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Full text of "Études sur l'histoire de l'humanité"

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HISTOIRE 


DROIT    DES    GENS 


ET  DES 


RELATIONS   INTERNATIONALES 


TOME  X 

LES    N  A  T  I  G  N  A  T.  I  T  É  S 


Bruxelles.  —ïy p.  A.  LAcnaix,  Verbjecsuoven  et  (]  *,  ru?  Royale,  3,  impasse  du  Parc. 


/^T-C-iX^^jViS^iv^ 


ÉTUDES 


SUR  L'HISTOIRE  DE  L'HUMANITÉ 


LES 


NATIONALITÉS 


F.  LAURENT 


f  R  O  F  E  s  s  e  U  l=»     A.     Tj'  ci  N'  I  V  £■.  H  S  I   1'  l^.    E>  K    Ci  A  IV  )1 


PARIS 

LIBRAIRIE    INTERINATIOINALE 

13,    HUE    DE   OHAMMOXX,   13 

A.  LACROIX,  VERBOECKHOVEN  ET  C'%  ÉDITEURS 

A  BRUXELLES,  A  HVOUiiNE  ET  A  LEli'ZIG 


186o 


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Droits  de  traduction  et  de  reproducUoal-éservé.^ 

I 


à  n.A  , 


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LIVRE  1 


LES  LUTTES  NATIONALES 


(IHAPITRE  I 


MONARCHIE  UNIVERSELLE  ET  NATIONALITÉS 


§  1.  Considérations  générales 

La  lutte  du  catholicisme  et  du  protestantisme  pendant  le  xvi'"  et  le 
xvn'' siècle  est  religieuse  tout  ensemble  et  politique.  Les  intérêts  de 
la  religion  et  ceux  des  nationalités  y  sont  si  étroitement  unis,  qu'il 
est  difficile  de  dire  lesquels  dominent.  Parmi  les  historiens  moder- 
nes, les  uns,  préoccupés  des  résultats  auxquels  aboutirent  les  lon- 
gues guerres  qui  suivirent  la  réforme,  disent  que  la  religion  ne  fut 
qu'un  prétexte  ou  un  instrument,  qu'en  réalité  les  princes  combat- 
taient, soit  pour  leur  ambition,  soit  pour  le  maintien  de  leur  indé- 
pendance. Les  autres,  voyant  les  guerres  procéder  d'une  révolu- 
tion religieuse,  sont  d'avis  que  l'objet  principal  du  débat  était, 
d'une  part,  la  prétention  de  la  papauté  à  la  toute-puissance  spiri- 
tuelle et  temporelle,  et,  d'autre  part,  la  liberté  de  l'esprit  humain 
et  la  souveraineté  des  peuples  :  c'est  l'idée  que  nous  avons  déve- 
loppée dans  l'Étude  sur  les  Guerres  de  religion.  Nous  ne  préten- 
dons pas  que  la  lutte  sanglante  qui  ouvre  l'ère  moderne  ait  été 
exclusivement  religieuse  dans  son  principe  et  dans  ses  consé- 
quences; nous  avons,  au  contraire,  constaté  l'affaiblissement  de 
l'influence  de  l'Église  à  partir  de  la  fin  du  moyen  âge.  Les  guerres 
contre  le  protestantisme  ne  sont  plus  des  croisades;  c'est,  il  est 


8  MONARCHIE  UNIVERSELLE 

vrai,  l'ambition  du  catholicisme  qui  les  allume,  mais  il  s'y  mêle 
d'autres  ambitions  et  d'autres  tendances.  Toutefois,  et  c'est  une 
chose  très  remarquable,  il  y  a  un  lien  intime  entre  les  deux  faces 
de  la  lutte  :  le  but  est  presque  identique,  bien  que  les  intérêts 
soicMt  divers,  et  il  en  est  de  même  des  résultats. 

La  réformation  brisa  l'unité  chrétienne,  telle  qu'elle  s'était 
formée  au  moyen  âge,  sous  l'influence  de  l'invasion  des  Barbares. 
C'était  une  unité  à  deux  têtes,  le  pape  et  l'empereur;  elle  était  donc 
moitié  religieuse,  moitié  politique.  Les  protestants  mirent  fin  h  la 
papauté,  et  par  cela  même  à  l'empire.  Il  était  impossible  que  les 
papes  abdiquassent  volontairement  leurs  superbes  prétentions; 
ils  combattirent  le  protestantisme,  pour  rétablir  l'unité  de  la  foi  et 
par  suite  la  domination  universelle  de  l'Église.  Mais,  dans  la  doc- 
trine catholique,  l'unité  religieuse  par  le  pape  ne  pouvait  exister 
sans  l'unité  politique  par  l'empereur.  Cela  implique  que  la  lutte 
du  catholicisme  contre  le  protestantisme  tendait  nécessairement  h 
reconstituer  l'unité  politique  aussi  bien  que  l'unité  religieuse  du 
moyen  âge.  Ce  n'était  donc  pas  une  vaine  chimère  que  l'ambition 
de  la  monarchie  universelle,  qui,  au  xvr  et  au  xvn*'  siècle,  fit  la 
grandeur  de  la  maison  d'Autriche  et  qui  fut  la  terreur  de  ses 
ennemis.  Charles-Quint  était  l'allié-né  de  la  papauté,  mais  le  dé- 
fenseur de  l'Église  poursuivait  en  même  temps  un  but  qui  lui  était 
personnel,  tout  en  se  confondant  avec  l'intérêt  de  l'Église  :  le  réta- 
blissement de  l'unité  catholique  devait  profiter  à  l'empereur  plus 
encore  qu'au  pape. 

Charles-Quint  légua  son  ambition  comme  un  héritage  h  sa  fa- 
mille; et  quand  la  maison  d'Autriche,  vaincue  par  le  génie  de 
Richelieu,  fut  forcée  de  renoncer  à  ses  hautes  prétentions  dans  la 
paix  de  Westphalie,  elle  les  transmit  à  son  vainqueur.  La  monar- 
chie universelle  fut  plus  dangereuse  dans  les  mains  de  la  France 
qu'elle  ne  l'avait^amais  été  dans  les  mains  de  l'Espagne.  Ainsi  ce 
sont  toujours  des  puissances  catholiques  qui  menacent  la  liberté 
et  l'indépendance  de  l'Europe.  Cela  devait  être,  car  la  monarchie 
universelle  est|une  idée  catholique.  Pour  le  moyen  âge,  on  n'en 
saurait  douter  :  le  pape  et  l'empereur  sont  les  deux  chefs  de  la 
chrétienté,  et  le  christianisme  ne  connaît  d'autres  limites  que  celles 
du  monde.  La  monarchie  universelle  était  donc  une  institution 
divine  ;  aux  yeux  des  catholiques,  elle  avait  la  même  légitimité  que 


ET  NATIONALITES. 


la  papauté,  parce  que  l'idée  de  l'empire  se  confondait  avec  celle  du 
saint  siège.  Une  fois  entrée  dans  la  conscience  générale,  elle  s'y 
maintint,  jusqu'à  ce  que  l'esprit  de  conquête  s'en  emparât.  L'on 
dirait  que  le  catholicisme  inspire  son  ambition  même  aux  conqué- 
rants. Il  n'y  a  pas  de  prince  réformé  qui  ait  songé  à  étendre  sa 
domination  sur  toute  la  terre,  et  l'on  aurait  de  la  peine  à  trouver 
chez  les  écrivains  protestants  un  partisan  de  la  monarchie  uni- 
verselle :  l'unité  politique  comme  l'unité  religieuse  reste  le  do- 
maine de  Rome.  Cela  est  très  logique  :  si  l'unité  religieuse  est 
l'idéal  de  l'humanité,  et  un  idéal  divin,  il  en  doit  être  de  même 
de  l'unité  politique. 

La  lutte  du  catholicisme  contre  la  réformation  fut  donc  une 
lutte  pour  la  monarchie  universelle.  Après  des  guerres  longues  et 
ruineuses,  les  papes  échouèrent;  la  paix  de  Westphalie  consacra 
la  séparation  religieuse,  et  la  division  s'est  perpétuée.  Il  en  fut  de 
même  des  tentatives  politiques  de  monarchie  universelle;  en  bri- 
sant l'unité  religieuse,  les  protestants  brisèrent  aussi  et  pour  tou- 
jours l'unité  politique.  Ce  fut  le  protestantisme  qui  empêcha 
Charles-Quint  de  réaliser  ses  ambitieux  desseins;  ce  furent  des 
princes  réformés,  Guillaume  d'Orange,  Henri  IV  et  Elisabeth,  qui 
sauvèrent  l'Europe  du  joug  de  Philippe  II;  ce  fut  la  guerre  de 
Trente  ans,  protestante  dans  son  principe,  qui  garantit  la  liberté 
de  l'Allemagne  et  de  la  chrétienté.  La  paix  de  Westphalie  donna 
gain  de  cause  à  l'indépendance  des  princes  allemands  contre  l'em- 
pereur :  dès  lors,  il  ne  fut  plus  question  d'une  monarchie  univer- 
selleappuyée  surl'idée  de  l'empire  chrétien.  Ainsi  le  protestantisme 
représente  l'élément  de  nationalité,  tandis  que  le  catholicisme  se 
confond  avec  le  principe  de  monarchie  universelle.  La  révolution 
religieuse  du  xvi'^ siècle  fut  une  réaction  de  ce  qu'il  y  a  d'individuel 
dans  la  religion  contre  l'unité  absorbante  de  Rome  ;  elle  réagit  en 
même  temps,  au  nom  des  nations,  contre  l'idée  de  monarchie  in- 
carnée dans  la  papauté. 

Voilà  pourquoi  les  États  protestants  sont  les  organes  des  na- 
tionalités. C'est  un  bienfait  dont  on  ne  tient  pas  assez  compte  à 
la  réforme  :  nous  lui  devons  la  liberté  de  penser  et  la  liberté 
religieuse;  nous  lui  devons  encore  l'indépendance  des  nations. 
Si  au  xvi«  et  au  xvn"  siècle  l'Europe  a  été  préservée  de  la 
domination  universelle  de  la  maison  d'Autriche,  c'est  à  la  réfor- 


10  MONARCHIE  UNIVERSELLE 

matioa  qu'elle  le  doit  :  si  aujourd'hui  encore,  malgré  l'ambition 
toujours  renaissante  de  la  monarchie,  l'Europe  n'a  plus  à  craindre 
d'être  asservie  aux  volontés  d'un  seul  homme,  c'est  toujours  grâce 
à  l'influence  toute-puissante  de  l'esprit  de  nationalité  qui  est  inhé- 
rent aux  États  protestants,  et  qui  est  aussi  impérissable  que  l'in- 
dividualité humaine. 

Le  traité  de  Westphalie  consacre  tout  ensemble  la  sépara- 
tion religieuse  de  la  chrétienté  et  l'indépendance  politique  des 
États.  Cependant  la  paix  de  1648  ne  met  pas  fin  à  la  lutte,  pas 
plus  sur  le  terrain  religieux  que  dans  le  domaine  politique.  Le 
protestantisme  est  reconnu,  et  avec  lui  l'élément  de  diversité; 
mais  Rome  proteste  et  les  prétentions  du  catholicisme  subsistent. 
La  maison  d'Autriche  succombe  et  déchoit,  mais  ce  n'est  pas  sous 
les  coups  des  protestants  seuls;  pour  vaincre,  ils  ont  dû  prendre 
appui  sur  la  France,  et  la  France  est  une  alliée  perfide.  Après  avoir 
soutenu  la  réforme  en  Allemagne,  elle  va  l'anéantir  dans  son  sein; 
après  avoir  com.battu  l'ambition  de  l'Espagne,  elle  va  prendre  sa 
place  et  dominer  h  son  tour  sur  l'Europe.  Pourquoi  l'idée  de 
l'unité  religieuse  et  politique  survit-elle  h  la  paix  de  Westphalie? 

Si  le  protestantisme  ne  l'emporte  pas,  c'est  qu'il  ne  représente 
que  l'un  des  éléments  de  la  nature  humaine,  l'individualité.  Il  est 
vrai  que  la  religion  est  essentiellement  un  rapport  de  l'homme  à 
Dieu,  mais  elle  est  aussi  un  lien  entre  les  hommes  ;  les  croyances 
religieuses  ne  deviennent  une  religion  que  lorsqu'elles  cessent 
d'être  individuelles,  pour  être  partagées  par  une  société  de  fidèles. 
Voilà  pourquoi  le  catholicisme,  organe  de  l'unité,  a  sa  légitimité  à 
côté  du  protestantisme.  Ajoutons  que  l'unité,  en  matière  de  reli- 
gion, n'est  qu'un  moyen;  si  le  sentiment  religieux  ne  se  développe 
et  ne  se  fortifie  que  par  l'association,  c'est  néanmoins  la  sanctifi- 
cation de  l'individu  qui  reste  le  but.  De  cette  manière,  on  concilie 
deux  besoins,  également  légitimes  de  la  nature  humaine,  la  di- 
versité et  l'unité.  La  religion  doit  les  satisfaire  l'un  et  l'autre,  pour 
remplir  sa  destinée  ;  quand  elle  ne  tient  compte  que  de  l'unité, 
elle  sacrifie  et  annule  l'individu  qu'elle  est  appelée  h  moraliser  : 
quand  elle  rapporte  tout  l\  l'individu,  elle  relâche  le  lien  social, 
hors  duquel  il  est  impossible  à  l'homme  de  développer  ses  fa- 
cultés. 

Ce  que  nous  disons  de  la  religion  s'applique  également  aux  re- 


ET  NATIONALITÉS.  H 

lations  politiques.  En  réalité,  le  but  de  la  constitution  sociale, 
quoi  qu'on  dise,  ne  peut  être  autre  que  celui  de  la  religion  ;  car 
l'homme  est  un,  il  faut  donc  qu'il  y  ait  harmonie  dans  son  exis- 
tence. La  religion  se  propose  pour  objet  le  salut  de  l'homme  ;  ce 
que  la  théologie  appelle  salut,  la  philosophie  l'appelle  développe- 
ment des  facultés  humaines.  C'est  bien  la  destinée  de  l'homme 
sur  cette  terre,  de  développer  ses  facultés,  non  seulement  au 
point  de  vue  de  sa  vie  actuelle,  mais  aussi  au  point  de  vue  de  sa  vie 
infinie  et  progressive.  En  politique  comme  en  religion,  l'individu 
est  le  but,  la  société  est  le  moyen.  Que  l'homme  soit  un  être  des- 
tiné à  vivre  dans  l'état  de  société,  cela  ne  fait  plus  l'objet  d'un 
doute;  la  sauvagerie  de  Rousseau  est  reléguée  parmi  les  para- 
doxes. Mais  quelle  est  la  mission  de  la  société,  ou  de  l'État  qui 
n'est  que  la  société  organisée?  La  question  est  fondamentale  et 
les  opinions  sont  partagées.  En  prenant  pour  point  de  départ  que 
l'individu  est  le  but,  et  que  son  développement  harmonique  est  la 
destinée  que  Dieu  lui  a  assignée,  il  faut  dire  que  la  société  doit 
être  organisée  de  manière  ii  ce  que  l'homme  se  puisse  développer 
librement  et  complètement.  Notre  principe  exclut  l'unité  absolue 
et  l'individualisme  absolu  :  l'unité  absolue  détruit  l'énergie  indivi- 
duelle, et  va  par  conséquent  contre  le  but  de  l'association  :  l'indi- 
vidualisme absolu  met  l'anarchie  à  la  place  de  l'organisation  so- 
ciale, et  prive  l'individu  de  l'appui  qu'il  doit  trouver  dans  l'État  (1). 
Là  n'est  pas  toute  la  difficulté,  bien  qu'elle  soit  déjà  immense. 
L'unité  doit-elle  s'arrêter  à  l'État,  ou  doit-elle  s'étendre  à  l'huma- 
nité? Quelles  sont  les|relations  entre  les  peuples?  Est-ce  l'indé- 
pendance absolue,  ou  est-ce  l'association  ?  Ici  reparaît  la  question 
de  la  monarchie  universelle  et  des  nationalités. 

En  poursuivant,  jusque  dans  ses  dernières  conséquences,  le 
principe  que  les  sociétés  humaines  doivent  être  organisées  en  vue 
du  développementîcomplet  des  facultés  de  l'homme,  il  n'y  a  aucune 
raison  d'arrêter  cette  association  à  la  constitution  de  nationalités 
qui  seraient  tout  à  fait  indépendantes  l'une  de  l'autre.  Au  dessus 
des  nations,  il  y  a  l'humanité;  l'humanité  est  une,  tous  les  peuples 
sont  frères  ;  il  y  a  donc  un  lien  entre  eux,  comme  il  y  en  a  entre 
les  individus.  L'homme  n'est  pas  seulement  membre  d'une  société 

i{)  Voyez  \'j  tome  VU  de  mes  Éludes. 


12  MONAFICHIE  UNIVERSELLE 

particulière,  il  est  membre  de  la  société  universelle  du  genre  Im- 
main; il  ne  pourrait  pas  remplir  la  mission  que  Dieu  lui  a  donnée, 
s'il  était  parqué  et  comme  emprisonné  dans  un  État  particulier. 
L'isolement  est  funeste  aux  nations  comme  aux  individus;  l'homme 
s'étiole  dans  la  solitude,  les  peuples  s'y  immobilisent  et  périssent. 
Il  y  a  donc  une  vie  générale  à  laquelle  l'homme  doit  participer; 
c'est  une  condition  nécessaire  de  son  développement  physique, 
moral  et  intellectuel.  Inutile  d'insister  sur  la  nécessité  de  relations 
actives  entre  tous  les  peuples  de  la  terre,  les  faits  parlent  assez 
haut.  Mais  ces  relations  doivent-elles  aboutir  à  une  organisation 
analogue  h  celle  des  États?  C'est  là  la  grande  difficulté.  Que  la  ten- 
dance h  l'unité  se  manifeste  dans  la  vie  de  l'humanité,  cela  est 
incontestable.  Aussi  haut  que  nous  remontions  dans  l'histoire,  nous 
rencontrons  des  tentatives  de  monarchie  universelle,  et  elles  se 
sont  répétées  jusque  dans  les  temps  modernes;  le  xix'^  siècle  a  été 
témoin  d'une  lutte  gigantesque  entre  le  génie  des  conquêtes  per- 
sonnifié dans  un  homme  et  les  nations  menacées  dans  leur  indé- 
pendance. Mais  ces  luttes  mêmes  témoignent  que  l'unité  ne  peut 
pas  se  réaliser  sous  la  forme  d'une  domination  qui  embrasserait 
le  monde  entier.  L'histoire  nous  apprend  que  les  essais  de  monar- 
chie ont  été  funestes  aux  peuples  conquis;  en  perdant  leur  liberté, 
ils  ont  perdu  le  principe  de  leur  vie  :  la  monarchie  universelle 
serait  le  tombeau  des  nations,  et  par  suite  de  l'humanité. 

Est-ce  à  dire  que  les  nations  doivent  continuer  à  jouir  d'une 
indépendance  absolue,  sans  qu'il  y  ait  aucun  lien  d'unité  entre 
elles?  Ou  dit  que  les  nations  sont  de  Dieu,  aussi  bien  que  les  indi- 
vidus; que  Dieu  leur  a  assigné  un  territoire  particulier  qu'elles  sont 
appelées  à  exploiter;  qu'il  leur  a  donné  une  langue  particulière, 
marque  de  leur  individualité,  un  caractère  à  part,  une  mission 
spéciale.  Tout  cela  est  vrai,  et  la  conséquence  qui  en  résulte,  c'est 
que  le  principe  de  nationalité  doit  présider  à  la  constitution  des 
États;  mais  faut-il  aller  jusqu'à  en  conclure  que  les  nations,  une 
fois  formées,  sont  destinées  à  coexister  éternellement,  sans  qu'il  y 
ait  d'autre  lien  entre  elles  que  celui  des  contrats?  Ce  serait  dire 
que  la  liberté  illimitée,  que  tout  le  monde  repousse  comme  impos- 
sible pour  l'individu,  est  l'état  naturel  des  peuples.  Cela  nou.s 
semble  contradictoire.  On  ne  peut  pas  reconnaître  aux  nations 
une  personnalité  plus  caractérisée  qu'aux  individus  ;  les  individus. 


ET  NATIONALITÉS.  15 

bien  plus  que  les  nations,  ont  une  existence  à  part  et  une  destinée 
particulière;  cela  les  empêche-t-il  d'entrer  dans  les  liens  d'une 
société  organisée,  et  d'abdiquer  une  partie  de  leur  indépendance 
au  profit  de  la  vie  commune?  L'État  est  si  peu  un  obstacle  au  déve- 
loppement de  l'individualité  bumaine,  qu'il  en  est,  au  contraire, 
une  condition  essentielle.  Pourquoi  n'en  serait-il  pas  de  môme 
pour  les  nations?  En  théorie,  nous  cherchons  en  vain  une  diffé- 
rence :  si  la  liberté  de  l'individu  peut  être  limitée,  si  elle  doit  même 
l'être  pour  qu'il  remplisse  sa  destinée,  à  plus  forte  raison  en  est-il 
de  même  de  la  liberté  des  nations. 

Mais  quel  est  le  lien  qui  doit  relier  les  nations?  Est-il  identique 
avec  le  lien  qui  unit  les  citoyens  dans  l'État?  La  solution  de  cette 
question  appartient  à  l'avenir;  tout  ce  que  l'on  peut  allirmer  dès 
maintenant,  c'est  que  l'unité  ne  s'établira  pas  sous  la  forme  d'une 
monarchie  universelle,  telle  que  les  conquérants  l'ont  ambitionnée, 
telle  que  les  philosophes  l'ont  rêvée.  Dès  que  l'on  reconnaît  aux 
nations,  comme  aux  individus,  une  vie  individuelle,  il  faut  que  le 
principe  de  cette  individualité  soit  respecté;  or  la  monarchie  uni- 
verselle absorbe  et  détruit  toute  existence  individuelle.  C'est  une 
fausse  unité,  car  elle  ne  tient  aucun  compte  du  but  de  l'unité;  ce 
but  n'est  pas  de  tuer  les  nationalités,  mais  de  favoriser  leur  déve- 
loppement, en  les  faisant  vivre  de  la  viegénérale  du  genre  humain. 
En  théorie,  la  monarchie  universelle  n'a  de  valeur  que  comme 
instinct  de  l'unité  ;  en  fait,  les  monarchies  conquérantes  ont  eu 
pour  mission  de  relier  les  peuples,  et  de  préparer  leur  association 
future.  Cette  mission  est  remplie;  dès  lors  il  ne  peut  plus  être 
question  de  monarchie  universelle.  Ce  qui  se  passe  sous  nos  yeux 
nous  révèle  la  voie  dans  laquelle  l'humanité  accomplira  sa  destinée. 
Il  se  fait  au  xix*'  siècle  un  double  travail  :  d'une  part,  les  nationa- 
lités enchaînées  cherchent  h  conquérir  leur  indépendance;  le 
mouvement  est  providentiel  et  partant  irrésistible;  il  l'emportera 
sur  les  intérêts  et  sur  ce  que  l'on  appelle  h  tort  les  droits  acquis, 
car  il  n'y  a  pas  de  droit  contre  la  volonté  de  Dieu.  D'autre  part,  la 
science  et  l'industrie  font  des  miracles  pour  unir  tous  les  peuples 
de  la  terre;  les  distances  s'effacent,  les  relations  s'étendent,  les 
liens  se  multiplient.  Quand  ce  double  mouvement  approchera  de 
son  terme,  la  constitution  de  l'unité  humaine,  qui  aujourd'hui 
semble  encore  être  une  utopie ,  se  réalisera  d'elle-même.  Il  n'y  a 


i4  MONARCHIE  UNIVERSELLE 

d'impossible  que  ce  qui  est  contraire  aux  lois  de  la  nature  :  une 
difficulté,  quelque  grande  qu'elle  soit,  n'est  pas  une  impossibilité. 
Il  y  a  des  impossibilités  temporaires;  au  moyen  âge,  l'État  moderne 
était  impossible;  au  xix«  siècle,  l'on  voudrait  rétablir  le  régime 
féodal,  qu'on  ne  le  pourrait  pas.  L'organisation  de  l'humanité, 
impossible  jusqu'ici,  se  fera  par  le  progrès  naturel  des  relations 
internationales. 

§  2.  La  monarchie  universelle 

La  monarchie  universelle  est  un  legs  du  monde  ancien;  elle  a  été 
l'ambition  de  tous  les  conquérants,  depuis  le  fabuleux  Nemrod, 
«  le  grand  chasseur  devant  Dieu  ,  «jusqu'au  peuple-roi.  Dans  l'an- 
tiquité, âge  de  force  et  de  violence,  la  guerre  était  le  grand  instru- 
ment de  civilisation  ;  les  conquérants  rapprochaient  les  peuples 
en  les  enchaînant.  Quant  aux  nations,  elles  n'existaient  pas  encore. 
L'élément  individuel,  qui  joue  un  si  grand  rôle  dans  la  création 
tout  entière,  était  inconnu,  au  point  qu'on  ne  le  respectait  pas 
même  dans  la  cité;  l'État  absorbait  le  citoyen.  Les  Romains  réali- 
sèrent le  rêve  des  conquérants;  l'empereur,  incarnation  du  peuple, 
se  dit  le  maître  de  la  terre.  Ces  maîtres  du  monde  ignoraient  que 
leurs  longues  guerres  avaient  pour  but  providentiel  de  préparer 
la  voie  à  celui  que  les  prophètes  célèbrent  comme  le  prince  de 
la  paix;  quand  cette  mission  fut  accomplie,  la  monarchie  univer- 
selle de  Rome  s'écroula  sous  les  coups  des  peuples  barbares 
accourus  à  la  voix  de  Dieu  pour  s'en  partager  les  dépouilles.  Ce 
furent  les  Germains  qui  donnèrent  à  l'humanité  l'élément  d'indi- 
vidualité, de  diversité;  c'est  donc  à  eux  que  remontent  les 
nationalités. 

L'ambition  de  Rome  païenne  eut  un  héritier  dans  le  catholicisme 
et  dans  la  papauté.  Poursuivant  l'unité  absolue  dans  le  domaine 
religieux,  les  papes  furent  poussés  par  la  logique  des  idées,  autant 
que  par  la  tradition  romaine,  h  vouloir  aussi  l'unité  politique  de 
la  chrétienté;  de  Ih,  une  nouvelle  monarchie  universelle,  ayant  à 
sa  tête  le  souverain  pontife  et  l'empereur.  L'élément  individuel  de 
la  race  germanique  dut  plier  mom.entanément  sous  le  joug  de  la 
papauté ,  mais  il  persista  et  se  développa  sous  le  régime  de  la 
féodalité.  Ce  lent  travail  du  moyen  âge  produisit  les  nations  mo- 


ET  NATIONALITÉS.  15 

dernes;  quand  il  fut  aclievé,  l'unité  catlioiique  n'avait  plus  de 
raison  d'ôlre.  Ce  fut  encore  la  race  germanique  qui,  à  la  voix  des 
réformateurs,  brisa  l'unité  que  Rome  chrétienne  avait  imposée  au 
monde,  de  même  qu'elle  avait  détruit  l'œuvre  gigantesque  de 
Rome  païenne.  Nous  arrivons  à  la  conclusion  que  le  catholicisme 
est  le  représentant  de  la  monarchie  universelle,  tandis  que  le  pro- 
testanlismc  est  l'organe  des  nationalités. 

Le  catholicisme  a  l'ambition  d'être  immuable  et  de  satisfaire 
néanmoins  les  besoins  de  l'humanité  h  toutes  les  époques  de  la  vie. 
C'est  une  prétention  contradictoire,  car  les  idées  et  les  sentiments 
changeant,  la  doctrine  qui  veut  leur  donner  satisfaction,  doit 
changer  également;  l'immutabilité,  c'est  la  mort,  et  la  mort  ne 
peut  pas  présider  à  la  vie  ;  il  faut  donc  ou  que  la  religion  se  modi- 
fie, ou  qu'elle  renonce  à  gouverner  les  âmes.  Nous  avons  dit,  dans 
notre  Élude  sur  les  Guerres  de  religion,  que  le  dogme  catholique 
s'est  modifié  en  dépit  de  sa  prétendue  immutabilité.  Sur  le  terrain 
politique,  les  changement  peuvent  difficilement  se  nier,  car  ils 
éclatent  au  grand  jour  et  se  manifestent  dans  les  faits.  Or  la 
théorie  politique  du  catholicisme  n'est  que  l'expression  de  sa 
croyance  religieuse;  la  monarchie  universelle  de  l'empereur  est 
liée  intimement  à  la  domination  universelle  du  pape;  le  catholi- 
cisme doit  soutenir  l'une  aussi  bien  que  l'autre,  sous  peine  d'abdi- 
quer sa  superbe  ambition.  Il  faudrait  donc  qu'en  plein  xix«  siècle, 
il  ressuscitât  l'unité  du  moyen  âge  par  le  pape  et  l'empereur;  ce 
retour  impossible  au  passé  répondrait-il  aux  aspirations  de  l'hu- 
manité moderne? 

Le  protestantisme  fut  un  grand  progrès  vers  l'avenir.  11  ré- 
veilla le  sentiment  religieux  que  le  catholicisme  avait  presque 
étouffé;  il  imprima  une  force  irrésistible  au  principe  de  natio- 
nalité, en  lui  donnant  la  religion  pour  appui.  Le  monde  catho- 
lique reçut  le  contre-coup  de  la  révolution  du  xvi''  siècle.  Cette 
influence  de  la  réforme  sur  le  catholicisme  est  avouée  par  les 
catholiques,  même  dans  le  domaine  religieux;  dans  le  domaine 
politique,  elle  est  plus  grande  encore  et  plus  incontestable.  Cela 
est  si  vrai,  que  la  théorie  de  l'unité  chrétienne  par  le  pape  et 
l'empereur  est  abandonnée;  en  ffdentifiant  avec  le  catholicisme, 
nous  courons  risque  d'être  accusé  de  mauvais  vouloir;  cepen- 
dant le   fait    est    certain,  et  il  nous  sera   très    facile  de   le 


16  MONARCHIE  UNIVERSELLE 

prouver.  Si  l'idée  de  la  monarchie  universelle  par  le  pape  et  l'em- 
pereur est  désertée,  si  elle  a  fait  place  à  l'idée  de  nationalité,  c'est 
malgré  le  catholicisme,  c'est  une  victoire  remportée  par  le  prin- 
cipe protestant.  Il  importe  d'insister  sur  ce  point,  d'abord  parce 
que  la  lutte  des  nationalités  contre  la  monarchie  universelle  est  le 
lait  capital  de  l'histoire  moderne,  ensuite  parce  que  dans  l'époque 
de  réaction  où  nous  sommes  engagés,  il  faut  rétablir  la  vérité  sur 
le  catholicisme  et  le  protestantisme  ;  il  faut  que  les  peuples  sachent 
que,  s'ils  sont  libres  et  indépendants,  c'est  à  la  réformalion  qu'ils 
doivent  ce  bienfait;  il  faut  qu'ils  voient  où  les  aurait  conduits  le 
catholicisme,  s'il  l'avait  emporté.  L'unité  catholique  entraîne  à  sa 
suite  la  tyrannie  intellectuelle  et  l'oppression  des  peuples,  tandis 
que  le  protestantisme  nous  a  donné  la  liberté  de  penser  et  l'indé- 
pendance des  nations. 


Nous  avons  exposé  ailleurs  la  théorie  politique  du  moyen  âge 
sur  la  papauté  et  l'empire  (1).  L'unité  par  le  pape  et  l'empereur  était 
universellement  admise;  les  souverains  pontifes  la  proclamaient 
du  haut  de  la  chaire  de  saint  Pierre,  ils  la  rapportaient  à  Dieu 
même,  et  ils  en  trouvaient  l'image  dans  les  œuvres  du  créateur  : 
le  pape  était  le  soleil  delà  chrétienté,  l'empereur  en  était  la  lune. 
Cette  comparaison  était  acceptée  par  les  successeurs  des  Césars. 
S'il  en  résultait  une  infériorité  à  l'égard  du  vicaire  de  Jésus- 
Christ,  elle  impliquait,  d'autre  part,  en  faveur  du  chef  temporel 
de  la  chrétienté  une  immense  supériorité  sur  tous  les  princes  de 
la  terre.  Les  plus  grands  penseurs  du  moyen  âge  reproduisent  la 
théorie  de  l'unité  catholique,  comme  si  elle  était  l'expression  de 
la  vérité  absolue.  Il  y  avait,  sur  ce  point,  accord  entre  les  partis 
les  plus  hostiles  :  les  gibelins  pensaient  comme  les  guelfes,  les 
canonistes  comme  les  philosophes  et  les  poètes.  II  n'y  avait  diver- 
gence d'opinions  que  sur  l'étendue  de  la  puissance  pontificale  et 
de  la  domination  de  l'empereur.  Les  guelfes  subordonnaient  l'em- 
pereur au  pape;  les  gibelins  n'osaient  pas  assujettir  le  pape  i^i 


(1)  Voypz  le  lome  VI'  de  mes  Eludes  sur  la  papauté  cl  l'empire. 


ET  NATIONALITÉS.  17 

l'empereur,  mais  ils  revendiquaient  pour  le  chef  temporel  de  la 
chrétienté  une  entière  indépendance,  ce  qui  revenait  à  lui  accor- 
der la  souveraineté.  Ce  dissentiment  n'empêchait  pas  les  gibelins 
de  rester  dans  la  tradition  catholique  et  de  donner  un  caractère 
religieux  à  l'empire.  Rien  de  plus  intéressant  sous  ce  rapport  que 
le  traité  du  Dante  sur  la  Monarcliie ;  d'après  l'illustre  poète,  célé- 
bré aujourd'hui  comme  un  des  grands  penseurs  du  moyen  âge, 
l'empire  et  le  christianisme  ont  la  même  origine  et  le  même  fon- 
dement. Jésus-Christ,  le  Fils  de  Dieu,  a  reconnu  l'empire,  en  nais- 
sant sous  Auguste  et  en  consentant  h  être  compris  dans  le  dénom- 
brement ordonné  par  l'empereur.  Il  y  a  plus;  si  l'empire  n'était 
pas  légitime,  l'on  devrait  dire  que  Jésus-Christ  n'a  pas  subi  de 
peine  véritable,  que  par  suite,  il  n'y  a  pas  eu  d'expiation,  et  con- 
séquence affreuse,  pas  de  rédemption  (1). 

Il  ne  faut  pas  croire  que  le  livre  du  poète  gibelin  soit  une  con- 
ception purement  imaginaire  :  le  Dante,  en  identifiant  la  destinée 
de  l'empire  et  celle  du  christianisme,  était  réellement  l'organe  des 
sentiments  généraux  de  la  chrétienté.  Avant  lui,  un  chroniqueur 
avait  dit  la  même  chose  ;  Otiwn  de  Frisingue  rapporte  la  monar- 
chie universelle  de  l'empire  h  Jésus-Christ;  tout  prend  une  cou- 
leur religieuse  sous  sa  plume  :  «  Pourquoi  le  Fils  de  Dieu  est-il 
né  sous  le  premier  empereur?  Pourquoi  le  monde  est-il  dénombré 
après  sa  naissance?  Pourquoi  la  domination  de  la  terre  est-elle 
accordée  h  Rome?  C'est  que  la  mission  de  l'empire  était  de  pré- 
parer et  de  répandre  la  religion  du  Christ.  Pour  marquer  ce  lien 
entre  le  christianisme  et  l'empire,  le  Fils  de  Dieu  naît  sous 
Auguste.  Si  la  population  est  dénombrée,  c'est  pour  annoncer 
qu'il  est  venu,  celui  qui  inscrira  tous  les  hommes  destinés  à  être 
citoyens  de  l'éternelle  patrie.  Si  Rome  païenne  domine  sur  les 
peuples,  c'est  à  cause  des  mérites  du  prince  des  apôtres  qui  était 
appelé  à  y  établir  son  siège  (2).  » 

Nous  avons  encore  une  théorie  de  la  monarchie  universelle, 
écrite  au  XIV'' siècle  par  un  abbé  allemand  (3);  c'est  toujours  le 


(1)  Voyez  Taualyse  du  traité  de  Dante  dans  le  tome  VI*  de  mes  Etudes. 

(2)  Otlonis  Frisingensis  Chronicon,  lib.  lU,  Piologus  :  i  Pulcro  igilur  eadera  urbs  aalea  fuit 
eaputmundi.quœ  postmodum  futura  fuitcaput  Ecclesia".  > 

(3)  Eivjelberli,  Abbalis  adraonlensis,  de  Ci  tu,  progressu  et  lino  romani  imperii.  {Dibliolhcca 
maxima^patrum,  t.  XXV,  p.  363). 


1«S  MONARCHIE  UNIVERSELLE 

même  ordre  d'idées  :  «  La  paix  est  le  but  des  sociétés  humaines; 
or  la  paix  n'est  assurée  que  par  une  monarchie  universelle,  de 
même  que  la  concorde  entre  citoyens  n'est  garantie  que  par  l'au- 
torité du  prince.  La  destinée  religieuse  de  l'humanité  exige  égale- 
ment qu'elle  soit  réunie  sous  les  mêmes  lois.  Il  n'y  a  qu'un  Dieu,  et 
il  n'y  a  qu'une  foi;  la  chrétienté  doit  embrasser  la  terre  entière  : 
or  comment  y  aurait-il  unité  de  croyances,  aussi  longtemps  que  le 
genre  humain  est  partagé  en  nations  hostiles?  Au  xiv*'  siècle,  les 
nations  commençaient  à  avoir  conscience  de  leur  individualité; 
l'auteur  expose  les  raisons  que  l'on  alléguait  en  faveur  de  leur 
indépendance,  il  n'en  dissimule  pas  la  gravité,  mais  elles  ne 
peuvent  l'emporter  sur  l'intérêt  du  christianisme  et  de  l'Église. 
L'on  ne  concevait  pas  au  moyen  âge  la  possibilité  de  l'unité  chré- 
tienne sans  l'unité  politique  :  «  Comment  l'Église  universelle  se 
défendrait-elle  contre  ses  ennemis?  Comment  réduirait-elle  les 
schismatiques,  les  hérétiques  etles  infidèles?»  L'abbé  du  xiv«  siècle 
a  un  argument  irrésistible  à  opposer  aux  partisans  de  la  souve- 
raineté des  nations,  l'autorité  de  l'Écriture  sainte  :  «  Le  prophète 
Daniel,  divinement  inspiré,  a  prédit  les  monarchies  qui  régneront 
sur  le  monde  jusqu'à  la  consommation  finale.  L'empire  romain 
est  la  dernière  des  monarchies  universelles  ;  avec  lui  tomberont 
l'Église  et  la  papauté  ,  puis  viendra  l'Antéchrist  et  la  fin  du 
monde.  » 

Que  sont  devenues  ces  fameuses  prophéties  qui  ont  tant  occupé 
les  penseurs  chrétiens?  Le  temps  lésa  balayées  comme  des  feuilles 
sèches,  il  en  emportera  encore  bien  d'autres.  Il  y  a  longtemps  que 
l'empire  romain  n'existe  plus  que  dans  l'histoire;  cependant  les 
fidèles  ne  se  lassent  pas  d'attendre  l'Antéchrist  et  la  consomma- 
tion finale.  Il  n'y  a  pas  de  préjugés  plus  tenaces  que  ceux  qui  se 
fondent  sur  une  prétendue  parole  divine.  Au  commencement  du 
xye  siècle,  le  schisme  déchirait  l'Église;  trois  papes  se  disputaient 
la  souveraineté,  et  le  saint  empire  n'était  plus  qu'une  vaine  ombre; 
cela  n'empêcha  pas  les  pères  du  concile  de  Constance,  de  célébrer 
l'empereur  d'Allemagne,  comme  le  maître  des  nations  et  des 
royaumes  :  «  Le  monde  lui  appartient,  «  dit  un  orateur,  «  nos 
livres  l'attestent.  »  La  preuve  est  singulière,  et  mérite  d'être  rap- 
portée, comme  témoignage  de  l'abus  que  les  catholiques  font  de 
l'Écriture.  Saint  Pierre  dit  que  toute  créature  est  soumise  aux 


ET  NATIONALITÉS.  9 

puissances  supérieures  ;  voilà  le  titre  divin  de  l'empereur  à  la 
domination  du  monde  (i). 

Veut-on  une  autorité  plus  haute  que  celle  des  conciles?  Nous 
avons  cité  ailleurs  le  témoignage  d'un  pape  (2),  nous  le  rappelle- 
rons en  deux  mots.  jEneas  Sylvius  dédia  son  traité  sur  VOrigiJie  et 
l'autorité  de  l'empire  romain,  h  Frédéric  III.  Il  dit  dans  sa  préface 
«  que  son  livre  est  dirigé  contre  les  hommes  assez  décriés  pour 
prétendre  qu'il  est  des  peuples  et  des  princes  que  des  franchises 
dégagent  de  tout  lien  de  vassalité  à  l'égard  de  l'empire  romain.  » 
^neas  Sylvius,  comme  le  Dante,  donne  un  caractère  religieux  îi 
l'empire:  le  Sauveur  l'a  consacré,  dit-il,  en  naissant  au  moment 
où  le  monde  entier  obéissait  à  Rome.  L'empereur  est  chargé  par 
Dieu  de  présider  aux  choses  temporelles,  ^ueas  Sylvius  nie  for- 
mellement les  droits  des  nations  à  une  existence  indépendante,  et 
il  maintint  sa  doctrine,  comme  pape.  Tous  les  peuples  sont  su- 
jets de  l'empereur.  Cette  monarchie  universelle  est  synonyme  de 
tyrannie,  ^neas  Sylvius  enseigne  que  l'empereur  est  au  dessus 
des  lois,  qu'il  est  maître  souverain  des  propriétés  et  des  domaines, 
et  que  c'est  un  crime  de  lui  résister,  quand  même  il  commettrait 
une  injustice.  Voilà  l'idéal  catholique! 

Il  est  si  vrai  que  l'idée  de  l'empire  est  une  idée  catholique, 
qu'elle  survit  au  moyen  âge,  et  reste  l'idéal  de  tous  ceux  qui  tien- 
nent au  christianisme  traditionnel.  Au  xvi<^  siècle,  une  nouvelle  ère 
s'ouvre  ;  elle  s'annonce  par  des  luttes  acharnées  entre  les  princes, 
organes  de  la  rivalité  des  nations  ;  les  papes  mêmes  sont  entraî- 
nés dans  un  mouvement  qui  déchire  pour  toujours  l'unité  chré- 
tienne. Mais  si,  en  fait,  l'unité  par  le  pape  et  l'empereur  est  détruite, 
elle  subsiste  toujours  comme  doctrine.  Léon  X  écrit  à  Haximi- 
lien,  le  plus  faible  des  empereurs,  «  qu'il  est  le  chef  temporel  de 
tous  les  fidèles,  que  Dieu  môme  l'a  placé  à  la  tête  de  la  chrétienté 
pour  la  maintenir  dans  la  paix  et  l'harmonie  (3).  » 

La  réformation  donna  le  coup  de  grâce  h  l'unité  du  moyen  âge, 
mais  les  préjugés  chrétiens  sont  incurables.  Il  n'y  avait  plus  d'em- 
pire, plus  de  papauté,  sinon  dans  le  monde  des  rêves;  cependant 

(1)  Anilreœ  Laarharii,  Electi  posnaniensis,  Oralio  ad  Sigismundum  imperatoiem.  {Vonder 
Hardt,  Concilium  Constanlieose,  t.  U,  p.  170.) 

(2)  Leonis  Epistola  adMaximilianum.  (1514.  Bemhi,  Epistolaî,  t.  H,  p  136.) 

(3)  Voyez  mon  Élude  sur  lapupauté  et  l'empire. 


20  MONARCHIE  UNIVERSELLE 

au  concile  de  Trente,  un  professeur  de  théologie  prêcha  la  théorie 
catholique,  comme  s'il  n'y  avait  ni  protestantisme,  ni  luttes  natio- 
nales. «  Le  monde  entier,  »  dit  Paul  Passota,  «  est  soumis  à  l'au- 
torité du  souverain  pontife  et  de  l'empereur.  »  Cette  monarchie 
universelle  n'est  pas  un  de  ces  établissements  que  les  circonstances 
font  naître,  et  que  les  révolutions  emportent  :  «  Ce  n'est  pas  le 
hasard,  »  dit  notre  théologien,  «  qui  a  placé  le  pape  et  l'empereur 
à  la  tête  du  monde,  c'est  l'ordonnance  de  Dieu  tout-puissant.  » 
Les  catholiques  ne  sont  jamais  embarrassés  pour  trouver  des  té- 
moignages à  l'appui  de  leurs  prétentions  ;  l'Écriture  est  une  mine 
inépuisable  pour  qui  sait  l'exploiter.  «  Jésus-Christ  dit  qu'il  faut 
rendre  à  César  ce  qui  est  à  César.  Voilà  qui  prouve  que  l'empire 
du  monde  appartient  par  droit  divin  aux  successeurs  des  Césars.  » 
N'allez  pas  croire  que  cette  monarchie  universelle  du  pape  et  de 
l'empereur  soit  un  vain  titre,  ou,  comme  nous  dirions  aujourd'hui, 
un  symbole  de  l'unité  chrétienne.  Le  théologien  du  concile  de 
Trente  a  soin  de  déclarer  que  la  volonté  des  deux  chefs  de  la 
chrétienté  régit  toutes  choses,  la  guerre  comme  la  paix  (4). 

Nous  venons  d'entendre  des  hommes  pratiques,  des  papes,  des 
évêques.  Forts  de  ces  hautes  autorités,  les  théoriciens  n'hésitè- 
rent pas  h  faire  de  la  monarchie  universelle  une  espèce  de  dogme. 
Le  plus  illustre  docteur  de  la  compagnie  de  Jésus  place  la  monar- 
chie du  pape  et  de  l'empereur  sur  la  même  ligne  que  l'unité  de 
Dieu.  «  Soutenir,  »  ô\t  Bellannin,  «  qu'il  faut  plus  d'un  monarque, 
c'est  aboutir  au  polythéisme  (2).  »  Dieu  a  mis  l'empreinte  de  l'unité 
dans  toute  la  création  :  Sandenis  retrouve  la  monarchie  dans  les 
cieux,  dans  les  astres,  dans  les  éléments,  et  jusque  dans  les 
plantes  et  les  animaux  (3).  La  monarchie  a  donc  tous  les  carac- 
tères d'une  loi  divine,  et  partant  immuable.  Au  xvir  siècle,  un 
moine,  homme  de  génie,  philosophe,  politique  et  poète,  se  laissa 
séduire  par  l'idée  de  l'unité;  Campauella  la  représenta  comme 
l'idéal  de  l'humanité.  Mais  comment  l'unité  se  réalisera-t-elle?  Le 
moyen  âge  partageait  la  souveraineté  entre  le  pape  et  l'empereur. 
Cette  monarchie  à  deux  têtes  ne  satisfait  pas  l'ardent  dominicain; 


(1)  Le  Plat,  Monumenta  concilii  Tiidentini,  1. 1,  p.  167,  s. 

(2)  lidlarminus ,  de  Sunimo  ponlilicfi,  lib.  I,c.  4. 
(i)lSanierux ,  de.Visibili  monarchii  Ecclesit',  HI,  't-3.  p.  113,  ss. 


ET  NATIONALITÉS.  21 

il  lui  faut  une  unité  absolue,  et  il  la  place  dans  la  papauté.  Rien 
de  plus  logique,  l'unité  chrétienne  devait  aboutir  à  la  monarchii; 
du  pape.  En  effet,  l'empereur  n'est  que  le  bras  armé  de  l'Église, 
mais  comme  le  protecteur  a  nécessairement  l'ambition  de  devenii- 
le  maître,  ne  vaut- il  pas  mieux  mettre  la  force  dans  les  mains  du 
pape?  Telle  est  au  fond  la  doctrine  de  Campanella;  il  n'est  pas 
toujours  clair  et  précis.  Détenu  pendant  vingt-sept  ans  dans  une 
prison  de  Naples,  pour  avoir  conspiré  contre  le  gouvernement 
espagnol,  le  dominicain  conserva  sa  liberté  d'esprit  au  milieu  des 
plus  affreuses  tortures,  mais  il  fut  parfois  obligé  de  voiler  sa 
pensée  dans  ses  écrits.  Nous  parlerons  ailleurs  de  son  traité  sur 
ia  Monarchie  d'Espagne,  dans  lequel  il  semble  revendiquer  l'em- 
pire du  monde  pour  le  prince  qui  le  tenait  dans  les  fers;  même 
dans  cet  ouvrage  politique,  c'est  l'idée  religieuse  qui  domine  : 
«  La  monarchie  universelle  est  une  imitation  du  gouvernement 
de  Dieu;  aussi  Dieu  a-t-il  permis  qu'il  y  eût  des  tentatives  répé- 
tées pour  l'établir,  et  des  hommes  animés  par  le  Saint-Esprit  ont 
prophétisé  que  la  destinée  providentielle  du  genre  humain  était 
d'être  régie  par  un  monarque  unique  (1).  »  Le  but  de  cette  domi- 
nation est  le  règne  du  christianisme;  or  qui  est  le  vrai  chef  de  lu 
chrétienté?  C'est  le  pape  et  non  l'empereur;  il  est  donc  naturel 
que  le  gouvernement  du  monde  appartienne  au  pape.  Voilà  la 
vraie  opinion  de  Campanella,  telle  qu'il  l'exprime  dans  sa  Philoso- 
phie réelle  :  «  C'est  à  cause  de  nos  péchés  qu'il  y  a  pluralité  (ie 
principautés,  il  faut  revenir  à  l'âge  d'or,  l'âge  de  l'unité  et  de  l'in- 
nocence. Qui  nous  conduira  vers  ce  but  idéal?  Ce  ne  peuvent  être 
les  princes  ;  car  les  royautés  temporelles  ne  sont  qu'une  prépara- 
lion  il  la  véritable  unité.  De  môme  qu'au  paradis  il  n'y  avait  qu'un 
seul  homme,  père,  roi  et  prêtre,  de  même  l'humanité  ne  doit 
avoir  qu'un  seul  chef,  roi  et  prêtre;  alors  seulement,  il  y  aura 
unité  de  religion,  paix  et  harmonie  entre  les  hommes  (2).  »  Cam- 
panella exposa  son  plan  de  monarchie  pontificale  dans  un  écrit 
adressé  au  pape  seul  :  c'est  comme  le  testament  du  philosophie 
italien.  «  Il  ne  doit  y  avoir  qu'un  troupeau  et  un  pasteur.  Or  quel 


(1)  Campanella,  de  Mnnarchia  hispanica,  Ai^pcadix,  iibi  hœc  quxstio  tractalur  :  Utrum  ïil 
optaD Juin,  universum  orbem  chrislianum  ab  uuo  solo  capile  ac  monarcha  regi  ac  gubernari. 

(2)  Campanella,  Philosophia  realis,  Pars  111,  c.  8,  n"  17, 19,  p.  392,  ss. 


22  MONARCHIE  UNIVERSELLE 

est  le  meilleur  moyen  d'établir  l'unité  religieuse?  C'est  de  concen- 
trer toutes  les  forces  dans  les  mains  du  vicaire  de  Dieu.  Le  chris- 
tianisme armé  sera  invincible.  Quand  tous  les  peuples  seront  sou- 
mis au  souverain  pontife,  alors  on  verra  l'âge  d'or  chanté  par  les 
poètes,  la  république  parfaite  conçue  par  les  philosophes,  l'état 
d'innocence  des  patriarches,  la  fidélité  de  Jérusalem  (1).  » 

Campanella  a  écrit  la  théorie  de  la  domination  universelle  du 
pape  à  une  époque  où,  en  dépit  de  la  réaction  catholique,  la  papauté 
était  ruinée.  La  réformalion  brisa  le  pouvoir  spirituel  des  succes- 
seurs de  saint  Pierre;  dès  lors,  il  ne  pouvait  plus  être  question 
d'une  monarchie  pontificale.  Cependant  l'idée  d'une  monarchie 
universelle  survécut  à  la  révolution  du  xvi'^  siècle;  les  ultramon- 
tains  zélés  éliminèrent  l'empereur  de  l'unité  chrétienne,  pour  ne 
conserver  que  le  pape  ;  les  réformés  en  éliminèrent  le  pape,  pour 
ne  conserver  que  l'empereur.  Les  protestants  invoquaient  la  plus 
haute  autorité,  la  parole  divine.  Daniel,  le  grand  prophète,  avait 
prédit  que  la  monarchie  de  Rome  serait  la  dernière;  or  l'empire 
d'Allemagne  était  le  saint  empire  romain;  la  puissance  des  empe- 
reurs était  donc  tout  aussi  indestructible  que  le  royaume  du  Christ, 
car  ils  reposaient  l'un  et  l'autre  sur  la  foi  des  mêmes  prophéties  (2). 
Cette  singulière  conception  n'était  pas,  comme  on  le  pourrait 
croire,  le  partage  de  quelques  esprits  mystiques,  égarés  dans  les 
rêveries  de  l'Apocalypse.  Nous  avons  un  traité  sur  les  Quatre  Mo- 
narchies, par  Sleidan,  un  des  meilleurs  écrivains  du  xyi*^  siècle  (3). 
L'historien  de  la  réformation  ne  se  faisait  pas  illusion  sur  le  misé- 
rable état  de  l'empire  d'Allemagne ,  mais  la  foi  dans  la  Bible  le 
domine  au  point  que  la  décadence  de  l'empire  devient  à  ses  yeux 
un  témoignage  de  son  éternité.  Qu'importe  que  les  États  chrétiens 
se  soient  séparés  du  chef  de  la  chrétienté?  Qu'importe  que  le 
maître  du  monde  soit  tributaire  du  sultan?  Daniel  a  prédit  que 
l'empire  romain  serait  le  dernier;  il  ne  peut  pas  y  avoir  une  cin- 
quième monarchie,  h.  moins  de  prétendre  que  le  Saint-Esprit,  par- 
lant par  la  bouche  du  prophète,  soit  l'esprit  d'erreur  et  de  men- 
songe. Sleidan  avoue  que  l'empire  de  Rome  n'est  plus  qu'une  vaine 

(1)  Parole  imiversali  ck'llo  governo  ecclesiaslicu ,  per  faruno  greggia  et  un  paslore. 
Secrelo  uL  papa  solu.  (Hanke^  Fiirstcn  und  Vœlker  von  Sùd-Europa,  T.  IV,  2,  p.  160.) 

(2)  Vilriarins-Pjelfinger,  Cori)us  juris  |Jublici,T.  1,  p.  422. 

(3)  J.  Sleidanus,  de  (Juatuor  suminis  iuiperiis.  {Goldast,  Polilica  Imperialis,  p.  39C-437.) 


ET  NATIONALITÉS.  23 

ombre  :  «  La  chose,  dit-il,  est  plus  claire  que  le  jour.  »  Mais  Daniel  a 
dit  que  \2i  plante  de  ses  pieds  serait  de  fer;  il  ne  peut  donc  pas  périr; 
il  durera  jusqu'à  ce  que  vienne  l'Antéchrist,  et  après  lui  le  royaume 
de  Jésus-Christ.  Si  la  faiblesse  était  un  signe  que  l'empire  d'Alle- 
magne est  la  quatrième  monarchie  de  Daniel,  ce  signe-là  devint 
tous  les  jours  plus  éclatant;  bientôt  il  ne  resta  rien  de  l'empire 
que  le  nom.  Cependant  il  se  trouva  encore,  dans  la  première  moitié 
du  x\w  siècle,  un  homme  d'une  foi  assez  robuste  pour  rompre 
une  lance  contre  Bodin  en  faveur  de  l'éternité  du  saint  empire 
romain  (1).  Le  préjugé  chrétien  ne  céda  qu'à  l'évidence  des  faits; 
que  dis-je?  nous  entendrons  le  pape  demander,  en  plein  xix^  siècle, 
le  rétablissement  du  saint  empire  romain,  comme  la  chose  la  plus 
naturelle  du  monde! 


Il 


La  monarchie  universelle  est  une  idée  catholique,  plutôt  que 
chrétienne;  elle  tient,  en  effet,  à  la  conception  d'une  unité  exté- 
rieure de  la  chrétienté;  elle  suppose  encore  que  le  pape  a,  comme 
chef  de  l'Église,  une  puissance  temporelle,  car  c'est  lui  qui  cou- 
ronne l'empereur,  et  c'est  lui  qui  le  dépose,  dès  que  l'intérêt  de  la 
religion  le  demande.  Le  protestantisme  répudia  l'idée  de  l'Église 
extérieure,  et  de  la  puissance  temporelle  du  prétendu  vicaire  de 
Dieu;  elle  ruina  donc  dans  ses  fondements  l'édifice  de  l'unité  du 
moyen  âge.  Si  les  réformés  restèrent  attachés  à  la  monarchie  uni- 
verselle, c'est  que  la  parole  d'un  prophète  semblait  la  consacrer; 
mais  il  en  fut  de  celte  prophétie  comme  de  plus  d'un  dogme  catho- 
lique; c'était  un  héritage  du  christianisme  traditionnel,  que  les 
réformateurs  acceptèrent  d'abord  dans  la  ferme  croyance  qu'ils 
étaient  les  vrais  représentants  de  la  tradition  chrétienne,  mais 
qu'ils  rejetèrent  bientôt,  comme  des  débris  d'un  passé  qui  ne  pou- 
vait plus  renaître.  La  réforme  était  essentiellement  hostile  à  l'idée 
de  monarchie  universelle;  procédant  du  génie  germanique,  elle 


(1)  /.  ISmheuser ,  Argnmentatio  de  sancto  el  summo  imperio  monarcliico,  1610.  {Guidas  t, 
Politica  Imperialis,  p.  746.) 


24  MONAUtJHlE  U^aVERSELLE 

était  individuelle  par  nature;  aussi  son  premier  cri  fut-il  un  appel 
au  sentiment  national  du  peuple  allemand,  foulé,  exploité  et 
méprisé  par  les  prêtres  ambitieux  qui  de  la  barque  de  saint  Pierre 
s'étaient  fait  un  trône,  d'où  ils  dominaient  sur  le  monde  avec  un 
orgueil  digne  plutôt  des  Césars  romains  que  de  l'humble  apôtre 
dont  ils  se  disaient  les  successeurs. 

Telle  fut  la  pensée  de  la  fameuse  adresse  de  Luther  l\  la  noblesse 
allemande  (1),  véritable  manifeste  contre  la  domination  pontifi- 
cale :  «  N'est-il  pas  ridicule,  s'écria  le  hardi  réformateur,  que  le 
pape  réclame  le  droit  de  disposer  de  l'empire?  A-t-il  oublié  les 
paroles  de  son  maître  :  Les  rois  des  nations  dominent  sur  elles, 
mais  il  n'en  sera  pas  ainsi  de  vous?  Peut-il  régir  le  monde  tout 
ensemble  et  prêcher,  prier,  prendre  soin  des  pauvres?...  Que  l'évêque 
de  Rome  renonce  à  ses  prétendus  droits  sur  le  royaume  de  Naples 
et  de  Sicile;  il  n'y  a  pas  plus  de  droit  que  moi,  Luther.  C'est  contre 
le  commandement  du  Christ  qu'il  possède  ce  qu'il  appelle  le  patri- 
moine de  saint  Pierre  :  Nul,  dit  saint  Paul,  qui  va  à  la  guerre,  ne 
s'embarrasse  des  affaires  de  ce  monde.Ei  voilà  le  pape  qui  se  dit  suc- 
cesseur de  l'apôtre,  et,  loin  de  songer  au  combat  spirituel  de  l'Évan- 
gile, il  s'occupe  bien  plus  des  affaires  de  cette  vie  que  les  empereurs 
et  les  rois  !  Débarrassons-le  de  cette  besogne.  Que  l'empereur 
mette  entre  ses  mains  une  Bible  et  un  livre  de  prières;  que  le 
pape  prie  et  qu'il  laisse  les  princes  gouverner  les  royaumes...  Les 
évêques  de  Rome  se  vantent  d'avoir  transféré  l'empire  romain  aux 
rois  d'Allemagne;  ils  veulent  que  nous  leur  soyons  reconnaissants 
pour  un  si  grand  bienfait  :  de  \h  des  prétentions  et  une  outrecuidance 
qui  font  pitié...  L'empire  d'Allemagne  s'appelle  le  saint  empire 
romain.  Pourquoi  donc  nos  empereurs  sont-ils  chassés  de  Rome? 
pourquoi  les  papes  s'en  sont-ils  emparés?  Ils  abandonnent  les 
apparences  du  pouvoir  aux  Allemands  et  ils  gardent  pour  eux  la 
réalité.  C'est  ainsi  qu'ils  nous  ont  toujours  menés  par  le  bout  du 
nez;  n'ont-ils  pas  raison  de  nous  traiter  de  niais  et  d'imbéciles?... 
Ne  pouvant  eux-mêmes  être  empereurs,  ils  ont  conféré  la  dignité 
impériale  h  nos  rois,  pour  régner  sous  leur  nom.  Ils  nous  laissent 
les  vains  titres,  et  prennent  tout  ce  que  nous  avons,  nos  biens, 
notre  honneur,  notre  corps,  notre  âme  et  notre  vie...  De  quoi  donc 

(1)  Lulhci'j  An  (IcD  chrisllichen  Adel  deulscLer  Nation  (1520). 


ET  NATIONALITÉS.  25 

leur  serions-nous  reconnaissants?  Est-ce  parce  qu'ils  nous  ont 
donné  la  dignité  impériale  qu'ils  n'avaient  pas  lo  droit  d'eiik-ver 
aux  Grecs?  C'est  Dieu  (jui  dispose  des  empires  et  non  le  pape... 
Mettons  que  le  pape  ait  réellement  transféré  l'empire  aux  Alle- 
mands; alors  prenons  le  don  au  sérieux.  Que  l'empire  soil  un  vrai 
empire,  et  que  le  pape  commence  par  nous  rendre  Rome  et  tout 
ce  qu'il  détient  injustement!  Que  le  glaive  des  maîtres  du  monde 
ne  soit  plus  contraint  de  se  baisser  devant  les  hypocrites  préten- 
tions d'un  prêtre!  » 

La  voix  puissante  du  réformateur  allemand  annonce  la  fin  de  la 
papauté  et,  par  suite,  de  l'unité  catholique.  Chose  remarquable! 
Les  premiers  princes  qui  embrassèrent  la  réforme,  furent  des 
électeurs  du  saint  empire  romain.  Conçoit-on  un  empire  dit 
saint  parce  qu'il  est  le  bras  armé  de  l'Église  catholique,  et  des 
électeurs  hérétiques  disposant  de  cette  sainte  couronne?  Con- 
çoit-on que  des  princes,  flétrissant  Rome  comme  la  Babylone  de 
l'Apocalypse  et  le  pape  comme  l'Antéchrist,  élisent  un  empereur 
qui  a  pour  mission  de  défendre  Rome  et  la  papauté?  Le  saint  em- 
pire était  frappé  au  cœur.  Il  conserva  une  apparence  de  vie,  tant 
que  Charles-Quint  resta  5  sa  léte,  mais,  lors  de  son  abdication,  la 
contradiction  parut  au  grand  jour.  Le  pape  refusa  de  reconnaître 
un  empereur  nommé  par  des  électeurs  hérétiques.  Au  point  de 
vue  de  la  papauté,  il  avait  raison.  Mais  la  chancellerie  impériale 
ne  fut  pas  dé  son  avis  :  elle  répondit  au  souverain  pontife,  qu'il  se 
trompait  de  date,  qu'il  se  croyait  encore  au  moyen  âge,  tandis  qu'il 
était  au  xvi"  siècle  (1).  Les  Allemands  à  leur  tour  avaient  raison; 
mais  aussi  il  leur  fallait  renoncer  h  l'ambition  de  la  monarchie 
universelle  par  le  pape  et  l'empereur.  C'était  bien,  comme  ils  le 
disaient,  une  conception  du  moyen  âge,  qui  supposait  l'union 
intime  de  la  papauté  et  de  l'empire,  pour  mieux  dire  la  suprématie 
du  pape;  en  la  rejetant,  les  empereurs  abdiquaient  la  monarchie 
chrétienne,  pour  entrer  dans  les  rangs  des  princes,  chefs  et  or- 
ganes de  nations  indépendantes.  C'est  ainsi  que  la  réforme  devint 
le  tombeau  de  l'unité  du  moyen  âge. 


(1)  Voyez  le  T.  IX'  de  mes  Éludes. 


2G  MONARCHIE  UNIVERSELLE 


III 


La  réforme  n'est  que  Tune  des  faces  du  mouvement  qui  carac- 
térise les  temps  modernes.  Elle  fut  préparée  et  h  certains  égards 
dépassée  par  la  renaissance.  Les  humanistes  du  xv  et  du  xvi-  siècle 
représentent  mieux  que  les  protestants,  les  tendances  de  notre 
civilisation.  On  croit  ordinairement  que  les  hommes  de  la  renais- 
sance ne  furent  que  de  pâles  imitateurs  de  la  Grèce  et  de  Rome; 
c'est  confondre  l'ère  nouvelle  qui  s'annonce  par  un  retour  à  l'anti- 
quité, avec  ce  qui  en  est  l'excès  et  pour  mieux  dire  la  caricature. 
Il  y  a  dans  la  renaissance  un  pas  vers  l'avenir  pour  le  moins  autant 
qu'un  retour  au  passé  ;  les  idées  qui  agitent  le  xix'^  siècle,  remuent 
déjà  les  hommes  du  xv*"  :  c'est  une  vive  répulsion  contre  les  abus 
de  la  force,  la  réprobation  des  guerres  de  conquête  et  par  suite 
de  la  monarchie  universelle.  Écoutons  un  des  beaux  génies  de  cette 
heureuse  époque. 

Érasme  demande  ce  que  c'est  que  la  monarchie  universelle  : 
«  On  en  parle  depuis  des  siècles;  mais  a-t-elle  jamais  existé,  peut- 
elle  même  exister?  Les  Romains  se  disaient  les  maîtres  du  monde, 
et  une  moitié  de  la  terre  leur  était  inconnue;  ils  traitaient  les 
antipodes  de  fable,  et  aujourd'hui  nos  navigateurs  visitent  la  terre 
des  antipodes.  Que  l'on  compare  la  terre,  telle  que  nous  la  con- 
naissons, avec  l'empire  romain,  et  que  l'on  dise  s'il  mérite  le  nom 
magnifique  de  monarchie  universelle.  Encore  cette  domination 
restreinte  fut-elle  été  détruite  par  les  Barbares,  et  les  papes 
eurent  beau  la  rétablir,  ils  ressuscitèrent  le  nom,  mais  non  la 
chose.  L'on  dit  que  les  hommes  doivent  imiter  le  gouvernement 
de  Dieu;  rien  de  mieux,  s'ils  pouvaient  aussi  imiter  sa  bonté  et  sa 
sagesse.  Prenons  les  hommes  tels  qu'ils  sont,  avec  leur  irrémé- 
diable imperfection  et  avec  leurs  passions  tout  aussi  incurables.  Où 
est  le  prince  capable  de  gouverner  le  monde?  En  étendant  la  puis- 
sance au  delà  des  limites  des  forces  humaines,  que  fait-on,  sinon 
étendre  les  maux  nécessaires  qui  résultent  d'un  régime  imparfait, 
la  tyrannie  et  la  servitude?  »  Érasme  ne  veut  pas  parquer  le  genre 
humain  en  États  isolés,  comme  Sparte  ou  Jérusalem;  il  est  cos- 
mopolite, mais  il  tient  au  cosmopolitisme  moral  bien  plus  qu'à 


ET  NATIONALITÉS.  27 

l'unité  politique  :  «  Que  les  rois,  dit-il,  se  pénétrent  de  la  charité 
chrétienne,  alors  la  chrétienté  pourra  se  passer  de  la  monarchie 
universelle;  que  si  la  charité  n'inspire  pas  les  princes,  vainement 
un  seul  serait-il  le  maître  de  la  terre,  les  peuples  n'auraient  fait 
qu'échanger  des  tyrans  faibles  et  impuissants,  contre  un  tyran 
unique,  qui  les  opprimerait  d'autant  plus,  qu'il  aurait  la  toute- 
puissance  en  sa  main  (1).  »  Érasme  a  le  génie  du  bon  sens  ;  comme 
le  grand  railleur  du  dernier  siècle,  il  aime  à  combattre  ses  adver- 
saires avec  les  armes  de  l'ironie.  Un  moine  espagnol  défendit  la 
monarchie  universelle  avec  les  raisons  que  lui  fournissait  la  doc- 
trine du  moyen  âge;  il  concluait  par  dire  qu'elle  était  de  droit 
divin.  Il  ne  doit  y  avoir  qu'un  monarque,  dit  Carvajal ,  comme  il 
n'y  a  qu'un  soleil.  «  Fort  bien,  répond  Érasme;  quand  on  nous 
montrera  un  homme  qui  répand  ses  bienfaits  sur  toute  la  terre, 
comme  le  soleil,  et  qui  remplit  sa  mission  avec  l'admirable  régu- 
larité du  roi  des  astres,  nous  nous  soumettrons  volontiers  ù  son 
empire.  »  Aristote,  reprend  le  moine  espagnol,  se  prononce  pour 
la  monarchie,  ainsi  qu'Homère.  Voilii  un  trait  de  cette  érudition 
inintelligente,  qu'on  impute  à  tort  à  tous  les  écrivains  de  la  re- 
naissance. Érasme  renvoie  le  moine  sur  les  bancs  de  l'école  ;  il  y 
apprendra,  que  le  philosophe  grec  n'entendait  parler  que  d'une 
forme  de  gouvernement,  et  le  grand  poète,  d'un  général  d'armée. 
Voici  entin  l'argument  irrésistible  :  Jésus-Christ  dit  :  Donnez  à 
César  ce  qui  est  à  César.  Donc  il  approuve  et  sanctifie  la  monar- 
chie universelle.  «  Supposez,  répond  Érasme,  que  le  Fils  de  Dieu 
ait  prêché  dans  la  Savoie,  au  lieu  de  prêcher  dans  la  Palestine,  il 
aurait  dit  «  Rendez  au  duc  ce  qui  est  au  duc.  »  Que  conclure  de 
là?  Que  le  défenseur  de  la  monarchie  universelle  ne  brille  pas  par 
l'intelligence  (2).  » 

Il  y  avait  au  xvi"  siècle  un  homme  d'un  esprit  plus  original 
qu'Érasme.  Ceux  qui  ont  lu  Rabelais  ne  seront  pas  étonnés  de 
trouver  son  nom  dans  une  Étude  sur  l'histoire  de  l'humanité,  car 
ils  savent  que  l'auteur  de  Pantagruel  cache  de  profondes  pensées 
sous  des  formes  burlesques.  A  nos  yeux,  les  grands  génies  qui 
éclairent  et  consolent  l'humanité,  ont  plus  de  poids  que  tous  les 


(1)  Erasmi  Epist.  318,  in  Suetonium.  (Op.  T.  III,  2,  p.  327.) 

(2)  imsmi^Epist.  i031  (T.  III,  2,  p.  1166),  et  Epist.  1072,  p.  1229. 


28  MONARCHIE  UNIVERSELLE 

diplomates,  tous  les  rois  et  tous  les  empereurs  du  monde.  Pen- 
dant que  les  princes  de  la  maison  d'Autriche  luttaient  pour  la  mo- 
narchie universelle,  Rabelais  s'en  moquait;  or  il  se  trouve  que  le 
malicieux  curé  avait  une  vue  plus  juste  des  destinées  de  l'huma- 
nité que  Charles-Quint,  le  grand  politique  du  xvi''  siècle.  Suivons 
donc  un  instant  la  course  aventureuse  que  les  officiers  de  Picro- 
choJe  proposent  à  leur  maître  : 

«  Sire,  aujourd'hui  nous  vous  rendons  le  plus  heureux,  le  plus 
puissant  prince  qui  oncques  fut  depuis  la  mort  d'Alexandre  le  Grand. 
Le  moyen  est  tel.  Vous  laisserez  ici  quelque  capitaine  en  garnison, 
avec  petite bandedegens,pourgarderlaplace. Puis  vous  partagerez 
votre  armée  en  deux.  Une  partie  ira  ruer  sur  ceGrandgousier,  et  ses 
gens.Paricelle  il  sera  de  prime  abordée  f^icilement  déconfit.  Là  vous 
aurez  de  l'argent  à  tas,  car  le  vilain  en  aducomptant;  vilain,  disons- 
nous,  parce  qu'un  noble  prince  n'a  jamais  un  sou  :  thésauriser  est 
fait  de  vilain...  L'autre  partie  cependant  tirera  vers  Onys  et  Gas- 
cogne; sans  résistance,  ils  prendront  villes,  châteaux  et  forte- 
resses. A  Bayonne  vous  saisirez  tous  les  vaisseaux,  et  côtoyant 
vers  Galice  et  Portugal,  pillerez  tous  les  lieux  maritimes  jusqu'à  Lis- 
bonne, où  vous  aurez  renfort  de  tout  équipage  requis  à  un  con- 
quérant. Par  la  corbleu,  l'Espagne  se  rendra,  car  ce  ne  sont  que 
marouffles.  Vous  passerez  par  le  détroit,  et  là  érigerez  deux  co- 
lonnes plus  magnifiques  que  celles  d'Hercule,  h  perpétuellemémoire 
devotre  nom. Et  sera  nommé  ce  détroit  \iimer  PicroclioUne . . .Pi\ssée 
!a  mer  Picrocholine,  voici  Barberousse  qui  se  rend  voire  esclave. 
—  Je,  dit  Picrochole,  le  prendrai  ;\  merci.  — Bien,  dirent  ses  offi- 
ciers, pourvu  qu'il  se  fasse  baptiser.  —  Etoppugnerez  les  royaumes 
de  Tunis,  hardiment  toute  Barbarie  :  côtoyant  h  gauche,  domi- 
nerez la  Gaule  narbonique,  Gênes,  Florence,  Luques  et  adieu  soit 
Rome.  Le  pauvre  monsieur  du  pape  meurt  déjà  de  peur.  —  Par  ma 
foi,  dit  Picrochole,  je  ne  lui  baiserai  pas  sa  pantoufle. 

«  Italie  prise,  voilà  Naples,  Calabre  et  Sicile  toutes  à  sac  et  Malte 
avec.  Je  voudrais  bien  que  les  plaisants  chevaliers  jadis  Rhodiens 
vous  résistassent,  pour  voir  de  leur  urine.  —  J'irais,  dit  Picrochole, 
volontiers  à  Lorette.  — Rien,  rien,  dirent  les  officiers,  ce  sera  au 
retour.  De  là  prendrons  Candie,  et  les  îles  Cyclades  et  donnerons 
sus  laMorée.  Nous  la  tenons...  Dieu  garde  Jérusalem,  carie  sou- 
dan  n'est  pas  comparable  à  votre  puissance.  —  Je,  dit-il,  ferai 


ET  NATIONALITÉS.  29 

donc  bâtir  le  temple  de  Salomoii?  —  Non,  dirent-ils,  encore  : 
attendez  un  peu.  Ne  soyez  jamais  tant  soudain  h  vos  entreprises. 
Savez-vous  que  disait  Oclavien  Auguste?  Il  vous  convient  pre- 
mièrement avoir  l'Asie  Mineure  jusqu'à  l'Euplirale.  —  Verrons- 
nous,  d'il  Picrochole,  Babylone  et  le  mont  Sinaï?  — Il  n'est,  dirent- 
ils,  pas  besoin  pour  celte  beure.  N'est-ce  pas  assez  tracassé  d'avoir 
iransfrété  la  mer  Hyrcane,  et  chevauché  les  deux  Arménies  et  les 
irois  Arables?  —  Par  ma  foi,  dit-il,  nous  sommes  morts.  Ha,  pau- 
vres gens!  — Quoi?  dirent-ils.  — Que  boirons-nous  dans  ces 
déserts?  Car  l'empereur  Julien  et  toute  son  armée  y  moururent  de 
soir,  comme  l'on  dit. —  Nous,  dirent-ils,  avous  déjà  donné  ordre 
à  tout.  Par  la  mer  Syriaque  vous  avez  neuf  mille  quatorze  vais- 
seaux chargés  des  meilleurs  vins  du  monde;  ils  arrivent  à  Jaffa. 
Là  se  trouvent  vingt  et  deux  cent  mille  chameaux  et  seize  cents 
éléphants  que  vous  avez  pris  à  une  chasse  en  Lybie,  et  d'abondant 
eûtes  toute  la  caravane  de  la  Mecque.  Ne  vous  fournirent-ils  pas 
de  vin  àsuffîsance?  — Vrai,  mais,  dit-il,  nous  ne  biîmes  point  frais. 
—  Par  la  vertu,  dirent-ils,  un  preux,  un  conquérant,  un  préten- 
dant et  aspirant  à  l'empire  universel,  ne  peut  toujours  avoir  ses 
aises.  Dieu  soit  loué,  qu'êtes  venus,  vous  et  vos  gens,  saufs  et 
entiers  jusqu'au  fleuve  du  Tigre. 

«  Mais,  dit-il,  que  fait,  cependant,  la  partie  de  noire  armée  qui 
déconfit  ce  vilain  buveur Q'andgoiisier? — Ils  ne  chôment  pas,  dirent- 
ils  ;  nous  les  rencontrerons  tantôt .  Ils  ont  prisBrelagne,  Normandie, 
Flandres,  Hainaut,  Brabant,  Artois,  Hollande,  Zélande;  ils  ont  passé 
le  Rhin  sus  le  ventre  des  Suisses  et  Lansquenets,  et  partie  d'entre 
eux  ont  dompté  Luxembourg,  la  Lorraine,  la  Champagne,  Savoie 
jusqu'à  Lyon  :  auquel  lieu  ont  trouvé  vos  garnisons  retournant  de 
la  conquête  navale  de  la  Méditerranée.  Et  se  sont  rassemblés  en 
Bohême,  après  avoir  mis  à  sac  Suède,  Wirtemberg,  Bavière,  Au- 
triche, Moravie  et  Styrie.  Puis  ont  donné  hèrement  ensemble  sur 
Norvège  et  Suède,  jusqu'à  la  mer  Glaciale.  Ce  fait,  conquêlèrent 
les  îles  Orcades  et  subjuguèrent  Ecosse,  Angleterre  et  Irlande. 
De  là,  navigant  par  la  mer  du  Nord,  ont  vaincu  et  dompté  Prusse, 
Pologne,  Lithuanie,  Russie,  Turquie  et  sont  à  Conslanlinople.  — 
Allons,  dit  Picrochole,  nous  rendre  auprès  d'eux,  le  pluslôt  pos- 
sible, car  je  veux  être  aussi  empereur  de  Trébizonde.  Ne  tuerons- 
nous  pas  tous  ces  chiens  turcs  et  mahumétistes?  —  Que  diable. 


30  MONARCHIE  UNIVERSELLE 

dirent-ils,  fesons  donc?  Et  donnerez  leurs  biens  et  terres  à  ceux 
qui  vous  auront  servi  honnêtement.  — La  raison,  dit-il,  le  veut, 
c'est  équité.  Je  vous  donne  la  Syrie  et  toute  la  Palestine.  —  Ha, 
dirent-ils,  Sire,  c'est  du  bien  à  vous,  grand  merci.  Dieu  vous  fasse 
toujours  bien  prospérer. — Là  était  un  vieux  gentilhomme,  éprouvé 
en  divers  hasards,  et  vrai  routier  de  guerre,  lequel,  oyant  ces 
propos,  dit  :  Que  prétendez-vous  par  ces  belles  conquêtes?  Quelle 
sera  la  fin  de  tant  de  travaux  et  traverses?  —  Sera,  àïi  Picrochole, 
que  nous  retournés,  reposerons  à  nos  aises.  —  Donc,  dit  le  capi- 
taine, si  par  cas  jamais  n'en  retourniez?  Car  le  voyage  est  long  et 
périlleux.  N'est-ce  pas  mieux  que  maintenant  nous  reposions,  sans 
nous  mettre  en  ces  hasards  (1)?  » 

L'on  ne  peut  se  moquer  de  la  monarchie  universelle  avec  plus 
d'esprit.  Rabelais  donne  pour  successeur  à  Alexandre  le  Grand  le 
seigneur  d'une  bicoque  de  la  Gaule;  il  faut  d'abord  qu'il  conquière 
les  moyens  d'être  conquérant.  Cela  se  fait  comme  par  la  baguette 
d'un  magicien.  En  vérité,  il  ne  faudrait  rien  moins  qu'un  enchan- 
tement continu  pour  soumettre  le  monde  entier  à  un  seul  homme. 
L'orgueil  a  toujours  enivré  les  maîtres  prétendus  du  monde,  et  il 
aveugle  même  ceux  qui  ne  font  que  rêver  l'empire  de  la  terre;  les 
châteaux  fantastiques  qu'ils  bâtissent  en  l'air  leur  semblent  une 
réalité;  ils  croientdéjà  être auboutdeleurs  courses  aventureuses, 
et  les  voilà  qui  distribuent  des  domaines,  des  royaumes  de  leur 
monarchie  imaginaire.  L'illusion  de  Picrochole  est  l'illusion  de  tous 
ceux  qui  ont  ambitionné  une  domination  impossible.  Et  le  but  de 
cette  utopie,  quel  est-il?  Les  théoriciens  de  la  monarchie  univer- 
selle s'imaginaient  que  la  paix  et  l'harmonie  étaient  l'idéal  auquel 
avaient  aspiré  les  ravageurs  de  l'univers;  Rabelais  est  bien  plus 
dans  le  vrai,  en  réduisant  ce  sublime  idéal  à  un  étroit  égoïsme. 
Après  avoir  ri  de  leurs  projets  insensés,  il  termine  par  des  paroles 
plus  graves,  pour  montrer  l'injustice  de  leurs  entreprises  :  «  Le 
temps  n'est  plus  d'ainsi  conquêter  les  royaumes  avec  dommage 
de  son  prochain  frère  chrétien;  cette  imitation  des  anciens  Her- 
cule, Alexandre,  Annibal,  Scipion,  César  et  autres  tels,  est  con- 
traire à  la  profession  de  l'Évangile,  par  lequel  nous  est  commandé 
de  garder,  sauver,  régir  et  administrer  chacun  ses  pays  et  terres, 

(1)  Rabelais,  livre  I,  ch.  33. 


ET  NATIONALITÉS.  51 

non  hostilement  envahir  les  autres.  Et  ce  que  les  Sarrasins  et 
Barbares  jadis  appelaient  prouesses,  maintenant  nous  appelons 
brigandages  et  méchancetés  (i).  » 

Au  xYii*^  siècle,  la  France  a  eu  un  chroniqueur  que  l'on  peut  citer 
h  côté  de  Rabelais  :  Gaspard  de  Saulx ,  seigneur  de  Tavannes, 
rappelle  parfois  la  touche  de  Tacite.  Homme  de  guerre,  et  témoin 
des  combats  opiniâtres  qui  se  livraient  autour  d'une  seule  forte- 
resse, il  ne  vit  qu'une  chimère  dans  l'ambition   de  la  monarchie 
universelle  :  «  La  disposition,  l'état  et  les  places  fortes  de  l'Europe 
sont  entièrement  contraires  h  la  monarchie.  Il  a  fallu  trois  ans 
pour  prendre  Oslende;  pour  en  prendre  trois  semblables,  c'est  le 
quart  delà  vie;  huit  ou  dix  villes  prises  ne  rendent  pas  plus  pauvre 
ou  plus  riche  celui  des  deux  qui  les  gagne  ou  qui  les  perd  ;  c'est 
un  jeu  de  barre  souvent  rebattu  par  leurs  devanciers  :  ce  qui  se 
conquérait  en  un  été,  se  perdait  en  un  autre,  et  ensuite  la  paix 
avec  les  hommes;  à  savoir  si  elle  était  avec  Dieu,  après  tant  de 
meurtres,  désordre,  perte  de  sang,  et  levées  de  deniers  si  mal 
employés.  »  Tavannes,  esprit  religieux,  se  demande  si  c'est  par  un 
pur  hasard  que  les  tentatives  de  monarchie  universelle  ont  tou- 
jours échoué.  L'historien  croit  h  la  Providence  et  non  à  l'aveugle 
fortune.  «  Voyant  les  entreprises   si   bien  projetées  tourner  à 
néant,  fait  croire  qu'il  y  a  de  l'ouvrage  de  Dieu,  semble  qu'il  a 
mis  des  barrières  qu'il  ne  veut  être  passées  légèrement;  à  l'Espa- 
gne, les  monts  Pyrénées  et  la  mer;  à  la  France,  la  mer,  les 
Pyrénées,  le  Rhin,  les  montagnes  de  Suisse  et  de  Piémont;  l'Italie 
a  la  mer  et  les  Alpes.  »  C'est  l'idée  des  frontières  naturelles  qui  se 
confond  avec  celle  de  nationalité.  Si  les  nations  sont  de  Dieu,  la 
monarchie  universelle  va  h  rencontre  de  ses  desseins;  voilh  pour- 
quoi la  Providence  intervient  pour  briser  les  vains  projets  des 
hommes.  «  Dieu  fit  voir  sa  volonté,  qui  était  que  ces  limites  ne 
fussent  faussées,  et  qu'il  ne  se  fît  un  monarque;  il  fit  naître  en 
même  temps  François  I",  Soliman,  Henri  VIII,  pour  les  opposer  à 
Charles-Quint...  De  nouveau,  il  semble  que  Dieu  continue  en  cette 
volonté;  que  la  France,  l'Espagne  et  l'Angleterre  soient  si  égale- 
ment puissantes,  qu'ils  ne  puissent  accroître  au  préjudice  les  uns 
des  autres  ;  ayant  rendu  le  royaume  de  France  par  la  paix,  uni, 

(1)  RabelaiSj  livre  I,  ch.  46. 


32  MONARCHIE  UNIVERSELLE 

puissant  et  formidable  ;  d'autre  part  ajoint  le  Portugal  h  l'Espagne, 
et  l'Ecosse  à  l'x\ngleLerre,  à  ce  qu'ils  aient  force  et  moyens  de  se 
garder  également  les  uns  les  autres,  empêcher  la  monarchie  et 
conserver  leur  État  (i).  « 

Le  partisan  le  plus  décidé  de  la  monarchie  universelle,  Campa- 
nella,  avoue  que  les  écrivains  politiques  étaient  presque  unanimes 
à  la  repousser,  comm.e  contraire  aux  desseins  de  Dieu,  qui  a  donné 
à  chaque  nation  des  limites  naturelles  et  des  langues  différentes, 
expression  d'un  génie  divers;  il  avoue  que  les  monarchies  dont 
l'histoire  fait  mention,  furent  toutes  le  produit  de  la  violence,  et 
qu'à  ce  litre,  elles  sont  condamnées  par  le  christianisme  (2). 
Ajoutons  que  la  monarchie  doit  être  réprouvée,  non  seulement 
parce  qu'elle  est  irréalisable,  et  contraire  à  l'esprit  de  l'Évangile; 
elle  serait  possible,  qu'il  faudrait  encore  la  repousser  comme  un 
faux  idéal.  Pour  la  justifier,  ses  défenseurs  disent  que  le  but  de 
l'humanité  est  la  paix,  et  que  la  monarchie  peut  seule  l'assurer. 
C'est  une  erreur  funeste.  La  paix  n'est  pas  le  but,  c'est  un  moyen  ; 
le  but  est  avant  tout  le  respect  du  droit  et  de  l'individualité;  si  le 
droit  n'est  pas  respecté,  si  l'individualité  est  méconnue,  il  devient 
impossible  à  l'homme  de  remplir  sa  mission  sur  cette  terre,  mis- 
sion qui  n'est  autre  que  le  développement  progressif  de  ses  facultés. 
Or  la  monarchie  universelle,  telle  que  les  conquérants  l'ont  ambi- 
tionnée, détruit  l'idée  même  d'un  droit  individuel,  el  par  suite 
elle  tarit  les  sources  de  la  vie.  Malheur  aux  peuples,  si  la  paix 
devient  jamais  leur  unique  préoccupation,  et  s'ils  y  sacrifient  le 
bien  le  plus  cher  de  l'homme,  sa  liberté.  Ce  serait  le  règne  d'une 
civilisation  purement  matérielle,  c'est  h  dire  la  décadence,  la 
pourriture.  Si  la  monarchie  universelle  était  possible,  elle  se 
réaliserait  dans  une  société  qui  n'aurait  qu'un  seul  souci,  aug- 
menter ses  richesses  pour  accroître  ses  jouissances.  Heureuse- 
ment, Dieu  a  veillé  h  ce  que  la  monarchie  restât  éternellement 
une  chimère,  en  douant  les  nations  d'une  individualité  indestruc- 
tible. Elles  réagiront  toujours  contre  une  domination  qui  les 
anéantirait,  de  même  que  fhomme  réagit  par  instinct  de  conser- 
vation contre  tout  ce  qui  menace  sa  vie.  Est-il  vrai  au  moins  que 

(1)  Mémoires  de  Tavannes,  dans  Peiitol,  Colleclion,  T.  XXIIl,  p.  266, 380, 381. 

(2)  Campanella,  de  Monarchica  Hispanica,  p.  372-384  (édit.  d'Amsterdam,  1641). 


ET  NATIONALITÉS.  33 

!a  monarchie  universelle  soit  une  garantie  de  paix?  Elle  serait 
plutôt  une  source  de  guerres  permanentes.  Il  n'y  a  de  paix  véritable 
que  lorsque  satisfaction  est  donnée  b.  tous  les  besoins  légitimes 
de  la  nature;  quand  il  ya  un  élément  essentiel  de  l'humanité  qui  est 
opprimé,  la  lutte  est  nécessaire,  providentielle.  Si  jamais  la  lutte 
pouvait  cesser,  c'est  parce  qu'il  n'y  aurait  plus  assez  de  forces 
dans  les  nations  pour  résister;  alors  la  paix  régnerait,  mais  ce 
serait  la  paix  des  tombeaux. 


§  3.  Let  nationalités 
I 

Les  nationalités  sont-elles  le  produit  du  hasard,  des  invasions, 
des  guerres,  du  mélange  fortuit  des  races?  ou  ont-elles  une  raison 
d'être  comme  les  individus?  Si  on  les  confond  avec  les  États,  il 
faut  dire  qu'elles  n'ont  pas  de  vie  propre,  qu'elles  se  font  et  se 
défont  par  la  conquête  ou  l'hérédité  ;  par  suite  la  monarchie  uni- 
verselle ne  sera  plus  qu'une  question  de  puissance  et  de  fortune. 
Si,  au  contraire,  elles  ont  une  vie  propre,  comme  les  individus, 
elles  ont  aussi  droit  à  une  existence  individuelle;  elles  ne  peu- 
vent pas  être  détruites  par  un  conquérant,  pas  plus  que  l'indivi- 
dualité humaine  ne  peut  être  anéantie  au  profit  des  princes.  S'il 
n'y  a  pas  de  nationalités,  les  sociétés  politiques  ne  reposent  que 
sur  la  possession;  la  possession  plus  ou  moins  longue  peut  ci-éer 
des  titres,  mais  n'étant  pas  fondée  sur  la  nature,  elle  n'a  pas  la 
force  d'un  droit,  c'est  un  fait,  qu'un  fait  contraire  peut  renverser. 
Il  n'en  est  plus  de  même  si  les  nationalités  ont  une  existence  indi- 
viduelle; il  n'y  a  pas  de  violence  qui  puisse  la  leur  enlever,  car  le 
fait  contraire  au  droit  ne  crée  pas  un  droit,  quelle  que  soit  sa 
durée.  Une  fois  que  le  principe  des  nationalités  sera  entré  dans  la 
conscience  générale  et  qu'il  se  sera  réalisé  dans  la  constitution  des 
États,  il  en  résultera  la  plus  forte  garantie  pour  la  conservation 
de  la  paix,  car  il  ne  pourra  plus  être  question  de  conquête  :  les 
nationalités  sont  donc  un  principe  de  paix.  Que  si,  au  contraire,  on 
ne  tient  aucun  compte  des  nations,  si  leur  existence  n'est  qu'un 
simple  fait,  les  guerres  de  conquête  seront  éternelles. 


54  MONARCHIE  UNIVERSELLE 

Le  principe  de  nationalité  est  entré  dans  la  conscience  humaine; 
et  la  tendance  des  temps  modernes  est  de  le  réaliser  dans  les  faits. 
Or  la  vie  de  l'humanité,  dans  son  évolution  progressive,  nous 
révèle  les  desseins  de  Dieu.  Nous  pouvons  donc  affirmer  que  les 
nations  ont  leur  raison  d'être  en  Dieu.  Ce  qui  confirme  cette  induc- 
tion historique,  c'est  que  l'élément  d'individualité  est  répandu 
dans  toute  la  création ,  aussi  bien  que  celui  de  l'unité.  Les  condi- 
tions physiques  de  la  vie  varient,  non  seulement  d'un  continent  îi 
l'autre,  mais  au  sein  d'un  même  continent,  Dieu  a  créé  des  terri- 
toires où  la  vie  se  développe  sous  des  conditions  différentes  ;  ces 
conditions  sont  appropriées  au  caractère  et  à  la  mission  de  la 
nation  qui  est  destinée  à  l'habiter.  Les  territoires,  avec  tous  les 
éléments  qui  les  constituent,  sont  pour  les  nations  ce  que  le  corps 
est  pour  les  individus,  un  instrument,  un  organe  de  la  vie.  De 
même  que  chez  l'homme,  la  constituton  physique  est  en  harmonie 
avec  les  facultés  intellectuelles  et  morales,  de  même  le  corps  des 
nations  est  en  harmonie  avec  leur  génie  et  leur  destinée.  A  cela  se 
réduit  la  question  si  souvent  agitée  de  l'influence  des  climals.  L'on 
a  dit  que  le  corps  faisait  l'àme,  il  serait  plus  vrai  de  dire  que  l'àme 
fait  le  corps,  car  il  est  contradictoire  que  l'organe  crée  le  principe, 
ce  doit  être  le  principe  qui  crée  l'organe.  Pour  mieux  dire.  Dieu 
seul  est  créateur;  il  donne  h  l'âme  l'enveloppe  qui  répond  à  ses 
facultés  ;  il  donne  aux  nations  le  territoire  qui  répond  à  leur  mis- 
sion. Cette  corrélation  entre  les  mœurs,  les  goûts,  les  dispositions 
d'une  nation,  et  la  partie  de  la  terre  qu'elle  occupe,  est  une  preuve 
vivante  que  les  nations  sont  un  fait  providentiel;  elles  ont  donc 
leur  existence  en  Dieu,  aussi  bien  que  les  individus. 

Un  des  grands  poètes  de  la  France  chante  au  xyu*"  siècle  : 

Du  ciel  la  prudence  infime 
Départ  à  chaque  peuple  un  différent  génie  (1) 

Ces  vers  de  Corneille  contiennent  en  germe  toute  la  théorie  des 
nationalités.  Qu'est-ce  qui  fait  l'essence  d'un  individu?  pourquoi 
disons-nous  qu'il  a  une  existence  indestructible?  C'est  parce  que 
chaque  homme  a  des  facultés  diverses ,  qu'il  est  appelé  à  déve- 

(1)  Corneille,  Cinna,  U,  1. 


ET  NATIONALITES.  00 

lopper,  de  l'usage  desquelles  il  est  responsable;  il  meurt,  mais 
pour  renaître  à  une  vie  nouvelle,  dont  les  conditions  sont  une  suite 
rigoureuse  de  sa  vie  antérieure.  Chez  les  nations,  nous  trouvons 
également  des  facultés  diverses  qu'elles  sont  appelées  h  dévelop- 
per, et  de  l'emploi  desquelles  elles  sont  responsables;  il  leur  arrive 
aussi  de  mourir,  comme  h  tout  ce  qui  est  créé;  mais  c'est  plutôt 
une  transformation  de  la  vie  qu'une  destruction.  Le  génie  divers 
de  chaque  homme  se  manifeste  dans  ses  œuvres  ;  chacun  a  sa  mis- 
sion à  remplir  dans  la  destinée  générale  de  l'humanité.  Le  génie 
de  chaque  nation  nous  révèle  également  sa  mission,  qui  est  en 
harmonie  avec  la  mission  des  individus  et  avec  celle  du  genre 
humain.  Ce  qui  constitue  l'individualité  humaine,  c'est  précisé- 
ment ce  génie  particulier  de  chaque  homme,  et  la  tâche  qu'il  a  îi 
accomplir  dans  l'œuvre  générale  de  sa  nation  et  de  l'humanité. 
C'est  aussi  ce  génie  et  cette  mission  qui  fondent  le  caractère  essen- 
tiel des  nationalités.  Chaque  peuple  représente  en  quelque  sorte 
une  idée  ;  cette  idée  est  le  principe  de  sa  vie,  sans  elle  il  cesserait 
d'être  (1)  ;  aussi  longtemps  qu'il  y  reste  fidèle,  il  joue  un  rôle  glo- 
rieux dans  l'histoire;  du  jour  où  il  la  déserte,  il  abdique  son  exis- 
tence; son  déclin  commence,  il  meurt  pour  renaître  dans  d'autres 
conditions. 

L'histoire  tout  entière  est  un  témoignage  de  la  destinée  indivi- 
duelle que  nous  reconnaissons  aux  nations  ;  leur  génie  et  leur  mis- 
sion éclatent  avec  une  égale  évidence  dans  les  faits.  Comment 
l'existence  des  nations  s'harmonise-t-elle  avec  celle  des  individus, 
d'une  part,  et  celle  de  l'humanité,  d'autre  part?  Nous  avons  dit  que 
l'individu  ne  doit  pas  être  absorbé  par  l'État,  pas  plus  que  les 
nations  par  l'humanité;  c'est  dire  qu'en  définitive  le  perfection- 
nement de  l'individu  est  le  dernier  but  de  l'organisation  du  genre 
humain,  que  les  nations  et  l'humanité  sont  des  milieux  dans  lesquels 
l'homme  doit  développer  ses  facultés,  et  accomplir  sa  mission. 
Séparez  findividu  de  la  nation  5  laquelle  il  appartient,  vous  n'au- 
rez plus  qu'une  abstraction,  un  non-être;  fhomme  ne  peut  pas 
plus  vivre  en  dehors  d'une  nation,  que  la  feuille  ne  pourrait  vivre 


(1)  Cousin t  Histoire  de  la  philosophie,  X*  leçon  :  «  Un  peuple  n'est  un  véritable  peuple  qu'à 
condition  d'exprimer  une  idée  qui  lui  donne  un  caractère  commun,  une  physionomie  distincte  dans 
l'histoire.  • 


^6  MONARCHIE  UNIVERSELLE 

si  on  la  détachait  de  l'arbre  dans  lequel  elle  puise  les  sources  de 
la  vie.  C'est  la  nation  qui  donne  h  l'individu  son  caractère,  ses 
idées,  ses  préjugés  et  ses  passions  ;  il  vit  en  elle.  Mais  elle  vit  aussi 
on  lui  :  la  nation,  si  on  la  sépare  des  individus,  est  une  abstrac- 
tion, ce  sont  les  individus  qui  font  sa  force  et  sa  grandeur.  Pour 
qu'il  y  ait  vie  complète,  harmonique,  il  faut  que  la  vie  nationale  et 
la  vie  individuelle  se  pénètrent,  réagissent  l'une  sur  l'autre,  maie, 
de  manière  ii  conserver  chacune  leur  liberté  d'action. 

La  vie  nationale  et  la  vie  individuelle  ne  suffisent  pas  pour  l'en- 
tier développement  des  facultés  de  l'homme  et  pour  l'accomplisse- 
ment de  sa  mission.  En  effet,  la  destinée  de  tous  les  hommes  est 
solidaire,  en  ce  sens  qu'ils  sont  frères;  il  y  a  donc  un  lien  entre 
eux,  d'où  naissent  des  devoirs;  ces  devoirs,  en  rattachant  l'indi- 
vidu t^  SOS  semblables,  quel  que  soit  le  lieu  qu'ils  habitent,  mettent 
en  action  les  plus  nobles  facultés  de  l'homme,  les  sentiments  de 
fraternilé  et  de  charité.  Pour  l'individu,  la  solitude  absolue  serait 
la  mort  de  l'âme  ;  les  nations  ne  peuvent  pas  plus  s'isoler  de  l'hu- 
manité que  les  individus  ne  peuvent  se  détacher  de  leurs  sem- 
blables; leur  isolement  absolu  serait  aussi  la  mort.  Par  cela  mô'me 
que  les  nations  ont  chacune  leur  génie  particulier,  chacune  n(î 
représente  qu'une  des  faces  de  l'humanité,  chacune  est  donc  incom- 
plète; elle  doit,  pour  se  compléter,  se  mettre  en  rapport  avec  les 
autres  membres  de  l'humanité  :  ce  n'est  que  par  cette  voie  com- 
mune qu'un  développement  régulier,  harmonique  des  facultés 
humaines  devient  possible.  Ainsi  les  nations  sont  à  l'égard  de 
l'humanité,  ce  que  les  individus  sont  à  l'égard  des  nations;  la  vie 
nationale  doit  se  relier  à  la  vie  générale,  de  même  que  la  vie  indi- 
viduelle doit  se  reliera  la  vie  nationale.  Les  nations  ont  une  mis- 
sion qui  s'identifie  avec  celle  des  individus  ;  l'humanité  a  une  des- 
tinée qui  est  au  fond  celle  des  nations  et  des  individus.  Il  faut  donc 
que  le  genre  humain  soit  organisé  de  manière  que  la  vie  nationale 
favorise  la  vie  individuelle,  et  que  la  vie  universelle  pénètre  la  vie 
nationale.  L'individu,  quoique  libre  et  indépendant  dans  sa  sphère, 
ne  peut  pas  entraver  la  vie  nationale;  ce  serait  détruire  le  milieu 
dans  lequel  il  est  appelé  à  vivre.  La  nation  ne  peut  pas  davantage, 
quoique  libre  et  indépendante,  entraver  la  vie  générale  :  ce  serait 
remplacer  une  vie  commune,  harmonique,  par  une  existence  parti- 
culière et  égoïste,  et  l'égoïsmetue  ceux  qui  s'y  abandonnent.  De  là  la 


ET  NATIONALITÉS.  37 

nécessité  d'une  organisation  de  l'humanité  qui  harmonise  la  vie 
générale,  la  vie  nationale  et  la  vie  individuelle. 


II 


Quelle  est  l'origine  historique  des  nations?  Dans  notre  monde 
occidental,  elles  datent  des  temps  modernes.  L'antiquité  est  l'âge 
des  cités  et  des  monarchies  universelles.  Les  Barbares  mettent 
fin  à  l'empire  de  la  Ville  Éternelle,  mais  on  dirait  que  Rome  est 
née  pour  la  domination,  comme  le  dit  son  grand  poète  :  les  Césars 
font  place  aux  papes.  Quel  est  l'idéal  du  catholicisme  dont  la 
papauté  est  l'organe?  On  essaie  aujourd'hui  de  relever  le  christia- 
nisme traditionnel  de  sa  décadence,  et  pour  le  remettre  en  hon- 
neur, on  prétend  qu'il  se  concilie  parfaitement  avec  les  tendances 
delacivilisation  européenne;  que  dis-je?  ses  plus  ardents  défenseurs 
vont  jusqu'h  prétendre  que  c'est  à  lui  que  nous  devons  tout  ce  qu'il 
y  a  de  grand  dans  notre  état  social.  L'histoire  donne  un  démenti  i\ 
ces  superbes  prétentions.  Un  des  besoins  les  plus  vifs  des  peuples 
modernes,  c'est  leur  indépendance;  or  il  n'y  a  pas  de  place  pour 
les  nations  dans  le  catholicisme.  Les  plus  célèbres  docteurs  du 
moyen  âge  disent  «  que,  si  Adam  n'avait  pas  péché,  les  hommes 
n'auraient  formé  qu'une  famille  dont  Adam  eût  été  le  chef  et  par 
conséquent  le  maître  (i).  »  Voilà  bien  l'unité  représentée  comme 
l'idéal  de  l'humanité,  dans  son  état  de  perfection.  L'idée  de  diversité, 
de  nationalité  ne  pouvait  pas  même  naître  dans  cet  état  imaginaire 
que  les  catholiques  appellent  le  paradis  :  il  y  avait  unité  de  langue, 
unité  de  sentiments  et  unité  politique,  si  l'on  peut  appeler  ainsi  le 
gouvernement  de  la  famille  humaine  par  son  chef. 

L'unité  de  langue  est  l'expression  de  l'unité  intellectuelle;  elle 
survécut  à  la  chute.  C'était  comme  un  souvenir  de  l'état  primitif: 
«  La  terre,  dit  la  Genèse,  n'avait  alors  qu'une  seule  langue,  et  la 
même  manière  de  parler.  »  Comment  la  diversité  de  langues,  signe 
de  la  diversité  nationale,  s'est-elle  fait  jour  dans  cette  unité  abso- 
lue? Au  point  de  vue  des  doctrines  modernes,  nous  voyons  un 
immense  progrès  dans  l'avènement  de  cette  diversité,  car  c'est 

(1)  Alexander  Haies,  Summa  fheologica,  quœst.  XGIII,  membr.  1.  (T.  II,  p.  387.) 

3 


38  MONARCHIE  UNIVERSELLE 

l'avénement  des  nationalités.  Est-ce  sous  ces  couleurs  que  l'Écri- 
ture sainte  représente  la  révolution  qui,  d'une  seule  langue,  en  fit 
plusieurs?  Notre  question  seule  est  une  hérésie.  L'unité  de  langue 
étant  un  des  caractères  de  l'existence  parfaite  du  paradis,  la 
diversité  de  langage  ne  peut  être  qu'une  conséquence  de  la  chute. 
Tel  est  aussi  le  récit  de  la  Bible.  Les  hommes  s'étant  multipliés, 
leur  orgueil  s'insurgea  contre  Dieu  ;  ils  se  mirent  à  bâtir  une  tour, 
la  fameuse  tour  de  Babel,  comme  s'ils  voulaient  s'élever  jusqu'au 
ciel,  et  braver  la  divinité.  Que  fit  Dieu  pour  punir  leur  révolte? 
«Allons,  dit-il,  confondons  leurs  langues,  afin  qu'ils  ne  s'en- 
tendent plus  les  uns  les  autres;  et  ainsi  le  Seigneur  les  sépara 
de  ce  lieu  par  toutes  les  terres.  »  La  confusion  des  langues  con- 
duisit h  la  séparation  des  peuples.  Écoutons  Bossuet  :  «  La  parole 
est  le  lien  de  la  société  entre  les  hommes,  par  la  communication 
qu'ils  se  donnent  de  leurs  pensées.  Dès  qu'on  ne  s'entend  plus 
l'un  l'autre,  on  est  étranger  l'un  h.  l'autre.  Si  je  n'entends  point, 
dit  saint  Paul,  la  force  d'une  parole,  je  suis  étranger  et  barbare  à 
celui  à  qui  je  parle,  et  il  me  l'est  aussi.  Et  saint  Augustin  remarque 
que  cette  diversité  de  langages  fait  qu'un  homme  se  plaît  plus  avec 
son  chien,  qu'avec  son  semblable  (1).  »  Ainsi  la  confusion  des 
langues,  punition  de  l'attenlat  de  Babel,  fut  le  principe  de  la 
séparation  des  peuples.  L'on  doit  donc  dire,  d'après  le  récit  de  la 
Genèse,  que  le  partage  du  genre  humain  en  nations  est  une  puni- 
tion infligée  aux  hommes  pour  leur  orgueil. 

Telle  est  la  conception  que  la  révélation  chrétienne  donne  de 
l'origine  des  nations.  Loin  d'avoir  leur  principe  en  Dieu,  elles 
sont  une  déviation  de  la  création  primitive,  c'est  à  dire  de  la  per- 
fection divine.  Les  hommes  déchus  s'étaient  servis  de  leur  unité 
pour  faire  la  guerre  à  Dieu,  au  lieu  de  le  glorifier  ;  voilà  pourquoi 
Dieu  les  punit,  en  les  séparant.  C'est  en  ce  sens  que  le  Sage  par 
excellence  dit  dans  ses  Proverbes  :  «  A  raison  des  péchés  des 
hommes,  il  y  a  beaucoup  de  princes  qui  les  gouvernent.;»  Cepen- 
dant la  destinée  des  hommes  est  de  revenir  à  la  perfection  d'où 
ils  sont  déchus  par  la  faute  d'Adam  :  le  péché  originel  a  introduit 
la  division,  Jésus-Christ  est  venu  réparer  la  nature  humaine  et 
rétablir  l'unité.  L'unité,  et  une  unité  absolue  ,  est  donc  l'idéal  de 

(1)  Bossuel,  Politique  tirée  de  l'Écriture,  livre  1,  art.  î. 


ET  NATIONALITÉS.  39 

l'humanité,  l'état  pour  lequel  Dieu  l'a  créé.  On  le  voit,  l'unité,  c'est 
à  dire,  dans  le  domaine  politique,  la  monarchie  universelle,  est 
un  dogme  pour  le  catholicisme;  il  faudrait  un  tour  de  force  aussi 
miraculeux  que  la  cenfusion  des  langues,  pour  introduire  l'élé- 
mient  de  la  diversité,  à  titre  de  principe  divin,  dans  l'unité  chré- 
tienne. 

Une  chose  est  certaine,  c'est  que,  pendant  les  longs  siècles  où 
le  catholicisme  a  régné  sur  les  esprits ,  la  monarchie  universelle 
fut  l'idéal  de  l'Église.  Dans  la  doctrine  du  moyen  âge,  les  papes 
étaient  les  vrais  maîtres  du  monde;  s'ils  consentaient  à  partager 
la  domination  avec  les  emipereurs,  c'était  h  condition  que  les  chefs 
temporels  de  la  chrétienté  leur  fussent  subordonnés,  comme  le 
corps  l'est  à  l'âme.  Grâce  à  la  prédication  de  l'Évangile  et  au  régime 
de  fer  de  la  papauté,  les  croyances  religieuses  étaient  les  mêmes; 
l'unité  existant  dans  le  domaine  de  la  pensée,  on  pouvait  croire 
qu'elle  se  réaliserait  aussi  dans  les  faits  et  qu'il  n'y  aurait  qu'un 
troupeau  sous  un  seul  pasteur.  Il  n'y  avait  pas  jusqu'à  l'unité  de 
langue,  cette  marque  caractéristique  de  l'unité  primitive  du  genre 
humain  au  sein  du  paradis,  qui  ne  reparût  au  moyen  âge.  L'Église 
repoussa  les  langues  des  peuples  barbares  qui  s'établirent  sur  les 
ruines  de  l'empire  romain;  elle  leur  imposa  la  langue  latine 
comme  langue  sacrée.  Rejeter  les  langues  nationales,  c'était  répu- 
dier les  nationalités ,  pour  mieux  dire,  les  empêcher  de  se  former 
et  de  se  développer.  En  réalité,  tant  que  le  catholicisme  domina, 
il  n'y  avait  pas  de  nationalité;  la  chrétienté  était  une,  la  pensée 
était  une,  la  littérature  était  une.  Il  y  a  une  fatigante  uniformité 
dans  les  plus  grands  penseurs  du  moyen  âge;  qu'ils  soient  alle- 
mands ou  italiens,  français  ou  anglais,  leur  langage  est  le  même, 
et  leurs  sentiments  sont  les  mêmes  :  ils  nous  donnent  une  idée  de 
ce  que  deviendrait  le  développement  intellectuel,  si  l'unité  de 
langue,  cet  idéal  du  paradis,  pouvait  s'établir. 

Un  grand  philosophe  a  vu  dans  l'unité  de  langue  un  moyen  mer- 
veilleux d'avancer  les  progrès  de  l'esprit  humain;  pour  arriver  à 
ce  but,  Leibniz  voulait  créer  une  langue  artificielle.  Mais  tout  idéal 
reposant  sur  l'unité  absolue,  est  une  fausse  utopie.  Le  moyen  âge 
jouissait  de  ce  que  l'on  considère  comme  un  bienfait,  il  avait 
l'unité  de  langue.  Qu'en  résulta-t-il?  L'unité  tua  l'individualité, 
l'originalité ,  c'est  à  dire  le  principe  même  de  toute  vie.  La  litté- 


40  MONARCHIE  UNIVERSELLE 

rature  était  factice  comme  la  langue  qui  lui  servait  d'organe;  de 
là  l'ennui  qu'elle  respire,  et  qui  l'a  fait  reléguer  parmi  la  poussière 
du  passé.  Chose  singulière,  et  qui  prouve  combien  l'idéal  de  l'Église 
est  trompeur!  Il  y  avait  au  moyen  âge  des  germes  de  langues 
nationales  ;  on  les  méprisait  du  haut  de  l'unité  chrétienne  comme 
le  fruit  de  la  barbarie  :  cependant  cette  barbarie  seule  avait  vie 
et  avenir.  Aujourd'hui  on  rassemble  avec  un  soin  qui  peut  paraître 
superstitieux,  jusqu'aux  moindres  débris  qui  restent  de  la  littéra- 
ture populaire  du  moyen  âge,  tandis  que  les  in-folios  latins  des 
grands  penseurs  du  catholicisme  sont  abandonnés  aux  vers  qui 
les  rongent.  Ce  culte  de  nos  origines  littéraires  n'est  pas  une  pué- 
rilité d'érudit  ;  c'est  la  piété  des  nations  qui  recueille  les  témoi- 
gnagnes  de  leur  vie  primitive.  Les  langues  modernes  sont  le  pre- 
mier éveil  des  nationalités  :  avec  elles  finit  l'unité  catholique,  la 
monarchie  universelle  de  Rome,  et  une  nouvelle  ère  s'ouvre. 


III 


D'où  viennent  nos  langues ,  expression  des  nationalités  qui  ont 
pris  la  place  de  l'unité  chrétienne?  Il  y  a  unité  d'origine  dans  les 
langues  du  monde  occidental;  c'est  un  témoignage  toujours  vivant 
de  l'unité  qui  relie  les  membres  de  la  grande  famille  humaine. 
Cette  unité  n'empêche  pas  une  diversité  infinie  de  génie  et  de 
caractère  :  toutes  les  langues  modernes  ont  leur  racine  dans 
l'Inde  ;  mais  quelle  variété  de  développements  depuis  l'Inde 
antique,  la  Perse,  la  Grèce  et  Rome,  jusqu'aux  peuples  de  race 
germanique!  C'est  cette  variété  qui  fait  la  richesse  et  la  grandeur 
de  notre  civilisation.  Les  races  se  sont  partagées  en  peuples 
divers,  qui  ont  agi  l'un  sur  l'autre  par  la  conquête,  la  colonisation 
et  les  mille  rapports  auxquels  le  commerce  donne  naissance.  De 
là,  malgré  l'origine  commune,  des  langues  diverses  répondant 
à  des  civilisations  différentes.  Remarquons  une  chose  qui  prouve 
l'importance  du  principe  de  diversité  dans  les  destinées  du  genre 
humain  :  aucun  peuple  moderne  ne  peut  revendiquer  une  origine 
pure  de  mélange;  tous  ont  été  formés  par  la  fusion  d'éléments 
divers,  soit  par  des  immigrations  successives,  soit  par  la  guerre, 
soit  par  les  colonies.  Ce  mélange,  loin  d'affaiblir  les  nationalités, 


ET  NATIONALITÉS.  41 

semble  plutôt  leur  donner  une  force  plus  grande  :  il  n'y  a  pas  de 
pays  qui  ait  été  foulé  par  les  conquérants,  comme  l'Angleterre, 
et  il  n'y  a  pas  de  nationalité  plus  fortement  trempée  que  celle  de 
l'Angleterre. 

Si  l'on  demande  quelles  sont  les  origines  des  langues  et  des 
nations,  il  faut,  comme  en  toutes  choses,  remonter  à  Dieu.  Au 
moment  où  l'Europe  paraît  sur  la  scène  de  l'histoire,  elle  est  déjà 
occupée  par  les  races  qui  forment  le  fond  des  nationalités  mo- 
dernes. Cela  est  si  vrai,  que  l'on  retrouve  encore  aujourd'hui  le 
caractère,  les  vices  et' les  qualités  que  les  historiens  anciens 
signalent  dans  les  populations  européennes.  Les  légions  romaines 
domptèrent  les  Gaules,  l'Espagne,  l'Angleterre  et  une  partie  delà 
Germanie;  mais  elles  n'eurent  pas  la  puissance  d'étouffer  les 
germes  des  nationalités  que  Dieu  avait  déposés  dans  le  monde 
occidental.  Rome  ne  fit  qu'ajouter  un  élément  puissant  de  civili- 
sation, en  répandant  dans  son  immense  empire  sa  langue  et  son 
droit.  Quand  le  christianisme,  grâce  à  l'unité  romaine,  eut  jeté 
d'assez  fortes  racines  pour  pouvoir  résister  aux  tempêtes,  les  Bar- 
bares arrivèrent  pour  briser  la  fausse  unité  de  l'empire.  C'est  l'in- 
vasion germanique  qui  joue  le  plus  grand  rôle  dans  la  formation 
des  nations  modernes,  car  c'est  la  race  germanique  qui  représente 
par  excellence  l'esprit  d'individualité,  sans  lequel  il  n'y  a  pas  de 
nation  possible.  Les  Germains  avaient  l'amour  de  la  personnalité 
à  un  le!  excès,  qu'ils  permettaient  à  l'individu  de  rompre  les  liens 
les  plus  sacrés,  ceux  de  la  famille  (1).  C'était  pousser  la  vertu  jus- 
qu'au défaut.  Sous  l'influence  de  cet  esprit  de  division,  l'Europe 
se  morcela  en  un  nombre  infini  de  petites  souverainetés  locales; 
tout  se  localisa,  le  droit,  les  mœurs,  les  idées,  la  langue,  le  carac- 
tère :  c'est  le  régime  de  la  féodalité.  Si  ce  morcellement  illimité 
n'avait  pas  trouvé  d'obstacle,  il  aurait  disjoint  les  divers  membres 
des  nations,  il  les  aurait  isolés,  détachés  de  l'unité  humaine.  Rome 
et  le  christianisme  prévinrent  la  dissolution  universelle  dont  la 
féodalité  menaçait  l'Europe.  Mais  telle  est  la  condition]des  choses 
humaines,  que  le  bien  n'est  jamais  sans  mélange  de  mal.  Le  prin- 
cipe de  l'individualité  germanique,  nécessaire  pour  la  constitution 
des  nationalités,  aurait  conduit  dans  son  excès  à  l'anarchie  et  à  la 

(1)  Voyez  le  tome  V  de  mes  Études. 


42  MONÂUCHIE  UNIVEHSELLE. 

mort  :  Rome  arrêta  la  dissolution  féodale  par  l'idée  de  l'État,  cen- 
tre autour  duquel  viennent  se  grouper  successivement  pour  s'y 
perdre  les  petites  souverainetés  féodales:  le  christianisme  étendit 
encore  plus  loin  les  liens  des  hommes,  en  les  unissant  tous,  sans 
distinction  de  race,  par  une  foi  commune.  Mais  Rome  et  le  chris- 
tianisme avaient  également  la  tendance  de  pousser  à  l'excès  le 
principe  de  l'unité  dont  ils  étaient  les  représentants.  De  15,  une 
nouvelle  tentative  de  monarchie  universelle,  qui  aurait  pu  devenir 
funeste  à  l'humanité,  si  le  pape  ou  l'empereur  était  parvenu  à  do- 
miner seul  sur  la  chrétienté;  heureusement,  il  y  avait  dans  l'unité 
chrétienne  un  principe  de  division,  et  par  conséquent  de  déca- 
dence. Le  pape  ruina  l'empire,  et  l'empereur  ruina  la  papauté;  il 
ne  resta  que  les  nations  (1). 

Tel  fut  le  long  travail  du  moyen  âge  ;  les  nations  étaient  consti- 
tuées, lorsque  la  révolution  du  xvi''  siècle  éclata.  La  réforme  donna 
une  force  immense  à  l'esprit  national.  Aussi  longtemps  que  la 
chrétienté  fut  soumise  à  Rome,  exploitée  par  Rome,  il  manquait 
quelque  chose  h  l'indépendance  des  nations;  pour  être  libres,  elles 
devaient  briser  ce  dernier  lien  qui,  quoique  spirituel  en  appa- 
rence, aboutissait  en  réalité  à  une  domination  temporelle.  Les 
peuples  de  race  germanique  prirent  l'initiative.  Cela  devait  être, 
car  le  protestantisme  était  en  essence  la  revendication  du  droit  de 
l'individu  dans  le  domaine  de  la  foi  ;  il  appartenait  h  la  race  indivi- 
duelle par  excellence  de  donner  le  signe  de  la  révolte  coritre  un 
prétendu  pouvoir  divin,  qui  opprimait  l'homme  dans  ce  qu'il  a  de 
plus  intime,  sa  croyance,  et  qui  se  prévalait  de  l'empireque  l'âme 
exerce  sur  le  corps  pour  usurper  la  souveraineté  temporelle  au 
nom  du  pouvoir  spirituel.  L'on  peut  donc  dire  que  les  nations 
datent  de  la  réforme  ;  en  effet,  c'est  elle  qui  assura  leur  souverai- 
neté, et  il  n'y  a  pas  donations,  aussi  longtemps  qu'elles  ne  sont  pas 
souveraines.  Cette  influence  de  la  révolution  du  xvi'=  siècle  ne  se 
borna  pas  aux  peuples  qui  embrassèrent  le  protestantisme,  elle 
réagit  sur  ceux  qui  gardèrent  leurs  vieilles  croyances.  Luther  brisa 
la  papauté  et  l'unité  chrétienne  du  moyen  âge  ;  en  dépit  de  la  réac- 
tion catholique,  il  n'en  resta  qu'une  vaine  ombre.  Les  papes  qui, 
au  temps  de  leur  puissance,  déposaient  les  rois,  et  transféraient 

(1)., Voyez  Ip  lome  VI'  de  mes  Etudes. 


ET  NATIONALITÉS.  43 

les  royaumes,  furent  obligés  de  rechercher  l'appui  des  princes 
pour  se  défendre  contre  le  flot  envahissant  de  la  révolution  reli- 
gieuse; leur  décadence  alla  croissant  jusqu'à  ce  que  le  moment 
arriva  où  le  vicaire  de  Dieu  ne  se  maintient  au  Vatican  que  sous  la 
protection  des  baïonnettes  étrangères.  La  papauté  n'est  plus  qu'une 
ruine  dans  la  ville  des  ruines. 

La  race  germanique  acheva  par  la  réforme  l'œuvre  qu'elle  inau- 
gura par  l'invasion  des  barbares,  et  qu'elle  prépara  par  la  féo- 
dalité ;  la  révolution  du  xvi*'  siècle  constitua  définitivement 
les  nationalités.  Il  y  a  de  cela  un  témoignage  irrécusable;  les 
littératures  nationales  prirent  leur  essor  sous  l'influence  du  pro- 
testantisme. Les  langues  modernes  se  formèrent  comme  les 
nationalités  dont  elles  sont  l'expression,  dans  les  longs  siècles  du 
moyen  âge,  mais  il  leur  manquait  un  principe  de  vie.  Aussi  long- 
temps qu'il  domina,  le  catholicisme  étouffa  les  idiomes  nationaux 
autant  que  cela  dépendait  de  lui ,  en  imposant  le  latin  au  clergé, 
la  seule  classe  lettrée  qui  existât  h  cette  époque,  et  en  parlant  aux 
fidèles  dans  une  langue  morte.  La  renaissance  ne  fut  pas  favorable 
aux  littératures  populaires  ;  fiers  des  chefs-d'œuvre  de  l'esprit 
humain,  qu'ils  ressuscitèrent,  les  savants  dédaignaient  l'inculte 
langage  du  peuple.  Érasme,  le  plus  beau  génie  de  ce  temps  d'en- 
thousiasme littéraire,  a  les  sentiments  de  l'ère  moderne,  mais  il 
les  exprime  dans  le  latin  de  Cicéron-  La  réforme  fut  une  révolution 
dans  le  langage,  plus  encore  que  dans  la  foi  ;  ce  fut  la  vraie  renais- 
rance,  c'est  à  dire  une  vie  nouvelle  ;  or  la  vie  demande  une  langue 
vivante.  Comme  les  réformateurs  adressaient  leurs  appels  pas- 
sionnés au  peuple,  ils  furent  obligés  de  lui  parler  dans  l'idiome 
du  peuple,  et  leurs  premiers  accents  furent  des  chefs-d'œuvre.  Les 
catholiques  ont  tout  contesté  à  Luther,  ils  n'ont  pas  nié  l'éloquence 
entraînante  de  ses  écrits.  On  ne  lit  plus  guère  les  ouvrages  des 
grands  penseurs  du  moyen  âge;  il  n'y  en  a  pas  un  seul  qui  brille 
par  le  don  de  l'art,  la  langue  morte  dont  ils  se  servent  a  étouffé  le 
sentiment  de  !a  vie.  On  lira  toujours  l'^s  écrits  du  réformateur 
allemand;  l'artiste  sauvera  le  théologien  de  l'oubli.  La  nécessité 
d'agir  sur  l'esprit  des  fidèles,  de  les  convaincre,  de  les  entraîner, 
fut  la  même  partout  où  la  réforme  pénétra,  et  partout  elle  eut  la 
même  influence  sur  la  littérature  nationale.  C'est  grâce  au  pro- 
testantisme que  les  littératures  modernes  devinrent  populaires,  et 


44  MONARCHIE  UNIVERSELLE 

en  pénétrant  dans  le  peuple,  elles  y  puisèrent  une  source  dévie 
intarissable. 

L'esprit  de  nationalité  du  protestantisme  se  manifeste  encore 
dans  une  autre  sphère  tout  aussi  caractéristique  :  la  science  du 
droit  des  gens  date  de  la  réformation,  et  elle  doit  son  éclat  à  des 
écrivains  réformés.  D'après  une  opinion  traditionnelle,  le  droit 
international  procéderait  du  christianisme.  Il  est  vrai  que  la  doc- 
trine évangélique,  en  humanisant  les  mœurs,  a  introduit  dans  les 
relations  internationales  des  éléments  que  les  anciens  ignoraient, 
la  fraternité  et  la  charité,  mais  ces  sentiments  ne  constituent  pas 
un  droit.  Il  y  a  plus;  il  est  impossible  que  le  catholicisme  ait  pro- 
duit la  science  du  droit  qui  régit  les  rapports  des  nations,  car 
l'idée  de  nation  lui  est  étrangère.  Le  droit  international  ne  pou- 
vait naître  que  d'un  mouvement  qui  relève,  bien  qu'en  l'exagérant, 
le  principe  d'individualité.  Voilà  pourquoi   les  écrivains  catholi- 
ques ne  se  sentirent  pas  attirés  vers  une  science  qui,  dans  sa 
première  manifestation,  ne  tenait  compte  que  de  ce  qu'il  y  a 
d'individuel  dans  l'humanité.  C'était  une  conséquence  inévitable 
du  principe  protestant  :  expression  du  génie  germanique,  il  tend 
en  toutes  choses  à  l'individualisme.  Cependant,  le  droit  des  gens, 
s'il  implique  l'existence  de  nations  libres  et  souveraines,  suppose 
aussi  qu'il  y  a  entre  elles  des  liens  juridiques,  et  pour  trouver  la 
source  première  ainsi  que  la  raison  et  le  but  de  ces  rapports,  il 
faut  considérer  les  nations,  non  comme  des  êtres  isolés  et  jouis- 
sant d'une  indépendance  absolue,  mais  comme  membres  d'une 
unité  supérieure  dans  laquelle  elles  puisent  leur  mission,  et  d'où 
dérive  une  limitation  de  leur  souveraineté,  c'est  h  dire  des  droits 
et  des  obligations  réciproques.  Cette  tendance  à  l'unité  est  si 
impérieuse,  qu'elle  se  produisit  dans  les  faits  tout  ensemble  et 
dans  la  science,  sous  le  nom  d'équilibre  politique. 


§  4.   L'équilibre  politique 

L'unité  du  moyen  âge  par  le  pape  et  l'empereur  avait  pour  but 
idéal  la  paix.  Cet  idéal  était  faux  et  de  plus  .irréalisable.  Chose 
singulière,  ceux  qui  devaient  procurer  la  paix  à''la  chrétienté,  le 
vicaire  spirituel  et  le  vicaire  temporel  de  Jésus-Christ,  furent  eux- 


ET  NATIONALITÉS.  4S 

mêmes  en  lutte  permanente,  jusqu'à  ce  que  l'empire  et  la  papauté 
se  fussent  détruits  l'un  l'autre.  La  réforme  mit  fin  à  l'unité  chré- 
tienne. Alors  les  nations  entrèrent  en  scène,  et  elles  manifestèrent 
leur  vie  par  des  guerres  presque  incessantes.  La  personnalité, 
poussée  jusqu'à  l'égoïsme  le  plus  brutal,  telle  fut  la  loi  des  temps 
modernes.  L'on  ne  tarda  pas  à  s'apercevoir  que  la  domination  du 
plus  fort  était  au  bout  de  cette  lutte  de  forces  individuelles.  Bien 
que  l'ère  des  nationalités  commence  aveclexvr^  siècle,  les  nations 
n'étaient  pas  encore  constituées.  Elles  n'agissaient  pas  en  leur 
nom  ;  les  rois,  chefs  héréditaires  des  peuples,  les  représentaient, 
et  les  représentaient  très  mal.  Des  passions  tout  à  fait  personnelles, 
la  vanité,  l'orgueil,  l'amour  de  la  guerre,  animaient  les  princes; 
c'était  un  champ  favorable  pour  la  formation  d'une  monarchie 
universelle.  Dès  le  xvi*^  siècle,  la  monarchie  devint  l'ambition  d'une 
puissante  famille,  de  la  maison  d'Autriche.  Menacés  dans  leur  indé- 
pendance, les  rois  se  coalisèrent  contre  le  plus  fort  ;  ils  cherchè- 
rent à  sauvegarder  leur  existence  en  équilibrant  les  forces  des 
grandes  puissances,  de  manière  à  conjurer  le  danger  d'une  prépon- 
dérance qui  eût  été  le  premier  pas  vers  la  domination  du  monde. 
Ainsi  le  système  de  l'équilibre  remplaça  l'unité  du  moyen  âge. 
On  lui  fait  honneur  d'avoir  délivré  l'Europe  de  l'ambition  de  la 
monarchie  universelle,  incarnée  d'abord  dans  la  maison  d'Autriche, 
puis  dans  la  royauté  française.  C'est  aller  au  delà  de  la  vérité, 
que  de  dire  que  l'ambition  de  Charles-Quint  fut  tenue  en  échec 
par  des  idées  d'équilibre.  François  !"%  son  brillant  rival,  ne  son- 
geait guère  à  équilibrer  les  forces  de  la  France  et  de  l'Espagne; 
vrai  type  de  la  légèreté  française,  il  poursuivit  un  but  impolitique 
au  plus  haut  degré,  et  même  irréalisable,  un  établissement  en 
Italie.  Henri  VIII  qui,  comme  roi  d'Angleterre,  avait  pour  mission 
d'être  gardien  de  l'équilibre,  fut  toutesaviele  jouet  de  ses  mobiles 
et  impures  passions.  Quant  à  Soliman,  l'équilibre  était  certes  le 
moindre  de  ses  soucis;  successeur  armé  du  prophète  arabe,  il  ne 
pouvait  avoir  d'autre  but  que  de  combattre  et  de  combattre  tou- 
jours, jusqu'à  ce  que  la  terre  entière  reconnût  le  Dieu  de  Mahomet. 
Le  vrai  obstacle  que  Charles-Quint  rencontra  dans  ses  projets 
ambitieux  fut  le  protestantisme  qui,  en  brisant  l'unité  catholique, 
rendit  impossible  la  reconstitution  de  l'empire,  ce  rêve  du  grand 
empereur. 


46  MONARCHIE  UNIVERSELLE 

Au  xvii''  siècle,  les  idées  d'équilibre  parurent  prendre  une  plus 
grande  force;  l'Autriche,  appuyée  sur  la  réaction  catholique,  me- 
naçait de  se  faire  maîtresse  absolue  de  l'Allemagne,  ce  qui  eiit  été 
un  grand  danger  pour  l'indépendance  des  autres  États.  C'est  alors 
que  Richelieu  abaissa  pour  toujours  la  grandeur  de  la  maison  qui, 
depuis  deux  siècles,  alarmait  l'Europe.  Cependant,  ce  serait  encore 
une  exagération  que  d'attribuer  au  système  d'équilibre  la  guerre 
de  Trente  ans  et  la  paix  de  Westphalie,  qui  couronna  cette  lutte 
sanglante.  ïl  est  certain  que  l'Allemagne,  théâtre  de  la  lutte,  resta 
étrangère  ù  toute  idée  politique  au  milieu  de  l'affreuse  guerre  qui 
la  déchirait.  Richelieu  chercha  vainerfientà  faire  comprendre  aux 
princes  catholiques  que  leur  intérêt,  aussi  bien  que  celui  des  pro- 
testants, était  d'affaiblir  l'empereur;  le  fanatisme  l'emporta  toujours. 
Les  princes  réformés  furent  plus  faibles  encore;  ils  ne  restèrent 
pas  même  fidèles  h  la  cause  de  leur  religion.  Si  le  protestantisme 
sortit  vainqueur  de  la  lutte,  c'est  grâce  au  génie  du  grand  cardinal. 
Le  traité  de  Westphalie  consacra-t-il  du  moins  cette  théorie  de 
l'équilibre  qui  devait  enchaîner  l'ambition  des  conquérants?  Ce 
fut  la  France  qui  dicta  les  conditions  de  la  paix,  et  elle  les  dicta  à 
son  profil;  la  prépondérance  passa  de  la  maison  d'Autriche  à  la 
royauté  française,  de  sorte  que  le  traité  même  auquel  on  fait  hon- 
neur d'avoir  fondé  l'équilibre,  contenait  le  germe  d'une  nouvelle 
domination.  Aussi  le  même  siècle  qui  avait  vu  la  longue  guerre  de 
Trente  ans  et  les  interminables  négociations  de  Munster,  fut  témoin 
de  la  grandeur  de  Louis  XIV  et  de  l'abaissement  de  l'Europe.  Il 
est  vrai  que  la  monarchie  de  Louis  XIV  ne  fut  pas  de  longue  durée; 
mais  si  le  grand  roi  succomba  sous  la  coalition  de  l'Occident,  cela 
n'empêcha  pas  la  France,  avant  la  fin  du  xviii'^  siècle,  déporter  ses 
armes  victorieuses  dans  toute  l'Europe,  et  le  plus  grand  des  con- 
quérants d'humilier  les  rois  el  les  empereurs.  Il  succomba  h  son 
tour  sous  le  poids  de  ses  fautes,  fautes  inévitables,  car  elles 
accompagnent  nécessairement  l'ambition  de  la  monarchie  uni- 
verselle. 

Si  l'Europe  a  jusqu'ici  échappé  au  danger  d'une  monarchie  uni- 
verselle, est-ce  à  dire  qu'il  en  faille  faire  honneur  au  système 
d'équilibre?  Un  savant  historien  semble  le  croire:  ce  système,  dit 

(1)  Heeren,  Vermischle  hislorischeSchriften,T.  I,  p.  71 


ET  NATIONALITÉS.  47 

Heeren,  est  la  loi  naturelle  qui  régit  les  relations  des  États  (1). 
N'est-ce  pas  élever  un  pur  fait  ou  pour  mieux  dire  un  instinct  à  la 
hauteur  d'une  théorie  et, d'une  loi  éternelle?  Dieu  a  mis  dans  les 
sociétés  comme  dans  les  individus  le  besoin  de  la  conservation; 
ce  qu'on  décore  du  nom  d'équilibre  politique  n'est  autre  chose  que 
le  sentiment  instinctif  qui  engage  les  faibles  à  chercher  un  appui 
contre  le  fort,  quand  celui-ci  veut  abuser  de  sa  force  pour  les 
opprimer.  Tel  fut  le  système  dans  son  origine,  tel  il  resta  ;  c'est  en 
Italie  que  l'on  rencontre,  vers  la  fin  du  moyen  âge,  les  premières 
tentatives  pour  équilibrer  les  forces  des  princes  et  des  républiques 
qui  se  partageaient  la  Péninsule;  le  but  était  d'assurer  l'indépen- 
dance de  chacun.  Un  historien  contemporain,  engagé  lui-même 
dans  la  politique  militante,  nous  dira  quelle  pensée  inspirait  les 
Médicis,  ces  grands  politiques  du  xv*'  siècle.  «  Médicis  ,  dit 
Guicciardini,  comprit  avec  les  Florentins  qu'il  fallait  s'opposer  à 
l'agrandissement  des  principales  puissances  d'Italie  et  maintenir 
entre  elles  un  juste  équilibre,  tant  pour  la  sûreté  de  la  république 
de  Florence,  que  pour  la  garantie  de  sa  propre  autorité.  L'unique 
moyen  d'entretenir  cette  égalité  était  de  garder  la  paix  et  d'éloigner 
tout  ce  qui  pouvait  la  troubler  (i).  »  Voilà  le  système  dans  toute 
sa  simplicité,  nous  dirions  presque  dans  son  naïf  égoïsme  :  c'est 
la  conservation  des  États  existants.  Est-celà  l'idéal  de  l'humanité? 
Si  le  fait  était  l'expression  exacte  du  droit,  sans  doute  il  faudrait 
bénir  le  système  qui  parviendrait  h  l'éterniser,  puisque  ce  serait 
assurer  le  règne  du  droit  sur  la  terre.  Mais  si  par  hasard  le  fait 
était  le  produit  de  la  violence,  fnudra-t-il  aussi  le  légitimer  et  le 
perpétuer?  Il  y  a  tels  États  qui  sont  fondés  sur  la  négation  du  droit, 
en  ce  sens  qu'ils  renferment  des  nationalités  diverses,  opprimées*, 
enchaînées  ;  faudra-t-il  que  le  système  de  l'équilibre  assure  à 
jamais  cet  abus  de  la  force?  Alors,  loin  de  sauvegarder  l'indépen- 
dance des  nations,  il  serait  un  obstacle  invincible  à  leur  déve- 
loppement. 

La  paix  est  un  élément  du  système  d'équilibre  comme  de  l'unité 
du  moyen  âge.  Nous  avons  déjà  dit  que  c'est  un  faux  idéal,  de  faire 
de  la  paix  le  dernier  but  de  l'humanité.  Dans  la  doctrine  de  l'équi- 
libre, la  paix  n'est  plus  le  but,  mais  un  moyen,  le  moyen  de  main- 
ci)  Guicciardini,  Histoire  d'Italie,  liv.  l,  ch.  1. 


48  MONARCHIE  UNIVERSELLE 

tenir  une  certaine  balance  de  puissance,  et  d'empêcher  la  monarchie 
universelle.  Dans  l'une  et  l'autre  théorie,  la  paix  est  une  fausse 
paix.  La  paix,  comme  moyen  de  maintenir  une  situation  donnée, 
est  la  plus  irrationnelle  de  toutes  les  conceptions,  et  la  plus  irréa- 
lisable; elle  tendrait  h  immobiliser  l'humanité,  dans  un  certain 
état,  mais  lequel?  Est-ce  celui  du  xv^  siècle?  Est-ce  celui  du  xvi^ 
ou  du  xvn«?  Et  pourquoi  l'un  plutôt  que  l'autre?  On  demande  vai- 
nement le  pourquoi  à  un  système  qui  n'est  que  le  fait  érigé  en 
droit,  et  le  fait  arbitraire,  le  fait  tel  qu'il  existe  par  hasard.  Une 
pareille  paix,  non  seulement  ne  garantit  pas  le  droit,  elle  l'empêche 
de  naître.  Il  y  a  des  paix  funestes  et  des  guerres  saintes.  Pourquoi 
telle  paix  est-elle  funeste?  Parce  que  c'est  la  paix  du  despotisme, 
la  paix  de  la  mort.  Pourquoi  telle  guerre  est-elle  sainte?  Parce 
les  armes  servent  à  conquérir  l'indépendance  des  nations  oppri- 
mées, ou  les  droits  imprescriptibles  de  la  raison  et  de  la  liberté. 
Il  peut  donc  y  avoir  des  guerres  qui  dérangent  l'équilibre  existant, 
et  qui  n'en  sont  pas  moins  légitimes.  En  défmitive,  l'idéal  d'un 
système  politique  ne  doit  pas  être  de  balancer  des  forces  pour 
immobiliser  un  état  contraire  au  droit,  mais  bien  d'organiser 
l'humanité  d'après  le  principe  des  nationalités,  et  d'établir  la  paix 
comme  condition  du  développement  de  l'homme. 

Comme  idéal,  l'équilibre  est  donc  une  fausse  théorie.  En  fait, 
ce  n'est  pas  ce  prétendu  système  qui  a  arrêté  l'ambition  des 
monarchies  universelles  :  les  coalitions  qui  se  sont  formées 
contre  la  maison  d'Autriche  et  contre  la  France  ne  doivent  pas 
leur  origine  h  une  doctrine  politique,  mais  au  besoin  de  conser- 
vation. Que  si  l'on  demande  pourquoi  cet  instinct  innéii  l'homme 
n'a  pas  empêché  les  monarchies  universelles  de  l'antiquité,  nous 
répondrons  que  c'était  faute  de  relations  entre  les  peuples.  Ils 
vivaient  isolés,  ignorant  presque  leur  existence;  cet  isolement 
légitimait  en  quelque  sorte  la  conquête,  la  guerre  étant  le  seul 
moyen  d'unir  les  hommes;  en  tout  cas,  il  facilita  la  monarchie 
universelle.  C'est  parce  que  dans  les  temps  modernes  l'isolement 
a  fait  place  à, un  mouvement  international  de  plus  en  plus  actif, 
que  la  monarchie  par  la  voie  de  la  conquête  est  devenue  impos- 
sible. 

Il  est  vrai  que  les  admirateurs  de  l'équilibre  lui  attribuent 
l'activité  qui  règne  dans  les  relations  internationales  ;  un  historien 


ET  NATIONALITÉS.  49 

français  va  jusqu'à  dire  que  cette  idée  se  confond  avec  celle  de 
la  solidarité  du  genre  humain  (1).  C'est  une  singulière  méprise. 
L'un  des  vices  du  système  est  au  contraire  de  développer  jusqu'à 
l'excès  l'indépendance  des  États.  La  solidarité  des  peuples  suppose 
qu'ils  forment  un  tout  organique,  vivant  d'une  même  vie,  qui  se 
répand  dans  tous  ses  membres.  Dans  la  théorie  de  l'équilibre,  au 
contraire,  tous  les  États  ont  leur  existence  à  part;  s'il  y  a  un  lien 
entre  eux,  ce  n'est  pas  celui  d'une  vie  commune,  c'est  l'intérêt  de 
leur  conservation;  cet  intérêt,  loin  d'unir  les  peuples,  les  sépare, 
en  ce  sens  que  chacun  est  toujours  sur  ses  gardes,  comme  un 
soldat  en  faction.  Il  y  a  plus  ;  la  doctrine  de  l'équilibre  suppose 
qu'il  y  a  des  États  qui  sont  ennemis  naturels,  comme  il  y  en  a 
d'autres  qui  sont  alliés  naturels.  Ils  sont  ennemis  naturels,  en 
tant  qu'ils  ont  la  même  ambition  et  poursuivent  le  même  but; 
telles  sont  la  France  et  l'Angleterre;  leur  rivalité  est  aussi  an- 
cienne que  leur  histoire  et  elle  ne  cessera  jamais,  puisqu'elle  est 
dans  la  nature  des  choses.  Quant  aux  alliances  naturelles,  elles 
résultent  d'une  haine  commune  ;  l'Autriche  est  l'ennemie-née  de 
la  France,  donc  elle  est  l'alliée  nécessaire  de  l'Angleterre  (2).  Nous 
voilà  bien  loin  de  la  solidarité  humaine!  Peut-il  y  avoir  quelque 
chose  de  plus  contraire  à  l'idée  d'une  vie  harmonique  que  la  divi- 
sion du  genre  humain  en  éléments  fatalement  hostiles?  Que  tel 
soit  le  fait,  nous  ne  le  nions  pas;  mais  de  ce  qu'il  y  a  des  haines 
nationales,  faut-il  conclure  que  la  haine  est  une  loi  naturelle  pour 
les  nations  ?  Dieu  aurait  donc  créé  les  hommes  pour  qu'ils  se 
haïssent!  Si  Satan  créait  un  monde,  il  ne  donnerait  pas  une  autre 
loi  à  ses  créatures. 

Le  système  d'équilibre,  loin  de  procéder  de  la  solidarité  des  peu- 
ples, est  au  contraire  la  négation  de  l'unité  humaine.  On  dira  que 
c'est  en  cela  que  consiste  son  mérite  et  que  telle  est  sa  mission, 
puisqu'il  est  une  garantie  de  l'indépendance  des  nations  contre  des 
tentatives  de  monarchie  universelle.  Les  défenseurs  du  système 
feraient  bien  de  s'entendre  et  de  ne  pas  vanter  l'équilibre,  tout 
ensemble  comme  le  lien  de  la  solidarité  humaine  et  comme  la 
garantie  d'une  indépendance  exclusive  qui  nie  cette  solidarité. 


(1)  Sismondij  Histoire  des  Français,  T.  Uï,  p.  341. 

(2)  On  ihe  Utilily  of  the  balance  of  power.  {Edinbu7'gh  Review,  January  1803.) 


50  MONARCHIE  UNIVERSELLE 

Est-il  bien  vrai  que  l'équilibre  garantit  le  développement  des  na- 
tions? Il  n'a  pas  empêché  le  partage  de  la  Pologne,  ce  meurtre 
d'une  nation,  il  n'empêchera  pas  d'autres  attentais  de  même  nature; 
il  suffît  pour  cela  que  les  forts  s'entendent  aux  dépens  des  faibles.^ 
Mais  laissons  les  crimes  de  côté,  et  supposons  que  l'équilibre' 
prévienne  ces  brigandages  en  grand;  en  résulterait-il  que  les 
nations  se  développeront  librement?  Encore  une  fois,  le  système 
garantit  tout  au  plus  des  faits;  tant  pis  pour  le  droit,  s'il  n'est  pas 
en  harmonie  avec  le  fait!  L'Italie,  la  patrie  des  idées  d'équilibre, 
en  a  fait  une  triste  expérience.  Elle  équilibra  si  bien  la  puissance 
des  divers  États  que  la  conquête,  l'usurpation,  ou  l'hérédité  avaient 
fondés  dans  son  sein,  que  la  nation  fut  étouffée  sous  ces  créations 
artificielles;  à  force  de  respecter  le  fait,  le  droit  ne  parvint  pas  à 
se  faire  jour. 

Nous  croyons  que  les  historiens  et  les  publicistes,  en  exaltant  le 
système  d'équilibre,  ont  fait  honneur  h  une  doctrine  politique,  des 
progrès  qui  se  sont  accomplis  en  dehors  de  toute  conception  sys- 
tématique. Il  est  incontestable  que  les  idées  de  nationalité,  de  liberté 
et  d'indépendance,  ont  gagné  en  force.  Il  est  tout  aussi  certain  qu'il 
y  a  un  mouvement  vers  l'unité.  Il  n'y  a  plus  de  peuple  isolé,  plus 
d'intérêt  individuel;  l'Europe  est  comme  une  grande  famille,  dont 
les  affaires  se  règlent  par  le  concert  de  ses  membres;  dans  plus 
d'une  occasion,  des  congrès  ont  réglé  des  différends  qui  jadis 
auraient  allumé  des  guerres  sanglantes.  Ce  double  mouvement 
d'unité  et  de  nationalité  est-il  le  fruit  d'un  système?  Les  écrivains 
politiques  l'ont  cru  ;  ils  ont  appelé  équilibre  ce  qui  était  le  produit 
des  mille  et  une  causes  qui  forment  la  civilisation  moderne.  A 
mesure  que  les  faits  se  développent,  l'illusion  paraît  au  grand 
jour.  Ce  qui  constitue  la  force  de  l'élément  national,  c'est  le  prin- 
cipe de  l'individualité,  empreint  dans  les  peuples  aussi  bien  que 
dans  les  individus.  Qui  croira  que  ce  principe  est  une  invention 
des  écrivains  politiques  ou  des  diplomates?  Les  éléments  consti- 
tutifs de  l'humanité  ne  s'inventent  pas  :  ils  sont  déposés  dans  la 
création  par  celui  qui  a  dit  au  monde  d'être.  Dieu  a  doué  une  race 
particulière  de  l'esprit  d'individualité;  c'est  aux  Germains  après 
Dieu,  que  le  monde  moderne  doit  le  principe  qui  fait  sa  vie  et  sa 
force.  A  côté  de  l'élément  de  diversité,  il  y  a  l'élément  d'unité  ; 
personne  ne  dira  qu'il  ait  été  ignoré,  jusqu'au  jour  où  les  publi- 


ET  NATIONALITÉS.  51 

cistes  formulèrent  leurs  systèmes.  Au  moyen  âge,  il  y  avait 
une  unité  bien  plus  élevée  que  l'unité  mesquine,  produit  d'in- 
térêts communs,  ou  de  haines  communes  :  l'unité  chrétienne 
se  fondait  sur  des  croyances  religieuses,  et  elle  se  i)roposait 
comme  but  l'association  pacifique  du  genre  humain  pour  conduire 
les  fidèles  au  terme  de  leur  destinée,  le  salut  éternel.  Le  lien  de 
la  foi  s'est  alîaibli  dans  les  temps  modernes,  mais  d'autres  liens 
tout  aussi  forts  relient  les  peuples.  Le  commerce  a,  h  certains 
égards,  une  puissance  qui  manque  à  la  religion,  puisqu'il  unit  des 
peuples  que  la  foi  divise  :  il  répand  les  idées  en  même  temps  que 
les  marchandises.  De  là  un  mouvement  inouï  dans  les  relations 
internationales,  mouvement  qui  prépare  la  future  unité  du  genre 
humain. 

Quelle  sera  la  loi  de  l'unité  future?  Au  moyen  âge,  l'on  ne  con- 
cevait d'autre  idéal  pour  l'humanité  que  la  paix.  Les  écrivains  qui 
célèbrent  l'équilibre  politique  comme  la  loi  naturelle  des  peuples, 
lui  font  aussi  honneur  des  sentiments  pacifiques  qui  caractérisent 
les  sociétés  modernes.  C'est  une  nouvelle  erreur.  La  paix,  pas 
plus  que  le  principe  d'individualité,  n'est  le  fruit  d'un  système 
politique.  Du  jour  où  les  hommes  ont  reconnu  qu'ils  sont  frères, 
ils  ont  senti  également  que  Dieu  les  a  créés  pour  vivre  en  har- 
monie et  non  pour  s'entre-déchirer.  Le  mouvement  industriel  et 
commercial  des  temps  modernes  a  donné  une  force  immense  Ji 
ces  sentiments.  Mais  toute  pacifique  qu'elle  soit,  fhumanité  ne 
recule  pas  devant  la  guerre,  elle  ne  voit  plus  dans  la  paix  le  but 
de  son  existence;  elle  place  son  idéal  plus  haut,  dans  le  droit  et 
dans  la  liberté,  et  â  ces  biens,  elle  sacrifie,  au  besoin,  les  intérêts 
du  commerce  et  de  l'industrie.  Le  système  d'équilibre,  s'il  était 
pris  au  sérieux,  aboutirait  à  la  paix  â  tout  prix;  quel  homme  de 
cœur  voudrait  se  faire  le  défenseur  d'une  doctrine  aussi  avilis- 
sante? En  réalité,  ce  prétendu  système  n'a  jamais  empêché  la 
guerre,  il  l'a  même  souvent  provoquée,  et  il  est  devenu  une  cause 
de  division  au  lieu  d'être  une  garantie  de  paix. 

Nous  arrivons  h  cette  conclusion,  que  l'équilibre  n'est  pas  la 
loi  naturelle  des  peuples,  et  que  les  avantages  qu'on  lui  -attribue 
sont  un  fruit  de  la  civilisation  moderne.  L'idéal  dans  l'organisation 
de  l'humanité,  comme  dans  celle  des  États,  est  la  conciliation  des 
deux  principes  de  diversité  et  d'unité.  Dieu  la  prépare  en  favori- 


52  MONARCHIE  UNIVERSELLE  ET  NATIONALITÉS. 

sant  le  développement  des  nations,  et  en  multipliant  les  liens  qui 
les  unissent.  C'est  seulement  quand  ce  long  travail  sera  achevé, 
que  l'on  pourra  parler  d'organiser  le  genre  humain.  L'époque  his- 
torique qui  nous  occupe  est  encore  bien  loin  de  ce  dernier  terme 
de  nos  destinées;  les  relations  des  peuples  sont  hostiles,  égoïstes, 
et  leurs  guerres  sont  des  luttes  brutales,  intéressées,  auxquelles 
ne  préside  aucune  grande  idée,  pas  même  une  haute  ambition. 
Heureusement  qu'il  y  a  un  Dieu  qui  gouverne  les  choses  humaines, 
et  qui  les  conduit  h  bonne  fin,  à  travers  notre  égoïsme  et  nos 
égarements.  L'histoire  est  la  révélation  des  desseins  de  la  Provi- 
dence, et  elle  est  aussi  un  témoignage  de  la  libre  activité  de 
l'homme.  Ce  qui  prouve  que  les  peuples  sont  libres,  c'est  qu'ils 
ne  veulent  pas  toujours  ce  que  Dieu  veut  ;  quant  au  gouvernement 
providentiel,  il  éclate  avec  tant  d'évidence,  qu'il  faut  être  aveugle 
pour  le  nier  ;  jamais  il  n'est  plus  manifeste,  que  lorsque  les  hommes 
se  mettent  en  opposition  avec  les  desseins  de  Dieu.  Bénissons  la 
main  de  Celui  qui  nous  conduit  au  but  de  notre  destinée,  en  se 
servant  même  de  nos  erreurs  et  de  nos  passions. 


I 


CHAPITRE  II 

CHARLES-QUINl 


s<   1.  La  monarchie  universelle 


I 


Charles-Quint  a-l-il  aspiré  à  la  monarchie  universelle?  Est-ce 
une  de  ces  grandes  figures  qui  méritent  une  place  h  côté  des 
Alexandre  et  des  César?  Est-ce  un  de  ces  élus  de  Dieu,  que  l'hu- 
manité salue  du  nom  de  héros ,  et  h  qui  elle  pardonne  même  le 
mal  qu'ils  font,  en  vue  de  la  haute  idée  qui  les  inspire?  La  réponse 
de  la  postérité  à  ces  questions  est  bien  différente  de  la  voix  des 
contemporains.  Écoutons  d'abord  les  témoignages  des  siècles  sur 
les  desseins  du  grand  empereur;  l'appréciation  de  l'homme  en 
résultera,  car  ce  sont  les  grands  desseins  qui  font  les  grands 
hommes. 

Le  hasard  ou  la  Providence  semblait  appeler  la  maison  d'Autri- 
che à  la  monarchie  :  «  Charles-Quint,  dît  Montesquieu,  recueillit  la 
succession  de  Bourgogne,  de  Castille  et  d'Aragon,  il  parvint  i\ 
l'empire,  et,  pour  lui  [procurer  un  nouveau  genre  de  grandeur, 
l'univers  s'étendit,  et  l'on  vit  paraître  un  monde  nouveau  sous  son 
obéissance.  »  Cette  prodigieuse  fortune  frappa  l'imagination  des 
contemporains.  Bien  qu'elle  ne  se  fût  jamais  réalisée,  la  monar- 
chie universelle  était  ijtoujours  considérée  comme  un  idéal  ;  le 


04  CHARLES-QUINT. 

moyen  âge  lui  avait  presque  donné  l'importance  d'un  dogme; 
l'unité  de  la  foi  chrétienne,  destinée  à  se  répandre  sur  le  monde 
entier,  semblait  demander  l'unité  politique  de  la  chrétienté.  Les 
esprits,  toujours  crédules,  se  nourrissaient  volontiers  de  présages 
et  de  prédictions.  Il  y  eut  donc  des  prophéties  qui  annoncèrent 
u  que  Charles-Quint,  après  avoir  soumis  l'Espagne  et  les  Gaules, 
serait  vainqueur  des  Turcs,  qu'il  délivrerait  le  tombeau  du  Christ, 
et  assurerait  l'empire  du  christianisme  (1).  »  Les  poètes,  qui,  dit 
Mezeray  (2),  ne  sont  pas  moins  hardis  menteurs  que  les  devins, 
promirent  également  h  Charles-Quint  l'empire  du  monde.  Ariosle 
voit  la  main  de  Dieu  dans  la  découverte  de  l'Amérique.  «  Il  a 
réservé  à  l'empereur  une  gloire  plus  grande  que  celle  d'Auguste, 
en  soumettant  à  ses  lois  une  terre  inconnue  des  anciens.  N'est-ce 
pas  une  marque  que  le  temps  est  arrivé  où  les  peuples  ne  forme- 
ront qu'un  troupeau  sous  un  seul  pasteur  (3)?  » 

Les  poètes  ne  sont  pas  toujours  une  race  de  menteurs  ;  quand 
ils  sont  dignes  de  leur  mission,  ils  sont  plutôt  les  prophètes  de 
l'avenir.  Mais  le  poète  italien  qui  chanta  la  gloire  de  Charles- 
Quint,  n'avait  pas  cette  haute  ambition;  Arioste  était  plutôt  le 
chantre  du  passé,  encore  ne  reproduisit-il  dans  ses  charmants 
vers  que  la  partie  fabuleuse  de  la  tradition  chevaleresque,  et  sans 
la  prendre  au  sérieux.  Laissons-là  la  poésie  et  les  prophéties; 
nous  sommes  au  début  d'une  ère  politique  ;  écoutons  les  hommes 
qui  luttèrent  avec  Charles-Quint;  que  lui  reprochaient-ils  pour 
soulever  la  chrétienté  contre  lui?  Frangois  P''  ne  cessa  d'accuser 
son  puissant  rival  d'aspirer  à  la  monarchie.  «  L'empereur,  dit-il, 
croit  que  telle  est  sa  destinée,  il  veut  enlever  la  liberté  h  tous,  à 
ses  amis,  comme  à  ses  ennemis,  et  régner  seul  au  milieu  de  la 
dissolution  universelle  (4).  »  Ce  n'était  pas,  comme  on  le  pourrait 
croire,  la  passion  de  la  rivalité  qui  faisait  parler  François  Ps  sous 
son  fils,  on  entend  les  mêmes  accusations,  non  dans  des  mani- 
festes, mais  dans  des  correspondances  secrètes.  Henri  II  écrit  à 


(1)  Ces  prophéties  sont  rapportées  par  Bayle,  Dictionnaire  historique,  T.  U,  au  mot  Uturle.s- 
Quint,  note  ce. 

{il  Mezeray,  Abrégé  historique  de  rhistoire  de  France,  T.  IV,  p.  591. 

(3)  Ar-ioslo,  Orlando  furioso,  XV. 

(!^)  Uépoiue  du  François  I"  aux  accusations  de  Charles-Quint,  adressée  à  Paul  HI.  'Lf  Plal 
Monumenta  coiirilii  Tridenlini,T.  III,p.  190.) 


MONARCHIE  UN!VERSEI,LE.  o5 

son  ambassadeur  à  Constantiiiople  :  «  L'extrême  ambition  qui  le 
(Charles-Quint)  nourrit  lui  promet  l'impossible,  et  il  n'aurait  pas 
assez  de  la  monarchie  universelle,  s'il  y  pouvait  parvenir.  »  Le 
connétable  de  France  écrit  au  cardinal  de  Tournon  :  «  Tout  lui  est 
de  bonne  guerre,  pourvu  qu'il  ait  ce  qu'il  désire,  qui  est  la  mo- 
narchie, que  toujours  il  s'est  promise  et  persuadée  (1).  »  Telles 
étaient  les  convictions  et,  les  craintes  de  tous  les  hommes  d'État. 
En  1339,  l'ambassadeur  de  France,  ii  Rome,  écrit  :  «  Le  pape  et 
toute  la  cour  romaine  est  en  grand  soupçon  que  l'empereur  veuille 
tendre  îi  la  monarchie  (2).  «  Le  seul  des  réformateurs  qui  fût  un 
esprit  politique,  pensait  sur  cela  comme  le  souverain  pontife. 
Zwingle  ne  se  borna  pas  à  déclamer  vaguement  contre  l'ambition 
de  Charles-Quint;  il  conçut  le  hardi  dessein  de  l'arrêter,  en  armant 
contre  lui  les  États  menacés  dans  leur  liberté  et  dans  leur  exis- 
tence même.  Zv\^ingie  s'entendit  avec  le  plus  aventureux  des 
princes  protestants;  le  landgrave  de  Hesse  devait  exciter  les  rois, 
et  le  réformateur  se  chargeait  des  républiques.  Le  pasteur  suisse 
comprenait  que,  si  la  liberté  des  nations  succombait,  c'en  était 
aussi  fait  de  la  réforme  (M).  Zwingle  se  mit  en  rapport  avec  les 
Vénitiens,  les  hommes  politiques  par  excellence  au  xvi"  siècle. 
L'on  ne  voit  pas,  à  en  juger  par  les  rapports  de  leurs  ambassa- 
deurs, que  la  crainte  d'une  monarchie  universelle  les  ait  inquiétés  ; 
mais  ce  qui  prouve  que  ces  projets  n'étaient  pas  tout  à  fait  chimé- 
riques, c'est  que  dans  les  conseils  de  l'empereur,  un  parti  le 
poussait  b  abaisser  la  puissance  rivale  de  la  France,  pour  conqué- 
rir la  monarchie  du  monde  (4). 

Les  historiens  contemporains  abondent  dans  ces  sentiments. 
Du  Bellay  dépeint  l'ambition  dévorante  de  Charles-Quint  :  «  Il  ne 
désire  rien  plus  que  le  ravalement,  non  seulement  des  Turcs, 
mais  aussi  de  tous  les  princes  de  quelque  titre  ou  loi  qu'ils  soient, 
moyennant  seulement  que  sa  grandeur  en  résulte  (5).  «  Si  le 
grand  empereur,  dit  Brantôme,  eût  été  immortel  seulement  de  cent 
ans,  bien  sains  et  disposés,  il  eût  été  le  vrai  fléau  du  monde,  tant  il 


(1)  Ribicr,  Lettres  et  mémoires  d'État,  T.  H,  p.  i7  et  340. 

(2)  m.,  iM(l,T.  I,  p.  451. 

(3)  Merle  d'Aubigné,  Histoire  dfi  la  réformaticm,  T.  IV,  p.  376,  ss. 

(4)  Conlurini,  1525,  dans  Albert,  Relazioni  de;;li  ambasciatori  yeneti,  1"  séiie,T.  II,  p.  58. 

(5)  Dît  Bellay,  Mémoires,  dans  Petitof,  collection,  {•'  série,  T.  XIX,  p.  34:!. 


56  CHARLES-QUINT. 

était  frappé  d'ambition.  Et  il  avait  pris  la  devise  des  deux  colonnes 
avec  ces  mots  :  plus  outre,  voulant  en  cela  surpasser  et  braver 
Hercule...  Sans  notre  grand  roi  François,  il  fût  venu  aisément  à 
son  dessein.  Et  autant  de  petits  potentats  qui  s'y  eussent  voulu 
opposer,  il  en  eût  autant  abattu  comme  des  quilles,  et  leur  puis- 
sance n'y  eût  eu  pas  plus  de  vertu  que  celle  des  petits  diablotins 
de  Rabelais,  qui  ne  font  que  grêler  les  cboux  et  le  persil  d'un 
jardin  (1).  » 


IJ 


Les  apparences  trompent  d'ordinaire  les  contemporains;  ils 
prennent  facilement  leurs  craintes  ou  leurs  espérances  pour  la 
réalité.  Pour  la  postérité,  il  y  a  un  autre  écueil,  dont  elle  doit  se 
garder  dans  les  jugements  qu'elle  porte  sur  le  passé;  en  voyant  les 
prévisions  des  hommes  s'évanouir  comme  un  rêve,  elle  est  dis- 
posée à  croire  qu'elles  n'ont  jamais  eu  de  fondement.  N'est-ce  pas 
à  cette  illusion  historique  qu'il  faut  attribuer  l'appréciation  dédai- 
gneuse que  le  xvnr'  siècle  a  l'ait  des  projets  de  Charles-Quint? 
Après  quelques  générations,  la  descendance  du  grand  em|>ereur 
s'éteignit  d'épuisement,  et  la  décrépitude  de  la  famille  royale  était 
comme  l'image  du  peuple  qu'elle  régissait.  Quand  l'Espagne  dépé- 
rissait avec  ses  maîtres,  pouvait-on  croire  qu'elle  eût  jamais  me- 
nacé sérieusement  la  liberté  de  l'Europe?  Le  grave  Robertson 
déclare  qu'il  n'y  a  pas  de  fondement  à  l'opinion,  que  Charles- 
Quint  avait  formé  le  projet  d'une  monarchie  universelle  (2).  Vol- 
taire ne  voit  qu'une  chimère  dans  cette  idée  de  monarchie;  la 
conduite  même  de  l'empereur,  dit-il,  y  donne  un  perpétuel  dé- 
menti :  au  lieu  de  profiter  de  la  prise  de  Rome  et  de  la  captivité  du 
pape  pour  conquérir  l'Italie,  il  lui  rend  la  liberté  pour  une  assez 
faible  somme  d'argent,  de  même  qu'il  rendit  la  liberté  aux  enfants 
de  France  pour  quelques  millions  d'écus  (3).  En  fait,  les  écrivains 
du  dernier  siècle  ont  raison;  Charles-Quint  n'était  pas  de  la  race 


(1)  Brantôme,  Vies  des  grands  capitaines  :  Cliarles-Quiiit. 

(2)  Roberlson,  Histoire  de  Charles-Quint,  livre  XII. 

(3)  VoUairej  Essai  sur  les  mœurs,  ch.  CXXIV. 


MONARCHIE  UNIVERSELLE.  57 

des  Alexandre  et  des  César,  et  l'Espagne  n'était  pas  de  taille  à 
répéter  le  rôle  de  Rome.  Est-ce  à  dire  que  les  contemporains  aient 
eu  tort  de  lui  reprocher  une  ambition  dangereuse  pour  l'indépen- 
dance de  l'Europe?  La  monarchie  universelle  ne  se  reproduira 
plus  sous  les  formes  de  la  puissance  romaine  ;  mais  il  se  pourra 
faire  qu'un  prince,  sans  dominer  directement  sur  le  monde, 
acquière  une  puissance  telle  que  la  liberté  des  autres  nations 
soit  compromise.  Si  la  volonté  d'un  État  l'emportait  toujours,  ses 
désirs  deviendraient  des  lois,  et  l'indépendance  des  peuples  ne 
serait  plus  qu'un  vain  mot.  Voilà  le  danger  qui  a  plus  d'une  fois 
menacé  l'Europe,  et  qui  peut  la  menacer  encore.  Charles-Quint 
avait-il  l'ambition  de  donner  cette  prépondérance  à  l'Espagne? 

Chaque  siècle  refait  l'histoire  du  passé.  La  réaction  vers  le  ca- 
tholicisme et  le  moyen  âge  qui  a  éclaté  à  la  suite  des  révolutions 
de  notre  temps,  a  donné  un  éclat  nouveau  à  Charles-Quint,  le  der- 
nier prince  qui  représente  l'unité  chrétienne.  Confondant  leur 
héros  avec  le  catholicisme  qu'ils  voudraient  restaurer ,  les  néo- 
catholiques idéalisent  la  figure  de  l'empereur.  Ils  sont  d'accord 
avec  les  écrivains  du  siècle  dernier  pour  nier  que  le  roi  d'Espagne 
ait  songé  à  établir  une  monarchie  universelle.  Son  idéal,  d'après 
eux, -n'était  pas  la  conquête,  inséparable  de  la  force  brutale,  mais 
la  paix  au  sein  de  la  chrétienté  et  la  guerre  contre  les  infidèles. 
Quel  était,  dans  cette  conception  ,  le  rôle  de  l'empire?  C'était  la 
mission  que  la  papauté  lui  avait  assignée.  L'empereur  est  appelé  à 
défendre  l'Église;  s'il  est  le  chef  temporel  de  la  chrétienté,  il  n'est 
pas  pour  cela  un  monarque  universel  à  la  façon  des  Césars  ro- 
mains; il  n'est  pas  le  maître  du  monde,  mais  le  vicaire  du  Christ, 
et  il  a  à  côté  de  lui  un  vicaire  spirituel  du  Fils  de  Dieu  avec  lequel 
il  partage  la  direction  de  la  société  chrétienne.  L'unité  qui  a  pour 
organes  le  pape  et  l'empereur,  ne  tend  pas  à  dépouiller  les  peuples 
de  leur  indépendance;  c'est  un  lien,  moitié  religieux,  moitié  poli- 
tique, qui  unit  les  divers  États  en  un  corps,  qui  leur  donne  un 
même  esprit  et  une  même  tendance.  Si  le  chef  temporel  de  la 
chrétienté  était  un  prince  qui  exerçât  un  pouvoir  absolu  dans  ses 
domaines,  il  y  aurait  danger  que  la  direction  de  la  chrétienté  ne 
se  transformât  en  tyrannie,  et  par  suite  en  monarchie  universelle; 
mais  dans  la  maison  d'Autriche,  ce  danger  n'existait  pas;  ses  pos- 
sessions n'avaient  pas  l'unité  qui  donne  la  force  et  la  tentation  d'en 


38  CHARLES-QUINT. 

abuser  :  c'était  une  fédération  de  peuples  qui  trouvaient  leur  unité 
dans  le  monarque  auquel  ils  étaient  soumis.  Tel  est  aussi,  conclut 
Schlegel,  le  caractère  de  l'unité  chrétienne;  elle  respecte  l'indivi- 
dualité, elle  ne  l'absorbe  pas  (1). 

L'idéal  que  les  néo-catholiques  supposent  incarné  dans  Charles- 
Quint,  n'est  autre  que  l'idée  du  saint-empire  romain,  telle  qu'elle 
s'est  développée  au  moyen  âge,  sous  l'influence  de  la  tradition  ro- 
lïiiiine  et  des  sentiments  chrétiens.  On  peut  dire,  en  effet,  que  c'est 
la  théorie  du  moyen  âge  qui  a  inspiré  Charles-Quint,  bien  plus 
que  la  doctrine  moderne  d'une  prépondérance  politique.  Quand  le 
jeune  roi  d'Espagne  fut  élu  empereur,  le  saint-empire  romain  était 
depuis  longtemps  à  l'état  de  mythe,  et  il  n'avait  jamais  eu  d'existence 
bien  réelle.  Mais  les  Allemands  aiment  ces  vagues  conceptions; 
ils  s'en  nourrissaient  encore  à  l'époque  où  l'empire  n'était  plus  que 
l'ombre  d'un  rêve.  Au  xv''  siècle,  l'empereur  passait  toujours  pour 
le  maître  du  monde,  en  sa  qualité  de  chef  temporel  de  la  chré- 
tienté ;  son  pouvoir,  comme  tel,  s'étendait  sur  tous  les  princes  : 
l'Espagne,  la  France,  l'Angleterre,  étaient  des  dépendances  du 
saint-empire.  Peu  importe  que  le  fait  fût  contraire  ii  ces  superbes 
prétentions.  Le  fait  ne  pouvait  pas  l'emporter  sur  le  droit,  sur  un 
droit  tout  aussi  incontestable  que  le  droit  divin  du  pape  (2).  Les' 
princes  électeurs  prenaient  leur  dignité  au  sérieux,  et  se  compa- 
raient tout  modestement  au  sénat  de  Rome  et  au  peuple  roi  qui 
donnaient  des  maîtres  au  monde  (3).  Il  n'y  avait  que  cette  diffé- 
rence entre  l'empire  d'Allemagne  et  la  domination  des  Césars, 
c'est  que  le  premier  avait  un  caractère  de  sainteté  qui  manquait  à 
l'autre  (4).  Bien  que  purement  imaginaires,  ces  idées  ne  remplis- 
saient pas  moins  les  esprits,  et  lors  de  l'élection  de  Charles-Quint, 
elles  se  produisirent  dans  des  actes  solennels,  avec  l'autorité  d'une 
vieille  tradition.  L'archevêque  de  Mayence  parla  au  collège  des 
électeurs,  comme  s'il  avait  devant  lui  le  conseil  suprême  de  l'uni- 
vers, appelé  à  délibérer  sur  le  salut  du  genre  humain  (o)  :  le  prince 

(1)  Schlegel,  Vorlesuiigeu  iiber  die  neuerc  Geschiclile,  XI,  XUl  et  XIV. 

(2)  Pelrvs  de  Andlo,  de  Romano  imperio,  II,  8  :  «  Hodie  plurimi  reges,  plus  de  facto  qvam  de 
jUre,  imperalorem  in  superiorem  non  agnoscunt  et  suprema  jura  imperii  usurpant.  > 

(3)  fd.j,  ibib.  II,  3  :   «  Isti  principes  electores  successerunt    in    locuin  scnatus    populiqno 
romani.  » 

(4)  Ranke,  Deutsche  Geschichle  im  Zeitalter  dorRoforraation,  T.  î,  p.  52-55. 

(5)  Ce  sont  les  expressions  dont  l'aiehevèque  s'est  servi  :  aCogitate.ouinium  rogum  ac  priucipum 


MONARCHIE  UNIVERSELLE,  59 

qu'ils  allaient  élire,  dit-il,  aurait  h  défendre  la  sainte  Église,  et  il 
aurait  h  diriger  la  politique  des  rois  (1). 

Les  candidats  à  l'empire  ne  manquèrent  pas  de  flatter  la  vanité 
du  collège  électoral.  Qui  ne  sait  que  l'habitude  de  ceux  qui  ambi- 
tionnent des  fonctions  électives  est  de  faire  la  cour  h  leurs  élec- 
teurs? Les  ambassadeurs  de  François  I'"'  mirent  leur  éloquence 
gauloise  à  décrire  l'attente  et  l'anxiété  de  la  chrétienté  tout  entière, 
à  la  veille  d'une  élection  qui  devait  donner  un  chef  au  monde  (2). 
Charles-Quint  n'était  pas  d'une  humeur  aussi  enthousiaste  que  son 
rival;  cependant  on  voit  par  le  discours  qu'il  prononça  h  la  diète 
deWorms  (1524),  qu'il  avait  une  haute  idée  de  la  dignité  impériale: 
il  est  si  doux  de  s'appeler  le  maître  du  monde!  Le  jeune  empereur 
rappela  l'ancienne  grandeur  de  l'empire  :  «  Presque  toute  la  terre 
avait  été  soumise  à  ses  lois,  et  Dieu  lui-même  semblait  avoir  con- 
sacré sa  domination.  »  Il  avouait  que  l'empire  d'Allemagne  ne  con- 
servait plus  qu'une  ombre  de  son  antique  éclat ,  mais  il  espérait 
qu'avec  la  puissance  que  Dieu  lui  avait  donnée,  il  en  rétablirait  la 
gloire  dans  sa  première  splendeur  (3).  Ces  paroles  de  Charles- 
Quint  caractérisent  sa  politique  et  son  ambition.  11  tenait  trop  de 
bon  sens  de  son  origine  flamande,  pour  prendre  au  pied  de  la  let- 
tre les  prétentions  dont  se  repaissait  la  vanité  germanique,  mais 
il  comptait  revendiquer  les  droits  réels  attachés  h  la  couronne 
impériale.  Il  ne  songea  jamais  à  traiter  les  rois  d'Angleterre  et  de 
France  de  rois  provinciaux,  comme  l'avait  fait  jadis  la  chancellerie 
allemande  ;  mais  l'empire  avait  des  droits  sur  l'Italie  ,  il  en  avait 
sur  le  Midi  de  la  France,  qu'une  longue  usurpation  n'avait  pu  effa- 
cer: l'empereur  espérait  bien  les  faire  valoir. 

La  même  année  où  Charles-Quint  prit  devant  la  diète  de  Worms 
l'engagement  de  rétablir  l'empire  d'Allemagne  dans  sa  grandeur 
primitive,  il  fit  un  traité  d'alliance  avec  Léon  X,  qui  tendait  à 
réaliser  ces  desseins  ambitieux.  Le  préambule  expose  le  but  de 
l'alliance  :  «  La  chrétienté  est  déchirée  ;  les  rois,  indifférents  au 


oculos  [a  nos  esse  conjectos...,  an  gravilatem  tantam  priestilerimus,  quanta  in  hocsummo  consilio 
(irbi.s  Ip.rrai'um  reqiiiritur;  an  saluli  orbis  tcrrarum  considère  voluptimus...  »  (Golfla-tt , 
Politica  imperialis,  p.  113,124.) 

(1)  f  Nosler  impcrator  eligilurit^  sit  dux  publici  consilii  inler  otiini'S  reges  •  (Ibid  ) 

(2)  «  Cai  totius  orbis  habenas  sitis  crediluri.  »  {Goldasl,  Politica  imperialis,  p.  110.) 

(3)  Ranke,  Deutsche  Geschichte,  T.  1,  p.  459. 


60  CHARLES-QUiNt. 

bien  commun,  ne  cherchent  chacun  que  leur  profit  particulier;  ils 
poussent  l'égoïsm.e  à  ce  point  que  ceux  qui  ne  sont  pas  voisins  des 
Turcs,  considèrent  la  guerre  contre  les  infidèles  comme  ne  les  re- 
gardant pas.  Cette  indifférence  coupable  vient  de  ce  que  le  lien 
entre  les  princes  et  les  chefs  de  la  chrétienté  s'est  relâché;  fem- 
pereur  et  le  pape  manquent  de  l'autorité  nécessaire  pour  réprimer 
l'insolence  des  rois  qui,  foulant  aux  pieds  les  intérêts  généraux  de 
la  société  chrétienne,  ne  cherchent  que  la  satisfaction  de  leur  am- 
bition égoïste.  Cependant,  Dieu  même  a  mis  le  pape  et  l'empereur 
à  la  tête  de  la  chrétienté,  et  il  leur  demandera  compte  du  gouver- 
nement des  nations  qu'il  leur  a  confié;  c'est  donc  à  eux  de  veiller 
au  salut  de  la  république  chrétienne,  » 

Voilà  pour  la  théorie;  le  traité  nous  apprend  comment  Léon  X 
et  Chaiies-Quint  entendaient  pourvoir  aux  intérêts  généraux  de  la 
chrétienté.  Depuis  Charles  VII,  l'Italie  était  convoitée  par  les 
Français;  maîtres  de  Milan  et  de  Gênes,  ils  menaçaient  de 
dominer  sur  toute  la  Péninsule.  Le  pape  et  l'empereur  se  liguèrent 
pour  chasser  les  Français  d'Italie,  mais  c'était  pour  se  mettre  à 
leur  place  bien  plus  que  pour  lui  rendre  [sa  liberté  (1).  Restait  à 
revendiquer  l'ancien  royaume  d'Arles,  usurpé  par  les  rois  de 
France;  la  bataille  de  Pavie  et  la  captivité  de  François  I*""  sem- 
blaient permettre  au  vainqueur  d'exécuter  ses  desseins  les  plus 
ambitieux.  L'empereur  réclama  la  Bourgogne,  héritage  de  ses 
pères  ;  il  revendiqua  la  Provence  et  le  Dauphiné  comme  dépen- 
dance de  fempire  (2).  Si  Charles-Quint  l'avait  emporté,  la  maison 
d'Autriche  serait  restée  la  seule  grande  puissance  sur  le  continent, 
et  la  monarchie  universelle  eût  été  réalisée  dans  les  limites  du 
possible.  Pour  rétablir  l'unité  catholique  du  moyen  âge,  il  fallait 
encore  réprimer  l'hérésie  de  Luther;  Charles-Quint  y  songea  dès 
son  couronnement  :  le  traité  qu'il  conclut  avec  Léon  X  stipula  que 
l'empereur  emploierait  toutes  ses  forces  pour  ramener  dans  le  sein 
de  l'Église  ceux  qui  osaient  attaquer  le  pouvoir  spirituel  du  pape. 
Ce  fut  la  sollicitude  de  toute  sa  vie.  Ce  [n'était  pas  uniquement  le 
zèle  religieux  qui  l'inspirait;  il  comprenait  que  l'unité  chrétienne 


(1)  DuiHonl,  Corps  diplomatique,  T.  IV,  3*  partie,  p.  96-99. 

(2)  BuchhoUz,  Geschichtc  Ferdinands,  T.  II,  p.  279.  —  Granvelle ,  Papiers  d'État,  T.  I, 
p.  218. 


MONARCHIE  UNIVERSELLE.  Cl 

dont  il  ambitionnait  d'être  le  chef,  ne  pouvait  exister  sans  l'unité 
religieuse  :  sans  pape,  il  n'y  avait  plus  d'empereur. 

Il  y  avait  un  germe  de  faiblesse  dans  l'empire  d'Allemagne  :  la 
puissance  impériale  n'était  que  viagère,  tandis  que  les  électeurs  et 
jusqu'au  moindre  prince  avaient  une  autorité  héréditaire.  La  force 
des  choses  devait  amener  l'accroissement  successif  du  pouvoir  des 
princes  et  réduire  la  dignité  impériale  h  un  vain  nom.  Quand 
Charles-Quint  eut  vaincu  les  protestants,  il  songea  sérieusement  ii 
rendre  l'empire  héréditaire  dans  la  maison  d'Autriche;  il  parvint  ii 
vaincre  la  résistance  de  son  Irère  Ferdinand  :  un  projet  fut  arrêté, 
d'après  lequel  la  dignité  appartiendrait  alternativement  h  un  mem- 
bre de  la  branche  allemande,  et  h  un  membre  de  la  branche  espa- 
gnole de  la  famille.  C'était  un  moyen  ingénieux  d'identifier  les 
intérêts  des  deux  fractions  de  la  maison  d'Autriche.  Mais  Charles- 
Quint  avait  compté  sans  l'Allemagne;  il  la  croyait  anéantie  par  la 
défaite  des  protestants,  et  prête  à  subir  la  domination  du  vain- 
queur; il  se  trompait.  Le  projet  d'hérédité  rencontra  une  résistance 
universelle;  les  Allemands  ne  voulaient  plus  d'empereur  espa- 
gnol ;  bien  moins  encore  voulaient-ils  perpétuer  la  puissance  impé- 
riale dans  une  famille  détestée  (1).  Quant  aux  protestants,  l'in- 
surrection de  Maurice  de  Saxe  prouva  h  Charles -Quint  qu'ils 
n'entendaient  pas  davantage  rentrer  sous  le  joug  de  Rome.  Au 
moment  même  où  l'empereur  croyait  avoir  atteint  le  but  de  ses 
longs  efforts,  ses  projets  échouèrent  sur  tous  les  points;  le  saint- 
empire  qu'il  avait  voulu  reconstituer  se  brisa  de  toutes  parts. 
Charles-Quint  fut  le  dernier  empereur. 

Voltaire  place  Charles-Quint  à  côté  et  mêftie  au  dessus  de 
Charlemagne  :  «  Celui-ci,  dit-il,  a  le  premier  rang  dans  la  mémoire 
des  hommes  comme  conquérant  et  fondateur;  l'autre,  avec  autant 
de  puissance,  a  un  personnage  bien  plus  difficile  à  soutenir.  Char- 
lemagne n'eut  il  combattre  que  des  Lombards  amollis  et  des  Saxons 
sauvages;  Charles-Quint  eut  toujours  h. craindre  la  France,  l'em- 
pire des  Turcs  et  la  moitié  de  l'Allemagne,  »  Nous  croyons  que  la 
comparaison,  si  on  veut  l'établir,  serait  à  l'avantage  de  l'empereur 
des  Francs.  L'un  et  l'autre  poursuivirent  un  but  impossible,  l'unité 
romaine;  mais  lorsque  Charlemagne  rétablit  l'empire  d'Occident, 

(1)  llanhCi  Deutsche  Gcschichte,  T.  Y,  p.  119,  ss. 


62  CHARLES-QUINT. 

la  féodalité  naissante  allait  morceler  l'Europe  h  l'infini,  il  fallait 
un  lien  pour  arrêter  la  dissolution  de  la  société.  Quand  Charles- 
Quint  essaya  de  reconstituer  l'empire,  l'unité  du  moyen  âge  n'avait 
plus  de  raison  d'être  :  c'était  vouloir  rendre  la  vie  à  ce  qui  devait 
mourir,  à  ce  qui  était  déjà  mort.  Cliarlem.agne  donna  l'appui  de 
son  bras  5  la  papauté;  c'est  sa  grande  gloire,  car  il  assura  l'avenir 
du  christianisme;  voilà  pourquoi  l'humanité  le  salue  encore  aujour- 
d'hui comme  un  héros  civilisateur.  Charles-Quint  fut  aussi  le 
défenseur  du  saint-siége  ;  mais  au  xvi*'  siècle,  les  destinées  du 
christianisme  n'étaient  plus  liées  à  celles  de  la  papauté,  le  vrai 
esprit  chrétien  était,  au  contraire,  dans  le  camp  de  la  réforme.  En 
prenant  parti  pour  l'Église  contre  les  protestants ,  l'empereur 
aurait  voulu  ramener  l'humanité  au  moyen  âge;  ces  tentatives 
rétrogrades  échouent  toujours,  et  l'histoire  refuse  le  titre  de  grand 
à  ceux  qui  abusent  de  leur  puissance  pour  arrêter  la  marche  pro- 
gressive des  peuples  dans  la  voie  de  la  vérité.  Le  système  politique 
de  Charles-Quint  n'avait  pas  plus  de  valeur  que  ses  idées  reli- 
gieuses. C'était  encore  un  retour  au  passé,  en  tant  qu'il  entendait 
restaurer  le  saint  empire  romain;  mais  comme  la  restauration  du 
passé  n'est  jamais  possible,  les  projets  de  Charles-Quint,  s'ils 
avaient  réussi,  auraient  abouti  à  fonder  une  espèce  de  monarchie 
universelle.  Supposons  que  la  France  eût  succombé,  qui  aurait  pu 
résister  à  un  empereur  héréditaire  d'Allemagne,  maître  de  l'Italie, 
des  Pays-Bas  et  de  l'Espagne?  La  monarchie  de  Charles-Quint 
aurait  arrêté  l'essor  des  nations,  comme  elle  aurait  comprimé  le 
mouvement  de  la  libre  pensée.  Bénissons  Dieu  de  ce  qu'il  s'est 
servi  de  l'intérêt  des  princes  pour  combattre  une  ambition  qui  en 
toutes  choses  était  un  obstacle  aux  progrès  de  l'humanité. 


§  2.    Opposition  des  nations 

Les  historiens  politiques  rapportent  l'établissement  de  l'équi- 
libre européen  au  règne  de  Charles-Quint.  «  Avant  lui,  dit 
Rohertson,  les  États  de  l'Europe  étaient  désunis  et  isolés;  après 
l'avènement  de  Charles-Quint, ils  s'unissent  pardes  liens  si  intimes, 
qu'ils  forment  comme  une  grande  république,  et  ils  veillent  avec 
un  soin  si  jaloux  à  leur  indépendance,  qu'ils  se  sont  maintenus  à 


OPPOSITION  DES  NATIONS.  65 

peu  près  tels  qu'ils  existaient  au  xvi'*  siècle,  malgré  les  longues 
guerres  qui  n'ont  cessé  d'agiter  l'Europe  (1).  «  C'est  trop  dire  que 
d'attribuer  à  des  vues  systématiques  les  luttes  qui  signalèrent 
l'époque  de  Charles-Quint.  Il  est  vrai  que  les  idées  de  balance 
commençaient  à  germer;  les  Italiens  avaient  déjà  pratiqué  au 
xv*^  siècle  le  système  bien  naturel  qui  empêche  la  concentration 
d'une  puissance  trop  grande  dans  les  mains  d'un  seul  État.  Quand 
au  début  de  l'ère  moderne,  les  Français  envahirent  l'Italie,  les 
petites  principautés  qui  s'y  étaient  formées  cherchèrent  leur  salut 
dans  des  ligues  contre  l'ambition  gauloise.  L'avènement  de  Charles- 
Quint  donna  une  autre  direction  à  leurs  craintes;  établi  à  Milan 
et  à  Naples,  le  puissant  empereur  enserrait  la  Péninsule  et  mena- 
çait de  l'étouffer  dans  ses  bras.  L'on  comprend  donc  parfaitement, 
comme  l'écrit  un  ambassadeur  français,  que  les  princes  italiens 
aient  vu  dans  la  France  «  le  principal,  voire  h  l'aventure  le  seul 
obstacle  empêchant  l'empereur  au  violent  cours  de  son  ambi- 
tion (2).  »  Par  suite,  ils  avaient  intérêt  à  ce  que  la  France  se  con- 
servât en  son  entière  vigueur,  comme  garantie  de  leur  sûreté 
contre  la  puissance  de  Charles-Quint.  C'est  l'idée  de  l'équilibre, 
bien  que  le  mot  ne  soit  pas  prononcé.  Bientôt  il  le  fut,  et  chose 
singulière,  par  une  femme,  la  gouvernante  des  Pays-Bas,  un  de 
ces  diplomates  en  jupons  comme  on  en  trouve  plus  d'un  vers  ce 
temps  dans  la  maison  d'Autriche.  Marie,  reine  de  Hongrie ,  écrit, 
en  1553,  que  la  plupart  des  princes  restent  neutres  dans  la  lutte 
entre  l'Espagne  et  la  France:  «  la  crainte,  dit-elle,  qu'ils  ont  de  la 
grandeur  des  deux  rivaux,  les  porte  à  balancer  leur  pouvoir  (3).  » 

Voilh,  pourrait-on  dire,  le  mot  et  la  chose;  mais  ce  serait  une 
grande  erreur.  En  réalité,  les  longues  guerres  de  Chaiies-Quint 
et  de  François  P'',  dans  lesquelles  intervinrent  parfois  Henri  VIII 
et  Soliman,  furent  des  luttes  d'ambition,  et  d'une  ambition  le  plus 
souvent  très  inconsidérée.  Un  grand  historien,  M.  Guizot,  célèbre 
la  royauté  héréditaire  comme  le  principe  d'unité  et  de  grandeur 
des  États  modernes.  Que  l'hérédité  du  pouvoir  suprême  soit  un 
élément  de  force,  cela  est  évident;  mais  la  médaille  a  son  revers, 

(1)  liohprlson.  Histoire  de  Charles-Quinl,  livrt^  XII. 

(2)  LPtUf  de  l'ambassadeur  français  à  Venise  de  1549.  iCliarnè7-n,  Négociations  de  la  France 
avec  le  Levant,  T.  II,  p.  99.) 

(3)  Granvelle,  Papiers  d'Étal,  T.  IV,  p.  121. 


64  CHARLES-QUINT. 

lii  OÙ  les  rois  régnent  sans  intervention  de  la  nation;  or,  au 
XVI''  siècle,  il  en  était  ainsi  dans  toute  l'Europe  ;  les  institutions 
féodales  disparaissaient  partout  au  profit  de  l'autorité  absolue  des 
rois.  La  monarchie  absolue  semble,  ii  première  vue,  être  une  cause 
de  puissance,  mais  l'histoire  atteste  à  chaque  page  qu'elle  est  un 
germe  de  faiblesse.  Elle  donne,  il  est  vrai,  une  force  immense  au 
prince,  mais  elle  met  celte  force  h  la  disposition  des  passions,  et 
ce  sont  toujours  les  mauvais  instincts  qui  l'emportent  chez  l'homme 
qui  a  le  droit  de  dire  :  l'État,  c'est  moi.  Il  peut  arriver  que  l'égoïsme 
royal  réponde  h  l'intérêt  des  nations,  mais  c'est  l'effet  du  hasard  ; 
pour  mieux  dire,  c'est  l'effet  de  la  Providence,  qui  se  sert  même 
de  nos  erreurs  et  de  nos  crimes  pour  accomplir  ses  desseins.  Cela 
n'empêche  pas  la  politique  des  rois  d'être  essentiellement  person- 
nelle; les  droits  et  les  besoins  des  nations  ne  sont  qu'un  instru- 
ment dans  leurs  mains. 

L'on  a  décoré  du  beau  nom  de  politique  nationale,  l'ambition 
des  princes  qui  cherchèrent  à  étendre  leurs  frontières;  l'on  devrait 
dire  plutôt  que  les  nations  furent  les  victimes  d'une  folle  ardeur  de 
conquêtes.  Rien  de  plus  impolitique  quela  politiquedeFrançoisP''; 
rien  de  plus  capricieux,  de  plus  misérable,  que  la  politique  de 
Henri  VIIL  On  leur  attribue  une  prévoyance  qu'ils  n'avaient  pas, 
en  disant  que  leurs  guerres  furent  inspirées  par  le  sentiment  de  la 
conservation;  ils  ne  s'élevèrent  jamais  à  l'idée  d'une  balance  de 
pouvoir.  Sans  doute,  le  résultat  de  leur  longue  rivalité  fut  d'arrêter 
les  projets  de  Charles-Quint  etde  consoliderles nationalités;  mais 
c'est  l'œuvre  de  Dieu,  dont  il  ne  faut  pas  faire  honneur  aux 
hommes.  Il  ne  peut  pas  même  être  question  au  xvi®  siècle  d'une 
opposition  réelle  des  nations  contre  la  tentative  de  restauration  de 
l'empire,  car  les  nations  n'avaient  pas  encore  d'organes.  Lors 
donc  que  nous  parlons  d'opposition  des  nationalités  contre  la 
monarchie  universelle  de  la  maison  d'Autriche,  nous  nous  plaçons 
au  point  de  vue  de  la  Providence,  L'histoire  nous  a  appris  ce  que 
Dieu  veut;  nous  allons  voir  ce  que  voulaient  les  hommes. 

N"  1.  La  France. 

Quand  on  compare  la  France  et  l'Espagne  dans  la  première  moi- 
tié du  xvi«  siècle,  l'on  est  étonné  que  les  historiens  accusent  la 


OPPOSITION  DES  NATIONS.  65 

la  maison  d'Autriche  d'aspirer  à  la  monarchie  universelle  ;  l'on 
croirait  que  ce  rôle  ambitieux  appartient  plutôt  à  sa  rivale.  La 
France  avait,  dès  cette  époque,  tous  les  éléments  de  puissance 
qui  lui  assurent  aujourd'hui  le  premier  rang  parmi  les  grands 
États,  une  population  guerrière  par  excellence,  un  territoire  d'une 
admirable  richesse,  et  par  dessus  tout,  le  génie  de  l'unité.  Les 
envoyés  vénitiens,  ces  observateurs  si  exacts  et  si  fins,  en  oui 
fait  la  remarque  :  «  Le  roi  d'Espagne,  disent-ils,  a  beaucoup  de 
royaumes,  mais  tous  désunis.  Le  roi  de  France  a  un  seul  royaume, 
mais  tout  uni  et  obéissant;  ses  onze  provinces  sont  autant  de 
membres  vigoureux  d'un  seul  corps ,  qui  se  communiquent  mu- 
tuellement la  force  et  la  vie  (i).  »  Ils  placent,  sans  hésiter,  la 
France  au  dessus  de  tous  les  autres  royaumes  de  la  chrétienté  (2); 
ils  disent  que  c'est  de  tous  les  États  celui  qui  est  le  plus  propre  h 
faire  des  conquêtes  (3).  Chose  singulière!  ils  paraissent  redouter 
l'ambition  de  la  France  plus  que  celle  de  l'Espagne;  l'un  d'eux, 
Marino  Cavalli,  écrit  en  1546,  que  la  France  aurait  marché  à 
grands  pas  vers  la  monarchie  universelle,  sans  l'obstacle  qu'elle 
rencontra  dans  la  rivalité  de  Charles-Quint  (4).  Ainsi  l'ambassa- 
deur de  Venise  renverse  la  thèse  adoptée  par  l'histoire  :  ce  n'est 
pas  François  I"  qui  a  sauvé  l'Europe  de  la  monarchie  de  Charles- 
Quint,  c'est  l'empereur  qui  a  empêché  la  domination  de  la  royauté 
française.  Les  faits  ont  donné  raison  au  diplomate  italien;  si  l'Eu- 
rope a  à  craindre  pour  sa  liberté,  le  danger  vient  non  de  l'Es- 
pagne mais  de  la  France. 

Cependant,  en  apparence,  l'opinion  de  Marino  Cavalli  est  un  para- 
doxe. Il  écrivait,  en  1546;  quelques  années  après,  la  France  était 
déchirée  par  la  guerre  civile,  et  le  roi  d'Espagne  songeait  sérieuse- 
ment h  placer  la  couronne  des  Valois  sur  sa  tête.  En  réalité,  la 
faiblesse  momentanée  de  la  nation  française,  dans  la  seconde  moi- 
tié du  xvi«  siècle,  vient  à  l'appui  de  la  thèse  des  envoyés  vénitiens; 
c'est  précisément  parce  qu'elle  était  affaiblie  par  des  dissensions 

(1)  Marino  Cavalli j  1546,  dans  Alberi,  Relazioni,  l,  1,  p.  232,  233;  Michèle  Soriano,  1559, 
dans  Alberi,  l,  3,  375;  id.,  1361,  dans  Tomaseo,  Relations  des  ambassadeurs  vénitiens,  T.  1, 
p.  473. 

(2)  Jean  Lipomano,  1577,  dit  que  la  France  est  o  piu  considerabile  d'ogni  altro  regno,  d'ogni 
altro  imperio,  e  d'ogni  altra  monarchia. .  (Tomaseo,  II,  546.) 

(3)  llarbaro,  1563,  dans  Tomaseo,  II,  16. 

{i)  Marino  Cavalli,  dans  Alberi,  1, 1,  p.  232,  235,  et  dans  Tomaseo,  1,270, 276. 


66  (HARLES-OUINT. 

religieuses,  que  son  influence  fut  presque  nulle,  jusqu'à  l'avéne- 
ment  de  Henri  IV  et  de  Richelieu.  «  Si  les  Français  n'étaient  pas 
divisés  par  la  religion,  dit  Correro,  ils  porteraient  la  terreur  dans 
le  monde  entier  (1).  «  Les  guerres  religieuses  mirent  la  France 
dans  la  dépendance  de  l'étranger.  A  qui  faut-il  imputer  ces  horri- 
bles luttes?  et  quel  est  le  rôle  que  les  rois  y  jouèrent?  C'est  le  fana- 
tisme catholique  qui  les  alluma  ;  la  royauté  pouvait  se  prononcer 
soit  pour  le  catholicisme,  soit  pour  la  réforme,  elle  pouvait  aussi 
imposer  la  tolérance  aux  deux  confessions  rivales.  Elle  ne  prit 
aucun  de  ces  partis.  Les  rois  se  firent  les  instruments  des  passions 
catholiques,  sans  les  partager.  Persécuteurs  sans  conviction,  ils 
ne  pouvaient  prétendre  au  premier  rôle  dans  la  réaction  catho- 
lique; ils  n'avaient  donc  pas  la  force  que  donne  le  catholicisme, 
et  ils  s'aliénèrent  celle  que  leur  aurait  donné  la  réforme  :  de  là 
leur  nullité.  Leur  ambition  guerrière  fut  tout  aussi  inconséquente 
que  leur  politique  religieuse. 

Ce  qui  fait  la  grandeur  de  la  France,  c'est  son  admirable  unité. 
Or  au  xvi'^  siècle  son  territoire  n'était  pas  encore  formé  ;  il  restait 
en  dehors  de  la  monarchie  française,  des  populations  qu'une  ori- 
gine et  des  mœurs  communes  destinaient  à  un  même  régime.  La 
France  avait  à  compléter  ses  frontières  du  nord  et  de  l'est;  c'était 
vers  ce  but  que  les  rois  auraient  dû  concentrer  tous  leurs  efforts. 
Un  prince  puissant  par  le  génie  de  l'unité  qui  l'inspirait,  avait 
marqué  la  voie  dans  laquelle  ses  successeurs  auraient  dû  mar- 
cher :  abandonnant  l'Italie  à  ses  divisions,  Louis  XI  porta  toute 
sa  sollicitude  sur  l'héritage  de  la  maison  de  Bourgogne.  Les 
esprits  politiques  comprenaient  parfaitement,  au  xvi-  siècle,  que  là 
se  trouvait  la  carrière  ouverte  à  l'esprit  de  conquête.  Un  ambas- 
sadeur de  France  à  Constantinople  écrit,  en  looS  :  «  Chassez  les 
Anglais  de  Calais,  et  poussez  vos  frontières  en  avant,  jusqu'à  ce 
que  vous  ayez  atteint  le  Rhin,  la  limite  naturelle  de  la  monarchie 
des  Gaules  (2).  » 

Grâce  au  génie  de  Richelieu ,  cette  politique  devint  celle  de  la 
royauté  au  xvir  siècle.  Au  xvi%  les  rois  de  France  n'avaient  pas  de 


(1)  Correro,  dans  Tomaseo,  Relation  s  des  ambassadeurs  vénitiens,  T.  II,  p.  150. 

(2)  Lettre  de  de  la  Vigne,  de  1558,  dans  Charrière,  Négociations  de  la  France  dans  le  Levant, 
T.  II,  450,  note. 


OPPOSITION  DES  NATIONS.  67 

politique,  car  on  ne  peut  pas  donner  ce  nom  à  la  folle  ambition 
qui  les  entraîna  en  Italie.  Charles  VIII  inaugura  l'ère  de  la  légèreté 
française.  Il  avait  en  mains  le  Roussillon,  l'Artois  et  la  Franche- 
Comté.  Par  le  traité  de  Barcelone  (1493),  il  rendit  le  Roussillon  à 
Ferdinand  le  Catholique,  et  par  le  traité  de  Senlis,  il  restitua  l'Ar- 
tois et  la  Franche-Comté  à  Maximilien  d'Autriche.  Ce  ne  sont  pas 
les  malheurs  de  la  guerre  qui  le  portèrent  à  consentir  à  ces  ces- 
sions, il  était  à  la  tête  d'une  armée  impatiente  de  combats;  ce  ne 
sont  pas  des  scrupules  de  conscience,  le  temps  de  Saint-Louis 
était  passé.  Quel  fut  donc  le  mobile  du  jeune  roi?  S'il  disposait 
avec  tant  de  libéralité  de  provinces  entières,  c'est  qu'il  avait  reçu 
une  magnifique  compensation  :  un  descendant  des  Paléologues 
lui  a  fait  donation  de  l'empire  grec.  L'acte  rédigé  à  Rome  était 
parfaitement  en  règle,  le  donateur  renonçait  à  toutes  les  causes 
de  révocation,  il  ne  se  réservait  que  la  Morée  et  le  Péloponèse  (i). 
Il  est  bien  vrai  que  le  prince  grec  disposait  de  ce  qu'il  n'avait  pas; 
mais  Charles  VIII  va  arracher  son  empire  aux  Turcs,  après  qu'il 
se  sera  emparé  de  l'Italie  en  passant  : 

«  Il  fera  de  si  graut  batailles 
Qu'il  subjuguera  les  Ytailles. 
Ce  fait,  dit  et  il  s'en  ira 
Et  passera  de  là  la  mer; 
Entrera  puis  dans  la  Grèce, 
Où  par  sa  vaillante  prouesse, 
Sera  nommé  le  roi  des  Grecs  ; 
En  Jérusalem  entrera, 
Et  mont  Olivet  montera  (2)   » 

Voilà  les  châteaux  en  Espagne,  que  bâtissait  un  jeune  écervelé, 
que  l'on  comparait  tout  modestement  â  Charlemagne  dans  l'acte 
de  donation  de  l'empire  grec.  Il  ne  lui  fallut  qu'une  promenade 
militaire  pour  conquérir  l'Italie,  mais  i!  la  perdit  plus  vite  qu'il 
ne  l'avait  gagnée.  La  voie  fatale  était  ouverte  ;  Louis  XII  et  Fran- 
çois P""  s'y  égarèrent  h  la  suite  de  Charles  VIII.  Il  y  avait  une  con- 

(1)  Acte  de  cession  d'André  Paléologue  en  faveur  de  Charles  VUI,  dans  les  Mémoires  de  l'Aca- 
flémic  fies  Inscriptions,  T.  XVH. 

(2)  Filon,  Histoire  de  l'Europe  au  xvi*  siècle,  T.  I,  p.  303,  note  3.  (Vers  d'un  contemporain, 
Guillache  de  Bordeaux.) 


68  CHARLES-QUINT. 

quête  solide  à  faire  à  leur  porte;  au  lieu  d'étendre  les  frontières 
de  la  France,  ils  dépensèrent  le  sang  et  l'argent  de  la  nation,  pour 
devenir  duc  de  Milan  ou  roi  de  Naples. 

François  V'  s'est  fait  un  nom  comme  protecteur  des  lettres  ;  on 
dirait  que  par  \h  il  a  séduit  les  lettrés  qui  ont  écrit  son  histoire; 
mais  quand  on  examine  sans  parti  pris  ses  guerres  et  ses  négocia- 
tions, la  grandeur  du  roi  chevalier  s'évanouit  comme  un  rêve.  Si 
quelque  chose  égalait  sa  fausse  ambition,  c'est  son  incomparable 
nullité.  Il  abandonna  le  gouvernement  h  des  favorites.  La  milice 
française,  dans  son  héroïque  élan,  brisa  les  Suisses,  qui  passaient 
pour  invincibles;  elle  conquit  pour  son  roi  le  beau  duché  de 
Milan.  Quel  fruit  François  tira-t-il  de  ces  conquêtes  ?  Un  frère  de 
la  sultane  régnante  souleva  Milan  contre  les  Français,  par  une 
cruauté  et  une  tyrannie  toutes  gratuites  ;  et  il  la  perdit  par  sa  cupi- 
dité et  son  incapacité.  Le  serviteur  était  digne  de  son  maître.  On 
Tait  honneur  h  François  d'avoir  arrêté  la  puissance  croissante 
de  la  maison  d'Autriche,  et  d'avoir  sauvé  l'Europe  de  la  monarchie 
universelle.  La  vérité  est  que  l'on  ne  trouve  pas  même  une  ombre 
d'idée  politique  chez  le  roi  de  France.  Il  n'avait  qu'une  ambition, 
une  passion ,  c'est  le  duché  de  Milan  :  que  Charles-Quint  le  lui 
donne,  et  loin  de  contrarier  ses  desseins,  François  I"  l'aidera  de 
toutes  ses  forces  à  le  faire  monarque  et  le  plus  grand  prince  qui  fût 
onques  en  la  chrétienté.  Charles-Quint  affirma  que  ces  offres  lui 
furent  faites  par  son  rival  (1)  ;  il  ledit  dans  ses  lettres  particulières, 
il  le  répéta  dans  le  discours  solennel  tenu  h  Rome  devant  le  pape, 
les  cardinaux  et  les  ambassadeurs  :  Si  f  avais  aspiré  à  la  monarchie 
imiverselle,  dit  l'empereur,  jamais  je  n'en  eusse  été  contredit  par  le 
roi  de  France;  au  contraire,  il  m'a  offert  son  aide  envers  et  contre 
tous,  moyennant  qu'on  lui  eût  voulu  accorder  seulement  le  duché  de 
Milan  (2).  Les  offres  de  François  P''  dépassaient  tout  ce  qui  est 
croyable;  on  serait  tenté  de  crier  h  la  calomnie,  si  le  roi  n'avait 
pris  soin  lui-même  de  les  consigner  dans  les  instructions  données 
à  ses  envoyés.  Écoutons  Du  Belloy  :  Si  Charles-Quint  entreprend 
le  voyage  de  Constantinople,  le  roi  de  France  de  bon  cœur  y  assistera 


(1)  Lettre  de  Cliailes-Quint  au  comte  de  Reux,  19  avril  1535.  (Granvelle,  Papiers  d'Eint,  T.  Il, 
p.  345.) 

(2)  Du  DcUay,  Mémoires,  dans  Pclitol,  T.  XVUI,  p.  338. 


OPPOSITION  DES  NATIONS  69 

en  persoîine  et  l'y  accompagnera  avec  toutes  ses  forces.  Que  dirait-on 
aujourd'hui  de  l'empereur  des  Français,  s'il  s'engageait  à  aider  le 
czar  à  faire  la  conquête  de  Constanlinople,  pour  obtenir  la  Lom- 
bardie  ou  le  royaume  de  Naples?  Voilà  le  rôle  que  François  V' 
consentit  à  jouer  au  wi^  siècle  au  profit  de  la  maison  d'Autriche. 
Il  y  a  plus,  ce  qui  faisait  la  puissance  de  la  France  dans  sa  lutte 
contre  Charles-Quint,  c'est  la  division  de  l'Allemagne;  les  princes 
protestants  étaient  donc  les  alliés  naturels  des  ennemis  de  l'empe- 
reur. Que  fit  François  P"^?  Si  on  lui  donne  Milan,  il  se  mettra  à  la 
disposition  de  Charles-Quint  pour  rétablir  l'unité  de  l'Église  en 
Allemagne.  Nous  ne  sommes  pas  au  bout  des  offres  incroyables 
de  François  l".  Henri  VIII  avait  consommé  le  schisme,  il  était 
l'allié  de  la  France  ;  si  jamais  alliance  devait  être  cultivée,  c'était 
bien  celle  de  la  protestante  Angleterre ,  car  tant  qu'elle  restait 
séparée  de  Rome,  la  reconstitution  du  saint-empire  romain  était 
impossible.  Eh  bien,  pour  obtenir  Milan,  François  P' s'obligeait 
à  prendre  les  armes ,  pour  faire  obéir  Henri  VIII  à  la  sentence  de 
l'Église.  Ce  n'est  pas  tout.  Le  roi  de  France  oflTrit  encore  de  trahir 
ses  alliés  d'Italie  et  d'Allemagne,  le  tout;;oMr  la  grandeur  et  accrois- 
sement du  seigneur  empereur  et  du  roi  des  Romains  son  frère  (1). 

Voilà  la  politique  de  François  F'!  Ne  dirait-on  pas  un  enfant 
qui,  pour  obtenir  un  joujou  ardemment  désiré,  consent  à  jeter  tout 
ce  qu'il  .a  de  précieux  par  portes  et  fenêtres?  Le  roi  de  France  était 
encore  plus  inconsidéré  qu'un  enfant  :  il  ne  voyait  pas  que,  si 
Charles-Quint  réduisait  l'Allemagne  à  son  obéissance,  s'il  parve- 
nait à  régner  à  Constantinople  et  à  Londres,  lui  aussi  serait  à  la 
merci  du  tout-puissant  empereur,  lequel  pourrait  lui  enlever  ce 
cher  duché  de  Milan,  et  même  démembrer  la  France,  si  tel 
était  son  bon  plaisir!  Si  François  P'  fut  inconsidéré  comme  un 
enfant,  on  ne  peut  pas  dire  qu'il  ait  eu  la  bonne  foi  de  l'enfance. 
Nous  dirons  plus  loin  ce  qu'il  faut  penser  de  la  moralité  politique 
du  roi  chevalier;  tous  les  moyens  lui  étaient  bons  pour  arriver  à 
son  but,  et  le  plus  habituel  était  la  tromperie,  le  mensonge.  On 
fait  un  titre  de  gloire  à  François  P""  d'avoir  sauvé  la  réforme;  il  fut, 
à  la  vérité,  l'allié  des  protestants  d'Allemagne  :  mais  était-ce  pour 
sauvegarder  la  liberté  religieuse  ?  Pour  ceux  qui  connaissent  les 

(t)  Mémoires  de  Du  Bellay,  dans  Petilot,  T.  XVIII,  p.  293,  s. 


70  CHARLES-QUlNT. 

cruelles  persécutions  de  François  I"  contre  les  huguenots,  notre 
question  a  l'air  d'une  niaiserie;  cependant  écoutons  l'ambassa- 
deur -de  France  auprès  des  princes  prolestants  :  «  Le  roi  avoue 
qu'il  a  erré  en  matière  de  religion,  il  reconnaît  que  les  Allemands  qui 
suivent  Luther  professent  la  vraie  croyance  (1)  ;  et  comme  il  apprend 
que  l'empereur  veut  les  ramener  par  la  force  au  catholicisme,  il 
leur  oftre  son  appui  pour  maintenir  leur  liberté.  »  François  I"' 
ne  s'en  tint  pas  à  celte  profession  de  foi.  En  1535,  les  protestants 
étaient  assemblés  à  Smalcalde,  pour  concerter  leur  union  ;  vint  un 
ambassadeur  du  roi  de  France  qui  offrit  les  services  de  son  maître: 
il  entra  en  conférence  avec  les  théologiens,  sur  les  dogmes  qui  les 
séparaient  de  l'Église  orthodoxe ,  et  il  se  trouva  qu'il  régnait  un 
accord  parfait  de  sentiments  entre  le  roi  très  chrétien  et  les  réfor- 
mateurs. Le  jésuite  Maimbourg,  ne  pouvant  croire  à  tant  d'hypo- 
crisie, accusa  les  historiens  protestants  d'avoir  inventé  cette  con- 
férence, mais  nous  avons  le  procès-verbal  authentique  qui  ne 
laisse  aucun  doute  sur  l'indigne  artifice  employé  par  François  P' 
pour  tromper  la  bonhomie  allemande  (2).  Vers  le  même  temps,  le 
roi  chevalier  négociait  avec  Charles-Quint  pour  obtenir  Milan,  et 
il  lui  proposa  de  réduire  les  protestants  par  la  force  !  Il  disait  au 
légat  qu'il  ne  fallait  pas  même  entrer  en  discussion  avec  les  nova- 
teurs, qu'il  ne  s'agissait  pas  de  les  écouter,  mais  de  les  con- 
traindre (3).  François  prenait  effectivement  des  mesures  dans  son 
royaume  pour  exterminer  cette  malheureuse  secte  luthérienne  (4). 
Pendant  qu'il  tenait  ce  langage  en  France,  et  qu'il  y  conformait 
ses  actes,  il  continuait  à  berner  les  protestants,  les  exhortant  ii 
rester  fermes  dans  leur  croyance  et  «  les  assurant  de  son  appui.» 
Les  historiens  catholiques  eux-mêmes  prononcent  le  mot  de  fraude 
pour  caractériser  cette  politique  déloyale  (5)  ! 

Voilà  comment  François  I' '  fut  le  protecteur  de  la  réforme.  Nous 
avons  dit  ailleurs  que  la  mission  de  la  France,  dans  les  luttes  reli- 


ât) Rapport  de  l'arclievèque  de  Lunden  à  Chai-les-Quint,  du  l'2  Qov.  1536.  (Lcniz,  Correspondenz, 
T.  II,  p.  144.) 

(2)  Brelschneidar,  Corpus  Rtformatoiura,  T.  II,  p.  1014. 

(3)  «  Qui  debeant  eo;;!  ad  olficium,  non  audiri.  »  Raynaldi,  Annales  ad  a.  1540  (T.  XIII,  p.  534) 

(4)  Floquet,  Histoire  du  parlement  de  Normandie,  T.  II,  p.  236. 

(5)  Itayrutldi,  Annales,  T.  XIII,  p.  587  :  «  Et  etiam  fraude  rex  usus  est,  ut,  licet  persequeretur 
hœrelicos,  litleras  ad  protestantes  principes  scriberct,  eorum  sectam  iugratam  sibi  non  esse,  horta- 
returque  ne  conciliarentur  Eoclesi-T-.  • 


OPPOSITION  DES  NATIONS.  71 

gieuses  du  xvi^'  et  du  xvii'^  siècle,  fut  de  n'être  ni  protestante  ni 
catholique.  François  P'  obéit,  comme  instrument,  aux  desseins  de 
Dieu;  il  contribua  h  sauver  le  protestantisme  en  Allemagne,  et 
tout  en  maintenant  le  catholicisme  en  France  par  la  force,  il  le 
ruina  en  protégeant  la  renaissance,  qui  dépassait  la  réforme.  Mais 
cette  gloire  est  à  Dieu,  elle  n'est  pas  à  l'homme.  Nous  cherchons 
vainement  un  titre  de  gloire  pour  François  F'  ;  nous  ne  trouvons 
qu'une  excuse  ù  ses  erreurs  sans  nombre,  c'est  que  ses  défauts 
sont  l'expression  du  caractère  national.  On  l'appelle  le  roi  cheva- 
lier; il  a  en  effet  la  bravoure  du  chevalier,  mais  c'est  une  humeur 
batailleuse,  sans  but  et  sans  règle.  «  L'on  n'estime  pas  en  France, 
dit  un  envoyé  vénitien,  les  nobles  et  les  princes  qui  n'aiment  pas 
et  ne  cherchent  pas  la  guerre  (1).  »  «  A  quoi  voulez-vous,  s'écrie 
Montluc,  qu'un  bon  cœur,  noble  et  généreux  s'adonne  sinon  aux 
armes?  Un  prince  de  cœur  ne  doit  jamais  être  content,  ains  faut 
pousser;  la  terre  est  si  grande,  il  y  a  prou  k  conquérir.  »  Muntluc 
excite  sans  cesse  son  roi  à  la  guerre  :  »  Il  ne  faut  pas,  dit-il,  renou- 
veler la  guerre  de  la  Terre  Sainte,  car  nous  ne  sommes  pas  si 
dévotieux  que  les  bonnes  gens  du  temps  passé.  Il  vaut  mieux 
s'exercer  au  nouveau  monde  ou  guerroyer  les  voisins,  réclamer  le 
duché  de  Milan  ou  le  royaume  de  Naples  (2).  »  Tel  était  l'esprit  de 
la  nation,  la  guerre  pour  la  guerre,  un  besoin  de  mouvement  et  de 
lutte.  L'ambition  s'y  mêlait,  mais  la  raison  d'État  y  était  étrangère; 
on  préférait  les  expéditions  lointaines,  parce  qu'elles  donnaient 
plus  de  gloire  :  c'était  la  poésie  de  la  guerre.  Si  l'on  veut  donner 
à  cette  tendance  irréfléchie,  presque  physique,  le  nom  de  cheva- 
lerie, on  peut  appeler  François  le  roi  chevalier  ;  mais  le  premier 
troupier  venu  mérite  la  même  gloire,  si  gloire  il  y  a. 


No  2.  L'Angleterre. 

Le  rôle  de  l'Angleterre,  dans  les  luttes  qui  agitent  le  continent, 
semble  tracé  par  la  nature  des  choses.  Elle  ne  peut  aspirer  à  la 
monarchie  universelle;  sa  position  insulaire  et  le  bon  sens  de  ses 


(1)  »  Clie  non  solo  non  ami,  ma  non  cerché  e  procuré  la  guerra.  •  {Tomaaco,  T.  Il,  p.  236.) 

(2)  Montluc,  Mémoires.  (PelUol,  T.XXII,  p.  2-20, 521, 29'f.) 


72  CHARLES-QUINT. 

populations  l'ont  empêchée  et  l'empêcheront  toujours  de  se 
livrer  à  ces  folles  idées.  Mais  l'indépendance,  l'existence  même  de 
la  nation  anglaise  pourraient  être  compromises,  si  un  État  conti- 
nental acquérait  une  puissance  prépondérante,  une  de  ces  domi- 
nations qui  ne  laisserait  aux  autres  peuples  qu'une  apparence  de 
liberté.  L'Angleterre  est  donc  appelée  à  intervenir  dans  les  guerres 
du  continent,  lorsque  le  principe  des  nationalités  est  en  jeu.  Voilà 
pourquoi  elle  fut  l'àme  des  coalitions  qui  se  formèrent  contre 
Louis  XIV  et  Napoléon.  Au  xvi*^  siècle,  elle  avait  une  mission  ana- 
logue h  remplir.  La  France  et  l'Espagne  étaient  également  à 
craindre  pour  les  Anglais,  si  l'une  de  ces  puissantes  monarchies 
l'emportait  sur  l'autre.  A  l'intérêt  politique  se  joignait  l'intérêt 
religieux.  La  réforme  pénétra  de  bonne  heure  dans  les  îles  bri- 
tanniques; individuelle  par  excellence,  la  race  anglaise  était,  pour 
ainsi  dire,  née  protestante;  le  roi  même  se  fit  réformateur  à  sa 
façon,  en  se  séparant  de  Rome  par  un  schisme  éclatant.  L'Espagne, 
au  contraire,  se  mit  à  la  tête  de  la  réaction  catholique,  et  en  France 
aussi  l'échafaud  fut  dressé  pour  les  réformés.  Il  est  de  toute  évi- 
dence que  la  monarchie  universelle  de  la  France  ou  de  l'Espagne, 
aurait  étouffé  le  protestantisme  en  Angleterre,  comme  partout 
ailleurs.  Tels  étaient  les  puissants  motifs  qui  appelaient  la  nation 
anglaise  à  intervenir  dans  la  lutte  de  François  I"  et  de  Charles- 
Quint.  En  réalité,  Henri  VIII  prit  parti,  tantôt  pour  l'un,  tantôt 
pour  l'autre  des  deux  rivaux;  mais  on  lui  ferait  un  honneur  qu'il 
ne  mérite  pas,  si  l'on  attribuait  les  alliances  changeantes  du  roi  h. 
des  vues  d'équilibre  politique. 

Au  xvi'^  siècle,  l'Angleterre  jouissait  du  bienfait  d'un  gouverne- 
ment représentatif,  mais  le  despotisme  des  Tudors  altérait  singu- 
lièrement ce  régime  ;  de  fait,  le  parlement  exprimait  bien  moins  la 
volonté  de  la  nation  que  celle  du  roi.  Ce  fut  l'ambition  conquérante 
de  ses  princes  qui  égara  l'Angleterre  au  xiv'^  et  au  xv°  siècle,  en 
l'entraînant  dans  une  longue  lutte  avec  la  France,  lutte  dans 
laquelle  la  victoire  lui  eût  été  plus  funeste  que  la  défaite;  car  la 
réunion  des  deux  royaumes  sous  un  même  prince  eût  abouti  à 
subordonner  l'Angleterre  à  la  France.  Heureusement  la  victoire 
était  impossible.  Après  avoir  fait  fausse  route  à  la  suite  de  leurs 
rois,  les  Anglais  se  retirèrent  dans  leur  île,  pour  se  livrer  au 
développement  de  leur  génie  particulier.  Mais  la  guerre  étrangère 


OPPOSITION  DES  NATIONS.  75 

avait  donné  à  la  royauté  une  prépondérance  qui  manqua  de  deve- 
nir fatale  à  la  liberté  de  l'Angleterre.  La  guerre  civile  acheva 
d'épuiser  les  forces  de  la  nation.  Quand  les  Tudors  lui  donnèrent 
la  paix,  la  paix  menaça  d'être  celle  du  despotisme.  Cela  explique 
comment  la  politique  des  rois  d'Angleterre  fut  aussi  personnelle 
que  celle  des  autres  princes,  et  tout  aussi  contraire  aux  vrais  inté- 
rêts de  la  nation. 

Rien  de  plus  misérable  tout  ensemble  et  de  plus  odieux  que  la 
politique  de  Henri  VIII,  si  l'on  peut  appeler  politique  l'absence  de 
toute  idée,  le  règne  du  caprice  dans  toute  son  inconséquence,  et 
de  la  passion  dans  toute  sa  brutalité.  François  P""  et  Charles-Quint 
se  disputèrent  vivement  son  alliance.  L'Angleterre  avait  encore  un 
pied  en  France;  elle  y  possédait  Calaiset  le  comté  de  Guines;  cela 
lui  procurait  la  facilité  de  jeter  une  armée  sur  le  continent  :  son 
intervention  pouvait  être  fatale,  soit  ii  la  France,  soit  aux  Pays-Bas 
espagnols.  Depuis  des  siècles,  l'Angleterre  était  alliée  de  la  Mai- 
son de  Bourgogne,  dont  Charlés-Quint  était  l'héritier;  la  haine  de 
la  France,  et  des  intérêts  communs  avaient  rapproché  les  deux 
États.  Henri  VIII  penchait  pour  l'alliance  espagnole;  il  ne  réilé- 
chissait  pas  qu'autre  était  la  position  du  duché  de  Bourgogne,  autre 
celle  de  la  puissante  monarchie  de  Charles-Quint.  Le  roi  d'Angle- 
terre devait  être  l'allié  des  voisins  de  la  France,  quand  ces  voisins 
étaient  faibles;  mais  quand  le  duc  de  Bourgogne  allait  placer  sur 
sa  tête  la  couronne  d'Espagne  et  la  couronne  du  saint-empire 
rom.ain,  la  politique  anglaise  ne  devait-elle  pas  changer  avec  les 
circonstances?  Henri  VIII  se  laissa  aller  ii  l'ambition  de  conquête 
qui  était  la  passion  de  tous  les  princes  aux  xvie  siècle.  Il  portait 
encore  le  titre  de  roi  de  France;  il  s'imagina  que  le  titre  pourrait 
devenir  une  réalité.  Ainsi,  ce  qui  s'était  trouvé  impraticable  au 
milieu  de  l'anarchie  féodale  qui  affaiblissait  la  France  à  la  lin  du 
moyen  âge,  Henri  VIII  songeait  h  l'accomplir  au  moment  oii  la 
France,  forte  de  sa  puissante  unité,  était  prête  h  conquérir,  bien 
plus  qu'elle  ne  risquait  d'être  conquise  !  Tel  était  cependant  l'objet 
de  l'alliance  que  Henri  VIII  fit  avec  l'empereur  Maximilien  après  la 
bataille  de  Marignan.  Le  moment  était  singulièrement  choisi,  et 
ne  prouve  guère  pour  le  sens  politique  du  roi  d'Angleterre  et  de 
son  allié  d'Allemagne. 

Charles -Quint  venait  de  disputer  la  couronne  impériale  à 


74  CHARLES-QUINT. 

François  K.  Il  ne  cachait  pas  que  le  but  de  son  ambition  était  de 
faire  de  yoa. titre  de  chef  temporel  de  la  chrétienté,  une  formidable 
réalité  ;  mais  il  sentait  que  si  l'Angleterre  prenait  parti  pour  la 
France,  sa  dignité  resterait  un  vain  nom.  Voilà  pourquoi  Charles- 
Quint  usa  de  toutes  les  séductions  de  sa  diplomatie  pour  gagner 
Henri  VIII.  François  I'^''  en  fit  autant.  Le  roi  d'Angleterre  était 
avide  et  orgueilleux,  et  il  avait  un  ministre  tout  aussi  cupide  et 
tout  aussi  ambitieux.  François  P''  crut  gagner  le  maître  et  son  ser- 
viteur en  prodiguant  l'or;  il  promit  au  premier  une  somme 
de  600,000  couronnes,  qui  vaudrait  aujourd'hui  plus  de  trente 
millions;  il  acheta  Wolsey  par  une  pension  de  12,000  livres;  de 
plus  il  lui  fit  entendre  qu'il  avait  quatorze  voix  dans  le  collège  des 
cardinaux,  et  que,  si  le  roi  d'Angleterre  s'unissait  à  lui,  ils  dispo- 
seraient de  la  papauté  et  de  l'empire.  Charles-Quint  avait  plus  de 
chances  que  François  P''  dans  cette  espèce  d'enchère;  il  offrait 
également  de  l'or  à  Henri  VIII,  et  il  lui  fit  espérer  des  conquêtes 
en  France,  peut-être  même  la  couronne  qu'avait  portée  un  de  ses 
prédécesseurs.  Quant  h  Wolsey,  l'habile  prélat  savait  bien  qu'un 
empereur  d'Allemagne ,  qui  était  aussi  roi  d'Espagne  et  roi  de 
Naples,  aurait  plus  d'influence  à  Rome  qu'un  roi  de  France.  Les 
Anglais  ont  toujours  été  d'excellents  calculateurs;  ils  se  dirent 
que  l'avantage  était  évidemment  du  côté  de  l'alliance  espagnole. 
Ce  fut  en  vain  que  François  P'  déploya  tous  les  charmes  de  l'esprit 
français,  dans  la  célèbre  entrevue  du  camp  du  Drap  d'Or  ;  Henri  VIII, 
aussi  déloyal  que  cupide,  accepta  un  subside  annuel  de  près  de 
trois  millions  de  francs;  mais  à  peine  avait-il  vendu  son  amitié  au 
roi  de  France,  qu'il  traita  avec  Charles-Quint.  La  couronne  de 
France  valait  plus  que  trois  millions  par  an;  renoncer  h  son  ambi- 
tion pour  une  pareille  somme,  c'était  faire  un  mauvais  marché. 
Henri  VIII  crut  être  un  profond  politique  en  s'alliant  avec  l'empe- 
reur ;  la  lutte  de  François  P''  contre  son  puissant  rival  devait  finir 
par  l'épuiser;  alors  lui,  l'héritier  des  Plantagenet,  pourrait  recou- 
vrer la  Guienne,  la  Normandie,  qui  sait?  la  France  entière.  Quand 
on  construit  des  châteaux  en  Espagne,  il  n'y  a  que  le  premier  pas 
qui  coûte;  les  rêves  vont  vite.  On  croit  rêver,  en  effet,  lorsqu'on 
entend  Henri  VIII  dire  sérieusement  qu'il  espérait  régner  en 
France.  Le  cardinal  Wolsey  flattait  cette  folle  ambition;  il  dres- 
sait des  plans  de  campagne,  et  trouvait  que  le  chemin  était  facile 


OPPOSITION  DES  NATIONS.  75 

de  Calais  à  Paris.  De  son  côté,  le  pape  se  faisait  fort  de  lui  aplanir 
la  voie,  il  dressa  une  bulle  par  laquelle  il  déliait  les  sujets  de 
François  P'"  de  leur  devoir  de  fidélité  (1). 

L'astucieux  Wolsey  comptait  plus  sur  la  couronne  pontificale, 
à  son  profit,  que  sur  la  couronne  de  France  pour  son  maître.  L'un 
et  l'autre  furent  déçus  dans  leurs  espérances.  Deux  fois  le  saint- 
siége  devint  vacant;  deux  fois  trompé,  le  cardinal  anglais  jura  une 
haine  à  mort  à  Charles-Quint.  La  bataille  de  Pavie  lui  donna  un 
prétexte  favorable.  Eff"rayés  de  la  victoire  de  l'empereur,  les 
États  italiens  firent  une  ligue  contre  lui;  on  l'appela  sainte,  parce 
que  le  pape  en  était  le  chef.  Henri  VIII  en  fut  déclaré  protecteur  ; 
mais  la  sainteté  de  la  ligue  ne  suffit  pas  au  roi  d'Angleterre  et  h 
son  ministre  pour  s'y  engager;  il  fallut  promettre  au  roi  une  prin- 
cipauté dans  le  royaume  de  Naples,  et  afin  que  ce  ne  fût  pas  une 
principauté  pour  rire,  il  eut  soin  de  stipuler  qu  elle  devait  produire 
un  revenu  de  trente  mille  ducats  ;  on  promit  h  Wolsey  des  terres 
d'une  valeur  de  dix  mille  ducats  (2).  Entrait-il  une  idée  d'équilibre 
dans  ce  changement  de  politique?  Le  ministre  anglais  eut  soin  de 
donner  cette  couleur  à  son  désir  de  vengeance;  il  représenta  à 
son  maître  que  Pavie  était  le  premier  échelon  de  la  monarchie 
universelle  ;  il  flatta  sa  vanité  en  lui  disant  que  l'Angleterre  seule 
pouvait  empêcher  Charles-Quint  d'y  arriver.  Les  contemporains 
prirent  ces  paroles  au  sérieux  (3).  Il  est  certain  que  l'alliance  de 
l'Angleterre  avec  la  France  contre  le  vainqueur  de  Pavie,  était 
tellement  commandée  par  l'intérêt  politique,  que  l'on  devait  sup- 
poser des  calculs  d'équilibre  k  Henri  VIII  et  h  son  ministre.  Mais 
il  est  tout  aussi  certain  que  la  première  pensée  du  roi  après  la 
bataille  de  Pavie  fut  la  conquête  de  la  France;  il  croyait  voir  la 
main  de  Dieu  dans  la  défaite  de  François  I",  et,  interprétant  les 
desseins  de  la  Providence  à  son  avantage,  il  trouvait  que  ne  pas 
profiter  de  l'occasion  que  le  ciel  lui  offrait,  ce  serait  manquer  au 
Tout-Puissant.  Henri  VIII  demanda  le  concours  du  pape  pour 


(1)  Voyez  les  témoignages  authentiques  de  ces  folies  dans  Miguel,  Rivalité  de  Charies-Quinl  et 
de  François  I",  et  dans  Runke,  Deutsche  Geschichte,T.  II. 

(2)  Robertsorij  Histoire  de  Charles-Quint,  livre  IV. 

(3)  Du  Bellay,  Mémoires,  dans  Pelilot,  T.  XVIII,  p.  5  :  •  Le  roi  d'Angleterre,  craignant  que 
l'empereur  ne  voulût  se  faire  si  grand,  qu'après  il  lui  courût  sus,  tourna  sa  malveillance  envers  le 
roi  en  amitié.  » 


76  CHARLES-QUINT. 

cette  sainte  entreprise,  sous  le  prétexte  que  la  déchéance  de 
François  P""  serait  le  seul  moyen  de  mettre  la  paix  dans  la  chré- 
tienté. Il  tâcha  de  gagner  l'empereur,  en  lui  promettant  de  resti- 
tuer ce  que  la  France  avait  usurpé  sur  la  maison  de  Bourgogne  et 
sur  l'empire.  Après  tout,  disait-il,  l'Angleterre  et  la  France  de- 
vaient revenir  à  Charles-Quint,  si,  d'après  leurs  conventions,  il  se 
mariait  avec  sa  fille  Marie  (1). 

YoWh  la  politique  du  roi  d'Angleterre  :  elle  est  aveugle,  k  force 
d'égoïsme.  Après  la  victoire  de  Charles-Quint  à  Pavie,  le  bon  sens 
le  plus  vulgaire  commandait  de  s'unir  avec  François  I""  et  les 
États  d'Italie  contre  le  vainqueur.  Que  fit  Henri  VIII?  Au  lieu  de 
s'opposer  àla  puissance  de  l'empereur,  il  proposa  de  l'augmenter, 
en  démembrant  la  France!  Sans  doute,  il  prenait  pour  lui  la  belle 
part;  mais  comment  ne  voyait-il  pas,  qu'en  supposant  même  ses 
armes  victorieuses,  sa  conquête  serait  incertaine,  à  raison  de  la 
puissance  excessive  de  Charles-Quint?  Que  dire  du  projet  extrava- 
gant de  réunir  les  couronnes  de  France  et  d'Angleterre  sur  la  tête 
de  celui  qui  était  déjà  roi  d'Espagne  et  de  Naples,  duc  de  Bour- 
gogne et  empereur  d'Allemagne?  Voilà  bien  la  monarchie  univer- 
selle, et  c'est  un  roi  d'Angleterre  qui  en  faisait  l'offre  à  la  maison 
d'Autriche?  Dira-t-on  encore  après  cela  que  Henri  VIII  avait  pour 
politique  de  maintenir  la  balance  entre  François  I"  et  son  rival? 
Il  n'avait  pas  même  le  sentiment  de  l'indépendance  nationale,  si 
puissant  dans  la  race  anglaise;  l'Angleterre  comme  la  France  se 
seraient  efTacées  dans  une  monarchie  dont  le  roi  d'Espagne  eijt 
été  le  chef;  les  nationalités  qui  font  la  gloire  de  l'Europe,  eussent 
été  anéanties  dans  leur  berceau.  Projets  insensés,  dont  on  a  tort 
de  s'occuper  un  instant,  car  ils  sont  aussi  irréalisables  que  crimi- 
nels !  Dieu  veilla  à  ce  que  l'union  dangereuse  de  Henri  VIII  et  de 
Charles-Quint  fût  rompue;  les  passions  mêmes  du  roi  et  de  son 
ministre  renversèrent  leurs  projets.  En  se  séparant  de  Rome,  le 
roi  donna  la  plus  forte  garantie  à  l'indépendance  nationale  qu'il 
était  prêt  à  sacrifier  à  sa  folle  ambition. 


(t)  Elli^,  Lpltors  illiistrative  of  english  history,  2*  série,  T.  I,  p.  327.  —  Ranke,  UeutscliP 
Geschichle,  T.  Il,  p.  329,  s.,  et  Ranke,  Englische  Gescliiclile,  T.  T,  156-158. 


LA  PAPAUTÉ.  77 

^  3.   La  papauté. 

N"  i.  La  politique  des  papes. 

Au  xvi^  siècle,  les  papes  ont  encore  une  politique,  ils  inter- 
viennent dans  les  guerres  des  rois;  c'est  un  signe  qu'il  leur  reste 
quelque  vie.  Aujourd'hui  le  silence  des  tombeaux  règne  \h  où  la 
la  vie  débordait  au  moyen  âge  ;  demander  au  xix'"  siècle  quelle  est 
la  politique  des  papes,  serait  une  amère  dérision.  L'irrémédiable 
décadence  de  Rome  chrétienne  a  son  principe  dans  la  monarchie 
universelle  qu'elle  avait  voulu  établir  sous  couleur  de  religion. 
Au  w'i"  siècle,  les  papes  se  disaient  toujours  avec  les  empereurs 
les  chefs  de  la  chrétienté,  mais  c'étaient  des  mots  vides  de  sens, 
une  vaine  ombre  d'un  passé  glorieux.  Les  réformateurs  battirent 
en  brèche  le  pouvoir  spirituel  de  celui  qui  se  prétendait  le  vicaire 
de  Dieu  ;  quant  h  son  pouvoir  temporel,  il  y  a  longtemps  qu'il 
n'en  était  plus  question  que  dans  les  traités  des  canonistes. 
Au  xvi'^  siècle,  ce  sont  les  nations  qui  régnent  et  qui  luttent  entre 
elles;  pour  mieux  dire,  ce  sont  les  princes  qui  les  représentent, 
bien  qu'imparfaitement.  Il  y  a  des  tendances  à  reconstituer  l'unité 
sous  la  forme  de  monarchie  universelle;  il  y  a  opposition  instinc- 
tive des  nationalités  contre  ces  ambitieuses  tentatives;  il  y  a  sur- 
tout un  mouvement  général  des  États  pour  agrandir  leur  puis- 
sance. Quel  est  le  rôle  des  papes  dans  ce  pêle-mèlc  d'ambitions 
qui  se  croisent  et  qui  se  heurtent?  Puissance  du  passé,  et  immuable 
par  sa  nature,  la  papauté  devait  tenir  au  maintien  de  l'unité,  telle 
qu'elle  s'était  développée  au  moyen  âge.  Le  protestantisme  mena- 
çait de  détruire  l'unité  catholique  ;  les  papes  lui  firent  une  guerre 
h  mort.  Ils  ne  reculèrent  devant  rien;  les  bûchers,  les  conspira- 
tions, le  meurtre  même,  tous  les  moyens  étaient  licites  h  leurs 
yeux,  quand  il  s'agissait  de  la  cause  de  Dieu  ,  c'est  à  dire  de  leur 
domination.  Pour  combattre  la  réforme,  ils  furent  obligés  de 
prendre  appui  sur  les  princes  qui  s'étaient  mis  h  la  tète  de  la  réac- 
tion catholique.  C'était  la  maison  d'Autriche  qui,  confondant  ses 
intérêts  avec  ceux  de  la  vieille  religion,  voulait  bâtir  une  monar- 
chie universelle  sur  les  fondements  du  catholicisme.  Le  but  du 


78  CHARLES-QUINT. 

pape  et  de  l'empereur  était  le  même;  mais  l'intérêt  du  souverain 
pontife,  copxime  chef  des  États  romains,  se  trouvait  en  collision 
avec  ses  intérêts  comme  chef  de  la  chrétienté.  Si  l'empereur  de- 
venait maître  de  l'Italie,  le  pape  risquait  de  descendre  au  rôle  de 
chapelain.  De  là  une  sourde  opposition  des  papes  contre  les  pro- 
jets qui  tendaient  à  restaurer  l'empire.  Sous  ce  rapport,  la  posi- 
tion du  pape  ne  différait  en  rien  de  celles  des  rois  de  France  et 
d'Angleterre.  L'intérêt  politique  était  si  vif,  qu'il  l'emporta  plus 
d'une  fois  sur  les  passions  religieuses  ;  il  arriva  au  vicaire  spiri- 
tuel de  Jésus-Christ  de  contrecarrer  le  vicaire  temporel  dans  la 
lutte  qu'ils  soutenaient  l'un  et  l'autre  contre  les  protestants. 

Ennemis  de  toute  puissance  qui  compromettait  leur  souverai- 
neté italienne,  les  papes  semblaient  devoir  prendre  parti  pour  les 
nationalités  contre  la  maison  d'Autriche;  mais  leur  titre  de 
chefs  spirituels  de  la  chrétienté  ne  leur  permettait  pas  de  se  pro- 
noncer ouvertement  pour  un  mouvement  qui  était  au  fond  protes- 
tant, et  dans  lequel  étaient  engagés  en  première  ligne  des  États 
attachés  à  la  réforme.  En  définitive,  les  papes  du  xvi«  siècle  n'eu- 
rent pas  plus  que  les  princes  séculiers,  une  politique  arrêtée,  et 
la  chose  était  impossible;  d'une  part,  la  tradition,  si  puissante 
dans  le  sein  du  catholicisme,  les  tenait  attachés  à  l'unité  du  moyen 
âge  dans  laquelle  l'empereur  figurait  à  leur  côté,  comme  maître 
du  monde;  d'autre  part,  l'intérêt  politique,  plus  fort  que  le 
dogme,  leur  faisait  craindre  un  protecteur  qui  pouvait  facilement 
devenir  un  maître.  Que  firent  les  papes?  En  apparence,  ils  main- 
tinrent la  théorie  de  l'unité  chrétienne;  en  réalité,  ils  se  gouver- 
nèrent d'après  l'intérêt  du  moment,  et  se  montrèrent  tout  aussi 
ambitieux  d'étendre  leur  domination  temporelle  que  les  princes 
de  la  terre. 

Les  ultramontains  célèbrent  les  papes  comme  les  défenseurs  de 
la  liberté  et  de  l'indépendance  de  l'Italie.  Écoutons  le  plus  profond 
des  politiques  italiens;  Machiavel  nous  apprendra  ce  qu'il  faut 
penser  de  l'influence  de  la  papauté  sur  les  destinées  de  sa  patrie  : 
(c  Nous  autres  Italiens,  »  dit-il,  «  nous  avons  h  l'Église  et  aux 
prêtres  cette  première  obligation,  d'être  impies  et  corrompus  :  les 
peuples  qui  touchent  de  plus  près  k  l'Église  romaine  sont  ceux  qui 
ont  le  moins  de  religion.  Nous  lui  avons  encore  une  autre  obliga- 
tion plus  grande,  qui  est  cause  de  notre  ruine  :  c'est  que  l'Église 


LA  PAPAUTÉ.  79 

a  tenu  et  tient  l'Italie  divisée.  Cependant  aucun  pays  ne  fut  puis- 
sant et  heureux,  à  moins  d'être  réuni  tout  entier  sous  les  lois 
d'une  république  ou  d'un  prince,  comme  cela  est  arrivé  de  la 
France  et  de  l'Espagne.  La  cause  pour  laquelle  l'Italie  n'est  pas 
dans  ces  conditions  et  n'a  pu  être  ramenée  au  gouvernement  d'une 
république  ou  d'un  prince,  c'est  uniquement  l'Église.  Ayant  usurpé 
le  pouvoir  temporel,  elle  n'a  été  ni  assez  forte  ni  assez  entrepre- 
nante pour  occuper  le  reste  de  l'Italie  et  s'en  rendre  maîtresse; 
d'un  autre  côté,  elle  n'a  pas  été  si  faible  que  de  n'avoir  pu  appeler 
à  son  secours  les  puissances  étrangères  contre  les  nationales, 
ainsi  qu'on  l'a  vu  anciennement,  lorsque,  par  Charlemagne,  elle 
chassa  les  Lombards,  qui  déjà  étaient  quasi  maîtres  de  toute 
l'Italie,  et  de  nos  jours,  lorsqu'elle  ôta  le  pouvoir  aux  Vénitiens 
avec  l'aide  des  Français,  pour  chasser  les  Français  avec  l'aide  des 
Suisses.  L'Église,  n'ayant  donc  pas  été  capable  d'occuper  l'Italie, 
et  n'ayant  pas  permis  qu'un  autre  l'occupât,  a  été  cause  que  celle-ci 
n'a  pu  se  ranger  sous  un  chef,  mais  qu'elle  est  tombée  sous  plu- 
sieurs princes  et  seigneurs;  par  où  elle  est  arrivée  à  ce  degré  de 
division  et  de  faiblesse,  qu'elle  est  devenue  la  proie,  non  seule- 
ment des  Barbares  en  renom,  mais  de  quiconque  s'est  donné  la 
peine  de  l'attaquer.  Et  telle  est  l'obligation  que  nous  avons  à  l'Église 
et  à  nul  autre  (1).  » 

Machiavel  était  contemporain  de  celui  des  papes  que  les  histo- 
riens aiment  à  représenter  comme  le  patriote  italien  par  excel- 
lence. Jules  II,  pontife  guerrier  et  politique,  se  donnait  pour 
mission  de  chasser  les  Barbares  d'Italie  (2).  Supposons  qu'il  eiît 
réussi  b.  expulser  les  Français,  qu'est-ce  que  l'indépendance  ita- 
lienne y  aurait  gagné?  La  situation  serait  toujours  restée  telle  que 
le  grand  politique  de  Florence  l'a  tracée  avec  une  rigueur  mathé- 
matique. Les  papes  sont  condamnés  par  la  force  des  choses  à  être 
un  obstacle  h  l'unité  de  l'Italie.  Jules  II  avait  une  passion  plus 
forte  que  ^  haine  contre  les  Barbares  ;  il  voulait  étendre  la  puis- 
sance temporelle  du  saint-siége;  mais  comme  la  papauté  ne 
pouvait  jamais  dominer  sur  toute  la  Péninsule,  l'Italie  et  ses  papes 
rentraient  dans  ce  terrible  cercle,  aussi  fatal,  aussi  immuable  que 


(1)  MachiaveUi,  Discorsi,  lib.  I.  (Opéra,  T.  lU,  p.  258,  éd.  d'italia.) 

(2)  Guicciardini,  Histoire  d'Italie,  livre  IX,  ch.  2. 


80  CHARLES-QUINT. 

les  cercles  de  l'enfer  du  Dante,  Peut-on  célébrer  Jules  II  comme 
un  patriote  italien,  quand  on  le  voit  se  faire  complice  de  la  Ligue 
de  Cambrai,  vraie  alliance  de  brigands,  contre  Venise,  boulevard 
de  l'Italie?  Lui-même  sentait  que  c'était  un  singulier  moyen  de 
délivrer  l'Italie  des  Barbares,  que  de  les  y  appeler  pour  dépouiller 
une  république  italienne;  il  aurait  voulu  revenir  sur  ses  pas  (1), 
mais  l'ambition  du  prêtre  l'emporta  sur  les  sentiments  du  patriote. 
La  spoliation  se  consomma,  et  le  saint-siége  y  eut  une  bonne  part. 
Jules  II  fut  satisfait;  mais  que  devint  le  dessein  de  chasser  les 
Barbares?  Le  pape  se  ligua  avec  les  Vénitiens  contre  les  Français; 
il  comptait  ensuite  se  délivrer  des  Espagnols  avec  l'aide  des 
Suisses.  Projets  fantastiques  !  Si  réellement  le  pape  avait  eu  le 
patriotisme  italien  qu'on  lui  suppose,  il  aurait  dû  commencer  par 
s'allier  avec  Venise,  pour  écarter  les  Barbares  de  l'Italie.  Une  fois 
que  les  étrangers  y  eurent  mis  le  pied,  les  papes  tentèrent  vaine- 
ment de  les  expulser  ;  ils  n'avaient  de  force  contre  les  Français, 
qu'en  s'appuyant  sur  l'Espagne,  et  ils  ne  pouvaient  attaquer  l'Es- 
pagne, qu'en  prenant  appui  sur  la  France.  Le  grand  dessein  de 
délivrer  l'Italie  des  Barbares,  aboutit  h  les  y  établir  pour  des 
siècles. 

Jules  II  était  au  dessus  des  autres  papes  de  son  temps  par  son 
désintéressement.  Sixte  IV,  Alexandre  VI  et  presque  tous  les  papes 
du  XVI''  siècle  ne  songèrent  qu'à  procurer  des  principautés  à  leurs 
neveux  ou  h  leurs  bâtards,  tandis  que  Jules  II  n'eut  en  vue  que  la 
puissance  du  saint-siége.  Mais  comme  cette  ambition  est  mes- 
quine, quand  on  la  compare  aux  gigantesques  desseins  des  papes 
du  moyen  âge!  Les  Grégoire,  les  Innocent  n'oublièrent  jamais 
qu'ils  étaient  chefs  spirituels  de  la  chrétienté  :  la  domination  tem- 
porelle n'était  pas  un  but  pour  eux,  mais  un  moyen.  Grégoire  VII, 
chassé  de  Piome,  et  mourant  dans  Texil,  est  mille  fois  plus  grand 
que  Jules  II  couvert  du  casque  et  montant  5  l'assaut.  Au  xvn*'  siècle, 
les  papes  ne  sont  plus  que  de  petits  princes  italiens,  occupés  les 


(1)  /'.  Bemhus,  Hislor.  Veneta>,  lib.  VII .-  i  Confecto  fœdere  Julius  tametsi  cupiditate  ferebalnr 
Ariraino  Faventiaque  poliendi,  quia  tamen  et  Gallorum  rcgern  magna;  per  se  potcnlia;,  multo 
niajorem  siio  permissu  fiiiri  noieliat,  et  ciini  illam  nalioDem,  lum  Germaniœ  populos  in  possessionem 
Italiœ  venire,  opliraaeque  ejus  partis  alque  populosissimœ  dominos  fieri,  sibi  reliquisque  Italis 
ilelrimenlosum  existimabat  futurum,  ut  ab  iilis  Venetos  opprimi  sincret,  adduci  prope  non 
potcrat.  » 


LA   PAPAUTÉ.  81 

uns  à  agrandir  leurs  États,  ce  sont  des  rois  plutôt  que  des  pontifes, 
les  autres  à  établir  leurs  neveux,  c'est  le  grand  nombre.  Les 
hommes  les  plus  éminents,  tels  que  Laurent  de  Médicis,  considé- 
raient comme  un  devoir  pour  les  papes  de  soigner  avant  tout  les 
intérêts  de  leur  famille  (1).  Ne  pouvant  transmettre  leur  dignité  à 
leurs  parents,  ils  cherchaient  à  les  rendre  puissants  et  riches. 
«  C'était,  »  dit  un  envoyé  vénitien,  «  une  cause  incessante  de  guerres 
et  de  bouleversements.  Les  papes  ne  pouvaient  fonder  des  princi- 
pautés pour  leurs  neveux  sans  dépouiller  ceux  qui  étaient  en  pos- 
session des  domaines  convoités;  et  comme  la  papauté  passait, 
après  un  court  règne,  d'une  maison  h  une  autre,  il  fallait  accom- 
plir cette  œuvre  de  violence  de  suite,  sans  aucun  respect  des 
droits  acquis,  sans  qu'il  y  eût  moyen  de  compenser  les  pertes  de 
ceux  que  l'on  dépossédait;  il  fallait  tout  mettre  sens  dessus 
dessous,  pour  contenter  l'ambition  de  chaque  pontife.  Il  n'y  a  pas 
un  seul  État  dans  cette  pauvre  Italie,  s'écrie  Navagero,  qui  n'ait 
été  déchiré  et  démembré  par  la  cupidité  sans  cesse  renaissante 
des  papes  (2).  » 

Les  papes  usaient  et  abusaient  de  leur  influence  spirituelle, 
pour  contenter  cette  misérable  ambition  qui  dégradait  les  suc- 
cesseurs de  saint  Pierre,  en  les  abaissant  au  niveau  des  petits 
tyrans  d'Italie.  Leur  sainteté  mettait  les  chefs  de  la  chrétienté  à 
l'abri  de  toute  guerre  olîensive.  «  Ils  savent,  dit  Guicciardini,  qu'on 
ne  peut  les  attaquer  sans  se  couvrir  de  honte,  et  sans  soulever 
les  autres  princes  en  faveur  du  saint-siége.  Ils  peuvent  par  contre 
faire  impunément  la  guerre  h  leurs  ennemis;  sont-ils  victorieux, 
ils  protiteiU  de  la  bonne  chance;  sont-ils  vaincus,  ils  n'ont  rien  à 
perdre,-  car  si  le  vainqueur  voulait  profiter  de  sa  victoire  aux 
dépens  de  l'Église  romaine,  il  s'attirerait  la  haine  des  fidèles,  et  il 


(1)  Voyez  la  lettre  de  Laurent  de  Médecis  à  Innocent  VHI,  dans  Ranke,  Fûrsten  und  Vœlker  von 
Sûd-Europa,  T.  U,  p.  45. 

(2)  Nsviigero  écrit  en  1551  :  «  U  quale  desiderio  ha  travagliato  e  travaglierà  sempre  questa 
povera  Ilalia  :  perché  non  essendo  i  pontefici  romani  nalurali  cd  ereditari,  ne  polendosi  con  poco 
tempo  acquislare  e  stabilirc  un  nuovo  slato,  come  disegnano  per  gli  suoi, è  neccssario  c/ie  meltano 
■fotiu  sop)-a  ilmondo,  facendo  liga,  ora  conquesto.ora  conquell'  altro  principe,  pergiungere  per 
questi  mezzi,  non  potendo  per  altro,  al  loro  fine,  che  è  di  lasciare  i  suoi  non  privati,  come  erano 
avanti  il  loro  pontificato,  ma  con  grandezza  e  con  stato  nuovo,  il  che  non  sipuo  fare,  senza  far 
lorto  ad  altri.  Non  vengo  a  particolari  esempi,  perché  qualche  povefa  republica  d'Italia  e  qualche 
altro  slato  ne  porta  ancora  squarciato  il  volto.  »  {Alberi,  Relazioni,  H,  3,  p.  376.) 


82  CHARLES-QUINT. 

craindrait,  s'il  était  lui-même  croyant,  de  s'exposer  h  la  vengeance 
de  Dieu  (1).  « 

La  crédulité  des  peuples  et  des  princes  était  une  excellente  mine 
à  exploiter;  les  papes  n'y  manquèrent  point.  Ils  osèrent  mettre 
les  foudres  de  l'Église  au  service  de  leur  ambition  temporelle  : 
tous  ceux  qui,  forts  de  leur  droit,  s'opposaient  aux  usurpations  des 
vicaires  du  Christ,  étaient  mis  au  ban  de  la  chrétienté,  anathéma- 
tisés  comme  ennemis  de  Dieu.  On  ne  sait  ce  qu'il  faut  le  plus 
admirer,  l'impudence  des  prêtres  qui  prétendent  fermer  les  portes 
du  ciel  à  ceux  qui  résistent  à  leurs  iniquités,  ou  l'aveuglement  des 
peuples  qui  s'obstinent  à  révérer  le  pouvoir  divin  de  ceux  qui  se 
jouent  si  indignement  de  leur  foi.  Jules  II,  le  pape  patriote,  en 
prenant  part  h  la  Ligue  de  Cambrai,  dépassa  le  crime  de  ses  alliés, 
en  excommuniant  les  Vénitiens,  en  permettant  de  leur  courir  sus, 
et  de  les  réduire  en  servitude  (2).  Ainsi  le  pape  voulait  faire  Dieu 
même,  complice  d'un  acte  de  brigandage!  C'était  une  pratique 
habituelle  de  la  cour  de  Rome;  qe  saint-siége  qui  se  dit  le  gardien 
du  droit  et  de  la  moralité,  consacrait  la  force  brutale  par  son 
autorité  divine,  dès  que  son  intérêt  politique  le  demandait.  Ferdi- 
nand d'Aragon  s'empara  de  la  Navarre.  Quel  était  son  litre?  H  n'en 
avait  d'autre  qu'une  bulle  d'excommunication  lancée  par  Jules  II 
contre  le  roi  de  Navarre.  Et  pourquoi  le  pape  livra-t-il  ce  royaume 
en  proie  au  cupide  Espagnol?  Parce  que  son  roi  était  l'allié  de 
Louis  XII  (3).  Voilà  la  politique  pontificale  au  début  de  l'ère 
moderne!  C'est  l'abus  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  sacré,  au  profit  d'une 
coupable  ambition. 

N**  2.  La  papauté  dans  la  lutte  de  François  f'' et  de  Charles  V. 

I 

L'historien  de  Léon  X.  dit  qu'il  voulait  établir  la  paix  entre  les 
princes  chrétiens  dans  le  but  de  les  unir  contre  les  infidèles;  que 

(1)  Ce  sont  les  paroles  de  Auvageiv,  l'envoyé  véniti(!u  (Albert,  II,  3,  p.  407)  et  de  Guicciardini, 
[P,  célèbr(î  hisloriea  (Histoire  d'Italie,  livre  IV,  ch.  5). 

(2)  Les  historiens  catholiques,  dans  leur  amour  de  la  vérité,  ont  bon  soin  de  ne  pas  parler  de  cfitle 
clause  de  la  bulle;  Guicciardini  l'a  transmise  à  la  postérité  pour  la  honte  éternelle  des  papes. 
{Gieselcr,  Kirchengeschichte,  II,  4,  §  135,  note  c.) 

(3)  Voyez  les  témoignages  dans  PreacoU,  History  of  Ferdinand  and  Isabella,ï.  III,  p.  231. 


LA  PAPAUTÉ.  83 

comme  prince  italien,  il  se  proposait,  ainsi  que  Jules  II,  de  délivrer 
l'Italie  des  Barbares  ;  que  s'il  intervint  dans  les  guerres  et  les 
traités  de  Charles-Quint  et  de  François  I*"",  ce  fut  pour  balancer 
leur  puissance,  afin  que  l'un  d'eux  n'acquît  point  une  prépondé- 
rance dangereuse  aux  autres  États  (1).  L'écrivain  anglais  a  jugé 
Léon  X  d'après  ses  paroles,  sans  faire  attention  qu'elles  sont  en 
contradiction  complète  avec  ses  actes.  Il  y  a  un  langage  qui  est 
de  style  chez  tous  les  papes  ;  vicaires  du  prince  de  la  paix,  ils  ne 
manquent  jamais  d'exhorter  les  peuples  à  la  paix.  Ces  sentiments 
pacifiques,  affichés  par  Léon  X,  ne  l'empêchèrent  pas  d'être  conti- 
nuellement en  guerre  avec  ses  voisins,  et  de  prendre  une  part 
active  aux  luttes  de  la  France  et  de  la  maison  d'Autriche.  Est-ce 
sérieusement  que  le  pape  voulait  unir  les  princes  chrétiens  contre 
les  infidèles?  Nous  avons  dit  ailleurs  que  les  appels  incessants  à 
la  guerre  sainte  qui  partaient  du  Vatican,  étaient  le  plus  souvent 
une  comédie.  LéonX  imposa  une  trêve  générale  à  la  chrétienté, 
pour  l'armer  contre  les  Turcs  ;  et  qui  fut  des  premiers  à  la  violer? 
Lui-même  (2).  Les  papes  du  xvi°  siècle  n'agissaient  plus  en  chefs 
du  monde  chrétien  ;  leur  politique  embrassait  tout  au  plus  les  inté- 
rêts temporels  du  saint-siége.  Il  en  fut  ainsi  de  Léon  X.  Nous  dou- 
tons fort  qu'il  ait  jamais  pensé  à  une  balance  de  pouvoir,  qui  ei!it 
assuré  la  liberté  de  tous  les  États.  Guicciardini,  son  contemporain, 
nous  apprend  que  son  ambition,  comme  chef  de  l'Église,  était  de 
conserver  les  conquêtes  de  Jules  If,  Parme  et  Plaisance,  et  qu'il 
désirait  aussi  la  possession  de  Fer  rare  (3).  Son  ambition,  comme 
chef  de  la  famille  Médicis,  était  bien  plus  grande  :  il  voulait  élever 
son  frère  Julien  sur  le  trône  de  Naples,  et  réserver  la  Toscane,  en 
y  réunissant  les  duchés  de  Ferrare  et  d'Urbin,  pour  son  neveu  (4). 
Nous  allons  voir  si,  dans  ses  relations  avec  Charles-Quint  et  Fran- 
çois I'%  il  songeait  à  devenir  le  libérateur  de  l'Italie. 

L'Italie  était  le  théâtre  de  la  lutte  entre  deux  rivaux  :  Fran- 
çois P''  revendiquait  Milan  comme  son  héritage,  et  Charles-Quint 
occupait  le  royaume  de  Naples.  Guicciardini  dit  que  l'empereur  et 


(1)  Roscoc,  Lifcof  Lco  IheTeath,  T.  ni,p.  323,323,  édit.  de Heidelberg.  • 

(2)  Voyez  le  tome  IX*  de  mes  Éludes. 

(3)  Guiccia7-(linij  UiiioiTe  d'Italie,  livre  XIV,  cb.  i. 

(4)  lioscov,  HistoryofLeo  theTenlh,  T.  H,  p.  167-J7J.  — Zorsij  Re]azione,dansfia?iA'e,  Fiirslen 
undVœlker,T.lV,2,p.ll. 


84  CHARLES-QUINT. 

le  roi  de  France  fireni  tout  pour  attirer  chacun  le  pape  dans  son 
parti  ;  maître  de  Rome  et  régnant  h  Florence  par  sa  famille,  il 
pouvait,  en  s'alliant  avec  l'un  ou  l'autre,  chasser  soit  les  Français, 
soit  les  Espagnols  d'Italie;  mais  il  pouvait  aussi,  dit  l'historien 
italien,  maintenir  la  paix,  en  observant  une  exacte  neutralité. 
Guicciardini  ajoute,  et  la  chose  est  évidente,  que  telle  était  la  poli- 
tique commandée  au  pape  par  l'intérêt  du  saint-siége;  en  effet,  en 
s'alliant  à  l'un  des  deux  monarques,  il  lui  donnait  une  prépondé- 
rance qui  compromettait  l'indépendance  des  États  romains  et  l'au- 
torité des  Médicis  à  Florence.  C'est  cependant  ce  dernier  parti  que 
prit  Léon  X  ;  nous  le  voyons  allié  tantôt  à  Charles-Quint,  tantôt  à 
François  P-",  non  pour  maintenir  la  balance  entre  les  deux  rois  qui 
se  disputaient  l'Italie,  mais  pour  chasser  l'un  d'eux,  ce  qui  aboutis- 
sait nécessairement  ii  rendre  l'autre  maître  absolu.  Quel  était  le 
mobile  de  Léon  X  dans  ces  changements  d'alliance?  Il  n'en  eut 
jamais  d'autre  que  l'agrandissement  des  États  romains  et  de  sa 
famille. 

Quand  François  V'  voulut  reconquérir  le  Milanais,  que  Louis  XII 
avait  perdu,  une  ligue  se  forma  contre  lui,  et  nous  trouvons  le 
pape  parmi  les  coalisés.  La  bataille  de  Marignan  rompit  la  coali- 
tion. On  avait  cru,  le  premier  jour,  à  la  victoire  des  Suisses,  et  déjà 
Léon  X  l'avait  célébrée  par  des  feux'_;de  joie.  Lorsqu'il  apprit  le  len- 
demain que  le  roi  de  France  était  vainqueur,  il  changea  immédia- 
tement d'alliance,  et  lâcha  de  tirer  profit  de  l'amitié  du  vainqueur. 
PI  en  obtint  d'abord  le  fameux  concordat  qui  mit  à  néant  la  prag- 
matique sanction,  si  odieuse  h  la  cour  de  Rome,  puis  il  décida 
François  I"  à  maintenir  les  Médicis  h  Florence  et  à  dépouiller  le 
duc  d'Urbin  en  faveur  d'un  neveu  du  pape.  Mais  malgré  les  instances 
du  saint-père,  le  roi  refusa  de  lui  rendre  Parme  et  Plaisance  : 
c'était  blesser  son  nouvel  allié  dans  son  ambition  de  prince. 
Léon  X  lui  en  fit  un  grief,  et  il  resta  ennemi  de  François  P% 
quoique  son  allié  en  apparence.  A  peine  avait-il  signé  la  paix  et 
l'alliance  avec  le  vainqueur  de  Marignan,  qu'il  prit  part,  sous  main, 
à  la  ligue  de  l'Espagne,  de  l'Angleterre  et  de  Maximiiien  pour  le 
rétablissement  de  Sforza  sur  le  trône  de  Milan.  Quand  3Iaximilien 
descendit  en  Italie,  Léon  X  était  prêt  à  trahir  le  roi  de  France, 
mais  la  victoire  s'étant  prononcée  pour  les  armes  françaises,  il 
envoya  au  vainqueur  les  secours  qu'il  s'était  engagé  à  fournir 


LA   PAPAUTÉ.  85 

contre  lui  ;  François  l"  accepta  l'argent,  mais  en  disant  que, 
comme  l'alliance  du  pape  lui  était  inutile  pendant  la  guerre,  il 
ferait  un  traité  avec  lui  qui  ne  vaudrait  que  pendant  la  paix. 

François  I"  était  victorieux;  et  h  Rome,  on  a  toujours  été  de 
l'avis  de  Brennus  :  vive  le  vainqueur!  et  malheur  au  vaincu!  Le 
cardinal  Ribera  écrivit  ù  la  mère  du  roi,  de  la  part  de  Léon  X  : 
«  Le  pape  veut  vivre  et  mourir  dans  la  vraie  union  et  le  parfait 
amour  qu'il  a  pour  le  roi  et  pour  vous.  »  Quelle  tendre  amitié! 
Voyons  les  résultats  de  cette  profonde  affection.  Les  deux  alliés 
tirent  un  traité  pour  la  conquête  du  royaume  de  Naples;  une 
moitié  devait  revenir  à  la  France,  et  l'autre  au  saint-siége.  Parta- 
ger un  royaume  avant  de  l'avoir,  c'était  partager  la  peau  du  lion. 
C'est  ce  que  sentit  Léon  X:  vrai  Médicis,  il  savait  calculer,  aussi 
bien  qu'un  marchand,  les  profits  que  promettait  une  entreprise. 
Il  crut  qu'il  était  plus  avantageux  de  s'entendre  avec  Clmrles- 
Quint.  Le  pape,  qui  venait  de  protester  qu'il  serait  à  jamais  l'ami 
de  François  I",  qui  venait  de  signer  une  alliance  pour  l'expulsion 
de  Charles-Quint,  conclut  un  nouveau  traité  avec  Charles-Quint 
pour  l'expulsion  de  son  allié,  le  roi  de  France.  Cette  politique  de 
fourbe  avait-elle  au  moins  pour  excuse  un  intérêt  général?  L'em- 
pereur lui  restitua  Parme  et  Plaisance,  il  lui  promit  son  appui 
pour  le  duché  de  Ferrare,  il  accorda  h  son  neveu  un  établisse- 
ment territorial  dans  le  royaume  de  Naples.  Voilà  les  avantages 
présents,  que  le  cupide  Médicis  préféra  aux  bénéfices  très  problé- 
matiques de  l'alliance  française.  Cependant  en  apparence  il  resta 
l'allié  de  François  I''''.  Il  ne  se  borna  pas  à  le  trahir,  il  s'engagea 
encore  à  l'excommunier  et  h  frapper  la  France  d'interdit.  Pourquoi 
ces  foudres?  François  I'^'  s'était-il  déclaré  pour  Luther?  Voulait-il 
faire  un  schisme?  Il  n'avait  pas  cessé  d'être  le  roi  très  chrétien, 
mais  l'empereur  et  Henri  VIII  s'étaient  ligués  pour  le  démembre- 
ment de  la  France;  Léon  X,  entré  dans  la  ligue,  et  ne  pouvant 
fournir  ni  argent  ni  soldats,  offrit  ses  armes  spirituelles  contre 
l'ennemi  commun  (1). 

Ceci  donne  la  mesure  des  vues  politiques  de  Léon  X,  et  de  son 
caractère  moral.  Faut-il  encore  demander  si  le  pape  se  proposait 
de  délivrer  l'Italie  des  Barbares?  Il  est  vrai  que  c'est  la  haine  de 

(i)  Voyez  les  témoignages  dans  Guicciardini,  Hoscoe,  llankcei  Mignel. 


86  CHARLES-QUINT. 

la  France  qui  dominait  chez  lui,  malgré  ses  protestations  d'une 
éternelle  amitié  ;  un  ambassadeur  vénitien  en  fait  la  remarque  (1), 
et  nous  en  avons  la  preuve  authentique  dans  les  traités.  Ennemi 
de  la  France,  il  était  forcé  de  devenir  partisan  de  l'Espagne  :  or 
la  prépondérance  de  Charles-Quint  était  plus  dangereuse  pour 
l'Italie  que  celle  de  la  France,  parce  qu'elle  était  plus  sérieuse  et 
plus  stable.  Le  dernier  traité  signé  par  Léon  X  eût  conduit  à  la 
monarchie  universelle  de  la  maison  d'Autriche,  s'il  avait  pu  être 
exécuté.  Et  que  serait  devenue  en  ce  cas  la  domination  temporelle 
du  saint-siége?  Le  pape  était  aussi  imprévoyant  dans  son  égoïsme, 
que  le  roi  d'Angleterre.  L'un  et  l'autre  auraient  pu  être  les  gardiens 
de  l'équilibre,  tandis  que  l'un  et  l'autre  le  sacrifiaient  à  leur  ambi- 
tion, sans  réfléchir  que  l'agrandissement  de  leur  puissance,  qu'ils 
convoitaient  avec  tant  d'àpreté,  n'aurait  aucune  garantie  de  durée, 
si  la  maison  d'Autriche  parvenait  à  régner  sur  la  plus  grande  partie 
de  l'Europe.  Léon  X  était  encore  plus  coupable  que  Henri  VIII, 
car  il  sacrifiait  l'indépendance  de  l'Église  et  l'intérêt  de  la  reli- 
gion, à  la  grandeur  temporelle  du  saint-siége  et  de  sa  famille  ;  et 
pour  atteindre  le  but  de  cette  mesquine  politique,  il  n'hésitait  pas 
h  trafiquer  de  son  pouvoir  spirituel.  Il  ne  voyait  pas  qu'en  faisant 
un  abus  aussi  scandaleux  de  son  prétendu  droit  divin,  il  compro- 
mettait l'existence  de  la  papauté. 


II 


Adrien  VI  était  un  pape  sincère,  qui  n'avait  en  vue  que  l'intérêt 
général  de  la  chrétienté.  Pourquoi  donc,  au  lieu  de  l'exalter  comme 
Léon  X,  les  historiens  ultramontains  le  traitent-ils  presque  de 
niais?  C'est  qu'il  eut  un  tort  impardonnable  aux  yeux  des  hauts 
dignitaires  de  l'Église;  il  fit  l'aveu  des  abus  qui  souillaient  la  cour 
de  Rome  et  il  en  promit  le  redressement.  Le  pape  voulait  opérer 
une  réformation  légale,  pour  arrêter  la  révolution  religieuse  qui 
soulevait  l'Allemagne;  il  échoua  devant  la  sourde  opposition  des 
orthodoxes  qui  tenaient  aux  exactions,  parce  qu'ils  en  profitaient. 


(1)  Gradenigo  liil  que,  si  Léon  X  avait  parfois  semblé  pencher  pour  la  France,  c'était  pure  hypo- 
crisie :  «Fenzeva  esser  amico  del  re  di  Francia.  »  (Rankc,  Fiirsten  und  Vœlker,  T.  IV,  2,  p.  16.) 


LA   PAPAUTÉ.  87 

Adrien  VI  voulait  aussi,  et  sincèrement,  la  paix  entre  les  princes 
chrétiens,  afin  de  les  unir  contre  les  infidèles  ;  mais  la  croisade 
était  tout  aussi  impossible  que  la  régénération  de  l'Église.  Le  pape 
imposa  une  trêve  aux  parties  belligérantes,  et  menaça  des  censures 
ecclésiastiques  ceux  qui  résisteraient;  François  P'  refusa  de  con- 
sentir Il  une  trêve  qui  consacrait  sa  dépossession  ;  à  des  menaces, 
il  répondit  par  des  menaces,  en  rappelant  ce  qui  s'était  passé  au 
xive  siècle  :  «  Boniface  VIII  l'entreprit  contre  Philippe  le  Bel, 
dont  se  trouva  mal  ;  vous  y  penserez  par  votre  prudence.  »  Le 
pape  n'osa  pas  lancer  ses  foudres  ;  il  échoua  dans  sa  tentative  de 
paix,  comme  il  avait  échoué  dans  son  essai  de  réforme.  Henri  VIII 
et  Charles-Quint  firent  une  ligue  contre  François  T'",  et  invitèrent 
Adrien  VI  à  y  accéder.  Rien  n'était  plus  contraire  au  rôle  d'un 
père  commun  des  fidèles  ;  mais  la  force  des  choses  entraîna  le 
faible  pontife.  Une  formidable  coalition  se  forma  contre  la  France, 
elle  comprenait  tous  les  États  italiens  et  les  principales  puissances 
de  l'Europe.  Les  chefs  de  la  ligue  ne  songeaient  à  rien  moins  qu'à 
démembrer  la  France,  ce  qui  eût  conduit  infailliblement  à  la  mo- 
narchie universelle  de  l'Espagne  (1).  Voilà  encore  une  fois  la 
papauté  complice  d'une  coalition  qui  aurait  mis  le  monde  chrétien 
dans  la  main  d'un  homme,  et  compromis  non  seulement  l'indé- 
pendance temporelle,  mais  même  le  pouvoir  spirituel  du  saint- 
siége. 

III 

La  vraie  politique  des  papes  eût  été  de  chasser  les  deux  rivaux 
de  l'Italie,  mais  ils  n'en  avaient  pas  la  force.  De  là  il  arriva  que  le 
hasard  des  événements  les  ballotait,  en  les  attachant  tantôt  à 
Charles-Quint,  tantôt  à  François  P'".  Clément  VII,  de  la  famille  des 
Médicis,  avait  été,  comme  cardinal,  partisan  de  l'alliance  espa- 
gnole ;  à  peine  assis  sur  le  trône  de  saint  Pierre,  il  se  rapprocha  de 
la  France.  Quelle  fut  la  cause  de  ce  changement  de  politique?  Un 
misérable  désir  d'agrandissement.  Le  duc  de  Ferrare,  dont  les 
papes  convoitaient  les  États,  s'était  emparé  de  Reggio,  après  la 
mort  de  Léon  X.  Clément  VII  voulait  que  Charles-Quint  tournât 

(1)  Mignet,  Rivalité  de  Charles-Quint  et  de  François  I". 


88  CHARLES-QUINT. 

avant  tout  ses  armes  contre  le  duc  ;  l'empereur,  qui  était  alors 
tout  entier  à  ses  grands  desseins  contre  la  France,  refusa  :  de  là 
un  profond  mécontentement  du  pape  (1).  Telle  fut  la  première 
origine  de  la  mésintelligence  de  Clément  VII  et  de  Charles-Quint. 
Lorsqu'après  la  bataille  de  Pavie,  le  souverain  pontife  rompit 
définitivement  avec  l'empereur,  il  ne  manqua  pas  d'invoquer 
la  liberté  de  l'Europe  et  l'indépendance  de  l'Italie  (2),  menacées 
par  le  tout-puissant  vainqueur.  Faut-il  prendre  ces  paroles  du 
manifeste  pontifical  au  sérieux,  et  célébrer  Clément  VII  comme  le 
continuateur  de  la  politique  de  Jules  II? 

Un  historien  allemand  dit  que  les  papes  ne  pouvaient  pas  prêter 
la  main  à  la  domination  des  Espagnols,  à  Milan  et  à  Naples;  que 
déjà  ceux-ci  montraient  l'insolence  d'un  maître  étranger,  et  ne 
cachaient  pas  le  peu  de  considération  qu'ils  avaient  pour  le  saint- 
siége;  que  la  victoire  de  Pavie,  en  les  délivrant  d'une  dangereuse 
rivalité,  allait  placer  l'Italie  dans  la  dépendance  absolue  des  vain- 
queurs ;  que  Clément  VII  voulait  secouer  ce  joug,  sans  pour  cela 
retomber  sous  celui  de  la  France  (3).  Sans  doute,  l'intérêt  du  saint- 
siége  commandait  celte  politique^  et  Clément  VII,  esprit  fin  et 
délié,  devait  voir  ce  qui,  du  reste,  était  clair  comme  le  jour.  Mais 
si  le  pape  avait  de  la  finesse,  il  manquait  de  grandeur;  c'était,  dit 
un  envoyé  vénitien,  un  Médicis,  timide  jusqu'à  la  pusillanimité, 
irrésolu,  variable  et  ne  se  décidant  que  par  des  considérations 
mesquines,  une  nature  de  commerçant,  d'épicier  (4).  L'intérêt  terri- 
ritorial  dusaint-siége,  l'intérêtde  la  maison  Médicis  l'emportaient, 
chez  lui,  et  sur  la  liberté  de  l'Europe  et  sur  l'indépendance  de 
l'Italie.  Si  jamais  le  pape  avait  dû  se  préoccuper  de  l'Italie  et  de 
la  chrétienté,  c'était  quand  Charles-Quint,  vainqueur  à  Pavie, 
tenait  François  1"=''  dans  les  fers.  Cependant  Clément  traita  avec 
l'empereur;  ce  fut  seulement  lorsque  celui-ci  refusa  de  donner 


(!)  Rankc,  Deutsche  GR^cllicllte  ira  Zcilalter  der  Refonnalion,  T.  II,  p.  333,  s. 

(2)  Bref  do  Clément  VII  contre,  Charles-Quint,  dans  Le  Plat,  Monumenta  Concilii  Tridentini, 
ï.  II,  p.  "^45  :  «  Ut  impendens  Italiae  grave  servilutis  p(^riculuin  ac  turhationeui  universa;  chrislia- 
nitatis,  quantum  in  nobis  est,  propulseraus.  » 

(3)  lianke,  Deutsche  Geschichte,  t.  II,  p.  100-104. 

(4)  Soriano,  Relazione  (1331),  dans  Alberi,  II,  3,  278  :  «  Sua  Santita  è  dotata  di  non  ordinaria 
timidità,  per  non  dir  pusillanimità...  Qucsta  timidità  è  causa  che  sua  santità  è  molto  irresoluta, 
e  molto  tarda  a  risolversi,  e,  seppur  si  risolve,  è  molto  facile  a  mutarsi,  non  gia  per  cosi  di  momento 
ma  piullosto  per  causa  vile  e  di  poco  momento.  y 


LA   PAPAUTÉ.  89 

satisfaction  au  saint-père  quant  au  duché  deFerrare,  que  Clément 
songea  h  l'équilibre  et  h  la  liberté  de  l'Italie  (1).  Ces  grands  mots 
perdent  leur  sens  dans  la  bouche  du  pape;  ils  signifient,  non  que 
la  cour  de  Rome  prend  à  tîœur  le  salut  de  l'Europe,  mais  que  sa 
misérable  ambition  est  blessée.  Veut-on  une  preuve  bien  évidente 
de  cette  petitesse  d'esprit?  Rome  fut  prise  par  l'armée  de  l'empe- 
reur, et  saccagée  comme  elle  ne  l'avait  pas  été  par  les  Barbares. 
Charles-Quint,  tout  en  protestant  de  son  innocence,  garda  le  pape 
en  captivité  pendant  six  mois.  Nous  comprenons  que  Clément  ait 
traité  avec  son  hypocrite  vainqueur  sous  l'empire  de  la  nécessité; 
mais  il  alla  plus  loin,  il  sollicita  et  obtint  l'appui  de  Charles-Quint 
pour  ramener  Florence  sous  le  joug  des  Médicis  ;  l'on  vit  cette 
même  armée  d'hérétiques  et  de  mécréants,  qui  avait  pillé  Rome, 
profané  les  mystères  de  la  religion  et  tenu  le  pape  prisonnier, 
faire  le  siège  de  Florence,  Ji  la  demande  du  pape,  et  donner  le 
coup  de  mort  à  ce  qui  restait  de  liberté  en  Italie  (2). 

Voilii  comment  Clément  VII  fut  le  libérateur  de  sa  patrie.  Il 
voulait,  dit-on,  délivrer  l'Italie  de  la  servitude  étrangère.  Dans  la 
bouche  des  papes,  ce  grand  projet  était  un  prétexte  et  un  men- 
songe ;  dans  la  bouche  des  historiens  qui  croient  à  leurs  paroles, 
c'est  de  la  crédulité  poussée  jusqu'à  la  simplicité  d'esprit.  Peu 
importait  au  pape  que  l'Italie  fût  esclave,  pourvu  que  la  maison 
Médicis  régnât  à  Florence  !  Cependant  le  pape  finit  par  se  rappro- 
cher de  nouveau  de  François  I".  Les  raisons  qui  l'éloignèrent  de 
Charles-Quint  sont  caractéristiques;  elles  prouvent  que  l'envoyé 
vénitien  Soriatw  ne  le  jugea  pas  trop  sévèrement,  en  disant  qu'il  se 
déterminait  toujours  par  des  motifs  vils  et  indignes  d'un  pape. 
Premier  grief:  l'empereur  décida  les  contestations  territoriales  qui 
existaient  entre  le  saint-siége  et  Ferrare,  au  profit  du  duc.  Second 
grief  (3)  :  l'empereur  avait  l'ambition  de  rétablir  l'unité  chrétienne  ; 
il  croyait  pouvoir  ramener  les  protestants  dans  le  sein  de  l'Église 
par  un  concile  qui  leur  donnerait  satisfaction  en  corrigeant  les 
abus.  Clément  VII,  qui  craignait  le  concile  bien  plus  que  Luther, 
chercha  dans  l'alliance  de  François  T'  un  appui  contre  les  instances 


(1)  Ranke,  Deutsche  Geschichte,  T.  II,  p.  336, 337. 
&)  Contarini,  Relazione,  dans  Albert,  II,  3, 266. 
(3)  JiankCj  Fûrsten  und  Vœlker  von  Siid-Europa,  T.  II,  p.  110,  ss. 


i>0  CHARLES-QUINT. 

importunes  de  Charles-Quinl.  Voilà  certes  des  motifs  dignes  d'un 
vicaire  ôe  Dieu!  François  P',  qui  avait  un  grand  intérêt  à  déta- 
cher le  pape  de  l'alliance  espagnole,  lui  fit  toutes  les  concessions 
qu'il  désirait;  il  alla  jusqu'à  consentir  à  une  union  de  famille  qui 
devait  placer  une  Médicis  sur  le  premier  trône  de  la  chrétienté. 
Mais  le  pape  paya  cher  cet  honneur  et  cette  protection  ;  il  promit 
aux  futurs  époux  la  possession  de  Pise,  de  Livourne,  de  Parme, 
de  Plaisance,  de  Modène  et  de  Pieggio  ;  l'on  prétend  même,  et  la 
chose  est  très  probable,  qu'il  prit  des  engagements  relatifs  à  Milan 
et  à  Naples  (1).  Ainsi,  pour  échapper  à  la  domination  espagnole, 
et  pour  procurer  un  brillant  mariage  à  sa  nièce.  Clément  VII  dé- 
membrait l'Italie,  et  il  la  livrait  à  la  France  !  Voilà  le  patriotisme 
du  pape  qui  avait  arboré  le  drapeau  de  l'indépendance  ita- 
lienne ! 

IV 

Léon  X  et  Clément  VII  étaient  des  princes  plutôt  que  des  papes; 
de  même  que  les  rois,  ils  avaient  un  désir  immodéré  de  s'agrandir. 
Avec  Paul  III,  nous  entrons  dans  l'époque  de  la  réaction  catho- 
lique. La  politique  des  papes  va-t-elle  changer?  Vont-ils  s'élever 
à  la  hauteur  des  pontifes  du  moyen  âge,  sinon  pour  l'étendue  de 
leur  puissance,  du  moins  pour  la  grandeur  de  leurs  vues?  L'ambas- 
sadeur de  France  à  Venise  écrit  à  Henri  II  (1547)  que  «  tous  les 
desseins  de  Paul  III  ne  tendaient  qu'à  croître  et  perpétuer  sa  mai- 
son (2);  »  et  le  plus  grand  historien  du  xvi«  siècle  dit  que  les 
intérêts  de  sa  famille  occupaient  bien  plus  le  pape  que  ceux  du 
saint-siége  (3).  Bien  que  le  népotisme  fût  presque  considéré  comme 
un  devoir  par  ceux  qui  osaient  s'appeler  les  vicaires  du  Christ, 
les  contemporains  trouvèrent  que  Paul  III  dépassait  toutes  les 
bornes  du  favoritisme  (4). 

Il  commença  par  élever  deux  de  ses  neveux,  tout  jeunes  encore, 
au  cardinalat;  l'empereur  lui  en  ayant  fait  des  reproches,  le  pape 
répondit  qu'il  ferait  comme  ses  prédécesseurs;  que  l'on  avait  des 

(1)  Soldan,  Geschichte  des  Proleslantismiis  in  Fiankreich,  T.  I,  p.  125. 

(2)  Charrière,  Négociations  Je  la  France  avec  le  Levant,  T.  U,  p.  19. 

(3)  De  Thon,  Histoire  universelle,  livre  VI. 

(4)  Soiiano,  Relazionc,  1533  :  <  E  incliiialisslrao  a  far  grandi  i  suoi.  » 


LA  PAPAUTÉ.  91 

exemples  de  cardinaux  qui  étaient  des  moutards  au  berceau.  Les 
dignités  ecclésiastiques  ne  suffirent  pas  ti  l'ambition  paternelle  de 
Paulin,  il  voulut  que  son  fils  et  ses  neveux  devinssent  des  princes. 
Il  avait  marié  son  flls  Farnèse  à  la  fille  naturelle  de  Charles-Quint; 
il  demanda  à  l'empereur  qu'il  l'investît  du  duché  de  Milan;  il 
comptait  marier  sa  nièce  avec  l'héritier  présomptif  du  Piémont  et 
de  la  Savoie.  Le  saint-père  intriguait  dans  toutes  les  cours  d'Italie 
pour  établir  ses  parents  (1). 

Paul  III  est  le  premier  pape  de  la  réaction  :  il  songeait  sérieu- 
sement, dit-on,  à  réformer  l'Église.  Comment  concilier  ce  zèle 
réformateur  avec  un  népotisme  que  les  Italiens  eux-mêmes  trou- 
vaient excessif?  Les  ultramontains  se  tirent  ordinairement  d'em- 
barras en  niant.  Ici  les  ftiits  sont  trop  patents  pour  permettre  ce 
système  de  défense  ;  Pallavicim  avoue  donc  que  le  pape,  si  sévère 
pour  les  autres,  était  un  peu  trop  indulgent  pour  les  siens  ;  mais 
il  fait  une  rude  guerre  à  Sarpi,  parce  que  l'illustre  historien  dit 
que  Paul  III  demanda  l'investiture  de  Milan  pour  son  neveu  Far- 
nèse :  «  Comment  croire,  dit-il,  que  Paul  III  eût  osé  écrire  à  l'em- 
pereur les  lettres  que  nous  possédons,  si  réellement  il  l'avait  prié 
d'investir  Farnèse  du  Milanais?  Il  faudrait  qu'il  eût  été  un  hypo- 
crite éhonté  (2).  ))  L'apologie  a  tourné  contre  le  pape;  le  fait,  si 
audacieusement  nié,  est  certain;  il  faut  donc  dire,  avec  le  dé- 
fenseur de  la  cour  romaine,  que  Paul  III  était  un  fieffé  hypo- 
crite (3). 

Cependant  Paul  III  était  un  zélateur.  C'est  sous  son  règne  que 
Charles-Quint  prit  les  armes  contre  les  prolestants,  et  les  excita- 
lions  du  pape  furent  pour  beaucoup  dans  cette  première  guerre  de 
religion.  Le  saint-père  envoya  des  troupes  auxiliaires  à  l'empe- 
reur, et  il  essaya  d'engager  toutes  les  puissances  catholiques  dans 
une  lutte  à  mort  contre  le  protestantisme.  Charles-Quint  fut  vain- 
queur. Qui  ne  s'attendrait  h  voir  le  pape  redoubler  d'efforts  pour 
anéantir  la  réforme?  Paul  III  rappela,  au  contraire,  ses  troupes 
de  l'Allemagne  et  consentit  i\  ce  qu'elles  passassent  à  la  solde  de 
François  I'-'.  Il  s'éprit  subitement  d'une  belle  passion  pour  la 


(1)  Ranke,  Fursten  und  Vœlker,  ï.  U,  p.  2U,  252, 25i. 

(2)  «  Simulatione  sfacciala.  »  {Pullavicini,  Isloria  del  concilio  TridCQtino,  lib.  V,  c.  11-.) 

(3)  Hanke,  FiirstcQ  und  Vœlker,  T.  IV,  2,  p.  48. 


92  CHARLES-QUINT. 

France.  «  J'ai  lu,  «  dit-il  au  cardinal  de  Guise,  «  es  livres  anciens, 
j'ai  ouï  dire,  lorsque  j'étais  cardinal,  j'ai  expérimenté  depuis  que 
je  suis  pape,  que  toujours  le  saint-siége  a  été  florissant,  quand  il 
s'est  appuyé  des  rois  de  France,  et  que  faisant  le  contraire,  il 
avait  reçu  diminution,  et  toute  l'Italie  souffert  grande  perte.  Je  ne 
pardonne  pas  au  pape  Léon  d'avoir  mis  l'empereur  au  royaume  de 
Naples  et  duché  de  Milan,  et  aidé  h  en  chasser  les  Français...  Je 
me  fais  à  moi-même  des  reproches  d'avoir  aidé  l'empereur  dans  sa 
guerre  contre  les  protestants  d'Allemagne  (i).  «  Voilà  donc  le  zélé 
pape  qui  fait  des  vœux  secrets  pour  la  cause  du  protestantisme. 
Il  ne  s'arrêta  pas  en  si  bon  chemin.  Paul  III  voulut  une  alliance 
de  plus  en  plus  intime  avec  la  France;  l'on  songea  h  remanier  la 
carte  d'Italie,  on  reprit  les  projets  sur  Milan  et  Naples,  on  excita 
une  révolution  à  Gênes.  Il  fallait  des  alliés  pour  de  si  grandes 
entreprises.  Le  saint-père  ne  voyait  aucun  mal  h.  ce  que  le  roi  de 
France  se  liguât  avec  le  sultan  pour  la  conquête  de  Naples,  et  atin 
de  ne  pas  s'embarrasser  d'une  guerre  avec  l'Angleterre,  il  lui 
conseilla  de  faire  la  paix  avec  le  jeune  Edouard;  il  est  vrai  qu'il 
était  protestant,  mais  il  s'agissait  du  bien  public  de  la  chrétienté,  et 
la  fin  ne  justifie-t-elle  pas  les  moyens  (2)? 

L'on  voit  qu'il  est  avec  le  zèle  religieux  des  accommodements. 
Pourquoi  Paul  III  passa-t-il  subitement  de  l'alliance  espagnole  h 
l'alliance  française?  d'une  guerre  h  outrance  contre  les  protes- 
tants à  des  vœux  pour  leur  cause?  de  la  haine  pour  les  infidèles  l\ 
une  ligue  avec  les  ennemis  du  nom  chrétien?  On  dit  que  les  succès 
rapides  remportés  par  Charles-Quint  contre  les  princes  allemands, 
firent  craindre  au  pape  la  domination  de  l'Espagne  en  Italie  ;  mais 
en  s'alliant  avec  l'empereur  contre  le  protestantisme,  en  lui  four- 
nissant des  soldats  et  de  l'argent,  il  devait  bien  s'attendre  h  la 
victoire  des  armes  catholiques.  Nous  croyons  que  des  motifs  plus 
personnels  le  déterminèrent  ti  changer  d'alliance.  Charles-Quint 
refusa  d'investir  Farnèse  du  Milanais;  de  là  la  colère  de  Paul  III 
contre  l'Espagne  et  sa  passion  pour  la  France.  Le  pape  n'eut  pas  le 
courage  de  mettre  ses  desseins  à  exécution  ;  il  mourut  du  chagrin 
que  lui  donnèrent  ses  neveux,  pour  lesquels  il  avait  tout  sacrifié. 


0)  lUbier,  Lettres  et  mémoires  d'Étal, T.  Il,  p.  75. 

(2)  Jhid.,  T.  Il,  p.  117.  —  Ranke,  Fiirsten  und  Vœlker,  T.  Il,  p.  265-268. 


LA  PAPAUTÉ.  93 

Paul  III,  ayant  réuni  Parme  aux  États  de  l'Église,  ses  neveux  se 
crurent  volés,  et  se  révoltèrent;  leur  ingratitude  brisa  le  cœur  du 
vieux  pontife. 


On  ne  peut  pas  parler  sérieusement  de  Jules  III  ;  le  cardinal  Far- 
nèse  écrit  au  roi  de  France  :  «  Trois  choses  manquent  au  saint- 
père,  le  cœur,  l'argent  et  la  réputation;  j'ai  grand'pitié  de  voir  le 
saint-siége  ainsi  gouverné  (1).  »  Jules  III  fut-il  Espagnol  ou  Fran- 
çais? Il  tint  le  langage  de  tous  les  vicaires  du  Christ;  il  écrivit  k 
Charles-Quint  et  à  Henri  II,  il  écrivit  h  la  reine  de  France,  et  au 
connétable  de  Montmorency,  il  écrivit  h  Philippe  d'Espagne,  pour 
rétablir  la  paix  dans  la  chrétienté  (2)  :  vaines  phrases  auxquelles  le 
pape  lui-même  ne  croyait  pas?  Dans  ses  conversations  intimes,  il 
se  montrait  favorable  à  la  France.  «  Il  aurait  bien  voulu,  disait-il, 
que  le  roi  très  chrétien  eût  un  bon  pied  et  sûr  en  Italie  ;  parce 
qu'il  trouverait  en  lui  un  support,  quand  un  roi  de  Naples  ou  autre 
voudrait  lui  donner  ennui;  la  grandeur  de  Charles-Quint,  ajou- 
tait-il, n'était  que  la  diminution  de  l'État  et  puissance  ecclésias- 
tique (3).  »  Voilà  les  paroles,  voyons  les  actes. 

Jules  III  voulait  enlever  Parme  aux  Farnèse,  ses  ennemis,  pour 
la  réunir  aux  États  de  l'Église;  il  oublia  ses  prédilections  fran- 
çaises, et  se  ligua  avec  Charles-Quint,  moins  par  ambition  que 
par  désir  de  vengeance.  Le  cardinal  de  Tournon  lui  représentant 
«  qu'il  allumerait  peut-être  un  tel  feu  en  Italie  que  malaisément 
on  pourrait  éteindre,  »  le  saint-père  répondit  qu'il  avait  pensé  à 
tout  et  qu'il  en  adviendrait  ce  qu'il  pourrait,  que  plutôt  il  se  range- 
rait à  l'ennemi  d'enfer  que  de  reculer.  «  \o\\h  des  sentiments 
dignes  d'un  vicaire  du  Christ!  Le  roi  de  France,  allié  des  Farnèse, 
en  lit  de  vifs  reproches  à  Jules  III  :  «  Au  lieu  de  mettre  la  chré- 
tienté en  paix,  il  a  mieux  aimé  mettre  sa  main  aux  armes  et  em- 
braser toute  l'Italie  en  guerre...  Tout  prince  catholique  en  doit 
avoir  douleur  et  déplaisir,  même  de  voir  que  le  trésor  et  revenu 


(1)  Hibier,  Lettres  et  mémoires  d'État,  T.  H,  p.  531. 

(2)  Raynaldi,  Annales,  ad  a.  1553,  n"  19  et  ss. 

(3)  Ribier,  Lettres  et  mémoires  d'État,  T.  H,  p.  5^12. 


94  CHARLES-QUlNT. 

de  l'Église,  qui  sont  les  biens  ordonnés  pour  le  service  de  Dieu  et 
pour  la  sustentation  delà  foi  catholique  et  des  pauvres,  est  employé 
à  telle  guerre,  pour  telles  partialités,  contre  le  peuple  chrétien  et 
pour  si  peu  de  chose  (1).  «  L'ambassadeur  de  France  à  Trente,  le 
célèbre  Amiot,  reproduisit  ces  accusations  en  plein  concile  (2). 
Jules  III  est  le  type  de  la  papauté  du  xvi''  siècle,  avec  ses  intérêts 
mesquins,  ses  petites  passions  italiennes,  sacrifiant  le  bien  de  la 
chrétienté,  la  liberté  de  l'Italie  et  l'indépendance  même  du  saint- 
siége  cl  de  misérables  querelles  de  famille. 


VI 


Nous  avons  hâte  d'arriver  à  un  esprit  plus  sérieux.  Paul  IV  est 
de  la  race  des  Grégoire  et  des  Innocent,  sinon  pour  le  génie,  du 
moins  pour  les  prétentions;  vrai  pontife  de  la  réaction  catholique, 
il  tenait,  au  xvi'^  siècle,  le  langage  des  papes  du  xn^  Il  disait  «  qu'il 
était  le  maître  de  tous  les  princes,  comme  vicaire  du  Christ  qui 
fut  tout  ensemble  roi  et  prêtre;  que  les  empereurs  et  les  rois 
devaient  plier  devant  le  saint-siége  (3).  »  Paul  IV  avait-il  aussi  la 
hauteur  de  vues,  la  grande  ambition  de  ceux  dont  il  imitait  l'or- 
gueil et  l'outrecuidance?  A  le  juger  par  ses  paroles,  il  faudrait  dire 
qu'il  avait  un  désir  ardent  de  pacifier  le  monde  chrétien.  Dès  le 
lendemain  de  son  élection,  il  écrivit  à  Charles-Quint  pour  l'en- 
gager à  la  paix,  en  lui  disant  combien  elle  était  nécessaire  à  la 
chrétienté;  il  écrivit  au  roi  Ferdinand  d'Autriche,  d'user  de  toute 
son  influence  sur  son  frère ,  afin  de  procurer  ce  bienfait  à 
l'Église  (4).  Que  doit-on  penser  de  la  papauté  et  de  ses  protesta- 
tions, quand  on  voit  Paul  IV,  préconiser  la  paix,  puis  se  faire  le 
boute-feu  de  l'Europe?"  C'était  une  chose  admirable  à  plusieurs,  dit 
un  contemporain,  de  voir  le  pape  qui  jamais  n'avait  fait  profession 
que  d'une  apparence  d'étroite  religion,  ne  parler  plus,  dès  qu'il  fut 
promu  ;i  la  dignité  papale,  que  d'armes  et  de  guerre,  de  menées  et 

(1)  /^tfiier.  Lettres  et  mémoires  d'Étal, T.  II,  p.  323  et  34i. 

(2)  De  Thou,  Histoire  universelle,  livre  VlU. 

(3)  Navagcro,  Rclazione  {Albert,  II,  3,  p.  380)  :  «  El  ponlificato  dice  osscre  pcr  metlcre  i  re 
e  gV  imperalori  sollo  i  piedi.  »  —  Moceni(jo,  Relazione,  ib.,  \\,  4,  p.  48. 

(4)  Haynaldij  Annales,  ad  a.  1555,  n*  24. 


LA  PAPAUTÉ.  9b 

de  pratiques  (1).  »  Les  catholiques  s'en  scandalisèrent,  et  à  bon 
droit  :  «  Celui  qui,  comme  chef  de  l'Église,  dit  Pasquier,  aurait 
dû  être  le  premier  père  de  la  paix,  est  le  premier  auteur  et  pro- 
moteur des  guerres  entre  les  princes  chrétiens  (2).  »  Raynaldi 
lui-même,  apologiste  officiel  de  la  politique  pontiticale,  dit  que 
Paul  IV,  dont  il  loue  le  courage,  aurait  mérité  une  plus  grande 
gloire  si,  au  lieu  de  faire  la  guerre  au  roi  d'Espagne  dans  l'intérêt 
de  ses  neveux,  il  s'était  occupé  du  concile  général  et  de  la  paix 
de  la  chrétienté  (3). 

Paul  IV  a  du  moins  un  mérite,  c'est  qu'il  a  une  politique  dé- 
cidée; la  haine  de  l'Espagne  respire  dans  toutes  ses  actions.  «  Il 
restait  des  heures  entières  à  table,  buvant  un  gros  vin  de  Naples, 
capiteux,  volcanique,  et  se  déchaînant  contre  l'empereur  et  contre 
les  Espagnols  :  il  n'appelait  jamais  ceux-ci  «  que  des  hérétiques, 
des  schismatiques,  maudits  de  Dieu,  une  semence  de  juifs  et  de 
Maures,  la  lie  du  monde,  et  il  déplorait  la  misère  de  l'Italie,  ré- 
duite à  servir  une  nation  si  abjecte  et  si  vile  (4).  «  Paul  IV  était 
un  Romain  de  la  vieille  roche;  il  regrettait  l'heureux  temps  où 
l'Italie  ressemblait  «  à  un  instrument  bien  accordé;  »  il  appelait 
Naples,  le  saint-siége.  Milan  et  Venise  «  les  quatre  cordes  dont 
l'harmonie  pouvait  faire  le  bonheur  de  la  Péninsule;  «  il  maudis- 
sait les  dissensions  qui  avaient  livré  la  patrie  commune  en  proie 
à  l'étranger.  Des  traditions  de  famille  et  des  offenses  personnelles 
augmentèrent  sa  haine  contre  Charles-Quint  (o).  Quand  l'empereur 
fut  vaincu  par  les  protestants,  l'ardent  pontife  crut  le  moment 
venu  de  chasser  les  Espagnols  d'Italie;  il  voulut  leur  enlever 
Naples,  Sicile  et  le  Milanais;  expulser  les  Médicis  de  Florence  et 
y  rétablir  la  république.  Pour  trouver  des  alliés  qui  l'aidassent  à 
accomplir  ses  gigantesques  projets,  le  pape  n'hésita  pas  à  boule- 
verser l'État  territorial  de  l'Italie  et  l'équilibre  de  l'Europe;  il 
tenta  l'ambition  de  Venise,  en  lui  donnant  la  Sicile  en  partage,  il 
offrit  des  accroissements  de  territoire  aux  ducs  de  Parme,  de  Fer- 
rare  et  d'Urbin;  enfin  pour  se  concilier  la  France,  sans  l'appui  de 


(1)  De  la  Place,  derÉtat  de  la  République,  livre  1,  p.  2. 

(2)  Pasquier j  Lettres,  IV,  1. 

(3)  Raynaldi,  Annales,  ad  a.  1557,  n*  15. 

(4)  Navugero,  Relazione  {Alberi,  H,  3,  389). 

(5)  Ranhe,  Fiirsten  und  Vœlker,T.  II,  p.  586,  s. 


96  CHARLES-QUINT. 

laquelle  on  ne  pouvait  songer  h  combattre  Charles-Quint,  il  promit 
à  Henri  II  le  duché  de  Milan  et  le  royaume  de  Naples  pour  deux 
de  ses  fils  (1).  Paul  IV  fit  appel  à  la  crainte  des  princes,  en  même 
temps  qu'à  leur  convoitise  :  «  L'empereur  et  le  roi  Philippe, 
disait-il,  se  rendraient  maîtres  du  monde,  si  on  ne  les  arrêtait; 
il  fallait  profiter  de  l'occasion  qui  se  présentait  d'abaisser  leur 
puissance;  il  s'agissait  de  sauver  la  liberté  de  tous  les  États  et  de 
garantir  leur  indépendance  (2).  » 

Un  événement  inattendu  menaça  de  rompre  les  grands  desseins 
de  Paul  IV,  avant  qu'ils  se  fussent  manifestés.  Au  moment  d'abdi- 
quer, Charles-Quint  voulut  assurer  la  paix  h  son  fils,  pour  le  com- 
mencement de  son  règne;  il  conclut  avec  Henri  II  une  trêve  de 
cinq  ans.  La  trêve  était  très  avantageuse  h  la  France,  puisqu'elle 
restait  en  possession  de  la  Savoie  et  des  trois  évêchés,  Metz,  Toul 
et  Verdun.  Il  fallait  donc  rompre  une  convention  solennelle, 
briser  des  engagements  consacrés  par  des  serments,  rejeter  la 
France  et  l'Europe  dans  les  hasards  des  guerres;  le  pape  ne  recula 
devant  aucun  obstacle,  il  s'abaissa  jusqu'à  faire  écrire  par  son 
neveu,  le  cardinal  Caraffa,  à  la  duchesse  de  Valentinois,  maîtresse 
de  Henri  II.  L'ambition  française  se  laissa  tenter  par  l'offre  de 
Naples  et  de  Milan.  Restait  le  scrupule  de  la  parole  jurée;  mais 
quand  on  a  le  pape  pour  allié,  il  n'y  a  pas  de  promesse  qui  oblige. 
Paul  IV  fut  prodigue  d'absolutions;  il  permit  même  au  roi  d'atta- 
quer l'empereur  et  son  fils  avec  lesquels  il  venait  de  traiter,  sans 
leur  déclarer  la  guerre,  le  tout  en  vertu  du  pouvoir  de  lier  et  de 
délier  que  Jésus-Christ  a  donné  à  ses  apôtres.  La  violation  des 
serments  devient  un  acte  méritoire,  quand  c'est  le  vicaire  de  Dieu 
qui  l'ordonne!  C'est  sous  ces  auspices  que  l'alliance  offensive  et 
défensive  fut  conclue  entre  la  France  et  le  saint-siége.  Paul  IV 
n'avait  pas  oublié  ses  intérêts;  il  recevait  pour  sa  part  des  dé- 
pouilles, Bénévent  et  ses  dépendances,  Gaëte  et  le  territoire  en 
deçà  du  Garigliano  ;  le  nouveau  souverain  de  Naples  devenait  son 
vassal  et  lui  payait  un  tribut  considérable. 

Paul  IV,  ce  pontife  si  zélé  pour  la  réforme  de  fÉglise,  usait  et 
abusait  de  son  pouvoir  spirituel  pour  assouvir  sa  haine  contre  la 


(1)  Mi'jnel,  Ch.arles-Quint,  p.  88. 

(2)  i\avttgeroj  Relazione,  dans  Albert,  II,  3,  p.  39:2. 


LA   PAPAUTÉ.  97 

domination  espagnole.  Il  sanctifia  la  violation  de  la  foi  jurée  en 
France;  en  Espagne,  il  suspendit  le  service  divin,  sans  rime  ni 
raison,  rien  que  pour  nuire  à  son  ennemi.  Ainsi,  le  chef  de  la  chré- 
tienté compromettait  le  salut  de  millions  de  fidèles,  pour  satis- 
faire ses  passions  !  Et  le  pontife  qui  se  permet  de  jouer  ainsi  avec 
la  religion,  n'est  pas  un  Alexandre  VI,  c'est  un  prêtre  de  mœurs 
sévères,  c'est  un  réformateur.  Qu'est-ce  donc  que  la  morale  catho- 
lique, quand  ceux  qui  se  disent  les  vicaires  du  Christ,  agissent 
comme  s'ils  n'avaient  aucune  notion  de  morale  !  Nous  ne  sommes 
pas  au  bout  des  iniquités  romaines.  Charles-Quint  s'était  toujours 
montré  le  défenseur  de  l'orthodoxie,  le  patron  de  l'Église.  Quant 
à  Philippe  II,  qui  a  jamais  douté  de  son  attachement  au  catholi- 
cisme? Cependant,  le  croirait-on?  Paul  IV  procéda  contre  Charles- 
Quint  et  son  fils  comme  s'ils  étaient  des  hérétiques  ;  sou  fiscal 
conclut  à  ce  qu'ils  fussent  privés,  l'un  de  l'empire,  l'autre  du 
royaume  de  Naples.  En  même  temps  que  le  pape  poursuivait  les 
rois  très  catholiques,  son  neveu  le  cardinal  traitait  avec  les  pro- 
testants, il  traitait  avec  Soliman,  pour  l'exciter  h  se  jeter  avec 
toutes  ses  forces  sur  la  Sicile  et  le  royaume  de  Naples  (1).  Peut-on 
concevoir  une  conduite  plus  odieuse?  Le  pape  menaçait  d'excom- 
munier des  princes  qui  étaient  le  bras  armé  de  l'Église,  et  il  appe- 
lait en  Italie  les  ennemis  éternels  du  nom  chrétien  ! 

Laissons  là  le  chef  spirituel  de  la  chrétienté,  et  apprécions  la 
politique  de  la  cour  de  Rome.  Amis  et  ennemis  ont  accusé 
Paul  IV  d'avoir  troublé  la  paix  de  la  chrétienté  dans  l'intérêt  de  sa 
famille.  Leducd'Albe,  vice-roi  deNaples,  lui  dit  qu'il  voulait  la  guerre 
pour  le  désir  qu'il  avait  de  rendre  grands  les  siens  ;  il  lui  dit  qu'au 
lieu  d'ensanglanter  le  monde  dans  le  but  unique  d'élever  ses  ne- 
veux, il  aurait  mieux  fait  de  réprimer  les  hérésies  qui  surgissaient 
de  toutes  parts  (2).  Henri  II  écrit  à  son  ambassadeur  à  Rome  : 
«  J'ai  déjà  tant  expérimenté  les  saillies,  passions,  colères  et  légè- 
retés de  ce  pape  et  de  ses  neveux,  et  m'a  si  cher  coûté  à  les  con- 
naître pour  m'y  conformer,  qu'il  me  semble  qu'avec  bonne  et 
juste  occasion  je  m'en  dois  retirer,  sans  plus  m'y  laisser  aller... 


(1)  liankc,  Fûrslen  und  Vœlker,T.  H,  p.  296, 290. 

(2)  Lettre  du  duc  d'Albe  au  pape  {Granvelle,  Papiers  d'État,  T.  IV,  p.  669).  —  llibier.  Lettres  et 
mémoires  d'État,  T.  U,  p.  655. 


08  CHARLES-QUINT. 

Et  puis  en  un  vieil  homme  et  en  gens  nécessiteux  comme  sont  ses 
neveux  et  toute  leur  maison,  il  n'y  a  jamais  grande  ressource...  Ils 
sont  tendant  la  main  à  chacun,  pour  se  laisser  aller  à  qui  plus  leur 
voudra  donner,  afin  de  profiter  le  mieux  qu  ils  pourront  de  ce  papat, 
avant  que  ce  bon  homme  prenne  congé  de  ce  monde  (1).  »  S'il  en  faut 
croire  les  envoyés  vénitiens,  le  désir  d'agrandir  sa  famille  fut  la 
principale  cause  de  la  guerre  que  Paul  IV  excita  en  Italie  (2).  Le 
grave  de  Thou  abonde  dans  ce  reproche.  «  Le  pape,  dit-il,  voudrait 
bien  qu'on  le  considérât  comme  un  martyr  qui  souffre  pour  la 
cause  de  Dieu,  tandis  qu'il  met  la  chrétienté  en  feu  dans  l'intérêt 
de  ses  neveux  (3).  »  Et  quels  neveux!  Paul  IV  disait  lui-même 
qu'ils  avaient  le  bras  trempé  dans  le  sang  jusqu'au  coude;  la 
haine  qu'ils  affectaient  contre  l'Espagne  était  leur  seul  mé- 
rite (4). 

L'ambition  et  l'aveuglement  de  Paul  IV  pour  les  siens,  sont  un 
fait  incontestable;  mais  les  contemporains  n'ont-ils  pas  jugé  le 
pape  trop  sévèrement,  en  l'accusant  d'avoir  sacrifié  la  paix  de  la 
chrétienté,  rien  que  pour  procurer  un  établissement  territorial  h 
ses  neveux?  Il  est  vrai  qu'après  avoir  comme  cardinal  condamné 
hautement  le  misérable  régime  de  favoris,  qui  dominait  à  la  cour 
de  Rome,  il  poussa  le  favoritisme  aussi  loin  qu'aucun  de  ses  pré- 
décesseurs. Néanmoins  nous  ne  croyons  pas  qu'une  mesquine 
ambition  de  famille  ait  été  le  mobile  principal  de  Paul  IV.  Sa  grande 
passion  était  la  haine  de  l'Espagne;  elle  éclate  avec  trop  d'évi- 
dence dans  ses  actes,  pour  qu'il  soit  possible  de  s'y  tromper. 
Depuis  Clément  VII,  la  crainte  de  la  domination  espagnole  inspi- 
rait la  cour  de  Piome.  Paul  IV  eut  le  courage  de  tenter,  ce  que  ses 
prédécesseurs  s'étaient  bornés  h  désirer,  l'expulsion  de  Charles- 
Quint.  C'était  en  apparence  une  politique  nationale;  mais  c'est  une 
illusion  de  croire  que  le  pape,  s'il  avait  réussi,  eût  affranchi  ritalie 
et  délivré  le  monde  chrétien  du  danger  de  la  monarchie  univer- 
selle. La  politique  antiespagnole,  en  la  supposant  couronnée  de 


(1)  lUb'u^r,  Lettres  et  mémoires  d'Élat,  T.  H,  p.  7G8. 

(2)  Navugero,  Relazione  (Albcri,  11,3,  p.  389)  :  «La  più  prossima  e  la  pià  potento  cagioDe 
délia  guerra  é  il  disegnare  di  farc  grande  con  l'armi  la  casa  sua.  » 

(3)  De  Thou,  Histoire,  livre  XVUL 

(4)  Ranke,  Fursten  und  Vœlker,T.  II,  p.  291. 


LA   PAPAUTÉ.  99 

succès,  n'eût  abouti  qu'à  faire  changer  l'Italie  de  maître,  en  trans- 
portant l'ambition  de  la  monarchie  à  la  France. 

Les  Vénitiens,  avec  lesquels  Paul  IV  négocia  une  ligue  contre 
Charles-Quint,  ne  redoutaient  pas  moins  la  puissance  de  la  France 
que  celle  de  la  maison  d'Autriche.  Ils  représentèrent  au  pape  qu'il 
y  aurait  tout  à  craindre  pour  la  liberté  de  l'Italie,  quand  les  Fran- 
çais seraient  les  maîtres  à  Milan  et  à  Naples.  Paul  chercha  à  cal- 
mer ces  inquiétudes  :  «  Les  fds  du  roi  de  France,  disait-il,  établis 
à  Milan  et  à  Naples,  deviendraient  bientôt  Italiens  ;  il  serait,  d'ail- 
leurs, toujours  facile  de  s'en  délivrer,  lorsqu'on  le  voudrait,  parce 
que  l'expérience  des  événements  passés  avait  montré  que  les  Fran- 
çais étaient  incapables  de  s'établir  à  demeure  en  Italie,  tandis  que 
la  nation  espagnole  était  comme  le  gramen  qui  s'enracine  là  où 
il  s'attache  (i).  »  Avec  les  Français,  Paul  IV  tenait  un  tout  autre 
langage;  écoutons  les  protestations  du  vieux  pape  :  «  Il  déclara  à 
l'ambassadeur  de  Henri  II,  qu'il  ne  le  cédait  à  cardinal  quel- 
conque, Français  qu'il  fût,  pour  être  plus  Français  et  aimer  plus 
le  roi  que  lui  ;  que  Sa  Majesté  pouvait  bien  faire  son  compte  de  ne 
voir  jamais  pape  tant  sien  que  lui,  quelque  Français  naturel  qu'il 
pût  être;  quil  avait  maintenant  Voccasion  pour  acquérir  la  monar- 
chie du  monde,  qu'il  serait  adoré  comme  rédempteur  de  l'Italie  (2).  » 
Ainsi  le  pape,  qui  excitait  les  Vénitiens  à  prendre  les  armes  contre 
Charles-Quint,  par  la  crainte  de  la  monarchie  universelle,  faisait 
espérer  cette  même  monarchie  au  roi  de  France!  Ainsi  le  pape  qui 
brûlait  du  désir  d'expulser  les  Espagnols  de  Milan  et  de  Naples, 
voulait  y  implanter  les  Français  !  Ainsi  le  patriote  italien  se  vantait 
d'être  plus  Français  que  les  Français  mêmes! 

Voilà  la  politique  pontificale.  On  fait  trop  d'honneur  aux  papes 
qui  régnèrent  dans  la  première  moitié  du  xvi^  siècle,  quand  on 
leur  prête  des  desseins  patriotiques,  ou  quand  on  les  croit  préoc- 
cupés du  bien  général  de  la  chrétienté;  ils  ne  songeaient  qu'à  leur 
intérêt,  intérêt  de  petits  princes  italiens,  qui  cherchaient  à  agran- 
dir leurs  États  et  leurs  familles.  Au  commencement  du  xvi^  siècle, 
ils  étaient  hostiles  à  la  France;  mais  pour  chasser  les  Français, 
ils  furent  obligés  de  favoriser  les  Espagnols,  dont  l'ambition  était 


(1)  Navagero,  RelazioneUifce?-ijn,3,p.392). 

(2)  Ribier,  Lettres  et  mémoires  d'État,  T.  II,  p. 


666. 


100  CHARLES-QUINT. 

bien  plus  persistante,  bien  plus  tenace,  comme  le  disait  avec  rai- 
son Paul  IV.  La  domination  espagnole  ne  tarda  pas  à  peser  au 
saint-siége;  les  papes  se  mirent  h  regretter  le  régime  français,  et 
le  plus  audacieux  osa  déclarer  la  guerre  au  maître  des  deux 
mondes.  A  quoi  eût  abouti  cette  révolution  politique,  si  elle  avait 
réussi?  A  remplacer  le  joug  de  l'Espagne  par  celui  de  la  France. 
Toujours  l'étranger!  Ainsi  se  vérifie  la  grave  accusation  de  Ma- 
chiavel contre  la  papauté  ;  elle  est  un  obstacle  éternel  h  l'unité  ita- 
lienne. On  dirait  qu'une  malédiction  pèse  sur  les  successeurs  de 
saint  Pierre  :  les  efforts  qu'ils  font  pour  chasser  les  Barbares 
d'Italie,  ne  servent  qu'à  consolider  la  domination  étrangère.  C'est 
que  Dieu  ne  bénit  que  les  bonnes  intentions  ;  et  le  but  des  papes 
n'était  pas  l'indépendance  de  l'Italie,  mais  leur  propre  grandeur. 


§  4.  Les  Turcs. 

N°  1.  Monarchie  universelle  des  Turcs. 

Les  Turcs  jouent  un  grand  rôle  dans  la  lutte  de  Charles-Quint 
et  de  François  I-''.  Le  roi  de  France  les  appela  h  son  aide  contre 
son  puissant  rival;  pour  la  première  fois,  le  croissant  se  mêla  à 
l'étendard  du  Christ,  et  c'est  pour  maintenir  l'indépendance  de  la 
chrétienté  menacée  par  celui  qui  s'en  dit  le  chef  temporel.  Cepen- 
dant, chose  remarquable!  les  Turcs  qui  sauvèrent  l'Europe  du 
danger  d'une  monarchie  universelle,  étaient  eux-mêmes  des  pré- 
tendants h  la  monarchie;  et  h  en  juger  par  la  terreur  qu'ils  inspi- 
raient, leur  joug  était  bien  plus  ci  craindre  que  la  domination  espa- 
gnole. 

Nous  avons  de  la  peine  aujourd'hui  à  croire  h  la  réalité  de  ce 
danger.  Quand  on  voit  l'irrémédiable  décadence  de  la  race  musul- 
mane, on  doute  qu'elle  ait  jamais  compromis  sérieusement  la  li- 
berté de  l'Europe.  Mais  gardons-nous  de  transporter  dans  le  passé 
le  dédain  que  nous  inspire  le  présent;  les  peuples  comme  les  indi- 
vidus ont  leur  époque  de  grandeur  et  de  déclin.  Le  vieillard  dont 
les  forces  sont  épuisées  se  plaindrait  à  bon  droit  si  de  sa  décré- 
pitude actuelle,  on  concluait  qu'il  a  toujours  marché  sur  des  bé- 
quilles; les  nations  également  ont  le  droit  de  demander  à  l'histoire 


LES  TURCS.  401 

qu'elle  apprécie  leur  vie  passée,  sans  se  laisser  influencer  par  les 
préjugés  du  présent.  Évoquons  les  souvenirs  du  xvi^  siècle.  Un 
immense  et  universel  cri  de  terreur  retentissait  dans  toutes  les 
parties  du  monde  chrétien  :  chaque  jour  l'on  se  croyait  à  la  veille 
d'une  invasion  turque,  comme,  au  x''  siècle,  l'on  se  croyait  h  la  veille 
de  la  consommation  des  choses. 

Les  papes  avaient  pour  mission  d'être  les  sentinelles  de  la  chré- 
tienté dans  la  lutte  séculaire  qui  divisait  les  infidèles.  En  iolT, 
Léon  X  adressa  un  mémoire  aux  princes  chrétiens  sur  la  guerre  h 
faire  aux  Turcs  :  il  ne  s'agit  plus,  dit-il,  de  délibérer  si  elle  est 
nécessaire,  Soliman  nous  menace,  notre  existence  même  est  en 
jeu  (1).  Les  réformateurs  se  défiaient  de  Rome,  comme  les  Troyens 
se  défiaient  des  Grecs;  ils  craignaient  qu'il  n'y  eût  une  arrière- 
pensée  d'exploitation  dans  les  appels  incessants  que  les  papes 
faisaient  à  la  chrétienté.  Ils  n'en  redoutaient  pas  moins  l'invasion 
des  Turcs;  ils  la  croyaient  même  inévitable,  comme  étant  annon- 
cée par  les  prophètes  :  Daniel  ne  prédit-il  pas  que,  longtemps 
après  les  Romains,  il  s'élèvera  une  nation  qui  essaiera  de  détruire 
la  religion  chrétienne?  Cette  prophétie  ne  peut  concerner  que  les 
Turcs,  dit  Melanchthon,  et  elle  témoigne  que  ce  n'est  pas  un  petit 
malheur  qui  est  prêt  à  éclater  sur  nos  têtes  (2).  Les  hommes  poli- 
tiques n'étaient  pas  moins  effrayés  que  les  zélés  chrétiens.  Charles- 
Quint,  voyant  les  Turcs  gagner  sans  cesse  et  avancer  toujours, 
jeta  un  cri  de  détresse,  mais  digne  d'un  empereur  :  «  Je  crois, 
dit-il  au  pape,  que  Dieu  veut  que  nous  soyons  Turcs;  que  la 
volonté  de  Dieu  se  fasse,  mais  je  serai  le  dernier  h  m'y  sou- 
mettre (3).  »  Les  Vénitiens  étaient  les  plus  exposés,  ils  pouvaient 
dire,  sans  exagération  aucune,  que  leur  existence  était  enjeu  ;  mais 
ils  craignaient  le  même  sort  pour  toutes  les  nations  chrétiennes, 
et,  connaissant  la  fureur  destructrice  des  nouveaux  Rarbares,  ils 
s'attendaient,  non  h  une  conquête,  mais  à  une  guerre  d'extermina- 
tion (4).  C'était  effectivement  la  crainte  générale,  et  elle  n'était  pas 


(1)  Cliarrière,  Négociations  de  la  Fiance  avec  le  Levant,  T.  I,  p.  31. 

(2)  Lettre  de  Melanchllion  à  l'archevêque  de  Mayenee.  (.Bretsclineider,  Corpus  Reforma torum, 
T.  I,  p.  875.) 

(3)  Navagrro,  Relazione  {.Uhvri,  1,358). 

(.'*)  Marco  Minio,  Relazione  (1522)  :  «  Tulta  la  crislianita  doveria  teuicr  di  non  incorrcr  ia 
'lualolic  grande  osterminio.» 


102  CHARLES-QUINT. 

dénuée  de  fondement.  Un  contemporain,  esprit  clairvoyant,  écrit  : 
«  Quand  je  compare  la  puissance  des  Turcs  à  celle  de  nos  princes, 
je  désespère  presque  de  notre  avenir  (1).  » 

Qu'est-ce  qui  faisait  la  force  des  Turcs,  en  face  de  l'Europe  à  qui 
l'esprit  guerrier  ne  manquait  certes  point?  La  chrétienté  était 
divisée,  prête  à  s'entre-déchirer  dans  d'odieuses  guerres  de  reli- 
gion; et  les  jalousies  politiques  étaient  tout  aussi  vives;  voih\ 
pourquoi  elle  ne  parvint  jamais  h  s'unir  contre  l'ennemi  commun. 
Les  ligues  se  dissolvaient  plus  vite  qu'elles  ne  se  formaient;  les 
dissensions  des  alliés  rendaient  leurs  victoires  mêmes  inutiles. 
Après  la  glorieuse  bataille  de  Lépante,  un  noble  Vénitien  écrit  : 
«  Il  est  impossible  aux  princes  chrétiens,  à  raison  de  leur  désu- 
nion, de  détruire  la  puissance  des  Turcs;  il  ne  reste  qu'à  compter 
sur  la  protection  divine  pour  relever  la  chrétienté  opprimée  et 
pour  abaisser  l'orgueil  des  infidèles  (2).  »  Tandis  que  la  re- 
ligion était  une  cause  de  faiblesse  pour  l'Europe,  elle  était 
un  élément  de  force  pour  les  Turcs.  L'islam  fait  un  devoir  à  ses 
sectateurs  de  la  guerre  contre  les  infidèles,  guerre  incessante, 
jusqu'à  ce  que  le  monde  entier  soit  soumis  aux  vicaires  de 
Mahomet.  Sous  l'inspiration  de  ce  fanatisme  conquérant,  les 
Arabes  avaient  porté  leurs  armes  victorieuses  dans  les  trois 
parties  du  monde.  Le  génie  guerrier  des  Turcs  vint  donner  une 
impulsion  nouvelle  à  cette  ambition  envahissante.  Mahomet,  le 
vainqueur  de  Constantinople,  fit  vœu,  dit-on,  a  de  ne  prendre  de 
repos  que  lorsque  le  sabot  de  son  cheval  aurait  foulé  les  dieux 
d'or,  d'airain  et  de  bois  que  les  chrétiens  adoraient  (3).  »  C'était 
proclamer  la  guerre  sainte,  guerre  sans  relâche,  qui  ne  pouvait 
avoir  d'autre  fin  que  la  destruction  des  nations  chrétiennes.  Un 
ambassadeur  vénitien  dit  que  les  Turcs  avaient  pour  religion  et 
pour  loi  de  subjuguer  la  chrétienté,  que  leur  ambition  était  de 
dominer  sur  tous  les  peuples  (4). 

La  constitution  politique  et  militaire  de  l'empire  était  en  har- 
monie avec  l'inspiration  religieuse  des  Turcs;  c'était  la  plus  for- 
midable unité  que  le  monde  ait  jamais  vue.  Dans  l'Europe  chré- 

'1)  Languet,  Epist.  secr.,  1,13. 

(2)  R(!lazioiiedi  Costunlinu  darzoni j  dans  AlJjeri,  ni,l,'i-35. 

(3)  Zinkeisen,  Geschichle  des  ollomanischcnheiches,T.  II,  p.  'i68,  aote  3. 
('•)  Albert,  Relazioni,  111,2,398. 


LES  TURCS.  105 

tienne,  le  despotisme  a  beau  dire  :  «  l'État  c'est  moi  ;  »  il  y  a  une 
puissance  d'individualité  dans  les  sentiments  et  les  idées  ainsi  que 
dans  la  religion,  qui  rend  impossible  la  concentration  de  toutes 
les  forces  d'une  nation  dans  la  main  d'un  homme.  Cette  utopie 
étaitréalisée  à  Constantinople.  Le  sultan  est  l'âme,  l'empire  est  le 
corps.  Le  sultan  est  un  être  libre,  ayant  une  personnalité  et  des 
droits;  ses  sujets  sont  esclaves  :  tout  ce  qu'ils  ont,  biens  et  en- 
fants, est  à  leur  maître,  qui  en  use  selon  son  bon  plaisir.  Que 
l'on  réfléchisse  un  instant  au  pouvoir  immense  qu'une  pareille 
organisation  donne  au  chef  d'un  vaste  empire  :  la  religion  lui  com- 
mande une  guerre  à  mort  contre  la  chrétienté,  la  race  ne  respire 
que  la  guerre,  et  tout  ce  qu'elle  a  de  volonté,  de  richesses,  un 
seul  homme  en  dispose.  Les  envoyés  vénitiens  qui  voyaient  fonc- 
tionner cette  admirable  machine,  étaient  unanimes  à  dire  qu'il  n'y 
avait  aucune  puissance  humaine  en  état  de  résister  aux  Turcs  : 
«  Le  sultan,  dit  Marcantonio  Barbara,  est  pour  les  Turcs,  ce  que 
le  soleil  est  pour  les  êtres  créés,  le  principe  de  vie,  principe 
unique,  auquel  tout  se  rapporte.  »  «  Cette  unité  d'intentions  et  de 
volontés,  ajoute  Lorenzo  Bernardo,  imprime  une  irrésistible  force 
à  leurs  armées  (1).  » 

On  conçoit  maintenant  que  les  sultans  se  soient  crus  prédes- 
tinés à  la  monarchie  universelle.  Les  titres  pompeux  que  les  rois 
asiatiques  aiment  à  se  donner,  étaient  presque  une  réalité;  écou- 
tons Soliman  écrivant  à  François  V''  :  «  Moi  qui  suis  l'empereur 
des  empereurs,  le  dispensateur  des  couronnes  aux  monarques  de 
la  surface  du  globe,  l'ombre  de  Dieu  sur  la  terre...  Nuit  et  jour 
mon  cheval  est  sellé  et  mon  sabre  est  ceint  (2).  »  Cet  orgueil  nous 
paraît  aujourd'hui  presque  puéril;  il  n'en  était  pas  de  même  au 
XVI*  siècle  :  Soliman  possédait  déjii  trente  royaumes,  son  immense 
empire  renfermait  plus  de  huit  mille  lieues  de  côtes,  et  il  avan- 
çait toujours,  comme  si  la  domination  dont  il  menaçait  la  chré- 
tienté était  fatale  :  «  Ne  sais-tu  pas,  disait  en  1528  Mustapha, 
gendre  du  sultan,  à  Lasky,  ambassadeur  de  Ferdinand  d'Autriche, 
que,  de  môme  qu'il  n'y  a  qu'un  soleil  dans  les  cieux,  de  même 
Soliman  est  le  maître  unique  de  l'univers?  »  Soliman  comptait  bien 


(1)  Alberi,  Relazioni,  Ul,  1,  327  ;  Ul,  2, 369. 

(2)  Charrière,  Négociations  de  la  France  avec  le  Levant,  T.  I,  p.  I!g-il8. 


104  CHARLES-QUINT. 

faire  valoir  ses  prétentions  à  la  monarchie  universelle.  Il  envahit 
l'empire  d'Allemagne  et  planta  son  étendard  devant  Vienne;  de  là 
il  se  proposait  d'envahir  l'Europe  chrétienne  ;  il  avait  calculé  que 
trois  années  lui  suivraient  pour  accomplir  ses  gigantesques  des- 
seins (i).  Ces  superbes  prétentions  échouèrent  devant  Vienne  : 
celui  qui  se  disait  l'ombre  de  Dieu,  l'empereur  des  empereurs,  ne 
parvint  pas  h  se  rendre  maître  d'une  ville  à  peine  fortifiée  :  celui 
qui  dans  son  orgueil  oriental  refusait  le  titre  d'empereur  h  Charles- 
Quint,  n'osa  pas  livrer  bataille  h  son  armée.  C'était  abdiquer  sa 
présomptueuse  ambition.  Le  maître  du  monde  avait  rencontré 
une  force  plus  grande  que  celle  d'un  sultan,  une  force  vraiment 
irrésistible,  celle  qui  a  son  principe  dans  l'individualité  humaine  : 
l'unité  de  l'Orient  échoua  contre  l'esprit  de  la  race  germanique. 
Aussi  lontemps  qu'il  y  aura  du  sang  germain  dans  nos  veines,  la 
monarchie  universelle  ne  sera  qu'un  vain  rêve. 


II 


Soliman  le  Grand  fut  le  plus  puissant  des  empereurs  de  Constan- 
tinople  :  il  pouvait  croire  que  sa  capitale  deviendrait  la  capitale 
du  monde.  Cependant,  déjà  sous  son  règne,  commença  la  décadence 
de  l'empire  turc.  Soliman  avait  un  fils,  l'image  de  son  père,  l'idole 
de  l'armée;  qui  peut  dire  les  terribles  luttes  que  la  chrétienté 
aurait  eu  à  soutenir,  si  Mustapha  avait  arboré  l'étendard  de  Maho- 
met? Pourquoi  ce  fils  valeureux  ne  prit-il  pas  la  place  du  héros  qui 
avait  fait  trembler  les  peuples  chrétiens?  Une  intrigue  de  harem 
aveugla  le  malheureux  Soliman,  au  point  qu'il  ordonna  la  mort  de 
son  enfant,  et  il  fut  spectateur  de  la  sanglante  exécution  !  La  sul- 
tane favorite  avait  atteint  son  but,  son  fils  Selim  fut  appelé  au 
trône;  mais  au  lieu  d'avoir  à  leur  tète  un  guerrier,  les  Turcs  eurent 
pour  maître  un  homme  perdu  de  débauches.  Déjà,  du  vivant  de 
Soliman,  les  dissensions  de  la  famille  impériale,  en  affaiblissant 
l'empire,  vengèrent  la  chrétienté  des  maux  que  les  Turcs  lui 
avaient  fait  soufirir  depuis  un  siècle  (2).  Un  second  flls  de  Soliman 

(1)  lianke,  Deutsche  Gescliichle,  T.  111,  p.  195, 202,  418. 

(2)  Co  sont  les  paroles  de  l'ambassadeur  de  France  à  Constantinople  (1559).  Charrière,  Négo- 
ciations de  la  France  dans  le  Levant,  T.  Il,  p.  578,  note. 


LES  TURCS.  iO'j 

périt  encore,  victime  des  jalousies  du  harem.  Alors  le  vieux  sultan 
eut  peur  de  l'unique  fils  qui  lui  restait,  du  misérable  Sélim.  On  lit 
dans  une  dépêche  d'un  ambassadeur  de  France  ces  horribles  pa- 
roles :  «  C'est  la  coutume  de  cet  empire  que  les  pères  soient  meur- 
triers de  leurs  enfants,  et  que  les  fils  soient  parricides  (1).  » 

Quelle  fut  la  cause  de  la  décadence  de  l'empire  turc?  Le  principe 
même  qui  paraissait  faire  sa  force,  la  toute-puissance  du  sultan. 
Si  l'unité  était  l'idéal  de  l'humanité,  l'empire  turc  eût  été  indes- 
tructible, et  il  aurait  fini  par  embrasser  la  terre  entière.  Mais 
l'unité  absolue,  loin  d'être  un  idéal,  est  un  germe  de  mort,  car  elle 
aboutit  nécessairement  au  despotisme,  c'est  h  dire  au  gouverne- 
ment déréglé  des  passions  humaines.  L'homme,  être  faible  et 
imparfait,  ne  supporte  pas  le  poids  de  la  puissance  illimitée;  elle 
dégénère  dans  ses  mains  en  un  aveugle  arbitraire;  celui  qui  peut 
tout,  au  lieu  d'être  tout-puissant  pour  le  bien,  emploie  son  pouvoir 
pour  le  mal,  et,  par  un  châtiment  divin,  il  sévit  contre  lui-môme, 
et  devient  l'instrument  de  sa  perte.  Alors  on  voit  des  choses  horri- 
'  blés,  des  pères  qui  tuent  le  fruit  de  leurs  entrailles,  l'espoir  de  la 
nation  :  puis  vient  un  spectacle  plus  dégradant  encore,  les  sultans 
n'ayant  plus  d'autre  but  ii  leur  vie  que  la  satisfaction  de  leurs 
désirs,  se  vautrent  dans  les  voluptés  du  harem,  jusqu'à  ce  qu'ils 
tournent  à  l'état  de  brutes.  Quelle  peut  être  la  destinée  d'un  empire 
soumis  à  un  pareil  régime?  L'unité  de  commandement  est  un 
excellent  instrument  de  guerre  ;  mais  pour  conserver  les  con- 
quêtes, il  faut  tenir  compte  d'un  autre  élément  de  la  nature 
humaine,  il  faut  développer  les  forces  individuelles,  qui  seules 
constituent  la  puissance  des  États  :  or  comment  le  despotisme 
pourrait-il  développer  l'individualité,  lui  qui  repose  précisément 
sur  la  négation  des  droits  de  l'individu? 

L'empire  turc  était  fondé  sur  l'esclavage.  On  a  trop  vanté  l'éga- 
lité qui  règne  chez  les  musulmans,  c'est  l'égalité  sous  le  despo- 
tisme. Il  est  vrai  que  l'esclave  devient  grand  vizir,  mais  le  grand 
vizir  reste  esclave,  il  n'a  aucun  droit,  pas  même  un  droit  ii  la  vie. 
Or  l'esclavage  est  un  crime  qui  ruine  tôt  ou  tard  ceux  qui  y  fondent 
leur  puissance.  Il  a  ruiné  l'antiquité;  cependant  chez  les  anciens, 
il  y  avait  au  moins  une  classe  d'hommes  libres,  tandis  qu'h  Con- 

(I)  Lharrière,  Négociations,  T.  II,  p.  717. 


10r>  CHARLES-QUINT. 

stantinople  le  même  arbitraire  pèse  sur  le  maître  et  sur  l'esclave, 
sur  les  gouvernants  et  sur  les  gouvernés.  Le  despotisme  y  porta 
les  fruits  qu'il  produit  partout.  En  1373,  un  envoyé  vénitien  écrit: 
«  Bien  que  l'empire  des  Turcs  soit  immense,  il  est  néanmoins 
l'aible,  parce  qu'il  est  ruiné  en  grande  partie.  Ils  disent  que  là  où 
un  cheval  ottoman  a  passé,  l'herbe  ne  croît  plus  ;  ce  mot  est  devenu 
une  triste  réalité  (1).  »  Quelle  était  la  cause  de  celte  ruine? 
L'ennemi  n'avait  pas  désolé  les  campagnes  du  vaste  empire,  les 
Turcs  avaient  encore  le  privilège  de  porter  la  dévastation  chez 
les  nations  chrétiennes;  mais  ils  avaient  dans  leur  sein  le  plus 
terrible  des  ennemis,  un  gouvernement  qui  ne  respectait  aucun 
droit,  parce  qu'il  n'en  reconnaissait  aucun.  Un  pareil  régime 
attaque  la  vie  jusque  dans  son  principe  :  «  Les  hommes,  dit  Moro- 
sini,  n'étant  pas  sûrs  de  profiter  des  fruits  de  leur  travail,  ne  tra- 
vaillent plus  que  pour  payer  l'impôt  et  pour  subvenir  à  leurs 
besoins  les  plus  pressants.  Ils  se  gardent  bien  de  produire  plus, 
car  ils  savent  que  le  superflu  leur  serait  enlevé  (2).  » 

De  lîila  décadence  des  provinces  les  plus  richement  dotées  par  la 
nature  ;  elles  ne  produisaient  plus  assez  pour  subvenir  aux  néces- 
sités du  gouvernement.  Avant  la  fin  du  xvi*'  siècle,  il  y  avait  un  défi- 
cit permanent;  et  cependant  le  fisc  ottoman  prenait  ce  qu'il  vou- 
lait, au  besoin  le  capital  avec  le  revenu;  mais  c'était  précisément 
cette  tyrannie  qui  tarissait  la  source  des  recettes,  en  appauvrissant 
la  nation  (3).  En  1585,  un  envoyé  vénitien  écrit  :  «  Les  provinces 
sont  tellement  opprimées,  le  pays  tellement  détruit,  que  l'empire 
va  tous  les  jours  en  se  dépeuplant;  et  l'on  peut  hardiment  prédire 
que  cela  ira  de  mal  en  pis  (4).  »  Les  ambassadeurs  de  Venise 
s'étonnent  de  la  misère  qui  règne,  là  où  il  devrait  y  avoir  une 
abondance  fabuleuse  :  «  Chez  nous,  disent-ils,  la  misère  provient 
d'un  excès  de  population  ;  ici  elle  vient  du  manque  d'hommes  (5).  » 
C'est  la  marque  la  plus  certaine  de  la  décrépitude.  La  dépopula- 
tion était  effrayante.  Dans  les  premières  années  du  xvir'  siècle,  il 


(1)  Barhuro,  Rrlazione,  dans  Mberi,  UI,  1,  p.  309. 

(2)  Morosini,  Kelazione  (ir>85i,  dans  Mberi,  HI,  3,  p.  273.  —  Ragazzoni,  Relazione,  ib.,  lll, 
2,  p.  100. 

(3)  Zinheisen,  Geschichte  des  oltomanischen  Reiches,  T.  UI,  p.  351,  354. 

(4)  iVoj'osmi.,  Rclazione  (Alberi^lU,  3,^7-2). 

&!  Barhuro,  Rp|,'!ziom3  (l.fi73),da!is  Mberi,  HI,  1,  p.  313. 


LES  TURCS.  107 

y  avait  553,000  villages  ;  en  1622,  il  n'y  en  avait  plus  que  75,000. 
L'ambassadeur  d'Angleterre,  qui  rapporte  ce  fait,  ajoute  :  «  L'on 
peut  voyager  pendant  trois  jours  dans  la  Grèce  et  dans  l'Analolie, 
les  plus  belles  provinces  de  l'empire,  sans  que  l'on  trouve  un  œuf 
Ji  manger  et  sans  rencontrer  un  être  humain  (1).  » 

Les  envoyés  vénitiens  avaient  longtemps  admiré  l'obéissance 
aveugle  que  rencontraient  les  ordres  de  l'empereur;  ils  la  célé- 
braient comme  un  élément  de  force.  Mais  la  soumission  de  la 
volonté  humaine  a  des  bornes;  quand  le  despotisme  va  au  point 
que  l'homme  n'a  plus  rien  à  risquer,  il  se  regimbe  contre  un  arbi- 
traire qui  ne  lui  laisse  pas  même  le  droit  à  la  vie  :  «  Le  désespoir 
des  populations  est  tel,  écrit  un  envoyé  vénitien  en  1573,  que 
l'empereur  n'ose  plus  compter  sur  elles  (2).  »  Ce  n'était  pas  seule- 
ment les  sujets  chrétiens  qui  se  révoltaient;  les  mahométans  eux- 
mêmes  auraient  préféré  la  domination  étrangère  à  un  régime  qui 
détruisait  au  lieu  de  gouverner  (3).  Il  faut  se  féliciter  des  in- 
surrections permanentes  qui  troublent  l'empire  ottoman,  c'est  la 
vie  qui  s'insurge  contre  la  mort;  si  les  populations  restaient 
obéissantes  à  un  pareil  gouvernement,  il  faudrait  désespérer  de 
leur  avenir. 

Les  Turcs,  en  dépit  de  la  décadence  qui  minait  leur  empire, 
conservèrent  longtemps  le  prestige  de  la  valeur  guerrière.  Mais 
l'esprit  militaire,  qui  survit  souvent  à  la  décadence  des  nations, 
linit  également  par  se  perdre.  Un  ambassadeur  vénitien  en  l'ait 
déjà  la  remarque,  en  1573  :  «  Les  Turcs,  dit  Marcantonio  Barbaro, 
qui  autrefois  ne  respiraient  que  les  armes,  les  fuient  aujour- 
d'hui (4).  »  Faut-il  s'en  étonner,  quand  on  voit  les  empereurs,  à 
partir  de  Sélim,  estimer  que  la  vraie  félicité  d'un  prince  consiste 
à  passer  sa  vie  dans  les  plaisirs  du  sérail,  avec  les  femmes  et  les 
bouffons  (5)?  Cela  même  n'est  pas  étonnant;  la  corruption,  pous- 
sée jusqu'à  la  bestialité,  est  le  fruit  le  plus  certain  du  despotisme; 


(i)  Thomas  Roe,  Négociations,  p.  06.  —  7Ânkeisen,  ï.  III,  p.  784. 

(2)  Barbaro,  Relazione  (1573)  :  «  Sono  talmenle  tiraneggialo,  e  cosi  diàtrutti  li  paesi,  e  lenuli  in 
tanta  vilta  e  disperazione,  che  sarebbe  periculosissimo  agli  ollomani  iinporatori  valersi  di  loro.  » 
(Alberi,  III,  1,  p.  307.) 

(3)  Barbara,  ib.,p.327:  «Tanloé  insupporlabile  il  procéder  loro,  poicliéadallronon  allendono 
che  alla  dislruzione  délie  provincie  e  dei  regni.  » 

(l)  Id.,ihul.,p.3M. 

(5j  Bcrnardo  Lorcnzo,  Relazione,  dans  Alberi,  111,  2,  p.  374. 


108  CHARLES-QUINT. 

c'est  aussi  la  marque  la  plus  évidente  du  déclin  des  empires.  On  a 
dit  de  nos  jours  que  la  Turquie  est  malade,  et  les  convoitises  ne 
manquent  pas  pour  se  partager  l'héritage  du  mourant.  Il  y  a  des 
siècles  qu'il  en  est  ainsi.  Soliman  venait  d'épouvanter  l'Europe,  et 
le  nom  des  Turcs  répandait  toujours  la  terreur  parmi  les  popula- 
tions chrétiennes,  quand  un  envové  vénitien  écrivait  ces  paroles 
remarquables  :  «  L'empire  ottoman  ne  sera  pas  détruit  par  la 
force  des  armes,  parce  que  les  princes  chrétiens  ne  parviendront 
jamais  à  s'entendre;  mais  il  se  consumera  de  lui-même,  sous  l'in- 
fluence fatale  d'un  régime  q^ui  n'a  aucune  idée  de  justice,  qui  ne 
connaît  que  violences,  rapines  et  destruction  des  faibles  (i).  » 
Tiepoîo  écrivait,  en  1576.  Au  commencement  du  xvn''  siècle,  l'on 
parlait  déjà  de  se  partager  les  dépouilles  des  sultans  (2).  Si  le  par- 
tage n'a  pas  eu  lieu,  c'est  par  la  raison  que  signalait  l'ambassa- 
deur de  Venise,  la  désunion  des  princes  chrétiens  et  leurs  intérêts 
opposés. 

Cependant  l'orgueil  de  la  toute-puissance  survit  h  une  déca- 
dence séculaire.  C'est  comme  une  punition  divine  qui  frappe 
l'ambition  insensée  des  hommes.  Voilà  des  siècles  que  les  sultans 
ne  vivent  plus  que  par  tolérance,  ce  qui  ne  les  empêche  pas  de 
conserver  les  titres  pompeux  que  l'Orient  a  toujours  prodigués  l\ 
ses  maîtres  :  ils  sont  les  (lispensateiws  des  couronnes,  ils  sont 
Yombrede  Dieu.  Que  sont-ils  en  définitive?  Un  témoignage  vivant 
de  la  vanité  humaine,  et  de  l'inanité  des  projets  de  conquête  qui 
embrassent  le  monde  entier.  S'il  y  a  encore  des  conquérants  et  des 
penseurs  qui  rêvent  la  monarchie  universelle,  qu'ils  jettent  les 
yeux  sur  Constantinople!  Nous  ne  savons  si  les  ambitieux  et  les 
rêveurs  seront  jamais  guéris;  mais  l'histoire,  en  tout  cas,  peut 
conclure  que  la  monarchie  universelle  est  la  plus  irréalisable  et  la 
plus  fausse  des  utopies. 

No  2.  Le  saint-empire  romain  el  les  Turcs. 

Au  xvi*^  siècle,  la  chrétienté  craignait  l'invasion  des  Turcs,  et 
redoutait  leur  domination  comme  un  mal  inévitable.  Qui  sauva 

(1)  Tiepolo,  Kelazionft,  1576  (Albert,  III,  2,  172). 

(2)  Zinkeisen,  Geschichle  des  ottomanischenReiches,T.  III,  p.  870,  s. 


LES  TURCS.  109 

l'Europe  de  ce  danger,  le  plus  grand  qui  l'ait  jamais  menacé, 
puisque  le  régime  ottoman  entraîne  à  sa  suite  la  décadence  et  la 
mort?  Un  historien  moderne  répond,  que  les  peuples  chrétiens 
doivent  ce  bienfait  à  la  maison  d'Autriche  (1).  Il  est  vrai  que  l'Es- 
pagne continua,  pendant  le  xvi''  siècle,  et  parfois  avec  gloire,  la 
lutte  contre  les  infidèles;  il  est  vrai  encore  que  la  guerre  entre  les 
Turcs  et  l'empire  d'Allemagne  fut  presque  sans  relâche.  Si  nous 
nous  en  tenions  aux  déclarations  du  plus  puissant  des  princes  de 
la  maison  d'Autriche,  il.  faudrait  dire,  avec  Ranke,  que  Charles- 
Quint  s'était  donné  pour  mission  de  combattre  les  Turcs,  et  de 
reprendre  sur  eux  les  conquêtes  qu'ils  avaient  faites,  au  grand 
préjudice  de  la  foi  chrétienne.  En  supposant  que  la  maison  d'Au- 
triche ait  réellement  nourri  celte  haute  ambition,  les  faits,  sont 
loin  d'être  aussi  glorieux  que  le  pense  l'historien  allemand. 
Aujourd'hui  que  les  correspondances  intimes  ont  dévoilé  les  des- 
seins du  grand  empereur,  nous  pouvons  affirmer  qu'il  ne  songea 
jamais  sérieusement  à  porter  l'étendard  du  Christ  dans  la  capitale 
des  sultans  ;  le  zèle  qu'il  ne  cessa  d'alïecter  pour  une  guerre  contre 
les  infidèles,  ne  fut  qu'une  politique  de  parade.  C'était  un  rôle  qui 
convenait  au  chef  temporel  de  la  chrétienté,  mais  ce  n'était  qu'un 
rôle.  Mettons  en  regard  les  protestations  officielles  et  la  pensée 
secrète,  la  comédie  et  la  réalité. 

Les  Turcs  refusèrent  longtemps  de  tenir  des  ambassadeurs  en 
résidence,  même  chez  leurs  alliés  :  «  Les  empereurs  ottomans, 
écrit  cïArvieux  à  Louis  XIV,  reçoivent  agréablement  ceux  que  les 
princes  chrétiens  leur  envoient,  pourvu  qu'on  leur  apporte  des 
présents  et  qu'ils  trouvent  leur  compte  dans  les  propositions 
qu'on  vient  leur  faire.  Ils  se  font  un  honneur  singulier  d'être 
recherchés  de  tous  et  de  ne  demander  l'amitié  de  pas  un.  » 
C'était  plus  que  vanité,  c'était  prétention  à  l'empire  du  monde  : 
les  présents  offerts  par  les  ambassadeurs  étaient  considérés 
comme  un  tribut  que  les  esclaves  payaient  l\  leur  maître.  Par 
suite  de  cet  orgueil  asiatique,  les  Turcs  ne  traitaient  pas  en- 
core, au  xvi«  siècle,  d'égal  à  égal  avec  les  chrétiens;  îi  leurs 
yeux,  les  traités  n'étaient  pas  des  contrats,  mais  des  ordres  éma- 
nés du  sultan  ;  aussi  ne  se  croyaient-ils  pas  liés  par  les  conventions 

(1)  Ranke,  Fûrslen  und  Vœlker  von  SiiJ-Europa,  T.  I,  p.  75. 


HO  CHARLES-QUINT. 

qu'ils  signaient;  ils  les  révoquaient,  les  restreignaient,  les  éten- 
daient, suivant  leur  bon  plaisir.  Les  sultans  redoublaient  d'orgueil 
avec  celui  des  princes  d'Occident  qui  avait  également  l'ambition 
d'être  le  maître  du  monde;  jusqu'au  xvir  siècle,  ils  refusèrent  le 
titre  d'empereur  aux  Césars  d'Allemagne,  et  les  trêves  qu'ils  dai- 
gnaient consentir  étaient  conçues  dans  ces  termes  méprisants  : 
«  Accordé  gracieusement  par  le  sultan,  toujours  victorieux,  au  roi 
infidèle  devienne,  toujours  vaincu  (1).  »  Les  Turcs  avaient  quelque 
raison  d'affecter  cet  insolent  mépris.  Ce  fut  le  chef  temporel  de  la 
chrétienté  qui  prit  l'initiative  pour  solliciter  la  paix  des  Barbares 
d'Orient,  et,  pourl'obtenir,  il  ne  recula  devant  aucune  offre,  devant 
aucune  humiliation. 

Écoutons  d'abord  Charles-Quint;  il  écrit,  en  lo24,  à  son  frère 
Ferdinand  :  «  Vous  savez  assez,  et  il  est  à  tous  notoire,  comme 
toujours  mon  désir  a  été  d'entretenir  la  paix  en  la  chrétienté.  Et 
tout  ce  que  j'ai  fait  et  fais  présentement,  n'est  sinon  tendant  h 
l'effet  de  ladite  paix,  moyennant  laquelle  les  forces  des  chrétiens 
se  puissent  joindre,  afin  de  non  seulement  repuiser  les  Turcs, 
mais  aussi  leur  faire  la  guerre,  augmenter  et  amplier  la  religion 
chrétienne  (2).  »  Charles-Quint  avait  raison  de  dire  que  ses  des- 
seins étaient  notoires,  car  il  en  parlait  dans  toutes  ses  négocia- 
lions  ;  il  ne  cessait  de  dire  qu'il  voulait  la  paix  universelle,  «  pour 
mieux  dresser  les  communes  armées  contre  les  infidèles  (3).  »  A 
entendre  l'empereur,  on  le  dirait  animé  du  zèle  qui  inspira  les 
croisades.  Après  la  prise  de  Rome,  il  écrit  que,  s'il  se  réjouit  de 
cette  victoire,  c'est  qu'il  espère  qu'il  en  résultera  deux  grands 
biens  pour  la  chrétienté,  d'abord  la  paix  et  puis  le  rétablissement 
de  l'unité  chrétienne  :  «  Le  comble  de  ses  vœux  serait,  dit-il,  pour 
rendre  grâces  h  Dieu  de  toutes  les  victoires  qu'il  lui  a  accordées, 
d'entreprendre  h  son  service  une  expédition  contre  les  infidèles; 
il  ne  saurait  exprimer  combien  le  désir  qu'il  éprouve  de  réaliser 
ce  dessein,  est  grand  (4),  «  La  guerre  sainte  était  le  sujet  habituel 


(1)  Lavallcc ,  des  Relations  de  la  France  avec  l'Orient  {lievtie indépendante ,  T.  X,  p.  480, 
notes  1  et  2). 

(2)  Lanz,  Conespondenz  des  Kaisers  Karl  V,  T.  1,  p.  81. 

(3)  Inslnirtions  données  par  l'empereurà  son  envoyé  en  AngleUrro,  1324,  [ItuelihoUz ,Qti(h.Kh\.i: 
Ferdinands  U,  T.  II,  p.  503.) 

(4)  JiuchhoUz,  Gfischichte  Ferdinands,  T.  UI,  p.  98,  s. 


LES  TURCS.  111 

de  ses  entretiens  :  «  Son  plus  grand  bonheur  serait  d'exposer  sa 
vie  dans  une  expédition  contre  les  Turcs;  s'il  y  laissait  la  vie,  il 
mourrait  pour  Jésus-Christ,  et  gagnerait  le  ciel;  s'il  était  vain- 
queur, il  étendrait  l'empire  de  la  chrétientéjusqu'à  ses  anciennes 
limites  et  acquerrait  une  gloire  éternelle.  »  La  vivacité  qu'il  met- 
tait à  exprimer  ces  vœux,  ajoute  l'envoyé  vénitien,  montre  que 
c'était  cliez  l'empereur  une  pensée  sincère  et  une  vraie  passion  (1). 
Ferdinand  d'Autriche,  le  frère  de  Charles-Quint,  ne  témoignait  pas 
moins  de  zèle;  en  1529,  il  adressa  un  manifeste  à  la  chrétienté 
pour  l'appeler  aux  armes  contre  les  Turcs;  il  demanda  des  subsides 
à  tous  ceux  qui  vénéraient  le  nom  du  Christ,  espérant  qu'avec  leur 
appui  il  délivrerait  le  tombeau  du  Seigneur  (2).  Voilà  les  paroles, 
voyons  les  actes. 

Une  année  avant  qu'il  appelât  la  chrétienté  aux  armes  contre 
les  infidèles,  Ferdinand  d'Autriche  envoya  une  ambassade  à  Gon- 
stantiiiople;  il  proposa  aux  Turcs  d'évacuer  la  Hongrie,  en  leur 
promeltanl  une  indemnité  pécuniaire  pourles  villes  qu'ils  y  occu- 
paient. Celte  offre  d'acheter  la  retraite  des  infidèles  est  bien 
éloignée  de  fhéroïsme  des  guerres  saintes.  L'accueil  que  re- 
çurent les  ambassadeurs,  les  réponses  qui  leur  furent  faites, 
nous  apprennent  quelles  étaient  les  relations  entre  Vienne  et 
Constaiitinople.  Ibrahim  Pacha  demanda  aux  envoyés  de  Ferdi- 
nand, «  s'ils  ignoraient  que  toute  terre,  une  fois  foulée  par  un 
cheval  du  sultan,  était  pour  toujours  sa  propriété.  Comment 
osaient-ils  faire  au  chef  des  croyants  la  proposition  d'abandonner 
des  villes  par  lui  conquises?  Autant  vaudrait  exiger  qu'il  cédât 
Gonstantinople!  «  Soliman  répondit  qu'il  irait  lui-même,  â  la  tête 
de  son  armée,  au  devant  de  Ferdinand,  et  qu'il  lui  restituerait  en 
personne  les  forteresses  qu'il  réclamait  (^).  »  Le  sultan  tint 
parole  et  quitta  bientôt  Constantinople,  suivi  de  230,000  hommes. 
C'est  alors  que  Ferdinand  adressa  son  manifeste  guerrier  à  la 
chrétienté.  L'Allemagne ,  directement  menacée ,  s'émut  ;  les 
troupes  de  l'empire  s'acheminèreut  vers  Vienne.  Que  fit  l'archiduc 
d'Autriche?  Au  lieu  de  se  mettre  â  la  tête  de  l'armée,  pour  con- 


(1)  Tiepolo,  Rftiazione,  1532  {Alberi,  1, 1,  p.  139.) 

(2)  Buchholz,  Geschichte  Ferdinands,  T.  II,  p.  263-266. 

(3)  Zinkeisen,  Geschichte  des  ottoraanischen  Reichcs,T.  H,  p.  666-868. 


112  CHARLES-QUINT. 

quérir  le  tombeau  du  Christ,  il  crut  plus  prudent  de  mendier  la 
paix.  Une  nouvelle  ambassade,  chargée  de  conclure  une  trêve  de 
dix  ans,  prit  le  chemin  de  Constantinople  pour  l'obtenir;  le  frère 
de  Charles-Quint  offrit  de  payer  un  tribut  annuel  au  sultan,  sous 
le  nom  de  pension;  il  autorisa  ses  envoyés  h  acheter  la  protection 
d'Ibrahim  Pacha,  moyennant  une  autre  pension.  On  n'admit  pas 
même  les  ambassadeurs  h  faire  ces  offres  humiliantes  :  le  sultan 
était  en  marche,  les  destinées  de  l'Europe  devaient  se  décider 
devant  les  murs  de  Vienne  (1). 

Le  courage  des  Allemands  et  l'inhabileté  des  Turcs  firent 
échouer  le  siège  de  Vienne.  Soliman  dut  renoncer  aux  projets 
gigantesques  qu'il  avait  formés,  en  quittant  Constantinople  : 
n'était-ce  pas  une  occasion  providentielle  pour  Charles-Quint  et 
Ferdinand,  de  réaliser  des  desseins  si  souvent  annoncés?  Nous 
avons  la  correspondance  des  deux  frères;  loin  de  s'enhardir  par 
le  succès,  ils  rivalisent  de  prudence,  nous  allions  dire  de  lâcheté. 
Ils  sont  d'accord  sur  un  point,  c'est  qu'en  dépit  de  la  victoire 
de  Vienne,  il  faut  solliciter  une  paix  ou  une  trêve;  ils  ne  diffè- 
rent que  sur  les  moyens  de  l'obtenir.  L'empereur,  après  avoir 
si  souvent  étalé  son  zèle  pour  la  guerre  sainte,  n'osait  pas  traiter 
ouvertement,  il  craignait  les  reproches  de  ceux  qu'il  avait  appelés 
aux  armes  et  qui  avaient  répondu  à  son  appel  (2)  ;  il  ne  voulait  pas 
que  l'on  traitât  avec  les  Turcs  par  ambassade,  mais  bien  secrète- 
ment, afin  de  sauver  les  apparences.  Ferdinand  n'avait  pas  même 
ces  susceptibilités  d'amour-propre;  il  était  d'avis  qu'il  fallait 
envoyer  une  ambassade  solennelle  h  Constantinople  pour  acheter 
la  paix  moyennant  une  pension.  Ainsi  ce  fut  le  vainqueur  qui  im- 
plora la  paix,  et  le  vaincu  se  montra  plus  insolent  que  jamais. 
Ibrahim  Pacha,  en  recevant  les  députés,  refusa  de  donner 
le  titre  de  roi  ii  leur  maître,  il  l'appela  Ferdinand  tout  court; 
quant  h  Charles-Quint,  il  n'était  aux  yeux  du  tout-puissant  visir 
que  roi  d'Espagne  :  «  Qu'est-ce  que  ce  roi  de  Hongrie,  dont  parlent 
les  ambassadeurs  de  Ferdinand?  C'est  le  sultan  qui  est  seigneur 


(1)  Zinkeisen,  Geschichle  des  ottomanischen  Reiches,  T.  II,  p.  676-680. 

(2)  «  Sachant  que  ne  faites  telles  choses  sans  mon  su,  n»!  faudront  à  dire  que  moi  qui  dis  tant  di' 
vouloir  faire  emprise  contre  les  Turcs,  pourquoi  je  vous  conseille  de  le  faire,  et  même  étant  empe- 
reur. »  Lettre  de  Charles-Quint  à  son  frère,  du  11  janv.  1530,  dans  Lanz,  Correspondcnz,  T.  I, 
p.  301-363. 


LES  TURCS.  413 

de  la  Hongrie.  Y  aurait-il  par  hasard  un  autre  royaume  du  même 
nom?  »  Soliman  ne  daigna  pas  adresser  la  parole  aux  envoyés 
autrichiens.  Les  offres  d'une  pension  annuelle  de  100,000  ducats 
furent  reçues  avec  mépris  :  le  pacha  leur  dit  que  les  Sept  Tours 
étaient  remplies  d'or  et  d'argent.  II  ne  resta  à  Ferdinand  que  la 
honte  d'avoir  fait  des  propositions  indignes  d'un  roi  d'Allemagne, 
plus  indignes  encore  d'un  vainqueur  (1). 

Pourquoi  Charles-Quint  et  son  frère  montrèrent-ilstant  de  pusil- 
lanimité? L'empereur  dit  dans  la  lettre  qu'il  écrit  à  Ferdinand 
que  «  leurs  forces  ne  sont  pas  suffisantes  pour  contredire  h  une  si 
grande  puissance.  »  Quant  à  l'appui  des  autres  princes  chrétiens, 
ajoute-t-il,  il  n'y  faut  pas  compter,  car  ils  préfèrent  leur  intérêt  à 
celui, de  la  chrétienté,  et  ils  craindraient  d'augmenter  le  pouvoir 
de  la  maison  d'Autriche  en  combattant  les  Turcs  (2),  Charles- 
Quint  avait  raison  dans  ce  qu'il  disait  des  autres  princes;  mais  il 
ne  voyait  pas  que  lui-même  en  faisait  autant  et  qu'il  mettait  aussi 
son  intérêt  au  dessus  du  service  de  Dieu.  Son  confesseur  lui  en 
fit  plus  d'une  fois  de  vifs  reproches,  en  son  nom  et  au  nom  du 
pape  (3).  Les  historiens  de  l'Église  le  lui  imputent  à  crime  :  «  il 
aimait  mieux,  dit  Raynakli,  guerroyer  contre  François  I'*'',  que  de 
combattre  les  infidèles  (4).  »  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  sa  tante  Margue- 
rite, qui  lui  écrit  en  l'année  1529,  «  que  son  honneur  exige  qu'il  se 
mette  h  la  tête  de  l'armée  qui  marche  contre  les  infidèles,  non 
seulement  pour  secourir  son  frère  et  rebouter  le  Turc,  mais  pour 
le  poursuivre  et  augmenter  la  sainte  foi  :  ce  qui  lui  sera  sans 
comparaison  bien  plus  grand  honneur  et  mérite,  que  de  beaucoup 
s'amuser  au  recouvrement  d'aucunes  villes  en  Italie  (o).  »  Tel 
n'était  pas  l'avis  de  l'empereur;  il  préférait  une  ville  prise  en 
Italie  à  des  conquêtes  très  incertaines  à  faire  sur  les  Turcs;  il 
était  homme  de  calcul  plus  qu'homme  de  foi. 

Le  mauvais  succès  de  ses  envoyés  ne  découragea  par  Ferdi- 
nand. En  1531,  nous  trouvons  de  nouveau  une  ambassade  autri- 
chienne Il  Constantinople  ;  les  propositions  qu'elle  fit  au  sultan 


(1)  Zinkeixen,  Geschichle  des  ottomanischcn  Rcirlios,  T.  II,  p.  698  700. 

(2)  Leilre  de  Charles-Quint  à  son  frère,  du  11  janv.  1330  (Lanz,  Correspondenz,  T.  I,  p.  361,  s.)- 

(3)  Heine,  Briefe  an  Kaiser  Karl  von  seincn  Beichlvater,  p.  233,253,  264,274. 

(4)  Rmjnaldi  Annales,  ad  a.  1543,  n*  41,  et  passini. 

(5)  Lettre  de  Marguerite  à  Charles-Quint,  du  2  oct.  1529  {Lanz,  Correspcndenz,T.  I,  p.  346). 


l\i  CHAKLES-QUINT. 

étaient  plus  humiliantes  encore  que  celles  que  nous  venons  d'en- 
tendre :  le  roi  se  contentait  d'une  trêve  d'un  an,  il  offrait  un  tribut, 
sous  le  nom  de  pension,  même  pour  la  partie  de  la  Hongrie  dont 
il  était  en  possession.  L'on  pardonne  cette  honte  h  Ferdinand;  il 
était  dans  l'impossibilité  de  résister  aux  Turcs,  et  il  se  voyait  sur 
le  point  de  perdre  toute  la  Hongrie.  Le  vrai  coupable,  était  Charles- 
Quint  :  il  encouragea,  il  excita  son  frère  à  traiter  à  tout  prix. 
Qu'était  devenu  le  saint  zèle  de  l'empereur  pour  la  guerre  sainte? 
Il  était  occupé,  de  concert  avec  le  pape,  à  réduire  Florence  sous 
le  joug  des  Médicis;  la  destruction  de  la  liberté  italienne  l'intéres- 
sait plus  que  la  délivrance  du  tombeau  de  Jésus-Christ.  H  nourris- 
sait des  desseins  plus  vastes;  il  voulait  rétablir  l'unité  chrétienne, 
en  ruinant  la  réforme  en  Allemagne,  ce  qui  l'aurait  rendu  maître 
absolu  de  l'empire.  Pour  cela  il  lui  fallait  la  paix  avec  Soliman, 
car  dans  les  desseins  de  Dieu,  le  sultan  était  le  soutien  des  réfor- 
mateurs; Charles-Quint  ne  pouvait  pas  songer  à  combattre  le  pro- 
testantisme, aussi  longtemps  qu'il  avait  besoin  des  princes  protes- 
tants, pour  repousser  les  Turcs.  Voilà  pourquoi  l'empereur  mit 
tant  d'insistance  pour  obtenir  une  paix,  ou  du  moins  une  trêve. 
Soliman  refusa  l'une  et  l'autre;  il  signiha  fièrement  à  Charles- 
Quint  qu'il  allait  au  devant  de  lui,  afin  que  le  roi  d'Espagne  pût 
exécuter  plus  commodément  le  projet  dont  il  entretenait  depuis 
si  longtemps  la  chrétienté  :  «  Si  Charles-Quint  veut  combattre  les 
Turcs,  dit-il,  qu'il  vienne,  sinon  qu'il  paie  tribut  au  chef  des 
croyants  (1).  » 

L'expédition  de  Soliman  échoua  ;  mais  l'empereur,  de  son  côté, 
ne  fit  rien,  au  grand  scandale  de  la  chrétienté.  André  Doria,  le 
héros  génois,  sauva  fhonneur  du  nom  chrétien,  en  remportant 
quelques  avantages  sur  mer  qui  rendirent  la  Porte  plus  traitable. 
Pour  la  première  fois,  le  sultan  daigna  envoyer  un  plénipoten- 
tiaire 'd  Vienne,  pour  arrêter  les  préliminaires  de  la  paix.  Le 
traité  fut  conclu,  mais  Soliman  refusa  d'y  comprendre  Charles- 
Quint  :  il  signifia  à  son  secrétaire,  Cornélius  Schepper,  que  si 
son  maître  voulait  la  paix,  il  n'avait  qu'à  la  négocier  lui-même  à 
Constant! nople  (2).  En  1534,  l'empereur  et  son  frère  chargèrent 


(1)  Zinkeisen,  Gcschichle  des  oltoinanischflnReiches,T.  11,  p.  723-730. 

(2)  M,i6iV/.,ï.  II,  p.  738-746. 


LES  TURCS.  M 5 

Schepper  de  leurs  intérêts  (1),  mais  les  négociations  n'aboutirent 
pas  :  Soliman  fut  plus  intraitable  que  jamais;  il  connaissait  par- 
faitement la  faiblesse  des  princes  chrétiens,  car  il  était  allié  de 
François  P'".  Spectacle  inouï!  les  armes  des  infidèles  et  celles  du 
roi  très  chrétien  allaient  s'unir  contre  l'empereur,  le  défenseur 
de  l'Église.  Charles-Quint  reprocha  amèrement  au  roi  de  France 
cette  espèce  d'apostasie;  ce  qui  n'empêchait  pas  les  princes  de  la 
maison  d'Autriche  de  mendier  chaque  année  la  paix  ou  une  trêve 
à  Constantinople.  Les  négociateurs  finirent  par  se  lasser  du  rôle 
humiliant  qu'ils  jouaient  ;  l'un  d'eux  écrivit  en  1537  à  Ferdinand  P'  : 
«  Que  Votre  Majesté  considère  les  réponses  que  les  Turcs  ont 
faites  ù  vos  propositions,  et  elle  jugera  sans  doute  qu'il  ne  faut 
plus  envoyer  d'ambassadeur  k  Constantinople,  pour  y  servir  de 
jouet  aux  Barbares,  mais  des  armées  pour  venger  les  insultes  dont 
on  nous  abreuve  (2).  » 

La  paix  signée  en  1533  ne  fut  pas  même  une  trêve;  les  hostilités 
ne  cessèrent  pas  un  instant  en  Hongrie,  et  le  plus  souvent  les 
troupes  de  Ferdinand  étaient  battues.  Que  lui  restait-il  h  faire, 
sinon  de  recourir  encore  une  fois,  malgré  les  avances  des  Bar- 
bares, à  la  voie  des  négociations?  Mais  plus  le  prince  autrichien 
montrait  d'empressement  pour  obtenir  la  paix,  plus  il  révélait  sa 
faiblesse,  et  les  Turcs  en  profitaient  pour  augmenter  leurs  exi- 
gences. En  1540,  le  sultan  fit  mettre  l'ambassadeur  aux  Sept 
Tours;  puis  il  déclara  la  guerre  à  Ferdinand  dans  un  manifeste 
insultant  :  «  La  Hongrie  est  à  moi,  mon  droit  est  aussi  clair  que 
la  lumière  du  soleil;  pourquoi  donc  y  envoyez-vous  vos  armées? 
Je  crois  vraiment  que  vous  cherchez  à  ruiner  la  chrétienté.  Que 
la  volonté  de  Dieu  s'accomplisse!  »  Après  plusieurs  années  d'une 
guerre  funeste  h  l'Autriche,  Ferdinand  se  décida  h  implorer  la 
paix.  Son  ambassadeur,  obligé  de  négocier  en  prison,  dut  se  con- 
tenter d'ilne  trêve  de  cinq  ans,  chèrement  achetée;  le  roi  céda  à 
Soliman  toutes  les  places  conquises  par  les  Turcs,  et  il  consentit 
à  payer  un  tribut,  sous  le  nom  d'un  présent  annuel,  pour  la  partie 
de  la  Hongrie  qu'on  voulait  bien  lui  laisser:  le  vainqueur  daigna 


(1)  Mission  diplomatique  de  Cornélius  De  Schepper,  par  M.  de  Saint-Génois  et  Yssel  De 
Schepper,  1856. 

(2)  Rapport  du  seigneur  de  Sprinzenstein  à  Ferdinand  I".  {Zinkeisen,  T.  II,  p.  828.) 


H6  CHARLES-QUINT. 

aussi  permettre  au  vaincu  d'avoir  uu  ministre  résidant  à  Constan- 
tinople.  L'empereur  fut  compris  dans  la  trêve.  Ce  n'est  que  dans 
la  seconde  moitié  du  xvi'^  siècle  que  la  trêve  fut  convertie  en  paix. 
Le  traité  de  1567  mit  les  ambassadeurs  de  l'empereur  sur  la  même 
ligne  que  ceux  des  autres  princes  chrétiens  ;  il  stipula  qu'ils  ne 
pourraient  plus  être  emprisonnés  en  cas  de  guerre;  toutefois  le 
chef  temporel  de  la  chrétienté  resta  tributaire  du  sultan  (1). 

Que  l'on  compare  ces  honteuses  transactions  avec  le  langage 
de  Charles-Quint;  le  contraste  ne  saurait  être  plus  déshonorant. 
L'empereur  dit  à  qui  veut  l'entendre,  qu'il  brûle  du  désir  de  com- 
battre les  infidèles  et  d'étendre  le  royaume  du  Christ.  Ces  fanfa- 
ronnades espagnoles  retentissent  jusqu'à  Constantinople.  Le  sultan 
défie  et  brave  son  rival,  et  lui  donne  rendez-vous  sur  le  champ  de 
bataille.  Charles-Quint  reste  sourd  à  l'appel  ;  il  négocie  et  négocie 
toujours,  il  mendie  la  paix,  il  achète  des  trêves  ;  il  finit  par  devenir 
tributaire  de  ceux  qu'il  devait  chasser  de  l'Europe.  Voilà  comment 
la  maison  d'Autriche  a  sauvé  la  chrétienté!  C'est  la  décadence  de 
la  Turquie  qui  empêcha  l'Europe  de  tomber  sous  le  joug  ottoman, 
et  cette  décadence  est  une  punition  des  vices  qui  infectent  toute 
monarchie  universelle;  si  elle  fut  plus  rapide  chez  les  Turcs,  c'est 
que  nulle  part  le  fléau  du  despotisme  n'a  sévi  avec  plus  de 
fureur. 

N"  3.  François  I"  et  les  infidèles. 

L'empereur  est  le  défenseur  de  la  chrétienté  contre  les  infi- 
dèles; de  là  le  langage  de  Charles-Quint  et  son  désir  de  la  guerre 
sainte.  C'est  un  rôle  traditionnel  ;  Charles-Quint  ne  s'aperçoit  pas 
que  la  tradition  chrétienne  s'écroule,  que  l'unité  du  moyen  âge  se 
déchire  et  que  tous  les  efforts  pour  la  rétablir  sont  vains.  Il  est 
lui-môme  la  preuve  vivante  de  T'inanité  d'une  ambition  qui  pré- 
tend maintenir  ce  qui  est  condamné  à  périr,  et  ressusciter  ce  qui 
est  déjà  mort.  Il  veut  reconstituer  l'empire,  et  il  échoue;  il  veut 
ramener  les  protestants  dans  le  sein  de  l'Église,  et  il  échoue;  il 
veut  chasser  les  infidèles  de  l'Europe,  et  il  échoue  plus  honteuse- 
ment encore,  au  point  qu'il  est  permis  de  douter  qu'il  ait  songé 

(1)  Zinkeisen,  da«s  Ranmcr,  Hislorisches  Tasclicnbucli,  ^56,  p.  649-670. 


LES  TURCS.  117 

sérieusement  au  dessein  qu'il  mettait  sans  cesse  en  avant.  La 
guerre  contre  les  infidèles  était  un  immense  anachronisme;  elle 
supposait  que  la  chrétienté  avait  encore  pour  les  sectateurs  de  Ma- 
homet cette  haine  vigoureuse  qui  alluma  les  croisades;  elle  sup- 
posait que  les  chrétiens  avaient  encore  cet  enthousiasme  aveugle 
qui  les  arma,  au  xi"^  siècle,  pour  la  délivrance  d'un  tombeau.  Or 
cet  enthousiasme  et  cette  haine  étaient  loin  des  sentiments  du 
xvr'  siècle.  Dès  lors  l'unité  chrétienne,  telle  qu'elle  s'était  formée 
au  moyen  âge,  n'avait  plus  de  raison  d'être.  De  t'ait,  elle  n'existait 
plus  qu'en  apparence;  François  h'  va  lui  donner  le  coup  de 
mort. 

François  V'  portait  le  nom  glorieux  de  roi  très  chrétien;  il  am- 
bitionnait le  renom  d'un  roi  chevalier.  A  ce  titre,  il  était  obligé  de 
maintenir  l'unité  chrétienne,  tout  autant  que  Charles-Quint.  Si 
l'on  en  croyait  ses  déclarations  oflicielles,  il  brûlait,  aussi  bien 
que  son  rival,  du  désir  de  combattre  les  infidèles.  En  1516,  il  écrit 
î'i  Léon  X  :  «  Vous  savez  que,  depuis  mon  enfance,  je  n'ai  eu 
qu'une  ambition,  c'est  que  la  paix  entre  les  princes  chrétiens  leur 
permît  de  s'unir  contre  les  Turcs  et  contre  tous  les  ennemis  de  la 
foi  catholique.... Te  tiens  à  prouver  que  ce  n'est  pas  en  vain  que  je 
m'appelle  roi  très  chrétien;  je  verserai  avec  joie  mon  sang  pour 
.lésus-Christ  (1)...  »  Bientôt  la  lutte  s'ouvrit  pour  la  couronne  im- 
périale, et  l'Allemagne,  sans  cesse  menacée  par  les  armes  otto- 
manes, voulait  avoir  à  sa  tête  un  prince  capable  de  la  défendre  : 
François  V'  jura  que  trois  ans  après  l'élection,  il  serait  à  Constan- 
linople  ou  qu'il  serait  mort  (2).  Quelques  années  plus  tard,  le  roi 
très  chrétien  fit  alliance  avec  Soliman.  C'est  un  des  grands  événe- 
ments du  xvi''  siècle,  une  révolution  dans  l'ordre  politique  ana- 
logue à  celle  que  Luther  accomplit  dans  l'ordre  religieux.  De 
tous  côtés  l'unité  chrétienne  se  brisait.  Au  moyen  âge,  la  chré- 
tienté était  une;  la  religion,  une  par  essence,  dominait  toutes  les 
relations.  Il  en  résulta  une  opposition  hostile  entre  l'Europe 
catholique  et  l'Orient  infidèle;  l'hostilité  survécut  aux  guerres 
saintes,  et  les  invasions  des  Turcs  lui  donnèrent  un  nouvel  ali- 
ment. François  P'  osa  se  mettre  au  dessus  des  préjugés  religieux. 


{l)  ChaiTière,  Négocialiorts  de  la  France  avec  le  Levant,  T.  I,  p.  lG-18. 
(2)  Mignel,  Rivalité  de  François  I"  et  de  Charles-Quint. 


118  CHAP.LES-QUINT. 

en  contractant  une  alliance  avec  les  ennemis  du  nom  chrétien. 
C'était  affranchir  l'État  de  la  domination  de  la  foi.  La  révolution 
avait  encore  cela  de  remarquable,  qu'elle  se  faisait  par  un  prince 
catholique  :  la  France  resta  dans  le  sein  de  l'Église,  mais  sur  le 
terrain  politique,  elle  entendait  se  gouverner  d'après  ses  intérêts, 
et  non  d'après  ses  croyances. 

Un  historien  allemand  dit  que  l'alliance  avec  Soliman  fera  tou- 
jours de  François  P'  une  des  grandes  figures  des  temps  moder- 
nes (1).  Nous  croyons  que  c'est  faire  honneur  à  l'homme  d'une 
gloire  qu'il  faut  rapporter  à  Dieu,  et  après  lui  au  génie  de  la  na- 
tion française.  Ce  ne  sont  pas  des  convictions  qui  poussèrent  le 
roi  de  France  à  s'allier  avec  le  sultan,  c'est  la  nécessité.  Il  est  vrai 
que  la  nécessité  ne  suffisait  pas  pour  contracter  l'alliance;  il 
fallait  de  plus  être  au  dessus  des  préjugés  dominants,  et  presque 
en  dehors  du  christianisme  traditionnel;  or  telle  était  précisément 
la  situation  de  la  France  au  xvr'  siècle.  François  I",  en  s'unis- 
sant  avec  les  Turcs,  obéissait  à  l'instinct  de  sa  nation  et  h  la  force 
des  choses,  c'est  dire  qu'il  était  l'instrument  des  desseins  de  Dieu. 
Chose  singulière!  ce  n'est  pas  même  lui  qui  eut  la  première  idée 
de  l'alliance  dont  on  lui  fait  un  titre  de  grandeur,  c'est  sa  mère, 
Louise  de  Savoie  qui,  voyant  son  fils  prisonnier  de  Charles-Quint, 
et  ne  sachant  plus  où  trouver  un  appui  pour  le  délivrer,  s'adressa 
en  désespoir  de  cause  à  Soliman  (2).  Ainsi  c'est  la  main  d'une 
femme,  d'une  mère,  qui  noue  les  premiers  liens  entre  deux  mondes 
divisés  jusque-là  par  une  haine  à  mort!  Faut-il  insister  après  cela 
pour  montrer  l'action  de  Dieu  dans  cette  immense  révolution? 

La  nécessité  qui  donna  l'idée  des  premières  relations,  fut  aussi 
la  raison  qui  les  perpétua.  Dans  une  espèce  de  préambule  qui  pré- 
cède le  traité  de  153o  entre  le  sultan  et  la  France,  on  lit  :  «  Le  roi 
François  P'",  travaillé  de  continuelles  guerres  par  l'empereur 
Charles-Quint,  lequel  bien  souvent  lui  suscitait  encore  le  roi 
d'Angleterre,  étant  recherché  sous  main  par  le  sultan  Soliman, 
empereur  des  Turcs,  fut  contraint  pour  se  défendre  de  l'oppression 
de  tels  ennemis,  qui  tetiaient,  du  côté  d'Espafjne,  de  Flandre,  d'Italie 
et  d'Angleterre,  le  royaume  de  France  comme  assiégé,  d'entendre  à 


(1)  Ranke,  DeuUchc  Gescliichtc,  T.IV,  p.  37-3!». 

(2)  Zinkeisen,  Geschichle  des  olloraanischen  Keiclies,  T.  H,]'.  639-644. 


I 


LES  TURCS.  119 

quelque  amitié  ou  intelligence  avec  ledit  Soliman  (1).  «  Une  fois  le 
premier  pas  fait,  l'intérêt  politique  qui  légitimait  l'alliance,  éclata 
avec  tant  d'évidence,  qu'il  devait  frapper  tous  les  esprits.  L'Eu- 
rope était  menacée  par  la  prépondérance  de  la  maison  d'Autriche  ; 
et  qui  le  tenait  en  échec?  Le  sultan.  «  Je  ne  nie  pas,  disait  Fran- 
çois P''  à  l'ambassadeur  de  Venise,  que  je  ne  désire  voir  le  Turc 
très  puissant,  non  pas  pour  lui,  car  c'est  un  infidèle,  mais  pour 
affaiblir  la  puissance  de  l'empereur  et  pour  rassurer  tous  les 
autres  gouvernements  contre  un  ennemi  si  grand  (2).  » 

Cependant  François  P''  n'osa  longtemps  avouer  son  alliance;  il 
continuait  à  protester  de  ses  sentiments  religieux;  il  voulait, 
comme  ses  prédécesseurs,  mériter  le  nom  de  roi  très  chrétien; 
il  se  disait  prêt  ti  combattre  les  Turcs,  s'ils  menaçaient  la  chré- 
tienté en  Italie,  mais  il  prétendait  qu'en  Hongrie  ce  n'était  qu'une 
querelle  entre  le  roi  Ferdinand  et  les  Turcs.  Quant  au  reproche 
qu'on  lui  faisait  d'exciter  les  entreprises  de  Soliman  contre  l'em- 
pire, il  le  repoussa  avec  la  hauteur  habituelle  qu'il  mettait  dans 
ses  démentis  :  «  Là  où  un  ambassadeur  voudrait  soutenir  cela, 
vous  lui  pouvez  répondre  qu'il  en  a  menti  par  la  gorge;  car  mes 
prédécesseurs  et  moi  avons  par  le  passé  trop  longuement  main- 
tenu le  nom  que  nous  portons  en  honneur  et  réputation,  pour 
varier  maintenant  en  cela.  »  François  P'  adressa  ces  fièr(> 
paroles  ti  l'évêque  d'Auxerre,  en  1531  ;  quelques  années  plus  tard, 
l'alliance  qu'il  repoussait  comme  une  calomnie,  était  publique  et 
avouée.  Les  protestations  et  les  dénégations  de  François  T' témoi- 
gnent combien  les  préjugés  chrétiens  étaient  vivaces.  Elles  nous 
montrent  encore,  sous  un  jour  peu  favorable,  la  conduite  du  roi 
chevalier;  il  accusait  ses  ennemis  de  mentir  par  la  gorge,  au  mo- 
ment où  lui-même  mentait  avec  une  rare  impudence. 

L'alliance  deFrançois  I''  et  de  Soliman  n'était  rien  de  moins  qu'une 
révolution;  il  lui  fallut  du  temps  pour  pénétrer  dans  les  mœurs. 
Bien  que  les  intérêts  politiques  fussent  alliés,  les  esprits  étaient 
toujours  divisés.  Lorsqu'on  1543,  la  flotte  turque,  sous  Barbe- 
rousse,  fut  réunie  à  celle  de  François  I"  ci  Toulon,  le  roi  ordonna 
aux  habitants  d'évacuer  la  ville,  parce  qu'il  n'était  point  convenable 


(1)  Cluirrière,  Négociations  Ac.  la  France  avec  le  Levant,  T.  1,  p.  288. 
.  (2)  Albert,  Relazioni,  1"  série,  T.  1,  p.  167. 


i20  CHARLES-QUINT. 

de  demeurer  et  converser  avec  la  nation  turquesque,  pour  les  in- 
convénients qui  pouvaient  survenir  (1).  »  Ces  préjugés  se  dissi- 
pèrent assez  rapidement  au  sein  d'une  nation  qui  comptait  déjà, 
au  xvi'^  siècle,  plus  d'un  incrédule.  Les  catlioliques  mêmes  firent 
l'apologie  de  l'alliance  turque  :  «  Contre  son  ennemi,  dit  Moutluc, 
on  peut  de  tout  bois  faire  flèche.  Quant  à  moi,  si  je  pouvais  appeler 
tous  les  esprits  des  enfers  pour  rompre  la  tête  à  mon  ennemi  qui 
me  veut  rompre  la  mienne,  je  le  ferais  de  bon  cœur,  Dieu  me  le 
pardonne  (2).  » 

L'évêque  de  Valence,  frère  de  Montluc,  se  chargea  de  jus- 
tifier l'alliance  de  François  V'  avec  Soliman,  devant  le  sénat  de 
Venise.  Il  dit  que  Charles-Quint  avait  mauvaise  grâce  de  re- 
procher celte  alliance  aux  Français,  puisque  lui-même  la  recher- 
chait. Il  ajouta  que  les  impérialistes  forgeaient  un  nouvel  article 
de  foi,  qui  défendait  aux  princes  de  s'aider  pour  leur  défense  du 
secours  de  ceux  qui  ne  suivaient  pas  leur  religion  :  «  Ils  ne  s'ad- 
vissent  pas,  dit-il,  qu'en  blâmant  le  roi,  ils  taxent  David,  roi 
valeureux  et  saint  prophète,  lequel,  poursuivi  par  Saûl,  s'enfuit 
vers  un  roi  idolâtre  (3).  »  François  P''  s'éleva  à  de  plus  hautes  consi- 
dérations dans  l'apologie  qu'il  adressa  au  pape  Paul  III;  on  y  voit 
les  germes  du  cosmopolitisme  qui  fait  la  gloire  de  la  France  :  «  Les 
Turcs  ne  sont  pas  placés'en  dehors  de  la  société  humaine,  de  sorte 
que  nous  aurions  plus  de  rapports  avec  les  brutes  qu'avec  les 
infidèles.  C'est  méconnaître  les  liens  que  la  nature  établit  entre 
les  hommes;  ils  ont  tous  la  même  origine,  rien  n'est  étranger  h 
l'homme  de  ce  qui  regarde  son  semblable.  Si  les  nations  sont 
divisées,  ce  n'est  pas  la  nature  qui  les  sépare,  mais  les  mœurs  et 
les  usages;  il  en  résulte  des  rapports  plus  intimes  entre  les 
membres  d'un  mêmj  peuple,  qu'entre  ceux  qui  appartiennent  à 
des  États  différents,  mais  la  séparation  ne  va  pas  jusqu'à  briser 
l'union  que  la  parenté  commune  établit  entre  les  divers  membres 
de  fhumanité.  Si  les  liens  du  sang  et  de  la  patrie  séparaient  les 
sociétés  particulières  de  la  société  universelle  du  genre  humain, 
ils  seraient  un  mal,  au  lieu  d'être  un  bien.  Les  erreurs  des 


(1)  Charrière,  Négociations  di^  la  France  avec  le  Li'vant,  T.  I,  p.  567  et  569. 

(2)  Mémoires  de  Montluc,  dans  la  CoUeclion  de  Pclilol,  T.  XX,  p.  417. 

(3)  Id.,  ibid.,  p.  417-43;. 


LES  TURCS.  121 

hommes  et  leur  imperfection  les  empêchent  de  s'unir  en  une 
même  religion,  mais  la  diversité  du  culte  pas  plus  que  celle  des 
coutumes  ne  détruit  l'association  naturelle  de  l'humanité  (1).  » 

Ce  cosmopolitisme  philosophique,  bien  qu'il  ait  sa  racine  dans 
la  croyance  chrétienne  de  l'unité  du  genre  humain,  n'a  jamais  été 
du  goût  des  sectes  chrétiennes.  Les  protestants  étaient  plus  intrai- 
tables sous  ce  rapport  que  les  catholiques.  Nous  venons  d'entendre 
un  évêque  faire  l'apologie  de  l'alliance  turque  au  point  de  vue  reli- 
gieux; l'autorité  de  David  et  de  la  Bible  qu'il  invoqua,  ne  fit 
aucune  impression  sur  les  protestants.  L'électeur  de  Brande- 
bourg demanda  que  le  pape  ôtât  au  roi  de  France  le  titre  de  très 
chrétien,  «  l'ayant  avec  tant  d'énormes  crimes  et  plus  que  punique 
déloyauté  largement  perdu  (2).  »  La  diète  de  Spire  déclare  «  que 
François  I"  était  autant  ennemi  de  la  chrétienté  que  le  Turc  même, 
qu'il  fallait  procéder  contre  lui  par  voie  de  fait,  afin  que  les  autres 
princes  chrétiens  ne  prissent  pour  l'avenir  occasion  de  faire 
comme  lui  (3).  »  Charles-Quint  exploita  les  passions  religieuses |de 
la  réforme,  pour  armer  les  protestants  contre  la  France  unie  aux 
Turcs,  c'est  à  dire  contre  les  seuls  appuis  qu'ils  eussent  en  face  de 
la  puissante  maison  d'Autriche.  Ils  payèrent  cher  leur  aveuglement. 
Une  seule  chose  les  excuse,  c'est  qu'il  était  presque  général;  les 
Italiens  mêmes,  plus  politique  que  religieux,  jetèrent  la  pierre  à 
François  P'  :  «  L'alliance  turque  est  une  honte  pour  la  France  (4),  » 
s'écrie  un  ambassadeur  de  Venise.  «  Les  pierres,  dit  un  autre  Ita- 
lien, devraient  se  mouvoir  contre  le  roi  très  chrétien  (5).  » 

La  postérité  est  partagée  sur  l'appréciation  de  cette  fameuse 
alliance.  Il  va  sans  dire  que  les  catholiques  la  réprouvent  comme 
un  acte  impie  :  «  François  P"",  dit  Raynaldi,  oublia  son  nom  de 
chrétien,  il  oublia  son  salut,  quand  il  se  ligua  avec  les  ennemis  du 
Christ.  »  L'historien  ecclésiastique  ne  manque  pas  de  trouver  une 
vengeance  divine  pour  un  crime  si  énorme;  Dieu  punit  le  roi  de 
France,  en  éteignant  sa  race  (6).  Les  écrivains  politiques  sont 

(1)  Le  Plat,  Monuraenta  concilii  Tridentini,  T.  III,  p.  185,  s. 

(2)  Lettre  de  Téleclenr  de  Brandebourg  au  cardinal  Farnèse,  légat  du  pape.  (Granvellc,  Papiers 
d'État,  T.  ni,  p.  U.) 

(3)  Réponse  des  États  de  l'empire  réunis  à  Spire.  {Granvelle,  Papiers  d'État,  T.  III,  p.  13-15.) 

(4)  Albert,  Relazioni,  T.  I,  p.  167. 

(5)  Lugo  di  Soria^xi  cardinal  de  Trente.  (BuchhoUz,  Geschichte  Ferdiuands,  T.  IX,  p.  270.) 
(0)  Raynaldi,  Annales,  ad  a.  1533,  n*  21  ;  ad  a.  1337,  n*  50. 


'12i2  CHARLES-QL'INT. 

d'un  avis  tout  à  fait  opposé;  s'ils  blâment  François  !<"■,  c'est  pour 
n'avoir  pas  fait  de  bonne  heure  une  alliance  solide  avec  Soliman  : 
«  Ses  relations  avec  les  Turcs,  dit  Ancillon,  se  formèrent  trop  tard, 
et  elles  ne  furent  jamais  bien  intimes;  la  religion,  ou  la  crainte 
d'irriter  le  pape  le  retenait  (1).  «  Les  historiens  modernes  ont 
raison  de  s'élever  au  dessus  des  préjugés  de  religion,  en  jugeant 
l'alliance  turque,  mais  ils  perdent  de  vue  une  autre  face  de  la 
question.  Nous  appelons  parfois  les  Turcs  des  Barbares;  ils 
l'étaient  réellement  au  xvi^  siècle.  Leurs  guerres  ne  ressemblaient 
en  rien  aux  hostilités  des  nations  chrétiennes;  c'étaient  des  bri- 
gandages et  des  pirateries;  les  vaincus  étaient  vendus  sur  les 
marchés  deConstantinople,  et  les  habitants  inoffensifs,  surpris  pen- 
dant la  nuit,  étaient  traités  en  ennemis.  Ce  n'est  pas  seulement  la 
foi,  c'est  l'humanité  qui  se  révolte,  quand  on  voit  l'allié  de  Fran- 
çois P''  traîner  en  esclavage  des  milliers  de  femmes  et  d'enfants, 
à  l'abri  de  l'alliance  française.  En  vain  dit-on  que  la  ligue  tendait 
uniquement  à  défendre  la  France  et  l'Europe  contre  la  domination 
de  la  maison  d'Autriche.  D'abord  l'alliance  n'était  pas  purement 
défensive,  et  l'eùt-elle  été,  il  n'est  pas  vrai  que  tout  moyen  soit 
légitime,  alors  même  qu'il  s'agit  de  défendre  son  existence; le  moyen 
doit  trouver  en  lui-même  sa  légitimité,  sinon  il  faut  se  ranger  à 
la  morale  perverse  que  l'on  reproche  aux  jésuites  et  dire  que  la 
fin  justifie  tout. 

François  T'  est  d'autant  plus  coupable,  que  son  alliance  avec 
les  Turcs  n'était  pas  même  sincère;  il  voulait  reconquérir  Milan, 
et  pour  cela  tous  les  moyens  lui  étaient  bons;  il  donnait  une  main 
aux  infidèles,  il  offrait  l'autre  à  Charles-Quint  contre  les  infidèles, 
ami  tout  ensemble  et  ennemi.  Cet  égoïsme  déloyal,  au  lieu  de  faire 
sa  force,  fit  sa  faiblesse.  Un  contemporain,  partisan  de  l'alliance, 
remarque  que  «  malgré  le  secours  des  Turcs,  les  affaires  du  roi 
ne  s'en  portèrent  pas  mieux  (2).  »  Henri  II  en  fit  l'aveu,  il  écrit  à 
son  ambassadeur  à  Constautinople  :  «  Je  suis  blâmé  d'un  chacun 
d'avoir  toujours  été  si  crédule  en  l'amitié  du  grand  seigneur,  vu 
que  ses  forces  qu'il  m'a  souvent  envoyées  ont  plutôt  été  employées 
par  les  ministres  et  conducteurs  d'icelles  â  endommager  la  chré- 


(1)  AnriUtm,  Tableau  des  ivvolutinns'du  système  politique  de  l'Europe,  T.  1,  p.  202. 

(2)  Monlluc,  Mémoivos.  (Peiilot,  T.  XX,  p.  535.) 


LES  TURCS.  123 

lieiilé  qu'à  toucher  au  vif  l'ennemi  commun,  qui  a  été  tout  le 
rebours  de  ce  que  j'en  espérais  (1).  »  Si  les  rois  de  France,  ajoute 
un  ambassadeur  français  à  Constantinople,  eussent  employé  l'ar- 
gent que  leur  coûtait  l'alliance  turque,  à  bâtir  force  galères,  ils 
eussent  peut-être  obtenu  plusieurs  victoires  que  l'insolence  des 
Turcs  et  le  désir  de  butiner  leur  ôtaient  des  mains  (2).  «  Pour- 
quoi l'alliance  turque  a-t-elle  si  peu  profité  à  François  P'?  C'est 
qu'il  était  allié  peu  sincère,  toujours  prêt  à  ti'ahir  ses  amis,  le 
sultan  aussi  bien  que  les  réformés  d'Allemagne,  et  à  tourner  ses 
forces  contre  eux,  si  Charles-Quint  avait  consenti  à  lui  donner  le 
duché  de  Milan.  C'était  une  politique  sans  principe,  sans  convic- 
tion, fondée  sur  le  mensonge  et  la  mauvaise  foi;  or  Dieu  ne  veut 
pas  que  la  fraude  profite  à  celui  qui  l'emploie.  L'histoire  est  une 
grande  leçon  de  morale,  que  Dieu  donne  aux  nations  et  à  ceux  qui 
dirigent  leurs  destinées. 

Si  l'histoire  doit  condamner  la  politique  immorale  de  Fran- 
çois r^',  ce  n'est  pas  l\  dire  que  l'alliance  turque  ne  soit,  au  point 
de  vue  providentiel,  un  des  grands  événements  de  l'histoire; 
mais,  contrairement  aux  desseins  de  ceux  qui  la  conclurent,  elle 
a  une  importance  religieuse  plutôt  que  politique.  Elle  brise  l'unité 
chrétienne,  laquelle  était  viciée  dans  son  essence,  car,  au  nom 
de  la  charité  et  de  la  fraternité,  elle  prêchait  la  haine  et  la  divi- 
sion. Ces  sentiments  régnaient  encore  au  xvi*^  siècle  chez  les 
orthodoxes;  un  pape  canonisé  nous  en  offre  un  curieux  témoi- 
gnage. Charles  IX,  dans  une  lettre  adressée  h  Pie  V,  appela  le 
sultan  empereur  des  Turcs;  le  saint-père  lui  répondit  «  que  celui 
qui  ne  connaissait  pas  le  vrai  Dieu,  ne  pouvait  jamais  être  empe- 
reur :  donner  le  nom  d'empereur  a  un  infidèle,  n'était  pas  autre  chose 
que  d'appeler  le  mal  bien,  elle  bien  mal  (3).  » 

Voilà  ce  que  les  sentiments  étroits  d'une  religion  qui  se  dit 
universelle,  avaient  fait  de  f unité  humaine!  Pour  mieux  dire,  le 
catholicisme  n'a  jamais  compris  funité  humaine,  ils  n'a  conçu 
l'unité  que  sous  la  forme  religieuse.  Cette  fausse  unité  devait  être 
brisée,  pour  que  la  vraie  unité  put  s'élever  sur  ses  ruines.  Telle 


(1)  Cliai^ricve,  Négocialions  de  la  France  avuc  le  Levant,  T.  IL  p.  52< 

(2)  Id.,  ibicL,  T.  II,  p.  7U,  note. 

(3)  Fallou.v,  Hi,sloiie  de  S.  Pie  V,  T.  Il,  p.  239. 


124  CHARLES-QUINT. 

fut  l'œuvre  de  Luther  et  de  François  P'.  Mais  ne  confondons  pas 
dans  notre  admiration  le  réformateur  sincère,  ardent  dans  ses 
convictions  jusqu'à  l'aveuglement,  avec  le  prince  frivole,  léger, 
sans  foi  ni  loi,  qui  s'alliait  au  Turc  et  au  pape,  parce  qu'il  ne 
croyait  pas  plus  à  l'un  qu'à  l'autre.  C'est  à  Dieu  que  remonte  la 
gloire,  et  après  lui,  à  la  race  française  :  cosmopolite  par  essence, 
c'était  à  elle  à  inaugurer  l'ère  de  l'iiumanité. 


s  5.  Ce  que  les  hommes  veulent  et  ce  que  Dieu  veut. 

On  crie  au  fatalisme,  quand  les  historiens  montrent  la  main  de 
Dieu  dans  les  destinées  du  genre  humain;  on  dit  que  c'est  nier  la 
liberté  de  l'homme  que  de  dire  qu'il  est  un  instrument  de  la  Provi- 
dence. Nous  applaudissons  à  celte  réaction  contre  le  fatalisme 
historique,  parce  que  sans  un  sentiment  énergique  de  la  liberté, 
les  peuples  s'affaissent  et  meurent.  Mais  pour  faire  place  à  l'homme 
dans  l'histoire,  il  n'en  faut  pas  bannir  Dieu.  Il  y  a  la  part  de  la 
liberté  humaine,  il  y  a  la  part  de  l'action  providentielle.  L'idéal 
serait  que  l'homme,  en  usant  de  sa  liberté,  ne  voulût  jamais  que 
ce  que  Dieu  veut.  Cet  idéal  est  irréalisable,  puisqu'il  suppose  la 
perfection  dans  un  être  imparfait.  Cela  n'empêche  pas  que  la  mis- 
sion des  créatures  ne  soit  de  s'approcher  progressivement  de  la 
perfection  du  créateur.  Plus  l'humanité  avance,  plus  elle  a  con- 
science des  desseins  de  Dieu,  et  plus  elle  peut  et  elle  doit  s'y  confor- 
mer. Mais  il  y  aura  toujours  une  opposition  plus  ou  moins  grande 
entre  ce  que  veulent  les  hommes  et  ce  que  Dieu  veut.  Celte  opposition 
éclate  au  grand  jour  dans  l'histoire;  elle  nous  révèle  les  desseins 
de  Dieu,  et  nous  montre  la  vaine  ambition  des  hommes.  Ne  faisons 
pas  honneur  aux  hommes  des  suites  de  leurs  actions,  qu'ils  n'ont 
ni  prévues  ni  voulues,  et  ne  les  condamnons  pas  davantage;  en 
les  appréciant,  nous  n'avons  qu'à  considérer  ce  qu'ils  devaient 
faire  et  ce  qu'ils  ont  fait;  leurs  mérites  et  leurs  démérites  n'ont 
rien  de  commun  avec  le  but  que  poursuit  la  Providence.  Mais  il 
est  bon  de  mettre  à  chaque  occasion  ce  but  en  évidence,  pour  que 
les  hommes  sentent  la  main  qui  les  protège  et  les  conduit,  pour 
qu'ils  cherchent  à  pénétrer  les  desseins  de  Dieu,  afin  que  leurs 
actions  concordent  de  plus  en  plus  avec  sa  volonté.  Voilà  le  lot 


LES  TURCS.  12;j 

de  la  liberté  humaine  :  qui  oserait  s'en  plaindre,  s'il  le  comprend 
dans  toute  sa  grandeur? 

Nous  avons  dit  que  l'on  fait  trop  d'honneur  à  Charles-Quint  en 
lui  supposant  l'ambition  de  la  monarchie  universelle.  Son  idéal 
était  l'empire  romain  d'Allemagne;  il  voulut  reconstituer  l'unité 
chrétienne,  qui  se  dissolvait  précisément  au  moment  où  il  arriva 
à  l'empire.  Charles-Quint  se  trouvait  donc  d'accord  avec  le  pape, 
et  il  devait  croire  qu'il  marchait  dans  la  voie  de  Dieu  ;  mais,  si  la 
papauté  est  infaillible  dans  l'ordre  religieux,  elle  ne  l'est  guère 
dans  l'ordre  politique.  Le  pape  et  l'empereur  se  trompaient  égale- 
ment sur  la  marche  providentielle  de  l'humanité  ;  aveuglés  parleur 
orgueil,  les  deux  vicaires  de  Dieu  s'imaginaient  que  l'unité  ca- 
tholique était  une  loi  divine,  immuable,  qu'ils  seraient  toujours 
les  chefs  spirituels  et  temporels  de  la  chrétienté;  ils  ne  voyaient 
pas  que  l'unité  du  moyen  âge  n'avait  eu  qu'une  mission  passa- 
gère, et  que  la  tendance  providentielle  des  faits  était  de  la  briser 
pour  faire  place  aux  nationalités,  base  de  l'unité  future  du  genre 
humain.  Le  xvi*"  siècle  allait  consommer  la  rupture;  c'est  alors  que 
Charles-Quint  essaya  de  la  maintenir,  ou  plutôt  de  la  ressusciter, 
car  elle  était  déjà  morte  dans  le  domaine  des  idées.  Que  repré- 
sentait-il? Était-il  l'organe  d'une  nationalité?  Non;  ni  Espagnol, 
ni  Belge,  ni  Allemand,  ni  Italien,  il  était  chef  d'une  famille,  de  la 
maison  d'Autriche;  empereur,  il  voulait  plier  les  nations  les  plus 
diverses  sous  les  mêmes  lois.  C'était  une  œuvre  impossible,  con- 
traire aux  desseins  de  Dieu.  Charles-Quint  échoua  complète- 
ment. 

Au  moyen  âge,  l'unité  reposait  sur  la  religion.  La  paix  d'Augs- 
bourg  brisa  l'unité  religieuse,  et  par  suite  l'unité  politique;  le 
pape  refusa  de  la  signer,  il  refusa  de  reconnaître  l'abdication  de 
Charles-Quint  et  l'élection  de  Ferdinand;  il  rompit  par  Ui  le  der- 
nier lien  qui  rattachait  l'empire  ii  la  papauté.  Charles-Quint  tenta 
de  rendre  l'empire  héréditaire  dans  sa  famille;  l'énergique  résis- 
tance des  princes  allemands  le  força  de  renoncer  à  son  projet. 
Fidèle  à  sa  devise,  Charles-Quint  avait  l'ambition  d'aller  toujours 
plus  outre;  il  voulait  reconquérir  les  provinces  qui  avaient  appar- 
tenu à  la  Bourgogne  et  à  l'empire.  Qu'est-ce  que  le  saint-empire 
romain  gagna  par  les  longues  guerres  de  son  empereur?  L'empire 
perdit  ses  possessions  italiennes,  qui  devinrent  le  domaine  parti- 


l-IG  CHARLES-QUlNT. 

culier  de  la  maison  d'Espagne;  l'empire  perdit  les  Pays-Bas,  il 
perdit  une  partie  de  la  Lorraine,  les  trois  évèchés,  que  Charles- 
Quint  essaya  vainement  de  reprendre.  La  mission  de  l'empereur 
était  de  combattre  les  infidèles,  Charles-Quint  ne  fit  la  guerre  aux 
Turcs  qu'en  paroles;  les  chefs  de  fempire  finirent  par  devenir 
tributaires  du  sultan.  Charles-Quint  préférait  guerroyer  contre 
François  1";  plus  d'une  fois  il  avait  compté  ruiner  son  rival; 
cependant,  avant  d'abdiquer,  il  signa  une  trêve,  qui  laissa  la 
France  en  possession  de  toutes  ses  conquêtes  dans  la  Savoie  et 
dans  la  Lorraine  :  «  La  France,  dit  un  ambassadeur  vénitien,  fut  plus 
puissante  que  jamais,  après  les  guerres  dans  iequelles  l'empereur 
avait  espéré  de  l'accabler  (1).  «Le  génie  des  nationalités  l'emporta 
sur  l'ambition  de  la  monarchie  universelle. 

L'opposition  contre  les  tentatives  de  reconstitution  de  l'empire 
n'est  que  l'une  des  faces  de  la  lutte  de  Charles-Quint  et  de  Fran- 
çois V'''.  Le  roi  de  France  faisait  cause  commune  avec  les  protes- 
tants d'Allemagne;  la  liberté  religieuse  était  donc  en  jeu  aussi 
bien  que  l'indépendance  des  nations.  Allié  peu  sincère  de  la  ré- 
forme, François  I-''  la  protégeait  en  Allemagne,  et  il  la  persécu- 
tait en  France;  les  protestants  n'étaient  pour  lui  qu'une  arme 
contre  son  rival.  Charles-Quint  était-il  plus  sincère  dans  la  dé- 
fense de  la  vieille  orthodoxie?  Ses  contemporains  l'accusaient  de 
se  servir  de  la  religion  comme  d'un  prétexte  pour  couvrir  son  am- 
bition. 11  est  certain  que  le  patron  de  l'Église  romaine  était  un 
esprit  politique,  plutôt  qu'une  âme  religieuse;  s'il  prit  parti  pour 
le  catholicisme,  c'est  que  ses  intérêts  se  confondaient  avec  ceux 
de  la  vieille  religion.  Ainsi  les  deux  rivaux  n'avaient  en  vue  que 
leur  grandeur;  plus  ou  moins  indifférents  à  la  question  religieuse, 
ils  l'exploitaient  comme  un  instrument  d'attaque  ou  de  défense. 
Ce  qui  pour  Charles-Quint  et  pour  François  V"  n'était  qu'un  moyen, 
était  un  but  dans  les  desseins  de  Dieu  :  il  s'agissait  du  plus  haut 
intérêt  de  l'humanité,  de  la  liberté  de  penser.  Ici  les  rôles  se  ren- 
versent; la  Providence  se  sert  de  la  misérable  ambition  des  princes 
pour  conquérir  la  liberté  religieuse.  François  I"  devient,  malgré 
son  mauvais  vouloir  pour  les  réformés,  le  protecteur  du  protes- 
tantisme allemand  :  ses  luttes  incessantes  avec  Charles-Quint 

(l)  Navagero,  Kelazione,  1546.  {Mbvri,  1,1,  p.  364.! 


LES  TURCS.  127 

obligent  l'empereur  h  ménager  les  protestants,  et  l'empêchent 
d'étouffer  la  révolution  religieuse  dans  son  berceau.  En  définitive, 
aucun  des  deux  rivaux  n'atteignit  le  but  de  son  ambition,  Fran- 
fois  P''  pas  plus  que  Charles- Quint;  ils  firent  ce  que  certainement 
ils  ne  voulaient  pas  faire,  mais  ce  que  Dieu  voulait  :  ils  sauvèrent 
la  réforme. 

Voilà  une  preuve  bien  évidente  de  l'action  de  la  Providence  sur 
les  destinées  du  genre  humain.  En  veut-on  un  témoignage  plus 
éclatant  encore  et  plus  singulier?  Il  n'y  avait  certes  rien  de  com- 
mun entre  les  protestants  et  les  Turcs  ;  les  réformateurs  pro- 
fessaient une  sainte  horreur  pour  les  infidèles  ;  leur  antipathie 
était  telle,  qu'elle  les  entraîna  à  une  guerre  impolitique  contre 
François  I**'',  leur  seul  appui.  Mais  les  hommes  ont  beau  se  fuir 
et  se  détester,  Dieu  les  unit,  en  dépit  de  leurs  passions;  voilà 
comment  il  se  fit  que  les  infidèles  devinrent  les  défenseurs  de  la 
réforme.  Ceci  n'est  pas  une  vaine  théorie,  imaginée  après  coup;  les 
témoignages  des  contemporains  confirment  les  enseignements  de 
la  philosophie  de  l'histoire.  Nous  avons  dit  ailleurs  (1)  que  la 
crainte  incessante  des  Turcs  força  Charles-Quint  à  faire  aux  pro- 
testants les  concessions  qu'on  lui  a  tant  reprochées  et  qui  conso- 
lidèrent la  réforme.  Charles-Quint  fut  réellement  dans  l'impuis- 
sance de  réduire  les  protestants,  aussi  longtemps  qu'il  eut  besoin 
de  leur  secours  pour  combattre  les  Turcs.  Dès  qu'il  eut  obtenu 
une  trêve,  il  se  jeta  sur  les  confédérés  de  Smalcalden,  et  sa  facile 
victoire  semblait  annoncer  la  fin  de  la  réforme.  C'est  alors  que 
Maurice  de  Saxe  releva  la  cause  du  protestantisme,  en  s'appuyant 
sur  la  France.  A  cette  occasion,  Soliman  adressa  une  lettre  aux 
princes  protestants,  par  laquelle  il  se  déclarait  leur  ami,  comme 
allié  de  Henri  II,  et  il  les  excitait  h.  se  délivrer  de  la  tyrannie  et  de 
la  fausseté  de  Charles  d'Espagne  :  «  Il  restera  leur  ami,  dit-il,  aussi 
longtemps  qu'ils  seront  alliés  de  son  allié,  et  il  espère  que  cette 
alliance  durera  toujours  (2).  »  La  coalition  des  protestants  et  de 
Henri  II,  appuyée  par  le  redoutable  Soliman,  força  l'empereur  à 
céder.  Ferdinand  traita  avec  les  protestants  à  Augsbourg.  Charles- 
Quint,  qui  voyait  s'évanouir  le  rêve  de  toute  sa  vie,  recula  devant 


(l;  Voyez  le  tome  IX"  de  mes  Eludes. 

(2)  La  lettre  est  rapportée  dans  Charriùre,  Négociations,  T.  H,  p-  219,  note. 


128  CHARLES-QUINT. 

cette  concession  suprême;  Ferdinand  signa  sans  le  consentement 
de  l'empereur;  il  écrivit  à  son  frère  qu'il  l'avait  fait  par  la  crainte 
du  Turc  (1). 
Voilà  ce  que  Dieu  voulait,  et  ce  que  voulaient  les  hommes. 

tl)  L<inz,  Correspondenz  Kaisers  Karl  V,T.  UI,  p.  666-673. 


CHAPITRE   m 


PHILIPPE    II 


§  1.  Politique  de  Philippe  II 

((  Le  grand  dessein  de  Pliilippe  II,  aidé  par  les  jésuites,  était  de 
mettre  la  chrétienté  sous  un  roi  catholique  et  sous  un  seul  pas- 
leur  (1).  »  Ces  paroles  de  d'Aubigné  expriment  la  conviction  géné- 
l'ale  des  contemporains.  Les  réformés,  ennemis  nés  du  roi  d'Es- 
l)agne,  le  jugeaient  avec  la  clairvoyance  que  donne  parfois  la 
haine.  Coligny,  le  héros  de  la  réformation  française,  politique 
])rofond  autant  que  zélé  huguenot,  disait,  peu  de  jours  avant  la 
Saint-Bartliélemy,  à  l'ambassadeur  d'Angleterre,  que  l'ambition  de 
Philippe  II,  au  dire  des  hommes  les  plus  sages,  était  de  se  faire 
monarque  de  la  chrétienté,  ou  au  moins  de  la  dominer  (2).  Les 
réformés  des  Pays-Bas  lancèrent  cette  même  accusation  contre 
leur  terrible  adversaire;  pour  se  concilier  les  sympathies  de  la 
France  et  de  tous  les  princes,  ils  disaient,  et  non  sans  raison, 
que  les  destinées  du  monde  se  décideraient  par  l'issue  de  la  lutte 
qu'ils  soutenaient  pour  leur  liberté  ;  que  si  Philippe  II  en  sortait 
vainqueur,  rien  ne  pourrait  l'arrêter  ;  qu'il  aurait  bon  marché  de 


(1)  i)^!*^?^^^  Histoire  universelle,  T.  n,  p.397. 

(2)  ËlliSj  Lelters,  2*  série,  T.  IH,  p.  5 .-  «  Or  at  least,  to  ruie  Uie  same.  » 


130  PHILIPPE  II. 

la  France  et  de  rAngieterre,  et  qu'il  se  ferait  monarque  de  toute 
la  chrétienté,  voire  du  monde  entier  (1).  Ces  accusations  trou- 
vèrent de  l'ëcho  en  France,  chez  tous  les  hommes  qui  conser- 
vaient le  sentiment  de  la  nationalité,  au  milieu  des  passions 
religieuses  déchaînées  par  les  fureurs  de  la  Ligue.  Écoutons  un 
petit-fils  de  l'Hospital  :  «  La  religion  de  l'Espagnol  consiste  h 
s'agrandir,  son  zèle  c^i  commander  à  ses  voisins,  son  ardeur  à 
devenir  monarque...  Philippe  II  pare  son  ambition  des  prétextes 
les  plus  favorables,  tâchant  de  faire  croire  aux  hommes,  que  non 
sa  grandeur,  ni  les  intérêts  temporels,  mais  le  seul  zèle  de  Dieu 
et  l'exaltation  de  son  nom,  l'arme  contre  la  France.  Il  n'a  pour 
but  qu'une  convoitise  insatiable  de  régner,  un  zèle  vraiment 
catholique,  c'est  à  dire  de  se  faire  roi  universel  (2).  » 

Philippe  II,  héritier  de  l'ambition  de  son  père,  hérita  aussi  de 
sa  puissance;  il  fut  sans  contredit  le  souverain  le  plus  puissant 
qui  eût  encore  régné  dans  la  chrétienté.  Il  était  roi  de  Castille, 
d'Aragon  et  de  Navarre,  unis  pour  la  première  fois  en  une  grande 
monarchie  par  Chaiies-Quint.  Duc  de  Milan,  roi  de  Naples  et  de 
Sicile,  il  étreignail,  pour  ainsi  dire,  l'Italie  dans  ses  serres  redou- 
tables. Comme  duc  de  Boulogne,  il  était  maître  des  provinces  les 
plus  populeuses,  les  plus  riches  de  l'Europe.  Le  Roussillon  et 
la  Franche-Comté,  l'Artois  et  la  Flandre  française,  lui  donnaient 
un  pied  en  France.  Marié  avec  la  reine  d'Angleterre,  il  disposait 
des  forces  de  la  Grande  Bretagne,  par  l'influence  absolue  qu'il 
exerçait  sur  la  fanatique  Marie  Tudor.  En  Afrique,  il  possédait  le 
cap  Vert,  les  provinces  de  Tunis  et  d'Oran,  les  Canaries  et  d'autres 
îles  importantes;  en  Amérique,  le  Pérou,  la  Terre-Ferme,  la  Nou- 
velle Grenade,  le  Chili  et  les  immenses  territoires  arrosés  par  le 
Paraguay  et  la  Plata  ;  il  occupait  les  îles  les  plus  riches,  les  sta- 
tions les  plus  importantes  du  Grand  Océan,  Sainte-Hélène,  les 
Philippines,  Cuba,  Saint-Domingue,  la  Martinique,  la  Guadeloupe, 
la  Jamaïque.  Les  possessions  des  Indes  formaient  réellement  un 
monde;  le  Mexique  seul  était  cinq  fois  plus  grand  que  l'Espagne. 


(1)  Discours  sur  la  correspondance  dWlIemagne,  exhibé  à  Son  .\.Itesse  le  duc  d'Anjou  par  le  sei- 
t:neur  de  Sainte-Aldegonde.  {Groen  van  Prinslerer,  Archives  de  la  maison  d'Orange,  T.  Vil, 
p,  494-i96.) 

(2)  L'Anli-Espagnol,  par  Michel  Ayj'aultj  petit-lils  de  rHospital  (.Mémoires  de  la  Ligue,  T.  IV, 
p.  232).  —  Discours  sur  la  paix  (  ib.,  ï.  IV,  p.  618). 


POLITIQUE  DE  PHlLIPl'i:  II.  151 

Philippe  il  disait  avec  orgueil,  que  le  soleil  ne  se  couchait  jamais 
dans  ses  États;  et  les  Espagnols,  aussi  orgueilleux  que  leur  roi, 
se  vantaient  que  la  terre  tremblait,  quand  l'Espagne  remuait  (i). 
Si  jamais  l'orgueil  national,  qui  méprise  et  humilie  le  reste  de 
l'humanité,  pouvait  être  légitime,  l'orgueil  de  la  race  espagnole 
l'eiàt  été  au  xvr  siècle.  Aujourd'hui  elle  est  repliée  dans  sa  pénin- 
sule, et  presque  ignorée  du  monde.  Sous  Philippe  II,  elle  remplis- 
sait de  son  nom  l'Europe  et  rAmérique;  des  aventuriers  de  génie 
conquéraient  à  son  profit  des  royaumes  dans  le  nouveau  monde, 
et  l'ancien  pliait  sous  ses  bandes  victorieuses.  La  fortune  favorisa 
Philippe  II  plus  encore  qu'elle  n'avait  favorisé  son  père;  elle  lui 
donna  le  plus  grand  capitaine  du  siècle,  dans  Alexandre  Farnèse, 
pour  mener  à  la  victoire  des  troupes  aguerries  par  les  longues 
guerres  de  Charles-Quint;  la  fortune  le  débarrassa,  au  début  de 
son  règne,  des  puissants  rivaux  qui  avaient  tenu  l'empereur  en 
échec.  François  I*""  et  Henri  VIII  étaient  descendus  dans  la  tombe, 
où  Soliman  allait  bientôt  les  suivre.  Bouleversée  par  les  pas- 
sions religieuses,  sous  des  rois  mineurs,  la  France  semblait  être 
une  proie  facile  pour  l'ambition  d'un  conquérant.  L'Angleterre, 
liée  d'abord  aux  destinées  de  l'Espagne  par  son  retour  au  catholi- 
cisme, échappa  ù  l'influence  espagnole  sous  Elisabeth;  mais  la 
lutte  des  factions  religieuses  l'affaiblissait;  elle  avait  un  ennemi 
dans  son  sein,  le  catholicisme,  et  cet  ennemi  était  l'allié  du  roi 
d'Espagne.  L'Allemagne  était  profondément  divisée  par  le  protes- 
tantisme; la  réaction  approchait,  et  tous  les  catholiques  voyaient 
dans  Philippe  II  le  défenseur  de  la  foi;  grâce  au  catholicisme,  la 
branche  allemande  de  la  maison  d'Autriche  et  la  branche  espa- 
gnole étaient  unies  par  un  lien  plus  fort  que  le  sang.  L'Italie  ne 
comptait  plus;  ses  républiques  étaient  en  décadence,  el  la  pa- 
pauté subissait  la  domination  de  ses  défenseurs.  La  Turquie 
entrait  dans  l'ère  de  son  déclin;  les  princes  guerriers  faisaient 
place  II  un  Sélim,  «  gros  ivrogne,  qui  n'aimait  qu'à  boire,  »  et  à 
un  Amurat,  «  à  demi  idiot  (1).  «  Enfin,  la  fortune  réserva  une  der- 


(1)  «  Corne  se  inueve  la  Espana,  la  tierra  liicmbla.  «  U'eûss,  l'Espagne  depuis  le  règne  de  Phi- 
lippe II,  introduction. 

(2)  Ce  sont  les  expressions  d'an  contemporain,  jï/tc/iei^i/rawZ«,  petit-fils  de  l'Hospital,  Discours 
snr  l'état  présent  de  la  France  (Mémoires  de  la  Ligue,  T.  III,  p.  36). 


152  PHILIPPE  II. 

iiière  faveur  au  fils  de  Charles-Quint,  en  lui  ouvrant  le  trône  de 
Portugal,  ce  qui  complétait  pour  la  première  fois  l'unité  de  la 
Péninsule. 

Voilà  des  éléments  de  puissance  qui  expliquent  les  craintes  des 
contemporains;  une  haute  ambition,  unie  au  génie  de  conquête, 
pouvait  réaliser,  au  moins  pour  quelques  générations,  le  rêve 
d'une  monarchie  universelle.  L'ambition  ne  manqua  pas  à  Phi- 
lippe II;  son  père,  avant  de  se  retirer  dans  la  solitude  d'un  mo- 
nastère, lui  laissa  entrevoir  la  possibilité  d'une  domination  em- 
brassant tout  l'Occident,  et  il  lui  en  prépara  la  voie.  En  mariant 
Philippe  avec  Marie  Tudor,  Charles-Quint  révéla  des  projets  et 
des  espérances  qui  prouvent  que  la  monarchie  était  bien  le  but  de 
la  maison  d'Autriche.  L'acte  de  mariage  stipulait  qu'à  défaut 
d'héritiers  de  Charles-Quint,  les  descendants  de  Marie  hériteraient 
des  Étals  d'Espagne  et  d'Angleterre.  Là  ne  s'arrêtaient  pas  ses 
desseins  ;  il  écrivit  à  son  ambassadeur  que  cette  union  serait  «  le 
vrai  moyen  de  tenir  les  Français  en  frein;  voire  que  les  rois 
d'Angleterre  pourraient  espérer  de  recouvrer  la  Guienne  et  peut- 
être  le  royaume  de  France  (1).  »  Ce  n'est  donc  pas  sans  raison  que 
ce  mariage  alarma  les  hommes  qui  avaient  quelque  prévoyance 
politique.  «  Tout  ce  que  l'empereur  a  fait,  dit  un  seigneur  anglais, 
tout  ce  qu'il  veut  faire  encore  par  ci-après,  n'est  à  autre  fin  que 
pour  faire  sa  maison  grande  et  se  faire  monarque  (2).  »  La  mort  de 
Marie  ne  découragea  pas  le  roi  d'Espagne;  il  offrit  sa  main  à 
Elisabeth,  et  sur  le  refus  de  la  reine  de  partager  son  trône,  il 
essaya  de  le  lui  enlever,  d'abord  par  des  conspirations,  puis  par  la 
guerre  ouverte.  Il  échoua  dans  sa  gigantesque  entreprise,  mais  il 
réussit  à  réunir  le  Portugal  à  l'Espagne,  par  la  force  des  armes 
plus  que  par  la  justice  de  sa  cause.  Pendant  trente  ans,  Philippe 
fomenta  les  dissensions  religieuses  en  France  ;  il  nourrit  l'ambi- 
tion des  Guise,  comptant  bien  les  supplanter  après  la  victoire. 
L'extinction  des  Valois  fut  un  de  ces  coups  de  fortune  qui  ont  si 
souvent  favorisé  la  maison  d'Autriche.  Philippe  se  présenta  aux 


(1)  Granvelle,  Papiers  d"Etat,  T.  IV,  p.  113. 

(2)  Ambassades  de  A'oailles,  T.  II,  p.  183  ;  Discours  d'un  seigneur  anglais,  publié  à  Londres,  au 
sujet  des  propositions  de  mariage  entre  la  reine  d'Angleterre  et  le  prince  d'Espagne,  fils  de  l'empe- 
reur. 


POLITIQUE  DE  PHILIPPE  II.  155 

états  généraux  comme  candidat  au  trône  et,  à  son  défaut,  il  proposa 
sa  fille,  comme  légitime  héritière  des  Valois.  II  fut  tout  près  de 
réussir,  et  que  lui  restait-il  h  faire  alors  pour  être  monarque  de  la 
chrétienté?  Charles-Quint  avait  essayé  de  placer  la  couronne  im- 
périale sur  sa  tête;  Philippe  reprit  ce  projet.  II  fut  prodigue  de 
promesses  pour  gagner  les  princes  allemands;  il  flatta  leur  amour 
de  l'indépendance,  en  disant  qu'il  leur  abandonnerait  le  gouverne- 
ment, et  ne  garderait  pour  lui  que  le  titre  et  la  dignité;  il  flatta 
même  leurs  passions  religieuses,  en  s'engageant  h  réunir  les 
Pays-Bas  h  l'empire,  et  à  observer  partout  la  paix  d'Augsbourg(l). 
L'ambition  du  roi  d'Espagne  était  réellement  universelle;  il  porta 
ses  vues  jusque  sur  le  Nord,  et  songea  h  démembrer  le  Danemark 
h  son  profit,  en  se  rendant  maître  du  détroit  du  Sund,  de  la  Zélande 
et  du  Jutland.  Déjà  il  croyait  avoir  atteint  le  but;  nous  avons  des 
médailles  frappées  5  l'effigie  de  Philippe II,  sur  le  revers  desquelles 
on  voit  le  char  du  soleil,  traîné  par  des  chevaux  ailés  et  surmonté 
d'une  couronne  royale  portant  cette  inscription  :  «  Il  éclaire  le 
monde  entier  (2).  » 

L'ambition  de  Philippe  se  liait  étroitement  à  celle  du  catholi- 
cisme; quoiqu'il  ne  portât  pas  la  couronne  impériale,  il  était  bien 
plus  que  l'empereur  le  patron  de  l'Église,  et  son  orthodoxie  servait 
admirablement  son  ambition.  Un  avocat  général  au  parlement  de 
Paris  disait,  en  1583,  que  «  le  pape  et  le  roi  d'Espagne  s'entrete- 
naient la  main  et  s'entreprétaient  l'épaule,  l'un  pour  la  monarchie 
spirituelle,  l'autre  pour  la  temporelle  (3).  »  Les  intérêts  du  catho- 
licisme et  ceux  de  Philippe  II  s'identifiaient  au  point  qu'il  est  dif- 
ficile de  dire  si  le  roi  d'Espagne  combattait  pour  étendre  sa  domi- 
nation, ou  pour  rétablir  la  foi  romaine.  A  l'entendre,  il  était  le 
champion  de  l'orthodoxie  :  c'est  pour  sauver  la  religion  qu'il  con- 
spirait contre  le  trône  et  contre  la  vie  d'Elisabeth  :  c'est  pour 
détruire  l'hérésie  qu'il  soudoyait  la  ligue  et  qu'il  faisait  la  guerre 
à  Henri  IV.  Il  n'y  a  pas  jusqu'il  la  conquête  du  Portugal,  qu'il  ne 
cherchât  à  légitimer  par  l'intérêt  de  la  foi;  il  est  vrai  qu'il  n'y  avait 


(1)  Lettre  de  Schomberg  (1573)  au  duc  d'Anjou.  (Groen  van  Prinsterer,  Archives  de  la  maison 
d'Orange,  T.  IV,  Appendice,  p.  30.) 

(2)  Dépêche  du  consul  de  France  i  Danlzick,  adressée  à  Richelieu.  (  II'pjs'.s-,  l'Espagne  depuis  le 
règne  de  Philippe  I[,  1"  partie,  rhap.  1.) 

(i)  Lp  Plat.  Monumenla  Corcilii  Tridentini,  T.  VII,  p.  2ri8. 

9 


{54  PHILIPPE  H. 

pas  de  calvinistes  à  Lisbonne,  mais  le  roi  catholique  déclara  dans 
ses  proclamations  que,  maître  de  la  Péninsule,  il  lui  serait  facile  de 
répandre  l'Évangile  dans  l'Afrique  et  dans  les  Indes,  voire  même  de 
détruire  l'empire  de  l'islam  (1).  Le  renom  de  défenseur  du  catho- 
licisme donna  une  force  immense  h  Philippe;  dans  un  siècle  dé- 
chiré par  les  passions  religieuses,  le  lien  de  la  religion  avait  plus 
de  force  que  celui  de  la  patrie;  or  Philippe  était  le  vrai  chef  de  la 
chrétienté  orthodoxe.  En  ce  sens  il  était  le  monarque  du  monde 
catholique. 

La  foi  était-elle  un  instrument  pour  Philippe  ou  un  but?  Ceux 
de  ses  contemporains  qui  ne  partageaient  pas  son  fanatisme,  lui 
ont  amèrement  reproché  son  hypocrisie  :  «  L'ambition ,  dit 
Fr.  Pitliou,  en  parlant  du  roi  d'Espagne,  est  chose  détestable  à 
Dieu  qui  veut  que  les  hommes  se  contentent  du  partage  qu'il  leur 
donne  en  la  terre  ;  mais  les  prétextes  qui  se  présument  du  pur 
service  de  Dieu  pour  autre  sujet  sont  encore  pires  et  crient  plus 
de  vengeance  devant  sa  sainte  face  (2).  »  Nous  n'oserions  pas  sou- 
scrire à  cette  accusation.  L'ambition  et  le  fanatisme  s'unissaient 
si  bien  chez  Philippe,  qu'il  est  impossible  de  les  séparer;  nous  ne 
mettons  qu'une  restriction  à  cette  espèce  d'apologie,  c'est  que  sou- 
vent l'ambition  dominait  le  fanatique.  En  usurpant  le  Portugal,  le  roi 
d'Espagne  prétendit  agir  dans  l'intérêt  de  la  foi,  mais  voici  que  le 
pape  prend  parti  pour  le  droit  contre  la  violence,  et  envoie  légats 
sur  légats  à  Philippe  pour  l'arrêter;  le  roi  très  catholique  va-t-il 
obéir  au  vicaire  du  Christ?  Il  répond  que  son  droit  est  manifeste, 
il  ne  veut  pas  que  le  saint-père  prenne  la  peine  de  s'inquiéter  de 
cette  affaire  (3).  En  France,  Philippe  II  protesta  qu'il  n'avait  en  vue 
que  l'intérêt  du  catholicisme,  que  la  religion  serait  perdue,  si  un 
prince  hérétique  occupait  le  trône;  mais  voilà  que  Henri  de  Na- 
varre se  convertit.  Cela  ne  suffit  pas,  répond  le  zélé  défenseur  de 
l'orthodoxie,  il  faut  l'absolution  du  pape.  Le  saint-siége,  en  dépit 
des  obsessions  espagnoles,  accorda  l'absolution.  Que  fait  Phi- 
lippe II?  Il  éclate  en  invectives  et  en  menaces  contre  le  saint- 
père.  Le  fanatisme  n'aveuglaii  donc  pas  le  lils  de  Charles-Quint 


(1)  Dt;  Tiioiij  Hi:iloiie.  univorselle,  livre  LXIX. 

(2)  Mcitioire-scli:  lu  Ligne,  T.  V,  p.  683. 

(3)  De  Thuv,  Histoire  universelle,  livre  LXIX.  —  D'Au'  l^nf.  Histoire,  T.  Il,  p.  IC). 


POLITIQUE  DE  PHILIPPE  II.  155 

sur  ses  intérêts  politiques;  il  avait  la  force  que  donnait  le  zèle 
pour  la  religion  dans  un  siècle  où  les  passions  religieuses  domi- 
naient; il  n'avait  pas  la  faiblesse  que  produit  le  fanatisme  quand 
il  sacrifie  tout  à  sa  folie. 

En  apparence,  l'ambition  de  Philippe  II  était  à  la  hauteur  de  sa 
puissance;  que  lui  a-t-il  donc  manqué  pour  atteindre  le  but  con- 
stant de  la  maison  d'Autriche,  la  monarchie  universelle?  Les 
apparences  ont  trompé  les  contemporains  et  elles  trompent  encore 
les  historiens  modernes.  La  vérité  est  que  Philippe  II  n'avait  ni 
la  puissance  qu'on  lui  supposait,  ni  le  génie  qu'il  faut  pour  aspirer 
h  l'empire  du  monde.  On  lui  a  fait  de  vifs  reproches  de  n'avoir 
pas  profité  de  ses  victoires  sur  Henri  II,  pour  marcher  sur  Paris. 
«  Les  Espagnols,  dit  un  témoin  de  la  défaite  de  Saint-Quentin, 
pouvaient  parachever  la  totale  extermination  des  forces  de  France, 
et  nous  ôter  toute  ressource  et  toute  espérance  de  nous  remettre 
sus...  Mais  il  semble  que  le  suprême  dominateur,  le  Dieu  des  vic- 
toires, les  arrêta  là  tout  court  (i).  »  C'était  l'opinion  générale  :  au 
dire  du  maréchal  de  Montluc,  la  France  fut  plutôt  conservée  «  par 
la  volonté  de  Dieu  que  autrement;  car  Dieu  ôta  par  miracle  l'en- 
tendement au  roi  d'Espagne,  de  ne  suivre  sa  victoire  droit  à 
Paris  (2).  «Charles-Quint  lui-même  s'impatienta, dit-on, contre  son 
fils,  dans  la  solitude  deYuste;  il  comptait  qu'il  devait  être  sous  Paris, 
pendant  que  le  vainqueur  de  Saint-Quentin  restait  dans  l'inaction  (3). 

Cependant  l'empereur  devait  savoir  pourquoi  Philippe  reculai! 
devant  une  guerre  d'invasion;  déjà,  en  lo48,  il  lui  avait  conseillé 
de  maintenir  la  paix,  à  cause  de  l'épuisement  où  se  trouvaient  ses 
États  héréditaires  par  suite  des  guerres  incessantes  dans  les- 
quelles il  avait  été  engagé  (4).  Au  moment  où  Philippe  II  aurait 
dû  faire  la  conquête  de  la  France,  un  de  ses  ministres  disait  au 
Vénitien  Soriano  que  le  roi  «  était  sans  soldats,  sans  argent  et  sans 
crédit  (5).  »  Le  roi  d'Espagne  se  plaignit  de  ses  embarras  d'ar- 
gent dans  sa  correspondance  avec  son  père,  disant  que  les 
fonds  manquaient  pour  les  dépenses  les  plus  nécessaires  :  le  maître 


(1)  LesComraenlaires  dfi  trunçois  de  RabiUin,  dans  Pelilol,  T.  XXXII,  p.  60. 

(2)  MoniluCj  Mémoires.  (Petim,  T.  XXI,  p.  408.) 

l3)  Lettre  deQuijad.^  à  Vasquez,  dans  Mifjnel,  Charles-Quint,  p.  279. 

(4)  Instructions  de  Charles-Quint  à  son  fils.  {Granvdle,  Papiers  d'Élat,  T.  H!,  p.  271.^ 

(3)  Relazionedi  Soriano,  dans  Alberi,  1,3,  p.  376. 


i 


156  PHILIPPE  II. 

du  Pérou  n'avait  pas  de  quoi  payer  ses  officiers  de  justice  (1). 
Quoique  vainqueur,  il  était  aux  abois,  au  point  qu'il  fit  à  l'ambas- 
sadeur de  Venise  cet  aveu  humiliant,  qu'il  voulait  la  paix  à  tout 
prix,  et  que,  si  Henri  II  ne  l'avait  pas  demandée,  lui  aurait  pris 
l'initiative  (2).  Il  aurait  désiré  de  continuer  la  guerre,  qu'il  ne  l'aurait 
pas  pu,  à  moins  de  soulever  les  populations  foulées  et  désespé- 
rées (3).  Philippe  II  reçut,  à  son  avènement,  des  royaumes  ruinés 
par  la  guerre,  et  son  long  règne  augmenta  leur  désolation.  Le 
prince,  dont  ses  contemporains  redoutaient  la  puissance,  fut 
réduit,  à  plusieurs  reprises,  à  faire  une  honteuse  banqueroute. 

Mais  quand  il  aurait  eu  les  inépuisables  trésors  qu'on  lui  suppo- 
sait, il  n'était  pas  homme  à  en  profiter  pour  conquérir  l'empire  du 
monde.  Un  historien  moderne  le  traite  «  de  cul-de-jatte  et  de 
bureaucrate  (4)  ;  «  il  est  certain  que  Philippe  II  avait  les  allures 
et  la  capacité  d'un  premier  commis,  bien  plus  que  celles  d'un  con- 
quérant. «  Il  n'y  a  au  monde,  dit  Granvelle,  de  secrétaire  qui  manie 
autant  de  papiers  que  le  roi  (5).  »  Toutes  les  affaires  lui  passaient 
par  les  mains,  il  voulait  tout  voir,  ou  pour  mieux  dire,  tout  lire; 
il  ne  lui  suffisait  pas  de  donner  jusqu'à  deux  mille  signatures  par 
jour;  il  faisait  ses  observations  par  écrit,  il  écrivait  des  billets 
sans  nombre  à  ses  ministres  :  Perez  h  lui  seul  en  avait  deux  caisses 
pleines  (6).  Il  gouvernait  le  monde  par  écrit,  comme  un  inquisi- 
teur au  milieu  de  ses  dossiers.  Or  on  ne  conquiert  pas  la  monar- 
chie, la  plume  h  la  main;  il  faut  payer  de  sa  personne,  comme  les 
Alexandre  et  les  César.  Au  rapport  unanime  des  ambassadeurs 
vénitiens,  Philippe  II  était  porté  au  repos  et  à  la  paix,  même  dans 
râgé  où  la  plupart  des  hommes  aiment  la  gloire  des  armes;  s'il 
avait  eu  le  génie  entreprenant  de  son  père,  disent-ils,  il  aurait  pu 
devenir  dangereux,  mais  il  cherchait  bien  plus  à  conserver  ses 
États  par  la  paix  qu'à  les  étendre  par  la  guerre  (7).  Ce  n'est  pas 


(1)  Gachard,  Retraite  elMorl  de  Charles-Ouinl,T.  n,p.  '*'29. 

(2)  Soriano,  dans  Albei'i,  1,  3,  p.  383. 

(3)  «  Le  forze  del  re  potevano  poco  piû  durare  alla  guerra,  senza  manifesta  sollevazione  de 
popoli.  »  (Marc  Anionio  de  Mula,  dans  Alheri,  I,  3,  p.  401.) 

(4)  Michelet,  Histoire  de  France,  T.  X,  p.  243. 

(5)  Granvelle,  Papiers  d'État,  T.  VUI,  p.  53. 

(6)  Conlarini  et  Gradenigu,  dans  RankCj  Fûrsten  und  Vœlker,  T.  1,  p.  147,  s. 

(7)  Soriuno,  Relazione,  1559  (Alberi,  1, 3, 379).  —  Giovanni  Micheli  (ib.,  1,2, 337).  —  Gachard, 
Relations  des  ambassadeurs  léniliens,  p.  124. 


POLITIQUE  DE  PHILIPPE  II.  137 

que  le  roi  d'Espagne  fût  dépourvu  d'ambition  ;  ses  entreprises  en 
Portugal,  en  France  et  en  Angleterre  prouvent  qu'il  restait  fidèle 
h  la  devise  de  sa  famille  :  Plus  outre;  mais  le  génie  des  conquêtes 
lui  faisait  défaut.  Sa  puissance,  quoique  n'étant  pas  aussi  grande 
qu'on  l'a  cru,  serait  devenue  formidable  h  l'Europe,  s'il  avait  su 
l'utiliser.  Il  ne  sut  même  pas,  comme  le  remarque  un  contempo- 
rain, tirer  parti  de  la  fortune.  Quand  il  trouva  des  adversaires  tels 
que  Henri  IV  et  Elisabeth,  son  bonheur  eut  une  fin  (1),  et  en  défi- 
nitive, il  échoua  dans  toutes  ses  entreprises. 

Pour  expliquer  l'échec  de  Philippe  II,  on  dit  qu'il  embrassa  trop 
de  choses  à  la  fois,  que  son  ambition  manqua  le  but,  parce  qu'il 
voulait  l'impossible.  Cela  est  vrai  ;  il  gaspilla  ses  forces  en  France, 
dans  les  Pays-Bas  et  en  Angleterre,  tandis  qu'il  aurait  dû  les  con- 
centrer. Il  en  résulta  qu'au  lieu  de  conquérir  les  couronnes  de 
France  et  d'Angleterre,  il  perdit  une  moitié  des  Pays-Bas.  Mais  en 
reprochant  au  roi  d'Espagne  d'avoir  éparpillé  ses  efforts  dans 
toute  la  chrétienté,  on  ne  réfléchit  pas  que  telle  était  la  nécessité 
de  sa  position.  Défenseur  de  la  foi  catholique,  il  était  obligé  d'in- 
tervenir partout  où  il  y  avait  lutte  entre  le  catholicisme  et  la 
réforme;  son  ambition  était  universelle,  parce  qu'il  était  l'organe 
d'une  Église  qui  voulait  conquérir  la  domination  universelle.  Ainsi 
le  catholicisme,  qui  faisait  la  force  de  Philippe  II,  devint  aussi  la 
cause  de  sa  faiblesse.  Sa  grandeur  était  attachée  à  la  réaction 
catholique;  si  elle  avait  été  victorieuse,  le  roi  d'Espagne  serait 
devenu  le  roi  de  la  chrétienté;  l'idéal  du  moyen  âge  eût  été  réa- 
lisé :  un  Dieu,  un  pape,  un  roi.  Mais  la  réaction  catholique  ne 
pouvait  pas  l'emporter  sur  le  protestantisme;  dès  lors,  Philippe  II 
devait  échouer.  Il  y  a  plus  :  l'obstination  fanatique  qu'il  mit  à 
défendre  la  religion  du  passé,  entraîna  la  décadence  de  l'Espagne. 
La  liberté  intellectuelle,  la  liberté  civile  et  politique  sont  une  con- 
dition de  vie;  celui  qui  veut  arrêter  le  mouvement  progressif  de 
la  société,  ou  la  ramener  avec  violence  vers  le  passé,  la  tue,  autant 
qu'il  est  permis  h  l'homme  de  détruire  l'œuvre  de  Dieu.  En  fer- 


(l)  De  l'État  de  la  France,  par  Michel  Ilure.au,  pelil-fils  de  l'Hospital  {Mémoires  de  la  Ligue, 
T.  m,  p.  37)  :  «  Partent  il  a  eu  de  Theur,  parce  qu'en  nul  lieu  il  n'a  trouvé  quelqu'un  qui  lui  pût 
faire  venir  du  malheur;  et  encore  avec  cela  il  u'a  pas  fait  graud'chose.  A  celle  heure  (1588),  qu'il  a 
des  ennemis  dignes  de  ses  forces,  nous  verrons  ce  qu'il  fera  en  Angleterre  avec  tout  ce  grand  appa- 
reil, nous  verrons  s'il  gardera  encore  celte  grande  renommée  de  bonne  fortune.  » 


158  PHIMPPE  n. 

mant  l'Espagne  aux  idées  nouvelles  qui  régénéraient  l'Europe, 
Philippe  II  lui  enleva  l'air  vital,  il  répandit  les  semences  de  cette 
torpeur  séculaire  que  la  nation  espagnole  a  tant  de  peine  à  secouer. 
Toutefois  la  décadence  ne  se  manifesta  qu'à  la  longue.  Philippe  II 
fut  réellement,  jusqu'à  sa  mort,  le  chef  des  catholiques  dans  toute 
l'Europe;  en  ce  sens,  on  peut  dire  qu'il  a  été  monarque  universel. 
Mais  par  cela  même  que  les  cœurs  de  tous  les  catholiques  bat- 
taient pour  le  roi  d'Espagne,  les  États  qui  tenaient  à  la  liberté  reli- 
gieuse, ou  du  moins  à  leur  indépendance,  devaient  réagir  contre 
une  domination  qui  les  menaçait  :  de  là  la  rivalité  constante  de  la 
France  et  de  l'Angleterre. 


S:^  2.   Rivalité  de  la  France  et  de  l'Espagne. 

N"  1.  Disputes  sur  le  rang. 

En  15o2,  le  roi  Ferdinand  d'Autriche,  outré  de  ce  que  les  pro- 
testants avaient  obligé  l'empereur  à  signer  la  convention  de  Pas- 
sau,  écrivit  à  son  frère  qu'il  devait  se  venger  sur  le  roi  de  France, 
et  le  châtier  comme  l'auteur  du  mal.  Charles-Quint  lui  répondit 
que  sans  doute  la  France  était  la  cause  de  tous  les  troubles  d'Alle- 
magne, mais  que  Ferdinand  se  trompait  grandement  s'il  croyait 
que  c'était  chose  facile  de  châtier  Henri  II;  que  pour  lui  il  ne  se 
faisait  aucune  illusion,  et  considérait  la  chose  comme  impos- 
sible (1).  L'envoyé  vénitien,  Michèle  Soriano,  établit  quelques 
années  plus  tard  le  bilan  des  deux  puissances,  et  il  trouva  qu'elles 
s'équilibraient  parfaitement.  «  Le  roi  d'Espagne,  dit-il,  a  beaucoup 
de  royaumes,  mais  ils  sont  séparés  et  désunis.  Le  roi  de  France 
n'a  qu'un  seul  royaume,  mais  tout  uni  et  obéissant.  Les  sujets  du 
roi  d'Espagne  sont  plus  riches,  ceux  du  roi  de  France  sont  plus 
prompts  à  servir  leur  roi.  Pour  les  armées  de  terre,  il  n'y  a  guère 
de  différence;  l'Espagne  a  une  marine  plus  considérable,  mais  la 
France  compense  ce  désavantage  par  l'alliance  turque  (2).  » 

L'Espagne  avait  pour  elle  l'apparence  d'une  domination  univer- 


(1)  Lanz,  Gorrespondenz  des  Kaisers  Karl  V,  T.  Ul,  v.  32'f,  ; 

(2)  •Soriano,  Reluzione.  {Alheri,  I,  3,  375.. 


RIVALITÉ  DE  LA  FRAN'CE.  131) 

selle;  l'orgueil  de  la  race  espagnole  s'en  exalta  jusqu'à  mépriser 
toutes  les  nations  étrangères  ;  la  gloire  de  ses  hauts  faits  remplissait 
les  deux  mondes;  sa  langue,  ses  usages,  ses  mœurs  envahissaient 
la  chrétienté,  il  n'y  avait  pas  de  limite  à  ses  ambitieuses  préten- 
tions (1).  Les  Français  avaient  aussi  leur  vanité  nationale;  ils  se 
croyaient  la  première  nation  du  monde  (2),  traitaient  les  Espagnols 
de  parvenus,  et  opposaient  à  leur  orthodoxie  récente  les  services 
rendus  pendant  des  siècles  par  les  rois  très  chrétiens  à  la  religion 
et  à  l'Église.  Écoulons  l'ambassadeur  de  France  à  Constantinople; 
il  écrit  à  l'ambassadeur  de  France  à  Venise  :  «  Il  n'y  a  aujourd'hui 
homme  vivant,  tant  soit-il  de  peu  d'esprit,  qui  ne  confesse  que  les 
ambassadeurs  du  roi  de  France  ont  été  en  tous  endroits  préférés 
à  ceux  des  autres  princes.  »  Il  attribue  cette  prééminence,  «  tant 
à  la  grandeur  et  ancienneté  de  cette  noble  couronne,  que  pour 
avoir  été  notre  sainte  foi  par  elle  plantée  en  plus  grande  partie  de 
l'Asie  et  de  l'Afrique  et  en  toute  l'Europe.  »  Le  diplomate  français 
traite  les  Espagnols  de  juifs  et  de  Maures,  que  les  armées  des  rois 
de  Fraîice  ont  contraint  de  se  baptiser,  «  dont  au  lieu  de  se  rendre 
humbles  et  reconnaissants,  ils  se  montrent  merveilleusement  in- 
grats (3).  » 

Les  ambassadeurs  commençaient  à  jouer  un  rôle  au  xvi''  siècle. 
Leurs  disputes  de  préséance  nous  paraissent  aujourd'hui  mes- 
quines et  presque  ridicules;  pour  les  apprécier,  il  faut  négliger  la 
forme  et  pénétrer  au  fond  des  choses.  Les  nations  naissaient  à 
peine,  et  leurs  premières  rencontres  furent  hostiles;  il  fallait  dans 
cette  lutte  ardente  maintenir  sa  place,  sa  dignité  :  c'était  une  ques- 
tion de  point  d'honneur  national,  aussi  vif  et  aussi  important  que 
le  point  d'honneur  individuel.  En  effet,  la  préséance  des  ambassa- 
deurs marquait  la  considération  dont  jouissaient  les  princes  dans 
la  république  chrétienne.  L'Espagne  et  la  France  prétendaient 
l'une  et  l'autre  au  premier  ra^ig,  après  l'empereur  qui,  comme  chef 
temporel  de  la  chrétienté,  avait  une  prééminence  honoritique  sur 
les  rois.  Partout  où  leurs  ambassadeurs  se  rencontrèrent,  la  riva- 


J;  Lnnijnei,  Epist.  ad  Sydnœum,  p.  3'Si  -.  •  Qui  dicunt  regem  Hispaaiœ  non  esse  ambitiosum, 
Aliquid  dicunl,  verum  ?eDs  ipsa  est  atnbiMosissima  et  aliarum  gentium  contemplrix.  » 

'it  Lip')ina,H'),  RelazioQe,  1577,  dans  Tumaseo,  Relations  des  ambassadeurs  vénitiens,  T.  Il, 
p.  568. 

<3>  Oiarrière,  Négociations  de  la  France  avec  le  Levant, T.  Il,  p.  *77,  noie. 


i40  PHILIPPE  II. 

lité  des  deux  nations  éclata  (1).  En  1SS8,  l'envoyé  de  Philippe  II  à 
Venise  réclama  la  préséance  sur  l'envoyé  de  France;  il  ne  dédai- 
gna pas  de  recourir  à  la  ruse  pour  l'emporter  sur  des  rivaux  qui 
étaient  en  possession.  Vargas  se  présenta  en  qualité  d'ambassa- 
deur de  Charles-Quint,  empereur.  On  lui  répondit  que  Charles-Quint 
avait  abdiqué.  Alors  le  fier  Espagnol  soutint  que  Philippe  II  devait 
avoir  la  préséance,  ou  au  moins  l'égalité  avec  le  roi  de  France. 
L'ambassadeur  français  résista  à  ces  exigences  inouïes;  il  prouva 
que  son  maître  était  en  possession  immémoriale,  il  invoqua  la 
grandeur  et  la  dignité  du  roi  très  ciirélien;  enfin  il  menaça  de 
quitter  Venise,  si  l'on  ne  faisait  droit  à  ses  justes  prétentions.  Le 
sénat  donna  gain  de  cause  au  roi  très  chrétien  (2). 

La  vanité  des  Français  n'était  qu'à  moitié  satisfaite;  ils  souf- 
fraient de  devoir  se  soumettre  à  la  décision  d'une  république  de 
marchands  :  «  Ce  n'est  pas  à  eux,  dit  de  la  Vigne,  ambassadeur  à 
Constanlinople,  à  donner  ou  à  ôter  les  honneurs  à  si  hauts  princes, 
étant  plus  leur  gibier  de  juger  d'une  aune  de  drap  ou  de  l'estime 
de  quelque  navire  que  de  semblables  matières  (3).  »  La  dispute  se 
renouvela  au  concile  de  Trente.  Lansac,  ambassadeur  de  France, 
avait  pour  instruction  de  maintenir  h  tout  prix  l'honneur  du  roi 
très  chrétien  :  a  Et  d'autant  que  les  ambassadeurs  du  roi  catho- 
lique ont  mis  en  dispute  en  beaucoup  de  lieux  le  rang  des  ambas- 
sadeurs du  roi,  nos  ambassadeurs  se  garderont  bien  de  recevoir 
au  concile,  ni  en  autres  lieux  et  actes  où  il  sera  question  d'avoir 
un  siège  d'honneur,  autre  rang  que  celui  qui  sera  le  premier  après 
l'ambassadeur  de  l'empereur.  Et  si  d'aventure  on  veut  le  mettre  en 
dispute,  ils  déclareront  absolument  qu'ils  ne  l'endureront  jamais, 
et  que  le  roi  et  son  royaume  n'approuveront  en  rien  le  concile,  et 
ordonneront  aux  évêques  de  France  de  partir  incontinent  (4).  » 
L'ambassadeur  d'Espagne  ne  manqua  pas  de  réclamer  la  préséance 


(Il  Lettre  de  François  II  à  son  ambassadeur  près  l'cmperoiir,  15G0  {IWgociaHons  rclatiwt  au 
règne  de  François  II,  p.  504)  :  •  11  semble  que  les  Espagnols  aient  délibérH  de  (lobatlre  la  pré- 
séance depuis  un  des  bouts  de  la  chrélicnlé  jusqu'à  l'autre.  »  Il  y  eut  des  disputes  sur  la  piéséance  a 
Rome  à  Venis'',  au  concile  de  Trente  cl  en  Suisse.  (fYassrm,  Histoire  de  la  diplomatie  française. 
T.  Il,  p.  66-69  ) 

(2)  Rihicr,  Lettres  et  Mémoires  d'Étal,  T.  II,  p.  730-742. 

(3)  Lettre  de  de  La  Vigne  à  l'évêque  d'Acqs,  ambassadeur  à  Venise.  (Charrière,  Négorialions. 
T.  II,  p.477,  uote.) 

(4)  le  Plat,  Monumenla  Concilii  Tridcnlini,  T.  V,  p.  155. 


RIVALITÉ  DE  LA  FRANCE.  141 

sur  tous  les  rois  (1),  à  raison  de  la  grandeur  de  ses  États  et  de  la 
vaste  étendue  de  sa  puissance  (2).  »  Le  pape  favorisait  sous  main 
Philippe  II,  parce  qu'il  était  le  défenseur  du  catholicisme,  tandis 
qu'en  France  l'hérésie  gagnait  tous  les  jours  du  terrain  (3);  d'ail- 
leurs le  roi  d'Espagne  était  pour  le  moment  le  plus  fort,  et  à  Rome 
plus  que  partout  ailleurs  on  adore  la  force.  Mais  n'osant  heurter 
de  front  le  roi  très  chrétien,  les  légats  essayèrent  de  donner  la 
préséance  à  l'ambassadeur  d'Espagne  par  une  surprise.  Ils  avaient 
compté  sans  l'irritabilité  française.  Les  ambassadeurs  préparèrent 
une  violente  protestation  contre  Pie  IV;  ils  l'accusèrent  de  semer 
la  discorde  entre  les  princes  pour  relever  sa  propre  autorité  sur 
les  conciles:  rappelant  les  services  que  les  rois  de  France  avaient 
rendus  au  saint-siége,  ils  reprochèrent  une  cruelle  ingratitude  au 
pape,  qui,  foulant-aux  pieds  la  justice  et  l'équité,  profilait  de  la 
minorité  de  Charles  IX  pour  le  dépouiller  sournoisement  de  son 
rang  :  ils  déclarèrent  que  les  évêques  français  quitteraient  le  con- 
cile, et  que  la  France  ne  recevrait  pas  ses  décrets  (4).  C'était  une 
menace  de  schisme;  le  pape  le  croyait  accompli,  et  l'exemple  du 
roi  très  chrétien  serait  devenu  contagieux.  Le  saint-père  conjura 
l'orage  en  cédant  à  la  furie  française  ;  mais  en  cédant  à  la  France, 
il  mécontenta  l'Espagne.  L'ambassadeur  de  Philippe  II  soutint  que 
la  première  place  était  due  au  roi  catholique,  à  cause  de  l'immen- 
sité de  ses  États,  et  surtout  h  cause  du  zèle  qu'il  avait  pour  la 
propagation  de  la  religion  et  pour  la  défense  de  l'Église;  il  pro- 
testa contre  tout  jugement  qui  reconnaîtrait  la  prééminence  ou 
môme  l'égalité  au  roi  très  chrétien;  il  rendit  le  pape  responsable 
de  tous  les  malheurs  qui  pourraient  résulter  de  sa  sentence,  et 
pour  le  saint-siége  et  pour  la  chrétienté  (5). 

Voilii  le  langage  que  le  roi  très  chrétien  et  le  roi  catholique 
osaient  tenir  au  vicaire  du  Christ  au  sein  d'un  concile  général, 
quand  le  pape  blessait  l'orgueil  de  l'un  ou  de  l'autre.  Rien  ne 
prouve  mieux  l'importance  des  nationalités.  Le  concile  de  Trente 
était  convoqué  pour  rendre  la  paix  et  l'unité  à  la  chrétienté  déchi- 


(1)  Raynaldi,  Annales,  ad  a.  15G3,  a°  91  :  «  Omnibus  ut  cegibus  loco  et  honore  prœferanlur.  > 

(2)  De  Thou,  Histoire  universelle,  livre  XXXI. 

(3)  Raynaldi,  Annales,  ad  a.  4533,  n"  105. 

(4)  Le  Plat,  Monumenla  Concilii  Tridentini,  T.  VI,  p.  116-120. 

(5)  De  Tliouj  Uistoire  universelle,  livre  XXXVI. 


14tJ  PHILIPPE  11. 

rée  par  la  réforme;  il  n'y  avait  pas,  aux  yeux  des  croyants,  une 
plus  haute  autorité  sur  la  terre,  puisque  ses  décrets  étaient  censés 
l'œuvre  du  Saint-Esprit.  Cependant  le  roi  très  chrétien  foulait  aux 
pieds,  et  le  respect  dû  au  concile,  et  le  pouvoir  du  sainl-père,  dès 
que  son  honneur  était  en  cause;  il  plaçait  son  rang  de  premier 
prince  de  la  chrétienté,  au  dessus  des  intérêts  de  la  religion  et  de 
l'Église  :  périsse  la  foi,  pourvu  que  le  roi  de  France  ait  la  préséance 
sur  le  roi  d'Espagne!  Les  paroles  de  Philippe  II,  quoique  moins 
vives  dans  la  forme,  étaient  tout  aussi  irrespectueuses  au  fond  : 
lui  aussi  préférait  jeter  la  chrétienté  dans  la  discorde  et  le  trouble 
que  de  renoncer  à  la  préséance.  Il  est  clair  comme  le  jour  que  ce 
ne  sont  pas  \h  des  sentiments  chrétiens;  ils  n'en  sont  pas  moins 
légitimes.  Il  y  a  un  principe  qui  domine  même  la  foi,  c'est  celui  de 
la  personnalité,  ce  qu'on  appelle  honneur  et  dignité,  car  c'est  l'élé- 
ment vital  des  hommes  et  des  peuples.  L'orgueil  national,  tel 
qu'il  se  manifesta  au  xvr  siècle,  est  l'exagération  de  ce  sentiment, 
mais  il  est  respectable  jusque  dans  ses  excès.  Ce  qu'il  avait  d'outré 
devait  s'user  dans  la  lutte;  après  avoir  prétendu  tour  à  tour  à  la 
prééminence,  les  nations  finiront  par  reconnaître  qu'aucune  d'elles 
n'a  de  supériorité  sur  les  autres,  que  l'égalité  est  la  loi  de  leurs 
relations,  et  qu'elles  doivent  mettre  leur  gloire  h  remplir  la  mis- 
sion que  Dieu  leur  a  donnée  dans  la  vie  générale  de  l'humanité. 


N"  2.  Les  fruiitières  naturelles. 

La  rivalité  des  ambassadeurs  est  l'image  de  la  lutte  des  deux 
nations.  On  pourrait  croire  que  la  France,  déchirée  par  les  guerres 
religieuses,  et  gouvernée  par  des  enfants,  ne  pouvait  songer  à 
rivaliser  avec  son  puissant  voisin.  Cependant,  la  rivalité  fut  sans 
relâche,  en  dépit  de  la  faiblesse  des  rois,  en  dépit  du  fanatisme 
catholique  qui  aurait  volontiers  assujetti  la  France  à  l'Espagne 
pour  assurer  le  triomphe  de  la  vieille  orthodoxie.  Le  sentiment 
national  l'emporta  sur  les  passions  religieuses;  il  donna  de  la 
force  aux  princes  les  plus  faibles  qui  aient  régné  sur  un  grand 
peuple.  Qu'importe  que  la  race  royale  soit  en  décadence  et  qu'elle 
s'éteigne!  Elle  va  faire  place  à  un  sang  plus  généreux,  à  une 
famille  plus  entreprenante,  qui  achèvera  l'œuvre  séculaire  de 


RIVALITÉ  DE  LA  FRANCE.  145 

l'ambition  française,  en  plaçant  dans  la  main  des  rois  de  France 
cette  monarchie  dont  la  maison  d'Autriche  avait  si  longtemps  tenu 
le  sceptre. 

Le  début  du  règne  de  Philippe  II  fut  signalé  par  des  victoires 
sur  la  France.  Au  lieu  de  rester  fidèle  à  la  trêve  deVaucelles,  qui 
lui  garantissait  la  possession  provisoire  de  ses  conquêtes  dans  le 
Piémont,  Henri  II  se  laissa  entraîner  par  Paul  IV  h  une  nouvelle 
aventure  en  Italie  :  il  rêvait  la  possession  de  3Iilan  et  de  Naples. 
L'expédition  échoua.  Dans  la  Flandre,  la  guerre  fut  plus  malheu- 
reuse encore;  la  défaite  de  Saint-Quentin  obligea  le  roi  à  signer 
la  paix  de  Cateau-Cambresis  qui  enleva  à  la  France  toutes  ses 
conquêtes  italiennes.  Telle  fut  l'issue  de  la  fausse  politique  qui, 
pendant  plus  d'un  demi-siècle,  avait  poursuivi  un  but  impossible, 
l'agrandissement  de  la  France  en  Italie.  Renoncer  h  cette  ambi- 
tion, et  y  renoncer  forcément,  c'était  déchoir  et  laisser  i\  l'Espagne 
la  prépondérance  que  les  deux  nations  s'étaient  disputée  avec  tant 
d'acharnement.  Aussi  la  paix  fut-elle  amèrement  blâmée  par  tous, 
ceux  qui  avaient  du  sang  français  dans  les  veines.  Le  savant  Pas- 
quier  maudit  l'épée  fatale  que  Paul  IV  envoya  à  Henri  II,  comme 
au  défenseur  du  sainl-siége;  il  maudit  la  paix  qui  d'un  trait  de 
plume  dépouilla  la  France  des  conquêtes  qu'elle  avait  faites  depuis 
trente  ans  ;  il  dit  qu'il  a  vainement  cherché  dans  l'histoire  un  traité 
aussi  honteux,  qu'il  faut  descendre  jusqu'au  Bas-Empire  pour  ren- 
contrer une  paix  que  l'on  puisse  comparer  à  celle  de  Cateau-Cam- 
bresis (1).  Tavannes  la  flétrit  comme  soldat  et  comme  politique  : 
«  Les  associés  y  furent  trahis,  les  capitaines  abandonnés  b.  leurs 
ennemis,  le  sang,  la  vie  de  tant  de  Français  négligés,  cent  cin- 
quante forteresses  rendues,  pour  tirer  de  prison  un  vieillard  con- 
nétable et  se  décharger  de  deux  filles  de  France,  qui  fut  une  pauvre 
couverture  de  lâcheté.  »  Tavannes  ajoute  que  si  la  paix  n'alluma 
pas  les  guerres  de  religion,  elle  leur  fournit  l'aliment,  en  licenciant 
tant  de  capitajnes  et  de  troupiers  qui,  pour  s'employer,  allèrent 
s'enrôler  parmi  les  huguenots  (2). 

Cette  paix  tant  maudite  rendit  néanmoins  à  la  France  la  ville  de 
Calais,  dernier  débris  de  la  domination  anglaise  sur  le  continent. 


(1)  Paxquicr,  Lettres,  IV,  2;  XV,  19. 

i2i  Mémoires  de  Tavannes,  dans  Pelitol,  T.  XXIV,  p.  2U. 


144  PHILIPPE  II. 

C'était  comme  une  indication  de  la  vraie  politique  de  la  France  : 
la  lutte  contre  l'Espagne  était  dans  la  force  des  choses,  mais  il 
fallait  la  combattre  sur  les  frontières,  pour  les  étendre,  au  lieu  de 
guerroyer  en  pure  perte  en  Italie.  Les  guerres  de  religion  qui 
désolèrent  la  France  pendant  la  seconde  moitié  du  xv!*"  siècle, 
eurent  du  moins  un  avantage,  celui  de  mettre  fin  à  la  folle  poli- 
tique de  ses  rois,  et  de  préparer  sa  future  grandeur,  en  donnant 
un  but  plus  immédiat  et  plus  réalisable  à  son  ambition.  Cette  gloire 
appartient  aux  huguenots.  Les  luttes  religieuses  ne  suspendirent 
qu'en  apparence  la  rivalité  de  la  France  et  de  l'Espagne;  elle  con- 
tinua sous  le  couvert  de  la  religion.  Dès  l'origine  des  guerres 
civiles,  les  catholiques  firent  appel  au  roi  catholique  par  excel- 
lence; le  fanatisme  imposait  silence  à  la  voix  de  la  patrie.  Pour 
détruire  la  réforme,  les  Français  catholiques,  les  zélés  du  moins, 
étaient  prêts  à  mettre  la  couronne  de  France  aux  pieds  de  Phi- 
lippe IL  Cette  honteuse  désertion  réveilla  le  sentiment  national 
dans  le  parti  contraire.  Les  huguenots  prirent  en  main  la  cause 
des  intérêts  et  de  la  grandeur  de  la  France,  que  les  catholiques 
sacrifiaient  à  la  domination  du  catholicisme.  C'est  des  rangs  de  la 
réforme  qu'est  sorti  le  cri  du  patriotisme,  essayant  de  rallier  tous 
les  Français  contre  l'Espagnol  :  «  Peuple,  s'écrie  du  Plessis-Mor- 
nay,  on  veut  vendre  à  l'Espagnol  notre  pays  et  chasser  la  France 
hors  de  la  France  pour  y  faire  des  logis  de  l'Espagne...  Que  ce 
qu'il  y  a  de  reste  de  la  France  en  France  se  rallie  et  se  rejoigne 
contre  cette  conjuration  maudite.  Qu'on  n'ait  plus  entre  nous  les 
noms  de  papiste  et  d'huguenot;  que  partout  il  ne  soit  plus  parlé 
enire  nous,  sinon  d'Espagnols  et  de  Français,  m 

L'intérêt  des  huguenots  se  confondait  avec  celui  de  la  France, 
car  l'ennemi  du  nom  français  était  également  l'ennemi  mortel  du 
protestantisme.  C'est  sous  l'influence  de  ces  sentiments  que  se 
développa  la  politique  des  réformés.  Leur  illustre  chef,  l'amiral 
Coligni,  voulait  que  la  France  attaquât  l'Espagne  dans  les  Pays-Bas, 
et  qu'elle  étendît  de  ce  côté  ses  frontières  jusqu'à  l'Escaut.  Ces 
vues  du  parti  huguenot  sont  exposées  dans  un  mémoire  rédigé 
par  du  Plessis  Mornay  et  adressé  au  roi.  C'était  une  conviction 
générale  que,  pour  tarir  la  source  des  guerres  civiles,  il  fallait 
employer  dans  une  guerre  étrangère  les  forces  exubérantes  d'une 
nation  militaire,  qui,  faute  d'un  ennemi  du  dehors,  déchirait  ses 


RIVALITÉ  DE  LA  FRANCE.  145 

propres  entrailles.  Mais  il  ne  suffisait  pas  aux  sévères  disciples  de 
Calvin  que  la  guerre  contre  l'Espagne  fût  utile;  ils  se  demandaient 
avant  tout  si  elle  était  juste.  Du  Plessis  prouve,  et  la  chose  n'était 
pas  difficile,  que  Philippe  II  n'avait  pas  cessé  un  instant,  depuis  la 
paix  de  Cateau-Cambresis,  d'être  l'ennemi  de  la  France;  qu'il  lui 
avait  fait  la  plus  dangereuse  des  guerres,  en  nourrissant  les  fureurs 
civiles  par  le  secours  qu'il  donnait  aux  catholiques.  Le  roi  d'Es- 
pagne prétendait  qu'il  était  intervenu  h  titre  d'ami.  «  Singulière 
amitié!  »  dit  Mornay.  «  Est-ce  que  celui-là  serait  estimé  bon  ami 
de  quelqu'un  qui,  le  voyant  transporté  de  passion  jusques  h  se 
vouloir  tuer  soi-même,  lui  baille  la  dague  en  main  pour  se  défaire? 
Ou  n'est-ce  pas  plutôt  celui  qui  la  lui  refuse,  tant  que  la  colère  ait 
cédé  à  la  raison?  Ce  sont  vieilles  finesses  de  nourrir  la  guerre  en 
un  État  voisin,  tant  que  le  parti  vaincu  nous  appelle  à  son  secours, 
ou  que  tous  les  deux  abattus  soient  contraints  de  nous  recevoir.  » 
Reste  à  savoir  s'il  convient  d'attaquer  l'Espagne  en  Italie  ou  dans 
les  Pays-Bas.  Ici  se  montre  la  politique  nouvelle  inaugurée  par  les 
huguenots  :  «  Pour  l'Italie,  il  faut  passer  les  Alpes,  et  chacun  sait 
que,  quoique  le  pays  ait  été  engraissé  de  notre  sang,  jamais  les  lys 
n'y  ont  pu  bien  fleurir.  Il  faut,  sire,  entreprendre  sur  les  Pays-Bas, 
où  le  peuple  vous  appelle,  où  l'occasion  vous  invite,  où  la  divi- 
sion vous  ouvre  les  portes  des  villes...  Justement  irez-vous  sur 
les  justes  prétentions  que  vous  avez  sur  Flandre,  Artois  et  Hai- 
naut,  auxquelles  la  seule  adversité  a  fait  renoncer  vos  prédéces- 
seurs, et  en  viendrez  facilement  à  bout,  ayant  l'ennemi  loin  et  dis- 
trait, et  vos  forces  et  celles  de  vos  alliés  tout  h  l'entour.  »  Du  Plessis 
allègue  encore  un  dernier  motif,  qui  est  comme  un  pressentiment 
de  la  lutte  terrible  qui  remplit  la  première  moitié  du  xvii«  siècle  : 
«  La  guerre  n'est  point  juste  seulement,  mais  nécessaire,  si  l'on 
ne  veut  à  l'avenir  en  avoir  une  très  périlleuse  (1).  » 

La  politique  des  huguenots  est  restée  celle  de  la  France.  Con- 
tinuée par  Henri  IV  et  Richelieu,  elle  lui  donna  cette  prépondé- 
rance ou  cette  domination  qui  est  la  seule  forme  possible  de  la 
monarchie  universelle  dans  l'Europe  moderne.  C'est  la  politique 
de  la  conquête;  nous  n'entendons  pas  la  justifier.  Toutefois  il  est 


(Ij  Du  Plessis  Mornay,  Mémoires  et  correspondance,  T.  U,  p.  20,  ss.  Discours  au  roi 
Charles  IX  pour  entreprendre  la  guerre  contre  l'Espagnol  es  Pays-Bas. 


146  PHILIPPE  II. 

vrai  de  dire  que  l'ambition  d'agrandir  un  royaume,  jusqu'à  ce  qu'il 
ait  atteint  ses  limites  naturelles,  a  un  côté  légitime  et  même  pro- 
videntiel, pourvu  qu'elle  ne  serve  pas  de  prétexte  à  la  passion  de 
la  guerre.  C'est  aux  huguenots  que  revient  la  gloire  d'avoir  ramené 
la  politique  française  dans  les  voies  indiquées  par  la  grandeur  de 
la  nation.  L'on  pourrait  dire  que  nous  faisons  honneur  à  la  poli- 
tique de  ce  qui  était  tout  simplement  une  nécessité  de  position, 
et  que  si  les  huguenots  conseillèrent  d'attaquer  l'Espagne,  c'est 
que  Philippe  II  était  leur  ennemi  mortel.  Mais  ce  qui  prouve  que 
chez  les  chefs  du  parti  l'intérêt  de  la  nation  dominait  les  passions 
religieuses,  c'est  qu'ils  n'étaient  guère  plus  sympathiques  à  l'An- 
gleterre qu'îi  l'Espagne.  Dans  la  dernière  lettre  que  Coligni  écri- 
vit h  Charles  IX,  il  dit  «  que  les  plus  grands  ennemis  que  le  roi 
ait,  sont  et  seront  toujours  le  roi  d'Espagne  et  la  reine  d'Angle- 
terre, quelque  démonstration  qu'ils  fassent  du  contraire;  il  con- 
seilla au  roi  de  ne  cesser  jamais  qu'il  ne  les  eût  ruinés  tous 
deux  (1).  » 

Une  autre  gloire  était  réservée  à  Coligni;  il  inspira  sa  politique 
au  prince  qui  devait  être  son  bourreau.  L'insurrection  des  Pays- 
Bas  contre  Philippe  II  donnait  aux  rois  de  France  une  occasion 
favorable  de  nuire  à  leur  trop  puissant  voisin.  Il  est  vrai  qu'eux- 
mêmes  faisaient  la  guerre  aux  huguenots,  et  que  Philippe  II  était  leur 
allié  dans  cette  lutte,  mais  ces  contradictions  n'ont  jamais  arrêté 
la  royauté  française;  depuis  François  V"  jusqu'à  Richelieu,  elle 
fut  l'alliée  des  protestants  à  l'étranger,  tout  en  les  poursuivant  à 
l'intérieur  par  le  fer  et  par  le  feu.  C'était  une  politique  vraiment 
machiavélique.  La  cour  de  France  fournissait  des  subsides  consi- 
dérables aux  insurgés,' elle  relevait  le  courage  de  Guillaume  le 
Taciturne,  quand  il  était  près  de  défaillir,  et  à  Madrid  elle  excitait 
le  roi  contre  le  prince  d'Orange,  «  l'adjurantpour  l'honneurde  Dieu 
et  de  son  Église  de  n'entendre  jamais  à  la  paix  avec  lui  (2).  »  Les 
Allemands  n'avaient  pas  tort  de  dire  :  «  Du  côté  de  la  France,  il 
n'y  a  que  mensonges  et  tromperies  (3).  »  Coligni  voulut  remplacer 


(1)  Lettre  de  Catherine  de  Médeiis  à  Fénelon,  ambassadeur  de  France  à  Londres.  (Correspondance 
(le  La  Motlie  Fénelon,  T.  VU,  p.  343.) 

(2)  Groen  van  Prinsterer,  Archives  de  la  maison  d'Orange,  T.  IV,  p.  xxii,  xli,  et  supplémont, 
p.  18. 

(3)  Lettre  de  W.  Zuleger  au  comte  Lonis  de  Nassau.  {Ib-,  T.  IV,  p.  31.) 


RIVALITÉ  DE  LA  FRANCE.  147 

cette  politique  de  fraude  par  une  alliance  loyale  avec  les  insurgés 
des  Pays-Pas  et  avec  l'Angleterre  contre  l'Espagne.  Il  gagna  une 
singulière  influence  sur  l'esprit  de  Charles  IX  :  le  roi  appelait  le 
chef  des  huguenots  son  père,  et  n'écoutait  que  lui.  On  a  expliqué 
ces  relations  amicales,  en  les  mettant  sur  le  compte  de  l'hypocrisie 
consommée  du  jeune  roi.  C'est  calomnier  un  prinae,  sur  lequel 
pèse  une  responsabilité  assez  terrible  pour  qu'on  n'ait  pas  besoin 
de  lui  forger  des  crimes.  Que  Charles  IX  ait  prêté  l'oreille  aux 
conseils  de  Coligni,  quoi  de  plus  naturel?  L'amiral  lui  donnait  un 
moyen  certain  de  briser  la  puissance  de  l'Espagne,  et  d'élever  sur 
ses  ruines  la  grandeur  de  la  France  :  il  fallait  faire  ouvertement  et 
avec  toutes  ses  forces,  ce  que  l'on  faisait  en  secret  et  avec  des 
moyens  insutïîsanls.  Charles  IX  abonda  dans  ces  grands  desseins, 
il  se  mit  en  rapport  avec  les  protestants  d'Allemagne  et  avec  la 
reine  Elisabeth.  Il  ne  s'agissait  plus  d'intrigues  et  de  sourdes  me- 
nées, mais  d'une  ligue  formelle,  dirigée  contre  la  maison  d'Au- 
triche. On  noua  même  des  relations  avec  la  Turquie  :  le  sultan 
s'engagea  à  appuyer  la  France  avec  sa  flotte  (i).  Les  insurgés  des 
Pays-Bas  reçurent  l'assurance  que  le  roi  était  décidé  «  à  employer 
les  forces  que  Dieu  avait  mises  en  sa  main,  pour  les  tirer  de  l'op- 
pression sous  laquelle  ils  gémissaient  (2).  «Charles  IX  eut  une  en- 
trevue avec  le  comte  de  Nassau,  quelques  semaines  avant  la  Saint- 
Barthélémy;  il  s'y  montra  déterminé  h  arracher  les  Pays-Bas  à 
Philippe  II,  et  disposé  h  donner  la  liberté  religieuse  à  ses  propres 
sujets  (3).  Déjà  l'on  formait  une  armée;  le  duc  d'Albe  inquiet, 
demanda  des  explications;  le  gouvernement  nia  comme  d'habitude, 
mais  ce  mensonge  diplomatique  ne  l'empêcha  pas  de  continuer  ses 
préparatifs. 

Cependant  Chailes  IX  éprouvait  quelque  hésitation;  il  aurait 
voulu  s'assurer  du  concours  de  l'Angleterre  avant  de  commencer 
les  hostilités.  Elisabeth  était  partagée  entre  le  désir  de  secourir 
les  insurgés  pour  aflaiblir  la  puissance  redoutable  de  Philippe  II, 
et  la  crainte  que  les  Pays-Bas,  délivrés  du  joug  de  l'Espagne,  ne 
tombassent  sous  celui  de  la  France.  Les  Anglais  préféraient  que 

U)  Sully,  (Economies  royalos,  politiques  et  militaires,  T.  1,  p.  74  (éd.  d'Amsterdam). 

(2)  Lettre  de  Charles  IX  au  comte  de  Nassau  du  27  avril  1572.  {Gachard,  Correspondance  de 
Philippe  II,  T.  II,  p.  269,  note  2.) 

(3)  Walsingiianij  Lettres  et  négociations,  p.  136, 138,  s. 


148  PHILIPPE  11. 

les  Belges  conquissent  eux-mêmes  leur  liberté  ;  ils  craignaient 
que  la  France,  si  c'était  elle  qui  délivrait  les  Pays-Bas,  ne  les 
laissât  pas  jouir  longtemps  de  leur  indépendance;  or  la  réunion 
de  la  Belgique  ù  la  France  était  redoutée  dès  lors  par  l'Angleterre 
comme  un  danger  pour  son  existence;  l'ambassadeur  anglais  dé- 
clara h  Coligni,  «  qu'elle  »  ne  pourrait  le  souffrir  h  aucun  prix  (1). 
Coligni  avoua  que  l'ambassadeur  anglais  avait  raison  ;  pour  calmer 
les  inquiétudes  de  l'Angleterre,  il  lui  promit  une  part  dans  les 
Pays-Bas,  part  qui  serait  au  moins  aussi  belle  que  celle  de  la 
France.  L'idée  d'un  partage  souriait  à  toutes  les  ambitions;  les 
princes  d'Allemagne  qui  redoutaient  également  la  grandeur  d.e  la 
France  et  qui  ne  voyaient  dans  la  révolution  des  Pays-Bas  qu'un 
intérêt  princier,  proposèrent  d'abandonner  à  la  France  la  Flandre 
et  l'Artois,  qui  lui  avaient  autrefois  appartenu,  la  Hollande  et  la 
Zélande  seraient  cédées  à  l'Angleterre,  et  les  autres  provinces 
devaient  former  une  principauté  pour  la  maison  d'Orange  (2). 

C'est  sur  ces  bases  que  l'habile  Walsingham  négociait  à 
Paris  :  il  s'agissait  «  d'une  perpétuelle  et  éternelle  amitié 
entre  l'Angleterre  et  la  France.  »  Ce  n'était  rien  de  moins 
qu'une  révolution  politique.  En  effet,  l'Angleterre  avait  toujours 
été  l'alliée  de  la  maison  de  Bourgogne,  et  cette  alliance  était  diri- 
gée contre  la  France.  L'ambassadeur  anglais  nous  dit  les  raisons 
pour  lesquelles  il  proposait  à  son  gouvernement  de  rompre  ces 
liens  traditionnels  et  d'en  nouer  de  nouveaux  :  «  La  maison  de 
Bourgogne  a  été  jusqu'à  ces  derniers  temps  inférieure  à  l'Angle- 
terre, et  en  a  par  conséquent  dépendu  ;  h  présent  qu'elle  est  unie  h 
la  maison  d'Autriche,  elle  est  si  puissante,  que  d'inférieure  elle 
est  devenue  supérieure,  de  bonne  et  paisible  voisine,  une  puis- 
sance dangereuse  et  ambitieuse;  nous  en  ferons  l'expérience  un 
jour,  si  nous  ne  nous  précautionnons  au  plutôt.  »  Walsingham 
avoue  que  l'alliance  française  ne  sera  pas  aussi  profitable  h  l'An- 
gleterre que  l'était  l'union  avec  la  maison  de  Bourgogne;  mais  ce 
qui  le  décide,  ce  sont  les  intérêts  religieux  :  «  La  maison  d'Au- 
triche est  la  protectrice  du  pape,  et  l'ennemie  déclarée  de  l'Évan- 

(1)  Ellis,  Lflters,2*  série,  T.  HI,  p.  5  (Ju  17  juin  1572)  :  «Tiiatofall  ollier  Ihings  we  coldc  ieasl 
lykc  Ihat  Frawnsc  shulde  command  Flawnders,  for  Iherin  we  dyd  sec  apparawnllye  the  grcaloess 
of  our  dainger  and  iherj'ore  in  no  luayse  roldelsu  ffer  il.  • 

Ci)  Wahinolunn,  Lettres  et  négociations,  p.  lO. 


RIVALITÉ  DE  LA  l  RANCE.  !49 

gile,  qu'elle  travaille  sans  relâche  h  extirper.  Comme  nous  faisons 
profession  de  l'Évangile,  nous  devons  nous  opposer  à  elle.  En 
entrant  en  ligue  avec  la  France,  nous  avancerons  l'Évangile  non 
seulement  ici,  mais  aussi  ailleurs.  Ainsi,  quoique  cette  ligue  nous 
apporte  moins  d'avantage  au  temporel,  le  fruit  que  nous  en  pou- 
vons tirer  au  spirituel  mérite,  je  crois,  que  nous  prenions  ce 
parti  (I).» L'intérêt  religieux  était  en  même  temps  un  intérêt  poli- 
tique, car  fortifier  la  réforme,  c'était  afiaiblir  Philippe  II,  et  con- 
solider le  pouvoir  toujours  contesté  d'Elisabeth.  Walsingham 
avait  donc  raison  de  dire,  «qu'il  fallait  remercier  Dieu  qui  présen- 
tait aux  Anglais  une  bonne  occasion,  et  pour  l'avancement  de  sa 
gloire,  et  pour  la  sûreté  de  la  reine.  » 


N"  3.  Négociations  avec  l'Angleterre. 

La  ligu-e  allait  se  conclure,  lorsque  la  Saint-Barthélemy  répandit 
l'horreur  du  nom  français  dans  tous  les  pays  protestants.  Ce  fut 
un  coup  de  foudre  pour  les  insurgés  des  Pays-Bas;  le  prince 
d'Orange  se  crut  perdu,  car  tout  son  espoir,  disait-il,  était  du  côté 
de  la  France  (2).  Les  contemporains  ont  cru  que  ces  horribles 
massacres  étaient  le  fruit  longuement  prémédité  d'une  conjuration 
royale.  Il  n'en  est  rien  :  «  les  noces  sanglantes  »  furent  une  ven- 
geance catholique  et  non  un  coup  d'État  de  la  royauté.  Si  Charles  IX 
avait  eu  pour  but  d'exterminer  les  réformés,  il  aurait  dû,  après  le 
24  août  1572,  changer  de  politique,  rompre  avec  l'Allemagne  pro- 
testante et  avec  Elisabeth,  pour  se  jeter  dans  les  bras  de  Philippe  II. 
Or  le  roi  de  France  fut  après  la  Saint-Barthélemy  ce  qu'il  avait  été 
avant,  le  rival  jaloux  de  la  maison  d'Autriche  et  l'allié  des  protes- 
tants :  «  Il  craint,  écrit-il,  que,  si  Philippe  II  soumet  les  Pays-Bas, 
nul  n'aura  la  hardiesse  et  la  puissance  de  s'opposer  aux  desseins 
de  la  maison  impériale,  laquelle  donnera  enfin  la  loi  à  toute  la 
chrétienté  (3).  «  Charles  iX  renoua  les  négociations  avec  les  in- 
surgés. Ceux-ci,  abandonnés  par  Elisabeth,  se  virent  obligés  de 

(l>  Walsingham,  Lettres  et  né;;ocialious,  \>.  135,  s. 

(2)  Groenvan  Prinstercr,  Archives  de  la  maison  d'Orange.  (T.  IV,  [i.  2il.) 

(3)  Lettre  de  Charles  IX  à  son  amhassadeur  en  Espagne,du  17  mars  1573.  {Groenvan  Prinslcrer , 
Arrlii vr?  dota  raaison d'Orange, T.  ÎV, Supplément,  p. 33.; 

to 


loO  PHILIPPE  II. 

traiter  avec  le  meurtrier  de  leurs  frères,  et  de  lui  offrir  même  la 
protection  ou  la  souveraineté  des  Pays-Bas  ;  mais  ils  eurent  soin 
de  stipuler  que  le  roi  «  permettrait  la  religion  libre  en  son 
royaume  sans  caviilation,  ni  fraude,  ou  malengin;  »  ils  deman- 
dèrent que  «  cela  fût  confirmé  par  les  états  du  royaume  et  les 
parlements,  que  la  confirmation  fût  mise  entre  les  mains  des 
princes  protestants  d'Allemagne,  avec  promesse  de  le  faire  main- 
tenir partout  le  royaume  sans  dissimulation  quelconque  (l).  »  Ces 
précautions  injurieuses,  accumulées  dans  une  seule  clause, 
attestent  combien  les  défiances  étaient  profondes.  La  négociation 
n'aboutit  pas. 

11  en  fut  de  même  en  Angleterre.  Charles  IX  protesta  après  la 
Saint-Bartliélemy,  qu'il  ne  désirait  rien  tant  que  d'être  de  plus  en 
plus  des  amis  d'Elisabeth  ;  mais  la  confiance  était  détruite.  Wal- 
singham  lui-même  eut  des  scrupules  et  des  doutes  :  «  Je  suis  per- 
suadé maintenant,  écrit-il,  que  ce  que  le  roi  de  France  dit  et  ce 
qu'il  pense  sont  deux  choses  bien  différentes  (2).  «Se  défiant  de  la 
France,  Elisabeth  se  rapprocha  de  l'Espagne;  il  y  eut  un  traité  de 
commerce  entre  les  deux  États.  Philippe  II  se  faisait  hum.ble  Ji 
Londres,  pour  brouiller  l'Angleterre  avec  la  France  (3).  Mais  il  y 
avait  entre  la  reine  et  le  roi  d'Espagne  des  raisons  d'inimitié  trop 
capitales,  pour  qu'une  alliance  politique  fût  possible.  En  dépit  de 
la  défiance  qu'inspirait  le  massacre  du  24  août,  les  intérêts  com- 
muns de  la  France  et  de  l'Angleterre  firent  reprendre  les  négocia- 
tions. On  sait  qu'Elisabeth,  quoique  bien  décidée  à  ne  jamais  se 
marier,  amusa  le  duc  d'Anjou  d'un  projet  de  mariage.  Il  y  avait  au 
fond  de  ces  négociations  une  pensée  sérieuse,  l'idée  d'une  alliance 
politique  contre  l'Espagne.  La  reine  en  fit  la  proposition;  elle  écrivit 
à  son  ambassadeur  :«Vous  demanderez  que  désormais  nous  et  le 
roi  soyons  unis  toute  notre  vie  de  cœur  et  d'esprit  pour  le  maintien 
de  notre  rang,  de  nos  personnes,  de  nos  États,  de  nos  diguités;  en 
sorte  que  nous  et  le  roi  soyons  à  l'avenir  amis  de  nos  amis  et  en- 
nemis de  nos  ennemis  (4).  «  Elisabeth  s'engageait  h  secourir  sous 
main  le  duc  d'Anjou  dans  les  Pays-Bas  et  le  prétendant  Antonio 

(1)  Groen  van  PrinsU'ver,  Arcliives  de  la  raaisorà  d'Orange.  T.  IV,  p.  ll'J,s.) 
(2.1  Wnlsingham ,  Lettres  et  négociations,  p.  282,357. 

■  (3)  Correspondance  de  La  Mulhe  Fênilon,  9  'jI  la  nov.  1572.  (T.  V,  p.  196, 200.) 
(4)   Wul^in'jlMm,  Lellres  et  négociations,  p.  '(16. 


RIVALITÉ  DE  LA  Fî'.ANCK.  151 

dans  le  Portugal  (1).  Les  négociations,  continuées  sous  Henri  ÎII, 
échouèrent,  parce  que  la  reine,  tout  en  voulant  une  ligue  offensive 
et  défensive  avec  la  France,  refusait  de  rompre  ouvertement  avec 
Philippe.  Elle  consentait  à  lui  faire  la  guerre  sous  main,  mais 
ses  ministres  cherchèrent  en  vain  h  lui  inspirer  une  résolution 
plus  franche  et  plus  décisive;  elle  ne  voulait  pas  entendre  parler 
d'une  guerre  ouverte  (2).  Elisabeth,  qui  paraît  si  grandeà  distance, 
était  d'une  irrésolution  et  d'une  mesquinerie  qui  désespéraient  ses 
négociateurs.  Walsingham  s'en  plaignit  amèrement  :  «  Quand  on 
presse  Sa  Majesté  de  se  marier,  il  semble  qu'elle  veut  une  ligue, 
et  quand  on  lui  demande  de  l'argent  pour  la  ligue,  elle  revicnl  au 
mariage  (3).  "Walsingham,  qui  dépensa  sa  propre  fortune  au  service 
de  sa  maîtresse,  était  révolté  de  sa  lésinerie,  alors  qu'il  s'agissait 
de  l'intérêt  de  l'Angleterre  et  de  la  chrétienté;  il  osa  écrire  à 
Elisabeth  elle-même  :  «  Il  est  surprenant  que  dans  toutes  les  in- 
structions que  j'ai  reçues  durant  le  cours  de  la  présente  négocia- 
tion, j'ai  eu  ordre  spécial  de  ne  consentir  h  rien  où  if  y  eût  de  la 
dépense  h  faire...  Que  Votre  Majesté  se  souvienne,  je  l'en  supplie, 
que  l'épargne  a  perdu  l'Ecosse  ;  Dieu  veuille  que  cette  même 
épargne  ne  vous  mette  peut-être  en  danger  de  perdre  l'Angle- 
terre (4).  » 

.  Les  craintes  de  Walsingham  manquèrent  de  se  réaliser  :  ;in 
moment  où  il  écrivait,  Philippe  II  faisait  les  préparatifs  de  l'in- 
vincible armada.  Si  Elisabeth  avait  contracté  avec  la  France  la 
ligue  offensive  que  ses  ministres  l'engageaient  tant  à  faire,  elle 
aurait  prévenu  l'invasion  du  roi  d'Espagne  ;  il  est  vrai  que  l'Angle- 
terre fut  sauvée,  mais  elle  dut  son  salut  aux  tempêtes  autant  qu'au 
courage  de  ses  marins.  Pourquoi  la  reine  résista-t-elle  aux  ins- 
tances de  ses  négociateurs?  Était-ce  lésinerie,  mesquinerie  d'es- 
prit? Il  y  avait  peut-être  un  sentiment  ou  un  instinct  plus  légitime 
dans  sa  résistance.  Il  s'agissait  d'aider  la  France  h  conquérir  les 
Pays-Bas;  or  cette  conquête  eût  fait  de  la  rivale  de  l'Angleterre, 
la  puissance  prépondérante  du  continent  :  la  reine  pouvait-elle 
prêter  la  main  à  un  agrandissement  qui  serait  devenu  un  danger 

(1)  Lettre  de  Burleish'à  Walsingham,  11  aoùl  1573.  (Walsingham,  p.  437.) 

(2)  Walsingham,  Lettres  et  négociations,  p.  .'iM),  463. 

(3)  Lettre  de  Walsingham  à  Burleigh,20  août  1581.  (Walsingham,  p.  473.) 

(4)  Lettre  de  Walsingham  à  la  reine,  2  sept.  1581.  (  Walsingham,  p.  489.) 


152  PHILIPPE  il. 

pour  elle?  On  lui  promettait  à  la  vérité  une  part  dans  les  dé- 
pouilles, mais  la  possession  de  deux  provinces  eût  été  bien  pré- 
caire, si  la  France  avait  été  maîtresse  de  toutes  les  autres.  Nous 
verrons  Elisabeth  alliée  très  tiède  de  Henri  IV,  quoique  l'existence 
du  roi  de  France  fût  en  jeu  ;  à  plus  forte  raison  ne  pouvait-elle 
pas  vouloir  d'une  alliance  qui  tendait  à  remplacer  la  monarchie 
de  l'Espagne  par  la  domination  française. 


N»  4.  Négociations  avec  l'Allemagne. 

En  même  temps  que  Charles  IX  négociait  une  ligue  avec  l'An- 
gleterre, il  engageait  les  princes  protestants  d'Allemagne  à  s'unir 
avec  lui  contre  la  maison  d'Autriche.  Au  point  de  vue  des  intérêts 
du  protestantisme,  les  princes  allemands  auraient  dû  entrer  dans 
cette  alliance  sans  hésiter;  ils  auraient  peut-être  prévenu  les  hor- 
reurs de  la  guerre  de  Trente  ans,  et  le  démembrement  de  l'empire. 
La  réaction  catholique  commençait.  Philippe  II  intriguait  en  Alle- 
magne au  profit  du  catholicisme  et  de  son  ambition  ;  les  deux 
branches  de  la  maison  d'Autriche  étaient  solidaires,  quand  il 
s'agissait  de  la  cause  de  l'Église,  et  elles  ralliaient  toutes  les  forces 
catholiques.  Il  fallait  prévenir  cette  ligue  dangereuse,  en  s'unis- 
sant  pour  conquérir  la  supériorité,  ou  du  moins  l'égalité,  garantie 
contre  toute  velléité  d'oppression.  Les  esprits  prévoyants  ne  ces- 
saient de  prêcher  la  nécessité  de  l'union  (1).  Le  roi  de  France 
proposa  aux  princes  protestants  une  ligue  défensive.  Il  s'agissait, 
comme  l'écrit  son  ambassadeur  Schonberg  h.  la  reine -mère, 
«  d'abjurer  éternellement  la  maison  d'Autriche  (2).  »  Le  moyen 
infaillible  de  l'affaiblir  en  Allemagne,  était  de  lui  enlever  la  cou- 
ronne impériale,  dont,  au  dire  du  roi  de  France,  elle  ne  s'était 
servie  «  qu'à  la  diminution  de  l'autorité  et  ruine  même  du  corps 
du  saint-empire  (3);  »  il  représenta  aux  princes  qu'en  continuant  à 
élire  un  chef  dans  la  famille  d'Autriche,  la  dignité  impériale 
deviendrait  héréditaire,  ce  qui  entraînerait  la  ruine  de  la  liberté 

(1)  Relire  du  comte  Louis  do  Nassau  du  18  aoùl  1573.  (,Groen  van  PrinsLerer ,  Archives  de  la 
maison  d'Orangii,  T.  IV,  Appendix,  p.  lUi.) 

(2)  Lollre  de  décembre  1573.  {Groen  van  Prinsterer,  Archives,  IV,  297.) 

(3)  Lettre  de  Sc/ionberp',  daos  Groen  van  Prinsterer ,  h.vch\s es,,  T.  IV,  AppeDdix,p.  H)9, 


RIVALITÉ  DE  LA  FRAN€E.  loô 

allemande,  tandis  que  l'élection  d'un  empereur  protestant  mettrait 
fin  à  cette  espèce  d'usurpation  et  assurerait  la  liberté  tout  en- 
semble et  la  religion  des  réformés.  Le  roi  s'engageait  à  soutenir 
l'élu  contre  l'opposition  probable  de  l'Autriche  et  de  l'Espagne  (1). 
C'eût  été  une  espèce  de  révolution;  mais  l'opposition  du  catholi- 
cisme et  du  protestantisme  était  telle,  qu'une  révolution  ou  une 
guerre  était  dans  la  force  des  choses.  Les  princes  protestants 
n'auraient  pas  désiré  mieux,  mais  ils  n'eurent  pas  la  force  d'agir. 
Ajoutons,  pour  dire  toute  la  vérité,  que  les  négociateurs  français 
prévoyaient  ce  résultat;  leur  but  réel  était  d'amener  les  protes- 
tants à  transférer  la  dignité  impériale  à  la  maison  de  Valois.  Ils 
n'épargnèrent  pas  les  promesses  :  «  Le  roi  de  France,  disaient-ils, 
ne  désirait  pas  la  couronne  dans  l'intérêt  de  sa  grandeur,  il  vou- 
lait garantir  la  liberté  de  l'Allemagne  et  la  paix  de  religion;  il 
s'engageait  encore  h  faire  au  profit  des  Pays-Bas  tout  ce  que  les 
princes  allemands  demanderaient  (2).  » 

Les  négociations,  continuées  sous  Henri  III  (3),  ne  conduisirent 
qu'à  de  vagues  promesses.  Elles  étaient  entravées  par  la  crainte 
des  princes  protestants,  qui  redoutaient  l'ambition  de  la  France 
autant  que  la  domination  de  la  maison  d'Autriche,  et  ce  n'était  pas 
sans  raison.  Pendant  que  Charles  IX  cherchait  à  soulever  l'Alle- 
magne contre  la  monarchie  universelle  de  Philippe  II,  ses  négo- 
ciateurs le  nourrissaient  lui-même  du  fol  espoir  de  devenir  mo- 
narque du  monde  (4).  Les  promesses  françaises  inspiraient  peu  de 
confiance  aux  Allemands  :  «  Nos  voisins,  dit  le  landgrave  de 
Hesse,  ne  tiennent  ii  leur  parole,  qu'autant  qu'ils  y  ont  intérêt.  »n 
rappela  à  ses  compatriotes  la  fable  des  grenouilles  qui  voulaient 
avoir  un  roi  :  «  Prenons  garde,  écrit-il,  que  la  France,  au  lieu  de 
nous  sauver,  ne  nous  domine  (S).  »  Ces  craintes  étaient  légitimes; 
mais  si  les  princes  allemands  se  défiaient  des  sauveurs  d'outre 
Rhin,  ils  auraient  dû  se  mettre  en  mesure  de  s'aider  eux-mêmes. 


(1)  Lettre  du  comte  Louis  de  Nassau,  dans  Groen  van  Prinstererj  ib.,  99, 102. 

(2)  Lettre  de  Selionberg  {Gi'oen  van  Prinsicrer,  IV,  Appendix,  p.  110)  ;  lettre  du  comte  Louis  de 
Nassau  à  Charles  IX  (ib.,  p.  84)  ;  lettre  du  comte  Louis  de  Nassau  au  prince  d'Orange  {ib.,  T.  IV, 
p.  Î79). 

(3)  Groen  van  Prinslerer,  Archives  de  la  maison  d'Orange,  T.  V,  p.  19  et  61. 

(4)  Lettre  de  l'ambassadeur  de  France  à  Madrid  à  Charles  IX  :  «  Il  faut  que  Votre  Majesté,  par 
force  et  raisons,  se  fasse  monarque  du  vnonde.  »  {Groen  van  Prinstererj  T.  IV,  Appendix,  p.  95.) 

(5)  Lettre  du  landgrave  de  Hesse,  dans  Groen  van  Prinslerer,  ib.,  p.  113,123. 


154  PHILIPPE  IL 

Ils  ne  voulurent  pas  de  l'alliance  française,  et  au  lieu  de  s'unir 
entre  eux,  ils  se  divisèrent  de  plus  en  plus;  n'ayant  pas  su  se 
défendre  à  temps  contre  la  réaction  catholique, -ils  subirent  la  loi 
de  la  maison  d'Autriche,  et,  en  définitive,  ils  ne  furent  sauvés  que 
par  une  guerre  terrible,  par  l'intervention  de  l'étranger  et  par  une 
paix  désastreuse. 

N"  o.  J.a  France  et  les  Pays-Bas. 

La  France  aurait  pu  ruiner  la  puissance  de  la  maison  d'Au- 
triche, sans  l'appui  des  protestants  d'Allemagne;  elle  n'avait  qu'à 
prendre  en  main  la  cause  des  insurgés  des  Pays-Bas.  Abandonnés 
ou  faiblement  secourus  par  leurs  frères  d'Angleterre  et  d'Alle- 
magne, les  malheureux  Belges  furent  obligés  de  se  jeter  dans  les 
bras  de  la  France.  On  offrait  donc  h  l'ambition  française  la  pos- 
session de  ces  belles  provinces  qu'elle  a  tant  convoitées  depuis. 
Dès  la  seconde  moitié  du  xvr"  siècle,  c'était  l'idée  des  hommes 
politiques,  qu'il  fallait  porter  les  frontières  de  la  France  jusqu'au 
Rhin  ;  mise  en  avant  par  les  réformés,  elle  gagna  promptement 
du  terrain.  Pasquier  dit  que  les  Pays-Bas  étaient  comme  le  fau- 
bourg de  Paris;  c'est  presque  la  pensée  de  Napoléon  (1).  Jamais 
circonstances  ne  furent  plus  favorables.  Les  Belges  se  livraient  b 
la  France;  en  accédant  à  leurs  vœux,  la  royauté  française  arra- 
chait à  l'Espagne  le  sceptre  de  la  monarchie.  Mais  pour  cela  il  eût 
fallu  un  Henri  IV  ou  un  Richelieu,  et  la  France  était  gouvernée 
par  Henri  IIÏ,  le  plus  misérable  des  Valois,  prince  moitié  homme, 
moitié  femme,  corrompu  et  dévot,  vrai  type  de  décadence  phy- 
sique et  morale;  il  n'eut  pas  le  courage  du  rôle  magnifique  qu'on 
lui  proposait  et  il  n'en  était  pas  digne.  Son  frère,  le  duc  d'Anjou, 
appelé  à  la  souveraineté  des  Pays-Bas,  ne  valait  guère  mieux.  «  H 
me  tromperait  bien,  disait  de  lui  Henri  IV,  s'il  ne  trompait  tous 
ceux  qui  se  fieront  en  lui  ;  il  a  le  cœur  si  double,  le  courage  si 
lâche,  le  corps  si  mal  bâti,  et  est  tant  inhabile  à  toutes  sortes  de 
vertueux  exercices,  que  je  ne  saurais  me  persuader  qu'il  fasse 
jamais  rien  de  généreux  (2).  »  La  surprise  d'Anvers  prouve  de 


(1)  Lfiltresde  Pasipiii-r,  livrflV,  I.  (Oeuvres,  T.  H,  p.  117.) 

(2)  Menioiriîs  de  Sully,  ï.  I,  p.  101. 


RIVÂLHK  DE  LA  FRANCE.  45o 

quoi  il  était  capable  :  «  cette  action,  dit  Sully,  rendit  les  Français 
en  horreur  et  en  opprobre,  voire  en  exécration  à  toutes  lés  na- 
tions (1).  » 

Malgré  celte  rude  expérience,  les  Belges  furent  obligés  d'offrir 
de  nouveau  la  souveraineté  des  Pays-Bas  à  Henri  III.  De  Tliou 
nous  apprend  pourquoi  ils  préféraient  la  domination  de  la  France 
à  celle  de  l'Angleterre;  ils  redoutaient  les  Anglais,  toujours  durs 
et  impérieux,  et  ils  craignaient  qu'en  cas  de  mort  d'Elisabeth,  les 
Stuarts  appelés  à  lui  succéder  ne  les  vendissent  h  l'Espagne.  L'il- 
lustre historien  dit  aussi  ce  qui  se  passa  dans  les  conseils  du  roi 
de  France,  quand  on  délibéra  sur  les  propositions  des  insurgés.  Il 
n'y  avait  pas  à  hésiter  un  instant,  car  le  roi  était  dans  cette  posi- 
tion qu'en  acceptant,  il  agrandissait  la  France  aux  dépens  de 
l'Espagne,  tandis  qu'en  refusant  il  consumait  la  France  dans  les 
guerres  civiles  nourries  par  l'Espagne.  Eh  bien,  il  ne  se  trouva 
pas  un  courtisan  qui  osât  dire  que  tel  était  l'objet  du  débat;  les 
uns  craignaient  les  Espagnols,  les  autres  les  favorisaient  en 
secret  (2).  Les  réformés  élevèrent  seuls  la  voix  pour  défendre  les 
vrais  intérêts  de  la  France  ;  du  Plessis  3Iornay  adressa  un  Discours 
au  roi  Henri  IIl  sur  les  moyens  de  diminuer  l'Espagnol  (3).  Il  établit 
la  nécessité  d'une  balance  de  pouvoir  entre  les  princes  :  «  Les 
États  ne  sont  estimés  forts  ou  faibles,  qu'en  comparaison  de  la 
force  ou  faiblesse  de  leurs  voisins;  quand  ils  sont  parvenus  h. 
s'équilibrer,  il  faut  maintenir  cette  balance,  sinon  le  plus  faible 
est  emporté  par  le  plus  fort.  Or  la  maison  d'Autriche  s'est  grande- 
ment renforcée  et  accrue,  et  de  réputation  et  de  pays,  pendant 
que  la  France  s'est  affaiblie  par  ses  guerres  civiles.  Le  salut  de  la 
France  exige  que  la  puissance  espagnole  soit  abaissée.  Il  suffit 
que  la  France  prenne  l'initiative  de  la  rupture  pour  que  tous  les 
États  de  la  chrétienté,  qui  ne  s'entretiennent  que  par  contrepoids 
et  ont  la  grandeur  d'Espagne  pour  suspecte,  se  tournent  contre  l'am- 
bition déréglée  de  la  maison  d'Autriche.  »  Ces  mâles  conseils  ne 
furent  pas  écoutés;  Henri  III,  comme  ledit  un  de  ses  ambassadeurs, 
répudia  le  plus  magnifique  héritage  que  prince  ait  jamais  conquis  (4). 

(1)  Mémoires  de  Sully,  T.  I,  p.  18i. 

(2)  De  Thon,  Histoire  universelle,  livre  XXX. 

(3)  Du  Plessis  Mornay,  Lettres  et  mémoires,  T.  II,  p.  580,  ss. 

(4)  Groen  van  Prinsierer,  Archives  de  la  maison  d'Orange,  2'  série, T.  1,  XXV,  e.l  L. 


156  PHILIPPE  II. 

Une  chose  surprend  presque  autant  que  le  refus  de  Henri  III, 
c'est  la  longanimité  de  Philippe  II,  en  face  des  hostilités  inces- 
santes de  la  France.  Celle-ci  ne  cessa  de  secourir  les  insurgés  des 
Pays  Bas;  en  autorisant  son  frère  à  se  mettre  h  leur  tête,  Henri  III 
faisait  indirectement  ce  qu'il  n'osait  faire  ouvertement.  Et  Phi- 
lippe resta  impassible  en  présence  de  ces  provocations!  Le  car- 
dinal Granvelle  s'en  étonne  et  s'en  plaint  :  «  Je  ne  vois  pas,  dit-il, 
ce  que  l'on  peut  appeler  une  rupture,  si  ce  qu'ils  font  ne  l'est... 
Mieux  vaudrait  la  guerre  ouverte,  que  de  se  laisser  amuser  de 
paroles,  en  subissant  le  mal,  sans  pouvoir  le  rendre.  L'empereur 
ne  l'eût  pas  pris  ainsi;  en  cédant  toujours  à  nos  ennemis,  nous 
augmentons  leur  insolence.  (1).  «N'est-il  pas  singulier  d'entendre 
les  Espagnols  accuser  la  faiblesse  de  leur  roi,  dans  ses  rapports 
avec  un  misérable  prince,  tel  que  Henri  in?En  réalité,  Philippe  II 
était  loin  d'être  inactif,  mais  il  préférait  la  guerre  d'intrigues  aux 
champs  de  bataille,  et  dans  cette  lutte,  c'est  bien  lui  qui  avait  pris 
l'initiative,  en  France  et  en  Angleterre.  C'est  plutôt  une  ambition 
excessive  qu'on  pourrait  lui  reprocher  que  de  l'indolence  et  de 
l'apathie;  il  conquérait  le  Portugal,  il  combattait  les  insurgés  des 
Pays-Bas,  il  complotait  avec  les  catholiques  anglais  contre  Elisa- 
beth, il  soldait  la  ligue.  Mais  ce  n'est  pas  par  des  conjurations  que 
l'on  gagne  des  royaumes.  Philippe  II  fut  obligé  de  tirer  l'épée;  la 
guerre  ne  lui  réussit  pas  mieux  que  la  diplomatie;  il  rencontra 
des  ennemis  qui  lui  étaient  supérieurs,  Henri  IV  et  la  reine  d'An- 
gleterre, non  par  la  puissance  matérielle,  mais  ils  avaient  pour 
eux  des  principes  et  des  idées  contre  lesquels  on  lutte  en  vain, 
parce  que  Dieu  les  protège,  l'esprit  de  nationalité  et  la  liberté  reli- 
gieuse. Voilh  les  vrais  adversaires  sous  lesquels  succomba  le  roi 
d'Espagne.  La  révolution  des  Pays-Bas  unissait  les  deux  ten- 
dances; ce  sont  les  gueux,  nos  héroïques  ancêtres,  qui  ont  brisé 
la  puissance  formidable  de  Philippe.  D'un  côté,  toutes  les  forces 
d'un  immense  empire,  d'autre  part,  la  désunion  et  la  faiblesse; 
mais  les  faibles  avaient  pour  eux  l'esprit  de  liberté,  et  les  forts 
n'avaient  que  l'unité  du  despotisme  ;  les  faibles  l'emportèrent  sur 
les  forts;  et  pour  que  leur  victoire  fût  d'autant  plus  éclatante,  ils 


(1)  LcUres  du  circilnal  de  r,ranvolIe,  dans  (rrorn  van  Prinstei^er,  T.  VII!,  p.  Il,  111,  >.,  06,  B'i. 


ELISABETH  ET  LA  RÉFORME.  157 

furent  abandonnés  ou  faiblement  secourus  par  ceux-là  mêmes  qui 
auraient  dû  prendre  leur  parti  :  c'est  la  liberté  seule  qui  vainquit 
la  tyrannie  religieuse  et  politique  incarnée  dans  Philippe  IL 


i;^  3.  Elisabeth.  Henri  IV  et  Philippe  II. 

N"  1.  Elisabeth,  Henri  IV  et  la  réforme. 

I 

Philippe  II  fui  le  chef  armé  du  catholicisme;  ses  adversaires 
naturels  étaient  donc  les  rois  qui  avaient  embrassé  la  réforme. 
Parmi  les  champions  du  protestantisme,  brille  en  première  ligne 
la  reine  d'Angleterre.  Son  illustre  contemporain ,  Guillaume 
d'Orange  dit  «  qu'elle  était  par  dessus  tous  les  princes,  comme 
seule  nourrice  et  défenseur  de  la  vraie  religion  (1).  »Les  histo- 
riens modernes  ont  répété  ce  mot  à  l'envi  :  «  Elisabeth,  disent-ils, 
opposa  à  la  ligue  catholique  qui  se  tormait  sur  le  continent  pour 
la  restauration  de  l'Église,  une  ligue  protestante,  à  la  tête  de 
laquelle  elle  se  plaça  hardiment;  partout  où  Philippe  II  voulut 
rétablir  la  vieille  croyance,  elle  se  donna  la  mission  de  maintenir 
la  nouvelle;  elle  pensionna  les  princes  luthériens  en  Allemagne, 
elle  soutint  les  lords  de  la  congrégation  en  Ecosse,  elle  encoura- 
gea les  huguenots  armés  en  France,  elle  aida  les  insurgés  reli- 
gieux des  Pays-Bas;  plus  habile  ou  plus  heureuse  que  Philippe, 
elle  fit  triompher  le  protestantisme  en  Angleterre,  en  Ecosse,  en 
Hollande  et  l'empêiiha  de  succomber  en  France  (2).  »  Elisabeth, 
la  plus  vaine  des  femmes,  était  avide  de  flatteries,  et  les  cour- 
tisans ne  les  lui  épargnèrent  pas  ne  son  vivant;  on  dirait  que  les 
historiens  veulent  continuer  ce  rôle  après  sa  mort,  en  lui  faisant 
honneur  d'une  politique  généreuse  qui  n'était  guère  dans  ses  sen- 
timents, et  de  succès  qui  sont  dus  à  la  puissance  de  la  réforme  et 
aux  efforts  héroïques  de  ses  vrais  défenseurs.  Il  est  certain  que  la 
protection  du  protestantisme  était  presque  une  question  d'exis- 


(1)  Groen  vun  Prinsterer,  Archives  de  la  maison  d'Orange,  T.  VUI,  p.  375. 

(2)  .tfî^nee,  Marie  Sluart,  chap.  Vlli,lX  ei  XU.  — //reren,  Historische  Schrinen,T.  I,p.  141. 


158  PHILIPPE  II. 

tence  pour  Elisabeth  :  déclarée  bâtarde  par  le  souverain  pontife, 
et  inhabile  à  régner,  ayant  dans  le  sein  même  de  son  royaume  une 
reine  catholique  considérée  comme  la  légitime  héritière  du  trône 
par  les  catholiques,  elle  devait  embrasser  la  nouvelle  confession, 
comme  sa  seule  planche  de  salut;  il  ne  lui  suffisait  pas  de  la  main- 
tenir en  Angleterre,  elle  devait  la  soutenir  sur  le  continent,  car 
si  la  réforme  y  succombait,  sa  chute  dans  les  îles  britanniques 
était  certaine,  et  la  reine  tombait  avec  elle.  La  destinée  d'Elisa- 
beth étant  liée  h  celle  du  protestantisme,  quoi  de  plus  naturel 
pour  la  reine  que  de  se  placer  à  la  tête  de  la  révolution  religieuse, 
pour  vaincre  ou  mourir? 

Cependant  il  s'en  faut  de  beaucoup  que  la  reine  d'Angleterre  ait 
pris  ce  parti  avec  la  décision  dont  les  historiens  lui  font  honneur. 
Il  n'y  avait  rien  de  moins  décidé  que  la  hautaine  Elisabeth;  elle 
était  toujours  hésitante,  surtout  quand  il  s'agissait  de  s'engager 
dans  une  grosse  dépense  :  voilà  ce  que  les  contemporains  se  di- 
saient i\  voix  basse  (1),  et  ce  que  ses  ministres  osèrent  parfois  dire 
à  leur  vaniteuse  maîtresse  (2).  Aux  flatteries  publiques,  nous  oppo- 
serons les  confidences  intimes  :  elles  nous  apprennent  que  la  reine 
n'intervint  qu'avec  une  excessive  répugnance  en  faveur  des  protes- 
tants d'Éco3se(3);  nous  y  lisons  des  plaintes  amères  sur  l'abandon 
des  huguenots  (4),  et  sur  son  indifférence  pour  les  Pays-Bas  (5). 
Elisabeth  n'accordait  pas  les  secours  qu'on  lui  demandait,  elle  ne 
refusait  pas,  ou  si  elle  refusait  un  jour,  elle  donnait  de  l'espoir  le 
lendemain.  Quelle  était  la  raison  de  ces  irrésolutions  qui  déses- 
péraient le  prince  d'Orange  (6)?  On  a  supposé  h  la  reine  des  scru- 
pules religieux;  Elisabeth  détestait  les  puritains  autant  que  les 
catholiques  :  de  Ih,  dit-on,  sa  répugnance  h  prendre  parti  pour  les 

(1)  Lettre  d'Anilré  Glirisliani  au  cornlejearrde  Nassau,  1580.  (Groenvan  Prinstcrcr,  Archives 
lie  la  maison  d'Orant;c,  T.  Vil,  p.  217.) 

(%Walsirigiiam  icfW.  en  1573  à  Elisabeth  :  «  J»;  supplie  1res  humblement  Votre  Majesté  de  me 
permettre  de  vous  dire  qu'on  vous  a  reproché  ici  publiquement  que  vous  n'aimiez  pas  à  dépenser 
lors  même  qu'il  s'agit  de  votre  sûreté.  »  (Lettres  et  mémoires,  p.  450.) 

(3)  Lettre  de  Cecil  à  la  reine  Elisabeth.  {.Wright,  ThequeenElizabeth.T.  I,  p. 25.) 

(4)  Du  Plessis  Mornay  écrit  à  Walsingham  en  1576  :  «  Depuis  l'an  septante,  la  reine  n'a  pas 
dépendu  un  denier  des  huguenots.  »  {Mémoires,  T.  1,  p.  179.) 

(5)  En  1570,  Brunynck,  le  secrétaire  du  prince  d'Orange,  lui  écrit  :  «  Les  envoyés  des  États  sont 
retourné.^  sansaucunfruil,et  ne  devons  espérer  aucun  bien  de  la  reine.  »  {Groen  van  Prinsterer y 
Archives,!.  V,p.565.) 

(6)  Lettre  du  prince  d'Orange  au  comte  Jean  de  Nassau,  1576.  {Groen  van  Prinsterei',  Archives 
T.  V,  p.  334.) 


ELISABETH  ET  LA  RÉFORME.  159 

calviaisles  de  Hollande  et  de  France.  Ces  scrupules,  s'ils  exis- 
taient, étaient  politiques  plutôt  que  religieux,  et  en  réalité  la  fille 
de  Henri  VIII  ne  voyait  dans  la  religion  qu'une  question  de  souve- 
raineté. Despotique  par  nature,  elle  tenait  à  l'obéissance  des  sujets 
plus  qu'à  tous  les  dogmes;  elle  ne  voyait  pas,  disait-elle,  comment 
elle  pourrait  prendre  des  insurgés  sous  sa  protection  (1).  Elisabeth 
avait  d'autres  craintes  qui  la  retenaient.  On  a  célébré  le  généreux 
couraged'unefemme(2)qui  osa  braverPhilippelI.Lavérité  est  qu'elle 
redoutait  le  roi  d'Espagne,  et  qu'elle  fit  tout  pour  conserver  la 
paix  avec  lui  ;  elle  fermait,  pour  ainsi  dire,  les  yeux  à  la  lumière 
pour  ne  pas  voir  le  danger  qui  la  menaçait.  Si  l'invincible  armada 
avait  pu  débarquer  les  vieilles  bandes  d'Alexandre  Farnèse,  elles 
auraient  trouvé  l'Angleterre  sans  défense.  Elisabeth  n'osait  pas 
secourir  les  insurgés,  de  crainte  de  rompre  avec  l'Espagne.  Cette 
politique  prudente  avait  ses  péi'ils  :  les  Belges,  au  désespoir,  ne 
pourraient-ils  pas  se  jeter  dans  les  bras  de  ia  France?  Or  la  reine, 
par  jalousie  nationale,  redoutait  encore  plus  devoir  les  Pays-Bas 
dans  les  mains  des  Français  que  dans  celles  des  Espagnols  (3):  si 
l'antique  rivale  de  l'Angleterre  était  en  possession  des  places  ma- 
ritimes de  la  Flandre  et  de  la  Hollande,  que  deviendrait  le  com- 
merce des  Anglais  ?  que  deviendrait  leur  souveraineté  de  la 
Manche  (4)?  D'un  autre  côté,  la  victoire  définitive  du  roi  d'Espagne 
n'était  pas  moins  dangereuse  pour  Elisabeth  :  d'Anvers  et  de  Fles- 
singue  à  Londres,  le  trajet  n'était  pas  long. 

Telles  étaient  les  chances  qui  augmentaient  l'irrésolution  natu- 
relle de  la  reine.  Il  en  résulta  une  politique  sans  initiative,  sans 
grandeur.  Elisabeth  refusa  la  souveraineté  des  Pays-Bas  que  les 
insurgés  lui  offrirent,  mais  pour  ne  pas  les  désespérer,  elle  accom- 
pagna son  refus  de  promesses  de  secours  (5).  Ses  ministres  la 
poussaient  ii  faire  ouvertement  ce  qu'elle  faisait  sous  main  et  avec 


(1)  Camhdcn,  Annales,  ad  a.  1375,  p.  2G7. 

(2)  Id.jibvL,  p.  4i2  :  «  Bclgaium  patrocinium  palam  suscipit,  orbis  chrisUani  principibus 
raasculara  ia  muliere  forfitudinein  dciniranlibus,  ([ua;  potentissimo  iiiODarchœ  (juasi  bellura 
denunciare  ausa.  i 

(3)  Si  la  reine  n'aime  pas  le  voisinage  des  Espagnols,  «  dit  renvoyé  vénitien  Lippomano  (1377), 
1  encore  moins  airae-l-elle  celui  des  Français  ennemis,  nés  et  rivaux  de  rAngleterre.  «  {TomaseOt 
Relations  des  ambassadeurs  vénitiens,  T.  n,p.  422.) 

(4)  Lettre  deBurleighà  Walsingham.  {Walsingliam,  Lettres  et  mémoires,  p,247.) 

(5)  Cambden,  Annales,  p.  267.  —  De  Thou,  Histoire  universelle,  livre  LX. 


160  PHILIPPE  II. 

mesquinerie.  Walsinghain  écrit  dès  1572  :  «  Si  Dieu  n'avait  pas 
suscité  le  prince  d'Orange,  pour  donner  de  l'occupation  à  l'Es- 
pagne, il  y  a  longtemps  qu'il  se  serait  allumé  chez  nous  un  dange- 
reux incendie.  C'est  donc  nous  secourir  nous-mêmes  que  de  le 
secourir,  puisque  nous  devons  courir  la  même  fortune  que  lui. 
Toute  la  différence  est  que,  si  nous  l'abandonnons,  les  premiers 
maux  tomberont  sur  lui,  et  viendront  ensuite  à  tous  ceux  de  nous 
qui  font  profession  de  la  même  religion.  Les  puissances  catholi- 
ques ne  balancent  pas  à  se  déclarer,  et  font  voir  par  là  qu'elles  ont 
du  zèle  et  du  courage.  Nous  n'agissons,  au  contraire,  que  sous 
main,  et  nous  montrons  en  cela  que  n'avons  ni  zèle,  ni  courage. 
Jamais  entreprise  où  il  est  entré  de  la  crainte  n'a  bien  réussi,  car 
rien  n'est  plus  ennemi  de  la  prudence  que  la  peur  (1).  » 

Walsingham  était  l'organe  de  l'opinion  publique  (2);  mais  en  s'éle- 
vant  contre  la  politique  de  la  peur,  il  touchait  précisément  le  côté 
faible  d'Elisabeth.  Elle  craignait  tout  :  elle  craignait  don  Juan,  le 
gouverneur  des  Pays-Bas, parce  quele  vainqueur  de  Lépante  avait  des 
prétentions  à  la  main  deMarieStuartet  au  trône  d'Angleterre:  elle 
craignait  le  duc  d'Anjou,  croyant  qu'il  était  l'instrument  de  l'ambi- 
tion française.  Elle  ne  voulait  pas  que  les  Belges  traitassent  sans 
elle,  «  leur  unique  défenseur  (3),  «  et  elle  ne  faisait  rien  pour  leur 
indépendance.  En  1579,  elle  écrit  aux  états  généraux  :  «  Le  duc 
d'Anjou  nous  a  toujours  protesté  qu'il  n'avait  d'autre  but  que  de 
vous  maintenir  en  vos  privilèges  et  libertés,  sous  l'obéissance  due  à 
votre  seigneur  et  prince  naturel,  et  conserver  le  droit  de  la  maison  de 
Bourgogne  en  son  entier,  sans  en  diminuer  tant  peu  que  ce  soit  au 
préjudice  du  roi,  notre  dit  seigneur,  sans  quel  ïémoigmage  et  pkotes- 

TATION  n'eussions  JAMAIS  CONSENTI  QU'iL  SE   FUT  EMBARQUÉ  EN  l'aCTION  DE 

VOTRE  DÉFENSE  (4).  »  N'osaut  pas  accepter  la  souveraineté  des  Pays- 
Bas  pour  elle,  et  craignant  que  la  France  ne  s'en  emparât,  la  reine 
se  vit  forcée  de  traiter  avec  l'Espagne  pour  obtenir  des  conditions 
favorables  aux  insurgés.  Elle  voulait  la  paix;  quand  Philippe  II 
montrait  des  dispositions  pacifiques,  elle  menaçait  les  insurgés 


(1)  Witlsinfjhaiit,  Lettres  et  négociations,  p.  -Xi. 

("2)  Voyez  les  témoignages  rapportés  dans  Groen  van  Prinuleri'i',  Archives,  T.  VI,       409: 
T.  vu,  p.  399,  note  3. 

(3)  Voyez  les  témoignages  dans  Groen  can  Prinsterer,  Archives,  T.  VI,  p.  406-408. 

(4)  Groen  van  Prinsterer,  Archives  de  la  maison  d'Orange,  T.  VJ,  p.  534. 


ELISABETH  ET  LA  RÉFORME.  161 

(le  les  abandonner.  Que  dis-je?  Elisabeth,  que  l'on  a  lant  prônée 
comme  le  champion  du  protestantisme,  fut  plus  d'une  fois  sur  le 
point  de  se  joindre  aux  Espagnols  pour  comprimer  l'insurrec- 
tion (1)! 

Elisabeth  finit  néanmoins  par  traiter  avec  les  insurgés.  Était-ce 
pour  sauvegarder  la  liberté?  était-ce  pour  défendre  le  protestan- 
tisme ?  Ses  agents  les  plus  dévoués  nous  diront  les  motifs  de  son 
intervention.  L'un  écrit  que  l'Angleterre  a  intérêt  à  secourir  les 
Belges  pour  sa  propre  sûreté  d'abord;  puis  elle  pourrait  occuper 
quelque  port,  Flessingueou  Middelbourg;  enfin,  dit-il,  il  importe 
d'éloigner  les  Français  «  dont  nous  avons  toujours  été  et  dont 
nous  sommes  encore  jaloux  (2).  »  Un  autre  écrit  que  l'Angleterre 
n'est  pas  capable  de  se  défendre  contre  tous  ses  ennemis,  «  qu'elle 
doit  se  servir  des  insurgés  comme  d'un  bouclier  pour  parer  les 
coups  qui  lui  sont  destinés  (3).»  Nourrir  les  troubles  chez  l'ennemi, 
dit  un  troisième,  est  le  meilleur  moyen  d'avoir  la  paix  chez  soi  (4). 
On  le  voit,  pas  un  mot  de  liberté,  pas  un  mot  de  religion;  du  calcul, 
et  rien  que  du  calcul  :  des  avantages  politiques  et  des  projets 
commerciaux,  voilà  les  motifs  qui  engagent  la  reine  d'Angleterre 
à  prendre  la  défense  des  Belges. 

Nous  n'avons  pas  encore  dit  toutes  les  roueries  de  la  politique 
d'Elisabeth;  en  même  temps  qu'elle  traitait  avec  des  sujets  révol- 
tés, elle  se  défendait  comme  d'une  calomnie  du  reproche  qu'on  lui 
faisait  de  soutenir  la  révolte.  La  reine  écrit  à  Philippe  II  pour  lui 
persuader  que  c'est  dans  l'intérêt  de  la  domination  espagnole 
qu'elle  donne  des  secours  aux  insurgés  :  «  Elle  lui  rappelle  les 
efforts  qu'elle  n'a  cessé  de  faire  pour  les  maintenir  en  son  obéis- 
sance; si  elle  leur  a  accordé  des  subsides,  c'est  pour  les  empêcher 
de  se  jeter  dans  les  bras  de  la  France;  elle  a  refusé  la  souveraineté 
qu'ils  lui  offraient,  elle  a  même  refusé  de  les  prendre  sous  sa  pro- 


(1)  IH-  YV/ou,  Histoire  universellu,  livre  LXUL  —  nnrowl ,  Philippo  H  et  la  H(;lKir(ue ,  p-  Wi,  et 
noie  2.  —  Lipomuno ,  Relazione,  dans  Tninasco ,  Relations  des  ambassadeurs  vénitiens,  T.  H  , 
p.  370. 

(2)  Tli.  Collon,  lettre  à  lord  llur'/hlcij,  Itili.  (  Wrùf/tt,  (Jueen  Elizahelh,  T.  I,  p.  435.) 

(3)  Lettre  de  sir  Paulet  au  comte  de  Leiccster,  1377.  {Gmcnvan  Prinslvrer,  Archii-is,  T.  VI, 
p.  239.; 

(4)  Walsingham,  Lettre  à  Leicester.  (Lettres  et  négociations  de  Walsingham,  p,  144.)  —  Vie  de 
du  Plessis  Mornay,  p.  43  :  •  La  reine  Elisabeth  était  bien  aise  d'eulrctenir  la  guerre  de  .ses  voisins 
pour  nourrir  sa  paii.  • 


Î62  THiLIPPE  II. 

tection;  eîle  a  été  jusqu'aux  menaces,  pour  les  forcer  à  s'entendre 
avec  leur  maître  et  seigneur.  Que  tous  les  princes,  que  Philippe  II 
lui-même  jugent  si  ce  n'est  pas  \l\  une  conduite  digne  d'une  reine 
chrétienne,  et  si  elle  n'a  pas  bien  mérité  de  son  allié  le  roi  d'Es- 
pagne !  Maintenant  encore,  en  traitant  avec  les  Belges,  elle  a  exigé 
d'eux  la  promesse,  qu'ils  resteraient  fidèles  au  roi  et  qu'ils  n'inno- 
veraient rien  en  matière  de  religion  »  (i). 

L'on  se  demande  qui  la  reine  trompait,  les  Belges  ou  Philippe  II? 
ou  trompait-elle  tout  le  monde?  Il  est  vrai  qu'elle  ne  voulait  h 
aucun  prix  que  les  Pays-Bas  fussent  réunis  à  la  France  ;  en  ce 
sens  elle  était  alliée  de  Philippe,  parce  qu'elle  avait  le  mèm.e  in- 
térêt que  lui.  Mais  il  est  vrai  aussi  qu'elle  ne  voulait  pas  le 
triomphe  du  roi  d'Espagne;  si  elle  l'avait  désiré  sérieusement, 
elle  se  serait  liguée  avec  lui  contre  ses  sujets  révoltés.  Enfin  il 
est  douteux  qu'elle  voulût  l'indépendance  des  Pays-Bas,  car,  malgré 
son  alliance,  elle  ne  les  aida  que  d'une  main  irrésolue  et  avare. 
Les  insurgés  se  désespéraient  de  ses  lenteurs  (2)  et  de  sa  lésinerie. 
Même  quand  elle  eut  accepté  le  protectorat  de  la  jeune  répu- 
blique, celle-ci  se  plaignit  «  du  naturel  froid  et  chiche  de  la 
reine  et  de  son  grand  trésorier  (3).  »  Quand  Philippe  II  lança  l'ar- 
mada contre  Elisabeth,  il  ne  lui  resta  plus  aucun  prétexte;  étant 
en  guerre  ouverte  avec  l'Espagne,  elle  n'avait  plus  aucune  raison 
pour  ne  pas  secourir  les  Pays-Bas  ;  cependant  le  comte  Guillaume 
de  Nassau  écrit  en  1593  «  que  la  reine  continuait,  selon  son  habi- 
tude à  ménager  ses  trésors  (4).  »  Quels  étaient  donc  les  nouveaux 
scrupules  d'Elisabeth?  Elle  craignait  la  puissance  naissante  de  la 
république;  la  rivalité  de  son  commerce,  le  danger  d'une  alliance 
possible  des  Provinces  Unies  avec  la  France.  Voilà  pourquoi  elle 
applaudit  à  la  cession  que  Philippe  II  fil  des  Pays-Bas  espagnols  h 
l'infante  Isabelle  :  c'était  une  barrière  pour  l'ambition  de  la  répu- 
blique, tout  ensemble  et  pour  celle  de  la  France  :  c'était  la  recon- 
stitution de  la  Bourgogne,  sans  le  danger  de  la  puissance  espa- 
gnole. 


(1)  Cambden,  Annales  ad  a.  1577,  p.  283,  s. 

(2)  Villiers,  le  confident  du  prince  d'Orange,  lui  écrit  en  15S0  :  •  Nous  avons  peul-èlre  attendu 
trop  longtemps  après  son  secours.  »  (Groen  van  Prinslerei',  Archives,!.  VII,  p.  272.) 

(3)  Gruen  van  Prinsierer,  Archives  de  la  maison  d'Orange,  1587, 2*  série,  T.  I,  p.  75. 

(4)  Id.,  ibid.,  2*  série,  T.  1,  p.  2to. 


ELISABETH  ET  LA  RÉFORME.  [(ii 


Telle  fut  la  politiqae  d'Elisabeth  dans  les  Pays-Bas,  politique 
timide,  intéressée  et  sans  grandeur.  Telle  fut  aussi  sa  conduite  <i 
l'égard  des  huguenots  el  de  Henri  IV. 


II 


En  1562,  la  reine  d'Angleterre  conclut  le  traité  de  Hamptoncourt 
avec  les  huguenots.  Dans  une  déclaration  solennelle  adressée  au 
gouvernement  français,  elle  dit  «  que  les  sujets  du  roi  lui  adres- 
saient des  requêtes  continuelles  et  lamentables,  pour  la  prier  de 
les  défendre,  eux,  leurs  vies,  ports  et  villes,  de  l'oppression  et 
tyrannie  des  Guise;  qu'elle  avait  fait  droit  à  leurs  supplications, 
dans  l'intérêt  de  la  vraie  religion  que  les  Guise  voulaient  détruire 
par  force,  en  suscitant  partout  des  guerres  civiles;  qu'elle  ne 
doutait  point  que  la  sauvegarde  du  sang  chrétien  ne  fût  agréable 
à  Dieu  (1).  »  Voilà,  à  première  vue,  Elisabeth  dans  son  rôle  na- 
turel de  défenseur  de  la  réforme  ;  mais  ce  n'est  qu'un  rôle.  Le 
traité  de  Hamptoncourt  stipulait  que  le  Havre  de  Grâce  serait 
remis  h  la  reine,  et  qu'elle  le  conserverait  comme  gage  jusqu'à  la 
restitution  de  Calais  qui  avait  été  promise  par  la  paix  de  Cateau- 
Cambresis.  Cette  condition  parut  tellement  dure  aux  huguenots, 
que  le  prince  de  Condé  hésita  longtemps  à  l'exécuter;  il  ne  céda 
que  sous  la  pression  de  la  nécessité  {H).  Une  autre  raison  qui 
porta  Elisabeth  à  secourir  les  huguenots  était  l'hostilité  des  Guise 
qui,  alliés  h  Marie  Stuart,  avaient  fait  prendre  à  leur  nièce  le  titre 
de  reine  d'Angleterre.  C'était  en  etTet  Marie  Stuart  qui,  aux  yeux 
du  monde  catholique,  passait  pour  la  légitime  héritière  du  trône, 
usurpé  par  la  tille  bâtarde  de  Henri  VIII.  Ces  prétentions  compro- 
mettaient l'existence  même  d'Elisabeth.  Tels  sont  les  vrais  motifs 
pour  lesquels  elle  intervint  en  faveur  des  huguenots,  comme  nous 
l'apprend  Cecil,  son  prudent  ministre  (3).  Cela  n'empêcha  pas  la 
reine  de  protester  qu'elle  ne  prenait  pas  les  armes  dans  un  intérêt 


(1)  Proteslation  de  la  reine  d'Aoglelerre,  dans  les  Mêmoii'es  de  Condé,  T.  IH,  p.  C99-701. 

(2)  Wridhl,  Queen  Elizabeth,  T.  I,  p.  93,99. 

(3)  Cecil  allègue  ces  deux  raisons  :  «  One  to  stay  the  duke  of  Guise,  as  our  sworne  enpmy,  from 
his  singular  superiority,  th'other  to  procure  us  the  restitution  of  Callice,  or  some  thins;  to  coun- 
tervale  it.  » 


404  PHILIPPE  II. 

personnel,  mais  pour  l'avantage  du  jeune  roi  qui,  à  raison  de  son 
âge,  ne  pouvait  pas  protéger  ses  sujets  contre  la  tyrannie  des 
Guise  (1). 

Voilà  l'amour  désintéressé  d'Elisabeth  pour  l'Évangile!  Les 
agents  de  Condé  lui  avaient  demandé  un  subside  de  300,000  cou- 
ronnes, elle  ne  consentit  à  en  donner  que  100,000;  encore  eut-on 
bien  de  la  peine  à  les  lui  arracher;  il  fallut  les  clameurs  sédi- 
tieuses des  auxiliaires  allemands,  les  prières  de  Coligni  et  les 
instances  de  ses  ministres  pour  la  décider  à  lâcher  ses  chers 
écus  (2).  Quand  la  paix  fut  faite,  les  huguenots  aidèrent  le  roi  â 
chasser  les  Anglais  du  Havre.  Cette  mésaventure  rendit  Elisabeth 
plus  réservée  encore  et  plus  parcimonieuse;  elle  ne  donna  plus  de 
secours  aux  réformés  que  sous  main,  en  usant  à  l'égard  du  roi  de 
France  de  la  même  duplicité  qu'à  l'égard  de  Philippe  II.  Quand  les 
ambassadeurs  français  se  plaignaient  de  l'appui  qu'elle  accordait 
â  des  sujets  révoltés,  la  reine  niait  hardiment,  et  expliquait  comme 
quoi  c'étaient  des  particuliers  qui,  par  zèle  pour  la  religion,  équi- 
paient des  vaisseaux  destinés  aux  huguenots;  elle  poussait  l'hypo- 
crisie au  point  de  féliciter  son  frère,  le  roi  de  France,  sur  les 
victoires  qu'il  remportait  dans  les  guerres  de  religion.  Pendant 
qu'elle  jouait  cette  comédie  en  public,  son  conseil  délibérait,  si 
l'on  ferait  une  guerre  ouverte  à  la  France  ;  Burleigh  fit  décider 
que  l'on  maintiendrait  la  paix,  sauf  à  la  reine  à  aider  les  hugue- 
nots de  son  autorité  «  par  paroles  et  autres  moyens.  »  Le  roi  de 
France  était  informé  par  son  ambassadeur  de  tout  ce  qui  se  pas- 
sait h  Londres  :  «  Les  Anglais,  disait  Fénelon,  attendaient  quelque 
bonne  occasion  pour  commencer  la  guerre,  et  si  les  affaires  du 
roi  allaient  mal,  la  mauvaise  affection  qu'ils  portaient  à  la  France, 
leur  en  ferait  bientôt  trouver  une  (3).  w  II  n'y  a  aucun  doute  sur 
les  sentiments  hostiles  d'Elisabeth;  mais  elle  ne  voulait  pas  plus 
de  guerre  avec  la  France  qu'avec  l'Espagne;  elle  préférait  troubler 
le  royaume  sous  main,  tout  en  protestant  «  qu'elle  priait  Dieu  de 
donner  au  roi  tout  bon  et  heureux  succès  contre  ses  sujets  révol- 
tés. »  Elle  osa  ajouter  «  qu'elle  ferait  contre  sa  conscience  de  lui 


(1)  Mâinnires  de  Condé,  T.  HI,  p.  G9:;,  699, 700. 

(2)  Lingard,  Histoire  d'Angleterre,  T.  VU,  p. 478. 

(3)  Correspondancfi  do  Lamolfie  fénelon,  T.  I,  p.  36^  'tC,  47,48. 


ELISABETH  ET  LA  RÉFORME.  16L» 

nuire,  et  que  Dieu  pourrait  justement  la  punir  par  là  où  elle  l'au- 
rait offensé  (1).  » 

Il  y  avait  dans  le  conseil  de  la  reine  des  hommes  plus  zélés, 
qui  demandaient  qu'elle  se  déclarât  ouvertement  pour  la  défense 
de  la  religion.  Elisabeth  refusa  de  s'engager  dans  une  guerre,  et 
elle  eut  le  front  de  s'en  faire  un  mérite  auprès  du  roi  de  France; 
elle  repoussa  comme  un  outragé  la  pensée  de  nourrir  la  discorde 
dans  ses  États,  disant  «  que  ces  pratiques  ne  convenaient  ni  à  son 
honneur  ni  à  sa  conscience  (2).  »  Sa  conscience  était  en  repos, 
parce  qu'elle  évitait  de  prendre  publiquement  parti  pour  les  hugue- 
nots !  Mais  comme  il  arrive  d'habitude  à  ceux  qui  suivent  une  poli- 
tique de*  mensonge,  elle  mécontenta  tout  le  monde  :  le  roi  de 
France  lui  fit  dire  qu'en  envoyant  des  secours  à  ses  sujets  révol- 
tés, elle  commençait  la  guerre  sans  la  déclarer  :  les  huguenots  se 
plaignirent  amèrement  de  l'indifférence  de  la  reine.  Dans  un  mé- 
moire adressé  à  Walsingham,  du  Plessis  Mornay  dit  «  qu'Elisabeth 
a  abandonné  les  huguenots  en  leurs  besoins,  qu'elle  les  a  laissés, 
en  tant  qu'en  elle  a  été,  en  risée  et  en  proie  à  leurs  ennemis.  » 
«  On  dit  toutefois  à  la  reine,  ajoute  le  rude  calviniste,  qu'elle  a  fait 
merveilles,  et  on  nous  reproche  l'ingratitude;  mais  elle  se  peut 
souvenir  que  depuis  l'an  septante,  elle  n'a  pas  dépensé  un  denier 
pour  nous.  Et  encore  ce  qu'elle  fit  l'an  1569  fut  moyennant  certaines 
TAGUEs  (3).  »  Ainsi  la  grande  reine  protégeait  la  réforme,  en  prê- 
tant aux  huguenots  sur  gages  ! 


III 


Un  plus  grand  personnage  paraît  sur  la  scène.  Avec  la  netteté 
et  l'élévation  qui  caractérise  le  génie  français,  Henri  IV  déclare 
que  le  débat  est  entre  le  catholicisme  et  la  réforme,  et  que  la  lutte 
religieuse  cache  une  ambition  politique  tout  aussi  vaste,  tout 
aussi  funeste  que  celle  de  l'Église  romaine.  Il  écrit  ii  Elisabeth  : 
«  L'alliance  de  Philippe  II  et  du  pape  tend  à  rétablir  l'autorité  de 


(1)  Corrospondanrf!  de  Lnmotlie  l'énelon,  T.  I,  p.  02. 

(2)  /hid.,  T.  I,  p.  217-251  :  T.  II,  p.  395. 

(3)  Dit  Plessis  Moinay,  Lettres  et  mémoires, T.  II,  p. 240. 

il 


166  PHILIPPE  II. 

Rome  dans  tous  les  États  chrétiens;  et  le  roi  d'Espagne,  qui  dès 
longtemps  s'est  imaginé  la  monarchie  universelle  de  la  chrétienté, 
veut  atteindre  par  là  au  sommet  de  la  grandeur  qu'il  s'est  promise, 
sous  ombre  de  rétablir  le  pape  et  remettre  l'Église  en  son  entier(l).» 
Ces  graves  intérêts,  où  il  s'agit  de  la  liberté  religieuse  et  de  l'in- 
dépendance des  nations,  se  débattent  pour  le  moment  en  France, 
continue  Henri  IV  :  «  La  France  est  le  théâtre  où  se  joue  la  tra- 
gédie; laLigue  est  aidée  des  deniers  d'Espagne,  ce  sont  des  effets 
de  l'alliance  du  pape  et  des  princes  et  États  qui  lui  adhèrent,  qui 
commencent  par  nous,  pour  achever,  si  Dieu  le  leur  voulait  per- 
mettre, sur  tout  le  reste.  Tous  les  princes  chrétiens  y  doivent  donc 
ressentir  leur  intérêt;  ils  ne  voudront  pas  rester  spectateurs  oiseux 
d'une  action  de  laquelle  le  succès  leur  est  commun,  encore  que 
les  premières  peines  et  les  premiers  dangers  nous  semblent  en 
particulier  appartenir...  Le  meilleur  moyen  est  que  nous  avisions 
tous  de  nous  unir  étroitement  ensemble  et  que  nous  montrions 
au  moins  autant  de  concorde  et  de  liaison  à  notre  conservation, 
que  le  pape,  le  roi  d'Espagne  et  les  leurs  en  apportent  à  notre 
ruine.  »  L'héroïque  guerrier  ajoute  «  qu'il  se  propose  d'être  le 
capitaine  général  contre  l'ennemi  commun  (:2).  » 

Voilà  les  hautes  pensées  et  le  fier  langage  que  Henri  IV^adres- 
sait  à  la  reine  d'Angleterre;  il  prenait  hardiment  le  rôle  que  les 
historiens  ont  attribué  bien  gratuitement  à  la  vaniteuse  Elisabeth. 
Quelle  différence  entre  la  politique  du  roi  de  Navarre  et  celle  de  sa 
puissante  alliée!  L'un  et  l'autre  étaient  également  intéressés  à  com- 
battre le  catholicisme  et  Philippe  II;  mais  Henri  voit  la  chose  de  haut, 
avec  le  coupd'œil  de  l'aigle,  et  il  ne  sépare  pas  sa  cause  de  la  cause 
.générale;  tandis  qu'Elisabeth  ne  voit  jamais  que  son  intérêt  parti- 
culier, intérêt  du  moment,  qu'elle  ne  sait  pas  mettre  en  rapport 
avec  l'avenir,  politique  égoïste  et  mesquine  qui  vit  au  jour  le  jour, 
sans  se  préoccuper  des  destinées  de  la  religion  et  de  l'humanité. 
Quel  accueil  fit-on  à  Londres  aux  lettres  de  Henri  IV?  Nous  lais- 
sons la  parole  à  son  ambassadeur.  Le  comte  de  Ségur  écrit  à  un 
ministre  d'Elisabeth  :  «  Je  n'eusse  jamais  pensé  que  les  belles 
paroles  et  grandes  promesses  fussent  à  si  bon  marché  en  votre 


(!)  Rerut'il  des  lettres  missives  de  Henri  IV,  publié  par  1  ergcr  de  Xirrey,  T.  II,  p.  32. 

(2)  Lettres  de  Henri  IV  à  Elisabeth  (liiSJ)  {Recnei',1.  II,  p.  52);  au  roi  d'Ecosse  (ifc.,  11, 57). 


HENRI  IV  ET  LA  RÉFORME.  1G7 

cour  qu'elles  sont,  et  ne  voulais  croire  qu'on  eût  si  peu  de  soin  de 
les  effectuer...  Je  ne  sais  à  quoi  il  sert  à  la  reine  votre  souveraine 
de  publier  par  toute  la  chrétienté  qu'elle  a  un  extrême  soin  du  roi 
de  Navarre,  et  qu'elle  lui  veut  aider,  exhortant  un  chacun  h  faire 
de  mieux,  et  cependant  elle  est  la  première  qui  nous  refuse  ce 
que  Dieu  lui  donne  d'abondance,  et  ce  qu'elle  a  promis  si  souvent; 
il  eût  été  beaucoup  meilleur,  si  elle  n'avait  volonté  de  nous  aider, 
qu'elle  n'en  eût  fait  tant  de  démonstrations...  Après  avoir  demeuré 
trois  mois  en  Angleterre,  je  n'en  rapporte  que  des  paroles  sans 
effet  (1).  »  L'annaliste  anglais  Cambden  nous  apprend  qu'Elisabeth 
envoya  des  ambassadeurs  en  Danemark,  en  Allemagne  et  en  Ecosse, 
pour  unir  les  protestants  contre  les  catholiques  (2);  mais  c'était  à 
elle,  qui  se  vantait  d'être  le  défenseur  de  la  réforme,  h  prêcher 
d'exemple,  au  lieu  de  n'être  prodigue  que  de  paroles.  Ces  vaines 
négociations  devaient  échouer.  Au  fond,  la  reine  d'Angleterre  se 
souciait  médiocrement  de  faire  de  Henri  IV  le  capitaine  (jâteral 
d'une  ligue  protestante;  c'est  à  peine  si  la  jalousie  nationale  lui 
permit  de  lui  accorder  de  faibles  secours,  qu'il  fallait  arracher 
par  importunité,  et  qu'elle  refusait  souvent  par  un  caprice  de 
femme  (3). 

En  même  temps  qu'il  s'adressa  à  Elisabeth,  Henri  IV  envoya  des 
ambassadeurs  aux  princes  protestants  d'Allemagne.  H  y  avait  plu^ 
de  foi  chez  eux  que  chez  la  reine  d'Angleterre,  mais  aucun  espri; 
politique.  On  remit  sur  le  tapis  l'idée  d'enlever  la  couronne  impé- 
riale à  la  maison  d'Autrichequi  menaçait  «  d'engloutirla  chrétienté,» 
au  grand  danger  de  la  foi  protestante.  Les  amis  de  Henri  IV  se 
berçaient  de  l'espoir  qu'il  serait  élu  roi  des  Romains  :  «  je  n'ignore 
pas  les  difficultés,  disait  du  Plessis,  et  presque  les  impossibilités 
qui  s'y  rencontrent;  mais  quelles  étaient-elles  en  l'élection  de 
Pologne  ?  Ce  n'est  pas  peu  à  qui  veut  ruiner  et  arracher  la  gran- 
deur d'Autriche  de  lui  mettre  en  tête  un  prince  de  valeur,  et  de  la 


(1)  Gruen  van  Pfinaterer,  Archives  de  la  maison  d'Orange,  2'  série,  T.  1,  p.  32. 

(2)  Cambden,  Annales  ad  a.  1385,  p.  400,  401. 

t3)  En  1592,  Henri  IV  assiégeait  Rouen;  le  duc  de  Parme  allait  arriver  avec  ses  vieilles  bandes 
pour  le  forcer  à  lever  le  siège;  le  roi  demanda  avec  instance  4,000  hommes.  Elisabeth  refusa  obsti- 
nément, malgré  tout  son  conseil.  El  le  motif?  C'est  que  son  favori,  le  comte  d'Essex,  qui  commandait 
|es  auxiliaires  anglais,  refusait  de  revenir,  et  la  reine  craignait  que,  si  elle  envoyait  un  nouveau 
secours,  le  comte,  se  voyant  assisté  de  belles  troupes,  ne  prit  plaisir  d'y  demeurer.  Ce  sont  les 
propres  termes  de  l'ambassadeur  fiançais.  (Du  Plessis  Mornau,  Lettres  et  mémoires,  T.  V,  p.  174.) 


108  PHILIPPE  II. 

maisondeFrance,  et  irréconciliable  ennemi  de  ceux  d'Autriclie(l).)) 
Projets  en  l'air  qui  ne  tenaient  aucun  compte  des  défiances,  de 
l'irrésolution,  de  la  pusillanimité  des  princes  allemands!  La  réac- 
tion catholique  avançait  à  grands  pas  ;  les  protestants  auraient 
certes  dû  s'unir  contre  l'ennemi  commun,  et  l'ennemi  était  la  mai- 
son d'Autriche;  mais  ils  n'avaient  pas  la  force  de  vouloir  ce  qu'ils 
désiraient.  D'ailleurs,  pour  vouloir,  il  eût  fallu  un  esprit  commun, 
et  l'Allemagne  était  profondément  divisée  par  les  querelles  du 
luthéranisme  et  du  calvinisme  :  comment  espérer  l'union  entre 
deux  confessions  qui  se  haïssaient  plus  qu'elles  ne  détestaient 
l'anlechrist  de  Rome  ? 

Henri  IV  proposa  aux  princes  allemands  une  ligue  de  tous  les 
États  réformés.  Il  écrivit  au  duc  de  Saxe  :  «  Il  est  de  l'intérêt  des 
princes  qui  suivent  la  religion  purifiée  de  toutes  les  superstitions, 
que  ceux  qui  sont  déj^  étroitement  réunis  par  la  communauté  de 
religion,  le  soient  également  par  une  bienveillance  et  une  affection 
réciproque.  Ces  liens  ne  doivent  pas  être  brisés  par  les  différences 
d'opinion  qui  régnent  entre  les  nôtres,  puisque  nous  sommes  tous 
d'accord  sur  les  principaux  articles  de  foi,  et  que  nous  avons  des 
ennemis  communs  qui  nous  poursuivent  de  leur  haine...  La  con- 
corde et  l'unité  de  doctrine  sont  les  meilleures  armes  contre  les 
embûches  et  les  attaques  des  sectateurs  de  la  cour  de  Rome  (2).  » 
Henri  IV  éveilla  les  craintes  de  ses  coreligionnaires  sur  les  dan- 
gars  dont  les  menaçait  l'alliance  du  pape  et  de  l'Espagne;  il  leur 
montra  le  pape  établissant  sa  tyrannie  dans  toute  la  chrétienté,  et 
Philippe  II  usurpant  pièce  à  pièce,  l'empire  du  monde  :  «  L'ambi- 
tion espagnole,  dit-il,  n'est  retenue  que  par  la  France,  comme  par 
un  obstacle  élevé  entre  elle  et  sa  proie;  cet  obstacle  une  fois  en- 
levé, que  n'oseront  pas  les  Espagnols,  eux  dont  nous  voyons  les 
yeux  avides  tournés  vers  l'Allemagne,  bien  qu'ils  en  soient  séparés 
par  la  France  entière?  »  Le  pape  excommunia  Henri  IV  et  le  dé- 
clara déchu  du  trône  comme  hérétique  ;  sur  cela  le  roi  de  Navarre 
écrit  au  duc  de  Saxe  :  «  Si  nous  sommes  exclu  de  notre  hérédité 
pour  avoir  abandonné  l'Église  romaine,  qui  des  princes  chrétiens 
sera  à  l'abri  de  pareils  actes  d'injustice?  Qui  d'entre  eux  pourra 


(1)  DuPU'SsisMornay,  Lettres  et  mémoires,!.  II,  p.  216,  s. 

(2)  Lettres  de  Henri  IV,  T.  1,  p.  535. 


HENRI  IV  ET  LA  RÉFORME.  109 

compter  sur  la  transmission  de  sa  couronne  à  ses  descendants  ? 
Que  n'osera-t-on  pas,  s'il  est  libre  à  chacun  des  partisans  du  pon- 
tife de  Rome  de  s'emparer,  moi  vivant  et  ayant  des  héritiers,  de 
nos  biens,  de  nos  héritages  (l)?))La  grandeur  de  l'entreprise  qu'il 
proposait  aux  princes  allemands,  n'effrayait  pas  Henri  IV  :  «  Si 
divisés,  dit-il,  nous  avons  pu  lutter  contre  nos  ennemis  avec  suc- 
cès, une  fois  unis  et  d'accord  d'esprit  et  de  volonté,  nous  pourrions 
aisément  les  écraser  (2).  »  Henri  IV  savait  très  bien  l'obstacle  qui 
s'opposait  à  son  grand  dessein,  les  misérables  disputes  des  luthé- 
riens et  des  calvinistes.  Il  s'impatientait  contre  ces  niaiseries  théo- 
logiques, qui  compromettaient  l'existence  même  de  la  réforme  ; 
il  n'y  voyait  que  l'esprit  d'orgueil  de  quelques  théologiens  (3). 
Henri  IV  essaya  d'apaiser  ces  dissensions,  il  demanda  la  convo- 
cation d'un  synode  de  toutes  les  Églises  protestantes  afin  de  les 
unir  en  la  foi  et  de  former  une  ligue  contre  l'antechrist  romain  (4). 
Il  faut  avouer  que  cette  union  était,  à  la  fin  du  xvr-  siècle,  la  plus 
irréalisable  des  utopies.  Les  princes  luthériens  s'enquirent  avant 
tout  de  la  croyance  des  calvinistes  français  sur  la  présence  réelle, 
puis  ils  répondirent  h  Henri  IV  qu'il  ne  pouvait  y  avoir  d'alliance 
entre  eux  et  un  prince  calviniste;  pour  le  salut  de  son  âme,  ils 
lui  envoyèrent  la  formule  dite  de  la  concorde  :  s\  le  roi  et  les 
églises  réformées  de  France  la  signaient,  alors  on  pourrait  traiter 
de  l'union. 

Voilà  à  quoi  aboutit  le  projet  de  ligne  chrétienne  conçu  par 
Henri  IV.  Le  roi  de  France  ne  rencontra  qu'inintelligence  chez 
les  uns  et  égoïsme  chez  les  autres.  Les  princes  allemands  subor- 
donnaient tout  h  la  foi,  et  ils  ne  comprenaient  pas  même  les  vrais 
intérêts  de  leur  foi.  Elisabeth  n'était  rien  moins  que  fanatique, 
elle  considérait  les  difficultés  de  religion  dont  on  faisait  tant  de 
bruit  comme  des  bagatelles  (o)  ;  chez  elle  la  politique  dominait  la 
foi,  mais  c'était  une  politique  égoïste,  redoutant  avant  tout  la 
grandeur  de  la  France.  L'égoïsme  est  un  mauvais  conseiller. 


(1)  Lettres  de  Henri  IV  au  duc  de  Saxe,  1585.  {Recueil,  T.  H,  p,  101, 106.) 

(2)  Lellre  de  Henri  IV  au  roi  de  Danemark,  1589.  (Recueil,  T.  1,  p.  560.) 

(3)  Lettre  au  duc  de  Sudermanie,  1583.  {Recueil  des  lettres  de  Henri  IV,  T.  1,  p.  5V6.) 

(4)  Lettre  au  roi  de  Suéde.  {Recueil,  T.  I,  p.  530.) 

(5)  Ce  sont  les  paroles  qu'elle  adressa,  en  1597,  à  l'ambassadeur  de  France.  (Séances  de  l'Acadé  mio 
des  sciences  morales  et  politiques,  1856,  T.  I,  p.  163.) 


170  PHILIPPE  II. 

Faute  de  s'unir,  l'Angleterre  et  la  France  manquèrent  de  succom- 
ber sous  les  coups  de  leur  terrible  adversaire;  quant  aux  protes- 
tants d'Allemagne,  ils  payèrent  bien  cber,  au  xvii«  siècle,  l'impré- 
voyance des  réformés  du  xvr. 

N"  2.   Lutte  de  Philippe  II  contre  rAngleterre  et  la  France. 

I 

Jusqu'il  la  mort  de  Marie  Stuart,  Philippe  II  fit  la  plus  odieuse 
des  guerres  h  Elisabeth,  une  guerre  de  noirs  complots  qui  tous 
tendaient  à  enlever  h  la  reine  d'Angleterre  le  trône  et  la  vie.  Nous 
avons  dit  dans  notre  Étude  sur  les  Guerres  de  religion,  que  le  roi 
d'Espagne  trama  la  conjuration  de  Norfolk,  de  complicité  avec  le 
pape.  Des  documents  authentiques  constatent  que  le  saint-père  et 
le  roi  catholique  prêtèrent  la  main  h  un  projet  d'assassinat!  Le 
fanatisme  catholique  ne  se  décourageait  pas  du  mauvais  succès 
de  ces  tentatives  de  meurtre.  Que  dis-je?  les  assassins  étaient  aux 
yeux  de  Rome  des  martyrs  !  Les  zélés  avaient  soif  de  ce  baptême 
de  sang;  ils  ourdissaient  tous  les  jours  de  nouveaux  crimes  à 
Reims, séminaire  de  traîtres  soldé  par  le  roi  d'Espagne. La  dernière 
conspiration  coûta  la  vie  à  l'infortunée  Marie  Stuart;  des  témoi- 
gnages irrécusables  attestent  que  Philippe  II  fut  complice.  Il  importe 
de  s'y  arrêter  un  instant  pour  montrer  quelle  était  la  moralité  d'un 
prince  dont  les  catholiques  de  nos  jours  voudraient  faire  un  saint. 

Mendoza,  l'ambassadeur  de  Philippe  II  à  Paris,  était,  sinon 
l'instigateur,  du  moins  le  protecteur  de  tous  les  complots  contre 
Elisabeth.  Le  12  mai  1586,  il  chiffra  de  sa  main  une  dépêche 
h  son  maître,  honte  éternelle  de  la  politique  espagnole  :  On 
m'a  donné  avis  d'Angleterre  que  quatre  hommes  de  marque,  et  qui 
ont  leurs  entrées  dans  le  palais  de  la  reine,  ont  résolu  de  la  tuer; 
qu'ils  se  sont  promis  tous  les  quatre,  par  serment,  de  le  faire  ou  avec 
le  poison  ou  avec  le  fer;  qu'ils  m'avertiront  du  moment  pour  que 
j'écrive  à  Votre  Majesté,  en  la  suppliant  de  vouloir  bien  les  secourir, 
lorsque  la  chose  sera  effectuée,  et  qu'ils  ne  s'ouvriront  à  autre  homme 
qu'à  moi,  a. qui  ils  ont  tant  d'obligations,  et  dans  qui  ils  ont  tant  de 
<;oNFiANCE.  Philippe  II  avait  un  intérêt  personnel  dans  cette  ten- 
tative d'assassinat;  car  Marie  Stuart  lui  avait  transféré  ses  droits 


L'ANGLETERRE.  171 

h  la  couronne  d'Angleterre,  si  son  fils  restait  protestant.  Une  nou- 
velle dépêche  de  Mendoza  nous  apprend  que  le  roi  d'Espagne 
favorisait  les  conjurés.  L'ambassadeur  lui  écrit  qu'il  les  a  animés 
à  une  entreprise  digne  cresprits  si  catholiques,  et  de  l'antique  valeur 
anglaise,  en  affirmant  que,  s'ils  parvenaient  à  tuer  la  reine,  ils 
auraient  l'assistance  qu'ils  réclamaient  des  Pays-Bas  et  l'assurance 
d'être  secourus  de  Sa  Majesté  :  Je  le  leur  ai  promis,  dit-il,  comme 
ils  me  le  demandaient,  sur  ma  foi  et  sur  ma  parole,  et  je  les  ai  excités 
à  presser  Vexécution  de  leur  entreprise  par  les  raisons  qui  devaient  les 
y  décider.  Écoutons  maintenant  Philippe  II;  le  roi  catholique  n'a 
pas  un  scrupule,  pas  un  moment  d'hésitation;  il  est  heureux  de 
la  cession  que  Marie  Stuart  lui  a  faite  de  ses  droits  sur  l'Angleterre; 
il  loue  la  reine  d'avoir  subordonné  l'amour  de  son  sang  au  service 
de  Dieu  et  de  la  chrétienté  ;  il  approuve  la  réponse  de  Mendoza 
aux  conjurés  :  En  considérant,  dit-il,  Vimportance  des  événements, 
SI  Dieu  qui  a  pris  maintenant  sa  cause  en  main,  veut  qu'ils  réussissent, 
vous  avez  bien  [ait  de  les  accueillir  et  de  les  exciter  à  pousser  l'en- 
treprise plus  avant...  Par  l'entente  de  semblables  personnes,  l'affaire 
me  paraît  fondée,  et  moi,  pour  le  service  de  Dieu,  pour  la  liberté  des 
catholiques  et  le  bien  de  ce  royaume,  je  suis  décidé  à  les  seconder  (1). 
La  trame  était  bien  ourdie,  comme  le  dit  Philippe  II;  heureuse- 
ment pour  Elisabeth,  elle  avait  un  serviteur  dévoué  qui  était  plus 
habile  à  déjouer  les  complots  que  le  roi  d'Espagne  à  les  former. 
Walsingham  sauva  la  reine,  mais  au  prix  de  la  tête  de  Marie  Stuart. 
Philippe  II  prépara  une  vengeance  terrible;  il  lança  son  in- 
vincible armada  contre  Elisabeth,  en  se  faisant  appuyer  par 
les  foudres  du  Vatican.  C'est  seulement  quand  le  danger  fut  im- 
minent que  la  reine  déploya  autant  d'activité  que  de  courage. 
Elle  chercha  des  alliés  dans  tous  les  États  protestants.  Le  fils 
de  Marie  Stuart  prit  parti  pour  celle  qui  avait  donné  la  mort  à 
sa  mère;  l'intérêt  politique  l'emporta  sur  la  voix  du  sang.  Elisa- 
beth envoya  des  ambassades  en  France,  en  Allemagne,  dans  le 
Nord  ;  elle  sollicita  même  le  secours  des  Turcs.  «  Les  disciples  de 
Mahomet,  qui  faisaient  une  guerre  à  mort  aux  idolâtres,  n'étaient- 
ils  pas  les  ennemis  nés  de  l'idolâtrie  catholique?  Si  Philippe  II 
parvenait  à  s'emparer  de  l'Angleterre,  la  ruine  des  Turcs  était  cer- 

(1)  Mirincl,  Histoire  de  Marie  Stuart,  T.  H,  ch.  X. 


172  PHILIPPE  II. 

taine  (1).  »  La  reine  d'Angleterre  prenait,  mais  un  peu  tard,  le  parti 
auquel  Henri  IV  la  conviait  depuis  des  années.  A  quoi  lui  auraient 
servi  ces  projets  d'alliance,  à  quoi  lui  auraient  servi  ses  armées 
improvisées,  si  les  tempêtes  n'avaient  arrêté  le  départ  de  l'ar- 
mada? Les  armements  de  Philippe  avaient  répandu  la  terreur  dans 
toute  la  chrétienté,  et  jusque  chez  les  infidèles  :  «  Humainement 
parlant,  dit  un  contemporain,  l'on  eût  cru  qu'ils  suffisaient  pour 
conquérir,  non  seulement  l'Angleterre,  mais  le  monde  entier  (2).» 
Dans  ces  moments  solennels  l'action  de  la  Providence  se  fait  tou- 
jours sentir  ;  après  la  victoire,  le  comte  de  Leicester  écrivit  au 
comte  de  Shrewsbury  que  «  Dieu  avait  puissamment  combattu 
pour  Sa  Majesté  (3).  » 

Ce  n'est  pas  que  la  victoire  du  catholicisme  sur  la  réforme,  de 
la  monarchie  espagnole  sur  les  nationalités  eût  été  définitive, 
quand  même  Alexandre  Farnèse  eût  débarqué  ses  vieilles  bandes 
sur  le  sol  de  la  Bretagne.  Philippe  II  avait  compté  sur  l'appui  des 
catholiques  qui  formaient  encore  la  moitié  de  la  population;  mais 
les  catholiques,  dit  un  historien  anglais,  redoutaient  autant  que 
les  autres,  de  voir  leur  patrie  exposée  h  la  cruauté  ordinaire  des 
étrangers  (4).  Rome  trouvait  bien  quelques  fanatiques  qui  con- 
spiraient contre  la  vie  de  leur  reine,  elle  en  trouva  encore  sous 
Jacques  P'"  pour  tramer  l'horrible  conspiration  des  poudres  ;  mais 
les  fanatiques  sont  toujours  en  faible  minorité;  les  nations  ne 
conspirent  pas.  En  dépit  des  excitations  parties  de  Rome,  ja- 
mais la  race  anglaise,  quoique  catholique,  n'aurait  accepté  le  joug 
de  l'Espagne.  La  réforme  anglicane  n'était  guère  que  la  révolte  de 
l'esprit  national  contre  la  domination  des  papes;  ce  besoin  d'in- 
dépendance et  de  liberté  était  universel,  et  il  avait  plus  de  force 
que  le  catholicisme  et  Philippe  IL 

II 

Philippe  II  trouva  le  terrain  mieux  préparé  en  France.  Le  fana- 
tisme ultramontain,  en  exaltant  une  population  inflammable,  y 

(1)  SUwIfi,  (Irt^ello  bcigico,  T.  II,  p.  407,  s. 

(2)  Khevenhiller,  Annales  Fcidiuandei,  T.  III,  p.  631. 

(S)  .  God  had  fought  migthily  for  Her  Majesty.  ■>  {ElliSj  Letters,  2*  série,  T.  III,  p.  lil.) 
(4)  Voyez  les  témoignages  dans  Lingardj  Histoire  d'Angleterre,  T.  YIIl,  p.  380,  note  2. 


LA  FRANCE.  175 

avait  presque  détruit  le  sentiment  de  la  patrie;  l'intégrité  du  ter- 
ritoire, c'est  à  dire,  l'existence  même  de  l'État  était  subordonnée 
au  maintien  de  la  vieille  religion.  Ce  sont  des  catholiques  qui 
écrivirent  ces  paroles  coupables  :  Quand  le  royaume  serait  de 
moindre  étendue  qu'il  n'est,  si  est-ce  qu'étant  repurgé  d'hérésie  et 
d'athéisme,  il  pourrait  plus  faire  de  bien  à  la  république  chrétienne  et 
à  soi-même,  quil  ne  pourrait  faire  avec  la  corruption  présente,  quand 
il  serait  plus  grand  que  toute  F  Asie  (1).  Dès  le  commencement  des 
guerres  de  religion,  les  catholiques  français  tournèrent  les  yeux 
vers  le  prince  qui  était  comme  le  chef  du  monde  catholique.  Un 
ambassadeur  vénitien  écrit  en  loTl  (2)  :  «  Autant  ceux  qui  gou- 
vernent la  France,  craignent  Philippe  II,  autant  les  catholiques,  et 
LES  PRÉLATS  NOTAMMENT,  Ic  désirent  ;  ils  n  attendent  leur  salut  que  de 
lui.  »  Déjà  en  1564,  le  roi  d'Espagne  songeait  à  se  rendre  maître 
de  la  France,  «  sous  ombre  de  la  religion  catholique  et  avec  l'aide 
de  MM.  de  Guise  (3).  »  En  1567,  le  cardinal  de  Lorraine  offrit  des 
places  fortes  à  Philippe  II,  et  lui  rappela  le  droit  de  sa  fille  au 
trône  de  France.  Le  duc  d'Albe  saisit  avidement  cette  pensée  d'un 
traître  (4).  Il  écrivit  à  son  maître  :  «  Le  roi  de  France  et  ses  frères 
venant  à  mourir,  on  pourrait,  comme  le  cardinal  de  Guise  le  pro- 
pose, revendiquer  la  couronne  pour  Votre  Majesté,  à  raison  du 
droit  de  la  reine  notre  maîtresse.  La  loi  salique  dont  on  parle  est 
une  plaisanterie,  et  les  armes  applaniraient  les  difficultés  qu'elle 
oppose.  »  Les  catholiques  se  préoccupaient  vivement  de  cette 
idée  et  y  applaudissaient;  on  parlait  de  la  nécessité  de  quelque 
nouveau  Hugues  Capet,  qui  remplacerait  la  mauvaise  race  de  la 
Florentine  et  des  Bourbons  (5).  Il  va  sans  dire  que  l'homme  dé- 
siré, le  régénérateur  de  la  France,  était  Philippe  II.  Quel  aveugle- 
ment! On  saluait  comme  un  sauveur,  le  prince  qui  conduisit 
l'Espagne  vers  une  décadence  fatale,  et  la  cause  de  ce  déclin  était 
précisément  le  catholicisme  étroit  que  des  Français  coupables 
voulaient  imposer  à  leur  patrie.  C'est  parce  que  la  nation  fran- 


(1)  Ranke,  Franzœsische  Gesehichte,  T.  I,  p.  513,  noie. 
(2^  Suriano,  Relazione,  dans  Tomaseu,  T.  I,  p.  360. 

(3)  Mémoire  de  ce  qui  est  nécessaire  pour  le  service  de  Sa  MaJHsté  le  roi  catholique.  {Granvi'Ue, 
Papiers  d'État,  T.  VIII,  p.  -23.) 

(4)  Gachard,  Correspondance  de  Philippe  II,  T.  I,  p.  393. 

(a)  Lettre  de  Foncq  au  cardinal  de  Granvelle.  (jGroen  van  Prinstererj  Archives,  T.  VIII,  p.  134.) 


174  PHILIPPE  II. 

çaise  écliappa  h  ce  régime  d'abrutissement  intellectuel,  qu'elle 
devint  grande  et  forte. 

Cependant  l'extinclion   de  la  famille  des  Valois  donnait  des 
chances  au  roi  d'Espagne.  En  1589,  du  vivant  de  Henri  III,  les 
ligueurs  proposèrent  de  déclarer  Philippe  II  protecteur  du  royaume 
de  France.  Ils  ne  manquèrent  pas  de  dire  que  l'on  imposerait  des 
conditions  au  roi  d'Espagne,  mais  les  plus  aveugles  devinaient  où 
l'on  en  voulait  venir  :  le  protectorat  devait  lui  aplanir  la  voie  pour 
arriver  au  trône  (1).  Après  l'assassinat  du  duc  de  Guise,  les  ligueurs 
n'observèrent  plus  aucun  ménagement.  Le  duc  de  Mayenne,  qui 
jusque-là  avait  affiché  des  sentiments  français,  fit  appel  à  Phi- 
lippe II,  comme  à  l'unique  défenseur  de  l'Église  contre  les  héré- 
tiques, dont  la  cause  était  maintenant  celle  de  Henri  III  (2).  Il  y 
avait  encore  dans  le  camp  catholique  quelques  âmes  honnêtes 
qui  s'effrayaient  de  porter  les  armes  contre  leur  roi  ;  pour  calmer 
leurs  scrupules,  l'on  eut  recours  à  la  Sorbonne,  la  première  auto- 
rité théologique  de  la  chrétienté.  La  sacrée  faculté,  après  s'être 
éclairée  des  lumières  de  l'Écriture  Sainte,  des  canons  des  con- 
ciles, et  des  décrets  des  souverains  pontifes,  déclara  «  que  les 
sujets  de  Henri  III  étaient  non  seulement  francs  et  quittes  de 
leur  serment  de  fidélité,  mais  aussi  que  sans  charge  de  leur  con- 
science ils  se  pouvaient  armer  contre  lui  (3).  »  Henri  III  écrivit  à 
Philippe  II  que  la  Ligue  était  une  rébellion  pure,  sous  un  faux 
prétexte  de  religion  (4).  Aujourd'hui  les  catholiques  se  vantent 
d'être  les  conservateurs  par  excellence;  ils  prolestent  que  jamais 
ils  n'ont  prêché  la  révolte;  tout  au  plus  se  permettent-ils  la  résis- 
tance passive.  La  Ligue  est  une  réponse  à  cette  doctrine  de  parade. 
Philippe  II,  le  chef  du  catholicisme,  foulait  aux  pieds  les  droits  de 
la  royauté,  quand  il  s'agissait  de  la  cause  de  Dieu  :  «  Nous  pro- 
testons devant  Dieu  et  devant  ses  anges,  que  les  préparatifs  que 
nous  faisons  ne  tendent  h  autre  but  qu'à  l'exaltation  de  notre  mère 
la  sainte  Église  catholique,  apostolique  et  romaine,  repos  des 


(1)  Palma  Cayet,  Chronologie  novenaire.  {Pelitot,  T.  XXXIX,  p.  323.) 

(2)  Capeficjne,  Histoire  de  la  rélornie,  T.  V,  p.  307. 

(3)  Archivi-s  curieuses  de  l'histoire  de  France,  i"  série,  T.  XII,  p.  352  :  «  Auditis  multis  et 
variis  rationibus,  quae-,  magna  ex  parte  tiim  ex  Scripturis  sacris,  lura  canonicis  sanctionibus  et 
decretis  ponlificum...  » 

(4)  Capefigue,  Histoire  de  la  réforme,  T.  V,  p.  319. 


LA  FRANCE.  475 

bons  catholiques  sous  robéissance  de  leurs  princes  légitimes, 
extirpation  de  toutes  sortes  d'hérésies,  paix  et  concorde  des 
princes  chrétiens.  »  Autant  de  mots,  autant  de  mensonges. 

L'on  a  essayé  de  nos  jours  de  réhabiliter  la  Ligue,  au  nom  de  la 
religion  et  de  la  liberté.  Pour  l'honneur  du  catholicisme,  ses  dé- 
fenseurs auraient  dû  garder  un  prudent  silence  :   «   Coupable 
envers  le  dernier  Valois,  dit  Clialcaubriaml,  la  Ligue  fut  innocente 
envers  le  premier  Bourbon.  »  Nous  allons  entrer  dans  quelques 
détails;- les  faits  décideront.  Écoutons  d'abord  le  décret  de  la  Sor- 
bonne  contre  Henri  IV  :  «  La  sacrée  faculté,  après  avoir  célébré 
la  messe  du  Saint-Esprit,  déclare  quil  est  de  droit  divin  défendu 
aux  catholiques  de  recevoir  pour  roi  un  hérétique,  et  plus  étroitement 
encore  un  relaps  nommément  excommunié  du  saint-siége;  que  ceux 
qui  s'efforcent  de  faire  parvenir  un  pareil  personnage  au  trône  font 
injure  aux  sacrés  canons,  et  qu'on  peut  les  soupçonner  dliérésie;  que 
lors  même  que  Henri  de  Bourbon  obtiendrait  une  absolution ,  les 
Français  ne  seraient  pas  moins  tenus  de  lui  résister;  que  ceux  qui  lui 
donneraient  aide  seraient  en  péché  mortel,  comme  déserteurs  de  la 
religion,  tandis  que  ceux  qui  s'opposeraient  a  lui,  mé.riteraient  gran- 
dement DEVANT  Dieu  et  les  hommes;  que  les  premiers  étant  opiniâtres 
a  préparer  le  royaume  de  Satan,  le  feu  éternel  leur  était  préparé, 
tandis  que  les  autres  auraient  le  ciel  pour  récompense,  et  comme  dé- 
fenseurs de  la  foi,  remporteraient  la  palme  du  martyre  (1).  »  Pour 
qu'il  ne  manquât  rien  h  cette  justification  de  la  révolte,  le  légat 
approuva  la  décision  de  la  Sorbonne.  Comme  les  catholiques  mo- 
dérés travaillaient  à  donner  la  paix  à  leur  patrie,  en  ramenant 
Henri  IV  dans  le  sein  de  l'Église,  le  légat  défendit  tout  concile 
qui  serait  tenu  dans  ce  but;  il  déclara  d'avance  excommuniés  et 
déposés  les  évéques  qui  s'y  rendraient  (2).  Le  pape,  en  toute  occa- 
sion, donna  son  approbation  aux  ligueurs,  en  disant  que  c'étaient 
les  vrais  fidèles,  les  fils  de  l'épouse  légitime,  tandis  qu'il  flétris- 
sait de  bâtards  les  catholiques  restés  fidèles  à  leur  roi  (3). 

Rien  de  plus  odieux,  rien  de  plus  révoltant  que  les  injures  et  les 
calomnies  débitées  dans  les  cbaires  catholiques  contre  Henri  IV. 


(1)  Mémoires  de  la  Ligue,  T.  IV,  p.  268.  —  UEsluile,  Journal  {Pelilol,  T.  XLVl,  p.  4j-47). 

(2)  Poirson,  Histoire  de  Henri  IV,  T.  I,  p.  67. 

f3)  Voyez  le  tome  IX'  de  mes  Éludes  liistoriqxies. 


170  PHILIPPE  II. 

Nous  allons  reproduire  quelques  traits  de  cette  polémique  dégoû- 
tante, pour  qu'on  voie  jusqu'où  les  passions  religieuses  se  peuvent 
égarer.  Les  termes  les  plus  polis  dont  se  servaient  les  prédica- 
teurs, en  parlant  du  roi  de  France,  étaient  ceux  de  bâtard  et  de 

fils  de  p Le  fameux  Boucher  l'appela  «  le  dragon  roux,  duquel 

est  fait  mention  en  l'Apocalypse;  »  il  dit  que  sa  mère  «  était  une 
vieille  louve  qui  s'en  chargeait  partout  où  elle  pouvait.  »  Le 
jésuite  Commolet  le  traita  «  de  méchant  tyran,  de  chien  et  d'hé- 
rétique. »  Un  Italien  qui  prêchait  le  carême  de  Paris  dit  que 
Henri  «  avait  couché  avec  notre  mère  l'Église,  et  fait  Dieu  cocu, 
ayant  engrossé  les  abbesses  de  Montmartre  et  de  Poissy,  mais  que 
Dieu  en  aurait  bien  sa  raison.  »  L'évêque  Rose  s'écria,  en  parlant 
du  roi  :  «  Comment  auriez-vous  bien  le  cœur  de  recevoir  ce  tyran 
qui  s'est  plongé  le  bras  jusqu'au  coude  dans  le  sang  des  catho- 
liques et  fait  enterrer  les  prêtres  tout  vifs  jusqu'à  la  gorge?  » 
«  Mieux  vaudrait,  dit  le  prieur  des  carmes,  avoir  le  Turc  pour  roi 
que  Henri  IV  (1).  »  Il  n'y  avait  pas  de  mensonge  que  les  prédica- 
teurs n'affirmassent,  pour  perdre  le  roi  dans  l'esprit  du  peuple; 
ils  disaient  «  qu'il  avait  promis  à  ses  ministres  de  ruiner  la  reli- 
gion et  de  détriiire  la  ville  de  Paris  qui  en  était  le  plus  solide 
rempart.  »  Pour  faire  croire  ces  choses  incroyables,  on  fabri- 
quait de  faux  actes  que  l'on  venait  lire  dans  les  chaires  dites  de 
vérité  (2). 

Henri  IV  se  convertit  pour  rendre  la  paix  à  la  France,  et  envoya 
un  ambassadeur  à  Rome,  chargé  de  le  réconcilier  avec  le  saint- 
siége.  Philippe  II,  ce  fils  dévoué  de  l'Église,  s'opposa  de  tout  son 
pouvoir  à  la  réconciliation  ;  son  ambassadeur  osa  dire  au  pape, 
que,  s'il  ne  chassait  l'envoyé  du  roi  de  Navarre,  son  maître  le 
ferait  déposer  du  pontificat  par  un  concile  espagnol  (3).  Après  la 
conversion  du  roi,  les  fureurs  de  la  Ligue  redoublèrent.  Le  curé 
de  Saint-André  exhorta  le  peuple»  à  ne  le  recevoir  jamais,  quelque 
profession  de  religion  qu'il  fît,  parce  que  ce  n'était  que  piperie  et 
hypocrisie,  et  qu'un  relaps  comme  lui  n'était  bon  qu'à  brûler. 
L'on  dit  qu'il  sera  catholique,  s'écria  le  fougueux  prédicateur,  et 


(1)  Journal  de  l'tisloilej  dans  Pelitul,  T.  XLVI,  p.  128, 137,312,  357. 

(2)  Jd.,  ibi(L,  T.  XLVI,  p.  91.  —  Mémoires  de  la  Ligue,  T.  I,  p.  131. 

(3)  Palma  Cayel,  Chronologie,  dans  Pclilot,  T.  XL,  p.  88. 


LA  FRANCE.  177 

qu'il  ira  à  la  messe.  Eh  !  mes  amis,  les  chiens  y  vont  aussi.  Et  je 
vous  dirai  davantage,  s'il  y  va  une  fois,  il  n'y  aura  plus  de  reli- 
gion, plus  de  messes,  ni  de  processions,  ni  de  sermons.  Et  cela 
est  aussi  vrai  comme  Dieu  est  au  saint  Sacrement  de  l'autel  que 
je  vais  recevoir.  »  Un  cordelier  assura  a  qu'un  coup  de  tonnerre 
emporterait  le  roi  un  de  ces  jours,  ou  qu'il  crèverait;  aussi  bien, 
dit-il,  il  a  déjà  le  bas-ventre  tout  pourri  de  ce  que  vous  savez  (1).  » 
On  l'accusa,  en  pleine  chaire,  d'adorer  les  démons  :  «  Ce  qui  fut 
cause,  dit  un  contemporain,  que  le  simple  peuple  s'anima  ets'opi- 
niâtra  sans  jugement  en  sa  rébellion  contre  lui  (2).  » 

Voilà  comment  les  prédicateurs  de  la  Ligue  éclairaient  le  peuple 
dans  les  chaires  de  vérité!  Ce  qui  ajoute  à  l'infamie  de  ces  men- 
songes, c'est  qu'ils  étaient  payés  par  l'or  espagnol  :  les  ligueurs 
étaient  à  la  solde  de  Philippe  II.  Oubliant  toute  pudeur,  les  plus 
zélés  lui  offrirent  la  couronne.  Il  faut  lire  la  lettre  honteuse  que 
les  Seize  écrivirent  au  roi  d'Espagne,  pour  voir  jusqu'où  le  fana- 
tisme catholique  pousse  l'oubli  de  la  patrie  :  «  Nous  pouvons  cer- 
tainement assurer  Votre  Majesté,  que  les  vœux  de  tous  les  catho- 
liques sont  de  la  voir  régner  sur  nous,  comme  nous  nous  jetons 
volontiers  entre  ses  bras,  comme  notre  père,  ou  bien  qu'elle  y 
établisse  quelqu'un  de  sa  postérité,  pour  en  alliance  perpétuelle 
fraterniser  ces  deux  grandes  monarchies,  à  l'avancement  de  la 
gloire  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  splendeur  de  son  Église, 
et  union  de  tous  les  habitants  de  la  terre  sous  les  enseignes  du 
christianisme  (3).  »  Philippe  II  prit  ces  vœux,  achetés  par  son  or, 
au  sérieux  ;  il  entama  des  négociations  pour  faire  reconnaître  sa 
fille  reine  de  France;  s'il  échoua,  ce  fut  par  excès  d'ambition.  Il 
aurait  voulu  que,  foulant  aux  pieds  la  loi  salique,  la  France  reçût 
l'infante  espagnole  comme  légitime  héritière  du  trône.  Déjà  le  roi 
croyait  la  monarchie  universelle  réalisée.  Et  en  vérité,  qui  aurait 
pu  résister  au  maître  de  l'Espagne,  de  l'Italie,  de  la  France  et  des 
Pays-Bas? 

Cependant  il  fallut  se  soumettre  à  un  semblant  d'élection.  Les 
états  généraux  de  la  Ligue  s'assemblèrent  à  Paris,  pour  décider 


(1)  Journal  de  VEsloile,  dans  Pelilol,  T.  XLVI,  p.  387, 395, 392, 419. 

(2)  Pahna  Cayet,  Chronologie,  dans  Pelilol,  T.  XXXIX,  p.  10. 

(3)  M,r7;u/.,T.  XL,  p.360. 


178  PHILIPPE  II. 

du  sort  de  la  France.  Philippe  II  envQya  un  ambassadeur  chargé 
de  négocier  la  translation  de  la  couronne  à  l'infante  Isabelle.  Le 
duc  de  Feria  harangua  les  états;  après  avoir  énuméré  tout  ce  que 
le  roi  son  maître  avait  fait  pour  la  foi,  il  conclut  en  disant  que  le 
salut  de  la  France  demandait  qu'on  élût  pour  roi  un  prince  em- 
brasé d'un  très  ardent  zèle  pour  la  religion  catholique,  aposto- 
lique et  romaine  (1).  Le  cardinal  de  Pelevé,  archevêque  de  Reims, 
dans  sa  réponse  à  l'Espagnol,  renchérit  encore  sur  les  louanges 
de  Philippe  :  «  Celui  est  vraiment  catholique  qui,  non  seulement  en 
ses  pays,  mais  ès-royaumes  étrangers,  s'est  résolu,  nonobstant  les 
efforts  des  Turcs  et  des  hérétiques,  d'étendre  et  de  défendre  la 
religion  catholique...  Et  qui  est  celui  qui  ne  lui  donne  louange, 
qui  ne  l'aime  et  ne  l'admire,  tant  pour  ses  vertus  que  pour  le  zèle 
ardent  qu'il  a  toujours  apporté  à  la  manutention  et  propagation 
de  la  religion  catholique.  »  L'orateur  place  son  héros  au  dessus 
de  Trajan  et  de  Théodose,  au  dessus  de  Charles-Quint  lui-même  : 
«  Il  est  le  roi  catholique  par  excellence  ;  la  France,  après  Dieu,  Te 
reconnaît  pour  son  libérateur  (2).  »  Tel  fut  le  langage  tenu  par  le 
primat  des  Gaules!  Les  ambassadeurs  d'Espagne  déclarèrent  aux 
états  que,  le  roi  Henri  III  n'ayant  pas  laissé  d'héritier  mâle,  «  il 
était  tout  clair  que,  selon  droits  de  nature,  divin  et  commun,  ma- 
dame l'infante  était  légitime  héritière  du  royaume.  Que  Ton  joigne 
à  ce  l'élection,  dirent-ils,  s'il  est  de  besoin  (3).  »  Le  légat  intervint 
pour  appuyer  l'Espagne;  le  pape,  dit-il,  l'avait  envoyé  en  France, 
pour  procurer  l'élection  d'un  roi  qui,  plein  de  zèle  pour  la  foi  ca- 
tholique, pût  réprimer  tous  les  efforts  de  l'hérésie.  Il  exhorta  l'as- 
semblée «  de  promptement  et  opportunément  embrasser  une  si 
belle  occasion  envoyée  par  la  Providence  pour  assurer  la  religion 
catholique  en  ce  royaume  (4).  «  La  proposition  trouva  faveur  dans 
la  chambre  du  clergé;  il  ne  restait  plus  aux  prélats  une  étincelle 
de  patriotisme.  Même  au  sein  de  la  Ligue,  il  se  manifesta  une 
vive  réaction  [contre  la  domination  étrangère.  Que  répond  le 
clergé?  «  Que  l'on  avait  tort  d'appeler  les  Espagnols  des  étrangers, 


(1)  Procès-verbaux  des  éKitn  gi-m'-iHiux  de  1593,  publiés  par  A.  lernard,  p.  129. 

(2)  É(als  fjénéraux  de  1593,  p.  137-141. 

(3)  Ibid.,  p.  213. 

(4)  Ihid.,  p.  263, 289.  —  De  Thou,  Histoire  nniverselie,  livre  ClII. 


LA  FRANCE.  179 

qu'il  n'y  avait  plus  d'étrangers  parmi  les  chrétiens  »  (1).  Ce  que 
c'est  que  le  cosmopolitisme  catholique!  L'ordre  de  la  noblesse  ne 
fut  pas  de  cet  avis;  pour  repousser  l'Espagnol,  il  se  retrancha 
derrière  la  loi  salique.  Il  en  fut  de  même  du  tiers-état;  par  l'or- 
gane du  parlement,  il  chargea  le  lieutenant  générai  du  royaume 
de  veiller  «  h  ce  que,  sous  prétexte  de  religion,  la  couronne  ne  fût 
transférée  en  main  étrangère  contre  les  lois  du  royaume  (2).  »  Le 
sentiment  de  la  patrie  l'emporta  sur  le  fanatisme  ultramon- 
tain. 

La  conversion  ouvrit  les  portes  de  Paris  à  Henri  IV  ;  mais  pour 
que  sa  réconciliation  fût  complète,  il  lui  fallait  l'absolution  du 
pape.  Or  Philippe  II  dominait  à  Rome,  et  il  comptait  bien  em- 
pêcher le  saint-siége  de  reconnaître  Henri  IV.  Il  lit  littéralement 
violence  au  saint-père.  Le  duc  de  Nevers,  ambassadeur  de  France, 
nous  fait  connaître  les  menaces  par  lesquelles  le  roi  d'Espagne 
effrayait  la  cour  de  Rome  :  «  Si  le  pape  accorde  absolution  h 
Henri,  Philippe  II  affamera  la  ville;  il  fera  un  schisme  dans  la 
monarchie  espagnole,  il  suscitera  l'empereur  ii  redemander  Rome 
et  autres  villes  appartenantes  à  l'empire,  et  il  l'aidera  à  exécuter 
ces  réclamations;  au  pis  aller,  il  lui  déclarera  la  guerre  ouverte, 
comme  il  l'avait  faite  à  Paul  Farnèse  (8).  »  Clément  VIII  plia  long- 
temps sous  ces  menaces;  mais  plus  elles  étaient  violentes,  plus 
elles  donnaient  à  réfléchir  au  pape.  Il  se  lit  une  vive  réaction  à 
Rome  contre  la  domination  espagnole;  l'on  vit  que,  si  Philippe  II 
atteignait  le  but  de  son  ambition,  le  souverain  pontife  ne  serait 
plus  que  l'instrument  du  roi  d'Espagne.  D'un  autre  côté,  le  schisme 
était  imminent  en  France.  L'intérêt  de  la  religion  se  joignait  donc 
à  celui  du  saint-siége,  pour  inspirer  au  pape  le  courage  de  braver  la 
colère  de  l'Espagne.  En  définitive,  la  couronne  de  France  échappa 
à  Philippe,  comme  celle  d'Angleterre  lui  avait  échappé.  L'esprit 
d'indépendance  nationale  se  révolta  contre  les  prétentions  de  la 
maison  d'Autriche  jusqu'au  sein  du  Vatican  :  le  pape,  pas  plus  que 
les  rois,  ne  voulait  d'un  monarque  universel. 


(1)  Étals  généraux  de  lo9J,  p.  392. 

(2)  Mil.,  p.  546,  736,  ss. 

(?)  Mémoires  du  duc  (k  Nevers,  T.  II,  p.  716. 


180  PHILIPPE  II 


N"  3.  Henri  IV,  Elisabeth  et  Philippe  IL 


0 


La  France  ne  cessa  pas  de  lutter  contre  l'ambition  de  la  maison 
d'Autriche,  même  au  milieu  de  ses  dissensions  civiles  ;  mais  la 
rivalité  de  Charles  IX  et  de  Henri  lîl  était  stérile.  Dominée  par 
les  passions  religieuses,  la  royauté  finit  par  se  mettre  h.  la  tête  du 
parti  catholique  contre  la  réforme;  c'était  perpétuer  les  guerres 
de  religion,  et  ces  guerres  taisaient  la  force  de  Philippe  IL  Les 
rois  très  chrétiens  eurent  beau  prendre  parti  pour  le  catholicisme, 
ils  n'inspirèrent  jamais  une  entière  confiance  aux  orthodoxes;  le 
vrai  chef  de  la  ligue  catholique  était  le  roi  d'Espagne.  Pour  com- 
battre la  maison  d'Autriche,  il  fallait  un  prince  réformé,  ou  du 
moins  un  adversaire  décidé  de  la  Ligue.  Tel  fut  Henri  IV;  arrivé 
au  trône  après  de  longs  combats  contre  le  parti  catholique,  il  resta, 
malgré  sa  conversion,  favorable  aux  réformés;  en  leur  donnant  la 
"liberté  religieuse,  il  mit  fin  aux  troubles  qui  avaient  déchiré  la 
France,  et  il  l'affranchit  en  même  temps  de  l'influence  espagnole, 
Dès  que  la  royauté  eut  reconquis  son  indépendance,  elle  reprit  la 
lutte  contre  l'Autriche.  Un  des  premier  actes  de  Henri  IV  fut  de 
déclarer  la  guerre  à  l'Espagne.  La  guerre  n'avait  pas  le  caractère 
religieux,  qu'elle  aurait  eu,  si  le  roi  était  resté  attaché  à  la  con- 
fession de  Calvin  :  dans  son  manifeste  il  ne  parlait  que  des  dan- 
gers de  l'Europe,  menacée  par  l'ambition  de  l'Espagne  (1).  Toute- 
fois la  religion  était  au  fond  du  débat  ;  car  c'est  sur  le  catholicisme 
que  reposaient  les  prétentions  de  la  maison  d'Autriche  h  la  mo- 
narchie; la  combattre,  c'était  combattre  en  même  temps  pour  la 
liberté  religieuse.  Voilà  pourquoi  la  lutte  fut  engagé  par  des  princes 
réformés  ;  il  en  fut  ainsi  sous  Richelieu,  il  en  fut  encore  ainsi 
sous  Henri  IV,  Le  roi  de  France  n'était  pas  en  état  de  soutenir 
seul  la  guerre  contre  la  puissance  formidable  de  l'Espagne;  il 
revint  donc  forcément  à  l'idée  d'une  ligue  protestante. 

L'allié  naturel  de  Henri  IV  était  la  reine  d'Angleterre.  Il  lui 
écrivit  en  1595  :  «  Ayant  pour  ennemi  commun  le  roi  d'Espagne, 
lequel  n'a  d'autre  but  que  de  troubler  et  travailler  nos  royaumes 

(l)  Poirson,  Histoire  de  Henri  IV,  T.  I,  p.  276. 


HENRI  IV  ET  ELISABETH.  181 

par  ses  armes  continuelles,  et  artifices  accoutumés,  nous  devons 
joindre  aussi  nos  efforts  et  les  moyens  que  Dieu  aous  a  donnés 
pour  rompre  ses  dessseins  (1).  »  Les  ouvertures  du  roi  de  France 
ne  furent  pas  mieux  accueillies  que  ne  l'avaient  été  celles  du  roi  de 
Navarre  (2),  Après  la  ruine  de  Varmada,  Philippe  II  avait  cessé 
d'inquiéter  l'Angleterre;  Elisabeth  se  croyait  à  l'abri  de  tout 
danger,  et  elle  ne  se  souciait  guère  d'entrer  dans  une  lutte, 
dont  l'issue  devait)  être  de  grandir  la  France  et  de  lui  donner  la 
suprématie  qui  jusque-là  avait  appartenu  à  la  maison  d'Autriche. 
Henri  IV  ne  trouva  pas  plus  de  sympathie  en  Allemagne  ;  les  calvi- 
nistes lui  étaient  favorables,  mais  par  cela  même  les  luthériens 
lui  étaient  hostiles.  Les  princes  protestants  ne  comprenaient  pas 
combien  Henri  IV  disait  vrai  en  leur  représentant  «  que  leur  con- 
servation était  conjointe  au  bien  de  ses  affaires  et  de  son 
royaume  (3)  ;  «  ils  s'excusèrent  en  alléguant  qu'ils  ne  pouvaient, 
comme  membres  de  l'empire,  prendre  part  à  une  alliance  étran- 
gère. Henri  IV  chercha  des  ennemis  à  l'Espagne,  partout  où  il  y 
avait  communauté  d'intérêts  contre  la  domination  de  la  maison 
d'Autriche.  Il  s'adressa  au  sultan,  non  sans  se  plaindre  de  findif- 
férence  des  princes  chrétiens,  et  surtout  d'Elisabeth,  sur  l'appui 
desquels  il  avait  gcompté  (4);  mais  l'alliance  avec  les  infidèles 
n'avait  jamais  été  profitable  à  la  France  :  Henri  IV  n'en  reçut 
aucun  secours  efficace.  Au  bout  de  ses  négociations,  il  resta  seul 
dans  la  lice. 

Philippe  II  n'avait  pas  renoncé  à  l'ambition  de  toute  sa  vie; 
malgré  les  échecs  qu'il  avait  essuyés  en  Angleterre  et  en  France, 
il  poursuivait  les  desseins  de  la  monarchie  universelle  sous  le 
drapeau  du  catholicisme;  comptant  sur  les  intelligences  qu'il 
conservait  avec  la  Ligue,  il  fit  une  rude  guerre  à  Henri  IV. 
La  prise  de  Calais  effraya  les  Anglais.  Quand  ils  se  virent  me- 
nacés eux-mêmes,  ils  consentirent  à  faire  une  ligue  offensive  et 
défensive  avec  la  France.  Les  Provinces-Unies  entrèrent  dans 
l'alliance.  Cette  coalition  des  puissances  maritimes  avec  un  État 
militaire  aurait  pu  devenir  fatale  à  fEspagne,  si  Elisabeth  avait 

(1)  Lellres  missives  de  Uenri  I   ,  T.  IV,  p.  419. 

(2)  Flassun,  Histoire  de  la  diplomatie  française,  T.  II,  p.  Ic6,  ss. 

(3)  Lettres  de  Henri  lY,  T.  IV,  p.  462. 

(4)  Id.,  ibid.,  p.  475-478,  937. 


182  PHILIPPE  II. 

mis  toutes  ses  forces  à  la  disposition  de  Henri  IV  ;  mais  elle  l'ut 
alliée  tiède  du  roi  de  France,  comme  elle  avait  été  défenseur  peu 
zélé  des  huguenots.  Henri  lui  écrivait  les  lettres  les  plus  sup- 
pliantes :  «  Je  ne  puis  croire,  dit-il,  que  vous  permettiez  jamais  et 
moins  vouliez  la  ruine  de  votre  meilleur  frère  et  plus  lldèle  ami, 
la  conservation  duquel  sert  comme  de  trophée  h  votre  bonté  non 
moins  que  de  votre  prudence...  Je  ne  vous  affligerais  de  mon 
affliction,  si  je  n'avais  entière  confiance  en  vous,  et  si  je  pouvais, 
sans  vous,  sortir  de  la  perplexité  en  laquelle  la  prise  d'Amiens  a 
réduit  mes  affaires  (1).  »  La  défiance  perce  au  milieu  de  la  flatte- 
rie, et  elle  était  légitime.  Dans  une  lettre  confidentielle  adressée 
à  son  ambassadeur  à  Rome,  le  roi  avoue  que  ses  voisins,  sur  l'as- 
sistance desquels  il  avait  compté,  ne  semblaient  pas  trop  tristes 
de  sa  peine,  qu'ils  espéraient  plutôt  profiter  de  sa  nécessité,  prin- 
cipalement la  reine  d'Angleterre.  En  effet,  Elisabeth  n'eut  pas 
honte  de  demander  Calais,  au  cas  que  la  ville  fût  reprise,  et  de 
surbordonner  ses  secours  à  cette  restitution  ;  Henri  IV,  indigné, 
répondit  que  s'il  devait  être  dépouillé,  il  aimait  mieux  que  ce  fût 
par  ses  ennemis  que  par  ses  amis  (2).  Le  roi  écrivit  h  son  ambas- 
sadeur à  Constantinople  ces  paroles  amères  :  «  Quelque  amitié 
qu'il  y  ait  entre  les  princes,  ils  ne  cèdent  guère  rien  les  uns  aux 
autres  de  ce  qui  importe  à  leur  grandeur,  comme  ceux  qui  font 
profit  de  tout  ce  qui  se  présente,  sans  avoir  égard  à  l'intérêt  de 
leurs  plus  chers  amis  :  ce  que  pratiquent  les  Anglais  plus  que  toutes 
les  autres  nations  (3).  » 

Henri  IV  s'était  promis  une  assistance  sérieuse  de  sa  puissante 
voisine,  quand  il  s'engagea  dans  la  lutte  contre  l'Espagne.  Réduit 
pour  ainsi  dire  h  ses  seules  forces,  il  fut  heureux  d'accueillir  les 
propositions  de  paix  que  lui  fit  Philippe  II  et  qui  aboutirent  au 
traité  de  Vervins.  La  France,  épuisée  par  un  demi-siècle  de  guerres 
civiles,  n'était  pas  en  état  de  briser  la  puissance  de  la  maison 
d'Autriche,  et  Henri  IV  apprit  à  ses  dépens  que  les  Provinces- 
Unies  et  Elisabeth  ne  tenaient  à  la  guerre  que  dans  leur  intérêt. 
Lors  des  négociations  de  Vervins, les  rôles  changèrent  subitement. 


(1)  LcUrcs  de  Henri  IV,  T.  IV,  p.  770. 

(2)  la.,  ibid.,  p.  751.  —  De  Thou,  Histoire  universelle,  livre  CXVI. 

(3)  Lettres  de  Henri  JV,  T.  IV,  p.  861. 


I 


HENRI  IV  ET  ELISABETH.  183 

Tant  que  les  hostilités  avaient  duré,  le  roi  de  France  dut  supplier, 
implorer  Elisabeth,  pour  en  obtenir  des  secours  qui  n'étaient  ac- 
cordés que  d'une  main  avare  et  jalouse;  il  dut  plus  d'une  fois 
sommer  les  Provinces-Unies  de  remplir  leurs  engagements  (1). 
Quand  il  s'agit  de  négocier  la  paix,  ses  alliés  ne  voulurent  plus 
entendre  parler  que  de  guerre.  Henri  IV  écrit  à  ses  plénipoten- 
tiaires :  «  J'ai  trouvé  les  députés  des  Provinces-Unies  si  farouches 
et  aliénés  de  la  paix,  qu'à  grande  peine  ai-je  seulement  pu  leur 
faire  comprendre  les  raisons  et  nécessités  qui  m'ont  forcé  d'enta- 
mer la  négociation  ;  ils  ont  reçu  pour  instruction  de  ne  parler 
d'autre  chose  que  de  la  continuation  de  la  guerre  (2).  »  Les  Hollan- 
dais restèrent  inébranlables,  pendant  tout  le  cours  des  négocia- 
tions; ils  disaient  n'avoir  autre  pouvoir  que  d'offrir  leurs  forces 
pour  contiimer  les  hostilités  (3).  On  conçoit  leur  opposition  à  toute 
idée  de  paix,  ils  étaient  persuadés  que  la  guerre  était  le  seul 
moyen  de  les  sauver  (4).  H  est  plus  difficile  de  comprendre  la  résis- 
tance d'Elisabeth,  qui  avait  toujours  témoigné  tant  de  répugnance 
pour  la  guerre,  et  qui  ne  la  faisait  qu'avec  mollesse  et  irrésolution. 
Sa  politique,  au  dire  d'un  habile  diplomate,  était  celle  de  l'égoïsme: 
«  La  reine  d'Angleterre,  dit  Jeannin,  voudra  toujours  ce  qu'elle 
doit  vouloir  par  raison  d'État,  et  non  pas  plus  avant  (o).  )>  Quel 
était  donc  son  but  en  entravant  les  négociations  de  Vervins  '!  Elle 
repoussait  la  paix,  parce  que  la  paix  était  favorable  à  la  France  ; 
c'est  Henri  IV  qui  nous  le  dit  :  «  Les  ambassadeurs  d'Angleterre 
eussent  bien  voulu  par  leurs  dilations  me  faire  perdre  l'occasion 
de  pacifier  mon  royaume,  pour  faire  toujours  leurs  affaires  à  mes 
dépens,  et  profiter  de  mes  travaux.  »  Était-elle  au  moins  décidée 
h  combattre  sérieusement?  Henri  IV  dit  «  que  ses  ambassadeurs 
eussent  bien  voulu  l'empêcher  de  faire  la  paix,  sans  engager  leur 
maîtresse  à  la  guerre  (6).  »  «  En  définitive,  écrit  l'ambassadeur  de 
France  en  Angleterre,  ces  gens-ci  n'ont  envie  ni  de  paix  ni  de 
guerre,  mais  bien  d'entretenir  nos  malheurs,  pour  mieux  faire 

(1)  Lettres  de  Henri  IV,  T.  IV,  p.  797,  s. 

(2>  Mémoires  de  lidlièvre  et  de  Sillery,  T.  I,  p.  207,  s. 

(3)  Lftllre  de  Henri  IV  à  ses  plcnipotenliaires  à  Vervins.  (Mémoires  de  du  Plessii  Mornayj 
T.  Vni,  p.  414.) 

(4)  Id.j  ibid.,  p.  313. 

(5)  Avis  de  Jeannin  sur  la  paix  future,  dans  les  mémoires  de  c/w  Plessis,  T.  Vil,  p.  531. 

(6)  Lettres  de  Henri  lY,  T.  iv,  p.  973, s. 


184  PHILIPPE  II. 

leurs  affaires  (1).  »  Henri  IV  ne  tint  aucun  compte  des  représenta- 
tions de  ses  alliés  ;  il  pensait,  comme  le  disent  ses  plénipoten- 
tiaires, «  que  Dieu  l'avait  établi  roi  de  France  pour  conserver  ses 
sujets  en  repos  et  félicité,  et  non  pour  assouvir  les  mauvaises 
volontés  de  ceux  qui  estimaient  que  l'assurance  de  leur  félicité 
dépendait  de  la  ruine  des  Français  et  de  l'abaissement  de  leur 
couronne  (S).» 

La  reine  d'AngleteiYe  reprocha  vivement  k  Henri  IV  son  manque 
de  foi  :  il  s'était  engagé  à  ne  pas  traiter  sans  le  concours  de  ses 
alliés,  et  il  négociait  malgré  ceux-ci.  «  Le  manque  de  foi,  dit 
Elisabeth,  l'incertitude  de  l'amitié,  est  de  toutes  les  choses  hu- 
maines la  plus  injuste,  et  celle  qui  compromet  le  plus  l'existence 
même  du  monde.  Je  ne  puis  croire  que  vous  ayez  oublié  les  ser- 
vices que  je  vous  ai  rendus,  et  que  vous  soyez  coupable  d'ingra- 
titude, ce  péché  capital,  que  l'on  pourrait  bien  appeler  le  péché 
contre  le  Saint-Esprit  (3).  «  Il  est  vrai  que  Henri  IV  avait  demandé 
l'alliance,  mais  s'il  se  voyait  contraint,  par  l'épuisementdelaFrance, 
à  abandonner  ses  alliés,  n'était-ce  pas  la  faute  des  Anglais ,  qui 
prenaient  part  k  la  guerre  pour  nourrir  les  maux  d'une  nation 
rivale,  bien  plus  que  pour  abaisser  la  maison  d'Autriche?  En  tout 
cas,  Elisabeth  avait  mauvaise  grâce  de  se  plaindre  de  Henri  IV  ; 
car  au  moment  même  oiielle  lui  reprochait  de  traiter  avec  l'Espa- 
gne, elle  négociait  elle-même  sous  main  avec  l'archiduc  Albert; 
elle  espérait  trouver  dans  le  futur  maître  des  Pays-Bas  un  nouveau 
duc  de  Bourgogne,  c'est  k  dire  un  ennemi-né  de  la  France  (4).  Il  y 
a  plus.  Les  négociateurs  français  avaient  la  conviction  quela  reine 
était  prête  k  traiter  avec  l'Espagne,  aux  dépens  de  la  France;  si 
Philippe  avait  voulu  lui  céder  Calais,  elle  se  serait  accommodée 
avec  lui  (5).  Ainsi,  Elisabeth,  qui  faisait  de  si  belles  phrases  sur  la 
foi  due  aux  engagements,  ne  demandait  pas  mieux  que  de  rompre 


(1)  Mémoire  sur  Elisabeth  et  Henri  IV  en  1597,  par  Prévost  Pfn'ailnl.  (Séances  de  rAcadén[iie 
des  sciences  morales  et  politiques,  1856,  T.  I,  p.  306, 323.) 

(2)  Lettre  des  plônipotenliaires  an  roi.  {Du  Plessis  Mornay,  Mémoires,  T.  VIII,  p.  273.) 

(3)  Ra.umer,  Briefe  aus  Paris, T.  I,  p.  413. 

(4)  Lettre  de  Henri  IV  à  Jeannin,  1607.  (Négociations  de  Jeannin,  dans  Pelitnt,  2'  série, T.  XII, 
p.  .^27)  :  «  Le  but  (des  Anglais)  a  toujours  été  de  faire  revivre  l'alliance  de  la  maison  de  Bourgogne 
contre  la  France,  par  le  moyen  de  leur  conjonction  avec  les  archiducs.  » 

(5)  Pravost  Paradol,  dans  les  Séances  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques,  1855, 
T.  III,  p.  427  ;  185G,  T.  I,  p.  151,  ss. 


HENRI  IV  ET  ELISABETH.  185 

les  siens,  au  prix  deCalais  !  Jamais  la  jalousie  nationale  des  Anglais 
ne  s'était  montrée  sous  un  jour  plus  odieux.  Dès  l'arrivée  de  leurs 
ambassadeurs,  Henri  IV  écrivit  à  ses  plénipotentiaires  :  «  Je  ne 
doute  point  qu'ils  ne  soient  très  marris  que  Calais  ne  soit  rendu, 
et  qu'ils  ne  fassent  sous  main  ce  qu'ils  pourront  pour  me  traverser 
par  une  voie  ou  par  une  autre.  »  «  Ils  veulent  avoir  Calais,  ajoute 
Villeroi,  c'est  le  but  de  leur  ambition,  de  leurs  dissimulations 
et  artifices.  »  «  Puisque,  répondent  les  plénipotentiaires  fran- 
çais, la  reine  juge  que  c'est  chose  si  bonne  d'avoir  Calais,  nous 
sommes  d'avis  que  nous  la  gardions  pour  le  roi  et  pour  ses  en- 
fants (1).  » 

La  paix  de  Vervins  paraît  au  premier  abord  être  un  immense 
échec  pour  l'Espagne.  C'est  Philippe  qui  prend  l'initiative  des 
négociations  ;  pour  obtenir  la  paix,  il  offre  de  renoncer  à  toutes  ses 
conquêtes  ;  il  démembre  la  monarchie,  en  cédant  les  Pays-Bas  à 
sa  fille  l'infante  Isabelle.  N'était-ce  pas  abdiquer  l'ambition  de  la 
monarchie  universelle?  Il  est  vrai  que  Philippe  II  cédait  sans 
avoir  été  vaincu,  mais  enfin  il  cédait,  et  il  reconnaissait  Henri  IV 
comme  roi  de  France,  après  avoir  menacé  le  pape  d'une  guerre 
implacable,  s'il  lui  accordait  l'absolution. 

Si  le  roi  d'Espagne  reculait,  il  en  était  de  même  de  Henri  IV;  il 
avait  déclaré  la  guerre,  et  il  était  obligé  de  faire  la  paix,  après  une 
lutte  de  quelques  années  qui  ne  lui  avait  été  rien  moins  que  favo- 
rable; il  avait  proclamé,  à  la  face  de  la  chrétienté,  qu'il  voulait 
abaisser  la  puissance  menaçante  delà  maison  d'Autriche,  et  il  était 
forcé  d'avouer  qu'il  n'était  pas  en  état  de  soutenir  les  hostilités. 
Les  deux  rois  rivaux  subissaient  fun  et  l'autre  la  même  nécessité. 
A  Vervins,  les  plénipotentiaires  français  avouèrent  que  jamais  la 
France  n'avait  été  si  appauvrie  (2).  Et  l'Espagne  était  tout  aussi 
épuisée  que  la  France  :  le  maître  du  Pérou  venait  de  faire  ban- 
queroute, il  succombait  sous  le  poids  d'entreprises  qui  dépassaient 
ses  forces. 

Telle  fut  l'issue  de  la  première  lutte  entre  la  France  et  la  maison 
d'Autriche:  ce  fut  moins  une  paix  qu'une  trêve,  et  la  trêve  ne  sus- 


ci)  Mémoires  de  Sitlery  et  de  Bdlièvre,  T.  1,  p.  "208, 261.  —  Mémoires  de  du  Plessis,  T.  VIII, 
p.  482. 
(2)  Mémoires  de  Eellièvre  et  de  Sillery,  T.  I,  p.  154. 


186  PHILIPPE  II 

pendit  que  les  hostilités  publiques.  En  1607,  Henri  IV  eut  des 
explications  très  vives  avec  l'Espagne.  Un  secrétaire  d'ambassade, 
surpris  en  flagrant  délit  de  conspiration,  fut  arrêté;  l'ambassadeur 
le  réclama,  en  se  plaignant  que  les  privilèges  assurés  par  le  droit 
des  gens  aux  ministres,  étaient  méconnus.  Henri  IV  répondit  «  que 
si  les  ambassadeurs  étaient  personnes  sacrées,  aussi  étaient-ils 
obligés  à  ne  violer  le  droit  des  gens,  comme  ils  faisaient  quand  ils 
entreprenaient  de  corrompre  les  sujets  du  prince  auprès  duquel 
ils  servaient,  et  sous  couleur  de  paix  et  amitié,  machinaient  contre 
sa  personne  et  son  État;  que  le  roi  d'Espagne  avait  depuis  le  traité 
de  Vervins  toujours  suborné  ses  sujets  pour  les  faire  soulever 
contre  son  Etat,  et  que  les  ambassadeurs  avaient  été  les  princi- 
paux instigateurs  de  ces  conspirations.»  Henri  IV  en  faisait  autant: 
ne  voyant  aucune  sûreté  dans  l'amitié  de  l'Espagne,  il  soutenait 
les  Pays-Bas  dans  leur  lutte  contre  la  domination  espagnole  (1). 
En  1597,  il  envoya  un  ambassadeur  h  Elisabeth  ;  dans  les  instruc- 
tions qu'il  lui  donna,  on  lit,  «  qu'il  désirait  affaiblir  cette  puissance 
espagnole,  laquelle  ne  lui  semblait  rechercher  la  paix  que  pour 
prendre  haleine  et  mieux  parvenir  à  son  premier  but,  qui  était  de 
triompher  du  reste  du  monde  (2).  »  Henri  IV  ne  perdit  pas  un  in- 
stant de  vue  ce  qu'il  appelait  son  grand  dessein,  l'affaiblissement 
de  la  maison  d'Autriche.  La  lutte  n'était  donc  qu'ajournée  :  elle 
remplira  la  première  moitié  du  xvir  siècle. 


ij  4.   La  politique  des  papes  pendant  la  seconde  moitié  du  xvi<  siècle. 

Philippe  II  était  le  champion  du  catholicisme;  il  combattit  l'hé- 
résie en  France,  en  Angleterre  et  dans  les  Pays-Bas.  Mais  l'Église 
avait  un  autre  chef,  qui  réclamait  un  droit  divin  sur  la  chrétienté 
tout  entière.  Puisque  la  lutte  était  engagée  entre  la  religion  du 
passé  et  la  réforme,  les  papes  devaient  y  prendre  part;  ils  auraient 
même  dû  être  à  la  tête  d'une  croisade  contre  les  protestants.  La 
papauté  essaya,  en  vain,  d'unir  les  princes  catholiques  contre  le 

(1)  Devis  entre  le  roi  Henri  IV  et  l'ambassadeur  d'Espajtne.  (Mcmoircs  du  duc  de  Xevers, 
T.  II.  p.  858.) 

(-2)  Prmost  Paradol,  Mémoire  sur  Elisabeth  et  Henri  IV.  (Séances  de  l'Acadéraie  des  sciences 
morales  et  politiques,  T.  X.\X1V,  p.  118.) 


LA  PAPAUTÉ.  187 

protestantisme;  les  princes  n'écoutaient  que  leur  intérêt  politique. 
Si  Philippe  H  était  toujours  armé  pour  la  défense  de  la  foi,  c'est 
que  son  ambition  se  confondait  avec  celle  du  catholicisme:  il  tenait 
à  ce  qu'il  y  eût  une  seule  foi,  pour  qu'il  y  n'eût  qu'un  seul  roi,  le 
roi  catholique.  Les  papes  étaient  donc  les  alliés  nécessaires  de 
Philippe  II.  Cependant  l'accord,  quoique  indiqué  par  la  nature 
des  choses,  ne  fut  pas  aussi  intime  qu'on  pourrait  le  croire. 
Au  début  du  règne  de  Philippe,  un  pape,  animé  d'une  haine 
ardente  contre  le  nom  espagnol,  chercha  h  expulser  cette  race 
maudite  de  l'Italie,  et  à  la  fin  du  xv!*"  siècle,  un  autre  pape  rompit 
l'alliance  pour  se  rapprocher  d'un  prince  contre  lequel  le  saini- 
siége  avait  lancé  toutes  ses  foudres.  L'alliance  n'exista  réellement 
que  sous  le  pontificat  de  quelques  papes  que  l'on  peut  appeler  les 
papes  de  la  réaction  catholique.  Une  passion  sérieuse  les  enflam- 
mait :  ils  voulaient  rétablir  la  domination  de  l'Église.  Cette  grande 
ambition  fit  taire  les  petits  intérêts  italiens  des  évêques  de  Rome; 
elle  donna  de  la  grandeur  à  plusieurs  pontifes;  mais  l'enthou- 
siasme de  la  foi  ne  fut  pas  de  longue  durée.  On  peut  môme  douter 
qu'il  ait  été  aussi  sérieux  qu'on  se  l'imagine,  car  le  népotisme  ne 
perdit  jamais  son  empire;  il  alla  plutôt  croissant  au  xvn«  siècle. 
Ce  misérable  régime  consomma  la  décadence  de  la  papauté. 

On  a  trop  célébré  la  réaction  catholique;  les  papes  vraiment 
zélés  pour  la  cause  de  la  foi  furent  une  exception,  même  au  milieu 
de  la  lutte  du  catholicisme  et  de  la  réforme.  Nous  avons  vu 
Paul  III  regretter  d'avoir  soutenu  Charles-Quint  contre  les  pro- 
testants d'Allemagne,  et  regretter  presque  la  victoire  de  l'empe- 
reur sur  les  hérétiques.  Nous  avons  vu  Paul  IV  se  jeter  dans  une 
guerre  passionnée  contre  le  roi  catholique.  Les  papes  hostiles  à 
l'Espagne  ayant  succombé,  le  saint-siége  subit  la  protection  du 
puissant  roi,  plutôt  qu'il  ne  l'accepta.  Puis  vinrent  des  pontifes 
insignifiants  Jules  III,  Pie  IV,  qui  pliaient  sous  la  force.  Il  faut 
arriver  jusqu'à  Pie  V,  pour  rencontrer  un  pape  convaincu  jusqu'au 
fanatisme.  L'Église  le  célèbre  comme  un  de  ses  saints,  et  à  son 
point  de  vue  elle  a  raison  ;  mais  le  saint  catholique  n'est  aux  yeux 
de  l'histoire  impartiale  qu'un  esprit  étroit,  aveuglé  par  une  foi 
étroite.  Il  fut  tout  entier  ii  la  lutte  contre  le  protestantisme,  et 
comme  il  se  croyait  le  défenseur  de  la  cause  de  Dieu,  il  ne  recu- 
lait devant  rien.  11  poussa  h  la  guerre  civile  en  France,  et  s'opposa 


188  PHILIPPE  II. 

c\  toute  idée  de  paix  entre  les  deux  confessions;  il  aurait  voulu  un 
combat  h  mort,  comme  celui  qui  existe  entre  le  royaume  des  té- 
nèbres et  le  royaume  de  la  lumière.  Dans  les  Pays-Bas,  il  applaudit 
aux  exploits  d'un  général  qui  n'était  qu'un  bourreau  :  il  envoya 
une  épée  bénite  au  duc  d'Albe!  En  Angleterre,  il  fut  complice  des 
conspirations  contre  le  trône  et  la  vie  d'Elisabeth.  Ses  admirateurs 
sont  obligés  d'avouer  la  complicité  de  Pie  V  et  de  Norfolk;  ils  ne 
peuvent  pas  nier  qu'un  pape  canonisé  ait  excité  les  sujets  de  la 
reine  d'Angleterre  à  conspirer  contre  son  gouvernement,  puisque 
nous  avons  la  bulle  par  laquelle  le  vicaire  de  Dieu  loue  les  projets 
des  conjurés,  et  leur  donne  sa  bénédiction,  dans  le  Seigneur,  en  les 
exhortant  toujours  au  nom  du  Seigneur,  «  à  persévérer  dans  leur  ré- 
solution, et  en  leur  promettant  que  le  Dieu  tout-puissant  les  assistera 
DE  SON  SECOURS  (1).  »  Mais  les  écrivains  catholiques,  dans  leur 
amour  de  la  vérité,  ont  soin  de  ne  rien  dire  du  dessein  des  con- 
jurés; ils  savaient  cependant,  par  des  documents  authentiques, 
que  saint  Pie  excita  le  roi  d'Espagne  à  entrer  dans  un  complot 
dont  le  but  était  d'assassiner  Elisabeth  (2)!  Nous  comprenons 
que  la  guerre  contre  un  prince  hérétique  soit  une  œuvre  sainte; 
mais  nous  ne  comprenons  pas  que  l'assassinat  d'une  reine  réfor- 
mée soit  un  moyen  d'arriver  à  la  béatification. 

Un  assassinat  gigantesque  se  commit  h  Paris  pour  la  cause  de 
Dieu.  L'Église  cherche  en  vain  à  repousser  loute  solidarité  avec 
les  tueurs  de  la  Saint-Barlhélemy  ;  ce  furent  des  passions  catholi- 
ques qui  armèrent  les  meurtriers,  et  le  massacre  fut  célébré  à 
Rome  comme  une  victoire  du  catholicisme  sur  l'hérésie.  Il  n'y  a 
pas  de  crime  que  l'Église  n'ait  excusé,  légitimé,  quand  il  s'agit  de 
son  intérêt.  En  France,  une  ligue  formidable  se  forma  contre  les 
huguenots  et  contre  le  roi  qui  se  refusait  à  les  exterminer  ;  les 
ligueurs,  en  pleine  révolte  contre  leur  prince,  députèrent  le 
jésuite  Mathieu  à  Rome  pour  obtenir  l'approbation  du  saint-siége. 
Le  pape  ayant  bien  considéré  «  que  la  première  et  principale  inten- 
tion des  ligueurs  était  de  prendre  les  armes  contre  les  hérétiques, 
approuva  que  cela  fiât  fait  et  éloigna  tout  scrupule  de  conscience 
que  l'on  pourrait  avoir  pour  cet  objet,  persuadé  que  le  roi  aurait 

(1)  DeFalloux,  Histoire  de  saint  Pie  V,T.  I,  p.  3-21-324. 

(2)  Voyez  le  tome  IX"  de  mes  Éludes  Instoriques 


LA  PAPAUTÉ.  189 

cela  pour  bien  fait,  et  sHl  en  était  autrement^  ils  n'en  pourraient  pas 
moins  poursuivre  leur  dessein  (1).  »  Ainsi  la  révolte  contre  un  roi 
catholique  était  justifiée  par  la  seule  raison  que  le  monarque  ne  se 
montrait  pas  assez  persécuteur!  On  devait  cependant  savoir  à 
Rome  que  parmi  les  chefs  de  la  Ligue,  il  y  en  avait  qui  nourris- 
saient la  coupable  ambition  de  détrôner  leur  roi  légitime.  La  cour 
de  Rome  était  complice;  car,  dès  l'année  I08O,  un  cardinal  pro- 
posa d'appeler  les  Guise  au  trône  de  France  (2)  ;  le  prince  qui  avait 
conseillé  la  Saint-Barthélémy,  ne  présentait  plus  assez  de  garan- 
ties au  catholicisme  !  Mais  Henri  III  était  dans  la  force  de  l'âge,  il 
fallait  se  débarrasser  de  lui  par  un  crime  ;  la  Ligue  osa  en  faire  la 
proposition  au  pape.  On  délibéra  donc  h  Rome  sur  un  projet  d'as- 
sassinat !  Écoutons  la  réponse  que  le  saint-père  fit  au  jésuite 
Mathieu  :  «  Le  pape  ne  trouve  pas  bon  que  l'on  attente  à  la  vie  du 
roi,  car  cela  ne  se  peut  faire  en  bonne  conscience.  Mais  si  l'on 
pouvait  se  saisir  de  sa  personne  et  lui  donner  gens  qui  le  tiennent 
en  bride,  on  trouverait  cela  bon,  car  sous  son  autorité  on  se 
rendrait  maître  du  royaume,  et  on  établirait  toutes  choses 
bonnes  (3).  » 

Sixte-Quint,  comme  prince,  n'était  pas  d'humeur  à  protéger  la 
révolte  ;  il  demanda  h  l'ambassadeur  de  la  Ligue  à  quelle  école  il 
avait  appris  que  l'on  pût  former  des  partis  contre  la  volonté  de  son 
roi  légitime  (4).  Mais  les  passions  religieuses  finirent  par  l'en- 
traîner; il  compara  le  duc  de  Guise  aux  Macchabées  qui  combatti- 
rent pour  la  défense  de  leur  patrie,  du  temple  et  de  la  loi  (b).  Après 
l'assassinat  des  Guise,  Sixte-Quint  lança  des  censures  contre 
Henri  III,  .et  quand  le  roi  périt  par  la  main  d'un  moine,  le  saint- 
père  admira  l'action  de  la  Providence  :  il  voyait  bien,  dit-il,  que 
Dieu  protégeait  la  France  (6).  Ainsi,  dans  la  pensée  du  pape.  Dieu 
était  complice  d'un  assassin!  La  mort  de  Henri  III  donna  le  trône 


(1)  Capefigue,  Histoire  di;  la  réforme,  T.  IV,  p.  199. 

(2)  Ranke,  Fiirsten  und  Vœlker  von  Sûd-Europa,T.  UI,  p.  li9,note. 

(3)  Mémoires  du  duc  de  Nevers,  T.  I,  p.  654. 

(V)  Capefigue,  Histoire  de  la  réforme,  T.  IV,  p.  203. 

(5)  De  7/iOWj  Histoire  universelle,  livre  XCI. 

(6)  «  Il  papa  nel  consistorio  discorre,  che'  1  successo  délia  morte  del  re  di  Francia  se  ha  da  conoscer 
del  vol  A-  expresse  del  signor  Dio,  e  chè  per  cio  si  doveva  con  fidar  che  continuarebbe  al  haver  que'l 
reguo  nella  sna  protettione.  •  {Dispaccio  Venelo ,  dans  Ranke ,  Fiirslen  und  Vœlker,  T.  III, 
p.  171,  noie.) 


190  PHILIPPE  II. 

h  Henri  IV.  Mais  Henri  IV  était  huguenot  ;  Sixte-Quint  se  prononça 
contre  lui  :  «  peu  importe,  dit-il,  que  la  couronne  passe  d'une 
famille  à  une  autre;  ce  qui  importe,  c'est  que  jamais  il  ne  règne 
un  roi  hérétique  en  France  (1).  »  Le  pape  comptait  sur  le  concours 
de  tous  les  États  catholiques,  pour  donner  force  à  l'excommuni- 
cation qu'il  lança  contre  Henri  IV;  mais  voilà  qu'en  Italie  même 
la  république  de  Venise  se  hâta  de  reconnaître  le  roi  huguenot. 
Le  nonce  mit  tout  en  œuvre  pour  détourner  le  sénat  de  sa  résolu- 
tion; Sixte-Quint  alla  jusqu'à  menacer  les  Vénitiens  de  les  excom- 
munier. Le  sénat  répondit  qu'il  reconnaissait  Henri  IV,  parce  que 
la  nation  s'était  déclarée  pour  lui,  qu'il  n'avait  pas  à  s'inquiéter  de 
la  religion  du  roi,  que  cela  était  l'affaire  du  pape;  que  si  le  saint- 
père  prenait  mal  à  propos  contre  la  république  quelque  résolution 
injuste  et  violente,  elle  se  moquerait  de  ses  censures  (2).  Sixte- 
Quint  céda;  c'était  un  esprit  politique,  bien  qu'aimant  à  se  nourrir 
de  chimères;  il  comprit  ce  que  lui  dit  l'ambassadeur  de  Venise, 
que,  si  Philippe  II  l'emportait  en  France,  c'en  serait  fait  de  l'indé- 
pendance des  États  italiens.  Le  pape  était  disposé  à  entrer  en 
relation  avec  Henri  IV,  quand  il  mourut,  à  la  grande  joie  des  zélés 
catholiques. 

Il  y  avait  un  parti  plus  catholique  que  le  pape,  qui  ne  voulait 
entendre  parler  d'aucune  transaction.  Philippe  II  par  ambition  se 
mil  à  la  tête  des  zélés;  il  soutint  que  Henri  IV,  déclaré  indigne  du 
trône  par  le  saint-siége,  ne  pouvait  plus  régner,  quand  même  il 
se  convertirait.  Le  roi  d'Espagne  menaça  Sixte-Quint  de  se  retirer 
de  l'obédience  du  saint-siége,  s'il  se  rapprochait  de  Henri  IV  :  il 
ne  souffrirait  pas,  disait-il,  que  la  cause  de  Dieu  fût  trahie  (3). 
Philippe  trouva  un  pape  à  sa  guise  dans  Grégoire  XIV.  Le  souve- 
rain pontife  n'hésita  pas  un  instant  à  se  mettre  à  la  tête  de  la 
Ligue;  il  déclara  que,  par  inspiration  divine,  «  il  s'était  décidé  à 
venir  à  son  secours  ;  »  il  lui  envoya  de  l'argent  et  des  soldats;  enfin 
il  fit  un  devoir  à  tous  les  catholiques  de  quitter  le  parti  de  Henri 
de  Bourbon  (4).  La  révolte  devenait  décidément  la  cause  de  Dieu. 
Bien  des  partisans  du  roi  de  France  furent  ébranlés  par  l'autorité 

(1)  RankP,Fuvi\.en  und  Vœlker,  T.  III,  p.  1 73,  note  1. 

(2)  De  TliOU,  Histoire  universelle,  livre  XCVII. 

(3)  Ranki',  Fûrsten  und  Vœlker,  T.  111,  p.  209,  noie. 

(4)  Palma  Cayet,  Ciironologie  novenaire.  (Pciilol,  T.  XLVII,  p.  62.) 


LA  PAPAUTÉ.  191 

du  vicaire  de  Jésus-Christ;  ce  furent  eux  qui  poussèrent  Henri  IV 
à  se  convenir.  Le  chef  des  huguenots  crut  qu'une  couronne  valait 
bien  une  messe  :  subitement  éclairé  par  la  grâce  divine,  il  rentra 
dans  le  sein  de  l'Église. 

La  conversion  de  Henri  IV  changea  la  politique  du  saint-siége. 
Pendant  les  fureurs  de  la  réaction  catholique  en  France,  la  papauté 
avait  été  forcément  l'alliée  du  roi  d'Espagne,  car  c'était  son  seul 
appui.  La  cause  du  catholicisme  et  celle  de  Philippe  II  étaient  si 
intimement  unies,  qu'il  était  difficile  de  dire,  si  Philippe  était  l'in- 
strument de  Rome  ou  si  Rome  était  l'instrument  de  Philippe. 
Cependant  la  domination  espagnole  pesait  aux  Italiens;  c'était  en 
haine  de  ce  joug,  qui  menaçait  de  s'appesantir  sur  toute  la 
chrétienté,  que  les  Vénitiens  avaient  mis  tant  d'empressement  à 
reconnaître  Henri  IV,  quoique  huguenot.  Lorsque  le  roi  de  France 
consentit  h  demander  l'absolution,  la  joie  fut  grande  à  Rome.  Le 
plus  savant  des  cardinaux,  Baronius,  dit  h  du  Perron,  l'ambassa- 
deur de  Henri  IV,  que  l'histoire  lui  avait  appris  que  le  saint-siége 
avait  toujours  reçu  de  l'appui  des  rois  très  chrétiens,  tandis  qu'il 
reconnaissait  par  l'expérience  du  temps  présent  que  les  Espagnols 
avaient  l'ambition  d'entreprendre  sur  la  liberté  du  pape  (1).  L'am- 
bassadeur de  Venise  écrivit  en  159o,  que  les  plus  modérés  parmi 
les  cardinaux,  c'est  à  dire  ceux  qui  n'étaient  pas  à  la  solde  de  Phi- 
lippe II,  craignaient  que  l'Espagne  ne  dominât  entièrement,  au 
spirituel  comme  au  temporel,  que  déjà  elle  se  vantait  de  disposer 
des  élections,  et  que  sans  l'appui  de  la  France,  il  était  à  jirévoir 
que  les  Espagnols  seraient  maîtres  absolus  à  Rome  (2). 

Clément  VIII  était  dans  ces  sentiments  ;  il  ne  voulait  pas  que  les 
papes  devinssent  les  chapelains  du  roi  d'Espagne.  Pour  rompre 
les  chaînes  du  saint-siége,  il  n'y  avait  qu'un  moyen,  une  alliance 
avec  Henri  IV;  si  Clément  hésita  si  longtemps,  c'est  que  d'une 
part  il  redoutait  la  puissance  de  Philippe  II,  et  que  de  l'autre  il  se 
défiait  de  la  conversion  du  roi  de  France;  puis  le  pape  devait 
ménager  le  prestige  de  l'autorité  pontificale.  Les  victoires  de  Henri 
et  la  crainte  d'un  schisme  gallican  le  décidèrent.  Il  faut  ajouter 
que  les  intérêts  temporels  eurent  autant  de  part  dans  sa  décision, 


(1)  Du  Perron,  Ambassades,  p.  275. 

(2)  Paolo  Paruti,  Relazione,  dans  Albc/i,  II,  4,  p.  382. 


192  PHILIPPE  II. 

que  ceux  de  la  religion.  Clément  VIII  n'était  pas  un  pontife  ii  la 
façon  de  Pie  V,  ou  de  Grégoire  XII  ;  il  avait  son  ambition  de  prince 
italien;  Henri  IV  la  flatta,  en  lui  promettant  son  appui  pour  la 
conquête  de  Ferrare.  La  politique  ne  dominait  pas  précisément  la 
religion  chez  Clément,  mais  il  l'écoutait  volontiers  et  donnait 
satisfaction  à  ses  exigences.  A  son  avènement  au  trône,  Henri  IV 
était  allié  de  tous  les  États  protestants.  Après  sa  conversion,  le 
pape  lui  proposa  de  renoncer  à  son  alliance  avec  l'Angleterre  et 
avec  les  Pays-Bas,  pour  entrer  dans  une  ligue  catholique  contre 
Elisabeth.  Le  cardinal  d'Ossat  n'eut  pas  de  peine  à  lui  faire  com- 
prendre ce  qu'il  y  avait  d'impossible  dans  ces  projets  :  «  Henri  IV, 
dit-il,  a  répudié  les  erreurs  des  protestants,  mais  il  ne  peut  pas 
changer  la  nature  des  choses.  Comme  le  royaume  de  France  ne 
s'est,  par  sa  conversion,  éloigné  d'Angleterre,  Zélande,  Hollande 
et  autres  lieux;  aussi  les  traités,  les  affaires  et  le  besoin  mutuel 
que  les  princes  voisins  ont  les  uns  des  autres,  quant  au  temporel, 
ne  se  sont  point  changés,  en  sorte  que  le  roi  leur  doive  faire  la 
guerre,  et  servir  le  roi  d'Espagne  contre  eux.  »  Il  y  a  plus;  l'al- 
liance de  Henri  IV  avec  les  protestants  est  un  bien  pour  la  chré- 
tienté et  pour  le  pape  lui-même.  En  effet,  «  la  couronne  de  France 
ruinée,  il  serait  fort  aisé  de  venir  h  bout  des  autres  princes,  et  les 
subjuguant  tous,  et  le  saint-siège  même,  parachever  la  monar- 
chie, h  laquelle  on  aspire  depuis  si  longtemps  (1).  »  Voilà  le  lan- 
gage qu'un  cardinal  tint  à  un  pape  à  la  fin  du  xvi*'  siècle;  c'est  la  po- 
litique qui  envahit  la  religion.  Les  papes  avaient  voulu  ramener  les 
protestants  par  la  force;  ils  s'apercevaient  maintenant  que  la 
force  tournerait  contre  eux,  en  les  mettant  à  la  merci  du  vain- 
queur; ils  préféraient,  sans  oser  se  l'avouer,  une  chrétienté 
divisée  par  le  schisme  à  une  unité  catholique  dans  les  mains  d'un 
protecteur  du  saint-siége,  qui  en  serait  le  maître.  C'est  la  tin  de 
l'unité  du  moyen  âge. 


(1)  D'Osso.t,  Lettres,  T.  I,  p.  51  cl  294. 


l'ambition  de  l'espagne.  195 

§  5.  L'ambition  de  l'Espagne  et  ses  résultats. 
I 

Un  Italien,  homme  de  génie,  qui  languit  pendant  vingt-six  ans 
dans  une  prison  espagnole,  Campauella  écrivit  un  livre  dans  lequel 
il  revendique  la  monarchie  universelle  pour  l'Espagne  (1).  Comme 
il  l'adressa  au  roi  d'Espagne,  il  faut  croire  que  l'auteur  exprimait 
les  désirs  de  l'ambition  espagnole.  En  effet,  l'ouvrage  de  Campa- 
nella  est,  pour  ainsi  dire,  la  théorie  des  faits  que  nous  venons  de 
rappeler;  c'est  un  singulier  mélange  de  catholicisme  et  de  politique, 
de  même  que  la  Monarchie  d'Espagne,  dont  il  porte  le  titre.  Nous 
avons  dit  plus  haut  que  Campanella  ne  reconnaît  qu'un  seul  et 
vrai  chef  de  la  chrétienté,  le  pape.  Il  maintient  cette  théorie  dans 
son  traité  de  la  Monarchie  espagnole.  «  Entre  les  chrétiens,  dit-il,  il 
ne  peut  y  avoir  d'autre  monarchie  que  celle  du  pape  (2).  »  La  doc- 
trine du  moine  italien  est  puisée  dans  les  entrailles  du  catholi- 
cisme. Comme  les  rois  d'Espagne  se  disaient  rois  catholiques,  ils 
devaient  révérer  les  papes  comme  vicaires  de  celui  qui  fut  tout 
ensemble  roi  et  prêtre.  Quel  est  dans  cet  ordre  d'idées  le  rôle  d'un 
monarque  universel?  «  Pour  être  roi  du  monde,  répond  Campa- 
nella, il  faut  ou  fonder  une  religion  nouvelle,  comme  Mahomet, 
ou  accepter  la  religion  catholique,  et  s'en  faire  le  défenseur 
comme  Charlemagne.  C'est  ce  dernier  rôle  qui  est  celui  des  rois 
d'Espagne,  ils  seront  les  rois  catholiques  par  excellence,  c'est  à 
dire,  rois  universels,  h  condition  d'être  les  défenseurs  du  saint- 
siége,  les  champions  de  l'Église  contre  les  hérétiques  et  les  infi- 
dèles (3).  »  Telle  est  aussi  la  mission  historique  de  la  race 
espagnole  ;  sa  vie  s'est  passée  h.  combattre  les  infidèles.  Voilà 
pourquoi  le  souverain  pontife  a  donné  h  ses  rois  le  titre  de  catho- 
liques; c'était  une  inspiration  divine  qui  marque  merveilleuse- 


(1)  Campanella,  de  Monarchia  hispanica  (Amslerdam,  1641). 

(2)  Ici.,  ibid.j  c.  5,  p.  28. 

(3)  M.,  ibid.,  c.  5,  p.  29, 32, 34. 


194  PHILIPPE  II. 

ment  la  mission  de  l'Espagne  et  la  grandeur  h  laquelle  elle  est 
destinée  (1). 

On  le  voit,  la  théorie  du  rêveur  solitaire,  de  l'utopiste,  n'est  que 
l'expression  du  christianisme  traditionnel.  C'est  sur  ces  idées 
que  reposait  au  moyen  âge  l'unité  catholique,  sous  ses  deux  chefs, 
le  pape  et  l'empereur;  seulement  Cam/w??^';/^  remplace  l'empereur 
par  le  roi  d'Espagne.  Telle  fut  en  réalité  la  révolution  que  la 
réforme  amena  dans  l'ordre  politique.  L'empire  d'Allemagne  n'était 
plus  saint  et  romain  que  de  nom,  du  jour  que  l'empereur  fut  élu 
par  des  princes  hérétiques.  Si  Philippe  II  n'hérita  pas  du  nom 
d'empereur,  il  hérita  de  l'essence  de  la  dignité  impériale;  c'est 
lui  qui  fut  le  défenseur  de  l'Église,  c'est  aussi  à  lui  que  devait 
appartenir,  en  cette  qualité,  le  gouvernement  temporel  de  la  chré- 
tienté. Cependant  le  roi  d'Espagne  avait  en  face  de  lui,  non  seule- 
ment un  empereur,  mais  encore  des  rois  qui  n'avaient  aucune 
envie  de  reconnaître  la  suprématie  qu'il  s'attribuait  sur  le  monde 
chrétien.  La  monarchie  universelle  restait  donc  une  prétention  : 
commient  parviendra-t-on  à  la  réaliser? 

Campanella  est  profondément  convaincu  de  la  puissance  de  la 
religion:  elle  possède  les  âmes,  dit-il,  alors  même  qu'elle  est 
fausse  (2).  Voilà  pourquoi  tous  ceux  qui  ont  fondé  de  grands  em- 
pires, se  sont  servis  de  la  religion  comme  d'un  instrument  (3).  Le 
roi  d'Espagne  fera  de  même.  On  voit  que  le  catholicisme  de  Cam- 
panella est  singulièrement  politique;  en  cela  encore  il  est  le  vrai 
représenlantde  Charles-Quint  et  de  sa  maison.  Le  roi  d'Espagne,  dit 
Campanella,  veillera  d'abord  h  ce  que  les  papes  soient  espagnols; 
la  raison  qu'il  allègue  est  caractéristique.  «  Après  que  la  Pythie  de 
Delphes  fut  gagnée  pour  le  roi  de  Macédoine  et  phiUppisa,  il  fut 
facile  à  Philippe  de  s'emparer  de  toute  la  Grèce  (4).  »  De  même  le  roi 
d'Espagne  obtiendra  facilement  la  couronne  impériale  par  l'appui 
du  pape.  Le  moine  dominicain  se  faisait  illusion  sur  la  facilité  de 
l'entreprise.  On  remplacera,  dit-il,  les  électeurs  protestants  par 


(1)  Campunella ,  de  Monarchia  liispanica,  cap.  2  et  5  :   «  Declaratio  tituli  caOwlici,  sive 
universalis  Jeraonslrat  Spirilura  sanclum  per  ccclcsiaslicos  loqncnlera  idem  voluisse.  « 

(2)  1(1.,  ibid.,  cap.  5.  t  Omnis  religio  tara  falsa  quam  vera  vincit,  ubi  serael  insedil  hominura 
animos.  • 

(3)  IiL,  iUid.,  c.  5. 

(4)  Id.,  ibid.,  c.6,p.  36. 


l'ambition  de  l'espagne.  495 

des  princes  catholiques.  Mais  comment  espérer  de  réussir,  là  où 
Charles-Quint  avait  échoué?  Le  pape  aurait  dû  disposer  de  toutes 
les  forces  du  monde  catholique  (1)  ;  or  les  princes  catholiques  ne 
se  souciaient  guère  de  combattre  pour  la  grandeur  de  l'Espagne.  Les 
prétentions  à  la  monarchie  universelle  ressemblaient  à  un  cercle 
vicieux;  pour  devenir  le  maître  de  la  chrétienté,  il  eût  fallu  déjh 
avoir  dans  sa  main  toute  la  chrétienté. 

Campanella  ne  voit  pas  d'impossibilité  à  ce  que  l'Espagne  s'em- 
pare de  la  France  et  de  l'Angleterre.  Déjà,  dit-il,  le  royaume  de 
France  était  à  la  disposition  de  Charles-Quint  ;  il  tenait  Fran- 
çois P""  dans  les  fers,  pourquoi  n'a-t-ii  pas  profité  de  l'occasion 
pour  envahir  ses  États?  Le  dominicain  lui  reproche  assez  ouverte- 
ment sa  clémence  intempestive,  tandis  que  l'histoire  l'accuse 
d'avoir  mis  trop  d'âpreté  dans  son  ambition  (2).  L'occasion  pourra 
encore  se  présenter,  au  cas  où  Henri  IV  viendrait  à  mourir  sans 
descendants.  Que  si  le  roi  d'Espagne  échouait  dans  ses  projets  de 
conquête,  il  devrait  au  moins  tâcher  de  diviser  la  France  et  de  la 
morceler  pour  l'affaiblir.  Campanella  avoue  que  l'Angleterre  est 
un  grand  obstacle  à  la  monarchie  universelle;  il  craint  sa  puis- 
sance maritime  plus  encore  que  les  forces  militaires  de  la  France: 
si  le  roi  d'Espagne,  dit-il,  pouvait  dompter  l'Angleterre,  il  devien- 
drait le  maître  du  monde  (3).  Le  moine  dominicain,  se  rappelant  le 
désastre  de  Vannada,  ne  conseille  pas  la  force  ouverte  :  il  vaut 
mieux  nourrir  la  discorde  chez  les  Anglais,  soulever  les  catho- 
liques contre  le  gouvernement  et  armer  l'Irlande  (4).  Campanella 
attache  à  la  conquête  des  Pays-Bas  une  importance  aussi  grande 
qu'à  celle  de  l'Angleterre;  maître  des  provinces  belgiques,  le  roi 
d'Espagne  le  sera  facilement  de  la  France  et  de  l'Angleterre;  c'est 
donc  avec  raison  que  Philippe  II  dépensa  tant  de  sang  et  d'argent 
pour  les  reconquérir  sur  l'hérésie,  mais  il  employa  de  mauvais 
moyens  pour  dompter  la  révolte.  Campanella  prétendait  en  con- 
naître de  meilleurs  qu'il  se  réservait  de  découvrir  au  roi  ;  ceux 
qu'il  rendit  publics  ne  méritent  d'être  mentionnés  que  pour  leur 
singularité  :  semer  la  division,  puis  envahir  les  provinces  affai- 

(1)  Campanella,  de  Monarchia  hispanica,  c.  5,  p.  34,  s. 

(2)  JcL,  ibid.,  c.  16,  p.  107  ;  c.  24,  p.  191. 

(3)  Id.,  t"6i"(/.,  c.  24,  p.  198. 

(4)  Id.,  ibid.,  c.  25. 


d96  PHILIPPE  II. 

blies,  voilà  un  moyen  banal  et  usé;  le  moine  dominicain  en  a  un 
autre  plus  original,  c'est  de  profiter  de  la  prédilection  que  les 
femmes  belges  témoignaient,  d'après  lui,  pour  les  bommes  secs  et 
chauds  du  midi  (1). 

Campanella  portait  ses  regards  sur  le  monde  entier,  du  fond  de 
son  étroite  prison.  A  la  fin  du  \\f  siècle,  la  Pologne  était  le 
royaume  le  plus  puissant  du  nord  ;  le  dominicain  conseille  de 
l'attacher  aux  intérêts  de  la  maison  d'Autriche,  en  profitant  de 
l'élection  pour  faire  monter  un  de  ses  princes  sur  le  trône.  Il  de- 
mande que  l'Espagne  s'unisse  à  la  Russie  par  les  liens  du  mariage; 
il  voit  dans  les  Russes  le  plus  fort  boulevard  contre  les  Turcs  (2). 
La  Turquie  était  encore  du  temps  de  Cajnpanella  une  rivale  pour 
ceux  qui  aspiraient  à  la  monarchie  universelle  ;  mais,  chose  re- 
marquable et  qui  prouve  pour  la  perspicacité  du  philosophe  ita- 
lien, cette  rivalité  ne  l'effraie  pas;  il  était  le  seul  peut-être  qui 
n'eût  pas  peur  des  Turcs  :  leur  empire  se  dissoudra,  dit-il,  par 
suite  de  ses  divisions  intestines  (3).  Campanella  embrassa  même 
le  nouveau  monde  dans  ses  spéculations  ;  les  découvertes  mer- 
veilleuses faites  sous  la  bannière  espagnole  étaient  à  ses  yeux  une 
marque  des  desseins  de  la  Providence.  A  qui  devait  appartenir 
l'empire  du  monde,  sinon  au  peuple  qui  montrait  le  plus  d'ardeur 
pour  connaître  l'œuvre  de  Dieu  (4)? 


II 


Il  y  a  dans  toutes  les  tentatives  de  monarchie  universelle,  un 
vice  caché  qui  empêche  les  prétendus  maîtres  du  monde  de  réa- 
liser leurs  superbes  desseins  et  qui  entraîne  fatalement  la  disso- 
lution de  leurs  empires  éphémères;  c'est  la  faiblesse  de  l'homme 
en  regard  de  l'immensité  de  l'œuvre  qu'il  veut  accomplir,  c'est  la 
méconnaissance  des  desseins  de  Dieu  dans  la  création.  Non  seule- 
ment la  monarchie  est  impossible,  elle  devient  encore  un  principe 


(i)  Campanella j  de  Monacchia  hispauica,  c.  27,  p.  213,  228,229,239. 

(2)  J(l,,  ibid.,c.^6. 

(3)  Id.,  ibid.,  c.  30. 

(4)  Id.,  ibid.,  c.  32,  p.  292  :  «  Deus  ipso  Hispanis  muûdura  possidendum  dédit,  quia  fervea- 
liori  desiderio  hujuscognosceudi  lenentur.  • 


l'ambition  de  l'espagne.  497 

de  décadence  pour  les  peuples  qui  tentent  de  l'établir  à  leur  profit. 
Pour  avoir  excédé  leurs  forces,  ils  les  usent,  en  sorte  que  leur 
déclin  suit  toujours  de  près  leur  grandeur  factice.  Il  en  fut  ainsi 
de  l'Espagne.  Campanella  écrivit  la  théorie  de  la  monarchie  espa- 
gnole au  commencement  du  xvii«  siècle;  et  dans  le  même  livre  où 
il  rêvait  l'empire  de  la  terre  pour  l'Espagne,  il  révéla  son  irrémé- 
diable décadence.  Exactions  du  fisc  et  dépopulation,  tels  avaient 
été  les  tristes  résultats  de  la  domination  romaine;  tels  furent 
aussi  les  fruits  de  la  monarchie  espagnole. 

L'épuisement  des  finances  remontait  jusqu'à  Charles-Quint;  dès 
le  commencement  de  la  lutte  avec  François  P"",  il  manqua  d'argent 
pour  payer  ses  troupes  (1).  En  1530,  la  gouvernante  des  Pays-Bas 
écrivit  à  l'empereur  que  ses  finances  étaient  aussi  bas  que  pos- 
sible, et  elle  n'exagérait  pas,  car  en  1531  le  maître  des  deux 
mondes  fut  obligé  d'ajourner  son  voyage  en  Allemagne,  faute 
d'argent  (2).  En  1536,  le  conseil  du  roi  d'Espagne  lui  conseilla  de 
faire  la  paix  avec  la  France,  à  cause  de  la  ruine  de  ses  États  (3). 
Après  la  défection  de  Maurice,  l'empereur  d'Allemagne  ne  trouva 
plus  à  emprunter,  il  manquait  d'argent  pour  ses  besoins  journa- 
liers; son  fils  ne  put  quitter  l'Angleterre,  parce  qu'il  n'avait  pas 
de  quoi  payer  ses  dettes;  lui-même,  lors  de  son  abdication,  dut 
retarder  son  retour  en  Espagne,  parce  qu'il  n'avait  pas  d'argent  (4). 
En  1557,  Granvelle  écrivit  ii  Philippe  II  que  les  finances  étaient 
dans  un  tel  état,  qu'il  en  demeurait  interdit  à  la  seule  pensée  (5). 
Vainqueur  à  Saint-Quentin,  le  roi  d'Espagne  avoua  dans  ses  lettres 
intimes  qu'il  lui  était  de  toute  impossibilité  de  continuer  la  lutte. 
Effectivement  le  duc  de  Savoie  écrivait  :  «  Nous  n'avons  pas  un 
seul  réal  à  notre  disposition,  et  il  est  dû  plus  d'un  million  d'écus 
aux  troupes  allemandes.  «  Quand  Philippe  voulut  licencier  ses 
soldats,  l'argent  lui  manqua  pour  les  payer.  Il  jeta  un  vrai  cri  de 
détresse  dans  un  billet  adressé  à  Granvelle;  le  cardinal  lui  répon- 


(!)  En  1325,  De  Lannoy  écrit  à  l'empereur  que  «  la  dette  est  si  grande  due  aux  geos  de  guerre,  que 
l'on  a  bieu  à  faire  à  en  bien  vuider.  •  (Lanz,  Correspondenz  des  Kaisers  Karl,  T.  I,  p.  160.  )  En  152^ 
le  vice-roi  de  Naples  demande  à  cor  et  à  cri  de  l'argent,  ou  il  y  aura  révolte  générale  des  troupes  '. 
cependant  il  n'y  avait  en  Italie  que  1,200  Espagnols  et  9(X)  Allemands.  {.Lnnz,  T.  1,  p.  359,  368.) 

(2)  Lanz,  Corresponden?.  des  Kaisers  Karl,  T.  1,  p.  383,  622. 

(3)  Id.,  ibid.,!.  II,  p.  265. 

(4)  Id.,  ibid.,  T.  III,  p.  100, 108.  —  Gacliurd,  Retraite  de  Charles-Quint,  latroductioa. 

(5)  Granvelle,  Papiers  d'Élat,  T.  V,  p.  63  et  77. 

15 


198  PHILIPPE  II. 

dit  qu'on  chercherait  au  besoin  de  l'argent  dans  les  entrailles  de 
la  terre  (i).  La  pénurie  n'était  pas  moindre  en  Espagne  que  dans 
les  Pays-Bas  :  «  L'on  doit  aux  troupes  plus  de  deux  ans  de  solde, 
écrit  Philippe  II;  les  dépenses  mêmes  de  la  maison  du  roi  ne  sont 
pas  payées.  »  Il  envoya  son  budget  à  Granvelle  ;  il  en  résultait  que 
pour  couvrir  dix  millions  de  dépenses,  il  n'avait  qu'un  million  de 
recettes  ;  les  neuf  millions  de  déficit,  dit  il,  «  il  faudra  les  chercher 
en  l'air,  »  A  cela  Granvelle  répondit,  que  dans  les  Pays-Bas  l'on 
était  souvent  embarrassé  pour  trouver  dix  ducats  (2).  Quand  on  lit  les 
lettres  du  roi  et  de  son  ministre,  on  croirait  lire  la  correspondance 
de  deux  mendiants.  Granvelle  écrivit,  en  1563,  que  la  gouvernante 
des  Pays-Bas  n'avait  pas  un  maravédis  pour  faire  face  aux  dé- 
penses; Philippe  lui  dit  qu'il  n'avait  pas  un  réal  pour  solder  sa 
maison  (3).  Croirait-on  que  pour  se  tirer  d'embarras,  le  maître  du 
Pérou  songea  sérieusement  à  fabriquer  de  fausse  monnaie?  C'est 
le  confesseur  du  roi  catholique  qui  servit  d'intermédiaire  entre 
lui  et  l'honnête  industriel  qui  avait  trouvé  moyen  de  faire  de  l'or 
avec  du  vif  argent  (4).  Il  paraît  que  le  métier  de  faux  mon- 
nayeur  ne  fut  pas  très  profitable,  car  le  roi  d'Espagne  fit  deux 
honteuses  banqueroutes  (o).  Voler  ses  créanciers,  est  un  mauvais 
moyen  de  trouver  du  crédit  :  les  banquiers  refusant  de  prêter  au 
roi  d'Espagne,  on  eut  recours  à  un  expédient  digne  d'un  pays  de 
moines  :  des  religieux  allèrent  mendier  de  porte  en  porte  pour  le 
maître  des  deux  mondes  (6)  ! 

Cette  misère  dans  un  royaume  qui  possédait  des  populations 
industrielles  et  commerçantes,  accuse  une  profonde  décadence. 
Le  déclin  se  manifestait  par  le  signe  le  plus  irrécusable,  la  dépo- 
pulation. «  On  ne  se  marie  plus,  on  ne  procrée  plus  d'enfants ,  dit 
Campanella,  parce  qu'on  n'a  plus  les  moyens  de  les  élever  et  de  les 
placer  (7).  »  L'Espagne  ressemblait  à  la  Turquie:  telle  ville  qui 
comptait  5,000  habitants  au  \\T  siècle,  n'en  avait  plus  que  600 


a)  Granvelle,  Papiers  d'Etat,!.  V,  p.  454,438,606,607. 
("2)  liL,  ibicL,  T.  VI,  p.  Il,  165, 181. 

(3)  1(1.,  ih(V/.,  T.  VII,  p.o3,83. 

(4)  Gdchard,  Relations  des  ambassadeurs  vénitiens  avec  Charles  V  et  Philippe  II,  p.  lli,  307 
—  Alberi,  Kelazioni,  I,  3,  p.  3G7,  397. 

(5)  Ranke,  Fiirsten  und  Vœlker,  T.  1,  p.  421.  —  Poirson,  Histoire  de  Henri  IV,  T.  I,  p.  303, 
1,6)  Schoell,  Histoire  générale,  T.  XVIII,  p.  25. 

'7)  CjimpnnclUi,  de  .\Ionarchia  hispanica,  c.  16,  p.  114. 


L  AMBITION  DE  l'eSPAGNE.  199 

au  xvII^  L'an  1600,  il  se  trouvait  clans  l'évêché  de  Salamanque 
8,384  paysans  propriétaires  ;  en  1613,  ce  nombre  était  réduit  à 
4,135.  On  voyageait  dans  les  pays  les  plus  fertiles  de  la  terre,  et  l'on 
n'y  voyait  que  des  ronces  et  des  épines,  les  bras  manquant  pour  la 
culture.  «  Les  maisons  tombent,  dit  le  conseil  de  Castille,  et  on 
ne  les  rebâtit  point;  les  habitants  fuient,  les  villages  sont  déserts, 
le  églises  sont  vides.  Si  cela  continue,  la  nation  sera  éteinte  en 
moins  d'un  siècle  (1).  »  En  1619,  Philippe  III  demanda  au  conseil 
de  Castille  un  remède  à  la  dépopulation  qui  commençait  de  faire 
du  royaume  un  désert.  Le  conseil  attribua  le  mal  aux  impôts 
excessifs  qui  poussaient  k  l'émigration  ;  il  proposa  de  limiter  le 
nombre  des  couvents  et  celui  des  religieux;  le  conseil  nous 
apprend  que  les  monastères  n'étaient  pas  peuplés  par  la  dévo- 
tion, mais  par  la  misère  :  on  se  faisait  moine  pour  avoir  de  quoi 
vivre  (2). 

L'avis  du  conseil  de  Castille  révèle  les  causes  du  mal  qui  minait 
l'Espagne  :  c'était  la  suite  naturelle  de  son  alliance  avec  le  catho- 
licisme et  de  son  ambition  de  conquêtes.  La  monarchie  était  mi- 
litaire tout  ensemble  et  religieuse.  Les  guerres  incessantes, 
poursuivies  pendant  plusieurs  générations  en  Europe  et  en  Amé- 
rique, épuisèrent  la  nation.  Ceux  qui  ne  succombaient  pas  sur  le 
champ  de  bataille,  ne  rapportaient  dans  leur  patrie  que  le  stérile 
orgueil  du  hidalgo  :  les  maîtres  du  monde  pouvaient-ils  s'abaisser 
jusqu'à  un  travail  agricole  ou  industriel  ?  La  réaction  catholique  ne 
fut  pas  moins  funeste  à  l'accroissement  de  la  population  ;  les 
grands  d'Espagne  se  faisaient  une  gloire  de  bâtir  des  monastères 
dans  leurs  immenses  domaines  :  c'était  favoriser  la  dépopulation 
de  propos  délibéré  (3).  Bientôt  il  n'y  eut,  en  Espagne,  que  des 
moines,  des  religieuses  et  des  mendiants.  Le  fanatisme,  qui  était 
en  grande  partie  la  cause  du  mal ,  empêchait  aussi  d'y  remédier. 
On  manquait  de  bras  pour  l'agriculture,  on  manquait  d'une  popu- 
lation qui  eût  le  goût  du  commerce  et  de  l'industrie.  Or,  par  un 
bienfait  providentiel,  il  y  avait  en  Espagne  des  races  étrangères 
douées  précisément  du  génie  qui  faisait  défaut  aux  Espagnols; 


(1)  lUinke,  Furslen  und  Voelkcr,  T.  I,  r.  460. 

(2)  Klievenhiller,  Annales  Ferdinandf  i,  T.  IX,  p.  736,  ss. 

(3)  Ranke,  Fursten  uad  Vœlker  von  Sud-Europa,  T.  I,  p.  4't8, 459. 


200  PHILIPPE  II, 

mais  c'étaient  des  juifs  et  des  mahométans.  La  stupide  intolérance 
des  zélés  catholiques  n'eut  de  repos  que  quand  le  dernier  More 
eut  été  chassé  de  l'Espagne.  Comment  remplacer  ces  milliers  de 
travailleurs?  On  songea  à  faire  un  appel  à  l'émigration  étrangère. 
Que  Dieu  nous  en  garde  !  dit  le  conseil  de  Castille.  «  Si  l'on  pou- 
vait interdire  toute  relation,  tout  commerce  avec  les  autres  nations, 
ce  serait  un  grand  bien,  car  toutes  sont  infectées  du  venin  de 
l'hérésie  (1).  » 

Les  monarchies  universelles  se  légitiment  parfois  par  une  mis- 
sion civilisatrice;  les  Romains  civilisèrent  les  Gaules  et  l'Espagne, 
avant  d'y  porter  la  décadence.  On  n'en  peut  dire  autant  des  Espa- 
gnols; ils  ruinaient  les  pays  dont  ils  faisaient  la  conquête.  Que 
l'on  compare  la  destinée  brillante  des  Provinces-Unies  échappées 
au  joug  de  l'Espagne,  avec  le  sort  des  Pays-Bas  catholiques  !  C'est 
la  comparaison  de  la  vie  et  de  la  mort.  La  Belgique  doit  à  la  domi- 
nation de  la  maison  d'Autriche  l'abrutissement  intellectuel  et  moral 
qui  en  a  fait  pendant  des  siècles  la  Béotie  de  l'Europe.  Qu'est-ce 
que  les  Espagnols  ont  fait  du  royaume  de  Naples,  ce  paradis  ter- 
restre où  la  nature  prodigue  tous  ses  dons?  Les  Napolitains  doivent 
à  la  domination  espagnole  la  dissolution  de  tous  les  liens  sociaux: 
l'État  n'étant  qu'une  exploitation  qui  ne  laissait  même  plus  aux 
malheureux  habitants  un  toit  où  ils  pussent  reposer  leur  tête,  les 
Italiens  maudirent  l'État,  et  rompirent  les  liens  qui  les  attachaient 
à  la  société  :  ils  se  firent  brigands  (2).  Qu'est-ce  que  les  Espagnols 
ont  fait  du  Portugal?  Ici  leur  domination  fut  plus  criminelle  encore 
qu'inintelligente  :  un  des  ministres  les  plus  renommés  d'Espagne, 
Olivarès,  s'imagina  que  le  meilleur  moyen  de  dompter  les  Portu- 
gais était  de  les  rendre  pauvres  et  misérables  ;  il  épuisa  donc  systé- 
matiquement une  nation  fièreet  généreuse,  jusqu'à  ce  que,  poussée 
à  bout,  elle  brisât  ses  chaînes. 


(1)  KlicvenlâUcr,  Annales  Ferdinandei,T.  IX,  p.  746. 

(2)  Ikmke,  Fiirsten  tind  Vœlker  von  Sùd-Europa,  T.  I,  p.  480. 


l'ambition  ue  l'espagne.  201 


III 


L'ambition  de  la  monarchie  universelle,  unie  au  fanatisme 
catholique,  ruina  l'Espagne,  sans  que  ses  rois  aient  atteint  le  but 
qu'ils  poursuivaient.  Philippe  II  échoua  comme  Charles-Quint  avait 
échoué.  Le  fils  du  grand  empereur  a  été  jugé  longtemps  avec  une 
sévérité  excessive.  On  l'a  appelé  le  démon  du  Midi,  et  un  des 
grands  historiens  des  temps  modernes,  en  rappelant  cette  flétris- 
sure, ajoute  que  la  rigueur  est  un  devoir  d'humanité  quand  il  s'agit 
de  condamner  la  tyrannie  dans  la  personne  d'un  tyran  (1).  Nous 
avons  apprécié  ailleurs  sa  politique  religieuse  (2);  son  ambition  de 
conquête  et  de  domination  y  est  étroitement  liée.  L'unité  catho- 
lique, dont  il  se  fit  le  défenseur,  a-t-elle  été  un  but  pour  le  roi 
d'Espagne,  ou  un  instrument?  Il  y  a  dans  sa  conduite  h  l'égard  des 
insurgés  des  Pays-Bas,  un  fanatisme  d'une  obstination  trop  aveu- 
gle pour  que  l'on  puisse  croire  ii  une  hypocrisie  systématique.  Il 
faut  donc  admettre  qu'il  fut  de  bonne  foi  le  champion  du  catholi- 
cisme. Ceci  suffit  déjà  pour  repousser  la  flétrissure  que  l'histoire 
lui  a  infligée.  S'il  fut  perfide  et  cruel  au  nom  de  la  religion  catho- 
lique, c'est  la  religion  qu'il  faut  accuser,  au  moins  la  religion  telle 
qu'on  la  comprenait  au  xv!*"  siècle.  Dans  ses  actes  les  plus  noirs, 
il  eut  pour  complices  des  hommes  d'église,  parfois  même  les  chefs 
de  la  chrétienté,  ceux  qui  s'appellent  les  vicaires  de  Dieu.  On 
canonisa  Pie  V;  pourquoi  vouer  Philippe  II  aux  enfers?  Notre 
comparaison  ne  porte  que  sur  la  vie  publique  ;  nous  n'entendons 
pas  mettre  sur  la  même  ligne  le  mari  adultère  et  le  pontife  qui  pra- 
tiquait toutes  les  vertus  d'un  moine. 

Si  Philippe  II  a  été  le  défenseur  sincère  du  catholicisme,  pour- 
quoi la  malédiction  pèse-t-elle  sur  sa  mémoire,  tandis  que  les 
Charlemagne  et  les  Othon  sont  célébrés,  au  même  titre,  comme 
des  héros?  C'est  qu'au  moyen  âge  le  catholicisme  était  la  condition 
essentielle  de  la  civilisation,  tandis  que,  à  partir  de  la  réforme,  il 
compte  parmi  les  obstacles  et  les  entraves.  Les  empereurs  chré- 


(1)  y.  voa  Miilter,  der  Fursten-BuDd,  ch.  X  (T.  XXIV,  p.  52). 
[i)  Voyez  le  tome  IX'  de  mes  Études  kisloriques. 


i202  PHILIPPE  II. 

tiens  étaient  des  hommes  d'avenir;  Philippe  II  était  un  homme  du 
passé;  voilà  pourquoi  l'humanité  le  répudie.  Cependant,  ce  passé 
que  le  roi  d'Espagne  voulait  reconstituer,  avait  encore  sa  raison 
d'être,  puisque  la  réforme  n'est  pas  parvenue  à  le  vaincre.  Laissons 
à  Philippe  II  la  gloire  d'avoir  attaché  son  nom  à  la  réaction  catho- 
lique ;  s'il  fut  trop  borné  pour  comprendre  ce  qu'elle  avait  de  légi- 
time, il  lui  prêta  du  moins  un  aveugle  dévoûment. 


CHAPITRE  IV 


LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS  ET  LA  PAIX  DE  WESTPHALIE 


§  1.  L'objet  de  la  lutte- 
Nous  avons  dil  ailleurs  que  la  lutte  terrible  qui  ensanglanta 
l'Allemagne  pendant  trente  ans  fut  religieuse  dans  son  origine, 
mais  que  des  intérêts  politiques  s'y  mêlèrent,  intérêts  qui  prirent 
une  importance  de  plus  en  plus  grande,  à  mesure  que  les  hostilités 
se  prolongèrent  (1).  C'est  à  ce  point  de  vue  qu'il  faut  se  placer,  si 
l'on  veut  apprécier  la  mission  de  celte  guerre  affreuse,  et  le  rôle 
que  les  parties  belligérantes  y  ont  joué.  Elle  a  eu  pour  but  provi- 
dentiel d'assurer  la  liberté  religieuse  en  Europe,  en  lui  donnant 
des  garanties  dans  la  patrie  même  de  la  réforme.  Ces  garanties 
n'existaient  point  dans  la  paix  d'Augsbourg  ;  arrachée  à  la  maison 
d'Autriche  plutôt  que  librement  consentie,  ce  n'était  qu'une  trêve. 
L'Église  ne  renonça  pas  h  l'espoir  de  regagner,. au  besoin  par  la 
force,  tout  le  terrain  qu'elle  avait  perdu.  Une  milice  puissante 
organisa  la  réaction  catholique  dans   toute  la  clu^étienté.  Les 
jésuites  agissaient  sur  les  esprits,  en  s'emparant  des  générations 
naissantes  par  l'éducation  :  ce  lent  travail  ne  suffit  pas  à  leur 
ardeur,  ils  excitèrent  à  la  violence,  ici  h  des  conjurations,  là  h  la 

,1^  Voyez  l«  tome  IX'  de  mes  Éludes  historiques. 


204  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

guerre  civile.  Ils  échouèrent  eu  France  et  en  Angleterre,  mais  en 
Allemagne  leurs  progrès  menacèrent  l'existence  même  du  protes- 
tantisme. 

Les  jésuites  trouvèrent  un  prince  qui  semblait  né  pour  se  mettre 
à  la  tète  de  la  réaction  catholique,  Ferdinand,  le  chef  de  la  maison 
d  Autriche.  Vainement  dit -on  que  les  desseins  de  Ferdinand 
n'étaient  pas  aussi  gigantesques,  qu'il  ne  songeait  pas  h  détruire 
la  réforme,  mais  à  sauver  le  catholicisme.  Ceux  qui  croient  à  la 
modération  du  parti  catholique,  ne  connaissent  pas  la  puissance 
du  principe  religieux  qui  fait  sa  force.  Le  catholicisme  est  poussé 
fatalement  à  la  domination,  car  l'universalité  est  de  son  essence  ; 
il  se  croit  appelé  par  Dieu  même  à  imposer  ses  croyances  au 
monde  entier.  Lors  donc  qu'il  se  produit  une  hérésie  dans  son 
sein,  il  doit  l'extirper;  ses  annales  attestent  qu'il  ne  recule  pas 
devant  le  sang  pour  atteindre  le  but  qu'il  poursuit.  Ferdinand,  en 
le  supposant  vainqueur,  eût  été  entraîné  ;  instrument  des  jésuites, 
il  serait  allé  jusqu'au  bout,  c'est  à  dire  jusqu'à  la  ruine  de  la  ré- 
forme. Détruite  en  Allemagne,  où  elle  avait  ses  racines,  n'ayant 
qu'une  existence  précaire  en  France,  elle  aurait  succombé  néces- 
sairement en  Angleterre  et  dans  le  Nord,  et,  avec  elle,  la  libre 
pensée  et  la  civilisation  moderne. 

Qui  a  sauvé  le  protestantisme  et  l'avenir  de  l'humanité?  Ceux 
qui  par  leurs  croyances  et  par  leur  intérêt  politique  étaient  appelés 
i\  le  défendre,  les  princes  protestants  ne  désertèrent  pas  précisé- 
ment sa  cause,  mais  ils  la  compromirent  par  leurs  divisions, 
source  d'une  irrémédiable  faiblesse.  Dieu  leur  envoya  un  sauveur, 
un  héros  digne  d'être  le  défenseur  de  la  liberté  religieuse.  Gus- 
tave Adolphe  ne  trouva  pas  d'appui  chez  les  princes  allemands  et 
il  périt  au  début  de  sa  glorieuse  carrière.  Ses  généraux  continuè- 
rent à  lutter  contre  la  maison  d'Autriche;  mais  abandonnée  par 
les  protestants,  la  Suède  aurait  succombé,  si  elle  n'avait  trouvé  un 
auxiliaire  dans  la  France.  Richelieu  poursuivit  l'œuvre  de  Gustave 
Adolphe,  non  par  conviction  religieuse,  mais  par  intérêt  politique. 
L'ambition  de  la  maison  d'Autriche  était  liée  si  intimement  h  la 
domination  du  catholicisme,  qu'on  ne  pouvait  attaquer  l'une  sans 
ébranler  l'autre.  L'empereur  étant  h  la  tête  de  la  réaction  catholi- 
que, Richelieu  dut  se  mettre  à  la  tête  du  parti  protestant.  Le  pro- 
testantisme contribua  à  la  victoire,  il  dut  aussi  profiter  de  ses 


OBJET  DE  LA  LUTTE.  205 

fruits.  Voilà  comment  il  arriva  que  la  réforme  fut  sauvée  par  un 
prince  de  l'Église. 

Tel  n'était  certes  pas  le  but  du  cardinal  ;  esprit  essentiellement 
politique,  il  ne  voyait  dans  la  guerre  allumée  par  les  passions  reli- 
gieuses qu'un  moyen  de  briser  la  puissance  de  la  maison  d'Autri- 
che. L'on  accusait  les  descendants  de  Cliarles-Quint  d'aspirer  à  la 
monarchie,  et  l'accusation  était  fondée  en  ce  sens  qu'ils  étaient  les 
chefs  de  la  réaction  catholique  ;  or  le  catholicisme  implique  une 
domination  universelle,  dans  l'ordre  temporel  comme  dans  l'ordre 
religieux.  Charles-Quint  s'était  inspiré  de  l'idéal  du  moyen  âge,  en 
voulant  rétablir  l'empire  et  l'unité  chrétienne.  Philippe  II  continua 
la  politique  de  son  père;  il  fut  réellement  le  roi  des  catholiques, 
et  il  menaça  de  devenir  le  roi  de  toute  la  chrétienté.  Au  xvn'-  siè- 
cle, la  branche  allemande  de  la  maison  d'Autriche  prit  le  rôle  que 
la  branche  espagnole  avait  joué  au  xvi''.  Ici  encore  l'idée  domina 
et  entraîna  les  hommes.  Ferdinand,  pas  plus  que  Philippe  II, 
n'était  de  taille  à  devenir  le  maître  du  monde  ;  il  est  plus  que  pro- 
bable qu'il  ne  conçut  jamais  cette  haute  ambition,  mais  la  religion, 
dont  il  était  l'organe  et  le  champion,  le  poussa  malgré  lui  h  obéir 
à  la  devise  de  sa  maison  :  plus  outre.  Que  l'on  suppose  un  instant 
la  réaction  catholique  triomphante,  Gustave  Adolphe  et  Piichelieu 
vaincus;  qui  ne  voit  que  l'indépendance  des  nations  eût  péri  avec 
la  liberté  religieuse?  Telles  étaient  les  craintes  de  Richelieu,  le 
plus  profond  politique  des  temps  modernes  ;  c'est  pour  prévenir  le 
danger  d'une  monarchie  universelle  qu'il  s'allia  avec  les  protes- 
tants contre  la  maison  d'Autriche. 

Gustave  Adolphe  et  Richelieu  furent-ils  désintéressés  dans  cette 
grande  lutte?  Le  premier  n'avait-il  d'autre  but  que  de  sauver  la  ré- 
forme? Le  second  ne  voulait-il  pas  pour  la  France  la  monarchie  ou, 
si  l'on  veut,  l'influence,  dont  il  dépouillait  une  maison  rivale?  Il  est 
certain  que  l'ambition  et  l'intérêt  ont  joué  un  rôle  dans  les  grands 
événements  de  l'histoire,  et  il  en  sera  toujours  ainsi,  parce  que 
cela  est  dans  la  nature  humaine.  Nous  croyons  volontiers  que  la 
mort  seule  empêcha  le  héros  suédois  de  fonder  un  empire  protes- 
tant à  son  profit.  Le  cardinal  mourut  aussi  avant  la  fin  de  la  lutte, 
mais  sa  politique  sinon  son  génie  lui  survécut  et  inspira  les  négo- 
ciations de  Munster.  Quel  en  fut  le  .résultat?  Le  traité  de  West- 
phalie  abaissa  l'Autriche,  et  consacra  la  grandeur  de  la  France. 


206  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

Ce  n'était  pas  la  monarchie  universelle,  nous  ne  croyons  pas  que 
Richelieu  y  ait  jamais  songé,  mais  c'était  un  rang  prépondérant 
dans  la  chrétienté,  un  ascendant  moral  plutôt  qu'une  domination 
matérielle.  Le  roi  qui  tout  enfant  signa  la  paix  de  Munster, 
recueillit  Théritage  de  cette  grandeur  :  Louis  XIV  répandit  l'éclat 
et  la  terreur  du  nom  français  dans  l'Europe  entière.  La  révo- 
lution française  étendit  encore  plus  loin  la  gloire  de  la  France; 
elle  vainquit  l'Europe  coalisée,  au  nom  d'une  idée,  et  elle  légitima 
ses  victoires  en  portant  chez  les  vaincus  la  liberté,  la  fraternité 
et  l'égalité.  Un  conquérant  fut  l'héritier  de  la  révolution,  mais 
infidèle  à  son  origine,  il  mit  le  despotisme  à  la  place  de  la  liberté, 
et  au  lieu  de  s'inspirer  du  sentiment  de  la  fraternité,  il  fonda  un 
empire  sur  la  force  des  armes.  Le  joug  français  pesa  durement 
sur  le  monde,  et  surtout  sur  l'Allemagne  :  de  là  une  réaction  vio- 
lente contre  la  France,  réaction  qui  se  manifeste  jusque  dans  le 
domaine  paisible  de  la  science.  Il  en  est  résulté  une  conception 
nouvelle,  étrange,  de  la  guerre  de  Trente  ans;  nous  la  repoussons, 
parce  qu'elle  juge  le  passé,  au  nom  des  préjugés  du  présent.  On 
condamne  la  France  du  wiii^  siècle,  sous  l'influence  de  la  haine 
qu'a  allumée  la  domination  napoléonienne.  La  haine  est  une  mau- 
vaise conseillère,  elle  aveugle  au  lieu  d'éclairer,  il  la  faut  bannir 
de  l'étude  de  l'histoire,  sinon  on  l'altère,  et  on  la  fausse. 

Les  écrivains  allemands  ne  voient  dans  la  guerre  de  Trente  ans 
qu'une  lutte  politique;  ils  nient  que  la  liberté  religieuse  ait  été  en 
cause;  à  peine  admettent-ils  que  dans  les  premières  années  la 
guerre  ait  eu  un  caractère  religieux,  encore  n'était-ce  qu'aux  yeux 
des  protestants  qui  s'imaginaient  à  tort  que  l'empereur  voulait 
détruire  la  réforme.  La  guerre,  disent-ils,  devint  exclusivement 
politique,  dès  que  l'étranger  y  intervint.  Quand  ils  parlent  de  lutte 
politique,  ils  n'entendent  pas  que  la  maison  d'Autriche  ait  menacé 
l'Europe  d'une  monarchie  universelle,  bien  moins  encore  recon- 
naissent-ils que  Gustave-Adolphe  et  Richelieu  aient  pris  les  armes 
pour  la  sauver  de  ce  péril.  Le  héros  suédois  et  le  politique  fran- 
çais sont  ravalés  au  rang  de  brigands  :  ils  firent  la  guerre  à  l'empire, 
dit-on,  pour  s'en  partager  les  dépouilles  (1).  Quelle  est,  dans  cet 
ordre  d'idées,  la  mission  providentielle  de  la  guerre  de  Trente 

(1)  Barthold,  Geschichle  des  grosscn  dculschen  Krieges,  T.  11,  p.  Ui,  et  passim. 


OBJET  DE  LA  LUTTE.  207 

ans?  On  n'en  voit  plus  aucune.  Elle  n'a  pas  assuré  la  liberté  reli- 
gieuse, ni  l'indépendance  de  l'Europe,  puisque  ni  l'une  ni  l'autre 
n'étaient  en  danger.  Il  ne  reste  plus  qu'un  vaste  champ  de  car- 
nage, occupé  par  des  hordes  barbares,  sous  les  drapeaux  de  la 
France  et  de  la  Suède,  sans  autre  but  pour  les  chefs  que  le  dé- 
membrement de  l'Allemagne,  et  pour  les  capitaines  et  les  soldats 
mercenaires  que  le  butin  et  une  licence  sauvage.  Quant  aux 
princes  protestants,  ceux-là  seuls  qui  désertèrent  la  cause  du  pro- 
testantisme pour  se  rallier  h  l'empereur,  sont  glorifiés  comme 
ayant  compris  les  vrais  intérêts  de  la  religion  et  de  l'État;  ceux, 
au  contraire,  qui  restèrent  fidèles  à  l'alliance  suédoise,  sont  flétris 
comme  traîtres  à  la  patrie  :  l'ivrogne  et  égoïste  George  de  Saxe 
devient  un  type  de  patriotisme,  tandis  que  le  landgrave  de  Hesse  et 
son  héroïque  veuve  Amélie-Elisabeth  sont  voués  à  l'exécration  (1). 
Ce  ne  sont  pas  seulement  quelques  princes  dont  la  réputation  est 
immolée  h  la  haine  du  nom  français;  dans  leur  ardeur  patriotique, 
les  historiens  allemands  vont  jusqu'à  accuser  la  nation,  sinon  de 
trahison,  du  moins  d'inintelligence  politique  et  presque  de  niaiserie. 
Sur  la  foi  de  l'histoire,  l'on  avait  cru  jusqu'ici  que  c'était  le  génie 
guerrier  de  Gustave-Adolphe  et  de  ses  vaillants  capitaines,  les 
Horn,  les  Bannier,  les  Torstenson  et  les  Wrangel,  puis  la  fougue 
de  Condé  unie  à  la  profondeur  de  Turenne,  qui  avaient  triomphé 
de  la  maison  d'Autriche.  Erreur!  Les  Français  étaient  en  petit 
nombre,  et  s'ils  se  distinguèrent,  ce  fut  par  leur  lâcheté  ;  la  Suède 
n'envoya  en  Allemagne  que  quelques  milliers  de  paysans  nus;  les 
armées  suédoises  et  françaises  étaient  composées  presque  exclu- 
sivement de  mercenaires  allemands.  Voici  donc  à  quoi  se  réduit 
la  guerre  de  Trente  ans  :  ce  sont  les  Allemands  qui,  sous  la  ban- 
nière de  quelques  brigands  suédois  et  français,  versent  leur  sang 
pour  démembrer  leur  patrie  au  profit  de  ceux  qui  les  ont  achetés. 
Si  ce  système  historique  était  vrai,  il  serait  désolant.  Les  écri- 
vains qui  le  soutiennent  ne  s'aperçoivent  pas  qu'à  force  de  patrio- 
tisme, ils  font  la  satire  la  plus  sanglante  de  leur  patrie.  Que 
faut-il  penser  d'une  grande  nation,  dont  les  princes  se  vendent  à 
l'étranger  par  cupidité,  ou  qui  se  laissent  tromper  par  leurs  enne- 
mis et  combattent  pour  eux  contre  leur  chef,  sans  aucun  souci  de 

(1)  Barlhohl,  Geschichte  des  grossen  dculschcn  Krieges,  T.  11,  p.  37,  43,  243. 


208  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

l'honneur  national,  ni  de  l'intégrité  du  territoire.  Il  faut  dire  que 
c'est  une  nation  de  traîtres  et  de  niais,  et  qu'elle  mérite  sa  desti- 
née, quelque  dure  qu'elle  soit.  C'est  cependant  là  ce  que  l'on  dit 
des  Allemands  du  xvii"  siècle.  Après  1630,  tout  le  parti  protes- 
tant fut  allié  de  la  Suède;  la  moitié  de  l'Allemagne  était  donc 
traître  h  la  patrie!  Pendant  toute  la  durée  de  la  guerre,  il  y  eut 
des  princes  allemands  et  des  troupes  allemandes  au  service  de  la 
Suède  et  de  la  France  :  c'étaient  des  traîtres,  ou  pour  le  moins 
des  imbéciles  qui  s'imaginaient  que  leurs  croyances  étaient  en 
danger  ou  leur  liberté  compromise  par  la  maison  d'Autriche.  Ce 
n'est  pas  tout.  Si  les  historiens  allemands  ont  raison,  il  faut  dire, 
que  l'humanité  est  en  proie  à  une  aveugle  fatalité,  il  faut  nier  le 
gouvernement  providentiel.  Qu'est-ce  que  notre  destinée,  si  les 
peuples  de  l'Europe  se  sont  déchirés  pendant  trente  ans,  sans 
qu'il  y  eût  à  ce  sang  versé  une  autre  raison  que  l'ambition  de 
quelques  brigands,  et  la  sottise  des  masses?  Faut-il  croire  que 
Dieu  n'a  donné  d'autre  mission  aux  hommes  que  de  s'entre-tuer 
et  de  se  dépouiller? 

Hàtons-nous  de  répondre  que  le  système  historique  qui  conduit 
à  ces  désohmtes  conséquences  est  faux.  Les  écrivains  allemands 
altèrent  les  faits,  en  niant  que  la  liberté  religieuse  fût  en  cause 
dans  la  guerre  de  Trente  ans,  en  niant  que  la  réaction  catholique, 
jointe  à  la  puissance  de  la  maison  d'Autriche,  mettait  en  danger  la 
liberté  de  l'Allemagne  et  de  toute  la  chrétienté.  Il  faut  de  parti 
pris  fermer  les  yeux  à  la  lumière  pour  prétendre  que  la  religion 
n'a  joué  aucun  rôle  dans  la  longue  lutte  qui  ensanglanta  l'Alle- 
magne pendant  une  vie  d'homme.  La  réaction  catholique,  ii  la  fin 
du  xvi'^  siècle  et  au  commencement  du  xvn'*,  est-elle  un  rêve?  Les 
jésuites  sont-ils  un  fantôme  ?  Le  fanatisme  de  Ferdinand  II  est-il 
un  mythe?  Et  que  voulait  la  réaction  catholique  ?  Quel  est  le  but 
que  poursuivaient  les  jésuites  et  leur  instrument,  l'empereur? 
N'était-ce  pas  la  destruction  du  protestantisme?  l'Église  pouvait- 
elle  avoir  une  autre  pensée?  Si  tout  cela  est  un  produit  de  l'imagi- 
nation, que  faut-il  penser  des  longs  débats  d'Osnabrûck  sur  la 
liberté  religieuse?  Que  dire  du  traité  deWestphalie  qui  la  garantit? 
Que  dire  de  la  protestation  du  pape  contre  ces  stipulations?  Négo- 
cie-t-on  ù  la  fin  d'une  longue  guerre  sur  des  choses  qui  étaient 
étrangères  à  la  lutte  ?  Les  traités  de  paix  ne  sont-ils  pas  une  suite 


OBJET  DE  LA  LUTTE.  209 

des  hostilités?  et  si  la  paix  de  Westphalie  est  à  moitié  religieuse, 
n'est-ce  pas  une  preuve  évidente  que  la  guerre  aussi  était  à  moitié 
religieuse?  S'il  y  a  un  élément  religieux  dans  la  guerre  de  Trente 
ans,  tout  change  de  face.  La  cause  de  la  réforme  est  celle  de  la 
libre  pensée,  c'est  la  cause  de  la  civilisation  :  nous  ne  connaissons 
pas  de  plus  grands  intérêts  pour  les  nations.  Que  Gusiave-Adolphe, 
en  prenant  en  main  la  défense  du  protestantisme,  ait  été  inspiré 
par  l'ambition,  soit;  mais  cette  ambition  était  haute  et  sainte.  La 
question  religieuse  se  lie  intimement  à  la  question  politique.  Par 
cela  seul  que  la  maison  d'Autriche  était  à  la  tête  de  la  réaction 
catholique,  elle  était  poussée  fatalement  h  ambitionner  la  domina- 
tion universelle,  en  ce  sens  du  moins  que  son  influence  se  serait 
étendue  aussi  loin  que  les  conquêtes  du  catholicisme.  Faut-il 
demander  ce  qui  serait  resté  de  liberté  à  l'Allemagne,  si  Ferdinand 
avait  vaincu  Gustave-Adolphe?  La  liberté  de  l'Allemagne  n'était 
donc  pas  un  vain  mot,  et  Richelieu,  en  l'invoquant,  quelles  que  fus- 
sent du  reste  ses  arrière-pensées,  n'était  pas  un  fourbe  qui  trompe 
ses  alliés  comme  ses  ennemis.  Le  grand  cardinal  a  été  réellement 
le  libérateur  de  l'Europe,  car  il  a  empêché  l'empire  exclusif  du 
catholicisme,  et  par  suite  la  monarchie  de  la  maison  d'Autriche  qui 
s'en  proclamait  le  champion. 

Si  c'est  la  liberté  de  penser,  si  c'est  l'indépendance  des  nations 
qui  étaient  l'enjeu  de  la  terrible  lutte  où  tant  de  sang  a  été  versé, 
où  tant  de  provinces  ont  été  ruinées,  l'histoire,  tout  en  maudissant 
les  mauvaises  passions  des  hommes,  doit  bénir  la  main  de  Dieu  ; 
elle  doit  tirer  cette  grande  leçon  des  maux  de  la  guerre,  c'est  que 
les  peuples  font  eux-mêmes  leur  destinée.  S'ils  ne  marchent  pas 
dans  les  voies  de  la  Providence,  Dieu  intervient,  et  leur  envoie  un 
sauveur  ;  mais  malheur  à  ceux  qui  ne  savent  pas  se  sauver  eux- 
mêmes  !  Le  salut  qui  vient  d'une  main  étrangère,  est  toujours  un 
mal,  parce  qu'il  amoindrit  nécessairement  ceux  qui  par  faiblesse 
ont  dû  y  avoir  recours.  Voilà  le  reproche  que  l'histoire  doit  faire 
aux  princes  protestants  ;  elle  ne  dira  pas  qu'ils  étaient  des  niais  ou 
des  traîtres,  pour  avoir  demandé  ou  accepté  l'appui  de  l'étranger; 
elle  les  blâmera  de  n'avoir  pas  défendu  leur  foi  et  leur  liberté  par 
leurs  propres  forces  et  d'avoir  rendu  l'intervention  de  la  Suède  et 
de  la  France  nécessaire.  Dira-t-on  qu'ils  cherchaient  à  l'étranger 
la  force  qu'ils  ne  trouvaient  pas  en  eux-mêmes  ?  Nous  répondons 


210  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

que  cette  impuissance  leur  est  imputable,  car  elle  est  due  à  leurs 
malheureuses  divisions,  à  leur  inintelligence  politique.  Mais  du 
moins  le  but  qu'ils  poursuivaient,  quand  ils  furent  à  la  suite  de 
l'étranger,  n'était  pas  la  satisfaction  de  viles  passions  :  il  s'agissait 
des  plus  grands  biens  de  l'homme,  de  la  religion  et  de  la  liberté. 

Il  s'est  fait  depuis  le  xvii'*  siècle  une  singulière  révolution  dans 
les  idées  politiques  des  Allemands;  ce  qu'alors  ils  appelaient 
leur  liberté,  est  flétri  aujourd'hui  comme  un  crime.  La  paix  de 
Munster  consacra  l'indépendance  presque  absolue  des  princes, 
aux  dépens  de  l'autorité  de  l'empereur;  il  en  résulta  que  l'unité 
nationale  fut  relâchée.  De  Ih  une  grande  faiblesse,  quand  l'empire 
vint  en  collision  avec  une  nation  forte  et  invincible  par  son  unité. 
Les  Allemands  se  sont  aperçus  que  leur  patrie  ne  jouait  pas  dans 
le  grand  drame  de  l'histoire  le  rôle  qu'elle  pourrait  y  jouer,  si  ses 
forces,  au  lieu  d'être  divisées,  étaient  unies  en  un  faisceau.  Voilà 
pourquoi  l'unité  .de  l'Allemagne  est  devenue  le  vœu  de  tous  ceux 
qui  veulent  lui  rendre  le  rang  auquel  sa  puissance  lui  donne  droit. 
Rien  de  plus  légitime;  mais  il  y  a  un  écueil  dans  ce  patriotisme 
dont  les  historiens  n'ont  pas  su  se  garder  :  il  ne  faut  pas  trans- 
porter dans  le  XYu^'-siècle  les  passions  du  xix''.  C'est  ce  que  font  les 
écrivains  qui  reprochent  avec  tant  d'amertume  aux  princes  protes- 
tants et  même  catholiques,  de  s'être  laissé  tromper  par  le  doux 
mot  de  liberté,  au  nom  de  laquelle  la  France  les  armait  contre 
l'empereur. 

Ce  n'est  pas  Richelieu  qui  a  inventé  la  liberté  allemande.  Il  n'y 
a  pas  de  sentiment  plus  enraciné  dans  la  race  germanique  que 
celui  de  l'individualité  et  de  l'indépendance;  il  n'y  en  a  pas  qui  soit 
plus  étranger  à  son  génie  que  celui  de  l'unité.  Si  c'est  un  mal,  il  ne 
date  pas  du  xvn°  siècle,  il  est  aussi  ancien  que  l'Allemagne.  La  ré- 
forme, qui  elle-même  est  une  manifestation  de  cet  esprit,  donna 
une  force  nouvelle  à  la  tendance  qui  porte  les  Allemands  h  se 
séparer,  au  lieu  de  s'unir.  Est-il  bien  vrai  que  tout  dans  cette  ten- 
dance doive  être  condamné?  Ceux  qui  tiennent  au  protestantisme, 
ceux  auxquels  la  liberté  de  penser  est  chère,  doivent  se  féliciter 
de  ce  que  l'Allemagne  n'était  pas  parvenue  à  l'unité  politique  au 
xvi''  siècle  :  les  réformateurs  n'auraient  pas  trouvé  d'appui  chez  un 
duc  de  Saxe  ni  chez  un  landgrave  de  Hesse;  ils  auraient  trouvé 
dans  un  empereur  tout-puissant,  chef  politique  du  catholicisme, 


LA  MAISON  d'aUTRICHE.  !2Il 

un  ennemi  mortel.  Humainement  parlant,  l'on  doit  dire  que  la 
réforme  eût  été  étouffée  dans  son  berceau.  Admirons  les  voies  de 
Dieu.  Tandis  que  partout  ailleurs  le  pouvoir  royal  se  concentrait 
de  plus  en  plus  en  une  seule  main,  l'empire  d'Allemagne  allait  en 
se  morcelant  et  se  divisant;  les  papes  contribuèrent  à  l'aftaiblir, 
sans  se  douter  qu'ils  préparaient  la  voie  ii  Luther  :  la  division  de 
l'Allemagne  fut  le  salut  du  protestantisme.  Les  princes  allemands 
avaient  donc  d'excellentes  raisons  pour  tenir  à  leur  liberté,  et  leur 
cause  se  confondait  avec  celle  de  l'humanité.  Encore  au  wu"  siècle, 
si  la  maison  d'Autriche  était  parvenue  i\  détruire  l'indépendance 
des  princes,  l'unité  eût  été  la  ruine  de  la  réforme. 

Sans  doute,  la  liberté  allemande  a  son  revers.  Déjà  dans  les 
longues  négociations  de  Munster  et  d'Osnabrûck,  les  princes  h  qui 
il  restait  quelque  patriotisme,  durent  gémir  de  lavoir  dominée,  et 
pour  ainsi  dire  insultée  par  l'étranger  ;  la  Suède  et  la  France 
démembrèrent  l'empire  au  nom  de  la  liberté  allemande  (1).  Le  dé- 
membrement est  toujours  un  mal,  et  de  plus  un  crime;  mais  il  faut 
voira  qui  on  doit  l'imputer.  Les  princes  protestants  devaienttenir 
à  leur  liberté,  puisque  c'était  une  condition  de  salut  pour  le  pro- 
testantisme; mais  ils  ne  surent  pas  défendre  leur  liberté,  pas  plus 
qu'ils  ne  surent  défendre  leur  foi  :  de  là  la  nécessité  de  l'interven- 
tion étrangère  qui  conduisit  au  morcellement  de  l'Allemagne.  Mais 
du  moins  le  mal  ne  fut  pas  sans  compensation  :  la  liberté  religieuse 
fut  consacrée  par  le  même  traité  qui  démembra  l'empire;  quant  à 
la  liberté  politique  reconnue  aux  princes,  si  elle  affaiblit  l'empire, 
elle  garantit  aussi  l'existence  de  la  réforme  et  par  suite  la  liberté 
de  penser;  or  la  libre  pensée  n'est-elle  pas  la  gloire  éternelle  de 
l'Allemagne?  Cette  gloire  vaut  bien  celle  que  l'on  recueille  sur  les 
champs  de  bataille. 

§  2.  La  maison  d'Autriche. 

Les  protestants  assemblés  à  Heilbronn,  en  1633,  écrivirent  au 
roi  de  France  :  «  Ce  qui  a  été  fait  ces  années  passées  dans  les 
guerres  de  Mantoue  et  en  Suisse,  témoigne  assez  que  le  désir  de 

(1)  Ruumer,  Geschichte  Europas  seit  dem  XVten  Jalirhundcrt,  T.  ni,p.626,  s. 


212  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

domination  de  l'ennemi  n'est  point  borné  aux  limites  de  sou  pays, 
mais  que  cette  monarchie  universelle  si  bien  colorée,  regarde 
aussi  nos  voisins  et  que  cette  maison  (d'Autriche)  veut  en  jeter  les 
fondements  sur  les  ruines  de  notre  liberté,  afin  que  s'en  appuyant, 
elle  puisse  tant  plus  aisément  renverser  les  autres  royaumes  et 
républiques.  La  France  depuis  quelques  siècles  a  éprouvé  où 
aboutissent  les  desseins  de  l'Espagne;  ce  qu'elle  éprouverait 
encore  aujourd'hui  si  l'ennemi  nous  avait  subjugués(l). «Richelieu 
lança  la  même  accusation  contre  la  branche  espagnole  de  la  mai- 
son d'Autriche  :  «  Qu'est-ce  que  les  Espagnols  ont  fait  autre  chose 
depuis  le  traité  de  Vervins,  que  de  s'agrandir  aux  dépens  de  leurs 
fidèles  voisins,  et,  comme  un  feu  toujours  allumé,  à  qui  la  matière 
plus  proche  sert  de  passage  pour  arriver  à  celle  qui  est  la  plus 
éloignée,  passer  de  province  en  province  et  se  les  assujettir  l'une 
après  l'autre,  selon  que  chacune  est  plus  voisine  de  la  dernière 
occupée?  lis  prétendaient  faire  le  même  de  tous  les  États  de  l'Eu- 
rope, et  parvenir  par  ce  moyen  à  la  monarchie  universelle  de  la 
chrétienté,  qui  est  la  seule  borne  de  leur  devise  (2).  » 

La  maison  d'Autriche  repoussa  vivement  une  imputation  qui 
servit  de  motif  ou  de  prétexte  h.  la  coalition  du  roi  très  chrétien 
avec  les  princes  protestants  d'Allemagne,  avec  la  Suède,  et  avec  la 
république  des  Provinces-Unies.  Dans  un  Avertissement  aux  am- 
bassadeurs de  France  sur  les  lettres  par  eux  écrites  aux  princes  de 
Vempire,  l'accusation  de  monarchie  universelle  est  traitée  «  de 
rêverie  qui  ne  peut  sortir  que  de  têtes  creuses,  et  ne  doit  se  débi- 
ter qu'à  gens  qui  ont  perdu  toute  raison.  »  «  C'est,  dit-on,  par  des 
moyens  doux  et  modérés,  comme  les  alliances,  les  héritages  et  la 
concorde  domestique,  que  la  maison  d'Autriche  est  parvenue  à  cet 
état  de  grandeur  où  n'ont  pu  atteindre  ses  envieux  par  leurs  tur- 
bulentes factions,  et  en  mettant  tout  sens  dessus  dessous  (3).  »  Les 
historiens  allemands  abondent  dans  ces  idées  :  «  Ferdinand  II, 
disent-ils,  pas  plus  que  Philippe  II,  ne  songeait  à  la  monarchie. 
Esprit  étroit,  il  ne  montra  de  l'énergie  que  dans  la  réaction  catho- 
lique, parce  qu'il  était  persuadé  que  c'était  la  cause  de  Dieu.  Mais 


(1)  Négociations  de  FewçMù-res,  T.  1,  p.  216. 

(2)  Mémoires  de  Richelieu,  T.  VIII,  p.  213,  302,  3U7. 

(3)  Aéfjociations  secrètes  touchnnl  la  paix  (le  Munster,  T.  1,  p.  268. 


LA  MAISON  d'aUTRICHE.  213 

on  n'aperçoit  pas  chez  lui  cette  vaste  ambition  qu'on  lui  suppose 
très  gratuitement  (1).  » 

Entre  ces  opinions  contradictoires,  les  faits  décideront.  Que  la 
branche  aînée  de  la  maison  d'Autriche  ait  eu  l'ambition  de  la 
domination  universelle,  l'on  n'en  saurait  douter.  Un  écrivain  espa- 
gnol, André  de  Mendoze,  dans  un  livre  dédié  à  Charles  P'"  d'Angle- 
terre, quand  il  était  encore  prince  de  Galles,  osa  appeler  Madrid 
la  capitale  du  monde  :  «  Elle  l'est  à  plus  juste  titre,  dit-il,  que 
Rome  ne  l'était  anciennement,  d'autant  que,  par  droit  de  nature  et 
de  succession,  l'empire  du  monde  est  fondé  en  la  personne  du  roi 
Philippe,  puisque  jamais  le  soleil  ne  couche  sur  l'étendue  de  ses 
seigneuries,  ce  qui  ne  pouvait  se  dire  de  l'empire  romain,  et  que 
les  armes  heureuses  des  Espagnols  donnent  la  loi  à  la  plupart  de 
l'univers,  en  l'Italie,  en  l'Allemagne,  voir  en  l'Afrique  (2).  »  La 
politique  de  Philippe  III  fut  en  réalité  tout  aussi  envahissante  que 
celle  de  son  père  ;  il  ne  cessa,  malgré  la  paix  de  Vervins,  de  pour- 
suivre ses  intrigues  en  France,  d'exciter  et  d'encourager  les  mé- 
contents, de  se  liguer  même  avec  les  huguenots,  pour  détruire 
la  monarchie  de  Henri  IV,  ou  du  moins  pour  l'affaiblir  en  la 
démembrant.  Le  fils  de  Philippe  II  n'abandonna  pas  ses  pré- 
tentions sur  l'Angleterre.  Maître  de  l'Italie  par  la  possession  de 
Milan  et  de  Naples,  il  voulut  relier  ses  immenses  domaines  en 
s'emparant  de  la  Valteline  ;  il  convoita  même  la  Bohême  et  la  Hon- 
grie. Il  considérait  les  rois  d'Angleterre  et  de  France  comme  des 
souverains  d'un  rang  inférieur.  Ses  ambassadeurs  allaient  jus- 
qu'à soutenir  qu'un  aussi  grand  monarque  que  le  roi  d'Espagne 
ne  pouvait  être  obligé  par  les  traités,  qu'il  ne  reconnaissait  d'autres 
lois  que  sa  modération  et  sa  clémence  (3).  Quel  que  soit  le  con- 
traste entre  ces  extravagantes  prétentions  et  la  faiblesse  des 
princes  qui  siégeaient  sur  le  trône  d'Espagne,  la  cour  ne  modifia 
en  rien,  sous  Philippe  III,  le  ton  d'arrogance  qui  était  devenu  de 
style  dans  les  rapports  avec  les  autres  États  :  on  dirait  qu'à  force 
d'orgueil,  on  voulait  cacher  au  monde  les  plaies  qui  minaient 
l'empire  de  Charles-Quint.  Peut-être  aussi  les  Espagnols  se  fai- 


(li  .4.  Menzel,  Geschichte  der  Deutschen,  T.  VU,  p.  23i. 

(2)  Mercure  français  de  1626  (T.  Xll,  p.  732. 

(3)  Sisnioncii,  Histoire  de  Fraoce,  T.  XXn,p.  419. 

14 


214  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

saient-ils  illusion  sur  leur  décadence.  Le  conseil  de  Caslille,  tout 
en  jetant  un  cri  d'alarme  sur  la  dépopulation  de  l'Espagne,  con- 
seilla à  Philippe  III  de  continuer  la  politique  de  ses  ancêtres;  il 
croyait  qu'en  ménageant  bien  ses  ressources,  le  roi  pouvait  encore 
devenir  le  maître  du  monde.  Ce  maître  du  monde  était  un  vrai 
crétin;  c'est  h  grand'peine  qu'il  avait  appris  la  grammaire  et 
({uelques  lambeaux  de  saint  Thomas  :  à  cela  se  borna  son  déve- 
loppement intellectuel.  Pour  le  moral,  il  resta  toujours  dans  l'en- 
fance; il  n'eut  pas  même  assez  de  volonté  pour  choisir  une  femme! 
Sa  grande  ambition  était  de  faire  consacrer  par  l'Église  le  dogme 
de  l'immaculée  conception  (1)! 

Ce  bigotisme,  qui  nous  semble  si  déplacé  dans  un  roi,  contribua, 
au  xvii''  siècle,  à  maintenir  le  prestige  de  la  grandeur  espagnole. 
Le  roi  d'Espagne  était  toujours  le  roi  catholique  par  excellence, 
le  protecteur  de  l'Église  et  de  tous  les  croyants.  Richelieu  dit  que 
c'était  politique  et  hypocrisie  :  «  La  religion  n'est  qu'un  masque 
dont  ils  se  couvrent  le  visage;  avoir  Dieu  et  la  Vierge  en  la  bouche, 
la  religion  en  apparence,  un  chapelet  en  la  main,  et  les  seuls  inté- 
rêts temporels  au  cœur,  voilh  la  première  maxime  d'État  de  leur 
nation  superbe  (2).  »  Le  témoignage  du  cardinal  est  suspect; 
comme  lui-même  ne  se  décidait  jamais  que  par  des  considérations 
d'État,  il  ne  voulait  voir  partout  que  de  la  politique.  Les  rois  d'Es- 
pagne donnèrent  des  preuves  trop  manifestes  de  leur  fanatisme 
pour  qu'on  puisse  le  révoquer  en  doute.  Quand  on  délibéra  sur  le 
sort  des  Morisques,  on  consulta  le  pape  :  Paul  V  et  les  cardinaux 
furent  unanimement  d'avis  qu'il  fallait  extirper  cette  racine  d'hé- 
résie sans  pitié  ni  miséricorde,  parce  que  l'Écriture  sainte  nous 
dit  que  l'arbre  qui  ne  produit  pas  de  bons  fruits,  doit  être  coupé 
et  jeté  au  feu  (3).  Le  roi  suivit  ce  funeste  conseil,  qui  n'était  certes 
pas  dicté  par  l'intérêt  politique.  Dans  la  grande  lutte  du  xvn^' siècle, 
l'Espagne  se  laissa  également  influencer  par  des  motifs  religieux; 
c'est  un  témoin  oculaire  et  bien  informé  qui  le  dit.  Au  début  de 
la  guerre  de  Trente  ans,  la  branche  allemande  de  la  maison 
d'Autriche  était  aux  abois;  Ferdinand  réclama  des  secours  à 


(1)  Ranke,  Fiirsten  undVœlker  von  Sud-Europa,T.  I,  p.  440, 131,  ss. 

(2)  iMémoires  de  Richelieu,  T.  U,  p.  295, 383  ;  T.  IV,  p.  143. 

(3)  KUevenhilkr,  Annales  Ferdinandei,  ad  a.  1609  (T.  VII,  p.  253). 


LA  MAISON  r'aUTUICHE.  215 

Madrid.  Son  ambassadeur,  le  comte  de  Khevenhiller,  se  plaint 
amèrement  de  n'avoir  trouvé  chez  les  ministres  de  Philippe  III 
qu'ignorance  des  affaires  d'Allemagne  ou  mauvais  vouloir;  sans 
l'appui  de  la  religion,  il  aurait  échoué  dans  sa  négociation  : 
«  Qu'est-ce  que  le  roi  a  de  commun  avec  l'empire?  »  lui  disaient 
le  duc  d'Uzeda  et  le  confesseur  de  Philippe  qui  gouvernaient  la 
monarchie.  Vainement  l'envoyé  autrichien  insista-t-il  auprès  du 
confesseur,  en  invoquant  les  liens  de  parenté  qui  unissaient  les 
deux  branches  de  la  maison  d'Autriche  ;  vainement  lui  montra-t-il 
que  la  religion  était  en  cause  :  le  confesseur  resta  inébranlable.  Il 
fallut  que  le  comte  de  Khevenhiller  fît  un  appel  direct  aux  senti- 
ments religieux  du  roi,  en  lui  déclarant  qu'il  serait  responsable 
du  salut  éternel  des  milliers  de  fidèles  que  la  victoire  des  protes- 
tanis  retiendrait  dans  l'hérésie.  Alors  Philippe  III  céda  (1).  En 
réalité,  l'intérêt  du  catholicisme  se  confondait  avec  son  ambition  : 
la  monarchie  universelle  dont  les  Espagnols  étaient  si  tiers, 
comme  s'ils  étaient  déjà  les  maîtres  du  monde,  n'avait  de  raison 
d'être  qu'en  tant  que  les  rois  catholiques  étaient  les  champions 
de  l'Église  universelle. 

Il  en  était  de  même  de  la  branche  allemande  de  la  maison 
d'Autriche.  Avant  l'avènement  de  Ferdinand,  elle  joua  un  rôh^ 
peu  considérable  dans  le  monde  politique.  Chefs  électifs  d'un 
empire  h  moitié  protestant,  liés  par  la  paix  de  religion,  les  empe- 
reurs d'Allemagne  ne  pouvaient  plus  être  les  défenseurs  de 
l'Église.  Ferdinand  II,  plus  convaincu,  plus  fanatique  que  ses  pré- 
décesseurs, reprit  le  rôle  que  le  moyen  âge  assignait  au  saint- 
empire  romain.  Richelieu  accusa  l'Autriche  comme  l'Espagne  «  de 
se  couvrir  de  la  religion  pour  enchanter  les  esprits  de  la  chré- 
tienté (2).»  Le  profond  politique  se  trompait,  ou  il  voulait  tromper. 
Il  avait  intérêt  à  faire  passer  la  guerre  de  Trente  ans  pour  une 
guerre  politique.  Prince  de  l'Église,  il  devait  ménager  les  pas- 
sions catholiques,  et  ministre  du  roi  très  chrétien,  il  avait  à  lutter 
contre  un  parti  puissant  qui  prenait  en  main  la  cause  du  catholi- 
cisme, et  faisait  un  crime  au  cardinal  de  ses  alliances  protes- 
tantes, en  l'accusant  de  soutenir  la  réforme.  Il  y  avait  ceci  de 

(1)  Khevenhiller^  Annales  Ferdinand.;!,  ad  a.  1G19  (L  IX,  p.  702-706  ;  T.  X,  p.  91). 

(2)  Mémoires  dn  Richelieu,  T.  V,  p.  117. 


216  LA  GUERRE  DE  TRENTE  AXS. 

vrai  dans  ces  accusations,  c'est  que  les  intérêts  politiques  et  reli- 
gieux de  la  maison  d'Autriche  étaient  étroitement  liés;  atta- 
quer ses  prétentions  h  la  monarchie  universelle,  c'était  faire  la 
guerre  à  l'Église,  et  partant  favoriser  les  protestants.  Mais  aussi 
par  suite  de  ce  lien  intime  entre  le  catholicisme  et  la  monarchie 
universelle,  il  est  certain  que  le  prince  qui  se  déclarait  le  cham- 
pion de  Rome,  était  poussé  fatalement,  d'une  part,  à  ruiner  le  pro- 
testantisme, et,  d'autre  part,  h.  étendre  sa  domination  sur  toute  la 
chrétienté.  Tel  fut  le  rôle  de  Ferdinand  (1).  11  ne  lui  manqua  que 
la  victoire  pour  réaliser  l'ambition  de  Rome  tout  ensemble  et  celle 
de  la  maison  d'Autriche. 

Après  la  victoire  de  Prague,  Ferdinand  enleva  au  malheureux 
palatin  la  dignité  électorale,  pour  la  transporter  au  vainqueur,  le 
duc  de  Bavière.  Il  est  inutile  d'insister  sur  l'illégalité  de  cet  acte; 
les  plus  modérés  des  historiens  allemands  conviennent  que  c'était 
un  coup  d'État  (2).  Ainsi  c'est  l'empereur,  le  gardien  de  la  consti- 
tution, qui  la  viola!  Le  but  politique  qu'il  poursuivait  est  évident, 
le  but  religieux  ne  l'est  pas  moins.  En  investissant  le  duc  de 
Bavière  de  la  dignité  électorale,  Ferdinand  se  l'attachait  pour  tou- 
jours, comme  un  complice  est  rivé  à  l'auteur  du  crime  dont  il 
profite.  En  même  temps  qu'il  se  fortifiait  dans  la  lutte  qui  s'ou- 
vrait, le  chef  de  la  maison  d'Autriche  assurait  une  prépondérance 
définitive  au  catholicisme,  en  lui  donnant  la  majorité  dans  le  col- 
lège des  électeurs.  Voilà  pourquoi  le  pape  poussa  l'empereur  h 
une  mesure  qui  devait  perpétuer  la  lutte  ;  de  leur  côté,  les  princes 
catholiques,  justifiant  le  moyen  par  le  but,  applaudirent  à  un 
décret  illégal  qui  leur  promettait  la  victoire  sur  le  protestantisme. 
L'édit  de  restitution  fut  le  fruit  de  la  victoire  sur  le  roi  de  Dane- 
mark. 11  avait  également  un  double  caractère,  religieux  et  poli- 
tique. En  favorisant  le  catholicisme,  Ferdinand  travaillait  pour 
l'agrandissement  de  sa  puissance.  La  sécularisation  des  biens 
ecclésiastiques  au  profit  des  princes  protestants,  augmentait  l'in- 
fluence d'un  élément  hostile  à  l'empereur.  Ferdinand  voulut  re- 


(1)  Lui-même  dit  dans  une  lettre  adressée  à  rambassadeur  d'Espagne  :  «  La  consenaziont  et 
ressaltazione  délia  nostra  santa  fede,  e  consequemenle  délia  casa  nostra.  »  (Meyer  Loudorj), 
Suppléra.,  ni,691.) 

(2)  Saalfeld,  Allgemeine  Geschichte  der  neuesten  Zeil,  T.  I,  p.  174. 


LA  MAISON  D  AUTRICHE.  217 

constituer  les  principautés  ecclésiastiques,  dont  comme  allié  et 
champion  de  Rome,  il  avait,  pour  ainsi; dire,  la  disposition  (1). 
C'était  la  vieille  politique  des  empereurs  de  s'appuyer  sur  les 
princes  ecclésiastiques,  pour  contrebalancer  le  pouvoir  tous  les 
jours  plus  indépendant  des  princes  laïques. 
.  Tels  furent  les  premiers  actes  de  Ferdinand  ;  l'un  et  l'autre  ten- 
daient à  reconstituer  l'Église  et  l'Empire,  dans  le  sens  de  l'unité 
du   moyen   âge.  Ferdinand  agissait-il  systématiquement?  Nous 
l'ignorons;  toujours  est-il  que,  la  victoire  aidant,  il  agit  en  souve- 
rain absolu.  Il  disposa  des  principautés  en  maître,  plutôt  qu'en 
empereur.  Il  fallait  une  récompense  princière  h.  l'illustre  général 
qui  venait  de  vaincre  le  roi  de  Danemark;  Ferdinand  dépouilla 
une  vieille  maison  au  protlt  de  Wallenstein  ;  il  n'y  eut  pas  de  sen- 
tence du  collège  des  électeurs  contre  le  duc  de  Mecklembourg, 
pas  de  défense,  pas  même  d'accusation,  rien  qu'un  décret  arbi- 
traire de  l'empereur. La  spoliation  des  ducs  de  Mecklembourg,  de 
même  que  celle  de  l'électeur  palatin,  fut  inspiré  par  les  jésuites 
qui  étaient  comme  le  mauvais  génie  de  Ferdinand  (2).  L'Église 
avait  intérêt  à  ce  que  l'empereur  devînt  absolu,  car  sa  toute-puis- 
sance devait  amener  la  victoire  du  catholicisme.  En  vain  les  histo- 
riens allemands  protestent-ils  que  Ferdinand  n'était  pas  d'humeur 
tyrannique,  et  qu'il  ne  songeait  pas  ii  renverser  la  constitution 
de  l'empire;  le  fait  est  qu'il  la  violait  h  toute  occasion,  en  déci- 
dant les  contestations  des  princes  par  sa  seule  volonté.  Wallen- 
stein disait  qu'il  ne  devait  y  avoir  qu'un  maître  en  Allemagne,  de 
même  qu'il  n'y  avait  qu'un  roi  en  Espagne  et  en  France  (3),  et  l'em- 
pereur agissait  en  conséquence.  Après  avoir  dépossédé  l'électeur 
palatin  et  le  duc  de  Mecklembourg,  il  se  proposait  de  donner  le 
Wurtemberg  à  un  de  ses  généraux.  L'électeur  de  Saxe,  son  stu- 
pide  allié,  aurait  eu  le  même  sort  (4).  Richelieu  n'avait  donc  pas 
tort  de  dire  que  «  l'empereur  dépouillait  à  son  aise,  premièrement 
tous  ceux  qui  lui  avaient  été  contraires,  puis  ceux  qui  lui  avaient 
été  suspects,  et  après,  ceux  qui  avaient  exactement  observé  la 


(1)  A(L  Menzel,  Geschichle  der  Deutschen,  T.  VU,  p.  17â,  s. 

(2)  KlievenlnUer,  Annales  FenlinaDclci,  T.  XI,  p.  67. 

(3)  Le  comte  de  Dohna  disait  la  même  chose  :  que  Tempeieur  voulait  avoir  en  Allemagne  un  dumi. 
aium  absolulum.  {Menzel,  Gescliichte  Schlesiens,  T.  II,  p.  408.) 

(4)  Khevenhiller,  Annales  Ferdinandei,  T.  XI,  p.  62.  —  J.  von  Millier,  der  Fiirstcnbund,  eh.  VI. 


iil8  LA  r.UERRE  DE  TRENTE  ANS. 

neulralilë,  et  finalement  ceux  qui  lui  avaient  été  très  obéissants. 
Enliii,  dil-il,  l'empereur,  sous  divers  prétextes  d'apparence  spé- 
cieuse, prenait  le  train  de  se  rendre  maître  de  l'Allemagne  et  la 
réduire  en  une  monarchie  absolue,  anéantissant  les  lois  anciennes 
de  la  république  germanique,  sur  lesquelles  est  fondée  l'autorité 
impériale  »  (1). 

Voilà  quels  furent,  non  pas  les  projets,  mais  les  actes  de  Fer- 
dinand en  Allemagne.  Peu  importent  ses  intentions  primitives;  la 
force  des  choses  le  dominait,  et  le  poussait  à  réaliser  l'unité  reli- 
gieuse de  l'Allemagne,  par  la  violence  et  les  coups  d'État.  La 
maison  d'Autriche  n'a  jamais  eu  des  allures  de  conquérant,  et 
Ferdinand  qui,  au  début  de  son  règne,  se  vit  assiégé  h  Vienne  par 
les  insurgés  de  Bohême  et  de  Hongrie,  ne  pouvait  certes  pas 
avoir  l'ambition  de  la  monarchie  universelle.  Mais  en  fait  de 
domination,  comme  le  dit  Richelieu,  l'appétit  vient  en  mangeant; 
maître  de  l'Allemagne,  Ferdinand  porta  ses  vues  sur  l'Europe.  On 
dirait  que  le  malheur  auœ  vaincus  devint  la  devise  de  l'empereur. 
Après  avoir  défait  le  roi  de  Danemark,  il  voulut  le  traiter  comme 
il  avait  traité  l'électeur  palatin  :  Wallenslein  signifia  aux  Danois, 
avec  la  brutalité  du  soldat,  qu'ils  seraient  tenus  comme  esclaves 
s'ils  refusaient  de  prendre  l'empereur  pour  roi,  tandis  que,  s'ils 
l'élisaient,  ils  conserveraient  leur  liberté  et  leur  religion  (2). 
Ferdinand  songea  à  faire  valoir  les  droits  de  l'empire  sur  l'Italie, 
par  voie  arbitraire,  comme  en  Allemagne.  Il  dépouilla  le  duc  de 
Manloue,  parce  qu'il  était  sujet  des  rois  de  France.  Une  fois  maître 
de  Manloue,  il  comptait  s'emparer  des  possessions  de  terre  ferme 
de  Venise  ;  l'indépendance  de  la  république  était  une  pierre  de 
scandale  pour  la  maison  d'Autriche  :  «  Il  faut,  disait  l'ambassadeur 
d'Espagne,  que  la  nouvelle  Carthage  succombe  sous  les  héritiers 
de  Rome.  On  apprendra  aux  héritiers  italiens  qu'il  y  a  encore  un 
empereur.  »  Le  saint-siége  n'était  pas  à  l'abri  de  cette  politique 
envahissante  :  Ferdinand  parlait  de  se  faire  couronner,  et  il  se 
proposait  de  revendiquer,  ii  cette  occasion,  les  droits  de  l'empire 
sur  les  États  du  pape.  Le  nom  du  général  qu'il  chargea  de  ce  soin 
en  disait  plus  que  tous  les  projets.  Déjà  Wallenstein  lançait  de 


(1)  Mémoires  de  lUchnlim,  T.  V,  p.  120-123. 

(2)  Forsler,  \Valleiis.leius  Briefe,  T.  I,  \).  67,  lettre  CXIX. 


LA  MAISON  d'aUTRICHE.  219 

terribles  menaces  :  «  Il  y  avait  cent  ans  que  Rome  n'avait  plus 
été  pillée;  elle  devait  être  bien  plus  riche  que  du  temps  de 
Charles-Quint.  »  Enfin,  la  France  elle-même  n'échappait  pas  à  la 
convoitise  impériale.  Ferdinand  voulait' reconquérir  les  trois 
évêchés  que  Henri  II  avait  occupés  h  titre  de  protecteur  de  la 
liberté  germanique,  et  si  la  victoire  l'avait  favorisé,  à  quoi  le  suc- 
cesseur des  Césars,  le  vicaire  temporel  du  Christ,  n'aurait-ii  pas 
prétendu  (1)? 

Quelle  était  la  politique  naturelle  des  princes  protestants  et  des 
rois  étrangers  en  face  de  celte  ambition  tous  les  jours  croissante? 
La  résistance  et  la  coalition.  Les  protestants  d'Allemagne  n'osè- 
rent résister  à  l'empereur;  heureusement  que  Ferdinand,  en 
poussant  les  choses^à  bout,  éveilla  les  craintes  de  l'étranger.  Ce 
fut  son  mauvais  génie  qui  lui  inspira  Védit  de  restitution.  Le  comte 
de  Khevenliiller,  zélé  catholique  et  partisan  dévoué  de  l'empereur, 
a  sur  ce  point  un  récit  plein  d'intérêt  :  «  Les  victoires  remportées 
par  Ferdinand  §sur  le  roi  de  Danemark  et  sur  les  protestants 
alarmèrent  les  princes  et  le  pape  lui-môme.  Un  cardinal  proposa 
un  moyen  de  ruiner  la  maison  d'Autriche  :  c'était  d'exploiter  les 
sentiments  religieux  de  l'empereur,  en  l'excitant  à  enlever  aux 
protestants  les  biens  ecclésiastiques  qu'ils  avaient  usurpés  depuis 
la  paix  d'Augsbourg.  Il  en  résulterait  un  mécontentement  univer- 
sel contre  Ferdinand,  et  l'on  en  profiterait  pour  faire  appel  au 
roi  de  France,  lequel  envahirait  l'empire  comme  protecteur  de 
la  liberté  germanique  foulée  par  le  duc  de  Wallenstein,  En  même 
temps,  l'on  fonderait  une  république  dans  les  Pays-Bas,  et,  avec 
le  concours  des  Hollandais,  il  serait  facile  d'enlever  h  l'Espagne 
ses  colonies,  de  ruiner  son  commerce,  et  de  la  resserrer  dans  la 
Péninsule.  Alors  c'en  serait  fait  de  la  maison  d'Autriche  (2).  » 

Nous  doutons  que  le  discours  du  cardinal  soit  sérieux;  l'anna- 
liste impérial  aura  mis  sur  le  compte  d'un  prince  de  l'Église  les 
craintes  qu'il  n'osait  exprimer  en  son  propre  nom.  Il  est  certain 
que  l'ambition  de  la  maison  d'Autriche  effraya  l'Europe  et  provo- 
qua la  coalition  de  la  France  avec  la  Suède,  les  Provinces-Unies 
et  les  protestants  d'Allemagne,  pour  maintenir  la  liberté  des 


(t)  llanke,  Fûrslen  und  Vœlker  von  Sûd-Europa,  T.  III,  p.  545-347. 
(2)  KhcvenhUler,  Annales  Fcrdinandei,  T.  XI,  p.  427-430. 


220  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

princes  et  des  républiques.  Ces  sentiments  éclatèrent  dès  l'année 
1636,  avant  que  Richelieu  eût  pris  une  part  active  h  la  lutte;  ce 
n'est  donc  pas  lui  qui  a  inventé  l'épouvantail  de  la  monarchie 
universelle.  Nous  avons  un  témoignage  intéressant  de  l'opinion 
générale,  dans  le  discours  d'un  ambassadeur  de  Bethléem 
Gabor,  que  le  cardinal  Caraffa  nous  a  transmis.  Des  conférences 
eurent  lieu  à  La  Haye,  pour  former  une  coalition  contre  la  maison 
d'Autriche.  «  Celte  maison,  dit  le  prince  de  Transylvanie,  n'a  cessé 
d'aspirer  h  la  monarchie  universelle.  Ferdinand  commence  par 
s'assujettir  l'Allemagne.  La  liberté  germanique  détruite,  que  de- 
viendra l'indépendance  des  Provinces-Unies,  du  Danemark,  de  la 
France  et  de  l'Angleterre?  Il  n'y  a  qu'un  seul  moyen  de  prévenir 
ce  danger,  c'est  que  tous  ceux  qui  ont  h  craindre  la  prépondé- 
rance d'un  seul,  unissent  leurs  forces  et  prennent  parti  pour 
les  opprimés;  tant  qu'ils  combattront  isolés,  leur  défaite  est  cer- 
taine. Il  faut  engager  dans  l'alliance  le  roi  très  chrétien,  le  duc 
de  Savoie,  la  république  de  Venise,  et  même  les  Turcs,  puis- 
qu'il s'agit  du  salut  commun  de  tous  les  peuples  (1).  »  Nous 
ajouterons,  avec  un  grand  historien,  que  la  liberté  de  penser,  et, 
par  suite,  la  civilisation  moderne,  étaient  en  cause  autant  que 
l'équilibre  politique.  La  domination  de  la  maison  d'Autriche  a  été 
funeste  à  la  culture  intellectuelle,  et  en  Allemagne,  et  dans  la 
péninsule  espagnole.  Cela  était  inévitable,  car  la  monarchie  uni- 
verselle entraîne  h  sa  suite  le  despotisme  civil  et  religieux.  Que 
serait  devenue  l'Europe,  si  la  réaction  catholique  l'avait  emporté? 
Une  espèce  de  Turquie  chrétienne,  répond  Jean  de  Muller  (2). 


§  3.  Les  protestants  d'Allemagne. 
I 

Les  princes  protestants  avaient  h  défendre  la  liberté  religieuse 
menacée  par  la  réaction  catholique,  dont  Ferdinand  était  le  chef. 
Nous  avons  dit  ailleurs  qu'ils  ne  surent  ni  prévenir  le  mal  ni  le 

(1)  Caraffa,  Germania  sacra,  p.  238. 

(2)  J.  von  Muller,  der  Fûrslenbund,  cli.  XIV;  «  Die  Chrislenbeit  wiirde  an  Lichl  und  Cultur 
nnterihnen  ziemlich  lûrkisch  ge-worden  sein.  > 


LES  PROTESTANTS  u'aLLEMAGNE.  221 

combattre  (l).  Ce  qui  manquait  k  l'Allemagne  comme  corps,  faisait 
également  défaut  aux  princes  protestants  :  l'esprit  d'unité.  La 
religion,  au  lieu  de  devenir  un  lien  d'union,  augmenta  la  discorde  ; 
les  luthériens  et  les  calvinistes  se  détestaient  entre  eux,  bien 
plus  qu'ils  ne  haïssaient  l'ennemi  commun.  Lorsque  l'électeur 
palatin  fut  appelé  au  trône  de  Bohême,  il  eût  été  facile  aux  pro- 
testants d'anéantir  pour  toujours  la  maison  d'Autriche,  et  d'as- 
surer au  protestantisme  la  prépondérance,  sinon  la  domination  en 
Allemagne  :  il  leur  suffisait  de  s'unir  contre  l'ennemi  commun.  Au 
lieu  décela,  l'on  vit, chose  incroyable,  le  plus  puissant  des  princes 
luthériens  prendre  parti  pour  l'empereur  contre  ses  coreligion- 
naires. C'est  que  l'électeur  palatin  était  le  chef  du  calvinisme, 
et  le  duc  de  Saxe  était  un  luthérien  fanatique;  ajoutez  à  cela  un 
misérable  intérêt  d'agrandissement  territorial.  Voilà  comment  il 
arriva  que  le  prince,  qui  aurait  dû  se  mettre  h  la  tête  du  parti 
prolestant  contre  les  envahissements  du  catholicisme,  trahit  les 
intérêts  de  la  réforme. 

La  cause  du  protestantisme  ne  trouva  de  défenseurs  que  dans 
quelques  héroïques  aventuriers.  Après  leur  défaite  et  leur  mort, 
il  fallut  recourir  h  l'intervention  étrangère.  Le  roi  de  Danemark 
fut  faiblement  secouru  par  les  protestants,  dans  l'intérêt  des- 
quels il  prit  les  armes;  ses  alliés  le  désertèrent  dès  qu'il  fut 
vaincu.  Le  protestantisme  eût  péri  ainsi  que  la  liberté  de  l'Alle- 
magne, si  Dieu  n'avait  envoyé  Gustave-Adolphe  pour  les  sauver. 
Les  princes  allemands  n'osèrent  pas  demander  son  intervention; 
ils  n'osèrent  pas  se  prononcer  pour  lui;  ils  traitèrent  en  ennemi 
celui  qui  venait  les  sauver.  Quand  la  victoire  se  déclara  pour  le 
héros  suédois,  les  protestants  se  rangèrent  sous  ses  drapeaux, 
mais  ils  ne  le  firent  que  sous  le  coup  de  la  nécessité  ;  même  après 
l'édit  de  restitution,  même  après  la  spoliation  du  duc  de  Mecklem- 
bourg,  ils  ne  comprirent  pas  que  l'union  était  leur  seul  espoir  de 
salut.  Tant  que  le  roi  de  Suède  vécut,  ils  plièrent  sous  l'ascendant 
d'un  esprit  supérieur.  Après  sa  mort,  tout  se  rompit.  Richelieu  et 
le  chancelier  Oxenstiern  essayèrent  d'unir  les  États  protestants  en 
une  ligue  qui  fut  assez  forte  pour  contraindre  l'empereur  h  une 
paix  religieuse  et  politique.  Mais  les  plus  puissants  des  princes, 

(1)  Voyez  le  tome  IX'  de  mes  Eludes  Idstoricjues. 


^2SJ  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

]es  électeurs  de  Saxe  et  de  Brandenbourg  refusèrent  de  signer  la 
ligue  de  Heilbronn,  et  négocièrent  avec  Ferdinand.  La  défaite  de 
Nordiingen  entraîna  la  défection  générale.  On  croyait  la  ruine  des 
Suédois  assurée,  et  l'on  se  hâtait  d'accéder  ù  la  paix  de  Prague 
pour  se  réconcilier  avec  le  vainqueur.  Le  landgrave  de  Hesse  et 
qufelques  comtes  de  l'empire  restèrent  seuls  lidèles  h  l'alliance. 
Cependant  les  conventions  de  Prague  ne  procurèrent  pas  même 
le  seul  bien  qu'elles  pouvaient  donner  à  l'empire,  la  paix;  la 
Suède  et  la  France  continuèrent  la  guerre  pour  la  liberté  alle- 
mande, sans  le  concours  des  princes  et  même  contre  eux.  La 
période  française  de  la  guerre  de  Trente  ans  fut  funeste  à  la  mai- 
son d'Autriche.  Ferdinand  II,  vaincu  et  abandonné  du  seul  allié 
qui  lui  restât,  le  duc  de  Bavière,  fut  obligé  de  signer  la  paix.  Le 
traité  de  Munster  démembra  l'Allemagne  au  profit  de  la  Suède 
et  de  la  France  ;  il  assura  la  liberté  religieuse  aux  princes  protes- 
tants, et  pour  la  garantir,  il  leur  donna  une  indépendance  à  peu 
près  complète,  au  détriment  de  l'unité  et  de  la  force  de  l'empire. 


II 


Les  historiens  allemands  déplorent  la  paix  de  Westphalie,  parce 
qu'elle  mutila  l'empire  et  qu'elle  l'affaiblit  au  point  de  le  mettre 
dans  la  dépendance  de  l'étranger.  Ils  accusent  les  princes  protes- 
tants de  ce  funeste  résultat  ;  ce  sont  eux  qui  appelèrent  l'étranger 
en  Allemagne,  ce  sont  eux  qui  donnèrent  à  la  France  et  à  la  Suède 
le  prétexte  de  la  liberté  allemande  et  de  la  liberté  religieuse, 
grands  mots-  avec  lesquels  les  ennemis  de  l'Allemagne  nour- 
rirent une  guerre  affreuse  qui ,  après  avoir  ruiné  et  démembré 
l'empire,  détruisit  son  influence  politique.  Nous  croyons  que  les 
princes  protestants  ne  sont  pas  coupables  du  crime  dont  on  les 
accuse.  Mais  ce  qu'on  doit  leur  reprocher,  c'est  de  n'avoir  pas  su 
défendre  la  cause  du  protestantisme,  de  l'avoir  même  compro- 
mise par  leurs  éternelles  dissensions,  source  d'une  déplorable 
faiblesse.  Sans  doute,  si  l'on  jugeait  les  princes  du  xvii^  siècle  au 
point  de  vue  des  idées  et  des  aspirations  du  xix%  il  faudrait  flétrir 
leur  égoïsme  et  leur  inintelligence  des  vrais  intérêts  de  la  patrie 
allemande.  Mais  nos  idées  et  nos  aspirations  étaient  tout  à  fait 


LES  PROTESTANTS  d'aLLEMAGNE.  223 

inconnues  h  l'Allemagne  de  la  guerre  de  Trente  ans.  Écoutons 
les  contemporains  :  le  tableau  que  les  Français  et  les  Suédois 
l'ont  de  leurs  alliés,  n'est  rien  moins  que  flatteur  pour  le  patrio- 
tisme allemand;  mais  pour  juger  les  hommes,  il  faut  les  prendre 
tels  qu'ils  sont,  et  non  tels  que  nous  voudrions  qu'ils  fussent. 

Richelieu  dit  que  les  Allemands  n'ont  qu'un  seul  mobile  de  leur 
conduite,  l'intérêt.  «  Ils  ont  l'humeur  si  mercenaire,  qu'il  n'y  a 
promesse,  pour  solennelle  qu'elle  pût  être,  à  laquelle  ils  ne  man- 
quent pour  de  l'argent  (1).  »  La  religion  et  la  liberté  de  l'empire 
sont  le  cadet  de  leurs  soucis,  dit  l'historien  du  maréchal  de 
Guébriant;  s'ils  prennent  notre  parti,  plutôt  que  celui  de  l'em- 
pereur, c'est  par  cupidité  (2).  Les  Suédois  parlent  de  leui's  alliés 
sur  un  ton  plus  méprisant  encore.  Pendant  les  délibérations 
d'Heilbronii,  que  faisaient  les  princes  protestants  ou  leurs  pléni- 
potentiaires? «  Au  lieu  de  contribuer  à  leur  cause,  dit  Oxenstiern 
il  Feuquières,  ils  passent  leur  temps  à  s'enivrer  (3).  »  Un  témoin 
moins  passionné,  le  comte  Brahe,  assista  à  la  diète  de  Francfort  ; 
son  rapport  concorde  avec  les  témoignages  que  nous  venons  de 
transcrire  :  «  Les  princes  s'amusent  ici,  dit-il,  sans  s'inquiéter  le 
moins  du  monde  du  bien  commun;  ou  s'ils  y  pensent,  c'est  pour 
jalouser  la  Suède  et  pour  lui  envier  la  direction  des  affaires.  Le 
duc  de  Saxe  fait  l'office  de  trouble-ménage;  l'électeur  de  Bran- 
debourg n'a  qu'une  seule  ambition,  la  possession  de  la  Poméranie; 
le  duc  de  Weimar  vise  à  être  indépendant  et  à  assurer  sa  gran- 
deur; les  ducs  de  Brunswick  et  de  Lunebourg  sont  en  querelle 
avec  le  landgrave  de  Hesse;  la  noblesse  et  les  villes  se  disputent 
le  rang  et  les  sièges,  chacun  ne  cherche  que  son  inlérêl  et  l'un 
envie  l'autre  ;  les  grands  et  les  petits  se  laissent  gagner  par  l'or 
français  (4).  » 

Ces  divisions,  qui  scandalisaient  les  alliés  des  princes  protes- 
tants, avaient  des  racines  profondes  dans  le  génie  de  la  race  alle- 
mande ;  les  Suédois  et  les  Français  n'en  voyaient  que  le  mauvais 
côté.  L'esprit  d'individualisme  a  engendré  la  réforme,  il  a  produit 
la  riche  variété  qui  distingue  la  culture  allemande;  mais  dans  le 

(1)  Mémoires  de  Itichelieii,  T.  IX,  p.  410. 

(2)  Le  Laboureur,  Histoire  du  maréchal  de  Guébriant,  p.  364. 

(3)  Feuquières,  Négociations,  T.  I,  p.  4fl. 

('♦)  Geyer,  Geschichte  Sch-wedens,  T.  m,  p.  294. 


224  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

domaine  politique,  il  n'en  pouvait  résulter  que  petitesse  de  vues, 
intérêts  mesquins  et  faiblesse  extrême.  Aujourd'hui  même  que  le 
sentiment  de  la  patrie  s'est  réveillé,  et  que  le  besoin  de  l'unité 
agite  l'Allemagne,  elle  est  toujours  divisée  et  impuissante  (1); 
quel  devait  être  le  chaos  au  xvir^  siècle,  avant  la  médiatisation, 
alors  que  l'empire  comptait  les  États  par  centaines?  Cependant 
dans  cette  anarchie  apparente,  il  y  avait  une  tendance  qui  domi- 
nait, celle  de  la  séparation,  c'est  à  dire  la  souveraineté  de  plus 
en  plus  complète  des  princes,  la  diminution,  l'on  pourrait  dire, 
l'anéantissement  du  pouvoir  impérial.  Au  commencement  de  la 
guerre  de  Trente  ans,  l'électeur  de  Trêves  se  mit  sous  la  pro- 
tection de  la  France  ;  on  lit  dans  sa  Justification  :  «  Les  Alle- 
mands reconnaissent  la  puissance  de  l'empereur,  mais  en  telle 
sorte  qu'il  semble  qu'ils  commandent  plus  qu'ils  n'obéissent,  ou 
du  moins  qu'ils  sont  égaux.  Ceci  est  si  vrai,  que  l'empereur  Maxi- 
milien  disait  ordinairement  que  des  rois  de  la  chrétienté,  l'un 
était  roi  des  âmes,  l'autre  roi  des  hommes,  mais  que  l'empereur 
était  roi  des  rois,  qualifiant  rois  les  princes  de  l'empire  ;  et,  de 
vérité,  ils  sont  rois  de  leur  établissement,  et  de  leur  autorité  sur 
leurs  sujets,  et  sur  l'empereur  même,  lequel  est  empereur  par 
eux  (2).  »  C'est  ce  qui  faisait  dire  h  Richelieu  que  l'empire  était 
une  monarchie  mixte,  en  laquelle  il  y  avait  beaucoup  de  répu- 
blique (3). 

Ferdinand  menaça  de  changer  la  république  en  monarchie.  C'eût 
été  une  révolution  dans  l'intérieur  de  l'empire  et  un  danger  pour 
l'Europe.  La  tendance  séculaire  de  l'Allemagne  était  la  décentra- 
lisation, comme  nous  disons  aujourd'hui;  les  empereurs  avaient 
vainement  tenté  au  moyen  âge  de  ressaisir  le  pouvoir  qui  pas- 
sait dans  les  mains  des  ducs  ;  l'esprit  de  division  inhérent  h  la  race 
fut  plus  fort  que  le  génie  des  Henri  et  des  Frédéric.  Quand  au 
xYi*"  siècle,  Charles-Quint  voulut  rendre  la  couronne  impériale 
héréditaire  dans  sa  famille,  il  rencontra  une  résistance  unanime. 
La  mission  de  la  nation  allemande  s'opposait  à  l'unité.  C'est  dire 
que  le  fait  que  Ferdinand  voulait  changer  était  providentiel.  La 

(1)  Ecrit  au  mois  rtfi  juin  1859. 

(2)  Justilicalioa  du  procédé  de  l'électeur  de  Trêves,  (Négociations  sec7'è(es  touchant  la  paix 
de  Munster,  "Y A-,  ^.  56. 

(3)  Mémoires  de  Richelieu,  T.  X,  p.  122. 


LES  PROTESTANTS  d'ALLEMAGNE.  223 

liberté  de  l'Europe  y  était  intéressée  autant  que  la  destinée  de 
l'Allemagne.  Écoutons  les  plénipotentiaires  français  au  congrès 
de  Munster  :  «  Les  ennemis  de  la  France  tiennent  pour  assuré 
que,  si  les  membres  divisés  de  ce  grand  corps  (d'Allemagne)  pou- 
vaient être  tous  réunis  pour  agir  de  concert  sous  la  conduite 
d'un  chef,  il  y  aurait  peu  de  puissances  capables  de  lui  résis- 
ter (1).  »  Les  princes  allemands  et  la  France  avaient  donc  le  même 
intérêt  à  affaiblir  le  pouvoir  de  l'empereur. 

Au  début  des  négociations  de  Munster  les  ambassadeurs  de 
France  écrivirent  une  lettre  circulaire  aux  princes  de  l'empire, 
pour  les  engager  h  se  faire  représenter  au  congrès.  On  y  lit  :  «  La 
maison  d'Autriche  aspire  à  la  monarchie  de  l'Europe,  elle  veut 
établir  dans  l'empire  le  fondement  de  sa  souveraineté...  Voilà 
pourquoi  elle  a  ôté  aux  lois  leur  force,  aux  magistrats  leurs  pri- 
vilèges, aussi  bien  qu'à  tous  les  États  de  l'empire...  L'oppression 
des  princes  est  la  cause  de  la  guerre  ;  pour  avoir  une  paix  sûre, 
il  faut  garantir  leurs  droits,  sinon  la  liberté  germanique  tend  à 
sa  fin,  et  l'empereur  a  jeté  et  assuré  le  fondement  de  sa  monar- 
chie (2).  »  L'appel  fut  entendu,  et  le  conseil  suivi.  Il  en  résulta 
que  la  paix  de  Westphalie  fit  de  l'Allemagne  une  république  de 
princes  :  elle  garantit  leur  souveraineté  territoriale,  elle  leur 
donna  tant  de  droits  et  en  laissa  si  peu  à  l'empereur,  que  l'em- 
pire ne  fut  qu'une  dignité  nominale,  sans  force  aucune  ;  elle  per- 
mit aux  États  de  faire  entre  eux  et  même  avec  l'étranger  des 
alliances  pour  leur  conservation,  tandis  que  l'empereur  n'avait  pas 
le  droit  de  guerre.  Une  confédération  peut  rester  puissante, 
pourvu  que  le  lien  entre  les  confédérés  maintienne  et  assure 
une  action  commune  ;  cette  unité  était  impossible  dans  l'empire 
d'Allemagne,  par  suite  de  la  division  des  protestants  et  des  catho- 
liques. Quand  il  y  avait  opposition  entre  les  deux  confessions,  l'on 
avait  recours  à  l'arbitrage,  l'on  négociait  comme  s'il  s'était  agi  de 
concilier  des  États  étrangers  et  ennemis.  Il  ne  restait,  en  réalité, 
qu'un  seul  intérêt  commun,  la  justice,  mais  la  justice  aussi  finit 
par  se  localiser  (3). 


(1)  A(-'/ori(,tions  secrètes  louchant  la  paix  de  Munster,  T.  II,  p. 

(2)  Ibid.,  T.  I,  p.  248. 

(3)  Menzel,  Geschichte  der  Deutschen,  T.  VUI,  p.  2i6-251. 


226  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

Faut-il  déplorer  celte  division  de  l'Allemagne?  Nous  avons 
répondu  d'avance  h  la  question  :  l'historien  ne  peut  pas  regretter 
que  l'Allemagne  ne  soit  point  parvenue  h  se  concentrer  en  une 
puissante  unité  comme  la  France.  Il  est  plus  que  probable  que  la 
nation  allemande  aurait  payé  cher  la  force  que  donne  la  centrali- 
sation, car  elle  aurait  abdiqué  son  génie;  cela  revient  à  dire  que 
ce  que  l'on  regrette  était  une  impossibilité.  Mais  tout  en  restant 
séparés,  les  États  conservaient  des  intérêts  communs;  c'est  ce 
lien  d'unité  que  la  paix  de  Westphalie  a  trop  relâché.  Faut-il  s'en 
prendre  uniquement  aux  princes,  et  surtout  aux  protestants? 
Lorsque  les  traités  qui  finissent  la  guerre  exagèrent  les  principes 
de  liberté  et  d'indépendance,  on  peut  être  sûr  que  c'est  une  réac- 
tion contre  un  excès  contraire,  le  danger  de  la  domination  absolue 
d'un  homme  ou  d'une  famille.  L'on  impute  aux  protestants  la 
faiblesse  de  l'Allemagne  et  son  morcellement  ;  le  vrai  coupable, 
c'est  Ferdinand,  c'est  la  réaction  catholique  dont  il  était  l'instru- 
ment. 

III 

La  guerre  de  Trente  ans  est  la  lutte  suprême  du  catholicisme 
et  du  protestantisme.  On  se  demande  aujourd'hui  si  la  lutte  était 
fatale,  inévitable.  Elle  était  nécessaire,  en  ce  sens  que  l'Église  ne 
pouvait  renoncer  ii  sa  domination,  puisqu'elle  la  considérait 
comme  étant  de  droit  divin.  Mais  les  conditions  du  combat  dépen- 
daient de  la  prévoyance  des  partis  qui  y  furent  engagés.  Les 
protestants  auraient  pu  résister  à  la  réaction  catholique,  et  même 
l'arrêter,  s'ils  avaient  uni  leurs  forces.  Au  lieu  de  se  liguer  contre 
l'ennemi  commun,  ils  se  déchirèrent  entre  eux.  Il  en  résulta  que 
le  catholicisme  gagna  du  terrain,  tandis  que  la  réforme  en  perdit. 
Cependant,  par  un  concours  heureux  de  circonstances,  la  maison 
d'Autriche  se  trouva  assaillie  par  mille  ennemis,  au  moment  où 
la  guerre  de  Trente  ans  éclata.  C'était  une  occasion  que  la 
Providence  offrait  aux  protestants;  loin  d'en  profiter,  ils  se  divi- 
sèrent au  point  que  le  prince,  qui  était  regardé  comme  le  chef 
du  protestantisme  allemand,  se  prononça  pour  l'empereur.  Dès 
lors,  il  n'y  eut  plus  qu'un  seul  moyen  de  sauver  la  réforme  :  le 
secours  de  l'étranger.  La  Suède  et  la  France  intervinrent  pour 


I 

l 


LES  PROTESTANTS  D'ALLEMAGNE.  227 

défendre  la  liberté  religieuse  et  l'équilibre  politique  également 
menacés  par  la  prépondérance  de  la  maison  d'Autriche.  Quel 
parti  les  princes  protestants  devaient-ils  prendre  dans  ce  gigan- 
tesque débat?  Ils  devaient  courir  aux  armes  et  les  conserver  eu 
main,  pour  contrebalancer  l'influence  des  puissances  étrangères, 
pour  arracher  ii  l'empereur  une  paix  qui  sauvegardât  leurs  droits 
religieux  et  politiques.  S'ils  avaient  agi  ainsi,  la  guerre  n'aurait 
pas  duré  trente  ans,  et  la  Suède  et  la  France  n'auraient  pas  dicté 
les  conditions  de  la  paix.  Pourquoi  les  étrangers  dominèrent-ils 
Il  Munster  et  ù  Osnabrûck  ?  Parce  qu'ils  occupaient  seuls  les 
champs  de  bataille.  Les  princes  allemands  furent  sans  influence, 
parce  que  les  uns,  alliés  de  l'empereur,  étaient  vaincus  et  épuisés 
comme  lui,  et  que  les  autres,  c'était  le  plus  grand  nombre,  eu 
embrassant  la  neutralité,  s'étaient  eux-mêmes  condamnés  h  l'im- 
puissance. C'est  là  la  grande  faute  que  nous  reprochons  h  l'élec- 
teur de  Saxe  et  aux  protestants  qui  accédèrent  à  la  paix  de 
Prague. 

Les  protestants,  assemblés  à  Heilbronn,  écrivirent  au  roi  d'An- 
gleterre que  leur  ligue  avait  pour  seul  objet  la  défense  de  la 
religion  et  de  la  liberté  (i).  Comment  pouvaient-ils  atteindre  ce 
but?  Il  n'y  avait  qu'un  seul  moyen,  c'était  de  contraindre  l'empe- 
reur h  une  paix  qui  garantît  les  droits  et  les  intérêts  pour  lesquels 
la  guerre  avait  été  entreprise.  Or  il  ne  fallait  pas  un  grand  sens 
politique  pour  voir  que  l'union  seule  de  tous  les  protestants  leur 
donnerait  la  force  de  vaincre  la  maison  d'Autriche.  C'est  ce  que 
Gustave-Adolphe  ne  cessa  de  représenter  aux  princes  protestants. 
Déjà,  de  son  vivant,  il  y  eut  des  négociations  entre  le  duc  de 
Saxe  et  l'empereur.  Le  roi  de  Suède  dit  à  ses  alliés  qu'ils  devaient 
se  garder  de  faire  des  paix  particulières  avec  Ferdinand;  qu'eu 
traitant  séparément,  ils  se  diviseraient  en  face  d'un  ennemi  puis- 
sant, et  qu'ils  lui  fourniraient  eux-mêmes  des  armes  pour  les 
ruiner  ("J).  Après  la  mort  de  Gustave-Adolphe,  les  protestants 
avaient  un  motif  de  plus  de  rester  unis  et  de  resserrer  encore 
leur  union,  puisque  le  grand  homme  qui  les  avait  sauvés  leur 
faisait  défaut.  Le  chancelier  Oxenstiern  leur  dit  très  bien  qu'ils 


(1)  Cliemnilz,  Der  grosse  schwedische  Krieg,  T.  U,  p.  81. 

(2)  M.,  i6ù<.,T.l,iJ.319,  363. 


228  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

ne  devaient  avoir  qu'une  âme  et  qu'une  volonté  (1).  Richelieu 
parla  et  agit  dans  le  même  sens  :  «  Rien,  dit-il  à  l'électeur  de 
Saxe,  n'est  plus  capable  de  l'empêcher  de  faire  une  bonne  paix, 
que  sHl  manque  à  se  maintenir  en  autorité  et  puissance;  pour  obtenir 
une  paix  solide,  il  faut  se  tenir  sur  les  armes  et  se  mettre  en  état  de 
se  rendre  considérable  (2).  »Dira-t-on  que  c'étaient  des  conseils  inté- 
ressés, que  la  Suède  et  la  France  voulaient  éterniser  la  guerre,  afin 
de  détruire  la  maison  d'Autriche  et  de  s'en  partager  les  dépouilles? 
Sans  doute,  Richelieu  et  Oxenstiern  désiraient  la  continuation  de 
la  guerre;  mais  les  protestants  avaient  le  même  intérêt,  car  tant 
que  la  puissance  de  l'Autriche  n'était  pas  abaissée,  ils  ne  pouvaient 
espérer  une  paix  sérieuse;  d'un  autre  côté,  s'ils  étaient  restés 
armés,  ils  auraient  tenu  en  échec  la  France  et  la  Suède,  et  ils  les 
auraient  empêchées  d'imposer  la  loi  à  l'Allemagne. 

L'électeur  de  Saxe  avoua  lui-même  qu'une  paix  générale  pouvait 
seule  sauvegarder  les  intérêts  communs  (3);  il  demanda  que  la 
paix  consacrât  la  liberté  religieuse  et  politique  des  princes  alle- 
mands. L'électeur  de  Rrandebourg  alla  plus  loin  ;  il  voulait 
l'égalité  des  deux  confessions  dans  l'ordre  civil  et  politique»  seul 
moyen  d'assurer  la  liberté  dans  l'ordre  religieux.  Pour  obtenir 
ces  garanties,  il  insista  sur  la  nécessité  de  l'union  :  divisés,  dit-il, 
et  séparés  de  la  Suède,  ils  seraient  accablés  inévitablement. 
L'électeur  ajouta  qu'il  fallait  se  défier  des  propositions  de  paix 
émanées  de  l'empereur,  parce  qu'à  ses  yeux  les  princes  protes- 
tants étaient  des  hérétiques  et  des  rebelles,  et  qu'il  ne  traitait  avec 
eux  que  sous  la  réserve  mentale  de  ne  pas  observer  ses  pro- 
messes (4).  Rien  de  plus  vrai,  rien  de  plus  sensé.  Pourquoi  donc 
le  duc  de  Saxe  prit-il  l'initiative  de  la  défection?  et  pourquoi 
l'électeur  de  Brandebourg  signa-t-il  la  paix  de  Prague?  Un  histo- 
rien allemand  a  voulu  réhabiliter  le  duc  de  Saxe;  il  célèbre  sa 
prudence  et  ses  sentiments  honnêtes,  il  exalte  son  patriotisme  et 
sa  haine  de  l'étranger  (5).  Singulier  type  d'un  patriote  que  le  prince 
qui,  au  dire  unanime  des  contemporains,  avait  beaucoup  plus  de 


(1)  Chemnilz,  Der  grosse  schwedische  Krieg.T.  H,  p.  365. 

(2)  Négociations  de  Fniquih'es ,  T.  I,  p.  10, 12, 60. 

(3)  Chemnilz,  Der  jîrosse  schwedische  Krieg,  T.  1,  p.  397;  T.  II,  p.  16. 

(4)  Id.,  md.,\l.  n,  p.  17,  23,28-32, 147,409. 

(5)  BarlhoM,  Der  grosse  deutsche  Krieg,  T.  I,  p.  157, 162,  222,  223. 


LES  PROTESTANTS  U  ALLEMAGNE.  22!» 

souci  de  ses  tonneaux  de  bière  et  de  ses  paris  de  chasse  que  du 
protestantisme  et  de  l'empire!  Il  était  tombé  si  bas  dans  l'opinion 
publique,  qu'on  le  chansonnait  comme  roi  de  la  bière  (i).  On  lui 
imputait  des  propos  dignes  d'un  ivrogne;  on  lui  reprochait  de 
dire  que  les  bêtes  de  ses  forêts  lui  tenaient  plus  h  cœur  que  ses 
sujets  (2).  Avec  cela,  dit  Richelieu,  «  le  duc  était  glorieux,  et  il 
eût  voulu  avoir  la  direction  des  affaires  (3).  »  Le  cardinal  n'aurait 
pas  mieux  demandé  que  de  la  lui  confier,  mais  l'ambassadeur  de 
France  lui  écrivit  que  l'électeur,  «  perdu  de  réputation  et  de 
crédit,  était  incapable  de  présider  à  des  choses  aussi  importantes 
que  la  paix  et  la  guerre  (4).  »  L'orgueil  blessé  fut  pour  beaucoup 
dans  sa  défection  :  il  ne  pouvait  consentir,  lui  électeur,  lui  qui 
avait  été  vicaire  de  l'empire,  ci  être  subordonné  à  un  gentilhomme 
suédois  (5). 

Des  intérêts  de  famille  et  d'agrandissement  territorial,' que 
l'empereur  eut  soin  de  satisfaire,  décidèrent  le  duc  de  Saxe  à 
rompre  avec  ses  alliés,  et  ii  signer  la  paix  de  Prague.  L'électeur 
de  Brandebourg  suivit  son  exemple.  On  ne  dira  pas  que  ce  fut  par 
patriotisme,  par  haine  de  la  domination  étrangère;  il  avouait  qu'il 
était  impossible  aux  princes  protestants  de  se  maintenir  sans 
l'appui  de  l'étranger  ;  il  disait  que  mieux  valait  s'assurer  le  secours 
de  la  Suède,  en  lui  cédant  une  partie  de  l'empire,  que  de  sauver 
l'intégrité  de  l'empire  au  prix  de  la  liberté  religieuse;  il  ajoutait 
qu'un  chrétien  évangélique  devait  attacher  plus  d'importance  h  la 
parole  de  Dieu  qu'à  la  grandeur  temporelle  de  sa  patrie  (6).  Mais 
l'électeur  qui  sacrifiait  si  généreusement  l'intégrité  de  l'Allemagne, 
tenait  énormément  à  l'intégrité  et  h  l'accroissement  de  son  élec- 
toral. D'après  des  pactes  de  famille,  il  avait  droit  h  la  Poméranie, 
après  la  mort  du  duc  régnant  :  la  Suède  convoitait  aussi  cet 
héritage,  comme  indemnité  de  guerre.  Ce  fut  cette  opposition 
d'intérêts  qui  poussa  l'électeur  h  accepter  la  paix  de  Prague. 

Richelieu  flétrit  éncrgiquement  cette  paix.  «  C'est  une  déser- 

(1)  On  l'appelait  Biergiirgcl.  {(ifr'/rcr,  Geschichle  Gustav  Adolphs,  p.  782.)  Une  chanson  d'élu 
diant  l'appelle  rex  cerevisiamus.  {lùiriiUr,  Briel'e  Wallensteins,  T.  11, p.  77,  noie  3.) 

(2)  Le  Laboweur,  Histoire  du  maiéclial  de  Guébriant^  p.  198. 

(3)  Mémoires  de  Richelieu,  T.  Vil,  p.  337. 

(4)  FeuquièreSj  Négociations,  T.  1,  p.  135. 

(5)  Chemnitz,  Der  grosse  scliwedische  Krieg,  T.  II,  p.  289. 

(6)  /(/.,  ibUL,  p.  26. 


250  LA  GUERKE  DE  TRENTE  ANS. 

lion  honteuse,  dil-il,  et  infidèle,  contre  les  traités  signés  par  ïc 
duc  de  Saxe,  et  contre  sa  parole  (i).  »  La  postérité  a  contîrmé  le 
jugement  du  grand  politique  :  «  La  paix  de  Prague,  dit  un  histo- 
rien philosophe,  était  déloyale,  incomplète  et  dénuée  de  garanties. 
Elle  n'accordait  aux  protestants  qu'une  partie  de  leurs  justes 
demandes,  et  ne  leur  assurait  pas  même  ce  qu'elle  leur  accor- 
dait (2).  »  Il  n'y  a  qu'une  excuse  à  alléguer  pour  les  princes  qui 
la  signèrent  :  c'est  l'état  déplorable  de  l'Allemagne,  après  seize 
ans  de  guerre.  L'électeur  de  Saxe  ne  manquait  pas  d'étaler  à 
chaque  occasion  son  amour  pour  sa  chère  patrie,  foulée  par 
l'étranger,  et  son  désir  de  lui  rendre  le  bienfait  de  la  paix.  Nous 
n'entendons  pas  scrutersesinlentions,  nous  voulons  croire  qu'elles 
étaient  excellentes;  mais  si  elles  prouvent  la  bonne  foi  de  l'élec- 
teur, elles  attestent  aussi  son  incapacité  politique  et  son  aveugle- 
ment. Les  conventions  de  Prague,  qui  devaient  donner  la  paix  a 
l'Allemagne,  perpétuèrent  la  guerre,  et,  de  plus,  elles  lui  impri- 
mèrent un  caractère  funeste  à  l'empire.  L'électeur  était  si  borné 
et  si  vain,  qu'il  s'imaginait  que  ce  serait  chose  facile  de  chasser 
ses  anciens  alliés  de  l'Allemagne;  il  ne  voyait  pas  que  les  Suédois 
exaspérés  continueraient  la  guerre  par  point  d'honneur,  et  que 
derrière  les  Suédois  se  trouvait  la  France  qui  ne  voulait  pas  de  la 
paix  aussi  longtemps  que  la  maison  d'Autriche  ne  serait  pas 
ruinée.  En  désertant  l'alliance  suédoise,  les  princes  protestants 
ne  mettaient  donc  pas  fin  ii  la  guerre;  ils  se  mettaient,  au  contraire, 
eux,  dans  l'impossibilité  de  contrebalancer  l'influence  étrangère; 
ils  livraient  l'Allemagne  au  hasard  des  batailles,  à  une  époque  où 
la  fortune  de  la  France  était  confiée  au  génie  de  Richelieu  :  c'était 
aller  au  devant  du  morcellement. 

On  dira  qu'il  est  facile,  après  coup,  à  l'historien,  de  voir  ce  qui 
aurait  dû  être  fait,  mais  qu'il  n'en  est  pas  ainsi  pour  ceux  dont  la 
vue  était  obscurcie  par  les  passions  du  moment.  Cette  excuse 
même  fait  défaut  au  duc  de  Saxe;  il  consulta  ses  états,  et  il  en 
reçut  un  avis  excellent  dont  il  aurait  dû  profiter.  Les  états  saxons 
déclarèrent  qu'ils  n'avaient  pas  de  confiance  dans  l'empereur;  ils 
regrettèrent  que  la  paix  ne  fût  pas  faite  de  commun  accord  avec 

(1;  Mémoires  de  RUhcl'utu,  T.  VUl,  p.  343. 

(2)  /l nciWonj  Tableau  des  révolutions  du  système  politique  en  Europe,  T.  II,  p.  89.  —  6'c//(a// 
qualilie  la  paix  de  Piafue  de  liotUruse.  {Histoire  générale,  T.  XXV,  p.  191.) 


LES  PBOTESTANÏS  Jj'aLLKW  VC.NE.  :2d1 

tous  les  princes  ;  enfin,  ils  prétendirent  que  la  paix,  loin  de 
pacifier  l'Allemagne,  éterniserait  la  guerre,  parce  que  les  puis- 
sances étrangères  ne  l'accepteraient  pas  (1).  Que  fallait-il  donc 
faire?  Rester  unis  et  sous  les  armes,  jusqu'à  ce  que  l'empereur 
vaincu  eût  accordé  une  paix  sûre.  En  prenant  ce  parti,  les  princes 
protestants  auraient  eu  une  voix  prépondérante  dans  les  négocia- 
tions, ils  auraient  empêché  la  Suède  et  la  France  de  continuer 
la  guerre  sous  le  prétexte  de  la  liberté  allemande  ;  ils  auraient 
dicté  les  conditions  au  lieu  de  les  subir;  l'honneur,  peut-être 
l'intégrité  de  l'empire  eût  été  sauvé.  En  acceptant  la  paix  de 
Prague,  en  se  rangeant  du  côté  de  l'empereur,  les  princes  proles- 
tants ouvrirent,  pour  ainsi  dire,  la  porte  h  l'ambition  française. 

Cependantil  n'est  pas  vrai  qu'ils  aient  fait  bon  marché  des  intérêts 
de  leur  patrie.  Les  plénipotentiaires  de  France  h  Munster  rendi- 
rent à  leur  patriotisme  un  hommage  d'une  singulière  naïveté  :«  Les 
princes  allemands,  disent-ils,  diffèrent  beaucoup  des  princes 
d'Italie  ;  ceux-ci  sont  bien  aises  que  la  France  y  ait  quelques 
places,  pour  tendre  la  main  en  cas  de  besoin  et  pour  tenir  en  bride 
les  Espagnols.  Mais  les  Allemands  sont  beaucoup  plus  touchés  de 
l'amour  de  leur  patrie  et  ne  peuvent  approuver  que  les  étrangers 
démembrent  l'empire,  quelque  utilité  qu'on  leur  en  fasse  espérer, 
préférant,  par  une  politique  digne  du  climat,  la  subsistance  d'un 
corps  dont  ils  sont  les  membres,  à  l'avantage  que  chacun  peut  reti- 
rer en  particulier  de  la  division  de  l'empire.  Ils  souhaitent  bien 
d'être  rétablis  dans  leurs  anciens  privilèges,  et  que  l'autorité  des 
empereurs  demeure  réglée  parles  constitutions  de  l'empire,  mais 
ils  ne  veulent  pas  que  ces  biens  leur  arrivent  par  la  séparation 
de  partie  de  leur  État,  ni  que  pour  avoir  plus  de  moyen  de  les  as- 
sister, les  princes  étrangers  s'agrandissent  à  leur  dépens  (2).  ^>  Il 
ne  manquait  à  ces  bons  sentiments  que  la  force  pour  les  faire  pré- 
valoir, mais  c'était  une  condition  essentielle;  à  son  défaut,  comme 
le  dit  le  plénipotentiaire  français,  les  deux  couronnes  étrangères 
donnèrent  la  loi  au  sein  d'une  assemblée  de  l'empire  (3).  Pour  ob- 
tenir le  redressement  de  leurs  griefs,  les  princes  allemands,  catho- 

(1)  Un'nin'Uz,  Der  grosso  schwedischo  Krieg,  T.  II,  p.  676. 

(2)  Lettre  du  comte  il'Avaux  et  de  Servien  an  cardinal  Mazarin.  U\'égocla(i<,ns  secrètes  t.ouchan' 
la  paix  (1-e  Mimster,  T.  III,  2,  p.  21.) 

(3)  Mémoire  du  comte  d'Avaux,  tt  février  1647.  {Xé(/Ociaiions,  IV,  19.) 


252  LA  GUERHE  DE  TRENTE  ANS. 

liques  et  protestants,  furent  obligés  de  s'assurer  de  l'appui  de  la 
Suède  et  de  la  France,  c'est  à  dire  que,  malgré  eux,  ils  prêtèrent 
la  main  au  démembrement  de  l'Allemagne  (1). 

Il  faut  ajouter,  pour  être  juste,  que  les  protestants  furent  moins 
coupables  que  la  maison  d'Autriche  et  les  princes  catholiques,  ses 
alliés.  Au  congrès  de  Munster,  l'on  vit  les  catholiques  favoriser 
les  prétentions  de  la  France,;  le  duc  de  Bavière  surtout  prêta  la 
main  à  ses  envahissements.  Les  catholiques  tirent  en  Allemagne, 
au  xvu^  siècle,  ce  qu'ils  avaient  fait  en  France  au  xvr'  :  ils  sacri- 
fièrent les  intérêts  de  leur  patrie  à  ceux  de  la  religion.  Le  duc  de 
Bavière  avait  un  motif  plus  personnel  pour  se  ranger  du  côté  de 
la  France;  il  voulait  à  tout  prix  conserver  le  Haut  Palatinat  et  la 
dignité  électorale.  La  spoliation  de  l'électeur  palatin  fut  l'une 
des  causes  qui  perpétuèrent  la  guerre;  ce  fut  aussi  l'une  des 
causes  de  la  faiblesse  de  l'empereur  dans  les  négociations.  Par 
une  punition  divine,  celui  qui  profita  des  dépouilles  prit  parti 
contre  le  spoliateur  :  l'abandon  de  l'Alsace  fut  la  peine  de  l'arbi- 
traire et  de  l'ambition  de  Ferdinand. 


^  4.  Les   puissances  protestantes. 

N"  i.  V Angleterre. 

Au  xvi''  siècle,  l'Angleterre  s'était  placée  en  quelque  sorte  ii  la 
tête  du  protestantisme;  elle  l'avait  soutenu  en  Ecosse,  dans  les 
Pays-Bas  et  en  France.  Au  xvn''  siècle,  elle  resta  presque  étran- 
gère h  la  longue  guerre  qui  décida  de  l'avenir  de  la  réforme.  C'est 
un  témoignage  de  l'influence  funeste  que  l'hérédité  du  pou- 
voir royal  exerce  sur  la  destinée  des  nations  :  puissante  sous  Eli- 
sabeth, l'Angleterre  tomba  sous  les  Stuarts  dans  une  nullité  telle, 
que  le  nom  anglais  devint  un  objet  de  mépris.  On  a  flatté  la  vaine 
Elisabeth,  mais  quand  on  la  compare  à  ses  misérables  successeurs, 
elle  est  au  dessus  de  tout  éloge.  La  reine  était  un  esprit  élevé, 
mais  elle  manquait  de  grandeur,  à  force  d'égoïsme  ;  Jacques  P' 


(1)  Adami,  Kelalio  historica  de  pacificationc  Osnabrugo-Monasteriensi,  XI,9,  p.  219;  XIiii 
4,  p.  236. 


L ANGLETERRE.  255 

était  un  cuistre,  qui  aurait  fait  un  bon  régent  d'une  classe  de 
i,'rammaire,  mais  qui  tlt  un  détestable  souverain.  Ce  n'esl  pas  qu'il 
ait  été  indifférent  à  la  cause  de  la  réforme,  mais  il  croyait  remplir 
tous  ses  devoirs  de  prince  protestant,  en  écrivant  des  pamphlets 
contre  l'antechrist  de  Rome.  II  avait  cependant  un  intérêt  de 
famille  et  d'honneur  dans  la  guerre  qui  ensanglanta  l'Allemagne  : 
l'électeur  palatin,  élu  roi  de  Bohême,  était  son  gendre  :  les  enfants, 
dépouillés  par  Ferdinand,  étaient  ses  descendants.  Jacques  l" 
avait  donc  mille  raisons  d'intervenir  :  la  cause  du  protcstanLisme 
était  la  sienne  :  le  maintien  de  l'équilibre  politique,  menacé  par  la 
prépondérance  de  l'Autriche,  était  la  mission  spéciale  de  l'Angle- 
terre. Pourquoi  donc  Jacques  T''  resta-l-il  en  dehors  d'un(^  lutte 
où  s'agitaient  les  plus  grands  intérêts  de  l'humanité,  intérêts  qui 
étaient  aussi  ceux  de  la  nation  anglaise? 

L'existence  de  la  réforme  était  en  jeu.  Néanmoins  le  roi  d'An- 
gleterre trouva  dans  les  principes  de  la  religion  qu'il  i)roléssait 
une  raison  pour  blâmer  le  roi  de  Bohême,  au  lieu  de  le  soutenir  : 
«  Le  protestantisme,  dit-il,  ne  permettait  pas  de  transporter  les 
couronnes  d'un  prince  à  l'autre  pour  motif  de  religion;  il  lallait 
laisser  aux  jésuites  la  funeste  doctrine  qui  autorisait  la  déposition 
des  rois;  l'Église  dont  il  était  le  chef  faisait,  au  contraire,  profes- 
sion d'obéir  aux  seigneurs  temporels,  fussent-ils  Turcs  ou  infi- 
dèles (1).  »  Ces  belles  phrases  n'étaient  que  des  prétextes  :  la 
vraie  raison  pour  laquelle  Jacques  I"  reculait  devant  la  guerre  était 
sa  pusillanimité.  «  L'inclination  timide  du  roi  d'Angleterre,  dit 
Richelieu,  le  portait  toujours  à  la  paix  (2).  »  Lorsque  Ferdinand, 
abusant  de  sa  victoire,  dépouilla  l'électeur  palatin  de  ses  États 
héréditaires,  Jacques  T'  dut  intervenir;  mais  au  lieu  d'intervenir 
les  armes  à  la  main,  comme  il  convenait  à  une  grande  puissance, 
il  négocia,  ce  qui  était  un  moyen  infaillible  de  perdre  toute  in- 
fluence et  de  se  rendre  ridicule  par  dessus  le  marché.  On  fil  des 
caricatures  sur  le  roi  négociateur,  où  l'on  représentait  Jacques  I", 
ici  avec  un  fourreau  sans  épée,  Iii  avec  une  épée  que  plusieurs 
personnes  tâchaient  inutilement  de  tirer  du  fourreau.  On  fit  des 


(1)  Leltre  de  Backingliam  à  Gondemar,  ambassadeur  d"Esiiairni\  { Rapin  Thoyias,  Histoire 
d'Angleterre,  T.  VUI,  p.  152.) 
^2)  Mémoires  de  Richelieu,  T.  H,  p.  118. 


iJ5'l  LA  r.UEP.P.E  1>K  TRENTE  ANS. 

comédie.^  où  l'on  se  moquait  du  roi  et  de  ses  alliés  :  l'on  y  annon- 
çait la  perte  du  Palatinat,  mais  Jacques  1%  disait-on,  allait  recou- 
vrer l'héritage  de  ses  enfants,  en  envoyant  cent  mille...  ambassa- 
deurs :  le  roi  de  Danemark  joindrait  i^  cette  formidable  armée 
cent  mille...  harengs,  et  les  Provinces-Unies  donneraient  cent 
mille...  tonneaux  de  beurre  (1). 

La  nation  s'indignait  de  la  lâcheté  de  son  souverain;  ses  pas- 
sions religieuses,  fortement  excitées,  allaient  provoquer  une  révo- 
lution. Dans  cet  état  des  esprits,  l'élection  du  roi  de  Bohême  pro- 
duisit un  singulier  enthousiasme.  L'archevêque  de  Canterbury,  se 
faisant  l'organe  des  sentiments  nationaux,  demanda  que  l'on  allu- 
mât partout  des  feux  de  joie,  que  l'on  sonnât  partout  les  cloches, 
pour  apprendre  à  l'Europe  que  le  roi  soutiendrait  hautement  la 
cause  de  l'électeur  palatin  ;  le  prélat  anglican  voyait  dans  son  élec- 
tion l'œuvre  de  Dieu,  et  il  espérait  que  peu  à  peu  tous  les  rois  de 
la  terre  abandonneraient  la  grande  pwstUuée  (2).  La  voix  du  peuple 
était  bien  la  voix  de  Dieu.  Il  tenait  au  roi  d'Angleterre  de  consom- 
mer la  ruine  de  la  maison  d'Autriche,  dès  le  début  de  la  lutte,  et 
d'assurer  au  protestantisme  la  prépondérance,  peut-être  la  domi- 
nation en  Allemagne,  et  par  suite  dans  toute  la  chrétienté.  La 
révolte  de  la  Bohême  et  de  la  Hongrie,  l'insurrection  de  ses  États 
héréditaires  mirent  Ferdinand  aux  abois;  il  ne  manquait  qu'un 
chef  à  toutes  ces  forces  déchaînées.  Si  Jacques  P'  avait  eu  le  génie 
de  Gustave-Adolphe,  c'en  eût  été  fait  de  la  maison  d'Autriche 
et  du  catholicisme.  Le  parlement  lui  offrit  des  subsides,  tels 
que  jamais  roi  d'Angleterre  n'en  avait  reçus,  s'il  voulait  prendre 
en  main  la  cause  de  la  réforme  :  il  dit  avec  une  haute  raison  que 
le  pape,  ligué  avec  la  maison  d'Autriche,  poursuivait  la  destruc- 
tion du  protestantisme,  et  que  les  princes  seraient  engloutis 
dans  la  ruine  de  la  foi,  le  roi  d'Espagne  aspirant  h  la  monar- 
chie universelle,  comme  le  pape  aspirait  à  la  domination  de  son 
Église.  Que  répondit  le  roi  k  ces  prudentes  et  énergiques  repré- 
sentations? «  Que  le  parlement  s'était  mêlé  d'affaires  auxquelles  il 
ne  comprenait  rien  et  qui  n'étaient  pas  de  sa  compétence  :  ne  sutor 


(1)  liafin  Thmjias,  Hisloire  d'Angleterre,!'.  VUl,p.  -m. 

(2)  Lingorrl,  llisloii-p  d'AnalpIrri-p.  T.  IX,  p.  2811.    -  Rupin  Thi.»irt>s ,  Histoire  d'Auglelerri', 

T.  Vin,  p.  Wk 


I 


L'ANGLETERRE.  235 

ultra  crepidam.  C'était  au  roi,  seul  initié  aux  secrets  de  la  poli- 
tique, à  décider  des  questions  de  paix  et  de  guerre  (1).  » 

Charles  I"  continua  la  politique  de  son  père,  si  l'on  peut  appeler 
politique  l'abandon  des  intérêts  les  plus  chers  de  la  nation.  L'on 
voyait  toujours  des  ambassadeurs  anglais  à  Vienne  et  aux  diètes 
de  l'empire;  mais  ces  négociations  ne  faisaient  que  révéler  l'im- 
puissance de  l'Angleterre  :  l'on  se  moquait  d'elle  à  Ratisbonne,  dit 
Richelieu  (2).  Quand  les  peuples  font  appel  à  la  force,  il  n'y  a 
d'autre  moyen  de  négocier  que  de  prendre  les  armes.  En  réalité, 
Charles  !'-■■  ne  comprenait  rien  aux  grands  intérêts  qui  se  débat- 
taient dans  la  guerre  de  Trente  ans.  En  1034,  le  chancelier  Oxen- 
.stiern  dépêcha  son  fils  en  Angleterre  pour  conclure  une  alliance 
avec  le  roi  contre  la  maison  d'Autriche  ;  le  roi  répondit  qu'il  n'avait 
aucune  raison  d'intervenir  en  Allemagne,  sinon  pour  rétablir  ses 
neveux  dans  le  Palatinat,  que  du  reste  la  guerre  ne  le  regardait 
pas  (3).  Il  y  a  une  autre  raison  qui  empêcha  Charles  P'"  d'entrer 
dans  une  alliance  avec  la  Suède,  c'est  que  cette  ligue  eût  été  pro- 
titable  à  la  France;  or  les  Anglais  avaient  contre  leurs  voisins  une 
haine  si  profonde,  qu'ils  la  préféraient  à  leur  propre  bien  (4). 
Mais  au  lieu  de  combattre  ses  envahissants  voisins  en  cachette  (5), 
il  fallait  leur  disputer  la  suprématie  sur  le  champ  de  bataille  :  une 
intervention  puissante  de  l'Angleterre  dans  la  guerre  de  Trente 
ans,  aurait  pu  empêcher  l'agrandissement  dangereux  que  la  paix  de 
Westphalie  donna  à  la  France.  Pour  cela  il  eût  fallu  autre  chose 
que  des  intrigues  diplomatiques.  Richelieu  ne  parle  qu'avec  dédain 
de  cette  politique  pitoyable  :  «  Charles  ^^  dit-il,  donnait  un  misé- 
rable secours  au  prince  palatin,  son  neveu,  plutôt  pour  le  faire 
languir  et  le  mettre  en  état  d'être  battu  de  ses  ennemis,  que  pour 
l'assister  et  lui  donner  moyen  de  rétablir  ses  affaires.  »  Charles  I*" 
fit  pis  que  cela  ;  il  favorisa  les  Espagnols  sous  main,  par  haine 
contre  la  France.  En  rapportant  ce  fait,  le  cardinal  s'écrie  :  «  Le 
roi  d'Angleterre  avait  plus  de  sujet  qu'aucun  de  faire  la  guerre  h 

(1)  Khemnhiller,  Annales  Fprdinandei,  T.  IX,  p.  15i3;  T.  X,  p.  373.  —  Levassor,  Histoire  d>" 
l.ouis  Xni,  T.  H,  p.  606, 6i0.  -  Rapin  Thoyrus,  Histoire  d'Angleterre,  T.  Vni,  p.  175-189. 

(2)  Mémoires  de  Hichclicu,  T.  VI,  p.  286. 

(3j  Cliemnitz,  der  grosse  scliwedische  Krieg,  T.  II,  p.  381. 

(.4)  Ce  sont  les  paroles  de  Villeroy  dans  une  lettre  à  Jeanniii.  (.^'ègocialions  de  Jeanniri,  dans 
Petitot,  2-  série,  T.  XIII,  p.  107.) 
(5)  Sur  les  intrigues  de  l'Angleterre  à  Heilbron,  voyeï  les  Mémoires  de  Richelieu,  T.  VU,  p.  342- 


25G  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

la  maison  d'Autriche  ;  il  y  avait  moins  à  craindre  pour  lui  en  cette 
guerre,  il  y  allait  plus  de  son  honneur  qu'à  aucun.  Néanmoins 
pour  faire  quelque  petit  gain  sordide,  il  se  contentait  que  l'on  eût 
cette  infâme  opinion  de  lui,  qu'il  était  capable  de  s'unir  contre  son 
honneur  aux  ennemis  (i).  » 

Il  est  vrai  que  les  divisions  religieuses  et  politiques  qui  déchi- 
raient l'Angleterre  ne  lui  permettaient  pas  de  jouer  un  rôle  consi- 
dérable dans  la  guerre  de  Trente  ans;  mais  la  révolution  n'aurait- 
elle  pas  été  prévenue,  si  les  Stuarts,  cédant  aux  vœux  de  la  nation, 
l'avaient  lancée  dans  une  guerre  étrangère,  qui  étant  aussi  une 
guerre  religieuse,  aurait  donné  satisfaction  aux  passions  anti- 
catholiques  que  tous  les  partis  partageaient?  La  vraie  cause  de  la 
faiblesse  de  l'Angleterre  dans  la  première  moitié  du  xvn^  siècle, 
c'est  l'opposition  entre  la  royauté  et  la  nation.  Sous  la  république 
et  sous  Cromvvell,  l'Angleterre  reconquit  le  rang  qui  lui  appartient 
dans  le  monde  politique;  elle  déchut  de  nouveau  sous  la  Restau- 
ration, jusqu'à  ce  que  la  révolution  de  1688  mît  le  gouvernement 
aux  mains  de  la  nation,  en  faisant  de  la  royauté  un  simple  rouage 
dans  le  mécanisme  constitutionnel. 


N"  2.  Les  Provinces-Unies. 

La  guerre  de  Trente  ans  intéressait  toutes  les  puissances  pro- 
testantes, car  c'était  la  lutte  de  la  réaction  catholique  contre  la 
réforme;  elle  touchait  encore  plus  spécialement  les  peuples  qui 
avaient  à  redouter  la  puissance  de  la  maison  d'Autriche.  Telle  était 
la  position  des  Provinces-Unies  qui  s'étaient  insurgées  au  xvi'^  siècle 
contre  la  domination  espagnole.  L'Espagne  n'avait  pas  perdu 
l'espoir  de  les  reconquérir.  11  est  certain  que,  si  le  catholicisme  et 
Ferdinand  l'avaient  emporté  en  Allemagne,  c'en  eût  été  fait  de 
l'indépendance  de  la  jeune  république.  Ce  lien  de  solidarité  entre 
les  États  protestants  explique  l'appel  que  les  Bohémiens  révoltés 
adressèrent  à  leurs  frères  des  Pays-Bas.  Pourquoi  donc  les  Pro- 
vinces-Unies ne  prirent-elles  pas  une  part  active  à  la  guerre  d'Al- 
lemagne? Ce  n'est  pas  qu'elles  fermassent  les  yeux  sur  le  danger 

(I)  Mémoires  de  lUrhclifn,  T.  XXX,  p.  iol,  .'SS. 


LES  PROVINCES-UNIES.  237 

qui  les  menaçait;  après  les  premières  victoires  de  l'empereur,  la 
république  proposa  à  la  France  et  à  l'Angleterre  une  coalition 
contre  l'empire  comnmn  :  «  Le  meilleur  moyen  de  ruiner  la  puis- 
sance des  Espagnols,  disait-elle,  c'était  de  porter  la  guerre  dans 
leur  pays,  comme  avait  fait  Annibal  contre  les  Romains.  La  France 
pouvait  facilement  les  attaquer  par  terre,  pendant  que  les"  flottes 
réunies  d'Angleterre  et  de  Hollande  dévasteraient  les  côtes  de 
l'Espagne  et  détruiraient  son  commerce  (1).  »  Richelieu  n'accueillit 
pas  ces  propositions  ;  avant  de  porter  la  guerre  à  l'étranger,  il 
voulait  pacilier  la  France,  sans  cesse  déchirée  par  les  révoltes  des 
huguenots  et  des  grands  du  royaume.  Lorsque  le  roi  de  Danemark 
et  après  lui  Gustave-Adolphe  entrèrent  en  lice  pour  défendre  le 
protestantisme,  les  Provinces-Unies  leur  fournirent  des  secours, 
mais  sans  prendre  une  part  directe  h  la  guerre.  Cela  se  conçoit. 
Elles  avaient  besoin  de  toutes  leurs  forces  pour  soutenir  la  lutte 
contre  l'Espagne,  celle-ci  ayant  repris  les  hostilités  h  l'expiration 
delà  trêve.  D'autre  part,  la  république  n'avait  pas  les  mêmes  in- 
térêts religieux  et  politiques  que  la  Suède.  Les  Suédois  étaient 
luthériens,  tandis  que  le  plus  strict  calvinisme  venait  d'être  con- 
sacré par  le  synode  de  Dordrecht.  Divisés  par  les  croyances,  les 
Hollandais  et  les  Suédois  l'étaient  aussi  par  l'ambition  :  la  répu- 
blique redoutait  l'esprit  envahissant  de  Gustave-Adolphe. 

Voilà  pourquoi  les  Provinces-Unies  restèrent  en  quelque  sorte 
à  l'écart  dans  la  guerre  de  Trente  ans.  Toutefois  elles  y  prirent 
une  part  indirecte  qui  ne  fut  pas  sans  importance.  En  occupant 
les  forces  de  l'Espagne  dans  les  Pays-Ras,  la  république  l'empê- 
chait de  porter  des  secours  considérables  à  l'empereur.  La  guerre 
des  rois  catholiques  avec  leurs  anciens  sujets  était  la  plaie  de  la 
monarchie;  Richelieu  eut  soin  de  l'élargir  et  de  l'envenimer,  en 
fournissant  des  subsides  aux  Hollandais.  Quand,  en  163o,  la  Francp 
se  décida  à  rompre  ouvertement  avec  l'Espagne,  elle  fit  un  traité 
avec  la  république  pour  la  conquête  et  le  partage  des  Pays-Ras 
espagnols.  La  république  avait  poussé  b.  la  rupture,  et  à  première 
vue  elle  semblait  avoir  un  intérêt  capital  à  l'expulsion  des  Espa- 
gnols. Cependant,  chose  remarquable,  il  se  forma  dès  lors  un 
parti  dans  son  sein  qui  désirait  la  paix  avec  l'Espagne  et  qui  finit 

(1)  Levassor,  Histoire  de  Louis  XUl,  T.  n,p.  760. 


258  LA  GUERRE  DE  TREME  ANS. 

par  l'emporter  sur  le  parti  de  la  guerre.  Un  mot  attribué  au  prince 
d'Orange  explique  cette  révolution.  «  Il  prévoyait,  disait-il,  que  son 
fils  ne  se  pourrait  dispenser  de  faire  un  jour  contre  la  France  ce 
que  Maurice  et  lui  avaient  fait  contre  l'Espagne  (1).  »  Les  Hollan- 
dais ne  craignaient  plus  les  Espagnols;  ils  commençaient,  au  con- 
traire, à  craindre  l'ambition  française;  ils  préféraient,  et  avec 
raison,  avoir  pour  voisins  les  Pays-Bas  espagnols  qu'une  puissante 
nation  qui  compromettrait  leur  prospérité  commerciale,  et  qui 
serait  un  danger  pour  leur  existence  même. 

L'opposition  d'intérêts  éclata  dans  les  négociations  d'Osnabrùck. 
Au  grand  scandale  des  diplomates,  l'on  vit  les  ambassadeurs 
d'Espagne  fraterniser  avec  ceux  des  Provinces-Unies.  Les  pléni- 
potentiaires français  écrivirent,  le  14  janvier  1646,  au  comte  de 
Brienne  :  «  Vous  serez  étonné  de  savoir  que  les  plénipotentiaires 
d'Espagne  n'ont  pas  été  des  derniers  à  se  présenter  chez  les 
ambassadeurs  des  États,  leur  ayant  envoyé  faire  compliment  avec 
le  titre  d'excellence.  '•>  Le  20  janvier  :  «  Le  soin  que  les  Espagnols 
ont  pris  de  les  caresser  et  honorer  n'est  pas  croyable.  Les  impé- 
riaux aussi  leur  ont  donné  le  titre  d'excellence.  »  L'intimité  alla 
croissant  :  «  Les  plénipotentiaires  espagnols  disaient  aux  Hollan- 
dais que  leur  guerre  contre  l'Espagne  était  juste ,  puisqu'ils 
étaient  en  armes  pour  la  défense  de  leur  liberté,  mais  qu'ils 
n'étaient  pas  si  peu  avisés  que  de  vouloir  aider  la  France  à 
s'agrandir  dans  leur  voisinage,  où  l'établissement  d'une  telle  puis- 
sance leur  devait  donner  de  la  crainte  (2).  »  L'intérêt  des  Espagnols 
à  traiter  avec  les  Provinces-Unies  était  évident.  Us  ne  voulaient 
pas  de  la  paix  avec  la  France ,  et  la  France  ne  la  voulait  pas 
davantage.  Dès  lors  il  importait  à  la  France  de  conserver  un 
allié  dans  les  Pays-Bas,  et  l'Espagne  était  tout  aussi  intéressée  à 
lui  enlever  cette  alliance.  Quant  h  la  république,  elle  était  divisée: 
les  uns  tenaient  i\  l'alliance  française,  soit  par  ambition  de  con- 
quêtes, soit  par  fidélité  aux  engagements  contractés,  et  par  recon- 
naissance pour  les  services  reçus;  les  autres,  c'était  le  plus  grand 
nombre,  voulaient  la  paix,  parce  qu'ils  redoutaient  d'avoir  les 
Français  pour  voisins.  Le  plénipotentiaire  français  Servien  écrivit 


(l)  Levassor,  Histoire  de  Louis  XUI,  T.  IV,  p.  803. 

(?)  Négori niions  sec7-êtes  louchant  la  paix  Oe  Munster,  T.  HI,  p.  17, 18,  58. 


LA  SUÈDE.  239 

aux  Provinces-Unies  une  lettre  très  vive  contre  ceux  qui  prônaient 
l'alliance  espagnole  :  «  Par  un  procédé  qui  eût  été  en  horreur  h 
vos  devanciers ,  on  prêche  hardiment  parmi  vous  l'alTection  de 
votre  ennemi,  et  on  travaille  ouvertement  à  rendre  suspecte  la 
conduite  de  vos  plus  anciens  amis,  afin  de  rompre  une  confédé- 
ration si  saintement  cultivée  de  la  part  de  la  France,  et  qui  a  été 
la  principale  cause  des  prospérités  qui  accompagnent  aujourd'hui 
vos  affaires  et  les  nôtres...  Ceux  qui  voudraient  rompre  la  con- 
stante union  qui  a  duré  si  longtemps  entre  votre  nation  et  la  nôtre, 
ont  déjà  oublié  qu'il  n'y  a  presque  point  de  lieu  en  ces  provinces 
où  les  Espagnols  n'aient  fait  sentir  leur  cruauté,  et  qui  n'ait  aussi 
été  rougi  du  sang  que  les  Français  y  ont  répandu  pour  votre  ser- 
vice (1)...  ))  Les  nations  ne  brillent  point  par  la  reconnaissance; 
elles  oublient  facilement  les  services  reçus,  sans  doute,  parce 
que  ceux  qui  les  rendent  ne  le  font  jamais  que  dans  leur  intérêt. 
La  crainte  de  l'ambition  française  fut  plus  forte  que  la  foi  jurée. 
Un  anonyme  répondit  à  Servien  :  «  La  politique  de  la  France  est 
de  s'agrandir  à  quelque  prix  et  par  quelque  voie  que  ce  puisse 
être,  en  préférant  l'avancement  de  ses  hauts  desseins  h  toutes  les 
autres  considérations...  l^a  France  prétend  h  la  aomination  univer- 
selle; c'est  dans  ce  dessein  qu'elle  continue  la  guerre  (2).  » 

Les  républicains  de  Hollande  voyaient  juste.  A  peine  la  guerre 
de  Trente  ans  eut-elle  mis  fin  h  la  domination  de  la  maison  d'Au- 
triche, que  le  vainqueur  s'empara  de  l'héritage  du  vaincu.  Le 
jeune  roi  dont  les  plénipotentiaires  signèrent  la  paix  de  West- 
phalie,  ne  tarda  pas  à  se  venger  cruellement  de  la  défection  des 
Provinces-Unies  ;  c'était  Louis  XIV.  En  lui,  l'Europe  eut  à  craindre 
un  nouveau  maître  bien  plus  redoutable  que  les  Philippe  et  les 
Ferdinand. 

No3.  —  La  Suède. 

I.  riUst.ivi'-AdoIpliP. 

Les  Provinces-Unies  ne  jouèrent  qu'un  rôle  secondaire  dans 
la  guerre  de  Trente  ans.  Malgré  la  puissante  diversion  qu'elles 


\l)  Négociations  secrètes  tovi:hanl  la  paix  de  Mnnsler,  T.  IV,  p.  87. 
<i)  ma.,  T.  IV,  p.  95. 


I 


240  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

firent  en  tenant  l'Espagne  en  échec,  le  protestantisme  aurait  suc- 
combé en  Allemagne,  et  par  suite  toute  la  chrétienté  eût  été  as- 
servie, si  Dieu  ne  lui  avait  envoyé  un  sauveur.  Gustave-Adolphe 
est  un  héros  de  la  race  des  Alexandre  ;  il  a  conquis  les  sympathies 
des  contemporains  et  de  la  postérité.  Après  la  bataille  de  Lutzen, 
un  philosophe  français  écrivit  ces  belles  paroles  sur  la  tombe  du 
héros  suédois  :«  Si  j'avais  à  comparer  le  grand  Gustave  à  quelqu'un 
des  premiers  héros  de  l'antiquité,  je  crois  pouvoir  le  faire  plus 
justement  à  Hercule  qu'à  tout  autre.  César  et  Alexandre  n'ont  eu 
l)Our  but  de  leurs  entreprises  que  l'ambition  de  subjuguer  beau- 
coup de  peuples.  Le  roi  de  Suède  ne  s'est  proposé  pour  principale 
tin  que  la  gloire  de  protéger  les  affligés,  de  faire  du  bien  à  ceux 
((ui  l'en  requéraient  et  de  réprimer  l'orgueil  injuste  de  ceux  qui 
voulaient  tout  mettre  sous  leurs  pieds  (i).  »  L'histoire  a  confirmé 
celte  appréciation  enthousiaste  par  la  voix  d'un  de  ses  plus  nobles 
organes  :  «  Gomme  roi,  dit  Jean  de  Mùller,  comme  héros  et  comme 
homme,  Gustave-Adolphe  mérite  une  place  parmi  les  plus  grands. 
Sa  gloire  est  sans  tache;  la  cause  dont  il  se  fit  le  défenseur,  le 
met  au  dessus  d'Alexandre  et  de  César  (2).  » 

De  nos  jours,  il  s'est  lait  une  violente  réaction  contre  le  héros 
suédois  ;  du  sein  de  l'Allemagne  protestante  qui  célèbre  Gustave- 
Adolphe  comme  le  sauveur  de  la  réforme,  se  sont  élevées  des  voix 
accusatrices  qui  cherchent  à  ravaler  sa  gloire.  Le  roi  de  Suède  a 
arrêté  la  puissance  croissante  de  la  maison  d'Autriche,  et  la  guerre, 
après  avoir  ruiné  l'x\llemagne,  a  abouti  au  démembrement  de  fem- 
pire  :  cela  suffit  pour  que  les  partisans  fanatiques  de  funité  alle- 
mande condamnent  la  mémoire  du  vainqueur  de  Leipzig  et  de 
Lutzen.  Ils  voient  en  lui  un  conquérant  vulgaire  qui  n'a  d'autre  souci 
que  la  gloire  des  armes;  dans  leur  patriotisme  un  peu  brutal,  ils 
ne  se  contentent  pas  de  dénigrer  Gustave-Adolphe,  ils  l'insultent: 
c<  Que  venait-il  faire  en  Allemagne?  Qui  l'y  avait  appelé?  Personne. 
Ce  prétendu  sauveur  envahit  fempire  comme  un  brigand,  malgré 
l'opposition  des  princes  protestants  qui  ne  voulaient  pas  de  son 
intervention.  Venait-il  sauver  l'équilibre  menacé  par  la  maison 
d'Autriche?  La  monarchie  universelle  de  fempire  est  un  rêve. 


(1;  La  Molhe  Le  Vayer,  Œuvres,  T.  IV,  part.  1",  p.  410. 
(2)  y.  von  Millier,  der  Fûrstenbiind,  ch.  XIII. 


LA  SUÈDE.  241 

Venail-il  donner  la  liberté  religieuse  à  l'Allemagne?  Les  protes- 
tants n'avaient  pas  besoin  de  lui  pour  la  conquérir;  c'est  en  tout 
cas  un  bienfait  de  Dieu  et  non  un  mérite  du  roi  de  Suède. Venait-il 
délivrer  les  princes  allemands  de  la  tyrannie  de  Ferdinand?  La 
constitution  de  l'empire  leur  fournissait  les  moyens  de  se  mettre  à 
l'abri  de  l'oppression  impériale.  Ce  prétendu  libérateur  serait  de- 
venu un  maître,  s'il  avait  survécu.  Même  après  sa  mort,  la  Suède 
réclama  au  congrès  d'Osnabrilck  le  tiers  de  l'Allemagne.  Dieu 
nous  garde  de  pareils  sauveurs  (1)  !  » 

Nous  disons  aussi  :  Dieu  garde  les  nations  de  libérateurs  étran- 
gers! C'est  la  grande  leçon  que  la  guerre  de  Trente  ans  donne  à 
la  postérité.  L'intervention  de  l'étranger  est  toujours  un  mal,  quand 
même  le  sauveur  s'appelle  Gustave-Adolpbe;  que  les  peuples  se 
sauvent  eux-mêmes  avec  l'appui  de  Dieu,  qui  ne  leur  manque 
jamais,  alors  ils  n'auront  pas  besoin  que  l'étranger  vienne  les  dé- 
livrer. Voilà  précisément  ce  que  les  Allemands  n'avaient  pas  su 
faire.  En  présence  de  la  réaction  catholique  qui  prenait  des  pro- 
portions formidables,  les  protestants  s'étaient  croisé  les  bras,  ou 
ils  avaient  passé  le  temps  dans  des  discussions  théologiques  qui 
'n'aboutissaient  qu'à  aigrir  et  à  diviser  les  esprits.  Quelles  étaient, 
en  1630,  les  chances  du  protestantisme?  quelles  étaient  celles  de 
la  réaction  catholique?  La  réponse  h  cette  question  est  la  justifi- 
cation providentielle  de  Gustave-Adolphe.  La  réaction  catholique 
était  triomphante,  le  protestantisme  reculait.  Ce  fait,  que  tous  les 
systèmes  historiques  ne  parviendront  pas  à  détruire,  est  décisif. 
L'Église,  sous  l'inspiration  des  jésuites,  voulait  la  destruction  de 
la  réforme;  son  triomphe  eût  été  la  ruine  de  l'indépendance  poli- 
tique comme  de  la  liberté  religieuse  de  tous  les  États  protestants. 
Gustave-Adolphe  sauva  la  liberté  religieuse  et  politique  de  l'Eu- 
rope :  c'est  à  ce  titre  que  l'humanité  le  compte  parmi  ses  héros,  et 
les  passions  tenteront  en  vain  de  lui  enlever  sa  gloire. 

On  accuse  Gustave-Adolphe  d'avoir  commencé  la  guerre  on  bri- 
gand, sans  l'aveu,  et  contre  le  gré  môme  des  protestants. Tel  n'était 
pas  l'avis  des  contemporains  :  «  Le  roi  de  Suède,  dit  Richelieu, 
était  un  nouveau  soleil  levant...  Tous  les  princes  protestants, 

(1)  Gfrijrer,  Geschichte  Guslav  Adolphs,  p.  68'*,  1016.  —  Barlhold,  Der  grosse  deutsche  Rrieg, 
T.  I,  p.  6,  ss.  -  Cf.  Raumer,  Geschichte  Europas  seit  dem  XVten  Jahrhundert,  T.  HI,  p.  626. 


1242  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

offensés  et  dépouillés,  le  regardaient  en  leur  misère,  comme  les 
naviguants  regardent  le  nord  (1).  «Dèsl'an  1614,  avant  le  commen- 
cement des  hostilités,  les  princes  allemands  l'engagèrent  à  prendre 
part  à  l'union  formée  pour  la  défense  du  protestantisme.  Gustave, 
enchaîné  au  Nord  par  la  guerre  avec  la  Pologne,  ne  put  offrir  que 
des  vœux  pour  ses  coreligionnaires.  En  1623,  les  protestants  d'Al- 
lemagne, obligés  d'avoir  recours  à  l'étranger,  s'adressèrent  au  roi 
de  Suède  et  au  roi  de  Danemark;  celui-ci,  par  rivalité  nationale, 
se  hàla  de  prendre  les  devants  (2),  mais  il  n'était  pas  de  taille  à 
lutter  avec  un  ennemi  tel  que  la  maison  d'Autriche.  Après  sa  dé- 
faite, Gustave-Adolphe  se  décida  à  entrer  en  lice.  Avait-il  des  rai- 
sons suffisantes  pour  faire  la  guerre? 

11  est  vrai  que  les  protestants  ne  l'appelèrent  pas;  ils  étaient  tom- 
bés si  bas,  et  l'empereur  étaitsi  puissant,  qu'ils  n'eurent  pas  même 
le  courage  de  demander  du  secours;  il  fallut  les  victoires  merveil- 
leuses duhérossuédois  pourleurrendrela  confiance. Mais unappel 
en  règle  était-il  nécessairepour  légitimer  l'intervention  de  Gustave- 
Adolphe?  Dans  sa  lettre  aux  électeurs  d'Allemagne,  il  dit  que  la 
charité  chrétienne  lui  donnait  le  droit  et  lui  imposait  le  devoir  de 
venir  en  aide  aux  protestants  opprimés  ou  dépouillés  par  l'empe- 
reur (3).  Certes,  si  jamais  l'intervention  est  légitime,  elle  l'est  quand 
il  s'agit  de  sauver  sa  propre  liberté,  et  celle  de  ses  frères.  Telle 
était  la  position  de  Gustave-Adolphe  et  de  tous  les  princes  protes- 
tants, en  face  de  la  réaction  catholique  qui  triomphait  souslabannière 
de  la  maison  d'A  utriche  et  qui  déjà  abusait  de  sa  victoire.  Grand  guer- 
rier, Gustave  avait  aussi  les  instincts  d'un  grand  politique  ;  il  écrit 
à  Oxenstiern  :  «  Toutes  les  guerres  qui  se  font  en  Europe,  ne  sont 
qu'une  seule  et  immense  guerre...  Mieux  vaut  porter  les  hostilités 
en  Allemagne  que  d'avoir  ensuite  à  se  défendre  en  Suède  (4).  » 
Victorieux  en  Allemagne,  le  catholicisme  aurait  envahi  le  Nord  ; 
déjà  l'empereur  avait  essayé  de  détrôner  le  roi  de  Danemark,  déjà 
il  s'était  fait  l'allié  du  roi  de  Pologne,  ennemi  mortel  de  Gustave- 
Adolphe,  à  qui  il  disputait  le  trône  de  Suède.  Voyant  les  choses  de 
cette  hauteur,  Gustave-Adolphe  devait  prendre  l'initiative,  pour  faire 

(1)  Mémoires  dtî  Richelieu,  T.  V,  p.  119,123. 

(2)  Geycr,  Geschichte  von  Schweden,  T.  H,  p.  137,  ss. 

(3)  Chemnitz,  Der  grosse  schwedische  Krieg,  T.  I,  p.  101. 

(4)  Geijer,  Geschichte  von  Schweden,  T.  III,  p.  150, 132. 


LA  SUÉDE.  243 

la  guerre  sur  le  territoire  deTennemi,  au  profit  de  tous  les  princes 
protestants,  et  en  prenant  appui  sur  les  forces  du  protestantisme, 
plutôt  que  d'attendre  qu'on  l'attaquât  en  Suède.  C'était  de  la  grande 
politique.  Le  roi  trouva  de  la  résistance  chez  des  esprits  moins 
élevés  qui  n'apercevaient  que  fintérèt  du  moment.  Oxenstiern 
voulait  que  Gustave  ne  se  mêlât  pas  des  affaires  d'Allemagne,  qu'il 
continuât  plutôt  sa  lutte  dans  le  Nord,  dont  il  finirait  par  être  le 
maître  et  l'arbitre.  Au  point  de  vue  purement  suédois,  le  chance- 
lier avait  raison  ;  mais  Dieu  ne  crée  pas  les  grands  hommes  pour 
les  emprisonner  dans  les  limites  d'un  étroit  patriotisme;  Gustave- 
Adolphe  sentait  qu'il  avait  de  plus  grandes  choses  5  accomplir. 
Oxenstiern,  tout  en  désapprouvant  son  dessein,  disait  que  c'était 
une  inspiration  divine,  une  mission  (1). 

On  accuse  Gustave  Adolphe  d'avoir  ranimé,  par  ambition  per- 
sonnelle, la  terrible  guerre  qui  ravageait  l'Allemagne.  Singulière 
accusation  dans  la  bouche  d'un  historien  !  Où  est  le  héros,  quelque 
grand  qu'il  soit,  qui  n'ait  son  ambition?  Heureux  les  peuples, 
quand  cette  ambition  est  en  harmonie  avec  leurs  plus  chers 
intérêts!  Dans  l'assemblée  solennelle  des  états  suédois,  Gustave- 
Adolphe  protesta  devant  Dieu  qu'il  commençait  la  guerre  pour  dé- 
livrer ses  coreligionnaires  du  joug  de  la  papauté.  Quand  l'empe- 
reur se  montra  disposé  à  traiter  avec  le  roi  de  Suède,  Gustave 
écrivit  à  Oxenstiern  qu'il  n'accepterait  de  paix  que  celle  qui 
assurerait  la  liberté  religieuse  à  l'Allemagne. «Il  faut  une  nouvelle 
paix  de  religion,  »  dit-il.  Pour  l'obtenir,  il  ne  se  dissimulait  pas 
qu'il  faudrait  serrer  de  près  Ferdinand  et  ses  alliés  catholiques  (i2). 
Voilà  le  programme,  pour  ainsi  dire,  de  la  guerre  qui  devait  durer 
trente  ans!  Rétablir  la  liberté  religieuse  des  princes  protestants 
et  leur  liberté  politique,  arrêter  la  réaction  catholique  et  la  puis- 
sance menaçante  de  la  maison  d'Autriche,  telle  était  l'ambition  de 
Gustave-Adolphe.  Lui-même  l'avoua  en  toute  occasion,  et  dans  les 
circonstances  les  plus  graves  de  sa  vie.  Avant  la  bataille  de  Leip- 
zig, il  dit  à  ses  officiers  «  qu'ils  ne  combattaient  pas  pour  des  inté- 
rêts temporels,  mais  pour  l'honneur  de  Dieu  et  pour  la  parole 
divine,  que  les  catholiques  avaient  si  cruellement  opprimée,  jus- 


ci)  Geyer,  Geschiclite  von  Si  hweilen,  T.  111.  ji.  iSî. 
(2)  Id.,  ibid.,  p.  163, 176. 


:244  LA  GUEItUE  l»H  TKENÏh:  ANS. 

qu'à  vouloir  la  détruire  entièrement.  »  Après  la  victoire,  il  écrivit 
aux  villes  protestantes  qu'il  lui  serait  facile  de  faire  une  paix  avan- 
tageuse avec  l'empereur,  mais  qu'une  vocation  divine  le  poussait 
à  ne  pas  abandonner  la  cause  du  protestantisme;  il  y  mettrait  sa 
vie,  dit-il  (1). 

Les  protestants  saluent  encore  aujourd'hui  Gustave-Adolplie 
comme  leur  sauveur.  En  vain  les  historiens  traitent-ils  de  niai- 
serie ce  culte  rendu  h  un  grand  homme;  la  reconnaissance  de  la 
postérité  n'est  que  l'écho  de  celle  des  contemporains.  Les  élec- 
teurs de  Saxe  et  de  Brandebourg  n'avaient  plié  qu'avec  peine  sous 
le  génie  du  héros  suédois;  cependant,  dans  le  premier  moment 
après  sa  mort,  la  vérité  leur  arracha  des  aveux  que  l'histoire  doit 
consigner  :  ils  avouèrent  que,  livrés  à  eux-mêmes,  ils  n'étaient  pas 
en  état  de  résister  à  la  maison  d'Autriche  :  ils  proclamèrent  que 
c'était  à  Gustave  Adolphe,  après  Dieu,  qu'ils  devaient  leur  déli- 
vrance (2).  Voilà  des  témoignages  irrécusables!  Faut-il,  après  cela, 
scruter  ce  que  le  vainqueur  de  Ferdinand  aurait  fait,  s'il  n'avait 
pas  trouvé  la  mort  sur  le  champ  de  bataille?  Les  historiens  mo- 
dernes recherchent,  avec  un  soin  malveillant,  les  paroles  et  les 
actes  de  Gustave  Adolphe  pour  pénétrer  des  pensées  auxquelles 
la  tombe  n'a  pas  laissé  le  temps  de  se  manifester;  ils  s'accordent 
à  dire  que  le  héros  suédois  aspirait  h  l'empire  (3).  Nous  croyons 
volontiers  que,  la  victoire  aidant,  le  vainqueur  aurait  songé  à 
prendre  la  place  du  vaincu  :  est-ce  que  l'Allemagne  et  l'humanité 
auraient  perdu  à  échanger  un  Gustave-Adolphe  contre  un  Ferdi- 
nand II?  Nous  ne  poserions  pas  même  la  question,  si  le  grand 
poète,  qui  a  écrit  l'histoire  de  la  guerre  de  Trente  ans,  ne  l'avait 
soulevée.  Schiller  est  d'avis  que  la  maison  d'Autriche,  initiée  par 
une  domination  séculaire  aux  traditions  allemandes,  convenait 
mieux  b.  l'Allemagne  que  le  roi  de  Suède.  Gustave-Adolphe,  dit-il, 
aurait  gouverné  en  conquérant,  au  lieu  de  ménageries  droits  des 
princes  comme  chef  élu.  L'historien  poète  oublie  que  Ferdinand  II 
ne  se  distingua  pas  précisément  par  son  respect  pour  les  droits 
acquis  :  la  spoliation  de  l'électeur  palatin,  la  dépossession  brutale 

(1)  Chemnilz,  Der  grosse  schwedische  Krieg,  T.  I,  p.  20G,  218-2-24,  303-307. 

(2)  ld.,ihid.,^.^Z. 

(3i  Cfriirer,  Geschichte  Gustav  Adolphs,  p.  931,  932,  935,936.  —  Ad.  Menzel,  Geschichte  der 
l)eulscheD,T.VlI,  p.321. 


LA  SUÈDE.  245 

des  ducs  de  Mecklembourg  présageaient  à  l'empire  la  ruine  com- 
plète de  sa  constitution,  si  le  guerrier  suédois  n'était  venu  mettre 
un  terme  h  l'arbitraire  impérial.  La  maison  d'Autriche  ne  conserva 
pas  mieux  l'intégrité  du  territoire  que  les  lois  fondamentales  qui 
le  régissaient.  Avec  Gustave-Adolphe,  l'empire  serait  resté  intact; 
il  sauvegardait  ses  intérêts  avec  autant  de  jalousie  que  s'il  était 
déjà  empereur.  La  France,  qui  convoitait  l'Alsace,  déclara  au  roi 
de  Suède  qu'elle  entendait  revendiquer  l'héritage  des  rois  francs. 
Gustave  répondit  qu'il  n'était  pas  venu  en  Allemagne  comme  en- 
nemi et  traître,  mais  comme  protecteur,  qu'il  ne  pouvait  donc 
consentir  à  ce  qu'un  seul  village  en  fût  distrait  (1)  ;  il  ne  voulut 
pas  même  consentir  qu'une  armée  française  mît  le  pied  sur  le  ter- 
ritoire de  l'empire.  Ce  n'est  pas  l'Allemagne,  c'est  la  France  qui 
aurait  eu  à  redouter  la  grandeur  du  héros  suédois  ;  aussi  Richelieu 
fut-il  heureux  de  sa  mort.  «  Elle  a  garanti,  dit-il,  la  chrétienté  de 
beaucoup  de  maux  (2).  »  Pour  qui  connaît  le  patriotisme  exclusif 
du  grand  cardinal,  il  est  évident  qu'il  craignait  l'ambition  de  Gus- 
tave-Adolphe pour  la  France.  Au  point  de  vue  français,  il  avait  rai- 
son :  mais  en  est-il  de  même  au  point  de  vue  de  l'humanité? 

Demander  ce  que  serait  devenu  le  monde  occidental  sous  un 
empereurprotestant,  est  une  question  assez  oiseuse;  mais  puisqu'un 
illustre  poète  se  prononce  contre  Gustave-Adolphe,  il  faut  bien 
prendre  sa  défense,  même  dans  le  champ  des  hypothèses.  Nous 
ne  sommes  pas  partisan  fanatique  du  protestantisme;  h  notre  avis, 
le  luthéranisme  intolérant  qui  règne  en  Suède  ne  vaut  guère 
mieux  que  le  catholicisme  romain.  Mais  est-il  vrai,  comme  le  dit 
Schiller,  que  Gustave  avait  l'esprit  étroit  d'un  sectaire?  Sa  vie  en- 
tière prouve  que,  tout  en  conservant  le  sentiment  religieux,  il 
était  au  dessus  des  passions  qui  agitaient  ses  contemporains.  On 
peut  donc  affirmer  hardiment  qu'il  aurait  donné  la  prépondérance 
au  protestantisme,  sans  opprimer  la  foi  catholique;  la  chrétienté 
aurait  joui,  un  siècle  plutôt,  de  la  vraie  tolérance,  c'est  h  dire  de  la 
liberté  de  penser.  La  destinée  politique  de  la  chrétienté  eût  été 
bien  différente  de  ce  qu'elle  est  devenue.  Richelieu  n'aurait  pas 
démembré  l'empire,  la  France  n'aurait  pas  conquis  la  prépondé- 


(1)  Kkevenhiller,  Annales  Ferdinandei.  T.  XII,  p.  337. 

(2)  Mémoires  de  Richelieu,  T.  VU,  p.  272. 


16 


24G  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

rance  qui  plus  d'une  fois  a  mis  en  danger  l'indépendance  de  l'Eu- 
rope. La  liberté  politique  aurait  pu  s'établir  à  la  suite  de  la  liberté 
religieuse.  Il  n'y  aurait  eu  ni  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  ni 
dragonnades.  Peut-être  une  révolution  pacifique  aurait-elleempêché 
la  terrible  tempête  qui  bouleversa  le  monde  à  la  fin  du  xvni*'  siècle. 
Telles  sont  les  espérances  que  Gustave-Adolphe  a  emportées  dans 
sa  tombe.  Regrets  stériles!  il  est  vrai.  Ils  prouvent  au  moins  une 
chose,  c'est  que  le  héros  suédois  était  bien  au  dessus  de  son 
siècle.  Les  hommes  qui  devancent  l'humanité  ne  sont  pas  appelés 
à  la  gouverner;  \o\\h  pourquoi  Dieu  rappela  h  lui  le  vainqueur  de 
Lûtzen. 


n.  Guslave-Adoiplie. 


Après  la  mort  de  Gustave-Adolphe,  l'Allemagne  fut  en  proie  à 
toutes  les  horreurs  de  la  plus  affreuse  des  guerres.  On  dirait  que 
le  soleil  disparut  avec  ce  génie  bienfaisant,  et  que  les  mauvaises 
passions  régnèrent  au  milieu  de  profondes  ténèbres.  Les  hommes 
se  tuent,  ils  se  torturent,  ils  détruisent  l'œuvre  de  Dieu;  et  l'on  a 
de  la  peine  à  voir  le  but  de  ces  dévastations  et  de  ce  carnage  qui 
continuent  encore  pendant  seize  ans.  Faut-il  nous  joindre  aux 
historiens  allemands  et  accuser  l'ambition  des  Suédois?  La  Suède, 
abandonnée  successivement  par  ses  alliés  d'Allemagne,  était  disk- 
posée  à  faire  la  paix,  mais  elle  voulait  une  paix  honorable;  cette 
paix,  elle  ne  put  l'obtenir.  L'électeur  de  Saxe,  après  avoir  trahi  ses 
alliés  à  Prague,  aurait  bien  voulu  les  chasser  du  territoire  de 
l'empire,  comme  on  congédie  des  soldats  de  louage;  et  il  aurait 
voulu  les  congédier,  sans  les  payer.  C'était  trop  d'infamie  :  les 
Suédois  reprirent  les  armes,  et  poursuivirent  la  lutte  par  point 
d'honneur.  A  qui  faut-il  donc  imputer  la  désastreuse  guerre  qui 
épuisa  l'Allemagne  et  la  mutila?  A  l'électeur  de  Saxe  et  à  son 
allié  l'empereur. 

Gustave-Adolphe  déclara  aux  habitants  de  Nuremberg  «  qu'il  ne 
demandait  rien  ii  ses  amis  que  la  reconnaissance;  mais  que  ce 
qu'il  prendrait  sur  l'ennemi,  il  comptait  bien  le  garder,  et  qu'il  ne 
se  contenterait  pas  de  quelques  mois  de  solde,  comme  un  merce- 


LA  SUÈDE.  247 

naire  (1).  »  Après  la  mort  du  grand  roi,  la  conservation  de  ses 
conquêtes  devint  très  chanceuse.  Les  états  de  Suède  furent  d'avis 
qu'il  fallait  faire  une  paix  honorable  et  sûre;  ils  ne  se  montraient 
pas  très  exigeants  sur  les  conditions,  ils  étaient  disposés  à  renon- 
cer à  toute  indemnité  territoriale,  en  se  contentant  de  l'amitié  de 
TAllemagne,  pourvu  qu'elle  fût  garantie  par  une  convention  régu- 
lière. Le  chancelier  Oxenstiern  s'adressa  directement  au  chef  de 
l'empire  pour  entamer  une  négociation;  l'on  ne  daigna  pas  lui  ré- 
pondre. Cependant  il  n'y  avait  ni  dignité  ni  sûreté  pour  les  Suédois 
à  traiter  avec  le  duc  de  Saxe;  ce  n'était  pas  avec  lui  que  la  Suède 
se  trouvait  en  guerre,  mais  avec  l'empereur;  c'était  donc  avec  l'em- 
pire qu'il  fallait  négocier  la  paix.  La  reine  de  Suède  écrivit  à  l'élec- 
teur que  la  paxdie  Prague  avait  été  faite  au  mépris  des  engagements 
contractés,  sans  le  concours  des  Suédois,  et  comme  s'ils  étaient 
ennemis;  elle  déclara  qu'elle  se  défendrait  jusqu'à  la  dernière  ex- 
trémité contre  de  pareilles  violences  ;  elle  protesta  qu'elle  serait 
excusable  devant  Dieu  et  devant  les  hommes,  en  maintenant  son 
honneur  contre  le  traité  honteux  que  l'on  prétendait  lui  imposer  (2). 
La  défection  de  l'électeur  de  Saxe  rendait  la  paix  impossible. 
Vainement  la  Suède  se  contentait-elle  d'une  paix  honorable.  A  qui 
la  demander?  A  l'empereur?  L'empereur  ne  pouvait  pas  la  lui  ac- 
corder: donnerait-il  son  amitié  aux  Suédois  qui  avaient  manqué  de 
lui  enlever  l'empire?  indemniserait-il  les  Suédois  pour  la  peine 
qu'ils  avaient  prise  de  ruiner  sa  puissance?  Les  Suédois^ne  pouvaient 
obtenir  de  paix  que  comme  vainqueurs.  La  mort  de  leur  grand  roi, 
puis  la  défaite  de  Nordlingen  avaient  compromis  leur  position  en 
Allemagne  ;  mais  ils  n'étaient  pas  tombés  si  bas  qu'on  pût  les 
éconduire  de  l'empire,  comme  l'électeur  de  Saxe  prétendail  le  fiiire. 
Dès  lors,  la  lutte  devait  fatalement  continuer.  Mieux  valait  se 
battre,  au  risque  d'être  vaincu,  que  de  subir  les  conditions  humi- 
liantes d'une  défaite,  pendant  qu'on  avait  les  armes  ii  la  main.  «  Les 
Suédois,  dit  Richelieu,  résolurent  de  se  défendre  et  de  se  laisser 
plutôt  arracher  par  force,  que  de  rendre  lâchement  ce  qu'ils 
avaient  acquis  avec  tant  de  gloire  et  tant  de  sang  qu'ils  avaient 
généreusement  répandu  (3).  « 

(1)  Geyer,  Geschichte  von  Schweden,  T.  HI,  p.  206. 

(2)  Chemnitz,  Der  grosse  Schwedische  Krieg,  T.  II,  p.  862-863, 176-111,  859,  ss.,  895-897. 

(3)  Mémoires  de  Richelieu^  T.  IX,  p.  3. 


248  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

On  accuse  les  Suédois  d'avoir  perdu  de  vue  l'objet  primitif  de  la 
lutte,  la  liberté  allemande,  pour  ne  songer  qu'à  leur  intérêt  parti- 
culier. Quand  même  ils  l'auraient  fait,  les  princes  protestants 
n'auraient  pas  eu  le  droit  de  se  plaindre;  n'élaient-ils  pas  aban- 
donnés, trahis  par  leurs  alliés  d'Allemagne?  Mais  le  reproche 
que  l'on  fait  aux  Suédois  n'est  pas  même  fondé.  Il  est  vrai  qu'ils 
firent  payer  cher  aux  Saxons  la  trahison  de  leur  duc;  mais  ils 
n'oublièrent  pas  pour  cela  les  intérêts  de  la  cause  protestante;  ils 
furent,  au  contraire,  les  défenseurs  obstinés  du  protestantisme 
dans  les  négociations  d'Osnabrùck,  au  point  que  les  plénipoten- 
tiaires français,  compromis  parjce  zèle  ultra-luthérien,  ne  cessaient 
de  s'en  plaindre:  «  Le  dessein  des  Suédois,  dit  le  comte  d'Avaux{l), 
est  de  planter  la  foi  de  Luther  où  il  n'est  pas  encore  reçu  pour  un 
grand  apôtre.  »  Leur  ambition  était  toujours  celle  de  Gustave- 
Adolphe  :  c'était  d'ériger  leurs  possessions  allemandes  en  électo- 
ral, ce  qui  eût  donné  la  majorité  aux  protestants  dans  le  collège 
des  électeurs,  et  ils  comptaient  bien  que  le  choix  tomberait  sur  un 
prince  de  Suède  (2).  Ainsi  se  trouverait  réalisée  l'idée  d'un  empire 
luthérien,  au  grand  danger  du  catholicisme.  Ces  projets  échouè- 
rent par  l'opposition  de  la  France.  La  France  ne  voulait  pas  plus 
d'un  empire  protestant  que  d'un  saint-empire  catholique  :  elle  vou- 
lait la  liberté  allemande,  c'est  à  dire  l'affaiblissement  de  l'Alle- 
magne. C'était  certes  une  ambition  intéressée;  heureusement, 
qu'au  dessus  des  petites  passions  de  l'homme,  il  y  a  un  gouverne- 
ment providentiel  qui  tourne  au  bien  général  de  l'humanité, 
l'égoïsme  des  peuples  et  de  ceux  qui  dirigent  leurs  destinées. 


§  5.  La  France. 

N"  l.  Le  grand  dessein  de  Henri  IV. 

La  domination  napoléonienne  a  soulevé  une  haine  ardente  dans 
la  race  germanique;  les  écrivains  allemands  portent  cette  mau- 

(1)  Mémoire  du  comte  A'Xyava  du  l&>*7.  (Xégocialions  secràcs  limchant  la  paix  de  Munstefj 
T.  IV,  p.  34,  29,  27,  59,  38,  62.) 

(2)  «  Us  voudraient  détruire  la  religion  catholique,  «  dit  le  duc  de  Longueville.  {Xégociations 
secrètes,  T.  IV,  p.  83.) 


\ 


LA  FRANCE.  249 

vaise  passion  jusque  dans  l'étude  de  l'histoire.  Ils  se  plaisent  à 
dévoiler  l'ambition  séculaire  de  la  France  cherchant  h  conquérir 
la  frontière  du  Rhin,  le  succès  de  ses  intrigues  et  de  ses  armes; 
ils  accusent  l'imprévoyance,  ils  diraient  volontiers  la  niaiserie  de 
leurs  ancêtres  qui  se  laissèrent  duper  par  les  belles  paroles  de 
leurs  perfides  voisins.  Comment  pouvaient-ils  croire  h  la  bonne 
foi  d'un  Henri  II,  quand  il  se  proclamait  le  défenseur  de  la  liberté 
allemande  ?  La  liberté  est-elle  jamais  un  don  de  l'étranger?  Com- 
ment ont-ils  pu  se  liguer  avec  Henri  IV  pour  établir  sa  confédéra- 
tion européenne?  Ne  voyaient-ils  pas  que  l'unique  but  du  roi 
gascon  était  d'établir  la  monarchie  universelle  des  Français  sur 
les  ruines  de  l'empire  d'Allemagne?  C'est  Henri  IV  qui  est  le  vrai 
auteur  de  la  guerre  de  Trente  ans.  Le  démembrement  de  l'empire, 
fruit  de  cette  funeste  lutte,  montre  ce  que  signifie  le  grand  mot  de 
liberté  dans  la  bouche  des  rois  de  France  (1). 

Il  nous  faut  revenir  un  instant  sur  la  cession  des  trois  évêchés 
à  Henri  II,  puisque  cette  plaie  saigne  encore  dans  les  cœurs  alle- 
mands. L'ambition  de  la  France  et  l'hypocrisie  de  son  roi  sont 
claires  comme  le  jour;  mais  on  oublie  que,  si  la  liberté  allemande 
fut  un  heureux  prétexte  pour  les  Français,  l'oppression  qui  mena- 
çait l'Allemagne  sous  le  régime  espagnol  n'était  rien  moins  qu'une 
chimère.  On  lit  dans  le  traité  conclu  entre  Henri  II  et  les  princes 
protestants  :  «  L'empereur  lâche  de  plus  en  plus  de  contraindre 
les  princes  et  États  de  l'empire  de  tomber  de  leur  ancienne  fran- 
chise et  liberté,  en  une  bestiale,  insupportable  et  perpétuelle  ser- 
vitude, comme  il  a  été  fait  en  Espagne  et  ailleurs,  de  telle  sorte 
qu'il  est  déjà  parvenu  h  une  partie  de  ses  desseins,  et  s'il  n'était 
obvié,  il  pourrait  aisément  parachever  le  surplus...  Nous  voulons, 
s'il  plaît  à  Dieu,  avec  force  d'armes,  ôter  de  dessus  nos  tètes  ce 
joug  de  bestiale  servitude,  et  remettre  sus  l'ancienne  franchise  et 
liberté  de  notre  chère  patrie  et  nation  germanique  1-2).  »  La  spolia- 
tion de  l'électeur  de  Saxe  et  la  captivité  du  landgrave  attestent  que 
les  appréhensions  des  princes  allemands  n'étaient  que  trop  fon- 
dées. Il  n'est  donc  pas  vrai  de  dire  qu'ils  se  laissèrent  tromper 
par  le  roi  de  France  :  Maurice,  trompeur  lui-même,  n'était  pas 

(1)  DarlUold,  Der  grosse  deutsche  Krieg,  T.  I,  p.  2.  —  F.  Schlegel,  Vorlesuugen  ùber  die  neuere 
Geschichle,  XVI'  leçon. 

(2)  Dumont,  Corps  diplomatique,  T.  lY,  part.  Ml,  p.  31. 


230  LA  GUERRE  DE  TREM'E  ANS. 

homme  à  jouer  le  rôle  de  dupe;  s'il  fit  appel  à  l'étranger,  c'est 
qu'il  savait  très  bien  que  les  protestants  n'étaient  pas  capables  de 
résister  à  Charles-Quint.  Ne  pouvant  pas  se  sauver  eux-mêmes,  il 
leur  fallut  accepter  l'appui  de  l'étranger,  et  le  payer  du  sacrifice 
d'une  partie  de  l'empire. 

Henri  IV  reprit  les  projets  des  Valois,  en  les  agrandissant  par 
son  génie.  Le  couteau  de  Ravaillac  en  arrêta  l'exécution,  et  laissa 
même  quelque  doute  sur  la  portée  de  ce  qu'il  appelait  son  grand 
Éfgss('m.Sully,sonarai,nousatransmisuneespèced'utopiepolitique, 
sur  laquelle  nous  reviendrons;  ce  n'était  évidemment  pas  là  l'idée 
pratique  que  son  maître  songeait  h  réaliser.  La  politique,  tout  en 
s'inspirant  de  l'idéal,  doit  se  renfermer  dans  les  limites  du  pos- 
sible. A  ce  point  de  vue,  il  est  facile  de  préciser  le  but  réel  que 
poursuivait  Henri  IV.  Déjà  avant  son  avènement  au  trône,  il  avait 
cherché  à  unir  les  États  protestants  contre  la  maison  d'Autriche; 
depuis  sa  conversion  et  son  couronnement,  il  n'avait  plus  de  motit 
religieux  pour  former  une  ligue  protestante,  mais  la  crainte  de  la 
monarchie  universelle  suffisait  pour  légitimer  l'alliance  des  princes 
et  des  républiques  qui  avaient  à  redouter  l'ambition  d'une  puis- 
sance prépondérante.  Nous  croyons  donc  que  Sully  exprime  fidèle- 
ment les  sentiments  du  roi,  quand  il  dit  :  «  Il  n'avait  rien  si  bien 
gravé,  ni  plus  vivement  empreint  dans  le  cœur  que  de  pouvoir 
faire  une  ferme  et  solide  liaison  avec  tous  les  rois  et  États  de  la 
faction  française  (la  plupart  desquels  il  savait  bien  être  de  la  reli- 
gion ou,  pour  le  moins,  ennemis  de  Rome  et  d'Espagne),  pour  la 
destruction  de  cette  maison,  qu'il  voyait  bien  avoir  le  dessein 
commencé  dès  Charles-Quint,  d'empêcher  soit  par  force,  ou  par 
fraude  la  monarchie  de  la  chrétienté  (1).  » 

Le  grand  dessein  tendait-il,  comme  le  disent  les  historiens  alle- 
mands, à  remplacer  la  domination  espagnole  par  la  domination 
française?  Pour  apprécier  la  politique  de  Henri  IV,  nous  n'avons 
d'autre  élément  de  conviction  que  les  confidences  de  Sully;  or, 
en  prenant  même  au  pied  de  la  lettre  ses  projets  de  réorganisa- 
tion européenne,  nous  n'y  voyons  rien  qui  justifie  l'accusation 
portée  contre  lui.  La  France  aurait  obtenu  la  Savoie,  la  Lorraine, 
et  quelques  provinces  des  Pays-Bas  espagnols.  Ainsi  elle  ne 

(1)  Sully,  Œcouomics  royales,  politiques  et  militaires,  T.  U,  p.  28i  (édit.  d'Amsterdam). 


* 


LA  FRANCE.  251 

gagnait  pas  même  la  frontière  du  Rhin,  cette  ambition  si  chère  k 
la  nation  française,  et  si  odieuse  à  l'Allemagne.  Quant  au  partage 
des  Pays-Bas,  il  profitait  aux  Provinces-Unies  et  h.  l'Angleterre 
autant  qu'à  la  France;  ce  n'était  pas  même  un  projet  de  Henri  IV, 
mais  une  vieille  idée  mise  en  avant  déjà  sous  Charles  IX.  Le  grand 
dessein  n'était  pas  davantage  un  acte  de  spoliation,  n'ayant  d'autre 
légitimité  que^'^celle  de  la  force.  En  effet,  la  coalition  était  dirigée 
contre  la  branche  espagnole  de  la  maison  d'Autriche,  bien  plus 
que  contrôla  branche  allemande;  il  s'agissait  de  lui  enlever  les 
Pays-Bas  ei  l'Ilalie.  Henri  IV  avait-il  un  juste  motif  de  lui  faire  la 
guerre?  Voilà  toute  la  question.  Nous  avons  déjà  dit  que  la  paix 
de  Vervins  n'empêcha  pas  la  cour  de  Madrid  de  continuer  ses 
intrigues  en  France,  en  excitant  les  grands  du  royaume  et  les 
débris  de  la  ligue  contre  le  roi.  Henri  IV,  irrité  de  cette  sourde 
guerre,  dit  à  Sully  :  «  Je  crois  bien  que  ces  gens-là  ne  me  laisse- 
ront jamais  en  repos,  tant  qu'ils  auront  moyen  de  me  troubler; 
que  les  intérêts  d'État  sont  trop  difficiles  à  faire  compatir  entre 
les  deux  couronnes,  et  qu'il  faut  prendre  d'autres  fondements 
qu'une  simple  confiance  en  la  foi  et  parole  donnée  pour  subsister 
avec  sûreté.  Ils  me  contraindront  en  des  choses  où  je  n'avais  point 
en  dessein  (1).  »  Richelieu,  en  constatant  l'état  d'hostilité  qui 
existait  entre  les  Espagnols  et  les  Français,  sous  les  dehors  de  la 
paix,  remarque  combien  il  était  désastreux  à  la  France  :  «  Depuis 
le  traité  de  Vervins,  dit-il,  nous  avons  toujours  été  par  leur  malice 
plutôt  en  guerre  défensive  que  non  en  paix  avec  eux;  ce  qui  a  été 
avec  beaucoup  de  désavantage  de  notre  part,  vu  que  faire  la  guerre 
de  cette  manière  est  proprement  ressembler  à  un  apprenti  en  l'art 
defescrime,  lequel,  dès  qu'il  se  sent  frappé  de  son  antagoniste, 
porte  incontinent  la  main  à  la  plaie  et  la  couvre,  sans  penser  à 
prévenir  son  adversaire,  et  l'attaquant  lui  ôter  le  moyen  de  lui 
faire  du  mal.  Il  n'était  point  raisonnable  que  nous  fussions  tou- 
jours ainsi  ;  il  vaut  mieux  une  guerre  ouverte  des  deux  côtés, 
qu'une  paix  mauvaise  et  frauduleuse  d'une  part  (2).  » 

L'histoire  doit  déplorer  la  mort  de  Henri  iV  aussi  bien  que  celle 
de  Gustave-Adolphe.  Il  périt,  victime  du  fanatisme  catholique,  au 


(1)  Poirson,  Histoire  de  Henri  IV,  T.  H,  p.  928-931. 

(2)  Mémoires  de  Richelieu,  T.  VIII,  p.  213. 


2o2  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

moment  où  il  allait  se  mettre  à  la  tête  de  son  armée  pour  accom- 
plir ses  vastes  desseins;  le  monde  s'attendait  à  ce  qu'il  réussît; 
déjà  les  poètes  chantaient  l'entrée  triomphale  de  Henri  dans 
Vienne  et  dans  Madrid,  et  l'abaissement  de  la  maison  d'Au- 
triche (1).  La  victoire  de  la  ligue  protestante  aurait  prévenu  les 
horreurs  delà  guerre  de  Trente  ans.  Quoique  faite  dans  un  but 
politique,  la  guerre  contre  l'empereur  et  contre  l'Espagne  aurait 
consacré  la  liberté  religieuse  dans  toute  la  chrétienté,  puisque  les 
membres  de  la  ligue  étaient  tous  attachés  h  la  confession  protes- 
tante, et  qu'en  combattant  le  roi  d'Espagne  et  l'empereur,  ils  com- 
battaient les  chefs  de  la  réaction  catholique.  Henri  IV  aurait 
donné  à  l'Allemagne  la  paix  de  religion,  sans  l'obliger  à  payer  ce 
bienfait  par  le  démembrement  de  son  territoire.  Le  couteau  de 
Ravaillac  retarda  les  progrès  de  l'humanité  d'un  siècle. 

Nous  ne  pouvons  pas  pénétrer  le  secret  de  la  mort  :  c'est  le  secret 
de  Dieu.  Il  y  a  cependant  une  leçon  dans  ces  coups  funestes  et  sou- 
dains, dont  les  peuples  doivent  faire  leur  profit;  il  faut  qu'ils 
s'organisent  de  manière  à  ce  que  la  mort  de  ceux  qui  sont  appelés 
à  les  gouverner  n'entrave  pas  leur  avenir.  Jamais  l'hérédité  du 
pouvoir  royal  n'a  été  plus  funeste  qu'en  France,  après  l'assassinat 
de  Henri  IV.  Un  grand  prince  fait  place  à  un  enfant,  et  les  desti- 
nées de  la  France,  qui  allaient  être  si  glorieuses,  flottent  à  l'aban- 
don, sous  le  plus  misérable  des  gouvernements.  Cela  seul  prouve 
que  la  monarchie  absolue  n'est  pas  dans  les  desseins  de  Dieu; 
c'est  aux  nations  à  faire  elles-mêmes  leur  sort,  en  le  mettant  à 
l'abri  de  l'instabilité  que  produit  l'hérédité  de  la  puissance 
suprême.  La  royauté  doit  être  un  élément  de  conservation,  et 
non  un  principe  de  faiblesse  et  de  bouleversement;  il  faut  donc 
qu'elle  soit  héréditaire,  mais  il  faut  aussi  que  la  souveraineté  ne 
se  concentre  pas  sur  une  seule  tête. 

No2.  Richelieu. 

1.    Le  roi  et  le  ininislre. 

♦ 

Au  moment  où  la  main  d'un  fanatique  donna  la  mort  à  Henri  IV, 
le  roi  possédait  une  armée  puissante,  et  l'économie  de  Sully  lui 

(1)  D'Auhignt-,  Hisloiie  univeiçellc,  T.  m,  p.  o'i'i. 


LA  FRANCE.  255 

avait  ménagé  des  trésors  qui  permettaient  l'accomplissement  de 
ses  grands  desseins.  La  régente,  sous  l'influence  des  catholiques 
et  du  parti  espagnol,  trouva  moyen  d'amoindrir  la  France  en  gas- 
pillant toutes  ses  ressources.  Quand  après  une  succession  de 
favoris,  l'un  plus  misérable  que  l'autre,  Richelieu  arriva  au  pou- 
voir, il  trouva  le  royaume  déchiré  par  les  factions,  les  huguenots 
sous  les  armes,  les  finances  dilapidées.  Tel  fut  le  résultat  de 
quelques  années  d'un  détestable  gouvernement.  La  France  de 
Henri  IV  était  prête  à  jouer  le  premier  rôle  dans  les  alTaires  de 
l'Europe,  tandis  que  la  France  de  Louis  XIII  n'avait  ni  soldats  ni 
argent;  elle  était  tellement  affaiblie,  qu'il  lui  fut  impossible  de 
prendre  part  h  la  lutte  engagée  en  Allemagne.  Lorsque  les  circon- 
stances la  forcèrent  à  intervenir,  elle  n'essuya  que  des  défaites; 
il  fallut  le  génie  de  Richelieu  et  sa  persévérance  pour  lui  rendre 
le  rang  qui  lui  appartient  dans  le  monde  politique. 

Au  moment  où  la  guerre  de  Trente  ans  éclata,  Richelieu  n'était 
pas  encore  ministre.  Quelle  fut  la  politique  de  sa  cour,  avant  l'avé- 
nement  du  grand  cardinal?  En  1619,  Ferdinand  envoya  un  ambas- 
sadeur en  France,  pour  réclamer  l'assistance  du  roi  très  chrétien  : 
il  représentait  la  guerre  excitée  par  la  révolte  de  la  Bohème, 
comme  une  lutte  du  pouvoir  royal  contre  l'esprit  réyolutionnaire, 
et  de  l'Église  contre  l'hérésie.  Ces  sophismes  furent  réfutés  par  le 
maréchal  de  Bouillon,  qui  soutint  les  vrais  intérêts  de  la  France 
dans  une  lettre  remarquable  adressée  à  Louis  XIII  :  «  C'est  une 
chose  assez  connue,  dit-il,  que  l'empereur  Ferdinand,  voyant  l'au- 
torité de  sa  maison  presque  entièrement  perdue  en  Allemagne,  et 
n'ayant  guère  d'espérance  de  la  relever  par  ses  propres  forces  et 
parcelles  de  l'Espagne,  veut  faire  de  son  intérêt  particulier  une 
cause  commune  dé  religion,  et  engager  tous  les  princes  catho- 
liques à  l'aider  au  recouvrement  de  ce  qu'on  lui  ôte.  »  Le  maré- 
chal montre  que  la  religion  catholique  est  hors  de  cause,  vu  que 
les  lois  établissent  la  liberté  de  conscience  dans  le  royaume  de 
Bohême;  puis  il  continue  :  «  Puisque  la  guerre  est  purement 
politique.  Votre  Majesté  voudrait-elle  se  déclarer  pour  la  maison 
d'Autriche  contre  le  chef  de  la  maison  palatine,  alliée  de  la  vôtre?... 
Si  Votre  Majesté  veut  prendre  parti  dans  cette  affaire,  je  crois, 
sire,  qu'il  est  de  votre  prudence  et  du  bien  de  votre  État,  de  pré- 
férer les  meilleurs  et  les  plus  anciens  alliés  de  la  couronne,  et  de 


254  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

les  secourir,  s'ils  en  ont  besoin,  pour  arrêter  les  progrès  que  la 
maison  d'Autriche  voudrait  faire  aux  dépens  des  princes  inca- 
pables de  lui  résister.  Les  rois,  vos  prédécesseurs,  ont  toujours 
assisté  ceux  qu'elle  entreprenait  d'opprimer  (1).  «  Louis  XIII, 
pour  mieux  dire  le  favori  qui  gouvernait  en  son  nom,  se  prononça 
pour  l'empereur.  On  vit  donc  la  France  intervenir,  comme  puis- 
sance médiatrice,  en  faveur  de  la  maison  d'Autriche,  contre 
laquelle  les  plus  faibles  des  Valois  n'avaient  cessé  de  lutter!  Voilà 
jusqu'où  le  régime  catholique  abaissa  un  puissant  royaume! 

L'intervention  de  la  France  fut  fatale  ii  l'électeur  palatin.  Après 
la  victoire  de  Ferdinand  et  l'abus  qu'il  en  fit,  il  ne  pouvait  plus  y 
avoir  de  doute  sur  la  politique  que  la  France  avait  à  suivre.  Les 
bons  conseils  ne  manquèrent  pas  à  Louis  XIII  ;  ses  ambassadeurs 
en  Allemagne  lui  adressèrent  un  mémoire,  où  ils  représentèrent 
la  nécessité  de  secourir  le  malheureux  roi  d'hiver.  Si  on  l'aban- 
donne à  lui-même,  disent-ils,  il  succombera,  et  qu'en  résultera- 
t-il?  Que  l'empereur  sera  maître  absolu  en  Allemagne.  «  Or,  s'il 
maniait  sans  contradiction  le  sceptre  de  l'empire,  il  répandrait  la 
terreur  par  toute  la  chrétienté.  Chacun  devrait  être  en  garde 
contre  le  projet  ambitieux  de  sa  monarchie  universelle.  »  Les  am- 
bassadeurs prévoient  que  l'on  cherchera  à  influencer  Louis  XIII 
par  des  considérations  religieuses  ;  ils  répondent  d'avance  que 
l'Autriche  ne  se  sert  du  catholicisme  que  pour  couvrir  son  ambi- 
tion :  «  Si  les  rois  d'Espagne  prennent  le  titre  de  catholique,  ce 
n'est  pas  dans  le  sens  de  l'Église,  dont  l'intérêt  ne  les  touche 
guère;  ils  pensent  plus  à  l'empire  catholique  et  universel  du 
monde,  qu'à  toute  autre  chose  (2).  »  Louis  XIII  fut  frappé  de  la 
justesse  de  ces  observations  ;  il  déclara  «  qu'il  était  à  propos  d'ar- 
rêter le  cours  des  prospérités  de  l'empereur  et  de  ne  pas  favoriser 
davantage  son  agrandissement  (3).  »  Le  roi  avait  mille  fois  raison; 
néanmoins  les  intrigues  des  catholiques  l'emportèrent.  Louis  XIII 
laissa  consommer  la  ruine  de  l'électeur  palatin;  et  il  ne  tint  pas 
à  cette  misérable  politique  que  la  maison  d'Autriche  n'étendît  sa 
prépondérance  sur  l'Europe  entière. 


(1)  Mercure  franeais  de  Tannée  1619. 

(2)  Ambassade  du  duc  d'AngouIdrae,  p.  348,  ss. 

(3)  Ibid.,  p.  536,  ss. 


LA  FRANCE.  255 

Telle  était  la  politique  royale,  quand  Richelieu  parut  sur  la 
scène;  il  montra  quelle  influence  les  grands  hommes  exercent 
sur  la  destinée  des  nations.  La  France  était  faible,  et  sa  considéra- 
tion nulle;  le  cardinal  en  fit  la  première  puissance  de  la  chrétienté. 
Sous  son  long  ministère,  Louis  XIII  s'efi*aça;  c'est  le  ministre  qui 
fut  le  vrai  roi.  On  pourrait  croire  que  la  monarchie  absolue,  que 
nous  venons  de  réprouver  comme  un  principe  de  faiblesse,  devint 
pour  Richelieu  un  instrument  de  force.  Il  n'en  est  rien.  Pendant 
son  règne  de  dix-huit  ans,  il  ne  se  passa  pas  un  jour  sans  une 
intrigue  de  cour  hostile  au  ministre;  il  lui  fallut  dépenser  plus  de 
génie  pour  découvrir  ces  complots  incessants,  et  pour  conserver 
la  faveur  du  roi,  que  pour  combattre  la  maison  d'Autriche.  Écou- 
tons un  contemporain  :  «  Parmi  les  grandes  affaires  que  le  cardinal 
avait  à  soutenir  tant  dedans  que  dehors  le  royaume,  rien  ne  lui 
donnait  tant  de  peine  que  le  cabinet;  car  quoiqu'il  eût  un  grand 
ascendant  sur  l'esprit  du  roi,  il  s'apercevait  qu'il  le  craignait  plus 
qu'il  ne  l'aimait,  et  que  ce  qui  le  maintenait  bien  avec  lui  était  la 
défiance  qu'il  avait  de  lui-même,  ne  se  sentant  pas  capable  de  sou- 
tenir les  grandes  affaires  qu'il  avait  sur  les  bras.  C'est  ce  qui  l'obli- 
geait à  prendre  garde  que  personne  n'approchât  de  lui,  s'il  n'était 
sa  créature;  si  dans  le  petit  coucher  il  se  rencontrait  quelqu'un 
qui  ne  fût  pas  à  sa  dévotion,  il  le  perdait  à  l'heure  même,  ou  il  le 
gagnait  par  bienfaits  (1).  »  Si  le  cardinal  fit  la  grandeur  de  la 
France,  ce  fut  malgré  le  roi  et  malgré  la  cour.  En  définitive,  le 
despotisme  fut  un  obstacle,  bien  loin  d'être  un  appui. 

Richelieu  continua  la  politique  de  Henri  IV.  Il  renouvela  l'al- 
liance avec  les  Provinces-Unies,  qu'on  avait  négligée,  dit-il,  à 
l'avantage  de  l'Espagne  et  au  grand  préjudice  de  la  France  :  «  Le 
voile  de  la  religion  servait  d'excuse  à  ceux  que  l'intérêt  des  affaires 
particulières  tenait  si  occupés,  qu'ils  perdaient  le  soin  des  pu- 
bliques. Ils  mettaient  en  avant  la  considération  de  Rome,  comme 
un  épouvanlail  pour  faire  abandonner  les  États.  Le  cardinal  assura 
qu'à  Rome,  plus  qu'en  tous  les  lieux  du  monde,  on  juge  autant  les 
choses  par  la  puissance  et  l'autorité,  que  par  la  raison  ecclésias- 
tique; le  pape  même,  sachant  que  les  princes  sont  souvent  con- 
traints de  faire,  par  raison  d'État  des  choses  du  tout  contraires  à 

!■  Mémoires  de  Morjglat ,  dans  Pelilot,  2*  série,  T.  XLIX,  p.  369. 


25C  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

leurs  sentiments.  »  Richelieu  estimait  que  l'alliance  de  la  Hol- 
lande n'apportait  pas  une  petite  sûreté  à  la  France,  parce  qu'elle 
affaiblissait  la  maison  d'Autriche,  et  qu'elle  assurait  la  frontière 
des  Pays-Bas,  qui  est  la  porte  la  plus  commode  aux  ennemis  du 
royaume.  Si,  au  contraire,  le  roi  abandonnait  les  Provinces- 
Unies,  il  serait  à  craindre  qu'elles  ne  s'unissent  avec  l'Espagne, 
«  ce  qui  serait  proprement  le  renouvellement  de  l'ancienne  alliance 
des  Pays-Bas  avec  la  maison  de  Bourgogne,  toujours  désirée  et 
poursuivie  par  les  rois  d'Angleterre,  et  jugée  utile  aussi  parles 
rois  d'Espagne  pour  se  fortifier  contre  nous  (1).  » 

Pour  empêcher  l'alliance  possible  de  l'Espagne,  des  Pays-Bas 
et  de  l'Angleterre,  Richelieu  conclut  le  mariage  d'une  fille  de 
Henri  IV  avec  Charles  I".  Il  y  eut  une  vive  opposition  contre  les 
mariages  anglais;  dans  le  parti  dévot,  à  Rome  même,  ils  éprou- 
vèrent de  la  résistance.  Le  cardinal  représenta  au  saintsiége  que 
l'union  de  la  France  et  de  l'Angleterre  diminuerait  la  puissance 
de  l'Espagne;  or  il  était  utile  à  toute  la  chrétienté  que  l'orgueil 
espagnol  fûtabaissé.  Il  ajouta  que  «  la  puissance  spirituelle  du  pape 
aurait  d'autant  plus  de.  poids,  que  son  autorité  temporelle  serait 
plus  considérable,  et  qu'elle  ne  pouvait  avoir  grande  force  que 
dans  l'égalité  qui  devait  être  entre  les  principales  couronnes  de  la 
chrétienté  (2).  »  Comme  les  choses  traînaient  en  longueur  à  la  cour 
de  Rome,  Richelieu  déclara  que  l'on  se  passerait  des  dispenses 
pontificales  :  alors  le  saint-père  se  hâta  de  les  envoyer. 

Toutes  les  actions,  toutes  les  pensées  du  cardinal  ne  tendaient 
qu'à  un  seul  but  :  abaisser  la  maison  d'Autriche,  et  surtout  la 
branche  espagnole,  avec  laquelle  la  France  avait  toujours  lutté. 
L'Espagne  dominait  en  Italie;  elle  abusa  de  son  influence  pour 
s'emparer  de  la  Valteline.  Dans  ses  Mémoires,  Richelieu  explique 
admirablement  l'importance  européenne  de  cette  affaire  qui,  à 
première  vue,  paraît  si  minime  :  «  On  ne  peut  douter,  dit-il,  que 
les  Espagnols  n'aspirent  à  la  monarchie  universelle;  le  grand 
obstacle  qu'ils  ont  rencontré  jusqu'ici,  c'est  la  séparation  de  leurs 
États.  Pour  faire  passer  leurs  armées  d'Italie  en  Flandre,  ils  étaient 
obligés  de  prendre  un  long  et  pénible  chemin  par  les  Suisses  et  de 


(1)  Mcmoin's  lie  Uicfielieu ,  T.  H,  p.  312-315. 

(2)  /((.,  ihid.,  p.  302,  311,  s. 


LA  FRANCE.  257 

leur  demander  passage,  ou  au  duc  de  Savoie,  qui  demeuraient 
libres  de  l'octroyer  ou  non.  Ayant  laValteline,  ils  unissaient  les 
terres  d'Autriche  à  celles  de  Milan;  et  partant  leurs  États  d'Italie 
à  ceux  de  Flandre.  »  La  possession  de  la  Valteline  donnait  à  la 
monarchie  espagnole  ce  qui  lui  manquait,  la  force  de  l'unité  : 
«  Ces  passages,  dit  Richelieu,  entre  les  mains  de  l'Espagne, 
peuvent  être  dits  à  aussi  bonne  raison,  les  fers  et  ceps  de  la  chré- 
tienté, que  le  roi  Philippe  de  Macédoine  appelait  le  fort  d'Acroco- 
rinthe,  qui  était  à  l'entrée  du  Péloponèse,  les  fers  dont  il  tenait  la 
Grèce  captive  (1).  »  Les  Espagnols  avaient  remis  la  Valteline  en 
dépôt  au  pape  ;  l'avantage  était  le  même  pour  eux,  puisqu'ils  domi- 
naient à  Rome,  et  ils  comptaient  qu'un  prince  de  l'Église  n'oserait 
jamais  s'attaquer  au  saint-siége;  mais  ils  avaient  compté  sans  l'au- 
dace du  cardinal.  Richelieu  commença  par  négocier,  puis  il  recou- 
rut à  la  force.  Il  y  eut  des  éclats  de  colère  à  la  cour  pontificale; 
un  nonce  menaça  le  tout-puissant  ministre  des  armes  spirituelles 
du  saint-siége.  Le  pape  se  garda  bien  de  suivre  ses  conseils  :  le 
temps  des  excommunications  était  passé  et  pour  toujours  (2). 

Quand  la  paix  fut  faite  en  Italie,  le  cardinal  tourna  ses  regards 
du  côté  de  l'Allemagne.  L'empereur  menaçait  de  devenir  le  maître 
absolu  de  l'empire.  Richelieu  voulut  «  remettre  l'Allemagne  en  la 
juste  balance  en  laquelle  elle  devait  être,  et  partant  rétablir  les 
princes  dépouillés  en  leurs  États  (3).  »  Les  soulèvements  conti- 
nuels des  huguenots  ne  permettaient  pas  au  ministre  de  Louis  XIII 
de  s'aventurer  dans  une  guerre  étrangère;  il  se  contenta  de  don- 
ner des  secours  d'argent  à  Mansfeld  et  au  roi  de  Danemark.  Ce  ne 
fut  qu'après  la  prise  de  La  Rochelle  que  le  cardinal  put  disposer 
des  forces  du  royaume;  son  premier  mot  fut  de  déclarer  au  roi 
«  que,  dans  sa  politique  du  dehors,  il  devait  avoir  un  dessein  per- 
pétuel d'arrêter  le  cours  des  progrès  d'Espagne  (4).  »  C'était  le 
grand  dessein  de  Henri  IV;  seulement,  po«r  le  cardinal,  la  guerre 
de  Trente  ans,  dans  laquelle  il  allait  s'engager,  n'avait  rien  de  reli- 
gieux :  prince  de  l'Église,  il  ne'pouvait  pas  vouloir  la  prépondé- 
rance du  protestantisme.  Cependant,  la  question  politique  et  la 

(J)  Mémoires  de  Richelieu,  T.  II,  p.  388-391. 

(2)  Levassor,  Histoire  de  Louis  XUI,  T.  Il,  p.  685,  ss 

(3)  Mémoires  de  Richelieu,  T.  III,  p.  184. 

(4)  Ibid.,  T.  IV,  p.  248. 


238  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

question  religieuse  avaient  des  liens  si  étroits,  qu'il  était  impos- 
sible de  les  séparer.  Le  cardinal  l'essaya,  mais  en  vain.  Il  repré- 
senta au  duc  de  Bavière,  chef  delà  ligue  catholique,  que  l'intérêt 
de  tous  les  princes  allemands  était  de  s'opposer  à  la  puissance 
croissante  de  l'empereur;  que  le  meilleur  moyen  de  maintenir  la 
liberté  germanique  était  d'enlever  la  couronne  impériale  à  la  mai- 
son d'Autriche.  Il  excita  le  duc  à  prendre  la  place  de  Ferdinand, 
en  l'assurant  de  l'assistance  du  roi  et  de  ses  alliés  (i).  Richelieu 
alla  plus  loin.  Lorsque  Gustave-Adolphe  prit  en  main  la  cause  du 
protestantisme,  le  cardinal  conseilla  aux  princes  allemands,  pro- 
testants et  catholiques,  de  s'unir,  pour  forcer  l'empereur  à  leur 
donner  une  paix  qui  garantît  leurs  droits  ;  il  leur  dit  que,  si  les  uns 
prenaient  part  pour  Ferdinand  et  les  autres  pour  le  roi  de  Suède, 
«  ce  serait  le  comble  total  de  la  ruine  de  leur  patrie;  qu'ayant  tous 
le  même  intérêt,  ils  devaient  faire  cause  commune  contre  l'ennemi 
commun  (2).  » 

Richelieu  revint  plus  d'une  fois  sur  ce  projet  d'une  ligue  générale 
des  princes  allemands  contre  la  maison  d'Autriche  (3).  Rien  de  plus 
sage,  au  point  de  vue  politique.  S'il  n'y  avait  pas  eu  d'autre  intérêt 
engagé  dans  la  lutte  que  la  liberté  allemande,  on  ne  comprendrait 
pas  pourquoi  les  princes  d'Allemagne  continuèrent  i\  se  déchirer 
entre  eux,  au  lieu  de  s'unir  contre  celui  de  qui  venait  le  mal, 
comme  dit  Richelieu.  Mais  il  y  avait  encore  la  question  religieuse 
dont  le  cardinal  ne  tenait  aucun  compte.  La  religion  dominait  la 
politique.  Voilà  pourquoi  le  duc  de  Bavière  resta  l'allié  fidèle  de 
Ferdinand,  malgré  les  sollicitations  de  la  France.  L'opposition 
religieuse  était  trop  forte  pour  que  l'union  entre  les  princes  pro- 
testants et  catholiques  fût  possible.  On  serait  tenté  de  déplorer 
ces  divisions,  comme  le  plus  grand  malheur  de  l'Allemagne;  car, 
comme  Richelieu  le  prédit,  elles  consommèrent  sa  ruine.  Mais 
l'opposition  du  catholicisme  et  du  protestantisme  était  précisé- 
ment la  cause  de  la  guerre,  et  la  lutte  entre  les  deux  confessions 
était  inévitable,  comme  nous  l'avons  dit  ailleurs.  C'était  donc  une 
vaine  entreprise  que  de  vouloir  effacer  les  divisions  religieuses, 
sans  lesquelles  il  n'y  aurait  pas  eu  de  guerre. 

(1)  Mémoires  de  Richelieti,  T.  V,  p.  111,  s. 

(2)  /6irf.,T.VI,  p.  542-544. 

{3)  Ibid.,  T.  VU,  p.  280,  299;  T.  VUI,  p.  236. 


LA  FRANCE.  259 

Au  premier  abord,  l'on  comprend  difficilement  la  raison  pour 
laquelle  Richelieu  tenait  tant  à  l'union  des  princes  d'Allemagne. 
En  effet,  celte  union,  si  elle  imposait  la  paix  à  l'empereur,  aurait 
empêché  aussi  le  démembrement  de  l'empire  et  par  suite  l'agran- 
dissement delà  France.  Cette  politique  n'était-elle  pas  en  contra- 
diction avec  l'ambition  française?  Pour  l'apprécier,  il  faut  se  placer 
au  milieu  des  événements,  et  tenir  compte  de  l'incertitude  où 
étaient  les  combattants  sur  l'issue  de  la  lutte.  Les  victoires  de 
Gustave-Adolphe  alarmaient  le  cardinal  autant  que  celles  de  Fer- 
dinand; il  ne  voulait  pas  plus  d'un  empire  luthérien  que  d'un  em- 
pire catholique  ;  et  au  point  de  vue  des  intérêts  français,  il  avait 
raison.  Voilà  pourquoi  il  rechercha  constamment  l'alliance  de  la 
Bavière,  alors  même  qu'il  était  l'allié  de  la  Suède;  il  ménageait  les 
princes  catholiques,  pour  s'en  servir  au  besoin  contre  l'ambition 
suédoise.  La  fortune  le  servit  à  merveille  :  la  mort  du  roi  de 
Suède,  la  défaite  de  Nordlingen,  la  défection  de  la  Saxe,  finirent 
par  rendre  la  France  l'arbitre  des  destinées  de  l'Allemagne.  Parle 
traité  de  Westphalie,  elle  gagna  l'Alsace,  que  le  cardinal  n'avait 
cessé  de  convoiter  à  travers  toutes  les  vicissitudes  de  la  guerre. 

II.  L'ambition  et  l'agrandisscincnt  dn  la  France. 

Richelieu  accusait  h  chaque  occasion  la  maison  d'Autriche  d'as- 
pirer h  la  monarchie  universelle;  c'est  ce  danger  qu'il  invoquait 
pour  légitimer  la  guerre  implacable  qu'il  faisait  ii  l'Espagne  et  à 
l'empereur.  Vers  la  fin  de  la  lutte,  la  cour  de  Vienne  rétorqua  l'ac- 
cusation contre  la  France.  On  lit  dans  un  Avertissement  aux  am- 
bassadeurs français,  à  Munster  (1),  émané  de  la  chancellerie  impé- 
riale :  «  Déjii  nous  avons  vu  des  statues  du  roi  de  France,  qui 
avaient  à  leurs  pieds  les  peuples  de  l'Europe  comme  suppliants  ; 
nous  avons  vu  des  inscriptions  de  ses  portraits  où  il  est  nommé  le 
conquérant  de  l'univers;  nous  avons  vu  une  tragi-comédie  de 
l'Europe  vaincue  ;  nous  avons  vu  un  Jupiter  français  enlevant  VEu- 
rope  sur  ses  épaules.  Qui  peut  douter  du  dessein  qu'ils  ont  formé 
d'envahir  l'Europe  entière,  quand  on  voit  le  traité  de  Cassan,  im- 


(1)  Négociations  secrètes  touchant  la  paix  de  Munster,  T.  I,  p.  2C4.  —  Ces  accusations  se 
trouvent  déjà  dans  le  Mars  fjaUicus,  II,  16,  p.  293. 


260  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

primé  par  ordre  exprès  du  roi?  On  y  voit  les  prétentions  inouïes 
de  cette  couronne;  on  dirait  qu'on  a  eu  en  vue  de  préparer  les 
esprits  et  de  jeter  les  fondements  de  cette  énorme  domina- 
tion. » 

Le  dernier  chef  d'acccusation  mérite  que  l'on  s'y  arrête.  Riche- 
lieu chargea  deux  savants,  Ditpiiy  et  Godefroi  de  faire  l'inventaire 
des  chartes  et  de  rechercher  les  droits  de  toute  nature  que  pou- 
vait avoir  la  couronne  de  France  sur  les  pays  voisins.  L'ouvrage 
de  Diqmy,  rédigé  dès  1631,  ne  parut  qu'en  1635  sous  le  titre  de 
Traité  touchant  les  droits  du  roi  très  chrétien  sur  plusieurs  États 
et  seigneuries  possédés  par  divers  princes  voisins,  recueilli  du  trésor 
des  chartes  du  roi.  Avant  cette  publication  oflicielle,  Jacques  de 
Cassan,  conseiller  du  roi,  écrivit  un  ouvrage  analogue  intitulé  : 
La  recherche  des  droits  du  roi  et  de  la  couronne  de  France,  sur  les 
royaumes,  duchés,  comtés,  villes  et  pays  occupés  par  les  princes  étran- 
gers, appartenants  au  roi  très  chrétien,  par  conquêtes,  successions, 
achats  et  autres  titres  ;  ensemble  de  leurs  droits  sur  l'empire.  Le 
livre,  dédié  au  cardinal  de  Richelieu,  est  conçu  dans  le  même 
ordre  d'idées  que  le  travail  de  Dupuy;  il  est  plus  que  probable  que 
Cassan  a  eu  connaissance  des  titres  recueillis  par  le  savant  biblio- 
thécaire. Les  deux  ouvrages  n'en  forment  donc  qu'un  seul  ;  nous 
allons  les  analyser,  pour  donner  une  idée  des  prétentions  fran- 
çaises. 

Le  but  de  ces  singulières  publications,  Cassan  l'avoue  dans  son 
Épître  à  Richelieu,  était  de  justifier  les  conquêtes  de  la  France,  en 
prouvant  qu'elle  ne  faisait  que  revendiquer  ce  qui  lui  appartenait  : 
«  Ses  lauriers,  dit-il,  seront  fondés  sur  la  justice  plus  que  sur  les 
armes.  »  Mais  cette  justice  était  singulièrement  élastique,  c'était 
plutôt  une  ambition  gigantesque,  inspirée  par  une  vanité  tout 
aussi  monstrueuse.  On  dirait  que  la  France  avait  hérité  de  l'or- 
gueil espagnol  ;  du  moment  où  elle  s'attaqua  à  la  maison  d'Au- 
triche, elle  révéla  des  prétentions  qui  dépassaient  certainement 
celles  de  ses  rivaux.  On  lit  dans  un  Discours  d'État  sur  la  nécessité 
de  faire  la  guerre  à  l'Espagne,  publié  en  1595  (1)  :  «  La  France  est 
l'âme  du  monde,  qui  n'a  mouvement  que  par  icelle;  c'est  Ife  petit 
miroir  des  hiérarchies  célestes,  c'est  la  forme  essentielle  d'une 

(l)  Mémoires  de  la  Ligue,  T.  VI,  p.  308. 


LA  FRANCE.  261 

vraie  et  parfaite  monarchie,  c'est  un  cinquième  élément  pour  les 
hommes  en  général.  »  Cette  même  outrecuidance  respire  dans 
l'ouvrage  de  Cassan  :  «  Sur  tous  les  rois  qui  commandent  dans 
l'univers,  Dieu  a  choisi  par  prérogative  les  rois  de  France,  pour 
graver  en  leurs  majestés  les  traits  et  linéaments  plus  augustes  de 
sa  divinité...  Il  a  voulu  que  leur  couronne  fût  d'un  or  plus  fin  que 
celle  de  tous  les  autres  rois,  et  qu'elle  fût  seule  par  sa  dignité 
entre  les  couronnes  de  la  terre,  comme  il  n'y  a  qu'une  seule  cou- 
ronne au  ciel  entre  les  astres.  »  Cassan  exprime  en  termes  magni- 
tiques  la  grandeur  de  la  France  ;  ce  qu'il  trouve  de  plus  merveilleux, 
c'est  que  les  plus  grands  monarques  qui  régnent  aujourd'hui  re- 
lèvent de  ses/ois  :■«  Elle  est  la  reine  des  nations,  et  la  maîtresse 
des  royaumes;  elle  ressemble  à  l'ancienne  Italie,  laquelle  dans  les 
vieilles  médailles  on  voyait  garnie  des  sceptres  soutenant  un  globe.» 

Laissons-là  les  dithyrambes  et  voyons  les  titres.  «  Les  plus  puis- 
sants États  de  l'Europe,  dit  Cassan,  ne  sont  que  fleurons  et  pièces 
éclipsées  du  royaume  de  France;  la  violence  des  ans  et  l'injure 
de  la  fortune  ont  pu  les  séparer  de  la  légitime  domination  de  nos 
rois,  mais  non  les  priver  de  leurs  droits,  puisque  la  justice,  tutrice 
des  couronnes  des  princes  et  déesse  tutélaire  du  monde  les  con- 
serve encore  dans  son  temple  entiers  et  inviolables.  »  Cela  seul 
suffit  «  pour  rendre  le  roi  de  France  monarque  presque  de  toute 
l'Europe,  et  accroître  son  empire  delà  meilleure  partie  du  monde.  » 
On  oppose  en  vain  la  prescription;  on  ne  peut  prescrire  contre  les 
couronnes  et  souverainetés,  vu  que  les  rois  sont  par  dessus  les 
lois  qui  ont  introduit  la  prescription  :  «  Les  ans  qui  détruisent 
tout,  rendent  hommage  à  leurs  sceptres,  sans  pouvoir  toucher  à 
leurs  sacrés  diadèmes.  »  Cassan  a  encore  une  autre  raison  pour 
mettre  les  rois  h  l'abri  de  la  prescription,  et  celle-ci  mérite  atten- 
tion, car  elle  se  retrouve  dans  les  Mémoires  de  Richelieu  :  «  La 
longue  possession,  dit  le  cardinal,  ne  donne  aucun  droit,  en  ma- 
tière de  royaumes,  n'y  ayant  jamais  de  prescription  entre  les 
princes,  qui  ne  reconnaissent  point  de  tribunal  devant  lequel  ils 
se  puissent  pourvoir,  et  ainsi  sont  toujours  reçus  h  redemander 
leurs  droits  contre.les  usurpateurs,  et  à  y  rentrer  par  la  force  (1).  » 

Tel  est  le  principe.  C'est  plus  qu'un  sophisme  d'écrivain,  c'est 

i\)  Mémoires  de  Richelieu^  T.  VU,  p.  404. 

17 


i26l2  LA  «îuerkl;  ue  trente  ans. 

une  maxime  d'État;  nous  allons  voir  les  conséquences  merveil- 
leuses qu'en  tirent  Cassait  et  Dupuy.  La  Castille  appartient  aux 
rois  (le  France,  comme  descendants  de  Cliarlemagne;  ce  litre  héré- 
ditaire a  été  confirmé  par  la  reine  Blanche.  L'Aragon  et  la  Cata- 
logne sont  également  des  conquêtes  du  grand  empereur;  la  maison 
d'Anjou  a  rafraîchi  ces  droits  antiques.  Il  est  inutile  d'insister 
sur  la  Navarre;  la  possession  des  Espagnols  est  une  évidente 
usurpation,  puisque  nos  monarques  portent  le  titre  de  roi  de  Na- 
varre. Les  premiers  princes  qui   régnèrent  en  Portugal,  sont 
sortis  de  la  famille  royale  de  France;  ce  titre,  au  lieu  de  s'être 
affaibli  par  le  temps,  «  s'est  fortifié  par  la  longueur  de  sa  course.  « 
Voilà  la  maison  d'Autriche  dépouillée  de  la  Péninsule.  Il  est  plus 
facile  encore  à  nos  théoriciens  de  lui  enlever  ses  possessions 
d'Italie.  Cassan  n'énumère  pas  moins  de  dix  titres  qui  donnent 
droit  aux  rois  de  France  sur  le  royaume  de  Naples  :  les  plus 
précieux,  dit-il,  sont  ceux  qui  portent  la  marque  de  l'ancienne 
piété  des  princes  français  envers  le  saint-siége,  et  de  leur  zèle 
pour  la  défense  de  l'Église  contre  ses  ennemis.  Dupuy  ajoute  que 
les  Espagnols  sont  des  spoliateurs,  qu'ils  ne  possèdent  Naples  que 
par  violence.  Quant  au  duché  de  Milan,  «  il  est,  sans  contredit,  un 
des  tleurons  de  celte  couronne  qui  a  été  éclipsé  par  les  étrangers 
de  l'obéissance  de  nos  rois;  mais  nonobstant  leur  indue  occupa- 
tion, cet  État,  l'un  des  plus  beaux  membres  d'Italie,  ayant  été 
transmis  ii  nos  princes  par  la  légitime  succession  de  la  maison 
d'Orléans,  fait  une  partie  de  la  France  et  est  compris  dans  la  ron- 
deur de  sa  couronne.  »  Gênes,  au  dire  de  Cassa?i,  appartient  à  la 
France,  depuis  Charlemagne;  Dupuy  invoque  encore  un  titre  plus 
moderne,  la  cession  consentie,  en  1395,  par  l'immense  majorité 
des  ordres  de  la  république;  la  cession  fut  confirmée  trois  fois, 
en  divers  temps.  L'écrivain  français  fait  un  appel  solennel  à  la 
justice  pour  réclamer  les  droits  de  la  France  sur  la  Flandre  et  sur 
tous  les  Pays-Bas  :  «  Si  la  maison  d'Autriche  voulait  se  soumettre 
au  jugement  balancé  d'un  poids  juste  et  mesuré  d'une  égale  main 
de  juges  non  intéressés,  il  faut  estimer  que  les  droits  du  roi  sur 
la  Flandre  sont  si  clairs,  et  la  justice  de  ses  prétentions  si  puis- 
sante, que  l'on  jugerait  équitablement  que  la  Flandre  est  une  pièce 
du  corps  de  ce  royaume,  une  fleur  détachée  de  la  couronne  de 
France,  un  cercle  de  son  système,  bref,  un  rayon  éclipsé  de  celle 


LA  FRANCE.  265 

monarchie.  »  Qu'importe  que  les  rois  de  France  aient  renoncé  à 
leur  suzeraineté  par  des  traités  formels!  Ces  cessions  furent  arra- 
chées par  la  violence,  or  le  temps  ne  couvre  pas  ce  vice,  dit 
Dupiiy,  mais  l'augmente.  On  ne  peut  nier  que  l'Allemagne  ne 
soit  un  ancien  membre  du  royaume  de  France,  conquis  par  le 
droit  des  armes.  La  dignilé  impériale  appartient  aux  rois  très 
chrétiens,  comme  successeurs  de  Charlemagne.  Cassan  avait  oublié 
l'Angleterre;  Dupiiy  y  songea.  En  1216,  dit-il,  le  fils  de  Philippe- 
Auguste  fut  élu  roi  d'Angleterre,  du  consentement  de  la  noblesse, 
du  clergé  et  du  peuple;  il  a  transmis  son  droit  à  ses  successeurs. 
Il  est  vrai  que  les  rois  d'Angleterre  revendiquent  la  couronne  de 
France  en  vertu  d'une  cession  analogue;  mais  le  publiciste  fran- 
çais répond  que  le  traité  est  vicié  dans  son  essence,  ayant  été 
fait  par  un  roi  troublé  d'esprit. 

Ces  prétentions,  qui  nous  paraissent  aujourd'hui  bien  saugre- 
nues, étaient  admises  au  xvn'*  siècle  comme  des  titres  incontes- 
tables. Cassan  et  Dupuy  étaient  légistes;  les  théologiens  soute- 
naient les  mêmes  doctrines.  En  1634,  un  docteur  de  Sorbonne, 
théologal  de  l'église  de  Dijon,  enseigna  que  les  Français  étaient 
les  héritiers  légitimes  de  l'empire,  lequel  comprenait  toutes  les 
Gaules,  l'Italie  entière,  l'Allemagne,  la  Hongrie,  la  Pologne,  la 
Russie,  l'Espagne  jusqu'il  l'Èbre  :  «  L'empereur  ou  ses  prédéces- 
seurs nous  ont  ravi  l'empire  ;  il  doit  le  restituer  aux  légitimes  suc- 
cesseurs de  Charlemagne.  Tout  le  reste  des  petits  princes  de  l'Eu- 
rope n'ont  que  le  bien  qu'ils  ont  envahi  sur  nous  pendant  les 
troubles  de  la  monarchie.  Les  injustes  détenteurs  ne  peuvent 
détenir  en  conscience  les  terres  qu'ils  ont  usurpées.  »  L'auteur 
fait  un  devoir  de  conscience  au  roi  très  chrétien  de  revendiquer 
l'héritage  de  ses  ancêtres  (1).  Ainsi  l'ambition  de  la  France  n'était 
plus  de  l'ambition,  mais  bien  l'amour  de  la  justice!  Tout  cela 
paraît  pafaitement  ridicule.  Mais  il  y  a  dans  cette  doctrine  une  idée 
nouvelle  qui  commençait  h  germer  en  France,  et  qui  est  bien  plus 
dangereuse  que  le  prétendu  droit  invoqué  par  les  écrivains  fran- 
çais, c'est  celle  des  frontières  naturelles.  Cassan ,  s" eA\  prévaut 
pour  réclamer  le  Roussillon  qui  se  trouve,  dit-il,  dans  les  bornes  de 


(1)  Questions  décidées,  par  Bessan  A  vroy,  doclcur  en  théologie,  impi  imée  en  103V,  avec  privilège 
«t  approbation  des  docteurs,  p.  110,  38, 100, 93  et  98. 


264  I-Â  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

la  France  que  la  nature  semble  avoir  mises  de  ses  propres  mains. 
Telle  était  aussi  !a  politique  deRiclielieu  :  «  Le  but  de  mon  ministère, 
dit-il  en  mourant,  a  été  de  rendre  à  la  Gaule  les  frontières  que  lui 
a  destinées  la  nature,  d'identifier  la  Gaule  à  la  France,  et  de  réta- 
blir !a  nouvelle  Gaule  partout  où  a  été  l'ancienne  (1).  »  C'était  la 
politique  inaugurée  parles  huguenots.  Richelieu  abandonna  déci- 
dément les  conquêtes  lointaines;  s'il  fit  la  guerre  en  Italie,  ce  fut 
uniquement,  comme  il  le  dit  lui-même,  pour  en  chasser  les  Espa- 
gnols et  mettre  en  leur  place  des  princes  italiens.  Le  cardinal 
exposa  son  système  au  roi,  dès  1629,  lorsque  la  prise  de  la  Rochelle 
lui  permit  de  songer  à  la  grandeur  de  la  France  :  «  II  ne  fallait  pas, 
dit-il,  imiter  les  Espagnols,  qui  cherchent  toujours  à  augmenter 
leur  domination  et  à  étendre  leurs  limites.  La  France  ne  devait 
penser  qu'à  se  fortifier  en  elle-même;  il  fallait  se  fortifiera  Metz, 
et  s'avancer  jusqu'à  Strasbourg,  s'il  était  possible,  mais  sans  rien 
brusquer,  en  y  mettant  au  contraire  beaucoup  de  temps,  grande 
discrétion,  et  une  douce  et  couverte  conduite.  On  pourrait  encore 
penser  à  la  Navarre  et  à  la  Franche-Comté,  comme  étant  contiguës 
à  la  France  et  lui  appartenant,  d'ailleurs  faciles  h  conquérir,  mais 
pour  le  moment  il  convenait  d'ajourner  cette  conquête  (2).  «  Ce 
que  Richelieu  voulait  avant  tout,  c'était  que  l'on  étendît  le  royaume 
jusqu'au  Rhin  (3). 

Le  cardinal  couvrait  sa  politique  exclusivement  française  du 
nom  de  la  liberté  de  l'Allemagne  ;  de  là  les  amères  accusations 
des  historiens  allemands'  contre  la  France.  «  C'est  elle,  disent-ils, 
qui  perpétua  la  guerre  pendant  trente  ans,  pour  dépouiller 
l'empire  sous  prétexte  de  l'affranchir.  Elle  eut  pour  complices  de 
sa  coupable  ambition  quelques  princes  protestants  qui,  par 
cupidité  et  par  haine  contre  l'Autriche,  trahirent  la  cause  de 
leur  patrie  pour  servir  l'étranger  (4).  »  Les  historiens  allemands 
oublient  les  principaux  complices  de  l'ambition  française  :  l'em- 
pereur et  les  princes  catholiques.  Transportons-nous  au  congrès 
de  Munster,  assistons  aux  négociations ,  nous  verrons  à  qui 
l'Allemagne  doit  d'avoir  été  démembrée. 


(1)  liichelieu jTeslamonl  politique.  (Martin,  Histoire  de  francp,  T.  XI,  p.  216,  noie  2.) 

(2)  Mémoires  de  Richelieu,  T.  IV,  p.  248-250. 

(3)  ma.,  T.  vn,  p.  274. 

(4)  Barlhold,  Der  grosse  deutsclie  Krieg,  T.  I,  p.  34,  ss. 


LA  FRANCE.  265 

L'ambition  française,  après  avoir  marché  à  couvert,  comme 
le  conseillait  Richelieu,  se  produisit  enfin  au  grand  jour  :  les 
négociateurs  demandèrent  l'Alsace.  Chez  qui  trouvèrent-ils  de 
la  résistance?  Chez  qui  trouvèrent-ils  de  l'appui?  Les  princes 
protestants  tirent  l'impossible  pour  empêcher  le  démembre- 
ment (1);  mais  la  force  leur  manqua.  Ne  pouvant  empêcher 
la  cession  de  l'Alsace,  ils  auraient  voulu  du  moins  la  rattacher 
à  l'Allemagne,  en  la  cédant  à  la  France  à  titre  de  fief.  Cette 
proposition  fut  également  écartée;  l'empereur  craignait  que  les 
rois  très  chrétiens,  étant  membres  de  l'empire,  n'y  missent  le 
trouble  à  leur  profit  (2).  Quant  au  roi  de  France,  il  se  décida 
pour  la  cession,  en  toute  souveraineté,  parce  que  par  là  la 
France  reprenait  ses  anciennes  limites  du  Rhin  (3).  Les  pléni- 
potentiaires français  nous  diront  comment  les  princes  catholi- 
ques accueillirent  l'idée  du  démembrement  :  «  La  plupart  ont 
dit  hautement  que  le  moyen  de  faire  la  paix  était  de  satisfaire 
la  France,  et  qu'il  fallait  commencer  par  lii  pour  avoir  meil- 
leur compte  dans  les  affaires  qui  sont  à  traiter  avec  les  protes- 
tants (4).  »  Ainsi,  l'intérêt  de  la  foi  l'emporta  sur  le  sentiment  de 
la  patrie,  chez  les  catholiques  bien  plus  que  chez  les  prolestants. 
Parmi  les  princes  qui  appuyèrent  les  prétentions  de  la  France,  se 
trouvait  le  duc  de  Bavière,  le  chef  fanatique  de  la  ligue,  l'instru- 
ment docile  des  jésuites  (o);  il  conseilla  à  l'empereur  «  de  donner 
en  toute  façon  à  la  France  la  satisfaction  qu'elle  prétendait,  quand 
même  il  faudrait  lui  laisser  deux  fois  l'Alsace  (6).  »  Il  fut  même 
question,  pour  la  Bavière,  de  joindre  ses  armes  à  celles  de  la 
la  France,  afin  de  lui  faire  obtenir  celte  province  (7).  Comment 
le  duc,  d'ennemi  acharné,  devint-il  subitement  ami  de  la  France? 
Ferdinand  II  l'avait  investi  de  la  dignité  électorale,  et  du  Pala- 


(.1)  Les  plénipotentiaires  français  le  disent.  (Lettre  du  10  mais  1646,  dans  les  .Négociations  se- 
riéles toïiclunU  la  paij;  de  Munster j  T.  lU,  p.  113.) 

(2)  Ad.  Menzel,  Geschichle  derDeutschen,  T.  Vlll,232,  s. 

i3)  \è(juckitions  secrètes  touchant  la  paix  de  Aldnste);  T.  III,  p.  245. 

14)761'/.,  T.  III,  p.  187. 

{O)  Lettre  de  Mazarin,  22  nov.  1645,  aux  plénipotentiaires.  (Xégociatioas ,  T.  H  ,2,  p.  213.1 
1  Bavière  est  le  meilleur  instrument  que  nous  puissions  avoir  dans  les  affaires  d'.\l!emagDe  ponr 
nous  y  faire  avoir  nos  satisfactions.  » 

(6)  Lettre  de  Mazarin  aux  plénipotentiaires  français,  du  12  jauv.  1646.  (Négociations  secrètes ^ 
T.  III,  p.  11.) 

i")  Lettre  des  plénipotentiaires  français,  1"  oct.  1645.  (Xégociations  secrètes,  T.  II,  2,  p.  162.) 


260  LA  (JIIF.KRE  DE  TRENTE  ANS. 

tinal,  dépouilles  de  l'infortuné  roi  d'hiver.  Le  duc  de  Bavière 
n'avait  qu'un  moyen  de  conserver  sa  conquête,  l'appui  de  la 
France  ;  car  les  Suédois  avaient  une  telle  aversion  contre  ce 
prince,  qu'ils  auraient  voulu  le  ruiner  bien  plutôt  que  de  s'ac- 
commoder avec  lui.  De  là  le  zèle  du  duc  pour  les  intérêts  fran- 
çais (1),  de  là  le  démembrement  de  l'empire. 

La  cession  de  l'Alsace  ne  réalisait  qu'une  partie  des  projets  de 
Richelieu  ;  la  France  fit  la  guerre  pendant  dix  ans  pour  arracher 
les  Pays-Bas  à  l'Espagne.  En  1635,  le  cardinal  signa  un  traité 
avec  les  Provinces-Unies  pour  le  partage  des  Pays-Bas  espagnols; 
la  conquête  ayant  échoué,  Mazarin  essaya  d'obtenir  par  les 
négociations  ce  que  le  sort  des  armes  lui  avait  refusé.  L'insurrec- 
tion de  la  Catalogne  mit  dans  ses  mains  un  gage  précieux  qu'il 
comptait  échanger  contre  la  Belgique.  Il  adressa  un  mémoire 
aux  plénipotentiaires,  oîi  il  développa  les  avantages  de  la  réunion 
avec  un  soin,  une  prédilection,  qui  marquaient  combien  il  tenait 
à  cette  idée  :  «  L'acquisition  des  Pays-Bas  formera  à  la  ville  de 
Paris  un  boulevard  inexpugnable;  ce  serait  alors  véritablement 
qu'on  pourrait  l'appeler  le  ccBur  de  la  France...  La  puissance  de 
la  France  se  rendrait  redoutable  à  tous  ses  voisins  et  particuliè- 
rement aux  Anglais,  qui  sont  naturellement  jaloux  de  sa  grandeur, 
et  qui  ne  laisseront  échapper  aucune  occasion  de  procurer  sa 
diminution,  si  une  puissante  acquisition  ne  leur  ôte  tout  espoir 
d'y  réussir...  La  maison  d'Autriche  ne  pourrait  plus  nuire  à  la 
France,  tandis  que,  dans  les  Pays-Bas,  une  bataille  perdue  sur 
la  Somme  répand  l'épouvante  à  Paris...  Tant  s'en  faut  que  nous 
eussions  à  craindre  aucun  mal  de  l'empereur,  il  aurait  sujet  d'en 
appréhender  de  nous,  ce  qui  l'obligerait  à  conserver  une  bonne 
union  avec  ce  royaume...  L'Espagne  serait  bridée;  il  faudrait  que 
nos  ennemis  eussent  perdu  le  jugement,  si,  les  choses  étant  ainsi, 
ils  se  résolvaient  à  une  rupture  avec  ce  royaume;  la  France 
n'ayant  rien  du  côté  des  Flandres  et  de  l'Allemagne  qui  pût 
occuper  ses  forces,  on  laisse  à  juger  de  quoi  elles  seraient 
capables,  si  nous  ne  les  employions  qu'en  Espagne  et  en  Italie... 
Le  cardinal  espère  que  les  Provinces-Unies  ne  traverseront  pas  ces 
vues,  si  l'on  garantit  leur  indépendance.  Elles  n'ont  rien  à  craindre 

(1)  Lettre  du  duc  de  Longueville,  4  mars  1647.  {ISVgociations  secrètes,  T.  IV,  p.  83.) 


LA  FRANCE.  207 

de  la  France,  puisque  l'assiette  de  leur  pays  est  telle  et  si  bien 
fortifiée,  et  par  l'art  et  par  la  nature,  que  ce  sera  toujours  inu- 
tilement que  l'on  entreprendra  d'y  taire  aucun  progrès...  »  En- 
tin  Mazarin  croit  «  que  la  France'  gagnera  facilement  l'amour 
des  peuples  de  la  Flandre,  puisqu'ils  cesseront  de  soulïrir  des 
oppressions  incroyables  de  la  guerre,  et  jouiront  d'une  profonde 
tranquillité,  avec  toutes  sortes  de  commodités  et  d'avantages  (1).  » 
Les  plénipotentiaires  français  répondirent  au  ministre  qu'ils 
étaient  d'accord  sur  les  avantages  que  produirait  la  réunion  des 
Pays-Bas  h  la  France  ;  mais  ils  objectèrent  que  cet  agrandissement 
choquerait  les  Provinces-Unies  et  l'Angleterre,  et  donnerait  de 
la  jalousie  à  tous  les  États.  Mazarin  revint  à  la  charge  :  il  avoua 
que  les  Anglais  s'y  opposeraient  de  tout  leur  pouvoir,  si  leurs 
propres  affaires  étaient  en  une  autre  situation  ;  mais  que  c'était 
maintenant  ou  jamais  la  vraie  conjoncture  de  faire  réussir  une 
pareille  chose,  sans  y  trouver  aucun  obstacle  de  leur  part  :  «  Ils 
n'ont  pas  même  d'ambassadeurs  h  Miinster;  ils  ont  tant  d'occu- 
pations domestiques,  qu'ils  ne  peuvent  prendre  aucun  intérêt  au 
dehors.  »  Quant  aux  Provinces-Unies,  dit-il,  on  pourrait  les 
gagner,  en  abandonnant  au  prince  d'Orange  le  marquisat  d'Anvers, 
sous  la  suzeraineté  de  la  république  (:2). 

Les  plénipotentiaires  français  voyaient  plus  clair  que  le  cardinal 
ministre.  A  la  fin  de  la  guerre  de  Trente  ans,  l'ambition  de  la 
France  commençait  à  alarmer  l'Europe;  c'est  la  crainte  de  ce 
voisinage  dangereux  qui  réconcilia  subitement  la  Hollande  et 
l'Espagne.  Le  projet  de  Mazarin  ne  pouvait  aboutir.  Cela  n'em- 
pêcha pas  la  France  d'atteindre  son  but,  l'abaissement  de  la  mai- 
son d'Autriche;  c'était  elle  encore  plus  que  l'empire  qui  était 
amoindrie  par  la  cession  de  l'Alsace.  Elle  conserva,  ;\  la  vérité, 
la  couronne  impériale,  mais  c'était  une  dignité  sans  pouvoir  réel, 
le  traité  de  Westphalie  ayant  si  bien  sauvegardé  la  liberté  des 
princes,  qu'il  ne  restait  rien  à  l'empereur  qu'un  vain  titre.  La 
prépondérance  passa  décidément  de  la  race  de  Charles-Quint 
h  celle  de  Henri  IV. 


(1)  Mémoire  de  Mazarin  du20 janv.  1646.  (.\é(iorialions  secrètes,  T.  HI,  p.  21-25.) 

(2)  MfifjocUilions  secrètes  louchant  la  pai,v  de  Mii  nsler,  T.  UI,  p.  27,  s.,  50. 


268  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 


III  .  Richelieu. 


La  France  doit  cette  grandeur  à  un  homme;  Richelieu  la  trouva 
faible  et  épuisée,  il  la  laissa  la  première  nation  du  monde.  Pen- 
dant longtemps,  la  nation  reconnaissante  glorifia  le  grand^ministre. 
En  1636,  Voiture  écrit  :  «  Tant  que  le  cardinal  a  présidé  aux 
affaires,  il  n'y  a  pas  un  voisin  sur  lequel  la  France  n'ait  gagné  des 
places  ou  des  batailles.  Tous  ceux  qui  ont  quelques  gouttes  de 
sang  français  dans  les  veines,  et  quelque  amour  pour  la  gloire 
de  leur  pays,  ne  pourront  lire  ces  choses  sans  s'affectionner 
à  lui  (1).  «  Qu'aurait  àii  Voiture,  s'il  avait  écrit  en  1648?  Cependant, 
au  wni*^  siècle,  il  se  fit  une  violente  réaction  contre  l'ambition 
des  conquêtes  :  la  France,  ruinée  par  les  guerres  de  Louis  XIV, 
s'aperçut  que  les  peuples  payaient  cher  la  gloire  des]  armes. 
Comme  d'habitude,  la  réaction  influa  sur  l'appréciation  du  passé; 
on  s'en  prit  à  Riclielieu  de  cette  manie  guerrière,  et,  de  l'excès 
d'admiration,  on  passa  à  l'excès  du  dénigrement.  L'historien,  si 
consciencieux  du  reste,  de  Louis  XIII,  Le  Fassw, ^[traite  tout 
simplement  Richelieu  d'habile  scélérat;  il  lui  conteste  même  le 
génie,  pour  en  faire  un  intrigant  de  bas  étage  :  «IToute  son  ambi- 
tion, dit-il,  consistait  ti  conserver  le  pouvoir;  c'est  pour  rester 
ministre  qu'il  perpétua  la  guerre,  sachant  que  Louis  XIII  ne 
pourrait  se  passer  de  lui  tant  qu'elle  durerait  (2).  »  Un  écrivain  de 
génie,  Montesquieu ,  porta  sur  le  cardinal  un  jugement  qui  est 
comme  la  marque  d'un  fer  chaud  :  «  Les  plus  méchants  citoyens 
de  France  furent  Richelieu  et  Louvois  (3).  »  Faut-il  s'étonner  si 
les  Allemands  abondent  dans  cet  outrage  et  ce  mépris?  Peu  s'en 
faut  que  F.  Schlegel  ne  voie  dans  le  ministre  de  Louis  XIII  une 
incarnation  de  Satan  :  «  Ferdinand,  dit-il,  et  Gustave-Adolphe 
combattirent  pour  leur  foi;  il  n'y  a  pas  jusqu'à  Wallenstein  qui 
avait  au  moins  une  superstition,  l'astrologie.  Richelieu  était  sans 
foi  ni  loi  :  c'est  un  athée  politique  (4).  » 


(1)  Pelitol,Co\\ec[\on  de  mémoires,  2*  série,  T.  XI,  p.  35(). 

(2)  Lmassor,  Histoire  de  Louis  XIII,  T.  IV,  p.  538,  ol3,  o8i.r—  Tplle  est  aussi  ropinioii  du  pèie 
Bougeant,  Histoire  du  traité  de  Westphalie,  T.  I,  p.  339. 

(3)  Montesquieu,  Pensées. 

(4)  F.  Schlegel,  Vorlesuogen  uber  die  neuere  Geschichte  (leçon  XVII). 


LA  FRANCE.  269 

Nous  ne  ferons  pas  à  Richelieu  l'injure  de  le  défendre  contre 
les  accusations  de  petits  esprits  qui  abaissent  l'histoire  ù  leur 
niveau.  L'on  peut  reprocher  au  cardinal  un  patriotisme  étroit, 
mais,  par  cela  même,  on  ne  peut  lui  dénier  l'amour  de  la  pa- 
trie tel  que  les  anciens  l'entendaient.  Sans  doute,  il  avait  son 
ambition  personnelle,  mais  cette  ambition  se  confondait  avec  la 
grandeur  de  la  France.  La  politique  de  la  France  voulait  ce  que 
voulait  l'intérêt  du  cardinal.  Nous  ne  dirons  pas,  avec  un  des 
grands  historiens  de  notre  temps,  que  le  ministre  français  fut  le 
défenseur  de  la  liberté  alleiuande  et  le  sauveur  de  la  liberté 
européenne  (1).  C'est  faire  honneur  à  l'homme  de  ce  qui  appar- 
tient à  Dieu.  Il  est  vrai  que  l'intervention  de  Richelieu  dans  la 
guerre  de  Trente  ans  sauva  la  réforme,  et,  par  suite,  la  liberté  de 
l'Allemagne  et  de  l'Europe.  3Iais  Richelieu  songeait-il  au  protes- 
tantisme, quand  il  prit  parti  pour  les  protestants  contre  la  maison 
d'Autriche?  Il  y  songeait  si  peu,  qu'il  niait  que  la  guerre  fût  une 
guerre  religieuse;  à  ses  yeux,  elle  était  purement  politique  ;  ce 
qu'il  poursuivait,  c'était  l'abaissement  de  la  maison  d'Autriche. 
Quant  II  la  liberté  allemande,  elle  entrait  dans  ses  vues,  mais 
seulement  comme  instrument. 

Les  ennemis  de  Richelieu  lui  coutestent  même  la  gloire  d'avoir 
délivré  l'Europe  du  danger  d'une  monarchie  universelle  ;  ils  disent 
que  l'Espagne  était  déjà  en  décadence  au  xvn'^  siècle,  et  que  les 
empereurs  d'Allemagne  n'étaient  guère  à  craindre  :  hommes  du 
passé,  leur  ambition  se  bornait  à  maintenir  le  passé  (2).  Il  est  très 
vrai  que  l'Espagne  de  Philippe  IV,  épuisée  d'hommes  et  d'argent, 
ne  pouvait  guère  songer  h  conquérir  la  monarchie;  il  est  encore 
vrai  que  la  branche  allemande  de  la  maison  d'Autriche  n'avait  pas 
la  grande  ambition  qu'on  lui  suppose.  Mais  on  oublie  que  l'empe- 
reur d'Allemagne  et  le  roi  d'Espagne  étaient  à  la  tête  de  la  réaction 
catholique,  et  l'ambition  universelle  de  l'Église  n'a  jamais  été  mise 
en  doute.  La  France  devait  craindre  le  prince  qui,  en  1630,  était  à 
peu  près  maître  absolu  en  Allemagne,  et  qui  déjà  étendait  la  main 
sur  le  Nord  et  sur  l'Italie.  Il  est  certain  que  ces  craintes  étaient 
générales,  et  que  pour  Richelieu  elles  furent  plus  qu'un  prétexte  : 


(1)  J.  von  MûUer,  der  Fûrsleubund,  th.  iS. 

1,2)  Ad.  .Menzel,  Geschichte  der  Deulschcn,  T.  VHI,  p.  162,  s. 


270  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

c'était  sa  préoccupation  incessante.  Ce  qui  le  prouve,  ce  sont  les 
exhortations  qu'il  adressait  à  toute  occasion  aux  princes  d'Alle- 
magne, catholiques  et  protestants  :  il  les  engageait  l\  s'unir  contre 
l'ennemi  commun,  l'empereur  :  L'union,  disait-il,  est  le  seul  moyen 
de  garantir  leur  liberté.  Que  le  cardinal  se  soit  peu  soucié  de  la 
liberté  germanique  en  elle-même,  nous  l'accordons  volontiers. 
Mais  peu  importe;  toujours  est-il  qu'en  disant  aux  princes  alle- 
mands de  s'unir,  il  se  plaçait  au  point  de  vue  de  leur  liberté;  et  il 
est  tout  aussi  certain  que,  si  l'Allemagne  avait  suivi  ce  conseil, 
elle  eût  échappé  h  la  honte  du  démembrement.  Cela  seul  atteste  la 
bonne  foi  de  Richelieu  :  il  désirait  l'agrandissement  de  la  France, 
mais  il  désirait  avant  tout  l'abaissement  de  la  maison  d'Autriche. 

Richelieu  voulait-il  donner  h  la  France  la  domination  dont  il 
dépouilla  la  maison  d'Autriche?  Ici  il  faut  se  garder  d'imputer  au 
cardinal  la  responsabilité  des  faits  historiques  qui  procèdent  plus 
ou  moins  de  sa  politique.  Il  donna  le  premier  rang  h  la  France 
dans  la  chrétienté,  et  il  concentra  toutes  les  forces  de  la  monar- 
chie dans  les  mains  du  prince  :  n'était-ce  pas  pousser  à  la  monar- 
chie universelle,  et  la  politique  conquérante  de  Louis  XIV  n'est- 
elle  pas  une  suite  fatale  de  celle  de  Richelieu?  Ce  reproche  n'a 
point  fait  déHiut  au  grand  cardinal  (1).  La  vérité  est  qu'il  n'était 
pas  un  guerrier,  et  qu'il  n'avait  pas  le  goût  des  conquêtes.  Il  avait 
trop  de*bon  sens  pour  se  laisser  prendre  à  la  chimère  de  la  monar- 
chie universelle.  En  vain  invoque-t-on  contre  lui  l'occupation 
de  l'Alsace  et  le  projet  de  partage  des  Pays-Bas  :  sans  doute,  il 
avait  l'ambition  de  rendre  h  la  France  ses  frontières  naturelles, 
mais  il  y  a  un  abîme  entre  ce  système  et  celui  de  la  monar- 
chie conquérante,  h  la  façon  de  Louis  XIV  et  de  Napoléon. 
L'idée  des  frontières  naturelles  tient  au  principe  de  nationalité 
dont  elle  est  la  garantie  :  or  qui  dit  nationalité,  exclut  toute 
espèce  de  domination  universelle.  Richelieu  étendait-il  trop  loin 
les  bornes  de  la  France?  L'avenir  répondra  ù  cette  question  :  les 
nations  sont  de  Dieu,  et  Dieu  seul  connaît  les  limites  auxquelles 
elles  doivent  s'arrêter. 

Nous  avons  rendu  justice  à  Richelieu  ;  nous  ajouterons  qu'il 


(1)  C'est  l'accusation  que  Sismondi  porte  contre  Richelieu.  (Histoire  des  Français,  T.  XIV,  p.  47, 
pdit.  de  Bruxelles.) 


LA  POLITIQUE  ET  LA  RELIGION.  271 

n'est  pas  du  nombre  des  grands  génies  dont  l'humanité  a  droit 
d'être  fière.  Les  hommes  que  la  postérité  révère,  sont  ceux  qui 
guident  le  genre  humain  vers  le  terme  de  ses  destinées,  ce  sont 
les  hommes  qui  ont  l'œil  tourné  vers  l'avenir;  or  Richelieu  était, 
comme  tous  les  politiques,  l'homme  du  présent.  Il  arrive  presque 
toujours  à  ces  esprits,  quelle  que  soit  leur  élévation,  de  sacrifier 
l'avenir  au  présent.  Richelieu  renversa  tous  les  obstacles  qu'il 
rencontra  sur  sa  route.  L'aristocratie  indisciplinée  se  révolta 
contre  le  pouvoir  royal;  Richelieu  la  brisa,  sans  songer  qu'en 
détruisant  un  obstacle  et  une  résistance,  il  détruisait  en  même 
temps  un  élément  de  force.  Les  huguenots  abusèrent  de  la  posi- 
tion que  Henri  IV  leur  avait  faite,  ils  menaçaient  de  devenir  un 
État  dans  rÉiat;  Richelieu  leur  enleva  toutes  les  garanties  que 
l'édit  de  Nantes  leur  accordait,  sans  songer  que  la  liberté  reli- 
gieuse qu'il  leur  laissait  serait  à  la  merci  d'un  caprice  princier. 
Richelieu  ne  voulait  pas  d'une  monarchie  conquérante,  et  néan- 
moins il  la  prépara.  Sa  politique  admirable  au  point  de  vue  du 
présent,  est  imprévoyante,  quand  on  se  place  au  point  de  vue  de 
l'avenir.  II  en  est  ainsi  de  toute  politique,  qui  n'a  en  vue  que  l'utile. 
Quelle  distance  entre  Gustave-Adolphe  et  Richelieu  !  Le  héros 
suédois  négligea  la  grandeur  de  son  pays,  sa  domination  dans  le 
Nord,  pour  consacrer  sa  vie  à  une  idée,  la  liberté  religieuse  :  ce 
dévoûment  à  la  cause  de  l'humanité  fera  sa  gloire  éternelle. 


§  6.  Le  catholicisme  et  la  papauté. 

N"  1.  La  politique  et  la  religion. 

La  guerre  de  Trente  ans  est  la  lutte  suprême  du  catholicisme  et 
de  la  réforme.  Retrempée  par  la  révolution  religieuse  du  xvi^  siècle, 
l'Eglise  s'arme  pour  le  combat;  une  puissante  milice  se  répand 
dans  toute  la  chrétienté,  et  combat  les  hérétiques  sous  l'étendard 
du  Christ;  les  soldats  de  Jésus  ont  la  haute  ambition  de  rendre 
l'empire  du  monde  au  catholicisme.  Quelle  est  l'issue  du  duel 
gigantesque  que  l'on  appelle  la  guerre  de  Trente  ans?  Non  seule- 
ment l'Eglise  ne  parvient  pas  à  détruire  le  protestantisme,  elle 
perd  toute  influence  sur  la  destinée  des  peuples  :  la  politique 


272  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

devient  étrangère  à  la  religion;  elle  se  sécularise.  C'est  une  révo- 
lution immense,  car  elle  implique  la  décadence  du  christianisme 
traditionnel.  Au  moyen  âge,  la  religion  dominait  les  relations 
sociales,  comme  elle  dominait  les  âmes.  Les  croisades  furent  la 
manifestation  éclatante  et  glorieuse  de  l'empire  que  le  catholi- 
cisme exerçait  sur  les  esprits.  Parvenue  au  faîte  de  sa  puissance, 
l'Église  déclina.  A  partir  de  la  fin  des  guerres  saintes,  soniniluence 
politique  baissa,  parce  que  dès  lors  les  antiques  croyances  étaient 
ébranlées.  Cependant  Rome  jouait  toujours  un  grand  rôle.  Encore 
à  la  veille  de  la  réformalion,  les  rois  consentirent  h  accepter  la 
donation  du  nouveau  monde  des  mains  d'un  pape. 

La  révolution  du  xvr  siècle  produisit  des  effets  en  apparence 
contradictoires;  d'une  part,  elle  réveilla  le  sentiment  religieux  et 
lui  donna  une  force  nouvelle;  d'un  autre  côté,  elle  sécularisa  la 
société  :  l'Église  elle-même  rentra  dans  l'État,  tandis  qu'au 
moyen  âge,  l'État  était  dans  l'Église.  C'est  que  le  protestantisme 
n'était  pas,  comme  le  croyaient  les  réformateurs,  un  retour  au 
christianisme  primitif,  mais  un  premier  pas  hors  du  christianisme 
historique.  Ce  premier  pas  alla  en  s'élargissant;  la  société  se 
sépara  de  plus  en' plus  de  la  religion  traditionnelle,  les  plus  grands 
intérêts  se  sécularisèrent.  Cependant  l'Église  ne  pouvait  abandon- 
ner sa  domination  sans  lutte  ;  de  là  les  guerres  religeuses,  qui  sui- 
virent la  réforme.  Que  la  religion  ait  été  un  but  pour  les  princes 
ou  un  instrument,  peu  importe;  toujours  est-il  qu'elle  inspira  les 
guerres  et  les  luttes  intérieures  du  xvr'  et  du  xvii''  siècle.  Les 
efforts  tentés  par  l'Église  n'empêchèrent  pas  le  mouvement  inau- 
guré par  le  protestantisme  de  se  poursuivre,  il  entraîna  jusqu'à  la 
société  catholique  :  les  intérêts  politiques  l'emportèrent  sur  le 
zèle  des  orthodoxes.  On  vit  les  papes  prendre  parti  sous  main 
pour  les  protestants  contre  l'empereur,  champion  de  l'Église,  dé- 
fenseur né  du  saint-siége.  On  vit  les  rois  très  chrétiens  se  liguer 
avec  les  hérétiques,  et  même  avec  les  infidèles. 

Tel  était  l'état  des  esprits,  lorsque  la  guerre  de  Trente  ans  éclata. 
Un  nouveau  Philippe  II,  doué  d'une  vraie  piété,  ayant  pour  lui  le 
prestige  de  l'autorité  impériale,  se  mit  à  la  tête  de  la  réaction 
catholique.  Ferdinand  II  fut  vainqueur  à  Prague,  il  fut  vainqueur 
du  roi  de  Danemark.  Gustave-Adolphe,  qui  le  premier  fit  reculer 
les  aigles  impériales,  succomba  h  Lùtzen.  Après  sa  mort,  le  pro- 


LA  POLITIQUE  ET  LA  RELIGION.  275 

testantisme  recula,  il  n'avait  plus  de  défenseur;  les  princes  qui 
auraient  dû  combattre  pour  sa  cause,  firent  la  paix  avec  l'empe- 
reur, paix  trompeuse,  pire  qu'une  défaite.  Qui  va  prendre  en  main 
les  intérêts  de  la  réforme?  Un  prince  de  l'Église  romaine.  Riche- 
lieu protesta  en  vain  que  la  guerre  était  purement  politique,  que 
son  seul  but  était  l'abaissement  de  la  maison  d'Autriche;  ces  pro- 
testations ne  prouvent  rien  contre  l'évidence.  C'est  la  réaction 
catholique  qui  provoqua  la  terrible  lutte,  c'est  elle  qui  mita  profit 
les  victoires  de  Ferdinand  pour  ruiner  la  réforme  :  la  spoliation 
d'un  électeur  réformé  et  l'édit  de  restitution  étaient  des  actes  reli- 
gieux pour  le  moins  autant  que  politiques.  Quels  furent  les  enne- 
mis de  Ferdinand?  Richelieu  chercha  en  vain  à  soulever  les  États 
catholiques  contre  l'empereur,  au  nom  de  la  liberté  allemande  ;  ils 
restèrent  fidèles  à  Ferdinand  ;  l'intérêt  religieux  domina  l'intérêt 
politique.  Quels  furent  les  ennemis  que  la  maison  d'Autriche  eut  à 
combattre?  Les  protestants  d'Allemagne,  les  Provinces-Unies  ré- 
formées, le  roi  de  Danemark  luthérien,  le  roi  d'Angleterre,  chef  de 
l'Église  anglicane,  enfin  le  plus  grand  de  tous,  Gustave-Adolphe, 
le  sauveur  du  protestantisme.  Avec  qui  Richelieu  se  ligua-t-il  pour 
attaquer  la  maison  d'Autriche?  Avec  les  protestants,  et  il  com- 
battit un  empereur  qui  était  le  champion  dévoué  de  l'Église. 

La  politique  de  Richelieu  n'était  pas  nouvelle;  c'était  celle  de 
François  P%  de  Henri  II  et  de  Henri  IV.  Ce  qu'il  y  avait  d'inouï, 
c'était  de  voir  un  prince  de  l'Église  se  mettre  à  la  tête  d'une  ligue 
protestante,  contre  un  empereur  dont  le  but  avoué  était  la  res- 
tauration du  catholicisme.  On  conçoit  quel  scandale  les  alliances 
du  cardinal  durent  exciter  dans  le  sein  du  monde  catholique. 
Les  dévots  se  soulevèrent  contre  le  ministre  impie  qui  osait  faire 
la  guerre  à  l'Église.  Il  plut  des  pamphlets,  dans  lesquels  on 
cherchait  à  ruiner  Richelieu  dans  l'opinion  des  orthodoxes  (1), 
en  représentant  la  guerre  engagée  par  l'électeur  palatin  comme 
une  guerre  de  l'hérésie  contre  la  religion  catholique.  Parmi 
ces  pamphlétaires,  il  y  avait  un  homme  considérable,  un  théo- 
logien dont  les  écrits  agitèrent  le  monde  catholique  pendant  des 
siècles.  Jansénius,  partisan  sévère  de  la  doctrine  auguslinienne, 


(1)  Le  3!i'.rc\ire  âe  1626,  p.  501,  cite  les  titres  de  dix-huit  brochures  latines  dirigées  contre  la 
politique  de  Richelieu. 


274  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

était  le  vrai  organe  du  catliolicisme  traditionnel  ;  il  attaqua  la  po- 
litique de  Richelieu  (1),  non  comme  on  l'en  accuse,  dans  l'intérêt 
de  l'Espagne  dont  il  était  sujet,  mais  dans  l'intérêt  de  la  foi  qui, 
à  ses  yeux,  dominait  toutes  les  considérations  temporelles.  Écou- 
tons la  protestation  d'un  croyant  contre  une  politique  qui  ne  tenait 
plus  aucun  compte  de  la  religion  : 

«  La  France  est  l'alliée  des  Provinces-Unies  contre  l'Espagne, 
elle  prend  parti  pour  l'électeur  palatin  contre  l'empereur.  Quel 
est  l'objet  de  la  lutte  ?  Il  faut  ignorer  entièrement  l'histoire  pour 
nier  que  la  révolte  des  Pays-Bas  contre  Philippe  II  a  son  principe 
dans  la  religion  ;  c'est  parce  que  le  roi  catholique  voulait  main- 
tenir les  vieilles  croyances  dans  ses  royaumes,  que  l'insurrection 
éclata;  c'est  parce  qu'il  refusa  constamment  d'accorder  la  liberté 
religieuse  aux  réformés,  que  la  lutte  se  perpétua.  La  guerre 
actuelle  est  donc  la  guerre  de  l'Église  contre  l'hérésie.  Il  en  est 
de  même  de  la  guerre  d'Allemagne  :  elle  a  sa  source  dans  les 
troubles  religieux  de  la  Bohême,  et  elle  n'a  pas  cessé  d'être  la 
guerre  des  deux  confessions  qui  se  partagent  la  chrétienté.  Que 
fait  donc  le  roi  de  France  en  s'alliant  aux  insurgés  des  Pays-Bas 
et  aux  révoltés  d'Allemagne?  Il  arme  les  ennemis  de  la  vraie 
religion  pour  la  destruction  de  la  foi,  que  le  Fils  de  Dieu  a  appor- 
tée au  genre  humain.  Je  dis  que  le  roi  très  chrétien  arme  les  héré- 
tiques contre  l'Église.  Qui  ne  sait,  en  effet,  que,  sans  son  appui, 
les  Pays-Bas  seraient  depuis  longtemps  rentrés  sous  la  domina- 
tion espagnole,  et,  par  suite,  dans  le  sein  de  l'Église?  Qui  ne  sait 
que  les  protestants  d'Allemagne  ne  se  soutiennent  que  par  les 
subsides  payés  par  la  France  ?  Que  si  l'hérésie  est  un  crime,  que 
faut-il  dire  d'un  prince  qui  prend  parti  pour  les  hérétiques  révol- 
tés contre  l'Église  et  contre  leurs  souverains  légitimes  ?  N'est-il 
pas  complice  de  l'hérésie?  N'est-il  pas  complice  de  tous  les  excès 
qui  se  commettent  journellement  contre  les  personnes  ecclésias- 
tiques et  contre"  les  choses  sacrées?  C'est  le  roi  de  France  qui 
répondra  de  tous  ces  sacrilèges  devant  le  tribunal  de  Dieu,  car  ils 
se  commettent  avec  son  argent,  avec  ses  soldats,  avec  l'autorité 
de  son  nom  (2).  » 

(1)  Dans  le  livre  intitulé  :  Mars  GaUicU't,  seu  drjustUia  nrmorum  et  fœderum  régis  Golliœ- 
(Bayle,  au  mol  Jansenius.) 

(2)  Mars  Gallicus,  lib.  H,  c.  7-10,  p.  239-250;  lib.  U,  c.  12,  p. 266,  ss. 


LA  POLITIQUE  ET  LA  RELIGION.  275 

<c  Vainement  dit-on,  pour  justifier  le  roi  très  chrétien,  qu'il 
donne  des  secours  au  prince  dépouillé  par  l'empereur,  et  non  h 
l'hérétique,  qu'il  prend  parti  pour  la  liberté  des  Pays-Bas  et  non 
pour  leur  croyance  ;  ces  subtiles  distinctions  ne  sont  qu'une  mau- 
vaise chicane,  car  la  politique  et  la  religion  sont  unies  par  un  lien 
si  intime  qu'il  est  impossible  de  les  séparer.  Le  roi  de  France  vient 
de  conquérir  Bois-le-Duc;  dira-t-on  que  la  prise  d'une  ville  n'a 
rien  de  commun  avec'la  religion?  Que  l'on  considère  les  suites  de 
la  victoire.  A  qui  nuit-elle?  Ce  n'est  pas  seulement  au  roi  d'Es- 
pagne, c'est  avant  tout  à  l'Église  catholique  :  ses  ministres  sont 
chassés,  ses  temples  fermés  ou  livrés  aux  protestants.  Tout  cela 
se  fait  en  présence  des  Français.  Et  après  ces  beaux  exploits,  on 
viendra  dire  que  le  roi  de  France  n'a  fait  que  prendre  la  ville,  et 
qu'il  n'est  pas  responsable  des  faits  et  gestes  de  ses  alliés  (1)!  On 
invoque  la  gloire  et  la  grandeur  de  la  France  !  Depuis  quand  les 
intérêts  du  monde  l'emportent-ils  sur  ceux  de  la  religion?  Sommes- 
nous  païens,  ou  sommes-nous  chrétiens?  Que  chez  les  païens  le 
salut  de  la  république  soit  la  loi  suprême,  il  ne  faut  pas  s'en 
étonner,  car  ils  ne  savent  rien  du  royaume  des  cieux;  mais  que 
penser  de  chrétiens  qui  subordonnent  le  ciel  ii  la  terre,  le  salut 
éternel  h  la  prospérité  temporelle!  Je  sais  bien  que  telle  est  la 
politique  du  siècle,  mais  doit-elle  être  celle  d'un  prince  qui  s'ap- 
pelle roi  très  chrétien?  Que  dira  le  roi  très  chrétien  au  Fils  de  Dieu, 
au  grand  jour  du  jugement?  J'ai  soigné  la  yrandeur  de  ma  maison 
aux  dépens  de  la  foi  qui  esl  la  condiiion  du  salut;  je  me  suis  peu 
soucié  que  ton  empire  fût  détruit,  pourvu  que  mon  royaume  fût 
agrandi.  Et  que  dira  le  Christ  au  roi  qui  a  fait  un  pareil  usage 
du  pouvoir  qu'il  lui  avait  confié  (2).  » 

Quel  accueil  ces  protestations  contre  la  politique  mondaine  du 
roi  de  France  et  de  son  tout-puissant  ministre  reçurent-elles  dans 
l'Église  officielle,  chez  les  gallicans  et  chez  le  pape?  La  Sorbonne 
s'empressa  de  condamner  les  adversaires  du  cardinal,  et  le  clergé 
de  France  confirma  cette  censure.  «  Il  n'est  jamais  permis,  disent 
les  archevêques  et  les  évêques  assemblés  à  Paris,  de  s'élever 
contre  le  prince;  l'Écriture  sainte  nous  commande  de  lui  obéir, 


(1)  Mars  Gallictis,  lib.  Il,cb.  13,  p.  273. 

(2)  Ibid.,  lib.  II, c.  16-19,  p.  296,  ss. 


276  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

encore  qu'il  nous  ôte  notre  liberté,  qu'il  nous  surcharge,  et  qu'il 
nous  fasse  tout  le  mal  que  Dieu  prédisait  à  ceux  qui  lui  deman- 
dèrent un  roi...  La  rébellion  n'est  propre  qu'aux  hérétiques;  ceux- 
là  pour  la  moindre  crainte  de  la  religion,  courent  aux  armes, 
foulent  les  lois  aux  pieds,  et  résistent  à  la  puissance  ordonnée  de 
Dieu...  Le  prince  est  arbitre  de  la  paix  et  de  la  guerre,  et  il  ne 
doit  compte  h  personne  de  ses  actes  ;  car  qui  peut  dire  à  un  roi  : 
pourquoi  as-tu  fait  cela?...  Le  prince  est  seul  juge  de  la  légitimité 
des  alliances  qu'il  contracte.  A  toutes  les  attaques  dirigées  contre 
la  politique  du  roi,  l'on  pourrait  donc  se  contenter  de  répondre  : 
le  roi  a  fait  l'alliance,  parce  qu'il  l'a  voulu  :  il  a  entrepris  la  guerre, 
parce  qu'elle  était  juste  et  raisonnable,  ou  pour  mieux  dire,  la 
guerre  est  juste,  parce  qu'il  l'a  entreprise  (1).  » 

On  voit  que  le  despotisme  de  Richelieu  a  eu  ses  théoriciens,  ce 
sont  les  évéques  de  France.  A  une  pareille  doctrine,  il  n'y  avait 
qu'une  réponse  h  faire,  la  révolution  de  89.  Elle  prouve  qu'il  n'y 
avait  plus  dans  le  haut  clergé  une  étincelle  du  spiritualisme  évan- 
gélique.  Il  s'agissait  bien  de  l'obéissance  due  au  prince!  La  ques- 
tion était  de  savoir,  si  la  religion  inspirerait  encore  la  politique, 
comme  elle  l'avait  fait  au  moyen  âge,  ou  si  les  rois  ne  prendraient 
plus  conseil  que  de  leur  grandeur.  Nous  venons  d'entendre  la  ré- 
ponse de  l'Église  de  France  :  la  religion  abdique,  elle  se  soumet  k 
la  puissance  royale,  alors  même  que  son  existence  est  en  cause. 
Voyons  ce  qui  se  passait  à  Rome.  Les  zélés  faisaient  appel  au  sou- 
verain pontife  contre  le  roi  très  chrétien  qui,  au  mépris  de  ses 
devoirs,  poursuivait  la  ruine  de  la  religion.  «Le  devoir  du  pape, 
disaient-ils,  est  de  tirer  le  glaive  spirituel  contre  le  roi  de  France. 
Qu'il  l'excommunie,  qu'il  délie  ses  sujets  du  serment  de  fidélité, 
qu'ils  se  serve  du  bras  des  princes  catholiques,  pour  donner  force 
à  sa  sentence  (2).  »  Oui,  sans  doute,  voilà  ce  que  le  pape  aurait  dû 
faire,  voilà  ce  qu'Innocent  III  aurait  fait,  si  le  roi  de  France  avait 
songé  à  prendre  parti  pour  les  Albigeois.  Mais  les  zélés  qui  exci- 
taient le  saint-père  à  sévir  contre  Louis  XIII,  ne  voyaient  pas 
que  le  saint-père  était  complice  du  roi  très  chrétien;  l'intérêt  po- 


(1)  DWrgeniré,  Collectio  judiciorum,  T.  MI,  supiilément,  p.  231-238.  —  Mercure  français , 
T.  XI,  p.  1068,  ss. 

(2)  Thcologi  ad  Ludovicum  Mil  Admonilio,  p.  20. 


LA  POLITIQUE  ET  LA  RELIGION.  277 

litique  dominait  à  Rome  aussi  bien  qu'à  Paris.  Le  pape  désirait 
certainement  la  ruine  du  protestantisme,  mais  il  craignait  encore 
plus  la  domination  de  la  maison  d'Autriche  ;  or  comme  la  destruc- 
tion des  protestants  d'Allemagne  aurait  donné  à  l'empereur  la 
monarchie  que  le  saint-siége  redoutait  tant,  le  vicaire  du  Christ 
préféra  prendre  parti,  au  moins  indirectement,  pour  la  France  et 
ses  alliés  les  protestants,  que  pour  l'empereur,  quoique  Ferdi- 
nand fût  le  champion  dévoué  de  l'Église. 

Après  la  bataille  de  Leipzic,  l'empereur  envoya  le  cardinal  Pas- 
man  à  Rome,  demander  du  secours  au  pape  contre  le  roi  de  Suède 
qu'il  dépeignait  comme  un  autre  Attila.  Urbain  VIII  faisait  des 
vers,  et  s'occupait  beaucoup  de  fortifications  ;  il  avait  toujours  sur 
sa  table  des  poètes  et  des  ouvrages  sur  l'art  militaire.  Du  reste,  élu 
par  l'influence  de  la  France,  il  était  par  cela  seul  hostile  à  la 
maison  d'Autriche  (1).  Urbain  essaya  d'abord  d'écarter  le  malen- 
contreux ambassadeur,  en  lui  faisant  dire  qu'un  cardinal  ne  devait 
pas  s'occuper  d'affaires  politiques.  Pasman  répondit  que  tous  les 
chrétiens  étaient  obligés  à  défendre  la  religion;  que  si  la  dignité 
de  cardinal  était  un  obstacle  à  sa  mission,  il  quitterait  la  pourpre  et 
irait  au  besoin  à  Rome  en  chemise,  pour  remontrer  au  pape  la 
ruine  prochaine  du  catholicisme  en  Allemagne.  Urbain  s'étant 
décidé  à  le  recevoir,  le  cardinal  le  pressa  d'accorder  un  secours 
d'argent  à  l'empereur,  d'employer  ses  bons  offices  et  son  au- 
torité pour  obliger  le  roi  de  France  à  abandonner  son  al- 
liance avec  les  hérétiques,  enfin  de  publier  une  croisade  contre 
Gustave-Adolphe,  qui  allait  passer  en  Italie,  et  saccager  Rome  h 
l'exemple  d'Alaric.  Le  pape  s'excusa  de  sa  pauvreté,  il  promit 
d'agir  à  la  cour  de  France  et  éluda  de  répondre  aux  autres  propo- 
sitions. Irrités  de  ce  refus,  les  partisans  de  l'empereur  s'élevèrent 
contre  le  souverain  pontife,  a  II  applaudit  aux  victoires  des  Sué- 
dois; rempli  de  la  prudence  des  enfants  du  siècle,  il  lit  plus  sou- 
vent Machiavel  que  l'Évangile.  »  On  alla  jusqu'à  demander  la 
convocation  d'un  concile  général  contre  «  un  pape  fauteur  des 
hérétiques.  »  Ferdinand  envoya  un  nouvel  ambassadeur  à  Rome; 
le  duc  de  Savelli  représenta  à  Urbain  que  la  ruine  de  la  maison 
d'Autriche  serait  suivie  infailliblement  de  l'oppression  entière  des 


(1)  Ranke,  Fiirsten  und  Vœlker  von  Siid-Europa,  T.  III,  p.  523-528.. 


18 


278  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

catholiques;  qu'il  n'y  avait  jamais  eu  une  occasion  plus  pressante 
d'employer  les  trésors  de  l'Église  contre  les  ennemis  de  la  religion. 
Le  pape  répondit  «  que  Gustave-Adophe  faisait  la  guerre  à  l'em- 
pereur et  non  à  la  religion  catholique  ;  que  la  guerre  était  pure- 
ment politique  ;  que  si  l'empereur  était  réduit  à  une  dure  extrémité, 
il  devait  s'en  prendre  h  lui  et  aux  Espagnols;  qu'on  avait  fait  dé- 
penser au  pape  quatre  millions  pour  garantir  les  États  du  saint- 
siége  contre  le  pillage  des  Allemands  dans  la  guerre  de  Munster, 
que  les  trésors  de  l'Église  étaient  épuisés.  »  En  désespoir  de  cause, 
les  ministres  de  l'empereur  se  concertèrent  avec  le  cardinal  Bor- 
gia,  ambassadeur  d'Espagne,  pour  protester  contre  l'indifférence 
du  pape,  dans  un  aussi  grand  danger  de  la  religion.  Au  milieu  d'un 
consistoire,  le  cardinal  commença  un  discours  sur  le  péril  du 
catholicisme  en  Allemagne,  et  sur  la  nécessité  d'y  pourvoir  :«  Ce- 
pendant, s'écria-t-il,  Votre  Sainteté  diffère  encore  d'y  apporter  les 
remèdes  convenables.  »  A  ces  mots,  le  pape  se  leva  et  imposa 
silence  à  Borgia.  Borgia  insista  et  dit  qu'on  ne  devait  pas  arrêter 
un  cardinal  qui  parlait  devant  le  sacré  collège  de  la  part  d'un  roi 
catholique,  et  sur  des  affaires  qui  regardaient  le  service  de  Dieu, 
et  le  bien  de  toute  la  chrétienté.  Urbain,  furieux,  dit  au  cardinal  de 
se  taire  et  de  sortir;  que,  dans  le  sein  du  consistoire,  lui  pape 
était  le  maître,  et  que  les  cardinaux  n'avaient  le  droit  de  parler 
que  quand  il  demandait  leur  avis.  Il  y  eut  alors  une  scène  d'une 
scandale  et  d'une  confusion  inexprimables  ;  Borgia  continua  à  pro- 
tester ;  les  partisans  du  pape  voulurent  le  faire  taire  ;  les  cardinaux 
de  la  ftiction  espagnole  prirent  parti  pour  l'ambassadeur  d'Espagne. 
Urbain  consentit  enfin  à  recevoir  la  protestation  par  écrit.  Il  y 
répondit  qu'il  était  ridicule  d'effrayer  les  Romains  d'une  nouvelle 
irruption  des  Goths  ;  que  l'histoire  fournissait  un  exemple  plus 
récent  de  la  désolation  de  l'Italie,  du  sac  de  Rome,  et  des  indignités 
commises  contre  le  pape  et  contre  les  cardinaux,  celui  d'un  roi 
d'Espagne  ;  que  Charles-Quint  avait  encore  ajouté  l'hypocrisie  à 
l'insulte,  en  déplorant  la  prise  de  la  ville,  tandis  qu'il  tenait  le  suc- 
cesseur de  saint  Pierre  en  prison;  les  Goths  n'étaient  donc  pas  les 
seuls  ennemis  de  l'Église  (1).  » 
Urbain  s'excusait  mal,  en  disant  que  la  guerre  n'était  point  reli- 

(l)  Voycï  les  témoignages  dans  Lcvassor,  Histoire  de  Louis  XllI,  T.  IV,  p.  56-60. 


LA  SÉCULARISATION.  279 

gieuse;  à  Rome  on  devait  savoir  le  contraire.  Son  successeur  lui 
donna  un  démenti,  en  refusantde  signer  les  traités  de  Westplialie; 
si  la  guerre  avait  été  étrangère  à  la  religion,  conçoit-on  que  le 
saint-siége  eût  protesté  contre  la  paix  au  nom  de  la  religion?  Il 
est  vrai  que  la  guerre  avait  aussi  pour  but  d'abaisser  la  puissance 
de  la  maison  d'Autriche  ;  or  la  domination  espagnole  pesait  aux 
papes  pour  le  moins  autant  qu'aux  rois  de  France,  parce  que  plus 
faibles,  ils  souffraient  davantage  de  l'orgueil  des  maîtres  de  l'Ita- 
lie. Voilà  pourquoi  Urbain  VIII  ne  prit  pas  parti  pour  l'empereur 
contre  ses  ennemis.  L'intérêt  politique  dominait  l'intérêt  reli- 
gieux. Si  la  politique  pontificale  s'inspirait  de  considérations  sécu- 
lières, faut-il  s'étonner  que  l'Église  se  soit  sécularisée? 


N^  2.  Sécularisation  de  F  Église. 

Au  moyen  âge,  l'Église  était  un  pouvoir  politique;  possédant 
une  grande  partie  du  sol ,  elle  participait  à  la  souveraineté  que 
donnait  le  sol  dans  le  régime  féodal.  En  France,  la  féodalité  fut 
absorbée  par  le  pouvoir  royal,  et  par  suite  les  évêques  y  perdirent 
leur  puissance  en  même  temps  que  les  autres  possesseurs  de  fiefs. 
En  Allemagne,  les  vassaux  devinrent  des  demi-souverains,  et  les 
prélats  profitèrent  de  cette  révolution.  La  paix  de  Westphalie 
apporta  un  grand  changement  h.  la  condition  de  l'Église  allemande; 
elle  commença  l'œuvre  de  la  sécularisation  qui  fut  achevée  au 
xix^  siècle,  sous  l'influence  de  la  révolution  française;  des  évô- 
chés  et  des  abbayes  furent  cédés  aux  Suédois  et  à  des  princes 
protestants  à  titre  d'indemnité  territoriale.  Nous  avons  déjà  appelé 
ailleurs  l'attention  sur  la  gravité  de  cet  acte  (1)  :  l'Église  fut  dé- 
pouillée, et  elle  le  fut  au  profit  du  protestantisme  !  Les  biens  ecclé- 
siastiques étaient  chose  si  sacrée,  que  l'on  punissait  comme  sacri- 
lèges ceux  qui  osaient  s'en  emparer;  et  voilà  qu'à  la  fin  d'une 
guerre  entreprise  pour  rendre  à  l'Église  son  antique  domination, 
on  abandonna,  du  consentement  de  l'empereur,  et  sans  se  sou- 
cier des  protestations  pontificales,  des  principautés  entières  aux 
ennemis  de  l'Église! 

(1)  Voyez  le  tome  IX*  de  mes  Étwles  historiques. 


280  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

Un  historien  de  la  paix  de  Westplialie  dit  «  qu'à  Munster  et  à 
Osnabruck  l'on  jouait  avec  les  évêchés  et  les  abbayes,  comme  les 
enfants  avec  les  noix  et- les  osselets  (1).  »  Qui  prit  l'initiative  de 
cette  spoliation?  Ce  fut  l'empereur,  le  champion  de  l'Église,  le 
défenseur  du  saint-siége.  Les  Suédois  réclamaient  la  Silésiepour 
leur  satisfaction;  il  tenait  à  l'empereur  de  sauver  les  biens  de 
l'Église,  en  faisant  ce  sacrifice;  mais  Ferdinand  III  préféra  payer 
les  Suédois  en  monnaie  ecclésiastique  (2).  Le  duc  de  Longueville 
écrit,  en  1647,  au  roi  de  France  :  «  Les  Impériaux  font  bon  marché 
des  biens  de  l'Église  ;  pourvu  que  l'on  ne  touche  pas  au  patrimoine 
héréditaire  de  la  maison  d'Autriche,  ils  n'ont  guère  soin  de  celui 
de  saint  Pierre  (3).  »  On  conçoit  que  les  évêques  aient  résisté  vive- 
ment à  ce  qu'ils  appelaient  une  spoliation  ;  ils  dénièrent  à  l'em- 
pereur le  droit  de  consentir  à  la  cession  des  principautés  qui 
étaient  la  propriété  de  Jésus-Christ  ;  ils  firent  appel  aux  sentiments 
religieux  de  tous  les  États  catholiques,  et  ils  les  rendirent  respon- 
sables de  la  perte  des  âmes  dans  les  territoires  qui  seraient 
cédés  h  des  hérétiques  (4).  A  toutes  ces  plaintes,  l'empereur  oppo- 
sait la  nécessité  :  «  Les  catholiques  demandaient  la  paix  à  cor  et  à 
cri  ;  la  France,  au  lieu  de  prendre  en  main  la  cause  de  la  religion, 
la  désertait;  les  Suédois  menaçaient,  si  l'on  ne  cédait  pas,  de 
pousser  plus  loin  leurs  succès,  et  de  protestantiser  l'Allemagne 
entière;  que  restait-il  h  faire  à  l'empereur,  sinon  de  plier  sous  la 
force  (5)?  »  L'excuse  du  chef  de  l'empire  était  une  triste  vérité; 
les  Suédois  et  les  Français  dominaient  h  Munster  et  h  Osnabruck. 
Or  les  Suédois  étaient  des  ennemis  déclarés  du  catholicisme,  et  les 
Français,  des  alliés  perfides;  en  apparence  ils  s'opposaient  à  la 
séculnrisation,  sous  main  ils  déclaraient  que  c'était  pour  la  forme, 
et  pour  sauver  la  réputation  du  roi  très  chrétien  (6).  L'Église  subis- 
sait la  loi  que  le  vainqueur  gaulois  avait  proclamée  dans  Rome 
païenne  :  malheur  aux  vaincus! 

La  perte  de  quelques  principautés  était  peu  de  chose,  mais  elle 

il'i  ,(  aiiri,  Kpiscopi  Hierapolitani,  Relatiû  historica  de  pacificatione  osnabrugo-monaslcriensi, 
c.  XXIV,  §  1,  p.  454. 

(2)  m.,  iftirf.,  c.  XI,  §  1,  p.  203. 

(3)  NéQociations  secrHes  touchanl  la  paix  de  Miinsler,  T.  IV,  p.  76. 

(4)  Adanii,  Reialio  historica,  c.  XXIV,  §§  8  et  21. 

(5)  I(i.,  ma.,  c.  XXIV,  §  23  ;  c.  XXV,  §§  3  et  6. 

(6)  Négociations  secrètes  touchant  la  paix  de  Munster,  T.  III,  p.  5. 


LA  SÉCULARISATION.  281 

révélait  un  mal  bien  plus  grave,  la  déchéance  de  l'Église.  Quand 
le  chapitre  de  3Iagdebourg  se  plaignit  de  la  sécularisation  auprès 
d'Oxenstiern ,  le  chancelier  répondit  aux  chanoines  «  que  chaque 
régime  avait  son  période  fatal  (1).  »  Le  période  fatal  de  la  domi- 
nation ecclésiastique  s'ouvrait  :  la  paix  de  Westphalie  fut  le  com- 
mencement de  la  tin.  Elle  fit  plus  qu'enlever  à  l'Église  quelques 
évéchés,  elle  lui  imposa  la  tolérance,  et  de  la  tolérance  h  l'indiffé- 
rence il  n'y  avait  pas  loin. 


N»  3.  La  papauté  au  traité  de  Westphalie. 

Par  une  singulière  ironie  de  la  fortune,  le  pape  prit  l'initiative 
des  négociations  qui  aboutirent  à  la  paix  de  Westphalie;  le  légat 
pontifical  fut  le  médiateur  d'un  traité  contre  lequel  le  saint-siége 
se  vit  obligé  de  protester.  Dès  le  commencement  des  négociations, 
l'impossibilité  de  concilier  le  christianisme  traditionnel  avec  les 
tendances  de  l'humanité  moderne  parut  au  grand  jour.  La  guerre 
était  une  lutte  des  deux  confessions  chrétiennes,  la  réaction  catho- 
lique l'avait  provoquée  dans  le  but  avoué  de  détruire  la  réforme. 
Trente  ans  de  guerre  prouvaient  suffisamment  que  le  protestan- 
tisme ne  pouvait  être  détruit  par  la  force.  Lorsque  les  négociations 
s'ouvrirent  sérieusement,  c'était  au  contraire  le  parti  protestant 
qui  tendait  ^'emporter:  or  il  était  évident  que  les  protestants,  vain- 
queurs, réclameraient  la  liberté  de  religion,  sinon  la  domination. 
C'est  ce  que  le  pape  ne  voulait  pas,  il  n'y  pouvait  pas  consentir. 
Que  venait-il  donc  faire  dans  les  négociations?  Son  intervention, 
en  la  supposant  sérieuse,  fut  un  acte  d'inintelligence  politique;  il 
devait  prévoir  que,  si  la  paix  se  faisait,  il  serait  obligé  de  la 
repousser.  On  serait  presque  tenté  de  croire  que  le  souverain  pontife 
n'intervint  comme  médiateur,  que  pour  perpétuer  la  guerre.  Ceci 
n'est  pas  une  calomnie;  il  est  certain  que  le  pape  fit  tout  ce  qui 
dépendit  de  lui  pour  entraver  la  marche  des  négociations  :  il 
n'épargna  pas  les  exhortations  à  la  paix,  mais  ses  actes  furent 
toujours  en  opposition  avec  ses  paroles. 

En  1641,  l'empereur  accorda  une  amnistie  ;  il  eut  tort  de  ne  pas 

(1)  JUeierij  Acta  pacis  Westphalicœ,  T.  IV,  p.  29i. 


282  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

l'accorder  complète,  car  c'était  le  seul  moyen  d'arriver  à  la  paix. 
Que  fit  le  pape?  Son  nonce  protesta  contre  l'amnistie,  parce  qu'elle 
était  contraire  à  l'intérêt  de  la  religion  et  de  l'Église  (1).  A  son 
avènement,  Innocent  X  écrivit  au  légat  que  les  maux  de  la  cliré- 
tienté  lui  arrachaient  d'amères  et  d'abondantes  larmes.  Le  pape 
va-t-il  faire  une  concession  pour  donner  au  monde  chrétien  le 
bienfait  de  la  paix?  Il  enjoignit  à  son  légat  de  veiller  à  ce  que  la 
religion  et  la  dignité  de  l'Église  romaine  ne  souffrissent  aucun 
préjudice.  Cela  est  déjà  assez  significatif  dans  la  bouche  d'un  pape, 
et  au  moment  où  l'on  négociait  avec  des  protestants.  Innocent 
ajouta,  pour  que  l'on  ne  se  pût  méprendre  sur  ses  intentions, 
«  que  le  légat  devait  sauvegarder  les  droits  et  les  libertés  de  VÉglise, 
en  résistant  de  toutes  ses  forces  à  toute  convention  qui  y  porterait 
atteinte,  et  quitter  plutôt  le  congrès  que  d'y  consentir,  ne  fût-ce 
que  par  sa  présence;  la  cause  de  Dieu  devant  l'emporter  sur 
toute  autre  considération,  »  Le  légat  pontifical  annonça  en  consé- 
quence aux  plénipotentiaires,  qu'il  ne  remplirait  son  office  de  mé- 
diateur que  sous  la  condition  que  les  intérêts  de  la  religion 
seraient  pleinement  garantis  (2).  Quand  on  sait  ce  que  les  droits  et 
les  libertés  de  FÉglise  veulent  dire  dans  la  bouche  d'un  pape,  l'on 
doit  avouer  que  si  la  puissance  du  souverain  pontife  avait  égalé  sa 
bonne  volonté,  jamais  il  n'y  aurait  eu  de  paix.  Voilà  comment  le 
pape  remplit  son  rôle  de  médiateur  ! 

L'intolérance  catholique  était  un  obstacle  invincible  à  la  pacifi- 
cation. Le  nonce  ne  voulait  pas  même  que  les  plénipotentiaires 
suédois  fussent  présents  aux  observations  que  les  Français  avaient 
à  faire  sur  les  réponses  de  l'empereur,  parce  qu'il  ne  pouvait  y 
avoir  aucun  commerce  entre  le  saint-siége  et  les  hérétiques  (3). 
C'est  pour  que  la  pureté  catholique  ne  fût  pas  souillée  par  le  con- 
tact journalier  de  l'hérésie,  que  le  congrès  se  sépara  en  deux  sec- 
tions, l'une,  les  catholiques  délibérant  à  Munster  où  siégeait  le 
légat,  l'autre,  les  protestants  assemblés  à  Osnabrùck.  Malgré  cette 
singulière  séparation,  des  conférences  entre  les  deux  partis  étaient 
indispensables.  Ce  fut  un  grand  embarras  pour  le  nonce  aposto- 


(1)  Adami,  Relatio  historica,  c.  Il,  §  15,  p.  29. 

(2)  Jd.,  ibid.,  c.  IV,  §  4,  p.  46,  et  §  5,  p.  47. 

(3)  /rf.,  ibid.,  c.  IX,  §  2,  p.  171. 


LA  PAPAUTÉ.  285 

lique.  En  effet,  comment  préserver  «  la  virginité  du  saint-siége  de 
toute  souillure?  »  Il  eut  soin  de  faire  passer  par  les  mains  de 
l'ambassadeur  de  Venise  jusqu'aux  écritures  qui  concernaient  les 
protestants  (1).  Cependant  il  n'y  avait  de  paix  possible  que  si  les 
catholiques  faisaient  des  concessions  à  leurs  frères  séparés  ;  non 
seulement  la  prudence  les  commandait,  il  y  avait  nécessité,  car 
les  Suédois,  vainqueurs,  devenaient  tous  les  jours  plus  exigeants. 
L'empereur,  après  avoir  soutenu  la  lutte  pendant  trente  ans,  vit 
qu'il  fallait  transiger;  mais  ses  intentions  conciliantes  étaient  com- 
battues par  le  légat,  qui  déclara,  au  nom  du  pape,  que  si  le  congrès 
se  mêlait  de  décider  les  difficultés  concernant  les  biens  ecclésias- 
tiques et  la  religion,  le  saini-siége  protesterait  et  lancerait  des 
censures  contre  les  princes  catholiques  (2).  En  effet  la  médiation 
du  nonce  se  passa  en  protestations;  il  déclara  d'avance  que  toutes 
les  conventions  contraires  à  ïhonneur  de  Dieu  seraient  nulles,  que 
le  traité  qui  les  consacrait  ne  serait  pas  une  paix,  mais  un  monstre 
abominable  d'une  confusion  horrible  ;  il  voulait,  dit-il,  «  que  sa  pro- 
testation fût  répétée  au  commencement,  au  milieu,  à  la  fin  de  tous 
les  actes,  quels  qu'ils  fussent,  et  qu'elle  persévérât  jusqu'à  ce 
que  tous  les  signataires  comparussent  devant  le  tribunal  de  Dieu, 
au  jour  du  dernier  jugement  (3).  » 

Le  légat  disposait  des  voix  des  États  ecclésiastiques  qui  avaient 
été  appelés  au  congrès;  ils  repoussèrent  jusqu'au  dernier  moment 
les  concessions  que  la  nécessité  extorqua  à  l'empereur.  Forcés 
d'admettre  la  paix  de  religion,  ils  voulurent  l'affaiblir,  en  mettant 
des  restrictions  à  l'égalité  des  deux  confessions;  ils  s'opposèrent 
à  ce  que  les  calvinistes  fussent  compris  dans  la  paix,  ils  deman- 
dèrent que  les  anabaptistes  et  les  autres  sectaires  fussent  formel- 
lement exclus  du  bienfait  de  la  tolérance  ;  ils  ne  voulurent  pas 
entendre  parler  d'un  abandon  perpétuel  des  biens  du  clergé;  enfin 
ils  proposèrent  de  réserver  les  droits  du  saint-siége,  ce  qui  rui- 
nait la  paix  dans  son  fondement,  puisque,  au  point  de  vue  des 
droits  de  l'Église  romaine,  il  ne  peut  pas  y  avoir  de  liberté  de 


(1)  ^(temi,  Kelatio  historica,c.  XVni,  §9,  p.  370:  «Ne  sedis  apostolicae  virginitatemaliquocum 
protestantium  causis  coramercio  maculare  videretur.  » 

(2)  Adami,  Relatio  historica,  VU,  §  19,  p.  134. 

(3)  Mcieri,  Emblemata  ad  historiam  de  pacificatione  Westphalica,  p.  44, 45, 54. 


284  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

religion  (1).  Avant  que  la  paix  fût  signée,  les  catholiques  la 
flétrirent  déjà  comme  un  crime  de  lèse-majesté  divine;  quand  elle 
fut  conclue  malgré  leurs  réclamations,  ils  la  condamnèrent  comme 
impie  (2),  et  le  pape  la  déclara  nulle  de  son  autorité  apostolique. 

Il  y  a  un  grand  enseignement  dans  cette  obstination  des  ca- 
tholiques et  du  pape  à  repousser  la  paix  de  religion.  Ils  disent 
aujourd'hui  qu'ils  n'ont  jamais  été  intolérants;  mais  pour  re- 
pousser l'accusation  d'intolérance,  il  faut  qu'ils  fassent  taire 
l'histoire  ou  qu'ils  la  falsifient.  Non,  ils  n'acceptèrent  pas  la  tolé- 
rance, ils  la  subirent,  et  ils  la  subirent  comme  vaincus,  après 
avoir  couvert  l'Allemagne  de  sang  et  de  ruines  pendant  trente  ans 
pour  maintenir  l'intolérance  et  la  persécution.  Que  la  leçon  profite 
aux  générations  futures;  qu'elles  sachent  que  le  catholicisme  est 
intolérant,  persécuteur,  par  essence,  que  la  liberté  pour  lui  n'est 
qu'une  nécessité  ou  un  masque.  Que  la  leçon  profite  aussi  aux 
historiens  et  h  la  science.  Que  deviennent,  en  présence  des  faits, 
les  déclamations  des  écrivains  allemands  contre  l'intervention 
étrangère?  Les  protestants,  disent-ils,  auraient  conquis  la  liberté 
de  religion ,  sans  la  terrible  guerre  qui  a  désolé  l'Allemagne. 
C'est  dire  qu'ils  auraient  obtenu  du  bon  vouloir  des  catholi- 
ques les  concessions  que  trente  ans  d'une  guerre  affreuse,  que  la 
défaite  et  l'épuisement  ont  eu  bien  de  la  peine  à  leur  arracher! 
Laissons-là  les  hypothèses;  les  faits  témoignent  que  c'est  au  sang 
versé  à  flots  daus  les  guerres  de  religion  que  l'humanité  doit  la 
liberté  dont  elle  jouit;  elle  en  jouit  malgré  l'Église,  et  elle  n'en 
jouirait  plus  du  jour  où  l'Église  ressaisirait  sa  domination. 

§  7  La  paîx  de  Westphalie  et  la  république  européenne  de  Sully. 

N°  1.  La  paix  de  Westphalie. 

L'illustre  poète  qui  a  écrit  l'histoire  de  la  guerre  de  Trente  ans 
se  demande  pourquoi  tant  de  sang  a  été  répandu?  Pourquoi  tant 
de  cités  détruites?  Pourquoi  la  civilisation  suspendue  pendant  un 
demi-siècle,  au  point  que  l'Allemagne  retourna,  pour  ainsi  dire, 


(1)  Adamij  Relatio  historica,  c.  XXV,  §  10,  p.  486-49». 

(2)  Jd.j  ihUL,  c.  XXXI,  §  16,  p.  630. 


LA  PAIX  DE  WESTPHALIE.  283 

à  l'état  de  barbarie?  II  faut  une  réponse  à  ces  questions,  ou  il 
faut  dire  que  le  monde  est  abandonné  à  une  aveugle  fatalité. 
Schiller  répond  que  la  guerre  de  Trente  ans  a  uni  tous  les  peuples 
de  l'Europe  en  une  grande  famille,  au  sein  de  laquelle  régnent 
la  liberté  et  la  paix  (1).  Le  fait  ne  répond  guère  k  l'idéal  tracé  par 
l'historien  poète.  Il  est  vrai  que  les  traités  de  Westphalie  firent 
de  la  tolérance  une  loi  du  monde  européen;  mais  elle  fut  loin 
d'assurer  la  liberté  religieuse.  D'abord,  bien  que  la  plupart  des 
puissances  de  l'Europe  soient  intervenues  à  Munster  et  à  Osna- 
brùck,  la  paix  de  religion  ne  lut  obligatoire  que  pour  l'Allemagne; 
l'on  vit,  avant  la  fin  du  xyiii"  siècle,  l'un  des  signataires  delà 
paix  ordonner  les  dragonnades  pour  convertir  les  huguenots. 
Même  dans  son  application  à  l'Allemagne,  la  paix  de  religion  ne 
consacra  point  la  liberté  religieuse.  L'empereur  la  repoussa  avec 
obstination  pour  ses  États  héréditaires,  en  déclarant  qu'il  sacri- 
fierait plutôt  la  couronne  et  la  vie  que  d'accorder  la  liberté  de 
conscience  à  ses  sujets  protestants  (2).  En  réalité,  le  traité  de 
Westphalie  garantit  les  droits  des  princes  plutôt  que  ceux  des 
peuples.  II  faudra   un  siècle  de  philosophie,  Taffaiblissement 
des  croyances  traditionnelles,  et  une  révolution  qui  renversa 
tout  l'édifice  du  passé,  pour  donner  aux  hommes  la  liberté  de 
croire  et  de  penser.  La  paix  de  Westphalie  n'assurait  pas  mieux 
la  liberté  politique  de  l'Europe  que  la  liberté  religieuse.  Il  est 
vrai  que  la  maison  d'Autriche  fut  abaissée  :  le  lien  entre  les  deux- 
branches  d'Allemagne  et  d'Espagne  fut  brisé,  l'empereur  ayant 
été  forcé  de  s'engager  à  ne  pas  secourir  le  roi  d'Espagne  dans 
sa  guerre  contre  la  France  :  l'empire  fut,  pour  ainsi  dire,  dissous, 
en  ce  sens,  du  moins,  que  la  puissance  impériale  fit  place  à 
findépendance  des  princes.  L'Europe  n'eut  plus  rien  à  craindre 
des  successeurs  de  Charles-Quint.  Mais  la  prépondérance  ne  fut 
que  déplacée;  elle  passa  de  la  maison  d'Autriche  à  la  France.  La 
paix  de  Westphalie  n'était  pas  encore  signée,  que  la  crainte  de 
l'ambition   française   agitait   déjà   les   esprits.   Ainsi ,   l'Europe 
n'échappa  au  danger  d'une  monarchie  autrichienne  que  pour 
tomber  dans  un  autre  écueil. 


(i)  Schiller j  Geschichte  des  dreissigjaehrigen  Krieges,  T.  I,  p.  2,  s. 
(2)  Ad.  Memelj  Geschichte  der  Deutschen,!.  VIII,  p.  186. 


28G  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

II  est  vrai  que  la  guerre  de  Trente  ans  établit  des  liens  entre 
tous  les  peuples  de  l'Europe;  tous  figurèrent  dans  les  négocia- 
tions, h  l'exception  de  l'Angleterre,  de  la  Pologne  et  de  la  Russie. 
La  Russie  n'était  pas  encore  une  puissance  européenne.  C'étaient 
la  Pologne  et  la  Suède  qui  dominaient  dans  le  Nord.  La  Pologne 
ne  joua  pas  de  rôle  actif  dans  là  lutte,  mais  elle  fut  le  théâtre  de 
négociations  qui  exercèrent  une  influence  décisive  sur  le  sort 
des  armes.  Le  roi  de  Pologne  disputait  la  couronne  de  Suède 
à  Gustave-Adolphe,  comme  fils  d'un  usurpateur.  Des  divisions 
religieuses  envenimèrent  l'âpreté  de  ces  débats  où  l'existence  de 
la  Suède  était  en  jeu.  Le  plus  beau  triomphe  de  la  diplomatie 
française  fut  de  séparer  les  deux  combattants  par  une  longue  trêve 
qui  permit  à  Gustave-Adolphe  d'intervenir  en  Allemagne.  Quand 
la  trêve  fut  expirée,  il  fallut  tout  le  talent  diplomatique  du  comte 
d'Avaux  pour  la  renouveler  :  il  rétablit  par  là  les  affaires  de  la 
Suède  qui  paraissaient  désespérées.  Ce  fut  pour  la  première  fois 
que  les  destinées  du  Nord  se  trouvèrent  liées  si  intimement  avec 
celles  de  l'Europe  :  un  héros  du  Nord  joua  le  plus  beau  rôle  dans 
la  guerre  de  Trente  ans,  et,  après  sa  mort,  ses  valeureux  capi- 
taines poursuivirent  le  cours  de  ses  victoires  et  forcèrent  la 
maison  d'Autriche  à  consentir  à  la  paix  de  religion.  L'Angleterre 
seule  resta  presque  étrangère  à  la  plus  longue  des  guerres  conti- 
nentales ;  elle  n'envoya  pas  de  ministres  à  Osnabriick;  l'année 
même  où  la  paix  fut  signée,  la  tête  de  Charles  P''  tomba  sous  la 
hache  du  bourreau  ;  la  nation  anglaise  devait  conquérir  la  souve- 
raineté sur  ses  rois,  avant  de  pouvoir  influer  sur  les  destinées  du 
monde. 

Si  la  guerre  de  Trente  ans  et  la  paix  qui  la  suivit  établirent  des 
liens  entre  tous  les  peuples  de  l'Europe,  il  y  a  encore  loin  de  là 
à  une  union  pacifique  qui  donne  satisfaction  aux  droits  et  aux 
intérêts  de  l'humanité.  Est-ce  à  dire  que  le  sang  ait  inondé  en 
vain  l'Allemagne  pendant  une  vie  d'homme?  La  lutte  suprême 
entre  le  catholicisme  et  la  réforme  mit  fin  pour  toujours  aux 
guerres  de  religion  :  la  protestation  du  pape  contre  des  traités 
qui  restèrent,  en  dépit  du  saint-siége,  la  base  de  l'ordre  européen, 
fut  une  abdication,  forcée  il  est  vrai ,  mais  peu  importe,  elle  n'en 
est  pas  moins  irrévocable.  C'était  la  domination  du  catholicisme 
qui  formait  le  grand  obstacle  h  l'établissement  de  la  liberté 


LA  RÉPUBLIQUE  EUROPÉENNE.  287 

religieuse  ;  après  la  paix  de  Westplialie,  Ja  politique  se  sécularisa, 
et  riiumanité,  délivrée  du  joug  de  l'Église,  ne  tarda  pas  à  conqué- 
rir la  liberté  de  penser.  Il  resta  le  danger,  qui  est  plus  grand 
qu'on  ne  le  pense,  d'une  domination  universelle  qui  remettrait 
toutes  ces  conquêtes  en  question.  Jusqu'ici  l'Europe  a  échappé  au 
péril,  et,  à  moins  de  croire  qu'elle  touche  à  son  déclin,  il  faut 
espérer  qu'elle  y  échappera  encore.  Si  elle  est  destinée  à  périr, 
qu'elle  meure  plutôt  que  de  plier  sous  la  force  brutale;  car  la 
domination  de  la  force  est  aussi  la  mort;,  et  la  plus  honteuse  de 
toutes. 


N°  2.  La  république  européenne. 

La  république  européenne  que  Schiller  croyait  voir  dans  la 
paix  de  Westplialie  a  été  rêvée  au  xvn'^  siècle  par  un  roi  et  son 
ministre.  Nous  pouvons  rattacher  les  projets  de  Henri  IV  et  de 
Sully  h  la  guerre  de  Trente  ans,  car  la  lutte  contre  la  maison 
d'Autriche  soutenue  par  Richelieu  réalisa  la  partie  du  grand  des- 
sein qui  était  susceptible  d'exécution.  Reste  l'idée  de  la  république 
européenne.  Était-elle  sérieuse?  A  qui  faut-il  la  rapporter,  au 
roi  ou  au  ministre?  Voici  les  traits  généraux  de  cette  conception, 
tels  qu'ils  se  trouvent  dispersés  dans  \es*Mémoires  de  Sully.  La 
république  européenne  devait  comprendre  quinze  États,  dont  six 
héréditaires,  six  électifs  ou  aristocratiques,  et  trois  républiques. 
La  formation  de  ces  États  supposait  un  remaniement  territorial 
de  l'Europe;  mais  il  n'était  pas  aussi  radical  qu'on  le  suppose 
d'ordinaire.  Henri  IV,  vainqueur  de  la  maison  d'Autriche,  et  im- 
posant la  loi  dans  un  congrès ,  aurait  pu  facilement  organiser  les 
divers  membres  de  sa  république.  L'Espagne  était  resserrée  dans 
la  péninsule,  mais  elle  conservait  le  Portugal  ;  l'Autriche  perdait 
la  possession  héréditaire  de  la  Rohême  et  de  la  Hongrie  qui 
rentraient  dans  leur  droit  d'élection.  La  France  et  l'Angleterre 
gagnaient  quelques  provinces  des  Pays-Bas;  les  autres  étaient 
dévolues  à  la  république  des  Provinces-Unies.  La  plus  importante 
innovation  était  la  création  d'une  confédération  italique.  Les 
intérêts  généraux  de  ces  quinze  États  devaient  se  régler  par  un 
conseil  général  et  par  six  conseils  particuliers.  Le  conseil  général 


288  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

se  composait  de  soixante  députés,  nommés  par  chacun  des  États, 
en  proportion  de  son  importance  politique.  Ce  conseil  avait  pour 
mission  principale  de  prévenir  les  guerres  dans  la  chrétienté,  et 
d'établir,  dans  tous  les  États  de  la  confédération,  un  ordre  tel 
que  la  tyrannie  fût  impossible  ;  il  devait  veiller  aussi  k  ce  que  la 
tolérance  des  trois  confessions  chrétiennes  mît  fin  aux  guerres 
de  religion.  La  république  s'appelait  chrétienne,  parce  qu'elle  ne 
comprenait  que  des  peuples  chrétiens  ;  les  Turcs  en  étaient  non 
seulement  exclus,  il  y  avait  guerre  éternelle  entre  la  république 
et  les  infidèles,  jusqu'à  ce  qu'ils  fussent  expulsés  du  sol  de 
l'Europe. 

Le  projet  de  confédération  européenne  a  été  jugé  sévèrement 
par  les  historiens  politiques;  la  plupart  disent  qu'il  ressemble  à 
une  chimère  bien  plus  qu'à  la  conception  de  deux  hommes 
d'État  (1).  Ceux  qui  tiennent  à  sauver  la  mémoire  de  Henri  IV  de 
cette  espèce  de  ridicule,  prétendent  que  l'idée  appartient  à  Sully, 
ou  à  ceux  qui  ont  compilé  ses  mémoires  (2).  Les  écrivains  hostiles 
à  la  France  prennent  la  république  chrétienne  au  sérieux,  et  y 
voient  la  preuve  de  l'ambition  française.  «  Qui  eût  été  l'àme  de  la 
confédération?  dit  Scîilegel.  Naturellement  le  prince  qui  l'avait 
organisée,  et  qui  aurait  dû  l'imposer  à  l'Europe  par  la  force  des 
armes.  C'est  dire  en  d'autres  mots  que  Henri  IV  eût  été  le  maître 
de  l'Europe.  »  Schlegel  conteste  même  le  mérite  de  l'originalité  à 
ce  projet  :  «  Ce  n'est  rien,  dit-il,  que  l'application  à  l'Europe  des 
formes  qui  régissaient  l'empire  d'Allemagne  (3).  »  Nous  croyons, 
avec  les  historiens  français,  que  l'idée  d'une  république  chrétienne 
n'a  jamais  fait  l'objet  d'une  négociation,  ni  même  d'une  délibéra- 
tion sérieuse.  Sully  lui-même  avoue  que  son  maître  la  croyait  im- 
possible. Ce  qui  a  constamment  préoccupé  le  roi  de  France,  c'est 
une  ligue  pour  l'abaissement  de  la  maison  d'Autriche  ;  mais  de  là  à 
une  confédération  européenne,  il  y  a  un  abîme.  Cependant,  à  moins 
de  s'inscrire  en  faux  contre  les  mémoires  de  Sully,  il  faut  convenir 
que  les  idées  de  république  chrétienne,  de  paix  perpétuelle  et  de 


(1)  Sismondi,  Histoire  des  Français,  T.  XIU,  p.  235,  261. 

(2i  Ranke,  Franzœsische  Geschichte,  T.  II,  p.  13i.  — /*o j/'so>ij  Histoire  de  Henri  IV, T.  H,  p. 873 
et  891. 
(3)  F.  Schlegel,  Vorlesungen  ûber  die  neuere  Geschichte  (XVI*  leçon). 


LA  RÉPUBLIQUE  EUROPÉENNE.  289 

tolérance  universelle  ont  été  débattues  entre  lui  et  Henri  IV.  Il  est 
impossible  de  préciser  ce  qui  dans  ces  idées  appartient  au  ministre 
et  ce  qui  appartient  au  roi.  Laissons  donc  la  question  de  personnes 
de  côté,  et  tenons-nous  au  fond. 

Est-il  vrai  que  la  république  chrétienne  soit  une  chimère?  L'uto- 
pie, quand  elle  est  conçue  par  un  esprit  élevé,  est  l'idéal  à  dis- 
tance, comme  le  dit  un  illustre  poète.  Cela  est  si  vrai,  que  ce  qui 
était  utopie  au  xvn*'  siècle,  est  une  réalité  au  xix^  Que  dis-je?  La 
révolution  a  dépassé  l'utopie.  La  liberté  religieuse  était  repoussée 
par  les  catholiques  comme  une  chose  criminelle;  les  protestants  la 
réclamaient,  mais  timidement  et  avec  mille  restrictions  ;  Henri  IV 
et  Sully  la  limitaient  aux  catholiques,  aux  calvinistes  et  aux  luthé- 
riens. Aujourd'hui  la  liberté  de  religion  et  de  pensée  la  plus  abso- 
lue se  trouve  inscrite  dans  des  constitutions  faites  par  des  catho- 
liques !  L'idée  d'une  confédération  européenne,  utopie  au  xvn*" siècle, 
ne  peut  plus  être  traitée  de  chimère  au  xix%  depuis  que  nous  avons 
vu  les  rois  les  plus  puissants  de  l'Europe  contracter  une  sainte 
alliance  pour  le  maintien  de  l'ordre  et  de  la  paix  dans  la  chré- 
tienté. La  sainte  alliance  des  peuples  suivra  la  sainte  alliance  des 
rois,  et  alors  la  république  européenne  de  Sully  entrera  dans  le 
domaine  des  faits.  Sully  avait  un  profond  sentiment  de  la  solida- 
rité qui  unit  les  nations  en  une  grande  famille;  nous  lisons  dans 
ses  Mémoires  :  «Autant  il  y  a  de  divers  climats,  régions  et  contrées, 
autant  semble-t-il  que  Dieu  les  ait  voulu  diversement  faire  abou- 
der  en  certaines  propriétés,  commodités,  denrées,  matières,  arts 
et  métiers  spéciaux  et  particuliers,  qui  ne  sont  point  communes, 
afin  que  par  le  trafic  et  commerce  de  ces  choses,  dont  les  uns  ont 
abondance  et  les  autres  disette,  la  fréquentation,  conversation  et 
société  humaine  soient  entretenues  entre  les  nations.  »  Il  y  a  donc 
une  société  humaine,  qui  embrasse  toutes  les  nations  ;  c'est  Dieu 
même  qui  l'a  établie,  et  qui  pousse  les  peuples  à  y  entrer,  par  la 
plus  forte  des  nécessités,  par  leurs  besoins.  C'est  reconnaître  ce 
qu'il  y  a  d'individuel  dans  la  création  et  de  commun  ;  l'idée  de 
confédération  est  la  formule  politique  de  ces  deux  faces  de  l'huma- 
nité. Lespublicistes  et  les  historiens,  qui  ne  tiennent  compte  que 
des  faits,  peuvent  encore,  au  xix*'  siècle,  considérer  la  république 
européenne  comme  irréalisable,  et  nous  sommes  de  leur  avis; 
mais  il  ne  peuvent  plus  la  déclarer  impossible,  en  présence  de  la 


290  LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 

confédération  qui  embrasse  une  partie  du  nouveau  monde  (1). 
Sans  doute,  la  paix,  l'harmonie,  la  fraternité  resteront  toujours  h 
l'état  d'idéal  ;  l'imperfection  humaine  et  la  réalisation  complète 
d'un  idéal  quelconque  sont  choses  contradictoires.  Cela  n'empêche 
pas  qu'il  n'y  ait  un  idéal,  et  il  n'est  autre  que  celui  qui  a  été  conçu 
par  Henri  IV  et  Sully,  car  leur  république  donne  satisfaction  aux  deux 
éléments  de  la  nature  humaine,  h  l'unité  et  à  la  diversité.  C'est 
surtout  ce  dernier  point  qui  fait  honneur  h  Henri  IV  et  h  Sully  :  ils 
se  sont  élevés  au  dessus  de  l'ambition  de  la  monarchie  universelle, 
et  ont  respecté  l'élément  de  nationalité  qui  au  xvni^  siècle  était 
encore  méconnu  :  ils  organisaient  la  nation  italienne,  ils  affran- 
chissaient la  Bohême  et  la  Hongrie  du  joug  de  l'Autriche.  L'idée 
que  les  historiens  ont  crue  indigne  de  Henri  IV  et  de  Sully,  sera  con- 
sidérée un  jour  comme  leur  titre  de  gloire. 

(î)  Écrit  eu  juillet  1839. 


LIVRE  II 

DROIT   DES    GENS 


CHAPITRE  I 


LE  DROIT  DES  GENS  MODERNE 


I 


Le  droit  des  gens  date  de  l'ère  moderne  qui  s'ouvre  avec  le 
XVI''  siècle.  Les  anciens  l'ignoraient,  même  le  peuple  juridique  par 
excellence,  les  Romains.  Il  y  a  de  cela  une  raison  très  simple. 
L'idée  du  droit  international  implique  que  les  nations  sont  liées 
entre  elles  par  des  (droits  et  des  devoirs  communs;  elle  suppose 
donc  que  les  nations  sont  constituées,  et  que  leur  indépendance, 
est  reconnue  ;  elle  suppose  encore  que  les  nations  se  considèrent 
comme  membres  d'une  grande  famille,  ayant  comme  tels  des  obli- 
gations et  des  droits.  Or,  dans  l'antiquité,  il  y  avait  des  cités  et 
des  empires,  il  n'y  avait  pas  de  nations;  les  philosophes  conce- 
vaient vaguement  la  fraternité  des  peuples,  mais  cette  croyance 
n'était  pas  entrée  dans  la  conscience  générale;  c'était  un  instinct 
plutôt  qu'un  principe  juridique.  De  fait,  l'idéal  du  monde  ancien 
était  la  monarchie  universelle,  ce  qui  revient  à  dire  que  la  force 
dominait  dans  les  relations  des  peuples,  comme  elle  régnait  dans 
les  rapports  de  maître  li  esclave.  Il  n'y  a  pas  de  droit  là  où  l'exis- 
tence individuelle  des  êtres  juridiques  n'est  pas  reconnue,  et 
cette  notion  est  étrangèrcià  l'antiquité. 

Comme  le  Christ  proclame  l'égalité  et  la  fraternité  des  hommes, 

19 


294  DROIT  DES  GENS. 

l'on  a  fait  honneur  au  christianisme  de  l'avènement  du  droit  inter- 
national. C'est  méconnaître  la  portée  du  dogme  chrétien,  et  en 
exagérer  singulièrement  l'influence.  En  disant  que  son  royaume 
n'était  pas  de  ce  monde,  Jésus-Christ  annonçait  que  la  fraternité 
et  l'égalité  qu'il  prêchait  n'avaient  rien  de  commun  avec  les  rela- 
tions civiles  et  politiques.  Les  hommes  sont  frères  et  égaux  dans 
le  royaume  des  cieux  ;  mais  cela  n'empêche  pas  qu'il  n'y  ait  des 
esclaves.  Les  peuples  sont  frères,  puisqu'il  descendent  tous  d'un 
couple;  mais  cela  n'empêche  pas  la  monarchie  universelle  de 
Rome  d'être  légitime.  En  définitive,  le  christianisme  est  une  reli- 
gion de  l'autre  monde,  ce  n'est  pas  une  doctrine  sociale.  Est-ce  à 
dire  que  la  croyance  de  l'unité  humaine,  de  la  fraternité  des 
hommes  et  des  nations  soit  restée  stérile?  Les  principes  ont  une 
force  qui  leur  est  propre;  ils  grandissent  et  se  développent  en 
dépit  de  nos  préjugés.  Il  en  a  été  ainsi  du  dogme  do  l'unité  hu- 
maine. Mais  pour  lui  faire  porter  ses  fruits,  il  a  fallu  une  autre 
influence  que  celle  de  la  religion  :  c'est  la  philosophie  quia  tiré 
des  croyances  religieuses  les  conséquences  politiques  qui  s'y 
trouvaient  en  germe.  Cette  évolution  s'est  accomplie  le  plus  sou- 
vent malgré  l'Église,  et  contre  elle. 

A  ceux  qui  rapportent  l'origine  du  droit  international  au  chris- 
tianisme, il  y  a  une  réponse  péremptoire  h  faire.  Jamais  les  esprits 
ne  furent  plus  complètement  soumis  aux  idées  religieuses  qu'au 
moyen  âge  :  c'est  l'ère  de  la  foi  par  excellence.  Si  le  christianisme 
avait  une  doctrine  politique,  elle  aurait  dû  se  produire  alors  que 
les  Innocent  et  les  Grégoire  régnaient  en  maîtres  sur  la  chré- 
tienté. Les  papes  eurent  effectivement  une  théorie  politique,  ou, 
si  l'on  veut,  un  idéal ,  mais  il  se  trouve  que  cet  idéal  était  une 
utopie  irréalisable,  et  si  elle  avait  pu  se  réaliser,  elle  aurait  abouti 
h  la  monarchie  universelle,  c'est  ii  dire  à  la  négation  du  droit  in- 
ternational. Un  Dieu,  un  pape  et  un  empereur  :  voilà  l'idéal.  Nous 
avons  dit  ailleurs  (I)  quels  étaient  les  vices  de  l'unité  catholique. 
Elle  divisait  ce  qui  est  indivisible,  la  souveraineté;  elle  n'aurait  pu 
s'établir  que  par  la  subordination  entière  de  l'empereur  au  pape: 
c'eût  été  une  théocratie  universelle,  dans  le  sein  de  laquelle, 
toutes  les  relations  civiles  et  politiques  eussent  été  dominées  par 

(1)  Vovez  le  tome  VI'  de  mes  Études  sur  l'histoire  de  l'humanité. 


LE  DROIT  DES  GENS  MODERNE.  295 

la  religion.  Pas  de  liberté  pour  les  individus,  pas  d'indépendance 
pour  les  nations.  L'idée  d'un  droit  régissant  les  peuples  comme 
les  individus  n'aurait  pas  même  pu  naître  dans  une  pareille  orga- 
nisation de  l'humanité.  Veut-on  une  dernière  preuve  de  l'impuis- 
sance de  l'Église  à  fonder  le  droit  des  gens?  C'est  seulement  quand 
la  fausse  unité  du  catholicisme  fut  brisée,  que  le  droit  interna- 
tional prit  naissance. 

Pourquoi  le  dogme  de  l'unité  humaine  n'a-t-il  conduit,  dans  le 
sein  de  l'Église,  qu'à  la  fausse  conception  d'une  monarchie  uni- 
verselle? Cela  tient  h  l'essence  même  du  christianisme,  en  tant 
qu'il  repose  sur  une  révélation  miraculeuse.  S'il  était  vrai  que 
Dieu  lui-même  fût  venu  révéler  aux  hommes  la  loi  du  salut,  s'il 
était  vrai  qu'il  eût  institué  un  vicaire,  dépositaire  et  interprète  de 
la  vérité,  qui  oserait  contester  à  l'Église  et  à  son  chef  le  droit  de 
régir  le  monde?  Il  n'y  aurait  d'autre  moyen  de  se  soustraire  h  cette 
domination,  illimitée  comme  la  puissance  de  Dieu,  que  de  nier 
Dieu.  La  révélation  implique  donc  la  conséquence  fatale  d'une 
monarchie  universelle.  En  vain  se  rejeterait-on  sur  la  distinction 
du  spirituel  et  du  temporel,  en  vain  prétendrait-on  que  la  papauté 
ne  réclame  qu'une  domination  spirituelle;  cette  séparation,  fausse 
en  théorie,  est  repoussée  en  fait  par  les  plus  grands  des  papes. 
Le  pouvoir  qui  a  empire  sur  l'àme,  disent-ils,  a,  ti  plus  forte 
raison,  empire  sur  le  corps.  Rien  n'échappe  donc  à  la  puissance 
de  celui  qui  se  dit  le  représentant  de  Dieu  sur  la  terre.  Peut-il 
être  question  d'un  droit  des  peuples,  en  face  de  Dieu  et  de  son 
organe?  En  regard  d'un  pouvoir  divin,  l'idée  de  droit  n'a  plus  de 
signification.  L'homme  oserait-il  revendiquer  un  droit  contre  celui 
qui  tient  la  place  de  l'Être  universel?  Les  peuples  oseraient-ils  en- 
trer en  lutte  contre  une  autorité  qui  ne  connaît  pas  de  bornes  ? 
Individus  et  nations  n'ont  plus  que  le  devoir  d'obéir.  L'humanité 
entière  est  à  la  lettre  un  troupeau,  guidé  par  un  pasteur  ;  ceux 
qui  s'écartent  de  la  loi  divine,  telle  qu'elle  est  dictée  par  Rome, 
se  placent  par  cela  même  en  dehors  de  l'humanité. 

Ainsi,  l'unité  catholique  est  une  conséquence  nécessaire  de  la 
révélation.  Pour  sortir  de  cette  fausse  unité,  il  fallait  avant  tout 
déserter  le  dogme  d'une  révélation  miraculeuse.  La  réforme  fut  un 
premier  pas  dans  cette  voie,  un  pas  faible,  timide  et  inconséquent, 
mais  l'humanité  saura  bien  mener  à  bout  une  entreprise  devant 


296  DROIT  DES  GENS. 

laquelle  les  réformateurs  auraient  reculé  épouvantés.  Eux-mêmes 
ouvrirent  la  voie,  b.  leur  insu.  Tout  en  restant  attachés  aux 
dogmes  du  christianisme,  ils  en  rejetèrent  les  applications  poli- 
tiques. La  réformation  était  une  insurrection  des  nations  contre 
la  papauté,  qui  méconnaissait  leur  indépendance.  Elle  donna  une 
force  nouvelle  au  sentiment  national,  en  la  fondant  sur  la  religion. 
Elle  jeta  par  là  les  bases  du  droit  international.  En  même  temps, 
elle  fortifia  les  nations,  en  sécularisant  l'État.  Cette  révolution  ne 
s'accomplit  pas  sans  lutte.  Les  prolestants  étaient  forcément  in- 
conséquents. Ils  ne  voulaient  plus  du  joug  de  Rome,  et  ils  main- 
tenaient les  croyances  sur  lesquelles  reposait  la  domination 
romaine.  Ils  revendiquaient  l'indépendance  des  nations  à  l'égard 
du  pape,  et  ils  conservaient  l'idée  d'une  monarchie  universelle, 
qui  semblait  trouver  un  appui  dans  les  prophètes.  Mais  ces  incon- 
séquences passèrent,  et  il  resta,  comme  fruit  de  la  révolution  du 
XVI''  siècle,  un  vif  sentiment  de  la  liberté  de  l'individu  et  de  l'indé- 
pendance des  nations  afiranchis,  les  uns  et  les  autres,  dans  leurs 
relations  civiles  et  politiques,  du  despotisme  de  la  foi.  La  philo- 
sophie vint  en  aide  i^i  la  l'éformation,  en  s'élevant  au  dessus  des 
préjugés  de  secte.  L'unité  est  viciée  tant  qu'elle  repose  sur  des 
croyances  communes,  parce  que  les  individus  et  les  peuples  qui 
ne  partagent  pas  la  foi  dite  révélée  en  sont  exclus;  ce  qui  conduit 
h  une  hostilité  permanente,  éternelle.  Pour  que  l'unité  devienne 
possible,  il  faut  que  la  religion  cesse  d'en  être  le  lien,  il  faut  que 
l'humanité  prenne  la  place  de  la  foi;  alors  l'unité,  de  religieuse 
qu'elle  était,  devenant  humaine,  pourra  embrasser  toutes  les 
nations. 

II 

Du  moment  où  les  nations  sont  constituées,  et  que  l'unité  hu- 
maine est  reconnue,  le  droit  international  existe  en  germe.  Il  faut 
deux  éléments  pour  qu'il  prenne  naissance,  l'élément  de  diver- 
sité et  l'élément  d'unité.  Il  faut  des  nations  indépendantes,  sinon 
il  n'y  a  pas  de  sujets  capables  de  droit  ;  il  faut  un  lien  entre  les 
nations,  sinon  il  n'y  a  pas  de  rapports  qui  puissent  être  l'objet  du 
droit.  Le  genre  humain  étant  un  corps,  dont  les  nations  sont  les 
parties,  le  droit  intervient  nécessairement  pour  régir  les  relations 


LE  DROIT  DES  GENS  MODERNE.  21)7 

qui  se  forment  entre  les  divers  membres  de  l'humanité,  de  même 
qu'il  régit  les  rapports  des  citoyens  de  chaque  État.  Ces  rapports 
ne  sont  pas  le  produit  du  hasard,  ils  sont  déterminés  par  la  nature 
même  des  choses.  L'humanité  a  sa  mission,  que  les  diverses  na- 
tions concourent  à  remplir;  de  là  une  vie  commune,  et  des  droits 
et  des  devoirs  communs.  Ainsi,  le  droit  international  a  une  exis- 
tence nécessaire,  absolue,  aussi  bien  que  le  droit  privé.  Cepen- 
dant il  y  a  une  différence  considérable  entre  le  droit  des  gens  et  le 
droit  privé.  Les  relations  juridiques  des  citoyens  sont  placées 
sous  la  garantie  de  l'État.  Quelle  est  la  sanction  des  droits  et  des 
obligations  qui  se  forment  entre  les  nations? 

La  sanction  du  droit  suppose  que  les  résistances  individuelles 
sont  brisées  par  la  volonté  générale.  Dans  chaque  État,  la  volonté 
générale  a  un  organe;  tandis  qu'il  n'y  en  a  pas  pour  l'humanité 
considérée  comme  corps.  Cela  se  conçoit,  et  ne  préjuge  rien 
contre  l'existence  d'un  droit  qui  régit  les  nations.  Les  nations 
existent  à  peine  depuis  le  xyi**  siècle  ;  il  y  en  a  un  grand  nombre 
qui  sont  encore  h  l'état  de  formation.  Aussi  longtemps  qu'elles  ne 
seront  pas  constituées,  il  ne  pourra  pas  s'agir  d'organiser  les 
formes  et  les  conditions  de  leur  vie  commune.  11  y  a  plus.  Même 
les  nations  qui  sont  constituées,  n'ont  pas  toutes  des  organes  qui 
expriment  leur  vraie  volonté;  cela  est  cependant  une  condition 
essentielle  pour  la  formation  d'un  organe  qui  représente  toutes 
les  nations  :  comment  concevoir  une  volonté  générale,  quand 
les  volontés  particulières  ne  sont  pas  connues?  Enfin,  avant  qu'il 
puisse  s'agir  de  créer  un  organe  pour  une  volonté  générale,  il  faut 
que  cette  volonté  même  existe.  Or  c'est  à  peine  si  l'unité  humaine 
est  reconnue  dans  le  domaine  de  la  pensée  ;  il  faut  qu'elle  prenne 
racine  dans  la  conscience  générale,  qu'elle  se  traduise  en  faits 
multiples  qui  rendent  la  solidarité  des  nations  aussi  sensible  que 
l'est  celle  de  l'unité  nationale.  Travail  séculaire  dont  nous  entre- 
voyons à  peine  les  derniers  résultats.  Mais  il  suffît  de  jeter  un 
coup  d'œil  sur  le  passé,  pour  se  convaincre  que  l'œuvre  avance 
progressivement.  En  comparant  le  présent  au  passé,  on  voit  que 
l'humanité  a  fait  un  grand  pas  vers  son  organisation  future;  ce 
qui  nous  permet  d'affirmer  que  l'unité  humaine  se  complétera. 

Il  serait  inutile  de  chercher  chez  les  anciens  des  "traces 
d'intérêts  généraux  et  d'une  volonté  générale.  Il  n'y  avait  pas 


298  DROIT  DES  GENS. 

encore  de  droit  des  gens;  ce  n'est  que  dans  les  relations  inévi- 
tables des  peuples  que  se  manifeste  le  lien  qui  les  unit.  On  doit 
descendre  jusqu'aux  derniers  travaux  de  la  philosophie  greco- 
romaine,  pour  y  trouver  l'idée,  ou  du  moins  le  pressentiment  de 
l'unité  humaine.  Au  moyen  âge,  les  peuples  de  l'Occident  vécurent 
plus  isolés  peut-être  que  sous  l'empire  romain; en  réalité  ils  furent 
plus  unis,  car  ils  étaient  liés  par  des  croyances  communes,  et  cette 
unité  avait  un  corps  dans  l'Eglise.  L'unité  chrétienne  est  la  pre- 
mière manifestation  de  l'unité  humaine.  Bien  qu'elle  fût  fausse 
dans  son  principe,  elle  répandit  des  sentiments  communs,  elle  fit 
entrer  l'idée  de  l'unité  du  genre  humain  dans  la  conscience  des 
fidèles.  Des  faits  éclatants  révélèrent  la  révolution  qui  s'accomplis- 
sait dans  le  monde  chrétien.  A  la  voix  d'un  hermite,  l'Europe 
s'ébranla  pour  se  jeter  sur  l'Asie,  et  ce  grand  mouvement  dura 
deux  siècles.  C'était  un  spectacle  inouï.  L'antiquité  avait  vu  de 
grandes  guerres,  qui  aboutissaient  à  des  monarchies  universelles; 
on  n'avait  pas  encore  vu  une  idée  précipiter  des  millions  d'hommes 
dans  les  hasards  d'une  lutte  qui  embrassait  deux  mondes.  Il  y 
avait  donc  une  volonté  générale  dans  la  chrétienté,  et  cette 
volonté  avait  son  organe  dans  la  papauté.  C'étaient  les  croyances 
communes  qui  faisaient  la  force  des  souverains  pontifes,  et  qui 
leur  donnaient  la  victoire  sur  les  rois  et  les  empereurs. 

Aussi  longtemps  que  la  papauté  intervint  pour  la  conservation 
de  l'ordre  moral,  elle  fut  le  vrai  représentant  des  sentiments  de  la 
chrétienté,  et  les  peuples  prirent  parti  pour  elle  contre  leurs 
maîtres.  Cependant  les  successeurs  de  saint  Pierre  avaient  un 
intérêt  qui  n'était  pas  celui  des  peuples,  qui  leur  était  plutôt  hos- 
tile :  ils  aspiraient  II  une  domination  universelle  qui  aurait  étouffé 
dans  leur  berceau  les  nationalités  naissantes.  C'étaient  les  adver- 
saires des  papes,  les  empereurs  et  les  rois  qui  représentaient 
l'État,  et  par  cela  même  les  nations.  Rien  de  plus  intéressant  que 
la  lutte  de  ces  éléments  divers;  nous  l'avons  exposée  ailleurs  (l). 
Les  bulles  des  papes,  les  lettres  des  princes  étaient  un  incessant 
appel  à  l'opinion  publique.  Un  admirable  instinct  guida  les  peu- 
ples :  tant  que  l'Église  fut  en  danger,  tant  que  la  puissance  des 

(1)  Voyez  le  tome  VI*  de  me's  Éludes  sur  l'histoire  de  l'humanilé,  et  mon  Étude  sur  l'Église 
et  l'État. 


LE  DROIT  DES  GENS  MODERNE.  299 

empereurs  faisait  craindre  une  monarchie  universelle,  ils  prirent 
parti  pour  l'Église;  mais  quand  les  empereurs  furent  vaincus,  et 
que  la  lutte  s'établit  entre  l'Église  et  la  royauté,  les  peuples  se 
prononcèrent  pour  leurs  princes.  C'est  ce  qu'on  vit  en  France  au 
XIV''  siècle  :  Boniface  VIII  multiplia  en  vain  les  bulles  et  les  me- 
naces; les  Français  se  moquèrent  des  bulles  pontificales  et  sou- 
tinrent la  cause  du  roi,  qui  était  celle  de  l'indépendance  natio- 
nale. L'opinion  publique  déserta  l'Église,  parce  que  l'Église  désertait 
les  intérêts  de  l'humanité  pour  un  intérêt  de  domination,  trop 
souvent  pour  un  intérêt  plus  vil,  la  cupidité.  Quoi  que  disent  les 
écrivains  catholiques,  la  papauté  était  un  mauvais  organe  de  la 
volonté  générale;  car  son  prétendu  pouvoir  divin  ruinait  la  sou- 
veraineté de  l'État  et  la  liberté  des  peuples. 

Les  nations  vont  prendre  elles-mêmes  la  direction  de  leurs  des- 
tinées, en  ce  sens  du  moins  qu'elles  s'affranchissent  du  joug  de 
l'Église;  mais  elles  ne  sont  pas  encore  en  état  de  s'émanciper  com- 
plètement, il  leur  faut  toujours  une  espèce  de  tutelle;  les  rois  rem- 
placent les  papes.  Au  premier  abord,  on  pourrait  croire  que  les 
nations  ne  gagnèrent  rien  au  changement.  En  effet,  la  royauté  est 
un  pouvoir  aussi  égoïste  que  la  papauté.  Toutefois,  il  y  a  progrès, 
car  l'égoïsme  des  rois  se  confond  à  certains  égards  avec  les  inté- 
rêts des  peuples.  Le  premier  besoin  des  nations,  c'est  d'exister. 
Au  sortir  du  moyen  âge,  les  limites  des  divers  États  étaient  encore 
incertaines;  les  peuples  avaient  un  désir  immodéré  d'étendre 
leurs  frontières  :  on  dirait  des  enfants  qui  ont  hâte  de  devenir  des 
hommes.  De  là  les  guerres  nationales,  guerres  de  conquête  qui 
en  apparence  étaient  des  luttes  de  forces  brutales,  mais  au  fond  il 
s'agissait  de  l'éveil  des  nationalités  et  de  leur  formation.  Les  pre- 
mières de  ces  guerres  furent  celles  des  deux  nations  les  plus  puis- 
santes de  l'Europe,  la  France  et  l'Angleterre.  Les  armes  anglaises 
eurent  longtemps  le  dessus.  Il  y  a  une  raison  de  cette  supériorité 
qu'un  grand  historien  s'est  plu  à  mettre  en  évidence  (1).  Dès  le 
xiv«  siècle,  la  nation  comptait  pour  quelque  chose  chez  les  Anglo- 
Normands,  tandis  qu'en  France,  la  féodalité  expirante  était  une 
source  d'anarchie  et  de  faiblesse;  l'avenir  était  à  l'élément  natio- 
nal, il  devait  l'emporter.  Ce  serait  une  étude  intéressante,  mais 

(1)  Sismondi,  Histoire  des  Français,!.  V  et  VI,éclit.  de  "Woulers. 


300  DROIT  DES  GENS. 

dans  laquelle  nous  ne  pouvons  entrer,  de  suivre  les  progrès  du 
sentiment  de  nationalité  en  Angleterre,  puis  par  réaction  en 
France;  la  puissance  de  ce  sentiment  expliquerait  peut-être  la 
figure  héroïque  de  Jeanne  d'Arc,  dont  les  catholiques,  grands  ama- 
teurs de  superstitions,  voudraient  faire  une  figure  miraculeuse. 
Dans  l'origine,  le  roi  d'Angleterre  seul  parle  à  son  peuple  :  il  veut 
l'intéresser  à  la  guerre  (1),  il  veut  lui  faire  comprendre  la  néces- 
sité des  sacrifices  qu'il  lui  demande  (2);  il  a  soin  d'exalter  son 
orgueil  et  sa  confiance,  en  lui  faisant  part  des  glorieuses  victoires 
remportées  sur  un  ennemi  puissant  quoique  vaincu  (3).  Le  roi  de 
France  finit  par  suivre  cet  exemple.  Dans  les  deux  royaumes,  les 
chaires  retentissent  d'appels  h  l'opinion  publique,  pour  justifier 
la  guerre.  Il  est  curieux  d'entendre  F^roissart,  l'écrivain  féodal  par 
excellence,  approuver  les  moyens  employés  pour  rendre  la  guerre 
populaire  :  «  Au  voir  dire,  il  était  de  nécessité  h  l'un  roi  et  à  l'au- 
tre, puisque  guerroyer  voulaient,  qu'ils  fissent  mettre  en  termes  et 
remontrer  à  leur  peuple  l'ordonnance  de  leur  querelle,  par  quoi 
chacun  entendît  de  plus  grand  volonté  l\  conforter  son  seigneur; 
et  de  ce  étaient-ils  tous  réveillés  en  l'un  royaume  et  en  l'autre  (4).  » 
Nous  sommes  h  la  fin  du  moyen  âge;  le  pouvoir  souverain  se 
concentre  presque  partout  dans  les  mains  des  princes  ;  on  dirait 
que  les  peuples  abdiquent  leur  souveraineté.  Cela  n'empêchait  pas 
que  les  rois  les  plus  absolus  ne  fussent  obligés  de  ménager  l'opinion 
publique.  Louis  XI  ne  commençait  pas  de  guerre  sans  en  dire  les 
causes  à  la  nation.  Au  xyi"^  siècle,  une  révolution  religieuse  éclata; 
la  réforme  a  ses  racines  les  plus  profondes  dans  les  sentiments 
populaires  ;  c'est  un  homme  du  peuple,  un  moine  qui  osa  braver 
la  papauté,  et  sa  voix  trouva  de  l'écho  dans  toute  la  chrétienté. 
Ce  n'était  pas  seulement  un  réveil  du  sentiment  religieux,  mais 
aussi  un  éveil  du  sentiment  national.  L'opinion  publique  prit  une 
force  nouvelle,  elle  imposa  sa  volonté  aux  princes.  Môme  dans  les 
guerres  purement  politiques,  les  rois  se  crurent  obligés  de  justi- 
fier leurs  querelles.  François  P""  et  Charles-Quint  étaient  l'un  et 

(1)  Lettre  d'É(iouard  ni,da  14  juin  1345,  adressée  à  toutes  les  corporations  dn  royaume.  (Rymt^r, 
T.  V,  p.  45J.) 

(2)  Lettre  d'Edouard  UI  aux  évcques.  {liymer,  T.  V,  p.  20,  2i. 

(3)  Lettre  d'Edouard  UI  après  la  victoire  de  Crccy.  {llymer,  T.  V,  p.  !B5.) 
(t)  Froissarl,  Chroniques,  liv.  I,  part.  U,  ch.  207. 


LE  DROIT  DES  GENS  MODERNE.  301 

l'autre  inspirés  par  une  âpre  ambition  ;  quand  ils  s'adressaient  h 
la  chrétienté,  ils  cherchaient  à  la  flatter,  à  la  séduire,  à  la 
tromper;  leurs  appels  à  l'opinion  publique  ne  prévinrent  pas  les 
guerres,  ils  n'empêchèrent  pas  la  perfidie,  la  violation  des  ser- 
ments, ils  avaient  plutôt  pour  but  de  les  excuser,  de  les  couvrir. 
François  P%  quand  il  manqua  si  honteusement  h  la  foi  jurée, 
rendit  la  nation  complice  de  son  crime.  Mais  ces  égarements  im- 
portent peu  ;  ce  qui  importe,  c'est  la  nécessité  où  se  trouvaient  les 
rois  les  plus  puissants  de  gagner  fesprit  des  peuples.  De  là  les 
manifestes  solennels  qui  ouvraient  les  guerres.  François  P'" 
accusa  Charles-Quint  d'être  la  cause  de  tous  les  maux  qui  affli- 
geaient la  chrétienté;  il  dit  que  son  insatiable  ambition  allumait 
des  guerres  incessantes,  et  que  ces  sanglantes  dissensions  favo- 
risaient l'hérésie  et  livraient  l'Europe  ii  l'ennemi  commun,  aux 
Turcs.  L'empereur  ne  voulut  pas  rester  sous  le  coup  de  ces  accu- 
sations ;  il  prit  lui-même  la  parole,  dans  la  capitale  du  monde 
chrétien,  en  présence  du  pape,  des  cardinaux  et  des  ambassa- 
deurs de  France;  il  exposa  sa  conduite  depuis  le  commencement 
des  hostilités,  il  chercha  à  prouver  que  toujours  il  avait  voulu  la 
paix,  qu'il  la  désirait  encore,  et  que  toute  son  ambition  se  bor- 
nait à  défendre  la  chrétienté  contre  les  Turcs,  et  h  rétablir 
l'unité  religieuse  déchirée  par  les  réformateurs  (l). 

La  rivalité  des  deux  princes  continua  à  ensanglanter  l'Europe. 
François  P""  se  ligua  avec  les  Turcs,  il  se  ligua  avec  les  réformés 
d'Allemagne.  Son  alliance  avec  les  infidèles  souleva  contre  lui, 
même  ses  amis  protestants;  la  conscience  chrétienne  fit  taire 
toutes  les  considérations  politiques.  La  conduite  tortueuse  de 
Charles-Quint  prêtait  aussi  h  d'amères  récriminations;  il  était  lui- 
même  aux  pieds  du  sultan  pour  implorer  une  trêve,  et  on  l'accu- 
sait d'avoir  assassiné  les  ambassadeurs  que  François  P"^  envoya  h 
Constantinople.  Ce  meurtre  fut  une  bonne  fortune  pour  le  roi  de 
France;  il  le  dénonça  h  la  chrétienté  dans  un  manifeste  passionné  : 
Le  cri  de  la  guerre,  ouverte  entre  le  roi  de  France  et  l'empereur,  et  ce  à 
cause  des  grandes,  exécrables  et  étranges  injures,  cruautés  et  inhuma- 


(1)  Lettre  de  Charles-Qnint  à  son  ambassadeur  en  France  du  17  avril  1336  {Lanz,  H,  223).  — 
Du  BeUay,  Mémoires,  dans  Peiilot,  T.  XVIII,  p.  356.  —  Lettres  des  ambassadeurs  de  France,  dans 
Charrière,  Négociations,  T.  I,  p.  295. 


502  DROIT  DES  GENS. 

nités  desquelles  ledit  empereur  a  usé  envers  le  roi,  et  mêmement  envers 
ses  ambassadeurs  ;  à  cause  aussi  des  pays  que  lui  détient  et  occupe  in- 
dûment et  injustement  (i).  »  François  P'  insista  sur  l'assassinat  de 
ses  ambassadeurs,  cette  violation  du  droit  divin  et  humain;  il 
appela  la  colère  de  Dieu  sur  les  coupables,  et  il  excita  ses  sujets  à 
le  vencjer  de  ces  injures.  On  le  voit,  le  droit  des  gens  n'est  pas 
impunément  violé.  Si  le  tribunal  de  l'opinion  publique,  devant 
lequel  ces  procès  se  plaident,  n'a  pas  d'armée  à  sa  disposition 
pour  exécuter  ses  sentences,  il  n'en  est  pas  moins  redoutable, 
car  il  agit  sur  les  esprits,  sur  les  sentiments,  sur  les  idées,  et  c'est 
la  pensée  en  définitive  qui  gouverne  le  monde. 

Ce  qui  manquait  encore  au  xvi''  siècle,  c'était  un  moyen  dé- 
clairer  l'opinion  publique  et  par  cela  même  de  la  former.  La 
presse  était  inventée,  mais  elle  ne  parlait  que  de  loin  en  loin,  et  à 
un  public  peu  initié  aux  événements.  C'est  au  xvn''  siècle  que  le 
premier  journal  fut  fondé  en  France;  chose  remarquable,  il  le  fut 
par  un  ministre  tout-puissant,  le  cardinal  de  Richelieu,  et  il  eut 
pour  collaborateur  le  roi  Louis  XIII  (2).  Le  levier  était  trouvé; 
mais  pour  qu'il  pût  remuer  le  monde,  il  fallait  encore  bien  des 
révolutions.  Tant  que  les  nations  ne  prirent  pas  une  part  directe 
h  leurs  affaires,  la  presse  parla  en  vain;  or,  pour  donner  une  place 
aux  nations  dans  le  gouvernement,  il  fallut  la  révolution  de  89. 
Cela  ne  suffit  pas  encore;  les  constitutions  écrivent  en  vain  les 
droits  des  peuples,  si  une  forte  éducation  n'a  pas  mûri  les  esprits 
pour  la  liberté,  et  cela  est  une  œuvre  séculaire.  Enfin,  pour  créer 
une  opinion  publique  qui  représente  fidèlement  la  volonté  géné- 
rale, il  faut  une  dernière  condition,  des  communications  actives, 
rapides  entre  les  peuples.  Ce  travail  s'accomplit  sous  nos  yeux  : 
des  inventions  qui  tiennent  du  prodige  rapprochent  les  distances, 
et  multiplient  h  l'infini  les  relations  des  hommes.  Sous  l'influence 
de  toutes  ces  causes,  il  se  formera  une  opinion  publique  qui  sera 
l'organe  des  intérêts  généraux  de  l'humanité.  Quand  ces  progrès 
seront  réalisés,  le  droit  international  aura  sa  sanction,  la  plus 
puissante  de  toutes,  la  volonté  éclairée  du  genre  humain. 


(1)  Granvellt',  Papiers  d'État,  T.  H,  p.  628. 

(2)  Ilazin,  Histoire  de  France  sous  Louis  Xni,T.  HI,  p.  78.  —  Ranke,  Franzœsische  Geschichte, 
T.  H,  p.  430. 


CHAPITRE  II 


LA     DIPLOMATIE 


La  diplomatie  est  l'intermédiaire  des  relations  internationales. 
Dans  l'antiquité  elle  n'existait  point,  parce  que  les  rapports  des 
peuples  étaient  rares  et  accidentels.  A  partir  de  l'ère  moderne,  les 
communications  se  multiplient  à  vue  d'œil  :  de  là  la  nécessité 
pour  les  divers  États  d'agents  ofliciels  qui  les  représentent  à 
l'étranger  :  de  là  aussi  une  science  nouvelle  qui  s'occupe  des  rela- 
tions entre  les  peuples,  comme  la  morale  et  le  droit  ont  de  tout 
temps  gouverné  les  relations  entre  individus.  Notre  but  n'est  pas 
d'entrer  dans  le  détail  de  la  diplomatie;  nous  ne  pouvons  nous 
arrêter  que  sur  les  questions  capitales,  et  il  n'y  en  a  pas  de  plus 
grave  que  le  principe  qui  sert  de  base  au  droit  international.  La 
science  moderne  est  unanime  à  répondre,  qu'il  n'y  a  pas  deux 
morales,  ni  deux  principes  juridiques;  la  morale  et  le  droit  des 
nations  ne  sauraient  donc  être  autres  que  la  morale  et  le  droit 
des  individus.  En  effet,  il  y  a  identité  au  fond,  entre  les  individus 
et  les  peuples  ;  la  mission  de  l'homme,  et  par  suite  ses  droits  et 
ses  devoirs,  sont  les  mêmes  partout;  cette  mission  est  aussi  celle 
des  hommes  considérés  collectivement,  de  l'humanité  et  des 
peuples.  Dès  lors,  il  ne  peut  y  avoir  de  différence  quant  au  prin- 
cipe de  la  morale  et  du  droit,  entre  les  hommes  comme  individus, 
et  les  hommes  réunis  en  société.  Les  relations  diffèrent  et  par 


504  DROIT  DES  GENS. 

suite  les  règles  juridiques  qui  les  gouvernent,  mais  le  principe, 
la  loi  générale  sont  les  mêmes  :  c'est  la  loi  du  juste,  et  des  devoirs 
qui  en  dérivent. 

L'idée  que  la  science  se  fait  aujourd'hui  de  la  diplomatie,  n'est 
pas  celle  de  l'opinion  courante  :  celle-ci  confond  la  diplomatie 
avec  le  machiavélisme,  et  n'y  voit  autre  chose  que  l'art  de  tromper. 
Un  illustre  écrivain  s'est  f\nt  l'organe  de  ce  préjugé  traditionnel; 
écoutons  Lamennais:  «  La  diplomatie  est  le  sacerdoce  de  l'intérêt. 
Elle  a  deux  objets  principaux,  faire  son  bien,  et  le  mal  d'autrui. 
Qu'une  nation,  par  exemple,  en  ruine  une  autre;  n'y  trouvât-elle 
aucun  profit  direct,  elle  acquiert  du  moins  une  supériorité  rela- 
tive de  richesse,  par  conséquent  de  puissance.  Le  diplomate  doit 
donc  être  exempt  des  scrupules  du  devoir.  Ses  fonctions  se  ré- 
duisent h  une  seule,  tromper.  Qu'il  se  taise,  qu'il  parle,  qu'il 
affirme,  qu'il  crie,  insinue,  conseille,  il  n'a  pas  d'autre  but.  Ses 
discours,  son  silence,  sa  figure,  son  geste,  ses  caresses,  ses 
colères,  tout  en  lui  ment  (1).  w 

Ces  paroles  de  Lamennais  sont  la  satire  de  la  diplomatie  ;  pour 
être  juste,  il  faut  ajouter  que  le  portrait  qu'il  trace  a  été,  et  est 
parfois  encore,  l'expression  exacte  de  la  réalité.  Oui,  diplomatie 
et  machiavélisme  ont  été  synonymes,  et,  on  peut  la  définir  sans 
injustice,  la  science  de  l'intérêt  et  de  la  tromperie.  Est-ce  h  dire 
qu'elle  soit  essentiellement  un  calcul  de  ruse  et  de  mensonge? 
Est-ce  h  dire  que  Machiavel  doive  être  flétri  comme  finventeur 
de  cet  art  de  tromper?  Il  en  est  de  la  diplomatie  comme  de  toute 
manifestation  de  l'esprit  humain  :  elle  part  de  l'erreur,  pour  arriver 
progressivement  à  la  vérité,  autant  qu'il  lui  est  donné  de  la  con- 
naître. Prendre  l'imperfection  humaine  à  telle  époque  de  fhistoire, 
la  flétrir,  et  dire  que  l'humanité  sera  pour  toujours  la  dupe  des 
fripons  qui  l'exploitent,  voilà  une  étrange  aberration;  cela  peut 
être  excellent  comme  satire,  mais  cela  est  faux  au  point  de  vue  de 
la  philosophie  de  l'histoire.  Nous  essaierons  de  rendre  justice  h  la 
diplomatie  et  à  Machiavel,  sans  crainte  de  passer  pour  un  prêtre 
du  mensonge. 

Le  premier  besoin  des  peuples  comme  des  individus,  est  leur 
conservation;  c'est  un  droit  tout  ensemble  et  un  devoir.  Or,  dans 

(1)  Lamennais,  Amschaspands  et  Darvands,  p.  283. 


DIPLOMATIE.  305 

l'enfance  de  l'humanité,  l'existence  des  nations  est  menacée  sans 
cesse  par  la  guerre.  De  là  l'opposition  hostile  contre  ceux  qui 
n'appartiennent  pas  II  la  cité  :  tout  étranger  est  ennemi.  Si  l'étran- 
ger est  un  ennemi,  on  peut,  on  doit  le  combattre  par  tous  les 
moyens,  car  il  s'agit  du  salut  de  la  patrie,  et  ce  salut  est  la  loi 
suprême.  L'on  ne  se  dit  pas  que  l'étranger  est  homme,  qu'il  le 
faut  respecter  comme  tel  :  d'abord  l'unité  humaine  est  ignorée,  et 
alors  même  qu'elle  commence  à  se  faire  jour,  l'intérêt  l'emporte 
sur  le  devoir,  parce  que  l'intérêt,  se  confondant  avec  l'existence, 
paraît  être  le  premier  des  devoirs.  Voilà  comment  il  arrive  que 
l'intérêt  domine  dans  les  relations  internationales.  Cette  doctrine 
a  été  celle  de  toute  l'antiquité,  et  elle  a  régné  jusqu'à  nos  jours. 

Pourquoi  l'idée  du  juste  et  du  devoir,  une  fois  reconnue  entre 
individus,  ne  s'étend-elle  pas  aux  relations  des  peuples?  La  raison 
en  est  que  l'individu,  dès  que  sa  conscience  s'éveille,  sent  qu'il 
est  lié  envers  ses  semblables  par  la  règle  du  droit  et  du  devoir. 
Cet  éveil  de  la  conscience  se  fait  bien  plus  tard  chez  les  nations.  Il 
faut  de  longs  siècles,  avant  qu'elles  acquièrent  le  sentiment  de  leur 
individualité  et  de  leur  responsabilité;  il  faut  de  longs  siècles  en- 
core avant  que  ce  sentiment  se  traduise  en  faits.  C'est  que  les 
nations  sont  représentées  par  des  organes  qui  ont  leurs  intérêts 
particuliers,  intérêts  qui  sont  presque  toujours  en  opposition  avec 
les  exigences  du  devoir.  La  royauté  est  un  pouvoir  essentiellement 
égoïste;  les  rois  se  guident  toujours  d'après  leur  intérêt,  jamais 
d'après  la  justice;  l'ambition  aidant,  la  cause  des  nations  semble 
se  confondre  avec  celle  de  leurs  chefs,  mais  si  la  gloire  y  gagne, 
le  devoir  y  perd. 

C'est  celte  mauvaise  organisation  des  peuples  qui  empêche  l'idée 
du  devoir  de  pénétrer  dans  les  relations  internationales.  Les  na- 
tions se  considérant  comme  solidaires  de  leurs  princes,  adoptent 
leur  politique  intéressée  et  alors  se  forme  la  fausse  notion  de  la 
diplomatie,  qui  considère  «  la  ruine  et  perdition  d'un  État  comme 
la  conservation  et  accroissement  des  autres  (1).  »  Sous  l'empire  de 
cette  erreur,  la  conscience  publique  se  vicie;  les  relations  inter- 
nationales ne  tendent  pas  au  développement  harmonique  de  l'hu- 


(1)  Ce  sont  les  paroles  d'un  écrivain  du  xvi*  siècle,  Castdmm,  Mémoires.  {Pelilot,  T.  XXXHI, 
p.  85.-. 


506  DROIT  DES  GENS. 

manité;  chaque  nation  est  au  contraire  pour  les  autres  un  ennemi, 
qu'il  faut  suivre  par  tous  les  moyens  possibles.  Telle  était  la  poli- 
tique régnante,  quand  Machiavel  écrivit  son  Prince.  La  postérité 
a  voué  son  nom  à  l'infamie,  tout  en  pratiquant  sa  doctrine.  L'on 
ne  s'est  pas  aperçu  que  le  machiavélisme  n'est  pas  l'invention  d'un 
homme,  que  c'est  plutôt  le  sentiment  de  tout  le  genre  humain 
dans  le  passé,  et  jusque  dans  le  présent.  Maudire  Machiavel,  ce 
serait  donc  maudire  l'imperfection  humaine.  Mais  si  l'homme  est 
imparfait,  il  est  aussi  perfectible,  et  le  progrès,  quoi  qu'on  dise, 
se  fait  jour  dans  la  politique  aussi  bien  que  dans  la  morale  privée. 
Seulement,  il  ne  faut  pas  se  borner  à  flétrir  le  machiavélisme,  il 
faut  voir  pourquoi  cette  funeste  doctrine  se  maintient,  quoiqu'elle 
soit  flétrie.  La  raison  en  est  surtout  dans  la  prédominance  de  l'in- 
térêt princier.  Machiavel  a  écrit  son  livre  pour  les  princes,  il  ne 
l'aurait  pas  écrit  pour  les  nations.  Que  les  peuples  s'organisent  de 
façon  à  ce  que  la  volonté  générale  soit  fidèlement  représentée, 
alors  le  machiavélisme  cessera  de  déshonorer  les  relations  inter- 
nationales. Le  devoir  prendra  la  place  de  l'intérêt,  par  cela  seul 
que  des  êtres  juridiques  et  responsables  se  trouveront  en  présence. 
Il  viendra  une  époque  où  l'on  ne  comprendra  plus  qu'il  y  ait  une 
morale  pour  les  nations,  et  une  autre  pour  les  individus,  parce 
que  ce  seront  les  individus  composant  la  nation  qui  décideront  de 
ce  qui  est  juste  entre  les  peuples,  comme  de  ce  qui  est  juste  entre 
individus. 


SECTION  I.  LE  MACHIAVELISME. 

§  1.  Les  faits. 
I 

Nous  avons  dit  que  la  doctrine  de  Machiavel  est  l'expression  des 
préjugés  et  des  erreurs  qui  régnent  depuis  la  plus  haute  antiquité 
dans  les  relations  des  peuples.  Ceci  n'est  pas  une  excuse  particu- 
lière à  l'auteur  du  Prince;  la  théorie  est  presque  toujours  dominée 
par  les  faits.  Cela  est  vrai,  surtout,  des  systèmes  politiques.  Quand 


DIPLOMATIE.  507 

les  écrivains  veulent  s'élever  au  dessus  de  la  réalité,  ils  s'égarent 
dans  l'utopie,  et  ils  restent  sans  influence,  au  moins  sur  leurs 
contemporains.  Ceux  qui  tiennent  à  diriger  les  hommes  restent 
dans  le  domaine  de  la  réalité,  mai's  ils  rencontrent  un  autre  écueil, 
c'est  qu'à  force  de  vivre  dans  le  fait,  ils  érigent  le  fait  en  droit.  Les 
deux  grands  philosophes  de  la  Grèce  senties  représentants  de  ces 
tendances  contraires.  Platon  vit  dans  un  monde  idéal  ;  sous  le 
nom  de  République ,  il  écrit  une  utopie,  fausse  et  irréalisable  h 
certains  égards,  mais  pleine  aussi  de  hautes  aspirations.  Aristote 
vit  dans  le  moude  réel  ;  il  étudie  les  constitutions  politiques  qu'il 
a  sous  les  yeux,  puis  il  se  met  à  en  écrire  la  théorie.  Que  lui 
arrive-t-il?  Trouvant  l'esclavage  établi  partout,  il  ne  se  contente 
pas  de  le  subir,  il  le  justifie.  Machiavel  est  de  l'école  d'Aristote; 
il  est  comme  lui  l'homme  de  la  réalité;  comme  lui,  il  érige  le  fait 
en  doctrine.  On  n'a  pas  maudit  Aristote,  pour  avoir  écrit  la  justi- 
fication de  la  plus  grande  des  iniquités  sociales;  pourquoi  maudi- 
rait-on Machiavel,  s'il  est  vrai,  comme  nous  allons  l'établir,  que 
son  seul  tort  ait  été  de  réfléchir  la  politique  dominante  dans  ses 
écrits? 

Ce  qui  nuit  h  la  réputation  de  Machiavel,  ce  sont  les  illusions 
que  l'on  se  fait  sur  le  christianisme  et  sur  la  chevalerie.  L'on 
s'imagine  qu'il  y  a  eu  au  moyen  âge  une  politique  chrétienne,  dont 
les  papes  étaient  les  organes;  et  que  pouvait  être  cette  politique, 
sinon  l'expression  de  la  morale  pure  de  l'Évangile?  L'on  s'imagine 
encore  que  la  chevalerie  avait  introduit  dans  les  relations  de  la 
féodalité  tout  ce  qu'il  y  a  de  sentiments  nobles  et  délicats,  et  on 
fait  également  honneur  de  ces  sentiments  au  christianisme.  Puis 
l'on  suppose  que  Machiavel  a  remplacé  l'idéal  chrétien  par  la  vile 
doctrine  de  l'intérêt.  Il  y  a  dans  ces  illusions  autant  d'erreurs 
que  de  mots.  C'est  singulièrement  exagérer  l'action  d'une  leligion 
dont  le  fondateur  disait  que  son  royaume  n'était  pas  de  ce  monde, 
et  qu'il  fallait  abandonner  la  terre  et  ses  intérêts  à  César,  pour  ne 
se  préoccuper  que  du  ciel  et  du  salut  des  âmes.  Nous  avons  vu  la 
papauté  à  l'œuvre,  et  nous  avons  constaté  que  son  action  directe 
sur  la  politique  fut  â  peu  près  nulle.  Quand  elle  agit  pour  son 
compte,  on  dirait  l'incarnation  de  l'ancienne  Piome  ;  le  saint-siége, 
pas  plus  que  le  sénat  ne  reculait  devant  la  violence,  ni  devant  la 
perfidie.  Il  y  a  des  papes  qui  eussent  été  dignes  d'être  les  disciples 


308  DUOIT  HES  GENS, 

de  Machiavel;  pour  mieux  dire,  ils  furent  ses  maîtres;  le  grand 
politique  n'avoue-t-il  pas  que  c'est  grâce  au  voisinage  de  la  cour 
de  Rome  que  les  Italiens  sont  sans  foi  ni  loi  (1)  ?  Quant  à  la  cheva- 
lerie, l'on  a  pris  les  romans  pour  la  réalité.  Veut-on  une  preuve 
bien  saisissante  que  ni  la  chevalerie,  ni  le  christianisme  n'avaient 
produit  une  doctrine  internationale  digne  de  l'Évangile  et  de  ce 
qu'on  appelle  l'esprit  chevaleresque?  Que  l'on  consulte  l'histoire 
des  temps  qui  séparent  le  moyen  âge  des  temps  modernes.  C'est 
une  société  qui  a  été  élevée  par  le  christianisme,  et  qui  est  tou- 
jours sous  la  tutelle  de  l'Église;  voyons  si  l'élève  fait  honneur  au 
maître. 

Le  xiv  siècle  compte  parmi  ses  héros  des  personnages  dont  les 
chroniques  et  les  romans  célèbrent  les  exploits  :  les  Boucicault, 
les  du  Guesclin  passent  pour  des  fleurs  de  chevalerie,  cependant 
ces  illustres  chevaliers  regardaient  la  foi  aux  serments  comme  une 
duperie;  ils  se  conduisaient  du  moins  comme  si  telle  était  leur 
doctrine  ;  on  les  vit  invoquer  la  générosité  de  leurs  adversaires 
pour  leur  tendre  un  piège  et  les  faire  périr  (2).  Les  princes,  au 
xv«  siècle,  furent  les  dignes  successeurs  de  ces  héros;  écoutons 
un  historien  qui  s'est  plû  h  dépeindre  les  mœurs  de  ce  temps 
d'après  les  récits  des  chroniqueurs  :  «  Les  princes,  dit  Bavante, 
avaient  perdu  toute  estime  de  l'honneur  et  de  la  vertu,  toute  honte 
du  vice  et  de  la  déloyauté.  Ils  ne  songeaient  qu'à  se  détruire  les 
uns  les  autres  par  la  guerre  et  la  violence,  ou  bien  par  le  fer  et  le 
poison.  Ils  avaient  oublié  les  lois  de  Dieu,  ou  pensaient  qu'elles 
n'étaient  point  faites  pour  eux  (3).  »  La  religion  ne  servait  qu'à 
tromper  ceux  qui  étaient  assez  simples  pour  croire  qu'elle  était 
un  frein.  En  vain  les  princes  cherchaient  à  s'enchaîner  par  les 
serments  les  plus  redoutables;  en  vain  ils  juraient  «  sur  les  saints 
Évangiles,  sur  le  saint  canon  de  la  messe,  sur  la  vraie  et  précieuse 
croix  de  Jésus-Christ,  lesquels  canons.  Évangiles  et  vraie  croix, 
ils  touchaient  de  leurs  mains  (4)  ;  »  leurs  serments  étaient  des  pa- 
roles en  l'air!  Il  y  a  mieux,  l'assassinat  fut  érigé  en  doctrine,  et  par 
qui? Par  des  gens  d'église.  Et  sur  quelle  autorité  fondaient-ils  ce 

(1)  Voyez  le  tome  VI*  de  mes  Étude.-i  .sur  l'histoire  de  l'humanité. 

(2)  Sismondi,  Uistoire  des  Français,  T.  VI,  p.  239. 

(3)  De  Barante,  Histoire  des  ducs  de  lîourgogne,  T.  VII,  p.  177. 

(4)  Jd.,  i6ff/.,  T.IX,  p.  19. 


DIPLOMATIE.  509 

renversement  de  toute  idée  morale?  Sur  les  exemples  de  la  sainte 
Écriture  !  Et  l'assassinat  qu'ils  prêchaient,  comme  une  action 
sainte,  ils  le  faisaient  aussi  perfide,  aussi  lâche  que  possible;  ils 
proclamaient,  toujours,  les  livres  saints  à  la  main,  que  la  plus 
convenable  mort  pour  les  tyrans  étaient  les  embûches,  la  trahison 
et  le  guet-apens  (1). 

II 

Transportons-nous  maintenant  dans  la  société  où  vécut  Machia- 
vel. Si  le  catholicisme  avait  eu  une  politique  internationale,  elle 
aurait  dû  se  manifester  en  Italie,  plutôt  que  partout  ailleurs.  Les 
relations  y  étaient  plus  actives,  la  civilisation  plus  avancée,  et  les 
chefs  de  l'Église  intervenaient  dans  toutes  les  guerres  qui  déchi- 
raient la  Péninsule.  Qui  ne  s'attendrait  à  voir  les  papes  donner 
l'exemple  de  l'honnêteté  publique,  en  respectant  le  droit,  en  pra- 
tiquant la  loi  du  devoir?  Cependant  un  spectacle  tout  contraire 
s'offre  aux  regards  étonnés  de  l'historien.  Machiavel  lui-même  en 
a  fait  la  remarque.  Si  les  Italiens  sont  corrompus,  dit-il,  s'ils  sont 
perfides,  c'est  à  l'Église  qu'ils  le  doivent.  En  vain  dira-t-on  que 
c'est  un  ennemi  qui  parle;  les  faits  sont  là,  et  ils  attestent  «  que 
l'empoisonnement,  l'assassinat,  joints  à  la  superstition,  caractéri- 
saient les  peuples  de  l'Italie...  ».  «  Des  scélérats  habiles,  de 
l'athéisme  et  des  dévotions,  des  crimes  et  des  trahisons,  »  voilà 
ce  que  l'on  trouve  h  chaque  pas  chez  un  peuple  soumis  à  l'in- 
lluence  directe  de  l'Église  (2).  Rappelons  quelques  traits  de  ces 
tristes  temps;  nous  verrons  la  religion  se  mêler  aux  plus  noirs 
forfaits,  non  pour  arrêter  la  main  des  coupables,  mais  pour 
l'affermir. 

Galéas  Sforce,  duc  de  Milan,  fut  assassiné  dans  la  cathédrale, 
le  jour  de  saint  Etienne;  les  assassins  prièrent  à  haute  voix  saint 
Etienne  et  saint  Ambroise  de  leur  donner  le  courage  de  tuer  leur 
souverain.  L'assassinat  des  Médicis  fut  tramé  par  un  pape,  dans 
l'intérêt  de  ses  bâtards  ;  un  cardinal  dirigea  la  conspiration,  l'arche- 


(1)  Juslificaliou  du  duc  de  Bourgogue,  par  le  coidelier  Jean  Petit ,  dans  De  Barante ,  T.  H, 
p.  186. 

(2)  Voltaire,  Essai  sar  les  mœurs,  ch.CV. 

20 


310  DROIT  DES  GENS. 

• 

vêque  de  Florence  en  dressa  le  plan,  et  un  prêtre  se  chargea  du 
meurtre.  On  choisit  la  solennité  d'une  fêle  religieuse  pour  l'exé- 
cution ;  ce  fut  au  moment  de  l'élévation  de  l'hostie  que  Julien  de 
Médicis  fut  tué  et  son  frère  blessé.  Si  l'imagination  voulait  créer 
les  circonstances  d'un  crime  pour  en  faire  honte  h  l'Église,  elle  ne 
trouverait  pas  mieux  que  la  réalité  ! 

On  le  voit,  les  Borgia  ne  sont  pas  une  exception  au  xv''  siècle, 
ils  sont  l'horrible  expression  de  mœurs  horribles; mais  il  faut  con- 
venir qu'Alexandre  VI  et  le  cardinal  son  fils  brillent  au  milieu  de 
cette  société  de  bandits  commodes  virtuoses  du  crime.  Giiicciar- 
dini  rend  justice  au  génie  du  pape  :  «  Il  était,  dit-il,  d'une  habi- 
leté et  d'une  pénétration  rares,  mais  faux,  sans  pudeur,  fourbe, 
perfide,  sans  religion,  dominé  par  une  avarice  insatiable  et  dévoré 
d'ambition;  il  était  cruel  jusqu'ù  la  barbarie.  Parmi  les  enfants  du 
pape,  continue  l'historien,  il  y  en  avait  un  qui  avait  tous  les  vices 
du  père;  il  semblait  que  César  Borgia  ne  fût  né  qu'afin  que  les  cri- 
minels desseins  d'Alexandre  trouvassent  un  homme  assez  scélérat 
pour  les  exécuter  (1).» Eh  bien,  il  y  a  encore  quelque  chose  de  plus 
monstrueux  que  le  pape  monstre:  Alexandre  VI  ne  blessa  pas  la  con- 
science générale.  Loin  de  là,  les  contemporains  admirèrent  son 
talent,  et  envièrent  son  bonheur.  Écoutons  Machiavel  :  w  Alexan- 
dre VI  se  fit  toute  sa  vie  un  jeu  de  tromper,  et  malgré  sa  dupli- 
cité bien  reconnue,  il  réussit  dans  ses  artifices.  Protestations,  ser- 
ments, rien  ne  lui  coûtait;  jamais  prince  ne  viola  aussi  souvent 
sa  parole  et  ne  respecta  moins  ses  engagements.  Cest  qu'il  connais- 
sait parfaitement  cette  partie  de  fart  de  gouverner  (2).  »  On  le  voit  : 
le  Prince  de  Machiavel  n'est  pas  un  tableau  de  fantaisie,  c'est  un 
portrait,  et  c'est  un  pape  et  son  bâtard  qui  posent  devant  le 
peintre. 

Voilà  les  exemples  de  moralité  que  les  vicaires  infaillibles  de 
Dieu  donnaient  à  la  chrétienté  :  la  politique  pontificale  au  xV'  siè- 
cle, c'est  la  tromperie,  le  poison  et  l'assassinat.  Comment  les  princes 
n'auraient-ils  pas  profité  de  leçons  venues  de  si  bon  lieu?  Leur 
conscience  dut  être  à  l'aise,  au  milieu  des  crimes,  puisqu'ils  avaient 
pour  eux  l'autorité  de  celui  qui  servait  de  guide  aux  fidèdes  dans 


(1)  Gwimardmf,  Histoire  d'Italin,  livre  I,ch.  1. 

(2)  Machiavel,  le  Prince,  ch.  XVin. 


DIPLOMATIE.  511 

la  voie  du  salut.  Ils  mirent  les  leçons  des  papes  à  profit;  et,  chose 
renaarquable,  ils  eurent  toujours  l'Église  pour  complice,  comme 
si  elle  n'avait  eu  d'autre  mission  que  de  nourrir  les  mauvaises 
passions  des  hommes.  Nous  n'exagérons  pas  ;  les  faits  abondent 
pour  justifier  notre  accusation. 

Dans  la  première  année  du  xvi«  siècle,  les  rois  catholiques, 
Ferdinand  et  Isabelle,  conclurent  avec  Louis  XII,  le  roi  très 
chrétien,  un  traité  pour  le  partage  de  Naples.  Ce  royaume  était-il 
vacant,  et  les  princes  qui  se  le  partageaient  en  étaient-ils  les 
légitimes  héritiers?  C'était  un  parent  des  monarques  espagnols 
qui  occupait  paisiblement  le  trône.  Le  traité  était  tout  simplement 
un  acte  de  brigandage,  que  le  saint-père,  comme  suzerain  de 
Naples,  ne  manqua  pas  de  consacrer  de  sa  divine  autorité.  Toute- 
fois, il  fallait  un  prétexte  :  on  fit  de  la  spoliation  une  affaire  de 
piété.  Le  préambule  de  l'acte  de  partage  est  un  chef-d'œuvre 
d'hypocrisie  dévote  :  si  deux  rois  se  coalisent  pour  s'emparer  en 
pleine  paix  d'un  royaume,  c'est  par  amour  delà  paix,  afin  d'éviter 
les  blasphèmes  des  gens  de  guerre,  la  profanation  des  temples, 
et  le  déshonneur  des  femmes  (1).  Mais  pourquoi  les  deux  princes 
s'attaquent-ils  au  roi  de  Naples  plutôt  qu'à  tout  autre?  C'est  pour 
secourir  la  sainte  Église,  et  pour  la  protéger  contre  la  rage  des 
Turcs  dont  Frédéric  d'Aragon  avait  recherché  l'alliance  (1). 
L'exécution  du  traité  fit  également  honneur  à  la  droiture  des 
rois  catholiques  et  du  roi  très  chrétien.  Quand  Louis  XII  en- 
vahit le  royaume  de  Naples,  le  roi  appela  son  cousin  Ferdi- 
nand d'Espagne  à  son  secours.  Celui-ci  envoya  une  armée  for- 
midable en  Italie,  en  apparence  pour  combattre  les  Français; 
le  trop  confiant  prince  de  Naples  lui  livra  ses  villes  et  ses  ports. 
C'est  ainsi  que  ses  États  furent  conquis,  presque  sans  coup  férir. 
Croirait-on  que  ces  gestes  de  brigand  ont  trouvé  un  défenseur  au 
xix*'  siècle?  Un  docteur  et  professeur  en  théologie  s'est  fait  l'apo- 
logiste du  roi  d'Espagne  :  «  Ferdinand,  dit-il,  voyait  que  Louis  XII 
allait  conquérir  Naples;  mieux  valait  en  prendre  une  moitié  pour 
lui,  ce  qui,  sur  le  terrain  du  droit,  pouvait  se  soutenir  (2).  »  Un 
brigand  en  voit  un  autre  prêt  à  dévaliser  un  voyageur,  il  se  met 


(1)  Dumont,  Corps  diplomatique,  T.  III,  part.  II,  p.  444. 

(2)  HefeU,  Isabelle  de  Castilie,  p.  86. 


512  DROIT  DES  GENS. 

de  la  partie  pour  faire  le  coup  de  compte  à  deux  ;  traduit  devant 
la  cour  d'assises,  il  soutient  qu'il  est  blanc  comme  neige.  Voilà 
le  droit  catholique  !  Voilà  .la  politique  consacrée  au  xvi«  siècle  par 
la  papauté  ! 

Alexandre  VI  ne  fit  que  donner  son  approbation  au  partage  de 
Naples.  Voici  un  pape  bien  mieux  famé  qui  prend  l'initiative,  pour 
ameuter  l'Europe  entière  contre  la  république  de  Venise.  C'est 
toujours  la  même  hypocrisie  qui  s'étale  dans  les  traités,  où  in- 
tervinrent Jules  II,  Maximilien  d'Allemagne  et  le  bon  Louis  XII  : 
«  Le  roi  des  Romains  et  le  roi  de  France  déclarent  qu'ils  se  sont 
ligués  contre  les  Vénitiens,  à  la  demande  du  saint-père  ;  le  pape 
les  a  invités,  avec  de  grandes  instances,  à  venir  en  aide  au 
saint-siége,  afin  de  l'aider  à  recouvrer  ses  possessions  envahies 
par  Venise,  au  mépris  de  la  foi,  de  la  religion  et  de  Dieu.  Les 
rois,  en  fds  obéissants  de  l'Église,  se  liguent  avec  Jules  II,  dans 
l'intérêt  de  la  république  chrétienne,  en  proie  aux  attaques  des 
infidèles.  »  Singulier  moyen  de  sauver  la  chrétienté,  que  de  dé- 
pouiller une  république  qui  était  un  des  boulevards  de  l'Europe 
contre  les  Turcs!  Puis  viennent  des  plaintes  contre  la  tyrannie 
des  Vénitiens  et  leur  insatiable  ambition  qui  conspire  la  perte  de 
tous  les  États;  tous  doivent  s'unir  pour  éteindre  un  incendie  qui 
menace  de  tout  détruire.  La  conclusion  est  que  la  ligue  n'est 
pas  seulement  utile,  qu'elle  est  honorable  et  nécessaire  (1).  Pour 
caractériser  la  moralité  de  la  coalition,  il  faut  ajouter  que  Louis  XII 
était  allié  des  Vénitiens,  lesquels  l'avaient  aidé  à  faire  la  conquête 
du  Milanais.  Maximilien,  de  son  côté,  venait  de  conclure  une 
trêve  de  trois  ans  avec  la  république.  L'honnête  Allemand  eut 
quelques  scrupules,  mais  son  allié,  le  pape,  mit  sa  conscience  en 
repos  :  «  L'empereur  était  protecteur  de  l'Église  romaine;  comme 
tel  il  devait  venir  à  son  aide.  «  Le  plus  déhonté  des  trois  brigands 
couronnés  qui  signèrent  l'acte  de  partage  fut  sans  contredit  le 
pape.  Le  vicaire  du  Christ  pou-ssa  l'impudence  jusqu'à  mettre  ses 
foudres  spirituelles  au  service  de  son  ambition  :  le  traité  porte 
que  Jules  II  lancera  l'interdit  contre  la  république,  contre  ses 
sujets  et  contre  ses  alliés.  Le  pape  s'engagea  encore  à  livrer  les 
biens  des  Vénitiens  en  proie  au  premier  occupant.  Puis,  par  une 

(l)  Dumont,  Corps  diplomatique,  T.  IV,  part.  I,  p.  58  et  113. 


DIPLOMATIE.  513 

bulle  expresse,  il  sanctifia  la  ligue  en  proclamant  «  qu'elle  était 
conclue  pour  l'exaltation  de  la  sainte  croix  et  pour  la  propagation  du 
nom  chrétien,  »  Enfin  le  pape  rendit  Dieu  même  complice  de  son 
brigandage,  en  déclarant  que  la  ligue  serait  profitable  à  la  chré- 
tienté, à  Dieu  et  à  notre  sauveur  Jésus-Christ  :  «  car  c'est  de  sa 
cause,  dit-il,  qu'il  s'agit,  c'est  son  honneur  que  l'on  recherche  (1).» 
Jules  ÎI  n'était  pas  un  scélérat;  s'il  avait  porté  toute  autre 
couronne  que  la  tiare,  il  eût  passé  pour  un  grand  homme.  Une 
haute  ambition  l'inspirait,  dit-on;  il  voulait  délivrer  l'Italie  des 
Barbares.  La  ligue  contre  Venise  fit  bientôt  place  à  une  ligue 
nouvelle  contre  l'allié  le  plus  puissant  du  pape,  le  roi  de  France. 
Jules  II  comptait  armer  les  Barbares  les  uns  contre  les  autres  et 
les  chasser  tous  du  sol  italien.  Le  but  paraissait  saint;  pour 
l'atteindre,  Jules  II  ne  recula  devant  aucun  moyen  :  il  trompa  ses 
alliés  :  il  trompa  jusqu'à  Dieu  même,  dont  il  se  disait  le  vicaire, 
en  affichant  un  zèle  religieux  qui  était  loin  de  ses  intentions, 
puisque  toutes  ses  vues  tendaient  à  l'agrandissement  des  États 
pontificaux.  En  définitive,  nous  voyons  le  chef  de  l'Église  suivre  la 
funeste  maxime  que  l'on  a  reprochée  à  un  ordre  puissant  :  la  fin 
justifie  les  moyens.  Or  c'est  là  tout  le  machiavélisme.  Et,  chose 
remarquable,  le  but  que  Machiavel  poursuivait  était  encore  celui 
dont  on  fait  honneur  h  Jules  II  :  le  secrétaire  florentin  était  un 
patriote  pour  le  moins  aussi  ardent  que  le  pape;  comme  lui,  il 
voulait  affranchir  l'Italie.  Pourquoi  donc  la  malédiction  pèse-t-elle 
toujours  sur  la  tête  de  Machiavel,  tandis  que  les  historiens  conti- 
nuent à  exalter  Jules  II? 

§  1.  La  théorie. 

N°  1.  Machiavel. 

Il  n'y  a  pas,  dans  le  monde  politique,  de  réputation  plus  odieuse 
que  celle  de  Machiavel;  à  entendre  ses  nombreux  détracteurs,  il 
aurait  inventé  le  mensonge,  la  perfidie,  la  froide  cruauté;  on 
dirait  qu'avant  lui  il  n'y  a  pas  eu  de  traître,  pas  d'ambitieux  sans 
conscience,  pas  de  tyran  cruel  ;  l'on  dirait  que  tout  ce  qui  s'est  fait 

(1)  Z^uwtoiUj  Corps  diplomatique,  T.  IV,  part.  I,  p.  116. 


514  DROIT  DES  GENS. 

de  mal,  dans  les  relations  des  peuples,  procède  du  Prince,  comme 
l'elfet  de  la  cause.  Si  Maurice  de  Saxe  trompa  l'empereur,  c'est 
qu'il  avait  lu  Machiavel.  Si  les  sultans  étranglent  leurs  frères  h. 
leur  avènement  au  trône,  c'est  depuis  que  le  Prince  fut  traduit  en 
langue  turque.  Le  massacre  horrible  de  la  Saint-Barthélémy,  et  la 
conspiration  également  affreuse  des  poudres,  n'ont  pas  d'autre 
principe.  Enfin,  peu  s'en  faut  que  Machiavel  ne  passe  pour  l'in- 
carnation du  démon.  L'écrivain  anglais,  à  qui  nous  empruntons 
ces  détails,  est  un  admirateur  du  politique  florentin  ;  mais,  tout 
en  cherchant  à  expliquer  le  Prince,  Macaulay  avoue  que  la  première 
lecture  de  ce  fameux  livre  l'a  saisi  d'étonnement  et  d'horreur  : 
«  On  ne  trouverait  pas,  dit-il,  chez  un  forçat  émérite,  tant  d'au- 
dace h  prêcher  le  crime.  La  placidité  de  l'auteur,  en  exposant 
son  affreuse  théorie,  tient  de  l'esprit  du  mal  (1).  » 

Le  jugement  de  l'historien  anglais  est  celui  de  tout  homme  qui  a 
le  sentiment  du  bien  et  du  mal.  Machiavel  ne  trouve  plus  un  seul 
partisan  au  xix^  siècle.  Il  en  fut  bien  autrement  au  xvi'^  ;  le  livre  du 
Prince  fut  reçu  avec  une  faveur  générale  :  les  papes,  les  rois  et  les 
sultans  lui  donnèrent  à  l'envi  des  marques  de  leur  approbation  : 
pas  une  voix  ne  protesta  contre  la  politique  de  l'auteur  (2).  Le 
rapprochement  des  sentiments  du  xvi''  siècle  avec  ceux  du  xix''  est 
la  justification  de  Machiavel  tout  ensemble  et  la  preuve  du  progrès 
qui  s'accomplit  dans  la  morale  internationale.  Ceux  qui  louent 
le  passé  aux  dépens  du  présent,  opposent  la  bonne  foi  et  la  sim- 
plicité de  nos  ancêtres  à  la  duplicité  et  à  la  corruption  contempo- 
raines; les  pessimistes  disent  que  l'homme  reste  toujours  égale- 
ment mauvais,  que  s'il  y  a  progrès,  c'est  dans  le  mal.  Les 
appréciations  diverses  dont  Machiavel  a  été  l'objet  donnent  un 
éclatant  démenti  au  pessimisme  historique  et  aux  illusions  que 
l'on  aime  à  se  faire  sur  le  bon  vieux  temps.  Machiavel  n'est  pas 
un  bandit,  c'est  un  des  esprits  les  plus  élevés  de  l'Italie  du 
XV®  siècle,  et  l'Italie  brillait  alors  en  Europe  comme  un  ciel  étoile 
dans  les  ténèbres  de  la  nuit.  Sa  doctrine  n'avait  rien  de  singulier, 
c'était  celle  des  papes  et  des  princes;  voilà  pourquoi  elle  fut 
accueillie  avec  une  faveur  universelle.  Quelques  siècles  se  passent, 


(1)  MnccmJay,  Essays.  Machiavelli. 

(2)  Voyez  les  témoignages  dans  la  préface  des  Ojierc  di  Nicolo  Machiavelli.  Italia,  1819,  p.  55,  ss. 


DIPLOMATIE.  515 

et  le  nom  de  Machiavel  est  voué  à  l'infamie.  Nous  croyons  que 
l'humanité  repoussera  ce  jugement,  et  qu'elle  se  montrera  plus 
indulgente  pour  l'homme,  tout  en  réprouvant  ses  doctrines.  On  ne 
tlétrit  pas  le  patriotisme  antique,  bien  qu'il  se  crût  tout  permis 
contre  l'ennemi.  Eh  bien,  c'est  ce  patriotisme  qui  a  inspiré  le 
grand  écrivain  de  Florence. 

Machiavel  ne  prêche  pas  le  mal  par  amour  du  mal,  il  n'est  pas 
l'inventeur  du  crime.  Il  réprouve,  au  contraire,  la  perfidie,  la 
cruauté,  la  tyrannie;  il  serait  facile  de  recueillir,  dans  ses  écrits, 
des  passages  dignes  du  plus  sévère  moraliste  (1).  Mais  toutes  ces 
belles  maximes  ne  prouvent  rien  pour  le  politique  italien.  Il  y  a 
chez  lui  une  erreur  fondamentale  qui  vicie  ses  beaux  préceptes.  La 
morale  de  Machiavel  est  un  calcul  d'utilité;  ce  n'est  pas  l'action  con- 
sidérée en  elle-même  qui  est  réputée  bonne  ou  mauvaise,  c'est  le 
but  auquelj  elle  doit  servir  qui  décide.  Or  le  but  justifie  la  perfidie 
aussi  bien  que  la  bonne  foi,  la  cruauté  aussi  bien  que  l'humanité. 
C'est  le  fameux  principe  que  les  moyens  sont  légitimés  parla  fin, 
ce  qui  est  la  négation  de  la  morale.  Écoutons  Machiavel  : 

«  Dans  les  actions  des  princes,  on  considère  seulemeîit  la  fin 
qu'elles  ont.  Que  le  prince  s'attache  donc  l\  vaincre  toutes  les  diffi- 
cultés. S'il  réussit,  ses  moyens  seront  toujours  jugés  honorables. 
Toujours  le  vulgaire  se  laisse  prendre  aux  apparences  et  séduire 
par  le  succès;  or,  il  n'y  a  que  du  vulgaire  dans  le  monde.  »  A  ce 
point  de  vue,  tous  les  crimes  deviennent  légitimes,  car  tous 
peuvent  avoir  leur  utilité,  au  moins  momentanée,  et  c'est  l'avan- 
tage du  moment  qui  l'emporte  en  politique.  Les  animaux  dont  le 
prince  doit  savoir  revêtir  la  forme  sont  le  renard  et  le  lion.  Il 
apprendra  du  premier  à  être  adroit  et  du  second  h  être  fort.  Ceux 
qui  dédaignent  le  rôle  du  renard  n'entendent  guère  leur  métier. 
Un  prince  prudent  doit  éviter  de  tenir  les  promesses  qui  sont 
contraires  à  ses  intérêts.  »  «  Je  n'aurais  garde,  poursuit  Machiavel, 
de  donner  un  tel  précepte,  si  tous  les  hommes  étaient  bons;  mais 
comme  ils  sont  tous  méchants,  et  toujours  prêts  à  manquer  à  leur 
parole,  le  prince  ne  doit  pas  se  piquer  d'être  plus  fidèle  à  la  sienne, 
et  ce  manque  de  foi  est  toujours  facile  à  justifier.  Le  grand  point 
est  de  bien  jouer  son  rôle,  et  de  savoir  à  propos  feindre  et  dissi- 

(D  Voyez  la  préface  des  œuvres  de  Machiavel,  édition  d'Ilalie,  v-  31,  ss. 


516  DROIT  DES  GENS. 

muler.  Et  les  hommes  sont  si  simples,  que  celui  qui  veut  les  trom- 
per trouvera  toujours  facilement  des  dupes.  »  Si  le  crime  est 
utile,  la  vertu  peut,  au  contraire,  être  nuisible;  il  suffit  au  prince 
d'avoir  les  dehors  de  la  vertu  :  «  Le  prince  doit  s'efforcer  de  se 
faire  une  réputation  de  bonté,  de  clémence,  de  piété,  de  fidélité 
h  ses  engagements,  et  de  justice;  il  doit  avoir  toutes  ces  bonnes 
qualités,  mais  rester  assez  maître  de  soi  pour  en  déployer  de  con- 
traires lorsque  cela  est  expédient.  Je  pose  en  fait  qu'un  prince,  et 
surtout  un  prince  nouveau,  ne  peut  exercer  impunément  toutes 
les  vertus,  parce  que  l'intérêt  de  sa  conservation  l'oblige  souvent 
à  violer  les  lois  de  l'humanité,  de  la  charité  et  de  la  religion  (1).  » 
Pour  excuser  Machiavel ,  on  a  voulu  faire  du  Prince  un  livre  ii 
part,  sans  rapport  avec  les  autres  ouvrages  de  l'auteur.  C'est  une 
supposition  gratuite;  l'on  n'a  qu'à  ouvrir  ses  Discours  sur  Tite- 
Live,  pour  se  convaincre  que  les  mêmes  principes  y  régnent.  Nous 
citerons  un  exemple  qui  révélera  le  but  que  poursuivait  le  célèbre 
écrivain.  Romulus  met  son  frère  h  mort;  il  consent  ensuite  à  celle 
de  Titus  Tatius,  associé  par  lui  à  la  royauté.  Voyons  quelle  leçon 
Machiavel  tire  de  ce  double  crime  :  «  Il  ne  faut  pas  croire,  dit-il, 
que  chacun  puisse,  par  ambition,  se. défaire  de  ses  rivaux;  il  faut 
voir  la  fin  que  se  proposait  Romulus  par  ce  double  homicide.  Une 
république  ne  peut  être  bien  constituée  que  par  un  seul  homme. 
Un  habile  législateur  emploiera  donc  toute  son  industrie  pour 
concentrer  le  pouvoir  en  ses  mains.  Les  esprits  sages  ne  condamne- 
ront pas  un  homme  supérieur  d'avoir  usé  d'un  moyen  hors  des  règles 
ordinaires,  pour  l'important  objet  de  fonder  une  république,  ou 
de  régler  une  monarchie.  Ce  qui  est  à  désirer,  c'est  qu'au  moment 
oii  le  fait  l'accuse,  le  résultat  puisse  l'excuser;  si  le  résultat  est 
BON,  IL  est  absous.  Tel  est  le  cas  de  Romulus  (2).  «  Ainsi,  les  fon- 
dateurs de  républiques  sont  placés  en  dehors  des  règles  communes 
de  la  morale.  Il  en  doit  être  de  même  de  ceux  qui  sauvent  l'État 
d'un  grand  danger.  L'on  sait  que  le  Sénat  viola  le  traité  des 
Fourches  Caudines,  pour  conserver  une  armée  sur  laquelle  repo- 
sait le  salut  de  Rome.  Machiavel  donne  son  approbation  entière 
à  cette  conduite.  «  La  défense  de  la  patrie,  dit-il,  est  toujours 


(1)  Machiavel,  le  Prince,  ch.  XVIIl. 

(2)  Discours  sur  Tile-Live,  I,  IX. 


DIPLOMATIE.  517 

bonne ,  quelques  moyens  que  l'on  y  emploie.  Quand  il  s'agit  du 
salut  de  la  patrie.  Von  ne  doit  être  arrêté  par  aucune  considéra- 
tion de  justice  ou  d'injustice,  dliumanité  ou  de  cruauté,  de  honte 
ou  de  gloire  ;  le  point  essentiel,  qui  doit  l'emporter  sur  tous  les 
autres,  c'est  d'assurer  son  salut  et  sa  liberté  (1).  » 

On  voit  que  la  doctrine  de  Machiavel  n'est  pas  celle  du  crime 
pour  le  crime.  Quand  on  veut  l'apprécier,  il  faut  distinguer  le  but 
qu'il  se  propose  des  moyens  qu'il  conseille  pour  l'atteindre.  Le 
but,  c'est  le  salut  de  la  patrie;  quant  aux  moyens,  ils  sont  indiffé- 
rents. Le  but,  il  l'a  trouvé  dans  sa  grande  âme,  digne  des  citoyens 
de  Rome  qu'il  glorifie  à  toute  occasion;  les  moyens,  pour  mieux 
dire,  la  maxime,  que  la  fin  justifie  les  moyens,  il  la  tenait  de  son 
siècle,  il  la  voyait  partout  pratiqifée  autour  de  lui,  par  les  répu- 
bliques comme  par  les  tyrans,  par  les  papes  comme  par  les  rois. 
Nous  avons  cité  quelques  traits  de  la  politique  des  princes  et  des 
souverains  pontifes  :  si  quelque  chose  pouvait  excuser  ceux  qui 
devraient  servir  de  guides  à  l'humanité,  c'est  que  leurs  sentiments 
étaient  ceux  de  tout  le  monde.  Machiavel  a  écrit  l'histoire  de 
Florence;  une  idée  y  revient  à  chaque  page  :  les  citoyens  des  ré- 
publiques italiennes  ne  s'inquiétaient  pas  de  ce  qui  était  juste  ou 
injuste,  ils  n'avaient  souci  que  de  ce  qui  était  utile  ii  la  cité  (2).  Il 
n'y  avait  plus  de  religion,  plus  de  crainte  de  Dieu.  Nous 
nous  trompons  :  les  plus  malins  se  servaient  de  la  foi  jurée 
pour  tromper  ceux  qui,  dans  leur  simplicité,  croyaient  encore  aux 
serments.  La  gloire  appartenait,  non  à  celui  qui  pratiquait  la  loi 
du  devoir,  ce  mot  n'avait  plus  de  sens,  pas  plus  à  Florence  qu'il 
Rome  ;  l'on  admirait  ceux  qui  savaient  le  mieux  tromper  (3).  Réus- 
sir, ce  mot  comprenait  toute  la  morale,  tout  le  droit;  on  riait  de 
la  conscience,  on  se  moquait  de  l'infamie;  la  victoire,  h  quelques 
moyens  qu'elle  fût  due,  ne  flétrissait  jamais  le  vainqueur  (4). 
Machiavel  accepta  cette  politique  immorale;  c'est  là  sa  grande 


(1)  Discours  sur  Tivc-Live,  111,111. 

(2)  Machiavelli,  lslone,,\ib.  IV  (Op.,  ï.  I,  p.  480)  :  «Ma  poiche  si  viveva  oggi  io  modo,  che  del 
giusto  et  dell'  ingiuslo  non  si  avéra  a  lenere  moUo  conlo,  Toleva  lasciare  questa  parte  indietro, 
e  pensar  solo  aW  utilila  ddla  cilla.  » 

(3)  Macliiavelli,  IstoriP,  lib.  UI,  p.  382  :  «  Quanlo  ringanno  riesce  più  facile  e  sicuro,  tanto  più 
Iode  e  gloria  se  n«  acquista.  i 

(4)  MachiaveUi,  Istorie,  lib.  lU,  p.  405  :  «  Colora  che  vincono,  in  quacunque  modo  vincono, 
mai  non  ne  riposlano  vergogna.  • 


518  DROIT  DES  GENS. 

faute;  sa  conscience  n'était  pas  à  la  hauteur  de  son  génie.  Ajou- 
tons, pour  être  juste,  que  si  quelque  chose  pouvait  jamais  excuser 
l'immoralité  des  moyens,  c'est  la  grandeur  du  but  que  l'illustre 
écrivain  ne  cessa  de  poursuivre. 

Machiavel  est  un  écrivain. de  la  renaissance;  citoyen  de  Rome 
plus  que  de  sa  patrie,  il  vit  dans  l'antiquité;  la  république  de 
Rome  est  son  idéal.  S'il  prend  la  plume,  ce  n'est  pas  pour  une 
vaine  gloire  littéraire,  c'est  pour  exciter  les  Italiens  du  xvi'^  siècle 
l\  imiter  leurs  ancêtres.  Écoutons  le  prologue  des  Discours  sur 
Tite-Live  :  «  Si  l'on  considère  le  respect  que  l'on  a  pour  l'antiquité, 
le  prix  que  l'on  met  souvent  à  de  simples  fragments  d'une  statue 
antique  que  l'on  aime  d'avoir  auprès  de  soi;  si,  d'un  autre  côté, 
l'on  voit  les  merveilleux  exemples  que  nous  présente  l'histoire  des 
royaumes  et  des  répiddiques  anciennes;  les  prodiges  de  sagesse  et 
de  vertu  opérés  par  des  rois,  des  capitaines,  des  législateurs,  qui 
se  sont  sacrifiés  pour  leur  patrie;  si  on  les  voit  plus  admirés 
qu'imités,  ou  même  tellement  délaissés,  qu'il  ne  reste  plus  de  trace 
de  cette  antique  vertu,  l'on  ne  peut  qu'être  aussi  étrangement 
surpris  que  profondément  affecté...  Vimitation  des  anciens  parait 
non  seulement  difficile,  mais  impossible  :  ne  dirait-on  pas  que  le 
ciel,  le  soleil,  les  éléments  et  les  hommes  aient  changé  d'ordre, 
de  mouvement  et  de  puissance,  et  qu'ils  soient  différents  de  ce 
qu'ils  étaient  autrefois?  »  Machiavel  ne  se  lasse  pas  de  louer  le 
passé  aux  dépens  du  présent;  et  que  trouve-t-il  de  si  admirable 
à  Rome?  La  liberté  :  «  Aujourd'hui  il  y  a  quelques  villes  libres 
en  Italie;  dans  l'antiquité,  elle  était  peuplée  d'États  libres,  depuis 
la  Lombardie  jusqu'à  la  pointe  qui  regarde  la  Sicile...  Parcourez 
maintenant  le  pays  des  Samnites,  vous  n'y  trouverez  que  des  dé- 
serts. La  cause  de  ce  grand  changement ,  c'est  que  ce  pays,  de 
libre  quil  était,  est  devenu  esclave  (1).  »  Qui  a  réduit  l'Italie  en 
servitude?  Ce  sont  les  étrangers,  ceux  que  les  Italiens  du  xvi'' siècle, 
dans  leur  orgueil,  appelaient  les  Barbares.  Machiavel  voyant 
l'oppression  au  comble,  jette  un  cri  de  détresse  ;  du  fond  de  la 
misère  doit  surgir  un  libérateur  :  «  S'il  a  fallu  que  le  peuple 
d'Israël  fût  esclave  en  Egypte,  pour  apprécier  les  rares  talents  de 
Moïse;  que  les  Perses  gémissent  sous  l'oppression  des  Mèdes, 

(1)  Discours  sur  Tite-Live.  livre  U,  cU.  II. 


DIPLOMATIE.  5i9 

pour  connaître  la  magnanimité  de  Cyrus;  si  les  Athéniens  n'ont 
vivement  senti  la  grandeur  des  bienfaits  de  Thésée,  que  parce 
qu'ils  avaient  éprouvé  les  maux  attachés  à  la  vie  errante  et  vaga- 
bonde, il  a  fallu  aussi,  pour  apprécier  les  talents  et  le  mérite  d'un 
libérateur  de  l'Italie,  que  notre  malheureux  pays  ait  été  plus 
cruellement  maltraité  que  la  Perse,  que  ses  habitants  aient  été 
dispersés  plus  encore  que  les  Athéniens;  enfin,  quils  aient  été 
sans  lois  et  sans  chefs,  pillés,  déchirés  et  asservis  par  les  étran- 
gers. »  C'est  dans  le  dernier  chapitre  du  Prince  que  3iachiavel 
donne  libre  carrière  aux  sentiments  qui  oppressent  son  âme, 
comme  s'il  voulait  protester  d'avance  contre  la  flétrissure  qui 
devait  s'attacher  à  son  nom.  Il  appelle  l'illustre  famille  des  Médi- 
cis  à  délivrer  l'Italie  des  Barbares  qui  la  foulent;  l'Italie  attend 
un  rédempteur  :  «  Je  ne  puis  dire,  s'écrie  le  patriote,  avec  quel 
amour  il  sera  reçu  dans  toutes  ces  provinces  qui  ont  pâti  des  dé- 
bordements étrangers,  avec  quelle  foi,  avec  quelle  piété,  avec  quelles 
lai-mes.  Eh!  quelles  portes  se  fermeraient  pour  lui?  quels  peuples 
lui  refuseraient  l'obéissance?  quel  Italien  ne  le  servirait  pas? 
Tous  sont  las  de  la  domination  barbare!  Que  votre  illustre  maison 
embrasse  donc  ce  projet,  avec  cette  audace,  avec  cette  espérance 
que  donnent  des  entreprises  justes,  afin  que  cette  patrie  se  relève 
sous  ses  bannières,  et  que,  sous  ses  auspices  se  vérifie  la  parole 
de  Pétrarque  :  le  courage  luttera  avec  fureur,  et  le  combat  sera 
court,  car  rantique  valeur  n'est  pas  encore  morte  dans  les  cœurs 
italiens  (1),  » 

Ces  accents  ne  sont  pas  ceux  d'un  fourbe;  c'est  le  cri  d'un  ar- 
dent patriote.  Le  patriotisme  de  Machiavel  a  la  grandeur  du  patrio- 
tisme antique;  mais  il  en  a  aussi  les  écueils.  Pour  le  citoyen  de 
Piome  et  de  Sparte,  la  patrie  était  une  idole  h  laquelle  il  sacrifiait 
tout,  à  commencer  par  sa  propre  personnalité.  Si  le  citoyen 
absorbait  l'homme,  si  les  droits  de  la  nature  étaient  méconnus, 
quel  respect  pouvait-on  avoir  pour  ceux  qui  étaient  les  enne- 
mis de  la  patrie?  L'amour  de  la  patrie  conduisit  à  la  haine  ;  l'idée 
même  du  juste  et  de  l'injuste  fut  étouffée  dans  cette  étroite  con- 
ception. Tel  fut  aussi  le  patriotisme  de  Machiavel;  c'est  un  autel 
sanglant  sur  lequel  il  était  prêt  h  tout  immoler.  Le  salut  du  peuple 

i\>  Le  Prince,  ch.  XVIII,  traduction  de  Quinet. 


520  DROIT  DES  GENS. 

est  la  suprême  loi  ;  voilà  toute  la  morale  antique,  c'est  toute  la 
morale  de  Machiavel.  L'Italie  est  asservie,  il  faut  chasser  les 
Barbares  ;  pour  les  vaincre,  il  faut  un  homme  qui  concentre  en 
ses  mains  les  forces  éparses  dans  les  cités  italiennes.  Comment 
établir  l'unité  la  plus  forte,  là  où  règne  une  infinie  diversité? 
Comment  unir  des  esprits  profondément  divisés,  et  mille  ambi- 
tions jalouses?  L'œuvre  ne  peut  réussir  que  par  un  sauveur; 
pour  lui  aplanir  la  voie,  Machiavel  ne  recule  devant  rien,  aucun 
sacrifice  ne  lui  coûte.  Voilà  l'explication  du  Prince. 

L'explication  n'est  pas  encore  complète  ;  il  nous  reste  à  dire 
pourquoi  Machiavel,  pour  sauver  l'Italie,  la  livre  pieds  et  poings 
liés  à  un  libérateur  qui  eût  été  infailliblement  un  tyran?  Nous 
touchons  ici  à  une  plaie  de  l'Italie,  à  une  plaie  qui  tend  à  gagner 
l'Europe  entière,  la  décadence  morale.  Si  l'auteur  du  Prince  con- 
sent au  despotisme  pour  arriver  à  son  but,  ce  n'est  pas  par  amour 
pour  la  tyrannie;  toutes  ses  prédilections  sont  pour  la  république. 
Ses  Discours  sur  Tite-Live  sont  un  plaidoyer  éloquent  pour  le  gou- 
verement  démocratique;  il  ne  tarit  pas  en  éloges  du  peuple,  il 
exalte  ses  vertus,  jusqu'à  sa  sagesse  et  sa  constance;  il  dit  et 
répète  que  les  républiques  savent  mieux  choisir  les  hommes  ca- 
pables que  les  rois,  ce  qui  est  un  immense  avantage  sur  les  mo- 
marchies.  Sa  conclusion  et  sa  conviction  profonde  sont  que  les 
peuples  ne  peuvent  devenir  puissants  que  par  la  liberté  (i).  Pour- 
quoi donc  a-t-il  écrit  le  Prince?  Machiavel  méprise  les  hommes  ; 
chose  triste  à  dire,  il  méprise  surtout  les  Italiens,  et  il  les  méprise 
parce  qu'ils  sont  tellement  corrompus,  qu'ils  ne  peuvent  plus  se 
sauver  par  eux-mêmes.  Voilà  pourquoi  il  veut  un  maître  qui  ap- 
pesantisse une  main  de  fer  sur  le  peuple,  et  le  sauve'malgré  lui  et 
en  dépit  de  ses  vices  (2).  Le  grand  politique  s'est  fait  illusion. 
Illusion  amère,  illusion  funeste  qu'il  ne  faut  pas  laisser  aux  peuples 
qui  ressemblent  à  l'Italie  du  xvi«  siècle.  Oui,  les  nations  corrom- 
pues ne  supportent  pas  la  liberté,  parce  qu'elles  en  sont  indignes; 
mais  peuvent-elles  être  sauvées  par  le  despotisme?  Singulier 
moyen  de  guérir  la  corruption,  que  celui  qui  dégrade  la  nature 
humaine  !  Le  despotisme  ne  fait  que  rendre  le  mal  irrémédiable,  en 

(1)  Discours  siir  TUe-Licc,  liv.  I,  ch.  47,  58;  liv.  H,  ch  2;  liv.  HI,  ch.  9  et  34. 

(2)  Ihid.jhv.  I,  ch.  8et55. 


DIPLOMATIE.  321 

enlevant  aux  hommes  le  sentiment  de  leur  dignité  et  de  leur  res- 
ponsabilité. Mais  il  ne  faut  jamais  désespérer  du  salut  de  l'huma- 
nité ;  les  individus  et  les  nations  peuvent  toujours  se  sauver,  en  se 
retrempant  dans  le  sentiment  du  devoir.  Que  s'ils  n'ont  plus  la 
force  de  revenir  à  la  moralité,  vainement  se  livreront-ils  h  un  sau- 
veur, ils  seront  sauvés  comme  le  peuple-roi  le  fut  par  les  Césars. 
Voilà  l'enseignement  que  le  xix''  siècle  doit  chercher  dans  l'étude 
de  Machiavel. 

N"  2,  Commines. 

La  conscience  publique  n'est  jamais  entièrement  muette.  Au 
xv*'  et  au  XVI*'  siècle,  les  princes  et  les  peuples  ne  s'étaient  pas 
encore  élevés  à  l'idée  du  devoir  dans  leurs  relations;  ces  relations 
étaient  essentiellement  hostiles,  et  c'est  l'intérêt  qui  y  dominait. 
T)e  là  Machiavel  et  sa  funeste  doctrine.  Cependant  la  nuit  n'est  ja- 
mais si  noire  qu'il  n'y  ait  au  moins  quelque  faible  lueur  dans  le  ciel 
étoile.  Qui  croirait  qu'il  y  avait  à  la  cour  de  Louis  XI,  le  plus  mal 
famé  des  princes  de  son  temps,  un  homme  politique  dont  les  écrits 
révèlent  des  tendances  bien  supérieures  au  machiavélisme?  Com- 
mines n'est  pas  un  rigide  moraliste;  on  lui  a  reproché  trop 
d'indulgence  pour  Louis  XI  :  «  Les  cruautés  de  son  maître,  dit 
M.  Villemain,  l'indignent  peu.  Il  a  trop  de  bon  sens  pour  ne  pas 
trouver  que  la  tyrannie  est  un  faux  calcul  ;  mais  il  n'a  pas  assez  de 
vertu  pour  haïr  le  tyran.  Et  puis,  il  se  plaît  si  fort  à  l'habileté, 
qu'il  excuse  volontiers  une  mauvaise  action  bien  faite  (1).  » 
Ce  jugement  est  trop  sévère,  parce  qu'il  ne  montre  pas  com- 
bien Commines  était  supérieur  à  son  siècle.  Rappelons-nous  que 
l'assassinat  était  érigé  en  doctrine;  rappelons-nous  que  jamais  les 
serments  des  princes  ne  furent  plus  solennels,  et  que  jamais  ils 
ne  furent  plus  mal  gardés.  Les  rois  n'osaient  se  voir  qu'après 
avoir  obtenu  des  lettres  de  sûreté;  malgré  cette  précaution  inju- 
rieuse, l'entrevue  de  Louis  XI  avec  Charles  le  Téméraire  à  Pérouse 
fut  blâmée  par  tous  ses  conseillers  comme  un  projet  insensé. 
Quand  Louis  Xt  donna  la  Guienne  à  son  frère,  celui-ci  promit  par 
serment  de  ne  pas  tuer  le  roi  !  Le  duc  de  Bretagne  et  Louis  XI 

(1)  Ville^^iain.  Cours  de  littéralurc  française  au  moyen  âge,  XVI'  leçon. 


522  DROIT  DES  GENS. 

jurèrent  réciproquement  qu'ils  n'attenteraient  pas  à  la  vie  l'un  de 
l'autre!  Voilà  des  faits  qui  accusent  une  profonde  altération  du 
sens  moral.  La  gloire  de  Commines  est  de  s'être  élevé  au  dessus 
de  l'immoralité  universelle. 

Il  est  vrai  que  Commines  juge  les  hommes  avec  indulgence, 
mais  sa  modération  ne  vient  pas  de  l'indifférence  pour  le  bien  et 
le  mal;  il  est  indulgent,  parce  qu'il  a  beaucoup  vu  et  pratiqué  le 
monde.  L'écrivain  solitaire  est  porté  à  apprécier  les  actions  hu- 
maines avec  une  sévérité  inflexible;  ceux  qui  ont  vécu  au  milieu 
des  hommes,  et  qui  connaissent  les  mille  et  une  circonstances  qui 
influent  sur  leur  manière  de  voir  et  d'agir,  ne  les  condamnent  pas 
aussi  facilement.  Commines  avait  vu  la  plupart  des  princes  de  son 
temps;  il  déclare  «  qu'en  Louis  XI  et  en  tous  autres  princes  qu'il 
a  connus  ou  servis,  il  a  connu  du  bien  et  du  mal,  car  ils  sont 
hommes  comme  nous  :  ii  Dieu  seul  appartient  la  perfection.  Mais 
quand  en  un  prince  la  vertu  précède  (1)  les  vices,  il  est  digne  de 
grand  mémoire  et  louange  ;  vu  que  tels  personnages  sont  plus  en- 
clins en  choses  volontaires  qu'autres  hommes,  tant  pour  le  petit 
chàtoi  (2)  qu'ils  ont  eu  en  leur  jeunesse,  que  pour  ce  que  venant 
en  l'âge  d'homme,  la  plupart  des  gens  tcàchent  h  leur  com- 
plaire (3).  » 

C'est  h  ce  point  de  vue  que  Commines  juge  les  deux  princes 
auxquels  il  a  été  attaché,  Louis  XI  et  Charles  le  Téméraire  :  «  Il 
pourra  sembler  au  temps  à  venir  et  à  ceux  qui  verront  ceci,  qu'en 
ces  deux  princes  n'y  eut  pas  grande  foi,  ou  que  je  parle  mal  d'eux. 
De  l'un,  ni  de  l'autre  ne  voudrais  mal  parler  »  (4).  Commines  ne 
cache  pas  les  tromperies  de  son  maître;  s'il  ne  les  flétrit  pas 
avec  l'indignation  d'un  moraliste,  il  les  condamne  toutefois  : 
«  Pour  ce  qu'il  est  besoin  d'éfre  informé  aussi  bien  des  trompe- 
ries et  mauvaisetés  de  ce  monde,  comme  du  bien  {non  pour  en 
user,  mais  pour  s'en  garder),  je  veux  déclarer  une  tromperie,  une 
habileté,  ainsi  qu'on  voudra  la  nommer,  car  elle  fut  sagement 
conduite  »  (o).  Dans  cette  tromperie,  il  ne  s'agissait  de  rien  moins 


(1)  L'emporte. 

(2)  Correclion. 

(3)  Comviines,  Mémoires,  prologue. 

(4)  Id.,  ihicL,  III,  9. 
(3)  Id.,  ihid.,\\\,'*. 


DIPLOMATIE.  323 

que  d'une  trahison!  Commines  ne  l'approuve  pas,  puisqu'il  la 
représente  comme  un  m'ai,  mais  il  loue  presque  l'habileté  avec 
laquelle  elle  fut  conduite.  Ne  le  blâmons  pas  trop  de  celte  fai- 
blesse; nous  entendrons  encore  auxvn'^  siècle  un  grand  philosophe 
enseigner  que  la  politique  des  princes  ne  doit  pas  être  jugée 
d'après  les  principes  de  la  morale.  Au  xv'' siècle,  les  relations  des 
rois  n'étaient  rien  que  tromperie. 

On  a  appelé  les  ambassadeurs  des  espions  dorés;  la  définition 
n'a  jamais  été  plus  exacte  qu'à  l'époque  où  les  représentants  des 
princes  commencèrent  à  traiter  les  affaires  Laissons  la  parole 
;\  Commines;  il  nous  dira  quels  furent  les  débuts  de  la  diplo- 
matie moderne  :  «  Ce  n'est  pas  chose  trop  sûre  de  tant  d'allées  et 
venues  d'ambassades,  car  bien  souvent  s'y  traitent  de  mauvaises 
choses  ;  toutefois  il  est  nécessaire  d'en  envoyer  et  d'en  recevoir. 
Ceux  qui  viennent  de  vrais  amis  et  où  il  n'y  a  point  de  matière  de 
suspicion,  je  serais  d'avis  qu'on  leur  fît  bonne  chère,  et  eussent 
permission  de  voir  le  prince  assez  souvent.  Et  quand  il  faut  le 
voir,  qu'il  soit  bien  informé  de  ce  qu'il  doit  dire,  et  l'en  retirer 
tôt;  car,  l'amitié  qui  est  entre  les  princes  ne  dure  pas  toujours. 
Si  les  ambassadeurs  viennent  de  par  princes  où  la  haine  soit  con- 
tinuelle, en  nul  temps  n'y  a  grande  sûreté  selon  mon  avis. 
On  les  doit  bien  traiter  et  honorablement  recueillir,  comme  en- 
voyer au  devant  d'eux  et  les  faire  bien  loger,  et  ordonner  gens 
sûrs  et  sages  pour  les  accompagner  :  par  là  on  sait  ceux  qui  vont 
vers  eux  et  garde-t-on  les  gens  légers  et  malcontents  de  leur 
porter  nouvelles,  car  en  nulle  maison,  tout  n'est  content.  Davan- 
tage je  les  voudrais  tôt  ouïr  et  dépécher,  car  ce  me  semble  très 
mauvaise  chose  que  tenir  des  ennemis  chez  soi.  Et  pour  un  am- 
bassadeur qu'ils  m'enverraient,  je  leur  en  enverrais  deux;  et 
encore  qu'ils  s'en  ennuyassent,  disant  qu'on  n'y  renvoyât  plus,  si 
voudrais-je  y  renvoyer  quand  j'en  verrais  opportunité  et  le  moyen. 
Car  vous  ne  sauriez  envoyer  espion  si  bon  et  si  sûr,  ni  qui  eût  si  bien 
loi  (le  voir  et  d'entendre.  »  Commines  finit  par  s'excuser  de  la  lon- 
gueur de  sa  digression  :  «  Et  n'a  pas  été  sans  cause,  dit-il,  j'ai  vu 
faire  tant  de  tromperies  et  mauvaisetés  sous  telles  couleurs,  que 
je  ne  m'en  suis  pu  taire  (1).  » 

(1)  Commmes,  Mémoires,  111,8. 


324  DROIT  DES  GENS. 

Le  but  de  ces  tromperies  était  l'àpre  ambition  qui  caractérise 
les  princes  au  début  de  l'ère  modei-ne.  AToccasion  de  la  mort  de 
Louis  XI,  Commines  fait  un  discours  sur  la  vie  des  rois  contempo- 
rains, Charles  de  Bourgogne,  Edouard  d'Angleterre,  iVIatthias  de 
Hongrie,  Bajazet  de  Constantinople;  sa  conclusion  est  que  tous 
auraient  dû  craindre  Dieu  davantage  :  «  Or  voyez-vous  la  mort  de 
tant  de  grands  hommes,  en  si  peu  de  temps,  qui  tant  ont  travaillé 
pour  s'accroître,  et  tant  en  ont  souffert  de  peines,  et  abrégé  leur 
vie,  et  par  aventure  leurs  âmes  en  pourront  souffrir.  En  ceci  ne 
parle  pas  dudit  Turc,  car  je  tiens  ce  point  pour  vidé,  et  qu'il  est 
logé  avec  ses  prédécesseurs...  N'eût-il  pas  mieux  valu  h  tous 
autres  princes  élire  le  moyen  chemin  en  ces  choses?  C'est  h  savoir, 
moins  se  travailler  et  entreprendre  moins  de  choses  et  plus  crain- 
dre à  offenser  Dieu  (1).  «Ailleurs  Commines  flétrit  avec  plus  d'éner- 
gie encore  «  la  bestialité  de  plusieurs  princes  et  la  maiivaiseté  d'au- 
tres qui  ont  sens  assez,  mais  en  veulent  mal  user  :  la  raison  natu- 
relle, dit-il,  ni  la  crainte  de  Dieu,  ne  les  garde  pas  d'être  violents 
les  uns  contre  les  autres,  ni  de  retenir  de  l'autrui,  ou  de  lui  ôter 
le  sien  par  toutes  voies  qui  leur  sont  possibles.  »  Machiavel, 
citoyen  d'une  république  et  républicain,  s'est  égaré  jusqu'à  écrire 
le  code  du  despotisme.  Commines,  conseiller  d'un  roi  absolu,  con- 
damne les  vices  des  despotes,  «  qui  imposent  tyranniquement  des 
impôts,  au  lieu  de  les  lever  du  consentement  des  peuples,  ce  qui 
est  seul  conforme  à  la  justice.  »  Il  blâme  leur  politique,  aussi  bien 
que  leur  gouvernement  :  «  Celui  qui  ne  leur  est  que  voisin,  s'il 
est  fort  et  âpre,  ils  le  laissent  vivre  ;  mais  s'il  est  faible,  il  ne  sait 
où  se  mettre.  Ils  disent  qu'il  a  soutenu  leurs  ennemis,  ou  ils  vou- 
dront faire  vivre  leurs  gens  d'armes  dans  son  pays,  ou  achèteront 
querelles,  ou  soutiendront  son  voisin  contre  lui  et  lui  prêteront 
gens.  «Commines  leur  reproche  encore  d'entreprendre  des  guerres 
suivant  leur  bon  plaisir,  k  sans  avis  ou  conseil  de  leurs  états  ; 
car  ce  sont  ceux  qui  ont  à  employer  leurs  personnes  et  leurs 
biens;  par  quoi  ils  en  dussent  bien  savoir  avant  qu'on  les  com- 
mençât (2).  » 

Nous  avons  entendu  Commines  louer  presque  l'habileté  avec 


(1)  Commines,  Mémoires,  VI,  13. 

(2)  Jd.,  ibid.,  y,  18. 


DIPLOMATIE.  325 

laquelle  une  tromperie  fut  exécutée.  Est-ce  à  dire  qu'il  justifie  les 
moyens  par  la  fin?  Il  va  répondre  lui-même  h  notre  question. 
Charles  le  Téméraire  livre  le  connétable  de  Saint-Pol  à  Louis  XI, 
après  lui  avoir  accordé  un  sauf-conduit.  Notre  historien,  si  calme 
d'habitude,  et  si  indulgent,  s'indigne  contre  cette  perfidie  :  «Toutes 
les  raisons,  dit-il,  que  je  saurais  alléguer  en  cette  matière,  ne  sau- 
raient couvrir  la  faute  de  foi  et  d'honneur  que  le  duc  commit,  en 
baillant  sauf-conduit  audit  connétable,  et  néanmoins  levendant  par 
avarice...  Ce  fut  grande  cruauté  de  le  bailler  où  il  était  certain  de 
la  mort.  »  Commines  remarque  que  depuis  lors  la  fortune  aban- 
donna Charles  le  Téméraire  :  «  Et  ainsi  h  voir  les  choses  que  Dieu 
a  faites  de  notre  temps,  semble  qu'il  ne  veuille  rien  laisser  im- 
puni, et  peut-on  voir  évidemment  que  ces  grands  ouvrages 
viennent  de  lui,  car  ils  sont  hors  des  œuvres  de  nature,  et  sont 
ses  punitions  soudaines,  et  par  espécial  contre  ceux  qui  usent  de 
violence  et  de  cruauté...  Dieu  prépara  au  duc  de  Bourgogne  un 
ennemi  de  bien  petite  force  (1),  en  fort  jeune  âge,  peu  expéri- 
menté en  toutes  choses;  et  lui  fit  un  serviteur,  dont  plus  se  fiait 
pour  lors,  devenir  faux  et  mauvais  (2)  ;  et  se  mit  en  suspicion  de 
ses  sujets  et  bons  serviteurs.  Ne  sont-ce  pas  ici  de  vrais  préparatifs 
que  Dieu  faisait  en  l'ancien  Testament  à  ceux  desquels  il  voulait 
mener  la  fortune  de  bien  en  mal  (3)?  » 

Cette  idée  d'une  justice  divine  ou  d'un  gouvernement  providen- 
tiel, revient  très  souvent  chez  Commines;  il  importe  de  s'y  arrêter. 
Les  anciens  attribuaient  le  cours  des  choses  humaines  au  hasard, 
à  une  aveugle  fatalité.  Notre  historien  dit  que  «  tels  grands  mys- 
tères ne  viennent  pas  de  fortune  et  que  fortune  n'est  rien  fors 
.seulement  une  fiction  poétique  (4).  »  «  C'est  Dieu  qui  distribue  les 
ressources,  c'est  de  lui  que  vient  la  prospérité  ou  le  malheur  des 
princes  (5).  »  «  Les  grâces  et  bonnes  fortunes  viennent  de  Dieu  (6)  ; 
c'est  lui  qui  donne  la  victoire.  »  Tout  en  engageant  les  hommes  à 
faire  ce  qu'ils  peuvent  et  ce  qu'ils  doivent,  Commines  ne  leur 


(1)  Les  Suisses. 

(%  Le  comte  de  Campo  Basso,qui  trahit  son  maître. 

(3)  Commines,  Mémoires,  V,  C  ;  IV,  {3. 

(4)  Id.,  t6id.,lV,12. 

(5)  Id.,  ibid.,  1,3;  V,  9. 
(b)  ld.,ibid.,l,i. 

21 


326  DROIT  DES  GENS. 

accorde  qu'une  petite  part  dans  les  grands  événements,  les  guerres 
et  les  conquêtes  :  «  Quelque  chose  que  savent  délibérer  les  hommes 
en  telles  matières,  Dieu  eu  conclut  à  son  plaisir  (1).  » 

On  pourrait  croire  que  Commines  retombe  dans  le  fatalisme, 
sous  le  nom  de  gouvernement  providentiel.  Il  n'en  est  rien;  c'est 
l'homme  qui  est  l'artisan  de  sa  destinée,  et  l'action  de  la  Provi- 
dence elle-même  est  déterminée  par  l'usage  ou  l'abus  qu'il  fait  de 
sa  liberté.  Commines  a  écrit  un  Discours  sur  ce  que  les  guerres  et 
divisions  sont  permises  de  Dieu  pour  le  châtiment  et  des  princes  et 
des  peuples  mauvais  (2).  Il  montre  d'abord  que  partout,  en 
Europe,  Dieu  a  placé  un  ennemi  à  côté  de  chaque  roi  ou  nation. 
Ainsi  «  au  royaume  de  France,  a  donné  pour  opposite  les  Anglais, 
et  aux  Anglais,  les  Écossais  ;  au  royaume  d'Espagne,  Portugal. 
Pour  Allemagne,  vous  avez  vu,  et  de  tous  temps,  la  maison  d'Au- 
triche et  de  Bavière  contraires.  »  De  là  naissent  des  guerres  qui, 
dans  les  desseins  de  Dieu,  sont  un  instrument  de  punition  :  «  Il 
pourrait  donc  sembler  que  ces  divisions  fussent  nécessaires  par 
le  monde,  et  que  ces  aiguillons  et  choses  opposites  que  Dieu  a 
données  et  ordonnées  à  chacun  État,  et  quasi  à  chacune  personne, 
soient  nécessaires.  »  Cette  nécessité  n'est  pas  du  fatalisme,  c'est 
l'exercice  de  la  justice  divine  :  «  On  pourrait  demander,  dit  Com- 
mines, pourquoi  la  puissance  de  Dieu  se  montre  plus  grande  con- 
tre les  princes  et  les  grands  que  contre  les  petits?  C'est  que  les 
petits  et  les  pauvres  trouvent  assez  qui  les  punissent.  Mais  des 
grands  princes,  qui  s'informera  de  leur  vice?  L'information  faite, 
qui  l'apportera  au  juge?  Qui  sera  le  juge  qui  en  prendra  connais- 
sance, et  qui  en  fera  la  punition?  Qui  pourra  y  mettra  remède,  si 
Dieu  ne  l'y  met?  J'ai  demandé  qui  fera  l'information  des  grands, 
et  qui  l'apportera  au  juge,  et  qui  sera  le  juge  qui  punira  le  mau- 
vais? Je  réponds  à  cela  que  l'information  sera  la  plainte  du  peuple 
qu'ils  foulent  et  oppressent  de  tant  de  manières,  sans  en  avoir 
compassion  ni  pitié...  Ceci  sera  l'information  et  leurs  grands  cris, 
et  par  piteuses  larmes  les  présenteront  devant  notre  Seigneur, 
lequel  sera  le  vrai  juge,  qui,  par  aventure,  ne  voudra  attendre  h 
les  punir  jusqu'à  l'autre  monde,  mais  les  punira  en  celui-ci.  » 


(1)  Commiacs,  Mémoires,  UI,  3. 

(2)  Ici.,  ibi(L,  V,  18. 


DIPLOMATIE.  327 

II  faut  lire,  dans  Commines,  comment  Dieu  aveugle  les  rois  qu'il 
veut  perdre.  Le  prince  ne  voit  pas  le  malheur  qui  le  menace;  le 
désordre  a  beau  se  mettre  dans  son  royaume,  «  il  ne  s'en  trouve 
point  pis  dîné,  ni  pis  couché,  ni  moins  de  chevaux,  ni  moins  de  robes, 
et  beaucoup  mieux  accompagné.  Mais  à  l'heure  qu'il  y  pensera  le 
moins,  Dieu  lui  fera  sourdre  un  ennemi,  dont,  par  aventure,  ja- 
mais il  ne  se  fût  avisé.  » 

Commines  trouve  partout  des  témoignages  de  la  justice  divine. 
Nous  avons  cité  ce  qu'il  dit  de  Charles  le  Téméraire.  Il  y  avait,  au 
XV*"  siècle,  un  prince  qui  semblait  prendre  plaisir  à  la  déloyauté; 
Ferdinand  le  Catholique  avait  dépouillé  tout  sens  moral,  au  point 
qu'il  se  vantait  de  ses  parjures  et  se  faisait  gloire  de  ses  trahisons. 
Notre  historien  attribue  à  son  manque  de  foi  les  malheurs  domes- 
tiques qui  frappèrent  la  maison  royale  de  Castille.  Charles  VIII  mou- 
rut aussi  à  la  fleur  de  l'âge  :  «  Et  sembla  que  Notre  Seigneur  ait 
regardé  ces  deux  maisons  de  son  visage  rigoureux,  et  qu'il  ne 
veut  point  qu'un  royaume  se  moque  de  l'autre  (I).  »  Commines 
fut  témoin  de  plus  grandes  infortunes;  il  vit  les  descendants  des 
familles  royales  d'Angleterre  fugitifs  en  Belgique,  et  en  si  grande 
pauvreté,  «  que  ceux  qui  demandent  l'aumône  ne  sont  pas  plus 
pauvres.  Car  j'ai  vu  un  duc  être  allé  à  pied,  sans  chausses,  pour- 
chassant sa  vie  de  maison  en  maison.  C'était  le  plus  prochain  de 
la  lignée  de  Lancastre,  et  avait  épousé  la  sœur  du  roi  Edouard... 
Leurs  pères  et  parents  avaient  pillé  et  détruit  le  royaume  de 
France;  tous  s'entretuèrent...  Et  puis  on  dit  :  Dieu  ne  punit  plus 
les  gens  comme  il  soûlait  du  temps  des  enfants  d'Israël.  Je  crois 
bien  qu'il  ne  parle  plus  aux  gens  comme  il  soûlait,  car  il  a  laissé 
assez  d'exemples  en  ce  monde  pour  être  cru  ;  mais  vous  pouvez 
voir,  en  lisant  ces  choses,  que,  de  ces  mauvais  princ'es,  nuls  ou 
peu  demeurent  impunis;  mais  ce  n'est  pas  toujours  à  jour  nommé 
ni  à  l'heure  que  ceux  qui  souffrent  le  désirent  (2).  » 

Les  peuples  sont  responsables  comme  les  princes,  et  la  justice 
divine  les  atteint  aussi  bien  que  les  têtes  couronnées.  Commines, 
né  en  Belgique,  et  ministre  de  Charles  le  Téméraire,  vit  de  près 
la  prospérité  merveilleuse  qui  régnait  dans  nos  riches  cités.  Les 


(1)  Commines,  Mémoires,  VHl,  16  «l  17. 

(2)  Jd.j  ibid.,  III,  4. 


528  DROIT  DES  GENS. 

hommes  abusèrent  de  cette  prospérité  :  «  Us  étaient  comblés  de 
richesses  et  en  grand  repos  ;  les  dépenses  et  habillements 
d'hommes  et  de  lemmes  grands  et  superflus  ;  les  convis  et  ban- 
quets plus  prodigues  qu'en  nul  autre  lieu  ;  les  baignoiries  et  autres 
festoiements  avec  femmes  désordonnés,  et  h  peu  de  honte,  »  Alors 
Dieu  leur  envoya  un  prince  pour  les  châtier  :  «  Après  leur  longue 
félicité,  il  leur  donna  ce  duc  Charles  qui,  continuellement,  les 
tint  en  grande  guerre,  travail  et  dépense.  Et  doute  que  les  péchés 
du  temps  de  la  prospérité  leur  fassent  porter  leur  adversité,  et 
principalement  qu'ils  ne  connaissent  pas  bien  que  toutes  ces 
grâces  leur  procédaient  de  Dieu ,  qui  les  départ  \h  où  il  lui 
plaît  (1).  )> 

Telle  est  la  doctrine  de  Commines  sur  la  justice  de  Dieu,  dans 
l'ordre  politique.  Au  point  de  vue  théologique,  il  est  évident  que 
toute  contravention  à  la  loi  morale  mérite  une  peine,  et  que  le 
coupable  la  subira,  soit  dans  la  vie  actuelle,  soit  dans  la  vie  future. 
Partant  de  là,  le  comte  de  Maistre  pose  cet  axiome  que  tout  mal 
est  une  peine,  et  les  guerres  étant  un  des  grands  maux  qui  affli- 
gent l'humanité,  il  en  conclut,  ;comme  l'historien  du  xv«  siècle, 
qu'elles  sont  une  punition  divine.  Nous  acceptons  le  principe,  et 
nous  y  voyons  un  immense  progrès  dans  la  théorie  des  relations 
internationales.  Il  implique,  en  effet,  que  les  nations  sont  res- 
ponsables aussi  bien  que  les  individus,  et  elles  ne  peuvent  l'être 
que  pour  autant  qu'elles  soient  douées  de  personnalité  et  de  li- 
berté. Or,  il  n'y  a  de  droit  des  gens  possible  que  sous  cette  con- 
dition. L'idée  de  la  responsabilité  des  nations  et  celle  de  la  justice 
divine  qui  en  découle,  ont  encore  cette  conséquence  importante, 
qu'elles  ruinent  le  désolant  préjugé  du  fatalisme,  tout  en  mainte- 
nant la  croyance  salutaire  d'un  gouvernement  providentiel.  C'est 
une  sanction  morale  pour  le  droit  des  gens,  tandis  que,  si  l'on 
part  du  fatalisme  historique,  il  ne  peut  être  question,  ni  de  liberté, 
ni  de  responsabilité,  ni,  par  conséquent,  de  droit. 

Mais  si  l'idée  de  Commines  est  juste,  nous  n'entendons  pas 
accepter  les  applications  qu'il  en  fait  ;  bien  moins  encore  nous 
associons-nous  aux  jugements  téméraires  que  l'école  théocratique 
porte  sur  les  choses  humaines.  Il  manque  h  l'homme,  pour  appré- 

(i)  Commines,  Mémoires,  1, 2;  V,  9. 


DIPLOMATIE.  321) 

cier  les  actes  de  la  justice  divine,  une  science  qu'il  ne  peut  pas 
avoir  :  il  devrait  d'abord  connaître  les  faits  sous  toutes  leurs  laces, 
et  nous  ne  possédons  jamais,  de  la  vérité,  qu'une  notion  plus  ou 
moins  obscure;  puis,  il  devrait  savoir,  dans  chaque  cas,  quelle 
est  la  sentence  de  Dieu,  c'est  h  dire  quelle  est  la  peine  qu'il  in- 
flige. Sur  ce  point,  notre  ignorance  est  absolue.  Nous  admirons 
la  fatuité  des  écrivains  catholiques,  qui  promulguent  les  juge- 
ments de  Dieu,  comme  s'ils  tenaient  la  plume  dans  ses  conseils. 
Qui  donc  leur  a  révélé  les  secrets  de  la  justice  divine?  Ils  invo- 
quent le  malheur  qui  frappe  tel  individu,  telle  nation  ;  et  les  voilà 
qui  proclament,  le  plus  souvent  dans  l'intérêt  de  leur  cause,  les 
décrets  de  la  Providence.  Mais  savent-ils  ce  qui  est  un  mal?  Rien 
de  plus  grossier  que  leur  conception  du  mal  et  de  la  peine.  Ils 
estiment  le  bonheur  et  le  malheur  d'après  les  biens  extérieurs  de 
la  vie,  et  sur  cela  ils  décident  que  la  pauvreté  est  une  punition, 
que  la  guerre  est  une  punition.  Et  qui  leur  dit  que  la  richesse  est 
une  récompense?  Si  le  vrai  bonheur  est  dans  la  charité,  la  richesse 
qui  rétrécit  le  cœur  ne  peut-elle  pas  être  un  mal,  et,  par  suite, 
une  peine,  tandis  que  la  pauvreté,  si  elle  ouvre  l'âme  à  la  charité, 
sera  un  bien,  une  récompense? 

Nous  n'entendons  pas  à  notre  tour  dévoiler  des  secrets  qui 
sont  impénétrables,  notre  dessein  est  uniquement  de  montrer  que 
l'homme  ne  peut  pas  scruter  la  justice  divine;  qu'il  lui  suffise 
d'avoir  la  conviction  qu'elle  existe.  Ce  que  nous  disons  des  individus 
.est  vrai  aussi  des  peuples,  La  guerre  est  certes  un  mal,  et  la  paix 
un  bien;  l'histoire  atteste  néanmoins  qu'il  y  a  telle  paix  qui  tue, 
et  qu'il  y  a  telle  guerre  qui  régénère;  l'histoire  enseigne  encore 
que  la  guerre  a  eu  une  mission  civilisatrice,  elle  est  donc  tout 
ensemble  un  bien  et  un  mal  :  qui  nous  dira  où  est  la  peine,  où  est 
la  récompense?  Là  conception  étroite  que  nous  combattons  con- 
duit encore  à  une  autre  erreur  que  nous  repoussons  de  toutes  nos 
forces.  De  ce  que  la  guerre  est  une  peine,  et  de  ce  que  le  mal 
moral  est  inhérent  à  l'homme,  le  comte  de  Maistre  conclut  que  le 
sang  coulera  toujours  et  qu'il  doit  couler  comme  un  sacrifice  per- 
manent. Oui,  le  mal  existe  sur  la  terre,  mais  notre  mission  est  d'en 
diminuer  l'étendue.  Si  c'est  une  utopie  de  croire  que  le  mal  dispa- 
raisse jamais  entièrement,  c'est  une  idée  tout  aussi  fausse  de  dire 
que  les  hommes  s'entretueront  toujours  comme  des  bêtes  sauvages. 


550  DROIT  DFS  GENS. 

Il  est  temps  d'arriver  à  notre  conclusion.  La  justice  divine 
exerce  incessamment  son  action,  mais  en  tant  qu'elle  frappe  l'in- 
dividu, nous  ne  pouvons  pas  la  pénétrer,  car  nous  ignorons  ce 
qui  est  un  mal  ou  un  bien,  et  ce  qui  est  une  peine  ou  une  récom- 
pense. La  même  impossibilité  n'existe  pas  pour  les  nations;  la 
suite  de  leurs  destinées  dévoile  les  desseins  de  Dieu,  les  secrets 
de  sa  providence  et  de  sa  justice.  C'est  dire  qu'il  ne  faut  pas  trop 
nous  hâter  dans  nos  jugements;  il  faut  attendre  que  celui  qui  seul 
sait  la  vérité,  nous  la  révèle.  Ce  n'est  donc  qu'à  distance,  et  quand 
les  faits  ont  eu  leur  entier  accomplissement,  que  l'on  peut  cher- 
cher la  volonté  de  Dieu.  Il  nous  suffit  de  savoir  que  les  peuples 
comme  les  individus  ont  leur  responsabilité;  il  y  a  donc  une  loi 
du  devoir  à  laquelle  ils  sont  tenus  d'obéir.  Quand  celte  conviction 
sera  entrée  dans  la  conscience  humaine,  un  grand  progrès  sera 
accompli  dans  le  développement  du  droit  international. 


SECTIO   II.   —   LA  DIPLOMATIE  AU  XYI^  SIECLE. 

i^  1.  Les  faits. 
I 

Un  historien  allemand ,  peu  suspect  de  sentiments  antimonar- 
chiques, dit  que  le  régime  royal  a  été  peu  favorable  à  la  diplo- 
matie, parce  qu'il  favorise  la  politique  machiavélique,  dont  l'idéal 
consiste  à  tromper  (1).  C'est  dire  que  les  rois  naissent  trompeurs. 
La  proposition,  quelque  mal  sonnante  qu'elle  paraisse,  est  très 
vraie.  Quel  est  le  principe  du  machiavélisme?  C'est  que  l'utilité 
légitime  tout.  Or  il  y  a  des  positions  sociales  qui  impliquent  né- 
cessairement la  prédominance  de  l'intérêt  personnel  ;  telle  est  la 
royauté.  Quand  Louis  XÏV  disait  :  l'État  c'est  moi,  il  exprimait 
avec  naïveté  la  pensée  de  tous  les  princes,  et  qu'est-ce  que  cette 
pensée,  sinon  un  monstrueux  égoïsme?  Les  rois  sacrifient  d'abord 

(l)  Saalfeld,  Gescliichte  der  neuestcn  Zoit,  T.  1,  p.  68. 


DIPLOMATIE.  531 

les  peuples  à  leur  moi;  quand  le  roi  de  Pologne  a  bu,  les  Polonais 
n'ont  qu'à  danser.  Et  si  les  nations  ne  sont  que  des  instruments 
pour  les  menus  plaisirs  des  princes,  que  devient  le  droit?  Il  ne 
peut  pas  même  en  être  question. 

Au  XVI*  siècle,  les  témoignages  qui  confirment  notre  thèse  abon- 
dent malheureusement.  La  politique  se  concentrait  dans  la  lutte  de 
la  France  et  de  la  maison  d'Autriche  :  et  quels  étaient  les  senti- 
ments des  deux  peuples  sur  le  droit  et  le  devoir?  Ces  mots  n'a- 
vaient pas  encore  de  sens  dans  les  rapports  internationaux.  Un 
envoyé  vénitien  dit  des  Français,  qu'ils  passaient  pour  être  peu 
tidèles  à  leurs  promesses  :  «  c'est  une  opinion  commune  chez  eux, 
ajoute  Stiriano,  que  là  où  est  l'intérêt,  là  est  l'honneur  et  la  gran- 
deur (1).  »  Est-ce  calomnier  la  nation  qui  s'est  toujours  vantée 
de  son  désintéressement?  Un  ambassadeur  de  France,  à  Madrid, 
répondra  pour  nous  :  «  Choses  d'État,  écrit-il  à  Charles  IX,  per- 
mettent ou  du  tnoins  souffrent  quelquefois  le  déshonnête  (2).  »  Les 
Espagnols,  race  chevaleresque,  si   nous  en  croyons  les  poètes, 
montraient-ils  plus  d'élévation  dans  leurs  sentiments?  En  1564,  le 
cardinal  Granvelle  écrit  h.  Perez  que  l'on  a  pris  un  faussaire;  il 
demande  ce  qu'il  en  faut  faire  :  «  En  France,  dit-il,  il  s'est  trouvé 
un  faussaire  tellement  habile  dans  l'art  de  la  contrefaçon  des  écrits 
et  des  signatures,  qu'il  lui  a  été  fait  grâce  de  la  vie,  et  on  le 
gardera  avec  soin  pour  utiliser  son  talent  dans  l'occasion.  » 
Ferez  répond  :  «  qu'il  ne  serait  pas  mal  de  garder  Malespina 
(c'était  le  nom  du  faussaire),  pour  l'employer  dans  quelque  bonne 
occasion,  quoique  pourtant,  ajoute  le  ministre  d'Espagne,  de  pa- 
reils sujets  ne  soient  pas  bien  rares  dans  cette  contrée.  Dieu 
merci  (3)  !  »  Voilà  une  correspondance  on  ne  peut  plus  édifiante  : 
on  voit  que  le  désfionnête  était  pratiqué,  sans  ombre  de  scrupule, 
jusqu'à  faire  du  crime  le  plus  vil,  un  instrument  de  la  politique  des 
princes.  Après  cela,  il  faut  s'attendre  à  tout.  La  liste  serait  longue 
des  péchés  de  la  diplomatie  du  xvi*^  siècle;  nous  laissons  de  côté 
les  noms  mal  famés;  les  Philippe  II,  les  Charles  IX;  on  pourrait 
nous  reprocher  déjuger  les  rois  sur  le  rebut  de  l'humanité.  Il  y 


1,1)  Tomuseo,  Relation  des  ambassadeurs  vénitiens,  T.  1,  p.  498. 

(2)  Groen  van  Prinslerer,  Archives  de  la  maison  d'Orange,  T.  IV,  p.  3145. 

(S)  GranveUCj  Papiers  d'Étal,  T.  VIU,  p.  420. 


552  DROIT  DES  GENS. 

avait  au  xvi'=  siècle  un  roi  qui  passait  pour  être  un  type  de  cheva- 
lerie; il  y  avait  un  empereur  qui  affectaitfdans  sa  conduite  la  gra- 
vité espagnole  et  la  sévérité  chrétienne  :  voyons-les  à  l'œuvre. 


II 


En  1539,  Charles-Quint  demanda  à  François  I"  la  permission  de 
passer  par  ses  États  pour  aller  châtier  la  révolte  des  Gantois.  Les 
conseillers  de  l'empereur  combattirent  cette  idée  comme  une  folle 
témérité  :  n'était-ce  pas  se  livrer  h  la  discrétion  d'un  ennemi  qui 
avait  tant  d'offenses  à  venger?  Il  se  trouva  aussi  dans  le  conseil  du 
roi  de  France  des  hommes  qui  estimèrent,  qu'il  fallait  se  saisir  de 
Charles-Quint  et  ne  le  lâcher  qu'après  avoir  obtenu  entière  satis- 
faction sur  toutes  les  prétentions  de  François  I".  Le  roi  résista 
à  ces   perfides   insinuations.    «  Il  est  difficile  de  décider,  dit 
de  Thou,  lequel  des  deux  princes  montra  le  plus  de  grandeur; 
ou  Charles  qui  venait  sans  crainte  se  mettre  au  pouvoir  d'un 
roi  qu'il  avait  si   souvent  irrité  et  qu'il  avait  traité  avec  si  peu 
d'égards  dans  sa  prison,  ou  François  qui,  généreux  en  cette  occa- 
sion, eut  la  délicatesse  de  ne  faire  aucune  demande  à  son  rival 
pendant  le  séjour  qu'il  fil  chez  lui  (i).  »  Voilà  les  faits  et  le  juge- 
ment d'un  grand  historien.  Nous  dirons  â  notre  tour  que  rien  ne 
dépeint  mieux  la  politique  princière  du  xvi'"  siècle.  De  quoi  loue- 
t-on  François  I'"'?  De  n'avoir  pas  manqué  à  sa  parole,  c'est  ii  dire 
de  n'avoir  pas  fait  un  acte  de  coquin.  Il  faut  que  les  mœurs  pu- 
bliques aient  été  bien  viles,  pour  que  le  plus  simple  acte  d'hon- 
nêteté soit  glorifié  comme  une  action  chevaleresque.  Quant  à  la 
prétendue  générosité  de  François  I",  c'était  tout  simplement  du 
calcul.  Sa  vie  tout  entière  témoigne  qu'il  avait  les  qualités  bril- 
lantes du  chevalier,  mais  que  la  plus  haute  des  vertus  chevale- 
resques, l'honneur,  lui  faisait  défaut.  Il  fut  toujours  prêt  à  trahir 
ses  alliés,  quand  l'intérêt  du  moment  paraissait  l'exiger.  Rien  de 
plus  honteux  que  sa  politique  italienne.  Encore  â  la  veille  du  traité 
par  lequel  il  livra  Florence  aux  vengeances  des  Médicis,il  protesta 
«  qu'il  ne  ferait  aucun  arrangement  sans  stipuler  l'avantage  et  la 

(1)  De  Thou,  Histoire  universelle,  livre  I. 


DIPLOMATIE.  ôoo 

conservation  d'une  cité  qu'il  considérait  comme  sienne;  »  ses  mi- 
nistres donnèrent  les  mêmes  assurances  aux  ambassadeurs  de  la 
république;  ils  allèrent  jusqu'à  dire  qu'ils  consentaient  à  passer 
pour  traîtres,  si  le  roi  ne  comprenait  Florence  dans  son  traité 
avec  l'empereur  (1).  La  malheureuse  cité  fut  en  effet  comprise  dans 
le  traité,  pour  être  vendue  et  trahie. 

Il  y  a  dans  la  vie  de  François  I"  une  plus  grande  tache  encore, 
s'il  est  possible,  c'est  sa  conduite  lors  du  traité  de  Madrid  qui  lui 
rendit  la  liberté.  Il  fit  les  promesses  les  plus  solennelles  «  de  gar- 
der chacun  des  points  et  articles  qu'il  signait;  »  il  jura  «sur sa 
parole  de  roi,  »  il  jura  «  sur  son  honneur,  «  il  jura  «  après  avoir 
touché  corporellement  les  Évangiles  de  Dieu  (2).  »  Ce  serment 
était  un  mensonge!  Quelques  heures  avant  de  signer  le  traité,  le 
roi  fit  en  présence  de  ses  conseillers  une  protestation  authentique 
contre  le  consentement  qu'il  allait  donner  :  il  y  déclare  «  qu'il  a 
fait  ce  traité  pour  éviter  les  maux  et  inconvénients  qui  pourraient 
arriver  ii  la  chrétienté  et  h  son  royaume,  mais  que  c'est  par  force 
et  contrainte,  et  que  tout  ce  qui  est  contenu  dans  ce  traité  sera  et 
demeurera  nul  et  de  nul  effet  (3).  »  Cette  protestation  même  était 
un  mensonge.  François  P'"  ne  se  souciait  guère  du  bien  de  la  chré- 
tienté; son  but  unique  était  de  sortir  de  prison,  où  il  s'ennuyait 
comme  un  enfant.  Le  sacrilège  fut  suivi  d'une  comédie  qui  ne  fait 
qu'ajoutera  l'infamie.  François  T'  rassembla  quelques  princes  et 
quelques  évêques  pour  figurer  les  états  généraux;  ces  prétendus 
états  décidèrent  que  le  roi  ne  pouvait  pas  aliéner  le  territoire  do 
la  France,  et  que  le  serment  qu'il  avait  fait  dans  sa  captivité  ne 
pouvait  déroger  au  serment  plus  solennel  qu'il  avait  prêté  il  son 
sacre.  La  nation  aurait  parlé  ainsi,  si  elle  avait  été  consultée  ;  mais 
en  se  soumettant  h  la  volonté  nationale,  pour  échapper  à  l'exécu- 
tion du  traité,  il  restait  au  prince  un  devoir  d'honneur  à  remplir, 
c'était  de  reprendre  des  fers  qui  ne  lui  avaient  été  enlevés  que 
sous  des  conditions  qu'il  ne  pouvait  pas  remplir.  Notre  décision 
est  celle  d'un  soldat  :  «  Ce  que  les  gens  d'honneur  promettent  pri- 
sonniers, dit  Tavannes,  les  oblige  de  les  tenir,  ou  de  retourner  en 


(i)  Canin,  Histoirn  univurselle,  T.  XIV,  p.  188. 
(2)  Dumont,  Corps  diplomaliqne.  T.  IV,  1,  p.  409. 
t3)  /d.,  ibid.,T.  IV,  1,  p.M5. 


004  DROIT  DES  GENS. 

prison.  11  y  a  pareillement  faute  de  rompre  en  liberté  la  foi  pro- 
mise, qu'étant  captif  de  s'en  aller,  quand  on  est  mis  sur  sa 
foi  (1).  » 

Il  n'y  a  qu'une  excuse  pour  François  I";  la  conscience  générale 
de  son  temps  ne  lui  reprocha  rien,  que  dis-je  !  elle  approuva  le  roi 
chevalier  qui  avait  manqué  à  sa  parole  et  forfait  à  l'honneur.  Un 
historien  italien  célèbre  la  conduite  de  François  I«',  comme  l'ac- 
tion la  plus  noble,  la  plus  admirable  que  l'on  trouve  dans  les  an- 
nales de  l'histoire  :  «  Il  promit,  dit-il,  avec  l'intention  de  ne  pas 
tenir,  mais  ce  fut  pour  sauver  la  France  (2).  »  Le  parjure  fut  pro- 
voqué, choyé,  encouragé  par  les  princes  et  les  gens  d'église.  A 
peine  Henri  VIII  apprit-il  que  François  P''  était  libre,  qu'il  lui  en- 
voya des  ambassadeurs  pour  l'engager  à  ne  pas  observer  le  traité; 
les  députés  étaient  porteurs  d'avis  émanés  de  canonistes  et  de 
théologiens,  unanimes  h  conseiller,  à  justifier  la  violation  d'une 
parole  jurée  (3).  Enfin,  le  vicaire  de  Dieu  prit  parti  pour  le  roi,  qui 
foulait  aux  pieds  les  promesses  les  plus  sacrées.  Charles-Quint  se 
refusa  h  croire  à  tant  d'immoralité;  il  écrivit  à  Clément  VII  :  «  Il 
y  en  a  qui  aftirment  que  Votre  Sainteté  a  dispensé  François  I"  de 
son  serment,  avant  même  qu'il  l'eût  demandé.  Je  ne  puis  croire 
que  le  vicaire  du  Christ  ait  donné  un  si  mauvais  exemple.  Que  de- 
viendrait la  religion,  si  celui-là  même  qui  en  est  le  gardien  encou- 
rageait les  hommes  à  la  mépriser  (4)?  »  Cependant  l'incroyable 
était  vrai  ;  le  pape,  aussi  bien  que  Henri  VIII,  prit  l'initiative  de 
l'approbation  d'un  acte  criminel  ;  parlant  à  l'ambassadeur  d'Angle- 
terre, il  dit  à  plusieurs  reprises,  avant  que  le  traité  de  Madrid 
fût  signé  :    Que  ce  traité  était  excellent,  mais  à  une  condition,  c'est 
que  le  roi  de  France  ne  le  tînt  pas  i^) .  Le  roi  parjure  pouvait  donc 
tranquilliser  sa  conscience;  il  avait  pour  lui  une  autorité  réputée 
infaillible,  alors  qu'elle  décide  du  bien  et  du  mal.  Quelle  aberra- 
tion du  sens  moral!  Que  l'on  vienne  nous  vanter  après  cela  la 
sainteté  de  la  politique  pontificale  ! 


(1)  Tuvunnes,  Mémoires,  dans  la  Collcclion  de  Petitot,  T.  XXIU,  p. 214. 

(2)  Vettori,  Sommario  dell'  istoria  d'italia.  (Uanke,  Fursten  und  Vœlker,  T.  IV,  2,  p. 24.) 

(3)  Lingai'd,  Histoire  d'Angleterre,  T.  Vl,  p.  135. 

(4)  Le  Plat,  Monumenta  concilii  Tridentini,  T.  11,  p.  272. 
(a"!  Ranmcr,  Historische  Briefe,  T.  I,  p.  247. 


DIPLOMATIE.  335 


III 


Charles-Quint  seul  se  plaignit  ;  mais  sa  propre  conduite  ne  lui 
on  donnait  pas  le  droit.  Il  est  vrai  qu'il  faisait  profession  et  pres- 
que étalage  de  son  respect  pour  la  foi  jurée  ;  les  ambassadeurs 
vénitiens  en  font  la  remarque  (1)  et  ils  ajoutent  que  l'empereur 
observait  soigneusement  les  lois  de  l'honneur  et  de  la  justice, 
pour  autant  qu'on  en  pouvait  juger  par  les  apparences  (2).  En  effet 
Charles-Quint,  plus  avisé  que  son  rival,  eut  soin  d'avoir  toujours 
les  apparences  pour  lui.  Mais  l'opinion  publique  ne  se  laisse  pas 
abuser  à  la  longue;  il  mourut  avec  la  réputation  d'un  grand  trom- 
peur, et  il  la  méritait  (3).  Ses  contemporains  sont  unanimes  à  lui 
reprocher  la  supercherie  dont  il  usa  à  l'égard  du  landgrave  de 
Hesse.  Guillaume  d'Orange  vit  dès  lors  qu'il  n'y  avait  pas  à  se  fier 
à  la  bonne  foi  des  Espagnols  (4).  En  Allemagne,  on  ne  douta  pas 
de  la  fraude  ;  on  racontait  que  l'évêque  d'Arras,  le  fameux  Gran- 
velle,  avait  fait  boire  les  deux  électeurs  qui  signèrent  l'acte  frau- 
duleux (5).  Quand  la  ruse  se  découvrit,  les  Allemands  en  firent  de 
vifs  reproches  au  ducd'Albe;  mais  l'empereur  avait  un  acte  signé 
et  il  l'exécuta  (6),  par  une  de  ces  supercheries,  dit  d'Aiibigtié ,  que 
ce  prince  se  crut  toujours  permises,  quand  il  s'agissait  de  son  in- 
térêt. Les  ambassadeurs  vénitiens,  si  bien  informés,  et  en  général 
favorables  à  Charles-Quint,  prononcent  le  mot  de  fraude  (7);  ils 
remarquent  que  le  roi  d'Espagne  aimait  à  se  servir  dans  ses  négo- 
ciations de  paroles  ambiguës,  qu'il  interprétait  ensuite  à  sa  guise; 
c'est  ainsi,  disent-ils,  qu'il  trompa  le  pape  Paul  III,  et  même  son 
propre  gendre,  le  prince  Farnèse  (8). 

Ceux  qui  défendent  la  mémoire  de  Charles-Quint  contre  cette 


(1)  N'umgero,  dans  Alberi,  Relazioni  dfigli  arabasciatori  venpli,  1"  série,  T.  I,  p.  343  :  «Fa  pro- 
It'ssionc  di  osservare  la  parola  sua  e  di  remplire  quanto  promette.  » 

(2)  «  Per  quanto  si  puo  vedere.  »  Ticpolo,  dans  Alberi ,  1, 1,  p.  73. 

(3)  llranlûme.  Vies  des  grands  capitaines,  Charles-Quinl  (livre  I,  cli.  i).  Les  Picards,  grands 
moqueurs,  l'appelaient  Cha7'les  qui  iriclip,  en  jouant  sur  les  mois  Charles  d' Aulriche. 

(4)  Lettres  de  Guillaume  d'Orange  à  De  Marnix  et  à  l'empereur  d'.\lleraagne.  {Groen  van  Prin- 
x/erer.  Archives,  T.  III,  p.  9i  ;  T.  V,  p.  63. 

(5)  On  y  avait  remplace  le  mot  einig  par  le  mot  ewig. 

(6)  Rommel,  Geschichte  von  Hessen,  T.  IV,  p.  330-337,  et  notes,  p.  307-312. 

(7)  «  Con  inganno.  •  Conlarini,  dans  Alberi,  1, 1,  p.  445. 

(8)  Murino  Cavalli,  dans  Alban,  I,  %  p.  213. 


556  DROIT  DES  GENS. 

accusation  de  fourberie,  soutiennent  que  l'intention  de  trompei' 
n'est  pas  prouvée.  Mais  au  moins  ne  lui  fait-on  pas  injure  en  lui 
imputant  une  duplicité,  car  il  était  coutumier  du  fait.  En  1526,  le 
cardinal  Colonna  proposa  à  l'empereur  de  chasser  le  pape  de 
Rome  ;  Charles-Quint  fit  part  de  ces  offres  à  Hugues  de  Moncada, 
son  ambassadeur,  et  l'autorisa  ii  prêter  la  main  îi  l'entreprise,  en 
lui  recommandant  toutefois  le  plus  grand  secret.  Le  complot  s'exé- 
cuta, le  Vatican  fut  pillé,  le  pape  courut  risque  de  vie.  Que  fit 
l'empereur?  Il  dit  au  nonce  «  le  grand  déplaisir  qu'il  avait  de  ce  qui 
s'était  fait  et,  pour  plus  grande  satisfaction,  que  le  pillage  avait  été 
contre  sa  volonté  ;  il  dépêcha  un  envoyé  extraordinaire  auprès  de 
Sa  Sainteté,  pour  lui  écrire  sa  justification  (1).  «  Voilh  Charles- 
Quint  en  llagrant  délit  de  mensonge;  ce  qui  embellit  l'affaire, c'est 
qu'il  était  le  défenseur  du  saint-siége,  comme  chef  du  saint-em- 
pire romain.  Que  penser,  après  ce  coup  de  traître,  de  la  prise  de 
Rome  par  l'armée  de  l'empereur  et  du  deuil  affecté  par  le  vain- 
queur, quand  il  apprit  le  sac  de  la  ville  sainte  et  la  captivité  du 
pape?  Cette  comédie  de  surprise  et  de  douleur  n'empêcha  pas 
l'avocat  de  l'Église,  de  tenir  le  saint-père  sous  bonne  garde  pen- 
dant six  mois  et  de  le  rançonner  comme  prisonnier  de  guerre. 

Les  vieilles  archives  qui  s'ouvrent  de  nos  jours  aux  regards  cu- 
rieux de  l'historien,  révèlent  des  secrets  qui  font  peu  d'honneur 
aux  grands  hommes  du  xvi'"  siècle.  Un  des  faits  les  plus  curieux  de 
la  vie  de  Charles-Quint,  c'est  sa  conduite  lors  de  la  convention  de 
Passauet  de  la  paix  d'Âugsbourg.  Le  grand  tompeur,  trompé  h  sou 
tour  par  Maurice  de  Saxe,  fut  obligé  de  fuir  devant  les  protestants. 
Une  paix  de  religion  devint  urgente;  Ferdinand  ne  cessait  d'écrire 
à  son  frère  que  le  salut  de  l'Allemagne  et  l'existence  de  la  maison 
d'Autriche  étaient  compromis,  si  l'on  ne  se  hâtait  de  traiter  avec 
les  princes,  que  l'orgueil  impérial  qualifiait  toujours  de  révoltés. 
Charles-Quint  allait-il  déserter  la  politique  de  toute  sa  vie,  pour 
briser  l'unité  chrétienne,  lui  qui  en  était  le  défenseur?  Il  refusa 
d'intervenir,  et  laissa  faire  le  roi  des  Romains.  Scrupule  hono- 
rable, disent  les  historiens,  puisque  l'empereur  voulut  rester  fidèle 
à  son  rôle.  Mais  voilh  que  la  Correspondanœ  de  Philippe  II  nous 


(1)  Lettre  de  Charles-Quint  à  Moncada  (Lanz,  Correspomlen/.,!.  I,  \>.  21G};  lettre  à  son  livri 
Ferdinand  (îb.,  p.  1227). 


DIPLOMATIE.  357 

apprend  que  le  scrupule  n'était  qu'un  jeu  :  l'empereur  révoqua  for- 
mellement le  traité  de  Passau  (1).  C'est  pour  se  réserver  cette 
porte  de  derrière  qu'il  voulut  rester  étranger  aux  négociations. 
En  effet,  la  convention  conclue  sans  le  consentement  de  l'empe- 
reur, était  nulle!  Le  trait  est  d'un  maître;  Machiavel  y  aurait 
applaudi  ;  mais  la  postérité  se  ralliera  au  jugement  d'un  contem- 
porain :  «  Ce  que  Charles-Quiut  peut,  dit  du  Bellay,  soit  par  trom- 
])erie  ou  autrement,  lui  est  loisible,  pour  parvenir  h  ses  fins,  en- 
tièrement fondées  sur  ambition...  L'empereur  n'a  ni  foi  ni  loi,  rien 
ne  lui  est  sacro-saint,  moyennant  qu'il  lui  advienne  quelque  pro- 
fit :  il  tient  pour  loisible  tout  ce  qui  lui  plaît,  il  ose  tout  ce  qu'il 
estime  loisible  (2).  » 


IV 


Charles-Quint  et  François  I"  n'ont  qu'une  excuse,  c'est  qu'ils 
étaient  au  niveau  des  sentiments  généraux  de  leur  temps.  L'An- 
gleterre était  gouvernée  par  un  prince  théologien,  que  le  pape 
décora  du  titre  magnifique  de  défenseur  de  la  foi.  Henri  VIII  avait 
un  cardinal  pour  ministre.  Eh  bien,  si  la  politique  anglaise,  au 
XVI''  siècle,  se  distingue  de  la  politique  française  et  espagnole,  c'est 
qu'elle  est  plus  égoïste  encore  et  plus  déhontée.  Henri  VIII  venait 
de  conclure  un  traité  d'alliance  avec  François  P"",  lorsque  la  cou- 
ronne d'Allemagne  fut  ambitionnée  par  le  roi  de  France  et  par  le 
roi  d'Espagne.  Sollicité  par  son  allié  et  par  son  neveu,  il  promit 
son  appui  à  l'un  et  h  l'autre,  et  ne  tint  parole  à  aucun.  La  rivalité 
de  la  France  et  de  l'Angleterre,  qui  ensanglanta  la  première  moitié 
du  xvf  siècle,  ne  tarda  pas  h  éclater;  Henri  VIII  se  porta  mé- 
diateur, mais  ce  fut  pour  mieux  tromper  son  allié  de  France  ;  au 
moment  même  où  il  offrit  son  arbitrage,  il  agissait  déjà  sous  main 
en  ennemi.  Le  cardinal  Wolsey,  digne  d'un  tel  rôle,  mit  une  in- 
signe fourberie  à  duper  François  V  par  des  protestations  d'amitié, 
pendant  qu'il  négociait  une  union  étroite  entre  Henri  VIII,  Charles-* 
Quint  et  Léon  X;  les  protestations  les  plus  mensongères  ne  coû- 


(1)  (iachard.  Correspondance  de  Philippe  II,  T.  I,  préface,  p.  190-192. 

(2)  fhj  Bellay,  Mémoires,  dans  la  Collection  de  Petitot,  T.  XIX,  p.  307, 349. 


338  DROIT  DES  GENS. 

taient  rien  à  ce  prince  de  l'Église;  il  mit  une  véritable  effronterie 
à  jurer  la  paix  sur  sa  tête,  pendant  que  Henri  VIII  faisait  déjà  des 
préparatifs  pour  envahir  la  France  (1). 

On  ne  peut  faire  un  pas  dans  la  diplomatie  menteuse  du  xvr  siè- 
cle, sans  rencontrer  la  main  d'un  homme  d'église.  Léon  X  met- 
tait dans  sa  fourberie  l'aisance  et  le  sans-géne  qui  conviennent  au 
vicaire  de  Dieu,  dont  la  parole  fait  le  juste  et  l'injuste.  Sa  Sainteté 
professait  ouvertement  la  doctrine  de  Machiavel;  elle  disait  à  qui 
voulait  l'entendre  que,  quand  on  avait  traité  avec  un  prince,  il 
fallait  se  hcâter  d'entrer  en  relation  avec  son  ennemi  (2).  Le  saint- 
père  resta  toujours  fidèle  à  cette  maxime,  qui  lui  permettait  de 
tromper  tous  ses  alliés.  Il  commença  par  prendre  parti  pour 
François  I".  Pendant  qu'il  se  proclamait  l'allié  de  la  France  jws- 
quà  la  mort,  il  se  laissa  tenter  par  des  offres  plus  avantageuses 
que  lui  fit  Charles-Quint  :  l'empereur  lui  promit  Parme  et  Plaisance, 
il  lui  promit  des  terres  et  des  pensions  pour  tous  ses  parents  légi- 
times et  illégitimes.  Sur  cela,  Léon  X,  Vami  jusquà  la  mort  de 
François  P',  se  tourna  contre  son  allié,  en  conservant,  toutefois, 
les  apparences  d'une  bonne  entente  avec  celui  qu'il  trahissait.  Un 
historien  français,  toujours  calme  et  impartial,  dit  que  ces  four- 
beries étaient  dignes  d'un  Borgia  (3),  Dans  ses  relations  avec  les 
princes  italiens,  Léon  X  suivit  en  effet  la  politique  d'Alexandre  VI. 
Ayant  attiré  à  Rome,  sous  la  garantie  d'un  sauf-conduit,  le  tyran 
de  Perouse,  Baglioni,  il  le  fit  mettre  à  la  torture,  puis  décapiter; 
et  bien  qu'un  homme  d'honneur,  à  plus  forte  raison  un  pape,  ne 
doive  pas  hériter  de  ceux  qu'il  assassine,  Léon  X  s'empara  des 
possessions  du  tyran  qui,  tout  criminel  qu'il  fût,  n'avait  pas  cru  h 
tant  de  perfidie  chez  le  saint-père.  Ce  ne  fut  pas  la  seule  trahison 
intéressée  du  souverain  pontife;  il  chercha  à  s'emparer  des  États 
du  duc  de  Ferrare  par  un  complot;  Muratori  l'accuse  même 
d'avoir  attenté  à  la  vie  du  duc  (4)  ! 

L'historien  anglais  qui  a  écrit  la  vie  de  Léon  X,  et  qui  juge  son 
^  héros  avec  une  indulgence  excessive,  s'indigne  néanmoins  de  cette 


(1)  Mignel,  Rivalité  de  François  I"  et  de  Charles-Quint. 

(2)  Suriu  no  :  «  Dice  si  del  papa  Leone  che  quando  'I  aveva  faite  lega  con  alcuno  prim'o,  solev  a  dir 
che  pero  non  si  dovea  restar  de  trattar  con  lo  altro  principe  opposlo.  » 

(3)  Mignet,  Rivalité  de  François  1"  et  de  Charles-Onint. 

(4)  Roscoe,  Life  of  Léo  the  Tenth,  T.  ni,  p.  282,  ss. 


DIPLOMATIE.  359 

tortueuse  politique.  «  Eu  vain,  dit-il,  voudrait-on  l'excuser  par  les 
crimes  de  ceux  qui  périrent  victimes  de  ses  trahisons  ;  la  perfidie 
des  tyrans  italiens  n'autorisait  pas  le  pape  à  être  perfide  à  son 
tour,  leurs  usurpations  ne  légitimaient  pas  les  siennes.  Que  de- 
viendrait le  monde,  si  celui  qui  prétend  punir  un  coupable  s'arro- 
geait le  droit  d'être  aussi  criminel  que  lui?  La  terre  ne  serait 
plus  qu'une  caverne  de  brigands.  «  Telle  était  la  doctrine  des 
vicaires  de  Dieu  !  Léon  X  n'était  pas  une  exception,  il  n'est  pas 
un  des  papes  monstres,  il  est  plutôt  un  des  meilleurs;  mais  quant 
à  la  politique,  il  n'y  a  pas  de  différence  entre  les  Médicis  et  les 
Borgia.  Quand,  en  1556,  le  conseil  du  roi  de  France  délibéra  sur 
les  propositions  de  Paul  IV,  le  maréchal  de  Brissac  déclara 
qu'il  avait  toujours  entendu  dire  que  le  naturel  des  papes  les  invi- 
tait à  changer  aussi  souvent  de  foi  que  de  fortune,  ne  tenant  rien  pour 
déshonnête  quand  il  tournait  à  leur  profit  particulier  (1).  »  Paul  IV 
était  cependant  un  pape  de  la  réaction  :  cela  prouve  que  les 
croyances  catholiques  n'avaient  aucune  influence  sur  la  conduite 
de  ceux  qui  se  disaient  les  vicaires  du  Christ.  Comment  la  religion 
aurait-elle  moralisé  les  rois,  quand  elle  était  impuissante  à  mora- 
liser les  chefs  delà  chrétienté? 


i^  2.  La  théorie. 

Ce  n'est  pas  la  chaire  de  saint  Pierre  qui  donna  f  éveil  îi  la  con- 
science publique,  c'est  la  libre  pensée  à  son  point  de  départ  dans 
la  renaissance,  dans  la  littérature  et  la  philosophie.  Un  des  poètes 
les  plus  gracieux  de  l'Italie  chanta,  au  xvi'=  siècle,  la  chevalerie 
fabuleuse  du  moyen  âge.  VArioste  prit  au  sérieux  ce  que  la  tradi- 
tion rapportait  des  nobles  sentiments  des  chevaliers;  en  compa- 
rant la  loyauté  chevaleresque  aux  mœurs  politiques  de  son  temps, 
le  poète  dut  croire  à  une  triste  décadence.  Écoutons  les  vers  que 
Voltaire  aimait  k  citer  comme  une  définition  du  droit  des  gens  : 
«  De  quelle  autorité  sont-ils  pour  les  grands  princes,  ces  traités 
qu'ils  rompent  si  facilement?...  Le  souverain  pontife,  le  roi  de 
France,  l'empereur  font  une  ligue  aujourd'hui  :  leur  traité  semble 

(l)  Mémoires  de  DuviUarf:,  dans  la  Collection  de  PeiUot,  T.  XXX,  p.  27. 


540  DROIT  DES  GENS. 

être  formé  parles  mains  de  l'amitié  ;  dès  demain  ils  seront  prêts 
à  le  rompre,  et  leur  gloire  ou  leurs  intérêts  en  feront  des  ennemis 
mortels.  On  les  voit  dans  le  moment  d'une  alliance  qui  leur  paraît 
être  nécessaire,  oublier  également  et  les  injures  qu'ils  ont  éprou- 
vées et  les  services  qu'on  leur  a  rendus  :  leur  politique  ne  connaît 
que  le  moment  présent  et  l'art  de  réussir  dans  un  projet  qui  peut 
leur  devenir  utile  (1).  «  VArioste  a  raison  de  flétrir  la  conduite  in- 
téressée des  princes  de  son  temps  ;  mais  il  se  trompe  en  chantant 
la  loyauté  de  ses  chevaliers  imaginaires;  les  sentiments  qu'il  leur 
prête  étaient  étrangers  aux  hommes  du  moyen  âge;  une  âpre 
ambition  les  animait,  une  ambition  qui  ne  reculait  devant  rien. 
L'honneur  et  la  générosité  ne  sont  pas  des  vertus  de  la  barbarie, 
ce  sont  des  fleurs  de  la  civilisation;  en  les  transportant  dans  le 
passé,  le  poète  subit  l'illusion  de  tous  ceux  qui  rêvent  une  perfec- 
tion idéale;  ne  la  trouvant  pas  dans  la  réalité,  ils  en  décorent  un 
passé  imaginaire,  tandis  qu'ils  devraient  attendre  de  l'avenir  la 
réalisation  de  leurs  utopies,  dans  les  limites  de  l'imperfection 
humaine. 

Les  sentiments  dont  l'Arioste  s'inspirait  n'étaient  déjà  plus,  au 
xvie  siècle,  le  partage  exclusif  de  la  poésie.  On  les  trouve  chez  un 
écrivain  politique  qui,  â  bien  des  égards,  est  le  précurseur  de 
Montesquieu.  Bodin  avoue  que  la  foi  n'était  pas  d'usage  dans  les 
traités  que  faisaient  les  princes  :  «  qui  plus  est,  dit-il,  il  y  en  a  de 
si  perfides,  qui  ne  jurent  point,  s'ils  ne  veulent  tromper.  «  Bodiu 
réprouve  énergiquement  ce  système  de  perfidie  :  «  Le  parjure  est 
plus  exécrable  que  l'athéisme,  d'autant  que  l'athéiste  qui  ne  croit 
point  de  Dieu,  ne  lui  fait  point  tant  d'injure,  ne  pensant  pas  qu'il 
y  en  ait,  que  celui  qui  le  sait  bien  et  le  parjure  par  moquerie  :  de 
sorte  qu'on  peut  dire  que  la  perfidie  est  toujours  conjointe  avec 
une  impiété  et  lâcheté  de  cœur,  car  celui  qui  jure  pour  tromper, 
il  montre  évidemment  qu'il  se  moque  de  Dieu,  et  qu'il  craint  son 
ennemi...  La  foi  est  le  seul  fondement  et  appui  de  justice,  sur 
laquelle  sont  fondées  toutes  les  républiques,  alliances  et  sociétés 
des  hommes;  aussi  faut-il  qu'elle  demeure  sacrée  et  inviolable,  et 
principalement  entre  les  princes;  car,  puisqu'ils  sont  garants  de  la 
foi,  quel  recours  auront  les  peuples  sujets  ii  leur  puissance,  des 

(1)  Ariosto,  Orlando  furioso,  XLIV. 


DIPLOMATIE.  541 

serments  qu'ils  font  entre  eux,  s'ils  sont  les  premiers  infracteurs 
et  violateurs  de  la  foi  (1)?  » 

L'on  voii  que  Bodin  renverse  le  principe  sur  lequel  repose  le 
machiavélisme;  loin  d'admettre  que  les  princes  soient  régis  pai' 
une  autre  morale  que  les  individus,  il  veut  qu'ils  soient  plus  stricts 
observateurs  du  devoir.  En  effet,  les  princes  étant  les  représen- 
tants de  la  société,  s'ils  font  du  parjure  une  maxime,  que  devien- 
dront les  rapports  sociaux?  C'est  ii  ce  point  de  vue  qu'il  se  faut 
placer  pour  décider  la  question  de  droit  international  soulevée 
par  François  V',  après  le  traité  de  Madrid.  Dans  le  droit  privé,  la 
violence  vicie  les  contrats;  en  est-il  de  même  des  traités?  Bodin 
répond  que  non,  contre  l'avis  de  plusieurs  docteurs,  parmi  lesquels 
un  cardinal  ;  aussi  mal  informés,  dit-il,  de  l'état  des  républiques, 
comme  du  fondement  de  la  vraie  justice  :  «  C'est  une  opinion  de 
très  pernicieuse  suite;  car  on  voit,  depuis  deux  ou  trois  cents  ans 
qu'elle  a  pris  pied,  qu'il  n'y  a  si  beau  traité  qui  ne  soit  enfreint, 
de  sorte  que  l'opinion  a  presque  passé  en  force  de  maxime,  que  le 
prince,  contraint  de  faire  quelque  paix  l\  son  désavantage,  s'en  peut 
départir,  quand  l'occasion  s'en  présentera.  Mais  c'est  merveille 
que  les  premiers  législateurs  et  jurisconsultes,  ni  les  Romains, 
maîtres  de  la  justice,  ne  se  sont  jamais  avisés  de  pareilles  subti-* 
lités,  car  on  sait  assez  que  la  plupart  des  traités  de  paix  se  font 
par  force  ou  par  crainte  du  vainqueur  ou  de  celui  qui  est  le  plus 
puissant  (2).  » 

Les  passions  religieuses  firent  naître  une  question  plus  délicate; 
doit-on  garder  la  foi  aux  infidèles?  Nous  dirons  plus  loin  com- 
l)ienles  préjugés  égarèrent  sur  ce  point  les  esprits  les  plus  émi- 
nents.  Bodin  rappelle  le  décret  du  concile  de  Constance  qui  viola 
le  sauf-conduit  accordé  par  l'empereur  à  Jean  Hus;  il  rappelle  que 
le  cardinal  Julien  rompit,  sous  ce  prétexte,  la  paix  faite  avec  les 
Turcs.  La  morale  du  publiciste  français  est  plus  élevée  que  celle 
de  l'Église  :  «  Si  la  foi  ne  doit  pas  être  gardée  aux  ennemis  de  la 
foi,  dit-il,  elle  ne  doit  pas  être  donnée  ;  et  au  contraire  s'il  est 
licite  de  capituler  avec  les  ennemis,  aussi  est-il  nécessaire  de  leur 
garder  la  promesse  (3).  «  Tel  est  également  l'avis  d'un  homme  de 

(1;  liodin,  lie  la  République,  liv.  V,  p.  801,  s.  (édit.  de  1583). 
(2;  Id.,  ibid.,\i\.  V,i).  803. 
(.3)  Id.,  ihid.,  liv.  V,  p.  808,  s. 


542  DROIT  DES  GENS. 

guerre.  Tavannes,  bien  qu'attaché  à  la  faction  catholique,  n'hésite 
pas  à  dire  que  la  foi  promise  doit  toujours  être  tenue,  quand  même 
elle  eût  été  promise  par  force  aux  voleurs  pour  les  attraper,  quand 
elle  eût  été  donnée  par  circonvention,  quand  elle  eût  été  promise 
aux  Turcs.  Le  point  d'honneur  du  soldat  s'indigne  contre  les  sub- 
tilités inventées  par  une  lâche  superstition  :  «  Il  ne  sert,  dit-il, 
de  faire  des  protestations  et  des  excuses  à  Dieu  tacitement  au  cœur 
contre  ce  que  la  bouche  profère.  C'est  vanité  de  soustraire  les 
ossements  des  reliquaires  sur  lesquels  on  jure.  Dieu,  scrutateur 
des  cœurs,  offensé  de  ces  folles  finesses,  châtie  les  parjures  qui 
préfèrent  leur  utilité  h  leur  serment.  »  Mais  est-il  bien  vrai  qu'il 
peut  y  avoir  utilité  à  manquer  à  ses  engagements?  L'opposition 
entre  l'intérêt  et  le  devoir  n'existe  réellement  pas;  écoutons 
Tavannes  :  «  Quand  il  n'y  aurait  point  péché,  c'est  mauvaise  con- 
duite d'être  jugé  et  tenu  sans  foi;  nul  ne  traite  avec  eux  qu'en 
doute,  plusieurs  se  dispensent  et  tiennent  pour  justice  de  tromper 
un  trompeur  (1).  » 

Montaigne  abonde  dans  ces  sentiments,  il  examine  avec  soin 
quel  avantage  on  peut  avoir  à  tromper;  il  trouve  qu'il  y  a  réelle- 
ment profit  pour  le  moment,  mais  perte  pour  l'avenir,  et  il  en  est 
de  même  de  tous  les  calculs  de  l'égoïsme  :  «  Ceux  qui,  de  notre 
temps,  ont  considéré  en  rétablissement  du  devoir  d'un  prince,  le 
bien  de  ses  affaires  seulement,  et  l'ont  préféré  au  soin  de  sa  foi  et 
conscience,  diraient  quelque  chose  à  un  prince  de  qui  la  fortune 
aurait  rangé  à  un  tel  point  les  affaires,  que  pour  tout  jamais  il  les 
pût  établir  par  un  seul  manquement  et  faute  à  sa  parole;  mais  il 
n'en  va  pas  ainsi;  on  rechoit  souvent  en  pareil  marché,  on  fait 
plus  d'une  paix,  plus  d'un  traité  en  sa  vie.  Le  gain  qui  les  convie 
à  la  première  déloyauté,  et  quasi  toujours  il  s'en  présente,  comme 
à  toutes  autres  méchanchetés,  mais  ce  premier  gain  apporte  infinis 
dommages  suivants,  jetant  ce  prince  hors  de  tout  commerce  et  de 
tout  moyen  de  négociation,  par  fexemple  de  cette  infidélité  (2).  » 

Montaigne  se  plaît  â  opposer  la  morale  de  l'antiquité,  même 
celle  des  peuples  barbares,  à  la  politique  de  ses  contemporains  : 
(c  A  qui  ne  doit  être  la  perfidie  détestable,  puisque  Tibère  la 


(1)  Mémoires  de  Tavannes,  dans  la  Collection  de  Pelilot,  T.  XXV,  p.  348. 

(2)  Montaigne,  Essais,  liv.  II,  ch.  17. 


I 


DIPLOMATIE.  545 

refusa  à  si  grand  intérêt?  On  lui  manda  d'Allemagne  que,  s'il  le 
trouvait  bon,  on  le  déférait  d'Arminius  par  poison  :  c'était  le  plus 
puissant  ennemi  que  les  Romains  eussent,  qui  les  avait  si  vilaine- 
ment traités  sous  Varus,  et  qui  seul  empêchait  l'accroissement  de 
sa  domination  en  ces  contrées-lh.  Il  fit  réponse  que  le  peuple 
romain  avait  accoutumé  de  se  venger  de  ses  ennemis  par  voie 
ouverte,  les  armes  en  main,  non  par  fraude  et  en  cachette.  Il 
quitta  l'utile  pour  l'honnête  (1).  »  «Au  royaume  de  Ternate,  con- 
tinue Montakjne,  parmi  ces  nations  que  h  si  pleine  bouche  nous 
appelons  les  barbares,  la  coutume  porte  qu'ils  n'entreprennent 
guerre,  sans  l'avoir  premièrement  dénoncée  ;  y  ajoutant  ample 
déclaration  des  moyens  qu'ils  ont  à  y  employer...  Quant  h  nous, 
moins  superstitieux,  nous  tenons  celui  avoir  l'honneur  de  la  guerre 
qui  en  a  le  profit,  et  après  Lysandre,  disons  que  où  la  peau  du 
lion  ne  peut  suffire,  il  y  faut  coudre  un  lopin  de  celle  du  renard  (2).  » 
Nous  savons  aujourd'hui  à  quoi  nous  en  tenir  sur  la  loyauté  des 
peuples  barbares,  et  sur  l'honneur  des  Romains,  que  Bodin  appelle 
des  maîtres  de  justice.  Oui,  Rome  brille  dans  la  science  du  juste 
et  de  l'injuste,  mais  seulement  en  tant  qu'il  s'agit  de  relations  pri- 
vées ;  dans  ses  rapports  avec  les  autres  peuples,  elle  usait  de  la 
force,  l'antiquité  n'a  pas  connu  d'autre  droit  international.  Loin 
d'être  un  modèle  à  imiter,  les  anciens  furent  un  écueil  pour  les 
hommes  de  la  renaissance;  ils  séduisirent  Machiavel  et  ils  altérè- 
rent le  sens  si  droit  de  Montaigne.  L'auteur  des  Essais  examine  si 
le  prince  peut  jamais  manquera  sa  foi;  il  suppose  qu'il  s'agit 
«  d'une  urgente  circonstance,  de  quelque  impétueux  et  inopiné 
besoin  de  son  État.  »  Il  hésite  dans  sa  réponse.  D'abord  il  dit 
qu'on  devrait  attribuer  cette  nécessité  ii  un  coup  de  la  verge 
divine,  que  ce  serait  malheur  plutôt  que  vice,  si  le  prince  se  lais- 
sait emporter  hors  de  son  devoir  ordinaire.  Puis,  il  lui  vient  un 
scrupule  :  «  S'il  se  trouvait  un  prince  de  conscience  si  tendre,  à 
qui  nulle  guérison  ne  semblât  digne  d'un  aussi  douloureux 
remède,  je  ne  l'en  estimerais  pas  moins,  »  dit-il.  Il  approuverait 
celui  cl  qui  son  honneur  et  sa  foi  seraient  plus  chers  que  son 
propre  salut  et  le  salut  de  son  peuple.  Mais  il  n'ose  pas  faire  de  ce 


U)  Montaigne,  Essais,  liv.  Ul,ch.  1. 
(2)  /(/.,  ibid.,  liv.  I,  ch.  5. 


544  DROIT  DES  GEXS. 

sacrifice  une  loi,  el  il  finit  par  dire  qu'il  est  parfois  permis  de  faire 
taire  la  conscience,  lorsque  l'utilité  publique  est  très  apparente  et 
très  importante  (l).»Qui  ne  voit  que  l'exception  emporte  la  règle? 
La  règle  est  telle  qu'elle  ne  soufiTre  pas  d'exception.  C'est  la  loi  du 
devoir,  et  quand  la  loi  du  devoir  pourrait-elle  ne  pas  exister? 
Serait-ce  quand  elle  se  trouverait  en  collision  avec  le  salut  public? 
C'est  encore  le  devoir  qui  devrait  l'emporter.  Le  salut  public  ne 
légitime  pas  tous  les  moyens,  il  faut  que  les  moyens  trouvent  leur 
justification  en  eux-mêmes.  Montaigne  le  pressentait,  mais  la  mal- 
heureuse idée  que  le  salut  public  est  la  suprême  loi,  l'égara.  Oui, 
elle  est  la  loi  suprême,  en  ce  sens  qu'on  lui  doit  sacrifier  tout  ce 
qui  esiintérêt,  jamais  la  conscience,  ni  le  devoir;  c'est  au  contraire 
au  devoir  qu'il  faut  faire  tous  les  sacrifices,  même  celui  de  l'exis- 
tence. 


SECTIO>   m,  —   LA  DIPLOMATIE  AU   XVII*^  SIECLE. 

î^  1.  Les  faits. 
I 

Un  des  habiles  diplomates  des  temps  modernes  écrit  au  com- 
mencement du  xviF  siècle  :  «  Les  princes  font  bien  quelquefois  des 
choses  honteuses,  qu'on  ne  peut  blâmer  quand  elles  sont  utiles  à 
leurs  États;  car  la  honte  étant  couverte  par  le  profit,  on  la  nomme 
sagesse,  comme  au  contraire,  si  le  profit  n'y  est  point,  elle  est 
tenue  pour  lâcheté  {"2).  »  Ces  paroles  du  président  Jeannin  dépas- 
sent même  la  doctrine  de  Machiavel  :  il  n'y  a  rien  de  déshonnête  en 
soi-même,  tout  dépend  du  succès;  tout  est  donc  licite,  pourvu  que 
l'on  réussisse.  Telle  était  la  politique  universelle  au  début  du 
siècle  des  grandes  guerres  et  des  longues  négociations  dans  les- 
quelles nous  allons  entrer.  Un  philosophe  italien  en  a  fait  la  re- 


(1)  MonUiignc,  Essais,  liv.  111,  ch.  1. 

(2)  Négociations  de  Jeannin,  dans  PetUot,  2'  série,  T.  XIV,  p.  126. 


DIPLOMATIE.  545 

marque  :  «  La  raison  d'État,  dit  Campanella,  est  une  invention  des 
tyrans  qui  estiment  que  pour  leur  conservation  ou  leur  grandeur 
il  leur  est  permis  de  violer  toutes  les  lois,  même  celles  de 
Dieu  (1).  »  La  conduite  des  princes  se  moditia-t-elle,  à  la  suite  des 
luttes  qui  remplirent  le  xvii«  siècle?  Jamais  l'on  ne  vit  des  négo- 
ciateurs plus  déliés  ;  la  finesse  s'éleva  jusqu'au  génie.  Est-ce  que 
les  rapports  internationaux  en  profitèrent'.'  A  entendre  les  écri- 
vains de  la  fin  du  siècle,  il  faudrait  dire  que  le  machiavélisme  ré- 
gna plus  que  jamais.  Écoutons  Leibniz,  c'est  un  philosophe  opti- 
miste qui  parle  :  «  Les  enfants  jouent  avec  les  osselets,  disait 
Lysandre,  les  hommes  avec  les  serments.  L'on  pourrait  dire  au- 
jourd'hui, sans  injustice,  de  beaucoup  de  princes,  qu'ils  s'amusent 
chez  eux  avec  des  chartes,  et  dans  leurs  relations  politiques  avec 
des  traités  (2).  »  L'opposition  entre  la  morale  privée  et  la  morale 
publique  paraît  absolue  :  «  Les  sociétés,  dit  Le  Clerc,  et  ceux  qui 
les  conduisent  se  font  honneur  de  ce  qui  rendrait  les  particuliers 
très  criminels  et  très  odieux.  On  croit  qu'il  y  a  de  l'honneur  et  de 
la  gloire  pour  les  États,  à  faire  h  leurs  voisins  tout  le  mal  qu'ils 
peuvent  impunément  et  à  s'en  rendfe  maîtres,  s'il  leur  est  pos- 
sible, et  les  heureux  succès  justifient  toutes  les  injustices  (3).  » 

Ce  sont  des  contemporains  qui  parlent  et  il  faut  toujours  se  dé- 
fier de  leurs  Maintes,  quand  même  ils  sont  philosophes  opti- 
mistes. Nous  ne  prétendons  pas  que  la  loi  du  devoir  a  pris  la  place 
de  l'utile  au  xvn''  siècle  :  la  politique  est  toujours  la  science  de  ce 
qui  est  profitable,  et  quand  il  s'agit  de  s'agrandir,  les  princes  ne 
sont  pas  trop  dilficiles  sur  les  moyens.  Cependant  il  est  vrai  aussi 
que  le  xvn^'  siècle  n'a  pas  vu  de  ces  grossiers  manques  de  foi,  de 
ces  tromperies  déboutées  que  l'on  rencontre  au  début  de  l'ère  mo- 
derne. C'est  de  l'habileté  peu  scrupuleuse,  c'est  du  savoir-faire  qui 
exploite  volontiers  la  simplicité;  les  dupes  ne  manquent  pas,  sans 
que-  l'on  puisse  dire  précisément  qu'il  y  ait  des  fripons.  La  con- 
science internationale  s'éveille,  ses  hommes  politiques  (ont  pro- 
fession d'honnêteté;  et  bien  que  les  faits  ne  répondent  pas  tou- 
jours aux  paroles,  c'est  déjà  beaucoup  que  les  maximes  soient 
honnêtes;  elles  finiront  par  pénétrer  dans  les  mœurs. 

(1)  Caiiipanelldj  Philosophia  rcalis,  Pars  UI,  c  V,  ii*  6,  p.  377. 

(2)  Leibniz,  Codex juris  gentiura,  Prœfalio,  p.  1. 

(3)  Le  Clerc,  Bibltolhéque  choisie,  T.  XX,  p.  26. 


04()  DROIT  DES  GENS. 

Richelieu  et  son  confident  le  capucin  Joseph  jouissent  d'une 
bien  mauvaise  réputation  ;  on  disait  que  les  deux  éminences  étaient 
l'incarnation  de  l'école  politique  qui  réduit  la  diplomatie  h  l'art  de 
tromper  avec  habileté.  Cependant  la  lecture  des  écrits  du  grand 
cardinal  ne  laisse  pas  cette  impression  défavorable.  Dans  son  Tes- 
tament, il  condamne  ouvertement  le  machiavélisme;  il  enseigne 
«  que  les  rois  ne  doivent  tenir  à  rien  plus  qu'à  la  fidèle  observa- 
tion de  leurs  engagements  (1).  «  Ses  Mémoires  ne  démentent  pas 
cette  profession  de  foi  ;  on  n'y  trouve  aucune  maxime  que  la  mo- 
rale condamne.  C'est  un  esprit  supérieur  qui,  par  son  habi- 
leté, l'emporte  sur  des  adversaires  moins  déliés,  ce  n'est  pas  un 
trompeur;  il  rejette  au  contraire  le  reproche  de  duplicité  sur  les 
ennemis  de  la  France.  On  lui  fait  un  crime  du  traité  de  Ratis- 
bonne  qu'il  refusa  de  ratifier.  Les  négociations  qui  aboutirent  à 
ce  traité  sont  très  obscures.  Ferdinand  II  était  au  faite  de  ses  suc- 
cès, il  avait  vaincu  les  protestants  d'Allemagne  et  leur  allié,  le  roi 
de  Danemark;  il  possédait  un  général  incomparable  en  Wallen- 
stein;  il  dominait  en  Italie  par  la  branche  espagnole  de  sa  maison; 
on  pouvait  redouter  une  moharchie  universelle.  C'est  alors  que 
Richelieu  se  décida  à  entrer  en  lice.  Une  diète  était  réunie  à  Ra- 
tisbonne  pour  délibérer  sur  les  affaires  d'Allemagne.  Richelieu  y 
envoya  un  ambassadeur  accompagné  du  fameux*  père  Joseph. 
Voici  le  portrait  que  Léon  Rrulard  trace  du  capucin  :  «  Il  n'a  rien 
de  chrétien  que  le  nom,  et  d'un  religieux  que  son  froc  et  sa  corde. 
Jamais  on  ne  vit  une  dissimulation  plus  profonde,  ni  une  plus 
trompeuse  duplicité.  Il  s'est  uniquement  appliqué  à  tromper  les 
princes  d'Allemagne,  il  a  méprisé  toutes  les  règles  de  la  bien- 
séance et  de  l'honnêteté,  et  ne  s'est  jamais  proposé  d'autre  but  que 
ce  qui  serait  plus  utile  et  plus  propre  à  lui  assurer  les  bonnes 
grâces  du  duc  de  Richelieu  (2).  »  Que  venait  faire  ce  trompeur 
fieffé  à  Ratisbonne?  L'objet  apparent  de  sa  mission  était  de  faire 
la  paix  en  Italie  ;  en  cela,  il  était  d'accord  avec  les  princes  catho- 
liques d'Allemagne.  Les  électeurs  voulaient  plus;  l'orgueil  de 
Wallenstein  les  offusquait,  et  les  excès  de  ses  mercenaires  soule- 
vaient les  populations  :  la  diète  demanda  à  grands  cris  le  renvoi 


(1)  Richelieu,  Testament  politique, 2"  partie,  cli.  vi. 

(2)  LevussuVj  Hisloire  do  Louis  XIU,  T.  IH,  p.  493. 


DIPLOMATIE.  547 

du  général  et  le  licenciement  de  son  armée.  Tel  était  aussi  le  désir 
de  Richelieu,  puisqu'il  cherchait  à  affaiblir  la  maison  d'Autriche. 
Mais  comment  obtenir  le  consentement  de  l'empereur  ii  des  me- 
sures dirigées  contre  lui?  L'orgueil  dynastique  était  aussi  grand 
chez  lui  que  l'ambition  de  la  monarchie  universelle  ;  le  capucin  lui 
fit  espérer  que,  s'il  cédait  aux  vœux  de  l'Allemagne,  son  fils  serait 
élu  roi  des  Romains.  Ferdinand  céda  ;  il  consentit  encore  à  la  paix 
d'Italie,  mais  comme  Gustave-Adolphe  menaçait  déjà  l'empire,  il 
exigea  une  garantie.  Le  capucin  signa,  au  nom  de  son  maître, 
l'engagement  de  ne  pas^  assister  les  ennemis  présents  et  futurs  de 
l'empereur.  Ici  est  la  fraude,  si  Richelieu  était  d'accord  avec  son 
envoyé  ;  car,  au  moment  où  le  père  Joseph  traitait  avec  Ferdinand, 
le  cardinal  négociait  avec  Gustave-Adolphe  :  la  convention  de  Ra- 
tisbonne  n'aurait  donc  été  signée  que  pour  tromper  l'empereur  et 
les  électeurs  catholiques.  En  réalité,  tous  furent  trompés;  le  fils 
de  Ferdinand  ne  fut  pas  élu  roi  des  Romains,  et  le  renvoi  de  Wal- 
lenstein  ouvrit  l'Allemagne  au  roi  de  Suède,  allié  secret  de  la 
France.  Mais  Richelieu  fut-il  complice?  Cela  est  probable,  mais 
cela  n'est  pas  prouvé.  Dans  ses  Mémoires,  il  alfu^me  que  le  ca- 
pucin dépassa  ses  instructions,  ce  qui  donnait  au  cardinal  un  motif 
de  refuser  sa  ratification.  Il  y  a  plus;  Richelieu  dit  que  les  ambas- 
sadeurs français  déclarèrent  eux-mêmes  à  Ratisbonne  qu'ils  excé- 
daient leur  pouvoir.  S'il  en  est  ainsi,  il  faut  dire  que  les  Allemands 
furent  trompés,    parce  qu'ils  voulurent  bien  jouer  le  rôle  de 
dupes  (1). 

Il  y  a  un  reproche  que  l'on  est  en  droit  de  faire  à  Richelieu, 
mais  il  s'adresse  à  son  siècle  plutôt  qu'à  un  homme;  il  n'a  aucun 
respect  pour  l'indépendance  des  nations,  l'idée  que  les  nations  ont 
une  existence  inviolable  n'existe  pas  encore  dans  la  conscience 
publique.  De  là,  des  actes  que  l'on  ne  peut  comparer  qu'à  des  bri- 
gandages. Le  duc  de  Savoie  proposa  au  cardinal  de  partager  avec 
lui  les  États  de  la  république  de  Gênes,  comme  s'il  s'agissait  de 
biens  vacants  et  sans  maître.  La  France  n'avait  pas  l'ombre  d'un 
différend  avec  les  Génois;  la  Savoie  était  en  discussion  avec  eux 
pour  un  petit  territoire,  mais  ce  différend,  en  quelque  sorte  judi- 


(1)  Richelieu,  Mémoires,  T.  VI,  p.  362,  s.  —  Martin,  Histoire  de  France,  T.  XI,  p.  334-340. 
SMiopU,  Cours  d'histoire,  T.  XXV,  p.  99,  s. 


548  DROIT  DES  GENS. 

ciaire,  ne  pouvait  pas  ofl'rir  une  cause,  pas  même  un  prétexte  de 
guerre.  Richelieu  accepta  néanmoins  l'offre  du  duc  Charles-Emma- 
imel,  et  le  brigandage  se  serait  peut-être  accompli,  si  l'Espagne 
n'était  intervenue  en  faveur  de  la  république  (1).  Nous  ne  croyons 
pas  que  Richelieu  ait  songé  sérieusement  h  s'emparer  de  Gènes; 
car  il  avait  abandonné  la  politique  d'aventure  des  rois  de  France 
qui  cherchaient  des  conquêtes  impossibles  en  Italie.  Mais  le  fait 
seul  d'un  accord  entre  deux  princes  pour  le  partage  d'un  État  in- 
dépendant est  uneénormité  qui  détruit  dans  ses  fondements  l'idée 
du  droit  internalioiial.  Il  faut  la  flétrir  auxvii'^  siècle,  comme  nous 
l'avons  flétrie  au  xv%  comme  nous  la  flétrirons  au  xv^I^  Seule- 
ment les  hommes  sont  plus  ou  moins  coupables,  selon  que  lu 
conscience  générale  est  plus  ou  moins  éclairée.  On  peut  dire  qu'au 
xvn«  siècle,  elle  était  encore  muette.  Croirait-on  que  la  France  et 
l'Espagne  se  liguèrent  plusieurs  fois  pour  le  partage  de  l'Angle- 
terre? L'idée  venait  des  papes  qui  livrèrent  l'île  hérétique  en  proie 
aux  princes  orthodoxes.  Ainsi,  l'intérêt  de  la  foi  aurait  légitimé  un 
crime!  Au  xvn''  siècle,  le  projet  cessa  d'être  sérieux;  non  que 
l'Église  doutât  de  son  droit,  mais  les  princes  sentaient  que  la 
chose  était  impossible.  Richelieu  avoue  dans  ses  Mémoires  que  les 
traités  conclus  pour  la  conquête  de  l'Angleterre  n'avaient  d'autre 
but  que  de  la  rendre  ennemie  de  l'Espagne  (2). 

La  politique  du  xvn'^  siècle  était  incompatible  avec  la  loi  du 
devoir.  Nous  avons  dit  que  la  France  aspirait  à  reconstituer  ce 
qu'elle  appelait  les  frontières  naturelles  de  l'ancienne  Gaule; 
c'était  presque  un  droit,  à  son  point  de  vue,  car  les  frontières 
naturelles  viennent  de  Dieu,  et  la  France  les  avait  jadis  possé- 
dées. De  là  une  àpreté  d'envahissement  qui  ne  respectait  rien. 
Pour  atteindre  le  but  de  son  ambition,  Richelieu  fut  obligé  de 
protester  que  la  France  ne  cherchait  pas  à  s'agrandir.  La  maison 
d'Autriche  excitait  des  craintes,  parce  qu'on  lui  supposait  des 
vues  de  domination  universelle.  En  soulevant  l'Europe  contre 
l'ambition  de  l'Espagne,  le  cardinal  devait  se  garder  de  laisser 
soupçonner  l'ambition  française  ;  voilà  pourquoi  il  se  posa  en 
défenseur  de  la  liberté  universelle.  Écoutons  les  protestations  de 


■  1)  SUmoni/i,  Histoire  dos  Français,  T.  VHl,  p.  474,  ss. 
(2)  Rii-helicn,  Mùmoires,  T.  \\\,  p.  283,  ss. 


DIPLOMATIE.  540 

l'ambassadeur  de  France  à  la  diète  de  Soleure;  il  s'adressait  à 
l'Europe  entière,  en  parlant  aux  Suisses  :  «  L'intention  du  roi  n'est 
pas  d'usurper  avec  violence  le  bien  d'autrui,  ni  de  dépouiller  des 
princes  plus  faibles  que  lui...  Il  n emploiera  jamais  ses  armes  à 
l'exécution  d'un  projet  ambitieux.  Elles  sont  consacrées  à  repousser 
les  invasions  tyranniques  des  autres,  et  à  défendre  la  cause  com- 
mune... Sa  Majesté  veut  que  toute  la  chrétienté,  dans  laquelle  les 
rois  de  France  tiennent  un  rang  si  éminent,  soit  libre,  et  que 
chaque  souverain  jouisse  en  paix  de  ses  États  (1).  » 

C'était  la  maison  d'Autriche  qui,  selon  Richelieu,  était  dévorée 
d'une  insatiable  convoitise.  Un  pamphlet  publié  sous  l'inspiration 
du  cardinal,  après  la  paix  de  Prague,  est  rempli  de  ces  accusa- 
tions, auxquelles  l'auteur  oppose  la  glorification  de  la  politique 
française  :  «  La  France  ne  veut  pas  étendre  ses  frontières,  la 
puissance  qu'elle  ambitionne  est  celle  qui  résulte  de  la  gloire  de 
ses  actions.  Satisfait  des  possessions  qu'il  tient  de  ses  ancêtres, 
le  roi  ne  prend  les  armes  que  pour  défendre  les  droits  de  tous, 
la  liberté  générale,  le  salut  de  l'Europe.  La  maison  d'Autriche 
trouble  le  monde,  tandis  que  la  France  le  pacitle  (2).  » 

Ainsi  Richelieu  se  posait  en  libérateur  de  l'Europe.  Ces  belles 
phrases  étaient  surtout  à  l'adresse  de  l'Allemagne,  jalouse  de  sou 
indépendance,  alors  même  qu'elle  faisait  appel  h  l'étranger.  Le 
cardinal  ne  cessait  de  représenter  aux  Allemands  ce  que  le  roi 
avait  toujours  désiré  ardemment,  la  liberté  de  la  Germanie;  que  s'il 
avait  fait  alliance  avec  le  roi  de  Suède,  c'était  pour  sauvegarder 
la  liberté  allemande;  que  s'il  combattait  l'Espagne,  s'il  s'opposait 
aux  desseins  ambitieux  de  la  maison  d'Autriche,  c'était  encore  dans 
l'intérêt  des  princes  allemands.  »  Dès  l'origine  de  son  interven- 
tion, Richelieu  demanda  des  places  de  sûreté  dans  le  Palatinat,  et 
surtout  en  Alsace.  A  l'entendre,  c'était  dans  l'intérêt  de  l'Alle- 
magne, qu'il  occupait  ses  forteresses  (3).  Si  l'on  compare  ces 
protestations  avec  les  déclarations  que  le  cardinal  faisait  à 
Louis  XIII,  la  duplicité  du  grand  politique  paraîtra  évidente  :  lui- 
même  ne  s'en  cache  pas,  disons  mieux,  il  croyait  qu'il  n'y  avait 


(1)  Levaxsor,  Histoire  de  Louis  Xlll,  T.  111,  p.  4"24,  s. 

(2)  Deploraiio  pacis  Germanicœ.  Paris,  1C36  (dédicace  à  Louis  XUI). 

(3)  Richelieu,  Mémoirei?,  T.  Vll,  p.  296, 286. 


550  DROIT  DES  GENS. 

aucun  mal  h  berner  les  Allemands  de  belles  paroles,  tandis  qu'il 
disait  au  roi,  que  la  France  devait  étendre  ses  frontières  jusqu'au 
Rbin.  Là  où  nous  trouvons  de  la  duplicité,  le  cardinal  ne  voyait 
qu'une  politique  habile.  Cependant  l'habileté  touchait  de  bien  près 
à  la  tromperie.  Écoutons  les  promesses  solennelles  que  le  car- 
dinal fit  à  la  diète  de  Francfort.  La  France  occupait,  en  1634,  plu- 
sieurs places  de  l'Alsace,  avec  la  volonté  bien  arrêtée  de  les 
garder.  Ce  qui  n'empêcha  pas  Richelieu  de  déclarer  à  Francfort 
«  que  Sa  Majesté  n  avait  intention  quelconque  de  s'agrandir  aux  dé- 
pens de  rAllemagne,  et  était  toute  prête  de  remettre  lesdites  places 
aussitôt  que,  par  un  bon  accommodement,  cesserait  l'obligation 
qu'il  avait  de  conserver  ceux  qui  avaient  imploré  sa  protection  (1).« 
Mêmes  protestations  à  Worms,  mêmes  protestations  au  duc  de 
Saxe  :  «  Une  des  principales  raisons  qui  avaient  porté  le  roi  à  re- 
cevoir en  sa  protection  des  places  dans  l'empire,  avait  été  pour 
obliger  l'empereur  en  les  rendant  à  la  paix,  de  mieux  traiter  ses 
alliés  (2).  «  Enfin  il  n'y  a  pas  jusqu'aux  Suédois  que  le  cardinal  ne 
cherchât  à  amuser  par  des  promesses  qu'il  n'avait  aucune  envie 
de  tenir  :  «  Que  le  roi  tenait  plusieurs  places  en  Alsace,  quil  était 
prêt  de  restituer  par  la  paix,  pour  le  bien  commun;  n'ayant  pas  le  des- 
sein de  s'agrandir,  tant  s'en  fallait  que  les  intérêts  de  la  France 
rendissent  la  paix  plus  difficile,  qu'au  contraire  la  disposition  en 
laquelle  était  Sa  Majesté  la 'pouvait  beaucoup  faciliter  (3).  » 

L'on  sait  comment  la  France  tint  ses  promesses  :  pour  savoir 
la  vérité,  il  faut  prendre  toutes  ses  protestations  au  rebours. 
Richelieu  ne  voulait  pas  de  la  paix,  et  Mazarin  ne  la  voulait  pas 
davantage,  parce  que  la  guerre  seule  pouvait  donner  à  la  France 
la  frontière  du  Rhin.  Quant  aux  moyens  employés  par  le  cardinal 
pour  tromper  les  Allemands,  ils  étaient  si  grossiers,  que  l'on  se 
demande  s'ils  ne  furent  pas  dupes  volontaires.  Il  y  avait  tant  de 
trompeurs,  que  l'on  peut  dire  qu'il  n'y  avait  plus  de  trompés  : 
toutes  les  parties  belligérantes  faisaient  profession  de  leur  amour 
pour  la  paix,  et  aucune  ne  la  désirait  sérieusement.  Ce  qui  est  plus 
honteux,  ce  sont  les   vils  moyens  de  corruption  employés  à 

(i)  Mémoires  de  Hirhclicu,  T.  VllI,  pag.  146,  147.  —  Négociations  de  Feuquières,  T.  Il, 
pag.  367. 
(2)  Mémoires  de  Richelieu,  T.  YIIl,  pag.  241. 
i'i)  IcL,  ibid.,  T.  IX,  pag.  403. 


DIPLOMATIE.  551 

Munster  et  à  Osnabrùck  pour  gagner  les  princes  allemands  et  les 
députés  des  Provinces-Unies.  Les  négociations  secrètes  de  la  paix 
deWestphalie  donnent  une  triste  idée  de  la  moralité  du  xvii«  siècle. 
Nous  citerons  quelques  traits.  Comme  on  savait  que  le  plénipoten- 
tiaire de  l'empereur,  le  comte  de  Trautmansdorf,  confiait  indiffé- 
remment toutes  ses  affaires  h  son  fils,  les  Espagnols  donnèrent 
deux  mille  écus  au  jeune  homme,  pour  l'engager  à  parler. 
Mazarin  écrivit  à  ses  plénipotentiaires,  «  qu'il  serait  bon  si  l'on 
pouvait  par  quelque  voie  l'engager  à  recevoir  de  la  France  quelque 
plus  grande  somme  (1).  »  Les  plénipotentiaires  français  écrivirent 
au  ministre  :  «  De  grandes  sommes  d'argent  ont  été  remises  pour 
distribuer  dans  cette  assemblée.  Nous  ne  manquons  pas  d'user  du 
fonds  qui  nous  a  été  envoyé;  notre  crainte  est  que  les  chevaux 
n'emportent  pas  le  carrosse,  ne  se  parlant  pas  moins  que  de 
200,000  écus  qui  sont  ici  entre  les  mains  dudit  Penaranda  (2).  » 
Cette  somme  était  destinée  en  grande  partie  à  gagner  les  députés 
des  états.  Les  Espagnols  promirent  à  deux  Hollandais  200,000  écus 
qui  leur  seraient  payés  après  la  signature  de  la  paix.  Le  roi  demanda 
à  ses  ambassadeurs  «  que  ces  deux  députés,  Paw  et  Knuyt  étant 
intéressés  au  point  qu'ils  le  sont,  s'il  ne  serait  pas  bon  de  les  en- 
gager par  quelque  récompense,  de  servir  la  France  (4).  » 

Voilà  les  mœurs  politiques  du  xvii*'  siècle.  Qui  était  le  plus  cou- 
pable? les  rois  qui  offraient  de  l'or  ou  les  misérables  qui  faccep- 
taient?  Pour  que  de  pareils  marchés  se  fassent  sur  la  grande 
échelle  où  ils  se  pratiquèrent  h  Munster  et  à  Osnabriick,  il  faut 
que  la  conscience  générale  soit  sinon  indifférente,  du  moins  peu 
éclairée.  C'étaient  cependant  des  catholiques  qui  offraient  et  des 
chrétiens  qui  acceptaient.  Nous  ne  doutons  pas  que  dans  leurs  re- 
lations particulières,  les  diplomates  du  xvir'  siècle  ne  fussent 
d'honnêtes  gens;  mais  comment  conserver  cette  honnêteté  dans 
les  relations  politiques,  où  rois  et  peuples  ne  se  guidaient  que 
d'après  leur  intérêt? 


(1,1  Lettre  de  Mazarin,  du  23  février  1646.  {Négocialions,  T.  III,  p.  79.) 

(2)  Lettre  des  plénipotentiaires,  du  17  mars  1646.  {.Xégociations,  T.  lll,  p.  123. 

(3)  Lettre  du  roi,  du  7  avril  1646.  Ubid.,  p.  147.) 

(4)  Mémoire  du  roi,  du  22  juin  1646.  (Ibid.,  p.  230.) 


52  DROIT  DES  GENS. 


II 


La  politique  de  l'intérêt  conduit  nécessairement  à  la  mauvaise 
foi,  parce  que,  au  point  de  vue  de  l'utilité  du  moment,  la  mauvaise 
foi  peut  être  avantageuse.  On  ne  peut  pas  accuser  1&  diplomatie 
française  d'être  plus  coupable  que  celle  des  autres  États  ;  au  con- 
traire, étant  plus  habile,  elle  avait  moins  besoin  de  recourir  h  la 
tromperie.  Les  rois  d'Espagne  et  les  empereurs  avec  lesquels  la 
France  était  en  guerre  étaient  les  représentants  par  excellence 
du  catholicisme;  avaient-ils  une  moralité  plus  haute  que  le  car- 
dinal qu'ils  accusaient  de  déserter  la  cause  de  la  religion?  Riche- 
lieu ne  cessa  d'accuser  les  Espagnols  de  duplicité,  et  ils  méritaient 
ce  reproche;  il  fallait  se  défier  d'eux,  alors  même  qu'on  les  avait 
pour  alliés,  car  l'alliance  servait  parfois  de  voile  pour  cacher 
l'hostilité  et  pour  l'exercer  en  toute  sûreté  (1).  «  Les  deux  chefs 
fanatiques  de  la  maison  d'Autriche,  dit  Sismondi,  croyaient  que  la 
fin  qu'ils  se  proposaient,  l'extermination  de  l'hérésie,  sanctifiait 
tous  les  moyens.  Aussi  aucun  remords  ne  les  arrêtait  jamais,  ni 
dans  leur  férocité  contre  leurs  ennemis,  ni  dans  leur  perfidie  en- 
vers leurs  alliés.  Après  avoir  médité  le  crime,  ils  s'enfermaient 
dans  leur  oratoire  pour  implorer  sur  son  accomplissement  les 
bénédictions  du  ciel  (2).  « 

Les  négociations  de  Ferdinand  II  avec  le  roi  d'Angleterre  sont 
4in  chef-d'œuvre  de  rouerie.  Jacques  P''  déconseilla  h  son  gendre, 
l'électeur  palatin,  d'accepter  la  couronne  de  Bohême,  et  il  lui 
refusa  son  appui  ;  mais  quand,  après  la  défaite  de  Prague,  le  Pa- 
latinat  fut  envahi  par  l'implacable  vainqueur,  le  roi  d'Angleterre 
crut  devoir  intervenir,  pour  conserver  à  ses  petits-enfants  l'héri- 
tage de  leur  père.  Il  envoya  un  ambassadeur  h  Ferdinand  pour 
implorer  le  pardon  du  malheureux  roi  (fhiver,  en  promettant  que 
celui-ci  ferait  sa  soumission  h  l'empereur.  Ferdinand  donna  une 
réponse  très  gracieuse  :  «  Il  sera  heureux  de  faire  quelque  chose 
qui  soit  agréable  au   roi  d'Angleterre,  mais  il  ne  peut  rien  sans 


(1)  Mémoires  de  lUckelieu,  T.  IV,  p.  33,87. 

(2)  Sismondi,  Histoire  des  Français,  ï.  XIV,  p.  67, l'dit.  de.  Wouters. 


DIPLOMATIE.  355 

l'avis  des  électeurs  et  des  princes  de  l'empire.»  Il  avait  cependani 
dépouillé  le  palatin  sans  l'avis  des  états!  L'empereur  ajouta  qu'à 
la  considération  de  Jacques  II,  il  accorderait  une  trêve  pour  le 
bas  Palatinat.  Pendant  que  Ferdinand  prodiguait  ces  belles  paroles 
à  l'ambassadeur  anglais,  le  duc  de  Bavière,  entré  dans  le  liaut 
Palatinat,  pour  exécuter,  disait-il  dans  une  prolamation  publique, 
les  ordres  que  l'empereur  lui  avait  donnés,  Digby,  l'envoyé  de 
Jacques  P'',  se  récria,  il  pressa  Ferdinand  d'arrêter  le  Bavarois. 
Nouvelles  promesses,  accompagnées  de  lettres  impériales.  Digby 
alla  trouver  Maximilien,  mais  la  conquête  était  déjà  consommée. 
Aux  plaintes  de  l'Anglais,  Ferdinand  répondit  que  le  duc  de 
Bavière  s'était  seulement  opposé  aux  ravages  de  Mansfeld.  La 
vérité  est  que  les  Espagnols  et  les  Bavarois  s'étaient  partagé  la 
conquête  du  Palatinat.  Ferdinand  renvoya  l'ambassadeur  de 
Jacques  I"  aux  conférences  de  Bruxelles,  où  des  négociations 
étaient  entamées  pour  la  réconciliation  du  palatin.  C'était  une 
manière  d'amuser  le  roi  d'Angleterre,  pendant  que  les  Espagnols 
achevaient  la  prise  de  possession  du  Palatinat.  L'historien  IVançais 
à  qui  nous  empruntons  ces  détails,  dit  que  Ferdinand  alïéctait  de 
grands  scrupules  quand  il  s'agissait  des  intérêts  de  l'Église  :  «  Ce 
prince  si  religieux,  ajoute  L(?M6so;-,  ne  devait-il  pas  craindre  aussi 
de  déplaire  à  Dieu,  en  trompant  d'une  manière  si  contraire  à 
l'Évangile  un  roi  qui  se  reposait  sur  sa  parole?  Une  conduite  pa- 
l'eille  à  celle  de  Ferdinand  passerait  pour  une  insigne  periidie 
entre  particuliers;  à  la  cour  d'un  prince  chrétien,  c'est  un  coup 
d'habile  politique  (1).  » 

Les  républiques  ne  valaient  pas  mieux  que  les  rois.  Les  Pro- 
vfnces-Unies  étaient  liées  à  la  France  par  les  traités  les  plus 
l'ormels.  Il  y  était  dit  «  que  les  plénipotentiaires  des  États  et  du 
roi  de  France  à  Munster  et  à  Osnabrùck  seraient  tenus,  aussi  sou- 
vent qu'ils  en  seraient  requis,  de  déclareraux  ministres  d'Espagne, 
qu'il  y  avait  une  obligation  mutuelle  de  ne  conclure  que  conjoin- 
tement et  d'un  commun  consentement,  et  même  de  n'avancer  pas 
plus  un  traité  que  l'autre.  »  Il  n'y  avait  pas  à  épiloguer  sur  de  pa- 
reils engagements  ;  cela  n'empêcha  pas  les  États  de  traiter  sépa- 
rément avec  l'Espagne.  La  France  protesta  contre  un  procédé  «  si 

(Il  JA'vassor,  Histoire  de  Louis  XIII,  T.  II,  p,  383-386,  '♦98-jOO, 


004  DROIT  DES  GENS. 

contraire  ii  la  foi  publique;  «mais  en  vain,  le  traité  séparé  fut 
signé  (1).  L'on  dira  que  les  intérêts  de  la  république  avaient  changé, 
que  l'Espagne,  sa  vieille  ennemie,  n'était  plus  à  craindre,  tandis 
qu'il  fallait  redouter  l'ambition  croissante  de  la  France.  Cela  est 
vrai,  mais  cela  revient  à  dire  que  ce  ne  sont  pas  les  traités  qui 
obligent,  que  c'est  l'intérêt  seul  qui  lie  les  nations.  Telle  était  en 
réalité  la  doctrine  de  la  jeune  république;  un  greffier  des  États 
l'avoua  avec  une  naïveté  qui  touche  à  l'impudence.  «  Ses  maîtres, 
dit-il,  ne  faisaient  jamais  de  convention,  sans  songer  en  même 
temps  aux  moyens  de  n'exécuter  pas  les  choses  qui  les  pouvaient 
incommoder.  »  C'est  dans  cet  esprit  que  les  États  avaient  traité 
avec  la  France.  On  reprochait  aux  négociateurs  d'avoir  engagé  les 
Provinces-Unies  bien  avant  dans  les  intérêts  de  la  France;  ils  ré- 
pondirent avec  un  proverbe  flamand  «  que  quand  on  avait  fait 
entrer  l'épousée  dans  le  bateau,  on  ne  tenait  des  promesses  qu'on 
lui  avait  faites,  que  celles  qu'on  voulait  (2).  «Voilà  bien  le  ma- 
chiavélisme poussé  jusqu'à  l'effronterie! 


§  2.  La  théorie. 

Les  écrivains  du  xvir"  siècle,  même  les  philosophes,  sont  singu- 
lièrement timides  dans  leurs  théories  internationales.  Il  n'y  a  plus 
de  Machiavel;  la  conscience  publique  réprouve  la  franchise  dans 
la  mauvaise  foi,  si  l'on  peut  accoupler  ces  mots.  Mais  les  plus 
grands  penseurs  ne  s'élèvent  pas  encore  à  l'idée  que  la  loi  du 
devoir  régit  les  rapports  des  peuples  comme  elle  régit  ceux  des 
individus.  Delà,  une  hésitation  continuelle  entre  le  devoir  et  l'uti- 
lité; on  penche  en  faveur  du  devoir,  mais  on  se  prononce  pour 
l'utilité  ;  on  voudrait  concilier  ce  qui  est  inconciliable,  et  l'on 
aboutit  à  une  diplomatie  qui  couvre  ses  tromperies  du  manteau 
de  l'intérêt  public.  Au  fond,  c'est  toujours  la  loi  antique  qui  do- 
mine les  esprits  :  le  salut  public  légitime  tout. 

Charron  procède  de  Montaigne,  et  reproduit  quelquefois  à  la 
lettre  la  doctrine  de  son  maître.  Comme  lui,  il  dit  que  «  la  perfidie 


(1)  Bougeant,  Histoire  du  traité  de  Westplialie,  T.  IH,  p.  73,81,86. 

•  2)  Lettre  de  Servion  au  cardinal  de  Mazariu,  dans  Bowjeant,  T.  ni,  p.  19'f. 


DIPLOMATIE.  OOO 

et  le  parjure  est  en  certains  cas  plus  vilain  et  plus  exécrable  que 
l'athéisme.  Le  perfide  est  ennemi  capital  de  la  société  humaine, 
car  il  rompt  et  détruit  la  liaison  d'icelle  et  tout  commerce  qui  est 
la  parole.  »  Voilà,  croirail-on,  le  machiavélisme  ruiné  fondamen- 
talement; mais  après  l'avoir  démoli  d'une  main,  C/mnwi  le  re- 
construit de  l'autre.  «  La  justice  du  souverain  chemine  un  peu 
autrement  que  celle  des  privés;  elle  a  ses  allures  plus  larges  et 
plus  libres,  à  cause  de  la  grande  charge  qu'il  porte  et  conduit  ; 
dont  il  lui  convient  marcher  d'un  pas  qui  semblerait  détraqué  et 
déréglé,  mais  qui  lui  est  nécessaire,  loyal  et  légitime.  Il  lui  faut 
quelquefois  mêler  la  prudence  avec  la  justice ,  et  comme  l'on  dit, 
coudre  à  la  peau  du  lion,  si  cela  ne  suffit,  la  peau  du  renard.  » 
Charron  n'admet  cependant  pas  cette  dangereuse  théorie  sans 
restrictions  ;  c'est  la  voix  de  la  conscience  qui  les  lui  inspire, 
mais  elles  sont  insuffisantes  :  quand  la  loi  du  devoir  ne  domine 
pas  d'une  façon  absolue,  c'est  comme  si  elle  n'existait  point.  Il  faut 
d'abord,  dit-il,  que  ce  soit  pour  se  conserver,  non  pour  s'agrandir, 
pour  se  garantir  des  tromperies,  non  pour  en  faire  :  «  Il  est  permis 
déjouer  h  fin  contre  fm,  et  près  du  renard  le  renard  contrefaire.» 
Il  faut  aussi,  continue  Charron,  que  ce  soit  avec  mesure  et  discré- 
tion ;  ici  il  rentre  dans  la  voie  de  la  morale,  et  ne  veut  pas  que  les 
méchants  abusent  de  ses  maximes,  et  qu'ils  en  prennent  occasion 
de  faire  passer  leurs  méchancetés,  car  il  n'est  jamais  permis  de 
laisser  la  vertu  et  fhonnête  pour  suivre  le  vice  et  le  déshonnête. 
«  Arrière  donc,  s'écrie  le  moraliste,  toute  injustice,  perfidie,  tra- 
hison et  déloyauté  ;  maudite  la  doctrine  de  ceux  qui  enseignent 
toutes  choses  bonnes  et  permises  au  souverain  (1)  !  » 

Voilà  de  nobles  pensées  et  de  belles  paroles  :  mais  comment 
les  concilier  avec  la  théorie  du  salut  public?  Charron  retombe  de 
nouveau  dans  ses  funestes  concessions  :  «  Il  est  quelquefois 
requis  de  mêler  l'utile  avec  l'honnête,  et  entrer  en  composition 
des  deux.  »  Mais  le  moyen  de  composer  entre  fhonnête  et  le 
déshonnête?  Charron  ne  vient-il  pas  de  dire  que  cela  est  impos- 
sible? Il  répond  «  qu'il  ne  faut  jamais  tourner  le  dos  à  l'honnête, 
mais  bien  quelquefois  aller  à  l'entour  et  le  côtoyer,  y  employant 


(1)  Charron,  de  la  Sagesse,  livre  ni,ch.  8. 


5uG  DROIT  DES  GENS. 

l'arlilice  et  la  ruse  (1).  »  On  sent,  aux  tergiversations  de  l'écrivain, 
l'embarras  où  il  se  trouve;  il  voudrait  tout  ramener  à  la  justice; 
mais  l'utile  réclame  avec  tant  de  force,  que  le  moraliste  cède  au 
politique.  Après  s'être  prononcé  pour  la  justice,  il  finit  par  dire 
({ue  «  pour  garder  justice  aux  choses  grandes,  il  faut  quelquefois 
s'en  détourner  aux  choses  petites,  et  que,  pour  faire  droit  en 
gros,  il  est  permis  de  faire  tort  en  détail.  »  Décidément,  c'est  le 
salut  public  qui  l'emporte  :  «  Aux  affaires  confuses  et  déplorées, 
le  prince  doit  suivre  non  ce  qui  est  beau  à  dire,  mais  ce  qui  est 
nécessaire  d'être  exécuté.  Machiavel  ne  dit  pas  autre  chose. 
Charron  admet  qu'il  est  permis  au  prince  «  de  se  saisir  d'une 
place,  ville  ou  province  fort  commode  à  l'État,  plutôt  que  la  laisser 
prendre  et  occuper  h.  un  autre  puissant  et  redoutable,  au  grand 
dommage  et  perpétuelle  alarme  dudit  État.  «  Est-ce  là  un  cas  de 
salut  public?  ou  n'est-ce  pas  plutôt  un  brigandage?  Si  l'État, 
menacé  dans  sa  tranquillité  par  l'usurpation  d'un  voisin  puissant, 
a  assez  de  force  pour  l'empêcher  en  s'emparant  lui-même  d'une 
ville  ou  d'une  province  convoitée,  pourquoi  n'intervient-il  pas 
pour  la  conserver  au  légitime  possesseur? 

Il  est  dangereux  d'ouvrir  une  porte,  quelque  étroite  qu'elle  soit, 
à  l'injustice;  l'on  a  beau  y  mettre  toutes  les  restrictions  possibles, 
i'es  prétendues  garanties  contre  l'abus  disparaissent  dans  la  pra- 
tique, parce  que  la  concession  même  que  l'on  fait  à  l'utile,  aux 
dépens  de  l'honnête,  est  un  abus.  La  morale  politique  de  Charron, 
déjà  plus  relâchée  que  celle  de  Montaigne,  se  relâche  encore 
davantage  dans  les  mains  d'un  écrivain  qui  ne  craignit  pas  de 
justifier  tous  les  coups  d'État,  sans  excepter  la  Saint-Barthélémy. 
Gabriel  Naiidé  prend  appui  sur  la  doctrine  de  Charron;  il  reproduit 
ses  expressions,  mais  en  laissant  de  côté  les  restrictions  en  faveur 
de  la  justice;  et  qu'en  résulte-t-il?  Le  machiavélisme  dans  toute 
son  horreur.  Il  confond  la  justice  avec  la  prudence,  et  la  prudence 
«  n'a  d'autre  but  que  de  rechercher  les  divers  biais  et  les  meil- 
leures et  plus  faciles  inventions  de  traiter  et  faire  réussir  les 
affaires  que  l'homme  se  propose.  »  Parmi  les  maîtres  de  cette 
prudence,  Naudé  cite  en  première  ligne  Tibère ,  qui  disait  «  que 


(1)  C/uD'royij  de  la  Sagesse,  livre  in,  ch.  2. 


\ 


DIPLOMATIE.  337 

de  toutes  les  vertus  qu'il  possédait,  il  n'y  en  avait  aucune  qu'il 
aimât  plus  que  la  dissimulation,  »  et  Louis  XI,  «  le  plus  sage  et 
avisé  de  nos  rois,  qui  tenait  pour  maxime  principale  de  son  gou- 
vernement que  celui  qui  ne  sait  pas  dissimuler  ne  sait  pas  régner.» 
Naudé  ne  se  contente  pas  de  la  dissimulation  :  «  Non  seulement 
ces  deux  parties  de  se  défier  et  dissimuler  à  propos,  qui  consis- 
tent en  l'omission,  sont  nécessaires  aux  princes;  mais  il  est  encore 
souvente  fois  requis  de  passer  outre  et  de  venir  à  l'action  et  com- 
mission, comme,  par  exemple,  de  gagner  quelque  avantage,  et 
venir  à  son  dessein  par  moyens  couverts,  équivoques,  et  subti- 
lités. »  Naudé  ne  veut  pas  même  que  l'on  considère  la  prudence 
politique  comme  une  prudence  particulière  ;  n'est-ce  pas,  dit-il, 
la  politique  ordinaire,  enseignée  et  pratiquée  tous  les  jours,  sans 
aucun  soupçon  d'injustice  (1)? 

N'en  voulons  pas  trop  à  Naudé,  il  a  été  à  mauvaise  école  :  atta- 
ché toujours  à  des  princes  d'Église,  il  apprit  chez  eux  à  tout 
sacrifier  au  but.  Il  n'y  a  pas  de  différence  entre  Machiavel  et 
rÉglise;  celle-ci  rapporte  à  la  cause  de  Dieu  ce  que  le  politique 
italien  appelle  salut  public.  Que  la  cause  de  Dieu  ou  le  salut  public 
soit  la  loi  suprême,  peu  importe,  les  conséquences  sont  iden- 
tiques :  il  n'y  a  pas  d'injustice,  pas  de  crime,  qui  ne  devienne 
juste;  que  dis-je?  qui  ne  soit  glorifié  comme  une  vertu!  Il  n'y 
aura  de  droit  international  que  le  jour  où  l'on  reconnaîtra  que  le 
droit  est  un,  qu'il  régit  les  nations  comme  les  individus,  de  sorte 
que  ce  qui  est  injuste  dans  les  relations  des  individus,  ne  saurait 
devenir  juste  dans  celles  des  peuples.  On  était  encore  loin  de 
cette  doctrine  au  xvn'^  siècle.  Descartes  va  nous  dire  ce  que  la  phi- 
losophie pensait  de  la  justice  internationale. 

La  princesse  palatine  Elisabeth  demanda  au  philosophe  ce  qu'il 
pensait  du  fameux  livre  de  Machiavel,  intitulé  le  Prince.  Descartes 
se  mit  à  le  lire;  il  trouva  plusieurs  préceptes  qui  lui  semblaient 
fort  bons,  il  y  en  eut  aussi  qu'il  ne  put  approuver.  «  Je  crois, 
dit-il,  que  ce  en  quoi  l'auteur  a  le  plus  manqué,  est  qu'il  n'a  pas 
mis  assez  de  distinction  entre  les  princes  qui  ont  acquis  un  État 
par  des  voies  justes  et  ceux  qui  l'ont  usurpé  par  des  moyens 
illégitimes,  et  qu'il  a  donné  à  tous,  généralement,  les  préceptes 

(l)  IVauaé,  Considérations  politiques  sur  les  coups  d'État,  p.  54-58. 

23 


358  DROIT  DES  GENS. 

qui  ne  sont  propres  qu'à  ces  derniers.  »  Qui  ne  s'attendrait  ici 
à  ce  que  le  philosophe  flétrît  les  voies  illégitimes  de  la  tyrannie 
et  ceux  qui  réduisent  ces  voies  en  préceptes?  Il  n'en  est  rien. 
Descartes  continue  :  «  Pour  instruire  un  bon  prince,  il  me  semble 
qu'on  doit  supposer  que  les  moyens  dont  il  s'est  servi  pour  s'éta- 
blir ont  été  justes,  comme  eu  effet  je  crois  qu'ils  le  sont  tous,  lors- 
que les  princes  qui  les  pratiquent  les  estiment  tels  ;  car  la  justice 
entre  les  souverains  a  iV autres  limites  qu  entre  les  particuliers  ;  et 
il  semble  qu'en  ces  rencontres  Dieu  donne  le  droit  à  ceux  auquels  il 
donne  la  force  (1).  » 

En  vérité,  Machiavel  est  dépassé,  s'il  pouvait  l'être  ;  jamais  la 
force  n'a  été  divinisée  plus  ouvertement,  jamais  le  droit  n'a  été 
nié  avec  tant  d'assurance.  Si  Descartes  a  raison,  il  ne  peut  être 
question  d'un  droit  international  :  car  qu'est-ce  qu'un  droit  qui 
dépend  de  l'appréciation  individuelle  des  princes  ?  Hâtons-nous 
d'arriver  à  un  philosophe  qui  combat  du  moins  le  machiavélisme 
en  théorie  :  «  Je  ne  puis  assez  m'étonner,  dit  Campanella,  qu'il 
y  ait  des  hommes  qui  portent  aux  cieux  la  doctrine  de  Machiavel, 
comme  si  c'était  un  idéal  de  politique.  Mon  étonnement  se  change 
en  indignation,  quand  je  vois  que  partout  on  applique  la  funeste 
maxime  qu'il  y  a  des  choses  permises  par  la  raison  d'État  qui  ne 
le  sont  point  parla  conscience.  Il  serait  difficile  d'imaginer  quelque 
chose  de  plus  impie  et  de  plus  absurde;  car  celui  qui  nie  que  la 
conscience  ait  un  empire  universel  sur  les  relations  publiques 
comme  sur  les  relations  privées,  témoigne  par  cela  seul  qu'il  n'a 
pas  de  conscience.  Réduire  l'homme  au  culte  de  l'utile,  c'est  l'as- 
similer aux  bêtes  qui  elles  aussi  sont  portées  par  instinct  vers 
l'utile,  et  détournées  du  nuisible.  Mais  à  l'homme  Dieu  a  donné 
la  lumière  de  la  raison,  et  la  voix  de  la  conscience  pour  distinguer 
le  bien  du  mal  :  cette  lumière  lui  fera-t-elle  défaut  dans  les  choses 
publiques  ?  cette  voix  se  taira-t-elle  dans  les  affaires  de  la  plus 
haute  importance  (2)?  » 

Voilà  des  paroles  qui  respirent  un  vif  sentiment  de  justice 
internationale.  Campanella  ne  se  borne  pas  à  la  critique,  il  oppose 
sa  doctrine  à  celle  qu'il  flétrit,  la  prudence  h  Yastuce:  «  Lsl  prudence 


(1)  Descartes,  Œuvres,  T.  IX,  p.  387,  ss. 

(2)  V.ampanella,  de  Monarchia  hispanica,  p.  297,  ss.  (édit.  de  1641.) 


DIPLOMATIE.  359 

a  sou  principe  en  Dieu,  c'est  un  rayon  de  la  sagesse  éternelle  ; 
elle  se  confond  avec  la  justice.  Le  machiavélisme  repose  sur  l'ar- 
bitraire des  intérêts  et  des  passions  humaines.  La  prudence  unit 
les  hommes  par  le  plus  fort  des  liens,  le  droit  ;  tandis  que  Vastitce 
craint  les  hommes  et  les  divise.  Le  but  de  la  prudence  est  l'intérêt 
de  tous;  le  machiavélisme  parle  beaucoup  du  salut  public,  mais 
ceux  qui  le  suivent  n'ont  en  vue  que  leur  intérêt  propre.  La  pru- 
dence élève  les  peuples  et  les  améliore;  Vastuce  les  avilit  et  les 
dégrade  (t).  »  Campanella  mériterait  d'être  célébré  comme  le  fon- 
dateur du  droit  international,  s'il  était  resté  fidèle  c\  ses  principes 
dans  l'application  qu'il  en  fait.  Mais  en  combattant  le  machiavé- 
lisme, le  philosophe  italien  ne  paraît  avoir  songé  qu'au  gouverne- 
ment intérieur  des  États.  IVans  les  relations  internationales,  son 
utopie  de  monarchie  universelle  l'a  égaré;  elle  détruit  l'idée  même 
d'un  droit  qui  régit  les  nations,  puisqu'elle  détruit  les  nationalités. 
Campanella  revendique  la  domination  universelle  pour  les  descen- 
dants de  Charles-Quint  :  il  suffit  de  cette  fausse  idée  pour  altérer 
toutes  les  notions  de  droit  et  de  justice  que  l'auteur  enseigne. 
L'adversaire  de  Machiavel  recommande  à  son  prince  la  force, 
l'intrigue  et  la  tromperie  pour  s'emparer  de  l'Allemagne,  de  la 
France,  de  l'Angleterre;  on  dirait  que  ce  n'est  plus  le  même  écri- 
vain qui  parle.  Chose  singulière!  Campanella  et  Machiavel  sont  au 
fond  d'accord,  parce  qu'ils  sont  dominés  par  la  même  idée.  Le 
politique  du  xv  siècle  veut  l'indépendance  de  l'Italie,  et  il  sacrifie 
tout  à  ce  but  sacré.  Le  politique  du  xvn"  siècle  veut  la  monarchie 
universelle  au  profit  du  catholicisme;  sa  cause  est  plus  sainte 
encore,  c'est  celle  de  Dieu;  c'est  pour  cela  qu'il  ne  respecte  aucun 
droit,  et  que  tous  les  moyens  lui  semblent  légitimes. 

Pour  que  le  droit  international  devienne  possible,  il  faut  que 
l'idée  de  monarchie  universelle  fasse  place  à  l'idée  d'une  société 
de  peuples.  Un  philosophe  anglais  paraît  partir  de  ce  principe  : 
«  C'est  une  erreur  blâmable,  dit  Bacon,  de  penser  qu'il  n'y  a  entre 
les  nations  d'autre  lien  que  celui  d'un  même  gouvernement  ou 
d'un  territoire  commun;  il  y  a  entre  elles  une  confédération  impli- 
cite et  tacite  qui  dérive  de  l'état  de  société  (2).>)  Voilii  bien  la  base 

(1)  Campanella,  Philosophia  realis,  pars  HI,  c.  ix,  n"  3,  p.  395;  —  Monarchia  hispanica, 
p.  24,  s. 

(2)  Bacon,  de  B«llo  sacro. 


360  DROIT  DES  GENS. 

du  droit  international  ;  il  ne  s'agit  plus  que  de  formuler  les  lois 
qui  régissent  la  société  des  nations.  L'illustre  philosophe  ne  s'est 
pas  livré  à  ce  travail,  et  nous  ne  savons  s'il  y  eiit  réussi.  Dans  son 
opuscule  sur  la  Sagesse  des  anciens,  il  y  a  un  chapitre  sur  la  foi  due 
aux  traités.  L'occasion  était  excellente  pour  développer  l'idée 
d'une  justice  internationale;  au  lieu  de  cela,  Bacon  se  borne  à 
décrire  les  faits,  comme  un  naturaliste  décrit  les  plantes  et  les 
animaux  :  «  Les  traités,  quelque  solennels  qu'ils  puissent  être  et  de 
quelque  serment  qu'ils  soient  appuyés,  ont  si  peu  de  stabilité,  qu'on 
doit  plutôt  regarder  ces  serments  comme  une  espèce  de  cérémo- 
nial et  de  formalité  destinée  à  en  imposer  au  vulgaire,  quecomme 
une  sûreté  et  une  garantie  qui  puisse  assurer  l'exécution  de  ces 
traités  (1).  »  Bacon  ne  dit  pas  qu'il  y  ait  une  meilleure  politique 
possible,  il  se  contente  de  constater  un  fait  historique  et  d'en 
expliquer  la  cause  :  les  traités  ne  sont  observés  par  les  princes 
que  pour  autant  qu'ils  y  trouvent  leur  intérêt;  c'est,  dit  notre 
philosophe,  une  suite  nécessaire  de  la  licencieuse  souveraineté  qui 
leur  appartient.  Mais  cela  doit-il  être  ainsi  ?  ou  cela  pourrait-il 
être  autrement?  Bacon  ne  pose  pas  cette  question;  c'est  ii  peine 
si,  par  le  ton  de  ses  paroles,  on  sent  qu'il  désapprouve  la  poli- 
tique dominante.  Le  philosophe  anglais  a  écrit  l'histoire  de 
Heuri  VIII.  C'est  un  singulier  héros,  à  moins  qu'on  n'écrive  sa 
vie,  comme  Tacite  écrivait  celle  des  empereurs  romains  :  le  dernier 
des  Tudors  eût  été  digne  de  vivre  parmi  les  Césars.  Tel  n'est  pas  le 
point  de  vue  de  Bacon;  il  fait  presque  du  roi  d'Angleterre  le  type 
d'un  prince  parfait!  L'éloge  prouve  contre  l'historien:  la  con- 
science chez  lui  n'était  pas  à  la  hauteur  du  talent,  dans  la  vie 
privée,  et  nous  craignons  que  les  défaillances  morales  de  l'homme 
n'aient  réagi  sur  le  génie  de  l'écrivain. 

Il  faut  arriver  à  Grotius,  pour  apercevoir  un  progrès  véritable 
dans  la  justice  internationale.  L'illustre  écrivain  ne  s'est  occupé 
que  du  droit  de  guerre,  nous  l'apprécierons  plus  loin.  Contentons- 
nous  ici  de  remarquer  que  pour  le  juger,  il  faut  le  comparer  avec 
ses  contemporains  ;  il  est  certes  inférieur  comme  philosophe  à 
Descartes,  à  Campanella,  à  Bacon,  mais  dans  le  droit  des  gens  il  a 
une  supériorité  évidente  sur  ces  grands  penseurs.  Il  termine  son 

(1)  Bacon,  Sagesse  des  ancieas,  n"  2. 


DIPLOMATIE.  361 

ouvrage  par  des  conseils  pour  la  bonne  foi  et  la  paix;  on  y  lit  ces 
belles  paroles  sur  la  politique  régnante  qui  n'était  autre  que  le 
machiavélisme  :  «  Une  doctrine  qui  rend  l'homme  ennemi  de 
l'homme  ne  peut  être  profitable  à  la  longue.  »  Montaigne  et 
Charron  avaient  dit  à  peu  près  la  même  chose,  mais  dans  l'appli- 
cation ils  avaient  biaisé,  transigé,  et  en  définitive  faibli  au  point  de 
rouvrir  la  porte  au  machiavélisme,  après  l'avoir  combattu. 

Les  aberrations  de  ces  brillants  écrivains  inspirent  un  senti- 
ment de  tristesse.  Il  faut  faire  une  grande  part  dans  leurs  erreurs 
à  l'influence  du  temps  où  ils  vécurent,  influence  toute-puissante, 
à  laquelle  les  plus  grands  génies  n'échappent  pas.  La  politique  du 
xvir  siècle,  nous  l'avons  établi  par  d'assez  nombreux  témoignages, 
n'était  autre  que  la  politique  mal  famée  de  Machiavel  ;  l'idée  fatale 
du  salut  public  entraînait  les  hommes  d'action  et  inspirait  les 
hommes  d'intelligence.  Cependant  cette  cause  n'explique  pas  à  elle 
seule  les  faiblesses  d'un  Descartes  et  d'un  Bacon.  Il  y  en  a  une 
autre  qui  est  moins  honorable  ;  ils  aimaient  à  ménager  les  puis- 
sances, et  se  contentaient  volontiers  de  la  liberté  abstraite  de  la 
pensée.  Le  xvir  siècle  est  l'époque  la  plus  brillante  de  la  royauté; 
on  dirait  qu'elle  fascine  les  esprits;  philosophes  et  poètes  sem- 
blent considérer  l'état  social  fondé  sur  la  domination  des  princes 
comme  l'idéal  de  fhumanité;  ils  gourmandent  les  esprits  inquiets 
que  le  présent  ne  satisfait  pas.  Descartes  s'explique  sur  ce  point 
avec  une  singulière  naïveté  :  «  Jamais,  dit-il,  mon  dessein  ne  s'est 
étendu  plus  avant  que  détacher  h  réformer  mes  propres  pensées 
et  de  bâtir  dans  un  fonds  qui  est  tout  h  moi.  Je  ne  saurais  nulle- 
ment approuver  ces  humeurs  brouillonnes  et  inquiètes  qui,  n'étant 
appelées  ni  par  leur  naissance  ni  par  leur  fortune  au  maniement 
des  affaires  publiques,  ne  laissent  pas  d'y  faire  en  idée  toujours 
quelque  réformation...  Pour  fimperfection  des  sociétés,  elles  sont 
quasi  toujours  plus  supportables  que  ne  serait  leur  changement; 
en  même  façon  que  les  grands  chemins,  qui  tournoient  entre  des 
montagnes  deviennent  peu  à  peu  si  unis  et  si  commodes,  h  force 
d'être  fréquentés,  qu'il  est  beaucoup  meilleur  de  les  suivre  que 
d'entreprendre  d'aller  plus  droit,  en  grimpant  au  dessus  des  ro- 
chers et  descendant  jusques  au  bas  des  précipices  (1).  »  Trans- 

(1)  Lescartes,  Discours  de  la  Méthode,  2*  partie. 


362  DROIT  DES  GENS. 

portez  cette  disposition  d'esprit  dans  le  domaine  des  relations 
internationales,  et  vous  aboutirez  avec  Descartes  à  approuver  la 
politique  des  princes,  par  cela  seul  que  les  princes  la  pratiquent. 
Bacon,  homme  de  cour,  était  presque  flatteur  des  rois  par  posi- 
tion sociale.  Il  n'y  a  pas  jusqu'au  sévère  Gampanella  qui,  dans  la 
prison  où  le  retenait  le  despotisme  royal,  n'ait  pris  la  plume  pour 
glorifier  le  roi  d'Espagne  et  pour  servir  son  ambition.  Ces  fai- 
blesses du  xvn*^  siècle  expliquent  les  hardiesses  du  xvni%  et  nous 
réconcilient  avec  ses  tendances  révolutionnaires.  La  philosophie 
n'est  pas  une  simple  curiosité  de  l'esprit,  elle  doit  aspirer  à  per- 
fectionner les  choses  humaines.  C'est  la  grande  gloire  de  nos 
pères;  tâchons  de  n'être  pas  des  enfants  indignes  d'aussi  illustres 
ancêtres. 


CHAPITRE   m 


LA  GUERRE 


SECTIOÎS  I.  —  LE  DROÏT  DE  GUERRE  A  LA  Firv  DU  MOYE.^  AGE. 


Quand  on  compare  le  droit  de  guerre  du  xvi«  giècle  avec  les  sen- 
timents que  l'on  attribue  communément  à  la  chevalerie,  on  serait 
tenté  de  croire  h  une  profonde  déchéance.  En  établissant  cette 
€omparaison,  il  faut  se  garder  de  l'illusion  qui  nous  porte  à  em- 
bellir le  passé,  et  surtout  le  moyen  âge  que  l'on  aime  k  poétiser. 
Nous  avons  apprécié  ailleurs  les  temps  dits  chevaleresques,  nous 
avons  fait  la  part  de  l'imagination,  et  la  part  de  la  réalité;  et  nous 
sommes  arrivé  h  cette  conclusion,  que  l'esprit  de  la  chevalerie  était 
celui  de  l'aristocratie,  c'est  à  dire  un  étroit  esprit  de  caste  (1).  Les 
rapports  de  chevalier  à  chevalier  étaient  ennoblis  par  une  espèce 
de  fraternité;  mais  en  dehors  de  ce  cercle  régnait  un  superbe  dé- 
dain pour  les  classes  inférieures,  c'est  h  dire  pour  l'immense  ma- 
jorité des  hommes.  Si  nous  avons  trouvé  l'humanité  dans  les  temps 
féodaux,  ce  n'est  qu'en  germe;  pour  que  ce  germe  se  développât, 
il  a  fallu  que  la  féodalité  fût  brisée.  Il  en  est  de  l'humanité  de  la 
chevalerie  comme  de  l'égalité  dans  les  cités  de  l'antiquité.  Les 
citoyens  de  Sparte  et  de  Rome  étaient  égaux,  mais  la  masse  des 
hommes  était  esclave;  pour  fonder  l'égalité  générale,  il  a  fallu  que 

'i ,  Voyez.  \f  T.  VU*  de  mes  Études  :  l'Église  el  la  {éo  iali'é.. 


564  DROIT  DES  GENS. 

les  murs  étroits  des  cités  grecques  et  romaines  tombassent. 
L'égalité  doit  profiter  à  tous  les  hommes,  sinon  elle  n'existe  pas  ; 
de  même,  l'humanité  doit  embrasser  tous  les  hommes,  sinon  elle 
n'existe  pas. 

Pour  apprécier  le  droit  de  guerre  du  xvi«  siècle,  il  faut  le  mettre 
en  regard,  non  pas  de  la  chevalerie  fabuleuse  des  romans,  mais  de 
la  chevalerie  réelle  du  xiv*^  et  du  xv^  siècle.  Ces  deux  siècles  tou- 
chent, d'une  part,  au  moyen  âge,  et  d'autre  part,  aux  temps  modernes. 
Si,  comme  on  se  l'imagine,  la  chevalerie  et  le  christianisme  ont 
humanisé  les  mœurs,  il  faut  que  le  droit  de  guerre,  à  la  fin  du 
moyen  âge,  porte  les  marques  de  cette  influence.  La  comparaison 
sera  d'autant  plus  intéressante  qu'il  y  eut  comme  une  recrudes- 
cence de  l'esprit  chevaleresque  dans  les  longues  guerres  qui  divi- 
sèrent l'Angleterre  et  la  France.  Nous  avons  un  tableau  de  maître 
de  ces  temps;  on  n'accusera  pas  Froissart  de  ravaler  la  chevalerie, 
s'il  y  a  un  reproche  à  lui  faire,  c'est  d'avoir  embelli  son  récit;  le 
chroniqueur  s'identifie  avec  ses  héros,  et  ce  chroniqueur  est  un 
artiste.  Si  nous  ne  trouvons  pas  l'humanité  dans  Frohmrt,  c'est 
qu'elle  était  étrangère  à  ce  dernier  âge  de  la  chevalerie,  aussi  bien 
qu'au  régime  de  la  féodalité. 


s  i.    Froissart. 

offl  .:;;  sq-i-ijv:,: 

(c  Si  comme  en  Lombardie  et  en  Italie,  ils  ont  d'usage  en  Gal- 
lice  et  en  Castille  et  disent  :  Vive  le  fort!  vive  qui  vainque  (l)!  » 
C'est  presque  le  cri  deBrennus  sur  les  ruines  de  Rome  :  Malheur 
au  vaincu!  Cette  exaltation  de  la  force  est  le  caractère  des  temps 
où  les  hommes  ne  respirent  que  combats  et  conquêtes.  Telle  était 
l'époque  décrite  par  Froissart;  le  chroniqueur  est  à  moitié  poète, 
et  il  chante  des  sentiments  qu'il  partage  ;  nous  lui  laissons  la  pa- 
role :  «  Il  n'est  ébattement,  ni  gloire  en  ce  monde  que  de  gens 
d'armes!  Comment  étions-nous  réjouis  quand  nous  chevauchions  h 
l'aventure  et  nous  pouvions  trouver  sur  les  champs  un  riche  abbé, 
un  riche  prieur,  marchand  ou  une  route  de  muUes  de  Montpel- 
lier, de  Narbonne,  de  Toulouse  et  de  Carcassonne,  chargés  de 

(1)  FruÎHSnrl,  Chroniques,  livre  in,ch.  civ. 


DROIT  DE  GUERRE.  365 

draps  de  Bruxelles,  ou  de  pelleteries  venant  de  la  foire,  ou  d'épi- 
ceries venant  de  Bruges,  ou  de  draps  de  soie  de  Damas  ou  d'A- 
lexandrie! Tout  était  nôtre,  ou  rançonné  à  notre  volonté.  Les 
vilains  d'Auvergne  et  de  Limousin  nous  pourvoyaient  et  nous  ame- 
naient en  notre  chàtel  les  blés,  la  farine,  le  pain  tout  cuit,  l'avoine 
pour  les  chevaux  et  la  litière,  les  bons  vins,  les  bœufs,  les  brebis 
et  les  moutons  tout  gras,  la  poulaille  et  la  volaille.  Nous  étions 
gouvernés  et  étoffés  comme  rois,  et  quand  nous  chevauchions, 
tout  le  pays  tremblait  devant  nous  (1).  »  C'est  un  capitaine  robeur 
qui  parle.  Froissart  n'a  pas  un  mot  de  blâme  pour  les  terribles 
bandes  qui  désolaient  la  France,  et  comment  les  aurait-il  flétries? 
N'étaient-elles  pas  conduites  par  des  chevaliers?  A  ce  titre,  les  sym- 
pathies du  chroniqueur  sont  pour  les  brigands,  plutôt  que  pour 
les  vilains  qu'ils  dépouillaient  :  «  Et  toujours  gagnaient  pauvres 
brigands  h  piller  villes  et  châteaux,  et  y  conquéraient  si  grand 
avoir  que  c'était  merveille  (2).  »  Ainsi,  ce  n'est  pas  sur  le  pauvre 
pays  que  le  chroniqueur  s'apitoie,  il  a  l'air  de  plaindre  lespauvres 
brigands.  Ce  trait  est  caractéristique.  Les  mœurs  que  nous  appe- 
lons chevaleresques  étaient  barbares;  les  combats,  le  meurtre,  le 
pillage,  ces  malheurs  de  tous  les  instants,  étaient  devenus  comme 
des  événements  réguliers  et  habituels.  Lh  où  tout  le  monde  souffre 
et  fait  souffrir,  le  sentiment  de  l'humanité  s'émousse  et  se  perd; 
comment  donc  se  serait-il  développé  au  moyen  âge? 

En  réalité,  ce  sentiment  manque  à  Froissart  et  à  ses  contempo- 
rains. C'est  à  peine  s'il  s'éveille,  quand  la  religion  est  en  cause. 
Les  Cambrésiens  font  une  excursion  dans  le  Hainaut  et  y  prennent 
la  ville  d'Aspre  :  «  Si  entrèrent  les  Français  dedans,  et  trouvèrent 
les  gens,  hommes  et  femmes,  en  leurs  hôtels,  si  les  prirent  à  leur 
volonté,  et  tout  le  leur,  or  et  argent,  draps  et  joyaux,  et  leurs  bêtes, 
et  puis  boutèrent  le  feu  en  la  ville  et  l'ardirent.  »  Froissart  ne 
s'émeut  pas  du  sac  d'une  ville,  mais  il  s'y  trouvait  une  commu- 
nauté de  moines  noirs;  les  vainqueurs  pillèrent  le  moutier  et  y 
mirent  le  feu;  ici  le  chroniqueur  ajoute  :  moult  vilainement  (S). 
Le  comte  de  Hainaut  détruit  la  ville  de  Saint-Amand  :  «  peu  échap- 


(i)  Froissart,  Chroniques,  livre  IV,  ch.  xiv. 
(2)  Jd.,  ibid.,  livre  I,  partie  I",  ch.  cccxxiv. 
i3)  Id.,  ihid.,  liv.  I,  part.  I,  ch.  c. 


366  DROIT  DES  GENS. 

pèreiit  qu'ils  ne  fussent  tous  morts  et  occis,  car  nul  n'était  pris  à 
merci.  »  Pas  un  mot  de  blâme,  ni  de  compassion.  Le  lendemain 
les  gens  de  Valenciennes  brûlèrent  l'abbaye,  et  brisèrent  toutes 
les  cloches;  Froissart  ajoute  :  «  dont  ce  fut  dommage,  car  il  y  en 
avait  de  moult  bonnes  et  mélodieuses,  et  si  ne  leur  vint  ii  nul 
profit  qui  compter  fasse  (1).  »  Il  en  est  toujours  ainsi  :  Froissart 
ne  s'émeut  que  lorsque  des  cloches  sont  détruites,  ou  lorsque  des 
églises  sont  le  théâtre  du  meurtre  et  de  la  destruction!  Ne  dédai- 
gnons pas  trop  cette  singulière  pitié.  C'est  une  étincelle  du  feu 
sacré  de  l'humanité  qui  ne  s'éteint  jamais  entièrement  dans  le 
cœur  de  l'homme;  un  jour  elle  deviendra  une  flamme  qui  échauf- 
fera toutes  les  âmes.  Le  droit  qui  protégeait  le  moine  s'étendra 
au  monde  laïque,  la  chaumière  sera  respectée  â  l'égal  de  l'église 
et  la  vie  du  vilain  sera  respectée  aussi  bien  que  celle  du 
clerc. 

Au  xiv  et  au  xv^  siècle,  nous  sommes  encore  loin  de  cette  ère 
d'humanité.  Les  historiens  louent,  et  nous-mêmes  nous  avons 
loué  la  courtoisie  du  prince  Noir  et  de  la  chevalerie  de  son  temps. 
Il  est  bien  vrai  que  les  chevaliers  entre  eux  étaient  courtois,  en  ce 
sens  du  moins  que  les  prisonniers  conservaient  la  vie.  Charles 
d'Espagne,  irrité  contre  deux  chevaliers  que  Charles  de  Blois  avait 
faits  prisonniers,  les  demanda  pour  les  mettre  à  mon.  Charles  de 
Blois  remontra  que  ce  serait  «  grand'cruauté  et  peu  d'honneur  h 
lui,  et  grand  blâme  pour  eux  tous,  de  traiter  ainsi  deux  si  vaillants 
hommes  :  «  Les  deux  chevaliers,  dit  Froissart,  furent  durement 
ébahis,  ce  fut  bien  raison,  et  dirent  qu'ils  ne  pouvaient  croire  que 
gens  d'armes  dussent  faire  ni  consentir  telle  cruauté  que  de 
mettre  à  mort  chevaliers  pris  en  faits  d'armes,  pour  guerres  de 
seigneurs  (2).  » 

«  Qui  merci  prie,  dit  ailleurs  notre  historien,  merci  doit 
avoir  (3).  »  Voilà  de  belles  paroles,  mais  la  médaille  a  son  revers. 
On  a  trop  vanté  l'esprit  chevaleresque  des  Anglais  au  xiv^  siècle  ; 
leur  courtoisie  cachait  une  cupidité  de  marchand.  Le  roi  Jean  fut 
traité  par  le  prince  Noir  avec  tous  les  témoignages  extérieurs  de 
déférence  et  de  considération.  «  Mais  cette  noble  hospitalité, 

(1)  Froissarl,  Chroniques,  liv.  I,  part.  I,ch.  cxxxvm. 
(Il  Id.,  ibid.,  liv.  I,  part.  I,  ch.  clxxxvu. 
(31  Id.,  ibid.,\iy.  I,  part.  I,  ch.  ccxxi. 


DROIT  DE  GUERRE.  567 

Edouard  se  la  faisait  payer;  le  geôlier,  avant  la  rançon,  se  faisait 
compter  la  pistole;  les  dépens  de  garde  du  roi  de  France  se  mon- 
taient à  dix  mille  réaux  par  mois  (1).  »  Le  duc  d'Orléans,  fait  pri- 
sonnier à  Azincourt,  éprouva  pendant  une  captivité  de  trente  ans, 
ce  que  c'était  que  la  générosité  anglaise.  La  garde  de  sa  personne 
coûtait  vingt  sous  par  jour  :  le  prince  était  obligé  de  faire  venir  de 
France  toutes  les  provisions  qui  lui  étaient  nécessaires  pour  vivre 
selon  son  rang.  En  l'année  1430,  il  fut  confié  à  un  chevalier  qui 
en  fit  l'entreprise  au  prix  de  trois  cents  marcs  par  an.  Cette  somme 
parut  bientôt  exorbitante  au  conseil  d'Angleterre;  on  mit  donc 
l'entretien  du  prince  français  en  adjudication  publique  et  au  ra- 
bais. Le  comte  de  Suffolk  offrit  de  s'en  charger  au  plus  bas  prix, 
moyennant  quatorze  sols  et  quatre  deniers  par  jour  (2).  Ainsi  la 
courtoisie  anglaise  consistait  à  mettre  au  rabais  la  nourriture 
d'un  prisonnier,  premier  prince  du  sang  de  la  famille  royale  de 
France  ! 

La  clievalerie  du  continent  n'avait  pas  de  sentiments  plus 
élevés  :  «  Anglais  sont  convoiteux,  dit  Froissart,  aussi  sont  tous 
gens  d'armes  (3).  »  Si  le  vainqueur  consentait  à  laisser  la  vie  au 
vaincu,  c'était  moins  par  humanité  que  pour  en  obtenir  une 
rançon.  Cet  esprit  de  lucre  fait  un  triste  contraste  avec  la  généro- 
sité que  l'on  suppose  aux  chevaliers.  Les  Anglais  et  les  Portugais, 
craignant  que  leurs  prisonniers  ne  se  tournent  contre  eux,  pren- 
nent la  résolution  de  les  tuer  :  «  Si  ordonnèrent  tantôt  un  trop 
pileux  fait;  car  il  fut  commandé  que  quiconque  avait  prisonnier, 
que  tantôt  il  l'occît,  et  que  nul  n'y  fût  excepté,  ni  dissimulé, 
comme  vaillant,  comme  puissant,  comme  noble,  comme  gentil,  ni 
comme  riche  qu'il  fût.  Lh  furent  barons,  chevaliers  et  écuyers  qui 
pris  étaient,  en  dur  parti  :  ni  prière  n'y  valait  rien  qu'ils  ne  fussent 
morts,  lesquels  étaient  épars  en  plusieurs  lieux  çh  et  là  et  tous 
désarmés  et  cuidaient  être  sauvés,  mais  non  furent.  Donc  au  voir 
dire,  ce  fut  grand'pitié,  car  chacun  occiait  le  sien,  et  qui  occire 
ne  le  voulait,  on  lui  occiait  entre  les  mains,  et  disaient  Portinga- 
lais  et  Anglais  qui  donnèrent  ce  conseil  :  Il  vaut  mieux  occire  que 


(1)  Michelel,  Histoire  de  Franco,  livre  VI,  cli.  ni. 

(2)  Champollion,  Notice  historique  sur  Cliarles  d'Orléans,  eo  lêle  du  Recueil  de  ses  poésu^s. 

(3)  Froissart,  Chroniques,  livre  Hl.ch.  xui. 


368  DROIT  DES  GENS. 

être  occis.  Si  nous  ne  les  occions,  ils  se  délivreront,  et  puis  nous 
occiroiit,  car  nul  ne  doit  avoir  fiance  en  son  ennemi.  » 

Quelle  est  la  réflexion  que  cet  affreux  massacre  de  chevaliers 
désarmés  inspire  à  l'historien  de  la  chevalerie?  «  Or,  regardez 
la  grand  mésaventure,  car  ils  occirent  bien  ce  samedi  au  soir  de 
leurs  prisonniers,  dont  ils  eussent  eu  quatre  cent  mille  francs, 
l'un  parmi  l'autre  (1).  »  Ainsi  c'est  une  pensée  de  gain  qui  préoc- 
cupait les  chevaliers  quand  ils  tuaient  froidement  leurs  prison- 
niers! Voilà  la  générosité  chevaleresque  prise  sur  le  fait  :  c'est  du 
calcul.  Qu'on  cesse  donc  de  reprocher  à  la  civilisation  moderne  la 
sécheresse  de  cœur  et  l'esprit  de  lucre.  Aujourd'hui  le  vainqueur 
aurait  honte  de  nourrir  des  sentiments  qui  étaient  ceux  de  la  che- 
valerie! 

Quand  il  y  avait  si  peu  de  vraie  humanité  entre  chevaliers,  peut-on 
s'attendre  ii  des  sentiments  humains  dans  les  relations  de  l'aristo- 
cratie féodale  avec  les  classes  asservies?  Le  Prince  Noir,  chevalier 
courtois,  était  cruel,  féroce  même,  lorsqu'il  avait  affaire  h  de  mal- 
heureux vilains.  Était-il  arrêté  dans  sa  marche  dévastatrice  par  la 
résistance  obstinée  de  quelque  château?  au  lieu  d'admirer  le  cou- 
rage de  ses  adversaires,  il  se  vengeait  d'eux  comme  un  sauvage 
se  venge,  en  les  égorgeant.  Au  sac  de  Limoges,  il  était  déjà  grave- 
ment malade,  et  réduit  à  se  faire  porter  en  litière  ;  ce  qui  ne  l'em- 
pêcha pas  de  faire  massacrer  sous  ses  yeux  les  habitants  désarmés, 
et  jusqu'aux  femmes  et  aux  enfants. 

Au  xiv«  siècle,  l'oppression  de  la  féodalité  excita  les  serfs  à  la 
révolte.  Un  mouvement  démocratique  éclata  en  France  et  en  An- 
gleterre. La  Belgique  avait  pris  l'initiative;  plus  heureux  que  leurs 
voisins,  les  Flamands  jouissaient  de  la  richesse  et  de  la  liberté.  On 
peut  voir  dans  Froissart  les  sentiments  d'envie  que  cette  prospé- 
rité des  vilains  nourrit  dans  la  noblesse  féodale,  et  les  cruautés 
dont  les  chevaliers  français  se  rendirent  coupables  dans  les 
guerres  contre  les  bourgeois  de  Gand  et  de  Bruges.  Froissart  se 
réjouit  de  la  défaite  des  Flamands,  quoiqu'il  fût  leur  compatriote. 
Il  remarque  que  leur  exemple  encourageait  la  révolte  des  serfs 
en  Angleterre  et  en  France  (2).  La  victoire  des  barons  français 


(1)  Fruissar(j  Chroniques^,  livre  111,  ch.  .x.\. 

(2)  1(1.,  ibid  ,  livre  \\,  ch.  cviii. 


i 


DROIT  DE  GUERRE.  36S) 

arrêta  le  mouvement  populaire;  le  chroniqueur  ne  doute  pas  que 
ce  ne  fût  avec  l'aide  de  Dieu.  «  Or,  regardez  la  grande  diablerie 
que  ce  eût  été,  si  le  roi  de  France  eût  été  déconfit  en  Flandre,  et 
la  noble  chevalerie  qui  était  avec  lui  en  ce  voyage.  On  peut  bien 
croire  que  toute  gentillesse  et  noblesse  eût  été  morte  et  perdue  en 
France,  et  autant  bien  es  autres  pays  ;  car  les  vilains  se  rebellaient 
et  menaçaient  jà  les  gentilshommes  et  dames  qui  étaient  demeurés 
derrière  ;  aussi  bien  leur  était  le  diable  entré  en  tête  pour  tout 
occire,  si  Dieu  proprement  n'y  eût  pourvu  de  remède  (1).  » 

Ces  réflexions  de  Froissart  doivent  ouvrir  les  yeux  à  ceux  qui 
conserveraient  encore  quelque  illusion  sur  la  chevalerie.  La  pro- 
tection des  faibles  et  des  opprimés  n'était-elle  pas  le  premier  de- 
voir des  chevaliers?  Mais  voici  que  les  vilains  sont  poussés  h  la 
révolte  par  les  mauvais  traitements  de  leurs  seigneurs  ;  les  barons 
leur  font  une  guerre  cruelle  pour  maintenir  leur  tyrannie,  et  l'his- 
torien de  la  chevalerie  représente  le  triomphe  de  la  force  sur  le 
droit  comme  un  jugement  de  Dieu!  Froissart  se  hâtait  trop  de 
célébrer  les  malheurs  des  serfs  et  des  bourgeois  comme  un  juge- 
ment de  Dieu  ;  les  desseins  de  la  Providence  échappent  à  notre  vue 
bornée;  ce  que  nous  regardons  comme  un  triomphe  est  souvent 
le  premier  pas  vers  le  déclin.  Le  chroniqueur  croyait  la  féodalité  vic- 
torieuse, et  elle  était  mourante;  le  mouvement  démocratique  qu'il 
croyait  comprimé  n'était  qu'arrêté,  et  bientôt  il  va  devenir  irré- 
sistible. 

L'idée  du  droit  ne  pouvait  naître  dans  un  âge  où  régnait  le  pri- 
vilège; et  là  où  il  n'y  a  pas  d'égalité,  il  est  difficile  que  l'humanité 
se  fasse  jour.  Les  guerres  permanentes  étaient  encore  un  obstacle 
à  ce  que  des  affections  plus  douces  se  développassent.  Il  faut  que 
la  société  même  change  pour  que  les  sentiments  des  hommes  se 
modifient,  mais  la  société  ne  peut  se  transformer  que  par  faction 
des  individus.  On  dirait  un  cercle  vicieux.  Cependant  la  transfor- 
mation s'accomplit.  Il  n'y  avait  que  la  classe  dominante  au  moyen  âge 
qui  fût  vouée  à  la  guerre  ;  les  vilains  et  les  bourgeois  ne  pouvaient 
partager  des  passions  dont  ils  étaient  les  victimes.  C'est  l'avéne- 
ment  des  classes  inférieures  qui  changea  fétat  social,  qui  donna 
une  autre  direction  aux  besoins  et  aux  goûts  des  hommes.  De 

1,1)  Froissart,  Chroniques,  livre  11, ch.  clxxwh. 


370  DROIT  DES  GENS. 

guerrière  qu'elle  était,  la  société  va  devenir  pacitîque,  et  l'huma- 
nité prendra  la  place  de  la  barbarie.  Cette  révolution  se  préparait 
déjà  au  moyen  âge. 


<i  2.  Charles  d'Orléans.  —  Gerson.  —  La  paix. 

Le  xiv"^  siècle  est  une  époque  de  sang  et  de  roines  :  «  Par  toutes 
terres,  dit  Froissart,  était  en  ce  temps  le  monde  en  tribulation  et 
en  guerre  (i).  »  Dans  leur  longue  lutte  avec  la  France,  les  Anglais 
se  montrèrent  pillards  insatiables;  les  excès  auxquels  ils  se  livrè- 
rent engendrèrent  cette  haine  profonde  du  peuple  français  pour  le 
nom  anglais,  qui  a  survécu  à  toutes  les  révolutions.  Auxiv^  siècle, 
la  haine  des  malheureux  habitants,  foulés  par  leurs  avides  vain- 
queurs, n'était  que  trop  légitime.  Ils  exhalèrent  leur  désespoir 
dans  des  imprécations  : 

Ils  n'out  laissé  port,  ne  vue, 
Ne  guerne,  ne  guernellier 
Tout  entour  notre  cartier. 
Dieu  s'y  met,  mal  leur  en  joue. 

Abandonné,  trahi  par  ses  princes,  le  peuple  invoqua  Dieu  et  la 
sainte  Vierge  contre  ses  impitoyables  ennemis  : 

Nous  prierons  Dieu  de  bon  cœur  fin 
Et  la  douce  vierge  Marie, 
Qu'el  doint  aux  Angloys  maie  fin , 
Dieu  le  père  si  les  maudie  (2). 

Les  princes,  à  leur  tour,  subissaient  parfois  les  malheurs  de  la 
guerre.  Charles  d'Orléans,  fait  prisonnier  à  Azincourt,  resta  trente 
ans  dans  les  fers.  Ses  malheurs  le  rendirent  sensible  aux  malheurs 
de  sa  patrie  :  «  Jadis  on  la  nommait  en  tous  pays  le  trésor  de 
noblesse  ;  les  étrangers  y  venaient  pour  trouver  des  modèles  de 


(i)  Froissart,  Chroniques,  livre  II,  ch.  ccsw. 

(2)  Lerotfxde  Lîney,  Chants  historiques  français,  T.  I, p.  ceci,  s 


DROIT  DE  GUERRE.  571 

toutes  les  vertus  chevaleresques,  et  maintenant  elle  est  accablée 
de  maux.  »  Le  poète  demande  quelle  est  la  cause  de  ces  maux?  Il 
répond  que  ce  sont  les  vices  des  hommes  (i).  La  guerre  est  à  ses 
yeux  un  châtiment  divin. 

Dieu  a  voulu  chrétienté  punir, 

Qui  a  laissé  de  bien  vivre  la  voie  (2). 

Que  la  France  se  corrige,  et  Dieu  viendra  à  son  aide,  et  lui 
rendra  la  paix  (3).  La  paix,  tel  est  le  vœu  le  plus  ardent  du  pauvre 
prisonnier.  Il  dit  que 

Tout  chrétien  qui  est  loyal  et  bon 
Du  bien  de  paix  se 'doit  fort  réjouir, 
Vu  les  grands  maux  et  la  destruction 
Que  guerre  fait  par  tout 'pays  courir  (4). 

Chacun  doit  l'aimer,  car  elle  est  une  source  de  biens  pour  tous 
les  hommes,  tandis  que  la 

Guerre  ne  sert  que  de  tourment. 
Je  la  hais,  pour  dire  le  voir, 
Banuie  serait  pleinement 
S'il  en  était  à  mon  vouloir  (5). 

Ch.  d'Orléans  a  écrit  une  ballade  sur  la  paix.  Il  invoque  d'abord 
la  sainte  Vierge  : 

Priez  pour  paix,  douce  Vierge  Marie, 
Reine  des  cieux  et  du  monde  maîtresse, 
Faites  prier  par  votre  courtoisie 
Saints  et  saintes,  et  prenez  votre  adresse 
Vers  votre  fils,  requérant  sa  hautesse, 


(l)  cit.  tr Orléans,  Poésies,  1842,  p.  171. 
(-2)  Jhid.,  Ballade  cxiv,  p.  180. 

(3)  Ibid.,  Complainte  de  France,  p.  174. 

(4)  Ibid.,  Ballade  cxiv,  p.  180. 

(5)  /fcu/.j  Ballade  cxvi,  p.  183. 


372  DROIT  DES  GENS. 

Qu'il  lui  plaise  son  peuple  regarder 
Que  de  son  sang  il  a  voulu  racheter. 
En  déboutant  guerre  qui  tout  dévoyé. 
De  prières  ne  vous  veuillez  lasser  : 
Priez  pour  paix,  le  vrai  trésor  de  joye. 

Les  prélats,  dit  le  poète,  doivent  prier  pour  la  paix,  car  par  la 
guerre  l'étude  cesse  et  les  moutiers  sont  détruits.  Les  rois,  les 
princes,  les  ducs  et  les  comtes  doivent  prier  pour  la  paix, 

Car  méchants  gens  surmontent  gentillesse 
En  leurs  mains  ont  toute  votre  richesse. 

Le  peuple  doit  prier  pour  la  paix,  car  ses  seigneurs  ne  peuvent, 
pendant  la  guerre,  l'aider  en  sa  grande  détresse  (1).  Que  cet  amour 
de  la  paix  ne  soit  pas  tout  à  fait  désintéressé,  qu'il  se  confonde 
dans  la  pensée  de  Cli.  d'Orléans  avec  sa  propre  délivrance,  lui- 
même  ne  s'en  cache  pas,  il  exprime  en  beaux  vers  les  regrets  que 
lui  inspirait  le  souvenir  de  la  France. Telle  est  la  loi  de  l'humanité; 
ce  n'est  pas  seulement  le  poète  prisonnier,  c'est  tout  le  genre 
humain  qui  a  dû  éprouver  les  maux  infinis  de  la  guerre,  avant  de 
faire  des  vœux  et  des  efforts  pour  la  conservation  de  la  paix. 

Après  les  guerres  des  Anglais,  le  désir  de  la  paixdevint  général  en 
France,  on  le  trouve  exprimé  dans  des  chants  populaires  (2). 

Dieu  veuille  mettre  bonne  paix 

Par  toute  la  chrétienté! 

Mais  que  ce  soit  à  tout  jamais  ; 

Si  vivions  tous  en  loyauté, 

Si  chrétienté  fût  unie, 

Nous  menassions  joyeuse  vie 

Et  mettrions  tristesse  en  prison. 

Ceux  par  qui  c'est,  Dieu  les  maudie 

Et  aussi  la  Vierge  Marie, 

Sans  avoir  jamais  guérisou. 

Un  théologien,  s'inspirant  de  ces  sentiments,  prêcha  la  paix  en. 


(1)  C'/t.  d'Orléans,  Ballade  sur  la  paix,  p.  176. 

(2)  Leroux  de  Lirwy,  Chants  historiques,  T.  I,  p.  379. 


l 


DROIT  DE  GUERRE.  375 

présence  du  roi  et  des  grands,  et  en  fit  un  devoir  pour  les  princes  : 
«Leroi,ditGfr<ço?i,  ne  peut  rien  faire  de  plus  agréable  à  Dieu  que  de 
conclure  la  paix  :  c'est  par  là  qu'il  montrera  qu'il  est  un  vrai  disciple 
de  Jésus-Christ,  car  c'est  la  paix  qui  fait  les  enfants  de  Dieu.  Heu- 
reux les  pacifiques,  dit  le  Christ,  ils  seront  appelés  les  fils  de  Dieu  ! 
Les  princes  chrétiens  s'obligent  par  serment  ii  défendre  la  chré- 
tienté. Cependant  par  leurs  guerres  continuelles  ils  la  déchirent  : 
n'est-ce  pas  comme  si  une  main  coupait  l'autre,  comme  si  un  œil 
arrachait  l'autre?  En  vain,  pour  justifier  les  guerres,  invoque-t-on 
l'Écriture  sainte  :  c'est  Dieu  lui-même  qui  ordonnait  les  gueri'es 
du  peuple  élu  contre  les  infidèles,  mais  dans  le  sein  d'Israël  il  veut 
la  charité  et  la  paix.  »Au  xv^  siècle,  le  droit  des  nations  s'éveillait, 
et  les  guerres  avec  l'Angleterre  donnèrent  une  force  immense  à 
ce  sentiment  :  la  guerre  est  légitime,  disait-on,  car  le  roi  soutient 
son  bon  droit.  Il  n'y  avait  rien  à  répondre  au  point  de  vue  poli- 
tique. Gerson  fait  appel  au  spiritualisme  chrétien  :  «  Les  Anglais 
aussi,  dit-il,  prétendent  que  le  droit  est  de  leur  côté  :  si  chacun 
s'obstine  dans  ces  prétentions,  la  guerre  ne  sera-t-elle  pas  éter- 
nelle? Ne  vaudrait-il  pas  mieux  céder  une  partie  du  territoire, 
pour  donner  à  la  nation  le  bienfait  inappréciable  de  la  paix.  »  La 
guerre  avait  aussi  des  partisans  comme  telle  :  c'est  contre  ces 
hommes  farouches  que  Gerson  tonne  du  haut  de  la  chaire  chré- 
tienne :  «  Ils  aiment  la  guerre,  s'écrie-t-il,  comme  les  corbeaux 
aiment  les  cadavres,  comme  les  médecins  aiment  la  peste,  et  les 
avocats  la  discorde  (1).  »  La  féodalité  se  plaisait  aux  luttes  guer- 
rières, comme  l'artiste  à  son  art;  mais  elle  dut  céder  devant  la 
réprobation  générale  qui  s'éleva,  au  xiv*'  siècle,  contre  les  maux 
(le  la  guerre.  Ce  n'est  pas  à  dire  que  la  paix  prenne  la  place  des 
hostilités  permanentes  qui  divisaient  les  barons  féodaux. 

Le  long  duel  de  la  France  et  de  l'Angleterre  inaugura  les  guerres 
nationales.  Toutefois  l'idée  de  paix  entra  dans  la  conscience 
comme  un  devoir,  tandis  que  la  guerre  était  réprouvée  comme 
contraire  à  la  charité  chrétienne.  Le  traité  de  Bréquigny  de  1360 
est  empreint  de  ces  sentiments  nouveaux.  Il  dit  que  la  guerre 
des  deux  maisons  royales  a  porté  grands  dommages  à  leurs 


(1)  Ccrson,  Sermo  de  Spinlu  Sancto.  (Op.,  T.  IH,  p.  12351260.) 

24 


574  DROIT  DES  GENS. 

royaumes  et  à  toute  la  chrétienté;  car  par  lesdites  guerres  sont 
maiutefois  avenues  batailles  mortelles,  occisions  de  gens,  pille- 
ments  et  destruction  de  peuples,  périls  d'àmes,  défloration  de 
vierges,  déslionnêtements  de  femmes  mariées  et  veuves,  et  arsurea 
de  villes,  d'abbayes,  de  manoirs  et  édifices,  roberies  et  oppres- 
sions; justice  en  est  faiblie  et  la  foi  chrétienne  refroidie  et  mar- 
chandise périe  ;  et  tant  d'autres  maléfices  et  horribles  faits  s'en 
sont  ensuivis,  qu'ils  ne  pourraient  être  dits,  nombres,  ni  écrits  (1).» 
Il  y  a  toute  une  révolution  dans  ces  paroles  dites  par  un  roi.  Qu'on 
les  compare  avec  les  chants  guerriers  de  Bertrand  de  Born  et 
même  avec  la  passion  guerrière  que  respirent  les  récits  de  Frois- 
sart  :  la  chevalerie  célébrait  comme  exploits,  que  dis-je?  comme 
vertus,  «  les  occisions  et  pillements,  les  arsures  et  roberies.  )> 
Et  voilà  que  les  chefs  de  l'aristocratie  féodale  réprouvent  ce  qui 
faisait  son  unique  occupation,  et  cela  parce  que  «justice  est  faiblie, 
et  marchandise  périe.  »  Sous  le  régime  féodal,  la  justice  résidait 
dans  les  armes,  et  les  marchands  n'étaient  bons  qu'à  être  pillés 
par  «  les  chevaliers  robeurs.  »D'où  viennent  donc  ces  sentiments 
qui  détruisent  tout  fédifice  de  la  féodalité?  Écoutons  encore  les 
traités  de  Bréquigny  :  «  Savoir  faisons  que  nous,  considérant  que 
les  princes  chrétiens  qui  veulent  gouverner  le  peuple  qui  leur  est 
sujet  doivent  fuir  guerre  et  dissensions,  dont  Dieu  est  offendu,et 
aimer,  pour  eux  et  leurs  sujets,  paix  et  concorde,  par  laquelle  les 
sujets  sont  gouvernés  en  tranquillité  (2).  »  La  paix  est  donc  un 
devoir  pour  les  rois,  parce  que  c'est  le  seul  moyen  de  garantir  la 
justice,  et  les  intérêts  des  peuples.  A  partir  de  la  fin  du  xiv"^  siècle, 
ces  sentiments  deviennent  presque  de  style  dans  les  conventions 
internationales,  preuve  qu'ils  sont  entrés  dans  la  conscience  géné- 
rale. 

Nous  lisons  dans  le  traité  d'Arras  de  1435,  entre  le  roi 
Charles  VII  et  le  duc  Philippe  de  Bourgogne  :  «  Le  très  glorieux 
roi  des  rois.  Dieu  notre  créateur,  nous  enseigne  et  donne  exemple 
par  soi-même,  à  quérir,  comme  vrai  pasteur,  le  salut  et  le  repos 
de  notre  peuple,  et  le  préserver  des  très  grands  et  innumérables 
maux  et  dommages  de  guerre.  Laquelle  chez  nous  avons  toujours 


(1)  Froissarl,  Chroniques,  livre  1,  partie  II,  ch.  cxxxiv. 

(2)  lit,  ihid.,  ch.  cxxxii. 


DROIT  DE  GUERRE.  37î> 

désirée  de  tout  notre  cœur,  connaissant  que  par  le  bien  de  paix 
est  élevée  et  exercée  justice  par  laquelle  les  rois  régnent  (1).  » 

A  mesure  que  nous  avançons  dans  le  w^  siècle,  l'idée  de  paix 
domine  de  plus  en  plus;  on  la  rapporte  toujours  à  Dieu,  comme 
un  devoir  chrétien,  mais  c'est  surtout  pour  sauvegarder  les  biens 
de  ce  monde  qu'on  la  célèbre,  et  ce  sont  réellement  les  besoins 
nés  du  commerce  et  de  l'industrie  qui  ont  fait  désirer  la  paix  aux 
hommes,  bien  plus  que  le  christianisme.  La  religion  avait  plus  de 
puissance  au  xw  siècle  qu'au  xv^';  cependant  sous  le  régime  féodal, 
tout  respire  la  guerre,  tandis  que,  h  la  fin  du  moyen  âge,  tous  les 
vœux  sont  pour  la  paix.  Louis  XI,  prince  superstitieux  tout  en- 
semble et  politique,  nous  dira  quels  étaient  les  sentiments  de  l'ère 
nouvelle  dans  laquelle  l'humanité  allait  entrer.  «  Considérant 
qu'à  l'honneur  et  louange  des  princes  chrétiei\s  rien  n'est  plus 
convenable  que  de  désirer  et  aimer  la  paix,  de  laquelle  le  bien 
et  le  fruit  es  choses  terriennes  et  mortelles  est  si  grand  que  plus 
ne  pourrait;  nous,  désirant  envers  Dieu,  notre  créateur,  nous  mon- 
trer, par  effet,  vertueux,  obéissant  en  toutes  nos  opérations,  afin 
que  l'Église,  en  vaquant  au  service  divin,  puisse  prendre  vigueur 
et  demeurer  en  vraie  et  sûre  franchise,  que  les  nobles  et  autres 
hommes  abondent  en  repos  et  tranquillité  sans  servitude  d'armes;  et 
quel'entretènement  de  nos  pays  et  seigneuries,  tantaufaitdela  mar- 
chandise qu'autrement,  puisse  être  maintenu,  et  l'état  d'un  chacun 
demeurer  en  son  entier,  et  conséquemment  le  pauvre  menu  peuple, 
ensemble  tous  nos  sujets  puissent  labourer  et  vaquer,  chacun  en 
droit  soi,  à  leurs  besognes,  industries  et  artifices,  sans  quelconque 
violence  et  oppression,  et  le  temps  ii  venir,  moyennant  la  grâce 
de  Dieu,  entre  eux  vraie  et  perpétuelle  paix  et  justice  nécessaire  h 
toute  ia  terre  chrétienne,  garder,  entretenir  et  observer,  et  en  icelle 
vivre  et  mourir  inviolablement.»  Suivent  les  dispositions  du  traité; 
puis  les  princes  reviennent  à  des  considérations  religieuses  : 
«  Pour  considération  des  choses  dessus  dites  et  singulièrement  en 
l'honneur  de  Dieu,  notre  créateur,  auteur  et  seigneur  de  paix,  et 
pour  envers  lui  nous  humilier  afin  de  finir  et  éviter  plus  grande 
effusion  de  sang  humain,  et  que  par  les  inconvénients  procé- 


(l)  Mémoires  d'Olivier  de  la  Murcke,.\i\TQ  I,  ch.  m. 


576  DROIT  DES  GENS, 

daiils  de  la  guerre  ne  soyons  abdiqués  et  ôtés  de  la  maison  de 
Dieu  le  Père,  exhérédés  de  la  maison  du  Fils,  et  perpétuellement 
aliénés  de  la  grâce  du  benoît  Saint-Esprit  (1)...  » 

C'est  en  subissant  tous  les  maux  d'une  guerre  cruelle,  que  les 
hommes  se  rappelèrent  qu'ils  adoraient  un  Dieu  de  paix.  Ces  sen- 
timents firent  aussi  naître  la  pitié  et  la  commisération  pour  les 
vaincus.  La  véritable  humanité  était  inconnue  au  moyen  âge,  et 
elle  est  également  inconnue  au  chroniqueur  qui  a  décrit,  avec 
amour,  les  hauts  faits  des  chevaliers  du  xiv  et  du  xv''  siècle. 
Commines  n'a  pas  pour  les  horreurs  des  guerres  dont  il  fut 
témoin  l'indignation  qu'elles  soulèvent  chez  les  historiens  mo- 
dernes ;  son  indulgence  ne  le  quitte  pas  au  milieu  des  excès  des 
hommes  d'armes,  mais  du  moins  il  les  blâme.  Il  assista  à  la  des- 
truction de  Dinant  :  «  Ladite  ville  fut  prise  et  rasée,  et  les  prison- 
niers, jusques  à  huit  cents,  noyés  devant  Bouvines,  â  la  grande 
requête  dudit  Bouvines.  Je  ne  sais  si  Dieu  l'avait  ainsi  permis, 
pour  leur  grande  mauvaiseté,  mais  la  vengeance  fut  cruelle  sur 
eux.  »  Dans  cette  même  guerre,  Charles  le  Téméraire  mit  en 
délibération  s'il  ferait  mourir  les  trois  cents  otages  que  les  Lié- 
geois lui  avaient  donnés  :  «  Aucuns  opinèrent  qu'il  les  fît  mourir 
tous,  et,  par  espécial,  le  seigneur  de  Contay  tint  seul  cette  opinion, 
et  jamais  ne  l'ouïs  parler  si  mal  ni  si  cruellement  que  cette  fois.» 
Commines  l'excuse,  en  remarquant  que  nous  sommes  tous  hommes 
et  faillibles,  et  «  qui  voudrait  chercher  tels  que  jamais  ne  faillis- 
sent à  parler  sagement,  ni  que  jamais  ne  s'émussent  une  fois  plus 
que  l'autre,  il  faudrait  les  chercher  au  ciel,  car  on  ne  les  trouve- 
rait pas  entre  les  hommes;  »  mais,  fidèle  â  son  idée  d'une  justice 
divine,  notre  historien  représente  la  mort  du  conseiller  de  Charles  le 
Téméraire  comme  une  punition  de  sa  cruauté  :  «  Il  me  semble  bon  de 
dire  qu'après  que  ledit  seigneur  de  Contay  eut  donné  cette  cruelle 
sentence  contre  ces  pauvres  otages,  un  étant  en  ce  conseil  me 
dit  à  l'oreille  :  Voyez-vous  bien  cet  homme,  combien  qu'il  soit 
bien  vieil,  si  est-il  de  sa  personne  bien  sain  ;  mais  j'oserais  bien 
mettre  grand'chose,  qu'il  ne  sera  point  vif  d'hui  en  un  an;  et  le 
dis  pour  cette  terrible  opinion  qu'il  a  dite.  »  Et  ainsi  en  advint. 


(l)  Mémoires  d.'Olivier  de  la  Marche^  livre  H,  ch.  vu. 


DROIT  DE  GUERRE.  d77 

car  il  ne  vécut  guère.  »  Commines  oppose  au  conseil  du  seigneur 
de  Contay  l'avis  humain  du  seigneur  d'Aymbercourl,  lequel  dit  : 
«  que  son  opinion  était  pour  mettre  Dieu  de  sa  part  de  tous 
points,  et  pour  donner  h  connaître  ii  tout  le  monde  qu'il  n'était  ni 
cruel  ni  vindicatif,  que  le  duc  délivrât  les  trois  cents  otages.  » 
Aymbercourt  ayant  réussi,  contre  toute  attente,  dans  une  négo- 
ciation avec  les  Liégeois,  l'historien  dit,  «  qu'au  jugement  des 
hommes,  il  reçut  tous  les  honneurs,  pour  la  bonté  dont  avait  usé 
envers  lesdits  otages  (1).  » 

Froissart  et  Commines  ont  vécu  dans  le  même  siècle,  et  l'on 
dirait  qu'un  abîme  les  sépare.  Il  y  a  réellement  un  abîme  entre 
eux.  Le  chroniqueur  est  l'homme  du  moyen  âge,  grand  admirateur 
des  beaux  coups  d'épée,  mais  peu  sensible  aux  maux  de  la  guerre, 
à  moins  qu'ils  ne  frappent  les  gens  d'Église.  Commines  est  un 
historien  politique,  c'est  l'homme  des  temps  modernes  ;  il  n'aime 
pas  la  guerre,  il  réprouve  la  cruauté  et  bénit  la  clémence,  en  mon- 
trant que  la  main  de  Dieu  s'appesantit  sur  les  hommes  cruels, 
tandis  qu'il  est  miséricordieux  pour  ceux  qui  sont  doux  et  clé- 
ments. On  pourrait  lui  reprocher  trop  d'indulgence,  mais  lors 
même  qu'il  excuse  les  hommes  qui  font  le  mal,  il  condamne  le 
mal.  Encore  ne  cherche-t-il  pas  toujours  des  excuses  :  il  n'hésite 
pas  à  flétrir  l'orgueil  et  la  colère  qui  transportèrent  Charles  le 
Téméraire,  au  point  qu'il  ressemblait  à  un  fou  furieux  :  «  Sur  ce 
courroux  se  mit  aux  champs  ledit  duc,  et  commença  exploit  de 
guerre  ord  et  mauvais,  dont  il  n'avait  jamais  usé,  c'était  de  mettre 
le  feu  partout  où  il  arrivait.  »  Bientôt  il  se  vengea  de  ses  mécomptes 
sur  les  prisonniers  :  «  Ceux  qui  furent  pris  vifs  furent  pendus, 
sauf  aucuns  que  les  gens  d'armes  laissèrent  courir  par  pitié.  Un 
nombre  assez  grand  eurent  les  poings  coupés.  Il  me  déplaît  à 
dire  cette  cruauté,  mais  j'étais  sur  le  lieu  et  en  faut  dire  quelque 
chose  (2).  » 

L'humanité  s'éveillait  dans  les  esprits  d'élite,  mais  les  mœurs 
étaient  encore  barbares.  Commines  est  plutôt  l'homme  de  l'avenir 
que  du  présent.  C'est  dans  Froissart  qu'il  faut  chercher  le  tableau 
des  mœurs  prises  sur  le  fait;  barbares  au  commencement  du 


(i)  Mémoires  de  Commines,  livre  HI,  ch.  ix. 
(2)  Id.,  ihid.,  livre  U,  ch.  ii  et  m. 


578  DROIT  DES  GENS. 

xv  siècle,  même  dans  les  classes  supérieures,  comment  se 
seraient-elles  subitement  humanisées  h  la  fin  de  ce  même  siècle? 
C'est  à  ce  point  de  vue  qu'il  faut  se  placer,  pour  apprécier  avec 
équité  le  droit  de  guerre  au  début  de  l'ère  moderne. 


SECTIOA  II.   —  LE  DROIT  DE  GUERRE  AL'   XM^  SIÈCLE. 
§  1.  Les  faits. 

N''  1.  Barbarie. 

I 

Un  de  nos  meilleurs  historiens  dit,  en  parlant  des  guerres  du 
XYi*^  siècle  :  «  On  est  naturellement  porté  à  penser  que  les  progrès 
de  la  civilisation  devaient  avoir  adouci  les  mœurs,  et  que  les 
peuples  devaient  être  exposés  à  moins  de  souffrances  au  xvi"  siècle 
qu'au  xr'  ou  au  xn*';  un  examen  attentif  amène  à  croire  le  contraire. 
L'histoire  des  siècles  vraiment  barbares  ne  présente  pas  d'atrocités 
semblables  à  celles  des  châtiments  de  la  Guyenne,  sous  Henri  II. 
Alors  les  États  étaient  bien  plus  petits;  les  oppresseurs,  bien  plus 
rapprochés  des  opprimés,  les  connaissaient  mieux,  et  éprouvaient 
pour  eux  plus  de  sympathies  ;  d'ailleurs  ils  voyaient  plus  claire- 
ment qu'en  détruisant  leurs  sujets,  ils  se  ruinaient  eux-mêmes,  et 
ils  étaient  trop  faibles  et  trop  pauvres  pour  supporter  de  si  grandes 
pertes  (1).  »  Nous  ne  relèverons  pas  toutes  les  illusions  qui  font, 
de  cette  comparaison  entre  le  moyen  âge  et  le  xyi""  siècle,  précisé- 
ment le  contre-pied  de  la  réalité.  Les  faits  parlent  assez  haut.  Si 
l'Europe  fut  morcelée,  au  moyen  âge,  en  une  infinité  de  petits  États, 
tout  ce  qui  en  résulte  pour  les  maux  de  la  guerre,  c'est  qu'ils 
furent  étendus  à  l'infini,  puisque  les  hostilités  étaient  permanentes 

(1)  Sismondi,  Précis  do  riiistoire  des  Français,  ch.  XII,  sect.  m. 


DROIT  DE  GUERRE.  579 

sur  tous  les  points  du  territoire.  Si  les  guerres  furent  cruelles  au 
xvi«  siècle,  c'est  que  les  mœurs  étaient  cruelles.  Et  qui  avait 
produit  les  mœurs  du  xvi''  siècle?  N'étaient-elles  pas  le  fruit  du 
moyen  âge  que  l'on  prétend  plus  favorable  à  l'humanité  que  l'ère 
moderne?  S'il  y  a  un  coupable,  c'est  la  féodalité,  ce  n'est  pas  le 
xvi*"  siècle.  On  pourrait  accuser  à  bon  droit  la  civilisation,  si  le 
xvi«  siècle  avait  trouvé  l'Europe  civilisée  ;  mais  les  mœurs  étaient 
barbares,  partant  le  droit  de  guerre  devait  l'être  aussi.  Les  témoi- 
gnages de  la  barbarie  générale,  h  la  fin  du  moyen  âge,  abondent; 
nous  n'en  citerons  qu'un  seul,  la  justice. 

La  justice  est  une  espèce  de  guerre,  et  la  guerre  une  espèce  de 
justice.  L'une  et  l'autre  débutent  par  la  barbarie  et  la  cruauté; 
l'humanité  n'y  pénètre  qu'à  la  longue.  Au  xiv^  siècle,  les  ordon- 
nances renchérissent  les  unes  sur  les  autres  en  peines  atroces  : 
les  faux  monnayeurs  sont  bouillis  vivants  :  les  femmes  non  ma- 
riées qui  cèlent  leur  grossesse,  sont  présumées  coupables  d'infan- 
ticide, et  le  juge  a  le  pouvoir  arbitraire,  en  les  punissant  de  mort, 
d'ordonner  telle  aggravation  de  supplice  qu'il  juge  convenable. 
Pour  les  crimes  politiques,  il  n'y  avait  aucune  limite  aux  supplices. 
La  Guienne  se  révolta  sous  Henri  II;  les  prisonniers  furent  exé- 
cutés en  masse,  il  y  en  eut  de  brûlés,  de  rompus  vifs,  de  pendus 
aux  battants  des  cloches  qu'ils  avaient  sonnées;  les  juges  et  les 
bourreaux  rivalisaient  d'inventions  pour  prolonger  les  douleurs 
et  l'agonie.  Rendra -t-on  la  civilisation  responsable  de  ces 
horreurs?  Sismondi  l'a  fait  (1),  sans  réfléchir  qu'il  calomniait  la 
civilisation  au  profit  de  la  barbarie.  Qu'on  se  rappelle  les  procé- 
dures horribles  contre  les  hérétiques  et  les  sorcières,  les  guerres 
de  destruction  contre  les  sectes,  et  l'on  ne  sera  plus  tenté  de  re- 
gretter le  moyen  âge.  Non,  la  barbarie  du  xvi^  siècle  est  un  legs 
des  temps  féodaux.  Voilà  pourquoi  on  trouve  partout  la  même 
cruauté  dans  la  distribution  de  la  justice.  En  Allemagne,  les  femmes 
étaient  enterrées  vives,  après  qu'on  leur  avait  coupé  les  seins;  les 
hommes,  déchirés  avec  des  pinces  ardentes,  ou  honteusement 
mutilés,  périssaient  dans  de  longues  tortures.  Dans  un  petit  pays 
qui  ne  comptait  pas  plus  de  100,000  habitants,  il  y  eut,  dans  un 


(I)  Sismondi,  Histoire  des  Français,  T.  XI,  p.  87. 


580  DROIT  DES  GENS. 

espace  de  vingt-huit  ans,  1,441  personnes  torturées,  474  mises  à 
mort,  sans  compter  les  innombrables  mutilations.  Un  petit  duc  fit 
brûler  tant  de  sorcières,  que  la  masse  des  pieux  ressemblait  à  une 
(brêt.  Les  justes  prenaient  plaisir  aux  tourments  commet  l'exercice 
(l'un  art;  on  lit  dans  les  actes  judiciaires  d'horribles  plaisanteries 
sur  les  malheureux  que  l'on  tuait  dans  de  lents  supplices  (1)  ! 

La  civilisation  moderne  a  fait  disparaître  la  cruauté  du  sanctuaire 
delà  justice  :  ce  n'est  donc  pas  la  civilisation  qui  est  coupable. 
Si  nous  recherchons  les  causes  de  la  barbarie  générale  qui  régnait 
au  xvi«  siècle,  nous  trouverons  que  la  religion,  qui  passe  pour 
l'élément  principal  delà  civilisation  européenne,  donnait  des  le- 
çons journalières  de  cruauté.  Hâtons-nous  d'ajouter  que  c'est  la 
religion  telle  que  le  génie  farouche  des  théologiens  la  comprenait. 
L'affreuse  conception  de  l'enfer  ne  faisait-elle  pas  d'un  Dieu  de 
charité  un  bourreau?  Les  réformateurs  renchérirent  encore  sur 
le  catholicisme.  Les  catholiques,  tout  avides  de  supplices  qu'ils 
étaient,  avaient  du  moins  un  purgatoire,  où  le  bourreau  par- 
donnait; le  Dieu  des  prolestants  ne  connaît  que  des  tortures 
éternelles.  Singulière  contradiction  de  l'esprit  humain!  Il  est  in- 
capable de  concevoir  l'éternité,  et  il  veut  qu'il  y  ait  des  peines 
éternelles! 

Comment  les  mœurs  se  seraient-elles  humanisées,  quand  les 
croyances  étaient  barbares?  Et  tant  que  les  mœurs  étaient  bar- 
bares, les  guerres  devaient  l'être,  car  même  au  milieu  de  notre 
civilisation  qui  se  distingue  par  son  humanité,  la  vue  continuelle 
du  sang  finit  par  émousser  la  compassion.  Nous  avons  dit  que  la 
royauté  contribua  à  répandre  le  machiavélisme  dans  la  diplo- 
matie; l'orgueil  royal  rendit  aussi  les  guerres  plus  cruelles. 
Louis  XII  enleva  d'assaut  la  forte  place  de  Peschiera;  la  garnison 
fut  «mise  à  l'épée,  »  et  le  gouverneur,  noble  Vénitien,  fut  pendu 
aux  créneaux  avec  son  fils,  pour  avoir  fait  «  une  vilaine  réponse  » 
h  la  proposition  qu'on  lui  fit  de  se  rendre.  C'est  le  roi  seul  qui  était 
coupable  de  celte  exécution,  car  les  gentilshommes  qui  l'entou- 
raient sollicitèrent  la  grâce  des  prisonniers  ;  le  biographe  du  che- 
valier Bayard  dit  que  la  cruauté  de  Louis  XII  étonna  et  alfligea 


(i)  A.  Menzcl,  fipschichte  der  Deulscheii,  T.  V,  p.  127,  ss. 


DROIT  DE  GUERRE.  381 

l'armée.  Cependant  le  roi  de  France  avait  une  réputation  de  bonté 
et  de  douceur  :  pourquoi  donc  se  montrait-il  plus  cruel  que  les 
soldats?  «  11  y  avait  un  orgueil  insensé  au  fond  de  sa  colère,  ré- 
pond un  historien  français  :  c'était  un  crime  que  de  résister  en 
face  Ji  un  grand  roi  (4).  »  Les  armées  finirent  par  partager  les 
préjugés  de  leurs  chefs;  dans  l'expédition  italienne  de  François  I", 
le  maréchal  de  Montmorency  ayant  emporté  une  tour  qui  proté- 
geait un  pont  du  ïessin,  fit  pendre  les  prisonniers,  parce  qu'ils 
avaient  osé  défendre  «  un  pareil  poulailler  contre  une  armée  fran- 
çaise. »  Cette  barbarie  passa  en  droit,  parce  qu'elle  se  pratiquait 
habituellement.  De  Thou,  en  parlant  du  sac  de  Bovines,  ajoute 
«  qu'une  partie  des  habitants  ayant  élé  pris  par  le  duc  de  Nevers, 
furent  pendus,  suivant  les  lois  de  la  <juevre,  pour  avoir  voulu  témé- 
rairement essuyer  le  feu  du  canon  (2).  »  C'est  le  droit  de  guerre  de 
l'Orient  :  le  despote  étant  l'image  de  Dieu,  ceux  qui  osent  lui  ré- 
sister sont  des  criminels,  et  méritent  la  mort.  II  y  avait  encore  un 
calculdans  cette  cruauté;  les  rois  voulaient  frapper  les  populations 
de  terreur  et  faciliter  la  conquête.  Calcul  impolilique,  s'il  en  fut 
jamais.  La  crainte  d'une  mort  ignominieuse  ouvrit  aux  Français 
les  portes  de  quelques  forteresses,  mais  plus  tard  elle  leur  fit 
perdre  l'Italie,  car  la  haine  fut  plus  profonde  que  la  terreur  (3)  ! 

Il  y  a  une  autre  cause  de  la  barbarie  des  guerres  qui  date 
du  moyen  âge.  Les  hostilités  sous  le  régime  féodal  étaient  uni- 
verselles, en  ce  sens  que  tout  habitant  était  ennemi,  et  traité 
comme  tel  ;  nous  devrions  dire  que  la  nature  elle-même  était  con-^ 
sidérée  comme  ennemie.  I!  en  était  encore  de  même  au  xvi"  siècle. 
On  lit  dans  les  déclarations  de  guerre  de  François  T'  contre 
Charles-Quint  :  «  Savoir  faisons  que  nous  avons  déclaré  ledit  em- 
pereur, ses  adhérents  et  tenants  son  parti,  ensemble  les  sujets  de 
ses  pays  patrimoniaux,  ennemis  de  nous  et  de  nos  royaumes,  sei- 
gneuries et  sujets;  et  en  ce  faisant,  permettons  et  donnons  congé 
h  tous  nos  sujets  d'user  d'armes  contre  les  dessus  dits  en  guerre, 
par  mer  et  par  terre  (4).  »  Ainsi  les  sujets  des  parties  belligérantes 

(1)  Martin,  Histoire  de  France,  T.  VU,  p.  376. 

(2)  De  Thou,  Histoire  universelle,  livre  XHI. 

(3)  /oijms,  H ist or.,  lib.  11  (T.  I,  p.  30)  :  .Cujus  inhumani  facinorisfamapervagala  totam  Italiam 
ncuti  maximo  terrore  omnibus  fuit,  ila  Ciallorura  genti  iocredibile  odium  excitaTit.  • 

(4)  Papiers  d'État  de  Granvrllf,  T.  Il,  p.  630. 


582  DROIT  DES  GENS. 

devenaient  ennemis;  leurs  intérêts  et  leurs  passions  étaient  mis 
en  jeu  ;  tout  commerce,  toutes  relations  pacifiques ,  étaient  inter- 
rompus :  on  aurait  dit  un  duel  h  mort.  A  mesure  que  les  grands 
États  se  formèrent,  ces  sentiments  étroits  s'élargirent;  la  guerre 
ne  fut  plus  une  lutte  d'individu  à  individu,  mais  de  société  à  so- 
ciété; il  en  résulta  que  l'immense  masse  des  habitants  furent  mis 
à  l'abri  des  maux  de  la  guerre.  Telle  fut  la  bienfaisante  inlluence 
de  la  civilisation. 

Ce  n'est  pas  le  sang  versé  dans  les  batailles,  quelque  sanglantes 
qu'elles  soient,  qui  est  la  perte  la  plus  considérable  résultant  de 
la  guerre;  le  malheur  le  plus  grand,  c'est  la  destruction  toute  gra- 
tuite qui  accompagnait  jadis  les  hostilités  entre  voisins.  Au  début 
de  l'ère  moderne,  ce  mal  existait  encore.  Il  tenait  à  l'organisation 
des  armées.  Les  mercenaires  ne  datent  pas  du  xvi''  siècle  ;  nous  les 
trouvons  au  moyen  âge,  dès  que  les  luttes  féodales  devinrent  de 
vraies  guerres.  On  sait  quels  furent  les  ravages  des  fameuses 
compagnies  qui  désolèrent  la  France  au  xiv*'  et  au  xv''  siècle, 
Les  mercenaires  furent  une  nécessité,  tant  qu'il  n'y  eut  pas 
de  recrutement  régulier.  Il  est  inutile  d'insister  sur  le  caractère 
barbare  des  troupes  de  louage;  on  peut  dire  que  la  barbarie  est 
de  leur  essence,  h  en  juger  par  les  guerres  du  xvi'^  siècle.  Quand 
une  ville  était  prise  de  force,  alors  même  qu'elle  se  rendait  à 
discrétion,  le  viol  et  le  pillage  étaient  de  droit;  trop  souvent  la 
ville  était  brûlée,  les  hommes,  les  femmes  et  les  enfants  mas- 
sacrés. Quant  aux  campagnes,  elles  étaient  ù  la  lettre  en  proie  i^i 
la  destruction  ,  les  villages  rasés,  les  moissons  fauchées,  le  bétail 
égorgé,  et  le  pays  changé  en  désert.  On  ne  respectait  pas  tou- 
jours les  églises  :  en  1552,  les  soldats  catholiques  de  Charles- 
Quint  mirent  le  feu  même  aux  temples,  et  y  commirent,  au  dire 
d'un  témoin  oculaire,  «  des  excès  plus  énormes  que  les  Turcs  et 
les  infidèles  ne  les  voudraient  attenter.  »  Parfois  les  prisonniers 
mêmes  étaient  tués  (i). 


(1)  François  de  Rabulin,  Commentaires,  dans  Pelitot,  T.  XXXI,  p  44. 


DROIT  DE  GUERRE.  585 


II 


Nous  sommes  obligé,  pour  remplir  notre  tâche,  d'entrer  clans 
quelques  détails  sur  l'horrible  droit  de  guerre  du  xvi"  siècle,  mais 
nous  pouvons  être  bref  :  l'on  n'a  qu'à  ouvrir  le  premier  chro- 
niqueur venu,  pour  marcher  dans  le  sang  et  les  ruines.  C'est  à 
juste  titre  que  les  Italiens  traitèrent  leurs  vainqueurs  de  barbares; 
ils  méritaient  cette  flétrissure.  L'armée  du  bon  Louis  XII  étouffa 
dans  les  grottes  de  Masano  six  mille  réfugiés,  hommes,  femmes  et 
enfants,  pour  se  partager  leurs  dépouilles.  Le  duc  de  Nemours 
abandonna  Brescia  à  un  massacre  universel  :  Fleurange,  un  de  ses 
capitaines,  dit  que  les  Français  y  tuèrent  40,000  habitants  sans 
défense.  Les  Suisses  surtout  montrèrent  une  avidité  insatiable; 
leurs  cruautés  firent  passer  en  proverbe  la  barbarie  tudesqiie;  ils 
prenaient  le  carnage  comme  un  plaisir  dont  ils  s'enivraient  :  on  les 
vit  tuer  des  malades  dans  les  hôpitaux  (i).  A  leur  tour,  les  Italiens 
commirent  des  actes  de  sauvage.  A  Parme,  ils  dévorèrent  le 
cœur  de  leurs  prisonniers,  ils  leur  ouvrirent  le  ventre  tout  vifs  et 
y  firent  manger  l'avoine  h  leurs  chevaux  (2). 

La  prise  de  Rome  par  une  armée  chrétienne  et  en  grande  partie 
catholique  montre,  dans  toute  leur  laideur,  les  viles  passions 
qu'allume  le  métier  de  la  guerre.  On  a  comparé  le  sac  de  Rome 
Il  l'invasion  des  Barbares,  et  un  historien  allemand  avoue  avec 
tristesse,  qu'il  ne  connaît  pas  d'exemple  dans  l'histoire  d'excès 
plus  atroces  (3).  Il  n'y  a  pas  à  s'étonner  du  sac  d'une  ville  par 
des  hordes  de  mercenaires  qui  tenaient  de  la  brute  plus  que  de 
l'homme;  mais  la  prise  de  Rome  eut  ceci  de  particulier,  que 
le  pillage  et  les  crimes  qui  l'accompagnent  durèrent  pendant 
des  mois  entiers  ;  le  sac  recommençait  tous  les  jours,  c'était 
moins  la  cruauté  qui  animait  les  farouches  vainqueurs,  que  la 
cupidité  poussée  jusqu'à  la  fureur  :  on  n'entendait  que  les  cris  des 
malheureux  qu'ils  faisaient  périr  dans  les  tortures  pour  leur  faire 


(i)  Si/onondij  Histoire  des  Français,  T.  IX,  p.  153. 

(il  Du  Bellay,  Mémoires,  dans  Pelilol,  T.  XVll,  p.  373. 

(3)  Barthold,  Georg  von  Fruodsberg,  p.  453. 


384  DROIT  DES  GENS, 

dire  où  ils  avaient  caché  leur  argent.  Il  y  a  une  leçon  morale 
dans  ces  scènes  de  dévastation  et  de  carnage.  L'historien  gémit 
sur  les  excès  des  bourreaux,  mais  c'est  h  peine  s'il  peut  plaindre 
les  victimes.  Rome  comptait  30,000  hommes  capables  de  porter 
les  armes,  et  le  pape  ne  trouva  que  cinq  cents  soldats  pour  dé- 
fendre la  capitale  du  monde  chrétien  !  «  11  y  eut  peu  de  tués,  dit 
un  historien  italien,  on  ne  lue  guère  ceux  qui  ne  se  défendent  pas; 
mais  le  pillage  qui  se  fit  est  inestimable  (1).  »  Pendant  des  siècles, 
les  richesses  de  la  chrétienté  avaient  afflué  h  Rome;  si  les  Romains 
ne  voulaient  point  combattre  eux-mêmes,  que  ne  firent-ils  le  sa- 
crifice d'une  petite  partie  de  leur  superflu  pour  acheter  des  mer- 
cenaires !  Le  pape  n'obtint  pas  même  l'argent  qu'il  leur  demanda  ; 
les  indulgences  qu'il  leur  promit  ne  furent  pas  plus  efficaces;  les 
sujets  du  souverain  pontife  préférèrent  leurs  écus  au  ciel  (2).  Mais 
pourquoi  flétrir  les  sujets,  alors  que  le  vrai  coupable  est  le  détes- 
table gouvernement  des  papes?  Les  Romains  ne  se  défendirent  pas, 
parce  qu'il  ne  leur  restait  plus  rien  à  défendre  que  leur  argent. 
Quelques  années  plus  tard,  Florence  combattit  avec  héroïsme 
contre  l'empereur  ligué  avec  le  pape  :  elle  combattait  pour  la 
liberté. 

N°  2.  Humanité. 

I 

Nous  avons  trouvé  des  germes  d'humanité  au  milieu  de  la  bar- 
barie du  moyen  âge,  dans  les  sentiments  de  la  race  germanique 
et  dans  les  croyances  chrétiennes.  Si  la  chevalerie  ne  fut  pas  l'idéal 
que  les  poètes  ont  chanté,  elle  professait  du  moins  la  loyauté. et 
la  générosité,  et  elle  pratiqua  parfois  ces  belles  vertus,  bien  que 
dans  d'étroites  limites.  Ces  germes  se  seraient-ils  perdus  subite- 
ment avec  les  premiers  pas  de  la  civilisation  moderne?  La  chose 
serait  inexplicable,  disons  mieux,  elle  est  impossible.  Si  les  mœurs 
barbares  des  temps  féodaux  se  transmirent  au  xvi^  siècle,  les 


(1)  Vetlori,  dans  Ranke,  Fûrsten  und  Vœlkcr,  T.  II,  p.  109,  note. 

(2)  Barthold,  Georg  von  Frundsberg,  p.  '»30. 


DROIT  DE  GUERRE.  385 

instincts  d'humanité  qui  s'y  étaient  fait  jour  durent  également  se 
transmettre  et  même  se  développer,  en  vertu  de  la  loi  du  progrès. 
Vainement  nie-t-on  la  perfectibilité  des  sentiments  moraux,  elle 
éclate  dans  les  faits,  quand  on  les  considère  sans  le  préjugé  qui 
porte  à  glorifier  un  passé  imaginaire  aux  dépens  du  présent  dont 
on  exagère  les  maux.  La  guerre  fut  atroce  au  xvi*"  siècle,  nous 
l'avouons  ;  mais  la  conscience  générale  réprouvait  ces  atrocités, 
car  l'on  appelait  mauvaise  guerre,  celle  qui  se  faisait  h  outrance  et 
sans  donner  quartier;  et  l'on  ne  considérait  cette  mauvaise  guerre 
comme  légitime  que  quand  elle  avait  lieu  à  titre  de  représailles (1). 
A  cette  guerre  sans  pitié  ni  miséricorde,  on  opposait  la  bonne 
guerre,  où  les  prisonniers  étaient  mis  h  rançon  ou  même  rendus 
à  la  liberté. 

Voilà  certes  une  chose  nouvelle  et  un  immense  progrès.  Au 
moyen  âge,  l'élite  de  la  féodalité,  la  chevalerie,  ne  réprouvait  pas 
le  droit  dont  elle  usait  ii  l'égard  des  vaincus,  quand  c'étaient  des 
vilains.  Au  xvi^  siècle,  ceux-là  mômes  qui  pratiquaient  le  droit 
atroce  du  vainqueur,  le  flétrissaient;  orundroitquel'on  condamne 
n'est  plus  un  droit,  et  il  cessera  bientôt  d'être  pratiqué.  Les  repré- 
sailles semblaient  légitimer  toutes  les  horreurs  de  la  guerre,  mais 
l'instinct  du  juste,  qui  est  indestructible,  repoussait  ce  droit  bar- 
bare; la /?on??d  ^ife/r^  l'emporta  parfois  au  milieu  du  conflit  san- 
glant des  passions.  Après  la  bataille  de  Pavie,  les  Suisses  s'atta- 
chèrent en  suppliants  aux  lansquenets;  beaucoup  d'entre  eux, 
n'espérant  aucune  miséricorde  de  ceux  à  qui  ils  n'avaient  jamais 
fait  merci,  avaient  cherché  le  salut,  pour  mieux  dire  la  mort,  dans 
le  Tessin.  Ceux  des  Suisses  qui  firent  appel  à  l'humanité  des 
lansquenets,  trouvèrent  des  sentiments  de  pitié  auxquels  ils 
n'avaient  guère  droit  de  s'attendre.  Les  Allemands  dirent  qu'ils 
espéraient  que  les  Suisses  auraient  souvenir  de  la  commisération 
qu'ils  rencontraient  chez  leurs  vainqueurs,  et  qu'à  leur  tour  ils 
seraient  humains  pour  les  vaincus  (2). 

Déjà,  au  moyen  âge,  les  prisonniers  de  marque  étaient  mis  à 
rançon  ;  l'intérêt  s'accordait  avec  l'humanité  pour  leur  sauver  la 
vie.  Cet  usage  subsistait  encore  au  xvi*'  siècle.  Martin  du  Bellay, 


(1)  Méraoïrtîs  dfi  du  Bellay,  dans  Pelitot,  T.  XVII,  p.  445. 

(2)  Chronique  suisse,  dans  Barlholdj  Georg  von  Frundsberg,  p.  337. 


586  DROIT  DES  GENS. 

l'excellent  chroniqueur,  raconte  que  lui-même,  fait  prisonnier,  fut 
mis  h  trois  mille  écus  et  renvoyé  sur  sa  foi,  à  la  charge  d'être  de 
retour  dans  les  dix  jours  ou  envoyer  les  trois  mille  écus  ;  il  eut 
pour  caution  un  gentilhomme  de  l'empereur  qui  autrefois  avait  été 
nourri  en  France  (1).  L'usage  des  rançons  prêtait  à  des  abus  ;  plus 
d'un  soldat  suivit  l'exemple  de  Charles-Quint,  qui  montra  peu  de 
générosité  comme  vainqueur  de  François  I".  Philippe  II  modéra 
la  somme  qu'un  Espagnol  demanda  du  seigneur  de  Maintenon,  fait 
prisonnier  II  la  bataille  de  Saint-Quentin.  Le  vaincu  restait  à  la 
merci  de  son  vainqueur  jusqu'à  ce  qu'il  l'eût  satisfait,  et  la  merci 
des  rudes  guerriers  du  xvi"  siècle  n'était  pas  très  compatissante. 
Un  marchand  d'Anvers  se  plaignit  à  Philippe  II,  qu'ayant  été  pris 
par  un  Français,  il  fut  détenu  plus  criminellement  qu'un  criminel, 
environ  deux  ans  (2). 

Que  devenaient  les  captifs  dont  il  n'y  avait  aucune  rançon  à 
attendre?  Le  vainqueur  en  pouvait  disposer  à  sa  guise,  et  il  ne 
les  traitait  pas  toujours  avec  humanité.  Charles-Quint  reprocha 
à  François  P''  qu'il  employait  les  Espagnols  aux  galères  comme 
des  esclaves  (3).  En  1552,  le  maréchal  de  Vieilleville  vit  ses 
soldats  jouer  les  prisonniers  aux  dés,  ainsi  que  les  chevaux, 
parce  qu'ils  étaient  de  pays  inconnus,  et  que  l'on  n'avait  aucune 
espérance  d'en  tirer  un  denier.  «  Vieilleville  s'en  courrouça  fort 
âprement,  et  les  cuida  tuer  quand  il  les  surprit  sur  le  fait, 
trouvant  trop  inhumain  que  l'on  turquisàt  ainsi  le  christianisme;  il 
mit  tous  les  prisonniers  en  liberté  sans  rien  payer,  et  chassa  ces 
barbares  joueurs  de  sa  suite  (4).  »  Le  plus  souvent,  le  commun  des 
captifs  étaient  mis  en  liberté.  Après  la  bataille  de  Pavie,  le  duc  de 
Bourbon  commanda  que  les  prisonniers  qui  n'avaient  pas  moyen 
de  payer  rançon  eussent  à  se  retirer  en  France.  «Je  fus  du  nombre, 
dit  Montluc,  car  je  n'avais  pas  grand'finance.Le  duc  ne  nous  donna 
aucuns  vivres  ni  moyens  quelconques,  de  sorte  que  nous  ne  man- 
geâmes que  raves  et  tronçons  de  choux  que  nous  mettions  sur  les 
charbons  (5).  »  Les  traités  stipulaient  d'ordinaire  la  liberté  sans 


(1)  Mémoires  de  fiu  Bellay,  dans  Pelilol,  T.  XIX,  p.  236. 

(2)  A'éguciations  relalives  au  règne  de  François  II,  p.  67,132. 

(3)  Mémoires  de  du  Bellay,  dans  Petilot,  T.  XVUl,  p.  383. 

(4)  Mémoires  de  Vieilleville,  dans  Pelilol,  T.  XXVH,  p.  83. 

(5)  Mémoires  de  Monlluc,  dans  Pelilol,  T.  XX,  p.  359. 


DROIT  DE  GUERRE.  387 

rançon  des  pauvres  prisonniers;  mais  on  ne  les  exécutait  pas  tou- 
jours. Un  Espagnol  se  plaignit  au  roi  de  France,  «  qu'ayant  été  fait 
prisonnier  par  des  soldats  français,  ceux-ci  le  donnèrent  à  un 
gentilhomme  de  Reims,  qui  l'avait  toujours  détenu  prisonnier  bien 
misérablement  en  très  grande  pauvreté  et  misère.  A  la  paix  de 
Cateau-Cambresis,  il  fut  convenu  «  que  tous  soudoyés,  gens  de 
pied,  de  part  et  d'autre,  seraient  rendus,  sans  avoir  égard  h.  leur 
nombre,  et  sans  être  tenus  de  payer  leurs  dépens  (1).  » 

Le  droit  de  guerre  tendait  à  se  rapprocher  de  celui  des  temps 
modernes;  mais  il  y  avait  encore  lutte  entre  la  barbarie  et  l'hu- 
manité. C'était  l'intérêt  personnel  du  vainqueur  qui  faisait  ob- 
stacle à  la  générosité.  Ceci  est  encore  un  débris  du  moyen  âge  que 
la  civilisation  emportera.  La  guerre,  aussi  longtemps  qu'elle  se  fit 
entre  seigneurs,  était  toute  individuelle  ;  chaque  soldat  la  faisait 
en  quelque  sorte  pour  son  compte,  et  tirait  profit  de  sa  victoire  : 
de  là  les  rançons.  Dans  l'origine,  les  rançons  furent  un  bienfait, 
car  elles  intéressaient  chaque  combattant  h  la  miséricorde  :  c'était 
comme  une  école  d'humanité.  Toutefois  l'école  n'était  pas  irré- 
prochable; ce  n'est  pas  une  vraie  humanité,  celle  que  l'intérêt 
inspire.  La  cupidité  est  mauvaise  conseillère;  on  le  vit  au 
XVI''  siècle.  L'abus  avait  sa  racine  dans  le  caractère  individuel  des 
guerres;  il  disparut  quand  la  guerre  devint  une  affaire  d'État. 

Il  y  avait  un  autre  excès  qui  tenait  à  la  barbarie  du  moyen  âge, 
la  dévastation  des  campagnes;  elle  se  faisait  le  plus  souvent  sans 
aucun  profit  pour  les  parties  belligérantes,  rien  que  par  envie  de 
nuire  à  son  voisin.  Les  mercenaires  du  xvr-  siècle  étaient  tout 
aussi  pillards  et  aussi  dévastateurs  que  les  guerriers  féodaux. 
Cependant  les  sentiments  d'humanité  et  de  justice  commençaient 
à  lutter  contre  la  barbarie.  Vers  l'année  1552,  il  y  eut  une  négo- 
ciation des  plus  intéressantes  entre  le  maréchal  de  Brissac  et  les 
Espagnols.  Le  général  français  pensait  que  le  ravage  des  champs 
était  «  contre  le  devoir  de  l'humanité  qui  devait  être  pratiquée  à 
l'endroit  des  laboureurs,  lesquels  ne  devaient  souffrir  pour  les 
querelles  des  princes.  »  Brissac  invoqua  les  souvenirs  de  l'anti- 
quité, si  puissants  après  la  Renaissance;  mais  pour  trouver  chez 
les  anciens  des  exemples  d'humanité,  il  lui  fallut  avoir  recours  à 

(1)  NégociiUions  relatives  au  régne  de  François  II,  p.  136,250. 


588  DROIT  DES  GENS. 

un  roman  :  «  Le  grand  roi  Cyrus,  dit-il,  ordonna  que  parmi  la 
guerre  il  y  aurait  paix  de  tous  côtés  pour  les  laboureurs.  Il  doit 
suffire  au  soldat  allant  en  la  maison  du  rustique,  d'y  prendre  à 
boire  et  à  manger  tout  seulement  ;  ce  qui  se  fait  au  delà  sent  plutôt 
l'avarice  et  la  rage  brigandesque,  que  l'honnêteté  et  valeur  qui  doit 
être  parmi  soldats  bien  disciplinés.  »  Pour  remédier  aux  ex€ès 
qui  en  pouvaient  advenir,  Brissac  proposa  d'arrêter  quelques  ca- 
pitulations pour  la  campagne,  à  l'assurance  du  pauvre  peuple.  Le 
général  espagnol,  tout  en  protestant  qu'il  n'avait  pas  moindre 
considération  des  laboureurs  qu'avait  le  maréchal,  fit  des  objec- 
tions :  «  Il  n'avait  jamais  vu  qu'il  se  fût  fait  une  capitulation  pa- 
reille; cela  lui  paraissait  difficile,  presque  impossible,  à  cause  de 
la  diversité  des  événements  de  la  guerre,  qui  sont  sujets  à  tant  de 
changements,  qu'il  serait  malaisé  de  les  régler.  »  Le  maréchal  in- 
sista et  finit  par  obtenir  un  traité  «  pour  la  sûreté  du  labour  de 
la  campagne;  on  convint  que  la  guerre  ne  se  ferait  au  paysan, 
sinon  lorsqu'il  serait  trouvé  menant  vivres  dans  les  forteresses  ; 
que  le  soldat  ne  pourrait  prendre  chez  le  paysan  qu'un  repas  de 
ce  qu'il  aurait  chez  lui,  sans  le  contraindre  à  en  aller  chercher 
ailleurs  (1).  » 

II 

La  bon7ie  guerre  luttait  contre  la  mauvaise  guerre,  et  elle  finit  par 
l'emporter;  mais  le  progrès  s'accomplissait  lentement.  Aujour- 
d'hui la  compassion  pour  les  vaincus  semble  si  naturelle,  que  l'on 
ne  songe  plus  à  en  faire  honneur  au  vainqueur.  Au  xvi'^  siècle,  le 
plus  simple  acte  d'humanité  passait  pour  un  acte  d'héroïsme. 
Charles-Quint  entreprit  le  siège  de  Metz  dans  une  mauvaise  sai- 
son; le  camp  espagnol  était  rempli  de  malades,  quand  le  duc 
d'Albe  fut  obligé  de  se  retirer.  Écoutons  un  témoin  oculaire  : 
«  Nous  séjournâmes  en  la  ville  jusqu'au  lundi,  en  très  grande 
liesse,  qui  eût  été  comble,  sans  les  grandes  pitiés  que  nous  vîmes 
au  campduducd'Albe,  qui  étaient  si  hideuses,  qu'il  n'y  avait  cœur 
qui  ne  crevât  de  douleur.  Car  nous  trouvions  des  soldais  par 
grands  troupeaux,  de  diverses  nations,   malades  à  la  mort,  quf 

(I)  Mémoires  de  Duvillars,  dans  Pelitvl,  T.  XXIX,  p.  1-3, 139. 


DROIT  DE  GLERRK.  389 

étaient  renversés  sur  la  boue  :  d'autres  assis  sur  de  grosses 
pierres,  ayant  les  jambes  dans  les  fanges,  gelées  jusqu'aux  ge- 
noux, qu'ils  ne  pouvaient  ravoir,  criant  miséricorde,  et  priant  de 
les  achever  de  tuer.  En  quoi  M.  de  Guise  exerça  grandement  la 
charité,  car  il  en  fit  porter  plus  de  soixante  à  l'hôpital  pour  les 
faire  traiter  et  guérir,  et,  à  son  exemple,  les  princes  et  seigneurs 
en  firent  de  semblables,  si  bien  qu'il  en  fut  tiré  plus  de  trois  cents 
de  cette  horrible  misère;  mais,  à  la  plupart,  il  fallut  couper  les 
jambes,  car  elles  étaient  mortes  et  gelées  (1).  «Ainsi  le  vainqueur 
sauva  quelques  centaines  de  malades,  au  lieu  d'achever  des  mal- 
heureux déjà  à  demi  morts.  Nous  allons  voir  comment  un  contem- 
porain apprécie  ce  devoir  d'humanité  :  An  moyen  de  quoi,  M.  de 
Guise  ajouta  à  son  nom,  bien  que  très  grand  de  beaucoup  d'autres 
louables  actions,  encore  cette  humanité  qui  en  rendra  la  mémoire  et 
lui-même  immortels  (2).  Voilà  un  héros  déclaré  immortel,  pour 
avoir  fait  soigner  des  malades  !  Que  l'on  compare  les  sentiments 
de  notre  siècle  avec  ceux  du  seizième,  et  que  l'on  dise,  s'il  n'y  a 
pas  progrès  dans  l'ordre  moral  aussi  bien  que  dans  l'ordre  maté- 
riel! L'humanité  des  Français  après  la  levée  du  siège  de  Metz  eut 
un  long  retentissement  :  «  Au  siège  de  Thérouanne,  les  Français 
étant  prêts  à  être  tous  mis  en  pièces,  comme  la  guerre  le  permet, 
ils  s'avisèrent  à  crier  :  Bonne,  bonne  guerre,  compagnons!  Souve- 
nez-vous de  la  courtoisie  de  Metz!  Soudain  les  Espagnols  courtois, 
qui  faisaient  la  première  pointe  de  l'assaut,  sauvèrent  les  soldats, 
seigneurs  et  gentilshommes,  sans  leur  faire  aucun  mal,  et  les  reçu- 
rent tous  à  rançon  (3).  » 

Il  y  a  des  hommes  dans  lesquels  s'incarnent,  pour  ainsi  dire, 
les  plus  nobles  instincts  de  l'humanité  :  tel  était  au  xvi''  siècle 
Bayard,  le  chevalier  sans  peur  et  sans  reproche.  Un  écrivain  fran- 
çais, dans  un  ouvrage  sur  la  chevalerie,  le  compare  à  Socrate  (4). 
On  pourrait  croire  que  c'est  trop  exalter  le  bon  chevalier.  Mais 
pour  l'apprécier,  il  ne  faut  pas  oublier  le  milieu  dans  lequel  il 
vécut,  il  faut  se  rappeler  les  excès  de  la  gendarmerie  française 


(1)  Mémoires  de  Vieillevillc,  dans  Peiitol,  T.  XXX,p.  233. 

(2)  Dp  Salignuc,  le  Siège  de  Metz,  dans  Peiitol,  T.  XXXU,  p.  389. 
&)  Branlôme,  Hommes  illustres,  Guise  le  Grand. 

(4)  DpJrchizc,  Roland  ou  la  chevalerie,  T.  I,  p.  297. 


590  DROIT  DES  GENS. 

dans  les  guerres  d'Italie.  Bayard  brille  parmi  ces  hommes,  ivres 
de  butin  et  de  sang,  par  toutes  les  vertus  que  l'on  ne  trouve  d'or- 
dinaire que  dans  les  romans,  la  loyauté,  la  courtoisie,  le  désinté- 
ressement, la  magnanimité  :  «  Je  ne  me  fis  oncques,  dit-il,  homme 
de  guerre,  pour  m'enrichir,  ni  mourir  riche;  car  c'est  moult  difficile 
en  la  loi  chrétienne  suivre  les  armes  et  mourir  riche  ;  c'est  assez 
vivre  selon  Dieu,  et  avoir  suffisance  (1).  »  C'était  une  âme  si  droite 
et  si  candide,  qu'elle  ne  comprenait  pas  même  la  trahison  ;  écou- 
tons le  biographe  du  bon  chevalier.  Pour  se  venger  des  Français, 
le  pape  voulut  détacher  d'eux  le  duc  de  Ferrare,  leur  allié; cette 
trahison  aurait  mis  l'armée  française  h  la  merci  du  souverain  pon- 
tife. Le  messager  qu'il  expédia  au  duc  était  digne  de  cette  mission; 
il  se  laissa  gagner  par  celui  qu'il  devait  «  pratiquer,  »  et  s'engagea 
à  donner  du  poison  à  son  maître.  Le  duc  de  Ferrare  annonça  cette 
bonne  nouvelle  à  Bayard,  en  l'assurant  que,  dans  huit  jours  au 
plus  tard,  le  pape  ne  serait  plus  en  vie.  Le  bon  chevalier,  qui  n'eût 
jamais  pensé  au  fait,  répondit  :  «  Comment  cela,  monseigneur, 
vous  avez  donc  parlé  à  Dieu?  «  «  Ne  vous  souciez,  dit  le  duc,  mais 
il  sera  ainsi.  »  Il  finit  par  avouer  son  projet  :  «  Desquelles  paroles 
le  bon  chevalier  se  signa  plus  de  dix  fois,  et  regardant  le  duc,  lui 
dit  :  «  Hé,  monseigneur,  je  ne  croirai  jamais  qu'un  si  gentil  prince 
comme  vous  êtes,  consentît  à  une  si  grande  trahison;  et  quand  je 
le  saurais,  de  vrai  je  vous  jure  mon  âme  que,  devant  qu'il  fût  nuit, 
en  avertirais  le  pape.  »  —  «  Comment,  dit  le  duc,  il  a  bien  voulu 
faire  autant  de  vous  et  de  moi.  »  —  «  Il  ne  m'en  chault,  dit  le  bon 
chevalier;  le  faire  mourir  d'une  telle  sorte,  jamais  je  n'y  con- 
sentirai. »  —  Le  duc  haussa  les  épaules,  et,  en  crachant  contre 
terre,  dit  ces  paroles  :  «  Par  le  corps  Dieu  !  monseigneur  de 
Bayard,  je  voudrais  avoir  tué  tous  mes  ennemis,  en  faisant  ainsi; 
mais  puisque  ne  le  trouvez  pas  bon,  la  chose  demeurera,  dont, 
si  Dieu  n'y  met  remède,  vous  et  moi  nous  repentirons.  » — «  Nous 
ferons,  si  Dieu  plaît,  dit  le  bon  chevalier  (2).  » 

La  conduite  deBayard,  après  la  prise  de  Brescia,  est  bien  connue  ; 
mais  c'est  un  devoir  pour  nous  qui  cherchons  des  traces  d'huma- 
nité au  milieu  des  horreurs  de  la  guerre,  de  rapporter  ce  trait  du 


(1)  Les  Gestes  du  chevalier  Bayard,  par  Champier,  dans  les  Archives  curieuses,  T.  II, p.  135. 

(2)  Histoire  du  bon  chevalier  sans  paour  ni  reproche,  dans  Pelitot,  T.  XV,  p.  361-36f . 


DROIT  DE  GUERRE.  391, 

bon  chevalier.  Blessé  à  l'assaut,  il  fut  transporté  dans  une  maison 
dont  le  maître  s'était  enfui,  laissant  sa  femme  et  ses  deux  tilles  à 
la  merci  du  vainqueur.  La  mère  vint  se  jeter  aux  pieds  du  cheva- 
lier, et  lui  dit  :  «  Noble  seigneur,  je  vous  présente  cette  maison 
et  tout  ce  qui  est  dedans,  car  je  sais  bien  qu'elle  est  vôtre,  par  le 
devoir  de  la  guerre;  mais  que  votre  plaisir  soit  de  me  sauver  l'hon- 
neur et  la  vie,  et  de  deux  jeunes  filles  qui  sont  prêtes  à  marier.  » 
Le  bon  chevalier,  qui  oncques  ne  pensa  méchanceté,  lui  répondit: 
«  Madame,  je  ne  sais  si  je  pourrai  échapper  ti  la  plaie  que  j'ai; 
mais  tant  que  je  vivrai,  à  vous,  nia  vos  filles  ne  sera  fait  déplaisir.» 
Bayard  guérit  et  se  disposa  à  partir.  La  dame,  dont  il  était  le 
maître  de  tirer  douze  mille  ducats,  sachant  bien  qu'il  n'userait 
pas  de  son  droit,  lui  offrit  une  cassette  pleine  de  ducats,  en  le 
priant  de  prendre  ce  petit  présent  en  gré.  «  Le  gentil  seigneur  qui 
oncques  en  sa  vie  ne  fit  cas  d'argent,  se  prit  à  rire,  et  puis  dit  : 
«  Madame,  combien  de  ducats  y  a-t-il  en  cette  boîte  ?»  —  «  La 
pauvre  femme,  qui  eut  peur  qu'il  fût  courroucé  d'en  voir  si  peu, 
lui  dit  :  «  Monseigneur,  il  n'y  a  que  deux  mille  cinq  cents  ducats, 
mais  si  vous  n'êtes  pas  content,  nous  en  trouverons  plus  large- 
ment. »  —  Alors  il  lui  dit  :  «  Par  ma  foi,  madame,  quand  vous  me 
donneriez  cent  mille  écus,  ne  m'auriez  pas  fait  tant  de  bien  que  de 
la  bonne  chère  que  j'ai  eue  céans,  et  de  la  bonne  visitatiou  que 
m'avez  faite;  vous  assurant  qu'en  quelque  lieu  que  je  me  trouve, 
aurez,  tant  que  Dieu  me  donnera  vie,  un  gentilhomme  à  votre 
commandement.  Devos  ducats,  je  n'en  veux  point,  et  vous  remercie, 
reprenez-les  ;  toute  ma  vie  ai  toujours  plus  aimé  les  gens  que  les 
écus,  et  ne  pensez  aucunement  que  ne  m'envoise  aussi  content  de 
vous,  que  si  cette  ville  était  en  votre  disposition  et  me  l'eussiez 
donnée.  »  La  dame  insistant,  le  bon  chevalier  accepta  :  «  Bien 
donc,  lui  dit-il,  je  l'accepte  pour  l'amour  de  vous,  mais  allez-moi 
quérir  vos  deux  filles,  car  je  veux  leur  dire  adieu.  «Elles  arrivées, 
se  sont  jetées  à  genoux,  mais  incontinent  furent  relevées,  puis  la 
plus  aînée  des  deux  commença  à  dire  :  «  Monseigneur,  ces  deux 
pauvres  pucelles,  à  qui  avez  tant  fait  d'honneur  que  de  les  garder 
de  toute  injure,  viennent  prendre  congé  de  vous,  en  remerciant 
très  humblement  Votre  Seigneurie  de  la  grâce  qu'elles  ont  reçue, 
dont  à  jamais,  pour  n'avoir  autre  puissance,  seront  tenues  à  prier 
Dieu  pour  vous.  »— Le  bon  chevalier,  quasi  larmoyant,  envoyant 


592  f'ROIT  DES  GENS. 

* 

tant  de  douceur  et  d'hui\iilité  en  ces  deux  belles  filles,  répondit  : 
«  Mes  demoiselles,  vous  faites  ce  que  je  devrais  faire,  c'est  de 
vous  remercier  de  la  bonne  compagnie  que  vous  m'avez  faite,  dont 
je  m'en  sens  fort  tenu  et  obligé.  Vous  savez  que  gens  de  guerre  ne 
sont  pas  volontiers  chargés  de  belles  besognes  pour  présenter 
aux  dames;  de  ma  part  me  déplaît  bien  fort  que  n'en  suis  bien 
garni,  pour  vous  en  faire  présent,  comme  je  suis  tenu.  Voici  votre 
dame  de  mère  qui  m'a  donné  deux  mille  cinq  cents  ducats;  je  vous 
donne  à  chacun  mille,  pour  vous  aider  à  marier.  »  Si  leur  mit 
leurs  ducats  en  leurs  tabliers,  voulussent  ou  non,  puis  s'adressa 
h  son  hôtesse  à  laquelle  il  dit:  «Madame,  je  prendrai  ces  cinq  cents 
ducats  à  mon  profit,  pour  les  départir  aux  pauvres  religions  de 
dames  qui  ont  été  pillées;  et  vous  en  donne  la  charge,  car  mieux 
entendrez  où  sera  la  nécessité  que  toute  autre,  et  sur  cela,  je 
prends  congé  de  vous.  »  —  Si  dit  la  dame  :  «  Fleur  de  chevalerie, 
à  qui  nul  ne  se  doit  comparer,  le  benoît  Sauveur  et  Rédempteur 
Jésus-Christ,  le  vous  le  veuille  rémunérer  en  ce  monde-ci  et  en 
l'autre  (1).  » 

Bayard  était  la  fleur  de  chevalerie.  C'est  sa  gloire,  mais  c'est 
aussi  la  gloire  de  la  civilisation  qui  procède  des  Germains  et  du 
christianisme.  Placez  le  bon  chevalier  dans  les  plus  beaux  temps 
de  la  Grèce  ou  de  Rome,  la  délicatesse  de  sentiments  qui  le  dis- 
tingue, devient  impossible.  Les  esprits  les  plus  élevés,  les  âmes 
les  plus  belles  tiennent  toujours  du  sol  qui  les  vit  naître,  de  la 
société  au  milieu  de  laquelle  ils  ont  vécu.  On  trouve  chez  eux  les 
vertus  dominantes,  mais  idéalisées  en  quelque  sorte.  Le  bon  che- 
valier vaut  mieux  que  son  siècle,  mais  c'est  aussi  un  honneur 
pour  le  XVI''  siècle  de  compter  le  chevalier  sans  peur  et  sans  reproche 
au  nombre  de  ses  enfants. 

i}  2.    Tendances    paciliques. 

N»!.  Les  humanistes. 

Nous  quittons  le  domaine  des  faits  pour  celui  de  la  doctrine.  Ce 
ne  sont  pas,  comme  on  le  croit  d'habitude,  deux  mondes  à  part, 

(1)  Histoire  du  bon  clievaliey,  dans  Pelitot,  T.  XVI,  p.  9-21. 


DROIT  DE  GL'ERRE.  593 

n'ayant  rien  de  commun,  la  réalité  d'une  part,  le  rêve  de  l'autre. 
La  théorie  ne  se  détache  jamais  des  faits  au  point  de  n'avoir  plus 
aucune  racine  dans  le  sol,  et  d'être  toute  en  l'air.  Cela  n'est  pas, 
parce  que  cela  est  impossible  :  l'esprit  le  plus  aventureux  puise 
sa  nourriture  intellectuelle  dans  le  milieu  où  Dieu  l'a  placé;  alors 
même  que  l'utopiste  veut  imaginer  une  société  parfaite,  il  arrive 
qu'il  ne  fait  qu'idéaliser  des  sentiments  et  des  idées  qui  sont  en 
germe  dans  l'humanité.  En  entrant  dans  le  cercle  des  penseurs  et 
des  poètes,  nous  restons  toujours  au  xvi«  siècle,  mais  nous  sommes 
dans  une  atmosphère  plus  pure,  comme  le  voyageur  qui,  arrivé  au 
haut  d'une  montagne,  voit  sous  ses  pieds  les  nuages  et  les  exha- 
laisons de  la  plaine  qu'il  a  quittée;  il  est  plus  près  du  ciel,  mais 
ses  pieds  foulent  encore  la  terre. 

La  guerre  est  toujours  l'idéal  de  la  vie  au  xvi«  siècle.  Une  âpre 
ambition  inspire  les  princes,  ils  veulent  étendre  leurs  frontières 
à  tout  prix;  de  lu,  leurs  guerres  incessantes.  Les  gentilshommes 
ne  connaissent  pas  d'autre  but  à  leur  existence  que  de  guerroyer; 
il  n'y  a  pas  jusqu'aux  classes  inférieures  qui  ne  soient  animées  de 
cette  humeur  batailleuse;  aussi  les  armées  se  recrutent-elles  par 
enrôlements  volontaires.  Des  peuples  tout  entiers  vivent,  pour 
ainsi  dire,  du  métier  des  armes.  Aujourd'Iiui  la  paix  est  devenue  un 
besoin  général,  et  si  profond,  que  les  guerres,  alors  même  qu'elles 
éclatent,  n'ont  qu'une  courte  durée.  Nous  n'avons  plus  de  caste 
guerrière;  la  noblesse  a  déserté  les  drapeaux,  depuis  que  la 
sainte  loi  de  l'égalité  confère  les  titres  et  la  puissance;  d'autre 
part,  le  commerce  et  l'industrie  ont  tellement  envahi  les  masses, 
que  nos  armées  périraient  d'inanition,  sans  la  conscription  forcée. 
La  révolution  est  complète.  Quelles  en  sont  les  causes? 

La  société,  de  militaire  qu'elle  était,  est  devenue  commerçante 
et  industrielle;  or  le  travail  est  pacifique  de  son  essence,  et  il 
Unira  par  dompter  la  passion  destructive  de  la  guerre.  Au 
xvi'^'  siècle,  le  commerce  et  l'industrie  étaient  encore  dans  l'en- 
fance ;  cependant  les  penseurs  et  les  poètes  réprouvent  la  guerre 
et  ils  célèbrent  la  paix.  L'on  serait  tenté  de  croire  que  ce  mouve- 
ment pacifique  procède  du  christianisme  :  celui  que  les  chrétiens 
adorent  comme  le  Fils  de  Dieu,  n'était-il  pas  le  Prince  de  la  paix? 
Cette  supposition  est  une  des  mille  illusions  que  l'on  nourrit  sur 
le  passé  ;  nous  transportons  nos  propres  sentiments  dans  le  chris- 


394  DROIT  DES  GENS. 

tianisme;  nous  en  faisons  une  religion  pacifique  par  essence, 
parce  que  nous  sommes  nous-mêmes  essentiellement  pacitîques. 
Il  faut  mettre  les  faits  à  la  place  des  hypothèses.  Écoutons  les 
hommes  du  xvi«  siècle,  et  nous  entendrons  les  lettrés  de  !a  Renais- 
sance se  répandre  en  malédictions  contre  la  guerre,  et  exalter  la 
paix  comme  une  loi  de  l'espèce  humaine;  nous  entendrons  les 
théologiens  combattre  les  humanistes,  et,  avec  leur  charité  habi- 
tuelle, les  trailei'  d'hérétiques.  Des  sectes  protestantes  répudient 
la  guerre,  parce  qu'elle  leur  semble  en  opposition  avec  la  perfec- 
tion évangélique;  mais  leur  hérésie  est  évidente.  Les  hommes  de 
guerre  prendront  aussi  la  parole  dans  ce  grave  débat,  et  nous 
trouverons  plus  d'humanité  chez  ceux  qui  ont  vu  de  près  les  maux 
de  In  guerre  que  chez  les  théologiens  de  profession  qui  ont  tou- 
jours la  charité  h  la  bouche. 

I.  Morus  —  Agricola.  —  ÉrasmH. 

Les  hommes  de  la  Renaissance  sont  tous  partisans  décidés  de  la 
paix,  et  ils  se  distinguent  par  leur  humanité.  Au  premier  abord 
cela  étonne,  car  l'antiquité  dont  ils  sont  les  adorateurs  était  un 
temps  de  luttes  permanentes,  et  les  vaincus  n'avaient  guère  à  se 
louer  de  l'humanité  des  vainqueurs.  Pour  comprendre  le  génie 
pacifique  de  la  Renaissance,  il  faut  se  rappeler  les  derniers  tra- 
vaux de  la  philosophie  ancienne,  et  surtout  le  stoïcisme,  il  faut  se 
rappeler  la  paix  romaine  et  l'enthousiasme  qu'elle  inspira  aux  pen- 
seurs et  aux  poètes  de  l'empire.  Ce  sont  les  sentiments  et  les  idées 
de  l'antiquité  au  moment  où  elle  va  faire  place  h  une  ère  nouvelle, 
qui  inspirent  les  humanistes  du  xvi«  siècle;  ils  parlent  bien  de  la 
charité  chrétienne,  mais  c'est  Senèque  plutôt  que  l'Évangile  qui 
est  leur  livre  saint  ;  les  invectives  de  Juvénal  contre  les  conqué- 
rants les  touchent  plus  que  les  paroles  d'amour  de  saint  Jean. 
C'est  un  mouvement  tout  littéraire;  voilà  pourquoi  il  tient  peu 
compte  des  exigences  de  la  réalité. 

Écoutons  d'abord  Morus,  le  premier  des  utopistes  :  «  Les  Uto- 
piens  ont  la  guerre  en  abomination,  comme  une  chose  brutale- 
ment animale,  et  que  l'homme  néanmoins  commet  plus  fréquem- 
ment qu'aucune  espèce  de  bête  féroce.  Contrairement  aux  mœurs 
de  presque  toutes  les  nations,  rien  de  si  honteux  en  Utopie,  que 


DROIT  DE  GUERRE.  395 

de  chercher  la  gloire  sur  les  champs  de  bataille.  C'est  quand  les 
Utopiens  ont  vaincu  par  la  seule  puissance  de  la  raison,  qu'ils  se 
vantent  d'avoir  agi  en  héros,  parce  que  c'est  la  raison  qui  dis- 
tingue l'homme  des  animaux  (i).  »  Ces  sentiments  pacifiques  for- 
ment un  singulier  contraste  avec  fhumeur  guerrière  du  xvi"  siècle. 
Morus  fait  une  vive  critique  de  l'ambition  effrénée  et  inintelligente 
des  princes  de  son  temps  :  «  S'agil-il  de  conquérir  de  nouveaux 
royaumes,  tout  moyen  leur  est  bon  ;  le  crime  et  le  sang  ne  les  ar- 
rêtent pas.  En  revanche,  ils  s'occupent  fort  peu  de  bien  adminis- 
trer les  États  soumis  à  leur  domination.  «Les  Uchoriens  eurent  le 
bonheur  d'être  régis  par  un  roi  conquérant.  Qu'arriva-t-il?  «  A 
tout  moment,  il  fallait  envoyer  des  troupes  dans  les  pays  conquis  ; 
les  citoyens  étaient  écrasés  d'impôts  et  le  sang  coulait  ù  flots,  pour 
flatter  la  vanité  d'un  seul  homme.  Les  Uchoriens  trouvèrent  que 
la  gloire  de  leur  roi,  achetée  à  ce  prix,  était  une  sotte  chose  ;  ils  le 
prièrent  de  choisir  entre  son  royaume  héréditaire  et  ses  con- 
quêtes: Il  ne  convient  pas,  dirent-ils,  qu'un  grand  peuple  soit  gou- 
verné par  une  moitié  de  roi,  quand  pas  un  ne  voudrait  d'un  mule- 
tier qui  serait  en  même  temps  au  service  d'un  autre  maître  (2).  » 
Est-ce  à  dire  qu'il  faille  condamner  toute  espèce  de  guerre?  Ce 
serait  la  vraie  uiopie,  c'est  à  dire  l'idéal  irréalisable.  Morus  ne  va 
pas  jusque-là.  Les  Utopiens  fo-nt  la  guerre,  mais  seulement  pour 
de  graves  motifs.  Ils  ne  l'entreprennent  que  pour  défendre  leur 
patrie,  ou  pour  repousser  une  invasion  ennemie  sur  les  terres 
de  leurs  alliés,  ou  pour  délivrer  du  joug  d'un  tyran  un  peuple  op- 
primé par  le  despotisme.  En  cela,  ils  ne  consultent  pas  leurs  inté- 
rêts, ils  ne  voient  que  le  bien  de  l'humanité.  «  Morus  admet  en- 
core une  autre  cause  légitime  de  guerre.  Les  Utopiens  envoient  des 
colonies  dans  les  pays  incultes;  si  les  colons  rencontrent  une  na- 
tion qui  repousse  les  lois  de  l'Utopie,  ils  la  chassent  des  terres 
qu'ils  veulent  coloniser,  au  besoin,  par  la  force  des  armes.  Dans 
leurs  principes,  la  guerre  la  plus  juste,  est  celle  que  l'on  fait  à  un 
peuple  qui  possède  d'immenses  terrains  en  friche  et  qui  en  inter- 
dit l'usage  à  ceux  qui  viennent  y  travailler  et  s'y  nourrir  suivant  le 
droit  imprescriptible  de  la  nature  (3).  » 

(1)  77/.  Munis,  ruiopie,  livre  U  (traducl.  de  Stonvenel). 

(2)  M.  ihid.,  livre  I. 

(3)  /(/,,  77m/.,  liv.  letn. 


596  DROIT  DES  GENS. 

Mol'us,  tout  utopiste  qu'il  est,  ne  se  place  pas  en  dehors  des 
lois  de  la  société.  Si  les  nations  suivaient  ses  maximes,  il  y  aurait 
peut-être  autant  de  guerres  qu'il  y  en  a  eu  sous  le  régime  des  rois, 
mais  ce  seraient  des  guerres  de  civilisation.  C'est  là  ce  qui  carac- 
térise l'Utopie  :  tout  s'y  fait  dans  l'intérêt  de  l'humanité.  Au 
xvi*^  siècle,  l'on  était  loin  de  cet  idéal,  mais  l'idéal  était  l'expres- 
sion des  lois  que  Dieu  a  données  au  genre  humain  :  les  intérêts 
particuliers  doivent  céder  devant  l'intérêt  universel.  Dans  cet 
ordre  d'idées,  la  guerre,  telle  qu'elle  se  faisait  au  xvr'  siècle,  ne 
différait  pas  des  exploits  des  brigands.  C'est  ce  que  dit,  avec  une 
franchise  un  peu  brutale,  un  lettré  allemand.  Agrippa  de  Nettes- 
lieim  :  «  La  guerre  n'est  autre  chose  que  l'homicide  et  le  brigan- 
dage en  grand,  les  soldats  sont  des  voleurs  et  des  meurtriers  à 
gages;  c'est  une  lie  de  scélérats,  toujours  prêts  à  commettre  tous 
les  crimes  imaginables,  au  premier  signal  qu'on  leur  donne:  c'est 
la  vraie  vengeance  de  Satan.  «  Ce  qui  étonne  le  plus  notre  rude 
humaniste,  c'est  que  des  chrétiens,  des  saints  appiouvent  un  mé- 
tier digne  de  cannibales;  mais  peu  importe,  dit-il,  que  saint  Au- 
gustin et  saint  Bernard  soient  de  cet  avis,  peu  importe  encore  que 
les  papes  aient  fait  la  guerre,  il  suffit  pour  la  condamner  que  Jésus- 
Christ  et  les  apôtres  la  réprouvent  (1). 

Agrippa  oppose  l'esprit  chrétien  à  l'esprit  de  l'Église  catholique. 
Un  écrivain  plus  célèbre,  Érasme  est  tout  Rentier  dans  cet  ordre 
d'idées.  Nous  avons  dit  ailleurs  (2)  que  le  brillant  humaniste  dé- 
passe le  christianisme  traditionnel,  qu'il  dépasse  même  la  réforme. 
Si  Érasme  est  un  précurseur  du  xvni"  siècle'dans  la  théologie,  l'on 
peut  dire  qu'il  est  un  contemporain  de  Voltaire  dans  le  droit 
international.  Donnons-nous  le  plaisir  d'entendre  un  moine  prê- 
cher la  paix,  au  nom  de  la  nature  de  l'homme,  au  nom  de 
l'Évangile,  contre  les  princes  de  son  temps,  et  contre  les  théolo- 
giens, tout  aussi  batailleurs  que  les  rois. 

Érasme  dit  de  lui-même  qu'il  est  l'homme  de  la  paix  (3),  il  la 
préconise  li  tout  propos,  il  est  l'ennemi  déclaré  de  la  guerre.  Où 
a-t-il  puisé  ces  sentiments?  11  remonte  à  la  nature  de  l'homme,  à 
sa  constitution  physique,  à  son  organisation  morale,  et  partout  il 

(1)  Agrippa  <ib  Ae.Ucsheim,  de  inctrliludine  et  vanitale  scienliarum,  r.  lxmx. 

(2)  Voyez  le  T.  VHl'  de  mes  /■Uudes  sn?' l'histoire  ilel'InimaniU'-. 

(3)  Erasmi  Colloq.  famil.  'Op.,  T.  1,  p.  823). 


DROIT  DE  GUERRE.  397 

trouve  des  marques  de  sa  destinée  pacifique  :  «  L'on  n'a  qu'à 
regarder  l'homme,  pour  se  convaincre  qu'il  n'est  pas  né  pour  les 
luttes  sanglantes.  Où  sont  ses  armes,  soit  pour  attaquer,  soit  pour 
se  défendre?  Dieu  en  a  donné  à  tous  les  animaux  :  l'homme  seul 
naît  faible,  désarmé,  impuissant.  Ses  traits,  son  regard,  ses 
allures,  tout  en  lui  dénote  que  le  créateur  l'a  formé  pour  la  bien- 
veillance et  la  paix,  et  non  pour  la  discorde  et  la  guerre.  Il  est 
sociable  au  point  qu'il  périrait  dans  Ja  solitude;  il  est  doué  de 
facultés  qui  ne  peuvent  se  développer  que  dans  les  loisirs  de  la 
paix.  »  La  guerre  est  donc  un  état  contre  nature  :  «  Quel  mauvais 
génie,  quelle  furie  a  pu  exciter  des  êtres  nés  pour  s'aimer  h  se 
déchirer  comme  des  bêtes  féroces  (1)?  »  Érasme  ne  répond  pas 
à  cette  question.  Il  fallait  cependant  y  répondre;  car  s'il  y  a  dans 
l'homme  un  principe  de  bienveillance  et  de  paix,  il  y  a  aussi  dans 
la  nature  entière  un  élément  de  discorde  et  de  guerre.  Au  point 
de  vue  philosophique,  la  démonstration  (ÏÉmsme  est  donc  incom- 
plète; cela  est  si  vrai,  que  les  partisans  fanatiques  de  la  guerre 
invoquent  également  la  nature  ù  l'appui  de  leur  doctrine.  Il  y  a 
exagération  de  part  et  d'autre;  la  théorie,  pour  être  vraie,  doit 
tenir  compte  de  tous  les  éléments  de  la  nature  humaine. 

Érasme  est  plus  dans  le  vrai,  quand  il  soutient  que  la  guerre 
est  en  opposition  avec  le  christianisme  évangélique  :  «  Le  Christ 
dit  et  répète  que  son  enseignement  se  résume  dans  la  charité,  et 
qu'y  a-t-il  de  plus  contraire  à  la  charité  que  la  guerre?  Jésus- 
Christ  dit  plus  ;  il  veut  que  tous  les  hommes  soient  un  en  Dieu  ;  et 
comment  pourraient-ils  être  un,  s'ils  sont  divisés  au  point  de 
s'entretuer!  La  doctrine  évangélique  ne  laisse  aucun  motif  aux 
hommes  qui  puisse  justifier  ou  excuser  leurs  sanglantes  dissen- 
sions. Ce  sont  les  mauvaises  passions  qui  allument  les  guerres, 
la  cupidité,  fambition,  la  vengeance;  mettons  même  que  ce  soit 
la  revendication  d'un  droit  :  Jésus-Christ  ne  nous  dit-il  pas  que 
le  chrétien  parfait  ne  doit  pas  poursuivre  son  droit,  qu'à  l'injure 
il  doit  répondre  par  f abnégation?  Il  est  inutile  d'insisler;  ceux 
qui  prennent  le  christianisme  au  sérieux  doivent  réprouver  la 
guerre  aussi  bien  que  les  procès  :  «  Si  le  christianisme  n'est  qu'un 


(l)  Ernsmi  Adagiorum,  IV,  1,  I  tOp.,  T.  11,  p.  951,  952). 


398  DROIT  DES  GENS. 

vain  mot,  pourquoi  ne  le  rejetons-nous  pas?  S'il  est  la  voie  de  la 
vérité  et  de  la  vie,  pourquoi  ne  le  pratiquons-nous  pas  (1)?  » 

L'on  sait  par  quels  tours  de  force  les  orthodoxes  se  tirent  d'em- 
barras. Nous,  qui  ne  sommes  pas  liés  par  une  prétendue  parole 
divine,  nous  répondons  que  la  loi  évangélique  n'est  pas  pratiquée, 
parce  qu'elle  est  impraticable,  et  elle  est  impraticable  parce  que 
son  idéal  est  faux.  La  nature  des  choses  l'a  emporté  sur  la  per- 
fection évangélique.  Mais  il  est  vrai  de  dire  aussi,  avec  Érasme, 
que  le  christianisme  n'est  qu'un  mot,  une  apparence.  Comment! 
voilà  des  princes,  des  peuples  qui  se  disent  chrétiens,  et  ils  sont 
en  guerre  permanente!  On  traite  de  parricide  celui  qui  tue  son 
père;  or  le  chrétien  n'est-il  pas  lié  au  chrétien  par  des  liens  mille 
fois  plus  forts  que  le  sang?  ou  mettrait-on  la  nature  au  dessus  du 
Christ  (2)?  Les  orthodoxes  se  défendaient  tant  bien  que  mal,  l'un 
en  invoquant  la  Loi  ancienne,  l'autre,  en  citant  les  Pères,  ou  en 
prenant  appui  sur  l'autorité  des  papes.  Mauvaises  raisons,  dit 
Erasme  :  «  Sommes-nous  encore  sous  la  loi  de  Moïse?  alors  pra- 
tiquons la  circoncision  et  la  polygamie.  Quant  aux  saints  Pères 
et  aux  souverains  pontifes,  ils  ne  sont  que  des  hommes  et  ils 
peuvent  se  tromper,  tandis  que  la  parole  de  Dieu  est  infaillible  (3).» 
Les  orthodoxes  étaient  loin  de  l'Évangile  au  xvi^  siècle  :  on  voyait 
des  évêques,  que  dis-je?  on  voyait  le  vicaire  du  Christ,  armé  du 
casque,  dans  les  champs  et  à  l'assaut.  Quoi  d'étonnant  si  les 
moines  suivirent  l'exemple  !  De  Ih,  le  spectacle  odieux  tout  en- 
semble et  grotesque  des  oints  du  Seigneur  prêchant  la  guerre 
dans  les  chaires  de  paix.  Érasme,  tantôt  s'indigne,  tantôt  rit  : 
«  En  Angleterre,  dit-il,  ils  tonnent  contre  les  Français,  en  France 
contre  les  Anglais;  des  deux  parts,  ils  promettent  la  victoire  au 
nom  du  Christ.  Voilà  donc  Jésus-Christ  armé  contre  lui-même  ! 
Ne  dirait-on  pas  des  bateleurs  de  foire  (4)?  » 

Nous  prenons  ici  sur  le  fait  l'esprit  qui  anime  l'humaniste  du 


(1)  Erasmi  Adagiorum,  IV,  1,  (Op.,  T.  H,  p.  939,  960,  970)  ;  —  Querela  Pacis  (Op.,  T.  IV, 
p.  630). 

&)  Erasmi  .\dagiorum,  IV,  1, 1  (Op.,  T.  n,p.  939);  —  Panegyricus  ad  Philippum  (Op., T.  IV, 
p.  538). 

(3)  Erasmi  Adagiorum,  IV,  1, 1  (Op.,  T.  Il,  p.  963,964);  —  Institutio  principis  christiani,c.  XI, 
(T.  IV,  p.  608). 

(i)  Erasmi  Pacis  Querimonia  (T.  IV,  p.  634);  —  Institutio  principis  chrisUani,  {ib.,  p.  610)  ;  — 
Colloquia  familiaria  (T.  I,  p.  823). 


DROIT  DE  GUERRE.  599 

xvi«  siècle.  Lucien  n'aurait  pas  traité  les  moines  avec  plus  de 
mépris,  et  Voltaire  ne  parle  pas  autrement  des  héros  et  de  leurs 
satellites.  En  quoi  les  rois,  qui  ne  songent  qu'à  guerroyer,  dilî'è- 
rent-ils  des  pirates-  Érasme  ne  voit  qu'une  différence,  qui  est 
toute  à  l'avantage  des  écumeurs  de  mer  :  les  rois  font  plus  de 
mal  au  genre  humain,  parce  qu'ils  sont  plus  puissants.  Les  noms 
de  César  et  d'Alexandre  ne  lui  imposent  pas,  il  les  traite  de  grands 
brigands  (l).Il  ne  tarit  pas  en  invectives  contre  les  soldats  à  gages: 
«  Le  sang  nous  fait  tellement  horreur,  dit-il,  que  nous  payons  et 
tlétrissons  presque  le  bourreau,  quoiqu'il  remplisse  un  ministère 
social;  par  quelle  inconcevable  contradiction  admirons-nous  les 
vagabonds  qui  louent  leurs  bras  pour  tuer,  pour  voler  et  pour 
piller?  Et  plus  ils  mettent  de  courage  et  d'art  à  ce  beau  métier, 
plus  nous  les  estimons  (2).  Le  bel  art  que  celui  de  brûler  les 
maisons,  de  détruire  les  temples,  de  violer  les  religieuses,  de 
dépouiller  les  malheureux  et  de  tuer  les  innocents  (3)  !  » 

Les  maximes  ù' Érasme,  poussées  h.  bout,  conduisaient  à  décla- 
rer toute  guerre  illégitime,  ce  qui,  au  xiv''  siècle,  était  presque 
une  révolte  contre  l'ordre  social.  On  en  fit  le  reproche  au  célèbre 
humaniste.  Il  avoua  que  la  guerre  était  une  espèce  de  justice 
contre  ceux  dont  on  ne  pouvait  pas  obtenir  satisfaction  par  d'au- 
tres voies  (4);  mais  il  entoura  cet  aveu  de  tant  de  restrictions, 
que  l'on  se  demande  quelle  guerre  serait  juste,  si  l'on  appréciait 
les  faits  historiques  de  son  point  de  vue  :  «  D'où  proviennent  les 
guerres?  s'écrie  Érasme.  De  l'ambition  des  princes,  qui  pensent 
et  agissent  comme  si  le  monde  était  fait  pour  eux.  »  Il  les  com- 
pare h  des  oiseaux  de  proie,  dont  l'existence  tout  entière  n'a 
qu'un  but,  surprendre  et  dévorer  les  animaux  plus  faibles  qu'eux. 
«  Il  n'y  a  pas  de  lien  qui  les  puisse  attacher;  parenté,  alliance, 
traités,  au  lieu  de  devenir  un  gage  d'amitié,  sont  des  semences  de 
division,  de  haine  et  de  guerre;  quand  ils  invoquent  le  droit,  on 
peut  être  sûr  que  c'est  pour  couvrir  une  injustice.  Le  plus  sou- 
vent, leurs  guerres  ont  des  causes  tellement  frivoles,  qu'on  est 
honteux  de  les  rapporter.  En  définitive,  ils  n'en  ont  qu'une  seule, 

(1)  Erasmi,  Adagiornm,  I,  3,  K  (T.  H,  p.  110)  ;  —  ih.,  3, 1  {ib.,  p.  778). 

(2)  Erasmi,  Adagiorum,  IV,  1,  1  (T.  U,  p.  962). 

(3)  Erasmi,  Colloquia  familiaria  (T.  I,  p.  642). 

(4)  Erasmi,  Consultalio  de  bello  turcico  (Op.,  T.  I,  p.  354). 


400  DROIT  DES  GENS. 

l'envie  d'étendre  leurs  frontières  (1).  »  Érasme  condamne  toute 
conquête;  chaque  peuple  a  ses  limites,  souvent  indiquées  par  la 
nature,  telles  que  la  mer,  les  fleuves,  les  montagnes;  il  n'est  pas 
plus  permis  aux  princes  de  les  dépasser,  qu'aux  particuliers 
d'envahir  les  propriétés  de  leurs  voisins  (2).  Quelle  guerre  sera 
donc  légitime?  «  Peut-être,  répond  le  partisan  de  la  paix  h  tout 
prix,  celle  que  l'on  soutient  pour  sa  patrie.  Si  la  guerre  est  légi- 
time, quand  il  s'agit  de  défendre  l'indépendance  nationale,  pour- 
quoi la  guerre  offensive  ne  le  serait-elle  pas,  quand  il  s'agit  de 
soutenir  son  droit'!  Érasme  n'ose  pas  contester  la  légitimité  des 
armes,  quand  elles  sont  employées  au  service  de  la  justice  ;  mais  il 
soutient  qu'il  en  est  des  guerres  comme  des  procès;  les  citoyens 
qui  sont  convaincus  de  leur  droit  y  renoncent  souvent,  parce  que, 
s'ils  plaident,  les  frais  dépasseront  la  valeur  du  litige.  N'en  serait- 
il  pas  de  même  de  la  plupart  des  guerres  (3)? 

Érasme  se  place  exclusivement  sur  le  terrain  de  l'utilité;  il 
emploie  toute  la  pompe  de  son  langage  pour  décrire  les  maux  de 
la  guerre;  il  déprécie,  autant  qu'il  peut,  le  bien  qui  en  peut  ré- 
sulter, si  bien  il  y  a.  C'est  un  faux  point  de  vue.  La  question  n'est 
pas  de  savoir  si  une  nation  a  intérêt  à  faire  la  guerre  pour  main- 
tenir son  droit,  mais  si  la  guerre  qu'elle  ferait  est  légitime.  Qu'un 
particulier  néglige  de  poursuivre  un  procès,  il  agira  peut-être  en 
bon  père  de  famille  ;  il  suftlt,  pour  le  maintien  du  droit,  qu'il  ait  le 
pouvoir  de  le  faire.  Que  des  nations  s'en  remettent  à  des  arbitres 
pour  ia  décision  de  leurs  différends,  rien  de  mieux;  mais  les  na- 
tions plus  encore  que  les  individus  doivent  tenir  à  leur  indépen- 
dance, car  elles  cessent  d'exister,  du  moment  où  elles  plient 
volontairement  sous  la  force.  Qu'importent  alors  les  maux  de  la 
guerre?  Il  y  a  un  mal  plus  grand,  c'est  l'abdication  de  la  liberté, 
c'est  la  servitude  volontaire;  il  y  a  une  paix  plus  funeste  que  la 
guerre,  c'est  une  paix  qui  ruine  ce  que  les  individus  et  les  nations 
ont  de  plus  cher  au  monde,  leur  personnalité  et  leur  dignité. 
Érasme  semble  considérer  la  paix  comme  l'idéal  de  l'humanité. 


'D  Erasmi  Colloquia  (T.  I,  p.633)  ;  —  Adagiorum,  ni,  7, 1  (T.  H,  p.  871,872,  875^;  -  Adagio- 
rum,  111,  3, 1  (î7;.,  p.  775)  ;  —  Pacis  Qiierimonia  (T.  IV,  p.  033). 
(2^  Ernsmi  Adagiorum,  11, 5, 1  (Op.,  T.  II,  p.  552). 
(3)  Id.,  Ibid,  IV,  1, 1  (Op.,  T.  II,  p.  965,966). 


DROIT  DE  GUERRE.  401 

tandis  qu'elle  n'est  qu'un  moyen  pour  atteindre  le  but.  Est-ce  à 
dire  que  la  doctrine  d'Érasme  ne  soit  qu'une  vaine  déclamation? 
Non,  c'est  une  énergique  protestation  contre  le  criminel  égoïsme 
des  princes,  qui  immolent  à  leurs  passions  le  bien-être  et  trop  sou- 
vent les  vrais  intérêts  de  leurs  peuples.  Il  faut  que  l'humanité 
parvienne  à  une  organisation  telle,  que  les  questions  de  paix  ou  de 
guerre,  comme  toutes  les  questions  d'intérêt  général  soient  déci- 
dées par  la  volonté  des  nations.  Alors  les  guerres  tendront  à  dis- 
paraître, car  ce  sont  des  motifs  plus  ou  moins  personnels  aux 
princes  qui  les  ont  allumées  daus  le  passé. 


n.  L'Ariosle.  —  Rabelais.  —  Montaigne.  —  Charron. 

L'opposition  contre  la  guerre,  que  l'on  trouve  chez  tous  les  let- 
trés de  la  Renaissance,  tient  aux  sentiments  humains  qui  les  inspi- 
rent; c'est  parce  que  les  maux  de  la  guerre  les  révoltent  qu'ils 
désirent  la  paix.  Mais  la  guerre  peut  être  légitime;  il  faut  donc 
tâcher  que  l'humanité  pénètre  dans  les  luttes  des  combattants,  et 
que  les  hostilités  se  réduisent  au  moindre  mal  possible.  C'est  une 
face  de  la  doctrine  d'Érasme  :  il  veut  que  les  guerres  diminuent;  il 
veut  aussi  que,  si  elles  sont  inévitables,  elles  soient  assujetties  à 
des  règles.  Il  y  a  toujours  eu  un  droit  de  guerre,  mais  ce  droit  est 
l'expression  des  mœurs  générales  ;  quand  les  mœurs  sont  bar- 
bares, le  droit  est  plus  barbare  encore,  car  c'est  dans  les  guerres 
surtout  que  les  mauvaises  passions  de  l'homme  se  donnent  pleine 
carrière.  Il  en  était  ainsi  au  xvr'  siècle.  Nous  avons  dit  que  les 
Français,  les  Suisses  et  les  Allemands  qui  envahirent  l'Italie  mé- 
ritaient le  nom  de  barbares,  que  leur  donnaient  les  malheureux 
Italiens  ;  il  faut  entendre  un  des  grands  poètes  de  celte  terre  pri- 
vilégiée tlétrir  leur  cruauté  gratuite  :  «  Barbares,  s'écrie  VArioste; 
quel  est  l'homme  féroce  du  Nord  qui  vous  enseigna  les  lois  de  la 
guerre?  Le  Scythe  vous  a-t-il  appris  à  massacrer  de  sang-froid  le 
prisonnier  qui  rend  les  armes?  Quoi,  vous  avez  l'air  de  punir 
comme  un  criminel  le  combattant  qui  sert  sa  patrie?  0  soleil  ! 
cesse  de  répandre  tes  rayons  bienfaisants  dans  un  siècle  cruel, 
que  des  Tantales  et  de  nouveaux  Alcides  ensanglantent  et  désho- 
norent!... Non,  les  guerriers  antiques  ne  donnèrent  jamais  un 


402  DROIT  DES  GENS. 

pareil  exemple  de  fureurîi  la  terre;  contents  de  vaincre,  la  douce 
humanité  renaissait  de  leurs  cœurs  après  la  victoire,  et  les  vain- 
cus trouvaient  un  asile  sûr  et  des  secours  nécessaires  dans  leur 
générosité  (1).  » 

Un  des  grands  génies  de  la  Renaissance  adressa  la  même  leçon 
à  ses  contemporains,  sous  une  autre  forme.  Charles-Quint  avait 
abusé  de  sa  victoire,  en  maltraitant  un  roi  captif,  pour  le  con- 
traindre à  subir  les  dures  conditions  qu'il  voulait  lui  imposer. 
Rabelais,  dans  son  immortelle  satire,  prend  le  contre-pied  de  cette 
politique  inhumaine,  en  prêtant  à  ses  héros  une  générosité  exces- 
sive h  l'égard  des  vaincus.  Écoutons  le  discours  que  Gargantua 
tient  h.  ses  prisonniers  :  «  Nos  pères,  ayeux  et  ancêtres,  ont  été  de 
ce  sens,  que  des  batailles  par  eux  consommées  ont,  pour  signe 
mémorial  des  triomphes  et  victoires,  érigé  trophées  et  monuments 
es  cœurs  des  vaincus...  Tout  ce  ciel  a  été  rempli  des  louanges  et 
gratulations  que  vous-mêmes  et  vos  pères  fîtes  lorsque  le  roi 
Alpharbal  envahit  furieusement  le  pays  des  Onys,  exerçant  partout 
le  brigandage  et  la  piraterie.  Il  fut  en  juste  bataille  blessé,  pris  et 
vaincu  de  mon  père.  Mais  quoi?  Au  cas  que  les  autres  rois  et  em- 
pereurs, voire  qui  se  font  nommer  catholiques,  l'eussent  miséra- 
blement traité,  durement  emprisonné  et  rançonné  extrêmement, 
il  le  traita  courtoisement,  le  logea  avec  soi  dans  son  palais,  et, 
par  incroyable  débonnaireté,  le  renvoya  en  sauf-conduit,  chargé 
de  dons,  chargé  de  grâces,  chargé  de  toutes  offices  d'amitié.  »  La 
leçon  n'est  pas  encore  complète.  On  dira  qu'une  conduite  pareille 
est  tout  au  plus  bonne  dans  un  roman,  que  dans  la  vie  réelle  ce 
serait  de  la  niaiserie.  A  vrai  dire,  les  calculs  de  la  politique  sont 
parfois  plus  niais  que  les  inspirations  d'une  âme  généreuse. 
Charles-Quint  était  un  habile  calculateur  :  quel  profit  tira-t-il  des 
durs  traitements  qu'il  infligea  à  François  I"?  L'histoire  le  dit,  et 
tout  le  monde  le  sait.  Il  en  arriva  tout  autrement  au  roi  de  Rabe- 
lais :  «  Les  vaincus  olîrirent  au  vainqueur  leurs  terres,  domaine  et 
royaume,  â  en  faire  selon  son  arbitre.  Le  roi  lui-même  vint  avec 
neuf  mille  trente-huit  grands  vaisseaux  chargés  de  présents,  que 
lui  et  ses  sujets  y  avaient  déposés  à  l'envi  ;  il  se  rendit  vassal,  et 
paya  pour  sa  rançon  des  tributs  qui  allaient  croissant  chaque 

(1)  Ariosto,  Orlando  furioso,  XXXVI. 


DROIT  DE  GUERRE.  403 

année,  en  sorte  que  le  [suzerain  se  vit  contraint  de  défendre  à  ses 
vassaux  de  plus  rien  apporter  (1).  » 

La  leçon  est  bonne  :  l'iiumanité  est  un  devoir,  et  l'accomplis- 
sement  du  devoir  est  en  définitive  le  meilleur  des  calculs.  Il  y  a 
des  hommes  qui  ne  se  soucieraient  pas  beaucoup  de  l'humanité, 
si  elle  n'était  profitable  ;  c'est  ii  ceux-là  que  s'adresse  la  satire  de 
Rabelais.  Un  autre  écrivain  du  xvr-  siècle,  si  riche  en  génies, 
Montaigne,  examina  la  guerre  en  moraliste.  La  médaille  est  belle, 
à  voir  les  trophées  qui  y  sont  gravés,  mais  elle  a  un  revers;  c'est 
ce  revers  que  l'auteur  des  Essais  met  en  lumière  :  «  Quant  à  la 
guerre,  qui  est  la  plus  grande  et  pompeuse  des  actions  humaines, 
je  saurais  volontiers,  si  nous  nous  en  voulons  servir  pour  argu- 
ment de  quelque  prérogative,  ou  au  rebours,  pour  témoigner  de 
notre  imperfection,  comme  de  vrai,  la  science  de  nous  entre-tuer, 
de  ruiner  et  perdre  notre  propre  espèce,  n'a  beaucoup  de  quoi  se 
faire  désirer  aux  bêtes  qui  ne  l'ont  pas.  »  Montaigne  parle  à  une 
nation  militaire  qui  se  laisse  trop  souvent  enivrer  par  la  gloire 
des  armes,  au  point  d'oublier  des  intérêts  et  des  droits  bien  au- 
trement précieux.  Ce  que  les  Français  glorifient,  Montaigne  le 
ravale,  en  estimant  les  bêtes  supérieures  aux  hommes,  parce 
qu'elles  ignorent  l'art  funeste  de  se  détruire.  Il  se  reprend,  toute- 
fois, mais  c'est  pour  lancer  un  nouveau  trait  contre  la  guerre. 
11  y  a  des  mouches  à  miel  qui  se  battent;  Virgile  a  décrit  leurs 
furieuses  rencontres  :  «  Je  ne  vois  jamais  cette  divine  description, 
dit  l'écrivain  français,  qu'il  ne  m'y  semble  lire  peinte  l'ineptie  et 
la  vanité  humaine  :  car  ces  mouvements  guerriers,  qui  nous  ra- 
vissent de  leur  horreur  et  épouvantement,  cette  effroyable  ordon- 
nance de  tant  de  milliers  d'hommes  armés,  tant  de  fureur,  d'ar- 
deur et  de  courage,  il  est  plaisant  à  considérer,  par  combien 
vaines  occasions  elle  est  agitée,  et  par  combien  légères  occasions 
éteinte.  Toute  l'Asie  se  perdit  en  guerres  pour  le  maquerelage  de 
Paris  ;  l'envie  d'un  seul  homme,  un  dépit,  un  plaisir,  une  jalousie 
domestique,  causes  qui  ne  devraient  pas  émouvoir  deux  haren- 
gères  à  s'égratigner,  c'est  l'àme  et  le  mouvement  de  ce  grand 
trouble.  »  Ainsi  la  gloire,  tant  célébrée  par  les  poètes,  a  son  prin- 
cipe dans  l'ineptie  humaine!  C'est  à  dégoûter  de  la  guerre  une 

(l)  Rabelais,  Gargaotua,  livre  I,  ch.  Ll. 


404  DROIT  DES  GENS. 

nation  qui  ne  tient  pas  h  passer  pour  inepte.  La  noblesse  française 
avait  une  espèce  de  culte  pour  ses  rois,  elle  les  suivait  sur  les 
champs  de  bataille  comme  s'ils  eussent  été  des  demi-dieux. 
«  Vous  croyez,  dit  Montaigne,  que  ce  sont  toujours  de  puissantes 
causes  qui  les  font  agir  ;  détrompez-vous  :  la  même  raison  qui  vous 
fait  tancer  avec  un  voisin,  dresse  entre  les  princes  une  guerre;  la 
même  raison  qui  vous  fait  fouetter  un  laquais,  tombant  en  un  roi, 
lui  fait  ruiner  une  province.  »  Voilà  les  héros  descendus  de  leur 
piédestal,  et  vusde  près,  les  éléphants  se  trouvent  avoir  les  mêmes 
appétits  que  les  mouches  (1). 

C'est  bien  de  déconsidérer  la  guerre,  quand  la  guerre  absorbe 
toute  l'activité  d'une  nation.  Mais  il  y  a  quelque  chose  de  mieux  h 
faire,  c'est  de  montrer  que  la  loi  du  devoir  régit  les  choses 
humaines.  Nous  avons  déjà  dit  que  Montaigne  ne  tient  pas  le 
drapeau  du  droit  assez  ferme;  il  subit  l'influence  du  fait  uni- 
versel, tandis  qu'il  devrait  lui  opposer  l'autorité  de  la  raison. 
Nous  lui  ferons  le  même  reproche  pour  les  lois  de  la  guerre; 
il  les  accepte  trop  facilement,  et  leur  cherche  même  une  raison 
philosophique.  C'est  ainsi  qu'il  rapporte  avec  une  espèce  de 
complaisance  le  massacre  que  les  Français  firent  en  Italie, 
quand  les  Italiens  défendaient  avec  trop  d'opiniâtreté  des  places 
qu'ils  auraient  dû  livrer  h  la  première  sommation  du  vainqueur. 
Au  lieu  de  flétrir  cet  usage  digne  des  despotes  de  l'Orient, 
Mojitaigne  disserte  gravement  sur  les  limites  du  courage,  «  les- 
quelles franchies,  on  se  trouve  dans  le  train  du  vice,  »  et  la 
vaillance  devient  une  folie  :  «  De  cette  considération,  dit-il,  est 
née  la  coutume  que  nous  avons  aux  guerres,  de  punir,  voire  de 
mort,  ceux  qui  s'obstinent  à  défendre  une  place  qui  par  les 
règles  militaires  ne  peut  être  soutenue.  Autrement,  sous  l'es- 
pérance de  l'impunité,  il  n'y  aurait  poulailler  qui  n'arrêtât  une 
armée  (2).  »  Qui  ne  voit  que  cette  prétendue  philosophie  aboutit  h 
ériger  la  force  en  droit,  et  l'héroïsme  en  crime?  Et  qui  est  le  juge 
de  ce  crime?  Toujours  le  plus  fort.  Hâtons-nous  d'opposer  h  Mon- 
taigne la  protestation  que  son  disciple  fait  contre  cette  doctrine 
dégradante  :  «  Il  faut  abominer  ces  propos,  dit  Charron,  que  le 


(Ij  Montaigne^  Essais,  lirre  H,  cli.  XU. 
(2)  Id.j,  McL,  livre  1,  ch.  XU. 


l 


DROIT  DE  GUERRE.  405 

droit  est  en  la  force,  que  l'issue  en  décidera,  que  le  plus  fort 
l'emportera.  ïl  faut  regarder  la  cause  au  fond  et  au  mérite,  et  non 
à  l'issue  :  la  guerre  a  ses  droits  et  lois  comme  la  paix.  Dieu  favo- 
rise les  justes  guerres,  donne  les  victoires  h  qui  il  lui  plaît,  il  s'en 
faut  rendre  capable,  par  juste  entreprise  (1).  » 


N°  2.  La  doctrine  chrétienne. 

I 

Le  christianisme  accepte  la  guerre  comme  un  mal  providentiel. 
Parmi  les  écrivains  chrétiens,  les  uns  rattachent  tout  mal  au 
péché  originel;  ils  réclament  un  sacritice  sanglant  pour  e.xpier  une 
faute  inexpiable  :  c'est  la  doctrine  que  de  Maistre  a  remise  en 
honneur  de  nos  jours.  Au  xyi»^  siècle,  nous  rencontrons  une  expli- 
cation plus  naïve  du  mal  qui  règne  sur  la  terre.  «  Si  les  hommes 
étaient  trop  heureux,  dit  Campandla,  ils  ne  songeraient  plus  à 
l'autre  vie,  car  il  n'y  a  pas  un  heureux  de  ce  monde  qui  se  soucie 
d'échanger  son  paradis  terrestre  contre  le  paradis  céleste.  Dieu  a 
voulu  rappeler  aux  hommes  la  vie  future,  en  leur  envoyant  des 
calamités  de  tout  genre,  et  surtout  des  guerres  avec  les  maux 
qu'elles  entraînent  (2).  »  Que  l'on  considère  Dieu  comme  bourreau 
avec  de  Maistre  ou  comme  sauveur,  avec  Campanella,  toujours 
est-il  que  la  guerre  est  un  fait  providentiel  qui  durera  aussi  long- 
temps que  le  genre  humain. 

Tel  est  le  côté  théologique  de  la  doctrine  chrétienne.  A  ce  point 
de  vue,  il  est  presque  inutile  de  se  demander,  si  la  guerre  est  légi- 
time; aussi  un  des  grands  théologiens  du  xvi*^  siècle  n'hésite-t-il 
pas  à  déclarer  hérétiques  ceux  qui  soutiennent  que  la  guerre  est 
illicite.  D'après  Bellarmin,  c'est  une  hérésie  manichéenne,  renou- 
velée dans  les  temps  modernes  par  les  humanistes  et  par  des  sec- 
taires protestants.  Érasme  prend  appui  sur  l'Évangile  pour  prê- 
cher la  paix;  l'écrivain  catholique  le  suit  sur  ce  terrain.  On  sait 
les  tours  de  force  que  l'exégèse  orthodoxe  se  permet  pour  le 


(1)  Charron,  de  la  Sagesse,  livre  HI,  ch.  m. 

(2)  Campancila,  Monarchia  hispanica,  p.  391,  s. 


26 


406  DROIT  DES  GENS. 

besoin  de  sa  cause.  En  voici  un  curieux  échantillon.  Il  eût  été 
difficile  de  trouver  dans  les  paroles  du  Christ  un  mot  qui  légi- 
time l'effusion  du  sang.  Par  bonheur  un  évangéliste  raconte 
que  saint  Jean-Baptiste  dit  à  des  soldats  :  «  Abstenez-vous  de 
toute  violence  et  de  toute  fraude,  et  contentez-vous  de  votre 
paie.  »  Cette  réponse  suffit  à  Bellarmin  pour  justifier  la  guerre. 
«  Il  faut  croire,  dit-il,  que  le  précurseur  n'enseigne  pas  une 
croyance  contraire  à  celle  du  Fils  de  Dieu  qu'il  avait  mission 
d'annoncer;  or  Jean-Baptiste,  par  cela  seul  qu'il  ne  dit  pas  aux 
soldats  de  jeter  là  leurs  armes,  approuve  leur  métier,  et  par 
conséquent  la  guerre,  »  Que  dirait-on  d'un  légiste  qui  emploie- 
rait une  pareille  argumentation  pour  soutenir  sa  thèse?  Les 
soldats  ne  vinrent  pas  consulter  Jean-Baptiste  sur  la  légitimité 
delà  guerre,  mais  sur  ce  qu'ils  devaient  faire  pour  leur  salui; 
dès  lors,  les  paroles  de  l'anachorète  juif  sont  tout  à  fait  étrangères 
à  la  question. 

Continuons.  Des  saints  ont  fait  la  guerre  sous  la  loi  ancienne 
et  sous  la  loi  nouvelle  :  Bellarmin  cite  les  centurions  qui,  d'après 
l'Écriture,  étaient  des  hommes  justes  et  craignant  Dieu  :  il  cite 
les  soldats  chrétiens  qui  combattirent  sous  les  drapeaux  de 
Rome,  et  qui  par  la  grâce  divine  opérèrent  des  miracles  :  il 
cite  les  princes  orthodoxes  auxquels  Dieu  donna  la  victoire, 
tels  que  Constantin  et  Clovis,  Si  l'illustre  controversiste  n'a  pas 
de  meilleures  raisons  pour  soutenir  les  dogmes  catholiques,  la 
théologie  court  grand  risque  de  n'être  qu'un  ramas  d'arguties. 
Les  centurions  de  l'Évangile  pouvaient  très  bien  remplir  leur  de- 
voir, sans  que  pour  cela  la  guerre  soit  un  fait  divin, Nous  laissons 
les  miracles  de  côté,  parce  qu'il  faudrait  commencer  parles  prou- 
ver. Quant  aux  Constantin  et  aux  Clovis ,  le  docteur  orthodoxe 
aurait  pu  mieux  choisir  ses  autorités  ;  les  crimes,  les  adultères,  les 
parricides  des  deux  héros  catholiques  deviendraient-ils  par  hasard 
légitimes,  parce  que  le  succès  a  couronné  leurs  entreprises  ? 
Bellarmin  est  plus  faible  encore,  quand  il  cherche  à  écarter  les 
maximes  évangéliques  sur  la  perfection  chrétienne.  Elles  ne  con- 
cernent que  les  individus,  dit-il,  et  non  l'État.  Cela  ne  conduit-il 
pas  à  distinguer  deux  morales,  l'une  pour  les  particuliers,  sévère 
et  pure,  l'autre  pour  les  princes,  facile  et  relâchée?  Bellarmin 
ajoute  que  les  préceptes  de  l'Évangile  ne  sont  pas  des  lois  abso- 


DROIT  DE  GUERRE.  407 

lues,  même  pour  les  fidèles,  mais  seulement  des  conseils  qu'ils 
suivent  ou  ne  suivent  pas,  selon  les  circonstances.  Pour  le  coup,  le 
théologien  ébranle  les  bases  de  la  morale  religieuse  ;  car  qu'est-ce 
qu'une  morale  qui  ne  prescrit  pas  de  règle  certaine,  que  tantôt  il 
faut  pratiquer,  et  que  tantôt  l'on  peut  se  dispenser  d'observer? 

S'il  y  a  une  conclusion  ii  tirer  de  cette  discussion,  c'est  que  la 
thèse  de  Bellarmin  n'est  pas  soutenable  sur  le  terrain  de  l'Écriture 
sainte.  Faut-il  donc  dire  avec  certaines  sectes  que  la  guerre  est 
toujours  illicite?  Bellarmin  examine  aussi  la  question  au  point 
de  vue  du  droit  de  l'État,  et  ici  il  est  dans  le  vrai.  L'Église 
catholique,  dont  il  est  l'interprète,  est  un  établissement  politique 
autant  que  religieux  :  or  les  hommes  qui  vivent  de  la  vie  réelle 
tiennent  compte  de  la  réalité  des  choses.  Le  bon  sens  chez  Bellar- 
min, comme  chez  tous  les  hommes  d'église,  l'emporte  sur  la 
croyance.  L'État  a  le  droit  et  le  devoir  de  se  défendre,  il  le  fait 
journellement  en  punissant  ceux  qui  troublent  l'ordre  public  :  et 
il  ne  pourrait  pas  repousser  par  la  force  un  ennemi  qui  attaque 
son  existence!  La  guerre  est  légitime,  lorsque  les  armes  sont  em- 
ployées pour  la  défense  du  droit.  Il  n'en  est  pas  de  même  des 
guerres  de  conquête.  La  conquête  est  un  abus  de  la  force,  dit  Bel- 
larmin, c'est  le  droit  du  lion  contre  le  loup,  du  loup  contre 
l'agneau.  Cependant  il  n'ose  pas  condamner  les  conquêtes  d'une 
manière  absolue.  La  guerre  est  juste,  dès  qu'elle  a  une 
juste  cause;  la  charité  veut,  il  est  vrai,  que  le  vainqueur  ne  se 
propose  d'autre  but  que  la  paix,  mais  la  charité  n'est  pas  une  loi 
politique;  le  vainqueur  peut  donc  s'emparer  des  biens  des  vain- 
cus, sans  manquer  à  la  stricte  justice.  C'est  en  définitive  légitimer 
la  conquête.  Bellarmin  ne  réfléchit  pas  que,  si  l'assujettissement 
des  vaincus  est  légitime,  l'esclavage  l'est  aussi.  Puisque  la  dé- 
fense seule  justifie  la  guerre,  il  faut,  pour  être  logique,  conclure 
que  la  victoire  ne  peut  pas  dépasser  la  réparation  de  l'injure.  Si 
le  docteur  catholique  faiblit,  quand  il  s'agit  de  la  conquête,  il  re- 
prend sa  supériorité,  en  traçant  les  lois  de  la  guerre  :  elles  ne  per- 
mettent, dit-il,  que  le  mal  nécessaire;  les  laboureurs  et  toutes 
les  personnes  inoffensives  doivent  être  à  l'abri  des  hostilités  (1). 


(i)  Voyez  sur  la  doctrine  de  Bellarmin,  son  traité  de  Membris  ecclesiœ,  III,  14, 13,  et  de  Officio 
Tprincipis,  1, 21 . 


408  nnoiT  des  gens. 


II 


La  réforme  n'a  pas  d'autre  doctrine  sur  la  guerre  que  le  catho- 
licisme :  nous  parlons  de  la  réforme  orthodoxe,  si  ces  deux  mots 
peuvent  aller  ensemble.  Calvin  parle  de  la  guerre  comme  Bellar- 
min  :  «  Si  la  puissance  est  laissée  aux  princes  pour  conserver  la 
tranquillité  de  leur  pays,  la  pourraient-ils  employer  h  meilleure 
occasion,  qu'à  rompre  les  efforts  de  ceux  par  lesquels  tant  le 
repos  d'un  chacun  particulièrement,  que  la  commune  tranquillité 
de  tous  est  troublée?  S'ils  doivent  être  défenseurs  des  lois,  s'ils 
punissent  à  bon  droit  les  brigands  lesquels  n'auront  fait  tort  qu'à 
peu  de  personnes,  doivent-ils  laisser  toute  la  région  être  vexée 
par  briganderies,  sans  y  mettre  la  main?  Car  il  ne  peut  chaloir  si 
celui  qui  se  jette  sur  le  territoire  d'autrui,  auquel  il  n'a  nul  droit 
pour  y  faire  pillages  et  meurtres,  soit  roi  ou  homme  de  bas  état. 
Toutes  telles  manières  de  gens  doivent  être  réputés  comme  bri- 
gands et  punis  pour  tels.  La  nature  même  nous  enseigne  cela, 
que  le  devoir  des  princes  est  d'user  du  glaive,  non  seulement  pour 
punir  les  fautes  des  personnes  privées,  mais  aussi  pour  la  défense 
des  pays  à  eux  commis,  si  on  y  fait  quelque  agression.  Pareille- 
ment le  Saint-Esprit  nous  déclare  en  l'Écriture,  que  telles  guerres 
sont  légitimes  (1).  » 

L'on  ne  peut  pas  mieux  dire.  Calvin  flétrit  le  brigandage  des 
princes  qui  font  la  guerre  sans  cause,  et  il  revendique  avec  la 
môme  énergie  le  droit  des  peuples  de  rejeter  ces  brigands  hors  de 
leur  sein.  Mais  que  deviennent  dans  cette  doctrine  les  maximes 
de  l'Évangile  sur  la  perfection  chrétienne?  Calvin  les  écarte  par 
une  tîn  de  non-recevoir  :  «  L'intention  des  apôtres,  dit-il,  a  été 
d'enseigner  quel  est  le  règne  spirituel  du  Christ,  non  point  d'or- 
donner les  polices  terriennes.  »  C'est  esquiver  la  difficulté  et  non 
la  résoudre  :  il  n'y  a  qu'un  idéal,  la  cité  céleste  est  le  modèle  sur 
lequel  doit  être  bâtie  la  cité  terrestre.  Peu  importe  que  l'idéal  ne 
puisse  être  réalisé  sur  cette  terre;  cela  n'empêche  pas  que  notre 
devoir  ne  soit  de  nous  en  approcher  dans  les  limites  de  notre  im- 

(1)  Calvin,  InstUulion  chrétienne,  livre  IV,  ch.  XX,  §  11. 


DROIT  DE  GUERRE.  409 

perfection.  Des  sectes  puissantes  se  sont  inspirées  de  ce  senti- 
ment, les  sociniens,  les  quakers,  les  anabaptistes  ;  les  uns  pro- 
cèdent de  la  lettre,  les  autres  de  l'esprit,  mais  ils  s'accordent 
à  condamner  la  guerre,  comme  une  violation  de  la  morale  évangé- 
lique. 

Socin  interprète  l'Écriture,  comme  les  jurisconsultes  expliquent 
leurs  textes.  Il  prend  au  pied  de  la  lettre  les  célèbres  maximes 
que  Jésus-Christ  prêche  dans  le  sermon  de  la  montagne;  il  en  fait 
des  lois  non  seulement  pour  les  fidèles,  mais  aussi  pour  les 
magistrats  et  les  princes.  Les  paroles  mêmes  du  Christ  prouvent, 
dit-il,  qu'il  s'agit  de  préceptes  obligatoires  pour  les  chefs  des 
sociétés  aussi  bien  que  pour  les  simples  citoyens.  Quand  Jésus- 
Christ  rappelle  la  Loi  ancienne  dans  ces  fameuses  paroles  :  Vous 
avez  entendu  qu'il  a  été  dit  :  œil  pour  œil,  dent  pour  dent,  il  entend 
parler  de  la  vengeance  sociale  et  non  de  la  vengeance  individuelle, 
car  il  n'était  pas  permis  aux  Juifs  de  s'arracher  les  yeux  et  les 
dents,  pour  se  venger  d'une  injure.  Lors  donc  que  Jésus-Christ 
oppose  le  pardon  à  la  vengeance,  ses  commandements  s'adressent 
i\  la  société  comme  aux  individus  (1).  La  démonstration,  au  point 
de  vue  juridique,  est  irréfutable.  Partant  de  là,  il  est  de  toute 
évidence  que  la  guerre  est  contraire  à  la  doctrine  chrétienne.  Vai- 
nement dira-t-on  que  le  Christ  ne  prononce  pas  même  le  mot  de 
guerre  :  ne  dit-il  pas  que  nous  aimions  nos  ennemis,  et  en  faisant 
une  loi  de  cette  charité,  ne  réprouve-t-il  pas  la  guerre  bien  plus 
énergiquement  que  s'il  s'était  borné  à  condamner  l'effusion  du 
sang?  Que  vient-on  nous  opposer  la  Loi  ancienne?  Oublie-t-on  que 
bien  des  choses  étaient  permises  aux  Juifs  qui  ne  le  sont  plus  aux 
chrétiens?  A  quoi  bon  la  venue  de  Jésus-Christ,  si  la  loi  de  Moïse 
doit  encore  nous  régir?  Voilà  pour  les  textes.  Quant  aux  raisons 
puisées  dans  le  droit  de  défense,  dans  le  devoir  qu'impose  la 
patrie,  Socin  demande  à  ses  adversaires  s'ils  ignorent  que  le 
chrétien  n'a  pas  de  patrie  sur  cette  terre?  Veut-on  qu'il  viole  les 
préceptes  du  Christ  dans  l'intérêt  d'une  patrie  de  passage  ?  Il  n'y  a 
pas  d'intérêt,  quelque  grand  qu'il  soit,  fût-ce  celui  d'existence, 
que  l'on  puisse  opposer  à  un  commandement  de  Jésus-Christ  (2). 


(1)  Socinus,  dains  \Si  liibliotlieca  fralrum  'polonorum,! .  H,  p.  18. 

(2)  Ul.,  ibid.,  T.  II,  p.  2C,75, 82, 83. 


410  DROIT  DES  GENS. 

Les  anabaptistes  et  les  quakers  arrivèrent  à  la  même  conclu- 
sion par  une  autre  voie.  Ils  s'accordent  avec  les  sociniens  en  un 
point,  c'est  qu'ils  prennent  les  maximes  de  Jésus-Christ  au  sé- 
rieux et  ils  les  pratiquent.  Ils  ont  encore  une  plus  grande  horreur 
pour  la  guerre  que  les  disciples  de  Socin;  ils  ne  comprennent  pas 
qu'elle  ensanglante  des  sociétés  chrétiennes,  puisqu'elle  est  aussi 
contraire  à  l'esprit  de  l'Évangile  que  la  lumière  l'est  aux  ténèbres. 
Que  l'on  essaie  de  concilier  les  commandements  du  Christ  avec 
la  pratique  de  la  guerre!  Jésus-Christ  dit  :  A'^  résistez  pas  au  mé- 
chant; et  nous  repoussons  la  force  par  la  force.  Jésus-Christ  dit  : 
Si  quelqu'un  vous  frappe  sur  la  joue  droite,  présentez-lui  encore  la 
gauche;  et  nous  rendons  coup  pour  coup.  Jésus-Christ  nous 
ordonne  d'aimer  nos  ennemis;  nous  les  poursuivons  par  le  fer  et 
par  le  feu.  Celui  qui  conciliera  ces  choses  aura  concilié  Dieu  et  le 
diable,  le  Christ  et  l'Antéchrist,  le  bien  et  le  mal.  C'est  dire  que 
les  hommes  se  trompent  singulièrement,  s'ils  croient  qu'ils  peuvent 
être  chrétiens  et  verser  le  sang  de  leurs  frères.  Les  quakers 
avouent  que,  par  le  droit  de  la  nature,  il  est  permis  de  se  dé- 
fendre, mais  du  haut  de  leur  spiritualisme  chrétien  ils  méprisent 
la  nature  ;  écoutons  la  réponse  accablante  qu'ils  font  h.  leurs 
adversaires  :  «  Ne  savez-vous  pas  que  la  mission  du  chrétien  est 
précisément  de  vaincre  la  nature,  en  l'exaltant  et  en  la  perfection- 
nant, de  sorte  que  nous  passions  de  cette  vie  naturelle  à  une  vie 
surnaturelle  (1)  !  » 

Nous  venons  d'entendre  les  hommes  de  l'esprit  et  les  hommes 
de  la  loi;  les  uns  et  les  autres  réprouvent  la  guerre,  au  point  de 
vue  du  spiritualisme  évangélique.  Nous  ne  voyons  pas  ce  qu'il  y  a 
à  leur  répondre.  Si  l'on  veut  faire  de  l'Évangile  la  règle  de  la  vie, 
il  est  de  toute  évidence  que  la  paix  doit  être  la  loi  des  sociétés. 
Mais  il  est  tout  aussi  évident  que  cela  est  impossible.  La  vie 
réelle  et  ses  exigences  l'ont  emporté  sur  un  idéal  qui  demande  h 
l'homme  l'abdication  de  sa  personnalité,  et  qui  nie  l'idée  du 
droit,  ou  du  moins  l'affaiblit.  Le  catholicisme  a  donc  bien  fait  de 
répudier  un  héritage  qui  ne  lui  aurait  pas  permis  de  gouverner  le 
monde,  car  la  politique  doit  prendre  les  hommes  tels  qu'ils  sont, 
sauf  à  perfectionner  la  nature,  dans  la  limite  des  lois  que  le  Créa- 

(1)  Barda'),  Apologia  theologiœ  vere  christianîe,  XV,  13. 


DROIT  DE  GUERRE.  411 

leur  lui  a  données.  Cela  n'empêche  pas  que  les  sectes  soient  ani- 
mées du  vrai  esprit  de  l'Évangile,  et  en  laissant  les  exagérations 
de  côté,  ce  sentiment  a  aussi  sa  part  de  vérité  :  aujourd'hui  que 
les  peuples  réclament  la  paix  à  cor  et  à  cri,  nous  devons  un  tribut 
de  reconnaissance  à  ceux  qui  ont  prêché,  à  la  suite  du  Christ,  le 
développement  pacifique  de  l'humanité. 


N°  8.  Les  politiques. 


Le  xvi^  siècle  a  eu  un  précurseur  de  Montesquieu.  Bodin  et 
l'auteur  de  V Esprit  des  lois  sont  de  la  famille  d'Aristole  :  ils  obser- 
vent avec  curiosité  les  diverses  formes  de  gouvernement,  le  génie 
et  les  mœurs  des  nations,  ils  décrivent  admirablement  ce  qu'ils 
voient,  ils  exposent  les  lois  des  choses  existantes.  Mais  il  y  a  un 
écueil  à  cette  tendance,  c'est  qu'à  force  de  chercher  la  raison  des 
choses,  on  trouve  que  toute  chose  a  sa  raison  d'être,  et  par  suite 
l'on  est  disposé  à  élever  le  fait  général  à  la  hauteur  d'un  principe. 
C'est  ce  qui  arriva  à  Aristole,  le  plus  profond  penseur  de  cette 
école  :  voyant  l'esclavage  établi  chez  toutes  les  nations,  il  crut  la 
servitude  légitime,  par  cela  seul  qu'elle  était  un  fait  universel, 
puis  il  se  mit  h  la  justifier. 

Badin  fait  de  même  pour  la  guerre  et  la  conquête.  II  demande  si 
l'État  doit  être  organisé  pour  la  guerre  ou  pour  la  paix.  Il  répond, 
à  la  façon  des  scolastiques,  en  donnant  les  motifs  pour  et  contre. 
Les  raisons  ne  lui  manquent  pas  pour  condamner  la  guerre."  Nous 
devons  estimer  la  république  bien  heureuse,  où  le  roi  est  obéis- 
sant à  la  loi  de  Dieu  et  de  la  nature;  les  magistrats  au  roi;  les 
particuliers  aux  magistrats,  et  les  sujets  liés  en  amitié  entre  eux, 
et  tous  avec  leur  prince,  pour  jouir'de  la  douceur  de  la  paix  et  de 
la  vraie  tranquillité  d'esprit.  Or  est-il  que  la  guerre  est  du  tout 
contraire  à  ce  que  j'ai  dit;  aussi  est-il  impossible  de  voir  une  ré- 
publique fleurissante  en  religion,  justice,  charité,  intégrité  de  vie 
et  bref,  en  toutes  sciences  libérales  et  arts  mécaniques,  si  les  ci- 
toyens ne  jouissent  d'une  paix  très  haute  et  assurée.  »A  ce  tableau 


412  DROIT  DES  GENS. 

d'une  société  pacifique,  Bodin  oppose  les  excès  des  gens  de  guerre, 
et  il  les  peint  d'après  nature  :  «  Il  se  faut  bien  garder  d'acheminer 
les  sujets  à  une  vie  si  exécrable,  ni  chercher  la  guerre  en  sorte 
quelconque,  sinon  en  repoussant  la  violence  en  extrême  néces- 
sité; ceux  qui  cherchent  les  moindres  occasions  pour  s'agrandir 
de  la  ruine  des  autres,  seront  en  perpétuel  tourment,  tirant  une 
vie  misérable.  » 

Voilà  quelques  raisons  pour  la  paix.  Bodin  s'étend  bien  davan- 
tage sur  celles  qui  justifient  la  guerre.  Il  y  en  a  une  qui  est  déci- 
sive :  c'est  la  défense  du  droit.  Sur  ce  point,  Bodin  ne  lait  que 
reproduire  la  doctrine  de  Calvin.  Il  s'engage  ensuite  sur  le  terrain 
de  la  politique,  et  aboutit  h  la  maxime  funeste,  que  tout  moyen  est 
légitime,  quand  i!  s'agit  du  salut  delà  patrie.  «  Le  plus  beau  moyen 
de  conserver  un  État  et  de  le  garantir  de  rébellions  et  séditions, 
est  d'avoir  un  ennemi,  auquel  on  puisse  faire  tête.  Cela  se  peut 
voirparTexemple  de  toutes  les  républiques,  etmême  des  Romains, 
lesquels  n'ont  jamais  trouvé  plus  bel  antidote  de  guerres  civiles 
que  d'affronter  les  sujets  à  l'ennemi...  Plijt  à  Dieu  que  nous  eus- 
sions faute  d'exemples  domestiques,  pour  montrer  qu'il  est  bien 
difficile  et  presque  impossible  de  maintenir  les  sujets  en  paix  et 
amitié,  s'ils  ne  sont  en  guerre  contre  l'ennemi.  »  Nous  ne  dirons 
rien  de  la  désolante  conception  qui  est  au  fond  de  cette  théorie  : 
c'est  dire  avec  Hobbes  que  l'homme  est  un  loup  pour  l'homme,  et 
qu'ils  doivent  s'entre-déchirer  ;  mieux  vaut  alors  que  ce  soit  dans 
des  guerres  étrangères  que  dans  des  luttes  intestines. 

Il  est  vrai  qu'il  en  était  ainsi  au  xvi'-  siècle  ;  est-ce  une  raison 
pour  qu'il  en  soit  toujours  ainsi?  Il  y  a  une  autre  erreur  dans  la 
politique  de  Bodin,  qui  est  encore  moins  excusable.  Il  fait  un  triste 
tableau  des  maux  qu'entraîne  la  guerre  :  «  Brûler  les  villages,  sac- 
cager les  villes,  massacrer  les  bons  et  les  méchants ,  les  jeunes  et 
les  vieux,  tous  âges  et  tous  sexes,  forcer  les  filles,  se  laver  dans 
le  sang  des  meurtris,  souiller  les  choses  sacrées,  raser  les  tem- 
ples, et  fouler  aux  pieds  tout  droit  divin  et  humain.  «Voilà,  dit 
Bodin,  les  fruits  de  la  guerre.  Et  cependant  il  n'hésite  pas  à  dire 
que  les  peuples  ont  le  droit  de  porter  la  dévastation  et  le  meurtre 
chez  leurs  voisins,  pour  garantir  leur  propre  tranquillité  !  Si  jamais 
la  maxime  que  la  fin  justifie  les  moyens  est  odieuse,  c'est  quand 
on  s'en  prévaut  pour  transformer  l'univers  en  un  vaste  champ  de 


DROIT  DE  GUERRE.  415 

brigandage.  En  assimilant  les  guerriers  du  xvi^  siècle  à  des  i3ri- 
gands,  nous  ne  fôisons  pas  de  figure  de  rhétorique.  Bodiii  a  soin 
de  dire,  à  l'appui  de  sa  thèse,  «  qu'il  n'y  aura  jamais  faute  de  lar- 
rons, meurtriers,  vagabonds,  en  toute  république,  qui  gâtent  la 
simplicité  des  bons  sujets,  et  n'y  a  lois  ni  magistrats  qui  en  puis- 
sent avoir  raison.  Il  n'y  a  donc  moyen  de  nettoyer  les  républiques 
de  telle  ordure,  que  de  les  envoyer  en  guerre,  qui  est  comme  une 
médecine  purgative  et  fort  nécessaire  pour  chasser  les  humeurs 
corrompues  du  corps  universel  d'une  république.  »  Que  dirait-on 
d'un  État  qui  viderait  ses  prisons  et  ses  bagnes,  en  donnant  des 
armes  et  des  chefs  aux  criminels,  et  qui  les  lancerait  ensuite  au 
delà  des  frontières?  Voilà,  en  réalité,  le  conseil  queBodin  donne 
aux  princes  :  à  force  de  ne  considérer  que  le  bien  de  sa  république, 
il  foule  aux  pieds  le  droit  des  nations  étrangères;  l'idée  même  du 
droit  disparaît  dans  cette  débauche  de  force  (1). 

Après  cela,  il  ne  faut  pas  s'étonner  si  Boclin  légitime  la  conquête 
avec  tous  ses  abus,  même  l'esclavage.  «  Il  suffît  que  la  guerre  soit 
juste,  pour  que  le  vainqueur  ait  le  droit  de  se  faire  seigneur  des 
biens  et  personnes  des  vaincus,  gouvernant  ses  sujets  comme  es- 
claves, ainsi  que  le  père  de  famille  est  seigneur  de  ses  esclaves  et 
de  leurs  biens,  et  en  dispose  à  son  plaisir  parle  droit  des  gens.  » 
Ce  n'est  pas  que  Bodin  nie  la  liberté  naturelle  des  hommes,  mais 
les  jurisconsultes  romains  l'admettaient  aussi,  tout  en  plaçant  les 
esclaves  sur  la  même  ligne  que  les  chevaux  et  les  bœufs.  Ce  qui 
trouble  la  haute  raison  du  publiciste  français,  c'est  le  fait  univer- 
sel. «  C'est  bien  contre  la  loi  de  nature,  dit-il,  de  faire  les  hommes 
libres  esclaves,  mais  le  consentement  de  tous  les  peuples  a  voulu 
que  ce  qui  est  acquis  en  bonne  guerre  soit  propre  au  vainqueur, 
et  que  les  vaincus  soient  esclaves  des  vainqueurs.  OU  il  lùj  a  point 
de  supérieur  qui  commande,  la  force  est  réputée  juste  (2).  «Cette  doc- 
trine nous  révolte,  cependant  elle  est  très  logique,  une  fois  que 
l'on  admet  le  droit  de  conquête.  Si  la  personnalité  des  nations  n'est 
pas  sacrée,  pourquoi  celle  des  individus  serait-elle  respectée? 
Si  l'on  peut  tuer  les  nations  vaincues,  pourquoi  ne  pourrait-on 
pas  les  réduire  en  servitude  ?  Non,  la  force  n'est  pas  réputée  juste. 


(1)  Bodin,  de  la  République,  livre  V,  en.  v,  p.  7oi-763. 

(2)  Id.,  ibid.,  livrell.ch.  n,  p.  274,  278. 


414  DROIT  DES  GENS. 

entre  les  nations  pas  plus  qu'entre  les  individus;  elle  n'est  juste 
que  pour  autant  qu'elle  soit  employée  au  service  du  droit.  La  vic- 
toire ne  donne  donc  par  elle-même  aucun  droit  au  vainqueur,  s'il 
n'en  avait  pas  avant  de  recourir  aux  armes.  Si  la  force  l'emporte, 
le  droit  reste  sauf,  malgré  sa  défaite,  et  il  finira  par  l'emporter 
à  son  tour,  ou  il  faut  dire  que  ce  n'est  pas  Dieu,  mais  une  aveu- 
gle fatalité  qui  gouverne  les  choses  humaines. 


II 


Nous  venons  d'entendre  un  politique.  Écoutons  un  soldat.  Quand 
les  hommes  de  guerre  ont  de  l'intelligence  et  du  cœur,  ils  se  ré- 
voltent contre  le  spectacle  atroce  qu'ils  ont  sans  cesse  sous  les 
yeux,  ils  s'élèvent  au  dessus  du  fait,  parce  que  le  fait  leur  rappelle 
ce  qu'ils  ont  souffert  et  fait  souffrir.  Le  xvi'^  siècle  compte  plus 
d'un  de  ces  nobles  guerriers.  Nous  avons  rendu  hommage  h  Bayard  ; 
La  iVWe  est  une  figure  moins  brillante,  mais  peut-être  plus  sé- 
rieuse; nous  ne  connaissons  pas  de  lecture  qui  fasse  plus  de  bien 
à  l'àme  que  celle  des  Discours  politiques  et  militaires  du  capitaine 
huguenot.  Il  combattit  toute  sa  vie  pour  une  belle  cause,  la  liberté 
de  conscience;  la  conviction  qu'il  rapporta  de  sa  rude  carrière, 
c'est  que  les  guerres  de  religion  sont  un  crime.  Nous  reviendrons 
plus  loin  sur  cette  partie  de  ses  Discours,  la  plus  admirable  sans 
contredit.  La  guerre  en  elle-même,  abstraction  faite  des  causes 
qui  la  produisent,  trouve  un  adversaire  dans  cet  homme  de  guerre: 
«  Tous  ceux,  dit-il,  qui  font  profession  de  lire  et  bien  examiner 
les  histoires,  confessent  d'une  voix  que  la  plupart  des  cala- 
mités et  misères  qui  sont  arrivées  sur  divers  pays  et  peuples, 
sont  procédées  de  l'ambition  des  rois  et  républiques,  qui  ont 
suscité  les  guerres  qui  les  ont  amenées.  »  La  Noue  ne  réprouve 
pas  la  guerre  d'une  manière  absolue;  il  n'entend  pas  que  les  princes 
dédaignent  les  armes,  car  ce  serait  se  donner  en  proie,  mais  il 
veut  qu'ils  s'en  servent  pour  ne  pas  être  endommagés,  non  pour 
endommager  autrui  sans  raison.  La  Noue  s'adressait  à  une  nation 
qui  rêvait  le  rétablissement  de  l'empire  deCharlemagne.  La  domi- 
nation du  monde  avait  tant  d'attrait  pour  cette  race  militaire,  que 
La  Noue  lui-même  cède  à  la  séduction;  il  n'a  qu'une  consolation  à 


DROIT  DE  GUERRE.  415 

offrir  à  ses  contemporains,  c'est  qu'ils  ne  sont  plus  de  taille  à  faire 
ce  que  firent  leurs  ancêtres  :  «  S'ils  considéraient  bien  la  dispro- 
portion qu'il  y  a  de  la  vertu  antique  h  la  moderne,  ils  seraient  plus 
retenus  :  car,  comme  dit  Plutarque  en  ses  opuscules,  c'est  pa- 
reille imprudence  et  matière  de  risée,  de  vouloir  approprier  les 
faits  héroïques  de  ceux  du  passé  aux  hommes  présents,  que  de 
mettre  en  la  tête  et  aux  pieds  des  petits  enfants  de  six  ans  les  bon- 
nets et  les  souliers  de  leurs  grands  pères.  Mais  on  doit  proposer 
les  choses  convenables  au  siècle  où  l'on  est,  qui  soient  toutefois 
justes  et  honnêtes.  »  Nous  autres  Français  devons  penser  que 
le  temps  des  grands  accroissements  de  la  France  n'est  plus  :  et 
que  maintenant  nous  sommes  au  temps  de  sa  déclination,  auquel 
c'est  beaucoup  faire  que  de  la  conserver  ;  à  quoi  nous  devons 
tâcher,  sans  nous  aller  repaissant  de  la  gloire  passée,  puisque 
nous  sommes  destitués  de  la  force,  de  l'occasion  et  du  bonheur  qui 
y  fit  monter  nos  ancêtres.  »  Après  ce  regret  donné  à  un  passé 
glorieux,  La  Noue  revient  à  un  sentiment  plus  juste  de  la  vraie 
grandeur.  «  Entre  les  empereurs  et  rois,  plusieurs  y  en  a  eu  qui 
se  sont  voulu  faire  renommer  grands  par  leurs  conquêtes  :  toute- 
fois ceux  qui  se  sontvoulu  contenter  de  se  rendre  bons,  ont  acquis 
autre  grandeur,  qui  n'est,  h  bien  juger,  pas  moindre  que  la  pre- 
mière, vu  qu'elle  profite  toujours,  là  où  l'autre  nuit  ordinairement.» 
La  Noue\3L  plus  loin;  il  quitte  le  terrain  de  futilité,  pour  se  placer 
sur  celui  du  devoir,  et  de  ce  point  de  vue  il  condamne  les  con- 
quêtes :  «  Ceux  qui  aiment  piété  et  vertu  cherchent  d'appuyer 
leurs  actions  sur  justice,  tant  pour  se  satisfaire  en  intérieur  qu'en 
extérieur.  Et  sans  ce  bon  fondement  les  guerres  ne  se  doivent 
entreprendre,  parce  que  autrement  on  demeure  coupable  devant 
Dieu,  lequel  ne  veut  pas  que  les  hommes  usent  de  ces  remèdes 
violents,  que  par  grande  nécessité,  ni  les  conduisent  selon  leurs 
affections  désordonnées.  » 

En  réprouvant  les  conquêtes,  La  iN^oue  attaquait  un  préjugé  uni- 
versel ;  lui-même  avoue  «  que  la  noblesse  française  ne  prisait 
aucun  renom  tant  que  celui  qui  provenait  de  f  épée,  et  que  la  com- 
mune opinion  était  que  les  armes  avaient  acquis  à  la  nation  fran- 
çaise cette  grande  gloire  h  quoi  elle  est  montée.  »  La  Noue  dit  que 
ceux  qui  élèvent  la  profession  des  armes  par  dessus  toutes  autres, 
sont  en  singulière  erreur  :  «  Ils  ignorent  que  l'homme  doit  prin- 


416  DROIT  DES  GENS. 

cipalement  tendre  à  la  paix  et  tranquillité,  afin  de  mener  une  vie 
plus  juste;  car,  lorsqu'elle  règne,  toutes  choses,  tant  publiques 
que  particulières,  sont  bien  mieux  ordonnées,  que  quand  les  con- 
fusions de  la  guerre  ont  comme  renversé  les  hommes  et  les  lois.  » 
La  Noue  flétrit  ce  qui  enivrait  ses  contemporains,  la  guerre  pour 
ia  guerre  :  «  Il  y  a  une  petite  rime  en  espagnol,  laquelle  ils  ont 
quelquefois  en  la  bouche,  et  que  j'ai  tournée  ainsi  : 

La  guerre  est  ma  patrie, 
Mon  harnais,  ma  maison  : 
Et  en  toute  saison 
Combattre  est  ma  vie. 

«  Que  saurait  pis  dire  un  mauvais  médecin  et  un  mauvais  juge 
qui  désirent  que  la  cité  soit  toujours  pleine  de  maladies,  de  cri- 
mes et  de  procès,  afin  d'avoir  bonne  curée?  Ceux-ci  au  semblable 
ne  demandent  qu'altération  d'États,  pour  se  gorger  de  la  ruine 
d'iceux.  Au  siècle  où  nous  sommes,  il  est  impossible  de  s'exemp- 
ter de  la  guerre,  parce  que  l'ambition,  l'avarice  et  la  vengeance 
sont  fertiles,  autant  qu'elles  furent  jamais,  pour  l'engendrer.  Mais 
de  se  plaire  en  un  usage  si  fâcheux,  c'est  faire  comme  celui  qui 
voudrait  toujours  être  en  tourmente  sur  la  mer...  D'avantage  ces 
guerriers  perpétuels  se  dépouillent  des  affections  qui  sont  les 
plus  louables  en  un  bon  citoyen...  De  courir  incessamment  de  çà, 
et  de  là,  ainsi  que  les  corbeaux  aux  charognes  qu'ils  ont  flairées, 
c'est,  par  manière  de  dire,  se  transformer  en  oiseaux  de  proie  ou 
en  bêtes  ravissantes  (i).  » 

La  Noue,  écrivait  au  milieu  des  guerres  religieuses  qui  déchi- 
raient la  France;  plus  funestes  encore  que  les  guerres  de  con- 
quête, elles  rompaient  tous  les  liens  sociaux.  L'illustre  guerrier 
réagit  contre  ce  débordement  de  violence;  il  était  l'organe  de  la 
réaction  qui  allait  se  faire  dans  les  esprits  :  les  excès  de  toute 
espèce,  fruit  des  guerres  civiles,  vont  rappeler  les  hommes  h  leur 
vraie  mission,  le  développement  pacifique  de  leurs  facultés.  A  la 
fin  du  XVI''  siècle,  ce  besoin  de  paix  était  un  sentiment  universel. 
Ceux-lh  mêmes  qui  par  fanatisme  avaient  pris  une  part  active  à  la 

(1)  Ld  .\o\ie.  Discours  politiques  et  militaires,  XIX  el  IX. 


DROIT  I)E  GUERRE.  417 

lutte,  réprouvaient  la  violence  et  prêchaient  la  paix.  Tel  fut  Gas- 
pard de  Saiilx,  seigneur  de  Tavannes.  Il  écrivit  des  mémoires  dont 
la  rude  énergie  rappelle  parfois  la  touche  de  Tacite.  Écoutons  ce 
qu'il  dit  des  princes  guerriers  :  «  Plusieurs  désespèrent  de  la 
divinité,  qui  permet  tant  de  malheurs,  sans  se  souvenir  qu'il  y  a 
une  autre  vie  où  seront  punis  les  méchants.  Par  la  paix  chacun 
loue  Dieu,  le  service  divin  ni  la  justice  ne  sont  empêchés.  Maudit 
est  le  prince  qui  fait  la  guerre  pour  sa  particulière  gloire  et  uti- 
lité! »  La  gloire  des  conquérants,  vue  de  près,  n'est  que  vanité  : 
«  Il  est  périlleux  de  conquérir,  malaisé  de  garder  les  conquêtes, 
et  plus  difficile  de  les  laisser  h  ses  enfants.  Quelqu'uns  loueront 
les  victoires,  autres  les  hlâmeronl,  les  qualifiant  voleries.  Ainsi 
le  corsaire  répondit  à  Alexandre,  qu'il  n'y  avait  de  difl'érence  de 
leur  volerie,  sinon  que  l'un  volait  avec  une  galère  et  l'autre  avec 
une  armée.  »  Qu'est-ce  après  tout  que  la  gloire  du  conquérant? 
«  Les  plus  vicieux  ont  été  monarques;  Tamerlan  commandait  h 
huit  cent  mille  hommes...  Les  livres  donnent  gloire  à  Achille  et 
Hector  qui  peut-être  ne  furent  jamais.  «  Ces  gloires  sont  vaines  et 
incertaines,  celle  d'homme  de  bien  est  désirable;  si  elle  n'est  de 
durée,  elle  a  reconfort  d'espérer  paradis.  » 

Voilii  un  langage  digne  d'un  philosophe  chrétien.  Les  princes 
n'avaient  pas  grand  souci  de  la  religion.  Tavannes  dit  avec  sa  cru- 
dité habituelle,  que  «  s!ils  croyaient  à  l'immortalité,  ils  ne  feraient 
la  guerre,  d'où  procèdent  tant  de  maux.  Si  un  meurtre,  un  larcin 
est  puni  des  peines  d'enfer,  celui  qui  est  cause  d'un  million,  n'aura 
corps  ni  âme  pour  souffrir  selon  son  mérite.  »  Tavannes  parcourt 
toutes  les  raisons  par  lesquelles  les  rois  cherchent  à  légitimer 
leurs  guerres;  il  n'en  admet  aucune.  «  Ils  disent  que  les  armes 
sont  un  mal  nécessaire,  qu'elles  sont  justes  quand  elles  sont  for- 
cées. Réponse,  qu'il  ne  se  faut  flatter  h  les  prendre  :  guerres 
d'ambition  et  d'avarice  sont  injustes,  de  même  reconquêtes  d'États 
perdus,  si  les  sujets  ne  tendent  les  bras,  et  n'appellent  leurs  pre- 
miers seigneurs.  Si  les  nations  avaient  droit  sur  ce  qu'elles  ont 
autrefois  possédé,  les  guerres  seraient  immortelles  :  les  Assy- 
riens, Perses,  Macédoniens  et  Romains  ont  possédé  le  monde, 
ensuite  de  quoi  ces  nations  diraient  les  guerres  justes  pour  recon- 
quêter  ce  qu'elles  ont  perdu.  Dieu  donne  et  ôte  les  royaumes  à 
qui  lui  plaît;  nous  n'avons  droit  sur  les  hommes  que  celui  qu'ils 


418  DROIT  DES  GENS. 

nous  permettent;  la  sujétion  est  volontaire,  étant  les  hommes 
composés  de  même  étoffé.  S'excuser  de  faire  la  guerre,  par 
crainte  de  l'avoir,  n'est  pas  reçu;  elle  peut  être  divertie  ou  éloi- 
gnée ;  c'est  se  jeter  au  feu,  pour  se  sauver  de  la  fumée  :  telles 
palliations,  prétextes,  ne  servent  devant  Dieu.  »  Tavannes  ne 
trouve  justes  que  les  guerres  qui  se  font  contre  les  infidèles  et  les 
hérétiques,  encore  ne  veut-il  pas  que  les  princes  les  fassent  de 
leur  chef  :  Dieu  peut  changer  les  hérétiques  et  les  Turcs  en  un 
instant,  sans  que  nos  épées  lui  soient  nécessaires.  Il  faut  donc  que 
Dieu  manifeste  sa  volonté  et  il  le  fait  par  l'organe  du  pape  (1). 

Ce  dernier  point  de  la  doctrine  de  Tavannes  tient  à  ses  croyances 
catholiques.  Remarquons  à  quels  abus  conduit  le  dogme  que  le 
pape  est  le  représentant  de  Dieu.  Si  Tavannes  avait  jugé  les 
guerres  contre  les  infidèles  et  les  hérétiques  avec  les  lumières  de 
sa  raison,  il  les  aurait  réprouvées,  bien  plus  que  toutes  autres 
guerres.  Sa  conscience  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  libre  dans  l'homme, 
comment  peut-on  donc  légitimer  des  guerres  qui  ont  pour  fin  der- 
nière d'imposer  la  foi  par  la  violence?  Quand  Tavannes  n'est  pas 
aveuglé  par  ses  préjugés  religieux,  il  est  supérieur  h  Bodin.  Il 
condamne  ainsi  que  La  Noue,  les  guerres  de  conquête.  La  raison 
qu'il  donne  est  remarquable  :  les  hommes  sont  libres  et  égaux,  il 
n'y  a  donc  de  domination  légitime  que  celle  qui  repose  sur  leur 
consentement.  C'est  la  théorie  de  la  souveraineté  du  peuple;  elle 
ruine  dans  son  fondement  le  prétendu  droit  de  conquête.  Par 
elle-même  la  force  ne  peut  donner  aucun  droit,  elle  n'est  légitime 
que  pour  garantir  le  droit  contre  la  force  :  c'est  donc  en  définitive 
le  droit,  comme  dit  La  Noue,  qui  décide. 

SKCTIOIV  III.  —  LE  CHRISTIANISME  ET  LE  DROIT  DE  GUERRE. 


^  l.  L'Église  et  le  droit  des  gens. 

N"  1 .  Le  droit  du  pape  sur  les  terres  des  infidèles. 

A  entendre  les  uUramontains  de  notre  temps,  l'Europe  de- 
vrait les  bienfaits  de  sa  civilisation  h  l'Église  ;  elle  lui  devrait  aussi 

(1)  McnioiiL's  de  Tavannes,  dans  l'niM,  T.  XXIV,  p.  38,  s.,  105,  ?.;  T.  XXUI,  p.  25:2. 


DROIT  DE  GUERRE.  4-19 

le  sentiment  d'humanité  qui  nous  fait  reculer  devant  la  guerre,  et 
qui  adoucit  ses  horreurs  quand  elle  devient  inévitable.  Nous 
avons  combattu  plus  d'une  fois  cette  illusion  ou  ce  calcul  des  par- 
tisans aveugles  d'un  passé  qu'ils  ignorent,  ou  qu'ils  altèrent. 
Nous  ne  répéterons  pas  ce  que  nous  avons  dit  des  papes  du 
moyen  âge  et  de  ceux  du  xvi«  siècle  ;  les  défenseurs  de  l'Église  ont 
une  excuse  toute  prête  pour  les  erreurs  des  hommes  ;  elles  n'em- 
pêchent pas,  disent-ils,  l'heureuse  influence  de  la  religion.  Tant 
qu'il  s'agit  d'indulgence  pour  l'imperfection  humaine,  nous  sommes 
d'accord  ;  mais  si  nous  sommes  indulgents  pour  les  personnes,  nous 
devons  être  d'autant  plus  sévères  pour  les  doctrines  qui  les  éga- 
rent; cette  sévérité  devient  un  strict  devoir  quand  il  s'agit  d'une 
croyance  qui  se  prétend  révélée,  et  d'hommes  qui  se  disent  les 
représentants  infaillibles  de  Dieu.  Que  l'on  dépouille  les  préjugés 
chrétiens,  fruit  d'une  tradition  séculaire,  et  l'on  sera  forcé  de 
convenir  que  si  le  catholicisme  moralisa  les  peuples  barbares,  il 
renfermait  aussi  des  vices  qui  faussaient  ce  que  le  dogme  chré- 
tien a  de  bienfaisant.  Les  témoignages  abondent,  et  ils  ne  peuvent 
pas  être  contestés. 

L'ambition  et  une  ambition  illimitée  est  de  l'essence  de  la  pa- 
pauté; elle  aspire  par  la  force  de  son  principe  à  une  monar- 
chie universelle,  spirituelle  tout  ensemble  et  temporelle.  Ces 
prétentions,  en  annulant  l'indépendance  des  nations,  enlèvent  au 
droit  des  gens  sa  base.  Les  catholiques  se  récrient  en  vain  :  s'il 
y  a  un  homme  qui  peut  se  dire  le  maître  du  monde,  le  droit  n'est 
plus  qu'un  vain  mot.  Or  les  papes  ne  se  sont-ils  pas  dits  les  maîtres 
du  monde?  Ils  ont  agi  comme  tels,  au  début  de  l'ère  moderne, 
au  moment  où  le  génie  de  l'homme  venait  de  découvrir  un  monde 
nouveau.  C'est  alors  que  parut  la  fameuse  bulle  d'Alexaudre  VL  Le 
pape,  peu  digue  de  s'appeler  le  vicaire  du  Christ,  commence  par 
célébrer  la  piété  de  Ferdinand  et  d'Isabelle;  il  dit  que  les  rois 
catholiques  ont  été  à  la  découverte  de  terres  nouvelles,  pour  con- 
vertir leurs  habitants  à  la  foi  chrétienne.  Dieu  a  récompensé  leurs 
efforts;  ils  ont  trouvé  des  îles  et  des  terres  inconnues  jusque-là. 
Le  souverain  pontife  constate  qu'elles  sont  habitées  par  des  peu- 
ples pacifiques  qui  croyaient  en  un  seul  Dieu  créateur;  il  espère 
qu'on  pourra  facilement  les  amènera  embrasser  le  christianisme. 
Rien  de  plus  pieux  que  ce  langage.  Mais  voilà  que  le  saint-père 


420  DROIT  DES  GENS, 

remarque,  comme  en  passant,  qu'il  y  a  dans  le  nouveau  monde 
des  mines  et  d'autres  choses  précieuses.  L'or  n'était-il  pas  le  mo- 
bile de  ceux  qui  allaient  aux  Indes,  bien  plus  que  la  religion? 
Toutefois,  pour  favoriser  les  desseins  des  rois  catholiques, 
Alexandre  VI  leur  fait  don  des  pays  qu'ils  ont  découverts  et  de 
ceux  qu'ils  découvriront,  en  traçant  la  célèbre  ligne  du  pôle  arcti- 
que au  pôle  antarctique  (1). 

Ainsi  le  pape  fait  donation  d'un  monde  dont  lui-même  ignore 
l'étendue.  En  vertu  de  quel  droit?  Le  xvni'^  siècle  s'est  fait  cette 
question,  et  il  a  répondu  par  un  éclat  de  rire  :  «  Qui  a  accordé  au 
pape  le  droit  de  donner  le  bien  d'autrui  ?  dit  Voltaire.  Il  pouvait 
donner  même  les  globes  de  Jupiter  et  de  Saturne  avec  leurs  satel- 
lites. N'est-ce  pas  le  cas  de  dire  avec  Swift  que  «  mylord  Pierre 
devint  tout  h  fait  fou,  et  que  Martin  et  Jean  ses  frères  auraient  dû 
le  faire  enfermer  par  avis  de  parents  (2).  »  Les  catholiques  ne 
peuvent  pas  traiter  aussi  irrévérencieusement  les  actes  du  saint- 
.siége,  quand  même  le  successeur  de  saint  Pierre  s'appelle  Borgia. 
Alexandre  VI,  tout  Borgia  qu'il  soit,  n'est-il  pas  le  représentant 
de  Dieu?  n'est-il  pas  infaillible  quand  il  décide  de  la  foi,  ou  de  ce 
qui  est  moralement  bon  ou  mauvais?  Alexandre  VI,  le  pape 
monstre,  juge  souverain  et  infaillible  de  la  morale!  Soit.  Sa  bulle 
est  donc  l'expression  de  la  justice  éternelle.  Quelle  justice,  grand 
Dieu!  Un  particulier  qui  donnerait  ce  qui  appartient  h  un  tiers, 
passerait  pour  un  fou,  s'il  n'était  pas  traité  comme  voleur  et  bri- 
gand. La  folie  devient-elle  raisonnable,  et  le  brigandage  légitime, 
par  cela  seul  que  le  pape  est  en  cause? 

Grand  est  l'embarras  des  ultramontains.  Bellannin,  l'habile 
controversiste,  s'est  mis  h  chercher  des  raisons  pour  justifier  ce 
qui  est  injustitlable;  il  en  a  trouvé,  mais  la  cause  est  si  mauvaise, 
que  le  plaidoyer,  malgré  le  talent  de  l'avocat,  tourne  contre  celui 
qu'il  a  entrepris  de  défendre.  Écoutons  :  «  Le  principal  objet 
qu'Alexandre  VI,  ce  digne  pape,  avait  en  vue,  était  la  propagation 
de  l'Évangile  dans  le  nouveau  monde., En  donnant  aux  rois  catho- 
liques les  terres  possédées  par  les  infidèles,  il  n'a  pas  eu  l'inten- 
tion d'engager  Ferdinand  et  Isabelle  à  faire  la  guerre  aux  Indiens 


(1)  Uumont,  Corps  diplomatique,  T.  l\\,  partie  H,  p.  302. 

(2)  Voltaire,  Dictionnaire  philosophique,  au  mot  Donation. 


DROIT  DE  GUERRE.  421 

et  à  s'emparer  de  leur  pays  ;  il  voulait  seulement  que  les  rois  d'Es- 
pagne fissent  entrer  en  Amérique  de  saints  missionnaires,  et 
qu'ils  les  prissent  sous  leur  protection,  ainsi  que  les  indigènes 
qui  viendraient  à  se  convertir.  Comme  ensuite  les  rois  infidèles 
mirent  obstacle  à  la  prédication  de  l'Évangile,  les  chrétiens  eu- 
rent le  droit  d'user  contre  eux  de  la  force  des  armes  et  de  s'empa- 
rer de  leurs  domaines  (1).  » 

Il  n'y  a  qu'une  réponse  à  faire  à  ces  misérables  chicanes,  c'est 
de  se  moquer,  avec  Bossuet,  des  ultramontains  et  de  leur  doc- 
trine. L'évêque  de  Meaux  demande  h  ces  nouveaux  apôtres ,  où  ils 
ont  puisé  leur  science  :  «  Où  ont-ils  lu  que  les  disciples  du  Christ 
allèrent  enseigner  les  nations,  armés  jusqu'aux  dents,  ou  ayant  à 
leur  suite  une  armée  prête  à  faire  la  conquête  des  pays  habités  par 
les  infidèles?  Est-ce  avec  cet  attirail  que  Jésus-Christ  envoya  ses 
apôtres  dans  le  monde?  Les  ultramontains  diront  que  l'Église, 
dans  la  faiblesse  de  son  enfance,  n'a  pu  faire  ce  qui  lui  est  loisible 
dans  la  force  de  l'âge.  Les  malheureux  !  ils  ne  savent  pas  de  quel 
esprit  ils  sont.  Ils  ne  connaissent  pas  même  les  faits,  ou  ils  les 
•altèrent.  Ignorent-ils  que  l'âge  de  faiblesse  a  été  pour  l'Église 
l'âge  de  force,  parce  qu'alors  elle  avait  la  foi  qui  transporte  les 
montagnes?  Ont-ils  oublié  que  la  conversion  de  l'Angleterre  fut 
opérée  par  des  moines?  Si  les  Saxons  furent  baptisés  dans  le  sang, 
ne  faut-il  pas  déplorer  ces  conversions  violentes,  bien  loin  d'y 
chercher  une  autorité  (2)  ? 

Laissons-là  la  doctrine  chrétienne;  elle  est  si  claire,  que  le  car- 
dinal jésuite  aurait  dû  rougir,  quand  il  a  tenté  d'y  échapper  par 
des  arguties.  Il  ne  s'agit  pas  de  savoir  ce  que  veut  Jésus-Christ, 
mais  ce  qu'a  voulu  Alexandre  VI.  Dieu  nous  pardonne  d'avoir  accolé 
ces  deux  noms!  Que  dit  le  pieux  pontife?  Y  a-t-il  un  mot  dans  sa 
bulle  qui  subordonne  la  conquête  des  Espagnols  à  la  conduite  des 
princes  infidèles  ?  Le  plus  mince  légiste  décidera,  à  vue  d'œil,  que 
c'est  une  donation  pure  et  simple,  et  non  une  donation  condition- 
nelle. On  dirait  que  le  pape  a  voulu  prévenir  les  chicanes  des  in- 
terprètes :  il  accumule  les  expressions,  pour  marquer  que  sa 
donation  doit  immédiatement  sortir  ses  effets  :  «  C'est  de  son 


(1)  Bellarminus ,  de  Romano  pontifice,  V,2. 

(2)  Bossuel,  Defensio  declaralionis  cleri  gallicani,  lib.  I,  sect.  I,  cap.  xv. 


422  DROIT  DES  GENS. 

propre  mouvement,  par  pure  libéralité,  et  de  la  plénitude  du  pouvoir 
apostolique,  qu'il  donne  les  terres  découvertes  et  à  découvrir  aux 
rois  catholiques  ;  il  les  leur  donne  avec  pleine  puissance,  autorité 
ET  JURIDICTION,  et  défend  à  toutes  personnes,  rois,  ou  empereurs, 
de  contrevenir  à  sa  bulle,  sous  peine  d'excommunication.  »  Que 
deviennent  les  chicanes  ultramontaines,  en  présence  d'un  acte  si 
clair  et  si  formel? L'interprétation  forcée  à  laquelle  ils  recourent, 
ici  comme  toujours,  ne  prouve  qu'une  chose,  c'est  que  leur  cause 
n'est  pas  à  défendre.  Gela  est  si  vrai  qu'en  acceptant  même  leur 
explication ,  on  aboutit  encore  aux  conséquences  les  plus  absurdes  et 
les  plus  funestes.  La  donation  est  conditionnelle,  soit.  Mais  qui  a 
conféré  au  pape  le  droit  de  donner  sous  condition  des  terres  qui 
sont  la  propriété  d'un  tiers?  Donner  sous  condition,  c'est  toujours 
disposer  de  la  propriété,  c'est  un  acte  que  le  propriétaire  seul 
peut  faire.  Si  donc  la  bulle  d'Alexandre  est  l'exercice  d'un  droit, 
il  faut  en  conclure  que  le  pape  est  maître  et  seigneur  de  l'uni- 
vers. 

Dira-t-on  que  nous  faisons,  à  noire  tour,  métier  de  mauvais 
légiste,  en  tirant  de  la  bulle  des  conséquences  auxquelles  le 
pape  ne  songeait  pas?  Les  faits  répondent  pour  nous.  Les  rois 
d'Espagne  devaient  savoir  mieux  que  personne  le  sens  de  l'acte, 
qui  était  leur  titre  à  la  domination  du  nouveau  monde.  Suivons-les 
dans  leur  conquête.  Ils  notifièrent  leur  donation  aux  possesseurs 
des  terres  qu'ils  venaient  occuper.  Voici  les  termes  de  cet  acte 
aussi  important  que  curieux  :  «  Moi,  serviteur  des  très  hauts  et 
très  puissants  rois  de  Castille  et  de  Léon,  leur  ambassadeur  et 
capitaine,  je  vous  notifie  et  déclare  que  le  Seigneur  notre  Dieu, 
qui  est  un  et  éternel,  a  créé  le  ciel  et  la  terre,  ainsi  qu'un  homme 
et  une  femme  de  qui  sont  descendus  vous  et  nous,  et  tous  les 
hommes  qui  ont  existé  ou  existeront  dans  le  monde.  Mais  comme 
il  est  arrivé  que  les  générations  successives,  pendant  plus  de 
mille  ans,  se  sont  divisées  en  plusieurs  royaumes  et  provinces, 
le  Seigneur  Dieu  a  remis  le  soin  de  tous  ses  peuples  à  un  homme, 
nommé  saint  Pierre,  qu'il  a  constitué  chef  et  maître  de  tout  le 

(iENRE  HUMAIN  ,  AFIN  QUE  TOUS  LES  HOMMES ,  EN  QUELQUE  LIEU  QU'iLS 
SOIENT    NÉS,     OU    DANS    QUELQUE    RELIGION    QU'iLS   AIENT    ÉTÉ    INSTRUITS, 

LUI  OBÉISSENT.  //  a  soumis  la  terre  entière  à  sa  juridiction,  et  lui  a 
ordonné  de  résider  à  Rome ,  comme  le  lieu  le  plus  propre  pour  gou- 


DHon  DE  (;lerrk.  425 

venier  le  monde.  Il  lui  a  pareillement  accordé  le  pouvoir  d'étendre 
son  autorité  sur  quelque  autre  partie  du  monde  qiCil  voudrait,  et  de 
gouverner  tous  les  chrétiens,  Maures,  Juifs,  idolâtres,  ou  tout  autre 
peuple,  de  quelque  secte  ou  croyance  qu'ils  puissent  être.  On  lui  a 
donné  le  nom  de  pape,  qui  veut  dire  admirable,  ghand-f>ère  et  tuteur, 
parce  qu'il  est  le  père  et  le  (jouverneur  de  tous  les  hommes.  Ceux  qui 
ont  vécu  du  temps  de  ce  saint-père  lui  ont  obéi,  en  le  reconnais- 
sant pour  leur  sekjneur  et  roi,  et  pour  le  maître  de  l'univers.  On  a 
obéi  de  même  à  ceux  qui  lui  ont  succédé  au  pontificat;  et  cela 
continue  aujourd'hui  et  continuera  jusqu'à  la  fin  des  siècles.  L'un 
de  ces  pontifes,  comme  maître  dv  monde,  a  fait  la  concession  de  ces 
îles  et  de  la  terre-ferme  de  l'Océan  aux  rois  de  Castille,  Ferdinaiid 
et  Isabelle ,  et  à  leurs  successeurs ,  comme  cela  se  trouve  amplement 
expliqué  dans  certains  actes  que  l'on  vous  montrera,  si  vous  le  désirez. 
Sa  Majesté  catholique  est  donc,  en  vertu  de  cette  donation,  hoi  et 

SEIGNEUR  DE  CES  ÎLES  ET  DE  LA  TERRE-FERME,  et  c'est  CU    qualité   de    roi 

et  de  seigneur  que  la  plupart  des  îles,  à  qui  l'on  a  fait  connaître 
ces  titres,  ont  reconnu  Sa  Majesté  comme  seigneur  légitime.  Et,  du 
moment  que  les  peuples  ont  été  instruits  de  sa  volonté,  ils  ont 
obéi  aux  hommes  saints  qu'Elle  leur  a  envoyés  pour  leur  prêcher 
la  foi;  et  tous,  de  leur  plein  gré,  se  sont  rendus  chrétiens  et 
continuent  de  l'être.  Sa  Majesté  les  ayant  reçus  avec  bonté,  sous 
sa  protection,  a  ordonné  qu'on  les  traitât  de  la  même  manière 
que  ses  autres  sujets.  Vous  êtes  tenus  et  obligés  de  vous  conduire  de 
même;  si  vous  reconnaissez  le  pape  pour  le  souverain  et  guide  de 
l'univers,  et  le  roi  comme  seigneur  de  ces  îles,  si  vous  consentez  que 
les  saints  pères  vous  annoncent  et  vous  prêchent  la  foi,  alors  le  roi 
vous  recevra  avec  amour  et  bonté,  et  vous  laissera,  exempts  de  servi- 
tude, jouir  de  la  propriété  de  tous  vos  biens.  Mais,  si  vous  refusez, 
ou  si  vous  dijférez  malicieusejnent  d'obéir  à  mon  injonction,  alors, 
avec  le  secours  de  Dieu ,  j'entrerai  par  force  dans  votre  pays ,  je  vous 
ferai  la  guerre  la  plus  cruelle,  je  vous  soumettrai  au  joug  de  l'obéis- 
sance envers  l'Église  et  te  roi,  je  vous  enlèverai  vos  femmes  et  vos 
enfants  pour  les  faire  esclaves,  je  saisirai  vos  biens  et  je  vous  ferai 
tout  le  mal  qui  dépendra  de  moi,  comme  à  des  sujets  rebelles  qui 

REFUSENT  DE  SE  SOUMETTRE  A  LEUR  SOUVERAIN  LÉ(;iTIME  (1)... 
(1)  Hervera,  Décadfis,  livre  VII, ch.  xiv.  (Roherlson,  Hisloirft  d'Amérique,  note  23.) 


424  DROIT  DES  GENS. 

Voilà  un  commentaire  authentique  de  la  bulle  d'Alexandre  VI, 
écrit,  on  n'en  peut  douter,  par  quelque  théologien  d'Espagne. 
L'on  voit  que  les  conquérants  fondent  leur  droit  sur  le  droit  du 
pape  à  la  souveraineté  du  monde  :  ils  se  disent  maîtres  et  sei- 
gneurs de  l'Amérique,  parce  que  le  pape  leur  en  a  fait  la  cession, 
comme  souverain  de  l'univers.  Quant  à  la  religion,  que  les  ultra- 
montains  placent  en  première  ligne  pour  justifier  l'occupation 
conditionnelle  du  nouveau  continent,  les  Espagnols  n'en  font 
qu'une  mention  secondaire;  si  le  christianisme  est  prêché,  c'est 
comme  suite  de  la  conquête;  quand  même,  à  la  première  somma- 
tion des  conquérants,  les  Indiens  se  seraient  soumis  à  l'Église,  ils 
n'en  auraient  pas  moins  passé  sous  le  joug  de  l'Espagne;  le  seul 
bienfait  que  les  envahisseurs  promettaient  aux  malheureux  In- 
diens, en  récompense  d'une  conversion  volontaire,  était  qu'ils  ne 
seraient  pas  soumis  à  l'esclavage.  Tel  est,  dans  toute  son  horreur, 
le  droit  de  conquête  inauguré,  au  début  de  l'ère  moderne,  par  les 
rois  catholiques,  sous  les  auspices  de  la  papauté.  N'est-ce  pas 
sanctifier  le  brigandage,  parce  qu'il  s'exerce  au  nom  de  Dieu  et 
pour  sa  cause? 

Il  n'y  a  qu'une  excuse  pour  la  papauté,  c'est  de  dire  avec  Bossuet 
que  les  papes  se  sont  trompés  ;  mais  cette  excuse,  les  ultramon- 
tains  la  repoussent  comme  une  hérésie,  et,  à  leur  point  de  vue, 
ils  ont  raison.  Il  ne  s'agit  pas  seulement  d'Alexandre  VI  ;  tout 
monstre  qu'il  est  au  moral,  on  ne  lui  a  pas  encore  reproché  qu'il 
se  soit  trompé  sur  un  dogme  ;  de  Maistre  remarque,  au  contraire, 
avec  une  certaine  satisfaction,  que  son  buUaire  est  irréprochable  (1). 
En  réalité,  la  bulle  d'Alexandre  VI  est  l'expression  de  la  doctrine  du 
saint-siége  et  des  plus  grands  théologiens.  Les  prétentions  de  la 
papauté  remontent  au  pape  qui  fonda  son  pouvoir  spirituel,  et  qui 
par  cela  même,  jeta  les  fondements  de  sa  domination  temporelle  : 
Grégoire  VII  revendiqua  la  souveraineté  de  tous  les  royaumes  de 
la  chrétienté;  il  réclama  notamment  un  droit  vague  mais  illimité 
sur  les  îles  (2).  Au  xii*  siècle,  ce  droit  fut  mis  en  pratique. 
Alexandre  III  concéda  h  Henri  II  d'Angleterre,  l'île  d'Irlande, 
moyennant  le  paiement  d'un  tribut.  On  comprend  le  but  de  la 


(1)  De  Maistre,  du  Pape. 

(2)  Voyez  le  T.  VI*  de  mes  Éludes  {la  PctjmvAè  el l'Empire). 


DROIT  DE  GUERRE.  425 

conquête  pour  le  roi  comme  pour  le  pape  ;  mais  on  ne  comprend 
pas  où  le  souverain  pontife  puisait  son  pouvoir;  il  se  contenta  de 
l'affirmer  avec  le  ton  de  la  certitude.  «  Il  n'y  a  aucun  doute,  dit-il, 
que  toutes  les  îles  éclairées  par  le  soleil  de  justice,  Jésus-Christ, 
et  qui  ont  reçu  la  foi  chrétienne,  n'appartiennent  à  saint  Pierre  et 
à  la  sainte  Église  romaine  (1).  »  Voilà  donc  les  missionnaires 
transformés  en  conquérants;  il  suffit  qu'ils  mettent  le  pied  dans 
une  île  pour  qu'elle  devienne  la  propriété  de  Rome.  Si  les  rois 
admettaient  ces  exorbitantes  prétentions,  c'est  qu'ils  y  trouvaient 
leur  profit.  La  religion  était  pour  eux  un  instrument  de  conquête. 
Au  xiv«  siècle,  Louis  de  la  Cerda  obtint  du  pape  Clément  VI .la 
souveraineté  des  îles  Fortunées,  contre  un  tribut  annuel  de  quatre 
cents  florins  d'or  (2). 

Le  droit  sur  les  îles,  revendiqué  par  la  papauté,  ne  pouvait 
avoir  d'autre  prétexte  que  l'intérêt  de  la  foi.  Reste  à  prouver  que 
la  conversion  rendait  les  infidèles  sujets  de  saint  Pierre.  En  rece- 
vant le  baptême,  ils  devenaient  sujets  spirituels  de  l'Église  ro- 
maine, soit;  mais  comment  la  sujétion  spirituelle  se  traduisit-elle 
en  dépendance  civile?  C'est  que  celui  qui  est  maître  des  âmes  est 
par  cela  même  seigneur  des  corps,  la  souveraineté  étant  indivi- 
sible par  son  essence.  Dans  les  royaumes  déjà  possédés  par  des 
princes  chrétiens,  il  était  difficile  aux  papes  de  réaliser  leur  utopie; 
mais  dans  les  terres  des  infidèles,  ils  ne  reconnaissaient  plus 
aucun  droit.  L'on  sait  que  l'ordre  teutonique  n'avait  d'autre  auto- 
rité sur  les  populations  slaves  que  celle  qu'il  tenait  d'un  acte 
émané  du  pape  et  de  l'empereur,  qui  concédaient  l'un  et  l'autre  ce 
qui  ne  leur  appartenait  pas,  toujours  en  vertu  de  cet  empire  du 
monde  qui  est  inhérent  à  Rome  chrétienne  comme  à  Rome  païenne. 
Encore  au  xiii^  siècle,  Urbain  IV  donna  au  roi  de  Bohême  toutes 
les  terres  des  infidèles  dont  les  habitants  seraient  convertis  au 
christianisme  par  son  ministère,  ou  dont  il  ferait  la  conquête  (3). 
Qu'est-ce  en  définitive  que  ce  droit  des  gens,  sinon  celui  de  fis- 


(1)  •!  Sane  omnes  insulas  quibus  sol  jusliti*  Jésus  Chrislus  illuxil,  et  qu»  Jocumenta  fidet  chris- 
lianae  susceperunt,  ad  jus  sancli  Pétri  et  sacrosanctœ  Ecclesi;e  roman»,  quod  tua  eliam  nobilitas 
recognoscit,  non  est  dubium  perlinere.  i> 

(?)  Raynaldi,  Annales,  ad  a.  1344,  n'  39. 

Ci)  Ici.,  ibid.,  ad  a.  1264,  n'  44  :  «Terrœ...  quas  per  ministeriura  liium  converti,  vel  per  te 
expugnari  contigerit...  » 


^20  DROIT  DES  GENS. 

lam?  Le  monde  est  livré  en  proie  aux  disciples  du  Christ,  par  son 
vicaire,  comme  Mahomet  et  ses  califes  le  livrent  en  proie  à  leurs 
sectateurs.  On  dira  que  la  domination  des  papes  tendait  à  affran- 
chir le  monde,  tandis  que  l'empire  des  califes  conduisait  à  la  ser- 
vitude universelle  Que  tel  fût  le  bienfait  providentiel  du  christia- 
nisme, nous  ne  le  nions  pas;  mais  ce  n'était  certes  pas  le  bienfait 
des  soi-disant  vicaires  du  Christ.  Nicolas  V  nous  dira  ce  qu'il  faut 
penser  de  l'amour  des  papes  pour  la  liberté.  En  1452,  il  accorda  au 
roi  de  Portugal  le  pouvoir  d'envahir  les  terres  de  tous  les  infidèles, 
de  s'emparer  de  leurs  biens,  et  de  réduire  leurs  personnes  en  servi- 
tude perpétuelle  (1).  Nous  comparions  le  droit  pontitlcal  au  droit 
musulman  :  c'est  faire  injure  à  Mahomet.  Les  Arabes  sont  les  mis- 
sionnaires armés  d'une  loi  d'égalité,  les  vaincus  participent  h  tous 
les  droits  des  vainqueurs  par  le  fait  seul  de  leur  conversion.  Les 
papes,  au  contraire,  vouent  des  populations  entières  à  l'esclavage, 
oubliant  que  la  loi  du  Christ,  dont  ils  se  disent  les  vicaires,  est 
une  loi  d'affranchissement. 

Il  est  presque  inutile  d'ajouter  que  les  théologiens  étaient  d'ac- 
cord avec  l'ambition  pontificale;  les  papes  ne  sont-ils  pas  les 
maîtres  de  la  théologie  aussi  bien  que  les  seigneurs  du  monde? 
Les  écrivains  catholiques  n'ont  qu'un  scrupule;  ils  ne  recon- 
naissent pas  aux  rois  chrétiens  le  droit  de  forcer  les  infidèles  à 
embrasser  le  christianisme;  d'après  eux,  les  guerres  contre  les 
infidèles  ne  sont  légitimes  que  lorsqu'ils  veulent  empêcher  la  pro- 
pagation de  l'Évangile.  C'est  la  doctrine  de  saint  Thomas  et  de 
tous  les  théologiens;  elle  est  encore  professée  au  milieu  du  xix*' 
siècle  (2).  Qui  ne  voit  qu'elle  conduit  à  tous  les  abus  de  la  force? 
On  impose  aux  princes  infidèles  l'obligation  de  permettre  la  pré- 
dication de  la  foi  chrétienne,  sous  peine  de  voir  leurs  États  enva- 
his et  partagés  par  des  vainqueurs  orthodoxes.  Que  cette  obliga- 
tion découle  du  dogme  de  la  révélation,  nous  l'admettons  volontiers; 
mais  cela  prouve  que  le  dogme  catholique  est  incompatible  avec 
la  souveraineté  civile,  incompatible  avec  le  droit  des  gens.  Il  y  a 


(1)  Raynaldi,  Annales,  ad  a.  1452,  n*  U  :  «  Illorum  persoDasin  perpeluam  servitutem  redigendi 
plenam  et  liberam  auctoritate  apostolica  concedimus  facultatem.» 

(2)  Pellier,  Traité  de  la  puissance  ecclésiastique  dans  ses  rapports  avec  la  puissance  temporelle, 
traduit  de  l'itaiipn  du  père  Biunchi,  T.  H,  p.  104,  ss. 


nROIT  DE  GUERRE.  427 

trois  religions  qui  se  prétendent  en  possession  de  la  vérité  ré- 
vélée; pourquoi  le  christianisme  seul  aurait-il  le  privilège  d'en- 
voyer des  missionnaires,  malgré  l'opposition  des  peuples  dits  infi- 
dèles? Les  Turcs  traitent  les  chrétiens  d'infidèles  :  les  bouddhistes 
en  font  autant.  Les  princes  musulmans  et  bouddhistes  peuvent  h 
tout  aussi  bon  droit  que  le  pape,  envoyer  des  missionnaires  pour 
convertir  les  chrétiens,  et  ils  auront  le  pouvoir  de  les  subjuguer, 
pour  peu  que  les  infidèles  mettent  obstacle  à  cette  prédication. 
N'est-ce  pas  livrer  le  monde  entier  à  l'empire  de  la  force?  Peut-il 
encore  être  question  d'un  droit  des  nations,  quand,  de  par  une 
prétendue  révélation,  on  force  derecevoir  des  missionnaires,  quand 
ensuite,  si  elles  s'y  refusent,  on  s'arroge  le  droit  de  les  punir,  en 
les  subjuguant  (1)? 

Croirait-on  que  cette  débauche  de  violence  a  été  célébrée  en 
plein  XIX''  siècle  comme  une  doctrine  admirable?  Le  comte  de 
Maistre  trouve  la  bulle  d'Alexandre  VI,  si  digne  d'un  véritable  suc- 
cesseur de  saint  Pierre,  qu'il  regrette  qu'elle  soit  signée  par  un 
Borgia  :  «  Quel  beau  spectacle,  s'écrie-t-il,  que  celui  des  Espa- 
gnols et  des  Portugais  consentant  à  soumettre  leurs  discussions 
actuelles,  et  même  leurs  discussions  possibles  au  jugement  désin- 
téressé du  père  commun  de  tous  les  fidèles,  Ji  mettre  pour  toujours 
l'arbitrage  le  plus  imposant  h  la  place  des  guerres  intermi- 
nables (2)?»  Admirons  de  notre  côté  l'art  avec  lequel  les  ultra- 
montrains  altèrent  les  faits  les  plus  authentiques.  La  bulle 
d'Alexandre  VI  est  un  arbitrafie!  Et  le  pape  lui-même  dit  en  toutes 
lettres  qu'il  fait  une  donation,  non  sur  la  demande  de  l'Espagne  ou 
du  Portugal,  mais  de  son  propre  mouvement.  Un  acte  inouï  d'usur- 
pation se  transforme  sous  la  plume  de  l'écrivain  catholique  en  une 
décision  arbitrale.  Il  y  a  plus.  La  bulle  légitimait  la  guerre  la  plus 
injuste  que  jamais  la  force  se  soit  permise  contre  la  faiblesse;  et 
de  Maistre  déclare  gravement  qu'elle  met  fin  aux  guerres  des 
princes!  Compte-t-il  donc  pour  rien  le  sang  versé  à  flots  dans  les 
Indes?  Les  malheureux  Indiens  étaient-ils  sans  droit,  parce  que  la 
foi  romaine  leur  manquait? 

Un  philosophe  du  xyu!*"  siècle  a  porté  un  jugement  bien  différent 


(1)  Ce  sont  les  expressions  de  Peltier,  de  la  Puissance  ecclésiastique,  T.  H,  p.  707. 

(2)  De  Maistre,  du  Pape,  livre  H,  ch.  xiv. 


^*28  DROIT  DES  GENS. 

(le  cette  bulle  fameuse  ;  écoutons  le  cri  d'indignation  de  Raynal  : 
((  Et  c'est  le  chef  de  la  plus  sainte  des  religions  qui  donne  à  autrui 
ce  qui  ne  lui  appartient  pas  !  et  c'est  un  souverain  chrétien  qui 
l'accepte,  ce  don!  et  les  conditions  stipulées  entre  eux  sont  la  sou- 
mission au  monarque  européen  ou  l'esclavage,  le  baptême  ou  la 
mort!  Sur  le  simple  exposé  de  ce  contrat  inouï,  l'on  est  saisi  d'une 
telle  horreur,  que  l'on  prononce  que  celui  qui  ne  la  partage  pas 
est  un  homme  étranger  à  toute  morale,  h  tout  sentiment  d'huma- 
nité, à  toute  notion  de  justice...  Prince  stupide  !  et  tu  ne  sens  pas 
que  les  droits  qu'on  te  confère,  on  se  les  arroge?  et  qu'en  les  accep- 
tant, tu  abandonnes  ton  pays,  ton  sceptre  et  ta  religion  h  la  merci 
d'un  ambitieux  sophiste  (1)?  »  Le  jugement  de  Raynal  est  celui  de 
l'histoire.  Comme  il  le  dit  très  bien,  si  les  droits  des  princes  infi- 
dèles sont  dans  la  main  du  pape,  s'il  peut  les  fouler  aux  pieds,  en 
invoquant  le  prétexte  de  la  religion,  il  n'y  a  plus  de  garantie  même 
pour  les  princes  orthodoxes  ;  leur  souveraineté  n'est  plus  indé- 
l)endante,  car  elle  dépend  de  leur  foi,  ils  sont  réellement  subor- 
donnés au  pouvoir  du  prétendu  vicaire  de  Dieu  qui  peut  disposer 
de  leurs  royaumes,  dès  qu'il  lui  plaira  de  dire  que  l'intérêt  de  la 
religion  l'exige.  Nous  le  demandons  encore  une  fois  :  que  devient 
le  droit  international  avec  de  pareilles  prétentions?  Il  n'en  reste 
pas  une  ombre. 


N"  2.  La  foi  du  serment. 

I 

La  foi  donnée  et  reçue  est  le  lien  des  sociétés  humaines.  Là  où 
elle  est  ébranlée,  il  n'y  a  plus  rien  de  stable,  parce  qu'il  n'y  a  plus 
rien  de  sacré.  Les  conventions  internationales  reposent  sur  la  foi 
attachée  aux  engagements  ;  pour  enchaîner  davantage  les  princes 
qui  ne  reconnaissent  pas  d'autorité  supérieure,  l'usage  s'établit  de 
confirmer  toute  espèce  de  traités  par  des  serments  solennels.  Ces 
serments  doivent  être  inviolables,  sinon  tout  est  livré  à  l'empire 
désordonné  de  la  force.  Cependant  qui  le  croirait?  la  foi  jurée  a 

(1)  llaynal.  Histoire  philosophique  des  deux  Indes,  T.  III,  p.  287. 


DROIT  DE  GUERRE.  42i) 

été  violée  par  les  rois  chrétiens,  en  vertu  de  l'autorité  de  ceux-h\ 
mêmes  qui  se  proclament  les  organes  de  la  vérité  absolue!  Pen- 
dant de  long  siècles,  et  précisément  au  temps  de  leur  puissance,  les 
souverains  pontifes  se  sont  arrogé  le  droit  de  dispenser  des  ser- 
ments :  c'était  à  leurs  yeux,  un  droit  divin  que  Jésus-Christ,  le  Fils 
de  Dieu  leur  avait  accordé,  en  leur  donnant  mission  de  lier  et  de 
délier.  Pourrait-on  imaginer  un  droit  plus  monstrueux?  «  Je  n'ai 
jamais  pu  comprendre  la  dispense  du  serment,  dit  un  légiste  fran- 
çais. Le  serment  est  un  contrat  fait  avec  Dieu ,  et  lorsqu'il  est 
valable  dans  son  principe,  c'est  à  dire,  lorsqu'il  s'applique  à  une 
obligation  dont  la  cause  est  légitime,  et  qu'il  a  été  librement  con- 
senti par  une  personne  capable  de  s'engager,  nulle  puissance,  à 
mon  avis,  ne  peut  dispenser  de  tenir  ce  qu'on  a  ainsi  promis  (1).  » 
Cette  doctrine  est  si  évidente,  que  l'on  ne  conçoit  pas  comment 
des  hommes  ayant  le  sens  moral  ont  pu  dispenser  de  la  plus  sainte 
des  obligations.  C'est  encore  une  fois  la  fausse  idée  d'une  révéla- 
tion miraculeuse,  d'une  Église  dépositaire  et  organe  de  la  vérité 
absolue,  qui  a  égaré  les  esprits.  Les  obligations  contractées  au 
préjudice  de  la  religion  sont  nulles,  car  la  religion  est  la  parole 
de  Dieu.  Il  en  est  de  même  des  obligations  qui  lèsent  les  intérêts 
de  l'Église,  car  l'Église  est  l'incarnalion  de  Jésus-Christ.  Qui  pro- 
noncera que  Dieu,  la  religion  ou  l'Église  sont  en  cause?  Le  pape, 
comme  vicaire  du  Christ,  comme  organe  infaillible  de  la  vérité.  La 
conclusion  est  nécessaire,  dès  que  l'on  admet  les  prémisses.  Nous 
allons  voir  à  quels  épouvantables  abus  conduit  la  doctrine  de  la 
révélation  et  de  l'infaillibilité  pontificale,  dans  le  domaine  du  droit 
des  gens. 

On  conçoit  îi  la  rigueur  la  funeste  maxime  qiiun  serment  con- 
traire à  riitilité  de  VÉglise  est  nul,  quand  la  religion  est  réellement 
en  cause  ;  on  la  conçoit  du  moins,  au  point  de  vue  du  catholi- 
cisme. Mais  la  maxime,  telle  qu'elle  est  formulée  dans  le  corps  de 
droit  canonique,  est  absolue  et  d'un  vague  effrayant  (2).  Qu'est-ce 
que  Vutilité  (le  r Église? Au  moyen  âge,  et  grâce  à  des  circonstances 
passagères,  la  papauté  devint  une  puissance  temporelle;  elle  était 


(1)  Dnpin,  Manuel  du  droit  ecclùsiasUciue  français,  p.  27. 

(2)  «  Juramentum  contra  utililalem  ecclesiasiicam  prsesliîum  non  tenet.  «  {Dfcretal.,  lib.  U' 
lit.  24,  c.27;.Se.T(.^  lib.  I,  T.  II,  ci.) 


430  DROIT  DES  GENS. 

sans  cesse  engagée  dans  des  guerres  avec  les  princes  et  les  répu- 
bliques d'Italie;  les  intérêts  du  pape,  comme  prince  souverain, 
seront-ils  considérés  comme  tenant  à  l'utilité  de  l'Église?  La  ques- 
tion paraît  presque  une  injure  pour  les  vicaires  de  Dieu;  cepen- 
dant l'histoire  nous  apprend  à  chaque  page  que  les  souverains 
pontifes  usèrent  et  abusèrent  de  leur  puissance  spirituelle  pour 
étendre  leur  domination  temporelle.  Dès  lors  rien  de  plus  naturel 
que  de  rompre  les  conventions  conclues  au  préjudice  des  États  du 
saint-siége,  comme  étant  contraire,  à  Vutilité  de  rÉglise.  Clément  VI 
écrivit  h  l'évêque  de  Verceil  que  de  pareils  traités  étaient  nuls, 
quand  même  ils  seraient  confirmés  par  serment;  car,  dit-il,  le 
serment  ne  peut  pas  devenir  le  lien  de  V iniquité  (1).  Au  xv'  siècle, 
Eugène  IV  était  en  guerre  avec  François  Sforce;  Piccinino,  le 
fameux  condottieri,  avait  promis  de  ne  pas  attaquer  le  duc  de 
Milan  ;  le  pape  le  délia  de  sa  parole,  en  se  fondant  expressément 
sur  cette  raison  qu'un  traité  désavantageux  à  l'Église  n'était  pas 
obligatoire  (2). 

Dira-t-on  que  ce  sont  là  des  abus  d'un  autre  âge,  tenant  à  des 
préjugés  et  à  des  erreurs  que  le  temps  a  emportés?  Le  philosophe 
peut  parler  ainsi,  les  catholiques  ne  le  peuvent  pas.  Cela  est  si 
vrai  que  nous  avons  entendu,  en  plein  xix''  siècle,  les  évêques  de 
toute  la  chrétienté  soutenir  que  le  pouvoir  du  pape  sur  ses  États 
se  confondait  avec  sa  puissance  spirituelle  :  n'est-ce  pas  dire  que 
tout  ce  qui  touche  aux  intérêts  temporels  du  pape  concerne  ïutilité 
de  l'Église?  Dès  lors,  il  faut  conclure  avec  les  décrétales,  que  les 
traités  et  les  serments  préjudiciables  au  pouvoir  temporel  du 
saint-siége  sont  nuls.  Il  y  a  plus  :  l'Église  voudrait  revenir  sur  cette 
funeste  doctrine,  qu'elle  ne  le  pourrait  pas  :  car  le  droit  du  pape 
de  délier  de  tout  serment  est  un  droit  divin,  fondé  sur  les  paroles 
du  Fils  de  Dieu,  et  son  devoir  est  d'user  de  son  droit,  dès  que  l'in- 
térêt de  l'Église  est  engagé.  Celui  qui  soutient  le  contraire  se  rend 
coupable  d'hérésie.  Que  l'on  ne  se  récrie  pas  :  c'est  un  vicaire  du 
Christ  qui  l'a  dit,  et  les  représentants  de  Dieu  ne  sont-ils  pas 
infaillibles,  quand  ils  prononcent  sur  le   bien  et  le  mal?  Au 


(1)  t  Cnm  sacramenlum  vinculam  iniqnitatis  esse  non  debcat.  »  (Marlene,  Thésaurus  Auecdo- 
torum,  T.  H,  p.  935.) 

(2)  Sismondi,  Histoire  des  républiques  italiennes,  T.  IX,  p.  196. 


DROIT  DE  GUERRE.  431 

xvii«  siècle,  l'horrible  conspiration  des  poudres  épouvanta  l'Angle- 
terre et  tout  le  monde  civilisé.  Le  parlement  voulut  mettre  la 
nation  à  l'abri  du  danger  sans  cesse  renaissant  des  complots  catho- 
liques; ces  attentats  ayant  leur  source  dans  le  prétendu  pouvoir 
du  pape  de  déposer  les  rois  et  de  délier  les  sujets  de  leur  serment 
de  fidélité,  le  parlement  imposa  un  serment  d'allégeance  à  tous  les 
Anglais,  c'est  à  dire  un  serment  de  soumission  et  d'obéissance  au 
roi,  comme  souverain  indépendant  de  toute  autre  puissance. 
Paul  V  défendit  aux  catholiques  anglais  de  prêter  ce  serment, 
parce  qu'il  contenait  beaucoup  de  choses  contraires  h  la  foi  et  au 
salut  des  âmes.  En  quoi  un  serment  politique  violait-il  la  foi? 
Parce  qu'il  y  était  dit  que  le  pape  ne  pouvait  délier  les  sujets  de 
leur  obéissance,  tandis  que  Jésus-Christ  avait  donné  à  saint  Pierre 
et  à  ses  successeurs  le  pouvoir  absolu  de  lier  et  de  délier  (1). 

On  se  demande  comment  une  doctrine  aussi  immorale  a  pu  être 
pratiquée  pendant  des  siècles?  Si  les  princes  étaient  menacés  sans 
cesse  par  les  prétentions  de  la  papauté,  ils  trouvaient  aussi  dans 
le  pouvoir  reconnu  au  souverain  pontife  d'annuler  les  serments  les 
plus  solennels  un  moyen  commode  de  se  dégager  de  leurs  pro- 
messes; il  leur  suffisait  d'être  enfants  dévoués  de  l'Église,  pour 
que  le  pape  s'empressât  de  calmer  les  scrupules  de  leur  con- 
science. Jean  sans  Terre,  le  plus  méprisable  des  princes,  mit  sa 
couronne  aux  pieds  du  souverain  pontife;  le  vicaire  du  Christ  le 
récompensa  de  cet  acte  inouï  d'abjection,  en  annulant  les  serments 
qu'il  avait  faits  d'observer  la  Grande  Charte.  Plus  d'une  fois  le 
saint-siége  intervint  dans  les  débats  entre  la  royauté  et  le  baron- 
nage  pour  délier  les  rois  de  leurs  engagements  (2).  La  mauvaise 
foi  des  princes  était  intéressée  â  trouver  un  appui  dans  une  puis- 
sance réputée  sacrée.  Voilh  pourquoi  le  pouvoir  de  dispenser  des 
serments  fut  exercé  jusqu'à  la  veille  de  la  réforme.  Jules  II  délia 
Ferdinand  le  Catholique  des  obligations  qu'il  avait  contractées  par 
son  traité  avec  Louis  XII.  Un  historien  moderne,  en  rapportant 
ce  fait,  dit  «  que  les  dispenses  pontificales  sont  une  des  taxes  les 
plus  lourdes  que  la  superstition  ait  levées  sur  la  raison  humaine  (3).» 


(1)  Voyez  Itîs  détails  et  les  témoignages  dans  mon  Étude  sur  l'Eglise  et  l'Etal. 

(2)  Voyez  le  tome  VI*  de  mes  Études  sur  l'histoire  de  l'humanité. 

(3)  Prescott,  Ferdinand  and  Isabella.T.  III,  p.  299. 


452  ItROIT  DES  GENS. 

C'est  dire  trop  peu  en  présence  des  incroyables  abus  du  pouvoir 
des  papes.  Vers  le  milieu  du  xiv'^  siècle,  Clément  VI  accorda  aux 
confesseurs  des  rois  de  France  le  pouvoir  de  les  dispenser  de  tous 
les  vœux  et  de  tous  les  serments  qu'ils  pourraient  prêter  et  quils 
trouveraient  incommode  de  garder  (1).  Ce  privilège  est  accordé  à 
perpétuité  ! 

Les  rois  finirent  par  s'apercevoir  que  la  facilité  qu'ils  trouvaient 
à  Rome  pour  violer  les  plus  saints  engagements  tournait  contre 
eux.  Il  leur  était  très  commode  d'être  déliés  de  leurs  serments  ; 
mais  comme  le  pape  accordait  la  même  faveur  à  leurs  adversaires, 
il  en  résulta  que  personne  ne  pouvait  plus  se  fier  à  une  parole 
donnée,  quelque  sacrée  qu'elle  fût.  Pour  se  mettre  à  l'abri  de  ce 
danger,  les  princes  imaginèrent  d'insérer  dans  leurs  traités  une 
clause  par  laquelle  ils  s'engageaient  à  ne  pas  demander  de  dis- 
pense au  pape,  et  ils  déclaraient  nulle  toute  dispense  qui  serait 
accordée  {%.  Quelle  injure  pour  le  saint-siége  !  Ainsi  le  seul  moyen 
d'assurer  l'exécution  des  traités,  c'était  de  déclarer  nul  l'exercice 
que  le  pape  pourrait  faire  d'un  droit  divin!  Le  remède  fut  ineffi- 
cace :  en  effet,  le  pape  pouvait  délier  de  cette  clause,  aussi  bien 
que  de  la  convention  principale.  Le  traité  de  Madrid  stipulait  «  que 
Charles-Quint  et  François  F""  ne  pourraient  en  façon  quelconque 
demander  relaxation  du  serment;  et  si  l'un  la  demandait  ou  l'obte- 
nait, on  voulait  qu'elle  ne  lui  pût  profiter  sans  le  consentement  de 
l'autre.  »  A  quoi  servirent  ces  précautions?  Le  premier  qui  enga- 
gea François  à  ne  pas  observer  son  serment,  fut  le  pape  :  il  fit 
mieux,  il  conclut  une  ligue  avec  le  roi  contre  l'empereur,  et  cette 
ligue  contractée  au  profit  d'un  roi  qui  avait  violé  ses  serments, 
s'appela  la  sainte  ligue  ! 

Est-ce  assez  insulter  h  la  foi  publique?  Les  réformés  s'indi- 
gnèrent, et  h  bon  droit,  contre  un  pouvoir  qui  détruit  le  lien  des 
sociétés  humaines.  Écoutons  la  protestation  de  Guillaume  d'Orange: 
«  Si  le  pape  a  une  telle  puissance  et  autorité  d'absoudre  du  ser- 
ment, restera-t-il  aucune  chose  assurée  au  monde,  si  les  serments 
faits  si  solennellement  peuvent  être  violés  sous  une  telle  couver- 


(1)  «  Qasi  vos  et  illi  servarn  commode  non  possetis.  »  (Génies,  Scrinium  antiquarium,  T.  V-, 
p.  320.) 
(-2)  Traité  iln  Broligny  de  13C'J,  dans  Froissnrt,  livre  I,  part.  II, ch.  cxxvii. 


DROIT  DE  GUERRE.  453 

ture  (1) .'  »  C'est  le  cri  de  la  conscience  qui  flétrit  le  prétendu  droit 
divin  des  papes.  Les  jésuites  ont  vainement  essayé  de  justifier  le 
pouvoir  monstrueux  que  réclament  les  successeurs  desaint  Pierre. 
Avec  leur  audace  habituelle,  ils  ont  nié  que  les  papes  aient  jamais 
voulu  annuler  des  serments  au  préjudice  de  Dieu  ou  des  droits 
acquis  ;i  des  tiers (2);  mais,  comme  d'habitude  aussi,  il  y  a  une 
restriction  mentale  dans  leurs  déclarations  les  plus  formelles. 
Peuvent-ils  nier  que  les  papes  aient  le  droit  de  dispenser?  peuvent- 
ils  nier  qu'ils  aient  revendiqué  et  exercé  ce  droit,  dès  que  l'inté- 
rêt de  l'Église  était  en  cause?  Eh  bien,  c'est  là  qu'est  l'abus,  le 
droit  môme  est  abusif,  puisqu'il  anéantit  tout  droit.  Que  les  jésuites 
viennent  dire  après  cela  que  le  souverain  pontife  ne  dispense 
jamais  au  préjudice  de  Dieu  et  du  prochain,  cela  empêche-t-il  la 
dispense  d'être  abusive?  Il  va  sans  dire,  que  les  vicaires  du  Christ 
agissent  toujours  pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu  ;  et  quant  aux 
prochains,  peut-il  être  question  de  leur  droit,  quand  il  s'agit  de 
VuHlité  de  l'Église,  c'est  îi  dire  de  la  cause  de  Dieu  ? 


Il 

Si  un  serment  prêté  au  préjudice  de  l'Église  est  nul,  la  consé- 
quence logique  est  que  les  traités  faits  avec  les  infidèles  ne  sont 
pas  obligatoires.  Au  moyen  âge,  l'Église  n'hésitait  pas  à  appliquer 
aux  relations  des  peuples  ce  que  saint  Paul  dit  des  rapports  des 
individus  :  «  Les  fidèles  ne  doivent  pas  communiquer  avec  les  infi- 
dèles, ils  ne  doivent  pas  même  manger  avec  eux.  »  Se  fondant  sur 
ces  paroles,  un  des  grands  papes  qui  ait  occupé  la  chaire  de  saint 
Pierre,  Nicolas,  défendit  aux  peuples  chrétiens  de  faire  des  traités 
avec  les  païens  (3).  Les  traités  étaient  prohibés,  dans  l'intérêt  de 
la  foi,  ils  étaient  par  cela  seul  frappés  de  nullité.  Ce  n'est  pas  nous 
qui  tirons  cette  conséquence,  c'est  un  pape,  et  il  le  fait  dans  les 
termes  les  plus  absolus;  nous  laissons  la  parole  h  Urbain  VI: 
«  Toutes  conventions,  alliances,  ligues,  quelles  qu'elles  puissent 


(1)  Apulwjic  du  prùice  d'Oranffc,  daos  Dumonl,  Corps  diplomatique, T.  V,  1,  p.  308. 
(t)  Hoswcydi,  de  Socielate  Jesu,  de  Fide  liœreticis  servanda,  p.  38,  ss. 
(.3)  fS'icolai,  Responsio  ad  consulta  Bulgarorum,  n'SS.  {Mansi,  IV,  4-28.) 


434  DROIT  DES  GENS. 

être,  faites  avec  des  princes  hérétiques,  schismatiques,  ou  sépa- 
rés de  quelque  manière  que  ce  soit  de  la  sainte  Église  romaine, 
sont  illicites  et  nulles  de  plein  droit,  quand  même  ces  princes  ne 
seraient  tombés  dans  le  crime  qu'après  la  conclusion  du  traité.  Les 
rois  fidèles  sont  déliés  de  toute  promesse  à  leur  égard,  quoiqu'ils 
se  soient  obligés  par  les  serments  les  plus  solennels.  Non  seule- 
ment ils  sont  dispensés  d'observer  leurs  engagements,  il  leur  est 
même  défendu  de  les  tenir,  et  ils  doivent  veiller  à  ce  que  d'autres 
ne  les  tiennent  (1).  »  Paul  III  publia  un  décret  tout  aussi  abomi- 
nable :  il  déclara  d'avance  nuls  tous  traités  faits  avec  des  héré- 
tiques, par  quelque  serment  qu'ils  eussent  été  confirmés  (2). 

Cette  doctrine  n'est  pas  une  prétention  ultramontaine;  elle  a 
ses  racines  dans  les  profondeurs  du  catholicisme.  C'est  ce  qui 
explique  comment  le  concile  de  Constance,  où  les  Gallicans  do- 
minaient, a  porté  le  décret  déshonorant  sur  le  sauf-conduit  que 
l'empereur  avait  donné  à  Jean  Hus.  Nous  citons  textuellement  : 
«  Le  saint  synode  déclare  que  les  princes  ne  peuvent  pas  accor- 
der de  sauf-conduit  au  préjudice  de  la  foi  ou  de  la  juridiction 
de  l'Église;  que  le  juge  ecclésiastique  peut  procéder  contre  les 
hérétiques  et  les  punir,  quoiqu'ils  ne  se  soient  présentés  en  jus- 
lice  que  sous  la  foi  des  lettres  royales  qui  leur  assurent  pleine 
sécurité.  »  On  sait  ce  qui  s'ensuivit  :  Hus  périt  sur  le  bûcher.  Ce 
sacrifice  humain  offert  h  la  foi  par  des  Gerson  et  des  d'Ailly  nous 
révolte  ;  il  révolta  déjà  les  contemporains  ;  le  concile  crut  devoir 
se  justifier,  mais  sa  justification  est  un  nouveau  crime.  Les  Pères  , 
se  plaignent  «  de  ce  que  des  personnes  mal  intentionnées,  ou 
voulant  être  plus  sages  qu'il  ne  le  faut,  déblatèrent  contre  le  saint 
concile,  en  l'accusant  d'avoir  violé  le  sauf-conduit  donné  par  l'em- 
pereur Il  Hus  :  elles  ne  réfléchissent  pas  que  Hus,  par  cela  seul 
qu'il  attaquait  avec  obstination  la  foi  orthodoxe,  s'est  rendu  in- 
digne de  tout  privilège;  aucune  promesse  ni  foi  n'étant  va- 
lable au  préjudice  de  la  foi  catholique,  ni  par  le  droit  naturel, 
ni  par  le  droit  divin,  ni  par  le  droit  humain.  »  Les  Pères  déci- 
dent que  Sigismond  n'a  fait  que  son  devoir  :  ceux  qui  continue- 
ront h  attaquer  soit  le  saint  synode,  soit  l'empereur,  seront 


(1)  IJrbanij  Constit.  III.  (BuUarium  Magnum,  T.  UI,  pari.  2,  p.  366, s.) 

(2)  PavU  111,  Constit.  VU.  [Itnllarium  Magnum,  T.  IV, part.  1,  p.  129.) 


DROIT  DE  GUERRE.  iob 

punis  comme  fauteurs  de  l'hérésie,  et  coupables  de  lèse-ma- 
jesté (1).  » 

Gallicans  et  ultramontains  ont  uni  leurs  efforts  pour  laver  le 
concile  de  l'accusation  qui  pèse  sur  lui;  ils  nient  qu'il  ait  décrété 
que  l'on  est  dispensé  de  tenir  la  foi  aux  hérétiques;  un  jésuite  a  été 
jusqu'à  dire  que  le  synode  a  consacré  la  doctrine  contraire  (2). 
Écoutons  cette  singulière  apologie  :  «  Qu'a  décidé  le  concile?  Que 
le  sauf-conduit  impérial  ne  lie  pas  l'Église.  Prétendre  le  contraire, 
ce  serait  mettre  la  foi  à  la  merci  des  princes  ;  les  princes  ne  peu- 
vent apporter  aucun  obstacle  à  la  juridiction  ecclésiastique,  puis- 
qu'elle est  tout  à  fait  indépendante  de  leur  puissance.  Comment 
donc  le  concile  aurait-il  violé  un  sauf-conduit  qui  à  son  égard 
était  considéré  comme  n'existant  pas?  L'empereur  ne  le  viola  pas 
davantage;  car  il  ne  l'avait  donné  que  comme  prince  temporel,  et 
comme  tel,  il  l'observa,  autant  que  cela  dépendit  de  lui.  Il  est  bien 
vrai  que  Sigismond  dressa  le  bûcher  sur  lequel  périt  l'hérésiar- 
que; mais  en  livrant  le  malheureux  Hus  au  bourreau,  il  ne  fit  que 
remplir  son  devoir  de  défenseur  de  l'Église  et  d'exécuteur  de  ses 
volontés.  En  définitive  le  concile  n'a  pas  dit  un  mot  sur  la  foi  qui 
doit  ou  ne  doit  pas  être  gardée  aux  hérétiques  ;  on  pourrait  dire 
plutôt  qu'en  déclarant  que  le  prince  qui  a  fait  son  possible  pour  ac- 
complir sa  promesse,  a  rempli  son  devoir,  le  saint  synode  a  dé- 
cidé implicitement  qu'il  avait  un  devoir  à  remplir,  ce  qui  suppose 
que  la  foi  doit  être  tenue  aux  hérétiques.  » 

Voilà  l'apologie  dans  toute  sa  force;  elle  fait  honte  aux  défen- 
seurs du  concile,  comme  le  décret  fait  honte  au  catholicisme  ;  car 
elle  aboutit  à  la  tromperie  la  plus  insigne.  Hus  est  cité  devant  le 
concile,  il  ne  veut  s'y  rendre  que  sous  la  garantie  de  la  parole  im- 
périale, l'empereur  lui  accorde  un  sauf-conduît.  L'accusé  l'in- 
voque devant  les  saints  pères  ;  on  lui  répond  que  l'Église  n'est  pas 
liée  par  les  actes  de  l'empereur,  en  matière  de  foi.  Hus  est 
condamné  et  livré  au  bras  séculier.  Le  voilà  dans  la  main  de  celui 
qui  a  délivré  le  sauf-conduit,  car  ce  n'est  pas  le  concile  qui  pro- 
nonce la  peine  du  feu ,  c'est  l'empereur.  Que  répond  le  chef  de  la 

U)  Voyez  les  deux  décrets  dans  Gieseler,  Kirchengeschichte,  T.  11,  4,  §  150,  note  ce. 

(2)  \alalis  .l/exom/er,  Histor. Eccles.  Sœculi  xiv  et  xv,Dissertatio,art.  nii.,li.  —  Rosweydi, 
de  Fide  haerelicis  servanda,  ex  decreto  Constantiensi,p.  '!,&&.— Daudinus,  de  Suspect,  de  haeres., 
c.  IV,  sect.  1,  p.  411. 


456  DROIT  DES  GENS. 

chrétienté  au  malheureux  que  sa  parole  a  attiré  au  concile? 
«  Comme  empereur,  j'ai  tenu  ma  parole,  car  je  vous  ai  recom- 
mandé à  l'indulgence  des  saints  pères.  Pour  le  moment  je  suis  aux 
ordres  du  concile,  dont  je  dois  exécuter  les  décrets  :  je  vous  livre 
en  cette  qualité  au  bourreau.  »  Tel  est  le  rôle  qu'un  concile 
général  et  un  empereur  jouent  dans  cette  sanglante  tragédie.  Que 
dire  après  cela  de  l'apologie  de  leurs  défenseurs?  Le  concile  n'a 
pas  décidé  en  termes  formels  que  la  foi  donnée  aux  hérétiques  ne 
doit  pas  être  gardée.  Soit;  mais  il  a  fait  pis  que  cela;  la  foi  lui  a 
servi  h  attirer  un  hérétique  dans  ses  filets,  la  foi  lui  a  servi  k  le 
tromper,  la  foi  lui  a  servi  à  le  faire  mourir  par  les  mains  du 
prince  qui  lui  avait  garanti  la  vie.  Qu'est-ce  donc  que  la 
foi  donnée  aux  hérétiques?  Une  duperie  cléricale.  Le  con- 
cile de  Constance  immola  un  homme  aux  sanglants  préjugés 
de  l'Église,  sans  tenir  compte  de  la  foi  donnée  par  le  chef 
temporel  de  la  chrétienté.  Cependant  dans  ce  concile  siégeaient 
les  hommes  les  plus  éminents  de  la  chrétienté,  ceux  que,  par  op- 
position aux  ultramontains,  l'on  pourrait  appeler  les  libéraux  de 
l'époque.  ;;vruoo 

Le  même  siècle  fut  témoin  d'un  manque  de  foi  plus  évident 
encore,  dont  se  rendit  coupable  un  cardinal  célébré  par  Bossuet 
comme  l'esprit  le  plus  distingué  de  son  temps.  Julien  Cesarini, 
légat  du  pape  en  Allemagne,  prêcha  la  croisade  contre  les  Turcs. 
Après  quelques  années  de  guerre,  le  sultan  et  le  roi  de  Hongrie 
conclurent  une  paix  solennelle;  pour  la  rendre  sacrée  et  invio- 
lable, Amurath  et  Ladislas  la  jurèrent,  l'un  sur  l'Alcoran  et  l'autre 
sur  l'Évangile.  A  peine  la  paix  fut-elle  signée ,  que  le  cardinal 
proposa  de  la  rompre;  le  moment  lui  paraissait  favorable,  et  le 
serment  ne  l'arrêtait  pas  :  «  C'est  à  votre  Dieu,  dit  le  légat  aux 
Hongrois,  c'est  aux  chrétiens  vos  frères  que  vous  avez  engagé 
votre  foi  ;  cette  première  obligation  annule  un  serment  sacrilège 
fait  aux  ennemis  de  Jésus-Christ.  Le  pape  est  son  vicaire  dans  ce 
monde;  vous  ne  pouvez  légitimement  agir  ni  promettre  sans  sa 
sanction.  C'est  en  son  nom  que  je  vous  absous  (1).  »  Le  parjure 
fut  puni  par  une  sanglante  défaite,  et  une  tache  ineffaçable  fut 
imprimée  au  nom  de  Julien  Cesarini.  Pour  mieux  dire,  c'est  la  doc- 

(1)  Voyez  les  témoignages  dans  Gibbon,  Histoire  de  la  décadence  de  l'empire  romain,  ch.  LXVII. 


DROIT  DE  GUERRE.  437 

triue  catholique  qu'il  faut  flétrir;  les  hommes  ne  sont  coupables 
que  pour  autant  qu'ils  exploitent  les  préjugés  régnants  au  profil 
de  leur  ambition.  Le  cardinal  Julien  croyait  agir  dans  l'intérêt  de 
la  foi  et  de  la  chrétienté.  A  la  tin  du  xv^  siècle,  un  prince  moins 
scrupuleux  n'hésita  pas  à  manquer  à  sa  parole,  toujours  en  invo- 
quant l'intérêt  de  la  foi,  mais  la  foi  n'était  pour  lui  qu'un  prétexte. 
Après  une  héroïque  défense,  les  Maures  livrèrent  Grenade  à  Fer- 
dinand et  à  Isabelle,  en  stipulant  la  liberté  de  leur  culte  :  le  vain- 
queur le  promit,  mais  à  peine  avait-il  juré,  qu'il  imposa  aux 
•vaincus  le  baptême  ou  l'émigration.  Un  conseil,  réuni  sous  la  pré- 
sidence de  l'archevêque  de  Tolède,  décida  que  Ferdinand  et  Isa- 
belle n'ét.aient  pas  obligés  de  tenir  parole  aux  infidèles. 

Cette  doctrine,  si  l'on  peut  appeler  ainsi  le  mépris  de  la  foi 
jurée,  survécut  à  la  révolution  religieuse  du  xvr  siècle.  Pie  V,  le 
plus  saint  et  le  plus  fanatique  des  papes  de  la  réaction,  parvint  îi 
former  une  ligue  contre  les  Turcs;  son  légat  engagea  l'empereur 
à  y  entrer.  Il  y  avait  un  obstacle  :  après  de  longues  négociations, 
les  sultans  avaient  daigné  accorder  une  trêve  aux  empereurs 
d'Allemagne.  Pouvaient-ils  rompre  cette  convention?  Le  légat, 
étonné  qu'une  pareille  considération  arrêtât  un  si  grand  prince, 
dit  que  c'était  un  scrupule  mal  placé  de  se  croire  lié  par  la  foi  des 
serments  envers  des  ennemis  qui  ne  connaissaient  ni  religion,  ni 
foi  (1).  Disons  à  l'honneur  des  réformés  qu'ils  répudièrent  l'hé- 
ritage de  ces  honteuses  maximes  (2).  Ils  furent  mis  à  l'épreuve, 
dans  une  occasion  mémorable,  où  les  préjugés  religieux  vinrent 
en  collision  avec  la  morale  que  la  conscience  leur  dictait  :  la  mo- 
rale l'emporta. 

Dans  quelques  provinces  des  Pays-Bas,  les  réformés  étaient  eii 
majorité  et  leur  intolérance  les  poussait  h  opprimer  les  catholi- 
ques, au  mépris  de  la  paix  qui  assurait  le  libre  exercice  de  leur 
culte.  Le  comte  de  Nassau  avait  juré  d'observer  le  traité  :  laisser 
libre  jeu  aux  passions  protestantes,  c'était  violer  sa  parole  ;  mais 
n'était-ce  pas  se  rendre  coupable  d'une  impiété,  que  de  tolérer  un 
culte  qui,  aux  yeux  des  calvinistes,  était  une  idolâtrie?  Il  consulta 
les  théologiens  et  les  hommes  les  plus  éminents  de  la  réforme. 


(1)  De  Tliou,  Histoire  universelle,  livre  L. 

(2)  MeUmchlhonis,  Epist.,  dans  le  Corpus  Reformatorum ,  T.  I,  p.  355. 


28 


458  DROIT  DES  GENS. 

Marnix  répondit  que  la  liberté  devait  être  maintenue;  il  traita 
d'absurde  l'opinion  de  ceux  qui  pensaient  que  la  différence  de  re- 
ligion viciait  les  conventions;  tout  en  convenant  que  c'était  une 
excellente  chose  que  d'abolir  un  faux  culte,  il  ajouta  cette  restric- 
tion qui  fait  honneur  à  son  sens  moral,  qu'il  fallait  procéder  par 
voies  légitimes,  et  se  garder  de  mettre  la  violence  ii  la  place  du 
droit.  Théodore  de  Bèze  fut  du  même  avis.  Mais  les  théologiens  pur 
sang  regimbèrent  ;  ils  ne  sortaient  pas  du  cercle  étroit  où  leur  foi 
les  tenait  comme  emprisonnés  :  «  La  loi  ancienne,  disaient-ils, 
la  parole  de  Dieu  nous  commande  de  détruire  l'idolâtrie.  Que 
vient-on  nous  opposer  des  promesses  et  des  serments?  Peut-il  y 
avoir  des  engagements  valables,  s'ils  sont  contraires  à  la  gloire 
du  Christ?  S'il  y  en  a,  qu'on  les  viole,  qu'on  les  annule;  c'est  plus 
que  nécessité,  c'est  honnêteté  et  piété  (1).  » 

Ainsi,  c'est  chose  honnête  et  pie  de  faire  une  action  impie  et 
malhonnête,  en  vue  de  la  gloire  de  Dieu  !  Voilà  la  morale  théolo- 
gique, c'est  le  renversement  complet  du  sens  moral.  Conçoit-on 
quelque  chose  de  plus  odieux  que  cette  maxime?  «La  gloire  de 
Dieu  demande  que  les  hommes  violent  la  foi  jurée  en  son  nom  !  » 
Chez  les  réformés,  la  voix  de  la  conscience,  peut-être  aussi  l'inté- 
rêt de  leur  propre  conservation,  l'emporta  sur  les  singuliers  scru- 
pules des  théologiens.  Les  catholiques  étaient  plus  forts;  pendant 
toute  la  durée  de  la  lutte  entre  le  catholicisme  et  la  réforme, 
l'Église  ne  voulut  pas  entendre  parler  d'un  traité  avec  les  héré- 
tiques, et  quand  des  conventions  se  conclurent,  elle  les  foula  aux 
pieds,  elle  les  flétrit,  elle  prêcha  qu'elles  n'avaient  aucunevaleur. 
La  paix  de  Passau  assurait  aux  princes  protestants  la  liberté  de 
professer  leur  culte  et  même  le  droit  de  réformer  la  religion  de 
leurs  sujets.  A  peine  fut-elle  signée,  que  l'évêque  d'Augsbourg 
écrivit  «  qu'il  ne  pouvait  y  avoir  de  paix  entre  les  catholiques  et 
les  hérétiques;  qu'autant  vaudrait  transiger  entre  la  lumière  et  les 
ténèbres,  entre  la  vérité  et  l'erreur.  »  «  C'est  un  châtiment  dû  h 
l'hérésie,  s'écria  un  autre  évêque,  qu'il  n'y  a  ni  foi,  ni  serment  qui 
obligent  à  l'égard  des  luthériens;  il  n'y  a  pas  plus  de  traité  possible 
avec  eux  que  de  commerce  licite  avec  les  infidèles.  Comment  la 
paix  serait-elle  obligatoire,  quand  la  paix  est  un  crime  ?  » 

(1)  Groen  van  Prinsterer,  Archives  de  la  maison  d'Orange, T.  VU,  127,  ss.,2i8,ss. 


DROIT  DE  GUERRE.  439 

Au  xYii*^  siècle,  la  doctrine  était  toujours  la  même  ;  le  catholicisme 
est  réellement  immuable.  Écoutons  un  professeur  en  théologie  de 
Mayence:  «  La  paix  de  religion  qui  permet  à  chacun  d'être  catho- 
lique, luthérien  ou  calviniste,  est  absolument  nulle,  parce  qu'elle 
est  contraire  à  la  loi  de  Dieu  ;  tout  au  plus  peut-on  la  tolérer  pro- 
visoirement et  pour  éviter  un  plus  grand  mal.  »  En  1629,  parut  un 
traité  ex  professa  sur  la  paix  d'Augsbourg,  avec  l'approbation  d'une 
faculté  de  droit.  On  y  enseignait  que  toute  transaction  entre  les 
catholiques  et  les  hérétiques  était  radicalement  nulle.  La  démon- 
stration se  déroule  avec  une  rigueur  juridique  :  «  Tolérer  l'hérésie 
est  une  injure  envers  Dieu;  si  la  nécessité  commande  la  tolérance 
pendant  quelque  temps,  elle  ne  peut  pas  légitimer  les  conventions 
par  lesquelles  on  s'oblige  à  la  maintenir,  car  tout  pacte  qui  a  pour 
objet  un  délit  est  nul.  Il  n'y  a  point  de  nécessité  qui  excuse  de 
semblables  concessions;  cary  a-t-il  un  mal  plus  grand  que  l'hé- 
résie? Aucune  puissance  humaine  ne  peut  valider  un  traité  frappé 
d'une  nullité  absolue.  »  Les  jésuites  intervinrent  aussi  dans  le 
débat;  plus  accommodants  que  les  canonistes,  ils  approuvèrent 
les  paix  de  religion  ;  mais  on  peut  être  sûr  que  lorsqu'ils  font  une 
concession,  il  y  a  quelque  tromperie  en  dessous;  le  révérend  Riba- 
deneira  en  fit  l'aveu  naïf  :  Si  les  catholiques,  dit-il,  transigent 
parfois  avec  les  hérétiques,  c'est  uniquement  pour  gagner  du  temps 
et  pour  rassembler  des  forces  suffisantes  avec  lesquelles  on  puisse  les 
accabler  plus  tard.  »  Le  rusé  jésuite  appelle  cette  duplicité  une 
dissimulation  chrétienne  (1). 

Voilà  la  moralité  politique  de  ceux  qui  se  prétendent  possesseurs 
de  la  vérité  révélée  !  Ils  aboutissent  à  légitimer  la  fraude  et  le 
parjure,  et  ils  ne  se  doutent  pas  que  c'est  précisément  leur  préten- 
due révélation  qui  les  égare.  Convaincus  que  Dieu  parle  par  l'or- 
gane des  livres  sacrés,  et  qu'eux  sont  les  représentants  de  Dieu 
sur  la  terre,  ils  sont  poussés  fatalement  à  maintenir  cet  établisse- 
ment divin  par  tous  les  moyens.  Que  peuvent  valoir  des  engage- 
ments contractés  envers  les  hommes,  en  présence  des  commande- 
ments de  Dieu?  Et  qu'y  a-t-il  h  répondre  aux  fanatiques  qui,  la 
sainte  Écriture  à  la  main,  proclament  que  l'idolâtrie  doit  être 


(1)  Voyez  les  témoignages  dans  Deploralio  pacis  germanicœ,  sive  Disserlalio  de  pace  pra- 
'jensi.  Paris,163G,p.  7,ss. 


440  DROIT  DES  GENS. 

extirpée?  Peut-il  y  avoir  une  tolérance  légitime  contre  la  parole 
divine  ?  La  logique  est  certainement  pour  le  fanatisme,  pour  le 
parjure,  et  au  besoin  pour  la  dissimulation  chrétienne.  Là  ne  s'ar- 
rête pas  l'égarement  de  ceux  qui  cherchent  une  règle  de  conduite 
dans  de  prétendus  livres  sacrés,  où  respirent  les  sentiments  étroits 
d'une  race  qui  se  croyait  la  race  élue.  Il  y  a  aussi  des  leçons  de 
sang  dans  la  Bible;  si  la  Bible  est  la  parole  de  Dieu,  pourquoi  ne 
s'en  autoriserait-on  pas  pour  commettre  le  meurtre?  Voilà  ce  que 
des  fanatiques  se  dirent  au  xN^et  au  xvii*'  siècle,  et  ils  agirent  en 
conséquence.  Il  y  a  plus  :  l'assassinat  religieux  devint  une  doc- 
trine, doctrine  irréfragable,  puisqu'elle  repose  sur  la  révélation. 


^  2.  Les  guerres  de  religion. 

N"  1.  L'assassinat  relifiieux. 
I 

Les  assassinats  religieux  du  xvi'-  et  du  xvn*'  siècle  ne  sont  pas 
ce  qu'il  y  a  de  plus  affligeant  pour  l'humanité;  le  crime  est  né  avec 
l'homme  et  il  ne  disparaîtra  qu'avec  lui.  Mais  que  le  crime  soit 
érigé  en  doctrine,  que  le  meurtre  soit  sanctifié,  qu'on  l'enseigne 
au  nom  de  Dieu,  et  en  se  fondant  sur  sa  parole,  voilà  certes  un  des 
plus  tristes  égarements  de  la  faiblesse  humaine.  Cependant  si  l'on 
admet  que  l'Écriture  sainte  est  la  loi  suprême,  l'erreur  non  seule- 
ment devient  excusable,  mais  elle  est  fatale,  éternelle,  elle  peut 
se  produire  demain  avec  son  cortège  de  sang,  comme  elle  s'est 
produite  au  xvr'  et  au  xvn'^  siècle.  Un  docteur  de  Sorbonne  a  écrit 
l'apologie  de  Ghûtel,  un  de  ces  malheureux  égarés  par  la  pré- 
tendue parole  de  Dieu.  Bouclier,  le  fameux  ligueur,  va  nous  dire 
par  quelle  voie  le  zèle  religieux  arriva  jusqu'à  l'assassinat  :  «  La  loi 
défend  l'homicide,  dit-il.  Quelle  justice  y  a-l-il  donc  d'attenter  à  la 
personne  d'un  roi,  fût-il  tyran?  Je  demanderai  aussi  alors,  répond 
Boucher,  pourquoi  est  loué  Phinée  et  approuvé  de  Dieu,  pour 
avoir  enfoncé  d'un  même  coup  le  paillard  Israélite,  et  la  paillarde 
Madianite?  pourquoi  Aod,  qui  tue  le  tyran  Eglon,  roi  des  Moa- 
bites,  et  lui  met  la  dague  dans  le  ventre  ?  pourquoi  Élie  qui  tue  les 


DROIT  DE  GUERRE.  441 

faux  prophètes  ?  pourquoi  loué  Mathalhias  qui  tue  l'idolâtre 
Hebrien?  pourquoi  louée  Judith,  qui  tue  Holopherne?  pourquoi 
Jahel  qui  tue  Sisara  et  lui  fiche  un  clou  dans  la  tête?  pourquoi 
canonisées  telles  exécutions,  et  louées  publiquement  par  l'Église, 
s'il  n'y  a  dispensation  de  la  règle  qui  défend  de  tuer?  »  Boucher 
dit  que  la  dispense  existe  en  certaines  sortes  de  personnes,  les 
hérétiques  et  les  tyrans.  «  Pour  l'égard  des  premiers,  celui,  dit 
l'Écriture,  qui  ne  voudra  obéir  au  prêtre,  qu'il  meure  par  décret  du 
juge.  Car  par  celui  qui  désobéit  au  prêtre,  il  faut  entendre  l'héré- 
tique. De  même,  elle  commande  ailleurs  de  tuer  les  Chananéens, 
Jébuséens  et  Amalécites,  et  David  dit  :  Je  tuerai  de  bonmatiu  tous 
les  pécheurs  de  la  terre,  pour  exterminer  de  la  cité  de  Dieu  tous  ceux 
qui  opèrent  iniquité.  Voire  que  qui  en  épargne  un  seul,  sa  vie  ré- 
pondra pour  la  sienne,  comme  il  s'est  vu  en  Saûl,  épargnant  Agag, 
roi  d'Amalec...  Et  on  sait  que  tous  ceux-là  tenaient  le  rang  d'héré- 
tiques. »  Boucher  n'a  qu'un  scrupule  :  cela  ne  doit-il  pas  se  faire 
par  l'autorité  du  magistrat?  et  n'est-ce  pas  ainsi  qu'il  faut  entendre 
les  passages  allégués  de  l'Écriture?  Il  répond  que  cela  est  vrai, 
quand  il  y  a  moyen  de  le  faire;  mais  que  si  la  nécessité  publique 
le  requiert,  la  voie  est  ouverte  au  premier  qui  le  pourra.  Les  textes 
sacrés  ne  font  pas  défaut  à  notre  docteur  en  assassinat  :  «  Dieu, 
dit  en  l'Écriture  :  Si  ton  père,  ou  ton  fils  ou  ta  fille,  ou  ta  femme  qui 
est  en  ton  sein,  ou  ton  prochain  qui  est  comme  ton  âme,  te  veut  inciter, 
disant  en  secret  :  allons  et  servons  aux  autres  dieux,  lesquels  tu  n'as 
connus  toi  ni  tes  pères,  ne  lui  pardonne  point  et  ne  lui  fais  miséri- 
corde et  ne  le  cache  point;  mais  soudain  tu  le  tueras,  ta  main  sera 
sur  lui  la  première  pour  le  mettre  à  mort.  Suivant  lequel  comman- 
dement, les  exemples  ci-dessus  allégués  de  Phi  née,  d'Aod,  d'Hélie, 
de  Mathathias,  de  Judith,  de  Jahel,  n'ont  été  par  forme  juridique, 
mais  à  la  première  occasion  qui  s'est  présentée  à  eux  (i).  » 

Voilà  les  autorités  funestes  qui  poussèrent  des  fanatiques  au 
crime.  Il  n'y  a  pas  à  s'y  tromper,  il  n'y  a  pas  à  épiloguer;  c'est  la 
révélation  qui  est  coupable,  c'est  l'Écriture  sainte  qui  a  armé  les 
assassins.  Vainement  dira-t-on  que  les  malheureux  qui  se  croyaient 
autorisés  par  la  parole  de  Dieu  à  tuer  leurs  rois,  se  sont  trompés; 
qu'ils  ont  mal  interprété  les  textes  sacrés  ;  nous  répondrons  qu'au 

(1)  Apologie  de  J.  Cliatel,  ch.  xi  et  xii.  (.Mémoires  de  Comlé,  T.  VI,  3"  partie.) 


442  DROIT  DES  GENS. 

xv!*^  siècle,  il  n'y  avait  pas  d'autre  interprétation;  catholiques  et 
protestants,  toutes  les  sectes  chrétiennes  étaient  d'accord  ;  l'assas- 
sinat était  professé  par  les  théologiens,  prêché  dans  les  chaires 
dites  de  vérité;  la  conscience  chrétienne  était  donc  complice  des 
assassins,  et  il  ne  nous  est  pas  démontré  qu'elle  se  trompât,  au 
point  de  vue  de  l'Écriture.  Il  sufïlt,  pour  condamner  les  livres 
sacrés,  que  l'assassinat  religieux  y  soit  représenté  comme  un  com- 
mandement de  Dieu.  Nous  ne  dirons  pas  avec  Voltaire,  «que  si  Dieu 
demandait  du  sang  dans  l'ancien  Testament,  on  ne  pouvait  obéir 
à  cet  ordre  que  quand  Dieu  lui-même  descendait  du  ciel,  pour 
dicter  de  sa  bouche,  d'une  manière  claire  et  précise,  ses  arrêts 
sur  la  vie  des  hommes  dont  il  est  le  maître  (1).  «  Le  grand  incré- 
dule ne  dit  pas  toute  sa  pensée.  Dieu  n'est  jamais  descendu  du 
ciel  pour  ordonner  le  meurtre.  Cette  conception  de  la  divinité  est 
bonne  pour  un  peuple  barbare,  et  elle  n'a  pu  naître  que  dans  le 
sein  de  la  barbarie.  Mais  comprend-on  que  l'on  veuille  imposer 
au  xix*  siècle  les  idées  fausses  d'une  race  barbare,  parce  qu'il  lui 
a  plu  de  s'appeler  le  peuple  de  Dieu,- et  que  ses  Écritures  sont  des 
livres  sacrés  pour  le  christianisme?  L'homme  a  une  règle  plus  sûre, 
c'est  la  voix  de  sa  conscience;  celle-là  ne  lui  prêchera  jamais  le 
meurtre,  ne  lui  commandera  jamais  la  fraude ,  ne  sanctifiera 
jamais  le  crime. 


Il 


Les  réformés  professent  pour  les  livres  sacrés  un  plus  profond 
respect  que  les  catholiques;  c'est  la  seule  autorité  qu'ils  recon- 
naissent. Voltaire  remarque,  et  avec  raison,  que  ce  furent  des  sec- 
taires protestants  qui  prirent  l'initiative  de  l'assassinat  religieux. 
Une  fois  qu'une  lettre  morte  devient  la  loi  suprême,  et  qu'il  appar- 
tient à  chacun  d'interpréter  les  textes  à  sa  guise,  l'erreur  est 
nécessaire,  fatale.  Le  duc  François  de  Guise  était  l'adversaire  le 
plus  redoutable  des  huguenots  ;  après  le  massacre  de  Vassi,  ils 
poursuivirent  le  meurtrier  de  leurs  frères  d'une  haine  implacable. 
Plus  d'un  sectaire,  troublé  par  la  lecture  des  livres  saints,  se  crut 

(1)  Voltaire,  Essai  sur  les  mœurs,  ch.  cxuv. 


DROIT  DE  GUERRE.  443 

appelé  au  rôle  de  Jaliel  ou  d'Aod.  Un  jeune  gentilhomme,  Poltrot 
de  Méré,  ne  cessait  de  se  vanter  que  le  tyran  ne  mourrait  que  de 
sa  main  ;  il  pénétra  en  traître  dans  le  camp  catholique,  et  tua  le 
duc,  après  qu'il  s'était  mis  en  prière  et  qu'il  avait  supplié  Dieu«  de 
changer  son  vouloir,  si  ce  qu'il  voulait  faire  lui  était  désagréable, 
sinon  de  lui  donner  force  et  constance.» 

Voilà  le  premier  meurtre  religieux  qui  ensanglanta  les  guerres 
de  religion  en  France.  Était-ce  l'œuvre  d'un  fanatique,  ou  le 
crime  d'un  parti?  On  a  accusé  Coligny  de  complicité,  mais  à  tort; 
la  complicité  n'est  que  morale,  et  elle  ne  pèse  pas  uniquement  sur 
le  chef  des  huguenots,  le  secte  tout  entière,  pour  mieux  dire, 
toutes  les  sectes  chrétiennes  sont  coupables.  Écoutons  la  déposi- 
tion de  Coligny  :  «  Avant  les  derniers  tumultes,  il  en  a  su,  dit-il, 
qui  étaient  délibérés  de  tuer  le  duc  de  Guise;  mais  tant  s'en  faut 
qu'il  les  y  ait  induits  ni  approuvés,  qu'au  contraire  il  les  en  a  dé- 
tournés, comme  peut  même  savoir  M""^  de  Guise,  laquelle  il  en  a 
avertie  en  temps  et  lieu.  Vrai  est  que  depuis  le  fait  de  Vassi,  après 
les  armes  prises  pour  défendre  les  pauvres  oppressés  contre  la 
violence  dudit  de  Guise  et  de  ses  adhérents,  il  les  a  poursuivis 
comme  ennemis  publics;  mais  sur  sa  vie  et  sur  son  honneur,  ne 
se  trouvera  qu'il  ait  approuvé  qu'on  attentât  en  celte  façon  sur 
sa  personne,  jusqu'à  ce  qu'il  a  été  dûment  averti  que  le  duc  de 
Guise  et  le  maréchal  Saint-André  avaient  attiré  certaines  personnes 
pour  tuer  le  prince  de  Condé,  lui  et  le  seigneur  d'Andelot,  son 
frère.  Quoi  voyant,  il  confesse  que  depuis  ce  temps-là,  quand  il  a 
ouï  dire  à  quelqu'un,  que  s'il  pouvait,  il  tuerait  le  duc  jusqu'en  son 
camp,  il  ne  l'en  a  détourné.  »  Coligny  finit  en  déclarant  «  que  ce 
qu'il  disait,  n'était  pas  pour  regret  qu'il  eût  à  la  mort  de  M.  de  Guise, 
car  il  estimait  que  c'était  le  plus  grand  bien  qu'il  pût  advenir  à  la 
France  et  à  l'Eglise  de  Dieu.  (1).  «  L'explication  est  franche,  et  on 
peut  croire  l'illustre  guerrier  sur  parole.  C'est  un  triste  témoi- 
gnage de  la  moralité  du  xvi'"  siècle.  Pasquier  dit  de  sa  défense  : 
ce  II  n'avoue  pas  avoir  consenti  à  cette  mort,  mais  aussi  s'en  dé- 
fendit si  froidement,  que  ceux  qui  lui  veulent  bien,  souhaiteraient, 
ou  que  du  tout  il  se  fût  tû,  ou  qu'il  se  fût  mieux  défendu  (2).  « 

(1)  Tli.  de  Bèze,  Histoire  ecclésiastique,  T.  H,  p.  296.  —  Martin,  Histoire  de  France,  T.  IX, 
p.  151,  ss. 

(2)  Etienne  Pasquier j  Lettres,  IV,  21. 


444 


DROIT  DES  GENS. 


Pasqiiier  a  raison,  mais  au  lieu  d'en  vouloir  à  Coligny,  il  devrait 
accuser  tous  les  réformés;  que  dis-je?  les  catholiques  aussi  bien 
que  les  protestants.   Théodore  de  Bèze,  le  fidèle  disciple  de 
Calvin,  n'était  pas  un  esprit  ordinaire,  ce  n'était  pas  un  fanatique; 
cependant  il  n'hésita  pas  h  dire  qu'il  voyait  dans  la  mort  du  duc  de 
Guise  «  un  juste  jugement  de  Dieu,  menaçant  de  semblable  ou  plus 
grande  punition  tous  les  ennemis  jurés  de  son  saint  Évangile  (1).  » 
On  peut  à  la  rigueur  voir  la  main  de  Dieu  dans  un  crime,  sans 
pour  cela  approuver  le  coupable;  mais  de  Bèze  alla  plus  loin,  il 
justifia  le  meurtrier  et  lui  accorda  la  récompense  céleste,  la  cou- 
ronne du  juste  (2).  Si  les  chefs  du  calvinisme  approuvèrent  Pollrot, 
l'on  conçoit  quelle  admiration  il  dut  exciter  parmi  le  commun  des 
fidèles.  Les  ministres  huguenots  le  comparèrent,  les  uns  à  Judith, 
les  autres  5  David  (3).  Parmi  ces  glorificateurs  du  crime,  le  ci-devant 
évéque  deNevers,  Spifame,  trouva  moyen  de  se  distinguer  :  «  Le  fait 
de  Poltrot,  dit-il,  n'est  du  tout  dissemblable  de  celui  de  Moïse,  qui, 
se  voyant  être  ordonné  par  la  vertu  et  puissance  de  Dieu  à  faire 
délivrance  de  son  peuple,  mit  à  mort  l'Égyptien.  »  Le  fougueux 
évêque  fait  de  l'assassinat  un  droit  de  guerre.  Peu  importe  que  le 
meurtrier  ait  usé  de  ruse  et  de  dissimulation,  notre  théologien 
répond  avec  saint  Augustin  que  la  fraude  est  permise  contre  l'en- 
nemi. L'Écriture  sainte  vient  comme  toujours  justifier  toutes  les 
horreurs  :  «  Aod  simula  faire  un  présent  à  Eglon,  roi  des  Moabites, 
et  lui  dire  un  secret  à  part,  et  puis  le  mit  à  mort  et  délivra  le 
peuple  de  Dieu  de  cet  oppresseur  (4).  »  Les  ministres  huguenots 
ne  se  contentèrent  pas  de  glorifier  le  meurtre  accompli;  ils  en 
vinrent  bientôt  à  prêcher  qu'il  fallait  massacrer  la  reine  mère, 
Catherine  de  Médicis  et  son  entourage,  qu'il  fallait  éteindre  la 
race  des  Valois,  et  ne  pas  laisser  un  rejeton  de  ce  tronc  maudit. 
Enfin,  le  ministre  Sureau,  élevant  la  passion  h  la  hauteur  d'une 
doctrine,  publia  un  traité  pour  prouver  que  c'était  chose  licite  de 
tuer  le  magistrat  ou  le  prince  persécuteur  de  !.'Évangile  (5). 


U)  De  lièze.  Histoire  ecclésiastique,!.  H,  p.  298. 

(2)  Labide,  les  Prédicateurs  de  la  Ligue,  p.  41. 

(3)  Id.,  ibirl.,  p.  m  et,  15. 

(4)  Mémoires  de  Condé,  T.  IV,  p.  i.  47,  s. 

(5)  LahitlP,  les  Prédicateurs  de  la  Ligue,  p.  41. 


DROIT  DE  GUERRE.  44?) 


III 


Les  catholiques  étaient  d'accord  avec  les  huguenots,  sur  la 
légitimité  du  meurtre  religieux.  On  ne  peut  pas  même  dire,  pour 
les  excuser,  qu'ils  usèrent  de  représailles;  leurs  prédicateurs 
faisaient  de  l'assassinat  un  droit,  quedis-je?  une  vertu,  un  acte  de 
sainteté.  Quand  l'insurrection  des  Parisiens  jeta  Henri  III  dans  les 
bras  des  huguenots,  les  chaires  retentirent  de  sermons  sangui- 
naires, et  d'excitations  continuelles  au  meurtre.  Le  curé  Pigenat, 
en  prononçant  l'oraison  funèbre  des  Guise,  s'arrêta  brusquement 
et  demanda  à  ses  auditeurs,  s'il  ne  s'en  trouvait  pas  parmi  eux  un 
assez  zélé  pour  venger  ce  grand  Lorrain  dans  le  sang  du  tyran  qui 
l'avait  fait  massacrer.  C'était,  dit  un  historien,  mettre  le  fer  aux 
mains  de  ceux  qui  écoutaient  l'orateur  sacré.  Il  y  eut  à  Paris  une 
procession  de  plus  de  cent  mille  fidèles  portant  des  cierges  et 
criant  :  «  Dieu,  éteignez  la  race  des  Valois.  «  Des  curés  mirent  sur 
l'autel  des  images  en  cire  de  Henri  III,  et  pendant  la  messe  ils  les 
percèrent  plusieurs  fois  au  cœur  (1).  Un  moine  remplit  enfin  les 
vœux  des  catholiques,  en  assassinant  Henri  III.  Clément  consulta 
son  prieur,  «  homme  scientifique  et  bien  versé  en  la  sainte  Écri- 
ture. »  Voici  la  réponse  de  cet  oint  du  Seigneur  :  «  Il  lui  dit  qu'il 
acquerrait  une  louange  immortelle  entre  les  catholiques  et  une 
assurée  récompense  de  la  vie  éternelle,  en  consacrant  ses  mains 
au  sang  d'un  si  furieux  tyran  et  persécuteur  de  l'Église  de  Dieu,  ni 
plus  ni  moins  que  Jéhu  ,  Judith  et  autres  qui  ont  délivré  le  peuple 
de  Dieu  des  tyrans  qui  le  persécutaient.  »  Clément  eut  sa  vision, 
aussi  bien  que  les  héros  de  l'ancien  Testament  :  «  Dieu,  exauçant 
les  prières  de  son  serviteur,  lui  envoya  son  ange  en  vision,  lequel, 
avec  grande  lumière,  se  présenta  à  ce  religieux,  et,  lui  montrant 
un  glaive  nu,  lui  dit  ces  mots  :  «  Frère  Jacques,  je  suis  messager 
du  Dieu  tout-puissant,  qui  te  viens  acertener  que  par  toi  le  tyran 
de  France  doit  être  mis  à  mort.  Pense  donc  h  toi  et  te  prépare, 
comme  la  couronne  du  martyr  t'est  aussi  préparée  (2). 


(1)  Labitte,  les  Prédicalfiurs  de.  la  Ligue,  p.  4"). 

(2)  Archives  curieuses  de  l'hisloire  de  France^  1"  série,  T.  XU,  p.  362, 38?,  ss. 


446  DROIT  DES  GENS. 

Voilà  comment  le  meurtre  fut  provoqué,  préparé  par  le  fana- 
tisme. Tous  ceux  qui  avaient  du  sang  catholique  dans  les  veines  y 
applaudirent.  Il  y  avait  à  celte  époque,  dans  une  université  de 
jésuites,  un  jeune  prince  destiné  à  un  grand  rôle  dans  les  luttes 
religieuses  du  xvii«  siècle  ;  Maximilien  de  Bavière  fit  part  h  sa  mère 
de  la  joie  qu'il  avait  ressentie,  en  apprenant  l'assassinat  du  roi 
de  France  (1).  L'ambassadeur  d'Espagne  écrivit  à  Philippe  II  :  «  Il 
a  plû  à  Notre  Seigneur  de  vous  en  délivrer  par  un  événement  si 
heureux,  qu'on  ne  peut  l'attribuer  qu'à  sa  main  puissante...  Votre 
Majesté  jugera  si  ce  peuple  a  des  actions  de  grâces  h  rendre  à 
Dieu  pour  le  bienfait  signalé  qu'il  vient  d'accorder  h  la  religion 
catholique,  non  seulement  en  France,  mais  dans  toute  l'Eu- 
rope (2).  »  Si  l'Allemagne  catholique  et  l'Espagne  battirent  des 
mains,  que  l'on  juge  de  l'enthousiasme  frénétique  de  la  Ligue!  On 
lit  dans  le  Journal  de  Henri  III  :  «  Les  prédicateurs  .criaient  au 
peuple  dans  leurs  sermons,  que  ce  bon  religieux  qui  avait  enduré 
la  mort  si  constamment,  pour  libérer  la  France  de  ce  chien,  Henri 
de  Valois,  était  un  vrai  martyr  (3).  »  On  l'invoqua  comme  un  saint, 
on  le  mit  dans  des  litanies.  Des  cierges  furent  allumés  dans  les 
églises  autour  de  la  statue  de  Clément  ;  ses  images  furent  placées 
jusque  sur  les  autels.  On  fit  venir  sa  mère  à  Paris,  on  montra  au 
peuple  comme  merveille,  celle  qui  avait  porté  dans  ses  lianes  le 
libérateur  de  l'Église.  Un  cordelier  assura  que  «  l'âme  du  meur- 
trier était  montée  au  ciel  avec  les  bienheureux  (4).  «  Il  ne  man- 
quait à  l'assassin  qu'une  approbation,  celle  du  pape.  Sixte-Quint 
dit,  en  plein  consistoire,  que  l'heureux  succès  de  la  mort  d'Henri 
était  un  témoignage  manifeste  du  bon  vouloir  de  Dieu  pour  le 
royaume  de  France  (5).  Si  nous  en  croyons  le  chanoine  AnquetU, 
le  pape  s'échappa,  dans  la  première  joie  que  lui  causa  la  mort  vio- 
lente de  Henri  III,  jusqu'à  la  comparer  pour  l'utilité,  à  l'Incarna- 
tion du  Sauveur,  et  pour  l'héroïsme  du  meurtrier,  aux  actions  de 
Judith  et  d'Eléazar  (6).  Quelle  aberration  chez  ces  infaillibles  !  Il  y 

(1)  Ranke,  Fiirslen  und  Vœlker  voa  Siid-Europa,  T.  IH,  172. 

(2)  Capefigup,  la  Réforme,!.  V, p.  321. 

(3)  Journal  de  Henri  III,  T.  H,  p.  211. 

(4)  Labilte,  les  Prédicateurs  de  la  Ligue,  p.  80,  83, 110.  —  Marlin,  Histoire  de  France,  T.  X, 
p.  168. 

(5)  Ranke,  Fiirsten  und  Vœlker,  T.  ni,  p.  171. 

(6)  AnquetU,  Esprit  de  la  Ligue,  T.  III,  p.  94. 


DROIT  DE  GUERRE.  447 

a  quelque  chose  de  plus  triste  encore  pour  l'historien  philosophe 
que  les  fureurs  des  ultramontains  ;  c'est  que  la  religion  elle-même 
est  coupable,  du  moins  la  religion  telle  qu'on  la  comprenait  au 
XVI®  siècle.  Henri III  conserva  des  partisans  parmi  les  catholiques; 
ils  condamnèrent  le  crime  de  Jacques  Clément,  mais  ils  avouaient 
que  le  meurtre  pouvait  être  légitimé  par  la  volonté  de  Dieu  ;  et 
comment  auraient-ils  dit  autrement,  en  présence  de  l'Écriture 
sainte  et  des  exemples  de  Judith  et  d'Aod?  Les  catholiques,  dits 
politiques,  n'étaient  en  désaccord  avec  les  ligueurs  que  sur  une 
question  de  fait,  ils  étaient  d'accord  sur  le  droit  (I). 

Nous  ne  sommes  pas  au  bout  de  la  voie  de  sang  où  nous  mar- 
chons. Le  dégoût  nous  arrêterait,  s'il  n'y  avait  un  grand  enseigne- 
ment dans  ces  saturnales  religieuses,  et  la  leçon  est  h  l'adresse  du 
xix''  siècle.  On  veut  réhabiliter  l'Église,  on  l'exalte  comme  la  source 
la  plus  pure  de  la  civilisation ,  on  veut  ramener  le  monde  sous 
le  joug  de  celui  qui  est  l'organe  de  la  vérité  immuable.  Il  faut 
que  les  hommes  sachent  ce  que  c'est  que  cette  vérité  absolue;  si 
elle  est  immuable,  elle  doit  être  aujourd'hui  ce  qu'elle  était  au 
xvi«  siècle.  Si  l'assassinat  a  été  prêché  alors  dans  toutes  les  chaires, 
s'il  a  été  applaudi  par  les  papes,  il  faut  admettre  que  le  meurtre 
religieux  est  légitime,  ou  il  faut  dire  que  l'Église  du  xvi«  siècle, 
depuis  le  dernier  moine  jusqu'au  souverain  pontife,  a  été  dans 
l'erreur.  Ainsi,  ou  une  Église  qui  se  trompe  jusqu'à  justifier  le 
meurtre,  ou  la  légitimité  du  meurtre  religieux  :  voilà  le  cercle 
fatal  dans  lequel  l'Église  est  emprisonnée  ! 

C'est  encore  à  l'Écriture  sainte,  à  la  révélation  que  la  France 
doit  le  plus  grand  malheur  qui  l'ait  frappée  au  xyu-^  siècle,  l'assas- 
sinat de  Henri  IV.  Après  la  conversion  du  roi  de  Navarre,  le  meurtre 
fut  l'unique  espoir  des  ligueurs,  ces  enfants  chéris  du  pape,  ces 
fils  de  réponse  légitime:  le  meurtre  fut  prêché  dans  toutes  les 
chaires.  C'est  un  témoin  oculaire  qui  rapporte  les  sermons  qu'il  a 
entendus,  et  il  y  en  a  tant  que  nous  avons  l'embarras  du  choix  : 
«  Nous  avons  déjà  été  délivrés  une  fois,  dit  un  curé,  par  la  main 
d'un  pauvre  petit  innocent  ;  j'espère  que,  si  nous  nous  en  montrons 
dignes,  Dieu  nous  délivrera  de  celui-ci  par  la  main  de  quelque 
autre  honnête  homme.  »  Les  jésuites,  si  prudents  d'habitude,  ren- 

(1)  Mémoires  de  la  Ligue,  T.  IV,  p.  129, 140. 


448  DROIT  DES  GENS. 

chérissaient  en  violence  :  «  Il  nous  faut  un  Aod,  cria  le  révérend 
père  Cournolet,  il  nous  faut  un  Jéhu.  Oui,  oui,  mes  amis,  il  le  faut, 
fùt-i!  clerc,  fùt-il  soldat,  fùt-il  huguenot  (1).  «  Les  mêmes  cris  de 
rage  retentissaient  dans  toutes  les  chaires  :  c'était  comme  un  mot 
d'ordre  (2).  Les  Jéhu  et  les  Aod  se  trouvèrent. 

Le  premier  assassin  de  Henri  IV  fut  endoctriné  par  un  capucin, 
un  carme,  deux  prêtres  de  Lyon,  le  curé  Aubry  et  le  recteur  du  col- 
lège des  jésuites  à  Paris,  On  lit  dans  les  pièces  du  procès  :  «  Bar- 
rière ayant  déclaré  au  curé  Aubry  l'intention  qu'il  avait  de  tuer  le 
roi,  ledit  curé  l'assura  que  ce  serait  bien  fait,  et  gagnerait  une 
grande  gloire  en.  paradis.  Cette  parole  le  confirma  et  l'incita  fort  h 
continuer  en  sa  résolution;  et  parce  qu'il  n'était  pas  lettré,  se 
laissa  persuader  et  séduire  par  lesdits  ecclésiastiques  et  docteurs 
en  théologie;  et  même  qu'il  demanda  audit  curé  si  ce  ne  serait  pas 
mal  de  tuer  le  roi,  maintenant  qu'il  allait  à  la  messe,  lequel  l'as- 
sura que  non,  parce  qu'il  croyait  ou  avait  peur  que  le  roi  n'eût 
toujours  quelque  mauvaise  volonté  h  la  religion  catholique.  »  Ainsi 
un  simple  soupçon,  la  crainte  qu'un  prince  ne  soit  mal  disposé 
pour  le  catholicisme,  suffit  pour  légitimer  l'assassinat!  Conti- 
nuons :  «  Enquis,  après  avoir  laissé  ledit  curé,  où  il  alla,  répond  : 
que  ledit  curé  lui  dit  qu'il  fallait  aller  vers  un  jésuite  pour  l'avertir 
de  sa  résolution  de  tuer  le  roi.  Le  jésuite  loua  sa  volonté,  lui 
disant  que  c'était  une  belle  chose,  avec  autres  propos  semblables, 
et  l'exhortant  d'avoir  bon  courage  et  d'être  constant  et  qu'il  se  fal- 
lait bien  confesser  et  faire  ses  pâques.  Ledit  jésuite  lui  bailla  sa 
bénédiction,  disant  qu'il  priât  bien  Dieu,  et  que  Dieu  l'assisterait  en 
son  entreprise  (3).  »  Quel  horrible  mélange  de  crime  et  de  dévo- 
tion !  Et  quelle  dévotion  !  Dieu  invoqué  pour  aider  à  commettre  un 
assassinat!  L'appui  de  Dieu  promis  à  l'assassin  par  un  ministre  de 


(1)  Journal  de  l'Esloilej  dans  Petitot,  T.  XLVl,  p.  480, 338. 

(2)  Voyez  le  discours  d'uD  carme  (iô.^  p.  517)  :  «Il  invita  le  peuple  à  se  défaire  du  roi,  et  demanda 
s'il  n'y  avait  point  à  Paris  quelque  cœur  généreux,  on  mâle  ou  femelle,  qui  nous  pùl  délivrer,  comme 
cette  bonne  dame  Judith,  des  mains  de  ce  tyran  d'Holopherne.  » 

Voici  le  sermon  d'un  curé.  Après  avoir  loué  l'assassin  de  Henri  III,  il  ajouta  «  qu'il  fallait  néces- 
sairement se  défaire  de  Henri  IV.  qu'il  était  permis  de  le  faire,  et  quec'élait  une  œuvre  très  sainte, 
liéroïQue  et  louable.  Demanda  s'il  ne  se  trouverait  point  quelque  homme  qui  le  vouliit  entreprendre  ; 
(|ue  de  lui,  il  pourrait  bien  l'assurer,  que!  qu'il  fût,  d'aller  en  paradis  et  tenir  le  lieu  le  plus  proche 
de  Dieu  en  sa  gloire.  »  (IbicL,  p.  622.) 

(31  Mémoires  de  la  Ligue,  T.  V,  p.  434,  s.  — Journal  de  l'EstoiJe,  dans  Petitot,  T.  LXVI,  p.  51  «i. 
et  T.  LXVn,  p.  117. 


DROIT  DE  GUERRE.  449 

l'Église!  Voilà  la  morale  que  l'on  prêchait  au  xv]*"  siècle  au  nom  du 
Christ  ! 

Barrière  trouva  des  émules  qui  ambitionnaient  comme  lui  la 
gloire  d'Aod  et  de  Judith.  Dans  son  interrogatoire,  Cliâtel  déclara 
qu'il  avait  tué  le  roi,  parce  que  Henri  IV  était  un  tyran  et  hors  de 
l'Église.  Enquis  où  il  avait  appris  cette  théologie,  il  répondit  :  En 
philosophie.  C'était  la  philosophie  des  jésuites  chez  lesquels  il 
avait  étudié  (1).  Le  coup  manqua,  au  grand  regret  des  catholiques. 
Pour  les  consoler,  Boucher  écrivit  cette  étonnante  Apologie,  dont 
nous  avons  déjà  rapporté  l'abominable  doctrine.  L'Écriture  à  la 
main,  le  docteur  en  Sorbonne  prouve  que  l'action  de  Chàtel  est 
juste,  parce  que  c'est  le  meurtre  d'un  tyran  et  d'un  hérétique. 
Qu'on  ne  dise  pas  que  Henri  IV  est  roi  et  que  les  rois  sont  invio- 
lables. Boucher,  en  vrai  enfant  de  Rome,  répond  que  Henri  n'est 
plus  roi,  l'excommunication  du  pape  l'ayant  privé  de  son  royaume. 
L'action  de  Chàtel  étant  juste,  il  n'y  a  plus  qu'à  l'admirer  comme 
l'héroïsme  d'un  martyr  •  «  Il  faut,  dit  l'apologiste,  avoir  perdu  le 
sens,  et  tout  sentiment  d'humanité,  tout  amour  envers  Dieu,  l'Église 
et  sa  patrie,  pour  ne  pas  convenir  que  l'acte  de  Chàtel  est  un  acte 
généreux,  vertueux  et  héroïque,  comparable  aux  plus  grands  et 
recommandablesqui  se  soient  vus  en  l'antiquité,  de  l'histoire  tant 
sacrée  que  profane.  »  Boucher  n'a  qu'un  regret,  c'est  que  le  coup 
ait  manqué.  Les  royalistes  disaient  que  c'était  une  faveur  manifeste 
du  ciel,  et  qu'il  fallait  être  athée  pour  en  douter.  Il  faut  dire,  au 
contraire,  répond  notre  théologien,  «  que  c'est  une  démonstration, 
non  de  faveur,  mais  de  fureur,  non  de  compassion,  mais  d'indi- 
gnation de  Dieu  contre  son  peuple;  et  pour  l'égard  du  tyran,  ce 
n'est  tant  de  conservation  que  dilation  à  une  saison  meilleure,  et 
heure  que  Dieu  a  choisie  (2).  »  Il  y  a  dans  ces  paroles  une  horrible 
prophétie;  on  dirait  queRavaillac  exauça  le  vœu  de  Boucher.  Lui 
aussi  fut  poussé  au  régicide  par  les  prédications  qu'il  avait  ouïes 
et  parles  livres  qu'il  avait  lus.  Il  déclara  lui-même  qu'il  avait  tué 
le  roi,  parce  que  Henri  IV faisait  des  préparatifs  de  guerre  contre 
les  princes  catholiques  et  contre  le  saint-père;  or  faire  la  guerre 
au  pape,  c'était  la  faire  à  Dieu,  «  d'autant  que  le  pape  est  Dieu,  et 


(1)  Mémoires  de  la  Ligue,  T.  VI,  p.  135. 

(2)  Boucher,  Apologie  de  J.  Châlel,  dans  les  Mémoires  de  Condé,  T.  VI,  partie  III. 


450  DROIT  DES  GENS. 

Dieu  est  le  pape(l).  »  L'on  conçoit  que  les  Espagnols  se  soient 
réjouis  de  la  mort  d'un  ennemi  qui  allait  mettre  fin  à  la  domina- 
tion de  la  maison  d'Autriche.  Mais  qui  est-ce  qui  poussait  le  pape 
Paul  V  à  voir  la  main  de  Dieu  dans  cet  assassinat  (2)  ?  Pourquoi 
mêler  la  Providence  à  des  crimes?  N'était-ce  pas  approuver  le 
meurtre,  et  armer  la  main  des  fanatiques? 

Qu'on  réfléchisse  un  instant  aux  conséquences  qui  découlent 
de  la  doctrine,  universellement  reçue  au  xvi*'  siècle,  sur  la  légi- 
timité du  meurtre  religieux.  Catholiques  et  réformés  ont  les 
mains  teintes  du  sang  de  leurs  ennemis  ;  ce  sang  n'est  pas  versé 
sur  les  champs  de  bataille,  mais  par  des  assassins;  et  au  lieu 
de  flétrir  l'assassinat,  les  deux  partis  y  applaudissent  et  le  sanc- 
tifient. Poltrot  et  Clément  sont  glorifiés  comme  des  martyrs, 
comme  des  Aod  et  des  Judith.  Il  n'y  a  aucune  différence  entre 
les  orthodoxes  et  les  hérétiques.  D'après  les  catholiques,  les 
princes  qui  persécutent  la  sainte  Église  sont  des  tyrans,  que  le 
premier  fanatique  venu  peut  tuer  légitimement.  D'après  les  pro- 
testants, les  princes  qui  persécutent  le  saint  Évangile  sont  des 
tyrans  qu'il  est  licite  d'immoler  pour  la  gloire  de  Dieu.  Or,  dans 
cet  âge  d'intolérance,  tous  les  princes  étaient  persécuteurs  ;  c'était 
leur  droit  et  leur  premier  devoir  :  donc  tous  sont  voués  à  la  mort! 
Mais  ce  ne  sont  pas  seulement  les  rois  qui  persécutent  ;  la  religion 
peut  avoir  des  ennemis  plus  redoutables,  tels  que  les  Guise,  les 
Coligny  :  ils  sont  aussi  voués  à  la  mort.  Il  faut  aller  plus  loin  : 
si  l'assassinat  des  chefs  est  légitime  et  sacré,  pourquoi  le  meurtre 
en  masse  de  tous  les  ennemis  de  Dieu  ne  serait-il  pas  licite  et  glo- 
rieux? C'est  ce  raisonnement  affreux  qui  a  inspiré  la  Saint-Barthé- 
lemy  et  la  conspiration  des  poudres.  En  définitive,  la  société 
devient  un  vaste  champ  de  carnage ,  où  l'on  tue  à  coup  sûr  des 
ennemis  qui  ne  peuvent  pas  se  défendre.  Mais  ces  ennemis  ont  le 
même  droit;  une  Saint-Barthélémy  protestante  serait  tout  aussi 
légitime  que  la  Saint-Barthélémy  catholique.  Donc  on  aboutit  h 
une  boucherie  universelle  !  Celte  doctrine,  on  la  tirait,  au  xvi^'  siècle, 
de  l'Écriture  sainte,  de  la  parole  de  Dieu!  Si  ce  n'étaient  que  des 
crimes  individuels,  il  faudrait  se  borner  à  condamner  le  fanatisme. 


(1)  Martin,  Histoire  de  France,  T.  XI,  p.  11. 

(2)  Ranke,  Fraiizœsische  Geschichte,  T.  II,  p.  Ii2  ;  '  Deus  gentiiim  fecit  lioc.  t 


DROIT  DE  GUERRE.  451 

Quand  les  crimes  ont  leur  source  clans  une  fausse  croyance,  c'est 
la  croyance  qu'il  faut  flétrir;  c'est  donc  l'idée  de  la  révélation, 
c'est  l'Écriture  sainte  qui  est  coupable,  c'est  cette  erreur  funeste 
qu'il  faut  répudier. 


N'*  2.  La  cruauté  religieuse. 

Si  de  fausses  croyances  ont  égaré  les  esprits  au  point  que 
l'assassinat  a  été  célébré  comme  une  action  sainte,  l'on  conçoit 
quelle  influence  elles  ont  dû  exercer  sur  les  guerres  de  religion. 
Les  guerres,  telles  qu'elles  se  faisaient  au  xvi'^  siècle,  soulevaient 
par  elles-mêmes  les  plus  mauvaises  passions  de  l'homme.  Que 
sera-ce,  quand  la  religion  légitimera  ces  funestes  instincts?  Un 
homme  qui  a  vu  de  près  les  préjugés  religieux,  Bayle,  dit  «  que  le 
fanatisme  ôte  même  la  conscience  et  le  remords  du  crime,  parce 
que  les  coupables  croient  rendre  service  à  Dieu  (1).  »  De  quels 
excès  les  consciences  ainsi  troublées  ne  deviendront-elles  pas 
capables?  Il  se  fait  une  horrible  confusion  de  ce  qu'il  y  a  de  plus 
élevé,  de  plus  divin  dans  l'âme  humaine  et  de  ce  qui  s'y  trouve  de 
plus  bas  et  de  plus  vil.  Mais,  chose  horrible!  le  divin  ne  sert  qu'il 
justifier  le  vil.  Des  cruautés,  dignes  d'un  sauvage,  sont  commises 
pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu  !  Il  faut  tenir  compte  de  cet 
égarement,  quand  on  lit  les  récits  des  témoins  oculaires  sur  les 
guerres  religieuses  de  France.  On  est  tenté  à  chaque  instant  de 
maudire  l'homme  ou  de  le  prendre  en  dégoût.  Il  n'y  a  qu'un  moyen 
de  nous  réconcilier  avec  notre  nature  si  imparfaite  ;  il  faut  être 
indulgent  pour  les  individus,  et  sévère  pour  les  doctrines,  il  faut 
travailler  à  perfectionner  les  croyances;  car  si  l'homme  est  impar- 
fait, il  est  aussi  perfectible.  Que  le  progrès  soit  notre  consolation 
pour  le  passé  et  notre  espérance  pour  l'avenir  ! 

I 

La  cruauté  religieuse  se  trouve  chez  les  catholiques  et  chez  les 
réformés.  L'on  a  dit  que  le  génie  de  Calvin,  dur  et  cruel,  inspira 

(1)  Buyle,  Dictionnaire  critique,  an  mot  Voi'slius,  note  A'. 


452  DROIT  DES  GENS, 

les  cruautés  des  huguenots,  et  rejaillit  ensuite  sur  les  catholiques, 
par  la  contagion  du  mauvais  exemple.  L'on  a  cité  cette  lettre  de 
Renée  de  France  au  réformateur  de  Genève  :  «Je  n'ai  pas  oublié  ce 
que  vous  m'avez  écrit,  que  David  a  haï  les  ennemis  de  Dieu  d'une 
haine  mortelle,  et  je  n'entends  pas  de  contrevenir  en  rien  à  cela; 
car  quand  je  saurais  que  le  roi  mon  père,  et  la  reine  ma  mère,  et 
feu  monsieur  mon  mari  et  tous  mes  enfants  seraient  réprouvés  de 
Dieu,  je  les  voudrais  haïr  de  haine  mortelle  et  leur  désirer  l'en- 
fer (1).  ))  Voilà  certes  l'esprit  farouche  de  l'ancien  Testament,  dans 
son  beau  idéal.  Mais  qu'on  le  remarque  bien,  ce  n'est  encore  que 
de  la  haine  théologique.  II  y  a  tant  de  contradictions  dans 
l'homme,  que  cette  haine  peut  se  concilier  avec  la  charité  et  avec 
l'humanité.  Les  huguenots  eux-mêmes  nous  en  fournissent  la 
preuve.  L'esprit  qui  les  animait  au  commencement  des  guerres 
civiles  était  profondément  religieux,  mais  il  n'était  pas  cruel. 
Qu'on  en  juge  par  cette  belle  prière  qui  était  l'oraison  ordinaire 
des  soldats  de  Condé  : 

«  Notre  Dieu,  notre  Père  et  notre  Sauveur,  puisqu'il  t'a  plu  nous 
faire  la  grâce  de  passer  la  nuit,  pour  venir  jusques  au  jour  pré- 
sent, veuille  aussi  maintenant  nous  faire  ce  bien,  que  nous  l'em- 
ployions tout  à  ton  service,  tellement  que  nous  ne  pensions, 
disions  et  ne  fassions  rien,  sinon  pour  te  complaire,  et  obéir  h  ta 
bonne  volonté,  afin  que  par  ce  moyen  toutes  nos  œuvr'es  soient  à 
la  gloire  de  ton  cœur,  et  édification  de  nos  prochains.  Et  comme  il 
te  plaît  de  faire  luire  ton  soleil  sur  la  terre,  pour  nous  éclairer 
corporellement,  veuille  aussi  par  la  clarté  de  ton  esprit,  illuminer 
nos  entendements  et  nos  cœurs,  pour  les  diriger  en  la  droite  voie 
de  ta  justice,  nous  prenant  en  ta  sainte  conduite  et  protection, 
pour  tout  le  temps  de  notre  vie... 

«  Et  nommément,  Seigneur,  parce  que  notre  fragilité  pourrait 
être  cause,  sans  ton  aide  spéciale,  de  nous  faire  facilement  abuser 
des  armes  que  tu  nous  as  mises  en  la  main,  nous  te  supplions  très 
humblement,  qu'il  te  plaît  de  tellement  adresser,  et  nous  et  nos 
mains  et  nos  armes,  que  suivant  l'enseignement  de  la  sainte  parole, 
en  nous  contentant  de  nos  gages ,  et  vivant  en  toute  sobriété  et 
modestie,  sans  noise,  mutinerie,  batteries,  pilleries,  blasphèmes, 

(i)  L.  Blanc,  Histoire  de  la  rèvolulioD,  T.  I,  p.  61  (Odition  de  Méline). 


DROIT  DE  GUERRE.  455 

paillardises,  ni  autres  excès,  lu  nous  fasses  la  grâce  de  cheminer 
en  la  crainte  ,  et  nous  employer  saintement  en  cette  vocation  des 
armes,  à  laquelle  tu  nous  as  appelés,  non  pas  pour  lâcher  la  bride 
h  quelque  mauvaise  affection,  mais  seulement  pour  maintenir  ton 
honneur,  avec  le  service  de  notre  roi,  et  pour  la  conservation  de 
notre  patrie,  en  toute  bonne  conscience.  Et  s'il  te  plaît  ainsi,  Sei- 
gneur, qu'il  faille  venir  jusques  aux  mains,  nous  protestons  en 
vérité  devant  toi,  grand  Dieu  des  armées,  que  nous  aimerions 
beaucoup  mieux  vivre  en  paix,  sans  avoir  les  mains  sanglantes  du 
sang  humain;  mais  s'il  est  ainsi  que  tu  nous  veuilles  faire  exécu- 
teurs de  tes  justes  jugements,  nous  te  supplions  qu'il  te  plaise  ne 
nous  imputer  point  la  mort  de  ceux  que  tu  livreras  entre  nos 
mains,  et  nous  faire  la  grâce  de  nous  battre,  jusqu'à  la  dernière 
goutte  de  notre  sang,  pour  obtenir  pleine  victoire  contre  tes  enne- 
mis et  les  nôtres,  par  laquelle  ton  saint  nom  soit  glorifié  en  nous, 
les  pauvres  églises  soient  conservées,  notre  roi  et  notre  royaume 
soient  maintenus  dans  ta  sainte  protection  (1).  » 

Voilà  de  belles  paroles,  et  un  sentiment  chrétien.  Mais  quoique 
chrétienne,  ou  peut-être  parce  qu'elle  est  chrétienne,  la  prière  des 
calvinistes  n'est  pas  sans  danger.  Les  chrétiens,  en  combattant 
pour  leur  foi,  se  croient  trop  facilement  les  soldats  de  Dieu,  en 
confondant  leurs  ennemis  avec  les  ennemis  de  Dieu,  et  une  fois 
cette  malheureuse  conviction  enracinée  dans  des  hommes  incultes 
et  rudes,  quels  excès  ne  seront  pas  légitimes  h  leurs  yeux?  Il  est 
certain  que  d'horribles  cruautés  furent  commises  par  les  hugue- 
nots; on  en  fit  un  immense  recueil,  intitulé  :  Théâtre  des  cruautés 
des  hérétiques  de  notre  temps.  Les  compilateurs  sont  trop  passion- 
nés, pour  qu'on  leur  puisse  ajouter  foi  entière;  mais  il  est  impos- 
sible aussi  que  tout  soit  invention;  les  couleurs  sont  chargées, 
mais  les  faits  sont  réels.  En  voici  quelques  extraits  ;  il  est  bon  de 
voir  h  quelles  énormités  conduit  le  zèle  chrétien  : 

«  En  la  paroisse  de  Chasseneuil,  les  huguenots  prirent  un  prêtre, 
nommé  Fayard,  homme,  selon  le  témoignage  des  habitants  du 
lieu,  de  fort  bonne  vie  et  vertueux  exemple;  ils  lui  mirent  les 
mains  dans  une  chaudière  pleine  d'huile  toute  bouillante,  et  à  plu- 
sieurs fois,  si  souvent  et  longuement,  qu'enfin  sa  chair  cuite  et 

(1)  Mémoires  de  Condé,\ï.  III,  p.  262. 

29 


434  DROIT  DES  GENS. 

séparée  des  os  tomba;  et  non  contents  de  si  cruel  tourment,  lui 
versèrent  de  cette  même  iiuile  bouillante  dans  la  bouche,  et  voyant 
que  ce  martyr  n'était  pas  encore  mort,  ils  l'arquebusèrent.  » 

«  Ils  prirent  un  autre  prêtre,  nommé  Guillebaut,  lequel,  après 
lui  avoir  coupé  les  parties  honteuses,  ils  enfermèrent  dedans  un 
coffre  tout  percé  de  trous  de  tairière,  puis  versèrent  sur  ce  pauvre 
enfermé  telle  quantité  d'huile  bouillante,  qu'ils  le  firent  mourir  en 
ce  tourment.  » 

«  A  Saint-Macaire,  en  Gascogne,  ils  ouvraient  les  ventres  des 
prêtres,  et  peu  à  peu  enrollaient  les  entrailles  d'iceux  autour  de 
bâtons.  L'impudence  d'un  huguenot  fut  telle,  qu'il  se  fit  une  chaîne 
d'oreilles  de  prêtres,  laquelle  il  portait  à  son  col  publiquement,  et 
s'en  glorifiait  devant  les  chefs  de  l'armée.  » 

L'auteur  termine  par  cette  réflexion  :  «  Tels  et  semblables 
exemples  pourront  être  assez  suffisants  pour  admonester  les 
sages,  en  connaissant  l'arbre  par  ses  fruits,  d'éviter  le  même  mal, 
et  aux  iniques  donner  remords  de  conscience,  s'il  y  a  quelque 
espoir  de  repentance  (1).  »  S'il  faut  juger  l'arbre  par  ses  fruits,  ce 
n'est  pas  seulement  la  réforme  que  l'on  doit  condamner,  car  les 
catholiques  furent  tout  aussi  cruels  que  les  huguenots.  Les  ré- 
formés eurent  un  chef  dont  le  nom  rappelle  une  férocité  d'animal 
sauvage,  de  même  que  les  traits  de  son  visage  étaient  ceux  d'un 
oiseau  de  proie  (2)  :  le  baron  des  Adrets  est  comme  le  type  du 
meurtre  et  de  la  destruction.  Brantôme  dit  «  qu'on  le  craignait  plus 
que  la  tempête  qui  passe  par  de  grands  champs  de  blé.  »  D'Au- 
bigné  lui  demanda»  pourquoi  il  avait  usé  de  cruautés  mal  conve- 
nables à  sa  grande  valeur.  «  Écoutons  la  réponse  du  farouche 
guerrier  :  «  Nul  ne  fait  cruauté  en  la  rendant  ;  les  premières 
s'appellent  cruautés,  les  autres  justice.  »  Là-dessus  il  fit  un  dis- 
cours horrible  de  plus  de  quatre  mille  meurtres  commis  de  sang- 
froid  par  les  catholiques,  et  d'inventions  de  supplices  inouïs;  puis 
il  dit«  qu'il  leur  avait  rendu  quelque  pareille  en  beaucoup  moindre 
quantité,  ayant  égard  au  passé  et  à  l'avenir.  Au  passé,  ne  pouvant 
endurer  sans  une  grande  poltronnerie  le  déchirement  de  ses 

(1)  Archives  curieuses  de  i'h istoii-e  de  France,  V  série,  T.  VI,  p.  302-308. 

(2)  De  Tliou,  qui  vit  le  baron  des  Adrets,  déjà  très  vieux,  mais  encore  fort  et  vigoureux,  dit  qu'il 
avait  le  regard  farouclio,  le  nez  aquilin,  le  visaj;e  maigre  et  décharné,  et  marqué  de  taches  de  sang 
noir,  tel  que  l'on  dépeint  Sylla.  (Mémoires  de  de  Thou.) 


DROIT  DE  GUERRE.  45S 

fidèles  compagnons.  Pour  l'avenir,  il  y  a  deux  raisons  que  nul 
capitaine  ne  peut  refuser  :  l'une,  que  le  seul  moyen  de  faire  cesser 
les  barbaries  des  ennemis  est  de  leur  rendre  les  revanches;  l'au- 
tre, qu'il  n'y  a  rien  de  si  dangereux  de  montrer  l\  ses  partisans 
imparité  de  droit  et  de  personnes;  parce  que,  quand  ils  font  la 
guerre  avec  respect,  ils  portent  le  front  et  le  cœur  bas;  en  un 
mot,  qu'on  ne  peut  apprendre  au  soldat  l\  mettre  ensemble  la  main 
à  l'épée  et  au  chapeau  (1).  » 

A  entendre  le  terrible  chef  des  huguenots,  les  cruautés  qu'on 
leur  reproche  n'auraient  été  que  des  représailles,  et  partant  elles 
seraient  un  acte  de  justice.  Les  faits  que  nous  allons  rappeler 
donnent  quelque  poids  h  cette  justification.  La  curieuse  apologie 
du  baron  des  Adretz  nous  apprend  encore,  ce  que  l'histoire  ne 
confirme  que  trop,  que  les  guerres  de  religion  sont  par  essence 
de  mauvaises  guerres.  Dans  les  hostilités  entre  nations,  nous  avons 
rencontré  ce  que  l'on  appelait  la  bonne  guerre;  c'était  le  sentiment 
de  l'humanité  qui  se  ftiisait  jour  jusque  sur  les  champs  de  bataille. 
Il  n'en  pouvaitêtrede  même  dans  les  guerresde  religion,  car  elles 
étaient  à  outrance.  Le  baron  des  Adretz  donne  quelques  raisons 
militaires  de  cette  cruauté,  mais  qui  ne  l'expliquent  pas.  S'il  n'y 
a  pas  de  pitié  pour  les  vaincus,  c'est  qu'ils  sont  les  ennemis  de 
Dieu  ;  de  sorte  que  plus  le  vainqueur  a  de  religion,  s'il  est  permis 
d'employer  ce  mot  sacré  pour  marquer  un  fanatisme  aveugle,  plus 
la  guerre  devient  cruelle.  L'on  sait  les  horreurs  de  la  guerre  sa- 
crée que  le  peuple  de  Dieu  fit  aux  habitants  de  la  Palestine.  Ces 
atrocités  se  renouvelèrent  au  xvn'^  siècle,  dans  !a  guerre  d'exter- 
mination que  les  réformés  d'Angleterre  firent  en  Irlande  contre 
les  insurgés  catholiques.  La  haine  du  nom  irlandais  n'explique 
pas  la  cruauté  des  soldats  de  Croinwell,  car  ils  furent  tout  aussi 
cruels  en  Ecosse.  On  les  vit  pousser  l'oubli  des  sentiments  hu- 
mains à  ce  point  qu'ils  vendirent  leurs  prisonniers  comme  escla- 
ves. Nous  devrions  dire  que  c'est  Ih  l'unique  trait  d'humanité  que 
l'on  rencontre  dans  ces  luttes  affreuses  :  le  plus  souvent  on  ne 
faisait  pas  quartier  aux  vaincus,  on  les  massacrait  de  sang-froid. 
Chose  horrible!  c'étaient  les  ministres  de  Dieu  qui  prêchaient  le 
meurtre  ;  ils  tonnaient  conlre  ceux  qui  faiblissaient  dans  l'œuvre 

(1)  D'Aubigné,  Histoire  universellfi,  livre  III,  ch.  xi  (T.  I,  p.  155). 


4S6  hmiT  DES  GENS. 

du  Seigneur;  la  sainte  Écriture  k  la  main,  ils  répétaient  les  ordres 
sanguinaires  que  l'on  y  met  dans  la  bouche  de  Dieu  :  Ton  œil  sera 
sans  pitié,  et  tu  n  épargneras  personne  (1).  Toujours  la  révélation, 
toujours  la  parole  de  Dieu,  invoquée  pour  pousser  les  hommes 
au  meurtre  de  leurs  semblables! 


II 


A  peine  les  guerres  de  religion  commencent-elles  en  France, 
que  les  catholiques  s'y  livrent  à  des  cruautés  de  sauvage.  Nous 
citerons  quelques  faits  entre  mille.  De  Bèze,  à  qui  nous  les  em- 
pruntons, est  suspect  comme  calviniste,  mais  il  est  contemporain, 
et  quand  il  cite  les  victimes  par  noms  et  prénoms,  il  est  difficile 
de  croire  qu'il  invente  ;  il  n'y  a  d'ailleurs  que  les  bourreaux  qui 
puissent  imaginer  les  tourments  que  nous  allons  rapporter  : 
«  Parmi  ces  désordres  il  y  eut  d'autres  horribles  cruautés  com- 
mises que  je  décrirai  ici  h  la  vérité.  Une  nommée  Marguerite, 
femme  de  Jean  Olivier,  étant  accouchée  de  quatre  jours,  fut 
traînée  de  son  lit  à  terre  et  jusqu'au  bas  des  degrés  par  les  sol- 
dats, et  comme  la  pauvre  mère  contregardait  son  enfant  entre  ses 
bras  le  mieux  qu'elle  pouvait,  il  lui  fut  arraché  et  puis  froissé 
contre  la  muraille,  en  prononçant  ces  mots  :  Par  la  mort  Dieu,  il 
faut  faire  perdre  la  race  de  ces  huguenots  (2).  » 

«  Les  assiégeants  étant  entrés  en  la  ville,  commencèrent  à  tuer 
hommes,  femmes  et  enfants,  sans  aucun  respect,  avec  des  cruau- 
tés les  plus  horribles  qui  furent  jamais  exécutées.  Entre  autres,  il 
y  fut  tué  un  nommé  Pierre  André  et  sa  femme,  un  petit  enfant 
qu'ils  avaient  avec  eux,  lesquels  ayant  mis  tout  nus  sur  le  pavé, 
ils  mirent  le  mari  sur  la  femme  par  opprobre.  Ils  tuèrent  aussi 
une  pauvre  femme  ayant  un  enfant  allaitant  entre  ses  bras,  les 
ayant  transpercés  l'un  et  l'autre  d'un  coup  de  hallebarde.  Le  sieur 
de  Rennepont  ayant  rencontré  un  petit  enfant  de  six  ans,  après 
lui  avoir  fait  prononcer  le  patenôtre  en  français,  et  jugeant  parla 
qu'il  était  de  la  religion,  le  fit  tuer  devant  ses  yeux,  disant  qu'il  le 


(1)  Durnel,  Histoire  de  mon  temps,  T.  I,  p.  81  (collection  de  Guizol  ). 

(2)  De  Bùze,  Histoire  ecclésiastique,  livre  VII  (T.  U,  p.  356). 


DROIT  1»K  GUERRE.  457 

valait  mieux  tuer  de  bonne  heure  que  d'attendre  qu'il  fût  de- 
venu grand.  Une  pauvre  femme  ladresse  y  fut  tuée  aussi,  et  un 
pauvre  enfant  pendu  à  la  mamelle  de  sa  mère.  Plusieurs  autres 
femmes  y  furent  tuées,  jusques  aux  femmes  grosses.  Non  contents 
de  cela,  ces  bourreaux  fendirent  même  l'estomac  à  plusieurs,  et 
allèrent  jusqu'à  arracher  le  cœur  d'un  de  ces  corps  gisant  sur  le 
pavé,  le  mordant  avec  les  dents  et  le  baillant  les  uns  aux  autres, 
en  disant  qu'ils  savaient  bien  qu'ils  mangeraient  le  cœur  d'un  hu- 
guenot devant  que  mourir.  Un  jeune  homme  nommé  Rolol,  fils  du 
procureur  du  roi,  fut  pendu  à  la  sollicitation  de  son  propre  père, 
encore  que  quelques-uns  le  voulussent  délivrer  (l)  !  » 

«  Les  ennemis  entrés  n'oublièrent  aucune  sorte  de  cruauté  plus 
que  barbare  et  inhumaine,  n'épargnant  ni  sexe  ni  âge,  sain  ni 
malade;  car  quant  aux  hommes,  ils  en  tuèrent  qui  étaient  âgés  de 
septante  à  nonante  ans,  et  même  quelques  paralytiques  gisant  de 
longtemps  en  leur  lit;  voire  même,  entrés  à  l'hôpital,  ils  tuèrent 
tous  les  pauvres,  sans  en  excepter  un  seul.  Quant  aux  filles  et 
femmes,  enceintes  ou  non,  ils  en  tuèrent  un  grand  nombre,  les 
pendant  toutes  grosses  aux  fenêtres  et  galeries,  et  plusieurs  fu- 
rent arquebusées  avec  leurs  pauvres  petits  enfants  qu'elles  te- 
naient entre  leurs  bras.  Non-seulement  ils  tuèrent,  mais  aussi  en 
tuant  exercèrent  toutes  les  cruautés  à  eux  possibles,  faisant  mou- 
rir les  uns  à  petits  coups  de  dague  et  d'épée,  précipitant  les  au- 
tres sur  les  pointes  des  hallebardes,  en  pendant  aucuns  par  le 
menton  au  croc  des  cremaillières  des  cheminées  et  les  y  faisant 
brûler,  coupant  aussi  les  génitoires  à  plusieurs,  et  qui  plus  est, 
fichant  aux  parties  honteuses  des  femmes  mortes  des  cornes  de 
bœuf  et  gros  cailloux,  et  fourrant  psaumes  et  autres  livres  de  l'Écri- 
ture sainte  dans  les  plaies  des  hommes  morts  (2).  » 

On  dit  et  on  répète  comme  un  axiome,  que  la  religion  a  adouci 
la  férocité  des  guerres.  Les  annales  du  xvi'^  siècle  donnent  à  cha- 
que page  un  démenti  à  cette  glorification  du  christianisme.  Tuer, 
violer,  saccager,  ne  sont  certes  pas  des  vertus  chrétiennes;  mais 
il  parait  que  le  crime  devient  un  acte  de  piété,  quand  les  héréti- 
ques en  sont  les  victimes.  Un  pape  n'eut  pas  honte  d'adresser  une 


(1)  De  Bèze,  Histoire  ecclésiastique,  livre  VII  (ï.  H,  p.  386). 

(2)  Id.,  ma.,  livre  XII  (T.  lU,  p.  262). 


458  DROIT  DES  GENS. 

lettre  de  félicitation  h  Montluc,  ce  cher  fils  en  Jésus-Christ,  qui 
savait  si  bien  pendre  les  huguenots.  Pie  IV  dit  que  c'est  par  le 
rapport  d'un  cardinal  qu'il  a  appris  «  avec  quel  zèle  Montluc  dé- 
fendait la  cause  de  la  religion  catholique,  avec  quel  soin  il  s'effor- 
çait de  restituer  l'observation  delà  foi  chrétienne  en  son  premier 
étal.  »  Le  vicaire  du  Christ  loue  le  bourreau  des  huguenots 
«  de  sa  grande  vertu  et  piété.  »  Il  assure  ce  digne  disciple  du 
Christ  c(  que  la  faveur  éternelle  de  Dieu  ne  lui  manquera  pas, 
vu  que  si  glorieusement  il  défend  sa  bonne  cause  (1).  »  Mettons 
en  regard  de  ces  louanges  prodiguées  à  un  homme  de  sang  le  récit 
d'un  contemporain  :  «  La  cruauté  s'y  fit  très  grande,  sans  épar- 
gner sexe  ni  âge,  jusques  à  tuer  les  petits  enfants  dans  les  bras  de 
leurs  mères,  et  les  mères  puis  après.  Mais  n'est-ce  pas  à  oublier  la 
violence  des  deux  chefs  déjà  vieux  et  cassés  ;  l'un  d'eux  fut  si  in- 
fâme que  de  vouloir  avoir  deux  jeunes  femmes  pour  sa  part  du 
butin  ;  et  quant  à  Montluc,  il  s'y  porta  en  taureau  banier  (2).  » 

Que  le  lecteur  juge  de  la  moralité  du  souverain  pontife,  organe 
infaillible  de  la  vérité  absolue!  Pie  IV  n'était  cependant  pas  un 
homme  cruel,  c'était  un  bon  vivant.  Sa  lettre  ii  Montluc  est  d'au- 
tant plus  remarquable  ;  ce  n'est  pas  un  homme  qui  parle  et  qui 
s'égare,  c'est  la  papauté  qui,  au  lieu  de  moraliser  les  peuples,  leur 
donne  des  leçons  de  cruauté.  Qu'on  ne  se  récrie  pas  :  voici  un 
pape  canonisé,  qui  va  nous  dire  quels  enseignements  les  hommes 
de  guerre  recevaient  de  Piome.  Pie  V  envoya  une  petite  armée  au 
secours  des  catholiques  de  France,  et  il  donna  au  général  l'ordre 
de  ne  faire  prisonnier  aucun  huguenot,  de  tuer  sur  place  tous  ceux 
qui  tomberaient  entre  ses  mains  (3).  L'historien  de  Pie  V,  accuse 
les  libéraux,  disciples  de  Voltaire,  de  calomnier  l'Église  :  cet  écri- 
vain si  consciencieux  rapporte-t-il  l'ordre  atroce  que  nous  venons 
de  transcrire?  M.  de  Falloux  se  borne  à  dire  que  le  pape  enjoignit 
à  ses  troupes  d'observer  la  discipline  la  plus  sévère  (4).  La  fal- 
sification de  l'histoire  est  à  pure  perte;  nous  avons  les  lettres 
du  saint  père,  elles  respirent  toutes  une  froide  cruauté  digne 

(1)  Lellre  de  Pie  IV  à  Montluc,  du  23  avril  1562.  {Mémoires  de  Conclé,  T.  III,  p.  317.)  —Raynaldi, 
Annales,  ad  a.  1562,  n*  158. 

(2)  De  lièze.  Histoire  ecclésiastique,  livre  IX  (T.  II,  p.  776). 

(3)  Ranke,  Fiirstea  und  Vœlker  von  Siid-Europa,  T.  II,  p.  376  et  377,  note. 

(4)  FalUmx,  Histoire  de  saint  Pie  V,  T.  I,  p.  251  et  241  (édition  de  Paris,  1851). 


DROIT  DE  GUERRE.  45'.) 

d'un  inquisiteur  :  c'est  une  excitation  continuelle  à  la  vengeance, 
sans  pitié  ni  miséricorde.  Nous  laissons  la  parole  au  souverain 
pontife. 

Le  duc  d'Anjou  défit  les  huguenots  ii  Jarnac.  Nous  compren- 
drions la  joie  du  pape  h  cette  nouvelle  ;  mais  c'est  à  peine  s'il  y 
a  place  pour  la  joie  dans  cette  âme  farouche,  il  n'a  qu'une 
crainte,  c'est  que  le  vainqueur  use  d'indulgence.  Pie  V  écrit  h 
Charles  IX  :  Aucune  considération  humaine,  ni  pour  les  personnes, 
ni  pour  les  choses,  ne  doit  l'induire  à  épargner  les  ennemis  de 
Dieu,  qui  ne  font  jamais  épargné  toi-même;  car  tu  ne  réussiras 
point  à  détourner  la  colère  de  Dieu,  si  ce  n'est  en  le  vengeant  avkc  la 
l'Liis  GRANDE  RIGUEUR  dcs  scéléruts  (jui  l'out  offénsé.  Que  Ta  Majesté  ait 
toujours  sous  les  yeux  l'exemple  de  Saûl  :  Dieu  lui  avait  commandé, 
par  le  prophète  Samuel,  de  combattre  les  Amalécites,  peuple  infidèle, 
et  de  n'en  épargner  aucun.  Saiil  n'obéit  pas  à  la  voix  de  Dieu,  il  fit 
grâce  au  roi,  et  garda  ce  que  les  vaincus  avaient  de  plus  précieux  : 
aussi,  peu  de  temps  après,  il  fut  privé  du  trône  et  de  la  vie.  Par  cet 
EXEMPLE,  Dieu  a  voulu  avertir  les  rois,  qu'ex  négligeant  de  venger 
les  injures  qui  lui  sont  faites,  ils  provoquent  sa  colère  et  son  indi- 
(;nation  contre  eux-wémes  (1). 

On  le  voit,  les  catholiques  aussi  bien  que  les  réformés  font 
appel  h  l'ancienne  loi  pour  y  puiser  des  leçons  de  cruauté.  Mais 
il  y  a  cette  différence  entre  eux,  que  les  opinions  des  protestants 
n'avaient  qu'une  autorité  individuelle;  aussi  ont-ils  pu  les  aban- 
donner, en  interprétant  l'histoire  sainte  selon  les  exigences  d'une 
civilisation  progressive.  Les  orthodoxes  n'en  peuvent  faire  autant, 
h  moins  de  déserter  les  plus  chers  de  leurs  dogmes,  l'immutabi- 
lité de  la  foi  et  l'infaillibilité  des  papes.  C'est  le  vicaire  de  Dieu 
qui  invoque  la  parole  divine  pour  rappeler  aux  princes  que  leur 
premier  devoir  est  d'exterminer  les  infidèles  et  les  hérétiques.  Si 
la  loi  de  Dieu  est  immuable  comme  expression  de  la  vérité  éter- 
nelle, elle  doit  nous  régir  aujourd'hui  comme  elle  régissait  les 
Hébreux.  Que  l'on  ne  dise  pas  que  Jésus-Christ  a  remplacé  la  ven- 
geance par  la  charité,  car  voici  son  vicaire  qui   impose  aux 
princes  la  loi  de  vengeance,  et  ce  vicaire  est  infaillible  quand  il 


(l)  Lettres  de  saint  Pic  V'jParZ)e/'o«er,  p.38-40. 


460  DROIT  DES  GENS. 

décide  en  matière  de  foi  ou  de  morale;  or  n'est-ce  pas  une  ques- 
tion de  foi  et  de  morale  que  la  charité  et  la  vengeance  ! 

Pie  V,  ayant  appris  que  les  vainqueurs  des  huguenots  voulaient 
sauver  quelques  prisonniers  et  leur  rendre  la  liberté,  se  hâta 
d'écrire  à  ja  reine  mère  ces  affreuses  paroles  :  Veillez  bien 
que  cela  ne  se  fasse  pas,  n  épargnez  aucun  effort,  aucun  soin  pour 
que  ces  hommes  exécrables  périssent  dans  les  supplices  qui  leur  sont 
DUS.  Ce  conseil  de  sang,  adressé  à  Catherine  de  Médicis,  est 
appuyé  comme  toujours  sur  la  parole  de  Dieu.  La  crainte  que  les 
catholiques  ne  se  montrent  miséricordieux  pour  les  vaincus, 
était  comme  un  cauchemar  pour  le  saint-père.  Il  écrit  au  duc 
d'Anjou  pour  lui  rappeler  les  crimes  des  hérétiques;  puis  il  répète 
ses  conseils  de  rigueur  :  Si  quelque  huguenot  cherchait  à  échapper 
à  un  juste  châtiment,  en  implorant  ton  intercession  auprès  du  roi  ton 
frère,  tu  dois,  en  vertu  de  ta  piété  envers  Dieu  et  de  ton  zèle  pour 
SON  HONNEUR  DIVIN,  rcjctcr  SCS  prièrcs  :  tu  dois  te  montrer  sans  excep- 
tion INEXORABLE  POUR  TOUS.  Si  TU  AGISSAIS  AUTREMENT,  TU  OFFENSERAIS  LE 

Seigneur.  Saint  Pie  semblait  considérer  l'indulgence  comme  le 
.  plus  grand  des  péchés.  Il  écrivit  lettres  sur  lettres  au  duc  d'An- 
jou pour  le  tenir  en  garde  contre  ceux  qui  lui  conseilleraient  la 
miséricorde  envers  des  scélérats.  Il  alla  jusqu'il  menacer  le  duc 
d'Anjou  et  la  famille  royale  de  la  vengeance  divine,  s  ils  permet- 
taient que  tant  et  de  si  grandes  offenses  faites  à  Dieu  tout-puissant 
demeurassent  impunies  (1). 

Pourquoi  un  pape,  un  saint,  a-t-il  oublié  à  ce  point  la  cha- 
rité, qui  est  la  première  des  vertus  prêchées  par  le  Christ?  Il 
nous  le  dit  lui-même  :  J'ambitionne  pas,  écrit-il  à  Charles  IX,  la 
FAUSSE  gloire  d'ww  PRÉTENDUE  CLÉMENCE,  cu  parclomiant  des  injures 
faites  à  Dieu  lui-7néme  :  car  rien  n'est  plus  cruel  que  la  miséricorde 

ENVERS    LES   IMPIES  QUI  ONT  MÉRITÉ   LE  DERNIER   SUPPLICE    {'2).  CcttO  hOI- 

rible  maxime  n'est  pas  de  l'invention  de  Pie  V,  c'est  un  axiome  de 
théologie.  Les  hérétiques  sont  les  ennemis  de  Dieu;  il  est  ordonné 
au  chrétien  d'oublier  les  injures  qui  lui  sont  faites,  mais  où  est-il 
écrit  que  l'homme  ait  le  droit  de  pardonner  les  injures  faites  h 
Dieu?  Laisser  la  vie  aux  hérétiques,  c'est  compromettre  le  salut 


(1)  Lettres  de  sainl  Pie  V,  par  De  Potier,  p.  51  et  63. 
m  Ibid.,  p.  87. 


DROIT  DE  GUERRE.  461 

de  tous  les  fidèles  qu'ils  parviendront  à  égarer  par  leurs  erreurs. 
Que  dirait-on  d'un  juge  qui  par  miséricorde  lâcherait  une  bande 
d'assassins  au  milieu  de  citoyens  paisibles?  Ne  serait-ce  pas  le 
comble  de  la  cruauté?  Que  faut-il  donc  dire  du  prince  qui  se 
montre  indulgent  pour  des  criminels  mille  fois  plus  dangereux? 
Car  enfin,  les  brigands  ne  peuvent  nous  enlever  que  la  vie  pré- 
sente, tandis  que  les  hérétiques  nous  privent  de  la  vie  éternelle. 
Que  si  l'on  demande  aux  catholiques,  pourquoi  les  hérétiques 
sont  si  criminels,  ils  n'ont  d'autre  réponse  que  leur  prétendue 
révélation  :  l'Église  est  dépositaire  de  la  vérité  révélée,  donc  tous 
ceux  qui  s'écartent  de  ses  croyances  sont  coupables  de  lèse- 
majesté  divine  et  méritent  le  dernier  supplice. 

C'est  parce  que  Pie  V  est  profondément  convaincu  de  la  révé- 
lation et  des  devoirs  qui  en  découlent  pour  les  princes,  qu'il  ne 
cesse  de  les  exciter  à  une  rigueur  impitoyable.  11  écrit  au  cardi- 
nal de  Lorraine,  son  légat  en  France,  qu'il  faut  mettre  la  plus 
grande  sévérité  à  punir  du  dernier  supplice  des  hommes  qui  ont 
attaqué  la  foi  catholique  :  Dieu  ne  saurait  être  apaisé  autrement 
que  par  la  juste  punition  des  coupables!  Quelle  religion!  Quelle 
conception  de  Dieu  !  Est-ce  le  Dieu  de  l'Évangile,  ou  est-ce  le  Dieu 
des  sauvages?  Le  pape  exhorte  le  cardinal,  il  le  conjure  d'exciter 
sans  cesse  son  cher  fils  en  Jésus-Christ,  le  roi  très  chrétien,  à  se 
se  venger  de  ses  ennemis,  qui  sont  ceux  de  Dieu  tout-puissant. 
Le  roi  ne  peut  satisfaire  le  Rédempteur  qu'en  se  montrant  inexo- 
rable. (1).  On  se  lasse  d'écouter  ce  vicaire  du  Christ  qui  ressemble 
à  un  bourreau  plus  qu'à  un  chrétien,  et  qui  fait  de  Dieu  lui-même 
un  bourreau.  Il  lui  faut  du  sang  Ix  ce  Dieu,  il  lui  faut  le  sang  de 
tous  ceux  qui  refusent  de  croire  que  le  pape  est  son  représentant. 
Admirons  l'imbécillité  des  infaillibles  !  Pie  V  veut  restaurer 
l'Église,  et  il  ne  s'aperçoit  pas  que  les  horribles  maximes  qu'il 
prêche  creusent  un  abîme  entre  l'Église  et  l'humanité  !  A  ceux  qui 
rêvent  encore  au  xix«  siècle  le  retour  à  la  papauté  et  au  catholi- 
cisme du  moyen  âge,  l'on  n'a  qu'à  opposer  les  paroles  de  sang  d'un 
pape  canonisé,  prononcées  au  nom  de  Dieu  :  //  faut  que  Ta  Ma- 
jesté sévisse  sans  pitié  contre  les  ennemis  de  Dieu,  en  les  punissant  des 
justes  peines  établies  par  les  lois,  car  si  tu  négliges  de  poursuivre  les 

(1)  Lettres  de  saint  Pie  V,  p.  54-56. 


4G2  DROIT  DES  GENS. 

injures  faites  à  Dieu,  certes  tu  finiras  par  fatiguer  sa  patience  et  par 
provoquer  sa  colère.  Il  faut  n'écouter  aucune  prière,  ne  temir  compte 
d'aucun  lien  ni  de  l'amitié,  ni  de  la  parenté;  tu  dois  te  montrer  inexo- 
rable (1). 

Du  sang!  encore  du  sang!  toujours  du  sang!  surtout  pas  de 
de  pitié,  pas  de  miséricorde!  Voilà  les  leçons  qu'un  vicaire  du 
Christ  adresse  h  un  prince  cruel  par  nature.  Et  il  les  répète  ti 
satiété.  A  chaque  victoire  remportée  par  les  catholiques,  le  pape 
prêche  «  l'extermination  des  infâmes  hérétiques.  »  11  écrit  à 
Charles  IX  qu'il  doit  commencer  par  mettre  à  mort  tous  ceux  qui 
ont  porté  les  armes  contre  Dieu  et  leur  roi  ;  puis  il  doit  établir  des 
inquisiteurs  dans  chaque  ville  pour  détruire  l'hérésie  jusque  dans 
SCS  dernières  racines  (2).  Quand  la  paix  fut  conclue  entre  les 
catholiques  et  les  réformés,  le  saint-père  réprouva  comme  le  plus 
grand  des  crimes  ce  que  la  raison  considère  aujourd'hui  comme  le 
premier  devoir  :  De  même  quil  nij  a  rien  de  commun  entre  Satan  et 
les  fils  (le  la  lumière,  nous  tenons  aussi  pour  indubitable,  qu'il  ne 
peut  y  avoir  aucun  arrangement ,  si  ce  n'est  plein  de  faussetés  et  de 
tromperies,  entre  les  catholiques  et  les  héréticiues.  Si  le  roi  a  le  mal- 
heur de  signer  la  paix,  il  tombera  entre  les  mains  du  Dieu  vivant 
qui  détruit  les  États  pour  les  péchés  des  7-ois  et  des  peuples,  et  les 
enlève  à  leurs  anciens  maîtres ,  pour  les  soumettre  à  des  maîtres 
nouveaux  (3). 

Voilà  comment  la  papauté  humanisa  les  mœurs  au  xvi''  siècle. 
On  s'étonne  de  la  fureur  des  guerres  religieuses  ;  on  devrait 
s'étonner  d'une  chose,  c'est  qu'elles  n'ont  pas  abouti  à  Textermi- 
iiation  des  réformés  ou  des  catholiques,  car  les  paroles  de  ven- 
geance qui  partaient  de  Rome  étaient  répétées  dans  toutes  les 
chaires.  L'ordre  des  jésuites,  fondé  pour  combattre  la  réforme,  se 
distingua  au  milieu  de  cette  frénésie  ;  ceux  qui  se  disaient  les  dis- 
ciples par  excellence  du  Christ  prêchaient  que  l'on  ne  devait  avoir 
ni  paix,  ni  trêve  avec  les  hérétiques,  que  c'était  chose  agréable 
à  Dieu  de  les  mettre  à  mort  (4).  Ces  excitations  journalières  à  la 
cruauté  finirent  par  transformer  les  hommes  en  bêtes  sauvages. 

(1)  Lettres  de  saint  Pie  Vj  p.  59-Cl. 

(2)  Ibid.,  p.  86,  s. 

(3)  y6ûi.,p.  102, 109,  s. 

(4)  De  Thou,  Histoire  universelle,  livre  XHV. 


DROIT  DR  GUERRE.  4G3 

Les  chefs  de  la  Ligue  demandèrent  qu'on  ne  laissât  la  vie  à  aucun 
prisonnier,  à  moins  qu'il  ne  donnât  assurance  de  vivre  calholique- 
ment  (1).  Qui  pourrait  dire  l'influence  funeste  que  ces  prédications 
sanguinaires  exercèrent  sur  les  passions  du  peuple?  Les  catho- 
liques cherchent  aujourd'hui  à  laver  leur  Église  du  sang  de  la 
Saint-Barlhélemy;  qu'ils  commencent  donc  par  détruire  les  lettres 
de  sang  adressées  à  Charles  IX  par  Pie  V.  C'est,  dit-on,  la  maxime 
affreuse  que  la  compassion  pour  les  ennemis  de  Dieu  est  un  crime, 
qui  entraîna  le  malheureux  Charles  IX  â  permettre  le  massacre 
des  huguenots.  Et  qui  lui  a  prêché  jusqu'au  dégoût  cette  belle 
morale?  Pie  V,  le  héros  de  la  réaction  catholique,  le  pape  cano- 
nisé, le  vicaire  infaillible  du  Christ  ! 


III 


Laissons-lâ  les  hommes  d'église  et  leur  implacable  cruauté. 
Pour  nous  réconcilier  avec  l'espèce  humaine,  parlons  d'un  homme 
de  guerre,  qui  n'est  pas  un  saint,  comme  Pie  V,  et  qui  lui  est 
cependant  infiniment  supérieur,  pour  la  noblesse  de  ses  senti- 
ments et  pour  la  générosité  de  son  caractère.  «  On  se  souviendra 
dans  tous  les  siècles,  dit  Voltaire,  de  ces  paroles  de  Henri  IV  :  «  Si 
vous  perdez  vos  enseignes,  ralliez-vous  h  mon  panache  blanc, 
vous  le  trouverez  toujpurs  au  chemin  de  l'honneur  et  de  la 
gloire.  «  Nous  aimons  tout  autant  ce  cri  sorti  du  cœur  :  Sauvez 
les  Français.  Les  vaincus  étaient  cependant  ses  ennemis  acharnés, 
les  fanatiques  qui  s'étaient  jetés  dans  les  bras  de  l'Espagne  !  Après 
la  bataille  d'Ivri,  Henri  IV  pouvait  prendre  Paris  par  famine;  il 
préféra  nourrir  les  assiégés.  Les  généraux  publièrent  des  défenses, 
sous  peine  de  mort,  de  fournir  des  vivres  aux  Parisiens.  Un  jour 
que,  pour  faire  un  exemple,  on  allait  pendre  deux  paysans  qui 
avaient  amené  des  charrettes  de  pain,  Henri  les  rencontra  en  visi- 
tant ses  quartiers  :  ils  se  jetèrent  à  ses  genoux,  en  lui  remontrant 
qu'ils  n'avaient  que  cette  manière  de  gagner  leur  vie.  Allez  en 
paix,  leur  dit  le  roi,  en  leur  donnant  l'argent  qu'il  avait  sur  lui. 


(l)  Mémoires  de  la  Ligue,  T.  H,  p.  269,  s. 


464  DROIT  DES  GENS. 

((  Le  Béarnais  est  pauvre,  ajouta-t-il  ;  s'il  avait  davantage,  il  vous 
le  donnerait  (1).   » 

Les  ennemis  que  Henri  IV  nourrissait  étaient  ces  furieux 
ligueurs  qui  prêchaient  dans  toutes  les  chaires  l'assassinat  du 
roi  huguenot.  Ses  amis  blâmèrent  son  humanité;  jamais  il  n'y  eut 
d'accusation  plus  glorieuse  :  «  La  clémence  en  laquelle  il  est 
excessif,  dit  la  Satyre  Ménippée,  est  une  vertu  fort  louable,  et  qui 
porte  enfin  des  grands  fruits,  encore  qu'ils  soient  tardifs  ii  venir. 
Mais  il  n'appartient  qu'aux  victorieux  d'en  user  et  à  ceux  qui  n'ont 
plus  personne  qui  leur  résiste.  »  On  faisait  presque  un  crime  à 
Henri  IV  de  sa  compassion.  «  Notre  roi  devrait  réserver  à  user  de 
sa  clémence,  quand  il  nous  aurait  tous  en  sa  puissance.  C'est 
inclémence,  voire  cruauté,  dit  Cicéron,  de  pardonner  h  ceux  qui 
méritent  mourir,  et  jamais  les  guerres  civiles  ne  prendront  fin,  si 
nous  voulons  continuer  ii  être  gracieux,  où  la  sévérité  de  justice 
est  nécessaire.  La  malice  des  rebelles  s'opiniàtre,  et  s'endurcit 
par  la  douceur  dont  on  use  envers  eux,  parce  qu'ils  pensent  qu'on 
n'ose  les  irriter  (2).  »  Voilh  le  langage  de  la  politique.  Henri  IV  se 
laissa  aller  aux  instincts  de  sa  bonne  nature,  et  il  se  trouva  que  le 
sentiment  fut  plus  raisonnable  que  la  raison  :  son  humanité  vain- 
quit la  Ligue  autant  que  sa  valeur. 

Henri  IV,  l'hérétique,  le  relaps,  a  plus  de  charité  que  Pie  V,  le 
vicaire  du  Christ,  le  pape  canonisé.  Nous  avons  vainement  cher- 
ché dans  un  écrivain  catholique  du  xvi'^  siècle  une  protestation 
contre  l'horrible  doctrine  qui  nourrit  les  guerres  de  religion,  nous 
n'avons  trouvé  que  des  apologies  de  l'assassinat  religieux.  Il  faut 
entrer  dans  le  camp  des  huguenots  et  visiter  les  libres  penseurs, 
pour  entendre  quelques  accents  d'humanité.  Nous  avons  déjh  rendu 
hommage  h  un  noble  guerrier  qui  prêcha  la  paix  au  milieu  des 
fureurs  d'une  guerre  allumée  par  la  religion;  La  Noue  met  à  néant 
toutes  les  subtilités  des  théologiens.  A  entendre  les  hommes 
d'église,  l'on  faisait  la  guerre  pour  maintenir  l'honneur  de  Dieu. 
«  0  chrétiens  !  s'écrie  La  Noue,  qui  vous  entre-dévorez  plus  cruel- 
lement les  uns  les  autres,  que  bêtes  échauffées  et  irritées,  jusques 
à  quand  durera  votre  rage?...  Quelles  causes  si  violentes  sont 


(1)  Voltaire,  Essai  sur  les  mœurs,  ch.  174. 

(2)  Satyre  Mênijrpôe,  p.  225,  s.  (édit  de  Labitie). 


DROIT  DE  GUERRE.  465 

celles  qui  vous  excitent?  Si  c'est  pour  la  gloire  de  Dieu,  considérez 
qu'il  n'a  point  agréable  les  sacrifices  de  sang  humain  ;  au  con- 
traire, il  les  déteste,  aimant  miséricorde  et  vérité...  Si  c'est  pour 
la  religion  que  vous  vous  émouvez,  il  me  semble  que  vous  ignorez 
sa  nature;  et  puisqu'elle  n'est  que  toute  charité,  cela  vous  doit 
induire  à  douceur.  Si  c'est  pour  l'Évangile,  écoutez  ce  qu'il  dit  :  Bien- 
heureux sont  les  pacifiques,  car  ils  seront  appelés  enfants  de  Dieu... 
Donc,  ne  cherchez  plus  d'excuses  pour  allonger  vos  maux  (1).  » 
Ce  discours,  digne  du  paysan  du  Danube,  dans  la  bouche  duquel 
La  Noue  le  place,  fait  honte  aux  hommes  d'église.  Il  a  fallu  qu'un 
guerrier  rappelât  aux  vicaires  de  Jésus-Christ  que  leur  religion 
consiste  essentiellement  dans  la  charité  ;  il  a  fallu  qu'une  héré- 
tique apprît  aux  orthodoxes  que  le  Dieu  des  chrétiens  ne  se  com- 
plaît pas  aux  sacrifices  humains.  Il  ne  manquait  plus  qu'une  chose 
pour  flétrir  la  cruauté  des  oints  du  Seigneur,  c'est  qu'un  libre  pen- 
seur se  montrât  plus  religieux  que  ceux  qui  exploitaient  l'Évangile 
au  profit  de  leur  ambition.  Montaigne  était  par  nature  porté  â  la 
douceur  ;  il  dit  «  qu'il  ne  pouvait  voir  seulement  sans  déplaisir 
poursuivre  et  tuer  une  bête  qui  est  sans  défense.  »  On  conçoit 
quelle  impression  durent  faire  sur  lui  les  horribles  guerres  de 
religion  dont  il  fut  témoin.  «  A  peine,  dit-il,  pouvais-je  me  per- 
suader, avant  que  je  l'eusse  vu,  qu'il  se  fût  trouvé  des  âmes  si 
farouches  qui,  pour  le  seul  plaisir  du  meurtre,  le  voulussent  com- 
mettre, sans  inimitié,  sans  profit,  et  pour  cette  seule  fin  de  jouir 
du  plaisant  spectacle  d'un  homme  mourant  en  angoisse.  »  Mon- 
taigne se  trompe  en  disant  que  cela  se  faisait  sans  inimitié;  il  dit 
lui-même  que  la  piété  et  la  religion  servaient  de  prétexte.  Pour 
faire  honte  aux  chrétiens  de  son  temps,  il  oppose  leur  cruauté  â 
celle  qu'on  reproche  aux  sauvages  :  «  Nous  les  pouvons  bien  appe- 
ler barbares,  dit-il,  eu  égard  aux  règles  de  la  raison,  mais  non  pas 
eu  égard  â  nous  qui  les  surpassons  en  toute  sorte  de  barbarie  (2).  » 
Les  fureurs  de  la  religion  expliquent  cette  recrudescence  de  sau- 
vagerie; elles  transformaient  chaque  soldat  en  inquisiteur;  les 
vainqueurs  prenaient  plaisir  h  torturer,  parce  que  les  vaincus 
étaient  les  ennemis  de  Dieu. 


(1)  La  Xoiie,  Discours  politiques  et  militaires,  XIX,  p.  319,  s. 

(2)  Montaigne,  Essais,  II,  11  ;  1, 30. 


466  DROIT  DES  GENS. 


SECTION  IV.   —  LE  DROIT   DE  GUERRE  AU  XVI|e  SIECLE. 


§  1.  La  guerre  de  Trente  ans. 

Dans  les  temps  modernes,  la  guerre  est  un  état  exceptionnel; 
nous  ne  comprendrions  pas  que  la  société  pût  subsister,  si  cet  état 
violent  durait  pendant  une  génération.  Telle  a  cependant  été  la 
condition  de  l'Allemagne  au  xvn'^  siècle.  L'on  a  dit  qu'après  la 
guerre  de  Trente  ans,  l'Allemagne  était  plus  désolée  que  le  monde 
romain  ne  le  fut  après  l'invasion  des  Barbares.  Ce  n'est  pas  une 
exagération.  L'invasion  des  peuples  du  Nord  fut  destructive,  comme 
un  ouragan  ;  mais  la  tempête  ne  sévit  jamais  que  dans  quelques 
localités.  Il  n'en  fut  pas  ainsi  au  xvii'^  siècle  ;  il  n'y  eut  pas  un  coin 
de  l'Allemagne  à  l'abri  de  la  fureur  des  parties  belligérantes.  La 
grande  guerre  que  le  xix«  siècle  a  inaugurée  n'existait  pas  encore. 
On  accuse  le  génie  de  l'bomme  d'avoir  multiplié  à  l'infini  les  maux 
de  la  guerre,  en  employant  des  masses  de  soldats,  et  en  perfec- 
tionnant les  moyens  de  destruction.  C'est  une  erreur  :  loin  d'aug- 
menter les  borreurs  de  la  guerre,  la  civilisation  les  diminue.  C'est 
la  consolation  que  nous  offre  l'affreux  spectacle  de  la  guerre  de 
Trente  ans. 

Les  historiens,  épouvantés  de  ces  borreurs,  en  ont  recherché 
les  causes.  Au  xyu*"  siècle,  les  armées  ne  recevaient  pas  de  solde 
régulière;  celle  qu'on  leur  payait,  ne  suffisait  pas  pour  les  pre- 
miers besoins  de  la  vie;  dès  lors  le  brigandage  devenait  une  néces- 
sité, et  la  nécessité  en  temps  de  guerre  équivaut  au  droit  (1).  Que 
l'on  se  représente  ce  droit  exercé  par  la  lie  de  la  société,  et  dans 
un  âge  où  les  mœurs  étaient  barbares  jusqu'à  la  sauvagerie!  Les 
juges  se  plaisaient  aux  supplices  des  accusés,  ils  en  inventaient 
comme  par  amour  de  l'art  (2).  Quelle  devait  être  la  cruauté  des 
rudes  guerriers  qui  eux  aussi  exerçaient  une  espèce  de  justice?  Ce 


(1)  Dire  (iu  chancelier  Oxenstiern  à  la  dièle  crHeilbroan  de  1633.  [Chemnilz,  Der  schwedischf 
Kriog,T.  Il,  p.  71.) 

(2)  Voyez  les  extraits  d'une  vieille  chronique  dans  Hormayr,  Taschenbuch,  1844,  p.  331. 


DROIT  DE  GUERRE.  467 

qui  mit  le  comble  aux  excès,  c'est  que  la  guerre  était  religieuse 
dans  son  principe;  alors  même  que  la  politique  s'en  mêla,  le  fana- 
tisme ne  cessa  point  d'enflammer  les  esprits.  L'ennemi  était  donc 
l'ennemi  de  Dieu  ;  or,  dans  toutes  les  églises  on  voyait  des  tableaux 
de  l'enfer,  peinture  vivante  des  supplices  auxquels  Dieu  condamne 
ceux  qui  rejettent  sa  parole  :  quelle  était  donc  la  torture  qui  ne  fût 
légitime  contre  les  hérétiques  ou  contre  les  adversaires  de  l'Évan- 
gile? Les  hommes  rivalisèrent  de  cruauté  avec  les  démons,  et  ils 
les  surpassèrent. 

Quelque  exagéré  qu'il  paraisse,  le  langage  n'atteint  pas  à  la 
réalité,  quand  il  s'agit  des  horreurs  de  la  guerre  de  Trente  ans. 
La  guerre  à  la  longue,  dit-on,  amortit  le  sentiment  de  l'humanité. 
Au  xvn'^  siècle,  elle  fut  cruelle  dès  l'origine;  preuve  que  des  pas- 
sions violentes  étaient  en  jeu.  Les  hostilités  s'ouvrent  en  1618. 
En  1619,  paraît  un  Récit  vrai  des  meurtres  cruels,  inouïs,  commis 
par  les  soldats  de  la  maison  d'Autriche  en  Bohème.  L'auteur  intitule 
son  récit  le  Turc  espagnol;  à  l'entendre,  et  c'est  un  témoin  ocu- 
laire qui  parle,  Bucquoi  surpassa  en  cruauté  les  Turcs  et  les  em- 
pereurs païens.  Un  de  ses  lieutenants  fit  tuer  quinze  femmes  et 
vingt-quatre  enfants.  Des  Hongrois  servant  sous  Dampierre  mirent 
le  feu  à  sept  villages;  ils  y  tuèrent  tout  ce  qui  avait  vie;  ils  éven- 
trèrent  les  femmes  enceintes  pour  arracher  le  fruit  de  leurs  en- 
trailles; on  les  vit  couper  les  mains  ii  de  pauvres  enfants  et  les 
attacher  {\  leurs  chapeaux  en  guise  de  trophées,  puis  les  clouer  à 
leurs  portes,  comme  on  y  cloue  des  oiseaux  de  proie  (1).  Tels 
furent  les  exploits  des  catholiques;  les  réformés  valaient  les 
orthodoxes.  Les  soldats  de  Mansfeld  incendiaient  les  maisons  des 
paysans,  puis  ils  jetaient  les  malheureux  par  troupes  au  milieu 
des  flammes,  et  abattaient  comme  des  chiens  ceux  qui  essayaient 
de  se  sauver.  Ils  forçaient  les  églises,  détruisaient  les  autels, 
volaient  tout  ce  qui  tombait  sous  leurs  mains,  et  ajoutant  le 
sacrilège  au  brigandage,  ils  foulaient  aux  pieds  le  saint  Sacrement, 
et  ciraient  leurs  souliers  avec  le  saint  chrême.  Leur  luxure  égalait 
leur  cruauté,  ils  violaient  les  femmes  en  public,  puis  les  jetaient 
au  feu  ;  des  enfants  de  neuf  à  dix  ans  devaient  servir  à  leur  hor- 


(1)  Spanisclier  Turk,  dans  Ilormuyr,  Tascheubucli,  1849,  p.  311,  ss. 


468  DROIT  DES  GENS. 

rible  passion,  ils  se  les  passaient  les  uns  aux  autres  jusqu'à  ce 
qu'elles  expirassent  sous  ces  affreuses  violences  (1). 

L'on  voit  par  ces  exploits  des  premières  années,  quel  esprit 
animait  les  soldats  de  la  guerre  de  Trente  ans  :  le  fanatisme,  la 
barbarie  et  la  luxure.  Ajoutons-y  la  cupidité  poussée  jusqu'à  la 
frénésie,  et  l'on  pourra  se  faire  une  idée  des  excès  de  ces  bandes 
déréglées.  Le  comte  Khevenhiller,  catholique  et  partisan  dévoué 
de  l'empereur,  nous  dira  comment  se  comportait  l'armée  de  Tilly  : 
«  Les  soldats  se  faisaient  une  jouissance  de  mutiler  les  ministres 
protestants,  ils  leur  coupaient  les  bras  et  les  jambes,  les  oreilles 
et  le  nez;  ils  coupaient  les  seins  aux  femmes,  et  se  conduisaient 
en  tout  pis  que  des  Turcs  et  des  Tartares.  «  Il  y  a  une  race  parmi 
les  défenseurs  de  l'Église,  qui  sut  se  distinguer  par  des  raffine- 
ments de  cruauté,  ce  sont  les  Croates;  le  même  historien  rapporte, 
à  l'année  1625,  qu'ils  mettaient  tout  à  feu  et  à  sang,  même  en  pays 
ami;  ils  arrachaient  les  enfants  des  bras  de  leurs  mères,  et  mena- 
çaient de  les  rôtir,  pour  contraindre  les  parents  à  leur  donner  tout 
ce  qu'ils  possédaient.  Malheur  h  ceux  qui  résistaient!  on  les  tuait 
comme  des  bêtes  fauves  (2). 

Le  grand  condottieri  du  xvii''  siècle  va  paraître  sur  la  scène; 
Wallenstein  disait  à  l'empereur  qu'il  lui  serait  plus  facile  de  nour- 
rir cinquante  mille  hommes  que  d'en  entretenir  dix  mille.  Un  cha- 
noine de  Constance,  témoin  oculaire, nous  dira  h  quel  prix  :  «L'Al- 
lemagne entière  est  au  pillage  pour  payer  la  solde  des  armées. 
Amis  et  ennemis,  vainqueurs  et  vaincus,  se  croient  autorisés  atout 
prendre,  à  tout  voler,  et  quand  ils  ne  trouvent  rien,  ils  emploient 
les  tortures  les  plus  atroces  pour  forcer  les  pauvres  habitants  à 
leur  livrer  des  trésors  qu'ils  ne  possèdent  pas.  Les  chefs  don- 
nent l'exemple;  ils  vivent  avec  un  luxe  insultant  que  les  princes  ne 
pourraient  imiter,  et  abandonnent  à  leurs  soldats  ce  qui  reste,  si 
toutefois  il  reste  quelque  chose.  Pour  extorquer  jusqu'au  dernier 
denier,  il  n'y  a  pas  de  torture  qu'on  n'emploie,  il  n'y  a  pas  de  bar- 
barie que  l'on  ne  trouve  légitime  (3).  «Les Croates  se  distinguèrent 


(1)  Des  Mansfelders  Rillerlhalen,  p.  118.  {Menzel,  Geschichle  der  Deutschen,  T.  VU,  p.  78, 
ûole.) 

("2)  Khevenhiller,  Anuales  Ferdinandei,  T.  X,  p.  '93, 808,  915. 

(3)  Pappus,  dans  Ramner,  Geschichle  Europas  seit  dem  Ende  des  XVten  Jahrhnnderts,  T.  III, 
p.  449,  ». 


DROIT  DE  GUliURE.  469 

dans  ce  genre  d'exploits  :  ils  imaginèrent,  dit  un  oflicier  de  Wal- 
lenstein,  un  nouveau  genre  de  torture  :  ils  dépouillaient  hommes 
et  femmes  sans  distinction,  et  dans  cet  état,  ils  les  faisaient  dé- 
chirer par  des  chiens  affamés  qu'ils  traînaient  avec  eux  pour  ce 
cruel  usage  (1). 

Ce  qui  augmentait  à  l'infini  les  excès  des  parties  belligérantes, 
c'est  que  les  soldats  ne  faisaient  aucune  distinction  entre  amis  et 
ennemis  ;  le  pillage,  le  vol  et  les  traitements  les  plus  barbares 
étaient  un  droit  à  leurs  yeux,  parce  que  c'était  le  moyen  de  se 
procurer  leur  solde.  Après  que  Wallenstein  eut  vaincu  le  roi  de 
Danemark,  la  cause  du  protestantisme  se  trouva  sans  défenseur; 
il  y  eut  donc  un  instant  de  répit  dans  cette  longue  boucherie  que 
l'on  appelle  la  guerre  de  Trente  ans.  Mais  la  paix  fut  aussi  désas- 
treuse pour  les  pays  occupés  par  l'armée  de  Wallenstein  que 
l'avait  été  la  guerre.  Écoutons  les  plaintes  des  États  de  Poméranie  : 
(c  Pour  empêcher  toute  résistance,  on  commence  par  désarmer 
les  habitants,  puis  on  se  livre  ci  un  pillage  systématique,  sans 
épargner  les  églises  ni  même  les  tombeaux.  Quand  les  soldats  ne 
trouvent  plus  rien  à  prendre,  ils  ont  recours  aux  tortures  ;  ils 
s'ingénient  h  en  trouver  d'inouïes,  pour  arracher  aux  malheureux 
leur  dernière  ressource.  La  destruction  finit  par  devenir  un  besoin  ; 
on  met  le  feu  aux  maisons;  on  brûle  les  instruments  de  labour  et 
de  ménage,  pour  le  seul  plaisir  de  détruire,  comme  s'il  s'agissait 
d'une  illumination.  Nous  ne  parlons  pas  de  la  luxure  des  sol- 
dats :  le  viol  est  devenu  chose  si  habituelle  qu'il  passe  pour  un 
droit  (2).  » 


II 


On  se  lasse  de  suivre  les  héros  de  la  guerre  de  Trente  ans  dans 
leur  carrière  de  sang  et  de  brigandage.  Prenons  un  instant  de 
repos,  et  donnons-nous  le  spectacle  de  l'hunianité,  au  milieu  du 
débordement  des  plus  vils  et  des  plus  cruels  instincts.  Gustave 
Adolphe  passa  comme  un  météore;  hâtons-nous  de  l'arrêter  au 


(4)  FranchevillCj  192. 

(2)  KlievmliiUer,  Annales  Ferdinandei,  ad  a.  1630,  p.  1061. 


30 


470  DROIT  DES  GENS. 

passage,  pour  nous  réconcilier  avec  la  nature  de  l'homme.  Le  roi 
de  Suède  brilla  par  des  vertus  qui  semblaient  inconnues  à  ses 
contemporains  :  il  fut  tolérant,  dans  un  âge  de  haines  religieuses  : 
il  fut  humain,  dans  un  siècle  qui  paraissait  ignorer  toute  pitié.  Il 
y  a  dans  la  guerre  un  malheureux  enchaînement  d'excès,  le  pre- 
mier crime  semble  légitimer  le  second  ;  celui  qui  n'est  pas  cruel 
par  nature  le  devient  par  représailles,  or  les  représailles  sont  un 
droit.  Se  mettre  au  dessus  de  ce  prétendu  droit,  en  restant  fidèle 
à  la  loi  du  devoir,  est  peut-être  la  chose  la  plus  difficile  pour  un 
chef  d'armée,  car  finhumanité  passe  pour  une  condition  de  salut. 
Gustave  Adolphe  sut  résister  à  cet  entraînement.  Pendant  l'hiver 
de  1618,  les  Polonais  envahirent  la  Livonie  suédoise,  en  mettant 
tout  à  feu  et  h  sang.  Les  capitaines  du  roi  de  Suède  lui  proposèrent 
de  prendre  une  revanche,  en  saccageant  les  possessions  polonai- 
ses. Gustave  Adolphe  leur  recommanda  de  traiter  les  habitants  de 
la  Pologne  comme  s'ils  étaient  Suédois  :  «  Je  ne  fais  pas  la  guerre 
aux  paysans,  dit-il;  j'aime  mieux  les  protéger  que  de  les  ruiner  (1).» 
Quand  le  héros  suédois  intervint  dans  la  guerre  d'Allemagne, 
on  le  traita  dans  toutes  les  chaires  d'Antéchrist  et  ses  soldats  de 
démons  (2).  Malheur  h  ceux  qui  tombaient  entre  les  mains  des 
habitants  fanatiques  de  la  Bavière  !  Il  n'y  avait  pas  de  torture  qui 
ne  parût  trop  douce  pour  faire  périr  ces  ennemis  du  pape  et  de 
Dieu.  La  vue  des  cadavres  mutilés  de  leurs  camarades  poussa 
l'armée  victorieuse  ii  la  vengeance  ;  il  y  eut  même  des  Allemands 
qui  excitèrent  le  vainqueur  à  détruire  la  capitale  du  duc  de  Ba- 
vière, afin  de  venger  le  sac  de  3Iagdebourg.  Le  héros  du  Nord 
n'écouta  pas  ces  mauvais  conseils  ;  il  étonna  les  Bavarois  par  sa 
tolérance  autant  que  par  son  humanité.  Bichelieu  lui  rend  ce  beau 
témoignage  dans  ses  Mémoires  :  «  On  ne  voyait  dans  ses  actions 
qu'une  sévérité  inexorable  envers  les  moindres  excès  des  siens, 
une  douceur  extraordinaire  envers  les  peuples,  et  une  justice 
exacte  en  toutes  occasions  ;  ce  qui  lui  conciliait  l'amour  de  tous 
ceux  qui  le  voyaient,  et  répandait  au  loin  en  tous  ceux  qui  enten- 
daient parler  de  lui,  et  ce  d'autant  plus  que  l'armée  de  l'empereur. 


(1)  Gi-ye)'f  Histoire  de  Suéde,  ch.xvi. 

(2)  On  priait  dans  les  églises:  «Dieu,  délivre-nous  de  l'Antéchrist,  du  diable  de  Suéde.  »  {Gfroi'ti 
Geschichte  Guslav-Adolphs,  p.  955.) 


DROIT  DE  GUERRE.  471 

déréglée,  insolente,  désobéissante  à  ses  chefs,  outrageante  envers 
les  peuples,  faisait  éclater  davantage  la  vertu  de  leurs  enne- 
mis (1).  » 

Au  xvi*  siècle,  on  qualifiait  de  bonne  guerre  celle  où  l'on  faisait 
quartier  aux  vaincus,  et  où  l'on  épargnait  les  laboureurs.  Dans  les 
luttes  religieuses,  la  compassion,  comme  ledit  un  pape  canonisé, 
est  une  cruauté,  et  la  cruauté  devient  miséricorde.  L'on  dirait  que 
les  soldats  de  la  guerre  de  Trente  ans  étaient  tous  imbus  de  l'hor- 
rible maxime  de  Pie  V.  Gustave  Adolphe  seul,  le  roi  hérétique, 
l'Antéchrist,  pratiquait  la  bonne  guerre.  Il  avait  à  un  haut  degré  le 
sentiment  de  la  justice,  comme  le  dit  Richelieu.  Le  traité  du  droit 
de  guerre  de  Grotius  était  un  de  ses  livres  de  prédilection.  A  notre 
avis,  le  guerrier  l'emportait  sur  le  savant;  il  inaugura  sur  les 
champs  de  bataille  de  l'Allemagne  le  droit  des  gens  tel  que  les 
peuples  modernes  le  pratiquent.  Sa  maxime  était  qu'il  ne  fallait 
faire  à  l'ennemi  que  le  mal  nécessaire  :  c'est  ce  principe  qui,  une 
fois  entré  dans  la  conscience  générale,  mit  tin  aux  horreurs  de 
l'ancien  droit  de  guerre.  En  Allemagne  comme  en  Pologne,  le  roi 
de  Suède  commanda  de  protéger  les  paysans  et  tous  ceux  qui  res- 
taient étrangers  à  la  lutte.  Il  fit  une  chose  plus  difficile  ;  il  ordonna 
à  des  hommes  fanatisés  par  les  ministres  de  Dieu  de  respecter 
l'exercice  de  toutes  les  religions  (2).  Cependant  Gustave  Adolphe 
était  profondément  religieux,  mais  sa  religion  n'était  pas  celle  des 
orthodoxes  catholiques  ou  réformés.  Le  christianisme  de  Pie  V  et 
des  prédicants  enseignait  h  haïr  tous  ceux  qui  avaient  le  malheur 
de  se  tromper  sur  quelque  article  de  foi  ;  le  christianisme  du  grand 
Gustave  le  portait  à  aimer  les  hommes.  Il  essaya  de  communiquer 
son  esprit  h  son  armée  :  au  début  de  la  campagne  il  écrivit  h  ses 
colonels  que  ses  soldats  devaient  se  conduire  en  chrétiens  et  non 
en  barbares  (3). 

Mais  comment  aurait-il  été  écouté,  quand,  au  nom  de  ce  même 
christianisme  qu'il  invoquait  pour  inspirer  l'humanité,  on  prêchait 
la  cruauté  comme  une  vertu  et  l'on  flétrissait  la  compassion 
comme  un  crime?  Chose  remarquable!  les  Allemands  qui  ser- 

(1)  Richelieu,  Mémoires,  T.  VI,  p.  419. 

(2)  Gfrijrcr,  Gescbichte  Gustav-Adolpbs,  p.  920,  767,  s.  —  CjKUnnil:,  Der  j^rosse  schwodisclie 
Krieg,  T.  I,  p.  123,  s. 

(3)  Chcmnilz,  Der  grosse  schwedische  Krieg,  T.  I,  p.  128. 


472  DROIT  DES  GENS. 

valent  sous  ses  drapeaux  se  montrèrent  plus  impitoyables  pour 
leurs  compatriotes  que  les  Suédois.  Le  héros  que  les  écrivains 
allemands  maudissent  aujourd'hui  comme  l'envahisseur  de  leur 
patrie  fut  obligé  d'apprendre  à  ses  capitaines  allemands  qu'ils 
avaient  une  patrie;  il  leur  fit  honte  de  leurs  excès  :  «  Je  rougis, 
dit-il,  de  vous  avoir  pour  officiers,  mon  cœur  se  soulève  à  votre 
vue  ;  si  je  vous  avais  connus,  je  n'aurais  pas  sellé  un  cheval,  bien 
moins  encore  aurais-je  risqué  ma  couronne  et  ma  vie  pour  venir 
à  votre  secours  (1).  » 


m 


Ceux  qui  devancent  leur  siècle  tentent  l'impossible  quand  ils 
veulent  imposer  leurs  sentiments  et  leurs  idées  h  des  générations 
qui  ne  les  comprennent  pas.  Gustave  Adolphe  est  une  étoile  soli- 
taire au  milieu  de  ténèbres  profondes.  Lui-même  dut  céder  plus 
d'une  fois  à  une  force  irrésistible,  parce  qu'elle  était  universelle;  il 
fut  obligé  de  permettre  à  son  armée  le  sac  de  Francfort  :  c'était  le 
droit  du  vainqueur.  Après  sa  mort,  la  discipline  sévère  qu'il  avait 
maintenue  se  perdit;  les  Suédois  défaits  h  Nordlingen,  et  démo- 
ralisés, ne  se  distinguèrent  plus  en  rien  des  hordes  féroces  qui 
parcouraient  l'Allemagne,  en  pillant, en  détruisant  et  en  torturant. 
Les  capitaines  formés  à  l'école  de  Gustave  Adolphe  maintinrent 
l'honneur  des  armes  suédoises,  mais  ils  n'héritèrent  pas  du  génie 
humain  de  leur  maître.  Quant  aux  soldats,  leurs  excès  furent  tels 
qu'ils  épouvantèrent  leurs  généraux,  quelque  habitués  qu'ils  fus- 
sent à  ce  spectacle.  Banner  les  accusa  de  traiter  les  habitants 
comme  si  c'était  un  vil  troupeau  d'esclaves  que  le  droit  de  guerre 
livrait  ii  leur  cupidité  et  à  leurs  caprices  sanguinaires  :  il  s'écria 
un  jour  que  leurs  crimes  méritaient  que  la  terre  s'entrouvrît  pour 
les  engloutir  (2). 

Cependant  nous  doutons  que  les  Suédois,  malgré  les  malédic- 

(1)  Khevenhiller ,  Annales  Ferdinandei,  T.  Xil,  p-  138.  —  ChenmUz,  Der  grosse  schwedische 
Krieg.  T.  I,  p.  404. 

(2)  A.  Menzel,  Geschichte  der  Deutschen,  T.  VUl,  p.  33.  —  Ilering,  Geschichte  des  Saechsischen 
Hochlandes,  T.  1,  p.  353. 


DROIT  DE  r.UERRE.  473 

lions  qui  poursuivent  leur  mémoire,  fussent  les  plus  cruels  dans 
ce  ramas  de  bandits  qui  régnaient  en  Allemagne  :  les  Croates 
pourraient  se  plaindre  de  ce  qu'on  ne  leur  accorde  pas  la  palme. 
Battus  à  Liegnitz,  en  1634,  les  Autrichiens  se  débandèrent  dans 
tout  le  pays  en  pillant  et  en  tuant;  ils  faisaient  la  chasse  aux 
habitants  comme  à  des  animaux  sauvages;  un  de  leurs  menus 
plaisirs  était  d'amener  les  femmes  par  troupes  et  toutes  nues  dans 
leurs  camps,  ils  dansaient  avec  elles,  puis  les  violaient.  Ils 
rôtissaient  les  pauvres  habitants  au  four,  ils  leur  arrachaient  les 
yeux,  découpaient  leurs  peaux  en  lanières,  les  mutilaient  de 
toutes  façons,  avec  des  tortures  incroyables  :  ils  mettaient  du 
soufre  sous  les  ongles  ou  aux  parties  honteuses  et  l'allumaient: 
ils  versaient  de  l'urine  ou  de  l'eau  de  fumier  dans  la  bouche  de 
leurs  victimes  :  ils  leur  ouvraient  la  plante  des  pieds  pour  y  mettre 
du  sel  (1).  En  1637,  les  états  de  Hesse  Cassel  écrivirent  à  leur 
prince  :  «  Les  Croates  et  les  autres  troupes  impériales  ont  mis  le 
pays  à  feu  et  à  sang,  avec  une  cruauté  inouïe  même  chez  les  Turcs  ; 
ils  ont  détruit  tout  ce  qui  leur  tombait  sous  le  main,  hommes  et 
choses;  non  contents  de  mutiler  les  habitants,  ils  leur  ont  fait 
subir  un  nouveau  genre  de  torture,  en  leur  versant  du  plomb 
fondu  dans  la  bouche,  dans  le  nez,  dans  les  oreilles.  Une  de  leurs 
jouissances  était  d'accoupler  les  malheureux  habitants  en  les 
attachant  par  des  cordes  ;  ils  les  mettaient  en  ligne  en  plein 
champ,  et  les  tuaient  en  guise  de  tir  à  la  cible  (2).  » 

Nous  n'avons  pas  le  courage  de  continuer.  A  quoi  bon,  d'ail- 
leurs? Ce  que  nous  avons  dit  suffit  pour  caractériser  la  guerre  de 
Trente  ans.  Il  faut  toutefois,  même  dans  un  rapide  coup  d'œil, 
dire  un  mot  d'une  de  ces  immenses  calamités,  qui  épouvantent 
encore  la  postérité  après  des  siècles.  La  destruction  de  Magde- 
bourg  a  été  longtemps  exploitée  par  les  passions  religieuses  : 
c'est  comme  une  tache  de  sang  sur  la  mémoire  du  comte  de 
T'serclaes-Tilly.  Nous  sommes  heureux  de  dire  que  l'accusation, 
en  tant  qu'elle  concerne  l'incendie,  est  fausse  :  l'on  ignore  qui 
mit  le  feu  à  la  ville  ;  mais  il  est  prouvé  que  le  brave  capitaine  qui 


(1)  Tliealrum  europœum,  ad  a.  163i,  p.  278.  —  Itormuyr,  Taschenbuch,  p  328. 

(2)  Le  texte  du  rapport  se  trouve  par  extrait  dans  Sugcnlieim,  Geschichte  der  Jesuiten,  T.  il, 
p.  123,  note. 


474  DROIT  DES  GENS. 

commandait  les  assiégeants  ne  donna  pas  l'ordre  de  destruction  (1). 
La  question  si  vivement  agitée  n'a,  du  reste,  aucune  importance 
au  point  de  vue  de  l'iiistoire  générale.  Ce  qui  a  ému  les  contem- 
porains, et  ce  qui  nous  émeut  encore  aujourd'hui,  c'est  la  grandeur 
du  désastre  :  une  des  villes  les  plus  considérables  de  l'Allemagne 
détruite,  vingt  mille  personnes  tuées  ou  mortes  dans  les  llammes! 
Mais  ce  n'est  pas  la  grandeur  de  la  calamité  qui  fait  la  grandeur 
du  crime;  ce  qu'il  y  a  d'affreux,  et  ce  qui  reste  affreux,  malgré 
toutes  les  apologies,  c'est  que  le  sac  de  Magdebourg  n'offre  rien 
de  singulier  :  tout  s'y  lit  selon  les  règles  de  ce  qu'on  appelait  le 
droit  de  guerre.  Les  acteurs  de  ce  terrible  drame  virent  la  main 
de  Dieu  dans  le  malheur  qui  frappa  Magdebourg.  Nous  avons  des 
lettres  de  Pappenheim,  nous  en  avons  d'un  commissaire  général 
de  l'empereur,  nous  en  avons  du  duc  de  Bavière;  on  n'y  trouve 
pas  un  mot  de  regret  :  le  duc,  en  écrivant  à  Tilly,  loue  Dieu  de 
cet  heureux  succès  (2)!  En  1630,  une  petite  ville  de  Poméranie  fut 
traitée  par  l'armée  impériale  comme  le  fut  plus  tard  Magdebourg; 
toutes  les  horreurs  d'un  sac,  le  pillage,  la  destruction  gratuite 
de  ce  qui  ne  peut  servir  au  vainqueur,  les  tortures  les  plus  affreuses 
employées  pour  forcer  les  vaincus  à  livrer  au  cupide  conquérant 
tout  ce  qu'ils  possèdent;  le  viol  de  femmes  et  d'enfants  en  pleine 
rue  et  jusque  dans  les  cimetières  ;  enfin  ces  belles  œuvres  cou- 
ronnées par  l'incendie!  Le  colonel  commandant  les  troupes  au- 
trichiennes avait  juré  qu'il  détruirait  la  ville;  il  fallait  bien  qu'il 
tînt  sa  parole  !  Les  soldats  se  réjouirent  de  l'incendie,  comme  s'il 
s'était  agi  d'un  feu  d'artifice  (3).  Nous  ne  sachions  pas  que  l'on  ait 
jamais  fait  aux  Auti'ichiens  un  crime  du  sac  de  cette  petite  ville. 
Cependant  le  crime  est  le  même  qu'à  Magdebourg.  Pourquoi  donc 
les  historiens  ne  le  flétrissent-ils  pas?  En  réalité,  le  sort  qui 
frappa  les  deux  villes  était  le  droit  commun,  s'il  est  permis  de 
parler  de  droit  là  où  le  droit  est  violé. 


(1)  A.  Menzcl,  Geschichte  der  Deutschen,  ï.  VII,  p.  30i.  —  Hislo/iscli-polilische  lilivlln',  de 
Gôrres,  T.  III.  p.  43-51. 

(2)  Les  lettres  originales  sont  dans  Honnayr,  Taschenhuch,  1852,  p.  316,2j"2. 

(3)  Thealruni  evropœum,  p.  24S. 


DROIT  DE  GUERRE.  475 


IV 


II  n'est  pas  sans  intérêt  de  considérer  l'état  moral  de  l'Alle- 
magne pendant  la  guerre  de  Trente  ans.  Les  horreurs  dont  nous 
avons  rapporté  quelques  traits  se  commettaient  sur  tous  les  points 
du  territoire.  La  dévastation  punit  les  dévastateurs  presque  autant 
que  les  victimes  :  à  la  fin  ,  il  ne  resta  plus  un  coin  de  terre  qui 
n'eût  été  ravagé;  il  en  résulta  des  famines  épouvantables.  Dès 
l'année  1630,  on  faisait  en  Silésie  du  pain  avec  des  glands  et  des 
racines;  beaucoup  d'habitants  moururent  de  faim;  il  y  eut  des 
pères  de  famille  qui,  pour  épargner  cette  horrible  torture  à  leurs 
enfants,  leur  donnèrent  la  mort  (1).  En  1635,  la  famine  envahit  les 
provinces  les  plus  fertiles  de  l'Allemagne,  c'étaient  celles-là  que 
les  armées  visitaient  de  préférence;  les  habitants  se  nourrissaient 
de  charogne;  ils  dépouillaient  les  gibets,  ils  ouvraient  les  tom- 
beaux pour  se  repaître  de  cadavres.  Ces  affreux  aliments  ne  suffi- 
sant pas,  l'homme  devint  à  la  lettre  un  loup  pour  l'homme;  on 
s'attaquait  en  pleins  champs,  que  dis-je?  au  milieu  des  villes,  et 
le  plus  faible  servait  de  pâture  au  plus  fort;  il  y  eut  des  bandes 
d'affamés  qui  firent  la  chasse  h  leurs  semblables  pour  se  procurer 
de  la  chair  humaine;  des  parents  immolèrent  leurs  enfants  pour 
les  dévorer  !  Ceux  qui  mouraient  devenaient  régulièrement  la 
proie  de  leurs  proches;  l'on  vit  une  femme  se  nourrir  du  cadavre 
de  son  mari,  et  des  enfants  manger  leur  père  (2)!   La  faim  et 
ces  horribles  aliments  produisirent  des  maladies  contagieuses, 
qui  emportèrent  les  bourreaux   avec   leurs  victimes  :  des  ar- 
mées entières  ,  dit  un  contemporain ,  disparurent  comme  un 
souffle  (3)  ! 

La  dépopulation  fut  effrayante  :  l'Allemagne  perdit  les  deux  tiers 
de  ses  habitants.  Il  y  eut  des  villages  que  les  loups  occupèrent,  à 


(1)  Tliealrum  europœum,  p.  118. 

(2)  Voyez  les  témoignages  dans  Sugenlieim  ,  Geschichte  der  Jesuilen  in  Deutschiand ,  T.  II, 
p.  124,  s.  —  llormayr,  Taschenbuch,  1844,  p.  328. 

(3)  Hauvier,  Geschichte  Europas,  T.  III,  p.  599. 


470  DROIT  DES  GENS. 

défaut  d'hommes.  Dans  les  villes,  les  maisons  étaient  abandonnées 
par  centaines;  on  les  démolissait  pour  se  procurer  le  chauf- 
fage (1).  Il  y  a  quelque  chose  de  plus  affligeant  que  l'extinction 
des  populations,  c'est  l'état  des  misérables  débris  qui  survécu- 
rent. Que  l'on  s'imagine  une  génération  née  et  élevée  au  milieu 
des  horreurs  que  nous  avons  décrites  !  La  guerre  avait  été  allumée 
par  les  passions  religieuses.  Nous  avons  dit  ailleurs  comment  elle 
procura  le  salut  des  âmes  :  les  Allemands  ne  savaient  plus  rien  du 
Christ,  h  la  fin  d'une  guerre  entreprise  pour  la  gloire  du  Christ  ï 
La  dégradation  était  telle  que  les  historiens  sont  h  la  redierche 
d'expressions  flétrissantes  pour  la  dépeindre;  ils  n'en  trouvent 
d'autre  que  la  bestialité,  et  l'on  est  tenté  de  dire  qu'ils  calomnient 
les  bêtes.  Les  mœurs  des  soldats  nous  donnent  une  idée  de  celles 
de  la  population  d'où  ils  sortaient  :  c'était  la  même  rage  de  jouis- 
sances animales,  le  même  mépris  de  toute  pudeur,  de  tout  droit, 
de  toute  justice!  Si  l'on  peut  se  consoler  des  excès  et  des  mal- 
heurs de  cette  guerre  funeste,  c'est  en  pensant  que  ce  furent  pré- 
cisément ces  excès  et  ces  malheurs  qui  dégoûtèrent  pour  toujours 
les  peuples  des  guerres  de  religion. 

La  désolation  de  l'Allemagne,  après  la  guerre  de  Trente  ans,  la 
barbarie  dans  laquelle  elle  tomba,  nous  offrent  encore  un  autre 
enseignement  et  une  autre  consolation.  Nous  avons  eu  au  xix^  siècle 
des  guerres  gigantesques,  des  batailles  monstrueuses  dans  les- 
quelles les  tués  furent  plus  nombreux  que  ne  l'étaient  les  armées 
entières  du  xvn"  siècle.  Cependant,  au  bout  de  ces  longues  guerres, 
l'Europe  ne  se  trouva  ni  dépeuplée,  ni  ruinée,  ni  démoralisée.  Il 
n'est  donc  pas  vrai  que  la  civilisation  augm.ente  les  maux  de  la 
guerre;  elle  les  diminue  au  contraire.  La  raison  en  est  que  le 
droit  et  l'humanité  ont  pris  la  place  de  la  violence  et  de  la  barba- 
rie, même  dans  les  débals  sanglants  des  peuples.  Cette  révolution 
est  due  au  progrès  qui  s'accomplit  incessamment  dans  nos  sen- 
timents et  dans  nos  idées. 


(1)  Voyez  des  détails  dans  llormayr,  Tasthcnbiich,  1844,  p.  329-331.  —  Raumer,  T.  IJI,  p  6(K; 
—  Barihold,  Dcr  grosse  deutsche  Krieg,  T.  II,  p.  17. 


MOIT  DE  GUERRE.  477 

^  2.  Le  droit  des  geas  moderne- 

N.   1.  Grotius. 
I 

Montaigne  compare  les  guerres  civiles  de  son  temps  aux  com- 
bats des  sauvages,  et  il  trouve  les  chrétiens  plus  cruels  que  les 
habitants  du  nouveau  monde.  Quelque  exagérée  qu'elle  paraisse, 
la  comparaison  est  encore  au  dessous  de  la  réalité,  si  on  l'applique 
aux  luttes  religieuses  du  xvn«  siècle  :  il  faut  descendre  jusqu'à  la 
plus  horrible  fiction,  il  faut  visiter  les  enfers,  pour  trouver  des 
êtres  fabuleux  que  l'on  puisse  comparer  aux  hommes  qui  figurent 
dans  la  guerre  de  Trente  ans.  Cependant,  qui  le  croirait?  c'est  au 
milieu  de  cette  société  de  démons  que  le  droit  des  gens  moderne 
prit  naissance.  Jamais  la  puissance  des  idées  ne  s'est  montrée 
avec  plus  d'éclat;  jamais  la  désolante  doctrine,  que  le  fait  brutal 
régit  le  monde,  n'a  reçu  un  plus  solennel  démenti.  Les  diplo- 
mates, les  hommes  d'église  et  les  rudes  guerriers  du  xviie  siècle 
ont  dû  sourire,  quand  on  leur  dit  qu'un  savant  avait  publié  un 
livre  sur  le  droit  de  guerre;  pour  eux,  il  n'y  avait  d'autre  droit  que 
la  force.  Grotius  devait  donc  passer  pour  le  plus  utopiste  des  rê- 
veurs, quand  il  parlait  d'introduire  la  justice  dans  des  luttes  où  la 
violence  trônait  en  souveraine.  Toutefois  la  doctrine  finit  par 
pénétrer  dans  les  faits;  il  y  a  plus  :  la  réalité  au  xix"^  siècle  est 
plus  avancée  que  ne  l'était  la  théorie  au  xvir".  Grande  leçon,  et 
enseignement  consolant!  Ce  ne  sont  pas  les  faits,  ce  sont  les 
idées  qui  gouvernent  le  monde;  et  ces  idées  vont  en  se  modifiant 
sans  cesse  d'après  la  loi  du  progrès.  Ce  qui  est  dédaigné  aujour- 
d'hui comme  utopie  se  réalise  demain,  et  le  jour  arrive  où  l'utopie 
elle-même  est  dépassée. 

La  gloire  de  Grotius  est  d'avoir  élevé  la  voix  en  faveur  du  droit 
et  de  l'humanité  au  milieu  de  la  force  et  de  la  barbarie.  Il  donna 
l'impulsion  à  un  mouvement  qui  après  lui  acquit  une  force  im- 
mense, au  point  que,  déjà  au  xvnr"  siècle,  sa  doctrine  passait  pour 
surannée.  Il  en  est  de  Grotius  comme  de  tous  ceux  qui  inaugurent 


478  DROIT  DES  GENS. 

une  nouvelle  ère  dans  n'importe  (juel  domaine  de  Tactivité  intel- 
lectuelle; ils  devancent  leur  siècle,  mais  ils  ont  un  pied  dans  le 
temps  où  ils  vivent  et  ils  en  subissent  l'intluence.  Le  progrès  ne 
s'accomplit  pas  autrement  :  il  ne  peut  jamais  y  avoir  solution 
complète  de  continuité,  puisqu'il  n'y  aurait  plus  aucun  lien  entre 
le  passé  et  l'avenir.  Les  philosophes  du  dernier  siècle  n'ont  pas 
tenu  compte  de  cette  loi  en  jugeant  Grotius.  Voltaire  le  traite  de 
franc  pédant,  et  le  pédantisme,  dit-il,  est  incompatible  avec  la 
justesse  de  l'esprit  (1).  Rousseau  est  encore  plus  sévère  pour  Gro- 
tius :  «  Sa  plus  constante  manière  de  raisonner,  dit-il,  est  d'éta- 
blir toujours  le  droit  par  le  fait.  »  De  là  il  arrive  h  justifier  l'escla- 
vage et  il  douter  si  les  princes  sont  faits  pour  les  peuples  ou  les 
peuples  pour  les  princes.  Quelle  ignoble  conception  de  l'humanité 
que  celle  «  qui  divise  l'espèce  humaine  en  troupeaux  de  bétail, 
dont  chacun  a  son  chef  qui  le  garde  pour  le  dévorer  (2).  » 

Ces  reproches  sont  injustes,  en  tant  qu'ils  s'adressent  h  l'homme, 
car  c'est  demander  h  un  écrivain  du  wn?  siècle  les  sentiments  du 
xvni*";  mais  ils  sont  fondés,  en  tant  qu'ils  se  rapportent  h  la  doc- 
trine. Grotius  est  un  savant  universel,  et  avant  tout  un  philologue 
enchaîné  par  l'autorité  des  anciens  et  de  l'Écriture  sainte.  Il  trans- 
porte cette  tendance  dans  le  droit  des  gens,  et  il  ne  saurait  y  en 
avoir  de  plus  malheureuse.  Grotius  voulait  introduire  le  droit  dans 
les  débats  des  peuples  ;  or  là  où  il  allait  puiser  ses  témoignages, 
et  pour  ainsi  dire  son  inspiration,  régnait  la  force  brutale.  Les 
Grecs  et  les  Romains  ne  connaissaient  qu'une  règle,  le  droit  du 
plus  fort  ;  le  peuple  de  Dieu  lui-même  n'en  connaissait  pas  d'autre, 
seulement  il  cherchait  à  légitimer  ses  violences  en  les  rapportant 
à  un  commandement  de  Dieu;  quant  au  christianisme,  il  est  par 
son  essence  étranger  aux  choses  de  ce  monde,  de  sorte  que  l'Évan- 
gile ne  peut  rien  nous  dire  sur  les  rapports  des  nations. 

Telles  sont  les  autorités  sur  lesquelles  Grotius  voulait  bâtir  le 
droit  des  gens.  S'il  avait  procédé  logiquement,  il  aurait  dû  légi- 
timer la  force,  comme  le  faisait  l'antiquité  tout  entière.  Heureuse- 
ment que  le  savant  Hollandais,  tout  savant  qu'il  fût,  avait  les  in- 
stincts d'un  homme  moderne,  et  ses  instincts  valaient  mieux  que 


(!)  Voltaire,  Dialogue  XXIV  :  Hobbes  et  Montesquieu. 
(2)  RousseaUj  Contrat  social,  livre  I,  ch.  n. 


DHOll  ItK  liUERRR.  479 

toute  sa  science.  Quand  l'idée  du  droit  est  en  opposition  avec  les 
témoignages  sur  lesquels  il  veut  l'appuyer,  il  fait  des  réserves, 
puisées  dans  les  aspirations  de  sa  conscience.  C'est  dans  ces  ré- 
serves que  se  manifeste  la  véritable  pensée  de  Grotius.  Il  résulte 
de  là  des  contradictions,  qui  rendent  la  doctrine  de  l'auteur  très 
confuse.  Si  Ton  fait  abstraction  de  la  forme,  ces  incertitudes,  ces 
tâtonnements  seront  pleins  d'intérêt  :  c'est  la  lutte  entre  le  passé 
et  l'avenir.  Le  cortège  de  citations  latines,  grecques  et  hébraïques 
qui  défdent  devant  nous  représente  la  sagesse  de  nos  ancêtres; 
Gratins  ne  parvient  pas  è  s'affranchir  de  cette  autorité;  il  avait  cela 
de  commun  avec  son  siècle,  et  il  aurait  été  très  mal  venu  à  dé- 
daigner ce  que  tout  le  monde  respectait.  A  côté  de  la  tradition 
antique  nous  entendons  des  accents  d'humanité,  d'énergiques 
revendications  du  droit  qui  annoncent  un  monde  nouveau.  Que 
fera  la  postérité?  Elle  rejettera  le  bagage  de  citations  empruntées 
à  une  civilisation  qui  n'est  plus  la  nôtre,  pour  s'en  tenir  à  une  au- 
torité infaillible,  la  conscience  et  la  raison.  Voilà  comment  Gro- 
tius  est  devenu  le  lien  entre  un  vieux  monde  qui  s'en  allait,  et  une 
ère  nouvelle  qui  se  préparait.  Comme  toujours,  l'élément  de  l'ave- 
nir l'a  emporté;  la  gloire  de  l'auteur  du  Droit  de  (juerre  est  d'avoir 
ouvert  la  voie  dans  laquelle  l'humanité  a  marché  après  lui. 


Il 


Le  droit  des  gens  moderne  repose  sur  les  idées  de  nationalité 
et  d'humanité.  Il  faut  que  les  nations  soient  reconnues  pour  des 
êtres  capables  de  droit,  sinon  la  science  d'un  droit  qui  les  régit 
serait  un  non-sens.  L'idée  de  nationalité  ne  suffit  pas,  il  faut  aussi 
qu'il  y  ait  un  lien  entre  les  peuples,  car  s'ils  sont  isolés,  s'il  n'y  a 
d'autre  lien  entre  eux  que  les  conventions  qu'ils  font,  alors  il  faut 
nier  l'existence  d'un  droit  des  gens  universel,  ces  conventions 
n'étant  jamais  que  particulières  et  n'embrassant  que  des  intérêts 
déterminés.  Mais  si  les  nations,  tout  en  étant  libres  et  souve- 
raines, ne  sont  que  des  parties  d'un  corps  plus  vaste,  le  genre  hu- 
main, alors  le  droit  des  gens  est  un  droit  nécessaire,  de  môme 
que  la  coexistence  des  individus  dans  un  État  suppose  nécessaire- 
ment un  droit  qui  règle  leurs  rapports. 


480  DROIT  DES  GENS. 

Gratins  s'arrête  peu  sur  ces  notions  qui  sont  cependant  ionda- 
mentales  pour  la  science  nouvelle  qu'il  construit,  c'est  à  peine  s'il 
s'en  occupe.  Des  deux  éléments  d'unité  et  de  diversité  qui  forment 
le  droit  des  gens,  le  premier  avait  les  racines  les  plus  fortes  dans 
la  conscience  générale,  grâce  l\  la  longue  domination  de  l'Église 
catholique.  Grothis  dit  en  passant,  comme  une  vérité  reconnue 
par  tout  le  monde,  qu'il  y  a  entre  les  hommes  une  parenté  natu- 
relle, qui  fait  que  l'un  doit  respecter  l'individualité  de  l'autre  (1). 
Il  va  plus  loin  que  l'Église  :  elle  excluait  les  infidèles  de  son  unité, 
et  elle  déclarait  illicite  toute  convention  avec  des  peuples  qui  se 
trouvaient  hors  de  son  sein.  Grotius  étend  le  lien  naturel  qui  unit 
les  hommes  h.  toutes  les  nations  ;  la  dififérence  de  religion  n'est 
pas  une  raison  pour  invalider  les  traités  (2).  Mais  si  on  lui  de- 
mande comment  il  entend  l'unité  humaine,  il  ne  donne  pas  de 
réponse;  le  peu  de  mots  qu'il  en  dit  impliquent  même  une  contra- 
diction avec  le  principe  qui  est  son  point  de  départ.  Il  veut  que  les 
peuples  chrétiens  soient  particulièrement  unis  entre  eux,  contre 
les  infidèles,  parce  qu'ils  sont  tous  membres  du  Christ  (3).  Voilà 
Grotius  qui  abandonne  l'idée  de  l'unité  humaine  pour  retomber 
dans  l'unité  catholique  hostile  ii  tous  ceux  qui  ne  sont  pas  chré- 
tiens. Cela  est  si  vrai  qu'il  place  l'empereur  à  la  tête  de  son  unité. 
Il  ne  manque  plus  que  le  pape;  or  Grotius,  comme  on  sait,  bien 
que  protestant,  admettait  sinon  la  nécessité,  du  moins  l'utilité 
d'un  chef  visible  de  l'Église. 

La  réforme  brisa  la  fausse  unité  du  moyen  âge,  pour  mettre  h  sa 
place  des  nations  libres  et  indépendantes  sous  l'intluence  du  pro- 
testantisme. L'unité  s'efface  pour  faire  place  â  la  diversité.  Cepen- 
dant, au  xvii^  siècle,  il  y  avait  lutte  entre  les  deux  principes.  La 
maison  d'Autriche  était  accusée  d'aspirer  à  la  domination  de  la 
chrétienté,  de  concert  avec  la  papauté.  Si  l'empereur  et  le  pape 
étaient  parvenus  à  détruire  la  réforme  et  à  rétablir  l'unité  reli- 
gieuse, il  eût  été  bien  difficile  d'échapper  à  funité  politique.  La 
grande  guerre  du  xvii«  siècle  avait  donc  pour  but  de  sauvegarder 
le  principe  de  la  diversité  religieuse  et  celui  de  la  diversité  natio- 


(i)  Grotius,  de  Jure  belli,  lib.  11,  cap.  xv,  §  V,  n°  1. 
(2^  J(l.,ihi(l.,  II,  XV,  8. 
(3)  P/.,  itiid.,  II,xv,l-J. 


DROrT  DE  r.UERRE.  481 

nale.  Grothis  tut  témoin  de  la  lutte;  ses  principes  et  sa  qualité  de 
réformé  lui  commandaient  de  prendre  parti  pour  les  puissances 
(coalisées  contre  les  descendants  de  Charles-Quint.  Cependant  il 
semble  réprouver  les  coalitions  formées  contre  une  puissance  qui 
menace  l'indépendance  des  autres  États.  Il  admet  que,  s'il  y  a  une 
juste  cause  de  guerre,  la  crainte  d'une  prépondérance  dangereuse 
devient  un  motif  politique  pour  l'entreprendre;  mais  il  ne  veut  pas 
que  cette  crainte  seule  légitime  les  hostilités  :  «  La  possibilité 
d'un  dommage,  dit-il,  n'autorise  pas  à  le  prévenir  par  les  armes  ; 
il  faut  prendre  ses  précautions  et  se  fier  à  l'appui  de  Dieu  (1).  » 
Cette  doctrine,  prise  à  la  lettre,  compromettrait  la  liberté  du  genre 
humain.  Si  les  contemporains  de  Grotius  l'avaient  suivie,  que  se- 
rait devenue  la  réforme?  que  serait  devenue  l'indépendance  de 
l'Europe?  Gustave-Adolphe  ne  serait  pas  intervenu  dans  les  débats 
des  protestants  et  de  l'empereur,  Richelieu  encore  beaucoup 
moins;  la  réforme  aurait  succombé,  et  avec  elle  le  principe  de  na- 
tionalité. Motif  politique,  dira-t-on  avec  Grothis,  et  pour  justiller 
la  guerre,  il  faut  un  motif  de  droit.  Nous  répondrons  que  le  motif 
politique  implique  un  motif  de  droit.  La  guerre  défensive  est  certes 
la  plus  juste  de  toutes;  or  quand  une  puissance  compromet  réel- 
lement l'indépendance  des  autres  nations,  faut-il  que  celles-ci 
attendent  pour  agir  qu'on  les  attaque?  Ce  serait  attendre,  pour  se 
défendre,  que  la  défense  soit  impossible.  Nous  comprenons  le 
scrupule  de  Grotius,  et  nous  en  tenons  compte.  Si  la  crainte  suffi- 
sait, l'abus  serait  inévitable,  car  il  serait  dans  la  règle  même. 
Mais  la  crainte  seule  ne  suftit  pas,  il  faut  un  danger  réel;  et,  en 
ce  cas,  la  guerre  devient  une  guerre  défensive,  peu  importe  qui 
la  commence. 


III 


Nous  touchons  à  une  question  capitale.  Les  nations  sont  indé- 
pendantes, souveraines.  Quelle  sera  la  loi  de  leurs  rapports,  la 
guerre  ou  la  paix?  Au  xvn*^  siècle  comme  au  xvi%  on  aurait  pu 
croire  que  les  hommes  ont  été  créés  par  Dieu  pour  s'entre-dé- 

(1)  Grotius,  de  Jure  belli,  H,  i,  17. 


482  DROIT  DES  GENS. 

iruire  :  les  guerres  se  faisaient  pour  les  causes  les  plus  futiles,  et 
une  fois  engagées,  il  n'y  avait  plus  de  limites  aux  maux  qu'elles 
entraînaient.  Grotius  constate  cette  barbarie  sauvage;  c'est  le 
motif  qui  l'a  porté  à  écrire,  il  veut  mettre  le  droit  à  la  place  de  la 
force  (1).  Il  y  avait  des  écrivains  qui  allaient  plus  loin  et  qui  ré- 
prouvaient la  guerre  comme  un  crime.  Le  bon  sens  de  Grotius  le 
sauve  de  cet  égarement,  il  enseigne  que  le  droit  naturel  légitime 
la  guerre  (2),  en  tant  qu'elle  est  une  défense  de  la  vie  et  des  biens 
de  celui  qui  est  attaqué.  Voilà  qui  suffirait  aux  yeux  de  la  raison. 
Mais  la  guerre  avait  ses  adversaires  parmi  les  théologiens,  et  ils 
la  combattaient,  l'Écriture  à  la  main;  Grotius  cherche  donc  ii  con- 
firmer la  décision  du  bon  sens  par  des  autorités. 

Nous  avons  dit  que  si  l'on  prend  le  spiritualisme  chrétien  au 
sérieux,  il  faut  réprouver  la  guerre.  Pour  s'en  convaincre,  l'on  n'a 
qu'à  lire  les  explications  auxquelles  sont  obligés  de  recourir  les 
interprètes  qui  veulent  concilier  ce  qui  est  inconciliable.  Rien  de 
plus  curieux  que  l'interprétation  de  Grotim,  nous  devrions  dire, 
rien  de  plus  ridicule  et  de  plus  indigne  de  la  majesté  de  l'Évan- 
gile :  «  Quand  Jésus-Christ  dit  que  nous  devons  souffrir  l'injure 
avec  patience,  au  lieu  de  rendre  le  mal  pour  le  mal,  il  n'entend 
pas  parler  de  toute  espèce  d'injure  mais  seulement  des  injures  les 
plus  légères,  telles  qu'un  petit  soufflet;  c'est  l'exemple  que  lui- 
même  donne  et  qui  nous  révèle  sa  pensée.  Jésus-Christ  n'exige 
pas  davantage  une  abdication  complète  de  notre  personnalité,  il 
ne  l'exige  que  quand  elle  est  peu  dommageable,  comme  de  faire 
quelques  pas  pour  rendre  service.  »  Ne  dirait-on  pas  un  légiste 
qui  cherche  à  restreindre,  autant  que  possible,  une  loi  odieuse, 
et  qui  ne  recule  devant  aucune  chicane  pour  faire  dire  au  législa- 
teur le  contraire  de  ce  qu'il  a  voulu  dire?  Hàtons-nous  d'ajouter 
qu'il  y  a  dans  Grotius  des  considérations  plus  sérieuses,  mais  elles 
sont  étrangères  à  l'Évangile  :  «  Que  deviendrait  la  société,  si  l'on 
prenait  les  maximes  évangéliques  à  la  lettre  ?  Il  faudrait  con- 
damner non  seulement  la  guerre,  mais  aussi  la  justice  pénale,  et 
même  la  justice  civile.  Peut-on  croire  que  Jésus-Christ  ait  prêché 
une  doctrine  oui  aboutit  à  la  dissolution  de  tous  les  liens  sociaux?» 


(1)  (iiolius,  de  Jure  belli,  proleitomena,  n"  28. 
i2)  J(t.,  ihid.,  iil).  I,  cap.  II. 


DROIT  DE  GUERRE.  485 

Si  le  Christ  était  un  législateur  politique,  Grothis  aurait  mille  t'ois 
raison  :  mais  il  a  dit  assez  clairement  que  son  règne  n'est  pas  de 
ce  monde;  il  était  si  convaincu  de  la  fin  prochaine  de  toutes 
choses,  qu'il  ne  songeait  même  pas  aux  institutions  civiles  et  poli- 
tiques. De  lii  l'embarras  inextricable  de  ceux  qui  veulent  appli- 
quer les  préceptes  évangéliques  h  un  ordre  de  choses  pour  lequel 
ils  n'ont  pas  été  donnés. 

11  faut  abandonner  le  terrain  du  christianisme,  pour  revenir  à 
celui  du  droit.  La  guerre  est  légitime,  à  condition  qu'elle  soit 
juste.  Reste  à  définir  quand  la  guerre  est  juste.  Gfutius  n'admet 
qu'une  seule  cause  qui  la  légitime,  le  maintien  du  droit  lésé  par 
une  injure.  La  guerre  est  donc  un  moyen  d'obtenir  justice;  hors 
de  là  elle  n'est  qu'un  brigandage  (1).  C'est  la  vraie  doctrine,  et  la 
gloire  de  Grotius  est  de  l'iivoir  professée  au  milieu  du  déborde- 
ment de  la  force.  Au  xvii''  siècle,  la  royauté  était  absolue  ou  elle 
tendait  à  le  devenir  dans  toute  l'Europe.  Le  despotisme  trouve 
toujours  des  adulateurs  qui,  dans  leur  platitude,  dépassent  les  pré- 
tentions mômes  des  despotes;  il  ne  faut  pas  trop  s'en  plaindre,  car 
ces  louangeurs  du  pouvoir  absolu  en  inspirent  le  dégoût.  Il  y  eut 
donc  des  écrivains,  c'étaient  des  théologiens,  qui  confondirent  la 
puissance  avec  la  justice,  de  sorte  que  pour  juger  de  la  justice 
d'une  guerre,  il  suflisait  de  considérer  la  puissance  du  prince  qui 
la  faisait.  Comme  l'autorité  souveraine  des  rois  de  France  était 
plus  grande  que  celle  des  autres  rois,  ils  en  concluaient  qu'ils 
avaient  plus  juste  cause  de  faire  la  guerre  que  tout  autre  mo- 
narque (2). 

Cette  doctrine  est  si  brutale,  si  absurde,  qu'on  a  de  la  peine  à  la 
comprendre  dans  bouche  des  gens  d'église.  Sachons  gré  à  l'au- 
teur du  Droit  de  guerre  d'avoir  soumis  la  force  au  droit.  Mais  si 
nous  sommes  d'accord  avec  Grotius  sur  le  principe,  nous  ne  pou- 
vons accepter  les  applications  qu'il  en  fait.  Il  admet  avec  le  pape 
Innocent  que  la  guerre  est  licite  contre  les  peuples  qui  violent  le 
droit  naturel.  «  Ceux  qui  violent  la  loi  de  la  nature,  dit-il,  sont 
coupables,  et  leur  faute  est  telle  que,  si  elle  restait  impunie,  il  n'y 
aurait  plus  de  société  possible.  Qui  a  le  droit  de  leur  infliger  une 


(1)  Grotius,  de  Jure  belli,  lib.  n,c.  1,  §  i,  n"  3  et  4. 

(2)  Voyez  les  passages  cités  dans  le  Ma7's  gallieiis,  p.  15. 


484  DROIT  DES  GENS. 

peine?  Ceux-là  mêmes  dont  la  sûreté  est  compromise,  c'est  à  dire 
les  nations  civilisées  (1).  »  Cette  doctrine  tend  h.  légitimer  les 
guerres  contre  les  peuples  barbares.  C'est  avec  raison  que  des 
écrivains  célèbres  de  la  compagnie  de  Jésus  l'ont  combattue. 
ce  Qu'est-ce  que  la  loi  de  la  nature?  Peut-il  être  question  d'une 
peine  là  où  il  est  impossible  de  définir  la  loi  pénale  ?  Supposons 
que  la  loi  naturelle  soit  claire  et  qu'elle  soit  violée;  où  est  le  juge 
compétent  pour  l'appliquer?  Qui  a  donné  mission  à  tel  peuple  de 
punir  ceux  qui  sont  barbares?  Le  droit  de  punir  implique  une 
supériorité  légitime  du  juge  sur  le  coupable.  Cette  supériorité 
existe-t-elle  entre  nations  libres  et  souveraines? «Concluons  avec 
Vasquez,  Azorius  et  Molina,  que  la  violation  de  la  loi  naturelle 
ne  peut  devenir  une  juste  cause  de  guerre,  que  lorsqu'il  en  résulte 
une  lésion  d'un  droit. 

Grotius  enseigne  encore  que  la  guerre  est  licite  pour  venger  les 
injures  faites  à  la  divinité  :  «  Sans  religion ,  dit-il,  il  n'y  a  plus 
aucun  lien  entre  les  bommes,  il  n'y  en  a  surtout  aucun  entre  les 
peuples.  Les  individus  sont  liés  par  les  lois  de  l'État  dans  le- 
quel ils  vivent  ;  mais  où  sera  le  lien  des  nations,  si  elles  ne  recon- 
naissent plus  les  principes  qui  sont  la  base  de  la  société?  Les 
nations  qui  rejettent  ces  principes  se  mettent  en  quelque  sorte 
hors  du  droit  commun,  et  comme  elles  compromettent  la  coexis- 
tence des  hommes,  en  ruinant  les  fondements  sur  lesquels  elle 
repose,  la  guerre  contre  elles  devient  un  droit  et  un  devoir.  » 
Grotius  donne  pour  exemple  les  peuples  qui  font  des  sacrifices 
humains  à  leurs  faux  dieux  (2).  Cette  doctrine  est  aussi  fausse 
que  dangereuse.  Les  principes  que  Grotius  considère  comme  les 
fondements  de  la  religion  sont  à  peu  près  ce  que  nous  appelons 
aujourd'hui  la  religion  naturelle  :  un  Dieu,  créateur  et  juge  sou- 
verain. Qui  donne  à  un  prince  le  droit  d'imposer  cette  religion 
naturelle?  En  supposant  qu'il  y  ait  délit  social  à  la  rejeter,  où  est 
le  juge?  Une  nation  peut-elle  s'arroger  le  droit  de  condamner  une 
autre  nation?  Où  est  alors  l'indépendance,  et  sans  indépendance 
où  est  la  souveraineté?  Et  si  les  nations  ne  sont  plus  souveraines, 
peut-il  encore  être  question  d'un  droit  des  gens?  Grotius  dit  très 


(1)  Grotius,  de  Jure  belli,  liv.  Il,  c.  xx,  §  41,  a°  4, 
(2;  Id.,  ma.,  lib.  II,  c.  XX,  c.  44-4«. 


DROIT  DE  GUERRE,  485 

bien  qu'il  doit  y  avoir  une  injure,  un  droit  lésé  pour  qu'il  y  ait  lieu 
;i  la  guerre.  Or  où  est  la  lésion,  où  est  l'injure,  quand  un  peuple  ne 
reconnaît  pas  un  Dieu  créateur  et  arbitre  des  choses  humaines? 

Grotius  s'est  laissé  entraîner,  sans  s'en  douter,  par  un  préjugé 
chrétien.  Au  moyen  âge,  toute  déviation  de  la  foi  était  considérée 
comme  le  plus  grand  des  crimes;  de  là  l'inquisition  et  les  croi- 
sades contre  les  hérétiques  et  les  infidèles.  Grotius  se  garde  bien 
d'admettre  cette  doctrine  :  «Le  christianisme,  dit-il,  consiste  en 
mystères,  qui  ne  s'établissent  pas  par  des  preuves  matérielles; 
on  ne  peut  donc  pas  l'imposer,  ni  faire  un  crime  h  personne,  de 
ne  pas  croire,  car  ne  croit  pas  qui  veut.  Si  la  guerre  contre  les 
infidèles  ne  peut  pas  se  justifier,  bien  moins  encore  la  guerre 
contre  les  hérétiques,  lesquels  ne  se  séparent  de  l'Église  que  sur 
des  croyances  secondaires  (1).  »  L'on  ne  peut  pas  mieux  dire,  mais 
aussi  il  est  difficile  d'être  plus  inconséquent;  les  catholiques  pou- 
vaient répondre  à  Grotius,  en  s'emparant  de  ses  propres  prin- 
cipes :  «  La  loi  révélée  est  plus  sacrée  que  la  loi  naturelle,  et  plus 
certaine,  puisque  c'est  la  parole  de  Dieu,  écrite  dans  nos  livres 
saints.  Violer  la  loi  révélée  est  donc  un  crime  sans  nom;  celui 
qui  s'en  rend  coupable  mérite  le  dernier  supplice  ;  si  ce  sont  des 
peuples,  la  guerre  contre  eux  est  la  plus  légitime  des  guerres.  » 
Nous  ne  voyons  pas  ce  que  Grotius  aurait  pu  répondre,  à  moins 
de  répudier  sa  fausse  doctrine,  sur  la  religion  naturelle,  et  sa 
fausse  doctrine  sur  le  droit  de  punir,  là,  où  il  n'y  a  ni  loi  pénale, 
ni  délit,  ni  juge  compétent.  Il  n'y  a  qu'un  moyen  de  se  soustraire 
h  ces  dangereuses  maximes,  c'est  de  s'en  tenir  au  principe  tel  que 
Grotius  lui-même  l'a  formulé  :  la  guerre  n'est  légitime  que  lors- 
qu'il y  a  un  droit  lésé.  Il  ajoute  que  la  partie  lésée  ne  peut  recou- 
rir à  la  guerre,  que  s'il  n'y  a  pas  d'autre  moyen  de  sauvegarder 
son  droit. 

Ici  encore  Grotius  est  l'initiateur  de  la  science  moderne  :  «  Il 
y  a  deux  manières  de  terminer  une  contestation,  la  discus- 
sion et  la  force;  celle-ci  tient  de  la  bête  brute,  la  première 
est  propre  aux  êtres  doués  de  raison;  il  n'est  donc  permis  de 
recourir  à  la  violence,  que  lorsque  la  raison  est  impuissante.  » 
Ces  paroles  sont  de  Gicéron  ;  l'antiquité  n'observait  guère  cette 

(1)  Grolhis,  de  Jure  belli,  lib.  11,  c.  xx,  §§  48-50. 

31 


486  DROIT  DES  GENS. 

maxime.  Grotius  la  reproduit  au  xvif  siècle;  c'est  le  siècle  des 
congrès.  Malheureusement  ces  réunions  de  diplomates  étaient 
peu  propres  à  empêcher  l'effusion  du  sang;  elles  trompaient  les 
peuples,  en  leur  faisant  espérer  la  paix,  pendant  que  les  princes 
ne  respiraient  que  la  guerre.  Le  temps  viendra  où  les  nations 
exigeront  une  conduite  plus  loyale;  qu'on  négocie,  non  h  la  fin  de 
la  guerre,  mais  avant  de  l'entreprendre,  voilà  la  loi  du  devoir. 
Grotius  veut  que  les  puissances  chrétiennes  se  réunissent,  pour 
délibérer  sur  leurs  intérêts  communs,  et,  au  besoin,  pour  impo- 
ser la  paix.  Il  ne  dit  pas  où  elles  puisent  le  droit  de  contraindre  à 
la  paix  ceux  qui  recourent  aux  armes  pour  terminer  leurs  diffé- 
rends; il  se  borne  à  citer  un  assez  singulier  témoignage  :  «Les 
druides,  dit-il,  intervenaient  jadis  chez  les  Gaulois  pour  rétablir 
la  paix  (1).  »  Grotius  aurait  pu  trouver  plus  près  une  autorité  plus 
imposante.  La  papauté  s'est  donné  au  moyen  âge  la  mission  de 
maintenir  la  paix  au  sein  de  la  chrétienté.  Ces  tentatives  échouè- 
rent presque  toujours.  Une  fois  qu'elles  ont  conscience  de  leur 
souveraineté,  les  nations  ne  se  laissent  pas  imposer  la  paix;  et 
nous  ne  voyons  pas  de  quel  droit  un  congrès  le  ferait.  L'idée  de 
Grotius  n'est  qu'un  germe;  c'est  l'instinct  de  la  solidarité  humaine 
qui  l'a  inspirée.  Pour  que  les  peuples  aient  le  droit  de  se  con- 
traindre réciproquement  ii  la  paix,  il  faut  qu'ils  abdiquent  une 
partie  de  leur  indépendance  entre  les  mains  d'une  autorité  supé- 
rieure, ce  qui  suppose  une  association  ou  confédération.  Cette 
conception  ne  tient-elle  pas  de  l'utopie?  L'avenir  décidera;  en 
tout  cas,  c'est  déjà  un  immense  progrès  que  les  délibérations  qui 
s'établissent  entre  les  nations  européennes,  comme  le  désirait 
Grotius  :  elles  préviennent  la  guerre,  ou  elles  y  mettent  un 
terme. 

En  détinitive,  la  paix  est  la  loi  des  relations  internationales. 
Grotius  s'exprime  sur  ce  point  avec  une  énergie  qui  ne  lui  est  pas 
habituelle.  Il  y  a  quelque  chose  de  la  bête  sauvage,  à  faire  la 
guerre  pour  la  guerre.  Gardons-nous  d'oublier  que  nous  sommes 
des  créatures  humaines.  Si  la  nécessité  nous  pousse  à  la  guerre, 
faisons-la  dans  le  but  d'obtenir  une  prompte  paix;  achetons-la 
même  par  quelques  sacrifices.  Surtout,  observons  avec  une  bonne 

U)  Groliusj  de  Jure  belli,  lib.  n,  c.  xxxiii,  §  9,  n°  3, 


DROIT  DE  GUERRE.  487 

foi  à  toute  épreuve,  les  traités  qui  rétablissent  la  paix  :  la  bonne 
foi  est  le  seul  lien  des  nations  ;  les  princes  n'étant  soumis  à  aucune 
autorité  supérieure,  si  la  parole  donnée  ne  les  encbaîne  pas,  ils 
seront  seniblables  à  des  bêtes  féroces.  Qu'ils  ne  croient  pas  ceux 
qui  disent  qu'ils  sont  en  droit  de  rompre  les  traités,  quand  leur 
intérêt  l'exige;  ils  pourront  trouver  un  avantage  momentané  à 
manquer  à  leurs  promesses,  mais  il  est  impossible  qu'une  doc- 
trine qui  fait  l'homme  ennemi  de  l'homme,  soit  profitable  h.  la 
longue.  Grotiu.s  termine  ces  considérations,  et  en  même  temps 
son  ouvrage,  en  priant  Dieu  d'inspirer  aux  princes  le  sentiment 
du  juste  :  qu'ils  n'oublient  pas  qu'ils  sont  ministres  de  Dieu  pour 
gouverner  les  hommes  :  que  l'humanité  adoucisse  les  maux  de  la 
guerre,  quand  elle  est  inévitable  (1).  Dieu  a  exaucé  cette  belle 
prière  :  c'est  la  plus  grande  gloire  de  Grotius. 


IV 


Le  progrès  ne  s'est  pas  accompli  sans  lutte  et  sans  contradic- 
tion. Grotius  prend  la  plume,  parce  que  la  barbarie  de  la  guerre 
le  révolte  ;  il  voudrait  que  la  justice  et  l'humanité  régnassent 
dans  les  luttes  sanglantes  des  peuples.  Mais  il  a  contre  lui  les 
usages  suivis  depuis  la  plus  haute  antiquité.  On  les  décorait 
du  beau  nom  de  droit  des  gens  ;  parfois  même  on  leur  donnait 
un  nom  plus  auguste,  en  rapportant  h  la  nature,  c'est  à  dire,  à 
Dieu,  l'origine  de  ces  règles  arbitraires.  Grotius  n'ose  pas  répu- 
dier cet  héritage;  écrivain  politique,  et  ayant  l'ambition  d'influer 
sur  la  marche  des  choses  humaines,  il  ne  peut  pas  se  placer  en 
dehors  de  la  réalité.  Il  commence  donc  par  exposer  ce  que  le 
droit  des  gens  et  même  le  droit  naturel  regardent  comme  licite 
pendant  la  guerre;  puis,  il  fait  un  retour  sur  ce  qu'il  a  dit,  et  cri- 
tique la  pratique  universelle  au  nom  de  la  justice  et  du  sentiment 
chrétien.  Voyons  ce  qu'au  xvn''  siècle,  on  considérait  comme  droit 
gens,  comme  droit  naturel. 

Le  droit  le  plus  terrible  que  donne  la  guerre  est  celui  de  tuer 
l'ennemi  ;  la  guerre  une  fois  considérée  comme  juste,  il  est  im- 

(1)  (jroiius,  de  Jure  belli,  lib.  UI,  c.  xxv. 


488  DKorr  des  gens, 

possible  de  ne  pas  légitimer  le  meurtre  qui  en  constitue  l'essence. 
Mais  tout  moyen  de  donner  la  mort  est-il  légitime?  Peut-on  em- 
ployer le  poison?  Grotius  n'hésite  pas  h  répondre  que,  d'après  le 
droit  de  la  nature,  cela  est  licite  :  dès  que  l'ennemi  mérite  la 
mort,  dit-il,  qu'importe  quel  moyen  on  emploie  pour  la  lui  donner? 
Il  se  hâte  toutefois  d'ajouter  que  le  droit  des  gens  a  fini  par  ré- 
prouver l'empoisonnement,  et  il  avoue  qu'il  est  plus  généreux  de 
tuer  de  manière  que  l'adversaire  ait  la  faculté  de  se  défendre  (1). 
Il  fallait  dire  que  l'empoisonnement  est  illicite.  Ce  qui  a  égaré 
Grotius,  dans  toute  cette  discussion,  c'est  une  fausse  idée  de  jus- 
lice.  La  guerre,  à  ses  yeux,  est  un  jugement,  les  parties  belligé- 
rantes sont  des  juges,  le  vaincu  est  un  coupable  qui  mérite  la 
mort;  dès  lors  tout  moyen  est  légitime,  le  poison  par  lequel  périt 
Socrate,  aussi  bien  que  le  glaive  ou  la  corde;  au  besoin  on  peut 
même  avoir  recours  à  un  assassin  ;  pourvu  que  celui  qui  se  prête  à 
cet  honnête  métier  ne  soit  pas  engagé  par  sa  foi  envers  la  vic- 
time (2).  Nous  repoussons  cette  doctrine  aussi  fausse  que  dange- 
reuse. Non,  le  vainqueur  n'est  pas  un  juge  ni  le  vaincu  un  cou- 
pable. La  guerre  est  un  duel,  dans  lequel  doit  régner  la  plus 
parfaite  égalité  de  droit;  aucune  des  parties  n'est  juge  ni  coupa- 
ble, ou  il  faut  admettre  que  l'une  et  l'autre  sont  tout  ensemble  juges 
et  coupables  ;  ce  qui  est  absurde.  La  possibilité  de  se  défendre  est 
donc  plus  qu'une  question  de  générosité,  c'est  un  droit,  et  tout 
moyen  de  tuer  qui  empêche  l'exercice  de  ce  droit  est  illicite.  Sinon 
le  duel  et  la  guerre  dégénèrent  en  assassinat. 

A  quelles  personnes  s'étend  le  droit  de  tuer?  Au  xvn''  siècle,  la 
guerre  se  faisait  encore  comme  dans  l'antiquité  et  au  moyen  âge; 
les  hostilités  ne  frappaient  pas  seulement  l'État  ennemi,  mais 
encore  tous  les  habitants  du  territoire,  quels  que  fussent  leur  âge  ou 
leur  sexe.  Pour  les  hommes  adultes,  ce  droit  barbare  se  conçoit  à 
la  rigueur,  car  ils  peuvent  faire  du  mal;  et,  en  réalité,  ils  n'y  man- 
quaient pas.  Mais  comment  expliquer  le  meurtre  des  enfants? 
Grotius  ne  dit  pas  que  cet  affreux  abus  de  la  force  soit  de  droit 
naturel;  il  cite  cependant  les  autorités  les  plus  respectables  :  Dieu 
lui-même  commanda  de  tuer  les  enfants  dans  la  guerre  sacrée; 


(1)  Grolivs,  de  Jure  belli,lib.  Ul,c.  iv,  §  15,  a°  1. 

(2)  id.,  ibid.,  lib.  UI ,  c.  iv,  §  18,  n"  1, 2. 


DROIT  DE  GUERRE.  489 

et  peut-on  croire  que  Dieu  ordonne  une  chose  contraire  au 
droit?  Aussi  le  psalmiste  eslimait-il  bien  lieureux  ceux  qui  brisaient 
les  enfants  des  Babyloniens  contre  les  rochers  (1).  Voilh  un  bon- 
heur que  nous  ne  comprenons  plus  au  xix*"  siècle  ;  nous  ne  com- 
prenons pas  davantage  le  mal  gratuit  infligé  à  l'ennemi.  Du  temps 
de  Grotius,  on  regardait  comme  un  profit,  tout  le  mal  qu'on  lui  fai- 
sait :  c'était  un  calcul,  mais  un  calcul  qui  avait  sa  racine  dans  la 
barbarie  des  mœurs.  Le  vainqueur  se  croyait  tout  permis,  même 
de  tuer  les  prisonniers  (2)  :  il  est  vrai  que  c'était  la  mauvaise  guerre^ 
mais  la  mauvaise  guerre  passait  aussi  pour  un  droit,  droit  strict 
contre  lequel  l'équité  pouvait  réclamer,  mais  qui  ne  restait  pas 
moins  un  droit. 

C'est  ce  droit  absolu  de  tuer  indistinctement  toute  personne  en- 
nemie qui,  aux  yeux  des  anciens,  justifiait  l'esclavage.  Le  droit  du 
vainqueur  paraissait  évident.  N'avait-il  pas  le  pouvoir  de  tuer  les 
prisonniers?  A  plus  forte  raison  devait-il  avoir  la  faculté  de  leur 
infliger  un  moindre  mal,  mal  qui  était  presque  un  bienfait.  En 
dépit  de  ce  mauvais  sophisme,  la  servitude  disparut  de  la  chré- 
tienté ;  au  xvn«  siècle,  elle  n'était  plus  qu'une  très  rare  exception. 
Pourquoi  donc  Grotius  dit-il  qu'elle  est  autorisée  par  le  droit  des 
gens  ?  C'est  la  malheureuse  habitude  de  chercher  ses  autorités  chez 
les  anciens  qui  l'a  égaré  :  il  n'a  pas  aperçu  ou  du  moins  il  n'a  pas 
constaté  l'immense  progrès  accompli  sous  l'influence  des  races 
germaniques.  Si  l'ennemi  a  un  pouvoir  absolu  sur  la  vie  des  vain- 
cus, il  va  sans  dire  que  son  droit  sur  les  biens  est  tout  aussi  illi- 
mité. Le  droit  naturel,  à  en  croire  Cicéron  cité  par  Grotius,  est 
d'accord  en  ce  point  avec  la  pratique  de  toutes  les  nations  et  de 
tous  les  temps  :  celui  qui  a  le  droit  de  tuer,  a,  h  plus  forte  raison, 
le  droit  de  piller  et  de  détruire  à  son  gré.  Ce  droit  survit  h  la  vic- 
toire; de  même  que  les  personnes  des  vaincus,  leurs  biens  sont  à 
la  merci  du  vainqueur.  L'existence  des  nations  n'est  pas  h  l'abri  de 
sa  toute-puissance.  Chez  les  anciens,  et  surtout  chez  les  Romains, 
la  conquête  était  un  mode  légitime  d'acquérir,  le  plus  légitime  de 
tous,  comme  le  plus  glorieux.  Si  une  tradition  universelle  et  con- 


(1)  Grotius,  de  Jure  belli,  lib.  111,  c.  iv,  §§  8  et  9. 

(2)  J((.,  ibid.j  lib.  III,  c.  iv,  §  10. 


40O  DROIT  DES  GENS. 

stante  suffit  pour  fonder  un  droit,  il  n'y  en  a  pas  de  plus  solide  que 
celui  du  conquérant  (1). 

Ainsi  le  droit  des  gens,  qualitié  aussi  de  droit  naturel,  recon- 
naît à  l'ennemi  un  pouvoir  illimité  sur  les  personnes  et  les  choses. 
Toutefois  ce  pouvoir  était  en  décadence  dès  le  xvn*'  siècle.  Rien  ne 
prouve  mieux  la  loi  consolante  du  progrès.  Jamais  guerre  n'avait 
paru  aussi  sauvage  que  celle  de  Trente  ans,  et  néanmoins  plus 
d'un  droit,  reconnu  par  Grotius  sur  l'autorité  de  la  tradition, 
n'était  plus  pratiqué.  Les  vaincus  n'étaient  pas  réduits  en  escla- 
vage, preuve  que  l'on  n'admettait  plus  ce  droit  absolu  sur  la  vie 
des  captifs  d'où  les  jurisconsultes  avaient  dérivé  le  pouvoir  de 
leur  ôter  la  liberté.  Révolution  immense,  qui  contenait  le  germe 
d'une  révolution  nouvelle.  Dès  que  l'ennemi  n'a  pas  un  droit 
absolu,  toute  la  théorie  antique  du  droit  de  guerre  s'écroule  :  il 
n'est  pas  vrai  que  le  vainqueur  soit  un  juge  en  présence  d'un  cou- 
pable. Si  procès  il  y  a,  il  n'est  pas  criminel,  mais  civil  ;  il  tend  au 
maintien  d'un  droit,  et  non  h  l'application  d'une  loi  pénale  :  si  les 
vaincus  sont  condamnés,  c'est  à  des  restitutions  et  h  des  répara- 
tions, non  à  des  peines,  bien  moins  encore  à  la  plus  cruelle  de 
toutes,  la  mort.  Grotius  a  l'instinct  de  ce  progrès,  mais  il  n'en  a 
pas  une  vue  claire  et  nette;  ses  sentiments  sont  excellents,  mais 
ses  idées  sont  confuses  :  il  parle  au  nom  de  la  justice  et  de  l'huma- 
nité, tout  en  restant  sous  le  joug  d'une  tradition  barbare.  Sui- 
vons-le dans  cette  lutte  :  la  civilisation  moderne  en  a  profité. 

Il  y  a  des  choses  licites,  dit  Grotius,  en  ce  sens  qu'on  les  peut 
faire  impunément;  elles  sont  cependant  injustes  si  elles  sont  con- 
traires au  droit,  ou  en  opposition  avec  quelque  vertu,  ou  avec  les 
sentiments  d'un  honnête  homme  (2).  Le  principe  est  loin  d'être 
clairement  formulé,  il  est  même  contradictoire.  On  ne  comprend 
pas  trop  comment  un  acte  contraire  au  droit  puisse  être  licite; 
on  ne  comprend  pas  davantage  ce  que  les  vertus  morales  ou  chré- 
tiennes ont  de  commun  avec  le  droit.  Le  droit  ne  peut  être  limité 
que  par  le  droit;  il  y  a  contradiction  à  établir  une  règle  juridique, 
et  lï  la  restreindre  ensuite  par  des  considérations  étrangères  au 


(1)  Grolius,  (le  Jure  beili,  lib.  Ul,  c.  v,  §  1  ;  lib.  \\\,  c.  vni,  §  1,  a'  1,  §  4,  a'  1. 

(2)  Id.,  ibicl.,  lib.  Hl,  c.  X,  §  1,  n"  1. 


DROIT  DE  GUERRE.  491 

droit.  La  confusion,  étant  dans  le  principe,  doit  inévitablement  se 
retrouver  dans  les  applications. 

Le  pouvoir  de  l'ennemi  sur  les  choses  n'est  pas  absolu,  dit  Gro- 
tius,  et  il  a  raison;  mais  où  est  la  limite  de  ce  qui  est  licite  et  de 
ce  qui  est  illicite?  Il  répond  que  le  mal  fait  par  l'ennemi  doit  être 
en  proportion  du  droit  qu'il  réclame,  et  de  la  culpabilité  de  celui 
contre  lequel  il  le  revendique  (1).  Voilà  un  nouveau  principe,  excel- 
lent pour  déterminer  l'étendue  des  réparations  que  le  vainqueur 
peut  exiger  après  la  victoire,  mais  tout  h.  fait  étranger  aux  droits 
des  parties  belligérantes  pendant  la  guerre.  Ont-elles  le  droit  de 
dévaster  le  pays  ennemi,  et  de  piller  les  habitants?  Le  principe  de 
Grotius  ne  résout  pas  la  question;  quel  que  soit  le  droit  contesté, 
dès  qu'il  est  revendiqué,  les  armes  h  la  main,  l'on  peut  employer 
contre  l'ennemi  les  moyens  réputés  légitimes  pour  vaincre  sa 
résistance.  Mais  quels  moyens  sont  légitimes?  Peut-on  faire  tout 
ce  qui  contraint  l'ennemi  h  reconnaître  le  droit,  c'est  à  dire  à  se 
soumettre?  Répondre  affirmativement,  ce  serait  dire  que  le  droit 
est  illimité,  ce  qui  justifierait  les  guerres  de  destruction,  car  la 
destruction  peut  porter  l'ennemi  à  faire  la  paix.  Grotins  dit  que  la 
dévastation  peut  se  légitimer  par  le  but  que  l'on  se  propose  ;  si  elle 
tend  h  amener  une  paix  prompte,  il  l'approuve  (2).  Cette  règle  est 
bien  dangereuse,  car  elle  tend  à  juger  les  moyens  par  le  but.  Quels 
sont  les  excès  qui  ne  se  justifient  pas  par  là  !  Ne  serait-il  pas  plus 
juridique  de  dire  que  les  moyens  employés  par  les  parties  belligé- 
rantes doivent  trouver  leur  justification  en  eux-mêmes?  De  ce 
point  de  vue,  il  serait  bien  difficile  de  légitimer  la  dévastation,  h 
moins  que  l'on  n'admette  que  la  guerre  se  fait  contre  les  indivi- 
dus, aussi  bien  que  contre  l'État.  Grotius  ne  s'est  pas  dégagé 
entièrement  de  cette  funeste  idée;  de  là  l'incertitude  qui  règne 
dans  ses  principes. 

Quels  sont  les  droits  des  parties  belligérantes  après  la  victoire? 
Grotius  pose  en  principe,  que  le  vainqueur  peut  s'emparer  des 
biens  des  vaincus,  pour  se  payer  de  ce  qui  lui  est  dû.  La  dette  qui 
incombe  aux  vaincus  ne  consiste  pas  uniquement  dans  le  droit  qui 
a  donné  naissance  à  la  guerre,  car  celui  qui  perd  son  procès  est 


(l)  Grotius,  de  Jure  belli,  lib.  UI,  c.  xii,  §  1,  q'  1. 
'&)  /d.,  tto/.,lib.in,c.xii,  §l,n'3. 


492  DROIT  DES  GENS. 

encore  condamné  à  réparer  le  dommage  qu'il  a  causé  par  une 
injuste  résistance.  Le  droit  du  vainqueur  est  certain,  mais  com- 
ment i'exercera-t-il?  Ici  reparaît  l'hésitation  de  Grotinn  entre  la 
tradition  et  la  doctrine  des  temps  modernes.  Tant  que  l'on  consi- 
dérait les  guerres  comme  faites  aux  individus,  il  était  naturel  de 
prendre  aussi  aux  individus  ce  qui  était  nécessaire  pour  dédom- 
mager le  vainqueur.  Grotius  admet  la  légitimité  de  ce  droit;  il 
avoue  toutefois  que  les  contributions  de  guerre  qui  commençaient 
à  s'introduire  sont  plus  justes  (1).  Grotius  n'a  pas  aperçu  l'immense 
révolution  que  cette  pratique  nouvelle  impliquait.  Une  contribu- 
tion de  guerre  est  une  charge  publique,  c'est  l'État  qui  la  paie, 
c'est  lui  qui  la  répartit  sur  les  contribuables  et  la  lève  :  tout  se  fait 
d'après  des  règles  juridiques.  Sans  doute  les  habitants  du  pays 
en  souffrent  et  supportent  en  définitive  le  dommage,  mais  cela  est 
juste,  puisque  les  sujets  s'identifient  avec  l'État.  L'ancien  procédé 
au  contraire  est  celui  de  la  violence,  il  est  né  à  une  époque  où  l'on 
reconnaissait  au  vainqueur  un  droit  absolu  sur  les  choses  comme 
sur  les  personnes  des  ennemis;  le  droit  se  confondait  alors  avec 
la  force.  Dès  que  l'on  admet  que  la  guerre  se  fait  contre  l'État 
ennemi,  et  que  le  droit  du  vainqueur  est  limité  comme  une  créance, 
il  est  impossible  de  maintenir  le  principe  de  Grotius;  en  vain 
voudrait-on  le  régler,  on  n'impose  pas  la  règle  ii  ce  qui  est  déré- 
glé de  sa  nature  :  l'abus  est  moins  dans  l'application  que  dans  le 
principe. 

Quel  est  le  droit  du  vainqueur  sur  les  personnes  des  vaincus? 
Grotius  part  de  la  supposition  que  les  vaincus  méritent  une 
peine  ;  il  les  considère  comme  coupables  et  il  voit  un  juge  dans  le 
vainqueur.  Nous  avons  déjà  relevé  ce  qu'il  y  a  de  faux  dans  cette 
manière  de  considérer  la  guerre.  Aussi  Grotius  essaie-t-il  vaine- 
ment d'établir  une  limite  juridique  à  ce  terrible  droit  :  où  s'arrê- 
tera le  vainqueur  qui  croit  avoir  devant  lui  des  coupables?  On 
peut  lui  recommander  l'humanité,  mais  cette  recommandation 
n'est  pas  une  loi.  Grotius  dit  que  la  peine  doit  être  proportionnée 
à  la  faute  (2)  :  cela  est  très  vrai,  mais  comment  parvient-on  à 
proportioner  la  peine  au  délit,  dans  la  justice  criminelle?  En  défi- 


(1)  Grotius j  de  Jore  belli,  lib.  UI,  c.  xiii,  §§  l  et  2. 

(2)  Id.,  ibid.,  lib.  HI,  c.  xi. 


DltOlï  DE  GUERRE.  49iS 

nissant  le  délit,  et  en  déterminant  la  peine  pour  tous  les  cas  pos- 
sibles qui  se  rencontrent  :  la  garantie  du  prévenu  est  dans  la  loi 
pénale  qui  lie  le  juge.  Où  sont  ces  garanties  quand  le  vaincu  est 
en  présence  du  vainqueur?  C'est  celui  qui  punit  qui  détlnit  le  délit, 
et  c'est  aussi  lui  qui  établit  la  peine;  outre  cela  il  est  partie,  c'est 
l'offensé  qui  est  juge.  Lui  prêcher  la  modération,  n'est-ce  pas 
demander  l'impossilDle?  Ici  encore,  il  faut  dire  que  les  abus  sont 
inévitables,  parce  que  le  principe  même  est  un  abus. 

Les  restrictions  que  Grotius  apporte  aux  droits  des  puissances 
belligérantes  lui  sont  inspirées  par  le  sentiment  de  l'humanité, 
bien  plus  que  par  sa  doctrine  juridique.  Il  demande  que  par  gran- 
deur d'âme,  le  vainqueur  pardonne  même  aux  auteurs  de  la  guerre. 
Fort  bien!  Mais  si  le  vainqueur  ne  veut  pas  user  de  générosité? 
Il  faut  épargner  les  coupables,  de  crainte  de  faire  périr  des  inno- 
cents, ajoute  Grotius;  c'est  pour  ce  motif  que,  d'accord  avec  les 
théologiens,  il  réprouve  le  sac  des  villes  prises  d'assaut  (1).  Rien 
de  mieux  :  nous  nous  trompons,  il  y  avait  quelque  chose  de  mieux 
à  dire,  c'est  que  le  vainqueur  n'a  de  droit  sur  la  vie  du  vaincu, 
que  pendant  le  combat;  après  la  victoire  ce  droit  cesse  même 
contre  ceux  qui  ont  porté  les  armes  ;  à  plus  forte  raison  doit-il 
respecter  les  personnes  qui,  par  leur  sexe,  leur  âge  ou  leur  con- 
dition sont  étrangères  aux  hostilités.  Nous  n'insistons  pas,  parce 
que,  heureusement,  ces  vérités  sont  devenues  des  lieux  communs. 
Il  y  a  cependant  un  point  sur  lequel  nous  devons  appeler  l'atten- 
tion. Grotius  enseigne  que  dans  les  pays  où  l'esclavage  est  admis, 
le  vainqueur  peut  licitement  réduire  les  vaincus  en  servitude  (2)  ;  il 
va  plus  loin,  il  pense  que  la  servitude,  quoiqu'elle  soit  contraire  à 
la  nature,  n'est  pas  en  opposition  avec  la  justice.  Nous  ne  dirons 
pas  les  pitoyables  raisons  qu'il  donne  à  l'appui  d'une  opinion  qui 
ne  compte  plus  de  partisans  que  parmi  les  propriétaires  d'es- 
claves. Grotius  a  été  égaré  par  la  plus  haute  autorité,  le  christia- 
nisme :  preuve,  entre  mille,  que  ce  n'est  pas  h  la  religion  chré- 
tienne que  nous  devons  l'abolition  de  cette  honteuse  institution. 
L'erreur  de  Grotius  lient  encore  ii  sa  fausse  conception  des  droits 
du  vainqueur;  c'est  parce  que.le  vaincu  est  un  coupable,  que  son 


(1)  Grotius,  de  Jure  belli,lib.  Ul,c.  m,  §  7,  n'  1;  §  8,  ss. 

(2)  Jd.,  ibid.,  lib.  IH,  c.  xiv,  §  1. 


494  DROIT  UES  GENS. 

juge  le  peut  condamner  à  toutes  les  peines  légitimes,  à  l'esclavage 
par  conséquent,  s'il  est  considéré  comme  licite.  Otez  au  vainqueur 
son  prétendu  pouvoir  de  juge,  vous  lui  enlevez  en  même  temps 
tout  pouvoir  sur  la  personne  du  vaincu. 

En  reconnaissant  au  vainqueur  un  droit  sur  la  liberté  des  vain- 
cus, Grotius  admet  implicitement  le  droit  de  conquête.  A  son  point 
de  vue,  cela  est  très  logique.  Mais  comme  il  limite  tous  les  droits 
du  vainqueur,  il  cherche  aussi  à  limiter  le  droit  du  conquérant;  il 
veut  qu'on  le  restreigne  à  une  réparation  ou  à  une  peine  ;  il  ajoute 
que  ce  qui  légitime  la  conquête,  c'est  la  crainte  d'un  très  grand 
danger  (l).  La  limite  est  illusoire  :  si  le  vainqueur  a  le  droit  de 
punir  les  vaincus,  en  leur  enlevant  leur  liberté  ou  leur  indépen- 
dance, son  droit  est  illimité,  quoi  qu'on  dise  et  quoi  qu'on  fasse. 
N'est-ce  pas  h  lui  à  apprécier  l'étendue  de  la  faute  ou  du  crime? 
u'est-ce  pas  lui  seul  qui  peut  savoir  quel  danger  le  menace,  s'il 
laisse  la  liberté  à  ceux  qu'il  a  vaincus?  n'est-ce  donc  pas  h  lui  à 
déterminer  la  peine?  Et  s'il  s'empare  de  tout  le  pays  ennemi,  s'il 
anéantit  sa  nationalité,  n'use-t-il  pas  d'un  droit?  On  peut  lui  re- 
procher d'avoir  abusé  de  son  droit,  mais  le  reproche  même  té- 
moigne pour  le  droit.  Nous  croyons  qu'il  en  doit  être  de  la  guerre 
comme  des  procès;  le  jugement  ne  crée  aucun  droit  nouveau,  il  ne 
fait  que  reconnaître  un  droit  préexistant.  Si  la  justice  régulière  ne 
confère  pas  de  droit,  mais  se  borne  à  le  sanctionner,  comment  la 
justice  irrégulière  que  les  nations  poursuivent  par  les  armes 
pourrait-elle  do-nner  un  droit  h  celui  qui  l'emporte?  Pourquoi  y 
aurait-il  plus  de  puissance  dans  la  justice  violente  que  dans  la 
justice  pacifique?  Serait-ce  parce  que  la  première  offre  moins  de 
garanties?  N'en  faut-il  pas  conclure  plutôt  que  le  droit  du  vain- 
queur doit  être  renfermé  dans  les  plus  étroites  limites? 

La  critique  que  nous  faisons  de  Grotius  n'enlève  rien  à  son  mé- 
rite; ce  n'est  pas  nous  qui  la  faisons.  Nous  constatons  seulement 
le  progrès  accompli  par  l'humanité.  Sous  quelle  inspiration  ce 
progrès  s'est-il  réalisé?  C'est  l'idée  du  droit  qui  a  insensiblement 
pris  la  place  de  la  force.  Or  c'est  Grotius  qui  a  donné  l'impulsion 
h  ce  mouvement;  c'est  donc  à  lui  qu'en  revient  l'honneur.  S'il  a 
des  défaillances,  s'il  ne  tient  pas  d'une  main  assez  ferme  le  dra- 

(I)  Graihis,  de  Jure  belli,  lib.  Ul,  c.  xv,  §  1. 


1 


DROIT  DE  GUERRE.  495 

peau  du  droit  au  milieu  du  conflit  des  passions  et  des  intérêts,  il 
ne  faut  pas  lui  en  faire  un  crime;  il  a  subi  l'influence  du  fait  uni- 
versel, l'influence  de  la  tradition  du  genre  humain.  Sa  gloire  est 
d'avoir  secoué  ce  joug,  autant  que  cela  est  donné  à  l'homme. 
S'il  porte  les  chaînes  de  son  temps,  il  porte  aussi  les  marques  de 
l'avenir  :  c'est  là  le  caractère  des  esprits  supérieurs. 

N"  2.  Descartes. 

Les  philosophes  du  xvni^"  siècle  ont  déprécié  Grotius,  parce 
qu'ils  l'ont  jugé  du  point  de  vue  de  leur  temps.  Si  l'on  appréciait 
ainsi  les  plus  grands  génies,  on  les  trouverait  tous  bien  petits.  Il 
faut  se  placer  au  milieu  des  circonstances  où  vécut  Grotius  pour 
l'apprécier  à  sa  juste  valeur.  La  force  dominait  tellement  dans  les 
relations  internationales,  et  jusque  dans  l'intérieur  des  États, 
qu'elle  fut  considérée  par  de  profonds  penseurs  comme  la  loi  su- 
prême des  individus  et  des  peuples.  Nous  ne  parlons  pas  de 
Hobbes,  qui  nie  le  droit;  il  y  a  eu  au  xvn-  siècle  un  philosophe 
qui  est  encore  célébré  aujourd'hui  comme  le  rénovateur  delà  phi- 
losophie. Descartes  est  l'homme  de  la  raison  pure;  il  semble  igno- 
rer la  tradition;  s'il  ne  l'ignore  pas,  il  la  dédaigne  du  moins. 
Qui  ne  s'attendrait  h  trouver  le  penseur  français  supérieur  au  po- 
litique hollandais?  Cependant  c'est  Grotius  qui  pourrait  passer 
pour  l'utopiste,  tandis  que  Descartes  subit  l'influence  du  fait,  au 
point  d'ériger  le  fait  en  théorie. 

Nous  avons  dit  plus  haut  que  Descartes  détruit  la  justice  inter- 
nationale, en  la  fondant  sur  l'intérêt  et  la  puissance  des  princes; 
peu  s'en  faut  que  le  grand  philosophe  ne  soit  de  l'avis  de  ces 
théologiens  français  qui  accordaient  d'autant  plus  de  droits  aux 
fois  qu'ils  avaient  plus  de  force.  Qu'est-ce  que  cette  doctrine,  sinon 
le  droit  du  plus  fort?  Descartes  demande  ce  qui  est  permis  à  l'égard 
des  ennemis;  il  répond  :  Au  regard  des  ennemis,  on  a  quasi  permis- 
sion de  tout  faire,  pourvu  qu'on  en  retire  (quelque  avantage  pour  soi 
ou  pour  ses  sujets,  et  je  ne  désapprouve  pas  en  cette  occasion  qu'on 
accouple  le  renard  avec  le  lion,  et  qu'on  joigne  l'artifice  à  la  foire  (1). 

(l  '  Œuvres  de  Descaries,  T.  IX,  p.  387,  ss. 


496  ItROlT  DES  GENS. 

On  le  voit,  le  philosophe  admet  l'utile  comme  règle  du  juste  et  quoi 
qu'il  n'enseigne  pas  comme  Hobbes  que  l'homme  est  un  loup  pour 
l'homme,  il  aboutit  aux  mêmes  conséquences.  Grotius  aussi  déve- 
loppe longuement  le  funeste  droit  des  gens  qui  permet  de  tout 
faire  à  l'égard  de  l'ennemi,  mais  son  instinct  juridique  et  ses  sen- 
timents humains  se  révoltent  contre  cet  amas  de  barbaries  ;  il  y 
substitue  des  règles,  peu  logiques,  si  l'on  veut,  mais  qui  tendent 
du  moins  à  mettre  le  droit  là  où  dominait  la  force,  et  l'humanité 
^là  où  régnait  la  barbarie.  Descartes  s'en  tient  au  fait,  et  il  s'en  dé- 
clare passablement  satisfait.  Dès  lors  il  ne  peut  plus  être  question 
d'un  droit  qui  régit  les  nations.  Grotius  examine  avec  un  soin 
scrupuleux  les  causes  qui  justifient  la  guerre,  et  il  n'en  admet 
d'autre  que  le  maintien  du  droit;' il  qualifie  de  brigandage  toutes 
autres  hostilités.  Descartes  trouve  ce  brigandage  très  légitime; 
après  avoir  déclaré  que  tout  est  permis  à  l'égard  de  l'ennemi,  il 
demande  ce  qu'il  faut  entendre  par  ennemi  ;  sa  réponse  est  h  peine 
croyable  :  Même  je  comprends  sous  le  nom  d'ennemis  tons  ceux  qui 
ne  sont  point  amis  ou  alliés,  parce  quon  a  le  droit  de  leur  faire  la 
guerre  quand  on  y  trouve  son  avantage  et  que,  commençant  à  devenir 
suspects  et  redoutables,  on  a  lieu  de  s'en  défier.  Voilà  la  bride  lâchée 
à  la  plus  impétueuse  des  passions,  l'amour  des  conquêtes  ;  les 
princes  n'ont  plus  aucun  droit  à  respecter,  pour  mieux  dire,  on 
transporte  dans  les  relations  internationales  la  funeste  maxime 
du  despotisme,  que  la  volonté  du  prince  fait  le  droit.  Ajoutez  à  cela 
que  Descartes  n'est  pas  plus  scrupuleux  sur  les  moyens  que  sur  le 
but;  la  force  et  l'artifice,  tout  lui  est  bon  :  c'est  à  la  lettre  le  règne 
de  la  force  brutale. 

On  a  de  la  peine  à  comprendre  cette  aberration  dans  une  si 
haute  intelligence;  il  faut  se  rappeler  que  Descartes  se  replie  sur 
son  moi,  et  vit  dans  le  monde  intérieur  de  la  pensée:  le  monde 
extérieur  ne  le  touche  guère,  il  s'en  occupe  très  peu,  et  l'accepte 
tel  quel,  parce  qu'il  s'est  arrangé  de  manière  à  n'en  recevoir  aucun 
trouble.  Mais  s'il  est  timide  dans  le  domaine  des  faits,  il  montre 
d'autant  plus  d'audace  dans  celui  de  la  spéculation  ;  le  philosophe 
pose  des  principes  qui  conduiront  à  une  révolution,  même  dans 
les  relations  internationales.  Descartes  établit  admirablement  la 
loi  de  la  solidarité  humaine  :  «  Après  qu'on  a  reconnu  la  bonté  de 
Dieu,  l'immortalité  de  nos  âmes  et  la  grandeur  de  l'univers,  il  y  a 


DROIT  DE  GUERRE.  497 

encore  une  vérité  dont  la  connaissance  me  semble  fort  utile,  qui 
est  que  bien  que  chacun  de  nous  soit  une  personne  séparée  des 
autres  et  dont  par  conséquent  les  intérêts  sont  en  quelque  façon 
distincts  de  ceux  du  reste  du  monde,  on  doit  toutefois  penser 
qu'on  ne  saurait  subsister  seul,  et  qu'on  est  en  effet  l'une  des 
parties  de  l'univers,  et  plus  particulièrement  encore  l'une  des 
parties  de  cette  terre,  l'une  des  parties  de  cet  État,  de  cette 
société,  de  cette  famille,  à  laquelle  on  est  joint  par  sa  de- 
meure, par  son  serment,  par  sa  naissance,  et  il  faut  toujours 
préférer  les  intérêts  du  tout  dont  on  est  partie  à  ceux  de  sa 
personne  en  particulier  (1).  »  Le  principe  de  la  solidarité,  formulé 
par  Descartes,  est  gros  de  conséquences  :  il  est  vrai  qu'il  le  limite 
aux  individus,  mais  les  principes  ne  se  laissent  pas  circonscrire 
ainsi  :  si  la  loi  du  devoir  régit  les  individus,  pourquoi  ne  régirait- 
elle  pas  les  peuples?  Les  peuples  ne  sont-ils  pas  une  association 
d'individus?  Et  comment  ce  qui  est  vrai  pour  la  partie,  ne  serait-il 
pas  vrai  pour  le  tout?  Il  est  impossible  que  la  loi  de  l'intérêt  gou- 
verne les  États,  quand  on  la  rejette  pour  les  membres  de  l'État;  si 
les  citoyens  sont  soumis  à  la  règle  du  devoir,  les  nations  doivent 
aussi  s'y  soumettre. 


N°  3.  Loche. 

Peu  d'années  séparent  Locke  de  Grotius.  Cependant  l'on  dirait 
que  ce  sont  des  siècles,  quand  on  compare  leurs  doctrines  sur  le 
droit  de  conquête.  L'écrivain  hollandais  ne  soupçonne  pas  même 
l'illégitimité  d'un  droit  pratiqué  par  toutes  les  nations.  Loche  ruine 
ce  prétendu  droit  dans  sa  base.  Grotius  ne  repousse  le  droit  de 
conquête  que  dans  les  guerres  injustes;  il  va  sans  dire  que  le  phi- 
losophe anglais  est  de  cet  avis;  il  ne  ménage  pas  beaucoup  ses 
expressions  pour  flétrir  le  vulgaire  des  conquérants  :  «  Peut-on 
soutenir  que  des  voleurs  et  des  pirates  aient  droit  de  domination 
sur  tout  ce  dont  ils  peuvent  se  rendre  maîtres,  ou  sur  ce  qu'on 
aura  été  contraint  de  leur  accorder  par  des  promesses  que  la 
violence  aura  extorquées?  Un  injuste  conquérant  qui  me  soumet 

(1)  r.cUre  du  13  juin  1643  à  la  princesse  Elisabeth. 


498  DROIT  DES  GENS. 

à  lui  par  la  force,  n'en  a  pas  davantage.  L'injure  est  la  même,  le 
crime  est  égal,  qu'il  soit  commis  par  un  homme  qui  porte  une  cou- 
ronne, ou  par  un  homme  de  néant.  La  qualité  de  celui  qui  fait  tort, 
ou  le  nombre  de  ceux  qui  le  suivent,  ne  change  point  le  tort  et 
l'offense,  ou  s'il  le  change,  c'est  pour  l'aggraver.  Toute  la  diffé- 
rence qu'il  y  a,  c'est  que  les  grands  voleurs  sont  récompensés  de 
lauriers  et  de  triomphes.  Ceux  qui  ont  été  conquis  ou  leurs  enfants, 
n'ont  nul  juge  sur  la  terre,  ni  nul  arbitre  auquel  ils  puissent  appe- 
ler. Ils  doivent  appeler  au  ciel,  comme  fit  Jephté,  et  appeler  jus- 
qu'à ce  qu'ils  aient  recouvré  le  droit  de  leurs  ancêtres.  » 

Ainsi  une  guerre  injuste  ne  peut  jamais  produire  un  droit  en 
faveur  du  conquérant.  Locke  n'admet  pas  davantage  qu'une  guerre 
juste  légitime  la  conquête.  Il  applique  à  la  guerre  sa  théorie  du 
contrat  social.  L'État  n'existe  que  par  le  concours  de  consentement 
de  ceux  qui  y  vivent,  et  il  n'a  de  pouvoirs  que  ceux  qu'il  tient  de 
ce  contrat;  mais  les  hommes  ne  peuvent  donner  à  l'État  que  les 
droits  qu'ils  ont  eux-mêmes;  or,  n'ayant  pas  le  pouvoir  de  rien 
faire  d'injuste,  ils  ne  peuvent  pas  par  leur  consentement  autori- 
ser l'État  à  entreprendre  une  injuste  guerre.  De  là  le  philosophe 
anglais  conclut  que  l'injustice  de  la  guerre  n'est  imputable  qu'à 
ceux  qui  en  sont  les  auteurs;  les  conséquences  qui  en  découlent 
au  profit  du  vainqueur  ne  peuvent  donc  frapper  que  les  coupables 
proprement  dits.  On  ne  peut  pas  considérer  le  peuple  comme 
complice,  il  est  plutôt  victime,  de  même  qu'il  serait  victime  et  non 
coupable,  si  l'État  commettait  des  injustices  dans  son  gouverne- 
ment intérieur.  La  question  du  droit  de  conquête  se  réduit  donc 
à  déterminerquel  droit  le  vainqueur  a  sur  les  personnes  et  les  biens 
de  ceux  qui  ont  commis  l'injustice.    • 

Grotius  déduit  le  pouvoir  sur  les  biens  des  vaincus  du  pouvoir 
que  le  vainqueur  a  sur  leurs  personnes,  et  au  premier  abord  ou 
serait  tenté  de  croire  que,  s'il  a  un  droit  absolu  sur  les  personnes, 
il  doit,  à  plus  forte  raison,  avoir  un  droit  absolu  sur  les  biens. 
Locke  admet  le  principe,  il  nie  la  conséquence.  Pourquoi 
accorde-t-on  un  pouvoir  sur  la  vie  du  vaincu  à  celui  qui  a  été 
injustement  attaqué?  Parce  que  l'injuste  agresseur  donne  par  le 
fait  de  sa  violence  le  droit  de  le  repousser,  et  au  besoin  de  lui  ôter 
la  vie,  comme  à  un  être  nuisible  et  dangereux.  Ce  droit  de  défense 
n'a  rien  de  commun  avec  les  biens  de  celui  qui  fait  une  injuste 


DROIT  DE  GUERRE.  499 

guerre.  II  est  vrai  que  le  vainqueur  a  un  droit  sur  ces  biens,  mais 
seulement  en  tant  qu'il  a  souffert  un  dommage  de  l'attaque  injuste, 
et  dans  les  limites  du  dommage.  Pour  prouver  sa  thèse,  Locke 
prend  l'exemple  du  voleur  :  «  Je  puis  tuer  un  voleur  qui  se  jette 
sur  moi  dans  un  grand  chemin  ;  je  ne  puis  pas  pourtant,  ce  qui 
semble  être  quelque  chose  de  moins,  lui  ôter  son  argent,  môme 
en  lui  laissant  la  vie  et  la  liberté  ;  si  je  le  faisais,  je  commettrais 
un  larcin.  La  violence  de  ce  voleur  et  l'état  de  guerre  où  il  s'est 
mis  lui  ont  fait  perdre  le  droit  qu'il  avait  sur  la.vie,  mais  ils  ne 
m'ont  point  donné  droit  sur  ses  biens.  De  même,  le  droit  de 
conquête  s'étend  seulement  sur  la  vie  de  ceux  qui  attaquent  injus- 
tement, mais  non  sur  leurs  biens.  Le  vainqueur  n'a  de  droit  sur 
les  biens  que  jusqu'à  concurrence  de  la  perte  pécuniaire  qu'il  a 
éprouvée,  de  même  que  celui  qui  a  été  dépouillé  par  un  voleur  a 
droit  h  des  dommages,  intérêts  contre  le  voleur.» 

Le  vainqueur  a  droit  à  une  indemnité  complète,  mais  sur  les 
biens  de  qui  peut-il  la  prendre?  Partant  du  principe  que  ce  droit 
est  la  suite  d'une  injuste  attaque,  Locke  dit  que  la  faute  étant  per- 
sonnelle, la  réparation  doit  l'être  aussi.  De  là  il  conclut  que  les 
biens  des  femmes  et  des  enfants  sont  à  l'abri  du  pouvoir  des  con- 
quérants. Il  en  résulte  que  le  conquérant  n'a  jamais  le  droit  de 
déposséder  la  postérité  de  ceux  qu'il  a  subjugués.  Dès  lors,  il  ne 
peut  être  question  d'un  droit  de  conquête.  La  conquête  est  un 
droit  sur  les  personnes  et  sur  les  biens  des  vaincus  et  de  leur 
postérité.  Mais  comment  pourrait-on  prétendre  un  droit  sur  la 
personne  de  ceux  qui  sont  tout  à  fait  étrangers  à  l'injustice  de  la 
guerre,  injustice  qui  donne  seule  un  droit  au  conquérant'.''  Il  ne 
peut  pas  davantage  exercer  un  droit  sur  leurs  biens,  puisque  la 
victoire  ne  lui  donne  droit  qu'à  une  indemnité  sur  les  biens  des 
coupables. 

Reste  une  dernière  raison  invoquée  par  les  conquérants,  ou 
par  ceux  qui  plaident  leur  cause.  On  prétend  que  la  conquête, 
viciée  par  la  violence,  devient  légitime,  alors  que  la  violence 
cesse,  et  que  les  vaincus  consentent  à  se  soumettre  au  vainqueur. 
Locke  reconnaît  la  force  de  cet  argument  ;  car,  dans  sa  doctrine, 
le  droit  repose  sur  le  consentement.  Il  répond  que  ce  prétendu 
consentement  n'est  jamais  libre,  parce  que  le  peuple  conquis  n'est 
pas  dans  une  position  où  il  puisse  rejeter,  s'il  le  voulait,  le  joug 


500  DROIT  DES  GENS. 

du  vainqueur.  Il  est  donc  vrai  de  dire  que  le  consentement  est 
vicié  par  la  violence;  or  la  violence  ne  peut  pas  fonder  un  droit, 
quelque  longue  qu'ait  été  la  soumission  apparente;  le  peuple  con- 
quis conserve  son  droit  à  la  liberté,  il  peut  toujours  se  délivrer 
de  la  tyrannie  que  la  force  lui  a  imposée  :  «  Qui  doute,  s'écrie 
Locke,  que  les  chrétiens  de  la  Grèce,  descendants  des  anciens 
possesseurs  de  ce  pays  qui  est  aujourd'hui  sous  la  domination  du 
Grand  Seigneur,  ne  pussent  justement,  s'ils  en  avaient  la  force, 
secouer  le  joug  des  Turcs,  sous  lequel  ils  gémissent  depuis  si 
longtemps?  » 

La  Grèce  a  secoué  le  joug,  aux  applaudissements  du  monde 
civilisé,  et  sa  révolution  a  donné  une  éclatante  approbation  aux 
idées  du  philosophe  anglais.  Nous  acceptons  sa  doctrine,  mais 
avec  quelques  réserves.  Nous  ne  dirons  rien  du  droit  absolu  que 
Loche  reconnaît  au  vainqueur  sur  les  personnes  des  vaincus; 
nous  avons  déjà  réclamé  contre  ce  pouvoir,  ainsi  que  contre  l'as- 
similation des  vaincus  à  des  criminels.  Il  y  a  un  autre  vice  dans  la 
théorie  de  Locke  :  c'est  le  consentement  qui  dans  sa  doctrine 
légitime  au  besoin  le  pouvoir  du  conquérant.  La  théorie  du  con- 
trat social  est  répudiée  parla  science  moderne;  il  est  inutile  d'y 
insister.  Appliquée  au  droit  de  conquête,  elle  conduit  à  des  con- 
séquences que  nous  ne  saurions  admettre.  On  peut  d'abord  objec- 
ter à  Locke  qu'il  n'est  question  dans  sa  théorie  que  d'individus, 
tandis  que  la  guerre  se  fait  entre  États,  et  que  le  droit  du  conqué- 
rant, si  droit  il  y  a  ,  s'étend  sur  l'État,  bien  plus  que  sur  les  biens 
des  individus  qui  le  composent.  En  d'autres  termes,  il  s'agit  de 
savoir  si  la  nationalité  peut  être  détruite,  soit  par  la  violence,  soit 
par  le  consentement  des  vaincus.  Qu'elle  ne  puisse  pas  l'être  par 
la  violence,  la  chose  est  évidente,  dès  qu'on  n'accorde  pas  un  droit 
absolu  au  vainqueur;  mais  si  l'on  dit  avec  Locke  que  le  vainqueur 
aundroitabsolu,même  de  vie  et  de  mort  sur  le  vaincu,  que  répon- 
dra-t-on  au  conquérant  qui  dira  :  «Le  vaincu,  ce  n'est  pas  tel  ou  tel 
individu,  car  ce  ne  sont  pas  les  individus  qui  déclarent  la  guerre, 
le  vaincu  c'est  l'État,  la  nation  ;  j'ai  donc  le  droit  de  les  détruire?  » 
Nous  ne  voyons  pas  ce  que  dans  la  doctrine  de  Locke  on  répon- 
drait. Il  y  a  cependant  une  réponse  à  faire,  et  elle  est  décisive; 

(1)  Locke,  du  Gouvernement  civil,  chap.  xv,  §§  1-118. 


DROIT  DE  (JUEKHE.  501 

c'est  que  les  nationalités  ne  peuvent  pas  plus  être  détruites  que 
les  vaincus  ne  peuvent  être  mis  à  mort  ou  réduits  en  esclavage 
après  la  victoire.  Si  elles  ne  peuvent  pas  être  détruites  par  la 
force,  elles  ne  peuvent  pas  davantage  se  dissoudre  par  le  consen- 
tement, car  ce  n'est  pas  le  consentement  qui  les  a  formées.  Les 
nations  sont  de  Dieu  comme  les  individus,  elles  ne  peuvent  pas 
abdiquer  leur  personnalité,  pas  plus  que  l'individu  ne  peut  abdi- 
quer la  sienne.  Il  n'y  a  pas  de  convention  qui  légitime  la  servi- 
tude, il  n'y  en  a  pas  qui  légitime  l'asservissement  d'une  nation. 
Les  nationalités  sout  indestructibles,  au  point  de  vue  du  droit  : 
Dieu  seul,  qui  leur  a  donné  l'existence,  peut  la  leur  enlever. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


LIVRE  1 


LES    LUTTES   NATIONALES 


Chap.      I.  Monarchie  universelle  et  nationalités 7 

§  1.  Considérations  générales .7 

§  2.  La  monarchie  universelle 14: 

§  3.  Les  nationalités 33 

§  4.  L'équilibre  politique 44 

CuAP.    IL  Charles  Quint 53 

§  1.  La  monarchie  universelle 53 

§  2.  Opposition  des  nations ^'2 

No  1.  La  France 64 

K»  2.  L'Angleterre 71 

§  3.  La  papauté 77 

N»  1,  La  politique  des  papes 77 

No  2.  La  papauté  dans  la  lutte  de  François  i"  et. 

de  Charles  V 32 

§  4.  Les  Turcs 100 

N'o  1.  Monarchie  universelle  des  Turcs.     .     .     .  100 

N®  2.  Le  saint-empire  romain  et  les  Turcs.     .     .  108 

No  3.  François  I"  et  les  infidèles 116 

§  5.  Ce  que  les  hommes  veulent  et  ce  que  Dieu  veut.     '.  124 


■)(J4  TAliLi:  DES  MATIÈRES. 

Chap.  III.  Philippe  II 129 

§  1,  Politique  de  Philippe  II 129 

§  2.  Rivalité  de  la  Prance  et  de  l'Espagne 138 

No  1.  Disputes  sur  le  rang 138 

N°  2.  Les  frontières  naturelles 142 

N°  3.  Négociations  avec  l'Angleterre    ....  149 

N°  4.  Négociations  avec  l'Allemagne    .     .     .     .  152 

N"  5.  La  France  el  les  Pays-Bas 154 

§  3.  Elisabeth,  Henri  lY  et  PhiUppe  II 157 

N»  1.  Elisabeth,  Henri  IV  et  la  réforme     ...  157 

I.  Elisabeth  et  les  insurgés  des  Pays-Bas    .     .  157 

II.  Elisabeth  et  les  huguenots 163 

III.  Henri  lY  et  la  réforme 165 

N"  2.  Lutte  de  Philippe  II  contre  l'Angleterre  et 

la  France 170 

I.  Philippe  II  et  l'Angleterre 170 

II.  Philippe  II  et  la  France 172 

N«  3.  Henri  lY,  Elisabeth  et  Philippe  II.     .     .  180 
§  4.  La  politique  des  papes  pendant  la  seconde  moitié  du 

xvp  siècle 180 

§  5.  L'ambition  de  l'Espagne  et  ses  résultats 193 

Chap.  I.Y.  La  guerre  de  Trente  ans  et  la  paix  de  Westphalie.     .     .  203 

§  1.  L'objet  de  la  lutte 203 

§  2.  La  maison  d'Autriche 211 

§  3.  Les  protestants  d'Allemagne 220 

§  4.  Les  puissances  protestantes 232 

N''  1.  L'Angleterre 232 

N°  2.  Les  Provinces-Unies 236 

N»  3.  La  Suède 239 

I.  Gustave-Adolphe 239 

II.  La  Suède  après  Gustave- Adolphe.      .     .     .  246 

§  5 .  La  France 248 

N°  1.  Le  grand  dessein  de  Henri  IV     ...     .  248 

N»  2.  Richelieu 252 

I.  Le  roi  et  le  ministre 252 

II.  L'agrandissement  de  la  France    ....  259 

m.  Richelieu 268 

§  6.  Le  catholicisme  et  la  papauté 271 

N°  1.  La  politique  et  la  religion 271 

N»  2.  Sécularisation  de  l'Église 279 

N*»  3.  La  papauté  au  congrès  de  Munster.     .     .  281 


TABLE  DES  MATIÈRES.  503 

§  7 .  La  paix  de  Westplialie  et  la  république  européenne  de 

Sully 284 

N**  1.  La  paix  de  Westphalie 384 

N"  2,  La  république  européenne  de  Sully.     .     .  287 


LIVRE  II 


DROIT   DES   GENS 

Chap.      I.  Le  droit  des  gens  moderne 293 

Chap.    II.  La  diplomatie 303 

Sect.      I.  Le  machiavélisme 306 

§  1.  Les  faits 306 

§  2.  La  théorie 313 

N"  1.  Machiavel 313 

N»  2.  Commines 321 

Sect.    II.  La  diplomatie  au  xvi'^  siècle 330 

§  1.  Les  faits 330 

§  2.  Les  théorie 339 

Sect.  III.  La  diplomatie  au  xvii«  siècle 344 

§  1.  Les  faits 344 

§  2.  La  théorie 354 

Chap.  III.  La  guerre 363 

Sect.      I.  Le  droit  de  guerre  à  la  fin  du  moyen  âge.     .     .  363 

§  1.  Froissart 364 

§  2.  Charles  d'Orléans.  —  Gerson.  —  La  paix.     .     .     .  370 

Sect.    II.  Le  droit  de  guerre  au  xvi"  siècle 378 

§  1 .  Les  faits S78 

N"  1.  Barbarie 378 

N»  2.  Humanité 384 

§  2.  Tendances  pacifiques 392 

N"  1.  Les  humanistes 392 

I.  Morus.  —  Agrippa.  —  Erasme    ....  394 
II.  L'Arioste.  —  Rabelais.  —  Montaigne.  — 

Charron 401 

N"  2.  La  doctrine  chrétienne 405 

N"  3.  Les  politiques 411 

Sect.  III.  Le  christianisme  et  le  droit  de  guerre.     .     .     .  418 


o()<J  TÂiîLE  !)R.S  .MATKa-.KS. 

§  1.  L'Église  et  le  droit  des  gens il  S 

N"  1.  Le  droit  du  pape  sur  les  terres  des  iiiQ  Icles.  41S 

N°  2.  La  foi  du  serment 428 

§  2.  Les  guerres  de  religion 440 

N°  1.  L'assassinat  religieux 440 

N°  2.  La  cruauté  religieuse 451 

Sect.  IV.  Le  droit  de  guerre  au  XVII""  siècle 460 

§  1.  La  guerre  de  Trente  ans 4GG 

§  2.  Le  droit  des  gens  moderne 477 

N"  1.  Grotius 477 

■  N°  2.  Descartes 495 

N"  3.  Locke 497 


FIN. 


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