grecs;  celui  qui  la  fonda  était  l'idéal  de  l'oligarchie  haineuse  qui 


(1)  Phttarch.,  Lysand.,  -13.  —  Niebuhr,  Vortrage  uber  alte  Geschichte,  T.  Il 
p.  213-213. 

(2)  Hegel  l'appelle  mio  trahison  (Philosophie  der  Geschichte,  p.  32i). 


LES    HÉGÉMONIES.  217 

ensanglanla  toutes  les  villes  de  la  Grèce.  Qu'était-ce  que  ce  Lysan- 
dre  à  qui  les  aristocraties  reconnaissanlcs  dressèrent  des  autels  et 
offrirent  des  sacrifices  comme  à  un  dieu  0)?  Il  n'admettait  qu'un 
droit,  la  force;  il  n'avait  qu'un  but,  rulile(-).  Général  sans  foi,  il 
faisait  de  la  ruse  et  de  la  duplicité  les  instruments  favoris  de  ses 
succès  militaires.  Un  historien  rapporte  de  lui  un  mot  qui  carac- 
térise sa  politique  :  «  Il  faut,  disait-il,  tromper  les  enfants  avec  des 
osselets  et  les  hommes  avec  des  serments.  »  Parole  impie,  ajoute 
son  noble  biographe,  et  indigne  d'un  Spartiate;  celui  qui  trompe 
par  un  parjure  déclare  qu'il  craint  son  ennemi  et  qu'il  méprise  la 
divinité  (').  Sa  conduite  à  Milct  fut  digne  de  ces  principes.  Les 
aristocrates  s'étaient  réconciliés  avec  le  peuple  ;  Lysandre  feignit 
en  public  une  vive  joie  de  celte  concorde,  mais  en  particulier 
il  traita  les  oligarques,  ses  amis,  de  lâches  et  les  excita  à  se  soule- 
ver contre  leurs  adversaires.  La  sédition  ayant  éclaté,  il  prit  en 
apparence  parti  pour  le  peuple,  afin  d'attirer  dans  la  ville  ses 
chefs  les  plus  marquants;  il  jura  qu'il  ne  leur  ferait  aucun  mal. 
A  peine  ils  se  furent  montrés  sur  sa  parole,  qu'il  les  livra  à  la 
faction  oligarchique;  tous  furent  égorgés  :  il  n'y  eut  pas  moins  de 
huit  cents  victimes  {*).  A  Thasos  beaucoup  de  partisans  des  Athé- 
niens se  cachaient;  Lysandre  prononça  dans  le  temple  d'Hercule 
un  discours  des  plus  humains ,  disant  qu'il  fallait  user  d'indulgence 
dans  les  dissensions  civiles. Lesvaincus  ajoutèrent  foi  aux  promesses 
qu'un  Iléraclide  leur  faisait  dans  la  cité  d'Hercule;  ils  payèrent  leur 
crédulité  de  la  vie.  Il  agit  de  même  dans  toutes  les  villes  où  existait 
le  gouvernement  démocratique.  L'impitoyable  aristocrate  se  plai- 
sait souvent  à  assister  au  supplice  des  proscrits  (^). 

(1)  Plularch.,  Lysand.,  18. 

(2)  Les  Argiens  disputaient  contre  les  Spartiates  pour  les  bornes  do  leurs  ter- 
ritoires respectifs,  et  se  flattaient  de  donner  de  meilleures  raisons  que  leurs 
adversaires.  «  Celui  qui  tient  en  mains  celle-ci,  dit  Lysandre  en  montrant  son 
épée,  est  celui  de  tous  qui  raisonne  le  mieux  sur  les  limites  des  territoires  »[/'/«- 
tarch.,  Lysand.,  2'2). 

(3)  Plularch.,  Lysand.,  7,  8.  —  /(/.,  Apophlegm.^lacon.,Lysand.,  3,  h-. 

(4)  Plutarch.,  Lysand.,  8,  19.  —  Diodor.,  Xlil,  104.  —  Polycn  (I,  4!i,  1)  voit 
un  stratagème  dans  ce  parjure. 

(o)  Polyacn.,  I,  4!i,  1.  -  J'iulanli.,  Lysand.,  13. 


218  LA    GRÈCE. 

Lysandre  remplaça  les  gouverncmonts  démocraliques  par  des 
oligarques  qu'il  avait  lui-même  pris  soin  de  former  (').  Voyons  ces 
affiliés  de  Sparte  à  l'œuvre  dans  la  cité  de  Minerve.  Athènes  était 
vaincue,  mais  pour  rattacher  à  Sparte  il  fallait  imposer  à  la  cité 
démocratique  par  excellence  un  régime  oligarchique. Trente  hommes 
que  l'histoire  a  flétris  du  nom  de  tyrans,  furent  chargés  de  cette 
mission.  Ils  commencèrent  par  désarmer  la  population,  puis  ils  éloi- 
gnèrent les  suspects  de  la  ville  (-),  enfin  ils  s'entourèrent  de  satellites 
étrangers,  commandés  par  un  harmostc  Spartiate.  Se  croyant  alors 
assez  puissants  pour  dompter  toutes  les  résistances,  ils  se  livrèrent 
sans  frein  à  leurs  passions.  Il  leur  fallait  de  l'or  pour  payer  les  han- 
des  lacédémoniennes  ;  ils  décidèrent  que  chacun  d'eux  s'emparerait 
d'un  métèque,  qu'ils  feraient  mourir  les  prisonniers  et  confisque- 
raient leurs  hicns  {^).  En  vain  l'un  des  Trente  conseilla  la  modéra- 
tion à  cette  oligarchie  passionnée.  Théramène  succomha.  Après  sa 
mort,  les  tyrans  firent  périr  les  plus  riches  citoyens  pour  se  parta- 
ger leurs  dépouilles  {*).  Ils  dédaignèrent  d'entourer  leurs  assassi- 
nats de  formes  juridiques;  persuadés  que  la  force  l'emportait  sur 
la  colère  divine,  ils  insultèrent  les  dieux  eux-mêmes,  en  défendant 
d'accorder  aux  morts  les  honneurs  de  la  sépulture  (^).  La  guerre 
du  Péloponèse  avait  offert  le  spectacle  des  plus  horrihles  alrocités; 
le  gouvernement  des  trente  tyrans  les  dépassa  {^).  Plus  de  mille 
citoyens (^)  périrent  victimes  de  leur  haine  ou  de  leur  cupidité;  le 
plus  grand  nomhrc  chercha  son  salut  dans  la  fuite.  Les  Lacédémo- 
niens  les  poursuivirent  jusque  dans  l'asile  de  l'hospitalité  ;  ils  décré- 
tèrent que  les  émigrés  seraient  arrêtés  dans  toute  la  Grèce  et  livrés 
aux  Trente,  que  ceux  qui  s'opposeraient  à  l'exécution  de  ce  décret 


(1)  Plutarch.,  Lysand.,  5, 

(2)  Xenoph.,  Hell.,  II,  3,  20;  II,  4,  1. 

(3)  Xenoph.,  Hell.,  II,  3,  21.  —  Diodor.,  XIV,  5.—  Lysias,  c.  Erat.,  §§  G,  7. 

(4)  Xenoph.,  Hell.,  II,  4,  1.  —  Diodor.,  XIV,  5. 

(5)  Lysias,  c.  Erat.,  §  90. 

(6)  Lysias,  c.  Erat.,  §  1.  —  Isocrat.,  Panath.,  §  90. 

(7)  Les  auteurs  varient  daus  l'indication  du  nombre  des  victimes  entre  1300  et 
■loOO  [Hermann,  Griech.  Staatsalt.,  §  108,  n"  M). 


LES  HÉGÉMONIES.  219 

seraient  punis  d'une  amende  de  cinq  talents  (').  La  plupart  des 
villes,  redoutant  le  pouvoir  de  Sparte,  obéirent  :  pour  l'honneur 
de  la  Grèce,  il  y  eut  deux  cités  qui  osèrent  braver  sa  colère,  Argos  ^ 
et  Thèbes  {;). 

Le  gouvernement  des  Trente  donne  une  idée  des  excès  auxquels 
les  oligarques  établis  par  les  Spartiates  se  livrèrent  dans  toutes  les 
villes.  Les  tyrans  d'Athènes  n'étaient  pas  des  hommes  exception- 
nels; ils  ressemblaient  à  tous  les  aristocrates  auxquels  Lysandre 
abandonna  la  Grèce  comme  une  proie.  Leurs  crimes  aussi  n'étaient 
pas  extraordinaires  :  Critias  disait»  qu'il  ne  fallait  pas  s'étonner  si 
beaucoup  de  citoyens  périssaient,  que  pareille  chose  arrivait  dans 
toutes  les  révolutions  »{').  Il  est  impossible  de  compter,  ajoute Phi- 
tarque,  le  nombre  des  hommes  du  peuple  que  Lysandre  lit  massa- 
crer dans  toutes  les  cités.  On  aurait  dit  un  génie  exterminateur. 
Les  Lacédémoniens  eux-mêmes  en  furent  épouvantés;  l'un  d'eux 
déclara  que  la  Grèce  ne  pourrait  supporter  deux  Lysandre  {*).  Ce- 
pendant cet  homme  était  le  vrai  représentant  du  génie  Spartiate, 
dur,  ambitieux,  et  incapable  de  gouverner  les  peuples  étrangers. 
Quand  il  n'y  cul  plus  d'ennemis  à  tuer  ou  à  expulser,  les  réactions 
sanglantes  provoquées  par  les  amis  de  Lysandre  cessèrent;  ce  qui 
n'empêcha  point  le  gouvernement  de  Sparte  de  rester  toujours 
odieux.  Le  nom  des  harmostes  {^')  est  presque  aussi  fameux  que 
celui  des  proconsuls  ;  mais  il  y  avait  cette  immense  différence  entre 
les  Romains  et  les  Lacédémoniens,  que  les  premiers  administraient 
leurs  conquêtes  avec  sagesse  et  généralement  dans  l'intérêt  des 
vaincus,  tandis  que  les  Spartiates  ne  connaissaient  qu'une  domina- 
tion brutale,  lis  voulaient  gouverner  les  Grecs,  comme  ils  traitaient 
leurs  serfs,  par  la  force.  Le  bâton  était  l'instrument  favori  du  com- 


(1)  Diodor.,  XIV,  6. 

(2)  Les  Argiens,  bien  que  voisins  de  Sparle,  décrétùrenl  que  les  députés  lacé- 
démoniens envoyés  pour  réclamer  des  réfugiés  seraient  traités  en  ennemis,  s'ils 
ne  se  retiraient  avant  le  coucher  du  soleil  (Dcmostk.,  l'ro  lUiodior.  Libert.,  §  22i 
p.  197).  Voyez  plus  bas  le  glorieux  décret  des  Tliébains. 

(3)  A'fno;>/(.,lJeII.,  11,3,32. 

(4)  Plularch.,  Lysand.,  19. 
(o)  Xcnoph..,  Ilell.,  Vl,3,8. 


220 


LA     GRECE. 


mandement  des  généraux  laccdémonicns  (').  On  a  allribué,  et  non 
sans  raison,  cette  conduite  à  l'éducation  tant  vantée  de  Lycurgue. 
L'obéissance  passive  aux  maîtres  et  aux  magistrats  en  était  le  res- 
sort; on  ne  développait  dans  la  jeunesse  aucun  des  doux  sentiments 
de  rimmanité.  Une  pareille  institution  ne  pouvait  former  que  des 
dominateurs  durs  et  impitoyables  {-). 

C'est  dans  cet  esprit  que  Sparte  gouverna  les  Grecs,  après  les 
avoir  appelés  à  la  liberté  contre  l'oppression  d'Athènes.  Les  alliés 
s'étaient  plaints  des  tribuîs,du  service  militaire  etde  l'usurpation  de 
la  justice  au  profit  du  peuple  dominant.  Comment  les  Spartiates 
firent-ils  droit  à  ces  plaintes?  Les  tributs  furent  maintenus  et  aggra- 
vés (^),  parce  que  Sparte,  devenue  puissance  maritime,  ne  pouvait 
équiper  ses  flottes  qu'avec  les  subsides  de  ses  alliés  ('').  Après  la  vic- 
toire, elle  ne  fut  jamais  sans  guerre;  le  petit  nombre  de  ses  citoyens 
suffisant  à  peine  pour  donner  des  commandants  aux  armées,  les 
alliés  devaient  fournir  les  soldats;  le  service  était  exigé  avec  rigueur, 
et  la  punition  suivait  de  près  le  refus  (').  Sparte  ne  s'arrogea  pas  le 
droit  de  décider  les  procès  des  alliés,  mais  sa  justice  politique  fut 
plus  odieuse  que  la  justice  privée  d'Athènes.  Un  général  lacédémo- 
nien  s'empara  en  pleine  paix  de  Thèbes,  déchirée  comme  toutes 
les  villes  par  deux  factions.  Isménias,  le  chef  du  parti  populaire, 
fait  prisonnier,  fut  traduit  devant  un  tribunal  composé  de  trois 
juges  Spartiates  et  d'un  juge  de  chaque  ville  alliée.  L'on  accusa 
le  chef  thébain  «  d'avoir  favorisé  les  Barbares,  d'avoir  contracté  des 
liaisons  d'hospitalité  avec  le  Grand  Roi,  d'avoir  reçu  de  l'or  persan 
et  d'être  l'un  des  auteurs  des  troubles  qui  agitaient  laGrèce.  »Ismé- 


(■1).Yé'nop/j.,nell.,VI,2,19.— P/i/;«rc/t.,LysancI.,15.— Eurybiadelevalebàton 
sur  Thémistocle;  on  connaît  la  réponse  du  grand  homme  [Plut.,  Tbemist.,  11). 
Un  général  lacédémonien  menaça  de  la  canne  Doriaeus,  le  célèbre  Rhodien, 
vainqueur  dans  tous  les  grands  jeux,  et  qui  sut  inspirer  un  tel  respect  à  ses 
ennemis,  que  les  Athéniens  lui  accordèrent  la  liberté  après  l'avoir  fait  prison- 
nier, chose  inouïe  au  milieu  des  horreurs  de  la  guerre  du  Pélopouèse  {Thucyd., 
VIII,  8k  —Xcnoph.,  Hell.,I,  5,  19). 

(2)  liollin,  Histoire  ancienne,  T.  II,  p.  624  (édit.  in-i-c). 

(3)  Diodor.,  XIV,  10.  —  Xenoph.,  Holl.,  V,  1,  2.  —  Polyb.,  VI,  49,  10. 

(4)  Manso,  Sparta,  III,  20  et  suiv.,  209. 

(5)  Xc.ttoph.,  Ilcll.,  VI,  3,  7.  8.  -  Cf.  Plutarch.,  Agesil.,  20. 


LES    HÉGÉMONIES.  221 

nias  fut  condamné  à  mort  {'•).  Il  serait  difficile  de  réunir  plus  d'in- 
dignités dans  une  seule  alTaire.  Sparte  venait  de  vendre  les  Grecs. 
d'Asie  au  roi  des  Perses,  et  elle  accusa  Isménias  d'intelligence  avec 
les  Barbares!  Elle  avait  commis  un  crime  contre  le  droit  des  gens 
en  s'emparant  de  la  Cadmée,  et  elle  condamna  à  mort  les  victimes 
de  son  altental!  Cet  assassinat  juridique  nous  fait  croire  qu'iso- 
crate  n'exagère  pas  en  accusant  les  Lacédémoniens  d'avoir  fait 
périr  plus  de  Grecs,  sans  procès,  que  les  Athéniens  n'en  avaient 
traduit  devant  leurs  tribunaux  (^). 

En  quoi  consista  en  définitive  la  liberté  que  les  Spartiates  avaient 
promise  aux  Grecs? Sparte  les  réduisit  à  une  dépendance  que  l'ora- 
teur athénien  compare  à  celle  des  ilotes  (').  Il  est  vrai  qu'Isocrale 
est  un  ennemi.  Mais  il  y  avait  à  Athènes  un  historien,  véritable 
lacomane.Xénophon  n'est  pas  suspect  quand  il  parle  mal  des  Lacé- 
démoniens. Or,  il  avoue  que  les  cités  grecques  obéissaient  aux 
ordres  de  Sparte  comme  un  serviteur  au  commandement  de  son 
maître.  Il  y  a  mieux  :  chaque  Spartiate  était  en  quelque  sorte  un 
harmoste  et  commandait  suivant  son  bon  plaisir (^).  Le  pouvoir 
arbitraire,  remis  à  des  individus  sans  responsabilité,  conduit  à 
d'inévitables  abus  :  on  sait  les  crimes  monstrueux  des  proconsuls 
de  la  Convention.  Nous  pouvons  donc  en  croire  Plut  arque  et  Iso- 
crate,  quand  ils  accusent  les  Spartiates  d'avoir  abusé  de  leur  pou- 
voir, pour  se  livrer  à  la  brutalité  de  leurs  passions  (=).  Ce  qui 
prouve  combien  les  Lacédémoniens  se  montrèrent  indignes  de  l'hé- 
gémonie, c'est  l'empressement  des  alliés  à  abandonner  leur  parti 
dès  que  la  bataille  de  Cnide  eut  ébranlé  leur  empire.  Les  mêmes 
Ioniens  qui  les  premiers  s'étaient  révoltés  contre  la  domination 


(1)  Xenoph.,  Uoll.,V,  2,  33. 

(2)  Isocral.,  Panatti.,  §  GG  :  ri;  zt-vj  o^jxm;  àçpu/;ç,  oart?  oj/'  sjoctzi  tzoô; 
toOt'  àvrîtrïîv  oTt  tzIiÎo'j;  Aa/.îi'7c<'.w.ôviot  zmv  'E).).»;ywv  «zoiToy;  àîrî/.TÔvaTi  tojv 
~ao'  y^u.ïv,  ïç  o-j  tc'j  tzô'i.im  oizovv.îv,  el;  à-^rWjy.  zai  zptTiv  /.«TaarâvTwv.  — 
Cf.  Isocral.,  l'anegyr.,  §  113.  —  Grole,  Ilislory  of  Greece,  T.  Vf,  p.  53  et  suiv. 

(3)  hocral.,  Panatli.,  §  104. 

(4)  Xenoph.,  Ilell.,  lil,  1,  5;  Anabas.,  VI,  G,  12. 

(o)  Isocr.,  l'anegyr.,  c.  32.  —  Plutarch.,  Lysaud.,  c.  19. 


222  LA    GRKCC. 

(l'Alliènes,  se  déclarèrent  de  nouveau  pour  les  Athéniens;  le  jouj; 
de  S|)artc  leur  était  devenu  insupportable  à  force  d'orgueil  et  d'in- 
solence ('). 


§  II.  Politique  extérieure  de  l'aristocratie.  Afjésilas. 

Tel  fut  le  régime  intérieur  de  l'hégémonie  de  Sparte.  Quel  usage 
fit-elle  de  sa  puissance  dans  l'intérêt  général  de  la  Grèce?  Quel  fut 
le  principe  de  son  droit  international?  Dès  l'origine,  l'égoïsme  et 
la  mauvaise  foi  furent  les  vices  de  la  politique  lacédémonienne; 
ils  se  développèrent  sur  une  plus  grande  échelle  après  la  chute 
d'Athènes.  Sparte  fut  engagée  dans  des  hostilités  avec  la  Perse, 
mais  ce  n'est  pas  dans  l'intérêt  de  la  Grèce  qu'elle  prit  les  armes. 
Cyrus,  allié  fidèle  des  Spartiates  pendant  la  guerre  du  Péloponèsc, 
se  révolta  contre  son  frère;  il  demanda  son  secours  et  l'obtint  C"). 
Sparte  comptait  sur  la  reconnaissance  dif  prince,  s'il  était  vain- 
queur, et  espérait  avec  l'aide  de  son  alliance  fortifier  sa  domina- 
lion  sur  la  Grèce.  La  mort  de  Cyrus  déjoua  ces  calculs.  Quand 
Artaxerxès  enjoignit  à  toutes  les  villes  ioniennes  de  reconnaître  sa 
souveraineté,  les  Grecs  invoquèrent  l'appui  des  Lacédémoniens  (^). 
Le  désir  de  conserver  leur  supi'ématic  sur  les  Grecs  d'Asie,  la 
nécessité  de  recourir  aux  richesses  des  cités  maritimes  pour  main- 
tenir l'empire  des  mers,  décidèrent  les  Spartiates  à  prendre  parti 
pour  les  Ioniens.  Suivons  les  dominateurs  de  la  Grèce  dans  leur 
expédition  contre  les  Barbares. 

La  guerre  ne  prit  de  l'importance  que  lorsque  Agésilas  fut  chargé 
du  commandement.  Agésilas  est  le  rcprésentantle  plusélevédu  génie 
lacédémonien;  mais  combien  ce  type  est  au-dessous  de  ce  que  l'huma- 
nité exige  aujourd'hui  d'un  héros!  Il  donnait,  dit-on,  la  préférence 
à  la  justice  sur  la  valeur,  et  il  la  prenait  pour  règle  du  beau  et  du 


(1)  Diodor.,  XV,  28.  —  Cf.  Xcnoph.,  IIoU.,  IV,  8,  1. 

(2)  Xenoph.,  Hell.,  III,  1,4. 

(3)  Xenoph.,  Hell.,  III,  1,3.  —  Diodor..  XIV,  35. 


LES   HÉGÉMONIES.  225 

grand  (');  mais  il  (icmcnlait  ces  belles  maximes  par  ses  actions.  Les 
anciens  lui  attribuent  un  mot  qui  fait  un  singulier  contraste  avec  sa 
profession  de  foi  :  d'après  le  roi  lacédémonien,  «  les  frontières  de 
Sparte  s'étendaient  aussi  loin  que  ses  armes  »(').  On  rapporte  ces 
mêmes  paroles  à  Archidamus,  à  Lysandre,  à  Antalcidas(^);  preuve 
certaine  que  l'idée  est  lacédémonienne.  La  justice  d'un  Spartiate 
ne  pouvait  être  que  l'utilité  de  sa  patrie.  Xénophoii  loue  les  senti- 
ments religieux  de  son  béros  et  son  respect  de  la  foi  jurée  (*).  Du 
point  de  vue  de  l'antiquité,  ces  vertus,  devenues  rares  dans  la  déca- 
dence de  la  Grèce,  eussent  été  admirables,  si  Agésilasles  avait  tou- 
jours pratiquées.  Mais  en  le  voyant  garder  ses  promesses  à  Tissa- 
pherneC'),  et  manquer  de  foi  à  Pbarnabaze  et  au  roi  d'Egypte  C'), 
on  est  tenté  de  croire  que  sa  justice  et  son  respect  des  serments 
étaient  inspirés  par  les  convenances  et  non  par  un  sentiment  moral. 
Plutarque  n'bésite  pas  à  qualifier  sa  conduite  envers  le  roi  d'Egypte 
de  trabison  Q,  puis  il  ajoute  :  «  Ce  qu'il  y  a  de  beau  aux  yeux  des 
Lacédémoniens,  c'est  l'intérêt  de  la  patrie;  ils  ne  reconnaissent 
rien  de  juste  que  ce  qui  sert  à  l'accroissement  de  Sparte  »  (^). 
C'est  l'égo'ïsme  des  Spartiates  qui  fit  aboutir  l'expédition  d'Agési- 


(1)  Les  Grecs  d'Asie  appelaient  le  roi  des  Perses  le  GrandUoi  :  «  Comment 
serait-il  plus  grand  que  moi,  leur  dit  le  général  Spartiate,  à  moins  qu'il  ne  soit 
\)\us  juste?  »  (Plutarch.,  Apopbtegm.  Lac.,  Agesil.,  23). 

(2)  Plularch.,  ib.,  Agesil.,  28. 

(3)  Plutarch.,  ib.,  Archidam.,  2;  Lysand.,  G;  Antalcid.,  7. 

(4)  Xenoph.,  Ages.,  III,  I;II,  13;  —  Ilell.,  IV,  3,  20;  —  Ages.,  1,10-13. 

i5)  Encore  pouriail-on  dire  avec  Bayle  {\'°  Açjésilas,  ï.  I,  p.  03,  note  M)  :«  S'il 
aimait  mieux  que  les  Perses  violassent  la  trêve,  que  de  commencer  lui-même  à 
la  violer,  c'est  qu'il  espérait  un  grand  profit  de  celte  conduite  des  Perses.  »  — 
Corn.  Nepos  dit  :  «  Quod  Tissapliernes  perjurio  suc  et  homines  suis  rébus  aba- 
lienarot,  et  dcos  sibi  iratos  reddcret  »  (Ages.,  c.  2). 

(G)  Manso,  Sparta,  T.  III,  p.  200.  —  Xcnophon  a  essayé  de  justifier  la  conduite 
de  son  héros  (Uell.,  IV,  I,  20-.3G). 

(7]  11  vendit  ses  services  à  Tachos;  puis  mécontent  de  lui,  il  passa  avec  ses 
mercenaires  du  coté  de  Nectanébis  qui  s'était  révolté  contre  son  roi;  il  couvrit 
celte  action  honteuse  du  prétexte  que  les  Egyptiens  s'étaient  déclarés  pour  Nec- 
tanébis, et  que  c'était  aux  Égyptiens  qu'il  était  venu  apporter  des  secours,  non 
au  roi. 

(8)  Plutarch.,  Ages.,  37. 


22i  LA   GRÈCE. 

Jas  au  honteux  trailé  par  lequel  rindépcndance  de  la  Grèce  fut  ven- 
due aux  Barbares.  La  retraite  des  dix  mille  avait  révélé  la  faiblesse 
de  cet  empire  dont  le  chef  prenait  le  titre  de  Grand  Roi;  sa  gran- 
deur «  ne  consistait  qu'en  or,  en  luxe  et  en  femmes.  »  La  Grèce  en 
avait  conçu  autant  de  confiance  en  ses  propres  forces  que  de  mépris 
pour  les  Barbares  (').  A  entendre  Plutarque,  Agésilas  aurait  agi  en 
maître  dans  les  pays  du  roi,  pillant  en  toute  liberté  et  sans  crainte; 
enhardi  par  ses  succès  faciles,  il  aurait  résolu  de  porter  la  guerre 
au  centre  de  l'empire  et  de  faire  trembler  le  roi  dans  Ecbatane  et 
Suse(-).  Mais  ce  n'était  pas  avec  une  poignée  de  mercenaires  qu'on 
pouvait  renverser  le  colosse  persan.  Les  dissensions  de  la  Grèce, 
la  haine  inspirée  par  la  domination  lacédémonienne  et  fomentée 
par  l'or  des  Barbares,  suffirent  pour  arrêter  Agésilas  dans  sa 
course  \\c{(iv\e\\se.[^].  Plutarque  s'indigne  contre  les  Hellènes  qui  se 
laissaient  corrompre  par  les  Barbares  et  tournaient  leurs  armes 
contre  eux-mêmes.  Nous  comprenons  le  patriotisme  de  l'historien 
et  nous  partageons  sa  douleur.  Les  Grecs  étaient  coupables,  mais 
les  plus  coupables  de  tous  furent  les  Spartiates,-  l'hégémonie  leur 
faisait  un  devoir  de  veiller  aux  intérêts  généraux  de  la  Grèce,  et  ils 
ne  consultèrent  que  leur  avantage  particulier.  Agésilas  fut-il  supé- 
rieur à  ses  concitoyens? Xe«o;j/<on  loue  son  patriotisme.  Le  roi  lacé- 
démonien  considérait  comme  un  malheur  de  remporter  une  victoire 
sur  des  Hellènes  :  «  Si  nous  nous  détruisons  nous-mêmes,  disait-il, 
comment  pourrons-nous  vaincre  les  Barbares?  »(^)  Au  dire  de  son 
panégyriste,  la  haine  desBarbares  était  sa  passion  dominante(').]\ous 
croyons  que  l'ami  d' Agésilas,  l'admirateur  des  choses  lacédémo- 
nicnnes,  s'est  fait  illusion  sur  les  sentiments  de  son  héros;  la  haine  des 
Barbares  et  la  sollicitude  pour  la  Grèce  entière  étaient  subordonnées 
à  une  passion  plus  profonde,  plus  égoïste,  l'amour  de  la  patrie,  et 
la  patrie  pour  Agésilas  n'était  pas  la  Grèce,  c'était  Sparte.  La  Grèce 

(1)  Plutarch.,  Artax.,  20. 

(2)  Plutarch.,  Agesil.,  -10,  15.  —  Diodor  ,  XV,  31. 

(3)  Plutarch.,  Agesil.,  lo. 

(4)  Xenoph.,  Agesil.,  VII,  4-6.  —  Plutarch.,  Régla  apophlcgm.,  Agesil.,  G.  — 
kl.,  Lacon.  apophtegm.,  Agesil.,  4o. 

(5)  Xenoph.,  Agesil.,  VII,  7. 


LES    HÉGÉMONIES.  225 

va  se  trouver  dans  des  circonstances  où  le  roi  Spartiate  aurait  pu 
manifester  les  sentiments  philhellénlques  que  Xénophon  lui  sup- 
pose, et  il  ne  fit  preuve  que  d'un  patriotisme  étroit. 

Sparte,  entraînée  dans  une  guerre  avec  les  Perses  par  suite  de 
ses  liaisons  avec  Cyrus,  essaya  de  soutenir  à  la  fois  sa  suprématie 
en  Grèce  et  sa  domination  en  Asie.  Mais  à  peine  les  Grecs  la  virent- 
ils  engagée  dans  des  hostilités  avec  le  Grand  Roi,  qu'ils  se  coali- 
sèrent pour  secouer  le  joug  d'une  hégémonie  devenue  odieuse.  Il 
n'était  pas  besoin  de  l'or  persan  pour  les  soulever  contre  les  Lacé- 
démoniens;  l'esprit  de  division  inné  à  la  race  hellénique,  la  jalousie 
et  la  haine  su(ïlsaient('). Sparte,  incapable  de  lutter  contre  les  Hel- 
lènes et  contre  les  Barbares,  n'hésita  pas;  elle  détacha  le  Roi  de  la 
ligue  formée  contre  elle,  et  se  concilia  son  alliance  en  lui  abandon- 
nant définitivement  les  Ioniens,  par  le  traité  d' Antalcidas.  La  formule 
même  de  cet  acte  était  injurieuse.  Ce  n'était  pas  un  accord  libre- 
ment consenti  par  des  parties  traitant  sur  un  pied  d'égalité;  leGrand 
Roi  y  dictait  ses  volontés  :  il  trouvait  juste  (^)  que  les  Grecs  d'Asie, 
les  lies  de  Clazomène  et  de  Chypre  rentrassent  sous  sa  domination; 
les  autres  cités  grecques  devaient  être  libres  ('). 

Telle  fut  l'issue  d'une  expédition  dans  laquelle  Agésilas  avait 
voulu  rivaliser  avec  Agamemnon  et  surpasser  la  gloire  des  dix 
mille  (*).  Sous  l'hégémonie  d'Athènes  ,  la  plupart  des  Grecs  d'Asie 
étaient  de  fait,  sinon  de  droit,  affranchis  du  pouvoir  des  Barbares; 
Sparte  les  appela  à  la  liberté  et  les  vendit  aux  Perses,  pour  conso- 
lider sa  domination  en  Grèce.  Une  réprobation  unanime  frappa  ce 
funeste  traité;  depuis  Jsocmfe  jusqu'à  Aristide ^  tous  les  écrivains 


(1)  Cet  esprit  de  division  se  manifesta  dès  le  principe  de  l'expédition.  Agé- 
silas avait  voulu  faire  de  la  guerre  contre  les  Perses  une  entreprise  nationale; 
il  fit  appel  à  la  Grèce  entière,  mais  les  Grecs  ne  répondirent  pas  à  sa  voix. 
Corinllie  s'excusa  sur  de  funestes  présages.  Athènes  prétexta  son  imj)uissance. 
Thèbes  refusa  son  concours;  quand  Agésilas,  imitant  Agamemnon,  voulut  offrir 
un  sacrifice  a  Diane,  avant  de  mettre  à  la  voile,  des  cavaliers  béotiens  vinrent 
troubler  le  sacrifice  et  jeter  de  coté  et  d'autre  les  victimes  qu'on  immolait  {Pari^ 
san.,  III,  9,  1-3.  —  Xenoph.,  liellen.,  111,  4,  3.  4.  —  Plularch.,  Agesil.,  c.  6). 

(2)  Grotc,  History  of  Greece,  T.  X,  p.  3-3. 

(3)  Xenoph.,  Hell.,  V,  1,  31.  —  Diodor.,  XIV,  110. 

(4)  Plularch.,  Agesil.,  (i,  9. 

m 


22G  LA    GRÈCE. 

i^recs  ToiU  flétri  (').  Quelle  fut  la  conduite  d'Agésilas  dans  ces  cir- 
conslances?  Plutarque  dit  qu'il  n'eut  aucune  part  au  déshonneur 
du  traité;  mais  il  en  accepta  l'infamie  en  l'approuvant.  Quelqu'un 
lui  disait  que  les  Lacédémoniens  persisaient  :  ce  sont  plutôt  les 
Mèdes  qui  laconisent,  répartit  Agésilas  (-).  Réponse  plus  fière  que 
juste,  à  laquelle  les  faits  donnèrent  un  triste  démenti. 

La  paix  d'Anlalcidas  dévoile  la  politique  de  Sparte;  son  but  était 
d'obtenir  des  subsides  du  roi  des  Perses,  et  de  fonder  son  empire  sur 
la  faiblesse  de  la  Grèce.  Le  traité  contenait  la  fallacieuse  promesse 
de  la  liberté  pour  toutes  les  populations  grecques.  Partout  en  Grèce 
il  y  avait  de  petites  cités  dans  la  dépendance  de  républiques  plus 
puissantes.  Sparte  voulut  dissoudre  ces  associations.  En  apparence 
elle  affranchissait  les  villes  sujettes  d'un  joug  souvent  très-dur;  en 
réalité  elle  affaiblissait  les  Grecs  en  les  isolant,  elle  divisait  pour 
régner (').  Elle  commença  par  faire  l'application  la  plus  révoltante 
du  traité  à  la  ville  de  Mantinée.  Les  Mantinéens  avaient  vécu  long- 
temps dispersés  dans  des  bourgs  ouverts;  depuis  un  siècle,  ils 
sétaient  réunis  en  cité;  les  habitants,  qui  avaient  été  faibles  dans 
leur  isolement ,  croissaient  en  puissance  par  leur  union.  Sparte 
ordonna  de  rendre  l'indépendance  à  chacun  des  bourgs  qui  consli- 
luaient  la  cité;  sur  le  refus  des  Mantinéens,  elle  leur  déclara  la 
guerre.  Xénopkon  rapporte  les  motifs  que  les  Spartiates  lirentvaloir; 
ils  rappellent  la  fable  du  loup  et  de  l'agneau.  «  Les  Spartiates  étaient 
convaincus  que  les  Mantinéens  faisaient  cause  commune  avec  leurs 
ennemis;  les  Mantinéens  avaient  refusé  de  les  suivre  sous  le  pré- 
texte qu'ils  étaient  liés  par  une  trêve;  lors  même  qu'ils  avaient  pris 
part  à  la  guerre,  ils  s'étaient  comportés  lâchement;  ils  portaient 
envie  à  la  prospérité  des  Lacédémoniens  et  se  réjouissaient  de 
leurs  malheurs  »  ('').  Mantinée  fut  en  grande  partie  détruite,  vic- 
time de  la  haine  et  de  la  jalousie  de  Sparte  (^). 

(\)  Plutarch.,  Agesil.,  23;  Artaxerx.,  21.  —  /socrai.,  Paneg.,  47.  — Polyb., 
VI,  49,  5.  —  Arislid.,  Panath.,  T.  I,  p.  376. 

(2)  Plutarch.,  Agesil.,  23. 

(3)  Wnchsmulh,  Hellenische  Alterllnimskunde,  §  32,  T.  I,  p.  259,  261.— 
Niebuhr,  Vorlragc  iiber  alte  Geschichte,  T.  H,  p.  257  et  suiv. 

(4)  A'ej!0/3/j.,Hcll.,  V,  2,  1-8. 

(5)  Dinclor.,  XV,  5.  —  Pausan., Ylll,  8,  0.  —Manso,  Sparta,  T.  III,  p.  108,  ss. 


LES    HÉGÉMONIES.  227 

Les  résultats  de  l'indépendance  des  républiques  grecques  répon- 
dirent aux  calculs  perfides  des  Spartiates.  Livrées  à  elles-mêmes, 
les  cités  fui'cnt  déchirées  par  les  factions;  les  oligarques  faisaient 
bon  marché  de  la  liberté  de  leur  patrie  et  appelaient  les  Spartiates 
à  leur  secours.  Ceux-ci  se  rendirent  maîtres  par  ce  moyen  d'un 
grand  nombre  de  villes  (').  Ils  ne  reculaient  devant  aucune  perfidie, 
pour  obtenir  la  domination  de  la  Grèce.  La  puissance  de  Thèbcs 
leur  portait  ombrage;  leur  haine  augmenta  lorsque  le  parti  popu- 
laire menaça  de  l'emporter.  Sollicité  par  la  faction  oligarchique, 
Plioebidas,  général  lacédémonien,  s'empara  de  la  citadelle  en  pleine 
paix.  Il  y  eut  un  cri  d'indignation  dans  la  Grèce  entière.  Les  enne- 
mis politiques  d'Agésilas  demandaient  avec  colère  par  quel  ordre 
Phoebidas  avait  agi.  Agésilas  ne  craignit  pas  de  prendre  ouverte- 
ment parti  pour  lui  :  «  Il  faut  voir,  dit-il,  si  le  fait  est  de  quelque 
utilité;  car  tout  ce  qui  est  avantageux  pour  Lacédémone,  il  est  beau 
de  le  faire  de  son  propre  mouvement,  même  sans  ordre  »f). 

Jamais  la  domination  de  Sparte  n'avait  paru  plus  fortement  éta- 
blie. L'attentat  de  Thèbes  fut  le  signal  de  sa  chute.  Xenophon  lui- 
même  voit  dans  la  révolution  étonnante  qui  suivit,  une  preuve  du 
gouvernement  providentiel  des  choses  humaines.  Invaincus  jusque- 
là,  les  Spartiates  furent  dépouillés  de  leur  hégémonie  par  ceux-là 
mêmes  qu'ils  opprimaient  :  sept  bannis  thébains  suffirent  pour  leur 
enlever  l'empire  de  la  Grèce  (^).  Sparte  ne  se  releva  plus  après 
Leuctres.  Son  hégémonie  n'avait  qu'une  raison  d'existence,  c'était 
d'unir  les  Grecs  pour  les  rendre  forts  en  face  de  l'étranger,  c'était 
de  poursuivre  les  grands  desseins  de  Thémistocle  et  de  Cimon,  et 
de  répandre  la  civilisation  grecque  dans  l'Orient.  Au  lieu  d'unir  les 
Grecs  contre  les  liaibares,  comme  il  convenait  à  une  cité  essentiel- 
lement guerrière,  elle  fil  la  |)aix  avec  les  Perses,  aux  dépens  des 
Grecs  d'Asie  et  dans  le  but  de  prendre  ajjpui  sur  les  Barbares  pour 
asservir  la  Grèce.  Xenophon  a  raison  de  dire  que  la  chute  de 


(I)  Diodor.,  XV,  5. 

(i)  Plularcli..  Af^esil.,  "23,  21.  —  Diodorc  dit  (|ik'  IMioi'hi'Ins  ;i^it  (l'.-ipn's   li'*» 
ordios  d'Agésilus  (XV,  20). 
(:i)  Xeiwpli...  Il('ll..  V,  i,  I. 


228  LA    GRÈCE. 

Sparte  fut  un  arrêt  de  la  justice  divine.  La  Grèce  y  applaudit  ;  les 
historiens  et  les  philosophes  de  l'antiquité  prononcèrent  sa  con- 
damnation, et  la  postérité  l'a  approuvée (').  Pourquoi  la  cité  de  Ly- 
curgue  joue-t-elle  un  rôle  si  indigne  de  sa  vertu  militaire  dans  la 
grande  lutte  entre  les  Hellènes  et  les  Perses? Il  y  a  une  malédiction 
qui  pèse  sur  les  gouvernements  de  privilège,  qu'ils  s'appellent  théo- 
craties, aristocraties  ou  monarchies  absolues.  Dès  que  les  gouver- 
nants ont  un  intérêt  à  eux  propre  dans  la  direction  de  la  société, 
l'égoïsme  l'emporte  nécessairement  sur  le  devoir.  Ils  ne  se  consi- 
dèrent plus  comme  les  organes  de  l'État,  mais  comme  ses  maîtres  ; 
c'est  leur  patrimoine,  et  ils  en  usent  et  abusent  comme  un  proprié- 
taire de  sa  chose.  Tel  fut  le  vice  de  l'aristocratie  lacédémonienne. 
Que  lui  importaient  l'honneur  et  la  gloire  de  la  Grèce?  Si  la  guerre 
contre  les  Barbares  avait  su  se  concilier  avec  leur  domination,  les 
Spartiates  l'auraient  peut-être  entreprise,  comme  Agésilas,  dit-on, 
en  eut  le  proji3t.  Mais  du  jour  où  la  guerre  d'Asie  menaçait  de 
compromettre  leur  influence  dans  les  cités  grecques,  ils  laissèrent 
là  l'expédition  contre  les  Perses,  pour  tourner  leurs  armes  contre 
la  démocratie,  de  même  que  l'on  rejette  un  moyen  quand  il  ne  con- 
duit pas  au  but.  Ils  échouèrent.  Grand  enseignement  pour  les  par- 
lis  politiques  !  L'égoïsme  aveugle  ceux  qu'il  inspire  ;  leurs  plus 
beaux  projets  s'écroulent,  comme  des  palais  que  l'on  bâtirait  sur  le 
sable  mouvant  du  désert.  Il  n'y  a  qu'une  politique,  qui  soit  sûre 
tout  ensemble  et  glorieuse,  c'est  celle  du  devoir  et  du  dévouement 
aux  intérêts  de  l'humanité. 


(1)  Diodor.,  XV,  1.  —  Polyb.,  IV,  27,  4-6.  —  Cicer.,  De  Off.,  II,  7. 


-^■«vVk/Vvw^ 


LES  HÉGÉMONIES.  229 


CHAPITRE  IV. 


L^  II  ]•  G  È  M  «  )  N  !]•:     DE     T  H  K  B  E  S 


1 1.  Les  Béotiens.  Èpaminondas . 

Tout  le  monde  sait  que  le  nom  de  Béotien  est  devenu  proverbial 
pour  désigner  la  lourdeur  d'esprit.  Les  anciens  font  des  re- 
proches plus  graves  encore  aux  Tliébaias;  ils  les  représentent 
comme  des  hommes  n'ayant  aucun  respect  pour  le  droit,  ils  disent 
que  la  force  dominait  chez  eux  (').  Fiers  de  la  vigueur  de  leur 
corps  (*),  ils  se  croyaient  supérieurs  aux  autres  Grecs.  Démosthène 
parle  de  leur  stupide  orgueuil  (');  les  comparant  à  ses  concitoyens  , 
il  dit  qu'ils  sont  plus  vains  de  leur  politique  cruelle  et  inique  que 
les  Athéniens  de  leur  humanité  et  de  leur  justice  (*).  Les  Béotiens 
ne  méritent  pas  toutes  les  accusations  que  les  spirituels  habitants 
d'Athènes  déversaient  sur  leurs  voisins.  Harmonie,  fille  de  Mars 
et  de  Vénus  ('),  la  déesse  tutélaire  de  Thèbes,  adoucit  la  véhé- 
mence de  leurs  passions.  Tandis  que  dans  toute  la  Grèce,  l'expo- 
sition des  enfants  était  permise  et  presque  encouragée  par  les 
lois,  à  Tbèbes  elle  était  punie  de  la  mort  {^).  Seuls  parmi  les  Grecs 
ils  adoptèrent  comme  règle  d'accorder  la  liberté  aux  prisonnieis 


(i)  Dicaearch  :  OoaTîî;-/cà  û'îoio-rat  zat  ■j-zzç,r/fy.-jrji.  Tirr/.-yi.  -î  aolï  àr^iâ'j^ooo'. 
TTOo;  t.'j:j-.'j.  Iï-jvj  /.ai  ocarJTC'j.  /..  z.  /.  —  Cf.  Aristol.,  Hhet.,  III,  4. 

(2)  /)iodor.,  Xn,70;XV.  39. 

(3)  Demo.ith.,  de  Coron  ,  §  33,  p.  237  :  àv'/Xy/îTia,  [y/.ryj7r.;;  ib.,  §  43,  p.  2i0  : 
avat-xO/îTot  WvjjSaîoi. 

(4)  Dcmoslh..,  C.  Lepl.,  ^  10'J,  p.  490. 

(o)  Plutarch.,  Pelop.,  10.  —  Jakoba,  Vcrmischle  ScluifU'i),  T.  111,  [k  I6--I'ii 
'••.)  AcUan.,  V.  11  ,  IL  7. 


250  LA    GRÈCE. 

(le  guerre,  moyennant  rançon (').  Leurs  actions  donnèrent  plus 
d'une  fois  un  démenti  aux  injures  des  poêles  et  des  orateurs  d'Athè- 
nes. Ces  mêmes  Thébains  à  qui  l'on  reprochait  la  férocité  du  haut 
de  la  tribune  athénienne,  bravèrent  les  menaces  de  Sparte  pour 
recevoir  les  exilés  chassés  de  leur  patrie  par  l'oppression  des  trente 
tyrans.  Les  Spartiates,  abusant  de  leur  hégémonie,  ordonnèrent 
aux  Thébains  de  livrer  les  réfugiés  à  leurs  bourreaux.  A  cet  ordre 
impie,  les  Thébains  répondirent  par  un  décret  que  Plutarqiie 
déclare  digne  des  exploits  d'Hercule  et  deBacchus;  il  portait: 
«Toute  ville  et  toute  maison  sera  ouverte  dans  la  Béotie  aux  Athé- 
niens qui  viendront  y  demander  un  asile.  ToutThébain  qui  n'aura 
pas  prêté  main  forte  au  fugitif  qu'on  tenterait  d'emmener,  payera 
un  talent  d'amende.  Si  quelqu'un  passait  par  la  Béotie  pour  porter 
des  armes  à  Athènes  contre  les  tyrans,  pas  un  Thébain  n'en  doit 
rien  voir  ni  rien  entendre  »  (^).  Ce  fut  de  Thèbes  que  Thrasybule 
partit  pour  affranchir  Athènes. 

Thèbes  ne  fait  qu'apparaître  dans  l'histoire  ;  elle  brille  un  Instant 
comme  un  éclatant  météore,  pour  mieux  dire,  ce  sont  deux  hommes 
qui  font  sa  gloire  (').  Avant  Épaminondas  elle  n'avait  joué  qu'un 
rôle  secondaire  dans  les  affaires  grecques  ;  après  sa  mort  elle  re- 
tomba dans  l'obscurité.  La  seule  chose  marquante  dans  l'existence 
de  Thèbes  avant  son  hégémonie  éphémère,  fut  un  essai  de  con- 
fédération entre  les  populations  béotiennes;  mais  cette  tentative 
d'unité  était  tellement  grossière  qu'elle  mérite  à  peine  le  nom  de 
ligue  (*).  Les  quatorze  villes  confédérées  jouissaient  d'une  entière 
liberté  pour  tout  ce  qui  concernait  leur  organisation  intérieure. 
La  décision  des  affaires  importantes  appartenait  aux  assemblées 
générales  des  Béotiens.  Pour  diriger  les  intérêts  communs,  les 
villes  envoyaient  à  Thèbes  des  héotarques  ;  ceux-ci  commandaient 


(1)  Pa«san.,IX,  15,  4. 

(2)  Plutarch.,  Lysand.,  27. 

(3)  Polyb.,  VI,  -53. 

(4)  Millier,  Orcliomenos,  p.  396,  ss.  —  Sainte-Croix,  Des  gouvernements 
fcdéiatifs,  p.  21 1-214.  —  Manso,  Sparta,  T.  III,  lieylage,  p.  58,  ss.  —  lîaoïtl- 
liochetle,  Mémoire  sur  l'élut  fédcralif  des  Bco[iens{Mémoircs  de ri)is(itul,TA'llh 
p.  214-241), 


LES    HÉGÉMONIES.  251 

les  années  dans  la  guerre.  Thèbes  était  puissance  dominante;  elle 
prétendait  même  exercer  sur  les  cités  béotiennes  les  droits  d'une 
métropole.  Cette  hégémonie  locale  était  d'autant  plus  oppressive 
qu'elle  était  circonscrite  dans  des  limites  plus  étroites.  L'oppression 
ne  peut  jamais  fonder  une  véritable  unité.  La  ligue  avait  à  la  vérité 
un  lien  dans  la  religion;  des  fêles  communes  rassemblaient  les 
Béotiens,  mais  ces  réunions  avaient  moins  pour  objet  des  délibé- 
rations que  des  festins  et  des  jeux;  elles  n'empêchèrent  pas  la 
désunion  des  Béotiens  de  devenir  proverbiale  ('). 

Ce  fut  avec  ces  éléments  anarchiques  que  Pélopidas  et  Épami- 
nondas  brisèrent  la  puissance  lacédémonienne,  et  élevèrent  leur 
patrie  au  rang  d'état  prépondérant.  Les  anciens  placent  Épami- 
nondas  en  première  ligne  parmi  tous  les  grands  hommes  de  la 
Grèce  (-).  La  postérité  a  approuvé  ce  jugement  par  l'organe  d'un 
des  plus  beaux  génies  des  temps  modernes  :  «  Si  l'on  me  deman- 
dait, dit  Montahjne,  le  choix  de  tous  les  hommes  qui  sont  venus  à 
ma  connaissance,  il  me  semble  en  trouver  trois  excellents  au-dessus 
de  tous  les  autres.  L'un,  Homère,  l'autre  Alexandre  le  Grand,  le 
tiers  et  le  plus  excellent  à  mon  gré,  c'est  Épaminondas.  Les  Grecs 
lui  ont  fait  cet  honneur,  sans  contredit,  de  le  nommer  le  premier 
homme  d'entre  eux  :  mais  être  le  premier  de  la  Grèce,  c'est  être 
facilement  le  prime  du  monde  »  (^).  Nous  ne  pouvons  suivre  le 
grand  écrivain  dans  Tapprécialion  détaillée  qu'il  fait  de  son  héros 
favori.  11  n'y  a  qu'un  trait  de  son  caractère  qui  nous  intéresse,  c'est 
son  humanité;  pour  peindre  cette  vertu  si  rare  dans  l'anliquilé, 
nous  emprunterons  encore  l'admirable  langage  de  Montaigne  : 
«  J'ai  autrefois  logé  Epaminondas  au  premier  rang  des  hommes 
excellents,  et  ne  m'en  dédis  pas.  Jusqu'où  monlait-il  la  considéra- 
tion de  son  particulier  devoir!  qui  ne  tua  jamais  homme  qu'il  eût 
vaincu;  qui  pour  le  bien   inestimable  de  rendre  la  liberté  à  son 


(1)  Arislot.,  Rlielor.,  III,  4. 

(2)  Cicer.,  Acad.,  I,  l  :  «  Epaminondas,  princeps,  meo  judicio,  Grncciae.  »  — 
Cf.  Cicer.,  de  Oiat.,  III ,  3i.  —  Diodor.,  XV,  88. 

(3)  Montaigne,  II,  36.  —  Raumcr  (Voriosiinst'n  ul)cr  die  allé  GoscliicIile,T.  II, 
p.  42)  porte  le  même  Jugement  piic  Épaminondas.  —  Daunou  (Cours  d "études 
liislori(i(ies,  T.  VI,  [i.  57)  plaee  Mpamiiioiidas  au-dessus  d'Alexandre. 


!25!2  LA  GRÈCE. 

pays,  faisait  conscience  de  tuer  un  tyran  ou  ses  complices,  sans  les 
formes  de  Ja  justice,  et  qui  jugeait  méchant  homme,  quelque  bon 
citoyen  qu'il  fût,  celui  qui  entre  les  ennemis  et  en  la  bataille, 
n'épargnait  son  ami  et  son  hôte.  Voilà  une  âme  riche  de  composi- 
tion! Il  mariait  aux  plus  rudes  et  violentes  actions  humaines  la 
bonté  et  l'humanité,  voir  même  la  plus  délicate  qui  se  trouve  en 
l'école  de  la  philosophie. Ce  courage  si  gros,  enflé,et  obstiné  contre 
la  douleur,  la  mort,  la  pauvreté,  était-ce  nature  ou  art  qui  l'eût 
attendri  jusqu'au  point  d'une  si  extrême  douceur  et  débonnaireté 
decomplexion?  Horrible  de  fer  et  de  sang,  il  va  fracassant  et  rom- 
pant une  nation  invincible  contre  tout  autre  que  contre  lui  seul , 
et  gauchit  au  milieu  d'une  telle  mêlée ,  au  rencontre  de  son  hôte  et 
de  son  ami.  Vraiment  celui-là  commandait  bien  à  la  guerre,  qui 
lui  faisait  souffrir  le  mors  de  la  bénignité,  sur  le  point  de  sa  plus 
forte  chaleur,  ainsi  enflammée  qu'elle  était,  et  toute  écumeuse  de 
fureur  et  de  meurtre  »  (').  A  l'appui  de  ce  magnifique  éloge ,  nous 
citerons  un  trait  exquis  qui  paraît  avoir  échappé  à  l'auteur  des 
Essais.  Plus  humains  envers  leurs  ennemis  qu'envers  leurs  conci- 
toyens, les  Thébains  accordaient  la  liberté  aux  premiers  moyennant 
rançon  et  mettaient  impitoyablement  à  mort  les  bannis  qu'ils  pre- 
naient les  armes  à  la  main.  Épaminondas  s'empara  d'une  ville  dans 
laquelle  se  trouvaient  un  très-grand  nombre  de  fugitifs;  il  les  ren- 
voya libres,  en  les  faisant  passer  pour  citoyens  de  la  première  ville 
grecque  dont  le  nom  se  présentait  à  son  esprit  (').  Saisissons  celle 
occasion  de  rendre  hommage  à  la  philosophie,  dont  l'étude  occupa 
la  vie  entière  d'Épaminondas  ;  sans  doute  l'excellence  de  celte 
grande  âme  était  naturelle,  mais  la  philosophie  pythagoricienne 
eut  la  gloire  de  développer  ses  belles  qualités  {'). 


(1)  Montaigne,  III,  1,  —  Cf.  Plutarch.,  Telop.,  Parall.,  1;  Id.,  De  genio  Socr.. 
3,  17.  —  Diodor.,  XV,57;  Fragm.,  libr.  XI,  11. 

(2)  Pausan.,  IX,  15,  5. 

(3)  Le  pythagoricien  Lysis,  dit  Diodore,  fit  d'Épaminondas  un  homme  accom- 
pli dans  toutes  les  vertus  (Fragm.,  lib.  X,  II;  Excerpt.  de  virtut.  et  vit.,  p.  35(5. 
Cf.  XV,  39.  —  Plutarch.,  Pelop.,  i.  —  Paman.,  IX,  13,  1). 


LES    HEGEMONIES. 


235 


§  II.  Lu  politique  de   Thèbes. 

Épaminondas  conçut  l'ambitieux  dessein  de  donner  à  une  ville 
de  second  ordre  la  suprématie  qu'Athènes  avait  conquise  par  son 
dévouement  et  Sparte  par  sa  vertu  guerrière.  Thèbes  se  monlra- 
t-elle  digne  du  commandement  de  la  Grèce?  Les  circonstances  qui 
rélevèrent  au  premier  rang  semblaient  lui  faire  un  devoir  d'entrer 
dans  la  voie  de  la  justice  et  de  l'humanité  que  Sparte  et  Athènes 
avaient  abandonnée.  Victime  d'un  attentat  inouï  contre  le  droit  des 
peuples,  il  lui  appartenait  d'inaugurer  une  nouvelle  politique  qui» 
en  respectant  la  liberté  et  l'indépendance  des  Grecs,  parviendrait  à 
les  associer.  Un  philosophe  dirigeait  ses  destinées;  ne  devait-on 
pas  s'attendre  à  voir  régner  l'idée  du  juste  dans  les  relations  inter- 
nationales? Aristote  dit  que  la  philosophie  rendit  les  Thébains 
heureux;  un  historien  moderne  ajoute  que  Thèbes,  sous  le  gouverne- 
ment d'Épaminondas,  réalisa  l'idéal  de  la  justice  et  de  la  vertu  ('). 
Tel  ne  fut  pas  le  sentiment  de  l'antiquité.  Dcniosthène  dit  que  les 
Thébains  abusèrent  de  l'hégémonie  comme  les  Spartiates  et  les 
Athéniens  en  avaient  abusé.  Un  autre  orateur  fait  dire  aux  Pla- 
léens,  que  les  voisins  de  Thèbes  étaient  tenus  dans  un  état  de 
dépendance  qui  approchait  de  l'esclavage  et  qu'elle  voulait  traiter 
de  même  toutes  les  cités  béotiennes  (').  Les  faits  donnent  raison  à 
Démosthène.  Nous  n'accusons  ni  les  Thébains,  ni  le  grand  homme 
qui  dirigeait  leurs  destinées.  Le  reproche  s'adresse  à  l'antiquité 
tout  entière,  même  aux  philosophes.  La  philosophie  ne  s'était  pas 
élevée  à  l'idée  d'une  justice  internationale  parce  qu'elle  ignorait  le 
dogme  dc^'unité  humaine.  Il  sufïit  à  la  gloire  d'Epaminondas  que 
dans  le  cercle  d'idées  et  de  sentiments  de  l'antiquité,  il  ait  brillé  au 
premier  rang  des  hommes  politiques.  Sa  gloire  rejaillit  sur  sa  patrie. 
C'est  une  protestation  d'égalité  que  la  nature  fait  contre  l'orgueil  et 
la  vanité  des  races  élues.  Les  Thébains  étaient  certes  moins  bien 
doués  que  les  Athéniens;  cependant  ils  donnèrent  le  jour  à  un 

(1)  Ahstol.,  Rhelof..  Il,  23.  —  Lco,  Uiiivcrsalgeschichtc,  T.  I,  p.  292. 
{2)  Dcmostli.,  fJc  Corona,§  18,  p.  2'}l.  —  /w«-rt/.,Tlal.,  i?  18. 


254  LA    (JHKCR. 

homme  devant  lequel  les  brillants  génies  trAlliènes  s'effacent  comme 
les  astres  de  la  nuit  devant  la  lumière  du  jour. 

L'hégémonie  thébaine  ne  dura  que  quelques  années,  et  elle  se 
souilla  par  la  ruine  de  cités  grecques.  Platée  fut  rasée,  victime  d'une 
vieille  animosilé.  Thespies  fut  détruite  pour  avoir  montré  des  sen- 
timents hostiles 0).  Démosthène  reprocha  du  haut  de  la  tribune  aux 
Thébains  leur  conduite  à  l'égard  de  leurs  frères  d'Orchomène.  La 
cité  béotienne  était  restée  sous  la  domination  de  l'aristocratie,  pen- 
dant que  la  démocratie  triomphait  àTlièbes;  de  là  une  haine  à  mort. 
A  peine  vainqueurs  à  Leuctres,  les  Thébains  voulurent  marcher 
contre  Orchomène;  l'ascendant  d'Épaminondas  arrêta  l'œuvre  de 
vengeance  :  «  Pour  aspirer  à  l'empire  de  la  Grèce,  disait  le  grand 
homme,  il  fallait  conserver  par  l'humanité  ce  qu'on  avait  acquis 
par  la  valeur.  »  Un  traité  d'alliance  fut  conclu  sous  ses  auspices  (-); 
mais  il  n'y  avait  pas  d'alliance  durable  entre  la  démocratie  et 
l'oligarchie.  On  accusa  les  oligarques  d'être  entrés  dans  une  con- 
juration avec  des  bannis  pour  rétablir  le  gouvernement  aristocra- 
tique à  Thèbes;  le  peuple  condamna  les  conjurés  à  mort  et  décréta 
(lue  la  ville  d'Orchomène  serait  renversée  de  fond  en  comble. 
Epaminondas  était  absent;  l'horrible  sentence  reçut  son  exécution. 
La  ville  fut  détruite  par  le  feu,  les  hommes  furent  tués,  les  femmes 
et  les  enfants  vendus  (^).  On  pense,  dit  Plutarque,  que  si  Epami- 
nondas etPélopidas  avaient  été  présents,  les  Thébains  n'auraient 
pas  traité  les  Orchoméniens  comme  ils  l'ont  fait  (*).  Ce  bel  éloge 
des  héros  thébains  est  la  condamnation  de  leur  patrie. 

C'est  aussi  à  l'inspiration  d'Epaminondas  qu'est  due  l'action  la  plus 
éclatante  de  l'hégémonie  de  Thèbes,  le  rétablissement  de  Messène. 
lin  historien  grec  dit  qu'il  s'acquit  par  là  une  gloire  immortelle.  Il 
est  vrai  que  la  politique  commandait  cette  mesure.  Les  Messénicns 
chassés  de  la  Grèce  n'avaient  pas  oublié  leur  haine  héréditaire  pour 
les  Spartiates;  en  leur  rendant  une  patrie,  Epaminondas  achevait 


(1)  Diodor.,  XV,. 16.  —  Pausan.,  IX,  I,  8. 
(•2)  Diodor.,  XV,  57. 

(3)  Diodor.,  XV,  79.  —  Mliller,  Orchoinciios,  \).  i.|2-i15. 

(4)  riutatxh.,  IVlop.  l'arall.,  I. 


LES    HEGEMONIES. 


233 


en  quelque  sorte  rabaissement  de  Lacédémone  commencé  à  Leuc- 
tres(').  i>Iais  nous  aimons  à  croire  que  le  héros  philosophe  qui 
avait  refusé  de  prendre  part  à  la  conjuration  de  Pélopidas  par  des 
scrupules  d'humanité  et  de  justice,  ne  fut  point  guidé  dans  cette 
circonstance  par  l'intérêt.  Il  voulait  réparer  un  grand  crime  et  mon- 
trer à  la  Grèce  que  Thèbes  l'emportait  sur  sa  rivale  par  l'humanité 
autant  que  par  la  valeur. 

Les  ruines  d'Orchomène  ,  de  Thespies  et  de  Platée  prouvent  que 
le  rétablissement  de  Messène  fut  l'œuvre  d'Épamiuondas  plus  que 
du  peuple  thébain.  Ainsi  Thèbes  signala  sa  courte  hégémonie  par 
des  actes  de  vengeance.  Songea-t-elle  à  défendre  l'indépendance  de 
la  Grèce  contre  les  Barbares?  Athènes  avait  humilié  l'orgueil  des 
Mèdes.  Sparte  avait  fait  au  moins  une  tentative  pour  maintenir  la 
domination  grecque  en  Asie.  Thèbes,  se  sentant  trop  faible  pour 
conquérir  par  ses  forces  seules  la  suprématie  à  laquelle  elle  aspi- 
rait, rechercha  dès  le  principe  l'alliance  de  la  Perse (').  On  vit  alors 
le  plus  honteux  des  spectacles.  La  Grèce  se  donna  pour  ainsi  dire 
rendez-vous  à  la  cour  du  Grand  Roi  :  il  s'y  trouva  des  Lacédémo- 
niens,  des  Athéniens,  des  Arcadiens,  des  Éléens.  Tous  se  dispu- 
taient les  faveurs  des  Barbares  :  Pélopidas  eut  le  triste  honneur  de 
la  préférence.  On  rougit  de  voir  l'ami  d'Épamiuondas,  le  représen- 
tant de  la  puissance  dominante  en  Grèce,  se  glorifier  que  «  seuls 
des  Hellènes,  les  Thébains  avaient  combattu  à  Platée  dans  les 
rangs  des  Perses.  «L'infamie  devenait  un  titre  de  gloire.  Des  Grecs 
se  vantèrent  de  «  n'avoir  jamais  porté  les  armes  contre  le  Roi, 
d'avoir  refusé  d'accompagner  Agésilas  dans  son  expédition  et  d'avoir 
troublé  les  sacrifices  par  lesquels  le  général  Spartiate  voulait  se 
rendre  les  dieux  favorables.  »  Si  Pélopidas  fut  fêté  à  la  cour  de 
Perse,  c'est  «  pour  avoir  détruit  la  puissance  des  Spartiates  qui 
naguère  encore,  sous  la  conduite  d'Agésilas,  faisaient  trembler  le 
Grand  Roi  dans  Suse  et  Ecbalane  '>(^).  Au  milieu  de  cette  dégrada- 


it) Diodor.,  XV,  6G.—Paiisan.,  IV,  27,  8.  6. 

(2)  Xenoph.,  IIcll.,  VII,  i,  33  :  Tvve^^ôi;  âè  j3oy^eyô/jLEvoi  oî  W/;païot  ôttw;  «v 
rcj  i;jiij.'i'j't/j.'j  ).â!5ot£v  tâç  'E//â(?oç,  èvôfitcav,  ei  •kÏu.]^i\/j.-j  -(ta;  tûv  Uepiôrj 
'5a'7i).£a,  TrAîovï/.TriTa'.  àv  Tt  iv  i/.ii-j'.i. 

(3)  Xenoph.,  IIclJ.,  VU,  1,  35.  —  Plulunlu,  l'ulop.,  30. 


256  LA   GRÈCE. 

lion  générale,  on  est  heureux  de  trouver  un  vrai  Hellène  qui  ne  se 
laissa  pas  séduire  par  l'apparente  grandeur  de  la  monarchie  per- 
sane. Antiochus,  l'ambassadeur  arcadien,  rapporta  à  ses  conci- 
toyens, que  «  le  roi  avait  quantité  de  pâtissiers,  de  cuisiniers, 
d'échansons,  d'huissiers,  mais  que  tout  en  bien  cherchant  il  n'avait 
pîis  vu  d'homme  en  état  de  tenir  tète  aux  Grecs.  »  Il  ajouta  que 
«  ses  immenses  richesses  ne  servaient  qu'à  une  vaine  ostentation, 
que  le  platane  d'or  tant  vanté  ne  donnerait  pas  d'ombre  à  une 
cigale  »('). 

Le  Grand  Roi  daigna  accorder  toutes  ses  demandes  à  Pélopidaa. 
Elles  tendaient  à  affaiblir  Lacédémone  et  Athènes,  et  à  élever  l'hé- 
gémonie de  Thèbes  sur  les  ruines  de  leur  puissance.  Les  Thébains 
convoquèrent  les  députés  des  villes  pour  entendre  la  lettre  du  roi 
et  prêter  serment  d'observer  les  lois  qu'il  avait  données  aux  Grecs. 
Mais  il  y  avait  encore  dans  l'âme  des  Hellènes,  sinon  du  patrio- 
tisme, du  moins  une  vive  répugnance  à  se  soumettre  aux  commande- 
nj'nts  des  B;irbaies  :  chaque  cité  ambilionnait  leur  alliance  pour 
s(  ri  avniitiige,  tout  en  refusant  d'obéir  à  leurs  ordres.  Les  députés 
K'poiidiienl  qu'ils  avaient  mission  d'entendre  les  propositions  et 
non  de  prêter  serment.  Ce  refus  ne  découragea  point  les  Thébains; 
ils  espéraient  obtenir  de  la  faiblesse  des  diverses  républiques  en 
particulier  ce  que  réunies  elles  avaient  rejeté;  mais  les  Corinthiens, 
auxquels  ils  s'adressèrent  d'abord,  ayant  répondu  qu'ils  n'avaient 
pas  besoin  de  se  lier  avec  le  roi  par  des  serments  communs,  les 
autres  villes  imitèrent  leur  exemple  {^). 

C'est  ainsi,  ûil  Xénophon,  que  la  prétention  des  Thébains  à  l'em- 
pire s'évanouit.  L'historien  grec  n'est  pas  favorable  aux  rivaux  de 
Sparte;  cependant  il  est  vrai  de  dire  avec  lui  que  les  Thébains 
combattirent  pour  l'hégémonie,  mais  qu'ils  ne  la  possédèrent  pas. 
Leur  domination,  comme  les  anciens  l'ont  déjà  remarqué (^),  ne  re- 
posait pas  sur  une  force  qui  leur  fût  propre.  Ils  avaient  joué  un  rôle 
odieux  dans  les  grandes  circonstances  où  les  Athéniens  et  les  Spar- 


te) Xenoph.,  Hell.,  VU,  1,  38. 

(2)  Xenoph.,  Hell.,  VII,  1,  36,  39.  40. 

(3)  Polyb.,  VI,  43. 


LES    HÉGÉMONIES.  237 

liâtes  s'étaient  acquis  une  gloire  immortelle  :  alliés  des  Barbares,  il 
n'avait  pas  tenu  à  eux  que  la  Grèce  ne  subît  le  joug  de  l'étranger. 
Même  dans  les  limites  étroites  de  la  Béotie,  ils  n'étaient  pas  parve- 
nus à  constituer  une  suprématie  forte,  incontestée  ;  renommés  pour 
leur  désunion  dans  la  Grèce  née  divisée,  ils  étaient  incapables  de 
donner  à  la  patrie  grecque  l'unité  dont  elle  avait  besoin  pour  mettre 
fin  à  ses  dissensions  intérieures  et  pour  réagir  avec  énergie  sur 
rOrient.  En  faisant  la  guerre  dans  la  Thessalie,  Pélopidas  reçut 
pour  otage  un  jeune  enfant  qui  fut  élevé  à  Thèbes.  Philippe  de 
Macédoine  était  doué  du  génie  de  l'unité  qui  manquait  aux  grands 
hommes  de  la  Grèce.  Il  fut  donné  aux  Macédoniens  d'achever 
l'œuvre  que  Sparte  et  Athènes  avaient  tentée  en  vain. 


CHAPITRE  V. 

LA    DOMINATION    MACÉDONIENNE. 

secTiow  I. 

LA  GRÈCE  LORS  DE  L'AVÈNEMENT  DE  LA  DOMINATION  MACÉDONIENNE. 


g  I.  Thches,  Sparte  et  Athènes  impuissantes  à  reconstituer  une 
hèfjémonie.  Nécessité  d'une  domination  nouvelle. 

On  grava  sur  la  statue  d'Épimanondas  des  vers  dans  lesquels  on 
exaltait  le  héros  thébain  pour  avoir  rendu  l'indépendance  et  la 
liberté  à  la  Grèce  entière  (').  Nous  croyons  bien  que  telle  fut  l'am- 
bition du  grand  homme,  mais  il  ne  put  rendre  la  vie  à  un  corps 
qui  était  mourant.  L'indépendance  fut  à  la  vérité  reconnue  aux 
divers  états.  Sparte,  Athènes  et  Thèbes  n'exercèrent  plus,  sous  le 

(1)  Paiisan.,  IX,  1o,  G. 


258  LA   GRÈCE. 

nom  criiégémonie,  une  domination  oppressive;  en  apparence  les 
populations  grecques  furent  replacées  clans  Tisolemcnt  qui  leur  était 
naturel.  Mais  cet  état  de  choses  était  le  résultat  de  longues  convul- 
sions, et  non  un  développement  naturel  et  progressif  :  c'était 
comme  la  dislocation  violente  des  membres  d'un  corps  organique, 
qui  jouirent  encore  après  leur  séparation  d'un  reste  de  vie,  sufii- 
sante  pour  prolonger  leur  existence  pendant  quelque  temps,  mais 
une  existence  sans  force  et  sans  avenir  ('). 

En  mourant,  Épimanondas  conseilla  la  paix.  Il  était  trop  tard. 
La  paix  n'était  plus  une  déesse  bienfaisante  qui  aurait  pu  guérir 
les  plaies  de  la  Grèce;  si  les  Grecs  la  recherchaient,  c'était  par  las- 
situde, par  épuisement.  Aucun  des  étatsqui  avaient  aspiré  à  l'hégé- 
monie ne  se  sentait  capable  de  ressaisir  une  domination  qui  avait 
été  l'objet  de  tant  d'elTorts  et  de  combats.  Thèbes  entra  au  tombeau 
avec  Épaminondas.  Sparte  ne  devait  l'empire  qu'à  sa  renommée 
guerrière;  Leuctres  rompit  le  prestige;  après  la  bataille  de  Manli- 
née,  elle  disparut  pour  ainsi  dire  de  l'histoire  (-).  Athènes  avait 
plus  de  vitalité.  Elle  se  releva  promptemcnt  de  la  défaite  d'Aegos 
Potamos,  et  profita  de  la  lutte  de  Sparte  et  de  Thèbes  pour  ressai- 
sir la  domination  des  mers,  fondement  de  sa  puissance.  Des  ambas- 
sadeurs allèrent  dans  toutes  les  villes  soumises  à  Sparte,  pour  les 
appeler  à  la  liberté.  Plus  de  soixante-dix  cités  entrèrent  dans  une 
nouvelle  confédération. 

Instruits  par  leurs  malheurs,  les  Athéniens  annoncèrent  haute- 
ment que  cette  ligue  reposait  sur  des  bases  plus  équitables  que 
leur  première  hégémonie.  Une  assemblée  générale  veillerait  aux 
intérêts  communs;  chaque  ville,  tant  grande  que  petite,  y  aurait 
un  droit  égal  de  suffrage;  toutes  seraient  indépendantes;  les  Athé- 
niens seraient  seulement  les  chefs  de  l'association.  Athènes  témoigna 
combien  elle  se  repentait  de  ses  injustices  passées,  en  renonçant 
à  ses  cléruchies.  Les  tributs  furent  rétablis;  mais  pour  effacer  ce 
que  ce  nom  avait  d'odieux,  Callistratc  imagina  de  les  appeler  con- 


{i)  Waclismuth,  Hell.   Alterth.,  §34,  T.  I,  p.  29<  .  —  /?««?«<?/•,  Vorlesungen 
ûber  die  îilte  Geschichte,  T.  I[,  p.  62,  ss. 
(2)  Manso,  Sparta,  livre  VI. 


LES    HÉGÉMONIES.  239 

Iribulions  :  c'étaient  des  subsides  que  des  confédérés  fournissaient 
pour  la  guerre,  et  non  une  charge  imposée  à  des  sujets(').  Un  décret 
du  peuple,  récemment  découvert ,  nous  apprend  qu'il  chercha  à 
se  concilier  les  cités  grecques ,  en  leur  donnant  des  garanties  contre 
de  futures  usurpations  :  il  abandonna  à  ceux  qui  entreraient  dans 
la  ligue  les  propriétés  publiques  ou  privées  que  les  Athéniens  pos- 
sédaient sur  leur  sol  :  il  défendit  aux  citoyens  d'acquérir  à  l'avenir 
des  terres  dans  le  territoire  des  alliés  (^).  Mais  la  modération  dura 
peu;  les  Athéniens  ne  tardèrent  pas  à  retomber  dans  leursanciennes 
allures  (^).  Alors  les  alliés  se  révoltèrent.  La  dernière  lutte  soutenue 
par  Athènes  pour  Tempire  des  mers  fut  illustrée  par  les  vertus 
guerrières  desThimothée  et  des  Iphicrate.  Avec  eux  périt  la  gloire 
des  armes  (^),  et  par  suite  la  suprématie  delà  cité  de  Minerve; 
Ihistoire  doit  ajouter  qu'elle  n'en  était  plus  digne.  Dans  la  guerre 
contre  les  alliés  il  se  trouva  un  général  qui  à  une  incapacité  notoire 
joignait  le  faste  et  la  débauche  :  Charès  était  le  favori  du  peuple, 
et  à  juste  titre,  dit  un  historien  grec,  car  les  Athéniens  vivaient 
comme  lui,  mettant  plus  d'argent  aux  feslins  qu'aux  affaires 
publiques;  ils  en  étaient  venus  à  surpasser  les  Tarentins  en  luxe 
et  eu  mollesse^).  Un  décret,  qui  mérite  d'être  qualifié  d'infâme  C^), 
prononça  la  peine  de  mort  contre  ceux  qui  proposeraient  d'appli- 
quer aux  besoins  de  la  guerre  les  fonds  destinés  aux  plaisirs  du 
peuple  pendant  la  paix  (').  C'est  le  spectacle  de  Rome  dans  sa  décré- 
pitude :  une  nation  qui  ne  demaijde  que  du  pain  et  des  jeux,  n'est 
■plus  digne  de  la  liberté,  elle  attend  un  maitre  qui  lui  assure  les 
jouissances  matérielles,  seule  ambition  qui  lui  reste.  Démosthène 
re|)rocha  vainement  à  ses  concitoyens  de  penser  aux  fêtes  plus 
qu'au  salut  de  la  république;  son  patriotisme  semblait  quelquefois 

(I  )  Diodor.,  XV,  28-30.  —  BoecJdi,  Economie  politique  des  Atbénicns,  T.  II, 
p. 190. 

(2)  Egger,  Mémoire  sur  les  traités  publics  dans  ranliquité,  p.  51-53. 

(3)  Boeckh,  T.  II,  p.  101.  —  Cf.  Plutarch.,  Pliocion,  II,  13. 

(4)  C.  Nep.,  Thi molli.,  c.  4. 

(5)  Tlieopomp.,  a]).  A  (lien.,  XII,  44;  IV,  61. 

(G)  Mably,  Observations  sur  l'hisloirc  de  la  Grèce,  livre  2  (T.  V,  p.  107). 
(7)  Harpocrat.,  voOî'.joi/.'z.. 


240  LA   GRÈCE. 

ranimer  ses  auditeurs,  mais  c'était  une  vie  factice  qui  s'éteignait 
dans  l'impuissance. 

L'iiégémonie  qui  s'échappait  des  mains  des  répul)liques  grecques 
va  devenir  l'iiéritage  de  la  Macédoine.  Incapable  de  trouver  en  elle- 
même  la  paix  et  l'union ,  la  Grèce  continua  au  milieu  de  sa  déca- 
dence à  user  ce  qui  lui  restait  de  forces  dans  des  guerres  inté- 
rieures; elle  devait  finir  par  être  la  proie  de  l'étranger.  Par  un 
bonheur  providentiel,  ses  vainqueurs  sortirent  de  son  sein,  et 
purent  continuer  la  mission  glorieuse  de  la  race  hellénique.  Les 
relations  des  Grecs  avec  l'empire  persan,  après  la  mort  d'Épami- 
nondas,  et  l'étal  intérieur  de  la  Grèce,  sont  la  justification  la  plus 
éclatante  de  l'avènement  d'Alexandre. 


S  II.  La  Grèce  et  la  Perse. 

L'empire  persan  était  en  pleine  décadence,  et  cependant  le  Grand 
Roi  commandait  aux  Hellènes.  Sous  Artaxerxès,  la  dissolution  de 
la  monarchie  de  Cyrus  paraissait  imminente.  Les  révoltes  des  satra- 
pes embrassaient  toutes  les  provinces  occidentales  et  maritimes  ('); 
il  aurait  suffi  de  l'appui  de  la  Grèce  pour  renverser  le  colosse  per- 
san. Mais  les  Grecs  étaient  plus  désunis  que  jamais  :  chaque  répu- 
blique voyait  son  salut  dans  la  faiblesse  de  ses  voisins  et  considé- 
rait leur  prospérité  comme  le  plus  grand  de  ses  malheurs.  L'illustre 
orateur  lui-même,  qui  concentrait  dans  son  âme  tout  ce  que  la 
Grèce  avait  encore  de  sentiments  patriotiques,  ne  s'élevait  pas  au- 
dessus  des  passions  et  des  intérêts  de  sa  ville  natale  :  «  L'intérêt  de 
notre  république,  dit-il,  est  dans  la  faiblesse  des  Spartiates  et  des 
Thébains  ;  ce  sont  là  les  conditions  de  notre  sécurité  et  de  notre 
grandeur  »  (^).  Du  haut  de  la  tribune  athénienne,  Démosthène  forma 
le  vœu  impie  que  les  Thébains,  fidèles  à  leur  politique  cruelle, 
continuassent  à  écraser  les  peuples  de  la  Béotie,  leurs  frères  ('). 


(1)  Dîodor.,  XV,  90. 

(2)  Deinosth.,  Pro  Megalop.,  §  4,  p.  203;  c.  Aristocr.,  %  -102,  p.  634. 

(3)  rkmosth.,  c.  Leptin.,  §  109,  p.  490. 


LES    HÉGÉMONIES.  241 

Trisle  lémoiguage  de  la  division  hellénique  !  L'idée  d'une  patrie 
grecque  avait  disparu ,  pour  ne  laisser  dans  les  esprits  qu'une 
ambition  étroite  et  des  rivalités  haineuses. 

Dans  un  pareil  état  de  choses,  une  ligue  des  Grecs  contre  les 
Perses  était  impossible;  leur  animosité  était  si  grande,  qu'ils  se 
fiaient  au  Grand  Roi  plus  qu'à  leurs  concitoyens  ;  chaque  cité  mé- 
nageait ses  intérêts  propres  en  négligeant  ceux  de  la  Grèce(').Loin 
de  profiler  de  la  faiblesse  des  Barbares,  ce  furent  les  rois  des  Perses 
qui  imposèrent  aux  Grecs  la  paix  et  la  concorde,  pour  les  enga- 
ger à  leur  service  (^).  Artaxerxès,  qui  tremblait  sur  son  trône, 
parlait  en  maitre  aux  Hellènes.  Les  généraux  athéniens  étaient 
placés  sur  la  même  ligne  que  les  satrapes  persans,  rappelés,  punis, 
au  gré  du  roi  ou  de  ses  serviteurs  (').  Sous  le  successeur  d'Artaxer- 
xès  la  décadence  de  l'empire  augmenta,  et  l'on  dirait  que  la  ser- 
vilité des  Grecs  suivait  la  même  progression.  Les  provinces  mari- 
limes  ,  unies  à  l'Egypte,  se  révoltèrent  de  nouveau.  Phocion,  à  la 
tête  d'une  troupe  de  mercenaires,  aida  les  Perses  à  réduire  l'île  de 
Chypre.  Un  corps  de  dix  mille  Grecs  fut  employé  par  le  Grand  Roi 
pour  dompter  les  rebelles  de  Phénicie  et  d'Égyptc(^).La  Grèce  était 
descendue  si  bas  qu'un  orateur  athénien  put  dire  sans  exagéra- 
lion  :  «  C'est  le  roi  des  Perses  qui  gouverne  la  Grèce  ;  c'est  lui  qui 
ordonne  aux  Hellènes  ce  qu'ils  ont  à  faire,  il  ne  lui  manque  plus 
que  d'établir  des  gouverneurs  dans  nos  villes.  Sauf  cette  dernière 
marque  de  servitude,  que  lui  reste-t-il  à  désirer?  n'est-il  pas  l'ar- 
bitre de  la  guerre  et  de  la  paix?  n'est-ce  pas  lui  qui  règle  toutes 
choses  à  sa  volonté  chez  nous?  n'allons-nous  pas  nous  accuser 
les  uns  les  autres  auprès  de  lui,  comme  s'il  était  notre  sei- 
gneur? ne  l'appelons-nous  pas  le  Grand  Roi,  comme  si  nous 
élions  ses  esclaves?  dans  nos  guerres  intestines  ne  plaçons-nous 


(1)  Dcmoslh.,  De  Class.,  §  3,  G,  p.  179. 

(2)  Diodor.,  XV,  38,  50. 

(3)  Chabrias  (Diodor.,  XV,  29  ;  —C.  Nep..  Cbabr.,  c.  3>,  Iphicralc  {Diodor. 
XV,  29,  43;  —  Vlnlarch.,  Artax.,  21). 

{\)  Diodor.,  XVr,  52-44. 

IG 


242  LA    GRÈCE. 

pas  nos  espérances  en  celui  qui  ne  désire  qu'une  chose,  notre  perle 
àlous»{')? 


§  III.  État   intérieur  de  la  Grèce. 
I.  Excès  de  la  diî.mocuatie. 

Par  quelles  causes  la  Grèce  tomba-t-elle  clans  celte  excessive 
humiliation  ?  C'est  le  vice  originel  de  la  race  hellénique  qui 
mina  le  corps  social  et  ramena  à  un  état  de  dissolution  com- 
plète. L'hégémonie  de  Sparte  comprima  la  démocratie,  devenue 
l'élément  dominant  dans  toutes  les  républiques,  sauf  dans  la  cilé 
de  Lycurgue.  Après  les  Yictoires  d'Épaminondas,  il  y  eut  une 
violente  réaction  contre  les  oligarques.  L'oppression  avait  été  tyran- 
nique,  le  soulèvement  du  peuple  fut  marqué  par  de  sanglantes 
vengeances.  Déjà  pendant  la  guerre  de  Sparte  et  de  Thèbes,  les 
insurrections  éclatèrent.  Le  scijtalisme  {~)  d'Argos  a  acquis  une 
triste  célébrité.  Plus  de  douze  cents  citoyens  des  plus  considérables 
périrent  dans  une  seule  ville  {^);  les  démagogues  eux-mêmes,  quand 
ils  voulurent  calmer  les  passions  qu'ils  avaient  soulevées,  furent 
victimes  de  la  fureur  populaire  (*).  Ces  massacres  en  masse  épou- 
vantèrent la  Grèce  ,  quelque  habituée  qu'elle  fût  aux  violences  des 
factions;  les  Athéniens,  alliés  d'Argos,  crurent  devoir  pratiquer 
des  cérémonies  expiatoires  pour  écarter  d'eux  la  colère  des  dieux. 
Les  crimes  commis  à  Argos  présageaient  les  excès  qui  suivirent 
la  victoire  définitive  de  la  démocratie.  L'indépendance  que  le  traité 
d'Anlalcidas  reconnut  à  toutes  les  cités  grecques  augmenta  le  trou- 
ble et  favorisa  les  vengeances  du  parti  vainqueur  en  livrant  dans 
chaque  ville  les  oligarques  isolés  à  la  merci  de  leurs  ennemis  {'). 


(1)  Isocrat  ,  Panegyr.,  §  120,  121. 

(2)  De  T/.-'j-ùl/},  lanière,  bàlon  (stockpriigelei). 

(3)  P/«/arr/!<e porte  le  uombre  à  1500  (Piacccpta  gercndtc  reip.,  XVH,  9). 

(4)  Diodor.,  XV,  57,  58. 

(5)  Diodor.,  XY,  40,45. 


LES   HEGEMONIES. 


24o 


Au  lieu  d'user  de  sa  puissance  pour  rétablir  la  liberté  et  l'égalité, 
la  démocratie  victorieuse  se  livra  tout  entière  à  la  vengeance.  Les 
vainqueurs  portèrent  la  peine  de  leurs  emportements.  Une  licence 
effrénée  désorganisa  la  société.  La  liberté  paraissait  incompatible 
avec  l'empire  des  lois;  on  ne  se  croyait  libre  que  lorsqu'on  avait  le 
pouvoir  d'agir  au  gré  de  ses  passions  (').  Dans  ces  passions,  il  n'y 
avait  plus  rien  de  grand  ,  rien  de  généreux.  L'amour  de  la  patrie 
faisait  place  à  Tégoïsme  le  plus  débouté.  Cbacun  ne  voyait  que  son 
avantage  dans  la  victoire  de  son  parti,  et  ne  cbercbait  qu'à  conten- 
ter ses  goùls  par  tous  les  moyens,  licites  ou  illicites  (').  Le  dernier 
résultat  de  cette  anarcbie  politique  et  morale  fut  la  tyrannie  qui 
s'éleva  en  Grèce  au  quatrième  siècle. 


II.    r.A    NOLVKI.LE    TVnAMME. 

Denys  le  Jeune  suspectait  tous  ses  amis,  parce  que,  disait-il,  les 
connaissant  bommes  de  sens,  il  savait  bien  qu'ils  aimaient  mieux 
être  tyrans  eux-mêmes,  que  d'obéir  à  un  tyran  (').  Ln  effet  le  désir 
d'une  domination  égoïste  était  général.  La  tyrannie,  telle  qu'elle 
régna  dans  la  décadence  de  la  Grèce,  serait  inconcevable  si  elle 
était  un  fait  isolé;  mais  les  tyrans  étaient  les  véritables  représen- 
tants de  l'état  social.  Cbacun  désirait  pour  lui  ou  pour  ses  procbes 
une  puissance  illimitée;  c'était  là  le  bonbeur  que  l'on  demandait 
aux  dieux  :  on  détestait  les  tyrans,  on  aimait  la  tyrannie  (^).  Cette 
domination  brutale  n'a  rien  de  commun  avec  la  tyrannie  que  nous 
avons  vue,  dans  la  première  lutte  entre  l'aristocratie  et  le  peuple, 
l)rendre  en  main  les  intérêts  des  masses  et  devenir  un  iiislrumcnt 
énergique  de  civilisation.  La  nouvelle  tyrannie  naquit  au  contraire 


(1)  Arislol.,VoV\l.,\,l,  22  :  'ù-'J)trjfyj   r7i    v.v.i   itov   zù  o  ri.  âv  [WA^ruL  rt; 
rr'iitvj-  oJ77£  'C.C,  Ïj  t'/î;  TOtavrat?  'Irfj.'yAO'ArMi.;  £/.aTTo;  w;  fjvSi.zzv.i.  Cf.  «t., VI,  -1 
7,  et  le?  passages  cités  par  I/crmann  (Griccli.  SLaatsalt.,  §  72,  note  4). 

(2)  Plat.,  Gorg.,  p.  482,  E,  sqq.;  Rep.,  II,  .338,  K,  sqq.;  Legg.,  X,  889,  E,  sqq. 
—  Nivhuhr,  Vortriige  ùber  alteOeschicble,  T.  II,  p.  415,  ss. 

(.5)  Plutarch.,  Dion.,  0. 

(4j  /«ocra/.,  Panatb.,  §  24.3,  24i. 


244  LA    GRÈCE. 

(les  excès  du  régime  démocratique  et  de  Tanarchie;  elle  ne  repré- 
sentait ni  les  intérêts  de  l'oligarchie,  ni  ceux  du  peuple;  elle  était 
l'expression  de  la  dissolution  sociale,  l'idéal  de  l'égoisme  qui  survi- 
vait seul  à  la  ruine  de  la  liberté. Personnification  de  toutes  les  mau- 
vaises passions  auxquelles  elle  s'abandonna  sans  frein,  elle  fut 
flétrie  à  juste  litre  par  la  postérité  comme  l'abus  le  plus  déplorable 
qui  ait  été  fait  de  la  toute-puissance. 

Il  y  a  une  île  favorisée  de  tous  les  bienfaits  de  la  nature,  où  les 
principes  démocratiques  importés  par  la  race  grecque  se  dévelop- 
pèrent sans  entraves;  mais  la  démocratie  sicilienne  était  infec- 
tée d'un  vice  qui  entraîna  sa  ruine.  Même  dans  les  métropoles, 
l'amour  des  richesses  avait  fait  dégénérer  le  combat  des  deux  prin- 
cipes en  une  lutte  matérielle.  Dans  les  colonies  de  Sicile,  ce  défaut 
de  la  race  hellénique  se  manifesta  plus  ouvertement;  le  peuple  fit 
la  guerre  à  l'aristocratie,  moins  pour  obtenir  le  pouvoir  que  pour 
déposséder  les  riches  :  tout  se  réduisait  à  une  question  de  jouis- 
sance. Ces  tendances  hâtèrent  la  dissolution  morale  et  enfantèrent 
les  nombreuses  tyrannies,  «  qu'aucune  terre,  au  dire  d'un  historien, 
ne  produisit  avec  autant  d'abondance  que  la  Sicile  »(').  Les  Denys 
et  les  Agathocle,  vrais  types  de  la  tyrannie  antique,  nous  offriront 
une  image  fidèle  du  monde  grec  à  l'époque  de  sa  décadence. 

Les  anciens  n'avaient  pas  le  sentiment  de  l'humanité  ;  les  Grecs , 
le  plus  humain  des  peuples  de  l'antiquité,  étaient  cruels  dans  leurs 
guerres.  Nous  ne  reprocherons  donc  pas  à  Denys  la  destruction 
des  villes,  la  vente  des  habitants,  leur  expulsion;  nous  ne  lui  repro- 
cherons pas  davantage  le  mépris  qu'il  affectait  pour  la  foi  des  ser- 
ments (-)  ;  il  partageait  cette  impiété  avec  l'oligarchie  lacédémo- 
nienne.  Mais  ce  qui  le  distingue  et  ce  qui  caractérise  ses  crimes, 
c'est  que  la  cruauté  devient  chez  lui  une  jouissance  (').  Il  est  iaihile 
de  suivre  le  tyran  et  son  fils  dans  les  attentats  sans  nombre  dont 
ils  se  rendirent  coupables  contre  la  vie  et  la  propriété  des  citoyens; 


(1)  Justin.,  IV,  2  :  «  Singulae  civitates  in  tyrannorum  imperium  concessenint, 
quorum  nulla  terra  feracior  fuit.  » 

(2)  Diodor.,  XIV,  5.  —  Plutarch.,  De  Alex.  M.  Fort.,  c.  9. 

(3)  Diodor.,  XIV,  -112. 


LES   HÉGÉMONIES.  245 

le  speclaclc  que  présentait  la  Sicile  lors  de  rcxpulsion  de  Uenys 
le  Jeune  est  la  peinture  la  plus  saisissante  de  leur  odieux  régime, 
et  elle  sullit  à  notre  but  :  «  Syracuse  était  toute  dépeuplée  :  les 
habitants  avaient  péri  dans  les  guerres  et  dans  les  séditions,  ou  ils 
avaient  évité  par  la  fuite  la  cruauté  des  tyrans;  la  place  publique 
de  Syracuse  était  devenue  déserte,  l'herbe  y  était  si  haute  qu'elle 
servait  de  pâture  aux  chevaux.  Les  autres  villes,  hormis  un  petit 
nombre,  étaient  remplies  de  cerfs  et  de  sangliers  ;  les  gens  de  loisir 
allaient  à  la  chasse  dans  les  faubourgs  et  jusqu'au  pied  des  mu- 
railles »  ('). 

Agathocle  surpassa  Denys.  Aucun  tyran,  dit  D/o(/ore,  n'avait 
encore  porté  la  cruauté  aussi  loin.  Il  sévissait  par  masses.  Quand 
il  avait  un  particulier  à  punir,  il  faisait  périr  toute  la  famille;  quand 
il  avait  à  se  venger  d'une  ville,  il  en  égorgeait  toute  la  jeunesse {■). 
Son  avènement  au  pouvoir  fut  signalé  par  une  horrible  boucherie 
des  principaux  citoyens ,  l'un  des  actes  les  plus  sanglants  de  la 
sanglante  histoire  des  dissensions  civiles  de  la  Grèce.  S'appuyant 
sur  l'armée  qui  lui  était  dévouée,  Agathocle  accusa  les  chefs  de  la 
faction  oligarchique  d'avoir  attenté  à  sa  vie,  à  cause  de  son  alfcc- 
lion  pour  le  peuple.  La  multitude,  qui  haïssait  les  riches,  demanda 
à  grands  cris  qu'on  exécutât  sur  le  champ  les  coupables.  Agathocle 
donna  le  signal  du  massacre  et  du  pillage.  La  populace  déchainée 
traita  en  ennemis  tous  ceux  qui  excitaient  sa  cupidité.  Les  haines 
particulières  profitèrent  du  trouble  pour  se  satisfaire.  Les  temples 
mêmes  n'offraient  plus  d'asile.  Pendant  les  deux  jours  que  durèrent 
les  massacres,  plus  de  quatre  mille  Grecs  périrent  de  la  main  de 
leurs  frcres('). 

L'homme  qui,  en  pleine  paix,  assassinait  des  milliers  de  ses  con- 
citoyens ne  |)0uvait  avoir  sur  le  champ  de  bataille  ni  foi  ni  pitiéC'). 
On  reste  confondu  au  spectacle  des  atrocités  qu'il  commit  contre  les 
malheureux  Siciliens.  .\  son  retour  de  l'expédition  de  Carthage, 


(Ij  l'IuLarch.,  Tiinol.,  22  (Ir.iJuclion  do  Picrron).  —  Cf.  Diodur.,  \\  I,  83. 

(2)  Z>(Oc/oc.,XIX,  I. 

{:!)  Diodor.,  XIX,  7,  8. 

(i)  Uiodor.f  XX,  30,  12,  l'A.  o-'i.  —  l'uhjacn.,  V,  3. 


246  LA    GRÈCE. 

Agalhocle  manquant  d'argent  força  les  plus  riches  citoyens  d'Égeste, 
son  alliée,  à  lui  abandonner  une  grande  partie  de  leurs  biens  ;  pour 
obtenir  Taveu  de  leur  fortune,  il  les  livra  aux  plus  horribles  tor- 
tures. Les  uns  eurent  les  membres  disloqués  par  une  roue;  d'autres, 
attachés  à  des  catapultes,  furent  lancés  au  loin  ;  quelques-uns 
eurent  les  os  du  pied  réséqués;  des  femmes  enceintes  eurent  le  bas- 
ventre  comprimé  par  des  briques  amoncelées,  jusqu'à  ce  que  le 
poids  des  pierres  les  fît  avorter  ('). 

L'on  se  demande  avec  angoisse  si  les  tyrans  étaient  cruels 
pour  le  seul  plaisir  d'être  cruels,  ou  si  un  but  politique  peut 
sinon  excuser,  du  moins  expliquer  leurs  crimes.  Les  historiens 
ont  cherché  à  réhabiliter  les  empereurs  monstres  de  Rome  en 
les  représentant  comme  de  terribles  niveleurs  ;  peut-être  les  tyrans 
de  Sicile  étaient-ils  animés  de  l'ambition  d'unir  toutes  les  cités  sici- 
liennes contre  les  Barbares.  Denys  et  Agathocle  firent  une  guerre 
acharnée  aux  Carthaginois.  Serait-ce,  comme  l'insinue  un  historien 
grec,  pour  agir  plus  librement  contre  les  ennemis  extérieurs,  que 
les  tyrans  se  montrèrent  impitoyables  contre  leurs  adversaires  poli- 
tiques 0?  Ce  n'est  qu'en  tremblant  que  nous  hasardons  une  conjec- 
ture pour  trouver  dans  le  régime  des  tyrans  siciliens  autre  chose 
que  du  sang;  Dieu  seul  connaît  la  mission  de  ces  hommes  dont 
l'existence  est  une  tache  pour  l'humanité. 

La  Grèce  eut  aussi  ses  tyrans.  Alexandre  de  Phères  mérita 
d'être  flétri  comme  le  plus  cruel  parmi  tant  d'hommes  sans  pitié  f). 
Plutarque  l'appelle  une  bêle  farouche  (*),  et  les  traits  qu'il  rapporte 
de  lui  méritent  cette  flétrissure  :  «  11  enterrait  des  hommes  vivants; 
il  en  revêtait  d'autres  de  peaux  d'ours  ou  de  sanglier  et  lançait  sur 
eux  des  chiens  de  chasse  qui  les  mettaient  en  pièces,  tandis  qu'il 
les  perçait  lui-même  à  coups  de  javelot  :  c'était  pour  lui  un  délas- 
sement. »Le  tyran  était  lié  par  des  traités  d'alliance  et  d'amitié  avec 
deux  villes  de  la  Magnésie;  un  jour  que  les  citoyens  étaient  réunis 


(1)  Diodor.,  XX,  71,  Comparez  XX,  72,  les  cruautés  commises  à  Syracuse. 

(2)  Diodor.,  XIX,  -102.  Cf.  XIV,  45. 

(3)  Aelian.,  V.  H.,  XIV,  40.  —  Cf.  Diodor.,  XV,  75. 

(4)  Plutarch.,  Pelop.,  26. 


LES    flÉGLMONIKS.  24-7 

pour  délibérer,  il  les  environna  tout-à-coup  de  ses  satellites,  et 
massacra  toute  leur  jeunesse.  Qui  croirait  que  ce  monstre  fut  con- 
temporain d'Éparninondas,  et  que  le  peuple  le  plus  civilisé,  le  plus 
humain  de  la  Grèce  léti  érigea  une  statue,  comme  à  son  bienfai- 
teur (')? 

Les  anciens  ne  reconnaissaient  d'autre  principe  que  la  force, 
d'autre  règle  de  conduite  que  l'utile  ;  mais  quand  ils  virent  l'injus- 
tice et  la  violence  personnifiées  dans  les  tyrans,  ils  reculèrent  épou- 
vantés. Ils  déclarèrent  que  la  tyrannie  était  le  plus  grand  des  cri- 
mes {"),  et  ils  mirent  ]j^s  tyrans  hors  la  loi  de  l'humanité.  Malgré  les 
précautions  dont  ils  s'entouraient,  peu  de  tyrans  échappèrent  à  une 
mort  violente  Ç).  Le  patriotisme,  l'amour  de  la  liberté,  la  vengeance 
poussaient  au  tyrannicide.  L'antiquité  n'a  pas  de  plus  noble  carac- 
tère que  Timoléon;  il  était  d'une  douceur  singulière,  sauf  une  haine 
\iolente  contre  la  tyrannie.  Il  avait  un  frère  aine  qu'il  chérissait 
malgré  ses  défauts;  dans  un  combat  il  lui  sauva  la  vie  en  exposant 
la  sienne.  Corrompu  par  l'ambition  générale,  Timophane  se  pro- 
clama tyran  de  Corinthe;  Timoléon,  après  avoir  vainement  cherché 
à  le  ramener  par  des  remontrances  et  d^s  prières,  eut  le  triste  hé- 
roïsme de  l'immoler. Tout  ce  qu'il  y  avait  de  gens  de  bien  à  Corinthe, 
dit  son  biographe,  louèrent  sa  grandeur  d'âme.  CependantTimoléon 
sentit  le  remords;  son  âme  se  troubla;  c'est  avec  peine  qu'il  consen- 
tit à  vivre:  «  Il  passait  ses  jours  en  proie  au  chagrin  et  errant  à  tra- 
vers les  campagnes  les  plus  solitaires.  »  Le  sentiment  de  la  nature 
(jiii  se  réveille  dans  le  grand  honime,  nous  le  fait  aimer,  et  nous 
l'estimons  plus  grand  à  cause  de  sa  douleur.  Telle  ne  fut  pas  l'opi- 
nion de  l'antiquité. /*/«^a?Y/î(e  lui  reproche  son  repentir  comme  une 
faiblesse;  il  aurait  voulu  qu'il  eût  étoiiHe  le  cri  du  sang  par  l'elforl 
de  sa  raison  (').  Les  historiens  anciens  exaltent  le  crime  de  Timo- 
léon comme  la  plus  glorieuse  et  la  plus  éclatante  des  actions  ('). 

(J)  Plutarclt.,  l'flop.,  29,31. 

(2)  l'ol y b., II.  50,  6  :  v.'j-:i  yv-o  -.uj-jwj.  --01.1/11.  rr.y'y.TZ^jiTr'/.TCV  ïiJ.fy.Trj,  /.'/i. 
T.'/.z'iz  T.ifjiiù.fi'j-.  ~.'j.-  ï'j  'j.'/)vit—'tiz  ào'i/.ia;  xat  — aoy.vov.ia;. 

(3)  Plùtarch  ,  Arat.,  2(i. 

(4)  Plularch.,  Timol.,  3-G;  Parall.  Timol.,  c  2. 

(o)  C.  \ep.,  Timol.,  c.  1  :  «  l'raeclarissimum  ejus  faciiius.  » 


248  LA    fiRÈCE. 

L'anliqiiilé  se  montre  dépourvue  d'humanité  et  de  justice  jusque 
dans  la  réprobation  dont  elle  frappa  la  tyrannie.  Sans  doute  les 
tjTaus  étaient  coupables,  mais  c'était  à  la  société  et  non  aux  indivi- 
dus à  les  punir.  Cependant  les  anciens  sont  unanimes  dans  leurs 
sentiments  sur  la  légitimité  du  tyrannicide.  Écoutons  PoUjbe,  l'his- 
torien grec  qui  s'est  élevé  aux  idées  les  plus  justes  sur  le  droit  inter- 
national. LesAchéens  firent  périr  dans  les  tourments  Aristomaque, 
tyran  d'Argos;  un  écrivain  eut  le  courage  de  blâmer  cet  acte  qu'il 
regardait  comme  une  injustice.  Polybe  le  reprend  vivement  et 
déclare  qu'Aristomaque,  en  sa  seule  qualité  de  tyran,  méritait  le 
dernier  supplice  ;  il  ajoute  ces  cruelles  paroles  :  «  Il  ne  fallait  pas 
le  mettre  à  mort  dans  le  silence  de  la  nuit,  mais  le  conduire  à  tra- 
vers tout  le  Péloponèse,  en  le  faisant  périr  au  milieu  des  supplices, 
pour  que  son  destin  servît  d'exemple  »(').  Polybe  éiaii  l'interprète 
de  l'opinion  générale.  Le  tyrannicide  était  plus  que  légitimé;  des 
honneurs  divins  attendaient  les  meurtriers  (-).  La  philosophie  éleva 
le  meurtre  des  tyrans  au  rang  du  plus  impérieux  des  devoirs.  Elle 
se  refusa  à  reconnaître  pour  un  homme,  «  celui  qui  ne  voulait 
entrer  ni  dans  la  communauté  de  droits  qui  fait  les  sociétés,  ni 
dans  la  communauté  de  sentiments  qui  unit  le  genre  humain.  » 
Elle  conclut  de  là  qu'entre  les  tyrans  et  le  reste  de  la  société,  il  n'y 
avait  aucun  lien  :  «  qu'il  fallait  retrancher  du  corps  social  les  êtres 
qui,  sous  la  ligure  de  l'homme,  cachaient  la  cruauté  des  bétes  fa- 
rouches ;  que  de  toutes  les  belles  actions,  la  plus  admirable  était  de 
tuer  un  tyran  ami;  que  le  fils  même  devait  sacrifier  la  piété  filiale 
au  salut  de  la  patrie  »('). 

Telle  est  la  célèbre  théorie  du  tyrannicide  que  Cicéron,  organe  de 
la  sagesse  ancienne,  enseigne  à  la  fin  de  l'antiquité.  La  tyrannie 
et  le  tyrannicide  sont  la  condamnation  la  plus  éclatante  de  l'état 
social  des  Grecs  et  des  Romains.  Nous  retrouverons  les  tyrans  sur 
le  trône  du  monde  :  les  empereurs  déployèrent,  dans  des  propor- 
tions gigantesques,  les  vices  qui  avaient  signalé  la  tyrannie  dans 


(1)  Polyb.,  n,  59,  1.  4;  II.  60,  7. 

(2)  Cicer.,  pro  Mil.,  29. 

(3)  Cicer.,  De  Rep.,  II,  26  ;  De  011".,  III,  6,  4,  23. 


LES    HÉGÉMONIES.  '2^9 

les  cités  grecques.  Ainsi  la  Grèce  et  Rome  aboutirent  au  régime  de 
la  force  brutale.  C'est  qu'au  fond  les  anciens  n'ont  ])as  connu  d'autre 
principe  que  la  force.  Dans  les  beaux  temps  de  la  Grèce  et  de  Rome, 
la  violence  fut  exercée  au  profit  de  la  patrie  ;  lorsque  la  patrie 
périt  dans  la  dissolution  générale,  des  bommes  audacieux  s'empa- 
rèrent à  leur  profit  de  celte  dégradante  doctrine.  La  conscience 
publique  se  révolta  contre  leurs  excès,  mais  au  crime  elle  ne  sut 
opposer  que  le  crime.  C'était  avouer  l'impuissance  d'organiser  la 
société  sur  ses  véritables  bases  ,  le  droit  et  l'bumanité.  Les  peuples 
modernes  ont  conquis  les  garanties  qui  manquaient  à  l'antiquité. 
D'une  part  les  Germains  leur  ont  donné  l'esprit  de  liberté  qui 
implique  l'idée  du  devoir  dans  les  relations  sociales  comme  dans  les 
relations  individuelles.  D'autre  part  le  christianisme  et  la  philoso- 
phie leur  ont  appris  que  le  crime  est  toujours  un  crime,  quand 
même  il  aurait  pour  but  d'affranchir  un  peuple  de  la  tyrannie  ;  ils 
leur  ont  appris  que  la  sainteté  du  but  ne  justifie  jamais  les  moyens; 
que,  loin  de  nous  rapprocher  du  but  que  nous  poursuivons,  les 
moyens  immoraux  nous  en  éloignent.  Le  lyrannicide  n'a  pas  délivré 
la  Grèce  et  Rome  :  de  tyrannicide  en  tyrannicide,  l'antiquité  arriva 
à  la  dissolution  et  à  la  mort. 

La  tyrannie  hellénique  offre  encore  un  autre  enseignement. 
Les  philosophes  déclarèrent  les  tyrans  hors  la  loi.  Nous  croyons 
aussi  que  rinsurreclion  contre  la  tyrannie  est  légitime.  Mais  nulle 
part  les  tyrans  ne  tombèrent  par  suite  d'une  révolution  :  c'est 
le  poignard  ou  le  poison  qui  mit  fin  à  leur  vie.  Si  les  révolutions 
sont  un  droit  et  parfois  un  devoir,  l'assassinat  est  toujours  un 
crime.  Pourquoi  donc  la  sagesse  ancienne,  par  l'organe  d'un  de 
ses  plus  généreux  penseurs,  y  a-t-elle  applaudi?  Elle  s'est  fait  une 
singulière  illusion  sur  la  tyrannie;  mais  l'illusion  est  si  naturelle, 
qu'elle  s'est  perpétuée  jusqu'à  nos  jours.  La  Grèce  s'en  est  prise 
aux  tyrans  de  l'affreuse  tyrannie  sous  laquelle  elle  gémissait. 
Rome  a  imputé  sa  servitude  aux  empereurs  monstres.  Toujours  les 
peuples  aiment  à  se  décharger  sur  un  individu  des  malheurs  qu'ils 
subissent.  Mais  comment  un  individu  pourrait-il  imposer  son  pou- 
voir arbitraire  à  une  nation,  s'il  ne  trouvait  pas  un  appui  dans  la 
nation?  On  le  nierait  en  vain.  Dans  le  sein  d'un  peui)lc  digne  d'être 


250  LA   GRÈCE. 

libre,  il  ne  s'élève  pas  de  tyran  ;  que  si  par  impossible  le  pouvoir- 
arbitraire  s'y  faisait  jour,  une  sainte  insurrection  y  mettrait  bientôt 
fin.  Le  fait  est  évident  pour  la  Grèce  :  c'est  en  s'appuyant  sur  les 
mauvaises  passions  de  la  démocratie  que  lesDenys  et  lesAgatboclc 
arrivèrent  à  la  tyrannie  et  s'y  maintinrent.  11  en  fut  de  même  à 
Rome  :  les  empereurs  étaient  les  organes  et  les  représentants  du 
peuple  souverain.  Ce  ne  sont  pas  les  tyrans  qui  font  les  esclaves, 
ce  sont  les  esclaves  qui  font  les  tyrans.  Si  nous  voulons  nous  pré- 
server de  ce  régime  odieux,  il  faut  que  nous  nous  montrions 
dignes  d'être  libres,  en  conciliant  la  liberté  avec  l'ordre,  le  progrès 
avec  la  stabilité. 

III.  Les  bannis  et  les  mercenaires. 

Les  tyrannies  achevèrent  la  dissolution  de  la  cité  que  les  hosti- 
lités des  Grecs  et  leurs  dissensions  intestines  avaient  commencée. 
La  guerre  du  Péloponèse,  la  lutte  de  Sparte  et  de  Thèbes,  furent 
accompagnées  de  révolutions  intérieures;  le  parti  dominant  bannis- 
sait ses  adversaires,  quand  il  ne  pouvait  les  exterminer.  De  là  la 
désorganisation  complète  de  la  société.  Une  grande  partie  des  habi- 
tants vivaient  dans  l'exil  ('),  méditant  contre  leur  patrie  des  pro- 
jets de  vengeance  que  le  hasard  des  événements  favorisait  souvent. 
Le  nombre  des  bannis  alla  croissant,  lorsque  du  sein  de  l'anarchie 
s'élevèrent  les  tyrans  qui  poursuivaient  de  leur  haine  soupçonneuse 
les  riches  et  les  pauvres,  les  démocrates  et  les  oligarques.  En  peu 
de  temps  les  tyrans  de  Sicyone  expulsèrent  près  de  six  cents 
citoyens.  Denys  le  Jeune  bannit  plus  de  mille  habitants  de  Syra- 
cuse H. 

Qu'était-ce  qu'une  société  qui  expulsait  régulièrement  une  partie 
de  ses  membres,  sans  leur  laisser  l'espoir  de  rentrer  jamais  dans 
leurs  foyers?  La  réconciliation  était  impossible;  le  plus  grand  des 
obstacles  s'y  opposait,  l'intérêt  des  vainqueurs  qui  se  distribuaient 
la  dépouille  des  vaincus.  Il  en  résultait  que  la  cité  craignait  le  retour 


(1)  On  les  appelait  'fîuyarhç,  'fz-jyo-jnç.  —  WachsmiUh,  Hell.  Allcitli.,  T.  I, 
p.  270. 

(2)  Plularch.,  Arat.,  9,  12;  Dion.,  22. 


LES    HÉGÉMONIES.  251 

des  exilés  plus  que  l'approche  de  rennemi.  Alexandre,  inspiré  par 
les  plus  nobles  senliments,  résolut  quelque  temps  avant  sa  mort 
de  rendre  une  pairie  aux  malheureux  qui  erraient  sur  la  terre 
étrangère  :  ils  étaient  plus  de  vingt  mille.  Cet  acte  de  justice  ne 
fut  pas  accueilli  avec  faveur  par  les  cités  grecques  :  elles  subi- 
rent le  retour  de  leurs  concitoyens  comme  une  dure  loi  du  vain- 
queur('). 

Que  devenaient  les  hommes  jetés  hors  de  leur  patrie  par  les 
guerres  ou  les  révolutions?  A  l'époque  où  la  nationalité  grecque 
était  dans  toute  sa  vigueur,  il  y  eut  aussi  de  violentes  expulsions, 
mais  le  sentiment  de  la  cité  était  si  profond  que  les  vaincus  allèrent 
fonder  une  nouvelle  Grèce  sur  des  côtes  étrangères.  IMaintenant  ce 
n'était  pas  la  patrie,  c'étaient  leurs  biens  qu'ils  regrettaient;  la  plu- 
part cherchèrent  fortune  en  se  mettant  à  la  solde  de  l'étranger.  La 
soif  des  richesses  poussa  de  bonne  heure  les  Hellènes  à  vendre 
leur  courage  aux  Barbares  (^).  Il  se  trouvait  des  mercenaires  grecs 
dans  l'armée  du  despote  asiatique  qui  voulait  détruire  l'indépen- 
dance de  la  Grèce.  La  guerre  du  Péloponèse  introduisit  ce  funeste 
usage  dans  les  cités  grecques.  A  la  fin  de  la  guerre,  l'esprit  de 
lucre  dominait  partout:  la  promesse  d'une  obole  de  plus  entraînait 
la  défection  des  soldats  de  louage  qui  dans  les  malheurs  de  leur 
patrie  ne  voyaient  qu'un  moyen  de  s'enrichir.  Les  dix  mille, 
célèbres  par  leur  courageuse  retraite,  prouvent  combien  le  mal 
faisait  de  progrès.  Iphicrate  et  Chabrias,  les  derniers  généraux 
d'Athènes,  ne  furent  plus  que  des  condottieri.  Agésilas  n'eut  i)us 
honte  de  vendre  ses  services  à  un  rebelle  égy|)tien.  Bientôt  l'habi- 
tude devint  générale  :  les  hommes  les  plus  considérables,  des  Pho- 
cion,  commandèrent  des  mercenaires  au  service  des  Barbares.  La 
Perse  entretenait  un  corps  régulier  de  soldats  grecs;  30,000  Hel- 
lènes combattirent  j)our  Darius  contre  Alexandre.  11  y  avait  même 
des  Grecs  dans  les  armées  des  Carthaginois,  la  race  la  plus 
antipathique  à  la  Grèce.  Dans  leurs  guerres  intérieures,  les  Grecs 


(1)  Diodor.,  XVII,  109;  XVIII,  8, 

(2)  Sur  les  mercfinaircs,  voyez  Wachsvudh,  ^  32.  — lical  lîncjclopUdie  der 
clasiinclien  AttcrtUumswissoischafl,  au  mot  Mcrcvnarii. 


5252  LA  GRÈCE. 

finirent  également  par  se  servir  presque  exclusivement  de  sol- 
dats de  louage;  Tamour  de  la  patrie  ne  les  excitait  plus  à  pren- 
dre les  armes,  la  patrie  était  morte  :  il  ne  restait  que  des  individus 
isolés,  qui  ne  demandaient  qu'une  chose,  la  paisible  jouissance  de 
leurs  biens. 


IV.    DISSOLUTION    DE    LA    GRÈCE. 

Tel  était  l'état  de  la  société  grecque  à  Tavénement  de  la  puis- 
sance macédonienne.  A  l'intérieur,  les  hégémonies  successives 
d'Athènes,  de  Sparte  et  de  Thèbes  aboutirent  à  une  désorganisation 
complète  de  la  cité.  Aucune  des  républiques  qui  eurent  l'ambition 
de  diriger  les  destinées  de  la  Grèce  ne  songea  à  concilier  les  pré- 
tentions rivales  de  la  démocratie  et  de  l'aristocratie  :  elles  poursui- 
virent la  domination  exclusive  de  l'un  ou  de  l'autre  de  ces  éléments. 
Tour  à  tour  décimés,  bannis,  les  hommes  du  peuple  et  les  oligarques 
ne  se  traitaient  pas  en  concitoyens  mais  en  ennemis.  L'objet  de  la 
lutte  n'était  plus  la  gloire  de  la  patrie,  mais  la  possession  de  biens 
matériels,  seule  passion  des  sociétés  en  décadence.  Ceux  qui  avaient 
le  plus  d'audace  semparaient  de  la  tyrannie;  les  autres,  exilés,  ou 
fuyant  une  patrie  où  ils  ne  trouvaient  plus  ni  aisance  ni  sûreté, 
cherchaient  la  richesse  dans  les  rangs  des  mercenaires.  Les  descen- 
dants des  héroïques  combattants  de  Marathon,  de  Salamine,  de 
Platée,  versaient  leur  sang  pour  les  Barbares  auxquels  leurs  pères 
avaient  juré  une  haine  éternelle.  Bien  que  déchu  lui-même  de  sa 
puissance,  le  Grand  Roi  commandait  en  maître  aux  Grecs.  La 
Grèce,  née  divisée,  finit  par  se  dissoudre.  Cependant  la  civilisation 
hellénique,  favorisée  par  cette  division  même,  avait  atteint  son  plus 
haut  degré  de  splendeur;  les  décrets  de  la  Providence  voulaient 
qu'elle  se  répandît  dans  le  monde.  Telle  fut  la  mission  des  conqué- 
rants qui  vont  paraître  sur  la  scène. 


LES    HÉGÉMONIES.  2o5 


J^ECTIO.%  1I« 


1/  H  E  G  É  M  0  N  I  E    MACEDONIENNE 


g  I.  La  domination  macédonienne   et  les   hégémonies  grecques. 

Le  nord  de  la  Grèce  renfermait  des  tribus  de  la  race  hellénique 
qui,  ayant  vécu  d'une  existence  isolée,  étaient  restées  incultes  et 
passaient  chez  leurs  frères  du  midi  pour  des  Barbares.  Il  y  avait 
dans  ces  populations  vierges  comme  un  sentiment  instinctif  de 
l'unité  qui  était  nécessaire  aux  Hellènes  pour  remplir  leur  mission. 
Déjà  un  chef  thessalien,  en  jetant  les  yeux  sur  la  Grèce  divisée, 
conçut  le  hardi  dessein  de  la  conquérir;  mais,  plus  patriote  que  les 
Grecs  qui  se  déchiraient  entre  eux  et  allaient  mendier  les  subsides 
des  Perses,  il  voulait  rallier  leurs  forces  et  porter  la  guerre  en 
Orient.  .Jason  fut  le  précurseur  de  Philippe  (').  Une  mort  prématu- 
rée arrêta  l'exécution  de  ses  projets  ambitieux;  les  rois  de  Macé- 
doine les  reprirent. 

Philippe  songea  de  bonne  heure  à  armer  les  Hellènes  contre  les 
Perses.  La  tentative  d'Agésilas  avait  prouvé  que,  pour  soumettre 
l'Asie,  il  fallait  être  maître  de  la  Grèce.  Philippe  employa  sa  vie  à 
fonder  la  domination  macédonienne  sur  les  ré|)ubliques  grecques, 
dette  dominalion  n'élait  qu'une  suite  de  l'hégémonie  que  Sparte, 
Athènes  et  Thèbes  avaient  successivement  exercée.  En  apparence, 
elle  conciliait  la  liberté  avec  la  force.  Athènes  et  S|)arle  traitèrent 
leurs  alliés  en  vaincus.  Philippe  et  Alexandre  laissèrent  aux  cités 
leur  gouvernement,  leurs  lois,  leurs  magistrats  0;  ils  ne  leur  im- 
posèrent aucune  charge.  Llles  envoyaient  à  des  espèces  d'assem- 
blées nationales  des  députés  qui  réglaient  l'emploi  de  leurs  forces  et 


(1)  Isocral.,  Philipp.,  §  119.  —  Schlosser,  Ilist.  l.'niv.,  T.  II,  p.  203-207.  — 
Raumer,  Voricsungen  ùber  die  alte  Geschiclile,  T.  II,  p.  Il,  ss. 

(2)  Diodor.,  XVIII,  30. 


254  LA  GRÈCE. 

décidaient  de  la  paix,  de  la  guerre  et  de  toutes  les  questions  d'inté- 
rêt général.  Philippe  réunit  le  conseil  hellénique  pour  juger  les 
différends  entre  Sparte  et  les  Péloponésiens.  Une  diète  décréta  la 
guerre  contre  les  Perses  à  la  fin  du  règne  de  Philippe  et  au  com- 
mencement de  celui  d'Alexandre  (*).  Ce  fut  un  conseil  national  qui 
ordonna  la  destruction  de  Tlièhes  f).  Mais  il  ne  faut  pas  se  faire 
illusion  sur  la  liberté  des  républiques  grecques;  elle  était  nominale, 
en  présence  de  la  toute-puissance  macédonienne.  La  paix  elle- 
même,  qui  eût  été  le  plus  grand  bienfait  pour  la  Grèce,  si  elle 
l'avait  librement  acceptée,  ne  fut  qu'une  marque  de  servitude  im- 
posée par  la  Macédoine  H 

Est-ce  à  dire  que  les  Grecs  avaient  été  plus  libres  sous  l'hégé- 
monie de  Sparte  et  d'Athènes?  L'on  pourrait  croire  que  l'hégémo- 
nie macédonienne  fut  plus  oppressive  en  voyant  la  Grèce  marcher 
vers  un  rapide  déclin,  après  la  bataille  de  Chéronée.  Mais  la  déca- 
dence est-elle  imputable  à  la  Macédoine,  ou  en  faut-il  chercher  la 
cause  dans  l'état  intérieur  des  cités  grecques?  Pour  accuser  ceux 
que  Démosthène  appelait  des  Barbares,  il  faudrait  des  faits.  Que 
l'on  nous  cite  les  actes  de  violence  et  de  brutalité  commis  à  Athè- 
nes. Philippe  et  Alexandre,  même  leurs  rudes  successeurs  ména- 
gèrent toujours  les  Athéniens;  cela  n'empêcha  point  la  cité  de 
Minerve  de  partager  la  décrépitude  générale.  Sparte  déchut  après 
le  coup  fatal  qu'Épaminondas  porta  à  sa  puissance,  et  non  sous  la 
domination  de  la  Macédoine.  La  vérité  est  que  les  cités  grecques 
étaient  en  pleine  dissolution  à  l'avènement  de  Philippe  et  d'Alexan- 
dre. Si  à  l'intérieur,  l'hégémonie  macédonienne  semble  peu  favo- 
rable au  développement  de  la  Grèce,  à  l'extérieur  elle  accomplit 
certainement  ce  que  les  républiques  de  Sparte  et  d'Athènes  étaient 
impuissantes  à  faire;  elle  assura  l'indépendance  de  la  Grèce  et 
répandit  sa  brillante  culture  dans  le  monde  entier.  Le  premier  acte 
de  Philippe,  après  avoir  vaincu  les  Hellènes,  fut  un  appel  aux 


(1)  Diodor.,  XVI,  89.  —  Justin.,  IX,  5. 

(2)  Diodor.,  XVII,  li. 

(3)  Sur  rhcgémonie  macédonienue,  voyez  Flalhc,  Geschichte  Macédoniens, 
T.  l.p.  251-254,  237etsuiv. 


LES    HÉGÉMONIES.  2o3 

armes  contre  les  Perses.  La  mort  le  surprit  au  milieu  de  ses  pré- 
paratifs. Alcxaiulre  exécuta  les  projets  conçus  par  son  père. 


g  II  Alexandre.  Conquête  de  rAsic. 

Alexandre  enviait  le  bonheur  d'Achille  d'avoir  trouvé  un  Homère 
pour  chanter  ses  exploits  :  l'admiration  enthousiaste  des  peuples 
lui  a  tenu  lieu  d'épopée.  Ce  n'est  pas  que  le  plus  grand  des  con- 
quérants ait  échappé  aux  attaques  des  écrivains  qui  par  système 
sont  ennemis  de  tous  les  conquérants.  Déjà  chez  les  anciens,  Sé- 
nèque  signala  le  héros  macédonien  au  mépris  public,  comme  un 
maniaque,  un  fou  furieux;  mais  Alexandre  trouva  un  vengeur  dans 
un  des  plus  beaux  génies  de  la  Grèce  (').  Plutarque  a  trop  idéalisé 
son  héros  en  disant  que  son  but  était  d'accomplir  l'unité  du  genre 
humain,  et  d'associer  tous  les  peuples  par  les  liens  de  la  bienveil- 
lance et  de  la  paix.  Cependant  cette  apothéose  l'a  emporté  sur  la 
satire  du  stoïcien  latin.  Monta'ujne  ouvrit  l'ère  moderne  par  un 
magnifique  éloge  d'Alexandre  :  il  le  place  parmi  «  les  trois  plus 
excellents  hommes  qui  soient  venus  à  sa  connaissance  ))(^).  En  vain 
BoHeau  mit  en  beaux  vers  les  injures  de  Sénèque;  le  regret"  qu'on 
n'eût  pas  enfermé  Alexandre  aux  petites  maisons  »  ne  trouva  pas 
d'écho.  Le  dix-huitième  siècle  vengea  le  héros  macédonien  de  cette 
insulte.  Montesquieu  lui  consacra  un  chapitre  entier  de  son  Esprit 
des  Lois,  pour  «  en  parler  à  son  aise  »  (').  Voltaire  (^)  et  Vauve- 
narfjues  (^)  relevèrent  le  jugement  méprisant  de  Boileau  et  firent 
retomber  sur  le  poète  le  ridicule  dont  il  voulait  couvrir  le  guerrier. 
Un  des  célèbres  écrivains  de  notre  siècle  a  presque  divinisé  le 
héros  grec  H.  Lnfin  un  philosophe  qui  ne  se  passionne  guère, 


(1)  Voyez  le  Tome  III  de  mes  Éludes,  livre  XVI,  cliap.  2  cl  \. 

(2)  Montaigne,  Essais,  11,36. 
(3j  Esprit  des  lois.  X,  It. 

(4)  Dictionnaire  philosophique,  au  mot  Alexandre, 
(■j)  Dialogues,  I  (cdit.  de  Didot,  p.  000  et  suiv.). 

(G)  «  Si  quelque  liomme  a  ressemblé  à  un  dieu  parmi  les  hommes,  c'était 
Alexandre  »  {Chateaubriand,  Itinéraire  de  l'aris  à  Jérusalem). 


256  LA  GRÈCE. 

Hegel  représente  Alexandre  comme  l'idéal  de  la  jeunesse  de  l'hu- 
manilé(').  Ainsi  de  siècle  en  siècle,  le  genre  humain  répète,  par 
l'organe  des  plus  grands  génies,  l'éloge  du  conquérant  civilisateur. 
Qui  aurait  la  prétention  d'ajouter  quelque  chose  aux  appréciations 
de  Plutarque,  de  Montaigne  et  de  Montesquieu?  Notre  tâche  est 
plus  modeste,  c'est  celle  de  rapporteur  des  faits  et  des  idées. 

Philippe  et  son  fils  appelèrent  les  Grecs  aux  armes  pour  se  ven- 
ger des  Barbares.  Comme  les  Perses  avaient  partout  détruit  les 
temples  et  les  statues  des  dieux,  on  pouvait  s'attendre  à  d'horribles 
représailles.  Néanmoins  l'expédition  d'Alexandre  se  distingua  par 
l'esprit  de  modération  et  l'humanité  du  vainqueur.  11  veilla  avec  le 
plus  grand  soin,  dit  un  historien  grec,  à  ce  que  les  sanctuaires  des 
dieux  ne  fussent  pas  profanés,  même  par  imprudence  (-).  Sa  con- 
duite envers  les  vaincus  fut  admirable.  Xénophon  dit  de  son  héros 
idéal  qu'il  respectait  les  laboureurs,  qu'il  épargnait  les  villes,  et 
qu'il  pardonnait  aux  vaincus  (').  Alexandre  réalisa  l'utopie  de 
l'élève  de  Socrate.  Il  déclara  aux  ambassadeurs  du  roi  des  Perses 
qu'il  ne  venait  pas  faire  la  guerre  aux  femmes  ni  aux  prisonniers, 
mais  à  ceux  qui  avaient  les  armes  à  la  main  (*).  A  la  prise  d'Haly- 
carnasse,  il  ordonna  d'épargner  les  habitants  qui  se  seraient  ré- 
fugiés dans  leurs  maisons.  11  admira  le  courage  avec  lequel  les 
Milésiens  se  défendirent,  et  donna  la  vie  et  la  liberté  aux  captifs  C'). 
II  montra  la  même  générosité  envers  les  rois  vaincus  :  qui  ne  con- 
naît la  célèbre  entrevue  d'Alexandre  et  de  Porus?  Qu'on  se  rappelle 
le  droit  de  guerre  atroce  des  Grecs,  la  conduite  des  Romains  envers 
les  généraux  ennemis ,  Pontius,  le  généreux  chef  des  Samnites, 
Syphax,  Persée,  Jugurtha,  Vercingétorix,  le  dernier  défenseur  de 
la  liberté  gauloise,  périssant  sous  la  hache  ou  dans  les  cachots  après 
avoir  orné  le  triomphe  du  vainqueur,  et  l'on  ne  s'étonnera  plus  de 
l'enthousiasme  sans  cesse  renaissant  que  le  héros  grec  inspire. 


(1)  Heijel,  Philosophie  der  Geschichte,  p.  274,  331,  ss. 

(2)  PoUjb.,  V,  10,  8. 

(3)  Voyez  plus  bas,  livre  VII,  chap.  4,  §  3. 

(4)  Q.  CmH.,IV,  11. 

(o)  Arrian.,  Exped.  Alex.,  I,  20,  23. 


LES  HÉGÉMONIES.  2S7 

Parfois  les  sentiments  d'Alexandre  semblent  appartenir  à  un 
autre  âge.  Le  respect  des  femmes  était  étranger  à  l'antiquité;  nous 
le  devons  à  l'influence  des  mœurs  germaniques  et  du  christianisme. 
Chez  les  anciens,  les  malheureuses  captives  étaient  traitées  comme 
une  partie  du  butin.  Alexandre  témoigna  aux  femmes  des  égards 
qui  étonnèrent  les  vaincus  (');  les  Persanes  le  regardèrent  comme 
un  Dieu.  Darius  eut  de  la  peine  à  croire  à  sa  générosité;  quand  on 
l'eut  rassuré,  il  fit,  dit-on,  cette  prière  :  «  Dieux,  qui  présidez  à  la 
destinée  des  empires,  accordez-moi  la  grâce  de  transmettre  à  mes 
successeurs  la  fortune  des  Perses  relevée  de  sa  chute,  afin  que  je 
puisse  reconnaître  les  bienfaits  dont  Alexandre  m'a  comblé  par  sa 
conduite  envers  les  êtres  qui  m'étaient  les  plus  chers  au  monde. 
Mais  si  c'en  est  fait  de  l'empire  des  Perses,  et  si  nous  devons  subir 
la  vicissitude  des  choses  humaines,  ne  permettez  pas  qu'un  autre 
qu'Alexandre  soit  assis  sur  le  trône  de  Cyrus  »  {^).  Les  vaincus 
pleurèrent  leur  vainqueur  (^),  La  mère  de  Darius,  qui  avait  survécu 
à  son  fils,  n'eut  pas  le  courage  de  vivre  après  Alexandre  :  elle  se 
donna  la  mort  (*). 

La  vie  du  conquérant  grec  fut-elle  donc  en  tout  pure  et  sainte? 
]Nous  n'avons  pas  à  apprécier  la  vie  privée  d'Alexandre  :  elle  pré- 
sente des  taches  ineffaçables.  Loin  d'excuser  les  fautes,  la  gran- 
deur du  génie  augmente  au  contraire  la  responsabilité  morale.  Il 


(1)  Plutarch.,  Alex.,  21.  —  Diodor.,  XVII,  38. 

(2)  riutarch.,  Alex.,  30;  M.,  De  Alex.  Fort.,  II,  G.  —  Les  historiens  anciens 
et  modernes  ont  admiré  la  conduite  magnanime  d'Alexandre.  «  Parmi  les  nom- 
breuses et  belles  actions  d'Alexandre,  dit /)/of/ore  (XVII,  28),  il  n'en  est  aucune 
qui  mérite  autant  que  celle-là  d'être  perpétuée  par  l'histoire.  »  —  BouUanger 
(Histoire  d'Alexandre  leGrand.livreXXIV)  dit  que  cette  conduite  met  Alexandre 
au-dessus  de  tous  les  conquérants. 

(3)  Q.  Curl.,  X,  5.  —  Justin.,  XIII ,  i.  —  L'humanité  d'Alexandre  est  restée 
célèbre  dans  les  traditions  orientales.  Nous  empruntons  (}uei(|ucs  traits  à  l'His- 
toire de  Perse,  de  Malcolm  {T.  I,  p.  liG)  :  «  Un  chef  ennemi  fut  un  jour  amené 
devant  Alexandre, ayant  les  mains  liées;  celui-ci  ordonna  (ju'on  le  mît  en  liberté. 
Un  de  ses  courtisans  lui  dit  :  Si  j'étais  de  vous,  je  ne  montrerais  pas  à  cet  homme 
tant  de  bonle. C'est  précisément  parce  (|ue  je  ne  suis  jjas  vous,  lui  dit  Alexandre, 
que  je  l'ai  épargné.  Je  pardonne  volontiers  à  mes  ennemis,  disait-il ,  parce  que 
je  trouve  du  plaisir  a  faire  des  actes  d'humanité.  Je  n'eu  ai  aucun  à  être  cruel.  >» 

[i)  Q.  Curl.,  X,  3. 

17 


2o8  LA    GUÈCE. 

nous  suflit  de  rappeler  le  meurtre  de  Clilus.  Ces  égarements  dans 
une  des  plus  belles  natures  de  l'antiquité  ne  s'expliquent  que  par 
l'enivrement  de  la  fortune,  et  par  le  vertige  qui  prend  l'homme 
quand  il  se  place  plus  haut  que  son  organisation  imparfaite  ne  le 
lui  permet.  Nous  ne  voulons  pas  comparer  Alexandre  aux  empe- 
reurs monstres  de  Rome;  il  y  a  cependant  ceci  de  commun  aux 
uns  et  aux  autres,  c'est  que  leurs  crimes  dérivent  de  l'excès  de 
leur  puissance.  C'est  un  argument  moral  contre  la  monarchie 
universelle  qui  résiste  à  tous  les  sophismes  :  riiomme,  pauvre 
créature,  veut  gouverner  le  monde,  et  il  ne  sait  pas  se  gouverner 
lui-même! 

Les  plus  grands  admirateurs  d'Alexandre,  Montaigne,  Montes- 
quieu ('),  n'ont  pas  dissimulé  les  mauvaises  actions  de  leur  héros, 
i^^cartons  d'abord  les  reproches  qu'on  lui  adresse  sans  fondement 
ou  que  l'on  exagère.  La  destruction  de  Thèbes  doit  être  attribuée  à 
la  iiaine  des  Grecs  plutôt  qu'au  roi  de  Macédoine.  Apres  la  prise 
de  la  cité,  Alexandre  réunit  les  Hellènes  ayant  droit  de  suffrage 
en  une  assemblée  générale  pour  délibérer  sur  le  parti  à  prendre 
à  l'égard  des  vaincus.  Les  Phocéens,  les  Platéens,  les  Thcs- 
piens  et  les  Orchoménicns  insistèrent  pour  qu'un  châtiment  ter- 
rihle  fût  infligé  aux  Thébains.  Leur  alliance  avec  les  Perses  leur 
avait  fait  encourir  la  haine  universelle.  Le  conseil  national  décida 
que  Thèbes  serait  détruite  (').  Rien  ne  nous  autorise  à  voir  dans 
celle  procédure  une  vaine  formalité,  encore  moins  une  odieuse 
hypocrisie,  comme  le  fait  un  historien  moderne  (").  Mais  il  est  vrai 
de  dire  qu'Alexandre  était  tout-puissant;  il  aurait  pu  et  dû  imposer 
sa  générosité  aux  mauvaises  passions  des  Grecs.  L'on  doit  suppo- 
ser que  le  jeune  guerrier  tenait  à  laisser  la  Grèce  soumise  avant 
de  s'élancer  en  Orient  et  qu'il  voulut  épouvanter  par  la  ruine  de 
Thèbes  les  cités  qui  auraient  été  tentées  de  l'imiter.  La  politique 
remporta  sur  la  grandeur  d'àme.  C'était  une  faute.  On  dit  qu'A- 
lexandre lui-même  en  eut  conscience  et  qu'il  témoigna  toujours  un 


(1)  Ksprit  des  lois,  X,  12. 

(2)  Diodor  ,  XVn,  14.  —  Juslin.,  XI,  3. 

(3)  Niebuhr,  Vortrago  iiher  alte  Geschichto,  T.  Il,  p.  437, 


LES  IlliGEMONlES. 


2a9 


vif  rcpcnlir  en  songeant  au  malheur  des  Thébains  :  ce  sentiment, 
(lit  Vlutarquc,  adoucit  en  mainte  occasion  sa  colère  ('). 

L'on  accuse  encore  Alexandre  d'avoir  détruit  Tyr  (').  Il  est  vrai 
que  la  ville,  prise  d'assaut,  fut  cruellement  traitée.  Les  Tyriens 
avaient  égorgé  sur  les  remparts,  à  la  vue  de  l'armée,  des  prison- 
niers macédoniens;  furieux,  les  Grecs  n'épargnèrent  aucun  ennemi. 
Si  l'on  en  croit  Quinte  Curce,  «  la  colère  du  roi  n'étant  pas  encore 
assouvie,  il  fit  voir  un  spectacle  horrible  aux  yeux  mêmes  des  vic- 
torieux. Deux  mille  hommes  étaient  restés  du  massacre,  après 
qu'on  fut  las  de  tuer;  il  les  fit  tous  attacher  en  croix  le  long  du 
rivage  de  la  mer.  »  Nous  ne  prendrons  pas  parti  pour  la  barbarie 
du  vainqueur.  jMais  qu'on  réfléchisse  qu'il  s'agit  de  représailles; 
or  les  représailles  sont  l'exercice  d'un  droit;  c'est  une  cruelle  jus- 
tice, mais  c'est  une  justice  parfois  nécessaire,  pour  apprendre  à  un 
ennemi  barbare  à  respecter  les  lois  de  l'humanité.  Ajoutons  que  le 
récit  de  Quinte  Curce  est  exagéré.  Alexaiulre  pardonna  au  roi,  aux 
principaux  des  Tyriens  et  aux  ambassadeurs  carthaginois  qui 
s'étaient  réfugiés  dans  le  temple  d'Hercule.  Il  ne  détruisit  pas  la 
ville,  il  y  établit  un  roi  dont  Diodore  a  raconté  les  romanesques 
aventures  (^). 

L'incendie  de  Persépolis  est  une  des  fautes  que  Montesquieu  re- 
proche à  Alexandre  (*).  Chose  remanjuablc,  la  destruction  de  la 
ville  capitale  des  ennemis,  que  nous  regarderions  aujourd'hui  comme 
un  crime,  ne  fut  pas  même  blâmée  par  les  historiens  anciens;  loin 
d'y  voir  une  action  coupable,  ils  la  considérèrent  comme  une  juste 
vengeance  ('').  Ils  crurent  même  relever  la  gloire  du  conquérant  en 
exagérant  l'œuvre  de  destruction.  En  réalité  Alexandre  ne  brûla  ni 
la  ville  ni  même  le  palais,  mais  seulement  (juelques  bâtiments  atte- 
nants (*^). Quant  au  massacre  des  habitants,  le  silence  dAnicu  suf- 


(1)  riiUarch.,  A\vx.,  \:i.  —  Diudor.,  XVII,  15. 

(2)  Croie,  Ilislory  of  Grccce,  T.  XII,  i».  182. 

(•})  Arrian.,  M,  24.  —  Q.  Curt,,  IV, .4.  —  Diodor.,  XVll,  \{\. 
{'i)  Comparez  Croie,  Ilislory  of  Greccc,  T.  XII,  p.  23!». 
(.'))  Plularch.,  Alex.,  38.  —  Diodor.,  XVII,  Ti. 
(j,  Sainte-Croix,  lixamcn  crilitiuedes  iii.slorii'ii.s  (J'Alcxaiidrc,  p,  l2.'j-lJ7. 


260  LA    GRÈCE. 

lit  pour  légitimer  le  doute  :  l'incendie  se  comprend  comme  œuvre 
de  vengeance,  la  tuerie  ne  se  comprend  pas.  Après  tout,  ceux  qui 
accusent  Alexandre  oublient  qu'il  usait  d'un  droit;  les  ruines  qui 
couvrent  le  monde  n'attestent  que  trop  que  l'antiquité  a  largement 
pratiqué  ce  droit.  Il  faut  donc  se  borner  à  dire,  qu'à  Persépolis  le 
héros  grec  ne  s'éleva  pas  au-dessus  des  anciens,  comme  il  le  lit 
dans  tant  d'autres  circonstances. 

On  peut  reprocher  avec  plus  de  raison  à  Alexandre  d'avoir  fait 
une  guerre  cruelle  aux  montagnards  indiens  ;  il  ruina  le  pays  par 
le  feu  et  le  pillage,  il  détruisit  les  villes,  il  tua  les  captifs,  il  n'épar- 
pargna  pas  même  les  femmes,  les  enfants  ni  les  malades  (').  Les 
guerres  contre  les  peuples  barbares  ont  toujours  entraîné  le  vain- 
queur à  des  excès  coupables;  on  dirait  que  la  perfidie  et  l'atro- 
cité deviennent  contagieuses.  Qui  sait  d'ailleurs  quelle  est  dans  ces 
luttes  acharnées  la  part  du  général  et  celle  des  soldats  irrités  par 
une  résistance  opiniâtre?  Cependant  il  y  a  dans  la  vie  militaire 
d'Alexandre  des  actions  que  nous  n'entendons  point  excuser.  Arrivé 
dans  la  Haute  Perse,  pays  d'un  abord  difficile  et  occupé  par  les  plus 
vaillants  des  ennemis,  il  défendit  de  donner  quartier  :  l'on  fit  un 
carnage  horrible  des  prisonniers.  Alexandre,  d'après  ce  que  lui- 
même  a  écrit,  crut  que  son  intérêt  exigeait  cette  rigueur  (^).  C'était 
se  conduire  en  conquérant  vulgaire;  que  ne  se  fiait-il  à  son  gé- 
nie et  à  sa  fortune?  A  la  fin  de  sa  carrière,  il  semble  que  l'ivresse 
d'un  bonheur  constant  et  la  séduction  inévitable  d'une  puissance 
sans  bornes  aient  troublé  l'âme  du  jeune  conquérant.  Des  Indiens 
avaient  fait  beaucoup  de  mal  à  Alexandre  ;  il  leur  accorda  néan- 
moins une  capitulation  ;  comme  ils  se  retiraient,  il  les  surprit  et 
les  fit  tous  mettre  à  mort.  Plutarque  lui-même,  si  peu  disposé  à 
blâmer  ses  héros,  avoue  que  cette  perfidie  est  une  tache  sur  la  vie 
d'Alexandre  (').  Comment  qualifier  la  conduite  du  roi  macédonien 
après  la  mort  d'Héphestion?  «  Alexandre  chercha  dans  la  guerre 
une  distraction  à  sa  douleur  :  il  partit  comme  pour  une  chasse 

(1)  Arrian.,  hb.  IV,  Y,Yl,  ijossim.  —  Diodor.,  XVH,  102,  lOi. 

(2)  Plularch.,  Alex.,  37. 

(3)  /rf.,  59.  —  Cf.  Polyaen.  IV,  3,  20. 


LES  HÉGÉMONIES.  261 

dhommcs  ('),  subjugua  la  ualion  des  Cusséens  et  les  fil  passer  tous 
au  fil  de  répée,  jusqu'aux  femmes  et  aux  enfants.  Cette  horrible 
boucherie  s'appela  le  sacrifice  des  funérailles  d'Héphestion.  » 

Est-ce  à  ces  actes  de  barbarie  que  Montaigne  pensait  quand  il 
essayait  de  justifier  son  héros  en  disant  que  «  telles  gens  veulent 
être  jugés  en  gros  par  la  maîtresse  fin  de  leurs  actions,  qu'il  est 
impossible  de  conduire  de  si  grands  mouvements  avec  les  règles  de 
la  justice?  »(')  C'est  justifier  des  actes  condamnables  par  une 
maxime  plus  condamnable  encore.  Non,  il  n'est  pas  vrai  que  les 
grands  hommes  soient  au-dessus  des  règles  de  la  morale,  il  n'est 
pas  vrai  que  le  droit  et  le  devoir  ne  doivent  être  respectés  que  dans 
les  rapports  de  la  vie  privée  et  que  les  héros  soient  dispensés  de  les 
observer.  Il  n'y  a  qu'une  loi  morale;  elle  oblige  les  élus  de  Dieu 
aussi  bien  que  les  plus  obscurs  mortels;  elle  régit  la  politique  aussi 
bien  que  les  individus.  Le  droit  ne  régnera  dans  le  monde  que 
quand  la  fausse  distinction  de  Montaigne  sera  abandonnée.  C'est 
un  reste  du  droit  de  la  force  que  la  conscience  moderne  flétrit. 

Aujourd'hui  le  vainqueur  le  plus  barbare  ne  se  permettrait  pas 
ce  qu'a  fait  le  héros  grec,  le  génie  le  plus  humain  de  la  Grèce. 
Félicitons-nous  de  ce  progrès;  il  témoigne,  comme  nous  l'avons 
déjà  dit,  que  nos  idées  s'épurent  et  s'élèvent,  aussi  bien  que  nos 
sciences  se  perfectionnent.  Le  dogme  de  la  perfectibilité,  qui  est 
une  consolation  et  une  espérance,  fournit  aussi  la  seule  excuse 
légitime  que  l'on  puisse  faire  valoir  en  faveur  du  héros  macédonien. 
INous  ne  pouvons  pas  demander,  pas  même  aux  plus  grands  hommes 
des  vertus  qui  ne  sont  pas  de  leur  temps.  Pour  apprécier  Alexandre, 
il  faut  le  juger,  non  du  point  de  vue  du  dix-neuvième  siècle,  mais 
en  regard  de  ses  contemporains.  Si  nous  en  croyons  Quinte  Curce 
le  roi  des  Perses  mit  la  tète  de  son  adversaire  à  prix,  et  les  Tyricns 
jetèrent  dans  la  mer  les  hérauts  qu'Alexandre  leur  envoya  pour 
les  convier  à  la  paix^.  Rien  de  plus  efl"royable  que  le  traitement 


(1)  'Etti  Oyjoav  /.ai  /.jjcyi'ji.'y.j  à/j&ôjroi./  (l'iularcli.,  Alex.,  7'i). 

(2)  Essais,  II,  3G. 

(j)  Q.Curt.,  IV,  1.2. 


262  LA  r.nÈcE. 

que  les  Perses  infligeaient  aux  prisonniers  grecs  :  aux  uns  ils  cou- 
paient les  mains,  aux  autres  les  pieds,  aux  autres  le  nez  et  les 
oreilles;  puis  ils  leur  imprimaient  sur  le  visage,  avec  le  feu,  des 
caractères  barbares  (').  Le  béros  macédonien  n'avait  pas  seulement 
à  combattre  des  ennemis  cruels  ,  il  devait  lutter  avec  l'avarice  et 
la  cruauté  de  ses  propres  soldats  (-).  Qu'on  se  figure  Alexandre  vi- 
vant de  la  vie  de  Fantiquité,  partageant  nécessairement  ses  erreurs 
et  ses  passions,  et  l'on  n'bésitera  pas  à  le  proclamer  le  plus  bumain 
des  conquérants.  Il  faut  dire  plus  :  il  est  comme  un  lien  entre  l'an- 
tiquité et  l'bumanité  moderne.  Les  Atbénicns  représentaient  tout 
ce  que  les  Grecs  avaient  de  sentiments  élevés  et  Alexandre  idéalise 
encore  le  doux  génie  de  la  cité  de  Minerve. 


§  IH.  Monarchie  universelle  d'Alexandre. 

Pour  les  Grecs,  l'expédition  contre  les  Perses  était  une  œuvre  de 
vengeance.  L'ambition  d'Alexandre  était  la  monarcbie  universelle. 
A  voir  ce  qu'il  fit  dans  sa  courte  carrière,  on  pouvait  croire  qu'il 
réaliserait  ses  gigantesques  projets.  Il  se  faisait  appeler  le  roi  de  la 
terre(^).  On  dirait  que  le  monde  prit  ses  prétentions  pour  l'exercice 
d'un  droit.  Son  nom  répandit  une  telle  terreur,  que  toutes  les  na- 
tions lui  envoyèrent  des  ambassadeurs  à  Babyloue,  comme  s'il  eût 
déjà  été  leur  maître.  A  en  croire  les  historiens  grecs,  il  y  avait  dans 


(I)  Q.  Ctirt.,  V,  5;  III,  8.  — Sainte-Croix  (Examen  critique  des  historiens 
d'Alexandre,  p.  82  et  suiv.)  révoque  cet  acte  de  barbarie  en  doute,  en  se  fondant 
sur  le  silence  d'Arrien  ;  mais  il  est  confirmé  par  le  témoignage  de  Diodore  (XVIJ, 
60)  et  de  Justin  (XI, 4).  Ces  mutilations  étaient  d'ailleurs  une  pratique  habituelle 
chez  les  Perses  (voyez  Tome  I,  livre  de  la  Perse).  Les  traditions  orientales 
dépeignent  également  Darius  comme  un  homme  violent  et  cruel  {D'IIerbclot, 
Bibliothèque  orientale,  au  mot  Darab). 

(1)  Qu'on  compare  l'exquise  humanité  d'Alexandre  à  l'égard  des  captives  avec 
la  brutalité  de  ses  soldats  :  «  Les  femmes  de  la  maison  royale,  celles  des  parents 
et  amis  du  roi,  suivaient  l'armée...  Quelques  Macédoniens  traînaient  les  captives 
par  les  cheveux,  d'autres  déchiraient  letu-s  vêlements  et  les  frappaient  du  bois 
do  leurs  lances,  la  fortune  leur  permettant  d'insulter  à  tout  ce  qu'il  y  avait  de 
plus  illustre  chez  les  Barbares  »  (Diodor.,  XVII,  55.  Cf.  70). 

(3)  Justin.,  XIF,  10  :  «  llcgcm  tcrrarum  omnium  ac  mundi,  » 


LES    HÉGÉMONIES.  263 

ce  grand  conseil  de  l'univers  (')  des  dépulalions  de  l'Afrique,  de 
rilalie,  des  Scythes,  des  Celles,  des  Ibères  et  d'un  grand  nombre 
de  villes  et  de  peuples  dont  les  Macédoniens  entendaient  les  noms 
pour  la  première  fois  0;  il  en  vint  même,  dit-on,  des  deux  répu- 
bliques qui  allaient  se  disputer  l'empire  de  roceideut,  des  Cartha- 
ginois et  des  Romains  (^).  Si  la  monarchie  universelle  était,  comme 
on  l'a  cru,  l'idéal  de  l'humanité,  Alexandre  eût  été  digne  d'être  le 
premier  monarqUe  du  genre  humain.  Il  est  mort  trop  jeune  pour 
avoir  pu  organiser  son  empire.  Pour  apprécier  la  tentative  du 
héros  macédonien  ,  nous  n'avons  que  quelques  rares  faits  qui  font 
connaître  sa  pensée;  encore  les  anciens  mêmes  n'étaient-ils  pas 
d'accord  sur  le  sens  qu'il  faut  leur  donner.  Ce  n'est  donc  qu'avec 
hésitation  et  avec  réserve  que  nous  devons  juger  l'œuvre  du  jeune 
conquérant. 

Plutarque  dit  que  son  ambition  était  de  réunir  tous  les  hommes 
dans  une  grande  unité,  fondée  sur  la  communauté  d'intérêts  et  de 
mœurs,  et  réalisant  la  concorde  et  l'harmonie  universelles  (*).  Nous 
nous  défions  du  jugement  que  l'illustre  écrivain  porte  sur  un  de 
ses  héros  favoris.  Les  faits,  tels  qu'ils  sont  rapportés  par  les  his- 
toriens, ne  révèlent  qu'une  intention  bien  précise,  celle  d'unir 
l'Orient  et  l'Occident.  Mais  comment  Alexandre  entendait-il  ceLte 
union?  Espérait-il  qu'elle  ferait  disparaître  toute  difl'érence  entre 
les  deux  mondes?  Si  tel  était  son  but,  il  poursuivait  une  chimère. 
L'opposition  entre  le  génie  de  l'Europe  et  celui  de  l'Asie  est  trop  pro- 
fonde pour  qu'elle  s'cflace  jamais.  Cependant  ce  but  chimérique 
est  nécessairement  celui  de  tous  les  conquérants  qui  ambitionnent 
la  monarchie  universelle.  Alexandre  a  été  entraîné  à  rêver  l'impos- 
sible, par  cela  seul  ([u'il  rêvait  l'empire  de  la  terre.  Ennemie-née 
de  la  diversité,  la  monarchie  universelle  voit  son  idéal  dans  l'uni- 


(1)  «  Voluli  convenlum  lerrarum  orbis  «{Justin.,  XII,  13). 

(2)  Arrian.,  VII,  15.  —  Diodor.,  XVII,  113.  —  Justin.,  XII,  13. 

(3)  Justin.,  XXI,  G.  —  Plin.,  H.  N.,  III,  O.—Niebuhr,  Histoire  romaii)C,T.  Ill, 
153  et  suiv.  (Iraduct.  franc.,  édit.  do  Bruxelles).  —  Arricn  (VII,  15)  manifeste 
des  doutes  sur  l'anihassade  des  Romains;  Sainlc-Croix  s'en  est  prévalu  pour 
l'Cprésenler  Joules  ces  ambassades  coiniU';  fabulcu-os  (Kvauieii  crit.,  p.  152,  ss.) . 

CO  Plularch.,  De  .\lex.  Fort.,  Il,  11. 


2G4  LA   GRÈCE. 

forniité  et  elle  y  sacrifie  tout  ce  qu'lly  a  d'individuel  dans  le  génie  des 
nations.  Le  peu  que  nous  savons  des  projets  d'Alexandre,  nous  fait 
penser  qu'il  n'a  pas  évité  l'écueil  du  reste  inévitable  contre  lequel 
échoue  toute  tentative  de  soumettre  le  genre  humain  à  une  seule 
et  même  loi. 

Un  abîme  séparait  les  Grecs  des  Barbares.  Les  Hellènes  se 
croyaient  d'une  nature  supérieure,  nés  pour  commanderauxPerses. 
Si  nous  en  croyons  Plutarque,  les  philosophes  partageaient  les 
préjugés  de  leur  race.  Aristote,  dit-il,  conseilla  à  Alexandre  de 
traiter  les  Grecs  comme  des  amis,  et  les  Barbares  comme  des  bru- 
tes (*).  Le  guerrier  se  montra  supérieur  au  philosophe,  son  maître; 
il  conçut  la  pensée  d'unir  les  vainqueurs  et  les  vaincus.  Nous 
n'avons  qu'à  applaudir  à  la  généreuse  politique  d'Alexandre  :  c'est 
la  seule  qui  puisse  consolider  les  conquêtes.  Mais  reste  toujours  à 
savoir,  comment  il  entendait  opérer  celte  assimilation.  Dans  les 
temps  modernes  l'association  se  fait  en  accordant  aux  vaincus  les 
droits  et  les  avantages  des  vainqueurs  :  quand  la  conquête  se  con- 
solide, toute  différence  finit  par  s'effacer  entre  les  races  ennemies. 
La  fusion  était  bien  plus  difficile  entre  les  Grecs  et  les  Barbares 
qui  différaient  de  langue,  de  génie,  de  religion,  de  mœurs.  Alexan- 
dre, comme  s'il  eût  pressenti  que  Dieu  ne  lui  accordait  qu'une  vie 
aussi  courte  que  glorieuse,  voulut  brusquer  une  œuvre  qui  eût  de- 
mandé des  siècles.  Il  commença  par  adopter  les  usages  des  Perses, 
en  s'habillant  comme  eux,  et  il  ordonna  à  ses  courtisans  de  revêtir 
comme  lui  la  longue  robe  des  orientaux.  C'était  blesser  la  vanité  des 
Grecs.  Leur  mécontentement  éclata  en  mutineries  :  «  Ils  avaient 
plus  perdu  que  gagné  parla  victoire;  c'était  eux  qui  pouvaient  se 
dire  vaincus,  de  se  soumettre  ainsi  aux  vices  des  Barbares  »(^).  Les 
historiens  ont  pris  le  parti  des  Hellènes  :  Quinte  Ciirce  et  Trogne 
Pompée  accusent  le  jeune  conquérant  d'avoir  pris  des  Perses  les 


(1)  Plutarch.,  De  Alex.  Fort.,  I,  6:  oùyàp,  w?  'ApiTTo-é),/;;  tjM-Jîfjoxils^jvj  «.ùry, 
rot;  p.£v  "EW./jfTiv  ^•ysoiovtzw;,  toïç  âk  [Bapjîàpot;  (JîTTroTtxw;  j^pwfxîvo;*  xai  twv 
fAÈv  w;  (^llùiv  /.cù  oîxetwv  £7rip£).où[;i£vo;,  toïç  ^â,  w;  'Çrjtoi.;,  ri  ff\)Zol;,  7rpo(T(p£po(A£vo;. 

(2)  Justin.,  XII,  3.  —  Diodor.,  XVII,  77.  —  Q.  Curt.,  VI,  6.  —  Plutarch., 
Alex.,  45. 


LES  HÉGÉMONIES. 


265 


mœurs  qui  l'avaient  fait  triompher  d'eux  (').  Plutarque  défend  son 
héros  de  ce  reproche  :  «  Des  habillements,  dit-il,  étaient  chose  in- 
différente à  ses  yeux,  mais  en  sa  qualité  de  chef  commun  des  Grecs 
et  des  Perses,  de  roi  cosmopolite,  il  voulait  se  concilier  la  bienveil- 
lance des  vaincus  et  leur  montrer  dans  les  Macédoniens  des  chefs 
et  non  des  ennemis  »(').  Mais  ce  qui  prouve  que  les  Grecs  ne  ju- 
geaient pas  Alexandre  si  mal ,  c'est  qu'il  ne  se  borna  pas  aux  habil- 
lements; il  exigea  de  ses  capitaines  des  marques  de  respect,  telles 
que  les  Perses  en  donnaient  à  leurs  princes.  Nous  avons  dit  plus 
haut  quelle  profonde  répugnance  les  Hellènes  éprouvaient  à  adorer 
le  Grand  Roi  ;  et  maintenant  qu'ils  étaient  vainqueurs  des  Barbares 
on  voulait  qu'ils  courbassent  la  tète  devant  leur  général,  comme  si 
Celui-ci  prenait  la  place  des  princes  qu'ils  avaient  vaincus!  Décidé- 
ment Alexandre  était  dans  une  fausse  voie.  Les  Grecs  n'avaient  pas 
tort  de  s'enorgueillir  de  la  supériorité  de  leur  civilisation  en  face 
des  Perses  :  ils  étaient  des  hommes  libres,  tandis  que  les  Barbares 
se  disaient  eux-mêmes  esclaves  de  leurs  monarques.  Si  Alexandre 
voulait  l'union,  que  n'élevait-il  les  Perses  à  la  dignité  des  Hellènes, 
au  lieu  d'abaisser  ceux-ci  à  la  condition  humiliantedes Barbares?  Pour 
justifier  le  héros  macédonien, iWo7ifes(/M2ew  dit»  qu'il  prit  les  mœurs 
des  Perses,  afin  de  ne  pas  désoler  les  Perses  en  leur  faisant  prendre 
celles  des  Grecs.  »  \\  ne  fallait  faire  ni  l'un  ni  l'autre,  parce  que 
les  mœurs  ne  s'imposent  point;  la  fusion,  alors  même  qu^elle  est 
possible,  est  l'œuvre  des  siècles. 

L'union  qu'Alexandre  tenta  d'opérer  par  des  mariages  inter- 
nationaux, était  une  idée  plus  juste.  \\  épousa  la  fille  de  Darius 
et  maria  ses  amis  avec  les  Persanes  les  plus  illustres  :  la  céré- 
monie se  fit  à  la  manière  orientale.  On  célébra  par  une  fête 
magnifique  les  noces  de  tous  les  Macédoniens  qui  avaient  épousé 
des  Asiatiques;  leurs  noms  inscrits  sur  des  registres  se  montaient  à 
plus  de  dix  mille  (').  Alexandre  voulait  par  ces  mariages  faire  un 
seul  peuple  des  Grecs  etdes  Perses.  Pliitmrjue  oppose  avec  orgueil 


(1)  Q.  Curt.,  VI,  2.  -  Justin.,  XII,  3,  4. 

(3)  Plutarch.,  De  Alex.  Fort.,  I,  8.  —  Cf.  /(/.,  Alex.,  "20. 

(3)  Arrian.,  VII,  i.  —  l'iulanh.,  Alex.,  70. 


2GG  LA   GRÈCE. 

celle  conduilc  à  celle  de  Xerxès  :  «  Le  Grand  Roi  croyait  unîr 
l'Europe  à  l'Asie  eu  jelant  un  ponl  sur  rilcllesponl.  Vains  efforts! 
Alexandre  unit  les  deux  continents,  non  par  des  bois  et  des  ra- 
deaux, non  par  des  chaînes  matérielles,  mais  en  associant  les  âmes 
par  de  légitimes  amours,  de  chastes  mariages  et  la  communauté 
des  enfants  »(').  Nous  nous  associons  volontiers  à  ces  éloges.  Peul- 
élre  la  fusion  des  races  est-elle  le  seul  moyen  d'unir  les  peuples  de 
l'Orient  et  de  l'Occident.  La  religion  et  le  commerce  ont  tenté  celte 
œuvre  difticile;  jusqu'ici  ils  ont  échoué.  Nous  croyons  que  le  mé- 
lange des  populations  donnera  un  jour  à  l'Orient  ce  qui  lui  manque, 
l'esprit  de  liberté  et  d'indépendance  qui  caractérise  les  nations 
européennes  et  qui  fait  la  grandeur  de  leur  civilisation. 

La  confraternité  d'armes  dans  un  âge  guerrier  avait  autant  de 
puissance  que  les  mariages.  Alexandre  choisit  parmi  les  Barbares 
trente  mille  enfants  qu'il  fit  instruire  dans  les  lettres  grecques  et 
former  aux  exercices  militaires  des  Macédoniens;  il  les  appelait 
ses  -E/^/^/ones,  c'est-à-dire  sa  postérité.  Il  incorpora  les  Persans 
dans  ses  anciennes  troupes,  et  forma  ainsi  une  armée  nouvelle  du 
mélange  des  deux  peuples.  En  voyant  les  Barbares  sur  un  pied 
d'égalité  avec  les  Hellènes,  les  vieilles  bandes  grecques  se  crurent 
outragées;  elles  se  plaignirent  hautement.  Alors  Alexandre  irrité 
donna  aux  Perses  la  garde  de  sa  personne.  Quand  les  Macédoniens 
se  virent  chassés  de  sa  présence,  ils  se  repentirent  et  se  livrèrent  à 
la  justice  du  roi.  Touché  de  leur  douleur,  Alexandre  allait  leur 
parler,  lorsqu'un  vétéran  s'écria  :  «  Tu  contrisles  les  Macédoniens, 
en  l'alliant  aux  Perses,  en  nommant  les  Perses  la  famille.  »  Alexan- 
dre l'interrompit,  en  disant  :  «  Vous  êtes  tous  mes  enfants,  ma 
famille,  je  ne  vous  donne  plus  d'autre  nom.  »  La  réconciliation  fut 
célébrée  par  un  banquet  généi'al.  Une  même  coupe  servit  au  roi 
et  aux  convives  pour  faire  les  libations;  les  prêtres  des  Grecs  et 
des  Perses  prièrent  les  dieux  d'accorder  toute  prospérité  aux  deux 
nations  et  de  maintenir  enlre  elles  une  union  inallérable(-).  Celle 
réconciliation  de  deux  races  ennemies,  ces  fêles  internationales, 

(1)  De  Alex,  l^ort.,1,  7. 

(2)  Anian.,  Vil,  II. 


LES    HÉGÉMONIES.  2C7 

ces  prières,  sont  une  magnifique  image  des  idées  et  des  plans  du 
jeune  héros!  La  pensée  d'unir  la  Grèce  et  l'Asie  l'occupa  jusqu'à 
sa  mort.  On  dit  que  ses  mémoires  renfermaient  entre  autres  pro- 
jets celui  de  transporter  des  colonies  d'Asie  en  Europe  et  récipro- 
quement :  il  voulait,  dit  Diodore,  par  ce  mélange  des  populations 
établir  l'amilié  entre  les  deux  continents  (^). 

On  le  voit  :  ce  qui  préoccupait  surtout  Alexandre,  c'était  de  fon- 
dre les  deux  races  en  une  seule,  de  ne  faire  de  l'Orient  et  de  l'Oc- 
cident qu'un  seul  monde.  Nous  croyons  que  l'idéal  est  faux  :  les 
Perses  ne  pouvaient  pas  plus  devenir  des  Grecs,  que  les  Grecs  ne 
pouvaient  devenir  des  Perses.  La  fortune  a  traité  Alexandre  en 
favori.  Elle  le  combla  de  gloire  et  elle  l'enleva  jeune  de  ce  monde  ; 
en  prolongeant  sa  vie,  elle  l'aurait  rendu  témoin  de  l'inanité  de  ses 
efforts.  Cependant  si  la  monarchie  universelle  poursuivie  par  les 
conquérants  est  une  chimère,  le  principe  de  l'unité  a  son  impor- 
tance :  la  vie  de  l'humanité  est  une  marche  progressive  vers  ce  but 
idéal.  Dans  l'antiquité  la  guerre  fut  l'instrument  le  plus  puissant 
de  l'association  des  peuples.  Avant  l'expédition  des  Grecs,  l'Orient 
était  comme  un  monde  inconnu  à  l'Europe.  Alexandre  partageait 
l'ignorance  générale.  Il  crut  avoir  trouvé  les  sources  du  Nil,  parce 
qu'il  supposait  que  ce  fleuve  prenait  sa  source  dans  l'Inde,  traver- 
sait des  déserts  immenses,  y  perdait  son  nom  et  arrivé  enfin  en 
Ethiopie  prenait  celui  de  Nil(-).  Parvenus  sur  les  bords  du  Gange, 
les  Macédoniens  refusèrent  d'aller  plus  loin;  ils  se  plaignirent 
qu'Alexandre  les  conduisait  hors  du  monde  :  «  On  les  traînait  loin 
de  l'aspect  du  soleil  et  des  étoiles,  et  on  les  forçait  d'aller  en  des 
lieux  que  les  dieux  ont  rendus  inaccessibles  aux  hommes. Quand 
ils  auraient  défait  leurs  nouveaux  ennemis,  que  leur  reviendrait-il^ 
sinon  des  brouillards,  des  ténèbres,  une  éternelle  nuit  qui  couvre 
la  surface  des  abîmes,  une  mer  pleine  de  monstres  hideux,  et  des 
eaux  croupissantes, où  la  nature,  tirant  à  sa  fin,  venait  comme  ren- 
dre les  abois.  »  Alexandre  lui-même  croyait  «  ([u'il  verrait  des  cho- 
ses qui  n'étaient  connues  que  des  dieux  immortels  »(^).  Ses  guerres 

(1)  Viudor.,  XVIII,  '.. 

{•!)  Arriun..  VI,  I. 

(3)  Q.  Cmi..  IX,  i,  tracJucli'Jii  dr  Vauyekis. 


2C8  LA  GRÈCE. 

furent  en  effet  une  expédition  de  découverte  ;  il  découvrit  l'Inde 
plutôt  qu'il  ne  la  conquit.  L'expédition  d'Alexandre  produisit  une 
véritable  révolution  dans  les  relations  commerciales  (').  Si  les  har- 
dis navigateurs  qui  découvrirent  un  nouveau  monde  au  début  de 
l'ère  moderne  sont  célébrés  par  l'histoire,  pourquoi  n'accorderail- 
elle  pas  ses  louanges  aux  conquérants  qui  remplirent  la  même  mis- 
sion? 

Alexandre  ne  se  borna  pas  à  révéler  un  nouveau  monde  ;  il  y 
répandit  à  pleines  mains  la  civilisation  grecque  :  c'est  sa  plus  belle 
gloire.  Nous  avons  condamné  l'idée  de  l'unité  absolue,  matérielle 
en  quelque  sorte,  qui  est  le  vice  radical  de  toute  tentative  de  mo- 
narchie universelle.  Mais  il  y  a  une  unité  morale  qui  n'exclut  pas 
la  diversité,  pas  plus  que  l'infinie  variété  qui  règne  dans  la  création 
n'empêche  qu'il  n'y  ait  unité  dans  les  desseins  du  Créateur.  C'est 
vers  celte  unité  que  le  genre  humain  s'avance,  sous  la  main  de  Dieu. 
Elle  s'établit  par  les  idées,  les  croyances,  les  arts,  les  lettres. 
Alexandre  fut  un  des  agents  les  plus  énergiques  de  cette  œuvre  sans 
finf  );  il  est  le  type  du  conquérant  civilisateur.  Écoutons  Plutarque  : 
«  Alexandre  apprit  à  des  peuples  barbares  à  s'unir  par  le  mariage; 
à  d'autres  il  enseigna  l'agriculture;  aux  Scythes  il  persuada  de 
nourrir  leurs  pères  au  lieu  de  les  manger,  aux  Perses  à  vénérer 
leurs  mères  au  lieu  de  les  épouser  »(').  11  bâtit  plus  de  soixante-dix 
villes  au  milieu  de  nations  barbares  (*).  Il  communiqua  les  arts  et 
les  sciences  de  la  Grèce  aux  peuples  conquis.  L'Asie  apprit  à  con- 
naître Homère,  les  fils  des  Perses  chantèrent  les  tragédies  d'Euri- 
pide et  de  Sophocle.  Plus  de  sept  siècles  après  l'ère  chrétienne,  les 
Arabes  trouvèrent  des  traces  de  culture  grecque  dans  les  régions 
les  plus  reculées  de  l'Orient. 

(1)  Voyez  plus  bas,  livre  VI,  ch.  3. 

(2)  «  Alexandre,  dit  Humboldt  (Cosmos,  T.  II.  p.  180,  trad.  fr.),  voulait  créer 
l'unité  du  monde  sous  l'influence  civilisatrice  de  l'hellénisme.  »  —  Lassen  (Ind. 
Alterlh.,  T.  II,  p.117)  porte  le  même  jugement  sur  la  mission  du  grand  conqué- 
rant. 

(3)  Plutarch.,  De  Alex.  Fort.,  I,  5. 

(4)  «  Alexandre,  dans  l'âge  fougueux  des  plaisirs  et  dans  l'ivresse  des  conquêtes, 
u  bi'iti  plus  de  villes  que  tous  les  autres  vainqueurs  de  l'Asie  n'en  ont  détruit.  » 
Voltaire,  Dictionnaire  philosophique,  au  mol  Alexandre. 


LES   HÉGÉMONIES.  20)9 

Nous  ne  dirons  pas  avec  Montesquieu  que  les  bienfaits  de 
la  conquête  la  légitiment.  De  même  qu'un  homme  ne  peut  pas 
dépouiller  son  semblable,  fût-ce  pour  lui  faire  le  plus  grand  bien, 
de  même  les  conquérants  ne  peuvent  porter  la  guerre  chez  des 
peuples  barbares,  dans  le  but  de  les  civiliser.  Les  bienfaits  qui 
résultent  de  la  conquête  sont  le  plus  souvent  l'œuvre  de  Dieu,  plu- 
tôt que  celle  des  hommes,  parce  que  les  guerriers  n'ont  en  vue  que 
leur  ambition.  Lors  même  qu'il  se  trouve  des  héros  qui,  comme 
Alexandre,  ont  conscience  de  leur  mission  civilisatrice,  ce  n'est  pas 
à  dire  pour  cela  que  la  conquête  devienne  un  droit.  La  loi  morale 
seule  décide  de  la  justice  ou  de  l'injustice.  Alexandre  était  dans  son 
droit  en  poursuivant  la  guerre  nationale  des  Grecs  contre  les  Perses, 
car  les  Barbares  avaient  été  les  agresseurs  ;  la  Grèce  défendait  sa 
liberté  tout  ensemble  et  sa  civilisation.  Mais  pour  rester  juste,  la 
guerre  n'aurait  pas  dû  dépasser  la  Perse.  De  quel  droit  Alexandre 
altaqua-t-il  les  Tyriens  et  les  Indiens?  11  y  a  donc  eu  dans  la  con- 
quête du  héros  macédonien  un  élément  de  violence  et  de  force  bru- 
tale. Nous  joindrons  notre  voix  à  la  protestation  instinctive  que 
l'humanité  a  fait  entendre  contre  celui  qu'elle  honore  cependant  du 
titre  de  grand.  N'est-ce  pas  là  le  sens  de  la  célèbre  réponse  du 
pirate  à  Alexandre(')?  Au  point  de  vue  du  droit,  les  conquérants 
ne  sont  que  des  brigands.  La  poésie  a  recueilli  ce  cri  échappé  à  la 
conscience  du  genre  humain  : 

«  Dans  les  lointaines  Indes,  Alexandre  le  Grand  arriva  à  un  fleuve 
du  Paradis.  Il  but  de  ses  eaux  rafraîchissantes.  Ces  eaux  le  rani- 
mèrent; il  y  lava  sa  figure  et  parut  comme  rajeuni.  Puis  il  poursui- 
vit le  cours  du  fleuve  à  travers  de  longs  déserts  et  arriva  à  la  porte 
du  paradis.  Ouvrez-moi,  dit-il,  car  je  suis  le  vainqueur  du  monde, 
le  roi  de  la  terre.  Mais  il  eut  pour  réponse  :  Tu  es  souillé  de  sang, 
relire-loi-  C'est  ici  la  porte  sainte,  par  laquelle  les  justes  seuls 
entrent  »(*). 


(1  )  Alexandre  lui  demandait  quel  mauvais  génie  le  poussait  à  infester  les  mers. 
«  Le  môme,  lui  répondit  le  corsaire,  qui  t'envoie  ravager  le  monde  »  (Cicer., 
DcRep.,111,  ^2). 

(2)  llerder,  Blatler  der  Vorzeit.  Dichlungen  aus  dcr  morgenlundischen  Sage. 


270  LA  GRKcn:. 


SECTION    m. 


LES      SUCCESSEURS      D'ALEXANDRE 


g  I.  Considérations  générales. 

Alexandre  prédit  en  mourant  à  ses  compagnons  d'armes  que  ses 
funérailles  seraient  célébrées  par  des  combats  sanglants  ('),  De 
tous  les  détails  plus  ou  moins  fabuleux  que  l'on  rapporte  sur  la 
mort  du  liéros  macédonien,  cette  prédiction  est  la  plus  vraisem- 
blable. La  réalité  dépassa  ses  prévisions.  Les  généraux,  ne  songeant 
qu'à  se  partager  le  grand  empire,  oublièrent  de  rendre  au  vain- 
queur de  l'Orient  les  devoirs  que  la  piété  prodigue  aux  plus 
pauvres.  Pendant  trente  jours  le  corps  d'Alexandre  resta  sans 
sépulture  :  il  fallut,  dit-on,  qu'un  devin  annonçât  que  la  terre  où 
reposeraient  les  restes  du  jeune  conquérant  serait  à  jamais  beu- 
rcuse.  Les  prétendants  montrèrent  alors  autant  d'empiessemcnt  à 
se  disputer  le  cadavre  qu'ils  avaient  mis  de  coupable  négligence  à 
l'abandonner  (-).  Une  lutte  sanglante  s'ouvrit;  des  crimes  inouïs  se 
commirent,  pour  maintenir  la  monarcbie  d'Alexandre  qui  était 
condamnée  à  périr,  ou  pour  constituer  des  royaumes  qui,  à  peine 
formés,  allaient  être  détruits.  Tant  de  sang  aurait-il  été  versé  en 
vain? 

Les  travaux  et  les  souffrances  des  hommes  ont  toujours  un  but. 
INous  avons  dit  quelle  fut  la  mission  d'Alexandre  :  il  était  appelé  à 
propager  la  civilisation  grecque  en  Asie  et  en  Afrique,  à  préparer 
par  la  fusion  des  doctrines  de  la  Grèce  et  des  religions  de  l'Orient 
l'avènement  du  christianisme.  Les  longues  guerres  qui  suivirent  sa 
mort  et  l'établissement  de  nouvelles  dynasties  n'interrompirent 
pas  cette  œuvre    providentielle.  Vrais   Hellènes,  les    généraux 

(1)  Q.  Curt.,  X,  5.  —  Plulan-h.,  Apophtegm.  Rciz.,  AlcMiiul.,  iv  33. 

(2)  yle/mn.,Xir,  64. 


LES    HÉGÉMONIES.  271 

crAlexandrc  fondèrent  leur  puissance  sur  la  dominalion  de  Télé- 
ment  hellénique.  Celle  tendance  exclusive  était  nécessaire  pour 
donner  à  la  culture  grecque  le  temps  de  s'implanter  dans  une  terre 
étrangère.  L'hellénisme  domine  dans  les  royaumes  formés  des 
débris  du  grand  empire.  La  Grèce  n'est  plus  à  Athènes,  elle  est  à 
Alexandrie  où  la  littérature  et  la  philosophie  jettent  un  dernier 
éclat;  la  langue  dans  laquelle  doit  être  prêché  l'Évangile  pénètre 
avec  les  armes  et  le  commerce  des  Ptolémées  dans  l'intérieur 
de  l'Afrique.  L'Asie  présente  un  merveilleux  spectacle.  Des  cités 
nombreuses  s'élèvent  comme  par  enchantement. Toutes  portent  des 
noms  empruntés  à  la  langue  harmonieuse  de  la  Grèce;  leurs  habi- 
tants sont  en  grande  partie  Grecs;  l'une  d'elles  se  glorifie  d'être 
l'Athènes  de  l'Asie  (').  Plus  loin  des  royaumes  grecs  sont  fondés 
au  milieu  de  l'Inde.  La  civilisation  hellénique  se  répand  jusque 
chez  les  Scythes. 

Les  Ptolémées  et  les  Séleucides  n'avaient  pas  conscience  de 
l'œuvre  à  laquelle  ils  étaient  appelés  à  concourir,  mais  ils  y  tra- 
vaillèrent tout  en  n'agissant  que  dans  un  intérêt  dynastique.  Leurs 
souverainetés  locales,  devenues  autant  de  centres  de  la  civilisation 
grecque,  étaient  bien  plus  propres  à  propager  les  arts,  la  littérature 
cl  la  philosophie  de  la  Grèce,  qu'une  monarchie  immense  qui,  privée 
de  l'esprit  vivifiant  d'Alexandre,  aurait  été  bientôt  réduite  à  l'immo- 
bililé  des  élats  despotiques  de  l'Orient.  La  dissolution  de  la  monar- 
chie macédonienne  était  donc  providentielle  Elle  répondait  aux 
intérêts  et  aux  passions  dominanles.  Pour  les  généraux  d'Alexandre 
la  conquête  de  l'Orient  élait  le  partage  des  dépouilles  du  Grand 
Iloi;  lorsque  la  main  puissante  du  conquérant  ne  contint  plus  leur 
ambition  cupide,  un  cntraincmenl  irrésistible  les  poussa  à  se  créer 
dos  souverainetés  indépendantes.  Dans  l'armée,  il  n'y  avait  pas 
plus  d'unité  que  dans  ses  chefs  ;  depuis  longtemps  les  soldats  grecs 
étaient  devenus  des  mercenaires;  ceux  qui  suivirent  le  drapeau 
macédonien  ne  demandaient  que  des  combats  et  du  butin.  L'es|)rit 
(pli  animait  les  généraux  el  les  soldais  expli([ue  sullisammenl  leurs 


I)  Droijsen,  Gcscliichle  des  Ilellenismus,  T.  II,  p.  28-34.  —  Comparez  plus 
i»as,  livre  VI,  ch.  2,  §  3,  sur  les  colonies  d'Alexandre  et  de  ses  successeurs. 


272  LA    GRÈCE. 

sanglantes  collisions.  Il  y  avait  un  monde  à  partager  :  comment 
les  convoitises  ne  se  seraient-elles  point  allumées?  comment  des 
bandes  guerrières  n'en  seraient-elles  pas  venues  aux  mains  pour 
s'arracher  la  plus  riche  partie  de  cette  magnifique  proie?  L'unité 
de  la  monarchie  fondée  par  Alexandre  aurait,  il  est  vrai,  prévenu 
les  guerres  qui  déchirèrent  l'Europe  et  l'Asie.  Mais  personne  ne 
voulait  de  celle  unité.  Les  Macédoniens  seuls  avaient  une  profonde 
vénération  pour  la  mémoire  de  leur  roi,  et  ils  étaient  disposés  à 
respecter  les  droits  héréditaires  de  sa  famille.  Mais  la  Macédoine 
était  incapable  de  maintenir  la  monarchie,  au  milieu  du  conflit  des 
passions  rivales;  elle  donna  à  la  Grèce  le  grand  homme  qui  devait 
répandre  sa  civilisation  en  Orient;  dès  lors  sa  mission  était  épuisée: 
elle  ne  fut  plus  qu'une  province  de  l'empire  qui  portait  son  nom. 
Nous  ne  regrettons  pas  le  démembrement  de  la  monarchie 
d'Alexandre.  Il  est  vrai  que  le  monde  ancien  était  destiné  à  subir 
une  domination  que  l'on  peut  appeler  universelle,  puisqu'elle  em- 
brassait une  grande  partie  de  la  terre  connue  dans  l'antiquité.  Mais 
les  Grecs  n'avaient  pas  le  génie  nécessaire  à  cette  grande  œuvre  : 
nés  divisés,  comment  auraient-ils  pu  établir  l'unité?  Ils  restèrent 
fidèles  à  leur  mission  jusque  dans  les  guerres  sans  fin  qui  morce- 
lèrent l'héritage  d'Alexandre.  Quelle  fut  dans  ces  révolutions  inces- 
santes la  destinée  des  vaincus?  Ils  se  laissèrent  aller  au  courant  des 
événements;  ils  avaient  tout  à  gagner  en  se  soumettant  aux  géné- 
raux d'Alexandre,  dont  le  régime  bien  que  dur  était  infiniment 
préférable  à  celui  des  satrapes  (').  S'il  y  avait  encore  eu  chez  les 
vaincus  une  civilisation  progressive,  il  faudrait  déplorer  la  con- 
quête et  la  chute  des  nationalités  ;  mais  la  race  zende,  les  popula- 
tions de  l'Asie  occidentale  et  de  l'Egypte,  qui  formèrent  les  noyaux 
des  nouveaux  royaumes,  étaient  en  pleine  décadence.  Les  Perses 
étaient  tombés  si  bas,  que  leur  immense  empire  ne  se  soutenait  que 
par  la  force  d'inertie  et  par  l'appui  des  Grecs.  Le  seul  élément  de 


(1)  Jean  de  Miiller  dit  que  les  peuples  devaient  être  plus  heureux  sous  des  rois 
héréditaires  que  sous  cette  foule  de  satrapes  dont  l'avidité  croissait  à  raison  de 
l'instabilité  de  leur  pouvoir  (Hist.  Univ.,  IV,  18).  —  Comp.  Droysen,  Geschichte 
des  Hellenismus,  T.  I,  p.  55,  ss. 


LES   HÉGÉMONIES.  273 

civilisation  qu'il  renfermait,  la  religion  s'était  corrompue  au  con- 
tact du  despotisme  asiatique  au  lieu  de  le  régénérer.  En  proie  à 
des  révolutions  permanentes ,  l'Asie  occidentale  ne  demandait  qu'un 
maître  :  elle  était  heureuse  d'accepter  la  paix  que  lui  imposait  le 
vainqueur.  On  ne  peut  pas  même  dire  qu'elle  payait  ce  bienfait 
de  sa  liberté,  car  depuis  longtemps  elle  passait  d'une  domina- 
lion  à  l'autre  et  ne  savait  plus  ce  qu'était  l'indépendance.  L'Egypte 
jouissait  d'une  vieille  gloire;  mais  il  en  fut  de  la  culture  égyp- 
tienne comme  de  toutes  celles  qui  brillèrent  dans  l'Orient  :  elle 
s'éteignit  dans  l'immobilité  sous  la  funeste  influence  de  la  théocra- 
tie. Les  peuples  de  l'Orient  n'avaient  rien  à  donner  à  l'humanité 
que  l'héritage  de  leurs  doctrines.  C'est  ce  mélange  des  dogmes 
antiques  qui  allait  s'opérer  au  milieu  des  convulsions  qui  accom- 
pagnèrent le  démembrement  de  la  monarchie  macédonienne.  Ainsi 
l'intérêt  de  l'avenir  s'accordait  avec  les  passions  des  Grecs  pour 
diviser  l'empire  d'Alexandre.  Il  y  eut  des  tentatives  d'unité;  mais 
inspirées  par  une  ambition  qui  n'était  pas  en  rapport  avec  le  génie, 
elles  échouèrent  et  ne  firent  qu'augmenter  le  chaos  sanglant  dans 
lequel  se  débattaient  tant  de  cupidités. 

%  II.   Droit  de  tjuerve. 

Quand  on  songe  aux  passions  brutales  des  hommes  qui  se  dispu- 
tèrent avec  tant  d'acharnement  les  dépouilles  de  l'empire  macédo- 
nien, on  doit  s'attendre  à  ce  que  la  guerre  devienne  plus  cruelle 
que  jamais.  Plutarr/iw  a  dépeint  en  vives  couleurs  l'àpreté  des  pré- 
tendants :  «  Ni  la  mer,  ni  les  montagnes,  ni  les  déserts  ne  pouvaient 
borner  leurs  désirs;  la  guerre  et  la  paix  n'étaient  que  des  mots 
dont  ils  se  servaient  comme  d'une  monnaie  courante  dans  leur  in- 
térêt; ils  décoraient  du  nom  d'amitié  le  sommeil  et  l'inactivité  mo- 
mentanée de  leur  injustice;  la  maxime  qui  inspirait  leur  conduite 
était  que  celui-là  faisait  le  mieux  ses  affaires  qui  consultait  le  moins 
le  droit  »(').  Le  droit  du  plus  fort  était  ouvertement  professé.  Un 

(I)  inularch.,  l'ynb.,  12. 

18 


274-  LA   GRÈCE. 

sopliiste  lisait  à  Anligone  un  livre  sur  la  justice  :  «  Tu  es  un  sot, 
lui  dit  le  vieux  roi,  de  venir  me  parler  de  justice  à  moi  qui  fais  mé- 
tier de  m'emparer  des  villes  d'autrui  »('). 

Ces  mauvaises  passions,  jetées  au  milieu  du  monde  oriental,  y 
prirent  un  caractère  de  férocité  qui  était  jusque-là  resté  étranger  à 
la  race  hellénique.  Le  fer  et  le  poison  étaient  des  moyens  ordinaires 
dans  les  sérails  d'Asie  pour  se  débarrasser  des  membres  des 
familles  royales  qui  pouvaient  inspirer  quelque  inquiétude  au  des- 
pote régnant.  On  dirait  que  les  successeurs  d'Alexandre,  oubliant 
leur  mépris  pour  les  Perses,  s'ingénièrent  à  imiter  ce  qu'il  y  avait 
de  plus  détestable  dans  leurs  mœurs  :  la  barbarie  macédonienne 
s'alliant  à  la  cruauté  asiatique,  on  vit  en  Grèce  des  crimes  sans 
nom.  Pour  compléter  la  ressemblance,  ce  fut  une  reine  qui  donna 
en  quelque  sorte  l'exemple  de  l'assassinat.  Olympias  est  la  Pary- 
satis  de  la  Grèce.  L'on  peut  lire  dans  Diodore  le  détail  de  ses 
crimes (-).  Nous  n'en  citerons  qu'un.  L'usage  d'enfermer  les  hommes 
dans  des  cages,  comme  des  animaux  féroces,  passa  de  l'Orient  chez 
les  Grecs.  Olympias  soumit  à  ce  supplice  le  frère  d'Alexandre  et  sa 
femme.  Comme  les  Macédoniens  s'indignaient  de  ce  que  l'on  traitait 
ainsi  leur  roi,  Olympias  le  fit  poignarder  par  des  Thraces;  puis  elle 
envoya  à  sa  veuve  Euridice  une  épée,  un  lacet  et  de  la  ciguë.  Toute 
la  famille  d'Alexandre  périt  de  mort  violente.  Les  prétendants  riva- 
lisèrent de  forfaits  pour  obtenir  la  royauté,  but  de  leur  ambition. 
Des  meurtres  de  fils,  de  mères,  de  femmes,  souillèrent  les  dynasties 
macédoniennes.  Les  fratricides  y  devinrent  chose  ordinaire  :  Anti- 
gène se  glorifia  de  ce  qu'il  ne  craignait  pas  son  fils  et  le  laissait 
approcher  de  sa  personne  avec  des  armes(^).  Presque  tous  les  géné- 
raux d'Alexandre  eurent  le  sort  de  la  famille  de  leur  roi.  Heureux 
ceux  qui  tombèrent  en  combattant!  D'autres  furent  tués  par  leurs 
soldats.  Le  sort  le  plus  malheureux  frappa  celui  qui  avait  les  inten- 
tions les  plus  pures  :  Eumènc  fut  vendu  par  son  armée  à  Antigone 
et  mis  à  mort  par  celui  qui  avait  été  son  ami.  On  dit  qu'il  appela 


(1)  riutarch..   De  Alex.  Fort  ,  I,  0. 

(2)  Diodor.,  XIX,  1 1.  —  Cf,  Justin.,  XIV,  6. 

(3)  Diodor.,   XIX,  105.  —  Plutarch.,  Demelr.,  3. 


LES    HÉGÉMONIES.  275 

la  vcngeaucc  des  dieux  sur  les  parjures  (^).  La  malédiction  s'accom- 
plit :  bien  peu  de  vétérans  macédoniens  éciiappèrent  aux  champs 
de  bataille  de  TAsie,  de  l'Afrique  et  de  TEurope. 

Ainsi  une  mort  violente  enleva  des  générations  entières,  depuis 
la  famille  du  conquérant  jusq'au  dernier  de  ses  soldats.  Cependant , 
chose  étonnante,  au  milieu  des  crimes  qui  flétrissent  les  préten- 
dants et  les  familles  royales  sorties  de  leur  sein,  le  droit  de  guerre 
ne  devint  pas  plus  cruel  ;  il  s'adoucit  plutôt.  On  dirait  qu'il  y  a  sur 
les  successeurs  d'Alexandre  comme  un  reflet  de  son  génie  humain. 
Des  Grecs  avaient  délibéré  si  la  cité  de  Minerve  disparaîtrait  du 
sol  de  la  Grèce.  Les  généraux  macédoniens  s'emparèrent  à  plusieurs 
reprises  d'Athènes  et  la  traitèrent  toujours  avec  humanité  (^).  Le 
vainqueur  de  Thèbcs  eut  la  faiblesse  de  céder  aux  mauvaises  pas- 
sions des  Hellènes.  Cassandre  rassembla  tous  les  Thébains  qui 
avaient  échappé  aux  désastres  de  leur  patrie  et  les  engagea  à  la 
relever.  Plusieurs  cités  prirent  part  à  cette  œuvre  réparatrice  f). 
Epaminondas  le  premier  donna  l'exemple  de  rappeler  à  la  vie  une 
nationalité  que  desGrecs  avalent  détruite;  les  successeurs  d'Alexan- 
dre continuèrent  à  marcher  dans  cette  voie  d'équité  (*). 

Parmi  les  successeurs  du  héros  macédonien,  il  y  en  a  un  qui 
mériterait  de  lui  être  comparé,  si  des  débauches  effrénées  ne  souil- 
laient ses  brillantes  qualités.  Démétrius  est  au  moins  digne  du 
litre  glorieux  de  successeur  d'Alexandre  par  son  humanité,  qui  no 
fut  pas  chez  lui  un  calcul,  mais  l'inspiration  d'une  âme  généreuse. 
Jeune  encore  et  sans  expérience,  il  fit  ses  premières  armes  contre 
Plolémée,  «  \ieil  athlète  sorti  du  gymnase  d'Alexandre.  «Vaincu  à 
Gaza  ,  il  perdit  ses  tentes,  son  argent,  ses  équipages;  le  vainqueur 
les  lui  renvoya  avec  ceux  de  ses  amis  qui  avaient  été  pris  dans  la 


(1)  Plutarch.,  Eumen.,  -10-19.  —Justin.,  XIV,  4. 

(2)  Diodor.,  XVIII.  18,  74. 

(3)  Diodor.,  XIX,  53,54. 

(4)  Il  f;uit  lire  dans  Polybe  (V,  88-90)  avec  quelle  magnifique  générosité  Plo- 
lémée, Anliponc  et  Sélcucus  vinrent  au  secours  de  la  ville  de  Rhodes,  tlélruKe 
par  un  tremblement  de  terre.  Les  cités  rivalisèrent  avec  les  rois.  L'historien  grec 
déclare  que  la  munificence  des  princes  de  son  temps  parait  mesquine  en  comjia- 
raison  de  ces  largesses  vraiment  rovales. 


270  LA    GRÈCE. 

bataille,  et  lui  fit  porter  ce  mot  plein  de  douceur  et  de  bonté  :«  La 
gloire  et  l'empire,  non  les  autres  biens,  doivent  être  entre  nous 
lobjetde  la  guerre»  (').  Démétrius,  dit  son  biographe,  en  recevant 
cette  faveur,  pria  les  dieux  qu'il  ne  restât  pas  longtemps  redevable 
d'une  si  grande  dette.  Un  lieutenant  de  Ptolémée  lui  en  fournit 
bientôt  l'occasion.  Démétrius  s'empara  de  son  camp  et  de  sa  per- 
sonne et  emporta  un  butin  immense  ;  il  renvoya  à  Ptolémée  son 
général  et  tous  ses  amis  comblés  de  présents.  Cette  rivalité  de  bons 
procédés  parut  si  extraordinaire  à  un  historien  latin  qu'il  s'écria  : 
«  Dans  les  guerres  d'alors  il  régnait  plus  de  magnanimité  que  dans 
les  amitiés  d'aujourd'hui  »  (-). 

A  l'égard  des  Grecs,  la  conduite  de  Démétrius  fut  admirable. 
Les  successeurs  d'Alexandre  se  jouèrent  tour  à  tour  de  la  crédulité 
des  Hellènes,  en  leur  promettant  la  liberté  pour  s'en  faire  un 
instrument  de  leur  ambition.  Antigone  n'eut  sans  doute  pas  d'autre 
objet  quand  il  chargea  son  fils  d'afl"ranchir  la  Grèce,  mais  le  jeune 
homme  prit  sa  mission  au  sérieux.  C'est  à  lui  qu'on  doit  appliquer 
ce  que  Plutarque  dit  de  cette  sainte  expédition  :  «  Jamais  guerre 
plus  honorable  et  plus  juste  ne  fut  entreprise  par  aucun  roi  :  toutes 
les  richesses  qu'ils  avaient  amassées  en  pillant  les  Barbares,  ils  les 
employèrent  pour  mettre  les  Grecs  en  liberté,  dans  la  seule  vue  de 
l'honneur  et  de  la  gloire  qui  leur  en  devait  revenir  »  (^).  On  sait 
quels  excessifs  témoignages  de  reconnaissance  les  Athéniens  pro- 
diguèrent à  Antigone  et  à  son  fils;  mais  lorsque  Démétrius,  vaincu 
par  les  généraux  coalisés  contre  lui,  fut  contraint  de  fuir  avec  les 
débris  de  son  armée,  ils  oublièrent  les  décrets  par  lesquels  ils 
l'avaient  déifié,  et  refusèrent  de  le  recevoir.  L'ingratitude  du  peu- 
ple remplit  Démétrius  de  douleur  et  d'indignation.  Les  Athéniens, 
obligés  de  se  rendre  à  celui  qu'ils  avaient  si  cruellement  offensé, 
n'attendaient  et  ne  méritaient  aucune  grâce;  néanmoins  le  généreux 
vainqueur  leur  pardonna  et  leur  fit  distribuer  cent  mille  médimnes 


(1)  Plularch.,  Demetr.,  o.  —  Cf.  Justin.,  XV,  \.  —  Diodor.,  XIX,  85. 

(2)  PUUarch.,  Demetr.,  6.  —  Justin.,  XV,  2. 

(3)  Plutarch.,  Demetr.,  8. 


LES    HÉGÛMONIES.  277 

de  blé(').  Plulargue  rapporte  à  ce  sujelC')  un  fait  qui  caractérise  les 
vaincus  et  le  vainqueur.  Déniélrius  avait  commis  un  barbarisme 
dans  son  discours;  un  des  auditeurs  le  releva  :  «  Pour  celte  leçon, 
ajouta  Toraleur,  je  vous  fais  présent  de  SOOO  médimnes  de  plus.  » 
Démétrius  montra  la  même  humanité  dans  tout  le  cours  de  la 
guerre  (').  Nous  citerons  un  trait  qui  montre  l'amour  des  arts  uni  à 
rhuraanilé.  Pendant  le  long  siège  de  Rhodes,  les  Rhodiens  s'empa- 
rèrent d'un  vaisseau,  portant  des  lettres,  des  tapisseries  et  des 
vêtements  que  la  femme  de  Démétrius  lui  envoyait;  n'imitant  pas 
la  conduite  délicate  des  Athéniens  envers  Philippe,  ils  transmirent 
le  tout  à  Ptolémée.  Démétrius  se  vengea  noblement.  Un  célèbre 
peintre  travaillait  à  un  tableau  dans  un  faubourg;  Démétrius  s'en 
empara  et  emporta  le  tableau.  Les  Rhodiens  lui  envoyèrent  un 
héraut  pour  le  supplier  d'épargner  un  ouvrage  qui  fit  l'admiration 
d'Apelles.  «  Je  brûlerai  plutôt  tous  les  portraits  de  mon  père, 
répondit  Démétrius,  que  de  détruire  ce  chef-d'œuvre.  » 

%  III.  Extension  ih'  l'hellénisme. 

\o  1.   L.'liellénisiiic  en  Egypte. 

A  côté  de  ces  traits  d'humanité  qui  honoreraient  un  vainqueur 
chrétien,  nous  pourrions  rapporter  j)lus  d'un  exemple  de  cruauté. 
Le  droit  de  guerre  des  anciens  ne  pouvait  être  profondément  modi- 
fié par  l'action  individuelle  de  quelques  hommes  généreux  :  le  sen- 
timent et  litléc  de  l'unité  humaine  leur  manquaient.  Dans  les 
desseins  de  la  Providence,  les  conquêtes  d'Alexandre  et  les  guerres 
de  ses  successeurs  furent  une  préparation  à  l'unité  future. 

L'Egypte  sacerdotale  sert  de  transition  cntie  lOrienl  et  l'Uc- 
cident  ;  devenue  grecque,  elle  fut  également  un  lien  entre  les 
deux  mondes.  On  dit  que  les  successeurs  d'Alexandre  se  dis- 
l)Ulèrcnt  les  restes  mortels  du  héros;   les  Ptolémées  s'en  empa- 

(1)  Pluta)xfi.,  iJcnietr.,  34. 

(2)  Id.,  Apopl)U'gm.  Hog.,  Dfini'lr..  ii-  2. 
(S)  Id.,  Dt-melr.,  22,  io. 


278  LA  GRÈCE. 

rèrent  et  les  déposèrent  dans  leur  capitale.  C'est  le  symbole  de  la 
mission  de  l'Egypte;  elle  hérita  de  l'œuvre  civilisatrice  dont 
Alexandre  fut  le  promoteur.  Le  conquérant  mêla  les  peuples;  les 
idées  se  mêlèrent  à  Alexandrie  (').  On  a  tour  à  tour  exalté  et  dépré- 
cié l'action  des  Ptolémées  sur  le  dernier  âge  de  la  civilisation  hel- 
lénique. Il  est  certain  que  la  littérature  alexandrine  n'a  pas  de  vie 
propre  ;  ce  sont  des  travaux  d'érudition  et  de  critique,  dans  lesquels 
on  chercherait  vainement  l'inspiration  du  poêle,  l'indépendance 
de  l'historien ,  le  génie  créateur  du  philosophe.  Un  savant  acadé- 
micien attribue  cette  décadence  intellectuelle  à  la  servilité,  suite 
de  la  protection  royale  (^).  Il  est  vrai  que  la  faveur  des  rois  nout-rit 
la  médiocrité  bien  plus  qu'elle  ne  développe  le  génie;  cependant 
nous  ne  croyons  pas  que  le  déclin  de  l'esprit  grec  doive  être  imputé 
à  cette  cause  :  il  avait  produit  tout  ce  qu'il  devait  donner  à  l'huma- 
nité. Le  temps  de  l'originalité  était  passé;  la  mission  des  derniers 
siècles  de  l'antiquité  n'était  plus  littéraire  mais  sociale;  il  s'agissait 
de  répandre  dans  l'Orient  les  fruits  de  la  culture  grecque  et  de 
faire  connaître  à  l'Occident  les  dogmes  des  religions  asiatiques. 
Cette  fusion  de  races  et  de  civilisations  s'opéra  principalement  en 
Egypte. 

Il  y  avait  déjà  des  Juifs  en  Egypte  avant  les  conquêtes  des  Perses 
et  des  Grecs.  Peut-être  en  restait-il  de  l'époque  des  patriarches. 
Plus  tard  les  guerres  que  les  derniers  Pharaons  firent  dans  l'Asie 
occidentale  amenèrent  des  relations  entre  les  deux  pays.  Isaïe  pré- 
dit le  retour  des  enfants  d'Israël  établis  dans  MizrBïm.  Jérémie  y 
finit  ses  jours;  on  voit  par  ses  prophéties  qu'il  y  avait  un  grand 
nombre  de  Juifs  en  Egypte  (^).  Alexandre  et  les  Ptolémées  ne  firent 
donc  que  suivre  un  courant  qui  a  sa  source  dans  la  plus  haute 
antiquité,  en  transportant  des  Juifs  dans  la  vallée  du  INil.  Sous 
Auguste,  la  population  d'origine  hébraïque  s'élevait  à  plus  d'un 
million.  Les  Grecs  y  étaient  également  établis  avant  la  conquête; 


(1)  P.  Leroux,  dans  Y  Encyclopédie  Nouvelle,  au  mot  Alexandrins. 

(2)  Letronne,  Recueil  des  inscriptions  grecques  et  latines  de  l'Egypte,  T.  I, 
p.  363  et  suiv. 

(3)  Isaie,  XI,  1 1.  —  Jérémie,  XLII,  ss. 


LES    lIl-r.KMONIES.  279 

ils  arrivèrent  en  foule  lorsque  les  Ptoléinôes  lircnt  tic  riiérilagc  des 
Pharaons  une  Grèce  africaine.  Le  contact  des  deux  races  longlcni{)s 
hostiles  de  l'Orient  et  de  rOccidenl  devait  modifier  leurs  sentiments 
et  leurs  idées;  mais  la  révolution  ne  s'opéra  qu'insensiblement. 
Malgré  le  lien  de  parenté  qui  existait  entre  la  philosophie  hellé- 
nique et  les  religions  orientales,  leur  développement  dans  des  cir- 
constances physiques  et  politiques  dilTérenles,  avait  éloigné  Tune 
de  l'autre  ces  deux  branches  de  la  famille  humaine  :  il  fallut  une 
longue  coexistence  pour  opérer  un  rapprochement  fécond.  Bien  que 
le  Sérapéum  s'élevât  à  côté  du  Mitsôe,  le  sacerdoce  égyptien  n'eut 
aucune  relation  avec  les  prêtres  des  Muses.  Les  usages  religieux  de 
la  nation  étaient  une  cause  de  séparation  et  presque  d'hostilité. 
L'Egypte  avait  conservé  un  reste  d'horreur  pour  tout  ce  qui  était 
étranger(').  De  leur  côté,  les  Grecs,  fiers  de  leur  brillante  civilisa- 
lion,  recherchaient  peu  la  sagesse  étrangère;  transplantés  à  Alexan- 
drie, ils  se  bornèrent  longtemps  à  répéter  l'enseignement  de  leurs 
grands  maîtres. 

Cependant  la  politique  des  Ptolémées  tendait  à  faire  pénétrer 
riiellénisme  jusque  dans  la  religion  exclusive  des  Egyptiens.  Ils 
mirent  à  la  léte  des  collèges  sacerdotaux  un  archiprètre  grec  (-).  Le 
polythéisme  des  deux  peuples, bien  qu'ayant  un  caractère  dilTérenl, 
pouvait  se  réunir  en  un  même  culte,  grâce  à  la  vanité  cosmopolile 
des  Hellènes  qui  voyaient  leurs  dieux  nationaux  dans  toutes  les 


(1)  Les  poètes  comiques  relevèrent  l'opposition  qui  existait  entre  les  Grecs  et 
les  Egyptiens."  Je  ne  peux  pas  Otre  votre  compagnon  d'armes,  dit  un  personnage 
d'Anaxandride  aux  Egyptiens,  nous  n'avons  ni  les  mêmes  mœurs,  ni  les  mêmes 
lois;  une  profonde  did'érence  nous  sépare.  Tu  adores  le  bœuf,  moi  je  le  sacrifie 
aux  dieux;  tu  places  l'anguille  parmi  tes  divinités  les  plus  sacrées,  nous  l'aimons 
comme  le  meilleur  des  aliments.  Tu  ne  manges  pas  la  chair  de  [hhc  qui  fait  mes 
délices. Tu  adores  le  chien,  moi  je  le  bats  ([uand  je  le  surprends  goûtant  le  man- 
ger avant  son  maître...  S'il  arrive  un  accident  à  un  chat,  tu  te  lamentes;  moi  je 
prends  plaisir  à  le  tuer  et  a  l'écorcher...  »  (Ce  fragment  a  été  conservé  par 
Athénée,  VU,  5!5;  on  y  trouve  des  passages  semblables  d'Antiphanc  et  de 
Tiinoclés). 

(2)  Ce  fait  intéressant  est  constaté  par  les  inscriptions  grecques  que  Lelronno 
a  recueillies  avec  une  patience  et  une  science  admirables  (Recueil  des  inscriptions 
grecques  et  latines  de  rKgy[)te.T,  II,  p.  'H\  et  suiv.). 


280  LA    GRÈCE. 

divinités  étrangères.  Une  fusion  analogue  se  prépara  dans  le  do- 
maine des  doctrines. 

L'esprit  d'érudition  qui  caractérise  les  Alexandrins  finit  par  leur 
révéler  l'existence  d'une  tradition  religieuse  restée  inconnue  aux 
grands  penseurs  de  la  Grèce.  Les  Écritures  Saintes  des  Hébreux 
furent  traduites  en  grec;  d'autres  monuments  de  la  littérature  et 
de  la  théologie  orientales  trouvèrent  sans  doute  place  dans  le  vaste 
dépôt  de  livres  que  les  Ptolémées  formèrent  à  Alexandrie (').  Toute- 
fois la  Bible  n'eut  pas  sur  l'esprit  des  philosophes  l'influence  que 
l'on  serait  porté  à  lui  supposer.  Ce  furent  les  Juifs  qui  prirent 
l'initiative  de  la  fusion  qui  devait  précéder  l'ère  de  la  fraternité  (^). 
L'esprit  des  disciples  de  Moïse  s'élargit  au  contact  de  l'étranger. 
Dans  l'exil  de  Babylone,  ils  apprirent  à  connaître  les  dogmes  de 
Zoroastre.  Appelés  en  Egypte,  ils  y  rencontrèrent  les  derniers  dé- 
bris de  la  sagesse  sacerdotale  célébrée  parleurs  prophètes.  Sous  les 
successeurs  d'Alexandre,  ils  se  familiarisèrent  avec  la  littérature 
grecque;  l'on  vit  des  enfants  d'Israël,  négligeant  la  langue  de  Moïse, 
se  servir  de  l'idiome  de  Platon,  pour  communiquer  leurs  idées.  Les 
Juifs  hellénisants  furent  les  premiers  organes  de  la  philosophie 
religieuse  dans  laquelle  les  derniers  efforts  du  génie  antique  s'al- 
lièrent avec  le  besoin  d'une  nouvelle  croyance  ('). 

X°  Z»  li'liellcnisiue  en  Orient. 

Le  rapprochement  des  hommes  et  des  idées  apporta  un  autre 
élément  dans  la  fusion  des  doctrines  qui  s'opéra  à  la  veille  de 
l'avènement  du  christianisme.  Préoccupés  de  la  lutte  qui  décidait 
de  leur  avenir  dans  l'Occident,  les  généraux  d'Alexandre  négligèrent 
la  partie  de  l'Inde  qu'Alexandre  avait  conquise.  Un  homme  que  les 
écrivains  grecs  représentent  comme  un  hardi  aventurier  (^),  profila 


(1)  Ritschl,  Die  Alexandrin.  Biblioth.,  p.  34  et  suiv. 

(2)  Ritter,  Geschichte  der  Philosophie,  T.  IV,  p.  75. 

(3)  Voyez  le  Tome  I  de  mes  Éludes  et  le  Tome  III,  livre  XVI,  ch.  7. 

(4)  Sandrociiptiis   [Justin.,   XV,  4)    est    le  Tchandragttpla  de  la  tiadilion 
indienne  (Lasscn,  Ind.  Alterlh.,  T.  II,  p.  196). 


LES    HÉGÉMONIES.  281 

de  la  faiblesse  des  colonies  macédoniennes  pour  réunir  loule  l'Inde 
sous  ses  lois.  Lorsque  Séleucus  fut  reconnu  monarque  de  TOrient, 
il  résolut  de  rattacher  de  nouveau  ces  riches  pays  à  son  empire  ('). 
D'après  une  conjecture  du  savant  Hceren,  le  besoin  de  s'approvi- 
sionner d'éléphants,  devenus  indispensables  dans  le  système  de 
guerre  introduit  par  les  conquêtes  d'Alexandre,  aurait  conduit 
Séleucus  sur  les  bords  de  l'indus  et  du  Gange.  Pour  atteindre  ce 
but,  une  alliance  avec  le  roi  des  Indiens  était  préférable  à  une  con- 
quête qui,  eût-elle  réussi,  aurait  été  diiricile  à  conserver  et  pouvait 
compromettre  les  intérêts  des  Séleucides  dans  l'Occident  f ).  Un 
traité  fut  conclu  entre  Séleucus  et  Sandrocottus(')  ;  un  mariage 
avec  la  fille  du  prince  indien  établit  entre  les  deux  royaumes  des 
rapports  intimes;  des  ambassades  et  des  présents  entretinrent  l'ami- 
lié  des  rois  alliés.  C'est  à  un  des  ambassadeurs  grecs,  Mégasthène, 
qui  résida  longtemps  dans  l'Inde,  que  les  anciens  durent  leurs  con- 
naissances sur  cette  partie  de  l'Orient  à  peine  découverte  par 
Alexandre  {*). 

Les  relations  entre  la  Syrie  et  l'Inde  continuèrent  sous  les  suc- 
cesseurs de  Séleucus  et  de  Sandrocotlus.Ces  rapports  ofllciels  sup- 
posent que  l'Inde  fut  également  visitée  par  un  grand  nombre  de 
Grecs  qu'attiraient  les  merveilles  de  l'Orient  ou  les  intérêts  du  com- 
merce. Le  renom  des  prêtres  philosophes  de  l'Inde  se  répandit  dans 
la  Grèce  ;  la  gloire  de  la  philosophie  grecque  pénétra  jusqu'à  la 
cour  des  rois  indiens.  C'était  l'époque  de  la  lutte  du  brahmanisme 
et  du  bouddhisme;  les  esprits,  vivement  préoccupés  des  hautes 
questions  théologiques,  prirent  intérêt  même  aux  spéculations  de 
la  sagesse  étrangère.  L'on  ne  s'étonnera  donc  pas  qu'un  roi  indien 


(1)  Sur  les  relations  des  Séleucides  avec  l'Iudc,  voyez  Benfey,  àansYEncyclo- 
pcdie  (ïErsch,  S.  II,  T.  17,  p.  6!  et  suiv. 

(2)  Heeren,  De  India  Graecis  cogiiita,  dans  les  Comment.  Soc.Goeltin(j.,\ol.  X, 
p.  UO,  analysé  dans  les  Ifistorische  Werke,  T.  III,  p.  30G.  —  Les  éléphants 
contribuèrent  efTectivcment  à  la  victoire  que  Séleucus  remporta  à  Ipsus  [Droy- 
scn,  Geschichte  des  Ilellenismus,  T.  I,  p.  309). 

(3)  Le  roi  grec  abandonna  ses  prétentions  sur  l'Inde  et  rerut  du  priuce  indien 
500  éléphants  (Plin.,  H.  N.,  VI,  23  (20).  —  Slrab.,  XV,  p.  408). 

(i)  Athen.,  I,  32.  —  Lasse  n,  Ind   Allcrlli.,  T.  II,  p.  209-213. 


28'2  LA    GRÈCE. 

ait  demandé  à  un  Séleiicide  de  lui  envoyer  un  sophiste;  le  roi 
syrien  repondit,  dit-on,  que  les  lois  grecques  ne  lui  permettaient 
pas  d'acheter  un  philosophe(').  Un  fait  plus  Intéressant  a  été  révélé 
par  les  orientalistes.  Vers  le  milieu  du  troisième  siècle  (avant 
.J.  Ch.)  régnait  dans  l'Inde  Açoka,  célèbre  par  son  zèle  pour  la  pro- 
pagation de  la  doctrine  bouddhique;  des  inscriptions  en  langue 
sanscrite  nous  apprennent  qu'il  fit  des  traités  avec  les  rois  de  Syrie 
et  d'Egypte  (-)  :  ces  conventions  accordaient  liberté  entière  aux  mis- 
sionnaires bouddhistes  d'enseigner  la  bonne  loi  parmi  les  Grecs  (*). 
Nous  ne  savons  si  le  bouddhisme  trouva  des  sectateurs  dans  les 
royaumes  des  Séleucides  et  des  Plolémées  ;  mais  le  prosélytisme 
ardent  qui  animait  les  sectateurs  du  Bouddha  ne  permet  pas  de 
douter  que  leur  religion  ne  soit  parvenue  à  la  connaissance  des 
Hellènes.  C'est  ainsi  que  les  conquêtes  d'Alexandre  établirent  des 
relations  politiques,  commerciales  et  intellectuelles  entre  la  Grèce 
et  l'Inde.  Au  point  de  vue  du  droit,  la  guerre  du  héros  macédonien 
était  un  fait  brutal  :  dans  les  desseins  de  la  Providence,  elle  devint 
un  instrument  de  civilisation. 

Cependant  les  relations  des  Séleucides  avec  l'Inde,  rares  et  pas- 
sagères, étaient  insuffisantes  pour  initier  les  Grecs  aux  dogmes  du 
brahmanisme  et  du  bouddhisme  et  pour  implanter  dans  l'Orient  les 
germes  de  la  civilisation  hellénique.  Ce  furent  les  colonies  macédo- 
niennes qui  devinrent  l'intermédiaire  d'une  communication  plus 
active  et  d'un  rapprochement  plus  intime.  Les  Grecs  établis  dans  la 
Bactriane  profitèrent  de  l'anarchie  qui  suivit  la  mort  d'Alexandre 
pour  se  rendre  indépendants;  ils  élevèrent  dans  le  voisinage  de 
l'Inde  (')  un  état  qui  jouit  d'une  singulière  destinée.  Jusqu'à  nos 


(1)  Hcgesiander,  ap.  Athen.,  XIV,  G7. 

(2)  Açoka  paraît  même  avoir  eu  des  relations  avec  les  rois  de  Macédoine  et  de 
Cyrène  [Lassen,  Ind.  Alterth.,  T.  II,  p.  240-245). 

(3)  Benfey,  dans  VEncijclopédie  d'Ersch,  S.  II,  T.  17,  p.  71. 

(4)  Les  Grecs  fondèrent  des  états  dans  l'intérieur  même  de  l'Inde.  Lassen 
(Ind.  Alterth.,  T.  II,  p.  322-338)  a  recueilli  tous  les  renseignements  qui  restent 
sur  ces  royaumes  indo-grecs.  La  domination  des  Hellènes  fut  détruite  par  l'in- 
vasion de  peuples  scythiques,  au  commencement  de  l'ère  chrétienne,  après  avoir 
duré  plus  d'un  siècle  et  demi. 


LES    IILCKMOMES. 


285 


jours,  nous  n'avions  sur  Thistoire  de  ce  royaume  que  quelques  pas- 
sages des  auteurs  anciens;  leurs  récils  donnaient  de  la  puissance  des 
rois  grecs  une  idée  qui  paraissait  empreinte  de  l'exagération  orien- 
tale :  ils  dépassèrent,  disait-on,  les  conquêtes  d'Alexandre  et  éten- 
dirent leur  domination  jusque  sur  TAryane  et  les  provinces  les 
plus  éloignées  de  l'Inde  (').  Cette  grande  monarchie  semblait  avoir 
disparu  comme  dans  un  abîme,  sans  laisser  aucune  trace  de  son 
existence;  mais  voilà  que  des  découvertes  de  monnaies  faites  coup 
sur  coup  dans  la  Bouckharie,  l'Afghanistan  et  le  Panjab,  nous 
apportent  la  confirmation  éclatante  des  témoignages  des  auteurs 
grecs,  et  ressuscitent  en  quelque  sorte  un  empire  que  l'on  était 
tenté  de  rejeter  parmi  les  fables  (^).  Pendant  deux  siècles  les  Grecs 
régnèrent  dans  la  Bactriane  et  dans  une  partie  de  l'Inde.  L'invasion 
d'un  peuple  Jiomade  mit  fin  à  leur  empire  (');  mais  la  civilisation 
hellénique  avait  jeté  des  racines  si  profondes  dans  le  sol  indien  que 
les  vainqueurs  barbares  subirent  l'influence  des  vaincus,  et  qu'ils 
adoptèrent  la  langue  grecque.  Leurs  noms  ne  sont  parvenus  à  la 
postérité  que  par  des  médailles  frappées  par  des  artistes  grecs  {'). 
Quelle  influence  la  domination  séculaire  des  Hellènes  dans 
l'Orient  exerça-t-elle  sur  les  deux  races?  Les  Grecs  vinrent  en  con- 
tact avec  les  disciples  de  Zoroastre  et  avec  les  sectateurs  de  Brâhma. 
Nous  n'avons  que  de  rares  indications  sur  les  suites  de  ces  commu- 
nications. La  chute  de  la  puissance  persane  affaiblit,  mais  ne 
détruisit  pas  l'élément  zend.  lise  releva  avec  les  Parthcs;  néan« 
moins  la  civilisation  grecque  était  encore  si  puissante  que  les  Arsa- 


(1)  Strab.,  XV,  p.  472;  XI,  p.  35o. 

(2)  Voyez  sur  ces  découvertes  :  liaoïtl-Rochelte  (Journal  des  Savants,  jiiiu 
1834,  ftivrier  1836)  et  0.  Muller  (Goettinp;.  Gclehrte  Anzeig.,  1838,  n"  21,  ss.; 
1830,  H"  29,  ss.).—  Lassen  a  reconstruit  l'histoire  de  la  Bactriane,  en  combinant 
les  témoignages  des  écrivains  grecs  avec  les  renseignements  authentiques  four- 
nis par  les  monnaies  (Ind.  Alterth.,  T.  II,  p.  277-344). 

(3)  Tel  est  du  moins  le  récit  des  auteurs  anciens  II  résulte  des  rcclierches  do 
Lassen  (ib.,  p.  320)  que  c'est  plutôt  à  Mithridale  qu'il  faut  attribuer  la  destruc- 
tion du  royaume  grec  i-bactrien. 

(4)  Lassen,  dans  VEnajclopédic.  d'Ersch,  S.  III,  T.  lo,  an  mot  Pauhchab, 
p.  488,  ss.  —  /(/,,  Ind.  Alterth.,  T.  II,  p.  .370,  ss. 


284  LA    GRÈCE. 

cides  prirent  le  litre  de philhellènes^^).  Un  roi  arménien,  allié  des 
Parthes,  écrivit  des  discours,  des  histoires,  des  tragédies  dans  la 
langue  de  Sophocle.  Plutarque  nous  a  conservé  quelques  détails 
intéressants  sur  le  mélange  de  barbarie  et  d'hellénisme  qui  régnait 
à  sa  cour.  Crassus,  poussé  par  son  avarice,  attaqua  les  Parthes  au 
mépris  du  droit  des  gens  ;  il  fut  pris  et  tué  par  trahison;  on  envoya 
sa  télé  et  sa  main  au  roi.  Hyrodès  aimait  la  langue  et  la  littérature 
des  Grecs  ;  lorsqu'on  lui  apporta  ces  horribles  trophées  ,  les  tables 
venaient  d'être  enlevées,  et  un  acteur  tragique,  nommé  Jason,  chan- 
tait le  rôle  d'Agave  dans  les  Bacchantes  d'Euripide,  à  la  grande 
satisfaction  des  spectateurs.  On  jeta  la  tête  aux  piedsdu  roi;  la  salle 
retentit  des  applaudissements  et  des  cris  de  joie  des  Parthes.  Jason 
prit  la  tête  de  Crassus  et  comme  une  bacchante  en  délire,  il  se  mit 
à  chanter  ces  vers  d'Euripide  : 

«  Nous  apportons  des  montagnes  ce  cerf  qui  vient  d'être  tué  : 
Nous  allons  au  palais,  applaudissez  à  notre  chasse.  » 

Cet  à-propos  plut  fort  à  tout  le  monde.  En  continuant  le  dialogue, 
il  arriva  à  ces  mots  : 

«  Qui  l'a  tué? 

C'est  à  moi,  c'est  à  moi  qu'en  revient  l'honneur.  » 

Alors  le  meurtrier  du  général  romain  qui  était  au  festin ,  s'élança 
de  table,  et  lui  prit  des  mains  la  tête  en  s'écriant  :  «  C'est  à  moi  de 
chanter  le  morceau  plutôt  qu'à  lui.  »  Le  roi,  charmé  de  cet  incident, 
lui  donna  la  récompense  d'usage  et  fit  don  d'un  talent  à  Jason  (-). 
On  le  voit,  la  littérature,  instrument  de  jouissance  pour  les  Bar- 
bares, n'était  pas  parvenue  à  humaniser  leurs  mœurs.  La  race 
persane  ressaisit  la  domination  sous  les  Sassanides  et  avec  elle  le 
mazdéisme  regagna  de  l'influence  sur  la  nation.  Les  deux  éléments 
\  furent  donc  mis  en  présence;  il  semble,  d'après  quelques  rares  faits 
'  que  l'histoire  nous  a  transmis, que  l'hellénisme  était  le  plus  vivace  et 
qu'il  agit  sur  l'antique  religion  de  Zoroastre.  Pendant  des  siècles, 

(1)  lical  Encijclopadic  der  classischen  Alterthumswisscnschalt,  au  mot  Parlhi 
(ï.  V,  p. '1207). 

(2)  Plutanh.,  Crass,,  33. 


LES    HÉGÉMONIES.  285 

la  langue  des  Hellènes  avait  élé  celle  de  la  politique,  de  la  liltéra- 
tore  et  du  commerce  en  Orient;  le  nouvel  empire  renfermait  beau- 
coup de  cités  grecques;  c'étaient  autant  de  foyers  de  civilisation 
étrangère.  Nuschirvan  fit  traduire  en  persan  les  ouvrages  les  plus 
célèbres  de  la  littérature  liellénique;  lui-même  était  admirateur  de 
Platon  et  d'Aristote  (').  Des  rapports  s'établirent  entre  la  philoso- 
phie et  la  religion.  Agatkias  nous  apprend  qu'Uranius,  Syrien  de 
naissance  et  qui  prenait  le  titre  de  philosophe,  passa  en  Perse  et  y 
eut  de  longues  discussions  avec  les  mages;  il  jouissait  d'un  grand 
crédit  auprès  des  monarques  sassanides  (-).  Mais  jusqu'où  alla  l'in- 
flueuce  de  la  Grèce  sur  le  peuple  de  Zoroastre?  pénétra-t-elle  jus- 
qu'aux dogmes? le  mazdéisme  de  son  côté  frappa-t-il  les  disciples  de 
Platon  et  d'Aristote  par  la  grandeur  et  la  simplicité  de  ses  croyan- 
ces? Nous  n'avons  pas  de  réponse  à  faire  à  ces  questions.  Un  seul 
nom  est  parvenu  à  la  postérité  :  5e/eucî<5,  dit-on,  alliait  la  con- 
naissance de  la  philosophie  grecque  à  la  doctrine  des  mages  (').  Il 
est  probable  que  la  philosophie  grecque  et  la  religion  persane  ne 
restèrent  pas  en  présence  pendant  des  siècles  sans  se  rapprocher  et 
se  modifier  (*). 

Nous  avons  des  renseignements  moins  incertains  sur  les  commu- 
nications intellectuelles  de  la  Grèce  et  de  l'Inde.  Déjà  sous  Alexan- 
dre ,  il  y  eut  des  rapports  entre  la  philosophie  grecque  et  la  sagesse 


(1)  Agalhias,  II,  28. 

(2)  Agathias,  11,29. 

(3)  Real  Encyclopudie  dcr  classischenAlterthumswissenschafl,  au  mot  Scleu- 
cia,  T.  VI,  p.  930  et  suiv. 

(4)  Lassen,  tout  en  convenant  que  le  contact  des  Hellènes  et  des  sectateurs  de 
Zoroastre  est  un  des  événements  les  plus  mémorables  de  cette  époque,  dit  que 
l'influence  des  deux  races  l'une  sur  l'uiitre  fut  à  peu  près  nulle  (Ind.  Altertli., 
T.  II,  p.  338-341).  Il  nous  parait  im[)ossible  que  des  hommes,  des  peuples,  des 
religions  se  touchent  pendant  des  siècles,  sans  qu'il  en  résulte  une  transforma- 
tion quelconque.  L'illustre  orientaliste  avoue  du  reste  que  les  témoignages  nous 
font  défaut  pour  décider  ces  intéressantes  questions.  Tout  ce  que  les  médailles 
nous  apprennent  (ib.,  p.  310),  c'est  que  les  rois  grecs  finirent  par  prendre  les 
titres  pompeux  a n'ectés  de  tout  temps  par  les  princes  asiatiques.  La  langue  et 
les  légendes  aryennes  qui  figurent  sur  les  monnaies  attestent  également  que  les 
Grecs  ne  restèrent  pas  isolés  des  peuples  indigènes.  Ce  commerce  extérieur 
n'aurait-il  pas  conduit  a  un  échange  d'idées? 


286  LA   GRÈCE. 

indienne.  Les  brahmanes  usèrent  de  leur  ascendant  sur  les  popu- 
lalions  pour  les  exciter  contre  le  conquérant  étranger.  On  dit  que 
le  vainqueur  irrité  voulut  mettre  leur  science  à  l'épreuve;  il  leur 
proposa  des  questions  qui  paraissaient  insolubles,  en  déclarant  qu'il 
ferait  mourir  ceux  qui  répondraient  mal.  Il  faut  lire  dans  Plularque 
la  lutte  d'esprit  qui  s'éleva  entre  Alexandre  et  ceux  que  les  Grecs 
appelaient  des  gymnosophistes.  Leurs  réponses  satisfirent  le  dis- 
ciple d'Aristote  et  éveillèrent  sa  curiosité;  il  désira  voir  ceux  des 
brahmanes  qui  avaient  la  plus  grande  réputation  et  qui  vivaient  pai- 
sibles dans  la  solitude  des  forêts.  Il  se  trouvait  auprès  d'Alexandre 
un  philosophe  appartenant  à  une  école  qui  avait  quelque  rapport 
avec  la  doctrine  des  solitaires  indiens.  Onésicrile  le  Cynique  fut 
député  vers  les  gymnosophistes.  L'un  d'eux  se  montra  digne  d'en- 
trer en  relation  avec  un  disciple  de  Diogène.  Les  messagers  du  roi 
l'appelèrent  auprès  du  fils  de  Jupiter,  lui  promettant  des  récom- 
penses s'il  obéissait,  le  menaçant  de  châtiments  rigoureux  en  cas 
de  refus.  Il  répondit  que  celui  qui  lui  envoyait  cet  ordre  n'était  pas 
fils  de  Dieu,  puisque  sa  domination  ne  s'étendait  que  sur  une 
partie  imperceptible  du  monde;  que  pour  lui,  il  n'avait  pas  besoin 
de  ses  présents  et  n'était  pas  intimidé  par  ses  menaces:  vivant, 
l'Inde  lui  donnait  une  nourriture  sulfisanle:  mort,  il  serait  délivré 
de  ce  corpsdéjà  usé  parla  vieillesse  et  passerait  aune  vie  meilleure. 
Ces  premières  relations  entre  les  philosophes  grecs  et  les 
brahmanes  ne  furent  que  passagères,  mais  elles  suffirent  pour 
révéler  l'immense  dislance  qui  séparait  la  science  de  la  Grèce  des 
dogmes  de  l'Orient.  Onésicrite  parla  à  un  ascète  indien  de  Socrate, 
de  Pythagore  et  de  Diogène.  Ces  hommes,  dit  le  solitaire,  me  pa- 
raissent avoir  eu  des  dispositions  heureuses  pour  la  vertu;  mais 
ils  ont  eu  trop  de  respect  pour  les  lois(').  Le  génie  politique  des 
Grecs  se  manifestait  jusque  dans  les  spéculations  et  dans  la  vie  de 
leurs  philosophes:  beaucoup  d'entre  eux  furent  législateurs,  presque 
tous  s'occupèrent  de  l'organisation  de  la  cité.  Les  Indiens  ne  com- 
prenaient pas  que  des  sages  eussent  encore  des  liens  avec  la  société; 

(1)  Plutarch.,  Alex.,  Go.  —  Slrab.,  XV,  p.  492-494.  —  Cf.  Arrian.,  De  Exped. 
Alex.,  YII,  1.2. 


LES   IIKr.ÉMONIES.  287 

la  sagesse  pour  eux  consistait  à  quitter  le  monde  pour  vivre  d'une 
vie  conlcmj)lative;  leur  unique  souci  était  la  délivrance  finale,  le 
salut  auquel  ils  aspiraient  consistait  à  se  confondre  dans  l'Être 
universel.  Il  y  en  avait  qui  hâtaient  par  le  suicide  l'heure  de  leur 
aiïranchissement.  Vn  brahmane  qui  consentit  à  suivre  Alexandre 
donna  aux  Grecs  le  spectacle  d'une  mort  volontaire;  le  roi  chercha 
vainement  à  le  détourner  de  son  dessein;  Calamus  monta  sur  le 
bûcher  en  présence  d'une  foule  immense.  Les  uns  taxèrent  cet  acte 
de  folie,  les  autres  y  virent  l'ostentation  d'une  vaine  gloire;  quel- 
ques-uns admirèrent  cette  force  d'âme  et  ce  mépris  de  la  mort('). 
La  Grèce  allait  aussi  avoir  ses  sages  qui  se  retiraient  du  monde  et 
ne  reculaient  pas  devant  le  suicide.  La  doctrine  de  Zenon  a  d'éton- 
nantes analogies  avec  les  dogmes  brahmaniques;  l'Inde  aurait-elle 
eu  une  inlluence  que  nous  ignorons  sur  le  développement  du  stoï- 
cisme (-)  "? 

Quelle  impression  la  conquête  d'Alexandre  laissa-t-elle  dans 
l'esprit  des  Indiens?  Le  roi  macédonien  éleva  dans  l'Inde  des  mo- 
numents gigantesques  :  des  autels  de  douze  coudées  de  haut,  un 
camp  d'un  contour  triple  de  celui  d'un  camp  ordinaire,  des  lits, 
des  armes,  des  mangeoires,  des  mors  d'une  grandeur  extraordi- 
naire, devaient  être  les  témoignages  éternels  d'une  expédition  hé- 
roïque, et  faire  croire  aux  générations  futures  que  des  hommes 
d'une  force  surnaturelle  avaient  envahi  l'Orient  (=).  Vains  efforts  ! 
le  vaiiupieur  de  l'Asie  passa  comme  un  météore  ;  son  nom  même 
ne  vécut  pas  dans  la  mémoire  des  Indiens.  Un  orientaliste  a  donné 
une  explication  satisfaisante  de  ce  singulier  oubli.  Le  héros  macé- 
donien ne  conquit  pas  l'Inde  proprement  dite,  le  pays  sacré  du 
Gange;  il  ne  dépassa  pas  la  Penta|)Otamie  {^).  Lorsque  les  Grecs 

H)  Diodor.,  XVII,  107. 

(2)  Robertson  a  montré  Jes  analogies  qui  exislent  entre  le  stoïcisme  et  les  doc- 
trines indiennes  (Recherches  sur  l'Inde  ancienne,  Appendice). 

(3)  Diodor.,  XVII.  9o.  —  Plutarch.,  Alex.,  62.  —  Arrian.,  V,  2u-29.  — 
Justin.,  XII,  8,  —  Q.  Curt.,  IX,  3,  4. 

(4)  Lassen,  De  Pentapotamia,  p.  57,  sq.  —  Le  souvenir  de  l'e.vpéditioa 
d'Alexandre  s'est  conservé  dans  la  Hactriane.  Les  chefs  des  Tdgik  rapportent 
leur  origine  au  héros  macédonien.  Hitler  (.Asien,  T.  V,  p.  821)  a  recueilli  les  tra- 
ditions sur  cette  singulière  généalogie. 


288  LA    GRÈCE. 

de  la  Bactriane  s'emparèrent  d'une  partie  de  l'Inde  brahmani- 
que, les  Indiens  eurent  des  relations  directes  avec  les  audacieux 
étrangers  qui  d'un  petit  coin  du  monde  s'étaient  élancés  à  la  con- 
quête de  l'univers.  Le  savant  Lassen  a  trouvé  dans  la  littérature 
sanscrite  des  traces  du  contact  des  deux  peuples.  Tout  en  traitant 
les  Hellènes  de  barbares,  les  Indiens  admirèrent  leur  courage, 
leur  science,  et  surtout  la  connaissance  qu'ils  avaient  de  l'astrono- 
mie (');  ils  empruntèrent  cette  science  aux  Grecs (').  Les  monuments 
de  l'art  indien  portent  également  l'empreinte  de  l'influence  hellé- 
nique. La  civilisation  grecque  pénétra-t-elle  plus  loin?  Ici  les 
doutes  reparaissent.  Un  orientaliste  allemand  dit  que  le  plus 
riche  développement  du  génie  brahmanique  coïncide  avec  la  domi- 
nation des  Grecs  dans  l'Inde  (')  ;  la  Grèce  pourrait  alors  revendi- 
quer une  gloire  unique  dans  l'histoire;  elle  aurait  éclairé  de  sa 
lumière  l'Orient  et  l'Occident,  Rome  et  l'Inde.  Mais  les  origines 
de  la  civilisation  indienne,  l'époque  de  la  rédaction  des  livres 
sacrés,  les  causes  qui  favorisèrent  la  culture  de  la  poésie  et  de  la 
philosophie  sur  les  bords  du  Gange,  sont  encore  des  mystères. 
Nous  avons  dit  ailleurs  qu'un  célèbre  orientaliste  ne  reconnaît  à  la 
Grèce  qu'une  action  à  peine  sensible  sur  l'Inde  (*).  Les  probabilités 
sont  plutôt  pour  l'antiquité  du  brahmanisme,  et  pour  une  influence 
de  l'Orient  sur  la  Grèce. 


(1)  Lassen,  Do  Pentapotamia,  p.  58-60. 

(2)  Ces  connaissances  ne  furent  pas  communiquées  aux  Indiens  par  les  Grecs 
de  la  Bactriane,  mais  par  l'intermédiaire  d'Alexandrie.  Telle  est  du  moins  l'opi- 
nion de  Lassen  (Ind.  Alterth.,  T.  Il,  p.  343). 

(3)  Denfey,  dans  VEncyclopédie  d'Ersch,  S.  II,  T.  17,  p.  82,  301. 

(4-)  Burnouf.Yoyez  le  Tome  I  de  mes  Éfurfes.  Telle  est  aussi  l'opinion  de 
Lassen  (Ind.  Alterth.,  T.  II,  p.  343,  ss.). 


-^A/vxn/ijvvv- 


LIVRE    CINQUIÈME. 

CHAPITRE  I. 

DÉCADENCE  DE  TIIÈCES,  DE  SPARTE,  D'ATHÈNES. 


Des  trois  cités  qui  eurent  rambilion  de  commander  à  la  Grèce, 
la  dernière  décliut  aussi  rapidement  qu'elle  avait  grandi.  La  dignité 
morale  manquait  à  Tlièbes  :  la  stupidité  et  la  gloutonnerie  béo- 
tiennes l'emportèrent  sur  le  génie  d'Épaminondas.  On  aurait  de  la 
peine  à  croire,  si  Voltjbe  ne  l'alteslait  pas,  que  les  magistrats  n'ou- 
vraient plus  les  tribunaux,  pour  plaire  à  la  multitude.  Au  lieu  de 
laisser  leurs  biens  à  leur  famille,  les  mourants  les  léguaient  à  des 
amis  pour  être  employés  en  festins;  bientôt  les  Béotiens  ne  trou- 
vèrent plus  assez  de  jours  dans  l'année  pour  faire  honneur  à  ces 
singuliers  legs  ('). 

La  décadence  des  Spartiates,  également  rapide,  a  arraché  des 
plaintes  douloureuses  aux  admirateurs  des  choses  lacédémonien- 
ncs(-).  Nous  ne  déplorerons  |)as  avec  Mabhj  la  cbule  de  la  cité  de 
Lycurgue,  parce  que  nous  croyons  que  l'idéal  du  célèbre  législa- 
teur était  faux.  Nous  avons  rendu  justice  au  sentiment  d  égalité 
qui  l'animait,  mais  cette  égalité  avait  pour  condition  et  pour  appui 
la  plus  révoltante  inégalité;  dans  le  sein  même  de  la  cité  elle  était 

(1)  Pobjb.,  XX,  G,  1-G. 

(2)  Mably  dit  qu'en  voyant  la  fin  malheureuse  de  ce  peuple,  le  plus  vertueux 
de  lanliquitô,  on  se  sent  attendri  sur  le  sort  de  l'humanité  et  la  fragilité  de  nos 
vertus  (Observations  sur  l'histoire  de  la  Grèce,  livre  II,  T.  V,  p.  I  21). 

19 


290  LA   GRÈCE. 

faussée,  cl  elle  finit  par  devenir  un  mensonge  :  l'arislocralie  se 
changea  en  une  odieuse  oligarchie  (').  Or,  une  loi  fatale  pèse  sur 
les  corps  qui  ferment  leur  sein  à  tout  clément  étranger  :  ils  s'étei- 
gnent. Déjà  du  temps  d'Aristote,  il  n'y  avait  plus  que  mille  citoyens 
à  Sparte  (-).  La  dépopulation  y  alla  croissant.  Lorsqu'Agis  tenta  sa 
réforme,  les  Spartiates  étaient  réduits  à  sept  cents,  dont  cent  à 
peine  possédaient  des  propriétés;  tout  le  reste  n'était  qu'une  tourbe 
indigente  qui  languissait  dans  l'opprobre  (').  Le  mal  qui  rongeait 
Sparte  était  sans  remède;  il  n'y  avait  aucune  ouverture  dans  la 
constitution  pour  y  introduire  des  changements  dont  le  temps 
aurait  prouvé  la  nécessité.  Lacédémone  succomba  sous  l'immutabi- 
lité de  ses  lois.  Les  formes  étaient  en  opposition  complète  avec 
l'état  social,  et  cependant  elles  furent  maintenues  avec  un  respect 
hypocrite.  Mais  la  vie  s'en  était  retirée;  deux  hommes  essayèrent 
en  vain  de  la  rappeler  :  Agis  et  Cléomène  périrent  victimes  de  leur 
héroïque  dévouement.  Le  sort  de  Sparte  est  celui  de  toute  institu- 
tion qui  prétend  être  l'expression  d'une  perfection  absolue  et  qui  à 
ce  titre  ne  peut  pas  se  modifier  avec  les  besoins  de  la  société  qu'elle 
régit.  En  elTet  la  vie  est  essentiellement  changeante  et  progressive. 
Vouloir  l'immobiliser,  c'est  la  tuer.  Les  corps  qui  ferment  tout 
accès  au  progrès,  finissent  par  ressembler  aux  momies  d'Egypte; 
ils  peuvent  se  conserver  pendant  des  siècles,  mais  ils  ne  vivent  plus, 
cl  un  jour  vient  où  ils  tombent  en  poussière. 

L'humanité  n'a  pas  à  regretter  la  chute  de  Sparte.  Elle  élait 
une  anomalie  au  milieu  de  la  Grèce.  C'est  par  la  pensée  que 
la  race  hellénique  élait  appelée  à  agir  sur  le  monde;  or,  Sparte 
seule  de  toutes  les  cités  grecques  resta  étrangère  au  mouve- 
ment intellectuel  qui  fait  la  gloire  des  Hellènes.  Isocrate  repro- 
chait aux  Lacédémoniens  d'ignorer  jusqu'aux  éléments  des  let- 
tres; le  sophiste  Hippias  disait  qu'ils  ne  savaient  pas  compter  ('). 
En  vain  les  admirateurs  de  Lycurgue  se  récrient  contre  ces  exagé- 
râlions;  nous  leur  répondrons  par  le  proverbe  qui  dit  que  l'on  ne 

(1)  Manso,  Sparta,  T.  III,  p  210,  ss. 

(2)  Aristot.,  Polit.,  Il,  5,  11;  H.  6,  10.  H. 

(3)  Plutarch.,  Agis,  5. 

i'i)  Isdoat.,  Panath.,  §  209.  p.  276,  D.  —  Plat.,  Ii)j2J,iias  Udj^  285. .C 


DÉCADENCE   DE    LA    GRÈCE.  291 

prête  qu'aux  riches.  Après  tout,  Isocrate  cl  Ilippias  étaient  plus 
dans  le  vrai  que  les  apologistes  modernes  de  Sparte.  L'on  est  réel- 
lenaent  stupéfait, quand  on  entend  OtfriedMûller  dire  sérieusement 
que  Lacédémone  n'était  rien  moins  qu'étrangère  à  la  civilisation 
intellectuelle,  que  tout  ce  qu'il  y  avait  de  grand  et  de  beau  dans  la 
vie  hellénique  y  était  cultivé(').  Il  faut,  dit  un  critique  anglais,  que 
le  savant  allemand  ait  été  nourri  de  brouet  Spartiate  pour  avancer 
de  pareilles  énormités(-).  Le  débat,  nous  semble-t-il,  est  bien  facile 
à  vider.   L'Ecriture  Sainte   dit  que  l'arbre  se  juge  d'après  les 
fruits  qu'il  porte.  Qu'on  nous  nomme  les  poêles  nés  à  Sparte. 
Thalétas,  Bacis,  Tyrtée,  appelés  par  ordre  de  l'oracle,  étaient 
étrangers;  Alcman,  le  seul  qui  ait  été  élevé  à  Lacédémone,  était  un 
esclave  de  race  lydienne.  Où  sont  les  Sophocle  et  les  Aristophane 
de  la  cité  lacédémonienne?  Plutarque,  un  des  grands  lacomanes, 
avoue  qu'elle  ne  souffrait  ni  tragédie,  ni  comédie.  Où  sont  les 
Hérodote  et  les  Thucydide  de  Sparte?  Nous  ignorerions  aujour- 
d'hui jusqu'à  son  nom,  si  les  nations  avec  lesquelles  elle  fut  en 
guerre  n'avaient  écrit  son  histoire  (^).  Quant  au  talent  oratoire  des 
Spartiates,  il  est  célèbre;  ils  ne  parlaient  que  par  sentences.  Pour 
les  oracles,  le  laconisme  est  excellent;  à  la  tribune,  nous  préférons 
Démosthène.  Reste  la  philosophie.  A  en  croire  un  académicien 
français  ('),  c'était  là  la  gloire  de  Sparte  :  Ilippias  aurait-il  mieux 
dit?  En  définitive  nous  ne  trouvons  à  Sparte  ni  arts  ni  sciences.  Au 
point  de  vue  grec,  les  Lacédémoniens  étaient  des  Barbares.  Félici- 
tons-nous de  ce  qu'ils  ont  échoué  dans  leurs  projets  de  domination, 
puisque  au  lieu  de  devenir  une  source  de  lumières  pour  le  genre 
humain,  la  Grèce  eût  été  couverte  de  ténèbres,  comme  elle  le  dit 
après  l'invasion  des  Turcs. 

Athènes  fut  emportée  dans  la  ruine  générale  de  la  Grèce;  mais 
sa  chute,  quelque  profonde  qu'elle  soit,  n'offre  pas  un  spectacle 

(i)  Mnlkr,  Die  Dorior,  T.  II,  p.  387,  et  passim. 

(2)  Edinbiirgli  Reviow,  july  4830,  p.  334. 

(3)  Ln  romnrqiie  est  de  De  Puuw,  écrivair)  ;iN(|ut'l ,  nnalp;ré  ses  paradoxes,  on 
ne  peut  refuser  iio  esprit  pénétrant  (Heelierclies  pliilosoplmiiirs  siii'  les  Grées. 
Discours  préliminaire,  p.  8). 

(5)  De  la  Xauzc,  dans  les  Mémoires  de  l'Académie  des  Insrripduns,  T.  Xl\, 
p.  IGG. 


292  LA    GRÈCE. 

aussi  triste  que  le  sort  de  sa  rivale.  Grâce  au  génie  des  arls, 
elle  resta  la  première  cité  du  monde  ancien.  Athènes  combat- 
tit vainement  pour  l'hégémonie  ;  elle  ne  parvint  pas  à  réaliser 
l'unité  politique  ;  mais  elle  devint  le  centre  d'une  unité  plus 
haute,  la  métropole  de  la  civilisation  grecque.  L'empire  intellec- 
tuel de  la  cité  de  Minerve  parut  dans  tout  son  éclat,  précisément 
alors  que  la  force  matérielle  lui  fit  défaut.  Athènes  était  l'université 
de  la  Grèce  :  les  Grecs  répandus  dans  le  monde  entier  y  envoyaient 
leurs  enfants  pour  s'y  former  aux  principes  de  la  culture  hellé- 
nique (').  Cette  domination  de  l'intelligence  s'étendit  au  lieu  de 
s'arrêter,  lorsque  la  Grèce  fut  envahie  par  les  légions  de  Rome.  Il 
suffît  de  deux  batailles  pour  effacer  le  nom  de  Sparte  de  la  ferre. 
Athènes  eut  la  gloire  de  vaincre  ses  conquérants;  elle  vit  accourir 
dans  ses  murs  ses  rudes  vainqueurs;  les  Césars,  pour  honorer  la 
patrie  des  lettres,  lui  laissèrent  la  liberté  qui  avait  toujours  été  sa 
plus  chère  idole.  Lorsque  l'antiquité  fit  place  à  un  nouveau  monde, 
c'est  dans  les  écoles  d'Athènes  que  les  initiateurs  de  la  civilisa- 
lion  moderne  allèrent  puiser  des  leçons  d'éloquence.  Jusque  dans 
le  moyen-âge,  Athènes  fut  appelée  l'école  des  sciences.  «  Quand 
l'Europe  se  réveilla  de  la  barbarie, dit  un  poète,  son  premier  cri  fut 
pour  Athènes;  quand  on  apprit  que  ses  ruines  existaient  encore, 
l'on  y  courut,  comme  si  l'on  avait  trouvé  les  cendres  d'une  mère»  (-). 
Les  Athéniens  tressaillirent  toujours  au  nom  de  liberté;  les 
excès  mêmes  qu'on  leur  reproche  ont  une  excuse  dans  ce  sen- 
timent sacré.  Lorsque  la  nouvelle  inattendue  de  la  mort  d'Alexan- 
dre parvint  en  Grèce,  Athènes  appela  les  Grecs  à  l'indépendance. 
La  phalange  macédonienne  l'emporta.  Quand  Démélrius  rendit 
aux  Athéniens  leur  ancienne  forme  de  gouvernement,  ils  lui  pro- 
diguèrent des  témoignages  de  reconnaissance  qui  touchent  à  la 
folie;  ils  traitèrent  Démélrius  et  son  père  comme  des  dieux  sau- 
veurs; ils  les  adorèrent  (').  Les  malheureux  Athéniens  avaient 
douté  de  l'existence  des  dieux,  ou  s'étaient  crus  délaissés  par 
eux  en  voyant   la   liberté  anéantie  ;   qui  ne  leur  pardonnerait 

(1)  Isocrat.,  De  Permutai.,  §  224. 

(2)  Chateaubriand,  Itinéraire  de  Paris  à  Jérusalem. 

(3)  Demochares,  ap.  Athen.,  VI,  62,  sq. 


DÉCADENCE    DE    L.V    GRÈCE.  29o 

d'avoir  vu  des  divinités  dans  leurs  libérateurs?  Toutefois  l'amour 
de  la  liberté  qui  se  manifeste  par  de  pareilles  extravagances  n'est 
plus  un  signe  de  force,  mais  une  marque  de  faiblesse.  La  cité  de 
Minerve,  en  prostituant  les  bonneurs  divins  à  un  bomme  qui  souil- 
lait ses  belles  qualités  par  des  débaiicbes  effrénées,  donna  l'exemple 
de  cet  avilissement  qui'  fut  poussé  plus  loin  encore  par  le  peuple 
roi;  des  monstres  furent  placés  au  rang  des  dieux.  Arrivé  à  ce 
point,  le  genre  bumain  devait  périr  ou  se  régénérer  par  une  vio- 
lente révolution. 

Tbèbes,  Sparte,  Albènes  disparaissent  de  la  scène  politique; 
tout  ce  qu'elles  désirent,  c'est  une  liberté  isolée;  elles  sont  beu- 
reuses  de  l'accepter  des  mains  de  leurs  vainqueurs.  Cependant  une 
puissance  plus  formidable  que  celle  des  Macédoniens  se  formait  à 
l'Occident.  A  la  veille  de  succomber,  la  Grèce  fait  un  suprême 
elïort  pour  trouver  la  force  dans  l'union.  La  fécondité  de  la  terre 
bcllénique  est  vraiment  admirable.  On  la  croit  épuisée  par  des 
combats  .et  des  souflrances  séculaires,  et  voilà  qu'une  tribu  obscure 
et  ignorée  imprime  à  la  Grèce  entière  un  mouvement  qui,  s'il  s'était 
produit  dans  les  années  de  vigueur,  aurait  pu  la  rendre  invincible. 
La  ligue  achéenne  est  l'essai  le  plus  sérieux  qui  ait  été  fait  dans 
l'antiquité  du  principe  de  l'association;  ce  qu'il  a  produit  dans  des 
temps  de  décadence  révèle  la  puissance  qu'il  exercera  dans  des  cir- 
constances plus  favorables. 


CHAPITRE  IL 

L  I  G  U  E    .\  C  II  É  E  N  N  E  ('). 


Celte  ligue  ne  fut  pas  le  premier  essai  tenté  par  les  Grecs  pour 
se  donner  quelque  force  par  l'association.  La  Grèce  est  aussi  ricbe 
en  constitutions  politiques  qu'en  œuvres  littéraires;  mais  ce  qui 
faisait  sa  gloire  dans  la  littérature,  devint  la  source  de  sa  faiblesse 
dans  l'ordre  social.  Les  confédérations  ne  peuvent  être  puissantes, 

(I)  Tittmann,  DaistcUunë  (1er  griechischcn  Slaatsvcrfassungcn,  livre  VIIF. 


294  LA    GUÈCE. 

pour  mieux  dire,  elles  n'existent  que  par  rétablissement  d'une 
autorité  centrale.  Or,  ce  lien  d'unité  manquait  aux  ligues  qui 
précédèrent  la  formation  de  la  ligue  acliéenue.Des  cités  qui  appar- 
tenaient ordinairement  à  une  même  tribu,  se  réunissaient  dans  des 
assemblées  pour  se  concerter  sur  leurs  intérêts  communs  (')  ;  mais 
elles  conservaient  une  entière  indépendance  ,  elles  se  faisaient  la 
guerre  entre  elles,  et  au  jour  du  danger  elles  cberchaient  chacune 
leur  salut  à  part,  sans  songer  à  défendre  leurs  alliés. 

Telle  est  l'histoire  des  colonies  de  l'Asie  Mineure.  Le  lien  des 
cités  ioniennes  était  purement  religieux.  Douze  villes  s'associèrent 
et  construisirent  un  temple  qu'elles  nommèrent  Pawonmm;  elles 
s'y  assemblaient  pour  célébrer  les  fêtes  qui  rappelaient  leur  pa- 
renté (^).  Des  délibérations  politiques  avaient  lieu  sans  doute  à 
l'occasion  de  ces  solennités,  mais  elles  n'en  formaient  pas  le  but. 
La  fédération  n'avait  pas  même  pour  objet  la  défense  générale  :  les 
Lydiens  s'emparèrent  d'une  ville  après  l'autre,  sans  qu'il  y  eût  un 
concert  pour  repousser  l'ennemi.  Il  fallut  que  les  Perses  imposas- 
sent aux  Ioniens,  comme  loi  du  vainqueur,  cette  union  qui  aurait 
dû  être  le  premier  bienfait  de  l'association  :  un  satrape  du  Grand 
Koi  manda  les  députés  des  villes  grecques  et  leur  fit  contracter 
l'engagement  de  recourir  à  la  justice  pour  terminer  leurs  diffé- 
rends, au  lieu  d'user  de  violence  (').  Le  lien  qui  unissait  les  cités 
éoliennes  était  encore  plus  faible.  Sainte-Croix  (')  admet  qu'elles 
avaient  un  centre  religieux;  mais  le  silence  d'Hérodote  rend  cette 
conjecture  invraisemblable  0. 

Dans  la  Grèce  d'Europe,  il  y  avait  également  quelques  associa- 
tions locales.  Telle  fut  la  ligue  béotienne,  qui  se  rapprochait  toute- 
fols  plus  d'une  hégémonie  que  d'une  confédération.  Les  Étoliens, 
comme  les  Achéens ,  formaient  une  ligue  ;  mais  ce  peuple  à  demi 

(i)  Wachsmuth,  Hellen.  Alterlh.,  §  21,  T.  I,  p.  158.  —  Hermann,  Gricchlschc 
Staatsalterthùmer,  §  11, 

(2)  Herod.,l,  143,  148. 

(.})  Herod.,\l,  42. 

(i)  Sainte-Croix,  Des  gouvorncmouts  fédcralifs,  p.  156. 

(5)  Ilcrmann,  Griech.  Alterth.,  §  76,  note  12.  —  Tliirlwall,  Gcscliiclite  Giie- 
chenlands,  T.  Il,  p.  108. 


LIGUE    ACIIÉENNE.  29o 

barbare  mérite  à  peiue  une  menliou  dans  Tliisloire  de  l'unité  hellé- 
nique. Les  Grecs  ne  trouvèrent  une  unité  temporaire  que  sous 
l'hégémonie  de  Sparte,  d'Athènes  et  de  Thèbes.  L'hégémonie,  insti- 
tution essentiellement  grecque,  n'a  point  les  avantages  d'une  con- 
fédération :  c'est  l'ambition  de  dominer  qui  a  fondé  la  suprématie 
de  quelques  républiques  et  non  le  désir  de  l'unité  (').  Aussi  cette 
forme  d'association  conduisit-elle  logiquement  à  la  domination 
macédonienne,  c'est-à-dire  à  la  perte  de  l'indépendance  des  cités 
confédérées.  Ce  qui  caractérise  au  contraire  les  confédérations, 
c'est  l'égalité  des  cités  unies  par  un  lien  fédéral.  Telle  fut  la  ligue 
achéenue. 

Les  Achéens  restèrent  étrangers  à  toute  idée  d'hégémonie.  Il  est 
impossible,  ditPo///6e,  de  trouver  une  plus  grande  égalité  et  plus  de 
liberté  que  dans  l'association  des  villes  achéennes;  les  fondateurs  de 
la  ligue  ne  se  réservèrent  aucun  privilège,  aucune  suprématie;  les 
dernières  cités  reçues  dans  la  confédération  jouirent  des  mêmes 
droits  que  les  premières  (-).  Tout  en  conservant  leur  indépendance 
intérieure  ('),  les  villes  alliées  surent  faire  le  sacrifice  d'une  partie 
de  leur  souveraineté  en  faveur  de  la  ligue.  Une  fédération  doit  avoir 
un  gouvernement  dont  l'action  s'étende  sur  les  intérêts  généraux. 
La  ligue  achéenne  était  armée  de  ce  pouvoir  suprême  ;  elle  décidait 
Icsdillërendsqui  divisaient  les  cités;  un  trésor  commun  et  une  armée 
fédérale  lui  permettaient  de  briser  les  résistances  que  des  intérêts 
particuliers  auraient  voulu  opposer  à  l'intérêt  de  tous(*).  Une  même 
législation  régissait  les  matières  qui  concernaient  toutes  les  cités. 
Poljjbe  remarque  comme  une  chose  extraordinaire  que  les  Achéens 
avaient  les  mêmes  poids,  les  mêmes  mesures,  les  mêmes  magistrats; 
il  ne  manquait  au  Péloponèse,  dit-il,  pour  ressembler  à  une  seule 
ville,  qu'un  mur  pour  renceindrcD.  L'assemblée  générale  repré- 

(1)  PoUjb.^W,  37,  9. 

(2)  Pohjb.,  II,  38,6.8. 

(3)  Poli/b.,\,  93. 

(4)  Polijb.,  IV,  60. 

(5)  Poltjb.,  II,  37,  10.  i\  :  /.aOci/ou  oz  zo-j-y  wov'.)  oia'/./àTTSiv  tou  t/./j  ura; 
ttôAî&j;  'Ji.'/Sii'îfj   i'/zvj  fjy^ïrjfi-j  zr,v   aûpTrairav  riâ/orovu/iTov,  tw  pÀ  tôv  aùrov 

■TZipifioMj-j  •jîz'i.pyjLv  toÏ;  z«toi/.oûtiv  a\jzYiv  Ta"/)//  â'z'uy.i  /.ai  zoivfl  /.v.i  /.arà 
7rû>ct;  £x«TTOt;  Taùrà  /.cà  7ra|ia7r)./;'7ia.  —  Cf.  Jualin.,  XXXIV,  I. 


296  LA  GRÈCE. 

sentait  la  ligue  à  Tégard  de  Tétranger:  seule  elle  avait  le  droit  d'en- 
voyer et  de  recevoir  des  ambassadeurs,  seule  elle  décidait  de  la 
guerre  et  de  la  paix  ('). 

La  ligue  achéenne,  longtemps  obscure,  n'acquit  une  importance 
bistorique  que  par  le  génie  d'Aratus.  Aratus  est  le  premier  homme 
politique  de  l'antiquité  qui  ait  vivement  senti  les  avantages  de  cette 
forme  de  gouvernement.  Il  pensait  et  non  sans  raison,  que  des 
villes  faibles  par  elles-mêmes,  en  se  liant  par  un  intérêt  commun, 
se  conserveraient  au  moyen  de  cette  union  réciproque:  «  De  même, 
disait-il,  que  les  parties  du  corps  bumain  tirent  leur  aliment  et 
leur  vie  de  l'union  qu'elles  ont  entre  elles,  mais,  dès  qu'elles  sont 
séparées,  ne  prennent  plus  de  nourriture,  et  finissent  par  se  dé- 
truire; de  même  aussi  tout  ce  qui  rompt  la  société  des  villes,  les 
conduit  à  leur  dissolution,  au  lieu  qu'elles  s'accroissent  lorsque, 
devenues  parties  d'un  corps  puissant,  elles  participent  aux  avan- 
tages, d'une  sagesse  commune  »f).  Aratus  conçut  l'idée  de  faire  du 
Péloponèse  un  seul  corps,  une  seule  et  même  puissance{^).  Il  voua 
sa  vie  entière  à  cette  grande  œuvre  :  «  ISi  les  richesses,  ni  la  gloire, 
ni  l'amitié  des  rois,  ni  llntérét  de  sa  propre  patrie,  en  un  mot,  au- 
cun bien  n'était  à  ses  yeux  préférable  à  l'accroissement  de  la  ligue 
achéenne.  r>[^].  A  force  de  persévérance  il  attira  dans  la  ligue 
Mégare,  Salamine,  Égine  et  Athènes  :  il  ne  restait  qu'à  gagner  les 
Éléens,  quelques  peuplades  arcadiennes,  Lacédémone,  et  la  Grèce 
entière  aurait  formé  une  confédération  puissante.  Mais  en  même 
temps  qu'Aratus,  un  homme  parut  sur  la  scène  dont  l'ambition 
égalait  le  génie.  Cléomène  entreprit  de  réformer  Sparte;  à  peine 
lui  eut-il  rendu  quelque  force  en  rétablissant  la  discipline  de  Lycur- 
gue,  que  l'esprit  guerrier  et  envahissant  de  la  race  dorienne  se  ré- 
veilla. Le  roi  Spartiate  se  ligua  avec  les  Etoliens  contre  la  puissance 
croissante  des  Achéens;  vainqueur,  il  consentit  de  se  joindre  à  la 
ligue,  mais  sous  la  condition  d'en  recevoir  le  commandement.  Les 
Achéens  étaient  disposés  à  se  soumettre,  lorsque  Aratus  déjoua  les 

(1)  Paxisan.,  VII,  9,  4.  —  PoUjh.,  IV,  15.  16,  ot  passim. 

(2)  Plutarch.,  Arat.,  24  (traduction  de  Pierron). 

(3)  Plutarch.,  Philop.,  8. 

(i)  Plùlarch.,  Arat.,  24.  —  Comparez  PoUjb.,  Il,  43;  \U,  8. 


Lir.L'E    ACIIÉENNE.  297 

projets  de  Cléomène  en   appelant  à  son  secours  le  roi  de  Macé- 
doine ('). 

La  conduite  d'Aratus  a  déjà  été  cliez  les  anciens  l'objet  de  sévères 
reproches.  Piutarque  qui  aime  à  idéaliser  ses  héros,  oublie  son 
indulgence  habituelle;  son  indignation  éclate  en  paroles  amères  : 
«  La  politique  d'Aratus  était  indigne  d'un  Grec,  mais  surtout  d'un 
homme  tel  que  lui.  Après  avoir  chassé  les  Macédoniens  de  Corinlhe 
et  d'Athènes ,  il  les  appela  dans  sa  patrie,  et  cela  pour  empêcher 
qu'un  descendant  d'Hercule,  un  roi  de  Sparte,  qui  voulait  ramener 
l'harmonie  de  la  discipline  dorienne,  ne  prît  le  litre  de  général  de 
Sicyone  ;  pour  ne  pas  obéir  à  Cléomène,  à  un  roi  qui  mangeait  du 
pain  noir  et  était  revêtu  d'un  manteau  d'élolTe  grossière,  il  se  sou- 
mit lui  et  toute  la  Grèce  au  diadème,  à  la  robe  de  pourpre  des  rois 
macédoniens  et  aux  volontés  de  leurs  satrapes  «(').  Ces  violentes 
accusations  ont  trouvé  de  l'écho  chez  les  historiens  modernes;  ils 
disent  qu'Aratus  avait  plus  d'ambition  que  de  patriotisme,  ils  vont 
jusqu'à  l'accuser  de  trahison  (^).  Mably  a  justifié  le  fondateur  de  la 
ligue  achéenne,  mais  aux  dépens  de  Cléomène (^).  INous  n'aimons 
pas  de  faire  le  sacrifice  de  l'un  d'eux  ;  Cléomène  et  Aratus  sont 
deux  hommes  également  remarquables,  mais  d'un  génie  différent. 
Ce  n'est  pas  par  jalousie,  comme  Piutarque  semble  le  croire, 
qu'Aratus  s'opposa  aux  projets  de  Cléomène,  mais  parce  que  l'au- 
dacieux réformateur  aspirait  à  la  domination  de  la  Grèce  (^).  Cléo- 
mène voulait  l'hégémonie,  tandis  que  la  ligue  était  essentiellement 
fondée  sur  l'indépendance  et  l'égalité  des  cités  confédérées.  La 
constitution  des  villes  achéennes  était  démocratique  et  la  cité  de 
Lycurgue  resta  toujours  le  type  de  l'aristocratie.  Accorder  au  roi 
de  Sparte  le  commandement  de  la  confédération ,  c'était  la  détruire. 
Aratus  se  vit  dans  la  malheureuse  nécessité  de  choisir  entre  deux 

(1)  Plutarch.,  Cleomcn.,  15,  sq.;  Arat.,  39. 

(2)  Plutarch.,  Cleomcn.,  16. 

(3)  Wachsmuth,  Ilell.  Alterth.,  §  35,  T.  I,  p.  314.  —  Droysen,  Gcscliiclile  des 
Ilellenismiis,  T.  II,  p.  494-500.  —  Schorn,  Geschichtc  Griechenlands  von  der 
Jînlslehiing  des  acliaischen  Bundes,  p.  1 14-121. 

(4)  Observations  sur  l'histoire  de  la  Grèce,  livre  IV. 

(5)  Pohjb.,  II,  49,  4.  —  Plutaniuc  lui-même  avoue  que  Cléomène  avait  l'am- 
bilion  de  rendre  à  Sparte  son  ancienne  hégémonie  (Cleomen.,  7), 


298  LA   GRÈCE. 

ennemis  qui  menaçaient  l'un  et  l'autre  la  liberté  de  la  Grèce. 
Aurait-il  mieux  fait  de  plier  sous  l'orgueil  lacédémonien  ?  Il  ne 
faut  point  que  la  grande  figure  de  Cléomènc  nous  fasse  illusion  ; 
toute  l'histoire  de  Sparte  prouve  qu'elle  était  incapable  de  donner 
aux  Grecs  l'unité  et  la  liberté.  A  la  vérité  le  parti  qu'Aratus  prit 
fut  également  le  coup  de  mort  de  la  ligue  achéeune  et  de  l'indépen- 
dance de  la  Grèce.  Mais  pouvait-elle  être  sauvée?  Le  génie  d'un 
homme  ne  peut  pas  lutter  contre  l'esprit  d'une  nation  :  la  race  hel- 
lénique, née  divisée,  était  incapable  d'arriver  à  l'unité,  même  par 
voie  d'association.  Cela  n'empêche  pas  qu'Aratus  ne  soit  un  des 
illustres  personnages  de  l'antiquité  :  il  avait  conçu,  d'il  Boilhi,  le 
seul  moyen  de  »  faire  des  républiques  de  la  Grèce  une  seule  »('). 
La  ligue  achéenne  subsista  jusqu'à  la  conquête  de  la  Grèce 
par  les  Romains.  Ses  dernières  années  furent  illustrées  par  Phi- 
lopoemen.  On  l'a  célébré  comme  le  restaurateur  de  la  liberté 
hellénique  (^)  ;  mais  celui  que  les  Romains  appelèrent  le  der- 
nier des  Grecs,  ne  se  faisait  pas  illusion  sur  l'avenir  de  sa  patrie. 
Le  sénat  avait  des  instruments  de  sa  politique  au  milieu  des  cités 
achéennes;  un  des  partisans  de  Rome  disait  à  l'assemblée  générale 
que  «  les  Achéens  ne  devaient  faire  aucune  opposition  aux  Romains, 
ni  leur  rien  refuser  qui  put  leur  être  agréable  ».  Philopoemen 
l'écoutait  en  silence,  mais  avec  douleur;  à  la  fin,  emporté  par  la 
colère, il  s'écria:  «  Tu  es  donc  bien  pressé  de  voir  arriver  l'heure  fa- 
tale de  la  Grèce  »  (').  Philopoemen  eut  le  bonheur  de  ne  pas  assister 
à  la  ruine  de  sa  patrie.  La  Grèce  succomba  sans  honorer  sa  chute 
par  un  héroïque  effort;  elle  était  épuisée(*).  Mais  le  génie  grec  avait 
porté  ses  fruits  ;  il  domina  les  barbares  destructeurs  de  Corinthe. 
Les  légions  de  Rome  ne  furent  qu'un  instrument  pour  répandre  la 
civilisation  hellénique  dans  le  monde  entier. 

(1)  Bodin,  De  la  république,  1,  7. 

(2)  Pausan.,  VIII,  50,  3. 

(3)  Plutarch..  Arat.,  24;  Philopoem.,  17. 

(4)  «  Les  maladies  s'affaiblissent  avec  les  forces  du  corps;  il  en  était  de  même 
des  villes  de  la  Grèce;  elles  n'avaient  plus  de  puissance,  les  luttes  cessaient.  » 
Plularch.,  Philopoem.,  17. 


LIVRE  SIXIÈME. 


CHAPITRE    I. 

LA    GRÈGE    ET    LES    BARBARES. 

§  I.  Opposition  entre  Grecs  et  Barhm'cs. 

La  nationalité  hellénique,  incapable  de  se  concentrer  dans  une 
puissante  unité,  se  déploya  avec  une  riche  variété  dans  le  domaine 
de  rinteliigcnce.  Cette  brillante  civilisation  était  destinée  à  éclairer 
le  monde.  Cependant,  spectacle  singulier,  les  Grecs  appelés  à  une 
communion  intellectuelle  avec  l'humanité  entière,  paraissaient  ré- 
pugner profondément  à  se  rapprocher  des  races  étrangères.  Com- 
ment l'opposition  entre  Grecs  cl  Barbares  prit-elle  naissance? 
comment  malgré  l'antipathie  qui  les  divisait ,  Unirent-ils  par  se 
connaître  et  se  pénétrer  réciproquement? 

Toutes  les  nations  de  l'antiquité  se  considéraient  comme  des  races 
élues;  chacune  se  croyait  d'une  nature  supérieure  et  portait  des 
regards  de  mépris  sur  les  populations  inférieures  qui  l'entouraient. 
Il  était  naturel  que  les  (Jrecs,  les  plus  vains  des  hommes,  pous- 
sassent ce  senlimentd'égoisnie  national  jusqu'à  ses  dernières  limites. 
Les  guerres  médiques,  les  luttes  glorieuses  soutenues  pour  la  liberté 


300  LA    GRÈCE. 

contribuèrent  à  exalter  le  patriotisme  des  Hellènes;  mais  chez  les 
Grecs  plus  que  chez  tout  autre  peuple,  l'amour  de  la  patrie  se  tra- 
duisit eu  haine  de  l'étranger.  On  comprend  cette  animosité,  qui  n'est 
pas  sans  grandeur,  tant  que  durèrent  les  combats  pour  l'indépen- 
dance (').  Mais  elle  survécut  à  la  guerre.  Les  Barbares,  disaient 
les  Hellènes,  sont  tous  esclaves,  sauf  un  seul  homme  qu'ils  adorent 
comme  un  dieu  (-).  Ne  reconnaissant  pas  de  maître,  les  Grecs 
étaient  autant  au-dessus  des  Barbares  que  les  hommes  libres  sont 
supérieurs  aux  esclaves.  De  là  l'insultante  prétention  «  qu'il  était 
dans  Vordre  de  la  nature  que  les  Grecs  commandassent  aux  Bar- 
bares »  .  Les  poêles  proclamèrent  cette  étrange  doctrine  sur  le 
théâtre,  les  orateurs  à  la  tribune,  les  philosophes  dans  leurs  écrits. 
Euripide  dit  que  les  Grecs  étaient  nés  pour  la  liberté  et  les  Barba- 
res pour  la  servitude (^).  Ce  qui  excitait  l'indignation  de  Démosthène 
dans  ses  ardentes  Philippiques,  c'est  qu'un  Barbare  qui  devrait 
être  l'esclave  des  Grecs,  osât  aspirer  à  les  dominer(^).  Âristote 
donna  à  un  préjugé  national  la  sanction  de  la  philosophie  {^). 

L'opposition  entre  Grecs  et  Barbares  ne  fut  pas  seulement  poli- 
tique; elle  pénétra  profondément  dans  les  mœurs,  elle  devint  intel- 
lectuelle, morale  et  finit  par  prendre  les  apparences  d'une  différence 
de  nature.  H  y  avait  quelque  chose  de  légitime  dans  l'orgueil  avec 
lequel  les  Hellènes  opposaient  leur  civilisation  à  la  barbarie  per- 
sane (*');  mais  la  vanité,  aidée  de  l'ignorance,  exagéra  la  supériorité 
de  la  race  hellénique.  Les  Grecs  mirent  à  ravaler  les  Barbares  une 
fatuité  qui  paraîtrait  incroyable,  si  les  témoignages  n'abondaient. 
Les  poètes  tragiques  surtout  se  plurent  à  nourrir  cet  orgueil  in- 
sensé.-Esc/jT/Ze  représenta  les  Perses  avec  tout  l'attirail  fastueux  qui 
distinguait  les  Asiatiques  ;  à  l'entendre,  «  ils  ressemblaient  à  des 


(1)  Voyez  plus  haut  les  décrets  portés  sur  la  proposition  d'Aristide  et  de  Thé- 
mistocle,  p.  187. 

(2)  Euripid.,  Hel.,  283.  —  Cf.  Isocrat.,  Pancg.,  §  151. 
(.3)  Euripid.,  Iphig.  in  Aul.,  1379,  sq. 

(4)  Demoslh.,  Philip.,  III,  §  31,  32,  p.  119. 

(o)  Aristot.,  Polit.,  I,  -1,  5  :  ra-ù-o  ywïît  [BàplBapov  xat  So'Ao-j. 

(6)  //crod,,  1,60. 


RELATIONS     INTERNATIONALES.  301 

femmes  plutôt  qu'à  des  guerriers.  »(')•  Vainqueurs  d'une  innom- 
brable armée  de  Barbares,  les  Grecs  avaient  quelque  droit  de 
mépriser  leurs  ennemis;  mais  est-il  vrai  que  »t  la  Grèce  seule  con- 
naissait la  justice  et  l'empire  des  lois,  taudis  que  la  force  régnait 
chez  les  Barbares?  »  Ces  paroles  sont  placées  par  Euripide  dans  la 
bouche  d'un  héros  de  la  Grèce  mythologique  qui  était  peu  digne  de 
les  prononcer  :  Jason  accuse  Médée  des  crimes  que  l'amour  lui 
avait  inspirés,  et  s'écrie  qu'aucune  femme  grecque  neût  jamais  osé 
commettre  de  tels  forfaits  (').  11  n'est  point  d'action  criminelle  qu'on 
n'imputât  aux  Barbares  :  «  Peut-être  parmi  vous,  dit  Agamemnon 
à  un  roi  deThrace('),  le  meurtre  d'un  hôte  n'a  rien  d'étrange, 
mais  chez  nous  autres  Hellènes  c'est  une  infamie.  »  Quelle  idée  les 
Grecs  se  faisaient-ils  des  mœurs  des  Perses?  Au  dire  d'Euripide, 
«  le  père  couchait  avec  la  fille,  le  fils  avec  la  mère,  le  frère  avec  la 
sœur;  les  plus  chers  amis  s'entr'égorgeaient;  la  loi  ne  défendait 
aucun  de  ces  crimes  »(*j. 

Ces  calomnies  passèrent  de  la  vie  privée  dans  les  relations  poli- 
tiques. A  une  époque  où  la  Grèce  recherchait  l'alliance  des  Perses, 
Démosthène  osa  proclamer  à  la  tribune  d'Atliènes  que  le  parjure 
était  un  titre  d'honneur  pour  les  Barbares C^).  An tigone,  un  des  suc- 
cesseurs d'Alexandre,  disait  que  les  rois  grecs  connaissaient  seuls 
la  justice,  que  pour  les  rois  barbares  tout  était  juste(*^)  :  et  lui- 
même  professait  et  pratiquait  le  droit  du  plus  fort!  L'opposition 
entre  Grecs  et  Barbares  n'était  plus  de  la  haine  nationale,  c'était 
de  la  présomption  vaniteuse  poussée  jusqu'au  mépris  de  la  nature 
humaine.  Un  orateur'athénien  qui  enseignait  les  plus  beaux  pré- 
ceptes d'humanité  et  de  morale,  dit,  non  pas  dans  la  chaleur 
du  discours,  mais  dans  le  silence  de  la  méditation,  ces  paroles  ou- 
trageantes :  les  Grecs  sont  supérieurs  aux  Barbares,  coNime  les 


(1)  Aeschyl.,  Fragm.,  éd.  Didot,  p.  210. 

(2)  Eurip.,  Med.,  533,  sq.;  1329,  sq. 

(3)  Eurip.,  Hccub.,  ■1223,  sq. 

(4)  Eurip.,  Androm.,  173,  sq.  Cf.  Ileradid.,  131;  Ipliig.  in  Taurid.,  Il 

(5)  Dcmoslh.,  De  Classib.,  §  39,  p.  189. 
(G)  Plutarch.,  Apophlegm.,  Antig.,  VIII. 


302 


LA   GRECE. 


hotnmes  le  sont  aux  animaux  (').  Alexandre  fut  le  premier  qui 
s'éleva  au-dessus  de  cet  insolent  préjugé;  conquérant  cosmopolite, 
il  mit  les  Perses  vaincus  sur  la  même  ligne  que  les  vainqueurs. 
Mais  les  Hellènes  ne  comprirent  pas  les  hautes  conceptions  de  leur 
héros.  Ils  conservèrent  leur  dédain  pour  les  races  étrangères  jus- 
que dans  leur  décadence  :  ils  traitèrent  le  peuple  roi  de  barbare 0. 
A  la  veille  de  la  conquête  romaine  ils  déclarèrent  encore  «  qu'entre 
les  Barbares  el  les  Grecs,  le  langage,  les  mœurs  et  les  lois  avaient 
créé  une  barrière  plus  insurmontable  que  la  mer  et  les  terres  qui 
les  séparaient;  que  la  nature  qui  était  immuable,  et  non  des  causes 
qui  pouvaient  changer  tous  les  jours,  les  avaient  faits  ennemis  »('). 


^  II.  Vhospilalité,  la  philosophie,  la  religion,  liens  entre  les  Grecs 
et  les  Barbares. 

Si  cette  funeste  doctrine  avait  été  pratiquée  rigoureusement, 
toute  relation  entre  Grecs  et  étrangers  eût  été  impossible  :  une 
barrière  infranchissable  aurait  séparé  les  peuples,  et  ceux  qui  trai- 
taient les  autres  nations  de  barbares  auraient  été  réduits  eux-mêmes 
à  la  barbarie.  Mais  la  nature  humaine  est  portée  à  la  sociabilité  par 
une  force  irrésistible;  l'orgueil  a  beau  l'égarer  el  lui  présenter  l'iso- 
lement comme  la  condition  d'une  race  priviligiée,  le  sentiment  l'em- 
porte et  établit  des  relations  amicales  entre  ceux  que  le  Créateur 
a  unis  par  le  lien  de  la  fraternité.  Miltiade  oITrit  rhospitalité  à 
des  Thraces,  avec  une  simplicité  qui  rappelle  le  temps  des  patriar- 
ches (^).  Des  liaisons  hospitalières  existaient  également  entre  des 
Perses  et  des  Grecs.  Plutarf/iie  raconte  qu'après  l'entrevue  d'Agé- 
silas  avec  Pharnabaze,  le  fils  du  satrape  resta  en  arrière  et  courant 
vers  le  général  Spartiate,  lui  dit  en  souriant  :  Agésilas,  je  veux  être 


(1)  Isocrat.,  De  Permutât..  §  203. 

(2)  Poltjb.,  IX,  38,  5,  7. 

(3)  Liv.,  XXXI,  29.  —  Sous  lompire,  le  philosophe  Demonax  reprocha  aux 
Athéniens  d'exclure  les  Barbares  des  mystères  (Lucian.,  Démon.,  31). 

(4)  //e>-od.,VI,  35,  36. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  505 

lié  avec  loi  d'hospitalilé;  el  il  lui  offrit  un  javelot  qu'il  tenait  à  la 
main.  Agésilas  donna  au  noble  enfant  un  gage  de  ramilic  (ju  il  sol- 
licitait avec  tant  de  candeur.  Lorsque  dans  la  suite,  le  fils  de  Phar- 
nabaze,  banni  de  la  maison  paternelle  par  la  jalousie  de  ses  frères, 
fut  forcé  de  se  retirer  dans  le  Péloponèse,  il  trouva  un  hôte  el  un 
ami  dans  Agésilas  ('). 

Par  une  singulière  contradiction,  quelques-uns  de  ces  peuples 
étrangers,  tant  méprisés,  avaient  parmi  les  Grecs  une  réputation, 
peut-être  exagérée,  de  sagesse.  On  vil  les  plus  illustres  ])hiIosoplies, 
les  législateurs  les  plus  célèbres,  quitter  leur  patrie  pour  converser 
avec  les  prêtres  d'Egypte,  et,  dit-on,  avec  les  solitaires  indiens. 
Bien  que  la  tradition  ait  étrangement  altéré  ces  rapports  enire  la 
Grèce  et  l'Orient,  elle  n'aurait  pas  pu  prendre  racine  dans  les 
croyances  de  l'antiquité,  s'il  n'y  avait  pas  eu  quelques  relations 
inlellectuelles  entre  les  deux  races.  De  son  côlé,  l'Orient  envoya 
chez  les  Hellènes  quelques-uns  de  ses  enfants  curieux  de  s'instruire 
de  la  philosophie  grecque  ;  mais  ils  ne  sortirent  pas  de  l'Inde,  ni 
de  la  Perse,  ni  de  l'Egypte  :  les  castes  sacerdotales  étaient  trop 
convaincues  de  leur  supériorité  pour  s'enquérir  de  la  sagesse  étran- 
gère. Des  déserts  de  la  Scylhie,  il  vint  à  Athènes  des  hommes  qui 
n'étaient  pas  indignes  de  converser  avec  les  sages  de  la  Grèce. 
Plutarque  raconte  la  première  entrevue  de  Solon  et  d'Anacharsis. 
Le  Scythe  se  rendit  chez  l'Athénien  cl  s'annonça  comme  un  étran- 
ger qui  venait  contracter  avec  lui  des  liens  d'amitié  et  d'hospitalité, 
«  Il  vaut  mieux,  répondit  Solon,  se  faire  des  amis  chez  soi  qu'ail- 
leurs. » — «  Eh  bien  donc,  reprit  Anacharsis,  puisque  tu  es  chez 
toi,  fais  de  moi  ton  ami  et  ton  hôte.  »  Le  législateur,  charmé  de  sa 
vive  réponse,  l'accueillit,  el  la  plus  étroite  amitié,  dit-on,  se  noua 
entre  les  deux  philosophes.  Anacliarsis  fut  initié  par  Solon  à  la 
doctrine  hellénique.  Seul  des  IJarbarcs,  il  fut  admis  à  la  cité  cl 
aux  mystères  (').  Avant  lui,Toxaris,  obscur  habitant  de  la  Scylhie, 
élait  venu  à  Alhènes;  |)ai'  sa  science  médicale,  il  se  concilia  l'admi- 
ration et  la  reconnaissance  du  peuple;  la  cité  de  Minerve  le  plaça 

(i)  Plutarch.,  Agesil.,  12. 

(2)  Plutarch.,  Solon..  o.  —  Dioycn.  Lacrt.,  l,  101.  —  Lucian.,  Scytha,  8. 


504  LA   GRÈCE. 

parmi  ses  héros  et  offrit  des  sacrifices  au  «c  médecin  étranger  »  ('). 
Il  y  avait  un  obstacle  au  rapprochement  des  Hellènes  et  des  Bar- 
bares dans  la  religion.  En  Orient,  la  théocratie  repoussait  tout 
étranger  comme  impur;  la  Grèce  conserva  dans  ses  mœurs  des 
traces  de  cet  antagonisme  primitif  qui  divisait  le  genre  humain  en 
races  fondamentalement  diverses.  Les  sacrilèges  dont  les  Perses  se 
rendirent  coupables  dans  leur  invasion  donnèrent  un  nouvel  aliment 
à  cette  opposition.  L'ardeur  du  patriotisme  se  joignant  à  l'hostilité 
des  religions,  les  Grecs  poussèrent  le  mépris  de  la  nature  humaine 
au  point  d'exclure  les  Barbares  des  mystères  à  titre  d'homicides  (-). 
Mais  il  y  a  dans  les  religions  en  apparence  les  plus  exclusives  un 
germe  de  fraternité  et  d'union.  Cette  tendance  à  l'universalité  se 
révèle  avec  force  dans  les  sentiments  religieux  des  Hellènes.  Ils 
méprisaient,  ils  haïssaient  les  Barbares  et  ils  révéraient  leurs  dieux. 
Cédant  à  l'esprit  d'individualisme  et  à  la  vanité  qui  les  distinguent, 
ils  cherchèrent  à  s'approprier  les  dieux  étrangers,  en  leur  accor- 
dant pour  ainsi  dire  droit  de  cilé(^).  Les  Athéniens,  les  plus 
cosmopolites  des  Grecs,  étaient  aussi  portés  à  adopter  des  cultes 
étrangers  (*);  ils  élevèrent  des  autels  à  des  divinités  Ihraces  et  phry- 
giennes. Tel  fut  l'engouement  du  peuple  pour  les  dieux  barbares 
que  les  poètes  comiques  en  firent  l'objet  de  leurs  satires!  ).  La 
guerre  elle-même  devint  l'occasion  de  communications  religieuses. 
Le  droit  de  conquête,  d'après  les  usages  des  Grecs,  s'étendait  jus- 
qu'aux choses  sacrées;  le  vainqueur  adoptait  les  dieux  des  vain- 
cus (*).  Nous  verrons  la  conquête  continuer  cette  œuvre  d'assimila- 
tion sous  les  Romains;  les  dieux  de  tous  les  peuples  seront  trans- 
plantés successivement  à  Rome,  et  formeront  un  vaste  Panthéon  , 

(1)  Lucian.,  Scytba,  1 . 

(2)  Isocrat.,  Paneg.,  257.  —Lobeck,  Aglaopham.,  T.  I,  p.  15,  sq. 

(3)  Wachsmuth,  Hell.  Allerih.,  §  123,121,  T.  I,  p.  44G,  462,  404.  -  Ilermann, 
Griech.Staatsalt..  T.  II,  §  10,  note  12. 

(4)  'AG/jvatot  (?'w(77T£p  nepi  rà.  alla.  ^do^Evoûv-s;  (?iaT£)>oij(7iv,  o-jtw  xat  Tzsoi 
Toùç  Oîoijç  7ro).)>à  7E  Tf7)v  ^îvi-z.ojv  tspôjy  napsât^avro.  Strab.,  X,  p.  324. 

(5)  Lobeck,  Aglaoph.,  1,  026-G31 .  —  Wachsmuth,  T.  Il,  p.  487. 

(6)  Thucijd.,  IV,  89.  —  Les  dieux  des  Troyens  firent  partie  du  butin  ;  les  vain- 
queurs se  les  partagèrent  (Pawsa».,  VIII ,  46,2).  —  Voyez  d'autres  exemples 
dans  Pausan.,  II,  17,  5. 


I 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  505 

espèce  de  calholicisme  païen.  Une  autre  cause  encore  porta  les 
Grecs  vers  les  religions  étrangères  ,  la  décadence  du  polythéisme  ; 
le  besoin  de  croire  que  l'ancienne  religion  ne  satisfaisait  plus, 
poussa  les  âmes  vers  les  superstitions  orientales  (').  Cette  tendance 
se  développa  encore  sous  l'empire  romain  ;  si  le  syncrétisme  ne 
parvint  pas  à  ramener  les  hommes  aux  croyances  déchues,  il  les 
prépara  du  moins  à  une  religion  meilleure. 

Il  y  avait  dans  le  paganisme  une  institution  dont  nous  ne  pouvons 
comprendre  la  vaste  induencequ'en  nous  rappelant  cequi  se  passait 
au  moyen-àge  sur  les  tombeaux  des  saints.  Les  reliques  et  les  pré- 
tendus miracles  qu'ils  opéraient  furent  un  lien  international  d'une 
grande  puissance.  Il  en  fut  de  même  des  oracles  de  la  Grèce.  Nous 
les  avons  appréciés  plus  haut  comme  un  des  éléments  qui  servirent 
à  fonder  la  nationalité  hellénique.  Leur  action  sur  les  relations 
internationales  fut  plus  considérable;  grâce  aux  oracles,  la  religion 
qui  semblait  consacrer  la  division  des  peuples  devint  un  lien  entre 
les  Grecs  et  les  Barbares.  La  colonie  de  Cyrène  répandit  en  Grèce 
la  connaissance  d'un  oracle  de  Jupiter  Ammon  ;  les  Hellènes,  bien 
que  dédaigneux  des  usages  barbares,  allaient  consulter  avec  piété  la 
voix  de  l'oracle  africain; par  une  singulière  contradiction,  les  Lacé- 
démoniens,  si  hostiles  aux  choses  étrangères,  y  eurent  recours 
plus  que  les  autres  peuples  grecs  (")  ;  il  finit  par  être  mis  sur  la 
même  ligne  que  les  oracles  nationaux  de  Delphes  et  de  Dodone  ('). 

Les  oracles  de  la  Grèce  acquirent  une  plus  grande  célébrité  et 
une  influence  plus  étendue.  Ce  furent  les  Phrygiens  qui,  les  pre- 
miers des  Barbares,  rendirent  hommage  au  dieu  de  Delphes  :  Midas 
fit  présent  au  temple  du  siège  sur  lequel  il  avait  coutume  de  rendre 
la  justice  (*).  Les  Lydiens  s'en  rapportèrent  à  l'oracle  pour  décider 
la  question  de  la  succession  au  trône  après  la  mort  de  Candaule  ; 
la  voix  d'Apollon  assura  la  royauté  à  Gygès.  Des  olîrandes  magni- 
fiques furent  le  témoignage  de  sa  reconnaissance,  et  ses  sueces- 


(1)  Pausan.,  I,  iS,  4. 

(2)  Pausan.,  V,  fl,  7.  —  Diodor.,  XVM,  ol.  —  Pausan.,  W,  18,  .J. 

(3)  Maury,  Histoire  des  religions  do  la  Grèce,  T.  IH ,  p.  2(3o-27.'i. 

(4)  llerod.,  I,  14,  13,  19. 

20 


30G  LA   GRÈCE. 

scurs  restèrent  toujours  en  relation  avec  le  dieu  des  Hellènes.  Le 
culte  d'Apollon  exerça  jusqu'en  Asie  l'influence  civilisatrice  que 
les  malheureuses  divisions  des  Grecs  entravèrent  trop  souvent 
dans  la  Grèce.  L'armée  d'Alyattès  mit  le  feu  à  un  temple  de  l^Ii- 
nerve;  le  roi  étant  tombé  malade,  consulta  Apollon  :  la  Pythie 
refusa  de  donner  une  réponse  à  ses  envoyés,  jusqu'à  ce  qu'il  eût 
relevé  le  temple.  En  protégeant  les  sanctuaires  des  dieux  contre 
les  violences  de  la  guerre,  l'oracle  introduisit  la  notion  du  droit  et 
du  devoir  dans  le  domaine  de  la  force  brutale,  et  prépara  les 
hommes  à  respecter  au  milieu  de  leurs  sanglantes  dissensions  les 
règles  de  la  modération  et  de  la  justice.  Le  règne  de  Crésus  est  un 
éclatant  témoignage  de  l'autorité  d'Apollon;  si  le  roi  lydien  subit 
l'ascendant  de  la  civilisation  grecque,  une  grande  part  de  cette  in- 
fluence revient  à  la  religion.  Lorsque  l'invasion  des  Perses  me- 
naça d'engloutir  sa  monarchie,  Crésus  consulta  tous  les  oracles. 
Les  prêtres  de  Delphes,  pressentant  les  dangers  qui  menaçaient 
non-seulement  la  Lydie,  mais  dans  un  prochain  avenir  la  Grèce 
elle-même,  donnèrent  à  Crésus  un  conseil  qui  aurait  pu  sauver  les 
deux  peuples,  c'était  de  contracter  une  alliance  avec  les  plus  puis- 
sants des  Grecs.  Pour  témoigner  sa  gratitude,  Crésus  fit  des  pré- 
sents à  chacun  des  habitants  de  Delphes;  les  Delphiens  de  leur 
côté  accordèrent  aux  Lydiens  le  privilège  de  devenir  citoyens  de 
Delphes  quand  ils  le  désireraient  (')iç  Ce  décret  est  un  des  actes 
les  plus  mémorables  du  polythéisme  grec.  La  cité  était  fermée 
aux  Barbares,  nés  pour  servir  et  non  pour  partager  les  droits 
de  la  souveraineté  avec  les  Hellènes;  sous  l'influence  cosmopolite 
des  oracles,  la  barrière  tombe,  les  Barbares  et  les  Grecs  frater- 
nisent. Si  le  paganisme,  qui  avait  à  peine  l'instinct  de  l'unité 
humaine,  rapprocha  cependant  les  peuples,  quelle  devra  être  la 
puissance  d'une  j-eligion  qui  enseigne  l'unité  des  hommes  en  Dieu? 
L'influence  des  oracles  s'étendit  aussi  loin  que  le  nom  de  la 
Grèce.  Lorsque  des  relations  commerciales  s'établirent  entre  les 
Grecs  et  les  Égyptiens,  on  vit  les  derniers  successeurs  des  Pha- 

(I)  J/erod.,  I,  il)   iS,  o3,  sq. 


RELATIONS    l.NTEIiNATlONALES.  o07 

raons  envoyer  des  présents  à  Delphes  (').  Des  peuplades  barbares 
de  la  Sardaignc  eonsullèrent  le  célèbre  oracle  (-).  L'Italie  rendit 
hommage  à  la  puissance  d'Apollon.  Lés  Tyrrhéniens  ayant  cruel- 
lement abusé  de  leur  victoire  sur  les  Phocéens,  en  assommant  les 
prisonniers  à  coups  de  pierres,  la  vengeance  céleste  s'appesanlit 
sur  les  coupables;  pour  l'expiation  de  leur  crime,  la  Pythie  leur 
ordonna  de  faire  de  magnifiques  funérailles  aux  Phocéens,  et 
d'instituer  des  jeux  gymniques  en  leur  honneur  :  les  Agylléens 
célébraient  encore  ces  solennités  du  temps  d'iîérodote  {^).  Rome 
entra  de  bonne  heure  en  rapport  avec  l'oracle  de  Delphes;  ce  fut 
un  roi  d'origine  hellénique  qui  noua  ces  relations.  L'am])assade 
de  Tarquin  le  Superbe  devint  célèbre,  parce  que  la  tradition  y 
rattacha  le  nom  de  Brulus  et  le  présage  de  la  réi)ublique.  Pendant 
le  long  siège  de  Véies,  des  prodiges  effrayèrent  le  peuple;  on  en- 
voya des  députés  consulter  l'oracle  grec;  la  Pythie  leur  promit  la 
victoire  (^).  Dans  la  seconde  guerre  punique,  les  Romains,  accablés 
par  leurs  défaites  et  troublés  par  le  spectacle  de  crimes  extraordi- 
naires, demandèrent  à  Apollon  par  quelles  prières,  par  quels  sacri- 
fices ils  pourraient  apaiser  les  dieux,  et  quel  serait  le  terme  de 
tant  de  calamités.  La  réponse  du  dieu  fut  encore  favorable:  il 
prédit  au  peuple  romain  qu'il  l'emporterait  dans  la  lutte  terrible 
qu'il  soutenait  contre  le  génie  d'un  homme;  mais,  prévoyant 
qu'après  la  défaite  d'Annibal,  Home  ne  rencontrerait  plus  d'ennemi 
qui  fût  capabre  d'arrêter  sa  marche  vers  la  dominalion  universelle, 
l'oracle  conseillii  aux  futurs  maîtres  du  monde  de  se  tenir  en  garde 
contre  l'orgueil  ('). 

Consulté  par  l'Orient  et  par  l'Occident,  par  les  peuples  barbares  et 
par  les  nations  civilisées,  l'oracle  de  Delphes  mérita  le  litre  d'oracle 
(lu  (jenrc,  lianiaini^).  11  embrassait  les  intérêts  du  monde  entier  dans 


(1)  Uerod.,  Il,  159,  18iJ. 

(2)  Paitsan.,  X,  47,  1. 

(3)  Herod.,  I,  107. 

(4)  Liv.,  1,50;  V,  15,  1(i. 

(5)  Liv.,  XXII,  57;  XXIII,  11. 

(0)  Liv.,  XXXVllI,  40.  —  Civcr.,  pio  Funtcjo,  5  13  :  «  Oraciiliiin  oïliis.  » 


308  LA    GRÈCE. 

sa  sollicitude  (')  :  à  l'occasion  d'une  disette  que  dans  leur  isolement 
les  peuples  effrayés  considéraient  comme  universelle ,  Apollon  ré- 
pondit qu'elle  cesserait  lorsque  les  Athéniens  feraient  des  vœux 
pour  tous  les  peuples(^).  C'était  une  chose  inouïe  dans  les  religions 
de  l'antiquité,  toutes  empreintes  d'un  esprit  d'individualisme,  de 
voir  les  organes  d'une  divinité  hellénique  s'élever  au-dessus  des 
barrières  qui  séparaient  les  nations ,  pour  les  réunir  au  moins  un 
instant  dans  leurs  prières  comme  une  grande  famille.  De  pareilles 
réponses  justifient  le  magnifique  éloge  qu'un  historien  grec  fait  de 
l'oracle  :  «  Apollon,  dit  Êpliore,  civilise  le  genre  humain  en  don- 
nant à  ceux  qui  viennent  le  consulter  des  leçons  de  sagesse  et  de 
prudence  »  (').  Cette  remarque,  bien  qu'elle  concerne  surtout  les  par- 
ticuliers, n'est  pas  étrangère  aux  relations  internationales.  La  Grèce 
fut  un  foyer  de  civilisation  pour  l'antiquité  :  sa  langue,  ses  institu- 
tions, ses  doctrines  se  répandirent  surtout  par  l'intermédiaire  des 
colonies;  et  quelles  colonies,  dit  Cicéron,  les  Grecs  envoyèrent-ils 
sans  l'inspiration  des  oracles  (*)? 

A  une  époque  où  la  lutte  s'établit  entre  le  paganisme  et  la  reli- 
gion du  Christ,  les  derniers  défenseurs  des  vieilles  croyances,  les 
Celse  et  les  Julien,  rappelèrent  avec  orgueil  que  les  oracles  de  la 
Grèce  avaient  peuplé  la  terre  entière  de  colonies  et  civilisé  le 
monde  (').  C'était  une  conviction  profondément  enracinée  dans  la 
conscience  nationale,  que  les  colonies  établies  sans  l'intervention 
des  dieux  ne  réussissaient  pas  (^).  L'oracle  ne  jouait  pas  toujours 


(4)  L'oracle  répondit  à  Mêlée  :  TrdcTa  yô  -oLzpi.;  {Zenobius,  V,  74). 

(2)  Harpocrat.,  v»  Abaris. 

(3)  Strab.,  IX,  291. 

(4)  Cicer.,  de  Divin.,  I,  1  :  «  Quam  vero  Graecia  coloniam  misit  in  Aeoliam, 
loniam,  Asiam,  Siciliam,  Italiam,  sine  Pythio  aut  Dodooœ,  aut  Hammonis  ora- 
culo?  » 

(■5)  Cels.,  ap.  Orig.,  c.  Gels., VII,  3.  —  Jiilian.,  Orat.,  p.  152,  D,  éd.  Spanhem. 

(6)  IIerod.,y,  42-43. —  Doriée  de  Sparte  s'embarqua  pour  la  Libye,  sans  s'être 
adressé  au  dieu  de  Delphes;  il  fut  chassé  par  les  indigènes.  Revenu  en  Grèce,  il 
consulta  l'oracle  sur  un  nouveau  projet  de  colonisation  ;  mais  il  n'obéit  pas  aux 
ordres  d'Apollon  :  il  périt  avec  les  émigrants.  Hérodote  ajoute  que  s'il  avait  suivi 
les  conseils  de  la  Pythie,  il  se  serait  emparé  du  pays  où  l'oracle  l'avait  envoyé,  et 
il  aurait  conservé  la  vie. 


RELATIONS     INTERNATIONALES.  309 

un  rôle  passif  dans  la  colonisation  ;  souvent  il  prenait  l'initiative. 
Plusieurs  des  colonies  les  plus  importantes,  Cyrène,  Syracuse, 
Byzance,  furent  fondées  sur  les  ordres  émanes  de  Delphes;  cela 
prouve  que  le  corps  sacerdotal  avait  une  connaissance  étendue 
des  contrées  étrangères  (').  Apollon  mérita  le  titre  glorieux  de 
fondateur  de  villes ,  que  les  Grecs  reconnaissants  lui  décernè- 
rent (*).  Le  sacerdoce  était  intéressé  à  étendre  l'induence  du  dieu 
national  des  Hellènes,  car  les  colonies  envoyées  sous  son  autorité 
formaient  autant  de  cités  filiales  qui  reconnaissaient  sa  suprématie 
religieuse.  En  môme  temps  que  le  culte  d'Apollon  se  propageait  dans 
toutes  les  parties  du  monde,  les  prêtres  qui  le  servaient  en  faisaient 
leur  profit  :  les  colons  envoyaient  au  sanctuaire  la  dîme  de  leurs  pro- 
duits, ou  la  valeur  en  argent,  ce  qu'on  appelait  Vété  d'or.  Il  y  avait 
même  des  colonies  émanées  directement  de  Delphes.  Les  prêtres 
d'Apollon  avaient  un  peu  de  cet  esprit  de  prosélytisme  que  l'on 
rencontre  surtout  chez  les  théocraties.  Des  donations,  la  dîme  des 
vaincus  vouée  au  dieu  et  môme  la  servitude  volontaire  peuplèrent 
les  vastes  possessions  des  temples  d'un  grand  nomhre  d'hiéro- 
dules(^). Quand  la  population  devenait  trop  considérahle,les  prêtres 
envoyaient  des  colons  à  l'étranger('').  Les  colonies  religieusesavaient 
un  caractère  particulier;  elles  étaient  obligées  d'accorder  l'hospi- 
talité aux  Delphiens  et  môme  à  tous  les  voyageurs  (^).  Ces  pieux 
devoirs  rappellent  la  bienfaisance  des  colonies  de  moines  que  le 
christianisme  répandit  dans  l'Europe  entière  au  moyen-âge. 

(1)  Brouwer,  Histoire  de  la  civilisation  des  Grecs,  T.  IV,  p.  146-1(8.  —  Cur- 
tins,  Griechiscbe  Geschichte,  T.  I,  p.  414-417. 

(2)  Brouioer,  ib.,  p.  146,  note  77.  —  Callimach.,  Ilymn.  in  Apoll.,  55,  sq.  — 
Do  là  Viennent  les  épithéles  de  :  ô'.pyr/]ykrr,;,  oî/.t7TÀ;,  c?wf/.aTiT/!;, 

(3)  Hermann,  Gricch.  Staatsalt.,  T.  II,  §  20. 

(4)  Muller,  Die  Dorier,  T.  I,  p.  259-263. 

(5)  Alhen.,  IV,  74. 


-^^>A/VJUW^ 


LA   GRECE. 


CHAPITRE  IL 


LES     COLONIES 


g  I.  Des  causes  (/iii  provoquèrent  la  colonisation. 

De  tous  les  peuples  de  rantiquilé,  ce  sont  les  Grecs  qui  ont 
fondé  le  plus  grand  nombre  de  colonies; l'Europe,  l'Afrique  et  l'Asie 
conservent  encore  aujourd'hui  des  traces  de  leurs  établissements. 
A  quelles  causes  faut-il  attribuer  cette  brillante  extension  de  la 
nationalité  hellénique?  Isocrate  dit  que  les  Athéniens,  en  envoyant 
des  colonies  sur  les  côtes  étrangères,  eurent  pour  but  de  répandre 
parmi  les  nations  éloignées  le  nom  et  la  gloire  du  peuple  dont  elles 
étaient  issues  (^).  Ce  que  l'orateur  disait  à  la  louange  de  ses  com- 
patriotes, on  peut  l'appliquer  à  tous  les  Hellènes,  en  considérant 
la  propagation  de  la  civilisation  grecque,  non  comme  le  but  que  se 
proposaient  les  colons,  mais  comme  la  mission  que  la  Providence 
leur  assignait.  Si  l'on  recherche  les  causes  immédiates  qui  provo- 
quèrent la  colonisation,  on  trouvera  que  ce  mouvement  bienfaisant 
pour  l'humanité  ne  s'opéra  qu'au  prix  des  souffrances  des  généra- 
lions  qui  l'accomplirent.  La  longue  illusion  qui  a  fait  voir  sous  le 
plus  beau  jour  la  vie  de  la  Grèce,  a  aussi  influé  sur  l'idée  qu'on  se 
formait  de  ses  établissements  coloniaux.  A  entendre  Montesquieu, 
si  les  Grecs  firent  sans  cesse  des  colonies,  c'est  qu'avec  un  petit 
territoire  et  une  grande  félicité  le  nombre  des  citoyens  augmentait 
et  devenait  à  charge  aux  républiques  (-).  L'histoire  est  loin  de  con- 
lirmcr  ce  tableau  idéal;  ce  ne  fut  pas  un  excès  de  bonheur  qui 
lîoussa  les  Grecs  à  chercher  une  nouvelle  patrie  sur  une  terre 


(I)  hocrat.,  Paiicg  ,  §  9;  Puiialli.,  §  2G. 
(•2)  Esprit  des  lois,  XX III,  17. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  oH 

t'iraugère,  ce  fureul  les  malheurs  de  la  conquête  cl  les  dissensions 
intestines  des  cités  ('), 

A  en  croire  la  tradition,  l'origine  de  la  colonisation  remonterait 
jusque  dans  Tàge  mythologique.  Les  expéditions  de  Bacchus  et 
d'Hercule  ne  sont  qu'un  symbole  du  génie  expansif  de  la  race  hel- 
lénique. Il  y  a  un  commencement  de  vérité  historique  dans  les 
migrations  placées  à  l'époque  de  la  guerre  de  Troie;  elles  ont 
encore  un  plus  haut  degré  de  vérité  morale.  Thucydide  et  Platon 
disent  que  pendant  la  longue  absence  des  héros,  des  intérêts  nou- 
veaux s'étaient  formés  dans  leur  patrie;  qu'à  leur  retour,  au  lieu 
d'un  accueil  bienveillant,  la  plupart  ne  trouvèrent  que  haine  et 
opposition;  que,  victimes  des  troubles  domestiques,  les  uns  périrent, 
et  les  autres  allèrent  fonder  des  établissements  sur  des  côtes  loin- 
taines (^).  Ainsi  la  tradition  nationale  assignait  elle-même  comme 
cause  des  premières  émigrations,  les  guerres,  les  révolutions  et  les 
malheurs  qui  en  étaient  la  conséquence.  Nous  ne  suivrons  pas  les 
courses  aventureuses  de  ces  colons  qui, au  dire  de  Strabon,  se  répan- 
dirent sur  toute  la  terre  (')  La  plupart  de  leurs  établissements  sont 
du  domaine  de  la  fable.  Cependant  le  long  séjour  des  Grecs  sur  les 
côtes  de  l'Asie  dut  laisser  une  impression  profonde  dans  les  esprits; 
les  récits  des  guerriers,  embellis  par  la  fiction,  donnèrent  aux  pays 
d'outre-mer  un  attrait  qui  détermina  la  direction  des  émigrants, 
lorsque  l'invasion  dorienne  força  les  anciens  habitants  à  se  cher- 
cher une  nouvelle  patrie  ("').  Au  douzième  siècle  avant  notre  ère, 
il  y  eut  en  Cirèce  un  immense  mouvement  de  populations.  Quand 
les  Doriens  envahirent  le  Péloponèse,  les  vaincus  ])référèrenl  l'ex- 
patriation à  la  servitude;  les  vainqueurs  eux-mêmes  furent  erapor- 


(1)  Il  y  a  aussi  eu  des  colonies  commerciales  :  lels  furent  les  nombreux  éla- 
blissemenls  fondés  par  Milet.  Mais  ce  n'est  pas  le  commerce  qui  donna  la  pre- 
mière impulsion  à  rémi^ration.  Sous  ce  rapport  la  colonisation  ancienne  didère 
essentiellement  de  celle  des  peuples  modernes;  dans  celle-ci  l'élément  commer- 
cial domine  ;  dans  la  première  il  est  secondaire.  Voyez  Ilcinc,  De  velerum  colo- 
niarum  jure  (Oj)usc.,  academ.,  T.  F,  p.  299). 

(2)  Thucijd.,  l,  i'î.  —  Scliueindim,  Anlifiuil.ilis,  |i.  Vli. 
(3;  Slrab.,  I,]..  33. 

(î)  ficcreti,  (îricclienland,  .Se(  l.  \',  p.  \'lï. 


512  LA    GRÈCE. 

lés  par  réian  général.  Cette  dispersion  des  Grecs  a  été  comparée 
à  la  grande  migration  des  Barbares(').  Sans  doute  les  petites  tribus 
helléniques  disparaissent  devant  les  masses  des  peuples  germains; 
mais  rinfluence  que  l'émigration  eut  sur  le  développement  de  la 
civilisation  fut  tout  aussi  puissante  que  la  régénération  sociale  qui 
suivit  l'invasion  des  peuples  du  nord, 

La  migration  ionienne  laissa  les  conquérants  doriens  maîtres 
incontestés  de  la  mère  patrie.  Pendant  plusieurs  siècles  la  Grèce 
fut  occupée  à  se  constituer;  les  divers  états  prirent  une  assiette 
régulière;  la  royauté  fit  place  au  régime  de  l'aristocratie.  Mais 
Tesprit  de  division  inné  aux  Grecs  produisit  vers  le  huitième  siècle 
des  commotions  violentes  dans  l'intérieur  des  cités.  Alors  com- 
mença la  longue  lutte  des  partis,  qui  ne  devait  cesser  qu'avec 
l'existence  de  la  Grèce  :  les  victoires  alternatives  des  riches  et  des 
pauvres,  l'oppression  des  vainqueurs  ou  leur  prudente  politique 
firent  sortir  des  villes  de  nombreux  essaims  de  colons  qui,  sous 
la  direction  de  l'oracle  de  Delphes,  allèrent  fonder  des  cités  sur 
les  côtes  de  la  Sicile,  de  l'Italie  et  jusque  dans  le  lointain  Occident. 
Le  goût  des  aventures  eut  sa  part  dans  ces  émigrations;  mais  ce 
n'était  pas  une  humeur  chevaleresque  se  plaisant  dans  les  faits 
d'armes  et  s'épuisant  dans  des  combats  stériles;  la  race  hellénique 
emporta  en  s'éparpillant  sur  les  côtes  étrangères  la  tendance  à  se 
constituer  en  cités  qui  est  un  de  ses  traits  caractéristiques.  Ainsi 
par  une  compensation  providentielle,  l'esprit  de  cité,  qui  empêcha 
les  Grecs  de  former  une  grande  et  forte  nation  ,  favorisa  leur  éta- 
blissement dans  les  pays  étrangers  et  l'extension  de  la  civilisation 
hellénique  parmi  les  Barbares. 

$\l.  Histoire  et  extension  de  la  colonisation  (-). 

L 

Cette  propagande  de  l'hellénisme  commença  par  l'Orient.  Les 
premiers  émigrants  partirent  de  la  Béotie  ;  c'étaient  les  descendants 

(1)  Wachsmuth,  Hellenische  Alterth.,  T.  I,  p.  96. 

(-)  Raoul-Rochetle,  Histoire  critique  de  l'établissement  des  colonies  grecques, 


nELATlONS    INTERNATIONALES.  515 

d'Oreste  qui,  après  avoir  perdu  l'empire  du  Pcloponèse,  allèrent 
chercher  des  terres  où  ils  pussent  vivre  libres.  L'émigration  reçut 
le  nom  d'éolienne,  à  cause  de  la  variété  des  langues  que  parlaient 
les  colons  (').  Ils  fondèrent  en  Asie  douze  cités,  dont  l'une  eut, 
dit-on,  la  gloire  de  donner  le  jour  à  Homère  :  Smyrne  compte 
encore  aujourd'hui  parmi  les  villes  considérables  de  l'Orient.  C'est 
encore  au  mouvement  de  peuples  qui  suivit  l'invasion  des  Doriens 
que  la  colonisation  ionienne  dut  son  origine  :  les  colonies  partirent 
de  l'Altique,  mais  il  s'y  mêlait  beaucoup  de  tribus  étrangères,  des 
Thébains,  des  Myniens,  des  Phocéens  (^).  Les  Ioniens  peuplèrent 
plusieurs  îles  de  la  mer  Egée;  sur  les  côtes  de  l'Asie  Mineure  ils 
bâtirent  douze  cités  qui  ne  tardèrent  pas  à  s'élever  à  une  grande 
puissance.  Milet  osa  braver  le  Grand  Roi;  elle  succomba,  mais  de 
ses  cendres  naquirent  des  vengeurs,  Thémistocle,  Cimon,  Alexan- 
dre. L'émigration  dorienne  fut  la  moins  importante;  cependant 
parmi  les  six  cités  qu'elle  fonda  dans  les  îles  et  sur  les  côtes  de 
l'Asie,  Rhodes  devint  célèbre  par  son  commerce. 

Les  divers  éléments  de  la  nationalité  hellénique  que  les  colonies 
de  l'Asie  Mineure  renfermaient  dans  leur  sein,  s'y  développèrent 
avec  une  admirable  énergie.  La  conquête  dorienne  arrêta  momen- 
tanément le  mouvement  de  la  civilisation  dans  la  mère  patrie,  tan- 
dis que  les  colonies ,  libres  et  dans  toute  la  force  d'une  nationalité 
qui  prend  son  essor,  purent  se  mouvoir  et  grandir  en  toute  liberté 
sur  les  côtes  de  l'Asie.  Dès  son  berceau ,  la  poésie  y  atteignit  une 
perfection  que  les  générations  suivantes  ont  désespéré  d'égaler  :  le 
nom  d'Homère  efface  par  sa  gloire  les  poètes  nombreux  qui  virent 
le  jour  sous  l'heureux  ciel  de  l'Ionie.  Les  premiers  efforts  de  la 
pensée  pour  comprendre  Dieu  et  la  création,  pour  chercher  la 
raison  des  choses,  se  déployèrent  dans  l'Asie  Mineure  :  Thaïes  a 
été  salué  par  l'antiquité  comme  l'initiateur  de  la  philosophie  : 
l'humanité  compte  parmi  ses  noms  les  plus  illustres  la  grande 


4  vol.  —  I/ennann,  Griech.  Slaatsallcrth.,  §§  73-90.  —  Sainlc-Croix,  De  lotat 
et  du  sort  des  colonies,  p.  206-293. 

(1)  Raoul-Rochelle,  T.  II,  p.  448. 

(2)  Raoul-Rochelle,  T.  III,  p.  76. 


514 


LA    GRECE. 


figure  (le  Pylhagore.  L'histoire  naquit  également  dans  les  colonies 
grecques  ;  après  les  essais  des  logograplies,  Hérodote  chanta  la 
lutte  héroïque  des  Hellènes  contre  l'Orient.  La  peinture  et  la  sculp- 
ture, qui  devaient  immortaliser  les  Apelle  et  les  Phidias,  produi- 
sirent leurs  premiers  chefs-d'œuvre  dans  FAsie  Mineure  ;  les  ordres 
d'architecture  dorique  et  ionique  rappellent  encore  aujourd'hui  que 
les  Grecs  asiatiques  prirent  l'initiative  dans  le  domaine  des  arts  et 
léguèrent  leurs  inventions  comme  des  modèles  à  l'avenir.  Leurs 
progrès  dans  l'industrie  ne  furent  pas  moins  remarquahles;  ils 
favorisèrent  l'esprit  commercial,  et  le  commerce  fut  le  moyen  par 
lequel  la  Providence  répandit  dans  la  Grèce  continentale  et  dans 
le  monde  entier  les  hienfaits  de  la  culture  née  sur  les  côtes  de 
l'Asie. 

Les  colonies  devinrent  des  centres  de  nouvelles  émigrations. 
Elles  possédaient  sur  les  hords  de  la  mer  un  territoire  peu  étendu, 
que  la  guerre  ou  l'accord  avec  les  indigènes  leur  avait  procuré; 
leur  faiblesse  ne  leur  permettait  pas  de  songer  à  la  conquête,  l'inté- 
rêt de  leur  commerce  les  sollicitait  à  élever  des  établissements  sur 
les  côtes  étrangères.  L'Asie,  l'Afrique  et  le  lointain  Occident  furent 
visités  par  les  hardis  insulaires  et  les  Ioniens  de  l'Asie  Mineure. 
La  fécondité  de  ces  petites  républiques  tient  du  prodige.  Strabon 
n'a  pas  tort  de  citer  les  quatre-vingts  colonies  de  Milet  comme  une 
chose  merveilleuse.  Il  est  possible  qu'il  faille  y  comprendre  les 
villes  bâties  par  les  colons  f);  cela  n'empêche  point  que  le  mouve- 
ment imprimé  aux  relations  internationales  par  les  Grecs  asia- 
tiques ne  soit  un  titre  de  gloire  pour  la  Grèce.  Les  colonies 
milésiennes  bordaient  le  Pont-Euxin  et  la  Propontide.  Les  Phé- 
niciens les  y  avaient  devancées;  mais  ce  fut  sous  l'influence  du 
génie  hellénique  que  des  contrées  sauvages,  jadis  redoutées  des 
navigateurs,  se  changèrent  en  côtes  hospitalières  (^).  La  Scythie 
même  (")  vit  arriver  ces  infatigables  pionniers  de  la  civilisation  ; 


(1)  Ilullmann,  Handelsgeschichte  dcr  Griechcn,  p.  142. 

(2)  Le  l'ont  portait  le  nom  d«ç;vo:;  depuis  lo  colonisation  des  Grecs,  il  fut 
(lualifié  d'î'j^svo;.  Sirah.,  VII,  p.  200. 

(3)  Dion.  Chnjsosl.,  0 rat.  26. 


RELATIONS     INTERNATIONALES.  315 

une  (les  cités  que  les  Grecs  y  fondèrent  fut  illustrée  par  les  tristes 
années  d'exil  qu'y  passa  le  poëtc  des  amours.  Ovide,  banni  aux 
confins  de  l'Empire,  s'étonna  de  trouver  tant  de  villes  helléniques 
au  milieu  des  Barbares;  toutes  devinrent  puissantes  par  le  com- 
merce, et  elles  restèrent  des  foyers  de  civilisation  jusque  dans  les 
derniers  temps  de  l'antiquité  ('). 


II. 


Les  Phéniciens  envoyèrent  sur  les  côtes  d'Afrique  des  colonies 
qui  par  leur  heureuse  situation  s'élevèrent  à  de  hautes  destinées. 
Mais  un  site  admirable  échappa  aux  navigateurs  tyriens;  les 
prêtres  de  Delphes  furent-ils  inspirés  par  une  science  plus  étendue 
ou  par  la  fortune  lorsqu'ils  ordonnèrent  au  roi  de  Théra,  colonie 
lacédémonienne,  de  fonder  Cyrène?  Les  Théréens  n'eurent  d'abord 
aucun  égard  à  la  réponse  de  l'oracle,  parce  qu'ils  ne  savaient  pas  où 
était  la  Libye.  Une  longue  sécheresse  leur  rappela  les  ordres 
d'Apollon;  ils  le  consultèrent  de  nouveau.  La  Pythie  leur  reprocha 
deu'avoir  pas  obéi  à  ses  ordres;  ne  voyant  pas  d'autre  remède 
à  leurs  maux,  ils  députèrent  en  Crète  pour  s'informer  s'il  n'y  avait 
pas  quelque  Cretois  ou  quelqu'étrangcr  qui  eût  voyagé  en  Afrique. 
Après  bien  des  recherches,  ils  découvrirent  un  marchand  que  des 
vents  contraires  avaient  poussé  dans  une  île  de  la  Libye;  une 
récompense  rengagea  à  accompagner  les  Théréens.  Ils  s'établirent 
d'abord  dans  l'île  de  Platée;  mais  l'oracle  n'était  pas  satisfait,  rien 
ne  prospérait  aux  colons;  alors  ils  portèrent  leurs  plaintes  à  Del- 
phes. La  prétresse  répondit  :  «  J'admire  ton  savoir;  tu  n'as  jamais 
été  en  Libye,  et  lu  crois  la  connaître  mieux  que  moi  qui  y  ai  été.  » 
Grâce  à  l'obstination  des  interprètes  d'Apollon,  Cyrène  fut  fondée(-). 
La  situation  de  la  colonie  était  magnilique,  le  sol  fertile;  le  voisi- 
nage de  la  mer  et  de  l'Egypte  sollicitait  les  habitants  à  la  navigation 
et  au  commerce;  l'intérieur  de  l'Afrique  s'ouvrait  devant  eux.  Les 

(I)  OciU.,  Trisl.,  III,  il,  \,  <i\i[.  —  llccmi,  llisloirc  uiiricniR'.  p.  188. 
(•2)  Ihrud.,  IV,  !bO-i;38. 


316  LA   GRÈCE. 

colons  bâtirent  de  nouvelles  villes  sur  la  côte  (').  L'une  de  ces  colo- 
nies eut  une  destinée  singulière;  dès  son  origine,  Barcé  fut  en  lutte 
avec  Cyrène;  elle  finit  par  succomber  sous  les  attaques  des  Cyré- 
néens  unis  aux  Perses  qui  dominaient  alors  en  Egypte.  Les  Bar- 
céens  furent  transplantés  dans  la  Bactriane;  leur  bourgade,  à 
Liquelle  ils  donnèrent  le  nom  de  leur  patrie,  subsistait  encore  au 
temps  d'HérodoteC*).  Ainsi  les  établissements  pacifiques  et  la  guerre 
concoururent  à  disperser  les  Grecs  dans  tous  les  continents  et  à 
répandre  partout  les  germes  de  leur  civilisation. 


III. 

Si  nous  en  croyons  la  'tradition,  TOccident  aurait  déjà  reçu  des 
colons  après  la  prise  de  Troie.  Le  témoignage  de  Strabon  qui  ré- 
vère rOdyssée  comme  un  livre  sacré,  ne  nous  paraît  pas  suffisant 
pour  admettre  le  séjour  d'Ulysse  dans  ribérief).  Les  colonies  de 
Diomède  et  de  Teucer  nous  paraissent  tout  aussi  incertaines.  Si 
des  Grecs  s'établirent  en  Espagne  dans  ces  temps  reculés,  leurs 
colonies  ne  donnèrent  pas  à  la  Grèce  la  connaissance  de  celte  par- 
tie de  l'Occident;  car  au  septième  siècle  nous  la  voyons  décou- 
verte pour  ainsi  dire  par  un  navigateur  samien  que  des  vents  con- 
traires jetèrent  sur  ses  côtes. Les  Phocéens,  les  plus  aventureux  des 
marins  grecs,  établirent  des  relations  commerciales  avec  Tartesse, 
et  les  Rhodiens  y  fondèrent  une  ville  à  laquelle  ils  donnèrent  le 
nom  de  leur  patrie  (*).  Marseille,  la  célèbre  colonie  phocéenne, 
profita  de  ces  établissements  pour  étendre  son  influence  jusqu'en 
Ibérie;  c'est  à  elle  qu'on  doit  rapporter  les  traces  de  civilisation 
grecque  qui  se  trouvent  en  Espagne.  Les  Marseillais  eurent  à  lutter 
contre  la  barbarie  des  habitants,  dont  la  vie  était  encore  lors  de  la 
conquête  romaine  une  existence  de  brigandage.  Le  commerce  ser- 


(1)  Herod.,  IV,  159,  sqq.  —  Raoul-Rochette,  T.  III,  p.  268. 

(2)  Ilcrod.,  IV,  204. 

(3)  BaouZ-Roc/ici^e  admet  la  réalité  de  toutes  les  colonies,  suites  do  la  gueno 
de  Troie  (T.  II,  p.  412,  ss.). 

(4)  Herod.,  IV,  152.  -  Raoal-Rochclle,  T.  III,  p.  404-407. 


nELATIONS    INTERNATIONALES.  517 

vit  de  lien;  la  ville  d'Emporium  réunit  les  deux  races  dans  son  en- 
ceinte. Mais  dans  l'origine  un  mur  séparait  les  Hellènes  des  Bar- 
bares; aucun  Espagnol  n'était  reçu  dans  la  colonie  grecque,  et  les 
Grecs  ne  se  hasardaient  hors  de  leur  cité  qu'avec  précaution  et  en 
grand  nombre.  Cependant  les  indigènes  étaient  heureux  d'échan- 
ger les  produits  de  leurs  terres  contre  les  marchandises  importées 
par  leurs  industrieux  voisins.  Les  deux  peuples  finirent  par  avoir 
des  rapports  plus  intimes;  les  colons  et  les  Espagnols  formèrent 
un  seul  état,  gouverné  par  un  mélange  d'institutions  grecques 
et  barbares.  Emporium  reçut  encore  de  nouveaux  habitants  ; 
après  la  défaite  des  fils  de  Pompée,  César  y  envoya  une  colonie 
romaine  (').  Ainsi  s'accomplissait  le  mélange  des  races  et  des  civili- 
sations. 

Dès  le  septième  siècle,  les  Grecs  fondèrent  des  établissements 
dans  les  Gaules.  Les  premières  relations  des  Phocéens  avec  les 
Gaulois  tiennent  du  roman.  Un  marchand  nommé  Euxène  est 
accueilli  avec  amitié  par  le  roi  des  Ségobriges.  Le  roi  mariait  sa 
fille;  les  Grecs  prennent  place  au  festin.  D'après  la  coutume  des 
Barbares,  la  jeune  fille  entre  à  la  fin  du  repas  portant  à  la  main  un 
vase;  celui  à  qui  elle  le  présentera  sera  l'époux  de  son  choix  :  elle 
s'arrête  en  face  d'Euxène  et  lui  tend  la  coupe.  Le  chef  gaulois 
croit  reconnaître  une  inspiration  divine  dans  la  conduite  de  sa 
fille;  il  accepte  le  Phocéen  comme  gendre,  et  lui  donne  pour  dot 
le  golfe  où  il  a  abordé  (').  De  nouveaux  colons  se  joignirent  à 
Euxène  et  jetèrent  les  fondements  de  Marseille.  Une  émigration 
en  masse,  provoquée  par  la  conquête  persane,  augmenta  la  puis- 
sance de  la  colonie.  Marseille  s'éleva  au  premier  rang  des  villes 
commerçantes  de  l'antiquité.  Inspirée  par  le  génie  hellénique,  elle 
ne  se  livra  pas  exclusivement  au  commerce;  elle  cultiva  les  let- 
tres et  les  arts  avec  tant  de  succès  qu'elle  mérita  d'être  com- 
parée à  Athènes  (').  La  cité  phocéenne  exerça  une  influence  puis- 


(1)  lAv.,  XXXIV,  9.  —  S7ra6.,  IH,  p.  MO. 

(2)  Aristot.,  ap.  Athen.,  XIII,  36.  —  Justin.,  XLIII,  3. 

(3)  Herod.,  1, 164,  sqq.  —  Strab.,  III,  p.  125. 


318  LA  GRÈCE. 

sanle  sur  les  Gaulois  (')  :  «  Leurs  moeurs  barbares,  dit  un  écrivain 
indigène  C*),  s'adoucirent  au  contact  des  Grecs;  ils  renoncèrent  à 
leurs  usages  pour  prendre  ceux  des  nations  civilisées  ;  ils  apprirent 
à  cultiver  la  terre,  à  tailler  la  vigne,  à  planter  l'olivier,  à  entourer 
leurs  villes  de  murs  :  ils  quittèrent  les  armes  pour  vivre  sous  la 
garantie  des  lois.  Tel  fut  alors  le  cbangement  qui  s'opéra  dans  les 
hommes  et  dans  les  choses  qu'il  semblait  non  pas  que  la  Grèce  eût 
passé  dans  la  Gaule,  mais  que  la  Gaule  se  fût  transportée  dans  la 
Grèce.  »  Les  Druides  adoptèrent  l'écriture  grecque  dans  les  tran- 
sactions publiques  et  privées  (^)  ;  or,  les  signes  d'une  langue  ne  se 
communiquent  pas  sans  communiquer  les  sentiments  qu'ils  expri- 
ment. Nous  ne  voulons  pas  faire  des  Grecs  les  missionnaires  de 
l'humanité;  les  Phocéens  n'avaient  d'autre  but  que  l'intérêt  de  leur 
trafic,  mais  dans  les  desseins  de  la  Providence  les  idées  s'échan- 
gent en  même  temps  que  les  marchandises.  Les  colonies  que  Mar- 
seille fonda  dans  l'intérieur  et  sur  les  côtes  de  la  Gaule,  de  l'Es- 
pagne et  de  la  Ligurie,  devinrent  autant  de  foyers  d'hellénisme  et 
de  civilisation  (*). 

La  première  colonisation  de  la  Sicile  ressembla  a  une  découverte. 
Pendant  longtemps  les  pirateries  des  Étrusques  et  la  férocité  des 
indigènes  empêchèrent  les  Grecs  de  fréquenter  cette  île.  Un  nau- 
frage y  jeta  l'Athénien  Théoclès  au  commencement  du  huitième 
siècle;  à  son  retour,  il  proposa  à  ses  concitoyens  d'y  envoyer  des 
colons.  Mais  Athènes,  à  cette  époque,  était  encore  concentrée  sur 
elle-même;  le  temps  où  elle  devait  déployer  sa  puissance  n'était  pas 
arrivé.  Sur  le  refus  de  sa  patrie,  Théoclès  s'adressa  aux  habitants 
de  Chalcis,  dans  l'Eubée.  Cette  république  fut  presqu'aussi  fertile 
en  établissements  coloniaux  que  Milet.  L'aristocratie,  qui  y  avait 
de  profondes  racines,  favorisait  les  émigrations  de  la  plèbe  :  les 


(1)  Wachsmiith,  Ilell.  Alterlli.,  T.  Il,  p.  i2.—J.  von  Miiller,  Geschichtc  dcr 
Scliweiz,  I  Buch,  2""  Kap. 

(2)  Trogue  Pompée  [Justin.,  XLIII,  4). 

(3)  Caes.,  B.  G.,  VI,  14.  César  trouva  des  registres  écrits  en  lettres  grecques 
chez  les  Hclvéticns  (Caes.,  B.  G.,  1,  29).  —  Cf.  Strab.,  III,  p.  '125. 

(4)  Raonl-liochcttc,  T.  III,  p.  41G,  ss.  —  Thierry,  Histoire  des  Gaulois,  Impar- 
tie, chap.  2. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  319 

colons  donnèrent  le  nom  de  Chalcidlquc  à  une  confédération  de 
irentc-deux  cités  élevées  dans  la  Thrace  (').  Ce  furent  aussi  les 
Chalcidiens  qui  eurent  la  gloire  de  fonder  la  première  ville  grec- 
que en  Sicile  (').  Des  colonies  doriennes  plus  considérables  les 
suivirent.  Syracuse  brilla  au  premier  rang  par  ses  richesses  ('). 
Mais  le  funeste  esprit  de  division,  inné  aux  Grecs,  se  développa 
dans  les  cités  siciliennes,  plus  que  partout  ailleurs;  la  rivalité  des 
Carthaginois  se  joignant  aux  dissensions  intestines,  la  Sicile  devint 
un  champ  de  bataille  permanent  :  lors  de  la  conquête  romaine,  une 
grande  partie  de  cette  lie,  aussi  malheureuse  que  fertile,  était  en 
ruines. 

Les  poètes  et  les  historiens  ont  à  Tenvi  peuplé  l'Italie  de  colo- 
nies fabuleuses.  Lorsque  Rome  devint  la  maîtresse  du  monde,  la 
vanité  hellénique  s'ingénia  à  représenter  la  Grèce  comme  la  source 
de  la  civilisation  latine (*).  Des  colons  grecs,  dit-on,  enseignèrent 
l'agriculture  aux  indigènes;  les  Pelages  apportèrent  les  lettres  en 
Italie;  des  personnages  mythiques,  les  fils  de  Minos(^),  les  héros 
de  l'âge  primitif  de  la  Grèce  s'y  donnèrent  rendez-vous  avec  les 
grandes  ligures  qu'Homère  a  immortalisées,  Nestor,  Pliyloctète, 
Ulysse.  Qui  n'aimerait,  dans  ce  déluge  de  fables,  de  sauver  du 
naufrage  la  colonie  d'idoraénée,  Salente  ,  illustrée  par  le  doux 
génie  de  Fénelon  ?  La  gloire  des  Hellènes  peut  se  passer  de 
ces  traditions  fabuleuses.  Toutes  les  tribus  de  la  race  grecque 
concoururent  à  coloniser  l'Italie,  les  Doriens,  les  Achéens,  les 
Ioni('nsf').Ces  colonies  surpassèrent  en  puissance  les  autres  établis- 
sements formés  |)ar  les  Grecs;  elles  reçurent  le  nom  significatif  de 
Grande  Grèce.  On  aurait  de  la  peine  à  croire  qu'une  seule  cité, 
Sybaris,  mit  sur  pied  une  armée  de  500,000  hommes,  si  l'histoire 


(J)  Raoul-Iiochettc,  ï.  III,  p.  198  et  suiv. 

(2)  Strab.,  VI,  p.  185.  —  Diodor.,  XIV,  11.  —  Tlinci/d.,  VI,  ". 

(3)  Un  proverbe  disait  de  ceux  qui  étaient  très-riches,  qu'ils  ne  possédaient 
pas  la  dixième  partie  des  richesses  des  Syracusains  {Slrab.,  VI,  p.  180). 

(4;  Voyez  Haoul-Iioclielte,  T.  I  et  II. 

(.0)  Uccrcn,  Hist.  Ane,  p.  19t. 

(0)  Diodor.,  XII,  9.  -  Slrab.,  VI,  p.  182. 


520  LA   GRÈCE. 

n'apprenait  qu'elle  avait  sous  sa  puissance  quatre  peuples  voisins 
et  vingt-cinq  villes,  dont  la  plupart  furent  fondées  ou  du  moins 
renouvelées  par  des  colons   sortis  de  son  sein  (').   L'excès  des 
richesses  corrompit  les  mœurs  des  Sybarites;  leur  nom  devint  une 
ilélrissure,  et  à  juste  titre,  si,  comme  on  le  rapporte,  les  lois  elles- 
mêmes  favorisèrent  le  luxe  et  la  corruption  {■).   D'autres  répu- 
bliques acquirent  un  renom  plus  glorieux.  Locres  et  Thurium 
durent  leur  prospérité  à  la  sagesse  de  leurs  législateurs.  Zaleucus 
mit  ses  commandements  sous  la  garantie  de  la  religion  :  le  préam- 
bule de  ses  lois  serait  digne  d'un  père  de  l'Église  (').  Charondas 
mérite  une  belle  place  parmi  les  politiques  de  la  Grèce  ;  seul  peut- 
être  il  songea  à  relever  les  classes  inférieures  {*).  Crotone  eut  pour 
législateur  Pylhagore.  Bien  que  les  doctrines  aristocratiques  du 
philosophe  n'aient  pas  la  sympathie  de  la  démocratie  moderne, 
l'histoire  doit  dire  à  sa  louange  que  les  cités  grecques,  florissantes 
sous  la  direction  de  la  société  pythagoricienne,  tombèrent  dans  une 
anarchie  sauvage  lorsque  les  passions  populaires  restèrent  sans 
frein  (*).  La  civilisation  hellénique  jeta  de  profondes  racines  dans 
la  Grande  Grèce.  Incapables  de  résister  à  la  domination  envahis- 
sante de  Rome,  les  colons  conservèrent  cependant  les  mœurs  et  le 
langage  de  leur  mère  patrie  ;  ce  ne  fut  qu'au  quatorzième  siècle 
que  la  langue  d'Homère  commença  à  se  perdre  dans  l'Italie  méri- 
dionale ;  jusqu'à  nos  jours,  une  population  parlant  le  grec  s'est 
maintenue  aux  environs  de  Locres  (^). 


(1)  Athen.,  XII,  20. 

(2)  Diodor.,  XII,  29  :  «  Les  citoyens,  dit  Zaleucus,  doivent  avant  tout  être 
convaincus  qu'il  existe  des  dieux.  L'inspection  du  ciel,  la  magnificence,  l'ordre 
et  l'harmonie  de  l'univers  attestent  qu'il  n'est  pas  l'œuvre  du  hasard  ni  des 
hommes;  il  faut  donc  vénérer  les  dieux,  avoir  l'âme  pure  de  tout  vice,  car  les 
dieux  ne  se  réjouissent  pas  des  sacrifices  somptueux  des  méchants,  mais  des 
actions  justes  et  honnêtes  des  hommes  vertueux .  » 

(3)  Il  voulut  que  tous  les  enfants  apprissent  à  lire  et  à  écrire;  les  maîtres  de- 
vaient être  rétribués  par  l'État,  pour  que  les  enfants  des  pauvres  reçussent  la 
même  éducation  que  les  riches  {Diodor.,  XII,  12). 

(i)  Dion.  Chnjsost.,  Orat.  XLIX,  p.  538,  B  (éd.  Morell.). 
(o)  Raoul-Rochettc,T.  III,  p.  123.  —  A'iei/w/ir,  Histoire  romaine.   Introduc- 
tion, p.  58. 


RELATIONS   INTERNATIONALES.  321 

Les  côtes  de  la  mer  lonieane  jusque  dans  Tlllyrie  furent  peu- 
plées par  Corinthe  (').  Corcyre,  la  plus  importante  de  ces  colonies, 
rivalisa  de  puissance  avec  sa  métropole  ;  ce  furent  leurs  dissensions 
qui  commencèrent  la  funeste  guerre  du  Péloponèsc.  LaThrace  et  la 
Bythinie  reçurent  des  colons  de  Mégare  et  de  Chalcis,  Deux  cités 
élevées  sur  le  Bosphore  éclipsèrent  par  une  célébrilé  diverse  tous 
les  autres  établissements.  Chalcédoine(-)  doit  sa  renommée  à  l'aveu- 
glement de  SCS  fondateurs.  L'oracle,  consulté  par  de  nouveaux  émi- 
grauts  de  Mégare,  leur  répondit  qu'ils  devaient  bàlir  leur  ville  vis- 
à-vis  des  aveugles,  qualifiant  ainsi  les  premiers  colons  qui  avaient 
négligé  la  position  la  plus  magnifique  du  globe  C").  On  dirait  que  le 
dieu  de  Delphes  prévoyait  les  hautes  destinées  deByzance;  rivale 
de  Rome,  elle  prolongea  l'existence  de  l'Empire  jusqu'à  ce  qu'elle 
devint  le  siège  d'une  domination  qui  menaça  à  son  tour  d'envahir  le 
monde  et  qui  fil  longtemps  trembler  l'Europe.  Occupée  aujourd'hui 
par  une  race  déchue,  sa  mission,  si  nous  en  croyons  certains  uto- 
pistes (*),  ne  serait  pas  finie  :  la  nature  l'aurait  formée  pour  devenir 
la  capitale  de  l'univers. 

IV. 

Quand  la  Grèce  se  fut  répandue  sur  les  côtes  des  trois  conti- 
nents, l'émigration  s'arrêta.  Les  populations  helléniques,  obligées 
de  concentrer  leurs  forces  pour  résister  à  l'invasion  des  Perses, 
firent  un  essai  d'unité.  Aspirant  à  l'hégémonie,  les  Spartiates  et  les 
Athéniens  ne  songèrent  plus  qu'à  fortifier  leur  puissance  dans  les 
lirnilos  de  la  Grèce,  au  lieu  de  ré|)arpiller  au-dehors.  Alors  les  colo- 
nies changèrent  de  nature  et  devinrent  des  instruments  de  conquête. 
Tels  furent  les  élablissemenls  formés  par  Athènes  après  ses  victoires 
sur  les  Mèdes.  D'après  le  droit  de  guerre  de  l'antiquité,  les  terres 


(1)  Ifermann,  Griecli.  Staatsall.,  §  8(j. 

(2)  Raoul-UodicUe,  III,  273. 

(3)  Slrab.,  VII,  p.  221.—  Tacit.,  Annal.,  XII,  G3.  —  Ilérodulc  altiibuc  ce  mut 
à  Mésaby/e,  général  do  Darius  (IV,  144J. 

(4)  Fourier. 

21 


o22  LA  GRÈCE. 

lies  vaincus  étaient  la  propriété  du  vainqueur.  Les  Athéniens 
appliquèrent  cette  dure  loi  aux  Grecs  ;  ils  les  expulsèrent  et  distri- 
buèrent leurs  domaines  à  des  colons.  Ces  colonies  prirent  le  nom  de 
déruchies.  Elles  avaient  l'avantage,  dit  Plutarque,  de  débarrasser 
la  ville  d'une  population  oisive  et  pleine,  par  conséquent,  d'une 
malfaisante  activité;  elles  subvenaient  aux  besoins  urgents  des  pau- 
vres, et  formaient  au  sein  des  alliés  d'Athènes,  comme  des  garni- 
sons qui  les  tenaient  en  respect  et  prévenaient  toute  révolution  ('). 
Il  y  a  quelque  chose  d'odieux  dans  cette  dépossession  violente  de 
Grecs  par  des  Grecs.  Nous  nous  hâtons  d'arriver  aux  colonies 
militaires  de  la  Grèce. 

P/wfar^weditqu' Alexandre  fonda  soixante-dix  villes  dans  rAsie(-). 
Le  nombre  a  paru  exagéré  (=');  cependant  Ton  ne  peut  révoquer 
cette  colonisation  presque  miraculeuse  en  doute,  car  les  témoi- 
gnages des  auteurs  anciens  concordent  avec  celui  de  Plutarque  (*). 
D'ailleurs  rétablissement  de  colonies  grecques  en  Orient  était  en 
quelque  sorte  une  conséquence  logique  de  la  conquête,  telle  que  le 
héros  macédonien  la  concevait  :  y  avait-il  un  meilleur  moyen  de 
fondre  les  vainqueurs  et  les  vaincus?  Alexandre  trouva  des  imita- 
teurs dans  les  Romains;  les  colonies  fondées  par  la  Ville  Éternelle 
furent  un  puissant  instrument  de  domination  et  elles  devinrent  un 
moyen  d'assimiler  le  peuple  conquérant  et  les  nations  conquises. 
Nous  pouvons,  sans  idéaliser  le  jeune  vainqueur  de  l'Asie,  lui 
attribuer  des  pensées  civilisatrices  que  n'avait  pas  l'aristocratie 
romaine.  Les  intérêts  du  commerce  et  l'extension  de  la  culture 
hellénique  le  préocupaient  autant  que  la  conservation  de  ses  con- 
quêtes, et  eurent  une  large  part  dans  la  fondation  des  cités  qu'il 
sema  sur  le  chemin  de  ses  victoires,  depuis  l'Egypte  jusqu'à 
l'Inde  (').  Après  la  mort  d'Alexandre,  les  vétérans  de  la  grande 

(1)  Pluîarch.,Y*enc\.,  M.  — Boeckh,  Économie  politique  des  Athéniens,  T.  II, 
p.  203-205.  —  Wachsmuth,  Hell.  Alterth.,  §  28,  68. 

(2)  Plutarch.,  De  Alex.  Fort.,  I,  5. 

(3)  Sainte-Croix,  Examen  critique  des  historiens  d'Alexandre,  p.  97. 

(4)  Raoul-Rochette,  T.  IV,  p.  106.  Voyez  p.  133,  ss.,  le  détail  de  ces  établisse- 
ments. —  Droysen,  Geschicbte  des  Ileilenismus,  T.  II,  p.  591-631. 

(5)  Droysen,  ib.,  T.  II,  p.  29,  647. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  325 

armée,  au  nombre  de  dix  mille,  furent  heureux  de  se  créer  de  nou 
veaux  foyers  dans  l'Asie  (').  Le  premier  des  Séleucides  marcha  sur 
les  traces  d'Alexandre;  il  ne  tint  pas  à  lui  que  l'Orient  ne  fût  hellé- 
nisé (-).  Un  historien  moderne  dit  que  les  établissements  formés  à 
la  suite  de  la  conquête  macédonienne  ne  furent  point  de  véritables 
colonies (').  Sans  doute,  ce  ne  fut  plus  à  la  voix  de  l'oracle  et  avec 
des  sentiments  de  piété  filiale,  que  les  vétérans  grecs  s'établirent 
en  Asie;  les  colonies  militaires  étaient  des  enfants  sans  mère,  mais 
bien  qu'ayant  pour  but  la  conquête,  elles  contribuèrent  puissam- 
ment à  répandre  la  civilisation  hellénique  et  elles  devinrent  un 
lien  entre  l'Orient  et  l'Occident. 

Ces  derniers  établissements  de  la  Grèce  sont  même  à  certains 
égards  plus  remarquables  que  les  premières  émigrations.  Une 
grande  partie  des  colonies  asiatiques  furent  séparées  de  la  Grèce 
par  les  révolutions  qui  bouleversèrent  l'Orient,  ce  qui  ne  les  empê- 
cha pas  de  rester  un  foyer  ardent  d'hellénisme.  Cependant  la  Grèce 
était  dès  lors  en  décadence.  Celle  admirable  race  est  vraiment  pri- 
vilégiée entre  toutes  :  elle  a  encore  plus  de  vitalité  au  moment  où 
elle  quitte  la  scène  du  monde  que  d'autres  quand  elles  sont  dans 
la  force  de  la  virilité.  Comment  quelques  milliers  d'Hellènes  purent- 
ils  résister  à  l'action  absorbante  des  Barbares  au  sein  desquels  ils 
étaient  comme  perdus?  L'esprit  de  cité  qui  les  caractérise,  explique 
ce  phénomène  :  la  même  cause  qui  empêcha  les  Grecs  d'arriver  à 
l'unité ,  leur  donna  une  force  étonnante  de  cohésion  dans  l'enceinte 
de  leurs  murs  et  favorisa  la  propagation  de  leur  civilisation  (*). 


(<)  Raoul-Rochette,  T.  IV,  p.  208,  ss. 

(2)  Ibid.,  p.  228,  ss.  —  Droyscn  (Gcschichle  des  Hellcnismus,  T.  IF,  p.  Gol- 
720)  donne  le  détail  de  toutes  les  villes  fondée.5  en  Asie  par  les  siiccessenrs 
d'Alexandre. 

(3)  Raoul-Bochette,  T.  I,  p.  6. 

(4)  Droysen,  itj.,  T.  Il,  p.  7')i,  ss. 


--'^/'^A^^/'J■vyv— 


324  LA  GRÈCE. 

§  III.  Rapports  des  colonies  avec  les  métropoles  et  avec  les 

indigènes. 

La  colonisation  grecque  est  un  spectacle  unique  dans  riiisloire. 
Des  républiques  dont  la  petitesse  est  à  peine  perceptible  en  regard 
de  rimmensilé  des  empires  qui  se  sont  élevés  dans  rantiquité, 
étendent  leur  influence  sur  toutes  les  parties  du  monde.  Quand  on 
recherche  les  causes  de  cette  expansion  de  la  nationalité  hellénique, 
on  doit  admirer  les  voies  par  lesquelles  la  Providence  accomplit 
ses  desseins.  Ce  sont  les  guerres  et  les  troubles  civils  qui  firent 
sortir  de  leur  patrie  ces  essaims  d'émigrants,  destinés  à  être  les 
missionnaires  de  la  civilisation;  l'esprit  de  division ,  si  fatal  aux 
Grecs  quand  on  les  considère  isolément,  devint  la  source  d'im- 
menses progrès  pour  le  genre  humain,  en  propageant  l'hellénisme 
parmi  les  Barbares.  Les  colonies  forment  l'élément  progressif  de  la 
Grèce;  en  se  plaçant  au  point  de  vue  providentiel ,  on  peut  même  y 
voir  l'idéal  du  développement  de  l'humanité. 

La  colonisation  grecque,  profondément  distincte  par  sa  nature 
des  établissements  coloniaux  des  peuples  modernes,  en  diffère  tout 
autant  pour  ce  qui  regarde  les  rapports  entre  les  métropoles  et  les 
émigrants.  Fondées  dans  un  but  de  commerce  ou  de  politique,  les 
colonies  européennes  sont  une  dépendance  de  la  mère-patrie  et  un 
élément  de  sa  grandeur.  Les  causes  qui  provoquèrent  l'émigration 
hellénique  ne  permettaient  pas  de  pareilles  prétentions.  Quelles 
relations  pouvaient  exister  entre  les  Ioniens  expulsés  par  la  con- 
quête et  la  Grèce  dorienne?  A  peine  un  souvenir  ou  un  regret  du 
sol  natal.  Lorsque  des  dissensions  civiles  forçaient  les  vaincus  à 
abandonner  leurs  foyers ,  les  rapports  entre  les  colons  et  le  parti 
vainqueur  n'étaient  certainement  pas  très-intimes.  Restent  les  colo- 
nies libres  fondées  par  suite  de  circonstances  accidentelles,  sans 
vue  systématique  :  elles  étaient  indépendantes  par  le  fait  seul  de 
l'émigration;  il  n'y  avait  qu'un  lien  entre  elles  et  les  cités  qui  leur 
avaient  donné  naissance,  le  sentiment  de  piété  qui  rattache  les 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  o25 

enfanls  à  leurs  parents  (').  Des  usages  généralement  observés  attes- 
taient ces  relations  des  colons  avec  la  métropole,  et  en  perpétuaient 
le  souvenir.  Les  émigranls  empruntaient  le  feu  sacré  au  prytanée 
de  leur  patrie  (-).  Ils  emportaient  avec  eux  les  dieux  de  leurs  an- 
cêtres (');  pour  maintenir  cette  communion  religieuse,  ils  envoyaient 
régulièrement  des  députalions  offrir  des  sacrifices  aux  divinités 
uationales(').  Mais  ces  pieux  usages  n'empêchaient  pas  les  colo- 
nies de  jouir  d'une  entière  indépendance.  La  filiation  n'emportait 
aucune  obligation  positive;  les  colons  étaient  des  enfants  éman- 
cipés, les  égaux,  non  les  inférieurs  de  leurs  pères.  Des  devoirs 
généraux  de  bienveillance  étaient  les  seuls  auxquels  ils  fussent  sou- 
mis. Le  lien  du  sang  les  portait  naturellement  à  prendre  dans  les 
les  guerres  le  parti  de  leurs  métropoles.  Celles-ci  de  leur  côté 
venaient  au  secours  des  colonies  C^).  La  guerre  était  presque  l'état 
permanent  de  la  Grèce;  entre  les  colons  et  les  cités  mères  elle  eût 
été  une  espèce  de  parricide  C'). 

En  comparant  les  relations  des  colonies  grecques  et  de  leurs 
métropoles  avec  celles  qui  existent  entre  l'Europe  et  ses  établisse- 
monts  coloniaux,  on  serait  tenté  d'y  voir  un  idéal.  D'un  coté  il  y  a 
assujettissement,  exploitation,  haine;  de  l'autre  côté  indépendance, 
libre  développement  et  les  pieux  sentiments  de  la  famille.  En 
apparence,  l'antiquité  l'emporte  infiniment  sur  l'humanitémoderne, 
et  nous  comprenons  que  l'illusion  ait  gagné  des  esprits  éminents('). 
L'idée  de  la  filiation  liant  les  colons  et  la  mère-patrie  est  une  noble 
conception  ;  elle  a  frappé  par  sa  justesse  le  plus  grand  philosophe 
de  l'antiquité  :  Platon  en  fait  la  base  des  rapports  qui  doivent  cxis- 


(1)  Dion.  Hat.,  III,  T.  — Cf.  Pulijb.,  XII,  10,  3.—  Cette  assimilation  des  colons 
b  des  enfants  existait  déjà  chez  les  l'héniciens.  Voyez  le  Tome  I  de  mes  Études. 

(2)  Elijinol.  Maijn..  v"  TroyTavîîa.  —  Cf.  IIerod.,l,  14G. 

(3)  Itaoïtl-Iiochctte,  T.  I,  p.  38,  ss.  —  Diodor.,  XII,  30. 

(4)  Tliucyd.,  1,34.  —  Ilcrmann,  Griech.  Staalsalt.,  §  74. 
(ci)  Thucyd.,  V,  10G. 

(G)  Ilcrod.,  VIII,  22;  VII,  130;  III,  19.  —  Thucyd.,  \,  38. 
(7)  Ikynaiid,  dans  YEnryclopcdie  Nouvelle,  au  mot  Colonies,  T.  lil,  ji.  082, — 
liollcck,  Allgcmeinc  Gesch.,  T.  I,  p.  101. 


326  LA    CRÈCK. 

ter  entre  les  colonies  et  leur  métrople(').  Mais  les  faits  sont  loin 
de  répondre  à  la  théorie.  Quand  Tenfant  est  émancipé,  le  lien 
du  sang  subsiste  ;  jamais  il  ne  devient  un  étranger  pour  sa  famille. 
Les  colons  grecs  avaient  à  peine  quitté  le  sol  natal  qu'ils  étaient 
considérés  comme  étrangers  ;  il  fallait  un  traité  pour  leur  accorder 
dans  leur  ancienne  patrie  la  jouissance  des  droits  civils  et  poli- 
tiques (■).  Ainsi  le  dur  nom  d'étranger  servait  à  marquer  les  rela- 
tions des  colons  et  de  leurs  ancêtres.  Dès  lors  les  devoirs  de  piété 
que  le  sang  impose  ne  pouvaient  être  que  de  faibles  liens;  aussi 
étaient-ils  rarement  observés.  Si  jamais  les  dangers  de  la  patrie 
eussent  dû  rallier  les  colons  autour  de  l'étendard  commun,  ce  fut 
lorsque  l'invasion  des  Perses  menaça  de  servitude  la  Grèce  et  l'Eu- 
rope entière;  cependant  les  Italiotes  ne  répondirent  pas  à  l'appel 
de  leurs  frères;  de  tant  de  cités  puissantes  de  la  Grande-Grèce, 
une  seule,  Crolone  envoya  des  secours  contre  les  Barbares  (').  Le 
premier  cambat  naval  livré  entre  Grecs,  le  fut  par  les  Corin- 
thiens et  les  Corcyréens,  leurs  colons;  la  mélrople  et  la  colonie  ne 
se  rencontrèrent  jamais  sur  les  champs  de  bataille  que  comme 
ennemies  (^).  Camarine  fut  détruite  à  plusieurs  reprises  par  sa 
mère-patrie  Syracuse  (^). 

Pour  expliquer  comment  le  souvenir  de  la  parenté  put  se  per- 
dre à  ce  point,  l'on  dit  que  les  colonies  renfermaient  une  po- 
pulation mélangée  de  races  diverses,  que  la  plupart  atteignirent 
rapidement  un  haut  degré  de  prospérité  et  surpassèrent  leur  mé- 
tropole en  puissance,  qu'ainsi  l'oubli,  l'orgueil  et  la  vanité  prirent 
la  place  du  respect  filial  (^).  Il  y  a  une  cause  plus  profonde  qui  ren- 
dit les  colonies  étrangères  à  leurs  métropoles,  c'est  l'esprit  de  divi- 
sion que  nous  retrouvons  à  chaque  phase  de  la  vie  hellénique.  Les 


(1)  Plat.,  Legg.,  VI,  754,  B. 

(2)  Polyb.,  XII,  9,  3.  4.  —  Boeckh,  Économie  politique  des  Athéniens,  T.  II, 
p.  207-21 i. 

(3)  Herod.,Ym,  47. 

(4)  Thimjd.,  I,  '\3.  —  fferod.,  III,  49. 

(5)  Thucyd.,  VI,  5.  —  Voyez  d'autres  exemples  de  guerres  entre  colonies  et 
métropoles  dans  Wachsmuth,  Hell.  Alterth..  T.  I,  p.  148,  ss. 

(6)  Wachsmuth,  §  19,  T.  I,  p.  147. 


RELATIONS     L"S  TEUNATIOiNALES,  327 

colons,  dès  quils  s'étaient  constitués  en  cité,  entraient  dans  le  droit 
commun  de  la  Grèce,  rindépcndance  cl  Tisolement. Telle  est  la  rai- 
son, et  de  la  liberté  dont  ils  jouissaient,  et  de  la  faiblesse  des  liens 
qui  les  attachaient  à  la  mère-patrie.  L'indépendance  des  colonies 
grecques  nélaildonc  pas  le  résultat  d'un  système  bien  entendu  sur 
les  rapports  des  émigrants  et  des  métropoles;  c'était  une  consé- 
quence du  génie  hellénique,  qui  séparait  toujours  au  lieu  d'unir. 
Le  désir  de  dominer  les  établissements  coloniaux  ne  manquait  pas 
aux  républiques  grecques,  mais  la  puissance  leur  faisait  défaut. 
Quand  elles  en  avaient  la  force,  elles  traitaient  leurs  colons  en 
sujets;  elles  s'arrogeaient  non-seulement  le  pouvoir  législatif,  mais 
même  la  juridiction  et  l'administration;  elles  allaient  jusqu'à  leur 
imposer  des  tributs  ('). 

Nous  voilà  loin  de  la  théorie  de  Platon;  les  douces  relations  de 
famille  sont  devenues  des  rapports  de  vainqueur  à  vaincu.  L'éta- 
blissement des  émigrants  sur  les  côtes  étrangères  ne  répond  pas 
davantage  à  l'idée  que  nous  aimons  à  nous  en  former.  La  colo- 
nisation était  une  conquête;  le  souvenir  de  ces  luttes  s'est  perdu 
au  milieu  du  bruit  de  guerres  plus  considérables;  mais  il  en 
reste  quelques  témoignages  et  ils  suffisent  pour  prouver,  ce  que 
les  analogies  historiques  confirment  du  reste  ,  que  les  colons 
appliquaient  aux  indigènes  la  dure  loi  du  vainqueur  :  les  popula- 
tions vaincues  étaient  réduites  en  servitude  (^).  Toutefois  la  con- 
quête, malgré  les  maux  (lu'elle  entraîna,  fut  un  germe  de  progrès 
pour  l'avenir.  Par  leur  faiblesse  même  les  émigrants  étaient  inté- 
ressés à  se  concilier  la  bienveillance  des  peuples  au  milieu  desquels 
ils  se  fixaient;  le  commerce  créait  des  rapports  pacifiques  et  la 
civilisation  en  profilait.  Les  Grecs  exercèrent  sur  les  Barbares  l'in- 
fluence que  les  nations  civilisées  ont  toujours  sur  les  populations 
incultes.  Peu  de  races  furent  plus  jhcurcusemenl  douées  que  les 
Hellènes  pour  celte  grande  œuvre.  Les  vices  mêmes  du  caractère 
national  vinrent  en  aide  à  la  tâche  qu'ils  avaient  à  remplir.  La 
vanité  garantissait  les  Grecs  contre  tout  mélange  de  coutumes  élrau- 

(l)  ]\'acnsmutli,  T.  1,  p.  183.  —  Ikioul-Ihclwlle,  1,  ii-l'J. 

Ci)  Ucnnann,  (iiieeli.  Sluatsall.,  §  7o.  —  Mitllcr,  Dit'  Dorifi ,  il,  !3j. 


528  LA    GRÈCE. 

gères.  Leur  attachement  à  la  langue  et  aux  mœurs  de  la  patrie  était 
excessif  :  après  trois  cents  ans  d'exil,  les  Messéniens  parlaient 
encore  le  dialecte  dorien  dans  toute  sa  pureté  (^).  Comme  les 
Grecs  ne  se  changeaient  pas  en  Barbares,  les  Barbares  devaient 
finir  par  se  transformer  en  Grecs.  Les  Hellènes  réunissaient  des 
qualités  qui  d'ordinaire  s'excluent.  Tout  en  étant  vains  de  leur 
patrie,  tout  en  dédaignant  les  Barbares  du  haut  de  leur  hellénisme, 
ils  se  mêlaient  à  eux.  Les  colons  se  faisaient  aimer  des  indi- 
gènes; ils  unirent  leur  sang  à  celui  des  filles  du  pays.  De  là 
une  population  qui  tenait  tout  ensemble  des  Grecs  et  des  Bar- 
bares, et  qui  servit  de  lien  entre  les  deux  races.  Les  Helléno- 
Scythes  furent  les  intermédiaires  de  la  culture  hellénique  et  de  la 
barbarie  ;  le  nom  d'Anacharsis  atteste  qu'ils  n'étaient  pas  indignes 
de  leurs  pères.  Les  Sicéliotes  passaient  pour  aussi  déliés  que  les 
habitants  de  la  Grèce.  C'est  ainsi  que  la  culture  grecque  envahissait 
le  monde  barbare  ('). 

Les  colonies  ne  furent  pas  seulement  un  instrument  dans  les 
mains  de  la  Providence  pour  l'éducation  des  peuples  barbares  ; 
elles  furent  encore  un  élément  de  progrès  dans  le  développement 
de  la  vie  hellénique.  Si  les  émigrants  conservaient  généralement 
les  institutions  de  leur  patrie,  ils  n'emportaient  cependant  pas 
avec  eux  les  circonstances  physiques  et  sociales  qui  les  avaient 
produites  :  placés  sous  un  autre  ciel,  dans  un  autre  milieu,  jouis- 
sant d'une  indépendance  absolue,  ils  développèrent  des  idées  et 
des  sentiments  nouveaux  que  favorisait  le  mouvement  même  de 
l'émigration.  Tandis  que  la  mère  patrie  restait  enchaînée  au  passé, 
des  principes  d'avenir  se  faisaient  jour  chez  les  colons(')  :  la  philo- 
sophie est  née  parmi  les  Grecs  de  l'Asie  Mineure.  Ces  progrès  ne 
restèrent  pas  concentrés  dans  les  établissements  coloniaux;  ils  se 
communiquèrent  à  la  Grèce  et  au  monde  entier  par  les  relations 
commerciales  auxquelles  les  colonies  imprimèrent  un  puissant 
essor. 

(-1)  Pausan.,  lY, 'il,  l\. 

(2)  Curtius,  Griechische  Gcschichte,  T.  I,  p.  377,  ss. 

(3)  Heercn,  Ideen,  T.  II,  p.  26,  ss.  (traduct.  franc..).  —Lucien,  AlJgemeine 
Geschichte,  T.  I,  p.  229.  — Z,eo,  Uni  versai  geschichte,  T.  I,  p.  181,  ss. 


RELATIONS     INTERNATIONALES.  329 

CHAPITRE  m. 

C  0  iAI  M  E  R  C  E     ('). 

^  I.  Les  peuples  commerçants  de  la  Grèce. 

Les  Grecs  n'étaient  pas  une  race  commerçante.  Exerçant  direc- 
tement la  souveraineté,  les  citoyens  de  Sparte  et  d'Athènes  avaient 
quelque  chose  de  l'orgueil  qui  dislingue  les  aristocraties;  il  leur 
semhlait  que  l'homme  libre  avait  une  destinée  plus  noble  que  celle 
du  travail  corporel;  ils  croyaient  que  ceux  qui  usaient  leurs  facul- 
tés dans  de  petites  choses,  n'étaient  guère  capables  de  grands  des- 
seins [-).  De  là  le  préjugé  général  qui  considérait  les  professions 
industrielles  comme  indignes  d'un  homme  libre.  Platon  et  Aris- 
tote,  le  philosophe  de  l'idéal  et  le  philosophe  de  la  réalité,  qui 
d'habitude  ne  se  rencontrent  que  pour  se  combattre,  sont  d'accord 
dans  la  réprobation  dont  ils  frappent  les  occupations  manuelles  et 
le  commerce.  Aristotc  met  les  artisans  sur  la  même  ligne  que  les 
esclaves  (^).  Platon  abandonne  les  profils  du  commerce  aux  étran- 
gers; le  citoyen  qui  s'en  mêlerait,  déroge  et  est  puni  (*).  L'esclavage 
favorisa  ces  idées;  les  métiers  étant  abandonnés  à  des  mains  ser- 
viies,  le  mépris  pour  les  travaux  corporels  s'en  accrut.  Pour  l'homme 
libre  le  loisir  était  pour  ainsi  dire  un  titre  de  noblesse  C).  A  Sparte, 


(1)  Jlullinann,  Ilandelsgeschicbte  der  Griechcn,  -1839. 

(2)  Demosth.,  Olynlh.,  III,  §  32,  p.  37. 

(3)  Aristot.,  Polit.,  III,  3,  3  :  oy  yàp  oîoy  7'£7riTV3'?S'JTat  rà  rf,;  ùpirf,;  Çwvra 
ptov  (3âva'j7ov  fi  OfiTi/.ôv.  Il  leur  ferme  la  cité  (ib.,  §  2). 

(4)  Plat.,  Lef,'g.,  VIII,  847,  A. 

(q)  Iferod.,1,  107.  —  Sacrale (hsaii  que  le  loisir  était  le  frùie  de  la  liberté 
{Aelian.,  V.  H.,  X,  14).  —  Comparez  plus  baut,  p.  CI,  note  3. 


330  LA   GRÈCE. 

la  cilé  modèle  des  Doriens,  toute  espèce  d'occupation  matérielle 
était  proscrite;  les  citoyens  ne  vivaient  que  dans  la  cité  et  pour  la 
cilé;  c'était  aux  périoeques  et  aux  ilotes  à  labourer  la  terre,  à  exer- 
cer l'industrie  et  à  trafiquer  (').  Les  Athéniens,  bien  qu'ils  dussent 
leur  gloire  à  leur  puisssance  maritime,  montrèrent  toujours  de  la 
prédilection  pour  la  vie  des  champs  (').  11  y  avait  telle  petite  répu- 
blique où  l'agriculture  même  était  flétrie  comme  déshonorante  (^). 
A  Thèbes  une  loi  écartait  de  toute  fonction  ceux  qui  n'avaient  pas 
quitté  le  commerce  depuis  plus  de  dix  ans  (*). 

Les  Grecs  avaient  reçu  une  plus  haute  mission  que  celle 
d'échanger  des  marchandises;  ils  étaient  destinés  à  élaborer  des 
idées.  Mais  la  riche  variété  du  génie  hellénique  se  déploya  même 
dans  le  domaine  où  il  n'était  pas  appelé  à  tenir  le  premier  rang. 
Il  y  avait  des  cités  et  des  peuples  presque  exclusivement  voués 
au  commerce.  L'esprit  d'aventure  et  de  cupidité  poussa  les  insu- 
laires à  la  piraterie  et  la  piraterie  les  initia  à  la  navigation.  Plu- 
sieurs peuplades  acquirent  une  grande  célébrité  dans  cette  carrière: 
Eiisèbe  a  conservé  un  document  dans  lequel  dix-sept  états  sont 
décorés  du  titre  de  maîtres  de  la  mer  (^).  La  vanité  grecque,  aidée 
de  l'ignorance,  se  faisait  une  singulière  illusion  sur  la  puissance 
de  ces  petites  républiques  commerçantes;  les  Hellènes  n'avaient 
aucune  connaissance  des  hardis  navigateurs  qui ,  parlant  de  Tyr 
ou  de  Carthage,  parcouraient  toutes  les  mers  et  pouvaient  à  plus 
juste  litre  passer  pour  en  avoir  le  domaine.  Le  prétendu  empire 
maritime  des  Grecs  ne  s'étendait  pas  au-delà  des  limites  étroites 
de  la  mer  Egée  {^). 

L'Asie  Mineure  devança  la  Grèce  continentale  dans  la  voie  du 


(1)  Wachsviuth,  Hell.  Alterlh.,  T.  II,  p.  20. 

(2)  Thucyd.,  II,  14.  — Isocrat.,  Areop.,  234. 

(3)  A  Thespies.  Heraclid.  Pont.,  42. 

(4)  Aristot.,  III,  3,  4. 

(5)  Castor.,  ap.  Euseb.,  Chron.,  36. 

(0)  Iluet,  Histoire  du  commerce  et  de  la  navigation,  p.  87.  ~  Pardessus,  Col- 
lection des  lois  maritimes.  Introduction,  p.  XXVII. 


RELATIONS     INTERNATIONALES.  551 

commerce  et  de  la  navigation.  Au  temps  de  sa  splendeur,  Milot 
fut,  après  Tyr  et  Carthage,  la  ville  la  plus  commerçante  de  Tanli- 
quité;  elle  avait  des  flottes  de  cent  vaisseaux  de  guerre;  ses  rela- 
tions embrassaient  une  grande  partie  de  l'Asie.  Les  Samiens  et 
les  Phocéens  se  disputaient  la  gloire  d'être  les  premiei'S  naviga- 
teurs de  la  Grèce.  Les  Samiens  découvrirent  l'Ibérie.  L'Espagne 
était  encore  inconnue  des  Hellènes.  Hérodote  dit  que  Colaeus  de 
Samos  fut  jeté  sur  ses  côtes  par  une  main  divine  (').  Il  fallait  en 
effet  l'action  de  la  Providence  pour  faire  dépasser  aux  anciens  les 
fameuses  colonnes  d'Hercule,  bornes  qu'un  dieu,  aventureux  par 
excellence,  avait  posées  aux  entreprises  des  hommes.  La  voie 
une  fois  ouverte,  les  peuples  se  sentirent  attirés  vers  l'immensité 
de  rOcéan  par  un  irrésistible  attrait;  ils  ne  se  reposèrent  que 
lorsqu'ils  eurent  touché  au  vaste  continent  que  son  importance 
lit  appeler  le  nouveau  monde  (').  Les  Phocéens  profilèrent  de  la 
découverte  de  Colaeus;  Hérodote  leur  attribue  même  l'honneur 
d'avoir  été  les  premiers  Grecs  qui  aient  entrepris  de  longs  voyages 
sur  mer  et  qui  aient  fait  connaître  l'Adriatique  et  la  Tyrrhé- 
nie  (').  Marseille,  leur  colonie,  répandit  au  loin  la  gloire  du  nom 
phocéen. 

Pendant  longtemps  la  Grèce  continentale  resta  étrangère  au  com- 
merce. L'invasion  dorienne  donna  aux  esprits  une  direction  hostile 
au  trafic.  Les  fiers  conquérants  méprisaient  toute  occupation  autre 
que  celle  des  armes;  leur  idéal  consistait  à  vivre  dans  de  petites 
cités,  libres  et  isolés.  Ce  furent  les  insulaires  qui,  forcés  pour  ainsi 
dire  à  la  navigation  par  leur  position,  se  livrèrent  les  premiers  au 
commerce  maritime.  Les  Cretois  étaient  les  plus  renommés  des 
navigateurs  grecs  ;  67ra/von  les  compare  aux  Phéniciens.  L'on  disait 
de  ceux  qui  feignaient  d'ignorer  les  choses  qu'ils  savaient  :  les  Cré- 


(\)  Ilerod.,  IV,  152  :  OîÎ/;  roy.Trô  y^psij'j.-'joi.. 

(2)  Al.  fliimholdt,  Cosmos,  T.  Il,  p.  176,  177.  —  Grote,  Ilislory  of  Grcece, 
T.  III,  p.  375. 

(3)  Iferod.,  I,  1G3.  —  Hérodote  ajoute  «  cl  ril)(}rie  »;  mais  l'oxpcdition  des 
Phocéens  fut  postérieure  de  70  ans  à  celle  de  Colaeus  de  Samos  {Ukcrt,  Géogra- 
phie der  Griecheu  und  Romer,  T.  I,  Scct.  I,  p.  40). 


352 


LA    GRECE. 


lois  ne  connaissent  pas  la  mer.  C'est  à  eux  qu'on  s'adressait  pour 
olJteuii'  des  renseignemenls  sur  les  contrées  lointaines,  inconnues 
des  autres  Grecs (').  Un  héros  à  demi  fabuleux  procura  l'empire  de 
la  mer  aux  Cretois  (-)  :Minos,  dit  Thucydide,  était  maître  de  la  plus 
grande  partie  de  la  mer  hellénique,  et  il  dominait  sur  les  Cycla- 
des(^).  La  tradition  a  exagéré  la  puissance  maritime  de  la  Crète; 
après  Minos  il  n'est  plus  parlé  de  sa  marine;  elle  ne  figure  dans 
l'histoire  que  comme  un  repaire  de  pirates. 

Les  Eginètes  comptent  aussi  parmi  les  peuples  qui  ont  tenu  l'em- 
pire de  la  mer  (■•)  ;  mais  voisins  d'Athènes,  ils  succombèrent  sous 
leurs  puissants  rivaux.  De  toutes  les  cités  grecques,  Corintlie 
jouissait  de  la  situation  la  plus  admirable  pour  le  commerce  et  la 
navigation.  Un  orateur  grec  représente  l'isthme  comme  le  séjour 
favori  de  Neptune  C^).  «  Corinthe,  dit  Montesquieu,  séparait  deux 
mers,  elle  ouvrait  et  fermait  le  Péloponèse,  elle  ouvrait  et  fermait 
la  Grèce.  Elle  avait  un  port  pour  recevoir  les  marchandises  d'Asie» 
elle  en  avait  un  autre  pour  recevoir  celles  d'Italie  «C^).  Corinthe 
devint  le  marché  commun  et  comme  la  foire,  non-seulement  de 
toute  la  Grèce,  mais  encoi'e  de  l'Europe  et  de  l'Orient.  La  meilleure 
preuve  de  son  importance  commerciale  sont  l'invention  des  poids 
et  mesures  et  la  construction  des  premières  trirèmes  qu'on  lui 
attribue  (").  Les  Corinthiens  firent  leur  vocation  du  commerce  ;  ils 
méritent  d'être  appelés  les  Phéniciens  de  la  Grèce. 

Les  Athéniens  restèrent  cinq  siècles  sans  profiter  du  voisinage 
de  la  mer;  la  tradition  nationale  et  la  politique  des  anciens  rois 
les  tenaient  éloignés  de  la  navigation.  Minerve  et  Neptune,  dit-on , 
se  disputèrent  le  patronage  de  l'Attique;  la  déesse  montra  aux 


(\)  Slrab.,  lib.  X,  p.  331.  —  Herod.,  IV,  151. 

(2)  Ilerod.,  I,  171.  —  Apollodor.,  Bibl.,  IJI,  I,  3.  —  Dlodor.,  V,  78. 

(3)  Thiicyd.,  I,  4. 

(4)  Hcrod.^Y,  83.  —  Ilullmann,  p.  40. 

(3)  Aristid.,  Islhmic.  in  Neptun.,  Orat.,  T.  I,  p.  22. 

(6)  Montesquieu,  Esprit  des  lois,  XXI,  7.  —  Hullmann,  p.  47. 

(7)  Iluet,  Histoire  du  commerce,  p.  177.  —  Tliucyd,,  I,  13. 


RELATIONS     INTERNATIONALES.  000 

juges  l'olivier  sacré  et  gagna  sa  cause  (').  Thcmistocle  inaugura 
une  politique  nouvelle;  voulant  placer  sa  i)atrie  à  la  tèle  de  la  Grèce 
et  sentant  que  sur  terre  il  était  cliiïicilc  de  lutter  avec  Sparte, 
il  ouvrit  à  l'ambition  des  Athéniens  riminensité  des  mers.  Athènes, 
dans  le  magnilique  essor  qu'elle  prit  pendant  les  guerres  médiques, 
atteignit  d'un  élan  le  premier  rang  en  toutes  choses.  Elle  devint 
également  la  première  puissance  maritime;  elle  dompta  les  Égi- 
iièles,  se  plaça  à  la  télé  des  Ioniens  et  surpassa  même  Corinthe(-), 
Cependant  Monlesquieu  remarque  avec  raison  que  «  les  Athéniens 
De  firent  pas  ce  grand  commerce  que  leur  promettaient  le  travail 
de  leurs  mines,  le  nombre  de  leurs  gens  de  mer,  leur  autorité  sur 
les  villes  grecques,  et  plus  que  tout  cela  les  belles  institutions  de 
Solon.  »  C'est  qu'Athènes  ne  songea  jamais  à  employer  sa  puissance 
maritime  pour  étendre  son  commerce  ;  elle  recherchait  la  gloire  et 
non  les  richesses  ('). 

§  II.  Étendue  des  relations  commerciales  de  la  Grèce. 

On  peut  appliquer  à  la  Grèce  entière  ce  que  Montesquieu  dit 
des  Athéniens:  ses  relations  commerciales  ne  furent  pas  aussi  éten- 
dues qu'on  serait  disposé  à  le  croire  en  voyant  les  côtes  d'Asie, 
d'Europe  et  d'Afrique  occupées  i)ar  des  colons  grecs.  Les  établisse- 
ments coloniaux  auraient  pu  devenir  les  points  d'appui  d'un  com- 
merce universel,  si  un  pouvoir  unique  avait  dirigé  les  destinées  de 
la  Grèce.  Cette  direction  manquant,  les  cités  restèrent  abandonnées 
à  leur  faiblesse;  leur  action  se  borna  à  une  sphère  étroite;  à  peine 
y  avait-il  des  rapports  entre  la  mère-patrie  et  les  colonies  loin- 
laines.  Marseille  devint  un  foyer  de  civilisation  pour  les  Gaules, 
mais  on  ne  voit  pas  que  les  Grecs  en  aient  pi-ofilé  pour  étendre  leurs 
relations  avec  l'Occident.  Les  ré|)ubliqucs  de  la  Grande-Grèce 
durent  leurs  richesses  à  un  commerce  limité;  leur  navigation  ne 


(\)  PhUnrck.,  Thomist.,  10. 

(2)  Wachsmnth,  Iloll.  Altortli.,  §  (H,  T.  Il,  p.  32. 

(3)  Jiarlhclemy,  Voyage  du  jeune  Anacliarsis,  ch.  Wô. 


354  LA    GRÈCE. 

dépassa  guère  la  partie  de  la  mer  qui  les  avoisinait  ('),  Cy- 
l'ène,  qui  semblait  ouvrir  un  nouveau  monde  à  l'activité  d'un  peu- 
ple commerçant,  resta  isolée  comme  une  oasis  dans  les  déserts 
d'Afrique. 

Les  relations  avec  l'Egypte  furent  plus  actives;  cependant  la 
politique  y  joua  longtemps  un  rôle  plus  important  que  le  com- 
merce. Sous  le  règne  de  Psammétique  la  piraterie  mit  la  Grèce  en 
rapport  avec  l'Egypte;  mais  ce  fut  seulement  au  septième  siècle 
avant  notre  ère  que  les  Grecs  des  lies  et  de  l'Asie  se  fixèrent  dans 
l'empire  des  Pharaons(-).  Les  liens  d'hospitalité  qui  existaient  entre 
Polycrate,  tyran  de  Samos,  et  Amasis,  roi  d'Egypte,  sont  devenus 
célèbres;  ils  supposent  des  communications  suivies  entre  les  deux 
peuples.  Amasis  témoigna  beaucoup  d'amitié  aux  Grecs;  il  permit 
aux  marchands  de  bâtir  des  villes  et  d'élever  des  temples  aux  dieux 
de  la  Grèce  (^).  Les  Grecs  rendirent  alors  aux  Égyptiens  les  bien- 
faits qu'ils  en  avaient  reçus  jadis,  d'après  leur  tradition.  Jamais  l'in- 
fluence de  la  liberté  sur  les  relations  commerciales  et  sur  la  richesse 
publique  ne  se  manifesta  avec  plus  d'éclat. La  race  active  des  Hellènes 
imprima  une  vie  nouvelle  à  un  vieux  peuple  qui  déjà  approchait 
de  sa  décadence  :  vingt  mille  cités  fleurirent  dans  la  riche  vallée  du 
Nil.  Ce  fut  une  colonie  grecque  qui  imprima  cet  immense  mouve- 
ment. Le  commerce  égyptien  ne  faisait  qu'une  petite  partie  des  im- 
menses relations  des  Milésiens  :  ils  formèrent  des  établissements 
sur  les  bords  de  la  Mer  Noire  en  même  temps  que  dans  le  royaume 
des  Pharaons;  ils  trafiquaient  à  la  fois  avec  les  Scythes  et  les  Sar- 
mates  et  avec  les  Ethiopiens  et  les  Libyens  (^).  L'union  entre  la 
Grèce  et  l'Egypte  devint  de  plus  en  plus  intime,  jusqu'à  ce  que 
l'héritage  de  Sésostris  passât  aux  généraux  d'Alexandre. 

C'est  vers  l'IIellespont  et  le  Pont-Euxin  que  se  porta  principale- 
ment le  commerce  maritime  des  Grecs(').  Une  partie  de  la  Grèce  ne 


(1)  Pardessus,  Collection  des  lois  maritimes.  Introciuclion,  p.  XXXI. 

(2)  Herod.,  II.  182,  154.  —  Hullmann,  p.  126  et  siiiv. 

(3)  iîaou/-floc/ic»(?,  Histoire  des  colonies,  111,3)0. 

(4)  Curtius,  Griechische  Geschichte,  T.  I,  p.  343-347. 
(.■j)  Pardessus,  ib.,  p.  XXX. 


RELATIONS     INTERNATIONALES.  553 

produisait  pas  le  Mé  nécessaire  à  la  subsistance  de  ses  habitants; 
les  marchands  allaient  s'approvisionner  dans  l'Ukraine  qui  déjà 
chez  les  anciens  était  renommée  par  ses  céréales.  Le  commerce  des 
fourrures  attirait  aussi  les  Hellènes  dans  le  pays  des  Scythes;  mais 
l'objet  le  plus  considérable  de  leur  trafic  étaient  les  esclaves;  les 
pays  situés  au  nord  et  à  l'est  de  la  mer  Noire  avaient  le  triste  pri- 
vilège de  fournir  la  Grèce  de  chair  humaine(').  Les  colonies  fondées 
à  lembouchure  du  Tanaïs  et  de  l'Islcr  ouvrirent  aux  Grecs  les 
vastes  pays  arrosés  par  ces  fleuves.  Ce  fut  par  ce  commerce  que 
Byzance  s'enrichit;  Polybe  dit  qu'elle  fut  la  bienfaitrice  de  la 
Grèce,  en  servant  tout  ensemble  de  lien  avec  les  Barbares  et  de 
barrière  contre  leurs  attaques  (-).  Le  commerce  imprima  un  mou- 
vement incroyable  aux  populations  du  nord  :  un  historien  parle 
d'un  concours  de  trois  cents  nations  parlant  des  langues  différentes 
cl  Ion  ne  peut  Taccuser  d'exagération  ,  puisque  les  Romains  se 
servaient  de  cent  trente  interprètes  pour  y  négocier  (^).  Le  Pont- 
Euxin  n'était  pas  le  dernier  terme  des  voyages  des  marchands  grecs; 
nous  savons  par  Hérodote  qu'ils  pénétrèrent  jusque  dans  la  Grande- 
IMongolie  (*).  Cependant  avant  l'expédition  d'Alexandre,  la  Grèce 
ne  prenait  pas  une  part  directe  au  commerce  de  l'Inde  (^);  les  con- 
quêtes du  héros  macédonien  amenèrent  une  révolution  dans  les 
relations  commerciales,  comme  dans  les  rapports  politiques. 

Plutarque  nous  a  transmis  l'histoire  un  peu  romanesque  de  la 
fondation  d'Alexandrie  :  Homère,  dit-il,  inspira  Alexandre  dans  le 
choix  du  lieu  où  s'éleva  la  capitale  de  TÉgyple  (").  C'était  mieux 


(1)  Heeren,  Idées,  T.  II,  p.  331-333. 

(2)  Slrab.,  lib.  XF,  p.  340.  —  Polyb.,  IV,  38,  6.  40. 

(3)  P/m.,  H.  N.,  VI,  5.  —  Slrab.,  lib.  XI,  p.  343. 

(4)  Herod.,  IV,  24.  —  On  ne  peut  pas  déterminer  avec  certitude  jiisqu'oii 
s'étendait  le  commerce  direct  des  Grecs.  Voyez  Uhert,  Géographie  der  Griechen 
und  Rijmer,  T.  III,  li=  Section,  p.  258-'2G). 

{■))  Heeren,  De  mercaturui  Indicae  ratione  et  viis  {Comment.  Socict.  Goclting-, 
T.  XI,  p.  64-70).  —  Comparez  Ukerl,  T,  III,  2«'  Section,  p.  263. 

(6)  Piutarch.,  Alex.,  26.  —  Après  avoir  conquis  l'É^ypte,  Alexandre  forma  lo 
dessein  d'y  Ijàlir  une  ville  grande  et  populeuse  ijui  porl;'it  son  nom.  Déjà,  sur 
l'avis  des  architectes,  il  en  avait  tracé  l'enceinte,  lorstjue  la  nuit  il  eut  une  vision 
merveilleuse.  Il  crut  voir  un  vieillard  à  chovcux  blancs,  s'arrêter  auprès  de  lui 


356  LA  GRÈCE. 

qu'une  inspiralion  du  poëte;  la  main  de  Dieu  se  montre  dans  celle 
grande  œuvre.  Montesquieu  remarque  avec  raison  qu'Alexandre 
ne  songea  point  à  un  commerce  avec  l'Orient;  la  découverte  de  la 
mer  des  Indes  pouvait  seule  faire  naître  celle  pensée;  or  la  roule 
maritime  de  l'Inde  ne  fut  pratiquée  par  les  marchands  d'Alexan- 
drie que  sous  la  domination  romaine{').  Ce  fut  donc  l'instinct  divin 
du  génie  qui  guida  le  conquérant  civilisateur.  L'Egypte  était  desti- 
née à  devenir  le  lien  des  deux  mondes.  Elle  a  d'un  côté  une  com- 
munication avec  l'Asie  par  la  mer  Rouge  ;  la  même  mer  et  le  Nil 
lui  ouvrent  l'Ethiopie  et  l'Afrique  ;  la  mer  Méditerranée  la  met  en 
rapport  avec  l'Occident  et  le  Nord.  L'Egypte,  dit  l'auteur  de 
VEsprit  des  Lois,  est  la  route  de  l'univers. 

Les  Plolémées  marchèrent  sur  les  traces  du  grand  conquérant. 
Des  travaux  gigantesques  témoignent  de  leur  sollicitude  pour  le 
commerce  et  la  navigation.  Le  phare,  «  élevé  aux  dieux  sauveurs,» 
mérita  d'être  placé  parmi  les  merveilles  du  monde  (^).  Déjà  les 
Pharaons  avaient  conçu  et  exécuté  le  projet  d'unir  le  golfe  Ara- 
bique avec  la  Méditerranée  (^);  abandonné  à  l'époque  de  la  déca- 
dence de  l'Egypte,  le  canal  fut  réparé  par  Philadelphe.  Des  routes 
relièrent  le  Nil  et  la  Haule-Égyple  ('•).  Les  Égyptiens  dominaient 
dans  le  golfe  d'Arabie  et  sur  les  côtes  orientales  de  l'Afrique;  les 
Plolémées  y  fondèrent  un  grand  nombre  de  colonies  (^).  Ils  lurent 


et  prononcer  ces  vers  de  l'Odyssée  :  «  Puis  il  est  une  île,  dans  la  mer  aux  vagues 
tumultueuses,  sur  la  côte  d'Egypte:  on  la  nomme  Pharos.  »  {Oclijss.,  IV,  354). 
Aussitôt  il  se  lève  et  va  voir  Pharos;  il  est  frappé  de  l'admirable  situation. 
Homère,  dit-il,  ce  poëte  divin,  est  aussi  le  plus  habile  des  architectes;  et  il 
ordonna  qu'on  dressât  un  plan  de  la  nouvelle  ville  conforme  à  la  position  du 
lieu. 

(1)  Motitesquieu,  Esprit  des  lois,  XXI,  8,  9. 

(2)  Strab.,  XVII,  p.  54-4.  —  Plin.,  H.  N.,  XXXVI,  12.  —  La  marine  militaire, 
portée  à  un  degré  de  force  dont  on  n'avait  pas  encore  vu  d'exemple,  protégeait 
le  commerce  contre  les  ennemis  et  les  pirates  {fluet,  Histoire  du  commerce, 
p.  107).  —  Comparez  Schmidt,  De  Commerciis  et  Navigationibus  Ptolemœorum 
(Dissertation  couronnée  en  1762  par  l'Académie  des  Inscriptions). 

(3)  Herod.,  II,  458. 

(4)  Saint-Martin,  Biographie  Universelle,  au  mot  Plolémce  Philadelphe. 

(5)  Droysen,  Geschichte  des  Hellenismus,  T.  II,  p.  731-745. 


RELATIONS    INTERNATIONALES.  337 

étonnés  iVy  trouver  des  ruines  d'établissements  formés  pas  les  an- 
ciens rois;  ils  les  relevèrent  et  leur  donnèrent  des  noms  grecs.  En 
rétablissant  les  communications  avec  la  Mer  Rouge,  le  but  des 
Plolémées  était  d'assurer  à  l'Egypte  le  commerce  lucratif  de 
l'Inde  (').  Les  navigateurs  ne  pratiquaient  pas  encore  la  roule  que 
la  nature  elle-même  a  créée  entre  l'Orient  et  l'Occident  par  les 
moussons;  les  relations  directes  de  l'Inde  et  de  l'Egypte,  dont  il  y  a 
quelques  traces,  étaient  rares  et  sans  influence  sur  le  commerce 
général.  iMais  depuis  la  plus  haute  antiquité,  l'Egypte  était  en  rap- 
port avec  l'Inde  par  l'intermédiaire  de  l'Arabie  Heureuse;  les 
Arabes,  hardis  navigateurs,  allaient  chercher  les  produits  indiens 
et  les  transportaient  sur  les  côtes  africaines.  Ce  trafic  prit  une 
nouvelle  activité  sous  les  Ptolémées;  après  la  découverte  des  mous- 
sons l'Egypte  devint,  sous  la  domination  de  Rome  et  au  moyen-âge, 
l'entrepôt  du  commerce  des  deux  inondes.  La  colonisation  et  le 
commerce  exercèrent  eu  Afrique  comme  partout  une  influence 
civilisatrice;  la  langue,  les  usages,  la  religion  des  Grecs  s'y  répan- 
dirent. C'est  grâce  à  cette  extension  de  la  langue  de  l'Evangile,  que 
le  christianisme  se  propagea  de  bonne  heure  dans  l'Abyssinie;  il  y 
subsiste  encore  :  peut-être  deviendra-t-il  un  jour  un  principe  de 
progrès  pour  cette  partie  du  monde  que  la  civilisation  a  tant  de 
peine  à  entamer(').  L'humanité  doit  ces  bienfaits  au  génie  d'Alexan- 
dre qui  implanta  la  culture  hellénique  dans  l'Egypte;  après  lui  la 
postérité  reconnaissante  ne  doit  pas  oublier  les  premiers  Ptolémées 
qui  continuèrent  l'œuvre  du  héros  macédonien  dans  les  voies  paci- 
fiques. 

Les  Séleucides  rivalisèrent  avec  les  Egyptiens  :  jaloux  de  la 
puissance  d'Alexandrie,  ils  voulurent  assurer  â  leurs  sujets  les 
bénéfices  des  relations  avec  fOrient  qui  enrichissaient  les  Plolé- 


(1)  F/a</ic,Geschichte  Macédoniens, T.  II,  p. 466-479.  — ^eere»,  De  mercatiir.TR 
indicae  rationc  et  viis  (Comment.  Soc.  Goett.,  T.  XI,  p.  80-90). 

(2)  Sur  l'exlension  de  la  laii^iue  grecque  en  Abyssiiiie,  voyez  Lelronne,  dans 
|o  Journal  des  Sentants,  182ï;  et  sur  l'établissement  du  christianisme,  Neatil  rr, 
Geschichtc  der  cbristlichen  Religion,  T.  III,  p.  343. 

22 


558  LA    GRÈCE. 

niécs(').  Ils  ne  parvinrent  pas  à  déposséder  TÉgyple  d'un  commerce 
que  sa  position  géograpiiique  lui  donnait;  mais  les  comniunicatioiis 
avec  rinde  continuèrent  par  la  voie  de  terre  (^)  :  Séleucie  devint 
le  centre  d'un  trafic  considérable  avec  le  nord  de  l'Asie  :  c'était 
l'Alexandrie  de  l'Orient  (^). 

Sous  les  successeurs  d'Alexandre,  le  commerce  du  monde  fui 
presque  exclusivement  entre  les  mains  de  la  race  hellénique.  Tyr 
ne  se  releva  pas  du  coup  que  lui  porta  la  fondation  d'Alexandrie, 
Cartilage  fut  aussi  malheureuse  que  sa  métropole  :  c'est  à  peine  si 
l'on  connait  les  lieux  que  la  reine  des  mers  a  habités.  Marseille 
profita  de  sa  destruction.  Les  ruines  s'accumulaient.  Corinlhe  fut 
victime  de  la  barbarie  romaine.  Sous  l'empire  macédonien  il  s'était 
formé  une  nouvelle  puissance  commerciale;  Rhodes,  grâce  à  son 
heureuse  situation  et  à  la  prudence  de  sa  politique,  s'éleva  rapide- 
ment à  une  grande  prospérité.  La  chute  de  Corinlhe  et  l'affaiblis- 
sement  de  Tyr,  la  laissèrent  sans  rivale  dans  les  mers  de  la  Grèce. 
Rhodes  déclina  à  son  lour,  mais  son  nom  resta  immortel;  les  règles 
du  droit  commercial,  formulées  par  ses  marchands,  furent  adop- 
tées par  les  jurisconsultes  de  Rome  et  passèrent  à  la  postérité 
comme  raison  écrite  (^). 

Le  commerce  fut  entre  les  mains  des  Grecs,  plus  qu'à  Tyr  et  à 
Carthage,  un  élément  de  progrès  :  race  artiste,  les  Hellènes  com- 
munifjuaienl  avec  leurs  marchandises  les  bienfaits  de  leur  civilisa- 
lion.  Ce  n'est  pas  à  dire  que  les  commerçants  de  la  Grèce  fussent 
supérieurs  en  moralité  aux  iHiàmc\ens;Démosthèiie  ne  craignit  pas 
de  les  flétrir  du  haut  de  la  tribune,  en  déclarant  qu'un  homme 


(1)  Pardessus,  Collection  des  lois  maritimes.  Introduction,  p.  XLIII.  —  Saint- 
Martin,  dans  la  Biographie  Universelle,  au  mot  Séleucus. 

{'i)  Heeren,  De  mercalurae  indicoe,  rationc  et  viis  [Comment.  Societ.  Goetling., 
T.  XI,  73-80). 

(3)  UliUmann,  p.  237.  —  Droysen,  Geschichte  des  Hollenismus,  T.  II,  p.  03. 

(4)  Ilullmann,  p  253.  —  Pardessus  croit  que  Rhodes  emprunta  sa  législation 
commerciale  aux  Phéniciens  (Collection  des  lois  maritimes.  Introduclion, 
p.  XXIX). 


RELATIONS    INTERNATIONALES. 


359 


prol)c  dans  les  Iransaclions  commerciales  était  un  prodige  (')•  La 
Grèce  avait  si  peu  le  sentiment  de  la  justice  qui  doit  présidei- 
aux  relations  humaines,  qu'elle  fit  du  dieu  du  commerce  le  dieu 
delà  fourberie (-).  Mais  à  côte  de  cette  indigne  conception,  les 
Grecs  eurent  une  vue  instinctive  de  la  glorieuse  mission  du  com- 
merce. Mercure  est  l'ami  du  genre  humain  ,  c'est  de  tous  les  dieux 
celui  qui  témoigne  le  plus  de  bienveillance  aux  hommes;  c'est  lui 
qui  les  accompagne  dans  leurs  voyages,  il  leur  fraie  les  chemins; 
ses  statues  élevées  sur  les  routes  garantissent  les  voyageurs  contre 
tout  péril;  il  est  le  protecteur  des  étrangers,  leur  proxène  cé- 
leste (^).  Enfin  Mercure  est  un  dieu  essentiellement  pacifique  (*); 
rarement  il  se  mêle  aux  combats,  et  quand  il  y  parait,  ses  armes 
sont  inoffensives  (^).  Poétique  symbole  du  rôle  providentiel  du  com- 
merce! Le  temps  viendra  où  Mercure  dépouillera  son  enveloppe 
grossière,  et  alors  le  dieu  apparaîtra  dans  toute  sa  splendeur:  ami 
des  hommes,  il  les  unira  par  les  doux  liens  de  la  paix  et  de  la 
concorde. 


(1)  Demosth.,  pro  Phorm.,  44,  p.  937. 

(2)  Mercure  enseigne  aux  hommes  l'art  de  se  tromper  les  uns  les  autres.  Les 
poètes  le  représentent  voyageant  dans  un  char  rempli  de  mensonges  et  de  ruses; 
lis  vont  jusqu'à  rappeler  le  roi  des  voleurs  [Brouiuer,  Histoire  de  la  civilisation 
morale  et  religieuse  des  Grecs,  T.  V,  p.  310). 

(3)  Preller,  dans  la  lieal-Encyclopàdie  der  Alterthumswissenscliaft,  <i.u  mot 
Mercurius. 

(4)  Bacchus  «  aime  la  joie  des  festins,  il  est  ami  de  la  paix,  divinité  bien- 
faisante qui  dispense  la  richesse  et  peuple  la  terre.  »  EuripUL,  liacclius, 
V.  418,  sqq. 

(5)  D'après  une  tradition  rapportée  par  Pausanias  (IX  ,  22 ,  2),  il  aida  les 
Tanagriens  à  chasser  les  Érétriens  qui  les  avaient  attaqués,  mais  pour  toute 
arme  il  portait  le  peigne  dont  les  jeunes  gens  se  servaient  dans  les  bains 


->/\AA/'JVVv~ 


340  LA   GRÈCE. 

CHAPITRE    IV. 

GÉOGRAPHIE. 


§  I.  Connaissances  géographiques  des  Grecs. 

La  race  hellénique  se  dispersa  sur  tout  le  globe.  Elle  s'établit  de 
bonne  heure  dans  l'Orient;  les  rapports  formés  par  les  colonies 
reçurent  une  puissante  extension  par  les  guerres  médiques  d'abord 
et  ensuite  par  les  conquêtes  d'Alexandre.  L'Asie  devint  grecque 
jusqu'à  la  Bactriane;  sur  les  bords  sacrés  du  Gange  et  du  Nil , 
s'élevèrent  des  cités  et  des  royaumes  grecs.  Cyrène  semblait  ouvrir 
l'Afrique  aux  voyageurs.  Dans  l'Occident  et  au  Nord  de  nombreux 
établissements  étaient  eu  communication  avec  les  Barbares.  Les 
connaissances  géographiques  des  Grecs  répondirent-elles  à  l'éten- 
due de  ces  relations? 

Sortis  de  l'Asie,  les  Hellènes  conservèrent  comme  une  empreinte 
du  génie  oriental,  génie  porté  au  merveilleux  et  peuplant  le  monde 
d'êtres  et  de  pays  imaginaires;  leur  plus  grand  bonheur  était 
d'écouter  des  contes  et  des  fables,  et  ils  croyaient  à  la  vérité  de  tous 
les  récits  qui  charmaient  leur  imagination (').  Une  autre  cause  con- 
tribua à  répandre  une  couleur  fabuleuse  sur  la  connaissance  du 
globe. L'homme  éprouve  un  besoin  irrésistible  de  perfection.  N'ayant 
pas  la  conscience  de  la  perfectibilité  humaine,  les  anciens  embelli- 
rent le  passé  par  les  plus  riantes  fictions.  L'âge  d'or  ne  satisfai- 
sait pas  encore  la  soif  de  bonheur  qui  les  tourmentait;  il  leur  sem- 
blait que  la  félicité  à  laquelle  ils  aspiraient  devait  exister  quelque 


(1)  Dion.  Chrys.,  Or.  XI  :  roûro-j  âk  aïrioy  ïfni  slvai,  ort  yi)./i^ovot  slmv  ot 
"E).).>:vîç.  â  t?'àv  à.Tt.ovTMinv  vjJé&j;  Ttvô;  ).sy&VTOç,  Taûra  xai  à^vjOfl  vofxîÇouTi.  — 
Cf.  Aristot.,  ap.  Âthen.,  Deipnos.,  1,10. 


RELATIONS     INTERNATIONALES. 


341 


pari  dans  des  contrées  plus  favorisées  des  dieux;  ils  peuplèrent 
donc  les  pays  inconnus  de  nations  jouissant  d'un  bonhenr  par- 
fait (').  Les  colonies  auraient  pu  devenir  un  admirable  moyen  de 
découvertes  géographiques;  mais  il  manquait  aux  colons  un  lien 
commun  et  le  goût  des  entreprises  lointaines.  Plusieurs  républiques 
ont  tenu  l'empire  de  la  mer,  et  cependant  aucune  d'elles  n'entreprit 
une  de  ces  expéditions  maritimes  qui  illustrèrent  la  race  phéni- 
cienne. Avant  l'impulsion  qu'Alexandre  donna  aux  relations  inter- 
nationales, un  seul  voyage  est  mentionné  par  l'histoire,  celui  du 
Marseillais  Pylhéas.  Il  n'y  avait  que  les  historiens  qui  voyageaient, 
parce  qu'ils  étaient  forcés  de  recueillir  sur  les  lieux  les  faits  que 
l'isolement  des  peuples  ne  leur  permettait  pas  de  puiser  à  des 
sources  plus  rapprochées. 

Ainsi  s'explique  l'ignorance  extrême  des  Grecs,  en  ce  qui  con- 
cerne les  peuples  éloignés.  L'Espagne  resta  toujours  pour  eux  un 
Eldorado,  un  pays  de  chimères  (^).  Rome  était  déjà  une  cité  puis- 
sante que  les  Hellènes  en  savaient  à  peine  le  nom.  Avant  Hérodote  ils 
n'avaient  qu'une  vague  idée  de  l'Italie,  bien  qu'ils  y  eussent  des 
colonies  nombreuses  (').  Les  Athéniens  entreprirent  la  conquête  de 
la  Sicile,  sans  connaître  l'étendue  de  cette  île,  ni  les  nations  qui 
l'habitaient  (*).  Les  guerres  d'Alexandre  furent  un  véritable  voyage 
de  découverte.  Cependant  malgré  les  rares  communications  des 
peuples  et  la  crédulité  des  Grecs,  la  science  avança.  Le  monde 
poétique  d'Homère  et  d'Hésiode  fit  place  aux  admirables  recher- 
ches d'Hérodote.  Pylhéas  inaugura  les  voyages  qui  furent  continués 
par  Alexandre  et  ses  successeurs.  Le  trésor  de  connaissances  géo- 
graphiques que  la  Grèce  légua  à  Rome  est  immense,  quand  on  lient 
compte  du  point  de  départ.  Elle  poursuivit  son  œuvre  sous  la  domi- 
nation romaine;  c'est  à  des  écrivains  grecs  que  la  géographie  an- 
cienne est  redevable  de  ses  progrès  :  la  science,  telle  qu'elle  fut 
formulée  par  Plolémée,  resta  pendant  des  siècles  celle  de  l'humanité 
moderne. 

(1)  0.  Millier,  Goelting.  Gelehrtc  Anzeigeri,  1838,  u"'  38,  39,  p.  372. 

(2)  Strab,,  lib.  ill,  p.  184.  —  Plin.,  H.  N.,  XXXVII,  2. 

(3)  Barthélémy,  Voyage  du  jeune  Anacharsis,  ch.  6S. 

(4)  Thucyd.,\\,  1. 


54'!2  LA    GRÈCE. 

^    H.    Les     poêles. 

X"  I.  Ilonicrc  (I). 

Strabon  appelle  Homère  le  plus  ancien  des  géographes  (^). 
L'Iliade  et  l'Odyssée  étaient  révérées  par  les  Grecs  comme  la  source 
sacrée  de  toutes  les  sciences.  On  ajoutait  foi  aux  détails  les  plus 
fabuleux  du  voyage  d'Ulysse.  Pour  concilier  le  divin  poëte  avec  les 
connaissances  nouvelles,  les  savants  avaient  recours  à  mille  inter- 
prétations arbitraires  et  forcées  (^).  Les  poëmes  d'Homère  ne  sont 
plus  pour  nous  le  livre  de  la  loi  ;  mais  ses  erreurs  mêmes  ont  l'inté- 
rêt de  la  vérité,  car  elles  sont  une  peinture  fidèle  des  opinions  du 
genre  humain  dans  son  enfance. 

La  Terre  est  figurée  sur  le  bouclier  d'Achille  comme  un  disque 
environné  de  tous  les  côtés  par  le  fleuve  Océan  (').  Cette  singulière 
transformation  de  l'immensité  des  mers  en  un  fleuve  se  trouve  chez 
tous  les  anciens  poètes;  encore  du  temps  d'Hérodote,  les  géogra- 
phes dessinaient  leur  mappemonde  d'après  la  conception  homé- 
rique. Le  milieu  du  disque  est  occupé  par  le  continent  et  les  îles  de 
la  Grèce;  le  centre  de  la  Grèce  passait  donc  pour  être  celui  du 
monde  entier.  Le  même  préjugé  existait  chez  les  Indiens,  les 
Hébreux  et  les  Scandinaves  :  chaque  peuple,  isolé,  et  ne  connais- 
sant que  le  pays  qu'il  habitait,  se  croyait  placé  au  milieu  de  la 
Terre.  Homère  donne  une  description  assez  fidèle  de  la  Grèce;  les 


(!)  Malte-Brun,  Histoire  de  la  géographie,  livre  2.  — Real  Encyclopadie  der 
classlschen  Alterthumswissenschaft,  au  mot  Géographie. 

(2)  Strab.,  lib.  I,  p.  5  :  àpyjiykTtii  -zriç  ysoypv.onf?iç  Ipi7r=iptaç. 

(3)  Ulcert,  Géographie  der  Griechen  und  Rômer,  T.  I,  2^  Section,  p.  310-319. 
—  Les  hallucinations  des  savants  modernes  sont  bien  plus  ridicules  que  les 
pieuses  hypothèses  des  anciens.  Juste-Lipsc  croyait  avoir  retrouvé  le  séjour 
d'Ulysse  à  l-'lessingue  (Vliessingen-Ulyssingen)  ;  Zirkzee  lui  rappelait  l'île  de 
Circé  [J.  Lips.,  adTacit.  Germ.,  c.  3).  liamus  écrivit  une  dissertation  pour  prou- 
ver l'identité  d'Ulysse  et  d'Odin  (Ulysses  et  Odinus,  umis  et  idem,  -1702);  d'après 
lui,  Ilypereia  est  l'Ibérie,  l'île  tïÉole  devient  l'Angleterre  (Albion);  il  n'y  a  pas 
jusqu'au  nom  de  Grande-Bretagne  qui  n'ait  son  origine  dans  l'Odyssée. 

(i)  lUad.,  XVIII,  606. 


RELATIONS     INTERNATIONALES.  O^) 

détails  dans  lesquels  il  entre  ont  fait  présiimei'  qu'il  parcourut  les 
lieux  qu'il  décrit. 

Dès  que  nous  quittons  la  Grèce,  les  connaissances  du  poëte  de- 
viennent vagues  et  touchent  à  la  fable.  Il  ne  connaît  pas  les  Scythes; 
il  les  désigne,  d'après  Strahon,   sous  le  nom   d'Hipponiolgues, 
«  peuple  illustre,   qui  se  nourrit  de  lait,  les  plus  justes  des 
hommes  »(').  L'ile  de  Corcyre  forme  la  limite  de  la  terre  homérique 
(lu  côté  de  l'Occident;  c'est  à  peine  si  les  côtes  méridionales  de 
l'Italie  y  apparaissent,  comme  dans  un  lointain  obscur.  Au  détroit 
de  Sicile,  nous  entrons  dans  un  monde  imaginaire.  Les  terreurs 
des  premiers  navigateurs  peuplèrent  ces  mers  de  prodiges  épou- 
vantables. L'on  y  trouvait  «  des  roches  errantes  qu'aucun  oiseau 
ne  peut  franchir,  pas  même  les  colombes  qui  portent  l'ambroisie  à 
Jupiter.»  Pas  un  nautonnier  ne  se  glorifiait  d'avoir  échappé  aux 
fureurs  de  l'horrible  Scijlla.  Neptune  lui-même  ne  pourrait  arra- 
cher à  la  mort  le  téméraire  qui  s'approcherait  de  la  formidable 
Charijbdc{-).    La  Sicile  est  connue  sous  le  nom  de  Thrinacrie. 
Homère  la  peuple  de  merveilles  :  ici  paissent  les  troupeaux  consa- 
crés au  dieu  du  jour,  les  mortels  qui  osent  y  toucher  sont  voués  ù 
une  mort  certaine  :  là  vivent  les  orgueilleux  Cyclopes,  sur  le  som- 
met des  montagnes  ou  dans  des  grottes  profondes,  isolés,  sans  lois. 
Plus  loin  sont  les  Lestrygons,  hommes  grands  comme  de  hautes 
montagnes  qui  avec  d'énormes  pierres  percèrent  les  compagnons 
d'Ulysse  comme  de  faibles  poissons  et  les  emportèrent  pour  leurs 
barbares  fcslins(^).  A  l'occident  de  la  Sicile,  le  merveilleux  domine 
entièrement  :  on  chercherait  en  vain  les  terres  qui  inspir.  rent  le 
poêle  dans  la  description  des  demeures  enchantées  de  Calypso  ,  de 
Circé  et  de  l'ile  llollanle  d'EoIe.  Nous  ne  suivrons  pas  Ulysse  dans 
les  voyages  qu'il  fait  sous  les  auspices  de  Circé  :  les  fées  ont  le 
l)rivilége  d'abréger  les  distances  el  de  créer  des  prodiges.  La  maj)- 
pcmonde  homérique  se  termine  à  l'ouest  par  deux  contrées  fabu- 
leuses dont  le  nom  retentit  dans  les  traditions  de  toute  ranliquilé, 

(1)  lliad.,  XIII,  o,  G. 

(2)  0(/,ys.s-.,  XII,  o'J,  sijq. 

(3)  Oduns..  XII,  127,  sipi.    IX.  lO.'i,  sqq.,  X,SO,  sq(i 


544  LA   GRÈCE. 

et  qui  sont  encore  aujourd'hui  un  sujet  de  discussions.  Aux  limites 
du  profond  Océan,  le  poëte  place  la  ville  et  le  peuple  des  Cimmé- 
rieus,  toujours  enveloppés  par  les  ténèbres  et  les  brouillards ('). 
Dans  les  Champs  Élyséens  au  contraire  il  n'y  a  jamais  ni  neige,  ni 
pluie,  ni  longs  hivers  (-).  On  a  cru  découvrir  des  rapports  entre  les 
Cimmériens  et  les  Cimbres.  L'Elysée  d'Homère  exerça  une  séduc- 
tion puissante  sur  l'esprit  des  hommes  :  lorsque  les  découvertes 
géographiques  démontrèrent  qu'il  était  une  création  du  poète, 
l'imagination  populaire  le  remplaça  par  les  Iles  Fortunées  et  l'At- 
lantide. 

Homère  était  né  sous  le  doux  ciel  de  l'Ionie  ;  ce  sont  les  côtes 
occidentales  de  l'Asie  qu'il  connaît  le  mieux.  Hors  de  l'AsieMineure, 
la  géographie  homérique  retombe  dans  le  vague.  Cependant  les 
Grecs  avaient  déjà  à  cette  époque  des  relations  avec  les  Phéniciens. 
Homère  parle  avec  admiration  de  l'industrie  des  Sidoniens;  nau- 
tonniers  célèbres ,  ils  passaient  également  pour  des  fourbes  ha- 
biles Ç).  En  approchant  de  la  Mer  Noire,  nous  entrons  de  nouveau 
dans  le  domaine  des  fables.  Les  Amazones  appartiennent  encore 
à  moitié  à  l'histoire  (*);  mais  le  royaume  du  sage  Aétès  est  hors  du 
monde  réel(^).  La  Colchide  est  un  pays  d'enchantements;  le  poète 
y  place  le  palais  du  soleil  et  le  théâtre  des  amours  de  ce  dieu  avec 
les  nombreuses  filles  de  l'Océan. 

L'Afrique  qui  s'ouvre  enfin  de  nos  jours  aux  infatigables  voya- 
geurs inspirés  par  la  passion  de  la  science,  a  été  l'une  des  parties 
du  monde  le  plus  anciennement  connues,  grâce  à  la  réputation  de 
sagesse  des  riverains  du  Nil.  Homère  vante  leur  science  médicale; 
les  Égyptiens  possédaient  même  un  secret  pour  calmer  les  douleurs 
de  l'âme,"  préparation  merveilleuse  qui  chasse  la  tristesse,  le  cour- 


(1)  Odtjss.,  XI,  13,  sqq.  —  Ukert,  Géographie,  T.  III,  2=  Section,  p.  360-379. 

(2)  Odyss.,  IV,  563,  sqq. 

(3)  Odyss.,  XV,  415,  sq.;  XIV,  288,  sq.  — Comparez  le  Tome  I  de  mes  Études. 

(4)  Fréret,  Observations  sur  l'histoire  des  Amazones  [Mémoires  de  V Académie 
des  Inscriptions,  T.  XXI,  p.  106).—  Ukcrt,  Géographie  der  Griechen  und  Romer, 
T.  III,  2"  Section,  p.  579-393. 

(53)  Odyss.,  XU,  70. 


HELATIONS    INTERNATIONALES.  SAS 

roux  el  amène  l'oubli  de  tous  les  maux  :  celui  qui  dans  sa  coupe  le 
mêle  à  son  breuvage,  ne  verse  point  de  larmes  durant  tout  le  jour, 
lors  même  qu'il  perdrait  son  père  ou  sa  mère,  et  qu'il  verrait  de 
ses  propres  yeux  son  frère  ou  son  fils  chéri  périr  par  l'airain  »  ('). 
Il  n'y  avait  pas  dans  l'antiquité  une  ville  plus  renommée  que  Thèbes 
«  aux  cent  portes,  dont  chacune  s'ouvrait  à  deux  cents  guerriers 
avec  leurs  chevaux  et  leurs  chars  »  (°).  Le  reste  de  l'Afrique  est 
connu  du  poète  sous  le  nom  de  Libye  ;  mais  il  n'en  sait  rien,  sinon 
que  «  dans  ce  pays  les  béliers  jeunes  encore  ont  déjà  des  cornes, 
et  que  les  brebis  enfantent  trois  fois  dans  l'année  »0.  L'imagination 
des  Grecs  suppléait  à  leur  ignorance;  ils  remplirent  le  midi  de 
leur  mappemonde  comme  l'occident  et  le  nord  par  des  peuples 
fabuleux  :  tels  étaient  les  Éthiopiens,  «  les  plus  sages  des  hommes, 
chez  lesquels  les  dieux  aiment  à  se  rendre  pour  assister  à  leurs 
sacrifices  et  à  leurs  festins  »  (*). 


%°  -i.  Hésiode  (5). 

Deux  ou  trois  siècles  séparent  Hésiode  d'Homère.  Bien  que  les 
notions  générales  sur  la  terre  n'aient  pas  changé,  le  cercle  des  con- 
naissances positives  s'est  étendu.  L'Italie  parait  dans  la  Théogo- 
nie, mais  elle  ne  porte  pas  encore  le  nom  sous  lequel  elle  est 
devenue  immortelle  (^).  De  vagues  relations  avaient  appris  aux 
Grecs  que  vis-à-vis  du  fabuleux  Atlas  il  existait  un  pays  où  des 
bois  d'orangers  et  de  citronniers  donnaient  aux  demeures  des  hom- 
mes un  aspect  poétique  :  l'imagination  populaire  les  transforma 
en  jardins  des  Hespérides  (').  De  plus  grandes  merveilles  rem- 


fl)  Odyss.,  IV,  23 i,  sq.;  220,  sqq. 

(2)  Iliad.,  IX,  381,  sq.  —  Cf.  Odyss.,  IV,  12G. 

(3)  Odyss.,  IV,  83,  sq. 

(4)  Odyss.,  I,  22,  sqfj.  —  Iliad.,  I,  423,  sqq. 

(5)  Forbiger,  Ilandbuch  der  altt-n  Gcograpliio,  T.  I,  p.  21-23,  —  lAcrf,  Gco- 
iiraphie  der  Griechen  und  Hômer,  T.  I,  \^<^  Section,  p,  30  el  suiv. 

(6)  Theog.,  1012,  1014. 

(7)  r/jeoy.,  215,  270,318. 


S-iÔ  LA    GRÈCE. 

plissent  les  poëmes  d'Hésiode;  d'après //eVof^o^e,  le  poêle  aurait 
introduit  dans  la  géographie  le  plus  célèbre  des  peuples  imagi- 
naires, les  lïyperboréens  (').  Leur  nom  même  atteste  l'ignorance 
des  siècles  où  ils  prirent  racine  dans  les  croyances;  ils  habitaient 
au  nord  des  monts  Riphéens,  demeure  du  vent  Borée,  si  redouté 
des  Grecs  :  on  croyait  que  cette  position  les  mettait  à  l'abri  de 
ses  souffles  glacés.  C'est  de  cette  contrée  bénie  du  ciel  que  la  Grèce 
re(rut,  dit-on,  le  plant  d'olivier  (^).  Le  bonheur  des  habitants  était 
en  harmonie  avec  leur  séjour.  Nous  n'avons  plus  les  récits  d'iïé- 
siode,  mais  Pindare  est  sans  doute  l'écho  des  vieilles  traditions, 
quand  il  représente  les  lïyperboréens  «  célébrant  les  fêtes  d'Apol- 
lon, couronnés  de  lauriers,  au  bruit  des  harpes,  aux  chants  des  vier- 
ges. Ni  la  maladie,  dit-il,  ni  la  vieillesse,  n'approchent  de  ces  hommes 
sacrés;  ils  ne  connaissent  ni  les  travaux,  ni  les  combats  »(').  L'his- 
toire de  cette  race  fabuleuse  présente  autant  d'intérêt  que  les 
annales  des  nations  moins  heureuses  dont  l'existence  tout  entière 
se  passe  au  milieu  des  combats.  Les  relations  des  Phocéens  avec 
l'Espagne  ne  permirent  plus  de  croire  aux  jardins  des  Hespérides, 
ni  aux  peuples  qui  habitaient  au-delà  des  monts  Riphéens;  mais 
un  nouvel  espace  s'ouvrit  à  l'imagination,  l'immensité  des  mers; 
on  assigna  aux  lïyperboréens  une  île  singulièrement  fertile,  dont 
la  situation,  vis-à-vis  la  Celtique,  répond  à  peu  près  à  la  Grande 
Bretagne  C).  Ils  furent  chassés  de  cetle  demeure  merveilleuse  par 
les  armes  de  César;  mais  la  foi  dans  l'existence  de  ces  hommes 
fortunés  avait  jeté  de  si  profondes  racines,  que  les  géographes  de 
l'empire  n'hésitèrent  pas  à  les  transporter  aux  extrémités  septen- 
lentrionales  de  la  terre.  Bien  que  placé  sous  le  pôle,  le  pays  qu'ils 
habitaient,  disait-on,  était  chaud  et  fertile;  religieux  observateurs 
de  la  justice,  ils  coulaient  leurs  jours  au  sein  des  plaisirs  ;  ils  mou- 
raient volontairement,  rassasiés  de  bonheur  P). 


(1)  Ilerod.,  IV,  32.  —  Ukert,  Géographie,  T.  III,  2"  Section,  p.  303-406. 

(2)  Pausan.,  V,  7,  7.  8. 

(3)  Pindar.,  Pyth.,X,  4G,  sqq.  —  Olijmp.,  III,  28,  55,  sqq. 

(4)  riecat.,  ap.  Diodor.,  II,  47. 

(5)  Pompon.  Mêla,  III,  5.  —  /'///(.,  IV,  2(i,  13.   On  ne  peut  guère  douler  de 


UEL.VTIONS    INTERNATIONALES.  547 

Telle  est  l'histoire  des  lïyperboréens;  les  savants  se  sont  long- 
temps obstinés  à  chercher  un  peuple  réel  dans  ces  êtres  imagi- 
naires (').  La  science  moderne  s'est  élevée  à  des  vues  plus  justes, 
tout  en  se  partageant  en  systèmes  divers.  Les  géographes,  et  parmi 
eux  les  plus  illustres,  Voss,  Mannert  et  Ilumboldt,  croient  que  les 
traditions  sur  les  lïyperboréens  étaient  le  résultat  de  découvertes 
fîiiles  par  les  navigateurs,  auxquelles  le  goût  du  merveilleux  et  la 
crédulité  donnèrent  une  forme  poétique  (-).  Nous  préférons  y  voir 
avec  les  mythologues  une  localisation  des  croyances  sur  Tàge  d'or 
et  le  paradis  terrestre.  Les  Hyperboréens  appartiennent  à  la  philo- 
sophie de  l'histoire  plus  qu'à  la  science  géographique.  Jamais  le 
genre  humain  ne  trouvera  le  bonheur  inaltérable  que  les  anciens, 
par  un  juste  instinct  de  la  réalité,  placèrent  dans  des  lieux  inacces- 
sibles. Les  doctrines  qui  promettent  la  félicité  dans  une  vie  future 
bercent  Ihomme  d'illusions  aussi  bien  que  les  poètes  anciens  qui  la 
plaçaient  à  l'origine  du  genre  humain  ou  chez  des  peuples  fabu- 
leux, car  la  perfection  est  incompatible  avec  l'état  de  créature 
dont  l'essence  est  d'être  imparfaite.  Tout  serait-il  donc  imaginaire 
dans  les  rêves  de  l'antiquité?  Non,  il  y  a  l'aspiration  à  une 
destinée  meilleure  que  celle  qu'ils  avaient  sous  les  yeux.  Ce  désir 
est  si  profond,  si  universel,  si  indestructible,  qu'il  doit  être 
une  inspiration  de  Dieu.  Seulement  au  lieu  de  croire  à  une  per- 
fection relative  dans  le  passé,  il  faut  l'attendre  des  progrès  futurs 
de  l'humanité.  C'est  un  idéal  ({ue  nous  avons  devant  nous  et  qui 
nous  donne  la  volonté  et  la  force  d'améliorer  la  condition  humaine. 
Mais  quoique  l'homme  soit  perfectible,  il  restera  toujours  loin  de 
la  perfection  qu'il  conçoit.  C'est  en  tenant  compte  de  ces  limites 
nécessaires  que  nous  pouvons  espérer  avec  les  anciens  que  la  nature 
sera  domptée,  que  la  terre  entière  sera  un  jardin  des  Ilespérides; 
que  les  hommes,  inspirés  par  un  vif  sentiment  de  la  fratei'nilé, 


l'existence  de  cette  nation, ditP//He,  car  trop  d'écrivains  rapportent  qu'ils  étaient 
dans  l'usage  d'envoyer  les  prémices  des  fruits  dans  l'ile  de  Delos  à  Apollon. 

(I)  D'après  un  savant  suédois,  les  lïyperboréens  seraient  les  seigneurs  et  les 
barons  de  la  Suéde  {Malle-Brun,  Histoire  de  la  Géographie,  livre  XII). 

('2)  Ilumboldt,  Examen  critique  de  l'iiisloire  do  la  géographie,  T.  I,  p  l!'2. 17! . 


o49  LA  GRECE. 

vivront  clans  la  concorde;  que  s'ils  ne  mourront  pas  rassasiés  de 
bonheur,  du  moins  la  mort  cessera  d'être  un  mal,  qu'elle  ne  sera 
plus  qu'un  changement  de  formes  dans  une  vie  sans  fin.  Considé- 
rée sous  ce  point  de  vue,  la  géographie  mythique  de  la  Grèce  est 
un  magnifique  symbole  des  destinées  futures  de  l'humanité. 

§  III.  Les  Historiens. 

Les  premiers  essais  de  l'histoire  se  confondent  pour  ainsi  dire 
avec  la  géographie;  il  faut  envisager  les  logograplies  sous  ce  point 
de  vue  pour  apprécier  leur  vrai  mérite.  Ces  modestes  conteurs  ont 
leur  importance  dans  les  relations  internationales;  ce  n'est  pas 
l'exagérer  que  de  prétendre  qu'ils  contribuèrent  à  fonder  l'unité 
humaine.  Les  logographes  firent  tous  des  voyages;  dans  l'état  d'iso- 
lement où  vivaient  les  peuples  à  cette  époque  reculée,  il  n'était 
guère  possible  d'écrire  la  plus  simple  chronique  sans  recueillir  les 
traditions  populaires  sur  les  lieux;  ces  historiens  voyageurs  ap- 
prirent aux  habitants  des  petites  cités  grecques  qu'il  y  avait  un 
monde  au-delà  de  leur  étroit  horizon.  On  attribue  à  Denys  de 
Milet  (^)  la  première  description  de  toute  la  terre.  La  même  ville 
donna  naissance  à  Hécatée,  qui  peut  être  considéré  comme  le  père 
de  la  géographie;  il  visita  l'Egypte  et  même  le  lointain  Occident, 
qui  était  alors  pour  les  Grecs  un  monde  inconnu.  Nommons  encore 
Charon  de  Lampsaque  qui  recueillit  des  notions  géographiques  sur 
l'Ethiopie,  la  Libye  et  la  Perse;  lui-même  voyagea  au-delà  des 
colonnes  d'Hercule.  Hellanicus,  contemporain  d'Hérodote,  forme 
la  transition  entre  les  logographes  et  l'histoire  proprement  dite  ('). 

La  gloire  d^Hérodote  surpassa  celle  de  tous  ses  prédécesseurs. 
Les  guerres  médiques  se  liant  aux  destinées  de  l'Orient  et  de 
l'Egypte,  son  histoire  devint  comme  une  révélation  de  la  terre  con- 
nue de  son  temps.  Pour  ses  contemporains  les  récits  du  père  de 
l'histoire  avaient  tout  l'intérêt  de  découvertes;  la  postérité,  trompée 


(1)  510  avant  Jésus-Christ  [Forbigcr,  Handbuch  der  altca  Géographie,  T.  1, 
p.  48). 

(2)  Forbiger,  T.  1,  p.  59,  s. 


RELATIONS   INTERNATIONALES.  349 

par  la  naïveté  du  conteur,  rejeta  longtemps  ses  relations  dans  le 
domaine  des  fables:  mais  à  mesure  que  les  voyageurs  pénétrèrent 
dans  les  contrées  décrites  par  Tliistorien  grec,  les  faits  incroyables 
se  changèrent  en  vérités.  Son  autorité  comme  géographe  mérite 
d'autant  plus  de  considération  qu'il  visita  lui-même  les  pays  qu'il 
décrit.  S'embarquant  tantôt  avec  les  marchands  de  l'Ionie  et  des 
îles  voisines,  tantôt  se  joignant  à  des  caravanes,  il  parcourut  une 
grande  partie  de  l'Europe,  de  l'Asie  et  de  l'Afrique  ('). 

Les  détails  exacts  qu'Hérodote  donne  sur  la  Grèce  continentale, 
tels  que  la  description  du  célèbre  défilé  des  Thermopyles,  attestent 
quil  vit  le  théâtre  de  la  lutte  mémorable  des  Perses  et  des  Hel- 
lènes. Né  dans  l'Ionie,  son  esprit  curieux  l'excita  sans  doute  de 
bonne  heure  à  visiter  les  colonies  des  Grecs  dans  les  lies  et  sur  le  con- 
tinent. Un  vaisseau  cypriote  le  porta  sur  les  côtes  de  la  Phénicie. 
De  grandes  routes  commerciales  reliaient  l'Asie  Mineure  et  les  cités 
phéniciennes  à  l'intérieur  de  l'Asie  :  Hérodote  se  mêla  aux  mar- 
chands ioniens  que  l'amour  des  richesses  conduisait  à  Babylone 
et  à  Suse;  notre  voyageur  en  rapporta  un  trésor  plus  précieux, 
la  science.  Le  terme  de  ses  excursions  dans  l'Orient  n'est  pas 
connu;  mais  on  peut  hardiment  supposer  avec  le  savant  Crcuzer 
qu'il  pénétra  jusque  dans  la  Bactriane  et  la  Médie,  et  qu'il  pour- 
suivit jusque  dans  sa  source  le  cours  du  torrent  qui  après  avoir 
inondé  l'Asie,  fut  arrêté  par  quelques  hommes  libres.  Les  colonies 
grecques  du  Pont-Euxin  lui  ouvrirent  l'accès  des  pays  septentrio- 
naux; il  parcourut  la  Russie  Méridionale.  H  put  voir  à  loisir  le 
midi  de  Tltalie  et  la  Sicile,  puisqu'il  s'établit  dans  la  Grande-Grèce, 
où  il  finit  ses  jours.  De  tous  les  pays  du  inonde  ancien,  l'Egypte 
avait  le  plus  d'attrait  pour  les  Grecs.  Le  tableau  qu'Hérodote  trace 
de  cette  terre  de  merveilles  prouve  qu'il  y  fit  un  long  séjour;  ses 
courses  s'étendirent  probablement  jusqu'à  l'extrémité  de  la  vallée 
du  Nil.  H  visita  également  les  colons  grecs  de  Cyrène ,  mais  il  ne 
vit  pas  Cartilage.  Admirons  le  hardi  voyageur  qui  conversa  avec 
les  prêtres  égyptiens,  que  l'amour  de  la  science  conduisit  jusque 

(1)  Real  Encyclopëdie  der  classischen  Allcrtiiitmswissenschaft,  T.  IIF,  p.  1243 
et  suiv.  {Creuzer). 


350  LA    GRÈCE. 

tlans  le  lointain  Orient,  et  qui  se  hasarda  au  milieu  des  Barbares 
pour  surprendre  leurs  usages.  Mais  les  travaux  d'un  homme  isolé 
ne  pouvaient  pas  suppléer  à  la  rareté  ou  à  l'absence  de  commujii- 
calions  entre  les  peuples  :  une  grande  partie  des  trois  continents 
resta  inconnue  à  Hérodote. 

L'Orient  finit  pour  lui  à  l'Inde  :  c'est,  dit-il,  la  dernière  con- 
trée habitée  à  l'est  (').  Il  donna  le  premier  des  notions  exactes 
sur  les  Scythes.  Ces  Nomades  habitaient  depuis  l'Ister  jusqu'au 
Tanaïs  ;  invincibles  chez  eux,  ils  portèrent  plus  d'une  fois  la  terreur 
dans  les  riches  vallées  de  l'Euphrate  et  du  Tigre.  Chose  singulière, 
le  père  de  l'histoire,  dont  on  a  longtemps  suspecté  la  véracité,  est 
le  moins  crédule  des  géographes  anciens.  Il  raconte  sur  la  foi 
d'une  tribu  scythique  que  dans  le  Nord  habitent  les  Aegipodes, 
hommes  aux  pieds  de  chèvre,  mais,  dit-il,  cela  ne  me  parait  pas 
croyable.  Il  rapporte  la  fable  des  Arimaspes  enlevant  l'or  aux  gry- 
phons,  en  ajoutant  cette  sage  réserve  :  «  qu'il  y  ait  des  hommes  qui 
naissent  avec  un  œil  seulement,  et  qui,  dans  tout  le  reste,  res- 
semblent parfaitement  aux  autres  hommes,  c'est  une  de  ces  choses 
que  je  ne  puis  me  persuader  »(-).  Le  nom  d'Italie  se  trouve  pour  la 
première  fois  dans  Hérodote,  mais  il  désigne  seulement  la  Grande- 
Grèce  ;  le  nord  est  le  domaine  des  Étrusques;  la  future  maîtresse 
du  monde  est  encore  inconnue. 

L'Occidenteslla  partie  du  globe  sur  laquelle  Hérodote  a  le  moins 
de  connaissances;  le  peu  qu'il  en  dit  prouve  que  l'Espagne,  les 
Gaules  et  les  îles  du  nord  étaient  toujours  couvertes  de  ténèbres. 
Cependantles  colonnes  d'Hercule  ne  limitaientplus  l'Europe;  les  Sa- 
miens  les  avaient  dépassées.  Le  nom  des  Pyrénées  pénétra  chez  les 
Grecs,  mais  par  une  étrange  confusion,  la  tradition  les  trans- 
forma en  vtUe  (^).  Hérodote  avoue  qu'on  ignorait  si  l'Europe  était 
environnée  de  la  mer  à  l'est  et  au  nord.  Il  ne  sait  rien  de  certain 
sur  ses  extrémités  occidentales.  On  lui  avait  dit  que  l'ambre  venait 
d'un  fleuve  nommé  Eridan  qui  se  jetait  dans  la  mer  du  Nord  ;  mais 


(1)  Ilerod.,  III,  100,  !).S;IV,  iO. 

(2)  Ilerod.,  IV,  23;  III,  110. 

(3)  Herod.,  II,  33. 


lU'.LATIONS    INTERNATIONALES.  551 

il  ne  comprend  pas  comment  les  Barbares  auraient  donné  un  nom 
grec  à  une  rivière.  Il  déclare  qu'après  s"étre  beaucoup  enquis ,  il 
n'a  trouvé  personne  qui  ait  vu  la  mer  qu'on  place  dans  cette  région 
de  TKurope  ('). 

L'Afrique  est  encore  aujourd'bui  une  terre  inconnue.  Les  notions 
qu'Hérodote  en  donne,  quoiqu'incomplètes,  étonnent  par  leur  éten- 
due et  leur  exacliludc.  L'Egypte  est  décrite  avec  clarté.  En  com- 
parant le  récit  de  l'historien  grec  sur  la  marche  des  caravanes  avec 
celui  des  voyageurs  modernes,  le  savant  Heeren  a  pu  rétablir  les 
communications  qui  existaient  il  y  a  des  milliers  d'années  entre  les 
populations  africaines.  A  l'occasion  des  sources  du  Nil,  le  père  de 
l'histoire  raconte  un  voyage  qui  mérite  d'être  mentionn^î  dans  des 
recherches  sur  les  relations  internationales.  Les  Nasamons  habitaient 
au  bord  du  grand  désert.  L'esprit  d'aventure  poussa  des  jeunes 
gens  appartenant  aux  familles  les  plus  puissantes  à  reconnaître 
lintérieur  de  la  Libye;  ils  se  faisaient  une  gloire  d'y  pénétrer  plus 
avant  qu'on  ne  l'avait  osé  jusqu'alors.  Après  avoir  traversé  de 
vastes  solitudes,  ils  aperçurent  enfin  des  arbres  dans  une  plaine  ; 
pendant  qu'ils  mangeaient  de  leurs  fruits,  ils  furent  surpris  par 
de  petits  hommes  qui  les  emmenèrent  par  force.  Les  Nasamons 
n'entendaient  pas  leur  langue  et  ces  petits  hommes  ne  comprenaient 
1  ien  à  celle  des  Nasamons.  On  les  conduisit  par  des  lieux  maréca- 
geux; ils  arrivèrent  ensuite  à  une  ville  dont  tous  les  habitants  étaient 
noirs.  Une  grande  rivière,  dans  laquelle  il  y  avait  des  crocodiles, 
coulait  le  long  de  la  ville  de  l'ouest  à  l'est  (').  Hérodote  croyait 
que  ce  fleuve  était  le  Nil  ;  les  savants  modernes  l'ont  pris  pour  le 
Niger.  Ainsi  dés  la  plus  haute  antiquité  la  passion  des  découvertes 
agita  les  hommes;  la  Providence  excitait  les  Barbares  comme  les 
peuples  civilisés  à  abandonner  leurs  foyers  pour  s'enquérir  de  la 
terre  habitable;  divine  curiosité  qui,  en  complétant  la  connaissance 
du  globe,  ajoute  tous  les  jours  un  nouvel  anneau  à  la  chaîne  (jui 
relie  les  hommes  cl  prépare  de  loin  leur  future  association. 

(1)  Herod.,  IV,  i-i;  111,  llli. 

(2)  Ilerod.,  11 ,  3i. 


552  I.A   GRÈCE. 


!V"  2.  Ctésins. 


Les  grands  maîtres  de  l'art  historique  qui  suivent  Hérodote  n'ont 
qu'un  intérêt  secondaire  pour  l'histoire  de  la  géographie;  leur  sujet, 
borné  à  un  espace  assez  restreint ,  ne  les  sollicitait  pas  à  embrasser 
la  terre  entière  dans  leurs  récits.  Cependant  les  ténèbres  qui  cou- 
vraient l'Occident  disparaissaient  insensiblement.  Sci/lax,  contem- 
porain de  Philippe  de  Macédoine,  connaît  un  grand  nombre  de 
villes  sur  les  côtes  de  la  iMéditerranée.  Marseille  brillait  déjà  dans 
les  Gaules.  Le  premier  parmi  les  Grecs,  Scylax  prononça  le  nom 
encore  obscur  de  Rome  ('). 

L'Orient  allait  être  éclairé  d'une  lumière  nouvelle  par  les  con- 
quêtes d'un  héros  civilisateur.  Avant  l'expédition  d'Alexandre,  l'Inde 
était  pour  la  Grèce  un  pays  de  fables.  Hérodote  en  avait  parlé 
d'après  les  relations  persanes.  Un  autre  historien  semblait  réunir 
toutes  les  qualités  pour  faire  connaître  l'Orient  aux  Grecs.  Né  en 
Asie,  Ctésias  fut  appelé  comme  médecin  à  la  cour  des  rois  de 
Perse  et  y  passa  dix-sept  années  :  il  composa  un  grand  ouvrage 
historique  puisé  aux  sources  olTicielles  qu'il  était  en  position  de 
consulter.  Mais  on  sait  dans  quel  esprit  les  Orientaux  écrivent 
l'histoire;  les  faits  les  plus  simples  prennent  des  proportions  gigan- 
tesques et  la  réalité  disparaît  dans  la  fiction.  Telle  est  aussi  la 
couleur  de  la  description  que  Ctésias  fit  de  l'Inde.  11  ne  nous  en 
reste  que  quelques  fragments,  et  au  premier  aspect  ils  justifient 
la  réprobation  qui  a  longtemps  frappé  leur  auteur.  C'est  un  ta- 
bleau imaginaire  d'un  pays  de  merveilles^. 

Nous  passons  sous  silence  les  êtres  fabuleux  du  monde  phy- 
sique; la  population  de  l'Inde,  qui  d'après  Ctésias  surpasse  celle 
du  reste  de  la  terre,  oITre  assez  de  détails  miraculeux.  La  nation 
des  pygmées  est  une  des  plus  intéressantes  créations  de  l'imagina- 
tion orientale.  Ils  sont  Indiens  de  race;  les  plus  grands  n'ont  que 
deux  coudées,  la  plupart  n'en  ont  qu'une  et  demie;  leur  chevelure 

(t)  Malte-Brun,  Histoire  de  la  Géographie,  livre  IV.  —  Forbiger,  Ilandbuch 
der  alten  Géographie,  T.  I,  p.  1 13,  ss.,  123,  ss. 
(2)  Lassen,  Indische  Altcrthumskunde,  T.  II,  2,  p.  G36-660. 


J 


TxELATIONS    INTERNATIONALES.  353 

et  leur  barbe  sont  plus  longues  que  celles  des  autres  hommes  et 
leur  tiennent  lieu  de  vêtement;  les  animaux  dont  ils  se  servent 
répondent  à  leur  taille;  les  chevaux  et  toutes  les  bêtes  de  charge 
ont  la  grandeur  de  nos  moutons.  N'allez  pas  douter  de  la  vérité 
de  cette  description  ;  Thistorien  grec  vous  assurera  que  le  roi  des 
Indiens  a  trois  mille  pygmées  à  son  service.  Les  montagnes  de 
rinde  renferment  des  merveilles  d'un  autre  genre  :  il  s'y  trouve 
une  nation  de  50,000  âmes  chez  laquelle  les  hommes  naissent  avec 
de  très-belles  dents;  ils  ont  huit  doigts  aux  mains  et  aux  pieds; 
leurs  oreilles  sont  si  longues  qu'elles  se  touchent  l'une  l'autre  et 
qu'ils  s'en  enveloppent  le  dos  et  le  bras  jusqu'au  coude.  Puis  il  y  a 
les  Monocoles,  qui,  quoique  n'ayant  qu'une  jambe,  sautent  avec  une 
agilité  extrême;  on  les  nomme  aussi  Sciapodes,  parce  que  dans 
les  fortes  chaleurs,  couchés  par  terre  sur  le  dos,  ils  se  défendent  du 
soleil  par  l'ombre  de  leur  pied  ('). 

Pour  juger  l'ouvrage  de  Ctésias,  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue 
qu'il  ne  lit  que  recueillir  les  traditions  des  Perses  sur  l'Inde  :  l'ima- 
gination orientale,  exallant  et  dépassant  la  richesse  de  la  nature, 
donna  naissance  à  des  récits  tels  que  Ctésias  en  rapporte.  Ces 
êtres  fabuleux  avaient  une  existence  véritable  dans  les  croyan- 
ces populaires;  ils  Ggurent  dans  les  livres  sacrés  des  Indiens  et 
dans  leurs  poëmes  (■-].  Les  anciens  se  faisaient  une  fausse  idée  de 
la  puissance  de  la  nature  dont  ils  n'avaient  pas  pénétré  les  secrets; 
ils  ne  doutaient  pas  de  la  réalité  de  ces  créatures  monstrueuses; 
nous  les  retrouverons  dans  les  récits  des  compagnons  d'Alexandre 
et  jusque  dans  les  ouvrages  des  derniers  géographes  de  l'anti- 
quité. 

L'Inde  était  réellement  la  terre  des  merveilles;  mais  ce  qu'elle 
avait  de  plus  merveilleux,  c'était  le  caractère  singulier  du  peuple,  la 
conception  qu'il  se  faisait  de  la  vie,  sa  littérature,  sa  philosophie , 


{])  Clesias,lnd.,i\,3\.  —  Plin.,U.^.,\U,  'l,  l(i. 

(2)  Zeitschrifl  fur  die  Kunde  des  MoigenlainiL's,  T.  II,  p.  'lU-O'J.  —Von  Ihltlcn, 
Das  allé  Imlieii.  T.  I ,  p.  2G4.  —  Quelques-unes  de  ta'.s  traditions  fabuleuses  ont 
un  fond  historique  :  telle  est  la  fable  des  fourmis  (jui  elierclient  l'or  (liillcr, 
Asien,  T.  II,  p.  GIJS-GGO.  —  Lassen,  Ind.  Allerlb.,  T.  1,  p.  8i!l). 

^>7, 


5o4  LA    GHÈCE. 

sa  religion.  Ctésias  n'apprit-il  rien  à  ses  compatriotes  sur  un  sujet 
qui  aurait  eu  tant  d'intérêt  pour  eux?  Nous  savons  qu'il  parlait  des 
usages  et  des  lois  des  Indiens,  il  louait  leur  justice  et  leur  mépris 
de  la  mort.  Ce  dernier  point  touchait  à  l'essence  de  la  sagesse  in- 
dienne. Malheureusement  l'ouvrage  de  Ctésias  ne  nous  est  pas  par- 
venu; nous  n'en  avons  que  des  extraits  faits  par  le  patriarche 
Photius  au  neuvième  siècle  de  notre  ère,  et  le  compilateur  trouva 
bon  de  laisser  de  côté  tout  ce  qui  pouvait  intéresser  la  postérité. 


§    IV.    Les    Voyageurs, 

xo    1.   Pythéas. 

Pytliéasest  le  premier  navigateur  grec  dont  le  nom  soit  parvenu 
à  la  postérité.  Ses  voyages  étaient  déjà  dans  l'antiquité  l'objet  de 
jugements  contradictoires.  Polyhe  dit  que  si  Mercure  alTirmait 
avoir  parcouru  le  Nord  jusqu'aux  confins  du  monde,  il  n'ajoute- 
rait pas  foi  à  ses  paroles;  comment  croire  qu'un  mortel  ait  exé- 
cuté un  pareil  voyage (^)?  Strabon  l'accuse  ouvertement  de  men- 
songe (^),  laïuWs  qu'Eratosthène  {^)  el  Hipparr/iie  (*)  lui  accordent 
une  grande  confiance.  Ce  dissentiment  continue  parmi  les  géo- 
graphes. Les  uns  traitent  Pythéas  de  charlatan  et  disent  qu'il  abusa 
étrangement  de  la  maxime  :  a  beau  tnentir  qui  vient  de  loin{^). 
D'autres  le  placent  au  rang  des  Gama,  des  Colomb,  des  Magel- 
lans,  «  espèce  de  conquérants  plus  dignes  de  vivre  dans  la  mé- 
moire des  hommes  que  les  Sésostris  et  les  Alexandre  »  C').  La 
science  moderne  s'est  prononcée  pour  Pythéas  ;  elle  a  su  distinguer 


(!)  Pohjb.,  XXXIY,  3,7.9. 

(2)  Strab.,  lib.  I,  in  fine  :  àv/;p  •^ey^-j'iTraro:. 

(3)  Po/y/>.,XXXIV,5,  8. 

(4)  Ifipparch.,  Astron.  Inst.,  p.  232. 

(5)  Gosselin,  Recherches  sur  la  géographie  des  anciens,!.  IV,  p.  180.  —  Bayle, 
au  mot  Pythéas. 

(6)  Bougainville,  Mémoire  sur  io  vie  et  les  ouvrages  de  Pythéas ,  dans  les 
Mcmoircsde  l'Académie  des  Inscriptio7is,  T.  XIX,  p.  140-165. 


RELATIONS     INTERNATIONALES.  OOÎi 

ce  qu'il  y  a  de  rôel  dans  ses  découvertes,  des  Iradilions  fabuleuses 
qui  s'y  trouvent  mêlées  ('). 

L'époque  à  laquelle  Pythéas  fit  ses  voyages  n'est  pas  connue  ;  on 
sait  seulement,  d'après  les  recherches  de  Boiigainville,  qu'il  vécut 
peu  de  temps  avant  Aristote  (').  Sa  navigation  parait  avoir  eu  un 
but  commercil;  peut-être  la  république  de  Marseille  ravail-clle 
chargé  d'une  expédition  dans  les  mers  du  nord  où  les  marchands 
phéniciens  faisaient  un  commerce  si  lucratif  avec  les  Barbares. 
Pythéas  longea  les  côtes  de  l'Espagne  et  des  Gaules;  puis  se  diri- 
geant vers  l'est,  il  aborda  sur  les  côtes  orientales  de  l'Anglelerre  ; 
si  nous  en  croyons  son  détracteur  Strabon,  le  uavigaleur  mar- 
seillais aurait  prétendu  avoir  fait  le  tour  de  l'ile;  il  est  certain  qu'on 
lui  doit  les  premières  notions  sur  la  Bretagne.  Naviguant  toujours 
vers  le  nord,  il  parvint  jusqu'à  la  Mer  Glaciale.  C'est  dans  ces 
parages  lointains  qu'il  découvrit  l'iie  de  Thulé,  dernière  limite  des 
connaissances  des  anciens  dans  le  nord-ouest  de  l'Europe,  et 
célèbre  par  les  interprétations  diverses  auxquelles  sa  position 
incertaine  a  donné  lieu  ;  les  uns  l'ont  prise  pour  l'Islande  ('), 
d'autres  pour  la  Norwège  méridionale  ou  la  côte  occidentale  du 
Jutland(').  Le  hardi  marin  revint  par  la  mer  du  nord,  mais  cette 
seconde  partie  de  son  expédition  présente  aulanl  de  dilTIicuIlés  que 
la  première  (  ). 

La  relation   que  Pythéas  écrivit  de  ses  voyages  ne  nous  est  pas 
parvenue.  Polybe  y  trouva  des  choses  fabuleuses  qui  lui  inspirèrent 


(1)  Malle-Brun,  Histoire  de  la  séopraphie,  livre  VI.  —  Pardessus,  Collection 
des  lois  marilimes.  Introduction,  p.  XXXV,  ss.  —  Lelewcl,  l^ylliéas  de  Marseille. 
—  liessell,  i'ylheas  \on  Massilien  il8o8). 

(2)  nougainville.  Mémoire,  p.  148. 

(3)  Z)'.lnri7/e  dit  (]iie  l'Islande  est  restée  inconnue  des  anciens,  que  les  pre- 
mières traces  de  son  existence  se  trouvent  dans  un  di|)lônie  de  Louis  le  fJéhon- 
nairede  l'an  883  {Mémoires  de  l'Académie  des  Inscriptions-,  T.  XXXVII.  p.  '130- 
f|■'^2).—Dessell,  dans  sa  monographie  sur  l'ytliéas,  diap.  Il,  cher('Iie  ;i  établir  que 
Thulé  ne  peut  être  que  l'Ile  d'Islande. 

(4)  Malle-Brun,  Histoire  de  la  géograi)hie,  livre  VI.  —  Lelciccl  prend  Thulé 
pour  les  lies  Shetland  (p.  34) . 

(5)  Forbirjer,  T.  1,  p.  149.  —  BoiKjainviUe  croit  que  Pylliéas  fil  deux  voyages 
diflércnls,  l'un  au  nord,  l'autre  au  nord-est  de  l'Kurope  (Mémoire,  p.  151). 


.TiO  LA   r.RÈCE. 

une  prévention  mal  fondée  contre  railleur.  Telle  est  la  fameuse 
description  des  régions  glaciales  :  «  Il  n'y  existe  ni  terre,  ni  mer, 
ni  air;  on  n'y  trouve  qu'une  espèce  de  concrétion  de  ces  élé- 
ments, semblable  au  poumon  marin,  matière  qui  enveloppant  de 
tous  côtés  la  terre,  la  mer,  toutes  les  parties  de  l'univers,  en  est 
comme  le  lien  commun  et  au  travers  de  laquelle  on  ne  saurait  navi- 
guer, ni  marcher»  (').  Il  est  difficile  de  croire  que  ce  récit  émane 
du  même  homme  qui  le  premier  des  anciens  devina  la  véritable 
théorie  des  marées,  et  dont  les  observations  astronomiques  ont  été 
reconnues  exactes  par  Cassini  (-).  Après  tout,  Pythéas  était  Grec 
et  voyageur;  à  ce  double  litre  il  est  excusable  d'a\oir  mêlé  quelques 
fables  à  beaucoup  de  vérités;  il  n'en  mérite  pas  moins  une  place 
éminenle  dans  l'histoire  des  découvertes  géographiques  et  des  rela- 
tions internationales  :  celui  qui,  seul  de  l'antiquité,  s'avança  jusque 
dans  les  mers  du  nord,  doit  être  placé  à  côté  de  Colomb  et  de 
Gama,  plutôt  que  parmi  les  imposteurs. 

I\'o  3.  l,cs  voyagos  de  elécoii verte  d'Alexandre. 

Quinte-Curce  dit  qu'Alexandre  ne  voulait  conquérir  le  monde 
que  pour  le  livrer  à  la  connaissance  du  genre  humain.  Le  héros 
grec  ne  contribua  pas  seulement  aux  progrès  de  la  science  géogra- 
phique par  ses  conquêtes  (^)  ;  son  génie  universel  embrassait  les 
sciences  aussi  bien  que  la  guerre,  la  politique  et  le  commerce;  de 
même  que  le  grand  conquérant  du  dix-neuvième  siècle,  il  se  fit 
suivre  dans  son  expédition  par  les  hommes  les  plus  savants  de  la 
Grèce  (*).  Désirant  établir  des  rapports  entre  l'Inde  et  son  vaste 


('I)  roUjh.,  XXXlV,  5,  3,  sqq. 

(2)  Ukert  (Géographie,  T,  I,  2e  Section,  p.  309)  dit  avec  raison  qu'on  ne  peut 
condamner  Pytliéas  sur  le  témoignage  d'auteurs  qui  lui  paraissent  hostiles. 

(3)  Humholdt  dit  que  les  guerres  d'Alexandre  doublèrent  les  connaissances 
géographiques  des  Grecs  (Cosmos,  T.  II,  p.  184,  traduct.  fr.). 

(4)  ForbUjer,  T.  I,  p.  139.  —  Humholdt  (Cosmos,  p.  '190,  -191)  dit  que  l'expédi- 
tion macédonienne  peut  être  a  bon  droit  considérée  comme  une  expédition  scien- 
tifique. Alexandre  est  le  premier  conquérant  qui  se  soit  fait  accompagner  de 
naturalistes,  de  géomètres,  d'historiens,  de  philosophes  et  d'artistes. 


RELATIONS    INTERNAI lONALES.  357 

empire,  11  résolut  d'explorer  les  mers  depuis  rcmbouchure  de  l'In- 
dus  jusqu'au  fond  du  golfe  persique.  C'était  une  entreprise  gignii- 
lesque  pour  son  époque.  Alexandre  lui-même  hésita,  lui  qui  ne 
reculait  devant  aucun  obstacle;  il  craignait  la  perte  de  la  flotte  et 
la  tache  inelTaçahle  qui  en  rejaillirait  sur  son  nom;  cependant 
rainhilion  de  faire  des  choses  grandes  et  inouïes  l'emporta  ('). 

La  navigation  jusqu'aux  bouches  de  l'Indus  ressembla  déjà  à  un 
voyage  de  long  cours.  Aspirant  à  toutes  les  gloires,  Alexandre 
voulut  lui-même  descendre  le  fleuve  (').  Comme  les  guides  lui  man- 
quaient, dit  son  historien,  il  s'exposa,  avec  tant  de  braves  gens, 
à  la  merci  d'un  élément  inconnu.  Les  marins  allaient  à  l'aventure, 
sans  savoir  quelle  route  ils  tenaient,  ni  combien  la  mer  était  loin 
de  là,  ni  quels  peuples  habitaient  les  côtes,  si  l'embouchure  était 
navigable  et  quels  vaisseaux  elle  portait;  leur  seule  consolation 
dans  une  entreprise  si  téméraire  était  le  continuel  bonheur  du  roi. 
Ils  avaient  déjà  fait  quatre  cents  stades,  quand  les  pilotes  dirent  à 
Alexandre  qu'ils  commençaient  à  sentir  l'air  de  la  mer.  A  cette  nou- 
velle, tressaillant  de  joie,  il  encouragea  les  matelots  à  ramer  de  toutes 
leurs  forces,  et  représenta  à  ses  soldats  qu'ils  étaient  à  la  fin  de 
leurs  travaux,  et  au  comble  de  leur  gloire,  que  maîtres  de  l'univers 
ils  verraient  bientôt  des  choses  qui  n'étaient  connues  qu'aux  dieux 
immortels.  xMais  le  plus  périlleux  de  l'entreprise  restait  à  tenter, 
la  navigation  sur  l'Océan  indien.  Alexandre  ne  savait  à  qui  confier 
le  commandement  de  la  flotte,  pour  rassurer  l'équipage  qui  se 
croyait  voué  à  une  mort  certaine.  Néarque  ofl"rit  ses  services;  le  roi 
commença  par  les  refuser,  n'osant  pas  exposer  un  de  ses  amis  à 
tant  de  dangers;  il  finit  par  céder  aux  instances  du  marin.  Matelots 
et  soldats  se  réjouirent  de  ce  choix;  des  sacrifices  et  des  dons  ma- 
gnifiques faits  à  tous  le  dieux  de  la  mer,  mais  surtout  l'étoile 
d'Alexandre  leur  rendirent  le  courage.  Après  un  voyage  de  sept 
mois  le  long  des  côtes,  Néarque  conduisit  heureusement  la  floKe 
dans  l'Luphrale.  Déjà  Alexandre  avail  désespéré  de  son  retour;  il 
ne  reçut  qu'avec  défiance  les  premiers  bruits  de  son  débarciuemcnl; 


(I)  Airian.,  Indu:.,  20. 

(-1)  Id.,  18,19.  —  (jKint.  Curt.,  I.\,  9. 


ôo8 


L.V    GRECE. 


quand  la  nouvelle  se  confirma  ,  il  jura  par  les  grands  dieux  qu'elle 
lui  causait  plus  de  joie  que  la  conquête  de  TAsie  tout  entière.  Des 
jeux  furent  célébrés  pour  fêter  cet  heureux  événement;  Néarque 
en  fut  le  héros;  toute  l'armée  lui  prodigua  des  témoignages  d'ad- 
miration; le  vainqueur  de  l'Orient  l'honora  d'une  couronne  d'or('). 
L'entreprise  qui  parut  téméraire  à  Alexandre  est  aujourd'hui  un 
voyage  facile,  mais  il  faut  nous  rappeler  que  la  navigation  était 
dans  l'enfance.  Les  Grecs  n'avaient  pas  encore  franchi  les  bornes 
de  la  Méditerranée;  ils  observèrent  pour  la  première  fois  le  phéno- 
mène du  flux  et  du  rellux  à  l'embouchure  de  l'Indus.  Quinte-Curce 
nous  apprend  quelles  terreurs  l'armée  éprouva  à  cette  occasion;  en 
voyant  la  mer  enfler  tout-à-coup  et  inonder  les  campagnes,  les  sol- 
dats s'imaginaient  qu'ils  allaient  être  engloutis,  parce  que  les  dieux 
irrités  voulaient  les  punir  de  leur  témérité  (^). 

L'expédition  de  Néarque  ne  remplit  pas  le  but  que  le  vainqueur 
de  l'Asie  s'était  proposé,  celui  d'établir  une  communication  mari- 
time entre  l'Orient  et  l'Occident.  Sous  les  successeurs  d'Alexandre, 
la  roule  que  l'amiral  avait  parcourue  fut  abandonnée,  à  ce  qu'il 
parait,  ou  peu  pratiquée.  Les  conquêtes  des  Grecs  dans  l'Inde 
n'eurent  rien  de  définitif;  elles  ne  donnèrent  qu'une  connaissance 
vague  de  ces  contrées  lointaines.  Tel  est  le  sort  de  toutes  les  décou- 
vertes. L'Amérique  resta  pendant  des  siècles  le  séjour  de  peuples 
imaginaires  ;  il  en  fut  de  même  de  l'Inde.  Strabon  se  plaint  amère- 
ment des  fables  que  les  compagnons  d'Ale^xandre  mêlèrent  à  leurs 
récits;  il  les  accuse  de  mensonge,  et  l'on  doit  avouer  que  le  reproche 
est  parfois  mérité  (^).  Un  des  généraux  macédoniens,  Cratès,  écri- 
vit à  sa  mère  que  le  roi  avait  pénétré  jusqu'au  Gange;  il  déclare 
avoir  vu  le  lleuve  sacré,  il  en  fait  une  description  détaillée,  et 
cependant  l'armée  ne  dépassa  point  l'Indus!  Les  hommes  les  plus 
éminents,  l'amiral  Onésicrite,  Néarque  lui-même,  cédèrent  au  pen- 
\chant  irrésistible  de  raconter  des  choses  extraordinaires  de  cet 
Orient  dans  lequel  la  Grèce  aimait  à  voir  un  pays  de  merveilles  (*). 

(i)  Arrian.Jnàic,  20,  21,  34,  35,  36,  42. 

(2)  Q.  Curt.,  IX,  9.  —  Arrian.,  Exped.  Alex.,  VI,  19. 

(3)  Slrab.,  lib.  XV,  p.  471;  lib.  II,  p.  48. 

(4)  Slrab.,  lib.  XV.  p.  483..  480. 


RELATIONS     INTERNATIONALES.  5S& 

Toutefois  il  ne  faut  pas  trop  déprécier  ces  premières  relations 
sur  riutlc.  Un  juge  très-compétent,  le  savant  orientaliste  Lasscu 
dit  que  les  récits  de  Néarque  se  distinguent  par  leur  exactitude  ('). 
Straho}i  n'a  pas  considéré  que  les  compagnons  d'Alexandre,  dont 
il  nous  reste  des  écrits,  étaient  la  plupart  des  soldats,  auxquels  il 
restait  peu  de  loisir  pour  observer  les  hommes  et  les  choses,  au  mi- 
lieu de  la  guerre  dillicile  qu'ils  avaient  à  soutenir  contre  les  In- 
diens. On  doit  admirer  ce  qu'ils  ont  appris  comme  en  courant  plu- 
tôt que  de  les  critiquer  avec  aigreur.  Leurs  observations  ne  por- 
tent pas  seulement  sur  l'état  physique  du  pays,  mais  aussi  sur  les 
usages  des  habitants.  Ce  qui  les  frappa  surtout,  ce  furent  les  soli- 
taires brahmanes,  et  leurs  rudes  mortifications.  Ils  trouvèrent  les 
uns  se  tenant  sur  un  pied,  et  portant  dans  les  mains  une  espèce  de 
poutre,  d'autres  couchés  par  terre,  le  dos  couvert  de  pierres  et 
exposés  tout  nus  au  soleil  et  à  la  pluie  (^).  Quel  abîme  entre  les 
deux  branches  de  la  race  aryenne,  les  Indiens  et  les  Hellènes!  A  en 
juger  par  leurs  rapports,  les  Grecs  ne  se  scandalisèrent  pas  trop 
de  ces  extravagances,  mais  aussi  ils  ne  furent  guère  tentés  de  les 
imiter.  Il  fallut  qu'une  religion  nouvelle,  spiritualiste  à  l'excès,  vînt 
prêcher  le  mépris  du  corps ,  pour  que  les  anachorètes  chrétiens  se 
soumissent  à  des  tortures  volontaires,  ainsi  que  les  vànaprasthas  de 
l'Inde.  Heureusement  que  les  populations  européennes  n'étaient 
pas  disposés  à  pratiquer  ces  saintes  folies,  sans  cela  l'Europe  serait 
devenue  la  copie  de  l'Inde  brahmanique. 

X"  3.  VoyagCN  soiiM  Icm  MiictresseurN  tl'AlexuiiiIrt'- 

1.  Les  Sclciicidcs.  Mcyaulhi'ne. 

Bien  que  les  successeurs  d'Alexandre  n'eussent  pas  les  grandes 
vues  de  leur  maître,  l'intérêt  de  leur  ambition  les  poussa  à 
continuer  la  politique  commerciale  dont  le  héros  grec  avait  pris 
l'initiative.  L'exi)loration  de  l'Orient  fut  poursuivie,  tanlôl  par  des 
navigateurs,  tanlùl  par  des  ambassades.  Echdmvtc,  amiral  de  Cas- 

{\]    Aasse/i,  Ind.  Allortb.,  T.  11,2,  p.  G87. 

(2)  XearcU.,  fragm.  11,  p.  01,  B.  —  Otiesicrili  \ii\{:\\\.  10.  j).  ol,  A. 


360  lA    GRÈCE. 

sandre,  découvrit  plusieurs  îles  dans  l'Océan  méridional;  mais  ses 
rapports  trouvèrent  peu  de  foi  ;  Strabon  le  range  parmi  les  impos- 
teurs (').  Nous  avons  dit  que  des  relations  intimes  s'établirent  entre 
les  premiers  Séleucides  et  les  rois  de  l'Inde;  pour  entretenir  ce  com- 
merce d'amitié,  Séleucus  envoya  un  ambassadeur  auprès  de  San- 
drocottus.  Mé(jasthène  séjourna  pendant  plusieurs  années  à  Pali- 
bothra,  la  célèbre  capitale  des  Prasiens,  située  sur  les  bords  du 
Gange;  il  fut  peut-être  le  premier  Européen  qui  vit  le  fleuve  sacré. 
Mégastbène  publia  une  relation  fort  étendue  de  l'Inde;  c'est  dans 
ses  écrits  que  les  auteurs  anciens  ont  puisé  ce  qu'ils  rapportent  de 
cette  contrée  célèbre  et  de  ses  habitants,  mais  l'amour  du  merveil- 
leux, inné  à  l'Orient,  semble  gagner  même  les  diplomates.  Mégas- 
tbène ne  sut  pas  échapper  à  cet  écueil  :  aux  contes  débités  par 
Ctésias  il  en  ajoute  de  plus  incroyables  encore,  et  cependant  il  écrit 
comme  témoin  oculaire.  Ici  sont  des  peuples  qui  n'ont  qu'un  œil, 
sans  bouche,  sans  nez,  avec  de  longs  pieds  et  des  orteils  tournés 
en  dedans  ;  là  sont  des  hommes  sauvages  avec  des  tètes  en  forme 
de  coin.  L'imagination  orientale  enfantait  aussi  des  êtres  plus  gra- 
cieux. La  nation  des  Astomes  s'habille  avec  le  duvet  des  feuilles; 
elle  ne  vit  que  du  parfum  des  racines  et  des  fleurs:  une  odeur  un 
peu  forte  tue  ces  créatures  aériennes  (-). 

Nous  donnerions  une  très-fausse  idée  de  Mégastbène,  si  nous 
nous  en  tenions  aux  récits  fabuleux  qu'il  s'est  plù  à  rapporter  : 
il  n'a  eu  qu'un  tort,  c'est  de  prêter  une  oreille  trop  complai- 
sante aux  brahmanes  sur  l'autorité  desquels  il  écrit.  Mais  il  y  a 
autre  chose  dans  son  ouvrage  que  des  fables  :  il  traite  de  la  géogra- 
phie et  de  l'histoire  de  l'Inde,  de  ses  habitants,  de  leurs  lois  et  de 
leurs  mœurs,  de  l'institution  des  castes  et  spécialement  des  brah- 
manes et  de  leur  doctrine,  enfin  de  l'organisation  politique  du 
pays.  Lassen  a  soumis  les  relations  de  l'ambassadeur  grec  à  une 
critique  sévère,  et  il  les  a  presque  toujours  trouvées  en  harmonie 
avec  les  sources  sanscrites  [^).  Mégastbène  explique  les  devoirs  des 


(1)  Forbiger,  T.  I,  p.  156.  —  Slrab.,  lib.  I,  p.  32,  71. 

[2)  Strab.,  XV,  p.  485.  —  Plin.,  Vil,  2,  18. 
(.3)  Lassen,  Ind.  Altcrih.,  T.  II,  2.  p.  CC3-727. 


1 


HELATIONS    INTERNATIONALES.  561 

brahmanes  jusque  dans  les  moindres  détails,  comme  s'il  avait  lu 
leurs  livres  sacres,  11  expose  le  principe  de  leur  sagesse  trop  van- 
tée :  de  même  que  les  vrais  disciples  du  Christ,  ils  considéraient 
la  vie  actuelle  comme  une  charge,  dont  il  leur  tardait  de  se  débar- 
rasser: ils  croyaient,  comme  les  chrétiens  que  la  vie  véritable  com- 
mençait à  la  mort,  mais  plus  logiques  qu'eux,  ils  professaient  un 
profond  mépris  pour  toute  espèce  d'activité  :  autant  valait,  disaient- 
ils,  prendre  au  sérieux  les  vaines  agitations  de  nos  rêves.  Les  Grecs 
au  contraire,  doués  d'un  admirable  sens  de  la  réalité,  crurent  que 
c'était  le  monde  futur  tel  que  les  Indiens  le  concevaient  qui  était 
un  monde  imaginaire  et  que  la  vie  véritable  était  celle  que  les  con- 
ditions matérielles  de  notre  existence  nous  font  sur  cette  terre;  ce 
qui  ne  les  empêcha  pas  de  cultiver  le  bon  et  le  beau.  Grâce  à 
ces  larges  dispositions  de  leur  génie,  ils  devinrent  le  peuple 
civilisateur  par  excellence,  tandis  que  les  Indiens  restèrent  cour- 
bés sous  le  despotisme  intellectuel  et  moral  de  la  caste  sacer- 
dotale. 

Après  la  mort  de  Sandrocottus,  Séleucus  envoya  une  nouvelle 
ambassade  à  son  successeur.  Déimaque  résida  également  à  Palibo- 
thra;  il  publia  une  description  de  l'Inde  qui,  d'après  Strabon, 
renchérit  sur  les  traditions  fabuleuses  rapportées  par  les  autres 
écrivains  (').  L'illustre  géographe  est  sévère  jusqu'à  l'injustice  dans 
ses  jugements  sur  les  voyageurs  grecs.  Leurs  rapports  sont  en  géné- 
ral exacts.  Il  ne  s'y  trouve  qu'une  lacune  que  Strabon  ne  soupçon- 
nait pas,  bien  qu'elle  soit  aussi  considérable  que  singulière.  Com- 
prend-on que  des  ambassadeurs  grecs  aient  séjourné  pendant 
plusieurs  années  dans  l'Inde  brahmanique  et  qu'ils  aient  néan- 
moins ignoré  l'existence  de  la  littérature  sanscrite  (jui  était  dès  lors 
la  plus  riche  de  l'antiquité?  L'on  ne  peut  s'expliquer  ce  fait  que 
par  la  circonstance  que  la  littérature  indienne  est  essentiellement 
sacerdotale  ;  elle  est  comme  le  privilège  d'une  caste.  Or,  les  brah- 
manes nourrissaient  un  superbe  dédain  i)our  les  mlctclias,  ils  au- 
raient considéré  comme  une  souillure,  d'initier  un  étranger  à  leur 
science  sacrée. Telle  est  la  funeste  influence  de  l'esprit  Ihéocratique. 

(I)  ^trab.,  II]..  Il,  p.  48. 


oC2  LA   GRÈCE. 


La  liltéralure  de  la  Grèce  est  devenue  le  domaine  commun  de  l'iiu- 
nianité,  taudis  que  les  trésors  d'imagination  et  de  philosophie  des 
Indiens  sont  restés  cachés  au  monde  jusqu'à  nos  jours. 


il.  Les  Ptolcmécs.  Eudore. 

Les  Ptolémées  avaient  le  génie  commercial  à  un  plus  haut  degré 
que  les  Séleucides;  la  situation  de  l'Egypte  leur  inspira  l'ambition 
d'étendre  leurs  relations  avec  l'Afrique  et  avec  l'Asie.  Plolémée 
Philadelphe  chargea  son  amiral  TimosUièue  de  remonter  le  Nil  et 
d'explorer  ou  de  soumettre  la  Nubie  et  les  terres  qui  bordent  ce 
fleuve.  Ses  officiers  pénétrèrent  les  uns  au  midi,  les  autres  à  l'ouest, 
dans  des  contrées  restées  inconnues  aux  voyageurs  modernes  : 
ses  flottes  côtoyèrent  l'Afrique  occidentale,  et  y  fondèrent  un  grand 
nombre  d'établissements.  Philadelphe  s'occupa  aussi  du  commerce 
maritime  de  l'Egypte  avec  l'Inde  et  avec  les  autres  pays  situés  dans 
les  mers  orientales.  C'est  aux  expéditions  dirigées  par  les  Ptolémées 
que  les  anciens  durent  leurs  connaissances  sur  le  golfe  arabique  et 
l'Océan  indien  ;  de  là  datent  aussi  les  noms  grecs  que  l'on  est  étonné 
de  trouver  sur  ces  plages.  De  même  que  les  navigateurs  modernes, 
les  amiraux  des  rois  égyptiens  se  plaisaient  à  transporter  les  sou- 
venirs de  la  patrie  dans  les  terres  étrangères;  ils  donnaient  aux 
pays  qu'ils  découvraient  les  noms  de  leurs  souverains  ou  de  leurs 
compagnons.  Les  îles  de  Dioscoride,  à'Agathoclès,  de  Timagène, 
nous  ont  peut-être  conservé  les  noms  de  hardis  navigateurs,  depuis 
longtemps  oubliés,  mais  qui  furent  aussi  célèbres  dans  le  siècle  où 
ils  vécurent  que  nos  Cook,  nos  Bougainville,  nos  La  Pérouse('). 

Les  historiens  ne  nous  fournissent  aucun  renseignement  sur  ces 
voyages;  un  seul  nom  a  échappé  à  l'oubli,  encore  sa  mémoire  est- 
elle  obscurcie  par  des  traditions  évidemment  fausses.  Eudoxe  a  été 
le  plus  intrépide  des  voyageurs  anciens.  C'était  un  de  ces  hommes 
enthousiastes  de  découvertes,  qui  poursuivent  leur  but  à  travers 
tous  les  obstacles;  il  ne  lui  manqua  que  la  boussole  pour  devenir 
le  Colomb  de  l'antiquité.  La  réputation  des  Ptolémées  l'attira  en 

(1)  Saint-Martin,  dans  la  Bioijraphie  Unicers.,  au  mot  Ptolvnice,  p.  203-205. 


RELATIONS   INTERNATIONALES.  565 

Kgyple.  Vers  le  même  temps ,  les  garde-côtes  du  golfe  arabique 
amenèrent  au  roi  un  Indien  qu'ils  avaient  trouvé,  disaient-ils,  seul 
et  à  demi  mort  dans  un  navire;  ils  n'avaient  pu  savoir  d'où  il  venait? 
parce  qu'ils  n'entendaient  pas  son  langage.  Quand  on  eut  appris 
un  peu  de  grec  au  naufragé,  il  raconta  qu'ayant  mis  à  la  voile  de 
la  côte  de  l'Inde,  il  s'était  égaré,  et  avait  abordé  en  Afrique,  après 
avoir  perdu  tous  ses  compagnons;  il  promit  que  si  l'on  voulait  le 
renvoyer,  il  montrerait  le  chemin  des  Indes  aux  pilotes.  Eudoxe, 
heureux  de  cette  bonne  fortune,  fit  plusieurs  voyages.  Dans  l'une 
de  ses  expéditions  il  vit  les  restes  d'un  vaisseau  qui,  au  dire  des 
habitants,  avait  appartenu  à  des  gens  venus  de  l'Occident.  De  retour 
en  Egypte,  il  fut  dépouillé  de  tout  ce  qu'il  avait  de  choses  rares  et 
précieuses;  mais  ce  qui  intéressait  le  plus  le  passionné  navigateur, 
c'était  le  bec  d'une  proue  de  navire  qu'il  avait  emporté.  A  force  de 
recherches,  il  acquit  la  certitude  que  ce  débris  venait  d'un  vaisseau 
de  Gadès  qui  s'était  aventuré  sur  les  côtes  occidentales  de  l'Afrique; 
bâtiment  et  passagers  avaient  péri.  Eudoxe  ne  douta  plus  qu'il  ne 
fût  possible  de  faire  par  mer  le  tour  de  l'Afrique  :  dès  lors  il  n'eut 
qu'une  pensée,  celle  d'entreprendre  cette  périlleuse  navigation. 
Ayant  réalisé  tout  son  avoir,  il  parcourut  les  côtes  de  la  Méditer- 
ranée jusqu'à  Gadès,  annonçant  partout  son  projet,  recueillant 
des  fonds,  au  moyen  desquels  il  arma  des  navires  et  fit  voile  pour 
l'Inde.  Les  vents  le  favorisèrent  d'abord;  puis  les  obstacles  et  peut- 
être  la  résistance  de  son  équipage  l'obligèrent  à  revenir  sur  ses  pas. 
Arrivé  en  Mauritanie,  l'infatigable  voyageur  engagea  le  roi  à  envoyer 
une  flotte  vers  les  lieux  d'où  il  venait;  mais  les  conseillers  du  prince 
africain,  craignant  d'ouvrir  leur  pays  aux  étrangers,  voulaient, 
sous  prétexte  de  charger  le  navigateur  grec  de  l'exécution  de  ses 
plans,  l'abandonner  dans  quelque  île  déserte.  Obligé  de  fuir, 
Eudoxe  regagna  l'Espagne;  il  parvint  à  armer  de  nouveaux  bâti- 
ments et  prit  toutes  les  mesures  pour  mener  son  entreprise  à  bonne 
lin.  Le  résultat  de  cette  dernière  expédition  ne  nous  est  i)as  connu; 
l'intrépide  marin  aura  trouvé  la  mort  dans  une  navigation  qui 
dépassait  les  forces  de  l'antiquité  ('). 

(I)  Strub.,  lil».  Il,  p.  07,  sij(|. 


364-  LA    GRÈCE. 

Slrabon  ne  voit  dans  ce  récit  qu'un  conte  inventé  par  PositZonn<«, 
ou  répété  par  lui  sur  la  foi  de  ceux  qui  l'avaient  forgé.  Gosselin, 
renchérissant  sur  l'écrivain  grec,  représente  Eudoxe  comme  un 
imposteur,  parce  qu'un  historien  latin  donne  sur  ses  courses  des 
détails  qui  dilTèrent  de  ceux  de  Posidonius  (').  Aujourd'hui  les 
voyages  dEudoxe  ne  sont  plus  contestés.  Il  serait  injuste  de  rendre 
les  navigateurs  responsables  des  traditions  fabuleuses  qui  se  for- 
ment et  se  propagent  d'autant  plus  facilement  que  leurs  entreprises 
sont  plus  extraordinaires  (-).  Mais  le  génie  et  l'audace  d'un  homme 
ne  pouvaient  lutter  avec  les  difficultés  qui  naissaient  de  l'imperfec- 
tion de  la  navigation.  Les  relations  de  l'Egypte  avec  l'Orient 
devaient  encore  être  bien  rares,  puisqu'un  voyage  direct  vers  l'Inde 
parut  une  expédition  hasardeuse.  Eudoxe  échoua,  et  sa  mémoire 
devint,  comme  celle  de  Pythéas,  la  proie  des  fables.  C'est  un  devoir 
pour  la  science  de  les  réhabiliter  :  ces  premiers  marins  méritent 
notre  admiration  à  un  plus  haut  degré  que  leurs  heureux  succes- 
seurs, pnrce  qu'ils  ont  eu  de  plus  grands  obslacles  à  vaincre.  Leurs 
efforts  héroïques  mais  inutiles  attestent  tout  ensemble  la  puissance 
de  l'esprit  humain  et  la  lenteur  de  ses  progrès.  L'antiquité  n'était 
pas  destinée  à  faire  de  grandes  découvertes  maritimes;  cette  mis- 
sion est  réservée  à  un  âge  où  l'esprit  commercial ,  s'unissant  au 
goût  des  aventures  et  aidé  de  la  boussole,  aura  assez  de  force  pour 
permettre  aux  hommes  de  braver  l'immensité  des  mers. 


(1)  Gosseîin,  Recherches  sur  la  géographie  des  anciens,  T.  I,  p.  217. 

(2)  Heeren,  De  India  Grœcis  cognita  [Comment.  Soc.  Goetling.,  T.  X,  p.  UO). 
—  Saint-Martin,  dans  la  Biographie  Universelle,  au  mot  Ptolémée,  p.  234.  — 
Malte-Brun.,  Histoire  de  la  géographie,  livre  IX.  —  Huot,  Notes  sur  Pomponius 
Mêla  (107). 


-^■^^^\r\J\pj\j\r- 


LIVRE     SEPTIÈME. 


CHAPITRE  I. 

INFLUENCE  DE  LA  LITTÉRATURE  GRECQUE  SUR  L'HUMANITÉ. 


La  littérature  grecque  a  joui  d'une  fortune  singulière  :  les  plus 
magnifiques  éloges  lui  ont  été  prodigués  par  les  partis  les  plus  op- 
posés, les  plus  hostiles.  Qui  croirait  que  les  Pères  de  l'Eglise  sont 
d'accord  avec  le  dix-huitième  siècle  pour  célébrer  la  philosophie  de 
la  Grèce?  Les  disciples  du  Christ  étaient  peu  portés  à  louer  la  sa- 
gesse humaine  qui  à  leurs  yeux  n'est  que  folie.  Toutefois  un  des 
plus  illustres  penseurs  du  christianisme  naissant  proclame  que 
la  philosophie  grecque  est  un  don  de  la  Pro\idence  (');  saint  Clé- 
ment d'Alexandrie  la  met  sur  la  même  ligne  que  la  révélation  faite 
aux  Hébreux  :  «  Dans  les  desseins  de  Dieu,  dil-il,  la  philosophie 
prépara  les  Gentils  à  l'Evangile,  comme  la  loi  de  3Ioïsc  y  prépara 
les  Juifs  »(-).  Plus  larges  dans  leurs  aspirations  que  les  chrétiens, 
les  libres  penseurs  glorifient  toutes  les  manifestations  du  génie  hel- 
lénique. Montesquieu  dit  qu'elle  porta  les  arts  à  un  point  que  de 

(1)  Clem.Akx.,  Slromal.,  L  1,  p.  52G,  éd.  Poltor. 

(2)  Clem.  Akx.,  \h.,  V,  G   p.  762;  F,  5,  p.  331. 


3G6  LA  finùcE. 

croire  les  surpasser  sera  toujours  ne  les  pas  connaître(').  Un  autre 
philosophe,  bien  que  nourrissant  l'espérance  d'une  perfection  infi- 
nie, envie  presque  à  l'anliquilé  le  peuple  qui  exerça  sur  les  progrès 
de  l'espèce  humaine  une  inlluence  si  puissante  et  si  heureuse  :«  La 
nature,  dit  Condorcet,  l'avait  préparé  pour  être  le  bienfaiteur  et  le 
guide  de  toutes  les  nations,  de  tous  les  âges  »(-). 

Nous  partageons  les  sentiments  des  Pères  de  l'Église  et  nous  ap- 
plaudissons au  saint  enthousiasme  inspiré  par  les  bienfaits  qu'une 
race  privilégiée  a  versés  sur  le  monde.  Mais  approuver  tout  ensem- 
ble saint  Clément  et  Condorcet,  n'est-ce  pas  une  confusion  mon- 
strueuse des  appréciations  les  plus  contradictoires?  Il  est  certain 
que  les  motifs  qui  arrachèrent  aux  philosophes  du  dernier  siècle 
leur  cri  d'enthousiasme  auraient  fait  reculer  d'horreur  les  disciples 
du  Christ,  et  il  est  tout  aussi  évident  que  si  les  philosophes  incré- 
dules avaient  aperçu  le  rapport  entre  les  lettres,  les  arts  de  la 
Grèce  et  le  christianisme,  ils  auraient  maudit  ce  développement  de 
l'intelligence  et  du  sentiment,  parce  que  dans  leurs  préjugés  ils  n'y 
eussent  vu  qu'erreur  et  mensonge.  Cependant  les  Pères  de  l'Église 
et  les  philosophes  ont  également  raison.  Ceux-là  seuls  qui  ignorent 
les  lois  qui  président  au  perfectionnement  de  l'humanité,  s'étonne- 
ront de  cette  apparente  contradiction.  Oui,  les  sages  de  la  Grèce 
ont  été  les  prophètes  du  christianisme,  et  il  est  vrai  aussi  (jue 
l'hellénisme  est  l'ennemi  le  plus  dangereux  de  la  religion  chré- 
tienne. Croyants  et  incrédules  peuvent  donc  se  rencontrer  dans 
leur  prédilection   pour  la   littérature  hellénique,  bien  que  les  uns 
exaltent  ce  que  les  autres  réprouvent.  Le  dix-neuvième  siècle  dans 
sa  haute  impartialité  sait  rendre  justice  aux  uns  et  aux  autres;  et, 
chose  étrange,  la  gloire  de  la  Grèce,  loin  d'en  souffrir,  en  reçoit 
un  nouvel  éclat. 

Nous  ne  ressentons  plus  la  haine  du  dernier  siècle  pour  le  chris- 
tianisme, nous  y  voyons  au  contraire  l'un  des  éléments  les  plus 
essentiels  de  notre  civilisation.  Si  donc  la  Grèce  a  préparé  l'avéne- 
ment  de  Jésus-Christ,  nous  devons  lui  en  savoir  gré  comme  d'un 

(1)  Montesquieu,  Esprit  des  lois,  XXI,  7. 

(2)  Condorcet,  Tableau  historique  des  progrès  de  l'esprit  humain,  p.  72. 


I.ITTERATIUF.. 


5()7 


bienfait  inestimable.  Nous  avons  dit  ailleurs  en  quel  sens  nous 
admettons  que  lanliquité  fut  une  préparation  à  la  bonne  nouvelle. 
Nous  croyons  avec  les  écrivains  chrétiens  que  la  culture  hellénique 
fut  un  instrument  dans  la  main  de  Dieu  pour  la  propagation  de 
l'Evangile.  Qu'on  suppose  le  genre  humain  divisé  en  peuples  isolés 
et  parlant  des  langues  diverses,  tels  qu'ils  l'étaient  à  l'avènement  de 
la  Grèce,  la  prédication  du  christianisme  eût  été  impossible.  Ema- 
née d'un  peuple  méprisé,  conçue  dans  un  idiome  inconnu  hors  des 
limites  de  la  Judée,  la  parole  de  vie  n'aurait  éclairé  qu'un  petit  coin 
de  l'Asie,  au  lieu  d'être  une  lumière  universelle.  Mais  grâce  aux 
conquêtes  d'Alexandre  et  de  Rome,  la  langue  grecque  était  de- 
venue celle  du  monde  ancien  ;  le  livre  de  la  bonne  nouvelle  pouvait 
s'adresser  à  tous  les  peuples.  C'est  à  la  langue  des  Hellènes  que  le 
christianisme  doit  son  extension  rapide  sur  une  grande  partie  de  la 
terre  (').  L'élément  hellénique  qui  de  bonne  heure  pénétra  la  doc- 
trine chrétienne,  lui  imprima  aussi  ce  caractère  de  généralité  qui 
rélève  au-dessus  de  toutes  les  religions  du  passé.  Nés  et  élevés  au 
sein  du  mosaïsme,  les  premiers  disciples  du  Christ  avaient  de  la 
peine  à  se  dégager  de  l'esprit  exclusif  de  la  nationalité  hébraïque; 
ils  consentaient  à  ouvrir  leur  église  aux  païens,  mais  à  condition 
qu'ils  embrasseraient  le  judaïsme.  Une  pareille  conception  de  la 
fraternité  aurait  abouti  à  la  constitution  d'une  sccle  juive.  Un  des 
premiers  martyrs  de  la  foi  nouvelle,  saint  Etienne,  Juif  né  parmi 
les  Grecs,  reconnut  que  l'Evangile  avait  une  destinée  plus  glo- 
rieuse :  il  ne  devait  pas  être  la  loi  d'un  peuple,  mais  celle  de  Thu- 
manité(-).  Saint  Etienne  fut  le  précurseur  de  saint  Paul.  Le  grand 
apôtre  des  Gentils  brisa  les  barrièresqu'un  esprit  étroit  élevait  entre 
le  peuple  élu  et  le  reste  du  genre  humain,  et  en  adressant  plus  spé- 
cialement sa  parole  puissante  aux  Hellènes,  il  sembla  reconnaître 
que  c'était  à  ceux  qui  avaient  préparé  et  facilité  l'établissement  du 
christianisme,  à  travailler  aussi  à  son  dévelopj)ement. 

Jusqu'ici  nous  sommes  d'accord  avec  les  éci'ivains  chrétiens. 
Mais  nous  allons  plus  loin  qu'eux  et  nous  disons  que  la  |)hilosophie 

(!)  Planck,  Gescbichte  des  Clirislciilhurns,  T.  I!,  p.  2G0,  ss. 
(2)  Voyez  le  Tome  IV  de  mes  Éludes. 


368  LA    GRÈCE. 

grecque  conduisit  l'humanité  au  seuil  du  christianisme,  que  la  reli- 
gion chrétienne  est  le  dernier  résultat  des  sentiments  et  des  idées 
qui  s'étaient  développés  dans  le  monde  ancien,  et  en  même  temps 
l'inauguration  d'une  civilisation  nouvelle  dont  il  forme  un  des  élé- 
ments les  plus  considérables.  Nous  n'entendons  pas  traiter  cet  im- 
mense sujet  dans  tous  ses  détails.  Circonscrit,  par  l'objet  même  de 
nos  Études,  dans  des  limites  précises,  nous  ne  pouvons  considérer 
la  littérature  grecque  et  le  christianisme  que  sous  une  de  ses  faces, 
comme  un  lien  international,  mais  cela  suffira  pour  donner  à  tous 
ceux  que  n'aveugle  pas  la  foi  dans  un  dogme  prétendument  révélé, 
la  conviction  que  la  civilisation  chrétienne  est  une  évolution  du 
passé  tout  ensemble  et  une  préparation  de  l'avenir.  Qu'il  nous  suf- 
fise ici  de  remarquer  que  Jésus-Christ  ne  prêcha  aucun  dogme. 
Les  croyances  qui  distinguent  la  dogmatique  chrétienne,  furent 
formulées  par  les  conciles;  or  qui  siégeait  dans  ces  assemblées? 
d'où  venaient  les  hommes  que  la  chrétienté  appelle  ses  Pères?  Ils  sor- 
tirent des  écoles  de  la  Grèce.  Platon  inspira  les  deux  grands  repré- 
sentants de  l'Église,  Origène  et  saint  Augustin;  le  premier  est  pres- 
que dominé  par  la  philosophie;  chez  le  second  l'élément  chrétien 
prévaut,  mais  c'est  la  philosophie  platonicienne  qui  mit  le  feu  à  son 
génie  0). 

Voilà  une  face  de  la  culture  hellénique;  il  y  en  a  une  autre  qui 
est  toute  contraire.  Le  christianisme  subordonne  la  raison  à  la  foi; 
si  les  Pères  de  l'I^^glise  acceptent  la  philosophie,  c'est  à  titre  de 
servante  de  la  religion  ;  mais  les  ])hilosophes  ne  peuvent  subir  ce 
rôle  humiliant  sans  abdiquer,  car  c'est  la  liberté  de  penser  qui 
constitue  la  philosophie.  C'est  aussi  la  libre  pensée  qui  fait  l'es- 
sence de  l'hellénisme.  Après  l'invasion  des  Barbares  et  par  suite 
de  celte  invasion  ,  la  foi  l'emporta.  Les  peuples  germains  que  les 
Romains  qualifiaient  de  Barbares,  étaient  réellement  dans  cet  état 
de  barbarie  qui  demandait  une  éducation  providentielle  pour  déve- 
lopper leurs  nobles  facultés.  La  religion  fut  l'instrument  divin  de 


(1)  «  Etiam  milii  ipsi  de  me  ipso  incredibile  incendiimi  concitanint  »{Autjust., 
C.  Acad..  11,  5).  —  Neander,  Geschichte  der  christliclien  lU'ligion,  T.  IV,  p.  070, 
G74. 


I 


LITTÉRATIUE.  o()\) 

leur  initiation.  Pendant  longtemps  les  peuples  modernes  se  conten- 
tèrent de  croire.  Toutefois  l'humanité  ne  peut  pas  vivre  sans 
penser.  A  peine  les  races  barbares  commencent-elles  à  s'asseoir, 
que  la  pensée  s'éveille.  Au  neuvième  siècle,  il  y  a  déjà  un  libre 
penseur  dans  le  monde  germanique.  Qui  inspira  ce  précurseur 
de  Spinoza  et  de  Hegel?  La  Grèce.  Le  moyen-âge  plie  sous  les 
formules  de  la  théologie,  mais  il  éprouve  du  moins  le  besoin  de  les 
comprendre  et  de  les  expliquer  :  de  là  la  scolaslique.  C'est  encore 
la  Grèce  qui  domine  dans  ce  mouvement  des  esprits,  c'est  Aris- 
tote  sous  un  habit  arabe.  Il  introduit  dans  la  philosophie  chré- 
tienne un  élément  peu  sympathique  au  christianisme  :  aussi  l'aris- 
lotélisme  conduit-il  à  une  école  d'incrédulité,  c'est-à-dire  de  libre 
pensée.  Mais  à  mesure  que  les  dangers  d'une  doctrine  aflVanchie 
du  joug  des  formules  théologiques  se  manifeste,  la  scolastique  se 
resserre  dans  un  cercle  de  plus  en  plus  étroit,  et  dégénère  en  une 
pure  logomachie.  Alors  la  Providence  ressuscite  la  lilléralure  grec- 
que. Chassés  de  Conslantinople  par  des  conquérants  barbares,  les 
Hellènes  répandent  en  Italie  leur  langue  harmonieuse  et  les  chefs- 
d'œuvre  qui  lui  assurent  l'immortalité.  La  renaissance  est  plus  que 
la  résurrection  d'une  langue  et  de  quelques  écrivains,  c'est  réelle- 
ment une  vie  nouvelle,  la  vie  de  la  pensée  dans  toute  son  indépen- 
dance. L'hellénisme  qui  renaissait  était  essentiellement  hostile  à  la 
religion  du  Christ.  Cette  hostilité  éclata  dans  de  singuliers  excès. 
L'n  Grec  crut  sérieusement  que  le  paganisme  hellénique  était  des- 
liiié  à  remplacer  l'Evangile.  Ne  crions  pas  trop  à  l'extravagance; 
PU'lhon  nous  dirait  (lu'il  avait  des  complices  dans  le  collège  des  car- 
dinaux. Bien  (iu'cxcesi.ive,  cette  réaction  marque  bien  la  tendance 
du  mouvement  anti-chrétien  qui  se  faisait  dans  les  esprits.  Le  mou_ 
ment  se  poursuivit  à  travers  la  réforme  et  la  réaction  catholique 
jiis(iue  dans  les  temps  modernes.  C'est  à  ce  titre  (jne  la  philosophie 
(hi  dix-huitième  siècle  s'éprit  d'enthousiasme  pour  la  (irèce  :  ce 
furent  moins  ses  arts  qu'elle  admira  que  la  lil)erté  de  penser  qui 
respire  dans  toutes  les  œuvres  du  génie  grec. 

Nous  assistons  audix-neu\ième  siècle  à  une  nouvelle  réaction.  Les 
révolutions,  en  bouleversant  la  société  jusque  dans  ses  fondements, 
ont  rendu  quelque  autorité    à  la  foi  du   passé.   Singulier  appui 


570  LA    GRÈCE. 

pour  une  religion  spirilualisle  que  celui  des  intérêts  alarmés! 
Cependant  l'Eglise  en  lira  profil  :  les  plus  zélés  se  croyaient 
déjà  sûrs  de  la  victoire.  Afin  de  s'assurer  pour  toujours  l'empire 
des  âmes,  et  par  suite  la  domination  de  la  société,  ils  cherchèrent  à 
s'emparer  de  l'enseignement  et  à  en  bannir  la  liberté  d'esprit,  en 
proscrivant  l'hellénisme.  Ces  nouveaux  Barbares  avaient  un  instinct 
très-juste  du  péril  dont  le  génie  hellénique  menace  le  christia- 
nisme: la  foi  aveugle  et  l'esprit  libre  de  la  Grèce  sont  incompa- 
tibles. Mais  dans  un  âge  positif  qui ,  malgré  les  apparences  de 
religiosité,  est  bien  plus  préoccupé  de  questions  politiques  et  éco- 
nomiques que  de  religion,  il  fallait  aussi  rendre  l'hellénisme  sus- 
pect aux  hommes  qui  redoutent  avant  tout  les  révolutions  et  qui 
veulent  les  prévenir  à  tout  prix.  Les  partisans  de  l'orthodoxie  se 
mirent  donc  à  prouver  que  c'était  l'esprit  républicain  de  la  Grèce, 
dont  on  nourrissait  les  jeunes  intelligences  dans  les  collèges,  qui 
avait  enfanté  l'insurrection  de  89  et  la  terreur.  S'emparanl  de  la 
prédilection  que  la  philosophie  du  dix-huitième  siècle  montre  pour 
les  institutions  grecques  et  surtout  pour  les  choses  lacédémo- 
niennes,  ces  écrivains  dénoncèrent  le  philhellénisme  comme  le 
Ver  Rongeur  de  la  société  moderne  (').  Le  langage  et  les  excès 
de  la  révolution  leur  vinrent  en  aide  pour  soutenir  leur  thèse. 
Il  est  vrai  que  les  républicains  de  95  se  trompèrent,  de  même 
que  les  philosophes,  en  croyant  que  Lycurgue  avait  réalisé  l'idéal 
d'une  république;  ils  se  trompèrent  en  allant  chercher  chez  les 
Grecs  et  les  Romains  le  type  de  la  liberté  dont  ils  voulaient  doter 
la  France.  L'anti(iulté  ne  connaissait  point  la  liberté  telle  que  nous 
l'aimons,  telle  que  nous  voudrions  la  pratiquer;  elle  a  eu  des  aspi- 
rations vers  l'égalité  plus  que  vers  la  liberté.  Est-ce  à  dire  que  les 
erreurs  de  la  Révolution  doivent  être  imputées  à  l'hellénisme?  Et 
si  la  France  n'est  pas  parvenue  à  concilier  la  liberté  avec  l'égalité, 
est-ce  la  faute  de  Sparte  et  de  Platon? 

Si  les  écrivains  catholiques  connaissaient  l'histoire,  ils  sauraient 
que  la  nation  française  a  cela  de  commun  avec  la  race  hellénique, 

{i}  Mgr  Gaume,  le  Ver  Rongeur;  Id.,  la  Révolution.  —  On  trouve  les  mêmes 
récriminations  dans  un  écrivain  qui  en  1830  avait  été  démocrate  [Lerminier,  les 
Législateurs  de  la  Grèce,  T.  I,  Préface,  p.  28,  34-38). 


LITTERATl'RE. 


071 


qu'elle  lient  à  régallté  plus  qu'à  la  liberté;  n'ayant  pas  pu  les  har- 
moniser jusqu'ici,  il  lui  est  arrivé  plus  d'une  fois  de  sacrifier  ses 
droits  pour  qu'on  lui  assurât  l'égalité  qui  lui  est  si  chère.  Les 
hommes  qui  croient  (|ne  sans  la  garantie  d'institutions  libres,  l'éga- 
lilé  n'est  qu'un  vain  mot,  n'ont  pas  tort  de  déplorer  cette  tendance. 
Mais  est-ce  à  la  république  de  Sparte  et  à  l'éducation  classique  de 
la  jeunesse  qu'il  faut  s'en  prendre  de  ces  égarements?  L'Angleterre 
cultive  les  lettres  anciennes  aussi  bien  que  la  France,  pour  mieux 
dire,  elle  y  met  plus  de  sérieux  ,  car  l'éducation  de  son  aristocratie 
est  presque  exclusivement  classique.  Cependant  nous  ne  sachions 
pas  que  la  Chambre  des  Lords  se  soit  engouée  des  institutions  de 
Lycurgue,  ni  qu'elle  ait  demandé  le  partage  des  terres  et  la  liberté 
comme  chez  les  Grecs.  Faut-il  demander  la  raison  de  cette  différence 
entre  les  deux  nations  voisines?  Les  Anglais  ont  au  plus  haut  degré 
le  sentiment  de  la  liberté  qui  manque  aux  Français;  ils  y  tiennent, 
sans  que  d'autre  part  ils  souffrent  beaucoup  de  voir  subsister  des 
débris  de  l'inégalité  du  moyen-âge.  C'est  dire  qu'il  faut  chercher 
dans  le  caractère  national  les  causes  du  développement  différent 
que  prennent  les  peuples  modernes  et  non  dans  l'influence  de  la 
Cirèce.  L'étude  de  l'histoire,  de  la  littérature,  de  la  philosophie  des 
Grecs,  si  elle  était  faite  avec  quelque  profondeur,  serait  au  con- 
traire  un  contrepoison  de  la  tendance  qui  |)orle  les  Français  a 
réaliser  l'égalité,  tantôt  par  le  communisme,  taiilùt  par  le  despo- 
tisme. En  elTet,  elle  nous  api)re!id  (]ue  la  lulle  pour  l'égalité  des 
condilions  aboutit  à  la  dissolution  de  la  société,  à  l'anarchie  et  à 
la  I}rannie.  A  Uome,  cette  même  passion  pour  l'égaillé  inspira  la 
longue  lulle  des  |)alricienset  des  plébéiens,  des  nobles  et  du  peuple. 
Mais  les  Komains  avaient  l'esprit  d'unilé  autant  (pie  les  Grecs 
avaienU'esprit  de  division.  Voilà  pourquoi  les  combats  des  partis 
conduisirent  à  l'unité  la  plus  absolue,  à  la  souveraineté  concentrée 
dans  les  mains  des  Césars.  L'égalité  régnait  sous  l'empire,  mais  où 
étaient  les  droits  dont  jouissaient  les  citoyens  égaux?  La  Fiance  a 
le  même  génie  de  l'unité,  et  le  même  danger  la  menace  :  l'éviterail- 
elle  en  bannissant  de  ses  collèges  l'éiiitli'  de  Cicéiou  et  de  Tacite? 


372 


LA    fi  RI.  CE. 


CHAPITRE  IL 

LES     PHILOSOPHES. 

$\.  La  philosophie  ionienne. 
I. 

La  philosophie  ionienne  a  pour  objet  le  monde  extérieur  plus 
que  l'homme  et  la  société.  Telle  est  la  marche  naturelle  de  l'esprit 
humain.  Quand  la  pensée  s'éveille,  elle  veut  pénétrer  le  milieu 
dans  lequel  elle  vit,  expliquer  l'existence  de  la  matière  pour  se 
distinguer  d'elle.  Lorsqu'elle  est  arrivée  à  reconnaître  une  cause 
première,  alors  elle  applique  au  monde  moral  les  lois  d'ordre  et 
d'harmonie  qu'elle  a  découvertes  dans  le  monde  physique.  Cepen- 
dant tout  se  tient  dans  le  domaine  de  l'intelligence.  Le  philosophe 
ne  peut  pas  s'abstraire  entièrement  de  la  société;  tout  en  se  portant 
principalement  sur  la  nature,  ses  spéculations  touchent  nécessai- 
rement à  l'homme  et  à  l'humanité.  Placés  au  milieu  d'un  mouve- 
ment politique  aussi  agité  que  l'était  l'existence  des  populations 
grecques,  les  philosophes  ioniens  furent  entraînés  par  le  courant: 
ils  prirent  part  aux  affaires  publiques,  et  par  suite  leurs  méditations 
embrassèrent  l'organisation  et  les  rapports  des  cités. 

L'un  des  sept  sages,  celui  que  l'antiquité  a  célébré  comme  l'iiii- 
liateur  de  la  philosophie  ('),  Thaïes,  fut  aussi  le  premier  des  poli- 
tiques grecs.  Quand  l'invasion  des  Perses  menaça  l'indépendance 
des  cités  ioniennes,  les  philosophes  s'émurent  des  malheurs  de 
leur  patrie.  Bias  n'y  trouva  d'autre  remède  qu'une  émigration  en 
masse.  Thaïes  avait  étudié  plus  profondément  le  génie  de  la  race 

(1)  Aristot.,  Metaph.,  I,  3.  —  Ciccr.,  De  Nat.  Deor.,  1,  10.  —  Plntarch.,  De 
riacit.  Philos.,  I,  3. 


( 


LITTÉUATLRF..  o75 

hellénique  :  pour  être  invincible,  il  ne  lui  fallait  que  l'union.  Mais 
comment  unir  des  populations  nées  divisées?  Le  philosophe  con- 
seilla d'établir  au  centre  de  l'ionie  un  conseil  général  pour  toute  la 
nation;  cette  autorité  aurait  réuni  en  ses  mains  les  forces  éparses 
(les  diverses  républiques,  tout  en  laissant  à  celles-ci  leurs  usages 
parliculicrs(').  C'est  la  premièremanifestaliondu  système  d'associa- 
tion. Les  Grecs  sentaient  instinctivement  le  besoin  d'unité;  ils  for- 
mèrent des  ligues,  mais  comme  ils  ne  voulaient  point  faire  le  sacri- 
fice de  leur  indépendance  et  de  leur  individualité,  ils  ne  songèrent 
pas  à  organiser  un  pouvoir  central  ;  autant  valait  rester  isolés;  car 
ce  n'est  que  par  la  concentration  des  forces  individuelles  que  les 
ligues  pouvaient  devenir  puissantes.  Thaïes  conçut  l'idée  d'une 
véritable  confédération,  mais  les  Hellènes  n'en  devaient  pas  pro- 
fiter ;  lorsqu'Aralus  organisa  la  ligue  achéenne,  la  nationalité 
grecque  était  épuisée.  La  proposition  faite  par  le  philosophe  aux 
Ioniens  était  une  inspiration  de  génie.  Montesquieu  a  fait  ressortir 
les  avantages  de  celle  forme  politique  et  de  nos  jours  elle  est  entrée 
dans  le  domaine  de  la  réalité;  bien  que  défectueuse  encore  et  mal 
assurée,  l'avenir  lui  appartient. 


IL 


Diofjène  cVApoUonie,  développant  la  philosophie  de  Thaïes  et 
(iAnaximène,  aperçoit  dans  l'organisation  physique  un  principe 
intellectuel  quia  tout  disposé  dans  un  ordre  parfait  ('-).  Uèradila 
applique  la  même  conception  aux  relations  morales;  il  louche  à 
la  politique.  L'ouvrage  qui  porte  son  nom  avait  à  la  vérité  la  nature 
])our  objet,  mais  il  y  traitait  aussi  de  la  morale;  quelques  intei"- 
l)iètes  soutenaient  même  que  le  philoso|)he  avait  princi|)alement 
la  politique  en  vue  (').  Une  idée  parait  l'avoir  préoccupé,  celle  de 
l'opposition,  de  la  conlrariété,  de  la  guerre,  qui  se  produit  dans 


(I)  llerod.,  I,  170. 

(i)  Uiller,  Geschiclitc  dcr  Tbilosophic,  I,  220,  2;j't, 

(!)  Diofj.Luerl.,  IX,  I,  o.  7.  11. 


574- 


LA  GRECE. 


toutes  les  manifesta  lions  de  la  nature.  Comment  concilier  le  bien 
et  le  mal,  la  vie  et  la  mort?  Partant  du  principe  qu'un  ordre  par- 
fait doit  régner  dans  la  création,  Heraclite  n'aperçoit  que  des 
contradictions  apparentes  là  où  l'on  serait  tenté  d'admettre  des 
antinomies  profondes;  les  choses  opposées  concourent  à  l'harmonie 
générale  (').  En  traçant  le  tableau  des  dissensions  funestes  qui 
divisaient  les  peuples  et  les  dieux  eux-mêmes,  Homère  forme  le 
vœu  que  la  discorde  disparaisse  de  la  terre  et  de  l'Olympe. 
Heraclite  réprouve  ce  désir  comme  contraire  à  la  nature  :  «  La 
guerre,  dit-il,  est  la  source  de  toutes  choses»  (').  Le  poëte  voulait 
la  paix  comme  la  condition  du  bonheur  des  mortels;  le  philosophe 
considère  la  lutte  comme  essentielle  à  l'harmonie  (^j.  Il  applique 
cette  doctrine  non-seulement  à  la  nature  physique,  mais  aussi  au 
monde  moral  ;  loin  de  maudire  la  discorde,  il  la  célèbre  comme  la 
source  du  droit  et  de  la  justice  :  ce  n'est  pas  seulement  la  condition 
de  l'union,  c'est  l'union  elle-même  {*).  Le  mal  lui  paraît  tellement 
nécessaire  qu'il  le  confond  avec  le  bien;  de  là  cette  proposition 
paradoxale,  que  la  même  chose  est  tout  ensemble  un  bien  et  un 
malf  ).  En  vain  la  conscience  humaine  lui  oppose-t-elle  les  soulfran- 
ces  et  les  malheurs  individuels;  le  philosophe  répond  que  l'homme 
doit  accepter  les  maux  de  la  vie  comme  un  bien,  parce  qu'ils  sont 
dans  l'ordre,  qu'il  n'a  pas  à  s'en  plaindre,  que  le  mal  est  un  élément 
de  ce  qu'il  regarde  comme  son  bonheur  C^).  Heraclite  a-t-il  songé  à 
appliquer  sa  théorie  aux  relations  internationales,  à  la  politique? 
La  critique  qu'il  fait  d'Homère  prouve  que  la  guerre  n'effrayait  pas 
l'intrépide  penseur  (').  Si  dans  le  monde  physique  et  moral  la  lutte 


(1)  Rit  ter,  I,  257. 

(2)  U61îiJ.oi  Trar/jp  TravTwi/.  Plutarch.,  de  Isicl.  et  Osirid.,  c.  48. — ■  Arist.,  Eth. 
Eudem.,  VII,  1. 

(3)  Aristot.,  Eth.  Nicom.,VIII,  2  :  zat  'Uo7./.X-i.7o;  tô  àvri-^ouv  av^'Apov  zaî  îa 
Twn  ^ta'fspovTMV  z.a)Ji(7-ï3V  âpp.oviav,  /.«t  — àvra  z.«r'  ïprj  yr/vîTOai. 

(4)  Origen.,  adv.  Gels.,  VI,  2. 

(.5)  Aristot.,  Top.,  VIII,  5.  —  Cf.  Phys.,  I,  2. 

(G)  Slob.,  Floril.,   III,  84.  —  Brandis,  Geschichte  der  Griechisch-Rômischen 
Philosophie,  T.  I,  p.  182. 
(7)  Lucien  l'appelle  :  où/.  ïipvjvi/.o;  àw/p  (Icaromenip.,  8). 


LITTÉRATURE.  Ô75 

est  un  principe  d'harmonie,  pourquoi  les  combats  et  les  champs 
de  bataille  ne  seraient-ils  pas  une  nécessité?  Il  nous  reste  un  vers 
de  son  poëme  philosophique  dans  lequel  il  célèbre  ceux  qui  péris- 
sent par  le  fer  de  renuemi  :«Les  dieux,  dit-il,  et  les  hommes  les 
honorent  »  ('). 

Est-ce  Homère  ou  Heraclite  qui  a  révélé  les  destinées  de  Thu- 
manité?  Nous  croyons  que  le  poëte  et  le  philosophe  ont  chacun 
raison  à  leur  point  de  vue.  Homère  exprime  l'idéal,  mais  un 
idéal  irréalisable,  car  la  paix  permanente  est  une  utopie.  La  lutte 
est  fatale,  éternelle,  parce  que  les  passions  sont  dans  la  nature  de 
l'homme.  En  faut-il  conclure  que  la  guerre  ne  se  modifiera  pas? 
qu'elle  sera  dans  l'avenir  ce  qu'elle  a  été  au  berceau  de  l'huma- 
nité? Ce  serait  élever  les  faits  à  la  hauteur  du  droit.  Heureusement 
les  faits  mêmes  viennent  démentir  cette  fausse  théorie.  Chez  les 
Grecs,  la  guerre  était  l'état  naturel  des  hommes,  la  paix  n'existait 
qu'en  vertu  d'une  convention.  Cet  état  de  choses  avait  sa  raison 
d'être  :  on  peut  dire  avec  le  philosophe  ionien  que  la  guerre  était 
une  loi  d'harmonie  puisqu'elle  associait  les  peuples.  Aujourd'hui 
la  violence  n'est  plus  nécessaire  pour  unir  les  hommes;  le  dévelop- 
pement pacifique  des  facultés  humaines  a  créé  mille  liens  plus 
puissants  que  la  force.  Aussi  la  paix  est-elle  devenue  l'état  normal 
du  genre  humain.  Si  Homère  revivait,  il  pourrait  croire  que  son 
vœu  se  réalisera.  Mais  Heraclite  protesterait,  et  avec  raison, 
contre  une  paix  perpétuelle.  La  force,  dans  l'intérieur  des  étals, 
est  évidemment  une  condition  essentielle  d'ordre  et  d'harmonie.  Il 
en  est  de  même  dans  les  relations  des  nations.  Seulement  la  force 
ne  doit  être  que  l'instrument  du  droit.  A  ce  litre  elle  intervient 
journellement  pour  le  maintien  de  la  justice  entre  individus.  Tout 
ce  que  l'on  peut  espérer,  c'est  qu'il  en  sera  un  jour  de  même  dans 
la  grande  cité  du  genre  humain.  Encore  celte  espérance  n'esl-ellc 
qu'un  idéal. 

(1)  Brandis,  T.  I,  p.  181. 


ôjn  LA  GRÈCE. 


m. 


Tant  que  les  philosophes  ne  furent  préoccupés  que  de  la  nature 
physique,  ils  ne  conçurent  l'ordre  que  comme  une  loi  fatale;  quand 
ils  s'élevèrent  à  l'idée  de  l'harmonie  dans  le  monde  moral,  la  force 
des  choses  les  sollicita  à  admettre  l'existence  d'un  principe  supé- 
rieur aux  combinaisons  de  la  matière,  d'un  être  réparlissant  le  bien 
et  le  mal  d'après  les  lois  de  la  justice.  Cette  conception  a  immor- 
talisé le  nom  iVÀnaxagore;  elle  fut  comme  la  révélation  d'une 
philosophie  nouvelle.  Quelqu'un  lisait  en  présence  de  Socrate  dans 
un  livre  d'Anaxagore  que  l'intelligence  est  l'ordonnatrice  et  le 
principe  de  toutes  choses;  le  sage  fut  ravi:  il  se  dit  que,  s'il  en  était 
ainsi,  l'intelligence  avait  tout  ordonné  et  disposé  dans  le  meilleur 
ordre  possible  (').  Ce  n'est  pas  que  la  notion  d'une  cause  intellec- 
tuelle ait  été  étrangère  aux  philosophes  avant  Anaxagore  ;  il  est 
impossible  à  l'esprit  de  spéculer  sur  l'ordre,  même  dans  le  domaine 
matériel ,  sans  reconnaître  un  principe  indépendant  de  la  matière. 
Heraclite,  Xénophane  et  déjà  le  premier  initiateur  de  la  philoso- 
phie,Thaïes  avaient  cherché  une  cause  première  de  l'existence  et  du 
mouvement  des  corps  H;  mais  les  témoignages  unanimes  de  l'anti- 
quité attestent  qu'Anaxagore  fit  un  pas  nouveau  dans  cette  voie. 
Ses  contemporains  le  surnommèrent  XEsprit,  pour  marquer  que 
lui  le  premier  attribua  la  formation  et  l'ordre  du  monde,  non  plus 
au  hasard,  ni  à  la  nécessité,  mais  à  l'intelligence  (')  Il  rejeta  la  fata- 
lité comme  un  vain  mot  qui  cache  notre  ignorance(*)-Ce  n'est  pas  sans 
raison  que  les  anciens  ont  célébré  Anaxagore  pour  la  découverte 
de  cette  vérité,  car  elle  change  la  face  du  monde  et  de  l'humanité; 
en  reconnaissant  l'existence  d'une  loi  universelle  qui  régit  les  rap- 
ports de  Dieu  avec  la  création,  les  relations  des  hommes  et  celles 
des  peuples.  Il  faudra  des  siècles  de  travaux  et  de  méditations  pour 


(1)  r?a<. ,  Phscd.,  97,  C. 

(2)  Rilter,  I,  p.  309. 

(3)  Plutarch.,  Pericl.,  c.  4.  —  Brandis,  T.  I,  p.  248,  note  4. 

(4)  Phitarch.,  De  Placit.  Philos.,  I,  29.  —  Ritter,  I,  308. 


LlTTÉnATURE.  377 

rechercher  ces  lois;  mais  le  principe  une  fois  admis,  l'application 
n'est  plus  qu'une  question  de  temps.  Anaxagore  est-il  sorti  du  do- 
maine de  la  spéculation  pure?  a-t-il  embrassé  dans  sa  pensée  les 
cités  et  les  nations?  C'est  à  peine  si  nous  savons  qu'il  s'occupa 
de  politique.  Plutanjue  nous  apprend  qu'il  compta  parmi  ses  dis- 
ciples le  plus  grand  homme  d'état  de  la  Grèce  :  PéricJès,  au  dire 
de  son  biographe,  devait  au  philosophe  toutes  les  qualités  qui 
faisaient  de  lui  l'objet  de  l'admiration  universelle  (').  Ces  liaisons 
prouvent,  comme  le  dit  Bayle,  qu'Anaxagore  ne  se  livra  pas  exclu- 
sivement à  la  philosophie  spéculative;  mais  quels  furent  ses  senti- 
ments politiques?  Celui  qui  avait  marqué  la  main  de  Dieu  dans 
l'organisation  de  l'univers,  médita-t-il  sur  la  constitution  qui  pou- 
vait assurer  à  sa  patrie  l'unité  et  la  force?  Nous  l'ignorons.  Les 
conjectures  que  nous  pourrions  fonder  sur  l'intimité  qui  régnait 
entre  le  philosophe  et  l'homme  d'état,  ne  sont  confirmées  par 
aucun  fait  historique.  Anaxagore  ne  parait  pas  sur  la  scène; 
Périclès  seul  l'occupe. 

La  philosophie  ionienne  atteignit  son  plus  grand  développement 
avec  Anaxagore;  partie  de  la  contemplation  de  la  nature,  elle  finit 
par  reconnaître  dans  l'organisation  du  monde  matériel  et  du  monde 
moral  l'œuvre  d'un  ordonnateur  suprême.  Dès  lors  les  hommes 
échappent  au  joug  de  la  fatalité  pour  se  soumettre  volontairement 
aux  lois  émanées  du  Créateur;  si  le  spectacle  du  mal  attriste  leurs 
regards,  la  philosophie  leur  enseigne  que  le  mal  même  fait  partie 
de  l'harmonie  universelle  qui  règne  dans  la  création.  Les  principes 
reconnus  par  les  philosophes  ioniens  étaient  vrais,  mais  ils  avaient 
négligé  un  élément  essentiel  de  la  nature  humaine,  le  sentiment  : 
un  philosophe,  né  dans  l'Ionie,  mais  nourri  d'autres  idées,  dévelop- 
pa cette  face  de  la  vie. 

S  II.  Pijthafjorc. 

Pythagore  est  une  des  grandes  figures  de  l'anticpiité.  La  tradi- 
tion a  placé  son  nom  plus  haut  que  ceux  de  Socrate  et  de  Platon; 
elle  en  a  fait  un   révélateur.  Fils  d'A])ollon,  il  est  en  commerce 

(1)   Vlutarch.,  l'eiicl.,  c.  3. 


378  LA    GRÈCE. 

intime  avec  la  Divinité;  il  a  pris  la  forme  humaine  pour  corriger 
la  vie  des  mortels,  en  leur  faisant  don  de  la  lumière  vivifiante  de 
la  philosophie.  Toute  son  existence  est  miraculeuse  :  il  entend 
l'harmonie  des  sphères  :  ses  paroles  sont  des  oracles  :  il  exerce  sur 
les  hommes  un  empire  irrésistible.  Imputerons-nous  ces  fables  à 
Pylhagore  et  dirons-nous,  atec  un  savant  historien  ('),  qu'il  fut 
un  charlatan?  Plus  intelligente  et  plus  équitable,  la  science  mo- 
derne s'est  refusée  à  voir  un  imposteur  dans  l'homme  qui  le 
premier  prit  le  nom  de  philosophe,  le  litre  de  sage  lui  parais- 
sant trop  superbe  (-).  Les  récits  fabuleux  que  l'admiration  et  la 
crédulité  ont  accumulés  sur  la  tête  de  Pythagore  sont  l'expression 
exagérée  de  son  génie  et  du  caractère  de  sa  doctrine.  Ces  contes 
n'ont  pu  prendre  cours  que  sur  un  homme  profondément  religieux, 
tel  que  les  témoignages  unanimes  de  l'antiquité  représentent  Pytha- 
gore. La  philosophie  grecque  fut  d'abord  une  science  de  la  nature; 
avec  Pythagore  elle  change  de  caractère,  elle  s'occupe  de  l'homme 
et  delà  société^;  si  elle  traite  de  l'harmonie  universelle  du  monde, 
c'est  du  point  de  vue  moral.  Celte  nouvelle  tendance  de  la  spécu- 
lation prépara  l'avènement  de  Socrale  qui  fit  descendre  la  philoso- 
phie des  cieux  sur  la  terre  {*).  Mais  ce  qui  distingue  les  dogmes 
pythagoriciens  des  enseignements  du  sage  d'Athènes,  c'est  leur 
empreinte  religieuse  :  Pythagore  est  le  fondateur  d'une  secte  plutôt 
que  d'une  école.  Les  sociétés  qui  portent  son  nom  ressemblaient 
à  des  communautés  religieuses  ;  elles  célébraient  un  culte  par- 
ticulier qu'elles  tenaient  de  leur  maître  (").  Cependant  ces  associa- 
lions  ne  se  livrèrent  pas  exclusivement  à  la  contemplation  ;  elles 


(1)  Briicker,  Hist.  crit.  philos.,  Pars  II,  lib.  Il,  cap.  10,  §  10  :«  Et  Pythagoram 
quidem  ipsum  impostorem  fuisse,  nulli  dubitamus  asserere.  » 

(2)  Cicer.,  Tuscul.,  V,  3. 

(3)  J?/«er,  I,  355,  ss.,  191,651. 

(4)  Cicer.,  Tuscul.,  V,  4  :  «  Socrates  primus  philosophiam  devocavit  e  cœlo,  et 
in  urbibus  collocavit,  et  in  domos  otiam  introduxit,  et  coegit  de  vita,  et  moribus, 
rebusque  bonis,  et  malis  quaerere.  » 

(5)  Herod.,  II,  81.  —  Comparez  Jakobs,  Vermischte  Schriften  .  T.  III,  p.  64, 
336.  —Croie,  Ilistory  of  Greece.  T.  IV,  p.  534. 


LlTTl':UATl!I\E.  579 

avaient  un  but  politique  et  social  :  elles  voulaient  agir  sur  les  hom- 
mes pour  les  réformer  et  les  élever. 

Nous  savons  peu  de  chose  de  la  doctrine  de  Pylhagore  :  les  sen- 
timents qu'on  lui  attribue  sont  ceux  de  l'école  plutôt  que  ceux  du 
maître,  mais  qu'importe?  Il  imprima  la  direction,  il  fut  l'initiateur; 
ses  disciples  ne  firent  que  suivre  la  voie  qu'il  ouvrit.  Nous  pouvons 
donc  rapporter  à  Pythagore  les  belles  maximes  que  Stobée  nous  a 
conservées  :  «  Quel  est  le  but  de  l'activité  humaine?  Les  richesses 
sont  une  faible  ancre,  la  gloire  est  une  chose  plus  vaine  encore;  les 
magistratures  et  les  honneurs  n'ont  aucune  valeur  réelle.  Quelles 
sont  les  ancres  solides?  Les  vertus  de  l'âme  ;  aucune  tempête  ne  les 
ébranle.  Tout  le  reste  n'est  que  vanité.  Telle  est  la  loi  de  Dieu. 
L'homme  doit  éviter  de  faire  le  mal,  même  quand  il  est  seul;  ce 
n'est  pas  la  crainte,  ni  le  déshonneur  qui  doit  le  retenir,  mais  le 
respect  de  lui-même.  Que  sa  manière  d'agir  ne  prête  pas  même  au 
soupçon  »  (').  Pythagore  admettait,  dit-on,  comme  principe  de  la 
justice  le  talion  ,  conception  barbare,  mais  qu'on  retrouve  chez  les 
plus  grands  législateurs  de  l'antiquité.  Cependant  dans  les  relations 
individuelles  il  proscrivait  cette  sanglante  doctrine:  il  voulait  qu'on 
fit  du  bien  à  ses  ennemis,  pour  changer  leur  haine  en  amitié  (®). 
Ces  sentiments  approchent  de  la  charité  chrétienne. 

Si  l'on  en  croit  les  adversaires  de  Pythagore,  sa  politique  n'au- 
rait pas  été  inspirée  par  des  principes  aussi  purs  :  ils  l'accusaient 
de  vouloir  concentrer  le  gouvernement  entre  les  mains  de  quelques 
oligarques  et  de  traiter  le  reste  des  hommes  comme  un  vil  trou- 
peau (^).  Ces  imputations  ont  trouvé  de  l'écho  chez  les  philosophes 
et  les  historiens  modernes  (<).  Il  est  certain  que  Pythagore  favorisa 


(1)  Sfo6.,  Floril.,  I,  29,  15,  10. 

(2)  Jamblich.,Yila  Pyth.,  p.  40  (c.  8). 

(3)  Javihlich.,  p.  260  (c.  35). 

(4)  «  La  réputation  de  la  politique  pythagoricienne,  dit  Cousin,  est  d'avoir 
penché  fortement  vers  l'aristocratie;  cette  aristocratie  était  toute  morale,  je  lo 
crois,  mais  enfin  c'était  une  aristocratie,  et  d'autant  plus  redoutable  qu'elle 
pesait  sur  les  créatures  humaines  de  tout  le  poids  de  l'idée  sacrée  de  la  vertu.  » 
{Cours  de  l'histoire  (le  la  plii/osopliic.  Vil''  Icron).  —  Comparez  Hcrmann,  Grie- 
chische  Slaalsallcrlhumer,  §  îtO. 


o80  LA    GRÈCE. 

le  régime  aristocratique,  mais  le  reproche  doit  s'adresser  à  toute 
l'anliquilé.  Les  anciens  ne  connaissaient  pas  la  véritable  égalité,  ils 
ne  la  pratiquèrent  que  dans  le  sein  d'une  classe  privilégiée.  Obéis- 
sant à  cette  tendance  universelle,  les  philosophes  organisèrent  leur 
état  idéal  d'après  les  mêmes  principes.  Pylhagore,  dit-on,  s'inpira 
de  la  constitution  dorienne  qui  réalisait  Tégalité,  l'unité  et  la  soli- 
darité, au  moins  dans  la  cité  dominante  (^).  Cependant  l'aristocratie 
conçue  par  le  philosophe  était  bien  au-dessus  de  celle  que  le 
législateur  lacédémonien  trouva  établie  et  qu'il  dut  respecter. 
Sparte,  fondée  sur  la  violence,  ne  se  maintint  que  par  l'abus  le 
plus  révoltant  de  la  force.  La  société  pythagoricienne  ne  procédait 
pas  de  la  conquête;  c'était  une  association  qui  avait  pour  âme  la 
fraternité  et  la  charité. 

On  connaît  les  sentiments  de  Pythagore  sur  l'amitié  (-).  L'amitié 
des  Pythagoriciens  devint  proverbiale  (').  Leur  attachement  ne  se 
démentait  pas  dans  les  dangers  extrêmes;  il  allait  jusqu'au  sacrifice 
de  la  vie  :  la  touchante  histoire  de  Damon  et  de  Phintias  est  un 
des  beaux  traits  qui  honorent  le  genre  humain  (■*).  Aux  yeux  de 
Pythagore,  l'amitié  était  le  lien  de  l'humanité  et  de  la  création  tout 
entière  (^^)  :  «  La  piété  et  la  science  rapprochent  les  hommes  de  la 
divinité;  les  spéculations  de  la  philosophie  établissent  la  liaison 


(1)  D'après  0.  Millier,  la  philosophie  de  Pythagore  serait  l'expression  de  la  vie 
dorienue  (Die  Dorier,  II,  384-386).  Telle  est  aussi  l'opinion  de  Krische  (Desocie- 
tatis  a  Pythagora  institutae  scopo  politico,  p.  32)  et  de  Boeckh  (Philolaus,  p.  59- 
42).  Grote  (Ilistory  of  Greece,  T.  IV,  p.  540)  dit  que  le  rapport  entre  Pythagore 
et  le  dorisme  est  imaginaire. 

(2)  C'est  Pythagore  qui  a  dit  le  premier  que  notre  ami  est  un  autre  nous- 
mêmes,  et  que  tout  est  commun  entre  amis  [Porphijr.,  Do  Vita  Pythag.,  33). 

(3)  Un  inconnu  qui  faisait  connaître  par  un  symbole  qu'il  appartenait  à  l'or- 
dre, était  sûr  do  l'appui  de  tous  ses  membres.  On  peut  donc  croire,  ajoute  le 
biographe  du  philosophe,  que  les  hommes  de  bien  sont  amis,  bien  que  dispersés 
sur  la  terre  entière.  Jam6/<c/t.,  De  Vita  Pyth.,  p.  230,  237  (c.  33).  — Cf.  Por- 
phyr.,  De  Vita  Pyth.,  c.  33. 

(4)  Jamblich.,  p.  234-236  (c.  33).  —  Porphyr.,  c.  60,  61. 

(5)  nâvTuv  7rp6;  âVayraç.  Jam6/<c/i.,  229  (c.  33).  —  Selon  les  Pythagoriciens, 
toutes  les  vertus  ne  sont  que  des  routes  pour  arriver  à  l'amour  (Procli  Com- 
mentar.  in  Platon.  Alcib.,  p.  221). 


LITTÉRATURE.  581 

(les  dogmes ,  celle  de  rame  et  du  corps.  Les  hommes  entre  eux 
sont  unis  d'une  manière  plus  ou  moins  étroite;  Tunion  des  époux, 
des  frères,  des  enfants,  des  parents  est  une  communion  indisso- 
luble; une  saine  législation  fait  des  citoyens  un  seul  corps;  la 
nature  nous  montre  des  semblables  et  des  frères  dans  les  étrangers. 
Les  animaux  eux-mêmes  ne  sont  pas  exclusde  cette  immense  société 
dont  la  nature  et  la  justice  sont  les  fondements  »  (').  On  conçoit 
que  celte  amitié  universelle  se  soit  changée  en  une  sainte  intimité 
entre  les  membres  d'un  ordre  liés  par  des  croyances  communes. 
Mais  la  fraternité  pythagoricienne  n'empêchait  pas  le  lien  de  l'ami- 
tié de  s'étendre  aux  étrangers;  l'amitié  elle-même  n'était,  dans  la 
doctrine  de  Pythagore,  qu'une  des  faces  de  l'humanité, qui  embrasse 
tous  les  êtres  {■). 

L'amitié  resta-t-elle  pour  les  Pythagoriciens  un  sentiment  indi- 
viduel ,  ou  s'élendit-elle  aux  cités  et  aux  relations  des  peuples? 
Parmi  les  dogmes  attribués  à  l'école  de  Pythagore,  on  trouve  les 
plus  beaux  préceptes  sur  les  rapports  qui  doivent  exister  entre  les 
magistrats  et  les  citoyens.  La  politique  de  ces  philosophes ,  que 
l'on  accuse  d'être  des  oligarques,  avait  pour  principe  non  l'obéis- 
sance passive,  mais  l'amour.  Ils  recommandaient  la  bienveillance 
aux  supérieurs,  l'affection  aux  citoyens;  la  crainte  leur  paraissait 
une  faible  barrière  pour  contenir  les  mauvaises  passions,  tandis 
que  l'amour  a  une  puissance  sans  bornes  (').  La  charité  est  de 
sa  nature  un  sentiment  universel  ;  elle  comprend  tous  les  êtres. 
Mais  il  y  avait  dans  les  croyances  de  l'antiquité  un  obstacle  pres- 
que insurmontable  au  développement  de  ce  sentiment;  la  notion 
de  l'unité  du  genre  humain  lui  manfjuait.  Dans  leur  isolement,  les 
cités  nourissaienl  pour  les  étrangers  la  haine  ou  le  mépris  nés  de 
l'orgueil  elde  l'ignorance.  On  sait  combien  était  j)rofonde  la  sépara- 
lion  entre  Grecs  et  Barbares.  II  a  falki  à  Pythagore  un  elforl  de 
charité  pour  s'élever  au-dessus  d'un  préjugé  universel.  Il  ne  dis- 


(1)  Jamblich.,  p.  229  (c.  33]  ;  cf.  p.  09  (c.  10'. 

(2)  Jamhlicli.,  p.40  (c.  8).  —  Cominenlairu  d'Iliéroclos  sur  les  vers  do  Pytha- 
gore, V.  9. 

(.3)  Stob.,  Floril.,  XLIII  (41),  49;  XLVllI  (46),  20. 


382  LA    GRÈCE. 

lingue  pas  les  hommes  d'après  leur  naissance,  mais  d'après  leur 
vertu;  il  fait  plus  de  cas  d'un  étranger,  homme  juste,  que  d'un 
citoyen  et  même  d'un  parent;  l'éducation  rend  à  ses  yeux  le  Bar- 
bare supérieur  au  Grec(').  Fidèle  à  cette  doctrine,  il  admit  les 
étrangers  dans  sa  société  (■).  Celte  fraternité  entre  Hellènes  et  Bar- 
bares est  d'autant  plus  remarquable  que  l'ordre  de  Pythagore  était 
une  communauté  religieuse.  Un  étranger  aurait  souillé  par  sa  pré- 
sence les  mystères  du  paganisme;  le  Barbare  et  le  Grec  partici- 
paient au  même  culte  dans  le  sein  delà  société  pythagoricienne.  A 
ce  point  de  vue  la  politique  de  Pythagore  est  supérieure  à  celle  de 
Platon  etd'Aristote.  Comme  sa  philosophie  est  essentiellement  reli- 
gieuse, l'égalité  des  Grecs  et  des  Barbares  devait  avoir  un  principe 
religieux;  or  nous  n'en  connaissons  point  d'autre  que  l'unité  des 
hommes  en  Dieu.  Il  faut  donc  croire  que  Pythagore  s'est  élevé  à 
une  idée  qui  a  manqué  à  l'antiquité  païenne.  S'il  en  est  ainsi,  il 
mérite  toute  l'admiration  qui  lui  a  été  prodiguée. 

Quelles  furent  les  opinions  des  Pythagoriciens  sur  les  relations 
des  peuples,  sur  la  paix  et  la  guerre?  Les  cités  grecques  étaient 
déchirées  par  des  discordes  continuelles;  l'anibilion  les  poussait  à 
accroître  leur  puissance;  ni  dans  les  combats,  ni  dans  les  traités, 
elles  ne  respectaient  la  foi  jurée.  Pythagore  conseilla,  dit-on,  aux 
républiques  de  la  Grande-Grèce  de  maintenir  l'égalité  entre  elles, 
parce  que  l'égalité  n'engendre  pas  la  guerre;  il  voulait  que  la 
justice  et  la  bonne  foi  présidassent  à  leurs  rapports,  parce  que 
sans  la  bonne  foi  toute  société  entre  hommes  et  entre  peuples  est 
impossible,  et  que  la  justice  est  si  nécessaire  que  rien  ne  peut 
subsister  sans  elle,  ni  dans  le  ciel,  ni  sur  la  terre,  ni  dans  les 
enfers  [').  La  justice  seule  légitimait  la  guerre  aux  yeux  du  philo- 
sophe (*).  Toute  sa  doctrine  était  empreinte  d'un  esprit  pacifique; 
il  chercha  à  le  développer  même  par  les  habitudes  de  la  vie  jour- 
nalière. Le  célèbre  précepte  de  l'abstinence  de  la  viande  était  fondé. 


(1)  Slob.,  X,  37.  —  Jamblich.,  p.  4i-  (c.  8). 

(2)  Jamblich.,  p.  241  (c.  34).  —  Porphyr.,  c.  10. 
(.'])  Dacier,  Vie  de  Pythngorc,  p.  86,  ss. 

(4)  Diodor.,XU,  0. 


LITTÉRATURE.  585 

entre  autres  motifs,  sur  le  désir  d'inspirer  Tliorreur  du  sang  et  le 
goût  de  la  paix;  il  pensait  que  celui  qui  était  habitué  à  considérer 
même  le  meurtre  d'un  animal  comme  une  action  criminelle,  recu- 
lerait à  plus  forte  raison  devant  le  carnage  des  hommes,  que  la 
guerre  qui  se  nourrit  de  sang  lui  paraîtrait  la  chose  la  plus  injuste 
et  la  plus  révoltante  ('). La  tradition  fait  de  lui  un  pacificateur;  non- 
seulement  il  maintint  la  concorde  dans  l'intérieur  des  villes  où  sa 
réputation  appela  ses  disciples  au  commandement,  il  parvint  même 
à  établir  l'harmonie  entre  des  républiques  rivales  ('). 

L'auteur  du  voyage  d'Anacharsis(')  fait  de  l'influence  de  Pytha- 
gore  en  Italie  un  tableau  séduisant  :  «  A  ses  exhortations,  les 
nations  grecques  établies  dans  cette  fertile  contrée  mirent  leurs 
armes  à  ses  pieds  et  leurs  intérêts  entre  ses  mains.  Devenu  leur 
arbitre,  il  leur  apprit  à  vivre  en  paix  avec  elles-mêmes  et  avec  les 
autres.  A  l'aspect  de  tant  de  changements,  les  peuples  s'écrièrent 
qu'un  dieu  avait  paru  sur  la  terre  (*)  pour  la  délivrer  des  maux  qui 
raflligenl.  «Les  écrivains  modernes  sont  loin  d'être  aussi  favorables 
à  Pylhagore.  M^ Cousin  lui  reproche  d'avoir  fait  de  la  cité  une  espèce 
de  couvent(').  Un  historien  allemand,  frappé  de  la  ressemblance  en- 
tre la  société  pythagoricienne  et  les  communautés  catholiques,  a 
voulu  la  flétrir  en  la  comparant  à  l'ordre  des  jésuites  (^).  On  aurait 
pu  trouver  une  comparaison  plusjuste  dans  une  association  célèbre 
qui  honore  Pythagore  comme  un  de  ses  grands-mailres.  Le  but  du 
philosophe  comme  celui  des  francs-maçons  était  de  faire  le  bien  de 
tous  les  hommes  :  c'est  le  cosmopolitisme  le  plus  sublime.  Il  s'est 
trompé  sur  les  moyens;  comme  Lycurgue  et  Platon,  il  n'a  pas 
sulïisammenl  respecté  les  droits  de  l'individu.  Mais  ce  reproche 
retombe  sur  l'auliquilé  tout  entière;  législateurs  et  philosophes 


(1)  Jamblich.,  p.  186  (c.  30).  —  Cf.  Plutarch.,  De  Placit.  Phil.,  I,  1,  '2. 

(2)  Jnmblich.,  p.  34  (c.  7),  —  Porphyr.,  c.  22. 
(3;  Barthélémy,  ch.  7S. 

(i)  Dion.  Chrysost.,  Or.  XLIX,  p.  '6'2i  B  (cd.  Morell.)  :  Fl-jOa'/ooaî  Trapà  toi; 
a'ÀAoi;  OLTzaTfj  avOo'ifTroi;,  u-'/wj-'i  rjï  iiiu.'/.i  TZîrA  zr,'j  'l-zoù.iv.v,  STtuKTo  ô>;  Osô;. 

(■J)  Cousin,  Cours  de  l'histoire  do  la  philosophie,  7"  leçon. 

(6)  Raumer,  Vorlesungen,  XXVI  (T.  Il,  p.  189).  Grotc  a  reproduit  celte  com- 
paraison (History  of  Greece,  T.  IV,  p.  5550). 


384  LA    GRÈCE. 

absorbaient  l'homme  dans  rétat.  Le  monde  moderne  est  tombé 
dans  un  excès  contraire;  les  droits  de  la  société  sont  méconnus; 
l'individualisme  domine  et  menace  d'entraîner  la  dissolution  du 
corps  social.  Il  n'y  a  qu'un  remède  au  mal  :  il  faut  qu'il  y  ait  un 
lien  entre  le  droit  de  l'individu  et  le  droit  de  la  société,  et  il  n'y  en 
a  pas  d'autre  que  la  charité  ou  l'amitié  tant  exaltée  par  les  Pytha- 
goriciens. L'humanité  peut  donc  encore  aujourd'hui  s'inspirer  de 
l'idéal  de  Pythagore.  Seulement,  à  force  de  vouloir  l'unité,  elle  ne 
sacrifiera  pas  les  droits  de  l'individu.  Une  expérience  séculaire  lui 
a  appris  à  quoi  conduit  l'unité  absolue,  alors  même  qu'elle  s'in- 
spire de  la  charité. L'unité  catholique,  malgré  la  charité  chrétienne, 
aurait  conduit  la  société  à  la  mort,  parce  qu'elle  anéantit  le 
principe  de  l'individualité  sans  lequel  il  n'y  a  point  dévie.  Les 
Germains  ont  donné  au  monde  moderne  le  principe  qui  faisait 
défaut  à  l'antiquité,  celui  de  la  liberté.  La  liberté  nous  sauve  du 
despotisme  qui  se  trouve  au  fond  de  toute  doctrine  politique  fondée 
exclusivement  sur  l'unité  ou  sur  l'égalité.  Mais  aussi  la  charité  ou, 
comme  dit  Pythagore,  l'amitié  doit  nous  sauver  de  l'individualisme 
excessif  qui  naît  de  la  liberté. 

I  IIL  Démocrite. 

A  peine  la  philosophie  a-t-ellc  fait  son  apparition  dans  le  monde , 
qu'elle  semble  convaincue  d'impuissance.  Anaxagore  proclame  en 
vain  l'existence  d'une  loi  universelle  unissant  tous  les  êtres,  en  vain 
Pythagore  pose  les  bases  d'une  organisation  de  l'humanité  d'après 
le  principe  de  l'association  :  voici  un  des  grands  penseurs  de  l'an- 
tiquité qui  nie  Dieu  et  enseigne  le  matérialisme,  et  à  sa  suite  vien- 
nent une  foule  d'hommes  d'esprit  qui  confondent  la  justice  avec  le 
droit  du  plus  fort.  INous  ne  mettons  pas  la  ligure  sérieuse  de  Dé- 
mocrite sur  la  même  ligne  que  les  sophistes  (').  Cependant  la  tradi- 
tion (jui  fait  de  Prolagoras,  le  premier  sophiste,  un  disciple  de 
Démocrite  (-),  a  un  sens  profond.  Sa  théorie  des  atomes  conduit 

(1)  lUlterVix  trop  déprécié.   Voyez  Brandis,  Gesch.  der  Griech.  Rom.  Phil., 
T.  I,  p.  302,  ss.  —  Zeller,  Ptiilosophie  der  Griechen,  T.  I,  p.  idb,  ss. 

(2)  Gell.,  Noct.  Att.,  V.  3. 


LITTERATURE. 


585 


logiquement  au  matérialisme  ;  les  anciens  ont  déjà  rattaché  Épicure 
à  Démocrile,  tout  en  plaçant  le  philosophe  (rAbdère  bien  au-des- 
sus de  son  disciple (').  Le  but  qu'il  assignait  à  la  vie,  c'était  de  con- 
naître la  nature  des  choses  (');  cette  connaissance  devait  procurer 
à  l'âme  la  tranquillité  qui  constitue  le  bonheur  du  sage.  Il  ne  con- 
fondait pas  le  repos  avec  la  volupté,  comme  les  Épicuriens  (^)  ; 
mais,  en  définitive,  il  arrivait  au  même  résultat,  l'égoïsme.  Comme 
les  agitations  de  la  vie  publicpie,  les  malheurs  et  les  chagrins  insé- 
parables de  la  vie  de  famille,  compromettent  la  sérénité  de  l'âme, 
les  philosophes,  d'après  lui,  devaient  s'en  abstenir  autant  que  possi- 
ble(*).  Démocrite  ruinait  par  là  la  base  de  la  société.  Il  ajoutait  à  la 
vérité  que  le  sage  qui  s'en  trouvait  la  force,  pourrait  se  livrer  aux 
luttes  des  pnrtis(^).  Mais  l'amour  de  la  patrie  est  détruit,  dès  que  le 
citoyen  n'agit  que  selon  ses  goûts  ou  ses  intérêts,  et  qu'il  recule  de- 
vant les  dangers  de  la  vie  politique  par  prudence.  Quand  la  cité  n'a 
plus  les  affections  du  sage,  son  instinct  de  sociabilité  s'étend  sur  le 
monde  entier:  de  là  le  cosmopolitisme  de  Démocrile (^).  Ce  n'était 
plus  la  philanthropie  ardente  des  Pythagoriciens  qui  leur  faisait 
désirer  et  rechercher  le  bonheur  de  tous  les  hommes,  c'était  le 
détachement  de  la  pairie.  Ainsi  conçu,  le  cosmopolitisme  est  en 
opposition  avec  les  desseins  de  Dieu.  L'homme  est  uni  à  ses  sem- 
blables par  divers  liens,  plus  ou  moins  étroits,  mais  tous  également 
sacrés  :  la  famille,  la  cité,  l'humanité  ont  des  droils  à  son  alVection 
et  à  son  concours;  détruire  l'un  de  ces  éléments  au  profit  de  l'autre, 
c'est  mutiler  la  création  et  ruiner  le  fondement  de  l'association 
humaine. 

Nous  n'avons  pas  à  apprécier  le  système  philosophique  de  Démo- 
crite. Les  préceptes  qu'il  donne  sur  la  nïorale  sont  d'une  grande 


(1)  Cicer.,  De  Nat.  Deor.,  I,  4."  :  «  Democriliis,  vir  magiius  in  priniis,  cujus 
fontibus  Epicurus  hortulos  suos  irri;^avit.  » 

(2)  Ciccr.,  DoFin.,  V,  29. 

(3)  Dio(j.  Laerl.,  IX,  7,  12. 

(4)  Scncc,  DtiTranq.  Anirn.,  c.  12.  —  Stob.,  Floril.,  F,X\VI  (7'i),  17,  I.").  13. 

(5)  S/ofc.,  Floril.,  cm  (lUI),  20. 
(G)  Id.,  XL  (38),  7. 

2i> 


586 


LA    GRf.CE. 


élévation,  mais  ils  sonten  contradiction  avec  ses  principes(').  Chose 
singulière!  C'est  clans  la  doctrine  des  philosophes  qu'on  remarque 
le  mieux  comhien  il  y  a  d'inconséquence  dans  l'esijrit  humain.  La 
théorie  atomislique  contient  eu  germe  le  matéiialisme,  et  le  maté- 
rialisme ruine  la  morale  dans  sa  hase,  car  il  détruit  la  notion  du 
devoir.  Cependant  la  morale  de  Démocrite  est  aussi  pure  que  s'il 
avait  professé  le  spiritualisme.  En  conclura-t-on  que  les  théories 
importent  peu  et  que  la  religion  comme  la  philosophie  doivent  se 
restreindre  à  des  règles  pratiques?  Ce  serait  une  dangereuse 
erreur.  Rien  de  plus  funeste  qu'un  faux  principe  :  si  le  philosophe 
qui  le  met  en  avant  ne  l'applique  pas,  il  se  trouvera  des  esprits 
moins  élevés  et  plus  logiques  qui  en  tireront  les  dernières  consé- 
quences. C'est  ce  qui  arriva  au  philosophe  d'Ahdére.  Les  Épicu- 
riens et  les  sophistes  s'emparèrent  de  sa  doctrine,  les  uns  pour  en 
déduire  le  matérialisme,  les  autres  pour  prêcher  l'indilTérence  poli- 
tique. 

§  IV.   Les  Sophistes. 

Le  polythéisme  portait  en  lui  le  germe  de  sa  mort.  Avec  les  pro- 
grès naturels  de  la  raison  humaine,  la  croyance  de  la  pluralité  des 
dieux  devait  disparaître.  Dès  que  les  philosophes  se  furent  élevés 
à  la  notion  d'une  première  cause,  ils  comhattirent  la  religion  popu- 
laire (-).  Ils  essayèrent  de  remplacer  les  erreurs  qu'ils  détruisaient 
par  des  dogmes  plus  purs;  mais  n'îyjercevant  qu'une  partie  de  la 
vérité,  ils  n'eurent  pas  la  puissance  de  rallumer  en  faveur  de  leurs 
conceptions  la  foi  expirante  (").  La  chute  de  la  religion  devait  en- 
traîner celle  de  l'état,  et  conduire  à  la  décadence  de  la  société, 


{\)  Brandis,  T.  I,  p.  336,  ss. 

(2)  Xénophane  se  distingua  dans  cette  lutte;  aucun  philosophe  n'établit  avec 
autant  de  force  l'unité  et  la  spiritualité  de  Dieu  {Eiiseb.,  Pra^p.  Evang.,  XIII,  13). 
A  ce  point  de  vue,  le  polythéisme  homérique  devait  lui  paraître  tout  ensemble 
faux  et  impie  {Sext.  Empir.,  Adv.  jMathem.,  IX,  193  ;  I,  289). Aussi  tous  les  pen- 
seurs sortis  de  l'école  éléatique,  les  Pythagoriciens,  Heraclite  et  Anaxagore  s'éloi- 
gnèrent des  vieilles  croyances  [Rilter,  1,  579,  ss.). 

(3)  Brandis.  I,  519. 


LITTKRATLRE.  587 

car  la  politique,  la  morale  et  la  religion  étaient  étroitement  unies. 
L"anli((uilé  ne  reconnaissait  pas  de  lien  de  droit  entre  les  peuples; 
c'est  à  peine  si  elle  admettait  la  justice  dans  l'intérieur  des  états. 
Chez  les  Grecs  la  force  dominait,  la  cité  était  un  champ  de  halaille. 
Si  les  citoyens  se  traitaient  en  ennemis,  que  devaient  être  les  rap- 
ports des  nations?  Les  Athéniens  qui  représentent  l'élément  intel- 
lectuel de  la  nationalité  hellénique,  proclamèrent  ouvertement  le 
droit  du  plus  fort.  L'idée  de  justice  s'ohscurcit,  les  sentiments  mo- 
raux s'altérèrent,  la  Grèce  tomba  en  dissolution. 

Du  sein  de  cette  désorganisation  sociale  sortirent  les  sophistes. 
Mettant  en  théorie  les  maximes  (ju'ils  voyaient  pratiquer,  ils 
professèrent  hardiment  que  le  droit  se  confondait  avec  l'utile,  la 
justice  avec  la  force  (').«Que  l'on  voie  comment  les  choses  se  pas- 
sent dans  tous  les  étals,  disaient-ils,  monarchicjues,  aristocratiques 
ou  populaires;  partout  c'est  le  i)lus  fort  qui  gouverne  et  chacun 
fait  des  lois  à  son  avantage,  le  peuple  des  lois  populaires,  les 
monarques  des  lois  monarchiques  et  ainsi  des  autres;  ce  sont  ces 
règles  émanées  de  la  force  et  établies  pour  l'utilité  des  plus  forts 
qui  constituent  la  justice  :  ainsi  la  justice  et  ce  qui  est  avantageux 
au  plus  fort  sont  une  seule  et  même  chose  (-).  Il  ne  faut  pas  que  le 
opinions  vulgaires  sur  le  juste  et  l'injuste  donnent  le  change.  Si  les 
hommes  blâment  l'injustice,  ce  n'est  pas  parce  qu'ils  craignent  de  la 
commettre,  mais  parce  qu'ils  craignent  de  la  souffrir.  Celui  qui  a  le 
pouvoir  d'être  injuste  impunément  n'a  garde  de  pratiquer  la  justice; 
ce  serait  folie  de  sa  part.  QuJ  loue  la  justice?  Ceux  qui  sont  dans 
l'impuissance  de  nuire  aux  autres  et  de  se  venger  des  injures  qu'ils 
souflïent  (').  »  Les  sophistes  attribuaient  cette  dégradante  doctrine 
auxdicuxeux-mémes.Se  prévalant  de  la  distribution  inégale  des  biens 
et  des  maux  dans  celte  vie,  mystère  incompréhensible,  ils  disaient 
que  les  dieux  n'avaient  souvent  pour  les  hommes  vertueux  que  iWs 
maux  et  des  disgrâces,  tandis  qu'ils  comblaient  les  méchants  de 


(I)  Plat.,  DeRep-,  I,  p.  338,  C. 
(-2)  Id.,  p.  338,  D.  E,  p.  330,  A. 
(3)  /(/.,  p.  331.  C;  II,  p.  3oO,R,  C. 


588 


LA  GRECE. 


ppospérilés  (').  Les^sophisles  appliquaient  leur  lliéorie  à  toutes  les 
relations,  publiques  et  privées  :  «  Voyez,  disaient-ils,  la  tyrannie; 
c'est  d'après  les  vieux  préjugés,  rinjusticc  parvenue  à  son  comble. 
On  punit  le  vol  et  le  brigandage  ;  or,  les  tyrans  sont  les  plus  grands 
criminels;  néanmoins,  lorsqu'ils  se  sont  rendus  maîtres  de  la  per- 
sonne et  des^biens  des  citoyens,  on  ne  les  traite  pas  de  sacrilèges, 
de  ravisseurs,  de  brigands,  on  les  comble  d'éloges;  ceux-là  mêmes 
qu'ils  ont  réduits  en  esclavage  les  regardent  comme  des  hommes 
heureux  (-).  »  Dans  cet  ordre  d'idées,  la  conquête  est  la  chose 
la  plus  légitime  :  c'est  l'expression  naturelle  du  droit  du  plus 
fort';  aussi  les  sophistes  déclaraient-ils  bons  et  sages  les  hommes 
qui  étaient  [assez  puissants  pour  s'emparer  des  villes  et  des  em- 
pires (^). 

Cette  justification  de  la  violence  et  des  passions  égoïstes  est  plus 
désastreuse  que  les  abus  de  la  force.  Les  excès  dont  les  individus 
ou  les  peuples  se  rendent  coupables  ne  sont  que  des  malheurs 
passagers,  tant  que  la  conscience  humaine  proteste  en  faveur  du 
droit.  Mais  quand  rinlelligence  elle-même  prend  parti  pour  la 
violence,  quand  elle  nie  le  sentiment  du  juste  que  le  Créateur  a 
gravé  dans  nos  âmes,  alors  il  n'y  a  plus  aucun  espoir  pour  la  société; 
elle  doit  périr.  Tel  fut  le  sort  du  monde  ancien  ;  fondé  sur  le  droit 
du  plus  fort,  il  succomba  sous  les  coups  de  la  force.  11  y  a  aussi 
de  ces  sophistes  au  dix-neuvième  siècle.  Nous  entendons  tous  les 
jours  des  hommes  d'esprit  s'évertuer  à  légitimer  la  force.  L'un 
d'eux,  vrai  sophiste  d'Athènes,  a  écrit  un  ouvrage  ex  professa  pour 
diviniser  le  droit  du  plus  fort(^).  Nous  ne  lui  ferons  pas  le  plaisir 
ni  l'injure  de  le  combattre.  En  le  prenant  au  sérieux,  nous  oublie- 
rions que  l'Ironie  est  la  muse  qui  l'inspire,  et  nous  prendrions  pour 
une  doctrine  ce  qui  n'est  qu'un  paradoxe  dont  l'auteur  lui-même 
se  moque.  Que  si  nous  supposions  que  le  célèbre  écrivain  croit  à 
ce  qu'il  dit,  nous  devrions  le  placer  au  rang  des  esprits  de  bas  étage 


(1)  P/af.,  Rcp.,  II,  p.  364,i,B. 

(2)  P/a«.,  Rep.,  I,  p.'344,  A-C. 

(3)  M.,  p.  348,  D. 

(i)  Proudhon,  la  Guerre  et  la  Paix,  2  vol.  Paris,  I8G1. 


LITTÉIIATL'UE.  589 

auxquels  le  sons  moral  fait  défaut.  Nous  aimons  mieux  constater  le 
|)roi:;rès  qui  s'accomplit  jusque  dans  le  domaine  de  la  sophistique. 
La  plupart  des  sophistes  modernes  n'ont  plus  le  courage  de  leur 
opinion;  ils  n'osent  pas  professer  ouvertement  que  la  force  fait  le 
droit,  ils  voudraient  faire  accroire  que  la  force  n'est  plus  la  force, 
qu'elle  se  trouve  légitimée  par  nous  ne  savons  quelle  délégation  de 
la  souveraineté  nationale.  Les  Grecs  étaient  plus  francs;  ils  appe- 
laient les  hommes  qui  se  disaient  les  organes  du  peuple  souverain 
des  tyrans.  Ceux  qui  conservaient  le  sentiment  de  la  liberté  mau- 
dissaient la  tyrannie,  tandis  que  les  sophistes  y  applaudissaient. 
Que  le  sort  de  la  Grèce  serve  de  leçon  aux  peuples  modernes!  11 
n'y  en  a  pas  qui  soit  mieux  doué  que  la  race  hellénique,  cependant 
elle  périt,  et  elle  périt,  non  par  les  victoires  de  Philippe  et 
d'Alexandre,  non  par  les  conquêtes  des  Komains,  mais  par  le  vice 
intérieur  qui  la  rongeait.  Kt  quel  était  ce  vice?  Le  mépris  du  droit 
et  le  règne  de  la  force. 

Après  cela,  nous  avouons  volontiers  que  ce  n'est  pas  aux 
sophistes  qu'il  faut  imputer  la  ruine  de  l'antiquité;  ils  ne  furent 
que  le  symptôme  du  mal  qui  la  longeait.  Mais  si  les  sophistes 
sont  excusables,  la  société  qui  les  écoutait  fut  d'autant  plus 
coupable  :  aussi  porta-t-elle  la  peine  de  sa  faute.  Les  sophistes 
n'aperçurent  pas  même  les  conséquences  de  leurs  funestes  doc- 
trines; grâce  à  l'heureuse  inconséquence  de  l'esprit  humain,  ils 
valaient  mieux  cpie  leur  philosophie.  S'ils  furent  les  organes  de  la 
dissolution  morale  de  leur  époque,  ils  lepréscntaient  aussi  ce  qu'il 
y  avait  d'éléments  progressifs  dans  la  société  grecque.  Ces  apolo- 
gistes de  la  force  brutale  étaient  des  hommes  humains  qui  trai- 
taient leurs  esclaves  avec  une  douceur  i)aternelle  (^).  Ces  défen- 
seurs (le  l'intérêt,  dont  les  enseignements  conduisaient  à  l'égoïsme 
en  morale  et  à  l'isolement  en  politique,  étaient  frappés  des  maux 
(jue  l'individualisme  et  la  division  causaient  à  la  Grèce;  ils  pi'ê- 
chèrent  en  toute  occasion  l'union  aux  (irecs  :  c'était  l'objet  ha- 
bituel de  leurs  discours  aux  jeux  olympiques  (-).   Ils  avaient  le 

(I)  Plut.,  Sympos.,  175,  B. 

(■J)  isocrat.,  Pancp;.,  §  3, 15  :  oi'7à'Tzov7iv  w;  yj/r,  oia/vTafyivciu;  rà;  rpo;  /ijJiâ; 
vj-T'jj;  i/Jipv.z  ïri  tov  f'y/.o^licf.p'i'j  Toa-iîOa'.,  /.ai  riiilirj/'jJTy.i  zv.;  ~s  îvy/fopà;  tv.Ç 


390  LA  GRÈCE. 

pressentiment  de  la  tâche  glorieuse  que  la  Grèce  devait  remplir 
en  répandant  sa  civilisation  sur  l'Orient  et  le  monde  entier.  Ils  se 
firent  les  missionnaires  de  la  guerre  contre  les  Barbares.  Leur 
génie  pénétrant  devina  le  rôle  que  la  puissance  macédonienne  était 
appelée  à  jouer  dans  cette  dernière  phase  de  la  vie  hellénique. 
Élevés  au-dessus  du  patriotisme  mesquin  qui  divisait  les  cités  de 
la  Grèce,  ils  enflammèrent  l'ambition  de  Philippe  et  excitèrent  les 
Grecs  à  le  suivre  en  Asie,  en  cherchant  à  concilier  la  gloire  de  leur 
patrie  avec  la  liberté (').  Le  plus  célèbre  des  sophistes,  Gorgias, 
se  distingua  dans  cette  espèce  de  croisade;  son  discours  olympique 
servit,  dit-on,  de  modèle  à  celui  qu'Isocrate  écrivit  sur  le  même 
sujet  H-  S'accommodant  aux  passions  de  ses  auditeurs,  il  parla 
ouvertement  à  Olynipie  de  la  nécessité  de  mettre  fin  aux  divisions 
qui  déchiraient  la  Grèce;  quand  il  vint  à  Athènes,  il  se  rappela 
que  la  cité  de  Minerve  avait  des  prétentions  à  l'hégémonie;  il  flatta 
le  peuple  en  exaltant  la  gloire  qui  rallendait  dans  une  expédition 
contre  les  Mèdes,  mais  il  chercha  aussi  à  épurer  son  ambition  : 
«  Les  victoires  sur  les  Barbares,  dit-il,  méritent  d'être  célébrées  par 
des  hymnes,  celles  que  des  Grecs  remportent  sur  des  Grecs  doivent 
être  pleurées  comme  des  malheurs  »('). 

Toutefois  ces  tendances  cosmopolites  n'étaient  qu'une  faible 
conjpensation  pour  la  doctrine  que  les  sophistes  enseignaient  à  la 
jeunesse.  La  Grèce,  patrie  de  l'intelligence,  ne  pouvait  pas  accep- 
ter une  philosophie  qui  niait  le  droit  et  légitimait  la  force  brutale. 
En  réduisant  en  système  les  maximes  d'une  fausse  politique, 
les  sophistes  mirent  à  nu  ce  qu'elles  recelaient  de  dangereux  et 
de  dissolvant;  ils  provoquèrent  par  là  une  violente  réaction.  A  la 
théorie  de  l'intérêt,  Socrate  et  Platon  opposèrent  celle  du  beau  et 
du  juste. 


Ivi  Toû  7ro).£^Qu  ToO  TTQoj  àÀ),V2)iou;  '/ip-îv  yîyvjYi^.vjCf.ç  xai  rà;  M'fsleiuç  zoo;   ex  7'r,i 
azpoLZî'irx;  zriç  stt'  £x.£Ïvov  stropiévaç. 

(1)  Philostrat.,  De  Vit.  Soph.,  II,  3. 

(2)  Id.,  1,9,  2;  0^1,-17,3. 

(3)  Id.,  I,  0,  \. 


LirnlRATt  ri:.  51)1 


S    V.    Sacrale. 


Les  noms  de  Socrate  et  de  Platon  sont  inséparables;  mais  le 
nuiilre  n'ayant  rien  écrit,  il  est  difficile  de  préciser  la  part  qui  lui 
doit  être  attribuée  dans  la  doctrine  de  son  disciple.  Que  rinduence 
do  Socrate  ait  été  toute-puissante  sur  tout  ce  que  la  Grèce  comptait 
d'esprits  élevés,  nous  n'en  pouvons  pas  douter;  Platon  s'est  chargé 
de  constater  la  fascination  que  cet  bomme  extraordinaire  exerçait 
sur  ses  auditeurs  :  «  Qu'un  autre  parle,  dit-il  dans  le  Banquet, 
lïil-ce  le  plus  babile  orateur,  il  ne  fait  pour  ainsi  dire  aucune  im- 
pression sur  nous;  mais  que  tu  parles  toi-même,  ou  qu'un  autre 
répète  tes  discours,  si  peu  versé  qu'il  soit  dans  l'art  de  la  parole, 
tous  les  audileurs,  hommes,  femmes  ou  adolescents,  sont  saisis  et 
transportés.  Quand  je  l'entends,  ajoute  le  divin  philosophe,  le 
cœur  me  bat  avec  plus  de  violence  qu'aux  corybantes;  ses  paroles 
me  font  verser  des  larmes,  et  je  vois  un  grand  nombre  de  personnes 
éprouver  les  mêmes  émotions.  »  Platon  Unit  par  dire  qu'il  pourrait 
ciler  à  la  louange  de  Socrate  bien  des  faits  admirables  :  «  Peut- 
êlre  cependant  trouverait-on  à  en  citer  de  pareils  de  la  part 
d'autres  hommes;  mais  ce  qui  rend  Socrate  digne  de  toute  admira- 
tion, c'est  de  n'avoir  son  semblable,  ni  chez  les  anciens,  ni  chez  nos 
contemporains  »(').  La  postérité  n'a  pas  taxé  cet  éloge  d'exagéra- 
tion; elle  a  plutôt  renchéri  sur  l'enthousiasme  des  anciens.  Parmi 
les  témoignages  sans  nombre  que  nous  pourrions  accumuler,  nous 
nous  bornerons  à  celui  d'un  philosophe  et  à  celui  d'un  chrétien. 
Montaiyne  dit  que  l'àme  de  Soci'atc  est  la  plus  parfaite  (jui  soit 
venue  à  sa  connaissance  (-).  Neander,  le  digne  historien  du  chris- 
tianisme, répétant  les  paroles  de  Ficin,  dit  (|ue  Socrate  est  un  pro- 
p!ièle  avant-coureur  de  .Jésus-Christ,  comme  Jean-Baptiste  ("). 

Le  sage  d'Athènes  a-t-il  apporté  une  idée  nouvelle  dans  le  droit 
international?  On  doit  faire  remonter  à  Socrate  le  cosmopolitisme 

(1)  Plat.,  Sympos.,  2lo,  D,  E;  221,  C.  Nous  suivons  les  ti;iikuliijiis  Je  Cou- 
sin et  do  Scliwalhô. 

(2)  Montaifjiir,  lîssai;«,  II,  II. 

(3)  Neander,  tieschiclitc  tler  tliiistliciion  ttcligion,  T.  I,  p.  30. 


592  LA    GRÈCE. 

des  stoïciens,  qui,  entendu  dans  son  véritable  esprit  et  développé 
dans  toutes  ses  conséquences,  changera  la  face  de  la  terre.  Déjà 
avant  Soerate,  l'esprit  philosophique  avait  franchi  les  bornes  de  la 
cité.Anaxagore  était  citoyen  de  la  Grèce  entière  plutôt  que  de  Cla- 
zomène.  Pythagore,  dit-on,  ne  fit  aucune  différence  entre  les  Grecs 
et  les  Barbares  dans  l'organisation  de  sa  société;  il  embrassait  la 
création  entière  dans  son  amour.  Démocrite  se  proclama  citoyen  du 
monde;  mais  son  cosmopolitisme  était  plutôt  l'indifférence  d'un  sage 
qui  cherche  à  se  soustraire  aux  tourments  de  la  vie  politique  qu'une 
doctrine.  Les  sentiments  de  Pythagore  étaient  plus  élevés;  c'était 
une  philanthropie  universelle  d'où  pouvait  sortir  la  théorie  véri- 
table des  rapports  qui  unissent  les  nations  à  l'humanité  ;  elle  inspira 
peut-être  Soerate  qui  le  premier  sut  concilier  les  devoirs  du  citoyen 
avec  ceux  de  l'homme. 

«  On  demandait  à  Soerate,  dit  Cicéron,  quelle  était  sa  patrie. 
Toute  la  terre,  répondit-il,  donnant  à  entendre  qu'il  se  croyait 
citoyen  de  tous  les  lieux  où  il  y  a  des  hommes  »(').  En  s'élevaut  au- 
dessus  du  patriotisme  étroit  qui  régnait  chez  les  Grecs,  Soerate 
n'entendit  pas  se  séparer  de  la  cité  à  laquelle  la  naissance  l'avait 
attaché;  il  ne  crut  pas  que  sa  qualité  de  citoyen  du  monde  le  dis- 
pensait de  remplir  ses  devoirs  de  citoyen  d'Athènes.  Bien  qu'il  pla- 
çât les  institutions  de  Lycurgue  au-dessus  de  celles  de  Selon,  il  ma- 
nifesta toujours  une  prédilection  particulière  pour  sa  patrie  (-).  11 
est  vrai  qu'il  ne  prit  aucune  part  aux  atTaires  publiques;  c'est  son 
démon,  cette  voix  qui  se  fit  entendre  chez  lui  dès  son  enfance, 
qui  l'en  empêcha,  dit-il  dans  son  Apologie  (").  Inspiration  vraiment 


(1)  Cicer.,  Tuscul.,  V,  37.  —  Cf.  Phttarch.,  De  Exil.,  c.  5.  —  Epictet.,  Dis- 
sert., I,  9,  1.  —  Diogène  Laërce  (il,  31)  rapporte  une  autre  réponse  de  Soerate 
qui  révèle  les  mêmes  tendances.  Quelqu'un  lui  disait  qu'Antislliène  était  fils 
d'une  femme  originaire  de  Thrace  :  «  Est-ce  que  vous  pensiez,  dit-il,  qu'un  si 
grand  homme  devait  être  issu  de  père  et  mère  athéniens?  » 

(2)  Dans  le  dialogue  de  Criton,  Soerate  rappelle  à  son  ami  qui  lui  propose  de 
fuir  Athènes,  qu'il  ne  sortit  jamais  des  murs  de  sa  ville  natale  que  pour  aller  à 
la  guerre,  que  jamais  il  n'entreprit  aucun  voyage,  comme  c'est  la  coutume  des 
autres  hommes  :«  Preuve  évidente,  dit-il,  que  pas  un  Athénien  n'a  aimé  comme 
moi  sa  patrie  »  [Plat.,  Grit.,  52,  B,  C). 

"  (3)  Plat.,  Apolog.,  31,  D. 


LITTÉIIATLIU:.  595 

divine!  Socrate  avait  une  plus  haulc  mission  que  celle  de  paraître 
à  la  tribune;  il  devait  propager  une  philosophie  nouvelle:  «Son 
occupation  était  de  persuader  à  tous,  jeunes  et  vieux,  que  les  soins 
du  corps  et  l'acquisition  des  richesses  ne  doivent  point  passer  avant 
leur  àine  et  son  perfectionnement,  que  la  vertu  ne  vient  pas  des 
richesses,  mais  que  tous  les  biens  viennent  aux  hommes  de  la 
vertu  »  (').  Quoiqu'il  restât  étranger  au  gouvernement,  le  sage 
d'Athènes  avait  pour  les  lois  un  respect  plus  profond  que  les  poli- 
tiques. Il  se  présenta  une  occasion  solennelle  où  la  justice  violée 
semblait  le  dégager  de  ses  obligations  envers  sa  pairie.  Socrate 
résista  aux  séductions  de  l'amilié  ;  il  vit  d'un  œil  ferme  qu'il  fallait 
mourir(-)  :  «  Si  au  moment  de  nous  enfuir  d'ici,  les  lois  de  la  répu- 
blique se  présentaient  devant  nous  et  nous  disaient  :  Socrate,  que 
vas-tu  faire?  L'aclion  que  tu  prépares,  tend-elle  à  autre  chose  qu'à 
renverser  nous  et  l'état  tout  entier,  aulant  qu'il  dépend  de  toi?  Ou 
te  semble-t-il  possible  qu'un  état  subsiste  et  ne  soit  pas  renversé, 
lorsque  les  jugements  rendus  n'y  ont  aucune  force  et  sont  foulés 
aux  pieds  par  des  particuliers?  Que  répondrions-nous,  Crilon,  à  ce 
reproche?»  En  vain  son  disciple  lui  ohjecta-t-il  l'injustice  de  sa  con- 
damnation; le  philosophe  lui  répondit  par  une  magnifique  exalta- 
lion  des  devoirs  que  la  patrie  impose  :  «  Le  citoyen  est  l'enfant  de 
la  patrie;  s'il  ne  lui  est  pas  permis  de  rendre  à  ses  parents  injure 
pour  injure,  il  n'a  pas  plus  de  droit  envers  les  lois.  Aux  yeux  des 
dieux  et  des  hommes  sensés  la  patrie  est  un  objet  plus  précieux, 
plus  respectable,  plus  auguste  et  plus  sacré  qu'une  mère,  qu'un 
père  et  que  tous  les  aïeux.  II  faut  soulTrir,  sans  murmurer,  tout  ce 
qu'elle  ordonne  de  souffrir,  soit  qu'elle  nous  fasse  charger  de 
chaînes,  soit  qu'elle  nous  envoie  à  la  guerre  pour  y  être  blessés  ou 
lues;  notre  devoir  est  d'obéir,  il  n'est  permis  ni  de  reculer,  ni  de 
lâcher  pied,  ni  de  quitter  son  i)oste  ;  mais  dans  les  combats,  devant 
le  tribunal  et  partout,  il  faut  obéir  aux  ordres  de  la  patrie.  » 

Tous  les  disciples  de  Socrate,  même  ceux  qui  s'écartèrent  le 
plus  des  opinions  de  leur  maître,  professèrent  sou  cosmopolitisme: 

(1)  l'ial.,  Apolog..  30,  B. 

(2)  l'Ial.,  Crit.,  30,  A,  H,  D,  E;  51,  A,  B,  C. 


51)4 


LA    GRKCE. 


les  uns,  les  Cyniques,  l'exagérèrenl:  dans  les  mains  d'Arislippe  et 
de  l'école  cyrénaïque,  ridée  de  Socrale  dégénéra  en  un  système 
d'indiiïérence  universelle.  Le  sage  qui  combattit  pour  la  liberté 
d'Athènes  et  qui  préféra  mourir  que  de  violer  les  lois  de  sa  patrie, 
n'est  pas  responsable  de  ces  déviations  (').  Sa  conception  trouva 
des  organes  plus  dignes  dans  les  philosophes  de  l'Académie;  mais 
à  en  juger  par  le  témoignage  de  Cicéron,  ceux-ci  ne  dévelop- 
pèrent qu'une  des  faces  de  la  doctrine  de  leur  maître:  «  Ils  voyaient 
dans  l'homme,  dit-il,  le  membre  d'une  grande  cité  et  de  l'espèce 
humaine  tout  entière,  et  le  regardaient  comme  lié  avec  tous  les 
hommes  par  les  liens  d'une  certaine  société  universelle.  »  Ilsdisaient 
«  que  nous  sommes  nés  pour  nous  réunir  à  nos  semblables  et  for- 
mer en  commun  la  société  du  genre  humain  »  (').  En  exposant  la 
théorie  de  l'ancienne  Académie  sur  le  souverain  bien,  Cicéron 
revient  sur  celle  liaison  des  hommes,  qui  conduit  à  l'association  de 
tous  les  peuples  :«  De  tout  ce  qui  est  honnête,  rien  n'a  plus  d'éclat 
et  ne  s'étend  plus  loin  que  l'union  des  hommes  avec  leurs  sem- 
blables; cette  société  et  celle  communauté  d'intérêts,  cet  amour 
de  l'humanité  naît  avec  la  tendresse  des  pères  pour  leurs  enfants, 
se  développe  dans  les  liens  du  mariage,  puis  embrasse  les  parenls, 
les  alliés,  les  amis,  les  relations  de  voisinage,  grandit  avec  le 
titre  de  citoyen,  se  répand  sur  les  nations  alliées  et  attachées  à  la 
nôtre,  enfin  se  consomme  par  l'union  de  tout  le  genre  humain  »(^). 
L'époque  où  parut  Socrate  était  peu  favorable  au  développement 
de  la  véritable  théorie  des  rapports  entre  les  nations  et  l'humanilé. 
Déjà  les  cités  tombaient  en  dissolution;  les  esprits  supérieurs 
aimaient  à  se  consoler  des  ruines  qui  s'accumulaient  autour  d'eux 
en  reportant  leur  alTeclion  sur  une  patrie  qui  ne  pouvait  périr,  la 
république  du  genre  humain.  Mais  la  tendance  avait  un  écueil  ;  la 
patrie  risquait  de  disparaître  dans  la  société  universelle.  Socrale 


(1)  Socrate  lui-même  a  combattu  le  cosmopolitisme  d'Arislippe.  Xenoph., 
Meraor.,  II,  4,4  3,  sqq. 

(2)  Cicer.,  Acad.,  II,  5;  De  Finib.,  IV,  2;  cf.  IV,  8. 

(3)  Cicer.,  De  Fin.,  V,  23.  —Varroti  explique  le  cosmopolitisme  de  l'Académie 
dans  le  même  sens  [Aitguslin.,  De  Civit.  Dei,  XIX,  3). 


LITTl'UATLnE. 


39.J 


ne  s'engagea  point  dans  celte  fausse  voie.  Si  nous  osions  faire 
un  repioche  au  sage  (rAlhènes  ,  nous  dirions  qu'il  resta  trop 
attaché  à  l'idée  antique  de  la  patrie;  il  oublia  la  qualité  d'homme 
dans  les  ennemis,  en  déclarant  digne  des  plus  grandes  louanges 
celui  qui  leur  faisait  le  plus  de  mal ,  et  en  trouvant  qu'il  était 
juste  de  les  réduire  en  esclavage  (')•  Les  philosophes  subissent 
toujours  l'influence  du  milieu  dans  lequel  ils  vivent;  la  guerre 
et  l'esclavage  qui  s'y  liait  dans  l'organisation  sociale  de  l'anli- 
quilé,  étaient  un  fait  tellement  universel  qu'il  domina  même  le 
génie  de  Platon.  Mais  la  paix  et  l'égalité  n'en  sortirent  pas  moins 
de  la  doctrine  socratique  :  elle  tend  en  effet  à  unir  toutes  les  na- 
tions en  une  seule  famille;  elle  contient  par  suite  le  germe  de  la 
fraternité  et  de  la  charité,  bases  de  l'association  universelle.  Sans 
doute  les  philosophes  grecs  n'ont  pas  aperçu  toutes  les  consé- 
quences de  leur  idée;  mais  un  principe  une  fois  né  se  développe  et 
grandit  sous  Tinspiralion  de  Dieu.  Les  stoïciens  s'emparèrent  du 
cosnioi)olitisme  de  Socrale;  grâce  à  l'imposant  spectacle  que  pré- 
senta lempire  romain,  les  derniers  représentants  de  leur  secte 
eurent  le  pressentiment  de  l'unité  humaine;  le  christianisme  en  lit 
un  dogme  religieux;  c'est  aux  siècles  futurs  à  l'appliquer  aux  rela- 
tions des  peuples. 

%\l.  Platon. 
X°  t .    La  politique  Idéale. 

«  On  ne  s'approche  de  Platon,  dit  un  philosophe  français,  que 
comme  on  s'approche  du  Christ,  avec  respect  et  amour  »(-).  Le  dis- 
ciple de  Socrate  est  un  des  beaux  génies  qui  honorent  l'humanité. 
Les  anciens  l'appelaient  l'Homère  ('),  le  Dieu  des  philosophes  (*); 


H)  Xenoph.,  Memor.,  II,  3,  li;  II,  2,  2. 

(2)  Leroux,  dans  Y  Encyclopédie  Nouvelle,  an  mot  Égalité. 

(3)  Cicer.,  Tascul.,  I,  32. 

(4)  Panaetius,  ap.  Cicer.,  Brut.,  21 . —  Cicéron  l'appelle  Dcus  illc  nostcr{Cicer., 
nd  Attic,  IV,  6).  —  ,\illeurs  il  dit  :«  .Xudiamus  l'iatonem,  quasi  quemdam  Dcum 
phUosophorum  >■  (Divin.,  II,  l'i). 


ô%  LA   GRÈCE. 

ils  (lisaient  que  si  Jupiter  voulait  parler,  il  parlerait  comme 
Platon (').  Le  philosophe  grec,  au  dire  de  iî/ow^fl/V/ne,  a  emporté 
par  un  consentement  universel  le  surnom  de  divin  que  personne 
n'a  essayé  de  lui  envier.  Par  le  fond  de  ses  doctrines  il  est  le  pré- 
curseur du  christianisme  (^);  la  ressemblance  est  si  grande  que  les 
néoplatoniciens  accusèrent  les  chrétiens  de  s'être  emparés  des 
dogmes  du  philosophe,  et  que  les  Pères  de  l'Eglise,  pour  s'expliquer 
cette  parenté,  supposèrent  que  le  fondateur  de  l'Académie  avait  eu 
connaissance  des  saintes  Écritures  (^). 

Les  sentiments  de  Platon  sur  le  droit  et  la  société  sont  déve- 
loppés dans  cet  admirable  dialogue  de  la  République,  «  auquel 
toutes  les  muses  semblent  avoir  travaillé  de  concert  »(*).  On  a  con- 
sidéré la  République,  tantôt  comme  une  utopie,  tantôt  comme  un 
système  d'éducation  ou  un  plan  de  gouvernement.  Le  philosophe  a 
pris  soin  d'expliquer  lui-même  le  but  de  son  œuvre  :  ce  n'est  ni  un 
rêve,  ni  une  constitution,  mais  un  idéal.  Il  trace  le  modèle  d'un 
état  parfait,  sans  se  dissimuler  que  cet  état  n'existe  pas  et  ne  peut 
pas  être  réalisé (^)  :  «Si  dans  l'exécution,  dit-il,  on  rencontre  une 
chose  impraticable,  on  la  laissera  de  côté,  en  s'attachant  néanmoins 
à  ce  qui  approche  le  plus  du  beau  et  du  vrai  »(^).  Quelle  est  la  pen- 


(1)  Cicer.,  De  Nat.  Deor.,  IF,  12. 

(2)  Les  Pères  de  l'Église,  nourris  de?  idées  platoniciennes,  les  confondaient 
presque  avec  la  doctrine  de  Jésus-Christ.  Saint  Clément  dit  que  l^latoii  connais- 
sait la  fraternité  chrétienne  (Stromat.,  V,  14,  p.  705,  sq.,  éd.  Potter);  il  trouve 
chez  lui  le  dogme  fondamental  du  christianisme,  la  Trinité  (ib  ,  p.  710).  A  ses 
yeux,  la  parenté  de  la  philosophie  et  de  la  religion  s'étend  jusqu'aux  détails  du 
culte;  il  croit  que  le  disciple  de  Socrate  avait  le  pressentiment  de  la  sainteté  du 
dimanche  (ib.,  p.  712). 

(3)  Voyez  le  T.  IV  de  mes  Études. 

(4)  P.  Leroux,  dans  VEncyclopédie  Nouvelle,  T.  IV,  p.  626. 

(5)  Plat.,  Rep.,  V,  472,  D,  E.  —  Platon  se  compare  à  un  artiste  qui  peint  une 
figure  idéale;  lui  fera-t-on  un  reproche  de  ce  qu'il  n'existe  aucun  homme  qui 
réunit  tous  ces  traits  de  perfection?  De  même  on  ne  peut  pas  demander  à  celui 
qui  trace  le  modèle  idéal  d'un  état,  d'organiser  une  cité  parfaite. 

(6)  Plat.,  Legg.,  V,  746,  B,  C  — Cf.  Rep.,  V,  475,  A.  —  «  N'exige  donc  pas  de 
moi,  dit  Socrate,  que  je  réalise  d'une  manière  absolue  le  plan  que  j'ai  tracé  ;  mais 


LITTÉRATURE.  597 

sée  qui  inspire  Platon  dans  la  conception  de  sa  société  idéale?  A 
l'époque  où  il  vivait,  Athènes  marchait  vers  une  rapide  décadence. 
Le  spectacle  des  convulsions  impuissantes  de  la  démocratie  alhé- 
tienne  dut  faire  une  vive  impression  sur  le  génie  d'un  penseur, 
porté  par  sa  nature  vers  les  idées  d'ordre  et  de  hiérarchie  plus  que 
vers  les  sentiments  de  liberté  et  d'indépendance.  Or,  il  y  avait  en 
Grèce  une  cité  où  dominait  l'esprit  aristocratique  ;  Platon  appelle 
Lycurgue  un  homme  divin  (');  en  écrivant  sa  République,  il  a  sans 
cesse  les  yeux  fixés  sur  le  législateur  de  Sparte.  Le  philosophe 
athénien  avait  aussi  étudié  les  institutions  de  l'Orient  dans  les 
temples  d'Egypte  (-);  les  idées  orientales  devaient  sourire  à  un 
homme  doué  d'une  ardente  imagination  et  qui,  dégoûté  des  excès 
de  la  démagogie,  était  disposé  à  se  jeter  dans  l'immobilité  d'une 
organisation  théocratique.  C'est  sous  cette  double  influence  que 
Platon  conçut  sa  République  et  sa  théorie  du  droit  inicrnalional. 


%o  s.    L'i-;;nli(é. 

11  y  a  une  liaison  intime  entre  les  rapports  des  habitants  d'une 
cité  et  les  relations  de  cette  cité  avec  les  autres  peuples.  Si  la  cité 
est  fondée  sur  l'égalité,  elle  verra  des  égaux  dans  tous  les  hommes  et 
elle  reconnaîtra  à  toutes  les  nations  des  droits  et  des  devoirs  égaux  : 
voilà  les  bases  véritables  du  droit  international.  Dans  cette  théorie, 
la  paix  sera  l'état  normal  des  peuples.  Que  si  la  cité  est  fondée  sur 
l'inégalité,  elle  ne  verra  plus  des  égaux  dans  les  étrangers,  elle  ne 
les  traitera  plus  en  amis,  mais  en  ennemis  :  la  loi  des  relations 
internationales  sera  la  guerre.  Les  anciens  n'ont  pas  connu  1  éga- 
lité; aussi  leur  droit  des  gens  n'est-il  autre  chose  que  l'empire  de  lu 
force.  Platon  part  du  même  principe,  et  11  doit  nécessairement 
arriver  à  la  même  conséquence.  Que  ceux  (jui  ont  des  doutes 
sur  le  dogme  de  la  perfectibilité  comparent  le  monde  actuel  avec 


si  nous  parvenons  à  gouverner  un  étal  d'une  manière  qui  en  approche,  dès  lors 
noire  bul  est  atteint.  » 

{i)  Plat.,  Le2g.,III,60l,E. 

(2)  Diogen.  Lacrl.,  III,  G. 


598  LA   GRÈCE. 

toules  ses  misères  à  la  société  idéale  de  Platon.  Aujourd'hui  le 
principe  de  l'égalité  est  reconnu  et  par  suite  le  règne  du  droit  dans 
les  rapports  des  nations.  Dans  l'anliquilé,  le  plus  grand  philosophe, 
se  proposant  pour  hulde  formuler  un  idéal  d'organisation  politique, 
ne  trouva  d'autre  base  à  son  édifice  que  l'inégalité,  c'est-à-dire  la 
domination  de  la  force. 

L'idéal  de  Platon  est  une  législation  qui  rende  l'état  parfaite- 
ment un,  «  de  sorte  que  les  choses  mêmes  que  la  nature  a  données 
en  propre  à  chaque  homme  deviennent  en  quelque  sorte  communes 
à  tous  autant  qu'il  se  pourra,  comme  les  yeux,  les  oreilles,  les 
mains,  et  que  tous  les  citoyens  s'imaginent  qu'ils  voient,  qu'ils  en- 
tendent, qu'ils  agissent  en  commun,  que  tous  approuvent  et 
blâment  de  concert  les  mêmes  choses,  que  leurs  joies  et  leurs 
peines  roulent  sur  les  mêmes  objets  »(').  Aristole  critiqua  la  théo- 
rie de  son  maitre,  et  la  science  moderne  lui  a  donné  raison  (-). 
Platon  absorbe  entièrement  l'individu  dans  l'étal,  de  manière  à  ne 
laisser  subsister  aucune  action,  aucun  sentiment  particuliers.  C'est 
vouloir  l'unité  aux  dépens  de  l'individralité;  or  l'unité  n'a  d'autre 
l)Ut  que  de  favoriser  le  développement  des  forces  individuelles. 
L'unité  n'est  donc  pas  l'idéal  :  elle  n'est  qu'un  moyen  ;  le  véritable 
but,  c'est  le  développement  de  l'individu,  et  celui-là  n'est  possible 
que  si  son  individualité  est  respectée.  Ce  n'est  pas  à  dire  que 
l'unité  n'ait  aucune  valeur  dans  l'organisation  sociale;  il  n'y  a  i)as 
de  société  possible  sans  unité,  et  la  société  est  un  milieu  nécessaire 
pour  que  l'individu  puisse  se  développer.  11  y  a  donc  deux  éléments 
dont  la  science  politique  doit  tenir  compte,  l'unité  et  l'individualité. 
Si  elle  sacrifie  l'individualité  à  l'unité,  comme  le  fait  Platon,  elle 
détruit  toute  liberté,  et  par  suite  l'égalité  même  est  viciée;  la  cité 
devient  une  œuvre  factice  sans  vie  véritable.  Mais  aussi  si  elle  ne 
donne  aucune  place  à  l'unité,  si  elle  ne  voit  dans  la  société  que  la 
coexistence  d'individualités  indépendantes,  elle  aboutit  à  l'anarchie 


(1)  Plat.,  Legg.,  V,  739,  C,  D. 

(2)  ArisL,  Polit.,  II,  2,  9. —  Cousin,  Argument  des  lois  de  Platon  (OEuvres  de 
Platon,  T.  VII,  p.  LII-LIX).  —  Hegel,  Yorlesungen  iiber  die  Geschielite  der  Phi- 
losophie, T.  II,  p.  253-261  (2<'  édition). 


LIÏTÉRATIRE.  599 

Cl  par  suite  riiornine  ne  peut  accomplir  sa  mission.  1/unilé,  si 
clière  à  Platon,  a  donc  son  prix.  Voyons  comment  le  philosophe  a 
essayé  de  Tétahlir. 

Le  point  de  départ  de  Platon  étant  faux,  parce  qu'il  est  exclu- 
sif, il  a  dû  sacrifier  à  chaque  instant  les  droits  des  individus  à 
son  unité  idéale.  Il  y  a  dans  riiutnanilé  deux  catégories  d'êtres  qui, 
quoiqu'étant  un  en  essence,  diffèrent  par  leur  organisation  phy- 
sique, leurs  facultés  et  leur  mission,  l'homme  et  la  femme.  En  par- 
lant des  femmes ,  Platon  semhie  avoir  en  vue  la  société  lacédémo- 
nicnne  :  il  veut  qu'elles  s'exercent  à  la  guerre,  il  leur  donne  part 
aux  repas  communs  (').  Voilà  en  apparence  la  femme  déclarée 
régale  de  l'homme  :  c'est  ce  que  les  utopistes  modernes  appellent 
l'émancipation  de  la  femme.  Il  ny  a  pas  de  doctrine  plus  fausse  que 
celle  qui  veut  assimiler  des  êtres  essentiellement  différents;  vouloir 
faire  de  la  femme  un  homme,  c'est  entreprendre  de  changer  l'œuvre 
du  Créateur.  Aussi  l'égalité  que  Platon  reconnaît  à  la  femme  con- 
duit-elle à  la  plus  révoltante  inégalité.  La  femme,  considérée 
comme  homme,  étant  nécessairement  inférieure  à  celui-ci,  le  philo- 
sophe déclare  qu'elle  a  moins  de  dispositions  à  la  vertu  que 
rhomme  (-).  A  l'entendre,  la  différence  est  si  grande  entre  les 
deux  sexes,  que  la  femme  semble  être  un  intermédiaire  entre 
l'hoininc  et  l'animal.  En  parlant  de  la  mélempsychose,  Platon  dit 
({ue  les  âmes  des  hommes  qui  n'ont  pas  satisfait  à  leur  destination 
dans  cette  vie,  passent  d'abord  dans  des  corps  de  femme,  et  si 
répreuve  n'est  pas  satisfaisante,  dans  un  corps  d'o/t/ma/(').  L'on 
comprend  maintenant  pourcjuoi  Platon  s'est  si  grossièrement  trompé 
sur  le  mariage  :  il  n'y  voit  (lu'une  institution  pour  la  reproduction 
de  l'espèce,  cl  il  l'organise  comme  s'il  avait  à  réglementer  un  haras. 
Les  anciens  admettaient  encore  une  autre  classification  dans  le 
genre  luunain.  Platon  s'occupe  à  peine  des  esclaves  dans  sa  liépu- 
b(if/Ho,  quoique  déjà  de  son  temps  la  légitimité  de  la  servitude  fût 


(1)  Plnt.,  Rop.,  V.  451,  E,  452,  A  ;  4o7,  A.  —  I.egs.,Vn,  804  E;  YI,  780,  15. 

(2)  Plat.,  Legg.,  VI,  781,  13. 

(1)  Plat.,  Tim.,  531,  E  ;  cf.  552,  B. 


400  LA   GRÈCE. 

mise  en  doute,  comme  nous  l'apprend  Aristole  (').  Le  philosophe 
de  l'idéal  pas  plus  que  le  philosophe  de  la  réalité  ne  songe  à  atta- 
quer l'esclavage.  Cependant  on  dirait  que  Platon  éprouve  une 
espèce  d'emharras  en  traitant  ce  sujet.  Il  remarque  que  beaucoup 
d'esclaves  ont  montré  plus  de  dévouement  que  des  frères  ou  des 
fils,  mais  que  d'un  autre  côté  l'on  dit  qu'il  n'y  a  aucun  fond  à  faire 
sur  un  esclave;  il  cite  ce  mot  profond  d'Homère  que  «Jupiter 
prive  de  la  moitié  de  leur  âme  ceux  qui  sont  réduits  en  esclavage». 
Mais  il  ne  se  demande  pas  si  la  dégradation  des  esclaves  ne  devrait 
pas  être  imputée  aux  maîtres;  il  ne  se  dit  pas  que  si  le  poète  a  rai- 
son ,  les  lois  qui  sanctionnent  la  servitude  ont  tort.  Le  philosophe 
avoue  que  l'homme  ne  consent  qu'avec  une  peine  infinie  à  se  prêter 
à  cette  distinction  de  libre  et  d'esclave,  introduite  par  la  nécessité  et 
il  conseille  aux  maîtres  de  bien  traiter  leurs  esclaves,  surtout  dans 
leur  intérêt  f).  Mais  celle  dernière  recommandation  prouve  que 
Platon  ,  pas  plus  qu'Arislole  et  l'anllquilé  tout  entière,  n'avait  con- 
science du  droit  de  l'homme  à  la  liberté.  Aussi  ne  resle-t-il  pas  fidèle 
à  ses  conseils  d'humanité;  les  lois  qu'il  propose  sur  l'esclavage 
semblent  dictées  par  un  Spartiate  pour  des  ilotes  :  «  Si  un  esclave, 
dans  un  mouvement  de  colère,  lue  son  maître,  les  parents  du  mort 
feront  souffrir  à  cet  esclave  tous  les  traitements  qu'ils  jugeront  à 
propos.  Si  un  esclave  lue  un  homme  libre  en  se  défendant  contre 
lui,  il  sera  sujet  aux  mêmes  peines  que  le  parricide.  Si  un  esclave 
blesse  son  maître  à  dessein  formé,  il  sera  puni  de  mort.  Quiconque 
aura  tué  un  esclave,  si  c'est  le  sien,  en  sera  quitte  pour  se  purifier; 
si  c'est  celui  d'un  autre,  et  qu'il  l'ait  tué  par  colère,  il  dédomma- 
gera le  maître  au  double  »(^). 

Quand  on  voit  Platon,  malgré  quelques  hésitations,  revenir  au 
droit  le  plus  dur  sur  les  esclaves,  on  peut  prévoir  quelle  est  l'éga- 
lité qu'il  établit  dans  sa  cité  modèle;  c'est  l'égalité  dans  le  sein 


(I)  Arist.,  Polit.,  I,  2,3. 
,  (2)  Plat.,  Legg.,  VI,  776,  D,  E;  777,  A-E. 

(3)  Plat.,  Legg.,  IX,  868,  A,  B;  869,  D;  877,  B.  —  Comparez  les  lois  sur  l'es- 
clave qui  frappe  une  personne  ïthve  (Plat.,  Legg.,  IX,  879,  A;  882,  A);  sur 
resclavc  qui  s'empare  d'une  chose  trouvée  (/rf.,  XI,  914,  B). 


LITTÉRATURE.  401 

d'une  aristocratie  d'hommes  libres,  l'égalité  telle  qu'elle  réguail  à 
Sparte.  Le  philosophe  dit  à  ses  citoyens  qu'ils  ont  été  formés  au 
sein  de  la  terre,  eux,  leurs  âmes  et  tout  ce  qui  leur  appartient; 
qu'ils  doivent  regarder  la  terre  comme  leur  mère  et  leur  nourrice 
et  traiter  les  autres  habitants  comme  leurs  frères  (').  Ainsi  Platon 
reconnaît  la  fraternité,  mais  il  la  borne  aux  membres  de  la  cité,  et 
dans  le  sein  même  de  sa  république  idéale,  la  fraternité  n'a  i)as 
pour  conséquence  l'égalité.»  Vous  êtes  tous  frères,.» dit  Socrate  à 
ses  citoyens,  mais  il  ajoute  :  «  Le  dieu  qui  vous  a  formés  a  fait 
entrer  l'or  dans  la  composition  de  ceux  d'entre  vous  qui  sont  pro- 
pres à  gouverner  les  autres,  aussi  sont-ils  les  plus  précieux.  II  a 
mêlé  l'argent  dans  la  formation  des  guerriers,  le  fer  et  l'airain  dans 
celle  des  laboureurs  et  des  autres  artisans »(').  C'est  la  reproduc- 
tion du  système  des  castes.  Il  y  a  sans  doute  un  progrès  dans 
la  Rt'publif/iie  de  Platon  :  il  n'admet  pas  l'hérédité  des  diverses 
classes  sociales,  de  sorte  que  le  (ils  d'un  laboureur  peut  devenir  un 
philosophe.  Mais  ces  classes  n'en  sont  pas  moins  des  êtres  de  com- 
position diverse,  or  la  fraternité  et  l'égalité  n'existent  qu'entre  des 
êtres  de  même  iiatnre. 

La  distribution  des  citoyens  en  trois  classes  présente  encore  un 
autre  danger  qui  compromet  singulièrement  l'égalité.  Au  fond,  le 
droit  des  philosophes  à  gouverner  la  cité  est  le  principe  de  l'aris- 
tocratie, en  prenant  l'aristocratie  dans  le  sens  grec  comme  syno- 
nyme du  gouvernement  des  meilleurs.  iMais  le  prétendu  régime  des 
meilleurs  aboutit  dans  les  cités  de  la  Cirèce  à  une  oligarchie 
de  race  ou  d'argent,  llien  de  plus  naturel,  car  l'aristocratie  tend 
])ar  la  force  des  choses  à  rhérédité.  Comment  Platon  échappe- 
t-il  à  cet  écueil?  Le  lemède  qu'il  imagine  est  pire  ([ue  le  mal, 
c'est  la  communauté  des  femmes.  La  mère  ne  connaîtra  |)as 
son  enfant.  Les  enfants  ap|)artiennenl  à  l'état;  cest  lui  (jui  les 
classe  d'après  les  faenllés  dont  Dieu  les  a  doués.  La  communauté 
des  femmes  joue  un  giand  rôle  dans  la  Ui'imbUijue  de  Platon;  c'est 
à  ses  yeux  le  moyen  le  plus  sur  d'établir  l'unité  et  l'égalité  :«  Pour 
<|ue  l'étal  jouisse  d'une  paifaile  harmonie,  dit  Socrate,  il    fnut 

(()  Plal.,  Hep.,  m,  ili.  I). 
(2)  ///.,  Wo,  A. 

26 


402  LA    r.RKCE. 

que  tous  soient  touchés  des  mêmes  choses.  Quel  meilleur  moyen 
de  créer  celte  solidarité  que  la  communauté  des  femmes  et  des  en- 
fants. Tous  les  citoyens  seront  parents;  ils  verront  des  frères  et 
des  sœurs  dans  ceux  dont  Tàge  se  prèle  à  celle  illusion ,  des  pères 
et  des  aïeux  dans  ceux  qui  seront  nés  avant  eux,  des  fils  et  des 
petits-fils  dans  ceux  qui  seront  venus  après.  Les  citoyens  ne  seront 
pas  parents  de  nom  seulement;  le  législateur  exigera  que  les  ac- 
tions répondent  aux  paroles.  Ils  participeront  tous  en  commun  aux 
intérêts  de  chacun  d'eux,  qu'ils  regarderont  comme  leur  étant  per- 
sonnels; leur  union  sera  telle  qu'ils  se  réjouiront  et  s'affligeront 
tous  des  mêmes  choses.  A  quoi  atlrihuer  tant  d'admirables  effets, 
si  ce  n'est  à  la  communauté  des  femmes  et  des  enfants?  »  (') 

11  y  a  une  singulière  ressemblance  entre  la  théorie  de  Platon  et 
la  coutume  d'un  peuple  barbare.  Hérodote  nous  apprend  que  les 
femmes  sont  communes  chez  les  Agathyrses,  «  afin  qu'étant  tous 
unis  par  les  liens  du  sang  et  ne  faisant  tous  pour  ainsi  dire  qu'une 
seule  et  même  famille,  ils  ne  soient  sujets  ni  à  la  haine,  ni  à  la 
jalousie  »  (^).  Ainsi  des  peuples  à  moitié  sauvages  et  la  plus  haute 
philosophie  se  sont  rencontrés  dans  la  même  erreur  !  C'est  en  hési- 
tant, presque  en  tremblant  que  Platon  propose  son  opinion  sur 
la  communauté  des  femmes;  il   a  comme  un  pressentiment  que 
la  postérité  protestera  contre  celle  partie  de  sa  doctrine.  Il  est 
inutile  de  prouver  que  Platon  s'est  trompé  :  la  conscience  humaine 
s'est  prononcée  et  son  arrêt  ne  sera  point  révoqué.  Remarquons 
seulement  que  l'aberration  du  grand  philosophe  tient  à  tout  son 
système  :  c'est  parce  qu'il  n'a  pas  conscience  du  droit  individuel 
de  l'homme  qu'il  arrive  à  voir  l'harmonie  dans  une  affreuse  confu- 
sion. Il  ne  s'aperçoit  pas  que  son  harmonie  est  imaginaire,  car 
l'affection  ne  peut  exister  que  dans  des  liens  particuliers;  elle  s'effa- 
cerait entièrement  dans  la  communauté  de  Platon.  Le  philosophe 
détruit  donc  l'individualité  humaine,  sans  pour  cela  atteindre  son 
idéal  d'unité.  C'est  que  son  idéal  est  tout  aussi  faux  que  le  moyen 
qui  doit  le  réaliser. 

(1)  Plat.,  Rep.,  V,  462,  463,  405,  A.  —  Cf.  Tim.,  \S,  C,  D. 

(2)  Frerod.,\Y,  104. 


LITTÉRATURE.  405 


JV"  3.  lia  paix  et  la  giiorre. 

Plalon  mcconnail  régalilé  dans  rinlérieui*  de  la  cité;  il  la  con- 
çoit encore  moins  dans  les  rapports  des  cités  entre  elles.  Tous  les 
peuples  anciens  se  croyaient  des  races  élues  et  traitaient  les  étran- 
gers de  barbares  ou  d'ennemis;  les  Grecs  eux-mêmes,  bien  qu'unis 
par  le  sang,  vivaient  entre  eux  dans  un  état  permanent  de  guerre. 
Le  philosophe  athénien  s'élève  au-dessus  des  passions  de  sa  nation; 
il  a  un  sentiment  profond  de  la  nationalité  hellénique,  mais  il  n'a 
pas  conscience  de  l'unité  humaine.  Il  partage  Ihumanité  en  Grecs 
et  Barbares.  Les  Grecs  sont  frères;  ils  sont  donc  amis  par  nature; 
s'il  survient  un  différend  entre  eux,  c'est  une  maladie,  semblable 
à  la  discorde  qui  nait  dans  un  état.  Mais  entre  Hellènes  et  Bar- 
bares il  n'y  a  aucune  parenté,  ils  sont  naturellement  ennemis  ('). 
L'idée  de  division,  de  caste  qui  a  empêché  Plalon  de  réaliser  son 
idéal  d'unité  dans  sa  République,  vicie  également  sa  théorie  des 
relations  internationales.  Cependant  la  fraternité  qu'il  admet  entre 
Hellènes  aurait  dû  le  conduire  à  la  fraternité  de  tous  les  peuples. 
Si  les  Grecs  avaient  la  terre  pour  mère  et  pour  nourrice,  il  en  était 
de  même  des  autres  nations,  à  moins  de  croire  que  la  terre  hellé- 
ni(iue  fut  |)lus  noble  que  les  autres  pays.  C'était  bien  là  la  [)ensée 
de  Platon  comme  de  tous  les  Grecs.  Au  lieu  de  chercher  l'origine 
dos  hommes  dans  la  lerre,  le  christianisme  la  place  en  Dieu ,  et 
lunilé  en  Dieu  devient  la  base  inébranlable  de  la  fraternité  humaine. 

L'opposition  hostile  que  Platon  établit  entre  Grecs  et  Barbares 
conduit  logiquement  à  un  état  permanent  de  guerre,  mais  le  philo- 
sophe recule  devant  la  conséciuence  de  ses  principes.  11  commence 
par  constater  le  fait  de  la  guerre  universelle  :  «  Chaque  étal,  dit-il, 
est  environné  d'autres  étals  cpii  le  menacent  sans  cesse  comme  des 


(1)  Plat.,  Rcp.,  470,  C  :  çp/;u.t  yào  ro  pi:v  'E//./;vt/.ov  yâvo;  aùro  «vtm  otxstov 
ei.-jy.i  y.oii.  c/j'/yrA;,  rw  «Je  (Sapjîapi/.'f)  ôOvîîôv  tî  zal  à),/'JTOiov...  "E).)"/;va;  jxvj  aoa 
|5ypj5àpoiç  y.v'i.  'j'/.r/li'j.rj'i'j^  "ï,'ù:r,ii  Tz'i^îfiîlj  au/jjy.i'jryj;  zî  ^/iToa-v  /ai  7ro).î i/io-jç 
o'j'jît  âivcci,  /'/i.  — '//.ïritov  zr/j  ï/J)y/.'j  zrt.jzrrj  /.)./3tÉov.  "V't^r,'j(/.;,  '7ï  "KAA/jTtv,  orav 
z'i.  TotoOro  oyoTL,  cpvïii  f/.iv  cpi/o-j;  sTvat,  votsîv  c^'Èv  t';)  toioJtm   tc'j  'K)."/à'7a  /.y.'i 


4-04  LA    GRÈCE. 

vagues  »  (').  Cet  horrible  speclacle  de  dévaslalions  et  de  meurtres 
inspira  déjà  aux  anciens  la  désespérante  théorie  de  Hobbes,  que 
l'homme  est  un  loup  pour  l'homme  :  «  Il  y  a,  dit  Clinias  dans  les 
Lois,  une  guerre  toujours  subsistante  entre  toutes  les  cités  (-); 
ce  qu'on  appelle  communément  paix  n'est  tel  que  de  nom;  en 
fait,  sans  qu'il  y  ait  aucune  déclaration  de  guerre,  chaque  cité  est 
naturellement  tonjours  armée  contre  toutes  celles  qui  l'environ- 
nent» (^).  Les  plus  grands  législateurs,  Minos,  Lycurgue,  fondèrent 
leurs  institutions  sur  cet  état  de  guerre.  Platon,  qui  d'ordi- 
naire se  laisse  entraîner  par  leur  autorité,  nie  que  l'état  natu- 
rel des  peuples  soit  la  guerre;  il  attaque  l'esprit  guerrier  et  l'ambi- 
tion des  conquêtes;  il  soutient  que  le  but  de  la  société  est  la  justice 
et  la  paix.  Comment  le  philosophe  s'est-il  élevé  au-dessus  de  la 
puissance  accablante  des  faits?  Si  les  penseurs  étaient  logiques 
dans  leurs  déductions,  Platon  aurait  dû  pousser  les  Hellènes  à  la 
guerre  contre  les  Barbares.  L'idée  de  l'unité  absolue  conduit  à  la 
monarchie  universelle.  Platon  qui  sacrifie  les  droits  de  l'individu 
à  l'État,  ne  pouvait  pas  hésiter  à  sacrifier  les  droits  des  nations  à 
l'unité  du  genre  humain.  Mais  on  n'aperçoit  chez  lui  aucune  trace  de 
l'ambition  qui  entraîna  Alexandre  en  Orient.  Son  idéal  reste  la  cité 
telle  que  les  Grecs  l'aimaient.  C'est  cette  tendance  du  génie  hellé- 
nique qui  a  sauvé  le  philosophe  des  excès  de  sa  doctrine.  Réduite 
à  un  petit  espace,  la  république  idéale  de  Platon  ne  pouvait  pas 
songer  à  devenir  conquérante.  Il  est  vrai  que  Sparte,  tout  en  étant 
circonscrite  dans  des  limites  très  étroites,  était  organisée  pour  la 
guerre;  mais  le  disciple  de  Socrate,  le  philosophe  qui  considérait 
la  justice  comme  la  base  de  toutes  les  relations,  ne  pouvait  pas 
donner  la  guerre,  c'est-à-dire  la  force,  pour  base  à  la  société. 

La  guerre,  dit  Platon,  est  une  des  faces  du  mal;  elle  a  sa  source 
dans  les  besoins  factices  des  hommes,  insatiables  de  richesses,  et 
dans  leurs  mauvaises  passions;  aussi  voit-on  les  tyrans  toujours  en 


(1)  Plat.,  Legg.,  VI,  758,  A, 

(2)  Ib.,  I,  G25,  E. 

(3)  Ib.,  I,  G26,  A;625,  E. 


LITTÉRATURE.  405 

guerre  (').  Si  la  guerre  lient  aux  plus  bas  inslincts  de  riiommc, 
comment  la  valeur  guerrière  scrail-ellc  la  première  des  vertus? 
D'après  Platon,  le  courage  physique  n'est  qu'une  parlie  de  la  vertu 
et  encore  la  moins  estimable  (')  :»  il  y  a  une  vertu  plus  haute  qui 
se  manifeste  dans  les  agitations  intérieures  des  cités,  et  qui  rem- 
porte autant  sur  le  courage  du  soldat  que  la  justice,  la  tempérance 
et  la  prudence  jointes  à  la  force,  l'emportent  sur  la  force  seule  )>(^). 
Bien  des  siècles  devaient  s'écouler  avant  que  celte  idée  fût  acceptée 
par  l'humanité.  Ciccron  ose  à  peine  soutenir  la  prééminence  des 
vertus  civiles  sur  celles  du  guerrier  {*).  La  force  brutale  conti- 
nuera à  peser  sur  les  peuples  et,  tout  en  subissant  la  violence,  ils 
prodigueront  l'admiration  aux  héros.  Il  faudra  que  les  philosophes 
du  dix-huitième  siècle  organisent  une  espèce  de  croisade  contre  les 
conquérants  pour  qu'enfin  les  hommes  sentent  qu'il  y  a  une  gloire 
supérieure  à  celle  de  dévastateur  du  monde.  Platon  prit  l'initiative 
de  cette  réaction  contre  l'esjjrit  guerrier.  Le  but  du  législateur,  dit- 
il,  ne  doit  pas  être  d'élendre  la  domination  de  la  cité;  il  doit  avoir 
en  vue  de  la  rendre  très-vertueuse  et  par  là  très-heureuse  ('').  Tels 
ne  sont  pas  les  conquérants  qui  ne  cherchent  qu'à  s'emparer  des 
villes  et  des  royaumes;  ce  sont  les  plus  injustes  des  hommes,  car 
la  plus  grande  injustice  consiste  à  attenter  à  la  liberté  d'autres  états, 
cl  à  les  tenir  en  esclavage.  Platon  représente  comme  un  excès  des 
gouvernements  des|)oli(iues  la  conduite  des  rois  de  Perse  «  qui  ne 
pensent  qu'à  agrandir  leur  empire,  à  qui  il  ne  coule  rien  de  renver- 
ser des  villes  et  de  porter  le  fer  et  le  feu  chez  les  nations  amies, 
lorsqu'ils  croient  qu'il  leur  en  reviendra  le  moindre  avantage  »  f). 


(1)  Plat.,  Rep.,  H,  373,  D,  E;  VIII,  56G,  E;  5G7,  A. 

(2)  Plat.,  Lcgg.,  I,  630,  B  :  «  Parmi  les  soldats  morccnairos,  prosqno  lous 
insolents,  injustes,  sans  mœurs,  et  les  plus  insensés  de  lous  les  hommes,  ne  s'en 
trouve-t-il  pas  beaucoup  (jui,  selon  l'expression  de  Tyrtée,  se  préscnlenl  au 
combat  avec  une  contenance  fiére  et  vont  au-devant  de  la  mort?  » 

(3)  Plat.,  Legg.,  I,  030,  A,  IJ. 

(t)  Voyez  le  Tome  III  de  mes  Éludes. 

(o)  r/a«.,  Lcgg.,  V,  742,  D. 

(Il)  Plat.,  Kcp.,  ',  3ol,  H;  358,  D.  -  Legg.,  III,o!>7,  \). 


iOG  LA    GRÈCE. 

La  République  de  Platon  n'est  pas  organisée  pour  la  guerre  : 
«  C'est  en  vue  du  plus  grand  bien  que  tout  législateur  doit  porter 
ses  lois;  or  le  plus  grand  bien  d'un  état  n'est  pas  la  guerre,  mais 
la  paix  et  la  bienveillance  entre  les  citoyens.  Quiconque  aura  pour 
objet  principal  les  guerres  du  dehors,  ne  sera  jamais  un  bon  poli- 
tique ni  un  sage  législateur  :  il  faut  régler  tout  ce  qui  concerne  la 
guerre  en  vue  de  la  paix,  plutôt  que  de  subordonner  la  paix  à  la 
guerre  »(').  Comment  maintenir  la  paix  dans  un  âge  de  violence? 
La  République,  répond  le  philosophe,  jouira  d'une  paix  inaltérable 
si  elle  est  vertueuse  (^).  Ce  moyen  de  conserver  la  paix  paraîtra  ridi- 
cule aux  esprits  positifs;  mais  qu'ils  n'oublient  pas  que  nous 
sommes  sur  le  terrain  de  l'idéal  et  que,  pour  compléter  la  pen- 
sée de  Platon  ,  il  faut  supposer  toutes  les  cités  formées  sur  le  plan 
de  sa  République  :  or  si  les  états  étaient  organisés  de  manière  à  ce 
que  la  justice  y  prévalût ,  qui  doute  que  la  paix  ne  fût  assurée? 
Celte  idée  n'est  pas  une  utopie.  Ce  n'est  point  se  bercer  d'illusions 
que  d'espérer  que  les  passions  ou  les  intéréls  particuliers  ne  domi- 
neront pas  toujours  sur  la  volonté  des  peuples.  L'humanité  s'avance 
vers  une  organisation  sociale  qui  donne  dans  le  sein  de  chaque 
état  la  prépondérance  aux  intérêts  généraux,  à  la  justice,  au  droit. 
Ce  sera  la  plus  forte  garantie  de  paix,  la  seule  que  l'on  puisse 
attendre  des  progrès  réguliers  du  genre  humain.  Si  l'on  va  au-delà, 
l'on  entre  dans  le  domaine  de  l'utopie.  Est-il  possible  d'organiser 
l'humanité  de  façon  que  le  droit  entre  nations  soit  assuré  comme 
l'est  le  droit  entre  individus  dans  le  sein  de  chaque  état?  Bien  des 
utopistes  l'ont  cru  et  ont  imaginé,  les  uns  une  monarchie  univer- 
selle, les  autres  une  confédération  générale.  Le  germe  de  celle 
dernière  idée  se  trouve  chez  Plalon.  Dans  le  tableau  qu'il  trace  de 
la  célèbre  Atlantide,  il  suppose  que  les  rois  sont  liés  entre  eux  par 
une  espèce  de  fédération,  qu'ils  se  réunissent  pour  juger  leurs  dilîé- 


(1)  Plat.,  Legg.,  I,  628.  —  C'est  parce  que  Thémistoclc  et  Périclès  s'occupèrent 
exclusivement  de  lagrandissemenl  d'Athènes,  qu'ils  encourent  le  blâme  sévère 
du  philosophe.  Il  va  jusqu'à  dire  dans  le  Gorgias  que  ces  grands  hommes  sont 
les  auteurs  des  maux  de  leur  patrie. 

(2)  Ptat.,  Legg.,  VJli,  829,  A. 


litiéhature.  407 

rends  et  qu'il  leur  est  défendu  de  se  faire  la  guerre  (').  Si  la  paix 
peut  être  garanlio,  c'est  évidemment  par  Tassociation  des  peuples 
plutôt  que  par  une  monarchie  universelle  (-). 

Platon  ne  se  fait  pas  illusion  sur  la  paix  qu'il  désire  :  c'était  à 
l'époque  où  il  écrivait  une  utopie  plus  irréalisable  encore  que  celle 
de  l'abbé  de  Saint-Pierre. Aussi  le  philosophe  veille-t-il  à  la  défense 
de  sa  République  par  rinslilulion  d'une  caste  de  guerriers,  et  il 
porte  sa  pensée  sur  les  droits  que  la  guerre  accorde  aux  combat- 
tants. L'humanité  n'est  pas  la   vertu  de  l'enfance  des  sociétés. 
Engagés  sans  cesse  dans  des  luttes  sanglantes,  où  leurs  biens,  leur 
liberté,  leur  vie  sont  en  jeu,  les  hommes  contractent  des  habitudes 
qui  les  rendent  insensibles  au  spectacle  des  atrocités  de  la  guerre. 
Les  historiens  anciens  racontent  les  actions  les  plus^'cruelles  avec 
une  indilTérence  qui  nous  révolte.  Platon,  doué  d'une  âme  de  poëte 
unie  à  une  puissante  intelligence,  lit  le  premier  entendre  la  voix 
de  l'humanité  au  milieu  de  la  barbarie  générale.  Les  Grecs  étant 
frères,  il  n'est  pas  juste  qu'ils  réduisent  en  servitude  des  villes  grec- 
ques ;  ils  doivent  au  contraire  reconnaître  comme  maxime  d'épar- 
gner la  nation  helléni(iue,  de  peur  qu'elle  ne  tombe  dans  l'esclavage 
des  Barbares.  La  République  de  Platon  n'aura  pas  d'esclaves  grecs 
et  conseillera  à  tous  les  Hellènes  de  suivre  cet  exemple.  Ses  guer- 
riers ne  dépouilleront  pas  les  morts  :«  N'est-ce  pas  une  bassesse, 
s'écrie  le  philosophe,  et  une  ignoble  cupidité,  de  dépouiller  un  mort? 
N'est-ce  pas  une  |)etitesse  d'esprit  qui  se  pardonnerait  à  peine  à 
une  femme,  de  regarder  comme  ennemi  le  cadavre  de  son  adver- 
saire, après  que  l'ennemi  s'est  envolé,  et  qu'il  ne  reste  plus  que 
rinstrumenl  dont  il  s'est  servi  pour  combattre?  Que  nos  guerriers 
s'abstiennent  donc  de  dépouiller  les  morts  et  qu'ils  ne  refusent  pas 
à  l'ennemi  la  permission  de  les  enlever.  »  Le  philosophe  législateur 
ajoute   :   «  Nous   ne   porterons  pas  dans  les  temples   des  dieux 
les  armes  des  vaincus,  surtout   des  Grecs,  pour  peu  (pie  nous 
soyons  jaloux  de  la  bienveillance  des  autres  Hellènes.  Nous  crain- 
drons plutôt  de  souiller  les  temples,  en  les  ornant  ainsi  des  dé- 

(I)  Crilias,  11'.»,  C;  I2U,C. 

{'!)  Voyez  rinlroduclioii  du  Toiiif  1  de  mes  L'/«c/c'4. 


4-08  LA   GRÈCE. 

pouillcs  de  nos  proches  »  (').  Les  guerriers  de  Platon,  reconnais- 
sant la  Grèce  pour  leur  patrie  commune,  se  comporteront  dans 
leurs  différends  avec  les  Grecs,  comme  devant  un  jour  se  récon- 
cilier avec  leurs  adversaires  :  «  Ils  les  réduiront  doucement  à  la 
raison,  sans  vouloir,  pour  les  châtier,  ni  les  rendre  esclaves,  ni  les 
ruiner.  Ils  les  corrigeront  en  amis  pour  les  rendre  sages,  et  non  en 
ennemis.  Puisqu'ils  sont  Grecs,  ils  ne  porteront  le  ravage  dans  aucun 
endroit  de  la  Grèce,  ne  brûleront  pas  les  maisons,  ne  traiteront 
pas  en  adversaires  tous  les  habitants  d'un  état,  hommes,  femmes 
et  enfants,  sans  exception,  mais  seulement  le  petit  nombre  de  ceux 
qui  ont  suscité  le  différend  ;  en  conséquence,  épargnant  les  terres 
et  les  maisons  des  habitants,  parce  que  le  plus  grand  nombre  se 
compose  d'amis,  ils  combattront  seulement  jusqu'à  ce  que  les  inno- 
cents qui  souffrent  aient  tiré  vengeance  des  coupables  » .  Telle  sera 
la  conduite  de  la  cité  de  Platon  envers  des  ennemis  grecs;  mais 
dans  les  guerres  avec  les  Barbares,  «la  République  cw  usera  comme 
les  Hellènes  font  aujourd'hui  entre  eux»(^). 

Si  nous  jugeons  cette  théorie  du  droit  de  guerre  avec  les  senli- 
mentsdu dix-neuvième  siècle,  nous  trouverons  ces  premiers  accents 
d'humanité  bien  timides;  nous  condamnerons  la  distinction  du 
philosophe  athénien  qui  recommande  la  charité  aux  Hellènes 
entre  eux,  et  sanctionne  de  son  autorité  la  dévastation,  l'esclavage 
et  le  meurtre,  quand  les  Barbares  en  sont  les  victimes.  IMais  si  nous 
considérons  que  le  principe  de  lunité  humaine  était  inconnu  à  la 
philosophie,  qu'un  politique  traité  d'utopiste  n'avait  pas  même  réa- 
lisé la  fraternité  entre  les  citoyens,  que  la  servitude  était  la  base  de 
l'organisation  sociale,  que  l'opposition  entre  Grecs  et  Barbares  était 
aussi  grande  que  celle  d'homme  libre  à  esclave,  alors  nous  com- 
prendrons que  Platon  ait  créé  pour  les  Hellènes  un  droit  des  gens 
humain,  sans  vouloir  l'appliquer  aux  Barbares.  Mais  là  même  où 
sa  doctrine  est  incomplète,  elle  est  le  point  de  départ  d'une  révolu- 
tion. Telle  est  sa  théorie  internationale;  elle  se  borne  à  conseil- 
ler la  paix  aux  Hellènes,   parce  qu'ils  sont  frères;  mais  bieii- 

(I)  /'/a/.,Rep.,  V,  409,  B-E. 
(2)  Ib.jrid,  C-E;47'l,  A,  B. 


LITTLIWTIRK.  AOd 


loi  l'idée  de  fraleruilé  grandira  et  une  religion  nouvelle  dira  aux 
peuples  :  vous  êles  lous  frères,  la  charilé  est  votre  loi  suprême.  Le 
dogme  chrétien  n'est  que  l'extension,  le  développement  de  l'idée  de 
Platon. 


K°  4.   Relations  lulernationales. 


Le  philosophe  athénien  est  également  enchaîné  par  les  préjugés 
de  l'antiquité,  quand  il  s'agit  des  relations  des  états  pendant  la 
paix.  Tous  les  peuples  anciens  vivaient  plus  ou  moins  isolés;  cet 
isolement,  suite  du  peu  de  développement  qu'avaient  pris  les  idées 
et  les  sentiments,  devint  une  espèce  d'idéal  pour  les  législateurs  et 
les  philosophes.  A  l'exemple  de  Lycurgue,  Platon  isole  sa  Repu- 
blir/ue  des  nations  étrangères;  il  en  donne  pour  motif  que  «  l'effet 
naturel  du  commerce  fréquent  entre  les  habitants  de  divers  étals 
est  d'introduire  une  grande  variété  dans  les  mœurs,  par  les  nou- 
veautés que  ces  rapj)orls  avec  les  étrangers  font  naitrc  nécessai- 
rement :  ce  qui  est  le  plus  grand  mal  que  puissent  éprouver  les 
étals  i)olieés  par  de  sages  lois  »(').  Celle  théorie  que  Moïse,  Lycur- 
gue et  Platon  ont  voulu  pratiquer,  tenait  à  l'ignorance  où  étaient  les 
anciens  du  principe  de  perfectibilité.  Quand  on  se  place  au  point 
de  vue  du  progrès,  l'on  doit  désirer  que  les  peuples  aient  entre  eux 
les  relations  les  plus  nombreuses,  afin  que  le  contact  des  mœurs  et 
des  idées  dissipe  leurs  préjugés  et  élève  leurs  sentiments.  IMais  dans 
les  républiques  de  Moïse,  de  Lycurgue  et  de  Plalon,  il  ne  pouvait 
être  question  de  progrès;  leurs  lois  étaient  l'expression  d'un  idéal 
de  société;  or  comment  lidéal  serait-il  changé,  perfectionné?  Le 
l)hilosophe  défend  toute  innovation  dans  la  constitution  qu'il  ima- 
gine (-),  parce  qu'il  la  croit  parfaite.  Dès  lors  il  devait  aussi  la  mettre 
à  l'abri  de  toute  altération,  en  empêchant  le  contact  avec  des  états 
mal  gouvernés  (^).  Pour  prévenir  la  corruption  des  lois  et  des 
mœurs,  Platon  veille  comme  Lycurgue  à  ce  que  tout  commerce  soit 


H)  Plat.,  Lcgg.,  XII,  949,  E;  930,  A. 
(2)  Plat.,  Rep.,lV,  42i,  13,  C. 
(•■{)  y»/a<. ,  Legg.,  XII ,  950,  A. 


410 


LA   GRECE. 


exclu  (le  sa  République.  C'est  surtout  le  négoce  maritime  qui  l'in- 
cjuièle,  parce  qu'il  «  amène  toutes  sortes  de  mœurs  bigarrées  et 
vicieuses  :  l'appât  du  gain  qu'il  présente  et  les  marchands  forains 
qu'il  attire  de  toutes  parts  donnent  aux  habitants  un  caractère  double 
et  frauduleux,  de  sorte  qu'ils  se  montrent  sans  charité  et  sans  foi 
et  entre  eux  et  à  l'égard  des  étrangers  »(^).  '\^oilà  pourquoi  Platon 
ne  veut  pas  que  sa  cité  soit  trop  près  de  la  mer.  Par  la  même  rai- 
son, il  ne  veut  pas  que  le  pays  soit  assez  fertile  pour  qu'il  y  ait  des 
produits  à  exporter  et  il  désire  que  la  bonté  du  sol  fournisse  à 
toutes  les  nécessités  de  la  vie  (-).  Les  citoyens  de  sa  République 
pouvant  se  passer  du  commerce  extérieur,  Platon  le  défend,  sauf 
pour  les  besoins  de  l'état  [^).  Le  philosophe  voudrait,  s'il  était  pos- 
sible, bannir  toute  spéculation  d'argent,  toute  industrie;  il  défend 
aux  citoyens  d'exercer  une  profession  mécanique,  sous  peine  d'in- 
famie; ils  ne  doivent  pas  même  s'occuper  d'agriculture,  la  culture 
de  la  terre  est  abandonnée  aux  esclaves  {*). 

L'antipathie  de  Platon  pour  le  commerce  tient  encore  à  d'autres 
idées.  11  avoue  que  les  fonctions  de  marchand  sont  par  elles-mêmes 
très-honorables  :  il  conçoit  un  idéal  de  commerce,  consistant  à 
distribuer,  d'une  manière  proportionnée  aux  besoins  de  chacun, 
les  biens  de  toute  espèce  qui  en  fait  sont  partagés  sans  mesure  et 
sans  égalité. Les  marchands  qui  rempliraient  cette  mission  seraient 
les  bienfaiteurs  des  hommes;  si  leur  profession  est  réputée  vile, 
c'est  que  pour  s'enrichir  ils  traitent  les  citoyens  comme  des  ennemis 
et  des  captifs,  en  exigeant  d'eux  une  rançon  exorbitante  et  in- 
juste {^].  Or  le  but  du  législateur  ne  doit  pas  être  la  richesse,  mais 
la  vei  tu ,  et  les  grandes  richesses  sont  incompatibles  avec  la  ver- 
tu :  «  L'or  et  la  vertu  sont  comme  deux  poids  mis  dans  une  balance, 


(1)  Plat.,  Legg.,  IV,  704,  D;  705,  A. 

(2)  Ib.,  704,  B,  C;  705,  B.  —  Dans  son  antipathie  pour  la  mer,  Platon  va  jus- 
qu'à dire  que  la  guerre  maritime  ne  développe  pas  le  véritable  courage  et  le 
véritable  mérite;  il  ajoute  que  ce  n'est  pas  à  la  bataille  de  Salamiiie,  mais  aux. 
victoires  de  Marathon  et  de  Platée  que  la  Grèce  doit  son  salut  (/&.,  707,  C). 

(3)  Ib.,  VIII,  842,  D;  847,  D,  E. 

(4)  /6.,  846,  D,  E;  847,  A;  VII,  806,  D. 

(5)  /6.,  XI,  318,  B;  319,  A. 


LITTKIIAÏLUE,  411 

dont  ruii  ne  peut  monter  sans  que  l'autre  ne  baisse »(')■  Rien  n'est 
donc  plus  opposé  à  la  noblesse  des  senllments  que  les  métiers 
mécaniques  et  serviles,  moyens  bas  et  sordides  de  faire  fortune. 
Le  philosophe  proscrit  l'argent  de  sa  Répuhlir/uc  {-). 

Pour  empêcher  les  communications  avec  les  autres  peuples,  Ly- 
curgue  défendit  les  voyages  aux  Spartiates  et  interdit  aux  étrangers 
l'accès  de  Lacédémone.  Platon  n'ose  pas  aller  aussi  loin.  Athènes  se 
faisait  gloire  de  son  génie  libéral  et  hospitalier;  le  philosophe  athé- 
nien éprouve  quelque  répugnance  à  déserter  en  ce  point  les  traditions 
de  sa  patrie  :«  Refuser  aux  étrangers  l'entrée  dans  notre  cité,  et  à 
nos  citoyens  la  permission  de  voyager  chez  les  autres  peuples,  c'est 
une  chose  qui  ne  peut  se  faire  absolument,  et  qui  de  plus  paraîtrait 
inhumaine  et  barbare  :  l'on  nous  reprocherait  l'usage  odieux  de 
chasser  de  chez  nous  les  étrangers  et  d'avoir  des  mœurs  rudes 
et  sauvages.  Or,  il  ne  faut  pas  tenir  j)Our  une  chose  indiflerente  de 
passer  ou  de  ne  passer  pas  pour  gens  de  bien  auprès  des  autres 
nations  »(^).  Platon  autorise  les  voyages,  mais  sous  les  conditions 
déterminées  par  la  loi  :«  Qu'il  ne  soit  permis  à  aucun  citoyen,  avant 
rage  de  quarante  ans,  d'aller  hors  des  limites  du  pays.  De  plus,  que 
personne  ne  voyage  en  son  nom,  mais  au  nom  de  l'état  et  en  qua- 
lité de  héraut,  d'ambassadeur  ou  d'observateur.  On  députera  des 
citoyens  pour  assister  aux  sacrifices  et  aux  jeux  publics,  les  mieux 
faits  et  les  plus  vertueux.  De  retour  chez  eux,  ils  apprendront  à 
notre  jeunesse,  que  les  lois  des  autres  nations  sont  bien  inférieures 
à  celles  de  notre  cilé»(*).  Platon  permet  encore  les  voyages  pour 
étudier  les  lois  étrangères  et  converser  avec  les  grands  hommes. 
Ici  éclate  un  sentiment  vrai  de  la  nécessité  pour  les  peuples  de 
vivre  en  communion  ;  le  philosophe  oublie  sa  théorie  de  l'isolc- 


(1)  Plnl.,  Rcp.,  VIII,  5o0,  E.  —Comparez  V Evangile  de  saint  Matthieu,  XIX, 
24  :  «  Je  vous  le  dis  en  vérité  :  un  cAbïe  passera  plus  dinicilement  par  le  chas 
d'une  aiguille,  qu'un  riche  n'entrera  dans  le  royaume  des  cieux.  »  —  Celsc  dit 
(jue  les  chrétiens  empruntèrent  celte  maxime  à  Platon  (Oriyen.,  c.  Cols., VI.  IG). 

(2)  Plat.,  Lefîg.,  V,  7U,  E.  742,  A. 

(3)  lb.,Xn,  Î)o0,  A,  B. 

(4)  76.,  930,  E,  9ol,  A. 


412 


LA    GRECE. 


ment  :«  Jamais,  dil-il,  notre  république  ne  pourra  parvenir  à  la 
perfection  dans  la  politesse  et  la  vertu  si,  faute  d'entretenir  un 
cerlaincommerce  avec  les  étrangers,  elle  n'a  aucune  connaissance  de 
ce  qu'il  y  a  de  bon  parmi  eux.  Il  se  trouve  toujours  dans  la  foule 
des  personnages  divins,  en  petit  nombre  à  la  vérité,  dont  le  com- 
merce est  d'un  prix  inestimable.  Les  citoyens  doivent  aller  à  la 
recherche  de  ces  hommes,  par  terre  et  par  mer,  en  partie  pour 
affermir  ce  qu'il  y  a  de  sage  dans  les  lois  de  leur  pays,  en  partie 
pour  rectifier  ce  qui  s'y  trouverait  de  défectueux  »(').  Au  retour 
de  ses  voyages,  l'observateur  des  mœurs  des  autres  peuples  fera 
part  à  un  conseil  de  ce  qu'il  aura  appris  touchant  les  lois,  l'éduca- 
tion et  la  culture  de  la  jeunesse  :  «  S'il  ne  revient  ni  pire  ni  meilleur, 
on  lui  saura  du  moins  gré  de  son  zèle.  S'il  revient  beaucoup  meil- 
leur,onlui  donnera  de  plus  grands  éloges.  Si  l'on  jugeait  au  contraire 
qu'il  se  fût  corrompu  dans  ses  voyages,  il  lui  sera  défendu  d'avoir 
commerce  avec  personne.  S'il  est  convaincu  de  vouloir  introduire 
des  changements  dans  l'éducation  et  les  lois,  il  sera  condamné  à 
mort  »  (^). 

Il  y  a  d'étranges  contradictions  dans  la  théorie  des  relations  in- 
ternationales de  Platon.  A  première  vue,  il  est  tout  aussi  exclusif 
que  Moïse;  on  dirait  que  Dieu  lui  a  révélé  ses  lois  en  voyant  le  soin 
qu'il  prend  d'isoler  sa  cité  modèle  des  autres  peuples.  Cependant  il 
n'ose  point  admettre  les  conséquences  de  son  principe  ;  il  recule 
devant  la  prohibition  des  voyages  et  devant  la  xénélasie.  Il  cherche 
à  concilier  ce  qui  est  inconciliable.  Les  citoyens  voyageront,  mais 
ce  sera  au  nom  de  l'Élat.  Nous  ne  relèverons  pas  cette  nouvelle 
entrave  apportée  à  la  liberté  de  l'individu  qui  l'attache  au  sol, 
comme  le  serf  du  moyen-âge  était  attaché  à  la  glèbe  :  cela  tient  au 
vice  général  de  la  théorie  platonicienne.  Mais  nous  demanderons 
pourquoi  le  philosophe  permet  les  voyages?  Si  c'était  uniquement 
pour  se  convaincre  de  la  perfection  de  sa  cité,  en  voyant  l'imper- 
fection des  cités  étrangères,  nous  comprendrions  à  la  rigueur;  mais 
Platon  suppose  aussi  que  les  remarques  de  ses  voyageurs  pourront 

(1)  P/aL,Legg.,XII,931,  A-C. 

(2)  II,.,  'Jo2,  A-C. 


LITTÉRATURE.  413 

servir  à  corriger  les  défauts  de  sa  Répuhlk/ue.  Sa  République  n'est 
donc  pas  parfaite!  Alors  pourquoi  la  séquestrer?  Il  y  a  donc  lieu 
à  perfectionner  ses  lois!  Alors  pourquoi  la  peine  de  mort  contre 
ceux  qui  y  voudraient  apporter  des  cliangeinents  ?  Si  Platon  tombe 
d'une  contradiction  dans  l'autre,  c'est  qu'il  part  d'un  faux  principe. 

La  xénélasie  répugnait  encore  plus  au  philosophe  athénien  que 
la  prohibition  de  voyager.  Mais  s'il  impose  des  restrictions  aux 
citoyens,  à  plus  forte  raison  ne  peut-il  pas  laisser  liberté  en- 
tière aux  étrangers.  Nous  nous  plaignons  aujourd'hui  des  gênes 
que  les  mesures  de  police  mettent  aux  communications  des  peu- 
ples; que  l'on  compare  notre  législation  des  passe-ports  avec  les 
précautions  infinies  que  prend  Platon  dans  sa  cité  idéale,  ce  sera 
comme  la  liberté  en  regard  de  la  servitude.  Il  divise  les  étrangers 
en  quatre  classes.  Les  premiers  sont  ceux  qui  voyagent  pour  faire 
le  commerce  et  s'enrichir.  Des  magistrats  établis  à  cet  elîet  les 
recevront  dans  les  marchés  ,  dans  les  ports  et  les  édifices  publics 
situés  hors  des  murs.  Ils  prendront  garde  que  ces  étrangers  n'en- 
treprennent rien  contre  les  lois;  ils  n'auront  de  relations  avec  eux 
que  pour  les  choses  nécessaires,  et  le  plus  rarement  qu'il  se  pourra. 
Les  seconds  sont  ceux  que  la  curiosité  attire.  Il  y  a  pour  eux  des 
hôtels  situés  auprès  des  temples,  où  ils  trouveront  une  hospitalité 
généreuse.  Ceux  qui  sont  chargés  de  l'entretien  des  temples  auront 
soin  qu'il  ne  leur  manque  rien  et,  qu'après  avoir  séjourné  pen- 
dant un  espace  de  temps  raisonnable  pour  voir  et  entendi-e  les 
choses  qui  les  ont  attirés  chez  nous,  ils  se  retirent  sans  avoir  lecu 
aucun  dommage.  Les  étrangers  de  la  troisième  espèce  seront  reçus 
et  traités  aux  frais  de  l'état  :  ce  sont  ceux  (|ui  viennent  pour  des 
alfaires  puhliciues.  Les  étrangers  de  la  quatrième  espèce,  si  Jamais 
il  en  arrive,  sont  ceux  qui  viendraient  étudier  nos  mœurs.  Ils 
seront  reçus,  s'ils  se  proposent  de  voir  dans  notie  cité  (luelque  chose 
de  plus  beau  en  fait  de  lois  (juc  ce  ([u'ils  ont  vu  ailleurs,  ou  de  nous 
montrer  quelque  chose  de  semblable  qu'ils  auraient  remarqué  en 
d'autres  états.  Ils  s(!ront  traités  avec  les  plus  grands  honneurs  »  ('). 

Les  préceptes  que  Platon  donne  sur  riiospilalilé  sont  confoi'mcs 

(1)  lu  a  t.,  I/'Uf.'.,  XII,  0:32,  !•:  ;  Oo.j,  A -IX 


4-1/1.  LA    GRÈCE. 

aux  senlimenls  généraux  des  anciens  :  »  Rien  n'est  plus  sacré,  dil- 
il,  que  les  devoirs  de  l'iiospitalité;  les  hôles  sont  sous  la  protection 
d'un  dieu,  qui  vengera  plus  sévèrement  les  fautes  commises  à  leur 
égard,  que  les  fautes  envers  un  citoyen,  parce  que  l'étranger  se 
trouve  privé  de  ses  parents  et  de  ses  amis  »(').  Platon  met  les  étran- 
gers sur  la  même  ligne  que  les  vieillards  pour  le  respect  qui  leur 
est  dû.  II  donne  en  leur  faveur  des  lois  qui  rappellent  celles  de 
Moïse  et  les  coutumes  germaniques  :  «  L'étranger  faisant  voyage 
qui  aura  envie  de  se  rafraîchir  pourra  cueillir,  lui  et  un  domestique 
de  sa  suite,  autant  de  figues  et  de  raisins  qu'il  voudra,  sans  les 
payer.  Il  aura  le  même  droit  sur  les  poires,  les  pommes,  les  gre- 
nades et  autres  fruits  semblables  »(*). 

xMalgré  ces  règlements  qui  semblent  favorables  aux  étrangers, 
Platon  les  voit  avec  défiance.  Il  ne  paraît  pas  admettre  la  naturali- 
sation des  étrangers;  il  leur  permet  seulement  d'habiter  sa  Répu- 
blique pendant  vingt  ans  ;  s'ils  rendent  quelque  service  considérable 
à  la  cité,  ils  peuvent  recevoir  la  permission  d'y  demeurer  tout  le 
reste  de  leur  vie  f).  Ceux  qui  par  leurs  richesses  offriraient  un 
exemple  dangereux,  sont  obligés,  sous  peine  de  mort,  de  sortir  de 
l'étal  (*).  Dans  beaucoup  de  dispositions,  le  philosophe  législateur 
place  les  étrangers  sur  la  même  ligne  que  les  esclavesC^). 


%°  5.  Théorie  de  lu  charité  et  de  1»  justice. 

Jusqu'ici  nous  n'avons  trouvé  aucune  trace  dans  Platon  du  cos- 
mopolitisme professé  par  son  maître.  Cependant  il  pose  le  principe 
qui  sert  de  base  à  la  doctrine  stoïcienne  :  «  L'homme,  dit-il,  entre 
pour  quelque  chose  dans  l'ordre  général,  et  il  s'y  rapporte  sans 
cesse;  rien  ne  se  fait  pour  lui,  il  est  fait  lui-même  pour  l'uni- 


(!)  Plat.,  Legg.,  V,  729,  E  ;  730,  A. 

(2)  Ib.,  VIII,  84b,  A,C. 

(3)  /6.,850.  B,  C. 

(4)  /&.,XI,  915,  B. 

(o)  .Ib.,Yï,  ICA;  B;  VII,  794,  B.  8IG,  E  ;  IX,  833,  D,  8o4,  D. 


LITTERATLTxE. 


415 


vers»(').  Mais  Platon  ne  déduit  pas  les  conséquences  politiques 
qui  dérivent  de  ce  système  moral.  Le  cosmopolitisme  se  produit 
dans  sa  philosophie  sous  une  autre  forme.  Quel  est  le  lien  qui  unit 
les  hommes  et  qui  les  rattache  à  leur  auteur?  Telle  est  la  formule  la 
plus  générale  du  prohlème.  Ainsi  posée,  la  question  est  fondamen- 
tale, car  elle  touche  à  la  conception  de  Dieu.  Les  anciens  ne 
voyaient  dans  la  Divinité  que  la  puissance;  pour  les  philosophes, 
la  cause  première  était  surtout  un  principe  intelligent;  Moïse  seul 
conçut  Dieu  comme  amour. C'est  ici  qu'il  est  vrai  de  dire  que  Platon 
est  le  Moïse  de  la  Grèce  (-).  Le  Dieu  de  Platon  n'est  pas  seulement 
une  Intelligence,  il  est  aussi  Amour.  Son  plus  haut  caractère,  c'est 
d'être  bon.  S'il  forme  l'univers,  ce  n'est  pas  par  un  caprice  de  sa 
toute-puissance,  ou  par  une  nécessité  de  sa  nature,  c'est  par  une 
en'usion  de  sa  honte.  Quand  il  voit  le  monde  s'agiter  sous  sa  main, 
il  frémit  de  joie(^).  C'est  cette  sublime  théologie  qui  a  fait  dire  à 
saint  Augustin  :«  J'ai  eu  deux  maîtres,  Platon  et  Jésus-Christ.  Pla- 
ton m'a  fait  connaître  le  vrai  Dieu  :  Jésus-Christ  m'a  montré  la  voie 
qui  y  mène  »(*). 

Du  dogme  que  Dieu  est  Amour,  découle  toute  une  théorie  des  re- 
lations humaines.  Platon  l'a  entrevue,sansladévelopper,  mais  ilen  a 
jeté  les  bases.  L'amour  est  aux  yeux  du  philosophe  le  lien  univer- 
sel de  la  création,  lien  des  hommes  entre  eux  et  des  hommes  avec  la 
divinité  :  «  C'est  l'amour  qui  donne  la  paix  aux  hommes,  qui  les 
rapproche  et  les  empêche  d'être  étrangers  les  uns  aux  autres;  prin- 
cipe de  toute  société,  de  toute  réunion  amicale,  il  préside  aux  fêtes, 
aux  chœurs,  aux  sacrifices.  Il  enseigne  la  douceur  et  bannit  la 
rudesse.  Il  est  prodigue  de  bienveillance  et  avare  de  haine.  Etilin  il 
est  la  gloire  des  dieux  et  des  hommes,  le  maitre  le  plus  beau  et  le 
meilleur  ))(^).  Les  stoïciens  empruntèrent  ces  sentiments  au  disciple 

(1)  P/a<.,  Legg.,  X,  903,  C. 

(2)  Numenius,  philosophe  pythagoricien, disait  de  Platon:  ri  y/.o  ètti.  \\'i//-wj, 
ô  Mmtcç  ùrzi/.iZwj;  {Clem.  Alex.,  Strom.,  I,  22,  p.  411,  éd.  l'oltor). 

(3)  Plat.,  Tim.,  29,  E;30,  A,  B,37,  C. 

(4)  Nous  empruntons  cette  appréciation  de  la  tiiéologie  de  Platon  à  Snissrl 
(lievue  des  deux  Mondes,  1847,  article  sur  Gionlano  liruno). 

(o)  Plal.,  Sympos.,197,  A-E. —  Gorgias,  508,  A  :  y/Tr  'J'u'i  Toyot,  vm'i  u'jo'jmvj. 


416  LA  GRÈCE. 

(le  Socrale;  mais  leur  esprit  avait  trop  de  raideur,  pour  donner  au 
principe  de  l'amour,  lien  du  monde,  la  place  qui  lui  est  due  dans 
la  philosophie.  Ce  n'est  qu'à  la  fin  de  l'antiquité  que  Cicéron,  Sé- 
nèque  et  Marc-Aurèle  firent  entendre  des  paroles  dignes  de  Platon. 
Ces  sentiments  reçurent  un  immense  développement  dans  le  chris- 
tianisme sons  le  nom  de  charité.  Mais  la  charité  est-elle  la  loi 
unique  des  relations  humaines?  Le  christianisme  n'en  connaît 
point  d'autre  :  de  là  les  maximes  sur  la  perfection  évangélique  qui 
ahoutissent  à  l'ahdicalion  de  tout  droit  individuel.  Ainsi  entendue, 
la  doctrine  de  Platon  et  celle  de  l'Évangile  sont  fausses;  car  en 
dépouillant  l'homme  de  son  individualité,  elles  conduisent  à  la  des- 
truction du  genre  humain.  La  charité  n'est  que  l'un  des  éléments 
des  rapports  sociaux;  elle  représente  le  principe  du  devoir,  mais 
la  notion  du  droit  est  tout  aussi  essentielle  ;  ce  n'est  que  sur  l'har- 
monie du  droit  et  du  devoir  que  l'on  peut  élever  une  théorie  des 
relations  politiques  et  internationales. 

La  critique  que  nous  faisons  du  dogme  de  la  charité  s'adresse  à 
l'Évangile  plutôt  qu'au  philosophe  grec.  Platon  n'a  pas  négligé  le 
droit;  il  a  formulé  une  théorie  de  la  justice  qui  lui  a  valu  le  sur- 
nom de  divin.  Chez  les  Grecs  le  principe  de  la  justice  n'était  pas 
même  admis  dans  l'intérieur  des  cités,  bien  moins  encore  dans  les 
relations  des  peuples.  Platon,  le  premier,  a  établi  l'idée  du  droit 
sur  une  base  philosophique.  Les  notions  les  plus  fausses,  les  plus 
dangereuses  régnaient  de  son  temps  sur  le  juste  cl  l'injuste.  Les 
uns  disaient  que  la  justice  consiste  à  faire  du  bien  à  ses  amis  et  du 
mal  à  ses  ennemis(').Socrate  tourne  cette  définition  en  ridicule:»  Il 
paraît,  dit-il  à  son  interlocuteur,  que  tu  as  puisé  ta  philosophie 
dans  Homère  qui  vante  beaucoup  l'aïeul  d'Ulysse,  parce  qu'il  sur- 
passa tous  les  hommes  dans  l'art  de  voler  et  de  tromper  »(-).  A  ce 
compte,  en  effet,  la  justice  n'est  autre  chose  que  l'art  de  dérober 
pour  le  bien  de  ses  amis  et  pour  le  mal  de  ses  enenmis  ;  en  d'autres 


■/.ai  7v;v  xat  Gïoù;  xa'i  àvGpw;rrju;  zrrJ  y.OJ.vwviav  çuvi^^îtv  xat  ^i)iav  zat  zoTfAi&TVîT'/. 
/al  o-w'jjpoo-ûvflv  zat  (Jizaiôr/jira,  zal.  to  ô/ov  toOto  âtv.  raÛTa  /.o'xp.ov  zaAo-JTiv. 

(1)  P/aL,  Rep.,  I,  332,  D. 

(2)  Ib..,  33i-,  A,  B. 


LITTÉRATURE.  417 

termes,  elle  serait  synonyme  de  friponnerie.  Mais  est-ce  le  propre 
(le  riiommejustcde  faire  le  mal?  Platon  prouve  que  les  hommes 
injustes  à  qui  l'on  fait  du  mal  en  deviennent  plus  injustes;  par  con- 
séquent il  n'est  pas  de  l'homme  juste  de  nuire  à  qui  que  ce  soit  : 
«  Si  donc  quelqu'un  dit  que  la  justice  consiste  à  rendre  à  chacun 
ce  qui  lui  est  dû ,  et  s'il  entend  par  là  que  l'homme  juste  ne  doit  à 
SCS  ennemis  que  du  mal,  comme  il  doit  du  hicn  à  ses  amis,  ce  lan- 
gage n'est  pas  celui  d'un  sage»  (').J)'autres  confondaient  la  justice 
avec  le  droit  du  plus  fort  ou  avec  l'utile.  La  théorie  des  sophistes  ex- 
cite l'indignation  de  Platon  :  Socrate  déclare  «  qu'il  ne  souffrira  pas 
qu'on  attaque  la  justice  devant  lui,  sans  la  défendre,  tant  qu'il  lui 
restera  un  souffle  de  vie  et  assez  de  force  pour  parler,  qu'il  ne 
pourrait  le  faire  sans  éire  impie'>(^).  A  l'avilissant  système  de  l'utile, 
le  philosophe  oppose  la  doctrinede  l'identité  du  beau  et  du  bon, qu'il 
a  développée  dans  plusieurs  dialoguesO.  Il  dit  que  les  gouvernements 
fondés  sur  la  force  sont  indignes  de  ce  nom,  que  ce  qu'on  y  appelle 
justice  n'est  qu'un  mot.  Le  droit  est  un  élément  tellement  essentiel 
des  sociétés  que  même  «  les  états  conquérants,  tout  comme  une 
troupe  de  brigands,  ne  pourraient  exécuter  leurs  desseins  injustes, 
s'ils  n'observaient  pas  la  justice  dans  leur  intérieur;  car  la  justice 
est  le  lien  qui  unit  les  hommes,  tandis  que  l'injustice  est  une  cause 
l)crmancntc  de  division  et  de  dissolution  »(^). 

La  théorie  de  la  justice  est  fondamentale  dans  la  philosophie  de 
Platon;  il  déclare  que,  s'il  était  législateur,  il  n'aurait  point  de  châ- 
timents assez  grands  pour  punir  quicon(iue  oserait  dire  que  l'utile 
est  une  chose  et  le  juste  une  autre  (').  C'est  parce  que  les  poêles 
semblent  donner  une  fausse  idée  de  la  justice  que  le  philoso|)he  les 
exclut  de  sa  Répuhliqiic.  Il  blâme  Homère  pour  avoir  dit  que  ce 
fut  à  l'instigation  de  Jupiter  et  de  Minerve  que  les  Troyens  violèrent 
et  rompirent  la  trêve.  11  ne  veut  pas  croire  qu'Achille  ait  traîné  le 


(1)  Plat.,  Rcp..  I,  335,  B-E. 

(2)  Ib..  M.  3G8,  C. 

(3)  La  République,  Le  premier  Alcibiade. 

(4)  Plat.,  Rep.,  I,  3ol,  C,  D;  332,  C. 
(o)  P/a(.,Legg.,II,  662,  B,  C. 

27 


^18  LA   GRÈCE. 

cadavre  d'Hector  autour  du  bûcher  de  Patrocle,  ni  qu'il  y  ait  im- 
molé des  captifs  :  «  Quel  homme  ne  justifiera  pas  à  ses  yeux  sa 
méchanceté,  lorsqu'il  sera  persuadé  qu'il  fait  ce  que  faisaient  les 
enfants  des  dieux  »(')?  On  voit  par  ces  exemples  que  Platon  enten- 
dait appliquer  ses  principes  aux  relations  internationales,  mais  il 
n'a  pas  insisté  sur  ce  sujet,  parce  que  les  temps  n'étaient  pas  venus. 
Jésus-Christ  ne  songea  pas  davantage  à  réaliser  son  idéal  de  justice 
ici-bas;  il  abandonna  la  terre  à  César,  et  remit  à  un  autre  monde 
l'accomplissement  de  ses  promesses.  Même  après  quinze  siècles  de 
christianisme,  un  célèbre  écrivain  donna  pour  base  à  sa  politique 
le  principe  de  l'intérêt.  Le  machiavélisme  régna  longtemps  dans 
les  relations  des  états  chrétiens;  aujourd'hui  cette  funeste  doctrine, 
si  elle  est  encore  suivie  dans  la  pratique,  est  du  moins  condamnée 
en  théorie.  Une  grande  part  dans  cet  immense  progrès  appartient 
à  Platon. 

La  théorie  de  la  justice  est  la  gloire  de  Platon.  Son  idéal  de 
l'unité  et  de  l'égalité  est  faux,  parce  qu'il  ne  tient  aucun  compte  de 
la  liberté  et  de  l'individualité;  il  pousse  l'oubli  de  cet  élément  essen- 
tiel de  la  nature  jusqu'à  vouloir  réglementer  ce  qu'il  y  a  de  plus  in- 
time dans  les  relations  humaines,  le  mariage,  et  ce  qu'il  y  a  de  plus 
indépendant,  le  commerce.  Il  est  vrai  que  ce  reproche  tombe  sur 
l'antiquité  tout  entière;  Platon,  en  exagérant  les  vices  de  la  poli- 
tique grecque,  les  a  mis  au  grand  jour.  Sa  République  peut  servir 
de  leçon  aux  utopistes  qui  dans  leurs  rêves  méconnaissent  les  lois 
que  Dieu  a  données  à  l'humanité  :  là  où  le  plus  beau  génie  de  la 
Grèce  a  échoué,  les  socialistes  et  les  communistes  ne  peuvent  espé- 
rer de  réussir.  Mais  tout  en  répudiant  les  erreurs  du  grand  philo- 
sophe, nous  devons  notre  admiration  aux  sentiments  qui  l'ont 
inspiré.  A  ce  point  de  vue,  il  est  le  précurseur  du  Christ.  Chose 
singulière!  la  doctrine  du  philosophe  et  celle  du  révélateur  concor- 
dent jusque  dans  leurs  défauts.  Le  christianisme  exagère  aussi  le 
principe  de  l'unité,  au  point  de  détruire  toute  individualité.  Heu- 
reusement que  Dieu  envoya  la  race  germanique  dont  l'indomp- 
table personnalité  tint  l'unité  chrétienne  en  échec  et  la  força  à 

(\)  Plat.,  Rcp.,  II,  370,  E;  III,  391,  B,  E. 


LITTÉRATURE.  4-i9 

respecter  les  droits  de  l'individu,  La  fraternité  des  chrétiens  est 
supérieure  à  celle  du  philosophe,  en  ce  sens  que,  fondée  sur  Tunilé 
des  créatures  en  Dieu,  elle  s'étend  à  tous  les  hommes;  mais  en  fait 
la  dilTérence  n'est  pas  aussi  grande  qu'on  le  suppose  :  Vinfidèle  est 
aux  yeux  de  l'Église  ce  que  le  barbare  est  aux  yeux  de  Platon.  Il  y 
a  un  principe  dans  la  philosophie  platonicienne  qui  lui  assure  même 
une  inconteslahle  supériorité  sur  le  christianisme  :  l'idée  du  droit 
est  étrangère  à  rKvangile,  tandis  que  la  justice  occupe  une  place 
considérable  dans  la  République.  La  doctrine  de  Platon  peut  encore 
servir  d'enseignement  aux  peuples  modernes  :  il  flétrit  la  force  dont 
les  sophistes  voulaient  faire  la  base  de  la  société  :  il  flétrit  l'utile 
dont  les  sophistes  voulaient  faire  la  base  de  la  politique.  Nous  re- 
commandons la  doctrine  du  philosophe  athénien  aux  sophistes  du 
dix-neuvième  siècle. 

§  VIL   Aristote. 

yi"  t.  L'arintocriHie.  I.c  règne  de  Ih  fnree. 

La  force  est  le  principe  du  monde  ancien  ;  elle  règne  dans  la 
famille,  dans  la  cité,  dans  les  rapports  des  peuples.  Quel  fut  le  rôle 
de  la  philosophie  dans  cet  état  de  la  société?  Il  se  trouva  des  hom- 
mes qui  élevèrent  le  fait  universel  à  la  hauteur  d'une  théorie  et  qui 
proclamèrent  hardiment  le  droit  du  plus  fort  comme  loi  de  l'huma- 
nité. La  conscience  humaine  protesta  contre  la  dégradante  doctrine 
des  sophistes  par  la  bouche  de  Platon.  Mais  Tidéalisme  platonicien 
s'adressait  à  l'avenir  plutôt  qu'au  présent;  c'était  comme  l'avant- 
courcur  de  la  religion  qui  sortit  des  ruines  de  Tanticiuité.  Platon 
eut  pour  disciple  un  philosophe  (|ui  par  les  tcndaticesde  son  esprit 
harmonisait  mieux  avec  la  société  ancienne  que  son  maitre.  Aristote 
est  un  des  grands  génies  de  la  Grèce,  mais  il  manque  d'idéal.  Ce 
sont  les  phénomènes  extérieurs  qui  surtout  le  préoccupent;  la  Ré- 
publique (le  Platon  lui  inspire  presque  du  dédain  :  «  Il  ne  suflit 
pas,  dit-il,  d  imaginer  un  gouvernement  parfait;  il  faut  un  gouver- 
nement qui  puisse  être  pratiqué,  en  partant  de  l'état  actuel  dos 


420  LA    GRÈCE. 

choses  »(').  Au  lieu  de  concentrer  sa  pensée  en  lui-même  pour  dé- 
couvrir les  principes  d'une  organisation  sociale  plus  parfaite  que 
celle  qui  régissait  les  cités  grecques  ,  Aristote  se  mit  à  étudier  les 
constitutions  de  tous  les  peuples,  même  celles  des  Barbares ("-]. 
C'est  aussi  dans  cet  esprit  de  curieuse  investigation  qu'il  écrivit 
l'ouvrage  sur  la  Politique  qui  nous  est  resté.  11  y  expose  les  raisons 
des  institutions,  alors  même  qu'il  les  réprouve  :  il  condamne  la 
tyrannie  et  cependant  il  s'occupe  des  meilleurs  moyens  de  la  main- 
tenir f).  Le  fait  qui  dominait  dans  la  société  ancienne,  l'inégalité, 
frappa  le  profond  penseur;  il  ne  s'abaissa  pas, comme  les  sophistes, 
jusqu'à  légitimer  la  force  physique,  mais  il  chercha  le  fondement 
de  l'empire  que  l'homme  exerçait  sur  la  femme,  le  maître  sur  l'es- 
clave, le  Grec  sur  le  Barbare,  et  il  le  trouva  dans  la  supériorité 
de  l'intelligence. Nous  allons  voir  que,  dans  celte  doctrine,  c'est  tou- 
jours la  force  qui  reste  la  base  de  la  société;  seulement  elle  .change 
de  caractère  :  de  brutale,  elle  devient  intellectuelle. 

Tout  être  est  composé  d'une  âme  et  d'un  corps,  faits  l'une  pour 
commander,  l'autre  pour  obéir.  L'obéissance  de  la  partie  matérielle 
à  la  partie  intelligente  est  dans  la  nature  des  choses;  elle  est  utile 
au  corps  lui-même  :  l'égalité  de  pouvoir  entre  ces  divers  éléments 
leur  serait  funeste  à  tous.  Cette  loi  est  une  loi  universelle;  dans 
toutes  les  relations,  l'intelligence  a  droit  au  commandement  et  le 
corps  a  le  devoir  d'obéir. Tel  est  le  principe  de  la  puissance  que 
l'homme  exerce  sur  les  brutes;  cet  empire  est  avantageux  aux  ani- 
maux, car  ceux  qui  y  sont  soumis  ont  une  condition  plus  favorable 
que  les  bêtes  sauvages  (*).  Parmi  les  êtres  intelligents  il  y  en  a  éga- 
lement qui,  tenant  du  corps  plus  que  de  l'âme,  doivent  obéir  à  ceux 
qui  sont  supérieurs  en  raison. 

Aristote  commence  par  appliquer  cette  loi  à  une  moitié  du  genre 


(1)  Arist.,Vom.,  IV,  1,3.  4. 

(2)  D'après  Diogéne  Laërce  (V,  27),  Aristote  recueillit  les  constitutions  do 
158  états,  démocratiques,  oligarctiiqucs,  aristocratiques  et  monarchiques;  il 
écrivit  de  plus  un  ouvrage  sur  les  usages  des  peuples  barbares. 

(3)  Arist.,  Polit.,  V,  9. 
(h)  76.,  1,2,  11.  12. 


LITTÉRATURE.  421 

humain.  L'homme  est  supérieur  à  la  femme;  le  premier  est  né  pour 
dominer,  celle-ci  pour  obéir  (').  Le  sentiment  de  l'inégalité  était  si 
profond  chez  les  anciens  et  le  philosophe  leur  organe,  que  les  diffé- 
rences secondaires  des  sexes  leur  paraissaient  découler  d'une  diver- 
sité de  nature.  Tous  les  êtres  féminins  sont,  aux  yeux  d'Aristote, 
imparfaits,  mulilés,  presque  monstrueux.  L'homme  est  donc  appa- 
lé  à  commander  à  la  femme  par  la  même  raison  que  l'être  le  plus 
accompli  commande  à  l'être  incomplet  (^). 

Tel  est  aussi  le  principe  qui  guide  Aristote  dans  sa  célèbre  théo- 
rie de  l'esclavage.  Il  y  a  des  hommes  esclaves  par  leur  nature;  ce 
sont  tous  ceux  qui  sont  inférieurs  à  leurs  semblables  autant  que  le 
corps  l'est  à  l'àme,  la  brute  à  l'homme.  La  matière  domine  chez  eux; 
ils  ne  possèdent  pas  la  raison  en  eux-mêmes,  ils  la  comprennent 
seulement  quand  un  autre  la  leur  montre;  leur  organisation  les 
place  sur  la  même  ligne  que  les  animaux  domestiques  ;  les  uns  et 
les  autres  nous  aident,  par  le  secours  de  leurs  forces  corporelles, 
à  satisfaire  les  besoins  de  l'existence.  Aristote  rend  le  Créateur 
complice  de  sa  fausse  doctrine.  La  nature,  dit-il ,  fait  les  corps  des 
hommes  libres  différents  de  ceux  des  esclaves;  elle  donne  à  ceux-ci 
la  vigueur  nécessaire  pour  les  travaux  manuels,  elle  rend  au  con- 
traire ceux-là  incapables  de  courber  leur  droite  stature  à  ces  rudes 
labeurs,  et  les  destine  seulement  aux  fonctions  de  la  vie  civile. 
Donc  les  uns  sont  naturellement  libres  et  les  autres  naturellement 
esclaves  (^).  Cependant  en  remontant  aux  sources  qui  alimcnlaieut 
la  servitude,  le  philosophe  est  troublé  dans  la  rigueur  de  ses  déduc- 
tions. C'est  la  guerre  qui  réduisait  les  vaincus  en  servitude  :  com- 
ment concilier  ce  fait  universel  avec  la  théorie  de  la  supériorité 
naturelle  du  maitre?  Le  citoyen  que  le  hasard  des  combats  rend 
esclave,  perd-il  pour  cela  l'àme  d'un  homme  libre?  ou  n'est-ce 
pas  plutôt  la  force  brutale  qui  engendre  sa  dépendance?  S'il  en  est 


(1)  Arist.,  Polit..  I,  2, 12.—  Dans  sa  Poùtitiue  (c.  15),  Aristote  dit  que  la  bonlci 
peut  se  trouver  chez  la  femme  et  chez  l'esclave,  mais  qu'en  général  l'une  est 
inférieure  et  l'autre  absolument  mauvais  (-6  uï-j  yilwj^  ~ù  rJi  o/ç,j-  yj-'Si.'j-j  ï'7-i). 

(2)  ArisL,  De  gêner,  anim.,  II,  3;  IV,  3. 

(3)  /(/.,  \,  5,  1;  I,  2,  l3-lo. 


4;2!2  LA    GRÈCE. 

ainsi ,  c'est  une  chose  horrible  que  le  plus  fort,  par  cela  seul  qu'il 
peut  employer  la  violence,  fasse  de  sa  victime  son  sujet  et  son 
esclave.  On  pourrait  dire  à  la  vérité  que  la  victoire  suppose  tou- 
jours une  supériorité,  que  la  force  n'est  jamais  dénuée  de  tout 
mérite,  que  par  conséquent  le  pouvoir  du  vainqueur  a  sa  source 
non  dans  la  violence,  mais  dans  la  vertu  :  mais  ces  sophismes  qui 
confondent  le  droit  avec  la  force  ne  satisfont  pas  la  haute  intelli- 
gence d'Aristote.  Il  est  disposé  à  reconnaître  quelque  valeur  à 
l'usage  général  qui  permet  au  vainqueur  de  réduire  le  vaincu  en 
esclavage,  mais  il  se  refuse  à  y  voir  la  justification  de  la  servitude: 
la  supériorité  et  l'infériorité  naturelles  sont  la  seule  raison  qui  légi- 
time à  ses  yeux  la  différence  de  l'homme  libre  et  de  l'esclave  ('). 

La  difficulté  soulevée  par  Aristote  est  fondamentale  ;  quand  on 
le  suit  à  travers  les  embarras  de  son  argumentation,  il  est  facile 
de  s'apercevoir  qu'il  n'y  trouve  aucune  solution.  Sa  marche  est 
plus  libre  et  plus  décidée  quand  il  applique  sa  doctrine  à  l'organi- 
sation de  la  cité.  Le  but  de  la  science  politique  est  la  justice  ou 
l'utilité  générale.  L'opinion  commune  voit  la  réalisation  de  ce  but 
dans  l'égalité;  le  philosophe  déclare  que  celte  croyance  est  jusqu'à 
un  certain  point  d'accord  avec  la  théorie.  Reste  à  fixer  les  limites 
de  l'égalité  et  de  l'inégalité  (-).  Aristote  revient  ici  à  son  dogme  de 
la  souveraineté  de  l'intelligence,  et  sous  l'influence  de  ce  principe, 
l'égalité,  admise  en  droit,  va  se  changer  de  fait  en  aristocratie.  11 
reconnaît  à  toute  espèce  de  supériorité  le  droit  de  contribuer  à  la 
formation  de  l'État,  à  la  noblesse,  à  la  liberté,  à  la  fortune,  au  nom- 
bre (').  Mais  parmi  les  éléments  qui  se  disputent  la  direction  de  la 
cité,  il  faut  placer  en  première  ligne  la  vertu  et  la  science  (^), 
la  vertu  politique  l'emportant  évidemment  sur  la  naissance  et  sur 
les  richesses (^).  Quel  sera  donc  l'idéal  de  l'organisation  sociale? 
L'aristocratie,  c'est-à-dire  le  gouvernement  des  meilleurs  ,  des 


(1)  Arist.,  Polit.,  1,2,  16-10. 

(2)  /6.,  III,  7,  1. 

(3)  /6.,III,  7,5,8. 

(4)  Ib.,  III,  7,  6. 

(5)  76.,  III,  5,  13. 


LITTÉRATURE.  425 

citoyens  vertueux  (').  En  apparence  l'aristocratie  d'Aristole  ne 
blesse  pas  l'égalité,  puisqu'elle  repose  sur  le  mérite  et  non  sur  un 
privilège  de  rang  et  de  naissance.  Mais  en  pénétrant  au  fond  de  la 
pensée  du  philosophe,  on  s'aperçoit  que  sa  doctrine  viole  la  véri- 
table égalité.  La  supériorité  intellectuelle  a  tant  de  puissance  à  ses 
yeux  qu'elle  élève  les  heureux  mortels  qui  en  sont  doués  au-dessus 
de  la  condition  générale  de  l'humanité;  ceux  qui  n'ont  pas  en  par- 
tage la  raison  politique,  sont  relégués  dans  la  classe  des  êtres  qui 
n'ont  d'homme  que  le  nom  ;  en  réalité  ils  sont  placés  sur  la  même 
ligne  que  les  brutes.  Supposons,  dit-il,  qu'un  ou  plusieurs  indivi- 
dus l'emportent  par  leur  intelligence  sur  tous  les  autres  citoyens: 
«Ce  serait  leur  faire  injure  que  de  les  réduire  à  l'égalité  commune^); 
de  tels  personnages  sont  des  dieux  parmi  les  hommes;  la  loi  n'est 
pas  faite  pour  eux  ;  ils  sont  eux-mêmes  la  loi»{^).  Lors  donc  qu'une 
race  ou  un  individu  vient  à  briller  de  cette  supériorité,  la  royauté, 
la  suprême  puissance  lui  est  due(*). 

Voilà  l'intelligence  déiliéc,  et  le  genre  humain  dépouillé  de 
tout  droit  devant  la  science  et  la  vertu.  Descendons  de  ces 
sublimes  hauteurs  La  société  ne  vit  pas  seulement  de  vertu  et 
de  science;  elle  a  des  besoins  moins  élevés,  mais  tout  aussi 
indispensables  :  quelle  sera  la  place  de  l'agriculture,  du  com- 
merce, de  l'industrie,  dans  l'État  d'Aristole?  «  Les  citoyens 
s'abstiendront  soigneusement  de  toute  profession  mécanique,  de 
toute  spéculation  mercantile,  travaux  dégradés  et  contraires  à  la 
vertu.  Ils  ne  se  livreront  pas  davantage  à  l'agriculture;  leurs  loisirs 
seront  employés  à  acquérir  la  vertu  et  à  s'occuper  de  la  chose  pu- 
blique »(').  Tout  homme  étranger  à  ces  nobles  occupations,  sera 


H)  Arist.,  Polit  .  IV,  5,  10. 

(2)  Cette  égalité,  aiouio  Aristote,  serait  ridicule;  c'est  comme  si  les  lièvres 
réclamaient  l'égalité  à  l'égard  des  lions. 

(3)  /6.,  111,8,  \   2. 

(4)  76.,  m,  11,  12  :  ÔTav  ovv  h  -/îvo;  o).ov  ri  /.ai  twv  aA/wv  k'va  Ttvà  (TUfx,3:S 
rjiy.fkoryjr'-/.  yîvÉTOai  xar'  «oîtàv  totoOtov  ôWO'  jrEfÀyjvj  t^v  èxetvou  rf,;  twv 
a/7.wv  TràvTwv,  totî  (Jwatov  rô  ysvo;  sTvat  toOto  fiv.TÔ.tv.rj-J  xaî  xvptov  Tràvrwv 
/.«i  ^ctTÙ.î'X  Tov  £va  Tovrov. 

(3)  /6.,  VII,  8,  2  (traduction  d>-  Hartlidcm!/  S(iiiit-Hilaiir). 


424  LA    Gl\tCE. 

exclu  de  la  cité.  L'artisan  u'aura  pas  de  droits  politiques  :  les 
laboureurs  seront  ou  des  esclaves  ou  des  Barbares  ou  des  serfs. 
C'est,  ajoute  le  philosophe,  une  conséquence  évidente  de  nos  prin- 
cipes ('). 

Voilà  à  quoi  aboutit  Arislote,  après  être  parti  du  principe  de 
l'égalité.  Son  aristocratie  n'est  que  le  droit  du  plus  fort;  à  la  vérité, 
ce  n'est  pas  la  force  physique, c'est  la  puissance  intellectuelle,  mais 
en  définitive  c'est  une  domination  qui  peut  devenir  illimitée,  et  qui 
dépouille  en  tout  cas  la  grande  majorité  des  hommes  de  ses  droits 
naturels,  en  les  confondant  avec  les  esclaves.  Le  philosophe  qui  a 
jeté  un  regard  de  dédain  sur  l'utopie  de  son  maître,  ne  parvient 
pas  plus  que  lui  à  réaliser  l'égalité.  Platon  proclame  la  frateniilé 
des  citoyens,  et  il  fonde  la  constitution  de  sa  cité  modèle  sur  une 
différence  de  classes  qui   rappelle  le  régime  des  castes.  Aristote 
arrive  au  même  résultat,  sans  avoir  d'aussi  hautes  aspirations.  Son 
aristocratie  de  science  et  de  vertu  n'est  qu'une  transformation  de  la 
caste  sacerdotale^;  les  laboureurs,  les  artisans  et  les  commerçants 
représentent  les  castes  inférieures,  et  pour  qu'on  ne  s'y  trompe  pas, 
il  prend  soin  lui-même  de  s'appuyer  sur  l'exemple  de  l'Egypte  (^). 
Aristote  ne  pouvait  se  douter  de  la  singulière  application  qui 
serait  faite  de  sa  doctrine  bien  des  siècles  après  sa  mort  et  sous 
l'empire  d'une  nouvelle  civilisation.  Les  papes  qui  proclamèrent 
au  moyen-âge  que,  comme  organes  du  pouvoir  spirituel,  ils  l'em- 
portaient sur  les  rois  autant  que  l'âme  l'emporte  sur  le  corps,  ne 
firent   qu'appliquer  à  leur  profil  la  théorie  en  vertu  de  laquelle 
Aristote  réclame  la  domination  pour  l'intelligence  sur  la  matière, 
pour  le  maître  sur  l'esclave.  Ils  prétendirent  être,  sinon  des  dieux 
parmi  les  hommes,  du  moins  les  vicaires  de  Dieu,  ce  qui  revient  à 
peu  près  au  même  :  leur  infaillibilité  ne  les  faisait-elle  pas  partici- 
per à  un  privilège  de  la  nature  divine  ?  Dès  lors,  la  loi  n  était  pas 
faite  pour  eux,  ils  étaient  eux-mêmes  la  loi.  Le  clergé  tout  entier 


(1)  Arist.,  Polit.,  VII,  9,  5. 

(2)  Le  système  des  castes  est  dans  son  essence  la  domination  de  rinlelligence. 
Voyez  le  Tome  1  de  mes  Études. 

(3)  Arist.,  Polit.,  VII,  9,  1. 


LITTÉRATIRE.  4-25 

avait  part  à  cette  doniîualion ,  car  c'était  lui  qui  constituait 
l'Église,  et  l'Église  exerçait  le  pouvoir  spirituel;  la  société  laïque 
était  donc  à  l'égard  du  clergé  dans  des  rapports  analogues  à 
ceux  qui  existent  entre  la  matière  et  l'esprit.  A  quoi  aboutit  cet 
empire  de  l'âme  sur  le  corps?  A  la  destruction  de  toute  liberté  chez 
les  individus  et  chez  les  nations.  L'arbre  se  juge  d'après  les  fruits 
qu'il  porte.  Jamais  principe  ne  fut  mis  à  l'épreuve  d'une  plus 
solennelle  expérience,  et  jamais  expérience  ne  témoigna  davantage 
contre  la  fausseté  d'un  principe. 


9i°  9.  Ta  gnerrc  et  la  conquête» 

Quel  sera  dans  cet  ordre  d'idées  le  système  des  relations  inter- 
nationales? Les  rapports  des  peuples  dans  l'antiquité  étaient  essen- 
tiellement hostiles  ;  là  dominait  dans  toute  son  énergie  le  droit  du 
plus  fort.  Une  philosophie  qui  se  piquait  de  prendre  appui  sur  la 
réalité,  devait  subir  linfluence  d'un  fait  universel.  En  parlant  des 
divers  modes  par  lesquels  les  hommes  pourvoient  à  leur  subsis- 
tance, Aristole  place  la  piraterie  sur  la  même  ligne  que  la  chasse 
et  la  péche(');  il  ne  manifeste  aucune  réprobation  contre  ce  brigan- 
dage. La  guerre  en  général  est  aux  yeux  du  philosophe  un  moyen 
d'acquérir.  A  ce  point  de  vue  il  la  considère  comme  une  variété  de 
la  chasse.  Rien  de  plus  légitime  que  la  chasse  aux  bétes  fauves  : 
or,  il  est  des  hommes  qui  sont  nés  pour  obéir  aussi  bien  que 
les  brutes;  s'ils  refusent  de  se  soumettre,  la  guerre  contre  eux 
est  autorisée  par  la  nature  elle-même  (").  Ainsi  la  guerre,  sous  sa 
forme  la  plus  brutale,  la  chasse  aux  hommes,  est  justifiée  par  la 
philosophie. 

Cependant  Aristote  avait  entendu  professer  à  son  maître  une 
théorie  plus  élevée,  au  moins  sur  les  hostilités  qui  divisaient  les 
Grecs.  Platon  reconnaît  comme  maxime  fondamentale  du  droit  des 


(1)  Arisl.,  l'olit.,  I,  3,  4. 

(2)  Ib.,  I,  3,  8  :  (?to  /.ai  r,  ro).£u.t/.À  'f'jTti  ÂTriZUri  ko»;  ïrsrc/.i.  'll'/àp  Gijpsyrizij 
fiipo;  aÙT:Sc,  'h  ""^îï  /^pÂTOai  7:fj6;  zi  rà  ficfJ"X,  /aï  twv  àvOpr'onco'j  '><Tot  nvjtyït.ô-î; 
«p^c79at  fj./;  9;>,  ov7'.v,  oj;  'fj'7ît  oi/.v.ioj  '''yj-.'J.  toOtov  tov  T.<>>.i]J.'t'i. 


426 


LA    GRECE. 


gens  que  les  étals  doivent  être  organisés  pour  la  paix,  et  il  déclare 
les  guerres  entre  Hellènes  impies,  parce  qu'ils  sont  frères.  Son 
disciple  enseigne  la  même  doctrine  en  lui  donnant  de  nouveaux 
développements.  Aristole  avoue  que  la  plupart  des  étals  n'étaient 
constitués  que  pour  la  conquête.  Il  en  était  ainsi  non-seulement 
chez  les  peuples  barbares,  mais  même  dans  les  républiques  que 
les  politiques  grecs  admiraient  comme  un  modèle  :  à  Lacédémone 
et  en  Crète,  l'éducation  et  les  lois  n'avaient  qu'un  objet,  la  guerre('). 
Mais  il  est  évident,  dit-il,  que  les  institutions  guerrières  ne  sont  pas 
le  but  suprême  de  l'État;  elles  ne  peuvent  être  qu'un  moyen  pour 
l'atteindre.  De  même  que  pour  l'homme  la  félicité  consiste  dans 
la  vertu,  de  même  l'état  le  plus  sage  sera  aussi  le  plus  fortuné,  car 
les  éléments  du  bonheur  sont  identiques  pour  les  individus  et  pour 
la  société;  le  législateur  doit  donc  cherchera  rendre  les  citoyens 
vertueux(').  Arméde  ce  principe,  Aristote  n'hésite  pas  à  proclamer 
que  la  paix  doit  être  préférée  à  la  guerre  (')  ;  il  condamne  l'esprit 
d'usurpation.  Le  philosophe  trouve  étrange  qu'un  homme  d'état  ait 
jamais  pu  se  proposer  la  conquête  comme  but;  bien  loin  de  procu- 
rer le  bonheur  à  sa  patrie,  il  lui  prépare  la  servitude,  car  lorsque 
le  législateur  lui-même  ne  songe  qu'à  la  domination,  chaque  citoyen 
ne  pensera  qu'à  s'emparer  du  pouvoir  absolu(*):  parole  profonde  que 
l'expérience  des  siècles  a  confirmée.  La  gloire  des  armes  peut  faire 
illusion  à  l'observateur  superficiel;  tant  qu'elle  dure,  la  guerre  sou- 
tient les  peuples  conquérants,  mais  la  victoire  leur  est  fatale  : 
«  comme  le  fer  ils  perdent  leur  trempe  dès  qu'ils  ont  la  paix  »(^). 
Les  faits,  continue  Aristote,  sont  d'accord  avec  le  raisonnement  : 
«  L'on  a  porté  Lycurgue  aux  nues,  parce  que  sa  république  a  dominé 
sur  la  Grèce;  mais  aujourd'hui  que  la  puissance  de  Sparte  est  dé- 
truite, tout  le  monde  convient  qu'elle  n'est  pas  heureuse,  ni  son 
législateur  irréprochable;  en  effet  ses  institutions  subsistent,  et 
néanmoins  Sparte  a  perdu  toute  sa  félicité  »(^). 

(J)  Arist.,  Polit.,  VII,  2,  5.  6. 
(2j  Jb.,  VII,  2,  <0;  2,  1. 

(3)  /b.,  VII,  13,  8;  cf.  VII,  13,  20. 

(4)  Ib.,  VII,  2,7;  13,  13. 
(o)  /^.,  VII,  13,15. 

(6)  Ib.,  VII,  13,  11.12. 


I 


LlTTERATLllK. 


427 


Celte  appréciation  de  l'esprit  de  conquête  est  admirable;  si 
Arislote  avait  embrassé  Thumanilé  entière  dans  sa  pensée,  la 
pbilosophie  moderne  ne  trouverait  rien  à  ajouter  aux  spéculations 
du  Stagyrile.  Mais  rappelons-nous  le  point  de  départ  du  philo- 
sophe; il  ne  condamne  pas  la  guerre  en  elle-même,  il  la  trouve 
légitime,  quand  elle  lend  à  réduire  en  esclavage  des  hommes  nés 
pour  obéir.  Quels  sont  ces  hommes?  Tous  ceux  que  l'orgueil  des 
Hellènes  qualifiait  de  Barbares,  ainsi  le  genre  humain  presque  tout 
entier.  En  écrivant  sur  le  but  de  la  législation,  sur  la  paix  et  la 
guerre,  Aristote  ne  songe  qu'aux  Grecs;  il  ne  daigne  pas  s'occuper 
des  Barbares.  Ici  revient  le  principe  de  la  souveraineté  de  la 
raison  :  le  (irec  l'emporte  sur  le  Barbare  par  l'inlelligence,  comme 
l'homme  libre  sur  l'esclave,  car  Barbare  et  esclave  c'est  tout  un. 
Les  poètes  ne  se  trompaient  donc  pas  en  disant  : 

L'Hellène  au  Barbare  a  droit  de  commander  (I). 

La  conquête,  illégitime  quand  ce  sont  des  Grecs  qui  veulent  domi- 
ner sur  des  Grecs,  devient  légitime  quTjnd  les  Hellènes  portent  les 
armes  contre  les  Barbares. 

Oui,  la  guerre  contre  les  Barbares,  du  temps  d'Aristole,  était 
juste,  parce  que  les  Perses  avaient  pris  l'initiative  des  hostilités  et 
menacé  de  soumettre  la  Grèce  au  despotisme  de  l'Orient.  Depuis 
lors  la  guerre  fut  permanente  entre  les  deux  mondes.  Quand 
Alexandre  porta  ses  armes  au  sein  de  l'Asie,  son  entreprise  était 
aussi  légitime  que  les  guerres  qui  suivirent  la  coalition  de  l'Europe 
monarchique  contre  la  révolution  française;  le  droit  ne  les  con- 
damne que  du  jour  où  l'esprit  de  conquête  s'en  mêla.  Telle  qu'Aris- 
lole  la  concevait,  la  guerre  contre  les  Perses  n'était  pas  plus  juste 
que  celle  que  les  peuples  européens  firent  aux  tribus  sauvages  de 
l'Amérique.  Vainement  dira-l-on  avec  Montesquieu  que  la  propa- 
gande de  la  civilisation  justifie  la  conquête.  Nous  ne  nions  pas  que 
la  guerre  n'ait  été  dans  l'antiquité  un  instrument  de  civilisation; 
mais  autre  chose  est  d'apprécier  les  conséquences  de  la  conquête, 

(1)  Arist.,  Polit.,  1,  I,  5.  —  Le  vers  est  d'Euripide  (Iphig.,  1400).  Cf.  Arist.. 
Polit.,  lll,f),  3. 


428  LA  GRÈCE. 

autre  chose  est  de  la  justifier.  D'ailleurs  le  principe  tle  Montes- 
quieu n'excuserait  pas  même  la  doctrine  d'Aristote;  en  déclarant 
toute  guerre  contre  les  Barbares  légitime,  le  philosophe  ne  son- 
geait pas  plus  à  les  civiliser,  qu'il  n'entendait  faire  l'éducation  des 
esclaves,  en  justifiant  l'esclavage  par  la  supériorité  d'intelligence 
du  maître.  Aristole  conseilla  à  Alexandre  de  traiter  les  vaincus 
«comme  des  brutes  ou  des  plantes,  «c'est-à-dire  comme  des  instru- 
ments du  vainqueur  (').  L'on  voit  combien  il  est  vrai  que  le  prin- 
cipe aristocratique  se  confond  avec  la  force.  C'est  en  vertu  de  leur 
culture  supérieure  que  les  Grecs  ont  le  droit  de  dominer  sur  les 
Barbares  :  et  à  quoi  conduit  cette  domination?  à  la  force  brutale. 
Le  héros  macédonien  s'éleva  au-dessus  des  préjugés  de  la  race  hel- 
lénique; son  ambition  de  conquérant  l'inspira  mieux  que  la  philoso- 
phie d'Aristote  :  il  voulut  associer  les  Grecs  et  les  Barbares,  les  unir 
en  une  grande  famille. 

Ho  3.   Appréciation  du  principe  aristocratique. 

Nous  avons  suivi  la  théorie  de  la  souveraineté  de  l'intelligence 
dans  tous  ses  développements.  L'humanité  n'a  point  donné  son 
assentiment  à  la  politique  du  philosophe  grec.  Elle  a  rejeté  l'inéga- 
lité qu'on  voulait  lui  imposer  au  nom  de  la  raison,  aussi  bien  que  le 
prétendu  droit  de  la  force  brutale.  Grande  leçon  pour  les  penseurs 
qui  se  laissent  dominer  par  les  faits,  et  qui  en  cherchant  à  justifier 
le  présent,  tendent  à  l'immobiliser.  Voilà  une  des  plus  fortes  intel- 
ligences qui  aient  paru  sur  la  terre;  le  disciple  de  Platon  cherche 
un  principe  d'organisation  sociale;  il  proclame  que  c'est  à  la  raison 
qu'appartient  le  commandement,  et  sa  théorie  tend  à  légitimer 
l'inégalité,  la  servitude  de  l'immense  majorité  du  genre  humain.  Il 
n'a  ni  espérance,  ni  désir  d'un  avenir  meilleur,  il  se  complaît  dans 
le  présent.  Aristote  est  le  vrai  type  des  politiques  positifs;  ils 
trouvent  un  fait  établi,  ils  le  respectent;  que  si  des  penseurs  plus 
hardis  opposent  l'idéal  à  la  réalité,  ils  les  traitent  d'utopistes,  et 
puis  tout  est  dit.  Cependant,  quoi  qu'en  disent  les  hommes  de  la 

(I)  Plularch.,  DeUlex.  Virl.,  I,  6.  —  Slrab.,  II,  p.  45. 


I 


LITTÉRVTIRE.  4211 

réalité,  les  faits  se  modifient  sous  rinlluence  de  la  pensée,  car  c'est 
la  pensée  qui  régit  le  monde.  Aristole  en  fournit  la  preuve  la  plus 
éclatante;  les  institutions  qu'il  a  justiliécs,  parce  qu'elles  étaient 
universellement  admises,  n'existent  plus,  tandis  que  l'égalité  qu'il 
a  niée  parce  que  les  anciens  la  méconnaissaient,  règne  partout. 

La  femme  est  reconnue  l'égale  de  l'homme;  la  science  a  confirmé 
les  inspirations  du  sentiment,  en  prouvant  l'erreur  du  grand  natu- 
raliste sur  l'infériorité  physique  de  l'être  féminin  (*).  L'esclavage 
était  le  crime  de  l'antiquité;  ce  que  Ton  peut  reprocher  à  Aristole, 
c'est'de  l'avoir  justifié  à  une  époque  où  déjà  la  conscience  humaine 
commençait  à  le  repousser.  On  disait,  c'est  lui-même  qui  nous 
l'apprend,  que  le  pouvoir  du  maître  est  contre  nature,  que  la  loi 
seule  et  non  le  Créateur  étahlit  l'inégalité  entre  l'homme  libre  ei 
l'esclave ,  que  la  servitude  est  injuste,  puisqu'elle  est  le  produit  de 
la  violence  (-).  Le  cri  de  l'âme  l'emportait  sur  la  raison  des  philo- 
sophes. Arislote,  en  voulant  concilier  le  fait  de  l'esclavage  avec  la 
justice,  tentait  une  chose  impossible;  aussi  le  profond  penseur  est-il 
d'une  faiblesse  étonnante  sur  cet  important  problème  :  il  doute,  il 
hésite,  il  se  contredit  à  chaque  pas.  Après  avoir  fondé  la  servitude 
sur  une  différence  de  nature,  il  conseille  aux  maîtres  de  présen- 
ter la  liberté  à  leurs  esclaves  comme  prix  de  leurs  travaux ('). 
Mais  si  l'esclave  est  naturellement  inférieur  à  l'homme  libre,  com- 
ment pourra-t-il  devenir  son  égal  par  l'affranchissement?  Le  légis- 
lateur indien  était  plus  conséquent  en  disant  que  l'homme  ne  peut 
pas  changer  l'œuvre  de  Dieu.  On  comprend  rimmutabililé  des 
castes;  on  ne  comprend  pas  que  le  disciple  de  Platon  alïirme  que 
l'esclave  ressemble  à  la  brute;  comment  le  grand  métaphysi- 
cien at-il  pu  s'égarer  au  point  de  méconnaître  que  tout  homme 
est  doué  de  raison?  que,  s'il  y  a  une  différence,  elle  est  dans 
le  degré,  mais  qu'elle  n'affecte  pas  l'essence  de  la  nature  humaine? 
Au  milieu  de  ces  tristes  aberrations,  la  vérité  se  fait  parfois 
jour.  Aristote  se  demande  si  l'esclave  peut  être  notre  ami  :  comme 


(1)  Legouvé,  dans  l'Encyclopédie  Nouvelle,  au  mol  Femme,  T.  V,  p.  227  his. 

(2)  Arist.,  Polit.,  1.  2,  3. 

(3)  //;.,  VHJO,  9. 


430  LA    GRÈCE. 

esclave,  non,  dit-il,  mais  comme  homme  (').  Le  philosophe  oublie 
sa  théorie  :  Tesclave  est  une  brute,  et  la  brute  peut-elle  être  homme 
et  ami  ? 

L'aristocratie  d'Aristote  est  l'expression  des  sentiments  de  toute 
l'antiquité.  Il  a  fallu  que  le  Christ  vînt  dire  aux  philosophes  éton- 
nés :  Heureux  les  simples  d'esprit,  le  royaume  des  deux  leur 
appartient,  pour  révéler  au  monde  un  dogme  ignoré  des  anciens, 
celui  de  l'égalité.  Mais  le  principe  chrétien  n'a  pas  encore  pénétré 
dans  les  profondeurs  de  la  conscience  humaine;  l'orgueilleuse  théo- 
rie de  la  souveraineté  de  la  raison  a  encore  ses  partisans  parmi  des 
politiques  qui  voudraient  concilier  l'aristocratie  avec  la  liberté,  et, 
chose  plus  étonnante,  au  sein  d'une  école  qui  prétend  réformer  la 
société  en  lui  imposant  une  organisation  nouvelle,  dans  laquelle  la 
direction  suprême,  les  honneurs  et  les  richesses,  seraient  assurés  à 
la  capacité.  Doctrinaires  etSaint-Simoniens  ne  se  sont  pas  aperçus 
qu'ils  ressuscitaient  une  erreur  d'Aristole,  condamnée  définitive- 
ment par  le  droit  et  par  la  religion.  La  démocratie  moderne 
repousse  la  tyrannie  de  l'intelligence;  elle  lui  reconnaît  des  devoirs 
supérieurs,  mais  elle  ne  lui  accorde  pas  d'autres  privilèges  qu'aux 
simples  d'esprit.  La  division  de  l'humanité  en  Grecs  et  Barbares  dé- 
coulait également  de  ce  génie  aristocratique  qui  règne  dans  toutes 
les  manifestations  de  la  société  ancienne;  elle  est  tombée  devant  le 
dogme  chrétien  de  la  fraternité  et  plus  encore  devant  le  sentiment 
du  droit  individuel  inhérent  à  la  race  germanique.  La  fraternité 
chrétienne  n'a  pas  empêché  la  distinction  des  fidèles  et  des  infidèles, 
qui  à  bien  des  égards  reproduit  la  division  des  Grecs  et  des  Bar- 
bares; elle  n'a  pas  empêché  la  guerre  à  mort  entre  les  croyants  et 
les  non  croyants.  Si  aujourd'hui  l'égalité  est  reconnue,  au  moins  en 
théorie,  dans  le  domaine  des  relations  internationales,  c'est  grâce 
à  l'avènement  du  principe  des  nationalités,  et  ce  principe  est  dû  à 
l'influence  de  l'élément  germanique. 

La  critique  que  nous  faisons  d'Aristote  s'adresse  à  l'antiquité 
tout  entière.  Platon,  tout  idéaliste  qu'il  est,  s'est  trompé  sur  l'éga- 


(1)  Elhic.,\Ul,  13.  Comparez  la  discussion  de  la  question,  si  l'esclave  est. 
capable  de  vertu  (F,  5). 


LITTÉRATURE.  431 

lilé  aussi  bien  que  le  philosophe  de  la  réalité.  Ce  qui  fait  la  gran- 
deur du  maître  et  de  son  disciple,  c'est  que  l'un  et  l'autre  ont  pro- 
lesté au  nom  du  droit  contre  la  force,  au  moins  dans  de  certaines 
limites.  Platon,  inspiré  par  Socrate,  écrit  sa  magnifique  théorie  du 
juste.  Arislote  l'applique  à  la  conquête.  Platon  proclame  que  les 
Hellènes  sont  frères,  et  qu'ils  doivent  se  traiter  comme  tels,  alors 
même  que  la  guerre  les  divise.  Aristote  reproduit  l'idée  de  la  fra- 
ternité sous  une  forme  plus  générale,  l'amitié.  Le  philosophe  était 
digne  de  traiter  ce  sujet;  sa  liaison  avec  lïermias  atteste  qu'un 
cœur  généreux  battait  dans  sa  poitrine,  et  que  l'intelligence  n'avait 
pas  absorbé  chez  lui  le  sentiment.  Ce  qu'il  dit  de  l'amitié  est 
une  des  belles  pages  que  l'antiquité  nous  ait  léguées  :  «  L'amitié 
est  le  plus  grand  bien  de  la  vie;  il  n'est  personne  qui  désirât 
de  vivre,  eùt-il  tous  les  biens  en  abondance,  s'il  n'avait  pas 
d'ami.  A  quoi  servent  la  fortune,  la  gloire,  la  domination,  quand 
nous  ne  pouvons  pas  en  faire  part  à  ceux  que  nous  aimons?  L'ami- 
tié est  le  guide  du  riche  et  du  puissant,  le  consolateur  du  pauvre  et 
du  malheureux,  le  conseiller  de  la  jeunesse,  l'appui  des  vieillards; 
clic  double  les  forces  de  l'homme.  La  nature  elle-même  inspire  ce 
sentiment;  il  n'y  a  pas  jusqu'aux  êtres  dépourvus  de  raison  qui  ne 
le  ressentent,  mais  l'homme  surtout  est  un  ami  pour  son  semblable. 
L'amitié  n'est  pas  un  lien  purement  individuel;  elle  est  le  principe 
de  l'association  politique  aussi  bien  que  des  relations  particulières. 
La  cité  est  pour  tous  ses  membres  ce  que  l'ami  lié  est  pour  quel- 
ques-uns. L'ainillé  l'emporte  en  puissance  sur  la  justice;  quand  les 
hommes  s'aiment  entre  eux,  il  n'est  plus  besoin  de  justice,  tandis  que 
là  même  où  la  justice  existe,  elle  ne  peut  se  passer  de  l'amitié  »  ('). 
Les  anciens  ont  exalté  l'amitié  beaucoup  plus  que  les  modernes. 
L'amitié  était  pour  eux  une  religion.  C'est  la  première  manifesta- 
tion de  la  fraternité  :  ce  sentiment  avait  d'autant  plus  d'énergie 
qu'il  se  concentrait  dans  un  cercle  plus  borné.  Mais  il  était  destiné 
à  dépasser  les  limites  étroites  des  liaisons  individuelles.  L'amitié 
devint  l'àme  des  sociétés  pythagoriciennes;  Aristote  en  fille  prin- 
cipe de  la  cité;  elle  finira  par  embrasser  le  monde  cnlier. 

(I)  Ethic.,\\\l,  I.  Cf.  VIII,  4. 


4-o2  LA   GRÈCE. 

I  VIII.  Les  Cyniques. 

Socrale  ne  fonda  pas  d'école,  mais  il  imprima  un  mouvement 
puissant  à  la  pensée  humaine.  Les  systèmes  les  plus  divers  procé- 
dèrent de  cette  révolution  intellectuelle  (').  Platon  s'inspira  de 
Socrate;  mais  génie  original,  il  créa  la  théorie  de  l'idéalisme. 
D'autres  disciples  prétendirent  représenter  plus  fidèlement  la  doc- 
trine de  leur  maître,  en  s'attachant  au  côté  pratique  de  la  philoso- 
phie. Parmi  eux  brillent  au  premier  rang  les  Cyniques.  Blessés  par 
leurs  âpres  remontrances,  les  contemporains  comparèrent  ces  dis- 
ciples de  Socrate  aux  animaux  hargneux  qui  poursuivent  les  pas- 
sants de  leurs  aboiements.  Les  Cyniques  réclamaient  une  des- 
cendance plus  noble  et  plus  méritée  :  ils  se  rattachaient  à  Hercule. 
Le  héros  délivra  la  terre  des  monstres  qui  l'infestaient;  à  son 
exemple,  les  Cyniques  firent*  une  guerre  acharnée  à  toutes  les 
mauvaises  passions  f  ). 

Les  Cyniques  ne  touchent  à  l'objet  de  nos  Études  que  par  leur 
esprit  cosmopolite.  Socrale,  tout  en  se  disant  citoyen  du  monde,  ne 
s'était  pas  cru  dégagé  des  obligations  que  lui  imposait  sa  qualité 
d'Athénien.  Son  cosmopolitisme  changea  de  caractère  entre  les 
mains  de  ses  disciples,  Antisthène  élail  en  quelque  sorte  cosmopo- 
lite par  naissance.  Il  naquit  à  Athènes  d'une  mère  étrangère;  on 
lui  en  faisait  un  reproche  :  la  mère  des  dieux,  répliqua-t-il,  était 
bien  de  Phrygie.  Il  humilia  l'orgueil  des  autochlhones  en  disant 
que  la  gloire  d'être  issus  de  l'Atlique  leur  était  commune  avec  les 
limaçons  et  les  sauterelles  (^).  Mais  le  philosophe  ne  se  borna  pas  à 
faire  la  satire  du  patriotisme  étroit  des  cités  grecques;  il  détruisit 
l'idée  de  patrie  en  soutenant  que  le  sage  ne  se  réglait  pas  dans  la 


(1)  Cicer.,  De  Orat.,  III,  IG  :  «  Cum  essent  plures  orti  ferc  a  Socrate,  quod  ex 
illius  variis,  et  diversis,  et  in  omnem  partem  diffusis  disputotionibus  alius  aliud 
appreheiiderat,  proseminatœ  sunt  quasi  familiaB  dissenlientes  inter  se...  quum 
tameu  omnes  se  philosophi  Socraticos  et  dici  vellenl,  et  esse  arbitrareutur.  » 

(2)  Lucian.,  Vitar.  auct.,  8;  Cynic  ,  13.  —  Cf.  Brucker,  Hist.  crit.  Pbilos., 
rars.II,  lib.II,  c.  8,  §  1. 

(3)  Diogcn.  Laert.,  VI,  1.  —  Plutarch.,  De  Exil.,  il. 


LITTÉUATURE.  455 

pratique  des  devoirs  civils  d'après  les  lois  établies,  mais  d'après  la 
verlii  (').  Conséquenls  à  leur  principe,  les  Cyniques  s'affranchirent 
de  tous  les  liens  sociaux  ;  ils  ne  se  contentèrent  point  de  mépriser 
honneurs,  gloire,  richesses;  ils  étendirent  leur  dédain  à  des  choses 
plus  sacrées,  la  patrie,  la  fanfille  elle-même.  Telle  fut  la  doctrine 
professée  par  le  plus  célèbre  des  Cyniques,  celui  que  Platon  com- 
pare à  Socrale,  et  (pie  les  Pères  de  TEglise  n'ont  pas  craint  d'ad- 
mirer {■).  Citoyen  du  monde,  Dioyène  traitait  le  mariage,  la  pro- 
création des  enfants  et  la  patrie  de  futilités  (^).  Le  philosophe 
cosmopolite  se  rencontra  avec  un  conquérant  cosmopolite;  le  héros 
macédonien  déclara,  dit-on,  que  s'il  n'était  Alexandre,  il  voudrait 
être  Diogène.  Le  but  que  poursuivaient  ces  deux  hommes  égale- 
ment grands  était  le  même,  mais  leurs  voies  différaient  :  l'un  voulait 
constituer  l'unité  humaine  par  la  conquête,  l'autre  unir  les  hommes 
par  la  vertu. 

Le  cosmopolitisme  resta  un  caractère  distinctif  des  Cyniques. 
Un  disciple  de  Diogène  osa  prêcher  la  paix  au  conquérant  de 
l'Asie;  il  lui  dit  dans  son  âpre  langage  :  «  Aime  la  gloire,  mais  ne 
ressemble  pas  à  la  peste  ni  à  quelque  grande  maladie;  sois  plutôt 
pour  les  hommes  la  Paix  et  la  Santé  »  (^).  L'idée  de  paix  fit  germer 
dans  l'esprit  d'un  Cynique  la  première  utopie  philosop!n(iue  dont 
l'histoire  ait  gardé  le  souvenir  :«  Il  y  a  une  ville  qui  se  nomme 
Besace,  écrivait  Cratès;  jamais  un  parasite  n'y  aborde,  ni  un 
voluptueux.  Elle  produit  du  thym  ,  de  l'ail,  des  figues  et  du  blé, 
biens  pour  lesquels  les  habitants  ne  sont  jan>ais  en  guerre  les  uns 
contre  les  autres.  On  n'y  |)rend  point  les  armes,  ni  par  avarice,  ni 
par  ambition  »(').Le  compilateur  grec  auquel  nous  empruntons  ces 
vers,  les  qualifie  de  burlesques;  nous  y  voyons  un  témoignage  remar- 
quable des  instincts  de  l'humanité.  Il  y  a  un  trait  (pii  donniie  dans 


(1)  Diorjcn.  lMerl.,\l  II. 

(2)  Baijle,  au  mot  Diogène. 

(3)  Liician.,  Vilar,  auct.,  8,  srj, 

(4)  Aelian.,  XIV,  11. 

(o)  Diof/cii.,  VI,  8'j.  —  Croies  navail  pas  une  pramlo  psliino  pour  les  coiiqué- 
laiils  :«  .Appliquez-vous  à  la  i)iiilosophie,  disail-il,  jusipia  co  que  vous  icsardicz 
lus  généraux  d'armée  comme  des  conducteurs  d  unes.  » 


434  LA    GRÈCE. 

la  cité  imaginaire  des  Cyniques,  c'est  que  la  paix  y  règne;  elle 
règne  aussi  clans  la  République  des  Oiseaux,  imaginée  par  Aristo- 
phane (').  Les  désirs  de  l'humanité,  exprimés  par  les  philosophes 
et  les  poêles,  sont  une  prophétie  de  son  avenir. 

On  a  porté  des  jugements  divers  sur  le  cosmopolitisme  des  Cyni- 
ques. Les  uns  y  voient  une  opposition  chagrine  contre  les  constitu- 
tions de  la  Grèce  (-).  D'autres  le  glorifient,  en  attribuant  aux  phi- 
losophes grecs  des  sentiments  qui  ne  prirent  naissance  que  dans  les 
temps  modernes  :  «  Diogène,  dit  un  célèbre  écrivain  ('),  appréciait 
ce  que  le  patriotisme  des  Grecs  avait  d'étroit  :  ce  qui  était  vertu 
et  héroïsme  à  Sparte,  était  réputé  vice  et  injustice  à  Thèbes  ou 
à  Athènes.  Le  sage  doit  s'élever  au-dessus  de  ces  préjugés,  de 
ces  petites  passions,  faire  abstraction  des  différences  accidentelles 
que  le  climat,  la  langue,  les  institutions  créent  parmi  les  peuples  et 
considérer  tous  les  hommes  comme  ses  concitoyens  ou  plutôt  comme 
ses  frères.  »  Ce  dernier  mot  révèle  le  penseur  imbu  d'idées  chré- 
tiennes; les  anciens,  tout  en  se  proclamant  citoyens  du  monde, 
n'avaient  pas  conscience  de  l'unité  du  genre  humain  :  pour  les  phi- 
losophes grecs,  le  cosmopolitisme  ne  dépassait  guère  la  Grèce.  Le 
véritable  cynisme  a  trouvé  un  interprète  fidèle  dans  l'antiquité; 
Épiclèle,  le  grand  stoïcien,  trace  un  idéal  du  philosophe  cynique  : 
«  S'occupera-t-il  de  l'administration  de  la  république?  Plaisante 
question!  N'a-t-il  pas  la  plus  grande  des  républiques  à  admi- 
nistrer? Fera-t-il  un  discours  à  Athènes  sur  les  impôts,  sur  les 
revenus,  celui  qui  doit  porter  la  parole  auprès  de  tous  les  hommes, 
et  chez  les  Athéniens,  et  chez  les  Corinthiens,  et  chez  les  Romains, 
non  sur  les  finances,  non  sur  la  paix  et  la  guerre,  mais  sur  le  bon- 
heur et  le  malheur,  la  servitude  et  la  liberté?  Comment  cet  homme, 
administrateur  d'une  si  grande  cité,  s'occupcrai-t-il  des  afiaires 
d'une  cite  particulière?  (')  «  Le  philosophe  cynique,  dit  ailleurs 


(1)  Voyez  plus  bas,  ch.  III,  §  6. 

(2)  Baiimer,  Vorlesungen,  T.  II,  p.  208. 

(3)  Wielancl,  Nachlass  des  Dioger.es  von  Sinope.  Die  Republik  des  Diogcnes 
(T.  XIX,  p.  80-82  des  OEuvres  complètes,  édit.  de  1840). 

(4)  Epictct.,  Dissert.,  III,  83-85. 


LITTÉnATL'RE.  4-5o 

Êpktètc,  est  comme  un  envoyé  de  Jupiter,  chargé  d'inspecter  les 
choses  humaines  ;  il  enseigne  ce  qui  est  bien,  ce  qui  est  mal,  ce  que 
les  hommes  doivent  rechercher,  ce  qu'ils  doivent  fuir;  les  mains 
levées  comme  un  acteur  tragique,  il  rappelle  aux  hommes  leurs 
vertus  et  leurs  vices;  il  est  l'instituteur,  le  médechi  de  l'huma- 
nilé»('). 

Il  faut  juger  les  Cyniques  d'après  leur  mission,  si  admirablement 
indi(iuée  par  Kpictèle.  Leur  philosophie  et  leur  existence  tout  en- 
tière étaient  une  violente  réaction  contre  la  corruption  et  la  servi- 
lité qui  envahissaient  le  monde  ancien  à  la  veille  de  sa  ruine.  Ils 
enseignèrent  qu'une  vie  vertueuse  était  le  bonheur  suprême,  que 
la  vertu  consistait  à  bien  agir,  qu'elle  n'avait  besoin  ni  de  beaucoup 
(le  paroles,  ni  de  beaucoup  de  science;  à  leurs  yeux,  tout  ce  qui 
n'est  ni  vertu  ni  vice  était  chose  indilîérenle  (-).  En  pratiquant  ces 
maximes,  les  Cyniques  entrèrent  en  guerre  avec  la  société  corrom- 
l)ue  au  sein  de  laquelle  ils  vivaient.  En  face  des  Grecs  dégénérés 
(jui  n'avaient  plus  qu'une  passion,  la  satisfaction  des  jouissances 
iiialériclles,  ils  revêtirent  l'habit  du  puuvi'e  et  vécurent  comme  des 
mendiants,  en  se  nourrissant  d'eau  et  d'herbes  (^).  Ils  prêchèrent  la 
l'éforme  des  mœurs,  en  reprochant  aux  hommes  leurs  vices,  en 
leur  e\|)li(iuant  la  théorie  du  vrai  bonheur,  en  cherchant  à  les  gué- 
rir de  leurs  maladies  morales  ('').  Leurs  remontrances  prenaient 
jjarfois  un  caractère  d'àpreté  qui  ressemble  à  la  folie  :  on  vit  des 
disciples  de  Diogène  prendre  la  ligure  d'une  furie  et  parcourir  les 
cités  en  criant  qu'ils  venaient  des  enfers  pour  observer  ceux  qui 
faisaient  le  mal,  et  les  dénoncer  aux  démons  (').  l'^videmment  ce 
n'était  pas  là  une  école  philosophique;  les  Cyni(|ues  n'ont  jamais 
eu  la  prétention  de  former  une  secteC^^).  (^omme  doctrine,  il  faudrait 


(I)  Epictcl.,  Dissert.,  HF,  22;  IV, 8. 
{•!)  Diofjen.  Laerl.,  VI,  loV,  II,  lO.j. 

(3)  Ib.,\l,  13. 

(4)  Dion.  ClirysosL,  Orat.  VIII. 
(Ij)  Diofjcii.  Lacrt.,  VI,  102. 

(()]  Julian.,  Orat.  VI,  p.  187.  —  Driiclar,  llist.  crit.  IMiilos.,  Pars.  II,  lib.  II, 
r.  8,  53,  II"  I. 


■456  LA    GRÈCE. 

condamner  le  Cynisme,  car  il  conduit  à  la  dissolution  de  la  cité  et 
de  la  famille,'  mais  le  cosmopolitisme  des  Cyniques  n'est  pas  une 
théorie  des  relations  internationales  :  c'est  plutôt  une  prédication, 
une  tentative  faite  par  des  hommes  de  cœur  pour  régénérer  la 
société.  Un  écrivain  moderne  les  compare  aux  ordres  mendiants  (') 
qui  surgirent  au  treizième  siècle.  Il  y  a  quelque  ressemblance  dans 
les  allures  extérieures,  la  pauvreté  volontaire,  la  mendicité.  Il  y  a 
encore  quelque  analogie  dans  la  mission  que  se  donnaient  les  Cyni- 
ques et  les  disciples  de  saint  François  :  les  uns  et  les  autres  furent 
des  réformateurs.  Mais  les  moines  du  moyen-âge  se  rattachaient  à 
un  idéal  réputé  divin;  ils  avaient  la  prétention  de  revenir  à  la  per- 
fection évangélique  et  de  la  pratiquer  dans  toute  sa  sévérité.  Les 
Cyniques  n'avaient  pas  de  croyances  religieuses  sur  lesquelles  ils 
pussent  s'appuyer.  Leur  destinée  n'en  est  pas  moins  glorieuse.  Ils 
furent  les  précurseurs  d'une  religion  dont  le  fondateur,  né  dans  une 
crèche,  n'avait  pas  de  toit  pour  reposer  sa  tête.  Leur  cosmopoli- 
tisme passa  aux  chrétiens  avec  ses  défauts.  Les  disciples  du  Christ 
ne  tenaient  aucun  compte  de  la  cité  ni  de  la  patrie  :  leur  cité  était 
la  céleste  Jérusalem,  leur  patrie  était  au  ciel.  C'est  le  vice  de  toute 
doctrine  qui  se  préoccupe  exclusivementde  la  moralité  individuelle, 
sans  considérer  que  l'homme  ne  peut  développer  ses  facultés 
que  dans  l'état  de  société,  que  la  philosophie  doit  par  consé- 
quent s'occuper  de  l'organisation  de  la  société,  comme  moyen 
du  perfectionnement  individuel. 

^  ÏX.  Le  Stoïcisme. 

Zenon  était  disciple  de  Cratès  le  Cynique.  Les  Stoïciens  ne  le- 
nièrent  pas  leur  filiation;  ils  disaient  que  le  cynisme  était  un  che- 
min abrégé  pour  parvenir  à  la  vertu  {').  Au  fond  l'espiit  des  deux 
sectes  est  le  même;  c'est  la  tendance  pratique  qui  y  prévaut.  Il  est 


(1)  Juste  Lipse  (Manuduct.   ad  Stoic  Pliil.,  lib.  I,  dissert.  13)  dit  que  les 
Cyniques  étaient  les  Capucins  de  l'antiqu  ité. 

(2)  Diogen.  Laert.,  VII,  421. 


LITTÉRATLRE.  4^57 

vrai  que  les  Stoïciens  ont  des  allures  plus  scicnliriques;  toute- 
fois ce  ne  sont  pas  les  hautes  spéculations  de  la  métaphysique  qui 
les  intéressent;  la  morale  est  à  leurs  yeux  l'ohjet  essentiel  de  la 
philosophie,  le  reste  n'est  qu'un  accessoire,  un  moyen  pour  attein- 
dre le  but  (').  Aucune  école  n'a  placé  aussi  haut  les  exigences  de 
sa  doctrine  :«  Les  hommes  doivent  aspirer  à  la  perfection  comme 
Dieu  dont  ils  sont  une  partie;  c'est  dans  la  vertu  seule  qu'ils 
trouvent  le  suprême  bonheur  (').  Il  n'y  a  d'autre  mal  que  le  vice. 
La  vertu  et  le  vice  n'ont  pas  de  degrés,  les  bonnes  et  les  mauvaises 
actions  devant  être  jugées  d'après  les  intentions  qu'elles  sup- 
posent (^).  »  La  conception  morale  des  Stoïciens  est  aussi  le  prin- 
cipe de  leur  cosmopolitisme.  «  Ce  n'est  ni  la  famille  ni  la  cité  qui 
unit  les  hommes;  ceux  qui  ne  s'appliquent  pas  à  la  vertu,  fussent- 
ils  fi-ères,  sont  étrangers,  ennemis  les  uns  des  autres;  ceux  qui 
l)ratiquent  la  vertu  sont  parents,  amis,  concitoyens,  quels  que 
soient  le  pays  et  la  famille  où  ils  ont  vu  le  jour  [").  L'homme  comme 
tel  n'est  donc  i)as  un  étranger  pour  son  semblable.  Le  monde  entier 
est  une  grande  cité,  dont  chacun  de  nous  est  membre  »  (•^).  C'est 
sur  ces  principes  que  repose  la  république  du  genre  humain  con- 
çue par  Zenon.  Il  ne  tient  aucun  compte  des  nationalités;  toute 
distinction  de  droits,  de  mœurs  diverses  disparaît;  les  hommes 
doivent  vivre  sous  les  mêmes  lois,  «  comme  un  troupeau  qui  jouit 
de  pâturages  communs  sous  des  lois  égales  »  {'^). 

Quelle  sera  la  mission  des  sages  dans  l'humanité  ainsi  organisée? 
?sous  touchons  au  côté  faible  de  la  doctrine  stoïcienne  qui  éblouit 
d'abord  par  sa  grandeur.  Les  j)remiers  travaux  de  la  philosophie 
eurent  pour  objet  le  gouvernement  et  l'éducation  des  hommes;  les 


(1)  Tennemann,  Gcscliichtc  der  Philosophie,  T.  IV,  p.  12,  i;5,  19,  20. 

(2)  Ib.,  p.  69,  70.  —  Cicer.,  Academ.,  1,  10;  De  finib.,  III,  :]. 

(3)  Cicer.,  De  finib..  H,  4;  Parad.,  111,  1, 

(4)  Diogen.Laert.,  VII,  33. 

(o)  Cicer.,  De  fin.,  IH,  19  :  «  Mumliim  censcnt  esse  cpiasi  coiDiniiDein  iiibem 
et  civilatem  homimiin  el  Di'oiiim ,  et,  iiFmmi|ii(iii(|U('  noslnmi  eju!:  iiiuruli  es.«c 
prirtem.  » 

(•i)    l'hilanh.,  De  .\le.\.  l'oit.,  1.  (i. 


4-38  LA    CRllCE. 

sept  sages  furent  des  législateurs  (').  Essentiellement  politique,  le 
génie  de  la  race  grecque  inspira  les  philosophes;  ils  ne  cessèrent 
pas  d'ambitionner  la  direction  de  la  société;  la  plupart  prirent 
une  part  active  aux  affaires  publiques  (-).  Platon  veut  que  la  philo- 
sophie gouverne  l'état.  Mais  à  l'époque  où  le  disciple  de  Socrale 
créait  un  idéal  de  cité,  la  Grèce  tombait  en  décadence,  l'égoïsme 
dissolvait  les  républiques.  A  ce  spectacle  Aristole  se  replia  sur  lui- 
même,  et  donna  la  préférence  à  la  vie  méditative  sur  la  vie  pra- 
tique. Les  Stoïciens  prétendirent  Se  rattacher  à  la  vieille  tradition 
qui  conciliait  les  spéculations  du  philosophe  avec  les  devoirs  du 
citoyen.  Chrysippe  blâma  vivement  Aristote  :  une  existence  consa- 
crée aux  loisirs  de  l'étude  était  aux  yeux  du  sévère  Stoïcien  une 
vie  de  volupté f).  Le  sage,  dit-il,  préfère  l'utilité  de  la  cité  à  la 
sienne  propre;  celui  qui  pour  son  avantage  abandonnne  les  affaires 
publiques  n'est  pas  moins  condamnable  que  celui  qui  trahit  ouver- 
tement son  pays(*). 

Mais  ces  belles  maximes  ne  furent  guère  pratiquées  par  l'école. 
Plutarqve  place  cette  déviation  de  leurs  principes  en  première 
ligne  parmi  les  contradictions  qu'il  reproche  aux  Stoïciens  :«  Ils 
ont  passé  leur  vie,  dit-il,  comme  assoupis  par  un  breuvage  somni- 
fère au  milieu  de  leurs  livres ,  de  leurs  discussions  et  de  leurs  pro- 
menades scientifiques.  Zenon,  Chrysippe,  Cléanthe,  Anlipater 
désertèrent  même  leur  pairie,  non  qu'ils  eussent  à  s'en  plaindre, 
mais  pour  se  livrer  au  loisir  et  à  la  méditation  solitaire  »  f). 
A  vrai  dire,  la  Vie  active  n'était  pas  la  mission  des  Stoïciens. 
Déjà  Platon  avait  vu  qu'il  était  impossible  au  philosophe  de  se 
mêler  du  gouvernement  des  cités  dans  l'état  de  dissolution  où 
elles  se  trouvaient.  La  décadence  ne  fit  que  croître,  et  les  disciples 
de  Zénou  étaient  moins  propres  encore  que  les  platoniciens  à  inter- 

(\)  Cicer.,  De  Orat.,  III,  34.  —  Plutarch.,  Sol.  3.  —  Dmjen.,  Laerl.,  I,  40. 

(2)  Un  écrivain  grec  a  recueilli  les  témoignages  de  rantiquilé  sur  les  travaux 
législatifs  des  philosophes  de  la  Grèce;  il  en  résulte  que  la  plupart  furent  législa- 
teurs, hommes  d'état,  politiques  ou  guerriers  [Aclian.,  III). 

(3)  Plutarch.,  De  Repugn.  Stoic,  II,  3. 

(i)  Cicer.,  De  lin.,  III,  '19.  —  Zeller,  Philosophie  dcr  Giicchen,  T.  III,  p.  175. 
(o)  Plularch.,  De  Repugn.  Stoic,  c.  2. 


LITTKUATLUE.  4,")',) 

venir  dans  les  débats  des  partis  qui  déchiraient  la  Grèce.  Com- 
ment pouvaient-ils  espérer  de  réaliser  leur  idéal  du  bien  absolu? 
Les  Stoïciens  n'avaient  pas  assez  de  souplesse  pour  se  plier  aux 
exigences  de  la  vie  réelle,  en  faisant  le  bien  que  les  circonstances 
permellaient  de  faire.  Il  leur  i)araissait  impossible  d'être  tout 
ensemble  philosophe  et  homme  politiijue;  c'est  de  leur  sein  qu'est 
parti  ce  cri  désolant  :  peut-on  i)lairc  au  peuple,  quand  on  se 
plait  à  la  vertu  (')?  11  y  a  de  ces  malheureuses  époques  où  la  cor- 
ruption et  la  démoralisation  abattent  les  courages  les  plus  fermes. 
Une  seule  croyance  peut  sauver  du  désespoir,  celle  du  progrès 
lent  mais  certain  de  l'espèce  humaine;  cette  conviction  nous  donne 
la  force  de  faire  le  bien  au  milieu  de  l'empire  du  mal,  car  elle 
nous  dit  que  le  bien  ne  périra  point.  Mais  les  Stoïciens  n'avaient 
pas  cette  foi  :  que  leur  rcstail-il  à  faire,  sinon  à  se  replier  sur  eux- 
mêmes? 

Le  cosmopolitisme  des  Stoïciens  n'était  pas  cette  philanthropie 
ardente  qui  se  dévoue  à  l'humanité;  la  charité  qui  inspire  le  sacri- 
lîce  de  soi-même  leur  manquait.  D'après  leur  doctrine,  le  sage  ne 
doit  pas  se  laisser  émouvoir  par  la  compassion  ;  il  ne  lui  est 
pas  même  permis  de  pardonner  (-).  Les  Pères  de  l'Kglise,  nourris 
dans  une  religion  d'amour,  proteslèrenl  contre  la  dureté  de  cette 
moi'ale;  ils  virent  une  inspiration  divine  dans  le  doux  sentiment 
que  les  Stoïciens  regardaient  comme  une  maladie  de  l'âme (^).  (^'est 
parce  que  la  charité  vivifiante  leur  faisait  défaut,  que  les  disciples 
de  Zenon  furent  imi)uissants  devant  les  grands  numx  qui  ron- 
geaient la  société.  L'esclavage  était  la  maladie  du  monde  ancien  ;  il 
se  trouva  un  philosophe  esclave,  et  il  ne  songea  pas  à  ralîranchis. 
scmenl  de  ses  compagnons  de  misère  (').  Quanta  la  guerre,  ils  la 


(1)  Seneca,  Kpist.  29  :  «  Quis  cnim  placere  polest  populo,  cui  i)lacL't  virlus?  » 

(2)  Diogen.  Laert.,  VII,  123.  —  Cicer..  pro  Mur  ,  29. 

(.3)  Voyez  les  témoignages  cl;ins  J».s/c  A,i/)w  (Manuduct.  ad  Philos.  Sloic,  IM, 
19).  —  Aac/auce  dit  avec  raison  que  celle  maxime  détruit  le  lien  de  la  sociélé 
humaine  :  «  nulla  essel  hominum  .socielas,  nulia  urbiuni  condendarum  vel  cura, 
vol  ratio.  »  (Divin.  Inst.,  III,  23  ;  VI,  10). 

(4)  Nous  apprécierons  ailleurs  la  doiUine  hloicienne  sur  l'esclavage.  Voyez, 
le  T.  III  de  mes  laudcx. 


MO  LA    GRÈCE. 

prenaient  presque  en  plaisantant  :«  De  même,  disaient-ils,  que  les 
cités  envoient  des  colonies  i)Our  se  décharger  d'un  surcroît  de 
population,  de  même  la  Divinité  fait  naître  des  causes  de  mort.  » 
Telle  était  la  théorie  de  Chrysippe;  il  l'appuyait  sur  le  témoignage 
des  poëtes,  au  dire  desquels  les  dieux  avaient  excité  la  guerre  de 
Troie,  parce  que  le  genre  humain  se  multipliait  à  l'excès.  Plutarque 
s'indigne  contre  cet  étrange  paradoxe  :  il  demande  si  les  carnages 
immenses  d'hommes,  emportés  dans  l'expédition  de  Troie,  dans 
l'invasion  médique,  dans  la  guerre  du  Péloponèse,  ressemhlent  à 
des  colonies,  à  moins  que  ce  ne  soient  des  colons  destinés  à  peupler 
les  enfers  :  il  demande  quel  est  le  dieu  des  Stoïciens  qui,  après 
avoir  fovorisé  l'accroissement  du  genre  humain  dont  il  est  le  père, 
prend  ensuite  plaisir  à  le  détruire. 

Cette  indifférence  en  présence  des  maux  de  la  société  ne  venait 
pas  uniquement  d'un  manque  de  charité;  elle  tenait  à  toute  la  doc- 
trine de  l'école  de  Zenon.  Le  vice  seul  est  un  mal  :  qu'importent 
alors  toutes  les  choses  extérieures?  Ce  sont  des  accidents  auxquels 
il  faut  se  soumettre,  mais  que  Ion  ne  peut  pas  placer  au  nomhre 
des  malheurs.  Les  Stoïciens  ne  se  demandaient  point  si  ces  maux 
extérieurs  pouvaient  disparaître  ou  diminuer.  Une  pareille  idée  ne 
pouvait  pas  leur  venir.  Ils  croyaient  à  la  vérité  que  le  monde  se 
renouvelait,  mais  c'était  sans  changement  :  tout  ce  qui  avait  été, 
devait  reparaître  sans  aucune  exception,  sans  aucune  dilïérence, 
pour  disparaître  encore  et  reparaître  de  nouveau,  et  ainsi  à  l'in- 
fini (^),  La  conséquence  de  cette  doctrine  était  la  nécessité  éternelle 
dumal(").  Les  Stoïciens  ne  laissaient  aucun  espoir  à  l'homme;  il 
ne  lui  restait  qu'à  s'élever  au-dessus  du  mal  par  l'impassihililé  de 
son  âme  0- 

Le  stoïcisme  a  été  diversement  jugé.  Montesquieu  le  trouve 
admirahle;  il  lui  paraît  que  «  la   nature  humaine  a  dû  faire  un 


(1)  Socratc,  disaient  les  Stoïciens,  a  été,  Socrate  sera  encore  une  inflnité  de 
fois,  conversant  avec  les  mêmes  interlocuteurs,  disant  à  la  même  place,  en  des 
instants  pareils,  les  mêmes  choses  (Ravaisson,  Mémoire  sur  le  stoïcisme,  dans 
les  Mémoires  de  r Académie  des  Inscriptions,  T.  XXI,  1,  p.  69). 

(2)  Plutarch.,  De  Repugn.  Stoic,  c  36. 

(:?)  GclL,  VI,  1.  —  rennemann,  T.  IV,  p.  307. 


LiïTi-nATiuf:. 


441 


clTorl  pour  le  produire  tl'elle-nièmc  »  (');  tandis  (juc  les  philosophes 
modernes  lui  reprochent  de  détruire  le  principe  de  raclivKc,  d'être 
essentiellement  solitaire,  de  tendre  à  l'apathie  et  de  se  résoudre  en 
définitive  en  un  suhlimc  égoïsme  (-)  ;  ils  disent  que  le  cosmopoli- 
tisme stoïcien  conduit  à  la  destruction  de  la  cilé(^).  Il  nous  semhle 
que  l'admiration  et  la  critique  sont  également  excessives.  Le  stoï- 
cisme, comme  le  cynisme,  est  moins  une  doctrine  qu'une  protes- 
tation contre  la  société.  La  morale  des  Stoïciens  n'a  pas  produit 
l'égoïsme,  leurs  principes  politiques  n'ont  pas  entraîné  la  dissolu- 
tion des  cités  grecques.  Lorsqu'ils  parurent ,  l'individualisme  avait 
déjà  envahi  les  âmes,  et  les  répuhliques  étaient  en  ruine.  Que 
restait-il  à  faire  aux  hommes  dans  un  pareil  état  social?  Mépriser 
la  vie,  la  laisser  couler  en  se  réfugiant  en  soi-même,  conserver 
son  indépendance  en  s'affranchissant  de  toutes  passions.  Retiré 
dans  son  for  intérieur,  le  Stoïcien  hravait  la  misère,  l'esclavage  et 
la  tyrannie.  Dans  le  principe,  le  Portique  servit  d'asile  aux  pau- 
vres ;  l'orgueil  aristocratique  de  l'antiquité  en  fit  un  objet  de  raille- 
ries contre  le  fondateur  de  la  secte  (^).  Mais  il  arriva  un  moment  où 
les  plus  nobles  appelèrent  à  leur  secours  cette  philosophie  du  pau- 
vre :  c'était  une  consolation  que  la  Providence  envoyait  aux  hommes 
à  une  époque  de  décadence  universelle.  Voilà  pourquoi  le  stoïcisme 
jeta  son  plus  vif  éclat  sous  l'empire  romain  :  nous  l'étudierons  en- 
core dans  ses  derniers  représentants,  les  Sénèque,  les  Epiclète,  les 
Marc-Aurèle;  en  approchant  du  temps  où  une  nouvelle  religion 
allait  régénérer  l'humanité,  il  se  dépouilla  de  ses  exagérations,  et 
devint  un  lien  moral  entre  l'antiquité  et  le  christianisme. 


(1)  Montesquieu, Considérations  sur  la  grandeur  et  la  décadence  des  Romains, 
ch.  16. 

(2)  Cousin,  Cours  d'hisloire  de  la  philosophie,  VIII«lcf;oa. 

(3)  Jiitter,  Geschichle  der  l'hilosophie,  III,  (349. 

(4)  /i/.,p.  513,  S3. 


^■42  LA   GRÈCE. 

%  X.   La  philosophie  scnsualiste. 
AnisTippE  ET  Épiclre. 

Bien  que  les  systèmes  philosophiques  d'Arislippc  etirEpîcure 
diffèrent,  clans  la  morale  et  la  politique  ils  aboutissent  au  même 
résultat,  Tégoïsme  et  la  destruction  de  l'idée  de  patrie.  Aristippe 
professait  le  cosmopolitisme  à  l'exemple  de  Socrate;  mais  l'idée 
sublime  du  sage  dégénéra  entre  les  mains  de  philosophes  qui 
reconnaissaient  pour  premier  principe  la  jouissance,  Socrate  avait 
dit  :  je  suis  c//o//en  du  monde.  Aristippe  disait  :  je  suis  étranger 
partout  (^).  Le  cosmopolitisme  so  produisit  dans  des  circonstances 
funestes  :  il  coïncida  avec  la  décadence  de  la  nationalité  hellénique. 
Socrate,  alliant  aux  devoirs  du  sage  qui  a  l'univers  pour  patrie 
ceux  que  TÉlal  impose  à  ses  membres,  se  dévoua  à  la  mort  par 
obéissance  aux  lois.  Mais  la  dissolution  des  cités  grecques  allant 
croissant,  ceux  de  ses  disciples  que  le  devoir  ne  retenait  pas,  se 
laissèrent  aller  au  courant  des  opinions  dominantes;  leur  cosmo- 
politisme ne  fut  qu'une  indifférence  générale.  Aristippe  trouvait 
déraisonnable  de  se  sacrifier  pour  le  salut-  de  ses  concitoyens  : 
c'était  à  ses  yeux  «  renoncer  à  la  sagesse  pour  l'avantage  des 
sots  »(■).  Cependant  la  patrie  avait  des  racines  profondes  dans  les 
sentiments  de  l'antiquité.  Il  y  eut  des  philosophes  de  l'école 
cyi'énaïque  qui  reculèrent  devant  les  conséquences  des  enseigne- 
ments de  leur  maître;  ils  voulurent,  comme  Socrate,  être  cosmopo- 
lites et  citoyens.  Mais  l'amour  de  la  patrie  qu'ils  recomman- 
daient était  vicié  dans  sa  source  :  ce  n'était  pas  le  dévouement 
aux  intérêts  généraux  qui  l'inspirait  ;  dans  le  patriotisme,  comme 
dans  toutes  les  vertus,  la  secte  d'Aristippe  ne  voyait  que  le 
plaisir  f  ). 

L'épicurisme  a  été  frappé  d'une  juste  réprobation  par  la  con- 
science humaine  ;  la  flétrissure  a  rejailli  jusque  sur  le  fondateur 

(1)  Xenoph.,  Mcmor.,  II,  I,  13. 

('2)  Diorjcn.  Laert.,  II,  08. 

(3)  /6.,80.  -  Rilter,  T.  II,  p.  loi. 


LITTKRATl  lU: 


4^45 


de  In  socle;  ccpenilaiil  il  no  méiile  pas  les  accusations  qu'on  a 
})ro(liguécs  à  sa  mémoire.  C'est  un  étrange  épicurien  qu'un  homme 
vivant  de  pain  et  d'eau  ('),  enseignant  qu'il  n'y  a  pas  de  jouissance 
sans  vertu,  honorant  les  dieux  d'un  culte  désintéressé,  et  se  distin- 
guant par  sa  piété  au  point  (ju'on  le  comparait  à  un  prêtre  (").• 
i>piciire  valait  mieux  que  sa  doctrine;  partant  de  la  sensation,  il 
devait  arrivei'  à  l'athéisme  en  mélhaphysique,  au  matérialisme 
dans  la  morale.  Sa  théorie  du  droit  détruit  tous  les  liens  sociaux  : 
«  La  société,  dit-il,  est  un  contrat  ((ue  les  deux  parties  ohservent 
parce  qu'elles  y  ont  intérêt  »  (^).  iMais  celui  qui  pour  remplir  un 
devoir  n'a  d'autre  règle  que  son  utilité,  le  violera  légitimement, 
alors  que  son  avantage  particulier  sera  en  opposition  avec  l'intérêt 
général  :  c'est  mettre  la  société  à  la  merci  d'un  mauvais  calcul. 
Quel  sera  le  rôle  du  philosophe  dans  le  monde  ainsi  livré  au 
hasard?  Epicure,  comme  Démocrite,  place  le  honheur  dans  la 
tranquillité  de  làmc,  et  pour  l'assurer  il  n'hésite  pas  à  hriser  tous 
les  liens  qui  atlachent  l'homme  à  ses  semhlahles.  En  contractant 
mariage,  en  étant  époux  et  père,  on  compromet  cette  félicité 
négative  qui  consiste  dans  l'ahsence  de  toute  agitation  ;  la  vie  du 
citoyen,  du  magistrat,  du  guerrier,  trouhlerait  encore  plus  le  repos 
du  sage.  L'impassihililé  épicurienne  est  donc  au  fond  l'égoïsme  le 
plus  ahsolu,  la  destruction  de  la  famille  et  de  la  patrie  (^).  Nous 
ignorons  si  Epicure  a  songé  à  appliquer  sa  théorie  au  droit  des 
gens,  aux  relations  internationales.  La  société  renversée  dans  ses 
fondements,  (jue  reste-t-il?  Des  individualités,  des  égoïsmes  se 
concentrant  en  eux-mêmes,  de  crainte  de  se  heurter.  Voilà  quel 
eût  été  le  cosniupulitisme  d'E|)icure,  s'il  se  fût  dit  cosmopolite, 
mais  les  Epicuriens  ne  pouvaient  pas  même  se  dire  citoyens  du 
monde,  car  ils  n'admettaient  aucun  lien  naturel  entre  les  hommes(^). 

(1)  Sloh.,  rioril.,  XVII,  3i-.  —  IJayle  a  recueilli  qiio!(iiiL's  lémoignagcs  sur  la 
frugalité  d'Kfjicuro  (au  mot  Epicure,  note  A'). 

(2)  lutter,  III,  403,  ss.  —  Cicer.,  De  Nat.  Ucor.,  I,  'il,  8.  —  Senec,  De  Benef. 
lY,  19. 

(3)  Epicur.,  ap.  Diogen.  Laert.,  X,  ];J0-l.'i3. 

(4)  Cousin,  Cours  d'hisloire  de  la  pliilosopliic,  Vlllf  Icron. 
(oi  Ejnctel.,  Disscrl.,  H,  20,  G. 


444 


LA  GRECE. 


La  doctrine  politique  d'Épicure,  si  Ton  peut  donner  ce  nom  à  des 
idées  négatives,  est  la  dissolution  universelle. 

L'antiquité  était  trop  fortement  attachée  à  la  cité  pour  ne  pas  se 
révolter  contre  une  philosophie  qui  professait  ouvertement  l'indif- 
férence politique.  Les  écoles  rivales  attaquèrent  vivement  l'épicu- 
risme,  et  lui  reprochèrent  de  détruire  la  société.  Écoutons  Plutar- 
que  dans  le  langage  d'Amiot  :  «  De  l'école  et  de  la  doctrine 
d'Epicure,  je  ne  demanderai  pas  qui  soit  sorti  pour  tuer  un  tyran, 
quel  vaillant  homme  ait  fait  de  grandes  apertises  d'armes,  quel 
législateur,  quel  magistrat,  quel  conseiller  de  roi,  ou  gouverneur 
de  peuple,  qui  soit  mort,  ou  qui  ait  été  tourmenté  pour  soutenir 
le  droit  et  la  justice  :  mais  seulement  quel  de  tous  ces  sages  ici  a 
jamais  fait  un  voyage  par  mer,  pour  le  bien  et  le  service  de  son 
pays,  qui  a  été  en  ambassade,  qui  a  dépendu  quelque  argent,  ou 
qui  a  écrit  aucun  beau  fait  de  gouvernement  que  vous  ayez  oncque 
fait....  Si  d'aventure  ils  écrivent  des  lois  et  de  la  police,  c'est  afin 
que  nous  ne  nous  entremettions  pas  du  gouvernement  de  la  répu- 
blique, et  ne  nomment  jamais  les  grands  personnages  qui  se  sont 
mêlés  d'affaires,  sinon  pour  s'en  moquer,  ou  pour  abolir  leur  gloire; 
comme  ils  disent  d'Épaminondas,  demandant  ce  qu'il  avait  à 
s'aller  ainsi  avec  son  armée  promener  par  tout  le  Péloponèse,  et 
pourquoi  il  ne  se  tenait  plutôt  coi  dans  sa  maison,  entendant  à  faire 
bonne  chère  et  à  se  bien  traiter...  S'il  est  donc  ainsi  que  ceux  qui 
abolissent  les  lois  et  les  gouvernements  et  polices  des  hommes,  per- 
vertissent et  détruisent  la  vie  des  hommes ,  les  Épicuriens  le 
font»{'). 

Cependant  Epicure  trouva  de  nombreux  partisans  chez  les  Grecs 
et  les  Romains.  En  vain  les  philosophes  qui  enseignaient  ses 
funestes  doctrines  furent-ils  expulsés  des cités(");  l'épicurisme  résista 
et  aux  attaques  de  la  philosophie  et  aux  proscriptions.  C'est  qu'il 
était  en  harmonie  avec  l'état  social  au  milieu  duquel  il  prit  nais- 
sajice.  Le  monde  ancien  allait  finir  :  la  décadence  se  manifestait  et 
dans  l'ordre  politique  et  dans  l'ordre  religieux.  L'égoisme  dissolvait 

(i)  Vlularch.,  adv.  Colot.,  33,  34.  —  Cf.  Epictcl.,  Dissert.,  III,  7, 11-20. 
(2)  4lhen.,  Deipnos.,  XII,  68. 


LITTÉRATURE.  445 

lescilés;  il  n'y  avait  plus  de  citoyens,  mais  des  individus  qui  ne 
recherchaient  que  le  plaisir.  Le  paganisme  était  tombé  sous  les 
coups  des  philosophes  et  sous  rinduence  des  progrès  de  la  raison 
humaine.  La  société  était  à  une  de  ces  époques  de  transition  où  les 
convictions  et  les  institutions,  qui  faisaient  la  vie  des  états,  s'écrou- 
lent, sans  qu'on  vole  quels  dogmes  remplaceront  ceux  qui  meurent; 
époquesdedésespolr  pour  les  âmes  religieuses  et  d'abaissement  pour 
la  grande  majorité  des  hommes.  SI  la  Providence  ne  faisait  surgir 
des  doctrines  qui  répondent  aux  besoins  de  cet  état  transitoire, 
l'humanité  périrait.  Le  stoïcisme  fut  la  consolation  des  pauvres,  des 
forts  ;  l'épicurisme  vint  modérer  la  lièvre  de  jouissance  de  ceux  que 
leurs  passions  portaient  à  abuser  des  biens  de  la  terre.  Chose 
singulière!  ces  deux  doctrines,  qui  paraissent  ennemies-nées, 
avaient  le  même  but,  et,  malgré  l'opposition  de  leurs  principes, 
elles  se  rencontraient  dans  les  mêmes  voies.  Pour  Zenon  comme 
pour  Épicure,  la  philosophie  n'est  qu'un  moyen  ;  ils  ne  la  cultivent 
pas  pour  elle-même,  mais  à  cause  de  rutilllé  qui  en  résulte  pour  le 
sage.  Le  stoïcisme  poursuit  le  bonheur  comme  l'épicurisme;  seu- 
lement le  premier  le  place  dans  la  vertu,  le  second  dans  le  plaisir. 
Au  premier  abord  la  différence  semble  fondamentale;  cependant 
dans  l'application,  les  sages  des  deux  écoles  pourraient  se  tendre  la 
main.  Qu'est-ce  en  effet  que  la  jouissance  pour  Épicure?  Elle  con- 
siste dans  rintelllgence  et  non  dans  le  corps;  ce  n'est  donc  pas  en 
se  livrant  à  la  volupté  qu'on  y  peut  parvenir,  c'est  plutôt  en  la 
fuyant.  Loin  d'appeler  les  hommes  à  jouir,  Epicure  ne  cesse  de  leur 
prêcher  qu'ils  doivent  limiter  leurs  besoins,  s'abstenir.  A  ce  point 
de  vue,  la  morale  d'Epicure  est  aussi  élevée  que  celle  de  Zenon  et 
celle  des  chrétiens  ('j.  .Nous  dirons  i)lus,  quelque  paradoxal  que 
cela  paraisse  :  il  y  avait  plus  de  désintéressement  chez  les  Épicu- 
liens  (|ue  chez  les  disciples  du  (Christ.  Ces  derniers  ne  font  le  bien 
(pic  pour  gagner  le  ciel  :  ce  sont  des  spéculateurs  en  vertu.  Les 
Stoïciens  ni  les  Epicuriens  ne  croyaient  à  une  vie  future.  Cela 
n'empêchait  |)as  les  disciples  d'Epicure  de  recommander  la  bieu- 
vclllance  aux  hommes  et  de  la  prali([uer  même  envers  leurs  escla- 

(1)  ZcUcr,  Die  IMiilosophicdor  Gricclicii,  T.  III,  i).  2G7,  ss.,  243,  ss. 


4-4G  LA  GRÈCE. 

ves;  ils  trouvaient  plus  de  jouissance  à  faire  le  bien  qu'à  recevoir 
des  bienfaits.  Il  est  vrai  (ju'il  y  avait  toujours  une  arrière-pensée 
déplaisir  dans  leur  morale:  c'est  là  ce  qui  la  distingue  du  stoï- 
cisme. Epicure  ne  voulait  pas  transformer  les  hommes;  il  les  pre- 
nait tels  qu'ils  étaient,  et  cherchait  seulement  à  modérer  leurs  pas- 
sions :  la  modération,  voilà  toute  la  nmrale  des  Epicuriens  et  toute 
leur  philosophie  (').  En  définitive  ni  Tépicurisme  ni  le  stoïcisme 
n'étaient  des  doctrines  philosophiques  :  c'étaient  des  remèdes  pour 
calmer  les  maux  d'une  société  qui  périt  (-j. 


CHAPITRE  m. 

LES        P  0  ETES 

I  I.  Homère. 

La  destinée  providentielle  de  la  Grèce  était  de  civiliser  le  monde 
par  les  arts  et  par  le  travail  de  la  pensée.  Homère  est  le  symbole 
le  plus  éclatant  de  cette  mission.  L'antiquité  le  vénéra  comme  un 
dieu  (');  jusque  dans  les  temps  modernes,  il  n'y  a  pas  de  nom  |)lus 
populaire  que  celui  du  chantre  divin  ;  sa  gloire  et  son  influence  se 
sont  répandues  d'un  bout  de  la  terre  à  l'autre.  Homère  était  plus 
qu'un  poète  pour  les  anciens;  on  lui  attribuait  la  conception  de  la 
théogonie  païenne  (^);  ses  poëmes  avaient  une  autorité  sacrée,  et 
la  religion  étant  le  principe  de  toutes  choses,  l'Iliade  et  l'Odys- 
sée,  de  même  que  les  Védas   et  la  Bible,    étaient  considérées 


(!)  Zcller,  T.  III,  p.  259,  ss.,  2o3,  ss. 

(2)  Leroux,  dans  V Encyclopédie  Nouvelle,  au  mot  Bonheur,  § 

(3)  On  lui  a  élevé  des  autels.  Aelian.,  V.  H.,  IX,  15. 
(l).  Ilerod.,  U,  o3. 


I.ITTÉRATIRE.  4-47 

comme  la  source  des  sciences,  des  arts  cl  des  lois(').  Il  n'y  a  pas  de 
système  philosophique  que  Ton  n'ait  essayé  de  rattachera  Homère(-). 
Un  des  grands  historiens  de  la  Grèce  a  cru  trouver  dans  le  héros 
de  rOdyssée  le  type  de  l'homme  politique  (^).  On  dirait  que  l'intel- 
ligence humaine  cherchait  dans  le  poêle  révélateur  des  titres  de 
légitimité.  Il  y  a  une  science  qui  de  sa  nature  a  peu  de  rapports 
avec  la  poésie,  qui  peut-être  pour  celle  raison  fut  négligée  par 
un  peuple  chez  lequel  l'imagination  était  la  faculté  dominante; 
cependant  les  graves  jurisconsultes  de  Rome  considéraient  les  épo- 
pées homériques (')  comme  une  autorité.  On  a  reproché  à  Strahon 
son  engouement  pour  IlomèreC);  mais  le  célèhre  géographe  n'est 
que  l'organe  d'un  sentiment  général.  La  vénération  pour  le  poète 
était  si  grande,  qu'on  invoqua  les  témoignages  épars  dans  ses  vers 
pour  décider  les  contestations  enlre  les  cités  sur  la  légitimité  d'une 
possession  territoriale  (^).  Les  législateurs  cherchaient  dans  l'Iliade 
et  l'Odyssée  un  appui  pour  les  principes  de  morale  et  de  politique 


(1)  Xenoph.,  Conviv.,  IV,  G.  Cf.  Quinciil.,  Instit.  Or.,  XII,  11,21.  — Bmi- 
hardij,  Grundriss  der  griechischen  Lileratur,  T.  II,  p.  44. 

(2)  On  trouvait  dans  quelques  vers  le  principe  des  systèmes  physiques  de 
Thaïes,  û'Anaxagore  (il  d'IIcraclile.  Socrate  était  le  disciple  d'Homère;  Platon 
lui  devait  ses  idées  sur  la  nature  de  l'âme.  Les  Stoïciens  soutenaient  qu'il  mépri- 
sait la  volupté,  qu'il  n'estimait  que  la  vertu  et  la  préférait  à  l'immortalité. 
Les  Epicuriens  revendiquaient  comme  un  des  leurs,  le  poète  qui  avait  chanté 
le  bonheur  d'un  peuple  passant  sa  vie  parmi  les  chants  et  les  festins.  Les 
Péripatéticiens  prouvaient  que  l'auteur  de  l'Iliade  établissait  trois  sortes  do 
biens.  Enfin  il  n'y  avait  pas  jusqu'à  l'Académie  qui  ne  crût  trouver  dans  les  poè- 
mes homériques  le  principe  du  doute.  {Scnec,  Epist.,  88.  —  Dronicer,  Hist.  de 
la  civilis.  morale  et  religieuse  des  Grecs,  T.  III,  p.  iîi-SI.  — UrurLer,  Hist.  crit. 
l'hil.,  Pars  II,  Lib.  I,  c.  I,§32). 

(3)  Polyb.,  XII,  27,  10.  M. 

(4)  L'échange  est-il  une  vente?]Les  jurisconsultes  qui  soutenaient  l'allirma- 
tive  citaient  à  l'appui  de  leur  ^opinion  les  vers  de  l'Iliade  oîi  le  poète  parle  du 
commerce  par  échange (Gaj.,  III,  l'i-l;  cf.  ^  2,  Insl.,  XXIII,  '1.  Voyez  d'autrC! 
citations  il'/fomércdims  §  I,  Inst.  Il,  7;  §  I,  Inst  IV,  3). 

(o)  Strahon  consacre  presque  tout  le  premier  livre  de  son  ()u\  ra^e  à  combattre 
Eralosthene  qui  avait  osé  traiter  la  géographie  homérique  de  liction;  il  a  recours 
au.\  interprétations  les  plus  forcées  pour  mettre  une  œuvre  d'imagination  en 
harmonie  avec  la  réalité  des  choses. 

(0)  lirouivcr,  Ilisl.  de  la  civilis.  gr.,  T.  III ,  p.  18,  ss. 


448  LA   GRÈCE. 

qu'ils  voulaient  répandre  dans  le  peuple  (');  les  conquérants  y  pui- 
saient des  leçons  et  des  conseils  ('-). 

L'humanité  n'a  cessé  de  prodiguer  des  témoignages  d'enthou- 
siasme au  poêle  qu'elle  honore  du  litre  de  divin.  Quand  il  s'agit 
d'Homère,  les  expressions  les  plus  exagérées  de  l'adniiration  sont 
l'inspiration  d'un  sentiment  vrai.  Le  sceptique  Montaigne  s'étonne 
naïvement  que  «  lui  qui  a  produit  et  mis  en  crédit  au  monde 
plusieurs  déliés  par  son  autorité,  n'a  gagné  rang  de  Dieu  lui- 
même  )){^).  Cependant  si  nous  en  croyons  de  savants  critiques,  ce 
culte  s'adresserait  à  une  vaine  idole;  Homère  n'aurait  jamais 
existé,  les  poèmes  qui  portent  son  nom  seraient  l'ouvrage  de  je  ne 
sais  comhien  de  rhapsodes. On  a  dit  avec  vérité  que  cette  hypothèse, 
soutenue  avec  une  rare  science  par  les  philologues  allemands, 
n'aurait  jamais  pris  naissance  dans  l'esprit  d'un  poète  (').  Nous 
croirions  commettre  un  sacrilège,  en  dépouillant  le  genre  humain 
d'un  nom  qui  représente  ce  que  l'imagination  de  l'homme  a  produit 
de  plus  beau.  H  y  a  plus  de  vérité  dans  les  fables  débitées  par  les 
anciens  sur  Homère  que  dans  les  plus  savantes  recherches  des 
critiques.  On  connaît  la  célèbre  querelle  des  villes  grecques  qui  se 
disputaient  l'honneur  d'avoir  donné  le  jour  au  plus  grand  des 
poètes.  Les  prélentions  s'étendirent  avec  la  gloire  d'Homère;  bien- 
tôt il  n'y  eut  plus  de  peuple  barbare  [')  qui  ne  voulût  rivaliser  avec 
Smyrne,  Chio  ou  Athènes  :  l'Italie,  l'Egypte,  la  Syrie,  la  Perse, 
l'Inde  entrèrent  en  lice.  Ces  extravagances  inspirèrent  une  parole 


(1)  Pliitarch.,  Lycurg  ,  4. 

(2)  Deux  vers  de  l'Odyssée  qu'Alexandre  crut  entendre  dans  un  songe,  le  déci- 
dèrent à  bâtir  Alexandrie  dans  l'admirable  emplacement  qui  lui  assura  l'entrcpùt 
du  commerce  de  l'Orient  et  de  VOccideal (Plutarch.,  Alex.,  26). 

(3)  MonlaUjne,  Essais,  II,  30. 

(4)  Bulwer,  Atliens,  I  ,  8,  3.  —  Schiller  el  Goethe  se  sont  vivement  prononcés 
contre  le  système  de  Wolf  (Goethe,  Briefwechsel  mit  Schiller,  T.  IV,  p.  170,  207, 
208.  —  Goethe,  Werke,  T.  II,  p.  270;  T.  XXVII,  p.  383;  T.  XXXllI,  p.  49,  cdit. 
de  1840)  ;  les  philologues  eux-mêmes  ont  fini  par  l'abandonner  {Muller,  Gesch. 
der  griechischen  Literatur,  T.  I ,  p.  107-110.  —  f//r/c/,  Geschichte  der  hellen. 
Dichtkunst,  T.  I,  p.  215-2G9). 

(5)  Si  nous  en  croyons  Dion  ChrrjHostome,  les  Rorysthénites,  vivant  au  milieu 
des  Barbares,  -savaient  presque  tous  Homère  par  cœur,  et  l'adoraicnl  a  peu  près 
comme  une  divinité  (Orat.  XXXYI,  p.  439,  D,  éd.  MorcU). 


LITTÉRATURE.  44-9 

profonde  à  un  philosophe  :  Proclus  dil  qu'il  serait  plus  sim- 
ple d'appelci'  Homère  le  ciloyen  du  monde.  Homère  est  en  effet 
l'organe  de  l'humanité.  Nous  avons  cru  trouver  dans  ses  poëmes 
le  lahleau  fidèle  des  temps  héroïques,  et  cet  âge  est  celui  de  la 
force  hrutale,  en  lutte  avec  les  premiers  germes  de  civilisation. 
Homère  ne  serait-il  donc  que  le  peintre  des  mœurs  harhares  de  la 
Grèce  primitive?  A  ce  titre  il  ne  mériterait  guère  l'admiration 
universelle  que  lui  ont  vouée  l'antiquité  et  les  |)euples  modernes. 
Pour  que  le  genre  humain  se  soit  incliné  devant  l'auteur  de  l'Iliade 
il  faut  qu'il  ait  mêlé  à  ses  récits  une  inspiration  individuelle 
supérieure  à  la  harharie  qui  en  fait  le  sujet.  Tous  les  grands  poètes 
devancent  leur  siècle  par  la  puissance  du  sentiment  (^).  Tel  est 
Homère  :  celui  qui  a  immortalisé  des  guerriers  à  demi  sauvages  se 
dislingue  surtout  par  son  humanité. 

L'Iliade  tout  entière  est  une  haute  leçon  de  modération,  de 
douceur  et  de  charité  (-).  Le  poêle  chante  la  colère  d'Achille 
qui  causa  tant  de  malheurs  aux  Achéens.  \\  peint  admirablement 
les  passions  violentes  de  ses  personnages;  mais  l'expialion  ne  larde 
pas.  Achille,  ce  héros  auquel  les  deslins  n'avaient  accordé  qu'une 
courte  exislence,  mais  remplie  de  gloire,  vil  accablé  de  tristesse. 
C'est  qu'il  ne  tint  pas  compte  des  sages  conseils  que  lui  donna  Pelée 
son  père,  lorsqu'il  l'envoya  au  siège  de  Troie  :  «  Mon  fils,  disait-il, 
Minerve  et  Junon  le  donneront  la  vaillance,  si  tel  est  leur  désir; 
mais  loi,  dompte  dans  Ion  sein  ton  âme  orgueilleuse;  l'humanité 
est  toujours  préleiable  »  (').  Agamemnon  avoue  ([u'il  a  élé  coupable 
en  cédant  à  sa  fureur;  il  vent  tléehir  son  rival  par  des  présents. 
Mors  le  vieux  Phénix,  (jui  éleva  Achille,  essaie  de  dompter  son  ob- 
slinalion  :  «  Les  dieux  eux-mêmes  se  laissent  lléchir,  et  cependant 


(I)  Erlicbel  cucli  mil  kiilincm  Fhigcl 

Ilocli  liber  ctiron  ZciU-nhuif  ! 
l'ei'ii  liaciniiiLTi;  sclioii  in  curcin  Spicgcl 
I)as  kumnicddc  Juliiliiindci-t  auf. 

Schiller,  Dio  Kiinsllor. 

(2)  Ifcrdcr,  Ideen  zur  Geschichte  der  Poésie  und  bildcndon  luinsle,  n"-  5,  7- 
Ueber  die  Ilumanitat  Homers  in  der  Iliade. 

(3)  Iliad.,  IX,  252,  sqq.  (traduction  de  Monlbcl  ol  de  liuresle). 

29 


450  LA    GRÈCE. 

ils  l'emportent  sur  nous  en  force,  en  gloire,  en  puissance.  Les 
suppliants  les  apaisent  par  des  sacrifices,  des  prières  agréables, 
des  libations  et  par  la  fumée  des  autels.  Les  Prières  sont  filles 
du  grand  Jupiter  :  boiteuses,  le  front  ridé,  levant  à  peine  un  hum- 
ble regard,  elles  marchent  avec  inquiétude  sur  les  pas  de  la  Faute. 
La  Faute,  puissante  et  agile,  les  devance,  parcourt  toute  la  terre 
et  outrage  les  hommes.  Mais  les  Prières  viennent  ensuite  guérir 
les  maux  qu'elle  a  faits.  Celui  qui  révère  les  filles  de  Jupiter,  lors- 
qu'elles s'approchent  des  mortels,  en  reçoit  un  puissant  secours, 
et  elles  exaucent  ses  vœux.  Mais  s'il  est  quelqu'un  qui  les  renie, 
qui  les  repousse  d'un  cœur  inflexible,  elles  montent  vers  le  fils  de 
Saturne  et  l'implorent  pour  que  la  Faute  s'attache  aux  pas  de  cet 
homme  et  les  venge  en  le  punissant  »  {').  La  Faute  s'attache  aux 
pas  d'Achille;  la  mort  de  Patrocle  brise  son  courroux.  Il  déplore 
le  funeste  effet  de  son  ressentiment  :  inutile  fardeau  de  la  terre,  il 
désire  la  mort,  puisqu'il  n'a  pu  sauver  la  vie  à  son  compagnon  : 
«Ah!  que  parmi  les  dieux  et  parmi  les  hommes  périsse  la  discorde 
et  périsse  aussi  la  colère  qui  rend  prompt  à  s'offenser  même  le  plus 
sage,  la  colère  qui  se  distille  comme  le  miel  le  plus  doux,  et  qui, 
semblable  à  la  fumée,  s'élève  et  augmente  toujours  dans  la  poitrine 
des  mortels  »  (^)  ! 

L'humanité  d'Homère  se  révèle  surtout  dans  sa  manière  d'envi- 
sager la  guerre.  Les  Grecs  de  l'âge  héroïque  n'avaient  plus  le  fana- 
tisme des  combats;  ils  manifestaient  dès  lors  une  prédilection  pour 
les  douces  occupations  de  la  paix.  Ces  sentiments  sont  bien  plus 
prononcés  chez  le  poète,  et  peut-être  l'humanité  d'Homère  s'est- 
elle  parfois  réfléchie  sur  les  rudes  héros  de  ses  chants.  Il  n'y  a  pas 
de  peinture  plus  saisissante  des  maux  de  la  guerre  que  les  adieux 
d'Andromaque  et  d'Hector  H.  La  triste  condition  des  vaincus,  les 
misères  de  l'esclavage  accablant  des  êtres  aimés,  le  bonheur  des 
familles  anéanti,  tels  sont  les  tableaux  qui  reviennent  sans  cesse 
dans  l'Iliade.  Ces  suites  inévitables  des  guerres  antiques  sont  tou- 

(1)  Iliad.,  IX,  158,  sq.;  496,  sqq. 

(2)  Iliad.,  XVIII,  98,  sqq. 

(3)  Iliad.,  \l,  487,  sqq. 


I 


LITTÉRATIRE.  451 

jours  présentes  à  l'esprit  du  poëte.  Il  chante  la  fureur  des  combats, 
mais  son  âme  est  blessée  par  ces  scènes  horribles  :  «  Les  guerriers 
se  précipitent  au  sein  de  la  mêlée  et  désirent  de  s'immoler  les  uns 
les  autres  avec  l'airain  aiciu.  Le  champ  de  bataille  est  hérissé  de 
longues  lances  qui  déchirent  les  chairs  et  arrachent  la  vie;  les 
yeux  sont  éblouis  par  l'éclat  de  l'airain  qui  jaillit  des  casques  étin- 
cclants,  des  cuirasses  brillantes  et  des  boucliers  radieux  de  tous 
ces  guenlers  qui  s'avancent  ensemble.  Ah!  sans  doute,  il  aurait 
une  ('une  bien  dure  celui  qui  se  réjouirait  d'un  pareil  spectacle  et 
(]ui  )t'en  (jéniirait  pas  y>[^).  Lci  guerres  héroïques  avalent  cessé  à 
l'époque  où  Homère  les  l'alsait  revivre  dans  ses  poèmes  ;  mais  les 
armes  que  les  Grecs  avaient  |)ortées  contre  l'ennemi  commun,  Ils 
les  tournèrent  contre  eux-mêmes;  la  Grèce  devint  le  théâtre  des 
dissensions  incessantes  de  ses  enfants.  Il  y  a  dans  Tlllade  comme 
un  lointain  retentissement  des  convulsions  qui  accompagnèrent 
l'Invasion  dorienne  :«  Il  est  sans  famille,  dit  le  poêle,  sans  lois, 
sans  foyers  ,  celui  qui  se  plaît  aux  guerres  intestines  et  aux  mal- 
heurs qu'elles  entraînent  »  (-). 

Ainsi  Homère  gémit  des  combats  qu'il  décrit  avec  un  art  qui  lui 
a  fait  décerner  le  litre  de  divin.  Oui,  il  y  a  une  inspiration  divine 
dans  ses  poèmes;  la  voix  de  riuimanlté  y  relenllt,  et  elle  crie  aux 
l)euples  :  la  guerre  est  le  plus  grand  des  maux ,  elle  divise  ceux 
(jue  Dieu  a  créés  pour  s'aimer,  elle  couvre  de  sang  et  de  ruines 
la  terre  dont  le  travail  harmonique  de  ses  enfants  doit  faire  un 
séjour  de  paix  et  d'union.  A  l'époque  où  Homère  chantait  la  grande 
lutte  de  l'âge  héroïque,  le  monde  entier  était  en  proie  à  la  guerre  ; 
lame  douce  du  poëte  ne  pouvait  que  déplorer  les  maux  qu'elle 
entraîne.  11  ne  parle  jamais  des  combats  sans  ajouter  qu'ils  sont 
une  source  de  larmes  (')  pour  les  pauvres  mortels.  Quand  les  dieux 
eux-mêmes  se  plaisaient  au  carnage,  comment  les  hommes  auraient- 
ils  eu  re>poir  diin  avenir  i)acili(pie?  Le  poëte  ne  pouvant  espérer, 
maudit;  il  poursuit  de  ses  malédictions  celui  des  Immortels  qui 

(1)  Uiad.,  Xin,  .TH.  sq((. 

(2)  Iliad.,  IX,  G3,  sq. 

0)  Iliad.,  III,  132,  sq.;  V,  737;  VIII,  38«!,  etc. 


452  LA    GRÈCE. 

préside  aux  batailles:  «  c'est  un  dieu  cruel,  fléau  des  hommes, 
souillé  de  sang,  ne  connaissant  ni  foi  ni  loi,  détesté  de  Jupiter 
lui-même  qui  lui  a  donné  le  jour  »('). 

Les  sentiments  qui  inspirent  Homère  forment  un  contraste  com- 
plet avec  les  mœurs  rudes  et  presque  sauvages  de  ses  héros.  Le 
vainqueur  ne  se  contente  pas  de  sa  victoire,  il  insulte  au  vaincu; 
la  mort  n'assouvit  pas  sa  soif  de  sang,  il  s'acharne  sur  les  cadavres, 
il  les  outrage,  il  les  livre  aux  chiens  et  aux  vautours.  Homère  laisse 
tomber  sur  les  morts  des  paroles  de  regret,  de  louange,  de  commi- 
sération. Dans  ces  traits  se  révèle  tout  ce  que  l'àme  du  poète  a  de 
douceur,  de  délicatesse  et  d'humanité.  Les  héros  qui  périssent 
dans  les  combats  lui  rappellent  le  triste  sort  de  leurs  pères,  de  leurs 
mères,  de  leurs  épouses.  Simoïsius  succombe  dans  une  lutte  avec 
Ajax  :  «  Sa  mère  l'enfanta  sur  les  bords  du  Simoïs.  Hélas!  il  ne 
paya  pas  à  ses  parents  chéris  les  soins  de  son  enfance  :  sa  vie  fut 
courte,  il  mourut  frappé  par  la  lance  du  redoutable  Ajax  »  (-). 
Phénops  avait  deux  enfants  «  nés  dans  sa  vieillesse;  courbé  sous  le 
poids  des  ans,  il  n'a  point  d'autre  fils  pour  lui  laisser  ses  richesses. 
Diomède  les  frappe  et  ne  laisse  à  leur  malheureux  père  que  les 
larmes  et  les  sombres  chagrins.  Phénops  ne  verra  pas  ses  (ils  reve- 
nir vivants  du  combat;  des  étrangers  partageront  son  héritage  »('). 
Iphidamas  est  tué  par  Agamemnon  :  «  l'infortuné,  en  voulant 
défendre  sa  patrie,  meurt  loin  de  sa  jeune  épouse,  dont  il  connais- 
sait à  peine  les  grâces  et  les  charmes  »  {").  C'est  surtout  aux  jeunes 
guerriers  que  le  poëte  prodigue  ses  images  les  plus  gracieuses.  Il 
compare  l'un  à  «  un  pavot  qui  penche  sa  téléchargée  de  fruits  et 
de  la  rosée  du  printemps  »  ;  l'autre  à  «  un  frêne  qui ,  sur  le 
sommet  d'une  montagne  élevée,  est  abattu  par  l'airain,  et  couvre 
la  terre  de  son  tendre  feuillage.  »  Euphorbe  est  immolé  par  Méné- 
las  :  «  comme  un  jeune  et  bel  olivier  qu'un  homme  cultive  avec 
soin  dans  un  lieu  solitaire  arrosé  par  des  sources  abondantes. 


(1)  lliad.,Y,  30,  sq.;8{6. 

(2)  Iliad.,  IV,  473,  sqq. 
(5)  Iliad.,  Y,  152,  sqq. 
(i)  //(•flf/.,XI,22l,sqq. 


l 


LITTÉRATURE.  455 

porte  au  loin  son  verdoyant  feuillage,  et,  balancé  par  le  souffle  des 
vents,  se  couvre  de  blanches  (leurs,  mais  si  des  tourbillons  furieux 
s'élèvent,  ils  le  déracinent  et  retendent  sur  le  sol  :  tel  Eu- 
phorbe... »  (').  Plusieurs  des  souvenirs  que  le  poêle  accorde  aux 
jnourants,  dit  Herder,  sont  si  intimes,  qu'ils  pourraient  servir 
d'épilaphes,  si  les  pauvres  guerriers  avaient  une  tombe  et  une 
urne  (-). 

La  plupart  de  ces  tristes  éloges  s'adressent  à  des  Troyens  (^). 
Cependant  l'Iliade  avait  pour  objet  d'immortaliser  la  valeur  des 
Grecs,  mais  le  grand  poëte  est  homme  et  comme  tel  il  compatit 
aux  malheurs  des  compagnons  d'Hector,  qui  surent  pendant  dix 
ans  défendre  leur  patrie  contre  la  Grèce  entière.  Il  y  a  un  abime 
entre  les  sentiments  d'Homère  et  les  passions  de  ses  héros. 
Comparez  la  joie  sauvage  qu'ils  font  éclater  sur  les  cadavres  des 
ennemis  avec  les  belles  paroles  d'Ulysse,  après  sa  victoire  sur  les 
prétendants  :  «  Nourrice,  dit-il  à  Euryclée,  renferme  ta  joie  dans 
Ion  cœur  et  ne  pousse  pas  des  cris  de  triomphe.  Il  est  impie  d'in- 
sulter à  des  hommes  morts.  La  justice  des  dieux  a  frappé  ces  pré- 
tendants à  cause  de  leurs  iniquités.  Ils  ne  respectaient  personne  et 
n'accueillaient  jamais  avec  bienveillance  celui  qui  venait  leur 
demander  l'hospitalité;  par  leur  propre  folie  ils  ont  péri  d'une 
mort  cruelle  »(^).  Ces  sentiments  ap|)artiennenl  au  poëte  bien  plus 
qu'à  son  héros;  ils  respirent  une  humanité  si  profonde,  qu'on  serait 
tenté  de  rapporter  l'Odyssée  à  une  civilisation  plus  avancée  que 


(1)  lliad.,  Vllf,  306,  sq.:  XIIF,  178,  sqq.  ;  XVII,  153,  sqq. 

(2)  Herder,  Ueber  die  Uumatiilat  Homers  in  der  Iliade. 

(3)  «  Le  malheureux  Hippolhous  tombe,  loin  des  plaines  fertile?  de  Larisse. 
Hélas  !il  ne  peut  rendre  à  ses  parents  chéris  tous  les  soins  qu'ils  lui  prodiguèrent; 
il  mourut  jeune  encore,  dompté  par  la  lance  du  magnanime  Ajax  «(///Vu/.,  XVII, 
300,  sqq.).  —  «  Phériclus,  chéri  de  Minerve,  savait  exécuter  de  merveilleux  tra- 
vaux :  il  construisit  pour  Paris  ces  navires,  source  do  tant  de  maux,  et  qui  de- 
vinrent funestes  aux  Troyens  et  à  lui-même,  car  il  n'entendait  pas  les  oracles  des 
dieux  n{lliad.,\,  59,  sqq.).  — «  Axyle  possédait  de  grands  biens  dans  la  superbe 
Arisbée  et  était  aimé  de  tous  les  hommes;  il  accueillait  sans  distinction  les  étran- 
gers dans  sa  demeure  située  près  de  la  route;  mais  en  ce  nioniciit  aucun  de  ses 
botes  ne  put  l'arracher  au  trépas  en  s'exposant  pour  lui  »{lliud.,  VI,  12,  sciq.). 

(V)  0(/y.vA-.,  XXII,  iOI.  s(iq. 


454'  LA    GRÈCE. 

rillade.  Mais  dans  riliade  aussi  se  montre  une  douceur  compalis- 
sanle,  bien  qu'à  raison  de  la  nature  du  poënie,  rindividualllé  du 
chantre  disparaisse  pour  laisser  dominer  les  passions  de  ses  per- 
sonnages. Achille  se  livre  à  tout  Temportement  de  sa  colère  contre 
le  cadavre  d'Hector  :  il  l'attache  derrière  son  char  et  le  traîne 
autour  des  murs  de  Troie.  Homère  s'indigne  de  ces  outrages;  il 
fait  intervenir  les  dieux  pour  y  mettre  un  terme.  Les  immortels 
engagent  Mercure  à  dérober  le  cadavre  du  héros.  Ce  conseil  déplaît 
à  Neptune,  à  Junon,  à  Minerve;  ils  conservent  encore  pour  Ilion, 
pour  Priam  et  pour  son  peuple  la  haine  qui  remplit  leur  cœur,  le 
jour  où  Paris  leur  fit  offense.  7\lors  Apollon  adresse  de  magnifiques 
reproches  à  ces  haineuses  divinités  :  «  Vous  êtes  des  dieux  cruels 
et  inexorables.  Hector  ne  brùla-t-il  pas  en  votre  honneur  ses  tau- 
reaux les  plus  gras  et  ses  chèvres  les  plus  belles?  Et  maintenant 
vous  ne  voulez  pas  même  sauver  son  cadavre,  ni  le  rendre  à  son 
épouse,  à  sa  mère,  à  son  père,  à  son  fils  et  à  son  peuple  pour  qu'ils 
le  consument  sur  un  bûcher  et  qu'ils  célèbrent  ses  funérailles.  Mais 
vous  avez  résolu  de  favoriser  le  cruel  Achille  dont  l'esprit  est  sans 
équité  et  dont  la  poitrine  renferme  un  cœur  inflexible.  Semblable 
au  lion  qui,  cédant  à  sa  fureur,  à  sa  force  et  à  son  courage  indomp- 
table, fond  sur  un  troupeau  pour  en  faire  sa  pâture,  de  même 
x\çhille  dépouille  toute  pitié;  il  ne  connaît  plus  la  pudeur,  ce  sen- 
timent favorable  aux  humains  qui  l'observent,  et  nuisible  à  ceux 
qui  l'ont  banni  de  leur  âme.  Souvent  il  arrive  qu'un  mortel  perd 
l'être  qu'il  chérissait  le  plus,  son  frère  ou  son  fils:  toutefois  lorsqu'il 
l'a  pleuré  longtemps,  il  met  un  terme  à  son  chagrin;  car  les  destinées 
ont  accordé  aux  hommes  une  àme  patiente  dans  les  douleurs.  Mais 
Achille,  après  avoir  immolé  le  divin  Hector,  l'attache  à  son  char, 
et  le  traîne  autour  du  tombeau  de  son  ami  fidèle.  En  vérité,  un 
pareil  acharnement  n'est  ni  convenable,  ni  utile.  Qu'il  craigne 
malgré  sa  vaillance,  d'allumer  notre  courroux,  puisque  dans  sa 
fureur  il  outrage  ainsi  une  poussière  insensible»  ('). 

Cet  épisode  nous  montre  le  génie  d'Homère  sous  un  trait  carac- 
téristique. Junon  et  la  déesse  de  la  sagesse  nourrissent  une  haine 

[\).Iliacl.,  XXIV,  22,  sqq. 


i 


LITTÉRATURE.  455 

implacable  contre  tout  un  peuple  pour  une  injure  personnelle.  Le 
poëtc,au  contraire,  oublie  que  lesTroyens  sont  ennemis  des  Grecs; 
Hector  est  mort,  il  ne  voit  plus  en  lui  (ju'un  homme  qu'il  est  indigne 
d'outrager.  Ce  sentiment  d'humaiiilé  qui  fait  taire  les  mauvaises 
passions  de  la  vengeance  et  de  l'orgueil  national,  éclate  encore  dans 
la  scène  de  l'entrevue  d'Achille  et  de  Priam,  l'une  des  plus  belles 
de  la  poésie, ancienne.  L'antiquité  rapportait  à  Homère  le  dévelop- 
pement, sinon  la  création  du  polythéisme;  en  réalité,  il  n'a  fait  que 
donner  une  forme  brillante  aux  idées  populaires  ;  lui-même  est  au- 
dessus  de  cette  conception  religieuse,  il  est  supérieur  aux  divinités 
de  l'âge  héroïque.  Les  dieux  violent  sans  scrupule  les  devoirs  les 
plus  saints.  Hercule  tue  son  hôte  Iphitus  et  n'en  est  pas  moins 
reçu  dans  l'Olympe.  Le  poêle  ne  craint  pas  de  réprouver  le  crime 
du  héros;  il  suppose  même  aux  Lnmorlels  des  idées  de  justice 
qu'ils  n'ont  pas  :  «  L'insensé,  dit-il,  ne  redouta  pas  la  vengeance 
divine;  il  immola  sans  pitié  Iphitus,  quoiqu'il  fût  son  hôte  »(').Sur 
les  ordres  de  Jupiter,  Minerve  excite  lesTroyens  à  rompre  le  traité 
qu'ils  ont  conclu  avec  les  Grecs  et  qu'ils  ont  placé  sous  la  sanction 
des  dieux.  Homère  traite  d'insensé  le  guerrier  troyen  qui  cède  aux 
inspirations  de  la  déesse (*);  il  place  dans  la  bouche  d'Agamemnon 
une  vive  réprobation  de  cette  perfidie  :  «  Non,  ces  traités  ne  seront 
point  stériles,  ni  le  sang  des  agneaux,  ni  la  foi  scellée  par  nos 
mains  réunies.  Ce  que  .Jupiter  Olympien  n'accomplit  pas  mainte- 
nant, il  l'accomplira  dans  l'avenir;  les  Troyens  expieront  leurs 
crimes,  eux,  leurs  femmes  et  leurs  enfants!  Oui,  je  le  sens  au  fond 
de  mon  àme,  un  jour  viendra  où  périront  et  la  ville  sacrée  d'Ilion 
et  Priam  et  le  peuple  de  Piiam.Le  fils  de  Saturne,  assis  au  sommet 
des  cieux,  dans  les  régions  éthérées,  Jupiter,  irrité  de  cette  perfi- 
die, agitera  sur  nos  ennemis  sa  formidable  égide  »(').  Le  parjure 
des  Troyens  est  pour  l'auteur  de  l'Iliade  le  gage  certain  de  la  vic- 
toire des  Grecs  :  «  Jupiter  ne  \iendra  jamais  en  aide  à  la  perfidie; 
les  vautours  dévoreront  les  chairs  palpitantes  de  ceux  qui,  les  pre- 


(1)  (klyss.,  XXF,27,  S(j(i. 

(2)  Iliad.,\\',  105. 

(3)  Iliad.,  IV,  Ju7,  ii\(\. 


4-56  LA   GRÈCE. 

miers,  ont  violé  les  serments  »  (').  Les  paroles  d'Homère  sont  en 
opposition  complète  avec  la  conduite  des  Immortels.  Condamnée  à 
succomber  la  dixième  année  du  siège,  Troie  ne  périt  ni  plus  tôt, 
ni  plus  tard,  parce  que  les  Troyens  enfreignent  le  traité;  les  divi- 
nités qui  la  protègent  ne  se  détachent  pas  de  sa  cause  parce  qu'elle 
a  violé  la  foi  des  serments  ;  et  comment  les  dieux  ennemis  lui 
auraient-ils  reproché  un  crime  dont  eux-mêmes  étaient  les  au- 
teurs ?(■)  Homère  est  plus  religieux  que  les  habitants  de  l'Olympe; 
il  ne  mérite  pas  seulement  le  titre  de  divin  comme  le  plus  grand 
des  poètes,  mais  aussi  comme  organe  de  l'humanité.  Chantre 
d'un  âge  où  dominait  la  force  brutale  et  la  ruse,  il  condamne  les 
crimes,  il  déplore  les  malheurs  dont  il  n'a  pas  encore  la  force  d'es- 
pérer la  fin.  Mais  ces  malédictions,  ces  gémissements  sont  des 
accents  prophétiques;  ils  se  changeront  un  jour  en  chants  d'espé- 
rance et  de  bonheur. 


§  II.  Hésiode. 

Hésiode  partage  avec  Homère  la  gloire  d'avoir  donné  une  forme 
positive  aux  croyances  religieuses  des  Grecs;  ils  sont  l'un  et  l'autre 
des,poëtes  sacrés,  mais  ils  représentent  des  sociétés  esssentielle- 
ment  diverses.  Le  chantre  de  l'Iliade  est  le  poète  des  siècles  hé- 
roïques, tandis  que  l'auteur  des  Oeuvres  et  Jours  n'a  pas  une  veine 
guerrière;  l'idée  qui  domine  dans  ses  poésies  est  celle  de  la  néces- 
sité du  travail.  Est-ce  une  réaction  contre  les  violentes  agitations  de 
l'âge  héroïque  (^)?  ou  le  poète  est-il  le  représentant  d'une  race  plus 
positive  que  celle  qui  habitait  l'Ionie  (*)?  Quelles  que  soient  les  in- 
fluences qui  ont  agi  sur  Hésiode,  il  est  profondément  pénétré  de  la 


(1)  lliad.,  IV,  235,  sqq.,  270,  sq. 

(2)  Denj.  Constant,  De  lareligiou,  VII,  6. 

(5)  Benjamin  Constant  a  développé  cette  hypothèse  (Delà  religion,  VII,  3). 
(4)  0.  Millier  représente  Hésiode  comme  l'expression  du  génie  béotien  (Go- 
schichtc  der  griechischen  Literatur,  T.  I,  p.  Vi^,  s.). 


LilTÉKATlUE.  4-57 

conviclion  que  le  travail  esl  la  condllion  de  l'exislcnce  humaine.  Il 
ne  cesse  de  répéler  que  «  les  dieux  et  les  hommes  haïssent  celui 
qui  vil  oisif.  J.e  honheur,  dit-il,  consiste  à  se  livrer  à  d'utiles  tra- 
vaux qui  emplissent  les  greniers  ;  l'activité  est  honorable,  l'oisiveté 
honteuse;  la  vertu  et  la  gloire  accompagnent  les  richesses  (').  » 

Les  Grecs  ont  toujours  estimé  la  fortune.  Les  héros  la  cher- 
chaient dans  le  pillage.  Hésiode  réprouve  les  biens  acquis  par 
la  violence  (-).  Nous  entrons  avec  lui  dans  une  nouvelle  phase 
de  la  société  :  l'idée  de  la  justice  remplace  celle  de  la  force.  Le 
prestige  qui  entourait  les  siècles  héroïques  s'était  dissipé.  L'on 
sentait  que  la  gloire  des  lointaines  expéditions  ne  rachetait  pas  les 
malheurs  présents,  résultat  inévitable  de  luttes  incessantes.  La 
peinture  qu'Hésiode  fait  de  l'âge  de  fer  est  un  tableau  saisissant 
des  misères  que  les  brigandages  des  guerriers  entraînèrent  pour 
la  Grèce  :  discordes  universelles,  guerre  de  tous  contre  tous,  ni  foi 
ni  loi  (^).  Au  milieu  de  cette  dissolution  morale,  le  besoin  le  plus 
impérieux  était  le  droit,  la  justice;  il  se  manifeste  avec  énergie  dans 
les  Oeuvres  et  Jours.  Les  maux  de  la  société  révèlent  la  véritable 
destinée  de  l'homme  au  poète  :  «  Voici  la  loi  que  le  fils  de  Saturne 
a  donnée  aux  mortels  :  que  les  animaux  sauvages  se  dévorent  les 
uns  les  autres  ;  la  justice  n'est  pas  pour  eux.  Mais  aux  hommes  il 
a  donné  la  justice,  de  toutes  les  vertus  la  meilleure  »  (^).  Pour  exci- 
ter les  Grecs  à  respecter  le  droit,  Hésiode  ne  trouve  d'autre  moyen 
que  de  leur  montrer  la  félicité  accompagnant  l'observation  du 
devoir  :«  Ceux  qui  rendent  une  justice  exacte  aux  étrangers  et  aux 
citoyens,  sans  s'écarter  jamais  du  droit,  voient  leurs  villes  fleurir; 
ils  jouissent  delà  paix  féconde;  jamais  les  dieux  ne  leur  envoient 
la  guerre  dévastatrice.  Jamais  les  hommes  justes  ne  sont  tour- 
mentés par  la  famine;  ils  dépensent  le  fruit  de  leurs  travaux 
dans  les  festins;  la  terre  leur  prodigue  ses  biens;  les  chênes  des 
montagnes  leur  donnent  le  gland,  les  abeilles  le  miel,  les  brebis 


(<)  Ilesiod.,  Oper.  et  Dics.,  v.  303,  S(|(j. 

(2)  76.,  V.  319,  sqq. 

(3)  76.,  V.  174,  sqq. 
(i)  Jb.,  V.  27(5-280. 


458 


LA  GIÎECE. 


la  laine,  leurs  femmes  des  enfants  semblables  à  leurs  pères;  leurs 
richesses  sont  inépuisables  comme  la  terre  qui  les  produit»  ('). 
Le  poëte  oppose  au  bonheur  constant  des  justes,  les  maux  qui  sont 
le  partage  des  hommes  injustes  :  «  Si  les  puissants,  si  les  rois  qui 
abusent  de  leur  pouvoir  n'ont  pas  à  craindre  les  lois  humaines, 
qu'ils  redoutent  la  vengeance  divine,  qu'ils  n'espèrent  pas  cacher 
leur  iniquité  aux  regards  des  dieux;  trente  mille  gardiens  immor- 
tels, invisibles,  partout  présents,  observent  les  actions  humaines. 
La  Justice  est  fille  de  Jupiter;  si  quelqu'un  la  blesse,  elle  porte  ses 
plaintes  au  fils  de  Saturne,  la  vengeance  frappe  des  générations 
entières.  Souvent  toute  une  cité  porte  la  peine  des  crimes  d'un 
spul;  ses  armées  sont  vaincues,  ses  flottes  détruites,  les  peuples 
périssent  »  (^). 

Il  y  a  une  ressemblance  frappante  entre  cette  notion  de  la  jus- 
lice  et  celle  qui  domine  dans  les  livres  sacrés  des  Juifs.  Hésiode, 
comme  Moïse,  voulait  moraliser  des  peuples  qui  sortaient  à  peine 
de  la  barbarie  primitive.  Ces  hommes  ne  redoutent  que  les  maux 
immédiats;  ils  n'ont  de  sens  que  pour  les  jouissances  présentes.  La 
justice,  considérée  en  elle-même,  est  une  idée  trop  élevée  pour 
leur  intelligence  grossière;  il  faut  pour  qu'ils  l'observent,  qu'ils  y 
trouvent  un  avantage  matériel;  la  crainte  d'une  punition  terrible 
peut  seule  contenir  leurs  mauvaises  passions.  Ne  reprochons  pas 
au  poëte  grec  ce  que  cette  conception  a  d'imparfait;  il  est  le  repré- 
sentant de  la  société  à  laquelle  ses  enseignements  s'adressent;  il  a 
dû  mettre  sa  morale  à  la  portée  des  hommes  de  son  temps,  de 
même  que  le  grand  législateur  des  Hébreux  a  dû  descendre  des 
hauteurs  de  sa  théologie  pour  agir  sur  un  peuple  abruti  par  la  ser- 
vitude. Le  christianisme  même  n'a  fait  que  déplacer  le  calcul,  en 
donnant  au  croyant  comme  mobile  suprême  l'espérance  du  paradis 
et  la  crainte  de  l'enfer.  Que  l'homme  spécule  sur  les  biens  de  la  vie 
future  ou  sur  ceux  de  la  vie  actuelle,  qu'importe?  Ses  actes  n'en 
sont  pas  moins  viciés.  H  faut  que  la  morale  comme  la  religion 
soient  pures  de  tout  calcul,  il  faut  que  l'idée  de  peine  et  de  récom- 

(1)  Ilcsiod.,  Oper.  et  Dles.,  v.  223,  sqq. 

(2)  /&.,  V.  238,  sqq. 


I 


l.liTKRATlIlE. 


4-59 


pense  eu  soit  bannie,  en  ce  sens  du  moins  qu'elle  cesse  d'être  le 
principe  de  nos  actions. 

Pour  rendre  pleine  justice  à  Hésiode,  il  faut  encore  insister  sur 
sa  foi  inébranlable  dans  la  justice.  Il  avoue  que  l'homme  de  bien 
succombe  parfois;  mais,  dit-il,  la  justice  finit  toujours  par  avoir 
raison  de  l'injustice  (').  Il  y  avait  du  mérite  à  ne  pas  désespérer  de 
la  justice  dans  un  âge  que  le  poêle  hii-niéme  flétrit  comme  l'âge  de 
fer.  Nous  ne  croyons  plus  à  la  décadence  croissante  de  l'humanité; 
nous  avons  foi  dans  le  perfectionnement  de  l'espèce  humaine.  Mais 
parfois  les  faits  viennent  déranger  singulièrement  nos  espérances; 
alors  le  désespoir  prend  les  faibles,  ils  renient  leurs  croyances,  ils 
se  jettent  ou  dans  l'indifférence  et  l'égoïsme,  ou  dans  les  supersti- 
tions du  passé.  Pénétrons-nous  de  l'idée  du  droit  et  disons  avec  le 
poète  que  la  justice  doit  l'emporter  :  ne  vient-elle  pas  de  Dieu  ,  tan- 
dis que  l'injustice  vient  des  hommes? 

L'on  a  reproché  à  Hésiode  que  les  conseils  qu'il  donne  aux  hom- 
mes pour  leurs  relations  mutuelles,  sont  fondés  sur  le  principe 
d'utilité  :  «  Appelle  aux  festins  ton  ami,  dit-il,  celui-là  surtout  qui 
demeure  près  de  toi  ;  alors,  s'il  t'arrive  un  malheur,  lu  verras  accou- 
rir tes  voisins  à  demi  vêtus  à  ton  secours.  Aime  celui  qui  t'aime, 
aide  celui  qui  l'aide,  donne  à  celui  qui  te  donne,  ne  donne  pas  à 
celui  qui  ne  te  donne  rien  »{^).  C'est  en  apparence  la  morale  de 
l'égoïsme,  surtout  si  on  la  compare  à  la  charité  chrétienne.  Mais  si 
Hésiode  tombe  dans  un  excès,  les  conseils  évangéliques  ne  pèchent- 
ils  pas  par  l'excès  contraire?  Il  y  a  un  côté  vrai  dans  la  morale 
prosaïque  du  poète  grec,  c'est  le  principe  du  droit,  de  la  stricte 
justice.  Ce  sentiment  fait  défaut  à  la  charité  chrétienne.  Il  y  a 
donc  deux,  éléments  dont  on  doit  tenir  compte,  l'abnégation  et 
l'idée  du  juste.  Si  l'on  s'en  tient  exclusivement  à  l'un  ou  à  l'autre, 
l'on  aboutit  soit  à  l'égoïsme  soit  à  l'abdication  de  l'individualité 
humaine. 

La  poésie  d'Hésiode,  poésie  sans  élan,  ne  se  préoccupant  que  des 
intérêts  positifs,  devait  avoir  peu  d'attrait  pour  les  Grecs,  qui  dans 

(I)  lleniod.,  Opor.  cl  Dius.,  v.  210,  sij. 
(i)  llj.,\.  342,  sq<i. 


400  LA    GRÈCE. 

leur  orgueil  aristocratique  se  croyaient  une  mission  plus  haute  que 
celle  du  travail.  Cléomène  exprima  ces  sentiments  en  disant 
qu'Homère  était  le  poëte  des  Spartiates  et  Hésiode  celui  des 
ilotes('). Souscrirons-nous  à  cette  appréciation  dégradante(^)?Nous 
opposerons  au  roi  de  Sparte  une  tradition  qui  nous  paraît  mieux 
caractériser  les  tendances  des  deux  poêles.  On  les  supposait  con- 
temporains et  rivaux  de  gloire  ;  une  lutte  s'ouvrit  entre  eux,  Hésiode 
fut  reconnu  vainqueur  (^).  Qu'y  avait-il  donc  dans  cette  poésie  pro- 
saïque qui  pouvait  être  comparé  aux  chants  d'Homère?  L'idée  du 
droit  et  de  la  paix  :  celui  qui  célébrait  les  paisibles  travaux  de 
l'agriculture  fut  jugé  supérieur  au  chantre  des  luttes  sanglantes. 
Nous  acceptons  la  sentence  comme  une  révélation  des  destinées  du 
genre  humain.  L'Hiade,  considérée  comme  épopée  guerrière,  est  le 
poëme  du  passé  ;  les  Oeuvres  et  Jours  sont  la  prophétie  de  l'ave- 
nir. Cet  avenir  était  bien  éloigné  encore  lorsque  le  poëte  grec  fit  le 
premier  éloge  du  travail.  Les  occupations  matérielles  étaient  le  lot 
des  esclaves  et  des  vaincus;  mais  ces  classes  maudites  se  sont  rele- 
vées de  leur  déchéance;  elles  forment  aujourd'hui  la  masse  innom- 
brable des  travailleurs  auxquels  l'empire  de  la  terre  est  réservé, 
non  un  empire  fondé  sur  la  force,  mais  une  domination  qui  réali- 
sera les  vœux  d'Hésiode,  la  justice  et  la  paix. 

g  IlL  Eschyle. 

Aristophane  a  admirablement  caractérisé  le  génie  d'Eschyle  dans 
la  comédie  des  Grenouilles  (*).  Euripide  y  dispute  le  premier  rang 
au  grand  tragique  ;  Bacchus  est  juge  du  procès.  Les  deux  rivaux 
sont  d'accord  que  ce  qui  rend  un  poëte  digne  d'admiration,  ce  sont 
«  les  sages  leçons  par  lesquelles  on  rend  les  hommes  meilleurs.»  — 


(1)  Aelian.,  XIII,  19.  —  Plutarch.,  Apophtegni.  Lac,  Cleomen. 

(2)  Elle  a  trouvé  de  l'écho  jusque  dans  les  temps  modernes. Voyez iracAsmit^/j, 
Hell.Alterth.,  T.  II,  p.  698. 

(3)  Plutarch.,  Conviv.  Sept.  Sapient.,  10. 
(i)  Kan.,  v.  1013,  sqq. 


» 


LITTÉRATURE.  4.GI 

«Eh  Lieu!  dit  Eschyle,  vois  les  hommes  sortis  de  mes  mains;  je  les 
lui  livrai  vigoureux  et  hauts  de  quatre  coudées;  ils  ne  respiraient 
que  lances  et  javelots,  casques  aux  blanches  aigrettes,  armets,  bou- 
cliers. —  Bacchiis.  Et  comment  avec  cela  faisais-tu  des  héros?  — 
Eschyle.  Avec  une  tragédie  toute  remplie  de  l'esprit  de  Mars.  — 
Bacchus.  Laquelle?  —  Eschyle.  Les  Sept  devant  Thèbes  :  tous  les 
spectateurs  en  sortaient  avec  la  fureur  de  la  guerre.  Depuis,  dans 
les  Perses,  je  vous  inspirai  le  désir  de  vaincre  toujours  vos  ennemis. 
Voilà  les  sujets  que  doivent  traiter  les  poètes.  Le  divin  Homère, 
d'où  lui  est  venu  tant  d'honneur  et  de  gloire,  si  ce  n'est  d'avoir 
enseigné  mieux  que  tout  autre  les  vertus,  l'art  des  batailles  et  le 
métier  des  armes  ?  » 

Exalter  l'esprit  guerrier  ('),  inspirer  la  haine  de  la  domination 
étrangère,  telle  fut  la  mission  d'Eschyle.  C'est  dans  les  Sept  devant 
Thèbes  que  le  poêle  a  jeté  toute  l'ardeur  de  ses  sentiments.  Un 
espion  vient  rendre  compte  des  dispositions  des  ennemis  (-):  «  Sept 
chefs,  guerriers  fougueux,  immolent  un  taureau;  le  sang  de  lu 
victime  est  reçu  dans  un  noir  bouclier;  tous  y  plongent  la  main, 
tous  ils  jurent  par  le  dieu  Mars,  par  Bellone,  par  la  Terreur,  amie 
du  carnage,  ou  de  renverser  Thèbes  et  de  saccager  la  ville  des 
Cadméens,  ou  de  périr  en  arrosant  cette  terre  de  leur  sang.  » 
L'espion  retourne  à  son  poste  et  revient  faire  l'énuméralion  et  la 
description  des  Sept  Chefs.  Ici  les  pensées  et  les  paroles  d'Eschyle 
deviennent  gigantes(iues  :  «  Tydée  menace  déjà  la  porte  Prœlide; 
il  frémit  de  rage,  mais  le  devin  ne  |)crmet  |)ns  qu'il  traverse  les 
flots  de  l'Isménus,  car  les  entrailles  des  victimes  ne  sont  pas  favo- 
rables. Tydée  furieux  brûle  de  combattre;  comme  un  dragon  qui 
siflle  à  l'ardeur  du  midi,  il  accable  de  ses  clameurs  et  de  ses  injures 
le  devin,  sage  fils  d'OïcIée,  il  l'accuse  d'éviter (')  en  lâche  et  la 
mort  et  le  combat.  Le  guerrier  secoue,  en  criant,  trois  aigrettes 
épaisses,  crinière  de  son  casque,  et  les  sonnettes  d'airain  qui  pen- 


(1)  Bode,  GeschichtedcT  hellenischen  Dichtkunsl,  T.  lit.  p.  243. 

(2)  Vers  42,  ss.  Nous  suivons,  en  général,  la  traduction  d'Alexis  Picrron. 

(3)  Eschyle  dit  Taivî'.v,  flatter,  faire  la  cour  à  la  mort  par  liïchelé. 


462  LA    GRÈCE. 

dent  à  son  bouclier  sonnent  répouvanle  »  (').  Les  autres  chefs  ne 
sont  pas  inférieurs  à  Tydéc  :  «  ils  poussent  d'aiïreuses  clameurs, 
et  tout  pleins  du  dieu  Mars,  furieux  comme  des  bacchantes,  la  rage 
des  combats  transporte  leur  âme,  leurs  regards  lancent  la  ter- 
reur »(-).  Ils  bravent  les  dieux  eux-mêmes:  «Que  le  ciel  y  consente, 
que  le  ciel  s'y  oppose,  dit  Gapanée,  il  renversera  Thèbes;  le  cour- 
roux même  de  Jupiter  tomberait  sur  lui,  il  ne  s'arrêterait  pas.  Les 
éclairs,  les  trails  de  foudre  ne  sont  pour  Gapanée  que  les  chaleurs 
du  midi  »  (^). 

La  tragédie  des  5epf  devant  Thèbes  est  écrite  tout  entière  dans 
cet  esprit.  Bien  que  nous  la  lisions  à  deux  mille  ans  de  distance, 
sans  partager  les  croyances  du  poêle,  sans  ressentir  rinlluencc 
électrique  d'une  représentation  qui  était  en  même  temps  une  céré- 
monie religieuse,  nous  concevons  que  ce  drame  devait  animer  les 
spectateurs  de  la  fureur  de  la  guerre.  La  lutte  contre  les  Perses,  en 
éveillant  le  patriotisme  des  Hellènes,  lui  avait  en  même  temps 
donné  une  direction  hostile.  Aimer  la  patrie  et  haïr  les  Barbares 
était  un  seul  et  même  sentiment.La  haine  de  l'étranger  est  exprimée 
par  Eschyle  avec  une  sauvage  énergie.  Dans  les  vœux  qu'elles 
forment  pour  Athènes,  les  Euménides  souhaitent  »  (jue  les  citoyens 
soient  l'un  pour  l'autre  pleins  d'un  mutuel  amour  et  pour  l'ennemi 
d'une  haine  unanime  »  (').  Ces  rap|)orls  hostiles  entre  les  peuples 
donnèrent  naissance  à  un  droit  des  gens,  qui  consacrait  le  pouvoir 
absolu  du  vainqueur  sur  le  vaincu.  Eschyle  admet  ce  droit  sans 
réserve,  comme  naturel,  et  il  le  traduit  en  maximes  qui  caracté- 
risent énergiquement  le  monde  ancien. 

Mercure  annonce  à  Prométhée  les  maux  dont  Jupiter  va  l'acca- 
bler :  «  Regarde,  si  tu  ne  le  rends  à  mes  conseils,  l'orage  de  maux, 
l'inévitable  tempête  qui  va  l'engloutir.  Ces  âpres  sommets,  mon 
père  les  brisera  en  éclats  par  le  tonnerre  et  la  foudre  brûlante;  ton 
corps  disparaîtra  sous  les  débris,  et  un  sein  de  pierre  te  portera. 


(1)  Eschyl.,  Sept,  anle  Tlicb.,  v.  377-386. 

(2)  76.,  V.  497,  sqq. 

(3)  Ib.,  V.  423-431.  Cf.  529-332. 

(4)  EumcnUL,  v.  984-986. 


LITTÉRATURE.  AQ'ù 

Puis  un  long  temps  s'écoulera  et  In  reparaîtras  à  la  lumière  du  jour. 
Mais  le  chien  ailé  de  Jupiter,  l'aigle  avide  de  carnage,  arrachera 
sans  pitié  un  vaste  lambeau  de  ton  coips  :  convive  non  invité  qui 
viendra  tous  les  jours  se  repaître  de  ton  foie ,  noir  et  sanglant  mets 
du  festin.  Et  n'attends  pas  le  terme  d'un  tel  supplice,  sinon  lors- 
qu'un Dieu  se  présentera  pour  succéder  à  tes  soulTrances.  »  Le 
chœur  engage  Promélhée  à  céder.  Le  héros  répond  :  «  Un  ennemi 
est  maltraité  par  un  ennemi;  il  n'y  a  rien  là  d'injuste  »  ('). 

Electre  vient  offrir  des  libations  sur  le  tombeau  de  son  père. 
Le  chœur  lui  prescrit  ce  qu'elle  a  à  faire  :  «  des  vœux  pour  ceux 
qui  aimaient  Agamemnon,  des  souhaits  pour  qu'il  vienne  un  dieu 
ou  quelque  mortel  qui  égorge  les  assassins  du  héros.  »  Electre  de- 
mande si  les  dieux  trouveront  sainte  et  juste  une  prière  qui  appelle 
la  mort  sur  la  tète  de  sa  mère.  Le  chœur  répond  :  «  N'est-il  pas 
juste  et  saint  de  rendre  à  un  ennemi  le  mal  pour  le  mal?  »  (^) 
Eschyle  est  rempli  de  ces  maximes  :  «  Que  la  langue  ennemie  soit 
punie  par  la  langue  ennemie ,  c'est  le  cri  de  la  justice  réclamant  sa 
dette  à  haute  voix.  Que  le  meurtre  venge  le  meurtre.  Mal  pour  mal, 
dit  la  sentence  des  vieux  temps  »("). 

Ainsi  langue  pow'  langue,  mal  pour  mal,  telle  est  la  morale  de 
l'antiquité  proclamée  par  Eschyle.  Les  philosophes  et  les  poètes 
essaient  en  vain  d'adoucir  cette  terrible  sentence  et  d'introduire  un 
peu  d'humanité  dans  les  relations  des  hommes  et  des  peuples;  il 
faut  que  l'antiquité  elle-même  s'écroule  pour  qu'à  la  place  d'un  cri 
de  vengeance  éclate  celle  loi  d'amour  :  le  bien  pour  le  mal.  Cepen- 
dant déjà  dans  Eschyle  apparaît  vaguement  un  besoin  instinctif 
d'une  vie  autre  que  la  vie  de  guerre  et  de  haine  qui  est  le  Irisle 
sort  des  nations  anciennes.  Le  chœur,  organe  du  peuple,  exprime 
des  senlimenls  (jui  contrastent  avec  ceux  des  héios.  Dans  les  Sept 
devant  Titubes,  il  déplore  les  malheurs  qui  vont  suivre  la  prise  de  la 
ville:  les  maux  inlinis  que  le  droit  de  guerre  entraîne,  inspirent 
aux  hommes  des  idées  pacili(iues  :  «  Jléias!  c'est  mille  supplices 


(1)  Promclh.,  v.  lOiO-1042.  Cf.  1011-1028. 

(2)  Chocph.,  V.  123. 

(;{)  C/ioc/)/*.,  v.30G-31i. 


464  LA   GRÈCE. 

qu'elle  endure  une  ville  qu'on  vient  d'emporter  d'assaut.  Partout  la 
violence,  le  carnage,  l'incendie;  la  fumée  obscurcit  la  ville.  Mars 
furieux  souille  la  destruction,  rien  n'est  sacré  pour  sa  main  cruelle. 
La  ville  résonne  d'affreux  rugissements.  Le  guerrier  tombe  égorgé 
par  le  fer  du  guerrier;  on  entend  retentir  les  vagissements  des 
enfants  nouveau-nés  massacrés  sur  la  mamelle  sanglante. Puis  c'est 
le  pillage,  parent  du  meurtre.  »  La  scène  du  pillage  décrite  par 
Eschyle  caractérise  bien  les  barbares  vainqueurs;  le  poëte  y  mêle 
une  peinture  naïve  des  souffrances  des  femmes  :  «  Les  soldats 
se  heurtent  dans  les  rues;  ceux  qui  n'ont  rien  encore  s'excitent 
l'un  l'autre:  chacun  veut  sa  part  du  butin;  nul  ne  prétend  rien 
céder;  tous  brûlent  d'avoir  la  portion  la  plus  grande.  Ce  qui  se 
passe  alors,  comment  le  dépeindre?  Des  fruits  de  toute  espèce 
jonchent  le  sol.  Affligeant  spectacle!  l'œil  des  ménagères  se  remplit 
de  larmes  amères.  Confondus  au  hasard,  tous  les  dons  de  la  terre 
roulent  entraînés  dans  la  fange  des  ruisseaux.  El  nous,  ces  vierges, 
ces  mères,  grands  dieux,  on  nous  emmènera  enchaînées,  en  nous 
traînant  par  les  cheveux  comme  un  troupeau  de  cavales.  De  jeunes 
filles  qui  n'avaient  jamais  connu  la  souffrance,  iront,  esclaves  in- 
fortunées, obéissantes,  partager  la  couche  d'un  soldat  heureux, 
d'un  ennemi  triomphant,  et  passeront  leurs  nuits  dans  de  lamen- 
tables gémissements  nC). 

Dans  la  tragédie  iVAgamenmon,  le  chœur  des  vieillards  exprime 
des  sentiments  décidément  hostiles  à  la  guerre  :«  Ceux  qui  sont 
partis  du  pays  de  Grèce  ont  laissé,  chacun  dans  sa  maison  une 
douleur  poignante,  des  cœurs  brisés.  On  sait  ceux  qu'on  a  accom- 
pagnés jusqu'au  rivage;  et  au  lieu  des  guerriers,  ce  qui  revient 
ce  sont  des  urnes  et  de  la  cendre...  Une  colère  sourde  fer- 
mente dans  les  cœurs  contre  les  Atrides  qui  ont  tout  ordonné... 
L'indignation  publique  est  un  lourd  fardeau;  les  imprécations 
populaires  sont  le  tribut  qu'en  tirent  les  rois.  Un  pressenli- 
ment  m'annonce  quelque  calamité  qui  se  trame  dans  l'ombre. 
Les  dieux  ont  l'œil  ouvert  sur  ceux  qui  prodiguent  le  sang.  Il  vient 


{i)  Eschyl.,  Sept,  auto  Theb.,  v.  32t-3G8. 


LITTÉRATURE.  465 

un  jour  où  les  noires  Furies  changent  l'existence  de  l'homme  qui 
est  heureux  aux  dépens  de  la  justice  :  il  s'anéantit,  sa  force  dispa- 
rait, il  est  cITacé.  Détruire  les  villes  n'est  pas  l'ohjct  de  mes  vœux  : 
puissé-je  aussi  ne  jamais  voir,  captif  moi-même,  ma  vieillesse  sou- 
mise aux  caprices  d'un  autre  »  ('). 

Les  vieillards  d'Argos  ne  se  hornent  pas  à  déplorer  les  maux  de 
la  guerre,  comme  les  faibles  femmes  de  Thèhes;  ils  accusent  le 
chef  de  l'expédition  des  (Jrecs  d'être  l'auteur  de  leurs  maux,  ils  le 
menacent  de  la  justice  divine  pour  tout  le  sang  verse,  cl  cette  ven- 
geance va  s'accom|)lir  :  Agamcmnon  tombera  sous  le  glaive  de  sa 
femme.  Le  même  sentiment  inspire  les  vœux  que  le  chœur  des 
Suppliantes  fait  pour  les  Argiens  :  «  Que  les  chefs  de  la  nation  se 
montrent  de  composition  facile  avec  les  peuples  étrangers  avant  de 
se  préparer  à  la  guerre,  qu'ils  n'aient  pas  besoin  de  la  défaite  pour 
l'éparer  l'olTense  »  (-). 

Nous  doutons  qu'Eschyle  partageât  les  opinions  qu'il  met  dans 
la  bouche  du  chonir.  Il  combattit  à  Marathon.  Dans  l'épitaphe 
(ju'il  écrivit  lui-même,  il  oublia  ses  poëmes  immortels  pour  ne  se 
souvenir  que  de  ses  services  guerriers  :  «  Ci  gît  Eschyle,  flls  d'Eu- 
phorion.  Le  bois  de  Marathon  dira  sa  vaillance  bien  renommée 
que  connaît  le  Mède  à  l'épaisse  chevelure  »  (').  Cette  ardeur 
guerrière  respire  aussi  dans  ses  drames;  il  préfère  l'héroïsme 
des  combats  aux  douceurs  de  la  paix.  Mais  une  idée  qui  appartient 
au  poète,  c'est  celle  de  la  justice  divine  dans  les  rapports  des 
honmies  et  des  peuples.  Un  scoliaste  nous  a  conservé  un  fragment 
d'une  tragédie  qui  résume  bien  les  sentiments  d'Eschyle  :  •<  Tu  vois 
la  justice  muclte,  cacbéc  à  ceux  rpii  dorment,  à  ceux  (pii  marchent, 
à  ceux  qui  reposent.  Ensiiile  elle  vient  (ruii  pied  inégal,  quchiue- 
fois  tardif;  mais  la  nuit  elle-même  ne  cache  pas  les  mauvaises 
actions;  (pioi  (jue  lu  fasses,  crois  (pi'il  y  a  des  dieux  (pii  te  voient» (*). 
Eschyle  a  tait  l'application  de  celle  justice  diNine  aux  plus  grands 


(1)  Afjamcmn.,  v.  420-474. 

(2)  Supplie,  V.  700-703. 

(3)  Brunck,  Analect.,  T.  II,  p.  523.  —  Villcinaiu,  l'indaïf,  T.  I,  p.  1!)'.». 

(4)  Fragmenta  /Eschyli,  a»  323  (édit.  Didot). 

ôi) 


4-6G  LA    GRÈCE. 

événements  dont  la  Grèce  ait  été  le  théâtre,  la  guerre  de  Troie  et 
l'invasion  des  Perses. 

Eschyle  chante  la  victoire  des  Grecs  dans  la  tragédie  des 
Perses.  On  s'attend  à  ce  que  le  poëlc  athénien  exalte  la  va- 
leur de  ses  compatriotes  et  qu'il  fasse  honneur  à  leur  courage 
de  la  défaite  des  Barbares.  Mais  Eschyle,  pénétré  du  dogme 
de  l'intervention  des  dieux  dans  les  calamités  nationales  comme 
dans  les  malheurs  privés,  procède  autrement  (').  Les  vieillards 
perses  sont  assemblés  et  se  consultent  sur  la  conduite  des  af- 
faires de  ce  vaste  empire  remises  en  leurs  mains.  La  reine  arrive, 
effrayée  par  un  songe  sur  le  sort  de  Xerxès  et  de  son  armée. 
Alors  le  poète  évoque  l'ombre  de  Darius  qui  vient  expliquer 
à  ses  sujets  épouvantés,  prosternés  à  terre,  la  cause  des  maux 
qui  les  frappent.  La  défaite  des  Perses  est  une  punition  des  sacri- 
lèges dont  le  roi  s'est  rendu  coupable  :  «  Essayer  d'enchaîner 
comme  une  esclave  la  mer  sacrée  d'Hellè,  d'arrêter  le  courant  du 
Bosphore  que  fait  couler  la  volonté  d'un  dieu!  Changer  l'aspect  des 
flots  en  les  captivant  dans  des  entraves  forgées  par  le  marteau, 
pour  ouvrir  à  une  immense  armée  une  route  immense  !  Mortel 
enûn,  croire  qu'il  l'emporterait  sur  tous  les  dieux,  et  sur  Neptune! 
Quelle  folie,  quel  délire  aveuglait  mon  fds  !  Les  Perses  n'ont  pas 
craint,  dans  la  Grèce  envahie,  de  dépouiller  les  sanctuaires  des 
dieux,  d'incendier  leurs  temples...  Déjà  pour  ces  crimes  ils  souf- 
frent des  maux  égaux,  d'autres  les  menacent;  l'abîme  des  malheurs 
n'est  pas  desséché  jusqu'au  fond ,  la  source  jaillit  encore.  Des  flots 
de  sang  couleront  sous  la  lance  dorienne  et  se  figeront  dans  les 
champs  de  Platée.  Des  amas  de  cadavres,  jusqu'à  la  troisième 
génération,  parleront  dans  leur  muet  langage,  aux  yeux  des 
hommes  :  Mortels,  il  ne  faut  pas  que  vos  pensées  s'élèvent  au-dessus 
de  la  condition  mortelle.  Laissez  germer  l'insolence,  ce  qui  pousse 
cest  répi  du  crime;  on  moissonne  une  moisson  de  douleurs.  Vous 
voyez  le  châtiment  quia  frappé  la  Perse  pour  des  fautes  de  celle 
nature  :  souvenez-vous  donc  d'Athènes  et  de  la  Grèce  :  que  nul 


(I)  Jakobs,  Ueber  die  Perser  des  iEschylus  (Vermischte  Schriften,T.V,  p.  545- 
576). 


I 


LITTÉRATURE.  4-67 

désormais  ne  méprise  sa  fortune  présente,  et,  brûlant  d'accroître 
ses  trésors,  ne  ruine  sa  propre  puissance.  Jupiter,  inflexible  ven- 
geur, exigera  des  comptes  sévères  d'un  orgueil  effréné  »  ('). 

Ainsi  le  poëte  voit  dans  la  défaite  des  Perses  une  expiation  de 
leur  orgueil  insensé  et  de  leur  mépris  des  dieux.  Pénétrons  au  fond 
de  cette  théologie  ;  traduisons  ses  décrets  eu  langage  moderne, 
qu'y  verrons-nous?  La  Providence  a  posé  des  limites  à  la  puissance 
des  nations;  ce  n'est  jamais  impunément  qu'elles  essaient  de  les  dé- 
passer; les  tentatives  de  monarchie  universelle  ont  toujours  entraîné 
à  leur  suite  des  malheurs  sur  la  tète  des  conquérants.  Eschyle  inau- 
gure la  philosophie  de  l'histoire,  en  montrant  la  main  de  Dieu  dans 
les  calamités  qui  frappent  les  peuplesO.  Le  christianisme  donna  une 
force  nouvelle  à  l'idée  de  la  justice  divine.  De  nos  jours,  elle  a  trouvé 
des  contradicteurs.  L'on  n'ose  pas  nier  la  justice  de  Dieu,  mais  on 
soutient  que  les  faibles  mortels  ne  peuvent  pas  l'apercevoir,  et  que 
c'est  un  préjugé  catholique  de  voir  partout  la  main  de  la  Provi- 
dence :  autant  vaut,  dit-on,  croire  aux  miracles.  Si  préjugé  il  y  a, 
ce  n'est  du  moins  pas  un  préjugé  catholique,  c'est  un  préjugé  phi- 
losophique, car  Eschyle  appartenait  à  l'école  pythagoricienne,  et 
il  ne  passait  pas  pour  un  homme  snpcrstitieux,  puisqu'il  manqua 
d'être  condamné  comme  athée.  Il  est  bien  vrai  que  nous  ne  pouvons 
pas  toujours  saisir  la  main  de  la  justice  divine  quand  elle  frappe 
les  individus  :  la  conscience  seule  du  coupable  sent  d'où  vient  le 
coup.  Mais  il  n'en  est  pas  de  même  des  nations;  leur  destinée 
s'accomplit  sur  cette  terre,  et  rien  ne  nous  empêche  de  péné- 
trer les  fautes  qu'elles  commettent  et  l'inévitable  expiation  qui 
les  suit.  La  justice  de  Dieu  est  infaillible  :  là  où  nous  voyons  un 
crime,  nous  pouvons  allirmer  (pie  la  punition  ne  fera  pas  défaut. 
Eschyle  ne  s'est  pas  trompé  en  montrant  la  main  de  Dieu  dans  lu 
défaite  des  Perses,  pas  plus  (pie  l'histuire  contemporaine  ne  se 
trompera  en  signalant  la  justice  divine  dans  la  chute  du  héros 
qui  remplit  l'Europe  de  son  nom,  niais  (jui  ahusa  de  son  gé- 
nie guerrier  pour  fouler  les  peuples.  Sans  doute  l'historien  peut 

(1)  Pcrs.,  V.  739,  sqq,  800-828. 

(2)  Hernhardy,  Grutulriss  der  griccliisclioii  Lilcralur,  T.  II,  p.  Gl)j. 


4-68  LA    GRÈCE. 

se  tromper  dans  ses  jugements,  mais  cette  erreur  est  moins 
funeste  que  la  négation  de  la  justice  divine.  Il  importe  que  cette 
idée  entre  dans  la  conscience  générale  :  c'est  le  meilleur  moyen 
pour  que  le  respect  du  droit  prenne  la  place  de  la  \iolence.  Il 
n'y  a  point  de  notion  plus  bienfaisante  que  celle  du  droit;  elle  est 
destinée  à  transformer  les  relations  des  peuples.  C'est  pour  ce  mo- 
tif que  nous  en  suivons  les  premières  manifestations  dans  les  tragé- 
dies d'un  poëte-philosophe.  Il  va  encore  nous  montrer  l'action  de 
la  justice  divine  dans  la  ruine  de  Troie. 

L'hospitalité  est  le  côté  idéal  de  la  vie  antique;  la  religion  lui 
imprima  un  caractère  sacré.  Parmi  ceux  qui  violèrent  ces  saints 
devoirs,  le  plus  coupable  fut  Paris.  Aussi  Jupiter  ne  fait  pas  atten- 
dre la  vengeance.  Le  poète  peint  vivement  la  douleur  et  la  fureur 
des  Alrides,  emmenant  les  mille  vaisseaux  de  la  flotte  des  Argiens  : 
«  C'est  du  fond  de  leur  âme  que  partait  la  clameur  guerrière  ;  on 
eût  dit  des  vautours  à  l'instant  où,  pleins  d'une  inexprimable  an- 
goisse, battant  l'air  des  coups  pressés  de  leurs  ailes,  ils  tournoient 
au-dessus  de  leur  nid  vide  de  nourrissons,  autour  de  ce  nid  où  la 
garde  de  leur  couvée  leur  a  coûté  tant  de  soins  inutiles.  Mais  un 
dieu  entend  le  cri  aigu  de  la  douleur  des  oiseaux  ;  c'est  Apollon  ou 
Pan  ou  Jupiter;  il  envoie  la  furie  vengeresse  qui  punira  un  jour  de 
criminels  ravisseurs.  Ainsi  Jupiter,  le  dieu  puissant  de  l'hospita- 
lité, lance  contre  Alexandre  le  fils  d'Atrée  »(').  Priam  s'est  fait  le 
complice  de  Paris  en  refusant  de  livrer  Hélène  à  Ménélas.  Troie 
expiera  par  sa  ruine  l'hospitalité  violée  :  «  Agamemnon  revient. 
Recevez  avec  transport,  car  il  le  mérite,  recevez  celui  qui  a  ren- 
versé Troie,  armé  de  la  houe  de  Jupiter  vengeur,  qui  a  retourné  en 
tout  sens  le  sol  ennemi.  Les  autels,  les  temples  des  dieux  ont  dis- 
paru; toute  la  génération  des  hommes  a  péri  dans  la  contrée... 
Paris  et  la  ville  sa  complice  ne  se  vantent  pas  que  le  crime  ail  sur- 
passé le  châtiment.  Coupable  de  rapt,  de  larcin,  Paris  n'a  pas  con- 
servé sa  proie,  et  il  a  vu  la  maison  de  ses  pères  aussi  ancienne  que 
la  terre,  détruite  jusque  dans  ses  fondements  :  les  enfants  de  Priam 
ont  payé  au  double  le  prix  de  leur  faute  (^)...  J'adore  Jupiter,  le 

(1)  Agamemn.,  v.  48-62. 

(2)  Ib.,v.  524-537. 


LITTÉRATURE.  469 

(lieu  puissant  de  rhospilalilé,  c'est  lui  qui  a  accompli  ces  choses... 
Que  ceux  qui  sont  frappés  d'un  malheur  par  Jupiter  reconnaissent 
d'où  partie  coup,  que  le  sort  de  Troie  leur  serve  d'exemple;  Il  a 
accompli  ses  desseins.  Quelt/ii'uH  a  nié  que  les  dieux  daiynassent 
s'occuper  des  hommes  qui  foulent  aux  pieds  les  plus  saintes  lois  : 
celui-là  était  impie.  Ils  L'ont  vu  plus  d'une  fois,  les  neveux  de  ceux 
qui  entreprenaient  des  choses  injustes  et  qui  se  livraient  avec  trop 
d'ardeur  à  la  (jucrre  »('). 

Le  poëte  adressait  ces  hautes  leçons  à  ses  contemporains. 
Les  victoires  miraculeuses  sur  les  Perses  exaltèrent  l'amhitioii 
d'Athènes.  Thémislocle  conçut  de  vastes  projets  de  domination 
pour  sa  patrie  et  de  gloire  pour  lui-même;  on  l'accusa  de  ne 
reculer  devant  aucun  moyen  pour  atteindre  ce  hut.  Eschyle  pré- 
férait la  politique  de  modération  et  de  justice  à  laquelle  Aristide 
a  attaché  son  nom  (').  Mais  le  temps  n'était  pas  arrivé  où  le 
droit  réglerait  les  rapports  des  peuples.  Comme  la  vie  de  l'homme, 
riiistoire  des  nations  nous  découvre  fautes  sur  fautes,  expiation  sur 
expiation.  Les  vainqueurs  de  Troie,  pour  avoir  commis  d'horrihles 
atlentatsjusquedans  les  temples,  furent  poursuivis  par  la  vengeance 
des  dieux  irrités  :  «  Oui,  en  ce  jour  les  Grecs  sont  maîtres  dcTroie. 
Si  leur  piété  respecte  les  dieux  tutélaires  de  la  ville  vaincue,  s'ils 
épargnent  leurs  autels,  vainqueurs  ils  ne  suhiront  pas  le  retour  de 
la  fortune.  Puisse  notre  armée  ne  pas  s'ahandonncr  à  l'ivresse  du 
succès,  et  entraînée  par  l'ardeur  du  lucre,  convoiter  des  choses 
qu'elle  ne  doit  pas  toucher!...  S'ils  se  rendent  couj)ahles  de  quelque 
attentat,  que  les  malheurs  de  ceux  qui  ont  péri  satisfassent  les 
dieux  »  (^). 

Ainsi  la  religion  accomplissait  sa  mission  civilisatrice  chez  les 
Grecs.  Le  droit  de  guerre  des  temps  héroïques  était  harhare  :  elle 
essaya  de  l'humaniser.  La  crainte  des  dieux  était  le  seul  frein  des 
héros  :  elle  mit  à  l'ahri  de  leur  fureur  les  temples  et  les  autels,  pre- 
nnère  garantie  en  faveur  des  vaincus  qui,  en  se  réfugiant  dans  un 


(1)  Afjamemn.,  v.  3o3-37G. 

(2)  Millier,  Gcschichtc  dcr  gri(;f  liisclu'ii  F.ilci'.ilur,  II,  OU,  ss. 

(3)  Ayamemn.,  v.  320,  sqq. 


470  LA    GRÈCE. 

lieu  saint,  devenaient  eux-mêmes  sacrés.  Là  ne  s'arrêta  pas  raclion 
bienfaisante  du  sentiment  religieux  :  il  flétrit  l'orgueil  des  conqué- 
rants, en  le  représentant  comme  un  défi  de  la  divinité  :  il  mit  des 
bornes  à  l'insolence  du  vainqueur,  en  lui  faisant  craindre  les  ter- 
ribles représailles  des  furies  vengeresses.  Le  dogme  de  l'expiation 
introduisit  une  idée  morale  dans  le  domaine  de  la  force. 

Le  paganisme  plaça  aussi  les  rapports  des  hommes  et  des  peu- 
ples sous  la  protection  des  dieux.  Dans  les  temps  antiques,  l'hospi- 
talité était  le  seul  lien  qui  unissait  les  nations:  violer  ce  saint  devoir, 
c'était  briser  la  société  humaine.  Eschyle  montre  Jupiter  punissant 
le  crime  de  Paris  par  la  ruine  de  Troie.  Dans  les  Suppliantes,  il 
place  l'hospitalité  au-dessus  des  intérêts  mêmes  de  la  cité.  Pour  ne 
pas  épouser  les  fils  d'Égyplus,  leur  oncle,  les  filles  de  Danaiis 
quittent  les  bords  du  Nil,  avec  leur  vieux  père,  et  se  réfugient  dans 
l'Argolide.  Elles  demandent  rhospilalité  au  roi  :  «  Remplis  les 
devoirs  d'un  hôte  juste  et  pieux;  ne  trahis  point  une  exilée  que  la 
violence  impie  a  chassée  d'une  contrée  lointaine;  ne  souffre  point 
qu'on  m'arrache  à  tes  yeux,  comme  une  proie,  du  sanctuaire  de 
tous  ces  dieux,  ô  toi  qui  règnes  ici  en  souverain  maître»  !  Pélasgus 
sent  ce  qu'il  doit  à  l'hospitalité,  mais  l'intérêt  de  son  peuple  le  pré- 
occupe; s'il  reçoit  les  Danaïdes  ,  les  fils  d'Égyptus  lui  feront  une 
guerre  terrible;  et  s'il  arrivait  quelque  revers,  ne  lui  dirait-on  pas  : 
«  Pour  sauver  des  étrangères  tu  as  perdu  Argos  »(')?  Et  pourtant 
«  il  faut  redouter  le  courroux  de  Jupiter,  qui  protège  les  sup- 
pliants; il  n'est  rien  pour  les  mortels  qui  soit  plus  formidable  »  (-). 
Dans  cette  cruelle  perplexité  le  roi  se  décide  à  consulter  le  peuple. 
Il  engage  le  vieux  Danaiis  à  prendre  des  rameaux  et  à  les  porter 
aux  autels  des  divinités  du  pays,  afin  que  tous  les  citoyens  voient 
en  eux  des  suppliants;  il  craint  sans  cela  qu'ils  ne  rejettent  sa 
proposition,  parce  que  «  le  peuple  aime  à  trouver  ses  chefs  en  dé- 
faut. »  Mais  Pélasgus  s'est  trompé  dans  ses  prévisions  :  la  voix  du 
peuple  est  la  voix  de  Dieu.  Les  Pelages  savent  qu'ils  auront  à  sup- 
porter tous  les  maux  de  la  guerre,  et  néanmoins  ils  n'hésitent  pas, 

(1)  Suiyplic,  V.  395-401;  438-440. 
(2;  Ib.,  V.  468,  sqq. 


LITTÉRATURE.  471 

ils  immolent  leur  inlérêt  au  devoir  de  l'humanité.  «  Les  Argiens, 
dit  Danaiis,  ne  se  sont  point  partagés;  mon  vieux  cœur  en  a  ra- 
jeuni de  joie.  Par  un  mouvement  unanime  de  toute  la  foule,  l'air 
s'est  comme  hérissé  de  mains  droites  empressées  de  sanctionner  le 
décret  »  ('). 

Les  anciens  concentraient  dans  la  cité  tout  ce  qu'ils  avaient  d'af- 
fection pour  leurs  semhlahles.  L'amour  de  la  patrie  l'emportait 
même  sur  les  devoirs  de  l'humanité.  Bénissons  la  religion  et  la 
poésie,  son  organe,  d'avoir  montré  aux  hommes  qu'il  y  a  des  obli- 
gations plus  sacrées  que  celles  du  patriotisme.  Les  Suppliantes 
sont  le  triomphe  de  la  charité  humaine  sur  Tégoïsme  national.  Il  y 
a  encore  un  plus  haut  enseignement  dans  les  Suppliantes  d'Eschyle: 
l'intérêt  y  est  en  lutte  avec  le  devoir  et  c'est  le  devoir  qui  l'emporte. 
Cependant  cet  intérêt  était  celui  de  la  conservation.  Dans  les  temps 
modernes  les  peuples  et  ceux  qui  les  régissent,  suivent  trop  sou- 
vent la  maxime  que  le  salut  de  l'État  est  la  loi  suprême  :  maxime 
funeste  qui  justifie  tous  les  crimes.  Non,  il  y  a  pour  les  nations 
comme  pour  les  individus  un  devoir  supérieur  même  à  l'existence. 
Quand  l'individu  se  trouve  placé  dans  une  de  ces  terribles  alterna- 
tives, il  ne  doit  pas  hésiter  à  sacrifier  sa  vie  à  son  devoir.  Ce  qui 
est  vrai  des  individus,  l'est  aussi  des  nations.  Périsse  l'Etat,  j)lutôt 
que  de  le  sauver  par  une  injustice!  Voilà  la  loi  suprême.  Quand 
elle  n'est  pas  respectée,  il  ne  faut  point  parler  de  droit  entre  les 
hommes;  c'est  l'intérêt,  c'est-à-dire  la  force  qui  règne. 

§IV.  Sophocle. 

Eschyle  combattit  à  Salaminc.  Sophocle  fut  choisi  pour  être  le 
coryphée  des  adolescents  qui  chantèrent  l'hymne  de  victoire  et 
dansèrent  autour  des  trophées.  Cette  tradition  sur  les  deux  grands 
tragiques  est  une  image  de  leur  génie  et  de  leur  mission.  L'un, 
poêle  guerrier,  anime  les  Grecs  au  combat  contre  les  Barbares  par 
des  chants  que  Mars  inspire  :  l'autre,  poëte  de  la  paix,  chante  les 

(1)  Supplie,  V.  G05,  s(](i.  Tradiiclioii  dc/'afi/i,  Etudes  sur  les  trogi(iucs  grecs, 
T.l,  p. 170. 


4-72  LA   GRÈCE. 

bienfaits  de  la  civilisation.  Lorsque  Sophocle  parut  sur  la  scène, 
la  victoire  était  décidée  en  faveur  des  Grecs.  La  défaite  de  Tinnoni- 
brable  armée  des  Perses  exalta  l'orgueil  national.  Il  est  vrai  que  les 
Hellènes  étaient  supérieurs  aux  Barbares  ;  mais  il  y  avait  encore 
dans  leurs  mœurs  bien  des  traces  de  la  barbarie  qu'ils  imputaient 
à  leurs  ennemis.  La  civilisation  et  les  sentiments  de  douceur,  de 
/justice  qu'elle  inspire,  luttaient  contre  les  passions  violentes  ou  per- 
fides des  temps  antiques.  La  poésie  joua  un  beau  rôle  dans  cette 
glorieuse  lutte  :  elle  donna  des  leçons  d'humanité  aux  peuples. 
Aucun  poëte  ne  fut  plus  digne  de  cette  haute  mission  que  Sophocle. 

Quel  est  le  caractère  de  l'âge  héroïque?  Un  mélange  de  courage 
physique  et  de  ruse.  Les  héros  de  Sophocle  sont  animés  des  mêmes 
passions,  mais  le  poêle  a  soin  de  leur  opposer  des  personnages  qui 
expriment  des  sentiments  plus  purs.  Après  la  mort  d'Achille,  Ajax 
et  Ulysse  se  disputèrent  ses  armes;  les  chefs  de  l'armée  les  décer- 
nèrent à  Ulysse.  Ajax  était  le  vrai  représentant  des  temps  hé- 
roïques, le  guerrier  qui  devait  tout  à  la  force  de  son  bras  ;  pour- 
quoi donc  les  armes  du  héros  grec  ne  lui  furent-elles  pas  accordées? 
Agamemnon  explique  ce  refus  :  «  Ce  n'est  pas  la  masse  du  corps  ni 
les  larges  épaules  qui  font  notre  puissance,  c'est  la  sagesse  qui 
donne  la  supériorité  en  toutes  choses.  Le  bœuf  le  plus  robuste  obéit 
au  fouet  léger  qui  le  ramène  dans  le  sillon  »(').  Cette  idée  n'est  pas 
de  l'âge  héroïque.  Achille,  l'idéal  du  héros  ,  ne  brillait  guère  par  la 
sagesse.  Les  paroles  que  le  poète  met  dans  la  bouche  d'Agamem- 
non  montrent  le  progrès  immense  qui  s'était  accompli  dans  les 
opinions  et  les  mœurs  :  du  temps  de  Sophocle  les  Grecs  n'étaient 
pas  loin  de  mépriser  les  vertus  brutales  qui  faisaient  la  gloire 
d'Achille  et  d'Ajax. 

L'opposition  entre  les  mœurs  héroïques  et  les  sentiments  de  la 
nouvelle  génération  est  peinte  admirablement  dans  la  tragédie  ilePhi- 
loctète.  Sur  les  conseils  d'Ulysse,  le  héros  avait  été  abandonné  dans 
une  île  sauvage  et  inhabitée.  Mais  comme  les  oracles  attachaient 
la  prise  de  Troie  à  la  possession  de  ses  flèches,  Ulysse  et  Néopto- 


(I)  Ajax,  V.  '1250-r232.  Nous  nous  servons  en  général  de  la  traducUon  d'Ar- 
taud, 3''  édition,  1841. 


LITTÉRATURE.  473 

lème  furent  envoyés  par  les  chefs  de  l'armée  pour  s'en  emparer. 
Une  discussion  s'ouvre  entre  eux  sur  les  moyens  de  se  procurer  ces 
armes.  Ulysse  est  la  personnification  de  la  politique  et  de  Thabileté 
des  temps  héroïques,  c'est  l'idéal  de  la  ruse;  Philoctètc  dit  avec 
mépris  de  lui,  qu'il  a  toujours  sur  les  lèvres  le  mensonge  et  la 
fraude,  que  rien  de  juste  n'en  peut  sortir  (').  Néoptolème  exprime 
les  sentiments  de  la  Grèce  civilisée;  à  l'astuce  de  son  compagnon 
il  oppose  la  loyauté  et  la  franchise.  La  moralité  supérieure  des 
temps  nouveaux  triomi)he  de  l'esprit  de  perfidie  des  temps  anciens. 
Pour  préparer  le  fils  d'Achille  au  rôle  peu  honorable  qu'il  doit 
jouer,  Ulysse  lui  dit  :  «  La  mission  que  tu  as  à  remplir  demande 
autre  chose  que  de  la  valeur;  quoi  que  mes  paroles  puissent  avoir 
de  nouveau  ou  d'étrange,  tu  es  ici  pour  me  seconder  »(^).  Il  lui 
déclare  alors  qu'il  s'agit  de  tromper  Philoctète,  et  de  lui  dérober 
ses  armes  invincibles  par  quelque  artifice  :  «  Je  sais  que  ton  carac- 
tère ne  se  prête  pas  aisément  à  la  ruse;  cependant  il  est  doux  de 
vaincre.  Ose  seulement;  nous  reviendrons  ensuite  aux  lois  sévères 
de  l'équité.  »  iVéoptolème  se  révolte  contre  cette  proposition  : 
»  Fils  de  Laërte,  les  conseils  que  j'ai  peine  à  entendre,  j'aurais 
aussi  horreur  de  les  suivre.  Je  suis  prêt  à  emmener  Philoctète  en 
employant  la  force,  et  non  la  ruse...  J'ai  été  envoyé  pour  f  aider, 
mais  je  ne  veux  pas  être  appelé  du  nom  de  traître  :  f  aime  mieux 
échouer  avec  honneur  que  de  réussir  avec  honte.  »  Toutefois  Néop- 
tolème se  laisse  entraîner;  il  exécute  le  projet  d'Ulysse.  Mais  il 
ne  tarde  pas  à  se  repentir  de  sa  faute;  pour  la  réparer,  il  va 
rendre  à  Philoctète  les  armes  dont  il  s'est  emparé  en  le  trom- 
pant. Ulysse  s'oppose  en  vain  à  ce  dessein  qu'il  traite  d'insensé; 
il  cherche  à  l'empêcher,  en  faisant  craindre  au  jeune  héros  la  ven- 
geance des  Grecs.  Le  fils  d'Achille  répond  qu'il  ne  redoute  pas  ses 
menaces,  qu'il  a  pour  lui  la  justice,  et  que  la  justice  vaut  mieux  que 
V habileté  {^). 


(^)  Philociel.,  V.  406-408. 
(2)  Ib.,  V.  50-95. 
(.3)  Ib.,  V.  f222-12G0. 


474 


LA   GRECE. 


Le  progrès  de  la  civilisation  se  manifeste  également  dans  les 
croyances  religieuses.  Dans  l'âge  héroïque  les  dieux  partagent  les 
passions  des  mortels;  ils  sont  violents,  rusés,  injustes.  On  aperçoit 
encore  des  traces  de  cette  conception  chez  les  poètes  tragiques. Dans 
Eschyle,  les  habitants  de  l'Olympe  emploient  contre  l'homme  la  ruse 
et  le  mensonge  (');  un  vers  des  Danaïdes  va  jusqu'à  dire  que  la 
divinité  ne  recule  pas  devant  une  juste  fraude  H.  Les  dieux  de  So- 
phocle sont  supérieurs  à  ceux  d'Eschyle  (').  Jupiter  punit  la  perfi- 
die, et  ce  qui  rend  la  punition  plus  mémorable,  c'est  qu'elle  frappe 
son  fils  chéri,  Hercule.  Hôte  d'Eurytus,  le  héros,  pour  se  venger 
du  père,  immole  un  de  ses  fils.  Nous  avons  dit  que  dans  l'Iliade, 
cette  violation  de  l'hospitalité  provoque  la  réprobation  d'Homère 
plutôt  que  celle  des  Immortels.  Dans  Sophocle,  Jupiter  est  indigné 
du  crime  :  «  Le  maître  de  toutes  choses,  Jupiter,  courroucé  de 
cette  action,  fit  vendre  le  coupable  en  esclavage;  il  ne  put  souffrir 
qu'Hercule  eût,  pour  la  première  fois,  usé  de  perfidie  pour  faire 
périr  un  homme.  S'il  l'eût  attaqué  à  force  ouverte,  il  lui  eût  par- 
donné sa  juste  vengeance;  car  les  dieux  aussi  détestent  l'injure  »(*). 
Hercule  est  puni ,  parce  qu'il  ne  s'est  pas  conduit  en  ennemi  loyal. 
Les  idées  d'honneur  et  de  loyauté  l'emportent  dans  les  relations 
des  hommes  et  des  peuples  sur  l'astuce  et  la  perfidie  des  temps 
antiques. 

La  brutalité  des  mœurs  primitives  se  manifestait  d'une  manière 
révoltante  dans  la  guerre.  On  privait  les  corps  des  ennemis  de 
sépulture;  on  les  abandonnait  aux  animaux  de  proie. Dans  la  tragé- 
die d'Ajax,  cet  odieux  abus  de  la  victoire  est  flétri  par  le  poète, 
organe  de  la  Grèce  civilisée.  Ajax  veut  se  venger  de  l'affront  que 
lui  ont  fait  les  chefs  de  l'armée,  en  lui  refusant  les  armes  d'Achille;  il 
seprépareà  immoler  Ulysse  et  les  Atrides. Alors  Minervefrappe  son 
esprit  de  vertige,  et  fait  tomber  ses  coups  sur  des  troupeaux.  Lors- 


(1)  Pers.,v.  93-101. 

(2]  Aeschijl.,  Fragm.  110  :  àn-âr/j;  t?i/.aia;  oùx  à-Korr-zxzd  ôîoç. 

(3)  Benjamin  Constant  dit  qu'Eschyle  est  en  quelque  sorte  l'Ancien  Testament 
du  polythéisme  et  que  Sophocle  eu  est  l'Évangile  (De  la  Religion,  XII,  7). 

(4)  Trachin.,  v.  274-280. 


LITTÉRATURE.  475 

que  le  héros  revient  à  son  bon  sens,  la  honle  l'accable;  il  ne  peut 
survivre  à  la  perle  de  son  honneur.  Prêt  à  se  donner  la  mort,  il 
adresse  celte  prière  à  Jupiter  :  «  Maintenant,  Jupiter,  c'est  toi  que 
je  dois  implorer  d'abord;  je  ne  le  demanderai  pas  une  grande 
faveur;  fais  seulement  parvenir  à  Teucer  cette  triste  nouvelle,  afin 
qu'il  soit  le  premier  à  enlever  ce  corps  tombé  sur  une  épée  san- 
iïlante  et  qu'aucun  de  mes  ennemis  ne  le  prévienne  et  ne  me  livre 
aux  chiens  et  aux  oiseaux  de  proie  »(').  Teucer  se  prépare  à  ense- 
velir son  frère,  quand  Ménélas^survienl  et  lui  défend  de  loucher  au 
cadavre  :  «  Jeté  sur  le  sable  du  rivage,  il  sera  la  pâture  des  oiseaux  de 
mer.  »  En  vain  le  chœur  engage  le  fils  d'Alrée  à  n'être  pas  impie 
envers  les  morts;  en  vain  Teucer  lui  reproche  d'outrager  les  dieux. 
Ménélas  répond  :  «  Le  droit  n'est  pas  pour  les  ennemis  »('').  Ulysse 
prend  le  parti  de  l'humanité  contre  la  barbarie.  Une  discussion 
s'élève  entre  lui  et  Agamemnon.  Le  chef  de  l'armée  des  Grecs  est 
l'interprète  du  droit  antique;  le  poêle  fait  du  héros  d'Ithaque  le 
représentant  d'une  civilisation  plus  avancée.  Rien  de  plus  dur,  de 
plus  cruel  que  les  maximes  du  grand  roi.  Il  s'étonne  qu'Ulysse 
prenne  la  défense  d'Ajax'conlre  lui  :  «  N'est-il  pas  juste  d'insulter 
à  un  ennemi  mort?  »  Il  lui  fait  presque  un  crime  de  sa  compas- 
sion 0.  Ulysse  répond  à  ces  reproches  par  les  plus  généreux  sen- 
timents. Déjà  quand  il  a  vu  Ajax  en  fureur,  il  s'est  senti  ému  de 
pitié  ;  le  spectacle  de  son  malheur  lui  rappelle  la  condition  de  tous 
les  mortels  :  «  Je  vois  que  tous  sur  celle  terre  nous  ne  sommes  que 
des  fantômes  ou  une  ombre  vaine  »(*).  Quand  les  Atrides  défendent 
à  Teucer  d'ensevelir  le  corps  d'Ajax,  le  poète  met  dans  la  bouche 
du  roi  d'Illiaque  ces  belles  paroles  :  «  Je  te  conjure  par  les  dieux 
de  ne  pas  le  priver  inhumainement  de  la  sépulture:  ne  te  laisse  pas 
emporter  à  la  haine  et  à  la  violence  au  point  de  fouler  aux  pieds  la 


(i)  Sophocl.,  Ajax,  v.  824-830. 

(2)  Ib.,  1062,  sqq.,  1091,  sq.,  1132. 

(3)  Ih.,  134G,  1348,  1356. 

(4)  Ib.,  121-126.  Nous  ne  pouvons  pas  partager  l'avis  des  criliquco  qui  attri- 
buent les  sentiments  d'Ulysse  a  la  prudence  ou  a  la  làclielé  {Patin,  Études  sur 
les  tragiques  grecs,  T.  I,  p.  366). 


476  LA  GRÈCE. 

justice.  Il  est  vrai  que  de  toute  l'armée,  Ajax  fut  le  plus  ardent  de 
mes  ennemis,  depuis  le  jour  où  je  remportai  les  armes  d'Achille  ; 
cependant  quel  qu'il  ait  été  à  mon  égard,  je  ne  lui  ferai  pas  l'injus- 
tice de  nier  qu'il  fut  après  Achille  le  plus  brave  des  Grecs  qui  vin- 
rent devant  Troie.  Tu  serais  donc  injuste  de  l'outrager;  ce  serait 
offenser,  non  pas  lui,  mais  les  lois  divines.  Car  c'est  un  crime 
pour  l'homme  honnête  de  poursuivre  un  homme  au-delà  du  tom- 
beau, même  quand  il  l'aurait  haï  »(').  Il  se  prononce  enfin  ouver- 
tement pour  Ajax  :  «  Et  maintenant  je  déclare  à  Teucer  que  je 
suis  désormais  l'ami  d'Ajax  autant  que  j'étais  son  ennemi.  Je  veux 
honorer  avec  vous  ses  funérailles,  lui  rendre  mes  soins,  ne  rien 
négliger  enfin  des  devoirs  que  l'on  doit  aux  grands  hommes  »(-). 

Ces  paroles  expriment  évidemment  les  sentiments  de  Sophocle 
et  de  son  temps  plutôt  que  ceux  d'Ulysse.  Elles  révèlent  un  grand 
progrès  dans  la  moralité  :  la  haine  doit  expirer  sur  la  tombe.  C'est 
le  principe  d'un  nouveau  droit  des  gens;  il  n'est  plus  seulement 
question  des  droits  du  vainqueur,  mais  aussi  de  ses  devoirs  envers 
les  vaincus.  Quel  fut  le  mobile  de  ce  progrès?  La  religion.  Dans 
la  tragédie  iVAntigone,  la  puissance  civilisatrice  de  la  religion  se 
manifeste  avec  éclat.  Étéocle  et  Polynice  tombent,  frappés  d'une 
mort  mutuelle.  Comme  Étéocle  avait  porté  les  armes  poursa  patrie, 
et  Polynice  contre  elle,  le  sénat  de  Thèbes  décrète  que  le  premier 
jouira  des  honneurs  de  la  sépulture,  et  que  le  second  sera  livré  aux 
oiseaux  de  proie  (')  :  «  Aucune  main  ne  versera  des  libations  sur 
son  tombeau;  nul  honneur  pour  lui,  nulle  larme,  nul  gémissement 
funèbre.  »  Anligone  refuse  d'obéir  à  ce  décret;  elle  se  prépare  à 
ensevelir  son  frère.  Créon  lui  réitère  la  défense,  et  pour  la  portera 
respecter  ses  ordres  il  lui  dit  qu'elle  honorera  son  frère  Étéocle,  en 
outrageant  Polynice  son  ennemi.  Antigone  répond  que  Pluton  im- 
pose des  lois  égales  pour  tous  :«  Jamais,  réplique  le  roi  de  Thèbes, 
jamais  un  ennemi  ne  devient  ami,  pas  même  après  la  mort  »  (^). 


(1)  SophocL,  Ajax,  v.  1 332-1 3i5. 

(2)  76.,  1376-1580. 

(3)  Aeschyl.,  Sept,  antc  Theb.,  'I00ij'<025.  —  SophocL,  Aalig.,  20-30,  181-210. 
W  SopJwcl.,  Anlig.,  V.  522. 


LITTÉRATURE.  477 

Alors  Anligone  prononce  ces  belles  paroles  :  «  3îon  cœur  est  fait 
pour  partager  l'amour  et  non  la  haine  »  (').  C'est  la  prophétie  d'une 
nouvelle  religion  :  le  paganisme  prépare  la  voie  à  la  charité  chré- 
tienne. Antigone  brave  la  mort  pour  rendre  les  derniers  devoirs 
à  Pol} nice.  Quand  son  sacrifice  est  accompli,  survient  le  grand 
prêtre  Tirésias;  il  annonce  à  Créon  que  les  dieux  vont  venger  sur 
lui  leurs  lois  violées  :  «  Sache  qu'avant  que  le  soleil  ait  achevé  plu- 
sieurs fois  son  cours,  un  enfant  de  tes  entrailles  sera  immolé  à  la 
vengeance  des  mânes  pour  te  punir  d'avoir  indignement  enfermé 
dans  un  tombeau  une  âme  vivante,  et  de  retenir  sur  la  terre,  sans 
sépulture,  sans  honneurs  funèbres,  un  cadavre  qui  appartient  aux 
dieux  infernaux...  Déjà  les  furies  vengeresses  des  dieux  de  l'enfer 
et  du  ciel,  qui  punissent  toujours  les  coupables,  s'apprêtent  à  te 
précipiter  dans  les  mêmes  malheurs  »(')... 

Ainsi  la  religion  prête  sa  sanction  puissante  à  l'humanité  qui  fait 
place  dans  le  cœur  des  hommes  aux  passions  haineuses  d'un  âge 
de  violence.  Cependant  la  barbarie  des  vieux  temps  ne  disparut  pas 
entièrement  du  sol  hellénique  ;  elle  laissa  des  traces  sanglantes 
dans  le  droit  de  guerre.  C'est  Minerve  qui,  dans  VAjax  de  Sophocle, 
donne  l'exemple  de  la  cruauté  envers  les  ennemis.  Pour  venger  une 
offense  personnelle,  elle  s'acharne  sur  le  héros  grcc(^);  elle  jouit  de 
son  malheur  et  adresse  à  Ulysse  ces  paroles  cruelles  :  «  Rire  d'un 
ennemi,  n'est-ce  pas  le  rire  le  plus  doux?  »  La  déesse  encourage 
le  malheureux  dans  son  délire,  elle  prend  plaisir  à  le  faire  exlrava- 
guer,  elle  descend  jusqu'à  la  duplicité.  Ajji'ès  avoir  avoué  que  c'est 
elle-même  qui  a  égaré  l'esprit  d'Ajax,  elle  s'adresse  à  lui  :  «  C'est 
pour  la  seconde  fois  que  je  t'appelle;  t'inquièles-lu  si  peu  de  celle 
qui  le  protège? »(*)Quand  la  religion,  celle  inslilutriccdes  hommes, 
n'a  pas  pu  se  dépouiller  de  l'antique  barbarie, comment  les  relations 
des  peuples  auraient-elles  été  humaines? 


(1)  SophocL,  Anlig.,  v.  523  :  ojTot  fî-y/ty^ii-j,  à//à  Tup.'j-i/.iîv  'i^r^. 

(2)  ïh.,  V.  40G4,  sq(i. 

(3)  Ajax.,  V.  7b8-777. 

(4)  /fc.,  V.  79,  89,  90. 


478  LA    GRÈCE. 

La  servitude  qui  frappait  les  vaincus  était  une  des  grandes 
misères  de  la  guerre(');  elle  émeut  le  cœur  de  Sophocle.  îl  met  ces 
paroles  compatissantes  dans  la  bouche  de  Déjauire  :  «  Je  me  sens 
saisie  d'une  pitié  profonde  à  la  vue  de  ces  femmes  infortunées, 
errantes  sur  une  terre  étrangère,  sans  parents,  sans  asile,  passant 
peut-être  d'une  douce  liberté  à  un  ignominieux  esclavage  »(').  Le 
spectacle  des  malheurs  de  la  guerre  arrache  au  poëte  des  impréca- 
tions contre  celui  qui  enseigne  aux  hommes  le  métier  des  armes  : 
<'Quelle  sera  la  dernière  de  ces  années  laborieuses?Quand  le  temps 
cessera-t-il  de  ramener  pour  nous  les  fatigues  toujours  renaissantes 
des  combats  devant  celte  Troie  superbe,  ruine  et  opprobre  des 
Grecs?  Ah!  que  n'a-t-il  disparu  dans  les  airs  ou  sous  les  sombres 
demeures  celui  qui  apprit  aux  Hellènes  l'usage  funeste  des  armes! 
Celui-là  fut  le  fléau  des  mortels  »  ('). 

Sophocle  remplit  dignement  la  mission  que  les  Grecs  donnaient 
à  la  poésie,  celle  d'adoucir  les  moeurs  des  hommes.  Génie  humain 
et  aimant,  il  fit  entendre  sur  le  théâtre  des  accents  de  douceur  et 
de  charité;  il  chanta  l'honneur  et  la  loyauté,  la  générosité  envers 
les  vaincus.  Si  la  littérature  grecque  exerça  une  influence  civilisa- 
trice sur  le  monde,  une  grande  part  en  revient  au  chantre  iVAn- 
tigone. 

$  V.  Euripide. 

Euripide  était  disciple  d'Anaxagore,  le  célèbre  ami  de  Périclès. 
La  tradition  le  met  également  en  rapport  avec  Socrale;  celui-ci  se 
plaisait,  dit-on,  aux  compositions  dramatiques  du  poëte  (*).  Ces 
détails  biographiques  révèlent  la  tendance  du  génie  d'Euripide.  La 
Pj'thie  le  déclara  «  plus  sage  que  Sophocle,  moins  sage  seulement 
que  Socrate,  le  premier  des  hommes  en  sagesse  »(^).  Les  Athéniens, 


(1)  «  0  mon  maître,  dit  Tecmesse  à  Ajax,  il  n'est  pas  de  plus  grand  mal  pour 
les  hommes  que  la  captivité  »{Sophocl.,  Ajax,  485,  sq.). 

(2)  Trachin.,  v.  298-302. 

(3)  Ajax,  11 85-1 195. 

(4)  Cicer.,  Tuscul.,  III,  U.  —  Aelian.,  II,  13. 

(5)  Schol.Aristoph.,  Nub.,  445.  —Cicer.,  De  Senect.,  'i\. 


LITTÉRATURE.  ^■79 

ce  peuple  de  critiques,  l'appelèrent  le  philosophe  du  théâtre  C^). 
Quelles  furent  les  idées  nouvelles  que  la  philosophie  importa  sur 
la  scène  (^)? 

Le  progrès  est  incontestable  dans  le  domaine  de  la  religion. 
Euripide  est  le  précurseur  de  Platon ,  en  blâmant  l'immoralité 
des  dieux  d'Homère  0  ;  il  qualifie  l'histoire  scandaleuse  de 
rOlympe  de  «  misérable  invention  des  poètes  »  {*).  Au  poly- 
théisme homérique  il  oppose  le  dogme  d'une  divinité  supérieure 
aux  passions  des  mortels.  L'unité,  la  spiritualité,  la  providence  de 
Dieu  éclatent  dans  ses  drames  à  travers  les  doutes  d'une  raison  qui 
cherche  à  remplacer  les  croyances  populaires  par  des  idées  plus 
élevées  (^).  Les  passions  s'accommodaient  à  merveille  d'une  théolo- 
gie qui  déifiait  les  passions;  les  coupables  se  retranchaient  derrière 
la  divinité,  ils  invoquaient  son  exemple,  ou  se  prétendaient  domi- 
ués  par  elle.  Euripide  repousse  le  fatalisme  antique  parce  qu'il 
anéantit  la  liberté  humaine  (^).  A  l'exemple  de  son  maître  Anaxa- 
gore,  il  professe  le  dogme  de  la  justice  divine (').  C'était  donnera 
la  morale  un  fondement  qui  lui  manquait  dans  le  paganisme.  Aussi 
les  maximes  que  le  poète  philosophe  répand  dans  ses  drames  ont- 
elles  étonné  les  premiers  disciples  du  Christ  :  les  Pères  de  l'Eglise 
y  virent  un  pressentiment  de  la  loi  chrétienne. 

En  comparant  Eschyle  avec  Euripide,  on  peut  suivre  le  progrès 
qui  s'est  accompli  dans  la  conscience  générale.  Le  premier  chante 
la  loi  du  monde  ancien  ,  le  mal  pour  le  mal.  Le  second  rappelle  à 
l'homme  sa  vie  éphémère  :  «  Mortel,  comment  peut-il  avoir  la  préten- 
tion de  nourrir  une  haine  immortelle?  »  La  charité  remplace  la  ven- 


(1)  Vitruv.,  Prœf.,  lib.  VIII.  —  67m.  Alex.,  Slroin.,  V,  p.  581,  C. 

(2)  Bernhardy,  Grundriss  der  griechischea  Literatur,  T.  II,  p.  827. 

(3)  VoTcz  sa  censure  pleine  de  verve  dans  la  tragédie  d'Ion,  v.  436-451,  et 
dans  V Hercule  furieux,  v.  1307-1310,  1314-1319,  1341-1340. 

(4)  Euripid.,  Hercul.  fur.,  v.  134G. 

(5)  Patin,   Éludes  sur  les  tragiques  grecs,  T.  I,  p.  42  et  suiv.  —  Valckenacr, 
Diatrih.  in  Eurip.  Helicj.,  c.  V. 

(6)  Eurip.,  Troad.,  v.  946-950.  Cf.  981-990. 

(7)  Eurip.,  liacch.,  v.  882-896;  Troad.,  v.  884-888. 


LA    GRECE. 

geaucc  :  riiomnie  doit  compatir  aux  souffrances  de  ses  semblables, 
fussent-ils  même  étrangers;  il  est  né,  non  pour  lui ,  mais  pour  le 
bien  de  tous(^).  Tels  sont  les  senlimenls  qui  inspirent  Euripide;  ils 
nous  expliquent  les  hautes  pensées  qu'il  répand  dans  ses  drames 
sur  les  relations  des  hommes  et  des  peuples. 

Une  division  profonde  déchirait  les  cités  grecques.  La  lutte  du 
peuple  contre  l'aristocratie  avait  alteintun  degréd'exaspération  qui 
rendait  toute  harmonie  impossible.  Un  mal  plus  profond,  la  plaie 
de  l'esclavage,  rongeait  la  société  et  la  conduisit  insensiblement  à 
la  mort.  Entraînés  par  l'intérêt  de  parti,  les  hommes  politiques 
ne  songèrent  pas  à  concilier  ces  éléments  hostiles;  il  fallut  que  la 
voix  d'un  poêle  fît  entendre  des  accents  de  paix.  La  noblesse  dégé- 
néra rapidement  chez  les  Grecs  en  aristocratie  d'argent.  Quand  les 
hommes  virent  la  puissance  attachée  à  la  richesse,  et  les  riches 
placés  parmi  les  meilleurs,  le  sens  moral  se  troubla  ;  ils  confon- 
dirent la  pauvreté  et  le  vice,  la  fortune  et  la  vertu  (-).  Euripide 
combat  cette  dégradante  opinion;  il  apprécie  admirablement  le  mal- 
heur, la  malédiction  qui  s'attache  à  la  richesse,  quand  elle  est  un 
privilège,  une  usurpation  (^).  Il  place  avec  Socrate  le  plus  grand 
bien  dans  la  vertu  :  la  vertu  est  supérieure  et  à  la  fortune  et  à  la 
noblesse:  l'injuste,  eût-il  pour  père  Jupiter  lui-même,  n'en  est  pas 
moins  méprisable:  l'homme  juste  est  noble,  fùt-il  né  dans  l'escla- 
vage {'). 

De  ce  point  de  vue  Euripide  est  amené  à  revendiquer  l'égalité 
pour  l'esclave.  L'élève  d'Anaxagore  a  sur  la  servitude  des  idées  plus 
justes  que  le  disciple  de  Platon.  Aristote  fonde  sa  théorie  sur  une 
dilîérence  de  nature  entre  l'homme  libre  et  l'esclave;  Euripide  pro- 
teste d'avance  contre  cette  injure  faite  à  l'humanité  :  «  Il  n'y  a  de 
honteux  chez  les  esclaves,  dit -il,  que  le  nom;  du  reste  ils  ne  valent 


(1)  Eurip.,  Fragm.,  790,  410-414;  Androm.,  v.  421;  IleracL,  v,  2. 

(2)  Eurip,,  Fragm.,  320  :  /.azo;  c?'  b  y-vi  "/^wv,  oî  rTïy^ov-îi;  o)vj3iot.  Fragm.  ;i8o  ; 
o;  â'àv  7r)>ït(7-'  iyjfl,  a"oywTa-oç. 

(3)  Eurip.,  Fragm.  2J,  58,  99,  440. 

(4)  Eurip.,  Fragm,  842,  1 1 ,  341 ,  49G. 


1 


LITTÉKATL'RE.  •481 

pas  moins  que  les  hommes  libres  quand  leur  cœur  est  honnête  »('). 
Le  poëlc  soutient  l'égalité  primitive  des  hommes  :  «  La  terre,  en 
donnant  naissance  aux  mortels,  leur  a  imprimé  à  tous  la  marque  de 
régalité.  Nous  sommes  tous  de  la  même  race,  nobles  et  peuj)ie;  le 
temps  et  les  lois  ont  seuls  introduit  des  distinctions  »  (■).  Ces  senti- 
ments se  trouvent  aussi  chez  d'autres  poètes  tragiques.  Déjà  le 
vieux  Thespis  disait  :  «  Que  personne  ne  se  vante  de  sa  noblesse; 
nous  avons  tous  la  même  origine,  la  boue,  ceux  qui  sont  nés  dans 
la  pourpre  aussi  bien  que  ceux  qui  passent  leur  vie  dans  la  plus 
profonde  misère  »  {'). 

Les  rapidesvicissitudesdans  la  destinée  des  hérosdont  ils  chantent 
les  malheurs(^),  rappellent  sans  cesse  aux  poètes  tragiques  la  vanité 
de  la  puissance  et  de  toutes  les  distinctions  sociales. Euripide  s'élève 
à  de  plus  hautes  considérations;  il  voit  dans  l'égalité  le  fondement 
de  la  société  :  «  L'égalité  unit  étroitement  les  amis  aux  amis,  les 
villes  aux  villes,  les  alliés  aux  alliés.  Oui,  l'égalité  est  pour  les 
mortels  une  loi  de  la  nature;  il  y  a  entre  le  plus  et  le  moins  une 
éternelle  guerre;  c'est  pour  l'avenir  un  princi|)e  de  haine.  N'est-ce 
pas  l'égalité  qui  a  donné  au  genre  humain  les  poids  et  les  mesures 
et  qui  a  déterminé  les  nombres?  La  nuit  au  front  obscur  et  le  bril- 
lant soleil  parcourent,  d'un  pas  égal,  le  cercle  de  l'année,  et  le  vain- 
queur n'excite  pas  l'envie  du  vaincu  »(').  Ce  n'est  plus  le  poêle  tra- 
gique qui  parle,  mais  le  pbilosoplie  qui  a  profondément  médilé  sur 
les  rapports  sociaux;  on  dirait  un  cri  échappé  au  monde  moderne. 
La  Grèce  ne  connaissait  pas  l'égalité;  la  noblesse  et  le  peuple,  les 
riches  et  les  pauvres  se  disputaient  l'empire  avec  un  acharnement 


(1)  /••«n/J.,  Ion.,  Soi -836;  Fragm.  823. 

(2)  Eurip.,  Fragm.  60. 

(3)  Eurip.,  Fragm.  6. 

(•i)  Les  chœurs  font  sans  cosse  des  rétlexions  sur  la  rapiJilé  des  revers  de  la 
destinée  et  sur  l'inconstance  de  la  fortune  (Voyez  sur  ce  sujet  un  beau  fragment 
de  Mclcarjre,  dans  les  Poetar.  Tragic.  Frafjm.,  p.  157).  M""-  de  Stai'l  en  a  déjà 
fait  la  remarque  (De  la  littérature,  ch.  2);  elle  rattache  ce  genre  d'observations 
aux  révolutions  subites  et  frétpiLiites  du  gouvernement  [lopulairc  dans  les  cités 
grecques. 

(:jj  Phoeniim.,  v.  'ù.m,  si\(\. 

.31 


48*2  LA    GRKCE. 

sauvage;  nulle  pensée  de  concorde  ni  d'iiannonle.  L'égalité  seule 
pouvait  fonder  la  paix.  Pénétré  de  celte  vérité,  le  poëte  revendique 
des  droits  égaux  pour  les  riches  et  les  pauvres  :  c'est  seulement  dans 
cette  œuvre  de  conciliation,  dit-il,  que  la  cité  trouvera  la  paix  et 
la  force  ('). 

Al'époque  où  Euripide  chantait  la  concorde  intérieure,  la  Grèce, 
déchirée  dans  chacun  de  ses  membres  par  d'irrémédiables  dissen- 
sions, s'épuisait  dans  une  lutte  sanglante.  La  guerre  du  Péloponèse 
ne  fit-elle  pas  réfléchir  le  poëte  sur  les  funestes  conséquences  de 
ces  discordes?  Eschyle,  en  animant  Athènes  de  l'esprit  de  Mars,  était 
inspiré  par  un  noble  patriotisme;  les  Hellènes  combattaient  pour 
la  plus  sainte  des  causes,  pour  la  liberté  et  l'indépendance.  Mais 
les  armes  dont  les  Grecs  n'auraient  dû  se  servir  que  contre  les  Bar- 
bares, ils  les  tournèrent  contre  eux-mêmes.  Aux  yeux  d'Euripide 
la  guerre  n'est  pas  une  action  héroïque,  mais  la  plus  grande  des 
calamités.  C'est  une  des  faces  du  mal  qui  afflige  les  mortels;  pour 
l'expliquer,  le  disciple  d'Anaxagore  ne  se  contente  pas  de  la  raison 
alléguée  par  les  vieux  poètes,  que  les  dieux  veulent  délivrer  la  terre 
d'un  surcroît  de  population  (^);  il  y  voit  une  expiation  des  crimes 
des  hommes(^).  Certes,  il  y  a  un  élément  providentiel  dans  la  guerre, 
mais  la  liberté  humaine  y  joue  aussi  un  rôle,  et  il  est  en  son  pou- 
voir de  diminuer  l'étendue  du  mal  qui  règne  dans  le  monde.  Dès 
que  la  guerre  est  considérée  comme  un  mal ,  son  empire  est  fonda- 
mentalement détruit;  ce  sera  un  devoir  de  l'éviter  (^);  le  droit  seul 
pourra  la  légitimer;  injuste,  elle  deviendra  une  source  nouvelle  de 
malheurs  et  d'expiations(=).  Dans  cet  ordre  d'idées  la  paix  doit  être 
l'objet  de  tous  les  vœux.  Euripide  ne  se  lasse  pas  d'en  chanter  les 
bienfaits  :  elle  est  amie  des  muses,  elle  peuple  et  enrichit  les  états. 
Le  poète  lui  adresse  ses  prières  comme  à  la  plus  belle  des  déesses; 


(1)  Eurip.,  Fragm.  19,  620. 

(2)  Euripide  reproduit  cette  opinion   devenue  populaire  dans  sa  tragédie 
{ïllélène,  vers  3G,  ss. 

(3)  Eurip.,  Orest.,  v,  1639,  sqq. 

(4)  Troad.,  400  :  ^îûyciy  y.ï'j  o-jv  /j^r,  -olîuo-.^,  ooriç  s-j  (foovii. 

(5)  Fragm.  361. 


LITTÉRATURE.  485 

il  brûle  du  désir  de  la  voir  élablie  avant  que  la  mort  le  surpreuiie('). 
La  paix,  telle  que  le  poëte  la  rêvait,  était  une  utopie. Tout  ce  que 
Ton  peut  espérer,  c'est  que  l'idée  du  droit  s'introduira  dans  les 
relations  des  peuples,  et  que,  si  la  guerre  est  inévilahle, elle  se  fera 
du  moins  en  respectant  l'humanité.  La  poésie  et  la  philosophie  ont 
pour  mission  d'humaniser  les  mœurs.  Sophocle  commença  la  sainte 
lulle  de  la  civilisation  contre  la  barbarie;  Euripide  la  poursuit.  Les 
sacrifices  humains  reviennent  sans  cesse  dans  les  sujets  dramati- 
ques cînprunlés  aux  temps  primitifs.  Calchas  demande  que  la  fille 
d'Agamemnon  soit  immolée  à  Diane,  pour  que  les  Grecs  obtiennent 
des  vents  favorables(-).  D  après  une  tradition  chantée  par  Euripide, 
Iphigénie  est  sauvée  miraculeusement,  mais  une  destinée  fatale  la 
condamne  à  immoler  tout  Hellène  qui  aborde  sur  les  côtes  de  la 
Tauridc^.  Achille,  insatiable  de  sang  troyen,  sort  de  sa  tombe, 
arrête  les  navires  prêts  à  fendre  les  mers  et  demande  une  victime 
pour  honorer  ses  cendres:  Polyxène  est  sacrifiée (^).  Eclairé  par  les 
enseignements  de  la  philosophie,  le  poëte  se  révolte  contre  cette 
coutume  barbare  :  «  .Je  blâme,  dit  la  prêtresse  de  Diane,  les  lois 
imposées  par  la  déesse.  Les  mortels  souillés  d'un  meurtre  ou  par 
l'atlouchement  d'un  cadavre,  elle  les  écarte  de  ses  autels  comme 
impurs,  et  elle  prend  plaisir  à  se  faire  immoler  des  victimes  hu- 
maines! Non,  il  n'est  pas  possible  que  l'épouse  de  Jupiter  ail  en- 
fanté une  divinité  si  cruellement  stupidc...  Les  habitants  de  ce  pays, 
habitués  à  verser  le  sang  des  hommes,  ont  rejeté  sur  les  dieux 
leurs  mœurs  inhumaines,  car  je  ne  saurais  croire  qu'une  divinité 
puisse  faire  le  mal  »  (■').  Les  devins ,  organes  cruels  de  divinités 
cruelles,  réclamaient  ces  alTrcux  sacrifices  au  nom  de  la  religion; 
Euripide  les  accable  d'invectives  :  «  C'est  une  race  ambitieuse  et 
méchante;   ils  disent  beaucoup  de  mensonges  et  par  hasard  quel - 


(1)  Supplie,  491,  sqq.  —  Fragm.  Vol. 

(2)  Iphiycnic  en  A  ulide. 

(3)  Ipliiijénie  en  Tauridc. 

(4)  flccnbe. 

(5)  Iphifj.   in  Taur.,  OSO,  S(|f].   Cf.    //*/i(y.  in  Aiil.,    v.   .'}9fj,    S(i(i.;   Ikcub., 
V.  2G0,  sqq. 


-484  LA  GRÈCE. 

qiies  vérilés;  leur  science  n'est  qu'un  appât  trompeur  offert  à  la 
crédulité  des  hommes  »('). 

Le  poëte  grec,  en  attaquant  le  polythéisme,  prépara  Tavéne- 
ment  d'une  religion  de  charité.  Les  traditions  de  l'âge  héroïque  lui 
fournirent  l'occasion  de  faire  entendre  la  voix  de  l'humanité  ponr 
modérer  les  horreurs  de  la  guerre.  Dans  la  guerre  des  enfants 
d'Oedipe,  les  sept  chefs  argiens  étaient  morts  devant  Thèhes  ;  leurs 
mères,  ne  pouvant  obtenir  la  restitution  des  cadavres  auxquels  elles 
voulaient  donner  la  sépulture,  vinrent  implorer  l'intercession  de 
Thésée.  Le  roi  d'Athènes  se  rend  à  leurs  prières  et  se  constitue 
1«  défenseur  de  la  religion  ;  il  invoque  la  loi  commune  de  la  Grèce 
et  les  doctrines  de  la  philosophie;  puis  il  fait  un  retour  sur  le  triste 
sort  de  l'humanité  :  «  Notre  vie  n'est  qu'une  lutte  continuelle  pour 
conquérir  le  bonheur  :  il  est  maintenant  à  celui-ci,  tout-à-l'heure 
à  celui-là,  cet  autre  l'a  déjà  perdu.  Pénétrés  de  ces  vérités,  portons 
nos  injures  avec  modération  ■>  (^).  Ces  idées  étaient  étrangères  aux 
temps  héroïques  ;  heureux  anachronisme  qui  nous  révèle  les 
progrès  de  la  civilisation  grecque  !  Sur  le  refus  des  Thébains, 
Thésée  leur  déclare  la  guerre;  victorieux,  il  fait  rendre  les  derniers 
devoirs  aux  chefs  argiens.  Le  héros  préside  lui-même  à  celte  sainte 
cérémonie;  il  enlève  les  corps,  lave  les  blessures,  dresse  le  lit  fu- 
nèbre. Adrasle,  à  qui  ces  détails  sont  rapportés,  dit  que  le  roi 
d'Athènes  remplit  un  ministère  humiliant  qui  appartient  à  des 
esclaves  plutôt  qu'à  un  prince.  Alors  le  poëte  place  cette  sublime 
réponse  dans  la  bouche  de  Thésée  :  «  Est-il  humiliant  de  prendre 
part  aux  maux  communs  de  l'humanité?  »f)  Ce  vers  rappelle  la 
célèbre  maxime  de  Térence(*).  Dans  un  âge  de  discordes  sanglan- 
tes, où  les  hommes  ignoraient  les  liens  qui  font  d'eux  une  famille 
de  frères,  les  poètes  eurent,  les  premiers,  le  pressentiment  de  la 
solidarité  humaine. 


(4)  Iphig.  in  AiiL,  520,  956,  sqq.  —  Helen.,  744,  sqq. 

(2)  Supplie,  522,  sqq. 

(3)  Supplie,  V.  708. 

(4)  «  Homo  siim,  et  luimani  nihil  aliciium  a  me  puto.  » 


LlTTl'RATLUE.  4-85 

Pendant  que  la  littérature,  les  arts  et  la  philosophie  atteignaient 
le  plus  haut  degré  de  perfection,  une  guerre  cruelle  déchirait  la 
Crèce,  Euripitic  prit  parti  dans  la  lulle.  L'on  a  supposé  (pie  des 
liens  intimes  Tunis^raient  au  grand  démagogue  qui  dirigeait  les  des- 
tinées d'Athènes  :  ils  étaient  tous  deux  disciples  d'Anaxagorc  ('). 
Le  patriotisme  antique,  haineux  de  sa  nature,  explique  les  violentes 
sorties  contre  Lacédémone,  qu'on  rencontre  si  souvent  dans  les  tra- 
gédies du  poêle  (-).  C'est  aussi  aux  circonstances  particulières  au 
milieu  desquelles  il  vivait,  qu'il  faut  attribuer  la  haine  des  Barbares 
qui  éclate  vive  et  injurieuse  dans  tous  ses  drames.  Les  Perses  étaient 
les  alliés  de  Sparte;  Euripide  oublie  la  sainte  mission  de  la  poésie 
pour  les  accabler  d'outrages  (^).  Comment  le  génie  du  poëte,  doux 
jusqu'à  la  mollesse (*),  ne  se  révolta-l-il  pas  à  la  vue  des  scènes  hor- 
ribles qui  ensanglantèrent  la  guerre  du  Péloponèse?  Il  écrivit  une 
tragédie  dans  laquelle  les  vaincus,  ennemis  des  Grecs,  sont  célébrés, 
tandis  que  les  vainqueurs  sont  poursuivis  par  les  dieux  pour  les 
crimes  et  les  violences  dont  ils  s'étaient  rendus  coupables.  Les 
Troyennes  sont-elles  une  protestation  contre  le  sauvage  droit  de 
guerre  des  Athéniens?  C'est  au  moins  une  leçon  de  modération 
et  de  clémence  {').  Les  vainqueurs  de  Troie  abusèrent  cruelle- 
ment de  la  victoire;  la  vengeance  divine  leur  prépara  un  retour 
funeste.  Minerve  et  Neptune  viennent  eux-mêmes  annoncer  ces  des- 
seins :  «  Malheur,  s'écrie  le  dieu  des  mers,  au  mortel  insensé  (pii 
ravage  les  cités,  les  tcmjjles  et  les  tombeaux,  asiles  sacrés  des  morts, 
et  les  change  en  déserts!  il  périra  à  son  tour  «C').  Parmi  les  cap- 
tives troyennes  se  trouvait  Cassandre,  que  le  chef  des  Grecs  s'était 
réservée.  Saisie  du  délire  prophéti(|ue,  la  prétresse  d'Apollon  se 
réjouit  du  royal  hyménée  qui  la  rendia  témoin  du  malheur  d'yVga- 


(1)  Ifartiing,  Euripides  rcstitutus,  T.  II,  p.  230. 

(2)  Patin,  Tragiques  grecs.  T.  III,  p.  80.  —  Jlarliinrj,  T.  II,  p,  iSI. 

(3)  Voyez  plus  haut,  p.  300,  s.  —  Comparez  Harlung,  T.  II,  p.  il  I ,  s^q.,  402. 

(4)  C'est  à  lui  que  s'adressent  les  rcprorhos  que  Platon  et  Cicéron  font  à  la 
tragédie  d'énerver  les  courages  par  la  conlinuellc  peinture  de  héros  qui  soulTreul 
et  se  plaignent  [Patin,  T.  I,  p.  40). 

(Vj)  Ilarlunrj,  T.  II,  p.  281,  275,  sq. 
(0)   Troud.,  V.  05,  scpj. 


AS(\  LA    GRÈCE. 

memnon  ;  elle  prédil  la  ruine  des  Alricles,  les  longues  infortunes 
d'Ulysse  et  de  tous  les  héros  grecs;  puis,  faisant  un  retour  sur  le 
sort  des  Troyens,  elle  glorifie  les  vaincus  :  leur  destinée,  dit-elle, 
est  plus  digne  d'envie  que  celle  des  vainqueurs,  car  ils  sont  morts 
pour  leur  patrie,  de  toutes  les  gloires  la  plus  belle  ('). 

Les  protestations  d'Euripide  en  faveur  de  l'humanité  ne  furent 
pas  écoulées;  l'on  vil  les  Grecs  du  siècle  de  Périclès  rivaliser  de 
barbarie  avec  les  héros  d'Homère.  En  vain  le  poète  leur  rappela 
que  les  lois  de  la  Grèce  ne  permettaient  pas  d'immoler  les  ennemis, 
«  pris  vivants  dans  les  combats  »(');  les  Athéniens,  les  plus  humains 
des  Hellènes,  se  souillèrent  du  sang  de  leurs  prisonniers.  Cepen- 
dant les  paroles  de  clémence  qu'Euripide  fit  entendre  eurent  du 
retentissement.  Après  la  malheureuse  expédition  de  Sicile,  les 
chants  du  poêle  adoucirent  les  passions  de  vainqueurs  irrités  (^). 
Si  nous  en  croyons  Plutarque,  Athènes,  vaincue  par  Lacédémone, 
aurait  dû  son  salut  à  Euripide.  Les  alliés  étaient  disposés  à  dé- 
truire la  cité  qui  avait  abusé  de  sa  puissance;  un  vers  de  la  tragédie 
d'Electre,  chanté  dans  un  festin,  les  attendrit,  dit-on,  et  leur  in- 
spira des  sentiments  de  modération  et  de  douceur(*).  Ces  traditions 
caractérisent  le  poêle  et  sa  mission.  Inspiré  par  la  philosophie, 
Euripide  s'éleva  à  la  conception  de  l'harmonie  dans  la  cité,  il  forma 
des  vœux  pour  la  paix  et  il  eut  le  glorieux  privilège  de  modérer 
parfois  les  horreurs  de  la  guerre. 

I    VL     Les    Comiques. 

'%°  fi.  Aristophane. 

Le  théâtre  a  joué  chez  les  Athéniens  un  rôle  qu'il  n'a  pas 
eu  depuis  :  c'était  pour  ainsi  dire  une  institution  sociale.  Nos 
journaux  ne  donnent  qu'une  faible  idée  de  Yancicnnc  comédie. 
L'on  se  plaint,  et  non  sans  raison,  de  la  presse  périodique;  au  lieu 

(1)  Troac/.,  308,  sqq. 

(2)  rieraclid.,  963,  sq. 

(3)  /*/«f arcA.,  Nicias,  fine, 
(i)  Plutarch.,  Lysand.,  15, 


I 


LU  TER  ATI  RE.  4-87 

lie  remplir  la  haute  mission  d'instruire  et  de  moraliser,  elle  se  livre 
trop  souvent  à  des  personnalités  injurieuses.  Mais  (pielle  que  soit 
la  violence  de  son  langage,  elle  ne  s'adresse  qu'à  des  hommes  isolés; 
reflet  que  produit  la  lecture  ne  peut  se  comparer  à  celui  des  re- 
présentations théâtrales  d'Athènes,  dans  lesquelles  des  hommes 
vivants,  chefs  de  la  république,  généraux,  philosoplies,  étaient 
livrés  à  la  risée  de  tout  un  peuple.  Quand  le  poëte  avait  le  génie 
j)olilique,  il  ne  se  renfermait  pas  dans  ces  satires  personnelles,  il 
faisait  de  la  scène  une  tribune,  d'où  il  donnait  des  conseils  sur  les 
afl^aires  les  plus  importantes,  le  gouvernement,  la  paix,  la  guerre. 

Aristophane  est  le  seul  représentant  qui  nous  reste  de  l'ancienne 
comédie.  L'inlluence  qu'une  tradition  célèbre  attribue  à  l'auteur  des 
Nuées  sur  la  condamnation  de  Socratc  a  presque  terni  la  inémoire 
du  grand  poêle;  il  a  été  réhabilité  de  nos  jours (').  Celui  qu'on  accu- 
sait de  la  mort  du  sage  d'Athènes  a  trouvé  un  défenseur  dans  un 
philosophe  :  Hegel  dit  qu'Aristophane  conserva  le  vieil  esprit  grec 
dans  un  âge  de  décadence  et  qu'il  se  donna  la  mission  d'écrire  pour 
le  bien  de  sa  pairie  (-).  Une  question  est  sans  cesse  agitée  dans  ses 
comédies,  celle  de  la  paix  et  de  la  guerre.  La  cité  de  Minerve  aspi- 
rait à  la  domination  de  la  Grèce  et  professait  insolemment  le  droit 
du  plus  fort.  Enivré  de  gloire,  le  peuple  rêvait  chaque  jour  des 
conquêtes  nouvelles;  ses  orateurs  favoris  le  berçaient  de  folles  espé- 
rances; ils  lui  faisaient  entrevoir  cet  emi)ire  du  monde  qui  était 
réservé  à  une  république  plus  prudente  et  plus  calculatrice.  Aris- 
tophane sentait  le  néant  de  ces  projets  gigantesques;  il  perside  les 
démagogues  qui  trompaient  les  Athéniens,  il  se  moque  des  Athé- 
niens qui  avaient  la  faiblesse  d'ajouter  foi  à  leurs  paroles  : 

Le  peuple  :  «  Ah  ça  ,  maintenant  lisez-moi  ces  oracles  et  surtout 
celui  que  j'aime  tant,  où  il  est  dit  (jue  je  serai  raifjlc  planant  dans 
les  nuages  »  ('). 

(1)  Sc/i/c/m/mdicr  (Plalon's  Werke,  2<-  partie,  T.  II,  p.  383),  Àst  (l'ialon's 
Lehcn  und  Schriften,  p.  317)  et  n'c»//'(Sympos.  liiiilcilung,  p.  42)  ont  prouvo 
qu'il  n'y  eut  jamais  de  haine  entre  Aristophane  cl  Socrate. 

(2)  //egfc/,Voriesungen  iiber  die  Philosophie  der  Geschichte,  p.  318  (2''  édition). 
—  Comparez  //t'j/e/,  Vorlesungen  uber  die  Geschichte  der  Philosophie,  T.  II, 
p.  82-8G  (2'- édition). 

(3)  Equit.,\'.  1011-1013  (Uaduction  de  M.  .t//«i<(/,'i'edilioii,  I.Sii), 


488  LA    GRÈCE. 

Clêon  :  «  Voici  sur  loi  un  oracle  ailé  qui  te  concerne  :  «  Tu  seras 
un  aigle,  tu  régneras  sur  toute  la  terre.  » 

Le  Charcutier  :  «  J'en  ai  un  autre  :  «  Tu  donneras  des  lois  à  la 
terre,  à  la  mer  Rouge,  à  Ecbatane  et  tu  vivras  dans  les  délices  »('). 

Cependant  ce  peuple  léger  subissait  les  maux  de  la  lutte  que  sa 
tyrannie  avait  allumée.  Aristophane  représente  à  sa  manière  les 
malheurs  de  la  guerre  du  Péloponèse.  Dans  la  comédie  de  la  Paix, 
la  Guerre  entre  en  scène  avec  un  vaste  mortier  dans  lequel  elle  se 
dispose  à  broyer  les  cités  et  les  honuues  : 

Trygée  :  «  0  Apollon  !  quel  énorme  mortier  !  quel  mal ,  que  le 
seul  aspect  de  la  Guerre  !  C'est  donc  là  ce  monstre  terrible  et  cruel 
que  nous  fuyons?  » 

La  Guerre  :  «  Malheureuse,  mille  fois  malheureuse  Prasie  (^),  tu 
périras  aujourd'hui!  » 

Trygée  :  «  Citoyens,  cela  ne  nous  regarde  pas  encore  ;  ce  coup-là 
tombe  sur  la  Laconie.  » 

La  Guerre  :  «  Mégare!  ô  Mégare!  comme  tu  vas  être  broyée,  et 
complètement  mise  en  capilotade.  » 

Trygée  :  «  Hélas  !  hélas  !  que  de  larmes  amères  pour  les  Méga- 
riens! » 

La  Guerre  :  «  0  Sicile,  loi  aussi  lu  dois  périr  !  Tes  malheureuses 
cités  seront  réduites  en  poudre. Voyons,  versons  aussi  dans  le  mor- 
tier ce  miel  antique.  » 

Trygée  :  «  Holà!  je  le  conseille  de  prendre  un  autre  miel. Celui-ci 
coûte  quatre  oboles!  épargne  le  miel  attique  y><^). 

Lg  miel  attique  ne  fut  pas  épargné;  les  Athéniens  finirent  par 
désirer  la  paix  avec  la  même  ardeur  qu'ils  avaient  mise  à  deman- 
der la  guerre  {^).  Aristophane,  dont  les  opinions  politiques  étaient 
contraires  au  système  dominant,  se  fit  l'interprète  de  ces  vœux 
pacifiques.  Écoutons  le  chœur,  organe  des  sentiments  populaires 
et  humains  :  «  Non,  jamais  le  dieu  de  la  guerre  n'aura  accès  dans 


(1)  Equit.,\. 'i086-\0S0. 

(2)  Ville  de  la  Laconie. 

(3)  Z>aa;,  V.  238-254. 

(4)  rhuajd.,  Il,  65. 


UTTÉRATIRE.  489 

ma  (lomcurc;  on  ne  le  verra  jamais,  assis  à  ma  table,  chanter 
Ilarnioilius;  parce  que  c'est  un  être  que  l'ivresse  pousse  à  la  vio- 
lence, et  qui,  fondant  sur  nos  prospérités  et  nos  jouissances,  amène 
avec  lui  tous  les  maux,  la  ruine,  la  destruction  et  le  carnage. 
ÎXous  avions  beau  lui  dire  avec  douceur  :  bois,  prends  place  à  cette 
table,  accepte  cette  coupe  amie;  il  n'en  était  que  plus  ardent  à 
mettre  le  feu  à  nos  vignes,  et  à  répandre  notre  vin  par  terre  »('). 

La  guerre  parait  aux  Athéniens  la  plus  lourde  des  charges,  plus 
lourde  que  la  vieillesse  elle-même  :  «  Déposer  le  bouclier,  dit  un 
personnage  d'Aristophane,  c'est  plus  pour  moi  que  de  dépouiller  la 
vieillesse  »(-).  C'étaient  surtout  les  laboureurs  qui  souffraient  des 
hostilités.  Le  pillage  et  la  dévastation  enlevaient  aux  habitants  de  la 
campagne  leurs  demeures,  leurs  récoltes,  leurs  plantations;  si  le  sol 
leur  restait,  c'est  qu'il  était  indestructible.  Aussi  célèbrent-ils  avec 
une  joie  naïve  le  retour  de  la  paix  :  «  0  jour  désiré  des  gens  de 
bien  et  des  cultivateurs  !  après  l'avoir  vu  avec  transport,  je  veux 
revoir  mes  vignes,  je  veux  saluer  aussi  après  une  si  longue  absence 
le  figuier  que  je  plantai  dans  ma  jeunesse...  Salut,  salut,  ô  déesse 
chérie  ('),  te  voilà  rendue  à  nos  vœux  ardents!  consumés  du  regret 
de  ton  absence,  nous  brûlions  du  désir  de  retourner  à  nos  champs. 
Tu  étais  notre  plus  grand  bien,  ô  déesse  désirée!  tu  étais  le  seul 
appui  de  nous  tous  qui  menions  la  vie  champêtre.  Sous  tes  auspices, 
nous  goûtions  sans  peine  et  sans  frais  mille  doux  plaisirs.  Tu 
étais  le  soutien  des  villageois  et  leur  aliment  le  plus  doux  ;  aussi 
IcK  vignes,  les  jeunes  liguiers,  toutes  les  plantes  sourient  à  ton 
approche  »(*). 

Les  habitants  des  villes  étaient  moins  exposés  aux  calamités  de 
la  guerre.  Aristophane  place  dans  leur  bouche  des  regrets  et  des 
désirs  qui  dénotent  le  goût  d'une  vie  molle  et  oisive.  Peut-être  le 
])oëte  comique  exagère;  on  sent  dans  ses  vers  Taiguillon  de  la 
satire,  mais  le  fond  des  sentiments  est  vrai  : 


(1)  Acharn.,  v.  1I80-'J87. 

(2)  Pax,  V.  335,  sq. 
(3j  La  paix. 

(i)  Pax,  V.  Sb6-5o9,  382-000. 


490  LA   GBÈCE. 

Trygée:  «'  Prions,  liàtons-nous  de  prier,  Auguste  reine,  vénérable 
tléesse,  ô  Paix,  qui  présides  aux  cliœurs  de  danse  et  aux  noces, 
reçois  notre  sacrifice.  » 

Le  Chœur  :  «  Reçois-le  favorablement,  ô  la  plus  chère  des 
déesses!  et  ne  fais  pas  ce  que  font  les  femmes  adultères;  elles 
entr'ouvrent  la  porte  pour  nous  regarder,  la  referment  dès  qu'on 
fait  attention  à  elles,  puis  se  remontrent  quand  on  se  retire.  Ne  fais 
pas  ainsi  avec  nous.  » 

Trijgée  :  «  Non,  mais  plutôt  montre-toi  tout  entière,  comme  il 
convient  à  une  femme  libre,  à  nous,  tes  amants  qui,  depuis  treize 
années,  languissons  de  ton  absence.  Éloigne  de  nous  le  tumulte  et 
les  combats.  Réprime  cette  humeur  soupçonneuse  qui  excite  parmi 
nous  tant  d'injurieux  bavardages.  Verse  dans  l'esprit  des  Grecs  le 
suc  de  l'amitié,  dispose-les  à  la  douceur  et  à  l'indulgence.  Fais 
abonder  aussi  sur  notre  marché  toutes  les  bonnes  choses,  de  belles 
tètes  d'ail,  des  concombres  précoces,  des  pommes,  des  grenades,  de 
petits  vêtements  de  laine  pour  nos  esclaves;  qu'on  y  voie  affluer  les 
Béotiens,  chargés  d'oies,  de  canards,  de  pigeons,  de  mauviettes  ; 
que  les  anguilles  de  Copaïs  y  viennent  par  paniers,  et  que  pressés 
autour  de  ce  divin  poisson,  nous  luttions  avec  Morychus,  Téléas, 
Glaucète  et  autres  gourmands  »('). 

Le  Chœur  :  «  Quelle  joie,  quel  plaisir  de  laisser  là  casque,  fro- 
mage et  oignons!  J'aime  non  à  combattre,  mais  à  boire  auprès  du 
feu  avec  des  amis,  à  la  lueur  d'un  bois  sec,  coupé  pendant  les  cha- 
leurs de  l'été;  j'aime  à  faire  griller  des  pois  sur  des  charbons 
ardents,  à  faire  rôtir  le  gland  du  hêtre  et  à  caresser  la  jeune  Thratta 
pendant  que  ma  femme  est  au  bain...  »(■) 

Les  sociétés  antiques  étaient  organisées  pour  la  guerre,  c'était 
leur  élément  ;  dès  qu'elles  en  sortaient,  elles  tombaient  en  dissolu- 
tion. Ce  n'était  pas  le  désir  du  développement  pacifique  et  progrès, 
sif  des  facultés  humaines  qui  inspirait  le  goùl  de  la  paix,  mais 
l'amour  des  jouissances  matérielles.  11  ne  restait  qu'un  pas  à  faire 


(1)  Pax,\.  973-1009. 

('2)  Pax,  V.  ■H30-i139.  —  Comparez  un  fragment  de  la  comédie  des  lies,  dans 
f^Aobce]  LV,  7. 


I.ITTKRATLUE, 


4-91 


pour  perdre  le  sentiment  de  l'honneur  et  de  la  pairie.  Aristophane 
le  pressentait;  dans  la  même  comédie  où  il  célèhre  la  paix,  il  livre 
à  la  risée  les  hommes  qui  n'y  voient  que  la  facilité  de  satisfaire 
leurs  has  appétits.  La  paix  est  faite,  les  citoyens  se  livrent  à  la  joie 
dans  les  festins;  les  enfants  préludent  aux  chants  : 
in  enfant  :  «  Maintenant  chantons  les  guerriers.  » 
Trijcjée  l'interrompt  :  «  Cesse,  malheureux,  de  chanter  les  guer- 
riers, et  cela  en  présence  de  la  paix.  Tu  es  un  mal-appris  et  un 
vaurien.  » 

L'enfant  continue  :  «  Lorsqu'ils  se  furent  avancés  les  uns  contre 
les  autres,  ils  s'cntrcchorfuèrent  avec  leurs  boucliers  arromlis.  » 

Tryyée  :  «  Boucliers!  ne  cesseras-tu  pas  de  nous  parler  de  hou- 
cliers?  » 

L'enfant  :  «  Que  chanterai-je  donc?  dis-moi  ce  que  tu  aimes.  » 
Tryyée  :  «  Chante-nous  :  Alors  ils  dévoraient  la  chair  des  bœufs; 
ou  bien  :Ils  préparaient  un  festin,  et  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  déli- 
cieux à  manyer  »  (').  Le  reste  de  la  scène  continue  sur  le  même 
ton.  Ne  dirait-on  pas  une  satire  écrite  au  dix-neuvième  siècle?  Try- 
gée  représente  les  partisans  de  la  paix  à  tout  prix  qui  sacrifient 
patrie  et  honneur  à  la  soif  de  Tor  et  des  plaisirs.  Telle  n'est  pas  la 
paix,  objet  de  nos  vœux  et  de  nos  espérances.  La  paix  n'est  pas  un 
idéal  que  Ton  doive  poursuivre  comme  le  dernier  terme  des  elïorts 
de  riiumanité.  11  y  a  un  but  plus  élevé,  c'est  le  libre  développement 
de  nos  facultés.  La  |)aix  n'est  qu'un  moyen  de  favoriser  les  progrès 
moraux  et  intellectuels  des  hommes.  Or  le  moyen  est  subordonné 
au  but.  Il  ne  faut  pas,  comme  le  dit  si  bien  le  poète,  que  pour  nous 
assurer  une  existence  tranquille,  nous  renoncions  à  ce  qui  seul  fait 
le  prix  de  la  vie;  ainsi  entendue,  la  paix  ne  serait  plus  que  le  tom- 
beau d'une  société  en  jionrriture.Les  paroles  indignes  d'un  homme 
libre  qu'Aristophane  place  dans  la  bouche  de  Trygce,  n'expriment 
certes  pas  ro[)inion  du  grand  poète  qui  eut  le  courage  de  faire  une 
gueri'e  à  moi't  aux  démagogues  et  aux  s}coplianleset(pii  osa  s'atta- 
quer au  peuple  lui-même.  Il  était  animé  de  sentiments  plus  nobles; 
il  voulait  rendre  la  paix  à  la  Grèce  (jui,  déchirée  i)ar  des  guerres 

(I)  /Vfj,  12015,  Ml*!. 


492 


LA    GRECE. 


inlestines,  avançait  à  grands  pas  vers  sa  décadence.  La  paix  et  l'al- 
liance d'Athènes  avec  Lacédémone  et  les  autres  Grecs,  telle  est 
l'idée  dominante  des  comédies  d'Aristophane.  C'était  le  sujet  de  la 
pièce  perdue  des  Uolcades ,  au  rapport  du  Scoliasle;  c'est  le  sujet 
des  Acharmens,  des  Oiseaux,  de  Lijsistrata,  de  la  Paix. 

Dans  les  Acharmens,  Dicaeopolis,  le  bon  citoyen,  impatienté 
des  faux  prétextes  par  lesquels  on  détourne  le  peuple  de  la  paix, 
se  décide  à  la  demander  à  Lacédémone  pour  lui  seul  et  sa  famille. 
11  se  retire  ensuite  à  la  campagne,  il  entoure  sa  maison  d'une  en- 
ceinte au-dedans  de  laquelle  il  publie  une  trêve,  et  tient  un  marché 
ouvert  pour  les  habitants  des  contrées  voisines,  pendant  que  tout 
le  reste  du  pays  souffre  des  maux  de  la  guerre.  Le  but  du  poëte  est 
de  présenter  les  bienfaits  de  la  paix  sous  la  forme  la  plus  sensible. 
On  voit  le  lourd  Béotien  vendre  au  marché  ses  anguilles  et  sa  vo- 
laille. L'abondance  règne  chez  Dicaeopolis;  l'on  n'y  pense  qu'à  la 
joie  et  aux  festins. 

Lysistrata,  épouse  d'un  des  premiers  citoyens  d'Athènes,  veut 
forcer  les  hommes  à  conclure  la  paix.  Elle  réunit  les  femmes  athé- 
niennes et  celles  des  principales  villes  grecques,  et  leur  fait  jurer 
de  n'avoir  plus  de  commerce  avec  leurs  maris,  jusqu'à  ce  qu'ils 
aient  mis  fin  à  la  guerre.  En  même  temps,  elle  s'empare  de  la  cita- 
delle et  des  trésors  qui  y  sont  renfermés.  Cependant  Lysistrata  a 
beaucoup  de  peine  à  contraindre  les  femmes  à  garder  leur  serment, 
et  les  maris  ne  peuvent  se  résoudre  à  vivre  plus  longtemps  séparés 
de  leurs  femmes.  Des  rapprochements  ont  lieu.  Sparte  et  Athènes 
envoient  des  ambassadeurs  avec  pleins  pouvoirs  pour  traiter  des 
conditions  de  la  paix.  Les  villes  rivales  oublient  leurs  inimitiés 
dans  les  danses  et  les  festins. 

Dans  la  Paix,  un  vigneron,  nommé  Trygée,  prend  la  réso- 
lution de  monter  au  ciel  sur  un  escarbot  pour  demander  à  Jupi- 
ter la  cause  des  maux  dont  il  afllige  la  Grèce.  11  ne  trouve  que 
Mercure;  tous  les  autres  dieux  s'étaient  retirés  au  plus  haut  de  la 
demeure  céleste,  pour  s'épargner  la  vue  des  discordes  qui  divisaient 
les  Grecs.  Mercure  lui  montre  la  Guerre  personnifiée,  se  disposant 
à  broyer  les  villes  dans  un  immense  mortier,  et  la  Paix  prisonnière 
au  fond  d'une  caverne,  dont  l'ouverture  est  obstruée  par  des  mou- 


LITTÉRATURE.  4-93 

ccaux  de  pierres.  Pour  délivrer  la  caplive ,  Trygéc  convoque  des 
citoyens  de  loiis  les  pays,  et  particulièrement  des  laboureurs,  qui 
plus  que  tous  les  autres  avaient  à  soufl'rir  des  hoslililés.  Après  bien 
des  eiïorls,  la  Paix  est  libre;  avec  elle  reviennent  Fabondance  et  les 
lëles  ('). 

Les  Oiseaux  sont  une  comédie  fantastique  dans  laquelle  la  bril- 
lante imagination  d'Aristopbane  se  donne  plein  essor.  L'on  n'est 
pas  d'accord  sur  le  but  du  i)oëte.  En  appréciant  son  œuvre  de 
notre  point  de  vue,  l'on  peut  y  voir  une  sorte  d'utopie  comique, 
une  république  imaginaire  réalisée  d'une  manière  bouffonne  (-). 
Deuxcitoyens,  dégoûtés  de  la  vie  qu'on  mène  à  Allièncs,  se  décident 
à  aller  vivre  parmi  les  oiseaux.  Ils  conseillent  à  ceux-ci  de  bâtir 
une  ville  dans  les  airs,  et  de  reprendre  sur  Jupiter  l'empire  (lui 
leur  avait  jadis  appartenu.  Ce  projet  est  adopté.  Aristophane 
oppose  la  morale  de  la  ville  des  oiseaux  aux  mœurs  des  Athéniens; 
il  attaque  tour  à  lour  le  pédantisme  des  savants  et  des  philosophes, 
l'ignorance  et  l'avidité  des  sacrificateurs,  la  cupidité  des  magistrats, 
enfin  les  charlatans  de  toute  espèce.  En  regard  des  dissensions 
qui  déchirent  la  Grèce,  le  poêle  j)lace  le  spectacle  de  sa  République, 
que  «  la  Sagesse,  l'Amour,  les  Grâces  immortelles,  la  Paix  au  front 
serein  ont  choisie  pour  asile  >>{^).  Chose  remarquable!  dès  les  pre- 
miers essais  d'utopie,  on  voit  la  paix  (igurer  comme  un  élément 
essentiel  de  ces  organisations  idéales  de  la  société  ;  et  la  paix  reste 
la  base  des  rêves  (jue  les  utopistes  ne  se  lassent  pas  de  faire  pour 
le  bonheur  du  genre  humain.  Dans  la  comédie  d'Aristophane,  le 
chœur  finit  par  adresser  aux  dieux  la  prière  «  que  l'usage  du  fer 
meurtrier  soit  aboli  »  {*}.  Les  utopistes  sont  allés  trop  loin;  d'un 
excès,  ils  sont  tombés  dans  l'autre.  La  paix  n'est  pas  plus  le  bien 
absolu  que  la  guerre.  Les  Grecs  avaient-ils  à  regretter  leur  lutte 
glorieuse  contre  les  Perses?  Ce  (juils  devaient  déplorer,  c'était 


(1)  Aristophane  a  écrit  une  autre  romédio  dont  le  sujet  était  le  même,  elle 
était  intitulée  yî^oyoi  [l'iutarch.,  Nicias,  8). 

(2)  C'est  le  sentiment  de  M   Arlawl,  le  traducteur  d'Aristophane. 
{3)  Pax,  V.  1321,  sq. 

(4)  Pax,\.  1328. 


494  LA  GRÈCE. 

rodiciise  guerre  du  Péloponùse  qui  affaiblit  la  Grèce  et  prépara  la 
ruine  de  son  indépendance. 

Nous  inscrivons  Aristophane  dans  la  longue  liste  des  écrivains 
divers  qui  ont  travaillé  à  répandre  des  sentiments  pacifiques  parmi 
les  hommes.  En  cherchant  un  but  sérieux  aux  satires  et  aux  bouf- 
fonneries du  grand  comique,  nous  serions-nous  trompé  sur  la  portée 
de  ses  œuvres?  Il  nous  semble  qu'on  peut  lui  appliquer  ce  que 
Rabelais  dit  de  ses  romans  :  il  les  compare  à  des  boites  peintes  au- 
dessus  de  figures  joyeuses  et  frivoles,  «  mais  ouvrant  ces  boites 
eussiez  en  dedans  trouvé  une  céleste  et  inappréciable  drogue.  » 
Aristophane  ne  resta  pas  étranger  au  mouvement  philosophicpie 
qui  fait  la  gloire  d'Athènes  :  les  lecteurs  de  Platon  savent  quelle 
belle  place  le  philosophe  a  accordée  au  poêle  dans  son  Banquet. 
Des  idées  nouvelles  commençaient  à  circuler.  Socrate  se  proclamait 
citoyen  du  monde.  Platon,  considérant  les  Grecs  comme  des  frères, 
disait  qu'ils  ne  devaient  pas  se  déchirer  par  des  luttes  intestines  ; 
il  demandait  qu'ils  usassent  au  moins  de  clémence  et  de  modération 
dans  leurs  guerres.  Xénophon  traçait  des  règles  humaines  sur  le 
traitement  des  vaincus.  L'esprit  qui  animait  l'école  de  Socrate 
n'aurait-il  pas  inspiré  Aristophane?  Il  dit  aussi  que  les  Grecs  sont 
frères,  que  leurs  sanglantes  dissensions  sont  des  crimes  et  qu'ils 
doivent  s'unir  pour  tourner  leurs  forces  contre  les  Barbares  ('). 

Cependant  il  y  avait  dans  la  direction  politique  du  sage  d'Athènes 
un  ccueil  contre  lequel  ses  disciples  devaient  presque  fatalement 
échouer.  Le  véritable  cosmopolitisme  s'harmonise  avec  l'amour  de 
la  patrie.  Il  était  difficile  aux  anciens  de  concilier  ces  deux  senti- 
ments qui  aujourd'hui  encore  semblent  s'excluie  l'un  l'autre.  L'idée 
de  l'unité  humaine  leur  faisait  défaut,  ils  restèrent  enchaînés  dans  les 
liens  d'une  patrie  étroite. Quant  à  ceux  qui  s'élevèrent  au-dessus  des 


[i)  Aristoph-,  Lysistrat.,  v.  -1 129,  sqq.  : 

Swptoùç  TTïpr.ppaivovTî;,  MTTzep  '^vyyvJïî;, 

'OlvaTzi.ot.fTU,  sv  Uxjlot.i.ç,  ri'jOot... 

j/Opwv  TzaPryjZMV  pap^'/.poyj  nzpot.zcijy.'y.'n: 

"ÈW.V/Vaç  CZ/jrJpr/,:^  /.ai    ~61zi;  à— 0>./UTî. 


LITTKIWTL'UE.  495 

barrières  de  la  cilé  pour  embrasser  tous  les  peuples  dans  leur 
amour,  ils  n'avaient  point  de  base  sûre  pour  leur  croyance;  c'était 
une  réaction,  et  comme  toute  réaction,  elle  tomba  d'un  cxciis  dans 
un  autre;  les  cosmopolites  s'égarèrent  dans  de  vagues  conceptions,  et 
absorbèrent  la  patrie  dans  le  genre  humain.  Les  stoïciens  n'échap- 
pèrent pas  à  ce  danger.  Déjà  du  vivant  de  Socrate^  les  idées  pre- 
naient cette  direction.  Est-ce  à  cette  tendance  qu'il  faut  attribuer 
le  fameux  vers  que  nous  rencontrons  à  la  fois  dans  une  comédie 
d'Aristophane  et  dans  les  fragments  de  iMénandre?  «  La  patrie  est 
partout  où  l'on  se  trouve  heureux  »('). 


^'0  9.  lïlénandre  et  Philcnion. 

La  nouvelle  comédie,  bien  que  renfermée  dans  le  cercle  de  la 
famille,  touchait  aux  intérêts  généraux  de  la  cité,  parce  que  chez 
les  Grecs  l'homme  se  confondait  avec  le  citoyen.  L'on  trouve  dans 
les  fragments  de  Mémuulre  un  éloge  de  la  paix  :  «  La  paix  nourrit 
abondamment  le  laboureur,  même  au  milieu  des  rochers;  la  guerre 
le  nourrit  mal  au  milieu  de  l'abondance  des  champs  »(-).  Nous  ne 
connaissons  pas  assez  le  théâtre  du  poëte  pour  l'apprécier;  à  le  juger 
par  l'école  philosophique  à  laquelle  il  appartenait,  nous  n'oserions 
pas  attribuer  aux  vœux  qu'il  fait  pour  la  paix  une  aussi  haute  j)or- 
lée  qu'aux  travaux  d'Aristophane.  On  dit(|u'ii  était  sectateur  d'Epi- 
cure;  or  la  doctrine  du  philosophe  détournait  les  esprits  de  la  vie 
politique  et  les  amollissait  dans  de  doux  loisirs.  Il  est  probable  que 
Ménandre  chantait  la  paix  dans  le  même  esprit  que  les  poètes  ero- 
tiques de  Home.  L'é[)icurisme  était  un  signe  de  la  décadence  de 
l'antifjuité;  né  de  la  dissolution  du  polythéisme,  il  en  hâta  la  chute. 
En  sapant  les  fondements  de  la  société  grecque,  il  détruisit  l'amour 
de  la  patrie  ;  mais  il  entrait  dans  les  plans  de  la  Providence  (|ue  le 
patriotisme  étroit  de  la  Grèce  fil  place  à  un  amour  véritable  (pii 
exclut  la  haine.  La  |)oésie  épicurienne  favorisa  cette  révolution 
dans  les  idées  politiques,  en  répandant  des  sentiments  de  bicnvcil- 

(1)  /'/)////.s,  V.  ll;il.  —  Menandri  Fr;i;:;m.,  v.  70  (p.  102,  éd.  Didul). 

(2)  Mcnamlri  Fnr^in.,  ii"  'XJ,  p.  00,  ôd.  Didol. 


4-96  LA    GRÈCE. 

lance  inlernalianale.  Le  fragment  que  nous  allons  citer  est  un  beau 
témoignage  de  cet  esprit  :  «  Ceux  qui  désespèrent  d'acquérir  une 
gloire  propre  par  leurs  talents  naturels,  se  réfugient  dans  leur 
extraction;  ils  rappellent  les  exploits  de  leurs  ancêtres,  ils  énu- 
mèrent  la  suite  de  leurs  aïeux.  xMais  à  quoi  cela  leur  sert-il?  L'on 
ne  trouve  personne  qui  n'ait  des  aïeux;  car  d'où  viendrions-nous? 
Ceux  qui  ne  peuvent  les  citer,  pour  avoir  changé  de  patrie,  pour 
avoir  perdu  leur  famille,  sont-ils  moins  nobles  que  ceux  qui  peuvent 
les  nommer?  Quiconque  est  porté  au  bien  parla  bonté  de  sa  nature, 
est  noble,  fùt-il  Éthiopien.  Nous  détestons  les  Scythes;  Anacharsis 
n'était-il  pas  Scythe  »(')? 

Nous  remarquons  les  mêmes  tendances  dans  les  rares  fragments 
de  l'heureux  rival  de  Ménandre,  Philémon.  Il  chante  aussi  le  bon- 
heur de  la  paix  :  «  J'apprends  que  les  philosophes  recherchent 
depuis  un  temps  infini  ce  que  c'est  que  le  bonheur,  et  pas  un  n'a 
trouvé  en  quoi  il  consiste.  Il  disent  que  c'est  la  vertu,  la  prudence, 
ils  disent  tout,  sauf  ce  que  c'est  que  le  bonheur.  Moi  qui  vis  dans 
les  champs  et  qui  laboure  la  terre,  je  l'ai  trouvé,  sans  me  livrer  à 
l'étude  de  la  sagesse.  C'est  la  paix,  ô  cher  Jupiter,  cette  déesse 
amie  des  hommes  et  des  plaisirs.  La  paix  nous  amène  les  noces  et 
les  fêtes;  elle  nous  donne  des  parents,  des  enfants,  des  amis,  la 
richesse,  la  santé,  le  vin,  la  joie.  Si  ces  biens  nous  font  défaut, 
notre  vie  à  nous  tous  qui  vivons  n'est  plus  qu'une  mort  »  ('). 

Philémon  a  aussi  des  sentiments  cosmopolites,  et  à  en  juger  par 
le  peu  de  vers  qui  nous  restent  du  poëte,  on  ne  peut  pas  lui  repro- 
cher d'avoir  exagéré  l'amour  de  l'humanité.  Toutes  les  nations  ont 
leur  orgueil ,  et  ce  sentiment  a  sa  légitimité,  en  tant  qu'il  est  l'ex- 
pression de  l'individualité  de  chaque  peuple.  Mais  chez  les  anciens 
plus  que  chez  les  peuples  modernes,  l'orgueil  national  dépassait 
toute  mesure.  Un  Barbare  n'était  plus  un  homme,  c'était  un  es- 
clave, tandis  que  les  Hellènes  se  croyaient  nés  pour  régner  sur  des 
peuples  nés  pour  servir.  A  l'outi'ecuidance  hellénique,  Philémon 
oppose  que  ce  n'est  pas  la  patrie  qui  ennoblit  l'homme,  que  c'est  le 

(!)  Mcnandri  \'v:\aïv. .  iV  (p.  5i,  éd.  Didot), 
(2)  Philémon.,  Fragm.,  p.  Mi-,  éd.  Didot. 


MTTÉRATLRE.  497 

citoyen  qui  ennoblit  sa  patrie  par  de  belles  actions (').  Cette  maxime 
est  le  germe  d'une  doctrine  d'égalité  internationale  que  l'avenir 
développera.  Nous  trouvons  encore  dans  Philémon  une  sentence 
sur  l'égalité  humaine  qui  révèle  un  immense  progrès  dans  les  sen- 
timents des  Grecs.  L'n  des  grands  philosophes  de  la  Grèce  et  du 
monde  avait  proclamé  que  la  servitude  est  de  droit  naturel.  La 
conscience  humaine  protesta  contre  celle  dégradation  de  l'huma- 
nité :  «  Personne  ne  naît  esclave,  dit  Philémon,  c'est  la  fortune  qui 
réduit  le  corps  en  servitude  »(-).  L'esclavage  exislail  chez  tous  les 
peuples.  Aristote  voulut  légitimer  ce  fait;  mais  les  poètes,  organes 
du  genre  humain,  revendiquent  l'égalité,  cet  emblème  du  monde 
nouveau  qui  naitra  des  ruines  du  monde  ancien. 


CHAPITRE    ÏV. 

LES       H  I  S  T  0  II  I  I^  N  S  . 

§  I.   Hérodote. 

Les  Grands  Rois,  maîtres  de  l'Asie,  succombèrent  dans  leur  lullc 
avec  quelques  petits  peuples  de  la  Grèce.  C'est  la  victoire  de  la 
Jiberlésur  le  despotisme  qui  enflamma  le  génie  d'Hérodote;  il  se 
lit  l'historien  de  cette  guerre  glorieuse.  Bien  qu'il  soit  conteur  avant 
tout,  la  grandeur  du  sujet  éveilla  chez  lui  des  réflexions  politiciues 
et  morales.  Les  Grecs  étaient  divisés  en  une  foule  de  petites  répu- 
bliques dont  la  jalousie  avait  toute  l'àpreté  des  haines  de  famille. 


(1)  Philémon.,  Fragm.,  p.  12!),  n"  89  : 

0-j/^  r,  TTCilii  rro'j  to  '/jvo;  îùyîvi;  Troieï, 

(2)  Ib.,p.  124,  no.Bn. 

3i 


498  LA    GRÈCE. 

L'invasion  des  Perses  fut  roecasion  d'une  association  temporaire. 
Hérodote  s'aperçut  que  c'était  grâce  à  cette  union  que  les  Hellènes 
avaient  triomphé  de  leurs  innombrables  ennemis,  et  il  eut  le 
malheur  de  les  voir,  avant  de  mourir,  se  déchirer  entre  eux  dans  la 
guerre  du  Péloponèse  (').  S'inspirant  du  passé  et  du  présent,  l'his- 
torien comprit  la  nécessité  d'un  lien  permanent  entre  les  peuples 
de  la  Grèce.  Dans  tout  son  ouvrage  perce  un  vif  sentiment  de 
l'unité  grecque  :  «  Les  Hellènes,  dit-il,  forment  un  corps  sorti  d'un 
même  sang,  parlant  la  même  langue,  ayant  les  mêmes  dieux,  les 
mêmes  temples,  les  mêmes  sacrifices,  les  mêmes  usages.  »  H  met 
dans  la  bouche  de  Mardonius  des  reproches  aux  Grecs  sur  leurs 
sanglantes  querelles  :  «  Puisqu'ils  parlent  la  même  langue,  ne 
devraient-ils  pas  s'envoyer  des  hérauts  et  des  ambassadeurs  et  ten- 
ter toutes  les  voies  de  pacification,  plutôt  que  d'en  venir  aux 
mains  »f)?  Quel  était  le  moyen  de  mettre  un  terme  à  des  discordes 
qui  menaçaient  de  faire  de  la  Grèce  la  proie  des  Barbares?  On  ne 
pouvait  pas  songer  à  réunir  toutes  les  républiques  sous  les  mêmes 
lois,  mais  du  moins  une  confédération  était  possible.  Thaïes  avait 
conçu  cette  idée.  Hérodote  approuve  fort  le  conseil  que  le  philo- 
sophe donna  aux  Ioniens  (')  :  serait-ce  sous  la  forme  d'une  grande 
ligue  que  l'historien  espérait  voir  se  réaliser  l'unité  nécessaire  à  la 
Grèce? 

Le  spectacle  des  guerres  médiques  devait  faire  une  impression 
profonde  sur  des  esprits  poétiques  et  religieux.  Eschyle  y  vit  une 
punition  des  attentats  dont  l'orgueilleux  Xerxès  s'était  rendu  cou- 
pable. Eu  disant  que  la  divinité  se  plaît  à  abaisser  tout  ce  qui 
s'élève  trop  haut  (^),  Hérodote  exprime  au  fond  la  même  pensée.  H 
y  a  donc  des  dieux  qui  s'occupent  des  choses  humaines;  ce  n'est 
pas  une  aveugle  fatalité  qui  préside  aux  destinées  des  peuples.  Les 
nations  comme  les  hommes  se  font  à  elles-mêmes  leur  sort;  si  elles 
combattent  pour  le  droit  et  la  liberté,  les  dieux  leur  sont  favorables  ; 


(1)  Herod.,\l  98. 

(2)  /&.,  VIII,  U4;  VII,  9. 

(3)  76.,  I,  169. 

(4)  /6.,  VII,  10. 


LITTÉRATURE.  4,9<) 

si  elles  abusent  de  leur  pouvoir  pour  se  livrer  à  de  mauvaises  pas- 
sions, Némésis  les  poursuit  de  ses  justes  vengeances(').  L'idée  d'une 
justice  divine  se  révèle  dans  tous  les  jugements  portés  par  Héro- 
dote sur  les  faits  qu'il  rapporte. 

Il  nous  montre  Cléomène  puni  par  la  perte  de  sa  raison  pour 
avoir  dépouillé  Démarate  du  trône,  en  corrompant  la  Pythie.  L'his- 
torien ne  veut  pas  qu'on  assigne  une  autre  cause  à  la  frénésie  du 
roi  de  Sparte  :«Les  Lacédémoniens,  dit-il,  l'attribuent  à  Tbabilude 
que  Cléomène  avait  contractée  chez  les  Scythes  de  s'enivrer,  mais 
je  pense  plutôt  qu'il  a  payé  celle  peine  à  Dénia  raie  »  (-). 

Arcésilas,  roi  de  Cyrène,  reçoit  la  mort,  pour  prix  de  sa  cruauté 
contre  des  ennemis  sans  défense  (').  Sa  mère  périt  parce  qu'elle  a 
vengé  son  fils  avec  trop  dlnhumanité;  tant  il  est  certain,  ajoute 
Hérodote,  que  les  dieux  haïssent  cl  châtient  ceux  qui  portent  trop 
loin  leur  ressentiment  ('). 

D'après  une  tradition  antique,  Paris,  le  ravisseur  d'Hélène,  fut 
jeté  par  des  vents  contraires  sur  les  côtes  d'Egypte.  Le  roi  informé 
qu'il  était  arrivé  un  Teucricn  souillé  d'une  action  impie,  le  fit  ame- 
ner devant  lui,  et  prononça  ce  jugement  :  «  Si  Je  ne  pensais  pas 
qu'il  est  de  la  plus  grande  conséquence  de  ne  faire  mourir  aucun 
des  étrangers  que  les  vents  forcent  à  relâcher  sur  mes  terres,  je 
vengerais  par  ton  supplice  le  Grec  qui  t'a  donné  l'hospitalité  et  en- 
vers lequel,  toi,  le  plus  méchant  de  tous  les  hommes,  lu  as  commis 
un  crime  exécrable.  Mais  puisijuc  je  crois  de  la  plus  grande  consé- 
quence de  ne  point  faire  mourir  un  étranger,  je  le  laisserai  aller; 
mais  je  ne  permettrai  pas  que  lu  emmènes  cette  femme  et  que  tu 
emportes  ses  richesses;  je  les  garderai  jusqu'à  ce  que  ce  (Jrcc  vienne 
lui-même  les  redemander.  Pour  toi,  je  l'ordonne  de  partir  dans 


(1)  Sur  ridée  de  la  juslico  divine  chez  Hérodote,  voyez  Benjamin  Constant,  Do 
la  religion,  XII,  (i;  O.  Millier,  Gesrliiclite  der  Krierhischon  I-itcraliir,  T.  I, 
p.  489-'i-91;  liaelir,  dans  la  Ikal  lùinjclopaUie  dcr  classisclwn  Altertliumstrissen- 
schaft,  T   ni,  p.  1248. 

(2)  //cTod.,  VI.  75,  84. 

(3)  Ib.,  IV,  iGo. 
Ci)  Ib.,  IV,  20:i. 


300  LA  GRÈCE. 

trois  jours  de  mes  états  avec  tes  compagQons  de  voyage,  sinon  tu 
seras  traité  en  ennemi  »  ('). 

Hérodote  se  rencontre  avec  le  grand  tragique  d'Athènes  sur  le 
gouvernement  providentiel  des  choses  humaines.  L'on  peut  donc 
dire  que  le  premier  germe  de  la  philosophie  de  l'histoire  naît  avec 
l'histoire.  L'idée  d'une  direction  de  l'humanité  par  la  Providence 
est  étrangère  aux  anciens;  elle  suppose  la  notion  du  progrès  qui 
leur  manquait,  Eschyle  et  Hérodote  n'insistent  que  sur  la  justice 
divine,  et  il  faut  leur  savoir  gré  d'avoir  introduit  cette  croyance  dans 
l'histoire.  Les  incrédules  de  notre  temps  voudraient  bien  mettre 
Dieu  hors  de  cause,  sous  le  pr;'texte  que  l'homme  ne  peut  con- 
naître les  arrêts  de  sa  justice,  il  est  bien  possible  qu'Héro- 
dote se  soit  tromp  en  affirmant  que  la  démence  de  Démarale  était 
un  effet  de  la  justice  divine  plutôt  que  de  l'abus  des  boissons  fortes, 
mais  nous  préférons  ces  erreurs  à  une  doctrine  qui,  si  elle  ne 
nie  pas  le  gouvernement  providentiel,  aboutit  au  même  résul- 
tat, puisqu'elle  prétend  que  nous  ne  pouvons  pas  le  connaître. 
Mieux  vaut  que,  tout  en  se  trompant  sur  les  jugements  de  Dieu,  les 
hommes  et  les  nations  se  convainquent  que  tout  acte  contraire  aux 
lois  du  devoir  moral  sera  suivi  d'une  inévitable  punition.  Pour 
leur  donner  cette  conviction,  il  est  bon  de  montrer  la  main  de  Dieu 
dans  l'histoire. 

Les  guerres  médiques  exaltèrent  le  patriotisme  des  Grecs.  Chez 
les  peuples  comme  chez  les  individus,  un  noble  sentiment  ne  se 
développe  jamais  sans  élever  les  âmes  et  épurer  les  passions.  Les 
Hellènes  se  montrèrent  vainqueurs  généreux,  parce  qu'ils  combat- 
taient pour  la  liberté.  H  y  a  un  souffle  d'esprit  chevaleresque  dans 
les  récits  d'Hérodote.  Après  la  bataille  de  Platée,  un  Grec  conseilla 


(1)  Herod.,  II,  \\h,  115.  —  Ailleurs  Hérodote  représente  les  coupables,  hon- 
teux du  crime  qu'ils  ont  commis  et  n'ayant  pas  le  courage  d'en  profiter.  Des 
habitants  deChio  acquirent  une  petite  province  en  Mysie.en  violant  l'hospitalité. 
Ils  n'osaient  offrir  aucune  des  productions  de  ce  territoire  dans  les  sacrifices.  Ils 
ne  consacraient  à  aucun  dieu  les  gâteaux  pétris  avec  le  blé  qui  en  provenait;  ils 
ne  répandaient  sur  la  tète  d'aucune  victime  l'orge  qu'ils  y  recueillaient.  Tout  ce 
qui  découlait  de  cette  source  impure  était  immonde  et  banni  des  temples  et  des 
lieux  sacrés  {Herod.,  I,  160). 


LITTÉRATLRE.  501 

à  Pausanias  de  traiter  Mardonius,  comme  Xerxès  avait  traité  Léo- 
nidas.  Hérodote  qualifie  ce  conseil  d'impie,  et  prèle  à  Pausanias 
cette  belle  réponse  :  »  Mon  hôte  d'Égine,  j'estime  ta  bienveillance 
et  ta  prudence,  mais  ton  avis  pèche  contre  la  droite  raison;  car 
après  m'avoir  élevé  jusqu'au  ciel ,  moi ,  ma  pairie,  mes  actions,  tu 
me  rabaisses  jusqu'à  lerre,  en  me  conseilianl  d'oulrager  un  mort  et 
en  me  disant  que  ma  gloire  s'en  accroîtrait.  Une  pareille  conduite 
convient  mieux  à  des  Barbares  qu'à  des  Hellènes,  et  nous  les  haïs- 
sons pour  cette  raison.  Pour  moi ,  je  ne  veux  pas,  à  ce  prix,  com- 
plaire aux  Éginètes  ni  à  ceux  qui  approuveraient  une  pareille  ac- 
tion. Il  me  suffit  de  plaire  aux  Spartiates,  en  ne  faisant  et  en  ne 
disant  rien  que  d'honnête.  Quant  à  Léonidas,  il  n'a  pas  besoin 
d'être  vengé;  je  pense  qu'il  l'est  sufïisamment,  lui  et  tous  ceux 
qui  ont  péri  aux  Thermopyles,  par  celte  multitude  innombrable 
de  morts....  »  (') 

Ce  noble  patriotisme  fit  bientôt  place  à  des  guerres  civiles  entre 
les  Hellènes.  Le  spectacle  de  la  Grèce  se  déchirant  elle-même  at- 
trista profondément  Hérodote  :  «  Autant  la  guerre  est  plus  funeste 
que  la  paix,  dit-il,  autant  les  troubles  civils  sont  i)lus  pernicieux 
qu'une  guerre  étrangère  entreprise  d'un  commun  accord  des  ci- 
toyens ))(^).  En  général,  la  guerre  a  peu  d'attrait  pour  Hérodote. 
Nous  ne  connaissons  pas  de  plus  belles  paroles  sur  les  maux  qui 
naissent  des  sanglantes  querelles  des  peuples  que  celles  du  père  de 
l'histoire  :  «  l\  n'y  a  pas  d'homme  assez  insensé  pour  préférer  la 
guerre  à  la  paix.  Dans  la  paix,  les  enfants  ferment  les  yeux  à  leurs 
pères;  dans  la  guerre,  les  pères  enterrent  leurs  enfants  »(').  Mais 
comment  croire  à  la  possibilité  de  la  paix  à  une  époque  de  guerre 
universelle?  Les  anciens,  ne  concevant  pas  que  la  paix  put  jamais  se 
réaliser  dans  le  monde  tel  (pi'ils  le  voyaient,  imaginèrent  un  étal 
idéal  (lu'ils  placèrent  dans  un  âge  d'oi*  ou  chez  des  peuples  éloignés 
et  inconnus.  Hérodote  représente  les  Élliiopiens  comme  des  hom- 
mes justes  et  abhorrant  les  con(iuéles(*).  iNous  croyons  aujourd'hui 

(I)  l/erod.,  IX,  78,  V.K 
Ci)  Ib.,  VIIi,3. 
(3)  y^.,1,  87. 
(i)  /(*.,  111,21. 


502  LA    GRÈCE. 

à  une  perfectibilité  croissante  de  Tespèce  humaine.  Serait-ce  un 
rêve  comme  l'âge  d'or?  Les  progrès  que  les  peuples  ont  déjà  accom- 
plis sont  une  garantie  de  ceux  qu'ils  peuvent  accomplir  encore,  et 
s'il  n'est  pas  donné  à  des  êtres  bornés  d'atteindre  à  l'idéal,  ils  peu- 
vent du  moins  s'en  approcher  :  telle  est  la  loi  providentielle  de  leur 
destinée. 

^  II.    Thucydide. 

Avant  d'écrire  l'histoire,  Thucydide  avait  pris  part  aux  affaires 
publiques.  Général  malheureux,  il  fut  puni  de  l'exil.  Dans  sa  re- 
traite il  conçut  la  pensée  de  se  faire  l'historien  de  cette  funeste 
guerre  du  Péloponèse  dont  il  était  témoin.  Le  temps  où  il  vécut 
exerça  une  profonde  influence  sur  le  caractère  de  son  génie.  On 
était  loin  des  beaux  jours  où  l'enthousiasme  de  la  liberté  et  de  la 
patrie  avait  rallié  les  Grecs  autour  d'Athènes  et  de  Sparte.  Abusant 
de  l'hégémonie,  les  Athéniens  pratiquaient  le  droit  du  plus  fort  :  la 
force  était  la  loi  suprême  des  relations  internationales.  Thucydide 
est  le  fidèle  organe  de  cet  état  social.  Les  anciens  l'ont  accusé 
d'athéisme  (');  on  peut  du  moins  dire  qu'il  semble  étranger  aux  sen- 
timents qui  honorent  l'humanité.  Cependant,  en  jugeant  Thucy- 
dide, nous  ne  devons  pas  oublier  que  l'auteur  ne  parait  jamais  dans 
ses  récits;  ses  personnages  seuls  occupent  la  scène;  les  discours 
qu'il  leur  prête  n'ont  pour  but  que  de  dévoiler  les  principes  de  leur 
politique.  La  critique  que  nous  osons  faire  de  Thucydide  s'adresse 
donc  au  siècle  dans  lequel  il  vécut  plutôt  qu'au  grand  historien. 

Témoin  et  rapporteur  des  scènes  les  plus  affreuses  dont  la  Grèce 
ait  été  le  théâtre,  Thucydide  ne  laisse  point  tomber  une  parole  de 
compassion  sur  les  victimes  de  ce  hideux  droit  des  gens,  il  n'a  pas 
une  parole  de  blâme  pour  les  vainqueurs.  Les  Athéniens  s'étant 
emparés  d'une  ville  d'Egine,  y  mirent  le  feu,  détruisirent  tout  ce  qui 
s'y  trouvait  et  décidèrent  que  les  prisonniers  seraient  mis  à  mort  : 
«  C'était,  dit  Thucydide,  l'effet  de  l'ancienne  haine  que  les  Athéniens 
avaient  toujours  eue  pour  les  Éginètes  »(-).  L'historien  semble  trou- 

(1)  Marccllini  Vita  Thucyd.,  §  33. 

(2)  Thucyd.,  IV,  37. 


LITTF.UATIRK.  503 

\cr  naturel  quuii  peuple  assouvisse  sa  passion  de  vengeance; 
il  était  cependant  contemporain  de  Sophocle  qui  lit  entendre 
ces  paroles  évangéliques  :  «  Mon  cœur  est  fait  pour  partager 
l'amour  et  non  la  haine.  »  Mais  les  sentiments  des  poètes  comme 
les  idées  des  philosophes  n'avaient  pas  encore  pénétré  dans  la  vie; 
il  y  avait  comme  un  ahime  entre  la  civilisation  intellectuelle  et  les 
mœurs.  Au  moment  où  Socrate  enseignait  que  le  beau  et  le  bon 
sont  identiques,  que  le  plus  grand  de  tous  les  maux  est  de  commettre 
une  injustice,  les  Athéniens  proclamaient  l'intérêt  comme  loi  de  la 
politique  :  «  Pour  un  prince,  disaient-ils,  ou  pour  un  état  qui  jouit 
de  l'empire,  rien  de  ce  qui  lui  est  utile  n'est  contraire  à  la  raison  ; 
il  n'aime  que  ceux  sur  lesquels  il  peut  compter;  il  doit,  au  gré  des 
circonstances,  être  ami  ou  ennemi  »(').  Nous  avons  rapporté  la  con- 
férence des  députés  d'Athènes  et  des  Mêlions  dans  laquelle  les  pre- 
miers représentent  le  droit  du  plus  fort  comujc  une  loi  émanée  des 
(lieux.  Thucydide  ne  proteste  pas  contre  celle  avilissante  doctrine: 
homme  public,  partageait-il  les  préjugés  de  son  époque? 

On  dirait  que  Thistorien  est  dénué  du  sentiment  de  l'humanité, 
comme  les  hommes  dont  il  raconte  les  excès.  Nous  avons  dit  quelle 
fui  la  conduite  des  Athéniens  envers  les  habitants  de  Mitylène  qui 
avaient  abandonné  leur  alliance  pour  suivre  le  parti  de  Lacédé- 
nione;  le  peuple  les  condamna  à  mort,  mais,  ému  de  pitié,  il  remit 
leur  sort  en  délibération.  Thucydide  place  dans  la  bouche  de  Cléon 
les  motifs  qui  pouvaient  engager  les  Athéniens  à  persister  dans  leur 
première  décision.  Il  dit  que  Ton  doit  se  tenir  en  garde  contre  la 
compassion  et  l'indulgence,  vices  funestes  à  la  domination;  il  n'ad- 
uiet  rhumanilé  que  lorsciuclle  est  utile,  mais  si  elle  ne  procure 
aucun  avantage,  c'est  de  la  dupciie;  il  soutient  que  les  Athéniens 
feront  bien  de  punir  les  Mityléniens  de  leur  défection,  quand  même 
elle  serait  juste;  s'ils  veulent  conserver  l'empire,  il  faut  qu'ils  consi- 
dèrent leur  intérêt  plutôt  que  la  justice;  sinon,  ils  doivent  renoncer 
à  l'hégémonie,  et  se  livrer,  hors  des  dangers  qu'elle  entraîne,  à 
d'humbles  verlusf).  Un  autre  orateur,  Diodole,  expose  les  raisons 

(1)  Thucyd.,  VI,  80. 

(2)  r/(«cyr/.,lll,  '.0. 


hOà-  LA    GRÈCE. 

qui  décidèrent  le  peuple  à  revenir  sur  le  décret  de  mort. On  s'attend 
à  une  protestation  chaleureuse  contre  les  doctrines  de  Cléon  ; 
mais,  tout  en  prenant  le  parti  de  la  clémence,  Diodote  ne  s'appuie 
que  sur  l'intérêt  politique  mieux  entendu  :«Ce  n'est  pas  sur  les 
offenses  des  Milyléniens  que  nous  devons  délibérer,  si  nous  agis- 
sons sagement,  mais  sur  le  meilleur  parti  que  nous  avons  à 
prendre.  Quand  les  Mityléniens  auraient  commis  le  plus  grand 
des  crimes,  je  n'en  conclurais  pas  qu'il  faut  leur  donner  la  mort, 
si  leur  mort  nous  est  inutile;  et  s'ils  étaient  dignes  de  quelque 
clémence,  je  ne  dirais  pas  qu'il  faut  leur  pardonner,  si  cela  n'était 
pas  avantageux  à  la  république.  »  L'orateur  ne  cherche  donc  pas 
quelle  est  la  résolution  la  plus  juste,  mais  quelle  est  la  plus  profi- 
table. Cléon  avait  soutenu  qu'il  fallait  intimider  les  alliés,  en  punis- 
sant la  défection  des  Mityléniens  par  la  mort.  Il  faut  au  contraire, 
dit  Diodote,  montrer  aux  villes  révoltées  qu'un  prompt  repentir 
pourra  effacer  leur  crime;  alors  elles  entreront  en  composition, 
pendant  qu'elles  ont  encore  de  quoi  payer  les  frais  de  la  guerre,  et 
elles  seront  en  état  d'acquitter  les  tributs  à  l'avenir;  et  ce  sont  ces 
tributs  qui  font  notre  force  contre  nos  ennemis.  L'orateur  prouve 
ensuite  que,  pour  le  maintien  de  leur  domination,  il  est  bien 
plus  avantageux  aux  Athéniens  de  supporter  de  bonne  grâce  une 
offense,  que  de  punir  justement  ceux  qu'il  leur  importe  d'épargner. 
11  finit  par  dire  qu'il  ne  veut  pas  les  engager  à  accorder  trop  à  la 
pitié  et  à  l'indulgence,  mais  qu'ils  doivent  suivre  son  avis  comme 
étant  le  plus  utile  ('). 

Quel  était  donc  ce  peuple  qui  pesait  froidement  les  motifs  d'in- 
térêt politique  qui  devaient  le  porter  à  la  clémence  ou  à  la  rigueur? 
Les  Grecs  n'avaient  pas  le  goût  de  la  guerre  :  quelques  années  à 
peine  s'étaient  écoulées  depuis  le  commencement  des  hostilités,  que 
déjà  les  Spartiates  et  les  Athéniens  soupiraient  après  la  paix  (-)  : 
«  On  avait  fait  une  trêve  d'un  an,  dit  Plutarquc,  et  en  goûtant  de 
nouveau  le  plaisir  de  se  trouver  réunis  sans  crainte,  de  se  livrer  au 
repos,  et  de  voir  en  liberté  leurs  hôtes  et  leurs  proches,  tous  les  ci- 


(1)  Tlmcyd.,  III,  44,  40,  46-48. 

(2)  Thucyd.,  11,65. 


LITTÉRATURE.  505 

loyens  désiraient  vivemeut  passer  une  vie  Iranquille  et  sans  guerre. 
On  aimait  à  entendre  des  chœurs  qui  chantaient  : 

«  Laissons  ma  lance  se  couvrir  des  toiles  de  l'araignée. 

On  se  rappelait  avec  plaisir  ce  mot,  que  dans  la  paix,  ce  n'est 
point  la  tronipelle  mais  le  coq  qui  nous  éveille.  On  raillait  donc  et 
l'on  rejetait  bien  loin  la  prédiction  suivant  laquelle  la  guerre  devait 
durer  trois  fois  neuf  années  »  ('). 

Ces  sentiments  étaient  généraux.  Le  roi  de  Sparte  avoue  que  la 
guerre  est  un  mal.  Avant  de  la  commencer,  les  Athéniens  engagent 
les  Spartiates  à  bien  examiner  quels  en  sont  les  malheurs  et  les 
vicissitudes  (*).  Thucydide  parle  de  la  guerre,  comme  ferait  un 
politique  des  temps  modernes  :  «  Lorsqu'on  a  le  choix,  et  que 
d'ailleurs  on  est  dans  une  position  avantageuse,  c'est  une  grande 
folie  de  choisir  la  guerre.  Mais  quand  on  se  trouve  dans  l'alterna- 
tive ou  d'être  dominé  par  ses  voisins  si  on  leur  cède,  ou  de  se  sau- 
ver en  se  jetant  dans  les  hasards  de  la  guerre,  le  blâme  est  pour 
celui  qui  fuit  les  dangers,  non  pour  celui  qui  les  brave  »(').  Thu- 
cydide apprécie  également  les  avantages  de  la  paix  qui  "  d'un  com- 
mun aveu  est  le  plus  grand  des  biens.  Si  les  uns  prospèrent,  dit-il, 
et  si  les  autres  ont  à  se  plaindre  du  sort,  ne  croyez-vous  pas  que  la 
paix  soit  plus  propre  que  la  guerre  à  faire  cesser  les  maux  de  l'in- 
fortune, et  à  conserver  à  l'homme  heureux  ses  avantages?  Ne  rend- 
elle  pas  les  honneurs  plus  solides,  les  dignités  plus  assurées,  et  n'of- 
frc-t-elle  pas  mille  biens  qu'il  serait  aussi  long  de  détailler  que  les 
malheurs  de  la  guerre  »(')?  Un  grand  pas  a  été  fait  vers  la  paix  le 
jour  où  les  peuples  ont  reconnu  que  la  guerre  n'est  pas  un  bien  et 
qu'il  faut  peser  les  funestes  conséquences  (ju'clle  entraine  avant  de 
l'entreprendre.  Une  fois  la  question  portée  sur  le  terrain  de  l'uli- 
lité,  les  guerres  deviendront  dé  jour  en  jour  plus  rares  et  un  temps 
viendra  où  tous  les  intérêts  seront  pour  la  paix.  Ce  n'est  pas  à  dire 
que  l'intérêt  seul  doive  décider  de  la  paix  et  de  la  guerre.  Il  y  a  dans 

(1)  Plutarch.,  Nicias,  9  (trad.  de  Pierron), 

(2)  Thucijd.,  I,  80,  78. 

(3)  /6.,  II,  61. 
(i)  Ib.,  IV,  02. 


506  LA    GRÈCE. 

la  vie  des  nations  quelque  chose  de  plus  grand  que  rinlérêt,  c'est  la 
justice  et  la  liberté.  Quand  celles-là  sont  compromises,  il  faut  que 
tous  les  intérêts  se  taisent.  Mallieur  aux  peuples,  s'ils  préfèrent 
leur  repos  et  leur  tranquillité  au  plus  grand  des  biens!  Ils  sont 
moralement  morts  et  ils  ne  méritent  plus  de  vivre. 


I  III.   Xénophon. 

La  guerre  du  Péloponèse  prépara  la  dissolution  des  cités  grec- 
ques. Cependant  au  milieu  des  dissensions  civiles  il  y  eut  un  im- 
mense mouvement  intellectuel  :  les  poètes  firent  retentir  la  scène 
d'accents  de  clémence  :  les  philosophes  enseignèrent  une  morale 
qui  ne  séparait  plus  l'utile  du  juste,  et  s'élançant  hors  des  limites 
étroites  de  leur  patrie,  ils  se  proclamèrent  citoyens  du  monde.  Le 
spectacle  de  la  Grèce  affaiblie  par  ses  divisions  et  les  leçons  de 
Socrate,  inspirèrent  à  Xénophon  le  patriotisme  hellénique  et 
l'humanité  qui  le  distinguent. 

En  continuant  l'histoire  de  Thucydide,  Xénophon  fut  frappé  de 
la  profondeur  du  mal  qui  minait  la  Grèce.  Homme  public  lui-même, 
il  prit  part  à  l'expédition  des  Grecs  auxiliaires  de  Cyrus,  et  il  put 
se  convaincre  par  ses  propres  yeux  combien  l'empire  des  Perses 
eût  été  peu  redoutable  pour  les  Hellènes  s'ils  avaient  été  unis.  Sa 
liaison  avec  Agésilas,  qui  lui  aussi  désirait  rallier  les  forces  de  la 
Grèce  contre  les  Barbares,  fortifia  son  patriotisme  :  il  s'éleva  au- 
dessus  des  intérêts  particuliers  d'Athènes  pour  ne  considérer  que 
les  intérêts  généraux  de  la  patrie  grecque.  Ce  sentiment  éclate  dans 
l'éloge  que  Xénophon  fait  d'Agésilas.  II  glorifie  son  héros  pour  la 
haine  qu'il  portait  aux  Barbares  :«  Il  est  beau  de  haïr  les  Perses, 
dit  l'historien,  parce  qu'un  de  leurs  anciens  monarques  a  marché 
contre  les  Hellènes  pour  les  subjuguer  et  que  leur  roi  actuel,  ou  se 
ligue  avec  les  peuples  qu'il  croit  pouvoir  nuire  le  plus  à  notre  pays, 
ou  paye  des  subsides  à  ceux  qui  dans  son  opinion  feront  le  plus  de 
mal  à  la  Grèce  »  (').  Au  point  de  vue  de  la  fraternité  des  nations, 

(I)  Xenoph.y  Agesil.,  VU,  7. 


LiTTi:u\Tiiu: . 


507 


l'amour  de  la  pairie  qui  se  traduit  en  haine,  doit  être  condamné. 
Mais  qu'on  se  représente  les  Grecs  déchirés  par  leurs  rivalités, 
les  républiques  les  plus  puissantes  sacrifiant  la  dignité  et  l'in- 
dépendance de  la  Grèce  à  leurs  intérêts  ou  à  leurs  passions, 
et  allant  mendier  des  secours  à  la  porte  des  satrapes  du  Grand 
Roi  pour  combattre  leurs  concitoyens;  alors  on  concevra  que  c'eût 
été  un  immense  bienfait  pour  les  Hellènes  d'être  unis  par  un  lien 
commun,  ce  lien  eùt-il  été  la  haine  des  Barbares. Le  patriotisme  de 
Xénophon  qui  nous  paraît  aujourd'hui  étroit,  était  donc  un  véri- 
table progrès;  il  diminue  l'odieux  de  sa  conduite  dans  les  rapports 
d'Athènes  et  de  Sparte(').  Nous  n'entendons  pas  justifier  le  citoyen 
qui  porte  les  armes  contre  sa  patrie;  mais  peut-être  la  conviction 
que  l'hégémonie  lacédémonienne,  à  une  époque  où  Agésilas  avait 
menacé  sérieusement  l'empire  des  Perses,  pouvait  seule  assurer 
l'indépendance  de  la  Grèce,  sera-t-elle  considérée  comme  une  ex- 
cuse. 

Platon  disait  que  les  Grecs,  étant  frères,  ne  devaient  pas  se  faire 
la  guerre  entre  eux.Xénophon  est  également  un  partisan  décidé  de 
la  paix.  II  la  considère  comme  le  plus  grand  des  biens  et  la  guerre 
comme  le  plus  grand  des  maux  (').  Mais  comment  expliquer  que,  la 
paix  étant  un  aussi  grand  bien,  la  guerre  soit  un  fait  universel? 
C'est  la  volonté  des  dieux,  répond  l'historien,  qu'il  y  ait  des  guerres 
parmi  les  hommes  (').  Il  ne  cherche  pas  à  scruter  les  desseins  de 
la  Providence  ;  il  semble  accepter  la  guerre  comnie  un  fait  néces- 
saire, inévitable.  Cependant  il  ne  courbe  pas  la  tête  sous  la  fata- 
lité; il  y  a  chez  lui  celle  croyance  inslinctivc  que  l'homme  doit  faire 
usage  de  sa  liberté  et  de  son  intelligence  pour  diminuer  l'empire  du 
mal.  Xénophon  voudrait  (jue  les  guerres  fussent  moins  fréquentes; 
il  n'en  admet  la  légilimiié  que  lorsqu'il  y  a  de  puissants  motifs 
pour  les  entreprendre  (^).  Le  disciple  de  Socralc  appliciue  aux  rela- 

(1)  Xénophon  fut  banni  d'Athènes  pour  avoir  accompngnô  Agésilas  iJ;ins  son 
oxpédition  en  Asie.  A  la  t)alailie  (]e  Coronée,  il  coml)attil  dans  les  rangs  des 
Spartiates  contre  ses  concitoyens.  Il  approuva  la  honteuse  paix  d'Antaicidas. 

(2)  Xcnoph.,  Hiero,  II,  7. 

(3)  Xenoph.,  Hellen.,  VI,  3,  6. 

(4)  Ib.,  VI,  3,  5  :  /.ai  nijt-onijwj  \j.ïj  'jr,r.'yj  iîri  \t.r,'Ti  ù  p.t/.ûà  rà  'hoc'fioo'^-v. 
iin  7ro),£tAov  àvatpsÎTOa'.. 


SOS  LA    GRÈCE. 

lions  des  peuples  les  principes  de  morale  qu'il  a  puisés  dans  les  en- 
seignements de  son  maître  :  «  On  peut  faire  la  guerre  pour  repous- 
ser une  offense  ,  on  ne  doit  pas  commencer  par  se  rendre  coupable 
d'une  injure  »(').  Il  appuie  ces  motifs  de  justice  de  considérations 
d'utilité,  qui  devaient  avoir  plus  d'influence  sur  des  peuples  habi- 
tués à  agir  d'après  les  règles  de  l'intérêt.  En  traitant  des  revenus 
de  l'Attique,  l'historien  démontre  que  la  paix  est  nécessaire  pour  en 
accroître  le  produit;  parlant  de  là,  il  expose  les  avantages  qu'elle 
aurait  pour  les  Athéniens;  il  demande  qu'on  crée  des  magistrats 
chargés  de  la  maintenir  :  une  pareille  institution  engagerait  les 
hommes  de  tous  les  pays  à  venir  à  Athènes.  Ce  serait  une  erreur  de 
croire  qu'une  paix  perpétuelle  diminuerait  la  puissance  de  la  cité  de 
Minerve  et  la  célébrité  qu'elle  a  acquise  dans  toute  la  Grèce.  Quelles 
sont  les  villes  dont  on  vante  le  bonheur?  Celles  qui  se  sont  maintenues 
dans  une  paix  longue  et  durable.  Cela  est  vrai  surtout  d'Athènes 
qui  s'élèverait  au-dessus  de  toutes  les  autres  cités,  si  elle  conservait 
la  paix.  Xénophon  répond  ensuite  à  ceux  qui,  jaloux  de  recouvrer 
l'empire  de  la  mer,  croyaient  que  la  guerre  conduirait  plus  sûre- 
ment à  ce  but  que  la  paix.  Il  demande  si,  lors  de  l'invasion  de 
Xerxès,  ce  fut  la  violence  ou  la  douceur  qui  fit  décerner  l'hégémo- 
nie  aux  Athéniens.  Il  finit  par  les  engager  à  intervenir  dans  les 
guerres  qui   déchirent  les   républiques  pour  les  réconcilier,  et 
dans  les  luttes  des  factions  pour  rétablir  la  concorde  entre  les 
citoyens:  «  Si,  dit-il,  l'on  vous  voit  travailler  à  l'établissement  d'une 
paix  universelle  et  sur  terre  et  sur  mer,  je  crois  que  tout  Grec, 
après  avoir  fait  des  vœux  pour  sa  patrie,  en  formera  aussi  pour  le 
bonheur  d'Athènes  »0. 

La  paix  entre  les  Hellènes,  nés  divisés,  était  impossible.  Les 
philosophes,  tout  en  proclamant  que  des  frères  ne  devaient  pas  se 
déchirer  entre  eux,  n'espéraient  pas  que  leurs  dissensions  auraient 
une  fin.  Platon  veut  que  la  charité  vienne  au  moins  réprimer  la 
fureur  des  combats.  Xénophon  s'élève  à  la  hauteur  du  grand  phi- 
losophe dans  sa  Cyropéclic.  Il  y  trace  le  modèle  d'un  prince  accom- 


(1)  Xenoph.,  De  Vectigal.,  V,  13. 

(2)  76.,  c.  5. 


I 


LÎTTÉRATl'RE.  509 

pli  et  d'un  gouvcrneinenl  parfait;  c'est  le  Télémaquc  de  la  Grèce('). 
Ce  n'est  pas  qu'il  abandonne  entièrement  le  droit  existant  pour  une 
politique  imaginaire;  il  prend  pour  point  de  départ  le  pouvoir  ab- 
solu du  vainqueur  sur  le  vaincu  (-).  Mais  dans  Tapplicallon  ,  il 
limite  ce  droit  par  la  clémence  et  l'humanité,  et  s'écarte  entière- 
ment des  usages  barbares  suivis  par  les  Grecs. 

Quel  était  le  principe  fondamental  du  droit  des  gens  hellénique? 
C'était  de  faire  à  l'ennemi  le  plus  de  mal  possible,  pour  le  con- 
traindre à  demander  la  paix  :  de  là  les  horribles  dévastations  qui 
firent  de  la  Grèce  un  désert.  Le  héros  de  Xénophon  ,  afin  de  dimi- 
nuer les  malheurs  de  la  guerre,  convient  avec  le  roi  des  Assyriens 
qu'il  y  aura  paix  pour  les  cultivateurs,  guerre  entre  les  gens  ar- 
més (').  Quelle  était  la  condition  des  vaincus  chez  les  Grecs?  Le 
vainqueur  usait  de  miséricorde,  quand  il  se  contentait  de  vendre  les 
prisonniers,  ou  d'expulser  les  habitants.  Cyrus  s'était  emparé  de 
Sardes,  la  plus  opulente  cité  de  l'Asie  après  Babylone;  il  ne  voulut 
pas  la  livrer  au  pillage  de  son  armée  ;  mais  d'autre  part  les  soldats 
demandaient  le  fruit  de  leurs  Iravaux;  s'il  ne  leur  en  revenait  aucun, 
il  ne  pouvait  compter  longtemps  sur  leur  obéissance.  Il  convint 
donc  avec  Crésus  que  la  ville  ne  serait  pas  pillée,  que  les  Lydiens 
ne  seraient  séparés  ni  de  leurs  femmes  ni  de  leurs  enfants,  mais 
que  pour  prix  de  cette  grâce,  ils  apporteraient  d'eux-mêmes  tout 
ce  que  Sardes  renfermait  de  précieux  et  de  beau  (').  L'idée  de  Xé- 
nophon, de  frapper  les  habilanls  des  pays  ennemis  d'une  contribu- 
tion, ne  fut  introduite  dans  le  droit  des  gens  que  par  les  peuples 
modernes;  cet  usage  diminue  les  maux  de  lu  guerre  en  épar- 
gnant les  personnes.  Quant  aux  prisonniers  qu'on  faisait  dans  les 
batailles,  Cyrus  leur  donnait  la  liberté.  Il  e\|)li(iue  les  motifs  de 
cette  manière  d'agir  à  son  armée  :  «  Vax  lelàchant  les  captifs,  nous 


{^)  «  Si  parmi  nos  écrivains  modernes,  ii  y  en  a  quelqu'un  à  qui  Xénophon 
puisse  être  comparé,  c'est  Fénelon...  Il  y  a  sûrement  du  rapport  entre  le  Télo- 
maque  et  la  Cyropédie  »{Thomus,  Kssai  sur  les  éloges,  chap.  9.) 

(2)  Xenoph.,  Cyrop.,  VII,  5,  72,  sq.;  IM,  3,  4.'i. 

(3)  76.,  V,  4,  2i-27. 
i'y)  Ih.,  VII,  2,11-14. 


SIO 


LA    GRECE. 


nous  délivrerons  du  soin  de  nous  garder  d'eux,  de  les  garder  eux- 
mêmes,  et  de  les  nourrir;  nous  augmenterons  le  nombre  des  prison- 
niers; car  si  nous  nous  emparons  du  pays,  tous  les  habitants  seront 
à  nous,  et  quand  les  autres  verront  que  nous  avons  donné  la  vie  et 
liberté  à  ceux-ci,  ils  aimeront  mieux  rester  et  obéir  que  d'éprouver 
le  sort  des  armes.  »  Cyrus  fait  ensuite  assembler  les  prisonniers  et 
leur  dit  :  «  Votre  soumission  vous  a  sauvé  la  vie;  si  vous  vous  con- 
duisez de  même  à  l'avenir,  il  ne  vous  arrivera  rien  de  fâcheux,  vous 
n'aurez  fait  que  changer  de  maître.  Seulement  vous  ne  ferez  plus 
la  guerre,  ni  à  nous,  ni  à  aucun  autre  peuple  ;  si  vous  êtes  insultés, 
nous  combattrons  pour  vous.  Si  quelqu'un  se  donne  à  nous  d'assez 
l)on  cœur  pour  chercher  à  devenir  utile  par  ses  actions  ou  par  ses 
conseils,  nous  le  traiterons,  non  comme  captif,  mais  comme  bien- 
faiteur et  ami  »('). 

C'est  de  la  clémence  dictée  par  la  politique,  dira-t-on.  Mais  nous 
demanderons  pourquoi  les  Grecs  ne  se  sont  pas  aperçus  qu'il  leur 
était  utile  d'être  humains?  Ne  serait-ce  pas  parce  que  le  sens  de 
l'humanité  n'était  pas  assez  développé  chez  eux?  Et  si  Xénophon 
voit  si  bien  le  côté  avantageux  de  la  douceur,  ne  serait-ce  pas 
parce  qu'il  sent  son  cœur  battre  de  compassion  pour  des  malheu- 
reux qui  sont  ses  semblables?  Le  roi  des  Lydiens  était  tombé  entre 
les  mains  des  Perses;  Cyrus  le  fait  amener  en  sa  présence.  Dès 
que  Crésus  aperçoit  son  vainqueur  :  «  Je  te  salue,  mon  maitre,  lui 
dit-il  ;  car  la  fortune  t'assure  désormais  ce  litre,  et  me  réduit  à  te 
le  donner.  »  «  Je  te  salue  aussi,  lui  répondit  Cyrus,  puisque  tu  es 
homme  ainsi  que  moi  »(-).  Attendri  sur  la  situation  du  roi  captif,  il 
lui  rend  sa  femme,  ses  filles,  ses  amis,  ses  serviteurs;  il  lui  interdit 
seulement  la  guerre  O.  Quelle  distance  entre  les  sentiments  de 
Xénophon  et  les  faits  qu'il  avait  sous  les  yeux!   Les  généraux 


(1)  Xenoph.,  Cyrop.,  IV,  4.  — Cyrus  manifeste  les  mêmes  sentiments  dans 
toutes  les  occasions.  Des  Égyptiens  servaient  comme  auxiliaires  dans  l'armée  de 
Crésus;  seuls  des  ennemis,  ils  ne  pliaient  pas.  Cyrus  admirant  leur  courage,  et 
voyant  avec  douleur  périr  de  si  braves  gens, fit  cesser  le  combat,  et  leur  proposa 
la  vie  et  des  terres,  s'ils  voulaient  entrera  son  service  (Cyrop.,  Vif,  1,  41-45). 

(2)  Ib.,  VII,  2,  9.  iO. 

(3)  Ib..,  VIT,  2,  26. 


LITTÉRATURE.  SU 

(rAlhènes  étranglés  à  Syracuse  par  des  Grecs,  les  prisonniers  athé- 
niens à  Aegos  Polamos  condamnés  à  mort  comme  des  criminels, 
tandis  que  Cyrus  honore  dans  Tcnncmi  vaincu  la  qualité  d'homme! 
Ne  croirait-on  pas  qu'on  est  dans  un  autre  âge,  au  milieu  de  la  civi- 
lisation moderne?  L'humanité  de  Xénophon  n'est  encore  qu'un 
idéal;  mais  un  temps  viendra  où  l'idéal  se  réalisera,  où  les  hommes 
non-seulement  respecteront  dans  l'ennemi  la  qualité  d'homme,  mais 
où  ils  l'aimeront  comme  leur  frère. 


CHAPITRE  V. 

LES       C)  Il  A  T  E  U  II  S  . 

g  l.  Isocrate. 

Dans  les  temps  de  décadence  intellectuelle,  on  dédaigne  la  phi- 
losophie comme  une  spéculation  oiseuse  qui  n'a  aucune  inducncc 
sur  la  destinée  des  hommes.  La  Grèce  donne  un  solennel  démenti 
à  ce  dégradant  matérialisme,  en  alleslant  que  ce  sont  les  idées  qui 
gouvernent  le  monde  (').  Émanation  de  l'esprit  hellénique,  les  doc- 
trines des  philosophes  réagirent  sur  toutes  les  manifestations  de  la 
vie  nationale.  L'histoire  s'en  inspira  ;  Xénopiion  puisa  dans  les 
leçons  de  son  maître  une  théorie  nouvelle  du  droit  de  guerre.  Euri- 
pide, disciple  d'Anaxagore,  enseigna  sur  le  théâtre  une  morale  su- 
périeure à  celle  du  paganisme.  Il  y  avait  une  triimne  plus  puissante 
où  se  décidaient  les  intérêts  d'Athènes  et  de  la  (Jrèee  enlière.  Nous 
entendrons  Démosthène,  imhu  de  la  philoso|)hie  de  Platon,  appli- 


(1)  «  Nichls  ist  durch  den  Geist  in  d.is  Mcnsclilieitldicn  oingcirolun,  was  niclit 
zuvor  und  zugicich  in  wissenschaflliclicr  lirkcniUniss  da  gc'wescu  »(Krausc,  Das 
Urbild  der  Mcnschhcit,  p.  33i). 


312  LA   GRÈCE. 

quel"  l'idéal  du  juste  et  de  l'injuste  aux  relations  internationales. 
Un  autre  orateurfut  disciplede  Socrate;le  sagedevina  le  génied'Iso- 
crate;  il  voyait  dans  les  essais  du  jeune  homme  un  caractère  plus 
élevé  que  dans  les  discours  de  ses  rivaux;  il  lui  prédit  que  «  non- 
seulement  il  effacerait  comme  des  enfants  ceux  qui  s'étaient  essayés 
dans  son  art,  mais  qu'une  inspiration  divine  l'entraînerait  à  de  plus 
grandes  choses,  car  la  nature  avait  mis  en  lui  l'amour  de  la  sa- 
gesse »(').  Celte  tournure  d'esprit  fut  favorisée  chez  [socrate  par 
une  incapacité  naturelle  pour  la  vie  pratique.  Il  avouait  qu'il 
n'avait  pas  le  courage  de  se  jeter  au  milieu  des  agitations  populaires; 
il  n'avait  pas  même  la  force  nécessaire  pour  dominer  une  assemblée 
orageuse,  la  voix  lui  manquait;  mais  l'orateur  se  disait  avec  un 
juste  orgueil  que,  bien  qu'impuissant  à  diriger  l'état,  il  ne  le 
cédait  à  personne  pour  la  pureté  et  la  noblesse  des  sentiments. 
Si  l'action  lui  était  refusée,  il  ne  renonçait  pas  à  être  utile  à  sa 
patrie  et  à  la  Grèce  par  ses  conseils  {-).  La  mission  d'Isocrate  était 
donc  bien  différente  de  celle  de  Démosthène.  Celui-ci,  mêlé  au 
mouvement  des  grandes  luttes  qui  décidèrent  du  sort  de  la  Grèce, 
combattit  corps  à  corps  la  puissance  macédonienne.  Isocrate,  étran- 
ger à  la  vie  publique,  jugea  les  hommes  et  les  événements  en  phi- 
losophe; tout  en  restant  Athénien,  il  vit  que  les  intérêts  de  tous  les 
Grecs  étaient  solidaires;  il  tenta  de  réunir  dans  une  œuvre  com- 
mune les  républiques  rivales  et  leur  redoutable  adversaire,  le  roi 
de  Macédoine. 

Isocrate  sentait  profondément  la  nécessité  pour  les  Grecs  de 
s'unir  pour  être  forts,  ou  plutôt  pour  échapper  à  une  décadence 
que  leurs  discordes  funestes  rendaient  imminente.  Mais  comment 
opérer  cette  union?  Les  Grecs  l'avaient  cherchée  instinctivement 
dans  l'hégémonie.  Sparte,  Athènes  et  Thébcs  essayèrent  tour  à  tour 
d'imposer  leur  domination  à  la  Grèce,  mais  au  lieu  de  lui  donner 
l'unité,  ils  la  couvrirent  de  sang  et  de  ruines.  Isocrate  crut  voir  la 
source  du  mal  qui  ruinait  sa  patrie  dans  ces  tentatives  ambitieuses; 
il  en  fit  une  vive  critique.  Il  part  des  principes  enseignés  par  So- 

(1)  Platon.,  Vhxdv.,  fine. 

Ci)  Isoerat.,  Philipp.,  §81,82  (p.  98,  C,  D). 


LiTTi:n.\Ti;i\F,. 


515 


craie  et  développés  avec  tant  de  puissance  par  Platon  ;  il  n'ignore 
pas  que  les  sophistes  prônent  l'injustice,  mais  il  repousse  leurs  para- 
doxes comme  indignes  d'êtres  doués  de  raison(').  La  justice  demande 
que  chacun  respecte  le  droit  des  autres;  les  répuhli(|ues  qui  s'ar- 
rogèrent l'hégémonie  violèrent  cette  maxime  éternellement  vraie, 
en  détruisant  lindépendance  des  cités  grecques  qui  ont  toutes 
des  titres  égaux  à  la  liberté  (').  L'idée  de  justice,  transportée 
dans  les  relations  internatiomiles,  contient  en  germe  un  nouveau 
droit  des  gens  :  bien  que  l'orateur  n'aperçoive  pas  toutes  les  con- 
séquences de  sa  doctrine,  elle  lui  inspire  cependant  des  aperçus 
qu'on  est  étonné  de  rencontrer  chez  un  auteur  ancien.  Enivrés  par 
leurs  succès,  les  Athéniens  révèrent  la  conquête  de  l'Italie  et  de 
Carthage,  ils  entreprirent  la  malheureuse  expédition  de  Sicile,  sans 
qu'une  voix  s'élevât  pour  montrer  ce  qu'elle  avait  d'injuste;  les 
philosophes  seuls  la  réprouvèrent  comme  un  attentat  à  l'indépen- 
dance des  cités  siciliennes(^),  Athènes  professa  ouvertement  le  droit 
du  plus  fort.  Isocrate  établit  comme  base  de  la  politique,  l'égalité  : 
«  les  puissants  doivent  se  conduire  à  l'égard  des  faibles,  comme  ils 
voudraient  qu'on  en  usât  à  leur  égard  »(*).  L'orateur  a  le  pressen- 
timent du  rôle  que  la  Providence  assigne  à  la  supériorité  de  force 
ou  d'intelligence  :  elle  impose  des  devoirs,  elle  ne  donne  pas 
de  privilèges.  Que  les  républiques  considérables,  dit-il,  protègent 
les  autres  et  soient  les  gardiennes  de  la  liberté  générale;  elles  exer- 
ceront alors  le  seul  empire  légitime,  celui  ([ui  re[)ose  sur  la  recon- 
naissance volontaire  C^).  Quelle  distance  entre  l'idéal  d'Fsocrate  et 
l'hégémonie  d'Athènes  et  de  Sparte!  La  tjrannie,  ajoute  l'orateur, 
est  funeste  aux  tyransC^)  autant  «lu'à  leurs  victimes:  la  domination, 
objet  de  tant  de  vu'ux  et  de  combats,  est  devenue  la  source  des  plus 


(1)  Isocral.,  De  pace,  §§  31-35  fp.  IGo,  C-E  ;  p.  166,  A,  B). 

(2)  /6.,  §  26  (p.  164-,  C);  §§  67,  68  (p.  172,  D,  K);  §  60  (p.  173,  A). 
(.3)  Ib.,%8i{p.  175,  E). 

(4)  Isocrat.,  Nicocl  ,  §  24  (p.  19,  0). 

(5)  De  pace,  §§  136-138,  140  (p.  186,  C,  D   p    <'^'    ^)- 

(6)  De  pace,  §  142,  sq.  (p.  187,  C,  D;. 


.)0 


514  LA    GRÈCE. 

grands  maux  pour  les  deux  cités  rivales  et  les  a  conduites  au  bord 
de  la  ruine  ('). 

Au  point  de  vue  du  droit  abstrait,  la  critique  d'isocrate  est  juste. 
L'égalité  doit  régir  les  rapports  des  états  comme  ceux  des  hommes; 
or,  l'hégémonie  de  Sparte  et  d'Athènes  était  le  droit  du  plus  fort, 
et  elle  entraîna  tous  les  abus  qui  naissent  de  la  violence.  Cepen- 
dant l'histoire  a  été  moins  sévère  que  l'orateur  athénien;  elle 
a  tenu  compte  de  la  nécessité  des  circonstances.  L'hégémonie 
sauva  les  Grecs  du  joug  de  l'Asie.  Si  ensuite  l'ambition  altéra  les 
rapports  d'Athènes  et  de  ses  alliés,  il  en  faut  accuser  l'esprit  géné- 
ral de  l'antiquité,  qui  ne  reconnaissait  pas  de  droit  entre  les  na- 
tions. Ce  qui  prouve  combien  l'hégémonie  était  fatale,  c'est  qu'lso- 
crate,  tout  en  voulant  donner  l'unité  aux  Grecs,  ne  sait  sur  quelle 
base  la  fonder.  Il  ne  voit  qu'un  moyen  de  les  rallier,  la  haine  des 
Barbares,  une  guerre  nationale  contre  les  Perses  H.  C'est  dans  ce 
but  qu'il  écrivit  l'un  de  ses  plus  beaux  discours,  le  Panégyrique, 
qu'il  prononça  aux  jeux  d'Olympie  (')  :  «  Les  Grecs,  dit  l'orateur, 
usent  ce  qui  leur  reste  de  forces  dans  des  discordes  incessantes  ; 
leurs  paix  ne  sont  que  des  trêves  qui  ajournent  les  hostilités,  mais 
ne  les  terminent  pas  :  la  guerre  contre  les  Barbares  peut  seule  éta- 
blir entre  eux  une  concorde  durable,  en  unissant  leurs  efforts 
contre  l'ennemi  commun  (*).  Cette  guerre  est  juste  :  les  Barbares  ne 
sont-ils  pas  les  ennemis-nés  de  la  Grèce?  n'ont-ils  pas  tenté  de  la 
réduire  en  esclavage?  ont-ils  cessé  de  la  déchirer  par  la  corruption 
et  l'intrigue  (^)?  La  victoire  est  certaine.  L'expédition  d'Agésilas  et 
la  retraite  des  dix  mille  ont  révélé  l'impuissance  de  l'empire  per- 
san :  les  révoltes  journalières  des  provinces  prouvent  qu'il  est  en 
pleine  décadence;  les  Grecs  en  seront  les  maîtres  dès  qu'ils  vou- 
dront(^).  Quel  doit  donc  être  le  but  des  hommes  placés  à  la  Icte  des 
républiques?  C'est  de  mettre  fin  aux  dissensions  qui  divisent  les 

(1)  Isocrat.,  Depace,  §§  94, 105  (p.  178,  B;  180,  D). 

(2)  /(/.,  Philipp.,  §130  (p.  108,  D). 

(3)  Philostrat.,  De  vita  sophist.,  I,  17,  2.  —  Isocrat.,  Panegyr.,  §  3  (p.  41,  B). 

(4)  Isocrat.,  Panegyr.,  §§  172-174  (p.  76,  D,  E;  77,  A,  B). 

(5)  76.,  §§183,  184,  186  (p.  79,  C). 

(6)  Ib..,  §§  144-149  (p.  70,  D,  E;  p.  71);  §§  160-162  (p.  74,  C-E). 


I 
I 


LITTÉRATURE.  515 

Hellènes.  L'Asie  est  le  champ  de  bataille  où  une  gloire  immortelle 
les  attend  »('). 

La  guerre  contre  les  Perses  était  providentielle;  mais  ce  n'était 
pas  par  l'union  volontaire  des  Grecs  qu'elle  devait  avoir  lieu.  Dans 
sa  vieillesse,  Isocrate  eut  le  pressentiment  du  rôle  qui  était  réservé 
dans  cette  œuvre  à  la  Macédoine.  Il  avait  vainement  exhorté  les  ré- 
publiques à  déposer  leurs  inimitiés;  leur  patriotisme  n'avait  même 
plus  la  force  de  la  haine.  Le  peu  d'hommes  qui  étaient  encore  ani- 
més de  l'amour  de  la  patrie  dédaignaient  le  Grand  Roi  comme  un 
ennemi  impuissant;  ils  voyaient 'se  former  dans  le  voisinage  de  la 
Grèce  une  monarchie  qui  menaçait  de  détruire  ce  qui  restait  de 
liberté  et  d'indépendance  aux  cités  helléniques: c'est  contre  le  Bar- 
bare du  Nord  que  Démoslhène  soulevait  les  Grecs.  Isocrate  a  une 
vue  plus  juste  de  la  mission  de  Philippe,  bien  qu'il  se  fasse  singu- 
lièrement illusion  sur  les  moyens  d'atteindre  le  but.  Ici  se  révèle  la 
faiblesse  du  philosophe,  étranger  aux  difficultés  réelles  de  la  vie. 
L'union  des  Hellènes  est  toujours  le  rcve  de  l'orateur;  le  roi  de 
Macédoine  doit  la  réaliser  et  se  mettre  ensuite  à  leur  tète  pour  con- 
quérir l'Asie.  Mais  comment  établira-t-il  l'harmonie  entre  des  popu- 
lations nées  divisées?  Par  la  persuasion  (-).  Le  conseil  est  digne  de 
l'abbé  de  Saint-Pierre.  Nous  ne  suivrons  pas  l'orateur  dans  ses  con- 
sidérations sur  la  possibilité  de  celte  concorde;  les  faits  lui  ont 
donné  un  trop  éclatant  démenti.  La  force  seule  pouvait  mettre  un 
terme  aux  divisions  des  Grecs;  Alexandre  lui-même  fut  contraint 
de  l'employer  pour  briser  leur  résistance.  C'était  une  rude  tâche 
que  celle  d'imposer  l'unité  à  la  Grèce;  Philippe  ne  fut  pas  scrupu- 
leux sur  les  moyens.  Isocrate,  lui  rappelant  la  gk)ire  d'Hercule  au- 
quel le  roi  faisait  remonter  son  origine,  l'engageait  à  embrasser 
tous  les  Hellènes  dans  son  affection, et  à  se  concilier  leur  amour  par 
ses  bienfaits;  il  se  refusait  à  croire  qu'il  songeât  à  détruire  leur  in- 
dépendance (').  La  bataille  de  Chéronée  détruisit  ces  illusions.  Iso- 


(4)  [socrat.,  Paneg.,  §  188  (p.  80,  C);  §§  16, 17,19  (p.  44,  A-C);  §  18G  (p.  80,  A). 

(2)  Philipp.,  §  16  (p.  8o,  C). 

(3)  Ib.,  §  127  (p.  108,  A);  §  14o  'p.  111,  D);  §  73-78  (p.  07). 


olG  LA    GRÈCE. 

erale  ne  voulut  pas  survivre  à  la  liberté  de  sa  patrie  ;  il  se  laissa 
mourir  de  faim  ('). 

Est-ce  à  dire  que  les  efforts  de  l'orateur  athénien  furent  stériles? 
Une  tradition  conservée  par  un  écrivain  grec  rapporte  à  Isocrate  la 
cause  de  la  guerre  que  les  Macédoniens  firent  aux  Perses  {-).  Preuve 
certaine  de  la  profonde  impression  que  ses  discours  laissèrent 
dans  les  esprits.  La  voix  d'Isocrate  n'était  pas  isolée.  Lorsqu'une 
grande  révolution  approche,  les  hommes  sont  agités  d'une  vague 
attente,  ils  pressentent  l'avenir,  bien  que  le  but  poursuivi  par  la 
Providence  leur  échappe.  Il  en  fut  ainsi  en  Grèce  à  la  veille  de 
l'avènement  d'Alexandre.  Depuis  les  guerres  médiques,  une  expé- 
dition nationale  contre  les  Perses  était  une  idée  chère  aux  Grecs; 
elle  prit  plus  de  consistance  au  moment  où  elle  devait  se  réaliser. 
Les  organes  de  l'opinion  dominante,  les  sophistes,  prêchèrent  la 
guerre  contre  les  Barbares  dans  les  réunions  solennelles  (!es  jeux 
olympiques.  Isocrate  se  dévoua  tout  entier  à  cette  propagande;  il 
concourut,  dans  la  mesure  de  ses  forces,  à  préparer  les  voies  à 
Alexandre.  Glorieuse  mission,  puisque  les  conquêtes  du  héros  ma- 
cédonien se  rattachent  aux  plus  hautes  destinées  de  l'humaniié. 

Le  rôle  d'ïsocrate,  que  nous  considérons  comme  une  gloire  de 
l'orateur  athénien,  a  été  ravalé  par  un  célèbre  historien  comme  le 
fait  d'un  niais  {'').  Nous  ne  défendrons  pas  le  disciple  chéri  de  So- 
crate,  l'orateur  loué  par  Platon,  contre  l'accusation  de  niaiserie; 
mais  le  reproche  de  Niebuhr,  à  part  l'outrecuidance  de  la  forme, 
soulève  une  grave  question.  Isocrate  n'aperçoit  de  salut  pour  la 
Grèce  que  dans  la  guerre  contre  les  Perses,  tandis  queDémoslhène 
ne  cesse  de  soulever  les  Grecs  contre  Philippe  et  Alexandre. Lequel 
des  deux  orateurs  est  dans  le  vrai?  L'un  et  l'autre  ont  vu  une  face 
de  la  vérité.  Démosthène,  en  vrai  Hellène,  rapportait  tout  à  l'indé- 
pendance et  à  la  liberté  intérieure  des  cités  grecques.  A  ce  point  de 
vue,  le  roi  de  Macédoine  était  l'ennemi  de  la  Grèce  et  le  Grand  Roi 


(1)  Philoslnite  dit  avec  raison  qu'Isocrate  doit  être  compté  parmi  ceux  qui 
moururent  sur  le  champ  de  bataille  (De  vita  sophist.,  I,  17,  4). 

(2)  ie/Jan.,  V.  H.,XIII,  H. 

(3)  Niebuhr,  Vortrage  ttber  alto  Geschichte,  T.  Il,  p.  363. 


LITTÉUATIUI'.  ol7 

était  son  allié.  Isocrate  s'imaginait  que  la  guerre  contre  leslîarbares 
était  une  panacée  pour  les  maux  de  la  Grèce.  Il  s'est  trompé. Est-ce 
à  dire  que  Niebulw  ait  raison  de  le  traiter  de  vieux  radoteur?  Lui- 
même  nous  dit  que  la  guerre  contre  les  Perses  était  un  vœu  po- 
pulaire dont  Isocrate  se  (It  l'organe.  Qui  oserait  nier  que  la  voix 
du  peuple  dans  ce  moment  solennel  ne  fût  la  voix  de  Dieu?  La 
mission  de  la  Grèce  l'appelait  en  Asie.  Isocrate  avait  le  pressen- 
timent de  celle  nécessité  providenliclle.  Qu'après  cela,  il  se  soit 
fait  illusion  sur  les  rois  de  iMacédoine,  nous  l'avouons  ;  mais  il  paya 
son  erreur  du  sacrifice  volontaire  de  sa  vie.  Est-ce  là  le  fait  d'un 
sot  bavard? 


%  IL  Démostlicne. 

Les  individus  et  les  nations  se  trouvent  quelquefois  en  opposition 
avec  le  but  que  la  Providence  poursuit  et  qui  est  presque  toujours 
un  secret  pour  ceux-là  mêmes  qu'elle  a  choisis  pour  ses  organes. 
Lorsque  la  postérité  vient  à  reconnaître  la  loi  providentielle  des 
événements,  condamnera-l-elle  ceux  qui,  ignorant  les  desseins  de 
Dieu,  ont  employé  tous  leurs  efforts  pour  pousser  l'humanité  dans 
une  voie  différente?  Un  pareil  jugement  serait  contraire  à  l'idée  que 
la  conscience  humaine  s'est  toujours  formée  de  la  justice. lii  homme, 
un  peuple,  ont-ils  agi  d'après  les  principes  du  juste,  de  l'honnête? 
La  réponse  à  cette  question  sera  leur  condamnation  ou  leur  éloge; 
peu  importe  l'issue  des  événements.  Dieu  seul  sait  pourcjuoi  il 
souffre  la  contradiction  dans  l'accomplissement  de  ses  volontés  :  à 
lui  seul  à  porter  la  sentence  définitive! 

La  lutte  soutenue  par  Démosthène  nous  semble  devoir  être  ap- 
préciée daprès  ces  considérations.  Sa  vie  entière  fut  un  long 
combat  contre  l'ascendant  croissant  de  la  Macédoine,  et  cependant 
nous  reconruiissons  aujoui'd'hui  ([ue  Pliilip|ie  et  Alexandre  étaient 
appelés  par  la  Providence  à  lépandre  la  civilisation  grec(iue  dans 
le  monde  et  à  pré|)arer  la  future  unité  du  genre  humain.  On  peut 
donc  dire  avec  un  philosophe  lraiHai>,  (juc  Démosthène  a  lutté 


518  LA   GRÈCE. 

contre  l'avenir  pour  un  état  de  choses  condamné  sans  retour  f). 
Mais  nous  ne  condamnerons  pas  pour  cela  le  grand  orateur. 

Dans  la  situation  où  se  trouvait  la  Grèce,  il  y  avait  collision 
entre  deux  intérêts,  la  liberté  intérieure  des  républiques  et  leur 
influence  à  l'étranger.  La  liberté  était  le  culte  des  cités  grecques, 
et  qui  oserait  refuser  sa  sympathie  aux  nobles  efforts  tentés  pour 
sa  défense?  Quant  à  l'influence  à  l'étranger,  c'était  une  chose 
secondaire  pour  les  Hellènes.  Que  leur  importait  de  conquérir 
l'Asie, s'ils  n'étaient  pas  libres  chez  eux?  Que  leur  importait  l'unité 
de  la  Grèce,  quand  cette  unité  n'était  qu'un  instrument  de  domi- 
nation pour  les  rois  de  Macédoine?  Pouvaient-ils  songer  au  rôle 
providentiel  d'un  prince  qui  était  l'astuce  incarnée,  et  qui  cherchait 
à  ruiner  ce  qui  restait  de  forces  aux  Grecs  par  la  corruption  et 
la  violence?  L'indépendance  avant  tout  :  tel  devait  être  le  cri  de 
tout  vrai  patriote.  Voilà  les  sentiments  qui  inspirèrent  Démos- 
thène  f)  et  qu'il  expose  dans  son  célèbre  discours  sur  la  Couronne. 
Après  avoir  rappelé  les  attentats  de  Philippe,  il  s'écrie  :  «  Fallait-il 
que  dans  la  Grèce  un  peuple  se  levât  pour  l'arrêter?  S'il  ne  le  fal- 
lait pas ,  si  la  Grèce  devait  devenir,  comme  on  dit,  une  proie  my- 
sienne  ('),  tandis  qu'il  existait  encore  des  Athéniens,  je  l'accorde, 
nous  avons  trop  fait,  moi  par  mes  conseils,  vous  en  les  suivant  : 
mais  que  tous  les  torts,  toutes  les  fautes  ne  soient  imputés  qu'à 
moi.  Au  contraire,  s'il  fallait  une  barrière,  à  quel  autre  qu'au  peu- 
ple d'Athènes  appartenait-il  de  se  présenter?  C'est  à  cela  que  je 
travaillais  alors,  moi.  Voyant  cet  homme  asservir  tous  les  hommes, 


(1)  Cousin,  Cours  de  philosophie,  1818,  X<^  leçon  :  «  Démoslhène  représente  le 
passé  de  la  Grèce,  l'esprit  des  petites  villes  et  des  petites  républiques,  une  démo- 
cratie usée  et  corrompue,  un  passé  qui  ne  pouvait  plus  être  et  qui  déjà  n'était 
plus.  » —  Le  philosophe  a  renouvelé  les  attaques  de  3Iably,  qui,  tout  en  rendant 
justice  àDémosthène  comme  orateur, blâme  fortement  sa  politique(Observations 
sur  l'histoire  de  la  Grèce,  livre  III). 

(2)  C'est  de  ce  point  de  vue  que  Niebxihr  jugeDémosthène;  il  a  élevé  un  magni- 
fique monument  au  grand  orateur,  dans  ses  Leçons  sur  l'histoire  ancienne  (T.  II, 
p.  336-341);  il  le  place,  pour  la  grandeur  morale,  au-dessus  d'Alexandre. 

(3)  C'est-à-dire  une  possession  livrée  au  pillage. 


LITTÉRATURE.  519 

je  me  fis  son  adversaire,  toujours  dévoilant  ses  projets,  toujours 
instruisant  les  peuples  à  ne  pas  tout  abandonner  à  Philippe  »('). 

Quels  principes  dirigeaient  Démoslhène  dans  celte  lutte,  qu'il 
n'aurait  pas  hésité  à  recommencer,  même  avec  l'expérience  de  la 
défaite?  La  Grèce  avançait  à  grands  pas  vers  une  prochaine  et  iné- 
vitable décadence.  Une  guerre  de  vingt-huit  ans  avait  bouleversé 
toutes  les  cités.  Une  démoralisation  monstrueuse  infectait  les  rela- 
tions individuelles  et  sociales  :«  La  politique  universelle  n'était  que 
l'art  d'être  injuste  impunément  »  [^).  L'orateur  athénien  puisa 
des  idées  bien  différentes  dans  les  enseignements  de  Platon  ('');  il 
n'hésita  pas  à  porter  à  la  tribune  les  principes  sur  le  beau  et  le 
juste  qui  méritèrent  à  son  maître  le  nom  de  divin.  «  Le  philosophe 
Panétius  dit,  au  rapport  de  Plutarque,  que  la  plupart  des  discours 
de  Démosthène  étaient  fondés  sur  celle  maxime,  que  le  beau  mé- 
rite seul,  par  lui-même,  notre  préférence.  Ainsi,  dans  les  haran- 
gues sur  la  Couronne,  contre  Aristocrates,  sur  les  Immunités,  dans 
les  Philippiques ,  ce  n'est  point  à  ce  qui  eût  été  le  plus  doux,  le 
plus  facile  et  le  plus  utile  qu'il  engagea  ses  concitoyens  :  en  mille 
endroits  il  leur  enseigna  que  ce  qui  intéressait  la  sûreté  et  le  salut 
public  ne  devait  venir  qu'après  le  beau  et  l'honnétc  »  (^).  Citons  un 
de  ces  passages  qui  font  des  discours  de  Démoslhène  comme  une 
application  delà  philosophie  platonicienne  à  la  politique.  On  lui 
objectait  que  Philippe  maintiendrait  sa  domination  par  la  violence  : 
«  Erreur,  s'écrie  l'orateur,  ce  n'est  pas,  non  ce  n'est  pas  sur  l'ini- 
quité, le  parjure,  le  mensonge  que  s'établit  une  puissance  durable; 
ces  moyens  réussiront  une  fois,  un  moment,  ils  pourront  même 
donner  de  grandes  es|)érances  pour  l'avenir,  la  fortune  aidant; 


(\)  Demosth.,  De  Coron.,  %H,  72,  p.  248,  sq. (Traduction  ih-Slirmiart.  P;iris, 
1842). 

(2)  Demosth.,  Pro  lUiodior.  Lib.,  §  28,  p.  199. 

(3)  Plutarch.,  Demosth.,  5.  —  Cf.  SchoUcn,  Disquisitio  do  Demoslhenea)  clo- 
quentia;  charactere,  1835.  L'autour,  disciplu  do  Van  lleusde,  a  montré,  pur 
une  comparaison  détaillée  entre  la  République  de  Platon  et  les  discours  do 
Démoslhène,  que  l'orateur  s'est  inspiré  non-seulement  de»  idées  du  philosophe, 
mais  même  de  son  style. 

(I)  Ptutanli.,  Demosth.,  13  (traduction  de  Pierron). 


520  LA   GRÈCE. 

mais  à  la  fin  ils  se  dévoilent  et  s'écroulent  sur  eux-mêmes.  Comme 
dans  un  édifice  les  parties  inférieures  doivent  être  les  plus  solides, 
de  même  nos  actions  doivent  avoir  pour  principe  et  pour  fondement 
la  justice  et  la  vérité.  Or,  cette  base  a  manqué  jusqu'à  ce  jour  à 
toutes  les  entreprises  de  Philippe  »  ('). 

Ces  préceptes  de  la  philosophie  de  Platon  inspirèrent  l'ora- 
teur dans  toute  sa  vie  publique.  Les  Athéniens  avaient  la  réputa- 
tion d'être  les  tuteurs  et  les  conservateurs  de  la  commune  liberté 
des  Grecs.  Démosthène  aimait  à  rappeler  «  qu'ils  avaient  dépensé 
dans  l'intérêt  de  la  Grèce  plus  d'hommes  et  plus  d'argent  que  toute 
la  Grèce  ensemble  pour  sa  propre  cause  »  (-).  Il  flattait  la  vanité  du 
peuple,  pour  exciter  en  lui  la  noble  ambition  de  faire  de  grandes 
et  de  belles  choses.  Thespies,  Orchomène,  Platée  étaient  détruites, 
témoignage  vivant  de  l'affreux  droit  de  guerre  des  Grecs.  L'orateur 
veut  que  les  Athéniens  proclament  la  nécessité  de  rétablir  ces 
villes  :  «  Apportons-y  notre  concours,  dit-il,  sollicitons  celui  des 
autres  Hellènes,  car  il  est  beau,  il  est  juste  de  ne  pas  souffrir  que 
d'antiques  cités  restent  en  ruines  »  (').  Relever  les  ruines  des  cités 
détruites  par  l'abus  de  la  force,  c'était  inaugurer  un  nouveau  droit 
des  gens  fondé  sur  le  droit.  Démosthène  se  rencontre  ici  avec  Iso- 
crate;  l'un  et  l'autre  appliquent  à  la  politique  la  théorie  de  la  justice 
qui  fait  la  gloire  de  Socrate  et  de  son  école. 

Mais  peut-on  suivre  dans  la  politique  toutes  les  maximes  de  la 
morale  individuelle?  11  y  avait  déjà  du  temps  de  Démosthène  des 
hommes  qui  criaient  :  chacun  pour  soi  !  Aux  calculs  de  l'intérêt, 
le  disciple  de  Platon  oppose  la  doctrine  d'une  intervention  fondée 
sur  le  dogme  de  la  solidarité  des  hommes.  L'oligarchie  rhodienne, 
forte  de  l'appui  du  roi  de  Perse,  arracha  le  pouvoir  à  la  démocra- 
tie, et  en  abusa  pour  exercer  des  vengeances  contre  ses  adversaires. 
Les  opprimés  demandèrent  du  secours  à  Athènes.  Dans  le  discours 
sur  la  liberté  des  Rhodkns,  Démosthène  pose  le  principe  fondamen- 
tal de  la  vraie  politique  :  «  Il  est  juste,  Athéniens,  que,  libres  vous- 


(1)  Demosth.,  Olynth.,  II,  §  9, 10,  p.  20,  s(i. 

(2)  Ici.,  De  Coron.,  §66,  p.  247. 

(3)  Ici,,  ProMe'galopolit,,§  25,  p.  208.. 


LITTÉRATURE.  o2i 

mêmes,  vous  éprouviez  pour  le  malheur  de  loul  peuple  libre  les 
mêmes  senliments  que  vous  voudriez  lui  inspirer,  si,  ce  qu'aux  dieux 
ne  plaise,  son  sort  devenait  le  vôtre  »0).  Phisieurs  siècles  devaient 
s'écouler  avant  que  le  christianisme  proclamât  ce  dogme  qui  est  la 
base  de  la  morale  :  fais  aux  autres  ce  que  lu  veux  qu'ils  le  fassent. 
La  solidaritédcs  hommes  est  devenue  un  lieu  commun, au  moins  en 
théorie.  11  n'en  est  pas  de  même  de  l'applicalion  que  Démoslhènc 
en  fait  aux  relations  internationales.  Chose  singulière!  Le  grand 
orateur  invoque  le  principe  d'intervention  dans  rinlérét  de  la 
liberté  :  aujourd'hui  l'on  considère  le  principe  opposé  comme  une 
garantie  de  Tindépendance  des, peuples. Ceci  prouve  que  les  circon- 
stances dominent  parfois  les  principes. Si  de  nos  jours  l'on  repousse 
rintervention,  c'est  qu'on  l'a  vue  exercée  par  les  rois  au  profit  de 
l'absolutisme. La  non-intervention  est  donc  une  arme  de  guerre  pour 
la  liberté;  ce  n'est  pas  une  doctrine.  La  vraie  doctrine  est  celle  de 
Démosthène  :  si  la  solidarité  est  la  loi  des  individus,  pourquoi  ne 
régirait-elle  pas  les  nations? 

Les  Athéniens  avaient  été  jadis  à  la  tête  de  la  Grèce.  Du  temps 
de  Démosthène,  ils  préféraient  un  repos  avilissant  aux  chances  et 
aux  fatiguesde  l'hégémonie. La  suprématie  qu'Athènes  avait  exercée, 
que  Sparte  etThèbes  étaient  impuissantes  à  maintenir,  étailvacanle; 
Philippe  s'en  empara.  C'est  au  nom  de  la  patrie  grecque,  au  nom 
de  la  liberté  générale  que  l'oralcui'  ai)pclle  les  Athéniens  et  tous  les 
Hellènes  aux  armes  contre  l'usurpateur  :  l'éloquence  finit  par  l'em- 
porter sur  l'apathie  du  peuple.  Le  beau  décret  qu'il  avait  rédigé 
contre  Philippe  fut  adopté  :  «  Tant  que  la  république  athénienne 
l'a  vu  s'emparer  de  villes  barbares  de  sa  dépendance,  elle  a  jugé 
moins  grave  un  outrage  qui  ralta(|iiait  seule;  mais  aujourdliui  que 
sous  ses  yeux,  il  couvre  d'ignominie  des  villes  grecques,  détruit  des 
villes  grecques,  elle  se  croirait  coui)ab!e  et  indigne  de  ses  glorieux 
ancêtres,  si  elle  laissait  asservir  les  Hellènes.  l'^n  consé(|uence,  le 
conseil  et  le  |)cuple  d'Athènes  arrêtent  :  Après  a\oir  lait  des 
j)rières  et  des  sîicrifices  aux  (li(,'ux  et  aux  héi-os  piulccleurs 
d'Athènes,  le  coiur  plein  de  la  vertu  de  nos  pères,  qui  njcllaienl  à 

(i;  Dcmofitli.,  î'ru  Riiodior.  Lil).,  ',  21,  |i.;i%. 


522  LA  GRÈCE. 

plus  haut  prix  la  défense  de  la  liberté  grecque  que  celle  de  leur 
propre  patrie,  nous  lancerons  à  la  mer  deux  cents  vaisseaux('),  etc.» 

Jamais  orateur  ne  parla  un  langage  plus  noble,  n'exprima  des 
sentiments  plus  élevés ,  et  cependant  il  se  trompait.  Dans  l'exalta- 
tion de  son  patriotisme,  Démosthène  oublie  les  Perses;  il  oublie 
Marathon,  Salamine  et  Platée.  Pour  lui  Philippe  est  pire  qu'un 
Barbare.  Il  sait  «  que  les  Hellènes  ont  souffert  sous  la  domination 
de  Sparte  et  d'Athènes,  mais  du  moins  leurs  injustes  maîtres  étaient 
de  vrais  enfants  de  la  Grèce....  Philippe  n'est  pas  Grec,  aucun  lien 
ne  l'unit  aux  Grecs,  Philippe  n'est  pas  même  un  Barbare  d'illustre 
origine,  misérable  Macédonien  né  dans  un  pays  où  l'on  ne  put 
jamais  acheter  un  bon  esclave  »  (')  !  L'orateur  craint  les  Barbares 
du  Nord  plus  que  ceux  de  l'Asie,  il  voudrait  même  armer  le  roi  des 
Perses  contre  Philippe;  pour  l'entraîner,  il  ne  craint  pas  de  lui 
dire  :«  Philippe  vous  sera  bien  plus  redoutable  après  qu'il  sera 
tombé  sur  nous;  car  si  nous  venons,  faute  de  secours,  à  essuyer  des 
revers,  il  marchera  sans  obstacle  contre  l'Asie  »  (^).  Le  roi  de  Ma- 
cédoine se  plaignit  de  ce  que  les  Athéniens,  dans  l'excès  de  leur 
animosité,  négociaient  une  ligue  offensive  avec  les  Barbares  :«  Vos 
pères,  écrit-il,  faisaient  un  crime  aux  Pisistralides  de  soulever  la 
Perse  contre  la  Grèce,  et  vous  n'avez  pas  honte  de  faire  ce  que 
vous  reprochez  toujours  à  vos  tyrans  »  (*).. 

Au  point  de  vue  de  la  liberté  grecque,  la  politique  de  Démosthène 
esta  l'abri  de  tout  reproche.  La  Perse  était  en  pleine  décadence; 
les  Grecs  n'avaient  rien  à  redouter  du  Grand  Roi,  tandis  qu'ils 
avaient  tout  à  craindre  de  Philippe.  Démosthène  ne  pouvait  songer 
à  une  guerre  nationale  contre  les  Perses  ;  car  la  Grèce  avait  le  plus 
grand  intérêt  au  maintien  de  l'empire  persan  pour  servir  de  contre- 
poids à  la  puissance  croissante  de  la  Macédoine  (^).  Mais  Philippe 


H)  Demosth.,  De  Coron.,  §  183,  sq.,  p.  289,  sq. 

(2)  Philipp.,  III,  30,  sq.,  p.  118,  sq. 

(3)  Philipp.,  IV,  §  32,  33,  p.  140. 

(4)  Litter.  Phil.,%  7,  p.  460. 

(o)  Demosth.,  Philipp.,  IV,  §  32,  sq.,  p.  140.  —  Comparez  Niebuhr,  Vortràge 
iibor  alte  Gescbichte.  T.  II,  p.  396  et  suiv. 


LITTÉRATLRE.  523 

avait  raison  au  point  de  vue  de  l'humanité  :  les  Barbares  qu'il  fal- 
lait combattre  étaient  ceux  qui  avaient  couvert  la  Grèce  de  ruines 
et  non  le  roi  de  Macédoine.  Dénioslhène,  avec  l'immense  majorité 
des  Grecs,  ne  voyait  que  le  mal  présent,  parce  que  la  domination 
macédonienne  devait  détruire  la  liberté  des  cités  helléniques,  en 
même  temps  qu'elle  leur  imposait  l'unité  et  la  paix.  L'adversaire  de 
Philippe  ne  s'apercevait  pas  que  celle  indépendance  avait  dégénéré 
en  anarchie  sauvage,  que  celle  domination  était  le  seul  moyen  de 
rendre  quelque  force  à  la  Grèce.  Jl  ne  savait  pas  et  ne  pouvait  pas 
savoir  que  la  chute  de  sa  patrie  était  dans  les  décrets  de  la  Provi- 
dence. La  Grèce  ,  incapable  de  réaliser  l'unité  nécessaire  pour  pré- 
parer l'avénement  du  christianisme,  devait  faire  place  à  Alexandre 
d'abord,  ensuite  à  Rome. 

Est-ce  à  dire  que  le  génie  de  Dénioslhène  ait  été  stérile  pour  les 
grands  intérêts  de  l'humanité?  Dans  un  âge  de  décadence  morale, 
il  a  soutenu  que  la  politique  avait  pour  base  la  justice,  la  charité, 
la  solidarité;  au  milieu  de  la  corruption  générale  qui  allait  au-de- 
vant de  l'asservissement,  il  s'est  fait  le  défenseur  ardent,  incorrup- 
tible de  la  liberté.  Les  hommes  écouleront  toujours  avec  admiration 
la  voix  éloquente  qui  appelle  les  peuples  opprimés  à  l'indépen- 
dance. Nous  dirons  plus.  Si  nous  avions  élé  le  contemporain  de 
Démosthène,  nous  aurions  suivi  le  drapeau  de  l'orateur,  même  avec 
la  conviction  que  toute  résistance  était  inutile.  Le  sang  versé  i)our 
la  liberté  n'est  jamais  répandu  en  vain.  D'abord  c'est  l'accomplis- 
sement d'un  devoir;  dès  lors  la  question  d'ulilité  doit  être  écartée. 
Le  devoir  ne  se  calcule  point;  la  conscience  l'impose  et  riiumme  y 
obéit.  Qu'importe  que  la  liberté  ne  prolile  pas  pour  le  moment  de 
ce  sacrifice?  La  i)oslérité  en  fera  son  prolil.  Aussi  longlenips  (ju'il 
y  aura  des  nations  libres,  Démosthène  sera  leur  idole.  IMais  qu'elles 
puisent  aussi  une  leçon  salutaire  dans  sa  destinée.  L'éloquence  du 
grand  orateur  fut  vaine  :  il  n'arrêta  ni  les  envahisscnu'nls  de  la 
Macédoine,  ni  la  décadence  des  cités  grecques.  Il  était  trop  lard. 
Ce  terrible  mol  déviait  sans  cesse  être  |)réscnl  et  aux  indiNidus  et 
aux  peuples,  pour  qu'ils  piéviennent  à  temps  des  laulcs  qui  con- 
duisent à  un  mal  irréparable. 


•il24  LA   GRÈCE. 

I   lîl.   Cinéas. 

On  dit  que  Démoslhène  eut  pour  disciple  uu  Thessalien,  nommé 
Cinéas.  Seul  des  orateurs  de  son  temps,  il  présentait  comme  une 
image  de  la  véhémence  et  de  la  vivacité  de  son  modèle(').  Le  témoi- 
gnage de  Pliitarque  est  tout  ce  qui  nous  reste  de  l'éloquence  de 
Cinéas;  s'il  a  obtenu  quelque  célébrité,  c'est  comme  ami  et  con- 
seiller de  Pyrrhus  plutôt  que  comme  orateur.  Le  roi  d'Épire  disait 
qu'il  avait  acquis  plus  de  villes  par  les  discours  de  son  ambassadeur 
que  par  les  armes.  Conquérant  pacifique,  Cinéas  a  cependant  fait 
*la  satire  la  plus  ingénieuse  de  l'ambition  des  conquêtes;  un  écri- 
vain d'un  esprit  prodigieux  l'a  reproduite,  en  lui  donnant  un  nou- 
vel attrait  par  son  inimitable  langage  (^)  ;  un  poêle  célèbre  l'a  mise 
en  beaux  vers(').  Elle  mérite  une  place  dans  un  travail  dont  le  but 
est  de  montrer,  comment  l'esprit  de  conquête,  qui  dominait  dans 
les  vieux  âges,  va  en  s'affaiblissant,  pour  faire  place  dans  l'avenir 
au  développement  pacifique  des  facultés  humaines.  Nous  laissons 
la  parole  à  Pliitarque  : 

"  On  dit,  Pyrrhus,  que  les  Romains  sont  fort  bons  guerriers,  et 
qu'ils  commandent  à  plusieurs  nations  vaillantes.  Si  les  dieux  nous 
donnent  de  les  vaincre  ,  quel  usage  ferons-nous  de  la  victoire?  »  — 
«  Cinéas,  répondit  Pyrrhus,  la  chose  est  évidente;  les  Romains  une 
fois  vaincus,  il  n'y  aura  pas  une  ville  barbare  ou  grecque  capable  de 
nous  résister;  nous  aurons  bientôt  toute  l'Italie,  dont  tu  dois  con- 
naître mieux  que  tout  autre  la  grandeur, la  valeur  et  la  puissance.» 
Après  un  moment  de  silence,  Cinéas  reprit  :  «  Maîtres  de  l'Italie, 
roi,  que  ferons-nous?  »  —  Pyrrhus  ne  voyait  pas  encore  où  il  en 
voulait  venir  :  «  La  Sicile,  dit-il,  est  proche  et  nous  tend  les  bras; 
c'est  une  île  riche  el  populeuse,  et  d'une  conquête  aisée...  »  — 
«  Cela  est  bien  probable,  répliqua  Cinéas;  mais  ne  sera-ce  pas  le 
terme  de  notre  expédition,  d'avoir  pris  la  Sicile?»  —  «  Que  les 


(1)  Plutarch.,  Pyrrh-,  c.  U. 

(2)  Rabelais,  livre  I,  chap.  33. 
(•'îj  Doilcau,  Épîtrc  au  lloi,  i. 


i-nrÈRATiiu-.  .-iS'i 

ilieux,  répliqua  Pyrrhus,  nous  accordent  victoire  et  succès!  iNous 
n'aurons  fait  que  préluder  à  de  plus  grandes  choses.  Comment  ne 
pas  jeter  la  main  sur  la  Libye  et  Carlhage,  en  les  voyant  si  bien  à 
portée,  quand  Agalhoclès,  s'écliappant  secrètenicnl  de  Syracuse, 
et  traversant  la  mer  avec  si  peu  de  vaisseaux ,  a  bien  failli  s'en  em- 
parer? Et  quand  nous  serons  maîtres  de  ces  contrées,  en  est-il  un 
seul  qui  osera  nous  résister,  de  tous  ces  ennemis  qui  maintenant 
nous  insultent?  »  —  «  Non,  sans  doute,  dit  Ciiiéas;  il  est  évident 
qu'avec  de  telles  forces,  il  nous  sera  facile  de  reconquérir  la  Macé- 
doine, et  d'affermir  notre  domination  sur  la  Grèce. Mais  quand  tout 
sera  soumis,  que  ferons-nous  alors?  »  — Et  Pyrrhus,  souriant: 
«  Alors,  mon  très  cher,  nous  jouirons  de  la  vie  tout  à  notre  aise; 
buvant  et  banquetant  tout  le  jour,  et  nous  délectant  en  propos  ai- 
mables.»—  Cinéas  l'arrêta  en  disant  :«  Eh  bien!  qui  nous  empêche 
de  banqueter,  et  de  passer  le  temps  à  causer,  si  nous  le  voulons, 
puisque  nous  avons  maintenant,  et  sans  plus  nous  travailler,  ce  que 
nous  ne  devrions  acquérir  ((u'au  prix  de  beaucoup  de  sang,  de  fa- 
tigues et  de  dangers,  et  de  beaucoup  de  mal  que  nous  irions  faire 
aux  autres  et  souffrir  nous-mêmes  »  (')? 

Un  des  grands  penseurs  des  temps  modernes  a  fait  la  critique  de 
cette  satire.  Pascal  dit  que  Cinéas  donnait  à  Pyrrbus  un  conseil 
qui  n'était  guère  plus  raisonnable  que  le  dessein  de  ce  jeune  ambi- 
tieux :  «  L'un  et  l'autre  supposaient  que  l'homme  peut  se  contenter 
de  soi-même  et  de  ses  biens  présents,  sans  remplir  le  vide  de  son 
cœur  d'espérances  imaginaires,  ce  qui  est  faux.  Pyrrhus  ne  pouvait 
être  heureux,  ni  avant  ni  après  avoir  conquis  le  monde;  peut-être 
la  vie  molle  que  lui  conseillait  son  minisire  était  encore  moins 
capable  de  le  satisfaire  (jue  l'agitation  de  tant  de  guerres  et  de  tant 
de  voyages  qu'il  méditait»  (-).  La  critique  de  Pascal  porte  sur  le 
principe  moral  de  l'orateur  grec  et  non  sur  sa  satii'c  de  la  guei-re. 
Sans  doute  riionune  ne  se  contentera  jamais  des  biens  présents, 
car  il  a  en  lui  des  facultés  infinies  qui  échappent  à  la  limite  du 
monde  actuel.  Est-ce  à  dire  (|ue  l'humanité  soit  condamnée  à  se 
rcpaitre  toujours  de  projets  imaginaires,  et  qu'au  besoin  pour  se 

(I)  Plutarcli.,  l'ynli.,  14  ;traduclion  de  Pierroii). 
[î]  Pascal,  Pensées,  l«  partie,  art.  7,  n"  1. 


52G  LA   GRÈCE. 

désennuyer,  un  homme  ou  un  peuple  puissent  se  livrer  légitime- 
ment à  l'ambition  des  conquêtes?  Tel  n'est  certes  point  l'avis  du 
philosophe  français.  Peut-être  aurait-il  dû  se  demander  qui  a  in- 
spiré aux  hommes  la  soif  inextinguible  de  bonheur  qui  les  tour- 
mente et  qu'ils  ne  peuvent  jamais  satisfaire.  Il  y  a  certes  un  pen- 
chant naturel;  mais  la  religion,  au  lieu  de  le  modérer  et  de  le 
rectifier,  ne  l'a-t-elle  pas  exagéré  et  faussé?  Pour  nous  en  tenir  à 
la  tradition  chrétienne,  la  Loi  Ancienne  ne  présente-t-elle  pas  le 
bonheur  temporel  aux  hommes  comme  but  de  leurs  efforts,  que 
dis-je,  comme  une  récompense  divine?  Quant  à  la  Loi  Nouvelle, 
elle  a  la  même  tendance,  sauf  qu'elle  transporte  le  bonheur  dans 
l'autre  monde;  mais  le  but  reste  le  même,  car  le  salut,  c'est  le  bon- 
heur. Quand  les  religions,  qui  parlent  au  nom  de  Dieu,  font  espé- 
rer aux  hommes  un  bonheur  imaginaire  comme  but  de  leur  destinée, 
faut-il  s'étonner  s'ils  courent  après  des  chimères?  Il  n'y  a  pas  de 
plus  fausse  ni  de  plus  funeste  doctrine  ,  car  elle  fait  de  la  vertu  et 
de  la  morale  un  calcul.  Ce  n'est  pas  le  bonheur,  c'est  le  développe- 
ment de  nos  facultés  qui  est  le  but  de  l'homme.  La  loi  du  progrès 
préside  à  ce  développement.  Dans  l'antiquité,  la  guerre  a  été  un 
instrument  de  perfectionnement  :  aujourd'hui  elle  n'est  plus  légi- 
time que  comme  dernière  arme  du  droit  violé.  Telle  est  la  réponse 
que  l'humanité  moderne  fait  à  Pascal  et  à  Cinéas. 


FIN   DU    TOME   SECOND. 


TABLE    DES    MATIÈRES. 


INTRODUCTION. 

Pages. 

§    I.  Le  génie  de  la  race  hellénique 1 

§  II.  La  Grèce  et  l'Orient 5 

§  III.  Progrès  de  la  Grèce  sur  l'Orient 8 

§  IV.  Vices  de  la  société  hellénique 1'2 

N"  l.  L'esclavage 13 

N»  2.  La  cité  et  les  hommes  libres li 

N»  3.  Rapports  des  cités  entre  elles.  Absence  d'unité   .  17 

§  V.  Pourquoi  la  Grèce  ne  forma  pas  une  nation.  Sa  mission.     .  21 

§  VI.  Pourquoi  la  Grèce  fait  place  à  Rome 25 


LIVRE  PREMIEU.  —  L'AGE  HÉROÏQUE. 

§    I.  L'âge  héroïque  est  celui  du  droit  du  |(lus  fort.     ...  27 

§  IF.  Lutte  contre  la  violence 32 

§111.  Piraterie.  Guerre.  Gruauté  des  mœurs  héroïques.     .     .     .  3t 

§  IV.  La  religion ,  premier  principe  d'humanité 3K 

§   V.  Tendances  pacifiques  de  l'Age  héroï(|ne ti 

§  VI,  Relations  internationales.    Hospitalité.    Commerce.    Les 

Argonautes i7 


528  LA    GRÈCE. 


LIVRE  SECOND.  —  L'INVASION  DORIENNE. 

Pages. 

Chap.   I.  Considérations  générales. 57 

Chap.II.  Les  vainqueurs  elles  vaincus 60 

,^    I.  Les  Périoeques 62 

§  IL  Les  Serfs.  Les  Ilotes 65 

§  III.  L'égalité  en  germe  dans  la  cité  dorienne 69 

Chap.  III.  Lutte  des  vainqueurs  et  des  vaincus,  de  raristocralie  et  du 

peuple,  des  riches  et  des  pauvres 72 

Chap.  IV.  La  nationalité  hellénique 86 

§    I.  Les  Amphictyons 86 

§  IL  L'oracle  de  Delphes 91 

,§III.  Les  jeux  olympiques 97 


LIVRE  TROISIÈME.  —  DROIT  INTERNATIONAL. 


Chap.    I.  Droit  civil  international 107 

§    I.  Droit  de  cité 107 

§  IL  De  la  condition  des  étrangers 110 

N"  1.  Sparte.  La  xénélasie 112 

N"  2.  Athènes.   Les  Métèques 11  i 

§111.  L'hospitalité 117 

§  IV.  Des  conventions  internationales 121 

Chap.  IL  Droit  des  gens 125 

§   I.  Les  Grecs  ont-ils  eu  un  droit  des  gens? 125 

§  IL  Droit  de  guerre 128 

§  III.  De  l'humanité  dans  la  guerre 133 

N»  1.  L'hellénisme 133 

N-^  2.  Le  droit  fécial 136 

N"  3.  Influence   des   lettres,  de   l'hospitalité  et  de   la 

religion 139 

N»  4.  Le  droit  et  le  fait Ui 


TABLE    DES    MATIÈRES.  529 

Pages . 

OuAi>.  III.  Relations  internationales 147 

§    I.  Relations  des  Grecs  entre  enx U7 

§11.  Relations  des  Grecs  avec  rétranger 151 

CiiAP.  IV.  L'esclavage loii 

LIVRE  QUATRIÈME.  —  LES  HÉGÉMONIES. 

Chap.  I.  Sparte.  Première  hégémonie  de  Sparte 163 

^  I.  Considérations  générales  sur  Sparte  et  son  droit  de  guerre.  IHIJ 

§11,  Les  guerres  messéniennes 173 

§  III.  Première  hégémonie  de  Sparte 17H 

S  IV.  Les  guerres  médiques 1K3 

("hap.   II.  Athènes  et  son  hégémonie ISW 

i^    I.  Considérations  générales  sur  Athènes  et  son  droit  des  gens.   ISD 

Ji  II.  L'hégémonie  d'Athènes.    • 197 

§  III.  La  guerre  du  Pélo[)onèse 207 

CiiAP.  III.  Seconde  hégémonie  de  Sparte 21b' 

§    I.  Régime  intérieur  de  l'aristocratie.  Lysandre 216 

§  IL  Politique  extérieure  de  l'aristocratie,  .^gésilas 222 

Chap.  IV.  L'hégémonie  de  Thèbes 229 

§    I.  Les  Béotiens.  Epaminondas 229 

!^  II.  La  politique  de  Thèbes 233 

CiiAP.  V.  La  domination  macédonienne 237 

Sect.  I.  La  Grèce  lors  de  ravénement  de  la  domination  macédonienne.  237 
8  1.  Thèbes,  Sparte    et  Athènes  imi)uissantes    à   reconstituer 

une  hégémonie.  Nécessité  d'une  domination  nouvelle.     .  237 

S  IL  La  Grèce  et  la  Perse 2i0 

§  m.  État  intérieur  de  la  Grire 242 

I.  Kxcès  de  la  démocratie. 2<2 

IL  La  nouvelle  tyrannie 243 

IlL  Les  bannis  et  les  mercenaires 250 

IV.  Dissolution  de  la  Grèce 252 

Sect.  II.  L'hégémonie  macédonienne 253 

§    I.  La  domination  macédonienne  et  les  hégémonies  grecques.  253 

ti  IL  Alexandre.  Conquête  de  l'Asie 255 

§  III.  .Monarchie  universelle  d'Alexandre 262 


530  LA  GRÈCE. 

Pages. 

Sect.  III.  Los  successeurs  d'Alexandre 270 

§  I.  Considérations  générales 270 

§  IL  Droit  de  guerre 273 

§  III.  Extension  de  l'hellénisme 277 

N°  1.  L'hellénisme  en  Egypte 277 

N»  2.  L'hellénisme  en  Orient 280 


LIVRE  CINQUIÈME.  —  DÉCADENCE  DE   LA  GRÈCE.  LIGUE  ACHÉENNE. 

Chap.  I.  Décadence  de  Thèbes,  de  Sparte,  d'Athènes 289 

Chap.  IL  Ligue  achéenne 293 


LIVRE  SIXIÈME.  —  RELATIONS  INTERNATIONALES. 

Chap.  I.  La  Grèce  et  les  Barbares.     . 299 

§  I.  Opposition  entre  Grecs  et  Barbares 299 

§  IL  L'hospitalité,  la  philosophie,  la  religion,  liens  entre  les  Grecs 

et  les  Barbares 302 

Chap.  II.  Les  colonies 310 

§     I.  Des  causes  qui  provoquèrent  la  colonisation 310 

§   IL  Histoire  et  extension  delà  colonisation 312 

§  III.  Bapports  des  colonies  avec  les   métropoles  et  avec  les 

indigènes 32i 

Chap.  III.  Commerce 329 

§  I.  Les  peuples  commerçants  de  la  Grèce 329 

§11.  Étendue  des  relations  commerciales  de  la  Grèce    ....  333 

Chap.  IV.  Géographie 3i0 

§    1.  Connaissances  géographiques  des  Grecs 340 

§   IL  Les  poètes 3i2 

N»  1.  Homère 342 

N"  2.  Hésiode ,     .     ,     .     .  345 

§  III.  Les  historiens 348 

N"  1.  Hérodote 348 

IS"  2.  Ctesias 352 


TARI.F.    DES    MATIFRF.S.  551 

Pages. 

§  IV.  Les  voyageurs 35 i 

N°  1.  Pylhéas 35-i 

N"  2.  Les  voyages  de  découverte  d'Alexandre   ....  35G 
N°  3.  Voyages  sous  les  successeurs  d'Alexandre     .     .     .  359 

L  Les  Séleueides.  ^légasthène 359 

IL  LesPtolémées.  Kudoxe 302 


LIVRE  SEPTIÈME.  —  LITTERATURE. 

Chap.  L  Influence  delà  littérature  grecque  sur  riiumanité     ....  365 

Chap.  il  Les  philosophes •     •     .  372 

§    I.  La  philosophie  ionienne 372 

S  IL  Pythagore.     .     •     •     . .  377 

§111.  Démocrite. 384 

§  IV.  Les  sophistes. .     .     .  386 

§  V.  Socratc 391 

§VL  Platon 395 

N"  1.   La  poiitiipu' idcalt'. .  395 

N°2.  I/égalité. 397 

N"  3.  La  paix  et  la  guerre     ..........  103 

N'i.  Piclations  internationales.     ........  i09 

N"  5.  Théorie  de  la  (luiiité  et  do  la  jiislice    .     .     •     .     •  il  i 

SVJI.  Aristote .iI9 

N"  1.  L'aristocratie.  L(>  règne  de  la  hirci- il9 

N"  2.  La  guerre  et  la  cuMipièle .  125 

N"  3.  .Appréciation  du  principe  aristorrati(pie    ....  128 

§  VIII.  Les  cyniques    . 432 

§  IX.    Le  stoïcisme     ...••.•.......  -136 

§  X.      La  philosophie  scnsualiste.  .Aristippe  et  Kpiinrc;    •     •     .  il2 

CiiAi'.  111.   Les  pdétcs    .     ' .   116 

§     I.  Ilonieit' LiG 

S   IL  Hésiode .  ilA\ 

§  ML  Kschyle .1(10 

§  1\'.  Siiphocle  ............         {7! 

?i    \.   ljiri|iide  . 'iT.'< 


532  «^^  «^^''-  Pages. 

,,.,..  486 

§VI.  Les  comiques •    •    •  ^gô 

N"!.  Aristophane '.495 

No  Q    Ménandre  et  Pliilémon. 

_    .     .  497 

Chap.  IV.  Les  historiens '".*.".'.*.•  ^9"? 

§    L  Hérodote.     .••••••'•*  _     ,     .     .  502 

§  IL  Thucydide     .     •    •     • .     .  506 

§111.  Xénophon     ..•••••• ^  ^^^ 

Chap.  V.  Les  orateurs-    .    •     • ...  511 

§    L  Isocrate ...  517 

§  IL  Démostliène  .     •     •    • "     "         ...  554 

§  111.  Cinéas.    •    •    •    • 


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Gaud,  impr.  de  l-.-L.  Dullc-Plui 


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