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HISTOIRE
DROIT DES GENS
ET DES
RELATIONS INTERNATIONALES
TOME X
LES N A T I G N A T. I T É S
Bruxelles. —ïy p. A. LAcnaix, Verbjecsuoven et (] *, ru? Royale, 3, impasse du Parc.
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ÉTUDES
SUR L'HISTOIRE DE L'HUMANITÉ
LES
NATIONALITÉS
F. LAURENT
f R O F E s s e U l=» A. Tj' ci N' I V £■. H S I 1' l^. E> K Ci A IV )1
PARIS
LIBRAIRIE INTERINATIOINALE
13, HUE DE OHAMMOXX, 13
A. LACROIX, VERBOECKHOVEN ET C'% ÉDITEURS
A BRUXELLES, A HVOUiiNE ET A LEli'ZIG
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Droits de traduction et de reproducUoal-éservé.^
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LIVRE 1
LES LUTTES NATIONALES
(IHAPITRE I
MONARCHIE UNIVERSELLE ET NATIONALITÉS
§ 1. Considérations générales
La lutte du catholicisme et du protestantisme pendant le xvi'" et le
xvn'' siècle est religieuse tout ensemble et politique. Les intérêts de
la religion et ceux des nationalités y sont si étroitement unis, qu'il
est difficile de dire lesquels dominent. Parmi les historiens moder-
nes, les uns, préoccupés des résultats auxquels aboutirent les lon-
gues guerres qui suivirent la réforme, disent que la religion ne fut
qu'un prétexte ou un instrument, qu'en réalité les princes combat-
taient, soit pour leur ambition, soit pour le maintien de leur indé-
pendance. Les autres, voyant les guerres procéder d'une révolu-
tion religieuse, sont d'avis que l'objet principal du débat était,
d'une part, la prétention de la papauté à la toute-puissance spiri-
tuelle et temporelle, et, d'autre part, la liberté de l'esprit humain
et la souveraineté des peuples : c'est l'idée que nous avons déve-
loppée dans l'Étude sur les Guerres de religion. Nous ne préten-
dons pas que la lutte sanglante qui ouvre l'ère moderne ait été
exclusivement religieuse dans son principe et dans ses consé-
quences; nous avons, au contraire, constaté l'affaiblissement de
l'influence de l'Église à partir de la fin du moyen âge. Les guerres
contre le protestantisme ne sont plus des croisades; c'est, il est
8 MONARCHIE UNIVERSELLE
vrai, l'ambition du catholicisme qui les allume, mais il s'y mêle
d'autres ambitions et d'autres tendances. Toutefois, et c'est une
chose très remarquable, il y a un lien intime entre les deux faces
de la lutte : le but est presque identique, bien que les intérêts
soicMt divers, et il en est de même des résultats.
La réformation brisa l'unité chrétienne, telle qu'elle s'était
formée au moyen âge, sous l'influence de l'invasion des Barbares.
C'était une unité à deux têtes, le pape et l'empereur; elle était donc
moitié religieuse, moitié politique. Les protestants mirent fin h la
papauté, et par cela même à l'empire. Il était impossible que les
papes abdiquassent volontairement leurs superbes prétentions;
ils combattirent le protestantisme, pour rétablir l'unité de la foi et
par suite la domination universelle de l'Église. Mais, dans la doc-
trine catholique, l'unité religieuse par le pape ne pouvait exister
sans l'unité politique par l'empereur. Cela implique que la lutte
du catholicisme contre le protestantisme tendait nécessairement h
reconstituer l'unité politique aussi bien que l'unité religieuse du
moyen âge. Ce n'était donc pas une vaine chimère que l'ambition
de la monarchie universelle, qui, au xvr et au xvn*' siècle, fit la
grandeur de la maison d'Autriche et qui fut la terreur de ses
ennemis. Charles-Quint était l'allié-né de la papauté, mais le dé-
fenseur de l'Église poursuivait en même temps un but qui lui était
personnel, tout en se confondant avec l'intérêt de l'Église : le réta-
blissement de l'unité catholique devait profiter à l'empereur plus
encore qu'au pape.
Charles-Quint légua son ambition comme un héritage h sa fa-
mille; et quand la maison d'Autriche, vaincue par le génie de
Richelieu, fut forcée de renoncer à ses hautes prétentions dans la
paix de Westphalie, elle les transmit à son vainqueur. La monar-
chie universelle fut plus dangereuse dans les mains de la France
qu'elle ne l'avait^amais été dans les mains de l'Espagne. Ainsi ce
sont toujours des puissances catholiques qui menacent la liberté
et l'indépendance de l'Europe. Cela devait être, car la monarchie
universelle est|une idée catholique. Pour le moyen âge, on n'en
saurait douter : le pape et l'empereur sont les deux chefs de la
chrétienté, et le christianisme ne connaît d'autres limites que celles
du monde. La monarchie universelle était donc une institution
divine ; aux yeux des catholiques, elle avait la même légitimité que
ET NATIONALITES.
la papauté, parce que l'idée de l'empire se confondait avec celle du
saint siège. Une fois entrée dans la conscience générale, elle s'y
maintint, jusqu'à ce que l'esprit de conquête s'en emparât. L'on
dirait que le catholicisme inspire son ambition même aux conqué-
rants. Il n'y a pas de prince réformé qui ait songé à étendre sa
domination sur toute la terre, et l'on aurait de la peine à trouver
chez les écrivains protestants un partisan de la monarchie uni-
verselle : l'unité politique comme l'unité religieuse reste le do-
maine de Rome. Cela est très logique : si l'unité religieuse est
l'idéal de l'humanité, et un idéal divin, il en doit être de même
de l'unité politique.
La lutte du catholicisme contre la réformation fut donc une
lutte pour la monarchie universelle. Après des guerres longues et
ruineuses, les papes échouèrent; la paix de Westphalie consacra
la séparation religieuse, et la division s'est perpétuée. Il en fut de
même des tentatives politiques de monarchie universelle; en bri-
sant l'unité religieuse, les protestants brisèrent aussi et pour tou-
jours l'unité politique. Ce fut le protestantisme qui empêcha
Charles-Quint de réaliser ses ambitieux desseins; ce furent des
princes réformés, Guillaume d'Orange, Henri IV et Elisabeth, qui
sauvèrent l'Europe du joug de Philippe II; ce fut la guerre de
Trente ans, protestante dans son principe, qui garantit la liberté
de l'Allemagne et de la chrétienté. La paix de Westphalie donna
gain de cause à l'indépendance des princes allemands contre l'em-
pereur : dès lors, il ne fut plus question d'une monarchie univer-
selleappuyée surl'idée de l'empire chrétien. Ainsi le protestantisme
représente l'élément de nationalité, tandis que le catholicisme se
confond avec le principe de monarchie universelle. La révolution
religieuse du xvi'^ siècle fut une réaction de ce qu'il y a d'individuel
dans la religion contre l'unité absorbante de Rome ; elle réagit en
même temps, au nom des nations, contre l'idée de monarchie in-
carnée dans la papauté.
Voilà pourquoi les États protestants sont les organes des na-
tionalités. C'est un bienfait dont on ne tient pas assez compte à
la réforme : nous lui devons la liberté de penser et la liberté
religieuse; nous lui devons encore l'indépendance des nations.
Si au xvi« et au xvn" siècle l'Europe a été préservée de la
domination universelle de la maison d'Autriche, c'est à la réfor-
10 MONARCHIE UNIVERSELLE
matioa qu'elle le doit : si aujourd'hui encore, malgré l'ambition
toujours renaissante de la monarchie, l'Europe n'a plus à craindre
d'être asservie aux volontés d'un seul homme, c'est toujours grâce
à l'influence toute-puissante de l'esprit de nationalité qui est inhé-
rent aux États protestants, et qui est aussi impérissable que l'in-
dividualité humaine.
Le traité de Westphalie consacre tout ensemble la sépara-
tion religieuse de la chrétienté et l'indépendance politique des
États. Cependant la paix de 1648 ne met pas fin à la lutte, pas
plus sur le terrain religieux que dans le domaine politique. Le
protestantisme est reconnu, et avec lui l'élément de diversité;
mais Rome proteste et les prétentions du catholicisme subsistent.
La maison d'Autriche succombe et déchoit, mais ce n'est pas sous
les coups des protestants seuls; pour vaincre, ils ont dû prendre
appui sur la France, et la France est une alliée perfide. Après avoir
soutenu la réforme en Allemagne, elle va l'anéantir dans son sein;
après avoir com.battu l'ambition de l'Espagne, elle va prendre sa
place et dominer h son tour sur l'Europe. Pourquoi l'idée de
l'unité religieuse et politique survit-elle h la paix de Westphalie?
Si le protestantisme ne l'emporte pas, c'est qu'il ne représente
que l'un des éléments de la nature humaine, l'individualité. Il est
vrai que la religion est essentiellement un rapport de l'homme à
Dieu, mais elle est aussi un lien entre les hommes ; les croyances
religieuses ne deviennent une religion que lorsqu'elles cessent
d'être individuelles, pour être partagées par une société de fidèles.
Voilà pourquoi le catholicisme, organe de l'unité, a sa légitimité à
côté du protestantisme. Ajoutons que l'unité, en matière de reli-
gion, n'est qu'un moyen; si le sentiment religieux ne se développe
et ne se fortifie que par l'association, c'est néanmoins la sanctifi-
cation de l'individu qui reste le but. De cette manière, on concilie
deux besoins, également légitimes de la nature humaine, la di-
versité et l'unité. La religion doit les satisfaire l'un et l'autre, pour
remplir sa destinée ; quand elle ne tient compte que de l'unité,
elle sacrifie et annule l'individu qu'elle est appelée h moraliser :
quand elle rapporte tout l\ l'individu, elle relâche le lien social,
hors duquel il est impossible à l'homme de développer ses fa-
cultés.
Ce que nous disons de la religion s'applique également aux re-
ET NATIONALITÉS. H
lations politiques. En réalité, le but de la constitution sociale,
quoi qu'on dise, ne peut être autre que celui de la religion ; car
l'homme est un, il faut donc qu'il y ait harmonie dans son exis-
tence. La religion se propose pour objet le salut de l'homme ; ce
que la théologie appelle salut, la philosophie l'appelle développe-
ment des facultés humaines. C'est bien la destinée de l'homme
sur cette terre, de développer ses facultés, non seulement au
point de vue de sa vie actuelle, mais aussi au point de vue de sa vie
infinie et progressive. En politique comme en religion, l'individu
est le but, la société est le moyen. Que l'homme soit un être des-
tiné à vivre dans l'état de société, cela ne fait plus l'objet d'un
doute; la sauvagerie de Rousseau est reléguée parmi les para-
doxes. Mais quelle est la mission de la société, ou de l'État qui
n'est que la société organisée? La question est fondamentale et
les opinions sont partagées. En prenant pour point de départ que
l'individu est le but, et que son développement harmonique est la
destinée que Dieu lui a assignée, il faut dire que la société doit
être organisée de manière ii ce que l'homme se puisse développer
librement et complètement. Notre principe exclut l'unité absolue
et l'individualisme absolu : l'unité absolue détruit l'énergie indivi-
duelle, et va par conséquent contre le but de l'association : l'indi-
vidualisme absolu met l'anarchie à la place de l'organisation so-
ciale, et prive l'individu de l'appui qu'il doit trouver dans l'État (1).
Là n'est pas toute la difficulté, bien qu'elle soit déjà immense.
L'unité doit-elle s'arrêter à l'État, ou doit-elle s'étendre à l'huma-
nité? Quelles sont les|relations entre les peuples? Est-ce l'indé-
pendance absolue, ou est-ce l'association ? Ici reparaît la question
de la monarchie universelle et des nationalités.
En poursuivant, jusque dans ses dernières conséquences, le
principe que les sociétés humaines doivent être organisées en vue
du développementîcomplet des facultés de l'homme, il n'y a aucune
raison d'arrêter cette association à la constitution de nationalités
qui seraient tout à fait indépendantes l'une de l'autre. Au dessus
des nations, il y a l'humanité; l'humanité est une, tous les peuples
sont frères ; il y a donc un lien entre eux, comme il y en a entre
les individus. L'homme n'est pas seulement membre d'une société
i{) Voyez \'j tome VU de mes Éludes.
12 MONAFICHIE UNIVERSELLE
particulière, il est membre de la société universelle du genre Im-
main; il ne pourrait pas remplir la mission que Dieu lui a donnée,
s'il était parqué et comme emprisonné dans un État particulier.
L'isolement est funeste aux nations comme aux individus; l'homme
s'étiole dans la solitude, les peuples s'y immobilisent et périssent.
Il y a donc une vie générale à laquelle l'homme doit participer;
c'est une condition nécessaire de son développement physique,
moral et intellectuel. Inutile d'insister sur la nécessité de relations
actives entre tous les peuples de la terre, les faits parlent assez
haut. Mais ces relations doivent-elles aboutir à une organisation
analogue h celle des États? C'est là la grande difficulté. Que la ten-
dance h l'unité se manifeste dans la vie de l'humanité, cela est
incontestable. Aussi haut que nous remontions dans l'histoire, nous
rencontrons des tentatives de monarchie universelle, et elles se
sont répétées jusque dans les temps modernes; le xix'^ siècle a été
témoin d'une lutte gigantesque entre le génie des conquêtes per-
sonnifié dans un homme et les nations menacées dans leur indé-
pendance. Mais ces luttes mêmes témoignent que l'unité ne peut
pas se réaliser sous la forme d'une domination qui embrasserait
le monde entier. L'histoire nous apprend que les essais de monar-
chie ont été funestes aux peuples conquis; en perdant leur liberté,
ils ont perdu le principe de leur vie : la monarchie universelle
serait le tombeau des nations, et par suite de l'humanité.
Est-ce à dire que les nations doivent continuer à jouir d'une
indépendance absolue, sans qu'il y ait aucun lien d'unité entre
elles? Ou dit que les nations sont de Dieu, aussi bien que les indi-
vidus; que Dieu leur a assigné un territoire particulier qu'elles sont
appelées à exploiter; qu'il leur a donné une langue particulière,
marque de leur individualité, un caractère à part, une mission
spéciale. Tout cela est vrai, et la conséquence qui en résulte, c'est
que le principe de nationalité doit présider à la constitution des
États; mais faut-il aller jusqu'à en conclure que les nations, une
fois formées, sont destinées à coexister éternellement, sans qu'il y
ait d'autre lien entre elles que celui des contrats? Ce serait dire
que la liberté illimitée, que tout le monde repousse comme impos-
sible pour l'individu, est l'état naturel des peuples. Cela nou.s
semble contradictoire. On ne peut pas reconnaître aux nations
une personnalité plus caractérisée qu'aux individus ; les individus.
ET NATIONALITÉS. 15
bien plus que les nations, ont une existence à part et une destinée
particulière; cela les empêche-t-il d'entrer dans les liens d'une
société organisée, et d'abdiquer une partie de leur indépendance
au profit de la vie commune? L'État est si peu un obstacle au déve-
loppement de l'individualité bumaine, qu'il en est, au contraire,
une condition essentielle. Pourquoi n'en serait-il pas de môme
pour les nations? En théorie, nous cherchons en vain une diffé-
rence : si la liberté de l'individu peut être limitée, si elle doit même
l'être pour qu'il remplisse sa destinée, à plus forte raison en est-il
de même de la liberté des nations.
Mais quel est le lien qui doit relier les nations? Est-il identique
avec le lien qui unit les citoyens dans l'État? La solution de cette
question appartient à l'avenir; tout ce que l'on peut allirmer dès
maintenant, c'est que l'unité ne s'établira pas sous la forme d'une
monarchie universelle, telle que les conquérants l'ont ambitionnée,
telle que les philosophes l'ont rêvée. Dès que l'on reconnaît aux
nations, comme aux individus, une vie individuelle, il faut que le
principe de cette individualité soit respecté; or la monarchie uni-
verselle absorbe et détruit toute existence individuelle. C'est une
fausse unité, car elle ne tient aucun compte du but de l'unité; ce
but n'est pas de tuer les nationalités, mais de favoriser leur déve-
loppement, en les faisant vivre de la viegénérale du genre humain.
En théorie, la monarchie universelle n'a de valeur que comme
instinct de l'unité ; en fait, les monarchies conquérantes ont eu
pour mission de relier les peuples, et de préparer leur association
future. Cette mission est remplie; dès lors il ne peut plus être
question de monarchie universelle. Ce qui se passe sous nos yeux
nous révèle la voie dans laquelle l'humanité accomplira sa destinée.
Il se fait au xix*' siècle un double travail : d'une part, les nationa-
lités enchaînées cherchent h conquérir leur indépendance; le
mouvement est providentiel et partant irrésistible; il l'emportera
sur les intérêts et sur ce que l'on appelle h tort les droits acquis,
car il n'y a pas de droit contre la volonté de Dieu. D'autre part, la
science et l'industrie font des miracles pour unir tous les peuples
de la terre; les distances s'effacent, les relations s'étendent, les
liens se multiplient. Quand ce double mouvement approchera de
son terme, la constitution de l'unité humaine, qui aujourd'hui
semble encore être une utopie , se réalisera d'elle-même. Il n'y a
i4 MONARCHIE UNIVERSELLE
d'impossible que ce qui est contraire aux lois de la nature : une
difficulté, quelque grande qu'elle soit, n'est pas une impossibilité.
Il y a des impossibilités temporaires; au moyen âge, l'État moderne
était impossible; au xix« siècle, l'on voudrait rétablir le régime
féodal, qu'on ne le pourrait pas. L'organisation de l'humanité,
impossible jusqu'ici, se fera par le progrès naturel des relations
internationales.
§ 2. La monarchie universelle
La monarchie universelle est un legs du monde ancien; elle a été
l'ambition de tous les conquérants, depuis le fabuleux Nemrod,
« le grand chasseur devant Dieu , «jusqu'au peuple-roi. Dans l'an-
tiquité, âge de force et de violence, la guerre était le grand instru-
ment de civilisation ; les conquérants rapprochaient les peuples
en les enchaînant. Quant aux nations, elles n'existaient pas encore.
L'élément individuel, qui joue un si grand rôle dans la création
tout entière, était inconnu, au point qu'on ne le respectait pas
même dans la cité; l'État absorbait le citoyen. Les Romains réali-
sèrent le rêve des conquérants; l'empereur, incarnation du peuple,
se dit le maître de la terre. Ces maîtres du monde ignoraient que
leurs longues guerres avaient pour but providentiel de préparer
la voie à celui que les prophètes célèbrent comme le prince de
la paix; quand cette mission fut accomplie, la monarchie univer-
selle de Rome s'écroula sous les coups des peuples barbares
accourus à la voix de Dieu pour s'en partager les dépouilles. Ce
furent les Germains qui donnèrent à l'humanité l'élément d'indi-
vidualité, de diversité; c'est donc à eux que remontent les
nationalités.
L'ambition de Rome païenne eut un héritier dans le catholicisme
et dans la papauté. Poursuivant l'unité absolue dans le domaine
religieux, les papes furent poussés par la logique des idées, autant
que par la tradition romaine, h vouloir aussi l'unité politique de
la chrétienté; de Ih, une nouvelle monarchie universelle, ayant à
sa tête le souverain pontife et l'empereur. L'élément individuel de
la race germanique dut plier mom.entanément sous le joug de la
papauté , mais il persista et se développa sous le régime de la
féodalité. Ce lent travail du moyen âge produisit les nations mo-
ET NATIONALITÉS. 15
dernes; quand il fut aclievé, l'unité catlioiique n'avait plus de
raison d'ôlre. Ce fut encore la race germanique qui, à la voix des
réformateurs, brisa l'unité que Rome chrétienne avait imposée au
monde, de même qu'elle avait détruit l'œuvre gigantesque de
Rome païenne. Nous arrivons à la conclusion que le catholicisme
est le représentant de la monarchie universelle, tandis que le pro-
testanlismc est l'organe des nationalités.
Le catholicisme a l'ambition d'être immuable et de satisfaire
néanmoins les besoins de l'humanité h toutes les époques de la vie.
C'est une prétention contradictoire, car les idées et les sentiments
changeant, la doctrine qui veut leur donner satisfaction, doit
changer également; l'immutabilité, c'est la mort, et la mort ne
peut pas présider à la vie ; il faut donc ou que la religion se modi-
fie, ou qu'elle renonce à gouverner les âmes. Nous avons dit, dans
notre Élude sur les Guerres de religion, que le dogme catholique
s'est modifié en dépit de sa prétendue immutabilité. Sur le terrain
politique, les changement peuvent difficilement se nier, car ils
éclatent au grand jour et se manifestent dans les faits. Or la
théorie politique du catholicisme n'est que l'expression de sa
croyance religieuse; la monarchie universelle de l'empereur est
liée intimement à la domination universelle du pape; le catholi-
cisme doit soutenir l'une aussi bien que l'autre, sous peine d'abdi-
quer sa superbe ambition. Il faudrait donc qu'en plein xix« siècle,
il ressuscitât l'unité du moyen âge par le pape et l'empereur; ce
retour impossible au passé répondrait-il aux aspirations de l'hu-
manité moderne?
Le protestantisme fut un grand progrès vers l'avenir. 11 ré-
veilla le sentiment religieux que le catholicisme avait presque
étouffé; il imprima une force irrésistible au principe de natio-
nalité, en lui donnant la religion pour appui. Le monde catho-
lique reçut le contre-coup de la révolution du xvi'' siècle. Cette
influence de la réforme sur le catholicisme est avouée par les
catholiques, même dans le domaine religieux; dans le domaine
politique, elle est plus grande encore et plus incontestable. Cela
est si vrai, que la théorie de l'unité chrétienne par le pape et
l'empereur est abandonnée; en ffdentifiant avec le catholicisme,
nous courons risque d'être accusé de mauvais vouloir; cepen-
dant le fait est certain, et il nous sera très facile de le
16 MONARCHIE UNIVERSELLE
prouver. Si l'idée de la monarchie universelle par le pape et l'em-
pereur est désertée, si elle a fait place à l'idée de nationalité, c'est
malgré le catholicisme, c'est une victoire remportée par le prin-
cipe protestant. Il importe d'insister sur ce point, d'abord parce
que la lutte des nationalités contre la monarchie universelle est le
lait capital de l'histoire moderne, ensuite parce que dans l'époque
de réaction où nous sommes engagés, il faut rétablir la vérité sur
le catholicisme et le protestantisme ; il faut que les peuples sachent
que, s'ils sont libres et indépendants, c'est à la réformalion qu'ils
doivent ce bienfait; il faut qu'ils voient où les aurait conduits le
catholicisme, s'il l'avait emporté. L'unité catholique entraîne à sa
suite la tyrannie intellectuelle et l'oppression des peuples, tandis
que le protestantisme nous a donné la liberté de penser et l'indé-
pendance des nations.
Nous avons exposé ailleurs la théorie politique du moyen âge
sur la papauté et l'empire (1). L'unité par le pape et l'empereur était
universellement admise; les souverains pontifes la proclamaient
du haut de la chaire de saint Pierre, ils la rapportaient à Dieu
même, et ils en trouvaient l'image dans les œuvres du créateur :
le pape était le soleil delà chrétienté, l'empereur en était la lune.
Cette comparaison était acceptée par les successeurs des Césars.
S'il en résultait une infériorité à l'égard du vicaire de Jésus-
Christ, elle impliquait, d'autre part, en faveur du chef temporel
de la chrétienté une immense supériorité sur tous les princes de
la terre. Les plus grands penseurs du moyen âge reproduisent la
théorie de l'unité catholique, comme si elle était l'expression de
la vérité absolue. Il y avait, sur ce point, accord entre les partis
les plus hostiles : les gibelins pensaient comme les guelfes, les
canonistes comme les philosophes et les poètes. II n'y avait diver-
gence d'opinions que sur l'étendue de la puissance pontificale et
de la domination de l'empereur. Les guelfes subordonnaient l'em-
pereur au pape; les gibelins n'osaient pas assujettir le pape i^i
(1) Voypz le lome VI' de mes Eludes sur la papauté cl l'empire.
ET NATIONALITÉS. 17
l'empereur, mais ils revendiquaient pour le chef temporel de la
chrétienté une entière indépendance, ce qui revenait à lui accor-
der la souveraineté. Ce dissentiment n'empêchait pas les gibelins
de rester dans la tradition catholique et de donner un caractère
religieux à l'empire. Rien de plus intéressant sous ce rapport que
le traité du Dante sur la Monarcliie ; d'après l'illustre poète, célé-
bré aujourd'hui comme un des grands penseurs du moyen âge,
l'empire et le christianisme ont la même origine et le même fon-
dement. Jésus-Christ, le Fils de Dieu, a reconnu l'empire, en nais-
sant sous Auguste et en consentant h être compris dans le dénom-
brement ordonné par l'empereur. Il y a plus; si l'empire n'était
pas légitime, l'on devrait dire que Jésus-Christ n'a pas subi de
peine véritable, que par suite, il n'y a pas eu d'expiation, et con-
séquence affreuse, pas de rédemption (1).
Il ne faut pas croire que le livre du poète gibelin soit une con-
ception purement imaginaire : le Dante, en identifiant la destinée
de l'empire et celle du christianisme, était réellement l'organe des
sentiments généraux de la chrétienté. Avant lui, un chroniqueur
avait dit la même chose ; Otiwn de Frisingue rapporte la monar-
chie universelle de l'empire h Jésus-Christ; tout prend une cou-
leur religieuse sous sa plume : « Pourquoi le Fils de Dieu est-il
né sous le premier empereur? Pourquoi le monde est-il dénombré
après sa naissance? Pourquoi la domination de la terre est-elle
accordée h Rome? C'est que la mission de l'empire était de pré-
parer et de répandre la religion du Christ. Pour marquer ce lien
entre le christianisme et l'empire, le Fils de Dieu naît sous
Auguste. Si la population est dénombrée, c'est pour annoncer
qu'il est venu, celui qui inscrira tous les hommes destinés à être
citoyens de l'éternelle patrie. Si Rome païenne domine sur les
peuples, c'est à cause des mérites du prince des apôtres qui était
appelé à y établir son siège (2). »
Nous avons encore une théorie de la monarchie universelle,
écrite au XIV'' siècle par un abbé allemand (3); c'est toujours le
(1) Voyez Taualyse du traité de Dante dans le tome VI* de mes Etudes.
(2) Otlonis Frisingensis Chronicon, lib. lU, Piologus : i Pulcro igilur eadera urbs aalea fuit
eaputmundi.quœ postmodum futura fuitcaput Ecclesia". >
(3) Eivjelberli, Abbalis adraonlensis, de Ci tu, progressu et lino romani imperii. {Dibliolhcca
maxima^patrum, t. XXV, p. 363).
1«S MONARCHIE UNIVERSELLE
même ordre d'idées : « La paix est le but des sociétés humaines;
or la paix n'est assurée que par une monarchie universelle, de
même que la concorde entre citoyens n'est garantie que par l'au-
torité du prince. La destinée religieuse de l'humanité exige égale-
ment qu'elle soit réunie sous les mêmes lois. Il n'y a qu'un Dieu, et
il n'y a qu'une foi; la chrétienté doit embrasser la terre entière :
or comment y aurait-il unité de croyances, aussi longtemps que le
genre humain est partagé en nations hostiles? Au xiv*' siècle, les
nations commençaient à avoir conscience de leur individualité;
l'auteur expose les raisons que l'on alléguait en faveur de leur
indépendance, il n'en dissimule pas la gravité, mais elles ne
peuvent l'emporter sur l'intérêt du christianisme et de l'Église.
L'on ne concevait pas au moyen âge la possibilité de l'unité chré-
tienne sans l'unité politique : « Comment l'Église universelle se
défendrait-elle contre ses ennemis? Comment réduirait-elle les
schismatiques, les hérétiques etles infidèles?» L'abbé du xiv« siècle
a un argument irrésistible à opposer aux partisans de la souve-
raineté des nations, l'autorité de l'Écriture sainte : « Le prophète
Daniel, divinement inspiré, a prédit les monarchies qui régneront
sur le monde jusqu'à la consommation finale. L'empire romain
est la dernière des monarchies universelles ; avec lui tomberont
l'Église et la papauté , puis viendra l'Antéchrist et la fin du
monde. »
Que sont devenues ces fameuses prophéties qui ont tant occupé
les penseurs chrétiens? Le temps lésa balayées comme des feuilles
sèches, il en emportera encore bien d'autres. Il y a longtemps que
l'empire romain n'existe plus que dans l'histoire; cependant les
fidèles ne se lassent pas d'attendre l'Antéchrist et la consomma-
tion finale. Il n'y a pas de préjugés plus tenaces que ceux qui se
fondent sur une prétendue parole divine. Au commencement du
xye siècle, le schisme déchirait l'Église; trois papes se disputaient
la souveraineté, et le saint empire n'était plus qu'une vaine ombre;
cela n'empêcha pas les pères du concile de Constance, de célébrer
l'empereur d'Allemagne, comme le maître des nations et des
royaumes : « Le monde lui appartient, « dit un orateur, « nos
livres l'attestent. » La preuve est singulière, et mérite d'être rap-
portée, comme témoignage de l'abus que les catholiques font de
l'Écriture. Saint Pierre dit que toute créature est soumise aux
ET NATIONALITÉS. 9
puissances supérieures ; voilà le titre divin de l'empereur à la
domination du monde (i).
Veut-on une autorité plus haute que celle des conciles? Nous
avons cité ailleurs le témoignage d'un pape (2), nous le rappelle-
rons en deux mots. jEneas Sylvius dédia son traité sur VOrigiJie et
l'autorité de l'empire romain, h Frédéric III. Il dit dans sa préface
« que son livre est dirigé contre les hommes assez décriés pour
prétendre qu'il est des peuples et des princes que des franchises
dégagent de tout lien de vassalité à l'égard de l'empire romain. »
^neas Sylvius, comme le Dante, donne un caractère religieux îi
l'empire: le Sauveur l'a consacré, dit-il, en naissant au moment
où le monde entier obéissait à Rome. L'empereur est chargé par
Dieu de présider aux choses temporelles, ^ueas Sylvius nie for-
mellement les droits des nations à une existence indépendante, et
il maintint sa doctrine, comme pape. Tous les peuples sont su-
jets de l'empereur. Cette monarchie universelle est synonyme de
tyrannie, ^neas Sylvius enseigne que l'empereur est au dessus
des lois, qu'il est maître souverain des propriétés et des domaines,
et que c'est un crime de lui résister, quand même il commettrait
une injustice. Voilà l'idéal catholique!
Il est si vrai que l'idée de l'empire est une idée catholique,
qu'elle survit au moyen âge, et reste l'idéal de tous ceux qui tien-
nent au christianisme traditionnel. Au xvi<^ siècle, une nouvelle ère
s'ouvre ; elle s'annonce par des luttes acharnées entre les princes,
organes de la rivalité des nations ; les papes mêmes sont entraî-
nés dans un mouvement qui déchire pour toujours l'unité chré-
tienne. Mais si, en fait, l'unité par le pape et l'empereur est détruite,
elle subsiste toujours comme doctrine. Léon X écrit à Haximi-
lien, le plus faible des empereurs, « qu'il est le chef temporel de
tous les fidèles, que Dieu môme l'a placé à la tête de la chrétienté
pour la maintenir dans la paix et l'harmonie (3). »
La réformation donna le coup de grâce h l'unité du moyen âge,
mais les préjugés chrétiens sont incurables. Il n'y avait plus d'em-
pire, plus de papauté, sinon dans le monde des rêves; cependant
(1) Anilreœ Laarharii, Electi posnaniensis, Oralio ad Sigismundum imperatoiem. {Vonder
Hardt, Concilium Constanlieose, t. U, p. 170.)
(2) Leonis Epistola adMaximilianum. (1514. Bemhi, Epistolaî, t. H, p 136.)
(3) Voyez mon Élude sur lapupauté et l'empire.
20 MONARCHIE UNIVERSELLE
au concile de Trente, un professeur de théologie prêcha la théorie
catholique, comme s'il n'y avait ni protestantisme, ni luttes natio-
nales. « Le monde entier, » dit Paul Passota, « est soumis à l'au-
torité du souverain pontife et de l'empereur. » Cette monarchie
universelle n'est pas un de ces établissements que les circonstances
font naître, et que les révolutions emportent : « Ce n'est pas le
hasard, » dit notre théologien, « qui a placé le pape et l'empereur
à la tête du monde, c'est l'ordonnance de Dieu tout-puissant. »
Les catholiques ne sont jamais embarrassés pour trouver des té-
moignages à l'appui de leurs prétentions ; l'Écriture est une mine
inépuisable pour qui sait l'exploiter. « Jésus-Christ dit qu'il faut
rendre à César ce qui est à César. Voilà qui prouve que l'empire
du monde appartient par droit divin aux successeurs des Césars. »
N'allez pas croire que cette monarchie universelle du pape et de
l'empereur soit un vain titre, ou, comme nous dirions aujourd'hui,
un symbole de l'unité chrétienne. Le théologien du concile de
Trente a soin de déclarer que la volonté des deux chefs de la
chrétienté régit toutes choses, la guerre comme la paix (4).
Nous venons d'entendre des hommes pratiques, des papes, des
évêques. Forts de ces hautes autorités, les théoriciens n'hésitè-
rent pas h faire de la monarchie universelle une espèce de dogme.
Le plus illustre docteur de la compagnie de Jésus place la monar-
chie du pape et de l'empereur sur la même ligne que l'unité de
Dieu. « Soutenir, » ô\t Bellannin, « qu'il faut plus d'un monarque,
c'est aboutir au polythéisme (2). » Dieu a mis l'empreinte de l'unité
dans toute la création : Sandenis retrouve la monarchie dans les
cieux, dans les astres, dans les éléments, et jusque dans les
plantes et les animaux (3). La monarchie a donc tous les carac-
tères d'une loi divine, et partant immuable. Au xvir siècle, un
moine, homme de génie, philosophe, politique et poète, se laissa
séduire par l'idée de l'unité; Campauella la représenta comme
l'idéal de l'humanité. Mais comment l'unité se réalisera-t-elle? Le
moyen âge partageait la souveraineté entre le pape et l'empereur.
Cette monarchie à deux têtes ne satisfait pas l'ardent dominicain;
(1) Le Plat, Monumenta concilii Tiidentini, 1. 1, p. 167, s.
(2) lidlarminus , de Sunimo ponlilicfi, lib. I,c. 4.
(i)lSanierux , de.Visibili monarchii Ecclesit', HI, 't-3. p. 113, ss.
ET NATIONALITÉS. 21
il lui faut une unité absolue, et il la place dans la papauté. Rien
de plus logique, l'unité chrétienne devait aboutir à la monarchii;
du pape. En effet, l'empereur n'est que le bras armé de l'Église,
mais comme le protecteur a nécessairement l'ambition de devenii-
le maître, ne vaut- il pas mieux mettre la force dans les mains du
pape? Telle est au fond la doctrine de Campanella; il n'est pas
toujours clair et précis. Détenu pendant vingt-sept ans dans une
prison de Naples, pour avoir conspiré contre le gouvernement
espagnol, le dominicain conserva sa liberté d'esprit au milieu des
plus affreuses tortures, mais il fut parfois obligé de voiler sa
pensée dans ses écrits. Nous parlerons ailleurs de son traité sur
ia Monarchie d'Espagne, dans lequel il semble revendiquer l'em-
pire du monde pour le prince qui le tenait dans les fers; même
dans cet ouvrage politique, c'est l'idée religieuse qui domine :
« La monarchie universelle est une imitation du gouvernement
de Dieu; aussi Dieu a-t-il permis qu'il y eût des tentatives répé-
tées pour l'établir, et des hommes animés par le Saint-Esprit ont
prophétisé que la destinée providentielle du genre humain était
d'être régie par un monarque unique (1). » Le but de cette domi-
nation est le règne du christianisme; or qui est le vrai chef de lu
chrétienté? C'est le pape et non l'empereur; il est donc naturel
que le gouvernement du monde appartienne au pape. Voilà la
vraie opinion de Campanella, telle qu'il l'exprime dans sa Philoso-
phie réelle : « C'est à cause de nos péchés qu'il y a pluralité (ie
principautés, il faut revenir à l'âge d'or, l'âge de l'unité et de l'in-
nocence. Qui nous conduira vers ce but idéal? Ce ne peuvent être
les princes ; car les royautés temporelles ne sont qu'une prépara-
lion il la véritable unité. De môme qu'au paradis il n'y avait qu'un
seul homme, père, roi et prêtre, de même l'humanité ne doit
avoir qu'un seul chef, roi et prêtre; alors seulement, il y aura
unité de religion, paix et harmonie entre les hommes (2). » Cam-
panella exposa son plan de monarchie pontificale dans un écrit
adressé au pape seul : c'est comme le testament du philosophie
italien. « Il ne doit y avoir qu'un troupeau et un pasteur. Or quel
(1) Campanella, de Mnnarchia hispanica, Ai^pcadix, iibi hœc quxstio tractalur : Utrum ïil
optaD Juin, universum orbem chrislianum ab uuo solo capile ac monarcha regi ac gubernari.
(2) Campanella, Philosophia realis, Pars 111, c. 8, n" 17, 19, p. 392, ss.
22 MONARCHIE UNIVERSELLE
est le meilleur moyen d'établir l'unité religieuse? C'est de concen-
trer toutes les forces dans les mains du vicaire de Dieu. Le chris-
tianisme armé sera invincible. Quand tous les peuples seront sou-
mis au souverain pontife, alors on verra l'âge d'or chanté par les
poètes, la république parfaite conçue par les philosophes, l'état
d'innocence des patriarches, la fidélité de Jérusalem (1). »
Campanella a écrit la théorie de la domination universelle du
pape à une époque où, en dépit de la réaction catholique, la papauté
était ruinée. La réformalion brisa le pouvoir spirituel des succes-
seurs de saint Pierre; dès lors, il ne pouvait plus être question
d'une monarchie pontificale. Cependant l'idée d'une monarchie
universelle survécut à la révolution du xvi'^ siècle; les ultramon-
tains zélés éliminèrent l'empereur de l'unité chrétienne, pour ne
conserver que le pape ; les réformés en éliminèrent le pape, pour
ne conserver que l'empereur. Les protestants invoquaient la plus
haute autorité, la parole divine. Daniel, le grand prophète, avait
prédit que la monarchie de Rome serait la dernière; or l'empire
d'Allemagne était le saint empire romain; la puissance des empe-
reurs était donc tout aussi indestructible que le royaume du Christ,
car ils reposaient l'un et l'autre sur la foi des mêmes prophéties (2).
Cette singulière conception n'était pas, comme on le pourrait
croire, le partage de quelques esprits mystiques, égarés dans les
rêveries de l'Apocalypse. Nous avons un traité sur les Quatre Mo-
narchies, par Sleidan, un des meilleurs écrivains du xyi*^ siècle (3).
L'historien de la réformation ne se faisait pas illusion sur le misé-
rable état de l'empire d'Allemagne , mais la foi dans la Bible le
domine au point que la décadence de l'empire devient à ses yeux
un témoignage de son éternité. Qu'importe que les États chrétiens
se soient séparés du chef de la chrétienté? Qu'importe que le
maître du monde soit tributaire du sultan? Daniel a prédit que
l'empire romain serait le dernier; il ne peut pas y avoir une cin-
quième monarchie, h. moins de prétendre que le Saint-Esprit, par-
lant par la bouche du prophète, soit l'esprit d'erreur et de men-
songe. Sleidan avoue que l'empire de Rome n'est plus qu'une vaine
(1) Parole imiversali ck'llo governo ecclesiaslicu , per faruno greggia et un paslore.
Secrelo uL papa solu. (Hanke^ Fiirstcn und Vœlker von Sùd-Europa, T. IV, 2, p. 160.)
(2) Vilriarins-Pjelfinger, Cori)us juris |Jublici,T. 1, p. 422.
(3) J. Sleidanus, de (Juatuor suminis iuiperiis. {Goldast, Polilica Imperialis, p. 39C-437.)
ET NATIONALITÉS. 23
ombre : « La chose, dit-il, est plus claire que le jour. » Mais Daniel a
dit que \2i plante de ses pieds serait de fer; il ne peut donc pas périr;
il durera jusqu'à ce que vienne l'Antéchrist, et après lui le royaume
de Jésus-Christ. Si la faiblesse était un signe que l'empire d'Alle-
magne est la quatrième monarchie de Daniel, ce signe-là devint
tous les jours plus éclatant; bientôt il ne resta rien de l'empire
que le nom. Cependant il se trouva encore, dans la première moitié
du x\w siècle, un homme d'une foi assez robuste pour rompre
une lance contre Bodin en faveur de l'éternité du saint empire
romain (1). Le préjugé chrétien ne céda qu'à l'évidence des faits;
que dis-je? nous entendrons le pape demander, en plein xix^ siècle,
le rétablissement du saint empire romain, comme la chose la plus
naturelle du monde!
Il
La monarchie universelle est une idée catholique, plutôt que
chrétienne; elle tient, en effet, à la conception d'une unité exté-
rieure de la chrétienté; elle suppose encore que le pape a, comme
chef de l'Église, une puissance temporelle, car c'est lui qui cou-
ronne l'empereur, et c'est lui qui le dépose, dès que l'intérêt de la
religion le demande. Le protestantisme répudia l'idée de l'Église
extérieure, et de la puissance temporelle du prétendu vicaire de
Dieu; elle ruina donc dans ses fondements l'édifice de l'unité du
moyen âge. Si les réformés restèrent attachés à la monarchie uni-
verselle, c'est que la parole d'un prophète semblait la consacrer;
mais il en fut de celte prophétie comme de plus d'un dogme catho-
lique; c'était un héritage du christianisme traditionnel, que les
réformateurs acceptèrent d'abord dans la ferme croyance qu'ils
étaient les vrais représentants de la tradition chrétienne, mais
qu'ils rejetèrent bientôt, comme des débris d'un passé qui ne pou-
vait plus renaître. La réforme était essentiellement hostile à l'idée
de monarchie universelle; procédant du génie germanique, elle
(1) /. ISmheuser , Argnmentatio de sancto el summo imperio monarcliico, 1610. {Guidas t,
Politica Imperialis, p. 746.)
24 MONAUtJHlE U^aVERSELLE
était individuelle par nature; aussi son premier cri fut-il un appel
au sentiment national du peuple allemand, foulé, exploité et
méprisé par les prêtres ambitieux qui de la barque de saint Pierre
s'étaient fait un trône, d'où ils dominaient sur le monde avec un
orgueil digne plutôt des Césars romains que de l'humble apôtre
dont ils se disaient les successeurs.
Telle fut la pensée de la fameuse adresse de Luther l\ la noblesse
allemande (1), véritable manifeste contre la domination pontifi-
cale : « N'est-il pas ridicule, s'écria le hardi réformateur, que le
pape réclame le droit de disposer de l'empire? A-t-il oublié les
paroles de son maître : Les rois des nations dominent sur elles,
mais il n'en sera pas ainsi de vous? Peut-il régir le monde tout
ensemble et prêcher, prier, prendre soin des pauvres?... Que l'évêque
de Rome renonce à ses prétendus droits sur le royaume de Naples
et de Sicile; il n'y a pas plus de droit que moi, Luther. C'est contre
le commandement du Christ qu'il possède ce qu'il appelle le patri-
moine de saint Pierre : Nul, dit saint Paul, qui va à la guerre, ne
s'embarrasse des affaires de ce monde.Ei voilà le pape qui se dit suc-
cesseur de l'apôtre, et, loin de songer au combat spirituel de l'Évan-
gile, il s'occupe bien plus des affaires de cette vie que les empereurs
et les rois ! Débarrassons-le de cette besogne. Que l'empereur
mette entre ses mains une Bible et un livre de prières; que le
pape prie et qu'il laisse les princes gouverner les royaumes... Les
évêques de Rome se vantent d'avoir transféré l'empire romain aux
rois d'Allemagne; ils veulent que nous leur soyons reconnaissants
pour un si grand bienfait : de \h des prétentions et une outrecuidance
qui font pitié... L'empire d'Allemagne s'appelle le saint empire
romain. Pourquoi donc nos empereurs sont-ils chassés de Rome?
pourquoi les papes s'en sont-ils emparés? Ils abandonnent les
apparences du pouvoir aux Allemands et ils gardent pour eux la
réalité. C'est ainsi qu'ils nous ont toujours menés par le bout du
nez; n'ont-ils pas raison de nous traiter de niais et d'imbéciles?...
Ne pouvant eux-mêmes être empereurs, ils ont conféré la dignité
impériale h nos rois, pour régner sous leur nom. Ils nous laissent
les vains titres, et prennent tout ce que nous avons, nos biens,
notre honneur, notre corps, notre âme et notre vie... De quoi donc
(1) Lulhci'j An (IcD chrisllichen Adel deulscLer Nation (1520).
ET NATIONALITÉS. 25
leur serions-nous reconnaissants? Est-ce parce qu'ils nous ont
donné la dignité impériale qu'ils n'avaient pas lo droit d'eiik-ver
aux Grecs? C'est Dieu (jui dispose des empires et non le pape...
Mettons que le pape ait réellement transféré l'empire aux Alle-
mands; alors prenons le don au sérieux. Que l'empire soil un vrai
empire, et que le pape commence par nous rendre Rome et tout
ce qu'il détient injustement! Que le glaive des maîtres du monde
ne soit plus contraint de se baisser devant les hypocrites préten-
tions d'un prêtre! »
La voix puissante du réformateur allemand annonce la fin de la
papauté et, par suite, de l'unité catholique. Chose remarquable!
Les premiers princes qui embrassèrent la réforme, furent des
électeurs du saint empire romain. Conçoit-on un empire dit
saint parce qu'il est le bras armé de l'Église catholique, et des
électeurs hérétiques disposant de cette sainte couronne? Con-
çoit-on que des princes, flétrissant Rome comme la Babylone de
l'Apocalypse et le pape comme l'Antéchrist, élisent un empereur
qui a pour mission de défendre Rome et la papauté? Le saint em-
pire était frappé au cœur. Il conserva une apparence de vie, tant
que Charles-Quint resta 5 sa léte, mais, lors de son abdication, la
contradiction parut au grand jour. Le pape refusa de reconnaître
un empereur nommé par des électeurs hérétiques. Au point de
vue de la papauté, il avait raison. Mais la chancellerie impériale
ne fut pas dé son avis : elle répondit au souverain pontife, qu'il se
trompait de date, qu'il se croyait encore au moyen âge, tandis qu'il
était au xvi" siècle (1). Les Allemands à leur tour avaient raison;
mais aussi il leur fallait renoncer h l'ambition de la monarchie
universelle par le pape et l'empereur. C'était bien, comme ils le
disaient, une conception du moyen âge, qui supposait l'union
intime de la papauté et de l'empire, pour mieux dire la suprématie
du pape; en la rejetant, les empereurs abdiquaient la monarchie
chrétienne, pour entrer dans les rangs des princes, chefs et or-
ganes de nations indépendantes. C'est ainsi que la réforme devint
le tombeau de l'unité du moyen âge.
(1) Voyez le T. IX' de mes Éludes.
2G MONARCHIE UNIVERSELLE
III
La réforme n'est que Tune des faces du mouvement qui carac-
térise les temps modernes. Elle fut préparée et h certains égards
dépassée par la renaissance. Les humanistes du xv et du xvi- siècle
représentent mieux que les protestants, les tendances de notre
civilisation. On croit ordinairement que les hommes de la renais-
sance ne furent que de pâles imitateurs de la Grèce et de Rome;
c'est confondre l'ère nouvelle qui s'annonce par un retour à l'anti-
quité, avec ce qui en est l'excès et pour mieux dire la caricature.
Il y a dans la renaissance un pas vers l'avenir pour le moins autant
qu'un retour au passé ; les idées qui agitent le xix'^ siècle, remuent
déjà les hommes du xv*" : c'est une vive répulsion contre les abus
de la force, la réprobation des guerres de conquête et par suite
de la monarchie universelle. Écoutons un des beaux génies de cette
heureuse époque.
Érasme demande ce que c'est que la monarchie universelle :
« On en parle depuis des siècles; mais a-t-elle jamais existé, peut-
elle même exister? Les Romains se disaient les maîtres du monde,
et une moitié de la terre leur était inconnue; ils traitaient les
antipodes de fable, et aujourd'hui nos navigateurs visitent la terre
des antipodes. Que l'on compare la terre, telle que nous la con-
naissons, avec l'empire romain, et que l'on dise s'il mérite le nom
magnifique de monarchie universelle. Encore cette domination
restreinte fut-elle été détruite par les Barbares, et les papes
eurent beau la rétablir, ils ressuscitèrent le nom, mais non la
chose. L'on dit que les hommes doivent imiter le gouvernement
de Dieu; rien de mieux, s'ils pouvaient aussi imiter sa bonté et sa
sagesse. Prenons les hommes tels qu'ils sont, avec leur irrémé-
diable imperfection et avec leurs passions tout aussi incurables. Où
est le prince capable de gouverner le monde? En étendant la puis-
sance au delà des limites des forces humaines, que fait-on, sinon
étendre les maux nécessaires qui résultent d'un régime imparfait,
la tyrannie et la servitude? » Érasme ne veut pas parquer le genre
humain en États isolés, comme Sparte ou Jérusalem; il est cos-
mopolite, mais il tient au cosmopolitisme moral bien plus qu'à
ET NATIONALITÉS. 27
l'unité politique : « Que les rois, dit-il, se pénétrent de la charité
chrétienne, alors la chrétienté pourra se passer de la monarchie
universelle; que si la charité n'inspire pas les princes, vainement
un seul serait-il le maître de la terre, les peuples n'auraient fait
qu'échanger des tyrans faibles et impuissants, contre un tyran
unique, qui les opprimerait d'autant plus, qu'il aurait la toute-
puissance en sa main (1). » Érasme a le génie du bon sens ; comme
le grand railleur du dernier siècle, il aime à combattre ses adver-
saires avec les armes de l'ironie. Un moine espagnol défendit la
monarchie universelle avec les raisons que lui fournissait la doc-
trine du moyen âge; il concluait par dire qu'elle était de droit
divin. Il ne doit y avoir qu'un monarque, dit Carvajal , comme il
n'y a qu'un soleil. « Fort bien, répond Érasme; quand on nous
montrera un homme qui répand ses bienfaits sur toute la terre,
comme le soleil, et qui remplit sa mission avec l'admirable régu-
larité du roi des astres, nous nous soumettrons volontiers ù son
empire. » Aristote, reprend le moine espagnol, se prononce pour
la monarchie, ainsi qu'Homère. Voilii un trait de cette érudition
inintelligente, qu'on impute à tort à tous les écrivains de la re-
naissance. Érasme renvoie le moine sur les bancs de l'école ; il y
apprendra, que le philosophe grec n'entendait parler que d'une
forme de gouvernement, et le grand poète, d'un général d'armée.
Voici entin l'argument irrésistible : Jésus-Christ dit : Donnez à
César ce qui est à César. Donc il approuve et sanctifie la monar-
chie universelle. « Supposez, répond Érasme, que le Fils de Dieu
ait prêché dans la Savoie, au lieu de prêcher dans la Palestine, il
aurait dit « Rendez au duc ce qui est au duc. » Que conclure de
là? Que le défenseur de la monarchie universelle ne brille pas par
l'intelligence (2). »
Il y avait au xvi" siècle un homme d'un esprit plus original
qu'Érasme. Ceux qui ont lu Rabelais ne seront pas étonnés de
trouver son nom dans une Étude sur l'histoire de l'humanité, car
ils savent que l'auteur de Pantagruel cache de profondes pensées
sous des formes burlesques. A nos yeux, les grands génies qui
éclairent et consolent l'humanité, ont plus de poids que tous les
(1) Erasmi Epist. 318, in Suetonium. (Op. T. III, 2, p. 327.)
(2) imsmi^Epist. i031 (T. III, 2, p. 1166), et Epist. 1072, p. 1229.
28 MONARCHIE UNIVERSELLE
diplomates, tous les rois et tous les empereurs du monde. Pen-
dant que les princes de la maison d'Autriche luttaient pour la mo-
narchie universelle, Rabelais s'en moquait; or il se trouve que le
malicieux curé avait une vue plus juste des destinées de l'huma-
nité que Charles-Quint, le grand politique du xvi'' siècle. Suivons
donc un instant la course aventureuse que les officiers de Picro-
choJe proposent à leur maître :
« Sire, aujourd'hui nous vous rendons le plus heureux, le plus
puissant prince qui oncques fut depuis la mort d'Alexandre le Grand.
Le moyen est tel. Vous laisserez ici quelque capitaine en garnison,
avec petite bandedegens,pourgarderlaplace. Puis vous partagerez
votre armée en deux. Une partie ira ruer sur ceGrandgousier, et ses
gens.Paricelle il sera de prime abordée f^icilement déconfit. Là vous
aurez de l'argent à tas, car le vilain en aducomptant; vilain, disons-
nous, parce qu'un noble prince n'a jamais un sou : thésauriser est
fait de vilain... L'autre partie cependant tirera vers Onys et Gas-
cogne; sans résistance, ils prendront villes, châteaux et forte-
resses. A Bayonne vous saisirez tous les vaisseaux, et côtoyant
vers Galice et Portugal, pillerez tous les lieux maritimes jusqu'à Lis-
bonne, où vous aurez renfort de tout équipage requis à un con-
quérant. Par la corbleu, l'Espagne se rendra, car ce ne sont que
marouffles. Vous passerez par le détroit, et là érigerez deux co-
lonnes plus magnifiques que celles d'Hercule, h perpétuellemémoire
devotre nom. Et sera nommé ce détroit \iimer PicroclioUne . . .Pi\ssée
!a mer Picrocholine, voici Barberousse qui se rend voire esclave.
— Je, dit Picrochole, le prendrai ;\ merci. — Bien, dirent ses offi-
ciers, pourvu qu'il se fasse baptiser. — Etoppugnerez les royaumes
de Tunis, hardiment toute Barbarie : côtoyant h gauche, domi-
nerez la Gaule narbonique, Gênes, Florence, Luques et adieu soit
Rome. Le pauvre monsieur du pape meurt déjà de peur. — Par ma
foi, dit Picrochole, je ne lui baiserai pas sa pantoufle.
« Italie prise, voilà Naples, Calabre et Sicile toutes à sac et Malte
avec. Je voudrais bien que les plaisants chevaliers jadis Rhodiens
vous résistassent, pour voir de leur urine. — J'irais, dit Picrochole,
volontiers à Lorette. — Rien, rien, dirent les officiers, ce sera au
retour. De là prendrons Candie, et les îles Cyclades et donnerons
sus laMorée. Nous la tenons... Dieu garde Jérusalem, carie sou-
dan n'est pas comparable à votre puissance. — Je, dit-il, ferai
ET NATIONALITÉS. 29
donc bâtir le temple de Salomoii? — Non, dirent-ils, encore :
attendez un peu. Ne soyez jamais tant soudain h vos entreprises.
Savez-vous que disait Oclavien Auguste? Il vous convient pre-
mièrement avoir l'Asie Mineure jusqu'à l'Euplirale. — Verrons-
nous, d'il Picrochole, Babylone et le mont Sinaï? — Il n'est, dirent-
ils, pas besoin pour celte beure. N'est-ce pas assez tracassé d'avoir
iransfrété la mer Hyrcane, et chevauché les deux Arménies et les
irois Arables? — Par ma foi, dit-il, nous sommes morts. Ha, pau-
vres gens! — Quoi? dirent-ils. — Que boirons-nous dans ces
déserts? Car l'empereur Julien et toute son armée y moururent de
soir, comme l'on dit. — Nous, dirent-ils, avous déjà donné ordre
à tout. Par la mer Syriaque vous avez neuf mille quatorze vais-
seaux chargés des meilleurs vins du monde; ils arrivent à Jaffa.
Là se trouvent vingt et deux cent mille chameaux et seize cents
éléphants que vous avez pris à une chasse en Lybie, et d'abondant
eûtes toute la caravane de la Mecque. Ne vous fournirent-ils pas
de vin àsuffîsance? — Vrai, mais, dit-il, nous ne biîmes point frais.
— Par la vertu, dirent-ils, un preux, un conquérant, un préten-
dant et aspirant à l'empire universel, ne peut toujours avoir ses
aises. Dieu soit loué, qu'êtes venus, vous et vos gens, saufs et
entiers jusqu'au fleuve du Tigre.
« Mais, dit-il, que fait, cependant, la partie de noire armée qui
déconfit ce vilain buveur Q'andgoiisier? — Ils ne chôment pas, dirent-
ils ; nous les rencontrerons tantôt . Ils ont prisBrelagne, Normandie,
Flandres, Hainaut, Brabant, Artois, Hollande, Zélande; ils ont passé
le Rhin sus le ventre des Suisses et Lansquenets, et partie d'entre
eux ont dompté Luxembourg, la Lorraine, la Champagne, Savoie
jusqu'à Lyon : auquel lieu ont trouvé vos garnisons retournant de
la conquête navale de la Méditerranée. Et se sont rassemblés en
Bohême, après avoir mis à sac Suède, Wirtemberg, Bavière, Au-
triche, Moravie et Styrie. Puis ont donné hèrement ensemble sur
Norvège et Suède, jusqu'à la mer Glaciale. Ce fait, conquêlèrent
les îles Orcades et subjuguèrent Ecosse, Angleterre et Irlande.
De là, navigant par la mer du Nord, ont vaincu et dompté Prusse,
Pologne, Lithuanie, Russie, Turquie et sont à Conslanlinople. —
Allons, dit Picrochole, nous rendre auprès d'eux, le pluslôt pos-
sible, car je veux être aussi empereur de Trébizonde. Ne tuerons-
nous pas tous ces chiens turcs et mahumétistes? — Que diable.
30 MONARCHIE UNIVERSELLE
dirent-ils, fesons donc? Et donnerez leurs biens et terres à ceux
qui vous auront servi honnêtement. — La raison, dit-il, le veut,
c'est équité. Je vous donne la Syrie et toute la Palestine. — Ha,
dirent-ils, Sire, c'est du bien à vous, grand merci. Dieu vous fasse
toujours bien prospérer. — Là était un vieux gentilhomme, éprouvé
en divers hasards, et vrai routier de guerre, lequel, oyant ces
propos, dit : Que prétendez-vous par ces belles conquêtes? Quelle
sera la fin de tant de travaux et traverses? — Sera, àïi Picrochole,
que nous retournés, reposerons à nos aises. — Donc, dit le capi-
taine, si par cas jamais n'en retourniez? Car le voyage est long et
périlleux. N'est-ce pas mieux que maintenant nous reposions, sans
nous mettre en ces hasards (1)? »
L'on ne peut se moquer de la monarchie universelle avec plus
d'esprit. Rabelais donne pour successeur à Alexandre le Grand le
seigneur d'une bicoque de la Gaule; il faut d'abord qu'il conquière
les moyens d'être conquérant. Cela se fait comme par la baguette
d'un magicien. En vérité, il ne faudrait rien moins qu'un enchan-
tement continu pour soumettre le monde entier à un seul homme.
L'orgueil a toujours enivré les maîtres prétendus du monde, et il
aveugle même ceux qui ne font que rêver l'empire de la terre; les
châteaux fantastiques qu'ils bâtissent en l'air leur semblent une
réalité; ils croientdéjà être auboutdeleurs courses aventureuses,
et les voilà qui distribuent des domaines, des royaumes de leur
monarchie imaginaire. L'illusion de Picrochole est l'illusion de tous
ceux qui ont ambitionné une domination impossible. Et le but de
cette utopie, quel est-il? Les théoriciens de la monarchie univer-
selle s'imaginaient que la paix et l'harmonie étaient l'idéal auquel
avaient aspiré les ravageurs de l'univers; Rabelais est bien plus
dans le vrai, en réduisant ce sublime idéal à un étroit égoïsme.
Après avoir ri de leurs projets insensés, il termine par des paroles
plus graves, pour montrer l'injustice de leurs entreprises : « Le
temps n'est plus d'ainsi conquêter les royaumes avec dommage
de son prochain frère chrétien; cette imitation des anciens Her-
cule, Alexandre, Annibal, Scipion, César et autres tels, est con-
traire à la profession de l'Évangile, par lequel nous est commandé
de garder, sauver, régir et administrer chacun ses pays et terres,
(1) Rabelais, livre I, ch. 33.
ET NATIONALITÉS. 51
non hostilement envahir les autres. Et ce que les Sarrasins et
Barbares jadis appelaient prouesses, maintenant nous appelons
brigandages et méchancetés (i). »
Au xYii*^ siècle, la France a eu un chroniqueur que l'on peut citer
h côté de Rabelais : Gaspard de Saulx , seigneur de Tavannes,
rappelle parfois la touche de Tacite. Homme de guerre, et témoin
des combats opiniâtres qui se livraient autour d'une seule forte-
resse, il ne vit qu'une chimère dans l'ambition de la monarchie
universelle : « La disposition, l'état et les places fortes de l'Europe
sont entièrement contraires h la monarchie. Il a fallu trois ans
pour prendre Oslende; pour en prendre trois semblables, c'est le
quart delà vie; huit ou dix villes prises ne rendent pas plus pauvre
ou plus riche celui des deux qui les gagne ou qui les perd ; c'est
un jeu de barre souvent rebattu par leurs devanciers : ce qui se
conquérait en un été, se perdait en un autre, et ensuite la paix
avec les hommes; à savoir si elle était avec Dieu, après tant de
meurtres, désordre, perte de sang, et levées de deniers si mal
employés. » Tavannes, esprit religieux, se demande si c'est par un
pur hasard que les tentatives de monarchie universelle ont tou-
jours échoué. L'historien croit h la Providence et non à l'aveugle
fortune. « Voyant les entreprises si bien projetées tourner à
néant, fait croire qu'il y a de l'ouvrage de Dieu, semble qu'il a
mis des barrières qu'il ne veut être passées légèrement; à l'Espa-
gne, les monts Pyrénées et la mer; à la France, la mer, les
Pyrénées, le Rhin, les montagnes de Suisse et de Piémont; l'Italie
a la mer et les Alpes. » C'est l'idée des frontières naturelles qui se
confond avec celle de nationalité. Si les nations sont de Dieu, la
monarchie universelle va h rencontre de ses desseins; voilh pour-
quoi la Providence intervient pour briser les vains projets des
hommes. « Dieu fit voir sa volonté, qui était que ces limites ne
fussent faussées, et qu'il ne se fît un monarque; il fit naître en
même temps François I", Soliman, Henri VIII, pour les opposer à
Charles-Quint... De nouveau, il semble que Dieu continue en cette
volonté; que la France, l'Espagne et l'Angleterre soient si égale-
ment puissantes, qu'ils ne puissent accroître au préjudice les uns
des autres ; ayant rendu le royaume de France par la paix, uni,
(1) RabelaiSj livre I, ch. 46.
32 MONARCHIE UNIVERSELLE
puissant et formidable ; d'autre part ajoint le Portugal h l'Espagne,
et l'Ecosse à l'x\ngleLerre, à ce qu'ils aient force et moyens de se
garder également les uns les autres, empêcher la monarchie et
conserver leur État (i). «
Le partisan le plus décidé de la monarchie universelle, Campa-
nella, avoue que les écrivains politiques étaient presque unanimes
à la repousser, comm.e contraire aux desseins de Dieu, qui a donné
à chaque nation des limites naturelles et des langues différentes,
expression d'un génie divers; il avoue que les monarchies dont
l'histoire fait mention, furent toutes le produit de la violence, et
qu'à ce litre, elles sont condamnées par le christianisme (2).
Ajoutons que la monarchie doit être réprouvée, non seulement
parce qu'elle est irréalisable, et contraire à l'esprit de l'Évangile;
elle serait possible, qu'il faudrait encore la repousser comme un
faux idéal. Pour la justifier, ses défenseurs disent que le but de
l'humanité est la paix, et que la monarchie peut seule l'assurer.
C'est une erreur funeste. La paix n'est pas le but, c'est un moyen ;
le but est avant tout le respect du droit et de l'individualité; si le
droit n'est pas respecté, si l'individualité est méconnue, il devient
impossible à l'homme de remplir sa mission sur cette terre, mis-
sion qui n'est autre que le développement progressif de ses facultés.
Or la monarchie universelle, telle que les conquérants l'ont ambi-
tionnée, détruit l'idée même d'un droit individuel, el par suite
elle tarit les sources de la vie. Malheur aux peuples, si la paix
devient jamais leur unique préoccupation, et s'ils y sacrifient le
bien le plus cher de l'homme, sa liberté. Ce serait le règne d'une
civilisation purement matérielle, c'est h dire la décadence, la
pourriture. Si la monarchie universelle était possible, elle se
réaliserait dans une société qui n'aurait qu'un seul souci, aug-
menter ses richesses pour accroître ses jouissances. Heureuse-
ment, Dieu a veillé h ce que la monarchie restât éternellement
une chimère, en douant les nations d'une individualité indestruc-
tible. Elles réagiront toujours contre une domination qui les
anéantirait, de même que fhomme réagit par instinct de conser-
vation contre tout ce qui menace sa vie. Est-il vrai au moins que
(1) Mémoires de Tavannes, dans Peiitol, Colleclion, T. XXIIl, p. 266, 380, 381.
(2) Campanella, de Monarchica Hispanica, p. 372-384 (édit. d'Amsterdam, 1641).
ET NATIONALITÉS. 33
!a monarchie universelle soit une garantie de paix? Elle serait
plutôt une source de guerres permanentes. Il n'y a de paix véritable
que lorsque satisfaction est donnée b. tous les besoins légitimes
de la nature; quand il ya un élément essentiel de l'humanité qui est
opprimé, la lutte est nécessaire, providentielle. Si jamais la lutte
pouvait cesser, c'est parce qu'il n'y aurait plus assez de forces
dans les nations pour résister; alors la paix régnerait, mais ce
serait la paix des tombeaux.
§ 3. Let nationalités
I
Les nationalités sont-elles le produit du hasard, des invasions,
des guerres, du mélange fortuit des races? ou ont-elles une raison
d'être comme les individus? Si on les confond avec les États, il
faut dire qu'elles n'ont pas de vie propre, qu'elles se font et se
défont par la conquête ou l'hérédité ; par suite la monarchie uni-
verselle ne sera plus qu'une question de puissance et de fortune.
Si, au contraire, elles ont une vie propre, comme les individus,
elles ont aussi droit à une existence individuelle; elles ne peu-
vent pas être détruites par un conquérant, pas plus que l'indivi-
dualité humaine ne peut être anéantie au profit des princes. S'il
n'y a pas de nationalités, les sociétés politiques ne reposent que
sur la possession; la possession plus ou moins longue peut ci-éer
des titres, mais n'étant pas fondée sur la nature, elle n'a pas la
force d'un droit, c'est un fait, qu'un fait contraire peut renverser.
Il n'en est plus de même si les nationalités ont une existence indi-
viduelle; il n'y a pas de violence qui puisse la leur enlever, car le
fait contraire au droit ne crée pas un droit, quelle que soit sa
durée. Une fois que le principe des nationalités sera entré dans la
conscience générale et qu'il se sera réalisé dans la constitution des
États, il en résultera la plus forte garantie pour la conservation
de la paix, car il ne pourra plus être question de conquête : les
nationalités sont donc un principe de paix. Que si, au contraire, on
ne tient aucun compte des nations, si leur existence n'est qu'un
simple fait, les guerres de conquête seront éternelles.
54 MONARCHIE UNIVERSELLE
Le principe de nationalité est entré dans la conscience humaine;
et la tendance des temps modernes est de le réaliser dans les faits.
Or la vie de l'humanité, dans son évolution progressive, nous
révèle les desseins de Dieu. Nous pouvons donc affirmer que les
nations ont leur raison d'être en Dieu. Ce qui confirme cette induc-
tion historique, c'est que l'élément d'individualité est répandu
dans toute la création , aussi bien que celui de l'unité. Les condi-
tions physiques de la vie varient, non seulement d'un continent îi
l'autre, mais au sein d'un même continent, Dieu a créé des terri-
toires où la vie se développe sous des conditions différentes ; ces
conditions sont appropriées au caractère et à la mission de la
nation qui est destinée à l'habiter. Les territoires, avec tous les
éléments qui les constituent, sont pour les nations ce que le corps
est pour les individus, un instrument, un organe de la vie. De
même que chez l'homme, la constituton physique est en harmonie
avec les facultés intellectuelles et morales, de même le corps des
nations est en harmonie avec leur génie et leur destinée. A cela se
réduit la question si souvent agitée de l'influence des climals. L'on
a dit que le corps faisait l'àme, il serait plus vrai de dire que l'àme
fait le corps, car il est contradictoire que l'organe crée le principe,
ce doit être le principe qui crée l'organe. Pour mieux dire. Dieu
seul est créateur; il donne h l'âme l'enveloppe qui répond à ses
facultés ; il donne aux nations le territoire qui répond à leur mis-
sion. Cette corrélation entre les mœurs, les goûts, les dispositions
d'une nation, et la partie de la terre qu'elle occupe, est une preuve
vivante que les nations sont un fait providentiel; elles ont donc
leur existence en Dieu, aussi bien que les individus.
Un des grands poètes de la France chante au xyu*" siècle :
Du ciel la prudence infime
Départ à chaque peuple un différent génie (1)
Ces vers de Corneille contiennent en germe toute la théorie des
nationalités. Qu'est-ce qui fait l'essence d'un individu? pourquoi
disons-nous qu'il a une existence indestructible? C'est parce que
chaque homme a des facultés diverses , qu'il est appelé à déve-
(1) Corneille, Cinna, U, 1.
ET NATIONALITES. 00
lopper, de l'usage desquelles il est responsable; il meurt, mais
pour renaître à une vie nouvelle, dont les conditions sont une suite
rigoureuse de sa vie antérieure. Chez les nations, nous trouvons
également des facultés diverses qu'elles sont appelées h dévelop-
per, et de l'emploi desquelles elles sont responsables; il leur arrive
aussi de mourir, comme h tout ce qui est créé; mais c'est plutôt
une transformation de la vie qu'une destruction. Le génie divers
de chaque homme se manifeste dans ses œuvres ; chacun a sa mis-
sion à remplir dans la destinée générale de l'humanité. Le génie
de chaque nation nous révèle également sa mission, qui est en
harmonie avec la mission des individus et avec celle du genre
humain. Ce qui constitue l'individualité humaine, c'est précisé-
ment ce génie particulier de chaque homme, et la tâche qu'il a îi
accomplir dans l'œuvre générale de sa nation et de l'humanité.
C'est aussi ce génie et cette mission qui fondent le caractère essen-
tiel des nationalités. Chaque peuple représente en quelque sorte
une idée ; cette idée est le principe de sa vie, sans elle il cesserait
d'être (1) ; aussi longtemps qu'il y reste fidèle, il joue un rôle glo-
rieux dans l'histoire; du jour où il la déserte, il abdique son exis-
tence; son déclin commence, il meurt pour renaître dans d'autres
conditions.
L'histoire tout entière est un témoignage de la destinée indivi-
duelle que nous reconnaissons aux nations ; leur génie et leur mis-
sion éclatent avec une égale évidence dans les faits. Comment
l'existence des nations s'harmonise-t-elle avec celle des individus,
d'une part, et celle de l'humanité, d'autre part? Nous avons dit que
l'individu ne doit pas être absorbé par l'État, pas plus que les
nations par l'humanité; c'est dire qu'en définitive le perfection-
nement de l'individu est le dernier but de l'organisation du genre
humain, que les nations et l'humanité sont des milieux dans lesquels
l'homme doit développer ses facultés, et accomplir sa mission.
Séparez findividu de la nation 5 laquelle il appartient, vous n'au-
rez plus qu'une abstraction, un non-être; fhomme ne peut pas
plus vivre en dehors d'une nation, que la feuille ne pourrait vivre
(1) Cousin t Histoire de la philosophie, X* leçon : « Un peuple n'est un véritable peuple qu'à
condition d'exprimer une idée qui lui donne un caractère commun, une physionomie distincte dans
l'histoire. •
^6 MONARCHIE UNIVERSELLE
si on la détachait de l'arbre dans lequel elle puise les sources de
la vie. C'est la nation qui donne h l'individu son caractère, ses
idées, ses préjugés et ses passions ; il vit en elle. Mais elle vit aussi
on lui : la nation, si on la sépare des individus, est une abstrac-
tion, ce sont les individus qui font sa force et sa grandeur. Pour
qu'il y ait vie complète, harmonique, il faut que la vie nationale et
la vie individuelle se pénètrent, réagissent l'une sur l'autre, maie,
de manière ii conserver chacune leur liberté d'action.
La vie nationale et la vie individuelle ne suffisent pas pour l'en-
tier développement des facultés de l'homme et pour l'accomplisse-
ment de sa mission. En effet, la destinée de tous les hommes est
solidaire, en ce sens qu'ils sont frères; il y a donc un lien entre
eux, d'où naissent des devoirs; ces devoirs, en rattachant l'indi-
vidu t^ SOS semblables, quel que soit le lieu qu'ils habitent, mettent
en action les plus nobles facultés de l'homme, les sentiments de
fraternilé et de charité. Pour l'individu, la solitude absolue serait
la mort de l'âme ; les nations ne peuvent pas plus s'isoler de l'hu-
manité que les individus ne peuvent se détacher de leurs sem-
blables; leur isolement absolu serait aussi la mort. Par cela mô'me
que les nations ont chacune leur génie particulier, chacune n(î
représente qu'une des faces de l'humanité, chacune est donc incom-
plète; elle doit, pour se compléter, se mettre en rapport avec les
autres membres de l'humanité : ce n'est que par cette voie com-
mune qu'un développement régulier, harmonique des facultés
humaines devient possible. Ainsi les nations sont à l'égard de
l'humanité, ce que les individus sont à l'égard des nations; la vie
nationale doit se relier à la vie générale, de même que la vie indi-
viduelle doit se reliera la vie nationale. Les nations ont une mis-
sion qui s'identifie avec celle des individus ; l'humanité a une des-
tinée qui est au fond celle des nations et des individus. Il faut donc
que le genre humain soit organisé de manière que la vie nationale
favorise la vie individuelle, et que la vie universelle pénètre la vie
nationale. L'individu, quoique libre et indépendant dans sa sphère,
ne peut pas entraver la vie nationale; ce serait détruire le milieu
dans lequel il est appelé à vivre. La nation ne peut pas davantage,
quoique libre et indépendante, entraver la vie générale : ce serait
remplacer une vie commune, harmonique, par une existence parti-
culière et égoïste, et l'égoïsmetue ceux qui s'y abandonnent. De là la
ET NATIONALITÉS. 37
nécessité d'une organisation de l'humanité qui harmonise la vie
générale, la vie nationale et la vie individuelle.
II
Quelle est l'origine historique des nations? Dans notre monde
occidental, elles datent des temps modernes. L'antiquité est l'âge
des cités et des monarchies universelles. Les Barbares mettent
fin à l'empire de la Ville Éternelle, mais on dirait que Rome est
née pour la domination, comme le dit son grand poète : les Césars
font place aux papes. Quel est l'idéal du catholicisme dont la
papauté est l'organe? On essaie aujourd'hui de relever le christia-
nisme traditionnel de sa décadence, et pour le remettre en hon-
neur, on prétend qu'il se concilie parfaitement avec les tendances
delacivilisation européenne; que dis-je? ses plus ardents défenseurs
vont jusqu'h prétendre que c'est à lui que nous devons tout ce qu'il
y a de grand dans notre état social. L'histoire donne un démenti i\
ces superbes prétentions. Un des besoins les plus vifs des peuples
modernes, c'est leur indépendance; or il n'y a pas de place pour
les nations dans le catholicisme. Les plus célèbres docteurs du
moyen âge disent « que, si Adam n'avait pas péché, les hommes
n'auraient formé qu'une famille dont Adam eût été le chef et par
conséquent le maître (i). » Voilà bien l'unité représentée comme
l'idéal de l'humanité, dans son état de perfection. L'idée de diversité,
de nationalité ne pouvait pas même naître dans cet état imaginaire
que les catholiques appellent le paradis : il y avait unité de langue,
unité de sentiments et unité politique, si l'on peut appeler ainsi le
gouvernement de la famille humaine par son chef.
L'unité de langue est l'expression de l'unité intellectuelle; elle
survécut à la chute. C'était comme un souvenir de l'état primitif:
« La terre, dit la Genèse, n'avait alors qu'une seule langue, et la
même manière de parler. » Comment la diversité de langues, signe
de la diversité nationale, s'est-elle fait jour dans cette unité abso-
lue? Au point de vue des doctrines modernes, nous voyons un
immense progrès dans l'avènement de cette diversité, car c'est
(1) Alexander Haies, Summa fheologica, quœst. XGIII, membr. 1. (T. II, p. 387.)
3
38 MONARCHIE UNIVERSELLE
l'avénement des nationalités. Est-ce sous ces couleurs que l'Écri-
ture sainte représente la révolution qui, d'une seule langue, en fit
plusieurs? Notre question seule est une hérésie. L'unité de langue
étant un des caractères de l'existence parfaite du paradis, la
diversité de langage ne peut être qu'une conséquence de la chute.
Tel est aussi le récit de la Bible. Les hommes s'étant multipliés,
leur orgueil s'insurgea contre Dieu ; ils se mirent à bâtir une tour,
la fameuse tour de Babel, comme s'ils voulaient s'élever jusqu'au
ciel, et braver la divinité. Que fit Dieu pour punir leur révolte?
«Allons, dit-il, confondons leurs langues, afin qu'ils ne s'en-
tendent plus les uns les autres; et ainsi le Seigneur les sépara
de ce lieu par toutes les terres. » La confusion des langues con-
duisit h la séparation des peuples. Écoutons Bossuet : « La parole
est le lien de la société entre les hommes, par la communication
qu'ils se donnent de leurs pensées. Dès qu'on ne s'entend plus
l'un l'autre, on est étranger l'un h. l'autre. Si je n'entends point,
dit saint Paul, la force d'une parole, je suis étranger et barbare à
celui à qui je parle, et il me l'est aussi. Et saint Augustin remarque
que cette diversité de langages fait qu'un homme se plaît plus avec
son chien, qu'avec son semblable (1). » Ainsi la confusion des
langues, punition de l'attenlat de Babel, fut le principe de la
séparation des peuples. L'on doit donc dire, d'après le récit de la
Genèse, que le partage du genre humain en nations est une puni-
tion infligée aux hommes pour leur orgueil.
Telle est la conception que la révélation chrétienne donne de
l'origine des nations. Loin d'avoir leur principe en Dieu, elles
sont une déviation de la création primitive, c'est à dire de la per-
fection divine. Les hommes déchus s'étaient servis de leur unité
pour faire la guerre à Dieu, au lieu de le glorifier ; voilà pourquoi
Dieu les punit, en les séparant. C'est en ce sens que le Sage par
excellence dit dans ses Proverbes : « A raison des péchés des
hommes, il y a beaucoup de princes qui les gouvernent.;» Cepen-
dant la destinée des hommes est de revenir à la perfection d'où
ils sont déchus par la faute d'Adam : le péché originel a introduit
la division, Jésus-Christ est venu réparer la nature humaine et
rétablir l'unité. L'unité, et une unité absolue , est donc l'idéal de
(1) Bossuel, Politique tirée de l'Écriture, livre 1, art. î.
ET NATIONALITÉS. 39
l'humanité, l'état pour lequel Dieu l'a créé. On le voit, l'unité, c'est
à dire, dans le domaine politique, la monarchie universelle, est
un dogme pour le catholicisme; il faudrait un tour de force aussi
miraculeux que la cenfusion des langues, pour introduire l'élé-
mient de la diversité, à titre de principe divin, dans l'unité chré-
tienne.
Une chose est certaine, c'est que, pendant les longs siècles où
le catholicisme a régné sur les esprits , la monarchie universelle
fut l'idéal de l'Église. Dans la doctrine du moyen âge, les papes
étaient les vrais maîtres du monde; s'ils consentaient à partager
la domination avec les emipereurs, c'était h condition que les chefs
temporels de la chrétienté leur fussent subordonnés, comme le
corps l'est à l'âme. Grâce à la prédication de l'Évangile et au régime
de fer de la papauté, les croyances religieuses étaient les mêmes;
l'unité existant dans le domaine de la pensée, on pouvait croire
qu'elle se réaliserait aussi dans les faits et qu'il n'y aurait qu'un
troupeau sous un seul pasteur. Il n'y avait pas jusqu'à l'unité de
langue, cette marque caractéristique de l'unité primitive du genre
humain au sein du paradis, qui ne reparût au moyen âge. L'Église
repoussa les langues des peuples barbares qui s'établirent sur les
ruines de l'empire romain; elle leur imposa la langue latine
comme langue sacrée. Rejeter les langues nationales, c'était répu-
dier les nationalités , pour mieux dire, les empêcher de se former
et de se développer. En réalité, tant que le catholicisme domina,
il n'y avait pas de nationalité; la chrétienté était une, la pensée
était une, la littérature était une. Il y a une fatigante uniformité
dans les plus grands penseurs du moyen âge; qu'ils soient alle-
mands ou italiens, français ou anglais, leur langage est le même,
et leurs sentiments sont les mêmes : ils nous donnent une idée de
ce que deviendrait le développement intellectuel, si l'unité de
langue, cet idéal du paradis, pouvait s'établir.
Un grand philosophe a vu dans l'unité de langue un moyen mer-
veilleux d'avancer les progrès de l'esprit humain; pour arriver à
ce but, Leibniz voulait créer une langue artificielle. Mais tout idéal
reposant sur l'unité absolue, est une fausse utopie. Le moyen âge
jouissait de ce que l'on considère comme un bienfait, il avait
l'unité de langue. Qu'en résulta-t-il? L'unité tua l'individualité,
l'originalité , c'est à dire le principe même de toute vie. La litté-
40 MONARCHIE UNIVERSELLE
rature était factice comme la langue qui lui servait d'organe; de
là l'ennui qu'elle respire, et qui l'a fait reléguer parmi la poussière
du passé. Chose singulière, et qui prouve combien l'idéal de l'Église
est trompeur! Il y avait au moyen âge des germes de langues
nationales ; on les méprisait du haut de l'unité chrétienne comme
le fruit de la barbarie : cependant cette barbarie seule avait vie
et avenir. Aujourd'hui on rassemble avec un soin qui peut paraître
superstitieux, jusqu'aux moindres débris qui restent de la littéra-
ture populaire du moyen âge, tandis que les in-folios latins des
grands penseurs du catholicisme sont abandonnés aux vers qui
les rongent. Ce culte de nos origines littéraires n'est pas une pué-
rilité d'érudit ; c'est la piété des nations qui recueille les témoi-
gnagnes de leur vie primitive. Les langues modernes sont le pre-
mier éveil des nationalités : avec elles finit l'unité catholique, la
monarchie universelle de Rome, et une nouvelle ère s'ouvre.
III
D'où viennent nos langues , expression des nationalités qui ont
pris la place de l'unité chrétienne? Il y a unité d'origine dans les
langues du monde occidental; c'est un témoignage toujours vivant
de l'unité qui relie les membres de la grande famille humaine.
Cette unité n'empêche pas une diversité infinie de génie et de
caractère : toutes les langues modernes ont leur racine dans
l'Inde ; mais quelle variété de développements depuis l'Inde
antique, la Perse, la Grèce et Rome, jusqu'aux peuples de race
germanique! C'est cette variété qui fait la richesse et la grandeur
de notre civilisation. Les races se sont partagées en peuples
divers, qui ont agi l'un sur l'autre par la conquête, la colonisation
et les mille rapports auxquels le commerce donne naissance. De
là, malgré l'origine commune, des langues diverses répondant
à des civilisations différentes. Remarquons une chose qui prouve
l'importance du principe de diversité dans les destinées du genre
humain : aucun peuple moderne ne peut revendiquer une origine
pure de mélange; tous ont été formés par la fusion d'éléments
divers, soit par des immigrations successives, soit par la guerre,
soit par les colonies. Ce mélange, loin d'affaiblir les nationalités,
ET NATIONALITÉS. 41
semble plutôt leur donner une force plus grande : il n'y a pas de
pays qui ait été foulé par les conquérants, comme l'Angleterre,
et il n'y a pas de nationalité plus fortement trempée que celle de
l'Angleterre.
Si l'on demande quelles sont les origines des langues et des
nations, il faut, comme en toutes choses, remonter à Dieu. Au
moment où l'Europe paraît sur la scène de l'histoire, elle est déjà
occupée par les races qui forment le fond des nationalités mo-
dernes. Cela est si vrai, que l'on retrouve encore aujourd'hui le
caractère, les vices et' les qualités que les historiens anciens
signalent dans les populations européennes. Les légions romaines
domptèrent les Gaules, l'Espagne, l'Angleterre et une partie delà
Germanie; mais elles n'eurent pas la puissance d'étouffer les
germes des nationalités que Dieu avait déposés dans le monde
occidental. Rome ne fit qu'ajouter un élément puissant de civili-
sation, en répandant dans son immense empire sa langue et son
droit. Quand le christianisme, grâce à l'unité romaine, eut jeté
d'assez fortes racines pour pouvoir résister aux tempêtes, les Bar-
bares arrivèrent pour briser la fausse unité de l'empire. C'est l'in-
vasion germanique qui joue le plus grand rôle dans la formation
des nations modernes, car c'est la race germanique qui représente
par excellence l'esprit d'individualité, sans lequel il n'y a pas de
nation possible. Les Germains avaient l'amour de la personnalité
à un le! excès, qu'ils permettaient à l'individu de rompre les liens
les plus sacrés, ceux de la famille (1). C'était pousser la vertu jus-
qu'au défaut. Sous l'influence de cet esprit de division, l'Europe
se morcela en un nombre infini de petites souverainetés locales;
tout se localisa, le droit, les mœurs, les idées, la langue, le carac-
tère : c'est le régime de la féodalité. Si ce morcellement illimité
n'avait pas trouvé d'obstacle, il aurait disjoint les divers membres
des nations, il les aurait isolés, détachés de l'unité humaine. Rome
et le christianisme prévinrent la dissolution universelle dont la
féodalité menaçait l'Europe. Mais telle est la condition]des choses
humaines, que le bien n'est jamais sans mélange de mal. Le prin-
cipe de l'individualité germanique, nécessaire pour la constitution
des nationalités, aurait conduit dans son excès à l'anarchie et à la
(1) Voyez le tome V de mes Études.
42 MONÂUCHIE UNIVEHSELLE.
mort : Rome arrêta la dissolution féodale par l'idée de l'État, cen-
tre autour duquel viennent se grouper successivement pour s'y
perdre les petites souverainetés féodales: le christianisme étendit
encore plus loin les liens des hommes, en les unissant tous, sans
distinction de race, par une foi commune. Mais Rome et le chris-
tianisme avaient également la tendance de pousser à l'excès le
principe de l'unité dont ils étaient les représentants. De 15, une
nouvelle tentative de monarchie universelle, qui aurait pu devenir
funeste à l'humanité, si le pape ou l'empereur était parvenu à do-
miner seul sur la chrétienté; heureusement, il y avait dans l'unité
chrétienne un principe de division, et par conséquent de déca-
dence. Le pape ruina l'empire, et l'empereur ruina la papauté; il
ne resta que les nations (1).
Tel fut le long travail du moyen âge ; les nations étaient consti-
tuées, lorsque la révolution du xvi'' siècle éclata. La réforme donna
une force immense à l'esprit national. Aussi longtemps que la
chrétienté fut soumise à Rome, exploitée par Rome, il manquait
quelque chose h l'indépendance des nations; pour être libres, elles
devaient briser ce dernier lien qui, quoique spirituel en appa-
rence, aboutissait en réalité à une domination temporelle. Les
peuples de race germanique prirent l'initiative. Cela devait être,
car le protestantisme était en essence la revendication du droit de
l'individu dans le domaine de la foi ; il appartenait h la race indivi-
duelle par excellence de donner le signe de la révolte coritre un
prétendu pouvoir divin, qui opprimait l'homme dans ce qu'il a de
plus intime, sa croyance, et qui se prévalait de l'empireque l'âme
exerce sur le corps pour usurper la souveraineté temporelle au
nom du pouvoir spirituel. L'on peut donc dire que les nations
datent de la réforme ; en effet, c'est elle qui assura leur souverai-
neté, et il n'y a pas donations, aussi longtemps qu'elles ne sont pas
souveraines. Cette influence de la révolution du xvi'= siècle ne se
borna pas aux peuples qui embrassèrent le protestantisme, elle
réagit sur ceux qui gardèrent leurs vieilles croyances. Luther brisa
la papauté et l'unité chrétienne du moyen âge ; en dépit de la réac-
tion catholique, il n'en resta qu'une vaine ombre. Les papes qui,
au temps de leur puissance, déposaient les rois, et transféraient
(1)., Voyez Ip lome VI' de mes Etudes.
ET NATIONALITÉS. 43
les royaumes, furent obligés de rechercher l'appui des princes
pour se défendre contre le flot envahissant de la révolution reli-
gieuse; leur décadence alla croissant jusqu'à ce que le moment
arriva où le vicaire de Dieu ne se maintient au Vatican que sous la
protection des baïonnettes étrangères. La papauté n'est plus qu'une
ruine dans la ville des ruines.
La race germanique acheva par la réforme l'œuvre qu'elle inau-
gura par l'invasion des barbares, et qu'elle prépara par la féo-
dalité ; la révolution du xvi*' siècle constitua définitivement
les nationalités. Il y a de cela un témoignage irrécusable; les
littératures nationales prirent leur essor sous l'influence du pro-
testantisme. Les langues modernes se formèrent comme les
nationalités dont elles sont l'expression, dans les longs siècles du
moyen âge, mais il leur manquait un principe de vie. Aussi long-
temps qu'il domina, le catholicisme étouffa les idiomes nationaux
autant que cela dépendait de lui , en imposant le latin au clergé,
la seule classe lettrée qui existât h cette époque, et en parlant aux
fidèles dans une langue morte. La renaissance ne fut pas favorable
aux littératures populaires ; fiers des chefs-d'œuvre de l'esprit
humain, qu'ils ressuscitèrent, les savants dédaignaient l'inculte
langage du peuple. Érasme, le plus beau génie de ce temps d'en-
thousiasme littéraire, a les sentiments de l'ère moderne, mais il
les exprime dans le latin de Cicéron- La réforme fut une révolution
dans le langage, plus encore que dans la foi ; ce fut la vraie renais-
rance, c'est à dire une vie nouvelle ; or la vie demande une langue
vivante. Comme les réformateurs adressaient leurs appels pas-
sionnés au peuple, ils furent obligés de lui parler dans l'idiome
du peuple, et leurs premiers accents furent des chefs-d'œuvre. Les
catholiques ont tout contesté à Luther, ils n'ont pas nié l'éloquence
entraînante de ses écrits. On ne lit plus guère les ouvrages des
grands penseurs du moyen âge; il n'y en a pas un seul qui brille
par le don de l'art, la langue morte dont ils se servent a étouffé le
sentiment de !a vie. On lira toujours l'^s écrits du réformateur
allemand; l'artiste sauvera le théologien de l'oubli. La nécessité
d'agir sur l'esprit des fidèles, de les convaincre, de les entraîner,
fut la même partout où la réforme pénétra, et partout elle eut la
même influence sur la littérature nationale. C'est grâce au pro-
testantisme que les littératures modernes devinrent populaires, et
44 MONARCHIE UNIVERSELLE
en pénétrant dans le peuple, elles y puisèrent une source dévie
intarissable.
L'esprit de nationalité du protestantisme se manifeste encore
dans une autre sphère tout aussi caractéristique : la science du
droit des gens date de la réformation, et elle doit son éclat à des
écrivains réformés. D'après une opinion traditionnelle, le droit
international procéderait du christianisme. Il est vrai que la doc-
trine évangélique, en humanisant les mœurs, a introduit dans les
relations internationales des éléments que les anciens ignoraient,
la fraternité et la charité, mais ces sentiments ne constituent pas
un droit. Il y a plus; il est impossible que le catholicisme ait pro-
duit la science du droit qui régit les rapports des nations, car
l'idée de nation lui est étrangère. Le droit international ne pou-
vait naître que d'un mouvement qui relève, bien qu'en l'exagérant,
le principe d'individualité. Voilà pourquoi les écrivains catholi-
ques ne se sentirent pas attirés vers une science qui, dans sa
première manifestation, ne tenait compte que de ce qu'il y a
d'individuel dans l'humanité. C'était une conséquence inévitable
du principe protestant : expression du génie germanique, il tend
en toutes choses à l'individualisme. Cependant, le droit des gens,
s'il implique l'existence de nations libres et souveraines, suppose
aussi qu'il y a entre elles des liens juridiques, et pour trouver la
source première ainsi que la raison et le but de ces rapports, il
faut considérer les nations, non comme des êtres isolés et jouis-
sant d'une indépendance absolue, mais comme membres d'une
unité supérieure dans laquelle elles puisent leur mission, et d'où
dérive une limitation de leur souveraineté, c'est h dire des droits
et des obligations réciproques. Cette tendance à l'unité est si
impérieuse, qu'elle se produisit dans les faits tout ensemble et
dans la science, sous le nom d'équilibre politique.
§ 4. L'équilibre politique
L'unité du moyen âge par le pape et l'empereur avait pour but
idéal la paix. Cet idéal était faux et de plus .irréalisable. Chose
singulière, ceux qui devaient procurer la paix à''la chrétienté, le
vicaire spirituel et le vicaire temporel de Jésus-Christ, furent eux-
ET NATIONALITÉS. 4S
mêmes en lutte permanente, jusqu'à ce que l'empire et la papauté
se fussent détruits l'un l'autre. La réforme mit fin à l'unité chré-
tienne. Alors les nations entrèrent en scène, et elles manifestèrent
leur vie par des guerres presque incessantes. La personnalité,
poussée jusqu'à l'égoïsme le plus brutal, telle fut la loi des temps
modernes. L'on ne tarda pas à s'apercevoir que la domination du
plus fort était au bout de cette lutte de forces individuelles. Bien
que l'ère des nationalités commence aveclexvr^ siècle, les nations
n'étaient pas encore constituées. Elles n'agissaient pas en leur
nom ; les rois, chefs héréditaires des peuples, les représentaient,
et les représentaient très mal. Des passions tout à fait personnelles,
la vanité, l'orgueil, l'amour de la guerre, animaient les princes;
c'était un champ favorable pour la formation d'une monarchie
universelle. Dès le xvi*^ siècle, la monarchie devint l'ambition d'une
puissante famille, de la maison d'Autriche. Menacés dans leur indé-
pendance, les rois se coalisèrent contre le plus fort ; ils cherchè-
rent à sauvegarder leur existence en équilibrant les forces des
grandes puissances, de manière à conjurer le danger d'une prépon-
dérance qui eût été le premier pas vers la domination du monde.
Ainsi le système de l'équilibre remplaça l'unité du moyen âge.
On lui fait honneur d'avoir délivré l'Europe de l'ambition de la
monarchie universelle, incarnée d'abord dans la maison d'Autriche,
puis dans la royauté française. C'est aller au delà de la vérité,
que de dire que l'ambition de Charles-Quint fut tenue en échec
par des idées d'équilibre. François !"% son brillant rival, ne son-
geait guère à équilibrer les forces de la France et de l'Espagne;
vrai type de la légèreté française, il poursuivit un but impolitique
au plus haut degré, et même irréalisable, un établissement en
Italie. Henri VIII qui, comme roi d'Angleterre, avait pour mission
d'être gardien de l'équilibre, fut toutesaviele jouet de ses mobiles
et impures passions. Quant à Soliman, l'équilibre était certes le
moindre de ses soucis; successeur armé du prophète arabe, il ne
pouvait avoir d'autre but que de combattre et de combattre tou-
jours, jusqu'à ce que la terre entière reconnût le Dieu de Mahomet.
Le vrai obstacle que Charles-Quint rencontra dans ses projets
ambitieux fut le protestantisme qui, en brisant l'unité catholique,
rendit impossible la reconstitution de l'empire, ce rêve du grand
empereur.
46 MONARCHIE UNIVERSELLE
Au xvii'' siècle, les idées d'équilibre parurent prendre une plus
grande force; l'Autriche, appuyée sur la réaction catholique, me-
naçait de se faire maîtresse absolue de l'Allemagne, ce qui eiit été
un grand danger pour l'indépendance des autres États. C'est alors
que Richelieu abaissa pour toujours la grandeur de la maison qui,
depuis deux siècles, alarmait l'Europe. Cependant, ce serait encore
une exagération que d'attribuer au système d'équilibre la guerre
de Trente ans et la paix de Westphalie, qui couronna cette lutte
sanglante. ïl est certain que l'Allemagne, théâtre de la lutte, resta
étrangère ù toute idée politique au milieu de l'affreuse guerre qui
la déchirait. Richelieu chercha vainerfientà faire comprendre aux
princes catholiques que leur intérêt, aussi bien que celui des pro-
testants, était d'affaiblir l'empereur; le fanatisme l'emporta toujours.
Les princes réformés furent plus faibles encore; ils ne restèrent
pas même fidèles h la cause de leur religion. Si le protestantisme
sortit vainqueur de la lutte, c'est grâce au génie du grand cardinal.
Le traité de Westphalie consacra-t-il du moins cette théorie de
l'équilibre qui devait enchaîner l'ambition des conquérants? Ce
fut la France qui dicta les conditions de la paix, et elle les dicta à
son profil; la prépondérance passa de la maison d'Autriche à la
royauté française, de sorte que le traité même auquel on fait hon-
neur d'avoir fondé l'équilibre, contenait le germe d'une nouvelle
domination. Aussi le même siècle qui avait vu la longue guerre de
Trente ans et les interminables négociations de Munster, fut témoin
de la grandeur de Louis XIV et de l'abaissement de l'Europe. Il
est vrai que la monarchie de Louis XIV ne fut pas de longue durée;
mais si le grand roi succomba sous la coalition de l'Occident, cela
n'empêcha pas la France, avant la fin du xviii'^ siècle, déporter ses
armes victorieuses dans toute l'Europe, et le plus grand des con-
quérants d'humilier les rois el les empereurs. Il succomba h son
tour sous le poids de ses fautes, fautes inévitables, car elles
accompagnent nécessairement l'ambition de la monarchie uni-
verselle.
Si l'Europe a jusqu'ici échappé au danger d'une monarchie uni-
verselle, est-ce à dire qu'il en faille faire honneur au système
d'équilibre? Un savant historien semble le croire: ce système, dit
(1) Heeren, Vermischle hislorischeSchriften,T. I, p. 71
ET NATIONALITÉS. 47
Heeren, est la loi naturelle qui régit les relations des États (1).
N'est-ce pas élever un pur fait ou pour mieux dire un instinct à la
hauteur d'une théorie et, d'une loi éternelle? Dieu a mis dans les
sociétés comme dans les individus le besoin de la conservation;
ce qu'on décore du nom d'équilibre politique n'est autre chose que
le sentiment instinctif qui engage les faibles à chercher un appui
contre le fort, quand celui-ci veut abuser de sa force pour les
opprimer. Tel fut le système dans son origine, tel il resta ; c'est en
Italie que l'on rencontre, vers la fin du moyen âge, les premières
tentatives pour équilibrer les forces des princes et des républiques
qui se partageaient la Péninsule; le but était d'assurer l'indépen-
dance de chacun. Un historien contemporain, engagé lui-même
dans la politique militante, nous dira quelle pensée inspirait les
Médicis, ces grands politiques du xv*' siècle. « Médicis , dit
Guicciardini, comprit avec les Florentins qu'il fallait s'opposer à
l'agrandissement des principales puissances d'Italie et maintenir
entre elles un juste équilibre, tant pour la sûreté de la république
de Florence, que pour la garantie de sa propre autorité. L'unique
moyen d'entretenir cette égalité était de garder la paix et d'éloigner
tout ce qui pouvait la troubler (i). » Voilà le système dans toute
sa simplicité, nous dirions presque dans son naïf égoïsme : c'est
la conservation des États existants. Est-celà l'idéal de l'humanité?
Si le fait était l'expression exacte du droit, sans doute il faudrait
bénir le système qui parviendrait h l'éterniser, puisque ce serait
assurer le règne du droit sur la terre. Mais si par hasard le fait
était le produit de la violence, fnudra-t-il aussi le légitimer et le
perpétuer? Il y a tels États qui sont fondés sur la négation du droit,
en ce sens qu'ils renferment des nationalités diverses, opprimées*,
enchaînées ; faudra-t-il que le système de l'équilibre assure à
jamais cet abus de la force? Alors, loin de sauvegarder l'indépen-
dance des nations, il serait un obstacle invincible à leur déve-
loppement.
La paix est un élément du système d'équilibre comme de l'unité
du moyen âge. Nous avons déjà dit que c'est un faux idéal, de faire
de la paix le dernier but de l'humanité. Dans la doctrine de l'équi-
libre, la paix n'est plus le but, mais un moyen, le moyen de main-
ci) Guicciardini, Histoire d'Italie, liv. l, ch. 1.
48 MONARCHIE UNIVERSELLE
tenir une certaine balance de puissance, et d'empêcher la monarchie
universelle. Dans l'une et l'autre théorie, la paix est une fausse
paix. La paix, comme moyen de maintenir une situation donnée,
est la plus irrationnelle de toutes les conceptions, et la plus irréa-
lisable; elle tendrait h immobiliser l'humanité, dans un certain
état, mais lequel? Est-ce celui du xv^ siècle? Est-ce celui du xvi^
ou du xvn«? Et pourquoi l'un plutôt que l'autre? On demande vai-
nement le pourquoi à un système qui n'est que le fait érigé en
droit, et le fait arbitraire, le fait tel qu'il existe par hasard. Une
pareille paix, non seulement ne garantit pas le droit, elle l'empêche
de naître. Il y a des paix funestes et des guerres saintes. Pourquoi
telle paix est-elle funeste? Parce que c'est la paix du despotisme,
la paix de la mort. Pourquoi telle guerre est-elle sainte? Parce
les armes servent à conquérir l'indépendance des nations oppri-
mées, ou les droits imprescriptibles de la raison et de la liberté.
Il peut donc y avoir des guerres qui dérangent l'équilibre existant,
et qui n'en sont pas moins légitimes. En défmitive, l'idéal d'un
système politique ne doit pas être de balancer des forces pour
immobiliser un état contraire au droit, mais bien d'organiser
l'humanité d'après le principe des nationalités, et d'établir la paix
comme condition du développement de l'homme.
Comme idéal, l'équilibre est donc une fausse théorie. En fait,
ce n'est pas ce prétendu système qui a arrêté l'ambition des
monarchies universelles : les coalitions qui se sont formées
contre la maison d'Autriche et contre la France ne doivent pas
leur origine h une doctrine politique, mais au besoin de conser-
vation. Que si l'on demande pourquoi cet instinct innéii l'homme
n'a pas empêché les monarchies universelles de l'antiquité, nous
répondrons que c'était faute de relations entre les peuples. Ils
vivaient isolés, ignorant presque leur existence; cet isolement
légitimait en quelque sorte la conquête, la guerre étant le seul
moyen d'unir les hommes; en tout cas, il facilita la monarchie
universelle. C'est parce que dans les temps modernes l'isolement
a fait place à, un mouvement international de plus en plus actif,
que la monarchie par la voie de la conquête est devenue impos-
sible.
Il est vrai que les admirateurs de l'équilibre lui attribuent
l'activité qui règne dans les relations internationales ; un historien
ET NATIONALITÉS. 49
français va jusqu'à dire que cette idée se confond avec celle de
la solidarité du genre humain (1). C'est une singulière méprise.
L'un des vices du système est au contraire de développer jusqu'à
l'excès l'indépendance des États. La solidarité des peuples suppose
qu'ils forment un tout organique, vivant d'une même vie, qui se
répand dans tous ses membres. Dans la théorie de l'équilibre, au
contraire, tous les États ont leur existence à part; s'il y a un lien
entre eux, ce n'est pas celui d'une vie commune, c'est l'intérêt de
leur conservation; cet intérêt, loin d'unir les peuples, les sépare,
en ce sens que chacun est toujours sur ses gardes, comme un
soldat en faction. Il y a plus ; la doctrine de l'équilibre suppose
qu'il y a des États qui sont ennemis naturels, comme il y en a
d'autres qui sont alliés naturels. Ils sont ennemis naturels, en
tant qu'ils ont la même ambition et poursuivent le même but;
telles sont la France et l'Angleterre; leur rivalité est aussi an-
cienne que leur histoire et elle ne cessera jamais, puisqu'elle est
dans la nature des choses. Quant aux alliances naturelles, elles
résultent d'une haine commune ; l'Autriche est l'ennemie-née de
la France, donc elle est l'alliée nécessaire de l'Angleterre (2). Nous
voilà bien loin de la solidarité humaine! Peut-il y avoir quelque
chose de plus contraire à l'idée d'une vie harmonique que la divi-
sion du genre humain en éléments fatalement hostiles? Que tel
soit le fait, nous ne le nions pas; mais de ce qu'il y a des haines
nationales, faut-il conclure que la haine est une loi naturelle pour
les nations ? Dieu aurait donc créé les hommes pour qu'ils se
haïssent! Si Satan créait un monde, il ne donnerait pas une autre
loi à ses créatures.
Le système d'équilibre, loin de procéder de la solidarité des peu-
ples, est au contraire la négation de l'unité humaine. On dira que
c'est en cela que consiste son mérite et que telle est sa mission,
puisqu'il est une garantie de l'indépendance des nations contre des
tentatives de monarchie universelle. Les défenseurs du système
feraient bien de s'entendre et de ne pas vanter l'équilibre, tout
ensemble comme le lien de la solidarité humaine et comme la
garantie d'une indépendance exclusive qui nie cette solidarité.
(1) Sismondij Histoire des Français, T. Uï, p. 341.
(2) On ihe Utilily of the balance of power. {Edinbu7'gh Review, January 1803.)
50 MONARCHIE UNIVERSELLE
Est-il bien vrai que l'équilibre garantit le développement des na-
tions? Il n'a pas empêché le partage de la Pologne, ce meurtre
d'une nation, il n'empêchera pas d'autres attentais de même nature;
il suffît pour cela que les forts s'entendent aux dépens des faibles.^
Mais laissons les crimes de côté, et supposons que l'équilibre'
prévienne ces brigandages en grand; en résulterait-il que les
nations se développeront librement? Encore une fois, le système
garantit tout au plus des faits; tant pis pour le droit, s'il n'est pas
en harmonie avec le fait! L'Italie, la patrie des idées d'équilibre,
en a fait une triste expérience. Elle équilibra si bien la puissance
des divers États que la conquête, l'usurpation, ou l'hérédité avaient
fondés dans son sein, que la nation fut étouffée sous ces créations
artificielles; à force de respecter le fait, le droit ne parvint pas à
se faire jour.
Nous croyons que les historiens et les publicistes, en exaltant le
système d'équilibre, ont fait honneur h une doctrine politique, des
progrès qui se sont accomplis en dehors de toute conception sys-
tématique. Il est incontestable que les idées de nationalité, de liberté
et d'indépendance, ont gagné en force. Il est tout aussi certain qu'il
y a un mouvement vers l'unité. Il n'y a plus de peuple isolé, plus
d'intérêt individuel; l'Europe est comme une grande famille, dont
les affaires se règlent par le concert de ses membres; dans plus
d'une occasion, des congrès ont réglé des différends qui jadis
auraient allumé des guerres sanglantes. Ce double mouvement
d'unité et de nationalité est-il le fruit d'un système? Les écrivains
politiques l'ont cru ; ils ont appelé équilibre ce qui était le produit
des mille et une causes qui forment la civilisation moderne. A
mesure que les faits se développent, l'illusion paraît au grand
jour. Ce qui constitue la force de l'élément national, c'est le prin-
cipe de l'individualité, empreint dans les peuples aussi bien que
dans les individus. Qui croira que ce principe est une invention
des écrivains politiques ou des diplomates? Les éléments consti-
tutifs de l'humanité ne s'inventent pas : ils sont déposés dans la
création par celui qui a dit au monde d'être. Dieu a doué une race
particulière de l'esprit d'individualité; c'est aux Germains après
Dieu, que le monde moderne doit le principe qui fait sa vie et sa
force. A côté de l'élément de diversité, il y a l'élément d'unité ;
personne ne dira qu'il ait été ignoré, jusqu'au jour où les publi-
ET NATIONALITÉS. 51
cistes formulèrent leurs systèmes. Au moyen âge, il y avait
une unité bien plus élevée que l'unité mesquine, produit d'in-
térêts communs, ou de haines communes : l'unité chrétienne
se fondait sur des croyances religieuses, et elle se i)roposait
comme but l'association pacifique du genre humain pour conduire
les fidèles au terme de leur destinée, le salut éternel. Le lien de
la foi s'est alîaibli dans les temps modernes, mais d'autres liens
tout aussi forts relient les peuples. Le commerce a, h certains
égards, une puissance qui manque à la religion, puisqu'il unit des
peuples que la foi divise : il répand les idées en même temps que
les marchandises. De là un mouvement inouï dans les relations
internationales, mouvement qui prépare la future unité du genre
humain.
Quelle sera la loi de l'unité future? Au moyen âge, l'on ne con-
cevait d'autre idéal pour l'humanité que la paix. Les écrivains qui
célèbrent l'équilibre politique comme la loi naturelle des peuples,
lui font aussi honneur des sentiments pacifiques qui caractérisent
les sociétés modernes. C'est une nouvelle erreur. La paix, pas
plus que le principe d'individualité, n'est le fruit d'un système
politique. Du jour où les hommes ont reconnu qu'ils sont frères,
ils ont senti également que Dieu les a créés pour vivre en har-
monie et non pour s'entre-déchirer. Le mouvement industriel et
commercial des temps modernes a donné une force immense Ji
ces sentiments. Mais toute pacifique qu'elle soit, fhumanité ne
recule pas devant la guerre, elle ne voit plus dans la paix le but
de son existence; elle place son idéal plus haut, dans le droit et
dans la liberté, et â ces biens, elle sacrifie, au besoin, les intérêts
du commerce et de l'industrie. Le système d'équilibre, s'il était
pris au sérieux, aboutirait à la paix â tout prix; quel homme de
cœur voudrait se faire le défenseur d'une doctrine aussi avilis-
sante? En réalité, ce prétendu système n'a jamais empêché la
guerre, il l'a même souvent provoquée, et il est devenu une cause
de division au lieu d'être une garantie de paix.
Nous arrivons h cette conclusion, que l'équilibre n'est pas la
loi naturelle des peuples, et que les avantages qu'on lui -attribue
sont un fruit de la civilisation moderne. L'idéal dans l'organisation
de l'humanité, comme dans celle des États, est la conciliation des
deux principes de diversité et d'unité. Dieu la prépare en favori-
52 MONARCHIE UNIVERSELLE ET NATIONALITÉS.
sant le développement des nations, et en multipliant les liens qui
les unissent. C'est seulement quand ce long travail sera achevé,
que l'on pourra parler d'organiser le genre humain. L'époque his-
torique qui nous occupe est encore bien loin de ce dernier terme
de nos destinées; les relations des peuples sont hostiles, égoïstes,
et leurs guerres sont des luttes brutales, intéressées, auxquelles
ne préside aucune grande idée, pas même une haute ambition.
Heureusement qu'il y a un Dieu qui gouverne les choses humaines,
et qui les conduit h bonne fin, à travers notre égoïsme et nos
égarements. L'histoire est la révélation des desseins de la Provi-
dence, et elle est aussi un témoignage de la libre activité de
l'homme. Ce qui prouve que les peuples sont libres, c'est qu'ils
ne veulent pas toujours ce que Dieu veut ; quant au gouvernement
providentiel, il éclate avec tant d'évidence, qu'il faut être aveugle
pour le nier ; jamais il n'est plus manifeste, que lorsque les hommes
se mettent en opposition avec les desseins de Dieu. Bénissons la
main de Celui qui nous conduit au but de notre destinée, en se
servant même de nos erreurs et de nos passions.
I
CHAPITRE II
CHARLES-QUINl
s< 1. La monarchie universelle
I
Charles-Quint a-l-il aspiré à la monarchie universelle? Est-ce
une de ces grandes figures qui méritent une place h côté des
Alexandre et des César? Est-ce un de ces élus de Dieu, que l'hu-
manité salue du nom de héros , et h qui elle pardonne même le
mal qu'ils font, en vue de la haute idée qui les inspire? La réponse
de la postérité à ces questions est bien différente de la voix des
contemporains. Écoutons d'abord les témoignages des siècles sur
les desseins du grand empereur; l'appréciation de l'homme en
résultera, car ce sont les grands desseins qui font les grands
hommes.
Le hasard ou la Providence semblait appeler la maison d'Autri-
che à la monarchie : « Charles-Quint, dît Montesquieu, recueillit la
succession de Bourgogne, de Castille et d'Aragon, il parvint i\
l'empire, et, pour lui [procurer un nouveau genre de grandeur,
l'univers s'étendit, et l'on vit paraître un monde nouveau sous son
obéissance. » Cette prodigieuse fortune frappa l'imagination des
contemporains. Bien qu'elle ne se fût jamais réalisée, la monar-
chie universelle était ijtoujours considérée comme un idéal ; le
04 CHARLES-QUINT.
moyen âge lui avait presque donné l'importance d'un dogme;
l'unité de la foi chrétienne, destinée à se répandre sur le monde
entier, semblait demander l'unité politique de la chrétienté. Les
esprits, toujours crédules, se nourrissaient volontiers de présages
et de prédictions. Il y eut donc des prophéties qui annoncèrent
u que Charles-Quint, après avoir soumis l'Espagne et les Gaules,
serait vainqueur des Turcs, qu'il délivrerait le tombeau du Christ,
et assurerait l'empire du christianisme (1). » Les poètes, qui, dit
Mezeray (2), ne sont pas moins hardis menteurs que les devins,
promirent également h Charles-Quint l'empire du monde. Ariosle
voit la main de Dieu dans la découverte de l'Amérique. « Il a
réservé à l'empereur une gloire plus grande que celle d'Auguste,
en soumettant à ses lois une terre inconnue des anciens. N'est-ce
pas une marque que le temps est arrivé où les peuples ne forme-
ront qu'un troupeau sous un seul pasteur (3)? »
Les poètes ne sont pas toujours une race de menteurs ; quand
ils sont dignes de leur mission, ils sont plutôt les prophètes de
l'avenir. Mais le poète italien qui chanta la gloire de Charles-
Quint, n'avait pas cette haute ambition; Arioste était plutôt le
chantre du passé, encore ne reproduisit-il dans ses charmants
vers que la partie fabuleuse de la tradition chevaleresque, et sans
la prendre au sérieux. Laissons-là la poésie et les prophéties;
nous sommes au début d'une ère politique ; écoutons les hommes
qui luttèrent avec Charles-Quint; que lui reprochaient-ils pour
soulever la chrétienté contre lui? Frangois P'' ne cessa d'accuser
son puissant rival d'aspirer à la monarchie. « L'empereur, dit-il,
croit que telle est sa destinée, il veut enlever la liberté h tous, à
ses amis, comme à ses ennemis, et régner seul au milieu de la
dissolution universelle (4). » Ce n'était pas, comme on le pourrait
croire, la passion de la rivalité qui faisait parler François Ps sous
son fils, on entend les mêmes accusations, non dans des mani-
festes, mais dans des correspondances secrètes. Henri II écrit à
(1) Ces prophéties sont rapportées par Bayle, Dictionnaire historique, T. U, au mot Uturle.s-
Quint, note ce.
{il Mezeray, Abrégé historique de rhistoire de France, T. IV, p. 591.
(3) Ar-ioslo, Orlando furioso, XV.
(!^) Uépoiue du François I" aux accusations de Charles-Quint, adressée à Paul HI. 'Lf Plal
Monumenta coiirilii Tridenlini,T. III,p. 190.)
MONARCHIE UN!VERSEI,LE. o5
son ambassadeur à Constantiiiople : « L'extrême ambition qui le
(Charles-Quint) nourrit lui promet l'impossible, et il n'aurait pas
assez de la monarchie universelle, s'il y pouvait parvenir. » Le
connétable de France écrit au cardinal de Tournon : « Tout lui est
de bonne guerre, pourvu qu'il ait ce qu'il désire, qui est la mo-
narchie, que toujours il s'est promise et persuadée (1). » Telles
étaient les convictions et, les craintes de tous les hommes d'État.
En 1339, l'ambassadeur de France, ii Rome, écrit : « Le pape et
toute la cour romaine est en grand soupçon que l'empereur veuille
tendre îi la monarchie (2). « Le seul des réformateurs qui fût un
esprit politique, pensait sur cela comme le souverain pontife.
Zwingle ne se borna pas à déclamer vaguement contre l'ambition
de Charles-Quint; il conçut le hardi dessein de l'arrêter, en armant
contre lui les États menacés dans leur liberté et dans leur exis-
tence même. Zv\^ingie s'entendit avec le plus aventureux des
princes protestants; le landgrave de Hesse devait exciter les rois,
et le réformateur se chargeait des républiques. Le pasteur suisse
comprenait que, si la liberté des nations succombait, c'en était
aussi fait de la réforme (M). Zwingle se mit en rapport avec les
Vénitiens, les hommes politiques par excellence au xvi" siècle.
L'on ne voit pas, à en juger par les rapports de leurs ambassa-
deurs, que la crainte d'une monarchie universelle les ait inquiétés ;
mais ce qui prouve que ces projets n'étaient pas tout à fait chimé-
riques, c'est que dans les conseils de l'empereur, un parti le
poussait b abaisser la puissance rivale de la France, pour conqué-
rir la monarchie du monde (4).
Les historiens contemporains abondent dans ces sentiments.
Du Bellay dépeint l'ambition dévorante de Charles-Quint : « Il ne
désire rien plus que le ravalement, non seulement des Turcs,
mais aussi de tous les princes de quelque titre ou loi qu'ils soient,
moyennant seulement que sa grandeur en résulte (5). « Si le
grand empereur, dit Brantôme, eût été immortel seulement de cent
ans, bien sains et disposés, il eût été le vrai fléau du monde, tant il
(1) Ribicr, Lettres et mémoires d'État, T. H, p. i7 et 340.
(2) m., iM(l,T. I, p. 451.
(3) Merle d'Aubigné, Histoire dfi la réformaticm, T. IV, p. 376, ss.
(4) Conlurini, 1525, dans Albert, Relazioni de;;li ambasciatori yeneti, 1" séiie,T. II, p. 58.
(5) Dît Bellay, Mémoires, dans Petitof, collection, {•' série, T. XIX, p. 34:!.
56 CHARLES-QUINT.
était frappé d'ambition. Et il avait pris la devise des deux colonnes
avec ces mots : plus outre, voulant en cela surpasser et braver
Hercule... Sans notre grand roi François, il fût venu aisément à
son dessein. Et autant de petits potentats qui s'y eussent voulu
opposer, il en eût autant abattu comme des quilles, et leur puis-
sance n'y eût eu pas plus de vertu que celle des petits diablotins
de Rabelais, qui ne font que grêler les cboux et le persil d'un
jardin (1). »
IJ
Les apparences trompent d'ordinaire les contemporains; ils
prennent facilement leurs craintes ou leurs espérances pour la
réalité. Pour la postérité, il y a un autre écueil, dont elle doit se
garder dans les jugements qu'elle porte sur le passé; en voyant les
prévisions des hommes s'évanouir comme un rêve, elle est dis-
posée à croire qu'elles n'ont jamais eu de fondement. N'est-ce pas
à cette illusion historique qu'il faut attribuer l'appréciation dédai-
gneuse que le xvnr' siècle a l'ait des projets de Charles-Quint?
Après quelques générations, la descendance du grand em|>ereur
s'éteignit d'épuisement, et la décrépitude de la famille royale était
comme l'image du peuple qu'elle régissait. Quand l'Espagne dépé-
rissait avec ses maîtres, pouvait-on croire qu'elle eût jamais me-
nacé sérieusement la liberté de l'Europe? Le grave Robertson
déclare qu'il n'y a pas de fondement à l'opinion, que Charles-
Quint avait formé le projet d'une monarchie universelle (2). Vol-
taire ne voit qu'une chimère dans cette idée de monarchie; la
conduite même de l'empereur, dit-il, y donne un perpétuel dé-
menti : au lieu de profiter de la prise de Rome et de la captivité du
pape pour conquérir l'Italie, il lui rend la liberté pour une assez
faible somme d'argent, de même qu'il rendit la liberté aux enfants
de France pour quelques millions d'écus (3). En fait, les écrivains
du dernier siècle ont raison; Charles-Quint n'était pas de la race
(1) Brantôme, Vies des grands capitaines : Cliarles-Quiiit.
(2) Roberlson, Histoire de Charles-Quint, livre XII.
(3) VoUairej Essai sur les mœurs, ch. CXXIV.
MONARCHIE UNIVERSELLE. 57
des Alexandre et des César, et l'Espagne n'était pas de taille à
répéter le rôle de Rome. Est-ce à dire que les contemporains aient
eu tort de lui reprocher une ambition dangereuse pour l'indépen-
dance de l'Europe? La monarchie universelle ne se reproduira
plus sous les formes de la puissance romaine ; mais il se pourra
faire qu'un prince, sans dominer directement sur le monde,
acquière une puissance telle que la liberté des autres nations
soit compromise. Si la volonté d'un État l'emportait toujours, ses
désirs deviendraient des lois, et l'indépendance des peuples ne
serait plus qu'un vain mot. Voilà le danger qui a plus d'une fois
menacé l'Europe, et qui peut la menacer encore. Charles-Quint
avait-il l'ambition de donner cette prépondérance à l'Espagne?
Chaque siècle refait l'histoire du passé. La réaction vers le ca-
tholicisme et le moyen âge qui a éclaté à la suite des révolutions
de notre temps, a donné un éclat nouveau à Charles-Quint, le der-
nier prince qui représente l'unité chrétienne. Confondant leur
héros avec le catholicisme qu'ils voudraient restaurer , les néo-
catholiques idéalisent la figure de l'empereur. Ils sont d'accord
avec les écrivains du siècle dernier pour nier que le roi d'Espagne
ait songé à établir une monarchie universelle. Son idéal, d'après
eux, -n'était pas la conquête, inséparable de la force brutale, mais
la paix au sein de la chrétienté et la guerre contre les infidèles.
Quel était, dans cette conception , le rôle de l'empire? C'était la
mission que la papauté lui avait assignée. L'empereur est appelé à
défendre l'Église; s'il est le chef temporel de la chrétienté, il n'est
pas pour cela un monarque universel à la façon des Césars ro-
mains; il n'est pas le maître du monde, mais le vicaire du Christ,
et il a à côté de lui un vicaire spirituel du Fils de Dieu avec lequel
il partage la direction de la société chrétienne. L'unité qui a pour
organes le pape et l'empereur, ne tend pas à dépouiller les peuples
de leur indépendance; c'est un lien, moitié religieux, moitié poli-
tique, qui unit les divers États en un corps, qui leur donne un
même esprit et une même tendance. Si le chef temporel de la
chrétienté était un prince qui exerçât un pouvoir absolu dans ses
domaines, il y aurait danger que la direction de la chrétienté ne
se transformât en tyrannie, et par suite en monarchie universelle;
mais dans la maison d'Autriche, ce danger n'existait pas; ses pos-
sessions n'avaient pas l'unité qui donne la force et la tentation d'en
38 CHARLES-QUINT.
abuser : c'était une fédération de peuples qui trouvaient leur unité
dans le monarque auquel ils étaient soumis. Tel est aussi, conclut
Schlegel, le caractère de l'unité chrétienne; elle respecte l'indivi-
dualité, elle ne l'absorbe pas (1).
L'idéal que les néo-catholiques supposent incarné dans Charles-
Quint, n'est autre que l'idée du saint-empire romain, telle qu'elle
s'est développée au moyen âge, sous l'influence de la tradition ro-
lïiiiine et des sentiments chrétiens. On peut dire, en effet, que c'est
la théorie du moyen âge qui a inspiré Charles-Quint, bien plus
que la doctrine moderne d'une prépondérance politique. Quand le
jeune roi d'Espagne fut élu empereur, le saint-empire romain était
depuis longtemps à l'état de mythe, et il n'avait jamais eu d'existence
bien réelle. Mais les Allemands aiment ces vagues conceptions;
ils s'en nourrissaient encore à l'époque où l'empire n'était plus que
l'ombre d'un rêve. Au xv'' siècle, l'empereur passait toujours pour
le maître du monde, en sa qualité de chef temporel de la chré-
tienté ; son pouvoir, comme tel, s'étendait sur tous les princes :
l'Espagne, la France, l'Angleterre, étaient des dépendances du
saint-empire. Peu importe que le fait fût contraire ii ces superbes
prétentions. Le fait ne pouvait pas l'emporter sur le droit, sur un
droit tout aussi incontestable que le droit divin du pape (2). Les'
princes électeurs prenaient leur dignité au sérieux, et se compa-
raient tout modestement au sénat de Rome et au peuple roi qui
donnaient des maîtres au monde (3). Il n'y avait que cette diffé-
rence entre l'empire d'Allemagne et la domination des Césars,
c'est que le premier avait un caractère de sainteté qui manquait à
l'autre (4). Bien que purement imaginaires, ces idées ne remplis-
saient pas moins les esprits, et lors de l'élection de Charles-Quint,
elles se produisirent dans des actes solennels, avec l'autorité d'une
vieille tradition. L'archevêque de Mayence parla au collège des
électeurs, comme s'il avait devant lui le conseil suprême de l'uni-
vers, appelé à délibérer sur le salut du genre humain (o) : le prince
(1) Schlegel, Vorlesuiigeu iiber die neuerc Geschiclile, XI, XUl et XIV.
(2) Pelrvs de Andlo, de Romano imperio, II, 8 : « Hodie plurimi reges, plus de facto qvam de
jUre, imperalorem in superiorem non agnoscunt et suprema jura imperii usurpant. >
(3) fd.j, ibib. II, 3 : « Isti principes electores successerunt in locuin scnatus populiqno
romani. »
(4) Ranke, Deutsche Geschichle im Zeitalter dorRoforraation, T. î, p. 52-55.
(5) Ce sont les expressions dont l'aiehevèque s'est servi : aCogitate.ouinium rogum ac priucipum
MONARCHIE UNIVERSELLE, 59
qu'ils allaient élire, dit-il, aurait h défendre la sainte Église, et il
aurait h diriger la politique des rois (1).
Les candidats à l'empire ne manquèrent pas de flatter la vanité
du collège électoral. Qui ne sait que l'habitude de ceux qui ambi-
tionnent des fonctions électives est de faire la cour h leurs élec-
teurs? Les ambassadeurs de François I'"' mirent leur éloquence
gauloise à décrire l'attente et l'anxiété de la chrétienté tout entière,
à la veille d'une élection qui devait donner un chef au monde (2).
Charles-Quint n'était pas d'une humeur aussi enthousiaste que son
rival; cependant on voit par le discours qu'il prononça h la diète
deWorms (1524), qu'il avait une haute idée de la dignité impériale:
il est si doux de s'appeler le maître du monde! Le jeune empereur
rappela l'ancienne grandeur de l'empire : « Presque toute la terre
avait été soumise à ses lois, et Dieu lui-même semblait avoir con-
sacré sa domination. » Il avouait que l'empire d'Allemagne ne con-
servait plus qu'une ombre de son antique éclat , mais il espérait
qu'avec la puissance que Dieu lui avait donnée, il en rétablirait la
gloire dans sa première splendeur (3). Ces paroles de Charles-
Quint caractérisent sa politique et son ambition. 11 tenait trop de
bon sens de son origine flamande, pour prendre au pied de la let-
tre les prétentions dont se repaissait la vanité germanique, mais
il comptait revendiquer les droits réels attachés h la couronne
impériale. Il ne songea jamais à traiter les rois d'Angleterre et de
France de rois provinciaux, comme l'avait fait jadis la chancellerie
allemande ; mais l'empire avait des droits sur l'Italie , il en avait
sur le Midi de la France, qu'une longue usurpation n'avait pu effa-
cer: l'empereur espérait bien les faire valoir.
La même année où Charles-Quint prit devant la diète de Worms
l'engagement de rétablir l'empire d'Allemagne dans sa grandeur
primitive, il fit un traité d'alliance avec Léon X, qui tendait à
réaliser ces desseins ambitieux. Le préambule expose le but de
l'alliance : « La chrétienté est déchirée ; les rois, indifférents au
oculos [a nos esse conjectos..., an gravilatem tantam priestilerimus, quanta in hocsummo consilio
(irbi.s Ip.rrai'um reqiiiritur; an saluli orbis tcrrarum considère voluptimus... » (Golfla-tt ,
Politica imperialis, p. 113,124.)
(1) f Nosler impcrator eligilurit^ sit dux publici consilii inler otiini'S reges • (Ibid )
(2) « Cai totius orbis habenas sitis crediluri. » {Goldasl, Politica imperialis, p. 110.)
(3) Ranke, Deutsche Geschichte, T. 1, p. 459.
60 CHARLES-QUiNt.
bien commun, ne cherchent chacun que leur profit particulier; ils
poussent l'égoïsm.e à ce point que ceux qui ne sont pas voisins des
Turcs, considèrent la guerre contre les infidèles comme ne les re-
gardant pas. Cette indifférence coupable vient de ce que le lien
entre les princes et les chefs de la chrétienté s'est relâché; fem-
pereur et le pape manquent de l'autorité nécessaire pour réprimer
l'insolence des rois qui, foulant aux pieds les intérêts généraux de
la société chrétienne, ne cherchent que la satisfaction de leur am-
bition égoïste. Cependant, Dieu même a mis le pape et l'empereur
à la tête de la chrétienté, et il leur demandera compte du gouver-
nement des nations qu'il leur a confié; c'est donc à eux de veiller
au salut de la république chrétienne, »
Voilà pour la théorie; le traité nous apprend comment Léon X
et Chaiies-Quint entendaient pourvoir aux intérêts généraux de la
chrétienté. Depuis Charles VII, l'Italie était convoitée par les
Français; maîtres de Milan et de Gênes, ils menaçaient de
dominer sur toute la Péninsule. Le pape et l'empereur se liguèrent
pour chasser les Français d'Italie, mais c'était pour se mettre à
leur place bien plus que pour lui rendre [sa liberté (1). Restait à
revendiquer l'ancien royaume d'Arles, usurpé par les rois de
France; la bataille de Pavie et la captivité de François I*"" sem-
blaient permettre au vainqueur d'exécuter ses desseins les plus
ambitieux. L'empereur réclama la Bourgogne, héritage de ses
pères ; il revendiqua la Provence et le Dauphiné comme dépen-
dance de fempire (2). Si Charles-Quint l'avait emporté, la maison
d'Autriche serait restée la seule grande puissance sur le continent,
et la monarchie universelle eût été réalisée dans les limites du
possible. Pour rétablir l'unité catholique du moyen âge, il fallait
encore réprimer l'hérésie de Luther; Charles-Quint y songea dès
son couronnement : le traité qu'il conclut avec Léon X stipula que
l'empereur emploierait toutes ses forces pour ramener dans le sein
de l'Église ceux qui osaient attaquer le pouvoir spirituel du pape.
Ce fut la sollicitude de toute sa vie. Ce [n'était pas uniquement le
zèle religieux qui l'inspirait; il comprenait que l'unité chrétienne
(1) DuiHonl, Corps diplomatique, T. IV, 3* partie, p. 96-99.
(2) BuchhoUz, Geschichtc Ferdinands, T. II, p. 279. — Granvelle , Papiers d'État, T. I,
p. 218.
MONARCHIE UNIVERSELLE. Cl
dont il ambitionnait d'être le chef, ne pouvait exister sans l'unité
religieuse : sans pape, il n'y avait plus d'empereur.
Il y avait un germe de faiblesse dans l'empire d'Allemagne : la
puissance impériale n'était que viagère, tandis que les électeurs et
jusqu'au moindre prince avaient une autorité héréditaire. La force
des choses devait amener l'accroissement successif du pouvoir des
princes et réduire la dignité impériale h un vain nom. Quand
Charles-Quint eut vaincu les protestants, il songea sérieusement ii
rendre l'empire héréditaire dans la maison d'Autriche; il parvint ii
vaincre la résistance de son Irère Ferdinand : un projet fut arrêté,
d'après lequel la dignité appartiendrait alternativement h un mem-
bre de la branche allemande, et h un membre de la branche espa-
gnole de la famille. C'était un moyen ingénieux d'identifier les
intérêts des deux fractions de la maison d'Autriche. Mais Charles-
Quint avait compté sans l'Allemagne; il la croyait anéantie par la
défaite des protestants, et prête à subir la domination du vain-
queur; il se trompait. Le projet d'hérédité rencontra une résistance
universelle; les Allemands ne voulaient plus d'empereur espa-
gnol ; bien moins encore voulaient-ils perpétuer la puissance impé-
riale dans une famille détestée (1). Quant aux protestants, l'in-
surrection de Maurice de Saxe prouva h Charles -Quint qu'ils
n'entendaient pas davantage rentrer sous le joug de Rome. Au
moment même où l'empereur croyait avoir atteint le but de ses
longs efforts, ses projets échouèrent sur tous les points; le saint-
empire qu'il avait voulu reconstituer se brisa de toutes parts.
Charles-Quint fut le dernier empereur.
Voltaire place Charles-Quint à côté et mêftie au dessus de
Charlemagne : « Celui-ci, dit-il, a le premier rang dans la mémoire
des hommes comme conquérant et fondateur; l'autre, avec autant
de puissance, a un personnage bien plus difficile à soutenir. Char-
lemagne n'eut il combattre que des Lombards amollis et des Saxons
sauvages; Charles-Quint eut toujours h. craindre la France, l'em-
pire des Turcs et la moitié de l'Allemagne, » Nous croyons que la
comparaison, si on veut l'établir, serait à l'avantage de l'empereur
des Francs. L'un et l'autre poursuivirent un but impossible, l'unité
romaine; mais lorsque Charlemagne rétablit l'empire d'Occident,
(1) llanhCi Deutsche Gcschichte, T. Y, p. 119, ss.
62 CHARLES-QUINT.
la féodalité naissante allait morceler l'Europe h l'infini, il fallait
un lien pour arrêter la dissolution de la société. Quand Charles-
Quint essaya de reconstituer l'empire, l'unité du moyen âge n'avait
plus de raison d'être : c'était vouloir rendre la vie à ce qui devait
mourir, à ce qui était déjà mort. Cliarlem.agne donna l'appui de
son bras 5 la papauté; c'est sa grande gloire, car il assura l'avenir
du christianisme; voilà pourquoi l'humanité le salue encore aujour-
d'hui comme un héros civilisateur. Charles-Quint fut aussi le
défenseur du saint-siége ; mais au xvi*' siècle, les destinées du
christianisme n'étaient plus liées à celles de la papauté, le vrai
esprit chrétien était, au contraire, dans le camp de la réforme. En
prenant parti pour l'Église contre les protestants , l'empereur
aurait voulu ramener l'humanité au moyen âge; ces tentatives
rétrogrades échouent toujours, et l'histoire refuse le titre de grand
à ceux qui abusent de leur puissance pour arrêter la marche pro-
gressive des peuples dans la voie de la vérité. Le système politique
de Charles-Quint n'avait pas plus de valeur que ses idées reli-
gieuses. C'était encore un retour au passé, en tant qu'il entendait
restaurer le saint empire romain; mais comme la restauration du
passé n'est jamais possible, les projets de Charles-Quint, s'ils
avaient réussi, auraient abouti à fonder une espèce de monarchie
universelle. Supposons que la France eût succombé, qui aurait pu
résister à un empereur héréditaire d'Allemagne, maître de l'Italie,
des Pays-Bas et de l'Espagne? La monarchie de Charles-Quint
aurait arrêté l'essor des nations, comme elle aurait comprimé le
mouvement de la libre pensée. Bénissons Dieu de ce qu'il s'est
servi de l'intérêt des princes pour combattre une ambition qui en
toutes choses était un obstacle aux progrès de l'humanité.
§ 2. Opposition des nations
Les historiens politiques rapportent l'établissement de l'équi-
libre européen au règne de Charles-Quint. « Avant lui, dit
Rohertson, les États de l'Europe étaient désunis et isolés; après
l'avènement de Charles-Quint, ils s'unissent pardes liens si intimes,
qu'ils forment comme une grande république, et ils veillent avec
un soin si jaloux à leur indépendance, qu'ils se sont maintenus à
OPPOSITION DES NATIONS. 65
peu près tels qu'ils existaient au xvi'* siècle, malgré les longues
guerres qui n'ont cessé d'agiter l'Europe (1). « C'est trop dire que
d'attribuer à des vues systématiques les luttes qui signalèrent
l'époque de Charles-Quint. Il est vrai que les idées de balance
commençaient à germer; les Italiens avaient déjà pratiqué au
xv*^ siècle le système bien naturel qui empêche la concentration
d'une puissance trop grande dans les mains d'un seul État. Quand
au début de l'ère moderne, les Français envahirent l'Italie, les
petites principautés qui s'y étaient formées cherchèrent leur salut
dans des ligues contre l'ambition gauloise. L'avènement de Charles-
Quint donna une autre direction à leurs craintes; établi à Milan
et à Naples, le puissant empereur enserrait la Péninsule et mena-
çait de l'étouffer dans ses bras. L'on comprend donc parfaitement,
comme l'écrit un ambassadeur français, que les princes italiens
aient vu dans la France « le principal, voire h l'aventure le seul
obstacle empêchant l'empereur au violent cours de son ambi-
tion (2). » Par suite, ils avaient intérêt à ce que la France se con-
servât en son entière vigueur, comme garantie de leur sûreté
contre la puissance de Charles-Quint. C'est l'idée de l'équilibre,
bien que le mot ne soit pas prononcé. Bientôt il le fut, et chose
singulière, par une femme, la gouvernante des Pays-Bas, un de
ces diplomates en jupons comme on en trouve plus d'un vers ce
temps dans la maison d'Autriche. Marie, reine de Hongrie , écrit,
en 1553, que la plupart des princes restent neutres dans la lutte
entre l'Espagne et la France: « la crainte, dit-elle, qu'ils ont de la
grandeur des deux rivaux, les porte à balancer leur pouvoir (3). »
Voilh, pourrait-on dire, le mot et la chose; mais ce serait une
grande erreur. En réalité, les longues guerres de Chaiies-Quint
et de François P'', dans lesquelles intervinrent parfois Henri VIII
et Soliman, furent des luttes d'ambition, et d'une ambition le plus
souvent très inconsidérée. Un grand historien, M. Guizot, célèbre
la royauté héréditaire comme le principe d'unité et de grandeur
des États modernes. Que l'hérédité du pouvoir suprême soit un
élément de force, cela est évident; mais la médaille a son revers,
(1) liohprlson. Histoire de Charles-Quinl, livrt^ XII.
(2) LPtUf de l'ambassadeur français à Venise de 1549. iCliarnè7-n, Négociations de la France
avec le Levant, T. II, p. 99.)
(3) Granvelle, Papiers d'Étal, T. IV, p. 121.
64 CHARLES-QUINT.
lii OÙ les rois régnent sans intervention de la nation; or, au
XVI'' siècle, il en était ainsi dans toute l'Europe ; les institutions
féodales disparaissaient partout au profit de l'autorité absolue des
rois. La monarchie absolue semble, ii première vue, être une cause
de puissance, mais l'histoire atteste à chaque page qu'elle est un
germe de faiblesse. Elle donne, il est vrai, une force immense au
prince, mais elle met celte force h la disposition des passions, et
ce sont toujours les mauvais instincts qui l'emportent chez l'homme
qui a le droit de dire : l'État, c'est moi. Il peut arriver que l'égoïsme
royal réponde h l'intérêt des nations, mais c'est l'effet du hasard ;
pour mieux dire, c'est l'effet de la Providence, qui se sert même
de nos erreurs et de nos crimes pour accomplir ses desseins. Cela
n'empêche pas la politique des rois d'être essentiellement person-
nelle; les droits et les besoins des nations ne sont qu'un instru-
ment dans leurs mains.
L'on a décoré du beau nom de politique nationale, l'ambition
des princes qui cherchèrent à étendre leurs frontières; l'on devrait
dire plutôt que les nations furent les victimes d'une folle ardeur de
conquêtes. Rien de plus impolitique quela politiquedeFrançoisP'';
rien de plus capricieux, de plus misérable, que la politique de
Henri VIIL On leur attribue une prévoyance qu'ils n'avaient pas,
en disant que leurs guerres furent inspirées par le sentiment de la
conservation; ils ne s'élevèrent jamais à l'idée d'une balance de
pouvoir. Sans doute, le résultat de leur longue rivalité fut d'arrêter
les projets de Charles-Quint etde consoliderles nationalités; mais
c'est l'œuvre de Dieu, dont il ne faut pas faire honneur aux
hommes. Il ne peut pas même être question au xvi® siècle d'une
opposition réelle des nations contre la tentative de restauration de
l'empire, car les nations n'avaient pas encore d'organes. Lors
donc que nous parlons d'opposition des nationalités contre la
monarchie universelle de la maison d'Autriche, nous nous plaçons
au point de vue de la Providence, L'histoire nous a appris ce que
Dieu veut; nous allons voir ce que voulaient les hommes.
N" 1. La France.
Quand on compare la France et l'Espagne dans la première moi-
tié du xvi« siècle, l'on est étonné que les historiens accusent la
OPPOSITION DES NATIONS. 65
la maison d'Autriche d'aspirer à la monarchie universelle ; l'on
croirait que ce rôle ambitieux appartient plutôt à sa rivale. La
France avait, dès cette époque, tous les éléments de puissance
qui lui assurent aujourd'hui le premier rang parmi les grands
États, une population guerrière par excellence, un territoire d'une
admirable richesse, et par dessus tout, le génie de l'unité. Les
envoyés vénitiens, ces observateurs si exacts et si fins, en oui
fait la remarque : « Le roi d'Espagne, disent-ils, a beaucoup de
royaumes, mais tous désunis. Le roi de France a un seul royaume,
mais tout uni et obéissant; ses onze provinces sont autant de
membres vigoureux d'un seul corps , qui se communiquent mu-
tuellement la force et la vie (i). » Ils placent, sans hésiter, la
France au dessus de tous les autres royaumes de la chrétienté (2);
ils disent que c'est de tous les États celui qui est le plus propre h
faire des conquêtes (3). Chose singulière! ils paraissent redouter
l'ambition de la France plus que celle de l'Espagne; l'un d'eux,
Marino Cavalli, écrit en 1546, que la France aurait marché à
grands pas vers la monarchie universelle, sans l'obstacle qu'elle
rencontra dans la rivalité de Charles-Quint (4). Ainsi l'ambassa-
deur de Venise renverse la thèse adoptée par l'histoire : ce n'est
pas François I" qui a sauvé l'Europe de la monarchie de Charles-
Quint, c'est l'empereur qui a empêché la domination de la royauté
française. Les faits ont donné raison au diplomate italien; si l'Eu-
rope a à craindre pour sa liberté, le danger vient non de l'Es-
pagne mais de la France.
Cependant, en apparence, l'opinion de Marino Cavalli est un para-
doxe. Il écrivait, en 1546; quelques années après, la France était
déchirée par la guerre civile, et le roi d'Espagne songeait sérieuse-
ment h placer la couronne des Valois sur sa tête. En réalité, la
faiblesse momentanée de la nation française, dans la seconde moi-
tié du xvi« siècle, vient à l'appui de la thèse des envoyés vénitiens;
c'est précisément parce qu'elle était affaiblie par des dissensions
(1) Marino Cavalli j 1546, dans Alberi, Relazioni, l, 1, p. 232, 233; Michèle Soriano, 1559,
dans Alberi, l, 3, 375; id., 1361, dans Tomaseo, Relations des ambassadeurs vénitiens, T. 1,
p. 473.
(2) Jean Lipomano, 1577, dit que la France est o piu considerabile d'ogni altro regno, d'ogni
altro imperio, e d'ogni altra monarchia. . (Tomaseo, II, 546.)
(3) llarbaro, 1563, dans Tomaseo, II, 16.
{i) Marino Cavalli, dans Alberi, 1, 1, p. 232, 235, et dans Tomaseo, 1,270, 276.
66 (HARLES-OUINT.
religieuses, que son influence fut presque nulle, jusqu'à l'avéne-
ment de Henri IV et de Richelieu. « Si les Français n'étaient pas
divisés par la religion, dit Correro, ils porteraient la terreur dans
le monde entier (1). « Les guerres religieuses mirent la France
dans la dépendance de l'étranger. A qui faut-il imputer ces horri-
bles luttes? et quel est le rôle que les rois y jouèrent? C'est le fana-
tisme catholique qui les alluma ; la royauté pouvait se prononcer
soit pour le catholicisme, soit pour la réforme, elle pouvait aussi
imposer la tolérance aux deux confessions rivales. Elle ne prit
aucun de ces partis. Les rois se firent les instruments des passions
catholiques, sans les partager. Persécuteurs sans conviction, ils
ne pouvaient prétendre au premier rôle dans la réaction catho-
lique; ils n'avaient donc pas la force que donne le catholicisme,
et ils s'aliénèrent celle que leur aurait donné la réforme : de là
leur nullité. Leur ambition guerrière fut tout aussi inconséquente
que leur politique religieuse.
Ce qui fait la grandeur de la France, c'est son admirable unité.
Or au xvi'^ siècle son territoire n'était pas encore formé ; il restait
en dehors de la monarchie française, des populations qu'une ori-
gine et des mœurs communes destinaient à un même régime. La
France avait à compléter ses frontières du nord et de l'est; c'était
vers ce but que les rois auraient dû concentrer tous leurs efforts.
Un prince puissant par le génie de l'unité qui l'inspirait, avait
marqué la voie dans laquelle ses successeurs auraient dû mar-
cher : abandonnant l'Italie à ses divisions, Louis XI porta toute
sa sollicitude sur l'héritage de la maison de Bourgogne. Les
esprits politiques comprenaient parfaitement, au xvi- siècle, que là
se trouvait la carrière ouverte à l'esprit de conquête. Un ambas-
sadeur de France à Constantinople écrit, en looS : « Chassez les
Anglais de Calais, et poussez vos frontières en avant, jusqu'à ce
que vous ayez atteint le Rhin, la limite naturelle de la monarchie
des Gaules (2). »
Grâce au génie de Richelieu , cette politique devint celle de la
royauté au xvir siècle. Au xvi% les rois de France n'avaient pas de
(1) Correro, dans Tomaseo, Relation s des ambassadeurs vénitiens, T. II, p. 150.
(2) Lettre de de la Vigne, de 1558, dans Charrière, Négociations de la France dans le Levant,
T. II, 450, note.
OPPOSITION DES NATIONS. 67
politique, car on ne peut pas donner ce nom à la folle ambition
qui les entraîna en Italie. Charles VIII inaugura l'ère de la légèreté
française. Il avait en mains le Roussillon, l'Artois et la Franche-
Comté. Par le traité de Barcelone (1493), il rendit le Roussillon à
Ferdinand le Catholique, et par le traité de Senlis, il restitua l'Ar-
tois et la Franche-Comté à Maximilien d'Autriche. Ce ne sont pas
les malheurs de la guerre qui le portèrent à consentir à ces ces-
sions, il était à la tête d'une armée impatiente de combats; ce ne
sont pas des scrupules de conscience, le temps de Saint-Louis
était passé. Quel fut donc le mobile du jeune roi? S'il disposait
avec tant de libéralité de provinces entières, c'est qu'il avait reçu
une magnifique compensation : un descendant des Paléologues
lui a fait donation de l'empire grec. L'acte rédigé à Rome était
parfaitement en règle, le donateur renonçait à toutes les causes
de révocation, il ne se réservait que la Morée et le Péloponèse (i).
Il est bien vrai que le prince grec disposait de ce qu'il n'avait pas;
mais Charles VIII va arracher son empire aux Turcs, après qu'il
se sera emparé de l'Italie en passant :
« Il fera de si graut batailles
Qu'il subjuguera les Ytailles.
Ce fait, dit et il s'en ira
Et passera de là la mer;
Entrera puis dans la Grèce,
Où par sa vaillante prouesse,
Sera nommé le roi des Grecs ;
En Jérusalem entrera,
Et mont Olivet montera (2) »
Voilà les châteaux en Espagne, que bâtissait un jeune écervelé,
que l'on comparait tout modestement â Charlemagne dans l'acte
de donation de l'empire grec. Il ne lui fallut qu'une promenade
militaire pour conquérir l'Italie, mais i! la perdit plus vite qu'il
ne l'avait gagnée. La voie fatale était ouverte ; Louis XII et Fran-
çois P"" s'y égarèrent h la suite de Charles VIII. Il y avait une con-
(1) Acte de cession d'André Paléologue en faveur de Charles VUI, dans les Mémoires de l'Aca-
flémic fies Inscriptions, T. XVH.
(2) Filon, Histoire de l'Europe au xvi* siècle, T. I, p. 303, note 3. (Vers d'un contemporain,
Guillache de Bordeaux.)
68 CHARLES-QUINT.
quête solide à faire à leur porte; au lieu d'étendre les frontières
de la France, ils dépensèrent le sang et l'argent de la nation, pour
devenir duc de Milan ou roi de Naples.
François V' s'est fait un nom comme protecteur des lettres ; on
dirait que par \h il a séduit les lettrés qui ont écrit son histoire;
mais quand on examine sans parti pris ses guerres et ses négocia-
tions, la grandeur du roi chevalier s'évanouit comme un rêve. Si
quelque chose égalait sa fausse ambition, c'est son incomparable
nullité. Il abandonna le gouvernement h des favorites. La milice
française, dans son héroïque élan, brisa les Suisses, qui passaient
pour invincibles; elle conquit pour son roi le beau duché de
Milan. Quel fruit François tira-t-il de ces conquêtes ? Un frère de
la sultane régnante souleva Milan contre les Français, par une
cruauté et une tyrannie toutes gratuites ; et il la perdit par sa cupi-
dité et son incapacité. Le serviteur était digne de son maître. On
Tait honneur h François d'avoir arrêté la puissance croissante
de la maison d'Autriche, et d'avoir sauvé l'Europe de la monarchie
universelle. La vérité est que l'on ne trouve pas même une ombre
d'idée politique chez le roi de France. Il n'avait qu'une ambition,
une passion , c'est le duché de Milan : que Charles-Quint le lui
donne, et loin de contrarier ses desseins, François I" l'aidera de
toutes ses forces à le faire monarque et le plus grand prince qui fût
onques en la chrétienté. Charles-Quint affirma que ces offres lui
furent faites par son rival (1) ; il ledit dans ses lettres particulières,
il le répéta dans le discours solennel tenu h Rome devant le pape,
les cardinaux et les ambassadeurs : Si f avais aspiré à la monarchie
imiverselle, dit l'empereur, jamais je n'en eusse été contredit par le
roi de France; au contraire, il m'a offert son aide envers et contre
tous, moyennant qu'on lui eût voulu accorder seulement le duché de
Milan (2). Les offres de François P'' dépassaient tout ce qui est
croyable; on serait tenté de crier h la calomnie, si le roi n'avait
pris soin lui-même de les consigner dans les instructions données
à ses envoyés. Écoutons Du Belloy : Si Charles-Quint entreprend
le voyage de Constantinople, le roi de France de bon cœur y assistera
(1) Lettre de Cliailes-Quint au comte de Reux, 19 avril 1535. (Granvelle, Papiers d'Eint, T. Il,
p. 345.)
(2) Du DcUay, Mémoires, dans Pclitol, T. XVUI, p. 338.
OPPOSITION DES NATIONS 69
en persoîine et l'y accompagnera avec toutes ses forces. Que dirait-on
aujourd'hui de l'empereur des Français, s'il s'engageait à aider le
czar à faire la conquête de Constanlinople, pour obtenir la Lom-
bardie ou le royaume de Naples? Voilà le rôle que François V'
consentit à jouer au wi^ siècle au profit de la maison d'Autriche.
Il y a plus, ce qui faisait la puissance de la France dans sa lutte
contre Charles-Quint, c'est la division de l'Allemagne; les princes
protestants étaient donc les alliés naturels des ennemis de l'empe-
reur. Que fit François P"^? Si on lui donne Milan, il se mettra à la
disposition de Charles-Quint pour rétablir l'unité de l'Église en
Allemagne. Nous ne sommes pas au bout des offres incroyables
de François l". Henri VIII avait consommé le schisme, il était
l'allié de la France ; si jamais alliance devait être cultivée, c'était
bien celle de la protestante Angleterre , car tant qu'elle restait
séparée de Rome, la reconstitution du saint-empire romain était
impossible. Eh bien, pour obtenir Milan, François P' s'obligeait
à prendre les armes , pour faire obéir Henri VIII à la sentence de
l'Église. Ce n'est pas tout. Le roi de France oflTrit encore de trahir
ses alliés d'Italie et d'Allemagne, le tout;;oMr la grandeur et accrois-
sement du seigneur empereur et du roi des Romains son frère (1).
Voilà la politique de François F'! Ne dirait-on pas un enfant
qui, pour obtenir un joujou ardemment désiré, consent à jeter tout
ce qu'il .a de précieux par portes et fenêtres? Le roi de France était
encore plus inconsidéré qu'un enfant : il ne voyait pas que, si
Charles-Quint réduisait l'Allemagne à son obéissance, s'il parve-
nait à régner à Constantinople et à Londres, lui aussi serait à la
merci du tout-puissant empereur, lequel pourrait lui enlever ce
cher duché de Milan, et même démembrer la France, si tel
était son bon plaisir! Si François P' fut inconsidéré comme un
enfant, on ne peut pas dire qu'il ait eu la bonne foi de l'enfance.
Nous dirons plus loin ce qu'il faut penser de la moralité politique
du roi chevalier; tous les moyens lui étaient bons pour arriver à
son but, et le plus habituel était la tromperie, le mensonge. On
fait un titre de gloire à François P"" d'avoir sauvé la réforme; il fut,
à la vérité, l'allié des protestants d'Allemagne : mais était-ce pour
sauvegarder la liberté religieuse ? Pour ceux qui connaissent les
(t) Mémoires de Du Bellay, dans Petilot, T. XVIII, p. 293, s.
70 CHARLES-QUlNT.
cruelles persécutions de François I" contre les huguenots, notre
question a l'air d'une niaiserie; cependant écoutons l'ambassa-
deur -de France auprès des princes prolestants : « Le roi avoue
qu'il a erré en matière de religion, il reconnaît que les Allemands qui
suivent Luther professent la vraie croyance (1) ; et comme il apprend
que l'empereur veut les ramener par la force au catholicisme, il
leur oftre son appui pour maintenir leur liberté. » François I"'
ne s'en tint pas à celte profession de foi. En 1535, les protestants
étaient assemblés à Smalcalde, pour concerter leur union ; vint un
ambassadeur du roi de France qui offrit les services de son maître:
il entra en conférence avec les théologiens, sur les dogmes qui les
séparaient de l'Église orthodoxe , et il se trouva qu'il régnait un
accord parfait de sentiments entre le roi très chrétien et les réfor-
mateurs. Le jésuite Maimbourg, ne pouvant croire à tant d'hypo-
crisie, accusa les historiens protestants d'avoir inventé cette con-
férence, mais nous avons le procès-verbal authentique qui ne
laisse aucun doute sur l'indigne artifice employé par François P'
pour tromper la bonhomie allemande (2). Vers le même temps, le
roi chevalier négociait avec Charles-Quint pour obtenir Milan, et
il lui proposa de réduire les protestants par la force ! Il disait au
légat qu'il ne fallait pas même entrer en discussion avec les nova-
teurs, qu'il ne s'agissait pas de les écouter, mais de les con-
traindre (3). François prenait effectivement des mesures dans son
royaume pour exterminer cette malheureuse secte luthérienne (4).
Pendant qu'il tenait ce langage en France, et qu'il y conformait
ses actes, il continuait à berner les protestants, les exhortant ii
rester fermes dans leur croyance et « les assurant de son appui.»
Les historiens catholiques eux-mêmes prononcent le mot de fraude
pour caractériser cette politique déloyale (5) !
Voilà comment François I' ' fut le protecteur de la réforme. Nous
avons dit ailleurs que la mission de la France, dans les luttes reli-
ât) Rapport de l'arclievèque de Lunden à Chai-les-Quint, du l'2 Qov. 1536. (Lcniz, Correspondenz,
T. II, p. 144.)
(2) Brelschneidar, Corpus Rtformatoiura, T. II, p. 1014.
(3) « Qui debeant eo;;! ad olficium, non audiri. » Raynaldi, Annales ad a. 1540 (T. XIII, p. 534)
(4) Floquet, Histoire du parlement de Normandie, T. II, p. 236.
(5) Itayrutldi, Annales, T. XIII, p. 587 : « Et etiam fraude rex usus est, ut, licet persequeretur
hœrelicos, litleras ad protestantes principes scriberct, eorum sectam iugratam sibi non esse, horta-
returque ne conciliarentur Eoclesi-T-. •
OPPOSITION DES NATIONS. 71
gieuses du xvi^' et du xvii'^ siècle, fut de n'être ni protestante ni
catholique. François P' obéit, comme instrument, aux desseins de
Dieu; il contribua h sauver le protestantisme en Allemagne, et
tout en maintenant le catholicisme en France par la force, il le
ruina en protégeant la renaissance, qui dépassait la réforme. Mais
cette gloire est à Dieu, elle n'est pas à l'homme. Nous cherchons
vainement un titre de gloire pour François F' ; nous ne trouvons
qu'une excuse ù ses erreurs sans nombre, c'est que ses défauts
sont l'expression du caractère national. On l'appelle le roi cheva-
lier; il a en effet la bravoure du chevalier, mais c'est une humeur
batailleuse, sans but et sans règle. « L'on n'estime pas en France,
dit un envoyé vénitien, les nobles et les princes qui n'aiment pas
et ne cherchent pas la guerre (1). » « A quoi voulez-vous, s'écrie
Montluc, qu'un bon cœur, noble et généreux s'adonne sinon aux
armes? Un prince de cœur ne doit jamais être content, ains faut
pousser; la terre est si grande, il y a prou k conquérir. » Muntluc
excite sans cesse son roi à la guerre : » Il ne faut pas, dit-il, renou-
veler la guerre de la Terre Sainte, car nous ne sommes pas si
dévotieux que les bonnes gens du temps passé. Il vaut mieux
s'exercer au nouveau monde ou guerroyer les voisins, réclamer le
duché de Milan ou le royaume de Naples (2). » Tel était l'esprit de
la nation, la guerre pour la guerre, un besoin de mouvement et de
lutte. L'ambition s'y mêlait, mais la raison d'État y était étrangère;
on préférait les expéditions lointaines, parce qu'elles donnaient
plus de gloire : c'était la poésie de la guerre. Si l'on veut donner
à cette tendance irréfléchie, presque physique, le nom de cheva-
lerie, on peut appeler François le roi chevalier ; mais le premier
troupier venu mérite la même gloire, si gloire il y a.
No 2. L'Angleterre.
Le rôle de l'Angleterre, dans les luttes qui agitent le continent,
semble tracé par la nature des choses. Elle ne peut aspirer à la
monarchie universelle; sa position insulaire et le bon sens de ses
(1) » Clie non solo non ami, ma non cerché e procuré la guerra. • {Tomaaco, T. Il, p. 236.)
(2) Montluc, Mémoires. (PelUol, T.XXII, p. 2-20, 521, 29'f.)
72 CHARLES-QUINT.
populations l'ont empêchée et l'empêcheront toujours de se
livrer à ces folles idées. Mais l'indépendance, l'existence même de
la nation anglaise pourraient être compromises, si un État conti-
nental acquérait une puissance prépondérante, une de ces domi-
nations qui ne laisserait aux autres peuples qu'une apparence de
liberté. L'Angleterre est donc appelée à intervenir dans les guerres
du continent, lorsque le principe des nationalités est en jeu. Voilà
pourquoi elle fut l'àme des coalitions qui se formèrent contre
Louis XIV et Napoléon. Au xvi*^ siècle, elle avait une mission ana-
logue h remplir. La France et l'Espagne étaient également à
craindre pour les Anglais, si l'une de ces puissantes monarchies
l'emportait sur l'autre. A l'intérêt politique se joignait l'intérêt
religieux. La réforme pénétra de bonne heure dans les îles bri-
tanniques; individuelle par excellence, la race anglaise était, pour
ainsi dire, née protestante; le roi même se fit réformateur à sa
façon, en se séparant de Rome par un schisme éclatant. L'Espagne,
au contraire, se mit à la tête de la réaction catholique, et en France
aussi l'échafaud fut dressé pour les réformés. Il est de toute évi-
dence que la monarchie universelle de la France ou de l'Espagne,
aurait étouffé le protestantisme en Angleterre, comme partout
ailleurs. Tels étaient les puissants motifs qui appelaient la nation
anglaise à intervenir dans la lutte de François I" et de Charles-
Quint. En réalité, Henri VIII prit parti, tantôt pour l'un, tantôt
pour l'autre des deux rivaux; mais on lui ferait un honneur qu'il
ne mérite pas, si l'on attribuait les alliances changeantes du roi h.
des vues d'équilibre politique.
Au xvi'^ siècle, l'Angleterre jouissait du bienfait d'un gouverne-
ment représentatif, mais le despotisme des Tudors altérait singu-
lièrement ce régime ; de fait, le parlement exprimait bien moins la
volonté de la nation que celle du roi. Ce fut l'ambition conquérante
de ses princes qui égara l'Angleterre au xiv'^ et au xv° siècle, en
l'entraînant dans une longue lutte avec la France, lutte dans
laquelle la victoire lui eût été plus funeste que la défaite; car la
réunion des deux royaumes sous un même prince eût abouti à
subordonner l'Angleterre à la France. Heureusement la victoire
était impossible. Après avoir fait fausse route à la suite de leurs
rois, les Anglais se retirèrent dans leur île, pour se livrer au
développement de leur génie particulier. Mais la guerre étrangère
OPPOSITION DES NATIONS. 75
avait donné à la royauté une prépondérance qui manqua de deve-
nir fatale à la liberté de l'Angleterre. La guerre civile acheva
d'épuiser les forces de la nation. Quand les Tudors lui donnèrent
la paix, la paix menaça d'être celle du despotisme. Cela explique
comment la politique des rois d'Angleterre fut aussi personnelle
que celle des autres princes, et tout aussi contraire aux vrais inté-
rêts de la nation.
Rien de plus misérable tout ensemble et de plus odieux que la
politique de Henri VIII, si l'on peut appeler politique l'absence de
toute idée, le règne du caprice dans toute son inconséquence, et
de la passion dans toute sa brutalité. François P"" et Charles-Quint
se disputèrent vivement son alliance. L'Angleterre avait encore un
pied en France; elle y possédait Calaiset le comté de Guines; cela
lui procurait la facilité de jeter une armée sur le continent : son
intervention pouvait être fatale, soit ii la France, soit aux Pays-Bas
espagnols. Depuis des siècles, l'Angleterre était alliée de la Mai-
son de Bourgogne, dont Charlés-Quint était l'héritier; la haine de
la France, et des intérêts communs avaient rapproché les deux
États. Henri VIII penchait pour l'alliance espagnole; il ne réilé-
chissait pas qu'autre était la position du duché de Bourgogne, autre
celle de la puissante monarchie de Charles-Quint. Le roi d'Angle-
terre devait être l'allié des voisins de la France, quand ces voisins
étaient faibles; mais quand le duc de Bourgogne allait placer sur
sa tête la couronne d'Espagne et la couronne du saint-empire
rom.ain, la politique anglaise ne devait-elle pas changer avec les
circonstances? Henri VIII se laissa aller ii l'ambition de conquête
qui était la passion de tous les princes aux xvie siècle. Il portait
encore le titre de roi de France; il s'imagina que le titre pourrait
devenir une réalité. Ainsi, ce qui s'était trouvé impraticable au
milieu de l'anarchie féodale qui affaiblissait la France à la lin du
moyen âge, Henri VIII songeait h l'accomplir au moment oii la
France, forte de sa puissante unité, était prête h conquérir, bien
plus qu'elle ne risquait d'être conquise ! Tel était cependant l'objet
de l'alliance que Henri VIII fit avec l'empereur Maximilien après la
bataille de Marignan. Le moment était singulièrement choisi, et
ne prouve guère pour le sens politique du roi d'Angleterre et de
son allié d'Allemagne.
Charles -Quint venait de disputer la couronne impériale à
74 CHARLES-QUINT.
François K. Il ne cachait pas que le but de son ambition était de
faire de yoa. titre de chef temporel de la chrétienté, une formidable
réalité ; mais il sentait que si l'Angleterre prenait parti pour la
France, sa dignité resterait un vain nom. Voilà pourquoi Charles-
Quint usa de toutes les séductions de sa diplomatie pour gagner
Henri VIII. François I'^'' en fit autant. Le roi d'Angleterre était
avide et orgueilleux, et il avait un ministre tout aussi cupide et
tout aussi ambitieux. François P'' crut gagner le maître et son ser-
viteur en prodiguant l'or; il promit au premier une somme
de 600,000 couronnes, qui vaudrait aujourd'hui plus de trente
millions; il acheta Wolsey par une pension de 12,000 livres; de
plus il lui fit entendre qu'il avait quatorze voix dans le collège des
cardinaux, et que, si le roi d'Angleterre s'unissait à lui, ils dispo-
seraient de la papauté et de l'empire. Charles-Quint avait plus de
chances que François P'' dans cette espèce d'enchère; il offrait
également de l'or à Henri VIII, et il lui fit espérer des conquêtes
en France, peut-être même la couronne qu'avait portée un de ses
prédécesseurs. Quant h Wolsey, l'habile prélat savait bien qu'un
empereur d'Allemagne , qui était aussi roi d'Espagne et roi de
Naples, aurait plus d'influence à Rome qu'un roi de France. Les
Anglais ont toujours été d'excellents calculateurs; ils se dirent
que l'avantage était évidemment du côté de l'alliance espagnole.
Ce fut en vain que François P' déploya tous les charmes de l'esprit
français, dans la célèbre entrevue du camp du Drap d'Or ; Henri VIII,
aussi déloyal que cupide, accepta un subside annuel de près de
trois millions de francs; mais à peine avait-il vendu son amitié au
roi de France, qu'il traita avec Charles-Quint. La couronne de
France valait plus que trois millions par an; renoncer h son ambi-
tion pour une pareille somme, c'était faire un mauvais marché.
Henri VIII crut être un profond politique en s'alliant avec l'empe-
reur ; la lutte de François P'' contre son puissant rival devait finir
par l'épuiser; alors lui, l'héritier des Plantagenet, pourrait recou-
vrer la Guienne, la Normandie, qui sait? la France entière. Quand
on construit des châteaux en Espagne, il n'y a que le premier pas
qui coûte; les rêves vont vite. On croit rêver, en effet, lorsqu'on
entend Henri VIII dire sérieusement qu'il espérait régner en
France. Le cardinal Wolsey flattait cette folle ambition; il dres-
sait des plans de campagne, et trouvait que le chemin était facile
OPPOSITION DES NATIONS. 75
de Calais à Paris. De son côté, le pape se faisait fort de lui aplanir
la voie, il dressa une bulle par laquelle il déliait les sujets de
François P'" de leur devoir de fidélité (1).
L'astucieux Wolsey comptait plus sur la couronne pontificale,
à son profit, que sur la couronne de France pour son maître. L'un
et l'autre furent déçus dans leurs espérances. Deux fois le saint-
siége devint vacant; deux fois trompé, le cardinal anglais jura une
haine à mort à Charles-Quint. La bataille de Pavie lui donna un
prétexte favorable. Eff"rayés de la victoire de l'empereur, les
États italiens firent une ligue contre lui; on l'appela sainte, parce
que le pape en était le chef. Henri VIII en fut déclaré protecteur ;
mais la sainteté de la ligue ne suffit pas au roi d'Angleterre et h
son ministre pour s'y engager; il fallut promettre au roi une prin-
cipauté dans le royaume de Naples, et afin que ce ne fût pas une
principauté pour rire, il eut soin de stipuler qu elle devait produire
un revenu de trente mille ducats ; on promit h Wolsey des terres
d'une valeur de dix mille ducats (2). Entrait-il une idée d'équilibre
dans ce changement de politique? Le ministre anglais eut soin de
donner cette couleur à son désir de vengeance; il représenta à
son maître que Pavie était le premier échelon de la monarchie
universelle ; il flatta sa vanité en lui disant que l'Angleterre seule
pouvait empêcher Charles-Quint d'y arriver. Les contemporains
prirent ces paroles au sérieux (3). Il est certain que l'alliance de
l'Angleterre avec la France contre le vainqueur de Pavie, était
tellement commandée par l'intérêt politique, que l'on devait sup-
poser des calculs d'équilibre k Henri VIII et h son ministre. Mais
il est tout aussi certain que la première pensée du roi après la
bataille de Pavie fut la conquête de la France; il croyait voir la
main de Dieu dans la défaite de François I", et, interprétant les
desseins de la Providence à son avantage, il trouvait que ne pas
profiter de l'occasion que le ciel lui offrait, ce serait manquer au
Tout-Puissant. Henri VIII demanda le concours du pape pour
(1) Voyez les témoignages authentiques de ces folies dans Miguel, Rivalité de Charies-Quinl et
de François I", et dans Runke, Deutsche Geschichte,T. II.
(2) Robertsorij Histoire de Charles-Quint, livre IV.
(3) Du Bellay, Mémoires, dans Pelilot, T. XVIII, p. 5 : • Le roi d'Angleterre, craignant que
l'empereur ne voulût se faire si grand, qu'après il lui courût sus, tourna sa malveillance envers le
roi en amitié. »
76 CHARLES-QUINT.
cette sainte entreprise, sous le prétexte que la déchéance de
François P"" serait le seul moyen de mettre la paix dans la chré-
tienté. Il tâcha de gagner l'empereur, en lui promettant de resti-
tuer ce que la France avait usurpé sur la maison de Bourgogne et
sur l'empire. Après tout, disait-il, l'Angleterre et la France de-
vaient revenir à Charles-Quint, si, d'après leurs conventions, il se
mariait avec sa fille Marie (1).
YoWh la politique du roi d'Angleterre : elle est aveugle, k force
d'égoïsme. Après la victoire de Charles-Quint à Pavie, le bon sens
le plus vulgaire commandait de s'unir avec François I"" et les
États d'Italie contre le vainqueur. Que fit Henri VIII? Au lieu de
s'opposer àla puissance de l'empereur, il proposa de l'augmenter,
en démembrant la France! Sans doute, il prenait pour lui la belle
part; mais comment ne voyait-il pas, qu'en supposant même ses
armes victorieuses, sa conquête serait incertaine, à raison de la
puissance excessive de Charles-Quint? Que dire du projet extrava-
gant de réunir les couronnes de France et d'Angleterre sur la tête
de celui qui était déjà roi d'Espagne et de Naples, duc de Bour-
gogne et empereur d'Allemagne? Voilà bien la monarchie univer-
selle, et c'est un roi d'Angleterre qui en faisait l'offre à la maison
d'Autriche? Dira-t-on encore après cela que Henri VIII avait pour
politique de maintenir la balance entre François I" et son rival?
Il n'avait pas même le sentiment de l'indépendance nationale, si
puissant dans la race anglaise; l'Angleterre comme la France se
seraient efTacées dans une monarchie dont le roi d'Espagne eijt
été le chef; les nationalités qui font la gloire de l'Europe, eussent
été anéanties dans leur berceau. Projets insensés, dont on a tort
de s'occuper un instant, car ils sont aussi irréalisables que crimi-
nels ! Dieu veilla à ce que l'union dangereuse de Henri VIII et de
Charles-Quint fût rompue; les passions mêmes du roi et de son
ministre renversèrent leurs projets. En se séparant de Rome, le
roi donna la plus forte garantie à l'indépendance nationale qu'il
était prêt à sacrifier à sa folle ambition.
(t) Elli^, Lpltors illiistrative of english history, 2* série, T. I, p. 327. — Ranke, UeutscliP
Geschichle, T. Il, p. 329, s., et Ranke, Englische Gescliiclile, T. T, 156-158.
LA PAPAUTÉ. 77
^ 3. La papauté.
N" i. La politique des papes.
Au xvi^ siècle, les papes ont encore une politique, ils inter-
viennent dans les guerres des rois; c'est un signe qu'il leur reste
quelque vie. Aujourd'hui le silence des tombeaux règne \h où la
la vie débordait au moyen âge ; demander au xix'" siècle quelle est
la politique des papes, serait une amère dérision. L'irrémédiable
décadence de Rome chrétienne a son principe dans la monarchie
universelle qu'elle avait voulu établir sous couleur de religion.
Au w'i" siècle, les papes se disaient toujours avec les empereurs
les chefs de la chrétienté, mais c'étaient des mots vides de sens,
une vaine ombre d'un passé glorieux. Les réformateurs battirent
en brèche le pouvoir spirituel de celui qui se prétendait le vicaire
de Dieu ; quant h son pouvoir temporel, il y a longtemps qu'il
n'en était plus question que dans les traités des canonistes.
Au xvi'^ siècle, ce sont les nations qui régnent et qui luttent entre
elles; pour mieux dire, ce sont les princes qui les représentent,
bien qu'imparfaitement. Il y a des tendances à reconstituer l'unité
sous la forme de monarchie universelle; il y a opposition instinc-
tive des nationalités contre ces ambitieuses tentatives; il y a sur-
tout un mouvement général des États pour agrandir leur puis-
sance. Quel est le rôle des papes dans ce pêle-mèlc d'ambitions
qui se croisent et qui se heurtent? Puissance du passé, et immuable
par sa nature, la papauté devait tenir au maintien de l'unité, telle
qu'elle s'était développée au moyen âge. Le protestantisme mena-
çait de détruire l'unité catholique ; les papes lui firent une guerre
h mort. Ils ne reculèrent devant rien; les bûchers, les conspira-
tions, le meurtre même, tous les moyens étaient licites h leurs
yeux, quand il s'agissait de la cause de Dieu , c'est à dire de leur
domination. Pour combattre la réforme, ils furent obligés de
prendre appui sur les princes qui s'étaient mis h la tète de la réac-
tion catholique. C'était la maison d'Autriche qui, confondant ses
intérêts avec ceux de la vieille religion, voulait bâtir une monar-
chie universelle sur les fondements du catholicisme. Le but du
78 CHARLES-QUINT.
pape et de l'empereur était le même; mais l'intérêt du souverain
pontife, copxime chef des États romains, se trouvait en collision
avec ses intérêts comme chef de la chrétienté. Si l'empereur de-
venait maître de l'Italie, le pape risquait de descendre au rôle de
chapelain. De là une sourde opposition des papes contre les pro-
jets qui tendaient à restaurer l'empire. Sous ce rapport, la posi-
tion du pape ne différait en rien de celles des rois de France et
d'Angleterre. L'intérêt politique était si vif, qu'il l'emporta plus
d'une fois sur les passions religieuses ; il arriva au vicaire spiri-
tuel de Jésus-Christ de contrecarrer le vicaire temporel dans la
lutte qu'ils soutenaient l'un et l'autre contre les protestants.
Ennemis de toute puissance qui compromettait leur souverai-
neté italienne, les papes semblaient devoir prendre parti pour les
nationalités contre la maison d'Autriche; mais leur titre de
chefs spirituels de la chrétienté ne leur permettait pas de se pro-
noncer ouvertement pour un mouvement qui était au fond protes-
tant, et dans lequel étaient engagés en première ligne des États
attachés à la réforme. En définitive, les papes du xvi« siècle n'eu-
rent pas plus que les princes séculiers, une politique arrêtée, et
la chose était impossible; d'une part, la tradition, si puissante
dans le sein du catholicisme, les tenait attachés à l'unité du moyen
âge dans laquelle l'empereur figurait à leur côté, comme maître
du monde; d'autre part, l'intérêt politique, plus fort que le
dogme, leur faisait craindre un protecteur qui pouvait facilement
devenir un maître. Que firent les papes? En apparence, ils main-
tinrent la théorie de l'unité chrétienne; en réalité, ils se gouver-
nèrent d'après l'intérêt du moment, et se montrèrent tout aussi
ambitieux d'étendre leur domination temporelle que les princes
de la terre.
Les ultramontains célèbrent les papes comme les défenseurs de
la liberté et de l'indépendance de l'Italie. Écoutons le plus profond
des politiques italiens; Machiavel nous apprendra ce qu'il faut
penser de l'influence de la papauté sur les destinées de sa patrie :
(c Nous autres Italiens, » dit-il, « nous avons h l'Église et aux
prêtres cette première obligation, d'être impies et corrompus : les
peuples qui touchent de plus près k l'Église romaine sont ceux qui
ont le moins de religion. Nous lui avons encore une autre obliga-
tion plus grande, qui est cause de notre ruine : c'est que l'Église
LA PAPAUTÉ. 79
a tenu et tient l'Italie divisée. Cependant aucun pays ne fut puis-
sant et heureux, à moins d'être réuni tout entier sous les lois
d'une république ou d'un prince, comme cela est arrivé de la
France et de l'Espagne. La cause pour laquelle l'Italie n'est pas
dans ces conditions et n'a pu être ramenée au gouvernement d'une
république ou d'un prince, c'est uniquement l'Église. Ayant usurpé
le pouvoir temporel, elle n'a été ni assez forte ni assez entrepre-
nante pour occuper le reste de l'Italie et s'en rendre maîtresse;
d'un autre côté, elle n'a pas été si faible que de n'avoir pu appeler
à son secours les puissances étrangères contre les nationales,
ainsi qu'on l'a vu anciennement, lorsque, par Charlemagne, elle
chassa les Lombards, qui déjà étaient quasi maîtres de toute
l'Italie, et de nos jours, lorsqu'elle ôta le pouvoir aux Vénitiens
avec l'aide des Français, pour chasser les Français avec l'aide des
Suisses. L'Église, n'ayant donc pas été capable d'occuper l'Italie,
et n'ayant pas permis qu'un autre l'occupât, a été cause que celle-ci
n'a pu se ranger sous un chef, mais qu'elle est tombée sous plu-
sieurs princes et seigneurs; par où elle est arrivée à ce degré de
division et de faiblesse, qu'elle est devenue la proie, non seule-
ment des Barbares en renom, mais de quiconque s'est donné la
peine de l'attaquer. Et telle est l'obligation que nous avons à l'Église
et à nul autre (1). »
Machiavel était contemporain de celui des papes que les histo-
riens aiment à représenter comme le patriote italien par excel-
lence. Jules II, pontife guerrier et politique, se donnait pour
mission de chasser les Barbares d'Italie (2). Supposons qu'il eiît
réussi b. expulser les Français, qu'est-ce que l'indépendance ita-
lienne y aurait gagné? La situation serait toujours restée telle que
le grand politique de Florence l'a tracée avec une rigueur mathé-
matique. Les papes sont condamnés par la force des choses à être
un obstacle h l'unité de l'Italie. Jules II avait une passion plus
forte que ^ haine contre les Barbares ; il voulait étendre la puis-
sance temporelle du saint-siége; mais comme la papauté ne
pouvait jamais dominer sur toute la Péninsule, l'Italie et ses papes
rentraient dans ce terrible cercle, aussi fatal, aussi immuable que
(1) MachiaveUi, Discorsi, lib. I. (Opéra, T. lU, p. 258, éd. d'italia.)
(2) Guicciardini, Histoire d'Italie, livre IX, ch. 2.
80 CHARLES-QUINT.
les cercles de l'enfer du Dante, Peut-on célébrer Jules II comme
un patriote italien, quand on le voit se faire complice de la Ligue
de Cambrai, vraie alliance de brigands, contre Venise, boulevard
de l'Italie? Lui-même sentait que c'était un singulier moyen de
délivrer l'Italie des Barbares, que de les y appeler pour dépouiller
une république italienne; il aurait voulu revenir sur ses pas (1),
mais l'ambition du prêtre l'emporta sur les sentiments du patriote.
La spoliation se consomma, et le saint-siége y eut une bonne part.
Jules II fut satisfait; mais que devint le dessein de chasser les
Barbares? Le pape se ligua avec les Vénitiens contre les Français;
il comptait ensuite se délivrer des Espagnols avec l'aide des
Suisses. Projets fantastiques ! Si réellement le pape avait eu le
patriotisme italien qu'on lui suppose, il aurait dû commencer par
s'allier avec Venise, pour écarter les Barbares de l'Italie. Une fois
que les étrangers y eurent mis le pied, les papes tentèrent vaine-
ment de les expulser ; ils n'avaient de force contre les Français,
qu'en s'appuyant sur l'Espagne, et ils ne pouvaient attaquer l'Es-
pagne, qu'en prenant appui sur la France. Le grand dessein de
délivrer l'Italie des Barbares, aboutit h les y établir pour des
siècles.
Jules II était au dessus des autres papes de son temps par son
désintéressement. Sixte IV, Alexandre VI et presque tous les papes
du XVI'' siècle ne songèrent qu'à procurer des principautés à leurs
neveux ou h leurs bâtards, tandis que Jules II n'eut en vue que la
puissance du saint-siége. Mais comme cette ambition est mes-
quine, quand on la compare aux gigantesques desseins des papes
du moyen âge! Les Grégoire, les Innocent n'oublièrent jamais
qu'ils étaient chefs spirituels de la chrétienté : la domination tem-
porelle n'était pas un but pour eux, mais un moyen. Grégoire VII,
chassé de Piome, et mourant dans Texil, est mille fois plus grand
que Jules II couvert du casque et montant 5 l'assaut. Au xvn*' siècle,
les papes ne sont plus que de petits princes italiens, occupés les
(1) /'. Bemhus, Hislor. Veneta>, lib. VII .- i Confecto fœdere Julius tametsi cupiditate ferebalnr
Ariraino Faventiaque poliendi, quia tamen et Gallorum rcgern magna; per se potcnlia;, multo
niajorem siio permissu fiiiri noieliat, et ciini illam nalioDem, lum Germaniœ populos in possessionem
Italiœ venire, opliraaeque ejus partis alque populosissimœ dominos fieri, sibi reliquisque Italis
ilelrimenlosum existimabat futurum, ut ab iilis Venetos opprimi sincret, adduci prope non
potcrat. »
LA PAPAUTÉ. 81
uns à agrandir leurs États, ce sont des rois plutôt que des pontifes,
les autres à établir leurs neveux, c'est le grand nombre. Les
hommes les plus éminents, tels que Laurent de Médicis, considé-
raient comme un devoir pour les papes de soigner avant tout les
intérêts de leur famille (1). Ne pouvant transmettre leur dignité à
leurs parents, ils cherchaient à les rendre puissants et riches.
« C'était, » dit un envoyé vénitien, « une cause incessante de guerres
et de bouleversements. Les papes ne pouvaient fonder des princi-
pautés pour leurs neveux sans dépouiller ceux qui étaient en pos-
session des domaines convoités; et comme la papauté passait,
après un court règne, d'une maison h une autre, il fallait accom-
plir cette œuvre de violence de suite, sans aucun respect des
droits acquis, sans qu'il y eût moyen de compenser les pertes de
ceux que l'on dépossédait; il fallait tout mettre sens dessus
dessous, pour contenter l'ambition de chaque pontife. Il n'y a pas
un seul État dans cette pauvre Italie, s'écrie Navagero, qui n'ait
été déchiré et démembré par la cupidité sans cesse renaissante
des papes (2). »
Les papes usaient et abusaient de leur influence spirituelle,
pour contenter cette misérable ambition qui dégradait les suc-
cesseurs de saint Pierre, en les abaissant au niveau des petits
tyrans d'Italie. Leur sainteté mettait les chefs de la chrétienté à
l'abri de toute guerre olîensive. « Ils savent, dit Guicciardini, qu'on
ne peut les attaquer sans se couvrir de honte, et sans soulever
les autres princes en faveur du saint-siége. Ils peuvent par contre
faire impunément la guerre h leurs ennemis; sont-ils victorieux,
ils protiteiU de la bonne chance; sont-ils vaincus, ils n'ont rien à
perdre,- car si le vainqueur voulait profiter de sa victoire aux
dépens de l'Église romaine, il s'attirerait la haine des fidèles, et il
(1) Voyez la lettre de Laurent de Médecis à Innocent VHI, dans Ranke, Fûrsten und Vœlker von
Sûd-Europa, T. U, p. 45.
(2) Nsviigero écrit en 1551 : « U quale desiderio ha travagliato e travaglierà sempre questa
povera Ilalia : perché non essendo i pontefici romani nalurali cd ereditari, ne polendosi con poco
tempo acquislare e stabilirc un nuovo slato, come disegnano per gli suoi, è neccssario c/ie meltano
■fotiu sop)-a ilmondo, facendo liga, ora conquesto.ora conquell' altro principe, pergiungere per
questi mezzi, non potendo per altro, al loro fine, che è di lasciare i suoi non privati, come erano
avanti il loro pontificato, ma con grandezza e con stato nuovo, il che non sipuo fare, senza far
lorto ad altri. Non vengo a particolari esempi, perché qualche povefa republica d'Italia e qualche
altro slato ne porta ancora squarciato il volto. » {Alberi, Relazioni, H, 3, p. 376.)
82 CHARLES-QUINT.
craindrait, s'il était lui-même croyant, de s'exposer h la vengeance
de Dieu (1). «
La crédulité des peuples et des princes était une excellente mine
à exploiter; les papes n'y manquèrent point. Ils osèrent mettre
les foudres de l'Église au service de leur ambition temporelle :
tous ceux qui, forts de leur droit, s'opposaient aux usurpations des
vicaires du Christ, étaient mis au ban de la chrétienté, anathéma-
tisés comme ennemis de Dieu. On ne sait ce qu'il faut le plus
admirer, l'impudence des prêtres qui prétendent fermer les portes
du ciel à ceux qui résistent à leurs iniquités, ou l'aveuglement des
peuples qui s'obstinent à révérer le pouvoir divin de ceux qui se
jouent si indignement de leur foi. Jules II, le pape patriote, en
prenant part h la Ligue de Cambrai, dépassa le crime de ses alliés,
en excommuniant les Vénitiens, en permettant de leur courir sus,
et de les réduire en servitude (2). Ainsi le pape voulait faire Dieu
même, complice d'un acte de brigandage! C'était une pratique
habituelle de la cour de Rome; qe saint-siége qui se dit le gardien
du droit et de la moralité, consacrait la force brutale par son
autorité divine, dès que son intérêt politique le demandait. Ferdi-
nand d'Aragon s'empara de la Navarre. Quel était son litre? H n'en
avait d'autre qu'une bulle d'excommunication lancée par Jules II
contre le roi de Navarre. Et pourquoi le pape livra-t-il ce royaume
en proie au cupide Espagnol? Parce que son roi était l'allié de
Louis XII (3). Voilà la politique pontificale au début de l'ère
moderne! C'est l'abus de ce qu'il y a de plus sacré, au profit d'une
coupable ambition.
N** 2. La papauté dans la lutte de François f'' et de Charles V.
I
L'historien de Léon X. dit qu'il voulait établir la paix entre les
princes chrétiens dans le but de les unir contre les infidèles; que
(1) Ce sont les paroles de Auvageiv, l'envoyé véniti(!u (Albert, II, 3, p. 407) et de Guicciardini,
[P, célèbr(î hisloriea (Histoire d'Italie, livre IV, ch. 5).
(2) Les historiens catholiques, dans leur amour de la vérité, ont bon soin de ne pas parler de cfitle
clause de la bulle; Guicciardini l'a transmise à la postérité pour la honte éternelle des papes.
{Gieselcr, Kirchengeschichte, II, 4, § 135, note c.)
(3) Voyez les témoignages dans PreacoU, History of Ferdinand and Isabella,ï. III, p. 231.
LA PAPAUTÉ. 83
comme prince italien, il se proposait, ainsi que Jules II, de délivrer
l'Italie des Barbares ; que s'il intervint dans les guerres et les
traités de Charles-Quint et de François I*"", ce fut pour balancer
leur puissance, afin que l'un d'eux n'acquît point une prépondé-
rance dangereuse aux autres États (1). L'écrivain anglais a jugé
Léon X d'après ses paroles, sans faire attention qu'elles sont en
contradiction complète avec ses actes. Il y a un langage qui est
de style chez tous les papes ; vicaires du prince de la paix, ils ne
manquent jamais d'exhorter les peuples à la paix. Ces sentiments
pacifiques, affichés par Léon X, ne l'empêchèrent pas d'être conti-
nuellement en guerre avec ses voisins, et de prendre une part
active aux luttes de la France et de la maison d'Autriche. Est-ce
sérieusement que le pape voulait unir les princes chrétiens contre
les infidèles? Nous avons dit ailleurs que les appels incessants à
la guerre sainte qui partaient du Vatican, étaient le plus souvent
une comédie. LéonX imposa une trêve générale à la chrétienté,
pour l'armer contre les Turcs ; et qui fut des premiers à la violer?
Lui-même (2). Les papes du xvi° siècle n'agissaient plus en chefs
du monde chrétien ; leur politique embrassait tout au plus les inté-
rêts temporels du saint-siége. Il en fut ainsi de Léon X. Nous dou-
tons fort qu'il ait jamais pensé à une balance de pouvoir, qui ei!it
assuré la liberté de tous les États. Guicciardini, son contemporain,
nous apprend que son ambition, comme chef de l'Église, était de
conserver les conquêtes de Jules If, Parme et Plaisance, et qu'il
désirait aussi la possession de Fer rare (3). Son ambition, comme
chef de la famille Médicis, était bien plus grande : il voulait élever
son frère Julien sur le trône de Naples, et réserver la Toscane, en
y réunissant les duchés de Ferrare et d'Urbin, pour son neveu (4).
Nous allons voir si, dans ses relations avec Charles-Quint et Fran-
çois I'% il songeait à devenir le libérateur de l'Italie.
L'Italie était le théâtre de la lutte entre deux rivaux : Fran-
çois P'' revendiquait Milan comme son héritage, et Charles-Quint
occupait le royaume de Naples. Guicciardini dit que l'empereur et
(1) Roscoc, Lifcof Lco IheTeath, T. ni,p. 323,323, édit. de Heidelberg. •
(2) Voyez le tome IX* de mes Éludes.
(3) Guiccia7-(linij UiiioiTe d'Italie, livre XIV, cb. i.
(4) lioscov, HistoryofLeo theTenlh, T. H, p. 167-J7J. — Zorsij Re]azione,dansfia?iA'e, Fiirslen
undVœlker,T.lV,2,p.ll.
84 CHARLES-QUINT.
le roi de France fireni tout pour attirer chacun le pape dans son
parti ; maître de Rome et régnant h Florence par sa famille, il
pouvait, en s'alliant avec l'un ou l'autre, chasser soit les Français,
soit les Espagnols d'Italie; mais il pouvait aussi, dit l'historien
italien, maintenir la paix, en observant une exacte neutralité.
Guicciardini ajoute, et la chose est évidente, que telle était la poli-
tique commandée au pape par l'intérêt du saint-siége; en effet, en
s'alliant à l'un des deux monarques, il lui donnait une prépondé-
rance qui compromettait l'indépendance des États romains et l'au-
torité des Médicis à Florence. C'est cependant ce dernier parti que
prit Léon X ; nous le voyons allié tantôt à Charles-Quint, tantôt à
François P-", non pour maintenir la balance entre les deux rois qui
se disputaient l'Italie, mais pour chasser l'un d'eux, ce qui aboutis-
sait nécessairement ii rendre l'autre maître absolu. Quel était le
mobile de Léon X dans ces changements d'alliance? Il n'en eut
jamais d'autre que l'agrandissement des États romains et de sa
famille.
Quand François V' voulut reconquérir le Milanais, que Louis XII
avait perdu, une ligue se forma contre lui, et nous trouvons le
pape parmi les coalisés. La bataille de Marignan rompit la coali-
tion. On avait cru, le premier jour, à la victoire des Suisses, et déjà
Léon X l'avait célébrée par des feux'_;de joie. Lorsqu'il apprit le len-
demain que le roi de France était vainqueur, il changea immédia-
tement d'alliance, et lâcha de tirer profit de l'amitié du vainqueur.
PI en obtint d'abord le fameux concordat qui mit à néant la prag-
matique sanction, si odieuse h la cour de Rome, puis il décida
François I" à maintenir les Médicis h Florence et à dépouiller le
duc d'Urbin en faveur d'un neveu du pape. Mais malgré les instances
du saint-père, le roi refusa de lui rendre Parme et Plaisance :
c'était blesser son nouvel allié dans son ambition de prince.
Léon X lui en fit un grief, et il resta ennemi de François P%
quoique son allié en apparence. A peine avait-il signé la paix et
l'alliance avec le vainqueur de Marignan, qu'il prit part, sous main,
à la ligue de l'Espagne, de l'Angleterre et de Maximiiien pour le
rétablissement de Sforza sur le trône de Milan. Quand 3Iaximilien
descendit en Italie, Léon X était prêt à trahir le roi de France,
mais la victoire s'étant prononcée pour les armes françaises, il
envoya au vainqueur les secours qu'il s'était engagé à fournir
LA PAPAUTÉ. 85
contre lui ; François l" accepta l'argent, mais en disant que,
comme l'alliance du pape lui était inutile pendant la guerre, il
ferait un traité avec lui qui ne vaudrait que pendant la paix.
François I" était victorieux; et h Rome, on a toujours été de
l'avis de Brennus : vive le vainqueur! et malheur au vaincu! Le
cardinal Ribera écrivit ù la mère du roi, de la part de Léon X :
« Le pape veut vivre et mourir dans la vraie union et le parfait
amour qu'il a pour le roi et pour vous. » Quelle tendre amitié!
Voyons les résultats de cette profonde affection. Les deux alliés
tirent un traité pour la conquête du royaume de Naples; une
moitié devait revenir à la France, et l'autre au saint-siége. Parta-
ger un royaume avant de l'avoir, c'était partager la peau du lion.
C'est ce que sentit Léon X: vrai Médicis, il savait calculer, aussi
bien qu'un marchand, les profits que promettait une entreprise.
Il crut qu'il était plus avantageux de s'entendre avec Clmrles-
Quint. Le pape, qui venait de protester qu'il serait à jamais l'ami
de François I", qui venait de signer une alliance pour l'expulsion
de Charles-Quint, conclut un nouveau traité avec Charles-Quint
pour l'expulsion de son allié, le roi de France. Cette politique de
fourbe avait-elle au moins pour excuse un intérêt général? L'em-
pereur lui restitua Parme et Plaisance, il lui promit son appui
pour le duché de Ferrare, il accorda h son neveu un établisse-
ment territorial dans le royaume de Naples. Voilà les avantages
présents, que le cupide Médicis préféra aux bénéfices très problé-
matiques de l'alliance française. Cependant en apparence il resta
l'allié de François I''''. Il ne se borna pas à le trahir, il s'engagea
encore à l'excommunier et h frapper la France d'interdit. Pourquoi
ces foudres? François I'^' s'était-il déclaré pour Luther? Voulait-il
faire un schisme? Il n'avait pas cessé d'être le roi très chrétien,
mais l'empereur et Henri VIII s'étaient ligués pour le démembre-
ment de la France; Léon X, entré dans la ligue, et ne pouvant
fournir ni argent ni soldats, offrit ses armes spirituelles contre
l'ennemi commun (1).
Ceci donne la mesure des vues politiques de Léon X, et de son
caractère moral. Faut-il encore demander si le pape se proposait
de délivrer l'Italie des Barbares? Il est vrai que c'est la haine de
(i) Voyez les témoignages dans Guicciardini, Hoscoe, llankcei Mignel.
86 CHARLES-QUINT.
la France qui dominait chez lui, malgré ses protestations d'une
éternelle amitié ; un ambassadeur vénitien en fait la remarque (1),
et nous en avons la preuve authentique dans les traités. Ennemi
de la France, il était forcé de devenir partisan de l'Espagne : or
la prépondérance de Charles-Quint était plus dangereuse pour
l'Italie que celle de la France, parce qu'elle était plus sérieuse et
plus stable. Le dernier traité signé par Léon X eût conduit à la
monarchie universelle de la maison d'Autriche, s'il avait pu être
exécuté. Et que serait devenue en ce cas la domination temporelle
du saint-siége? Le pape était aussi imprévoyant dans son égoïsme,
que le roi d'Angleterre. L'un et l'autre auraient pu être les gardiens
de l'équilibre, tandis que l'un et l'autre le sacrifiaient à leur ambi-
tion, sans réfléchir que l'agrandissement de leur puissance, qu'ils
convoitaient avec tant d'àpreté, n'aurait aucune garantie de durée,
si la maison d'Autriche parvenait à régner sur la plus grande partie
de l'Europe. Léon X était encore plus coupable que Henri VIII,
car il sacrifiait l'indépendance de l'Église et l'intérêt de la reli-
gion, à la grandeur temporelle du saint-siége et de sa famille ; et
pour atteindre le but de cette mesquine politique, il n'hésitait pas
h trafiquer de son pouvoir spirituel. Il ne voyait pas qu'en faisant
un abus aussi scandaleux de son prétendu droit divin, il compro-
mettait l'existence de la papauté.
II
Adrien VI était un pape sincère, qui n'avait en vue que l'intérêt
général de la chrétienté. Pourquoi donc, au lieu de l'exalter comme
Léon X, les historiens ultramontains le traitent-ils presque de
niais? C'est qu'il eut un tort impardonnable aux yeux des hauts
dignitaires de l'Église; il fit l'aveu des abus qui souillaient la cour
de Rome et il en promit le redressement. Le pape voulait opérer
une réformation légale, pour arrêter la révolution religieuse qui
soulevait l'Allemagne; il échoua devant la sourde opposition des
orthodoxes qui tenaient aux exactions, parce qu'ils en profitaient.
(1) Gradenigo liil que, si Léon X avait parfois semblé pencher pour la France, c'était pure hypo-
crisie : «Fenzeva esser amico del re di Francia. » (Rankc, Fiirsten und Vœlker, T. IV, 2, p. 16.)
LA PAPAUTÉ. 87
Adrien VI voulait aussi, et sincèrement, la paix entre les princes
chrétiens, afin de les unir contre les infidèles ; mais la croisade
était tout aussi impossible que la régénération de l'Église. Le pape
imposa une trêve aux parties belligérantes, et menaça des censures
ecclésiastiques ceux qui résisteraient; François P' refusa de con-
sentir Il une trêve qui consacrait sa dépossession ; à des menaces,
il répondit par des menaces, en rappelant ce qui s'était passé au
xive siècle : « Boniface VIII l'entreprit contre Philippe le Bel,
dont se trouva mal ; vous y penserez par votre prudence. » Le
pape n'osa pas lancer ses foudres ; il échoua dans sa tentative de
paix, comme il avait échoué dans son essai de réforme. Henri VIII
et Charles-Quint firent une ligue contre François T'", et invitèrent
Adrien VI à y accéder. Rien n'était plus contraire au rôle d'un
père commun des fidèles ; mais la force des choses entraîna le
faible pontife. Une formidable coalition se forma contre la France,
elle comprenait tous les États italiens et les principales puissances
de l'Europe. Les chefs de la ligue ne songeaient à rien moins qu'à
démembrer la France, ce qui eût conduit infailliblement à la mo-
narchie universelle de l'Espagne (1). Voilà encore une fois la
papauté complice d'une coalition qui aurait mis le monde chrétien
dans la main d'un homme, et compromis non seulement l'indé-
pendance temporelle, mais même le pouvoir spirituel du saint-
siége.
III
La vraie politique des papes eût été de chasser les deux rivaux
de l'Italie, mais ils n'en avaient pas la force. De là il arriva que le
hasard des événements les ballotait, en les attachant tantôt à
Charles-Quint, tantôt à François P'". Clément VII, de la famille des
Médicis, avait été, comme cardinal, partisan de l'alliance espa-
gnole ; à peine assis sur le trône de saint Pierre, il se rapprocha de
la France. Quelle fut la cause de ce changement de politique? Un
misérable désir d'agrandissement. Le duc de Ferrare, dont les
papes convoitaient les États, s'était emparé de Reggio, après la
mort de Léon X. Clément VII voulait que Charles-Quint tournât
(1) Mignet, Rivalité de Charles-Quint et de François I".
88 CHARLES-QUINT.
avant tout ses armes contre le duc ; l'empereur, qui était alors
tout entier à ses grands desseins contre la France, refusa : de là
un profond mécontentement du pape (1). Telle fut la première
origine de la mésintelligence de Clément VII et de Charles-Quint.
Lorsqu'après la bataille de Pavie, le souverain pontife rompit
définitivement avec l'empereur, il ne manqua pas d'invoquer
la liberté de l'Europe et l'indépendance de l'Italie (2), menacées
par le tout-puissant vainqueur. Faut-il prendre ces paroles du
manifeste pontifical au sérieux, et célébrer Clément VII comme le
continuateur de la politique de Jules II?
Un historien allemand dit que les papes ne pouvaient pas prêter
la main à la domination des Espagnols, à Milan et à Naples; que
déjà ceux-ci montraient l'insolence d'un maître étranger, et ne
cachaient pas le peu de considération qu'ils avaient pour le saint-
siége; que la victoire de Pavie, en les délivrant d'une dangereuse
rivalité, allait placer l'Italie dans la dépendance absolue des vain-
queurs ; que Clément VII voulait secouer ce joug, sans pour cela
retomber sous celui de la France (3). Sans doute, l'intérêt du saint-
siége commandait celte politique^ et Clément VII, esprit fin et
délié, devait voir ce qui, du reste, était clair comme le jour. Mais
si le pape avait de la finesse, il manquait de grandeur; c'était, dit
un envoyé vénitien, un Médicis, timide jusqu'à la pusillanimité,
irrésolu, variable et ne se décidant que par des considérations
mesquines, une nature de commerçant, d'épicier (4). L'intérêt terri-
ritorial dusaint-siége, l'intérêtde la maison Médicis l'emportaient,
chez lui, et sur la liberté de l'Europe et sur l'indépendance de
l'Italie. Si jamais le pape avait dû se préoccuper de l'Italie et de
la chrétienté, c'était quand Charles-Quint, vainqueur à Pavie,
tenait François 1"='' dans les fers. Cependant Clément traita avec
l'empereur; ce fut seulement lorsque celui-ci refusa de donner
(!) Rankc, Deutsche GR^cllicllte ira Zcilalter der Refonnalion, T. II, p. 333, s.
(2) Bref do Clément VII contre, Charles-Quint, dans Le Plat, Monumenta Concilii Tridentini,
ï. II, p. "^45 : « Ut impendens Italiae grave servilutis p(^riculuin ac turhationeui universa; chrislia-
nitatis, quantum in nobis est, propulseraus. »
(3) lianke, Deutsche Geschichte, t. II, p. 100-104.
(4) Soriano, Relazione (1331), dans Alberi, II, 3, 278 : « Sua Santita è dotata di non ordinaria
timidità, per non dir pusillanimità... Qucsta timidità è causa che sua santità è molto irresoluta,
e molto tarda a risolversi, e, seppur si risolve, è molto facile a mutarsi, non gia per cosi di momento
ma piullosto per causa vile e di poco momento. y
LA PAPAUTÉ. 89
satisfaction au saint-père quant au duché deFerrare, que Clément
songea h l'équilibre et h la liberté de l'Italie (1). Ces grands mots
perdent leur sens dans la bouche du pape; ils signifient, non que
la cour de Rome prend à tîœur le salut de l'Europe, mais que sa
misérable ambition est blessée. Veut-on une preuve bien évidente
de cette petitesse d'esprit? Rome fut prise par l'armée de l'empe-
reur, et saccagée comme elle ne l'avait pas été par les Barbares.
Charles-Quint, tout en protestant de son innocence, garda le pape
en captivité pendant six mois. Nous comprenons que Clément ait
traité avec son hypocrite vainqueur sous l'empire de la nécessité;
mais il alla plus loin, il sollicita et obtint l'appui de Charles-Quint
pour ramener Florence sous le joug des Médicis ; l'on vit cette
même armée d'hérétiques et de mécréants, qui avait pillé Rome,
profané les mystères de la religion et tenu le pape prisonnier,
faire le siège de Florence, Ji la demande du pape, et donner le
coup de mort à ce qui restait de liberté en Italie (2).
Voilii comment Clément VII fut le libérateur de sa patrie. Il
voulait, dit-on, délivrer l'Italie de la servitude étrangère. Dans la
bouche des papes, ce grand projet était un prétexte et un men-
songe ; dans la bouche des historiens qui croient à leurs paroles,
c'est de la crédulité poussée jusqu'à la simplicité d'esprit. Peu
importait au pape que l'Italie fût esclave, pourvu que la maison
Médicis régnât à Florence ! Cependant le pape finit par se rappro-
cher de nouveau de François I". Les raisons qui l'éloignèrent de
Charles-Quint sont caractéristiques; elles prouvent que l'envoyé
vénitien Soriatw ne le jugea pas trop sévèrement, en disant qu'il se
déterminait toujours par des motifs vils et indignes d'un pape.
Premier grief: l'empereur décida les contestations territoriales qui
existaient entre le saint-siége et Ferrare, au profit du duc. Second
grief (3) : l'empereur avait l'ambition de rétablir l'unité chrétienne ;
il croyait pouvoir ramener les protestants dans le sein de l'Église
par un concile qui leur donnerait satisfaction en corrigeant les
abus. Clément VII, qui craignait le concile bien plus que Luther,
chercha dans l'alliance de François T' un appui contre les instances
(1) Ranke, Deutsche Geschichte, T. II, p. 336, 337.
&) Contarini, Relazione, dans Albert, II, 3, 266.
(3) JiankCj Fûrsten und Vœlker von Siid-Europa, T. II, p. 110, ss.
i>0 CHARLES-QUINT.
importunes de Charles-Quinl. Voilà certes des motifs dignes d'un
vicaire ôe Dieu! François P', qui avait un grand intérêt à déta-
cher le pape de l'alliance espagnole, lui fit toutes les concessions
qu'il désirait; il alla jusqu'à consentir à une union de famille qui
devait placer une Médicis sur le premier trône de la chrétienté.
Mais le pape paya cher cet honneur et cette protection ; il promit
aux futurs époux la possession de Pise, de Livourne, de Parme,
de Plaisance, de Modène et de Pieggio ; l'on prétend même, et la
chose est très probable, qu'il prit des engagements relatifs à Milan
et à Naples (1). Ainsi, pour échapper à la domination espagnole,
et pour procurer un brillant mariage à sa nièce. Clément VII dé-
membrait l'Italie, et il la livrait à la France ! Voilà le patriotisme
du pape qui avait arboré le drapeau de l'indépendance ita-
lienne !
IV
Léon X et Clément VII étaient des princes plutôt que des papes;
de même que les rois, ils avaient un désir immodéré de s'agrandir.
Avec Paul III, nous entrons dans l'époque de la réaction catho-
lique. La politique des papes va-t-elle changer? Vont-ils s'élever
à la hauteur des pontifes du moyen âge, sinon pour l'étendue de
leur puissance, du moins pour la grandeur de leurs vues? L'ambas-
sadeur de France à Venise écrit à Henri II (1547) que « tous les
desseins de Paul III ne tendaient qu'à croître et perpétuer sa mai-
son (2); » et le plus grand historien du xvi« siècle dit que les
intérêts de sa famille occupaient bien plus le pape que ceux du
saint-siége (3). Bien que le népotisme fût presque considéré comme
un devoir par ceux qui osaient s'appeler les vicaires du Christ,
les contemporains trouvèrent que Paul III dépassait toutes les
bornes du favoritisme (4).
Il commença par élever deux de ses neveux, tout jeunes encore,
au cardinalat; l'empereur lui en ayant fait des reproches, le pape
répondit qu'il ferait comme ses prédécesseurs; que l'on avait des
(1) Soldan, Geschichte des Proleslantismiis in Fiankreich, T. I, p. 125.
(2) Charrière, Négociations Je la France avec le Levant, T. U, p. 19.
(3) De Thon, Histoire universelle, livre VI.
(4) Soiiano, Relazionc, 1533 : < E incliiialisslrao a far grandi i suoi. »
LA PAPAUTÉ. 91
exemples de cardinaux qui étaient des moutards au berceau. Les
dignités ecclésiastiques ne suffirent pas ti l'ambition paternelle de
Paulin, il voulut que son fils et ses neveux devinssent des princes.
Il avait marié son flls Farnèse à la fille naturelle de Charles-Quint;
il demanda à l'empereur qu'il l'investît du duché de Milan; il
comptait marier sa nièce avec l'héritier présomptif du Piémont et
de la Savoie. Le saint-père intriguait dans toutes les cours d'Italie
pour établir ses parents (1).
Paul III est le premier pape de la réaction : il songeait sérieu-
sement, dit-on, à réformer l'Église. Comment concilier ce zèle
réformateur avec un népotisme que les Italiens eux-mêmes trou-
vaient excessif? Les ultramontains se tirent ordinairement d'em-
barras en niant. Ici les ftiits sont trop patents pour permettre ce
système de défense ; Pallavicim avoue donc que le pape, si sévère
pour les autres, était un peu trop indulgent pour les siens ; mais
il fait une rude guerre à Sarpi, parce que l'illustre historien dit
que Paul III demanda l'investiture de Milan pour son neveu Far-
nèse : « Comment croire, dit-il, que Paul III eût osé écrire à l'em-
pereur les lettres que nous possédons, si réellement il l'avait prié
d'investir Farnèse du Milanais? Il faudrait qu'il eût été un hypo-
crite éhonté (2). )) L'apologie a tourné contre le pape; le fait, si
audacieusement nié, est certain; il faut donc dire, avec le dé-
fenseur de la cour romaine, que Paul III était un fieffé hypo-
crite (3).
Cependant Paul III était un zélateur. C'est sous son règne que
Charles-Quint prit les armes contre les prolestants, et les excita-
lions du pape furent pour beaucoup dans cette première guerre de
religion. Le saint-père envoya des troupes auxiliaires à l'empe-
reur, et il essaya d'engager toutes les puissances catholiques dans
une lutte à mort contre le protestantisme. Charles-Quint fut vain-
queur. Qui ne s'attendrait h voir le pape redoubler d'efforts pour
anéantir la réforme? Paul III rappela, au contraire, ses troupes
de l'Allemagne et consentit i\ ce qu'elles passassent à la solde de
François I'-'. Il s'éprit subitement d'une belle passion pour la
(1) Ranke, Fursten und Vœlker, ï. U, p. 2U, 252, 25i.
(2) « Simulatione sfacciala. » {Pullavicini, Isloria del concilio TridCQtino, lib. V, c. 11-.)
(3) Hanke, FiirstcQ und Vœlker, T. IV, 2, p. 48.
92 CHARLES-QUINT.
France. « J'ai lu, « dit-il au cardinal de Guise, « es livres anciens,
j'ai ouï dire, lorsque j'étais cardinal, j'ai expérimenté depuis que
je suis pape, que toujours le saint-siége a été florissant, quand il
s'est appuyé des rois de France, et que faisant le contraire, il
avait reçu diminution, et toute l'Italie souffert grande perte. Je ne
pardonne pas au pape Léon d'avoir mis l'empereur au royaume de
Naples et duché de Milan, et aidé h en chasser les Français... Je
me fais à moi-même des reproches d'avoir aidé l'empereur dans sa
guerre contre les protestants d'Allemagne (i). « Voilà donc le zélé
pape qui fait des vœux secrets pour la cause du protestantisme.
Il ne s'arrêta pas en si bon chemin. Paul III voulut une alliance
de plus en plus intime avec la France; l'on songea h remanier la
carte d'Italie, on reprit les projets sur Milan et Naples, on excita
une révolution à Gênes. Il fallait des alliés pour de si grandes
entreprises. Le saint-père ne voyait aucun mal h. ce que le roi de
France se liguât avec le sultan pour la conquête de Naples, et atin
de ne pas s'embarrasser d'une guerre avec l'Angleterre, il lui
conseilla de faire la paix avec le jeune Edouard; il est vrai qu'il
était protestant, mais il s'agissait du bien public de la chrétienté, et
la fin ne justifie-t-elle pas les moyens (2)?
L'on voit qu'il est avec le zèle religieux des accommodements.
Pourquoi Paul III passa-t-il subitement de l'alliance espagnole h
l'alliance française? d'une guerre h outrance contre les protes-
tants à des vœux pour leur cause? de la haine pour les infidèles l\
une ligue avec les ennemis du nom chrétien? On dit que les succès
rapides remportés par Charles-Quint contre les princes allemands,
firent craindre au pape la domination de l'Espagne en Italie ; mais
en s'alliant avec l'empereur contre le protestantisme, en lui four-
nissant des soldats et de l'argent, il devait bien s'attendre h la
victoire des armes catholiques. Nous croyons que des motifs plus
personnels le déterminèrent ti changer d'alliance. Charles-Quint
refusa d'investir Farnèse du Milanais; de là la colère de Paul III
contre l'Espagne et sa passion pour la France. Le pape n'eut pas le
courage de mettre ses desseins à exécution ; il mourut du chagrin
que lui donnèrent ses neveux, pour lesquels il avait tout sacrifié.
0) lUbier, Lettres et mémoires d'Étal, T. Il, p. 75.
(2) Jhid., T. Il, p. 117. — Ranke, Fiirsten und Vœlker, T. Il, p. 265-268.
LA PAPAUTÉ. 93
Paul III, ayant réuni Parme aux États de l'Église, ses neveux se
crurent volés, et se révoltèrent; leur ingratitude brisa le cœur du
vieux pontife.
On ne peut pas parler sérieusement de Jules III ; le cardinal Far-
nèse écrit au roi de France : « Trois choses manquent au saint-
père, le cœur, l'argent et la réputation; j'ai grand'pitié de voir le
saint-siége ainsi gouverné (1). » Jules III fut-il Espagnol ou Fran-
çais? Il tint le langage de tous les vicaires du Christ; il écrivit k
Charles-Quint et à Henri II, il écrivit h la reine de France, et au
connétable de Montmorency, il écrivit h Philippe d'Espagne, pour
rétablir la paix dans la chrétienté (2) : vaines phrases auxquelles le
pape lui-même ne croyait pas? Dans ses conversations intimes, il
se montrait favorable à la France. « Il aurait bien voulu, disait-il,
que le roi très chrétien eût un bon pied et sûr en Italie ; parce
qu'il trouverait en lui un support, quand un roi de Naples ou autre
voudrait lui donner ennui; la grandeur de Charles-Quint, ajou-
tait-il, n'était que la diminution de l'État et puissance ecclésias-
tique (3). » Voilà les paroles, voyons les actes.
Jules III voulait enlever Parme aux Farnèse, ses ennemis, pour
la réunir aux États de l'Église; il oublia ses prédilections fran-
çaises, et se ligua avec Charles-Quint, moins par ambition que
par désir de vengeance. Le cardinal de Tournon lui représentant
« qu'il allumerait peut-être un tel feu en Italie que malaisément
on pourrait éteindre, » le saint-père répondit qu'il avait pensé à
tout et qu'il en adviendrait ce qu'il pourrait, que plutôt il se range-
rait à l'ennemi d'enfer que de reculer. « \o\\h des sentiments
dignes d'un vicaire du Christ! Le roi de France, allié des Farnèse,
en lit de vifs reproches à Jules III : « Au lieu de mettre la chré-
tienté en paix, il a mieux aimé mettre sa main aux armes et em-
braser toute l'Italie en guerre... Tout prince catholique en doit
avoir douleur et déplaisir, même de voir que le trésor et revenu
(1) Hibier, Lettres et mémoires d'État, T. H, p. 531.
(2) Raynaldi, Annales, ad a. 1553, n" 19 et ss.
(3) Ribier, Lettres et mémoires d'État, T. H, p. 5^12.
94 CHARLES-QUlNT.
de l'Église, qui sont les biens ordonnés pour le service de Dieu et
pour la sustentation delà foi catholique et des pauvres, est employé
à telle guerre, pour telles partialités, contre le peuple chrétien et
pour si peu de chose (1). « L'ambassadeur de France à Trente, le
célèbre Amiot, reproduisit ces accusations en plein concile (2).
Jules III est le type de la papauté du xvi'' siècle, avec ses intérêts
mesquins, ses petites passions italiennes, sacrifiant le bien de la
chrétienté, la liberté de l'Italie et l'indépendance même du saint-
siége cl de misérables querelles de famille.
VI
Nous avons hâte d'arriver à un esprit plus sérieux. Paul IV est
de la race des Grégoire et des Innocent, sinon pour le génie, du
moins pour les prétentions; vrai pontife de la réaction catholique,
il tenait, au xvi'^ siècle, le langage des papes du xn^ Il disait « qu'il
était le maître de tous les princes, comme vicaire du Christ qui
fut tout ensemble roi et prêtre; que les empereurs et les rois
devaient plier devant le saint-siége (3). » Paul IV avait-il aussi la
hauteur de vues, la grande ambition de ceux dont il imitait l'or-
gueil et l'outrecuidance? A le juger par ses paroles, il faudrait dire
qu'il avait un désir ardent de pacifier le monde chrétien. Dès le
lendemain de son élection, il écrivit à Charles-Quint pour l'en-
gager à la paix, en lui disant combien elle était nécessaire à la
chrétienté; il écrivit au roi Ferdinand d'Autriche, d'user de toute
son influence sur son frère , afin de procurer ce bienfait à
l'Église (4). Que doit-on penser de la papauté et de ses protesta-
tions, quand on voit Paul IV, préconiser la paix, puis se faire le
boute-feu de l'Europe?" C'était une chose admirable à plusieurs, dit
un contemporain, de voir le pape qui jamais n'avait fait profession
que d'une apparence d'étroite religion, ne parler plus, dès qu'il fut
promu ;i la dignité papale, que d'armes et de guerre, de menées et
(1) /^tfiier. Lettres et mémoires d'Étal, T. II, p. 323 et 34i.
(2) De Thou, Histoire universelle, livre VlU.
(3) Navagcro, Rclazione {Albert, II, 3, p. 380) : « El ponlificato dice osscre pcr metlcre i re
e gV imperalori sollo i piedi. » — Moceni(jo, Relazione, ib., \\, 4, p. 48.
(4) Haynaldij Annales, ad a. 1555, n* 24.
LA PAPAUTÉ. 9b
de pratiques (1). » Les catholiques s'en scandalisèrent, et à bon
droit : « Celui qui, comme chef de l'Église, dit Pasquier, aurait
dû être le premier père de la paix, est le premier auteur et pro-
moteur des guerres entre les princes chrétiens (2). » Raynaldi
lui-même, apologiste officiel de la politique pontiticale, dit que
Paul IV, dont il loue le courage, aurait mérité une plus grande
gloire si, au lieu de faire la guerre au roi d'Espagne dans l'intérêt
de ses neveux, il s'était occupé du concile général et de la paix
de la chrétienté (3).
Paul IV a du moins un mérite, c'est qu'il a une politique dé-
cidée; la haine de l'Espagne respire dans toutes ses actions. « Il
restait des heures entières à table, buvant un gros vin de Naples,
capiteux, volcanique, et se déchaînant contre l'empereur et contre
les Espagnols : il n'appelait jamais ceux-ci « que des hérétiques,
des schismatiques, maudits de Dieu, une semence de juifs et de
Maures, la lie du monde, et il déplorait la misère de l'Italie, ré-
duite à servir une nation si abjecte et si vile (4). « Paul IV était
un Romain de la vieille roche; il regrettait l'heureux temps où
l'Italie ressemblait « à un instrument bien accordé; » il appelait
Naples, le saint-siége. Milan et Venise « les quatre cordes dont
l'harmonie pouvait faire le bonheur de la Péninsule; « il maudis-
sait les dissensions qui avaient livré la patrie commune en proie
à l'étranger. Des traditions de famille et des offenses personnelles
augmentèrent sa haine contre Charles-Quint (o). Quand l'empereur
fut vaincu par les protestants, l'ardent pontife crut le moment
venu de chasser les Espagnols d'Italie; il voulut leur enlever
Naples, Sicile et le Milanais; expulser les Médicis de Florence et
y rétablir la république. Pour trouver des alliés qui l'aidassent à
accomplir ses gigantesques projets, le pape n'hésita pas à boule-
verser l'État territorial de l'Italie et l'équilibre de l'Europe; il
tenta l'ambition de Venise, en lui donnant la Sicile en partage, il
offrit des accroissements de territoire aux ducs de Parme, de Fer-
rare et d'Urbin; enfin pour se concilier la France, sans l'appui de
(1) De la Place, derÉtat de la République, livre 1, p. 2.
(2) Pasquier j Lettres, IV, 1.
(3) Raynaldi, Annales, ad a. 1557, n* 15.
(4) Navugero, Relazione {Alberi, H, 3, 389).
(5) Ranhe, Fiirsten und Vœlker,T. II, p. 586, s.
96 CHARLES-QUINT.
laquelle on ne pouvait songer h combattre Charles-Quint, il promit
à Henri II le duché de Milan et le royaume de Naples pour deux
de ses fils (1). Paul IV fit appel à la crainte des princes, en même
temps qu'à leur convoitise : « L'empereur et le roi Philippe,
disait-il, se rendraient maîtres du monde, si on ne les arrêtait;
il fallait profiter de l'occasion qui se présentait d'abaisser leur
puissance; il s'agissait de sauver la liberté de tous les États et de
garantir leur indépendance (2). »
Un événement inattendu menaça de rompre les grands desseins
de Paul IV, avant qu'ils se fussent manifestés. Au moment d'abdi-
quer, Charles-Quint voulut assurer la paix h son fils, pour le com-
mencement de son règne; il conclut avec Henri II une trêve de
cinq ans. La trêve était très avantageuse h la France, puisqu'elle
restait en possession de la Savoie et des trois évêchés, Metz, Toul
et Verdun. Il fallait donc rompre une convention solennelle,
briser des engagements consacrés par des serments, rejeter la
France et l'Europe dans les hasards des guerres; le pape ne recula
devant aucun obstacle, il s'abaissa jusqu'à faire écrire par son
neveu, le cardinal Caraffa, à la duchesse de Valentinois, maîtresse
de Henri II. L'ambition française se laissa tenter par l'offre de
Naples et de Milan. Restait le scrupule de la parole jurée; mais
quand on a le pape pour allié, il n'y a pas de promesse qui oblige.
Paul IV fut prodigue d'absolutions; il permit même au roi d'atta-
quer l'empereur et son fils avec lesquels il venait de traiter, sans
leur déclarer la guerre, le tout en vertu du pouvoir de lier et de
délier que Jésus-Christ a donné à ses apôtres. La violation des
serments devient un acte méritoire, quand c'est le vicaire de Dieu
qui l'ordonne! C'est sous ces auspices que l'alliance offensive et
défensive fut conclue entre la France et le saint-siége. Paul IV
n'avait pas oublié ses intérêts; il recevait pour sa part des dé-
pouilles, Bénévent et ses dépendances, Gaëte et le territoire en
deçà du Garigliano ; le nouveau souverain de Naples devenait son
vassal et lui payait un tribut considérable.
Paul IV, ce pontife si zélé pour la réforme de fÉglise, usait et
abusait de son pouvoir spirituel pour assouvir sa haine contre la
(1) Mi'jnel, Ch.arles-Quint, p. 88.
(2) i\avttgeroj Relazione, dans Albert, II, 3, p. 39:2.
LA PAPAUTÉ. 97
domination espagnole. Il sanctifia la violation de la foi jurée en
France; en Espagne, il suspendit le service divin, sans rime ni
raison, rien que pour nuire à son ennemi. Ainsi, le chef de la chré-
tienté compromettait le salut de millions de fidèles, pour satis-
faire ses passions ! Et le pontife qui se permet de jouer ainsi avec
la religion, n'est pas un Alexandre VI, c'est un prêtre de mœurs
sévères, c'est un réformateur. Qu'est-ce donc que la morale catho-
lique, quand ceux qui se disent les vicaires du Christ, agissent
comme s'ils n'avaient aucune notion de morale ! Nous ne sommes
pas au bout des iniquités romaines. Charles-Quint s'était toujours
montré le défenseur de l'orthodoxie, le patron de l'Église. Quant
à Philippe II, qui a jamais douté de son attachement au catholi-
cisme? Cependant, le croirait-on? Paul IV procéda contre Charles-
Quint et son fils comme s'ils étaient des hérétiques ; sou fiscal
conclut à ce qu'ils fussent privés, l'un de l'empire, l'autre du
royaume de Naples. En même temps que le pape poursuivait les
rois très catholiques, son neveu le cardinal traitait avec les pro-
testants, il traitait avec Soliman, pour l'exciter h se jeter avec
toutes ses forces sur la Sicile et le royaume de Naples (1). Peut-on
concevoir une conduite plus odieuse? Le pape menaçait d'excom-
munier des princes qui étaient le bras armé de l'Église, et il appe-
lait en Italie les ennemis éternels du nom chrétien !
Laissons là le chef spirituel de la chrétienté, et apprécions la
politique de la cour de Rome. Amis et ennemis ont accusé
Paul IV d'avoir troublé la paix de la chrétienté dans l'intérêt de sa
famille. Leducd'Albe, vice-roi deNaples, lui dit qu'il voulait la guerre
pour le désir qu'il avait de rendre grands les siens ; il lui dit qu'au
lieu d'ensanglanter le monde dans le but unique d'élever ses ne-
veux, il aurait mieux fait de réprimer les hérésies qui surgissaient
de toutes parts (2). Henri II écrit à son ambassadeur à Rome :
« J'ai déjà tant expérimenté les saillies, passions, colères et légè-
retés de ce pape et de ses neveux, et m'a si cher coûté à les con-
naître pour m'y conformer, qu'il me semble qu'avec bonne et
juste occasion je m'en dois retirer, sans plus m'y laisser aller...
(1) liankc, Fûrslen und Vœlker,T. H, p. 296, 290.
(2) Lettre du duc d'Albe au pape {Granvelle, Papiers d'État, T. IV, p. 669). — llibier. Lettres et
mémoires d'État, T. U, p. 655.
08 CHARLES-QUINT.
Et puis en un vieil homme et en gens nécessiteux comme sont ses
neveux et toute leur maison, il n'y a jamais grande ressource... Ils
sont tendant la main à chacun, pour se laisser aller à qui plus leur
voudra donner, afin de profiter le mieux qu ils pourront de ce papat,
avant que ce bon homme prenne congé de ce monde (1). » S'il en faut
croire les envoyés vénitiens, le désir d'agrandir sa famille fut la
principale cause de la guerre que Paul IV excita en Italie (2). Le
grave de Thou abonde dans ce reproche. « Le pape, dit-il, voudrait
bien qu'on le considérât comme un martyr qui souffre pour la
cause de Dieu, tandis qu'il met la chrétienté en feu dans l'intérêt
de ses neveux (3). » Et quels neveux! Paul IV disait lui-même
qu'ils avaient le bras trempé dans le sang jusqu'au coude; la
haine qu'ils affectaient contre l'Espagne était leur seul mé-
rite (4).
L'ambition et l'aveuglement de Paul IV pour les siens, sont un
fait incontestable; mais les contemporains n'ont-ils pas jugé le
pape trop sévèrement, en l'accusant d'avoir sacrifié la paix de la
chrétienté, rien que pour procurer un établissement territorial h
ses neveux? Il est vrai qu'après avoir comme cardinal condamné
hautement le misérable régime de favoris, qui dominait à la cour
de Rome, il poussa le favoritisme aussi loin qu'aucun de ses pré-
décesseurs. Néanmoins nous ne croyons pas qu'une mesquine
ambition de famille ait été le mobile principal de Paul IV. Sa grande
passion était la haine de l'Espagne; elle éclate avec trop d'évi-
dence dans ses actes, pour qu'il soit possible de s'y tromper.
Depuis Clément VII, la crainte de la domination espagnole inspi-
rait la cour de Piome. Paul IV eut le courage de tenter, ce que ses
prédécesseurs s'étaient bornés h désirer, l'expulsion de Charles-
Quint. C'était en apparence une politique nationale; mais c'est une
illusion de croire que le pape, s'il avait réussi, eût affranchi ritalie
et délivré le monde chrétien du danger de la monarchie univer-
selle. La politique antiespagnole, en la supposant couronnée de
(1) lUb'u^r, Lettres et mémoires d'Élat, T. H, p. 7G8.
(2) Navugero, Relazione (Albcri, 11,3, p. 389) : «La più prossima e la pià potento cagioDe
délia guerra é il disegnare di farc grande con l'armi la casa sua. »
(3) De Thou, Histoire, livre XVUL
(4) Ranke, Fursten und Vœlker,T. II, p. 291.
LA PAPAUTÉ. 99
succès, n'eût abouti qu'à faire changer l'Italie de maître, en trans-
portant l'ambition de la monarchie à la France.
Les Vénitiens, avec lesquels Paul IV négocia une ligue contre
Charles-Quint, ne redoutaient pas moins la puissance de la France
que celle de la maison d'Autriche. Ils représentèrent au pape qu'il
y aurait tout à craindre pour la liberté de l'Italie, quand les Fran-
çais seraient les maîtres à Milan et à Naples. Paul chercha à cal-
mer ces inquiétudes : « Les fds du roi de France, disait-il, établis
à Milan et à Naples, deviendraient bientôt Italiens ; il serait, d'ail-
leurs, toujours facile de s'en délivrer, lorsqu'on le voudrait, parce
que l'expérience des événements passés avait montré que les Fran-
çais étaient incapables de s'établir à demeure en Italie, tandis que
la nation espagnole était comme le gramen qui s'enracine là où
il s'attache (i). » Avec les Français, Paul IV tenait un tout autre
langage; écoutons les protestations du vieux pape : « Il déclara à
l'ambassadeur de Henri II, qu'il ne le cédait à cardinal quel-
conque, Français qu'il fût, pour être plus Français et aimer plus
le roi que lui ; que Sa Majesté pouvait bien faire son compte de ne
voir jamais pape tant sien que lui, quelque Français naturel qu'il
pût être; quil avait maintenant Voccasion pour acquérir la monar-
chie du monde, qu'il serait adoré comme rédempteur de l'Italie (2). »
Ainsi le pape, qui excitait les Vénitiens à prendre les armes contre
Charles-Quint, par la crainte de la monarchie universelle, faisait
espérer cette même monarchie au roi de France! Ainsi le pape qui
brûlait du désir d'expulser les Espagnols de Milan et de Naples,
voulait y implanter les Français ! Ainsi le patriote italien se vantait
d'être plus Français que les Français mêmes!
Voilà la politique pontificale. On fait trop d'honneur aux papes
qui régnèrent dans la première moitié du xvi^ siècle, quand on
leur prête des desseins patriotiques, ou quand on les croit préoc-
cupés du bien général de la chrétienté; ils ne songeaient qu'à leur
intérêt, intérêt de petits princes italiens, qui cherchaient à agran-
dir leurs États et leurs familles. Au commencement du xvi^ siècle,
ils étaient hostiles à la France; mais pour chasser les Français,
ils furent obligés de favoriser les Espagnols, dont l'ambition était
(1) Navagero, RelazioneUifce?-ijn,3,p.392).
(2) Ribier, Lettres et mémoires d'État, T. II, p.
666.
100 CHARLES-QUINT.
bien plus persistante, bien plus tenace, comme le disait avec rai-
son Paul IV. La domination espagnole ne tarda pas à peser au
saint-siége; les papes se mirent h regretter le régime français, et
le plus audacieux osa déclarer la guerre au maître des deux
mondes. A quoi eût abouti cette révolution politique, si elle avait
réussi? A remplacer le joug de l'Espagne par celui de la France.
Toujours l'étranger! Ainsi se vérifie la grave accusation de Ma-
chiavel contre la papauté ; elle est un obstacle éternel h l'unité ita-
lienne. On dirait qu'une malédiction pèse sur les successeurs de
saint Pierre : les efforts qu'ils font pour chasser les Barbares
d'Italie, ne servent qu'à consolider la domination étrangère. C'est
que Dieu ne bénit que les bonnes intentions ; et le but des papes
n'était pas l'indépendance de l'Italie, mais leur propre grandeur.
§ 4. Les Turcs.
N° 1. Monarchie universelle des Turcs.
Les Turcs jouent un grand rôle dans la lutte de Charles-Quint
et de François I-''. Le roi de France les appela h son aide contre
son puissant rival; pour la première fois, le croissant se mêla à
l'étendard du Christ, et c'est pour maintenir l'indépendance de la
chrétienté menacée par celui qui s'en dit le chef temporel. Cepen-
dant, chose remarquable! les Turcs qui sauvèrent l'Europe du
danger d'une monarchie universelle, étaient eux-mêmes des pré-
tendants h la monarchie; et h en juger par la terreur qu'ils inspi-
raient, leur joug était bien plus ci craindre que la domination espa-
gnole.
Nous avons de la peine aujourd'hui à croire h la réalité de ce
danger. Quand on voit l'irrémédiable décadence de la race musul-
mane, on doute qu'elle ait jamais compromis sérieusement la li-
berté de l'Europe. Mais gardons-nous de transporter dans le passé
le dédain que nous inspire le présent; les peuples comme les indi-
vidus ont leur époque de grandeur et de déclin. Le vieillard dont
les forces sont épuisées se plaindrait à bon droit si de sa décré-
pitude actuelle, on concluait qu'il a toujours marché sur des bé-
quilles; les nations également ont le droit de demander à l'histoire
LES TURCS. 401
qu'elle apprécie leur vie passée, sans se laisser influencer par les
préjugés du présent. Évoquons les souvenirs du xvi^ siècle. Un
immense et universel cri de terreur retentissait dans toutes les
parties du monde chrétien : chaque jour l'on se croyait à la veille
d'une invasion turque, comme, au x'' siècle, l'on se croyait h la veille
de la consommation des choses.
Les papes avaient pour mission d'être les sentinelles de la chré-
tienté dans la lutte séculaire qui divisait les infidèles. En iolT,
Léon X adressa un mémoire aux princes chrétiens sur la guerre h
faire aux Turcs : il ne s'agit plus, dit-il, de délibérer si elle est
nécessaire, Soliman nous menace, notre existence même est en
jeu (1). Les réformateurs se défiaient de Rome, comme les Troyens
se défiaient des Grecs; ils craignaient qu'il n'y eût une arrière-
pensée d'exploitation dans les appels incessants que les papes
faisaient à la chrétienté. Ils n'en redoutaient pas moins l'invasion
des Turcs; ils la croyaient même inévitable, comme étant annon-
cée par les prophètes : Daniel ne prédit-il pas que, longtemps
après les Romains, il s'élèvera une nation qui essaiera de détruire
la religion chrétienne? Cette prophétie ne peut concerner que les
Turcs, dit Melanchthon, et elle témoigne que ce n'est pas un petit
malheur qui est prêt à éclater sur nos têtes (2). Les hommes poli-
tiques n'étaient pas moins effrayés que les zélés chrétiens. Charles-
Quint, voyant les Turcs gagner sans cesse et avancer toujours,
jeta un cri de détresse, mais digne d'un empereur : « Je crois,
dit-il au pape, que Dieu veut que nous soyons Turcs; que la
volonté de Dieu se fasse, mais je serai le dernier h m'y sou-
mettre (3). » Les Vénitiens étaient les plus exposés, ils pouvaient
dire, sans exagération aucune, que leur existence était enjeu ; mais
ils craignaient le même sort pour toutes les nations chrétiennes,
et, connaissant la fureur destructrice des nouveaux Rarbares, ils
s'attendaient, non h une conquête, mais à une guerre d'extermina-
tion (4). C'était effectivement la crainte générale, et elle n'était pas
(1) Cliarrière, Négociations de la Fiance avec le Levant, T. I, p. 31.
(2) Lettre de Melanchllion à l'archevêque de Mayenee. (.Bretsclineider, Corpus Reforma torum,
T. I, p. 875.)
(3) Navagrro, Relazione {.Uhvri, 1,358).
(.'*) Marco Minio, Relazione (1522) : « Tulta la crislianita doveria teuicr di non incorrcr ia
'lualolic grande osterminio.»
102 CHARLES-QUINT.
dénuée de fondement. Un contemporain, esprit clairvoyant, écrit :
« Quand je compare la puissance des Turcs à celle de nos princes,
je désespère presque de notre avenir (1). »
Qu'est-ce qui faisait la force des Turcs, en face de l'Europe à qui
l'esprit guerrier ne manquait certes point? La chrétienté était
divisée, prête à s'entre-déchirer dans d'odieuses guerres de reli-
gion; et les jalousies politiques étaient tout aussi vives; voih\
pourquoi elle ne parvint jamais h s'unir contre l'ennemi commun.
Les ligues se dissolvaient plus vite qu'elles ne se formaient; les
dissensions des alliés rendaient leurs victoires mêmes inutiles.
Après la glorieuse bataille de Lépante, un noble Vénitien écrit :
« Il est impossible aux princes chrétiens, à raison de leur désu-
nion, de détruire la puissance des Turcs; il ne reste qu'à compter
sur la protection divine pour relever la chrétienté opprimée et
pour abaisser l'orgueil des infidèles (2). » Tandis que la re-
ligion était une cause de faiblesse pour l'Europe, elle était
un élément de force pour les Turcs. L'islam fait un devoir à ses
sectateurs de la guerre contre les infidèles, guerre incessante,
jusqu'à ce que le monde entier soit soumis aux vicaires de
Mahomet. Sous l'inspiration de ce fanatisme conquérant, les
Arabes avaient porté leurs armes victorieuses dans les trois
parties du monde. Le génie guerrier des Turcs vint donner une
impulsion nouvelle à cette ambition envahissante. Mahomet, le
vainqueur de Constantinople, fit vœu, dit-on, a de ne prendre de
repos que lorsque le sabot de son cheval aurait foulé les dieux
d'or, d'airain et de bois que les chrétiens adoraient (3). » C'était
proclamer la guerre sainte, guerre sans relâche, qui ne pouvait
avoir d'autre fin que la destruction des nations chrétiennes. Un
ambassadeur vénitien dit que les Turcs avaient pour religion et
pour loi de subjuguer la chrétienté, que leur ambition était de
dominer sur tous les peuples (4).
La constitution politique et militaire de l'empire était en har-
monie avec l'inspiration religieuse des Turcs; c'était la plus for-
midable unité que le monde ait jamais vue. Dans l'Europe chré-
'1) Languet, Epist. secr., 1,13.
(2) R(!lazioiiedi Costunlinu darzoni j dans AlJjeri, ni,l,'i-35.
(3) Zinkeisen, Geschichle des ollomanischcnheiches,T. II, p. 'i68, aote 3.
('•) Albert, Relazioni, 111,2,398.
LES TURCS. 105
tienne, le despotisme a beau dire : « l'État c'est moi ; » il y a une
puissance d'individualité dans les sentiments et les idées ainsi que
dans la religion, qui rend impossible la concentration de toutes
les forces d'une nation dans la main d'un homme. Cette utopie
étaitréalisée à Constantinople. Le sultan est l'âme, l'empire est le
corps. Le sultan est un être libre, ayant une personnalité et des
droits; ses sujets sont esclaves : tout ce qu'ils ont, biens et en-
fants, est à leur maître, qui en use selon son bon plaisir. Que
l'on réfléchisse un instant au pouvoir immense qu'une pareille
organisation donne au chef d'un vaste empire : la religion lui com-
mande une guerre à mort contre la chrétienté, la race ne respire
que la guerre, et tout ce qu'elle a de volonté, de richesses, un
seul homme en dispose. Les envoyés vénitiens qui voyaient fonc-
tionner cette admirable machine, étaient unanimes à dire qu'il n'y
avait aucune puissance humaine en état de résister aux Turcs :
« Le sultan, dit Marcantonio Barbara, est pour les Turcs, ce que
le soleil est pour les êtres créés, le principe de vie, principe
unique, auquel tout se rapporte. » « Cette unité d'intentions et de
volontés, ajoute Lorenzo Bernardo, imprime une irrésistible force
à leurs armées (1). »
On conçoit maintenant que les sultans se soient crus prédes-
tinés à la monarchie universelle. Les titres pompeux que les rois
asiatiques aiment à se donner, étaient presque une réalité; écou-
tons Soliman écrivant à François V'' : « Moi qui suis l'empereur
des empereurs, le dispensateur des couronnes aux monarques de
la surface du globe, l'ombre de Dieu sur la terre... Nuit et jour
mon cheval est sellé et mon sabre est ceint (2). » Cet orgueil nous
paraît aujourd'hui presque puéril; il n'en était pas de même au
XVI* siècle : Soliman possédait déjii trente royaumes, son immense
empire renfermait plus de huit mille lieues de côtes, et il avan-
çait toujours, comme si la domination dont il menaçait la chré-
tienté était fatale : « Ne sais-tu pas, disait en 1528 Mustapha,
gendre du sultan, à Lasky, ambassadeur de Ferdinand d'Autriche,
que, de môme qu'il n'y a qu'un soleil dans les cieux, de même
Soliman est le maître unique de l'univers? » Soliman comptait bien
(1) Alberi, Relazioni, Ul, 1, 327 ; Ul, 2, 369.
(2) Charrière, Négociations de la France avec le Levant, T. I, p. I!g-il8.
104 CHARLES-QUINT.
faire valoir ses prétentions à la monarchie universelle. Il envahit
l'empire d'Allemagne et planta son étendard devant Vienne; de là
il se proposait d'envahir l'Europe chrétienne ; il avait calculé que
trois années lui suivraient pour accomplir ses gigantesques des-
seins (i). Ces superbes prétentions échouèrent devant Vienne :
celui qui se disait l'ombre de Dieu, l'empereur des empereurs, ne
parvint pas h se rendre maître d'une ville à peine fortifiée : celui
qui dans son orgueil oriental refusait le titre d'empereur h Charles-
Quint, n'osa pas livrer bataille h son armée. C'était abdiquer sa
présomptueuse ambition. Le maître du monde avait rencontré
une force plus grande que celle d'un sultan, une force vraiment
irrésistible, celle qui a son principe dans l'individualité humaine :
l'unité de l'Orient échoua contre l'esprit de la race germanique.
Aussi lontemps qu'il y aura du sang germain dans nos veines, la
monarchie universelle ne sera qu'un vain rêve.
II
Soliman le Grand fut le plus puissant des empereurs de Constan-
tinople : il pouvait croire que sa capitale deviendrait la capitale
du monde. Cependant, déjà sous son règne, commença la décadence
de l'empire turc. Soliman avait un fils, l'image de son père, l'idole
de l'armée; qui peut dire les terribles luttes que la chrétienté
aurait eu à soutenir, si Mustapha avait arboré l'étendard de Maho-
met? Pourquoi ce fils valeureux ne prit-il pas la place du héros qui
avait fait trembler les peuples chrétiens? Une intrigue de harem
aveugla le malheureux Soliman, au point qu'il ordonna la mort de
son enfant, et il fut spectateur de la sanglante exécution ! La sul-
tane favorite avait atteint son but, son fils Selim fut appelé au
trône; mais au lieu d'avoir à leur tète un guerrier, les Turcs eurent
pour maître un homme perdu de débauches. Déjà, du vivant de
Soliman, les dissensions de la famille impériale, en affaiblissant
l'empire, vengèrent la chrétienté des maux que les Turcs lui
avaient fait soufirir depuis un siècle (2). Un second flls de Soliman
(1) lianke, Deutsche Gescliichle, T. 111, p. 195, 202, 418.
(2) Co sont les paroles de l'ambassadeur de France à Constantinople (1559). Charrière, Négo-
ciations de la France dans le Levant, T. Il, p. 578, note.
LES TURCS. iO'j
périt encore, victime des jalousies du harem. Alors le vieux sultan
eut peur de l'unique fils qui lui restait, du misérable Sélim. On lit
dans une dépêche d'un ambassadeur de France ces horribles pa-
roles : « C'est la coutume de cet empire que les pères soient meur-
triers de leurs enfants, et que les fils soient parricides (1). »
Quelle fut la cause de la décadence de l'empire turc? Le principe
même qui paraissait faire sa force, la toute-puissance du sultan.
Si l'unité était l'idéal de l'humanité, l'empire turc eût été indes-
tructible, et il aurait fini par embrasser la terre entière. Mais
l'unité absolue, loin d'être un idéal, est un germe de mort, car elle
aboutit nécessairement au despotisme, c'est h dire au gouverne-
ment déréglé des passions humaines. L'homme, être faible et
imparfait, ne supporte pas le poids de la puissance illimitée; elle
dégénère dans ses mains en un aveugle arbitraire; celui qui peut
tout, au lieu d'être tout-puissant pour le bien, emploie son pouvoir
pour le mal, et, par un châtiment divin, il sévit contre lui-môme,
et devient l'instrument de sa perte. Alors on voit des choses horri-
' blés, des pères qui tuent le fruit de leurs entrailles, l'espoir de la
nation : puis vient un spectacle plus dégradant encore, les sultans
n'ayant plus d'autre but ii leur vie que la satisfaction de leurs
désirs, se vautrent dans les voluptés du harem, jusqu'à ce qu'ils
tournent à l'état de brutes. Quelle peut être la destinée d'un empire
soumis à un pareil régime? L'unité de commandement est un
excellent instrument de guerre ; mais pour conserver les con-
quêtes, il faut tenir compte d'un autre élément de la nature
humaine, il faut développer les forces individuelles, qui seules
constituent la puissance des États : or comment le despotisme
pourrait-il développer l'individualité, lui qui repose précisément
sur la négation des droits de l'individu?
L'empire turc était fondé sur l'esclavage. On a trop vanté l'éga-
lité qui règne chez les musulmans, c'est l'égalité sous le despo-
tisme. Il est vrai que l'esclave devient grand vizir, mais le grand
vizir reste esclave, il n'a aucun droit, pas même un droit ii la vie.
Or l'esclavage est un crime qui ruine tôt ou tard ceux qui y fondent
leur puissance. Il a ruiné l'antiquité; cependant chez les anciens,
il y avait au moins une classe d'hommes libres, tandis qu'h Con-
(I) Lharrière, Négociations, T. II, p. 717.
10r> CHARLES-QUINT.
stantinople le même arbitraire pèse sur le maître et sur l'esclave,
sur les gouvernants et sur les gouvernés. Le despotisme y porta
les fruits qu'il produit partout. En 1373, un envoyé vénitien écrit:
« Bien que l'empire des Turcs soit immense, il est néanmoins
l'aible, parce qu'il est ruiné en grande partie. Ils disent que là où
un cheval ottoman a passé, l'herbe ne croît plus ; ce mot est devenu
une triste réalité (1). » Quelle était la cause de celte ruine?
L'ennemi n'avait pas désolé les campagnes du vaste empire, les
Turcs avaient encore le privilège de porter la dévastation chez
les nations chrétiennes; mais ils avaient dans leur sein le plus
terrible des ennemis, un gouvernement qui ne respectait aucun
droit, parce qu'il n'en reconnaissait aucun. Un pareil régime
attaque la vie jusque dans son principe : « Les hommes, dit Moro-
sini, n'étant pas sûrs de profiter des fruits de leur travail, ne tra-
vaillent plus que pour payer l'impôt et pour subvenir à leurs
besoins les plus pressants. Ils se gardent bien de produire plus,
car ils savent que le superflu leur serait enlevé (2). »
De lîila décadence des provinces les plus richement dotées par la
nature ; elles ne produisaient plus assez pour subvenir aux néces-
sités du gouvernement. Avant la fin du xvi*' siècle, il y avait un défi-
cit permanent; et cependant le fisc ottoman prenait ce qu'il vou-
lait, au besoin le capital avec le revenu; mais c'était précisément
cette tyrannie qui tarissait la source des recettes, en appauvrissant
la nation (3). En 1585, un envoyé vénitien écrit : « Les provinces
sont tellement opprimées, le pays tellement détruit, que l'empire
va tous les jours en se dépeuplant; et l'on peut hardiment prédire
que cela ira de mal en pis (4). » Les ambassadeurs de Venise
s'étonnent de la misère qui règne, là où il devrait y avoir une
abondance fabuleuse : « Chez nous, disent-ils, la misère provient
d'un excès de population ; ici elle vient du manque d'hommes (5). »
C'est la marque la plus certaine de la décrépitude. La dépopula-
tion était effrayante. Dans les premières années du xvir' siècle, il
(1) Barhuro, Rrlazione, dans Mberi, UI, 1, p. 309.
(2) Morosini, Kelazione (ir>85i, dans Mberi, HI, 3, p. 273. — Ragazzoni, Relazione, ib., lll,
2, p. 100.
(3) Zinheisen, Geschichte des oltomanischen Reiches, T. UI, p. 351, 354.
(4) iVoj'osmi., Rclazione (Alberi^lU, 3,^7-2).
&! Barhuro, Rp|,'!ziom3 (l.fi73),da!is Mberi, HI, 1, p. 313.
LES TURCS. 107
y avait 553,000 villages ; en 1622, il n'y en avait plus que 75,000.
L'ambassadeur d'Angleterre, qui rapporte ce fait, ajoute : « L'on
peut voyager pendant trois jours dans la Grèce et dans l'Analolie,
les plus belles provinces de l'empire, sans que l'on trouve un œuf
Ji manger et sans rencontrer un être humain (1). »
Les envoyés vénitiens avaient longtemps admiré l'obéissance
aveugle que rencontraient les ordres de l'empereur; ils la célé-
braient comme un élément de force. Mais la soumission de la
volonté humaine a des bornes; quand le despotisme va au point
que l'homme n'a plus rien à risquer, il se regimbe contre un arbi-
traire qui ne lui laisse pas même le droit à la vie : « Le désespoir
des populations est tel, écrit un envoyé vénitien en 1573, que
l'empereur n'ose plus compter sur elles (2). » Ce n'était pas seule-
ment les sujets chrétiens qui se révoltaient; les mahométans eux-
mêmes auraient préféré la domination étrangère à un régime qui
détruisait au lieu de gouverner (3). Il faut se féliciter des in-
surrections permanentes qui troublent l'empire ottoman, c'est la
vie qui s'insurge contre la mort; si les populations restaient
obéissantes à un pareil gouvernement, il faudrait désespérer de
leur avenir.
Les Turcs, en dépit de la décadence qui minait leur empire,
conservèrent longtemps le prestige de la valeur guerrière. Mais
l'esprit militaire, qui survit souvent à la décadence des nations,
linit également par se perdre. Un ambassadeur vénitien en l'ait
déjà la remarque, en 1573 : « Les Turcs, dit Marcantonio Barbaro,
qui autrefois ne respiraient que les armes, les fuient aujour-
d'hui (4). » Faut-il s'en étonner, quand on voit les empereurs, à
partir de Sélim, estimer que la vraie félicité d'un prince consiste
à passer sa vie dans les plaisirs du sérail, avec les femmes et les
bouffons (5)? Cela même n'est pas étonnant; la corruption, pous-
sée jusqu'à la bestialité, est le fruit le plus certain du despotisme;
(i) Thomas Roe, Négociations, p. 06. — 7Ânkeisen, ï. III, p. 784.
(2) Barbaro, Relazione (1573) : « Sono talmenle tiraneggialo, e cosi diàtrutti li paesi, e lenuli in
tanta vilta e disperazione, che sarebbe periculosissimo agli ollomani iinporatori valersi di loro. »
(Alberi, III, 1, p. 307.)
(3) Barbara, ib.,p.327: «Tanloé insupporlabile il procéder loro, poicliéadallronon allendono
che alla dislruzione délie provincie e dei regni. »
(l) Id.,ihul.,p.3M.
(5j Bcrnardo Lorcnzo, Relazione, dans Alberi, 111, 2, p. 374.
108 CHARLES-QUINT.
c'est aussi la marque la plus évidente du déclin des empires. On a
dit de nos jours que la Turquie est malade, et les convoitises ne
manquent pas pour se partager l'héritage du mourant. Il y a des
siècles qu'il en est ainsi. Soliman venait d'épouvanter l'Europe, et
le nom des Turcs répandait toujours la terreur parmi les popula-
tions chrétiennes, quand un envové vénitien écrivait ces paroles
remarquables : « L'empire ottoman ne sera pas détruit par la
force des armes, parce que les princes chrétiens ne parviendront
jamais à s'entendre; mais il se consumera de lui-même, sous l'in-
fluence fatale d'un régime q^ui n'a aucune idée de justice, qui ne
connaît que violences, rapines et destruction des faibles (i). »
Tiepoîo écrivait, en 1576. Au commencement du xvn'' siècle, l'on
parlait déjà de se partager les dépouilles des sultans (2). Si le par-
tage n'a pas eu lieu, c'est par la raison que signalait l'ambassa-
deur de Venise, la désunion des princes chrétiens et leurs intérêts
opposés.
Cependant l'orgueil de la toute-puissance survit h une déca-
dence séculaire. C'est comme une punition divine qui frappe
l'ambition insensée des hommes. Voilà des siècles que les sultans
ne vivent plus que par tolérance, ce qui ne les empêche pas de
conserver les titres pompeux que l'Orient a toujours prodigués l\
ses maîtres : ils sont les (lispensateiws des couronnes, ils sont
Yombrede Dieu. Que sont-ils en définitive? Un témoignage vivant
de la vanité humaine, et de l'inanité des projets de conquête qui
embrassent le monde entier. S'il y a encore des conquérants et des
penseurs qui rêvent la monarchie universelle, qu'ils jettent les
yeux sur Constantinople! Nous ne savons si les ambitieux et les
rêveurs seront jamais guéris; mais l'histoire, en tout cas, peut
conclure que la monarchie universelle est la plus irréalisable et la
plus fausse des utopies.
No 2. Le saint-empire romain el les Turcs.
Au xvi*^ siècle, la chrétienté craignait l'invasion des Turcs, et
redoutait leur domination comme un mal inévitable. Qui sauva
(1) Tiepolo, Kelazionft, 1576 (Albert, III, 2, 172).
(2) Zinkeisen, Geschichle des ottomanischenReiches,T. III, p. 870, s.
LES TURCS. 109
l'Europe de ce danger, le plus grand qui l'ait jamais menacé,
puisque le régime ottoman entraîne à sa suite la décadence et la
mort? Un historien moderne répond, que les peuples chrétiens
doivent ce bienfait à la maison d'Autriche (1). Il est vrai que l'Es-
pagne continua, pendant le xvi'' siècle, et parfois avec gloire, la
lutte contre les infidèles; il est vrai encore que la guerre entre les
Turcs et l'empire d'Allemagne fut presque sans relâche. Si nous
nous en tenions aux déclarations du plus puissant des princes de
la maison d'Autriche, il. faudrait dire, avec Ranke, que Charles-
Quint s'était donné pour mission de combattre les Turcs, et de
reprendre sur eux les conquêtes qu'ils avaient faites, au grand
préjudice de la foi chrétienne. En supposant que la maison d'Au-
triche ait réellement nourri celte haute ambition, les faits, sont
loin d'être aussi glorieux que le pense l'historien allemand.
Aujourd'hui que les correspondances intimes ont dévoilé les des-
seins du grand empereur, nous pouvons affirmer qu'il ne songea
jamais sérieusement à porter l'étendard du Christ dans la capitale
des sultans ; le zèle qu'il ne cessa d'alïecter pour une guerre contre
les infidèles, ne fut qu'une politique de parade. C'était un rôle qui
convenait au chef temporel de la chrétienté, mais ce n'était qu'un
rôle. Mettons en regard les protestations officielles et la pensée
secrète, la comédie et la réalité.
Les Turcs refusèrent longtemps de tenir des ambassadeurs en
résidence, même chez leurs alliés : « Les empereurs ottomans,
écrit cïArvieux à Louis XIV, reçoivent agréablement ceux que les
princes chrétiens leur envoient, pourvu qu'on leur apporte des
présents et qu'ils trouvent leur compte dans les propositions
qu'on vient leur faire. Ils se font un honneur singulier d'être
recherchés de tous et de ne demander l'amitié de pas un. »
C'était plus que vanité, c'était prétention à l'empire du monde :
les présents offerts par les ambassadeurs étaient considérés
comme un tribut que les esclaves payaient l\ leur maître. Par
suite de cet orgueil asiatique, les Turcs ne traitaient pas en-
core, au xvi« siècle, d'égal à égal avec les chrétiens; îi leurs
yeux, les traités n'étaient pas des contrats, mais des ordres éma-
nés du sultan ; aussi ne se croyaient-ils pas liés par les conventions
(1) Ranke, Fûrslen und Vœlker von SiiJ-Europa, T. I, p. 75.
HO CHARLES-QUINT.
qu'ils signaient; ils les révoquaient, les restreignaient, les éten-
daient, suivant leur bon plaisir. Les sultans redoublaient d'orgueil
avec celui des princes d'Occident qui avait également l'ambition
d'être le maître du monde; jusqu'au xvir siècle, ils refusèrent le
titre d'empereur aux Césars d'Allemagne, et les trêves qu'ils dai-
gnaient consentir étaient conçues dans ces termes méprisants :
« Accordé gracieusement par le sultan, toujours victorieux, au roi
infidèle devienne, toujours vaincu (1). » Les Turcs avaient quelque
raison d'affecter cet insolent mépris. Ce fut le chef temporel de la
chrétienté qui prit l'initiative pour solliciter la paix des Barbares
d'Orient, et, pourl'obtenir, il ne recula devant aucune offre, devant
aucune humiliation.
Écoutons d'abord Charles-Quint; il écrit, en lo24, à son frère
Ferdinand : « Vous savez assez, et il est à tous notoire, comme
toujours mon désir a été d'entretenir la paix en la chrétienté. Et
tout ce que j'ai fait et fais présentement, n'est sinon tendant h
l'effet de ladite paix, moyennant laquelle les forces des chrétiens
se puissent joindre, afin de non seulement repuiser les Turcs,
mais aussi leur faire la guerre, augmenter et amplier la religion
chrétienne (2). » Charles-Quint avait raison de dire que ses des-
seins étaient notoires, car il en parlait dans toutes ses négocia-
lions ; il ne cessait de dire qu'il voulait la paix universelle, « pour
mieux dresser les communes armées contre les infidèles (3). » A
entendre l'empereur, on le dirait animé du zèle qui inspira les
croisades. Après la prise de Rome, il écrit que, s'il se réjouit de
cette victoire, c'est qu'il espère qu'il en résultera deux grands
biens pour la chrétienté, d'abord la paix et puis le rétablissement
de l'unité chrétienne : « Le comble de ses vœux serait, dit-il, pour
rendre grâces h Dieu de toutes les victoires qu'il lui a accordées,
d'entreprendre h son service une expédition contre les infidèles;
il ne saurait exprimer combien le désir qu'il éprouve de réaliser
ce dessein, est grand (4), « La guerre sainte était le sujet habituel
(1) Lavallcc , des Relations de la France avec l'Orient {lievtie indépendante , T. X, p. 480,
notes 1 et 2).
(2) Lanz, Conespondenz des Kaisers Karl V, T. 1, p. 81.
(3) Inslnirtions données par l'empereurà son envoyé en AngleUrro, 1324, [ItuelihoUz ,Qti(h.Kh\.i:
Ferdinands U, T. II, p. 503.)
(4) JiuchhoUz, Gfischichte Ferdinands, T. UI, p. 98, s.
LES TURCS. 111
de ses entretiens : « Son plus grand bonheur serait d'exposer sa
vie dans une expédition contre les Turcs; s'il y laissait la vie, il
mourrait pour Jésus-Christ, et gagnerait le ciel; s'il était vain-
queur, il étendrait l'empire de la chrétientéjusqu'à ses anciennes
limites et acquerrait une gloire éternelle. » La vivacité qu'il met-
tait à exprimer ces vœux, ajoute l'envoyé vénitien, montre que
c'était cliez l'empereur une pensée sincère et une vraie passion (1).
Ferdinand d'Autriche, le frère de Charles-Quint, ne témoignait pas
moins de zèle; en 1529, il adressa un manifeste à la chrétienté
pour l'appeler aux armes contre les Turcs; il demanda des subsides
à tous ceux qui vénéraient le nom du Christ, espérant qu'avec leur
appui il délivrerait le tombeau du Seigneur (2). Voilà les paroles,
voyons les actes.
Une année avant qu'il appelât la chrétienté aux armes contre
les infidèles, Ferdinand d'Autriche envoya une ambassade à Gon-
stantiiiople; il proposa aux Turcs d'évacuer la Hongrie, en leur
promeltanl une indemnité pécuniaire pourles villes qu'ils y occu-
paient. Celte offre d'acheter la retraite des infidèles est bien
éloignée de fhéroïsme des guerres saintes. L'accueil que re-
çurent les ambassadeurs, les réponses qui leur furent faites,
nous apprennent quelles étaient les relations entre Vienne et
Constaiitinople. Ibrahim Pacha demanda aux envoyés de Ferdi-
nand, « s'ils ignoraient que toute terre, une fois foulée par un
cheval du sultan, était pour toujours sa propriété. Comment
osaient-ils faire au chef des croyants la proposition d'abandonner
des villes par lui conquises? Autant vaudrait exiger qu'il cédât
Gonstantinople! « Soliman répondit qu'il irait lui-même, â la tête
de son armée, au devant de Ferdinand, et qu'il lui restituerait en
personne les forteresses qu'il réclamait (^). » Le sultan tint
parole et quitta bientôt Constantinople, suivi de 230,000 hommes.
C'est alors que Ferdinand adressa son manifeste guerrier à la
chrétienté. L'Allemagne , directement menacée , s'émut ; les
troupes de l'empire s'acheminèreut vers Vienne. Que fit l'archiduc
d'Autriche? Au lieu de se mettre â la tête de l'armée, pour con-
(1) Tiepolo, Rftiazione, 1532 {Alberi, 1, 1, p. 139.)
(2) Buchholz, Geschichte Ferdinands, T. II, p. 263-266.
(3) Zinkeisen, Geschichte des ottoraanischen Reichcs,T. H, p. 666-868.
112 CHARLES-QUINT.
quérir le tombeau du Christ, il crut plus prudent de mendier la
paix. Une nouvelle ambassade, chargée de conclure une trêve de
dix ans, prit le chemin de Constantinople pour l'obtenir; le frère
de Charles-Quint offrit de payer un tribut annuel au sultan, sous
le nom de pension; il autorisa ses envoyés h acheter la protection
d'Ibrahim Pacha, moyennant une autre pension. On n'admit pas
même les ambassadeurs h faire ces offres humiliantes : le sultan
était en marche, les destinées de l'Europe devaient se décider
devant les murs de Vienne (1).
Le courage des Allemands et l'inhabileté des Turcs firent
échouer le siège de Vienne. Soliman dut renoncer aux projets
gigantesques qu'il avait formés, en quittant Constantinople :
n'était-ce pas une occasion providentielle pour Charles-Quint et
Ferdinand, de réaliser des desseins si souvent annoncés? Nous
avons la correspondance des deux frères; loin de s'enhardir par
le succès, ils rivalisent de prudence, nous allions dire de lâcheté.
Ils sont d'accord sur un point, c'est qu'en dépit de la victoire
de Vienne, il faut solliciter une paix ou une trêve; ils ne diffè-
rent que sur les moyens de l'obtenir. L'empereur, après avoir
si souvent étalé son zèle pour la guerre sainte, n'osait pas traiter
ouvertement, il craignait les reproches de ceux qu'il avait appelés
aux armes et qui avaient répondu à son appel (2) ; il ne voulait pas
que l'on traitât avec les Turcs par ambassade, mais bien secrète-
ment, afin de sauver les apparences. Ferdinand n'avait pas même
ces susceptibilités d'amour-propre; il était d'avis qu'il fallait
envoyer une ambassade solennelle h Constantinople pour acheter
la paix moyennant une pension. Ainsi ce fut le vainqueur qui im-
plora la paix, et le vaincu se montra plus insolent que jamais.
Ibrahim Pacha, en recevant les députés, refusa de donner
le titre de roi ii leur maître, il l'appela Ferdinand tout court;
quant h Charles-Quint, il n'était aux yeux du tout-puissant visir
que roi d'Espagne : « Qu'est-ce que ce roi de Hongrie, dont parlent
les ambassadeurs de Ferdinand? C'est le sultan qui est seigneur
(1) Zinkeisen, Geschichle des ottomanischen Reiches, T. II, p. 676-680.
(2) « Sachant que ne faites telles choses sans mon su, n»! faudront à dire que moi qui dis tant di'
vouloir faire emprise contre les Turcs, pourquoi je vous conseille de le faire, et même étant empe-
reur. » Lettre de Charles-Quint à son frère, du 11 janv. 1530, dans Lanz, Correspondcnz, T. I,
p. 301-363.
LES TURCS. 413
de la Hongrie. Y aurait-il par hasard un autre royaume du même
nom? » Soliman ne daigna pas adresser la parole aux envoyés
autrichiens. Les offres d'une pension annuelle de 100,000 ducats
furent reçues avec mépris : le pacha leur dit que les Sept Tours
étaient remplies d'or et d'argent. II ne resta à Ferdinand que la
honte d'avoir fait des propositions indignes d'un roi d'Allemagne,
plus indignes encore d'un vainqueur (1).
Pourquoi Charles-Quint et son frère montrèrent-ilstant de pusil-
lanimité? L'empereur dit dans la lettre qu'il écrit à Ferdinand
que « leurs forces ne sont pas suffisantes pour contredire h une si
grande puissance. » Quant à l'appui des autres princes chrétiens,
ajoute-t-il, il n'y faut pas compter, car ils préfèrent leur intérêt à
celui, de la chrétienté, et ils craindraient d'augmenter le pouvoir
de la maison d'Autriche en combattant les Turcs (2), Charles-
Quint avait raison dans ce qu'il disait des autres princes; mais il
ne voyait pas que lui-même en faisait autant et qu'il mettait aussi
son intérêt au dessus du service de Dieu. Son confesseur lui en
fit plus d'une fois de vifs reproches, en son nom et au nom du
pape (3). Les historiens de l'Église le lui imputent à crime : « il
aimait mieux, dit Raynakli, guerroyer contre François I'*'', que de
combattre les infidèles (4). » Il n'y a pas jusqu'à sa tante Margue-
rite, qui lui écrit en l'année 1529, « que son honneur exige qu'il se
mette h la tête de l'armée qui marche contre les infidèles, non
seulement pour secourir son frère et rebouter le Turc, mais pour
le poursuivre et augmenter la sainte foi : ce qui lui sera sans
comparaison bien plus grand honneur et mérite, que de beaucoup
s'amuser au recouvrement d'aucunes villes en Italie (o). » Tel
n'était pas l'avis de l'empereur; il préférait une ville prise en
Italie à des conquêtes très incertaines à faire sur les Turcs; il
était homme de calcul plus qu'homme de foi.
Le mauvais succès de ses envoyés ne découragea par Ferdi-
nand. En 1531, nous trouvons de nouveau une ambassade autri-
chienne Il Constantinople ; les propositions qu'elle fit au sultan
(1) Zinkeixen, Geschichle des ottomanischcn Rcirlios, T. II, p. 698 700.
(2) Leilre de Charles-Quint à son frère, du 11 janv. 1330 (Lanz, Correspondenz, T. I, p. 361, s.)-
(3) Heine, Briefe an Kaiser Karl von seincn Beichlvater, p. 233,253, 264,274.
(4) Rmjnaldi Annales, ad a. 1543, n* 41, et passini.
(5) Lettre de Marguerite à Charles-Quint, du 2 oct. 1529 {Lanz, Correspcndenz,T. I, p. 346).
l\i CHAKLES-QUINT.
étaient plus humiliantes encore que celles que nous venons d'en-
tendre : le roi se contentait d'une trêve d'un an, il offrait un tribut,
sous le nom de pension, même pour la partie de la Hongrie dont
il était en possession. L'on pardonne cette honte h Ferdinand; il
était dans l'impossibilité de résister aux Turcs, et il se voyait sur
le point de perdre toute la Hongrie. Le vrai coupable, était Charles-
Quint : il encouragea, il excita son frère à traiter à tout prix.
Qu'était devenu le saint zèle de l'empereur pour la guerre sainte?
Il était occupé, de concert avec le pape, à réduire Florence sous
le joug des Médicis; la destruction de la liberté italienne l'intéres-
sait plus que la délivrance du tombeau de Jésus-Christ. H nourris-
sait des desseins plus vastes; il voulait rétablir l'unité chrétienne,
en ruinant la réforme en Allemagne, ce qui l'aurait rendu maître
absolu de l'empire. Pour cela il lui fallait la paix avec Soliman,
car dans les desseins de Dieu, le sultan était le soutien des réfor-
mateurs; Charles-Quint ne pouvait pas songer à combattre le pro-
testantisme, aussi longtemps qu'il avait besoin des princes protes-
tants, pour repousser les Turcs. Voilà pourquoi l'empereur mit
tant d'insistance pour obtenir une paix, ou du moins une trêve.
Soliman refusa l'une et l'autre; il signiha fièrement à Charles-
Quint qu'il allait au devant de lui, afin que le roi d'Espagne pût
exécuter plus commodément le projet dont il entretenait depuis
si longtemps la chrétienté : « Si Charles-Quint veut combattre les
Turcs, dit-il, qu'il vienne, sinon qu'il paie tribut au chef des
croyants (1). »
L'expédition de Soliman échoua ; mais l'empereur, de son côté,
ne fit rien, au grand scandale de la chrétienté. André Doria, le
héros génois, sauva fhonneur du nom chrétien, en remportant
quelques avantages sur mer qui rendirent la Porte plus traitable.
Pour la première fois, le sultan daigna envoyer un plénipoten-
tiaire 'd Vienne, pour arrêter les préliminaires de la paix. Le
traité fut conclu, mais Soliman refusa d'y comprendre Charles-
Quint : il signifia à son secrétaire, Cornélius Schepper, que si
son maître voulait la paix, il n'avait qu'à la négocier lui-même à
Constant! nople (2). En 1534, l'empereur et son frère chargèrent
(1) Zinkeisen, Gcschichle des oltoinanischflnReiches,T. 11, p. 723-730.
(2) M,i6iV/.,ï. II, p. 738-746.
LES TURCS. M 5
Schepper de leurs intérêts (1), mais les négociations n'aboutirent
pas : Soliman fut plus intraitable que jamais; il connaissait par-
faitement la faiblesse des princes chrétiens, car il était allié de
François P'". Spectacle inouï! les armes des infidèles et celles du
roi très chrétien allaient s'unir contre l'empereur, le défenseur
de l'Église. Charles-Quint reprocha amèrement au roi de France
cette espèce d'apostasie; ce qui n'empêchait pas les princes de la
maison d'Autriche de mendier chaque année la paix ou une trêve
à Constantinople. Les négociateurs finirent par se lasser du rôle
humiliant qu'ils jouaient ; l'un d'eux écrivit en 1537 à Ferdinand P' :
« Que Votre Majesté considère les réponses que les Turcs ont
faites ù vos propositions, et elle jugera sans doute qu'il ne faut
plus envoyer d'ambassadeur k Constantinople, pour y servir de
jouet aux Barbares, mais des armées pour venger les insultes dont
on nous abreuve (2). »
La paix signée en 1533 ne fut pas même une trêve; les hostilités
ne cessèrent pas un instant en Hongrie, et le plus souvent les
troupes de Ferdinand étaient battues. Que lui restait-il h faire,
sinon de recourir encore une fois, malgré les avances des Bar-
bares, à la voie des négociations? Mais plus le prince autrichien
montrait d'empressement pour obtenir la paix, plus il révélait sa
faiblesse, et les Turcs en profitaient pour augmenter leurs exi-
gences. En 1540, le sultan fit mettre l'ambassadeur aux Sept
Tours; puis il déclara la guerre à Ferdinand dans un manifeste
insultant : « La Hongrie est à moi, mon droit est aussi clair que
la lumière du soleil; pourquoi donc y envoyez-vous vos armées?
Je crois vraiment que vous cherchez à ruiner la chrétienté. Que
la volonté de Dieu s'accomplisse! » Après plusieurs années d'une
guerre funeste h l'Autriche, Ferdinand se décida h implorer la
paix. Son ambassadeur, obligé de négocier en prison, dut se con-
tenter d'ilne trêve de cinq ans, chèrement achetée; le roi céda à
Soliman toutes les places conquises par les Turcs, et il consentit
à payer un tribut, sous le nom d'un présent annuel, pour la partie
de la Hongrie qu'on voulait bien lui laisser: le vainqueur daigna
(1) Mission diplomatique de Cornélius De Schepper, par M. de Saint-Génois et Yssel De
Schepper, 1856.
(2) Rapport du seigneur de Sprinzenstein à Ferdinand I". {Zinkeisen, T. II, p. 828.)
H6 CHARLES-QUINT.
aussi permettre au vaincu d'avoir uu ministre résidant à Constan-
tinople. L'empereur fut compris dans la trêve. Ce n'est que dans
la seconde moitié du xvi'^ siècle que la trêve fut convertie en paix.
Le traité de 1567 mit les ambassadeurs de l'empereur sur la même
ligne que ceux des autres princes chrétiens ; il stipula qu'ils ne
pourraient plus être emprisonnés en cas de guerre; toutefois le
chef temporel de la chrétienté resta tributaire du sultan (1).
Que l'on compare ces honteuses transactions avec le langage
de Charles-Quint; le contraste ne saurait être plus déshonorant.
L'empereur dit à qui veut l'entendre, qu'il brûle du désir de com-
battre les infidèles et d'étendre le royaume du Christ. Ces fanfa-
ronnades espagnoles retentissent jusqu'à Constantinople. Le sultan
défie et brave son rival, et lui donne rendez-vous sur le champ de
bataille. Charles-Quint reste sourd à l'appel ; il négocie et négocie
toujours, il mendie la paix, il achète des trêves ; il finit par devenir
tributaire de ceux qu'il devait chasser de l'Europe. Voilà comment
la maison d'Autriche a sauvé la chrétienté! C'est la décadence de
la Turquie qui empêcha l'Europe de tomber sous le joug ottoman,
et cette décadence est une punition des vices qui infectent toute
monarchie universelle; si elle fut plus rapide chez les Turcs, c'est
que nulle part le fléau du despotisme n'a sévi avec plus de
fureur.
N" 3. François I" et les infidèles.
L'empereur est le défenseur de la chrétienté contre les infi-
dèles; de là le langage de Charles-Quint et son désir de la guerre
sainte. C'est un rôle traditionnel ; Charles-Quint ne s'aperçoit pas
que la tradition chrétienne s'écroule, que l'unité du moyen âge se
déchire et que tous les efforts pour la rétablir sont vains. Il est
lui-môme la preuve vivante de T'inanité d'une ambition qui pré-
tend maintenir ce qui est condamné à périr, et ressusciter ce qui
est déjà mort. Il veut reconstituer l'empire, et il échoue; il veut
ramener les protestants dans le sein de l'Église, et il échoue; il
veut chasser les infidèles de l'Europe, et il échoue plus honteuse-
ment encore, au point qu'il est permis de douter qu'il ait songé
(1) Zinkeisen, da«s Ranmcr, Hislorisches Tasclicnbucli, ^56, p. 649-670.
LES TURCS. 117
sérieusement au dessein qu'il mettait sans cesse en avant. La
guerre contre les infidèles était un immense anachronisme; elle
supposait que la chrétienté avait encore pour les sectateurs de Ma-
homet cette haine vigoureuse qui alluma les croisades; elle sup-
posait que les chrétiens avaient encore cet enthousiasme aveugle
qui les arma, au xi"^ siècle, pour la délivrance d'un tombeau. Or
cet enthousiasme et cette haine étaient loin des sentiments du
xvr' siècle. Dès lors l'unité chrétienne, telle qu'elle s'était formée
au moyen âge, n'avait plus de raison d'être. De t'ait, elle n'existait
plus qu'en apparence; François h' va lui donner le coup de
mort.
François V' portait le nom glorieux de roi très chrétien; il am-
bitionnait le renom d'un roi chevalier. A ce titre, il était obligé de
maintenir l'unité chrétienne, tout autant que Charles-Quint. Si
l'on en croyait ses déclarations oflicielles, il brûlait, aussi bien
que son rival, du désir de combattre les infidèles. En 1516, il écrit
î'i Léon X : « Vous savez que, depuis mon enfance, je n'ai eu
qu'une ambition, c'est que la paix entre les princes chrétiens leur
permît de s'unir contre les Turcs et contre tous les ennemis de la
foi catholique.... Te tiens à prouver que ce n'est pas en vain que je
m'appelle roi très chrétien; je verserai avec joie mon sang pour
.lésus-Christ (1)... » Bientôt la lutte s'ouvrit pour la couronne im-
périale, et l'Allemagne, sans cesse menacée par les armes otto-
manes, voulait avoir à sa tête un prince capable de la défendre :
François V' jura que trois ans après l'élection, il serait à Constan-
linople ou qu'il serait mort (2). Quelques années plus tard, le roi
très chrétien fit alliance avec Soliman. C'est un des grands événe-
ments du xvi'' siècle, une révolution dans l'ordre politique ana-
logue à celle que Luther accomplit dans l'ordre religieux. De
tous côtés l'unité chrétienne se brisait. Au moyen âge, la chré-
tienté était une; la religion, une par essence, dominait toutes les
relations. Il en résulta une opposition hostile entre l'Europe
catholique et l'Orient infidèle; l'hostilité survécut aux guerres
saintes, et les invasions des Turcs lui donnèrent un nouvel ali-
ment. François P' osa se mettre au dessus des préjugés religieux.
{l) ChaiTière, Négocialiorts de la France avec le Levant, T. I, p. lG-18.
(2) Mignel, Rivalité de François I" et de Charles-Quint.
118 CHAP.LES-QUINT.
en contractant une alliance avec les ennemis du nom chrétien.
C'était affranchir l'État de la domination de la foi. La révolution
avait encore cela de remarquable, qu'elle se faisait par un prince
catholique : la France resta dans le sein de l'Église, mais sur le
terrain politique, elle entendait se gouverner d'après ses intérêts,
et non d'après ses croyances.
Un historien allemand dit que l'alliance avec Soliman fera tou-
jours de François P' une des grandes figures des temps moder-
nes (1). Nous croyons que c'est faire honneur à l'homme d'une
gloire qu'il faut rapporter à Dieu, et après lui au génie de la na-
tion française. Ce ne sont pas des convictions qui poussèrent le
roi de France à s'allier avec le sultan, c'est la nécessité. Il est vrai
que la nécessité ne suffisait pas pour contracter l'alliance; il
fallait de plus être au dessus des préjugés dominants, et presque
en dehors du christianisme traditionnel; or telle était précisément
la situation de la France au xvr' siècle. François I", en s'unis-
sant avec les Turcs, obéissait à l'instinct de sa nation et h la force
des choses, c'est dire qu'il était l'instrument des desseins de Dieu.
Chose singulière! ce n'est pas même lui qui eut la première idée
de l'alliance dont on lui fait un titre de grandeur, c'est sa mère,
Louise de Savoie qui, voyant son fils prisonnier de Charles-Quint,
et ne sachant plus où trouver un appui pour le délivrer, s'adressa
en désespoir de cause à Soliman (2). Ainsi c'est la main d'une
femme, d'une mère, qui noue les premiers liens entre deux mondes
divisés jusque-là par une haine à mort! Faut-il insister après cela
pour montrer l'action de Dieu dans cette immense révolution?
La nécessité qui donna l'idée des premières relations, fut aussi
la raison qui les perpétua. Dans une espèce de préambule qui pré-
cède le traité de 153o entre le sultan et la France, on lit : « Le roi
François P'", travaillé de continuelles guerres par l'empereur
Charles-Quint, lequel bien souvent lui suscitait encore le roi
d'Angleterre, étant recherché sous main par le sultan Soliman,
empereur des Turcs, fut contraint pour se défendre de l'oppression
de tels ennemis, qui tetiaient, du côté d'Espafjne, de Flandre, d'Italie
et d'Angleterre, le royaume de France comme assiégé, d'entendre à
(1) Ranke, DeuUchc Gescliichtc, T.IV, p. 37-3!».
(2) Zinkeisen, Geschichle des olloraanischen Keiclies, T. H,]'. 639-644.
I
LES TURCS. 119
quelque amitié ou intelligence avec ledit Soliman (1). « Une fois le
premier pas fait, l'intérêt politique qui légitimait l'alliance, éclata
avec tant d'évidence, qu'il devait frapper tous les esprits. L'Eu-
rope était menacée par la prépondérance de la maison d'Autriche ;
et qui le tenait en échec? Le sultan. « Je ne nie pas, disait Fran-
çois P'' à l'ambassadeur de Venise, que je ne désire voir le Turc
très puissant, non pas pour lui, car c'est un infidèle, mais pour
affaiblir la puissance de l'empereur et pour rassurer tous les
autres gouvernements contre un ennemi si grand (2). »
Cependant François P'' n'osa longtemps avouer son alliance; il
continuait à protester de ses sentiments religieux; il voulait,
comme ses prédécesseurs, mériter le nom de roi très chrétien;
il se disait prêt ti combattre les Turcs, s'ils menaçaient la chré-
tienté en Italie, mais il prétendait qu'en Hongrie ce n'était qu'une
querelle entre le roi Ferdinand et les Turcs. Quant au reproche
qu'on lui faisait d'exciter les entreprises de Soliman contre l'em-
pire, il le repoussa avec la hauteur habituelle qu'il mettait dans
ses démentis : « Là où un ambassadeur voudrait soutenir cela,
vous lui pouvez répondre qu'il en a menti par la gorge; car mes
prédécesseurs et moi avons par le passé trop longuement main-
tenu le nom que nous portons en honneur et réputation, pour
varier maintenant en cela. » François P' adressa ces fièr(>
paroles ti l'évêque d'Auxerre, en 1531 ; quelques années plus tard,
l'alliance qu'il repoussait comme une calomnie, était publique et
avouée. Les protestations et les dénégations de François T' témoi-
gnent combien les préjugés chrétiens étaient vivaces. Elles nous
montrent encore, sous un jour peu favorable, la conduite du roi
chevalier; il accusait ses ennemis de mentir par la gorge, au mo-
ment où lui-même mentait avec une rare impudence.
L'alliance deFrançois I'' et de Soliman n'était rien de moins qu'une
révolution; il lui fallut du temps pour pénétrer dans les mœurs.
Bien que les intérêts politiques fussent alliés, les esprits étaient
toujours divisés. Lorsqu'on 1543, la flotte turque, sous Barbe-
rousse, fut réunie à celle de François I" ci Toulon, le roi ordonna
aux habitants d'évacuer la ville, parce qu'il n'était point convenable
(1) Cluirrière, Négociations Ac. la France avec le Levant, T. 1, p. 288.
. (2) Albert, Relazioni, 1" série, T. 1, p. 167.
i20 CHARLES-QUINT.
de demeurer et converser avec la nation turquesque, pour les in-
convénients qui pouvaient survenir (1). » Ces préjugés se dissi-
pèrent assez rapidement au sein d'une nation qui comptait déjà,
au xvi'^ siècle, plus d'un incrédule. Les catlioliques mêmes firent
l'apologie de l'alliance turque : « Contre son ennemi, dit Moutluc,
on peut de tout bois faire flèche. Quant à moi, si je pouvais appeler
tous les esprits des enfers pour rompre la tête à mon ennemi qui
me veut rompre la mienne, je le ferais de bon cœur, Dieu me le
pardonne (2). »
L'évêque de Valence, frère de Montluc, se chargea de jus-
tifier l'alliance de François V' avec Soliman, devant le sénat de
Venise. Il dit que Charles-Quint avait mauvaise grâce de re-
procher celte alliance aux Français, puisque lui-même la recher-
chait. Il ajouta que les impérialistes forgeaient un nouvel article
de foi, qui défendait aux princes de s'aider pour leur défense du
secours de ceux qui ne suivaient pas leur religion : « Ils ne s'ad-
vissent pas, dit-il, qu'en blâmant le roi, ils taxent David, roi
valeureux et saint prophète, lequel, poursuivi par Saûl, s'enfuit
vers un roi idolâtre (3). » François P'' s'éleva à de plus hautes consi-
dérations dans l'apologie qu'il adressa au pape Paul III; on y voit
les germes du cosmopolitisme qui fait la gloire de la France : « Les
Turcs ne sont pas placés'en dehors de la société humaine, de sorte
que nous aurions plus de rapports avec les brutes qu'avec les
infidèles. C'est méconnaître les liens que la nature établit entre
les hommes; ils ont tous la même origine, rien n'est étranger h
l'homme de ce qui regarde son semblable. Si les nations sont
divisées, ce n'est pas la nature qui les sépare, mais les mœurs et
les usages; il en résulte des rapports plus intimes entre les
membres d'un mêmj peuple, qu'entre ceux qui appartiennent à
des États différents, mais la séparation ne va pas jusqu'à briser
l'union que la parenté commune établit entre les divers membres
de fhumanité. Si les liens du sang et de la patrie séparaient les
sociétés particulières de la société universelle du genre humain,
ils seraient un mal, au lieu d'être un bien. Les erreurs des
(1) Charrière, Négociations di^ la France avec le Li'vant, T. I, p. 567 et 569.
(2) Mémoires de Montluc, dans la CoUeclion de Pclilol, T. XX, p. 417.
(3) Id., ibid., p. 417-43;.
LES TURCS. 121
hommes et leur imperfection les empêchent de s'unir en une
même religion, mais la diversité du culte pas plus que celle des
coutumes ne détruit l'association naturelle de l'humanité (1). »
Ce cosmopolitisme philosophique, bien qu'il ait sa racine dans
la croyance chrétienne de l'unité du genre humain, n'a jamais été
du goût des sectes chrétiennes. Les protestants étaient plus intrai-
tables sous ce rapport que les catholiques. Nous venons d'entendre
un évêque faire l'apologie de l'alliance turque au point de vue reli-
gieux; l'autorité de David et de la Bible qu'il invoqua, ne fit
aucune impression sur les protestants. L'électeur de Brande-
bourg demanda que le pape ôtât au roi de France le titre de très
chrétien, « l'ayant avec tant d'énormes crimes et plus que punique
déloyauté largement perdu (2). » La diète de Spire déclare « que
François I" était autant ennemi de la chrétienté que le Turc même,
qu'il fallait procéder contre lui par voie de fait, afin que les autres
princes chrétiens ne prissent pour l'avenir occasion de faire
comme lui (3). » Charles-Quint exploita les passions religieuses |de
la réforme, pour armer les protestants contre la France unie aux
Turcs, c'est à dire contre les seuls appuis qu'ils eussent en face de
la puissante maison d'Autriche. Ils payèrent cher leur aveuglement.
Une seule chose les excuse, c'est qu'il était presque général; les
Italiens mêmes, plus politique que religieux, jetèrent la pierre à
François P' : « L'alliance turque est une honte pour la France (4), »
s'écrie un ambassadeur de Venise. « Les pierres, dit un autre Ita-
lien, devraient se mouvoir contre le roi très chrétien (5). »
La postérité est partagée sur l'appréciation de cette fameuse
alliance. Il va sans dire que les catholiques la réprouvent comme
un acte impie : « François P"", dit Raynaldi, oublia son nom de
chrétien, il oublia son salut, quand il se ligua avec les ennemis du
Christ. » L'historien ecclésiastique ne manque pas de trouver une
vengeance divine pour un crime si énorme; Dieu punit le roi de
France, en éteignant sa race (6). Les écrivains politiques sont
(1) Le Plat, Monuraenta concilii Tridentini, T. III, p. 185, s.
(2) Lettre de Téleclenr de Brandebourg au cardinal Farnèse, légat du pape. (Granvellc, Papiers
d'État, T. ni, p. U.)
(3) Réponse des États de l'empire réunis à Spire. {Granvelle, Papiers d'État, T. III, p. 13-15.)
(4) Albert, Relazioni, T. I, p. 167.
(5) Lugo di Soria^xi cardinal de Trente. (BuchhoUz, Geschichte Ferdiuands, T. IX, p. 270.)
(0) Raynaldi, Annales, ad a. 1533, n* 21 ; ad a. 1337, n* 50.
'12i2 CHARLES-QL'INT.
d'un avis tout à fait opposé; s'ils blâment François !<"■, c'est pour
n'avoir pas fait de bonne heure une alliance solide avec Soliman :
« Ses relations avec les Turcs, dit Ancillon, se formèrent trop tard,
et elles ne furent jamais bien intimes; la religion, ou la crainte
d'irriter le pape le retenait (1). « Les historiens modernes ont
raison de s'élever au dessus des préjugés de religion, en jugeant
l'alliance turque, mais ils perdent de vue une autre face de la
question. Nous appelons parfois les Turcs des Barbares; ils
l'étaient réellement au xvi^ siècle. Leurs guerres ne ressemblaient
en rien aux hostilités des nations chrétiennes; c'étaient des bri-
gandages et des pirateries; les vaincus étaient vendus sur les
marchés deConstantinople, et les habitants inoffensifs, surpris pen-
dant la nuit, étaient traités en ennemis. Ce n'est pas seulement la
foi, c'est l'humanité qui se révolte, quand on voit l'allié de Fran-
çois P'' traîner en esclavage des milliers de femmes et d'enfants,
à l'abri de l'alliance française. En vain dit-on que la ligue tendait
uniquement à défendre la France et l'Europe contre la domination
de la maison d'Autriche. D'abord l'alliance n'était pas purement
défensive, et l'eùt-elle été, il n'est pas vrai que tout moyen soit
légitime, alors même qu'il s'agit de défendre son existence; le moyen
doit trouver en lui-même sa légitimité, sinon il faut se ranger à
la morale perverse que l'on reproche aux jésuites et dire que la
fin justifie tout.
François T' est d'autant plus coupable, que son alliance avec
les Turcs n'était pas même sincère; il voulait reconquérir Milan,
et pour cela tous les moyens lui étaient bons; il donnait une main
aux infidèles, il offrait l'autre à Charles-Quint contre les infidèles,
ami tout ensemble et ennemi. Cet égoïsme déloyal, au lieu de faire
sa force, fit sa faiblesse. Un contemporain, partisan de l'alliance,
remarque que « malgré le secours des Turcs, les affaires du roi
ne s'en portèrent pas mieux (2). » Henri II en fit l'aveu, il écrit à
son ambassadeur à Constautinople : « Je suis blâmé d'un chacun
d'avoir toujours été si crédule en l'amitié du grand seigneur, vu
que ses forces qu'il m'a souvent envoyées ont plutôt été employées
par les ministres et conducteurs d'icelles â endommager la chré-
(1) AnriUtm, Tableau des ivvolutinns'du système politique de l'Europe, T. 1, p. 202.
(2) Monlluc, Mémoivos. (Peiilot, T. XX, p. 535.)
LES TURCS. 123
lieiilé qu'à toucher au vif l'ennemi commun, qui a été tout le
rebours de ce que j'en espérais (1). » Si les rois de France, ajoute
un ambassadeur français à Constantinople, eussent employé l'ar-
gent que leur coûtait l'alliance turque, à bâtir force galères, ils
eussent peut-être obtenu plusieurs victoires que l'insolence des
Turcs et le désir de butiner leur ôtaient des mains (2). « Pour-
quoi l'alliance turque a-t-elle si peu profité à François P'? C'est
qu'il était allié peu sincère, toujours prêt à ti'ahir ses amis, le
sultan aussi bien que les réformés d'Allemagne, et à tourner ses
forces contre eux, si Charles-Quint avait consenti à lui donner le
duché de Milan. C'était une politique sans principe, sans convic-
tion, fondée sur le mensonge et la mauvaise foi; or Dieu ne veut
pas que la fraude profite à celui qui l'emploie. L'histoire est une
grande leçon de morale, que Dieu donne aux nations et à ceux qui
dirigent leurs destinées.
Si l'histoire doit condamner la politique immorale de Fran-
çois r^', ce n'est pas l\ dire que l'alliance turque ne soit, au point
de vue providentiel, un des grands événements de l'histoire;
mais, contrairement aux desseins de ceux qui la conclurent, elle
a une importance religieuse plutôt que politique. Elle brise l'unité
chrétienne, laquelle était viciée dans son essence, car, au nom
de la charité et de la fraternité, elle prêchait la haine et la divi-
sion. Ces sentiments régnaient encore au xvi*^ siècle chez les
orthodoxes; un pape canonisé nous en offre un curieux témoi-
gnage. Charles IX, dans une lettre adressée h Pie V, appela le
sultan empereur des Turcs; le saint-père lui répondit « que celui
qui ne connaissait pas le vrai Dieu, ne pouvait jamais être empe-
reur : donner le nom d'empereur a un infidèle, n'était pas autre chose
que d'appeler le mal bien, elle bien mal (3). »
Voilà ce que les sentiments étroits d'une religion qui se dit
universelle, avaient fait de f unité humaine! Pour mieux dire, le
catholicisme n'a jamais compris funité humaine, ils n'a conçu
l'unité que sous la forme religieuse. Cette fausse unité devait être
brisée, pour que la vraie unité put s'élever sur ses ruines. Telle
(1) Cliai^ricve, Négocialions de la France avuc le Levant, T. IL p. 52<
(2) Id., ibicL, T. II, p. 7U, note.
(3) Fallou.v, Hi,sloiie de S. Pie V, T. Il, p. 239.
124 CHARLES-QUINT.
fut l'œuvre de Luther et de François P'. Mais ne confondons pas
dans notre admiration le réformateur sincère, ardent dans ses
convictions jusqu'à l'aveuglement, avec le prince frivole, léger,
sans foi ni loi, qui s'alliait au Turc et au pape, parce qu'il ne
croyait pas plus à l'un qu'à l'autre. C'est à Dieu que remonte la
gloire, et après lui, à la race française : cosmopolite par essence,
c'était à elle à inaugurer l'ère de l'iiumanité.
s 5. Ce que les hommes veulent et ce que Dieu veut.
On crie au fatalisme, quand les historiens montrent la main de
Dieu dans les destinées du genre humain; on dit que c'est nier la
liberté de l'homme que de dire qu'il est un instrument de la Provi-
dence. Nous applaudissons à celte réaction contre le fatalisme
historique, parce que sans un sentiment énergique de la liberté,
les peuples s'affaissent et meurent. Mais pour faire place à l'homme
dans l'histoire, il n'en faut pas bannir Dieu. Il y a la part de la
liberté humaine, il y a la part de l'action providentielle. L'idéal
serait que l'homme, en usant de sa liberté, ne voulût jamais que
ce que Dieu veut. Cet idéal est irréalisable, puisqu'il suppose la
perfection dans un être imparfait. Cela n'empêche pas que la mis-
sion des créatures ne soit de s'approcher progressivement de la
perfection du créateur. Plus l'humanité avance, plus elle a con-
science des desseins de Dieu, et plus elle peut et elle doit s'y confor-
mer. Mais il y aura toujours une opposition plus ou moins grande
entre ce que veulent les hommes et ce que Dieu veut. Celte opposition
éclate au grand jour dans l'histoire; elle nous révèle les desseins
de Dieu, et nous montre la vaine ambition des hommes. Ne faisons
pas honneur aux hommes des suites de leurs actions, qu'ils n'ont
ni prévues ni voulues, et ne les condamnons pas davantage; en
les appréciant, nous n'avons qu'à considérer ce qu'ils devaient
faire et ce qu'ils ont fait; leurs mérites et leurs démérites n'ont
rien de commun avec le but que poursuit la Providence. Mais il
est bon de mettre à chaque occasion ce but en évidence, pour que
les hommes sentent la main qui les protège et les conduit, pour
qu'ils cherchent à pénétrer les desseins de Dieu, afin que leurs
actions concordent de plus en plus avec sa volonté. Voilà le lot
LES TURCS. 12;j
de la liberté humaine : qui oserait s'en plaindre, s'il le comprend
dans toute sa grandeur?
Nous avons dit que l'on fait trop d'honneur à Charles-Quint en
lui supposant l'ambition de la monarchie universelle. Son idéal
était l'empire romain d'Allemagne; il voulut reconstituer l'unité
chrétienne, qui se dissolvait précisément au moment où il arriva
à l'empire. Charles-Quint se trouvait donc d'accord avec le pape,
et il devait croire qu'il marchait dans la voie de Dieu ; mais, si la
papauté est infaillible dans l'ordre religieux, elle ne l'est guère
dans l'ordre politique. Le pape et l'empereur se trompaient égale-
ment sur la marche providentielle de l'humanité ; aveuglés parleur
orgueil, les deux vicaires de Dieu s'imaginaient que l'unité ca-
tholique était une loi divine, immuable, qu'ils seraient toujours
les chefs spirituels et temporels de la chrétienté; ils ne voyaient
pas que l'unité du moyen âge n'avait eu qu'une mission passa-
gère, et que la tendance providentielle des faits était de la briser
pour faire place aux nationalités, base de l'unité future du genre
humain. Le xvi*" siècle allait consommer la rupture; c'est alors que
Charles-Quint essaya de la maintenir, ou plutôt de la ressusciter,
car elle était déjà morte dans le domaine des idées. Que repré-
sentait-il? Était-il l'organe d'une nationalité? Non; ni Espagnol,
ni Belge, ni Allemand, ni Italien, il était chef d'une famille, de la
maison d'Autriche; empereur, il voulait plier les nations les plus
diverses sous les mêmes lois. C'était une œuvre impossible, con-
traire aux desseins de Dieu. Charles-Quint échoua complète-
ment.
Au moyen âge, l'unité reposait sur la religion. La paix d'Augs-
bourg brisa l'unité religieuse, et par suite l'unité politique; le
pape refusa de la signer, il refusa de reconnaître l'abdication de
Charles-Quint et l'élection de Ferdinand; il rompit par Ui le der-
nier lien qui rattachait l'empire ii la papauté. Charles-Quint tenta
de rendre l'empire héréditaire dans sa famille; l'énergique résis-
tance des princes allemands le força de renoncer à son projet.
Fidèle à sa devise, Charles-Quint avait l'ambition d'aller toujours
plus outre; il voulait reconquérir les provinces qui avaient appar-
tenu à la Bourgogne et à l'empire. Qu'est-ce que le saint-empire
romain gagna par les longues guerres de son empereur? L'empire
perdit ses possessions italiennes, qui devinrent le domaine parti-
l-IG CHARLES-QUlNT.
culier de la maison d'Espagne; l'empire perdit les Pays-Bas, il
perdit une partie de la Lorraine, les trois évèchés, que Charles-
Quint essaya vainement de reprendre. La mission de l'empereur
était de combattre les infidèles, Charles-Quint ne fit la guerre aux
Turcs qu'en paroles; les chefs de fempire finirent par devenir
tributaires du sultan. Charles-Quint préférait guerroyer contre
François 1"; plus d'une fois il avait compté ruiner son rival;
cependant, avant d'abdiquer, il signa une trêve, qui laissa la
France en possession de toutes ses conquêtes dans la Savoie et
dans la Lorraine : « La France, dit un ambassadeur vénitien, fut plus
puissante que jamais, après les guerres dans iequelles l'empereur
avait espéré de l'accabler (1). «Le génie des nationalités l'emporta
sur l'ambition de la monarchie universelle.
L'opposition contre les tentatives de reconstitution de l'empire
n'est que l'une des faces de la lutte de Charles-Quint et de Fran-
çois V'''. Le roi de France faisait cause commune avec les protes-
tants d'Allemagne; la liberté religieuse était donc en jeu aussi
bien que l'indépendance des nations. Allié peu sincère de la ré-
forme, François I-'' la protégeait en Allemagne, et il la persécu-
tait en France; les protestants n'étaient pour lui qu'une arme
contre son rival. Charles-Quint était-il plus sincère dans la dé-
fense de la vieille orthodoxie? Ses contemporains l'accusaient de
se servir de la religion comme d'un prétexte pour couvrir son am-
bition. 11 est certain que le patron de l'Église romaine était un
esprit politique, plutôt qu'une âme religieuse; s'il prit parti pour
le catholicisme, c'est que ses intérêts se confondaient avec ceux
de la vieille religion. Ainsi les deux rivaux n'avaient en vue que
leur grandeur; plus ou moins indifférents à la question religieuse,
ils l'exploitaient comme un instrument d'attaque ou de défense.
Ce qui pour Charles-Quint et pour François V" n'était qu'un moyen,
était un but dans les desseins de Dieu : il s'agissait du plus haut
intérêt de l'humanité, de la liberté de penser. Ici les rôles se ren-
versent; la Providence se sert de la misérable ambition des princes
pour conquérir la liberté religieuse. François I" devient, malgré
son mauvais vouloir pour les réformés, le protecteur du protes-
tantisme allemand : ses luttes incessantes avec Charles-Quint
(l) Navagero, Kelazione, 1546. {Mbvri, 1,1, p. 364.!
LES TURCS. 127
obligent l'empereur h ménager les protestants, et l'empêchent
d'étouffer la révolution religieuse dans son berceau. En définitive,
aucun des deux rivaux n'atteignit le but de son ambition, Fran-
fois P'' pas plus que Charles- Quint; ils firent ce que certainement
ils ne voulaient pas faire, mais ce que Dieu voulait : ils sauvèrent
la réforme.
Voilà une preuve bien évidente de l'action de la Providence sur
les destinées du genre humain. En veut-on un témoignage plus
éclatant encore et plus singulier? Il n'y avait certes rien de com-
mun entre les protestants et les Turcs ; les réformateurs pro-
fessaient une sainte horreur pour les infidèles ; leur antipathie
était telle, qu'elle les entraîna à une guerre impolitique contre
François I**'', leur seul appui. Mais les hommes ont beau se fuir
et se détester, Dieu les unit, en dépit de leurs passions; voilà
comment il se fit que les infidèles devinrent les défenseurs de la
réforme. Ceci n'est pas une vaine théorie, imaginée après coup; les
témoignages des contemporains confirment les enseignements de
la philosophie de l'histoire. Nous avons dit ailleurs (1) que la
crainte incessante des Turcs força Charles-Quint à faire aux pro-
testants les concessions qu'on lui a tant reprochées et qui conso-
lidèrent la réforme. Charles-Quint fut réellement dans l'impuis-
sance de réduire les protestants, aussi longtemps qu'il eut besoin
de leur secours pour combattre les Turcs. Dès qu'il eut obtenu
une trêve, il se jeta sur les confédérés de Smalcalden, et sa facile
victoire semblait annoncer la fin de la réforme. C'est alors que
Maurice de Saxe releva la cause du protestantisme, en s'appuyant
sur la France. A cette occasion, Soliman adressa une lettre aux
princes protestants, par laquelle il se déclarait leur ami, comme
allié de Henri II, et il les excitait h. se délivrer de la tyrannie et de
la fausseté de Charles d'Espagne : « Il restera leur ami, dit-il, aussi
longtemps qu'ils seront alliés de son allié, et il espère que cette
alliance durera toujours (2). » La coalition des protestants et de
Henri II, appuyée par le redoutable Soliman, força l'empereur à
céder. Ferdinand traita avec les protestants à Augsbourg. Charles-
Quint, qui voyait s'évanouir le rêve de toute sa vie, recula devant
(l; Voyez le tome IX" de mes Eludes.
(2) La lettre est rapportée dans Charriùre, Négociations, T. H, p- 219, note.
128 CHARLES-QUINT.
cette concession suprême; Ferdinand signa sans le consentement
de l'empereur; il écrivit à son frère qu'il l'avait fait par la crainte
du Turc (1).
Voilà ce que Dieu voulait, et ce que voulaient les hommes.
tl) L<inz, Correspondenz Kaisers Karl V,T. UI, p. 666-673.
CHAPITRE m
PHILIPPE II
§ 1. Politique de Philippe II
(( Le grand dessein de Pliilippe II, aidé par les jésuites, était de
mettre la chrétienté sous un roi catholique et sous un seul pas-
leur (1). » Ces paroles de d'Aubigné expriment la conviction géné-
l'ale des contemporains. Les réformés, ennemis nés du roi d'Es-
l)agne, le jugeaient avec la clairvoyance que donne parfois la
haine. Coligny, le héros de la réformation française, politique
])rofond autant que zélé huguenot, disait, peu de jours avant la
Saint-Bartliélemy, à l'ambassadeur d'Angleterre, que l'ambition de
Philippe II, au dire des hommes les plus sages, était de se faire
monarque de la chrétienté, ou au moins de la dominer (2). Les
réformés des Pays-Bas lancèrent cette même accusation contre
leur terrible adversaire; pour se concilier les sympathies de la
France et de tous les princes, ils disaient, et non sans raison,
que les destinées du monde se décideraient par l'issue de la lutte
qu'ils soutenaient pour leur liberté ; que si Philippe II en sortait
vainqueur, rien ne pourrait l'arrêter ; qu'il aurait bon marché de
(1) i)^!*^?^^^ Histoire universelle, T. n, p.397.
(2) ËlliSj Lelters, 2* série, T. IH, p. 5 .- « Or at least, to ruie Uie same. »
130 PHILIPPE II.
la France et de rAngieterre, et qu'il se ferait monarque de toute
la chrétienté, voire du monde entier (1). Ces accusations trou-
vèrent de l'ëcho en France, chez tous les hommes qui conser-
vaient le sentiment de la nationalité, au milieu des passions
religieuses déchaînées par les fureurs de la Ligue. Écoutons un
petit-fils de l'Hospital : « La religion de l'Espagnol consiste h
s'agrandir, son zèle c^i commander à ses voisins, son ardeur à
devenir monarque... Philippe II pare son ambition des prétextes
les plus favorables, tâchant de faire croire aux hommes, que non
sa grandeur, ni les intérêts temporels, mais le seul zèle de Dieu
et l'exaltation de son nom, l'arme contre la France. Il n'a pour
but qu'une convoitise insatiable de régner, un zèle vraiment
catholique, c'est à dire de se faire roi universel (2). »
Philippe II, héritier de l'ambition de son père, hérita aussi de
sa puissance; il fut sans contredit le souverain le plus puissant
qui eût encore régné dans la chrétienté. Il était roi de Castille,
d'Aragon et de Navarre, unis pour la première fois en une grande
monarchie par Chaiies-Quint. Duc de Milan, roi de Naples et de
Sicile, il étreignail, pour ainsi dire, l'Italie dans ses serres redou-
tables. Comme duc de Boulogne, il était maître des provinces les
plus populeuses, les plus riches de l'Europe. Le Roussillon et
la Franche-Comté, l'Artois et la Flandre française, lui donnaient
un pied en France. Marié avec la reine d'Angleterre, il disposait
des forces de la Grande Bretagne, par l'influence absolue qu'il
exerçait sur la fanatique Marie Tudor. En Afrique, il possédait le
cap Vert, les provinces de Tunis et d'Oran, les Canaries et d'autres
îles importantes; en Amérique, le Pérou, la Terre-Ferme, la Nou-
velle Grenade, le Chili et les immenses territoires arrosés par le
Paraguay et la Plata ; il occupait les îles les plus riches, les sta-
tions les plus importantes du Grand Océan, Sainte-Hélène, les
Philippines, Cuba, Saint-Domingue, la Martinique, la Guadeloupe,
la Jamaïque. Les possessions des Indes formaient réellement un
monde; le Mexique seul était cinq fois plus grand que l'Espagne.
(1) Discours sur la correspondance dWlIemagne, exhibé à Son .\.Itesse le duc d'Anjou par le sei-
t:neur de Sainte-Aldegonde. {Groen van Prinslerer, Archives de la maison d'Orange, T. Vil,
p, 494-i96.)
(2) L'Anli-Espagnol, par Michel Ayj'aultj petit-lils de rHospital (.Mémoires de la Ligue, T. IV,
p. 232). — Discours sur la paix ( ib., ï. IV, p. 618).
POLITIQUE DE PHlLIPl'i: II. 151
Philippe il disait avec orgueil, que le soleil ne se couchait jamais
dans ses États; et les Espagnols, aussi orgueilleux que leur roi,
se vantaient que la terre tremblait, quand l'Espagne remuait (i).
Si jamais l'orgueil national, qui méprise et humilie le reste de
l'humanité, pouvait être légitime, l'orgueil de la race espagnole
l'eiàt été au xvr siècle. Aujourd'hui elle est repliée dans sa pénin-
sule, et presque ignorée du monde. Sous Philippe II, elle remplis-
sait de son nom l'Europe et rAmérique; des aventuriers de génie
conquéraient à son profit des royaumes dans le nouveau monde,
et l'ancien pliait sous ses bandes victorieuses. La fortune favorisa
Philippe II plus encore qu'elle n'avait favorisé son père; elle lui
donna le plus grand capitaine du siècle, dans Alexandre Farnèse,
pour mener à la victoire des troupes aguerries par les longues
guerres de Charles-Quint; la fortune le débarrassa, au début de
son règne, des puissants rivaux qui avaient tenu l'empereur en
échec. François I*"" et Henri VIII étaient descendus dans la tombe,
où Soliman allait bientôt les suivre. Bouleversée par les pas-
sions religieuses, sous des rois mineurs, la France semblait être
une proie facile pour l'ambition d'un conquérant. L'Angleterre,
liée d'abord aux destinées de l'Espagne par son retour au catholi-
cisme, échappa ù l'influence espagnole sous Elisabeth; mais la
lutte des factions religieuses l'affaiblissait; elle avait un ennemi
dans son sein, le catholicisme, et cet ennemi était l'allié du roi
d'Espagne. L'Allemagne était profondément divisée par le protes-
tantisme; la réaction approchait, et tous les catholiques voyaient
dans Philippe II le défenseur de la foi; grâce au catholicisme, la
branche allemande de la maison d'Autriche et la branche espa-
gnole étaient unies par un lien plus fort que le sang. L'Italie ne
comptait plus; ses républiques étaient en décadence, el la pa-
pauté subissait la domination de ses défenseurs. La Turquie
entrait dans l'ère de son déclin; les princes guerriers faisaient
place II un Sélim, « gros ivrogne, qui n'aimait qu'à boire, » et à
un Amurat, « à demi idiot (1). « Enfin, la fortune réserva une der-
(1) « Corne se inueve la Espana, la tierra liicmbla. « U'eûss, l'Espagne depuis le règne de Phi-
lippe II, introduction.
(2) Ce sont les expressions d'an contemporain, jï/tc/iei^i/rawZ«, petit-fils de l'Hospital, Discours
snr l'état présent de la France (Mémoires de la Ligue, T. III, p. 36).
152 PHILIPPE II.
iiière faveur au fils de Charles-Quint, en lui ouvrant le trône de
Portugal, ce qui complétait pour la première fois l'unité de la
Péninsule.
Voilà des éléments de puissance qui expliquent les craintes des
contemporains; une haute ambition, unie au génie de conquête,
pouvait réaliser, au moins pour quelques générations, le rêve
d'une monarchie universelle. L'ambition ne manqua pas à Phi-
lippe II; son père, avant de se retirer dans la solitude d'un mo-
nastère, lui laissa entrevoir la possibilité d'une domination em-
brassant tout l'Occident, et il lui en prépara la voie. En mariant
Philippe avec Marie Tudor, Charles-Quint révéla des projets et
des espérances qui prouvent que la monarchie était bien le but de
la maison d'Autriche. L'acte de mariage stipulait qu'à défaut
d'héritiers de Charles-Quint, les descendants de Marie hériteraient
des Étals d'Espagne et d'Angleterre. Là ne s'arrêtaient pas ses
desseins ; il écrivit à son ambassadeur que cette union serait « le
vrai moyen de tenir les Français en frein; voire que les rois
d'Angleterre pourraient espérer de recouvrer la Guienne et peut-
être le royaume de France (1). » Ce n'est donc pas sans raison que
ce mariage alarma les hommes qui avaient quelque prévoyance
politique. « Tout ce que l'empereur a fait, dit un seigneur anglais,
tout ce qu'il veut faire encore par ci-après, n'est à autre fin que
pour faire sa maison grande et se faire monarque (2). » La mort de
Marie ne découragea pas le roi d'Espagne; il offrit sa main à
Elisabeth, et sur le refus de la reine de partager son trône, il
essaya de le lui enlever, d'abord par des conspirations, puis par la
guerre ouverte. Il échoua dans sa gigantesque entreprise, mais il
réussit à réunir le Portugal à l'Espagne, par la force des armes
plus que par la justice de sa cause. Pendant trente ans, Philippe
fomenta les dissensions religieuses en France ; il nourrit l'ambi-
tion des Guise, comptant bien les supplanter après la victoire.
L'extinction des Valois fut un de ces coups de fortune qui ont si
souvent favorisé la maison d'Autriche. Philippe se présenta aux
(1) Granvelle, Papiers d"Etat, T. IV, p. 113.
(2) Ambassades de A'oailles, T. II, p. 183 ; Discours d'un seigneur anglais, publié à Londres, au
sujet des propositions de mariage entre la reine d'Angleterre et le prince d'Espagne, fils de l'empe-
reur.
POLITIQUE DE PHILIPPE II. 155
états généraux comme candidat au trône et, à son défaut, il proposa
sa fille, comme légitime héritière des Valois. II fut tout près de
réussir, et que lui restait-il h faire alors pour être monarque de la
chrétienté? Charles-Quint avait essayé de placer la couronne im-
périale sur sa tête; Philippe reprit ce projet. II fut prodigue de
promesses pour gagner les princes allemands; il flatta leur amour
de l'indépendance, en disant qu'il leur abandonnerait le gouverne-
ment, et ne garderait pour lui que le titre et la dignité; il flatta
même leurs passions religieuses, en s'engageant h réunir les
Pays-Bas h l'empire, et à observer partout la paix d'Augsbourg(l).
L'ambition du roi d'Espagne était réellement universelle; il porta
ses vues jusque sur le Nord, et songea h démembrer le Danemark
h son profit, en se rendant maître du détroit du Sund, de la Zélande
et du Jutland. Déjà il croyait avoir atteint le but; nous avons des
médailles frappées 5 l'effigie de Philippe II, sur le revers desquelles
on voit le char du soleil, traîné par des chevaux ailés et surmonté
d'une couronne royale portant cette inscription : « Il éclaire le
monde entier (2). »
L'ambition de Philippe se liait étroitement à celle du catholi-
cisme; quoiqu'il ne portât pas la couronne impériale, il était bien
plus que l'empereur le patron de l'Église, et son orthodoxie servait
admirablement son ambition. Un avocat général au parlement de
Paris disait, en 1583, que « le pape et le roi d'Espagne s'entrete-
naient la main et s'entreprétaient l'épaule, l'un pour la monarchie
spirituelle, l'autre pour la temporelle (3). » Les intérêts du catho-
licisme et ceux de Philippe II s'identifiaient au point qu'il est dif-
ficile de dire si le roi d'Espagne combattait pour étendre sa domi-
nation, ou pour rétablir la foi romaine. A l'entendre, il était le
champion de l'orthodoxie : c'est pour sauver la religion qu'il con-
spirait contre le trône et contre la vie d'Elisabeth : c'est pour
détruire l'hérésie qu'il soudoyait la ligue et qu'il faisait la guerre
à Henri IV. Il n'y a pas jusqu'il la conquête du Portugal, qu'il ne
cherchât à légitimer par l'intérêt de la foi; il est vrai qu'il n'y avait
(1) Lettre de Schomberg (1573) au duc d'Anjou. (Groen van Prinsterer, Archives de la maison
d'Orange, T. IV, Appendice, p. 30.)
(2) Dépêche du consul de France i Danlzick, adressée à Richelieu. ( II'pjs'.s-, l'Espagne depuis le
règne de Philippe I[, 1" partie, rhap. 1.)
(i) Lp Plat. Monumenla Corcilii Tridentini, T. VII, p. 2ri8.
9
{54 PHILIPPE H.
pas de calvinistes à Lisbonne, mais le roi catholique déclara dans
ses proclamations que, maître de la Péninsule, il lui serait facile de
répandre l'Évangile dans l'Afrique et dans les Indes, voire même de
détruire l'empire de l'islam (1). Le renom de défenseur du catho-
licisme donna une force immense h Philippe; dans un siècle dé-
chiré par les passions religieuses, le lien de la religion avait plus
de force que celui de la patrie; or Philippe était le vrai chef de la
chrétienté orthodoxe. En ce sens il était le monarque du monde
catholique.
La foi était-elle un instrument pour Philippe ou un but? Ceux
de ses contemporains qui ne partageaient pas son fanatisme, lui
ont amèrement reproché son hypocrisie : « L'ambition , dit
Fr. Pitliou, en parlant du roi d'Espagne, est chose détestable à
Dieu qui veut que les hommes se contentent du partage qu'il leur
donne en la terre ; mais les prétextes qui se présument du pur
service de Dieu pour autre sujet sont encore pires et crient plus
de vengeance devant sa sainte face (2). » Nous n'oserions pas sou-
scrire à cette accusation. L'ambition et le fanatisme s'unissaient
si bien chez Philippe, qu'il est impossible de les séparer; nous ne
mettons qu'une restriction à cette espèce d'apologie, c'est que sou-
vent l'ambition dominait le fanatique. En usurpant le Portugal, le roi
d'Espagne prétendit agir dans l'intérêt de la foi, mais voici que le
pape prend parti pour le droit contre la violence, et envoie légats
sur légats à Philippe pour l'arrêter; le roi très catholique va-t-il
obéir au vicaire du Christ? Il répond que son droit est manifeste,
il ne veut pas que le saint-père prenne la peine de s'inquiéter de
cette affaire (3). En France, Philippe II protesta qu'il n'avait en vue
que l'intérêt du catholicisme, que la religion serait perdue, si un
prince hérétique occupait le trône; mais voilà que Henri de Na-
varre se convertit. Cela ne suffit pas, répond le zélé défenseur de
l'orthodoxie, il faut l'absolution du pape. Le saint-siége, en dépit
des obsessions espagnoles, accorda l'absolution. Que fait Phi-
lippe II? Il éclate en invectives et en menaces contre le saint-
père. Le fanatisme n'aveuglaii donc pas le lils de Charles-Quint
(1) Dt; Tiioiij Hi:iloiie. univorselle, livre LXIX.
(2) Mcitioire-scli: lu Ligne, T. V, p. 683.
(3) De Thuv, Histoire universelle, livre LXIX. — D'Au' l^nf. Histoire, T. Il, p. IC).
POLITIQUE DE PHILIPPE II. 155
sur ses intérêts politiques; il avait la force que donnait le zèle
pour la religion dans un siècle où les passions religieuses domi-
naient; il n'avait pas la faiblesse que produit le fanatisme quand
il sacrifie tout à sa folie.
En apparence, l'ambition de Philippe II était à la hauteur de sa
puissance; que lui a-t-il donc manqué pour atteindre le but con-
stant de la maison d'Autriche, la monarchie universelle? Les
apparences ont trompé les contemporains et elles trompent encore
les historiens modernes. La vérité est que Philippe II n'avait ni
la puissance qu'on lui supposait, ni le génie qu'il faut pour aspirer
h l'empire du monde. On lui a fait de vifs reproches de n'avoir
pas profité de ses victoires sur Henri II, pour marcher sur Paris.
« Les Espagnols, dit un témoin de la défaite de Saint-Quentin,
pouvaient parachever la totale extermination des forces de France,
et nous ôter toute ressource et toute espérance de nous remettre
sus... Mais il semble que le suprême dominateur, le Dieu des vic-
toires, les arrêta là tout court (i). » C'était l'opinion générale : au
dire du maréchal de Montluc, la France fut plutôt conservée « par
la volonté de Dieu que autrement; car Dieu ôta par miracle l'en-
tendement au roi d'Espagne, de ne suivre sa victoire droit à
Paris (2). «Charles-Quint lui-même s'impatienta, dit-on, contre son
fils, dans la solitude deYuste; il comptait qu'il devait être sous Paris,
pendant que le vainqueur de Saint-Quentin restait dans l'inaction (3).
Cependant l'empereur devait savoir pourquoi Philippe reculai!
devant une guerre d'invasion; déjà, en lo48, il lui avait conseillé
de maintenir la paix, à cause de l'épuisement où se trouvaient ses
États héréditaires par suite des guerres incessantes dans les-
quelles il avait été engagé (4). Au moment où Philippe II aurait
dû faire la conquête de la France, un de ses ministres disait au
Vénitien Soriano que le roi « était sans soldats, sans argent et sans
crédit (5). » Le roi d'Espagne se plaignit de ses embarras d'ar-
gent dans sa correspondance avec son père, disant que les
fonds manquaient pour les dépenses les plus nécessaires : le maître
(1) LesComraenlaires dfi trunçois de RabiUin, dans Pelilol, T. XXXII, p. 60.
(2) MoniluCj Mémoires. (Petim, T. XXI, p. 408.)
l3) Lettre deQuijad.^ à Vasquez, dans Mifjnel, Charles-Quint, p. 279.
(4) Instructions de Charles-Quint à son fils. {Granvdle, Papiers d'Élat, T. H!, p. 271.^
(3) Relazionedi Soriano, dans Alberi, 1,3, p. 376.
i
156 PHILIPPE II.
du Pérou n'avait pas de quoi payer ses officiers de justice (1).
Quoique vainqueur, il était aux abois, au point qu'il fit à l'ambas-
sadeur de Venise cet aveu humiliant, qu'il voulait la paix à tout
prix, et que, si Henri II ne l'avait pas demandée, lui aurait pris
l'initiative (2). Il aurait désiré de continuer la guerre, qu'il ne l'aurait
pas pu, à moins de soulever les populations foulées et désespé-
rées (3). Philippe II reçut, à son avènement, des royaumes ruinés
par la guerre, et son long règne augmenta leur désolation. Le
prince, dont ses contemporains redoutaient la puissance, fut
réduit, à plusieurs reprises, à faire une honteuse banqueroute.
Mais quand il aurait eu les inépuisables trésors qu'on lui suppo-
sait, il n'était pas homme à en profiter pour conquérir l'empire du
monde. Un historien moderne le traite « de cul-de-jatte et de
bureaucrate (4) ; « il est certain que Philippe II avait les allures
et la capacité d'un premier commis, bien plus que celles d'un con-
quérant. « Il n'y a au monde, dit Granvelle, de secrétaire qui manie
autant de papiers que le roi (5). » Toutes les affaires lui passaient
par les mains, il voulait tout voir, ou pour mieux dire, tout lire;
il ne lui suffisait pas de donner jusqu'à deux mille signatures par
jour; il faisait ses observations par écrit, il écrivait des billets
sans nombre à ses ministres : Perez h lui seul en avait deux caisses
pleines (6). Il gouvernait le monde par écrit, comme un inquisi-
teur au milieu de ses dossiers. Or on ne conquiert pas la monar-
chie, la plume h la main; il faut payer de sa personne, comme les
Alexandre et les César. Au rapport unanime des ambassadeurs
vénitiens, Philippe II était porté au repos et à la paix, même dans
râgé où la plupart des hommes aiment la gloire des armes; s'il
avait eu le génie entreprenant de son père, disent-ils, il aurait pu
devenir dangereux, mais il cherchait bien plus à conserver ses
États par la paix qu'à les étendre par la guerre (7). Ce n'est pas
(1) Gachard, Retraite elMorl de Charles-Ouinl,T. n,p. '*'29.
(2) Soriano, dans Albei'i, 1, 3, p. 383.
(3) « Le forze del re potevano poco piû durare alla guerra, senza manifesta sollevazione de
popoli. » (Marc Anionio de Mula, dans Alheri, I, 3, p. 401.)
(4) Michelet, Histoire de France, T. X, p. 243.
(5) Granvelle, Papiers d'État, T. VUI, p. 53.
(6) Conlarini et Gradenigu, dans RankCj Fûrsten und Vœlker, T. 1, p. 147, s.
(7) Soriuno, Relazione, 1559 (Alberi, 1, 3, 379). — Giovanni Micheli (ib., 1,2, 337). — Gachard,
Relations des ambassadeurs léniliens, p. 124.
POLITIQUE DE PHILIPPE II. 137
que le roi d'Espagne fût dépourvu d'ambition ; ses entreprises en
Portugal, en France et en Angleterre prouvent qu'il restait fidèle
h la devise de sa famille : Plus outre; mais le génie des conquêtes
lui faisait défaut. Sa puissance, quoique n'étant pas aussi grande
qu'on l'a cru, serait devenue formidable h l'Europe, s'il avait su
l'utiliser. Il ne sut même pas, comme le remarque un contempo-
rain, tirer parti de la fortune. Quand il trouva des adversaires tels
que Henri IV et Elisabeth, son bonheur eut une fin (1), et en défi-
nitive, il échoua dans toutes ses entreprises.
Pour expliquer l'échec de Philippe II, on dit qu'il embrassa trop
de choses à la fois, que son ambition manqua le but, parce qu'il
voulait l'impossible. Cela est vrai ; il gaspilla ses forces en France,
dans les Pays-Bas et en Angleterre, tandis qu'il aurait dû les con-
centrer. Il en résulta qu'au lieu de conquérir les couronnes de
France et d'Angleterre, il perdit une moitié des Pays-Bas. Mais en
reprochant au roi d'Espagne d'avoir éparpillé ses efforts dans
toute la chrétienté, on ne réfléchit pas que telle était la nécessité
de sa position. Défenseur de la foi catholique, il était obligé d'in-
tervenir partout où il y avait lutte entre le catholicisme et la
réforme; son ambition était universelle, parce qu'il était l'organe
d'une Église qui voulait conquérir la domination universelle. Ainsi
le catholicisme, qui faisait la force de Philippe II, devint aussi la
cause de sa faiblesse. Sa grandeur était attachée à la réaction
catholique; si elle avait été victorieuse, le roi d'Espagne serait
devenu le roi de la chrétienté; l'idéal du moyen âge eût été réa-
lisé : un Dieu, un pape, un roi. Mais la réaction catholique ne
pouvait pas l'emporter sur le protestantisme; dès lors, Philippe II
devait échouer. Il y a plus : l'obstination fanatique qu'il mit à
défendre la religion du passé, entraîna la décadence de l'Espagne.
La liberté intellectuelle, la liberté civile et politique sont une con-
dition de vie; celui qui veut arrêter le mouvement progressif de
la société, ou la ramener avec violence vers le passé, la tue, autant
qu'il est permis h l'homme de détruire l'œuvre de Dieu. En fer-
(l) De l'État de la France, par Michel Ilure.au, pelil-fils de l'Hospital {Mémoires de la Ligue,
T. m, p. 37) : « Partent il a eu de Theur, parce qu'en nul lieu il n'a trouvé quelqu'un qui lui pût
faire venir du malheur; et encore avec cela il u'a pas fait graud'chose. A celle heure (1588), qu'il a
des ennemis dignes de ses forces, nous verrons ce qu'il fera en Angleterre avec tout ce grand appa-
reil, nous verrons s'il gardera encore celte grande renommée de bonne fortune. »
158 PHIMPPE n.
mant l'Espagne aux idées nouvelles qui régénéraient l'Europe,
Philippe II lui enleva l'air vital, il répandit les semences de cette
torpeur séculaire que la nation espagnole a tant de peine à secouer.
Toutefois la décadence ne se manifesta qu'à la longue. Philippe II
fut réellement, jusqu'à sa mort, le chef des catholiques dans toute
l'Europe; en ce sens, on peut dire qu'il a été monarque universel.
Mais par cela même que les cœurs de tous les catholiques bat-
taient pour le roi d'Espagne, les États qui tenaient à la liberté reli-
gieuse, ou du moins à leur indépendance, devaient réagir contre
une domination qui les menaçait : de là la rivalité constante de la
France et de l'Angleterre.
S:^ 2. Rivalité de la France et de l'Espagne.
N" 1. Disputes sur le rang.
En 15o2, le roi Ferdinand d'Autriche, outré de ce que les pro-
testants avaient obligé l'empereur à signer la convention de Pas-
sau, écrivit à son frère qu'il devait se venger sur le roi de France,
et le châtier comme l'auteur du mal. Charles-Quint lui répondit
que sans doute la France était la cause de tous les troubles d'Alle-
magne, mais que Ferdinand se trompait grandement s'il croyait
que c'était chose facile de châtier Henri II; que pour lui il ne se
faisait aucune illusion, et considérait la chose comme impos-
sible (1). L'envoyé vénitien, Michèle Soriano, établit quelques
années plus tard le bilan des deux puissances, et il trouva qu'elles
s'équilibraient parfaitement. « Le roi d'Espagne, dit-il, a beaucoup
de royaumes, mais ils sont séparés et désunis. Le roi de France
n'a qu'un seul royaume, mais tout uni et obéissant. Les sujets du
roi d'Espagne sont plus riches, ceux du roi de France sont plus
prompts à servir leur roi. Pour les armées de terre, il n'y a guère
de différence; l'Espagne a une marine plus considérable, mais la
France compense ce désavantage par l'alliance turque (2). »
L'Espagne avait pour elle l'apparence d'une domination univer-
(1) Lanz, Gorrespondenz des Kaisers Karl V, T. Ul, v. 32'f, ;
(2) •Soriano, Reluzione. {Alheri, I, 3, 375..
RIVALITÉ DE LA FRAN'CE. 131)
selle; l'orgueil de la race espagnole s'en exalta jusqu'à mépriser
toutes les nations étrangères ; la gloire de ses hauts faits remplissait
les deux mondes; sa langue, ses usages, ses mœurs envahissaient
la chrétienté, il n'y avait pas de limite à ses ambitieuses préten-
tions (1). Les Français avaient aussi leur vanité nationale; ils se
croyaient la première nation du monde (2), traitaient les Espagnols
de parvenus, et opposaient à leur orthodoxie récente les services
rendus pendant des siècles par les rois très chrétiens à la religion
et à l'Église. Écoulons l'ambassadeur de France à Constantinople;
il écrit à l'ambassadeur de France à Venise : « Il n'y a aujourd'hui
homme vivant, tant soit-il de peu d'esprit, qui ne confesse que les
ambassadeurs du roi de France ont été en tous endroits préférés
à ceux des autres princes. » Il attribue cette prééminence, « tant
à la grandeur et ancienneté de cette noble couronne, que pour
avoir été notre sainte foi par elle plantée en plus grande partie de
l'Asie et de l'Afrique et en toute l'Europe. » Le diplomate français
traite les Espagnols de juifs et de Maures, que les armées des rois
de Fraîice ont contraint de se baptiser, « dont au lieu de se rendre
humbles et reconnaissants, ils se montrent merveilleusement in-
grats (3). »
Les ambassadeurs commençaient à jouer un rôle au xvi'' siècle.
Leurs disputes de préséance nous paraissent aujourd'hui mes-
quines et presque ridicules; pour les apprécier, il faut négliger la
forme et pénétrer au fond des choses. Les nations naissaient à
peine, et leurs premières rencontres furent hostiles; il fallait dans
cette lutte ardente maintenir sa place, sa dignité : c'était une ques-
tion de point d'honneur national, aussi vif et aussi important que
le point d'honneur individuel. En effet, la préséance des ambassa-
deurs marquait la considération dont jouissaient les princes dans
la république chrétienne. L'Espagne et la France prétendaient
l'une et l'autre au premier ra^ig, après l'empereur qui, comme chef
temporel de la chrétienté, avait une prééminence honoritique sur
les rois. Partout où leurs ambassadeurs se rencontrèrent, la riva-
J; Lnnijnei, Epist. ad Sydnœum, p. 3'Si -. • Qui dicunt regem Hispaaiœ non esse ambitiosum,
Aliquid dicunl, verum ?eDs ipsa est atnbiMosissima et aliarum gentium contemplrix. »
'it Lip')ina,H'), RelazioQe, 1577, dans Tumaseo, Relations des ambassadeurs vénitiens, T. Il,
p. 568.
<3> Oiarrière, Négociations de la France avec le Levant, T. Il, p. *77, noie.
i40 PHILIPPE II.
lité des deux nations éclata (1). En 1SS8, l'envoyé de Philippe II à
Venise réclama la préséance sur l'envoyé de France; il ne dédai-
gna pas de recourir à la ruse pour l'emporter sur des rivaux qui
étaient en possession. Vargas se présenta en qualité d'ambassa-
deur de Charles-Quint, empereur. On lui répondit que Charles-Quint
avait abdiqué. Alors le fier Espagnol soutint que Philippe II devait
avoir la préséance, ou au moins l'égalité avec le roi de France.
L'ambassadeur français résista à ces exigences inouïes; il prouva
que son maître était en possession immémoriale, il invoqua la
grandeur et la dignité du roi très ciirélien; enfin il menaça de
quitter Venise, si l'on ne faisait droit à ses justes prétentions. Le
sénat donna gain de cause au roi très chrétien (2).
La vanité des Français n'était qu'à moitié satisfaite; ils souf-
fraient de devoir se soumettre à la décision d'une république de
marchands : « Ce n'est pas à eux, dit de la Vigne, ambassadeur à
Constanlinople, à donner ou à ôter les honneurs à si hauts princes,
étant plus leur gibier de juger d'une aune de drap ou de l'estime
de quelque navire que de semblables matières (3). » La dispute se
renouvela au concile de Trente. Lansac, ambassadeur de France,
avait pour instruction de maintenir h tout prix l'honneur du roi
très chrétien : a Et d'autant que les ambassadeurs du roi catho-
lique ont mis en dispute en beaucoup de lieux le rang des ambas-
sadeurs du roi, nos ambassadeurs se garderont bien de recevoir
au concile, ni en autres lieux et actes où il sera question d'avoir
un siège d'honneur, autre rang que celui qui sera le premier après
l'ambassadeur de l'empereur. Et si d'aventure on veut le mettre en
dispute, ils déclareront absolument qu'ils ne l'endureront jamais,
et que le roi et son royaume n'approuveront en rien le concile, et
ordonneront aux évêques de France de partir incontinent (4). »
L'ambassadeur d'Espagne ne manqua pas de réclamer la préséance
(Il Lettre de François II à son ambassadeur près l'cmperoiir, 15G0 {IWgociaHons rclatiwt au
règne de François II, p. 504) : • 11 semble que les Espagnols aient délibérH de (lobatlre la pré-
séance depuis un des bouts de la chrélicnlé jusqu'à l'autre. » Il y eut des disputes sur la piéséance a
Rome à Venis'', au concile de Trente cl en Suisse. (fYassrm, Histoire de la diplomatie française.
T. Il, p. 66-69 )
(2) Rihicr, Lettres et Mémoires d'Étal, T. II, p. 730-742.
(3) Lettre de de La Vigne à l'évêque d'Acqs, ambassadeur à Venise. (Charrière, Négorialions.
T. II, p.477, uote.)
(4) le Plat, Monumenla Concilii Tridcnlini, T. V, p. 155.
RIVALITÉ DE LA FRANCE. 141
sur tous les rois (1), à raison de la grandeur de ses États et de la
vaste étendue de sa puissance (2). » Le pape favorisait sous main
Philippe II, parce qu'il était le défenseur du catholicisme, tandis
qu'en France l'hérésie gagnait tous les jours du terrain (3); d'ail-
leurs le roi d'Espagne était pour le moment le plus fort, et à Rome
plus que partout ailleurs on adore la force. Mais n'osant heurter
de front le roi très chrétien, les légats essayèrent de donner la
préséance à l'ambassadeur d'Espagne par une surprise. Ils avaient
compté sans l'irritabilité française. Les ambassadeurs préparèrent
une violente protestation contre Pie IV; ils l'accusèrent de semer
la discorde entre les princes pour relever sa propre autorité sur
les conciles: rappelant les services que les rois de France avaient
rendus au saint-siége, ils reprochèrent une cruelle ingratitude au
pape, qui, foulant-aux pieds la justice et l'équité, profilait de la
minorité de Charles IX pour le dépouiller sournoisement de son
rang : ils déclarèrent que les évêques français quitteraient le con-
cile, et que la France ne recevrait pas ses décrets (4). C'était une
menace de schisme; le pape le croyait accompli, et l'exemple du
roi très chrétien serait devenu contagieux. Le saint-père conjura
l'orage en cédant à la furie française ; mais en cédant à la France,
il mécontenta l'Espagne. L'ambassadeur de Philippe II soutint que
la première place était due au roi catholique, à cause de l'immen-
sité de ses États, et surtout h cause du zèle qu'il avait pour la
propagation de la religion et pour la défense de l'Église; il pro-
testa contre tout jugement qui reconnaîtrait la prééminence ou
môme l'égalité au roi très chrétien; il rendit le pape responsable
de tous les malheurs qui pourraient résulter de sa sentence, et
pour le saint-siége et pour la chrétienté (5).
Voilii le langage que le roi très chrétien et le roi catholique
osaient tenir au vicaire du Christ au sein d'un concile général,
quand le pape blessait l'orgueil de l'un ou de l'autre. Rien ne
prouve mieux l'importance des nationalités. Le concile de Trente
était convoqué pour rendre la paix et l'unité à la chrétienté déchi-
(1) Raynaldi, Annales, ad a. 15G3, a° 91 : « Omnibus ut cegibus loco et honore prœferanlur. >
(2) De Thou, Histoire universelle, livre XXXI.
(3) Raynaldi, Annales, ad a. 4533, n" 105.
(4) Le Plat, Monumenla Concilii Tridentini, T. VI, p. 116-120.
(5) De Tliouj Uistoire universelle, livre XXXVI.
14tJ PHILIPPE 11.
rée par la réforme; il n'y avait pas, aux yeux des croyants, une
plus haute autorité sur la terre, puisque ses décrets étaient censés
l'œuvre du Saint-Esprit. Cependant le roi très chrétien foulait aux
pieds, et le respect dû au concile, et le pouvoir du sainl-père, dès
que son honneur était en cause; il plaçait son rang de premier
prince de la chrétienté, au dessus des intérêts de la religion et de
l'Église : périsse la foi, pourvu que le roi de France ait la préséance
sur le roi d'Espagne! Les paroles de Philippe II, quoique moins
vives dans la forme, étaient tout aussi irrespectueuses au fond :
lui aussi préférait jeter la chrétienté dans la discorde et le trouble
que de renoncer à la préséance. Il est clair comme le jour que ce
ne sont pas \h des sentiments chrétiens; ils n'en sont pas moins
légitimes. Il y a un principe qui domine même la foi, c'est celui de
la personnalité, ce qu'on appelle honneur et dignité, car c'est l'élé-
ment vital des hommes et des peuples. L'orgueil national, tel
qu'il se manifesta au xvr siècle, est l'exagération de ce sentiment,
mais il est respectable jusque dans ses excès. Ce qu'il avait d'outré
devait s'user dans la lutte; après avoir prétendu tour à tour à la
prééminence, les nations finiront par reconnaître qu'aucune d'elles
n'a de supériorité sur les autres, que l'égalité est la loi de leurs
relations, et qu'elles doivent mettre leur gloire h remplir la mis-
sion que Dieu leur a donnée dans la vie générale de l'humanité.
N" 2. Les fruiitières naturelles.
La rivalité des ambassadeurs est l'image de la lutte des deux
nations. On pourrait croire que la France, déchirée par les guerres
religieuses, et gouvernée par des enfants, ne pouvait songer à
rivaliser avec son puissant voisin. Cependant, la rivalité fut sans
relâche, en dépit de la faiblesse des rois, en dépit du fanatisme
catholique qui aurait volontiers assujetti la France à l'Espagne
pour assurer le triomphe de la vieille orthodoxie. Le sentiment
national l'emporta sur les passions religieuses; il donna de la
force aux princes les plus faibles qui aient régné sur un grand
peuple. Qu'importe que la race royale soit en décadence et qu'elle
s'éteigne! Elle va faire place à un sang plus généreux, à une
famille plus entreprenante, qui achèvera l'œuvre séculaire de
RIVALITÉ DE LA FRANCE. 145
l'ambition française, en plaçant dans la main des rois de France
cette monarchie dont la maison d'Autriche avait si longtemps tenu
le sceptre.
Le début du règne de Philippe II fut signalé par des victoires
sur la France. Au lieu de rester fidèle à la trêve deVaucelles, qui
lui garantissait la possession provisoire de ses conquêtes dans le
Piémont, Henri II se laissa entraîner par Paul IV h une nouvelle
aventure en Italie : il rêvait la possession de 3Iilan et de Naples.
L'expédition échoua. Dans la Flandre, la guerre fut plus malheu-
reuse encore; la défaite de Saint-Quentin obligea le roi à signer
la paix de Cateau-Cambresis qui enleva à la France toutes ses
conquêtes italiennes. Telle fut l'issue de la fausse politique qui,
pendant plus d'un demi-siècle, avait poursuivi un but impossible,
l'agrandissement de la France en Italie. Renoncer h cette ambi-
tion, et y renoncer forcément, c'était déchoir et laisser i\ l'Espagne
la prépondérance que les deux nations s'étaient disputée avec tant
d'acharnement. Aussi la paix fut-elle amèrement blâmée par tous,
ceux qui avaient du sang français dans les veines. Le savant Pas-
quier maudit l'épée fatale que Paul IV envoya à Henri II, comme
au défenseur du sainl-siége; il maudit la paix qui d'un trait de
plume dépouilla la France des conquêtes qu'elle avait faites depuis
trente ans ; il dit qu'il a vainement cherché dans l'histoire un traité
aussi honteux, qu'il faut descendre jusqu'au Bas-Empire pour ren-
contrer une paix que l'on puisse comparer à celle de Cateau-Cam-
bresis (1). Tavannes la flétrit comme soldat et comme politique :
« Les associés y furent trahis, les capitaines abandonnés b. leurs
ennemis, le sang, la vie de tant de Français négligés, cent cin-
quante forteresses rendues, pour tirer de prison un vieillard con-
nétable et se décharger de deux filles de France, qui fut une pauvre
couverture de lâcheté. » Tavannes ajoute que si la paix n'alluma
pas les guerres de religion, elle leur fournit l'aliment, en licenciant
tant de capitajnes et de troupiers qui, pour s'employer, allèrent
s'enrôler parmi les huguenots (2).
Cette paix tant maudite rendit néanmoins à la France la ville de
Calais, dernier débris de la domination anglaise sur le continent.
(1) Paxquicr, Lettres, IV, 2; XV, 19.
i2i Mémoires de Tavannes, dans Pelitol, T. XXIV, p. 2U.
144 PHILIPPE II.
C'était comme une indication de la vraie politique de la France :
la lutte contre l'Espagne était dans la force des choses, mais il
fallait la combattre sur les frontières, pour les étendre, au lieu de
guerroyer en pure perte en Italie. Les guerres de religion qui
désolèrent la France pendant la seconde moitié du xv!*" siècle,
eurent du moins un avantage, celui de mettre fin à la folle poli-
tique de ses rois, et de préparer sa future grandeur, en donnant
un but plus immédiat et plus réalisable à son ambition. Cette gloire
appartient aux huguenots. Les luttes religieuses ne suspendirent
qu'en apparence la rivalité de la France et de l'Espagne; elle con-
tinua sous le couvert de la religion. Dès l'origine des guerres
civiles, les catholiques firent appel au roi catholique par excel-
lence; le fanatisme imposait silence à la voix de la patrie. Pour
détruire la réforme, les Français catholiques, les zélés du moins,
étaient prêts à mettre la couronne de France aux pieds de Phi-
lippe IL Cette honteuse désertion réveilla le sentiment national
dans le parti contraire. Les huguenots prirent en main la cause
des intérêts et de la grandeur de la France, que les catholiques
sacrifiaient à la domination du catholicisme. C'est des rangs de la
réforme qu'est sorti le cri du patriotisme, essayant de rallier tous
les Français contre l'Espagnol : « Peuple, s'écrie du Plessis-Mor-
nay, on veut vendre à l'Espagnol notre pays et chasser la France
hors de la France pour y faire des logis de l'Espagne... Que ce
qu'il y a de reste de la France en France se rallie et se rejoigne
contre cette conjuration maudite. Qu'on n'ait plus entre nous les
noms de papiste et d'huguenot; que partout il ne soit plus parlé
enire nous, sinon d'Espagnols et de Français, m
L'intérêt des huguenots se confondait avec celui de la France,
car l'ennemi du nom français était également l'ennemi mortel du
protestantisme. C'est sous l'influence de ces sentiments que se
développa la politique des réformés. Leur illustre chef, l'amiral
Coligni, voulait que la France attaquât l'Espagne dans les Pays-Bas,
et qu'elle étendît de ce côté ses frontières jusqu'à l'Escaut. Ces
vues du parti huguenot sont exposées dans un mémoire rédigé
par du Plessis Mornay et adressé au roi. C'était une conviction
générale que, pour tarir la source des guerres civiles, il fallait
employer dans une guerre étrangère les forces exubérantes d'une
nation militaire, qui, faute d'un ennemi du dehors, déchirait ses
RIVALITÉ DE LA FRANCE. 145
propres entrailles. Mais il ne suffisait pas aux sévères disciples de
Calvin que la guerre contre l'Espagne fût utile; ils se demandaient
avant tout si elle était juste. Du Plessis prouve, et la chose n'était
pas difficile, que Philippe II n'avait pas cessé un instant, depuis la
paix de Cateau-Cambresis, d'être l'ennemi de la France; qu'il lui
avait fait la plus dangereuse des guerres, en nourrissant les fureurs
civiles par le secours qu'il donnait aux catholiques. Le roi d'Es-
pagne prétendait qu'il était intervenu h titre d'ami. « Singulière
amitié! » dit Mornay. « Est-ce que celui-là serait estimé bon ami
de quelqu'un qui, le voyant transporté de passion jusques h se
vouloir tuer soi-même, lui baille la dague en main pour se défaire?
Ou n'est-ce pas plutôt celui qui la lui refuse, tant que la colère ait
cédé à la raison? Ce sont vieilles finesses de nourrir la guerre en
un État voisin, tant que le parti vaincu nous appelle à son secours,
ou que tous les deux abattus soient contraints de nous recevoir. »
Reste à savoir s'il convient d'attaquer l'Espagne en Italie ou dans
les Pays-Bas. Ici se montre la politique nouvelle inaugurée par les
huguenots : « Pour l'Italie, il faut passer les Alpes, et chacun sait
que, quoique le pays ait été engraissé de notre sang, jamais les lys
n'y ont pu bien fleurir. Il faut, sire, entreprendre sur les Pays-Bas,
où le peuple vous appelle, où l'occasion vous invite, où la divi-
sion vous ouvre les portes des villes... Justement irez-vous sur
les justes prétentions que vous avez sur Flandre, Artois et Hai-
naut, auxquelles la seule adversité a fait renoncer vos prédéces-
seurs, et en viendrez facilement à bout, ayant l'ennemi loin et dis-
trait, et vos forces et celles de vos alliés tout h l'entour. » Du Plessis
allègue encore un dernier motif, qui est comme un pressentiment
de la lutte terrible qui remplit la première moitié du xvii« siècle :
« La guerre n'est point juste seulement, mais nécessaire, si l'on
ne veut à l'avenir en avoir une très périlleuse (1). »
La politique des huguenots est restée celle de la France. Con-
tinuée par Henri IV et Richelieu, elle lui donna cette prépondé-
rance ou cette domination qui est la seule forme possible de la
monarchie universelle dans l'Europe moderne. C'est la politique
de la conquête; nous n'entendons pas la justifier. Toutefois il est
(Ij Du Plessis Mornay, Mémoires et correspondance, T. U, p. 20, ss. Discours au roi
Charles IX pour entreprendre la guerre contre l'Espagnol es Pays-Bas.
146 PHILIPPE II.
vrai de dire que l'ambition d'agrandir un royaume, jusqu'à ce qu'il
ait atteint ses limites naturelles, a un côté légitime et même pro-
videntiel, pourvu qu'elle ne serve pas de prétexte à la passion de
la guerre. C'est aux huguenots que revient la gloire d'avoir ramené
la politique française dans les voies indiquées par la grandeur de
la nation. L'on pourrait dire que nous faisons honneur à la poli-
tique de ce qui était tout simplement une nécessité de position,
et que si les huguenots conseillèrent d'attaquer l'Espagne, c'est
que Philippe II était leur ennemi mortel. Mais ce qui prouve que
chez les chefs du parti l'intérêt de la nation dominait les passions
religieuses, c'est qu'ils n'étaient guère plus sympathiques à l'An-
gleterre qu'îi l'Espagne. Dans la dernière lettre que Coligni écri-
vit h Charles IX, il dit « que les plus grands ennemis que le roi
ait, sont et seront toujours le roi d'Espagne et la reine d'Angle-
terre, quelque démonstration qu'ils fassent du contraire; il con-
seilla au roi de ne cesser jamais qu'il ne les eût ruinés tous
deux (1). »
Une autre gloire était réservée à Coligni; il inspira sa politique
au prince qui devait être son bourreau. L'insurrection des Pays-
Bas contre Philippe II donnait aux rois de France une occasion
favorable de nuire à leur trop puissant voisin. Il est vrai qu'eux-
mêmes faisaient la guerre aux huguenots, et que Philippe II était leur
allié dans cette lutte, mais ces contradictions n'ont jamais arrêté
la royauté française; depuis François V" jusqu'à Richelieu, elle
fut l'alliée des protestants à l'étranger, tout en les poursuivant à
l'intérieur par le fer et par le feu. C'était une politique vraiment
machiavélique. La cour de France fournissait des subsides consi-
dérables aux insurgés,' elle relevait le courage de Guillaume le
Taciturne, quand il était près de défaillir, et à Madrid elle excitait
le roi contre le prince d'Orange, « l'adjurantpour l'honneurde Dieu
et de son Église de n'entendre jamais à la paix avec lui (2). » Les
Allemands n'avaient pas tort de dire : « Du côté de la France, il
n'y a que mensonges et tromperies (3). » Coligni voulut remplacer
(1) Lettre de Catherine de Médeiis à Fénelon, ambassadeur de France à Londres. (Correspondance
(le La Motlie Fénelon, T. VU, p. 343.)
(2) Groen van Prinsterer, Archives de la maison d'Orange, T. IV, p. xxii, xli, et supplémont,
p. 18.
(3) Lettre de W. Zuleger au comte Lonis de Nassau. {Ib-, T. IV, p. 31.)
RIVALITÉ DE LA FRANCE. 147
cette politique de fraude par une alliance loyale avec les insurgés
des Pays-Pas et avec l'Angleterre contre l'Espagne. Il gagna une
singulière influence sur l'esprit de Charles IX : le roi appelait le
chef des huguenots son père, et n'écoutait que lui. On a expliqué
ces relations amicales, en les mettant sur le compte de l'hypocrisie
consommée du jeune roi. C'est calomnier un prinae, sur lequel
pèse une responsabilité assez terrible pour qu'on n'ait pas besoin
de lui forger des crimes. Que Charles IX ait prêté l'oreille aux
conseils de Coligni, quoi de plus naturel? L'amiral lui donnait un
moyen certain de briser la puissance de l'Espagne, et d'élever sur
ses ruines la grandeur de la France : il fallait faire ouvertement et
avec toutes ses forces, ce que l'on faisait en secret et avec des
moyens insutïîsanls. Charles IX abonda dans ces grands desseins,
il se mit en rapport avec les protestants d'Allemagne et avec la
reine Elisabeth. Il ne s'agissait plus d'intrigues et de sourdes me-
nées, mais d'une ligue formelle, dirigée contre la maison d'Au-
triche. On noua même des relations avec la Turquie : le sultan
s'engagea à appuyer la France avec sa flotte (i). Les insurgés des
Pays-Bas reçurent l'assurance que le roi était décidé « à employer
les forces que Dieu avait mises en sa main, pour les tirer de l'op-
pression sous laquelle ils gémissaient (2). «Charles IX eut une en-
trevue avec le comte de Nassau, quelques semaines avant la Saint-
Barthélémy; il s'y montra déterminé h arracher les Pays-Bas à
Philippe II, et disposé h donner la liberté religieuse à ses propres
sujets (3). Déjà l'on formait une armée; le duc d'Albe inquiet,
demanda des explications; le gouvernement nia comme d'habitude,
mais ce mensonge diplomatique ne l'empêcha pas de continuer ses
préparatifs.
Cependant Chailes IX éprouvait quelque hésitation; il aurait
voulu s'assurer du concours de l'Angleterre avant de commencer
les hostilités. Elisabeth était partagée entre le désir de secourir
les insurgés pour aflaiblir la puissance redoutable de Philippe II,
et la crainte que les Pays-Bas, délivrés du joug de l'Espagne, ne
tombassent sous celui de la France. Les Anglais préféraient que
U) Sully, (Economies royalos, politiques et militaires, T. 1, p. 74 (éd. d'Amsterdam).
(2) Lettre de Charles IX au comte de Nassau du 27 avril 1572. {Gachard, Correspondance de
Philippe II, T. II, p. 269, note 2.)
(3) Walsingiianij Lettres et négociations, p. 136, 138, s.
148 PHILIPPE 11.
les Belges conquissent eux-mêmes leur liberté ; ils craignaient
que la France, si c'était elle qui délivrait les Pays-Bas, ne les
laissât pas jouir longtemps de leur indépendance; or la réunion
de la Belgique ù la France était redoutée dès lors par l'Angleterre
comme un danger pour son existence; l'ambassadeur anglais dé-
clara h Coligni, « qu'elle » ne pourrait le souffrir h aucun prix (1).
Coligni avoua que l'ambassadeur anglais avait raison ; pour calmer
les inquiétudes de l'Angleterre, il lui promit une part dans les
Pays-Bas, part qui serait au moins aussi belle que celle de la
France. L'idée d'un partage souriait à toutes les ambitions; les
princes d'Allemagne qui redoutaient également la grandeur d.e la
France et qui ne voyaient dans la révolution des Pays-Bas qu'un
intérêt princier, proposèrent d'abandonner à la France la Flandre
et l'Artois, qui lui avaient autrefois appartenu, la Hollande et la
Zélande seraient cédées à l'Angleterre, et les autres provinces
devaient former une principauté pour la maison d'Orange (2).
C'est sur ces bases que l'habile Walsingham négociait à
Paris : il s'agissait « d'une perpétuelle et éternelle amitié
entre l'Angleterre et la France. » Ce n'était rien de moins
qu'une révolution politique. En effet, l'Angleterre avait toujours
été l'alliée de la maison de Bourgogne, et cette alliance était diri-
gée contre la France. L'ambassadeur anglais nous dit les raisons
pour lesquelles il proposait à son gouvernement de rompre ces
liens traditionnels et d'en nouer de nouveaux : « La maison de
Bourgogne a été jusqu'à ces derniers temps inférieure à l'Angle-
terre, et en a par conséquent dépendu ; h présent qu'elle est unie h
la maison d'Autriche, elle est si puissante, que d'inférieure elle
est devenue supérieure, de bonne et paisible voisine, une puis-
sance dangereuse et ambitieuse; nous en ferons l'expérience un
jour, si nous ne nous précautionnons au plutôt. » Walsingham
avoue que l'alliance française ne sera pas aussi profitable h l'An-
gleterre que l'était l'union avec la maison de Bourgogne; mais ce
qui le décide, ce sont les intérêts religieux : « La maison d'Au-
triche est la protectrice du pape, et l'ennemie déclarée de l'Évan-
(1) Ellis, Lflters,2* série, T. HI, p. 5 (Ju 17 juin 1572) : «Tiiatofall ollier Ihings we coldc ieasl
lykc Ihat Frawnsc shulde command Flawnders, for Iherin we dyd sec apparawnllye the grcaloess
of our dainger and iherj'ore in no luayse roldelsu ffer il. •
Ci) Wahinolunn, Lettres et négociations, p. lO.
RIVALITÉ DE LA l RANCE. !49
gile, qu'elle travaille sans relâche h extirper. Comme nous faisons
profession de l'Évangile, nous devons nous opposer à elle. En
entrant en ligue avec la France, nous avancerons l'Évangile non
seulement ici, mais aussi ailleurs. Ainsi, quoique cette ligue nous
apporte moins d'avantage au temporel, le fruit que nous en pou-
vons tirer au spirituel mérite, je crois, que nous prenions ce
parti (I).» L'intérêt religieux était en même temps un intérêt poli-
tique, car fortifier la réforme, c'était afiaiblir Philippe II, et con-
solider le pouvoir toujours contesté d'Elisabeth. Walsingham
avait donc raison de dire, «qu'il fallait remercier Dieu qui présen-
tait aux Anglais une bonne occasion, et pour l'avancement de sa
gloire, et pour la sûreté de la reine. »
N" 3. Négociations avec l'Angleterre.
La ligu-e allait se conclure, lorsque la Saint-Barthélemy répandit
l'horreur du nom français dans tous les pays protestants. Ce fut
un coup de foudre pour les insurgés des Pays-Bas; le prince
d'Orange se crut perdu, car tout son espoir, disait-il, était du côté
de la France (2). Les contemporains ont cru que ces horribles
massacres étaient le fruit longuement prémédité d'une conjuration
royale. Il n'en est rien : « les noces sanglantes » furent une ven-
geance catholique et non un coup d'État de la royauté. Si Charles IX
avait eu pour but d'exterminer les réformés, il aurait dû, après le
24 août 1572, changer de politique, rompre avec l'Allemagne pro-
testante et avec Elisabeth, pour se jeter dans les bras de Philippe II.
Or le roi de France fut après la Saint-Barthélemy ce qu'il avait été
avant, le rival jaloux de la maison d'Autriche et l'allié des protes-
tants : « Il craint, écrit-il, que, si Philippe II soumet les Pays-Bas,
nul n'aura la hardiesse et la puissance de s'opposer aux desseins
de la maison impériale, laquelle donnera enfin la loi à toute la
chrétienté (3). « Charles iX renoua les négociations avec les in-
surgés. Ceux-ci, abandonnés par Elisabeth, se virent obligés de
(l> Walsingham, Lettres et né;;ocialious, \>. 135, s.
(2) Groenvan Prinstercr, Archives de la maison d'Orange. (T. IV, [i. 2il.)
(3) Lettre de Charles IX à son amhassadeur en Espagne,du 17 mars 1573. {Groenvan Prinslcrer ,
Arrlii vr? dota raaison d'Orange, T. ÎV, Supplément, p. 33.;
to
loO PHILIPPE II.
traiter avec le meurtrier de leurs frères, et de lui offrir même la
protection ou la souveraineté des Pays-Bas ; mais ils eurent soin
de stipuler que le roi « permettrait la religion libre en son
royaume sans caviilation, ni fraude, ou malengin; » ils deman-
dèrent que « cela fût confirmé par les états du royaume et les
parlements, que la confirmation fût mise entre les mains des
princes protestants d'Allemagne, avec promesse de le faire main-
tenir partout le royaume sans dissimulation quelconque (l). » Ces
précautions injurieuses, accumulées dans une seule clause,
attestent combien les défiances étaient profondes. La négociation
n'aboutit pas.
11 en fut de même en Angleterre. Charles IX protesta après la
Saint-Bartliélemy, qu'il ne désirait rien tant que d'être de plus en
plus des amis d'Elisabeth ; mais la confiance était détruite. Wal-
singham lui-même eut des scrupules et des doutes : « Je suis per-
suadé maintenant, écrit-il, que ce que le roi de France dit et ce
qu'il pense sont deux choses bien différentes (2). «Se défiant de la
France, Elisabeth se rapprocha de l'Espagne; il y eut un traité de
commerce entre les deux États. Philippe II se faisait hum.ble Ji
Londres, pour brouiller l'Angleterre avec la France (3). Mais il y
avait entre la reine et le roi d'Espagne des raisons d'inimitié trop
capitales, pour qu'une alliance politique fût possible. En dépit de
la défiance qu'inspirait le massacre du 24 août, les intérêts com-
muns de la France et de l'Angleterre firent reprendre les négocia-
tions. On sait qu'Elisabeth, quoique bien décidée à ne jamais se
marier, amusa le duc d'Anjou d'un projet de mariage. Il y avait au
fond de ces négociations une pensée sérieuse, l'idée d'une alliance
politique contre l'Espagne. La reine en fit la proposition; elle écrivit
à son ambassadeur :«Vous demanderez que désormais nous et le
roi soyons unis toute notre vie de cœur et d'esprit pour le maintien
de notre rang, de nos personnes, de nos États, de nos diguités; en
sorte que nous et le roi soyons à l'avenir amis de nos amis et en-
nemis de nos ennemis (4). « Elisabeth s'engageait h secourir sous
main le duc d'Anjou dans les Pays-Bas et le prétendant Antonio
(1) Groen van PrinsU'ver, Arcliives de la raaisorà d'Orange. T. IV, p. ll'J,s.)
(2.1 Wnlsingham , Lettres et négociations, p. 282,357.
■ (3) Correspondance de La Mulhe Fênilon, 9 'jI la nov. 1572. (T. V, p. 196, 200.)
(4) Wul^in'jlMm, Lellres et négociations, p. '(16.
RIVALITÉ DE LA Fî'.ANCK. 151
dans le Portugal (1). Les négociations, continuées sous Henri ÎII,
échouèrent, parce que la reine, tout en voulant une ligue offensive
et défensive avec la France, refusait de rompre ouvertement avec
Philippe. Elle consentait à lui faire la guerre sous main, mais
ses ministres cherchèrent en vain h lui inspirer une résolution
plus franche et plus décisive; elle ne voulait pas entendre parler
d'une guerre ouverte (2). Elisabeth, qui paraît si grandeà distance,
était d'une irrésolution et d'une mesquinerie qui désespéraient ses
négociateurs. Walsingham s'en plaignit amèrement : « Quand on
presse Sa Majesté de se marier, il semble qu'elle veut une ligue,
et quand on lui demande de l'argent pour la ligue, elle revicnl au
mariage (3). "Walsingham, qui dépensa sa propre fortune au service
de sa maîtresse, était révolté de sa lésinerie, alors qu'il s'agissait
de l'intérêt de l'Angleterre et de la chrétienté; il osa écrire à
Elisabeth elle-même : « Il est surprenant que dans toutes les in-
structions que j'ai reçues durant le cours de la présente négocia-
tion, j'ai eu ordre spécial de ne consentir h rien où if y eût de la
dépense h faire... Que Votre Majesté se souvienne, je l'en supplie,
que l'épargne a perdu l'Ecosse ; Dieu veuille que cette même
épargne ne vous mette peut-être en danger de perdre l'Angle-
terre (4). »
. Les craintes de Walsingham manquèrent de se réaliser : ;in
moment où il écrivait, Philippe II faisait les préparatifs de l'in-
vincible armada. Si Elisabeth avait contracté avec la France la
ligue offensive que ses ministres l'engageaient tant à faire, elle
aurait prévenu l'invasion du roi d'Espagne ; il est vrai que l'Angle-
terre fut sauvée, mais elle dut son salut aux tempêtes autant qu'au
courage de ses marins. Pourquoi la reine résista-t-elle aux ins-
tances de ses négociateurs? Était-ce lésinerie, mesquinerie d'es-
prit? Il y avait peut-être un sentiment ou un instinct plus légitime
dans sa résistance. Il s'agissait d'aider la France h conquérir les
Pays-Bas; or cette conquête eût fait de la rivale de l'Angleterre,
la puissance prépondérante du continent : la reine pouvait-elle
prêter la main à un agrandissement qui serait devenu un danger
(1) Lettre de Burleish'à Walsingham, 11 aoùl 1573. (Walsingham, p. 437.)
(2) Walsingham, Lettres et négociations, p. .'iM), 463.
(3) Lettre de Walsingham à Burleigh,20 août 1581. (Walsingham, p. 473.)
(4) Lettre de Walsingham à la reine, 2 sept. 1581. ( Walsingham, p. 489.)
152 PHILIPPE il.
pour elle? On lui promettait à la vérité une part dans les dé-
pouilles, mais la possession de deux provinces eût été bien pré-
caire, si la France avait été maîtresse de toutes les autres. Nous
verrons Elisabeth alliée très tiède de Henri IV, quoique l'existence
du roi de France fût en jeu ; à plus forte raison ne pouvait-elle
pas vouloir d'une alliance qui tendait à remplacer la monarchie
de l'Espagne par la domination française.
N» 4. Négociations avec l'Allemagne.
En même temps que Charles IX négociait une ligue avec l'An-
gleterre, il engageait les princes protestants d'Allemagne à s'unir
avec lui contre la maison d'Autriche. Au point de vue des intérêts
du protestantisme, les princes allemands auraient dû entrer dans
cette alliance sans hésiter; ils auraient peut-être prévenu les hor-
reurs de la guerre de Trente ans, et le démembrement de l'empire.
La réaction catholique commençait. Philippe II intriguait en Alle-
magne au profit du catholicisme et de son ambition ; les deux
branches de la maison d'Autriche étaient solidaires, quand il
s'agissait de la cause de l'Église, et elles ralliaient toutes les forces
catholiques. Il fallait prévenir cette ligue dangereuse, en s'unis-
sant pour conquérir la supériorité, ou du moins l'égalité, garantie
contre toute velléité d'oppression. Les esprits prévoyants ne ces-
saient de prêcher la nécessité de l'union (1). Le roi de France
proposa aux princes protestants une ligue défensive. Il s'agissait,
comme l'écrit son ambassadeur Schonberg h. la reine -mère,
« d'abjurer éternellement la maison d'Autriche (2). » Le moyen
infaillible de l'affaiblir en Allemagne, était de lui enlever la cou-
ronne impériale, dont, au dire du roi de France, elle ne s'était
servie « qu'à la diminution de l'autorité et ruine même du corps
du saint-empire (3); » il représenta aux princes qu'en continuant à
élire un chef dans la famille d'Autriche, la dignité impériale
deviendrait héréditaire, ce qui entraînerait la ruine de la liberté
(1) Relire du comte Louis do Nassau du 18 aoùl 1573. (,Groen van PrinsLerer , Archives de la
maison d'Orangii, T. IV, Appendix, p. lUi.)
(2) Lollre de décembre 1573. {Groen van Prinsterer, Archives, IV, 297.)
(3) Lettre de Sc/ionberp', daos Groen van Prinsterer , h.vch\s es,, T. IV, AppeDdix,p. H)9,
RIVALITÉ DE LA FRAN€E. loô
allemande, tandis que l'élection d'un empereur protestant mettrait
fin à cette espèce d'usurpation et assurerait la liberté tout en-
semble et la religion des réformés. Le roi s'engageait à soutenir
l'élu contre l'opposition probable de l'Autriche et de l'Espagne (1).
C'eût été une espèce de révolution; mais l'opposition du catholi-
cisme et du protestantisme était telle, qu'une révolution ou une
guerre était dans la force des choses. Les princes protestants
n'auraient pas désiré mieux, mais ils n'eurent pas la force d'agir.
Ajoutons, pour dire toute la vérité, que les négociateurs français
prévoyaient ce résultat; leur but réel était d'amener les protes-
tants à transférer la dignité impériale à la maison de Valois. Ils
n'épargnèrent pas les promesses : « Le roi de France, disaient-ils,
ne désirait pas la couronne dans l'intérêt de sa grandeur, il vou-
lait garantir la liberté de l'Allemagne et la paix de religion; il
s'engageait encore h faire au profit des Pays-Bas tout ce que les
princes allemands demanderaient (2). »
Les négociations, continuées sous Henri III (3), ne conduisirent
qu'à de vagues promesses. Elles étaient entravées par la crainte
des princes protestants, qui redoutaient l'ambition de la France
autant que la domination de la maison d'Autriche, et ce n'était pas
sans raison. Pendant que Charles IX cherchait à soulever l'Alle-
magne contre la monarchie universelle de Philippe II, ses négo-
ciateurs le nourrissaient lui-même du fol espoir de devenir mo-
narque du monde (4). Les promesses françaises inspiraient peu de
confiance aux Allemands : « Nos voisins, dit le landgrave de
Hesse, ne tiennent ii leur parole, qu'autant qu'ils y ont intérêt. »n
rappela à ses compatriotes la fable des grenouilles qui voulaient
avoir un roi : « Prenons garde, écrit-il, que la France, au lieu de
nous sauver, ne nous domine (S). » Ces craintes étaient légitimes;
mais si les princes allemands se défiaient des sauveurs d'outre
Rhin, ils auraient dû se mettre en mesure de s'aider eux-mêmes.
(1) Lettre du comte Louis de Nassau, dans Groen van Prinstererj ib., 99, 102.
(2) Lettre de Selionberg {Gi'oen van Prinsicrer, IV, Appendix, p. 110) ; lettre du comte Louis de
Nassau à Charles IX (ib., p. 84) ; lettre du comte Louis de Nassau au prince d'Orange {ib., T. IV,
p. Î79).
(3) Groen van Prinslerer, Archives de la maison d'Orange, T. V, p. 19 et 61.
(4) Lettre de l'ambassadeur de France à Madrid à Charles IX : « Il faut que Votre Majesté, par
force et raisons, se fasse monarque du vnonde. » {Groen van Prinstererj T. IV, Appendix, p. 95.)
(5) Lettre du landgrave de Hesse, dans Groen van Prinslerer, ib., p. 113,123.
154 PHILIPPE IL
Ils ne voulurent pas de l'alliance française, et au lieu de s'unir
entre eux, ils se divisèrent de plus en plus; n'ayant pas su se
défendre à temps contre la réaction catholique, -ils subirent la loi
de la maison d'Autriche, et, en définitive, ils ne furent sauvés que
par une guerre terrible, par l'intervention de l'étranger et par une
paix désastreuse.
N" o. J.a France et les Pays-Bas.
La France aurait pu ruiner la puissance de la maison d'Au-
triche, sans l'appui des protestants d'Allemagne; elle n'avait qu'à
prendre en main la cause des insurgés des Pays-Bas. Abandonnés
ou faiblement secourus par leurs frères d'Angleterre et d'Alle-
magne, les malheureux Belges furent obligés de se jeter dans les
bras de la France. On offrait donc h l'ambition française la pos-
session de ces belles provinces qu'elle a tant convoitées depuis.
Dès la seconde moitié du xvr" siècle, c'était l'idée des hommes
politiques, qu'il fallait porter les frontières de la France jusqu'au
Rhin ; mise en avant par les réformés, elle gagna promptement
du terrain. Pasquier dit que les Pays-Bas étaient comme le fau-
bourg de Paris; c'est presque la pensée de Napoléon (1). Jamais
circonstances ne furent plus favorables. Les Belges se livraient b
la France; en accédant à leurs vœux, la royauté française arra-
chait à l'Espagne le sceptre de la monarchie. Mais pour cela il eût
fallu un Henri IV ou un Richelieu, et la France était gouvernée
par Henri IIÏ, le plus misérable des Valois, prince moitié homme,
moitié femme, corrompu et dévot, vrai type de décadence phy-
sique et morale; il n'eut pas le courage du rôle magnifique qu'on
lui proposait et il n'en était pas digne. Son frère, le duc d'Anjou,
appelé à la souveraineté des Pays-Bas, ne valait guère mieux. « H
me tromperait bien, disait de lui Henri IV, s'il ne trompait tous
ceux qui se fieront en lui ; il a le cœur si double, le courage si
lâche, le corps si mal bâti, et est tant inhabile à toutes sortes de
vertueux exercices, que je ne saurais me persuader qu'il fasse
jamais rien de généreux (2). » La surprise d'Anvers prouve de
(1) Lfiltresde Pasipiii-r, livrflV, I. (Oeuvres, T. H, p. 117.)
(2) Menioiriîs de Sully, ï. I, p. 101.
RIVÂLHK DE LA FRANCE. 45o
quoi il était capable : « cette action, dit Sully, rendit les Français
en horreur et en opprobre, voire en exécration à toutes lés na-
tions (1). »
Malgré celte rude expérience, les Belges furent obligés d'offrir
de nouveau la souveraineté des Pays-Bas à Henri III. De Tliou
nous apprend pourquoi ils préféraient la domination de la France
à celle de l'Angleterre; ils redoutaient les Anglais, toujours durs
et impérieux, et ils craignaient qu'en cas de mort d'Elisabeth, les
Stuarts appelés à lui succéder ne les vendissent h l'Espagne. L'il-
lustre historien dit aussi ce qui se passa dans les conseils du roi
de France, quand on délibéra sur les propositions des insurgés. Il
n'y avait pas à hésiter un instant, car le roi était dans cette posi-
tion qu'en acceptant, il agrandissait la France aux dépens de
l'Espagne, tandis qu'en refusant il consumait la France dans les
guerres civiles nourries par l'Espagne. Eh bien, il ne se trouva
pas un courtisan qui osât dire que tel était l'objet du débat; les
uns craignaient les Espagnols, les autres les favorisaient en
secret (2). Les réformés élevèrent seuls la voix pour défendre les
vrais intérêts de la France ; du Plessis 3Iornay adressa un Discours
au roi Henri IIl sur les moyens de diminuer l'Espagnol (3). Il établit
la nécessité d'une balance de pouvoir entre les princes : « Les
États ne sont estimés forts ou faibles, qu'en comparaison de la
force ou faiblesse de leurs voisins; quand ils sont parvenus h.
s'équilibrer, il faut maintenir cette balance, sinon le plus faible
est emporté par le plus fort. Or la maison d'Autriche s'est grande-
ment renforcée et accrue, et de réputation et de pays, pendant
que la France s'est affaiblie par ses guerres civiles. Le salut de la
France exige que la puissance espagnole soit abaissée. Il suffit
que la France prenne l'initiative de la rupture pour que tous les
États de la chrétienté, qui ne s'entretiennent que par contrepoids
et ont la grandeur d'Espagne pour suspecte, se tournent contre l'am-
bition déréglée de la maison d'Autriche. » Ces mâles conseils ne
furent pas écoutés; Henri III, comme ledit un de ses ambassadeurs,
répudia le plus magnifique héritage que prince ait jamais conquis (4).
(1) Mémoires de Sully, T. I, p. 18i.
(2) De Thon, Histoire universelle, livre XXX.
(3) Du Plessis Mornay, Lettres et mémoires, T. II, p. 580, ss.
(4) Groen van Prinsierer, Archives de la maison d'Orange, 2' série, T. 1, XXV, e.l L.
156 PHILIPPE II.
Une chose surprend presque autant que le refus de Henri III,
c'est la longanimité de Philippe II, en face des hostilités inces-
santes de la France. Celle-ci ne cessa de secourir les insurgés des
Pays Bas; en autorisant son frère à se mettre h leur tête, Henri III
faisait indirectement ce qu'il n'osait faire ouvertement. Et Phi-
lippe resta impassible en présence de ces provocations! Le car-
dinal Granvelle s'en étonne et s'en plaint : « Je ne vois pas, dit-il,
ce que l'on peut appeler une rupture, si ce qu'ils font ne l'est...
Mieux vaudrait la guerre ouverte, que de se laisser amuser de
paroles, en subissant le mal, sans pouvoir le rendre. L'empereur
ne l'eût pas pris ainsi; en cédant toujours à nos ennemis, nous
augmentons leur insolence. (1). «N'est-il pas singulier d'entendre
les Espagnols accuser la faiblesse de leur roi, dans ses rapports
avec un misérable prince, tel que Henri in?En réalité, Philippe II
était loin d'être inactif, mais il préférait la guerre d'intrigues aux
champs de bataille, et dans cette lutte, c'est bien lui qui avait pris
l'initiative, en France et en Angleterre. C'est plutôt une ambition
excessive qu'on pourrait lui reprocher que de l'indolence et de
l'apathie; il conquérait le Portugal, il combattait les insurgés des
Pays-Bas, il complotait avec les catholiques anglais contre Elisa-
beth, il soldait la ligue. Mais ce n'est pas par des conjurations que
l'on gagne des royaumes. Philippe II fut obligé de tirer l'épée; la
guerre ne lui réussit pas mieux que la diplomatie; il rencontra
des ennemis qui lui étaient supérieurs, Henri IV et la reine d'An-
gleterre, non par la puissance matérielle, mais ils avaient pour
eux des principes et des idées contre lesquels on lutte en vain,
parce que Dieu les protège, l'esprit de nationalité et la liberté reli-
gieuse. Voilh les vrais adversaires sous lesquels succomba le roi
d'Espagne. La révolution des Pays-Bas unissait les deux ten-
dances; ce sont les gueux, nos héroïques ancêtres, qui ont brisé
la puissance formidable de Philippe. D'un côté, toutes les forces
d'un immense empire, d'autre part, la désunion et la faiblesse;
mais les faibles avaient pour eux l'esprit de liberté, et les forts
n'avaient que l'unité du despotisme ; les faibles l'emportèrent sur
les forts; et pour que leur victoire fût d'autant plus éclatante, ils
(1) LcUres du circilnal de r,ranvolIe, dans (rrorn van Prinstei^er, T. VII!, p. Il, 111, >., 06, B'i.
ELISABETH ET LA RÉFORME. 157
furent abandonnés ou faiblement secourus par ceux-là mêmes qui
auraient dû prendre leur parti : c'est la liberté seule qui vainquit
la tyrannie religieuse et politique incarnée dans Philippe IL
i;^ 3. Elisabeth. Henri IV et Philippe II.
N" 1. Elisabeth, Henri IV et la réforme.
I
Philippe II fui le chef armé du catholicisme; ses adversaires
naturels étaient donc les rois qui avaient embrassé la réforme.
Parmi les champions du protestantisme, brille en première ligne
la reine d'Angleterre. Son illustre contemporain , Guillaume
d'Orange dit « qu'elle était par dessus tous les princes, comme
seule nourrice et défenseur de la vraie religion (1). »Les histo-
riens modernes ont répété ce mot à l'envi : « Elisabeth, disent-ils,
opposa à la ligue catholique qui se tormait sur le continent pour
la restauration de l'Église, une ligue protestante, à la tête de
laquelle elle se plaça hardiment; partout où Philippe II voulut
rétablir la vieille croyance, elle se donna la mission de maintenir
la nouvelle; elle pensionna les princes luthériens en Allemagne,
elle soutint les lords de la congrégation en Ecosse, elle encoura-
gea les huguenots armés en France, elle aida les insurgés reli-
gieux des Pays-Bas; plus habile ou plus heureuse que Philippe,
elle fit triompher le protestantisme en Angleterre, en Ecosse, en
Hollande et l'empêiiha de succomber en France (2). » Elisabeth,
la plus vaine des femmes, était avide de flatteries, et les cour-
tisans ne les lui épargnèrent pas ne son vivant; on dirait que les
historiens veulent continuer ce rôle après sa mort, en lui faisant
honneur d'une politique généreuse qui n'était guère dans ses sen-
timents, et de succès qui sont dus à la puissance de la réforme et
aux efforts héroïques de ses vrais défenseurs. Il est certain que la
protection du protestantisme était presque une question d'exis-
(1) Groen vun Prinsterer, Archives de la maison d'Orange, T. VUI, p. 375.
(2) .tfî^nee, Marie Sluart, chap. Vlli,lX ei XU. — //reren, Historische Schrinen,T. I,p. 141.
158 PHILIPPE II.
tence pour Elisabeth : déclarée bâtarde par le souverain pontife,
et inhabile à régner, ayant dans le sein même de son royaume une
reine catholique considérée comme la légitime héritière du trône
par les catholiques, elle devait embrasser la nouvelle confession,
comme sa seule planche de salut; il ne lui suffisait pas de la main-
tenir en Angleterre, elle devait la soutenir sur le continent, car
si la réforme y succombait, sa chute dans les îles britanniques
était certaine, et la reine tombait avec elle. La destinée d'Elisa-
beth étant liée h celle du protestantisme, quoi de plus naturel
pour la reine que de se placer à la tête de la révolution religieuse,
pour vaincre ou mourir?
Cependant il s'en faut de beaucoup que la reine d'Angleterre ait
pris ce parti avec la décision dont les historiens lui font honneur.
Il n'y avait rien de moins décidé que la hautaine Elisabeth; elle
était toujours hésitante, surtout quand il s'agissait de s'engager
dans une grosse dépense : voilà ce que les contemporains se di-
saient i\ voix basse (1), et ce que ses ministres osèrent parfois dire
à leur vaniteuse maîtresse (2). Aux flatteries publiques, nous oppo-
serons les confidences intimes : elles nous apprennent que la reine
n'intervint qu'avec une excessive répugnance en faveur des protes-
tants d'Éco3se(3); nous y lisons des plaintes amères sur l'abandon
des huguenots (4), et sur son indifférence pour les Pays-Bas (5).
Elisabeth n'accordait pas les secours qu'on lui demandait, elle ne
refusait pas, ou si elle refusait un jour, elle donnait de l'espoir le
lendemain. Quelle était la raison de ces irrésolutions qui déses-
péraient le prince d'Orange (6)? On a supposé h la reine des scru-
pules religieux; Elisabeth détestait les puritains autant que les
catholiques : de Ih, dit-on, sa répugnance h prendre parti pour les
(1) Lettre d'Anilré Glirisliani au cornlejearrde Nassau, 1580. (Groenvan Prinstcrcr, Archives
lie la maison d'Orant;c, T. Vil, p. 217.)
(%Walsirigiiam icfW. en 1573 à Elisabeth : « J»; supplie 1res humblement Votre Majesté de me
permettre de vous dire qu'on vous a reproché ici publiquement que vous n'aimiez pas à dépenser
lors même qu'il s'agit de votre sûreté. » (Lettres et mémoires, p. 450.)
(3) Lettre de Cecil à la reine Elisabeth. {.Wright, ThequeenElizabeth.T. I, p. 25.)
(4) Du Plessis Mornay écrit à Walsingham en 1576 : « Depuis l'an septante, la reine n'a pas
dépendu un denier des huguenots. » {Mémoires, T. 1, p. 179.)
(5) En 1570, Brunynck, le secrétaire du prince d'Orange, lui écrit : « Les envoyés des États sont
retourné.^ sansaucunfruil,et ne devons espérer aucun bien de la reine. » {Groen van Prinsterer y
Archives,!. V,p.565.)
(6) Lettre du prince d'Orange au comte Jean de Nassau, 1576. {Groen van Prinsterei', Archives
T. V, p. 334.)
ELISABETH ET LA RÉFORME. 159
calviaisles de Hollande et de France. Ces scrupules, s'ils exis-
taient, étaient politiques plutôt que religieux, et en réalité la fille
de Henri VIII ne voyait dans la religion qu'une question de souve-
raineté. Despotique par nature, elle tenait à l'obéissance des sujets
plus qu'à tous les dogmes; elle ne voyait pas, disait-elle, comment
elle pourrait prendre des insurgés sous sa protection (1). Elisabeth
avait d'autres craintes qui la retenaient. On a célébré le généreux
couraged'unefemme(2)qui osa braverPhilippelI.Lavérité est qu'elle
redoutait le roi d'Espagne, et qu'elle fit tout pour conserver la
paix avec lui ; elle fermait, pour ainsi dire, les yeux à la lumière
pour ne pas voir le danger qui la menaçait. Si l'invincible armada
avait pu débarquer les vieilles bandes d'Alexandre Farnèse, elles
auraient trouvé l'Angleterre sans défense. Elisabeth n'osait pas
secourir les insurgés, de crainte de rompre avec l'Espagne. Cette
politique prudente avait ses péi'ils : les Belges, au désespoir, ne
pourraient-ils pas se jeter dans les bras de ia France? Or la reine,
par jalousie nationale, redoutait encore plus devoir les Pays-Bas
dans les mains des Français que dans celles des Espagnols (3): si
l'antique rivale de l'Angleterre était en possession des places ma-
ritimes de la Flandre et de la Hollande, que deviendrait le com-
merce des Anglais ? que deviendrait leur souveraineté de la
Manche (4)? D'un autre côté, la victoire définitive du roi d'Espagne
n'était pas moins dangereuse pour Elisabeth : d'Anvers et de Fles-
singue à Londres, le trajet n'était pas long.
Telles étaient les chances qui augmentaient l'irrésolution natu-
relle de la reine. Il en résulta une politique sans initiative, sans
grandeur. Elisabeth refusa la souveraineté des Pays-Bas que les
insurgés lui offrirent, mais pour ne pas les désespérer, elle accom-
pagna son refus de promesses de secours (5). Ses ministres la
poussaient ii faire ouvertement ce qu'elle faisait sous main et avec
(1) Camhdcn, Annales, ad a. 1375, p. 2G7.
(2) Id.jibvL, p. 4i2 : « Bclgaium patrocinium palam suscipit, orbis chrisUani principibus
raasculara ia muliere forfitudinein dciniranlibus, ([ua; potentissimo iiiODarchœ (juasi bellura
denunciare ausa. i
(3) Si la reine n'aime pas le voisinage des Espagnols, « dit renvoyé vénitien Lippomano (1377),
1 encore moins airae-l-elle celui des Français ennemis, nés et rivaux de rAngleterre. « {TomaseOt
Relations des ambassadeurs vénitiens, T. n,p. 422.)
(4) Lettre deBurleighà Walsingham. {Walsingliam, Lettres et mémoires, p,247.)
(5) Cambden, Annales, p. 267. — De Thou, Histoire universelle, livre LX.
160 PHILIPPE II.
mesquinerie. Walsinghain écrit dès 1572 : « Si Dieu n'avait pas
suscité le prince d'Orange, pour donner de l'occupation à l'Es-
pagne, il y a longtemps qu'il se serait allumé chez nous un dange-
reux incendie. C'est donc nous secourir nous-mêmes que de le
secourir, puisque nous devons courir la même fortune que lui.
Toute la différence est que, si nous l'abandonnons, les premiers
maux tomberont sur lui, et viendront ensuite à tous ceux de nous
qui font profession de la même religion. Les puissances catholi-
ques ne balancent pas à se déclarer, et font voir par là qu'elles ont
du zèle et du courage. Nous n'agissons, au contraire, que sous
main, et nous montrons en cela que n'avons ni zèle, ni courage.
Jamais entreprise où il est entré de la crainte n'a bien réussi, car
rien n'est plus ennemi de la prudence que la peur (1). »
Walsingham était l'organe de l'opinion publique (2); mais en s'éle-
vant contre la politique de la peur, il touchait précisément le côté
faible d'Elisabeth. Elle craignait tout : elle craignait don Juan, le
gouverneur des Pays-Bas, parce quele vainqueur de Lépante avait des
prétentions à la main deMarieStuartet au trône d'Angleterre: elle
craignait le duc d'Anjou, croyant qu'il était l'instrument de l'ambi-
tion française. Elle ne voulait pas que les Belges traitassent sans
elle, « leur unique défenseur (3), « et elle ne faisait rien pour leur
indépendance. En 1579, elle écrit aux états généraux : « Le duc
d'Anjou nous a toujours protesté qu'il n'avait d'autre but que de
vous maintenir en vos privilèges et libertés, sous l'obéissance due à
votre seigneur et prince naturel, et conserver le droit de la maison de
Bourgogne en son entier, sans en diminuer tant peu que ce soit au
préjudice du roi, notre dit seigneur, sans quel ïémoigmage et pkotes-
TATION n'eussions JAMAIS CONSENTI QU'iL SE FUT EMBARQUÉ EN l'aCTION DE
VOTRE DÉFENSE (4). » N'osaut pas accepter la souveraineté des Pays-
Bas pour elle, et craignant que la France ne s'en emparât, la reine
se vit forcée de traiter avec l'Espagne pour obtenir des conditions
favorables aux insurgés. Elle voulait la paix; quand Philippe II
montrait des dispositions pacifiques, elle menaçait les insurgés
(1) Witlsinfjhaiit, Lettres et négociations, p. -Xi.
("2) Voyez les témoignages rapportés dans Groen van Prinuleri'i', Archives, T. VI, 409:
T. vu, p. 399, note 3.
(3) Voyez les témoignages dans Groen can Prinsterer, Archives, T. VI, p. 406-408.
(4) Groen van Prinsterer, Archives de la maison d'Orange, T. VJ, p. 534.
ELISABETH ET LA RÉFORME. 161
(le les abandonner. Que dis-je? Elisabeth, que l'on a lant prônée
comme le champion du protestantisme, fut plus d'une fois sur le
point de se joindre aux Espagnols pour comprimer l'insurrec-
tion (1)!
Elisabeth finit néanmoins par traiter avec les insurgés. Était-ce
pour sauvegarder la liberté? était-ce pour défendre le protestan-
tisme ? Ses agents les plus dévoués nous diront les motifs de son
intervention. L'un écrit que l'Angleterre a intérêt à secourir les
Belges pour sa propre sûreté d'abord; puis elle pourrait occuper
quelque port, Flessingueou Middelbourg; enfin, dit-il, il importe
d'éloigner les Français « dont nous avons toujours été et dont
nous sommes encore jaloux (2). » Un autre écrit que l'Angleterre
n'est pas capable de se défendre contre tous ses ennemis, « qu'elle
doit se servir des insurgés comme d'un bouclier pour parer les
coups qui lui sont destinés (3).» Nourrir les troubles chez l'ennemi,
dit un troisième, est le meilleur moyen d'avoir la paix chez soi (4).
On le voit, pas un mot de liberté, pas un mot de religion; du calcul,
et rien que du calcul : des avantages politiques et des projets
commerciaux, voilà les motifs qui engagent la reine d'Angleterre
à prendre la défense des Belges.
Nous n'avons pas encore dit toutes les roueries de la politique
d'Elisabeth; en même temps qu'elle traitait avec des sujets révol-
tés, elle se défendait comme d'une calomnie du reproche qu'on lui
faisait de soutenir la révolte. La reine écrit à Philippe II pour lui
persuader que c'est dans l'intérêt de la domination espagnole
qu'elle donne des secours aux insurgés : « Elle lui rappelle les
efforts qu'elle n'a cessé de faire pour les maintenir en son obéis-
sance; si elle leur a accordé des subsides, c'est pour les empêcher
de se jeter dans les bras de la France; elle a refusé la souveraineté
qu'ils lui offraient, elle a même refusé de les prendre sous sa pro-
(1) IH- YV/ou, Histoire universellu, livre LXUL — nnrowl , Philippo H et la H(;lKir(ue , p- Wi, et
noie 2. — Lipomuno , Relazione, dans Tninasco , Relations des ambassadeurs vénitiens, T. H ,
p. 370.
(2) Tli. Collon, lettre à lord llur'/hlcij, Itili. ( Wrùf/tt, (Jueen Elizahelh, T. I, p. 435.)
(3) Lettre de sir Paulet au comte de Leiccster, 1377. {Gmcnvan Prinslvrer, Archii-is, T. VI,
p. 239.;
(4) Walsingham, Lettre à Leicester. (Lettres et négociations de Walsingham, p, 144.) — Vie de
du Plessis Mornay, p. 43 : • La reine Elisabeth était bien aise d'eulrctenir la guerre de .ses voisins
pour nourrir sa paii. •
Î62 THiLIPPE II.
tection; eîle a été jusqu'aux menaces, pour les forcer à s'entendre
avec leur maître et seigneur. Que tous les princes, que Philippe II
lui-même jugent si ce n'est pas \l\ une conduite digne d'une reine
chrétienne, et si elle n'a pas bien mérité de son allié le roi d'Es-
pagne ! Maintenant encore, en traitant avec les Belges, elle a exigé
d'eux la promesse, qu'ils resteraient fidèles au roi et qu'ils n'inno-
veraient rien en matière de religion » (i).
L'on se demande qui la reine trompait, les Belges ou Philippe II?
ou trompait-elle tout le monde? Il est vrai qu'elle ne voulait h
aucun prix que les Pays-Bas fussent réunis à la France ; en ce
sens elle était alliée de Philippe, parce qu'elle avait le mèm.e in-
térêt que lui. Mais il est vrai aussi qu'elle ne voulait pas le
triomphe du roi d'Espagne; si elle l'avait désiré sérieusement,
elle se serait liguée avec lui contre ses sujets révoltés. Enfin il
est douteux qu'elle voulût l'indépendance des Pays-Bas, car, malgré
son alliance, elle ne les aida que d'une main irrésolue et avare.
Les insurgés se désespéraient de ses lenteurs (2) et de sa lésinerie.
Même quand elle eut accepté le protectorat de la jeune répu-
blique, celle-ci se plaignit « du naturel froid et chiche de la
reine et de son grand trésorier (3). » Quand Philippe II lança l'ar-
mada contre Elisabeth, il ne lui resta plus aucun prétexte; étant
en guerre ouverte avec l'Espagne, elle n'avait plus aucune raison
pour ne pas secourir les Pays-Bas ; cependant le comte Guillaume
de Nassau écrit en 1593 « que la reine continuait, selon son habi-
tude à ménager ses trésors (4). » Quels étaient donc les nouveaux
scrupules d'Elisabeth? Elle craignait la puissance naissante de la
république; la rivalité de son commerce, le danger d'une alliance
possible des Provinces Unies avec la France. Voilà pourquoi elle
applaudit à la cession que Philippe II fil des Pays-Bas espagnols h
l'infante Isabelle : c'était une barrière pour l'ambition de la répu-
blique, tout ensemble et pour celle de la France : c'était la recon-
stitution de la Bourgogne, sans le danger de la puissance espa-
gnole.
(1) Cambden, Annales ad a. 1577, p. 283, s.
(2) Villiers, le confident du prince d'Orange, lui écrit en 15S0 : • Nous avons peul-èlre attendu
trop longtemps après son secours. » (Groen van Prinslerei', Archives,!. VII, p. 272.)
(3) Gruen van Prinsierer, Archives de la maison d'Orange, 1587, 2* série, T. I, p. 75.
(4) Id., ibid., 2* série, T. 1, p. 2to.
ELISABETH ET LA RÉFORME. [(ii
Telle fut la politiqae d'Elisabeth dans les Pays-Bas, politique
timide, intéressée et sans grandeur. Telle fut aussi sa conduite <i
l'égard des huguenots el de Henri IV.
II
En 1562, la reine d'Angleterre conclut le traité de Hamptoncourt
avec les huguenots. Dans une déclaration solennelle adressée au
gouvernement français, elle dit « que les sujets du roi lui adres-
saient des requêtes continuelles et lamentables, pour la prier de
les défendre, eux, leurs vies, ports et villes, de l'oppression et
tyrannie des Guise; qu'elle avait fait droit à leurs supplications,
dans l'intérêt de la vraie religion que les Guise voulaient détruire
par force, en suscitant partout des guerres civiles; qu'elle ne
doutait point que la sauvegarde du sang chrétien ne fût agréable
à Dieu (1). » Voilà, à première vue, Elisabeth dans son rôle na-
turel de défenseur de la réforme ; mais ce n'est qu'un rôle. Le
traité de Hamptoncourt stipulait que le Havre de Grâce serait
remis h la reine, et qu'elle le conserverait comme gage jusqu'à la
restitution de Calais qui avait été promise par la paix de Cateau-
Cambresis. Cette condition parut tellement dure aux huguenots,
que le prince de Condé hésita longtemps à l'exécuter; il ne céda
que sous la pression de la nécessité {H). Une autre raison qui
porta Elisabeth à secourir les huguenots était l'hostilité des Guise
qui, alliés h Marie Stuart, avaient fait prendre à leur nièce le titre
de reine d'Angleterre. C'était en etTet Marie Stuart qui, aux yeux
du monde catholique, passait pour la légitime héritière du trône,
usurpé par la tille bâtarde de Henri VIII. Ces prétentions compro-
mettaient l'existence même d'Elisabeth. Tels sont les vrais motifs
pour lesquels elle intervint en faveur des huguenots, comme nous
l'apprend Cecil, son prudent ministre (3). Cela n'empêcha pas la
reine de protester qu'elle ne prenait pas les armes dans un intérêt
(1) Proteslation de la reine d'Aoglelerre, dans les Mêmoii'es de Condé, T. IH, p. C99-701.
(2) Wridhl, Queen Elizabeth, T. I, p. 93,99.
(3) Cecil allègue ces deux raisons : « One to stay the duke of Guise, as our sworne enpmy, from
his singular superiority, th'other to procure us the restitution of Callice, or some thins; to coun-
tervale it. »
404 PHILIPPE II.
personnel, mais pour l'avantage du jeune roi qui, à raison de son
âge, ne pouvait pas protéger ses sujets contre la tyrannie des
Guise (1).
Voilà l'amour désintéressé d'Elisabeth pour l'Évangile! Les
agents de Condé lui avaient demandé un subside de 300,000 cou-
ronnes, elle ne consentit à en donner que 100,000; encore eut-on
bien de la peine à les lui arracher; il fallut les clameurs sédi-
tieuses des auxiliaires allemands, les prières de Coligni et les
instances de ses ministres pour la décider à lâcher ses chers
écus (2). Quand la paix fut faite, les huguenots aidèrent le roi â
chasser les Anglais du Havre. Cette mésaventure rendit Elisabeth
plus réservée encore et plus parcimonieuse; elle ne donna plus de
secours aux réformés que sous main, en usant à l'égard du roi de
France de la même duplicité qu'à l'égard de Philippe II. Quand les
ambassadeurs français se plaignaient de l'appui qu'elle accordait
â des sujets révoltés, la reine niait hardiment, et expliquait comme
quoi c'étaient des particuliers qui, par zèle pour la religion, équi-
paient des vaisseaux destinés aux huguenots; elle poussait l'hypo-
crisie au point de féliciter son frère, le roi de France, sur les
victoires qu'il remportait dans les guerres de religion. Pendant
qu'elle jouait cette comédie en public, son conseil délibérait, si
l'on ferait une guerre ouverte à la France ; Burleigh fit décider
que l'on maintiendrait la paix, sauf à la reine à aider les hugue-
nots de son autorité « par paroles et autres moyens. » Le roi de
France était informé par son ambassadeur de tout ce qui se pas-
sait h Londres : « Les Anglais, disait Fénelon, attendaient quelque
bonne occasion pour commencer la guerre, et si les affaires du
roi allaient mal, la mauvaise affection qu'ils portaient à la France,
leur en ferait bientôt trouver une (3). w II n'y a aucun doute sur
les sentiments hostiles d'Elisabeth; mais elle ne voulait pas plus
de guerre avec la France qu'avec l'Espagne; elle préférait troubler
le royaume sous main, tout en protestant « qu'elle priait Dieu de
donner au roi tout bon et heureux succès contre ses sujets révol-
tés. » Elle osa ajouter « qu'elle ferait contre sa conscience de lui
(1) Mâinnires de Condé, T. HI, p. G9:;, 699, 700.
(2) Lingard, Histoire d'Angleterre, T. VU, p. 478.
(3) Correspondancfi do Lamolfie fénelon, T. I, p. 36^ 'tC, 47,48.
ELISABETH ET LA RÉFORME. 16L»
nuire, et que Dieu pourrait justement la punir par là où elle l'au-
rait offensé (1). »
Il y avait dans le conseil de la reine des hommes plus zélés,
qui demandaient qu'elle se déclarât ouvertement pour la défense
de la religion. Elisabeth refusa de s'engager dans une guerre, et
elle eut le front de s'en faire un mérite auprès du roi de France;
elle repoussa comme un outragé la pensée de nourrir la discorde
dans ses États, disant « que ces pratiques ne convenaient ni à son
honneur ni à sa conscience (2). » Sa conscience était en repos,
parce qu'elle évitait de prendre publiquement parti pour les hugue-
nots ! Mais comme il arrive d'habitude à ceux qui suivent une poli-
tique de* mensonge, elle mécontenta tout le monde : le roi de
France lui fit dire qu'en envoyant des secours à ses sujets révol-
tés, elle commençait la guerre sans la déclarer : les huguenots se
plaignirent amèrement de l'indifférence de la reine. Dans un mé-
moire adressé à Walsingham, du Plessis Mornay dit « qu'Elisabeth
a abandonné les huguenots en leurs besoins, qu'elle les a laissés,
en tant qu'en elle a été, en risée et en proie à leurs ennemis. »
« On dit toutefois à la reine, ajoute le rude calviniste, qu'elle a fait
merveilles, et on nous reproche l'ingratitude; mais elle se peut
souvenir que depuis l'an septante, elle n'a pas dépensé un denier
pour nous. Et encore ce qu'elle fit l'an 1569 fut moyennant certaines
TAGUEs (3). » Ainsi la grande reine protégeait la réforme, en prê-
tant aux huguenots sur gages !
III
Un plus grand personnage paraît sur la scène. Avec la netteté
et l'élévation qui caractérise le génie français, Henri IV déclare
que le débat est entre le catholicisme et la réforme, et que la lutte
religieuse cache une ambition politique tout aussi vaste, tout
aussi funeste que celle de l'Église romaine. Il écrit ii Elisabeth :
« L'alliance de Philippe II et du pape tend à rétablir l'autorité de
(1) Corrospondanrf! de Lnmotlie l'énelon, T. I, p. 02.
(2) /hid., T. I, p. 217-251 : T. II, p. 395.
(3) Dit Plessis Moinay, Lettres et mémoires, T. II, p. 240.
il
166 PHILIPPE II.
Rome dans tous les États chrétiens; et le roi d'Espagne, qui dès
longtemps s'est imaginé la monarchie universelle de la chrétienté,
veut atteindre par là au sommet de la grandeur qu'il s'est promise,
sous ombre de rétablir le pape et remettre l'Église en son entier(l).»
Ces graves intérêts, où il s'agit de la liberté religieuse et de l'in-
dépendance des nations, se débattent pour le moment en France,
continue Henri IV : « La France est le théâtre où se joue la tra-
gédie; laLigue est aidée des deniers d'Espagne, ce sont des effets
de l'alliance du pape et des princes et États qui lui adhèrent, qui
commencent par nous, pour achever, si Dieu le leur voulait per-
mettre, sur tout le reste. Tous les princes chrétiens y doivent donc
ressentir leur intérêt; ils ne voudront pas rester spectateurs oiseux
d'une action de laquelle le succès leur est commun, encore que
les premières peines et les premiers dangers nous semblent en
particulier appartenir... Le meilleur moyen est que nous avisions
tous de nous unir étroitement ensemble et que nous montrions
au moins autant de concorde et de liaison à notre conservation,
que le pape, le roi d'Espagne et les leurs en apportent à notre
ruine. » L'héroïque guerrier ajoute « qu'il se propose d'être le
capitaine général contre l'ennemi commun (:2). »
Voilà les hautes pensées et le fier langage que Henri IV^adres-
sait à la reine d'Angleterre; il prenait hardiment le rôle que les
historiens ont attribué bien gratuitement à la vaniteuse Elisabeth.
Quelle différence entre la politique du roi de Navarre et celle de sa
puissante alliée! L'un et l'autre étaient également intéressés à com-
battre le catholicisme et Philippe II; mais Henri voit la chose de haut,
avec le coupd'œil de l'aigle, et il ne sépare pas sa cause de la cause
.générale; tandis qu'Elisabeth ne voit jamais que son intérêt parti-
culier, intérêt du moment, qu'elle ne sait pas mettre en rapport
avec l'avenir, politique égoïste et mesquine qui vit au jour le jour,
sans se préoccuper des destinées de la religion et de l'humanité.
Quel accueil fit-on à Londres aux lettres de Henri IV? Nous lais-
sons la parole à son ambassadeur. Le comte de Ségur écrit à un
ministre d'Elisabeth : « Je n'eusse jamais pensé que les belles
paroles et grandes promesses fussent à si bon marché en votre
(!) Rerut'il des lettres missives de Henri IV, publié par 1 ergcr de Xirrey, T. II, p. 32.
(2) Lettres de Henri IV à Elisabeth (liiSJ) {Recnei',1. II, p. 52); au roi d'Ecosse (ifc., 11, 57).
HENRI IV ET LA RÉFORME. 1G7
cour qu'elles sont, et ne voulais croire qu'on eût si peu de soin de
les effectuer... Je ne sais à quoi il sert à la reine votre souveraine
de publier par toute la chrétienté qu'elle a un extrême soin du roi
de Navarre, et qu'elle lui veut aider, exhortant un chacun h faire
de mieux, et cependant elle est la première qui nous refuse ce
que Dieu lui donne d'abondance, et ce qu'elle a promis si souvent;
il eût été beaucoup meilleur, si elle n'avait volonté de nous aider,
qu'elle n'en eût fait tant de démonstrations... Après avoir demeuré
trois mois en Angleterre, je n'en rapporte que des paroles sans
effet (1). » L'annaliste anglais Cambden nous apprend qu'Elisabeth
envoya des ambassadeurs en Danemark, en Allemagne et en Ecosse,
pour unir les protestants contre les catholiques (2); mais c'était à
elle, qui se vantait d'être le défenseur de la réforme, h prêcher
d'exemple, au lieu de n'être prodigue que de paroles. Ces vaines
négociations devaient échouer. Au fond, la reine d'Angleterre se
souciait médiocrement de faire de Henri IV le capitaine (jâteral
d'une ligue protestante; c'est à peine si la jalousie nationale lui
permit de lui accorder de faibles secours, qu'il fallait arracher
par importunité, et qu'elle refusait souvent par un caprice de
femme (3).
En même temps qu'il s'adressa à Elisabeth, Henri IV envoya des
ambassadeurs aux princes protestants d'Allemagne. H y avait plu^
de foi chez eux que chez la reine d'Angleterre, mais aucun espri;
politique. On remit sur le tapis l'idée d'enlever la couronne impé-
riale à la maison d'Autrichequi menaçait « d'engloutirla chrétienté,»
au grand danger de la foi protestante. Les amis de Henri IV se
berçaient de l'espoir qu'il serait élu roi des Romains : « je n'ignore
pas les difficultés, disait du Plessis, et presque les impossibilités
qui s'y rencontrent; mais quelles étaient-elles en l'élection de
Pologne ? Ce n'est pas peu à qui veut ruiner et arracher la gran-
deur d'Autriche de lui mettre en tête un prince de valeur, et de la
(1) Gruen van Pfinaterer, Archives de la maison d'Orange, 2' série, T. 1, p. 32.
(2) Cambden, Annales ad a. 1385, p. 400, 401.
t3) En 1592, Henri IV assiégeait Rouen; le duc de Parme allait arriver avec ses vieilles bandes
pour le forcer à lever le siège; le roi demanda avec instance 4,000 hommes. Elisabeth refusa obsti-
nément, malgré tout son conseil. El le motif? C'est que son favori, le comte d'Essex, qui commandait
|es auxiliaires anglais, refusait de revenir, et la reine craignait que, si elle envoyait un nouveau
secours, le comte, se voyant assisté de belles troupes, ne prit plaisir d'y demeurer. Ce sont les
propres termes de l'ambassadeur fiançais. (Du Plessis Mornau, Lettres et mémoires, T. V, p. 174.)
108 PHILIPPE II.
maisondeFrance, et irréconciliable ennemi de ceux d'Autriclie(l).))
Projets en l'air qui ne tenaient aucun compte des défiances, de
l'irrésolution, de la pusillanimité des princes allemands! La réac-
tion catholique avançait à grands pas ; les protestants auraient
certes dû s'unir contre l'ennemi commun, et l'ennemi était la mai-
son d'Autriche; mais ils n'avaient pas la force de vouloir ce qu'ils
désiraient. D'ailleurs, pour vouloir, il eût fallu un esprit commun,
et l'Allemagne était profondément divisée par les querelles du
luthéranisme et du calvinisme : comment espérer l'union entre
deux confessions qui se haïssaient plus qu'elles ne détestaient
l'anlechrist de Rome ?
Henri IV proposa aux princes allemands une ligue de tous les
États réformés. Il écrivit au duc de Saxe : « Il est de l'intérêt des
princes qui suivent la religion purifiée de toutes les superstitions,
que ceux qui sont déj^ étroitement réunis par la communauté de
religion, le soient également par une bienveillance et une affection
réciproque. Ces liens ne doivent pas être brisés par les différences
d'opinion qui régnent entre les nôtres, puisque nous sommes tous
d'accord sur les principaux articles de foi, et que nous avons des
ennemis communs qui nous poursuivent de leur haine... La con-
corde et l'unité de doctrine sont les meilleures armes contre les
embûches et les attaques des sectateurs de la cour de Rome (2). »
Henri IV éveilla les craintes de ses coreligionnaires sur les dan-
gars dont les menaçait l'alliance du pape et de l'Espagne; il leur
montra le pape établissant sa tyrannie dans toute la chrétienté, et
Philippe II usurpant pièce à pièce, l'empire du monde : « L'ambi-
tion espagnole, dit-il, n'est retenue que par la France, comme par
un obstacle élevé entre elle et sa proie; cet obstacle une fois en-
levé, que n'oseront pas les Espagnols, eux dont nous voyons les
yeux avides tournés vers l'Allemagne, bien qu'ils en soient séparés
par la France entière? » Le pape excommunia Henri IV et le dé-
clara déchu du trône comme hérétique ; sur cela le roi de Navarre
écrit au duc de Saxe : « Si nous sommes exclu de notre hérédité
pour avoir abandonné l'Église romaine, qui des princes chrétiens
sera à l'abri de pareils actes d'injustice? Qui d'entre eux pourra
(1) DuPU'SsisMornay, Lettres et mémoires,!. II, p. 216, s.
(2) Lettres de Henri IV, T. 1, p. 535.
HENRI IV ET LA RÉFORME. 109
compter sur la transmission de sa couronne à ses descendants ?
Que n'osera-t-on pas, s'il est libre à chacun des partisans du pon-
tife de Rome de s'emparer, moi vivant et ayant des héritiers, de
nos biens, de nos héritages (l)?))La grandeur de l'entreprise qu'il
proposait aux princes allemands, n'effrayait pas Henri IV : « Si
divisés, dit-il, nous avons pu lutter contre nos ennemis avec suc-
cès, une fois unis et d'accord d'esprit et de volonté, nous pourrions
aisément les écraser (2). » Henri IV savait très bien l'obstacle qui
s'opposait à son grand dessein, les misérables disputes des luthé-
riens et des calvinistes. Il s'impatientait contre ces niaiseries théo-
logiques, qui compromettaient l'existence même de la réforme ;
il n'y voyait que l'esprit d'orgueil de quelques théologiens (3).
Henri IV essaya d'apaiser ces dissensions, il demanda la convo-
cation d'un synode de toutes les Églises protestantes afin de les
unir en la foi et de former une ligue contre l'antechrist romain (4).
Il faut avouer que cette union était, à la fin du xvr- siècle, la plus
irréalisable des utopies. Les princes luthériens s'enquirent avant
tout de la croyance des calvinistes français sur la présence réelle,
puis ils répondirent h Henri IV qu'il ne pouvait y avoir d'alliance
entre eux et un prince calviniste; pour le salut de son âme, ils
lui envoyèrent la formule dite de la concorde : s\ le roi et les
églises réformées de France la signaient, alors on pourrait traiter
de l'union.
Voilà à quoi aboutit le projet de ligne chrétienne conçu par
Henri IV. Le roi de France ne rencontra qu'inintelligence chez
les uns et égoïsme chez les autres. Les princes allemands subor-
donnaient tout h la foi, et ils ne comprenaient pas même les vrais
intérêts de leur foi. Elisabeth n'était rien moins que fanatique,
elle considérait les difficultés de religion dont on faisait tant de
bruit comme des bagatelles (o) ; chez elle la politique dominait la
foi, mais c'était une politique égoïste, redoutant avant tout la
grandeur de la France. L'égoïsme est un mauvais conseiller.
(1) Lettres de Henri IV au duc de Saxe, 1585. {Recueil, T. H, p, 101, 106.)
(2) Lellre de Henri IV au roi de Danemark, 1589. (Recueil, T. 1, p. 560.)
(3) Lettre au duc de Sudermanie, 1583. {Recueil des lettres de Henri IV, T. 1, p. 5V6.)
(4) Lettre au roi de Suéde. {Recueil, T. I, p. 530.)
(5) Ce sont les paroles qu'elle adressa, en 1597, à l'ambassadeur de France. (Séances de l'Acadé mio
des sciences morales et politiques, 1856, T. I, p. 163.)
170 PHILIPPE II.
Faute de s'unir, l'Angleterre et la France manquèrent de succom-
ber sous les coups de leur terrible adversaire; quant aux protes-
tants d'Allemagne, ils payèrent bien cber, au xvii« siècle, l'impré-
voyance des réformés du xvr.
N" 2. Lutte de Philippe II contre rAngleterre et la France.
I
Jusqu'il la mort de Marie Stuart, Philippe II fit la plus odieuse
des guerres h Elisabeth, une guerre de noirs complots qui tous
tendaient à enlever h la reine d'Angleterre le trône et la vie. Nous
avons dit dans notre Étude sur les Guerres de religion, que le roi
d'Espagne trama la conjuration de Norfolk, de complicité avec le
pape. Des documents authentiques constatent que le saint-père et
le roi catholique prêtèrent la main h un projet d'assassinat! Le
fanatisme catholique ne se décourageait pas du mauvais succès
de ces tentatives de meurtre. Que dis-je? les assassins étaient aux
yeux de Rome des martyrs ! Les zélés avaient soif de ce baptême
de sang; ils ourdissaient tous les jours de nouveaux crimes à
Reims, séminaire de traîtres soldé par le roi d'Espagne. La dernière
conspiration coûta la vie à l'infortunée Marie Stuart; des témoi-
gnages irrécusables attestent que Philippe II fut complice. Il importe
de s'y arrêter un instant pour montrer quelle était la moralité d'un
prince dont les catholiques de nos jours voudraient faire un saint.
Mendoza, l'ambassadeur de Philippe II à Paris, était, sinon
l'instigateur, du moins le protecteur de tous les complots contre
Elisabeth. Le 12 mai 1586, il chiffra de sa main une dépêche
h son maître, honte éternelle de la politique espagnole : On
m'a donné avis d'Angleterre que quatre hommes de marque, et qui
ont leurs entrées dans le palais de la reine, ont résolu de la tuer;
qu'ils se sont promis tous les quatre, par serment, de le faire ou avec
le poison ou avec le fer; qu'ils m'avertiront du moment pour que
j'écrive à Votre Majesté, en la suppliant de vouloir bien les secourir,
lorsque la chose sera effectuée, et qu'ils ne s'ouvriront à autre homme
qu'à moi, a. qui ils ont tant d'obligations, et dans qui ils ont tant de
<;oNFiANCE. Philippe II avait un intérêt personnel dans cette ten-
tative d'assassinat; car Marie Stuart lui avait transféré ses droits
L'ANGLETERRE. 171
h la couronne d'Angleterre, si son fils restait protestant. Une nou-
velle dépêche de Mendoza nous apprend que le roi d'Espagne
favorisait les conjurés. L'ambassadeur lui écrit qu'il les a animés
à une entreprise digne cresprits si catholiques, et de l'antique valeur
anglaise, en affirmant que, s'ils parvenaient à tuer la reine, ils
auraient l'assistance qu'ils réclamaient des Pays-Bas et l'assurance
d'être secourus de Sa Majesté : Je le leur ai promis, dit-il, comme
ils me le demandaient, sur ma foi et sur ma parole, et je les ai excités
à presser Vexécution de leur entreprise par les raisons qui devaient les
y décider. Écoutons maintenant Philippe II; le roi catholique n'a
pas un scrupule, pas un moment d'hésitation; il est heureux de
la cession que Marie Stuart lui a faite de ses droits sur l'Angleterre;
il loue la reine d'avoir subordonné l'amour de son sang au service
de Dieu et de la chrétienté ; il approuve la réponse de Mendoza
aux conjurés : En considérant, dit-il, Vimportance des événements,
SI Dieu qui a pris maintenant sa cause en main, veut qu'ils réussissent,
vous avez bien [ait de les accueillir et de les exciter à pousser l'en-
treprise plus avant... Par l'entente de semblables personnes, l'affaire
me paraît fondée, et moi, pour le service de Dieu, pour la liberté des
catholiques et le bien de ce royaume, je suis décidé à les seconder (1).
La trame était bien ourdie, comme le dit Philippe II; heureuse-
ment pour Elisabeth, elle avait un serviteur dévoué qui était plus
habile à déjouer les complots que le roi d'Espagne à les former.
Walsingham sauva la reine, mais au prix de la tête de Marie Stuart.
Philippe II prépara une vengeance terrible; il lança son in-
vincible armada contre Elisabeth, en se faisant appuyer par
les foudres du Vatican. C'est seulement quand le danger fut im-
minent que la reine déploya autant d'activité que de courage.
Elle chercha des alliés dans tous les États protestants. Le fils
de Marie Stuart prit parti pour celle qui avait donné la mort à
sa mère; l'intérêt politique l'emporta sur la voix du sang. Elisa-
beth envoya des ambassades en France, en Allemagne, dans le
Nord ; elle sollicita même le secours des Turcs. « Les disciples de
Mahomet, qui faisaient une guerre à mort aux idolâtres, n'étaient-
ils pas les ennemis nés de l'idolâtrie catholique? Si Philippe II
parvenait à s'emparer de l'Angleterre, la ruine des Turcs était cer-
(1) Mirincl, Histoire de Marie Stuart, T. H, ch. X.
172 PHILIPPE II.
taine (1). » La reine d'Angleterre prenait, mais un peu tard, le parti
auquel Henri IV la conviait depuis des années. A quoi lui auraient
servi ces projets d'alliance, à quoi lui auraient servi ses armées
improvisées, si les tempêtes n'avaient arrêté le départ de l'ar-
mada? Les armements de Philippe avaient répandu la terreur dans
toute la chrétienté, et jusque chez les infidèles : « Humainement
parlant, dit un contemporain, l'on eût cru qu'ils suffisaient pour
conquérir, non seulement l'Angleterre, mais le monde entier (2).»
Dans ces moments solennels l'action de la Providence se fait tou-
jours sentir ; après la victoire, le comte de Leicester écrivit au
comte de Shrewsbury que « Dieu avait puissamment combattu
pour Sa Majesté (3). »
Ce n'est pas que la victoire du catholicisme sur la réforme, de
la monarchie espagnole sur les nationalités eût été définitive,
quand même Alexandre Farnèse eût débarqué ses vieilles bandes
sur le sol de la Bretagne. Philippe II avait compté sur l'appui des
catholiques qui formaient encore la moitié de la population; mais
les catholiques, dit un historien anglais, redoutaient autant que
les autres, de voir leur patrie exposée h la cruauté ordinaire des
étrangers (4). Rome trouvait bien quelques fanatiques qui con-
spiraient contre la vie de leur reine, elle en trouva encore sous
Jacques P'" pour tramer l'horrible conspiration des poudres ; mais
les fanatiques sont toujours en faible minorité; les nations ne
conspirent pas. En dépit des excitations parties de Rome, ja-
mais la race anglaise, quoique catholique, n'aurait accepté le joug
de l'Espagne. La réforme anglicane n'était guère que la révolte de
l'esprit national contre la domination des papes; ce besoin d'in-
dépendance et de liberté était universel, et il avait plus de force
que le catholicisme et Philippe IL
II
Philippe II trouva le terrain mieux préparé en France. Le fana-
tisme ultramontain, en exaltant une population inflammable, y
(1) SUwIfi, (Irt^ello bcigico, T. II, p. 407, s.
(2) Khevenhiller, Annales Fcidiuandei, T. III, p. 631.
(S) . God had fought migthily for Her Majesty. ■> {ElliSj Letters, 2* série, T. III, p. lil.)
(4) Voyez les témoignages dans Lingardj Histoire d'Angleterre, T. YIIl, p. 380, note 2.
LA FRANCE. 175
avait presque détruit le sentiment de la patrie; l'intégrité du ter-
ritoire, c'est à dire, l'existence même de l'État était subordonnée
au maintien de la vieille religion. Ce sont des catholiques qui
écrivirent ces paroles coupables : Quand le royaume serait de
moindre étendue qu'il n'est, si est-ce qu'étant repurgé d'hérésie et
d'athéisme, il pourrait plus faire de bien à la république chrétienne et
à soi-même, quil ne pourrait faire avec la corruption présente, quand
il serait plus grand que toute F Asie (1). Dès le commencement des
guerres de religion, les catholiques français tournèrent les yeux
vers le prince qui était comme le chef du monde catholique. Un
ambassadeur vénitien écrit en loTl (2) : « Autant ceux qui gou-
vernent la France, craignent Philippe II, autant les catholiques, et
LES PRÉLATS NOTAMMENT, Ic désirent ; ils n attendent leur salut que de
lui. » Déjà en 1564, le roi d'Espagne songeait à se rendre maître
de la France, « sous ombre de la religion catholique et avec l'aide
de MM. de Guise (3). » En 1567, le cardinal de Lorraine offrit des
places fortes à Philippe II, et lui rappela le droit de sa fille au
trône de France. Le duc d'Albe saisit avidement cette pensée d'un
traître (4). Il écrivit à son maître : « Le roi de France et ses frères
venant à mourir, on pourrait, comme le cardinal de Guise le pro-
pose, revendiquer la couronne pour Votre Majesté, à raison du
droit de la reine notre maîtresse. La loi salique dont on parle est
une plaisanterie, et les armes applaniraient les difficultés qu'elle
oppose. » Les catholiques se préoccupaient vivement de cette
idée et y applaudissaient; on parlait de la nécessité de quelque
nouveau Hugues Capet, qui remplacerait la mauvaise race de la
Florentine et des Bourbons (5). Il va sans dire que l'homme dé-
siré, le régénérateur de la France, était Philippe II. Quel aveugle-
ment! On saluait comme un sauveur, le prince qui conduisit
l'Espagne vers une décadence fatale, et la cause de ce déclin était
précisément le catholicisme étroit que des Français coupables
voulaient imposer à leur patrie. C'est parce que la nation fran-
(1) Ranke, Franzœsische Gesehichte, T. I, p. 513, noie.
(2^ Suriano, Relazione, dans Tomaseu, T. I, p. 360.
(3) Mémoire de ce qui est nécessaire pour le service de Sa MaJHsté le roi catholique. {Granvi'Ue,
Papiers d'État, T. VIII, p. -23.)
(4) Gachard, Correspondance de Philippe II, T. I, p. 393.
(a) Lettre de Foncq au cardinal de Granvelle. (jGroen van Prinstererj Archives, T. VIII, p. 134.)
174 PHILIPPE II.
çaise écliappa h ce régime d'abrutissement intellectuel, qu'elle
devint grande et forte.
Cependant l'extinclion de la famille des Valois donnait des
chances au roi d'Espagne. En 1589, du vivant de Henri III, les
ligueurs proposèrent de déclarer Philippe II protecteur du royaume
de France. Ils ne manquèrent pas de dire que l'on imposerait des
conditions au roi d'Espagne, mais les plus aveugles devinaient où
l'on en voulait venir : le protectorat devait lui aplanir la voie pour
arriver au trône (1). Après l'assassinat du duc de Guise, les ligueurs
n'observèrent plus aucun ménagement. Le duc de Mayenne, qui
jusque-là avait affiché des sentiments français, fit appel à Phi-
lippe II, comme à l'unique défenseur de l'Église contre les héré-
tiques, dont la cause était maintenant celle de Henri III (2). Il y
avait encore dans le camp catholique quelques âmes honnêtes
qui s'effrayaient de porter les armes contre leur roi ; pour calmer
leurs scrupules, l'on eut recours à la Sorbonne, la première auto-
rité théologique de la chrétienté. La sacrée faculté, après s'être
éclairée des lumières de l'Écriture Sainte, des canons des con-
ciles, et des décrets des souverains pontifes, déclara « que les
sujets de Henri III étaient non seulement francs et quittes de
leur serment de fidélité, mais aussi que sans charge de leur con-
science ils se pouvaient armer contre lui (3). » Henri III écrivit à
Philippe II que la Ligue était une rébellion pure, sous un faux
prétexte de religion (4). Aujourd'hui les catholiques se vantent
d'être les conservateurs par excellence; ils prolestent que jamais
ils n'ont prêché la révolte; tout au plus se permettent-ils la résis-
tance passive. La Ligue est une réponse à cette doctrine de parade.
Philippe II, le chef du catholicisme, foulait aux pieds les droits de
la royauté, quand il s'agissait de la cause de Dieu : « Nous pro-
testons devant Dieu et devant ses anges, que les préparatifs que
nous faisons ne tendent h autre but qu'à l'exaltation de notre mère
la sainte Église catholique, apostolique et romaine, repos des
(1) Palma Cayet, Chronologie novenaire. {Pelitot, T. XXXIX, p. 323.)
(2) Capeficjne, Histoire de la rélornie, T. V, p. 307.
(3) Archivi-s curieuses de l'histoire de France, i" série, T. XII, p. 352 : « Auditis multis et
variis rationibus, quae-, magna ex parte tiim ex Scripturis sacris, lura canonicis sanctionibus et
decretis ponlificum... »
(4) Capefigue, Histoire de la réforme, T. V, p. 319.
LA FRANCE. 475
bons catholiques sous robéissance de leurs princes légitimes,
extirpation de toutes sortes d'hérésies, paix et concorde des
princes chrétiens. » Autant de mots, autant de mensonges.
L'on a essayé de nos jours de réhabiliter la Ligue, au nom de la
religion et de la liberté. Pour l'honneur du catholicisme, ses dé-
fenseurs auraient dû garder un prudent silence : « Coupable
envers le dernier Valois, dit Clialcaubriaml, la Ligue fut innocente
envers le premier Bourbon. » Nous allons entrer dans quelques
détails;- les faits décideront. Écoutons d'abord le décret de la Sor-
bonne contre Henri IV : « La sacrée faculté, après avoir célébré
la messe du Saint-Esprit, déclare quil est de droit divin défendu
aux catholiques de recevoir pour roi un hérétique, et plus étroitement
encore un relaps nommément excommunié du saint-siége; que ceux
qui s'efforcent de faire parvenir un pareil personnage au trône font
injure aux sacrés canons, et qu'on peut les soupçonner dliérésie; que
lors même que Henri de Bourbon obtiendrait une absolution , les
Français ne seraient pas moins tenus de lui résister; que ceux qui lui
donneraient aide seraient en péché mortel, comme déserteurs de la
religion, tandis que ceux qui s'opposeraient a lui, mé.riteraient gran-
dement DEVANT Dieu et les hommes; que les premiers étant opiniâtres
a préparer le royaume de Satan, le feu éternel leur était préparé,
tandis que les autres auraient le ciel pour récompense, et comme dé-
fenseurs de la foi, remporteraient la palme du martyre (1). » Pour
qu'il ne manquât rien h cette justification de la révolte, le légat
approuva la décision de la Sorbonne. Comme les catholiques mo-
dérés travaillaient à donner la paix à leur patrie, en ramenant
Henri IV dans le sein de l'Église, le légat défendit tout concile
qui serait tenu dans ce but; il déclara d'avance excommuniés et
déposés les évéques qui s'y rendraient (2). Le pape, en toute occa-
sion, donna son approbation aux ligueurs, en disant que c'étaient
les vrais fidèles, les fils de l'épouse légitime, tandis qu'il flétris-
sait de bâtards les catholiques restés fidèles à leur roi (3).
Rien de plus odieux, rien de plus révoltant que les injures et les
calomnies débitées dans les cbaires catholiques contre Henri IV.
(1) Mémoires de la Ligue, T. IV, p. 268. — UEsluile, Journal {Pelilol, T. XLVl, p. 4j-47).
(2) Poirson, Histoire de Henri IV, T. I, p. 67.
f3) Voyez le tome IX' de mes Éludes liistoriqxies.
170 PHILIPPE II.
Nous allons reproduire quelques traits de cette polémique dégoû-
tante, pour qu'on voie jusqu'où les passions religieuses se peuvent
égarer. Les termes les plus polis dont se servaient les prédica-
teurs, en parlant du roi de France, étaient ceux de bâtard et de
fils de p Le fameux Boucher l'appela « le dragon roux, duquel
est fait mention en l'Apocalypse; » il dit que sa mère « était une
vieille louve qui s'en chargeait partout où elle pouvait. » Le
jésuite Commolet le traita « de méchant tyran, de chien et d'hé-
rétique. » Un Italien qui prêchait le carême de Paris dit que
Henri « avait couché avec notre mère l'Église, et fait Dieu cocu,
ayant engrossé les abbesses de Montmartre et de Poissy, mais que
Dieu en aurait bien sa raison. » L'évêque Rose s'écria, en parlant
du roi : « Comment auriez-vous bien le cœur de recevoir ce tyran
qui s'est plongé le bras jusqu'au coude dans le sang des catho-
liques et fait enterrer les prêtres tout vifs jusqu'à la gorge? »
« Mieux vaudrait, dit le prieur des carmes, avoir le Turc pour roi
que Henri IV (1). » Il n'y avait pas de mensonge que les prédica-
teurs n'affirmassent, pour perdre le roi dans l'esprit du peuple;
ils disaient « qu'il avait promis à ses ministres de ruiner la reli-
gion et de détriiire la ville de Paris qui en était le plus solide
rempart. » Pour faire croire ces choses incroyables, on fabri-
quait de faux actes que l'on venait lire dans les chaires dites de
vérité (2).
Henri IV se convertit pour rendre la paix à la France, et envoya
un ambassadeur à Rome, chargé de le réconcilier avec le saint-
siége. Philippe II, ce fils dévoué de l'Église, s'opposa de tout son
pouvoir à la réconciliation ; son ambassadeur osa dire au pape,
que, s'il ne chassait l'envoyé du roi de Navarre, son maître le
ferait déposer du pontificat par un concile espagnol (3). Après la
conversion du roi, les fureurs de la Ligue redoublèrent. Le curé
de Saint-André exhorta le peuple» à ne le recevoir jamais, quelque
profession de religion qu'il fît, parce que ce n'était que piperie et
hypocrisie, et qu'un relaps comme lui n'était bon qu'à brûler.
L'on dit qu'il sera catholique, s'écria le fougueux prédicateur, et
(1) Journal de l'tisloilej dans Pelitul, T. XLVI, p. 128, 137,312, 357.
(2) Jd., ibi(L, T. XLVI, p. 91. — Mémoires de la Ligue, T. I, p. 131.
(3) Palma Cayel, Chronologie, dans Pclilot, T. XL, p. 88.
LA FRANCE. 177
qu'il ira à la messe. Eh ! mes amis, les chiens y vont aussi. Et je
vous dirai davantage, s'il y va une fois, il n'y aura plus de reli-
gion, plus de messes, ni de processions, ni de sermons. Et cela
est aussi vrai comme Dieu est au saint Sacrement de l'autel que
je vais recevoir. » Un cordelier assura a qu'un coup de tonnerre
emporterait le roi un de ces jours, ou qu'il crèverait; aussi bien,
dit-il, il a déjà le bas-ventre tout pourri de ce que vous savez (1). »
On l'accusa, en pleine chaire, d'adorer les démons : « Ce qui fut
cause, dit un contemporain, que le simple peuple s'anima ets'opi-
niâtra sans jugement en sa rébellion contre lui (2). »
Voilà comment les prédicateurs de la Ligue éclairaient le peuple
dans les chaires de vérité! Ce qui ajoute à l'infamie de ces men-
songes, c'est qu'ils étaient payés par l'or espagnol : les ligueurs
étaient à la solde de Philippe II. Oubliant toute pudeur, les plus
zélés lui offrirent la couronne. Il faut lire la lettre honteuse que
les Seize écrivirent au roi d'Espagne, pour voir jusqu'où le fana-
tisme catholique pousse l'oubli de la patrie : « Nous pouvons cer-
tainement assurer Votre Majesté, que les vœux de tous les catho-
liques sont de la voir régner sur nous, comme nous nous jetons
volontiers entre ses bras, comme notre père, ou bien qu'elle y
établisse quelqu'un de sa postérité, pour en alliance perpétuelle
fraterniser ces deux grandes monarchies, à l'avancement de la
gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, splendeur de son Église,
et union de tous les habitants de la terre sous les enseignes du
christianisme (3). » Philippe II prit ces vœux, achetés par son or,
au sérieux ; il entama des négociations pour faire reconnaître sa
fille reine de France; s'il échoua, ce fut par excès d'ambition. Il
aurait voulu que, foulant aux pieds la loi salique, la France reçût
l'infante espagnole comme légitime héritière du trône. Déjà le roi
croyait la monarchie universelle réalisée. Et en vérité, qui aurait
pu résister au maître de l'Espagne, de l'Italie, de la France et des
Pays-Bas?
Cependant il fallut se soumettre à un semblant d'élection. Les
états généraux de la Ligue s'assemblèrent à Paris, pour décider
(1) Journal de VEsloile, dans Pelilol, T. XLVI, p. 387, 395, 392, 419.
(2) Pahna Cayet, Chronologie, dans Pelilol, T. XXXIX, p. 10.
(3) M,r7;u/.,T. XL, p.360.
178 PHILIPPE II.
du sort de la France. Philippe II envQya un ambassadeur chargé
de négocier la translation de la couronne à l'infante Isabelle. Le
duc de Feria harangua les états; après avoir énuméré tout ce que
le roi son maître avait fait pour la foi, il conclut en disant que le
salut de la France demandait qu'on élût pour roi un prince em-
brasé d'un très ardent zèle pour la religion catholique, aposto-
lique et romaine (1). Le cardinal de Pelevé, archevêque de Reims,
dans sa réponse à l'Espagnol, renchérit encore sur les louanges
de Philippe : « Celui est vraiment catholique qui, non seulement en
ses pays, mais ès-royaumes étrangers, s'est résolu, nonobstant les
efforts des Turcs et des hérétiques, d'étendre et de défendre la
religion catholique... Et qui est celui qui ne lui donne louange,
qui ne l'aime et ne l'admire, tant pour ses vertus que pour le zèle
ardent qu'il a toujours apporté à la manutention et propagation
de la religion catholique. » L'orateur place son héros au dessus
de Trajan et de Théodose, au dessus de Charles-Quint lui-même :
« Il est le roi catholique par excellence ; la France, après Dieu, Te
reconnaît pour son libérateur (2). » Tel fut le langage tenu par le
primat des Gaules! Les ambassadeurs d'Espagne déclarèrent aux
états que, le roi Henri III n'ayant pas laissé d'héritier mâle, « il
était tout clair que, selon droits de nature, divin et commun, ma-
dame l'infante était légitime héritière du royaume. Que Ton joigne
à ce l'élection, dirent-ils, s'il est de besoin (3). » Le légat intervint
pour appuyer l'Espagne; le pape, dit-il, l'avait envoyé en France,
pour procurer l'élection d'un roi qui, plein de zèle pour la foi ca-
tholique, pût réprimer tous les efforts de l'hérésie. Il exhorta l'as-
semblée « de promptement et opportunément embrasser une si
belle occasion envoyée par la Providence pour assurer la religion
catholique en ce royaume (4). « La proposition trouva faveur dans
la chambre du clergé; il ne restait plus aux prélats une étincelle
de patriotisme. Même au sein de la Ligue, il se manifesta une
vive réaction [contre la domination étrangère. Que répond le
clergé? « Que l'on avait tort d'appeler les Espagnols des étrangers,
(1) Procès-verbaux des éKitn gi-m'-iHiux de 1593, publiés par A. lernard, p. 129.
(2) É(als fjénéraux de 1593, p. 137-141.
(3) Ibid., p. 213.
(4) Ihid., p. 263, 289. — De Thou, Histoire nniverselie, livre ClII.
LA FRANCE. 179
qu'il n'y avait plus d'étrangers parmi les chrétiens » (1). Ce que
c'est que le cosmopolitisme catholique! L'ordre de la noblesse ne
fut pas de cet avis; pour repousser l'Espagnol, il se retrancha
derrière la loi salique. Il en fut de même du tiers-état; par l'or-
gane du parlement, il chargea le lieutenant générai du royaume
de veiller « h ce que, sous prétexte de religion, la couronne ne fût
transférée en main étrangère contre les lois du royaume (2). » Le
sentiment de la patrie l'emporta sur le fanatisme ultramon-
tain.
La conversion ouvrit les portes de Paris à Henri IV ; mais pour
que sa réconciliation fût complète, il lui fallait l'absolution du
pape. Or Philippe II dominait à Rome, et il comptait bien em-
pêcher le saint-siége de reconnaître Henri IV. Il lit littéralement
violence au saint-père. Le duc de Nevers, ambassadeur de France,
nous fait connaître les menaces par lesquelles le roi d'Espagne
effrayait la cour de Rome : « Si le pape accorde absolution h
Henri, Philippe II affamera la ville; il fera un schisme dans la
monarchie espagnole, il suscitera l'empereur ii redemander Rome
et autres villes appartenantes à l'empire, et il l'aidera à exécuter
ces réclamations; au pis aller, il lui déclarera la guerre ouverte,
comme il l'avait faite à Paul Farnèse (8). » Clément VIII plia long-
temps sous ces menaces; mais plus elles étaient violentes, plus
elles donnaient à réfléchir au pape. Il se lit une vive réaction à
Rome contre la domination espagnole; l'on vit que, si Philippe II
atteignait le but de son ambition, le souverain pontife ne serait
plus que l'instrument du roi d'Espagne. D'un autre côté, le schisme
était imminent en France. L'intérêt de la religion se joignait donc
à celui du saint-siége, pour inspirer au pape le courage de braver la
colère de l'Espagne. En définitive, la couronne de France échappa
à Philippe, comme celle d'Angleterre lui avait échappé. L'esprit
d'indépendance nationale se révolta contre les prétentions de la
maison d'Autriche jusqu'au sein du Vatican : le pape, pas plus que
les rois, ne voulait d'un monarque universel.
(1) Étals généraux de lo9J, p. 392.
(2) Mil., p. 546, 736, ss.
(?) Mémoires du duc (k Nevers, T. II, p. 716.
180 PHILIPPE II
N" 3. Henri IV, Elisabeth et Philippe IL
0
La France ne cessa pas de lutter contre l'ambition de la maison
d'Autriche, même au milieu de ses dissensions civiles ; mais la
rivalité de Charles IX et de Henri lîl était stérile. Dominée par
les passions religieuses, la royauté finit par se mettre h. la tête du
parti catholique contre la réforme; c'était perpétuer les guerres
de religion, et ces guerres taisaient la force de Philippe IL Les
rois très chrétiens eurent beau prendre parti pour le catholicisme,
ils n'inspirèrent jamais une entière confiance aux orthodoxes; le
vrai chef de la ligue catholique était le roi d'Espagne. Pour com-
battre la maison d'Autriche, il fallait un prince réformé, ou du
moins un adversaire décidé de la Ligue. Tel fut Henri IV; arrivé
au trône après de longs combats contre le parti catholique, il resta,
malgré sa conversion, favorable aux réformés; en leur donnant la
"liberté religieuse, il mit fin aux troubles qui avaient déchiré la
France, et il l'affranchit en même temps de l'influence espagnole,
Dès que la royauté eut reconquis son indépendance, elle reprit la
lutte contre l'Autriche. Un des premier actes de Henri IV fut de
déclarer la guerre à l'Espagne. La guerre n'avait pas le caractère
religieux, qu'elle aurait eu, si le roi était resté attaché à la con-
fession de Calvin : dans son manifeste il ne parlait que des dan-
gers de l'Europe, menacée par l'ambition de l'Espagne (1). Toute-
fois la religion était au fond du débat ; car c'est sur le catholicisme
que reposaient les prétentions de la maison d'Autriche h la mo-
narchie; la combattre, c'était combattre en même temps pour la
liberté religieuse. Voilà pourquoi la lutte fut engagé par des princes
réformés ; il en fut ainsi sous Richelieu, il en fut encore ainsi
sous Henri IV, Le roi de France n'était pas en état de soutenir
seul la guerre contre la puissance formidable de l'Espagne; il
revint donc forcément à l'idée d'une ligue protestante.
L'allié naturel de Henri IV était la reine d'Angleterre. Il lui
écrivit en 1595 : « Ayant pour ennemi commun le roi d'Espagne,
lequel n'a d'autre but que de troubler et travailler nos royaumes
(l) Poirson, Histoire de Henri IV, T. I, p. 276.
HENRI IV ET ELISABETH. 181
par ses armes continuelles, et artifices accoutumés, nous devons
joindre aussi nos efforts et les moyens que Dieu aous a donnés
pour rompre ses dessseins (1). » Les ouvertures du roi de France
ne furent pas mieux accueillies que ne l'avaient été celles du roi de
Navarre (2), Après la ruine de Varmada, Philippe II avait cessé
d'inquiéter l'Angleterre; Elisabeth se croyait à l'abri de tout
danger, et elle ne se souciait guère d'entrer dans une lutte,
dont l'issue devait) être de grandir la France et de lui donner la
suprématie qui jusque-là avait appartenu à la maison d'Autriche.
Henri IV ne trouva pas plus de sympathie en Allemagne ; les calvi-
nistes lui étaient favorables, mais par cela même les luthériens
lui étaient hostiles. Les princes protestants ne comprenaient pas
combien Henri IV disait vrai en leur représentant « que leur con-
servation était conjointe au bien de ses affaires et de son
royaume (3) ; « ils s'excusèrent en alléguant qu'ils ne pouvaient,
comme membres de l'empire, prendre part à une alliance étran-
gère. Henri IV chercha des ennemis à l'Espagne, partout où il y
avait communauté d'intérêts contre la domination de la maison
d'Autriche. Il s'adressa au sultan, non sans se plaindre de findif-
férence des princes chrétiens, et surtout d'Elisabeth, sur l'appui
desquels il avait gcompté (4); mais l'alliance avec les infidèles
n'avait jamais été profitable à la France : Henri IV n'en reçut
aucun secours efficace. Au bout de ses négociations, il resta seul
dans la lice.
Philippe II n'avait pas renoncé à l'ambition de toute sa vie;
malgré les échecs qu'il avait essuyés en Angleterre et en France,
il poursuivait les desseins de la monarchie universelle sous le
drapeau du catholicisme; comptant sur les intelligences qu'il
conservait avec la Ligue, il fit une rude guerre à Henri IV.
La prise de Calais effraya les Anglais. Quand ils se virent me-
nacés eux-mêmes, ils consentirent à faire une ligue offensive et
défensive avec la France. Les Provinces-Unies entrèrent dans
l'alliance. Cette coalition des puissances maritimes avec un État
militaire aurait pu devenir fatale à fEspagne, si Elisabeth avait
(1) Lellres missives de Uenri I , T. IV, p. 419.
(2) Flassun, Histoire de la diplomatie française, T. II, p. Ic6, ss.
(3) Lettres de Henri lY, T. IV, p. 462.
(4) Id., ibid., p. 475-478, 937.
182 PHILIPPE II.
mis toutes ses forces à la disposition de Henri IV ; mais elle l'ut
alliée tiède du roi de France, comme elle avait été défenseur peu
zélé des huguenots. Henri lui écrivait les lettres les plus sup-
pliantes : « Je ne puis croire, dit-il, que vous permettiez jamais et
moins vouliez la ruine de votre meilleur frère et plus lldèle ami,
la conservation duquel sert comme de trophée h votre bonté non
moins que de votre prudence... Je ne vous affligerais de mon
affliction, si je n'avais entière confiance en vous, et si je pouvais,
sans vous, sortir de la perplexité en laquelle la prise d'Amiens a
réduit mes affaires (1). » La défiance perce au milieu de la flatte-
rie, et elle était légitime. Dans une lettre confidentielle adressée
à son ambassadeur à Rome, le roi avoue que ses voisins, sur l'as-
sistance desquels il avait compté, ne semblaient pas trop tristes
de sa peine, qu'ils espéraient plutôt profiter de sa nécessité, prin-
cipalement la reine d'Angleterre. En effet, Elisabeth n'eut pas
honte de demander Calais, au cas que la ville fût reprise, et de
surbordonner ses secours à cette restitution ; Henri IV, indigné,
répondit que s'il devait être dépouillé, il aimait mieux que ce fût
par ses ennemis que par ses amis (2). Le roi écrivit h son ambas-
sadeur à Constantinople ces paroles amères : « Quelque amitié
qu'il y ait entre les princes, ils ne cèdent guère rien les uns aux
autres de ce qui importe à leur grandeur, comme ceux qui font
profit de tout ce qui se présente, sans avoir égard à l'intérêt de
leurs plus chers amis : ce que pratiquent les Anglais plus que toutes
les autres nations (3). »
Henri IV s'était promis une assistance sérieuse de sa puissante
voisine, quand il s'engagea dans la lutte contre l'Espagne. Réduit
pour ainsi dire h ses seules forces, il fut heureux d'accueillir les
propositions de paix que lui fit Philippe II et qui aboutirent au
traité de Vervins. La France, épuisée par un demi-siècle de guerres
civiles, n'était pas en état de briser la puissance de la maison
d'Autriche, et Henri IV apprit à ses dépens que les Provinces-
Unies et Elisabeth ne tenaient à la guerre que dans leur intérêt.
Lors des négociations de Vervins, les rôles changèrent subitement.
(1) LcUrcs de Henri IV, T. IV, p. 770.
(2) la., ibid., p. 751. — De Thou, Histoire universelle, livre CXVI.
(3) Lettres de Henri JV, T. IV, p. 861.
I
HENRI IV ET ELISABETH. 183
Tant que les hostilités avaient duré, le roi de France dut supplier,
implorer Elisabeth, pour en obtenir des secours qui n'étaient ac-
cordés que d'une main avare et jalouse; il dut plus d'une fois
sommer les Provinces-Unies de remplir leurs engagements (1).
Quand il s'agit de négocier la paix, ses alliés ne voulurent plus
entendre parler que de guerre. Henri IV écrit à ses plénipoten-
tiaires : « J'ai trouvé les députés des Provinces-Unies si farouches
et aliénés de la paix, qu'à grande peine ai-je seulement pu leur
faire comprendre les raisons et nécessités qui m'ont forcé d'enta-
mer la négociation ; ils ont reçu pour instruction de ne parler
d'autre chose que de la continuation de la guerre (2). » Les Hollan-
dais restèrent inébranlables, pendant tout le cours des négocia-
tions; ils disaient n'avoir autre pouvoir que d'offrir leurs forces
pour contiimer les hostilités (3). On conçoit leur opposition à toute
idée de paix, ils étaient persuadés que la guerre était le seul
moyen de les sauver (4). H est plus difficile de comprendre la résis-
tance d'Elisabeth, qui avait toujours témoigné tant de répugnance
pour la guerre, et qui ne la faisait qu'avec mollesse et irrésolution.
Sa politique, au dire d'un habile diplomate, était celle de l'égoïsme:
« La reine d'Angleterre, dit Jeannin, voudra toujours ce qu'elle
doit vouloir par raison d'État, et non pas plus avant (o). )> Quel
était donc son but en entravant les négociations de Vervins '! Elle
repoussait la paix, parce que la paix était favorable à la France ;
c'est Henri IV qui nous le dit : « Les ambassadeurs d'Angleterre
eussent bien voulu par leurs dilations me faire perdre l'occasion
de pacifier mon royaume, pour faire toujours leurs affaires à mes
dépens, et profiter de mes travaux. » Était-elle au moins décidée
h combattre sérieusement? Henri IV dit « que ses ambassadeurs
eussent bien voulu l'empêcher de faire la paix, sans engager leur
maîtresse à la guerre (6). » « En définitive, écrit l'ambassadeur de
France en Angleterre, ces gens-ci n'ont envie ni de paix ni de
guerre, mais bien d'entretenir nos malheurs, pour mieux faire
(1) Lettres de Henri IV, T. IV, p. 797, s.
(2> Mémoires de lidlièvre et de Sillery, T. I, p. 207, s.
(3) Lftllre de Henri IV à ses plcnipotenliaires à Vervins. (Mémoires de du Plessii Mornayj
T. Vni, p. 414.)
(4) Id.j ibid., p. 313.
(5) Avis de Jeannin sur la paix future, dans les mémoires de c/w Plessis, T. Vil, p. 531.
(6) Lettres de Henri lY, T. iv, p. 973, s.
184 PHILIPPE II.
leurs affaires (1). » Henri IV ne tint aucun compte des représenta-
tions de ses alliés ; il pensait, comme le disent ses plénipoten-
tiaires, « que Dieu l'avait établi roi de France pour conserver ses
sujets en repos et félicité, et non pour assouvir les mauvaises
volontés de ceux qui estimaient que l'assurance de leur félicité
dépendait de la ruine des Français et de l'abaissement de leur
couronne (S).»
La reine d'AngleteiYe reprocha vivement k Henri IV son manque
de foi : il s'était engagé à ne pas traiter sans le concours de ses
alliés, et il négociait malgré ceux-ci. « Le manque de foi, dit
Elisabeth, l'incertitude de l'amitié, est de toutes les choses hu-
maines la plus injuste, et celle qui compromet le plus l'existence
même du monde. Je ne puis croire que vous ayez oublié les ser-
vices que je vous ai rendus, et que vous soyez coupable d'ingra-
titude, ce péché capital, que l'on pourrait bien appeler le péché
contre le Saint-Esprit (3). « Il est vrai que Henri IV avait demandé
l'alliance, mais s'il se voyait contraint, par l'épuisementdelaFrance,
à abandonner ses alliés, n'était-ce pas la faute des Anglais , qui
prenaient part k la guerre pour nourrir les maux d'une nation
rivale, bien plus que pour abaisser la maison d'Autriche? En tout
cas, Elisabeth avait mauvaise grâce de se plaindre de Henri IV ;
car au moment même oiielle lui reprochait de traiter avec l'Espa-
gne, elle négociait elle-même sous main avec l'archiduc Albert;
elle espérait trouver dans le futur maître des Pays-Bas un nouveau
duc de Bourgogne, c'est k dire un ennemi-né de la France (4). Il y
a plus. Les négociateurs français avaient la conviction quela reine
était prête k traiter avec l'Espagne, aux dépens de la France; si
Philippe avait voulu lui céder Calais, elle se serait accommodée
avec lui (5). Ainsi, Elisabeth, qui faisait de si belles phrases sur la
foi due aux engagements, ne demandait pas mieux que de rompre
(1) Mémoire sur Elisabeth et Henri IV en 1597, par Prévost Pfn'ailnl. (Séances de rAcadén[iie
des sciences morales et politiques, 1856, T. I, p. 306, 323.)
(2) Lettre des plônipotenliaires an roi. {Du Plessis Mornay, Mémoires, T. VIII, p. 273.)
(3) Ra.umer, Briefe aus Paris, T. I, p. 413.
(4) Lettre de Henri IV à Jeannin, 1607. (Négociations de Jeannin, dans Pelitnt, 2' série, T. XII,
p. .^27) : « Le but (des Anglais) a toujours été de faire revivre l'alliance de la maison de Bourgogne
contre la France, par le moyen de leur conjonction avec les archiducs. »
(5) Pravost Paradol, dans les Séances de l'Académie des sciences morales et politiques, 1855,
T. III, p. 427 ; 185G, T. I, p. 151, ss.
HENRI IV ET ELISABETH. 185
les siens, au prix deCalais ! Jamais la jalousie nationale des Anglais
ne s'était montrée sous un jour plus odieux. Dès l'arrivée de leurs
ambassadeurs, Henri IV écrivit à ses plénipotentiaires : « Je ne
doute point qu'ils ne soient très marris que Calais ne soit rendu,
et qu'ils ne fassent sous main ce qu'ils pourront pour me traverser
par une voie ou par une autre. » « Ils veulent avoir Calais, ajoute
Villeroi, c'est le but de leur ambition, de leurs dissimulations
et artifices. » « Puisque, répondent les plénipotentiaires fran-
çais, la reine juge que c'est chose si bonne d'avoir Calais, nous
sommes d'avis que nous la gardions pour le roi et pour ses en-
fants (1). »
La paix de Vervins paraît au premier abord être un immense
échec pour l'Espagne. C'est Philippe qui prend l'initiative des
négociations ; pour obtenir la paix, il offre de renoncer à toutes ses
conquêtes ; il démembre la monarchie, en cédant les Pays-Bas à
sa fille l'infante Isabelle. N'était-ce pas abdiquer l'ambition de la
monarchie universelle? Il est vrai que Philippe II cédait sans
avoir été vaincu, mais enfin il cédait, et il reconnaissait Henri IV
comme roi de France, après avoir menacé le pape d'une guerre
implacable, s'il lui accordait l'absolution.
Si le roi d'Espagne reculait, il en était de même de Henri IV; il
avait déclaré la guerre, et il était obligé de faire la paix, après une
lutte de quelques années qui ne lui avait été rien moins que favo-
rable; il avait proclamé, à la face de la chrétienté, qu'il voulait
abaisser la puissance menaçante delà maison d'Autriche, et il était
forcé d'avouer qu'il n'était pas en état de soutenir les hostilités.
Les deux rois rivaux subissaient fun et l'autre la même nécessité.
A Vervins, les plénipotentiaires français avouèrent que jamais la
France n'avait été si appauvrie (2). Et l'Espagne était tout aussi
épuisée que la France : le maître du Pérou venait de faire ban-
queroute, il succombait sous le poids d'entreprises qui dépassaient
ses forces.
Telle fut l'issue de la première lutte entre la France et la maison
d'Autriche: ce fut moins une paix qu'une trêve, et la trêve ne sus-
ci) Mémoires de Sitlery et de Bdlièvre, T. 1, p. "208, 261. — Mémoires de du Plessis, T. VIII,
p. 482.
(2) Mémoires de Eellièvre et de Sillery, T. I, p. 154.
186 PHILIPPE II
pendit que les hostilités publiques. En 1607, Henri IV eut des
explications très vives avec l'Espagne. Un secrétaire d'ambassade,
surpris en flagrant délit de conspiration, fut arrêté; l'ambassadeur
le réclama, en se plaignant que les privilèges assurés par le droit
des gens aux ministres, étaient méconnus. Henri IV répondit « que
si les ambassadeurs étaient personnes sacrées, aussi étaient-ils
obligés à ne violer le droit des gens, comme ils faisaient quand ils
entreprenaient de corrompre les sujets du prince auprès duquel
ils servaient, et sous couleur de paix et amitié, machinaient contre
sa personne et son État; que le roi d'Espagne avait depuis le traité
de Vervins toujours suborné ses sujets pour les faire soulever
contre son Etat, et que les ambassadeurs avaient été les princi-
paux instigateurs de ces conspirations.» Henri IV en faisait autant:
ne voyant aucune sûreté dans l'amitié de l'Espagne, il soutenait
les Pays-Bas dans leur lutte contre la domination espagnole (1).
En 1597, il envoya un ambassadeur h Elisabeth ; dans les instruc-
tions qu'il lui donna, on lit, « qu'il désirait affaiblir cette puissance
espagnole, laquelle ne lui semblait rechercher la paix que pour
prendre haleine et mieux parvenir à son premier but, qui était de
triompher du reste du monde (2). » Henri IV ne perdit pas un in-
stant de vue ce qu'il appelait son grand dessein, l'affaiblissement
de la maison d'Autriche. La lutte n'était donc qu'ajournée : elle
remplira la première moitié du xvir siècle.
ij 4. La politique des papes pendant la seconde moitié du xvi< siècle.
Philippe II était le champion du catholicisme; il combattit l'hé-
résie en France, en Angleterre et dans les Pays-Bas. Mais l'Église
avait un autre chef, qui réclamait un droit divin sur la chrétienté
tout entière. Puisque la lutte était engagée entre la religion du
passé et la réforme, les papes devaient y prendre part; ils auraient
même dû être à la tête d'une croisade contre les protestants. La
papauté essaya, en vain, d'unir les princes catholiques contre le
(1) Devis entre le roi Henri IV et l'ambassadeur d'Espajtne. (Mcmoircs du duc de Xevers,
T. II. p. 858.)
(-2) Prmost Paradol, Mémoire sur Elisabeth et Henri IV. (Séances de l'Acadéraie des sciences
morales et politiques, T. X.\X1V, p. 118.)
LA PAPAUTÉ. 187
protestantisme; les princes n'écoutaient que leur intérêt politique.
Si Philippe H était toujours armé pour la défense de la foi, c'est
que son ambition se confondait avec celle du catholicisme: il tenait
à ce qu'il y eût une seule foi, pour qu'il y n'eût qu'un seul roi, le
roi catholique. Les papes étaient donc les alliés nécessaires de
Philippe II. Cependant l'accord, quoique indiqué par la nature
des choses, ne fut pas aussi intime qu'on pourrait le croire.
Au début du règne de Philippe, un pape, animé d'une haine
ardente contre le nom espagnol, chercha h expulser cette race
maudite de l'Italie, et à la fin du xv!*" siècle, un autre pape rompit
l'alliance pour se rapprocher d'un prince contre lequel le saini-
siége avait lancé toutes ses foudres. L'alliance n'exista réellement
que sous le pontificat de quelques papes que l'on peut appeler les
papes de la réaction catholique. Une passion sérieuse les enflam-
mait : ils voulaient rétablir la domination de l'Église. Cette grande
ambition fit taire les petits intérêts italiens des évêques de Rome;
elle donna de la grandeur à plusieurs pontifes; mais l'enthou-
siasme de la foi ne fut pas de longue durée. On peut môme douter
qu'il ait été aussi sérieux qu'on se l'imagine, car le népotisme ne
perdit jamais son empire; il alla plutôt croissant au xvn« siècle.
Ce misérable régime consomma la décadence de la papauté.
On a trop célébré la réaction catholique; les papes vraiment
zélés pour la cause de la foi furent une exception, même au milieu
de la lutte du catholicisme et de la réforme. Nous avons vu
Paul III regretter d'avoir soutenu Charles-Quint contre les pro-
testants d'Allemagne, et regretter presque la victoire de l'empe-
reur sur les hérétiques. Nous avons vu Paul IV se jeter dans une
guerre passionnée contre le roi catholique. Les papes hostiles à
l'Espagne ayant succombé, le saint-siége subit la protection du
puissant roi, plutôt qu'il ne l'accepta. Puis vinrent des pontifes
insignifiants Jules III, Pie IV, qui pliaient sous la force. Il faut
arriver jusqu'à Pie V, pour rencontrer un pape convaincu jusqu'au
fanatisme. L'Église le célèbre comme un de ses saints, et à son
point de vue elle a raison ; mais le saint catholique n'est aux yeux
de l'histoire impartiale qu'un esprit étroit, aveuglé par une foi
étroite. Il fut tout entier ii la lutte contre le protestantisme, et
comme il se croyait le défenseur de la cause de Dieu, il ne recu-
lait devant rien. 11 poussa h la guerre civile en France, et s'opposa
188 PHILIPPE II.
c\ toute idée de paix entre les deux confessions; il aurait voulu un
combat h mort, comme celui qui existe entre le royaume des té-
nèbres et le royaume de la lumière. Dans les Pays-Bas, il applaudit
aux exploits d'un général qui n'était qu'un bourreau : il envoya
une épée bénite au duc d'Albe! En Angleterre, il fut complice des
conspirations contre le trône et la vie d'Elisabeth. Ses admirateurs
sont obligés d'avouer la complicité de Pie V et de Norfolk; ils ne
peuvent pas nier qu'un pape canonisé ait excité les sujets de la
reine d'Angleterre à conspirer contre son gouvernement, puisque
nous avons la bulle par laquelle le vicaire de Dieu loue les projets
des conjurés, et leur donne sa bénédiction, dans le Seigneur, en les
exhortant toujours au nom du Seigneur, « à persévérer dans leur ré-
solution, et en leur promettant que le Dieu tout-puissant les assistera
DE SON SECOURS (1). » Mais les écrivains catholiques, dans leur
amour de la vérité, ont soin de ne rien dire du dessein des con-
jurés; ils savaient cependant, par des documents authentiques,
que saint Pie excita le roi d'Espagne à entrer dans un complot
dont le but était d'assassiner Elisabeth (2)! Nous comprenons
que la guerre contre un prince hérétique soit une œuvre sainte;
mais nous ne comprenons pas que l'assassinat d'une reine réfor-
mée soit un moyen d'arriver à la béatification.
Un assassinat gigantesque se commit h Paris pour la cause de
Dieu. L'Église cherche en vain à repousser loute solidarité avec
les tueurs de la Saint-Barlhélemy ; ce furent des passions catholi-
ques qui armèrent les meurtriers, et le massacre fut célébré à
Rome comme une victoire du catholicisme sur l'hérésie. Il n'y a
pas de crime que l'Église n'ait excusé, légitimé, quand il s'agit de
son intérêt. En France, une ligue formidable se forma contre les
huguenots et contre le roi qui se refusait à les exterminer ; les
ligueurs, en pleine révolte contre leur prince, députèrent le
jésuite Mathieu à Rome pour obtenir l'approbation du saint-siége.
Le pape ayant bien considéré « que la première et principale inten-
tion des ligueurs était de prendre les armes contre les hérétiques,
approuva que cela fiât fait et éloigna tout scrupule de conscience
que l'on pourrait avoir pour cet objet, persuadé que le roi aurait
(1) DeFalloux, Histoire de saint Pie V,T. I, p. 3-21-324.
(2) Voyez le tome IX" de mes Éludes Instoriques
LA PAPAUTÉ. 189
cela pour bien fait, et sHl en était autrement^ ils n'en pourraient pas
moins poursuivre leur dessein (1). » Ainsi la révolte contre un roi
catholique était justifiée par la seule raison que le monarque ne se
montrait pas assez persécuteur! On devait cependant savoir à
Rome que parmi les chefs de la Ligue, il y en avait qui nourris-
saient la coupable ambition de détrôner leur roi légitime. La cour
de Rome était complice; car, dès l'année I08O, un cardinal pro-
posa d'appeler les Guise au trône de France (2) ; le prince qui avait
conseillé la Saint-Barthélémy, ne présentait plus assez de garan-
ties au catholicisme ! Mais Henri III était dans la force de l'âge, il
fallait se débarrasser de lui par un crime ; la Ligue osa en faire la
proposition au pape. On délibéra donc h Rome sur un projet d'as-
sassinat ! Écoutons la réponse que le saint-père fit au jésuite
Mathieu : « Le pape ne trouve pas bon que l'on attente à la vie du
roi, car cela ne se peut faire en bonne conscience. Mais si l'on
pouvait se saisir de sa personne et lui donner gens qui le tiennent
en bride, on trouverait cela bon, car sous son autorité on se
rendrait maître du royaume, et on établirait toutes choses
bonnes (3). »
Sixte-Quint, comme prince, n'était pas d'humeur à protéger la
révolte ; il demanda h l'ambassadeur de la Ligue à quelle école il
avait appris que l'on pût former des partis contre la volonté de son
roi légitime (4). Mais les passions religieuses finirent par l'en-
traîner; il compara le duc de Guise aux Macchabées qui combatti-
rent pour la défense de leur patrie, du temple et de la loi (b). Après
l'assassinat des Guise, Sixte-Quint lança des censures contre
Henri III, .et quand le roi périt par la main d'un moine, le saint-
père admira l'action de la Providence : il voyait bien, dit-il, que
Dieu protégeait la France (6). Ainsi, dans la pensée du pape. Dieu
était complice d'un assassin! La mort de Henri III donna le trône
(1) Capefigue, Histoire di; la réforme, T. IV, p. 199.
(2) Ranke, Fiirsten und Vœlker von Sûd-Europa,T. UI, p. li9,note.
(3) Mémoires du duc de Nevers, T. I, p. 654.
(V) Capefigue, Histoire de la réforme, T. IV, p. 203.
(5) De 7/iOWj Histoire universelle, livre XCI.
(6) « Il papa nel consistorio discorre, che' 1 successo délia morte del re di Francia se ha da conoscer
del vol A- expresse del signor Dio, e chè per cio si doveva con fidar che continuarebbe al haver que'l
reguo nella sna protettione. • {Dispaccio Venelo , dans Ranke , Fiirslen und Vœlker, T. III,
p. 171, noie.)
190 PHILIPPE II.
h Henri IV. Mais Henri IV était huguenot ; Sixte-Quint se prononça
contre lui : « peu importe, dit-il, que la couronne passe d'une
famille à une autre; ce qui importe, c'est que jamais il ne règne
un roi hérétique en France (1). » Le pape comptait sur le concours
de tous les États catholiques, pour donner force à l'excommuni-
cation qu'il lança contre Henri IV; mais voilà qu'en Italie même
la république de Venise se hâta de reconnaître le roi huguenot.
Le nonce mit tout en œuvre pour détourner le sénat de sa résolu-
tion; Sixte-Quint alla jusqu'à menacer les Vénitiens de les excom-
munier. Le sénat répondit qu'il reconnaissait Henri IV, parce que
la nation s'était déclarée pour lui, qu'il n'avait pas à s'inquiéter de
la religion du roi, que cela était l'affaire du pape; que si le saint-
père prenait mal à propos contre la république quelque résolution
injuste et violente, elle se moquerait de ses censures (2). Sixte-
Quint céda; c'était un esprit politique, bien qu'aimant à se nourrir
de chimères; il comprit ce que lui dit l'ambassadeur de Venise,
que, si Philippe II l'emportait en France, c'en serait fait de l'indé-
pendance des États italiens. Le pape était disposé à entrer en
relation avec Henri IV, quand il mourut, à la grande joie des zélés
catholiques.
Il y avait un parti plus catholique que le pape, qui ne voulait
entendre parler d'aucune transaction. Philippe II par ambition se
mil à la tête des zélés; il soutint que Henri IV, déclaré indigne du
trône par le saint-siége, ne pouvait plus régner, quand même il
se convertirait. Le roi d'Espagne menaça Sixte-Quint de se retirer
de l'obédience du saint-siége, s'il se rapprochait de Henri IV : il
ne souffrirait pas, disait-il, que la cause de Dieu fût trahie (3).
Philippe trouva un pape à sa guise dans Grégoire XIV. Le souve-
rain pontife n'hésita pas un instant à se mettre à la tête de la
Ligue; il déclara que, par inspiration divine, « il s'était décidé à
venir à son secours ; » il lui envoya de l'argent et des soldats; enfin
il fit un devoir à tous les catholiques de quitter le parti de Henri
de Bourbon (4). La révolte devenait décidément la cause de Dieu.
Bien des partisans du roi de France furent ébranlés par l'autorité
(1) RankP,Fuvi\.en und Vœlker, T. III, p. 1 73, note 1.
(2) De TliOU, Histoire universelle, livre XCVII.
(3) Ranki', Fûrsten und Vœlker, T. 111, p. 209, noie.
(4) Palma Cayet, Ciironologie novenaire. (Pciilol, T. XLVII, p. 62.)
LA PAPAUTÉ. 191
du vicaire de Jésus-Christ; ce furent eux qui poussèrent Henri IV
à se convenir. Le chef des huguenots crut qu'une couronne valait
bien une messe : subitement éclairé par la grâce divine, il rentra
dans le sein de l'Église.
La conversion de Henri IV changea la politique du saint-siége.
Pendant les fureurs de la réaction catholique en France, la papauté
avait été forcément l'alliée du roi d'Espagne, car c'était son seul
appui. La cause du catholicisme et celle de Philippe II étaient si
intimement unies, qu'il était difficile de dire, si Philippe était l'in-
strument de Rome ou si Rome était l'instrument de Philippe.
Cependant la domination espagnole pesait aux Italiens; c'était en
haine de ce joug, qui menaçait de s'appesantir sur toute la
chrétienté, que les Vénitiens avaient mis tant d'empressement à
reconnaître Henri IV, quoique huguenot. Lorsque le roi de France
consentit h demander l'absolution, la joie fut grande à Rome. Le
plus savant des cardinaux, Baronius, dit h du Perron, l'ambassa-
deur de Henri IV, que l'histoire lui avait appris que le saint-siége
avait toujours reçu de l'appui des rois très chrétiens, tandis qu'il
reconnaissait par l'expérience du temps présent que les Espagnols
avaient l'ambition d'entreprendre sur la liberté du pape (1). L'am-
bassadeur de Venise écrivit en 159o, que les plus modérés parmi
les cardinaux, c'est à dire ceux qui n'étaient pas à la solde de Phi-
lippe II, craignaient que l'Espagne ne dominât entièrement, au
spirituel comme au temporel, que déjà elle se vantait de disposer
des élections, et que sans l'appui de la France, il était à jirévoir
que les Espagnols seraient maîtres absolus à Rome (2).
Clément VIII était dans ces sentiments ; il ne voulait pas que les
papes devinssent les chapelains du roi d'Espagne. Pour rompre
les chaînes du saint-siége, il n'y avait qu'un moyen, une alliance
avec Henri IV; si Clément hésita si longtemps, c'est que d'une
part il redoutait la puissance de Philippe II, et que de l'autre il se
défiait de la conversion du roi de France; puis le pape devait
ménager le prestige de l'autorité pontificale. Les victoires de Henri
et la crainte d'un schisme gallican le décidèrent. Il faut ajouter
que les intérêts temporels eurent autant de part dans sa décision,
(1) Du Perron, Ambassades, p. 275.
(2) Paolo Paruti, Relazione, dans Albc/i, II, 4, p. 382.
192 PHILIPPE II.
que ceux de la religion. Clément VIII n'était pas un pontife ii la
façon de Pie V, ou de Grégoire XII ; il avait son ambition de prince
italien; Henri IV la flatta, en lui promettant son appui pour la
conquête de Ferrare. La politique ne dominait pas précisément la
religion chez Clément, mais il l'écoutait volontiers et donnait
satisfaction à ses exigences. A son avènement au trône, Henri IV
était allié de tous les États protestants. Après sa conversion, le
pape lui proposa de renoncer à son alliance avec l'Angleterre et
avec les Pays-Bas, pour entrer dans une ligue catholique contre
Elisabeth. Le cardinal d'Ossat n'eut pas de peine à lui faire com-
prendre ce qu'il y avait d'impossible dans ces projets : « Henri IV,
dit-il, a répudié les erreurs des protestants, mais il ne peut pas
changer la nature des choses. Comme le royaume de France ne
s'est, par sa conversion, éloigné d'Angleterre, Zélande, Hollande
et autres lieux; aussi les traités, les affaires et le besoin mutuel
que les princes voisins ont les uns des autres, quant au temporel,
ne se sont point changés, en sorte que le roi leur doive faire la
guerre, et servir le roi d'Espagne contre eux. » Il y a plus; l'al-
liance de Henri IV avec les protestants est un bien pour la chré-
tienté et pour le pape lui-même. En effet, « la couronne de France
ruinée, il serait fort aisé de venir h bout des autres princes, et les
subjuguant tous, et le saint-siège même, parachever la monar-
chie, h laquelle on aspire depuis si longtemps (1). » Voilà le lan-
gage qu'un cardinal tint à un pape à la fin du xvi*' siècle; c'est la po-
litique qui envahit la religion. Les papes avaient voulu ramener les
protestants par la force; ils s'apercevaient maintenant que la
force tournerait contre eux, en les mettant à la merci du vain-
queur; ils préféraient, sans oser se l'avouer, une chrétienté
divisée par le schisme à une unité catholique dans les mains d'un
protecteur du saint-siége, qui en serait le maître. C'est la tin de
l'unité du moyen âge.
(1) D'Osso.t, Lettres, T. I, p. 51 cl 294.
l'ambition de l'espagne. 195
§ 5. L'ambition de l'Espagne et ses résultats.
I
Un Italien, homme de génie, qui languit pendant vingt-six ans
dans une prison espagnole, Campauella écrivit un livre dans lequel
il revendique la monarchie universelle pour l'Espagne (1). Comme
il l'adressa au roi d'Espagne, il faut croire que l'auteur exprimait
les désirs de l'ambition espagnole. En effet, l'ouvrage de Campa-
nella est, pour ainsi dire, la théorie des faits que nous venons de
rappeler; c'est un singulier mélange de catholicisme et de politique,
de même que la Monarchie d'Espagne, dont il porte le titre. Nous
avons dit plus haut que Campanella ne reconnaît qu'un seul et
vrai chef de la chrétienté, le pape. Il maintient cette théorie dans
son traité de la Monarchie espagnole. « Entre les chrétiens, dit-il, il
ne peut y avoir d'autre monarchie que celle du pape (2). » La doc-
trine du moine italien est puisée dans les entrailles du catholi-
cisme. Comme les rois d'Espagne se disaient rois catholiques, ils
devaient révérer les papes comme vicaires de celui qui fut tout
ensemble roi et prêtre. Quel est dans cet ordre d'idées le rôle d'un
monarque universel? « Pour être roi du monde, répond Campa-
nella, il faut ou fonder une religion nouvelle, comme Mahomet,
ou accepter la religion catholique, et s'en faire le défenseur
comme Charlemagne. C'est ce dernier rôle qui est celui des rois
d'Espagne, ils seront les rois catholiques par excellence, c'est à
dire, rois universels, h condition d'être les défenseurs du saint-
siége, les champions de l'Église contre les hérétiques et les infi-
dèles (3). » Telle est aussi la mission historique de la race
espagnole ; sa vie s'est passée h. combattre les infidèles. Voilà
pourquoi le souverain pontife a donné h ses rois le titre de catho-
liques; c'était une inspiration divine qui marque merveilleuse-
(1) Campanella, de Monarchia hispanica (Amslerdam, 1641).
(2) Ici., ibid.j c. 5, p. 28.
(3) M., ibid., c. 5, p. 29, 32, 34.
194 PHILIPPE II.
ment la mission de l'Espagne et la grandeur h laquelle elle est
destinée (1).
On le voit, la théorie du rêveur solitaire, de l'utopiste, n'est que
l'expression du christianisme traditionnel. C'est sur ces idées
que reposait au moyen âge l'unité catholique, sous ses deux chefs,
le pape et l'empereur; seulement Cam/w??^';/^ remplace l'empereur
par le roi d'Espagne. Telle fut en réalité la révolution que la
réforme amena dans l'ordre politique. L'empire d'Allemagne n'était
plus saint et romain que de nom, du jour que l'empereur fut élu
par des princes hérétiques. Si Philippe II n'hérita pas du nom
d'empereur, il hérita de l'essence de la dignité impériale; c'est
lui qui fut le défenseur de l'Église, c'est aussi à lui que devait
appartenir, en cette qualité, le gouvernement temporel de la chré-
tienté. Cependant le roi d'Espagne avait en face de lui, non seule-
ment un empereur, mais encore des rois qui n'avaient aucune
envie de reconnaître la suprématie qu'il s'attribuait sur le monde
chrétien. La monarchie universelle restait donc une prétention :
commient parviendra-t-on à la réaliser?
Campanella est profondément convaincu de la puissance de la
religion: elle possède les âmes, dit-il, alors même qu'elle est
fausse (2). Voilà pourquoi tous ceux qui ont fondé de grands em-
pires, se sont servis de la religion comme d'un instrument (3). Le
roi d'Espagne fera de même. On voit que le catholicisme de Cam-
panella est singulièrement politique; en cela encore il est le vrai
représenlantde Charles-Quint et de sa maison. Le roi d'Espagne, dit
Campanella, veillera d'abord h ce que les papes soient espagnols;
la raison qu'il allègue est caractéristique. « Après que la Pythie de
Delphes fut gagnée pour le roi de Macédoine et phiUppisa, il fut
facile à Philippe de s'emparer de toute la Grèce (4). » De même le roi
d'Espagne obtiendra facilement la couronne impériale par l'appui
du pape. Le moine dominicain se faisait illusion sur la facilité de
l'entreprise. On remplacera, dit-il, les électeurs protestants par
(1) Campunella , de Monarchia liispanica, cap. 2 et 5 : « Declaratio tituli caOwlici, sive
universalis Jeraonslrat Spirilura sanclum per ccclcsiaslicos loqncnlera idem voluisse. «
(2) 1(1., ibid., cap. 5. t Omnis religio tara falsa quam vera vincit, ubi serael insedil hominura
animos. •
(3) IiL, iUid., c. 5.
(4) Id., ibid., c.6,p. 36.
l'ambition de l'espagne. 495
des princes catholiques. Mais comment espérer de réussir, là où
Charles-Quint avait échoué? Le pape aurait dû disposer de toutes
les forces du monde catholique (1) ; or les princes catholiques ne
se souciaient guère de combattre pour la grandeur de l'Espagne. Les
prétentions à la monarchie universelle ressemblaient à un cercle
vicieux; pour devenir le maître de la chrétienté, il eût fallu déjh
avoir dans sa main toute la chrétienté.
Campanella ne voit pas d'impossibilité à ce que l'Espagne s'em-
pare de la France et de l'Angleterre. Déjà, dit-il, le royaume de
France était à la disposition de Charles-Quint ; il tenait Fran-
çois P"" dans les fers, pourquoi n'a-t-ii pas profité de l'occasion
pour envahir ses États? Le dominicain lui reproche assez ouverte-
ment sa clémence intempestive, tandis que l'histoire l'accuse
d'avoir mis trop d'âpreté dans son ambition (2). L'occasion pourra
encore se présenter, au cas où Henri IV viendrait à mourir sans
descendants. Que si le roi d'Espagne échouait dans ses projets de
conquête, il devrait au moins tâcher de diviser la France et de la
morceler pour l'affaiblir. Campanella avoue que l'Angleterre est
un grand obstacle à la monarchie universelle; il craint sa puis-
sance maritime plus encore que les forces militaires de la France:
si le roi d'Espagne, dit-il, pouvait dompter l'Angleterre, il devien-
drait le maître du monde (3). Le moine dominicain, se rappelant le
désastre de Vannada, ne conseille pas la force ouverte : il vaut
mieux nourrir la discorde chez les Anglais, soulever les catho-
liques contre le gouvernement et armer l'Irlande (4). Campanella
attache à la conquête des Pays-Bas une importance aussi grande
qu'à celle de l'Angleterre; maître des provinces belgiques, le roi
d'Espagne le sera facilement de la France et de l'Angleterre; c'est
donc avec raison que Philippe II dépensa tant de sang et d'argent
pour les reconquérir sur l'hérésie, mais il employa de mauvais
moyens pour dompter la révolte. Campanella prétendait en con-
naître de meilleurs qu'il se réservait de découvrir au roi ; ceux
qu'il rendit publics ne méritent d'être mentionnés que pour leur
singularité : semer la division, puis envahir les provinces affai-
(1) Campanella, de Monarchia hispanica, c. 5, p. 34, s.
(2) JcL, ibid., c. 16, p. 107 ; c. 24, p. 191.
(3) Id., t"6i"(/., c. 24, p. 198.
(4) Id., ibid., c. 25.
d96 PHILIPPE II.
blies, voilà un moyen banal et usé; le moine dominicain en a un
autre plus original, c'est de profiter de la prédilection que les
femmes belges témoignaient, d'après lui, pour les bommes secs et
chauds du midi (1).
Campanella portait ses regards sur le monde entier, du fond de
son étroite prison. A la fin du \\f siècle, la Pologne était le
royaume le plus puissant du nord ; le dominicain conseille de
l'attacher aux intérêts de la maison d'Autriche, en profitant de
l'élection pour faire monter un de ses princes sur le trône. Il de-
mande que l'Espagne s'unisse à la Russie par les liens du mariage;
il voit dans les Russes le plus fort boulevard contre les Turcs (2).
La Turquie était encore du temps de Cajnpanella une rivale pour
ceux qui aspiraient à la monarchie universelle ; mais, chose re-
marquable et qui prouve pour la perspicacité du philosophe ita-
lien, cette rivalité ne l'effraie pas; il était le seul peut-être qui
n'eût pas peur des Turcs : leur empire se dissoudra, dit-il, par
suite de ses divisions intestines (3). Campanella embrassa même
le nouveau monde dans ses spéculations ; les découvertes mer-
veilleuses faites sous la bannière espagnole étaient à ses yeux une
marque des desseins de la Providence. A qui devait appartenir
l'empire du monde, sinon au peuple qui montrait le plus d'ardeur
pour connaître l'œuvre de Dieu (4)?
II
Il y a dans toutes les tentatives de monarchie universelle, un
vice caché qui empêche les prétendus maîtres du monde de réa-
liser leurs superbes desseins et qui entraîne fatalement la disso-
lution de leurs empires éphémères; c'est la faiblesse de l'homme
en regard de l'immensité de l'œuvre qu'il veut accomplir, c'est la
méconnaissance des desseins de Dieu dans la création. Non seule-
ment la monarchie est impossible, elle devient encore un principe
(i) Campanella j de Monacchia hispauica, c. 27, p. 213, 228,229,239.
(2) J(l,, ibid.,c.^6.
(3) Id., ibid., c. 30.
(4) Id., ibid., c. 32, p. 292 : « Deus ipso Hispanis muûdura possidendum dédit, quia fervea-
liori desiderio hujuscognosceudi lenentur. •
l'ambition de l'espagne. 497
de décadence pour les peuples qui tentent de l'établir à leur profit.
Pour avoir excédé leurs forces, ils les usent, en sorte que leur
déclin suit toujours de près leur grandeur factice. Il en fut ainsi
de l'Espagne. Campanella écrivit la théorie de la monarchie espa-
gnole au commencement du xvii« siècle; et dans le même livre où
il rêvait l'empire de la terre pour l'Espagne, il révéla son irrémé-
diable décadence. Exactions du fisc et dépopulation, tels avaient
été les tristes résultats de la domination romaine; tels furent
aussi les fruits de la monarchie espagnole.
L'épuisement des finances remontait jusqu'à Charles-Quint; dès
le commencement de la lutte avec François P"", il manqua d'argent
pour payer ses troupes (1). En 1530, la gouvernante des Pays-Bas
écrivit à l'empereur que ses finances étaient aussi bas que pos-
sible, et elle n'exagérait pas, car en 1531 le maître des deux
mondes fut obligé d'ajourner son voyage en Allemagne, faute
d'argent (2). En 1536, le conseil du roi d'Espagne lui conseilla de
faire la paix avec la France, à cause de la ruine de ses États (3).
Après la défection de Maurice, l'empereur d'Allemagne ne trouva
plus à emprunter, il manquait d'argent pour ses besoins journa-
liers; son fils ne put quitter l'Angleterre, parce qu'il n'avait pas
de quoi payer ses dettes; lui-même, lors de son abdication, dut
retarder son retour en Espagne, parce qu'il n'avait pas d'argent (4).
En 1557, Granvelle écrivit ii Philippe II que les finances étaient
dans un tel état, qu'il en demeurait interdit à la seule pensée (5).
Vainqueur à Saint-Quentin, le roi d'Espagne avoua dans ses lettres
intimes qu'il lui était de toute impossibilité de continuer la lutte.
Effectivement le duc de Savoie écrivait : « Nous n'avons pas un
seul réal à notre disposition, et il est dû plus d'un million d'écus
aux troupes allemandes. « Quand Philippe voulut licencier ses
soldats, l'argent lui manqua pour les payer. Il jeta un vrai cri de
détresse dans un billet adressé à Granvelle; le cardinal lui répon-
(!) En 1325, De Lannoy écrit à l'empereur que « la dette est si grande due aux geos de guerre, que
l'on a bieu à faire à en bien vuider. • (Lanz, Correspondenz des Kaisers Karl, T. I, p. 160. ) En 152^
le vice-roi de Naples demande à cor et à cri de l'argent, ou il y aura révolte générale des troupes '.
cependant il n'y avait en Italie que 1,200 Espagnols et 9(X) Allemands. {.Lnnz, T. 1, p. 359, 368.)
(2) Lanz, Corresponden?. des Kaisers Karl, T. 1, p. 383, 622.
(3) Id., ibid.,!. II, p. 265.
(4) Id., ibid., T. III, p. 100, 108. — Gacliurd, Retraite de Charles-Quint, latroductioa.
(5) Granvelle, Papiers d'Élat, T. V, p. 63 et 77.
15
198 PHILIPPE II.
dit qu'on chercherait au besoin de l'argent dans les entrailles de
la terre (i). La pénurie n'était pas moindre en Espagne que dans
les Pays-Bas : « L'on doit aux troupes plus de deux ans de solde,
écrit Philippe II; les dépenses mêmes de la maison du roi ne sont
pas payées. » Il envoya son budget à Granvelle ; il en résultait que
pour couvrir dix millions de dépenses, il n'avait qu'un million de
recettes ; les neuf millions de déficit, dit il, « il faudra les chercher
en l'air, » A cela Granvelle répondit, que dans les Pays-Bas l'on
était souvent embarrassé pour trouver dix ducats (2). Quand on lit les
lettres du roi et de son ministre, on croirait lire la correspondance
de deux mendiants. Granvelle écrivit, en 1563, que la gouvernante
des Pays-Bas n'avait pas un maravédis pour faire face aux dé-
penses; Philippe lui dit qu'il n'avait pas un réal pour solder sa
maison (3). Croirait-on que pour se tirer d'embarras, le maître du
Pérou songea sérieusement à fabriquer de fausse monnaie? C'est
le confesseur du roi catholique qui servit d'intermédiaire entre
lui et l'honnête industriel qui avait trouvé moyen de faire de l'or
avec du vif argent (4). Il paraît que le métier de faux mon-
nayeur ne fut pas très profitable, car le roi d'Espagne fit deux
honteuses banqueroutes (o). Voler ses créanciers, est un mauvais
moyen de trouver du crédit : les banquiers refusant de prêter au
roi d'Espagne, on eut recours à un expédient digne d'un pays de
moines : des religieux allèrent mendier de porte en porte pour le
maître des deux mondes (6) !
Cette misère dans un royaume qui possédait des populations
industrielles et commerçantes, accuse une profonde décadence.
Le déclin se manifestait par le signe le plus irrécusable, la dépo-
pulation. « On ne se marie plus, on ne procrée plus d'enfants , dit
Campanella, parce qu'on n'a plus les moyens de les élever et de les
placer (7). » L'Espagne ressemblait à la Turquie: telle ville qui
comptait 5,000 habitants au \\T siècle, n'en avait plus que 600
a) Granvelle, Papiers d'Etat,!. V, p. 454,438,606,607.
("2) liL, ibicL, T. VI, p. Il, 165, 181.
(3) 1(1., ih(V/., T. VII, p.o3,83.
(4) Gdchard, Relations des ambassadeurs vénitiens avec Charles V et Philippe II, p. lli, 307
— Alberi, Kelazioni, I, 3, p. 3G7, 397.
(5) Ranke, Fiirsten und Vœlker, T. 1, p. 421. — Poirson, Histoire de Henri IV, T. I, p. 303,
1,6) Schoell, Histoire générale, T. XVIII, p. 25.
'7) CjimpnnclUi, de .\Ionarchia hispanica, c. 16, p. 114.
L AMBITION DE l'eSPAGNE. 199
au xvII^ L'an 1600, il se trouvait clans l'évêché de Salamanque
8,384 paysans propriétaires ; en 1613, ce nombre était réduit à
4,135. On voyageait dans les pays les plus fertiles de la terre, et l'on
n'y voyait que des ronces et des épines, les bras manquant pour la
culture. « Les maisons tombent, dit le conseil de Castille, et on
ne les rebâtit point; les habitants fuient, les villages sont déserts,
le églises sont vides. Si cela continue, la nation sera éteinte en
moins d'un siècle (1). » En 1619, Philippe III demanda au conseil
de Castille un remède à la dépopulation qui commençait de faire
du royaume un désert. Le conseil attribua le mal aux impôts
excessifs qui poussaient k l'émigration ; il proposa de limiter le
nombre des couvents et celui des religieux; le conseil nous
apprend que les monastères n'étaient pas peuplés par la dévo-
tion, mais par la misère : on se faisait moine pour avoir de quoi
vivre (2).
L'avis du conseil de Castille révèle les causes du mal qui minait
l'Espagne : c'était la suite naturelle de son alliance avec le catho-
licisme et de son ambition de conquêtes. La monarchie était mi-
litaire tout ensemble et religieuse. Les guerres incessantes,
poursuivies pendant plusieurs générations en Europe et en Amé-
rique, épuisèrent la nation. Ceux qui ne succombaient pas sur le
champ de bataille, ne rapportaient dans leur patrie que le stérile
orgueil du hidalgo : les maîtres du monde pouvaient-ils s'abaisser
jusqu'à un travail agricole ou industriel ? La réaction catholique ne
fut pas moins funeste à l'accroissement de la population ; les
grands d'Espagne se faisaient une gloire de bâtir des monastères
dans leurs immenses domaines : c'était favoriser la dépopulation
de propos délibéré (3). Bientôt il n'y eut, en Espagne, que des
moines, des religieuses et des mendiants. Le fanatisme, qui était
en grande partie la cause du mal , empêchait aussi d'y remédier.
On manquait de bras pour l'agriculture, on manquait d'une popu-
lation qui eût le goût du commerce et de l'industrie. Or, par un
bienfait providentiel, il y avait en Espagne des races étrangères
douées précisément du génie qui faisait défaut aux Espagnols;
(1) lUinke, Furslen und Voelkcr, T. I, r. 460.
(2) Klievenhiller, Annales Ferdinandf i, T. IX, p. 736, ss.
(3) Ranke, Fursten uad Vœlker von Sud-Europa, T. I, p. 4't8, 459.
200 PHILIPPE II,
mais c'étaient des juifs et des mahométans. La stupide intolérance
des zélés catholiques n'eut de repos que quand le dernier More
eut été chassé de l'Espagne. Comment remplacer ces milliers de
travailleurs? On songea à faire un appel à l'émigration étrangère.
Que Dieu nous en garde ! dit le conseil de Castille. « Si l'on pou-
vait interdire toute relation, tout commerce avec les autres nations,
ce serait un grand bien, car toutes sont infectées du venin de
l'hérésie (1). »
Les monarchies universelles se légitiment parfois par une mis-
sion civilisatrice; les Romains civilisèrent les Gaules et l'Espagne,
avant d'y porter la décadence. On n'en peut dire autant des Espa-
gnols; ils ruinaient les pays dont ils faisaient la conquête. Que
l'on compare la destinée brillante des Provinces-Unies échappées
au joug de l'Espagne, avec le sort des Pays-Bas catholiques ! C'est
la comparaison de la vie et de la mort. La Belgique doit à la domi-
nation de la maison d'Autriche l'abrutissement intellectuel et moral
qui en a fait pendant des siècles la Béotie de l'Europe. Qu'est-ce
que les Espagnols ont fait du royaume de Naples, ce paradis ter-
restre où la nature prodigue tous ses dons? Les Napolitains doivent
à la domination espagnole la dissolution de tous les liens sociaux:
l'État n'étant qu'une exploitation qui ne laissait même plus aux
malheureux habitants un toit où ils pussent reposer leur tête, les
Italiens maudirent l'État, et rompirent les liens qui les attachaient
à la société : ils se firent brigands (2). Qu'est-ce que les Espagnols
ont fait du Portugal? Ici leur domination fut plus criminelle encore
qu'inintelligente : un des ministres les plus renommés d'Espagne,
Olivarès, s'imagina que le meilleur moyen de dompter les Portu-
gais était de les rendre pauvres et misérables ; il épuisa donc systé-
matiquement une nation fièreet généreuse, jusqu'à ce que, poussée
à bout, elle brisât ses chaînes.
(1) KlicvenlâUcr, Annales Ferdinandei,T. IX, p. 746.
(2) Ikmke, Fiirsten tind Vœlker von Sùd-Europa, T. I, p. 480.
l'ambition ue l'espagne. 201
III
L'ambition de la monarchie universelle, unie au fanatisme
catholique, ruina l'Espagne, sans que ses rois aient atteint le but
qu'ils poursuivaient. Philippe II échoua comme Charles-Quint avait
échoué. Le fils du grand empereur a été jugé longtemps avec une
sévérité excessive. On l'a appelé le démon du Midi, et un des
grands historiens des temps modernes, en rappelant cette flétris-
sure, ajoute que la rigueur est un devoir d'humanité quand il s'agit
de condamner la tyrannie dans la personne d'un tyran (1). Nous
avons apprécié ailleurs sa politique religieuse (2); son ambition de
conquête et de domination y est étroitement liée. L'unité catho-
lique, dont il se fit le défenseur, a-t-elle été un but pour le roi
d'Espagne, ou un instrument? Il y a dans sa conduite h l'égard des
insurgés des Pays-Bas, un fanatisme d'une obstination trop aveu-
gle pour que l'on puisse croire ii une hypocrisie systématique. Il
faut donc admettre qu'il fut de bonne foi le champion du catholi-
cisme. Ceci suffit déjà pour repousser la flétrissure que l'histoire
lui a infligée. S'il fut perfide et cruel au nom de la religion catho-
lique, c'est la religion qu'il faut accuser, au moins la religion telle
qu'on la comprenait au xv!*" siècle. Dans ses actes les plus noirs,
il eut pour complices des hommes d'église, parfois même les chefs
de la chrétienté, ceux qui s'appellent les vicaires de Dieu. On
canonisa Pie V; pourquoi vouer Philippe II aux enfers? Notre
comparaison ne porte que sur la vie publique ; nous n'entendons
pas mettre sur la même ligne le mari adultère et le pontife qui pra-
tiquait toutes les vertus d'un moine.
Si Philippe II a été le défenseur sincère du catholicisme, pour-
quoi la malédiction pèse-t-elle sur sa mémoire, tandis que les
Charlemagne et les Othon sont célébrés, au même titre, comme
des héros? C'est qu'au moyen âge le catholicisme était la condition
essentielle de la civilisation, tandis que, à partir de la réforme, il
compte parmi les obstacles et les entraves. Les empereurs chré-
(1) y. voa Miilter, der Fursten-BuDd, ch. X (T. XXIV, p. 52).
[i) Voyez le tome IX' de mes Études kisloriques.
i202 PHILIPPE II.
tiens étaient des hommes d'avenir; Philippe II était un homme du
passé; voilà pourquoi l'humanité le répudie. Cependant, ce passé
que le roi d'Espagne voulait reconstituer, avait encore sa raison
d'être, puisque la réforme n'est pas parvenue à le vaincre. Laissons
à Philippe II la gloire d'avoir attaché son nom à la réaction catho-
lique ; s'il fut trop borné pour comprendre ce qu'elle avait de légi-
time, il lui prêta du moins un aveugle dévoûment.
CHAPITRE IV
LA GUERRE DE TRENTE ANS ET LA PAIX DE WESTPHALIE
§ 1. L'objet de la lutte-
Nous avons dil ailleurs que la lutte terrible qui ensanglanta
l'Allemagne pendant trente ans fut religieuse dans son origine,
mais que des intérêts politiques s'y mêlèrent, intérêts qui prirent
une importance de plus en plus grande, à mesure que les hostilités
se prolongèrent (1). C'est à ce point de vue qu'il faut se placer, si
l'on veut apprécier la mission de celte guerre affreuse, et le rôle
que les parties belligérantes y ont joué. Elle a eu pour but provi-
dentiel d'assurer la liberté religieuse en Europe, en lui donnant
des garanties dans la patrie même de la réforme. Ces garanties
n'existaient point dans la paix d'Augsbourg ; arrachée à la maison
d'Autriche plutôt que librement consentie, ce n'était qu'une trêve.
L'Église ne renonça pas h l'espoir de regagner,. au besoin par la
force, tout le terrain qu'elle avait perdu. Une milice puissante
organisa la réaction catholique dans toute la clu^étienté. Les
jésuites agissaient sur les esprits, en s'emparant des générations
naissantes par l'éducation : ce lent travail ne suffit pas à leur
ardeur, ils excitèrent à la violence, ici h des conjurations, là h la
,1^ Voyez l« tome IX' de mes Éludes historiques.
204 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
guerre civile. Ils échouèrent eu France et en Angleterre, mais en
Allemagne leurs progrès menacèrent l'existence même du protes-
tantisme.
Les jésuites trouvèrent un prince qui semblait né pour se mettre
à la tète de la réaction catholique, Ferdinand, le chef de la maison
d Autriche. Vainement dit -on que les desseins de Ferdinand
n'étaient pas aussi gigantesques, qu'il ne songeait pas h détruire
la réforme, mais à sauver le catholicisme. Ceux qui croient à la
modération du parti catholique, ne connaissent pas la puissance
du principe religieux qui fait sa force. Le catholicisme est poussé
fatalement à la domination, car l'universalité est de son essence ;
il se croit appelé par Dieu même à imposer ses croyances au
monde entier. Lors donc qu'il se produit une hérésie dans son
sein, il doit l'extirper; ses annales attestent qu'il ne recule pas
devant le sang pour atteindre le but qu'il poursuit. Ferdinand, en
le supposant vainqueur, eût été entraîné ; instrument des jésuites,
il serait allé jusqu'au bout, c'est à dire jusqu'à la ruine de la ré-
forme. Détruite en Allemagne, où elle avait ses racines, n'ayant
qu'une existence précaire en France, elle aurait succombé néces-
sairement en Angleterre et dans le Nord, et, avec elle, la libre
pensée et la civilisation moderne.
Qui a sauvé le protestantisme et l'avenir de l'humanité? Ceux
qui par leurs croyances et par leur intérêt politique étaient appelés
i\ le défendre, les princes protestants ne désertèrent pas précisé-
ment sa cause, mais ils la compromirent par leurs divisions,
source d'une irrémédiable faiblesse. Dieu leur envoya un sauveur,
un héros digne d'être le défenseur de la liberté religieuse. Gus-
tave Adolphe ne trouva pas d'appui chez les princes allemands et
il périt au début de sa glorieuse carrière. Ses généraux continuè-
rent à lutter contre la maison d'Autriche; mais abandonnée par
les protestants, la Suède aurait succombé, si elle n'avait trouvé un
auxiliaire dans la France. Richelieu poursuivit l'œuvre de Gustave
Adolphe, non par conviction religieuse, mais par intérêt politique.
L'ambition de la maison d'Autriche était liée si intimement h la
domination du catholicisme, qu'on ne pouvait attaquer l'une sans
ébranler l'autre. L'empereur étant h la tête de la réaction catholi-
que, Richelieu dut se mettre à la tête du parti protestant. Le pro-
testantisme contribua à la victoire, il dut aussi profiter de ses
OBJET DE LA LUTTE. 205
fruits. Voilà comment il arriva que la réforme fut sauvée par un
prince de l'Église.
Tel n'était certes pas le but du cardinal ; esprit essentiellement
politique, il ne voyait dans la guerre allumée par les passions reli-
gieuses qu'un moyen de briser la puissance de la maison d'Autri-
che. L'on accusait les descendants de Cliarles-Quint d'aspirer à la
monarchie, et l'accusation était fondée en ce sens qu'ils étaient les
chefs de la réaction catholique ; or le catholicisme implique une
domination universelle, dans l'ordre temporel comme dans l'ordre
religieux. Charles-Quint s'était inspiré de l'idéal du moyen âge, en
voulant rétablir l'empire et l'unité chrétienne. Philippe II continua
la politique de son père; il fut réellement le roi des catholiques,
et il menaça de devenir le roi de toute la chrétienté. Au xvn'- siè-
cle, la branche allemande de la maison d'Autriche prit le rôle que
la branche espagnole avait joué au xvi''. Ici encore l'idée domina
et entraîna les hommes. Ferdinand, pas plus que Philippe II,
n'était de taille à devenir le maître du monde ; il est plus que pro-
bable qu'il ne conçut jamais cette haute ambition, mais la religion,
dont il était l'organe et le champion, le poussa malgré lui h obéir
à la devise de sa maison : plus outre. Que l'on suppose un instant
la réaction catholique triomphante, Gustave Adolphe et Piichelieu
vaincus; qui ne voit que l'indépendance des nations eût péri avec
la liberté religieuse? Telles étaient les craintes de Richelieu, le
plus profond politique des temps modernes ; c'est pour prévenir le
danger d'une monarchie universelle qu'il s'allia avec les protes-
tants contre la maison d'Autriche.
Gustave Adolphe et Richelieu furent-ils désintéressés dans cette
grande lutte? Le premier n'avait-il d'autre but que de sauver la ré-
forme? Le second ne voulait-il pas pour la France la monarchie ou,
si l'on veut, l'influence, dont il dépouillait une maison rivale? Il est
certain que l'ambition et l'intérêt ont joué un rôle dans les grands
événements de l'histoire, et il en sera toujours ainsi, parce que
cela est dans la nature humaine. Nous croyons volontiers que la
mort seule empêcha le héros suédois de fonder un empire protes-
tant à son profit. Le cardinal mourut aussi avant la fin de la lutte,
mais sa politique sinon son génie lui survécut et inspira les négo-
ciations de Munster. Quel en fut le .résultat? Le traité de West-
phalie abaissa l'Autriche, et consacra la grandeur de la France.
206 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
Ce n'était pas la monarchie universelle, nous ne croyons pas que
Richelieu y ait jamais songé, mais c'était un rang prépondérant
dans la chrétienté, un ascendant moral plutôt qu'une domination
matérielle. Le roi qui tout enfant signa la paix de Munster,
recueillit Théritage de cette grandeur : Louis XIV répandit l'éclat
et la terreur du nom français dans l'Europe entière. La révo-
lution française étendit encore plus loin la gloire de la France;
elle vainquit l'Europe coalisée, au nom d'une idée, et elle légitima
ses victoires en portant chez les vaincus la liberté, la fraternité
et l'égalité. Un conquérant fut l'héritier de la révolution, mais
infidèle à son origine, il mit le despotisme à la place de la liberté,
et au lieu de s'inspirer du sentiment de la fraternité, il fonda un
empire sur la force des armes. Le joug français pesa durement
sur le monde, et surtout sur l'Allemagne : de là une réaction vio-
lente contre la France, réaction qui se manifeste jusque dans le
domaine paisible de la science. Il en est résulté une conception
nouvelle, étrange, de la guerre de Trente ans; nous la repoussons,
parce qu'elle juge le passé, au nom des préjugés du présent. On
condamne la France du wiii^ siècle, sous l'influence de la haine
qu'a allumée la domination napoléonienne. La haine est une mau-
vaise conseillère, elle aveugle au lieu d'éclairer, il la faut bannir
de l'étude de l'histoire, sinon on l'altère, et on la fausse.
Les écrivains allemands ne voient dans la guerre de Trente ans
qu'une lutte politique; ils nient que la liberté religieuse ait été en
cause; à peine admettent-ils que dans les premières années la
guerre ait eu un caractère religieux, encore n'était-ce qu'aux yeux
des protestants qui s'imaginaient à tort que l'empereur voulait
détruire la réforme. La guerre, disent-ils, devint exclusivement
politique, dès que l'étranger y intervint. Quand ils parlent de lutte
politique, ils n'entendent pas que la maison d'Autriche ait menacé
l'Europe d'une monarchie universelle, bien moins encore recon-
naissent-ils que Gustave-Adolphe et Richelieu aient pris les armes
pour la sauver de ce péril. Le héros suédois et le politique fran-
çais sont ravalés au rang de brigands : ils firent la guerre à l'empire,
dit-on, pour s'en partager les dépouilles (1). Quelle est, dans cet
ordre d'idées, la mission providentielle de la guerre de Trente
(1) Barthold, Geschichle des grosscn dculschen Krieges, T. 11, p. Ui, et passim.
OBJET DE LA LUTTE. 207
ans? On n'en voit plus aucune. Elle n'a pas assuré la liberté reli-
gieuse, ni l'indépendance de l'Europe, puisque ni l'une ni l'autre
n'étaient en danger. Il ne reste plus qu'un vaste champ de car-
nage, occupé par des hordes barbares, sous les drapeaux de la
France et de la Suède, sans autre but pour les chefs que le dé-
membrement de l'Allemagne, et pour les capitaines et les soldats
mercenaires que le butin et une licence sauvage. Quant aux
princes protestants, ceux-là seuls qui désertèrent la cause du pro-
testantisme pour se rallier h l'empereur, sont glorifiés comme
ayant compris les vrais intérêts de la religion et de l'État; ceux,
au contraire, qui restèrent fidèles à l'alliance suédoise, sont flétris
comme traîtres à la patrie : l'ivrogne et égoïste George de Saxe
devient un type de patriotisme, tandis que le landgrave de Hesse et
son héroïque veuve Amélie-Elisabeth sont voués à l'exécration (1).
Ce ne sont pas seulement quelques princes dont la réputation est
immolée h la haine du nom français; dans leur ardeur patriotique,
les historiens allemands vont jusqu'à accuser la nation, sinon de
trahison, du moins d'inintelligence politique et presque de niaiserie.
Sur la foi de l'histoire, l'on avait cru jusqu'ici que c'était le génie
guerrier de Gustave-Adolphe et de ses vaillants capitaines, les
Horn, les Bannier, les Torstenson et les Wrangel, puis la fougue
de Condé unie à la profondeur de Turenne, qui avaient triomphé
de la maison d'Autriche. Erreur! Les Français étaient en petit
nombre, et s'ils se distinguèrent, ce fut par leur lâcheté ; la Suède
n'envoya en Allemagne que quelques milliers de paysans nus; les
armées suédoises et françaises étaient composées presque exclu-
sivement de mercenaires allemands. Voici donc à quoi se réduit
la guerre de Trente ans : ce sont les Allemands qui, sous la ban-
nière de quelques brigands suédois et français, versent leur sang
pour démembrer leur patrie au profit de ceux qui les ont achetés.
Si ce système historique était vrai, il serait désolant. Les écri-
vains qui le soutiennent ne s'aperçoivent pas qu'à force de patrio-
tisme, ils font la satire la plus sanglante de leur patrie. Que
faut-il penser d'une grande nation, dont les princes se vendent à
l'étranger par cupidité, ou qui se laissent tromper par leurs enne-
mis et combattent pour eux contre leur chef, sans aucun souci de
(1) Barlhohl, Geschichte des grossen dculschcn Krieges, T. 11, p. 37, 43, 243.
208 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
l'honneur national, ni de l'intégrité du territoire. Il faut dire que
c'est une nation de traîtres et de niais, et qu'elle mérite sa desti-
née, quelque dure qu'elle soit. C'est cependant là ce que l'on dit
des Allemands du xvii" siècle. Après 1630, tout le parti protes-
tant fut allié de la Suède; la moitié de l'Allemagne était donc
traître h la patrie! Pendant toute la durée de la guerre, il y eut
des princes allemands et des troupes allemandes au service de la
Suède et de la France : c'étaient des traîtres, ou pour le moins
des imbéciles qui s'imaginaient que leurs croyances étaient en
danger ou leur liberté compromise par la maison d'Autriche. Ce
n'est pas tout. Si les historiens allemands ont raison, il faut dire,
que l'humanité est en proie à une aveugle fatalité, il faut nier le
gouvernement providentiel. Qu'est-ce que notre destinée, si les
peuples de l'Europe se sont déchirés pendant trente ans, sans
qu'il y eût à ce sang versé une autre raison que l'ambition de
quelques brigands, et la sottise des masses? Faut-il croire que
Dieu n'a donné d'autre mission aux hommes que de s'entre-tuer
et de se dépouiller?
Hàtons-nous de répondre que le système historique qui conduit
à ces désohmtes conséquences est faux. Les écrivains allemands
altèrent les faits, en niant que la liberté religieuse fût en cause
dans la guerre de Trente ans, en niant que la réaction catholique,
jointe à la puissance de la maison d'Autriche, mettait en danger la
liberté de l'Allemagne et de toute la chrétienté. Il faut de parti
pris fermer les yeux à la lumière pour prétendre que la religion
n'a joué aucun rôle dans la longue lutte qui ensanglanta l'Alle-
magne pendant une vie d'homme. La réaction catholique, ii la fin
du xvi'^ siècle et au commencement du xvn'*, est-elle un rêve? Les
jésuites sont-ils un fantôme ? Le fanatisme de Ferdinand II est-il
un mythe? Et que voulait la réaction catholique ? Quel est le but
que poursuivaient les jésuites et leur instrument, l'empereur?
N'était-ce pas la destruction du protestantisme? l'Église pouvait-
elle avoir une autre pensée? Si tout cela est un produit de l'imagi-
nation, que faut-il penser des longs débats d'Osnabrûck sur la
liberté religieuse? Que dire du traité deWestphalie qui la garantit?
Que dire de la protestation du pape contre ces stipulations? Négo-
cie-t-on ù la fin d'une longue guerre sur des choses qui étaient
étrangères à la lutte ? Les traités de paix ne sont-ils pas une suite
OBJET DE LA LUTTE. 209
des hostilités? et si la paix de Westphalie est à moitié religieuse,
n'est-ce pas une preuve évidente que la guerre aussi était à moitié
religieuse? S'il y a un élément religieux dans la guerre de Trente
ans, tout change de face. La cause de la réforme est celle de la
libre pensée, c'est la cause de la civilisation : nous ne connaissons
pas de plus grands intérêts pour les nations. Que Gusiave-Adolphe,
en prenant en main la défense du protestantisme, ait été inspiré
par l'ambition, soit; mais cette ambition était haute et sainte. La
question religieuse se lie intimement à la question politique. Par
cela seul que la maison d'Autriche était à la tête de la réaction
catholique, elle était poussée fatalement h ambitionner la domina-
tion universelle, en ce sens du moins que son influence se serait
étendue aussi loin que les conquêtes du catholicisme. Faut-il
demander ce qui serait resté de liberté à l'Allemagne, si Ferdinand
avait vaincu Gustave-Adolphe? La liberté de l'Allemagne n'était
donc pas un vain mot, et Richelieu, en l'invoquant, quelles que fus-
sent du reste ses arrière-pensées, n'était pas un fourbe qui trompe
ses alliés comme ses ennemis. Le grand cardinal a été réellement
le libérateur de l'Europe, car il a empêché l'empire exclusif du
catholicisme, et par suite la monarchie de la maison d'Autriche qui
s'en proclamait le champion.
Si c'est la liberté de penser, si c'est l'indépendance des nations
qui étaient l'enjeu de la terrible lutte où tant de sang a été versé,
où tant de provinces ont été ruinées, l'histoire, tout en maudissant
les mauvaises passions des hommes, doit bénir la main de Dieu ;
elle doit tirer cette grande leçon des maux de la guerre, c'est que
les peuples font eux-mêmes leur destinée. S'ils ne marchent pas
dans les voies de la Providence, Dieu intervient, et leur envoie un
sauveur ; mais malheur à ceux qui ne savent pas se sauver eux-
mêmes ! Le salut qui vient d'une main étrangère, est toujours un
mal, parce qu'il amoindrit nécessairement ceux qui par faiblesse
ont dû y avoir recours. Voilà le reproche que l'histoire doit faire
aux princes protestants ; elle ne dira pas qu'ils étaient des niais ou
des traîtres, pour avoir demandé ou accepté l'appui de l'étranger;
elle les blâmera de n'avoir pas défendu leur foi et leur liberté par
leurs propres forces et d'avoir rendu l'intervention de la Suède et
de la France nécessaire. Dira-t-on qu'ils cherchaient à l'étranger
la force qu'ils ne trouvaient pas en eux-mêmes ? Nous répondons
210 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
que cette impuissance leur est imputable, car elle est due à leurs
malheureuses divisions, à leur inintelligence politique. Mais du
moins le but qu'ils poursuivaient, quand ils furent à la suite de
l'étranger, n'était pas la satisfaction de viles passions : il s'agissait
des plus grands biens de l'homme, de la religion et de la liberté.
Il s'est fait depuis le xvii'* siècle une singulière révolution dans
les idées politiques des Allemands; ce qu'alors ils appelaient
leur liberté, est flétri aujourd'hui comme un crime. La paix de
Munster consacra l'indépendance presque absolue des princes,
aux dépens de l'autorité de l'empereur; il en résulta que l'unité
nationale fut relâchée. De Ih une grande faiblesse, quand l'empire
vint en collision avec une nation forte et invincible par son unité.
Les Allemands se sont aperçus que leur patrie ne jouait pas dans
le grand drame de l'histoire le rôle qu'elle pourrait y jouer, si ses
forces, au lieu d'être divisées, étaient unies en un faisceau. Voilà
pourquoi l'unité .de l'Allemagne est devenue le vœu de tous ceux
qui veulent lui rendre le rang auquel sa puissance lui donne droit.
Rien de plus légitime; mais il y a un écueil dans ce patriotisme
dont les historiens n'ont pas su se garder : il ne faut pas trans-
porter dans le XYu^'-siècle les passions du xix''. C'est ce que font les
écrivains qui reprochent avec tant d'amertume aux princes protes-
tants et même catholiques, de s'être laissé tromper par le doux
mot de liberté, au nom de laquelle la France les armait contre
l'empereur.
Ce n'est pas Richelieu qui a inventé la liberté allemande. Il n'y
a pas de sentiment plus enraciné dans la race germanique que
celui de l'individualité et de l'indépendance; il n'y en a pas qui soit
plus étranger à son génie que celui de l'unité. Si c'est un mal, il ne
date pas du xvn° siècle, il est aussi ancien que l'Allemagne. La ré-
forme, qui elle-même est une manifestation de cet esprit, donna
une force nouvelle à la tendance qui porte les Allemands h se
séparer, au lieu de s'unir. Est-il bien vrai que tout dans cette ten-
dance doive être condamné? Ceux qui tiennent au protestantisme,
ceux auxquels la liberté de penser est chère, doivent se féliciter
de ce que l'Allemagne n'était pas parvenue à l'unité politique au
xvi'' siècle : les réformateurs n'auraient pas trouvé d'appui chez un
duc de Saxe ni chez un landgrave de Hesse; ils auraient trouvé
dans un empereur tout-puissant, chef politique du catholicisme,
LA MAISON d'aUTRICHE. !2Il
un ennemi mortel. Humainement parlant, l'on doit dire que la
réforme eût été étouffée dans son berceau. Admirons les voies de
Dieu. Tandis que partout ailleurs le pouvoir royal se concentrait
de plus en plus en une seule main, l'empire d'Allemagne allait en
se morcelant et se divisant; les papes contribuèrent à l'aftaiblir,
sans se douter qu'ils préparaient la voie ii Luther : la division de
l'Allemagne fut le salut du protestantisme. Les princes allemands
avaient donc d'excellentes raisons pour tenir à leur liberté, et leur
cause se confondait avec celle de l'humanité. Encore au wu" siècle,
si la maison d'Autriche était parvenue i\ détruire l'indépendance
des princes, l'unité eût été la ruine de la réforme.
Sans doute, la liberté allemande a son revers. Déjà dans les
longues négociations de Munster et d'Osnabrûck, les princes h qui
il restait quelque patriotisme, durent gémir de lavoir dominée, et
pour ainsi dire insultée par l'étranger ; la Suède et la France
démembrèrent l'empire au nom de la liberté allemande (1). Le dé-
membrement est toujours un mal, et de plus un crime; mais il faut
voira qui on doit l'imputer. Les princes protestants devaienttenir
à leur liberté, puisque c'était une condition de salut pour le pro-
testantisme; mais ils ne surent pas défendre leur liberté, pas plus
qu'ils ne surent défendre leur foi : de là la nécessité de l'interven-
tion étrangère qui conduisit au morcellement de l'Allemagne. Mais
du moins le mal ne fut pas sans compensation : la liberté religieuse
fut consacrée par le même traité qui démembra l'empire; quant à
la liberté politique reconnue aux princes, si elle affaiblit l'empire,
elle garantit aussi l'existence de la réforme et par suite la liberté
de penser; or la libre pensée n'est-elle pas la gloire éternelle de
l'Allemagne? Cette gloire vaut bien celle que l'on recueille sur les
champs de bataille.
§ 2. La maison d'Autriche.
Les protestants assemblés à Heilbronn, en 1633, écrivirent au
roi de France : « Ce qui a été fait ces années passées dans les
guerres de Mantoue et en Suisse, témoigne assez que le désir de
(1) Ruumer, Geschichte Europas seit dem XVten Jalirhundcrt, T. ni,p.626, s.
212 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
domination de l'ennemi n'est point borné aux limites de sou pays,
mais que cette monarchie universelle si bien colorée, regarde
aussi nos voisins et que cette maison (d'Autriche) veut en jeter les
fondements sur les ruines de notre liberté, afin que s'en appuyant,
elle puisse tant plus aisément renverser les autres royaumes et
républiques. La France depuis quelques siècles a éprouvé où
aboutissent les desseins de l'Espagne; ce qu'elle éprouverait
encore aujourd'hui si l'ennemi nous avait subjugués(l). «Richelieu
lança la même accusation contre la branche espagnole de la mai-
son d'Autriche : « Qu'est-ce que les Espagnols ont fait autre chose
depuis le traité de Vervins, que de s'agrandir aux dépens de leurs
fidèles voisins, et, comme un feu toujours allumé, à qui la matière
plus proche sert de passage pour arriver à celle qui est la plus
éloignée, passer de province en province et se les assujettir l'une
après l'autre, selon que chacune est plus voisine de la dernière
occupée? lis prétendaient faire le même de tous les États de l'Eu-
rope, et parvenir par ce moyen à la monarchie universelle de la
chrétienté, qui est la seule borne de leur devise (2). »
La maison d'Autriche repoussa vivement une imputation qui
servit de motif ou de prétexte h. la coalition du roi très chrétien
avec les princes protestants d'Allemagne, avec la Suède, et avec la
république des Provinces-Unies. Dans un Avertissement aux am-
bassadeurs de France sur les lettres par eux écrites aux princes de
Vempire, l'accusation de monarchie universelle est traitée « de
rêverie qui ne peut sortir que de têtes creuses, et ne doit se débi-
ter qu'à gens qui ont perdu toute raison. » « C'est, dit-on, par des
moyens doux et modérés, comme les alliances, les héritages et la
concorde domestique, que la maison d'Autriche est parvenue à cet
état de grandeur où n'ont pu atteindre ses envieux par leurs tur-
bulentes factions, et en mettant tout sens dessus dessous (3). » Les
historiens allemands abondent dans ces idées : « Ferdinand II,
disent-ils, pas plus que Philippe II, ne songeait à la monarchie.
Esprit étroit, il ne montra de l'énergie que dans la réaction catho-
lique, parce qu'il était persuadé que c'était la cause de Dieu. Mais
(1) Négociations de FewçMù-res, T. 1, p. 216.
(2) Mémoires de Richelieu, T. VIII, p. 213, 302, 3U7.
(3) Aéfjociations secrètes touchnnl la paix (le Munster, T. 1, p. 268.
LA MAISON d'aUTRICHE. 213
on n'aperçoit pas chez lui cette vaste ambition qu'on lui suppose
très gratuitement (1). »
Entre ces opinions contradictoires, les faits décideront. Que la
branche aînée de la maison d'Autriche ait eu l'ambition de la
domination universelle, l'on n'en saurait douter. Un écrivain espa-
gnol, André de Mendoze, dans un livre dédié à Charles P'" d'Angle-
terre, quand il était encore prince de Galles, osa appeler Madrid
la capitale du monde : « Elle l'est à plus juste titre, dit-il, que
Rome ne l'était anciennement, d'autant que, par droit de nature et
de succession, l'empire du monde est fondé en la personne du roi
Philippe, puisque jamais le soleil ne couche sur l'étendue de ses
seigneuries, ce qui ne pouvait se dire de l'empire romain, et que
les armes heureuses des Espagnols donnent la loi à la plupart de
l'univers, en l'Italie, en l'Allemagne, voir en l'Afrique (2). » La
politique de Philippe III fut en réalité tout aussi envahissante que
celle de son père ; il ne cessa, malgré la paix de Vervins, de pour-
suivre ses intrigues en France, d'exciter et d'encourager les mé-
contents, de se liguer même avec les huguenots, pour détruire
la monarchie de Henri IV, ou du moins pour l'affaiblir en la
démembrant. Le fils de Philippe II n'abandonna pas ses pré-
tentions sur l'Angleterre. Maître de l'Italie par la possession de
Milan et de Naples, il voulut relier ses immenses domaines en
s'emparant de la Valteline ; il convoita même la Bohême et la Hon-
grie. Il considérait les rois d'Angleterre et de France comme des
souverains d'un rang inférieur. Ses ambassadeurs allaient jus-
qu'à soutenir qu'un aussi grand monarque que le roi d'Espagne
ne pouvait être obligé par les traités, qu'il ne reconnaissait d'autres
lois que sa modération et sa clémence (3). Quel que soit le con-
traste entre ces extravagantes prétentions et la faiblesse des
princes qui siégeaient sur le trône d'Espagne, la cour ne modifia
en rien, sous Philippe III, le ton d'arrogance qui était devenu de
style dans les rapports avec les autres États : on dirait qu'à force
d'orgueil, on voulait cacher au monde les plaies qui minaient
l'empire de Charles-Quint. Peut-être aussi les Espagnols se fai-
(li .4. Menzel, Geschichte der Deutschen, T. VU, p. 23i.
(2) Mercure français de 1626 (T. Xll, p. 732.
(3) Sisnioncii, Histoire de Fraoce, T. XXn,p. 419.
14
214 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
saient-ils illusion sur leur décadence. Le conseil de Caslille, tout
en jetant un cri d'alarme sur la dépopulation de l'Espagne, con-
seilla à Philippe III de continuer la politique de ses ancêtres; il
croyait qu'en ménageant bien ses ressources, le roi pouvait encore
devenir le maître du monde. Ce maître du monde était un vrai
crétin; c'est h grand'peine qu'il avait appris la grammaire et
({uelques lambeaux de saint Thomas : à cela se borna son déve-
loppement intellectuel. Pour le moral, il resta toujours dans l'en-
fance; il n'eut pas même assez de volonté pour choisir une femme!
Sa grande ambition était de faire consacrer par l'Église le dogme
de l'immaculée conception (1)!
Ce bigotisme, qui nous semble si déplacé dans un roi, contribua,
au xvii'' siècle, à maintenir le prestige de la grandeur espagnole.
Le roi d'Espagne était toujours le roi catholique par excellence,
le protecteur de l'Église et de tous les croyants. Richelieu dit que
c'était politique et hypocrisie : « La religion n'est qu'un masque
dont ils se couvrent le visage; avoir Dieu et la Vierge en la bouche,
la religion en apparence, un chapelet en la main, et les seuls inté-
rêts temporels au cœur, voilh la première maxime d'État de leur
nation superbe (2). » Le témoignage du cardinal est suspect;
comme lui-même ne se décidait jamais que par des considérations
d'État, il ne voulait voir partout que de la politique. Les rois d'Es-
pagne donnèrent des preuves trop manifestes de leur fanatisme
pour qu'on puisse le révoquer en doute. Quand on délibéra sur le
sort des Morisques, on consulta le pape : Paul V et les cardinaux
furent unanimement d'avis qu'il fallait extirper cette racine d'hé-
résie sans pitié ni miséricorde, parce que l'Écriture sainte nous
dit que l'arbre qui ne produit pas de bons fruits, doit être coupé
et jeté au feu (3). Le roi suivit ce funeste conseil, qui n'était certes
pas dicté par l'intérêt politique. Dans la grande lutte du xvn^' siècle,
l'Espagne se laissa également influencer par des motifs religieux;
c'est un témoin oculaire et bien informé qui le dit. Au début de
la guerre de Trente ans, la branche allemande de la maison
d'Autriche était aux abois; Ferdinand réclama des secours à
(1) Ranke, Fiirsten undVœlker von Sud-Europa,T. I, p. 440, 131, ss.
(2) iMémoires de Richelieu, T. U, p. 295, 383 ; T. IV, p. 143.
(3) KUevenhilkr, Annales Ferdinandei, ad a. 1609 (T. VII, p. 253).
LA MAISON r'aUTUICHE. 215
Madrid. Son ambassadeur, le comte de Khevenhiller, se plaint
amèrement de n'avoir trouvé chez les ministres de Philippe III
qu'ignorance des affaires d'Allemagne ou mauvais vouloir; sans
l'appui de la religion, il aurait échoué dans sa négociation :
« Qu'est-ce que le roi a de commun avec l'empire? » lui disaient
le duc d'Uzeda et le confesseur de Philippe qui gouvernaient la
monarchie. Vainement l'envoyé autrichien insista-t-il auprès du
confesseur, en invoquant les liens de parenté qui unissaient les
deux branches de la maison d'Autriche ; vainement lui montra-t-il
que la religion était en cause : le confesseur resta inébranlable. Il
fallut que le comte de Khevenhiller fît un appel direct aux senti-
ments religieux du roi, en lui déclarant qu'il serait responsable
du salut éternel des milliers de fidèles que la victoire des protes-
tanis retiendrait dans l'hérésie. Alors Philippe III céda (1). En
réalité, l'intérêt du catholicisme se confondait avec son ambition :
la monarchie universelle dont les Espagnols étaient si tiers,
comme s'ils étaient déjà les maîtres du monde, n'avait de raison
d'être qu'en tant que les rois catholiques étaient les champions
de l'Église universelle.
Il en était de même de la branche allemande de la maison
d'Autriche. Avant l'avènement de Ferdinand, elle joua un rôh^
peu considérable dans le monde politique. Chefs électifs d'un
empire h moitié protestant, liés par la paix de religion, les empe-
reurs d'Allemagne ne pouvaient plus être les défenseurs de
l'Église. Ferdinand II, plus convaincu, plus fanatique que ses pré-
décesseurs, reprit le rôle que le moyen âge assignait au saint-
empire romain. Richelieu accusa l'Autriche comme l'Espagne « de
se couvrir de la religion pour enchanter les esprits de la chré-
tienté (2).» Le profond politique se trompait, ou il voulait tromper.
Il avait intérêt à faire passer la guerre de Trente ans pour une
guerre politique. Prince de l'Église, il devait ménager les pas-
sions catholiques, et ministre du roi très chrétien, il avait à lutter
contre un parti puissant qui prenait en main la cause du catholi-
cisme, et faisait un crime au cardinal de ses alliances protes-
tantes, en l'accusant de soutenir la réforme. Il y avait ceci de
(1) Khevenhiller^ Annales Ferdinand.;!, ad a. 1G19 (L IX, p. 702-706 ; T. X, p. 91).
(2) Mémoires dn Richelieu, T. V, p. 117.
216 LA GUERRE DE TRENTE AXS.
vrai dans ces accusations, c'est que les intérêts politiques et reli-
gieux de la maison d'Autriche étaient étroitement liés; atta-
quer ses prétentions h la monarchie universelle, c'était faire la
guerre à l'Église, et partant favoriser les protestants. Mais aussi
par suite de ce lien intime entre le catholicisme et la monarchie
universelle, il est certain que le prince qui se déclarait le cham-
pion de Rome, était poussé fatalement, d'une part, à ruiner le pro-
testantisme, et, d'autre part, h. étendre sa domination sur toute la
chrétienté. Tel fut le rôle de Ferdinand (1). 11 ne lui manqua que
la victoire pour réaliser l'ambition de Rome tout ensemble et celle
de la maison d'Autriche.
Après la victoire de Prague, Ferdinand enleva au malheureux
palatin la dignité électorale, pour la transporter au vainqueur, le
duc de Bavière. Il est inutile d'insister sur l'illégalité de cet acte;
les plus modérés des historiens allemands conviennent que c'était
un coup d'État (2). Ainsi c'est l'empereur, le gardien de la consti-
tution, qui la viola! Le but politique qu'il poursuivait est évident,
le but religieux ne l'est pas moins. En investissant le duc de
Bavière de la dignité électorale, Ferdinand se l'attachait pour tou-
jours, comme un complice est rivé à l'auteur du crime dont il
profite. En même temps qu'il se fortifiait dans la lutte qui s'ou-
vrait, le chef de la maison d'Autriche assurait une prépondérance
définitive au catholicisme, en lui donnant la majorité dans le col-
lège des électeurs. Voilà pourquoi le pape poussa l'empereur h
une mesure qui devait perpétuer la lutte ; de leur côté, les princes
catholiques, justifiant le moyen par le but, applaudirent à un
décret illégal qui leur promettait la victoire sur le protestantisme.
L'édit de restitution fut le fruit de la victoire sur le roi de Dane-
mark. 11 avait également un double caractère, religieux et poli-
tique. En favorisant le catholicisme, Ferdinand travaillait pour
l'agrandissement de sa puissance. La sécularisation des biens
ecclésiastiques au profit des princes protestants, augmentait l'in-
fluence d'un élément hostile à l'empereur. Ferdinand voulut re-
(1) Lui-même dit dans une lettre adressée à rambassadeur d'Espagne : « La consenaziont et
ressaltazione délia nostra santa fede, e consequemenle délia casa nostra. » (Meyer Loudorj),
Suppléra., ni,691.)
(2) Saalfeld, Allgemeine Geschichte der neuesten Zeil, T. I, p. 174.
LA MAISON D AUTRICHE. 217
constituer les principautés ecclésiastiques, dont comme allié et
champion de Rome, il avait, pour ainsi; dire, la disposition (1).
C'était la vieille politique des empereurs de s'appuyer sur les
princes ecclésiastiques, pour contrebalancer le pouvoir tous les
jours plus indépendant des princes laïques.
. Tels furent les premiers actes de Ferdinand ; l'un et l'autre ten-
daient à reconstituer l'Église et l'Empire, dans le sens de l'unité
du moyen âge. Ferdinand agissait-il systématiquement? Nous
l'ignorons; toujours est-il que, la victoire aidant, il agit en souve-
rain absolu. Il disposa des principautés en maître, plutôt qu'en
empereur. Il fallait une récompense princière h. l'illustre général
qui venait de vaincre le roi de Danemark; Ferdinand dépouilla
une vieille maison au protlt de Wallenstein ; il n'y eut pas de sen-
tence du collège des électeurs contre le duc de Mecklembourg,
pas de défense, pas même d'accusation, rien qu'un décret arbi-
traire de l'empereur. La spoliation des ducs de Mecklembourg, de
même que celle de l'électeur palatin, fut inspiré par les jésuites
qui étaient comme le mauvais génie de Ferdinand (2). L'Église
avait intérêt à ce que l'empereur devînt absolu, car sa toute-puis-
sance devait amener la victoire du catholicisme. En vain les histo-
riens allemands protestent-ils que Ferdinand n'était pas d'humeur
tyrannique, et qu'il ne songeait pas ii renverser la constitution
de l'empire; le fait est qu'il la violait h toute occasion, en déci-
dant les contestations des princes par sa seule volonté. Wallen-
stein disait qu'il ne devait y avoir qu'un maître en Allemagne, de
même qu'il n'y avait qu'un roi en Espagne et en France (3), et l'em-
pereur agissait en conséquence. Après avoir dépossédé l'électeur
palatin et le duc de Mecklembourg, il se proposait de donner le
Wurtemberg à un de ses généraux. L'électeur de Saxe, son stu-
pide allié, aurait eu le même sort (4). Richelieu n'avait donc pas
tort de dire que « l'empereur dépouillait à son aise, premièrement
tous ceux qui lui avaient été contraires, puis ceux qui lui avaient
été suspects, et après, ceux qui avaient exactement observé la
(1) A(L Menzel, Geschichle der Deutschen, T. VU, p. 17â, s.
(2) KlievenlnUer, Annales FenlinaDclci, T. XI, p. 67.
(3) Le comte de Dohna disait la même chose : que Tempeieur voulait avoir en Allemagne un dumi.
aium absolulum. {Menzel, Gescliichte Schlesiens, T. II, p. 408.)
(4) Khevenhiller, Annales Ferdinandei, T. XI, p. 62. — J. von Millier, der Fiirstcnbund, eh. VI.
iil8 LA r.UERRE DE TRENTE ANS.
neulralilë, et finalement ceux qui lui avaient été très obéissants.
Enliii, dil-il, l'empereur, sous divers prétextes d'apparence spé-
cieuse, prenait le train de se rendre maître de l'Allemagne et la
réduire en une monarchie absolue, anéantissant les lois anciennes
de la république germanique, sur lesquelles est fondée l'autorité
impériale » (1).
Voilà quels furent, non pas les projets, mais les actes de Fer-
dinand en Allemagne. Peu importent ses intentions primitives; la
force des choses le dominait, et le poussait à réaliser l'unité reli-
gieuse de l'Allemagne, par la violence et les coups d'État. La
maison d'Autriche n'a jamais eu des allures de conquérant, et
Ferdinand qui, au début de son règne, se vit assiégé h Vienne par
les insurgés de Bohême et de Hongrie, ne pouvait certes pas
avoir l'ambition de la monarchie universelle. Mais en fait de
domination, comme le dit Richelieu, l'appétit vient en mangeant;
maître de l'Allemagne, Ferdinand porta ses vues sur l'Europe. On
dirait que le malheur auœ vaincus devint la devise de l'empereur.
Après avoir défait le roi de Danemark, il voulut le traiter comme
il avait traité l'électeur palatin : Wallenslein signifia aux Danois,
avec la brutalité du soldat, qu'ils seraient tenus comme esclaves
s'ils refusaient de prendre l'empereur pour roi, tandis que, s'ils
l'élisaient, ils conserveraient leur liberté et leur religion (2).
Ferdinand songea à faire valoir les droits de l'empire sur l'Italie,
par voie arbitraire, comme en Allemagne. Il dépouilla le duc de
Manloue, parce qu'il était sujet des rois de France. Une fois maître
de Manloue, il comptait s'emparer des possessions de terre ferme
de Venise ; l'indépendance de la république était une pierre de
scandale pour la maison d'Autriche : « Il faut, disait l'ambassadeur
d'Espagne, que la nouvelle Carthage succombe sous les héritiers
de Rome. On apprendra aux héritiers italiens qu'il y a encore un
empereur. » Le saint-siége n'était pas à l'abri de cette politique
envahissante : Ferdinand parlait de se faire couronner, et il se
proposait de revendiquer, ii cette occasion, les droits de l'empire
sur les États du pape. Le nom du général qu'il chargea de ce soin
en disait plus que tous les projets. Déjà Wallenstein lançait de
(1) Mémoires de lUchnlim, T. V, p. 120-123.
(2) Forsler, \Valleiis.leius Briefe, T. I, \). 67, lettre CXIX.
LA MAISON d'aUTRICHE. 219
terribles menaces : « Il y avait cent ans que Rome n'avait plus
été pillée; elle devait être bien plus riche que du temps de
Charles-Quint. » Enfin, la France elle-même n'échappait pas à la
convoitise impériale. Ferdinand voulait' reconquérir les trois
évêchés que Henri II avait occupés h titre de protecteur de la
liberté germanique, et si la victoire l'avait favorisé, à quoi le suc-
cesseur des Césars, le vicaire temporel du Christ, n'aurait-ii pas
prétendu (1)?
Quelle était la politique naturelle des princes protestants et des
rois étrangers en face de celte ambition tous les jours croissante?
La résistance et la coalition. Les protestants d'Allemagne n'osè-
rent résister à l'empereur; heureusement que Ferdinand, en
poussant les choses^à bout, éveilla les craintes de l'étranger. Ce
fut son mauvais génie qui lui inspira Védit de restitution. Le comte
de Khevenliiller, zélé catholique et partisan dévoué de l'empereur,
a sur ce point un récit plein d'intérêt : « Les victoires remportées
par Ferdinand §sur le roi de Danemark et sur les protestants
alarmèrent les princes et le pape lui-môme. Un cardinal proposa
un moyen de ruiner la maison d'Autriche : c'était d'exploiter les
sentiments religieux de l'empereur, en l'excitant à enlever aux
protestants les biens ecclésiastiques qu'ils avaient usurpés depuis
la paix d'Augsbourg. Il en résulterait un mécontentement univer-
sel contre Ferdinand, et l'on en profiterait pour faire appel au
roi de France, lequel envahirait l'empire comme protecteur de
la liberté germanique foulée par le duc de Wallenstein, En même
temps, l'on fonderait une république dans les Pays-Bas, et, avec
le concours des Hollandais, il serait facile d'enlever h l'Espagne
ses colonies, de ruiner son commerce, et de la resserrer dans la
Péninsule. Alors c'en serait fait de la maison d'Autriche (2). »
Nous doutons que le discours du cardinal soit sérieux; l'anna-
liste impérial aura mis sur le compte d'un prince de l'Église les
craintes qu'il n'osait exprimer en son propre nom. Il est certain
que l'ambition de la maison d'Autriche effraya l'Europe et provo-
qua la coalition de la France avec la Suède, les Provinces-Unies
et les protestants d'Allemagne, pour maintenir la liberté des
(t) llanke, Fûrslen und Vœlker von Sûd-Europa, T. III, p. 545-347.
(2) KhcvenhUler, Annales Fcrdinandei, T. XI, p. 427-430.
220 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
princes et des républiques. Ces sentiments éclatèrent dès l'année
1636, avant que Richelieu eût pris une part active h la lutte; ce
n'est donc pas lui qui a inventé l'épouvantail de la monarchie
universelle. Nous avons un témoignage intéressant de l'opinion
générale, dans le discours d'un ambassadeur de Bethléem
Gabor, que le cardinal Caraffa nous a transmis. Des conférences
eurent lieu à La Haye, pour former une coalition contre la maison
d'Autriche. « Celte maison, dit le prince de Transylvanie, n'a cessé
d'aspirer h la monarchie universelle. Ferdinand commence par
s'assujettir l'Allemagne. La liberté germanique détruite, que de-
viendra l'indépendance des Provinces-Unies, du Danemark, de la
France et de l'Angleterre? Il n'y a qu'un seul moyen de prévenir
ce danger, c'est que tous ceux qui ont h craindre la prépondé-
rance d'un seul, unissent leurs forces et prennent parti pour
les opprimés; tant qu'ils combattront isolés, leur défaite est cer-
taine. Il faut engager dans l'alliance le roi très chrétien, le duc
de Savoie, la république de Venise, et même les Turcs, puis-
qu'il s'agit du salut commun de tous les peuples (1). » Nous
ajouterons, avec un grand historien, que la liberté de penser, et,
par suite, la civilisation moderne, étaient en cause autant que
l'équilibre politique. La domination de la maison d'Autriche a été
funeste à la culture intellectuelle, et en Allemagne, et dans la
péninsule espagnole. Cela était inévitable, car la monarchie uni-
verselle entraîne h sa suite le despotisme civil et religieux. Que
serait devenue l'Europe, si la réaction catholique l'avait emporté?
Une espèce de Turquie chrétienne, répond Jean de Muller (2).
§ 3. Les protestants d'Allemagne.
I
Les princes protestants avaient h défendre la liberté religieuse
menacée par la réaction catholique, dont Ferdinand était le chef.
Nous avons dit ailleurs qu'ils ne surent ni prévenir le mal ni le
(1) Caraffa, Germania sacra, p. 238.
(2) J. von Muller, der Fûrslenbund, cli. XIV; « Die Chrislenbeit wiirde an Lichl und Cultur
nnterihnen ziemlich lûrkisch ge-worden sein. >
LES PROTESTANTS u'aLLEMAGNE. 221
combattre (l). Ce qui manquait k l'Allemagne comme corps, faisait
également défaut aux princes protestants : l'esprit d'unité. La
religion, au lieu de devenir un lien d'union, augmenta la discorde ;
les luthériens et les calvinistes se détestaient entre eux, bien
plus qu'ils ne haïssaient l'ennemi commun. Lorsque l'électeur
palatin fut appelé au trône de Bohême, il eût été facile aux pro-
testants d'anéantir pour toujours la maison d'Autriche, et d'as-
surer au protestantisme la prépondérance, sinon la domination en
Allemagne : il leur suffisait de s'unir contre l'ennemi commun. Au
lieu décela, l'on vit, chose incroyable, le plus puissant des princes
luthériens prendre parti pour l'empereur contre ses coreligion-
naires. C'est que l'électeur palatin était le chef du calvinisme,
et le duc de Saxe était un luthérien fanatique; ajoutez à cela un
misérable intérêt d'agrandissement territorial. Voilà comment il
arriva que le prince, qui aurait dû se mettre h la tête du parti
prolestant contre les envahissements du catholicisme, trahit les
intérêts de la réforme.
La cause du protestantisme ne trouva de défenseurs que dans
quelques héroïques aventuriers. Après leur défaite et leur mort,
il fallut recourir h l'intervention étrangère. Le roi de Danemark
fut faiblement secouru par les protestants, dans l'intérêt des-
quels il prit les armes; ses alliés le désertèrent dès qu'il fut
vaincu. Le protestantisme eût péri ainsi que la liberté de l'Alle-
magne, si Dieu n'avait envoyé Gustave-Adolphe pour les sauver.
Les princes allemands n'osèrent pas demander son intervention;
ils n'osèrent pas se prononcer pour lui; ils traitèrent en ennemi
celui qui venait les sauver. Quand la victoire se déclara pour le
héros suédois, les protestants se rangèrent sous ses drapeaux,
mais ils ne le firent que sous le coup de la nécessité ; même après
l'édit de restitution, même après la spoliation du duc de Mecklem-
bourg, ils ne comprirent pas que l'union était leur seul espoir de
salut. Tant que le roi de Suède vécut, ils plièrent sous l'ascendant
d'un esprit supérieur. Après sa mort, tout se rompit. Richelieu et
le chancelier Oxenstiern essayèrent d'unir les États protestants en
une ligue qui fut assez forte pour contraindre l'empereur h une
paix religieuse et politique. Mais les plus puissants des princes,
(1) Voyez le tome IX' de mes Eludes Idstoricjues.
^2SJ LA GUERRE DE TRENTE ANS.
]es électeurs de Saxe et de Brandenbourg refusèrent de signer la
ligue de Heilbronn, et négocièrent avec Ferdinand. La défaite de
Nordiingen entraîna la défection générale. On croyait la ruine des
Suédois assurée, et l'on se hâtait d'accéder ù la paix de Prague
pour se réconcilier avec le vainqueur. Le landgrave de Hesse et
qufelques comtes de l'empire restèrent seuls lidèles h l'alliance.
Cependant les conventions de Prague ne procurèrent pas même
le seul bien qu'elles pouvaient donner à l'empire, la paix; la
Suède et la France continuèrent la guerre pour la liberté alle-
mande, sans le concours des princes et même contre eux. La
période française de la guerre de Trente ans fut funeste à la mai-
son d'Autriche. Ferdinand II, vaincu et abandonné du seul allié
qui lui restât, le duc de Bavière, fut obligé de signer la paix. Le
traité de Munster démembra l'Allemagne au profit de la Suède
et de la France ; il assura la liberté religieuse aux princes protes-
tants, et pour la garantir, il leur donna une indépendance à peu
près complète, au détriment de l'unité et de la force de l'empire.
II
Les historiens allemands déplorent la paix de Westphalie, parce
qu'elle mutila l'empire et qu'elle l'affaiblit au point de le mettre
dans la dépendance de l'étranger. Ils accusent les princes protes-
tants de ce funeste résultat ; ce sont eux qui appelèrent l'étranger
en Allemagne, ce sont eux qui donnèrent à la France et à la Suède
le prétexte de la liberté allemande et de la liberté religieuse,
grands mots- avec lesquels les ennemis de l'Allemagne nour-
rirent une guerre affreuse qui , après avoir ruiné et démembré
l'empire, détruisit son influence politique. Nous croyons que les
princes protestants ne sont pas coupables du crime dont on les
accuse. Mais ce qu'on doit leur reprocher, c'est de n'avoir pas su
défendre la cause du protestantisme, de l'avoir même compro-
mise par leurs éternelles dissensions, source d'une déplorable
faiblesse. Sans doute, si l'on jugeait les princes du xvii^ siècle au
point de vue des idées et des aspirations du xix% il faudrait flétrir
leur égoïsme et leur inintelligence des vrais intérêts de la patrie
allemande. Mais nos idées et nos aspirations étaient tout à fait
LES PROTESTANTS d'aLLEMAGNE. 223
inconnues h l'Allemagne de la guerre de Trente ans. Écoutons
les contemporains : le tableau que les Français et les Suédois
l'ont de leurs alliés, n'est rien moins que flatteur pour le patrio-
tisme allemand; mais pour juger les hommes, il faut les prendre
tels qu'ils sont, et non tels que nous voudrions qu'ils fussent.
Richelieu dit que les Allemands n'ont qu'un seul mobile de leur
conduite, l'intérêt. « Ils ont l'humeur si mercenaire, qu'il n'y a
promesse, pour solennelle qu'elle pût être, à laquelle ils ne man-
quent pour de l'argent (1). » La religion et la liberté de l'empire
sont le cadet de leurs soucis, dit l'historien du maréchal de
Guébriant; s'ils prennent notre parti, plutôt que celui de l'em-
pereur, c'est par cupidité (2). Les Suédois parlent de leui's alliés
sur un ton plus méprisant encore. Pendant les délibérations
d'Heilbronii, que faisaient les princes protestants ou leurs pléni-
potentiaires? « Au lieu de contribuer à leur cause, dit Oxenstiern
il Feuquières, ils passent leur temps à s'enivrer (3). » Un témoin
moins passionné, le comte Brahe, assista à la diète de Francfort ;
son rapport concorde avec les témoignages que nous venons de
transcrire : « Les princes s'amusent ici, dit-il, sans s'inquiéter le
moins du monde du bien commun; ou s'ils y pensent, c'est pour
jalouser la Suède et pour lui envier la direction des affaires. Le
duc de Saxe fait l'office de trouble-ménage; l'électeur de Bran-
debourg n'a qu'une seule ambition, la possession de la Poméranie;
le duc de Weimar vise à être indépendant et à assurer sa gran-
deur; les ducs de Brunswick et de Lunebourg sont en querelle
avec le landgrave de Hesse; la noblesse et les villes se disputent
le rang et les sièges, chacun ne cherche que son inlérêl et l'un
envie l'autre ; les grands et les petits se laissent gagner par l'or
français (4). »
Ces divisions, qui scandalisaient les alliés des princes protes-
tants, avaient des racines profondes dans le génie de la race alle-
mande ; les Suédois et les Français n'en voyaient que le mauvais
côté. L'esprit d'individualisme a engendré la réforme, il a produit
la riche variété qui distingue la culture allemande; mais dans le
(1) Mémoires de Itichelieii, T. IX, p. 410.
(2) Le Laboureur, Histoire du maréchal de Guébriant, p. 364.
(3) Feuquières, Négociations, T. I, p. 4fl.
('♦) Geyer, Geschichte Sch-wedens, T. m, p. 294.
224 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
domaine politique, il n'en pouvait résulter que petitesse de vues,
intérêts mesquins et faiblesse extrême. Aujourd'hui même que le
sentiment de la patrie s'est réveillé, et que le besoin de l'unité
agite l'Allemagne, elle est toujours divisée et impuissante (1);
quel devait être le chaos au xvir^ siècle, avant la médiatisation,
alors que l'empire comptait les États par centaines? Cependant
dans cette anarchie apparente, il y avait une tendance qui domi-
nait, celle de la séparation, c'est à dire la souveraineté de plus
en plus complète des princes, la diminution, l'on pourrait dire,
l'anéantissement du pouvoir impérial. Au commencement de la
guerre de Trente ans, l'électeur de Trêves se mit sous la pro-
tection de la France ; on lit dans sa Justification : « Les Alle-
mands reconnaissent la puissance de l'empereur, mais en telle
sorte qu'il semble qu'ils commandent plus qu'ils n'obéissent, ou
du moins qu'ils sont égaux. Ceci est si vrai, que l'empereur Maxi-
milien disait ordinairement que des rois de la chrétienté, l'un
était roi des âmes, l'autre roi des hommes, mais que l'empereur
était roi des rois, qualifiant rois les princes de l'empire ; et, de
vérité, ils sont rois de leur établissement, et de leur autorité sur
leurs sujets, et sur l'empereur même, lequel est empereur par
eux (2). » C'est ce qui faisait dire h Richelieu que l'empire était
une monarchie mixte, en laquelle il y avait beaucoup de répu-
blique (3).
Ferdinand menaça de changer la république en monarchie. C'eût
été une révolution dans l'intérieur de l'empire et un danger pour
l'Europe. La tendance séculaire de l'Allemagne était la décentra-
lisation, comme nous disons aujourd'hui; les empereurs avaient
vainement tenté au moyen âge de ressaisir le pouvoir qui pas-
sait dans les mains des ducs ; l'esprit de division inhérent h la race
fut plus fort que le génie des Henri et des Frédéric. Quand au
xYi*" siècle, Charles-Quint voulut rendre la couronne impériale
héréditaire dans sa famille, il rencontra une résistance unanime.
La mission de la nation allemande s'opposait à l'unité. C'est dire
que le fait que Ferdinand voulait changer était providentiel. La
(1) Ecrit au mois rtfi juin 1859.
(2) Justilicalioa du procédé de l'électeur de Trêves, (Négociations sec7'è(es touchant la paix
de Munster, "Y A-, ^. 56.
(3) Mémoires de Richelieu, T. X, p. 122.
LES PROTESTANTS d'ALLEMAGNE. 223
liberté de l'Europe y était intéressée autant que la destinée de
l'Allemagne. Écoutons les plénipotentiaires français au congrès
de Munster : « Les ennemis de la France tiennent pour assuré
que, si les membres divisés de ce grand corps (d'Allemagne) pou-
vaient être tous réunis pour agir de concert sous la conduite
d'un chef, il y aurait peu de puissances capables de lui résis-
ter (1). » Les princes allemands et la France avaient donc le même
intérêt à affaiblir le pouvoir de l'empereur.
Au début des négociations de Munster les ambassadeurs de
France écrivirent une lettre circulaire aux princes de l'empire,
pour les engager h se faire représenter au congrès. On y lit : « La
maison d'Autriche aspire à la monarchie de l'Europe, elle veut
établir dans l'empire le fondement de sa souveraineté... Voilà
pourquoi elle a ôté aux lois leur force, aux magistrats leurs pri-
vilèges, aussi bien qu'à tous les États de l'empire... L'oppression
des princes est la cause de la guerre ; pour avoir une paix sûre,
il faut garantir leurs droits, sinon la liberté germanique tend à
sa fin, et l'empereur a jeté et assuré le fondement de sa monar-
chie (2). » L'appel fut entendu, et le conseil suivi. Il en résulta
que la paix de Westphalie fit de l'Allemagne une république de
princes : elle garantit leur souveraineté territoriale, elle leur
donna tant de droits et en laissa si peu à l'empereur, que l'em-
pire ne fut qu'une dignité nominale, sans force aucune ; elle per-
mit aux États de faire entre eux et même avec l'étranger des
alliances pour leur conservation, tandis que l'empereur n'avait pas
le droit de guerre. Une confédération peut rester puissante,
pourvu que le lien entre les confédérés maintienne et assure
une action commune ; cette unité était impossible dans l'empire
d'Allemagne, par suite de la division des protestants et des catho-
liques. Quand il y avait opposition entre les deux confessions, l'on
avait recours à l'arbitrage, l'on négociait comme s'il s'était agi de
concilier des États étrangers et ennemis. Il ne restait, en réalité,
qu'un seul intérêt commun, la justice, mais la justice aussi finit
par se localiser (3).
(1) A(-'/ori(,tions secrètes louchant la paix de Munster, T. II, p.
(2) Ibid., T. I, p. 248.
(3) Menzel, Geschichte der Deutschen, T. VUI, p. 2i6-251.
226 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
Faut-il déplorer celte division de l'Allemagne? Nous avons
répondu d'avance h la question : l'historien ne peut pas regretter
que l'Allemagne ne soit point parvenue h se concentrer en une
puissante unité comme la France. Il est plus que probable que la
nation allemande aurait payé cher la force que donne la centrali-
sation, car elle aurait abdiqué son génie; cela revient à dire que
ce que l'on regrette était une impossibilité. Mais tout en restant
séparés, les États conservaient des intérêts communs; c'est ce
lien d'unité que la paix de Westphalie a trop relâché. Faut-il s'en
prendre uniquement aux princes, et surtout aux protestants?
Lorsque les traités qui finissent la guerre exagèrent les principes
de liberté et d'indépendance, on peut être sûr que c'est une réac-
tion contre un excès contraire, le danger de la domination absolue
d'un homme ou d'une famille. L'on impute aux protestants la
faiblesse de l'Allemagne et son morcellement ; le vrai coupable,
c'est Ferdinand, c'est la réaction catholique dont il était l'instru-
ment.
III
La guerre de Trente ans est la lutte suprême du catholicisme
et du protestantisme. On se demande aujourd'hui si la lutte était
fatale, inévitable. Elle était nécessaire, en ce sens que l'Église ne
pouvait renoncer ii sa domination, puisqu'elle la considérait
comme étant de droit divin. Mais les conditions du combat dépen-
daient de la prévoyance des partis qui y furent engagés. Les
protestants auraient pu résister à la réaction catholique, et même
l'arrêter, s'ils avaient uni leurs forces. Au lieu de se liguer contre
l'ennemi commun, ils se déchirèrent entre eux. Il en résulta que
le catholicisme gagna du terrain, tandis que la réforme en perdit.
Cependant, par un concours heureux de circonstances, la maison
d'Autriche se trouva assaillie par mille ennemis, au moment où
la guerre de Trente ans éclata. C'était une occasion que la
Providence offrait aux protestants; loin d'en profiter, ils se divi-
sèrent au point que le prince, qui était regardé comme le chef
du protestantisme allemand, se prononça pour l'empereur. Dès
lors, il n'y eut plus qu'un seul moyen de sauver la réforme : le
secours de l'étranger. La Suède et la France intervinrent pour
I
l
LES PROTESTANTS D'ALLEMAGNE. 227
défendre la liberté religieuse et l'équilibre politique également
menacés par la prépondérance de la maison d'Autriche. Quel
parti les princes protestants devaient-ils prendre dans ce gigan-
tesque débat? Ils devaient courir aux armes et les conserver eu
main, pour contrebalancer l'influence des puissances étrangères,
pour arracher ii l'empereur une paix qui sauvegardât leurs droits
religieux et politiques. S'ils avaient agi ainsi, la guerre n'aurait
pas duré trente ans, et la Suède et la France n'auraient pas dicté
les conditions de la paix. Pourquoi les étrangers dominèrent-ils
Il Munster et ù Osnabrûck ? Parce qu'ils occupaient seuls les
champs de bataille. Les princes allemands furent sans influence,
parce que les uns, alliés de l'empereur, étaient vaincus et épuisés
comme lui, et que les autres, c'était le plus grand nombre, eu
embrassant la neutralité, s'étaient eux-mêmes condamnés h l'im-
puissance. C'est là la grande faute que nous reprochons h l'élec-
teur de Saxe et aux protestants qui accédèrent à la paix de
Prague.
Les protestants, assemblés à Heilbronn, écrivirent au roi d'An-
gleterre que leur ligue avait pour seul objet la défense de la
religion et de la liberté (i). Comment pouvaient-ils atteindre ce
but? Il n'y avait qu'un seul moyen, c'était de contraindre l'empe-
reur h une paix qui garantît les droits et les intérêts pour lesquels
la guerre avait été entreprise. Or il ne fallait pas un grand sens
politique pour voir que l'union seule de tous les protestants leur
donnerait la force de vaincre la maison d'Autriche. C'est ce que
Gustave-Adolphe ne cessa de représenter aux princes protestants.
Déjà, de son vivant, il y eut des négociations entre le duc de
Saxe et l'empereur. Le roi de Suède dit à ses alliés qu'ils devaient
se garder de faire des paix particulières avec Ferdinand; qu'eu
traitant séparément, ils se diviseraient en face d'un ennemi puis-
sant, et qu'ils lui fourniraient eux-mêmes des armes pour les
ruiner ("J). Après la mort de Gustave-Adolphe, les protestants
avaient un motif de plus de rester unis et de resserrer encore
leur union, puisque le grand homme qui les avait sauvés leur
faisait défaut. Le chancelier Oxenstiern leur dit très bien qu'ils
(1) Cliemnilz, Der grosse schwedische Krieg, T. U, p. 81.
(2) M., i6ù<.,T.l,iJ.319, 363.
228 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
ne devaient avoir qu'une âme et qu'une volonté (1). Richelieu
parla et agit dans le même sens : « Rien, dit-il à l'électeur de
Saxe, n'est plus capable de l'empêcher de faire une bonne paix,
que sHl manque à se maintenir en autorité et puissance; pour obtenir
une paix solide, il faut se tenir sur les armes et se mettre en état de
se rendre considérable (2). »Dira-t-on que c'étaient des conseils inté-
ressés, que la Suède et la France voulaient éterniser la guerre, afin
de détruire la maison d'Autriche et de s'en partager les dépouilles?
Sans doute, Richelieu et Oxenstiern désiraient la continuation de
la guerre; mais les protestants avaient le même intérêt, car tant
que la puissance de l'Autriche n'était pas abaissée, ils ne pouvaient
espérer une paix sérieuse; d'un autre côté, s'ils étaient restés
armés, ils auraient tenu en échec la France et la Suède, et ils les
auraient empêchées d'imposer la loi à l'Allemagne.
L'électeur de Saxe avoua lui-même qu'une paix générale pouvait
seule sauvegarder les intérêts communs (3); il demanda que la
paix consacrât la liberté religieuse et politique des princes alle-
mands. L'électeur de Rrandebourg alla plus loin ; il voulait
l'égalité des deux confessions dans l'ordre civil et politique» seul
moyen d'assurer la liberté dans l'ordre religieux. Pour obtenir
ces garanties, il insista sur la nécessité de l'union : divisés, dit-il,
et séparés de la Suède, ils seraient accablés inévitablement.
L'électeur ajouta qu'il fallait se défier des propositions de paix
émanées de l'empereur, parce qu'à ses yeux les princes protes-
tants étaient des hérétiques et des rebelles, et qu'il ne traitait avec
eux que sous la réserve mentale de ne pas observer ses pro-
messes (4). Rien de plus vrai, rien de plus sensé. Pourquoi donc
le duc de Saxe prit-il l'initiative de la défection? et pourquoi
l'électeur de Brandebourg signa-t-il la paix de Prague? Un histo-
rien allemand a voulu réhabiliter le duc de Saxe; il célèbre sa
prudence et ses sentiments honnêtes, il exalte son patriotisme et
sa haine de l'étranger (5). Singulier type d'un patriote que le prince
qui, au dire unanime des contemporains, avait beaucoup plus de
(1) Chemnilz, Der grosse schwedische Krieg.T. H, p. 365.
(2) Négociations de Fniquih'es , T. I, p. 10, 12, 60.
(3) Chemnilz, Der jîrosse schwedische Krieg, T. 1, p. 397; T. II, p. 16.
(4) Id., md.,\l. n, p. 17, 23,28-32, 147,409.
(5) BarlhoM, Der grosse deutsche Krieg, T. I, p. 157, 162, 222, 223.
LES PROTESTANTS U ALLEMAGNE. 22!»
souci de ses tonneaux de bière et de ses paris de chasse que du
protestantisme et de l'empire! Il était tombé si bas dans l'opinion
publique, qu'on le chansonnait comme roi de la bière (i). On lui
imputait des propos dignes d'un ivrogne; on lui reprochait de
dire que les bêtes de ses forêts lui tenaient plus h cœur que ses
sujets (2). Avec cela, dit Richelieu, « le duc était glorieux, et il
eût voulu avoir la direction des affaires (3). » Le cardinal n'aurait
pas mieux demandé que de la lui confier, mais l'ambassadeur de
France lui écrivit que l'électeur, « perdu de réputation et de
crédit, était incapable de présider à des choses aussi importantes
que la paix et la guerre (4). » L'orgueil blessé fut pour beaucoup
dans sa défection : il ne pouvait consentir, lui électeur, lui qui
avait été vicaire de l'empire, ci être subordonné à un gentilhomme
suédois (5).
Des intérêts de famille et d'agrandissement territorial,' que
l'empereur eut soin de satisfaire, décidèrent le duc de Saxe à
rompre avec ses alliés, et ii signer la paix de Prague. L'électeur
de Brandebourg suivit son exemple. On ne dira pas que ce fut par
patriotisme, par haine de la domination étrangère; il avouait qu'il
était impossible aux princes protestants de se maintenir sans
l'appui de l'étranger ; il disait que mieux valait s'assurer le secours
de la Suède, en lui cédant une partie de l'empire, que de sauver
l'intégrité de l'empire au prix de la liberté religieuse; il ajoutait
qu'un chrétien évangélique devait attacher plus d'importance h la
parole de Dieu qu'à la grandeur temporelle de sa patrie (6). Mais
l'électeur qui sacrifiait si généreusement l'intégrité de l'Allemagne,
tenait énormément à l'intégrité et h l'accroissement de son élec-
toral. D'après des pactes de famille, il avait droit h la Poméranie,
après la mort du duc régnant : la Suède convoitait aussi cet
héritage, comme indemnité de guerre. Ce fut cette opposition
d'intérêts qui poussa l'électeur h accepter la paix de Prague.
Richelieu flétrit éncrgiquement cette paix. « C'est une déser-
(1) On l'appelait Biergiirgcl. {(ifr'/rcr, Geschichle Gustav Adolphs, p. 782.) Une chanson d'élu
diant l'appelle rex cerevisiamus. {lùiriiUr, Briel'e Wallensteins, T. 11, p. 77, noie 3.)
(2) Le Laboweur, Histoire du maiéclial de Guébriant^ p. 198.
(3) Mémoires de Richelieu, T. Vil, p. 337.
(4) FeuquièreSj Négociations, T. 1, p. 135.
(5) Chemnitz, Der grosse scliwedische Krieg, T. II, p. 289.
(6) /(/., ibUL, p. 26.
250 LA GUERKE DE TRENTE ANS.
lion honteuse, dil-il, et infidèle, contre les traités signés par ïc
duc de Saxe, et contre sa parole (i). » La postérité a contîrmé le
jugement du grand politique : « La paix de Prague, dit un histo-
rien philosophe, était déloyale, incomplète et dénuée de garanties.
Elle n'accordait aux protestants qu'une partie de leurs justes
demandes, et ne leur assurait pas même ce qu'elle leur accor-
dait (2). » Il n'y a qu'une excuse à alléguer pour les princes qui
la signèrent : c'est l'état déplorable de l'Allemagne, après seize
ans de guerre. L'électeur de Saxe ne manquait pas d'étaler à
chaque occasion son amour pour sa chère patrie, foulée par
l'étranger, et son désir de lui rendre le bienfait de la paix. Nous
n'entendons pas scrutersesinlentions, nous voulons croire qu'elles
étaient excellentes; mais si elles prouvent la bonne foi de l'élec-
teur, elles attestent aussi son incapacité politique et son aveugle-
ment. Les conventions de Prague, qui devaient donner la paix a
l'Allemagne, perpétuèrent la guerre, et, de plus, elles lui impri-
mèrent un caractère funeste à l'empire. L'électeur était si borné
et si vain, qu'il s'imaginait que ce serait chose facile de chasser
ses anciens alliés de l'Allemagne; il ne voyait pas que les Suédois
exaspérés continueraient la guerre par point d'honneur, et que
derrière les Suédois se trouvait la France qui ne voulait pas de la
paix aussi longtemps que la maison d'Autriche ne serait pas
ruinée. En désertant l'alliance suédoise, les princes protestants
ne mettaient donc pas fin ii la guerre; ils se mettaient, au contraire,
eux, dans l'impossibilité de contrebalancer l'influence étrangère;
ils livraient l'Allemagne au hasard des batailles, à une époque où
la fortune de la France était confiée au génie de Richelieu : c'était
aller au devant du morcellement.
On dira qu'il est facile, après coup, à l'historien, de voir ce qui
aurait dû être fait, mais qu'il n'en est pas ainsi pour ceux dont la
vue était obscurcie par les passions du moment. Cette excuse
même fait défaut au duc de Saxe; il consulta ses états, et il en
reçut un avis excellent dont il aurait dû profiter. Les états saxons
déclarèrent qu'ils n'avaient pas de confiance dans l'empereur; ils
regrettèrent que la paix ne fût pas faite de commun accord avec
(1; Mémoires de RUhcl'utu, T. VUl, p. 343.
(2) /l nciWonj Tableau des révolutions du système politique en Europe, T. II, p. 89. — 6'c//(a//
qualilie la paix de Piafue de liotUruse. {Histoire générale, T. XXV, p. 191.)
LES PBOTESTANÏS Jj'aLLKW VC.NE. :2d1
tous les princes ; enfin, ils prétendirent que la paix, loin de
pacifier l'Allemagne, éterniserait la guerre, parce que les puis-
sances étrangères ne l'accepteraient pas (1). Que fallait-il donc
faire? Rester unis et sous les armes, jusqu'à ce que l'empereur
vaincu eût accordé une paix sûre. En prenant ce parti, les princes
protestants auraient eu une voix prépondérante dans les négocia-
tions, ils auraient empêché la Suède et la France de continuer
la guerre sous le prétexte de la liberté allemande ; ils auraient
dicté les conditions au lieu de les subir; l'honneur, peut-être
l'intégrité de l'empire eût été sauvé. En acceptant la paix de
Prague, en se rangeant du côté de l'empereur, les princes proles-
tants ouvrirent, pour ainsi dire, la porte h l'ambition française.
Cependantil n'est pas vrai qu'ils aient fait bon marché des intérêts
de leur patrie. Les plénipotentiaires de France h Munster rendi-
rent à leur patriotisme un hommage d'une singulière naïveté :« Les
princes allemands, disent-ils, diffèrent beaucoup des princes
d'Italie ; ceux-ci sont bien aises que la France y ait quelques
places, pour tendre la main en cas de besoin et pour tenir en bride
les Espagnols. Mais les Allemands sont beaucoup plus touchés de
l'amour de leur patrie et ne peuvent approuver que les étrangers
démembrent l'empire, quelque utilité qu'on leur en fasse espérer,
préférant, par une politique digne du climat, la subsistance d'un
corps dont ils sont les membres, à l'avantage que chacun peut reti-
rer en particulier de la division de l'empire. Ils souhaitent bien
d'être rétablis dans leurs anciens privilèges, et que l'autorité des
empereurs demeure réglée parles constitutions de l'empire, mais
ils ne veulent pas que ces biens leur arrivent par la séparation
de partie de leur État, ni que pour avoir plus de moyen de les as-
sister, les princes étrangers s'agrandissent à leur dépens (2). ^> Il
ne manquait à ces bons sentiments que la force pour les faire pré-
valoir, mais c'était une condition essentielle; à son défaut, comme
le dit le plénipotentiaire français, les deux couronnes étrangères
donnèrent la loi au sein d'une assemblée de l'empire (3). Pour ob-
tenir le redressement de leurs griefs, les princes allemands, catho-
(1) Un'nin'Uz, Der grosso schwedischo Krieg, T. II, p. 676.
(2) Lettre du comte il'Avaux et de Servien an cardinal Mazarin. U\'égocla(i<,ns secrètes t.ouchan'
la paix (1-e Mimster, T. III, 2, p. 21.)
(3) Mémoire du comte d'Avaux, tt février 1647. {Xé(/Ociaiions, IV, 19.)
252 LA GUERHE DE TRENTE ANS.
liques et protestants, furent obligés de s'assurer de l'appui de la
Suède et de la France, c'est à dire que, malgré eux, ils prêtèrent
la main au démembrement de l'Allemagne (1).
Il faut ajouter, pour être juste, que les protestants furent moins
coupables que la maison d'Autriche et les princes catholiques, ses
alliés. Au congrès de Munster, l'on vit les catholiques favoriser
les prétentions de la France,; le duc de Bavière surtout prêta la
main à ses envahissements. Les catholiques tirent en Allemagne,
au xvu^ siècle, ce qu'ils avaient fait en France au xvr' : ils sacri-
fièrent les intérêts de leur patrie à ceux de la religion. Le duc de
Bavière avait un motif plus personnel pour se ranger du côté de
la France; il voulait à tout prix conserver le Haut Palatinat et la
dignité électorale. La spoliation de l'électeur palatin fut l'une
des causes qui perpétuèrent la guerre; ce fut aussi l'une des
causes de la faiblesse de l'empereur dans les négociations. Par
une punition divine, celui qui profita des dépouilles prit parti
contre le spoliateur : l'abandon de l'Alsace fut la peine de l'arbi-
traire et de l'ambition de Ferdinand.
^ 4. Les puissances protestantes.
N" i. V Angleterre.
Au xvi'' siècle, l'Angleterre s'était placée en quelque sorte ii la
tête du protestantisme; elle l'avait soutenu en Ecosse, dans les
Pays-Bas et en France. Au xvn'' siècle, elle resta presque étran-
gère h la longue guerre qui décida de l'avenir de la réforme. C'est
un témoignage de l'influence funeste que l'hérédité du pou-
voir royal exerce sur la destinée des nations : puissante sous Eli-
sabeth, l'Angleterre tomba sous les Stuarts dans une nullité telle,
que le nom anglais devint un objet de mépris. On a flatté la vaine
Elisabeth, mais quand on la compare à ses misérables successeurs,
elle est au dessus de tout éloge. La reine était un esprit élevé,
mais elle manquait de grandeur, à force d'égoïsme ; Jacques P'
(1) Adami, Kelalio historica de pacificationc Osnabrugo-Monasteriensi, XI,9, p. 219; XIiii
4, p. 236.
L ANGLETERRE. 255
était un cuistre, qui aurait fait un bon régent d'une classe de
i,'rammaire, mais qui tlt un détestable souverain. Ce n'esl pas qu'il
ait été indifférent à la cause de la réforme, mais il croyait remplir
tous ses devoirs de prince protestant, en écrivant des pamphlets
contre l'antechrist de Rome. II avait cependant un intérêt de
famille et d'honneur dans la guerre qui ensanglanta l'Allemagne :
l'électeur palatin, élu roi de Bohême, était son gendre : les enfants,
dépouillés par Ferdinand, étaient ses descendants. Jacques l"
avait donc mille raisons d'intervenir : la cause du protcstanLisme
était la sienne : le maintien de l'équilibre politique, menacé par la
prépondérance de l'Autriche, était la mission spéciale de l'Angle-
terre. Pourquoi donc Jacques T'' resta-l-il en dehors d'un(^ lutte
où s'agitaient les plus grands intérêts de l'humanité, intérêts qui
étaient aussi ceux de la nation anglaise?
L'existence de la réforme était en jeu. Néanmoins le roi d'An-
gleterre trouva dans les principes de la religion qu'il i)roléssait
une raison pour blâmer le roi de Bohême, au lieu de le soutenir :
« Le protestantisme, dit-il, ne permettait pas de transporter les
couronnes d'un prince à l'autre pour motif de religion; il lallait
laisser aux jésuites la funeste doctrine qui autorisait la déposition
des rois; l'Église dont il était le chef faisait, au contraire, profes-
sion d'obéir aux seigneurs temporels, fussent-ils Turcs ou infi-
dèles (1). » Ces belles phrases n'étaient que des prétextes : la
vraie raison pour laquelle Jacques I" reculait devant la guerre était
sa pusillanimité. « L'inclination timide du roi d'Angleterre, dit
Richelieu, le portait toujours à la paix (2). » Lorsque Ferdinand,
abusant de sa victoire, dépouilla l'électeur palatin de ses États
héréditaires, Jacques T' dut intervenir; mais au lieu d'intervenir
les armes à la main, comme il convenait à une grande puissance,
il négocia, ce qui était un moyen infaillible de perdre toute in-
fluence et de se rendre ridicule par dessus le marché. On fil des
caricatures sur le roi négociateur, où l'on représentait Jacques I",
ici avec un fourreau sans épée, Iii avec une épée que plusieurs
personnes tâchaient inutilement de tirer du fourreau. On fit des
(1) Leltre de Backingliam à Gondemar, ambassadeur d"Esiiairni\ { Rapin Thoyias, Histoire
d'Angleterre, T. VUI, p. 152.)
^2) Mémoires de Richelieu, T. H, p. 118.
iJ5'l LA r.UEP.P.E 1>K TRENTE ANS.
comédie.^ où l'on se moquait du roi et de ses alliés : l'on y annon-
çait la perte du Palatinat, mais Jacques 1% disait-on, allait recou-
vrer l'héritage de ses enfants, en envoyant cent mille... ambassa-
deurs : le roi de Danemark joindrait i^ cette formidable armée
cent mille... harengs, et les Provinces-Unies donneraient cent
mille... tonneaux de beurre (1).
La nation s'indignait de la lâcheté de son souverain; ses pas-
sions religieuses, fortement excitées, allaient provoquer une révo-
lution. Dans cet état des esprits, l'élection du roi de Bohême pro-
duisit un singulier enthousiasme. L'archevêque de Canterbury, se
faisant l'organe des sentiments nationaux, demanda que l'on allu-
mât partout des feux de joie, que l'on sonnât partout les cloches,
pour apprendre à l'Europe que le roi soutiendrait hautement la
cause de l'électeur palatin ; le prélat anglican voyait dans son élec-
tion l'œuvre de Dieu, et il espérait que peu à peu tous les rois de
la terre abandonneraient la grande pwstUuée (2). La voix du peuple
était bien la voix de Dieu. Il tenait au roi d'Angleterre de consom-
mer la ruine de la maison d'Autriche, dès le début de la lutte, et
d'assurer au protestantisme la prépondérance, peut-être la domi-
nation en Allemagne, et par suite dans toute la chrétienté. La
révolte de la Bohême et de la Hongrie, l'insurrection de ses États
héréditaires mirent Ferdinand aux abois; il ne manquait qu'un
chef à toutes ces forces déchaînées. Si Jacques P' avait eu le génie
de Gustave-Adolphe, c'en eût été fait de la maison d'Autriche
et du catholicisme. Le parlement lui offrit des subsides, tels
que jamais roi d'Angleterre n'en avait reçus, s'il voulait prendre
en main la cause de la réforme : il dit avec une haute raison que
le pape, ligué avec la maison d'Autriche, poursuivait la destruc-
tion du protestantisme, et que les princes seraient engloutis
dans la ruine de la foi, le roi d'Espagne aspirant h la monar-
chie universelle, comme le pape aspirait à la domination de son
Église. Que répondit le roi k ces prudentes et énergiques repré-
sentations? « Que le parlement s'était mêlé d'affaires auxquelles il
ne comprenait rien et qui n'étaient pas de sa compétence : ne sutor
(1) liafin Thmjias, Hisloire d'Angleterre,!'. VUl,p. -m.
(2) Lingorrl, llisloii-p d'AnalpIrri-p. T. IX, p. 2811. - Rupin Thi.»irt>s , Histoire d'Auglelerri',
T. Vin, p. Wk
I
L'ANGLETERRE. 235
ultra crepidam. C'était au roi, seul initié aux secrets de la poli-
tique, à décider des questions de paix et de guerre (1). »
Charles I" continua la politique de son père, si l'on peut appeler
politique l'abandon des intérêts les plus chers de la nation. L'on
voyait toujours des ambassadeurs anglais à Vienne et aux diètes
de l'empire; mais ces négociations ne faisaient que révéler l'im-
puissance de l'Angleterre : l'on se moquait d'elle à Ratisbonne, dit
Richelieu (2). Quand les peuples font appel à la force, il n'y a
d'autre moyen de négocier que de prendre les armes. En réalité,
Charles !'-■■ ne comprenait rien aux grands intérêts qui se débat-
taient dans la guerre de Trente ans. En 1034, le chancelier Oxen-
.stiern dépêcha son fils en Angleterre pour conclure une alliance
avec le roi contre la maison d'Autriche ; le roi répondit qu'il n'avait
aucune raison d'intervenir en Allemagne, sinon pour rétablir ses
neveux dans le Palatinat, que du reste la guerre ne le regardait
pas (3). Il y a une autre raison qui empêcha Charles P'" d'entrer
dans une alliance avec la Suède, c'est que cette ligue eût été pro-
titable à la France; or les Anglais avaient contre leurs voisins une
haine si profonde, qu'ils la préféraient à leur propre bien (4).
Mais au lieu de combattre ses envahissants voisins en cachette (5),
il fallait leur disputer la suprématie sur le champ de bataille : une
intervention puissante de l'Angleterre dans la guerre de Trente
ans, aurait pu empêcher l'agrandissement dangereux que la paix de
Westphalie donna à la France. Pour cela il eût fallu autre chose
que des intrigues diplomatiques. Richelieu ne parle qu'avec dédain
de cette politique pitoyable : « Charles ^^ dit-il, donnait un misé-
rable secours au prince palatin, son neveu, plutôt pour le faire
languir et le mettre en état d'être battu de ses ennemis, que pour
l'assister et lui donner moyen de rétablir ses affaires. » Charles I*"
fit pis que cela ; il favorisa les Espagnols sous main, par haine
contre la France. En rapportant ce fait, le cardinal s'écrie : « Le
roi d'Angleterre avait plus de sujet qu'aucun de faire la guerre h
(1) Khemnhiller, Annales Fprdinandei, T. IX, p. 15i3; T. X, p. 373. — Levassor, Histoire d>"
l.ouis Xni, T. H, p. 606, 6i0. - Rapin Thoyrus, Histoire d'Angleterre, T. Vni, p. 175-189.
(2) Mémoires de Hichclicu, T. VI, p. 286.
(3j Cliemnitz, der grosse scliwedische Krieg, T. II, p. 381.
(.4) Ce sont les paroles de Villeroy dans une lettre à Jeanniii. (.^'ègocialions de Jeanniri, dans
Petitot, 2- série, T. XIII, p. 107.)
(5) Sur les intrigues de l'Angleterre à Heilbron, voyeï les Mémoires de Richelieu, T. VU, p. 342-
25G LA GUERRE DE TRENTE ANS.
la maison d'Autriche ; il y avait moins à craindre pour lui en cette
guerre, il y allait plus de son honneur qu'à aucun. Néanmoins
pour faire quelque petit gain sordide, il se contentait que l'on eût
cette infâme opinion de lui, qu'il était capable de s'unir contre son
honneur aux ennemis (i). »
Il est vrai que les divisions religieuses et politiques qui déchi-
raient l'Angleterre ne lui permettaient pas de jouer un rôle consi-
dérable dans la guerre de Trente ans; mais la révolution n'aurait-
elle pas été prévenue, si les Stuarts, cédant aux vœux de la nation,
l'avaient lancée dans une guerre étrangère, qui étant aussi une
guerre religieuse, aurait donné satisfaction aux passions anti-
catholiques que tous les partis partageaient? La vraie cause de la
faiblesse de l'Angleterre dans la première moitié du xvn^ siècle,
c'est l'opposition entre la royauté et la nation. Sous la république
et sous Cromvvell, l'Angleterre reconquit le rang qui lui appartient
dans le monde politique; elle déchut de nouveau sous la Restau-
ration, jusqu'à ce que la révolution de 1688 mît le gouvernement
aux mains de la nation, en faisant de la royauté un simple rouage
dans le mécanisme constitutionnel.
N" 2. Les Provinces-Unies.
La guerre de Trente ans intéressait toutes les puissances pro-
testantes, car c'était la lutte de la réaction catholique contre la
réforme; elle touchait encore plus spécialement les peuples qui
avaient à redouter la puissance de la maison d'Autriche. Telle était
la position des Provinces-Unies qui s'étaient insurgées au xvi'^ siècle
contre la domination espagnole. L'Espagne n'avait pas perdu
l'espoir de les reconquérir. 11 est certain que, si le catholicisme et
Ferdinand l'avaient emporté en Allemagne, c'en eût été fait de
l'indépendance de la jeune république. Ce lien de solidarité entre
les États protestants explique l'appel que les Bohémiens révoltés
adressèrent à leurs frères des Pays-Bas. Pourquoi donc les Pro-
vinces-Unies ne prirent-elles pas une part active à la guerre d'Al-
lemagne? Ce n'est pas qu'elles fermassent les yeux sur le danger
(I) Mémoires de lUrhclifn, T. XXX, p. iol, .'SS.
LES PROVINCES-UNIES. 237
qui les menaçait; après les premières victoires de l'empereur, la
république proposa à la France et à l'Angleterre une coalition
contre l'empire comnmn : « Le meilleur moyen de ruiner la puis-
sance des Espagnols, disait-elle, c'était de porter la guerre dans
leur pays, comme avait fait Annibal contre les Romains. La France
pouvait facilement les attaquer par terre, pendant que les" flottes
réunies d'Angleterre et de Hollande dévasteraient les côtes de
l'Espagne et détruiraient son commerce (1). » Richelieu n'accueillit
pas ces propositions ; avant de porter la guerre à l'étranger, il
voulait pacilier la France, sans cesse déchirée par les révoltes des
huguenots et des grands du royaume. Lorsque le roi de Danemark
et après lui Gustave-Adolphe entrèrent en lice pour défendre le
protestantisme, les Provinces-Unies leur fournirent des secours,
mais sans prendre une part directe h la guerre. Cela se conçoit.
Elles avaient besoin de toutes leurs forces pour soutenir la lutte
contre l'Espagne, celle-ci ayant repris les hostilités h l'expiration
delà trêve. D'autre part, la république n'avait pas les mêmes in-
térêts religieux et politiques que la Suède. Les Suédois étaient
luthériens, tandis que le plus strict calvinisme venait d'être con-
sacré par le synode de Dordrecht. Divisés par les croyances, les
Hollandais et les Suédois l'étaient aussi par l'ambition : la répu-
blique redoutait l'esprit envahissant de Gustave-Adolphe.
Voilà pourquoi les Provinces-Unies restèrent en quelque sorte
à l'écart dans la guerre de Trente ans. Toutefois elles y prirent
une part indirecte qui ne fut pas sans importance. En occupant
les forces de l'Espagne dans les Pays-Ras, la république l'empê-
chait de porter des secours considérables à l'empereur. La guerre
des rois catholiques avec leurs anciens sujets était la plaie de la
monarchie; Richelieu eut soin de l'élargir et de l'envenimer, en
fournissant des subsides aux Hollandais. Quand, en 163o, la Francp
se décida à rompre ouvertement avec l'Espagne, elle fit un traité
avec la république pour la conquête et le partage des Pays-Ras
espagnols. La république avait poussé b. la rupture, et à première
vue elle semblait avoir un intérêt capital à l'expulsion des Espa-
gnols. Cependant, chose remarquable, il se forma dès lors un
parti dans son sein qui désirait la paix avec l'Espagne et qui finit
(1) Levassor, Histoire de Louis XUl, T. n,p. 760.
258 LA GUERRE DE TREME ANS.
par l'emporter sur le parti de la guerre. Un mot attribué au prince
d'Orange explique cette révolution. « Il prévoyait, disait-il, que son
fils ne se pourrait dispenser de faire un jour contre la France ce
que Maurice et lui avaient fait contre l'Espagne (1). » Les Hollan-
dais ne craignaient plus les Espagnols; ils commençaient, au con-
traire, à craindre l'ambition française; ils préféraient, et avec
raison, avoir pour voisins les Pays-Bas espagnols qu'une puissante
nation qui compromettrait leur prospérité commerciale, et qui
serait un danger pour leur existence même.
L'opposition d'intérêts éclata dans les négociations d'Osnabrùck.
Au grand scandale des diplomates, l'on vit les ambassadeurs
d'Espagne fraterniser avec ceux des Provinces-Unies. Les pléni-
potentiaires français écrivirent, le 14 janvier 1646, au comte de
Brienne : « Vous serez étonné de savoir que les plénipotentiaires
d'Espagne n'ont pas été des derniers à se présenter chez les
ambassadeurs des États, leur ayant envoyé faire compliment avec
le titre d'excellence. '•> Le 20 janvier : « Le soin que les Espagnols
ont pris de les caresser et honorer n'est pas croyable. Les impé-
riaux aussi leur ont donné le titre d'excellence. » L'intimité alla
croissant : « Les plénipotentiaires espagnols disaient aux Hollan-
dais que leur guerre contre l'Espagne était juste , puisqu'ils
étaient en armes pour la défense de leur liberté, mais qu'ils
n'étaient pas si peu avisés que de vouloir aider la France à
s'agrandir dans leur voisinage, où l'établissement d'une telle puis-
sance leur devait donner de la crainte (2). » L'intérêt des Espagnols
à traiter avec les Provinces-Unies était évident. Us ne voulaient
pas de la paix avec la France , et la France ne la voulait pas
davantage. Dès lors il importait à la France de conserver un
allié dans les Pays-Bas, et l'Espagne était tout aussi intéressée à
lui enlever cette alliance. Quant h la république, elle était divisée:
les uns tenaient i\ l'alliance française, soit par ambition de con-
quêtes, soit par fidélité aux engagements contractés, et par recon-
naissance pour les services reçus; les autres, c'était le plus grand
nombre, voulaient la paix, parce qu'ils redoutaient d'avoir les
Français pour voisins. Le plénipotentiaire français Servien écrivit
(l) Levassor, Histoire de Louis XUI, T. IV, p. 803.
(?) Négori niions sec7-êtes louchant la paix Oe Munster, T. HI, p. 17, 18, 58.
LA SUÈDE. 239
aux Provinces-Unies une lettre très vive contre ceux qui prônaient
l'alliance espagnole : « Par un procédé qui eût été en horreur h
vos devanciers , on prêche hardiment parmi vous l'alTection de
votre ennemi, et on travaille ouvertement à rendre suspecte la
conduite de vos plus anciens amis, afin de rompre une confédé-
ration si saintement cultivée de la part de la France, et qui a été
la principale cause des prospérités qui accompagnent aujourd'hui
vos affaires et les nôtres... Ceux qui voudraient rompre la con-
stante union qui a duré si longtemps entre votre nation et la nôtre,
ont déjà oublié qu'il n'y a presque point de lieu en ces provinces
où les Espagnols n'aient fait sentir leur cruauté, et qui n'ait aussi
été rougi du sang que les Français y ont répandu pour votre ser-
vice (1)... )) Les nations ne brillent point par la reconnaissance;
elles oublient facilement les services reçus, sans doute, parce
que ceux qui les rendent ne le font jamais que dans leur intérêt.
La crainte de l'ambition française fut plus forte que la foi jurée.
Un anonyme répondit à Servien : « La politique de la France est
de s'agrandir à quelque prix et par quelque voie que ce puisse
être, en préférant l'avancement de ses hauts desseins h toutes les
autres considérations... l^a France prétend h la aomination univer-
selle; c'est dans ce dessein qu'elle continue la guerre (2). »
Les républicains de Hollande voyaient juste. A peine la guerre
de Trente ans eut-elle mis fin h la domination de la maison d'Au-
triche, que le vainqueur s'empara de l'héritage du vaincu. Le
jeune roi dont les plénipotentiaires signèrent la paix de West-
phalie, ne tarda pas à se venger cruellement de la défection des
Provinces-Unies ; c'était Louis XIV. En lui, l'Europe eut à craindre
un nouveau maître bien plus redoutable que les Philippe et les
Ferdinand.
No3. — La Suède.
I. riUst.ivi'-AdoIpliP.
Les Provinces-Unies ne jouèrent qu'un rôle secondaire dans
la guerre de Trente ans. Malgré la puissante diversion qu'elles
\l) Négociations secrètes tovi:hanl la paix de Mnnsler, T. IV, p. 87.
<i) ma., T. IV, p. 95.
I
240 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
firent en tenant l'Espagne en échec, le protestantisme aurait suc-
combé en Allemagne, et par suite toute la chrétienté eût été as-
servie, si Dieu ne lui avait envoyé un sauveur. Gustave-Adolphe
est un héros de la race des Alexandre ; il a conquis les sympathies
des contemporains et de la postérité. Après la bataille de Lutzen,
un philosophe français écrivit ces belles paroles sur la tombe du
héros suédois :« Si j'avais à comparer le grand Gustave à quelqu'un
des premiers héros de l'antiquité, je crois pouvoir le faire plus
justement à Hercule qu'à tout autre. César et Alexandre n'ont eu
l)Our but de leurs entreprises que l'ambition de subjuguer beau-
coup de peuples. Le roi de Suède ne s'est proposé pour principale
tin que la gloire de protéger les affligés, de faire du bien à ceux
((ui l'en requéraient et de réprimer l'orgueil injuste de ceux qui
voulaient tout mettre sous leurs pieds (i). » L'histoire a confirmé
celte appréciation enthousiaste par la voix d'un de ses plus nobles
organes : « Gomme roi, dit Jean de Mùller, comme héros et comme
homme, Gustave-Adolphe mérite une place parmi les plus grands.
Sa gloire est sans tache; la cause dont il se fit le défenseur, le
met au dessus d'Alexandre et de César (2). »
De nos jours, il s'est lait une violente réaction contre le héros
suédois ; du sein de l'Allemagne protestante qui célèbre Gustave-
Adolphe comme le sauveur de la réforme, se sont élevées des voix
accusatrices qui cherchent à ravaler sa gloire. Le roi de Suède a
arrêté la puissance croissante de la maison d'Autriche, et la guerre,
après avoir ruiné l'x\llemagne, a abouti au démembrement de fem-
pire : cela suffit pour que les partisans fanatiques de funité alle-
mande condamnent la mémoire du vainqueur de Leipzig et de
Lutzen. Ils voient en lui un conquérant vulgaire qui n'a d'autre souci
que la gloire des armes; dans leur patriotisme un peu brutal, ils
ne se contentent pas de dénigrer Gustave-Adolphe, ils l'insultent:
c< Que venait-il faire en Allemagne? Qui l'y avait appelé? Personne.
Ce prétendu sauveur envahit fempire comme un brigand, malgré
l'opposition des princes protestants qui ne voulaient pas de son
intervention. Venait-il sauver l'équilibre menacé par la maison
d'Autriche? La monarchie universelle de fempire est un rêve.
(1; La Molhe Le Vayer, Œuvres, T. IV, part. 1", p. 410.
(2) y. von Millier, der Fûrstenbiind, ch. XIII.
LA SUÈDE. 241
Venail-il donner la liberté religieuse à l'Allemagne? Les protes-
tants n'avaient pas besoin de lui pour la conquérir; c'est en tout
cas un bienfait de Dieu et non un mérite du roi de Suède. Venait-il
délivrer les princes allemands de la tyrannie de Ferdinand? La
constitution de l'empire leur fournissait les moyens de se mettre à
l'abri de l'oppression impériale. Ce prétendu libérateur serait de-
venu un maître, s'il avait survécu. Même après sa mort, la Suède
réclama au congrès d'Osnabrilck le tiers de l'Allemagne. Dieu
nous garde de pareils sauveurs (1) ! »
Nous disons aussi : Dieu garde les nations de libérateurs étran-
gers! C'est la grande leçon que la guerre de Trente ans donne à
la postérité. L'intervention de l'étranger est toujours un mal, quand
même le sauveur s'appelle Gustave-Adolpbe; que les peuples se
sauvent eux-mêmes avec l'appui de Dieu, qui ne leur manque
jamais, alors ils n'auront pas besoin que l'étranger vienne les dé-
livrer. Voilà précisément ce que les Allemands n'avaient pas su
faire. En présence de la réaction catholique qui prenait des pro-
portions formidables, les protestants s'étaient croisé les bras, ou
ils avaient passé le temps dans des discussions théologiques qui
'n'aboutissaient qu'à aigrir et à diviser les esprits. Quelles étaient,
en 1630, les chances du protestantisme? quelles étaient celles de
la réaction catholique? La réponse h cette question est la justifi-
cation providentielle de Gustave-Adolphe. La réaction catholique
était triomphante, le protestantisme reculait. Ce fait, que tous les
systèmes historiques ne parviendront pas à détruire, est décisif.
L'Église, sous l'inspiration des jésuites, voulait la destruction de
la réforme; son triomphe eût été la ruine de l'indépendance poli-
tique comme de la liberté religieuse de tous les États protestants.
Gustave-Adolphe sauva la liberté religieuse et politique de l'Eu-
rope : c'est à ce titre que l'humanité le compte parmi ses héros, et
les passions tenteront en vain de lui enlever sa gloire.
On accuse Gustave-Adolphe d'avoir commencé la guerre on bri-
gand, sans l'aveu, et contre le gré môme des protestants. Tel n'était
pas l'avis des contemporains : « Le roi de Suède, dit Richelieu,
était un nouveau soleil levant... Tous les princes protestants,
(1) Gfrijrer, Geschichte Guslav Adolphs, p. 68'*, 1016. — Barlhold, Der grosse deutsche Rrieg,
T. I, p. 6, ss. - Cf. Raumer, Geschichte Europas seit dem XVten Jahrhundert, T. HI, p. 626.
1242 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
offensés et dépouillés, le regardaient en leur misère, comme les
naviguants regardent le nord (1). «Dèsl'an 1614, avant le commen-
cement des hostilités, les princes allemands l'engagèrent à prendre
part à l'union formée pour la défense du protestantisme. Gustave,
enchaîné au Nord par la guerre avec la Pologne, ne put offrir que
des vœux pour ses coreligionnaires. En 1623, les protestants d'Al-
lemagne, obligés d'avoir recours à l'étranger, s'adressèrent au roi
de Suède et au roi de Danemark; celui-ci, par rivalité nationale,
se hàla de prendre les devants (2), mais il n'était pas de taille à
lutter avec un ennemi tel que la maison d'Autriche. Après sa dé-
faite, Gustave-Adolphe se décida à entrer en lice. Avait-il des rai-
sons suffisantes pour faire la guerre?
11 est vrai que les protestants ne l'appelèrent pas; ils étaient tom-
bés si bas, et l'empereur étaitsi puissant, qu'ils n'eurent pas même
le courage de demander du secours; il fallut les victoires merveil-
leuses duhérossuédois pourleurrendrela confiance. Mais unappel
en règle était-il nécessairepour légitimer l'intervention de Gustave-
Adolphe? Dans sa lettre aux électeurs d'Allemagne, il dit que la
charité chrétienne lui donnait le droit et lui imposait le devoir de
venir en aide aux protestants opprimés ou dépouillés par l'empe-
reur (3). Certes, si jamais l'intervention est légitime, elle l'est quand
il s'agit de sauver sa propre liberté, et celle de ses frères. Telle
était la position de Gustave-Adolphe et de tous les princes protes-
tants, en face de la réaction catholique qui triomphait souslabannière
de la maison d'A utriche et qui déjà abusait de sa victoire. Grand guer-
rier, Gustave avait aussi les instincts d'un grand politique ; il écrit
à Oxenstiern : « Toutes les guerres qui se font en Europe, ne sont
qu'une seule et immense guerre... Mieux vaut porter les hostilités
en Allemagne que d'avoir ensuite à se défendre en Suède (4). »
Victorieux en Allemagne, le catholicisme aurait envahi le Nord ;
déjà l'empereur avait essayé de détrôner le roi de Danemark, déjà
il s'était fait l'allié du roi de Pologne, ennemi mortel de Gustave-
Adolphe, à qui il disputait le trône de Suède. Voyant les choses de
cette hauteur, Gustave-Adolphe devait prendre l'initiative, pour faire
(1) Mémoires dtî Richelieu, T. V, p. 119,123.
(2) Geycr, Geschichte von Schweden, T. H, p. 137, ss.
(3) Chemnitz, Der grosse schwedische Krieg, T. I, p. 101.
(4) Geijer, Geschichte von Schweden, T. III, p. 150, 132.
LA SUÉDE. 243
la guerre sur le territoire deTennemi, au profit de tous les princes
protestants, et en prenant appui sur les forces du protestantisme,
plutôt que d'attendre qu'on l'attaquât en Suède. C'était de la grande
politique. Le roi trouva de la résistance chez des esprits moins
élevés qui n'apercevaient que fintérèt du moment. Oxenstiern
voulait que Gustave ne se mêlât pas des affaires d'Allemagne, qu'il
continuât plutôt sa lutte dans le Nord, dont il finirait par être le
maître et l'arbitre. Au point de vue purement suédois, le chance-
lier avait raison ; mais Dieu ne crée pas les grands hommes pour
les emprisonner dans les limites d'un étroit patriotisme; Gustave-
Adolphe sentait qu'il avait de plus grandes choses 5 accomplir.
Oxenstiern, tout en désapprouvant son dessein, disait que c'était
une inspiration divine, une mission (1).
On accuse Gustave Adolphe d'avoir ranimé, par ambition per-
sonnelle, la terrible guerre qui ravageait l'Allemagne. Singulière
accusation dans la bouche d'un historien ! Où est le héros, quelque
grand qu'il soit, qui n'ait son ambition? Heureux les peuples,
quand cette ambition est en harmonie avec leurs plus chers
intérêts! Dans l'assemblée solennelle des états suédois, Gustave-
Adolphe protesta devant Dieu qu'il commençait la guerre pour dé-
livrer ses coreligionnaires du joug de la papauté. Quand l'empe-
reur se montra disposé à traiter avec le roi de Suède, Gustave
écrivit à Oxenstiern qu'il n'accepterait de paix que celle qui
assurerait la liberté religieuse à l'Allemagne. «Il faut une nouvelle
paix de religion, » dit-il. Pour l'obtenir, il ne se dissimulait pas
qu'il faudrait serrer de près Ferdinand et ses alliés catholiques (i2).
Voilà le programme, pour ainsi dire, de la guerre qui devait durer
trente ans! Rétablir la liberté religieuse des princes protestants
et leur liberté politique, arrêter la réaction catholique et la puis-
sance menaçante de la maison d'Autriche, telle était l'ambition de
Gustave-Adolphe. Lui-même l'avoua en toute occasion, et dans les
circonstances les plus graves de sa vie. Avant la bataille de Leip-
zig, il dit à ses officiers « qu'ils ne combattaient pas pour des inté-
rêts temporels, mais pour l'honneur de Dieu et pour la parole
divine, que les catholiques avaient si cruellement opprimée, jus-
ci) Geyer, Geschiclite von Si hweilen, T. 111. ji. iSî.
(2) Id., ibid., p. 163, 176.
:244 LA GUEItUE l»H TKENÏh: ANS.
qu'à vouloir la détruire entièrement. » Après la victoire, il écrivit
aux villes protestantes qu'il lui serait facile de faire une paix avan-
tageuse avec l'empereur, mais qu'une vocation divine le poussait
à ne pas abandonner la cause du protestantisme; il y mettrait sa
vie, dit-il (1).
Les protestants saluent encore aujourd'hui Gustave-Adolplie
comme leur sauveur. En vain les historiens traitent-ils de niai-
serie ce culte rendu h un grand homme; la reconnaissance de la
postérité n'est que l'écho de celle des contemporains. Les élec-
teurs de Saxe et de Brandebourg n'avaient plié qu'avec peine sous
le génie du héros suédois; cependant, dans le premier moment
après sa mort, la vérité leur arracha des aveux que l'histoire doit
consigner : ils avouèrent que, livrés à eux-mêmes, ils n'étaient pas
en état de résister à la maison d'Autriche : ils proclamèrent que
c'était à Gustave Adolphe, après Dieu, qu'ils devaient leur déli-
vrance (2). Voilà des témoignages irrécusables! Faut-il, après cela,
scruter ce que le vainqueur de Ferdinand aurait fait, s'il n'avait
pas trouvé la mort sur le champ de bataille? Les historiens mo-
dernes recherchent, avec un soin malveillant, les paroles et les
actes de Gustave Adolphe pour pénétrer des pensées auxquelles
la tombe n'a pas laissé le temps de se manifester; ils s'accordent
à dire que le héros suédois aspirait h l'empire (3). Nous croyons
volontiers que, la victoire aidant, le vainqueur aurait songé à
prendre la place du vaincu : est-ce que l'Allemagne et l'humanité
auraient perdu à échanger un Gustave-Adolphe contre un Ferdi-
nand II? Nous ne poserions pas même la question, si le grand
poète, qui a écrit l'histoire de la guerre de Trente ans, ne l'avait
soulevée. Schiller est d'avis que la maison d'Autriche, initiée par
une domination séculaire aux traditions allemandes, convenait
mieux b. l'Allemagne que le roi de Suède. Gustave-Adolphe, dit-il,
aurait gouverné en conquérant, au lieu de ménageries droits des
princes comme chef élu. L'historien poète oublie que Ferdinand II
ne se distingua pas précisément par son respect pour les droits
acquis : la spoliation de l'électeur palatin, la dépossession brutale
(1) Chemnilz, Der grosse schwedische Krieg, T. I, p. 20G, 218-2-24, 303-307.
(2) ld.,ihid.,^.^Z.
(3i Cfriirer, Geschichte Gustav Adolphs, p. 931, 932, 935,936. — Ad. Menzel, Geschichte der
l)eulscheD,T.VlI, p.321.
LA SUÈDE. 245
des ducs de Mecklembourg présageaient à l'empire la ruine com-
plète de sa constitution, si le guerrier suédois n'était venu mettre
un terme h l'arbitraire impérial. La maison d'Autriche ne conserva
pas mieux l'intégrité du territoire que les lois fondamentales qui
le régissaient. Avec Gustave-Adolphe, l'empire serait resté intact;
il sauvegardait ses intérêts avec autant de jalousie que s'il était
déjà empereur. La France, qui convoitait l'Alsace, déclara au roi
de Suède qu'elle entendait revendiquer l'héritage des rois francs.
Gustave répondit qu'il n'était pas venu en Allemagne comme en-
nemi et traître, mais comme protecteur, qu'il ne pouvait donc
consentir à ce qu'un seul village en fût distrait (1) ; il ne voulut
pas même consentir qu'une armée française mît le pied sur le ter-
ritoire de l'empire. Ce n'est pas l'Allemagne, c'est la France qui
aurait eu à redouter la grandeur du héros suédois ; aussi Richelieu
fut-il heureux de sa mort. « Elle a garanti, dit-il, la chrétienté de
beaucoup de maux (2). » Pour qui connaît le patriotisme exclusif
du grand cardinal, il est évident qu'il craignait l'ambition de Gus-
tave-Adolphe pour la France. Au point de vue français, il avait rai-
son : mais en est-il de même au point de vue de l'humanité?
Demander ce que serait devenu le monde occidental sous un
empereurprotestant, est une question assez oiseuse; mais puisqu'un
illustre poète se prononce contre Gustave-Adolphe, il faut bien
prendre sa défense, même dans le champ des hypothèses. Nous
ne sommes pas partisan fanatique du protestantisme; h notre avis,
le luthéranisme intolérant qui règne en Suède ne vaut guère
mieux que le catholicisme romain. Mais est-il vrai, comme le dit
Schiller, que Gustave avait l'esprit étroit d'un sectaire? Sa vie en-
tière prouve que, tout en conservant le sentiment religieux, il
était au dessus des passions qui agitaient ses contemporains. On
peut donc affirmer hardiment qu'il aurait donné la prépondérance
au protestantisme, sans opprimer la foi catholique; la chrétienté
aurait joui, un siècle plutôt, de la vraie tolérance, c'est h dire de la
liberté de penser. La destinée politique de la chrétienté eût été
bien différente de ce qu'elle est devenue. Richelieu n'aurait pas
démembré l'empire, la France n'aurait pas conquis la prépondé-
(1) Kkevenhiller, Annales Ferdinandei. T. XII, p. 337.
(2) Mémoires de Richelieu, T. VU, p. 272.
16
24G LA GUERRE DE TRENTE ANS.
rance qui plus d'une fois a mis en danger l'indépendance de l'Eu-
rope. La liberté politique aurait pu s'établir à la suite de la liberté
religieuse. Il n'y aurait eu ni révocation de l'édit de Nantes, ni
dragonnades. Peut-être une révolution pacifique aurait-elleempêché
la terrible tempête qui bouleversa le monde à la fin du xvni*' siècle.
Telles sont les espérances que Gustave-Adolphe a emportées dans
sa tombe. Regrets stériles! il est vrai. Ils prouvent au moins une
chose, c'est que le héros suédois était bien au dessus de son
siècle. Les hommes qui devancent l'humanité ne sont pas appelés
à la gouverner; \o\\h pourquoi Dieu rappela h lui le vainqueur de
Lûtzen.
n. Guslave-Adoiplie.
Après la mort de Gustave-Adolphe, l'Allemagne fut en proie à
toutes les horreurs de la plus affreuse des guerres. On dirait que
le soleil disparut avec ce génie bienfaisant, et que les mauvaises
passions régnèrent au milieu de profondes ténèbres. Les hommes
se tuent, ils se torturent, ils détruisent l'œuvre de Dieu; et l'on a
de la peine à voir le but de ces dévastations et de ce carnage qui
continuent encore pendant seize ans. Faut-il nous joindre aux
historiens allemands et accuser l'ambition des Suédois? La Suède,
abandonnée successivement par ses alliés d'Allemagne, était disk-
posée à faire la paix, mais elle voulait une paix honorable; cette
paix, elle ne put l'obtenir. L'électeur de Saxe, après avoir trahi ses
alliés à Prague, aurait bien voulu les chasser du territoire de
l'empire, comme on congédie des soldats de louage; et il aurait
voulu les congédier, sans les payer. C'était trop d'infamie : les
Suédois reprirent les armes, et poursuivirent la lutte par point
d'honneur. A qui faut-il donc imputer la désastreuse guerre qui
épuisa l'Allemagne et la mutila? A l'électeur de Saxe et à son
allié l'empereur.
Gustave-Adolphe déclara aux habitants de Nuremberg « qu'il ne
demandait rien ii ses amis que la reconnaissance; mais que ce
qu'il prendrait sur l'ennemi, il comptait bien le garder, et qu'il ne
se contenterait pas de quelques mois de solde, comme un merce-
LA SUÈDE. 247
naire (1). » Après la mort du grand roi, la conservation de ses
conquêtes devint très chanceuse. Les états de Suède furent d'avis
qu'il fallait faire une paix honorable et sûre; ils ne se montraient
pas très exigeants sur les conditions, ils étaient disposés à renon-
cer à toute indemnité territoriale, en se contentant de l'amitié de
TAllemagne, pourvu qu'elle fût garantie par une convention régu-
lière. Le chancelier Oxenstiern s'adressa directement au chef de
l'empire pour entamer une négociation; l'on ne daigna pas lui ré-
pondre. Cependant il n'y avait ni dignité ni sûreté pour les Suédois
à traiter avec le duc de Saxe; ce n'était pas avec lui que la Suède
se trouvait en guerre, mais avec l'empereur; c'était donc avec l'em-
pire qu'il fallait négocier la paix. La reine de Suède écrivit à l'élec-
teur que la paxdie Prague avait été faite au mépris des engagements
contractés, sans le concours des Suédois, et comme s'ils étaient
ennemis; elle déclara qu'elle se défendrait jusqu'à la dernière ex-
trémité contre de pareilles violences ; elle protesta qu'elle serait
excusable devant Dieu et devant les hommes, en maintenant son
honneur contre le traité honteux que l'on prétendait lui imposer (2).
La défection de l'électeur de Saxe rendait la paix impossible.
Vainement la Suède se contentait-elle d'une paix honorable. A qui
la demander? A l'empereur? L'empereur ne pouvait pas la lui ac-
corder: donnerait-il son amitié aux Suédois qui avaient manqué de
lui enlever l'empire? indemniserait-il les Suédois pour la peine
qu'ils avaient prise de ruiner sa puissance? Les Suédois^ne pouvaient
obtenir de paix que comme vainqueurs. La mort de leur grand roi,
puis la défaite de Nordlingen avaient compromis leur position en
Allemagne ; mais ils n'étaient pas tombés si bas qu'on pût les
éconduire de l'empire, comme l'électeur de Saxe prétendail le fiiire.
Dès lors, la lutte devait fatalement continuer. Mieux valait se
battre, au risque d'être vaincu, que de subir les conditions humi-
liantes d'une défaite, pendant qu'on avait les armes ii la main. « Les
Suédois, dit Richelieu, résolurent de se défendre et de se laisser
plutôt arracher par force, que de rendre lâchement ce qu'ils
avaient acquis avec tant de gloire et tant de sang qu'ils avaient
généreusement répandu (3). «
(1) Geyer, Geschichte von Schweden, T. HI, p. 206.
(2) Chemnitz, Der grosse Schwedische Krieg, T. II, p. 862-863, 176-111, 859, ss., 895-897.
(3) Mémoires de Richelieu^ T. IX, p. 3.
248 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
On accuse les Suédois d'avoir perdu de vue l'objet primitif de la
lutte, la liberté allemande, pour ne songer qu'à leur intérêt parti-
culier. Quand même ils l'auraient fait, les princes protestants
n'auraient pas eu le droit de se plaindre; n'élaient-ils pas aban-
donnés, trahis par leurs alliés d'Allemagne? Mais le reproche
que l'on fait aux Suédois n'est pas même fondé. Il est vrai qu'ils
firent payer cher aux Saxons la trahison de leur duc; mais ils
n'oublièrent pas pour cela les intérêts de la cause protestante; ils
furent, au contraire, les défenseurs obstinés du protestantisme
dans les négociations d'Osnabrùck, au point que les plénipoten-
tiaires français, compromis parjce zèle ultra-luthérien, ne cessaient
de s'en plaindre: « Le dessein des Suédois, dit le comte d'Avaux{l),
est de planter la foi de Luther où il n'est pas encore reçu pour un
grand apôtre. » Leur ambition était toujours celle de Gustave-
Adolphe : c'était d'ériger leurs possessions allemandes en électo-
ral, ce qui eût donné la majorité aux protestants dans le collège
des électeurs, et ils comptaient bien que le choix tomberait sur un
prince de Suède (2). Ainsi se trouverait réalisée l'idée d'un empire
luthérien, au grand danger du catholicisme. Ces projets échouè-
rent par l'opposition de la France. La France ne voulait pas plus
d'un empire protestant que d'un saint-empire catholique : elle vou-
lait la liberté allemande, c'est à dire l'affaiblissement de l'Alle-
magne. C'était certes une ambition intéressée; heureusement,
qu'au dessus des petites passions de l'homme, il y a un gouverne-
ment providentiel qui tourne au bien général de l'humanité,
l'égoïsme des peuples et de ceux qui dirigent leurs destinées.
§ 5. La France.
N" l. Le grand dessein de Henri IV.
La domination napoléonienne a soulevé une haine ardente dans
la race germanique; les écrivains allemands portent cette mau-
(1) Mémoire du comte A'Xyava du l&>*7. (Xégocialions secràcs limchant la paix de Munstefj
T. IV, p. 34, 29, 27, 59, 38, 62.)
(2) « Us voudraient détruire la religion catholique, « dit le duc de Longueville. {Xégociations
secrètes, T. IV, p. 83.)
\
LA FRANCE. 249
vaise passion jusque dans l'étude de l'histoire. Ils se plaisent à
dévoiler l'ambition séculaire de la France cherchant h conquérir
la frontière du Rhin, le succès de ses intrigues et de ses armes;
ils accusent l'imprévoyance, ils diraient volontiers la niaiserie de
leurs ancêtres qui se laissèrent duper par les belles paroles de
leurs perfides voisins. Comment pouvaient-ils croire h la bonne
foi d'un Henri II, quand il se proclamait le défenseur de la liberté
allemande ? La liberté est-elle jamais un don de l'étranger? Com-
ment ont-ils pu se liguer avec Henri IV pour établir sa confédéra-
tion européenne? Ne voyaient-ils pas que l'unique but du roi
gascon était d'établir la monarchie universelle des Français sur
les ruines de l'empire d'Allemagne? C'est Henri IV qui est le vrai
auteur de la guerre de Trente ans. Le démembrement de l'empire,
fruit de cette funeste lutte, montre ce que signifie le grand mot de
liberté dans la bouche des rois de France (1).
Il nous faut revenir un instant sur la cession des trois évêchés
à Henri II, puisque cette plaie saigne encore dans les cœurs alle-
mands. L'ambition de la France et l'hypocrisie de son roi sont
claires comme le jour; mais on oublie que, si la liberté allemande
fut un heureux prétexte pour les Français, l'oppression qui mena-
çait l'Allemagne sous le régime espagnol n'était rien moins qu'une
chimère. On lit dans le traité conclu entre Henri II et les princes
protestants : « L'empereur lâche de plus en plus de contraindre
les princes et États de l'empire de tomber de leur ancienne fran-
chise et liberté, en une bestiale, insupportable et perpétuelle ser-
vitude, comme il a été fait en Espagne et ailleurs, de telle sorte
qu'il est déjà parvenu h une partie de ses desseins, et s'il n'était
obvié, il pourrait aisément parachever le surplus... Nous voulons,
s'il plaît à Dieu, avec force d'armes, ôter de dessus nos tètes ce
joug de bestiale servitude, et remettre sus l'ancienne franchise et
liberté de notre chère patrie et nation germanique 1-2). » La spolia-
tion de l'électeur de Saxe et la captivité du landgrave attestent que
les appréhensions des princes allemands n'étaient que trop fon-
dées. Il n'est donc pas vrai de dire qu'ils se laissèrent tromper
par le roi de France : Maurice, trompeur lui-même, n'était pas
(1) DarlUold, Der grosse deutsche Krieg, T. I, p. 2. — F. Schlegel, Vorlesuugen ùber die neuere
Geschichle, XVI' leçon.
(2) Dumont, Corps diplomatique, T. lY, part. Ml, p. 31.
230 LA GUERRE DE TREM'E ANS.
homme à jouer le rôle de dupe; s'il fit appel à l'étranger, c'est
qu'il savait très bien que les protestants n'étaient pas capables de
résister à Charles-Quint. Ne pouvant pas se sauver eux-mêmes, il
leur fallut accepter l'appui de l'étranger, et le payer du sacrifice
d'une partie de l'empire.
Henri IV reprit les projets des Valois, en les agrandissant par
son génie. Le couteau de Ravaillac en arrêta l'exécution, et laissa
même quelque doute sur la portée de ce qu'il appelait son grand
Éfgss('m.Sully,sonarai,nousatransmisuneespèced'utopiepolitique,
sur laquelle nous reviendrons; ce n'était évidemment pas là l'idée
pratique que son maître songeait h réaliser. La politique, tout en
s'inspirant de l'idéal, doit se renfermer dans les limites du pos-
sible. A ce point de vue, il est facile de préciser le but réel que
poursuivait Henri IV. Déjà avant son avènement au trône, il avait
cherché à unir les États protestants contre la maison d'Autriche;
depuis sa conversion et son couronnement, il n'avait plus de motit
religieux pour former une ligue protestante, mais la crainte de la
monarchie universelle suffisait pour légitimer l'alliance des princes
et des républiques qui avaient à redouter l'ambition d'une puis-
sance prépondérante. Nous croyons donc que Sully exprime fidèle-
ment les sentiments du roi, quand il dit : « Il n'avait rien si bien
gravé, ni plus vivement empreint dans le cœur que de pouvoir
faire une ferme et solide liaison avec tous les rois et États de la
faction française (la plupart desquels il savait bien être de la reli-
gion ou, pour le moins, ennemis de Rome et d'Espagne), pour la
destruction de cette maison, qu'il voyait bien avoir le dessein
commencé dès Charles-Quint, d'empêcher soit par force, ou par
fraude la monarchie de la chrétienté (1). »
Le grand dessein tendait-il, comme le disent les historiens alle-
mands, à remplacer la domination espagnole par la domination
française? Pour apprécier la politique de Henri IV, nous n'avons
d'autre élément de conviction que les confidences de Sully; or,
en prenant même au pied de la lettre ses projets de réorganisa-
tion européenne, nous n'y voyons rien qui justifie l'accusation
portée contre lui. La France aurait obtenu la Savoie, la Lorraine,
et quelques provinces des Pays-Bas espagnols. Ainsi elle ne
(1) Sully, Œcouomics royales, politiques et militaires, T. U, p. 28i (édit. d'Amsterdam).
*
LA FRANCE. 251
gagnait pas même la frontière du Rhin, cette ambition si chère k
la nation française, et si odieuse à l'Allemagne. Quant au partage
des Pays-Bas, il profitait aux Provinces-Unies et h. l'Angleterre
autant qu'à la France; ce n'était pas même un projet de Henri IV,
mais une vieille idée mise en avant déjà sous Charles IX. Le grand
dessein n'était pas davantage un acte de spoliation, n'ayant d'autre
légitimité que^'^celle de la force. En effet, la coalition était dirigée
contre la branche espagnole de la maison d'Autriche, bien plus
que contrôla branche allemande; il s'agissait de lui enlever les
Pays-Bas ei l'Ilalie. Henri IV avait-il un juste motif de lui faire la
guerre? Voilà toute la question. Nous avons déjà dit que la paix
de Vervins n'empêcha pas la cour de Madrid de continuer ses
intrigues en France, en excitant les grands du royaume et les
débris de la ligue contre le roi. Henri IV, irrité de cette sourde
guerre, dit à Sully : « Je crois bien que ces gens-là ne me laisse-
ront jamais en repos, tant qu'ils auront moyen de me troubler;
que les intérêts d'État sont trop difficiles à faire compatir entre
les deux couronnes, et qu'il faut prendre d'autres fondements
qu'une simple confiance en la foi et parole donnée pour subsister
avec sûreté. Ils me contraindront en des choses où je n'avais point
en dessein (1). » Richelieu, en constatant l'état d'hostilité qui
existait entre les Espagnols et les Français, sous les dehors de la
paix, remarque combien il était désastreux à la France : « Depuis
le traité de Vervins, dit-il, nous avons toujours été par leur malice
plutôt en guerre défensive que non en paix avec eux; ce qui a été
avec beaucoup de désavantage de notre part, vu que faire la guerre
de cette manière est proprement ressembler à un apprenti en l'art
defescrime, lequel, dès qu'il se sent frappé de son antagoniste,
porte incontinent la main à la plaie et la couvre, sans penser à
prévenir son adversaire, et l'attaquant lui ôter le moyen de lui
faire du mal. Il n'était point raisonnable que nous fussions tou-
jours ainsi ; il vaut mieux une guerre ouverte des deux côtés,
qu'une paix mauvaise et frauduleuse d'une part (2). »
L'histoire doit déplorer la mort de Henri iV aussi bien que celle
de Gustave-Adolphe. Il périt, victime du fanatisme catholique, au
(1) Poirson, Histoire de Henri IV, T. H, p. 928-931.
(2) Mémoires de Richelieu, T. VIII, p. 213.
2o2 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
moment où il allait se mettre à la tête de son armée pour accom-
plir ses vastes desseins; le monde s'attendait à ce qu'il réussît;
déjà les poètes chantaient l'entrée triomphale de Henri dans
Vienne et dans Madrid, et l'abaissement de la maison d'Au-
triche (1). La victoire de la ligue protestante aurait prévenu les
horreurs delà guerre de Trente ans. Quoique faite dans un but
politique, la guerre contre l'empereur et contre l'Espagne aurait
consacré la liberté religieuse dans toute la chrétienté, puisque les
membres de la ligue étaient tous attachés h la confession protes-
tante, et qu'en combattant le roi d'Espagne et l'empereur, ils com-
battaient les chefs de la réaction catholique. Henri IV aurait
donné à l'Allemagne la paix de religion, sans l'obliger à payer ce
bienfait par le démembrement de son territoire. Le couteau de
Ravaillac retarda les progrès de l'humanité d'un siècle.
Nous ne pouvons pas pénétrer le secret de la mort : c'est le secret
de Dieu. Il y a cependant une leçon dans ces coups funestes et sou-
dains, dont les peuples doivent faire leur profit; il faut qu'ils
s'organisent de manière à ce que la mort de ceux qui sont appelés
à les gouverner n'entrave pas leur avenir. Jamais l'hérédité du
pouvoir royal n'a été plus funeste qu'en France, après l'assassinat
de Henri IV. Un grand prince fait place à un enfant, et les desti-
nées de la France, qui allaient être si glorieuses, flottent à l'aban-
don, sous le plus misérable des gouvernements. Cela seul prouve
que la monarchie absolue n'est pas dans les desseins de Dieu;
c'est aux nations à faire elles-mêmes leur sort, en le mettant à
l'abri de l'instabilité que produit l'hérédité de la puissance
suprême. La royauté doit être un élément de conservation, et
non un principe de faiblesse et de bouleversement; il faut donc
qu'elle soit héréditaire, mais il faut aussi que la souveraineté ne
se concentre pas sur une seule tête.
No2. Richelieu.
1. Le roi et le ininislre.
♦
Au moment où la main d'un fanatique donna la mort à Henri IV,
le roi possédait une armée puissante, et l'économie de Sully lui
(1) D'Auhignt-, Hisloiie univeiçellc, T. m, p. o'i'i.
LA FRANCE. 255
avait ménagé des trésors qui permettaient l'accomplissement de
ses grands desseins. La régente, sous l'influence des catholiques
et du parti espagnol, trouva moyen d'amoindrir la France en gas-
pillant toutes ses ressources. Quand après une succession de
favoris, l'un plus misérable que l'autre, Richelieu arriva au pou-
voir, il trouva le royaume déchiré par les factions, les huguenots
sous les armes, les finances dilapidées. Tel fut le résultat de
quelques années d'un détestable gouvernement. La France de
Henri IV était prête à jouer le premier rôle dans les alTaires de
l'Europe, tandis que la France de Louis XIII n'avait ni soldats ni
argent; elle était tellement affaiblie, qu'il lui fut impossible de
prendre part h la lutte engagée en Allemagne. Lorsque les circon-
stances la forcèrent à intervenir, elle n'essuya que des défaites;
il fallut le génie de Richelieu et sa persévérance pour lui rendre
le rang qui lui appartient dans le monde politique.
Au moment où la guerre de Trente ans éclata, Richelieu n'était
pas encore ministre. Quelle fut la politique de sa cour, avant l'avé-
nement du grand cardinal? En 1619, Ferdinand envoya un ambas-
sadeur en France, pour réclamer l'assistance du roi très chrétien :
il représentait la guerre excitée par la révolte de la Bohème,
comme une lutte du pouvoir royal contre l'esprit réyolutionnaire,
et de l'Église contre l'hérésie. Ces sophismes furent réfutés par le
maréchal de Bouillon, qui soutint les vrais intérêts de la France
dans une lettre remarquable adressée à Louis XIII : « C'est une
chose assez connue, dit-il, que l'empereur Ferdinand, voyant l'au-
torité de sa maison presque entièrement perdue en Allemagne, et
n'ayant guère d'espérance de la relever par ses propres forces et
parcelles de l'Espagne, veut faire de son intérêt particulier une
cause commune dé religion, et engager tous les princes catho-
liques à l'aider au recouvrement de ce qu'on lui ôte. » Le maré-
chal montre que la religion catholique est hors de cause, vu que
les lois établissent la liberté de conscience dans le royaume de
Bohême; puis il continue : « Puisque la guerre est purement
politique. Votre Majesté voudrait-elle se déclarer pour la maison
d'Autriche contre le chef de la maison palatine, alliée de la vôtre?...
Si Votre Majesté veut prendre parti dans cette affaire, je crois,
sire, qu'il est de votre prudence et du bien de votre État, de pré-
férer les meilleurs et les plus anciens alliés de la couronne, et de
254 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
les secourir, s'ils en ont besoin, pour arrêter les progrès que la
maison d'Autriche voudrait faire aux dépens des princes inca-
pables de lui résister. Les rois, vos prédécesseurs, ont toujours
assisté ceux qu'elle entreprenait d'opprimer (1). « Louis XIII,
pour mieux dire le favori qui gouvernait en son nom, se prononça
pour l'empereur. On vit donc la France intervenir, comme puis-
sance médiatrice, en faveur de la maison d'Autriche, contre
laquelle les plus faibles des Valois n'avaient cessé de lutter! Voilà
jusqu'où le régime catholique abaissa un puissant royaume!
L'intervention de la France fut fatale ii l'électeur palatin. Après
la victoire de Ferdinand et l'abus qu'il en fit, il ne pouvait plus y
avoir de doute sur la politique que la France avait à suivre. Les
bons conseils ne manquèrent pas à Louis XIII ; ses ambassadeurs
en Allemagne lui adressèrent un mémoire, où ils représentèrent
la nécessité de secourir le malheureux roi d'hiver. Si on l'aban-
donne à lui-même, disent-ils, il succombera, et qu'en résultera-
t-il? Que l'empereur sera maître absolu en Allemagne. « Or, s'il
maniait sans contradiction le sceptre de l'empire, il répandrait la
terreur par toute la chrétienté. Chacun devrait être en garde
contre le projet ambitieux de sa monarchie universelle. » Les am-
bassadeurs prévoient que l'on cherchera à influencer Louis XIII
par des considérations religieuses ; ils répondent d'avance que
l'Autriche ne se sert du catholicisme que pour couvrir son ambi-
tion : « Si les rois d'Espagne prennent le titre de catholique, ce
n'est pas dans le sens de l'Église, dont l'intérêt ne les touche
guère; ils pensent plus à l'empire catholique et universel du
monde, qu'à toute autre chose (2). » Louis XIII fut frappé de la
justesse de ces observations ; il déclara « qu'il était à propos d'ar-
rêter le cours des prospérités de l'empereur et de ne pas favoriser
davantage son agrandissement (3). » Le roi avait mille fois raison;
néanmoins les intrigues des catholiques l'emportèrent. Louis XIII
laissa consommer la ruine de l'électeur palatin; et il ne tint pas
à cette misérable politique que la maison d'Autriche n'étendît sa
prépondérance sur l'Europe entière.
(1) Mercure franeais de Tannée 1619.
(2) Ambassade du duc d'AngouIdrae, p. 348, ss.
(3) Ibid., p. 536, ss.
LA FRANCE. 255
Telle était la politique royale, quand Richelieu parut sur la
scène; il montra quelle influence les grands hommes exercent
sur la destinée des nations. La France était faible, et sa considéra-
tion nulle; le cardinal en fit la première puissance de la chrétienté.
Sous son long ministère, Louis XIII s'efi*aça; c'est le ministre qui
fut le vrai roi. On pourrait croire que la monarchie absolue, que
nous venons de réprouver comme un principe de faiblesse, devint
pour Richelieu un instrument de force. Il n'en est rien. Pendant
son règne de dix-huit ans, il ne se passa pas un jour sans une
intrigue de cour hostile au ministre; il lui fallut dépenser plus de
génie pour découvrir ces complots incessants, et pour conserver
la faveur du roi, que pour combattre la maison d'Autriche. Écou-
tons un contemporain : « Parmi les grandes affaires que le cardinal
avait à soutenir tant dedans que dehors le royaume, rien ne lui
donnait tant de peine que le cabinet; car quoiqu'il eût un grand
ascendant sur l'esprit du roi, il s'apercevait qu'il le craignait plus
qu'il ne l'aimait, et que ce qui le maintenait bien avec lui était la
défiance qu'il avait de lui-même, ne se sentant pas capable de sou-
tenir les grandes affaires qu'il avait sur les bras. C'est ce qui l'obli-
geait à prendre garde que personne n'approchât de lui, s'il n'était
sa créature; si dans le petit coucher il se rencontrait quelqu'un
qui ne fût pas à sa dévotion, il le perdait à l'heure même, ou il le
gagnait par bienfaits (1). » Si le cardinal fit la grandeur de la
France, ce fut malgré le roi et malgré la cour. En définitive, le
despotisme fut un obstacle, bien loin d'être un appui.
Richelieu continua la politique de Henri IV. Il renouvela l'al-
liance avec les Provinces-Unies, qu'on avait négligée, dit-il, à
l'avantage de l'Espagne et au grand préjudice de la France : « Le
voile de la religion servait d'excuse à ceux que l'intérêt des affaires
particulières tenait si occupés, qu'ils perdaient le soin des pu-
bliques. Ils mettaient en avant la considération de Rome, comme
un épouvanlail pour faire abandonner les États. Le cardinal assura
qu'à Rome, plus qu'en tous les lieux du monde, on juge autant les
choses par la puissance et l'autorité, que par la raison ecclésias-
tique; le pape même, sachant que les princes sont souvent con-
traints de faire, par raison d'État des choses du tout contraires à
!■ Mémoires de Morjglat , dans Pelilot, 2* série, T. XLIX, p. 369.
25C LA GUERRE DE TRENTE ANS.
leurs sentiments. » Richelieu estimait que l'alliance de la Hol-
lande n'apportait pas une petite sûreté à la France, parce qu'elle
affaiblissait la maison d'Autriche, et qu'elle assurait la frontière
des Pays-Bas, qui est la porte la plus commode aux ennemis du
royaume. Si, au contraire, le roi abandonnait les Provinces-
Unies, il serait à craindre qu'elles ne s'unissent avec l'Espagne,
« ce qui serait proprement le renouvellement de l'ancienne alliance
des Pays-Bas avec la maison de Bourgogne, toujours désirée et
poursuivie par les rois d'Angleterre, et jugée utile aussi parles
rois d'Espagne pour se fortifier contre nous (1). »
Pour empêcher l'alliance possible de l'Espagne, des Pays-Bas
et de l'Angleterre, Richelieu conclut le mariage d'une fille de
Henri IV avec Charles I". Il y eut une vive opposition contre les
mariages anglais; dans le parti dévot, à Rome même, ils éprou-
vèrent de la résistance. Le cardinal représenta au saintsiége que
l'union de la France et de l'Angleterre diminuerait la puissance
de l'Espagne; or il était utile à toute la chrétienté que l'orgueil
espagnol fûtabaissé. Il ajouta que « la puissance spirituelle du pape
aurait d'autant plus de. poids, que son autorité temporelle serait
plus considérable, et qu'elle ne pouvait avoir grande force que
dans l'égalité qui devait être entre les principales couronnes de la
chrétienté (2). » Comme les choses traînaient en longueur à la cour
de Rome, Richelieu déclara que l'on se passerait des dispenses
pontificales : alors le saint-père se hâta de les envoyer.
Toutes les actions, toutes les pensées du cardinal ne tendaient
qu'à un seul but : abaisser la maison d'Autriche, et surtout la
branche espagnole, avec laquelle la France avait toujours lutté.
L'Espagne dominait en Italie; elle abusa de son influence pour
s'emparer de la Valteline. Dans ses Mémoires, Richelieu explique
admirablement l'importance européenne de cette affaire qui, à
première vue, paraît si minime : « On ne peut douter, dit-il, que
les Espagnols n'aspirent à la monarchie universelle; le grand
obstacle qu'ils ont rencontré jusqu'ici, c'est la séparation de leurs
États. Pour faire passer leurs armées d'Italie en Flandre, ils étaient
obligés de prendre un long et pénible chemin par les Suisses et de
(1) Mcmoin's lie Uicfielieu , T. H, p. 312-315.
(2) /((., ihid., p. 302, 311, s.
LA FRANCE. 257
leur demander passage, ou au duc de Savoie, qui demeuraient
libres de l'octroyer ou non. Ayant laValteline, ils unissaient les
terres d'Autriche à celles de Milan; et partant leurs États d'Italie
à ceux de Flandre. » La possession de la Valteline donnait à la
monarchie espagnole ce qui lui manquait, la force de l'unité :
« Ces passages, dit Richelieu, entre les mains de l'Espagne,
peuvent être dits à aussi bonne raison, les fers et ceps de la chré-
tienté, que le roi Philippe de Macédoine appelait le fort d'Acroco-
rinthe, qui était à l'entrée du Péloponèse, les fers dont il tenait la
Grèce captive (1). » Les Espagnols avaient remis la Valteline en
dépôt au pape ; l'avantage était le même pour eux, puisqu'ils domi-
naient à Rome, et ils comptaient qu'un prince de l'Église n'oserait
jamais s'attaquer au saint-siége; mais ils avaient compté sans l'au-
dace du cardinal. Richelieu commença par négocier, puis il recou-
rut à la force. Il y eut des éclats de colère à la cour pontificale;
un nonce menaça le tout-puissant ministre des armes spirituelles
du saint-siége. Le pape se garda bien de suivre ses conseils : le
temps des excommunications était passé et pour toujours (2).
Quand la paix fut faite en Italie, le cardinal tourna ses regards
du côté de l'Allemagne. L'empereur menaçait de devenir le maître
absolu de l'empire. Richelieu voulut « remettre l'Allemagne en la
juste balance en laquelle elle devait être, et partant rétablir les
princes dépouillés en leurs États (3). » Les soulèvements conti-
nuels des huguenots ne permettaient pas au ministre de Louis XIII
de s'aventurer dans une guerre étrangère; il se contenta de don-
ner des secours d'argent à Mansfeld et au roi de Danemark. Ce ne
fut qu'après la prise de La Rochelle que le cardinal put disposer
des forces du royaume; son premier mot fut de déclarer au roi
« que, dans sa politique du dehors, il devait avoir un dessein per-
pétuel d'arrêter le cours des progrès d'Espagne (4). » C'était le
grand dessein de Henri IV; seulement, po«r le cardinal, la guerre
de Trente ans, dans laquelle il allait s'engager, n'avait rien de reli-
gieux : prince de l'Église, il ne'pouvait pas vouloir la prépondé-
rance du protestantisme. Cependant, la question politique et la
(J) Mémoires de Richelieu, T. II, p. 388-391.
(2) Levassor, Histoire de Louis XUI, T. Il, p. 685, ss
(3) Mémoires de Richelieu, T. III, p. 184.
(4) Ibid., T. IV, p. 248.
238 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
question religieuse avaient des liens si étroits, qu'il était impos-
sible de les séparer. Le cardinal l'essaya, mais en vain. Il repré-
senta au duc de Bavière, chef delà ligue catholique, que l'intérêt
de tous les princes allemands était de s'opposer à la puissance
croissante de l'empereur; que le meilleur moyen de maintenir la
liberté germanique était d'enlever la couronne impériale à la mai-
son d'Autriche. Il excita le duc à prendre la place de Ferdinand,
en l'assurant de l'assistance du roi et de ses alliés (i). Richelieu
alla plus loin. Lorsque Gustave-Adolphe prit en main la cause du
protestantisme, le cardinal conseilla aux princes allemands, pro-
testants et catholiques, de s'unir, pour forcer l'empereur à leur
donner une paix qui garantît leurs droits ; il leur dit que, si les uns
prenaient part pour Ferdinand et les autres pour le roi de Suède,
« ce serait le comble total de la ruine de leur patrie; qu'ayant tous
le même intérêt, ils devaient faire cause commune contre l'ennemi
commun (2). »
Richelieu revint plus d'une fois sur ce projet d'une ligue générale
des princes allemands contre la maison d'Autriche (3). Rien de plus
sage, au point de vue politique. S'il n'y avait pas eu d'autre intérêt
engagé dans la lutte que la liberté allemande, on ne comprendrait
pas pourquoi les princes d'Allemagne continuèrent i\ se déchirer
entre eux, au lieu de s'unir contre celui de qui venait le mal,
comme dit Richelieu. Mais il y avait encore la question religieuse
dont le cardinal ne tenait aucun compte. La religion dominait la
politique. Voilà pourquoi le duc de Bavière resta l'allié fidèle de
Ferdinand, malgré les sollicitations de la France. L'opposition
religieuse était trop forte pour que l'union entre les princes pro-
testants et catholiques fût possible. On serait tenté de déplorer
ces divisions, comme le plus grand malheur de l'Allemagne; car,
comme Richelieu le prédit, elles consommèrent sa ruine. Mais
l'opposition du catholicisme et du protestantisme était précisé-
ment la cause de la guerre, et la lutte entre les deux confessions
était inévitable, comme nous l'avons dit ailleurs. C'était donc une
vaine entreprise que de vouloir effacer les divisions religieuses,
sans lesquelles il n'y aurait pas eu de guerre.
(1) Mémoires de Richelieti, T. V, p. 111, s.
(2) /6irf.,T.VI, p. 542-544.
{3) Ibid., T. VU, p. 280, 299; T. VUI, p. 236.
LA FRANCE. 259
Au premier abord, l'on comprend difficilement la raison pour
laquelle Richelieu tenait tant à l'union des princes d'Allemagne.
En effet, celte union, si elle imposait la paix à l'empereur, aurait
empêché aussi le démembrement de l'empire et par suite l'agran-
dissement delà France. Cette politique n'était-elle pas en contra-
diction avec l'ambition française? Pour l'apprécier, il faut se placer
au milieu des événements, et tenir compte de l'incertitude où
étaient les combattants sur l'issue de la lutte. Les victoires de
Gustave-Adolphe alarmaient le cardinal autant que celles de Fer-
dinand; il ne voulait pas plus d'un empire luthérien que d'un em-
pire catholique ; et au point de vue des intérêts français, il avait
raison. Voilà pourquoi il rechercha constamment l'alliance de la
Bavière, alors même qu'il était l'allié de la Suède; il ménageait les
princes catholiques, pour s'en servir au besoin contre l'ambition
suédoise. La fortune le servit à merveille : la mort du roi de
Suède, la défaite de Nordlingen, la défection de la Saxe, finirent
par rendre la France l'arbitre des destinées de l'Allemagne. Parle
traité de Westphalie, elle gagna l'Alsace, que le cardinal n'avait
cessé de convoiter à travers toutes les vicissitudes de la guerre.
II. L'ambition et l'agrandisscincnt dn la France.
Richelieu accusait h chaque occasion la maison d'Autriche d'as-
pirer h la monarchie universelle; c'est ce danger qu'il invoquait
pour légitimer la guerre implacable qu'il faisait ii l'Espagne et à
l'empereur. Vers la fin de la lutte, la cour de Vienne rétorqua l'ac-
cusation contre la France. On lit dans un Avertissement aux am-
bassadeurs français, à Munster (1), émané de la chancellerie impé-
riale : « Déjii nous avons vu des statues du roi de France, qui
avaient à leurs pieds les peuples de l'Europe comme suppliants ;
nous avons vu des inscriptions de ses portraits où il est nommé le
conquérant de l'univers; nous avons vu une tragi-comédie de
l'Europe vaincue ; nous avons vu un Jupiter français enlevant VEu-
rope sur ses épaules. Qui peut douter du dessein qu'ils ont formé
d'envahir l'Europe entière, quand on voit le traité de Cassan, im-
(1) Négociations secrètes touchant la paix de Munster, T. I, p. 2C4. — Ces accusations se
trouvent déjà dans le Mars fjaUicus, II, 16, p. 293.
260 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
primé par ordre exprès du roi? On y voit les prétentions inouïes
de cette couronne; on dirait qu'on a eu en vue de préparer les
esprits et de jeter les fondements de cette énorme domina-
tion. »
Le dernier chef d'acccusation mérite que l'on s'y arrête. Riche-
lieu chargea deux savants, Ditpiiy et Godefroi de faire l'inventaire
des chartes et de rechercher les droits de toute nature que pou-
vait avoir la couronne de France sur les pays voisins. L'ouvrage
de Diqmy, rédigé dès 1631, ne parut qu'en 1635 sous le titre de
Traité touchant les droits du roi très chrétien sur plusieurs États
et seigneuries possédés par divers princes voisins, recueilli du trésor
des chartes du roi. Avant cette publication oflicielle, Jacques de
Cassan, conseiller du roi, écrivit un ouvrage analogue intitulé :
La recherche des droits du roi et de la couronne de France, sur les
royaumes, duchés, comtés, villes et pays occupés par les princes étran-
gers, appartenants au roi très chrétien, par conquêtes, successions,
achats et autres titres ; ensemble de leurs droits sur l'empire. Le
livre, dédié au cardinal de Richelieu, est conçu dans le même
ordre d'idées que le travail de Dupuy; il est plus que probable que
Cassan a eu connaissance des titres recueillis par le savant biblio-
thécaire. Les deux ouvrages n'en forment donc qu'un seul ; nous
allons les analyser, pour donner une idée des prétentions fran-
çaises.
Le but de ces singulières publications, Cassan l'avoue dans son
Épître à Richelieu, était de justifier les conquêtes de la France, en
prouvant qu'elle ne faisait que revendiquer ce qui lui appartenait :
« Ses lauriers, dit-il, seront fondés sur la justice plus que sur les
armes. » Mais cette justice était singulièrement élastique, c'était
plutôt une ambition gigantesque, inspirée par une vanité tout
aussi monstrueuse. On dirait que la France avait hérité de l'or-
gueil espagnol ; du moment où elle s'attaqua à la maison d'Au-
triche, elle révéla des prétentions qui dépassaient certainement
celles de ses rivaux. On lit dans un Discours d'État sur la nécessité
de faire la guerre à l'Espagne, publié en 1595 (1) : « La France est
l'âme du monde, qui n'a mouvement que par icelle; c'est Ife petit
miroir des hiérarchies célestes, c'est la forme essentielle d'une
(l) Mémoires de la Ligue, T. VI, p. 308.
LA FRANCE. 261
vraie et parfaite monarchie, c'est un cinquième élément pour les
hommes en général. » Cette même outrecuidance respire dans
l'ouvrage de Cassan : « Sur tous les rois qui commandent dans
l'univers, Dieu a choisi par prérogative les rois de France, pour
graver en leurs majestés les traits et linéaments plus augustes de
sa divinité... Il a voulu que leur couronne fût d'un or plus fin que
celle de tous les autres rois, et qu'elle fût seule par sa dignité
entre les couronnes de la terre, comme il n'y a qu'une seule cou-
ronne au ciel entre les astres. » Cassan exprime en termes magni-
tiques la grandeur de la France ; ce qu'il trouve de plus merveilleux,
c'est que les plus grands monarques qui régnent aujourd'hui re-
lèvent de ses/ois :■« Elle est la reine des nations, et la maîtresse
des royaumes; elle ressemble à l'ancienne Italie, laquelle dans les
vieilles médailles on voyait garnie des sceptres soutenant un globe.»
Laissons-là les dithyrambes et voyons les titres. « Les plus puis-
sants États de l'Europe, dit Cassan, ne sont que fleurons et pièces
éclipsées du royaume de France; la violence des ans et l'injure
de la fortune ont pu les séparer de la légitime domination de nos
rois, mais non les priver de leurs droits, puisque la justice, tutrice
des couronnes des princes et déesse tutélaire du monde les con-
serve encore dans son temple entiers et inviolables. » Cela seul
suffit « pour rendre le roi de France monarque presque de toute
l'Europe, et accroître son empire delà meilleure partie du monde. »
On oppose en vain la prescription; on ne peut prescrire contre les
couronnes et souverainetés, vu que les rois sont par dessus les
lois qui ont introduit la prescription : « Les ans qui détruisent
tout, rendent hommage à leurs sceptres, sans pouvoir toucher à
leurs sacrés diadèmes. » Cassan a encore une autre raison pour
mettre les rois h l'abri de la prescription, et celle-ci mérite atten-
tion, car elle se retrouve dans les Mémoires de Richelieu : « La
longue possession, dit le cardinal, ne donne aucun droit, en ma-
tière de royaumes, n'y ayant jamais de prescription entre les
princes, qui ne reconnaissent point de tribunal devant lequel ils
se puissent pourvoir, et ainsi sont toujours reçus h redemander
leurs droits contre.les usurpateurs, et à y rentrer par la force (1). »
Tel est le principe. C'est plus qu'un sophisme d'écrivain, c'est
i\) Mémoires de Richelieu^ T. VU, p. 404.
17
i26l2 LA «îuerkl; ue trente ans.
une maxime d'État; nous allons voir les conséquences merveil-
leuses qu'en tirent Cassait et Dupuy. La Castille appartient aux
rois (le France, comme descendants de Cliarlemagne; ce litre héré-
ditaire a été confirmé par la reine Blanche. L'Aragon et la Cata-
logne sont également des conquêtes du grand empereur; la maison
d'Anjou a rafraîchi ces droits antiques. Il est inutile d'insister
sur la Navarre; la possession des Espagnols est une évidente
usurpation, puisque nos monarques portent le titre de roi de Na-
varre. Les premiers princes qui régnèrent en Portugal, sont
sortis de la famille royale de France; ce titre, au lieu de s'être
affaibli par le temps, « s'est fortifié par la longueur de sa course. «
Voilà la maison d'Autriche dépouillée de la Péninsule. Il est plus
facile encore à nos théoriciens de lui enlever ses possessions
d'Italie. Cassan n'énumère pas moins de dix titres qui donnent
droit aux rois de France sur le royaume de Naples : les plus
précieux, dit-il, sont ceux qui portent la marque de l'ancienne
piété des princes français envers le saint-siége, et de leur zèle
pour la défense de l'Église contre ses ennemis. Dupuy ajoute que
les Espagnols sont des spoliateurs, qu'ils ne possèdent Naples que
par violence. Quant au duché de Milan, « il est, sans contredit, un
des tleurons de celte couronne qui a été éclipsé par les étrangers
de l'obéissance de nos rois; mais nonobstant leur indue occupa-
tion, cet État, l'un des plus beaux membres d'Italie, ayant été
transmis ii nos princes par la légitime succession de la maison
d'Orléans, fait une partie de la France et est compris dans la ron-
deur de sa couronne. » Gênes, au dire de Cassa?i, appartient à la
France, depuis Charlemagne; Dupuy invoque encore un titre plus
moderne, la cession consentie, en 1395, par l'immense majorité
des ordres de la république; la cession fut confirmée trois fois,
en divers temps. L'écrivain français fait un appel solennel à la
justice pour réclamer les droits de la France sur la Flandre et sur
tous les Pays-Bas : « Si la maison d'Autriche voulait se soumettre
au jugement balancé d'un poids juste et mesuré d'une égale main
de juges non intéressés, il faut estimer que les droits du roi sur
la Flandre sont si clairs, et la justice de ses prétentions si puis-
sante, que l'on jugerait équitablement que la Flandre est une pièce
du corps de ce royaume, une fleur détachée de la couronne de
France, un cercle de son système, bref, un rayon éclipsé de celle
LA FRANCE. 265
monarchie. » Qu'importe que les rois de France aient renoncé à
leur suzeraineté par des traités formels! Ces cessions furent arra-
chées par la violence, or le temps ne couvre pas ce vice, dit
Dupiiy, mais l'augmente. On ne peut nier que l'Allemagne ne
soit un ancien membre du royaume de France, conquis par le
droit des armes. La dignilé impériale appartient aux rois très
chrétiens, comme successeurs de Charlemagne. Cassan avait oublié
l'Angleterre; Dupiiy y songea. En 1216, dit-il, le fils de Philippe-
Auguste fut élu roi d'Angleterre, du consentement de la noblesse,
du clergé et du peuple; il a transmis son droit à ses successeurs.
Il est vrai que les rois d'Angleterre revendiquent la couronne de
France en vertu d'une cession analogue; mais le publiciste fran-
çais répond que le traité est vicié dans son essence, ayant été
fait par un roi troublé d'esprit.
Ces prétentions, qui nous paraissent aujourd'hui bien saugre-
nues, étaient admises au xvn'* siècle comme des titres incontes-
tables. Cassan et Dupuy étaient légistes; les théologiens soute-
naient les mêmes doctrines. En 1634, un docteur de Sorbonne,
théologal de l'église de Dijon, enseigna que les Français étaient
les héritiers légitimes de l'empire, lequel comprenait toutes les
Gaules, l'Italie entière, l'Allemagne, la Hongrie, la Pologne, la
Russie, l'Espagne jusqu'il l'Èbre : « L'empereur ou ses prédéces-
seurs nous ont ravi l'empire ; il doit le restituer aux légitimes suc-
cesseurs de Charlemagne. Tout le reste des petits princes de l'Eu-
rope n'ont que le bien qu'ils ont envahi sur nous pendant les
troubles de la monarchie. Les injustes détenteurs ne peuvent
détenir en conscience les terres qu'ils ont usurpées. » L'auteur
fait un devoir de conscience au roi très chrétien de revendiquer
l'héritage de ses ancêtres (1). Ainsi l'ambition de la France n'était
plus de l'ambition, mais bien l'amour de la justice! Tout cela
paraît pafaitement ridicule. Mais il y a dans cette doctrine une idée
nouvelle qui commençait h germer en France, et qui est bien plus
dangereuse que le prétendu droit invoqué par les écrivains fran-
çais, c'est celle des frontières naturelles. Cassan , s" eA\ prévaut
pour réclamer le Roussillon qui se trouve, dit-il, dans les bornes de
(1) Questions décidées, par Bessan A vroy, doclcur en théologie, impi imée en 103V, avec privilège
«t approbation des docteurs, p. 110, 38, 100, 93 et 98.
264 I-Â GUERRE DE TRENTE ANS.
la France que la nature semble avoir mises de ses propres mains.
Telle était aussi !a politique deRiclielieu : « Le but de mon ministère,
dit-il en mourant, a été de rendre à la Gaule les frontières que lui
a destinées la nature, d'identifier la Gaule à la France, et de réta-
blir !a nouvelle Gaule partout où a été l'ancienne (1). » C'était la
politique inaugurée parles huguenots. Richelieu abandonna déci-
dément les conquêtes lointaines; s'il fit la guerre en Italie, ce fut
uniquement, comme il le dit lui-même, pour en chasser les Espa-
gnols et mettre en leur place des princes italiens. Le cardinal
exposa son système au roi, dès 1629, lorsque la prise de la Rochelle
lui permit de songer à la grandeur de la France : « II ne fallait pas,
dit-il, imiter les Espagnols, qui cherchent toujours à augmenter
leur domination et à étendre leurs limites. La France ne devait
penser qu'à se fortifier en elle-même; il fallait se fortifiera Metz,
et s'avancer jusqu'à Strasbourg, s'il était possible, mais sans rien
brusquer, en y mettant au contraire beaucoup de temps, grande
discrétion, et une douce et couverte conduite. On pourrait encore
penser à la Navarre et à la Franche-Comté, comme étant contiguës
à la France et lui appartenant, d'ailleurs faciles h conquérir, mais
pour le moment il convenait d'ajourner cette conquête (2). « Ce
que Richelieu voulait avant tout, c'était que l'on étendît le royaume
jusqu'au Rhin (3).
Le cardinal couvrait sa politique exclusivement française du
nom de la liberté de l'Allemagne ; de là les amères accusations
des historiens allemands' contre la France. « C'est elle, disent-ils,
qui perpétua la guerre pendant trente ans, pour dépouiller
l'empire sous prétexte de l'affranchir. Elle eut pour complices de
sa coupable ambition quelques princes protestants qui, par
cupidité et par haine contre l'Autriche, trahirent la cause de
leur patrie pour servir l'étranger (4). » Les historiens allemands
oublient les principaux complices de l'ambition française : l'em-
pereur et les princes catholiques. Transportons-nous au congrès
de Munster, assistons aux négociations , nous verrons à qui
l'Allemagne doit d'avoir été démembrée.
(1) liichelieu jTeslamonl politique. (Martin, Histoire de francp, T. XI, p. 216, noie 2.)
(2) Mémoires de Richelieu, T. IV, p. 248-250.
(3) ma., T. vn, p. 274.
(4) Barlhold, Der grosse deutsclie Krieg, T. I, p. 34, ss.
LA FRANCE. 265
L'ambition française, après avoir marché à couvert, comme
le conseillait Richelieu, se produisit enfin au grand jour : les
négociateurs demandèrent l'Alsace. Chez qui trouvèrent-ils de
la résistance? Chez qui trouvèrent-ils de l'appui? Les princes
protestants tirent l'impossible pour empêcher le démembre-
ment (1); mais la force leur manqua. Ne pouvant empêcher
la cession de l'Alsace, ils auraient voulu du moins la rattacher
à l'Allemagne, en la cédant à la France à titre de fief. Cette
proposition fut également écartée; l'empereur craignait que les
rois très chrétiens, étant membres de l'empire, n'y missent le
trouble à leur profit (2). Quant au roi de France, il se décida
pour la cession, en toute souveraineté, parce que par là la
France reprenait ses anciennes limites du Rhin (3). Les pléni-
potentiaires français nous diront comment les princes catholi-
ques accueillirent l'idée du démembrement : « La plupart ont
dit hautement que le moyen de faire la paix était de satisfaire
la France, et qu'il fallait commencer par lii pour avoir meil-
leur compte dans les affaires qui sont à traiter avec les protes-
tants (4). » Ainsi, l'intérêt de la foi l'emporta sur le sentiment de
la patrie, chez les catholiques bien plus que chez les prolestants.
Parmi les princes qui appuyèrent les prétentions de la France, se
trouvait le duc de Bavière, le chef fanatique de la ligue, l'instru-
ment docile des jésuites (o); il conseilla à l'empereur « de donner
en toute façon à la France la satisfaction qu'elle prétendait, quand
même il faudrait lui laisser deux fois l'Alsace (6). » Il fut même
question, pour la Bavière, de joindre ses armes à celles de la
la France, afin de lui faire obtenir celte province (7). Comment
le duc, d'ennemi acharné, devint-il subitement ami de la France?
Ferdinand II l'avait investi de la dignité électorale, et du Pala-
(.1) Les plénipotentiaires français le disent. (Lettre du 10 mais 1646, dans les .Négociations se-
riéles toïiclunU la paij; de Munster j T. lU, p. 113.)
(2) Ad. Menzel, Geschichle derDeutschen, T. Vlll,232, s.
i3) \è(juckitions secrètes touchant la paix de Aldnste); T. III, p. 245.
14)761'/., T. III, p. 187.
{O) Lettre de Mazarin, 22 nov. 1645, aux plénipotentiaires. (Xégociatioas , T. H ,2, p. 213.1
1 Bavière est le meilleur instrument que nous puissions avoir dans les affaires d'.\l!emagDe ponr
nous y faire avoir nos satisfactions. »
(6) Lettre de Mazarin aux plénipotentiaires français, du 12 jauv. 1646. (Négociations secrètes ^
T. III, p. 11.)
i") Lettre des plénipotentiaires français, 1" oct. 1645. (Xégociations secrètes, T. II, 2, p. 162.)
260 LA (JIIF.KRE DE TRENTE ANS.
tinal, dépouilles de l'infortuné roi d'hiver. Le duc de Bavière
n'avait qu'un moyen de conserver sa conquête, l'appui de la
France ; car les Suédois avaient une telle aversion contre ce
prince, qu'ils auraient voulu le ruiner bien plutôt que de s'ac-
commoder avec lui. De là le zèle du duc pour les intérêts fran-
çais (1), de là le démembrement de l'empire.
La cession de l'Alsace ne réalisait qu'une partie des projets de
Richelieu ; la France fit la guerre pendant dix ans pour arracher
les Pays-Bas à l'Espagne. En 1635, le cardinal signa un traité
avec les Provinces-Unies pour le partage des Pays-Bas espagnols;
la conquête ayant échoué, Mazarin essaya d'obtenir par les
négociations ce que le sort des armes lui avait refusé. L'insurrec-
tion de la Catalogne mit dans ses mains un gage précieux qu'il
comptait échanger contre la Belgique. Il adressa un mémoire
aux plénipotentiaires, oîi il développa les avantages de la réunion
avec un soin, une prédilection, qui marquaient combien il tenait
à cette idée : « L'acquisition des Pays-Bas formera à la ville de
Paris un boulevard inexpugnable; ce serait alors véritablement
qu'on pourrait l'appeler le ccBur de la France... La puissance de
la France se rendrait redoutable à tous ses voisins et particuliè-
rement aux Anglais, qui sont naturellement jaloux de sa grandeur,
et qui ne laisseront échapper aucune occasion de procurer sa
diminution, si une puissante acquisition ne leur ôte tout espoir
d'y réussir... La maison d'Autriche ne pourrait plus nuire à la
France, tandis que, dans les Pays-Bas, une bataille perdue sur
la Somme répand l'épouvante à Paris... Tant s'en faut que nous
eussions à craindre aucun mal de l'empereur, il aurait sujet d'en
appréhender de nous, ce qui l'obligerait à conserver une bonne
union avec ce royaume... L'Espagne serait bridée; il faudrait que
nos ennemis eussent perdu le jugement, si, les choses étant ainsi,
ils se résolvaient à une rupture avec ce royaume; la France
n'ayant rien du côté des Flandres et de l'Allemagne qui pût
occuper ses forces, on laisse à juger de quoi elles seraient
capables, si nous ne les employions qu'en Espagne et en Italie...
Le cardinal espère que les Provinces-Unies ne traverseront pas ces
vues, si l'on garantit leur indépendance. Elles n'ont rien à craindre
(1) Lettre du duc de Longueville, 4 mars 1647. {ISVgociations secrètes, T. IV, p. 83.)
LA FRANCE. 207
de la France, puisque l'assiette de leur pays est telle et si bien
fortifiée, et par l'art et par la nature, que ce sera toujours inu-
tilement que l'on entreprendra d'y taire aucun progrès... » En-
tin Mazarin croit « que la France' gagnera facilement l'amour
des peuples de la Flandre, puisqu'ils cesseront de soulïrir des
oppressions incroyables de la guerre, et jouiront d'une profonde
tranquillité, avec toutes sortes de commodités et d'avantages (1). »
Les plénipotentiaires français répondirent au ministre qu'ils
étaient d'accord sur les avantages que produirait la réunion des
Pays-Bas h la France ; mais ils objectèrent que cet agrandissement
choquerait les Provinces-Unies et l'Angleterre, et donnerait de
la jalousie à tous les États. Mazarin revint à la charge : il avoua
que les Anglais s'y opposeraient de tout leur pouvoir, si leurs
propres affaires étaient en une autre situation ; mais que c'était
maintenant ou jamais la vraie conjoncture de faire réussir une
pareille chose, sans y trouver aucun obstacle de leur part : « Ils
n'ont pas même d'ambassadeurs h Miinster; ils ont tant d'occu-
pations domestiques, qu'ils ne peuvent prendre aucun intérêt au
dehors. » Quant aux Provinces-Unies, dit-il, on pourrait les
gagner, en abandonnant au prince d'Orange le marquisat d'Anvers,
sous la suzeraineté de la république (:2).
Les plénipotentiaires français voyaient plus clair que le cardinal
ministre. A la fin de la guerre de Trente ans, l'ambition de la
France commençait à alarmer l'Europe; c'est la crainte de ce
voisinage dangereux qui réconcilia subitement la Hollande et
l'Espagne. Le projet de Mazarin ne pouvait aboutir. Cela n'em-
pêcha pas la France d'atteindre son but, l'abaissement de la mai-
son d'Autriche; c'était elle encore plus que l'empire qui était
amoindrie par la cession de l'Alsace. Elle conserva, ;\ la vérité,
la couronne impériale, mais c'était une dignité sans pouvoir réel,
le traité de Westphalie ayant si bien sauvegardé la liberté des
princes, qu'il ne restait rien à l'empereur qu'un vain titre. La
prépondérance passa décidément de la race de Charles-Quint
h celle de Henri IV.
(1) Mémoire de Mazarin du20 janv. 1646. (.\é(iorialions secrètes, T. HI, p. 21-25.)
(2) MfifjocUilions secrètes louchant la pai,v de Mii nsler, T. UI, p. 27, s., 50.
268 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
III . Richelieu.
La France doit cette grandeur à un homme; Richelieu la trouva
faible et épuisée, il la laissa la première nation du monde. Pen-
dant longtemps, la nation reconnaissante glorifia le grand^ministre.
En 1636, Voiture écrit : « Tant que le cardinal a présidé aux
affaires, il n'y a pas un voisin sur lequel la France n'ait gagné des
places ou des batailles. Tous ceux qui ont quelques gouttes de
sang français dans les veines, et quelque amour pour la gloire
de leur pays, ne pourront lire ces choses sans s'affectionner
à lui (1). « Qu'aurait àii Voiture, s'il avait écrit en 1648? Cependant,
au wni*^ siècle, il se fit une violente réaction contre l'ambition
des conquêtes : la France, ruinée par les guerres de Louis XIV,
s'aperçut que les peuples payaient cher la gloire des] armes.
Comme d'habitude, la réaction influa sur l'appréciation du passé;
on s'en prit à Riclielieu de cette manie guerrière, et, de l'excès
d'admiration, on passa à l'excès du dénigrement. L'historien, si
consciencieux du reste, de Louis XIII, Le Fassw, ^[traite tout
simplement Richelieu d'habile scélérat; il lui conteste même le
génie, pour en faire un intrigant de bas étage : «IToute son ambi-
tion, dit-il, consistait ti conserver le pouvoir; c'est pour rester
ministre qu'il perpétua la guerre, sachant que Louis XIII ne
pourrait se passer de lui tant qu'elle durerait (2). » Un écrivain de
génie, Montesquieu , porta sur le cardinal un jugement qui est
comme la marque d'un fer chaud : « Les plus méchants citoyens
de France furent Richelieu et Louvois (3). » Faut-il s'étonner si
les Allemands abondent dans cet outrage et ce mépris? Peu s'en
faut que F. Schlegel ne voie dans le ministre de Louis XIII une
incarnation de Satan : « Ferdinand, dit-il, et Gustave-Adolphe
combattirent pour leur foi; il n'y a pas jusqu'à Wallenstein qui
avait au moins une superstition, l'astrologie. Richelieu était sans
foi ni loi : c'est un athée politique (4). »
(1) Pelitol,Co\\ec[\on de mémoires, 2* série, T. XI, p. 35().
(2) Lmassor, Histoire de Louis XIII, T. IV, p. 538, ol3, o8i.r— Tplle est aussi ropinioii du pèie
Bougeant, Histoire du traité de Westphalie, T. I, p. 339.
(3) Montesquieu, Pensées.
(4) F. Schlegel, Vorlesuogen uber die neuere Geschichte (leçon XVII).
LA FRANCE. 269
Nous ne ferons pas à Richelieu l'injure de le défendre contre
les accusations de petits esprits qui abaissent l'histoire ù leur
niveau. L'on peut reprocher au cardinal un patriotisme étroit,
mais, par cela même, on ne peut lui dénier l'amour de la pa-
trie tel que les anciens l'entendaient. Sans doute, il avait son
ambition personnelle, mais cette ambition se confondait avec la
grandeur de la France. La politique de la France voulait ce que
voulait l'intérêt du cardinal. Nous ne dirons pas, avec un des
grands historiens de notre temps, que le ministre français fut le
défenseur de la liberté alleiuande et le sauveur de la liberté
européenne (1). C'est faire honneur à l'homme de ce qui appar-
tient à Dieu. Il est vrai que l'intervention de Richelieu dans la
guerre de Trente ans sauva la réforme, et, par suite, la liberté de
l'Allemagne et de l'Europe. 3Iais Richelieu songeait-il au protes-
tantisme, quand il prit parti pour les protestants contre la maison
d'Autriche? Il y songeait si peu, qu'il niait que la guerre fût une
guerre religieuse; à ses yeux, elle était purement politique ; ce
qu'il poursuivait, c'était l'abaissement de la maison d'Autriche.
Quant II la liberté allemande, elle entrait dans ses vues, mais
seulement comme instrument.
Les ennemis de Richelieu lui coutestent même la gloire d'avoir
délivré l'Europe du danger d'une monarchie universelle ; ils disent
que l'Espagne était déjà en décadence au xvn'^ siècle, et que les
empereurs d'Allemagne n'étaient guère à craindre : hommes du
passé, leur ambition se bornait à maintenir le passé (2). Il est très
vrai que l'Espagne de Philippe IV, épuisée d'hommes et d'argent,
ne pouvait guère songer h conquérir la monarchie; il est encore
vrai que la branche allemande de la maison d'Autriche n'avait pas
la grande ambition qu'on lui suppose. Mais on oublie que l'empe-
reur d'Allemagne et le roi d'Espagne étaient à la tête de la réaction
catholique, et l'ambition universelle de l'Église n'a jamais été mise
en doute. La France devait craindre le prince qui, en 1630, était à
peu près maître absolu en Allemagne, et qui déjà étendait la main
sur le Nord et sur l'Italie. Il est certain que ces craintes étaient
générales, et que pour Richelieu elles furent plus qu'un prétexte :
(1) J. von MûUer, der Fûrsleubund, th. iS.
1,2) Ad. .Menzel, Geschichte der Deulschcn, T. VHI, p. 162, s.
270 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
c'était sa préoccupation incessante. Ce qui le prouve, ce sont les
exhortations qu'il adressait à toute occasion aux princes d'Alle-
magne, catholiques et protestants : il les engageait l\ s'unir contre
l'ennemi commun, l'empereur : L'union, disait-il, est le seul moyen
de garantir leur liberté. Que le cardinal se soit peu soucié de la
liberté germanique en elle-même, nous l'accordons volontiers.
Mais peu importe; toujours est-il qu'en disant aux princes alle-
mands de s'unir, il se plaçait au point de vue de leur liberté; et il
est tout aussi certain que, si l'Allemagne avait suivi ce conseil,
elle eût échappé h la honte du démembrement. Cela seul atteste la
bonne foi de Richelieu : il désirait l'agrandissement de la France,
mais il désirait avant tout l'abaissement de la maison d'Autriche.
Richelieu voulait-il donner h la France la domination dont il
dépouilla la maison d'Autriche? Ici il faut se garder d'imputer au
cardinal la responsabilité des faits historiques qui procèdent plus
ou moins de sa politique. Il donna le premier rang h la France
dans la chrétienté, et il concentra toutes les forces de la monar-
chie dans les mains du prince : n'était-ce pas pousser à la monar-
chie universelle, et la politique conquérante de Louis XIV n'est-
elle pas une suite fatale de celle de Richelieu? Ce reproche n'a
point fait déHiut au grand cardinal (1). La vérité est qu'il n'était
pas un guerrier, et qu'il n'avait pas le goût des conquêtes. Il avait
trop de*bon sens pour se laisser prendre à la chimère de la monar-
chie universelle. En vain invoque-t-on contre lui l'occupation
de l'Alsace et le projet de partage des Pays-Bas : sans doute, il
avait l'ambition de rendre h la France ses frontières naturelles,
mais il y a un abîme entre ce système et celui de la monar-
chie conquérante, h la façon de Louis XIV et de Napoléon.
L'idée des frontières naturelles tient au principe de nationalité
dont elle est la garantie : or qui dit nationalité, exclut toute
espèce de domination universelle. Richelieu étendait-il trop loin
les bornes de la France? L'avenir répondra ù cette question : les
nations sont de Dieu, et Dieu seul connaît les limites auxquelles
elles doivent s'arrêter.
Nous avons rendu justice à Richelieu ; nous ajouterons qu'il
(1) C'est l'accusation que Sismondi porte contre Richelieu. (Histoire des Français, T. XIV, p. 47,
pdit. de Bruxelles.)
LA POLITIQUE ET LA RELIGION. 271
n'est pas du nombre des grands génies dont l'humanité a droit
d'être fière. Les hommes que la postérité révère, sont ceux qui
guident le genre humain vers le terme de ses destinées, ce sont
les hommes qui ont l'œil tourné vers l'avenir; or Richelieu était,
comme tous les politiques, l'homme du présent. Il arrive presque
toujours à ces esprits, quelle que soit leur élévation, de sacrifier
l'avenir au présent. Richelieu renversa tous les obstacles qu'il
rencontra sur sa route. L'aristocratie indisciplinée se révolta
contre le pouvoir royal; Richelieu la brisa, sans songer qu'en
détruisant un obstacle et une résistance, il détruisait en même
temps un élément de force. Les huguenots abusèrent de la posi-
tion que Henri IV leur avait faite, ils menaçaient de devenir un
État dans rÉiat; Richelieu leur enleva toutes les garanties que
l'édit de Nantes leur accordait, sans songer que la liberté reli-
gieuse qu'il leur laissait serait à la merci d'un caprice princier.
Richelieu ne voulait pas d'une monarchie conquérante, et néan-
moins il la prépara. Sa politique admirable au point de vue du
présent, est imprévoyante, quand on se place au point de vue de
l'avenir. II en est ainsi de toute politique, qui n'a en vue que l'utile.
Quelle distance entre Gustave-Adolphe et Richelieu ! Le héros
suédois négligea la grandeur de son pays, sa domination dans le
Nord, pour consacrer sa vie à une idée, la liberté religieuse : ce
dévoûment à la cause de l'humanité fera sa gloire éternelle.
§ 6. Le catholicisme et la papauté.
N" 1. La politique et la religion.
La guerre de Trente ans est la lutte suprême du catholicisme et
de la réforme. Retrempée par la révolution religieuse du xvi^ siècle,
l'Eglise s'arme pour le combat; une puissante milice se répand
dans toute la chrétienté, et combat les hérétiques sous l'étendard
du Christ; les soldats de Jésus ont la haute ambition de rendre
l'empire du monde au catholicisme. Quelle est l'issue du duel
gigantesque que l'on appelle la guerre de Trente ans? Non seule-
ment l'Eglise ne parvient pas à détruire le protestantisme, elle
perd toute influence sur la destinée des peuples : la politique
272 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
devient étrangère à la religion; elle se sécularise. C'est une révo-
lution immense, car elle implique la décadence du christianisme
traditionnel. Au moyen âge, la religion dominait les relations
sociales, comme elle dominait les âmes. Les croisades furent la
manifestation éclatante et glorieuse de l'empire que le catholi-
cisme exerçait sur les esprits. Parvenue au faîte de sa puissance,
l'Église déclina. A partir de la fin des guerres saintes, soniniluence
politique baissa, parce que dès lors les antiques croyances étaient
ébranlées. Cependant Rome jouait toujours un grand rôle. Encore
à la veille de la réformalion, les rois consentirent h accepter la
donation du nouveau monde des mains d'un pape.
La révolution du xvr siècle produisit des effets en apparence
contradictoires; d'une part, elle réveilla le sentiment religieux et
lui donna une force nouvelle; d'un autre côté, elle sécularisa la
société : l'Église elle-même rentra dans l'État, tandis qu'au
moyen âge, l'État était dans l'Église. C'est que le protestantisme
n'était pas, comme le croyaient les réformateurs, un retour au
christianisme primitif, mais un premier pas hors du christianisme
historique. Ce premier pas alla en s'élargissant; la société se
sépara de plus en' plus de la religion traditionnelle, les plus grands
intérêts se sécularisèrent. Cependant l'Église ne pouvait abandon-
ner sa domination sans lutte ; de là les guerres religeuses, qui sui-
virent la réforme. Que la religion ait été un but pour les princes
ou un instrument, peu importe; toujours est-il qu'elle inspira les
guerres et les luttes intérieures du xvr' et du xvii'' siècle. Les
efforts tentés par l'Église n'empêchèrent pas le mouvement inau-
guré par le protestantisme de se poursuivre, il entraîna jusqu'à la
société catholique : les intérêts politiques l'emportèrent sur le
zèle des orthodoxes. On vit les papes prendre parti sous main
pour les protestants contre l'empereur, champion de l'Église, dé-
fenseur né du saint-siége. On vit les rois très chrétiens se liguer
avec les hérétiques, et même avec les infidèles.
Tel était l'état des esprits, lorsque la guerre de Trente ans éclata.
Un nouveau Philippe II, doué d'une vraie piété, ayant pour lui le
prestige de l'autorité impériale, se mit à la tête de la réaction
catholique. Ferdinand II fut vainqueur à Prague, il fut vainqueur
du roi de Danemark. Gustave-Adolphe, qui le premier fit reculer
les aigles impériales, succomba h Lùtzen. Après sa mort, le pro-
LA POLITIQUE ET LA RELIGION. 275
testantisme recula, il n'avait plus de défenseur; les princes qui
auraient dû combattre pour sa cause, firent la paix avec l'empe-
reur, paix trompeuse, pire qu'une défaite. Qui va prendre en main
les intérêts de la réforme? Un prince de l'Église romaine. Riche-
lieu protesta en vain que la guerre était purement politique, que
son seul but était l'abaissement de la maison d'Autriche; ces pro-
testations ne prouvent rien contre l'évidence. C'est la réaction
catholique qui provoqua la terrible lutte, c'est elle qui mita profit
les victoires de Ferdinand pour ruiner la réforme : la spoliation
d'un électeur réformé et l'édit de restitution étaient des actes reli-
gieux pour le moins autant que politiques. Quels furent les enne-
mis de Ferdinand? Richelieu chercha en vain à soulever les États
catholiques contre l'empereur, au nom de la liberté allemande ; ils
restèrent fidèles à Ferdinand ; l'intérêt religieux domina l'intérêt
politique. Quels furent les ennemis que la maison d'Autriche eut à
combattre? Les protestants d'Allemagne, les Provinces-Unies ré-
formées, le roi de Danemark luthérien, le roi d'Angleterre, chef de
l'Église anglicane, enfin le plus grand de tous, Gustave-Adolphe,
le sauveur du protestantisme. Avec qui Richelieu se ligua-t-il pour
attaquer la maison d'Autriche? Avec les protestants, et il com-
battit un empereur qui était le champion dévoué de l'Église.
La politique de Richelieu n'était pas nouvelle; c'était celle de
François P% de Henri II et de Henri IV. Ce qu'il y avait d'inouï,
c'était de voir un prince de l'Église se mettre à la tête d'une ligue
protestante, contre un empereur dont le but avoué était la res-
tauration du catholicisme. On conçoit quel scandale les alliances
du cardinal durent exciter dans le sein du monde catholique.
Les dévots se soulevèrent contre le ministre impie qui osait faire
la guerre à l'Église. Il plut des pamphlets, dans lesquels on
cherchait à ruiner Richelieu dans l'opinion des orthodoxes (1),
en représentant la guerre engagée par l'électeur palatin comme
une guerre de l'hérésie contre la religion catholique. Parmi
ces pamphlétaires, il y avait un homme considérable, un théo-
logien dont les écrits agitèrent le monde catholique pendant des
siècles. Jansénius, partisan sévère de la doctrine auguslinienne,
(1) Le 3!i'.rc\ire âe 1626, p. 501, cite les titres de dix-huit brochures latines dirigées contre la
politique de Richelieu.
274 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
était le vrai organe du catliolicisme traditionnel ; il attaqua la po-
litique de Richelieu (1), non comme on l'en accuse, dans l'intérêt
de l'Espagne dont il était sujet, mais dans l'intérêt de la foi qui,
à ses yeux, dominait toutes les considérations temporelles. Écou-
tons la protestation d'un croyant contre une politique qui ne tenait
plus aucun compte de la religion :
« La France est l'alliée des Provinces-Unies contre l'Espagne,
elle prend parti pour l'électeur palatin contre l'empereur. Quel
est l'objet de la lutte ? Il faut ignorer entièrement l'histoire pour
nier que la révolte des Pays-Bas contre Philippe II a son principe
dans la religion ; c'est parce que le roi catholique voulait main-
tenir les vieilles croyances dans ses royaumes, que l'insurrection
éclata; c'est parce qu'il refusa constamment d'accorder la liberté
religieuse aux réformés, que la lutte se perpétua. La guerre
actuelle est donc la guerre de l'Église contre l'hérésie. Il en est
de même de la guerre d'Allemagne : elle a sa source dans les
troubles religieux de la Bohême, et elle n'a pas cessé d'être la
guerre des deux confessions qui se partagent la chrétienté. Que
fait donc le roi de France en s'alliant aux insurgés des Pays-Bas
et aux révoltés d'Allemagne? Il arme les ennemis de la vraie
religion pour la destruction de la foi, que le Fils de Dieu a appor-
tée au genre humain. Je dis que le roi très chrétien arme les héré-
tiques contre l'Église. Qui ne sait, en effet, que, sans son appui,
les Pays-Bas seraient depuis longtemps rentrés sous la domina-
tion espagnole, et, par suite, dans le sein de l'Église? Qui ne sait
que les protestants d'Allemagne ne se soutiennent que par les
subsides payés par la France ? Que si l'hérésie est un crime, que
faut-il dire d'un prince qui prend parti pour les hérétiques révol-
tés contre l'Église et contre leurs souverains légitimes ? N'est-il
pas complice de l'hérésie? N'est-il pas complice de tous les excès
qui se commettent journellement contre les personnes ecclésias-
tiques et contre" les choses sacrées? C'est le roi de France qui
répondra de tous ces sacrilèges devant le tribunal de Dieu, car ils
se commettent avec son argent, avec ses soldats, avec l'autorité
de son nom (2). »
(1) Dans le livre intitulé : Mars GaUicU't, seu drjustUia nrmorum et fœderum régis Golliœ-
(Bayle, au mol Jansenius.)
(2) Mars Gallicus, lib. H, c. 7-10, p. 239-250; lib. U, c. 12, p. 266, ss.
LA POLITIQUE ET LA RELIGION. 275
<c Vainement dit-on, pour justifier le roi très chrétien, qu'il
donne des secours au prince dépouillé par l'empereur, et non h
l'hérétique, qu'il prend parti pour la liberté des Pays-Bas et non
pour leur croyance ; ces subtiles distinctions ne sont qu'une mau-
vaise chicane, car la politique et la religion sont unies par un lien
si intime qu'il est impossible de les séparer. Le roi de France vient
de conquérir Bois-le-Duc; dira-t-on que la prise d'une ville n'a
rien de commun avec'la religion? Que l'on considère les suites de
la victoire. A qui nuit-elle? Ce n'est pas seulement au roi d'Es-
pagne, c'est avant tout à l'Église catholique : ses ministres sont
chassés, ses temples fermés ou livrés aux protestants. Tout cela
se fait en présence des Français. Et après ces beaux exploits, on
viendra dire que le roi de France n'a fait que prendre la ville, et
qu'il n'est pas responsable des faits et gestes de ses alliés (1)! On
invoque la gloire et la grandeur de la France ! Depuis quand les
intérêts du monde l'emportent-ils sur ceux de la religion? Sommes-
nous païens, ou sommes-nous chrétiens? Que chez les païens le
salut de la république soit la loi suprême, il ne faut pas s'en
étonner, car ils ne savent rien du royaume des cieux; mais que
penser de chrétiens qui subordonnent le ciel ii la terre, le salut
éternel h la prospérité temporelle! Je sais bien que telle est la
politique du siècle, mais doit-elle être celle d'un prince qui s'ap-
pelle roi très chrétien? Que dira le roi très chrétien au Fils de Dieu,
au grand jour du jugement? J'ai soigné la yrandeur de ma maison
aux dépens de la foi qui esl la condiiion du salut; je me suis peu
soucié que ton empire fût détruit, pourvu que mon royaume fût
agrandi. Et que dira le Christ au roi qui a fait un pareil usage
du pouvoir qu'il lui avait confié (2). »
Quel accueil ces protestations contre la politique mondaine du
roi de France et de son tout-puissant ministre reçurent-elles dans
l'Église officielle, chez les gallicans et chez le pape? La Sorbonne
s'empressa de condamner les adversaires du cardinal, et le clergé
de France confirma cette censure. « Il n'est jamais permis, disent
les archevêques et les évêques assemblés à Paris, de s'élever
contre le prince; l'Écriture sainte nous commande de lui obéir,
(1) Mars Gallictis, lib. Il,cb. 13, p. 273.
(2) Ibid., lib. II, c. 16-19, p. 296, ss.
276 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
encore qu'il nous ôte notre liberté, qu'il nous surcharge, et qu'il
nous fasse tout le mal que Dieu prédisait à ceux qui lui deman-
dèrent un roi... La rébellion n'est propre qu'aux hérétiques; ceux-
là pour la moindre crainte de la religion, courent aux armes,
foulent les lois aux pieds, et résistent à la puissance ordonnée de
Dieu... Le prince est arbitre de la paix et de la guerre, et il ne
doit compte h personne de ses actes ; car qui peut dire à un roi :
pourquoi as-tu fait cela?... Le prince est seul juge de la légitimité
des alliances qu'il contracte. A toutes les attaques dirigées contre
la politique du roi, l'on pourrait donc se contenter de répondre :
le roi a fait l'alliance, parce qu'il l'a voulu : il a entrepris la guerre,
parce qu'elle était juste et raisonnable, ou pour mieux dire, la
guerre est juste, parce qu'il l'a entreprise (1). »
On voit que le despotisme de Richelieu a eu ses théoriciens, ce
sont les évéques de France. A une pareille doctrine, il n'y avait
qu'une réponse h faire, la révolution de 89. Elle prouve qu'il n'y
avait plus dans le haut clergé une étincelle du spiritualisme évan-
gélique. Il s'agissait bien de l'obéissance due au prince! La ques-
tion était de savoir, si la religion inspirerait encore la politique,
comme elle l'avait fait au moyen âge, ou si les rois ne prendraient
plus conseil que de leur grandeur. Nous venons d'entendre la ré-
ponse de l'Église de France : la religion abdique, elle se soumet k
la puissance royale, alors même que son existence est en cause.
Voyons ce qui se passait à Rome. Les zélés faisaient appel au sou-
verain pontife contre le roi très chrétien qui, au mépris de ses
devoirs, poursuivait la ruine de la religion. «Le devoir du pape,
disaient-ils, est de tirer le glaive spirituel contre le roi de France.
Qu'il l'excommunie, qu'il délie ses sujets du serment de fidélité,
qu'ils se serve du bras des princes catholiques, pour donner force
à sa sentence (2). » Oui, sans doute, voilà ce que le pape aurait dû
faire, voilà ce qu'Innocent III aurait fait, si le roi de France avait
songé à prendre parti pour les Albigeois. Mais les zélés qui exci-
taient le saint-père à sévir contre Louis XIII, ne voyaient pas
que le saint-père était complice du roi très chrétien; l'intérêt po-
(1) DWrgeniré, Collectio judiciorum, T. MI, supiilément, p. 231-238. — Mercure français ,
T. XI, p. 1068, ss.
(2) Thcologi ad Ludovicum Mil Admonilio, p. 20.
LA POLITIQUE ET LA RELIGION. 277
litique dominait à Rome aussi bien qu'à Paris. Le pape désirait
certainement la ruine du protestantisme, mais il craignait encore
plus la domination de la maison d'Autriche ; or comme la destruc-
tion des protestants d'Allemagne aurait donné à l'empereur la
monarchie que le saint-siége redoutait tant, le vicaire du Christ
préféra prendre parti, au moins indirectement, pour la France et
ses alliés les protestants, que pour l'empereur, quoique Ferdi-
nand fût le champion dévoué de l'Église.
Après la bataille de Leipzic, l'empereur envoya le cardinal Pas-
man à Rome, demander du secours au pape contre le roi de Suède
qu'il dépeignait comme un autre Attila. Urbain VIII faisait des
vers, et s'occupait beaucoup de fortifications ; il avait toujours sur
sa table des poètes et des ouvrages sur l'art militaire. Du reste, élu
par l'influence de la France, il était par cela seul hostile à la
maison d'Autriche (1). Urbain essaya d'abord d'écarter le malen-
contreux ambassadeur, en lui faisant dire qu'un cardinal ne devait
pas s'occuper d'affaires politiques. Pasman répondit que tous les
chrétiens étaient obligés à défendre la religion; que si la dignité
de cardinal était un obstacle à sa mission, il quitterait la pourpre et
irait au besoin à Rome en chemise, pour remontrer au pape la
ruine prochaine du catholicisme en Allemagne. Urbain s'étant
décidé à le recevoir, le cardinal le pressa d'accorder un secours
d'argent à l'empereur, d'employer ses bons offices et son au-
torité pour obliger le roi de France à abandonner son al-
liance avec les hérétiques, enfin de publier une croisade contre
Gustave-Adolphe, qui allait passer en Italie, et saccager Rome h
l'exemple d'Alaric. Le pape s'excusa de sa pauvreté, il promit
d'agir à la cour de France et éluda de répondre aux autres propo-
sitions. Irrités de ce refus, les partisans de l'empereur s'élevèrent
contre le souverain pontife, a II applaudit aux victoires des Sué-
dois; rempli de la prudence des enfants du siècle, il lit plus sou-
vent Machiavel que l'Évangile. » On alla jusqu'à demander la
convocation d'un concile général contre « un pape fauteur des
hérétiques. » Ferdinand envoya un nouvel ambassadeur à Rome;
le duc de Savelli représenta à Urbain que la ruine de la maison
d'Autriche serait suivie infailliblement de l'oppression entière des
(1) Ranke, Fiirsten und Vœlker von Siid-Europa, T. III, p. 523-528..
18
278 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
catholiques; qu'il n'y avait jamais eu une occasion plus pressante
d'employer les trésors de l'Église contre les ennemis de la religion.
Le pape répondit « que Gustave-Adophe faisait la guerre à l'em-
pereur et non à la religion catholique ; que la guerre était pure-
ment politique ; que si l'empereur était réduit à une dure extrémité,
il devait s'en prendre h lui et aux Espagnols; qu'on avait fait dé-
penser au pape quatre millions pour garantir les États du saint-
siége contre le pillage des Allemands dans la guerre de Munster,
que les trésors de l'Église étaient épuisés. » En désespoir de cause,
les ministres de l'empereur se concertèrent avec le cardinal Bor-
gia, ambassadeur d'Espagne, pour protester contre l'indifférence
du pape, dans un aussi grand danger de la religion. Au milieu d'un
consistoire, le cardinal commença un discours sur le péril du
catholicisme en Allemagne, et sur la nécessité d'y pourvoir :« Ce-
pendant, s'écria-t-il, Votre Sainteté diffère encore d'y apporter les
remèdes convenables. » A ces mots, le pape se leva et imposa
silence à Borgia. Borgia insista et dit qu'on ne devait pas arrêter
un cardinal qui parlait devant le sacré collège de la part d'un roi
catholique, et sur des affaires qui regardaient le service de Dieu,
et le bien de toute la chrétienté. Urbain, furieux, dit au cardinal de
se taire et de sortir; que, dans le sein du consistoire, lui pape
était le maître, et que les cardinaux n'avaient le droit de parler
que quand il demandait leur avis. Il y eut alors une scène d'une
scandale et d'une confusion inexprimables ; Borgia continua à pro-
tester ; les partisans du pape voulurent le faire taire ; les cardinaux
de la ftiction espagnole prirent parti pour l'ambassadeur d'Espagne.
Urbain consentit enfin à recevoir la protestation par écrit. Il y
répondit qu'il était ridicule d'effrayer les Romains d'une nouvelle
irruption des Goths ; que l'histoire fournissait un exemple plus
récent de la désolation de l'Italie, du sac de Rome, et des indignités
commises contre le pape et contre les cardinaux, celui d'un roi
d'Espagne ; que Charles-Quint avait encore ajouté l'hypocrisie à
l'insulte, en déplorant la prise de la ville, tandis qu'il tenait le suc-
cesseur de saint Pierre en prison; les Goths n'étaient donc pas les
seuls ennemis de l'Église (1). »
Urbain s'excusait mal, en disant que la guerre n'était point reli-
(l) Voycï les témoignages dans Lcvassor, Histoire de Louis XllI, T. IV, p. 56-60.
LA SÉCULARISATION. 279
gieuse; à Rome on devait savoir le contraire. Son successeur lui
donna un démenti, en refusantde signer les traités de Westplialie;
si la guerre avait été étrangère à la religion, conçoit-on que le
saint-siége eût protesté contre la paix au nom de la religion? Il
est vrai que la guerre avait aussi pour but d'abaisser la puissance
de la maison d'Autriche ; or la domination espagnole pesait aux
papes pour le moins autant qu'aux rois de France, parce que plus
faibles, ils souffraient davantage de l'orgueil des maîtres de l'Ita-
lie. Voilà pourquoi Urbain VIII ne prit pas parti pour l'empereur
contre ses ennemis. L'intérêt politique dominait l'intérêt reli-
gieux. Si la politique pontificale s'inspirait de considérations sécu-
lières, faut-il s'étonner que l'Église se soit sécularisée?
N^ 2. Sécularisation de F Église.
Au moyen âge, l'Église était un pouvoir politique; possédant
une grande partie du sol , elle participait à la souveraineté que
donnait le sol dans le régime féodal. En France, la féodalité fut
absorbée par le pouvoir royal, et par suite les évêques y perdirent
leur puissance en même temps que les autres possesseurs de fiefs.
En Allemagne, les vassaux devinrent des demi-souverains, et les
prélats profitèrent de cette révolution. La paix de Westphalie
apporta un grand changement h. la condition de l'Église allemande;
elle commença l'œuvre de la sécularisation qui fut achevée au
xix^ siècle, sous l'influence de la révolution française; des évô-
chés et des abbayes furent cédés aux Suédois et à des princes
protestants à titre d'indemnité territoriale. Nous avons déjà appelé
ailleurs l'attention sur la gravité de cet acte (1) : l'Église fut dé-
pouillée, et elle le fut au profit du protestantisme ! Les biens ecclé-
siastiques étaient chose si sacrée, que l'on punissait comme sacri-
lèges ceux qui osaient s'en emparer; et voilà qu'à la fin d'une
guerre entreprise pour rendre à l'Église son antique domination,
on abandonna, du consentement de l'empereur, et sans se sou-
cier des protestations pontificales, des principautés entières aux
ennemis de l'Église!
(1) Voyez le tome IX* de mes Étwles historiques.
280 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
Un historien de la paix de Westplialie dit « qu'à Munster et à
Osnabruck l'on jouait avec les évêchés et les abbayes, comme les
enfants avec les noix et- les osselets (1). » Qui prit l'initiative de
cette spoliation? Ce fut l'empereur, le champion de l'Église, le
défenseur du saint-siége. Les Suédois réclamaient la Silésiepour
leur satisfaction; il tenait à l'empereur de sauver les biens de
l'Église, en faisant ce sacrifice; mais Ferdinand III préféra payer
les Suédois en monnaie ecclésiastique (2). Le duc de Longueville
écrit, en 1647, au roi de France : « Les Impériaux font bon marché
des biens de l'Église ; pourvu que l'on ne touche pas au patrimoine
héréditaire de la maison d'Autriche, ils n'ont guère soin de celui
de saint Pierre (3). » On conçoit que les évêques aient résisté vive-
ment à ce qu'ils appelaient une spoliation ; ils dénièrent à l'em-
pereur le droit de consentir à la cession des principautés qui
étaient la propriété de Jésus-Christ ; ils firent appel aux sentiments
religieux de tous les États catholiques, et ils les rendirent respon-
sables de la perte des âmes dans les territoires qui seraient
cédés h des hérétiques (4). A toutes ces plaintes, l'empereur oppo-
sait la nécessité : « Les catholiques demandaient la paix à cor et à
cri ; la France, au lieu de prendre en main la cause de la religion,
la désertait; les Suédois menaçaient, si l'on ne cédait pas, de
pousser plus loin leurs succès, et de protestantiser l'Allemagne
entière; que restait-il h faire à l'empereur, sinon de plier sous la
force (5)? » L'excuse du chef de l'empire était une triste vérité;
les Suédois et les Français dominaient h Munster et h Osnabruck.
Or les Suédois étaient des ennemis déclarés du catholicisme, et les
Français, des alliés perfides; en apparence ils s'opposaient à la
séculnrisation, sous main ils déclaraient que c'était pour la forme,
et pour sauver la réputation du roi très chrétien (6). L'Église subis-
sait la loi que le vainqueur gaulois avait proclamée dans Rome
païenne : malheur aux vaincus!
La perte de quelques principautés était peu de chose, mais elle
il'i ,( aiiri, Kpiscopi Hierapolitani, Relatiû historica de pacificatione osnabrugo-monaslcriensi,
c. XXIV, § 1, p. 454.
(2) m., iftirf., c. XI, § 1, p. 203.
(3) NéQociations secrHes touchanl la paix de Miinsler, T. IV, p. 76.
(4) Adanii, Reialio historica, c. XXIV, §§ 8 et 21.
(5) I(i., ma., c. XXIV, § 23 ; c. XXV, §§ 3 et 6.
(6) Négociations secrètes touchant la paix de Munster, T. III, p. 5.
LA SÉCULARISATION. 281
révélait un mal bien plus grave, la déchéance de l'Église. Quand
le chapitre de 3Iagdebourg se plaignit de la sécularisation auprès
d'Oxenstiern , le chancelier répondit aux chanoines « que chaque
régime avait son période fatal (1). » Le période fatal de la domi-
nation ecclésiastique s'ouvrait : la paix de Westphalie fut le com-
mencement de la tin. Elle fit plus qu'enlever à l'Église quelques
évéchés, elle lui imposa la tolérance, et de la tolérance h l'indiffé-
rence il n'y avait pas loin.
N» 3. La papauté au traité de Westphalie.
Par une singulière ironie de la fortune, le pape prit l'initiative
des négociations qui aboutirent à la paix de Westphalie; le légat
pontifical fut le médiateur d'un traité contre lequel le saint-siége
se vit obligé de protester. Dès le commencement des négociations,
l'impossibilité de concilier le christianisme traditionnel avec les
tendances de l'humanité moderne parut au grand jour. La guerre
était une lutte des deux confessions chrétiennes, la réaction catho-
lique l'avait provoquée dans le but avoué de détruire la réforme.
Trente ans de guerre prouvaient suffisamment que le protestan-
tisme ne pouvait être détruit par la force. Lorsque les négociations
s'ouvrirent sérieusement, c'était au contraire le parti protestant
qui tendait ^'emporter: or il était évident que les protestants, vain-
queurs, réclameraient la liberté de religion, sinon la domination.
C'est ce que le pape ne voulait pas, il n'y pouvait pas consentir.
Que venait-il donc faire dans les négociations? Son intervention,
en la supposant sérieuse, fut un acte d'inintelligence politique; il
devait prévoir que, si la paix se faisait, il serait obligé de la
repousser. On serait presque tenté de croire que le souverain pontife
n'intervint comme médiateur, que pour perpétuer la guerre. Ceci
n'est pas une calomnie; il est certain que le pape fit tout ce qui
dépendit de lui pour entraver la marche des négociations : il
n'épargna pas les exhortations à la paix, mais ses actes furent
toujours en opposition avec ses paroles.
En 1641, l'empereur accorda une amnistie ; il eut tort de ne pas
(1) JUeierij Acta pacis Westphalicœ, T. IV, p. 29i.
282 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
l'accorder complète, car c'était le seul moyen d'arriver à la paix.
Que fit le pape? Son nonce protesta contre l'amnistie, parce qu'elle
était contraire à l'intérêt de la religion et de l'Église (1). A son
avènement, Innocent X écrivit au légat que les maux de la cliré-
tienté lui arrachaient d'amères et d'abondantes larmes. Le pape
va-t-il faire une concession pour donner au monde chrétien le
bienfait de la paix? Il enjoignit à son légat de veiller à ce que la
religion et la dignité de l'Église romaine ne souffrissent aucun
préjudice. Cela est déjà assez significatif dans la bouche d'un pape,
et au moment où l'on négociait avec des protestants. Innocent
ajouta, pour que l'on ne se pût méprendre sur ses intentions,
« que le légat devait sauvegarder les droits et les libertés de VÉglise,
en résistant de toutes ses forces à toute convention qui y porterait
atteinte, et quitter plutôt le congrès que d'y consentir, ne fût-ce
que par sa présence; la cause de Dieu devant l'emporter sur
toute autre considération, » Le légat pontifical annonça en consé-
quence aux plénipotentiaires, qu'il ne remplirait son office de mé-
diateur que sous la condition que les intérêts de la religion
seraient pleinement garantis (2). Quand on sait ce que les droits et
les libertés de FÉglise veulent dire dans la bouche d'un pape, l'on
doit avouer que si la puissance du souverain pontife avait égalé sa
bonne volonté, jamais il n'y aurait eu de paix. Voilà comment le
pape remplit son rôle de médiateur !
L'intolérance catholique était un obstacle invincible à la pacifi-
cation. Le nonce ne voulait pas même que les plénipotentiaires
suédois fussent présents aux observations que les Français avaient
à faire sur les réponses de l'empereur, parce qu'il ne pouvait y
avoir aucun commerce entre le saint-siége et les hérétiques (3).
C'est pour que la pureté catholique ne fût pas souillée par le con-
tact journalier de l'hérésie, que le congrès se sépara en deux sec-
tions, l'une, les catholiques délibérant à Munster où siégeait le
légat, l'autre, les protestants assemblés à Osnabrùck. Malgré cette
singulière séparation, des conférences entre les deux partis étaient
indispensables. Ce fut un grand embarras pour le nonce aposto-
(1) Adami, Relatio historica, c. Il, § 15, p. 29.
(2) Jd., ibid., c. IV, § 4, p. 46, et § 5, p. 47.
(3) /rf., ibid., c. IX, § 2, p. 171.
LA PAPAUTÉ. 285
lique. En effet, comment préserver « la virginité du saint-siége de
toute souillure? » Il eut soin de faire passer par les mains de
l'ambassadeur de Venise jusqu'aux écritures qui concernaient les
protestants (1). Cependant il n'y avait de paix possible que si les
catholiques faisaient des concessions à leurs frères séparés ; non
seulement la prudence les commandait, il y avait nécessité, car
les Suédois, vainqueurs, devenaient tous les jours plus exigeants.
L'empereur, après avoir soutenu la lutte pendant trente ans, vit
qu'il fallait transiger; mais ses intentions conciliantes étaient com-
battues par le légat, qui déclara, au nom du pape, que si le congrès
se mêlait de décider les difficultés concernant les biens ecclésias-
tiques et la religion, le saini-siége protesterait et lancerait des
censures contre les princes catholiques (2). En effet la médiation
du nonce se passa en protestations; il déclara d'avance que toutes
les conventions contraires à ïhonneur de Dieu seraient nulles, que
le traité qui les consacrait ne serait pas une paix, mais un monstre
abominable d'une confusion horrible ; il voulait, dit-il, « que sa pro-
testation fût répétée au commencement, au milieu, à la fin de tous
les actes, quels qu'ils fussent, et qu'elle persévérât jusqu'à ce
que tous les signataires comparussent devant le tribunal de Dieu,
au jour du dernier jugement (3). »
Le légat disposait des voix des États ecclésiastiques qui avaient
été appelés au congrès; ils repoussèrent jusqu'au dernier moment
les concessions que la nécessité extorqua à l'empereur. Forcés
d'admettre la paix de religion, ils voulurent l'affaiblir, en mettant
des restrictions à l'égalité des deux confessions; ils s'opposèrent
à ce que les calvinistes fussent compris dans la paix, ils deman-
dèrent que les anabaptistes et les autres sectaires fussent formel-
lement exclus du bienfait de la tolérance ; ils ne voulurent pas
entendre parler d'un abandon perpétuel des biens du clergé; enfin
ils proposèrent de réserver les droits du saint-siége, ce qui rui-
nait la paix dans son fondement, puisque, au point de vue des
droits de l'Église romaine, il ne peut pas y avoir de liberté de
(1) ^(temi, Kelatio historica,c. XVni, §9, p. 370: «Ne sedis apostolicae virginitatemaliquocum
protestantium causis coramercio maculare videretur. »
(2) Adami, Relatio historica, VU, § 19, p. 134.
(3) Mcieri, Emblemata ad historiam de pacificatione Westphalica, p. 44, 45, 54.
284 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
religion (1). Avant que la paix fût signée, les catholiques la
flétrirent déjà comme un crime de lèse-majesté divine; quand elle
fut conclue malgré leurs réclamations, ils la condamnèrent comme
impie (2), et le pape la déclara nulle de son autorité apostolique.
Il y a un grand enseignement dans cette obstination des ca-
tholiques et du pape à repousser la paix de religion. Ils disent
aujourd'hui qu'ils n'ont jamais été intolérants; mais pour re-
pousser l'accusation d'intolérance, il faut qu'ils fassent taire
l'histoire ou qu'ils la falsifient. Non, ils n'acceptèrent pas la tolé-
rance, ils la subirent, et ils la subirent comme vaincus, après
avoir couvert l'Allemagne de sang et de ruines pendant trente ans
pour maintenir l'intolérance et la persécution. Que la leçon profite
aux générations futures; qu'elles sachent que le catholicisme est
intolérant, persécuteur, par essence, que la liberté pour lui n'est
qu'une nécessité ou un masque. Que la leçon profite aussi aux
historiens et h la science. Que deviennent, en présence des faits,
les déclamations des écrivains allemands contre l'intervention
étrangère? Les protestants, disent-ils, auraient conquis la liberté
de religion , sans la terrible guerre qui a désolé l'Allemagne.
C'est dire qu'ils auraient obtenu du bon vouloir des catholi-
ques les concessions que trente ans d'une guerre affreuse, que la
défaite et l'épuisement ont eu bien de la peine à leur arracher!
Laissons-là les hypothèses; les faits témoignent que c'est au sang
versé à flots daus les guerres de religion que l'humanité doit la
liberté dont elle jouit; elle en jouit malgré l'Église, et elle n'en
jouirait plus du jour où l'Église ressaisirait sa domination.
§ 7 La paîx de Westphalie et la république européenne de Sully.
N° 1. La paix de Westphalie.
L'illustre poète qui a écrit l'histoire de la guerre de Trente ans
se demande pourquoi tant de sang a été répandu? Pourquoi tant
de cités détruites? Pourquoi la civilisation suspendue pendant un
demi-siècle, au point que l'Allemagne retourna, pour ainsi dire,
(1) Adamij Relatio historica, c. XXV, § 10, p. 486-49».
(2) Jd.j ihUL, c. XXXI, § 16, p. 630.
LA PAIX DE WESTPHALIE. 283
à l'état de barbarie? II faut une réponse à ces questions, ou il
faut dire que le monde est abandonné à une aveugle fatalité.
Schiller répond que la guerre de Trente ans a uni tous les peuples
de l'Europe en une grande famille, au sein de laquelle régnent
la liberté et la paix (1). Le fait ne répond guère k l'idéal tracé par
l'historien poète. Il est vrai que les traités de Westphalie firent
de la tolérance une loi du monde européen; mais elle fut loin
d'assurer la liberté religieuse. D'abord, bien que la plupart des
puissances de l'Europe soient intervenues à Munster et à Osna-
brùck, la paix de religion ne lut obligatoire que pour l'Allemagne;
l'on vit, avant la fin du xyiii" siècle, l'un des signataires delà
paix ordonner les dragonnades pour convertir les huguenots.
Même dans son application à l'Allemagne, la paix de religion ne
consacra point la liberté religieuse. L'empereur la repoussa avec
obstination pour ses États héréditaires, en déclarant qu'il sacri-
fierait plutôt la couronne et la vie que d'accorder la liberté de
conscience à ses sujets protestants (2). En réalité, le traité de
Westphalie garantit les droits des princes plutôt que ceux des
peuples. II faudra un siècle de philosophie, Taffaiblissement
des croyances traditionnelles, et une révolution qui renversa
tout l'édifice du passé, pour donner aux hommes la liberté de
croire et de penser. La paix de Westphalie n'assurait pas mieux
la liberté politique de l'Europe que la liberté religieuse. Il est
vrai que la maison d'Autriche fut abaissée : le lien entre les deux-
branches d'Allemagne et d'Espagne fut brisé, l'empereur ayant
été forcé de s'engager à ne pas secourir le roi d'Espagne dans
sa guerre contre la France : l'empire fut, pour ainsi dire, dissous,
en ce sens, du moins, que la puissance impériale fit place à
findépendance des princes. L'Europe n'eut plus rien à craindre
des successeurs de Charles-Quint. Mais la prépondérance ne fut
que déplacée; elle passa de la maison d'Autriche à la France. La
paix de Westphalie n'était pas encore signée, que la crainte de
l'ambition française agitait déjà les esprits. Ainsi , l'Europe
n'échappa au danger d'une monarchie autrichienne que pour
tomber dans un autre écueil.
(i) Schiller j Geschichte des dreissigjaehrigen Krieges, T. I, p. 2, s.
(2) Ad. Memelj Geschichte der Deutschen,!. VIII, p. 186.
28G LA GUERRE DE TRENTE ANS.
II est vrai que la guerre de Trente ans établit des liens entre
tous les peuples de l'Europe; tous figurèrent dans les négocia-
tions, h l'exception de l'Angleterre, de la Pologne et de la Russie.
La Russie n'était pas encore une puissance européenne. C'étaient
la Pologne et la Suède qui dominaient dans le Nord. La Pologne
ne joua pas de rôle actif dans là lutte, mais elle fut le théâtre de
négociations qui exercèrent une influence décisive sur le sort
des armes. Le roi de Pologne disputait la couronne de Suède
à Gustave-Adolphe, comme fils d'un usurpateur. Des divisions
religieuses envenimèrent l'âpreté de ces débats où l'existence de
la Suède était en jeu. Le plus beau triomphe de la diplomatie
française fut de séparer les deux combattants par une longue trêve
qui permit à Gustave-Adolphe d'intervenir en Allemagne. Quand
la trêve fut expirée, il fallut tout le talent diplomatique du comte
d'Avaux pour la renouveler : il rétablit par là les affaires de la
Suède qui paraissaient désespérées. Ce fut pour la première fois
que les destinées du Nord se trouvèrent liées si intimement avec
celles de l'Europe : un héros du Nord joua le plus beau rôle dans
la guerre de Trente ans, et, après sa mort, ses valeureux capi-
taines poursuivirent le cours de ses victoires et forcèrent la
maison d'Autriche à consentir à la paix de religion. L'Angleterre
seule resta presque étrangère à la plus longue des guerres conti-
nentales ; elle n'envoya pas de ministres à Osnabriick; l'année
même où la paix fut signée, la tête de Charles P'' tomba sous la
hache du bourreau ; la nation anglaise devait conquérir la souve-
raineté sur ses rois, avant de pouvoir influer sur les destinées du
monde.
Si la guerre de Trente ans et la paix qui la suivit établirent des
liens entre tous les peuples de l'Europe, il y a encore loin de là
à une union pacifique qui donne satisfaction aux droits et aux
intérêts de l'humanité. Est-ce à dire que le sang ait inondé en
vain l'Allemagne pendant une vie d'homme? La lutte suprême
entre le catholicisme et la réforme mit fin pour toujours aux
guerres de religion : la protestation du pape contre des traités
qui restèrent, en dépit du saint-siége, la base de l'ordre européen,
fut une abdication, forcée il est vrai , mais peu importe, elle n'en
est pas moins irrévocable. C'était la domination du catholicisme
qui formait le grand obstacle h l'établissement de la liberté
LA RÉPUBLIQUE EUROPÉENNE. 287
religieuse ; après la paix de Westplialie, Ja politique se sécularisa,
et riiumanité, délivrée du joug de l'Église, ne tarda pas à conqué-
rir la liberté de penser. Il resta le danger, qui est plus grand
qu'on ne le pense, d'une domination universelle qui remettrait
toutes ces conquêtes en question. Jusqu'ici l'Europe a échappé au
péril, et, à moins de croire qu'elle touche à son déclin, il faut
espérer qu'elle y échappera encore. Si elle est destinée à périr,
qu'elle meure plutôt que de plier sous la force brutale; car la
domination de la force est aussi la mort;, et la plus honteuse de
toutes.
N° 2. La république européenne.
La république européenne que Schiller croyait voir dans la
paix de Westplialie a été rêvée au xvn'^ siècle par un roi et son
ministre. Nous pouvons rattacher les projets de Henri IV et de
Sully h la guerre de Trente ans, car la lutte contre la maison
d'Autriche soutenue par Richelieu réalisa la partie du grand des-
sein qui était susceptible d'exécution. Reste l'idée de la république
européenne. Était-elle sérieuse? A qui faut-il la rapporter, au
roi ou au ministre? Voici les traits généraux de cette conception,
tels qu'ils se trouvent dispersés dans \es*Mémoires de Sully. La
république européenne devait comprendre quinze États, dont six
héréditaires, six électifs ou aristocratiques, et trois républiques.
La formation de ces États supposait un remaniement territorial
de l'Europe; mais il n'était pas aussi radical qu'on le suppose
d'ordinaire. Henri IV, vainqueur de la maison d'Autriche, et im-
posant la loi dans un congrès , aurait pu facilement organiser les
divers membres de sa république. L'Espagne était resserrée dans
la péninsule, mais elle conservait le Portugal ; l'Autriche perdait
la possession héréditaire de la Rohême et de la Hongrie qui
rentraient dans leur droit d'élection. La France et l'Angleterre
gagnaient quelques provinces des Pays-Bas; les autres étaient
dévolues à la république des Provinces-Unies. La plus importante
innovation était la création d'une confédération italique. Les
intérêts généraux de ces quinze États devaient se régler par un
conseil général et par six conseils particuliers. Le conseil général
288 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
se composait de soixante députés, nommés par chacun des États,
en proportion de son importance politique. Ce conseil avait pour
mission principale de prévenir les guerres dans la chrétienté, et
d'établir, dans tous les États de la confédération, un ordre tel
que la tyrannie fût impossible ; il devait veiller aussi k ce que la
tolérance des trois confessions chrétiennes mît fin aux guerres
de religion. La république s'appelait chrétienne, parce qu'elle ne
comprenait que des peuples chrétiens ; les Turcs en étaient non
seulement exclus, il y avait guerre éternelle entre la république
et les infidèles, jusqu'à ce qu'ils fussent expulsés du sol de
l'Europe.
Le projet de confédération européenne a été jugé sévèrement
par les historiens politiques; la plupart disent qu'il ressemble à
une chimère bien plus qu'à la conception de deux hommes
d'État (1). Ceux qui tiennent à sauver la mémoire de Henri IV de
cette espèce de ridicule, prétendent que l'idée appartient à Sully,
ou à ceux qui ont compilé ses mémoires (2). Les écrivains hostiles
à la France prennent la république chrétienne au sérieux, et y
voient la preuve de l'ambition française. « Qui eût été l'àme de la
confédération? dit Scîilegel. Naturellement le prince qui l'avait
organisée, et qui aurait dû l'imposer à l'Europe par la force des
armes. C'est dire en d'autres mots que Henri IV eût été le maître
de l'Europe. » Schlegel conteste même le mérite de l'originalité à
ce projet : « Ce n'est rien, dit-il, que l'application à l'Europe des
formes qui régissaient l'empire d'Allemagne (3). » Nous croyons,
avec les historiens français, que l'idée d'une république chrétienne
n'a jamais fait l'objet d'une négociation, ni même d'une délibéra-
tion sérieuse. Sully lui-même avoue que son maître la croyait im-
possible. Ce qui a constamment préoccupé le roi de France, c'est
une ligue pour l'abaissement de la maison d'Autriche ; mais de là à
une confédération européenne, il y a un abîme. Cependant, à moins
de s'inscrire en faux contre les mémoires de Sully, il faut convenir
que les idées de république chrétienne, de paix perpétuelle et de
(1) Sismondi, Histoire des Français, T. XIU, p. 235, 261.
(2i Ranke, Franzœsische Geschichte, T. II, p. 13i. — /*o j/'so>ij Histoire de Henri IV, T. H, p. 873
et 891.
(3) F. Schlegel, Vorlesungen ûber die neuere Geschichte (XVI* leçon).
LA RÉPUBLIQUE EUROPÉENNE. 289
tolérance universelle ont été débattues entre lui et Henri IV. Il est
impossible de préciser ce qui dans ces idées appartient au ministre
et ce qui appartient au roi. Laissons donc la question de personnes
de côté, et tenons-nous au fond.
Est-il vrai que la république chrétienne soit une chimère? L'uto-
pie, quand elle est conçue par un esprit élevé, est l'idéal à dis-
tance, comme le dit un illustre poète. Cela est si vrai, que ce qui
était utopie au xvn*' siècle, est une réalité au xix^ Que dis-je? La
révolution a dépassé l'utopie. La liberté religieuse était repoussée
par les catholiques comme une chose criminelle; les protestants la
réclamaient, mais timidement et avec mille restrictions ; Henri IV
et Sully la limitaient aux catholiques, aux calvinistes et aux luthé-
riens. Aujourd'hui la liberté de religion et de pensée la plus abso-
lue se trouve inscrite dans des constitutions faites par des catho-
liques ! L'idée d'une confédération européenne, utopie au xvn*" siècle,
ne peut plus être traitée de chimère au xix% depuis que nous avons
vu les rois les plus puissants de l'Europe contracter une sainte
alliance pour le maintien de l'ordre et de la paix dans la chré-
tienté. La sainte alliance des peuples suivra la sainte alliance des
rois, et alors la république européenne de Sully entrera dans le
domaine des faits. Sully avait un profond sentiment de la solida-
rité qui unit les nations en une grande famille; nous lisons dans
ses Mémoires : «Autant il y a de divers climats, régions et contrées,
autant semble-t-il que Dieu les ait voulu diversement faire abou-
der en certaines propriétés, commodités, denrées, matières, arts
et métiers spéciaux et particuliers, qui ne sont point communes,
afin que par le trafic et commerce de ces choses, dont les uns ont
abondance et les autres disette, la fréquentation, conversation et
société humaine soient entretenues entre les nations. » Il y a donc
une société humaine, qui embrasse toutes les nations ; c'est Dieu
même qui l'a établie, et qui pousse les peuples à y entrer, par la
plus forte des nécessités, par leurs besoins. C'est reconnaître ce
qu'il y a d'individuel dans la création et de commun ; l'idée de
confédération est la formule politique de ces deux faces de l'huma-
nité. Lespublicistes et les historiens, qui ne tiennent compte que
des faits, peuvent encore, au xix*' siècle, considérer la république
européenne comme irréalisable, et nous sommes de leur avis;
mais il ne peuvent plus la déclarer impossible, en présence de la
290 LA GUERRE DE TRENTE ANS.
confédération qui embrasse une partie du nouveau monde (1).
Sans doute, la paix, l'harmonie, la fraternité resteront toujours h
l'état d'idéal ; l'imperfection humaine et la réalisation complète
d'un idéal quelconque sont choses contradictoires. Cela n'empêche
pas qu'il n'y ait un idéal, et il n'est autre que celui qui a été conçu
par Henri IV et Sully, car leur république donne satisfaction aux deux
éléments de la nature humaine, h l'unité et à la diversité. C'est
surtout ce dernier point qui fait honneur h Henri IV et h Sully : ils
se sont élevés au dessus de l'ambition de la monarchie universelle,
et ont respecté l'élément de nationalité qui au xvni^ siècle était
encore méconnu : ils organisaient la nation italienne, ils affran-
chissaient la Bohême et la Hongrie du joug de l'Autriche. L'idée
que les historiens ont crue indigne de Henri IV et de Sully, sera con-
sidérée un jour comme leur titre de gloire.
(î) Écrit eu juillet 1839.
LIVRE II
DROIT DES GENS
CHAPITRE I
LE DROIT DES GENS MODERNE
I
Le droit des gens date de l'ère moderne qui s'ouvre avec le
XVI'' siècle. Les anciens l'ignoraient, même le peuple juridique par
excellence, les Romains. Il y a de cela une raison très simple.
L'idée du droit international implique que les nations sont liées
entre elles par des (droits et des devoirs communs; elle suppose
donc que les nations sont constituées, et que leur indépendance,
est reconnue ; elle suppose encore que les nations se considèrent
comme membres d'une grande famille, ayant comme tels des obli-
gations et des droits. Or, dans l'antiquité, il y avait des cités et
des empires, il n'y avait pas de nations; les philosophes conce-
vaient vaguement la fraternité des peuples, mais cette croyance
n'était pas entrée dans la conscience générale; c'était un instinct
plutôt qu'un principe juridique. De fait, l'idéal du monde ancien
était la monarchie universelle, ce qui revient à dire que la force
dominait dans les relations des peuples, comme elle régnait dans
les rapports de maître li esclave. Il n'y a pas de droit là où l'exis-
tence individuelle des êtres juridiques n'est pas reconnue, et
cette notion est étrangèrcià l'antiquité.
Comme le Christ proclame l'égalité et la fraternité des hommes,
19
294 DROIT DES GENS.
l'on a fait honneur au christianisme de l'avènement du droit inter-
national. C'est méconnaître la portée du dogme chrétien, et en
exagérer singulièrement l'influence. En disant que son royaume
n'était pas de ce monde, Jésus-Christ annonçait que la fraternité
et l'égalité qu'il prêchait n'avaient rien de commun avec les rela-
tions civiles et politiques. Les hommes sont frères et égaux dans
le royaume des cieux ; mais cela n'empêche pas qu'il n'y ait des
esclaves. Les peuples sont frères, puisqu'il descendent tous d'un
couple; mais cela n'empêche pas la monarchie universelle de
Rome d'être légitime. En définitive, le christianisme est une reli-
gion de l'autre monde, ce n'est pas une doctrine sociale. Est-ce à
dire que la croyance de l'unité humaine, de la fraternité des
hommes et des nations soit restée stérile? Les principes ont une
force qui leur est propre; ils grandissent et se développent en
dépit de nos préjugés. Il en a été ainsi du dogme do l'unité hu-
maine. Mais pour lui faire porter ses fruits, il a fallu une autre
influence que celle de la religion : c'est la philosophie quia tiré
des croyances religieuses les conséquences politiques qui s'y
trouvaient en germe. Cette évolution s'est accomplie le plus sou-
vent malgré l'Église, et contre elle.
A ceux qui rapportent l'origine du droit international au chris-
tianisme, il y a une réponse péremptoire h faire. Jamais les esprits
ne furent plus complètement soumis aux idées religieuses qu'au
moyen âge : c'est l'ère de la foi par excellence. Si le christianisme
avait une doctrine politique, elle aurait dû se produire alors que
les Innocent et les Grégoire régnaient en maîtres sur la chré-
tienté. Les papes eurent effectivement une théorie politique, ou,
si l'on veut, un idéal , mais il se trouve que cet idéal était une
utopie irréalisable, et si elle avait pu se réaliser, elle aurait abouti
h la monarchie universelle, c'est ii dire à la négation du droit in-
ternational. Un Dieu, un pape et un empereur : voilà l'idéal. Nous
avons dit ailleurs (I) quels étaient les vices de l'unité catholique.
Elle divisait ce qui est indivisible, la souveraineté; elle n'aurait pu
s'établir que par la subordination entière de l'empereur au pape:
c'eût été une théocratie universelle, dans le sein de laquelle,
toutes les relations civiles et politiques eussent été dominées par
(1) Vovez le tome VI' de mes Études sur l'histoire de l'humanité.
LE DROIT DES GENS MODERNE. 295
la religion. Pas de liberté pour les individus, pas d'indépendance
pour les nations. L'idée d'un droit régissant les peuples comme
les individus n'aurait pas même pu naître dans une pareille orga-
nisation de l'humanité. Veut-on une dernière preuve de l'impuis-
sance de l'Église à fonder le droit des gens? C'est seulement quand
la fausse unité du catholicisme fut brisée, que le droit interna-
tional prit naissance.
Pourquoi le dogme de l'unité humaine n'a-t-il conduit, dans le
sein de l'Église, qu'à la fausse conception d'une monarchie uni-
verselle? Cela tient h l'essence même du christianisme, en tant
qu'il repose sur une révélation miraculeuse. S'il était vrai que
Dieu lui-même fût venu révéler aux hommes la loi du salut, s'il
était vrai qu'il eût institué un vicaire, dépositaire et interprète de
la vérité, qui oserait contester à l'Église et à son chef le droit de
régir le monde? Il n'y aurait d'autre moyen de se soustraire h cette
domination, illimitée comme la puissance de Dieu, que de nier
Dieu. La révélation implique donc la conséquence fatale d'une
monarchie universelle. En vain se rejeterait-on sur la distinction
du spirituel et du temporel, en vain prétendrait-on que la papauté
ne réclame qu'une domination spirituelle; cette séparation, fausse
en théorie, est repoussée en fait par les plus grands des papes.
Le pouvoir qui a empire sur l'àme, disent-ils, a, ti plus forte
raison, empire sur le corps. Rien n'échappe donc à la puissance
de celui qui se dit le représentant de Dieu sur la terre. Peut-il
être question d'un droit des peuples, en face de Dieu et de son
organe? En regard d'un pouvoir divin, l'idée de droit n'a plus de
signification. L'homme oserait-il revendiquer un droit contre celui
qui tient la place de l'Être universel? Les peuples oseraient-ils en-
trer en lutte contre une autorité qui ne connaît pas de bornes ?
Individus et nations n'ont plus que le devoir d'obéir. L'humanité
entière est à la lettre un troupeau, guidé par un pasteur ; ceux
qui s'écartent de la loi divine, telle qu'elle est dictée par Rome,
se placent par cela même en dehors de l'humanité.
Ainsi, l'unité catholique est une conséquence nécessaire de la
révélation. Pour sortir de cette fausse unité, il fallait avant tout
déserter le dogme d'une révélation miraculeuse. La réforme fut un
premier pas dans cette voie, un pas faible, timide et inconséquent,
mais l'humanité saura bien mener à bout une entreprise devant
296 DROIT DES GENS.
laquelle les réformateurs auraient reculé épouvantés. Eux-mêmes
ouvrirent la voie, b. leur insu. Tout en restant attachés aux
dogmes du christianisme, ils en rejetèrent les applications poli-
tiques. La réformation était une insurrection des nations contre
la papauté, qui méconnaissait leur indépendance. Elle donna une
force nouvelle au sentiment national, en la fondant sur la religion.
Elle jeta par là les bases du droit international. En même temps,
elle fortifia les nations, en sécularisant l'État. Cette révolution ne
s'accomplit pas sans lutte. Les prolestants étaient forcément in-
conséquents. Ils ne voulaient plus du joug de Rome, et ils main-
tenaient les croyances sur lesquelles reposait la domination
romaine. Ils revendiquaient l'indépendance des nations à l'égard
du pape, et ils conservaient l'idée d'une monarchie universelle,
qui semblait trouver un appui dans les prophètes. Mais ces incon-
séquences passèrent, et il resta, comme fruit de la révolution du
XVI'' siècle, un vif sentiment de la liberté de l'individu et de l'indé-
pendance des nations afiranchis, les uns et les autres, dans leurs
relations civiles et politiques, du despotisme de la foi. La philo-
sophie vint en aide i^i la l'éformation, en s'élevant au dessus des
préjugés de secte. L'unité est viciée tant qu'elle repose sur des
croyances communes, parce que les individus et les peuples qui
ne partagent pas la foi dite révélée en sont exclus; ce qui conduit
h une hostilité permanente, éternelle. Pour que l'unité devienne
possible, il faut que la religion cesse d'en être le lien, il faut que
l'humanité prenne la place de la foi; alors l'unité, de religieuse
qu'elle était, devenant humaine, pourra embrasser toutes les
nations.
II
Du moment où les nations sont constituées, et que l'unité hu-
maine est reconnue, le droit international existe en germe. Il faut
deux éléments pour qu'il prenne naissance, l'élément de diver-
sité et l'élément d'unité. Il faut des nations indépendantes, sinon
il n'y a pas de sujets capables de droit ; il faut un lien entre les
nations, sinon il n'y a pas de rapports qui puissent être l'objet du
droit. Le genre humain étant un corps, dont les nations sont les
parties, le droit intervient nécessairement pour régir les relations
LE DROIT DES GENS MODERNE. 21)7
qui se forment entre les divers membres de l'humanité, de même
qu'il régit les rapports des citoyens de chaque État. Ces rapports
ne sont pas le produit du hasard, ils sont déterminés par la nature
même des choses. L'humanité a sa mission, que les diverses na-
tions concourent à remplir; de là une vie commune, et des droits
et des devoirs communs. Ainsi, le droit international a une exis-
tence nécessaire, absolue, aussi bien que le droit privé. Cepen-
dant il y a une différence considérable entre le droit des gens et le
droit privé. Les relations juridiques des citoyens sont placées
sous la garantie de l'État. Quelle est la sanction des droits et des
obligations qui se forment entre les nations?
La sanction du droit suppose que les résistances individuelles
sont brisées par la volonté générale. Dans chaque État, la volonté
générale a un organe; tandis qu'il n'y en a pas pour l'humanité
considérée comme corps. Cela se conçoit, et ne préjuge rien
contre l'existence d'un droit qui régit les nations. Les nations
existent à peine depuis le xyi** siècle ; il y en a un grand nombre
qui sont encore h l'état de formation. Aussi longtemps qu'elles ne
seront pas constituées, il ne pourra pas s'agir d'organiser les
formes et les conditions de leur vie commune. 11 y a plus. Même
les nations qui sont constituées, n'ont pas toutes des organes qui
expriment leur vraie volonté; cela est cependant une condition
essentielle pour la formation d'un organe qui représente toutes
les nations : comment concevoir une volonté générale, quand
les volontés particulières ne sont pas connues? Enfin, avant qu'il
puisse s'agir de créer un organe pour une volonté générale, il faut
que cette volonté même existe. Or c'est à peine si l'unité humaine
est reconnue dans le domaine de la pensée ; il faut qu'elle prenne
racine dans la conscience générale, qu'elle se traduise en faits
multiples qui rendent la solidarité des nations aussi sensible que
l'est celle de l'unité nationale. Travail séculaire dont nous entre-
voyons à peine les derniers résultats. Mais il suffît de jeter un
coup d'œil sur le passé, pour se convaincre que l'œuvre avance
progressivement. En comparant le présent au passé, on voit que
l'humanité a fait un grand pas vers son organisation future; ce
qui nous permet d'affirmer que l'unité humaine se complétera.
Il serait inutile de chercher chez les anciens des "traces
d'intérêts généraux et d'une volonté générale. Il n'y avait pas
298 DROIT DES GENS.
encore de droit des gens; ce n'est que dans les relations inévi-
tables des peuples que se manifeste le lien qui les unit. On doit
descendre jusqu'aux derniers travaux de la philosophie greco-
romaine, pour y trouver l'idée, ou du moins le pressentiment de
l'unité humaine. Au moyen âge, les peuples de l'Occident vécurent
plus isolés peut-être que sous l'empire romain; en réalité ils furent
plus unis, car ils étaient liés par des croyances communes, et cette
unité avait un corps dans l'Eglise. L'unité chrétienne est la pre-
mière manifestation de l'unité humaine. Bien qu'elle fût fausse
dans son principe, elle répandit des sentiments communs, elle fit
entrer l'idée de l'unité du genre humain dans la conscience des
fidèles. Des faits éclatants révélèrent la révolution qui s'accomplis-
sait dans le monde chrétien. A la voix d'un hermite, l'Europe
s'ébranla pour se jeter sur l'Asie, et ce grand mouvement dura
deux siècles. C'était un spectacle inouï. L'antiquité avait vu de
grandes guerres, qui aboutissaient à des monarchies universelles;
on n'avait pas encore vu une idée précipiter des millions d'hommes
dans les hasards d'une lutte qui embrassait deux mondes. Il y
avait donc une volonté générale dans la chrétienté, et cette
volonté avait son organe dans la papauté. C'étaient les croyances
communes qui faisaient la force des souverains pontifes, et qui
leur donnaient la victoire sur les rois et les empereurs.
Aussi longtemps que la papauté intervint pour la conservation
de l'ordre moral, elle fut le vrai représentant des sentiments de la
chrétienté, et les peuples prirent parti pour elle contre leurs
maîtres. Cependant les successeurs de saint Pierre avaient un
intérêt qui n'était pas celui des peuples, qui leur était plutôt hos-
tile : ils aspiraient II une domination universelle qui aurait étouffé
dans leur berceau les nationalités naissantes. C'étaient les adver-
saires des papes, les empereurs et les rois qui représentaient
l'État, et par cela même les nations. Rien de plus intéressant que
la lutte de ces éléments divers; nous l'avons exposée ailleurs (l).
Les bulles des papes, les lettres des princes étaient un incessant
appel à l'opinion publique. Un admirable instinct guida les peu-
ples : tant que l'Église fut en danger, tant que la puissance des
(1) Voyez le tome VI* de me's Éludes sur l'histoire de l'humanilé, et mon Étude sur l'Église
et l'État.
LE DROIT DES GENS MODERNE. 299
empereurs faisait craindre une monarchie universelle, ils prirent
parti pour l'Église; mais quand les empereurs furent vaincus, et
que la lutte s'établit entre l'Église et la royauté, les peuples se
prononcèrent pour leurs princes. C'est ce qu'on vit en France au
XIV'' siècle : Boniface VIII multiplia en vain les bulles et les me-
naces; les Français se moquèrent des bulles pontificales et sou-
tinrent la cause du roi, qui était celle de l'indépendance natio-
nale. L'opinion publique déserta l'Église, parce que l'Église désertait
les intérêts de l'humanité pour un intérêt de domination, trop
souvent pour un intérêt plus vil, la cupidité. Quoi que disent les
écrivains catholiques, la papauté était un mauvais organe de la
volonté générale; car son prétendu pouvoir divin ruinait la sou-
veraineté de l'État et la liberté des peuples.
Les nations vont prendre elles-mêmes la direction de leurs des-
tinées, en ce sens du moins qu'elles s'affranchissent du joug de
l'Église; mais elles ne sont pas encore en état de s'émanciper com-
plètement, il leur faut toujours une espèce de tutelle; les rois rem-
placent les papes. Au premier abord, on pourrait croire que les
nations ne gagnèrent rien au changement. En effet, la royauté est
un pouvoir aussi égoïste que la papauté. Toutefois, il y a progrès,
car l'égoïsme des rois se confond à certains égards avec les inté-
rêts des peuples. Le premier besoin des nations, c'est d'exister.
Au sortir du moyen âge, les limites des divers États étaient encore
incertaines; les peuples avaient un désir immodéré d'étendre
leurs frontières : on dirait des enfants qui ont hâte de devenir des
hommes. De là les guerres nationales, guerres de conquête qui
en apparence étaient des luttes de forces brutales, mais au fond il
s'agissait de l'éveil des nationalités et de leur formation. Les pre-
mières de ces guerres furent celles des deux nations les plus puis-
santes de l'Europe, la France et l'Angleterre. Les armes anglaises
eurent longtemps le dessus. Il y a une raison de cette supériorité
qu'un grand historien s'est plu à mettre en évidence (1). Dès le
xiv« siècle, la nation comptait pour quelque chose chez les Anglo-
Normands, tandis qu'en France, la féodalité expirante était une
source d'anarchie et de faiblesse; l'avenir était à l'élément natio-
nal, il devait l'emporter. Ce serait une étude intéressante, mais
(1) Sismondi, Histoire des Français,!. V et VI,éclit. de "Woulers.
300 DROIT DES GENS.
dans laquelle nous ne pouvons entrer, de suivre les progrès du
sentiment de nationalité en Angleterre, puis par réaction en
France; la puissance de ce sentiment expliquerait peut-être la
figure héroïque de Jeanne d'Arc, dont les catholiques, grands ama-
teurs de superstitions, voudraient faire une figure miraculeuse.
Dans l'origine, le roi d'Angleterre seul parle à son peuple : il veut
l'intéresser à la guerre (1), il veut lui faire comprendre la néces-
sité des sacrifices qu'il lui demande (2); il a soin d'exalter son
orgueil et sa confiance, en lui faisant part des glorieuses victoires
remportées sur un ennemi puissant quoique vaincu (3). Le roi de
France finit par suivre cet exemple. Dans les deux royaumes, les
chaires retentissent d'appels h l'opinion publique, pour justifier
la guerre. Il est curieux d'entendre F^roissart, l'écrivain féodal par
excellence, approuver les moyens employés pour rendre la guerre
populaire : « Au voir dire, il était de nécessité h l'un roi et à l'au-
tre, puisque guerroyer voulaient, qu'ils fissent mettre en termes et
remontrer à leur peuple l'ordonnance de leur querelle, par quoi
chacun entendît de plus grand volonté l\ conforter son seigneur;
et de ce étaient-ils tous réveillés en l'un royaume et en l'autre (4). »
Nous sommes h la fin du moyen âge; le pouvoir souverain se
concentre presque partout dans les mains des princes ; on dirait
que les peuples abdiquent leur souveraineté. Cela n'empêchait pas
que les rois les plus absolus ne fussent obligés de ménager l'opinion
publique. Louis XI ne commençait pas de guerre sans en dire les
causes à la nation. Au xyi"^ siècle, une révolution religieuse éclata;
la réforme a ses racines les plus profondes dans les sentiments
populaires ; c'est un homme du peuple, un moine qui osa braver
la papauté, et sa voix trouva de l'écho dans toute la chrétienté.
Ce n'était pas seulement un réveil du sentiment religieux, mais
aussi un éveil du sentiment national. L'opinion publique prit une
force nouvelle, elle imposa sa volonté aux princes. Môme dans les
guerres purement politiques, les rois se crurent obligés de justi-
fier leurs querelles. François P"" et Charles-Quint étaient l'un et
(1) Lettre d'É(iouard ni,da 14 juin 1345, adressée à toutes les corporations dn royaume. (Rymt^r,
T. V, p. 45J.)
(2) Lettre d'Edouard UI aux évcques. {liymer, T. V, p. 20, 2i.
(3) Lettre d'Edouard UI après la victoire de Crccy. {llymer, T. V, p. !B5.)
(t) Froissarl, Chroniques, liv. I, part. U, ch. 207.
LE DROIT DES GENS MODERNE. 301
l'autre inspirés par une âpre ambition ; quand ils s'adressaient h
la chrétienté, ils cherchaient à la flatter, à la séduire, à la
tromper; leurs appels à l'opinion publique ne prévinrent pas les
guerres, ils n'empêchèrent pas la perfidie, la violation des ser-
ments, ils avaient plutôt pour but de les excuser, de les couvrir.
François P% quand il manqua si honteusement h la foi jurée,
rendit la nation complice de son crime. Mais ces égarements im-
portent peu ; ce qui importe, c'est la nécessité où se trouvaient les
rois les plus puissants de gagner fesprit des peuples. De là les
manifestes solennels qui ouvraient les guerres. François P'"
accusa Charles-Quint d'être la cause de tous les maux qui affli-
geaient la chrétienté; il dit que son insatiable ambition allumait
des guerres incessantes, et que ces sanglantes dissensions favo-
risaient l'hérésie et livraient l'Europe ii l'ennemi commun, aux
Turcs. L'empereur ne voulut pas rester sous le coup de ces accu-
sations ; il prit lui-même la parole, dans la capitale du monde
chrétien, en présence du pape, des cardinaux et des ambassa-
deurs de France; il exposa sa conduite depuis le commencement
des hostilités, il chercha à prouver que toujours il avait voulu la
paix, qu'il la désirait encore, et que toute son ambition se bor-
nait à défendre la chrétienté contre les Turcs, et h rétablir
l'unité religieuse déchirée par les réformateurs (l).
La rivalité des deux princes continua à ensanglanter l'Europe.
François P"" se ligua avec les Turcs, il se ligua avec les réformés
d'Allemagne. Son alliance avec les infidèles souleva contre lui,
même ses amis protestants; la conscience chrétienne fit taire
toutes les considérations politiques. La conduite tortueuse de
Charles-Quint prêtait aussi h d'amères récriminations; il était lui-
même aux pieds du sultan pour implorer une trêve, et on l'accu-
sait d'avoir assassiné les ambassadeurs que François P"^ envoya h
Constantinople. Ce meurtre fut une bonne fortune pour le roi de
France; il le dénonça h la chrétienté dans un manifeste passionné :
Le cri de la guerre, ouverte entre le roi de France et l'empereur, et ce à
cause des grandes, exécrables et étranges injures, cruautés et inhuma-
(1) Lettre de Charles-Qnint à son ambassadeur en France du 17 avril 1336 {Lanz, H, 223). —
Du BeUay, Mémoires, dans Peiilot, T. XVIII, p. 356. — Lettres des ambassadeurs de France, dans
Charrière, Négociations, T. I, p. 295.
502 DROIT DES GENS.
nités desquelles ledit empereur a usé envers le roi, et mêmement envers
ses ambassadeurs ; à cause aussi des pays que lui détient et occupe in-
dûment et injustement (i). » François P' insista sur l'assassinat de
ses ambassadeurs, cette violation du droit divin et humain; il
appela la colère de Dieu sur les coupables, et il excita ses sujets à
le vencjer de ces injures. On le voit, le droit des gens n'est pas
impunément violé. Si le tribunal de l'opinion publique, devant
lequel ces procès se plaident, n'a pas d'armée à sa disposition
pour exécuter ses sentences, il n'en est pas moins redoutable,
car il agit sur les esprits, sur les sentiments, sur les idées, et c'est
la pensée en définitive qui gouverne le monde.
Ce qui manquait encore au xvi'' siècle, c'était un moyen dé-
clairer l'opinion publique et par cela même de la former. La
presse était inventée, mais elle ne parlait que de loin en loin, et à
un public peu initié aux événements. C'est au xvn'' siècle que le
premier journal fut fondé en France; chose remarquable, il le fut
par un ministre tout-puissant, le cardinal de Richelieu, et il eut
pour collaborateur le roi Louis XIII (2). Le levier était trouvé;
mais pour qu'il pût remuer le monde, il fallait encore bien des
révolutions. Tant que les nations ne prirent pas une part directe
h leurs affaires, la presse parla en vain; or, pour donner une place
aux nations dans le gouvernement, il fallut la révolution de 89.
Cela ne suffit pas encore; les constitutions écrivent en vain les
droits des peuples, si une forte éducation n'a pas mûri les esprits
pour la liberté, et cela est une œuvre séculaire. Enfin, pour créer
une opinion publique qui représente fidèlement la volonté géné-
rale, il faut une dernière condition, des communications actives,
rapides entre les peuples. Ce travail s'accomplit sous nos yeux :
des inventions qui tiennent du prodige rapprochent les distances,
et multiplient h l'infini les relations des hommes. Sous l'influence
de toutes ces causes, il se formera une opinion publique qui sera
l'organe des intérêts généraux de l'humanité. Quand ces progrès
seront réalisés, le droit international aura sa sanction, la plus
puissante de toutes, la volonté éclairée du genre humain.
(1) Granvellt', Papiers d'État, T. H, p. 628.
(2) Ilazin, Histoire de France sous Louis Xni,T. HI, p. 78. — Ranke, Franzœsische Geschichte,
T. H, p. 430.
CHAPITRE II
LA DIPLOMATIE
La diplomatie est l'intermédiaire des relations internationales.
Dans l'antiquité elle n'existait point, parce que les rapports des
peuples étaient rares et accidentels. A partir de l'ère moderne, les
communications se multiplient à vue d'œil : de là la nécessité
pour les divers États d'agents ofliciels qui les représentent à
l'étranger : de là aussi une science nouvelle qui s'occupe des rela-
tions entre les peuples, comme la morale et le droit ont de tout
temps gouverné les relations entre individus. Notre but n'est pas
d'entrer dans le détail de la diplomatie; nous ne pouvons nous
arrêter que sur les questions capitales, et il n'y en a pas de plus
grave que le principe qui sert de base au droit international. La
science moderne est unanime à répondre, qu'il n'y a pas deux
morales, ni deux principes juridiques; la morale et le droit des
nations ne sauraient donc être autres que la morale et le droit
des individus. En effet, il y a identité au fond, entre les individus
et les peuples ; la mission de l'homme, et par suite ses droits et
ses devoirs, sont les mêmes partout; cette mission est aussi celle
des hommes considérés collectivement, de l'humanité et des
peuples. Dès lors, il ne peut y avoir de différence quant au prin-
cipe de la morale et du droit, entre les hommes comme individus,
et les hommes réunis en société. Les relations diffèrent et par
504 DROIT DES GENS.
suite les règles juridiques qui les gouvernent, mais le principe,
la loi générale sont les mêmes : c'est la loi du juste, et des devoirs
qui en dérivent.
L'idée que la science se fait aujourd'hui de la diplomatie, n'est
pas celle de l'opinion courante : celle-ci confond la diplomatie
avec le machiavélisme, et n'y voit autre chose que l'art de tromper.
Un illustre écrivain s'est f\nt l'organe de ce préjugé traditionnel;
écoutons Lamennais: « La diplomatie est le sacerdoce de l'intérêt.
Elle a deux objets principaux, faire son bien, et le mal d'autrui.
Qu'une nation, par exemple, en ruine une autre; n'y trouvât-elle
aucun profit direct, elle acquiert du moins une supériorité rela-
tive de richesse, par conséquent de puissance. Le diplomate doit
donc être exempt des scrupules du devoir. Ses fonctions se ré-
duisent h une seule, tromper. Qu'il se taise, qu'il parle, qu'il
affirme, qu'il crie, insinue, conseille, il n'a pas d'autre but. Ses
discours, son silence, sa figure, son geste, ses caresses, ses
colères, tout en lui ment (1). w
Ces paroles de Lamennais sont la satire de la diplomatie ; pour
être juste, il faut ajouter que le portrait qu'il trace a été, et est
parfois encore, l'expression exacte de la réalité. Oui, diplomatie
et machiavélisme ont été synonymes, et, on peut la définir sans
injustice, la science de l'intérêt et de la tromperie. Est-ce h dire
qu'elle soit essentiellement un calcul de ruse et de mensonge?
Est-ce h dire que Machiavel doive être flétri comme finventeur
de cet art de tromper? Il en est de la diplomatie comme de toute
manifestation de l'esprit humain : elle part de l'erreur, pour arriver
progressivement à la vérité, autant qu'il lui est donné de la con-
naître. Prendre l'imperfection humaine à telle époque de fhistoire,
la flétrir, et dire que l'humanité sera pour toujours la dupe des
fripons qui l'exploitent, voilà une étrange aberration; cela peut
être excellent comme satire, mais cela est faux au point de vue de
la philosophie de l'histoire. Nous essaierons de rendre justice h la
diplomatie et à Machiavel, sans crainte de passer pour un prêtre
du mensonge.
Le premier besoin des peuples comme des individus, est leur
conservation; c'est un droit tout ensemble et un devoir. Or, dans
(1) Lamennais, Amschaspands et Darvands, p. 283.
DIPLOMATIE. 305
l'enfance de l'humanité, l'existence des nations est menacée sans
cesse par la guerre. De là l'opposition hostile contre ceux qui
n'appartiennent pas II la cité : tout étranger est ennemi. Si l'étran-
ger est un ennemi, on peut, on doit le combattre par tous les
moyens, car il s'agit du salut de la patrie, et ce salut est la loi
suprême. L'on ne se dit pas que l'étranger est homme, qu'il le
faut respecter comme tel : d'abord l'unité humaine est ignorée, et
alors même qu'elle commence à se faire jour, l'intérêt l'emporte
sur le devoir, parce que l'intérêt, se confondant avec l'existence,
paraît être le premier des devoirs. Voilà comment il arrive que
l'intérêt domine dans les relations internationales. Cette doctrine
a été celle de toute l'antiquité, et elle a régné jusqu'à nos jours.
Pourquoi l'idée du juste et du devoir, une fois reconnue entre
individus, ne s'étend-elle pas aux relations des peuples? La raison
en est que l'individu, dès que sa conscience s'éveille, sent qu'il
est lié envers ses semblables par la règle du droit et du devoir.
Cet éveil de la conscience se fait bien plus tard chez les nations. Il
faut de longs siècles, avant qu'elles acquièrent le sentiment de leur
individualité et de leur responsabilité; il faut de longs siècles en-
core avant que ce sentiment se traduise en faits. C'est que les
nations sont représentées par des organes qui ont leurs intérêts
particuliers, intérêts qui sont presque toujours en opposition avec
les exigences du devoir. La royauté est un pouvoir essentiellement
égoïste; les rois se guident toujours d'après leur intérêt, jamais
d'après la justice; l'ambition aidant, la cause des nations semble
se confondre avec celle de leurs chefs, mais si la gloire y gagne,
le devoir y perd.
C'est celte mauvaise organisation des peuples qui empêche l'idée
du devoir de pénétrer dans les relations internationales. Les na-
tions se considérant comme solidaires de leurs princes, adoptent
leur politique intéressée et alors se forme la fausse notion de la
diplomatie, qui considère « la ruine et perdition d'un État comme
la conservation et accroissement des autres (1). » Sous l'empire de
cette erreur, la conscience publique se vicie; les relations inter-
nationales ne tendent pas au développement harmonique de l'hu-
(1) Ce sont les paroles d'un écrivain du xvi* siècle, Castdmm, Mémoires. {Pelilot, T. XXXHI,
p. 85.-.
506 DROIT DES GENS.
manité; chaque nation est au contraire pour les autres un ennemi,
qu'il faut suivre par tous les moyens possibles. Telle était la poli-
tique régnante, quand Machiavel écrivit son Prince. La postérité
a voué son nom à l'infamie, tout en pratiquant sa doctrine. L'on
ne s'est pas aperçu que le machiavélisme n'est pas l'invention d'un
homme, que c'est plutôt le sentiment de tout le genre humain
dans le passé, et jusque dans le présent. Maudire Machiavel, ce
serait donc maudire l'imperfection humaine. Mais si l'homme est
imparfait, il est aussi perfectible, et le progrès, quoi qu'on dise,
se fait jour dans la politique aussi bien que dans la morale privée.
Seulement, il ne faut pas se borner à flétrir le machiavélisme, il
faut voir pourquoi cette funeste doctrine se maintient, quoiqu'elle
soit flétrie. La raison en est surtout dans la prédominance de l'in-
térêt princier. Machiavel a écrit son livre pour les princes, il ne
l'aurait pas écrit pour les nations. Que les peuples s'organisent de
façon à ce que la volonté générale soit fidèlement représentée,
alors le machiavélisme cessera de déshonorer les relations inter-
nationales. Le devoir prendra la place de l'intérêt, par cela seul
que des êtres juridiques et responsables se trouveront en présence.
Il viendra une époque où l'on ne comprendra plus qu'il y ait une
morale pour les nations, et une autre pour les individus, parce
que ce seront les individus composant la nation qui décideront de
ce qui est juste entre les peuples, comme de ce qui est juste entre
individus.
SECTION I. LE MACHIAVELISME.
§ 1. Les faits.
I
Nous avons dit que la doctrine de Machiavel est l'expression des
préjugés et des erreurs qui régnent depuis la plus haute antiquité
dans les relations des peuples. Ceci n'est pas une excuse particu-
lière à l'auteur du Prince; la théorie est presque toujours dominée
par les faits. Cela est vrai, surtout, des systèmes politiques. Quand
DIPLOMATIE. 507
les écrivains veulent s'élever au dessus de la réalité, ils s'égarent
dans l'utopie, et ils restent sans influence, au moins sur leurs
contemporains. Ceux qui tiennent à diriger les hommes restent
dans le domaine de la réalité, mai's ils rencontrent un autre écueil,
c'est qu'à force de vivre dans le fait, ils érigent le fait en droit. Les
deux grands philosophes de la Grèce senties représentants de ces
tendances contraires. Platon vit dans un monde idéal ; sous le
nom de République , il écrit une utopie, fausse et irréalisable h
certains égards, mais pleine aussi de hautes aspirations. Aristote
vit dans le moude réel ; il étudie les constitutions politiques qu'il
a sous les yeux, puis il se met à en écrire la théorie. Que lui
arrive-t-il? Trouvant l'esclavage établi partout, il ne se contente
pas de le subir, il le justifie. Machiavel est de l'école d'Aristote;
il est comme lui l'homme de la réalité; comme lui, il érige le fait
en doctrine. On n'a pas maudit Aristote, pour avoir écrit la justi-
fication de la plus grande des iniquités sociales; pourquoi maudi-
rait-on Machiavel, s'il est vrai, comme nous allons l'établir, que
son seul tort ait été de réfléchir la politique dominante dans ses
écrits?
Ce qui nuit h la réputation de Machiavel, ce sont les illusions
que l'on se fait sur le christianisme et sur la chevalerie. L'on
s'imagine qu'il y a eu au moyen âge une politique chrétienne, dont
les papes étaient les organes; et que pouvait être cette politique,
sinon l'expression de la morale pure de l'Évangile? L'on s'imagine
encore que la chevalerie avait introduit dans les relations de la
féodalité tout ce qu'il y a de sentiments nobles et délicats, et on
fait également honneur de ces sentiments au christianisme. Puis
l'on suppose que Machiavel a remplacé l'idéal chrétien par la vile
doctrine de l'intérêt. Il y a dans ces illusions autant d'erreurs
que de mots. C'est singulièrement exagérer l'action d'une leligion
dont le fondateur disait que son royaume n'était pas de ce monde,
et qu'il fallait abandonner la terre et ses intérêts à César, pour ne
se préoccuper que du ciel et du salut des âmes. Nous avons vu la
papauté à l'œuvre, et nous avons constaté que son action directe
sur la politique fut â peu près nulle. Quand elle agit pour son
compte, on dirait l'incarnation de l'ancienne Piome ; le saint-siége,
pas plus que le sénat ne reculait devant la violence, ni devant la
perfidie. Il y a des papes qui eussent été dignes d'être les disciples
308 DUOIT HES GENS,
de Machiavel; pour mieux dire, ils furent ses maîtres; le grand
politique n'avoue-t-il pas que c'est grâce au voisinage de la cour
de Rome que les Italiens sont sans foi ni loi (1) ? Quant à la cheva-
lerie, l'on a pris les romans pour la réalité. Veut-on une preuve
bien saisissante que ni la chevalerie, ni le christianisme n'avaient
produit une doctrine internationale digne de l'Évangile et de ce
qu'on appelle l'esprit chevaleresque? Que l'on consulte l'histoire
des temps qui séparent le moyen âge des temps modernes. C'est
une société qui a été élevée par le christianisme, et qui est tou-
jours sous la tutelle de l'Église; voyons si l'élève fait honneur au
maître.
Le xiv siècle compte parmi ses héros des personnages dont les
chroniques et les romans célèbrent les exploits : les Boucicault,
les du Guesclin passent pour des fleurs de chevalerie, cependant
ces illustres chevaliers regardaient la foi aux serments comme une
duperie; ils se conduisaient du moins comme si telle était leur
doctrine ; on les vit invoquer la générosité de leurs adversaires
pour leur tendre un piège et les faire périr (2). Les princes, au
xv« siècle, furent les dignes successeurs de ces héros; écoutons
un historien qui s'est plû h dépeindre les mœurs de ce temps
d'après les récits des chroniqueurs : « Les princes, dit Bavante,
avaient perdu toute estime de l'honneur et de la vertu, toute honte
du vice et de la déloyauté. Ils ne songeaient qu'à se détruire les
uns les autres par la guerre et la violence, ou bien par le fer et le
poison. Ils avaient oublié les lois de Dieu, ou pensaient qu'elles
n'étaient point faites pour eux (3). » La religion ne servait qu'à
tromper ceux qui étaient assez simples pour croire qu'elle était
un frein. En vain les princes cherchaient à s'enchaîner par les
serments les plus redoutables; en vain ils juraient « sur les saints
Évangiles, sur le saint canon de la messe, sur la vraie et précieuse
croix de Jésus-Christ, lesquels canons. Évangiles et vraie croix,
ils touchaient de leurs mains (4) ; » leurs serments étaient des pa-
roles en l'air! Il y a mieux, l'assassinat fut érigé en doctrine, et par
qui? Par des gens d'église. Et sur quelle autorité fondaient-ils ce
(1) Voyez le tome VI* de mes Étude.-i .sur l'histoire de l'humanité.
(2) Sismondi, Uistoire des Français, T. VI, p. 239.
(3) De Barante, Histoire des ducs de lîourgogne, T. VII, p. 177.
(4) Jd., i6ff/., T.IX, p. 19.
DIPLOMATIE. 509
renversement de toute idée morale? Sur les exemples de la sainte
Écriture ! Et l'assassinat qu'ils prêchaient, comme une action
sainte, ils le faisaient aussi perfide, aussi lâche que possible; ils
proclamaient, toujours, les livres saints à la main, que la plus
convenable mort pour les tyrans étaient les embûches, la trahison
et le guet-apens (1).
II
Transportons-nous maintenant dans la société où vécut Machia-
vel. Si le catholicisme avait eu une politique internationale, elle
aurait dû se manifester en Italie, plutôt que partout ailleurs. Les
relations y étaient plus actives, la civilisation plus avancée, et les
chefs de l'Église intervenaient dans toutes les guerres qui déchi-
raient la Péninsule. Qui ne s'attendrait à voir les papes donner
l'exemple de l'honnêteté publique, en respectant le droit, en pra-
tiquant la loi du devoir? Cependant un spectacle tout contraire
s'offre aux regards étonnés de l'historien. Machiavel lui-même en
a fait la remarque. Si les Italiens sont corrompus, dit-il, s'ils sont
perfides, c'est à l'Église qu'ils le doivent. En vain dira-t-on que
c'est un ennemi qui parle; les faits sont là, et ils attestent « que
l'empoisonnement, l'assassinat, joints à la superstition, caractéri-
saient les peuples de l'Italie... ». « Des scélérats habiles, de
l'athéisme et des dévotions, des crimes et des trahisons, » voilà
ce que l'on trouve h chaque pas chez un peuple soumis à l'in-
lluence directe de l'Église (2). Rappelons quelques traits de ces
tristes temps; nous verrons la religion se mêler aux plus noirs
forfaits, non pour arrêter la main des coupables, mais pour
l'affermir.
Galéas Sforce, duc de Milan, fut assassiné dans la cathédrale,
le jour de saint Etienne; les assassins prièrent à haute voix saint
Etienne et saint Ambroise de leur donner le courage de tuer leur
souverain. L'assassinat des Médicis fut tramé par un pape, dans
l'intérêt de ses bâtards ; un cardinal dirigea la conspiration, l'arche-
(1) Juslificaliou du duc de Bourgogue, par le coidelier Jean Petit , dans De Barante , T. H,
p. 186.
(2) Voltaire, Essai sar les mœurs, ch.CV.
20
310 DROIT DES GENS.
•
vêque de Florence en dressa le plan, et un prêtre se chargea du
meurtre. On choisit la solennité d'une fêle religieuse pour l'exé-
cution ; ce fut au moment de l'élévation de l'hostie que Julien de
Médicis fut tué et son frère blessé. Si l'imagination voulait créer
les circonstances d'un crime pour en faire honte h l'Église, elle ne
trouverait pas mieux que la réalité !
On le voit, les Borgia ne sont pas une exception au xv'' siècle,
ils sont l'horrible expression de mœurs horribles; mais il faut con-
venir qu'Alexandre VI et le cardinal son fils brillent au milieu de
cette société de bandits commodes virtuoses du crime. Giiicciar-
dini rend justice au génie du pape : « Il était, dit-il, d'une habi-
leté et d'une pénétration rares, mais faux, sans pudeur, fourbe,
perfide, sans religion, dominé par une avarice insatiable et dévoré
d'ambition; il était cruel jusqu'ù la barbarie. Parmi les enfants du
pape, continue l'historien, il y en avait un qui avait tous les vices
du père; il semblait que César Borgia ne fût né qu'afin que les cri-
minels desseins d'Alexandre trouvassent un homme assez scélérat
pour les exécuter (1).» Eh bien, il y a encore quelque chose de plus
monstrueux que le pape monstre: Alexandre VI ne blessa pas la con-
science générale. Loin de là, les contemporains admirèrent son
talent, et envièrent son bonheur. Écoutons Machiavel : w Alexan-
dre VI se fit toute sa vie un jeu de tromper, et malgré sa dupli-
cité bien reconnue, il réussit dans ses artifices. Protestations, ser-
ments, rien ne lui coûtait; jamais prince ne viola aussi souvent
sa parole et ne respecta moins ses engagements. Cest qu'il connais-
sait parfaitement cette partie de fart de gouverner (2). » On le voit :
le Prince de Machiavel n'est pas un tableau de fantaisie, c'est un
portrait, et c'est un pape et son bâtard qui posent devant le
peintre.
Voilà les exemples de moralité que les vicaires infaillibles de
Dieu donnaient à la chrétienté : la politique pontificale au xV' siè-
cle, c'est la tromperie, le poison et l'assassinat. Comment les princes
n'auraient-ils pas profité de leçons venues de si bon lieu? Leur
conscience dut être à l'aise, au milieu des crimes, puisqu'ils avaient
pour eux l'autorité de celui qui servait de guide aux fidèdes dans
(1) Gwimardmf, Histoire d'Italin, livre I,ch. 1.
(2) Machiavel, le Prince, ch. XVin.
DIPLOMATIE. 511
la voie du salut. Ils mirent les leçons des papes à profit; et, chose
renaarquable, ils eurent toujours l'Église pour complice, comme
si elle n'avait eu d'autre mission que de nourrir les mauvaises
passions des hommes. Nous n'exagérons pas ; les faits abondent
pour justifier notre accusation.
Dans la première année du xvi« siècle, les rois catholiques,
Ferdinand et Isabelle, conclurent avec Louis XII, le roi très
chrétien, un traité pour le partage de Naples. Ce royaume était-il
vacant, et les princes qui se le partageaient en étaient-ils les
légitimes héritiers? C'était un parent des monarques espagnols
qui occupait paisiblement le trône. Le traité était tout simplement
un acte de brigandage, que le saint-père, comme suzerain de
Naples, ne manqua pas de consacrer de sa divine autorité. Toute-
fois, il fallait un prétexte : on fit de la spoliation une affaire de
piété. Le préambule de l'acte de partage est un chef-d'œuvre
d'hypocrisie dévote : si deux rois se coalisent pour s'emparer en
pleine paix d'un royaume, c'est par amour delà paix, afin d'éviter
les blasphèmes des gens de guerre, la profanation des temples,
et le déshonneur des femmes (1). Mais pourquoi les deux princes
s'attaquent-ils au roi de Naples plutôt qu'à tout autre? C'est pour
secourir la sainte Église, et pour la protéger contre la rage des
Turcs dont Frédéric d'Aragon avait recherché l'alliance (1).
L'exécution du traité fit également honneur à la droiture des
rois catholiques et du roi très chrétien. Quand Louis XII en-
vahit le royaume de Naples, le roi appela son cousin Ferdi-
nand d'Espagne à son secours. Celui-ci envoya une armée for-
midable en Italie, en apparence pour combattre les Français;
le trop confiant prince de Naples lui livra ses villes et ses ports.
C'est ainsi que ses États furent conquis, presque sans coup férir.
Croirait-on que ces gestes de brigand ont trouvé un défenseur au
xix*' siècle? Un docteur et professeur en théologie s'est fait l'apo-
logiste du roi d'Espagne : « Ferdinand, dit-il, voyait que Louis XII
allait conquérir Naples; mieux valait en prendre une moitié pour
lui, ce qui, sur le terrain du droit, pouvait se soutenir (2). » Un
brigand en voit un autre prêt à dévaliser un voyageur, il se met
(1) Dumont, Corps diplomatique, T. III, part. II, p. 444.
(2) HefeU, Isabelle de Castilie, p. 86.
512 DROIT DES GENS.
de la partie pour faire le coup de compte à deux ; traduit devant
la cour d'assises, il soutient qu'il est blanc comme neige. Voilà
le droit catholique ! Voilà .la politique consacrée au xvi« siècle par
la papauté !
Alexandre VI ne fit que donner son approbation au partage de
Naples. Voici un pape bien mieux famé qui prend l'initiative, pour
ameuter l'Europe entière contre la république de Venise. C'est
toujours la même hypocrisie qui s'étale dans les traités, où in-
tervinrent Jules II, Maximilien d'Allemagne et le bon Louis XII :
« Le roi des Romains et le roi de France déclarent qu'ils se sont
ligués contre les Vénitiens, à la demande du saint-père ; le pape
les a invités, avec de grandes instances, à venir en aide au
saint-siége, afin de l'aider à recouvrer ses possessions envahies
par Venise, au mépris de la foi, de la religion et de Dieu. Les
rois, en fds obéissants de l'Église, se liguent avec Jules II, dans
l'intérêt de la république chrétienne, en proie aux attaques des
infidèles. » Singulier moyen de sauver la chrétienté, que de dé-
pouiller une république qui était un des boulevards de l'Europe
contre les Turcs! Puis viennent des plaintes contre la tyrannie
des Vénitiens et leur insatiable ambition qui conspire la perte de
tous les États; tous doivent s'unir pour éteindre un incendie qui
menace de tout détruire. La conclusion est que la ligue n'est
pas seulement utile, qu'elle est honorable et nécessaire (1). Pour
caractériser la moralité de la coalition, il faut ajouter que Louis XII
était allié des Vénitiens, lesquels l'avaient aidé à faire la conquête
du Milanais. Maximilien, de son côté, venait de conclure une
trêve de trois ans avec la république. L'honnête Allemand eut
quelques scrupules, mais son allié, le pape, mit sa conscience en
repos : « L'empereur était protecteur de l'Église romaine; comme
tel il devait venir à son aide. « Le plus déhonté des trois brigands
couronnés qui signèrent l'acte de partage fut sans contredit le
pape. Le vicaire du Christ pou-ssa l'impudence jusqu'à mettre ses
foudres spirituelles au service de son ambition : le traité porte
que Jules II lancera l'interdit contre la république, contre ses
sujets et contre ses alliés. Le pape s'engagea encore à livrer les
biens des Vénitiens en proie au premier occupant. Puis, par une
(l) Dumont, Corps diplomatique, T. IV, part. I, p. 58 et 113.
DIPLOMATIE. 513
bulle expresse, il sanctifia la ligue en proclamant « qu'elle était
conclue pour l'exaltation de la sainte croix et pour la propagation du
nom chrétien, » Enfin le pape rendit Dieu même complice de son
brigandage, en déclarant que la ligue serait profitable à la chré-
tienté, à Dieu et à notre sauveur Jésus-Christ : « car c'est de sa
cause, dit-il, qu'il s'agit, c'est son honneur que l'on recherche (1).»
Jules ÎI n'était pas un scélérat; s'il avait porté toute autre
couronne que la tiare, il eût passé pour un grand homme. Une
haute ambition l'inspirait, dit-on; il voulait délivrer l'Italie des
Barbares. La ligue contre Venise fit bientôt place à une ligue
nouvelle contre l'allié le plus puissant du pape, le roi de France.
Jules II comptait armer les Barbares les uns contre les autres et
les chasser tous du sol italien. Le but paraissait saint; pour
l'atteindre, Jules II ne recula devant aucun moyen : il trompa ses
alliés : il trompa jusqu'à Dieu même, dont il se disait le vicaire,
en affichant un zèle religieux qui était loin de ses intentions,
puisque toutes ses vues tendaient à l'agrandissement des États
pontificaux. En définitive, nous voyons le chef de l'Église suivre la
funeste maxime que l'on a reprochée à un ordre puissant : la fin
justifie les moyens. Or c'est là tout le machiavélisme. Et, chose
remarquable, le but que Machiavel poursuivait était encore celui
dont on fait honneur h Jules II : le secrétaire florentin était un
patriote pour le moins aussi ardent que le pape; comme lui, il
voulait affranchir l'Italie. Pourquoi donc la malédiction pèse-t-elle
toujours sur la tête de Machiavel, tandis que les historiens conti-
nuent à exalter Jules II?
§ 1. La théorie.
N° 1. Machiavel.
Il n'y a pas, dans le monde politique, de réputation plus odieuse
que celle de Machiavel; à entendre ses nombreux détracteurs, il
aurait inventé le mensonge, la perfidie, la froide cruauté; on
dirait qu'avant lui il n'y a pas eu de traître, pas d'ambitieux sans
conscience, pas de tyran cruel ; l'on dirait que tout ce qui s'est fait
(1) Z^uwtoiUj Corps diplomatique, T. IV, part. I, p. 116.
514 DROIT DES GENS.
de mal, dans les relations des peuples, procède du Prince, comme
l'elfet de la cause. Si Maurice de Saxe trompa l'empereur, c'est
qu'il avait lu Machiavel. Si les sultans étranglent leurs frères h.
leur avènement au trône, c'est depuis que le Prince fut traduit en
langue turque. Le massacre horrible de la Saint-Barthélémy, et la
conspiration également affreuse des poudres, n'ont pas d'autre
principe. Enfin, peu s'en faut que Machiavel ne passe pour l'in-
carnation du démon. L'écrivain anglais, à qui nous empruntons
ces détails, est un admirateur du politique florentin ; mais, tout
en cherchant à expliquer le Prince, Macaulay avoue que la première
lecture de ce fameux livre l'a saisi d'étonnement et d'horreur :
« On ne trouverait pas, dit-il, chez un forçat émérite, tant d'au-
dace h prêcher le crime. La placidité de l'auteur, en exposant
son affreuse théorie, tient de l'esprit du mal (1). »
Le jugement de l'historien anglais est celui de tout homme qui a
le sentiment du bien et du mal. Machiavel ne trouve plus un seul
partisan au xix^ siècle. Il en fut bien autrement au xvi'^ ; le livre du
Prince fut reçu avec une faveur générale : les papes, les rois et les
sultans lui donnèrent à l'envi des marques de leur approbation :
pas une voix ne protesta contre la politique de l'auteur (2). Le
rapprochement des sentiments du xvi'' siècle avec ceux du xix'' est
la justification de Machiavel tout ensemble et la preuve du progrès
qui s'accomplit dans la morale internationale. Ceux qui louent
le passé aux dépens du présent, opposent la bonne foi et la sim-
plicité de nos ancêtres à la duplicité et à la corruption contempo-
raines; les pessimistes disent que l'homme reste toujours égale-
ment mauvais, que s'il y a progrès, c'est dans le mal. Les
appréciations diverses dont Machiavel a été l'objet donnent un
éclatant démenti au pessimisme historique et aux illusions que
l'on aime à se faire sur le bon vieux temps. Machiavel n'est pas
un bandit, c'est un des esprits les plus élevés de l'Italie du
XV® siècle, et l'Italie brillait alors en Europe comme un ciel étoile
dans les ténèbres de la nuit. Sa doctrine n'avait rien de singulier,
c'était celle des papes et des princes; voilà pourquoi elle fut
accueillie avec une faveur universelle. Quelques siècles se passent,
(1) MnccmJay, Essays. Machiavelli.
(2) Voyez les témoignages dans la préface des Ojierc di Nicolo Machiavelli. Italia, 1819, p. 55, ss.
DIPLOMATIE. 515
et le nom de Machiavel est voué à l'infamie. Nous croyons que
l'humanité repoussera ce jugement, et qu'elle se montrera plus
indulgente pour l'homme, tout en réprouvant ses doctrines. On ne
tlétrit pas le patriotisme antique, bien qu'il se crût tout permis
contre l'ennemi. Eh bien, c'est ce patriotisme qui a inspiré le
grand écrivain de Florence.
Machiavel ne prêche pas le mal par amour du mal, il n'est pas
l'inventeur du crime. Il réprouve, au contraire, la perfidie, la
cruauté, la tyrannie; il serait facile de recueillir, dans ses écrits,
des passages dignes du plus sévère moraliste (1). Mais toutes ces
belles maximes ne prouvent rien pour le politique italien. Il y a
chez lui une erreur fondamentale qui vicie ses beaux préceptes. La
morale de Machiavel est un calcul d'utilité; ce n'est pas l'action con-
sidérée en elle-même qui est réputée bonne ou mauvaise, c'est le
but auquelj elle doit servir qui décide. Or le but justifie la perfidie
aussi bien que la bonne foi, la cruauté aussi bien que l'humanité.
C'est le fameux principe que les moyens sont légitimés parla fin,
ce qui est la négation de la morale. Écoutons Machiavel :
« Dans les actions des princes, on considère seulemeîit la fin
qu'elles ont. Que le prince s'attache donc l\ vaincre toutes les diffi-
cultés. S'il réussit, ses moyens seront toujours jugés honorables.
Toujours le vulgaire se laisse prendre aux apparences et séduire
par le succès; or, il n'y a que du vulgaire dans le monde. » A ce
point de vue, tous les crimes deviennent légitimes, car tous
peuvent avoir leur utilité, au moins momentanée, et c'est l'avan-
tage du moment qui l'emporte en politique. Les animaux dont le
prince doit savoir revêtir la forme sont le renard et le lion. Il
apprendra du premier à être adroit et du second h être fort. Ceux
qui dédaignent le rôle du renard n'entendent guère leur métier.
Un prince prudent doit éviter de tenir les promesses qui sont
contraires à ses intérêts. » « Je n'aurais garde, poursuit Machiavel,
de donner un tel précepte, si tous les hommes étaient bons; mais
comme ils sont tous méchants, et toujours prêts à manquer à leur
parole, le prince ne doit pas se piquer d'être plus fidèle à la sienne,
et ce manque de foi est toujours facile à justifier. Le grand point
est de bien jouer son rôle, et de savoir à propos feindre et dissi-
(D Voyez la préface des œuvres de Machiavel, édition d'Ilalie, v- 31, ss.
516 DROIT DES GENS.
muler. Et les hommes sont si simples, que celui qui veut les trom-
per trouvera toujours facilement des dupes. » Si le crime est
utile, la vertu peut, au contraire, être nuisible; il suffit au prince
d'avoir les dehors de la vertu : « Le prince doit s'efforcer de se
faire une réputation de bonté, de clémence, de piété, de fidélité
h ses engagements, et de justice; il doit avoir toutes ces bonnes
qualités, mais rester assez maître de soi pour en déployer de con-
traires lorsque cela est expédient. Je pose en fait qu'un prince, et
surtout un prince nouveau, ne peut exercer impunément toutes
les vertus, parce que l'intérêt de sa conservation l'oblige souvent
à violer les lois de l'humanité, de la charité et de la religion (1). »
Pour excuser Machiavel , on a voulu faire du Prince un livre ii
part, sans rapport avec les autres ouvrages de l'auteur. C'est une
supposition gratuite; l'on n'a qu'à ouvrir ses Discours sur Tite-
Live, pour se convaincre que les mêmes principes y régnent. Nous
citerons un exemple qui révélera le but que poursuivait le célèbre
écrivain. Romulus met son frère h mort; il consent ensuite à celle
de Titus Tatius, associé par lui à la royauté. Voyons quelle leçon
Machiavel tire de ce double crime : « Il ne faut pas croire, dit-il,
que chacun puisse, par ambition, se. défaire de ses rivaux; il faut
voir la fin que se proposait Romulus par ce double homicide. Une
république ne peut être bien constituée que par un seul homme.
Un habile législateur emploiera donc toute son industrie pour
concentrer le pouvoir en ses mains. Les esprits sages ne condamne-
ront pas un homme supérieur d'avoir usé d'un moyen hors des règles
ordinaires, pour l'important objet de fonder une république, ou
de régler une monarchie. Ce qui est à désirer, c'est qu'au moment
oii le fait l'accuse, le résultat puisse l'excuser; si le résultat est
BON, IL est absous. Tel est le cas de Romulus (2). « Ainsi, les fon-
dateurs de républiques sont placés en dehors des règles communes
de la morale. Il en doit être de même de ceux qui sauvent l'État
d'un grand danger. L'on sait que le Sénat viola le traité des
Fourches Caudines, pour conserver une armée sur laquelle repo-
sait le salut de Rome. Machiavel donne son approbation entière
à cette conduite. « La défense de la patrie, dit-il, est toujours
(1) Machiavel, le Prince, ch. XVIIl.
(2) Discours sur Tile-Live, I, IX.
DIPLOMATIE. 517
bonne , quelques moyens que l'on y emploie. Quand il s'agit du
salut de la patrie. Von ne doit être arrêté par aucune considéra-
tion de justice ou d'injustice, dliumanité ou de cruauté, de honte
ou de gloire ; le point essentiel, qui doit l'emporter sur tous les
autres, c'est d'assurer son salut et sa liberté (1). »
On voit que la doctrine de Machiavel n'est pas celle du crime
pour le crime. Quand on veut l'apprécier, il faut distinguer le but
qu'il se propose des moyens qu'il conseille pour l'atteindre. Le
but, c'est le salut de la patrie; quant aux moyens, ils sont indiffé-
rents. Le but, il l'a trouvé dans sa grande âme, digne des citoyens
de Rome qu'il glorifie à toute occasion; les moyens, pour mieux
dire, la maxime, que la fin justifie les moyens, il la tenait de son
siècle, il la voyait partout pratiqifée autour de lui, par les répu-
bliques comme par les tyrans, par les papes comme par les rois.
Nous avons cité quelques traits de la politique des princes et des
souverains pontifes : si quelque chose pouvait excuser ceux qui
devraient servir de guides à l'humanité, c'est que leurs sentiments
étaient ceux de tout le monde. Machiavel a écrit l'histoire de
Florence; une idée y revient à chaque page : les citoyens des ré-
publiques italiennes ne s'inquiétaient pas de ce qui était juste ou
injuste, ils n'avaient souci que de ce qui était utile ii la cité (2). Il
n'y avait plus de religion, plus de crainte de Dieu. Nous
nous trompons : les plus malins se servaient de la foi jurée
pour tromper ceux qui, dans leur simplicité, croyaient encore aux
serments. La gloire appartenait, non à celui qui pratiquait la loi
du devoir, ce mot n'avait plus de sens, pas plus à Florence qu'il
Rome ; l'on admirait ceux qui savaient le mieux tromper (3). Réus-
sir, ce mot comprenait toute la morale, tout le droit; on riait de
la conscience, on se moquait de l'infamie; la victoire, h quelques
moyens qu'elle fût due, ne flétrissait jamais le vainqueur (4).
Machiavel accepta cette politique immorale; c'est là sa grande
(1) Discours sur Tivc-Live, 111,111.
(2) Machiavelli, lslone,,\ib. IV (Op., ï. I, p. 480) : «Ma poiche si viveva oggi io modo, che del
giusto et dell' ingiuslo non si avéra a lenere moUo conlo, Toleva lasciare questa parte indietro,
e pensar solo aW utilila ddla cilla. »
(3) Macliiavelli, IstoriP, lib. UI, p. 382 : « Quanlo ringanno riesce più facile e sicuro, tanto più
Iode e gloria se n« acquista. i
(4) MachiaveUi, Istorie, lib. lU, p. 405 : « Colora che vincono, in quacunque modo vincono,
mai non ne riposlano vergogna. •
518 DROIT DES GENS.
faute; sa conscience n'était pas à la hauteur de son génie. Ajou-
tons, pour être juste, que si quelque chose pouvait jamais excuser
l'immoralité des moyens, c'est la grandeur du but que l'illustre
écrivain ne cessa de poursuivre.
Machiavel est un écrivain. de la renaissance; citoyen de Rome
plus que de sa patrie, il vit dans l'antiquité; la république de
Rome est son idéal. S'il prend la plume, ce n'est pas pour une
vaine gloire littéraire, c'est pour exciter les Italiens du xvi'^ siècle
l\ imiter leurs ancêtres. Écoutons le prologue des Discours sur
Tite-Live : « Si l'on considère le respect que l'on a pour l'antiquité,
le prix que l'on met souvent à de simples fragments d'une statue
antique que l'on aime d'avoir auprès de soi; si, d'un autre côté,
l'on voit les merveilleux exemples que nous présente l'histoire des
royaumes et des répiddiques anciennes; les prodiges de sagesse et
de vertu opérés par des rois, des capitaines, des législateurs, qui
se sont sacrifiés pour leur patrie; si on les voit plus admirés
qu'imités, ou même tellement délaissés, qu'il ne reste plus de trace
de cette antique vertu, l'on ne peut qu'être aussi étrangement
surpris que profondément affecté... Vimitation des anciens parait
non seulement difficile, mais impossible : ne dirait-on pas que le
ciel, le soleil, les éléments et les hommes aient changé d'ordre,
de mouvement et de puissance, et qu'ils soient différents de ce
qu'ils étaient autrefois? » Machiavel ne se lasse pas de louer le
passé aux dépens du présent; et que trouve-t-il de si admirable
à Rome? La liberté : « Aujourd'hui il y a quelques villes libres
en Italie; dans l'antiquité, elle était peuplée d'États libres, depuis
la Lombardie jusqu'à la pointe qui regarde la Sicile... Parcourez
maintenant le pays des Samnites, vous n'y trouverez que des dé-
serts. La cause de ce grand changement , c'est que ce pays, de
libre quil était, est devenu esclave (1). » Qui a réduit l'Italie en
servitude? Ce sont les étrangers, ceux que les Italiens du xvi'' siècle,
dans leur orgueil, appelaient les Barbares. Machiavel voyant
l'oppression au comble, jette un cri de détresse ; du fond de la
misère doit surgir un libérateur : « S'il a fallu que le peuple
d'Israël fût esclave en Egypte, pour apprécier les rares talents de
Moïse; que les Perses gémissent sous l'oppression des Mèdes,
(1) Discours sur Tite-Live. livre U, cU. II.
DIPLOMATIE. 5i9
pour connaître la magnanimité de Cyrus; si les Athéniens n'ont
vivement senti la grandeur des bienfaits de Thésée, que parce
qu'ils avaient éprouvé les maux attachés à la vie errante et vaga-
bonde, il a fallu aussi, pour apprécier les talents et le mérite d'un
libérateur de l'Italie, que notre malheureux pays ait été plus
cruellement maltraité que la Perse, que ses habitants aient été
dispersés plus encore que les Athéniens; enfin, quils aient été
sans lois et sans chefs, pillés, déchirés et asservis par les étran-
gers. » C'est dans le dernier chapitre du Prince que 3iachiavel
donne libre carrière aux sentiments qui oppressent son âme,
comme s'il voulait protester d'avance contre la flétrissure qui
devait s'attacher à son nom. Il appelle l'illustre famille des Médi-
cis à délivrer l'Italie des Barbares qui la foulent; l'Italie attend
un rédempteur : « Je ne puis dire, s'écrie le patriote, avec quel
amour il sera reçu dans toutes ces provinces qui ont pâti des dé-
bordements étrangers, avec quelle foi, avec quelle piété, avec quelles
lai-mes. Eh! quelles portes se fermeraient pour lui? quels peuples
lui refuseraient l'obéissance? quel Italien ne le servirait pas?
Tous sont las de la domination barbare! Que votre illustre maison
embrasse donc ce projet, avec cette audace, avec cette espérance
que donnent des entreprises justes, afin que cette patrie se relève
sous ses bannières, et que, sous ses auspices se vérifie la parole
de Pétrarque : le courage luttera avec fureur, et le combat sera
court, car rantique valeur n'est pas encore morte dans les cœurs
italiens (1), »
Ces accents ne sont pas ceux d'un fourbe; c'est le cri d'un ar-
dent patriote. Le patriotisme de Machiavel a la grandeur du patrio-
tisme antique; mais il en a aussi les écueils. Pour le citoyen de
Piome et de Sparte, la patrie était une idole h laquelle il sacrifiait
tout, à commencer par sa propre personnalité. Si le citoyen
absorbait l'homme, si les droits de la nature étaient méconnus,
quel respect pouvait-on avoir pour ceux qui étaient les enne-
mis de la patrie? L'amour de la patrie conduisit à la haine ; l'idée
même du juste et de l'injuste fut étouffée dans cette étroite con-
ception. Tel fut aussi le patriotisme de Machiavel; c'est un autel
sanglant sur lequel il était prêt h tout immoler. Le salut du peuple
i\> Le Prince, ch. XVIII, traduction de Quinet.
520 DROIT DES GENS.
est la suprême loi ; voilà toute la morale antique, c'est toute la
morale de Machiavel. L'Italie est asservie, il faut chasser les
Barbares ; pour les vaincre, il faut un homme qui concentre en
ses mains les forces éparses dans les cités italiennes. Comment
établir l'unité la plus forte, là où règne une infinie diversité?
Comment unir des esprits profondément divisés, et mille ambi-
tions jalouses? L'œuvre ne peut réussir que par un sauveur;
pour lui aplanir la voie, Machiavel ne recule devant rien, aucun
sacrifice ne lui coûte. Voilà l'explication du Prince.
L'explication n'est pas encore complète ; il nous reste à dire
pourquoi Machiavel, pour sauver l'Italie, la livre pieds et poings
liés à un libérateur qui eût été infailliblement un tyran? Nous
touchons ici à une plaie de l'Italie, à une plaie qui tend à gagner
l'Europe entière, la décadence morale. Si l'auteur du Prince con-
sent au despotisme pour arriver à son but, ce n'est pas par amour
pour la tyrannie; toutes ses prédilections sont pour la république.
Ses Discours sur Tite-Live sont un plaidoyer éloquent pour le gou-
verement démocratique; il ne tarit pas en éloges du peuple, il
exalte ses vertus, jusqu'à sa sagesse et sa constance; il dit et
répète que les républiques savent mieux choisir les hommes ca-
pables que les rois, ce qui est un immense avantage sur les mo-
marchies. Sa conclusion et sa conviction profonde sont que les
peuples ne peuvent devenir puissants que par la liberté (i). Pour-
quoi donc a-t-il écrit le Prince? Machiavel méprise les hommes ;
chose triste à dire, il méprise surtout les Italiens, et il les méprise
parce qu'ils sont tellement corrompus, qu'ils ne peuvent plus se
sauver par eux-mêmes. Voilà pourquoi il veut un maître qui ap-
pesantisse une main de fer sur le peuple, et le sauve'malgré lui et
en dépit de ses vices (2). Le grand politique s'est fait illusion.
Illusion amère, illusion funeste qu'il ne faut pas laisser aux peuples
qui ressemblent à l'Italie du xvi« siècle. Oui, les nations corrom-
pues ne supportent pas la liberté, parce qu'elles en sont indignes;
mais peuvent-elles être sauvées par le despotisme? Singulier
moyen de guérir la corruption, que celui qui dégrade la nature
humaine ! Le despotisme ne fait que rendre le mal irrémédiable, en
(1) Discours siir TUe-Licc, liv. I, ch. 47, 58; liv. H, ch 2; liv. HI, ch. 9 et 34.
(2) Ihid.jhv. I, ch. 8et55.
DIPLOMATIE. 321
enlevant aux hommes le sentiment de leur dignité et de leur res-
ponsabilité. Mais il ne faut jamais désespérer du salut de l'huma-
nité ; les individus et les nations peuvent toujours se sauver, en se
retrempant dans le sentiment du devoir. Que s'ils n'ont plus la
force de revenir à la moralité, vainement se livreront-ils h un sau-
veur, ils seront sauvés comme le peuple-roi le fut par les Césars.
Voilà l'enseignement que le xix'' siècle doit chercher dans l'étude
de Machiavel.
N" 2, Commines.
La conscience publique n'est jamais entièrement muette. Au
xv*' et au XVI*' siècle, les princes et les peuples ne s'étaient pas
encore élevés à l'idée du devoir dans leurs relations; ces relations
étaient essentiellement hostiles, et c'est l'intérêt qui y dominait.
T)e là Machiavel et sa funeste doctrine. Cependant la nuit n'est ja-
mais si noire qu'il n'y ait au moins quelque faible lueur dans le ciel
étoile. Qui croirait qu'il y avait à la cour de Louis XI, le plus mal
famé des princes de son temps, un homme politique dont les écrits
révèlent des tendances bien supérieures au machiavélisme? Com-
mines n'est pas un rigide moraliste; on lui a reproché trop
d'indulgence pour Louis XI : « Les cruautés de son maître, dit
M. Villemain, l'indignent peu. Il a trop de bon sens pour ne pas
trouver que la tyrannie est un faux calcul ; mais il n'a pas assez de
vertu pour haïr le tyran. Et puis, il se plaît si fort à l'habileté,
qu'il excuse volontiers une mauvaise action bien faite (1). »
Ce jugement est trop sévère, parce qu'il ne montre pas com-
bien Commines était supérieur à son siècle. Rappelons-nous que
l'assassinat était érigé en doctrine; rappelons-nous que jamais les
serments des princes ne furent plus solennels, et que jamais ils
ne furent plus mal gardés. Les rois n'osaient se voir qu'après
avoir obtenu des lettres de sûreté; malgré cette précaution inju-
rieuse, l'entrevue de Louis XI avec Charles le Téméraire à Pérouse
fut blâmée par tous ses conseillers comme un projet insensé.
Quand Louis Xt donna la Guienne à son frère, celui-ci promit par
serment de ne pas tuer le roi ! Le duc de Bretagne et Louis XI
(1) Ville^^iain. Cours de littéralurc française au moyen âge, XVI' leçon.
522 DROIT DES GENS.
jurèrent réciproquement qu'ils n'attenteraient pas à la vie l'un de
l'autre! Voilà des faits qui accusent une profonde altération du
sens moral. La gloire de Commines est de s'être élevé au dessus
de l'immoralité universelle.
Il est vrai que Commines juge les hommes avec indulgence,
mais sa modération ne vient pas de l'indifférence pour le bien et
le mal; il est indulgent, parce qu'il a beaucoup vu et pratiqué le
monde. L'écrivain solitaire est porté à apprécier les actions hu-
maines avec une sévérité inflexible; ceux qui ont vécu au milieu
des hommes, et qui connaissent les mille et une circonstances qui
influent sur leur manière de voir et d'agir, ne les condamnent pas
aussi facilement. Commines avait vu la plupart des princes de son
temps; il déclare « qu'en Louis XI et en tous autres princes qu'il
a connus ou servis, il a connu du bien et du mal, car ils sont
hommes comme nous : ii Dieu seul appartient la perfection. Mais
quand en un prince la vertu précède (1) les vices, il est digne de
grand mémoire et louange ; vu que tels personnages sont plus en-
clins en choses volontaires qu'autres hommes, tant pour le petit
chàtoi (2) qu'ils ont eu en leur jeunesse, que pour ce que venant
en l'âge d'homme, la plupart des gens tcàchent h leur com-
plaire (3). »
C'est h ce point de vue que Commines juge les deux princes
auxquels il a été attaché, Louis XI et Charles le Téméraire : « Il
pourra sembler au temps à venir et à ceux qui verront ceci, qu'en
ces deux princes n'y eut pas grande foi, ou que je parle mal d'eux.
De l'un, ni de l'autre ne voudrais mal parler » (4). Commines ne
cache pas les tromperies de son maître; s'il ne les flétrit pas
avec l'indignation d'un moraliste, il les condamne toutefois :
« Pour ce qu'il est besoin d'éfre informé aussi bien des trompe-
ries et mauvaisetés de ce monde, comme du bien {non pour en
user, mais pour s'en garder), je veux déclarer une tromperie, une
habileté, ainsi qu'on voudra la nommer, car elle fut sagement
conduite » (o). Dans cette tromperie, il ne s'agissait de rien moins
(1) L'emporte.
(2) Correclion.
(3) Comviines, Mémoires, prologue.
(4) Id., ihicL, III, 9.
(3) Id., ihid.,\\\,'*.
DIPLOMATIE. 323
que d'une trahison! Commines ne l'approuve pas, puisqu'il la
représente comme un m'ai, mais il loue presque l'habileté avec
laquelle elle fut conduite. Ne le blâmons pas trop de celte fai-
blesse; nous entendrons encore auxvn'^ siècle un grand philosophe
enseigner que la politique des princes ne doit pas être jugée
d'après les principes de la morale. Au xv'' siècle, les relations des
rois n'étaient rien que tromperie.
On a appelé les ambassadeurs des espions dorés; la définition
n'a jamais été plus exacte qu'à l'époque où les représentants des
princes commencèrent à traiter les affaires Laissons la parole
;\ Commines; il nous dira quels furent les débuts de la diplo-
matie moderne : « Ce n'est pas chose trop sûre de tant d'allées et
venues d'ambassades, car bien souvent s'y traitent de mauvaises
choses ; toutefois il est nécessaire d'en envoyer et d'en recevoir.
Ceux qui viennent de vrais amis et où il n'y a point de matière de
suspicion, je serais d'avis qu'on leur fît bonne chère, et eussent
permission de voir le prince assez souvent. Et quand il faut le
voir, qu'il soit bien informé de ce qu'il doit dire, et l'en retirer
tôt; car, l'amitié qui est entre les princes ne dure pas toujours.
Si les ambassadeurs viennent de par princes où la haine soit con-
tinuelle, en nul temps n'y a grande sûreté selon mon avis.
On les doit bien traiter et honorablement recueillir, comme en-
voyer au devant d'eux et les faire bien loger, et ordonner gens
sûrs et sages pour les accompagner : par là on sait ceux qui vont
vers eux et garde-t-on les gens légers et malcontents de leur
porter nouvelles, car en nulle maison, tout n'est content. Davan-
tage je les voudrais tôt ouïr et dépécher, car ce me semble très
mauvaise chose que tenir des ennemis chez soi. Et pour un am-
bassadeur qu'ils m'enverraient, je leur en enverrais deux; et
encore qu'ils s'en ennuyassent, disant qu'on n'y renvoyât plus, si
voudrais-je y renvoyer quand j'en verrais opportunité et le moyen.
Car vous ne sauriez envoyer espion si bon et si sûr, ni qui eût si bien
loi (le voir et d'entendre. » Commines finit par s'excuser de la lon-
gueur de sa digression : « Et n'a pas été sans cause, dit-il, j'ai vu
faire tant de tromperies et mauvaisetés sous telles couleurs, que
je ne m'en suis pu taire (1). »
(1) Commmes, Mémoires, 111,8.
324 DROIT DES GENS.
Le but de ces tromperies était l'àpre ambition qui caractérise
les princes au début de l'ère modei-ne. AToccasion de la mort de
Louis XI, Commines fait un discours sur la vie des rois contempo-
rains, Charles de Bourgogne, Edouard d'Angleterre, iVIatthias de
Hongrie, Bajazet de Constantinople; sa conclusion est que tous
auraient dû craindre Dieu davantage : « Or voyez-vous la mort de
tant de grands hommes, en si peu de temps, qui tant ont travaillé
pour s'accroître, et tant en ont souffert de peines, et abrégé leur
vie, et par aventure leurs âmes en pourront souffrir. En ceci ne
parle pas dudit Turc, car je tiens ce point pour vidé, et qu'il est
logé avec ses prédécesseurs... N'eût-il pas mieux valu h tous
autres princes élire le moyen chemin en ces choses? C'est h savoir,
moins se travailler et entreprendre moins de choses et plus crain-
dre à offenser Dieu (1). «Ailleurs Commines flétrit avec plus d'éner-
gie encore « la bestialité de plusieurs princes et la maiivaiseté d'au-
tres qui ont sens assez, mais en veulent mal user : la raison natu-
relle, dit-il, ni la crainte de Dieu, ne les garde pas d'être violents
les uns contre les autres, ni de retenir de l'autrui, ou de lui ôter
le sien par toutes voies qui leur sont possibles. » Machiavel,
citoyen d'une république et républicain, s'est égaré jusqu'à écrire
le code du despotisme. Commines, conseiller d'un roi absolu, con-
damne les vices des despotes, « qui imposent tyranniquement des
impôts, au lieu de les lever du consentement des peuples, ce qui
est seul conforme à la justice. » Il blâme leur politique, aussi bien
que leur gouvernement : « Celui qui ne leur est que voisin, s'il
est fort et âpre, ils le laissent vivre ; mais s'il est faible, il ne sait
où se mettre. Ils disent qu'il a soutenu leurs ennemis, ou ils vou-
dront faire vivre leurs gens d'armes dans son pays, ou achèteront
querelles, ou soutiendront son voisin contre lui et lui prêteront
gens. «Commines leur reproche encore d'entreprendre des guerres
suivant leur bon plaisir, k sans avis ou conseil de leurs états ;
car ce sont ceux qui ont à employer leurs personnes et leurs
biens; par quoi ils en dussent bien savoir avant qu'on les com-
mençât (2). »
Nous avons entendu Commines louer presque l'habileté avec
(1) Commines, Mémoires, VI, 13.
(2) Jd., ibid., y, 18.
DIPLOMATIE. 325
laquelle une tromperie fut exécutée. Est-ce à dire qu'il justifie les
moyens par la fin? Il va répondre lui-même h notre question.
Charles le Téméraire livre le connétable de Saint-Pol à Louis XI,
après lui avoir accordé un sauf-conduit. Notre historien, si calme
d'habitude, et si indulgent, s'indigne contre cette perfidie : «Toutes
les raisons, dit-il, que je saurais alléguer en cette matière, ne sau-
raient couvrir la faute de foi et d'honneur que le duc commit, en
baillant sauf-conduit audit connétable, et néanmoins levendant par
avarice... Ce fut grande cruauté de le bailler où il était certain de
la mort. » Commines remarque que depuis lors la fortune aban-
donna Charles le Téméraire : « Et ainsi h voir les choses que Dieu
a faites de notre temps, semble qu'il ne veuille rien laisser im-
puni, et peut-on voir évidemment que ces grands ouvrages
viennent de lui, car ils sont hors des œuvres de nature, et sont
ses punitions soudaines, et par espécial contre ceux qui usent de
violence et de cruauté... Dieu prépara au duc de Bourgogne un
ennemi de bien petite force (1), en fort jeune âge, peu expéri-
menté en toutes choses; et lui fit un serviteur, dont plus se fiait
pour lors, devenir faux et mauvais (2) ; et se mit en suspicion de
ses sujets et bons serviteurs. Ne sont-ce pas ici de vrais préparatifs
que Dieu faisait en l'ancien Testament à ceux desquels il voulait
mener la fortune de bien en mal (3)? »
Cette idée d'une justice divine ou d'un gouvernement providen-
tiel, revient très souvent chez Commines; il importe de s'y arrêter.
Les anciens attribuaient le cours des choses humaines au hasard,
à une aveugle fatalité. Notre historien dit que « tels grands mys-
tères ne viennent pas de fortune et que fortune n'est rien fors
.seulement une fiction poétique (4). » « C'est Dieu qui distribue les
ressources, c'est de lui que vient la prospérité ou le malheur des
princes (5). » « Les grâces et bonnes fortunes viennent de Dieu (6) ;
c'est lui qui donne la victoire. » Tout en engageant les hommes à
faire ce qu'ils peuvent et ce qu'ils doivent, Commines ne leur
(1) Les Suisses.
(% Le comte de Campo Basso,qui trahit son maître.
(3) Commines, Mémoires, V, C ; IV, {3.
(4) Id., t6id.,lV,12.
(5) Id., ibid., 1,3; V, 9.
(b) ld.,ibid.,l,i.
21
326 DROIT DES GENS.
accorde qu'une petite part dans les grands événements, les guerres
et les conquêtes : « Quelque chose que savent délibérer les hommes
en telles matières, Dieu eu conclut à son plaisir (1). »
On pourrait croire que Commines retombe dans le fatalisme,
sous le nom de gouvernement providentiel. Il n'en est rien; c'est
l'homme qui est l'artisan de sa destinée, et l'action de la Provi-
dence elle-même est déterminée par l'usage ou l'abus qu'il fait de
sa liberté. Commines a écrit un Discours sur ce que les guerres et
divisions sont permises de Dieu pour le châtiment et des princes et
des peuples mauvais (2). Il montre d'abord que partout, en
Europe, Dieu a placé un ennemi à côté de chaque roi ou nation.
Ainsi « au royaume de France, a donné pour opposite les Anglais,
et aux Anglais, les Écossais ; au royaume d'Espagne, Portugal.
Pour Allemagne, vous avez vu, et de tous temps, la maison d'Au-
triche et de Bavière contraires. » De là naissent des guerres qui,
dans les desseins de Dieu, sont un instrument de punition : « Il
pourrait donc sembler que ces divisions fussent nécessaires par
le monde, et que ces aiguillons et choses opposites que Dieu a
données et ordonnées à chacun État, et quasi à chacune personne,
soient nécessaires. » Cette nécessité n'est pas du fatalisme, c'est
l'exercice de la justice divine : « On pourrait demander, dit Com-
mines, pourquoi la puissance de Dieu se montre plus grande con-
tre les princes et les grands que contre les petits? C'est que les
petits et les pauvres trouvent assez qui les punissent. Mais des
grands princes, qui s'informera de leur vice? L'information faite,
qui l'apportera au juge? Qui sera le juge qui en prendra connais-
sance, et qui en fera la punition? Qui pourra y mettra remède, si
Dieu ne l'y met? J'ai demandé qui fera l'information des grands,
et qui l'apportera au juge, et qui sera le juge qui punira le mau-
vais? Je réponds à cela que l'information sera la plainte du peuple
qu'ils foulent et oppressent de tant de manières, sans en avoir
compassion ni pitié... Ceci sera l'information et leurs grands cris,
et par piteuses larmes les présenteront devant notre Seigneur,
lequel sera le vrai juge, qui, par aventure, ne voudra attendre h
les punir jusqu'à l'autre monde, mais les punira en celui-ci. »
(1) Commiacs, Mémoires, UI, 3.
(2) Ici., ibi(L, V, 18.
DIPLOMATIE. 327
II faut lire, dans Commines, comment Dieu aveugle les rois qu'il
veut perdre. Le prince ne voit pas le malheur qui le menace; le
désordre a beau se mettre dans son royaume, « il ne s'en trouve
point pis dîné, ni pis couché, ni moins de chevaux, ni moins de robes,
et beaucoup mieux accompagné. Mais à l'heure qu'il y pensera le
moins, Dieu lui fera sourdre un ennemi, dont, par aventure, ja-
mais il ne se fût avisé. »
Commines trouve partout des témoignages de la justice divine.
Nous avons cité ce qu'il dit de Charles le Téméraire. Il y avait, au
XV*" siècle, un prince qui semblait prendre plaisir à la déloyauté;
Ferdinand le Catholique avait dépouillé tout sens moral, au point
qu'il se vantait de ses parjures et se faisait gloire de ses trahisons.
Notre historien attribue à son manque de foi les malheurs domes-
tiques qui frappèrent la maison royale de Castille. Charles VIII mou-
rut aussi à la fleur de l'âge : « Et sembla que Notre Seigneur ait
regardé ces deux maisons de son visage rigoureux, et qu'il ne
veut point qu'un royaume se moque de l'autre (I). » Commines
fut témoin de plus grandes infortunes; il vit les descendants des
familles royales d'Angleterre fugitifs en Belgique, et en si grande
pauvreté, « que ceux qui demandent l'aumône ne sont pas plus
pauvres. Car j'ai vu un duc être allé à pied, sans chausses, pour-
chassant sa vie de maison en maison. C'était le plus prochain de
la lignée de Lancastre, et avait épousé la sœur du roi Edouard...
Leurs pères et parents avaient pillé et détruit le royaume de
France; tous s'entretuèrent... Et puis on dit : Dieu ne punit plus
les gens comme il soûlait du temps des enfants d'Israël. Je crois
bien qu'il ne parle plus aux gens comme il soûlait, car il a laissé
assez d'exemples en ce monde pour être cru ; mais vous pouvez
voir, en lisant ces choses, que, de ces mauvais princ'es, nuls ou
peu demeurent impunis; mais ce n'est pas toujours à jour nommé
ni à l'heure que ceux qui souffrent le désirent (2). »
Les peuples sont responsables comme les princes, et la justice
divine les atteint aussi bien que les têtes couronnées. Commines,
né en Belgique, et ministre de Charles le Téméraire, vit de près
la prospérité merveilleuse qui régnait dans nos riches cités. Les
(1) Commines, Mémoires, VHl, 16 «l 17.
(2) Jd.j ibid., III, 4.
528 DROIT DES GENS.
hommes abusèrent de cette prospérité : « Us étaient comblés de
richesses et en grand repos ; les dépenses et habillements
d'hommes et de lemmes grands et superflus ; les convis et ban-
quets plus prodigues qu'en nul autre lieu ; les baignoiries et autres
festoiements avec femmes désordonnés, et h peu de honte, » Alors
Dieu leur envoya un prince pour les châtier : « Après leur longue
félicité, il leur donna ce duc Charles qui, continuellement, les
tint en grande guerre, travail et dépense. Et doute que les péchés
du temps de la prospérité leur fassent porter leur adversité, et
principalement qu'ils ne connaissent pas bien que toutes ces
grâces leur procédaient de Dieu , qui les départ \h où il lui
plaît (1). )>
Telle est la doctrine de Commines sur la justice de Dieu, dans
l'ordre politique. Au point de vue théologique, il est évident que
toute contravention à la loi morale mérite une peine, et que le
coupable la subira, soit dans la vie actuelle, soit dans la vie future.
Partant de là, le comte de Maistre pose cet axiome que tout mal
est une peine, et les guerres étant un des grands maux qui affli-
gent l'humanité, il en conclut, ;comme l'historien du xv« siècle,
qu'elles sont une punition divine. Nous acceptons le principe, et
nous y voyons un immense progrès dans la théorie des relations
internationales. Il implique, en effet, que les nations sont res-
ponsables aussi bien que les individus, et elles ne peuvent l'être
que pour autant qu'elles soient douées de personnalité et de li-
berté. Or, il n'y a de droit des gens possible que sous cette con-
dition. L'idée de la responsabilité des nations et celle de la justice
divine qui en découle, ont encore cette conséquence importante,
qu'elles ruinent le désolant préjugé du fatalisme, tout en mainte-
nant la croyance salutaire d'un gouvernement providentiel. C'est
une sanction morale pour le droit des gens, tandis que, si l'on
part du fatalisme historique, il ne peut être question, ni de liberté,
ni de responsabilité, ni, par conséquent, de droit.
Mais si l'idée de Commines est juste, nous n'entendons pas
accepter les applications qu'il en fait ; bien moins encore nous
associons-nous aux jugements téméraires que l'école théocratique
porte sur les choses humaines. Il manque h l'homme, pour appré-
(i) Commines, Mémoires, 1, 2; V, 9.
DIPLOMATIE. 321)
cier les actes de la justice divine, une science qu'il ne peut pas
avoir : il devrait d'abord connaître les faits sous toutes leurs laces,
et nous ne possédons jamais, de la vérité, qu'une notion plus ou
moins obscure; puis, il devrait savoir, dans chaque cas, quelle
est la sentence de Dieu, c'est h dire quelle est la peine qu'il in-
flige. Sur ce point, notre ignorance est absolue. Nous admirons
la fatuité des écrivains catholiques, qui promulguent les juge-
ments de Dieu, comme s'ils tenaient la plume dans ses conseils.
Qui donc leur a révélé les secrets de la justice divine? Ils invo-
quent le malheur qui frappe tel individu, telle nation ; et les voilà
qui proclament, le plus souvent dans l'intérêt de leur cause, les
décrets de la Providence. Mais savent-ils ce qui est un mal? Rien
de plus grossier que leur conception du mal et de la peine. Ils
estiment le bonheur et le malheur d'après les biens extérieurs de
la vie, et sur cela ils décident que la pauvreté est une punition,
que la guerre est une punition. Et qui leur dit que la richesse est
une récompense? Si le vrai bonheur est dans la charité, la richesse
qui rétrécit le cœur ne peut-elle pas être un mal, et, par suite,
une peine, tandis que la pauvreté, si elle ouvre l'âme à la charité,
sera un bien, une récompense?
Nous n'entendons pas à notre tour dévoiler des secrets qui
sont impénétrables, notre dessein est uniquement de montrer que
l'homme ne peut pas scruter la justice divine; qu'il lui suffise
d'avoir la conviction qu'elle existe. Ce que nous disons des individus
.est vrai aussi des peuples, La guerre est certes un mal, et la paix
un bien; l'histoire atteste néanmoins qu'il y a telle paix qui tue,
et qu'il y a telle guerre qui régénère; l'histoire enseigne encore
que la guerre a eu une mission civilisatrice, elle est donc tout
ensemble un bien et un mal : qui nous dira où est la peine, où est
la récompense? Là conception étroite que nous combattons con-
duit encore à une autre erreur que nous repoussons de toutes nos
forces. De ce que la guerre est une peine, et de ce que le mal
moral est inhérent à l'homme, le comte de Maistre conclut que le
sang coulera toujours et qu'il doit couler comme un sacrifice per-
manent. Oui, le mal existe sur la terre, mais notre mission est d'en
diminuer l'étendue. Si c'est une utopie de croire que le mal dispa-
raisse jamais entièrement, c'est une idée tout aussi fausse de dire
que les hommes s'entretueront toujours comme des bêtes sauvages.
550 DROIT DFS GENS.
Il est temps d'arriver à notre conclusion. La justice divine
exerce incessamment son action, mais en tant qu'elle frappe l'in-
dividu, nous ne pouvons pas la pénétrer, car nous ignorons ce
qui est un mal ou un bien, et ce qui est une peine ou une récom-
pense. La même impossibilité n'existe pas pour les nations; la
suite de leurs destinées dévoile les desseins de Dieu, les secrets
de sa providence et de sa justice. C'est dire qu'il ne faut pas trop
nous hâter dans nos jugements; il faut attendre que celui qui seul
sait la vérité, nous la révèle. Ce n'est donc qu'à distance, et quand
les faits ont eu leur entier accomplissement, que l'on peut cher-
cher la volonté de Dieu. Il nous suffit de savoir que les peuples
comme les individus ont leur responsabilité; il y a donc une loi
du devoir à laquelle ils sont tenus d'obéir. Quand celte conviction
sera entrée dans la conscience humaine, un grand progrès sera
accompli dans le développement du droit international.
SECTIO II. — LA DIPLOMATIE AU XYI^ SIECLE.
i^ 1. Les faits.
I
Un historien allemand , peu suspect de sentiments antimonar-
chiques, dit que le régime royal a été peu favorable à la diplo-
matie, parce qu'il favorise la politique machiavélique, dont l'idéal
consiste à tromper (1). C'est dire que les rois naissent trompeurs.
La proposition, quelque mal sonnante qu'elle paraisse, est très
vraie. Quel est le principe du machiavélisme? C'est que l'utilité
légitime tout. Or il y a des positions sociales qui impliquent né-
cessairement la prédominance de l'intérêt personnel ; telle est la
royauté. Quand Louis XÏV disait : l'État c'est moi, il exprimait
avec naïveté la pensée de tous les princes, et qu'est-ce que cette
pensée, sinon un monstrueux égoïsme? Les rois sacrifient d'abord
(l) Saalfeld, Gescliichte der neuestcn Zoit, T. 1, p. 68.
DIPLOMATIE. 531
les peuples à leur moi; quand le roi de Pologne a bu, les Polonais
n'ont qu'à danser. Et si les nations ne sont que des instruments
pour les menus plaisirs des princes, que devient le droit? Il ne
peut pas même en être question.
Au XVI* siècle, les témoignages qui confirment notre thèse abon-
dent malheureusement. La politique se concentrait dans la lutte de
la France et de la maison d'Autriche : et quels étaient les senti-
ments des deux peuples sur le droit et le devoir? Ces mots n'a-
vaient pas encore de sens dans les rapports internationaux. Un
envoyé vénitien dit des Français, qu'ils passaient pour être peu
tidèles à leurs promesses : « c'est une opinion commune chez eux,
ajoute Stiriano, que là où est l'intérêt, là est l'honneur et la gran-
deur (1). » Est-ce calomnier la nation qui s'est toujours vantée
de son désintéressement? Un ambassadeur de France, à Madrid,
répondra pour nous : « Choses d'État, écrit-il à Charles IX, per-
mettent ou du tnoins souffrent quelquefois le déshonnête (2). » Les
Espagnols, race chevaleresque, si nous en croyons les poètes,
montraient-ils plus d'élévation dans leurs sentiments? En 1564, le
cardinal Granvelle écrit h. Perez que l'on a pris un faussaire; il
demande ce qu'il en faut faire : « En France, dit-il, il s'est trouvé
un faussaire tellement habile dans l'art de la contrefaçon des écrits
et des signatures, qu'il lui a été fait grâce de la vie, et on le
gardera avec soin pour utiliser son talent dans l'occasion. »
Ferez répond : « qu'il ne serait pas mal de garder Malespina
(c'était le nom du faussaire), pour l'employer dans quelque bonne
occasion, quoique pourtant, ajoute le ministre d'Espagne, de pa-
reils sujets ne soient pas bien rares dans cette contrée. Dieu
merci (3) ! » Voilà une correspondance on ne peut plus édifiante :
on voit que le désfionnête était pratiqué, sans ombre de scrupule,
jusqu'à faire du crime le plus vil, un instrument de la politique des
princes. Après cela, il faut s'attendre à tout. La liste serait longue
des péchés de la diplomatie du xvi*^ siècle; nous laissons de côté
les noms mal famés; les Philippe II, les Charles IX; on pourrait
nous reprocher déjuger les rois sur le rebut de l'humanité. Il y
1,1) Tomuseo, Relation des ambassadeurs vénitiens, T. 1, p. 498.
(2) Groen van Prinslerer, Archives de la maison d'Orange, T. IV, p. 3145.
(S) GranveUCj Papiers d'Étal, T. VIU, p. 420.
552 DROIT DES GENS.
avait au xvi'= siècle un roi qui passait pour être un type de cheva-
lerie; il y avait un empereur qui affectaitfdans sa conduite la gra-
vité espagnole et la sévérité chrétienne : voyons-les à l'œuvre.
II
En 1539, Charles-Quint demanda à François I" la permission de
passer par ses États pour aller châtier la révolte des Gantois. Les
conseillers de l'empereur combattirent cette idée comme une folle
témérité : n'était-ce pas se livrer h la discrétion d'un ennemi qui
avait tant d'offenses à venger? Il se trouva aussi dans le conseil du
roi de France des hommes qui estimèrent, qu'il fallait se saisir de
Charles-Quint et ne le lâcher qu'après avoir obtenu entière satis-
faction sur toutes les prétentions de François I". Le roi résista
à ces perfides insinuations. « Il est difficile de décider, dit
de Thou, lequel des deux princes montra le plus de grandeur;
ou Charles qui venait sans crainte se mettre au pouvoir d'un
roi qu'il avait si souvent irrité et qu'il avait traité avec si peu
d'égards dans sa prison, ou François qui, généreux en cette occa-
sion, eut la délicatesse de ne faire aucune demande à son rival
pendant le séjour qu'il fil chez lui (i). » Voilà les faits et le juge-
ment d'un grand historien. Nous dirons â notre tour que rien ne
dépeint mieux la politique princière du xvi'" siècle. De quoi loue-
t-on François I'"'? De n'avoir pas manqué à sa parole, c'est ii dire
de n'avoir pas fait un acte de coquin. Il faut que les mœurs pu-
bliques aient été bien viles, pour que le plus simple acte d'hon-
nêteté soit glorifié comme une action chevaleresque. Quant à la
prétendue générosité de François I", c'était tout simplement du
calcul. Sa vie tout entière témoigne qu'il avait les qualités bril-
lantes du chevalier, mais que la plus haute des vertus chevale-
resques, l'honneur, lui faisait défaut. Il fut toujours prêt à trahir
ses alliés, quand l'intérêt du moment paraissait l'exiger. Rien de
plus honteux que sa politique italienne. Encore â la veille du traité
par lequel il livra Florence aux vengeances des Médicis,il protesta
« qu'il ne ferait aucun arrangement sans stipuler l'avantage et la
(1) De Thou, Histoire universelle, livre I.
DIPLOMATIE. ôoo
conservation d'une cité qu'il considérait comme sienne; » ses mi-
nistres donnèrent les mêmes assurances aux ambassadeurs de la
république; ils allèrent jusqu'à dire qu'ils consentaient à passer
pour traîtres, si le roi ne comprenait Florence dans son traité
avec l'empereur (1). La malheureuse cité fut en effet comprise dans
le traité, pour être vendue et trahie.
Il y a dans la vie de François I" une plus grande tache encore,
s'il est possible, c'est sa conduite lors du traité de Madrid qui lui
rendit la liberté. Il fit les promesses les plus solennelles « de gar-
der chacun des points et articles qu'il signait; » il jura «sur sa
parole de roi, » il jura « sur son honneur, « il jura « après avoir
touché corporellement les Évangiles de Dieu (2). » Ce serment
était un mensonge! Quelques heures avant de signer le traité, le
roi fit en présence de ses conseillers une protestation authentique
contre le consentement qu'il allait donner : il y déclare « qu'il a
fait ce traité pour éviter les maux et inconvénients qui pourraient
arriver ii la chrétienté et h son royaume, mais que c'est par force
et contrainte, et que tout ce qui est contenu dans ce traité sera et
demeurera nul et de nul effet (3). » Cette protestation même était
un mensonge. François P'" ne se souciait guère du bien de la chré-
tienté; son but unique était de sortir de prison, où il s'ennuyait
comme un enfant. Le sacrilège fut suivi d'une comédie qui ne fait
qu'ajoutera l'infamie. François T' rassembla quelques princes et
quelques évêques pour figurer les états généraux; ces prétendus
états décidèrent que le roi ne pouvait pas aliéner le territoire do
la France, et que le serment qu'il avait fait dans sa captivité ne
pouvait déroger au serment plus solennel qu'il avait prêté il son
sacre. La nation aurait parlé ainsi, si elle avait été consultée ; mais
en se soumettant h la volonté nationale, pour échapper à l'exécu-
tion du traité, il restait au prince un devoir d'honneur à remplir,
c'était de reprendre des fers qui ne lui avaient été enlevés que
sous des conditions qu'il ne pouvait pas remplir. Notre décision
est celle d'un soldat : « Ce que les gens d'honneur promettent pri-
sonniers, dit Tavannes, les oblige de les tenir, ou de retourner en
(i) Canin, Histoirn univurselle, T. XIV, p. 188.
(2) Dumont, Corps diplomaliqne. T. IV, 1, p. 409.
t3) /d., ibid.,T. IV, 1, p.M5.
004 DROIT DES GENS.
prison. 11 y a pareillement faute de rompre en liberté la foi pro-
mise, qu'étant captif de s'en aller, quand on est mis sur sa
foi (1). »
Il n'y a qu'une excuse pour François I"; la conscience générale
de son temps ne lui reprocha rien, que dis-je ! elle approuva le roi
chevalier qui avait manqué à sa parole et forfait à l'honneur. Un
historien italien célèbre la conduite de François I«', comme l'ac-
tion la plus noble, la plus admirable que l'on trouve dans les an-
nales de l'histoire : « Il promit, dit-il, avec l'intention de ne pas
tenir, mais ce fut pour sauver la France (2). » Le parjure fut pro-
voqué, choyé, encouragé par les princes et les gens d'église. A
peine Henri VIII apprit-il que François P'' était libre, qu'il lui en-
voya des ambassadeurs pour l'engager à ne pas observer le traité;
les députés étaient porteurs d'avis émanés de canonistes et de
théologiens, unanimes h conseiller, à justifier la violation d'une
parole jurée (3). Enfin, le vicaire de Dieu prit parti pour le roi, qui
foulait aux pieds les promesses les plus sacrées. Charles-Quint se
refusa h croire à tant d'immoralité; il écrivit à Clément VII : « Il
y en a qui aftirment que Votre Sainteté a dispensé François I" de
son serment, avant même qu'il l'eût demandé. Je ne puis croire
que le vicaire du Christ ait donné un si mauvais exemple. Que de-
viendrait la religion, si celui-là même qui en est le gardien encou-
rageait les hommes à la mépriser (4)? » Cependant l'incroyable
était vrai ; le pape, aussi bien que Henri VIII, prit l'initiative de
l'approbation d'un acte criminel ; parlant à l'ambassadeur d'Angle-
terre, il dit à plusieurs reprises, avant que le traité de Madrid
fût signé : Que ce traité était excellent, mais à une condition, c'est
que le roi de France ne le tînt pas i^) . Le roi parjure pouvait donc
tranquilliser sa conscience; il avait pour lui une autorité réputée
infaillible, alors qu'elle décide du bien et du mal. Quelle aberra-
tion du sens moral! Que l'on vienne nous vanter après cela la
sainteté de la politique pontificale !
(1) Tuvunnes, Mémoires, dans la Collcclion de Petitot, T. XXIU, p. 214.
(2) Vettori, Sommario dell' istoria d'italia. (Uanke, Fursten und Vœlker, T. IV, 2, p. 24.)
(3) Lingai'd, Histoire d'Angleterre, T. Vl, p. 135.
(4) Le Plat, Monumenta concilii Tridentini, T. 11, p. 272.
(a"! Ranmcr, Historische Briefe, T. I, p. 247.
DIPLOMATIE. 335
III
Charles-Quint seul se plaignit ; mais sa propre conduite ne lui
on donnait pas le droit. Il est vrai qu'il faisait profession et pres-
que étalage de son respect pour la foi jurée ; les ambassadeurs
vénitiens en font la remarque (1) et ils ajoutent que l'empereur
observait soigneusement les lois de l'honneur et de la justice,
pour autant qu'on en pouvait juger par les apparences (2). En effet
Charles-Quint, plus avisé que son rival, eut soin d'avoir toujours
les apparences pour lui. Mais l'opinion publique ne se laisse pas
abuser à la longue; il mourut avec la réputation d'un grand trom-
peur, et il la méritait (3). Ses contemporains sont unanimes à lui
reprocher la supercherie dont il usa à l'égard du landgrave de
Hesse. Guillaume d'Orange vit dès lors qu'il n'y avait pas à se fier
à la bonne foi des Espagnols (4). En Allemagne, on ne douta pas
de la fraude ; on racontait que l'évêque d'Arras, le fameux Gran-
velle, avait fait boire les deux électeurs qui signèrent l'acte frau-
duleux (5). Quand la ruse se découvrit, les Allemands en firent de
vifs reproches au ducd'Albe; mais l'empereur avait un acte signé
et il l'exécuta (6), par une de ces supercheries, dit d'Aiibigtié , que
ce prince se crut toujours permises, quand il s'agissait de son in-
térêt. Les ambassadeurs vénitiens, si bien informés, et en général
favorables à Charles-Quint, prononcent le mot de fraude (7); ils
remarquent que le roi d'Espagne aimait à se servir dans ses négo-
ciations de paroles ambiguës, qu'il interprétait ensuite à sa guise;
c'est ainsi, disent-ils, qu'il trompa le pape Paul III, et même son
propre gendre, le prince Farnèse (8).
Ceux qui défendent la mémoire de Charles-Quint contre cette
(1) N'umgero, dans Alberi, Relazioni dfigli arabasciatori venpli, 1" série, T. I, p. 343 : «Fa pro-
It'ssionc di osservare la parola sua e di remplire quanto promette. »
(2) « Per quanto si puo vedere. » Ticpolo, dans Alberi , 1, 1, p. 73.
(3) llranlûme. Vies des grands capitaines, Charles-Quinl (livre I, cli. i). Les Picards, grands
moqueurs, l'appelaient Cha7'les qui iriclip, en jouant sur les mois Charles d' Aulriche.
(4) Lettres de Guillaume d'Orange à De Marnix et à l'empereur d'.\lleraagne. {Groen van Prin-
x/erer. Archives, T. III, p. 9i ; T. V, p. 63.
(5) On y avait remplace le mot einig par le mot ewig.
(6) Rommel, Geschichte von Hessen, T. IV, p. 330-337, et notes, p. 307-312.
(7) « Con inganno. • Conlarini, dans Alberi, 1, 1, p. 445.
(8) Murino Cavalli, dans Alban, I, % p. 213.
556 DROIT DES GENS.
accusation de fourberie, soutiennent que l'intention de trompei'
n'est pas prouvée. Mais au moins ne lui fait-on pas injure en lui
imputant une duplicité, car il était coutumier du fait. En 1526, le
cardinal Colonna proposa à l'empereur de chasser le pape de
Rome ; Charles-Quint fit part de ces offres à Hugues de Moncada,
son ambassadeur, et l'autorisa ii prêter la main îi l'entreprise, en
lui recommandant toutefois le plus grand secret. Le complot s'exé-
cuta, le Vatican fut pillé, le pape courut risque de vie. Que fit
l'empereur? Il dit au nonce « le grand déplaisir qu'il avait de ce qui
s'était fait et, pour plus grande satisfaction, que le pillage avait été
contre sa volonté ; il dépêcha un envoyé extraordinaire auprès de
Sa Sainteté, pour lui écrire sa justification (1). « Voilh Charles-
Quint en llagrant délit de mensonge; ce qui embellit l'affaire, c'est
qu'il était le défenseur du saint-siége, comme chef du saint-em-
pire romain. Que penser, après ce coup de traître, de la prise de
Rome par l'armée de l'empereur et du deuil affecté par le vain-
queur, quand il apprit le sac de la ville sainte et la captivité du
pape? Cette comédie de surprise et de douleur n'empêcha pas
l'avocat de l'Église, de tenir le saint-père sous bonne garde pen-
dant six mois et de le rançonner comme prisonnier de guerre.
Les vieilles archives qui s'ouvrent de nos jours aux regards cu-
rieux de l'historien, révèlent des secrets qui font peu d'honneur
aux grands hommes du xvi'" siècle. Un des faits les plus curieux de
la vie de Charles-Quint, c'est sa conduite lors de la convention de
Passauet de la paix d'Âugsbourg. Le grand tompeur, trompé h sou
tour par Maurice de Saxe, fut obligé de fuir devant les protestants.
Une paix de religion devint urgente; Ferdinand ne cessait d'écrire
à son frère que le salut de l'Allemagne et l'existence de la maison
d'Autriche étaient compromis, si l'on ne se hâtait de traiter avec
les princes, que l'orgueil impérial qualifiait toujours de révoltés.
Charles-Quint allait-il déserter la politique de toute sa vie, pour
briser l'unité chrétienne, lui qui en était le défenseur? Il refusa
d'intervenir, et laissa faire le roi des Romains. Scrupule hono-
rable, disent les historiens, puisque l'empereur voulut rester fidèle
à son rôle. Mais voilh que la Correspondanœ de Philippe II nous
(1) Lettre de Charles-Quint à Moncada (Lanz, Correspomlen/.,!. I, \>. 21G}; lettre à son livri
Ferdinand (îb., p. 1227).
DIPLOMATIE. 357
apprend que le scrupule n'était qu'un jeu : l'empereur révoqua for-
mellement le traité de Passau (1). C'est pour se réserver cette
porte de derrière qu'il voulut rester étranger aux négociations.
En effet, la convention conclue sans le consentement de l'empe-
reur, était nulle! Le trait est d'un maître; Machiavel y aurait
applaudi ; mais la postérité se ralliera au jugement d'un contem-
porain : « Ce que Charles-Quiut peut, dit du Bellay, soit par trom-
])erie ou autrement, lui est loisible, pour parvenir h ses fins, en-
tièrement fondées sur ambition... L'empereur n'a ni foi ni loi, rien
ne lui est sacro-saint, moyennant qu'il lui advienne quelque pro-
fit : il tient pour loisible tout ce qui lui plaît, il ose tout ce qu'il
estime loisible (2). »
IV
Charles-Quint et François I" n'ont qu'une excuse, c'est qu'ils
étaient au niveau des sentiments généraux de leur temps. L'An-
gleterre était gouvernée par un prince théologien, que le pape
décora du titre magnifique de défenseur de la foi. Henri VIII avait
un cardinal pour ministre. Eh bien, si la politique anglaise, au
XVI'' siècle, se distingue de la politique française et espagnole, c'est
qu'elle est plus égoïste encore et plus déhontée. Henri VIII venait
de conclure un traité d'alliance avec François P"", lorsque la cou-
ronne d'Allemagne fut ambitionnée par le roi de France et par le
roi d'Espagne. Sollicité par son allié et par son neveu, il promit
son appui à l'un et h l'autre, et ne tint parole à aucun. La rivalité
de la France et de l'Angleterre, qui ensanglanta la première moitié
du xvf siècle, ne tarda pas h éclater; Henri VIII se porta mé-
diateur, mais ce fut pour mieux tromper son allié de France ; au
moment même où il offrit son arbitrage, il agissait déjà sous main
en ennemi. Le cardinal Wolsey, digne d'un tel rôle, mit une in-
signe fourberie à duper François V par des protestations d'amitié,
pendant qu'il négociait une union étroite entre Henri VIII, Charles-*
Quint et Léon X; les protestations les plus mensongères ne coû-
(1) (iachard. Correspondance de Philippe II, T. I, préface, p. 190-192.
(2) fhj Bellay, Mémoires, dans la Collection de Petitot, T. XIX, p. 307, 349.
338 DROIT DES GENS.
taient rien à ce prince de l'Église; il mit une véritable effronterie
à jurer la paix sur sa tête, pendant que Henri VIII faisait déjà des
préparatifs pour envahir la France (1).
On ne peut faire un pas dans la diplomatie menteuse du xvr siè-
cle, sans rencontrer la main d'un homme d'église. Léon X met-
tait dans sa fourberie l'aisance et le sans-géne qui conviennent au
vicaire de Dieu, dont la parole fait le juste et l'injuste. Sa Sainteté
professait ouvertement la doctrine de Machiavel; elle disait à qui
voulait l'entendre que, quand on avait traité avec un prince, il
fallait se hcâter d'entrer en relation avec son ennemi (2). Le saint-
père resta toujours fidèle à cette maxime, qui lui permettait de
tromper tous ses alliés. Il commença par prendre parti pour
François I". Pendant qu'il se proclamait l'allié de la France jws-
quà la mort, il se laissa tenter par des offres plus avantageuses
que lui fit Charles-Quint : l'empereur lui promit Parme et Plaisance,
il lui promit des terres et des pensions pour tous ses parents légi-
times et illégitimes. Sur cela, Léon X, Vami jusquà la mort de
François P', se tourna contre son allié, en conservant, toutefois,
les apparences d'une bonne entente avec celui qu'il trahissait. Un
historien français, toujours calme et impartial, dit que ces four-
beries étaient dignes d'un Borgia (3), Dans ses relations avec les
princes italiens, Léon X suivit en effet la politique d'Alexandre VI.
Ayant attiré à Rome, sous la garantie d'un sauf-conduit, le tyran
de Perouse, Baglioni, il le fit mettre à la torture, puis décapiter;
et bien qu'un homme d'honneur, à plus forte raison un pape, ne
doive pas hériter de ceux qu'il assassine, Léon X s'empara des
possessions du tyran qui, tout criminel qu'il fût, n'avait pas cru h
tant de perfidie chez le saint-père. Ce ne fut pas la seule trahison
intéressée du souverain pontife; il chercha à s'emparer des États
du duc de Ferrare par un complot; Muratori l'accuse même
d'avoir attenté à la vie du duc (4) !
L'historien anglais qui a écrit la vie de Léon X, et qui juge son
^ héros avec une indulgence excessive, s'indigne néanmoins de cette
(1) Mignel, Rivalité de François I" et de Charles-Quint.
(2) Suriu no : « Dice si del papa Leone che quando 'I aveva faite lega con alcuno prim'o, solev a dir
che pero non si dovea restar de trattar con lo altro principe opposlo. »
(3) Mignet, Rivalité de François 1" et de Charles-Onint.
(4) Roscoe, Life of Léo the Tenth, T. ni, p. 282, ss.
DIPLOMATIE. 359
tortueuse politique. « Eu vain, dit-il, voudrait-on l'excuser par les
crimes de ceux qui périrent victimes de ses trahisons ; la perfidie
des tyrans italiens n'autorisait pas le pape à être perfide à son
tour, leurs usurpations ne légitimaient pas les siennes. Que de-
viendrait le monde, si celui qui prétend punir un coupable s'arro-
geait le droit d'être aussi criminel que lui? La terre ne serait
plus qu'une caverne de brigands. « Telle était la doctrine des
vicaires de Dieu ! Léon X n'était pas une exception, il n'est pas
un des papes monstres, il est plutôt un des meilleurs; mais quant
à la politique, il n'y a pas de différence entre les Médicis et les
Borgia. Quand, en 1556, le conseil du roi de France délibéra sur
les propositions de Paul IV, le maréchal de Brissac déclara
qu'il avait toujours entendu dire que le naturel des papes les invi-
tait à changer aussi souvent de foi que de fortune, ne tenant rien pour
déshonnête quand il tournait à leur profit particulier (1). » Paul IV
était cependant un pape de la réaction : cela prouve que les
croyances catholiques n'avaient aucune influence sur la conduite
de ceux qui se disaient les vicaires du Christ. Comment la religion
aurait-elle moralisé les rois, quand elle était impuissante à mora-
liser les chefs delà chrétienté?
i^ 2. La théorie.
Ce n'est pas la chaire de saint Pierre qui donna f éveil îi la con-
science publique, c'est la libre pensée à son point de départ dans
la renaissance, dans la littérature et la philosophie. Un des poètes
les plus gracieux de l'Italie chanta, au xvi'= siècle, la chevalerie
fabuleuse du moyen âge. VArioste prit au sérieux ce que la tradi-
tion rapportait des nobles sentiments des chevaliers; en compa-
rant la loyauté chevaleresque aux mœurs politiques de son temps,
le poète dut croire à une triste décadence. Écoutons les vers que
Voltaire aimait k citer comme une définition du droit des gens :
« De quelle autorité sont-ils pour les grands princes, ces traités
qu'ils rompent si facilement?... Le souverain pontife, le roi de
France, l'empereur font une ligue aujourd'hui : leur traité semble
(l) Mémoires de DuviUarf:, dans la Collection de PeiUot, T. XXX, p. 27.
540 DROIT DES GENS.
être formé parles mains de l'amitié ; dès demain ils seront prêts
à le rompre, et leur gloire ou leurs intérêts en feront des ennemis
mortels. On les voit dans le moment d'une alliance qui leur paraît
être nécessaire, oublier également et les injures qu'ils ont éprou-
vées et les services qu'on leur a rendus : leur politique ne connaît
que le moment présent et l'art de réussir dans un projet qui peut
leur devenir utile (1). « VArioste a raison de flétrir la conduite in-
téressée des princes de son temps ; mais il se trompe en chantant
la loyauté de ses chevaliers imaginaires; les sentiments qu'il leur
prête étaient étrangers aux hommes du moyen âge; une âpre
ambition les animait, une ambition qui ne reculait devant rien.
L'honneur et la générosité ne sont pas des vertus de la barbarie,
ce sont des fleurs de la civilisation; en les transportant dans le
passé, le poète subit l'illusion de tous ceux qui rêvent une perfec-
tion idéale; ne la trouvant pas dans la réalité, ils en décorent un
passé imaginaire, tandis qu'ils devraient attendre de l'avenir la
réalisation de leurs utopies, dans les limites de l'imperfection
humaine.
Les sentiments dont l'Arioste s'inspirait n'étaient déjà plus, au
xvie siècle, le partage exclusif de la poésie. On les trouve chez un
écrivain politique qui, â bien des égards, est le précurseur de
Montesquieu. Bodin avoue que la foi n'était pas d'usage dans les
traités que faisaient les princes : « qui plus est, dit-il, il y en a de
si perfides, qui ne jurent point, s'ils ne veulent tromper. « Bodiu
réprouve énergiquement ce système de perfidie : « Le parjure est
plus exécrable que l'athéisme, d'autant que l'athéiste qui ne croit
point de Dieu, ne lui fait point tant d'injure, ne pensant pas qu'il
y en ait, que celui qui le sait bien et le parjure par moquerie : de
sorte qu'on peut dire que la perfidie est toujours conjointe avec
une impiété et lâcheté de cœur, car celui qui jure pour tromper,
il montre évidemment qu'il se moque de Dieu, et qu'il craint son
ennemi... La foi est le seul fondement et appui de justice, sur
laquelle sont fondées toutes les républiques, alliances et sociétés
des hommes; aussi faut-il qu'elle demeure sacrée et inviolable, et
principalement entre les princes; car, puisqu'ils sont garants de la
foi, quel recours auront les peuples sujets ii leur puissance, des
(1) Ariosto, Orlando furioso, XLIV.
DIPLOMATIE. 541
serments qu'ils font entre eux, s'ils sont les premiers infracteurs
et violateurs de la foi (1)? »
L'on voii que Bodin renverse le principe sur lequel repose le
machiavélisme; loin d'admettre que les princes soient régis pai'
une autre morale que les individus, il veut qu'ils soient plus stricts
observateurs du devoir. En effet, les princes étant les représen-
tants de la société, s'ils font du parjure une maxime, que devien-
dront les rapports sociaux? C'est ii ce point de vue qu'il se faut
placer pour décider la question de droit international soulevée
par François V', après le traité de Madrid. Dans le droit privé, la
violence vicie les contrats; en est-il de même des traités? Bodin
répond que non, contre l'avis de plusieurs docteurs, parmi lesquels
un cardinal ; aussi mal informés, dit-il, de l'état des républiques,
comme du fondement de la vraie justice : « C'est une opinion de
très pernicieuse suite; car on voit, depuis deux ou trois cents ans
qu'elle a pris pied, qu'il n'y a si beau traité qui ne soit enfreint,
de sorte que l'opinion a presque passé en force de maxime, que le
prince, contraint de faire quelque paix l\ son désavantage, s'en peut
départir, quand l'occasion s'en présentera. Mais c'est merveille
que les premiers législateurs et jurisconsultes, ni les Romains,
maîtres de la justice, ne se sont jamais avisés de pareilles subti-*
lités, car on sait assez que la plupart des traités de paix se font
par force ou par crainte du vainqueur ou de celui qui est le plus
puissant (2). »
Les passions religieuses firent naître une question plus délicate;
doit-on garder la foi aux infidèles? Nous dirons plus loin com-
l)ienles préjugés égarèrent sur ce point les esprits les plus émi-
nents. Bodin rappelle le décret du concile de Constance qui viola
le sauf-conduit accordé par l'empereur à Jean Hus; il rappelle que
le cardinal Julien rompit, sous ce prétexte, la paix faite avec les
Turcs. La morale du publiciste français est plus élevée que celle
de l'Église : « Si la foi ne doit pas être gardée aux ennemis de la
foi, dit-il, elle ne doit pas être donnée ; et au contraire s'il est
licite de capituler avec les ennemis, aussi est-il nécessaire de leur
garder la promesse (3). « Tel est également l'avis d'un homme de
(1; liodin, lie la République, liv. V, p. 801, s. (édit. de 1583).
(2; Id., ibid.,\i\. V,i). 803.
(.3) Id., ihid., liv. V, p. 808, s.
542 DROIT DES GENS.
guerre. Tavannes, bien qu'attaché à la faction catholique, n'hésite
pas à dire que la foi promise doit toujours être tenue, quand même
elle eût été promise par force aux voleurs pour les attraper, quand
elle eût été donnée par circonvention, quand elle eût été promise
aux Turcs. Le point d'honneur du soldat s'indigne contre les sub-
tilités inventées par une lâche superstition : « Il ne sert, dit-il,
de faire des protestations et des excuses à Dieu tacitement au cœur
contre ce que la bouche profère. C'est vanité de soustraire les
ossements des reliquaires sur lesquels on jure. Dieu, scrutateur
des cœurs, offensé de ces folles finesses, châtie les parjures qui
préfèrent leur utilité h leur serment. » Mais est-il bien vrai qu'il
peut y avoir utilité à manquer à ses engagements? L'opposition
entre l'intérêt et le devoir n'existe réellement pas; écoutons
Tavannes : « Quand il n'y aurait point péché, c'est mauvaise con-
duite d'être jugé et tenu sans foi; nul ne traite avec eux qu'en
doute, plusieurs se dispensent et tiennent pour justice de tromper
un trompeur (1). »
Montaigne abonde dans ces sentiments, il examine avec soin
quel avantage on peut avoir à tromper; il trouve qu'il y a réelle-
ment profit pour le moment, mais perte pour l'avenir, et il en est
de même de tous les calculs de l'égoïsme : « Ceux qui, de notre
temps, ont considéré en rétablissement du devoir d'un prince, le
bien de ses affaires seulement, et l'ont préféré au soin de sa foi et
conscience, diraient quelque chose à un prince de qui la fortune
aurait rangé à un tel point les affaires, que pour tout jamais il les
pût établir par un seul manquement et faute à sa parole; mais il
n'en va pas ainsi; on rechoit souvent en pareil marché, on fait
plus d'une paix, plus d'un traité en sa vie. Le gain qui les convie
à la première déloyauté, et quasi toujours il s'en présente, comme
à toutes autres méchanchetés, mais ce premier gain apporte infinis
dommages suivants, jetant ce prince hors de tout commerce et de
tout moyen de négociation, par fexemple de cette infidélité (2). »
Montaigne se plaît â opposer la morale de l'antiquité, même
celle des peuples barbares, à la politique de ses contemporains :
(c A qui ne doit être la perfidie détestable, puisque Tibère la
(1) Mémoires de Tavannes, dans la Collection de Pelilot, T. XXV, p. 348.
(2) Montaigne, Essais, liv. II, ch. 17.
I
DIPLOMATIE. 545
refusa à si grand intérêt? On lui manda d'Allemagne que, s'il le
trouvait bon, on le déférait d'Arminius par poison : c'était le plus
puissant ennemi que les Romains eussent, qui les avait si vilaine-
ment traités sous Varus, et qui seul empêchait l'accroissement de
sa domination en ces contrées-lh. Il fit réponse que le peuple
romain avait accoutumé de se venger de ses ennemis par voie
ouverte, les armes en main, non par fraude et en cachette. Il
quitta l'utile pour l'honnête (1). » «Au royaume de Ternate, con-
tinue Montakjne, parmi ces nations que h si pleine bouche nous
appelons les barbares, la coutume porte qu'ils n'entreprennent
guerre, sans l'avoir premièrement dénoncée ; y ajoutant ample
déclaration des moyens qu'ils ont à y employer... Quant h nous,
moins superstitieux, nous tenons celui avoir l'honneur de la guerre
qui en a le profit, et après Lysandre, disons que où la peau du
lion ne peut suffire, il y faut coudre un lopin de celle du renard (2). »
Nous savons aujourd'hui à quoi nous en tenir sur la loyauté des
peuples barbares, et sur l'honneur des Romains, que Bodin appelle
des maîtres de justice. Oui, Rome brille dans la science du juste
et de l'injuste, mais seulement en tant qu'il s'agit de relations pri-
vées ; dans ses rapports avec les autres peuples, elle usait de la
force, l'antiquité n'a pas connu d'autre droit international. Loin
d'être un modèle à imiter, les anciens furent un écueil pour les
hommes de la renaissance; ils séduisirent Machiavel et ils altérè-
rent le sens si droit de Montaigne. L'auteur des Essais examine si
le prince peut jamais manquera sa foi; il suppose qu'il s'agit
« d'une urgente circonstance, de quelque impétueux et inopiné
besoin de son État. » Il hésite dans sa réponse. D'abord il dit
qu'on devrait attribuer cette nécessité ii un coup de la verge
divine, que ce serait malheur plutôt que vice, si le prince se lais-
sait emporter hors de son devoir ordinaire. Puis, il lui vient un
scrupule : « S'il se trouvait un prince de conscience si tendre, à
qui nulle guérison ne semblât digne d'un aussi douloureux
remède, je ne l'en estimerais pas moins, » dit-il. Il approuverait
celui cl qui son honneur et sa foi seraient plus chers que son
propre salut et le salut de son peuple. Mais il n'ose pas faire de ce
U) Montaigne, Essais, liv. Ul,ch. 1.
(2) /(/., ibid., liv. I, ch. 5.
544 DROIT DES GEXS.
sacrifice une loi, el il finit par dire qu'il est parfois permis de faire
taire la conscience, lorsque l'utilité publique est très apparente et
très importante (l).»Qui ne voit que l'exception emporte la règle?
La règle est telle qu'elle ne soufiTre pas d'exception. C'est la loi du
devoir, et quand la loi du devoir pourrait-elle ne pas exister?
Serait-ce quand elle se trouverait en collision avec le salut public?
C'est encore le devoir qui devrait l'emporter. Le salut public ne
légitime pas tous les moyens, il faut que les moyens trouvent leur
justification en eux-mêmes. Montaigne le pressentait, mais la mal-
heureuse idée que le salut public est la suprême loi, l'égara. Oui,
elle est la loi suprême, en ce sens qu'on lui doit sacrifier tout ce
qui esiintérêt, jamais la conscience, ni le devoir; c'est au contraire
au devoir qu'il faut faire tous les sacrifices, même celui de l'exis-
tence.
SECTIO> m, — LA DIPLOMATIE AU XVII*^ SIECLE.
î^ 1. Les faits.
I
Un des habiles diplomates des temps modernes écrit au com-
mencement du xviF siècle : « Les princes font bien quelquefois des
choses honteuses, qu'on ne peut blâmer quand elles sont utiles à
leurs États; car la honte étant couverte par le profit, on la nomme
sagesse, comme au contraire, si le profit n'y est point, elle est
tenue pour lâcheté {"2). » Ces paroles du président Jeannin dépas-
sent même la doctrine de Machiavel : il n'y a rien de déshonnête en
soi-même, tout dépend du succès; tout est donc licite, pourvu que
l'on réussisse. Telle était la politique universelle au début du
siècle des grandes guerres et des longues négociations dans les-
quelles nous allons entrer. Un philosophe italien en a fait la re-
(1) MonUiignc, Essais, liv. 111, ch. 1.
(2) Négociations de Jeannin, dans PetUot, 2' série, T. XIV, p. 126.
DIPLOMATIE. 545
marque : « La raison d'État, dit Campanella, est une invention des
tyrans qui estiment que pour leur conservation ou leur grandeur
il leur est permis de violer toutes les lois, même celles de
Dieu (1). » La conduite des princes se moditia-t-elle, à la suite des
luttes qui remplirent le xvii« siècle? Jamais l'on ne vit des négo-
ciateurs plus déliés ; la finesse s'éleva jusqu'au génie. Est-ce que
les rapports internationaux en profitèrent'.' A entendre les écri-
vains de la fin du siècle, il faudrait dire que le machiavélisme ré-
gna plus que jamais. Écoutons Leibniz, c'est un philosophe opti-
miste qui parle : « Les enfants jouent avec les osselets, disait
Lysandre, les hommes avec les serments. L'on pourrait dire au-
jourd'hui, sans injustice, de beaucoup de princes, qu'ils s'amusent
chez eux avec des chartes, et dans leurs relations politiques avec
des traités (2). » L'opposition entre la morale privée et la morale
publique paraît absolue : « Les sociétés, dit Le Clerc, et ceux qui
les conduisent se font honneur de ce qui rendrait les particuliers
très criminels et très odieux. On croit qu'il y a de l'honneur et de
la gloire pour les États, à faire h leurs voisins tout le mal qu'ils
peuvent impunément et à s'en rendfe maîtres, s'il leur est pos-
sible, et les heureux succès justifient toutes les injustices (3). »
Ce sont des contemporains qui parlent et il faut toujours se dé-
fier de leurs Maintes, quand même ils sont philosophes opti-
mistes. Nous ne prétendons pas que la loi du devoir a pris la place
de l'utile au xvn'' siècle : la politique est toujours la science de ce
qui est profitable, et quand il s'agit de s'agrandir, les princes ne
sont pas trop dilficiles sur les moyens. Cependant il est vrai aussi
que le xvn^' siècle n'a pas vu de ces grossiers manques de foi, de
ces tromperies déboutées que l'on rencontre au début de l'ère mo-
derne. C'est de l'habileté peu scrupuleuse, c'est du savoir-faire qui
exploite volontiers la simplicité; les dupes ne manquent pas, sans
que- l'on puisse dire précisément qu'il y ait des fripons. La con-
science internationale s'éveille, ses hommes politiques (ont pro-
fession d'honnêteté; et bien que les faits ne répondent pas tou-
jours aux paroles, c'est déjà beaucoup que les maximes soient
honnêtes; elles finiront par pénétrer dans les mœurs.
(1) Caiiipanelldj Philosophia rcalis, Pars UI, c V, ii* 6, p. 377.
(2) Leibniz, Codex juris gentiura, Prœfalio, p. 1.
(3) Le Clerc, Bibltolhéque choisie, T. XX, p. 26.
04() DROIT DES GENS.
Richelieu et son confident le capucin Joseph jouissent d'une
bien mauvaise réputation ; on disait que les deux éminences étaient
l'incarnation de l'école politique qui réduit la diplomatie h l'art de
tromper avec habileté. Cependant la lecture des écrits du grand
cardinal ne laisse pas cette impression défavorable. Dans son Tes-
tament, il condamne ouvertement le machiavélisme; il enseigne
« que les rois ne doivent tenir à rien plus qu'à la fidèle observa-
tion de leurs engagements (1). « Ses Mémoires ne démentent pas
cette profession de foi ; on n'y trouve aucune maxime que la mo-
rale condamne. C'est un esprit supérieur qui, par son habi-
leté, l'emporte sur des adversaires moins déliés, ce n'est pas un
trompeur; il rejette au contraire le reproche de duplicité sur les
ennemis de la France. On lui fait un crime du traité de Ratis-
bonne qu'il refusa de ratifier. Les négociations qui aboutirent à
ce traité sont très obscures. Ferdinand II était au faite de ses suc-
cès, il avait vaincu les protestants d'Allemagne et leur allié, le roi
de Danemark; il possédait un général incomparable en Wallen-
stein; il dominait en Italie par la branche espagnole de sa maison;
on pouvait redouter une moharchie universelle. C'est alors que
Richelieu se décida à entrer en lice. Une diète était réunie à Ra-
tisbonne pour délibérer sur les affaires d'Allemagne. Richelieu y
envoya un ambassadeur accompagné du fameux* père Joseph.
Voici le portrait que Léon Rrulard trace du capucin : « Il n'a rien
de chrétien que le nom, et d'un religieux que son froc et sa corde.
Jamais on ne vit une dissimulation plus profonde, ni une plus
trompeuse duplicité. Il s'est uniquement appliqué à tromper les
princes d'Allemagne, il a méprisé toutes les règles de la bien-
séance et de l'honnêteté, et ne s'est jamais proposé d'autre but que
ce qui serait plus utile et plus propre à lui assurer les bonnes
grâces du duc de Richelieu (2). » Que venait faire ce trompeur
fieffé à Ratisbonne? L'objet apparent de sa mission était de faire
la paix en Italie ; en cela, il était d'accord avec les princes catho-
liques d'Allemagne. Les électeurs voulaient plus; l'orgueil de
Wallenstein les offusquait, et les excès de ses mercenaires soule-
vaient les populations : la diète demanda à grands cris le renvoi
(1) Richelieu, Testament politique, 2" partie, cli. vi.
(2) LevussuVj Hisloire do Louis XIU, T. IH, p. 493.
DIPLOMATIE. 547
du général et le licenciement de son armée. Tel était aussi le désir
de Richelieu, puisqu'il cherchait à affaiblir la maison d'Autriche.
Mais comment obtenir le consentement de l'empereur ii des me-
sures dirigées contre lui? L'orgueil dynastique était aussi grand
chez lui que l'ambition de la monarchie universelle ; le capucin lui
fit espérer que, s'il cédait aux vœux de l'Allemagne, son fils serait
élu roi des Romains. Ferdinand céda ; il consentit encore à la paix
d'Italie, mais comme Gustave-Adolphe menaçait déjà l'empire, il
exigea une garantie. Le capucin signa, au nom de son maître,
l'engagement de ne pas^ assister les ennemis présents et futurs de
l'empereur. Ici est la fraude, si Richelieu était d'accord avec son
envoyé ; car, au moment où le père Joseph traitait avec Ferdinand,
le cardinal négociait avec Gustave-Adolphe : la convention de Ra-
tisbonne n'aurait donc été signée que pour tromper l'empereur et
les électeurs catholiques. En réalité, tous furent trompés; le fils
de Ferdinand ne fut pas élu roi des Romains, et le renvoi de Wal-
lenstein ouvrit l'Allemagne au roi de Suède, allié secret de la
France. Mais Richelieu fut-il complice? Cela est probable, mais
cela n'est pas prouvé. Dans ses Mémoires, il alfu^me que le ca-
pucin dépassa ses instructions, ce qui donnait au cardinal un motif
de refuser sa ratification. Il y a plus; Richelieu dit que les ambas-
sadeurs français déclarèrent eux-mêmes à Ratisbonne qu'ils excé-
daient leur pouvoir. S'il en est ainsi, il faut dire que les Allemands
furent trompés, parce qu'ils voulurent bien jouer le rôle de
dupes (1).
Il y a un reproche que l'on est en droit de faire à Richelieu,
mais il s'adresse à son siècle plutôt qu'à un homme; il n'a aucun
respect pour l'indépendance des nations, l'idée que les nations ont
une existence inviolable n'existe pas encore dans la conscience
publique. De là, des actes que l'on ne peut comparer qu'à des bri-
gandages. Le duc de Savoie proposa au cardinal de partager avec
lui les États de la république de Gênes, comme s'il s'agissait de
biens vacants et sans maître. La France n'avait pas l'ombre d'un
différend avec les Génois; la Savoie était en discussion avec eux
pour un petit territoire, mais ce différend, en quelque sorte judi-
(1) Richelieu, Mémoires, T. VI, p. 362, s. — Martin, Histoire de France, T. XI, p. 334-340.
SMiopU, Cours d'histoire, T. XXV, p. 99, s.
548 DROIT DES GENS.
ciaire, ne pouvait pas ofl'rir une cause, pas même un prétexte de
guerre. Richelieu accepta néanmoins l'offre du duc Charles-Emma-
imel, et le brigandage se serait peut-être accompli, si l'Espagne
n'était intervenue en faveur de la république (1). Nous ne croyons
pas que Richelieu ait songé sérieusement h s'emparer de Gènes;
car il avait abandonné la politique d'aventure des rois de France
qui cherchaient des conquêtes impossibles en Italie. Mais le fait
seul d'un accord entre deux princes pour le partage d'un État in-
dépendant est uneénormité qui détruit dans ses fondements l'idée
du droit internalioiial. Il faut la flétrir auxvii'^ siècle, comme nous
l'avons flétrie au xv% comme nous la flétrirons au xv^I^ Seule-
ment les hommes sont plus ou moins coupables, selon que lu
conscience générale est plus ou moins éclairée. On peut dire qu'au
xvn« siècle, elle était encore muette. Croirait-on que la France et
l'Espagne se liguèrent plusieurs fois pour le partage de l'Angle-
terre? L'idée venait des papes qui livrèrent l'île hérétique en proie
aux princes orthodoxes. Ainsi, l'intérêt de la foi aurait légitimé un
crime! Au xvn'' siècle, le projet cessa d'être sérieux; non que
l'Église doutât de son droit, mais les princes sentaient que la
chose était impossible. Richelieu avoue dans ses Mémoires que les
traités conclus pour la conquête de l'Angleterre n'avaient d'autre
but que de la rendre ennemie de l'Espagne (2).
La politique du xvn'^ siècle était incompatible avec la loi du
devoir. Nous avons dit que la France aspirait à reconstituer ce
qu'elle appelait les frontières naturelles de l'ancienne Gaule;
c'était presque un droit, à son point de vue, car les frontières
naturelles viennent de Dieu, et la France les avait jadis possé-
dées. De là une àpreté d'envahissement qui ne respectait rien.
Pour atteindre le but de son ambition, Richelieu fut obligé de
protester que la France ne cherchait pas à s'agrandir. La maison
d'Autriche excitait des craintes, parce qu'on lui supposait des
vues de domination universelle. En soulevant l'Europe contre
l'ambition de l'Espagne, le cardinal devait se garder de laisser
soupçonner l'ambition française ; voilà pourquoi il se posa en
défenseur de la liberté universelle. Écoutons les protestations de
■ 1) SUmoni/i, Histoire dos Français, T. VHl, p. 474, ss.
(2) Rii-helicn, Mùmoires, T. \\\, p. 283, ss.
DIPLOMATIE. 540
l'ambassadeur de France à la diète de Soleure; il s'adressait à
l'Europe entière, en parlant aux Suisses : « L'intention du roi n'est
pas d'usurper avec violence le bien d'autrui, ni de dépouiller des
princes plus faibles que lui... Il n emploiera jamais ses armes à
l'exécution d'un projet ambitieux. Elles sont consacrées à repousser
les invasions tyranniques des autres, et à défendre la cause com-
mune... Sa Majesté veut que toute la chrétienté, dans laquelle les
rois de France tiennent un rang si éminent, soit libre, et que
chaque souverain jouisse en paix de ses États (1). »
C'était la maison d'Autriche qui, selon Richelieu, était dévorée
d'une insatiable convoitise. Un pamphlet publié sous l'inspiration
du cardinal, après la paix de Prague, est rempli de ces accusa-
tions, auxquelles l'auteur oppose la glorification de la politique
française : « La France ne veut pas étendre ses frontières, la
puissance qu'elle ambitionne est celle qui résulte de la gloire de
ses actions. Satisfait des possessions qu'il tient de ses ancêtres,
le roi ne prend les armes que pour défendre les droits de tous,
la liberté générale, le salut de l'Europe. La maison d'Autriche
trouble le monde, tandis que la France le pacitle (2). »
Ainsi Richelieu se posait en libérateur de l'Europe. Ces belles
phrases étaient surtout à l'adresse de l'Allemagne, jalouse de sou
indépendance, alors même qu'elle faisait appel h l'étranger. Le
cardinal ne cessait de représenter aux Allemands ce que le roi
avait toujours désiré ardemment, la liberté de la Germanie; que s'il
avait fait alliance avec le roi de Suède, c'était pour sauvegarder
la liberté allemande; que s'il combattait l'Espagne, s'il s'opposait
aux desseins ambitieux de la maison d'Autriche, c'était encore dans
l'intérêt des princes allemands. » Dès l'origine de son interven-
tion, Richelieu demanda des places de sûreté dans le Palatinat, et
surtout en Alsace. A l'entendre, c'était dans l'intérêt de l'Alle-
magne, qu'il occupait ses forteresses (3). Si l'on compare ces
protestations avec les déclarations que le cardinal faisait à
Louis XIII, la duplicité du grand politique paraîtra évidente : lui-
même ne s'en cache pas, disons mieux, il croyait qu'il n'y avait
(1) Levaxsor, Histoire de Louis Xlll, T. 111, p. 4"24, s.
(2) Deploraiio pacis Germanicœ. Paris, 1C36 (dédicace à Louis XUI).
(3) Richelieu, Mémoirei?, T. Vll, p. 296, 286.
550 DROIT DES GENS.
aucun mal h berner les Allemands de belles paroles, tandis qu'il
disait au roi, que la France devait étendre ses frontières jusqu'au
Rbin. Là où nous trouvons de la duplicité, le cardinal ne voyait
qu'une politique habile. Cependant l'habileté touchait de bien près
à la tromperie. Écoutons les promesses solennelles que le car-
dinal fit à la diète de Francfort. La France occupait, en 1634, plu-
sieurs places de l'Alsace, avec la volonté bien arrêtée de les
garder. Ce qui n'empêcha pas Richelieu de déclarer à Francfort
« que Sa Majesté n avait intention quelconque de s'agrandir aux dé-
pens de rAllemagne, et était toute prête de remettre lesdites places
aussitôt que, par un bon accommodement, cesserait l'obligation
qu'il avait de conserver ceux qui avaient imploré sa protection (1).«
Mêmes protestations à Worms, mêmes protestations au duc de
Saxe : « Une des principales raisons qui avaient porté le roi à re-
cevoir en sa protection des places dans l'empire, avait été pour
obliger l'empereur en les rendant à la paix, de mieux traiter ses
alliés (2). « Enfin il n'y a pas jusqu'aux Suédois que le cardinal ne
cherchât à amuser par des promesses qu'il n'avait aucune envie
de tenir : « Que le roi tenait plusieurs places en Alsace, quil était
prêt de restituer par la paix, pour le bien commun; n'ayant pas le des-
sein de s'agrandir, tant s'en fallait que les intérêts de la France
rendissent la paix plus difficile, qu'au contraire la disposition en
laquelle était Sa Majesté la 'pouvait beaucoup faciliter (3). »
L'on sait comment la France tint ses promesses : pour savoir
la vérité, il faut prendre toutes ses protestations au rebours.
Richelieu ne voulait pas de la paix, et Mazarin ne la voulait pas
davantage, parce que la guerre seule pouvait donner à la France
la frontière du Rhin. Quant aux moyens employés par le cardinal
pour tromper les Allemands, ils étaient si grossiers, que l'on se
demande s'ils ne furent pas dupes volontaires. Il y avait tant de
trompeurs, que l'on peut dire qu'il n'y avait plus de trompés :
toutes les parties belligérantes faisaient profession de leur amour
pour la paix, et aucune ne la désirait sérieusement. Ce qui est plus
honteux, ce sont les vils moyens de corruption employés à
(i) Mémoires de Hirhclicu, T. VllI, pag. 146, 147. — Négociations de Feuquières, T. Il,
pag. 367.
(2) Mémoires de Richelieu, T. YIIl, pag. 241.
i'i) IcL, ibid., T. IX, pag. 403.
DIPLOMATIE. 551
Munster et à Osnabrùck pour gagner les princes allemands et les
députés des Provinces-Unies. Les négociations secrètes de la paix
deWestphalie donnent une triste idée de la moralité du xvii« siècle.
Nous citerons quelques traits. Comme on savait que le plénipoten-
tiaire de l'empereur, le comte de Trautmansdorf, confiait indiffé-
remment toutes ses affaires h son fils, les Espagnols donnèrent
deux mille écus au jeune homme, pour l'engager à parler.
Mazarin écrivit à ses plénipotentiaires, « qu'il serait bon si l'on
pouvait par quelque voie l'engager à recevoir de la France quelque
plus grande somme (1). » Les plénipotentiaires français écrivirent
au ministre : « De grandes sommes d'argent ont été remises pour
distribuer dans cette assemblée. Nous ne manquons pas d'user du
fonds qui nous a été envoyé; notre crainte est que les chevaux
n'emportent pas le carrosse, ne se parlant pas moins que de
200,000 écus qui sont ici entre les mains dudit Penaranda (2). »
Cette somme était destinée en grande partie à gagner les députés
des états. Les Espagnols promirent à deux Hollandais 200,000 écus
qui leur seraient payés après la signature de la paix. Le roi demanda
à ses ambassadeurs « que ces deux députés, Paw et Knuyt étant
intéressés au point qu'ils le sont, s'il ne serait pas bon de les en-
gager par quelque récompense, de servir la France (4). »
Voilà les mœurs politiques du xvii*' siècle. Qui était le plus cou-
pable? les rois qui offraient de l'or ou les misérables qui faccep-
taient? Pour que de pareils marchés se fassent sur la grande
échelle où ils se pratiquèrent h Munster et à Osnabriick, il faut
que la conscience générale soit sinon indifférente, du moins peu
éclairée. C'étaient cependant des catholiques qui offraient et des
chrétiens qui acceptaient. Nous ne doutons pas que dans leurs re-
lations particulières, les diplomates du xvir' siècle ne fussent
d'honnêtes gens; mais comment conserver cette honnêteté dans
les relations politiques, où rois et peuples ne se guidaient que
d'après leur intérêt?
(1,1 Lettre de Mazarin, du 23 février 1646. {Négocialions, T. III, p. 79.)
(2) Lettre des plénipotentiaires, du 17 mars 1646. {.Xégociations, T. lll, p. 123.
(3) Lettre du roi, du 7 avril 1646. Ubid., p. 147.)
(4) Mémoire du roi, du 22 juin 1646. (Ibid., p. 230.)
52 DROIT DES GENS.
II
La politique de l'intérêt conduit nécessairement à la mauvaise
foi, parce que, au point de vue de l'utilité du moment, la mauvaise
foi peut être avantageuse. On ne peut pas accuser 1& diplomatie
française d'être plus coupable que celle des autres États ; au con-
traire, étant plus habile, elle avait moins besoin de recourir h la
tromperie. Les rois d'Espagne et les empereurs avec lesquels la
France était en guerre étaient les représentants par excellence
du catholicisme; avaient-ils une moralité plus haute que le car-
dinal qu'ils accusaient de déserter la cause de la religion? Riche-
lieu ne cessa d'accuser les Espagnols de duplicité, et ils méritaient
ce reproche; il fallait se défier d'eux, alors même qu'on les avait
pour alliés, car l'alliance servait parfois de voile pour cacher
l'hostilité et pour l'exercer en toute sûreté (1). « Les deux chefs
fanatiques de la maison d'Autriche, dit Sismondi, croyaient que la
fin qu'ils se proposaient, l'extermination de l'hérésie, sanctifiait
tous les moyens. Aussi aucun remords ne les arrêtait jamais, ni
dans leur férocité contre leurs ennemis, ni dans leur perfidie en-
vers leurs alliés. Après avoir médité le crime, ils s'enfermaient
dans leur oratoire pour implorer sur son accomplissement les
bénédictions du ciel (2). «
Les négociations de Ferdinand II avec le roi d'Angleterre sont
4in chef-d'œuvre de rouerie. Jacques P'' déconseilla h son gendre,
l'électeur palatin, d'accepter la couronne de Bohême, et il lui
refusa son appui ; mais quand, après la défaite de Prague, le Pa-
latinat fut envahi par l'implacable vainqueur, le roi d'Angleterre
crut devoir intervenir, pour conserver à ses petits-enfants l'héri-
tage de leur père. Il envoya un ambassadeur h Ferdinand pour
implorer le pardon du malheureux roi (fhiver, en promettant que
celui-ci ferait sa soumission h l'empereur. Ferdinand donna une
réponse très gracieuse : « Il sera heureux de faire quelque chose
qui soit agréable au roi d'Angleterre, mais il ne peut rien sans
(1) Mémoires de lUckelieu, T. IV, p. 33,87.
(2) Sismondi, Histoire des Français, ï. XIV, p. 67, l'dit. de. Wouters.
DIPLOMATIE. 355
l'avis des électeurs et des princes de l'empire.» Il avait cependani
dépouillé le palatin sans l'avis des états! L'empereur ajouta qu'à
la considération de Jacques II, il accorderait une trêve pour le
bas Palatinat. Pendant que Ferdinand prodiguait ces belles paroles
à l'ambassadeur anglais, le duc de Bavière, entré dans le liaut
Palatinat, pour exécuter, disait-il dans une prolamation publique,
les ordres que l'empereur lui avait donnés, Digby, l'envoyé de
Jacques P'', se récria, il pressa Ferdinand d'arrêter le Bavarois.
Nouvelles promesses, accompagnées de lettres impériales. Digby
alla trouver Maximilien, mais la conquête était déjà consommée.
Aux plaintes de l'Anglais, Ferdinand répondit que le duc de
Bavière s'était seulement opposé aux ravages de Mansfeld. La
vérité est que les Espagnols et les Bavarois s'étaient partagé la
conquête du Palatinat. Ferdinand renvoya l'ambassadeur de
Jacques I" aux conférences de Bruxelles, où des négociations
étaient entamées pour la réconciliation du palatin. C'était une
manière d'amuser le roi d'Angleterre, pendant que les Espagnols
achevaient la prise de possession du Palatinat. L'historien IVançais
à qui nous empruntons ces détails, dit que Ferdinand alïéctait de
grands scrupules quand il s'agissait des intérêts de l'Église : « Ce
prince si religieux, ajoute L(?M6so;-, ne devait-il pas craindre aussi
de déplaire à Dieu, en trompant d'une manière si contraire à
l'Évangile un roi qui se reposait sur sa parole? Une conduite pa-
l'eille à celle de Ferdinand passerait pour une insigne periidie
entre particuliers; à la cour d'un prince chrétien, c'est un coup
d'habile politique (1). »
Les républiques ne valaient pas mieux que les rois. Les Pro-
vfnces-Unies étaient liées à la France par les traités les plus
l'ormels. Il y était dit « que les plénipotentiaires des États et du
roi de France à Munster et à Osnabrùck seraient tenus, aussi sou-
vent qu'ils en seraient requis, de déclareraux ministres d'Espagne,
qu'il y avait une obligation mutuelle de ne conclure que conjoin-
tement et d'un commun consentement, et même de n'avancer pas
plus un traité que l'autre. » Il n'y avait pas à épiloguer sur de pa-
reils engagements ; cela n'empêcha pas les États de traiter sépa-
rément avec l'Espagne. La France protesta contre un procédé « si
(Il JA'vassor, Histoire de Louis XIII, T. II, p, 383-386, '♦98-jOO,
004 DROIT DES GENS.
contraire ii la foi publique; «mais en vain, le traité séparé fut
signé (1). L'on dira que les intérêts de la république avaient changé,
que l'Espagne, sa vieille ennemie, n'était plus à craindre, tandis
qu'il fallait redouter l'ambition croissante de la France. Cela est
vrai, mais cela revient à dire que ce ne sont pas les traités qui
obligent, que c'est l'intérêt seul qui lie les nations. Telle était en
réalité la doctrine de la jeune république; un greffier des États
l'avoua avec une naïveté qui touche à l'impudence. « Ses maîtres,
dit-il, ne faisaient jamais de convention, sans songer en même
temps aux moyens de n'exécuter pas les choses qui les pouvaient
incommoder. » C'est dans cet esprit que les États avaient traité
avec la France. On reprochait aux négociateurs d'avoir engagé les
Provinces-Unies bien avant dans les intérêts de la France; ils ré-
pondirent avec un proverbe flamand « que quand on avait fait
entrer l'épousée dans le bateau, on ne tenait des promesses qu'on
lui avait faites, que celles qu'on voulait (2). «Voilà bien le ma-
chiavélisme poussé jusqu'à l'effronterie!
§ 2. La théorie.
Les écrivains du xvir" siècle, même les philosophes, sont singu-
lièrement timides dans leurs théories internationales. Il n'y a plus
de Machiavel; la conscience publique réprouve la franchise dans
la mauvaise foi, si l'on peut accoupler ces mots. Mais les plus
grands penseurs ne s'élèvent pas encore à l'idée que la loi du
devoir régit les rapports des peuples comme elle régit ceux des
individus. Delà, une hésitation continuelle entre le devoir et l'uti-
lité; on penche en faveur du devoir, mais on se prononce pour
l'utilité ; on voudrait concilier ce qui est inconciliable, et l'on
aboutit à une diplomatie qui couvre ses tromperies du manteau
de l'intérêt public. Au fond, c'est toujours la loi antique qui do-
mine les esprits : le salut public légitime tout.
Charron procède de Montaigne, et reproduit quelquefois à la
lettre la doctrine de son maître. Comme lui, il dit que « la perfidie
(1) Bougeant, Histoire du traité de Westplialie, T. IH, p. 73,81,86.
• 2) Lettre de Servion au cardinal de Mazariu, dans Bowjeant, T. ni, p. 19'f.
DIPLOMATIE. OOO
et le parjure est en certains cas plus vilain et plus exécrable que
l'athéisme. Le perfide est ennemi capital de la société humaine,
car il rompt et détruit la liaison d'icelle et tout commerce qui est
la parole. » Voilà, croirail-on, le machiavélisme ruiné fondamen-
talement; mais après l'avoir démoli d'une main, C/mnwi le re-
construit de l'autre. « La justice du souverain chemine un peu
autrement que celle des privés; elle a ses allures plus larges et
plus libres, à cause de la grande charge qu'il porte et conduit ;
dont il lui convient marcher d'un pas qui semblerait détraqué et
déréglé, mais qui lui est nécessaire, loyal et légitime. Il lui faut
quelquefois mêler la prudence avec la justice , et comme l'on dit,
coudre à la peau du lion, si cela ne suffit, la peau du renard. »
Charron n'admet cependant pas cette dangereuse théorie sans
restrictions ; c'est la voix de la conscience qui les lui inspire,
mais elles sont insuffisantes : quand la loi du devoir ne domine
pas d'une façon absolue, c'est comme si elle n'existait point. Il faut
d'abord, dit-il, que ce soit pour se conserver, non pour s'agrandir,
pour se garantir des tromperies, non pour en faire : « Il est permis
déjouer h fin contre fm, et près du renard le renard contrefaire.»
Il faut aussi, continue Charron, que ce soit avec mesure et discré-
tion ; ici il rentre dans la voie de la morale, et ne veut pas que les
méchants abusent de ses maximes, et qu'ils en prennent occasion
de faire passer leurs méchancetés, car il n'est jamais permis de
laisser la vertu et fhonnête pour suivre le vice et le déshonnête.
« Arrière donc, s'écrie le moraliste, toute injustice, perfidie, tra-
hison et déloyauté ; maudite la doctrine de ceux qui enseignent
toutes choses bonnes et permises au souverain (1) ! »
Voilà de nobles pensées et de belles paroles : mais comment
les concilier avec la théorie du salut public? Charron retombe de
nouveau dans ses funestes concessions : « Il est quelquefois
requis de mêler l'utile avec l'honnête, et entrer en composition
des deux. » Mais le moyen de composer entre fhonnête et le
déshonnête? Charron ne vient-il pas de dire que cela est impos-
sible? Il répond « qu'il ne faut jamais tourner le dos à l'honnête,
mais bien quelquefois aller à l'entour et le côtoyer, y employant
(1) Charron, de la Sagesse, livre ni,ch. 8.
5uG DROIT DES GENS.
l'arlilice et la ruse (1). » On sent, aux tergiversations de l'écrivain,
l'embarras où il se trouve; il voudrait tout ramener à la justice;
mais l'utile réclame avec tant de force, que le moraliste cède au
politique. Après s'être prononcé pour la justice, il finit par dire
({ue « pour garder justice aux choses grandes, il faut quelquefois
s'en détourner aux choses petites, et que, pour faire droit en
gros, il est permis de faire tort en détail. » Décidément, c'est le
salut public qui l'emporte : « Aux affaires confuses et déplorées,
le prince doit suivre non ce qui est beau à dire, mais ce qui est
nécessaire d'être exécuté. Machiavel ne dit pas autre chose.
Charron admet qu'il est permis au prince « de se saisir d'une
place, ville ou province fort commode à l'État, plutôt que la laisser
prendre et occuper h. un autre puissant et redoutable, au grand
dommage et perpétuelle alarme dudit État. « Est-ce là un cas de
salut public? ou n'est-ce pas plutôt un brigandage? Si l'État,
menacé dans sa tranquillité par l'usurpation d'un voisin puissant,
a assez de force pour l'empêcher en s'emparant lui-même d'une
ville ou d'une province convoitée, pourquoi n'intervient-il pas
pour la conserver au légitime possesseur?
Il est dangereux d'ouvrir une porte, quelque étroite qu'elle soit,
à l'injustice; l'on a beau y mettre toutes les restrictions possibles,
i'es prétendues garanties contre l'abus disparaissent dans la pra-
tique, parce que la concession même que l'on fait à l'utile, aux
dépens de l'honnête, est un abus. La morale politique de Charron,
déjà plus relâchée que celle de Montaigne, se relâche encore
davantage dans les mains d'un écrivain qui ne craignit pas de
justifier tous les coups d'État, sans excepter la Saint-Barthélémy.
Gabriel Naiidé prend appui sur la doctrine de Charron; il reproduit
ses expressions, mais en laissant de côté les restrictions en faveur
de la justice; et qu'en résulte-t-il? Le machiavélisme dans toute
son horreur. Il confond la justice avec la prudence, et la prudence
« n'a d'autre but que de rechercher les divers biais et les meil-
leures et plus faciles inventions de traiter et faire réussir les
affaires que l'homme se propose. » Parmi les maîtres de cette
prudence, Naudé cite en première ligne Tibère , qui disait « que
(1) C/uD'royij de la Sagesse, livre in, ch. 2.
\
DIPLOMATIE. 337
de toutes les vertus qu'il possédait, il n'y en avait aucune qu'il
aimât plus que la dissimulation, » et Louis XI, « le plus sage et
avisé de nos rois, qui tenait pour maxime principale de son gou-
vernement que celui qui ne sait pas dissimuler ne sait pas régner.»
Naudé ne se contente pas de la dissimulation : « Non seulement
ces deux parties de se défier et dissimuler à propos, qui consis-
tent en l'omission, sont nécessaires aux princes; mais il est encore
souvente fois requis de passer outre et de venir à l'action et com-
mission, comme, par exemple, de gagner quelque avantage, et
venir à son dessein par moyens couverts, équivoques, et subti-
lités. » Naudé ne veut pas même que l'on considère la prudence
politique comme une prudence particulière ; n'est-ce pas, dit-il,
la politique ordinaire, enseignée et pratiquée tous les jours, sans
aucun soupçon d'injustice (1)?
N'en voulons pas trop à Naudé, il a été à mauvaise école : atta-
ché toujours à des princes d'Église, il apprit chez eux à tout
sacrifier au but. Il n'y a pas de différence entre Machiavel et
rÉglise; celle-ci rapporte à la cause de Dieu ce que le politique
italien appelle salut public. Que la cause de Dieu ou le salut public
soit la loi suprême, peu importe, les conséquences sont iden-
tiques : il n'y a pas d'injustice, pas de crime, qui ne devienne
juste; que dis-je? qui ne soit glorifié comme une vertu! Il n'y
aura de droit international que le jour où l'on reconnaîtra que le
droit est un, qu'il régit les nations comme les individus, de sorte
que ce qui est injuste dans les relations des individus, ne saurait
devenir juste dans celles des peuples. On était encore loin de
cette doctrine au xvn'^ siècle. Descartes va nous dire ce que la phi-
losophie pensait de la justice internationale.
La princesse palatine Elisabeth demanda au philosophe ce qu'il
pensait du fameux livre de Machiavel, intitulé le Prince. Descartes
se mit à le lire; il trouva plusieurs préceptes qui lui semblaient
fort bons, il y en eut aussi qu'il ne put approuver. « Je crois,
dit-il, que ce en quoi l'auteur a le plus manqué, est qu'il n'a pas
mis assez de distinction entre les princes qui ont acquis un État
par des voies justes et ceux qui l'ont usurpé par des moyens
illégitimes, et qu'il a donné à tous, généralement, les préceptes
(l) IVauaé, Considérations politiques sur les coups d'État, p. 54-58.
23
358 DROIT DES GENS.
qui ne sont propres qu'à ces derniers. » Qui ne s'attendrait ici
à ce que le philosophe flétrît les voies illégitimes de la tyrannie
et ceux qui réduisent ces voies en préceptes? Il n'en est rien.
Descartes continue : « Pour instruire un bon prince, il me semble
qu'on doit supposer que les moyens dont il s'est servi pour s'éta-
blir ont été justes, comme eu effet je crois qu'ils le sont tous, lors-
que les princes qui les pratiquent les estiment tels ; car la justice
entre les souverains a iV autres limites qu entre les particuliers ; et
il semble qu'en ces rencontres Dieu donne le droit à ceux auquels il
donne la force (1). »
En vérité, Machiavel est dépassé, s'il pouvait l'être ; jamais la
force n'a été divinisée plus ouvertement, jamais le droit n'a été
nié avec tant d'assurance. Si Descartes a raison, il ne peut être
question d'un droit international : car qu'est-ce qu'un droit qui
dépend de l'appréciation individuelle des princes ? Hâtons-nous
d'arriver à un philosophe qui combat du moins le machiavélisme
en théorie : « Je ne puis assez m'étonner, dit Campanella, qu'il
y ait des hommes qui portent aux cieux la doctrine de Machiavel,
comme si c'était un idéal de politique. Mon étonnement se change
en indignation, quand je vois que partout on applique la funeste
maxime qu'il y a des choses permises par la raison d'État qui ne
le sont point parla conscience. Il serait difficile d'imaginer quelque
chose de plus impie et de plus absurde; car celui qui nie que la
conscience ait un empire universel sur les relations publiques
comme sur les relations privées, témoigne par cela seul qu'il n'a
pas de conscience. Réduire l'homme au culte de l'utile, c'est l'as-
similer aux bêtes qui elles aussi sont portées par instinct vers
l'utile, et détournées du nuisible. Mais à l'homme Dieu a donné
la lumière de la raison, et la voix de la conscience pour distinguer
le bien du mal : cette lumière lui fera-t-elle défaut dans les choses
publiques ? cette voix se taira-t-elle dans les affaires de la plus
haute importance (2)? »
Voilà des paroles qui respirent un vif sentiment de justice
internationale. Campanella ne se borne pas à la critique, il oppose
sa doctrine à celle qu'il flétrit, la prudence h Yastuce: « Lsl prudence
(1) Descartes, Œuvres, T. IX, p. 387, ss.
(2) V.ampanella, de Monarchia hispanica, p. 297, ss. (édit. de 1641.)
DIPLOMATIE. 359
a sou principe en Dieu, c'est un rayon de la sagesse éternelle ;
elle se confond avec la justice. Le machiavélisme repose sur l'ar-
bitraire des intérêts et des passions humaines. La prudence unit
les hommes par le plus fort des liens, le droit ; tandis que Vastitce
craint les hommes et les divise. Le but de la prudence est l'intérêt
de tous; le machiavélisme parle beaucoup du salut public, mais
ceux qui le suivent n'ont en vue que leur intérêt propre. La pru-
dence élève les peuples et les améliore; Vastuce les avilit et les
dégrade (t). » Campanella mériterait d'être célébré comme le fon-
dateur du droit international, s'il était resté fidèle c\ ses principes
dans l'application qu'il en fait. Mais en combattant le machiavé-
lisme, le philosophe italien ne paraît avoir songé qu'au gouverne-
ment intérieur des États. IVans les relations internationales, son
utopie de monarchie universelle l'a égaré; elle détruit l'idée même
d'un droit qui régit les nations, puisqu'elle détruit les nationalités.
Campanella revendique la domination universelle pour les descen-
dants de Charles-Quint : il suffit de cette fausse idée pour altérer
toutes les notions de droit et de justice que l'auteur enseigne.
L'adversaire de Machiavel recommande à son prince la force,
l'intrigue et la tromperie pour s'emparer de l'Allemagne, de la
France, de l'Angleterre; on dirait que ce n'est plus le même écri-
vain qui parle. Chose singulière! Campanella et Machiavel sont au
fond d'accord, parce qu'ils sont dominés par la même idée. Le
politique du xv siècle veut l'indépendance de l'Italie, et il sacrifie
tout à ce but sacré. Le politique du xvn" siècle veut la monarchie
universelle au profit du catholicisme; sa cause est plus sainte
encore, c'est celle de Dieu; c'est pour cela qu'il ne respecte aucun
droit, et que tous les moyens lui semblent légitimes.
Pour que le droit international devienne possible, il faut que
l'idée de monarchie universelle fasse place à l'idée d'une société
de peuples. Un philosophe anglais paraît partir de ce principe :
« C'est une erreur blâmable, dit Bacon, de penser qu'il n'y a entre
les nations d'autre lien que celui d'un même gouvernement ou
d'un territoire commun; il y a entre elles une confédération impli-
cite et tacite qui dérive de l'état de société (2).>) Voilii bien la base
(1) Campanella, Philosophia realis, pars HI, c. ix, n" 3, p. 395; — Monarchia hispanica,
p. 24, s.
(2) Bacon, de B«llo sacro.
360 DROIT DES GENS.
du droit international ; il ne s'agit plus que de formuler les lois
qui régissent la société des nations. L'illustre philosophe ne s'est
pas livré à ce travail, et nous ne savons s'il y eiit réussi. Dans son
opuscule sur la Sagesse des anciens, il y a un chapitre sur la foi due
aux traités. L'occasion était excellente pour développer l'idée
d'une justice internationale; au lieu de cela, Bacon se borne à
décrire les faits, comme un naturaliste décrit les plantes et les
animaux : « Les traités, quelque solennels qu'ils puissent être et de
quelque serment qu'ils soient appuyés, ont si peu de stabilité, qu'on
doit plutôt regarder ces serments comme une espèce de cérémo-
nial et de formalité destinée à en imposer au vulgaire, quecomme
une sûreté et une garantie qui puisse assurer l'exécution de ces
traités (1). » Bacon ne dit pas qu'il y ait une meilleure politique
possible, il se contente de constater un fait historique et d'en
expliquer la cause : les traités ne sont observés par les princes
que pour autant qu'ils y trouvent leur intérêt; c'est, dit notre
philosophe, une suite nécessaire de la licencieuse souveraineté qui
leur appartient. Mais cela doit-il être ainsi ? ou cela pourrait-il
être autrement? Bacon ne pose pas cette question; c'est ii peine
si, par le ton de ses paroles, on sent qu'il désapprouve la poli-
tique dominante. Le philosophe anglais a écrit l'histoire de
Heuri VIII. C'est un singulier héros, à moins qu'on n'écrive sa
vie, comme Tacite écrivait celle des empereurs romains : le dernier
des Tudors eût été digne de vivre parmi les Césars. Tel n'est pas le
point de vue de Bacon; il fait presque du roi d'Angleterre le type
d'un prince parfait! L'éloge prouve contre l'historien: la con-
science chez lui n'était pas à la hauteur du talent, dans la vie
privée, et nous craignons que les défaillances morales de l'homme
n'aient réagi sur le génie de l'écrivain.
Il faut arriver à Grotius, pour apercevoir un progrès véritable
dans la justice internationale. L'illustre écrivain ne s'est occupé
que du droit de guerre, nous l'apprécierons plus loin. Contentons-
nous ici de remarquer que pour le juger, il faut le comparer avec
ses contemporains ; il est certes inférieur comme philosophe à
Descartes, à Campanella, à Bacon, mais dans le droit des gens il a
une supériorité évidente sur ces grands penseurs. Il termine son
(1) Bacon, Sagesse des ancieas, n" 2.
DIPLOMATIE. 361
ouvrage par des conseils pour la bonne foi et la paix; on y lit ces
belles paroles sur la politique régnante qui n'était autre que le
machiavélisme : « Une doctrine qui rend l'homme ennemi de
l'homme ne peut être profitable à la longue. » Montaigne et
Charron avaient dit à peu près la même chose, mais dans l'appli-
cation ils avaient biaisé, transigé, et en définitive faibli au point de
rouvrir la porte au machiavélisme, après l'avoir combattu.
Les aberrations de ces brillants écrivains inspirent un senti-
ment de tristesse. Il faut faire une grande part dans leurs erreurs
à l'influence du temps où ils vécurent, influence toute-puissante,
à laquelle les plus grands génies n'échappent pas. La politique du
xvir siècle, nous l'avons établi par d'assez nombreux témoignages,
n'était autre que la politique mal famée de Machiavel ; l'idée fatale
du salut public entraînait les hommes d'action et inspirait les
hommes d'intelligence. Cependant cette cause n'explique pas à elle
seule les faiblesses d'un Descartes et d'un Bacon. Il y en a une
autre qui est moins honorable ; ils aimaient à ménager les puis-
sances, et se contentaient volontiers de la liberté abstraite de la
pensée. Le xvir siècle est l'époque la plus brillante de la royauté;
on dirait qu'elle fascine les esprits; philosophes et poètes sem-
blent considérer l'état social fondé sur la domination des princes
comme l'idéal de fhumanité; ils gourmandent les esprits inquiets
que le présent ne satisfait pas. Descartes s'explique sur ce point
avec une singulière naïveté : « Jamais, dit-il, mon dessein ne s'est
étendu plus avant que détacher h réformer mes propres pensées
et de bâtir dans un fonds qui est tout h moi. Je ne saurais nulle-
ment approuver ces humeurs brouillonnes et inquiètes qui, n'étant
appelées ni par leur naissance ni par leur fortune au maniement
des affaires publiques, ne laissent pas d'y faire en idée toujours
quelque réformation... Pour fimperfection des sociétés, elles sont
quasi toujours plus supportables que ne serait leur changement;
en même façon que les grands chemins, qui tournoient entre des
montagnes deviennent peu à peu si unis et si commodes, h force
d'être fréquentés, qu'il est beaucoup meilleur de les suivre que
d'entreprendre d'aller plus droit, en grimpant au dessus des ro-
chers et descendant jusques au bas des précipices (1). » Trans-
(1) Lescartes, Discours de la Méthode, 2* partie.
362 DROIT DES GENS.
portez cette disposition d'esprit dans le domaine des relations
internationales, et vous aboutirez avec Descartes à approuver la
politique des princes, par cela seul que les princes la pratiquent.
Bacon, homme de cour, était presque flatteur des rois par posi-
tion sociale. Il n'y a pas jusqu'au sévère Gampanella qui, dans la
prison où le retenait le despotisme royal, n'ait pris la plume pour
glorifier le roi d'Espagne et pour servir son ambition. Ces fai-
blesses du xvn*^ siècle expliquent les hardiesses du xvni% et nous
réconcilient avec ses tendances révolutionnaires. La philosophie
n'est pas une simple curiosité de l'esprit, elle doit aspirer à per-
fectionner les choses humaines. C'est la grande gloire de nos
pères; tâchons de n'être pas des enfants indignes d'aussi illustres
ancêtres.
CHAPITRE m
LA GUERRE
SECTIOÎS I. — LE DROÏT DE GUERRE A LA Firv DU MOYE.^ AGE.
Quand on compare le droit de guerre du xvi« giècle avec les sen-
timents que l'on attribue communément à la chevalerie, on serait
tenté de croire h une profonde déchéance. En établissant cette
€omparaison, il faut se garder de l'illusion qui nous porte à em-
bellir le passé, et surtout le moyen âge que l'on aime k poétiser.
Nous avons apprécié ailleurs les temps dits chevaleresques, nous
avons fait la part de l'imagination, et la part de la réalité; et nous
sommes arrivé h cette conclusion, que l'esprit de la chevalerie était
celui de l'aristocratie, c'est à dire un étroit esprit de caste (1). Les
rapports de chevalier à chevalier étaient ennoblis par une espèce
de fraternité; mais en dehors de ce cercle régnait un superbe dé-
dain pour les classes inférieures, c'est h dire pour l'immense ma-
jorité des hommes. Si nous avons trouvé l'humanité dans les temps
féodaux, ce n'est qu'en germe; pour que ce germe se développât,
il a fallu que la féodalité fût brisée. Il en est de l'humanité de la
chevalerie comme de l'égalité dans les cités de l'antiquité. Les
citoyens de Sparte et de Rome étaient égaux, mais la masse des
hommes était esclave; pour fonder l'égalité générale, il a fallu que
'i , Voyez. \f T. VU* de mes Études : l'Église el la {éo iali'é..
564 DROIT DES GENS.
les murs étroits des cités grecques et romaines tombassent.
L'égalité doit profiter à tous les hommes, sinon elle n'existe pas ;
de même, l'humanité doit embrasser tous les hommes, sinon elle
n'existe pas.
Pour apprécier le droit de guerre du xvi« siècle, il faut le mettre
en regard, non pas de la chevalerie fabuleuse des romans, mais de
la chevalerie réelle du xiv*^ et du xv^ siècle. Ces deux siècles tou-
chent, d'une part, au moyen âge, et d'autre part, aux temps modernes.
Si, comme on se l'imagine, la chevalerie et le christianisme ont
humanisé les mœurs, il faut que le droit de guerre, à la fin du
moyen âge, porte les marques de cette influence. La comparaison
sera d'autant plus intéressante qu'il y eut comme une recrudes-
cence de l'esprit chevaleresque dans les longues guerres qui divi-
sèrent l'Angleterre et la France. Nous avons un tableau de maître
de ces temps; on n'accusera pas Froissart de ravaler la chevalerie,
s'il y a un reproche à lui faire, c'est d'avoir embelli son récit; le
chroniqueur s'identifie avec ses héros, et ce chroniqueur est un
artiste. Si nous ne trouvons pas l'humanité dans Frohmrt, c'est
qu'elle était étrangère à ce dernier âge de la chevalerie, aussi bien
qu'au régime de la féodalité.
s i. Froissart.
offl .:;; sq-i-ijv:,:
(c Si comme en Lombardie et en Italie, ils ont d'usage en Gal-
lice et en Castille et disent : Vive le fort! vive qui vainque (l)! »
C'est presque le cri deBrennus sur les ruines de Rome : Malheur
au vaincu! Cette exaltation de la force est le caractère des temps
où les hommes ne respirent que combats et conquêtes. Telle était
l'époque décrite par Froissart; le chroniqueur est à moitié poète,
et il chante des sentiments qu'il partage ; nous lui laissons la pa-
role : « Il n'est ébattement, ni gloire en ce monde que de gens
d'armes! Comment étions-nous réjouis quand nous chevauchions h
l'aventure et nous pouvions trouver sur les champs un riche abbé,
un riche prieur, marchand ou une route de muUes de Montpel-
lier, de Narbonne, de Toulouse et de Carcassonne, chargés de
(1) FruÎHSnrl, Chroniques, livre in,ch. civ.
DROIT DE GUERRE. 365
draps de Bruxelles, ou de pelleteries venant de la foire, ou d'épi-
ceries venant de Bruges, ou de draps de soie de Damas ou d'A-
lexandrie! Tout était nôtre, ou rançonné à notre volonté. Les
vilains d'Auvergne et de Limousin nous pourvoyaient et nous ame-
naient en notre chàtel les blés, la farine, le pain tout cuit, l'avoine
pour les chevaux et la litière, les bons vins, les bœufs, les brebis
et les moutons tout gras, la poulaille et la volaille. Nous étions
gouvernés et étoffés comme rois, et quand nous chevauchions,
tout le pays tremblait devant nous (1). » C'est un capitaine robeur
qui parle. Froissart n'a pas un mot de blâme pour les terribles
bandes qui désolaient la France, et comment les aurait-il flétries?
N'étaient-elles pas conduites par des chevaliers? A ce titre, les sym-
pathies du chroniqueur sont pour les brigands, plutôt que pour
les vilains qu'ils dépouillaient : « Et toujours gagnaient pauvres
brigands h piller villes et châteaux, et y conquéraient si grand
avoir que c'était merveille (2). » Ainsi, ce n'est pas sur le pauvre
pays que le chroniqueur s'apitoie, il a l'air de plaindre lespauvres
brigands. Ce trait est caractéristique. Les mœurs que nous appe-
lons chevaleresques étaient barbares; les combats, le meurtre, le
pillage, ces malheurs de tous les instants, étaient devenus comme
des événements réguliers et habituels. Lh où tout le monde souffre
et fait souffrir, le sentiment de l'humanité s'émousse et se perd;
comment donc se serait-il développé au moyen âge?
En réalité, ce sentiment manque à Froissart et à ses contempo-
rains. C'est à peine s'il s'éveille, quand la religion est en cause.
Les Cambrésiens font une excursion dans le Hainaut et y prennent
la ville d'Aspre : « Si entrèrent les Français dedans, et trouvèrent
les gens, hommes et femmes, en leurs hôtels, si les prirent à leur
volonté, et tout le leur, or et argent, draps et joyaux, et leurs bêtes,
et puis boutèrent le feu en la ville et l'ardirent. » Froissart ne
s'émeut pas du sac d'une ville, mais il s'y trouvait une commu-
nauté de moines noirs; les vainqueurs pillèrent le moutier et y
mirent le feu; ici le chroniqueur ajoute : moult vilainement (S).
Le comte de Hainaut détruit la ville de Saint-Amand : « peu échap-
(i) Froissart, Chroniques, livre IV, ch. xiv.
(2) Jd., ibid., livre I, partie I", ch. cccxxiv.
i3) Id., ihid., liv. I, part. I, ch. c.
366 DROIT DES GENS.
pèreiit qu'ils ne fussent tous morts et occis, car nul n'était pris à
merci. » Pas un mot de blâme, ni de compassion. Le lendemain
les gens de Valenciennes brûlèrent l'abbaye, et brisèrent toutes
les cloches; Froissart ajoute : « dont ce fut dommage, car il y en
avait de moult bonnes et mélodieuses, et si ne leur vint ii nul
profit qui compter fasse (1). » Il en est toujours ainsi : Froissart
ne s'émeut que lorsque des cloches sont détruites, ou lorsque des
églises sont le théâtre du meurtre et de la destruction! Ne dédai-
gnons pas trop cette singulière pitié. C'est une étincelle du feu
sacré de l'humanité qui ne s'éteint jamais entièrement dans le
cœur de l'homme; un jour elle deviendra une flamme qui échauf-
fera toutes les âmes. Le droit qui protégeait le moine s'étendra
au monde laïque, la chaumière sera respectée â l'égal de l'église
et la vie du vilain sera respectée aussi bien que celle du
clerc.
Au xiv et au xv^ siècle, nous sommes encore loin de cette ère
d'humanité. Les historiens louent, et nous-mêmes nous avons
loué la courtoisie du prince Noir et de la chevalerie de son temps.
Il est bien vrai que les chevaliers entre eux étaient courtois, en ce
sens du moins que les prisonniers conservaient la vie. Charles
d'Espagne, irrité contre deux chevaliers que Charles de Blois avait
faits prisonniers, les demanda pour les mettre à mon. Charles de
Blois remontra que ce serait « grand'cruauté et peu d'honneur h
lui, et grand blâme pour eux tous, de traiter ainsi deux si vaillants
hommes : « Les deux chevaliers, dit Froissart, furent durement
ébahis, ce fut bien raison, et dirent qu'ils ne pouvaient croire que
gens d'armes dussent faire ni consentir telle cruauté que de
mettre à mort chevaliers pris en faits d'armes, pour guerres de
seigneurs (2). »
« Qui merci prie, dit ailleurs notre historien, merci doit
avoir (3). » Voilà de belles paroles, mais la médaille a son revers.
On a trop vanté l'esprit chevaleresque des Anglais au xiv^ siècle ;
leur courtoisie cachait une cupidité de marchand. Le roi Jean fut
traité par le prince Noir avec tous les témoignages extérieurs de
déférence et de considération. « Mais cette noble hospitalité,
(1) Froissarl, Chroniques, liv. I, part. I,ch. cxxxvm.
(Il Id., ibid., liv. I, part. I, ch. clxxxvu.
(31 Id., ibid.,\iy. I, part. I, ch. ccxxi.
DROIT DE GUERRE. 567
Edouard se la faisait payer; le geôlier, avant la rançon, se faisait
compter la pistole; les dépens de garde du roi de France se mon-
taient à dix mille réaux par mois (1). » Le duc d'Orléans, fait pri-
sonnier à Azincourt, éprouva pendant une captivité de trente ans,
ce que c'était que la générosité anglaise. La garde de sa personne
coûtait vingt sous par jour : le prince était obligé de faire venir de
France toutes les provisions qui lui étaient nécessaires pour vivre
selon son rang. En l'année 1430, il fut confié à un chevalier qui
en fit l'entreprise au prix de trois cents marcs par an. Cette somme
parut bientôt exorbitante au conseil d'Angleterre; on mit donc
l'entretien du prince français en adjudication publique et au ra-
bais. Le comte de Suffolk offrit de s'en charger au plus bas prix,
moyennant quatorze sols et quatre deniers par jour (2). Ainsi la
courtoisie anglaise consistait à mettre au rabais la nourriture
d'un prisonnier, premier prince du sang de la famille royale de
France !
La clievalerie du continent n'avait pas de sentiments plus
élevés : « Anglais sont convoiteux, dit Froissart, aussi sont tous
gens d'armes (3). » Si le vainqueur consentait à laisser la vie au
vaincu, c'était moins par humanité que pour en obtenir une
rançon. Cet esprit de lucre fait un triste contraste avec la généro-
sité que l'on suppose aux chevaliers. Les Anglais et les Portugais,
craignant que leurs prisonniers ne se tournent contre eux, pren-
nent la résolution de les tuer : « Si ordonnèrent tantôt un trop
pileux fait; car il fut commandé que quiconque avait prisonnier,
que tantôt il l'occît, et que nul n'y fût excepté, ni dissimulé,
comme vaillant, comme puissant, comme noble, comme gentil, ni
comme riche qu'il fût. Lh furent barons, chevaliers et écuyers qui
pris étaient, en dur parti : ni prière n'y valait rien qu'ils ne fussent
morts, lesquels étaient épars en plusieurs lieux çh et là et tous
désarmés et cuidaient être sauvés, mais non furent. Donc au voir
dire, ce fut grand'pitié, car chacun occiait le sien, et qui occire
ne le voulait, on lui occiait entre les mains, et disaient Portinga-
lais et Anglais qui donnèrent ce conseil : Il vaut mieux occire que
(1) Michelel, Histoire de Franco, livre VI, cli. ni.
(2) Champollion, Notice historique sur Cliarles d'Orléans, eo lêle du Recueil de ses poésu^s.
(3) Froissart, Chroniques, livre Hl.ch. xui.
368 DROIT DES GENS.
être occis. Si nous ne les occions, ils se délivreront, et puis nous
occiroiit, car nul ne doit avoir fiance en son ennemi. »
Quelle est la réflexion que cet affreux massacre de chevaliers
désarmés inspire à l'historien de la chevalerie? « Or, regardez
la grand mésaventure, car ils occirent bien ce samedi au soir de
leurs prisonniers, dont ils eussent eu quatre cent mille francs,
l'un parmi l'autre (1). » Ainsi c'est une pensée de gain qui préoc-
cupait les chevaliers quand ils tuaient froidement leurs prison-
niers! Voilà la générosité chevaleresque prise sur le fait : c'est du
calcul. Qu'on cesse donc de reprocher à la civilisation moderne la
sécheresse de cœur et l'esprit de lucre. Aujourd'hui le vainqueur
aurait honte de nourrir des sentiments qui étaient ceux de la che-
valerie!
Quand il y avait si peu de vraie humanité entre chevaliers, peut-on
s'attendre ii des sentiments humains dans les relations de l'aristo-
cratie féodale avec les classes asservies? Le Prince Noir, chevalier
courtois, était cruel, féroce même, lorsqu'il avait affaire h de mal-
heureux vilains. Était-il arrêté dans sa marche dévastatrice par la
résistance obstinée de quelque château? au lieu d'admirer le cou-
rage de ses adversaires, il se vengeait d'eux comme un sauvage
se venge, en les égorgeant. Au sac de Limoges, il était déjà grave-
ment malade, et réduit à se faire porter en litière ; ce qui ne l'em-
pêcha pas de faire massacrer sous ses yeux les habitants désarmés,
et jusqu'aux femmes et aux enfants.
Au xiv« siècle, l'oppression de la féodalité excita les serfs à la
révolte. Un mouvement démocratique éclata en France et en An-
gleterre. La Belgique avait pris l'initiative; plus heureux que leurs
voisins, les Flamands jouissaient de la richesse et de la liberté. On
peut voir dans Froissart les sentiments d'envie que cette prospé-
rité des vilains nourrit dans la noblesse féodale, et les cruautés
dont les chevaliers français se rendirent coupables dans les
guerres contre les bourgeois de Gand et de Bruges. Froissart se
réjouit de la défaite des Flamands, quoiqu'il fût leur compatriote.
Il remarque que leur exemple encourageait la révolte des serfs
en Angleterre et en France (2). La victoire des barons français
(1) Fruissar(j Chroniques^, livre 111, ch. .x.\.
(2) 1(1., ibid , livre \\, ch. cviii.
i
DROIT DE GUERRE. 36S)
arrêta le mouvement populaire; le chroniqueur ne doute pas que
ce ne fût avec l'aide de Dieu. « Or, regardez la grande diablerie
que ce eût été, si le roi de France eût été déconfit en Flandre, et
la noble chevalerie qui était avec lui en ce voyage. On peut bien
croire que toute gentillesse et noblesse eût été morte et perdue en
France, et autant bien es autres pays ; car les vilains se rebellaient
et menaçaient jà les gentilshommes et dames qui étaient demeurés
derrière ; aussi bien leur était le diable entré en tête pour tout
occire, si Dieu proprement n'y eût pourvu de remède (1). »
Ces réflexions de Froissart doivent ouvrir les yeux à ceux qui
conserveraient encore quelque illusion sur la chevalerie. La pro-
tection des faibles et des opprimés n'était-elle pas le premier de-
voir des chevaliers? Mais voici que les vilains sont poussés h la
révolte par les mauvais traitements de leurs seigneurs ; les barons
leur font une guerre cruelle pour maintenir leur tyrannie, et l'his-
torien de la chevalerie représente le triomphe de la force sur le
droit comme un jugement de Dieu! Froissart se hâtait trop de
célébrer les malheurs des serfs et des bourgeois comme un juge-
ment de Dieu ; les desseins de la Providence échappent à notre vue
bornée; ce que nous regardons comme un triomphe est souvent
le premier pas vers le déclin. Le chroniqueur croyait la féodalité vic-
torieuse, et elle était mourante; le mouvement démocratique qu'il
croyait comprimé n'était qu'arrêté, et bientôt il va devenir irré-
sistible.
L'idée du droit ne pouvait naître dans un âge où régnait le pri-
vilège; et là où il n'y a pas d'égalité, il est difficile que l'humanité
se fasse jour. Les guerres permanentes étaient encore un obstacle
à ce que des affections plus douces se développassent. Il faut que
la société même change pour que les sentiments des hommes se
modifient, mais la société ne peut se transformer que par faction
des individus. On dirait un cercle vicieux. Cependant la transfor-
mation s'accomplit. Il n'y avait que la classe dominante au moyen âge
qui fût vouée à la guerre ; les vilains et les bourgeois ne pouvaient
partager des passions dont ils étaient les victimes. C'est l'avéne-
ment des classes inférieures qui changea fétat social, qui donna
une autre direction aux besoins et aux goûts des hommes. De
1,1) Froissart, Chroniques, livre 11, ch. clxxwh.
370 DROIT DES GENS.
guerrière qu'elle était, la société va devenir pacitîque, et l'huma-
nité prendra la place de la barbarie. Cette révolution se préparait
déjà au moyen âge.
<i 2. Charles d'Orléans. — Gerson. — La paix.
Le xiv"^ siècle est une époque de sang et de roines : « Par toutes
terres, dit Froissart, était en ce temps le monde en tribulation et
en guerre (i). » Dans leur longue lutte avec la France, les Anglais
se montrèrent pillards insatiables; les excès auxquels ils se livrè-
rent engendrèrent cette haine profonde du peuple français pour le
nom anglais, qui a survécu à toutes les révolutions. Auxiv^ siècle,
la haine des malheureux habitants, foulés par leurs avides vain-
queurs, n'était que trop légitime. Ils exhalèrent leur désespoir
dans des imprécations :
Ils n'out laissé port, ne vue,
Ne guerne, ne guernellier
Tout entour notre cartier.
Dieu s'y met, mal leur en joue.
Abandonné, trahi par ses princes, le peuple invoqua Dieu et la
sainte Vierge contre ses impitoyables ennemis :
Nous prierons Dieu de bon cœur fin
Et la douce vierge Marie,
Qu'el doint aux Angloys maie fin ,
Dieu le père si les maudie (2).
Les princes, à leur tour, subissaient parfois les malheurs de la
guerre. Charles d'Orléans, fait prisonnier à Azincourt, resta trente
ans dans les fers. Ses malheurs le rendirent sensible aux malheurs
de sa patrie : « Jadis on la nommait en tous pays le trésor de
noblesse ; les étrangers y venaient pour trouver des modèles de
(i) Froissart, Chroniques, livre II, ch. ccsw.
(2) Lerotfxde Lîney, Chants historiques français, T. I, p. ceci, s
DROIT DE GUERRE. 571
toutes les vertus chevaleresques, et maintenant elle est accablée
de maux. » Le poète demande quelle est la cause de ces maux? Il
répond que ce sont les vices des hommes (i). La guerre est à ses
yeux un châtiment divin.
Dieu a voulu chrétienté punir,
Qui a laissé de bien vivre la voie (2).
Que la France se corrige, et Dieu viendra à son aide, et lui
rendra la paix (3). La paix, tel est le vœu le plus ardent du pauvre
prisonnier. Il dit que
Tout chrétien qui est loyal et bon
Du bien de paix se 'doit fort réjouir,
Vu les grands maux et la destruction
Que guerre fait par tout 'pays courir (4).
Chacun doit l'aimer, car elle est une source de biens pour tous
les hommes, tandis que la
Guerre ne sert que de tourment.
Je la hais, pour dire le voir,
Banuie serait pleinement
S'il en était à mon vouloir (5).
Ch. d'Orléans a écrit une ballade sur la paix. Il invoque d'abord
la sainte Vierge :
Priez pour paix, douce Vierge Marie,
Reine des cieux et du monde maîtresse,
Faites prier par votre courtoisie
Saints et saintes, et prenez votre adresse
Vers votre fils, requérant sa hautesse,
(l) cit. tr Orléans, Poésies, 1842, p. 171.
(-2) Jhid., Ballade cxiv, p. 180.
(3) Ibid., Complainte de France, p. 174.
(4) Ibid., Ballade cxiv, p. 180.
(5) /fcu/.j Ballade cxvi, p. 183.
372 DROIT DES GENS.
Qu'il lui plaise son peuple regarder
Que de son sang il a voulu racheter.
En déboutant guerre qui tout dévoyé.
De prières ne vous veuillez lasser :
Priez pour paix, le vrai trésor de joye.
Les prélats, dit le poète, doivent prier pour la paix, car par la
guerre l'étude cesse et les moutiers sont détruits. Les rois, les
princes, les ducs et les comtes doivent prier pour la paix,
Car méchants gens surmontent gentillesse
En leurs mains ont toute votre richesse.
Le peuple doit prier pour la paix, car ses seigneurs ne peuvent,
pendant la guerre, l'aider en sa grande détresse (1). Que cet amour
de la paix ne soit pas tout à fait désintéressé, qu'il se confonde
dans la pensée de Cli. d'Orléans avec sa propre délivrance, lui-
même ne s'en cache pas, il exprime en beaux vers les regrets que
lui inspirait le souvenir de la France. Telle est la loi de l'humanité;
ce n'est pas seulement le poète prisonnier, c'est tout le genre
humain qui a dû éprouver les maux infinis de la guerre, avant de
faire des vœux et des efforts pour la conservation de la paix.
Après les guerres des Anglais, le désir de la paixdevint général en
France, on le trouve exprimé dans des chants populaires (2).
Dieu veuille mettre bonne paix
Par toute la chrétienté!
Mais que ce soit à tout jamais ;
Si vivions tous en loyauté,
Si chrétienté fût unie,
Nous menassions joyeuse vie
Et mettrions tristesse en prison.
Ceux par qui c'est, Dieu les maudie
Et aussi la Vierge Marie,
Sans avoir jamais guérisou.
Un théologien, s'inspirant de ces sentiments, prêcha la paix en.
(1) C'/t. d'Orléans, Ballade sur la paix, p. 176.
(2) Leroux de Lirwy, Chants historiques, T. I, p. 379.
l
DROIT DE GUERRE. 375
présence du roi et des grands, et en fit un devoir pour les princes :
«Leroi,ditGfr<ço?i, ne peut rien faire de plus agréable à Dieu que de
conclure la paix : c'est par là qu'il montrera qu'il est un vrai disciple
de Jésus-Christ, car c'est la paix qui fait les enfants de Dieu. Heu-
reux les pacifiques, dit le Christ, ils seront appelés les fils de Dieu !
Les princes chrétiens s'obligent par serment ii défendre la chré-
tienté. Cependant par leurs guerres continuelles ils la déchirent :
n'est-ce pas comme si une main coupait l'autre, comme si un œil
arrachait l'autre? En vain, pour justifier les guerres, invoque-t-on
l'Écriture sainte : c'est Dieu lui-même qui ordonnait les gueri'es
du peuple élu contre les infidèles, mais dans le sein d'Israël il veut
la charité et la paix. »Au xv^ siècle, le droit des nations s'éveillait,
et les guerres avec l'Angleterre donnèrent une force immense à
ce sentiment : la guerre est légitime, disait-on, car le roi soutient
son bon droit. Il n'y avait rien à répondre au point de vue poli-
tique. Gerson fait appel au spiritualisme chrétien : « Les Anglais
aussi, dit-il, prétendent que le droit est de leur côté : si chacun
s'obstine dans ces prétentions, la guerre ne sera-t-elle pas éter-
nelle? Ne vaudrait-il pas mieux céder une partie du territoire,
pour donner à la nation le bienfait inappréciable de la paix. » La
guerre avait aussi des partisans comme telle : c'est contre ces
hommes farouches que Gerson tonne du haut de la chaire chré-
tienne : « Ils aiment la guerre, s'écrie-t-il, comme les corbeaux
aiment les cadavres, comme les médecins aiment la peste, et les
avocats la discorde (1). » La féodalité se plaisait aux luttes guer-
rières, comme l'artiste à son art; mais elle dut céder devant la
réprobation générale qui s'éleva, au xiv*' siècle, contre les maux
(le la guerre. Ce n'est pas à dire que la paix prenne la place des
hostilités permanentes qui divisaient les barons féodaux.
Le long duel de la France et de l'Angleterre inaugura les guerres
nationales. Toutefois l'idée de paix entra dans la conscience
comme un devoir, tandis que la guerre était réprouvée comme
contraire à la charité chrétienne. Le traité de Bréquigny de 1360
est empreint de ces sentiments nouveaux. Il dit que la guerre
des deux maisons royales a porté grands dommages à leurs
(1) Ccrson, Sermo de Spinlu Sancto. (Op., T. IH, p. 12351260.)
24
574 DROIT DES GENS.
royaumes et à toute la chrétienté; car par lesdites guerres sont
maiutefois avenues batailles mortelles, occisions de gens, pille-
ments et destruction de peuples, périls d'àmes, défloration de
vierges, déslionnêtements de femmes mariées et veuves, et arsurea
de villes, d'abbayes, de manoirs et édifices, roberies et oppres-
sions; justice en est faiblie et la foi chrétienne refroidie et mar-
chandise périe ; et tant d'autres maléfices et horribles faits s'en
sont ensuivis, qu'ils ne pourraient être dits, nombres, ni écrits (1).»
Il y a toute une révolution dans ces paroles dites par un roi. Qu'on
les compare avec les chants guerriers de Bertrand de Born et
même avec la passion guerrière que respirent les récits de Frois-
sart : la chevalerie célébrait comme exploits, que dis-je? comme
vertus, « les occisions et pillements, les arsures et roberies. )>
Et voilà que les chefs de l'aristocratie féodale réprouvent ce qui
faisait son unique occupation, et cela parce que «justice est faiblie,
et marchandise périe. » Sous le régime féodal, la justice résidait
dans les armes, et les marchands n'étaient bons qu'à être pillés
par « les chevaliers robeurs. »D'où viennent donc ces sentiments
qui détruisent tout fédifice de la féodalité? Écoutons encore les
traités de Bréquigny : « Savoir faisons que nous, considérant que
les princes chrétiens qui veulent gouverner le peuple qui leur est
sujet doivent fuir guerre et dissensions, dont Dieu est offendu,et
aimer, pour eux et leurs sujets, paix et concorde, par laquelle les
sujets sont gouvernés en tranquillité (2). » La paix est donc un
devoir pour les rois, parce que c'est le seul moyen de garantir la
justice, et les intérêts des peuples. A partir de la fin du xiv"^ siècle,
ces sentiments deviennent presque de style dans les conventions
internationales, preuve qu'ils sont entrés dans la conscience géné-
rale.
Nous lisons dans le traité d'Arras de 1435, entre le roi
Charles VII et le duc Philippe de Bourgogne : « Le très glorieux
roi des rois. Dieu notre créateur, nous enseigne et donne exemple
par soi-même, à quérir, comme vrai pasteur, le salut et le repos
de notre peuple, et le préserver des très grands et innumérables
maux et dommages de guerre. Laquelle chez nous avons toujours
(1) Froissarl, Chroniques, livre 1, partie II, ch. cxxxiv.
(2) lit, ihid., ch. cxxxii.
DROIT DE GUERRE. 37î>
désirée de tout notre cœur, connaissant que par le bien de paix
est élevée et exercée justice par laquelle les rois régnent (1). »
A mesure que nous avançons dans le w^ siècle, l'idée de paix
domine de plus en plus; on la rapporte toujours à Dieu, comme
un devoir chrétien, mais c'est surtout pour sauvegarder les biens
de ce monde qu'on la célèbre, et ce sont réellement les besoins
nés du commerce et de l'industrie qui ont fait désirer la paix aux
hommes, bien plus que le christianisme. La religion avait plus de
puissance au xw siècle qu'au xv^'; cependant sous le régime féodal,
tout respire la guerre, tandis que, h la fin du moyen âge, tous les
vœux sont pour la paix. Louis XI, prince superstitieux tout en-
semble et politique, nous dira quels étaient les sentiments de l'ère
nouvelle dans laquelle l'humanité allait entrer. « Considérant
qu'à l'honneur et louange des princes chrétiei\s rien n'est plus
convenable que de désirer et aimer la paix, de laquelle le bien
et le fruit es choses terriennes et mortelles est si grand que plus
ne pourrait; nous, désirant envers Dieu, notre créateur, nous mon-
trer, par effet, vertueux, obéissant en toutes nos opérations, afin
que l'Église, en vaquant au service divin, puisse prendre vigueur
et demeurer en vraie et sûre franchise, que les nobles et autres
hommes abondent en repos et tranquillité sans servitude d'armes; et
quel'entretènement de nos pays et seigneuries, tantaufaitdela mar-
chandise qu'autrement, puisse être maintenu, et l'état d'un chacun
demeurer en son entier, et conséquemment le pauvre menu peuple,
ensemble tous nos sujets puissent labourer et vaquer, chacun en
droit soi, à leurs besognes, industries et artifices, sans quelconque
violence et oppression, et le temps ii venir, moyennant la grâce
de Dieu, entre eux vraie et perpétuelle paix et justice nécessaire h
toute ia terre chrétienne, garder, entretenir et observer, et en icelle
vivre et mourir inviolablement.» Suivent les dispositions du traité;
puis les princes reviennent à des considérations religieuses :
« Pour considération des choses dessus dites et singulièrement en
l'honneur de Dieu, notre créateur, auteur et seigneur de paix, et
pour envers lui nous humilier afin de finir et éviter plus grande
effusion de sang humain, et que par les inconvénients procé-
(l) Mémoires d'Olivier de la Murcke,.\i\TQ I, ch. m.
576 DROIT DES GENS,
daiils de la guerre ne soyons abdiqués et ôtés de la maison de
Dieu le Père, exhérédés de la maison du Fils, et perpétuellement
aliénés de la grâce du benoît Saint-Esprit (1)... »
C'est en subissant tous les maux d'une guerre cruelle, que les
hommes se rappelèrent qu'ils adoraient un Dieu de paix. Ces sen-
timents firent aussi naître la pitié et la commisération pour les
vaincus. La véritable humanité était inconnue au moyen âge, et
elle est également inconnue au chroniqueur qui a décrit, avec
amour, les hauts faits des chevaliers du xiv et du xv'' siècle.
Commines n'a pas pour les horreurs des guerres dont il fut
témoin l'indignation qu'elles soulèvent chez les historiens mo-
dernes ; son indulgence ne le quitte pas au milieu des excès des
hommes d'armes, mais du moins il les blâme. Il assista à la des-
truction de Dinant : « Ladite ville fut prise et rasée, et les prison-
niers, jusques à huit cents, noyés devant Bouvines, â la grande
requête dudit Bouvines. Je ne sais si Dieu l'avait ainsi permis,
pour leur grande mauvaiseté, mais la vengeance fut cruelle sur
eux. » Dans cette même guerre, Charles le Téméraire mit en
délibération s'il ferait mourir les trois cents otages que les Lié-
geois lui avaient donnés : « Aucuns opinèrent qu'il les fît mourir
tous, et, par espécial, le seigneur de Contay tint seul cette opinion,
et jamais ne l'ouïs parler si mal ni si cruellement que cette fois.»
Commines l'excuse, en remarquant que nous sommes tous hommes
et faillibles, et « qui voudrait chercher tels que jamais ne faillis-
sent à parler sagement, ni que jamais ne s'émussent une fois plus
que l'autre, il faudrait les chercher au ciel, car on ne les trouve-
rait pas entre les hommes; » mais, fidèle â son idée d'une justice
divine, notre historien représente la mort du conseiller de Charles le
Téméraire comme une punition de sa cruauté : « Il me semble bon de
dire qu'après que ledit seigneur de Contay eut donné cette cruelle
sentence contre ces pauvres otages, un étant en ce conseil me
dit à l'oreille : Voyez-vous bien cet homme, combien qu'il soit
bien vieil, si est-il de sa personne bien sain ; mais j'oserais bien
mettre grand'chose, qu'il ne sera point vif d'hui en un an; et le
dis pour cette terrible opinion qu'il a dite. » Et ainsi en advint.
(l) Mémoires d.'Olivier de la Marche^ livre H, ch. vu.
DROIT DE GUERRE. d77
car il ne vécut guère. » Commines oppose au conseil du seigneur
de Contay l'avis humain du seigneur d'Aymbercourl, lequel dit :
« que son opinion était pour mettre Dieu de sa part de tous
points, et pour donner h connaître ii tout le monde qu'il n'était ni
cruel ni vindicatif, que le duc délivrât les trois cents otages. »
Aymbercourt ayant réussi, contre toute attente, dans une négo-
ciation avec les Liégeois, l'historien dit, « qu'au jugement des
hommes, il reçut tous les honneurs, pour la bonté dont avait usé
envers lesdits otages (1). »
Froissart et Commines ont vécu dans le même siècle, et l'on
dirait qu'un abîme les sépare. Il y a réellement un abîme entre
eux. Le chroniqueur est l'homme du moyen âge, grand admirateur
des beaux coups d'épée, mais peu sensible aux maux de la guerre,
à moins qu'ils ne frappent les gens d'Église. Commines est un
historien politique, c'est l'homme des temps modernes ; il n'aime
pas la guerre, il réprouve la cruauté et bénit la clémence, en mon-
trant que la main de Dieu s'appesantit sur les hommes cruels,
tandis qu'il est miséricordieux pour ceux qui sont doux et clé-
ments. On pourrait lui reprocher trop d'indulgence, mais lors
même qu'il excuse les hommes qui font le mal, il condamne le
mal. Encore ne cherche-t-il pas toujours des excuses : il n'hésite
pas à flétrir l'orgueil et la colère qui transportèrent Charles le
Téméraire, au point qu'il ressemblait à un fou furieux : « Sur ce
courroux se mit aux champs ledit duc, et commença exploit de
guerre ord et mauvais, dont il n'avait jamais usé, c'était de mettre
le feu partout où il arrivait. » Bientôt il se vengea de ses mécomptes
sur les prisonniers : « Ceux qui furent pris vifs furent pendus,
sauf aucuns que les gens d'armes laissèrent courir par pitié. Un
nombre assez grand eurent les poings coupés. Il me déplaît à
dire cette cruauté, mais j'étais sur le lieu et en faut dire quelque
chose (2). »
L'humanité s'éveillait dans les esprits d'élite, mais les mœurs
étaient encore barbares. Commines est plutôt l'homme de l'avenir
que du présent. C'est dans Froissart qu'il faut chercher le tableau
des mœurs prises sur le fait; barbares au commencement du
(i) Mémoires de Commines, livre HI, ch. ix.
(2) Id., ihid., livre U, ch. ii et m.
578 DROIT DES GENS.
xv siècle, même dans les classes supérieures, comment se
seraient-elles subitement humanisées h la fin de ce même siècle?
C'est à ce point de vue qu'il faut se placer, pour apprécier avec
équité le droit de guerre au début de l'ère moderne.
SECTIOA II. — LE DROIT DE GUERRE AL' XM^ SIÈCLE.
§ 1. Les faits.
N'' 1. Barbarie.
I
Un de nos meilleurs historiens dit, en parlant des guerres du
XYi*^ siècle : « On est naturellement porté à penser que les progrès
de la civilisation devaient avoir adouci les mœurs, et que les
peuples devaient être exposés à moins de souffrances au xvi" siècle
qu'au xr' ou au xn*'; un examen attentif amène à croire le contraire.
L'histoire des siècles vraiment barbares ne présente pas d'atrocités
semblables à celles des châtiments de la Guyenne, sous Henri II.
Alors les États étaient bien plus petits; les oppresseurs, bien plus
rapprochés des opprimés, les connaissaient mieux, et éprouvaient
pour eux plus de sympathies ; d'ailleurs ils voyaient plus claire-
ment qu'en détruisant leurs sujets, ils se ruinaient eux-mêmes, et
ils étaient trop faibles et trop pauvres pour supporter de si grandes
pertes (1). » Nous ne relèverons pas toutes les illusions qui font,
de cette comparaison entre le moyen âge et le xyi"" siècle, précisé-
ment le contre-pied de la réalité. Les faits parlent assez haut. Si
l'Europe fut morcelée, au moyen âge, en une infinité de petits États,
tout ce qui en résulte pour les maux de la guerre, c'est qu'ils
furent étendus à l'infini, puisque les hostilités étaient permanentes
(1) Sismondi, Précis do riiistoire des Français, ch. XII, sect. m.
DROIT DE GUERRE. 579
sur tous les points du territoire. Si les guerres furent cruelles au
xvi« siècle, c'est que les mœurs étaient cruelles. Et qui avait
produit les mœurs du xvi'' siècle? N'étaient-elles pas le fruit du
moyen âge que l'on prétend plus favorable à l'humanité que l'ère
moderne? S'il y a un coupable, c'est la féodalité, ce n'est pas le
xvi*" siècle. On pourrait accuser à bon droit la civilisation, si le
xvi« siècle avait trouvé l'Europe civilisée ; mais les mœurs étaient
barbares, partant le droit de guerre devait l'être aussi. Les témoi-
gnages de la barbarie générale, h la fin du moyen âge, abondent;
nous n'en citerons qu'un seul, la justice.
La justice est une espèce de guerre, et la guerre une espèce de
justice. L'une et l'autre débutent par la barbarie et la cruauté;
l'humanité n'y pénètre qu'à la longue. Au xiv^ siècle, les ordon-
nances renchérissent les unes sur les autres en peines atroces :
les faux monnayeurs sont bouillis vivants : les femmes non ma-
riées qui cèlent leur grossesse, sont présumées coupables d'infan-
ticide, et le juge a le pouvoir arbitraire, en les punissant de mort,
d'ordonner telle aggravation de supplice qu'il juge convenable.
Pour les crimes politiques, il n'y avait aucune limite aux supplices.
La Guienne se révolta sous Henri II; les prisonniers furent exé-
cutés en masse, il y en eut de brûlés, de rompus vifs, de pendus
aux battants des cloches qu'ils avaient sonnées; les juges et les
bourreaux rivalisaient d'inventions pour prolonger les douleurs
et l'agonie. Rendra -t-on la civilisation responsable de ces
horreurs? Sismondi l'a fait (1), sans réfléchir qu'il calomniait la
civilisation au profit de la barbarie. Qu'on se rappelle les procé-
dures horribles contre les hérétiques et les sorcières, les guerres
de destruction contre les sectes, et l'on ne sera plus tenté de re-
gretter le moyen âge. Non, la barbarie du xvi^ siècle est un legs
des temps féodaux. Voilà pourquoi on trouve partout la même
cruauté dans la distribution de la justice. En Allemagne, les femmes
étaient enterrées vives, après qu'on leur avait coupé les seins; les
hommes, déchirés avec des pinces ardentes, ou honteusement
mutilés, périssaient dans de longues tortures. Dans un petit pays
qui ne comptait pas plus de 100,000 habitants, il y eut, dans un
(I) Sismondi, Histoire des Français, T. XI, p. 87.
580 DROIT DES GENS.
espace de vingt-huit ans, 1,441 personnes torturées, 474 mises à
mort, sans compter les innombrables mutilations. Un petit duc fit
brûler tant de sorcières, que la masse des pieux ressemblait à une
(brêt. Les justes prenaient plaisir aux tourments commet l'exercice
(l'un art; on lit dans les actes judiciaires d'horribles plaisanteries
sur les malheureux que l'on tuait dans de lents supplices (1) !
La civilisation moderne a fait disparaître la cruauté du sanctuaire
delà justice : ce n'est donc pas la civilisation qui est coupable.
Si nous recherchons les causes de la barbarie générale qui régnait
au xvi« siècle, nous trouverons que la religion, qui passe pour
l'élément principal delà civilisation européenne, donnait des le-
çons journalières de cruauté. Hâtons-nous d'ajouter que c'est la
religion telle que le génie farouche des théologiens la comprenait.
L'affreuse conception de l'enfer ne faisait-elle pas d'un Dieu de
charité un bourreau? Les réformateurs renchérirent encore sur
le catholicisme. Les catholiques, tout avides de supplices qu'ils
étaient, avaient du moins un purgatoire, où le bourreau par-
donnait; le Dieu des prolestants ne connaît que des tortures
éternelles. Singulière contradiction de l'esprit humain! Il est in-
capable de concevoir l'éternité, et il veut qu'il y ait des peines
éternelles!
Comment les mœurs se seraient-elles humanisées, quand les
croyances étaient barbares? Et tant que les mœurs étaient bar-
bares, les guerres devaient l'être, car même au milieu de notre
civilisation qui se distingue par son humanité, la vue continuelle
du sang finit par émousser la compassion. Nous avons dit que la
royauté contribua à répandre le machiavélisme dans la diplo-
matie; l'orgueil royal rendit aussi les guerres plus cruelles.
Louis XII enleva d'assaut la forte place de Peschiera; la garnison
fut «mise à l'épée, » et le gouverneur, noble Vénitien, fut pendu
aux créneaux avec son fils, pour avoir fait « une vilaine réponse »
h la proposition qu'on lui fit de se rendre. C'est le roi seul qui était
coupable de celte exécution, car les gentilshommes qui l'entou-
raient sollicitèrent la grâce des prisonniers ; le biographe du che-
valier Bayard dit que la cruauté de Louis XII étonna et alfligea
(i) A. Menzcl, fipschichte der Deulscheii, T. V, p. 127, ss.
DROIT DE GUERRE. 381
l'armée. Cependant le roi de France avait une réputation de bonté
et de douceur : pourquoi donc se montrait-il plus cruel que les
soldats? « 11 y avait un orgueil insensé au fond de sa colère, ré-
pond un historien français : c'était un crime que de résister en
face Ji un grand roi (4). » Les armées finirent par partager les
préjugés de leurs chefs; dans l'expédition italienne de François I",
le maréchal de Montmorency ayant emporté une tour qui proté-
geait un pont du ïessin, fit pendre les prisonniers, parce qu'ils
avaient osé défendre « un pareil poulailler contre une armée fran-
çaise. » Cette barbarie passa en droit, parce qu'elle se pratiquait
habituellement. De Thou, en parlant du sac de Bovines, ajoute
« qu'une partie des habitants ayant élé pris par le duc de Nevers,
furent pendus, suivant les lois de la <juevre, pour avoir voulu témé-
rairement essuyer le feu du canon (2). » C'est le droit de guerre de
l'Orient : le despote étant l'image de Dieu, ceux qui osent lui ré-
sister sont des criminels, et méritent la mort. II y avait encore un
calculdans cette cruauté; les rois voulaient frapper les populations
de terreur et faciliter la conquête. Calcul impolilique, s'il en fut
jamais. La crainte d'une mort ignominieuse ouvrit aux Français
les portes de quelques forteresses, mais plus tard elle leur fit
perdre l'Italie, car la haine fut plus profonde que la terreur (3) !
Il y a une autre cause de la barbarie des guerres qui date
du moyen âge. Les hostilités sous le régime féodal étaient uni-
verselles, en ce sens que tout habitant était ennemi, et traité
comme tel ; nous devrions dire que la nature elle-même était con-^
sidérée comme ennemie. I! en était encore de même au xvi" siècle.
On lit dans les déclarations de guerre de François T' contre
Charles-Quint : « Savoir faisons que nous avons déclaré ledit em-
pereur, ses adhérents et tenants son parti, ensemble les sujets de
ses pays patrimoniaux, ennemis de nous et de nos royaumes, sei-
gneuries et sujets; et en ce faisant, permettons et donnons congé
h tous nos sujets d'user d'armes contre les dessus dits en guerre,
par mer et par terre (4). » Ainsi les sujets des parties belligérantes
(1) Martin, Histoire de France, T. VU, p. 376.
(2) De Thou, Histoire universelle, livre XHI.
(3) /oijms, H ist or., lib. 11 (T. I, p. 30) : .Cujus inhumani facinorisfamapervagala totam Italiam
ncuti maximo terrore omnibus fuit, ila Ciallorura genti iocredibile odium excitaTit. •
(4) Papiers d'État de Granvrllf, T. Il, p. 630.
582 DROIT DES GENS.
devenaient ennemis; leurs intérêts et leurs passions étaient mis
en jeu ; tout commerce, toutes relations pacifiques , étaient inter-
rompus : on aurait dit un duel h mort. A mesure que les grands
États se formèrent, ces sentiments étroits s'élargirent; la guerre
ne fut plus une lutte d'individu à individu, mais de société à so-
ciété; il en résulta que l'immense masse des habitants furent mis
à l'abri des maux de la guerre. Telle fut la bienfaisante inlluence
de la civilisation.
Ce n'est pas le sang versé dans les batailles, quelque sanglantes
qu'elles soient, qui est la perte la plus considérable résultant de
la guerre; le malheur le plus grand, c'est la destruction toute gra-
tuite qui accompagnait jadis les hostilités entre voisins. Au début
de l'ère moderne, ce mal existait encore. Il tenait à l'organisation
des armées. Les mercenaires ne datent pas du xvi'' siècle ; nous les
trouvons au moyen âge, dès que les luttes féodales devinrent de
vraies guerres. On sait quels furent les ravages des fameuses
compagnies qui désolèrent la France au xiv*' et au xv'' siècle,
Les mercenaires furent une nécessité, tant qu'il n'y eut pas
de recrutement régulier. Il est inutile d'insister sur le caractère
barbare des troupes de louage; on peut dire que la barbarie est
de leur essence, h en juger par les guerres du xvi'^ siècle. Quand
une ville était prise de force, alors même qu'elle se rendait à
discrétion, le viol et le pillage étaient de droit; trop souvent la
ville était brûlée, les hommes, les femmes et les enfants mas-
sacrés. Quant aux campagnes, elles étaient ù la lettre en proie i^i
la destruction , les villages rasés, les moissons fauchées, le bétail
égorgé, et le pays changé en désert. On ne respectait pas tou-
jours les églises : en 1552, les soldats catholiques de Charles-
Quint mirent le feu même aux temples, et y commirent, au dire
d'un témoin oculaire, « des excès plus énormes que les Turcs et
les infidèles ne les voudraient attenter. » Parfois les prisonniers
mêmes étaient tués (i).
(1) François de Rabulin, Commentaires, dans Pelitot, T. XXXI, p 44.
DROIT DE GUERRE. 585
II
Nous sommes obligé, pour remplir notre tâche, d'entrer clans
quelques détails sur l'horrible droit de guerre du xvi" siècle, mais
nous pouvons être bref : l'on n'a qu'à ouvrir le premier chro-
niqueur venu, pour marcher dans le sang et les ruines. C'est à
juste titre que les Italiens traitèrent leurs vainqueurs de barbares;
ils méritaient cette flétrissure. L'armée du bon Louis XII étouffa
dans les grottes de Masano six mille réfugiés, hommes, femmes et
enfants, pour se partager leurs dépouilles. Le duc de Nemours
abandonna Brescia à un massacre universel : Fleurange, un de ses
capitaines, dit que les Français y tuèrent 40,000 habitants sans
défense. Les Suisses surtout montrèrent une avidité insatiable;
leurs cruautés firent passer en proverbe la barbarie tudesqiie; ils
prenaient le carnage comme un plaisir dont ils s'enivraient : on les
vit tuer des malades dans les hôpitaux (i). A leur tour, les Italiens
commirent des actes de sauvage. A Parme, ils dévorèrent le
cœur de leurs prisonniers, ils leur ouvrirent le ventre tout vifs et
y firent manger l'avoine h leurs chevaux (2).
La prise de Rome par une armée chrétienne et en grande partie
catholique montre, dans toute leur laideur, les viles passions
qu'allume le métier de la guerre. On a comparé le sac de Rome
Il l'invasion des Barbares, et un historien allemand avoue avec
tristesse, qu'il ne connaît pas d'exemple dans l'histoire d'excès
plus atroces (3). Il n'y a pas à s'étonner du sac d'une ville par
des hordes de mercenaires qui tenaient de la brute plus que de
l'homme; mais la prise de Rome eut ceci de particulier, que
le pillage et les crimes qui l'accompagnent durèrent pendant
des mois entiers ; le sac recommençait tous les jours, c'était
moins la cruauté qui animait les farouches vainqueurs, que la
cupidité poussée jusqu'à la fureur : on n'entendait que les cris des
malheureux qu'ils faisaient périr dans les tortures pour leur faire
(i) Si/onondij Histoire des Français, T. IX, p. 153.
(il Du Bellay, Mémoires, dans Pelilol, T. XVll, p. 373.
(3) Barthold, Georg von Fruodsberg, p. 453.
384 DROIT DES GENS,
dire où ils avaient caché leur argent. Il y a une leçon morale
dans ces scènes de dévastation et de carnage. L'historien gémit
sur les excès des bourreaux, mais c'est h peine s'il peut plaindre
les victimes. Rome comptait 30,000 hommes capables de porter
les armes, et le pape ne trouva que cinq cents soldats pour dé-
fendre la capitale du monde chrétien ! « 11 y eut peu de tués, dit
un historien italien, on ne lue guère ceux qui ne se défendent pas;
mais le pillage qui se fit est inestimable (1). » Pendant des siècles,
les richesses de la chrétienté avaient afflué h Rome; si les Romains
ne voulaient point combattre eux-mêmes, que ne firent-ils le sa-
crifice d'une petite partie de leur superflu pour acheter des mer-
cenaires ! Le pape n'obtint pas même l'argent qu'il leur demanda ;
les indulgences qu'il leur promit ne furent pas plus efficaces; les
sujets du souverain pontife préférèrent leurs écus au ciel (2). Mais
pourquoi flétrir les sujets, alors que le vrai coupable est le détes-
table gouvernement des papes? Les Romains ne se défendirent pas,
parce qu'il ne leur restait plus rien à défendre que leur argent.
Quelques années plus tard, Florence combattit avec héroïsme
contre l'empereur ligué avec le pape : elle combattait pour la
liberté.
N° 2. Humanité.
I
Nous avons trouvé des germes d'humanité au milieu de la bar-
barie du moyen âge, dans les sentiments de la race germanique
et dans les croyances chrétiennes. Si la chevalerie ne fut pas l'idéal
que les poètes ont chanté, elle professait du moins la loyauté. et
la générosité, et elle pratiqua parfois ces belles vertus, bien que
dans d'étroites limites. Ces germes se seraient-ils perdus subite-
ment avec les premiers pas de la civilisation moderne? La chose
serait inexplicable, disons mieux, elle est impossible. Si les mœurs
barbares des temps féodaux se transmirent au xvi^ siècle, les
(1) Vetlori, dans Ranke, Fûrsten und Vœlkcr, T. II, p. 109, note.
(2) Barthold, Georg von Frundsberg, p. '»30.
DROIT DE GUERRE. 385
instincts d'humanité qui s'y étaient fait jour durent également se
transmettre et même se développer, en vertu de la loi du progrès.
Vainement nie-t-on la perfectibilité des sentiments moraux, elle
éclate dans les faits, quand on les considère sans le préjugé qui
porte à glorifier un passé imaginaire aux dépens du présent dont
on exagère les maux. La guerre fut atroce au xvi*" siècle, nous
l'avouons ; mais la conscience générale réprouvait ces atrocités,
car l'on appelait mauvaise guerre, celle qui se faisait h outrance et
sans donner quartier; et l'on ne considérait cette mauvaise guerre
comme légitime que quand elle avait lieu à titre de représailles (1).
A cette guerre sans pitié ni miséricorde, on opposait la bonne
guerre, où les prisonniers étaient mis h rançon ou même rendus
à la liberté.
Voilà certes une chose nouvelle et un immense progrès. Au
moyen âge, l'élite de la féodalité, la chevalerie, ne réprouvait pas
le droit dont elle usait ii l'égard des vaincus, quand c'étaient des
vilains. Au xvi^ siècle, ceux-là mômes qui pratiquaient le droit
atroce du vainqueur, le flétrissaient; orundroitquel'on condamne
n'est plus un droit, et il cessera bientôt d'être pratiqué. Les repré-
sailles semblaient légitimer toutes les horreurs de la guerre, mais
l'instinct du juste, qui est indestructible, repoussait ce droit bar-
bare; la /?on??d ^ife/r^ l'emporta parfois au milieu du conflit san-
glant des passions. Après la bataille de Pavie, les Suisses s'atta-
chèrent en suppliants aux lansquenets; beaucoup d'entre eux,
n'espérant aucune miséricorde de ceux à qui ils n'avaient jamais
fait merci, avaient cherché le salut, pour mieux dire la mort, dans
le Tessin. Ceux des Suisses qui firent appel à l'humanité des
lansquenets, trouvèrent des sentiments de pitié auxquels ils
n'avaient guère droit de s'attendre. Les Allemands dirent qu'ils
espéraient que les Suisses auraient souvenir de la commisération
qu'ils rencontraient chez leurs vainqueurs, et qu'à leur tour ils
seraient humains pour les vaincus (2).
Déjà, au moyen âge, les prisonniers de marque étaient mis à
rançon ; l'intérêt s'accordait avec l'humanité pour leur sauver la
vie. Cet usage subsistait encore au xvi*' siècle. Martin du Bellay,
(1) Méraoïrtîs dfi du Bellay, dans Pelitot, T. XVII, p. 445.
(2) Chronique suisse, dans Barlholdj Georg von Frundsberg, p. 337.
586 DROIT DES GENS.
l'excellent chroniqueur, raconte que lui-même, fait prisonnier, fut
mis h trois mille écus et renvoyé sur sa foi, à la charge d'être de
retour dans les dix jours ou envoyer les trois mille écus ; il eut
pour caution un gentilhomme de l'empereur qui autrefois avait été
nourri en France (1). L'usage des rançons prêtait à des abus ; plus
d'un soldat suivit l'exemple de Charles-Quint, qui montra peu de
générosité comme vainqueur de François I". Philippe II modéra
la somme qu'un Espagnol demanda du seigneur de Maintenon, fait
prisonnier II la bataille de Saint-Quentin. Le vaincu restait à la
merci de son vainqueur jusqu'à ce qu'il l'eût satisfait, et la merci
des rudes guerriers du xvi" siècle n'était pas très compatissante.
Un marchand d'Anvers se plaignit à Philippe II, qu'ayant été pris
par un Français, il fut détenu plus criminellement qu'un criminel,
environ deux ans (2).
Que devenaient les captifs dont il n'y avait aucune rançon à
attendre? Le vainqueur en pouvait disposer à sa guise, et il ne
les traitait pas toujours avec humanité. Charles-Quint reprocha
à François P'' qu'il employait les Espagnols aux galères comme
des esclaves (3). En 1552, le maréchal de Vieilleville vit ses
soldats jouer les prisonniers aux dés, ainsi que les chevaux,
parce qu'ils étaient de pays inconnus, et que l'on n'avait aucune
espérance d'en tirer un denier. « Vieilleville s'en courrouça fort
âprement, et les cuida tuer quand il les surprit sur le fait,
trouvant trop inhumain que l'on turquisàt ainsi le christianisme; il
mit tous les prisonniers en liberté sans rien payer, et chassa ces
barbares joueurs de sa suite (4). » Le plus souvent, le commun des
captifs étaient mis en liberté. Après la bataille de Pavie, le duc de
Bourbon commanda que les prisonniers qui n'avaient pas moyen
de payer rançon eussent à se retirer en France. «Je fus du nombre,
dit Montluc, car je n'avais pas grand'finance.Le duc ne nous donna
aucuns vivres ni moyens quelconques, de sorte que nous ne man-
geâmes que raves et tronçons de choux que nous mettions sur les
charbons (5). » Les traités stipulaient d'ordinaire la liberté sans
(1) Mémoires de fiu Bellay, dans Pelilol, T. XIX, p. 236.
(2) A'éguciations relalives au règne de François II, p. 67,132.
(3) Mémoires de du Bellay, dans Petilot, T. XVUl, p. 383.
(4) Mémoires de Vieilleville, dans Pelilol, T. XXVH, p. 83.
(5) Mémoires de Monlluc, dans Pelilol, T. XX, p. 359.
DROIT DE GUERRE. 387
rançon des pauvres prisonniers; mais on ne les exécutait pas tou-
jours. Un Espagnol se plaignit au roi de France, « qu'ayant été fait
prisonnier par des soldats français, ceux-ci le donnèrent à un
gentilhomme de Reims, qui l'avait toujours détenu prisonnier bien
misérablement en très grande pauvreté et misère. A la paix de
Cateau-Cambresis, il fut convenu « que tous soudoyés, gens de
pied, de part et d'autre, seraient rendus, sans avoir égard h. leur
nombre, et sans être tenus de payer leurs dépens (1). »
Le droit de guerre tendait à se rapprocher de celui des temps
modernes; mais il y avait encore lutte entre la barbarie et l'hu-
manité. C'était l'intérêt personnel du vainqueur qui faisait ob-
stacle à la générosité. Ceci est encore un débris du moyen âge que
la civilisation emportera. La guerre, aussi longtemps qu'elle se fit
entre seigneurs, était toute individuelle ; chaque soldat la faisait
en quelque sorte pour son compte, et tirait profit de sa victoire :
de là les rançons. Dans l'origine, les rançons furent un bienfait,
car elles intéressaient chaque combattant h la miséricorde : c'était
comme une école d'humanité. Toutefois l'école n'était pas irré-
prochable; ce n'est pas une vraie humanité, celle que l'intérêt
inspire. La cupidité est mauvaise conseillère; on le vit au
XVI'' siècle. L'abus avait sa racine dans le caractère individuel des
guerres; il disparut quand la guerre devint une affaire d'État.
Il y avait un autre excès qui tenait à la barbarie du moyen âge,
la dévastation des campagnes; elle se faisait le plus souvent sans
aucun profit pour les parties belligérantes, rien que par envie de
nuire à son voisin. Les mercenaires du xvr- siècle étaient tout
aussi pillards et aussi dévastateurs que les guerriers féodaux.
Cependant les sentiments d'humanité et de justice commençaient
à lutter contre la barbarie. Vers l'année 1552, il y eut une négo-
ciation des plus intéressantes entre le maréchal de Brissac et les
Espagnols. Le général français pensait que le ravage des champs
était « contre le devoir de l'humanité qui devait être pratiquée à
l'endroit des laboureurs, lesquels ne devaient souffrir pour les
querelles des princes. » Brissac invoqua les souvenirs de l'anti-
quité, si puissants après la Renaissance; mais pour trouver chez
les anciens des exemples d'humanité, il lui fallut avoir recours à
(1) NégociiUions relatives au régne de François II, p. 136,250.
588 DROIT DES GENS.
un roman : « Le grand roi Cyrus, dit-il, ordonna que parmi la
guerre il y aurait paix de tous côtés pour les laboureurs. Il doit
suffire au soldat allant en la maison du rustique, d'y prendre à
boire et à manger tout seulement ; ce qui se fait au delà sent plutôt
l'avarice et la rage brigandesque, que l'honnêteté et valeur qui doit
être parmi soldats bien disciplinés. » Pour remédier aux ex€ès
qui en pouvaient advenir, Brissac proposa d'arrêter quelques ca-
pitulations pour la campagne, à l'assurance du pauvre peuple. Le
général espagnol, tout en protestant qu'il n'avait pas moindre
considération des laboureurs qu'avait le maréchal, fit des objec-
tions : « Il n'avait jamais vu qu'il se fût fait une capitulation pa-
reille; cela lui paraissait difficile, presque impossible, à cause de
la diversité des événements de la guerre, qui sont sujets à tant de
changements, qu'il serait malaisé de les régler. » Le maréchal in-
sista et finit par obtenir un traité « pour la sûreté du labour de
la campagne; on convint que la guerre ne se ferait au paysan,
sinon lorsqu'il serait trouvé menant vivres dans les forteresses ;
que le soldat ne pourrait prendre chez le paysan qu'un repas de
ce qu'il aurait chez lui, sans le contraindre à en aller chercher
ailleurs (1). »
II
La bon7ie guerre luttait contre la mauvaise guerre, et elle finit par
l'emporter; mais le progrès s'accomplissait lentement. Aujour-
d'hui la compassion pour les vaincus semble si naturelle, que l'on
ne songe plus à en faire honneur au vainqueur. Au xvi'^ siècle, le
plus simple acte d'humanité passait pour un acte d'héroïsme.
Charles-Quint entreprit le siège de Metz dans une mauvaise sai-
son; le camp espagnol était rempli de malades, quand le duc
d'Albe fut obligé de se retirer. Écoutons un témoin oculaire :
« Nous séjournâmes en la ville jusqu'au lundi, en très grande
liesse, qui eût été comble, sans les grandes pitiés que nous vîmes
au campduducd'Albe, qui étaient si hideuses, qu'il n'y avait cœur
qui ne crevât de douleur. Car nous trouvions des soldais par
grands troupeaux, de diverses nations, malades à la mort, quf
(I) Mémoires de Duvillars, dans Pelitvl, T. XXIX, p. 1-3, 139.
DROIT DE GLERRK. 389
étaient renversés sur la boue : d'autres assis sur de grosses
pierres, ayant les jambes dans les fanges, gelées jusqu'aux ge-
noux, qu'ils ne pouvaient ravoir, criant miséricorde, et priant de
les achever de tuer. En quoi M. de Guise exerça grandement la
charité, car il en fit porter plus de soixante à l'hôpital pour les
faire traiter et guérir, et, à son exemple, les princes et seigneurs
en firent de semblables, si bien qu'il en fut tiré plus de trois cents
de cette horrible misère; mais, à la plupart, il fallut couper les
jambes, car elles étaient mortes et gelées (1). «Ainsi le vainqueur
sauva quelques centaines de malades, au lieu d'achever des mal-
heureux déjà à demi morts. Nous allons voir comment un contem-
porain apprécie ce devoir d'humanité : An moyen de quoi, M. de
Guise ajouta à son nom, bien que très grand de beaucoup d'autres
louables actions, encore cette humanité qui en rendra la mémoire et
lui-même immortels (2). Voilà un héros déclaré immortel, pour
avoir fait soigner des malades ! Que l'on compare les sentiments
de notre siècle avec ceux du seizième, et que l'on dise, s'il n'y a
pas progrès dans l'ordre moral aussi bien que dans l'ordre maté-
riel! L'humanité des Français après la levée du siège de Metz eut
un long retentissement : « Au siège de Thérouanne, les Français
étant prêts à être tous mis en pièces, comme la guerre le permet,
ils s'avisèrent à crier : Bonne, bonne guerre, compagnons! Souve-
nez-vous de la courtoisie de Metz! Soudain les Espagnols courtois,
qui faisaient la première pointe de l'assaut, sauvèrent les soldats,
seigneurs et gentilshommes, sans leur faire aucun mal, et les reçu-
rent tous à rançon (3). »
Il y a des hommes dans lesquels s'incarnent, pour ainsi dire,
les plus nobles instincts de l'humanité : tel était au xvi'' siècle
Bayard, le chevalier sans peur et sans reproche. Un écrivain fran-
çais, dans un ouvrage sur la chevalerie, le compare à Socrate (4).
On pourrait croire que c'est trop exalter le bon chevalier. Mais
pour l'apprécier, il ne faut pas oublier le milieu dans lequel il
vécut, il faut se rappeler les excès de la gendarmerie française
(1) Mémoires de Vieillevillc, dans Peiitol, T. XXX,p. 233.
(2) Dp Salignuc, le Siège de Metz, dans Peiitol, T. XXXU, p. 389.
&) Branlôme, Hommes illustres, Guise le Grand.
(4) DpJrchizc, Roland ou la chevalerie, T. I, p. 297.
590 DROIT DES GENS.
dans les guerres d'Italie. Bayard brille parmi ces hommes, ivres
de butin et de sang, par toutes les vertus que l'on ne trouve d'or-
dinaire que dans les romans, la loyauté, la courtoisie, le désinté-
ressement, la magnanimité : « Je ne me fis oncques, dit-il, homme
de guerre, pour m'enrichir, ni mourir riche; car c'est moult difficile
en la loi chrétienne suivre les armes et mourir riche ; c'est assez
vivre selon Dieu, et avoir suffisance (1). » C'était une âme si droite
et si candide, qu'elle ne comprenait pas même la trahison ; écou-
tons le biographe du bon chevalier. Pour se venger des Français,
le pape voulut détacher d'eux le duc de Ferrare, leur allié; cette
trahison aurait mis l'armée française h la merci du souverain pon-
tife. Le messager qu'il expédia au duc était digne de cette mission;
il se laissa gagner par celui qu'il devait « pratiquer, » et s'engagea
à donner du poison à son maître. Le duc de Ferrare annonça cette
bonne nouvelle à Bayard, en l'assurant que, dans huit jours au
plus tard, le pape ne serait plus en vie. Le bon chevalier, qui n'eût
jamais pensé au fait, répondit : « Comment cela, monseigneur,
vous avez donc parlé à Dieu? « « Ne vous souciez, dit le duc, mais
il sera ainsi. » Il finit par avouer son projet : « Desquelles paroles
le bon chevalier se signa plus de dix fois, et regardant le duc, lui
dit : « Hé, monseigneur, je ne croirai jamais qu'un si gentil prince
comme vous êtes, consentît à une si grande trahison; et quand je
le saurais, de vrai je vous jure mon âme que, devant qu'il fût nuit,
en avertirais le pape. » — « Comment, dit le duc, il a bien voulu
faire autant de vous et de moi. » — « Il ne m'en chault, dit le bon
chevalier; le faire mourir d'une telle sorte, jamais je n'y con-
sentirai. » — Le duc haussa les épaules, et, en crachant contre
terre, dit ces paroles : « Par le corps Dieu ! monseigneur de
Bayard, je voudrais avoir tué tous mes ennemis, en faisant ainsi;
mais puisque ne le trouvez pas bon, la chose demeurera, dont,
si Dieu n'y met remède, vous et moi nous repentirons. » — « Nous
ferons, si Dieu plaît, dit le bon chevalier (2). »
La conduite deBayard, après la prise de Brescia, est bien connue ;
mais c'est un devoir pour nous qui cherchons des traces d'huma-
nité au milieu des horreurs de la guerre, de rapporter ce trait du
(1) Les Gestes du chevalier Bayard, par Champier, dans les Archives curieuses, T. II, p. 135.
(2) Histoire du bon chevalier sans paour ni reproche, dans Pelitot, T. XV, p. 361-36f .
DROIT DE GUERRE. 391,
bon chevalier. Blessé à l'assaut, il fut transporté dans une maison
dont le maître s'était enfui, laissant sa femme et ses deux tilles à
la merci du vainqueur. La mère vint se jeter aux pieds du cheva-
lier, et lui dit : « Noble seigneur, je vous présente cette maison
et tout ce qui est dedans, car je sais bien qu'elle est vôtre, par le
devoir de la guerre; mais que votre plaisir soit de me sauver l'hon-
neur et la vie, et de deux jeunes filles qui sont prêtes à marier. »
Le bon chevalier, qui oncques ne pensa méchanceté, lui répondit:
« Madame, je ne sais si je pourrai échapper ti la plaie que j'ai;
mais tant que je vivrai, à vous, nia vos filles ne sera fait déplaisir.»
Bayard guérit et se disposa à partir. La dame, dont il était le
maître de tirer douze mille ducats, sachant bien qu'il n'userait
pas de son droit, lui offrit une cassette pleine de ducats, en le
priant de prendre ce petit présent en gré. « Le gentil seigneur qui
oncques en sa vie ne fit cas d'argent, se prit à rire, et puis dit :
« Madame, combien de ducats y a-t-il en cette boîte ?» — « La
pauvre femme, qui eut peur qu'il fût courroucé d'en voir si peu,
lui dit : « Monseigneur, il n'y a que deux mille cinq cents ducats,
mais si vous n'êtes pas content, nous en trouverons plus large-
ment. » — Alors il lui dit : « Par ma foi, madame, quand vous me
donneriez cent mille écus, ne m'auriez pas fait tant de bien que de
la bonne chère que j'ai eue céans, et de la bonne visitatiou que
m'avez faite; vous assurant qu'en quelque lieu que je me trouve,
aurez, tant que Dieu me donnera vie, un gentilhomme à votre
commandement. Devos ducats, je n'en veux point, et vous remercie,
reprenez-les ; toute ma vie ai toujours plus aimé les gens que les
écus, et ne pensez aucunement que ne m'envoise aussi content de
vous, que si cette ville était en votre disposition et me l'eussiez
donnée. » La dame insistant, le bon chevalier accepta : « Bien
donc, lui dit-il, je l'accepte pour l'amour de vous, mais allez-moi
quérir vos deux filles, car je veux leur dire adieu. «Elles arrivées,
se sont jetées à genoux, mais incontinent furent relevées, puis la
plus aînée des deux commença à dire : « Monseigneur, ces deux
pauvres pucelles, à qui avez tant fait d'honneur que de les garder
de toute injure, viennent prendre congé de vous, en remerciant
très humblement Votre Seigneurie de la grâce qu'elles ont reçue,
dont à jamais, pour n'avoir autre puissance, seront tenues à prier
Dieu pour vous. »— Le bon chevalier, quasi larmoyant, envoyant
592 f'ROIT DES GENS.
*
tant de douceur et d'hui\iilité en ces deux belles filles, répondit :
« Mes demoiselles, vous faites ce que je devrais faire, c'est de
vous remercier de la bonne compagnie que vous m'avez faite, dont
je m'en sens fort tenu et obligé. Vous savez que gens de guerre ne
sont pas volontiers chargés de belles besognes pour présenter
aux dames; de ma part me déplaît bien fort que n'en suis bien
garni, pour vous en faire présent, comme je suis tenu. Voici votre
dame de mère qui m'a donné deux mille cinq cents ducats; je vous
donne à chacun mille, pour vous aider à marier. » Si leur mit
leurs ducats en leurs tabliers, voulussent ou non, puis s'adressa
h son hôtesse à laquelle il dit: «Madame, je prendrai ces cinq cents
ducats à mon profit, pour les départir aux pauvres religions de
dames qui ont été pillées; et vous en donne la charge, car mieux
entendrez où sera la nécessité que toute autre, et sur cela, je
prends congé de vous. » — Si dit la dame : « Fleur de chevalerie,
à qui nul ne se doit comparer, le benoît Sauveur et Rédempteur
Jésus-Christ, le vous le veuille rémunérer en ce monde-ci et en
l'autre (1). »
Bayard était la fleur de chevalerie. C'est sa gloire, mais c'est
aussi la gloire de la civilisation qui procède des Germains et du
christianisme. Placez le bon chevalier dans les plus beaux temps
de la Grèce ou de Rome, la délicatesse de sentiments qui le dis-
tingue, devient impossible. Les esprits les plus élevés, les âmes
les plus belles tiennent toujours du sol qui les vit naître, de la
société au milieu de laquelle ils ont vécu. On trouve chez eux les
vertus dominantes, mais idéalisées en quelque sorte. Le bon che-
valier vaut mieux que son siècle, mais c'est aussi un honneur
pour le XVI'' siècle de compter le chevalier sans peur et sans reproche
au nombre de ses enfants.
i} 2. Tendances paciliques.
N»!. Les humanistes.
Nous quittons le domaine des faits pour celui de la doctrine. Ce
ne sont pas, comme on le croit d'habitude, deux mondes à part,
(1) Histoire du bon clievaliey, dans Pelitot, T. XVI, p. 9-21.
DROIT DE GL'ERRE. 593
n'ayant rien de commun, la réalité d'une part, le rêve de l'autre.
La théorie ne se détache jamais des faits au point de n'avoir plus
aucune racine dans le sol, et d'être toute en l'air. Cela n'est pas,
parce que cela est impossible : l'esprit le plus aventureux puise
sa nourriture intellectuelle dans le milieu où Dieu l'a placé; alors
même que l'utopiste veut imaginer une société parfaite, il arrive
qu'il ne fait qu'idéaliser des sentiments et des idées qui sont en
germe dans l'humanité. En entrant dans le cercle des penseurs et
des poètes, nous restons toujours au xvi« siècle, mais nous sommes
dans une atmosphère plus pure, comme le voyageur qui, arrivé au
haut d'une montagne, voit sous ses pieds les nuages et les exha-
laisons de la plaine qu'il a quittée; il est plus près du ciel, mais
ses pieds foulent encore la terre.
La guerre est toujours l'idéal de la vie au xvi« siècle. Une âpre
ambition inspire les princes, ils veulent étendre leurs frontières
à tout prix; de lu, leurs guerres incessantes. Les gentilshommes
ne connaissent pas d'autre but à leur existence que de guerroyer;
il n'y a pas jusqu'aux classes inférieures qui ne soient animées de
cette humeur batailleuse; aussi les armées se recrutent-elles par
enrôlements volontaires. Des peuples tout entiers vivent, pour
ainsi dire, du métier des armes. Aujourd'Iiui la paix est devenue un
besoin général, et si profond, que les guerres, alors même qu'elles
éclatent, n'ont qu'une courte durée. Nous n'avons plus de caste
guerrière; la noblesse a déserté les drapeaux, depuis que la
sainte loi de l'égalité confère les titres et la puissance; d'autre
part, le commerce et l'industrie ont tellement envahi les masses,
que nos armées périraient d'inanition, sans la conscription forcée.
La révolution est complète. Quelles en sont les causes?
La société, de militaire qu'elle était, est devenue commerçante
et industrielle; or le travail est pacifique de son essence, et il
Unira par dompter la passion destructive de la guerre. Au
xvi'^' siècle, le commerce et l'industrie étaient encore dans l'en-
fance ; cependant les penseurs et les poètes réprouvent la guerre
et ils célèbrent la paix. L'on serait tenté de croire que ce mouve-
ment pacifique procède du christianisme : celui que les chrétiens
adorent comme le Fils de Dieu, n'était-il pas le Prince de la paix?
Cette supposition est une des mille illusions que l'on nourrit sur
le passé ; nous transportons nos propres sentiments dans le chris-
394 DROIT DES GENS.
tianisme; nous en faisons une religion pacifique par essence,
parce que nous sommes nous-mêmes essentiellement pacitîques.
Il faut mettre les faits à la place des hypothèses. Écoutons les
hommes du xvi« siècle, et nous entendrons les lettrés de !a Renais-
sance se répandre en malédictions contre la guerre, et exalter la
paix comme une loi de l'espèce humaine; nous entendrons les
théologiens combattre les humanistes, et, avec leur charité habi-
tuelle, les trailei' d'hérétiques. Des sectes protestantes répudient
la guerre, parce qu'elle leur semble en opposition avec la perfec-
tion évangélique; mais leur hérésie est évidente. Les hommes de
guerre prendront aussi la parole dans ce grave débat, et nous
trouverons plus d'humanité chez ceux qui ont vu de près les maux
de In guerre que chez les théologiens de profession qui ont tou-
jours la charité h la bouche.
I. Morus — Agricola. — ÉrasmH.
Les hommes de la Renaissance sont tous partisans décidés de la
paix, et ils se distinguent par leur humanité. Au premier abord
cela étonne, car l'antiquité dont ils sont les adorateurs était un
temps de luttes permanentes, et les vaincus n'avaient guère à se
louer de l'humanité des vainqueurs. Pour comprendre le génie
pacifique de la Renaissance, il faut se rappeler les derniers tra-
vaux de la philosophie ancienne, et surtout le stoïcisme, il faut se
rappeler la paix romaine et l'enthousiasme qu'elle inspira aux pen-
seurs et aux poètes de l'empire. Ce sont les sentiments et les idées
de l'antiquité au moment où elle va faire place h une ère nouvelle,
qui inspirent les humanistes du xvi« siècle; ils parlent bien de la
charité chrétienne, mais c'est Senèque plutôt que l'Évangile qui
est leur livre saint ; les invectives de Juvénal contre les conqué-
rants les touchent plus que les paroles d'amour de saint Jean.
C'est un mouvement tout littéraire; voilà pourquoi il tient peu
compte des exigences de la réalité.
Écoutons d'abord Morus, le premier des utopistes : « Les Uto-
piens ont la guerre en abomination, comme une chose brutale-
ment animale, et que l'homme néanmoins commet plus fréquem-
ment qu'aucune espèce de bête féroce. Contrairement aux mœurs
de presque toutes les nations, rien de si honteux en Utopie, que
DROIT DE GUERRE. 395
de chercher la gloire sur les champs de bataille. C'est quand les
Utopiens ont vaincu par la seule puissance de la raison, qu'ils se
vantent d'avoir agi en héros, parce que c'est la raison qui dis-
tingue l'homme des animaux (i). » Ces sentiments pacifiques for-
ment un singulier contraste avec fhumeur guerrière du xvi" siècle.
Morus fait une vive critique de l'ambition effrénée et inintelligente
des princes de son temps : « S'agil-il de conquérir de nouveaux
royaumes, tout moyen leur est bon ; le crime et le sang ne les ar-
rêtent pas. En revanche, ils s'occupent fort peu de bien adminis-
trer les États soumis à leur domination. «Les Uchoriens eurent le
bonheur d'être régis par un roi conquérant. Qu'arriva-t-il? « A
tout moment, il fallait envoyer des troupes dans les pays conquis ;
les citoyens étaient écrasés d'impôts et le sang coulait ù flots, pour
flatter la vanité d'un seul homme. Les Uchoriens trouvèrent que
la gloire de leur roi, achetée à ce prix, était une sotte chose ; ils le
prièrent de choisir entre son royaume héréditaire et ses con-
quêtes: Il ne convient pas, dirent-ils, qu'un grand peuple soit gou-
verné par une moitié de roi, quand pas un ne voudrait d'un mule-
tier qui serait en même temps au service d'un autre maître (2). »
Est-ce à dire qu'il faille condamner toute espèce de guerre? Ce
serait la vraie uiopie, c'est à dire l'idéal irréalisable. Morus ne va
pas jusque-là. Les Utopiens fo-nt la guerre, mais seulement pour
de graves motifs. Ils ne l'entreprennent que pour défendre leur
patrie, ou pour repousser une invasion ennemie sur les terres
de leurs alliés, ou pour délivrer du joug d'un tyran un peuple op-
primé par le despotisme. En cela, ils ne consultent pas leurs inté-
rêts, ils ne voient que le bien de l'humanité. « Morus admet en-
core une autre cause légitime de guerre. Les Utopiens envoient des
colonies dans les pays incultes; si les colons rencontrent une na-
tion qui repousse les lois de l'Utopie, ils la chassent des terres
qu'ils veulent coloniser, au besoin, par la force des armes. Dans
leurs principes, la guerre la plus juste, est celle que l'on fait à un
peuple qui possède d'immenses terrains en friche et qui en inter-
dit l'usage à ceux qui viennent y travailler et s'y nourrir suivant le
droit imprescriptible de la nature (3). »
(1) 77/. Munis, ruiopie, livre U (traducl. de Stonvenel).
(2) M. ihid., livre I.
(3) /(/,, 77m/., liv. letn.
596 DROIT DES GENS.
Mol'us, tout utopiste qu'il est, ne se place pas en dehors des
lois de la société. Si les nations suivaient ses maximes, il y aurait
peut-être autant de guerres qu'il y en a eu sous le régime des rois,
mais ce seraient des guerres de civilisation. C'est là ce qui carac-
térise l'Utopie : tout s'y fait dans l'intérêt de l'humanité. Au
xvi*^ siècle, l'on était loin de cet idéal, mais l'idéal était l'expres-
sion des lois que Dieu a données au genre humain : les intérêts
particuliers doivent céder devant l'intérêt universel. Dans cet
ordre d'idées, la guerre, telle qu'elle se faisait au xvr' siècle, ne
différait pas des exploits des brigands. C'est ce que dit, avec une
franchise un peu brutale, un lettré allemand. Agrippa de Nettes-
lieim : « La guerre n'est autre chose que l'homicide et le brigan-
dage en grand, les soldats sont des voleurs et des meurtriers à
gages; c'est une lie de scélérats, toujours prêts à commettre tous
les crimes imaginables, au premier signal qu'on leur donne: c'est
la vraie vengeance de Satan. « Ce qui étonne le plus notre rude
humaniste, c'est que des chrétiens, des saints appiouvent un mé-
tier digne de cannibales; mais peu importe, dit-il, que saint Au-
gustin et saint Bernard soient de cet avis, peu importe encore que
les papes aient fait la guerre, il suffit pour la condamner que Jésus-
Christ et les apôtres la réprouvent (1).
Agrippa oppose l'esprit chrétien à l'esprit de l'Église catholique.
Un écrivain plus célèbre, Érasme est tout Rentier dans cet ordre
d'idées. Nous avons dit ailleurs (2) que le brillant humaniste dé-
passe le christianisme traditionnel, qu'il dépasse même la réforme.
Si Érasme est un précurseur du xvni" siècle'dans la théologie, l'on
peut dire qu'il est un contemporain de Voltaire dans le droit
international. Donnons-nous le plaisir d'entendre un moine prê-
cher la paix, au nom de la nature de l'homme, au nom de
l'Évangile, contre les princes de son temps, et contre les théolo-
giens, tout aussi batailleurs que les rois.
Érasme dit de lui-même qu'il est l'homme de la paix (3), il la
préconise li tout propos, il est l'ennemi déclaré de la guerre. Où
a-t-il puisé ces sentiments? 11 remonte à la nature de l'homme, à
sa constitution physique, à son organisation morale, et partout il
(1) Agrippa <ib Ae.Ucsheim, de inctrliludine et vanitale scienliarum, r. lxmx.
(2) Voyez le T. VHl' de mes /■Uudes sn?' l'histoire ilel'InimaniU'-.
(3) Erasmi Colloq. famil. 'Op., T. 1, p. 823).
DROIT DE GUERRE. 397
trouve des marques de sa destinée pacifique : « L'on n'a qu'à
regarder l'homme, pour se convaincre qu'il n'est pas né pour les
luttes sanglantes. Où sont ses armes, soit pour attaquer, soit pour
se défendre? Dieu en a donné à tous les animaux : l'homme seul
naît faible, désarmé, impuissant. Ses traits, son regard, ses
allures, tout en lui dénote que le créateur l'a formé pour la bien-
veillance et la paix, et non pour la discorde et la guerre. Il est
sociable au point qu'il périrait dans Ja solitude; il est doué de
facultés qui ne peuvent se développer que dans les loisirs de la
paix. » La guerre est donc un état contre nature : « Quel mauvais
génie, quelle furie a pu exciter des êtres nés pour s'aimer h se
déchirer comme des bêtes féroces (1)? » Érasme ne répond pas
à cette question. Il fallait cependant y répondre; car s'il y a dans
l'homme un principe de bienveillance et de paix, il y a aussi dans
la nature entière un élément de discorde et de guerre. Au point
de vue philosophique, la démonstration (ÏÉmsme est donc incom-
plète; cela est si vrai, que les partisans fanatiques de la guerre
invoquent également la nature ù l'appui de leur doctrine. Il y a
exagération de part et d'autre; la théorie, pour être vraie, doit
tenir compte de tous les éléments de la nature humaine.
Érasme est plus dans le vrai, quand il soutient que la guerre
est en opposition avec le christianisme évangélique : « Le Christ
dit et répète que son enseignement se résume dans la charité, et
qu'y a-t-il de plus contraire à la charité que la guerre? Jésus-
Christ dit plus ; il veut que tous les hommes soient un en Dieu ; et
comment pourraient-ils être un, s'ils sont divisés au point de
s'entretuer! La doctrine évangélique ne laisse aucun motif aux
hommes qui puisse justifier ou excuser leurs sanglantes dissen-
sions. Ce sont les mauvaises passions qui allument les guerres,
la cupidité, fambition, la vengeance; mettons même que ce soit
la revendication d'un droit : Jésus-Christ ne nous dit-il pas que
le chrétien parfait ne doit pas poursuivre son droit, qu'à l'injure
il doit répondre par f abnégation? Il est inutile d'insisler; ceux
qui prennent le christianisme au sérieux doivent réprouver la
guerre aussi bien que les procès : « Si le christianisme n'est qu'un
(l) Ernsmi Adagiorum, IV, 1, I tOp., T. 11, p. 951, 952).
398 DROIT DES GENS.
vain mot, pourquoi ne le rejetons-nous pas? S'il est la voie de la
vérité et de la vie, pourquoi ne le pratiquons-nous pas (1)? »
L'on sait par quels tours de force les orthodoxes se tirent d'em-
barras. Nous, qui ne sommes pas liés par une prétendue parole
divine, nous répondons que la loi évangélique n'est pas pratiquée,
parce qu'elle est impraticable, et elle est impraticable parce que
son idéal est faux. La nature des choses l'a emporté sur la per-
fection évangélique. Mais il est vrai de dire aussi, avec Érasme,
que le christianisme n'est qu'un mot, une apparence. Comment!
voilà des princes, des peuples qui se disent chrétiens, et ils sont
en guerre permanente! On traite de parricide celui qui tue son
père; or le chrétien n'est-il pas lié au chrétien par des liens mille
fois plus forts que le sang? ou mettrait-on la nature au dessus du
Christ (2)? Les orthodoxes se défendaient tant bien que mal, l'un
en invoquant la Loi ancienne, l'autre, en citant les Pères, ou en
prenant appui sur l'autorité des papes. Mauvaises raisons, dit
Erasme : « Sommes-nous encore sous la loi de Moïse? alors pra-
tiquons la circoncision et la polygamie. Quant aux saints Pères
et aux souverains pontifes, ils ne sont que des hommes et ils
peuvent se tromper, tandis que la parole de Dieu est infaillible (3).»
Les orthodoxes étaient loin de l'Évangile au xvi^ siècle : on voyait
des évêques, que dis-je? on voyait le vicaire du Christ, armé du
casque, dans les champs et à l'assaut. Quoi d'étonnant si les
moines suivirent l'exemple ! De Ih, le spectacle odieux tout en-
semble et grotesque des oints du Seigneur prêchant la guerre
dans les chaires de paix. Érasme, tantôt s'indigne, tantôt rit :
« En Angleterre, dit-il, ils tonnent contre les Français, en France
contre les Anglais; des deux parts, ils promettent la victoire au
nom du Christ. Voilà donc Jésus-Christ armé contre lui-même !
Ne dirait-on pas des bateleurs de foire (4)? »
Nous prenons ici sur le fait l'esprit qui anime l'humaniste du
(1) Erasmi Adagiorum, IV, 1, (Op., T. H, p. 939, 960, 970) ; — Querela Pacis (Op., T. IV,
p. 630).
&) Erasmi .\dagiorum, IV, 1, 1 (Op., T. n,p. 939); — Panegyricus ad Philippum (Op., T. IV,
p. 538).
(3) Erasmi Adagiorum, IV, 1, 1 (Op., T. Il, p. 963,964); — Institutio principis christiani,c. XI,
(T. IV, p. 608).
(i) Erasmi Pacis Querimonia (T. IV, p. 634); — Institutio principis chrisUani, {ib., p. 610) ; —
Colloquia familiaria (T. I, p. 823).
DROIT DE GUERRE. 599
xvi« siècle. Lucien n'aurait pas traité les moines avec plus de
mépris, et Voltaire ne parle pas autrement des héros et de leurs
satellites. En quoi les rois, qui ne songent qu'à guerroyer, dilî'è-
rent-ils des pirates- Érasme ne voit qu'une différence, qui est
toute à l'avantage des écumeurs de mer : les rois font plus de
mal au genre humain, parce qu'ils sont plus puissants. Les noms
de César et d'Alexandre ne lui imposent pas, il les traite de grands
brigands (l).Il ne tarit pas en invectives contre les soldats à gages:
« Le sang nous fait tellement horreur, dit-il, que nous payons et
tlétrissons presque le bourreau, quoiqu'il remplisse un ministère
social; par quelle inconcevable contradiction admirons-nous les
vagabonds qui louent leurs bras pour tuer, pour voler et pour
piller? Et plus ils mettent de courage et d'art à ce beau métier,
plus nous les estimons (2). Le bel art que celui de brûler les
maisons, de détruire les temples, de violer les religieuses, de
dépouiller les malheureux et de tuer les innocents (3) ! »
Les maximes ù' Érasme, poussées h. bout, conduisaient à décla-
rer toute guerre illégitime, ce qui, au xiv'' siècle, était presque
une révolte contre l'ordre social. On en fit le reproche au célèbre
humaniste. Il avoua que la guerre était une espèce de justice
contre ceux dont on ne pouvait pas obtenir satisfaction par d'au-
tres voies (4); mais il entoura cet aveu de tant de restrictions,
que l'on se demande quelle guerre serait juste, si l'on appréciait
les faits historiques de son point de vue : « D'où proviennent les
guerres? s'écrie Érasme. De l'ambition des princes, qui pensent
et agissent comme si le monde était fait pour eux. » Il les com-
pare h des oiseaux de proie, dont l'existence tout entière n'a
qu'un but, surprendre et dévorer les animaux plus faibles qu'eux.
« Il n'y a pas de lien qui les puisse attacher; parenté, alliance,
traités, au lieu de devenir un gage d'amitié, sont des semences de
division, de haine et de guerre; quand ils invoquent le droit, on
peut être sûr que c'est pour couvrir une injustice. Le plus sou-
vent, leurs guerres ont des causes tellement frivoles, qu'on est
honteux de les rapporter. En définitive, ils n'en ont qu'une seule,
(1) Erasmi, Adagiornm, I, 3, K (T. H, p. 110) ; — ih., 3, 1 {ib., p. 778).
(2) Erasmi, Adagiorum, IV, 1, 1 (T. U, p. 962).
(3) Erasmi, Colloquia familiaria (T. I, p. 642).
(4) Erasmi, Consultalio de bello turcico (Op., T. I, p. 354).
400 DROIT DES GENS.
l'envie d'étendre leurs frontières (1). » Érasme condamne toute
conquête; chaque peuple a ses limites, souvent indiquées par la
nature, telles que la mer, les fleuves, les montagnes; il n'est pas
plus permis aux princes de les dépasser, qu'aux particuliers
d'envahir les propriétés de leurs voisins (2). Quelle guerre sera
donc légitime? « Peut-être, répond le partisan de la paix h tout
prix, celle que l'on soutient pour sa patrie. Si la guerre est légi-
time, quand il s'agit de défendre l'indépendance nationale, pour-
quoi la guerre offensive ne le serait-elle pas, quand il s'agit de
soutenir son droit'! Érasme n'ose pas contester la légitimité des
armes, quand elles sont employées au service de la justice ; mais il
soutient qu'il en est des guerres comme des procès; les citoyens
qui sont convaincus de leur droit y renoncent souvent, parce que,
s'ils plaident, les frais dépasseront la valeur du litige. N'en serait-
il pas de même de la plupart des guerres (3)?
Érasme se place exclusivement sur le terrain de l'utilité; il
emploie toute la pompe de son langage pour décrire les maux de
la guerre; il déprécie, autant qu'il peut, le bien qui en peut ré-
sulter, si bien il y a. C'est un faux point de vue. La question n'est
pas de savoir si une nation a intérêt à faire la guerre pour main-
tenir son droit, mais si la guerre qu'elle ferait est légitime. Qu'un
particulier néglige de poursuivre un procès, il agira peut-être en
bon père de famille ; il suftlt, pour le maintien du droit, qu'il ait le
pouvoir de le faire. Que des nations s'en remettent à des arbitres
pour ia décision de leurs différends, rien de mieux; mais les na-
tions plus encore que les individus doivent tenir à leur indépen-
dance, car elles cessent d'exister, du moment où elles plient
volontairement sous la force. Qu'importent alors les maux de la
guerre? Il y a un mal plus grand, c'est l'abdication de la liberté,
c'est la servitude volontaire; il y a une paix plus funeste que la
guerre, c'est une paix qui ruine ce que les individus et les nations
ont de plus cher au monde, leur personnalité et leur dignité.
Érasme semble considérer la paix comme l'idéal de l'humanité.
'D Erasmi Colloquia (T. I, p.633) ; — Adagiorum, ni, 7, 1 (T. H, p. 871,872, 875^; - Adagio-
rum, 111, 3, 1 (î7;., p. 775) ; — Pacis Qiierimonia (T. IV, p. 033).
(2^ Ernsmi Adagiorum, 11, 5, 1 (Op., T. II, p. 552).
(3) Id., Ibid, IV, 1, 1 (Op., T. II, p. 965,966).
DROIT DE GUERRE. 401
tandis qu'elle n'est qu'un moyen pour atteindre le but. Est-ce à
dire que la doctrine d'Érasme ne soit qu'une vaine déclamation?
Non, c'est une énergique protestation contre le criminel égoïsme
des princes, qui immolent à leurs passions le bien-être et trop sou-
vent les vrais intérêts de leurs peuples. Il faut que l'humanité
parvienne à une organisation telle, que les questions de paix ou de
guerre, comme toutes les questions d'intérêt général soient déci-
dées par la volonté des nations. Alors les guerres tendront à dis-
paraître, car ce sont des motifs plus ou moins personnels aux
princes qui les ont allumées daus le passé.
n. L'Ariosle. — Rabelais. — Montaigne. — Charron.
L'opposition contre la guerre, que l'on trouve chez tous les let-
trés de la Renaissance, tient aux sentiments humains qui les inspi-
rent; c'est parce que les maux de la guerre les révoltent qu'ils
désirent la paix. Mais la guerre peut être légitime; il faut donc
tâcher que l'humanité pénètre dans les luttes des combattants, et
que les hostilités se réduisent au moindre mal possible. C'est une
face de la doctrine d'Érasme : il veut que les guerres diminuent; il
veut aussi que, si elles sont inévitables, elles soient assujetties à
des règles. Il y a toujours eu un droit de guerre, mais ce droit est
l'expression des mœurs générales ; quand les mœurs sont bar-
bares, le droit est plus barbare encore, car c'est dans les guerres
surtout que les mauvaises passions de l'homme se donnent pleine
carrière. Il en était ainsi au xvr' siècle. Nous avons dit que les
Français, les Suisses et les Allemands qui envahirent l'Italie mé-
ritaient le nom de barbares, que leur donnaient les malheureux
Italiens ; il faut entendre un des grands poètes de celte terre pri-
vilégiée tlétrir leur cruauté gratuite : « Barbares, s'écrie VArioste;
quel est l'homme féroce du Nord qui vous enseigna les lois de la
guerre? Le Scythe vous a-t-il appris à massacrer de sang-froid le
prisonnier qui rend les armes? Quoi, vous avez l'air de punir
comme un criminel le combattant qui sert sa patrie? 0 soleil !
cesse de répandre tes rayons bienfaisants dans un siècle cruel,
que des Tantales et de nouveaux Alcides ensanglantent et désho-
norent!... Non, les guerriers antiques ne donnèrent jamais un
402 DROIT DES GENS.
pareil exemple de fureurîi la terre; contents de vaincre, la douce
humanité renaissait de leurs cœurs après la victoire, et les vain-
cus trouvaient un asile sûr et des secours nécessaires dans leur
générosité (1). »
Un des grands génies de la Renaissance adressa la même leçon
à ses contemporains, sous une autre forme. Charles-Quint avait
abusé de sa victoire, en maltraitant un roi captif, pour le con-
traindre à subir les dures conditions qu'il voulait lui imposer.
Rabelais, dans son immortelle satire, prend le contre-pied de cette
politique inhumaine, en prêtant à ses héros une générosité exces-
sive h l'égard des vaincus. Écoutons le discours que Gargantua
tient h. ses prisonniers : « Nos pères, ayeux et ancêtres, ont été de
ce sens, que des batailles par eux consommées ont, pour signe
mémorial des triomphes et victoires, érigé trophées et monuments
es cœurs des vaincus... Tout ce ciel a été rempli des louanges et
gratulations que vous-mêmes et vos pères fîtes lorsque le roi
Alpharbal envahit furieusement le pays des Onys, exerçant partout
le brigandage et la piraterie. Il fut en juste bataille blessé, pris et
vaincu de mon père. Mais quoi? Au cas que les autres rois et em-
pereurs, voire qui se font nommer catholiques, l'eussent miséra-
blement traité, durement emprisonné et rançonné extrêmement,
il le traita courtoisement, le logea avec soi dans son palais, et,
par incroyable débonnaireté, le renvoya en sauf-conduit, chargé
de dons, chargé de grâces, chargé de toutes offices d'amitié. » La
leçon n'est pas encore complète. On dira qu'une conduite pareille
est tout au plus bonne dans un roman, que dans la vie réelle ce
serait de la niaiserie. A vrai dire, les calculs de la politique sont
parfois plus niais que les inspirations d'une âme généreuse.
Charles-Quint était un habile calculateur : quel profit tira-t-il des
durs traitements qu'il infligea à François I"? L'histoire le dit, et
tout le monde le sait. Il en arriva tout autrement au roi de Rabe-
lais : « Les vaincus olîrirent au vainqueur leurs terres, domaine et
royaume, â en faire selon son arbitre. Le roi lui-même vint avec
neuf mille trente-huit grands vaisseaux chargés de présents, que
lui et ses sujets y avaient déposés à l'envi ; il se rendit vassal, et
paya pour sa rançon des tributs qui allaient croissant chaque
(1) Ariosto, Orlando furioso, XXXVI.
DROIT DE GUERRE. 403
année, en sorte que le [suzerain se vit contraint de défendre à ses
vassaux de plus rien apporter (1). »
La leçon est bonne : l'iiumanité est un devoir, et l'accomplis-
sement du devoir est en définitive le meilleur des calculs. Il y a
des hommes qui ne se soucieraient pas beaucoup de l'humanité,
si elle n'était profitable ; c'est ii ceux-là que s'adresse la satire de
Rabelais. Un autre écrivain du xvr- siècle, si riche en génies,
Montaigne, examina la guerre en moraliste. La médaille est belle,
à voir les trophées qui y sont gravés, mais elle a un revers; c'est
ce revers que l'auteur des Essais met en lumière : « Quant à la
guerre, qui est la plus grande et pompeuse des actions humaines,
je saurais volontiers, si nous nous en voulons servir pour argu-
ment de quelque prérogative, ou au rebours, pour témoigner de
notre imperfection, comme de vrai, la science de nous entre-tuer,
de ruiner et perdre notre propre espèce, n'a beaucoup de quoi se
faire désirer aux bêtes qui ne l'ont pas. » Montaigne parle à une
nation militaire qui se laisse trop souvent enivrer par la gloire
des armes, au point d'oublier des intérêts et des droits bien au-
trement précieux. Ce que les Français glorifient, Montaigne le
ravale, en estimant les bêtes supérieures aux hommes, parce
qu'elles ignorent l'art funeste de se détruire. Il se reprend, toute-
fois, mais c'est pour lancer un nouveau trait contre la guerre.
11 y a des mouches à miel qui se battent; Virgile a décrit leurs
furieuses rencontres : « Je ne vois jamais cette divine description,
dit l'écrivain français, qu'il ne m'y semble lire peinte l'ineptie et
la vanité humaine : car ces mouvements guerriers, qui nous ra-
vissent de leur horreur et épouvantement, cette effroyable ordon-
nance de tant de milliers d'hommes armés, tant de fureur, d'ar-
deur et de courage, il est plaisant à considérer, par combien
vaines occasions elle est agitée, et par combien légères occasions
éteinte. Toute l'Asie se perdit en guerres pour le maquerelage de
Paris ; l'envie d'un seul homme, un dépit, un plaisir, une jalousie
domestique, causes qui ne devraient pas émouvoir deux haren-
gères à s'égratigner, c'est l'àme et le mouvement de ce grand
trouble. » Ainsi la gloire, tant célébrée par les poètes, a son prin-
cipe dans l'ineptie humaine! C'est à dégoûter de la guerre une
(l) Rabelais, Gargaotua, livre I, ch. Ll.
404 DROIT DES GENS.
nation qui ne tient pas h passer pour inepte. La noblesse française
avait une espèce de culte pour ses rois, elle les suivait sur les
champs de bataille comme s'ils eussent été des demi-dieux.
« Vous croyez, dit Montaigne, que ce sont toujours de puissantes
causes qui les font agir ; détrompez-vous : la même raison qui vous
fait tancer avec un voisin, dresse entre les princes une guerre; la
même raison qui vous fait fouetter un laquais, tombant en un roi,
lui fait ruiner une province. » Voilà les héros descendus de leur
piédestal, et vusde près, les éléphants se trouvent avoir les mêmes
appétits que les mouches (1).
C'est bien de déconsidérer la guerre, quand la guerre absorbe
toute l'activité d'une nation. Mais il y a quelque chose de mieux h
faire, c'est de montrer que la loi du devoir régit les choses
humaines. Nous avons déjà dit que Montaigne ne tient pas le
drapeau du droit assez ferme; il subit l'influence du fait uni-
versel, tandis qu'il devrait lui opposer l'autorité de la raison.
Nous lui ferons le même reproche pour les lois de la guerre;
il les accepte trop facilement, et leur cherche même une raison
philosophique. C'est ainsi qu'il rapporte avec une espèce de
complaisance le massacre que les Français firent en Italie,
quand les Italiens défendaient avec trop d'opiniâtreté des places
qu'ils auraient dû livrer h la première sommation du vainqueur.
Au lieu de flétrir cet usage digne des despotes de l'Orient,
Mojitaigne disserte gravement sur les limites du courage, « les-
quelles franchies, on se trouve dans le train du vice, » et la
vaillance devient une folie : « De cette considération, dit-il, est
née la coutume que nous avons aux guerres, de punir, voire de
mort, ceux qui s'obstinent à défendre une place qui par les
règles militaires ne peut être soutenue. Autrement, sous l'es-
pérance de l'impunité, il n'y aurait poulailler qui n'arrêtât une
armée (2). » Qui ne voit que cette prétendue philosophie aboutit h
ériger la force en droit, et l'héroïsme en crime? Et qui est le juge
de ce crime? Toujours le plus fort. Hâtons-nous d'opposer h Mon-
taigne la protestation que son disciple fait contre cette doctrine
dégradante : « Il faut abominer ces propos, dit Charron, que le
(Ij Montaigne^ Essais, lirre H, cli. XU.
(2) Id.j, McL, livre 1, ch. XU.
l
DROIT DE GUERRE. 405
droit est en la force, que l'issue en décidera, que le plus fort
l'emportera. ïl faut regarder la cause au fond et au mérite, et non
à l'issue : la guerre a ses droits et lois comme la paix. Dieu favo-
rise les justes guerres, donne les victoires h qui il lui plaît, il s'en
faut rendre capable, par juste entreprise (1). »
N° 2. La doctrine chrétienne.
I
Le christianisme accepte la guerre comme un mal providentiel.
Parmi les écrivains chrétiens, les uns rattachent tout mal au
péché originel; ils réclament un sacritice sanglant pour e.xpier une
faute inexpiable : c'est la doctrine que de Maistre a remise en
honneur de nos jours. Au xyi»^ siècle, nous rencontrons une expli-
cation plus naïve du mal qui règne sur la terre. « Si les hommes
étaient trop heureux, dit Campandla, ils ne songeraient plus à
l'autre vie, car il n'y a pas un heureux de ce monde qui se soucie
d'échanger son paradis terrestre contre le paradis céleste. Dieu a
voulu rappeler aux hommes la vie future, en leur envoyant des
calamités de tout genre, et surtout des guerres avec les maux
qu'elles entraînent (2). » Que l'on considère Dieu comme bourreau
avec de Maistre ou comme sauveur, avec Campanella, toujours
est-il que la guerre est un fait providentiel qui durera aussi long-
temps que le genre humain.
Tel est le côté théologique de la doctrine chrétienne. A ce point
de vue, il est presque inutile de se demander, si la guerre est légi-
time; aussi un des grands théologiens du xvi*^ siècle n'hésite-t-il
pas à déclarer hérétiques ceux qui soutiennent que la guerre est
illicite. D'après Bellarmin, c'est une hérésie manichéenne, renou-
velée dans les temps modernes par les humanistes et par des sec-
taires protestants. Érasme prend appui sur l'Évangile pour prê-
cher la paix; l'écrivain catholique le suit sur ce terrain. On sait
les tours de force que l'exégèse orthodoxe se permet pour le
(1) Charron, de la Sagesse, livre HI, ch. m.
(2) Campancila, Monarchia hispanica, p. 391, s.
26
406 DROIT DES GENS.
besoin de sa cause. En voici un curieux échantillon. Il eût été
difficile de trouver dans les paroles du Christ un mot qui légi-
time l'effusion du sang. Par bonheur un évangéliste raconte
que saint Jean-Baptiste dit à des soldats : « Abstenez-vous de
toute violence et de toute fraude, et contentez-vous de votre
paie. » Cette réponse suffit à Bellarmin pour justifier la guerre.
« Il faut croire, dit-il, que le précurseur n'enseigne pas une
croyance contraire à celle du Fils de Dieu qu'il avait mission
d'annoncer; or Jean-Baptiste, par cela seul qu'il ne dit pas aux
soldats de jeter là leurs armes, approuve leur métier, et par
conséquent la guerre, » Que dirait-on d'un légiste qui emploie-
rait une pareille argumentation pour soutenir sa thèse? Les
soldats ne vinrent pas consulter Jean-Baptiste sur la légitimité
delà guerre, mais sur ce qu'ils devaient faire pour leur salui;
dès lors, les paroles de l'anachorète juif sont tout à fait étrangères
à la question.
Continuons. Des saints ont fait la guerre sous la loi ancienne
et sous la loi nouvelle : Bellarmin cite les centurions qui, d'après
l'Écriture, étaient des hommes justes et craignant Dieu : il cite
les soldats chrétiens qui combattirent sous les drapeaux de
Rome, et qui par la grâce divine opérèrent des miracles : il
cite les princes orthodoxes auxquels Dieu donna la victoire,
tels que Constantin et Clovis, Si l'illustre controversiste n'a pas
de meilleures raisons pour soutenir les dogmes catholiques, la
théologie court grand risque de n'être qu'un ramas d'arguties.
Les centurions de l'Évangile pouvaient très bien remplir leur de-
voir, sans que pour cela la guerre soit un fait divin, Nous laissons
les miracles de côté, parce qu'il faudrait commencer parles prou-
ver. Quant aux Constantin et aux Clovis , le docteur orthodoxe
aurait pu mieux choisir ses autorités ; les crimes, les adultères, les
parricides des deux héros catholiques deviendraient-ils par hasard
légitimes, parce que le succès a couronné leurs entreprises ?
Bellarmin est plus faible encore, quand il cherche à écarter les
maximes évangéliques sur la perfection chrétienne. Elles ne con-
cernent que les individus, dit-il, et non l'État. Cela ne conduit-il
pas à distinguer deux morales, l'une pour les particuliers, sévère
et pure, l'autre pour les princes, facile et relâchée? Bellarmin
ajoute que les préceptes de l'Évangile ne sont pas des lois abso-
DROIT DE GUERRE. 407
lues, même pour les fidèles, mais seulement des conseils qu'ils
suivent ou ne suivent pas, selon les circonstances. Pour le coup, le
théologien ébranle les bases de la morale religieuse ; car qu'est-ce
qu'une morale qui ne prescrit pas de règle certaine, que tantôt il
faut pratiquer, et que tantôt l'on peut se dispenser d'observer?
S'il y a une conclusion ii tirer de cette discussion, c'est que la
thèse de Bellarmin n'est pas soutenable sur le terrain de l'Écriture
sainte. Faut-il donc dire avec certaines sectes que la guerre est
toujours illicite? Bellarmin examine aussi la question au point
de vue du droit de l'État, et ici il est dans le vrai. L'Église
catholique, dont il est l'interprète, est un établissement politique
autant que religieux : or les hommes qui vivent de la vie réelle
tiennent compte de la réalité des choses. Le bon sens chez Bellar-
min, comme chez tous les hommes d'église, l'emporte sur la
croyance. L'État a le droit et le devoir de se défendre, il le fait
journellement en punissant ceux qui troublent l'ordre public : et
il ne pourrait pas repousser par la force un ennemi qui attaque
son existence! La guerre est légitime, lorsque les armes sont em-
ployées pour la défense du droit. Il n'en est pas de même des
guerres de conquête. La conquête est un abus de la force, dit Bel-
larmin, c'est le droit du lion contre le loup, du loup contre
l'agneau. Cependant il n'ose pas condamner les conquêtes d'une
manière absolue. La guerre est juste, dès qu'elle a une
juste cause; la charité veut, il est vrai, que le vainqueur ne se
propose d'autre but que la paix, mais la charité n'est pas une loi
politique; le vainqueur peut donc s'emparer des biens des vain-
cus, sans manquer à la stricte justice. C'est en définitive légitimer
la conquête. Bellarmin ne réfléchit pas que, si l'assujettissement
des vaincus est légitime, l'esclavage l'est aussi. Puisque la dé-
fense seule justifie la guerre, il faut, pour être logique, conclure
que la victoire ne peut pas dépasser la réparation de l'injure. Si
le docteur catholique faiblit, quand il s'agit de la conquête, il re-
prend sa supériorité, en traçant les lois de la guerre : elles ne per-
mettent, dit-il, que le mal nécessaire; les laboureurs et toutes
les personnes inoffensives doivent être à l'abri des hostilités (1).
(i) Voyez sur la doctrine de Bellarmin, son traité de Membris ecclesiœ, III, 14, 13, et de Officio
Tprincipis, 1, 21 .
408 nnoiT des gens.
II
La réforme n'a pas d'autre doctrine sur la guerre que le catho-
licisme : nous parlons de la réforme orthodoxe, si ces deux mots
peuvent aller ensemble. Calvin parle de la guerre comme Bellar-
min : « Si la puissance est laissée aux princes pour conserver la
tranquillité de leur pays, la pourraient-ils employer h meilleure
occasion, qu'à rompre les efforts de ceux par lesquels tant le
repos d'un chacun particulièrement, que la commune tranquillité
de tous est troublée? S'ils doivent être défenseurs des lois, s'ils
punissent à bon droit les brigands lesquels n'auront fait tort qu'à
peu de personnes, doivent-ils laisser toute la région être vexée
par briganderies, sans y mettre la main? Car il ne peut chaloir si
celui qui se jette sur le territoire d'autrui, auquel il n'a nul droit
pour y faire pillages et meurtres, soit roi ou homme de bas état.
Toutes telles manières de gens doivent être réputés comme bri-
gands et punis pour tels. La nature même nous enseigne cela,
que le devoir des princes est d'user du glaive, non seulement pour
punir les fautes des personnes privées, mais aussi pour la défense
des pays à eux commis, si on y fait quelque agression. Pareille-
ment le Saint-Esprit nous déclare en l'Écriture, que telles guerres
sont légitimes (1). »
L'on ne peut pas mieux dire. Calvin flétrit le brigandage des
princes qui font la guerre sans cause, et il revendique avec la
môme énergie le droit des peuples de rejeter ces brigands hors de
leur sein. Mais que deviennent dans cette doctrine les maximes
de l'Évangile sur la perfection chrétienne? Calvin les écarte par
une tîn de non-recevoir : « L'intention des apôtres, dit-il, a été
d'enseigner quel est le règne spirituel du Christ, non point d'or-
donner les polices terriennes. » C'est esquiver la difficulté et non
la résoudre : il n'y a qu'un idéal, la cité céleste est le modèle sur
lequel doit être bâtie la cité terrestre. Peu importe que l'idéal ne
puisse être réalisé sur cette terre; cela n'empêche pas que notre
devoir ne soit de nous en approcher dans les limites de notre im-
(1) Calvin, InstUulion chrétienne, livre IV, ch. XX, § 11.
DROIT DE GUERRE. 409
perfection. Des sectes puissantes se sont inspirées de ce senti-
ment, les sociniens, les quakers, les anabaptistes ; les uns pro-
cèdent de la lettre, les autres de l'esprit, mais ils s'accordent
à condamner la guerre, comme une violation de la morale évangé-
lique.
Socin interprète l'Écriture, comme les jurisconsultes expliquent
leurs textes. Il prend au pied de la lettre les célèbres maximes
que Jésus-Christ prêche dans le sermon de la montagne; il en fait
des lois non seulement pour les fidèles, mais aussi pour les
magistrats et les princes. Les paroles mêmes du Christ prouvent,
dit-il, qu'il s'agit de préceptes obligatoires pour les chefs des
sociétés aussi bien que pour les simples citoyens. Quand Jésus-
Christ rappelle la Loi ancienne dans ces fameuses paroles : Vous
avez entendu qu'il a été dit : œil pour œil, dent pour dent, il entend
parler de la vengeance sociale et non de la vengeance individuelle,
car il n'était pas permis aux Juifs de s'arracher les yeux et les
dents, pour se venger d'une injure. Lors donc que Jésus-Christ
oppose le pardon à la vengeance, ses commandements s'adressent
i\ la société comme aux individus (1). La démonstration, au point
de vue juridique, est irréfutable. Partant de là, il est de toute
évidence que la guerre est contraire à la doctrine chrétienne. Vai-
nement dira-t-on que le Christ ne prononce pas même le mot de
guerre : ne dit-il pas que nous aimions nos ennemis, et en faisant
une loi de cette charité, ne réprouve-t-il pas la guerre bien plus
énergiquement que s'il s'était borné à condamner l'effusion du
sang? Que vient-on nous opposer la Loi ancienne? Oublie-t-on que
bien des choses étaient permises aux Juifs qui ne le sont plus aux
chrétiens? A quoi bon la venue de Jésus-Christ, si la loi de Moïse
doit encore nous régir? Voilà pour les textes. Quant aux raisons
puisées dans le droit de défense, dans le devoir qu'impose la
patrie, Socin demande à ses adversaires s'ils ignorent que le
chrétien n'a pas de patrie sur cette terre? Veut-on qu'il viole les
préceptes du Christ dans l'intérêt d'une patrie de passage ? Il n'y a
pas d'intérêt, quelque grand qu'il soit, fût-ce celui d'existence,
que l'on puisse opposer à un commandement de Jésus-Christ (2).
(1) Socinus, dains \Si liibliotlieca fralrum 'polonorum,! . H, p. 18.
(2) Ul., ibid., T. II, p. 2C,75, 82, 83.
410 DROIT DES GENS.
Les anabaptistes et les quakers arrivèrent à la même conclu-
sion par une autre voie. Ils s'accordent avec les sociniens en un
point, c'est qu'ils prennent les maximes de Jésus-Christ au sé-
rieux et ils les pratiquent. Ils ont encore une plus grande horreur
pour la guerre que les disciples de Socin; ils ne comprennent pas
qu'elle ensanglante des sociétés chrétiennes, puisqu'elle est aussi
contraire à l'esprit de l'Évangile que la lumière l'est aux ténèbres.
Que l'on essaie de concilier les commandements du Christ avec
la pratique de la guerre! Jésus-Christ dit : A'^ résistez pas au mé-
chant; et nous repoussons la force par la force. Jésus-Christ dit :
Si quelqu'un vous frappe sur la joue droite, présentez-lui encore la
gauche; et nous rendons coup pour coup. Jésus-Christ nous
ordonne d'aimer nos ennemis; nous les poursuivons par le fer et
par le feu. Celui qui conciliera ces choses aura concilié Dieu et le
diable, le Christ et l'Antéchrist, le bien et le mal. C'est dire que
les hommes se trompent singulièrement, s'ils croient qu'ils peuvent
être chrétiens et verser le sang de leurs frères. Les quakers
avouent que, par le droit de la nature, il est permis de se dé-
fendre, mais du haut de leur spiritualisme chrétien ils méprisent
la nature ; écoutons la réponse accablante qu'ils font h. leurs
adversaires : « Ne savez-vous pas que la mission du chrétien est
précisément de vaincre la nature, en l'exaltant et en la perfection-
nant, de sorte que nous passions de cette vie naturelle à une vie
surnaturelle (1) ! »
Nous venons d'entendre les hommes de l'esprit et les hommes
de la loi; les uns et les autres réprouvent la guerre, au point de
vue du spiritualisme évangélique. Nous ne voyons pas ce qu'il y a
à leur répondre. Si l'on veut faire de l'Évangile la règle de la vie,
il est de toute évidence que la paix doit être la loi des sociétés.
Mais il est tout aussi évident que cela est impossible. La vie
réelle et ses exigences l'ont emporté sur un idéal qui demande h
l'homme l'abdication de sa personnalité, et qui nie l'idée du
droit, ou du moins l'affaiblit. Le catholicisme a donc bien fait de
répudier un héritage qui ne lui aurait pas permis de gouverner le
monde, car la politique doit prendre les hommes tels qu'ils sont,
sauf à perfectionner la nature, dans la limite des lois que le Créa-
(1) Barda'), Apologia theologiœ vere christianîe, XV, 13.
DROIT DE GUERRE. 411
leur lui a données. Cela n'empêche pas que les sectes soient ani-
mées du vrai esprit de l'Évangile, et en laissant les exagérations
de côté, ce sentiment a aussi sa part de vérité : aujourd'hui que
les peuples réclament la paix à cor et à cri, nous devons un tribut
de reconnaissance à ceux qui ont prêché, à la suite du Christ, le
développement pacifique de l'humanité.
N° 8. Les politiques.
Le xvi^ siècle a eu un précurseur de Montesquieu. Bodin et
l'auteur de V Esprit des lois sont de la famille d'Aristole : ils obser-
vent avec curiosité les diverses formes de gouvernement, le génie
et les mœurs des nations, ils décrivent admirablement ce qu'ils
voient, ils exposent les lois des choses existantes. Mais il y a un
écueil à cette tendance, c'est qu'à force de chercher la raison des
choses, on trouve que toute chose a sa raison d'être, et par suite
l'on est disposé à élever le fait général à la hauteur d'un principe.
C'est ce qui arriva à Aristole, le plus profond penseur de cette
école : voyant l'esclavage établi chez toutes les nations, il crut la
servitude légitime, par cela seul qu'elle était un fait universel,
puis il se mit h la justifier.
Badin fait de même pour la guerre et la conquête. II demande si
l'État doit être organisé pour la guerre ou pour la paix. Il répond,
à la façon des scolastiques, en donnant les motifs pour et contre.
Les raisons ne lui manquent pas pour condamner la guerre." Nous
devons estimer la république bien heureuse, où le roi est obéis-
sant à la loi de Dieu et de la nature; les magistrats au roi; les
particuliers aux magistrats, et les sujets liés en amitié entre eux,
et tous avec leur prince, pour jouir'de la douceur de la paix et de
la vraie tranquillité d'esprit. Or est-il que la guerre est du tout
contraire à ce que j'ai dit; aussi est-il impossible de voir une ré-
publique fleurissante en religion, justice, charité, intégrité de vie
et bref, en toutes sciences libérales et arts mécaniques, si les ci-
toyens ne jouissent d'une paix très haute et assurée. »A ce tableau
412 DROIT DES GENS.
d'une société pacifique, Bodin oppose les excès des gens de guerre,
et il les peint d'après nature : « Il se faut bien garder d'acheminer
les sujets à une vie si exécrable, ni chercher la guerre en sorte
quelconque, sinon en repoussant la violence en extrême néces-
sité; ceux qui cherchent les moindres occasions pour s'agrandir
de la ruine des autres, seront en perpétuel tourment, tirant une
vie misérable. »
Voilà quelques raisons pour la paix. Bodin s'étend bien davan-
tage sur celles qui justifient la guerre. Il y en a une qui est déci-
sive : c'est la défense du droit. Sur ce point, Bodin ne lait que
reproduire la doctrine de Calvin. Il s'engage ensuite sur le terrain
de la politique, et aboutit h la maxime funeste, que tout moyen est
légitime, quand i! s'agit du salut delà patrie. « Le plus beau moyen
de conserver un État et de le garantir de rébellions et séditions,
est d'avoir un ennemi, auquel on puisse faire tête. Cela se peut
voirparTexemple de toutes les républiques, etmême des Romains,
lesquels n'ont jamais trouvé plus bel antidote de guerres civiles
que d'affronter les sujets à l'ennemi... Plijt à Dieu que nous eus-
sions faute d'exemples domestiques, pour montrer qu'il est bien
difficile et presque impossible de maintenir les sujets en paix et
amitié, s'ils ne sont en guerre contre l'ennemi. » Nous ne dirons
rien de la désolante conception qui est au fond de cette théorie :
c'est dire avec Hobbes que l'homme est un loup pour l'homme, et
qu'ils doivent s'entre-déchirer ; mieux vaut alors que ce soit dans
des guerres étrangères que dans des luttes intestines.
Il est vrai qu'il en était ainsi au xvi'- siècle ; est-ce une raison
pour qu'il en soit toujours ainsi? Il y a une autre erreur dans la
politique de Bodin, qui est encore moins excusable. Il fait un triste
tableau des maux qu'entraîne la guerre : « Brûler les villages, sac-
cager les villes, massacrer les bons et les méchants , les jeunes et
les vieux, tous âges et tous sexes, forcer les filles, se laver dans
le sang des meurtris, souiller les choses sacrées, raser les tem-
ples, et fouler aux pieds tout droit divin et humain. «Voilà, dit
Bodin, les fruits de la guerre. Et cependant il n'hésite pas à dire
que les peuples ont le droit de porter la dévastation et le meurtre
chez leurs voisins, pour garantir leur propre tranquillité ! Si jamais
la maxime que la fin justifie les moyens est odieuse, c'est quand
on s'en prévaut pour transformer l'univers en un vaste champ de
DROIT DE GUERRE. 415
brigandage. En assimilant les guerriers du xvi^ siècle à des i3ri-
gands, nous ne fôisons pas de figure de rhétorique. Bodiii a soin
de dire, à l'appui de sa thèse, « qu'il n'y aura jamais faute de lar-
rons, meurtriers, vagabonds, en toute république, qui gâtent la
simplicité des bons sujets, et n'y a lois ni magistrats qui en puis-
sent avoir raison. Il n'y a donc moyen de nettoyer les républiques
de telle ordure, que de les envoyer en guerre, qui est comme une
médecine purgative et fort nécessaire pour chasser les humeurs
corrompues du corps universel d'une république. » Que dirait-on
d'un État qui viderait ses prisons et ses bagnes, en donnant des
armes et des chefs aux criminels, et qui les lancerait ensuite au
delà des frontières? Voilà, en réalité, le conseil queBodin donne
aux princes : à force de ne considérer que le bien de sa république,
il foule aux pieds le droit des nations étrangères; l'idée même du
droit disparaît dans cette débauche de force (1).
Après cela, il ne faut pas s'étonner si Boclin légitime la conquête
avec tous ses abus, même l'esclavage. « Il suffît que la guerre soit
juste, pour que le vainqueur ait le droit de se faire seigneur des
biens et personnes des vaincus, gouvernant ses sujets comme es-
claves, ainsi que le père de famille est seigneur de ses esclaves et
de leurs biens, et en dispose à son plaisir parle droit des gens. »
Ce n'est pas que Bodin nie la liberté naturelle des hommes, mais
les jurisconsultes romains l'admettaient aussi, tout en plaçant les
esclaves sur la même ligne que les chevaux et les bœufs. Ce qui
trouble la haute raison du publiciste français, c'est le fait univer-
sel. « C'est bien contre la loi de nature, dit-il, de faire les hommes
libres esclaves, mais le consentement de tous les peuples a voulu
que ce qui est acquis en bonne guerre soit propre au vainqueur,
et que les vaincus soient esclaves des vainqueurs. OU il lùj a point
de supérieur qui commande, la force est réputée juste (2). «Cette doc-
trine nous révolte, cependant elle est très logique, une fois que
l'on admet le droit de conquête. Si la personnalité des nations n'est
pas sacrée, pourquoi celle des individus serait-elle respectée?
Si l'on peut tuer les nations vaincues, pourquoi ne pourrait-on
pas les réduire en servitude ? Non, la force n'est pas réputée juste.
(1) Bodin, de la République, livre V, en. v, p. 7oi-763.
(2) Id., ibid., livrell.ch. n, p. 274, 278.
414 DROIT DES GENS.
entre les nations pas plus qu'entre les individus; elle n'est juste
que pour autant qu'elle soit employée au service du droit. La vic-
toire ne donne donc par elle-même aucun droit au vainqueur, s'il
n'en avait pas avant de recourir aux armes. Si la force l'emporte,
le droit reste sauf, malgré sa défaite, et il finira par l'emporter
à son tour, ou il faut dire que ce n'est pas Dieu, mais une aveu-
gle fatalité qui gouverne les choses humaines.
II
Nous venons d'entendre un politique. Écoutons un soldat. Quand
les hommes de guerre ont de l'intelligence et du cœur, ils se ré-
voltent contre le spectacle atroce qu'ils ont sans cesse sous les
yeux, ils s'élèvent au dessus du fait, parce que le fait leur rappelle
ce qu'ils ont souffert et fait souffrir. Le xvi'^ siècle compte plus
d'un de ces nobles guerriers. Nous avons rendu hommage h Bayard ;
La iVWe est une figure moins brillante, mais peut-être plus sé-
rieuse; nous ne connaissons pas de lecture qui fasse plus de bien
à l'àme que celle des Discours politiques et militaires du capitaine
huguenot. Il combattit toute sa vie pour une belle cause, la liberté
de conscience; la conviction qu'il rapporta de sa rude carrière,
c'est que les guerres de religion sont un crime. Nous reviendrons
plus loin sur cette partie de ses Discours, la plus admirable sans
contredit. La guerre en elle-même, abstraction faite des causes
qui la produisent, trouve un adversaire dans cet homme de guerre:
« Tous ceux, dit-il, qui font profession de lire et bien examiner
les histoires, confessent d'une voix que la plupart des cala-
mités et misères qui sont arrivées sur divers pays et peuples,
sont procédées de l'ambition des rois et républiques, qui ont
suscité les guerres qui les ont amenées. » La Noue ne réprouve
pas la guerre d'une manière absolue; il n'entend pas que les princes
dédaignent les armes, car ce serait se donner en proie, mais il
veut qu'ils s'en servent pour ne pas être endommagés, non pour
endommager autrui sans raison. La Noue s'adressait à une nation
qui rêvait le rétablissement de l'empire deCharlemagne. La domi-
nation du monde avait tant d'attrait pour cette race militaire, que
La Noue lui-même cède à la séduction; il n'a qu'une consolation à
DROIT DE GUERRE. 415
offrir à ses contemporains, c'est qu'ils ne sont plus de taille à faire
ce que firent leurs ancêtres : « S'ils considéraient bien la dispro-
portion qu'il y a de la vertu antique h la moderne, ils seraient plus
retenus : car, comme dit Plutarque en ses opuscules, c'est pa-
reille imprudence et matière de risée, de vouloir approprier les
faits héroïques de ceux du passé aux hommes présents, que de
mettre en la tête et aux pieds des petits enfants de six ans les bon-
nets et les souliers de leurs grands pères. Mais on doit proposer
les choses convenables au siècle où l'on est, qui soient toutefois
justes et honnêtes. » Nous autres Français devons penser que
le temps des grands accroissements de la France n'est plus : et
que maintenant nous sommes au temps de sa déclination, auquel
c'est beaucoup faire que de la conserver ; à quoi nous devons
tâcher, sans nous aller repaissant de la gloire passée, puisque
nous sommes destitués de la force, de l'occasion et du bonheur qui
y fit monter nos ancêtres. » Après ce regret donné à un passé
glorieux, La Noue revient à un sentiment plus juste de la vraie
grandeur. « Entre les empereurs et rois, plusieurs y en a eu qui
se sont voulu faire renommer grands par leurs conquêtes : toute-
fois ceux qui se sontvoulu contenter de se rendre bons, ont acquis
autre grandeur, qui n'est, h bien juger, pas moindre que la pre-
mière, vu qu'elle profite toujours, là où l'autre nuit ordinairement.»
La Noue\3L plus loin; il quitte le terrain de futilité, pour se placer
sur celui du devoir, et de ce point de vue il condamne les con-
quêtes : « Ceux qui aiment piété et vertu cherchent d'appuyer
leurs actions sur justice, tant pour se satisfaire en intérieur qu'en
extérieur. Et sans ce bon fondement les guerres ne se doivent
entreprendre, parce que autrement on demeure coupable devant
Dieu, lequel ne veut pas que les hommes usent de ces remèdes
violents, que par grande nécessité, ni les conduisent selon leurs
affections désordonnées. »
En réprouvant les conquêtes, La iN^oue attaquait un préjugé uni-
versel ; lui-même avoue « que la noblesse française ne prisait
aucun renom tant que celui qui provenait de f épée, et que la com-
mune opinion était que les armes avaient acquis à la nation fran-
çaise cette grande gloire h quoi elle est montée. » La Noue dit que
ceux qui élèvent la profession des armes par dessus toutes autres,
sont en singulière erreur : « Ils ignorent que l'homme doit prin-
416 DROIT DES GENS.
cipalement tendre à la paix et tranquillité, afin de mener une vie
plus juste; car, lorsqu'elle règne, toutes choses, tant publiques
que particulières, sont bien mieux ordonnées, que quand les con-
fusions de la guerre ont comme renversé les hommes et les lois. »
La Noue flétrit ce qui enivrait ses contemporains, la guerre pour
ia guerre : « Il y a une petite rime en espagnol, laquelle ils ont
quelquefois en la bouche, et que j'ai tournée ainsi :
La guerre est ma patrie,
Mon harnais, ma maison :
Et en toute saison
Combattre est ma vie.
« Que saurait pis dire un mauvais médecin et un mauvais juge
qui désirent que la cité soit toujours pleine de maladies, de cri-
mes et de procès, afin d'avoir bonne curée? Ceux-ci au semblable
ne demandent qu'altération d'États, pour se gorger de la ruine
d'iceux. Au siècle où nous sommes, il est impossible de s'exemp-
ter de la guerre, parce que l'ambition, l'avarice et la vengeance
sont fertiles, autant qu'elles furent jamais, pour l'engendrer. Mais
de se plaire en un usage si fâcheux, c'est faire comme celui qui
voudrait toujours être en tourmente sur la mer... D'avantage ces
guerriers perpétuels se dépouillent des affections qui sont les
plus louables en un bon citoyen... De courir incessamment de çà,
et de là, ainsi que les corbeaux aux charognes qu'ils ont flairées,
c'est, par manière de dire, se transformer en oiseaux de proie ou
en bêtes ravissantes (i). »
La Noue, écrivait au milieu des guerres religieuses qui déchi-
raient la France; plus funestes encore que les guerres de con-
quête, elles rompaient tous les liens sociaux. L'illustre guerrier
réagit contre ce débordement de violence; il était l'organe de la
réaction qui allait se faire dans les esprits : les excès de toute
espèce, fruit des guerres civiles, vont rappeler les hommes h leur
vraie mission, le développement pacifique de leurs facultés. A la
fin du XVI'' siècle, ce besoin de paix était un sentiment universel.
Ceux-lh mêmes qui par fanatisme avaient pris une part active à la
(1) Ld .\o\ie. Discours politiques et militaires, XIX el IX.
DROIT I)E GUERRE. 417
lutte, réprouvaient la violence et prêchaient la paix. Tel fut Gas-
pard de Saiilx, seigneur de Tavannes. Il écrivit des mémoires dont
la rude énergie rappelle parfois la touche de Tacite. Écoutons ce
qu'il dit des princes guerriers : « Plusieurs désespèrent de la
divinité, qui permet tant de malheurs, sans se souvenir qu'il y a
une autre vie où seront punis les méchants. Par la paix chacun
loue Dieu, le service divin ni la justice ne sont empêchés. Maudit
est le prince qui fait la guerre pour sa particulière gloire et uti-
lité! » La gloire des conquérants, vue de près, n'est que vanité :
« Il est périlleux de conquérir, malaisé de garder les conquêtes,
et plus difficile de les laisser h ses enfants. Quelqu'uns loueront
les victoires, autres les hlâmeronl, les qualifiant voleries. Ainsi
le corsaire répondit à Alexandre, qu'il n'y avait de difl'érence de
leur volerie, sinon que l'un volait avec une galère et l'autre avec
une armée. » Qu'est-ce après tout que la gloire du conquérant?
« Les plus vicieux ont été monarques; Tamerlan commandait h
huit cent mille hommes... Les livres donnent gloire à Achille et
Hector qui peut-être ne furent jamais. « Ces gloires sont vaines et
incertaines, celle d'homme de bien est désirable; si elle n'est de
durée, elle a reconfort d'espérer paradis. »
Voilii un langage digne d'un philosophe chrétien. Les princes
n'avaient pas grand souci de la religion. Tavannes dit avec sa cru-
dité habituelle, que « s!ils croyaient à l'immortalité, ils ne feraient
la guerre, d'où procèdent tant de maux. Si un meurtre, un larcin
est puni des peines d'enfer, celui qui est cause d'un million, n'aura
corps ni âme pour souffrir selon son mérite. » Tavannes parcourt
toutes les raisons par lesquelles les rois cherchent à légitimer
leurs guerres; il n'en admet aucune. « Ils disent que les armes
sont un mal nécessaire, qu'elles sont justes quand elles sont for-
cées. Réponse, qu'il ne se faut flatter h les prendre : guerres
d'ambition et d'avarice sont injustes, de même reconquêtes d'États
perdus, si les sujets ne tendent les bras, et n'appellent leurs pre-
miers seigneurs. Si les nations avaient droit sur ce qu'elles ont
autrefois possédé, les guerres seraient immortelles : les Assy-
riens, Perses, Macédoniens et Romains ont possédé le monde,
ensuite de quoi ces nations diraient les guerres justes pour recon-
quêter ce qu'elles ont perdu. Dieu donne et ôte les royaumes à
qui lui plaît; nous n'avons droit sur les hommes que celui qu'ils
418 DROIT DES GENS.
nous permettent; la sujétion est volontaire, étant les hommes
composés de même étoffé. S'excuser de faire la guerre, par
crainte de l'avoir, n'est pas reçu; elle peut être divertie ou éloi-
gnée ; c'est se jeter au feu, pour se sauver de la fumée : telles
palliations, prétextes, ne servent devant Dieu. » Tavannes ne
trouve justes que les guerres qui se font contre les infidèles et les
hérétiques, encore ne veut-il pas que les princes les fassent de
leur chef : Dieu peut changer les hérétiques et les Turcs en un
instant, sans que nos épées lui soient nécessaires. Il faut donc que
Dieu manifeste sa volonté et il le fait par l'organe du pape (1).
Ce dernier point de la doctrine de Tavannes tient à ses croyances
catholiques. Remarquons à quels abus conduit le dogme que le
pape est le représentant de Dieu. Si Tavannes avait jugé les
guerres contre les infidèles et les hérétiques avec les lumières de
sa raison, il les aurait réprouvées, bien plus que toutes autres
guerres. Sa conscience est ce qu'il y a de plus libre dans l'homme,
comment peut-on donc légitimer des guerres qui ont pour fin der-
nière d'imposer la foi par la violence? Quand Tavannes n'est pas
aveuglé par ses préjugés religieux, il est supérieur h Bodin. Il
condamne ainsi que La Noue, les guerres de conquête. La raison
qu'il donne est remarquable : les hommes sont libres et égaux, il
n'y a donc de domination légitime que celle qui repose sur leur
consentement. C'est la théorie de la souveraineté du peuple; elle
ruine dans son fondement le prétendu droit de conquête. Par
elle-même la force ne peut donner aucun droit, elle n'est légitime
que pour garantir le droit contre la force : c'est donc en définitive
le droit, comme dit La Noue, qui décide.
SKCTIOIV III. — LE CHRISTIANISME ET LE DROIT DE GUERRE.
^ l. L'Église et le droit des gens.
N" 1 . Le droit du pape sur les terres des infidèles.
A entendre les uUramontains de notre temps, l'Europe de-
vrait les bienfaits de sa civilisation h l'Église ; elle lui devrait aussi
(1) McnioiiL's de Tavannes, dans l'niM, T. XXIV, p. 38, s., 105, ?.; T. XXUI, p. 25:2.
DROIT DE GUERRE. 4-19
le sentiment d'humanité qui nous fait reculer devant la guerre, et
qui adoucit ses horreurs quand elle devient inévitable. Nous
avons combattu plus d'une fois cette illusion ou ce calcul des par-
tisans aveugles d'un passé qu'ils ignorent, ou qu'ils altèrent.
Nous ne répéterons pas ce que nous avons dit des papes du
moyen âge et de ceux du xvi« siècle ; les défenseurs de l'Église ont
une excuse toute prête pour les erreurs des hommes ; elles n'em-
pêchent pas, disent-ils, l'heureuse influence de la religion. Tant
qu'il s'agit d'indulgence pour l'imperfection humaine, nous sommes
d'accord ; mais si nous sommes indulgents pour les personnes, nous
devons être d'autant plus sévères pour les doctrines qui les éga-
rent; cette sévérité devient un strict devoir quand il s'agit d'une
croyance qui se prétend révélée, et d'hommes qui se disent les
représentants infaillibles de Dieu. Que l'on dépouille les préjugés
chrétiens, fruit d'une tradition séculaire, et l'on sera forcé de
convenir que si le catholicisme moralisa les peuples barbares, il
renfermait aussi des vices qui faussaient ce que le dogme chré-
tien a de bienfaisant. Les témoignages abondent, et ils ne peuvent
pas être contestés.
L'ambition et une ambition illimitée est de l'essence de la pa-
pauté; elle aspire par la force de son principe à une monar-
chie universelle, spirituelle tout ensemble et temporelle. Ces
prétentions, en annulant l'indépendance des nations, enlèvent au
droit des gens sa base. Les catholiques se récrient en vain : s'il
y a un homme qui peut se dire le maître du monde, le droit n'est
plus qu'un vain mot. Or les papes ne se sont-ils pas dits les maîtres
du monde? Ils ont agi comme tels, au début de l'ère moderne,
au moment où le génie de l'homme venait de découvrir un monde
nouveau. C'est alors que parut la fameuse bulle d'Alexaudre VL Le
pape, peu digue de s'appeler le vicaire du Christ, commence par
célébrer la piété de Ferdinand et d'Isabelle; il dit que les rois
catholiques ont été à la découverte de terres nouvelles, pour con-
vertir leurs habitants à la foi chrétienne. Dieu a récompensé leurs
efforts; ils ont trouvé des îles et des terres inconnues jusque-là.
Le souverain pontife constate qu'elles sont habitées par des peu-
ples pacifiques qui croyaient en un seul Dieu créateur; il espère
qu'on pourra facilement les amènera embrasser le christianisme.
Rien de plus pieux que ce langage. Mais voilà que le saint-père
420 DROIT DES GENS,
remarque, comme en passant, qu'il y a dans le nouveau monde
des mines et d'autres choses précieuses. L'or n'était-il pas le mo-
bile de ceux qui allaient aux Indes, bien plus que la religion?
Toutefois, pour favoriser les desseins des rois catholiques,
Alexandre VI leur fait don des pays qu'ils ont découverts et de
ceux qu'ils découvriront, en traçant la célèbre ligne du pôle arcti-
que au pôle antarctique (1).
Ainsi le pape fait donation d'un monde dont lui-même ignore
l'étendue. En vertu de quel droit? Le xvni'^ siècle s'est fait cette
question, et il a répondu par un éclat de rire : « Qui a accordé au
pape le droit de donner le bien d'autrui ? dit Voltaire. Il pouvait
donner même les globes de Jupiter et de Saturne avec leurs satel-
lites. N'est-ce pas le cas de dire avec Swift que « mylord Pierre
devint tout h fait fou, et que Martin et Jean ses frères auraient dû
le faire enfermer par avis de parents (2). » Les catholiques ne
peuvent pas traiter aussi irrévérencieusement les actes du saint-
.siége, quand même le successeur de saint Pierre s'appelle Borgia.
Alexandre VI, tout Borgia qu'il soit, n'est-il pas le représentant
de Dieu? n'est-il pas infaillible quand il décide de la foi, ou de ce
qui est moralement bon ou mauvais? Alexandre VI, le pape
monstre, juge souverain et infaillible de la morale! Soit. Sa bulle
est donc l'expression de la justice éternelle. Quelle justice, grand
Dieu! Un particulier qui donnerait ce qui appartient h un tiers,
passerait pour un fou, s'il n'était pas traité comme voleur et bri-
gand. La folie devient-elle raisonnable, et le brigandage légitime,
par cela seul que le pape est en cause?
Grand est l'embarras des ultramontains. Bellannin, l'habile
controversiste, s'est mis h chercher des raisons pour justifier ce
qui est injustitlable; il en a trouvé, mais la cause est si mauvaise,
que le plaidoyer, malgré le talent de l'avocat, tourne contre celui
qu'il a entrepris de défendre. Écoutons : « Le principal objet
qu'Alexandre VI, ce digne pape, avait en vue, était la propagation
de l'Évangile dans le nouveau monde., En donnant aux rois catho-
liques les terres possédées par les infidèles, il n'a pas eu l'inten-
tion d'engager Ferdinand et Isabelle à faire la guerre aux Indiens
(1) Uumont, Corps diplomatique, T. l\\, partie H, p. 302.
(2) Voltaire, Dictionnaire philosophique, au mot Donation.
DROIT DE GUERRE. 421
et à s'emparer de leur pays ; il voulait seulement que les rois d'Es-
pagne fissent entrer en Amérique de saints missionnaires, et
qu'ils les prissent sous leur protection, ainsi que les indigènes
qui viendraient à se convertir. Comme ensuite les rois infidèles
mirent obstacle à la prédication de l'Évangile, les chrétiens eu-
rent le droit d'user contre eux de la force des armes et de s'empa-
rer de leurs domaines (1). »
Il n'y a qu'une réponse à faire à ces misérables chicanes, c'est
de se moquer, avec Bossuet, des ultramontains et de leur doc-
trine. L'évêque de Meaux demande h ces nouveaux apôtres , où ils
ont puisé leur science : « Où ont-ils lu que les disciples du Christ
allèrent enseigner les nations, armés jusqu'aux dents, ou ayant à
leur suite une armée prête à faire la conquête des pays habités par
les infidèles? Est-ce avec cet attirail que Jésus-Christ envoya ses
apôtres dans le monde? Les ultramontains diront que l'Église,
dans la faiblesse de son enfance, n'a pu faire ce qui lui est loisible
dans la force de l'âge. Les malheureux ! ils ne savent pas de quel
esprit ils sont. Ils ne connaissent pas même les faits, ou ils les
•altèrent. Ignorent-ils que l'âge de faiblesse a été pour l'Église
l'âge de force, parce qu'alors elle avait la foi qui transporte les
montagnes? Ont-ils oublié que la conversion de l'Angleterre fut
opérée par des moines? Si les Saxons furent baptisés dans le sang,
ne faut-il pas déplorer ces conversions violentes, bien loin d'y
chercher une autorité (2) ?
Laissons-là la doctrine chrétienne; elle est si claire, que le car-
dinal jésuite aurait dû rougir, quand il a tenté d'y échapper par
des arguties. Il ne s'agit pas de savoir ce que veut Jésus-Christ,
mais ce qu'a voulu Alexandre VI. Dieu nous pardonne d'avoir accolé
ces deux noms! Que dit le pieux pontife? Y a-t-il un mot dans sa
bulle qui subordonne la conquête des Espagnols à la conduite des
princes infidèles ? Le plus mince légiste décidera, à vue d'œil, que
c'est une donation pure et simple, et non une donation condition-
nelle. On dirait que le pape a voulu prévenir les chicanes des in-
terprètes : il accumule les expressions, pour marquer que sa
donation doit immédiatement sortir ses effets : « C'est de son
(1) Bellarminus , de Romano pontifice, V,2.
(2) Bossuel, Defensio declaralionis cleri gallicani, lib. I, sect. I, cap. xv.
422 DROIT DES GENS.
propre mouvement, par pure libéralité, et de la plénitude du pouvoir
apostolique, qu'il donne les terres découvertes et à découvrir aux
rois catholiques ; il les leur donne avec pleine puissance, autorité
ET JURIDICTION, et défend à toutes personnes, rois, ou empereurs,
de contrevenir à sa bulle, sous peine d'excommunication. » Que
deviennent les chicanes ultramontaines, en présence d'un acte si
clair et si formel? L'interprétation forcée à laquelle ils recourent,
ici comme toujours, ne prouve qu'une chose, c'est que leur cause
n'est pas à défendre. Gela est si vrai qu'en acceptant même leur
explication , on aboutit encore aux conséquences les plus absurdes et
les plus funestes. La donation est conditionnelle, soit. Mais qui a
conféré au pape le droit de donner sous condition des terres qui
sont la propriété d'un tiers? Donner sous condition, c'est toujours
disposer de la propriété, c'est un acte que le propriétaire seul
peut faire. Si donc la bulle d'Alexandre est l'exercice d'un droit,
il faut en conclure que le pape est maître et seigneur de l'uni-
vers.
Dira-t-on que nous faisons, à noire tour, métier de mauvais
légiste, en tirant de la bulle des conséquences auxquelles le
pape ne songeait pas? Les faits répondent pour nous. Les rois
d'Espagne devaient savoir mieux que personne le sens de l'acte,
qui était leur titre à la domination du nouveau monde. Suivons-les
dans leur conquête. Ils notifièrent leur donation aux possesseurs
des terres qu'ils venaient occuper. Voici les termes de cet acte
aussi important que curieux : « Moi, serviteur des très hauts et
très puissants rois de Castille et de Léon, leur ambassadeur et
capitaine, je vous notifie et déclare que le Seigneur notre Dieu,
qui est un et éternel, a créé le ciel et la terre, ainsi qu'un homme
et une femme de qui sont descendus vous et nous, et tous les
hommes qui ont existé ou existeront dans le monde. Mais comme
il est arrivé que les générations successives, pendant plus de
mille ans, se sont divisées en plusieurs royaumes et provinces,
le Seigneur Dieu a remis le soin de tous ses peuples à un homme,
nommé saint Pierre, qu'il a constitué chef et maître de tout le
(iENRE HUMAIN , AFIN QUE TOUS LES HOMMES , EN QUELQUE LIEU QU'iLS
SOIENT NÉS, OU DANS QUELQUE RELIGION QU'iLS AIENT ÉTÉ INSTRUITS,
LUI OBÉISSENT. // a soumis la terre entière à sa juridiction, et lui a
ordonné de résider à Rome , comme le lieu le plus propre pour gou-
DHon DE (;lerrk. 425
venier le monde. Il lui a pareillement accordé le pouvoir d'étendre
son autorité sur quelque autre partie du monde qiCil voudrait, et de
gouverner tous les chrétiens, Maures, Juifs, idolâtres, ou tout autre
peuple, de quelque secte ou croyance qu'ils puissent être. On lui a
donné le nom de pape, qui veut dire admirable, ghand-f>ère et tuteur,
parce qu'il est le père et le (jouverneur de tous les hommes. Ceux qui
ont vécu du temps de ce saint-père lui ont obéi, en le reconnais-
sant pour leur sekjneur et roi, et pour le maître de l'univers. On a
obéi de même à ceux qui lui ont succédé au pontificat; et cela
continue aujourd'hui et continuera jusqu'à la fin des siècles. L'un
de ces pontifes, comme maître dv monde, a fait la concession de ces
îles et de la terre-ferme de l'Océan aux rois de Castille, Ferdinaiid
et Isabelle , et à leurs successeurs , comme cela se trouve amplement
expliqué dans certains actes que l'on vous montrera, si vous le désirez.
Sa Majesté catholique est donc, en vertu de cette donation, hoi et
SEIGNEUR DE CES ÎLES ET DE LA TERRE-FERME, et c'est CU qualité de roi
et de seigneur que la plupart des îles, à qui l'on a fait connaître
ces titres, ont reconnu Sa Majesté comme seigneur légitime. Et, du
moment que les peuples ont été instruits de sa volonté, ils ont
obéi aux hommes saints qu'Elle leur a envoyés pour leur prêcher
la foi; et tous, de leur plein gré, se sont rendus chrétiens et
continuent de l'être. Sa Majesté les ayant reçus avec bonté, sous
sa protection, a ordonné qu'on les traitât de la même manière
que ses autres sujets. Vous êtes tenus et obligés de vous conduire de
même; si vous reconnaissez le pape pour le souverain et guide de
l'univers, et le roi comme seigneur de ces îles, si vous consentez que
les saints pères vous annoncent et vous prêchent la foi, alors le roi
vous recevra avec amour et bonté, et vous laissera, exempts de servi-
tude, jouir de la propriété de tous vos biens. Mais, si vous refusez,
ou si vous dijférez malicieusejnent d'obéir à mon injonction, alors,
avec le secours de Dieu , j'entrerai par force dans votre pays , je vous
ferai la guerre la plus cruelle, je vous soumettrai au joug de l'obéis-
sance envers l'Église et te roi, je vous enlèverai vos femmes et vos
enfants pour les faire esclaves, je saisirai vos biens et je vous ferai
tout le mal qui dépendra de moi, comme à des sujets rebelles qui
REFUSENT DE SE SOUMETTRE A LEUR SOUVERAIN LÉ(;iTIME (1)...
(1) Hervera, Décadfis, livre VII, ch. xiv. (Roherlson, Hisloirft d'Amérique, note 23.)
424 DROIT DES GENS.
Voilà un commentaire authentique de la bulle d'Alexandre VI,
écrit, on n'en peut douter, par quelque théologien d'Espagne.
L'on voit que les conquérants fondent leur droit sur le droit du
pape à la souveraineté du monde : ils se disent maîtres et sei-
gneurs de l'Amérique, parce que le pape leur en a fait la cession,
comme souverain de l'univers. Quant à la religion, que les ultra-
montains placent en première ligne pour justifier l'occupation
conditionnelle du nouveau continent, les Espagnols n'en font
qu'une mention secondaire; si le christianisme est prêché, c'est
comme suite de la conquête; quand même, à la première somma-
tion des conquérants, les Indiens se seraient soumis à l'Église, ils
n'en auraient pas moins passé sous le joug de l'Espagne; le seul
bienfait que les envahisseurs promettaient aux malheureux In-
diens, en récompense d'une conversion volontaire, était qu'ils ne
seraient pas soumis à l'esclavage. Tel est, dans toute son horreur,
le droit de conquête inauguré, au début de l'ère moderne, par les
rois catholiques, sous les auspices de la papauté. N'est-ce pas
sanctifier le brigandage, parce qu'il s'exerce au nom de Dieu et
pour sa cause?
Il n'y a qu'une excuse pour la papauté, c'est de dire avec Bossuet
que les papes se sont trompés ; mais cette excuse, les ultramon-
tains la repoussent comme une hérésie, et, à leur point de vue,
ils ont raison. Il ne s'agit pas seulement d'Alexandre VI ; tout
monstre qu'il est au moral, on ne lui a pas encore reproché qu'il
se soit trompé sur un dogme ; de Maistre remarque, au contraire,
avec une certaine satisfaction, que son buUaire est irréprochable (1).
En réalité, la bulle d'Alexandre VI est l'expression de la doctrine du
saint-siége et des plus grands théologiens. Les prétentions de la
papauté remontent au pape qui fonda son pouvoir spirituel, et qui
par cela même, jeta les fondements de sa domination temporelle :
Grégoire VII revendiqua la souveraineté de tous les royaumes de
la chrétienté; il réclama notamment un droit vague mais illimité
sur les îles (2). Au xii* siècle, ce droit fut mis en pratique.
Alexandre III concéda h Henri II d'Angleterre, l'île d'Irlande,
moyennant le paiement d'un tribut. On comprend le but de la
(1) De Maistre, du Pape.
(2) Voyez le T. VI* de mes Éludes {la PctjmvAè el l'Empire).
DROIT DE GUERRE. 425
conquête pour le roi comme pour le pape ; mais on ne comprend
pas où le souverain pontife puisait son pouvoir; il se contenta de
l'affirmer avec le ton de la certitude. « Il n'y a aucun doute, dit-il,
que toutes les îles éclairées par le soleil de justice, Jésus-Christ,
et qui ont reçu la foi chrétienne, n'appartiennent à saint Pierre et
à la sainte Église romaine (1). » Voilà donc les missionnaires
transformés en conquérants; il suffit qu'ils mettent le pied dans
une île pour qu'elle devienne la propriété de Rome. Si les rois
admettaient ces exorbitantes prétentions, c'est qu'ils y trouvaient
leur profit. La religion était pour eux un instrument de conquête.
Au xiv« siècle, Louis de la Cerda obtint du pape Clément VI .la
souveraineté des îles Fortunées, contre un tribut annuel de quatre
cents florins d'or (2).
Le droit sur les îles, revendiqué par la papauté, ne pouvait
avoir d'autre prétexte que l'intérêt de la foi. Reste à prouver que
la conversion rendait les infidèles sujets de saint Pierre. En rece-
vant le baptême, ils devenaient sujets spirituels de l'Église ro-
maine, soit; mais comment la sujétion spirituelle se traduisit-elle
en dépendance civile? C'est que celui qui est maître des âmes est
par cela même seigneur des corps, la souveraineté étant indivi-
sible par son essence. Dans les royaumes déjà possédés par des
princes chrétiens, il était difficile aux papes de réaliser leur utopie;
mais dans les terres des infidèles, ils ne reconnaissaient plus
aucun droit. L'on sait que l'ordre teutonique n'avait d'autre auto-
rité sur les populations slaves que celle qu'il tenait d'un acte
émané du pape et de l'empereur, qui concédaient l'un et l'autre ce
qui ne leur appartenait pas, toujours en vertu de cet empire du
monde qui est inhérent à Rome chrétienne comme à Rome païenne.
Encore au xiii^ siècle, Urbain IV donna au roi de Bohême toutes
les terres des infidèles dont les habitants seraient convertis au
christianisme par son ministère, ou dont il ferait la conquête (3).
Qu'est-ce en définitive que ce droit des gens, sinon celui de fis-
(1) •! Sane omnes insulas quibus sol jusliti* Jésus Chrislus illuxil, et qu» Jocumenta fidet chris-
lianae susceperunt, ad jus sancli Pétri et sacrosanctœ Ecclesi;e roman», quod tua eliam nobilitas
recognoscit, non est dubium perlinere. i>
(?) Raynaldi, Annales, ad a. 1344, n' 39.
Ci) Ici., ibid., ad a. 1264, n' 44 : «Terrœ... quas per ministeriura liium converti, vel per te
expugnari contigerit... »
^20 DROIT DES GENS.
lam? Le monde est livré en proie aux disciples du Christ, par son
vicaire, comme Mahomet et ses califes le livrent en proie à leurs
sectateurs. On dira que la domination des papes tendait à affran-
chir le monde, tandis que l'empire des califes conduisait à la ser-
vitude universelle Que tel fût le bienfait providentiel du christia-
nisme, nous ne le nions pas; mais ce n'était certes pas le bienfait
des soi-disant vicaires du Christ. Nicolas V nous dira ce qu'il faut
penser de l'amour des papes pour la liberté. En 1452, il accorda au
roi de Portugal le pouvoir d'envahir les terres de tous les infidèles,
de s'emparer de leurs biens, et de réduire leurs personnes en servi-
tude perpétuelle (1). Nous comparions le droit pontitlcal au droit
musulman : c'est faire injure à Mahomet. Les Arabes sont les mis-
sionnaires armés d'une loi d'égalité, les vaincus participent h tous
les droits des vainqueurs par le fait seul de leur conversion. Les
papes, au contraire, vouent des populations entières à l'esclavage,
oubliant que la loi du Christ, dont ils se disent les vicaires, est
une loi d'affranchissement.
Il est presque inutile d'ajouter que les théologiens étaient d'ac-
cord avec l'ambition pontificale; les papes ne sont-ils pas les
maîtres de la théologie aussi bien que les seigneurs du monde?
Les écrivains catholiques n'ont qu'un scrupule; ils ne recon-
naissent pas aux rois chrétiens le droit de forcer les infidèles à
embrasser le christianisme; d'après eux, les guerres contre les
infidèles ne sont légitimes que lorsqu'ils veulent empêcher la pro-
pagation de l'Évangile. C'est la doctrine de saint Thomas et de
tous les théologiens; elle est encore professée au milieu du xix*'
siècle (2). Qui ne voit qu'elle conduit à tous les abus de la force?
On impose aux princes infidèles l'obligation de permettre la pré-
dication de la foi chrétienne, sous peine de voir leurs États enva-
his et partagés par des vainqueurs orthodoxes. Que cette obliga-
tion découle du dogme de la révélation, nous l'admettons volontiers;
mais cela prouve que le dogme catholique est incompatible avec
la souveraineté civile, incompatible avec le droit des gens. Il y a
(1) Raynaldi, Annales, ad a. 1452, n* U : « Illorum persoDasin perpeluam servitutem redigendi
plenam et liberam auctoritate apostolica concedimus facultatem.»
(2) Pellier, Traité de la puissance ecclésiastique dans ses rapports avec la puissance temporelle,
traduit de l'itaiipn du père Biunchi, T. H, p. 104, ss.
nROIT DE GUERRE. 427
trois religions qui se prétendent en possession de la vérité ré-
vélée; pourquoi le christianisme seul aurait-il le privilège d'en-
voyer des missionnaires, malgré l'opposition des peuples dits infi-
dèles? Les Turcs traitent les chrétiens d'infidèles : les bouddhistes
en font autant. Les princes musulmans et bouddhistes peuvent h
tout aussi bon droit que le pape, envoyer des missionnaires pour
convertir les chrétiens, et ils auront le pouvoir de les subjuguer,
pour peu que les infidèles mettent obstacle à cette prédication.
N'est-ce pas livrer le monde entier à l'empire de la force? Peut-il
encore être question d'un droit des nations, quand, de par une
prétendue révélation, on force derecevoir des missionnaires, quand
ensuite, si elles s'y refusent, on s'arroge le droit de les punir, en
les subjuguant (1)?
Croirait-on que cette débauche de violence a été célébrée en
plein XIX'' siècle comme une doctrine admirable? Le comte de
Maistre trouve la bulle d'Alexandre VI, si digne d'un véritable suc-
cesseur de saint Pierre, qu'il regrette qu'elle soit signée par un
Borgia : « Quel beau spectacle, s'écrie-t-il, que celui des Espa-
gnols et des Portugais consentant à soumettre leurs discussions
actuelles, et même leurs discussions possibles au jugement désin-
téressé du père commun de tous les fidèles, Ji mettre pour toujours
l'arbitrage le plus imposant h la place des guerres intermi-
nables (2)?» Admirons de notre côté l'art avec lequel les ultra-
montrains altèrent les faits les plus authentiques. La bulle
d'Alexandre VI est un arbitrafie! Et le pape lui-même dit en toutes
lettres qu'il fait une donation, non sur la demande de l'Espagne ou
du Portugal, mais de son propre mouvement. Un acte inouï d'usur-
pation se transforme sous la plume de l'écrivain catholique en une
décision arbitrale. Il y a plus. La bulle légitimait la guerre la plus
injuste que jamais la force se soit permise contre la faiblesse; et
de Maistre déclare gravement qu'elle met fin aux guerres des
princes! Compte-t-il donc pour rien le sang versé à flots dans les
Indes? Les malheureux Indiens étaient-ils sans droit, parce que la
foi romaine leur manquait?
Un philosophe du xyu!*" siècle a porté un jugement bien différent
(1) Ce sont les expressions de Peltier, de la Puissance ecclésiastique, T. H, p. 707.
(2) De Maistre, du Pape, livre H, ch. xiv.
^*28 DROIT DES GENS.
(le cette bulle fameuse ; écoutons le cri d'indignation de Raynal :
(( Et c'est le chef de la plus sainte des religions qui donne à autrui
ce qui ne lui appartient pas ! et c'est un souverain chrétien qui
l'accepte, ce don! et les conditions stipulées entre eux sont la sou-
mission au monarque européen ou l'esclavage, le baptême ou la
mort! Sur le simple exposé de ce contrat inouï, l'on est saisi d'une
telle horreur, que l'on prononce que celui qui ne la partage pas
est un homme étranger à toute morale, h tout sentiment d'huma-
nité, à toute notion de justice... Prince stupide ! et tu ne sens pas
que les droits qu'on te confère, on se les arroge? et qu'en les accep-
tant, tu abandonnes ton pays, ton sceptre et ta religion h la merci
d'un ambitieux sophiste (1)? » Le jugement de Raynal est celui de
l'histoire. Comme il le dit très bien, si les droits des princes infi-
dèles sont dans la main du pape, s'il peut les fouler aux pieds, en
invoquant le prétexte de la religion, il n'y a plus de garantie même
pour les princes orthodoxes ; leur souveraineté n'est plus indé-
l)endante, car elle dépend de leur foi, ils sont réellement subor-
donnés au pouvoir du prétendu vicaire de Dieu qui peut disposer
de leurs royaumes, dès qu'il lui plaira de dire que l'intérêt de la
religion l'exige. Nous le demandons encore une fois : que devient
le droit international avec de pareilles prétentions? Il n'en reste
pas une ombre.
N" 2. La foi du serment.
I
La foi donnée et reçue est le lien des sociétés humaines. Là où
elle est ébranlée, il n'y a plus rien de stable, parce qu'il n'y a plus
rien de sacré. Les conventions internationales reposent sur la foi
attachée aux engagements ; pour enchaîner davantage les princes
qui ne reconnaissent pas d'autorité supérieure, l'usage s'établit de
confirmer toute espèce de traités par des serments solennels. Ces
serments doivent être inviolables, sinon tout est livré à l'empire
désordonné de la force. Cependant qui le croirait? la foi jurée a
(1) llaynal. Histoire philosophique des deux Indes, T. III, p. 287.
DROIT DE GUERRE. 42i)
été violée par les rois chrétiens, en vertu de l'autorité de ceux-h\
mêmes qui se proclament les organes de la vérité absolue! Pen-
dant de long siècles, et précisément au temps de leur puissance, les
souverains pontifes se sont arrogé le droit de dispenser des ser-
ments : c'était à leurs yeux, un droit divin que Jésus-Christ, le Fils
de Dieu leur avait accordé, en leur donnant mission de lier et de
délier. Pourrait-on imaginer un droit plus monstrueux? « Je n'ai
jamais pu comprendre la dispense du serment, dit un légiste fran-
çais. Le serment est un contrat fait avec Dieu , et lorsqu'il est
valable dans son principe, c'est à dire, lorsqu'il s'applique à une
obligation dont la cause est légitime, et qu'il a été librement con-
senti par une personne capable de s'engager, nulle puissance, à
mon avis, ne peut dispenser de tenir ce qu'on a ainsi promis (1). »
Cette doctrine est si évidente, que l'on ne conçoit pas comment
des hommes ayant le sens moral ont pu dispenser de la plus sainte
des obligations. C'est encore une fois la fausse idée d'une révéla-
tion miraculeuse, d'une Église dépositaire et organe de la vérité
absolue, qui a égaré les esprits. Les obligations contractées au
préjudice de la religion sont nulles, car la religion est la parole
de Dieu. Il en est de même des obligations qui lèsent les intérêts
de l'Église, car l'Église est l'incarnalion de Jésus-Christ. Qui pro-
noncera que Dieu, la religion ou l'Église sont en cause? Le pape,
comme vicaire du Christ, comme organe infaillible de la vérité. La
conclusion est nécessaire, dès que l'on admet les prémisses. Nous
allons voir à quels épouvantables abus conduit la doctrine de la
révélation et de l'infaillibilité pontificale, dans le domaine du droit
des gens.
On conçoit îi la rigueur la funeste maxime qiiun serment con-
traire à riitilité de VÉglise est nul, quand la religion est réellement
en cause ; on la conçoit du moins, au point de vue du catholi-
cisme. Mais la maxime, telle qu'elle est formulée dans le corps de
droit canonique, est absolue et d'un vague effrayant (2). Qu'est-ce
que Vutilité (le r Église? Au moyen âge, et grâce à des circonstances
passagères, la papauté devint une puissance temporelle; elle était
(1) Dnpin, Manuel du droit ecclùsiasUciue français, p. 27.
(2) « Juramentum contra utililalem ecclesiasiicam prsesliîum non tenet. « {Dfcretal., lib. U'
lit. 24, c.27;.Se.T(.^ lib. I, T. II, ci.)
430 DROIT DES GENS.
sans cesse engagée dans des guerres avec les princes et les répu-
bliques d'Italie; les intérêts du pape, comme prince souverain,
seront-ils considérés comme tenant à l'utilité de l'Église? La ques-
tion paraît presque une injure pour les vicaires de Dieu; cepen-
dant l'histoire nous apprend à chaque page que les souverains
pontifes usèrent et abusèrent de leur puissance spirituelle pour
étendre leur domination temporelle. Dès lors rien de plus naturel
que de rompre les conventions conclues au préjudice des États du
saint-siége, comme étant contraire, à Vutilité de rÉglise. Clément VI
écrivit h l'évêque de Verceil que de pareils traités étaient nuls,
quand même ils seraient confirmés par serment; car, dit-il, le
serment ne peut pas devenir le lien de V iniquité (1). Au xv' siècle,
Eugène IV était en guerre avec François Sforce; Piccinino, le
fameux condottieri, avait promis de ne pas attaquer le duc de
Milan ; le pape le délia de sa parole, en se fondant expressément
sur cette raison qu'un traité désavantageux à l'Église n'était pas
obligatoire (2).
Dira-t-on que ce sont là des abus d'un autre âge, tenant à des
préjugés et à des erreurs que le temps a emportés? Le philosophe
peut parler ainsi, les catholiques ne le peuvent pas. Cela est si
vrai que nous avons entendu, en plein xix'' siècle, les évêques de
toute la chrétienté soutenir que le pouvoir du pape sur ses États
se confondait avec sa puissance spirituelle : n'est-ce pas dire que
tout ce qui touche aux intérêts temporels du pape concerne ïutilité
de l'Église? Dès lors, il faut conclure avec les décrétales, que les
traités et les serments préjudiciables au pouvoir temporel du
saint-siége sont nuls. Il y a plus : l'Église voudrait revenir sur cette
funeste doctrine, qu'elle ne le pourrait pas : car le droit du pape
de délier de tout serment est un droit divin, fondé sur les paroles
du Fils de Dieu, et son devoir est d'user de son droit, dès que l'in-
térêt de l'Église est engagé. Celui qui soutient le contraire se rend
coupable d'hérésie. Que l'on ne se récrie pas : c'est un vicaire du
Christ qui l'a dit, et les représentants de Dieu ne sont-ils pas
infaillibles, quand ils prononcent sur le bien et le mal? Au
(1) t Cnm sacramenlum vinculam iniqnitatis esse non debcat. » (Marlene, Thésaurus Auecdo-
torum, T. H, p. 935.)
(2) Sismondi, Histoire des républiques italiennes, T. IX, p. 196.
DROIT DE GUERRE. 431
xvii« siècle, l'horrible conspiration des poudres épouvanta l'Angle-
terre et tout le monde civilisé. Le parlement voulut mettre la
nation à l'abri du danger sans cesse renaissant des complots catho-
liques; ces attentats ayant leur source dans le prétendu pouvoir
du pape de déposer les rois et de délier les sujets de leur serment
de fidélité, le parlement imposa un serment d'allégeance à tous les
Anglais, c'est à dire un serment de soumission et d'obéissance au
roi, comme souverain indépendant de toute autre puissance.
Paul V défendit aux catholiques anglais de prêter ce serment,
parce qu'il contenait beaucoup de choses contraires h la foi et au
salut des âmes. En quoi un serment politique violait-il la foi?
Parce qu'il y était dit que le pape ne pouvait délier les sujets de
leur obéissance, tandis que Jésus-Christ avait donné à saint Pierre
et à ses successeurs le pouvoir absolu de lier et de délier (1).
On se demande comment une doctrine aussi immorale a pu être
pratiquée pendant des siècles? Si les princes étaient menacés sans
cesse par les prétentions de la papauté, ils trouvaient aussi dans
le pouvoir reconnu au souverain pontife d'annuler les serments les
plus solennels un moyen commode de se dégager de leurs pro-
messes; il leur suffisait d'être enfants dévoués de l'Église, pour
que le pape s'empressât de calmer les scrupules de leur con-
science. Jean sans Terre, le plus méprisable des princes, mit sa
couronne aux pieds du souverain pontife; le vicaire du Christ le
récompensa de cet acte inouï d'abjection, en annulant les serments
qu'il avait faits d'observer la Grande Charte. Plus d'une fois le
saint-siége intervint dans les débats entre la royauté et le baron-
nage pour délier les rois de leurs engagements (2). La mauvaise
foi des princes était intéressée â trouver un appui dans une puis-
sance réputée sacrée. Voilh pourquoi le pouvoir de dispenser des
serments fut exercé jusqu'à la veille de la réforme. Jules II délia
Ferdinand le Catholique des obligations qu'il avait contractées par
son traité avec Louis XII. Un historien moderne, en rapportant
ce fait, dit « que les dispenses pontificales sont une des taxes les
plus lourdes que la superstition ait levées sur la raison humaine (3).»
(1) Voyez Itîs détails et les témoignages dans mon Étude sur l'Eglise et l'Etal.
(2) Voyez le tome VI* de mes Études sur l'histoire de l'humanité.
(3) Prescott, Ferdinand and Isabella.T. III, p. 299.
452 ItROIT DES GENS.
C'est dire trop peu en présence des incroyables abus du pouvoir
des papes. Vers le milieu du xiv'^ siècle, Clément VI accorda aux
confesseurs des rois de France le pouvoir de les dispenser de tous
les vœux et de tous les serments qu'ils pourraient prêter et quils
trouveraient incommode de garder (1). Ce privilège est accordé à
perpétuité !
Les rois finirent par s'apercevoir que la facilité qu'ils trouvaient
à Rome pour violer les plus saints engagements tournait contre
eux. Il leur était très commode d'être déliés de leurs serments ;
mais comme le pape accordait la même faveur à leurs adversaires,
il en résulta que personne ne pouvait plus se fier à une parole
donnée, quelque sacrée qu'elle fût. Pour se mettre à l'abri de ce
danger, les princes imaginèrent d'insérer dans leurs traités une
clause par laquelle ils s'engageaient à ne pas demander de dis-
pense au pape, et ils déclaraient nulle toute dispense qui serait
accordée {%. Quelle injure pour le saint-siége ! Ainsi le seul moyen
d'assurer l'exécution des traités, c'était de déclarer nul l'exercice
que le pape pourrait faire d'un droit divin! Le remède fut ineffi-
cace : en effet, le pape pouvait délier de cette clause, aussi bien
que de la convention principale. Le traité de Madrid stipulait « que
Charles-Quint et François F"" ne pourraient en façon quelconque
demander relaxation du serment; et si l'un la demandait ou l'obte-
nait, on voulait qu'elle ne lui pût profiter sans le consentement de
l'autre. » A quoi servirent ces précautions? Le premier qui enga-
gea François à ne pas observer son serment, fut le pape : il fit
mieux, il conclut une ligue avec le roi contre l'empereur, et cette
ligue contractée au profit d'un roi qui avait violé ses serments,
s'appela la sainte ligue !
Est-ce assez insulter h la foi publique? Les réformés s'indi-
gnèrent, et h bon droit, contre un pouvoir qui détruit le lien des
sociétés humaines. Écoutons la protestation de Guillaume d'Orange:
« Si le pape a une telle puissance et autorité d'absoudre du ser-
ment, restera-t-il aucune chose assurée au monde, si les serments
faits si solennellement peuvent être violés sous une telle couver-
(1) « Qasi vos et illi servarn commode non possetis. » (Génies, Scrinium antiquarium, T. V-,
p. 320.)
(-2) Traité iln Broligny de 13C'J, dans Froissnrt, livre I, part. II, ch. cxxvii.
DROIT DE GUERRE. 453
ture (1) .' » C'est le cri de la conscience qui flétrit le prétendu droit
divin des papes. Les jésuites ont vainement essayé de justifier le
pouvoir monstrueux que réclament les successeurs desaint Pierre.
Avec leur audace habituelle, ils ont nié que les papes aient jamais
voulu annuler des serments au préjudice de Dieu ou des droits
acquis ;i des tiers (2); mais, comme d'habitude aussi, il y a une
restriction mentale dans leurs déclarations les plus formelles.
Peuvent-ils nier que les papes aient le droit de dispenser? peuvent-
ils nier qu'ils aient revendiqué et exercé ce droit, dès que l'inté-
rêt de l'Église était en cause? Eh bien, c'est là qu'est l'abus, le
droit môme est abusif, puisqu'il anéantit tout droit. Que les jésuites
viennent dire après cela que le souverain pontife ne dispense
jamais au préjudice de Dieu et du prochain, cela empêche-t-il la
dispense d'être abusive? Il va sans dire, que les vicaires du Christ
agissent toujours pour la plus grande gloire de Dieu ; et quant aux
prochains, peut-il être question de leur droit, quand il s'agit de
VuHlité de l'Église, c'est îi dire de la cause de Dieu ?
Il
Si un serment prêté au préjudice de l'Église est nul, la consé-
quence logique est que les traités faits avec les infidèles ne sont
pas obligatoires. Au moyen âge, l'Église n'hésitait pas à appliquer
aux relations des peuples ce que saint Paul dit des rapports des
individus : « Les fidèles ne doivent pas communiquer avec les infi-
dèles, ils ne doivent pas même manger avec eux. » Se fondant sur
ces paroles, un des grands papes qui ait occupé la chaire de saint
Pierre, Nicolas, défendit aux peuples chrétiens de faire des traités
avec les païens (3). Les traités étaient prohibés, dans l'intérêt de
la foi, ils étaient par cela seul frappés de nullité. Ce n'est pas nous
qui tirons cette conséquence, c'est un pape, et il le fait dans les
termes les plus absolus; nous laissons la parole h Urbain VI:
« Toutes conventions, alliances, ligues, quelles qu'elles puissent
(1) Apulwjic du prùice d'Oranffc, daos Dumonl, Corps diplomatique, T. V, 1, p. 308.
(t) Hoswcydi, de Socielate Jesu, de Fide liœreticis servanda, p. 38, ss.
(.3) fS'icolai, Responsio ad consulta Bulgarorum, n'SS. {Mansi, IV, 4-28.)
434 DROIT DES GENS.
être, faites avec des princes hérétiques, schismatiques, ou sépa-
rés de quelque manière que ce soit de la sainte Église romaine,
sont illicites et nulles de plein droit, quand même ces princes ne
seraient tombés dans le crime qu'après la conclusion du traité. Les
rois fidèles sont déliés de toute promesse à leur égard, quoiqu'ils
se soient obligés par les serments les plus solennels. Non seule-
ment ils sont dispensés d'observer leurs engagements, il leur est
même défendu de les tenir, et ils doivent veiller à ce que d'autres
ne les tiennent (1). » Paul III publia un décret tout aussi abomi-
nable : il déclara d'avance nuls tous traités faits avec des héré-
tiques, par quelque serment qu'ils eussent été confirmés (2).
Cette doctrine n'est pas une prétention ultramontaine; elle a
ses racines dans les profondeurs du catholicisme. C'est ce qui
explique comment le concile de Constance, où les Gallicans do-
minaient, a porté le décret déshonorant sur le sauf-conduit que
l'empereur avait donné à Jean Hus. Nous citons textuellement :
« Le saint synode déclare que les princes ne peuvent pas accor-
der de sauf-conduit au préjudice de la foi ou de la juridiction
de l'Église; que le juge ecclésiastique peut procéder contre les
hérétiques et les punir, quoiqu'ils ne se soient présentés en jus-
lice que sous la foi des lettres royales qui leur assurent pleine
sécurité. » On sait ce qui s'ensuivit : Hus périt sur le bûcher. Ce
sacrifice humain offert h la foi par des Gerson et des d'Ailly nous
révolte ; il révolta déjà les contemporains ; le concile crut devoir
se justifier, mais sa justification est un nouveau crime. Les Pères ,
se plaignent « de ce que des personnes mal intentionnées, ou
voulant être plus sages qu'il ne le faut, déblatèrent contre le saint
concile, en l'accusant d'avoir violé le sauf-conduit donné par l'em-
pereur Il Hus : elles ne réfléchissent pas que Hus, par cela seul
qu'il attaquait avec obstination la foi orthodoxe, s'est rendu in-
digne de tout privilège; aucune promesse ni foi n'étant va-
lable au préjudice de la foi catholique, ni par le droit naturel,
ni par le droit divin, ni par le droit humain. » Les Pères déci-
dent que Sigismond n'a fait que son devoir : ceux qui continue-
ront h attaquer soit le saint synode, soit l'empereur, seront
(1) IJrbanij Constit. III. (BuUarium Magnum, T. UI, pari. 2, p. 366, s.)
(2) PavU 111, Constit. VU. [Itnllarium Magnum, T. IV, part. 1, p. 129.)
DROIT DE GUERRE. iob
punis comme fauteurs de l'hérésie, et coupables de lèse-ma-
jesté (1). »
Gallicans et ultramontains ont uni leurs efforts pour laver le
concile de l'accusation qui pèse sur lui; ils nient qu'il ait décrété
que l'on est dispensé de tenir la foi aux hérétiques; un jésuite a été
jusqu'à dire que le synode a consacré la doctrine contraire (2).
Écoutons cette singulière apologie : « Qu'a décidé le concile? Que
le sauf-conduit impérial ne lie pas l'Église. Prétendre le contraire,
ce serait mettre la foi à la merci des princes ; les princes ne peu-
vent apporter aucun obstacle à la juridiction ecclésiastique, puis-
qu'elle est tout à fait indépendante de leur puissance. Comment
donc le concile aurait-il violé un sauf-conduit qui à son égard
était considéré comme n'existant pas? L'empereur ne le viola pas
davantage; car il ne l'avait donné que comme prince temporel, et
comme tel, il l'observa, autant que cela dépendit de lui. Il est bien
vrai que Sigismond dressa le bûcher sur lequel périt l'hérésiar-
que; mais en livrant le malheureux Hus au bourreau, il ne fit que
remplir son devoir de défenseur de l'Église et d'exécuteur de ses
volontés. En définitive le concile n'a pas dit un mot sur la foi qui
doit ou ne doit pas être gardée aux hérétiques ; on pourrait dire
plutôt qu'en déclarant que le prince qui a fait son possible pour ac-
complir sa promesse, a rempli son devoir, le saint synode a dé-
cidé implicitement qu'il avait un devoir à remplir, ce qui suppose
que la foi doit être tenue aux hérétiques. »
Voilà l'apologie dans toute sa force; elle fait honte aux défen-
seurs du concile, comme le décret fait honte au catholicisme ; car
elle aboutit à la tromperie la plus insigne. Hus est cité devant le
concile, il ne veut s'y rendre que sous la garantie de la parole im-
périale, l'empereur lui accorde un sauf-conduît. L'accusé l'in-
voque devant les saints pères ; on lui répond que l'Église n'est pas
liée par les actes de l'empereur, en matière de foi. Hus est
condamné et livré au bras séculier. Le voilà dans la main de celui
qui a délivré le sauf-conduit, car ce n'est pas le concile qui pro-
nonce la peine du feu , c'est l'empereur. Que répond le chef de la
U) Voyez les deux décrets dans Gieseler, Kirchengeschichte, T. 11, 4, § 150, note ce.
(2) \alalis .l/exom/er, Histor. Eccles. Sœculi xiv et xv,Dissertatio,art. nii.,li. — Rosweydi,
de Fide haerelicis servanda, ex decreto Constantiensi,p. '!,&&.— Daudinus, de Suspect, de haeres.,
c. IV, sect. 1, p. 411.
456 DROIT DES GENS.
chrétienté au malheureux que sa parole a attiré au concile?
« Comme empereur, j'ai tenu ma parole, car je vous ai recom-
mandé à l'indulgence des saints pères. Pour le moment je suis aux
ordres du concile, dont je dois exécuter les décrets : je vous livre
en cette qualité au bourreau. » Tel est le rôle qu'un concile
général et un empereur jouent dans cette sanglante tragédie. Que
dire après cela de l'apologie de leurs défenseurs? Le concile n'a
pas décidé en termes formels que la foi donnée aux hérétiques ne
doit pas être gardée. Soit; mais il a fait pis que cela; la foi lui a
servi h attirer un hérétique dans ses filets, la foi lui a servi k le
tromper, la foi lui a servi à le faire mourir par les mains du
prince qui lui avait garanti la vie. Qu'est-ce donc que la
foi donnée aux hérétiques? Une duperie cléricale. Le con-
cile de Constance immola un homme aux sanglants préjugés
de l'Église, sans tenir compte de la foi donnée par le chef
temporel de la chrétienté. Cependant dans ce concile siégeaient
les hommes les plus éminents de la chrétienté, ceux que, par op-
position aux ultramontains, l'on pourrait appeler les libéraux de
l'époque. ;;vruoo
Le même siècle fut témoin d'un manque de foi plus évident
encore, dont se rendit coupable un cardinal célébré par Bossuet
comme l'esprit le plus distingué de son temps. Julien Cesarini,
légat du pape en Allemagne, prêcha la croisade contre les Turcs.
Après quelques années de guerre, le sultan et le roi de Hongrie
conclurent une paix solennelle; pour la rendre sacrée et invio-
lable, Amurath et Ladislas la jurèrent, l'un sur l'Alcoran et l'autre
sur l'Évangile. A peine la paix fut-elle signée , que le cardinal
proposa de la rompre; le moment lui paraissait favorable, et le
serment ne l'arrêtait pas : « C'est à votre Dieu, dit le légat aux
Hongrois, c'est aux chrétiens vos frères que vous avez engagé
votre foi ; cette première obligation annule un serment sacrilège
fait aux ennemis de Jésus-Christ. Le pape est son vicaire dans ce
monde; vous ne pouvez légitimement agir ni promettre sans sa
sanction. C'est en son nom que je vous absous (1). » Le parjure
fut puni par une sanglante défaite, et une tache ineffaçable fut
imprimée au nom de Julien Cesarini. Pour mieux dire, c'est la doc-
(1) Voyez les témoignages dans Gibbon, Histoire de la décadence de l'empire romain, ch. LXVII.
DROIT DE GUERRE. 437
triue catholique qu'il faut flétrir; les hommes ne sont coupables
que pour autant qu'ils exploitent les préjugés régnants au profil
de leur ambition. Le cardinal Julien croyait agir dans l'intérêt de
la foi et de la chrétienté. A la tin du xv^ siècle, un prince moins
scrupuleux n'hésita pas à manquer à sa parole, toujours en invo-
quant l'intérêt de la foi, mais la foi n'était pour lui qu'un prétexte.
Après une héroïque défense, les Maures livrèrent Grenade à Fer-
dinand et à Isabelle, en stipulant la liberté de leur culte : le vain-
queur le promit, mais à peine avait-il juré, qu'il imposa aux
•vaincus le baptême ou l'émigration. Un conseil, réuni sous la pré-
sidence de l'archevêque de Tolède, décida que Ferdinand et Isa-
belle n'ét.aient pas obligés de tenir parole aux infidèles.
Cette doctrine, si l'on peut appeler ainsi le mépris de la foi
jurée, survécut à la révolution religieuse du xvr siècle. Pie V, le
plus saint et le plus fanatique des papes de la réaction, parvint îi
former une ligue contre les Turcs; son légat engagea l'empereur
à y entrer. Il y avait un obstacle : après de longues négociations,
les sultans avaient daigné accorder une trêve aux empereurs
d'Allemagne. Pouvaient-ils rompre cette convention? Le légat,
étonné qu'une pareille considération arrêtât un si grand prince,
dit que c'était un scrupule mal placé de se croire lié par la foi des
serments envers des ennemis qui ne connaissaient ni religion, ni
foi (1). Disons à l'honneur des réformés qu'ils répudièrent l'hé-
ritage de ces honteuses maximes (2). Ils furent mis à l'épreuve,
dans une occasion mémorable, où les préjugés religieux vinrent
en collision avec la morale que la conscience leur dictait : la mo-
rale l'emporta.
Dans quelques provinces des Pays-Bas, les réformés étaient eii
majorité et leur intolérance les poussait h opprimer les catholi-
ques, au mépris de la paix qui assurait le libre exercice de leur
culte. Le comte de Nassau avait juré d'observer le traité : laisser
libre jeu aux passions protestantes, c'était violer sa parole ; mais
n'était-ce pas se rendre coupable d'une impiété, que de tolérer un
culte qui, aux yeux des calvinistes, était une idolâtrie? Il consulta
les théologiens et les hommes les plus éminents de la réforme.
(1) De Tliou, Histoire universelle, livre L.
(2) MeUmchlhonis, Epist., dans le Corpus Reformatorum , T. I, p. 355.
28
458 DROIT DES GENS.
Marnix répondit que la liberté devait être maintenue; il traita
d'absurde l'opinion de ceux qui pensaient que la différence de re-
ligion viciait les conventions; tout en convenant que c'était une
excellente chose que d'abolir un faux culte, il ajouta cette restric-
tion qui fait honneur à son sens moral, qu'il fallait procéder par
voies légitimes, et se garder de mettre la violence ii la place du
droit. Théodore de Bèze fut du même avis. Mais les théologiens pur
sang regimbèrent ; ils ne sortaient pas du cercle étroit où leur foi
les tenait comme emprisonnés : « La loi ancienne, disaient-ils,
la parole de Dieu nous commande de détruire l'idolâtrie. Que
vient-on nous opposer des promesses et des serments? Peut-il y
avoir des engagements valables, s'ils sont contraires à la gloire
du Christ? S'il y en a, qu'on les viole, qu'on les annule; c'est plus
que nécessité, c'est honnêteté et piété (1). »
Ainsi, c'est chose honnête et pie de faire une action impie et
malhonnête, en vue de la gloire de Dieu ! Voilà la morale théolo-
gique, c'est le renversement complet du sens moral. Conçoit-on
quelque chose de plus odieux que cette maxime? «La gloire de
Dieu demande que les hommes violent la foi jurée en son nom ! »
Chez les réformés, la voix de la conscience, peut-être aussi l'inté-
rêt de leur propre conservation, l'emporta sur les singuliers scru-
pules des théologiens. Les catholiques étaient plus forts; pendant
toute la durée de la lutte entre le catholicisme et la réforme,
l'Église ne voulut pas entendre parler d'un traité avec les héré-
tiques, et quand des conventions se conclurent, elle les foula aux
pieds, elle les flétrit, elle prêcha qu'elles n'avaient aucunevaleur.
La paix de Passau assurait aux princes protestants la liberté de
professer leur culte et même le droit de réformer la religion de
leurs sujets. A peine fut-elle signée, que l'évêque d'Augsbourg
écrivit « qu'il ne pouvait y avoir de paix entre les catholiques et
les hérétiques; qu'autant vaudrait transiger entre la lumière et les
ténèbres, entre la vérité et l'erreur. » « C'est un châtiment dû h
l'hérésie, s'écria un autre évêque, qu'il n'y a ni foi, ni serment qui
obligent à l'égard des luthériens; il n'y a pas plus de traité possible
avec eux que de commerce licite avec les infidèles. Comment la
paix serait-elle obligatoire, quand la paix est un crime ? »
(1) Groen van Prinsterer, Archives de la maison d'Orange, T. VU, 127, ss.,2i8,ss.
DROIT DE GUERRE. 439
Au xYii*^ siècle, la doctrine était toujours la même ; le catholicisme
est réellement immuable. Écoutons un professeur en théologie de
Mayence: « La paix de religion qui permet à chacun d'être catho-
lique, luthérien ou calviniste, est absolument nulle, parce qu'elle
est contraire à la loi de Dieu ; tout au plus peut-on la tolérer pro-
visoirement et pour éviter un plus grand mal. » En 1629, parut un
traité ex professa sur la paix d'Augsbourg, avec l'approbation d'une
faculté de droit. On y enseignait que toute transaction entre les
catholiques et les hérétiques était radicalement nulle. La démon-
stration se déroule avec une rigueur juridique : « Tolérer l'hérésie
est une injure envers Dieu; si la nécessité commande la tolérance
pendant quelque temps, elle ne peut pas légitimer les conventions
par lesquelles on s'oblige à la maintenir, car tout pacte qui a pour
objet un délit est nul. Il n'y a point de nécessité qui excuse de
semblables concessions; cary a-t-il un mal plus grand que l'hé-
résie? Aucune puissance humaine ne peut valider un traité frappé
d'une nullité absolue. » Les jésuites intervinrent aussi dans le
débat; plus accommodants que les canonistes, ils approuvèrent
les paix de religion ; mais on peut être sûr que lorsqu'ils font une
concession, il y a quelque tromperie en dessous; le révérend Riba-
deneira en fit l'aveu naïf : Si les catholiques, dit-il, transigent
parfois avec les hérétiques, c'est uniquement pour gagner du temps
et pour rassembler des forces suffisantes avec lesquelles on puisse les
accabler plus tard. » Le rusé jésuite appelle cette duplicité une
dissimulation chrétienne (1).
Voilà la moralité politique de ceux qui se prétendent possesseurs
de la vérité révélée ! Ils aboutissent à légitimer la fraude et le
parjure, et ils ne se doutent pas que c'est précisément leur préten-
due révélation qui les égare. Convaincus que Dieu parle par l'or-
gane des livres sacrés, et qu'eux sont les représentants de Dieu
sur la terre, ils sont poussés fatalement à maintenir cet établisse-
ment divin par tous les moyens. Que peuvent valoir des engage-
ments contractés envers les hommes, en présence des commande-
ments de Dieu? Et qu'y a-t-il h répondre aux fanatiques qui, la
sainte Écriture à la main, proclament que l'idolâtrie doit être
(1) Voyez les témoignages dans Deploralio pacis germanicœ, sive Disserlalio de pace pra-
'jensi. Paris,163G,p. 7,ss.
440 DROIT DES GENS.
extirpée? Peut-il y avoir une tolérance légitime contre la parole
divine ? La logique est certainement pour le fanatisme, pour le
parjure, et au besoin pour la dissimulation chrétienne. Là ne s'ar-
rête pas l'égarement de ceux qui cherchent une règle de conduite
dans de prétendus livres sacrés, où respirent les sentiments étroits
d'une race qui se croyait la race élue. Il y a aussi des leçons de
sang dans la Bible; si la Bible est la parole de Dieu, pourquoi ne
s'en autoriserait-on pas pour commettre le meurtre? Voilà ce que
des fanatiques se dirent au xN^et au xvii*' siècle, et ils agirent en
conséquence. Il y a plus : l'assassinat religieux devint une doc-
trine, doctrine irréfragable, puisqu'elle repose sur la révélation.
^ 2. Les guerres de religion.
N" 1. L'assassinat relifiieux.
I
Les assassinats religieux du xvi'- et du xvn*' siècle ne sont pas
ce qu'il y a de plus affligeant pour l'humanité; le crime est né avec
l'homme et il ne disparaîtra qu'avec lui. Mais que le crime soit
érigé en doctrine, que le meurtre soit sanctifié, qu'on l'enseigne
au nom de Dieu, et en se fondant sur sa parole, voilà certes un des
plus tristes égarements de la faiblesse humaine. Cependant si l'on
admet que l'Écriture sainte est la loi suprême, l'erreur non seule-
ment devient excusable, mais elle est fatale, éternelle, elle peut
se produire demain avec son cortège de sang, comme elle s'est
produite au xvr' et au xvn'^ siècle. Un docteur de Sorbonne a écrit
l'apologie de Ghûtel, un de ces malheureux égarés par la pré-
tendue parole de Dieu. Bouclier, le fameux ligueur, va nous dire
par quelle voie le zèle religieux arriva jusqu'à l'assassinat : « La loi
défend l'homicide, dit-il. Quelle justice y a-l-il donc d'attenter à la
personne d'un roi, fût-il tyran? Je demanderai aussi alors, répond
Boucher, pourquoi est loué Phinée et approuvé de Dieu, pour
avoir enfoncé d'un même coup le paillard Israélite, et la paillarde
Madianite? pourquoi Aod, qui tue le tyran Eglon, roi des Moa-
bites, et lui met la dague dans le ventre ? pourquoi Élie qui tue les
DROIT DE GUERRE. 441
faux prophètes ? pourquoi loué Mathalhias qui tue l'idolâtre
Hebrien? pourquoi louée Judith, qui tue Holopherne? pourquoi
Jahel qui tue Sisara et lui fiche un clou dans la tête? pourquoi
canonisées telles exécutions, et louées publiquement par l'Église,
s'il n'y a dispensation de la règle qui défend de tuer? » Boucher
dit que la dispense existe en certaines sortes de personnes, les
hérétiques et les tyrans. « Pour l'égard des premiers, celui, dit
l'Écriture, qui ne voudra obéir au prêtre, qu'il meure par décret du
juge. Car par celui qui désobéit au prêtre, il faut entendre l'héré-
tique. De même, elle commande ailleurs de tuer les Chananéens,
Jébuséens et Amalécites, et David dit : Je tuerai de bonmatiu tous
les pécheurs de la terre, pour exterminer de la cité de Dieu tous ceux
qui opèrent iniquité. Voire que qui en épargne un seul, sa vie ré-
pondra pour la sienne, comme il s'est vu en Saûl, épargnant Agag,
roi d'Amalec... Et on sait que tous ceux-là tenaient le rang d'héré-
tiques. » Boucher n'a qu'un scrupule : cela ne doit-il pas se faire
par l'autorité du magistrat? et n'est-ce pas ainsi qu'il faut entendre
les passages allégués de l'Écriture? Il répond que cela est vrai,
quand il y a moyen de le faire; mais que si la nécessité publique
le requiert, la voie est ouverte au premier qui le pourra. Les textes
sacrés ne font pas défaut à notre docteur en assassinat : « Dieu,
dit en l'Écriture : Si ton père, ou ton fils ou ta fille, ou ta femme qui
est en ton sein, ou ton prochain qui est comme ton âme, te veut inciter,
disant en secret : allons et servons aux autres dieux, lesquels tu n'as
connus toi ni tes pères, ne lui pardonne point et ne lui fais miséri-
corde et ne le cache point; mais soudain tu le tueras, ta main sera
sur lui la première pour le mettre à mort. Suivant lequel comman-
dement, les exemples ci-dessus allégués de Phi née, d'Aod, d'Hélie,
de Mathathias, de Judith, de Jahel, n'ont été par forme juridique,
mais à la première occasion qui s'est présentée à eux (i). »
Voilà les autorités funestes qui poussèrent des fanatiques au
crime. Il n'y a pas à s'y tromper, il n'y a pas à épiloguer; c'est la
révélation qui est coupable, c'est l'Écriture sainte qui a armé les
assassins. Vainement dira-t-on que les malheureux qui se croyaient
autorisés par la parole de Dieu à tuer leurs rois, se sont trompés;
qu'ils ont mal interprété les textes sacrés ; nous répondrons qu'au
(1) Apologie de J. Cliatel, ch. xi et xii. (.Mémoires de Comlé, T. VI, 3" partie.)
442 DROIT DES GENS.
xv!*^ siècle, il n'y avait pas d'autre interprétation; catholiques et
protestants, toutes les sectes chrétiennes étaient d'accord ; l'assas-
sinat était professé par les théologiens, prêché dans les chaires
dites de vérité; la conscience chrétienne était donc complice des
assassins, et il ne nous est pas démontré qu'elle se trompât, au
point de vue de l'Écriture. Il sufïlt, pour condamner les livres
sacrés, que l'assassinat religieux y soit représenté comme un com-
mandement de Dieu. Nous ne dirons pas avec Voltaire, «que si Dieu
demandait du sang dans l'ancien Testament, on ne pouvait obéir
à cet ordre que quand Dieu lui-même descendait du ciel, pour
dicter de sa bouche, d'une manière claire et précise, ses arrêts
sur la vie des hommes dont il est le maître (1). « Le grand incré-
dule ne dit pas toute sa pensée. Dieu n'est jamais descendu du
ciel pour ordonner le meurtre. Cette conception de la divinité est
bonne pour un peuple barbare, et elle n'a pu naître que dans le
sein de la barbarie. Mais comprend-on que l'on veuille imposer
au xix* siècle les idées fausses d'une race barbare, parce qu'il lui
a plu de s'appeler le peuple de Dieu,- et que ses Écritures sont des
livres sacrés pour le christianisme? L'homme a une règle plus sûre,
c'est la voix de sa conscience; celle-là ne lui prêchera jamais le
meurtre, ne lui commandera jamais la fraude , ne sanctifiera
jamais le crime.
Il
Les réformés professent pour les livres sacrés un plus profond
respect que les catholiques; c'est la seule autorité qu'ils recon-
naissent. Voltaire remarque, et avec raison, que ce furent des sec-
taires protestants qui prirent l'initiative de l'assassinat religieux.
Une fois qu'une lettre morte devient la loi suprême, et qu'il appar-
tient à chacun d'interpréter les textes à sa guise, l'erreur est
nécessaire, fatale. Le duc François de Guise était l'adversaire le
plus redoutable des huguenots ; après le massacre de Vassi, ils
poursuivirent le meurtrier de leurs frères d'une haine implacable.
Plus d'un sectaire, troublé par la lecture des livres saints, se crut
(1) Voltaire, Essai sur les mœurs, ch. cxuv.
DROIT DE GUERRE. 443
appelé au rôle de Jaliel ou d'Aod. Un jeune gentilhomme, Poltrot
de Méré, ne cessait de se vanter que le tyran ne mourrait que de
sa main ; il pénétra en traître dans le camp catholique, et tua le
duc, après qu'il s'était mis en prière et qu'il avait supplié Dieu« de
changer son vouloir, si ce qu'il voulait faire lui était désagréable,
sinon de lui donner force et constance.»
Voilà le premier meurtre religieux qui ensanglanta les guerres
de religion en France. Était-ce l'œuvre d'un fanatique, ou le
crime d'un parti? On a accusé Coligny de complicité, mais à tort;
la complicité n'est que morale, et elle ne pèse pas uniquement sur
le chef des huguenots, le secte tout entière, pour mieux dire,
toutes les sectes chrétiennes sont coupables. Écoutons la déposi-
tion de Coligny : « Avant les derniers tumultes, il en a su, dit-il,
qui étaient délibérés de tuer le duc de Guise; mais tant s'en faut
qu'il les y ait induits ni approuvés, qu'au contraire il les en a dé-
tournés, comme peut même savoir M""^ de Guise, laquelle il en a
avertie en temps et lieu. Vrai est que depuis le fait de Vassi, après
les armes prises pour défendre les pauvres oppressés contre la
violence dudit de Guise et de ses adhérents, il les a poursuivis
comme ennemis publics; mais sur sa vie et sur son honneur, ne
se trouvera qu'il ait approuvé qu'on attentât en celte façon sur
sa personne, jusqu'à ce qu'il a été dûment averti que le duc de
Guise et le maréchal Saint-André avaient attiré certaines personnes
pour tuer le prince de Condé, lui et le seigneur d'Andelot, son
frère. Quoi voyant, il confesse que depuis ce temps-là, quand il a
ouï dire à quelqu'un, que s'il pouvait, il tuerait le duc jusqu'en son
camp, il ne l'en a détourné. » Coligny finit en déclarant « que ce
qu'il disait, n'était pas pour regret qu'il eût à la mort de M. de Guise,
car il estimait que c'était le plus grand bien qu'il pût advenir à la
France et à l'Eglise de Dieu. (1). « L'explication est franche, et on
peut croire l'illustre guerrier sur parole. C'est un triste témoi-
gnage de la moralité du xvi'" siècle. Pasquier dit de sa défense :
ce II n'avoue pas avoir consenti à cette mort, mais aussi s'en dé-
fendit si froidement, que ceux qui lui veulent bien, souhaiteraient,
ou que du tout il se fût tû, ou qu'il se fût mieux défendu (2). «
(1) Tli. de Bèze, Histoire ecclésiastique, T. H, p. 296. — Martin, Histoire de France, T. IX,
p. 151, ss.
(2) Etienne Pasquier j Lettres, IV, 21.
444
DROIT DES GENS.
Pasqiiier a raison, mais au lieu d'en vouloir à Coligny, il devrait
accuser tous les réformés; que dis-je? les catholiques aussi bien
que les protestants. Théodore de Bèze, le fidèle disciple de
Calvin, n'était pas un esprit ordinaire, ce n'était pas un fanatique;
cependant il n'hésita pas h dire qu'il voyait dans la mort du duc de
Guise « un juste jugement de Dieu, menaçant de semblable ou plus
grande punition tous les ennemis jurés de son saint Évangile (1). »
On peut à la rigueur voir la main de Dieu dans un crime, sans
pour cela approuver le coupable; mais de Bèze alla plus loin, il
justifia le meurtrier et lui accorda la récompense céleste, la cou-
ronne du juste (2). Si les chefs du calvinisme approuvèrent Pollrot,
l'on conçoit quelle admiration il dut exciter parmi le commun des
fidèles. Les ministres huguenots le comparèrent, les uns à Judith,
les autres 5 David (3). Parmi ces glorificateurs du crime, le ci-devant
évéque deNevers, Spifame, trouva moyen de se distinguer : « Le fait
de Poltrot, dit-il, n'est du tout dissemblable de celui de Moïse, qui,
se voyant être ordonné par la vertu et puissance de Dieu à faire
délivrance de son peuple, mit à mort l'Égyptien. » Le fougueux
évêque fait de l'assassinat un droit de guerre. Peu importe que le
meurtrier ait usé de ruse et de dissimulation, notre théologien
répond avec saint Augustin que la fraude est permise contre l'en-
nemi. L'Écriture sainte vient comme toujours justifier toutes les
horreurs : « Aod simula faire un présent à Eglon, roi des Moabites,
et lui dire un secret à part, et puis le mit à mort et délivra le
peuple de Dieu de cet oppresseur (4). » Les ministres huguenots
ne se contentèrent pas de glorifier le meurtre accompli; ils en
vinrent bientôt à prêcher qu'il fallait massacrer la reine mère,
Catherine de Médicis et son entourage, qu'il fallait éteindre la
race des Valois, et ne pas laisser un rejeton de ce tronc maudit.
Enfin, le ministre Sureau, élevant la passion h la hauteur d'une
doctrine, publia un traité pour prouver que c'était chose licite de
tuer le magistrat ou le prince persécuteur de !.'Évangile (5).
U) De lièze. Histoire ecclésiastique,!. H, p. 298.
(2) Labide, les Prédicateurs de la Ligue, p. 41.
(3) Id., ibirl., p. m et, 15.
(4) Mémoires de Condé, T. IV, p. i. 47, s.
(5) LahitlP, les Prédicateurs de la Ligue, p. 41.
DROIT DE GUERRE. 44?)
III
Les catholiques étaient d'accord avec les huguenots, sur la
légitimité du meurtre religieux. On ne peut pas même dire, pour
les excuser, qu'ils usèrent de représailles; leurs prédicateurs
faisaient de l'assassinat un droit, quedis-je? une vertu, un acte de
sainteté. Quand l'insurrection des Parisiens jeta Henri III dans les
bras des huguenots, les chaires retentirent de sermons sangui-
naires, et d'excitations continuelles au meurtre. Le curé Pigenat,
en prononçant l'oraison funèbre des Guise, s'arrêta brusquement
et demanda à ses auditeurs, s'il ne s'en trouvait pas parmi eux un
assez zélé pour venger ce grand Lorrain dans le sang du tyran qui
l'avait fait massacrer. C'était, dit un historien, mettre le fer aux
mains de ceux qui écoutaient l'orateur sacré. Il y eut à Paris une
procession de plus de cent mille fidèles portant des cierges et
criant : « Dieu, éteignez la race des Valois. « Des curés mirent sur
l'autel des images en cire de Henri III, et pendant la messe ils les
percèrent plusieurs fois au cœur (1). Un moine remplit enfin les
vœux des catholiques, en assassinant Henri III. Clément consulta
son prieur, « homme scientifique et bien versé en la sainte Écri-
ture. » Voici la réponse de cet oint du Seigneur : « Il lui dit qu'il
acquerrait une louange immortelle entre les catholiques et une
assurée récompense de la vie éternelle, en consacrant ses mains
au sang d'un si furieux tyran et persécuteur de l'Église de Dieu, ni
plus ni moins que Jéhu , Judith et autres qui ont délivré le peuple
de Dieu des tyrans qui le persécutaient. » Clément eut sa vision,
aussi bien que les héros de l'ancien Testament : « Dieu, exauçant
les prières de son serviteur, lui envoya son ange en vision, lequel,
avec grande lumière, se présenta à ce religieux, et, lui montrant
un glaive nu, lui dit ces mots : « Frère Jacques, je suis messager
du Dieu tout-puissant, qui te viens acertener que par toi le tyran
de France doit être mis à mort. Pense donc h toi et te prépare,
comme la couronne du martyr t'est aussi préparée (2).
(1) Labitte, les Prédicalfiurs de. la Ligue, p. 4").
(2) Archives curieuses de l'hisloire de France^ 1" série, T. XU, p. 362, 38?, ss.
446 DROIT DES GENS.
Voilà comment le meurtre fut provoqué, préparé par le fana-
tisme. Tous ceux qui avaient du sang catholique dans les veines y
applaudirent. Il y avait à celte époque, dans une université de
jésuites, un jeune prince destiné à un grand rôle dans les luttes
religieuses du xvii« siècle ; Maximilien de Bavière fit part h sa mère
de la joie qu'il avait ressentie, en apprenant l'assassinat du roi
de France (1). L'ambassadeur d'Espagne écrivit à Philippe II : « Il
a plû à Notre Seigneur de vous en délivrer par un événement si
heureux, qu'on ne peut l'attribuer qu'à sa main puissante... Votre
Majesté jugera si ce peuple a des actions de grâces h rendre à
Dieu pour le bienfait signalé qu'il vient d'accorder h la religion
catholique, non seulement en France, mais dans toute l'Eu-
rope (2). » Si l'Allemagne catholique et l'Espagne battirent des
mains, que l'on juge de l'enthousiasme frénétique de la Ligue! On
lit dans le Journal de Henri III : « Les prédicateurs .criaient au
peuple dans leurs sermons, que ce bon religieux qui avait enduré
la mort si constamment, pour libérer la France de ce chien, Henri
de Valois, était un vrai martyr (3). » On l'invoqua comme un saint,
on le mit dans des litanies. Des cierges furent allumés dans les
églises autour de la statue de Clément ; ses images furent placées
jusque sur les autels. On fit venir sa mère à Paris, on montra au
peuple comme merveille, celle qui avait porté dans ses lianes le
libérateur de l'Église. Un cordelier assura que « l'âme du meur-
trier était montée au ciel avec les bienheureux (4). « Il ne man-
quait à l'assassin qu'une approbation, celle du pape. Sixte-Quint
dit, en plein consistoire, que l'heureux succès de la mort d'Henri
était un témoignage manifeste du bon vouloir de Dieu pour le
royaume de France (5). Si nous en croyons le chanoine AnquetU,
le pape s'échappa, dans la première joie que lui causa la mort vio-
lente de Henri III, jusqu'à la comparer pour l'utilité, à l'Incarna-
tion du Sauveur, et pour l'héroïsme du meurtrier, aux actions de
Judith et d'Eléazar (6). Quelle aberration chez ces infaillibles ! Il y
(1) Ranke, Fiirslen und Vœlker voa Siid-Europa, T. IH, 172.
(2) Capefigup, la Réforme,!. V, p. 321.
(3) Journal de Henri III, T. H, p. 211.
(4) Labilte, les Prédicateurs de la Ligue, p. 80, 83, 110. — Marlin, Histoire de France, T. X,
p. 168.
(5) Ranke, Fiirsten und Vœlker, T. ni, p. 171.
(6) AnquetU, Esprit de la Ligue, T. III, p. 94.
DROIT DE GUERRE. 447
a quelque chose de plus triste encore pour l'historien philosophe
que les fureurs des ultramontains ; c'est que la religion elle-même
est coupable, du moins la religion telle qu'on la comprenait au
XVI® siècle. Henri III conserva des partisans parmi les catholiques;
ils condamnèrent le crime de Jacques Clément, mais ils avouaient
que le meurtre pouvait être légitimé par la volonté de Dieu ; et
comment auraient-ils dit autrement, en présence de l'Écriture
sainte et des exemples de Judith et d'Aod? Les catholiques, dits
politiques, n'étaient en désaccord avec les ligueurs que sur une
question de fait, ils étaient d'accord sur le droit (I).
Nous ne sommes pas au bout de la voie de sang où nous mar-
chons. Le dégoût nous arrêterait, s'il n'y avait un grand enseigne-
ment dans ces saturnales religieuses, et la leçon est h l'adresse du
xix'' siècle. On veut réhabiliter l'Église, on l'exalte comme la source
la plus pure de la civilisation , on veut ramener le monde sous
le joug de celui qui est l'organe de la vérité immuable. Il faut
que les hommes sachent ce que c'est que cette vérité absolue; si
elle est immuable, elle doit être aujourd'hui ce qu'elle était au
xvi« siècle. Si l'assassinat a été prêché alors dans toutes les chaires,
s'il a été applaudi par les papes, il faut admettre que le meurtre
religieux est légitime, ou il faut dire que l'Église du xvi« siècle,
depuis le dernier moine jusqu'au souverain pontife, a été dans
l'erreur. Ainsi, ou une Église qui se trompe jusqu'à justifier le
meurtre, ou la légitimité du meurtre religieux : voilà le cercle
fatal dans lequel l'Église est emprisonnée !
C'est encore à l'Écriture sainte, à la révélation que la France
doit le plus grand malheur qui l'ait frappée au xyu-^ siècle, l'assas-
sinat de Henri IV. Après la conversion du roi de Navarre, le meurtre
fut l'unique espoir des ligueurs, ces enfants chéris du pape, ces
fils de réponse légitime: le meurtre fut prêché dans toutes les
chaires. C'est un témoin oculaire qui rapporte les sermons qu'il a
entendus, et il y en a tant que nous avons l'embarras du choix :
« Nous avons déjà été délivrés une fois, dit un curé, par la main
d'un pauvre petit innocent ; j'espère que, si nous nous en montrons
dignes, Dieu nous délivrera de celui-ci par la main de quelque
autre honnête homme. » Les jésuites, si prudents d'habitude, ren-
(1) Mémoires de la Ligue, T. IV, p. 129, 140.
448 DROIT DES GENS.
chérissaient en violence : « Il nous faut un Aod, cria le révérend
père Cournolet, il nous faut un Jéhu. Oui, oui, mes amis, il le faut,
fùt-i! clerc, fùt-il soldat, fùt-il huguenot (1). « Les mêmes cris de
rage retentissaient dans toutes les chaires : c'était comme un mot
d'ordre (2). Les Jéhu et les Aod se trouvèrent.
Le premier assassin de Henri IV fut endoctriné par un capucin,
un carme, deux prêtres de Lyon, le curé Aubry et le recteur du col-
lège des jésuites à Paris, On lit dans les pièces du procès : « Bar-
rière ayant déclaré au curé Aubry l'intention qu'il avait de tuer le
roi, ledit curé l'assura que ce serait bien fait, et gagnerait une
grande gloire en. paradis. Cette parole le confirma et l'incita fort h
continuer en sa résolution; et parce qu'il n'était pas lettré, se
laissa persuader et séduire par lesdits ecclésiastiques et docteurs
en théologie; et même qu'il demanda audit curé si ce ne serait pas
mal de tuer le roi, maintenant qu'il allait à la messe, lequel l'as-
sura que non, parce qu'il croyait ou avait peur que le roi n'eût
toujours quelque mauvaise volonté h la religion catholique. » Ainsi
un simple soupçon, la crainte qu'un prince ne soit mal disposé
pour le catholicisme, suffit pour légitimer l'assassinat! Conti-
nuons : « Enquis, après avoir laissé ledit curé, où il alla, répond :
que ledit curé lui dit qu'il fallait aller vers un jésuite pour l'avertir
de sa résolution de tuer le roi. Le jésuite loua sa volonté, lui
disant que c'était une belle chose, avec autres propos semblables,
et l'exhortant d'avoir bon courage et d'être constant et qu'il se fal-
lait bien confesser et faire ses pâques. Ledit jésuite lui bailla sa
bénédiction, disant qu'il priât bien Dieu, et que Dieu l'assisterait en
son entreprise (3). » Quel horrible mélange de crime et de dévo-
tion ! Et quelle dévotion ! Dieu invoqué pour aider à commettre un
assassinat! L'appui de Dieu promis à l'assassin par un ministre de
(1) Journal de l'Esloilej dans Petitot, T. XLVl, p. 480, 338.
(2) Voyez le discours d'uD carme (iô.^ p. 517) : «Il invita le peuple à se défaire du roi, et demanda
s'il n'y avait point à Paris quelque cœur généreux, on mâle ou femelle, qui nous pùl délivrer, comme
cette bonne dame Judith, des mains de ce tyran d'Holopherne. »
Voici le sermon d'un curé. Après avoir loué l'assassin de Henri III, il ajouta « qu'il fallait néces-
sairement se défaire de Henri IV. qu'il était permis de le faire, et quec'élait une œuvre très sainte,
liéroïQue et louable. Demanda s'il ne se trouverait point quelque homme qui le vouliit entreprendre ;
(|ue de lui, il pourrait bien l'assurer, que! qu'il fût, d'aller en paradis et tenir le lieu le plus proche
de Dieu en sa gloire. » (IbicL, p. 622.)
(31 Mémoires de la Ligue, T. V, p. 434, s. — Journal de l'EstoiJe, dans Petitot, T. LXVI, p. 51 «i.
et T. LXVn, p. 117.
DROIT DE GUERRE. 449
l'Église! Voilà la morale que l'on prêchait au xv]*" siècle au nom du
Christ !
Barrière trouva des émules qui ambitionnaient comme lui la
gloire d'Aod et de Judith. Dans son interrogatoire, Cliâtel déclara
qu'il avait tué le roi, parce que Henri IV était un tyran et hors de
l'Église. Enquis où il avait appris cette théologie, il répondit : En
philosophie. C'était la philosophie des jésuites chez lesquels il
avait étudié (1). Le coup manqua, au grand regret des catholiques.
Pour les consoler, Boucher écrivit cette étonnante Apologie, dont
nous avons déjà rapporté l'abominable doctrine. L'Écriture à la
main, le docteur en Sorbonne prouve que l'action de Chàtel est
juste, parce que c'est le meurtre d'un tyran et d'un hérétique.
Qu'on ne dise pas que Henri IV est roi et que les rois sont invio-
lables. Boucher, en vrai enfant de Rome, répond que Henri n'est
plus roi, l'excommunication du pape l'ayant privé de son royaume.
L'action de Chàtel étant juste, il n'y a plus qu'à l'admirer comme
l'héroïsme d'un martyr • « Il faut, dit l'apologiste, avoir perdu le
sens, et tout sentiment d'humanité, tout amour envers Dieu, l'Église
et sa patrie, pour ne pas convenir que l'acte de Chàtel est un acte
généreux, vertueux et héroïque, comparable aux plus grands et
recommandablesqui se soient vus en l'antiquité, de l'histoire tant
sacrée que profane. » Boucher n'a qu'un regret, c'est que le coup
ait manqué. Les royalistes disaient que c'était une faveur manifeste
du ciel, et qu'il fallait être athée pour en douter. Il faut dire, au
contraire, répond notre théologien, « que c'est une démonstration,
non de faveur, mais de fureur, non de compassion, mais d'indi-
gnation de Dieu contre son peuple; et pour l'égard du tyran, ce
n'est tant de conservation que dilation à une saison meilleure, et
heure que Dieu a choisie (2). » Il y a dans ces paroles une horrible
prophétie; on dirait queRavaillac exauça le vœu de Boucher. Lui
aussi fut poussé au régicide par les prédications qu'il avait ouïes
et parles livres qu'il avait lus. Il déclara lui-même qu'il avait tué
le roi, parce que Henri IV faisait des préparatifs de guerre contre
les princes catholiques et contre le saint-père; or faire la guerre
au pape, c'était la faire à Dieu, « d'autant que le pape est Dieu, et
(1) Mémoires de la Ligue, T. VI, p. 135.
(2) Boucher, Apologie de J. Châlel, dans les Mémoires de Condé, T. VI, partie III.
450 DROIT DES GENS.
Dieu est le pape(l). » L'on conçoit que les Espagnols se soient
réjouis de la mort d'un ennemi qui allait mettre fin à la domina-
tion de la maison d'Autriche. Mais qui est-ce qui poussait le pape
Paul V à voir la main de Dieu dans cet assassinat (2) ? Pourquoi
mêler la Providence à des crimes? N'était-ce pas approuver le
meurtre, et armer la main des fanatiques?
Qu'on réfléchisse un instant aux conséquences qui découlent
de la doctrine, universellement reçue au xvi*' siècle, sur la légi-
timité du meurtre religieux. Catholiques et réformés ont les
mains teintes du sang de leurs ennemis ; ce sang n'est pas versé
sur les champs de bataille, mais par des assassins; et au lieu
de flétrir l'assassinat, les deux partis y applaudissent et le sanc-
tifient. Poltrot et Clément sont glorifiés comme des martyrs,
comme des Aod et des Judith. Il n'y a aucune différence entre
les orthodoxes et les hérétiques. D'après les catholiques, les
princes qui persécutent la sainte Église sont des tyrans, que le
premier fanatique venu peut tuer légitimement. D'après les pro-
testants, les princes qui persécutent le saint Évangile sont des
tyrans qu'il est licite d'immoler pour la gloire de Dieu. Or, dans
cet âge d'intolérance, tous les princes étaient persécuteurs ; c'était
leur droit et leur premier devoir : donc tous sont voués à la mort!
Mais ce ne sont pas seulement les rois qui persécutent ; la religion
peut avoir des ennemis plus redoutables, tels que les Guise, les
Coligny : ils sont aussi voués à la mort. Il faut aller plus loin :
si l'assassinat des chefs est légitime et sacré, pourquoi le meurtre
en masse de tous les ennemis de Dieu ne serait-il pas licite et glo-
rieux? C'est ce raisonnement affreux qui a inspiré la Saint-Barthé-
lemy et la conspiration des poudres. En définitive, la société
devient un vaste champ de carnage , où l'on tue à coup sûr des
ennemis qui ne peuvent pas se défendre. Mais ces ennemis ont le
même droit; une Saint-Barthélémy protestante serait tout aussi
légitime que la Saint-Barthélémy catholique. Donc on aboutit h
une boucherie universelle ! Celte doctrine, on la tirait, au xvi^' siècle,
de l'Écriture sainte, de la parole de Dieu! Si ce n'étaient que des
crimes individuels, il faudrait se borner à condamner le fanatisme.
(1) Martin, Histoire de France, T. XI, p. 11.
(2) Ranke, Fraiizœsische Geschichte, T. II, p. Ii2 ; ' Deus gentiiim fecit lioc. t
DROIT DE GUERRE. 451
Quand les crimes ont leur source clans une fausse croyance, c'est
la croyance qu'il faut flétrir; c'est donc l'idée de la révélation,
c'est l'Écriture sainte qui est coupable, c'est cette erreur funeste
qu'il faut répudier.
N'* 2. La cruauté religieuse.
Si de fausses croyances ont égaré les esprits au point que
l'assassinat a été célébré comme une action sainte, l'on conçoit
quelle influence elles ont dû exercer sur les guerres de religion.
Les guerres, telles qu'elles se faisaient au xvi'^ siècle, soulevaient
par elles-mêmes les plus mauvaises passions de l'homme. Que
sera-ce, quand la religion légitimera ces funestes instincts? Un
homme qui a vu de près les préjugés religieux, Bayle, dit « que le
fanatisme ôte même la conscience et le remords du crime, parce
que les coupables croient rendre service à Dieu (1). » De quels
excès les consciences ainsi troublées ne deviendront-elles pas
capables? Il se fait une horrible confusion de ce qu'il y a de plus
élevé, de plus divin dans l'âme humaine et de ce qui s'y trouve de
plus bas et de plus vil. Mais, chose horrible! le divin ne sert qu'il
justifier le vil. Des cruautés, dignes d'un sauvage, sont commises
pour la plus grande gloire de Dieu ! Il faut tenir compte de cet
égarement, quand on lit les récits des témoins oculaires sur les
guerres religieuses de France. On est tenté à chaque instant de
maudire l'homme ou de le prendre en dégoût. Il n'y a qu'un moyen
de nous réconcilier avec notre nature si imparfaite ; il faut être
indulgent pour les individus, et sévère pour les doctrines, il faut
travailler à perfectionner les croyances; car si l'homme est impar-
fait, il est aussi perfectible. Que le progrès soit notre consolation
pour le passé et notre espérance pour l'avenir !
I
La cruauté religieuse se trouve chez les catholiques et chez les
réformés. L'on a dit que le génie de Calvin, dur et cruel, inspira
(1) Buyle, Dictionnaire critique, an mot Voi'slius, note A'.
452 DROIT DES GENS,
les cruautés des huguenots, et rejaillit ensuite sur les catholiques,
par la contagion du mauvais exemple. L'on a cité cette lettre de
Renée de France au réformateur de Genève : «Je n'ai pas oublié ce
que vous m'avez écrit, que David a haï les ennemis de Dieu d'une
haine mortelle, et je n'entends pas de contrevenir en rien à cela;
car quand je saurais que le roi mon père, et la reine ma mère, et
feu monsieur mon mari et tous mes enfants seraient réprouvés de
Dieu, je les voudrais haïr de haine mortelle et leur désirer l'en-
fer (1). )) Voilà certes l'esprit farouche de l'ancien Testament, dans
son beau idéal. Mais qu'on le remarque bien, ce n'est encore que
de la haine théologique. II y a tant de contradictions dans
l'homme, que cette haine peut se concilier avec la charité et avec
l'humanité. Les huguenots eux-mêmes nous en fournissent la
preuve. L'esprit qui les animait au commencement des guerres
civiles était profondément religieux, mais il n'était pas cruel.
Qu'on en juge par cette belle prière qui était l'oraison ordinaire
des soldats de Condé :
« Notre Dieu, notre Père et notre Sauveur, puisqu'il t'a plu nous
faire la grâce de passer la nuit, pour venir jusques au jour pré-
sent, veuille aussi maintenant nous faire ce bien, que nous l'em-
ployions tout à ton service, tellement que nous ne pensions,
disions et ne fassions rien, sinon pour te complaire, et obéir h ta
bonne volonté, afin que par ce moyen toutes nos œuvr'es soient à
la gloire de ton cœur, et édification de nos prochains. Et comme il
te plaît de faire luire ton soleil sur la terre, pour nous éclairer
corporellement, veuille aussi par la clarté de ton esprit, illuminer
nos entendements et nos cœurs, pour les diriger en la droite voie
de ta justice, nous prenant en ta sainte conduite et protection,
pour tout le temps de notre vie...
« Et nommément, Seigneur, parce que notre fragilité pourrait
être cause, sans ton aide spéciale, de nous faire facilement abuser
des armes que tu nous as mises en la main, nous te supplions très
humblement, qu'il te plaît de tellement adresser, et nous et nos
mains et nos armes, que suivant l'enseignement de la sainte parole,
en nous contentant de nos gages , et vivant en toute sobriété et
modestie, sans noise, mutinerie, batteries, pilleries, blasphèmes,
(i) L. Blanc, Histoire de la rèvolulioD, T. I, p. 61 (Odition de Méline).
DROIT DE GUERRE. 455
paillardises, ni autres excès, lu nous fasses la grâce de cheminer
en la crainte , et nous employer saintement en cette vocation des
armes, à laquelle tu nous as appelés, non pas pour lâcher la bride
h quelque mauvaise affection, mais seulement pour maintenir ton
honneur, avec le service de notre roi, et pour la conservation de
notre patrie, en toute bonne conscience. Et s'il te plaît ainsi, Sei-
gneur, qu'il faille venir jusques aux mains, nous protestons en
vérité devant toi, grand Dieu des armées, que nous aimerions
beaucoup mieux vivre en paix, sans avoir les mains sanglantes du
sang humain; mais s'il est ainsi que tu nous veuilles faire exécu-
teurs de tes justes jugements, nous te supplions qu'il te plaise ne
nous imputer point la mort de ceux que tu livreras entre nos
mains, et nous faire la grâce de nous battre, jusqu'à la dernière
goutte de notre sang, pour obtenir pleine victoire contre tes enne-
mis et les nôtres, par laquelle ton saint nom soit glorifié en nous,
les pauvres églises soient conservées, notre roi et notre royaume
soient maintenus dans ta sainte protection (1). »
Voilà de belles paroles, et un sentiment chrétien. Mais quoique
chrétienne, ou peut-être parce qu'elle est chrétienne, la prière des
calvinistes n'est pas sans danger. Les chrétiens, en combattant
pour leur foi, se croient trop facilement les soldats de Dieu, en
confondant leurs ennemis avec les ennemis de Dieu, et une fois
cette malheureuse conviction enracinée dans des hommes incultes
et rudes, quels excès ne seront pas légitimes h leurs yeux? Il est
certain que d'horribles cruautés furent commises par les hugue-
nots; on en fit un immense recueil, intitulé : Théâtre des cruautés
des hérétiques de notre temps. Les compilateurs sont trop passion-
nés, pour qu'on leur puisse ajouter foi entière; mais il est impos-
sible aussi que tout soit invention; les couleurs sont chargées,
mais les faits sont réels. En voici quelques extraits ; il est bon de
voir h quelles énormités conduit le zèle chrétien :
« En la paroisse de Chasseneuil, les huguenots prirent un prêtre,
nommé Fayard, homme, selon le témoignage des habitants du
lieu, de fort bonne vie et vertueux exemple; ils lui mirent les
mains dans une chaudière pleine d'huile toute bouillante, et à plu-
sieurs fois, si souvent et longuement, qu'enfin sa chair cuite et
(1) Mémoires de Condé,\ï. III, p. 262.
29
434 DROIT DES GENS.
séparée des os tomba; et non contents de si cruel tourment, lui
versèrent de cette même iiuile bouillante dans la bouche, et voyant
que ce martyr n'était pas encore mort, ils l'arquebusèrent. »
« Ils prirent un autre prêtre, nommé Guillebaut, lequel, après
lui avoir coupé les parties honteuses, ils enfermèrent dedans un
coffre tout percé de trous de tairière, puis versèrent sur ce pauvre
enfermé telle quantité d'huile bouillante, qu'ils le firent mourir en
ce tourment. »
« A Saint-Macaire, en Gascogne, ils ouvraient les ventres des
prêtres, et peu à peu enrollaient les entrailles d'iceux autour de
bâtons. L'impudence d'un huguenot fut telle, qu'il se fit une chaîne
d'oreilles de prêtres, laquelle il portait à son col publiquement, et
s'en glorifiait devant les chefs de l'armée. »
L'auteur termine par cette réflexion : « Tels et semblables
exemples pourront être assez suffisants pour admonester les
sages, en connaissant l'arbre par ses fruits, d'éviter le même mal,
et aux iniques donner remords de conscience, s'il y a quelque
espoir de repentance (1). » S'il faut juger l'arbre par ses fruits, ce
n'est pas seulement la réforme que l'on doit condamner, car les
catholiques furent tout aussi cruels que les huguenots. Les ré-
formés eurent un chef dont le nom rappelle une férocité d'animal
sauvage, de même que les traits de son visage étaient ceux d'un
oiseau de proie (2) : le baron des Adrets est comme le type du
meurtre et de la destruction. Brantôme dit « qu'on le craignait plus
que la tempête qui passe par de grands champs de blé. » D'Au-
bigné lui demanda» pourquoi il avait usé de cruautés mal conve-
nables à sa grande valeur. « Écoutons la réponse du farouche
guerrier : « Nul ne fait cruauté en la rendant ; les premières
s'appellent cruautés, les autres justice. » Là-dessus il fit un dis-
cours horrible de plus de quatre mille meurtres commis de sang-
froid par les catholiques, et d'inventions de supplices inouïs; puis
il dit« qu'il leur avait rendu quelque pareille en beaucoup moindre
quantité, ayant égard au passé et à l'avenir. Au passé, ne pouvant
endurer sans une grande poltronnerie le déchirement de ses
(1) Archives curieuses de i'h istoii-e de France, V série, T. VI, p. 302-308.
(2) De Tliou, qui vit le baron des Adrets, déjà très vieux, mais encore fort et vigoureux, dit qu'il
avait le regard farouclio, le nez aquilin, le visaj;e maigre et décharné, et marqué de taches de sang
noir, tel que l'on dépeint Sylla. (Mémoires de de Thou.)
DROIT DE GUERRE. 45S
fidèles compagnons. Pour l'avenir, il y a deux raisons que nul
capitaine ne peut refuser : l'une, que le seul moyen de faire cesser
les barbaries des ennemis est de leur rendre les revanches; l'au-
tre, qu'il n'y a rien de si dangereux de montrer l\ ses partisans
imparité de droit et de personnes; parce que, quand ils font la
guerre avec respect, ils portent le front et le cœur bas; en un
mot, qu'on ne peut apprendre au soldat l\ mettre ensemble la main
à l'épée et au chapeau (1). »
A entendre le terrible chef des huguenots, les cruautés qu'on
leur reproche n'auraient été que des représailles, et partant elles
seraient un acte de justice. Les faits que nous allons rappeler
donnent quelque poids h cette justification. La curieuse apologie
du baron des Adretz nous apprend encore, ce que l'histoire ne
confirme que trop, que les guerres de religion sont par essence
de mauvaises guerres. Dans les hostilités entre nations, nous avons
rencontré ce que l'on appelait la bonne guerre; c'était le sentiment
de l'humanité qui se ftiisait jour jusque sur les champs de bataille.
Il n'en pouvaitêtrede même dans les guerresde religion, car elles
étaient à outrance. Le baron des Adretz donne quelques raisons
militaires de cette cruauté, mais qui ne l'expliquent pas. S'il n'y
a pas de pitié pour les vaincus, c'est qu'ils sont les ennemis de
Dieu ; de sorte que plus le vainqueur a de religion, s'il est permis
d'employer ce mot sacré pour marquer un fanatisme aveugle, plus
la guerre devient cruelle. L'on sait les horreurs de la guerre sa-
crée que le peuple de Dieu fit aux habitants de la Palestine. Ces
atrocités se renouvelèrent au xvn'^ siècle, dans !a guerre d'exter-
mination que les réformés d'Angleterre firent en Irlande contre
les insurgés catholiques. La haine du nom irlandais n'explique
pas la cruauté des soldats de Croinwell, car ils furent tout aussi
cruels en Ecosse. On les vit pousser l'oubli des sentiments hu-
mains à ce point qu'ils vendirent leurs prisonniers comme escla-
ves. Nous devrions dire que c'est Ih l'unique trait d'humanité que
l'on rencontre dans ces luttes affreuses : le plus souvent on ne
faisait pas quartier aux vaincus, on les massacrait de sang-froid.
Chose horrible! c'étaient les ministres de Dieu qui prêchaient le
meurtre ; ils tonnaient conlre ceux qui faiblissaient dans l'œuvre
(1) D'Aubigné, Histoire universellfi, livre III, ch. xi (T. I, p. 155).
4S6 hmiT DES GENS.
du Seigneur; la sainte Écriture k la main, ils répétaient les ordres
sanguinaires que l'on y met dans la bouche de Dieu : Ton œil sera
sans pitié, et tu n épargneras personne (1). Toujours la révélation,
toujours la parole de Dieu, invoquée pour pousser les hommes
au meurtre de leurs semblables!
II
A peine les guerres de religion commencent-elles en France,
que les catholiques s'y livrent à des cruautés de sauvage. Nous
citerons quelques faits entre mille. De Bèze, à qui nous les em-
pruntons, est suspect comme calviniste, mais il est contemporain,
et quand il cite les victimes par noms et prénoms, il est difficile
de croire qu'il invente ; il n'y a d'ailleurs que les bourreaux qui
puissent imaginer les tourments que nous allons rapporter :
« Parmi ces désordres il y eut d'autres horribles cruautés com-
mises que je décrirai ici h la vérité. Une nommée Marguerite,
femme de Jean Olivier, étant accouchée de quatre jours, fut
traînée de son lit à terre et jusqu'au bas des degrés par les sol-
dats, et comme la pauvre mère contregardait son enfant entre ses
bras le mieux qu'elle pouvait, il lui fut arraché et puis froissé
contre la muraille, en prononçant ces mots : Par la mort Dieu, il
faut faire perdre la race de ces huguenots (2). »
« Les assiégeants étant entrés en la ville, commencèrent à tuer
hommes, femmes et enfants, sans aucun respect, avec des cruau-
tés les plus horribles qui furent jamais exécutées. Entre autres, il
y fut tué un nommé Pierre André et sa femme, un petit enfant
qu'ils avaient avec eux, lesquels ayant mis tout nus sur le pavé,
ils mirent le mari sur la femme par opprobre. Ils tuèrent aussi
une pauvre femme ayant un enfant allaitant entre ses bras, les
ayant transpercés l'un et l'autre d'un coup de hallebarde. Le sieur
de Rennepont ayant rencontré un petit enfant de six ans, après
lui avoir fait prononcer le patenôtre en français, et jugeant parla
qu'il était de la religion, le fit tuer devant ses yeux, disant qu'il le
(1) Durnel, Histoire de mon temps, T. I, p. 81 (collection de Guizol ).
(2) De Bùze, Histoire ecclésiastique, livre VII (T. U, p. 356).
DROIT 1»K GUERRE. 457
valait mieux tuer de bonne heure que d'attendre qu'il fût de-
venu grand. Une pauvre femme ladresse y fut tuée aussi, et un
pauvre enfant pendu à la mamelle de sa mère. Plusieurs autres
femmes y furent tuées, jusques aux femmes grosses. Non contents
de cela, ces bourreaux fendirent même l'estomac à plusieurs, et
allèrent jusqu'à arracher le cœur d'un de ces corps gisant sur le
pavé, le mordant avec les dents et le baillant les uns aux autres,
en disant qu'ils savaient bien qu'ils mangeraient le cœur d'un hu-
guenot devant que mourir. Un jeune homme nommé Rolol, fils du
procureur du roi, fut pendu à la sollicitation de son propre père,
encore que quelques-uns le voulussent délivrer (l) ! »
« Les ennemis entrés n'oublièrent aucune sorte de cruauté plus
que barbare et inhumaine, n'épargnant ni sexe ni âge, sain ni
malade; car quant aux hommes, ils en tuèrent qui étaient âgés de
septante à nonante ans, et même quelques paralytiques gisant de
longtemps en leur lit; voire même, entrés à l'hôpital, ils tuèrent
tous les pauvres, sans en excepter un seul. Quant aux filles et
femmes, enceintes ou non, ils en tuèrent un grand nombre, les
pendant toutes grosses aux fenêtres et galeries, et plusieurs fu-
rent arquebusées avec leurs pauvres petits enfants qu'elles te-
naient entre leurs bras. Non-seulement ils tuèrent, mais aussi en
tuant exercèrent toutes les cruautés à eux possibles, faisant mou-
rir les uns à petits coups de dague et d'épée, précipitant les au-
tres sur les pointes des hallebardes, en pendant aucuns par le
menton au croc des cremaillières des cheminées et les y faisant
brûler, coupant aussi les génitoires à plusieurs, et qui plus est,
fichant aux parties honteuses des femmes mortes des cornes de
bœuf et gros cailloux, et fourrant psaumes et autres livres de l'Écri-
ture sainte dans les plaies des hommes morts (2). »
On dit et on répète comme un axiome, que la religion a adouci
la férocité des guerres. Les annales du xvi'^ siècle donnent à cha-
que page un démenti à cette glorification du christianisme. Tuer,
violer, saccager, ne sont certes pas des vertus chrétiennes; mais
il parait que le crime devient un acte de piété, quand les héréti-
ques en sont les victimes. Un pape n'eut pas honte d'adresser une
(1) De Bèze, Histoire ecclésiastique, livre VII (ï. H, p. 386).
(2) Id., ma., livre XII (T. lU, p. 262).
458 DROIT DES GENS.
lettre de félicitation h Montluc, ce cher fils en Jésus-Christ, qui
savait si bien pendre les huguenots. Pie IV dit que c'est par le
rapport d'un cardinal qu'il a appris « avec quel zèle Montluc dé-
fendait la cause de la religion catholique, avec quel soin il s'effor-
çait de restituer l'observation delà foi chrétienne en son premier
étal. » Le vicaire du Christ loue le bourreau des huguenots
« de sa grande vertu et piété. » Il assure ce digne disciple du
Christ c( que la faveur éternelle de Dieu ne lui manquera pas,
vu que si glorieusement il défend sa bonne cause (1). » Mettons
en regard de ces louanges prodiguées à un homme de sang le récit
d'un contemporain : « La cruauté s'y fit très grande, sans épar-
gner sexe ni âge, jusques à tuer les petits enfants dans les bras de
leurs mères, et les mères puis après. Mais n'est-ce pas à oublier la
violence des deux chefs déjà vieux et cassés ; l'un d'eux fut si in-
fâme que de vouloir avoir deux jeunes femmes pour sa part du
butin ; et quant à Montluc, il s'y porta en taureau banier (2). »
Que le lecteur juge de la moralité du souverain pontife, organe
infaillible de la vérité absolue! Pie IV n'était cependant pas un
homme cruel, c'était un bon vivant. Sa lettre ii Montluc est d'au-
tant plus remarquable ; ce n'est pas un homme qui parle et qui
s'égare, c'est la papauté qui, au lieu de moraliser les peuples, leur
donne des leçons de cruauté. Qu'on ne se récrie pas : voici un
pape canonisé, qui va nous dire quels enseignements les hommes
de guerre recevaient de Piome. Pie V envoya une petite armée au
secours des catholiques de France, et il donna au général l'ordre
de ne faire prisonnier aucun huguenot, de tuer sur place tous ceux
qui tomberaient entre ses mains (3). L'historien de Pie V, accuse
les libéraux, disciples de Voltaire, de calomnier l'Église : cet écri-
vain si consciencieux rapporte-t-il l'ordre atroce que nous venons
de transcrire? M. de Falloux se borne à dire que le pape enjoignit
à ses troupes d'observer la discipline la plus sévère (4). La fal-
sification de l'histoire est à pure perte; nous avons les lettres
du saint père, elles respirent toutes une froide cruauté digne
(1) Lellre de Pie IV à Montluc, du 23 avril 1562. {Mémoires de Conclé, T. III, p. 317.) —Raynaldi,
Annales, ad a. 1562, n* 158.
(2) De lièze. Histoire ecclésiastique, livre IX (T. II, p. 776).
(3) Ranke, Fiirstea und Vœlker von Siid-Europa, T. II, p. 376 et 377, note.
(4) FalUmx, Histoire de saint Pie V, T. I, p. 251 et 241 (édition de Paris, 1851).
DROIT DE GUERRE. 45'.)
d'un inquisiteur : c'est une excitation continuelle à la vengeance,
sans pitié ni miséricorde. Nous laissons la parole au souverain
pontife.
Le duc d'Anjou défit les huguenots ii Jarnac. Nous compren-
drions la joie du pape h cette nouvelle ; mais c'est à peine s'il y
a place pour la joie dans cette âme farouche, il n'a qu'une
crainte, c'est que le vainqueur use d'indulgence. Pie V écrit h
Charles IX : Aucune considération humaine, ni pour les personnes,
ni pour les choses, ne doit l'induire à épargner les ennemis de
Dieu, qui ne font jamais épargné toi-même; car tu ne réussiras
point à détourner la colère de Dieu, si ce n'est en le vengeant avkc la
l'Liis GRANDE RIGUEUR dcs scéléruts (jui l'out offénsé. Que Ta Majesté ait
toujours sous les yeux l'exemple de Saûl : Dieu lui avait commandé,
par le prophète Samuel, de combattre les Amalécites, peuple infidèle,
et de n'en épargner aucun. Saiil n'obéit pas à la voix de Dieu, il fit
grâce au roi, et garda ce que les vaincus avaient de plus précieux :
aussi, peu de temps après, il fut privé du trône et de la vie. Par cet
EXEMPLE, Dieu a voulu avertir les rois, qu'ex négligeant de venger
les injures qui lui sont faites, ils provoquent sa colère et son indi-
(;nation contre eux-wémes (1).
On le voit, les catholiques aussi bien que les réformés font
appel h l'ancienne loi pour y puiser des leçons de cruauté. Mais
il y a cette différence entre eux, que les opinions des protestants
n'avaient qu'une autorité individuelle; aussi ont-ils pu les aban-
donner, en interprétant l'histoire sainte selon les exigences d'une
civilisation progressive. Les orthodoxes n'en peuvent faire autant,
h moins de déserter les plus chers de leurs dogmes, l'immutabi-
lité de la foi et l'infaillibilité des papes. C'est le vicaire de Dieu
qui invoque la parole divine pour rappeler aux princes que leur
premier devoir est d'exterminer les infidèles et les hérétiques. Si
la loi de Dieu est immuable comme expression de la vérité éter-
nelle, elle doit nous régir aujourd'hui comme elle régissait les
Hébreux. Que l'on ne dise pas que Jésus-Christ a remplacé la ven-
geance par la charité, car voici son vicaire qui impose aux
princes la loi de vengeance, et ce vicaire est infaillible quand il
(l) Lettres de saint Pic V'jParZ)e/'o«er, p.38-40.
460 DROIT DES GENS.
décide en matière de foi ou de morale; or n'est-ce pas une ques-
tion de foi et de morale que la charité et la vengeance !
Pie V, ayant appris que les vainqueurs des huguenots voulaient
sauver quelques prisonniers et leur rendre la liberté, se hâta
d'écrire à ja reine mère ces affreuses paroles : Veillez bien
que cela ne se fasse pas, n épargnez aucun effort, aucun soin pour
que ces hommes exécrables périssent dans les supplices qui leur sont
DUS. Ce conseil de sang, adressé à Catherine de Médicis, est
appuyé comme toujours sur la parole de Dieu. La crainte que les
catholiques ne se montrent miséricordieux pour les vaincus,
était comme un cauchemar pour le saint-père. Il écrit au duc
d'Anjou pour lui rappeler les crimes des hérétiques; puis il répète
ses conseils de rigueur : Si quelque huguenot cherchait à échapper
à un juste châtiment, en implorant ton intercession auprès du roi ton
frère, tu dois, en vertu de ta piété envers Dieu et de ton zèle pour
SON HONNEUR DIVIN, rcjctcr SCS prièrcs : tu dois te montrer sans excep-
tion INEXORABLE POUR TOUS. Si TU AGISSAIS AUTREMENT, TU OFFENSERAIS LE
Seigneur. Saint Pie semblait considérer l'indulgence comme le
. plus grand des péchés. Il écrivit lettres sur lettres au duc d'An-
jou pour le tenir en garde contre ceux qui lui conseilleraient la
miséricorde envers des scélérats. Il alla jusqu'il menacer le duc
d'Anjou et la famille royale de la vengeance divine, s ils permet-
taient que tant et de si grandes offenses faites à Dieu tout-puissant
demeurassent impunies (1).
Pourquoi un pape, un saint, a-t-il oublié à ce point la cha-
rité, qui est la première des vertus prêchées par le Christ? Il
nous le dit lui-même : J'ambitionne pas, écrit-il à Charles IX, la
FAUSSE gloire d'ww PRÉTENDUE CLÉMENCE, cu parclomiant des injures
faites à Dieu lui-7néme : car rien n'est plus cruel que la miséricorde
ENVERS LES IMPIES QUI ONT MÉRITÉ LE DERNIER SUPPLICE {'2). CcttO hOI-
rible maxime n'est pas de l'invention de Pie V, c'est un axiome de
théologie. Les hérétiques sont les ennemis de Dieu; il est ordonné
au chrétien d'oublier les injures qui lui sont faites, mais où est-il
écrit que l'homme ait le droit de pardonner les injures faites h
Dieu? Laisser la vie aux hérétiques, c'est compromettre le salut
(1) Lettres de sainl Pie V, par De Potier, p. 51 et 63.
m Ibid., p. 87.
DROIT DE GUERRE. 461
de tous les fidèles qu'ils parviendront à égarer par leurs erreurs.
Que dirait-on d'un juge qui par miséricorde lâcherait une bande
d'assassins au milieu de citoyens paisibles? Ne serait-ce pas le
comble de la cruauté? Que faut-il donc dire du prince qui se
montre indulgent pour des criminels mille fois plus dangereux?
Car enfin, les brigands ne peuvent nous enlever que la vie pré-
sente, tandis que les hérétiques nous privent de la vie éternelle.
Que si l'on demande aux catholiques, pourquoi les hérétiques
sont si criminels, ils n'ont d'autre réponse que leur prétendue
révélation : l'Église est dépositaire de la vérité révélée, donc tous
ceux qui s'écartent de ses croyances sont coupables de lèse-
majesté divine et méritent le dernier supplice.
C'est parce que Pie V est profondément convaincu de la révé-
lation et des devoirs qui en découlent pour les princes, qu'il ne
cesse de les exciter à une rigueur impitoyable. 11 écrit au cardi-
nal de Lorraine, son légat en France, qu'il faut mettre la plus
grande sévérité à punir du dernier supplice des hommes qui ont
attaqué la foi catholique : Dieu ne saurait être apaisé autrement
que par la juste punition des coupables! Quelle religion! Quelle
conception de Dieu ! Est-ce le Dieu de l'Évangile, ou est-ce le Dieu
des sauvages? Le pape exhorte le cardinal, il le conjure d'exciter
sans cesse son cher fils en Jésus-Christ, le roi très chrétien, à se
se venger de ses ennemis, qui sont ceux de Dieu tout-puissant.
Le roi ne peut satisfaire le Rédempteur qu'en se montrant inexo-
rable. (1). On se lasse d'écouter ce vicaire du Christ qui ressemble
à un bourreau plus qu'à un chrétien, et qui fait de Dieu lui-même
un bourreau. Il lui faut du sang Ix ce Dieu, il lui faut le sang de
tous ceux qui refusent de croire que le pape est son représentant.
Admirons l'imbécillité des infaillibles ! Pie V veut restaurer
l'Église, et il ne s'aperçoit pas que les horribles maximes qu'il
prêche creusent un abîme entre l'Église et l'humanité ! A ceux qui
rêvent encore au xix« siècle le retour à la papauté et au catholi-
cisme du moyen âge, l'on n'a qu'à opposer les paroles de sang d'un
pape canonisé, prononcées au nom de Dieu : // faut que Ta Ma-
jesté sévisse sans pitié contre les ennemis de Dieu, en les punissant des
justes peines établies par les lois, car si tu négliges de poursuivre les
(1) Lettres de saint Pie V, p. 54-56.
4G2 DROIT DES GENS.
injures faites à Dieu, certes tu finiras par fatiguer sa patience et par
provoquer sa colère. Il faut n'écouter aucune prière, ne temir compte
d'aucun lien ni de l'amitié, ni de la parenté; tu dois te montrer inexo-
rable (1).
Du sang! encore du sang! toujours du sang! surtout pas de
de pitié, pas de miséricorde! Voilà les leçons qu'un vicaire du
Christ adresse h un prince cruel par nature. Et il les répète ti
satiété. A chaque victoire remportée par les catholiques, le pape
prêche « l'extermination des infâmes hérétiques. » 11 écrit à
Charles IX qu'il doit commencer par mettre à mort tous ceux qui
ont porté les armes contre Dieu et leur roi ; puis il doit établir des
inquisiteurs dans chaque ville pour détruire l'hérésie jusque dans
SCS dernières racines (2). Quand la paix fut conclue entre les
catholiques et les réformés, le saint-père réprouva comme le plus
grand des crimes ce que la raison considère aujourd'hui comme le
premier devoir : De même quil nij a rien de commun entre Satan et
les fils (le la lumière, nous tenons aussi pour indubitable, qu'il ne
peut y avoir aucun arrangement , si ce n'est plein de faussetés et de
tromperies, entre les catholiques et les héréticiues. Si le roi a le mal-
heur de signer la paix, il tombera entre les mains du Dieu vivant
qui détruit les États pour les péchés des 7-ois et des peuples, et les
enlève à leurs anciens maîtres , pour les soumettre à des maîtres
nouveaux (3).
Voilà comment la papauté humanisa les mœurs au xvi'' siècle.
On s'étonne de la fureur des guerres religieuses ; on devrait
s'étonner d'une chose, c'est qu'elles n'ont pas abouti à Textermi-
iiation des réformés ou des catholiques, car les paroles de ven-
geance qui partaient de Rome étaient répétées dans toutes les
chaires. L'ordre des jésuites, fondé pour combattre la réforme, se
distingua au milieu de cette frénésie ; ceux qui se disaient les dis-
ciples par excellence du Christ prêchaient que l'on ne devait avoir
ni paix, ni trêve avec les hérétiques, que c'était chose agréable
à Dieu de les mettre à mort (4). Ces excitations journalières à la
cruauté finirent par transformer les hommes en bêtes sauvages.
(1) Lettres de saint Pie Vj p. 59-Cl.
(2) Ibid., p. 86, s.
(3) y6ûi.,p. 102, 109, s.
(4) De Thou, Histoire universelle, livre XHV.
DROIT DR GUERRE. 4G3
Les chefs de la Ligue demandèrent qu'on ne laissât la vie à aucun
prisonnier, à moins qu'il ne donnât assurance de vivre calholique-
ment (1). Qui pourrait dire l'influence funeste que ces prédications
sanguinaires exercèrent sur les passions du peuple? Les catho-
liques cherchent aujourd'hui à laver leur Église du sang de la
Saint-Barlhélemy; qu'ils commencent donc par détruire les lettres
de sang adressées à Charles IX par Pie V. C'est, dit-on, la maxime
affreuse que la compassion pour les ennemis de Dieu est un crime,
qui entraîna le malheureux Charles IX â permettre le massacre
des huguenots. Et qui lui a prêché jusqu'au dégoût cette belle
morale? Pie V, le héros de la réaction catholique, le pape cano-
nisé, le vicaire infaillible du Christ !
III
Laissons-lâ les hommes d'église et leur implacable cruauté.
Pour nous réconcilier avec l'espèce humaine, parlons d'un homme
de guerre, qui n'est pas un saint, comme Pie V, et qui lui est
cependant infiniment supérieur, pour la noblesse de ses senti-
ments et pour la générosité de son caractère. « On se souviendra
dans tous les siècles, dit Voltaire, de ces paroles de Henri IV : « Si
vous perdez vos enseignes, ralliez-vous h mon panache blanc,
vous le trouverez toujpurs au chemin de l'honneur et de la
gloire. « Nous aimons tout autant ce cri sorti du cœur : Sauvez
les Français. Les vaincus étaient cependant ses ennemis acharnés,
les fanatiques qui s'étaient jetés dans les bras de l'Espagne ! Après
la bataille d'Ivri, Henri IV pouvait prendre Paris par famine; il
préféra nourrir les assiégés. Les généraux publièrent des défenses,
sous peine de mort, de fournir des vivres aux Parisiens. Un jour
que, pour faire un exemple, on allait pendre deux paysans qui
avaient amené des charrettes de pain, Henri les rencontra en visi-
tant ses quartiers : ils se jetèrent à ses genoux, en lui remontrant
qu'ils n'avaient que cette manière de gagner leur vie. Allez en
paix, leur dit le roi, en leur donnant l'argent qu'il avait sur lui.
(l) Mémoires de la Ligue, T. H, p. 269, s.
464 DROIT DES GENS.
(( Le Béarnais est pauvre, ajouta-t-il ; s'il avait davantage, il vous
le donnerait (1). »
Les ennemis que Henri IV nourrissait étaient ces furieux
ligueurs qui prêchaient dans toutes les chaires l'assassinat du
roi huguenot. Ses amis blâmèrent son humanité; jamais il n'y eut
d'accusation plus glorieuse : « La clémence en laquelle il est
excessif, dit la Satyre Ménippée, est une vertu fort louable, et qui
porte enfin des grands fruits, encore qu'ils soient tardifs ii venir.
Mais il n'appartient qu'aux victorieux d'en user et à ceux qui n'ont
plus personne qui leur résiste. » On faisait presque un crime à
Henri IV de sa compassion. « Notre roi devrait réserver à user de
sa clémence, quand il nous aurait tous en sa puissance. C'est
inclémence, voire cruauté, dit Cicéron, de pardonner h ceux qui
méritent mourir, et jamais les guerres civiles ne prendront fin, si
nous voulons continuer ii être gracieux, où la sévérité de justice
est nécessaire. La malice des rebelles s'opiniàtre, et s'endurcit
par la douceur dont on use envers eux, parce qu'ils pensent qu'on
n'ose les irriter (2). » Voilh le langage de la politique. Henri IV se
laissa aller aux instincts de sa bonne nature, et il se trouva que le
sentiment fut plus raisonnable que la raison : son humanité vain-
quit la Ligue autant que sa valeur.
Henri IV, l'hérétique, le relaps, a plus de charité que Pie V, le
vicaire du Christ, le pape canonisé. Nous avons vainement cher-
ché dans un écrivain catholique du xvi'^ siècle une protestation
contre l'horrible doctrine qui nourrit les guerres de religion, nous
n'avons trouvé que des apologies de l'assassinat religieux. Il faut
entrer dans le camp des huguenots et visiter les libres penseurs,
pour entendre quelques accents d'humanité. Nous avons déjh rendu
hommage h un noble guerrier qui prêcha la paix au milieu des
fureurs d'une guerre allumée par la religion; La Noue met à néant
toutes les subtilités des théologiens. A entendre les hommes
d'église, l'on faisait la guerre pour maintenir l'honneur de Dieu.
« 0 chrétiens ! s'écrie La Noue, qui vous entre-dévorez plus cruel-
lement les uns les autres, que bêtes échauffées et irritées, jusques
à quand durera votre rage?... Quelles causes si violentes sont
(1) Voltaire, Essai sur les mœurs, ch. 174.
(2) Satyre Mênijrpôe, p. 225, s. (édit de Labitie).
DROIT DE GUERRE. 465
celles qui vous excitent? Si c'est pour la gloire de Dieu, considérez
qu'il n'a point agréable les sacrifices de sang humain ; au con-
traire, il les déteste, aimant miséricorde et vérité... Si c'est pour
la religion que vous vous émouvez, il me semble que vous ignorez
sa nature; et puisqu'elle n'est que toute charité, cela vous doit
induire à douceur. Si c'est pour l'Évangile, écoutez ce qu'il dit : Bien-
heureux sont les pacifiques, car ils seront appelés enfants de Dieu...
Donc, ne cherchez plus d'excuses pour allonger vos maux (1). »
Ce discours, digne du paysan du Danube, dans la bouche duquel
La Noue le place, fait honte aux hommes d'église. Il a fallu qu'un
guerrier rappelât aux vicaires de Jésus-Christ que leur religion
consiste essentiellement dans la charité ; il a fallu qu'une héré-
tique apprît aux orthodoxes que le Dieu des chrétiens ne se com-
plaît pas aux sacrifices humains. Il ne manquait plus qu'une chose
pour flétrir la cruauté des oints du Seigneur, c'est qu'un libre pen-
seur se montrât plus religieux que ceux qui exploitaient l'Évangile
au profit de leur ambition. Montaigne était par nature porté â la
douceur ; il dit « qu'il ne pouvait voir seulement sans déplaisir
poursuivre et tuer une bête qui est sans défense. » On conçoit
quelle impression durent faire sur lui les horribles guerres de
religion dont il fut témoin. « A peine, dit-il, pouvais-je me per-
suader, avant que je l'eusse vu, qu'il se fût trouvé des âmes si
farouches qui, pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent com-
mettre, sans inimitié, sans profit, et pour cette seule fin de jouir
du plaisant spectacle d'un homme mourant en angoisse. » Mon-
taigne se trompe en disant que cela se faisait sans inimitié; il dit
lui-même que la piété et la religion servaient de prétexte. Pour
faire honte aux chrétiens de son temps, il oppose leur cruauté â
celle qu'on reproche aux sauvages : « Nous les pouvons bien appe-
ler barbares, dit-il, eu égard aux règles de la raison, mais non pas
eu égard â nous qui les surpassons en toute sorte de barbarie (2). »
Les fureurs de la religion expliquent cette recrudescence de sau-
vagerie; elles transformaient chaque soldat en inquisiteur; les
vainqueurs prenaient plaisir h torturer, parce que les vaincus
étaient les ennemis de Dieu.
(1) La Xoiie, Discours politiques et militaires, XIX, p. 319, s.
(2) Montaigne, Essais, II, 11 ; 1, 30.
466 DROIT DES GENS.
SECTION IV. — LE DROIT DE GUERRE AU XVI|e SIECLE.
§ 1. La guerre de Trente ans.
Dans les temps modernes, la guerre est un état exceptionnel;
nous ne comprendrions pas que la société pût subsister, si cet état
violent durait pendant une génération. Telle a cependant été la
condition de l'Allemagne au xvn'^ siècle. L'on a dit qu'après la
guerre de Trente ans, l'Allemagne était plus désolée que le monde
romain ne le fut après l'invasion des Barbares. Ce n'est pas une
exagération. L'invasion des peuples du Nord fut destructive, comme
un ouragan ; mais la tempête ne sévit jamais que dans quelques
localités. Il n'en fut pas ainsi au xvii'^ siècle ; il n'y eut pas un coin
de l'Allemagne à l'abri de la fureur des parties belligérantes. La
grande guerre que le xix« siècle a inaugurée n'existait pas encore.
On accuse le génie de l'bomme d'avoir multiplié à l'infini les maux
de la guerre, en employant des masses de soldats, et en perfec-
tionnant les moyens de destruction. C'est une erreur : loin d'aug-
menter les borreurs de la guerre, la civilisation les diminue. C'est
la consolation que nous offre l'affreux spectacle de la guerre de
Trente ans.
Les historiens, épouvantés de ces borreurs, en ont recherché
les causes. Au xyu*" siècle, les armées ne recevaient pas de solde
régulière; celle qu'on leur payait, ne suffisait pas pour les pre-
miers besoins de la vie; dès lors le brigandage devenait une néces-
sité, et la nécessité en temps de guerre équivaut au droit (1). Que
l'on se représente ce droit exercé par la lie de la société, et dans
un âge où les mœurs étaient barbares jusqu'à la sauvagerie! Les
juges se plaisaient aux supplices des accusés, ils en inventaient
comme par amour de l'art (2). Quelle devait être la cruauté des
rudes guerriers qui eux aussi exerçaient une espèce de justice? Ce
(1) Dire (iu chancelier Oxenstiern à la dièle crHeilbroan de 1633. [Chemnilz, Der schwedischf
Kriog,T. Il, p. 71.)
(2) Voyez les extraits d'une vieille chronique dans Hormayr, Taschenbuch, 1844, p. 331.
DROIT DE GUERRE. 467
qui mit le comble aux excès, c'est que la guerre était religieuse
dans son principe; alors même que la politique s'en mêla, le fana-
tisme ne cessa point d'enflammer les esprits. L'ennemi était donc
l'ennemi de Dieu ; or, dans toutes les églises on voyait des tableaux
de l'enfer, peinture vivante des supplices auxquels Dieu condamne
ceux qui rejettent sa parole : quelle était donc la torture qui ne fût
légitime contre les hérétiques ou contre les adversaires de l'Évan-
gile? Les hommes rivalisèrent de cruauté avec les démons, et ils
les surpassèrent.
Quelque exagéré qu'il paraisse, le langage n'atteint pas à la
réalité, quand il s'agit des horreurs de la guerre de Trente ans.
La guerre à la longue, dit-on, amortit le sentiment de l'humanité.
Au xvn'^ siècle, elle fut cruelle dès l'origine; preuve que des pas-
sions violentes étaient en jeu. Les hostilités s'ouvrent en 1618.
En 1619, paraît un Récit vrai des meurtres cruels, inouïs, commis
par les soldats de la maison d'Autriche en Bohème. L'auteur intitule
son récit le Turc espagnol; à l'entendre, et c'est un témoin ocu-
laire qui parle, Bucquoi surpassa en cruauté les Turcs et les em-
pereurs païens. Un de ses lieutenants fit tuer quinze femmes et
vingt-quatre enfants. Des Hongrois servant sous Dampierre mirent
le feu à sept villages; ils y tuèrent tout ce qui avait vie; ils éven-
trèrent les femmes enceintes pour arracher le fruit de leurs en-
trailles; on les vit couper les mains ii de pauvres enfants et les
attacher {\ leurs chapeaux en guise de trophées, puis les clouer à
leurs portes, comme on y cloue des oiseaux de proie (1). Tels
furent les exploits des catholiques; les réformés valaient les
orthodoxes. Les soldats de Mansfeld incendiaient les maisons des
paysans, puis ils jetaient les malheureux par troupes au milieu
des flammes, et abattaient comme des chiens ceux qui essayaient
de se sauver. Ils forçaient les églises, détruisaient les autels,
volaient tout ce qui tombait sous leurs mains, et ajoutant le
sacrilège au brigandage, ils foulaient aux pieds le saint Sacrement,
et ciraient leurs souliers avec le saint chrême. Leur luxure égalait
leur cruauté, ils violaient les femmes en public, puis les jetaient
au feu ; des enfants de neuf à dix ans devaient servir à leur hor-
(1) Spanisclier Turk, dans Ilormuyr, Tascheubucli, 1849, p. 311, ss.
468 DROIT DES GENS.
rible passion, ils se les passaient les uns aux autres jusqu'à ce
qu'elles expirassent sous ces affreuses violences (1).
L'on voit par ces exploits des premières années, quel esprit
animait les soldats de la guerre de Trente ans : le fanatisme, la
barbarie et la luxure. Ajoutons-y la cupidité poussée jusqu'à la
frénésie, et l'on pourra se faire une idée des excès de ces bandes
déréglées. Le comte Khevenhiller, catholique et partisan dévoué
de l'empereur, nous dira comment se comportait l'armée de Tilly :
« Les soldats se faisaient une jouissance de mutiler les ministres
protestants, ils leur coupaient les bras et les jambes, les oreilles
et le nez; ils coupaient les seins aux femmes, et se conduisaient
en tout pis que des Turcs et des Tartares. « Il y a une race parmi
les défenseurs de l'Église, qui sut se distinguer par des raffine-
ments de cruauté, ce sont les Croates; le même historien rapporte,
à l'année 1625, qu'ils mettaient tout à feu et à sang, même en pays
ami; ils arrachaient les enfants des bras de leurs mères, et mena-
çaient de les rôtir, pour contraindre les parents à leur donner tout
ce qu'ils possédaient. Malheur h ceux qui résistaient! on les tuait
comme des bêtes fauves (2).
Le grand condottieri du xvii'' siècle va paraître sur la scène;
Wallenstein disait à l'empereur qu'il lui serait plus facile de nour-
rir cinquante mille hommes que d'en entretenir dix mille. Un cha-
noine de Constance, témoin oculaire, nous dira h quel prix : «L'Al-
lemagne entière est au pillage pour payer la solde des armées.
Amis et ennemis, vainqueurs et vaincus, se croient autorisés atout
prendre, à tout voler, et quand ils ne trouvent rien, ils emploient
les tortures les plus atroces pour forcer les pauvres habitants à
leur livrer des trésors qu'ils ne possèdent pas. Les chefs don-
nent l'exemple; ils vivent avec un luxe insultant que les princes ne
pourraient imiter, et abandonnent à leurs soldats ce qui reste, si
toutefois il reste quelque chose. Pour extorquer jusqu'au dernier
denier, il n'y a pas de torture qu'on n'emploie, il n'y a pas de bar-
barie que l'on ne trouve légitime (3). «Les Croates se distinguèrent
(1) Des Mansfelders Rillerlhalen, p. 118. {Menzel, Geschichle der Deutschen, T. VU, p. 78,
ûole.)
("2) Khevenhiller, Anuales Ferdinandei, T. X, p. '93, 808, 915.
(3) Pappus, dans Ramner, Geschichle Europas seit dem Ende des XVten Jahrhnnderts, T. III,
p. 449, ».
DROIT DE GUliURE. 469
dans ce genre d'exploits : ils imaginèrent, dit un oflicier de Wal-
lenstein, un nouveau genre de torture : ils dépouillaient hommes
et femmes sans distinction, et dans cet état, ils les faisaient dé-
chirer par des chiens affamés qu'ils traînaient avec eux pour ce
cruel usage (1).
Ce qui augmentait à l'infini les excès des parties belligérantes,
c'est que les soldats ne faisaient aucune distinction entre amis et
ennemis ; le pillage, le vol et les traitements les plus barbares
étaient un droit à leurs yeux, parce que c'était le moyen de se
procurer leur solde. Après que Wallenstein eut vaincu le roi de
Danemark, la cause du protestantisme se trouva sans défenseur;
il y eut donc un instant de répit dans cette longue boucherie que
l'on appelle la guerre de Trente ans. Mais la paix fut aussi désas-
treuse pour les pays occupés par l'armée de Wallenstein que
l'avait été la guerre. Écoutons les plaintes des États de Poméranie :
(c Pour empêcher toute résistance, on commence par désarmer
les habitants, puis on se livre ci un pillage systématique, sans
épargner les églises ni même les tombeaux. Quand les soldats ne
trouvent plus rien à prendre, ils ont recours aux tortures ; ils
s'ingénient h en trouver d'inouïes, pour arracher aux malheureux
leur dernière ressource. La destruction finit par devenir un besoin ;
on met le feu aux maisons; on brûle les instruments de labour et
de ménage, pour le seul plaisir de détruire, comme s'il s'agissait
d'une illumination. Nous ne parlons pas de la luxure des sol-
dats : le viol est devenu chose si habituelle qu'il passe pour un
droit (2). »
II
On se lasse de suivre les héros de la guerre de Trente ans dans
leur carrière de sang et de brigandage. Prenons un instant de
repos, et donnons-nous le spectacle de l'hunianité, au milieu du
débordement des plus vils et des plus cruels instincts. Gustave
Adolphe passa comme un météore; hâtons-nous de l'arrêter au
(4) FranchevillCj 192.
(2) KlievmliiUer, Annales Ferdinandei, ad a. 1630, p. 1061.
30
470 DROIT DES GENS.
passage, pour nous réconcilier avec la nature de l'homme. Le roi
de Suède brilla par des vertus qui semblaient inconnues à ses
contemporains : il fut tolérant, dans un âge de haines religieuses :
il fut humain, dans un siècle qui paraissait ignorer toute pitié. Il
y a dans la guerre un malheureux enchaînement d'excès, le pre-
mier crime semble légitimer le second ; celui qui n'est pas cruel
par nature le devient par représailles, or les représailles sont un
droit. Se mettre au dessus de ce prétendu droit, en restant fidèle
à la loi du devoir, est peut-être la chose la plus difficile pour un
chef d'armée, car finhumanité passe pour une condition de salut.
Gustave Adolphe sut résister à cet entraînement. Pendant l'hiver
de 1618, les Polonais envahirent la Livonie suédoise, en mettant
tout à feu et h sang. Les capitaines du roi de Suède lui proposèrent
de prendre une revanche, en saccageant les possessions polonai-
ses. Gustave Adolphe leur recommanda de traiter les habitants de
la Pologne comme s'ils étaient Suédois : « Je ne fais pas la guerre
aux paysans, dit-il; j'aime mieux les protéger que de les ruiner (1).»
Quand le héros suédois intervint dans la guerre d'Allemagne,
on le traita dans toutes les chaires d'Antéchrist et ses soldats de
démons (2). Malheur h ceux qui tombaient entre les mains des
habitants fanatiques de la Bavière ! Il n'y avait pas de torture qui
ne parût trop douce pour faire périr ces ennemis du pape et de
Dieu. La vue des cadavres mutilés de leurs camarades poussa
l'armée victorieuse ii la vengeance ; il y eut même des Allemands
qui excitèrent le vainqueur à détruire la capitale du duc de Ba-
vière, afin de venger le sac de 3Iagdebourg. Le héros du Nord
n'écouta pas ces mauvais conseils ; il étonna les Bavarois par sa
tolérance autant que par son humanité. Bichelieu lui rend ce beau
témoignage dans ses Mémoires : « On ne voyait dans ses actions
qu'une sévérité inexorable envers les moindres excès des siens,
une douceur extraordinaire envers les peuples, et une justice
exacte en toutes occasions ; ce qui lui conciliait l'amour de tous
ceux qui le voyaient, et répandait au loin en tous ceux qui enten-
daient parler de lui, et ce d'autant plus que l'armée de l'empereur.
(1) Gi-ye)'f Histoire de Suéde, ch.xvi.
(2) On priait dans les églises: «Dieu, délivre-nous de l'Antéchrist, du diable de Suéde. » {Gfroi'ti
Geschichte Guslav-Adolphs, p. 955.)
DROIT DE GUERRE. 471
déréglée, insolente, désobéissante à ses chefs, outrageante envers
les peuples, faisait éclater davantage la vertu de leurs enne-
mis (1). »
Au xvi* siècle, on qualifiait de bonne guerre celle où l'on faisait
quartier aux vaincus, et où l'on épargnait les laboureurs. Dans les
luttes religieuses, la compassion, comme ledit un pape canonisé,
est une cruauté, et la cruauté devient miséricorde. L'on dirait que
les soldats de la guerre de Trente ans étaient tous imbus de l'hor-
rible maxime de Pie V. Gustave Adolphe seul, le roi hérétique,
l'Antéchrist, pratiquait la bonne guerre. Il avait à un haut degré le
sentiment de la justice, comme le dit Richelieu. Le traité du droit
de guerre de Grotius était un de ses livres de prédilection. A notre
avis, le guerrier l'emportait sur le savant; il inaugura sur les
champs de bataille de l'Allemagne le droit des gens tel que les
peuples modernes le pratiquent. Sa maxime était qu'il ne fallait
faire à l'ennemi que le mal nécessaire : c'est ce principe qui, une
fois entré dans la conscience générale, mit tin aux horreurs de
l'ancien droit de guerre. En Allemagne comme en Pologne, le roi
de Suède commanda de protéger les paysans et tous ceux qui res-
taient étrangers à la lutte. Il fit une chose plus difficile ; il ordonna
à des hommes fanatisés par les ministres de Dieu de respecter
l'exercice de toutes les religions (2). Cependant Gustave Adolphe
était profondément religieux, mais sa religion n'était pas celle des
orthodoxes catholiques ou réformés. Le christianisme de Pie V et
des prédicants enseignait h haïr tous ceux qui avaient le malheur
de se tromper sur quelque article de foi ; le christianisme du grand
Gustave le portait à aimer les hommes. Il essaya de communiquer
son esprit h son armée : au début de la campagne il écrivit h ses
colonels que ses soldats devaient se conduire en chrétiens et non
en barbares (3).
Mais comment aurait-il été écouté, quand, au nom de ce même
christianisme qu'il invoquait pour inspirer l'humanité, on prêchait
la cruauté comme une vertu et l'on flétrissait la compassion
comme un crime? Chose remarquable! les Allemands qui ser-
(1) Richelieu, Mémoires, T. VI, p. 419.
(2) Gfrijrcr, Gescbichte Gustav-Adolpbs, p. 920, 767, s. — CjKUnnil:, Der j^rosse schwodisclie
Krieg, T. I, p. 123, s.
(3) Chcmnilz, Der grosse schwedische Krieg, T. I, p. 128.
472 DROIT DES GENS.
valent sous ses drapeaux se montrèrent plus impitoyables pour
leurs compatriotes que les Suédois. Le héros que les écrivains
allemands maudissent aujourd'hui comme l'envahisseur de leur
patrie fut obligé d'apprendre à ses capitaines allemands qu'ils
avaient une patrie; il leur fit honte de leurs excès : « Je rougis,
dit-il, de vous avoir pour officiers, mon cœur se soulève à votre
vue ; si je vous avais connus, je n'aurais pas sellé un cheval, bien
moins encore aurais-je risqué ma couronne et ma vie pour venir
à votre secours (1). »
m
Ceux qui devancent leur siècle tentent l'impossible quand ils
veulent imposer leurs sentiments et leurs idées h des générations
qui ne les comprennent pas. Gustave Adolphe est une étoile soli-
taire au milieu de ténèbres profondes. Lui-même dut céder plus
d'une fois à une force irrésistible, parce qu'elle était universelle; il
fut obligé de permettre à son armée le sac de Francfort : c'était le
droit du vainqueur. Après sa mort, la discipline sévère qu'il avait
maintenue se perdit; les Suédois défaits h Nordlingen, et démo-
ralisés, ne se distinguèrent plus en rien des hordes féroces qui
parcouraient l'Allemagne, en pillant, en détruisant et en torturant.
Les capitaines formés à l'école de Gustave Adolphe maintinrent
l'honneur des armes suédoises, mais ils n'héritèrent pas du génie
humain de leur maître. Quant aux soldats, leurs excès furent tels
qu'ils épouvantèrent leurs généraux, quelque habitués qu'ils fus-
sent à ce spectacle. Banner les accusa de traiter les habitants
comme si c'était un vil troupeau d'esclaves que le droit de guerre
livrait ii leur cupidité et à leurs caprices sanguinaires : il s'écria
un jour que leurs crimes méritaient que la terre s'entrouvrît pour
les engloutir (2).
Cependant nous doutons que les Suédois, malgré les malédic-
(1) Khevenhiller , Annales Ferdinandei, T. Xil, p- 138. — ChenmUz, Der grosse schwedische
Krieg. T. I, p. 404.
(2) A. Menzel, Geschichte der Deutschen, T. VUl, p. 33. — Ilering, Geschichte des Saechsischen
Hochlandes, T. 1, p. 353.
DROIT DE r.UERRE. 473
lions qui poursuivent leur mémoire, fussent les plus cruels dans
ce ramas de bandits qui régnaient en Allemagne : les Croates
pourraient se plaindre de ce qu'on ne leur accorde pas la palme.
Battus à Liegnitz, en 1634, les Autrichiens se débandèrent dans
tout le pays en pillant et en tuant; ils faisaient la chasse aux
habitants comme à des animaux sauvages; un de leurs menus
plaisirs était d'amener les femmes par troupes et toutes nues dans
leurs camps, ils dansaient avec elles, puis les violaient. Ils
rôtissaient les pauvres habitants au four, ils leur arrachaient les
yeux, découpaient leurs peaux en lanières, les mutilaient de
toutes façons, avec des tortures incroyables : ils mettaient du
soufre sous les ongles ou aux parties honteuses et l'allumaient:
ils versaient de l'urine ou de l'eau de fumier dans la bouche de
leurs victimes : ils leur ouvraient la plante des pieds pour y mettre
du sel (1). En 1637, les états de Hesse Cassel écrivirent à leur
prince : « Les Croates et les autres troupes impériales ont mis le
pays à feu et à sang, avec une cruauté inouïe même chez les Turcs ;
ils ont détruit tout ce qui leur tombait sous le main, hommes et
choses; non contents de mutiler les habitants, ils leur ont fait
subir un nouveau genre de torture, en leur versant du plomb
fondu dans la bouche, dans le nez, dans les oreilles. Une de leurs
jouissances était d'accoupler les malheureux habitants en les
attachant par des cordes ; ils les mettaient en ligne en plein
champ, et les tuaient en guise de tir à la cible (2). »
Nous n'avons pas le courage de continuer. A quoi bon, d'ail-
leurs? Ce que nous avons dit suffit pour caractériser la guerre de
Trente ans. Il faut toutefois, même dans un rapide coup d'œil,
dire un mot d'une de ces immenses calamités, qui épouvantent
encore la postérité après des siècles. La destruction de Magde-
bourg a été longtemps exploitée par les passions religieuses :
c'est comme une tache de sang sur la mémoire du comte de
T'serclaes-Tilly. Nous sommes heureux de dire que l'accusation,
en tant qu'elle concerne l'incendie, est fausse : l'on ignore qui
mit le feu à la ville ; mais il est prouvé que le brave capitaine qui
(1) Tliealrum europœum, ad a. 163i, p. 278. — Itormuyr, Taschenbuch, p 328.
(2) Le texte du rapport se trouve par extrait dans Sugcnlieim, Geschichte der Jesuiten, T. il,
p. 123, note.
474 DROIT DES GENS.
commandait les assiégeants ne donna pas l'ordre de destruction (1).
La question si vivement agitée n'a, du reste, aucune importance
au point de vue de l'iiistoire générale. Ce qui a ému les contem-
porains, et ce qui nous émeut encore aujourd'hui, c'est la grandeur
du désastre : une des villes les plus considérables de l'Allemagne
détruite, vingt mille personnes tuées ou mortes dans les llammes!
Mais ce n'est pas la grandeur de la calamité qui fait la grandeur
du crime; ce qu'il y a d'affreux, et ce qui reste affreux, malgré
toutes les apologies, c'est que le sac de Magdebourg n'offre rien
de singulier : tout s'y lit selon les règles de ce qu'on appelait le
droit de guerre. Les acteurs de ce terrible drame virent la main
de Dieu dans le malheur qui frappa Magdebourg. Nous avons des
lettres de Pappenheim, nous en avons d'un commissaire général
de l'empereur, nous en avons du duc de Bavière; on n'y trouve
pas un mot de regret : le duc, en écrivant à Tilly, loue Dieu de
cet heureux succès (2)! En 1630, une petite ville de Poméranie fut
traitée par l'armée impériale comme le fut plus tard Magdebourg;
toutes les horreurs d'un sac, le pillage, la destruction gratuite
de ce qui ne peut servir au vainqueur, les tortures les plus affreuses
employées pour forcer les vaincus à livrer au cupide conquérant
tout ce qu'ils possèdent; le viol de femmes et d'enfants en pleine
rue et jusque dans les cimetières ; enfin ces belles œuvres cou-
ronnées par l'incendie! Le colonel commandant les troupes au-
trichiennes avait juré qu'il détruirait la ville; il fallait bien qu'il
tînt sa parole ! Les soldats se réjouirent de l'incendie, comme s'il
s'était agi d'un feu d'artifice (3). Nous ne sachions pas que l'on ait
jamais fait aux Auti'ichiens un crime du sac de cette petite ville.
Cependant le crime est le même qu'à Magdebourg. Pourquoi donc
les historiens ne le flétrissent-ils pas? En réalité, le sort qui
frappa les deux villes était le droit commun, s'il est permis de
parler de droit là où le droit est violé.
(1) A. Menzcl, Geschichte der Deutschen, ï. VII, p. 30i. — Hislo/iscli-polilische lilivlln', de
Gôrres, T. III. p. 43-51.
(2) Les lettres originales sont dans Honnayr, Taschenhuch, 1852, p. 316,2j"2.
(3) Thealruni evropœum, p. 24S.
DROIT DE GUERRE. 475
IV
II n'est pas sans intérêt de considérer l'état moral de l'Alle-
magne pendant la guerre de Trente ans. Les horreurs dont nous
avons rapporté quelques traits se commettaient sur tous les points
du territoire. La dévastation punit les dévastateurs presque autant
que les victimes : à la fin , il ne resta plus un coin de terre qui
n'eût été ravagé; il en résulta des famines épouvantables. Dès
l'année 1630, on faisait en Silésie du pain avec des glands et des
racines; beaucoup d'habitants moururent de faim; il y eut des
pères de famille qui, pour épargner cette horrible torture à leurs
enfants, leur donnèrent la mort (1). En 1635, la famine envahit les
provinces les plus fertiles de l'Allemagne, c'étaient celles-là que
les armées visitaient de préférence; les habitants se nourrissaient
de charogne; ils dépouillaient les gibets, ils ouvraient les tom-
beaux pour se repaître de cadavres. Ces affreux aliments ne suffi-
sant pas, l'homme devint à la lettre un loup pour l'homme; on
s'attaquait en pleins champs, que dis-je? au milieu des villes, et
le plus faible servait de pâture au plus fort; il y eut des bandes
d'affamés qui firent la chasse h leurs semblables pour se procurer
de la chair humaine; des parents immolèrent leurs enfants pour
les dévorer ! Ceux qui mouraient devenaient régulièrement la
proie de leurs proches; l'on vit une femme se nourrir du cadavre
de son mari, et des enfants manger leur père (2)! La faim et
ces horribles aliments produisirent des maladies contagieuses,
qui emportèrent les bourreaux avec leurs victimes : des ar-
mées entières , dit un contemporain , disparurent comme un
souffle (3) !
La dépopulation fut effrayante : l'Allemagne perdit les deux tiers
de ses habitants. Il y eut des villages que les loups occupèrent, à
(1) Tliealrum europœum, p. 118.
(2) Voyez les témoignages dans Sugenlieim , Geschichte der Jesuilen in Deutschiand , T. II,
p. 124, s. — llormayr, Taschenbuch, 1844, p. 328.
(3) Hauvier, Geschichte Europas, T. III, p. 599.
470 DROIT DES GENS.
défaut d'hommes. Dans les villes, les maisons étaient abandonnées
par centaines; on les démolissait pour se procurer le chauf-
fage (1). Il y a quelque chose de plus affligeant que l'extinction
des populations, c'est l'état des misérables débris qui survécu-
rent. Que l'on s'imagine une génération née et élevée au milieu
des horreurs que nous avons décrites ! La guerre avait été allumée
par les passions religieuses. Nous avons dit ailleurs comment elle
procura le salut des âmes : les Allemands ne savaient plus rien du
Christ, h la fin d'une guerre entreprise pour la gloire du Christ ï
La dégradation était telle que les historiens sont h la redierche
d'expressions flétrissantes pour la dépeindre; ils n'en trouvent
d'autre que la bestialité, et l'on est tenté de dire qu'ils calomnient
les bêtes. Les mœurs des soldats nous donnent une idée de celles
de la population d'où ils sortaient : c'était la même rage de jouis-
sances animales, le même mépris de toute pudeur, de tout droit,
de toute justice! Si l'on peut se consoler des excès et des mal-
heurs de cette guerre funeste, c'est en pensant que ce furent pré-
cisément ces excès et ces malheurs qui dégoûtèrent pour toujours
les peuples des guerres de religion.
La désolation de l'Allemagne, après la guerre de Trente ans, la
barbarie dans laquelle elle tomba, nous offrent encore un autre
enseignement et une autre consolation. Nous avons eu au xix^ siècle
des guerres gigantesques, des batailles monstrueuses dans les-
quelles les tués furent plus nombreux que ne l'étaient les armées
entières du xvn" siècle. Cependant, au bout de ces longues guerres,
l'Europe ne se trouva ni dépeuplée, ni ruinée, ni démoralisée. Il
n'est donc pas vrai que la civilisation augm.ente les maux de la
guerre; elle les diminue au contraire. La raison en est que le
droit et l'humanité ont pris la place de la violence et de la barba-
rie, même dans les débals sanglants des peuples. Cette révolution
est due au progrès qui s'accomplit incessamment dans nos sen-
timents et dans nos idées.
(1) Voyez des détails dans llormayr, Tasthcnbiich, 1844, p. 329-331. — Raumer, T. IJI, p 6(K;
— Barihold, Dcr grosse deutsche Krieg, T. II, p. 17.
MOIT DE GUERRE. 477
^ 2. Le droit des geas moderne-
N. 1. Grotius.
I
Montaigne compare les guerres civiles de son temps aux com-
bats des sauvages, et il trouve les chrétiens plus cruels que les
habitants du nouveau monde. Quelque exagérée qu'elle paraisse,
la comparaison est encore au dessous de la réalité, si on l'applique
aux luttes religieuses du xvn« siècle : il faut descendre jusqu'à la
plus horrible fiction, il faut visiter les enfers, pour trouver des
êtres fabuleux que l'on puisse comparer aux hommes qui figurent
dans la guerre de Trente ans. Cependant, qui le croirait? c'est au
milieu de cette société de démons que le droit des gens moderne
prit naissance. Jamais la puissance des idées ne s'est montrée
avec plus d'éclat; jamais la désolante doctrine, que le fait brutal
régit le monde, n'a reçu un plus solennel démenti. Les diplo-
mates, les hommes d'église et les rudes guerriers du xviie siècle
ont dû sourire, quand on leur dit qu'un savant avait publié un
livre sur le droit de guerre; pour eux, il n'y avait d'autre droit que
la force. Grotius devait donc passer pour le plus utopiste des rê-
veurs, quand il parlait d'introduire la justice dans des luttes où la
violence trônait en souveraine. Toutefois la doctrine finit par
pénétrer dans les faits; il y a plus : la réalité au xix"^ siècle est
plus avancée que ne l'était la théorie au xvir". Grande leçon, et
enseignement consolant! Ce ne sont pas les faits, ce sont les
idées qui gouvernent le monde; et ces idées vont en se modifiant
sans cesse d'après la loi du progrès. Ce qui est dédaigné aujour-
d'hui comme utopie se réalise demain, et le jour arrive où l'utopie
elle-même est dépassée.
La gloire de Grotius est d'avoir élevé la voix en faveur du droit
et de l'humanité au milieu de la force et de la barbarie. Il donna
l'impulsion à un mouvement qui après lui acquit une force im-
mense, au point que, déjà au xvnr" siècle, sa doctrine passait pour
surannée. Il en est de Grotius comme de tous ceux qui inaugurent
478 DROIT DES GENS.
une nouvelle ère dans n'importe (juel domaine de Tactivité intel-
lectuelle; ils devancent leur siècle, mais ils ont un pied dans le
temps où ils vivent et ils en subissent l'intluence. Le progrès ne
s'accomplit pas autrement : il ne peut jamais y avoir solution
complète de continuité, puisqu'il n'y aurait plus aucun lien entre
le passé et l'avenir. Les philosophes du dernier siècle n'ont pas
tenu compte de cette loi en jugeant Grotius. Voltaire le traite de
franc pédant, et le pédantisme, dit-il, est incompatible avec la
justesse de l'esprit (1). Rousseau est encore plus sévère pour Gro-
tius : « Sa plus constante manière de raisonner, dit-il, est d'éta-
blir toujours le droit par le fait. » De là il arrive h justifier l'escla-
vage et il douter si les princes sont faits pour les peuples ou les
peuples pour les princes. Quelle ignoble conception de l'humanité
que celle « qui divise l'espèce humaine en troupeaux de bétail,
dont chacun a son chef qui le garde pour le dévorer (2). »
Ces reproches sont injustes, en tant qu'ils s'adressent h l'homme,
car c'est demander h un écrivain du wn? siècle les sentiments du
xvni*"; mais ils sont fondés, en tant qu'ils se rapportent h la doc-
trine. Grotius est un savant universel, et avant tout un philologue
enchaîné par l'autorité des anciens et de l'Écriture sainte. Il trans-
porte cette tendance dans le droit des gens, et il ne saurait y en
avoir de plus malheureuse. Grotius voulait introduire le droit dans
les débats des peuples ; or là où il allait puiser ses témoignages,
et pour ainsi dire son inspiration, régnait la force brutale. Les
Grecs et les Romains ne connaissaient qu'une règle, le droit du
plus fort ; le peuple de Dieu lui-même n'en connaissait pas d'autre,
seulement il cherchait à légitimer ses violences en les rapportant
à un commandement de Dieu; quant au christianisme, il est par
son essence étranger aux choses de ce monde, de sorte que l'Évan-
gile ne peut rien nous dire sur les rapports des nations.
Telles sont les autorités sur lesquelles Grotius voulait bâtir le
droit des gens. S'il avait procédé logiquement, il aurait dû légi-
timer la force, comme le faisait l'antiquité tout entière. Heureuse-
ment que le savant Hollandais, tout savant qu'il fût, avait les in-
stincts d'un homme moderne, et ses instincts valaient mieux que
(!) Voltaire, Dialogue XXIV : Hobbes et Montesquieu.
(2) RousseaUj Contrat social, livre I, ch. n.
DHOll ItK liUERRR. 479
toute sa science. Quand l'idée du droit est en opposition avec les
témoignages sur lesquels il veut l'appuyer, il fait des réserves,
puisées dans les aspirations de sa conscience. C'est dans ces ré-
serves que se manifeste la véritable pensée de Grotius. Il résulte
de là des contradictions, qui rendent la doctrine de l'auteur très
confuse. Si Ton fait abstraction de la forme, ces incertitudes, ces
tâtonnements seront pleins d'intérêt : c'est la lutte entre le passé
et l'avenir. Le cortège de citations latines, grecques et hébraïques
qui défdent devant nous représente la sagesse de nos ancêtres;
Gratins ne parvient pas è s'affranchir de cette autorité; il avait cela
de commun avec son siècle, et il aurait été très mal venu à dé-
daigner ce que tout le monde respectait. A côté de la tradition
antique nous entendons des accents d'humanité, d'énergiques
revendications du droit qui annoncent un monde nouveau. Que
fera la postérité? Elle rejettera le bagage de citations empruntées
à une civilisation qui n'est plus la nôtre, pour s'en tenir à une au-
torité infaillible, la conscience et la raison. Voilà comment Gro-
tius est devenu le lien entre un vieux monde qui s'en allait, et une
ère nouvelle qui se préparait. Comme toujours, l'élément de l'ave-
nir l'a emporté; la gloire de l'auteur du Droit de (juerre est d'avoir
ouvert la voie dans laquelle l'humanité a marché après lui.
Il
Le droit des gens moderne repose sur les idées de nationalité
et d'humanité. Il faut que les nations soient reconnues pour des
êtres capables de droit, sinon la science d'un droit qui les régit
serait un non-sens. L'idée de nationalité ne suffit pas, il faut aussi
qu'il y ait un lien entre les peuples, car s'ils sont isolés, s'il n'y a
d'autre lien entre eux que les conventions qu'ils font, alors il faut
nier l'existence d'un droit des gens universel, ces conventions
n'étant jamais que particulières et n'embrassant que des intérêts
déterminés. Mais si les nations, tout en étant libres et souve-
raines, ne sont que des parties d'un corps plus vaste, le genre hu-
main, alors le droit des gens est un droit nécessaire, de môme
que la coexistence des individus dans un État suppose nécessaire-
ment un droit qui règle leurs rapports.
480 DROIT DES GENS.
Gratins s'arrête peu sur ces notions qui sont cependant ionda-
mentales pour la science nouvelle qu'il construit, c'est à peine s'il
s'en occupe. Des deux éléments d'unité et de diversité qui forment
le droit des gens, le premier avait les racines les plus fortes dans
la conscience générale, grâce l\ la longue domination de l'Église
catholique. Grothis dit en passant, comme une vérité reconnue
par tout le monde, qu'il y a entre les hommes une parenté natu-
relle, qui fait que l'un doit respecter l'individualité de l'autre (1).
Il va plus loin que l'Église : elle excluait les infidèles de son unité,
et elle déclarait illicite toute convention avec des peuples qui se
trouvaient hors de son sein. Grotius étend le lien naturel qui unit
les hommes h. toutes les nations ; la dififérence de religion n'est
pas une raison pour invalider les traités (2). Mais si on lui de-
mande comment il entend l'unité humaine, il ne donne pas de
réponse; le peu de mots qu'il en dit impliquent même une contra-
diction avec le principe qui est son point de départ. Il veut que les
peuples chrétiens soient particulièrement unis entre eux, contre
les infidèles, parce qu'ils sont tous membres du Christ (3). Voilà
Grotius qui abandonne l'idée de l'unité humaine pour retomber
dans l'unité catholique hostile ii tous ceux qui ne sont pas chré-
tiens. Cela est si vrai qu'il place l'empereur à la tête de son unité.
Il ne manque plus que le pape; or Grotius, comme on sait, bien
que protestant, admettait sinon la nécessité, du moins l'utilité
d'un chef visible de l'Église.
La réforme brisa la fausse unité du moyen âge, pour mettre h sa
place des nations libres et indépendantes sous l'intluence du pro-
testantisme. L'unité s'efface pour faire place â la diversité. Cepen-
dant, au xvii^ siècle, il y avait lutte entre les deux principes. La
maison d'Autriche était accusée d'aspirer à la domination de la
chrétienté, de concert avec la papauté. Si l'empereur et le pape
étaient parvenus à détruire la réforme et à rétablir l'unité reli-
gieuse, il eût été bien difficile d'échapper à funité politique. La
grande guerre du xvii« siècle avait donc pour but de sauvegarder
le principe de la diversité religieuse et celui de la diversité natio-
(i) Grotius, de Jure belli, lib. 11, cap. xv, § V, n° 1.
(2^ J(l.,ihi(l., II, XV, 8.
(3) P/., itiid., II,xv,l-J.
DROrT DE r.UERRE. 481
nale. Grothis tut témoin de la lutte; ses principes et sa qualité de
réformé lui commandaient de prendre parti pour les puissances
(coalisées contre les descendants de Charles-Quint. Cependant il
semble réprouver les coalitions formées contre une puissance qui
menace l'indépendance des autres États. Il admet que, s'il y a une
juste cause de guerre, la crainte d'une prépondérance dangereuse
devient un motif politique pour l'entreprendre; mais il ne veut pas
que cette crainte seule légitime les hostilités : « La possibilité
d'un dommage, dit-il, n'autorise pas à le prévenir par les armes ;
il faut prendre ses précautions et se fier à l'appui de Dieu (1). »
Cette doctrine, prise à la lettre, compromettrait la liberté du genre
humain. Si les contemporains de Grotius l'avaient suivie, que se-
rait devenue la réforme? que serait devenue l'indépendance de
l'Europe? Gustave-Adolphe ne serait pas intervenu dans les débats
des protestants et de l'empereur, Richelieu encore beaucoup
moins; la réforme aurait succombé, et avec elle le principe de na-
tionalité. Motif politique, dira-t-on avec Grothis, et pour justiller
la guerre, il faut un motif de droit. Nous répondrons que le motif
politique implique un motif de droit. La guerre défensive est certes
la plus juste de toutes; or quand une puissance compromet réel-
lement l'indépendance des autres nations, faut-il que celles-ci
attendent pour agir qu'on les attaque? Ce serait attendre, pour se
défendre, que la défense soit impossible. Nous comprenons le
scrupule de Grotius, et nous en tenons compte. Si la crainte suffi-
sait, l'abus serait inévitable, car il serait dans la règle même.
Mais la crainte seule ne suftit pas, il faut un danger réel; et, en
ce cas, la guerre devient une guerre défensive, peu importe qui
la commence.
III
Nous touchons à une question capitale. Les nations sont indé-
pendantes, souveraines. Quelle sera la loi de leurs rapports, la
guerre ou la paix? Au xvn*^ siècle comme au xvi% on aurait pu
croire que les hommes ont été créés par Dieu pour s'entre-dé-
(1) Grotius, de Jure belli, H, i, 17.
482 DROIT DES GENS.
iruire : les guerres se faisaient pour les causes les plus futiles, et
une fois engagées, il n'y avait plus de limites aux maux qu'elles
entraînaient. Grotius constate cette barbarie sauvage; c'est le
motif qui l'a porté à écrire, il veut mettre le droit à la place de la
force (1). Il y avait des écrivains qui allaient plus loin et qui ré-
prouvaient la guerre comme un crime. Le bon sens de Grotius le
sauve de cet égarement, il enseigne que le droit naturel légitime
la guerre (2), en tant qu'elle est une défense de la vie et des biens
de celui qui est attaqué. Voilà qui suffirait aux yeux de la raison.
Mais la guerre avait ses adversaires parmi les théologiens, et ils
la combattaient, l'Écriture à la main; Grotius cherche donc ii con-
firmer la décision du bon sens par des autorités.
Nous avons dit que si l'on prend le spiritualisme chrétien au
sérieux, il faut réprouver la guerre. Pour s'en convaincre, l'on n'a
qu'à lire les explications auxquelles sont obligés de recourir les
interprètes qui veulent concilier ce qui est inconciliable. Rien de
plus curieux que l'interprétation de Grotim, nous devrions dire,
rien de plus ridicule et de plus indigne de la majesté de l'Évan-
gile : « Quand Jésus-Christ dit que nous devons souffrir l'injure
avec patience, au lieu de rendre le mal pour le mal, il n'entend
pas parler de toute espèce d'injure mais seulement des injures les
plus légères, telles qu'un petit soufflet; c'est l'exemple que lui-
même donne et qui nous révèle sa pensée. Jésus-Christ n'exige
pas davantage une abdication complète de notre personnalité, il
ne l'exige que quand elle est peu dommageable, comme de faire
quelques pas pour rendre service. » Ne dirait-on pas un légiste
qui cherche à restreindre, autant que possible, une loi odieuse,
et qui ne recule devant aucune chicane pour faire dire au législa-
teur le contraire de ce qu'il a voulu dire? Hàtons-nous d'ajouter
qu'il y a dans Grotius des considérations plus sérieuses, mais elles
sont étrangères à l'Évangile : « Que deviendrait la société, si l'on
prenait les maximes évangéliques à la lettre ? Il faudrait con-
damner non seulement la guerre, mais aussi la justice pénale, et
même la justice civile. Peut-on croire que Jésus-Christ ait prêché
une doctrine oui aboutit à la dissolution de tous les liens sociaux?»
(1) (iiolius, de Jure belli, proleitomena, n" 28.
i2) J(t., ihid., iil). I, cap. II.
DROIT DE GUERRE. 485
Si le Christ était un législateur politique, Grothis aurait mille t'ois
raison : mais il a dit assez clairement que son règne n'est pas de
ce monde; il était si convaincu de la fin prochaine de toutes
choses, qu'il ne songeait même pas aux institutions civiles et poli-
tiques. De lii l'embarras inextricable de ceux qui veulent appli-
quer les préceptes évangéliques h un ordre de choses pour lequel
ils n'ont pas été donnés.
11 faut abandonner le terrain du christianisme, pour revenir à
celui du droit. La guerre est légitime, à condition qu'elle soit
juste. Reste à définir quand la guerre est juste. Gfutius n'admet
qu'une seule cause qui la légitime, le maintien du droit lésé par
une injure. La guerre est donc un moyen d'obtenir justice; hors
de là elle n'est qu'un brigandage (1). C'est la vraie doctrine, et la
gloire de Grotius est de l'iivoir professée au milieu du déborde-
ment de la force. Au xvii'' siècle, la royauté était absolue ou elle
tendait à le devenir dans toute l'Europe. Le despotisme trouve
toujours des adulateurs qui, dans leur platitude, dépassent les pré-
tentions mômes des despotes; il ne faut pas trop s'en plaindre, car
ces louangeurs du pouvoir absolu en inspirent le dégoût. Il y eut
donc des écrivains, c'étaient des théologiens, qui confondirent la
puissance avec la justice, de sorte que pour juger de la justice
d'une guerre, il suflisait de considérer la puissance du prince qui
la faisait. Comme l'autorité souveraine des rois de France était
plus grande que celle des autres rois, ils en concluaient qu'ils
avaient plus juste cause de faire la guerre que tout autre mo-
narque (2).
Cette doctrine est si brutale, si absurde, qu'on a de la peine à la
comprendre dans bouche des gens d'église. Sachons gré à l'au-
teur du Droit de guerre d'avoir soumis la force au droit. Mais si
nous sommes d'accord avec Grotius sur le principe, nous ne pou-
vons accepter les applications qu'il en fait. Il admet avec le pape
Innocent que la guerre est licite contre les peuples qui violent le
droit naturel. « Ceux qui violent la loi de la nature, dit-il, sont
coupables, et leur faute est telle que, si elle restait impunie, il n'y
aurait plus de société possible. Qui a le droit de leur infliger une
(1) Grotius, de Jure belli, lib. n,c. 1, § i, n" 3 et 4.
(2) Voyez les passages cités dans le Ma7's gallieiis, p. 15.
484 DROIT DES GENS.
peine? Ceux-là mêmes dont la sûreté est compromise, c'est à dire
les nations civilisées (1). » Cette doctrine tend h. légitimer les
guerres contre les peuples barbares. C'est avec raison que des
écrivains célèbres de la compagnie de Jésus l'ont combattue.
ce Qu'est-ce que la loi de la nature? Peut-il être question d'une
peine là où il est impossible de définir la loi pénale ? Supposons
que la loi naturelle soit claire et qu'elle soit violée; où est le juge
compétent pour l'appliquer? Qui a donné mission à tel peuple de
punir ceux qui sont barbares? Le droit de punir implique une
supériorité légitime du juge sur le coupable. Cette supériorité
existe-t-elle entre nations libres et souveraines? «Concluons avec
Vasquez, Azorius et Molina, que la violation de la loi naturelle
ne peut devenir une juste cause de guerre, que lorsqu'il en résulte
une lésion d'un droit.
Grotius enseigne encore que la guerre est licite pour venger les
injures faites à la divinité : « Sans religion , dit-il, il n'y a plus
aucun lien entre les bommes, il n'y en a surtout aucun entre les
peuples. Les individus sont liés par les lois de l'État dans le-
quel ils vivent ; mais où sera le lien des nations, si elles ne recon-
naissent plus les principes qui sont la base de la société? Les
nations qui rejettent ces principes se mettent en quelque sorte
hors du droit commun, et comme elles compromettent la coexis-
tence des hommes, en ruinant les fondements sur lesquels elle
repose, la guerre contre elles devient un droit et un devoir. »
Grotius donne pour exemple les peuples qui font des sacrifices
humains à leurs faux dieux (2). Cette doctrine est aussi fausse
que dangereuse. Les principes que Grotius considère comme les
fondements de la religion sont à peu près ce que nous appelons
aujourd'hui la religion naturelle : un Dieu, créateur et juge sou-
verain. Qui donne à un prince le droit d'imposer cette religion
naturelle? En supposant qu'il y ait délit social à la rejeter, où est
le juge? Une nation peut-elle s'arroger le droit de condamner une
autre nation? Où est alors l'indépendance, et sans indépendance
où est la souveraineté? Et si les nations ne sont plus souveraines,
peut-il encore être question d'un droit des gens? Grotius dit très
(1) Grotius, de Jure belli, liv. Il, c. xx, § 41, a° 4,
(2; Id., ma., lib. II, c. XX, c. 44-4«.
DROIT DE GUERRE, 485
bien qu'il doit y avoir une injure, un droit lésé pour qu'il y ait lieu
;i la guerre. Or où est la lésion, où est l'injure, quand un peuple ne
reconnaît pas un Dieu créateur et arbitre des choses humaines?
Grotius s'est laissé entraîner, sans s'en douter, par un préjugé
chrétien. Au moyen âge, toute déviation de la foi était considérée
comme le plus grand des crimes; de là l'inquisition et les croi-
sades contre les hérétiques et les infidèles. Grotius se garde bien
d'admettre cette doctrine : «Le christianisme, dit-il, consiste en
mystères, qui ne s'établissent pas par des preuves matérielles;
on ne peut donc pas l'imposer, ni faire un crime h personne, de
ne pas croire, car ne croit pas qui veut. Si la guerre contre les
infidèles ne peut pas se justifier, bien moins encore la guerre
contre les hérétiques, lesquels ne se séparent de l'Église que sur
des croyances secondaires (1). » L'on ne peut pas mieux dire, mais
aussi il est difficile d'être plus inconséquent; les catholiques pou-
vaient répondre à Grotius, en s'emparant de ses propres prin-
cipes : « La loi révélée est plus sacrée que la loi naturelle, et plus
certaine, puisque c'est la parole de Dieu, écrite dans nos livres
saints. Violer la loi révélée est donc un crime sans nom; celui
qui s'en rend coupable mérite le dernier supplice ; si ce sont des
peuples, la guerre contre eux est la plus légitime des guerres. »
Nous ne voyons pas ce que Grotius aurait pu répondre, à moins
de répudier sa fausse doctrine, sur la religion naturelle, et sa
fausse doctrine sur le droit de punir, là, où il n'y a ni loi pénale,
ni délit, ni juge compétent. Il n'y a qu'un moyen de se soustraire
h ces dangereuses maximes, c'est de s'en tenir au principe tel que
Grotius lui-même l'a formulé : la guerre n'est légitime que lors-
qu'il y a un droit lésé. Il ajoute que la partie lésée ne peut recou-
rir à la guerre, que s'il n'y a pas d'autre moyen de sauvegarder
son droit.
Ici encore Grotius est l'initiateur de la science moderne : « Il
y a deux manières de terminer une contestation, la discus-
sion et la force; celle-ci tient de la bête brute, la première
est propre aux êtres doués de raison; il n'est donc permis de
recourir à la violence, que lorsque la raison est impuissante. »
Ces paroles sont de Gicéron ; l'antiquité n'observait guère cette
(1) Grolhis, de Jure belli, lib. 11, c. xx, §§ 48-50.
31
486 DROIT DES GENS.
maxime. Grotius la reproduit au xvif siècle; c'est le siècle des
congrès. Malheureusement ces réunions de diplomates étaient
peu propres à empêcher l'effusion du sang; elles trompaient les
peuples, en leur faisant espérer la paix, pendant que les princes
ne respiraient que la guerre. Le temps viendra où les nations
exigeront une conduite plus loyale; qu'on négocie, non h la fin de
la guerre, mais avant de l'entreprendre, voilà la loi du devoir.
Grotius veut que les puissances chrétiennes se réunissent, pour
délibérer sur leurs intérêts communs, et, au besoin, pour impo-
ser la paix. Il ne dit pas où elles puisent le droit de contraindre à
la paix ceux qui recourent aux armes pour terminer leurs diffé-
rends; il se borne à citer un assez singulier témoignage : «Les
druides, dit-il, intervenaient jadis chez les Gaulois pour rétablir
la paix (1). » Grotius aurait pu trouver plus près une autorité plus
imposante. La papauté s'est donné au moyen âge la mission de
maintenir la paix au sein de la chrétienté. Ces tentatives échouè-
rent presque toujours. Une fois qu'elles ont conscience de leur
souveraineté, les nations ne se laissent pas imposer la paix; et
nous ne voyons pas de quel droit un congrès le ferait. L'idée de
Grotius n'est qu'un germe; c'est l'instinct de la solidarité humaine
qui l'a inspirée. Pour que les peuples aient le droit de se con-
traindre réciproquement ii la paix, il faut qu'ils abdiquent une
partie de leur indépendance entre les mains d'une autorité supé-
rieure, ce qui suppose une association ou confédération. Cette
conception ne tient-elle pas de l'utopie? L'avenir décidera; en
tout cas, c'est déjà un immense progrès que les délibérations qui
s'établissent entre les nations européennes, comme le désirait
Grotius : elles préviennent la guerre, ou elles y mettent un
terme.
En détinitive, la paix est la loi des relations internationales.
Grotius s'exprime sur ce point avec une énergie qui ne lui est pas
habituelle. Il y a quelque chose de la bête sauvage, à faire la
guerre pour la guerre. Gardons-nous d'oublier que nous sommes
des créatures humaines. Si la nécessité nous pousse à la guerre,
faisons-la dans le but d'obtenir une prompte paix; achetons-la
même par quelques sacrifices. Surtout, observons avec une bonne
U) Groliusj de Jure belli, lib. n, c. xxxiii, § 9, n° 3,
DROIT DE GUERRE. 487
foi à toute épreuve, les traités qui rétablissent la paix : la bonne
foi est le seul lien des nations ; les princes n'étant soumis à aucune
autorité supérieure, si la parole donnée ne les encbaîne pas, ils
seront seniblables à des bêtes féroces. Qu'ils ne croient pas ceux
qui disent qu'ils sont en droit de rompre les traités, quand leur
intérêt l'exige; ils pourront trouver un avantage momentané à
manquer à leurs promesses, mais il est impossible qu'une doc-
trine qui fait l'homme ennemi de l'homme, soit profitable h. la
longue. Grotiu.s termine ces considérations, et en même temps
son ouvrage, en priant Dieu d'inspirer aux princes le sentiment
du juste : qu'ils n'oublient pas qu'ils sont ministres de Dieu pour
gouverner les hommes : que l'humanité adoucisse les maux de la
guerre, quand elle est inévitable (1). Dieu a exaucé cette belle
prière : c'est la plus grande gloire de Grotius.
IV
Le progrès ne s'est pas accompli sans lutte et sans contradic-
tion. Grotius prend la plume, parce que la barbarie de la guerre
le révolte ; il voudrait que la justice et l'humanité régnassent
dans les luttes sanglantes des peuples. Mais il a contre lui les
usages suivis depuis la plus haute antiquité. On les décorait
du beau nom de droit des gens ; parfois même on leur donnait
un nom plus auguste, en rapportant h la nature, c'est à dire, à
Dieu, l'origine de ces règles arbitraires. Grotius n'ose pas répu-
dier cet héritage; écrivain politique, et ayant l'ambition d'influer
sur la marche des choses humaines, il ne peut pas se placer en
dehors de la réalité. Il commence donc par exposer ce que le
droit des gens et même le droit naturel regardent comme licite
pendant la guerre; puis, il fait un retour sur ce qu'il a dit, et cri-
tique la pratique universelle au nom de la justice et du sentiment
chrétien. Voyons ce qu'au xvn'' siècle, on considérait comme droit
gens, comme droit naturel.
Le droit le plus terrible que donne la guerre est celui de tuer
l'ennemi ; la guerre une fois considérée comme juste, il est im-
(1) (jroiius, de Jure belli, lib. UI, c. xxv.
488 DKorr des gens,
possible de ne pas légitimer le meurtre qui en constitue l'essence.
Mais tout moyen de donner la mort est-il légitime? Peut-on em-
ployer le poison? Grotius n'hésite pas h répondre que, d'après le
droit de la nature, cela est licite : dès que l'ennemi mérite la
mort, dit-il, qu'importe quel moyen on emploie pour la lui donner?
Il se hâte toutefois d'ajouter que le droit des gens a fini par ré-
prouver l'empoisonnement, et il avoue qu'il est plus généreux de
tuer de manière que l'adversaire ait la faculté de se défendre (1).
Il fallait dire que l'empoisonnement est illicite. Ce qui a égaré
Grotius, dans toute cette discussion, c'est une fausse idée de jus-
lice. La guerre, à ses yeux, est un jugement, les parties belligé-
rantes sont des juges, le vaincu est un coupable qui mérite la
mort; dès lors tout moyen est légitime, le poison par lequel périt
Socrate, aussi bien que le glaive ou la corde; au besoin on peut
même avoir recours à un assassin ; pourvu que celui qui se prête à
cet honnête métier ne soit pas engagé par sa foi envers la vic-
time (2). Nous repoussons cette doctrine aussi fausse que dange-
reuse. Non, le vainqueur n'est pas un juge ni le vaincu un cou-
pable. La guerre est un duel, dans lequel doit régner la plus
parfaite égalité de droit; aucune des parties n'est juge ni coupa-
ble, ou il faut admettre que l'une et l'autre sont tout ensemble juges
et coupables ; ce qui est absurde. La possibilité de se défendre est
donc plus qu'une question de générosité, c'est un droit, et tout
moyen de tuer qui empêche l'exercice de ce droit est illicite. Sinon
le duel et la guerre dégénèrent en assassinat.
A quelles personnes s'étend le droit de tuer? Au xvn'' siècle, la
guerre se faisait encore comme dans l'antiquité et au moyen âge;
les hostilités ne frappaient pas seulement l'État ennemi, mais
encore tous les habitants du territoire, quels que fussent leur âge ou
leur sexe. Pour les hommes adultes, ce droit barbare se conçoit à
la rigueur, car ils peuvent faire du mal; et, en réalité, ils n'y man-
quaient pas. Mais comment expliquer le meurtre des enfants?
Grotius ne dit pas que cet affreux abus de la force soit de droit
naturel; il cite cependant les autorités les plus respectables : Dieu
lui-même commanda de tuer les enfants dans la guerre sacrée;
(1) Grolivs, de Jure belli,lib. Ul,c. iv, § 15, a° 1.
(2) id., ibid., lib. UI , c. iv, § 18, n" 1, 2.
DROIT DE GUERRE. 489
et peut-on croire que Dieu ordonne une chose contraire au
droit? Aussi le psalmiste eslimait-il bien lieureux ceux qui brisaient
les enfants des Babyloniens contre les rochers (1). Voilh un bon-
heur que nous ne comprenons plus au xix*" siècle ; nous ne com-
prenons pas davantage le mal gratuit infligé à l'ennemi. Du temps
de Grotius, on regardait comme un profit, tout le mal qu'on lui fai-
sait : c'était un calcul, mais un calcul qui avait sa racine dans la
barbarie des mœurs. Le vainqueur se croyait tout permis, même
de tuer les prisonniers (2) : il est vrai que c'était la mauvaise guerre^
mais la mauvaise guerre passait aussi pour un droit, droit strict
contre lequel l'équité pouvait réclamer, mais qui ne restait pas
moins un droit.
C'est ce droit absolu de tuer indistinctement toute personne en-
nemie qui, aux yeux des anciens, justifiait l'esclavage. Le droit du
vainqueur paraissait évident. N'avait-il pas le pouvoir de tuer les
prisonniers? A plus forte raison devait-il avoir la faculté de leur
infliger un moindre mal, mal qui était presque un bienfait. En
dépit de ce mauvais sophisme, la servitude disparut de la chré-
tienté ; au xvn« siècle, elle n'était plus qu'une très rare exception.
Pourquoi donc Grotius dit-il qu'elle est autorisée par le droit des
gens ? C'est la malheureuse habitude de chercher ses autorités chez
les anciens qui l'a égaré : il n'a pas aperçu ou du moins il n'a pas
constaté l'immense progrès accompli sous l'influence des races
germaniques. Si l'ennemi a un pouvoir absolu sur la vie des vain-
cus, il va sans dire que son droit sur les biens est tout aussi illi-
mité. Le droit naturel, à en croire Cicéron cité par Grotius, est
d'accord en ce point avec la pratique de toutes les nations et de
tous les temps : celui qui a le droit de tuer, a, h plus forte raison,
le droit de piller et de détruire à son gré. Ce droit survit h la vic-
toire; de même que les personnes des vaincus, leurs biens sont à
la merci du vainqueur. L'existence des nations n'est pas h l'abri de
sa toute-puissance. Chez les anciens, et surtout chez les Romains,
la conquête était un mode légitime d'acquérir, le plus légitime de
tous, comme le plus glorieux. Si une tradition universelle et con-
(1) Grotius, de Jure belli, lib. 111, c. iv, §§ 8 et 9.
(2) J((., ibid.j lib. III, c. iv, § 10.
40O DROIT DES GENS.
stante suffit pour fonder un droit, il n'y en a pas de plus solide que
celui du conquérant (1).
Ainsi le droit des gens, qualitié aussi de droit naturel, recon-
naît à l'ennemi un pouvoir illimité sur les personnes et les choses.
Toutefois ce pouvoir était en décadence dès le xvn*' siècle. Rien ne
prouve mieux la loi consolante du progrès. Jamais guerre n'avait
paru aussi sauvage que celle de Trente ans, et néanmoins plus
d'un droit, reconnu par Grotius sur l'autorité de la tradition,
n'était plus pratiqué. Les vaincus n'étaient pas réduits en escla-
vage, preuve que l'on n'admettait plus ce droit absolu sur la vie
des captifs d'où les jurisconsultes avaient dérivé le pouvoir de
leur ôter la liberté. Révolution immense, qui contenait le germe
d'une révolution nouvelle. Dès que l'ennemi n'a pas un droit
absolu, toute la théorie antique du droit de guerre s'écroule : il
n'est pas vrai que le vainqueur soit un juge en présence d'un cou-
pable. Si procès il y a, il n'est pas criminel, mais civil ; il tend au
maintien d'un droit, et non h l'application d'une loi pénale : si les
vaincus sont condamnés, c'est à des restitutions et h des répara-
tions, non à des peines, bien moins encore à la plus cruelle de
toutes, la mort. Grotius a l'instinct de ce progrès, mais il n'en a
pas une vue claire et nette; ses sentiments sont excellents, mais
ses idées sont confuses : il parle au nom de la justice et de l'huma-
nité, tout en restant sous le joug d'une tradition barbare. Sui-
vons-le dans cette lutte : la civilisation moderne en a profité.
Il y a des choses licites, dit Grotius, en ce sens qu'on les peut
faire impunément; elles sont cependant injustes si elles sont con-
traires au droit, ou en opposition avec quelque vertu, ou avec les
sentiments d'un honnête homme (2). Le principe est loin d'être
clairement formulé, il est même contradictoire. On ne comprend
pas trop comment un acte contraire au droit puisse être licite;
on ne comprend pas davantage ce que les vertus morales ou chré-
tiennes ont de commun avec le droit. Le droit ne peut être limité
que par le droit; il y a contradiction à établir une règle juridique,
et lï la restreindre ensuite par des considérations étrangères au
(1) Grolius, (le Jure beili, lib. Ul, c. v, § 1 ; lib. \\\, c. vni, § 1, a' 1, § 4, a' 1.
(2) Id., ibicl., lib. Hl, c. X, § 1, n" 1.
DROIT DE GUERRE. 491
droit. La confusion, étant dans le principe, doit inévitablement se
retrouver dans les applications.
Le pouvoir de l'ennemi sur les choses n'est pas absolu, dit Gro-
tius, et il a raison; mais où est la limite de ce qui est licite et de
ce qui est illicite? Il répond que le mal fait par l'ennemi doit être
en proportion du droit qu'il réclame, et de la culpabilité de celui
contre lequel il le revendique (1). Voilà un nouveau principe, excel-
lent pour déterminer l'étendue des réparations que le vainqueur
peut exiger après la victoire, mais tout h. fait étranger aux droits
des parties belligérantes pendant la guerre. Ont-elles le droit de
dévaster le pays ennemi, et de piller les habitants? Le principe de
Grotius ne résout pas la question; quel que soit le droit contesté,
dès qu'il est revendiqué, les armes h la main, l'on peut employer
contre l'ennemi les moyens réputés légitimes pour vaincre sa
résistance. Mais quels moyens sont légitimes? Peut-on faire tout
ce qui contraint l'ennemi h reconnaître le droit, c'est à dire à se
soumettre? Répondre affirmativement, ce serait dire que le droit
est illimité, ce qui justifierait les guerres de destruction, car la
destruction peut porter l'ennemi à faire la paix. Grotins dit que la
dévastation peut se légitimer par le but que l'on se propose ; si elle
tend h amener une paix prompte, il l'approuve (2). Cette règle est
bien dangereuse, car elle tend à juger les moyens par le but. Quels
sont les excès qui ne se justifient pas par là ! Ne serait-il pas plus
juridique de dire que les moyens employés par les parties belligé-
rantes doivent trouver leur justification en eux-mêmes? De ce
point de vue, il serait bien difficile de légitimer la dévastation, h
moins que l'on n'admette que la guerre se fait contre les indivi-
dus, aussi bien que contre l'État. Grotius ne s'est pas dégagé
entièrement de cette funeste idée; de là l'incertitude qui règne
dans ses principes.
Quels sont les droits des parties belligérantes après la victoire?
Grotius pose en principe, que le vainqueur peut s'emparer des
biens des vaincus, pour se payer de ce qui lui est dû. La dette qui
incombe aux vaincus ne consiste pas uniquement dans le droit qui
a donné naissance à la guerre, car celui qui perd son procès est
(l) Grotius, de Jure belli, lib. UI, c. xii, § 1, q' 1.
'&) /d., tto/.,lib.in,c.xii, §l,n'3.
492 DROIT DES GENS.
encore condamné à réparer le dommage qu'il a causé par une
injuste résistance. Le droit du vainqueur est certain, mais com-
ment i'exercera-t-il? Ici reparaît l'hésitation de Grotinn entre la
tradition et la doctrine des temps modernes. Tant que l'on consi-
dérait les guerres comme faites aux individus, il était naturel de
prendre aussi aux individus ce qui était nécessaire pour dédom-
mager le vainqueur. Grotius admet la légitimité de ce droit; il
avoue toutefois que les contributions de guerre qui commençaient
à s'introduire sont plus justes (1). Grotius n'a pas aperçu l'immense
révolution que cette pratique nouvelle impliquait. Une contribu-
tion de guerre est une charge publique, c'est l'État qui la paie,
c'est lui qui la répartit sur les contribuables et la lève : tout se fait
d'après des règles juridiques. Sans doute les habitants du pays
en souffrent et supportent en définitive le dommage, mais cela est
juste, puisque les sujets s'identifient avec l'État. L'ancien procédé
au contraire est celui de la violence, il est né à une époque où l'on
reconnaissait au vainqueur un droit absolu sur les choses comme
sur les personnes des ennemis; le droit se confondait alors avec
la force. Dès que l'on admet que la guerre se fait contre l'État
ennemi, et que le droit du vainqueur est limité comme une créance,
il est impossible de maintenir le principe de Grotius; en vain
voudrait-on le régler, on n'impose pas la règle ii ce qui est déré-
glé de sa nature : l'abus est moins dans l'application que dans le
principe.
Quel est le droit du vainqueur sur les personnes des vaincus?
Grotius part de la supposition que les vaincus méritent une
peine ; il les considère comme coupables et il voit un juge dans le
vainqueur. Nous avons déjà relevé ce qu'il y a de faux dans cette
manière de considérer la guerre. Aussi Grotius essaie-t-il vaine-
ment d'établir une limite juridique à ce terrible droit : où s'arrê-
tera le vainqueur qui croit avoir devant lui des coupables? On
peut lui recommander l'humanité, mais cette recommandation
n'est pas une loi. Grotius dit que la peine doit être proportionnée
à la faute (2) : cela est très vrai, mais comment parvient-on à
proportioner la peine au délit, dans la justice criminelle? En défi-
(1) Grotius j de Jore belli, lib. UI, c. xiii, §§ l et 2.
(2) Id., ibid., lib. HI, c. xi.
DltOlï DE GUERRE. 49iS
nissant le délit, et en déterminant la peine pour tous les cas pos-
sibles qui se rencontrent : la garantie du prévenu est dans la loi
pénale qui lie le juge. Où sont ces garanties quand le vaincu est
en présence du vainqueur? C'est celui qui punit qui détlnit le délit,
et c'est aussi lui qui établit la peine; outre cela il est partie, c'est
l'offensé qui est juge. Lui prêcher la modération, n'est-ce pas
demander l'impossilDle? Ici encore, il faut dire que les abus sont
inévitables, parce que le principe même est un abus.
Les restrictions que Grotius apporte aux droits des puissances
belligérantes lui sont inspirées par le sentiment de l'humanité,
bien plus que par sa doctrine juridique. Il demande que par gran-
deur d'âme, le vainqueur pardonne même aux auteurs de la guerre.
Fort bien! Mais si le vainqueur ne veut pas user de générosité?
Il faut épargner les coupables, de crainte de faire périr des inno-
cents, ajoute Grotius; c'est pour ce motif que, d'accord avec les
théologiens, il réprouve le sac des villes prises d'assaut (1). Rien
de mieux : nous nous trompons, il y avait quelque chose de mieux
à dire, c'est que le vainqueur n'a de droit sur la vie du vaincu,
que pendant le combat; après la victoire ce droit cesse même
contre ceux qui ont porté les armes ; à plus forte raison doit-il
respecter les personnes qui, par leur sexe, leur âge ou leur con-
dition sont étrangères aux hostilités. Nous n'insistons pas, parce
que, heureusement, ces vérités sont devenues des lieux communs.
Il y a cependant un point sur lequel nous devons appeler l'atten-
tion. Grotius enseigne que dans les pays où l'esclavage est admis,
le vainqueur peut licitement réduire les vaincus en servitude (2) ; il
va plus loin, il pense que la servitude, quoiqu'elle soit contraire à
la nature, n'est pas en opposition avec la justice. Nous ne dirons
pas les pitoyables raisons qu'il donne à l'appui d'une opinion qui
ne compte plus de partisans que parmi les propriétaires d'es-
claves. Grotius a été égaré par la plus haute autorité, le christia-
nisme : preuve, entre mille, que ce n'est pas h la religion chré-
tienne que nous devons l'abolition de cette honteuse institution.
L'erreur de Grotius lient encore ii sa fausse conception des droits
du vainqueur; c'est parce que.le vaincu est un coupable, que son
(1) Grotius, de Jure belli,lib. Ul,c. m, § 7, n' 1; § 8, ss.
(2) Jd., ibid., lib. IH, c. xiv, § 1.
494 DROIT UES GENS.
juge le peut condamner à toutes les peines légitimes, à l'esclavage
par conséquent, s'il est considéré comme licite. Otez au vainqueur
son prétendu pouvoir de juge, vous lui enlevez en même temps
tout pouvoir sur la personne du vaincu.
En reconnaissant au vainqueur un droit sur la liberté des vain-
cus, Grotius admet implicitement le droit de conquête. A son point
de vue, cela est très logique. Mais comme il limite tous les droits
du vainqueur, il cherche aussi à limiter le droit du conquérant; il
veut qu'on le restreigne à une réparation ou à une peine ; il ajoute
que ce qui légitime la conquête, c'est la crainte d'un très grand
danger (l). La limite est illusoire : si le vainqueur a le droit de
punir les vaincus, en leur enlevant leur liberté ou leur indépen-
dance, son droit est illimité, quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse.
N'est-ce pas h lui à apprécier l'étendue de la faute ou du crime?
u'est-ce pas lui seul qui peut savoir quel danger le menace, s'il
laisse la liberté à ceux qu'il a vaincus? n'est-ce donc pas h lui à
déterminer la peine? Et s'il s'empare de tout le pays ennemi, s'il
anéantit sa nationalité, n'use-t-il pas d'un droit? On peut lui re-
procher d'avoir abusé de son droit, mais le reproche même té-
moigne pour le droit. Nous croyons qu'il en doit être de la guerre
comme des procès; le jugement ne crée aucun droit nouveau, il ne
fait que reconnaître un droit préexistant. Si la justice régulière ne
confère pas de droit, mais se borne à le sanctionner, comment la
justice irrégulière que les nations poursuivent par les armes
pourrait-elle do-nner un droit h celui qui l'emporte? Pourquoi y
aurait-il plus de puissance dans la justice violente que dans la
justice pacifique? Serait-ce parce que la première offre moins de
garanties? N'en faut-il pas conclure plutôt que le droit du vain-
queur doit être renfermé dans les plus étroites limites?
La critique que nous faisons de Grotius n'enlève rien à son mé-
rite; ce n'est pas nous qui la faisons. Nous constatons seulement
le progrès accompli par l'humanité. Sous quelle inspiration ce
progrès s'est-il réalisé? C'est l'idée du droit qui a insensiblement
pris la place de la force. Or c'est Grotius qui a donné l'impulsion
h ce mouvement; c'est donc à lui qu'en revient l'honneur. S'il a
des défaillances, s'il ne tient pas d'une main assez ferme le dra-
(I) Graihis, de Jure belli, lib. Ul, c. xv, § 1.
1
DROIT DE GUERRE. 495
peau du droit au milieu du conflit des passions et des intérêts, il
ne faut pas lui en faire un crime; il a subi l'influence du fait uni-
versel, l'influence de la tradition du genre humain. Sa gloire est
d'avoir secoué ce joug, autant que cela est donné à l'homme.
S'il porte les chaînes de son temps, il porte aussi les marques de
l'avenir : c'est là le caractère des esprits supérieurs.
N" 2. Descartes.
Les philosophes du xvni^" siècle ont déprécié Grotius, parce
qu'ils l'ont jugé du point de vue de leur temps. Si l'on appréciait
ainsi les plus grands génies, on les trouverait tous bien petits. Il
faut se placer au milieu des circonstances où vécut Grotius pour
l'apprécier à sa juste valeur. La force dominait tellement dans les
relations internationales, et jusque dans l'intérieur des États,
qu'elle fut considérée par de profonds penseurs comme la loi su-
prême des individus et des peuples. Nous ne parlons pas de
Hobbes, qui nie le droit; il y a eu au xvn- siècle un philosophe
qui est encore célébré aujourd'hui comme le rénovateur delà phi-
losophie. Descartes est l'homme de la raison pure; il semble igno-
rer la tradition; s'il ne l'ignore pas, il la dédaigne du moins.
Qui ne s'attendrait h trouver le penseur français supérieur au po-
litique hollandais? Cependant c'est Grotius qui pourrait passer
pour l'utopiste, tandis que Descartes subit l'influence du fait, au
point d'ériger le fait en théorie.
Nous avons dit plus haut que Descartes détruit la justice inter-
nationale, en la fondant sur l'intérêt et la puissance des princes;
peu s'en faut que le grand philosophe ne soit de l'avis de ces
théologiens français qui accordaient d'autant plus de droits aux
fois qu'ils avaient plus de force. Qu'est-ce que cette doctrine, sinon
le droit du plus fort? Descartes demande ce qui est permis à l'égard
des ennemis; il répond : Au regard des ennemis, on a quasi permis-
sion de tout faire, pourvu qu'on en retire (quelque avantage pour soi
ou pour ses sujets, et je ne désapprouve pas en cette occasion qu'on
accouple le renard avec le lion, et qu'on joigne l'artifice à la foire (1).
(l ' Œuvres de Descaries, T. IX, p. 387, ss.
496 ItROlT DES GENS.
On le voit, le philosophe admet l'utile comme règle du juste et quoi
qu'il n'enseigne pas comme Hobbes que l'homme est un loup pour
l'homme, il aboutit aux mêmes conséquences. Grotius aussi déve-
loppe longuement le funeste droit des gens qui permet de tout
faire à l'égard de l'ennemi, mais son instinct juridique et ses sen-
timents humains se révoltent contre cet amas de barbaries ; il y
substitue des règles, peu logiques, si l'on veut, mais qui tendent
du moins à mettre le droit là où dominait la force, et l'humanité
^là où régnait la barbarie. Descartes s'en tient au fait, et il s'en dé-
clare passablement satisfait. Dès lors il ne peut plus être question
d'un droit qui régit les nations. Grotius examine avec un soin
scrupuleux les causes qui justifient la guerre, et il n'en admet
d'autre que le maintien du droit;' il qualifie de brigandage toutes
autres hostilités. Descartes trouve ce brigandage très légitime;
après avoir déclaré que tout est permis à l'égard de l'ennemi, il
demande ce qu'il faut entendre par ennemi ; sa réponse est h peine
croyable : Même je comprends sous le nom d'ennemis tons ceux qui
ne sont point amis ou alliés, parce quon a le droit de leur faire la
guerre quand on y trouve son avantage et que, commençant à devenir
suspects et redoutables, on a lieu de s'en défier. Voilà la bride lâchée
à la plus impétueuse des passions, l'amour des conquêtes ; les
princes n'ont plus aucun droit à respecter, pour mieux dire, on
transporte dans les relations internationales la funeste maxime
du despotisme, que la volonté du prince fait le droit. Ajoutez à cela
que Descartes n'est pas plus scrupuleux sur les moyens que sur le
but; la force et l'artifice, tout lui est bon : c'est à la lettre le règne
de la force brutale.
On a de la peine à comprendre cette aberration dans une si
haute intelligence; il faut se rappeler que Descartes se replie sur
son moi, et vit dans le monde intérieur de la pensée: le monde
extérieur ne le touche guère, il s'en occupe très peu, et l'accepte
tel quel, parce qu'il s'est arrangé de manière à n'en recevoir aucun
trouble. Mais s'il est timide dans le domaine des faits, il montre
d'autant plus d'audace dans celui de la spéculation ; le philosophe
pose des principes qui conduiront à une révolution, même dans
les relations internationales. Descartes établit admirablement la
loi de la solidarité humaine : « Après qu'on a reconnu la bonté de
Dieu, l'immortalité de nos âmes et la grandeur de l'univers, il y a
DROIT DE GUERRE. 497
encore une vérité dont la connaissance me semble fort utile, qui
est que bien que chacun de nous soit une personne séparée des
autres et dont par conséquent les intérêts sont en quelque façon
distincts de ceux du reste du monde, on doit toutefois penser
qu'on ne saurait subsister seul, et qu'on est en effet l'une des
parties de l'univers, et plus particulièrement encore l'une des
parties de cette terre, l'une des parties de cet État, de cette
société, de cette famille, à laquelle on est joint par sa de-
meure, par son serment, par sa naissance, et il faut toujours
préférer les intérêts du tout dont on est partie à ceux de sa
personne en particulier (1). » Le principe de la solidarité, formulé
par Descartes, est gros de conséquences : il est vrai qu'il le limite
aux individus, mais les principes ne se laissent pas circonscrire
ainsi : si la loi du devoir régit les individus, pourquoi ne régirait-
elle pas les peuples? Les peuples ne sont-ils pas une association
d'individus? Et comment ce qui est vrai pour la partie, ne serait-il
pas vrai pour le tout? Il est impossible que la loi de l'intérêt gou-
verne les États, quand on la rejette pour les membres de l'État; si
les citoyens sont soumis à la règle du devoir, les nations doivent
aussi s'y soumettre.
N° 3. Loche.
Peu d'années séparent Locke de Grotius. Cependant l'on dirait
que ce sont des siècles, quand on compare leurs doctrines sur le
droit de conquête. L'écrivain hollandais ne soupçonne pas même
l'illégitimité d'un droit pratiqué par toutes les nations. Loche ruine
ce prétendu droit dans sa base. Grotius ne repousse le droit de
conquête que dans les guerres injustes; il va sans dire que le phi-
losophe anglais est de cet avis; il ne ménage pas beaucoup ses
expressions pour flétrir le vulgaire des conquérants : « Peut-on
soutenir que des voleurs et des pirates aient droit de domination
sur tout ce dont ils peuvent se rendre maîtres, ou sur ce qu'on
aura été contraint de leur accorder par des promesses que la
violence aura extorquées? Un injuste conquérant qui me soumet
(1) r.cUre du 13 juin 1643 à la princesse Elisabeth.
498 DROIT DES GENS.
à lui par la force, n'en a pas davantage. L'injure est la même, le
crime est égal, qu'il soit commis par un homme qui porte une cou-
ronne, ou par un homme de néant. La qualité de celui qui fait tort,
ou le nombre de ceux qui le suivent, ne change point le tort et
l'offense, ou s'il le change, c'est pour l'aggraver. Toute la diffé-
rence qu'il y a, c'est que les grands voleurs sont récompensés de
lauriers et de triomphes. Ceux qui ont été conquis ou leurs enfants,
n'ont nul juge sur la terre, ni nul arbitre auquel ils puissent appe-
ler. Ils doivent appeler au ciel, comme fit Jephté, et appeler jus-
qu'à ce qu'ils aient recouvré le droit de leurs ancêtres. »
Ainsi une guerre injuste ne peut jamais produire un droit en
faveur du conquérant. Locke n'admet pas davantage qu'une guerre
juste légitime la conquête. Il applique à la guerre sa théorie du
contrat social. L'État n'existe que par le concours de consentement
de ceux qui y vivent, et il n'a de pouvoirs que ceux qu'il tient de
ce contrat; mais les hommes ne peuvent donner à l'État que les
droits qu'ils ont eux-mêmes; or, n'ayant pas le pouvoir de rien
faire d'injuste, ils ne peuvent pas par leur consentement autori-
ser l'État à entreprendre une injuste guerre. De là le philosophe
anglais conclut que l'injustice de la guerre n'est imputable qu'à
ceux qui en sont les auteurs; les conséquences qui en découlent
au profit du vainqueur ne peuvent donc frapper que les coupables
proprement dits. On ne peut pas considérer le peuple comme
complice, il est plutôt victime, de même qu'il serait victime et non
coupable, si l'État commettait des injustices dans son gouverne-
ment intérieur. La question du droit de conquête se réduit donc
à déterminerquel droit le vainqueur a sur les personnes et les biens
de ceux qui ont commis l'injustice. •
Grotius déduit le pouvoir sur les biens des vaincus du pouvoir
que le vainqueur a sur leurs personnes, et au premier abord ou
serait tenté de croire que, s'il a un droit absolu sur les personnes,
il doit, à plus forte raison, avoir un droit absolu sur les biens.
Locke admet le principe, il nie la conséquence. Pourquoi
accorde-t-on un pouvoir sur la vie du vaincu à celui qui a été
injustement attaqué? Parce que l'injuste agresseur donne par le
fait de sa violence le droit de le repousser, et au besoin de lui ôter
la vie, comme à un être nuisible et dangereux. Ce droit de défense
n'a rien de commun avec les biens de celui qui fait une injuste
DROIT DE GUERRE. 499
guerre. II est vrai que le vainqueur a un droit sur ces biens, mais
seulement en tant qu'il a souffert un dommage de l'attaque injuste,
et dans les limites du dommage. Pour prouver sa thèse, Locke
prend l'exemple du voleur : « Je puis tuer un voleur qui se jette
sur moi dans un grand chemin ; je ne puis pas pourtant, ce qui
semble être quelque chose de moins, lui ôter son argent, môme
en lui laissant la vie et la liberté ; si je le faisais, je commettrais
un larcin. La violence de ce voleur et l'état de guerre où il s'est
mis lui ont fait perdre le droit qu'il avait sur la.vie, mais ils ne
m'ont point donné droit sur ses biens. De même, le droit de
conquête s'étend seulement sur la vie de ceux qui attaquent injus-
tement, mais non sur leurs biens. Le vainqueur n'a de droit sur
les biens que jusqu'à concurrence de la perte pécuniaire qu'il a
éprouvée, de même que celui qui a été dépouillé par un voleur a
droit h des dommages, intérêts contre le voleur.»
Le vainqueur a droit à une indemnité complète, mais sur les
biens de qui peut-il la prendre? Partant du principe que ce droit
est la suite d'une injuste attaque, Locke dit que la faute étant per-
sonnelle, la réparation doit l'être aussi. De là il conclut que les
biens des femmes et des enfants sont à l'abri du pouvoir des con-
quérants. Il en résulte que le conquérant n'a jamais le droit de
déposséder la postérité de ceux qu'il a subjugués. Dès lors, il ne
peut être question d'un droit de conquête. La conquête est un
droit sur les personnes et sur les biens des vaincus et de leur
postérité. Mais comment pourrait-on prétendre un droit sur la
personne de ceux qui sont tout à fait étrangers à l'injustice de la
guerre, injustice qui donne seule un droit au conquérant'.'' Il ne
peut pas davantage exercer un droit sur leurs biens, puisque la
victoire ne lui donne droit qu'à une indemnité sur les biens des
coupables.
Reste une dernière raison invoquée par les conquérants, ou
par ceux qui plaident leur cause. On prétend que la conquête,
viciée par la violence, devient légitime, alors que la violence
cesse, et que les vaincus consentent à se soumettre au vainqueur.
Locke reconnaît la force de cet argument ; car, dans sa doctrine,
le droit repose sur le consentement. Il répond que ce prétendu
consentement n'est jamais libre, parce que le peuple conquis n'est
pas dans une position où il puisse rejeter, s'il le voulait, le joug
500 DROIT DES GENS.
du vainqueur. Il est donc vrai de dire que le consentement est
vicié par la violence; or la violence ne peut pas fonder un droit,
quelque longue qu'ait été la soumission apparente; le peuple con-
quis conserve son droit à la liberté, il peut toujours se délivrer
de la tyrannie que la force lui a imposée : « Qui doute, s'écrie
Locke, que les chrétiens de la Grèce, descendants des anciens
possesseurs de ce pays qui est aujourd'hui sous la domination du
Grand Seigneur, ne pussent justement, s'ils en avaient la force,
secouer le joug des Turcs, sous lequel ils gémissent depuis si
longtemps? »
La Grèce a secoué le joug, aux applaudissements du monde
civilisé, et sa révolution a donné une éclatante approbation aux
idées du philosophe anglais. Nous acceptons sa doctrine, mais
avec quelques réserves. Nous ne dirons rien du droit absolu que
Loche reconnaît au vainqueur sur les personnes des vaincus;
nous avons déjà réclamé contre ce pouvoir, ainsi que contre l'as-
similation des vaincus à des criminels. Il y a un autre vice dans la
théorie de Locke : c'est le consentement qui dans sa doctrine
légitime au besoin le pouvoir du conquérant. La théorie du con-
trat social est répudiée parla science moderne; il est inutile d'y
insister. Appliquée au droit de conquête, elle conduit à des con-
séquences que nous ne saurions admettre. On peut d'abord objec-
ter à Locke qu'il n'est question dans sa théorie que d'individus,
tandis que la guerre se fait entre États, et que le droit du conqué-
rant, si droit il y a , s'étend sur l'État, bien plus que sur les biens
des individus qui le composent. En d'autres termes, il s'agit de
savoir si la nationalité peut être détruite, soit par la violence, soit
par le consentement des vaincus. Qu'elle ne puisse pas l'être par
la violence, la chose est évidente, dès qu'on n'accorde pas un droit
absolu au vainqueur; mais si l'on dit avec Locke que le vainqueur
aundroitabsolu,même de vie et de mort sur le vaincu, que répon-
dra-t-on au conquérant qui dira : «Le vaincu, ce n'est pas tel ou tel
individu, car ce ne sont pas les individus qui déclarent la guerre,
le vaincu c'est l'État, la nation ; j'ai donc le droit de les détruire? »
Nous ne voyons pas ce que dans la doctrine de Locke on répon-
drait. Il y a cependant une réponse à faire, et elle est décisive;
(1) Locke, du Gouvernement civil, chap. xv, §§ 1-118.
DROIT DE (JUEKHE. 501
c'est que les nationalités ne peuvent pas plus être détruites que
les vaincus ne peuvent être mis à mort ou réduits en esclavage
après la victoire. Si elles ne peuvent pas être détruites par la
force, elles ne peuvent pas davantage se dissoudre par le consen-
tement, car ce n'est pas le consentement qui les a formées. Les
nations sont de Dieu comme les individus, elles ne peuvent pas
abdiquer leur personnalité, pas plus que l'individu ne peut abdi-
quer la sienne. Il n'y a pas de convention qui légitime la servi-
tude, il n'y en a pas qui légitime l'asservissement d'une nation.
Les nationalités sout indestructibles, au point de vue du droit :
Dieu seul, qui leur a donné l'existence, peut la leur enlever.
TABLE DES MATIÈRES
LIVRE 1
LES LUTTES NATIONALES
Chap. I. Monarchie universelle et nationalités 7
§ 1. Considérations générales .7
§ 2. La monarchie universelle 14:
§ 3. Les nationalités 33
§ 4. L'équilibre politique 44
CuAP. IL Charles Quint 53
§ 1. La monarchie universelle 53
§ 2. Opposition des nations ^'2
No 1. La France 64
K» 2. L'Angleterre 71
§ 3. La papauté 77
N» 1, La politique des papes 77
No 2. La papauté dans la lutte de François i" et.
de Charles V 32
§ 4. Les Turcs 100
N'o 1. Monarchie universelle des Turcs. . . . 100
N® 2. Le saint-empire romain et les Turcs. . . 108
No 3. François I" et les infidèles 116
§ 5. Ce que les hommes veulent et ce que Dieu veut. '. 124
■)(J4 TAliLi: DES MATIÈRES.
Chap. III. Philippe II 129
§ 1, Politique de Philippe II 129
§ 2. Rivalité de la Prance et de l'Espagne 138
No 1. Disputes sur le rang 138
N° 2. Les frontières naturelles 142
N° 3. Négociations avec l'Angleterre .... 149
N° 4. Négociations avec l'Allemagne . . . . 152
N" 5. La France el les Pays-Bas 154
§ 3. Elisabeth, Henri lY et PhiUppe II 157
N» 1. Elisabeth, Henri IV et la réforme ... 157
I. Elisabeth et les insurgés des Pays-Bas . . 157
II. Elisabeth et les huguenots 163
III. Henri lY et la réforme 165
N" 2. Lutte de Philippe II contre l'Angleterre et
la France 170
I. Philippe II et l'Angleterre 170
II. Philippe II et la France 172
N« 3. Henri lY, Elisabeth et Philippe II. . . 180
§ 4. La politique des papes pendant la seconde moitié du
xvp siècle 180
§ 5. L'ambition de l'Espagne et ses résultats 193
Chap. I.Y. La guerre de Trente ans et la paix de Westphalie. . . 203
§ 1. L'objet de la lutte 203
§ 2. La maison d'Autriche 211
§ 3. Les protestants d'Allemagne 220
§ 4. Les puissances protestantes 232
N'' 1. L'Angleterre 232
N° 2. Les Provinces-Unies 236
N» 3. La Suède 239
I. Gustave-Adolphe 239
II. La Suède après Gustave- Adolphe. . . . 246
§ 5 . La France 248
N° 1. Le grand dessein de Henri IV ... . 248
N» 2. Richelieu 252
I. Le roi et le ministre 252
II. L'agrandissement de la France .... 259
m. Richelieu 268
§ 6. Le catholicisme et la papauté 271
N° 1. La politique et la religion 271
N» 2. Sécularisation de l'Église 279
N*» 3. La papauté au congrès de Munster. . . 281
TABLE DES MATIÈRES. 503
§ 7 . La paix de Westplialie et la république européenne de
Sully 284
N** 1. La paix de Westphalie 384
N" 2, La république européenne de Sully. . . 287
LIVRE II
DROIT DES GENS
Chap. I. Le droit des gens moderne 293
Chap. II. La diplomatie 303
Sect. I. Le machiavélisme 306
§ 1. Les faits 306
§ 2. La théorie 313
N" 1. Machiavel 313
N» 2. Commines 321
Sect. II. La diplomatie au xvi'^ siècle 330
§ 1. Les faits 330
§ 2. Les théorie 339
Sect. III. La diplomatie au xvii« siècle 344
§ 1. Les faits 344
§ 2. La théorie 354
Chap. III. La guerre 363
Sect. I. Le droit de guerre à la fin du moyen âge. . . 363
§ 1. Froissart 364
§ 2. Charles d'Orléans. — Gerson. — La paix. . . . 370
Sect. II. Le droit de guerre au xvi" siècle 378
§ 1 . Les faits S78
N" 1. Barbarie 378
N» 2. Humanité 384
§ 2. Tendances pacifiques 392
N" 1. Les humanistes 392
I. Morus. — Agrippa. — Erasme .... 394
II. L'Arioste. — Rabelais. — Montaigne. —
Charron 401
N" 2. La doctrine chrétienne 405
N" 3. Les politiques 411
Sect. III. Le christianisme et le droit de guerre. . . . 418
o()<J TÂiîLE !)R.S .MATKa-.KS.
§ 1. L'Église et le droit des gens il S
N" 1. Le droit du pape sur les terres des iiiQ Icles. 41S
N° 2. La foi du serment 428
§ 2. Les guerres de religion 440
N° 1. L'assassinat religieux 440
N° 2. La cruauté religieuse 451
Sect. IV. Le droit de guerre au XVII"" siècle 460
§ 1. La guerre de Trente ans 4GG
§ 2. Le droit des gens moderne 477
N" 1. Grotius 477
■ N° 2. Descartes 495
N" 3. Locke 497
FIN.
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