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Full text of "Étude sur les origines de la Sainte-Alliance"

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ETUDE  SUR  LES  ORIGINES 


DE  LA 


SAINTE-ALLIANCE. 


E.    MUHLENBECK. 


ÉTUDE 


SUR   LES   ORIGINES 


DE  LA 


SAINTE -ALLIANCE 


PARIS 

STRASBOURG 

F.  Vieweg,  Libraire-Editeur 

J.  H.  Ed.  Heitz,  Libraire-Editeur 

.   Bouillon   &   E.  Vieweg, 

Suce. 

Heitz  &  Mundel,  Successeurs. 

67,  Rue  de  Richelieu. 

5,  Rue  de  l'Outre. 

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3- 


AVANT- PROPOS. 


Savais  souvent  entendu  parler  d'un  asse^  long  séjour  fait 
par  Madame  de  Krudener  au  presbytère  réformé  allemand 
de  Sainte-Marie-aux-Mines .  Curieux  de  savoir  comment  la 
baronne  livonienne  s'était  trouvée  en  rapport  avec  un  mi- 
nistre  que  les  registres  de  son  Eglise  accusent  d'avoir  été 
un  faux-pasteur,  j'interrogeai  les  rares  survivants  de  1808 
et  de  180g,  je  lus  ce  que  je  pus  me  procurer  de  livres  et 
de  brochures  publiés  pour  ou  contre  Juliane  de  Krudener, 
je  m'informai  à  Carlsruhe,  à  Gerstheim,  à  Ober-Seebach, 
à  Leinsiveiler,  à  Bbnnigheim,  à  Stuttgart,  à  Sul^feld,  à 
Genève,  à  Weinsberg,  à  Ruchheim,  à  Ebertsheim,  à  Diesen- 
hofen,  à  Riga...  Le  résumé  de  mon  enquête,  le  voici!.. 
S'il  m'a  été  possible  de  la  mener  à  peu  près  à  bonne  fin, 
je  le  dois  à  de  nombreux  correspondants,  dont  l'aimable 
obligeance  ne  s'est  jamais  lassée.  Qu'ils  me  permettent  de 
les  remercier  ici  ! . . 

Je  n'ai  pas  la  prétention  d'avoir  écrit  l'histoire  définitive 
de  mes  héros.  Celui-là  seul  pourra  l'achever,  qui  recevra 
communication  des  Lettres  de  la  reine  Louise  de  Prusse  et 
du  Journal  intime  de  Madame  de  Krudener,  acquis  depuis 
quelques  années  par  le  rninistère  russe  des  affaires  étran- 
gères, —  et  qui,  en  outre,  réussira  à  tirer  de  sa  réserve  le 
fils  octogénaire  de  l'ancien  ministre  de  Sainte-Marie-aux- 
Mines,  M.  le  professeur  en  retraite  Lafontaincs. 


INTRODUCTION. 


>E    monde    dans    lequel   je   me   propose  d'introduire  le 
lecteur  est  si  peu  connu  du  grand  public,  que  je  me 
vois  forcé  à  quelques  explications. 

Les  héros  de  cette  histoire  furent  tous  Pictistes  et  Chi- 
li as  tes. 

Qu'est-ce  qu'un  Piétiste?1   qu'est-ce   qu'un   Chiliaste? 

Je  vais  essayer  de  répondre  le  plus  sommairement  pos- 
sible  à   ces   deux   questions. 

Le  culte  réformé  officiel  a  quelque  chose  de  froid  ,  qui 
répugne   aux   âmes  ou  délicates   ou    blessées. 

Au  début  de  la  Réforme  calviniste ,  lorsqu'une  même 
passion  dominait  le  ministre  et  son  auditoire,  ce  défaut  ne 
s'était  pas  fait  sentir.  A  cette  époque,  les  réunions,  même 
dans  le  temple  étaient  de  véritables  réunions  piétistes,  aux- 
quelles présidait  sans  doute  un  ministre,  mais  un  ministre 
qui     n'avait    d'influence    que     s'il     plaisait     aux     principaux 

i  Le  public  donne  la  qualification  de  pictistes  aux  pharisiens  de  la 
Réforme,  à  ceux  qui  vivent  à  l'écart  des  autres  chrétiens  et  qui  sont 
occupés  sans  relâche  de  lectures  dévott-s,  d'exercices  pieux  et  de  médi- 
sances contre  tout  ce  qui  n'est  pas  de  leur  coterie. 


N-     vin     -H 

meneurs  du  parti  de  lui  en  laisser.  Dès  que  des  prêtres 
attitrés  se  furent  substitués  aux  desservants  catholiques, 
le  déclin  commença.  Les  personnes  véritablement  pieuses 
s'habituèrent  peu  à  peu  à  se  suffire  à  elles-mêmes,  et  la 
Bible  aidant,  passèrent  pardessus  les  professions  de  foi 
imposées.  Chaque  croyant,  sans  se  soucier  beaucoup  de 
théologie,  se  crut  apte,  aussi  bien  que  le  prédicant  venu 
de  Genève,  à  sentir,  à  comprendre  et  à  expliquer  ce  qu'on 
lui  avait  appris  être  la  parole  de  Dieu.  On  eut  les  radi- 
caux de  l'Evangile,  aussi  révoltés  contre  leurs  papes  au  petit 
pied  que  les  premiers  huguenots  l'avaient  été  contre  celui 
de  Rome. 

Insensiblement  il  s'établit  à  côté  du  culte  public  un  culte 
privé,  à  côté  de  l'Eglise  reconnue  une  invisible  Eglise,  de 
plus  de  sentiment  que  de  doctrine. 

Les  Presbytériens  anglais  ou  écossais  avaient  donné  le 
signal  de  cette  évolution  du  mouvement  réformateur.  L'idée 
du  perfectionnement  individuel  par  la  prière  et  de  la  com- 
munion en  Christ  par  la  foi  et  par  l'amour,  l'idée  piétiste, 
comme  on  l'appela  plus  tard,  se  maintint  malgré  les  Edits 
royaux,  et  sous  Charles  II,  un  chaudronnier  prédicateur, 
Bunyan,  ayant  fait  imprimer  le  «  Pilgrims  progress  »,  cet 
ouvrage  devint  bientôt  le  guide  spirituel  du  parti,  tant  en 
Angleterre  que  dans   les  autres  contrées  réformées. 

Sur  le  continent,  on  se  préoccupa  d'abord  assez  peu  de 
ces    nouvelles   doctrines. 

Jean  Tanin,  ancien  ministre  de  l'Eglise  de  Metz,  et  qui, 
en  i5Ô2,  avait  failli  être  appelé  à  diriger  celle  de  Sainte- 
Marie-aux-Mines,  réfugié  depuis  quelque  temps  à  Amsterdam, 
avait  cependant,  dit-on,  été  le  premier  à  les  concevoir  et 
à  répandre  la  notion  du  christianisme  intérieur. 

Les  Luthériens  subirent  à  leur  tour  l'influence  des  idées 
du  temps.  Philippe -Jacques  Spener,  né  à  Ribeauvillé  en 
Alsace,   fut    le    chef  et   l'apôtre   principal   du  piétisme  dans 


M»     IX     «M 

la  Confession  d'Augsbourg.  Spcncr  ne  donna  pas  dans  le 
mysticisme  et  fit  même  des  efforts  pour  empêcher  quel- 
ques-unes de  ses  disciples  de  le  prêcher.  Après  sa  mort, 
la  plupart  de  ses  ouailles  se  laissèrent  égarer.  Les  «  collegia 
pietatis  »  ou  conventicules  dévièrent  de  plus  en  plus  de 
l'orthodoxie. 

C'est  ce  qu'avaient  fait  déjà  les  chefs  du  piétisme  néer- 
landais. Ils  avaient  quitté  le  domaine  de  la  religion  pure 
pour  celui  de  la  spéculation.  Jean  Teelink  avait  donné 
l'exemple ,  suivi  par  Brakel ,  puis  par  Jean  de  Labadie, 
par  Pierre  Poiret  et  par   quantité   d'autres. 

Quelques  individus  parurent  au  commencement  du  18e 
siècle,  qui  donnèrent  au  sentiment  religieux  une  direction 
plus  étrange  encore.  Ainsi  le  comte  de  Zinzendorf  qui,  en 
1722,  fonda  les  célèbres  colonies  de  Herrenhut.  Les  idées 
de  Zinzendorf  se  rattachaient  encore  aux  traditions  connues; 
d'autres  personnages  vinrent,  qui  prêchèrent  des  religions 
quasi   nouvelles. 

De  ce  nombre  fut  Emmanuel  Swedenborg  qui ,  né  en 
Suède,  le  29  janvier  1688,  mort  en  1772,  inventa,  comme 
l'avait  fait  autrefois  Jacob  Bœhme  (1 575-1624),  un  système 
de   la   nature  et  de  Dieu,   une  théosophie. 

Bien  que  moins  obscur  que  le  cordonnier  d'Altseidcn- 
burg,  le  visionnaire  suédois  eut  plus  de  succès.  Des  appari- 
tions d'esprits  et  des  relations  avec  le  monde  invisible,  plus 
propres  à  intéresser  le  commun  des  hommes  que  n'était 
le  galimatias  du  savetier,  servirent  de  passeport  aux  élucu- 
brations  du  nouveau  prophète.  Les  rêveries  de  Swedenborg 
eurent,  du  reste,  la  bonne  fortune  de  rencontrer  à  propos 
dans  les  expériences  de  Mesmer  une  apparence  de  confir- 
mation  scientifique. 

La  plupart  des  sectes  de  la  fin  du  18e  siècle  tirent  des 
emprunts  à  Swedenborg.  Il  est  cependant  une  affirmation 
de  l'inspiré  qu'aucune  d'elles  ne  voulut  admettre.    Personne 


ne  crut  que  le  jugement  de  Dieu  sur  les  vivants  et  sur  les 
morts  eût  été  prononcé  dès  l'an  1757,  ni  que  le  règne  céleste 
eût  été  inauguré  le   18  juin   1770. 

Bien  éloignés  d'accepter  de  pareils  articles  de  foi,  les 
mystiques  du  temps  et  même  les  simples  piétistes,  tous 
imbus  de  chiliasme,  c'est-à-dire  croyant  à  une  parousie  plus 
ou  moins  prochaine  du  Christ,  se  mirent  à  calculer  la  date 
de  l'avènement  du  Messie- Roi.  Bengel  donna  l'exemple 
(1740),  ou  du  moins  fut  l'un  des  premiers  qui  réussit  à 
intéresser  la  foule  à  ces  computations.  Après  lui,  les  pro- 
phètes du  millénarisme  surgirent  en  foule.  Quelques-uns, 
Oetinger,  Lavater,  Hess  de  Zurich,  Oberlin,  Pfeffel,  etc., 
tout  en  estimant  que  le  jour  du  Seigneur  était  proche,  ne 
voulurent  point  admettre  que  le  faible  esprit  des  hommes 
pût  calculer  son  apparition  ;  mais  la  plupart  des  prédicants 
en  renom,  théologiens  ou  laïques,  étudièrent  avec  humilité 
l'algèbre  cabalistique  de  Bengel  et  de  ses  successeurs. 

Depuis  des  siècles,  les  chiliastes  avaient  songé  à  orga- 
niser une  armée  du  Salut,  la  Sainte -Alliance  avec  Dieu 
des  Israélites  demeurés  fidèles.  Desmarets  de  Saint-Sorlin, 
le  visionnaire,  avait  engagé  autrefois  Louis  XIV  à  se  faire 
le  précurseur  de  Jésus-Roi.  Vers  le  même  temps,  à  Riga, 
une  certaine  Marguerite  Eve  Frœhlich,  veuve  d'un  colonel 
suédois,  avait  poussé  le  roi  Charles  XI  à  se  mettre  à  la 
tête  d'une  nouvelle  croisade. 

Tant  que  les  problèmes  qu'il  soulevait  n'avaient  été  dis- 
cutés que  dans  les  régions  à  peu  près  hiératiques,  le  pié- 
tisme  était  resté  digne  d'éloges.  Considérer  les  chrétiens  de 
toutes  les  confessions  comme  les  membres  d'une  même 
Eglise  universelle  et  invisible,  c'est-à-dire  sans  culte  exté- 
rieur, rien  assurément  dans  cette  conception  qui  méritât 
le  blâme.  Le  protestantisme  officiel  était  devenu  formaliste  : 
le  piétisme  lui  rendit  un  peu  de  vie. 

Malheureusement    les    plus    ignorants    et    les     plus    sots 


H-      XI      -H 


étaient  bientôt  devenus  les  apôtres  les  mieux  écoutés  des 
nouveaux  religionnaires.  Rien  de  plus  répugnant  que  la 
forme  démotique  ou  anarchiste  du  piétisme.  Les  incapables 
furent  proclamés  des  saints,  pourvu  qu'ils  récitassent  avec 
fureur  des  versets  bibliques,  choisis,  sans  nul  souci  de 
morale,  parmi  les  plus  terrifiants.  Les  femmes  s'en  mêlèrent, 
Jane  Leade,  la  Petersen,  etc.,  etc.  Tout  le  monde  a  en- 
tendu parler  de  Johanna  Southcote,  la  prophétesse  du  De- 
vonshire,  qui  prétendit  en  1792  être  la  femme-soleil  de 
l'Apocalypse  et  annonça,  en  octobre  181 3,  que  d'elle  allait 
naître  le  Messie-Roi. 

Partout,  sur  la  fin  du  18e  siècle,  les  paroisses  étaient 
divisées  :  d'un  côté  le  pasteur  officiel,  de  l'autre  des  éner- 
gumènes  plus  ou  moins  excentriques.  Il  naquit  une  nau- 
séabonde littérature,  plus  niaise  qu'aucune  Légende  dorée. 
Répandues  à  profusion  parmi  les  sectaires,  je  ne  sais  quelles 
histoires  de  prodiges  leur  enseignèrent  à  se  croire  au-dessus 
des  lois  qui  régissent  la  création  et  à  prendre  dans  la  vertu 
de  leurs  prières  une  confiance  sans  bornes.  La  folie  géné- 
rale grandit  encore,  quand  le  cataclysme  révolutionnaire, 
qui  semblait  annoncer  l'approche  de  la  fin  des  temps,  eut 
achevé  de  faire  chavirer  les  intelligences  délestées. 

Avant  1793,  la  masse  des  protestants,  en  Alsace  du  moins, 
indifférent  sans  être  incrédule,  avait  persisté,  malgré  les 
incitations  des  sectaires,  dans  les  plates  croyances  du  passé. 
Ceux  d'entre  les  fidèles  qui  se  sentaient  entraînés  vers  quel- 
que chose  de  moins  aride  et  de  plus  idéal  que  la  théologie 
officielle,  avec  ses  rites  de  convention,  se  tournaient  vers 
Herrenhut  ou  vivaient  silencieux  dans  une  sorte  de  retraite; 
d'autres  plus  nombreux  s'exaltaient  les  uns  les  autres  dans 
des  conventicules  quasi  secrets. 

Après  novembre  1793,  les  églises  se  trouvèrent  fermées. 
On  n'eut  plus  de  Temple,    mais  un  nombre   infini   de  cha- 


H>      XII      -H 

pelles  et  de  hauts-lieux.  A  la  place  des  pasteurs  d'autrefois, 
des  assignats  de  pasteurs. 

Et,  comme  peu  après  la  Révolution  française  prit  pour 
chef  l'ange  de  l'abîme ,  nommé  en  grec  Apollyon  (Apo- 
cal.  IX,  ii),1  on  fut  convaincu  que  l'heure  suprême  appro- 
chait. Les  Saints  des  derniers  jours,  les  purs  Israélites  de 
la  Sainte -Alliance  (Daniel  XI),  se  ceignirent  les  reins  et 
nouèrent  leurs  sandales.   Jésus   allait   paraître,  Jésus-Roi!... 

1  Palmers  (Die  Sekten  Wurttemb.)  remarque  que  la  prononciation 
des  Bas-Allemands  faisait  du  mot  Napoléon  un  Apollyon  à  peu  près 
correct.  L'Empereur  des  Français  passa  généralement  pour  l'Antéchrist, 
dont  Esa'ie  (XIV,  16)  avait  écrit  :  «  II  fera  trembler  la  terre  et  ébranlera 
les  royaumes.»  En  enlevant  successivement  une  lettre  du  mot  Napoléon, 
les  adeptes  construisirent  une  phrase  grecque,  «Napoléon,  apoleon, 
poleon,  oleon,  leon,  eon,  on...  »,  dont  le  sens  se  rapprochait  de  celui  du 
verset  prophétique.  Voyez,  du  reste,  pour  les  qualités  que  doit  posséder 
un  bon  antéchrist,  «  Israël  aux  derniers  jours. . .  »  par  E.  Guers  (i856), 
pages  408  et  suiv. 


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J'ai  dit  que  le  piétisme  avait  presque  dès  son  origine 
dégénéré   en    mysticisme. 

Presque  tous  ses  adhérents  peu  à  peu  étaient  devenus 
plus   ou  moins   quiétistes. 

Dans  le  cours  du  18e  siècle,  ils  se  firent  illuminés  ou 
inspirés. 

Les  Allemands  du  sud,  tout  en  adoptant  quelques-unes 
des  idées  de  Swedenborg,  et  notamment  sa  théorie  du  triple 
sens  de  la  Bible,  terrestre  ici-bas,  angélique  plus  haut,  et 
enfin  divin,  mêlèrent  aux  fantaisies  du  Suédois  les  leurs 
propres.  Le  comte  de  Zinzendorf  fut  mis  par  eux  à  con- 
tribution, et  Tauler  et  Labadie  et  Antoinette  Bourignon 
et  Mad.  de  Guyon  et  Jacob  Bœhme,  qui  gagna  un  renou- 
veau de  célébrité.  L'exégéte  francfortois  de  Meyer  conçut 
la  théorie  du  Hadès,  aussitôt  acceptée  avec  faveur  par  les 
initiés,  qui  se  hâtèrent  d'entrer  en  rapport  avec  l'entrepôt 
des  âmes  des  décédés.  Au  merveilleux  un  peu  démodé  de 
l'ancien  christianisme  quelques-uns  tentèrent  d'en  subs- 
tituer un  nouveau,  sorti  tout  battant  neuf  des  baquets 
de  Mesmer. 

Depuis  longtemps  on  se  piquait  de  visions.  En  1787, 
Frédéric-Guillaume  II  de  Prusse  eut  des  entretiens  avec 
Jésus-Christ.  Les  Illuminés  et  les  Rose-croix  firent  des 
élèves.  Gagliostro  trouva  sur  les  bords  du  Rhin  et  sur 
ceux  de  la  Seine  des  dupes  également  complaisantes.  A 
l'imitation  d'Oberlin,  tout  le  Ban  de  la  Roche  ne  tarda  pas 
à   entrer  en   conversation  réglée  avec  les  défunts.    La   Bible 


#*•     xiv     «K 

devint  une  sorte  de  lampe  d'Aladin,  où   chacun   frotta  tant 
qu'il   put. 

Dans  le  grand  naufrage  de  la  foi,  quelques  hommes 
tentèrent  de  gagner  le  radeau  de  l'Eglise  catholique.  Le 
jeune  Novalis  s'attaqua  à  l'œuvre  de  Luther.  Frédéric  de 
Schlegel  et  le  comte  de  Stolberg  se  firent  résolument  catho- 
liques. Le  dramaturge  Zacharie  Werner  alla  même  jus- 
qu'à devenir  prêtre  du  culte  romain.  On  vit  des  choses 
étranges  :  un  certain  Jean  Auguste  Stark,  prédicateur  de  la 
cour  de  Darmstadt,  monta  jusqu'à  son  dernier  jour  dans 
la  chaire  luthérienne,  et  dans  ses  appartements  secrets  enten- 
dait la  messe,  peut-être  même   la  disait-il. 

Quelque  résistance  que  l'Eglise  catholique  opposât  aux 
théories  en  vogue  parmi  les  protestants,  elle  ne  put  échapper 
complètement  à  la  contagion.  Le  mysticisme  quiétiste, 
depuis  longtemps  endémique  dans  ses  cloîtres,  et  le  chiliasme 
l'envahirent. 

En  France,  les  convulsionnaires,  chassés  de  dessus  le 
tombeau  du  diacre  Paris,  essayèrent  ça  et  là  de  réveiller 
leurs  partisans.  Us  se  divisèrent.  On  eut  la  secte  des 
Eliesiens,  qui  annonçait  le  retour  prochain  d'Elie,  prédé- 
cesseur du   Christ. 

Je  ne  parlerai  que  pour  mémoire  de  l'évêque  Fauchet 
et  des  discours  qu'il  tint  à  ses  codétenus,  Vergniaud, 
Guadet,  Beugnot  et  autres,  sur  l'Apocalypse,  dans  laquelle 
il  découvrait  au  fur  et  à  mesure  qu'elle  se  déroulait  toute 
l'histoire   de    la   révolution   française. 

Dans  le  même  temps,  le  moine  Dom  Gerle,  directeur 
spirituel  de  Catherine  Théot,  la  mère  de  Dieu,  commen- 
tait  Esaïe. 

L'Eglise  protestante  avait  eu  ses  théosophes;  la  catho- 
lique   eut   les   siens. 

Sur  la  rin  du  18e  siècle,  un  ancien  officier,  devenu  le 
commensal    de   la    princesse    de    Bourbon,    Louis  Claude  de 


#+       XV       «H 

Saint  Martin,  le  philosophe  inconnu,  tenta  de  convertir 
le  monde  des  salons  aux  doctrines  de  Jacob  Bœhme,  com- 
binées  avec   la   théurgie   de   Martin    Pasqualis. 

Ce  Pasqualis,  vers  1760,  avait  fait  du  bruit  dans  les 
loges  maçonniques  du  midi  de  la  France.  Issu  d'une  famille 
juive,  il  se  vantait  de  connaître  le  sens  hiératique  de  la 
Bible.  Ses  ancêtres,  les  Cohen,  lui  avaient,  disait-il,  trans- 
mis la  pure  tradition  de  la  Synagogue.  Les  martinistes, 
ses  disciples,  vécurent  quelques  beaux  jours  et  réussirent 
à  gagner  à  leur  cause  des  membres  distingués  de  l'aristo- 
cratie  russe. 

Pendant  que  la  haute  société  de  Saint  Petersbourg  s'éprenait 
ainsi  d'un  mysticisme  impur,  les  paysans  de  l'empire  des 
tzars  écoutaient  la  prédication  de  fous  qui,  sous  la  con- 
duite d'un  certain  Iwanow,  renouvelaient  et  dépassaient  les 
exploits  des  prêtres  d'Isis,  la  grande  déesse  syrienne  :  la 
secte  des  Skopcis,gnostique  et  chiliaste,  commençait  de  naître. 

Partout  des  fantaisies  mystiques  !  partout  des  prodiges 
et  des  visions  !..  En  quelques  lieux  même,  le  sang  fut 
répandu.  Ainsi  à  Ampfelwang,  près  de  Linz,  où  le  curé 
Pœschl   avait  prêché   l'approche   du   règne  millénaire.  ' 

1  Thomas  Pœschl  avait  ouvert  des  conventicules  établis  sur  le  modèle 
des  conventicules  piétistes  et  remplis  de  glossolaliens  et  d'extatiques. 

Après  1814,  l'Autriche  ayant  repris  possession  de  la  contrée,  le  curé  fut 
mis  à  l'hôpital.  Ses  partisans  émigrèrent,  sous  la  conduite  d'un  paysan 
qui  prêchait  la  communauté  des  biens  et  sous  celle  d'une  fille  publique 
qui  prétendait  porter  sous  le  sein  gauche  un  nouveau  Sauveur. 

Après  l'arrestation  du  curé,  un  paysan  nommé  Joseph  Haas  était  devenu 
le  chef  de  la  communauté.  Ce  Haas  eut  une  révélation  :  les  péchés  du 
monde  devaient  être  rachetés  par  un  sacrifice;  il  fallait  absolument  que 
quelque  saint  fût  crucifié.  On  fixa  la  cérémonie  au  Vendredi-Saint  de 
l'année  181 7  et  l'on  tira  au  sort  le  nom  de  la  glorieuse  hostie.  Le  sort 
mal  dirigé  tomba  sur  Haas  lui-même,  qui  ne  se  souciait  point  du  tout 
d'être  mis  en  croix.  L'apôtre  avait  une  pupille  de  dix-neuf  ans,  à  laquelle 
il  persuada  de  le  remplacer.  On  fit  mourir  la  jeune  fille  fort  dévotement, 
ainsi  que  la  mère  de  Haas  et  un  vieillard  de  la  bande. 


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La  plupart  des   piétistes   étaient  chiliastes. 
On   nomme   chiliastes,   millénariens  ou  partisans  du  cin- 
quième règne,   les    chrétiens    qui   pensent   que    Jésus,    à   la 
fin   des   temps,    paraîtra   sur   la    terre    pour  y  régner   mille 
années. 

Leur  croyance    se   fonde   sur  divers    passages   de   l'Ecri- 
ture,  entre   beaucoup  d'autres   sur   les   suivants  : 
Apocalypse  I,   10.  «Voici,  il  vient  avec  les  nuées  et  tout 

ciel   le  verra. ...» 
Zacharie  XIV,  2.  «.Ses  pieds  se  tiendront   debout   sur 

la  montagne  des  oliviers. . .» 
Luc  XVII,  24.  «Comme   V éclair   resplendit    étince- 

lant  de  l'un  des  côtés  sous  le  ciel,  de 
l'autre  côté  sous  le  ciel,  amsi  sera 

le  fils  de  l'homme  en  son  jour » 

Colossiens   III,  4.  «Quand  Christ,  votre  vie,  parai  tra, 

vous  paraît  re^  aussi  avec  lui  dans 
toute  sa  gloire. .  .» 
1.  Thessalonic.  III,  i3.  «Il  viendra  avec   tous  ses  saints...» 
Apocalypse  XX,  4-6.        «Ceux    qui    n'auront   pas    adoré   la 

bête  et  son   image revivront 

et    régneront   avec   le   Christ  jus- 
qu'à  ce  que    les   mille   ans   soient 
accomplis. . . .  »  ' 
Comp.  Matthieu,   chap.    XXIV,   etc.  etc. 

1  II  fut  admis,  conformément  au  texte,  qu'il  y  aurait  deux  résurrec- 
tions successives,  à  un  peu  plus  de  mille  ans  de  distance  l'une  de  l'autre. 
La  première  faisait  revivre  les  martyrs  et  ceux  qui   n'avaient  pas  accepté 


H-     xvii     -H 

Les  chiliastes,  nombreux  à  la  fin  du  dernier  siècle,  avaient 
décidé  que  la  venue  ou  «parousie»  du  Seigneur  était  proche.* 

Une  prédiction  de  l'Apocalypse  juive  [Daniel  VII,  25  et 
XII,  7):  «Tout  cela  sera  accompli  en  un  temps  et  deux 
temps  et  un  demi  temps,»  avait  servi  de  base  aux  suppu- 
tations des  sectaires,  qui  l'expliquaient  à  l'aide  de  l'Apo- 
calypse  chrétienne  (XIII,  5). 

Ils  commencèrent  par  fixer  la  valeur  d'un  temps  pro- 
phétique à  666  ans  6/9.  Un  temps,  deux  temps  et  un  demi- 
temps   donnèrent   2333    ans  3/9. 

Comme  Daniel  avait  eu  sa  vision  la  troisième  année  du 
règne  de  Cyrus,  c'est-à-dire  en  533  avant  Jésus-Christ, 
un  calcul  des  plus  simples  (2333  —  533)  indiqua  qu'en  1800 
après    Jésus-Christ   les   temps   finiraient. 

Les  données  fournies  par  l'Apocalypse  dite  de  Jean  se 
prêtèrent  à  une  opération  arithmétique  concordante  : 

le  signe  de  la  bête.  Ils  devaient  gouverner  avec  le  divin  roi  «a/5  Priester, 
cils  vertraute  Beamte  Gottes  und  Christi»  {Schitlthess  de  Zurich,  1801). 
Lavater  (Sendschreiben  geprufter  Christen  an  .  .  .  Jung)  entre  à  ce  sujet 
dans  d'assez  grands  détails.  La  seconde  résurrection  concernait  le  commun 
des  morts.  La  fin  de  quelques-uns  des  acteurs  de  cette  histoire  m'oblige 
à  insister  sur  ce  point,  l'ambition  n'ayant  pas  été  étrangère  à  leur 
chiliasme.  La  Bible  de  Berlenburg  (VII,  pag.  897)  avait  déjà  appuyé  sur 
la  double  résurrection.  M.  E.  Reuss  (Apoc,  pag.  1 38)  fait  au  sujet  de 
l'expression  «  Us  ....  régneront  avec  lui  (J.-Ch.)  pendant  mille  ans  » 
quelques  réflexions  fort  judicieuses,  mais  qui  n'avaient  point  préoccupé 
les  chefs  chiliastes  du  18e  et  du  19e  siècle,  désireux  non  de  participer  au 
bonheur  d'être  régi  parle  meilleur  des  princes,  mais  impatients  d'occuper 
des  emplois  «  in  hundert  Abstnfungen  ...  0  dans  le  royaume  terrestre  de 
Dieu. 

1  Une  lettre  de  Lavater  (12  mars  1800)  expose  fort  nettement  les 
croyances  des  millenariens  de  son  école  : 

...  «  Ob  ich  gleich  mich  in  keine  ein^ige  der  apokalyptischen  Zeit- 
bestimmnngen  finden  kann,  so  bin  ich  doch  in  der  Hoffnung  froh,  dass 
das  Reich  des  Herrn,  and  die  Offenbarung  desselben  au/  Erden  naher 
sejr,  als  kein  Unglaubiger  und  kein  Glaubiger  denken  ma  g  ;  und  unter 
diesem  Reiche  des  Herrn  versteh'  ich  nicht  etwa  blos  sichtbare  Ver- 
vollkommnung,  Aufklarung  und  Versittlichung  des  Menschengeschlechts...: 
ich  verstehe  auch  unter  diesem  Reiche  des  Herrn  nicht  bloss  —  wie 
viele  tausend  fromme  Christen  —  eine  unbestimtnte,  allgemeine.  himm- 


^     xviii     -H 

En  ajoutant  au  nombre  533,  date  de  la  vision  du  pré- 
tendu Daniel,  celui  de  i333,  qui  représente  deux  temps 
(ou  deux  fois  environ  le  chiffre  de  la  bête),  on  trouve  800 
après  Jésus-Christ.  A  cette  date  correspond  la  fin  de  la  cin- 
quième plaie,  celle  des  sarrasins.  L'Apocalypse  (X,  6)  nous 
apprend  que  de  la  fin  de  cette  plaie  à  celle  des  temps,  il  ne 
s'écoulera  plus  un  chronos  entier.  Or  un  chronos,  selon  les 
adeptes,  équivaut  à  dix  demi-temps  apocalyptiques,  et  neuf 
de  ces  demi-temps  font  mille  années  :  la  fin  devait  donc 
commencer  avec  celle  de  l'an   1800. 

Mais  quelle  durée  assigner  à  cette  fin  des  temps?. .  .  Celle,  à 
peu  près,  d'une  génération!  En  conséquence,  on  estimait  que 
la  fin  de  la  fin  se  verrait  en  1 836,  ou  —  car  de  tels  événements 
ont  leurs  aléa,  qu'elle  se  produirait  au  plus  tard  en  l'an 
quarante. 

Quelques  prophètes  impatients  trouvèrent  moyen  d'abréger 
la   durée   de   la  fin. 

lische  Glûckseligkeit,  sondern  einen  eigentlichen,  organisirten  Staat, 
dessen  sichtbarer  K'ônig  der  Gottmensch,  Jésus  Christus,  ist.  Er  — 
glaub'  ich  —  wird  in  allereigenster,  sichtbarer,  fûhlbarer  Menschen- 
gestalt  und  in  einer  vôlligen  Leibhaftigkeit  .  .  .  .  als  K'ônig  Israels  und 
aller  geist lichen  Israeliten  regieren,  und  seine  Auserw'àhlten  ans  allen 
Gegenden  der  Welt  um  sich  her  versammeln,  einen  jeden  mit  Autontat 
und  Wûrde  bekleiden,  ihnen  bestimmte  Auftrage  an  nahe  und  ferne 
Nationen  ertheilen,  und  so  auf  einmal  das  allervollkommenste  Idéal 
einer  allbeglûckenden  republikanischen  Monarchie  aufstellen,  und  so 
aile  Weissagungen  der  Propheten  und  AposteL  und  seine  eigene,  theils 
auf  die  buchstiiblichste,  theils  auf  die  erhabenste,  unerwartetste  Weise, 
erfûllen.  Mit  Einem  Wort  :  ich  glaube  ein  eigentlich  tausendjahriges 
Reich  Christi  auf  Erden.  an  welchem  nur  die  gerechten  und  liebevollen 
Seelen,  die  ihn  als  den  gottlichsten  Universalmonarchen  anerkennen, 
Theil  nehmen  werden.  Aile  werden  Unterthanen  des  ein^igen  Konigs, 
und  aile  ^ugleich  in  tausend  Abstufungen  Seine  Mitregenten  seyn.  .  .  » 
(Sendschreiben  geprUfter  Christen  an  weiland  den  geh.  Hofrath 
Jung-Stilling,  pag.    10). 

L'avènement  du  Christ-Roi,  —  une  révolution  comme  une  autre 
après  tout,  —  allait  rendre  vacante  les  emplois  les  plus  brillants.  Plus 
d'un  piétiste,  mû  par  un  sentiment,  qui  ressemble  à  s'y  méprendre  à 
l'ambition  mondaine,  passa  dans  les  rangs  chiliastes  et  tenta,  à  force  de 
zèle,  d'attirer  l'attention  du  successeur  présomptif  des  rois  de  la  terre. 


H-      XIX      -H 

L'expédition  française  d'Egypte  leur  vint  en  aide.  Un  de 
ses  premiers  résultats,  et  le  seul  important,  devait  être  la 
rentrée  des  Juifs  en  Palestine.  On  raconta  qu'un  journal 
parisien,  «VAini  des  Lois»  (22  juin  1798),  avait  annoncé  le 
prochain  départ  des  Israélites  pour  la  Terre  sainte.  Jung- 
Stilling  (L'homme  gris,  III,  p.  14)  s'empressa,  paraît- 
il,    de   confirmer  cette   bonne  nouvelle. 

Arrivés  à  Jérusalem,  les  Juifs  avaient  à  s'occuper  d'abord 
de  la  reconstruction  du  temple.  Celui-ci  bâti,  viendraient 
les  deux  témoins  (Apocal.  XI)  chargés  de  gouverner  leur 
peuple  pendant  quarante-deux  mois,  autrement  dit  pendant 
1260   jours  ou   3  ans   lJ2. 

D'après  ce  système,  la  parousie  était  fort  proche  et  l'on 
pouvait  compter  y   assister   dès    18 10. 

Quantité  de  livres  et  de  brochures  répandirent  l'annonce 
de  la  fin  imminente  des  temps.  On  fit  courir  un  discours, 
prononcé,  disait-on,  au  Parlement  irlandais,  le  7  juin  1800, 
par  le  député  Dobbs,  à  l'occasion  du  bill  d'Union.  L'o- 
rateur s'était  autorisé  des  commentaires  de  Newton  sur 
les  chapitres  VI  et  VII  de  Daniel,  pour  prophétiser  l'ap- 
parition  très-prochaine   de   Jésus-Roi. 

...«En  408  après  Jésus-Christ,  avait-il  fait  remarquer, 
l'Empire  romain  se  partagea  en  dix  royaumes,  qui  sont 
les  dix  orteils  de  la  statue  de  Daniel,  les  dix  cornes  de  la 
quatrième  bête.  Entre  ces  dix  cornes  s'en  est  depuis  élevée 
une  autre,  plus  petite,  qui  représente  incontestablement  la 
Papauté.  Or,  les  calculs  de  Newton  fixent  la  durée  totale 
de  la  puissance  des  papes  à  1260  ans,  certainement  écoulés, 
puisque  le  dernier  pontife  romain,  prisonnier  des  Français, 
vient  de  mourir   loin   de   sa   capitale...» 

Pie  VI,  arraché  de  Rome  en  1797,  était  mort  en  effet 
dans  une  sorte  d'exil.  Malheureusement  une  circonstance 
vint  déjouer  les  calculs  du  député  Dobbs  et  ceux  faits  dans 
le   même  but  par  Jung-Stilling.  Il  arriva  que  Pie  VII,  élu 


H>     xx     -H 


au  conclave  de  San  Giorgio,  rentra  dans  la  ville  Eternelle. 
On  découvrit  alors  que  l'autorité  du  saint  Siège  n'avait 
été  réellement  établie  qu'en  1 143,  après  que  le  peuple  eut 
été  entièrement  écarté  de  l'élection  pontificale,  et  ajoutant 
au  nombre  1 143  le  fameux  chiffre  de  la  bête  de  l'Apo- 
calypse —  666.  —  on  trouva  1809,  date  de  l'arrestation 
de"  Pie   VII. 

Des  calculs  aussi  capricieux  peuvent  se  multiplier  à  l'in- 
fini. Quelques  tireurs  d'horoscope  déclarèrent  qu'avec  le 
commencement  de  la  fin  des  temps  devait  coïncider  la 
chute  de  l'Empire  romain.  Le  6  août  1806,  les  derniers 
vestiges   de  cet    Empire   disparurent. 

Bref,  les  cabalistes  du  parti,  de  quelque  façon  qu'ils  s'y 
prissent,  arrivaient  à  des  résultats  identiques.  Le  doute  ne 
pouvait  donc  être  permis  et  le  pasteur  Friedrich,  de  Win- 
zerhausen,  n'hésita  pas  à  déclarer  que  «conformément  aux 
prédictions  de  l'Apocalypse,  la  période  commençant  avec 
l'an  1800  et  allant  jusqu'à  i8io-i8i5  ou  1820,  à  la 
rigueur  jusqu'à  i836,  serait  la  plus  importante  de  l'his- 
toire...» {Glaubens-  und  Hoffnwigsblick  des  Volks  Gottes, 
2e  édit.    1802,   p.    2.) 

Les  années  1810  et  181 5  se  passèrent  sans  avoir  amené 
la  fin  des  temps. 

Fallait -il  ne  compter  que  sur  i836,  c'est-à-dire  sur 
l'époque  annoncée  dès  1740  par  le  prélat  wurttembergeois 
Bengel?...  Jung- Stilling,  qui  déjà  en  1799  avait  essayé 
d'établir  la  date  de  la  parousie,  se  remit  à  l'œuvre.  Son 
«.Taschenbuchfùr  Freunde  des  Christenthums,  année  181 6», 
donna  une  nouvelle  supputation  des  temps. 

D'après  une  tradition,  conservée  dans  la  famille  d'Elie, 
dit-il,  l'état  actuel  du  monde  doit  durer  six  jours,  autant 
que  la  création  proprement  dite.  Le  Psaume  XC,  4  et  la 
2"  Epitre  de  Pierre  (III,  8)  nous  apprenant  que  «devant  le 
Seigneur   un   jour   est  comme   mille  ans   et   mille    ans  sont 


Pb      XXI       -H 

comme   un  jour  »,    la    durée  totale   du    monde  doit  être  de 
6000  ans. 

Quand  ces  six  mille  ans  ont-ils  commencé?  Sur  ce  point 
important,  les  auteurs  —  Jung  le  constatait  avec  regret  — 
n'étaient  pas  d'accord. 

Usher,  évêque  de  Dublin,  avait  placé  la  naissance  de  Jésus 
en  l'an  4000  ;   Bengel  l'avait  reportée  à  l'an  8940. 

Comment  concilier  leurs  calculs  ? 

Il  se  trouva  qu'un  certain  Jean  Georges  Franck,  en  son 
vivant  surintendant  ecclésiastique  à  Hohensted,  dans  le  Ha- 
novre, avait  publié  en  1770  une  chronologie  biblique  en 
langue  latine.  Ce  Franck  avait  contrôlé  les  données  histo- 
riques de  la  Bible  à  l'aide  de  calculs  astronomiques.  Jésus, 
selon  lui,  était  né  en  l'an  4181. 

Au  moment  où  écrivait  Jung  (octobre  181 5),  on  était  donc 
à  la  fin  de  la  5996e  année  du  monde.  Le  «  grand  sabbat  » 
devait  commencer  vers   1819. 

Jung  était  vieux.  Son  désir  d'assister  tout  grouillant,  sans 
résurrection  antécédente,  à  la  parousie  du  Christ,  l'emporta. 
Il  imagina  que  l'année  1816  était  la  véritable  année  18 19 
—  les  faiseurs  d'almanachs  ayant  rajeuni  de  trois  ans  Jésus- 
Christ  —  et  annonça  urbi  et  orbi  que  la  fin  des  temps  allait 
commencer.  ' 

On  consulta  la  fameuse  Bible,  piétiste  et  chiliaste,  de  Ber- 
lenburg, 2  on  y  trouva  les  mêmes  indications. 

1  La  fin  du  monde  fut  annoncée  à  Paris  même  pour  la  fin  de  juillet  1816. 
{Correspondance  de  M.  de  Rémusat.  II,   1 63.) 

2  La  traduction  des  Ecritures,  connue  sous  le  nom  de  «  Berlenhurger 
Bibel  »,    nebst   einiger  Erklarung  des  buchst'ibl.  Sinnes,  wie  auch  der 

fûrnehmsten  Furbildern  und  Weissagungen  von  Christo  und  seinem 
Reich...,  Berlenburg,  1726-42,8  vol.  in-fol.,  servait,  dit-on,  d'arsenal 
aux  sectaires  piétistes  du  dernier  siècle  et  du  commencement  de  celui-ci. 
Je  ne  sais  dans  quel  endroit  de  ce  livre  Jung  a  trouvé  ce  qu'il  avance.  Le 
tome  II  (Introduction)  donne  positivement  l'an  4000  de  la  création  comme 
celui  de  la  naissance  de  Jésus.  Les  auteurs  repoussent  toute  idée  d'établir 
des  calculs  au  sujet  de  la  parousie  (Tom.  VIL  Apocal.);  en  général,  il  me 
semble  que  l'on  a  fort  exagéré  dans  le  monde  luthérien  orthodoxe  la 


H-      XXli      -H 

Mil  huit  cent  seize  se  passa  comme  s'était  passé  mil  huit 
cent  quinze ,  comme  s'était  passé  mil  huit  cent  dix.  Les 
adeptes  prétextèrent  alors  d'une  erreur  de  calcul  (3  ans 
donnés  en  trop  à  Jésus-Christ)  et  mirent  leur  espoir  dans 
le  1819  des  calendriers  vulgaires. 

L'arche  d'alliance  avait  paru  dans  le  temple  en  181 5; 
la  femme-soleil  éclairait  la  Suisse.  Elle  devait  précéder  de 
1260  jours  le  commencement  de  la  fin.  Mil  huit  cent  dix- 
neuf  allait  donc  certainement  exaucer  les  vœux  des  enfants 
d'Israël.  ' 

portée  de  ce  livre  qui  n'a  jamais  dû  être  fort  populaire,  1°  parce  qu'il  est 
des  plus  volumineux,  20  parce  que  ses  gloses  (Daniel,  par  exemple,  et 
Apocalypse)  sont  relativement  mode'rées.  Les  auteurs  avouent  avoir 
emprunté  beaucoup  à  Jane  Leade,  à  Antoinette  Bourignon,  à  Mad.  de 
Guyon,  à  Eléonore  de  Merlau,  femme  Petersen. 

1  II  va  sans  dire  qu'après  1819  on  espéra  en  1822,  puis  en  1 836,  puis 
....  ;  mais  les  calculs  récents  n'ont  rien  de  commun  avec  le  sujet  de  ce 
livre. 


r^ers  le  printemps  de  Tannée  1805  les  deux  paroisses 
réformées  de  Sainte-Marie-aux-Mines,  en  Alsace,  se  trou- 
vèrent simultanément  sans  pasteur. 

Depuis  cinq  ans  M.  Descombes  desservait  l'Eglise  française, 
mais  le  gouvernement  n'avait  pas  encore  approuvé  sa  nomination. 
On  ignorait  même  si  l'Etat  lui  accorderait  un  traitement.  L'Eglise, 
de  ses  deniers,  payait  son  ministre.  Bon  an,  mal  an,  elle  lui 
remettait  une  somme  fixe  de  quatre  cents  francs.  ' 

M.  Descombes  venait  de  trouver  une  place  dans  le  canton  de 
Vaud,  son  pays  natal  ;  il  offrait  sa  démission  au  consistoire  de 
.Sainte-Marie. 

La  paroisse  allemande,  plus  zwinglienne,  avait  eu  pour  pasteur 
le  Bâlois  Jean  Daniel   Meyer.    installé    au    mois   de    février   1796. 


I  François  Testus  avait  été  le  dernier  ministre  français  avant  Descombes. 
Par  Jacobinisme  il  avait  donné  sa  démission  en  1793  et  renoncé  à  toute 
fonction  ecclésiastique.  Cette  promesse  de  ne  plus  jamais  accepter  de 
place  de  pasteur,  Testus  ne  l'avait  pas  tenue.  Rentré  en  Suisse,  son  pays 
natal,  il  était  redevenu  ministre  à  Coppet,  près  Genève.  Après  son  départ, 
la  cure  de  Sainte-Marie  était  restée  assez  longtemps  vacante. 

II  faut  dire  que  le  recrutement  du  clergé  était  alors  extrêmement  difficile. 
...    «  Kein  protestantischer  Prediger   im  Elsass  hat   mehr  als  sechs 

hundert  Gulden  Einkûnfte.  Die  Baitern  besit^en  nicht  bloss  das  Recht 
ihre  Pfarrer  ^u  wcihleu,  sondern  sie  auch  ^u  entlassen,  wenn  es  ihnen 
beliebt.  Sobald  cils  ein  verdorbener  Student  cingelciufen  kommt  und  sich 
erbietet  den  Pfcirrdienst  fur  eine  geringere  Summe  %u  ùbernehmen,  cils 
man  bisher  ^ahlte,  so  gibt  mcin  dem  bisherigen  Pfarrer  den  Abschied. 
wie  man  einen  Bedienten  ablohnt.  Bei  so  schlechten  und  noch  da^u 
unsicheren  Aussichten.  als  Protestantische  Pfarrer  jet^t  haben,  ist  es 
natiïrlich,  dass  seit  der  Révolution,  nur  vier  junge  Mànner  in  den  Stand 


H»     2     «M 

Meyer,  rappelé  à  Bâle,  ou  il  devait  remplir  les  fonctions  de  diacre 
à  l'église  Saint-Pierre,  parlait  d'un  prochain  départ. 

Comment  pourvoir  au  remplacement  immédiat  des  deux  ministres? 

On  s'ingénia.  La  communauté  française  réussit  à  retenir  son 
chef,  qui  était  fort  aimé.  Elle  refusa  d'accepter  la  démission  de 
M.  Descombes  et  chargea  le  consistoire  supérieur  de  Mulhouse  de 
provoquer  l'installation  officielle  de  son  pasteur. 

L'embarras  des  réformés  allemands  fut  plus  grand.  Pas  de 
proposant  alsacien  !  pas  même  un  proposant  suisse  qui  se  montrât 
disposé  à  accepter  la  charge  devenue  vacante  !  Et  jamais,  cepen- 
dant, depuis  la  fin  du  17e  siècle,  le  nombre  des  paroissiens  n'avait 
été  aussi  considérable  ! 

Il  y  avait  alors  à  Sainte-Marie  une  foule  de  citoyens  de  la 
République  Helvétique,  membres,  pour  la  plupart,  de  l'Eglise 
réformée.  Ils  étaient  venus  en  Alsace,  chassés  de  leur  pays  par 
la  misère. 

Presque  tous  ces  étrangers  portaient  à  la  France  une  haine 
implacable.  Les  brigandages  exercés  dans  leur  pays  par  les  troupes 
de  Brune  et  de  Massena  en  étaient  cause.  Des  liens  mystérieux 
unissaient  les  immigrés  à  leurs  frères  du  dehors  et  les  mettaient 
en  communication  avec  les  mécontents  de  toute  la  vallée  du  Rhin. 

A  leur  tête  était  un  médecin  suisse,  nommé  Staub  qui,  né  vers 

der  Candidaten  eingetreten  sind.  ...»  (Meiners  Beschreib.  einer  Reise 
nach  Stuttgart  u.  Strassburg,    1801,  p.  ij3.) 

Avant  la  révolution  les  ministres  alsaciens  e'taient  payés  par  le  prince 
collateur,  par  la  communauté  et  par  l'Eglise,  quand  celle-ci  avait  des 
propriétés.  Le  pasteur  strasbourgeois,  Matth.  Engel,  proposa  en  1790 
de  laisser  au  gouvernement  le  soin  de  rémunérer  les  ecclésiastiques  pro- 
testants, qui  eussent  été  complètement  assimilés  aux  catholiques.  Ses 
collègues  refusèrent  de  lui  prêter  leur  concours. 

Plus  tard,  quand,  sur  le  rapport  du  réformé  Boissy  d'Anglas,  la  Con- 
vention eut  proclamé  la  liberté  de  tous  les  cultes  «à  la  condition  de  n'en 
salarier  aucun»,  les  pasteurs  se  trouvèrent  dans  la  gène. 

En  1806  le  nombre  des  places  de  ministres  était  réduit  en  France  à 
171,  sur  lesquelles  une  cinquantaine  n'avait  pas  de  titulaire. 

Le  fait  signalé  par  Meiners,  de  l'autorité,  que  les  fidèles  s'étaient 
arrogé  sur  leurs  pasteurs  est  exact.  Les  habitants  de  Gries  avaient  donné 
l'exemple,  vers  le  mois  de  septembre  1791,  en  chassant  de  son  presbytère 
le  sieur  Merz  qu'ils  voulaient  remplacer  par  Brion,  de  Rothau. 


1759  à  Thalwyl,  dans  le  canton  de  Zurich,  avait  commencé  par 
exercer  son  art  dans  sa  ville  natale,  puis  avait  couru  le  pays  et 
pratiqué  un  peu  en  nomade  à  Bauma,  a  Pfeffikon,  à  Horgen,  à 
Stâfa.  Staub  s'était  mêlé  de  politique;  une  révolution  l'avait  porté 
au  Grand  Conseil  de  Zurich,  d'où  une  contre-révolution  le  chassa. 
Forcé  de  fuir,  il  s'était  rendu  en  Alsace  avec  son  fils. l 

Après  quelque  séjour  à  Jebsheim  et  à  Guémar,  il  était  venu  au 
mois  d'avril  1797,  se  fixer  à  Sainte-Marie,  où  résidait  un  de  ses 
cousins,  Staub  le  vétérinaire. 

La  mort  de  Lavater  survint  et  servit  le  nouveau  venu. a  L'of- 
ficier de  santé  avait  connu  l'apôtre  que  tous  pleuraient.  Il  avait 
été  l'un  des  disciples  du  maître,  l'un  de  ces  chrétiens  d'élite,  dont 
Jung-Stilling,  après  le  décès  de  son  ami.  prit  la  direction  spiri- 
tuelle. Les  piétistes  de  Sainte-Marie  se  firent  un  temple  de  la 
demeure  du  médecin  suisse.  On  y  vit,  non  seulement  des  réformés, 
mais  encore  de  prétendus  luthériens,  entre  lesquels  un  nommé 
Schmidhuber,  originaire  du  Wurtemberg,  se  distinguait  par  sa 
faconde.  Cet  homme,  vigneron  de  son  métier,  était  venu  depuis 
peu  s'établir  en  Alsace,  avec  sa  femme  et  un  enfant.  Il  travaillait 
à  la  journée,  pour  l'un,  pour  l'autre,  tour  à  tour  cultivateur,  jar- 
dinier, manouvrier  ou  tanneur,  au  gré  de  qui  l'employait.  Staub, 
par  lui,  s'était  fait  planter  des  vignes,  une  centaine  de  ceps,  auprès 
du  hameau  des  Halles.  Schmidhuber  devint  le  sacristain  du  cénacle 
piétiste  et  ce  cénacle  se  mit  en  quête  d'un  homme  de  Dieu,  dis- 
posé à  venir  remplacer  le  sieur  Jean  Daniel  Meyer. 

Après  bien  des  recherches  la  nouvelle  se  répandit  un  jour  qu'un 
pasteur  de  Neuhofen,  dans  l'ancien  Palatinat,  offrait  de  se  rendre 
à  Sainte-Marie. 

Le  candidat  était  probablement  appuyé  par  des  répondants 
sérieux,  car  le  consistoire  local  s'assembla  à  la  hâte  et  dépêcha 
à  Mulhouse  l'un  de  ses  membres,  l'ancien  Felmé,  muni  d'une 
lettre  par    laquelle   les   électeurs   de   l'Eglise    réformée    allemande 

1  Staub  est  l'inventeur  d'un  traitement  de  la  rlèvre  typhoïde  par  le  vin 
et  le  quinquina  à  haute  dose.  Il  a  publié  aussi  un  volume  d'observations 
tocologiques. 

2  Lavater,  blessé  par  un  furieux,  lors  de  l'entrée  des  Français  a 
Zurich  ( 26  septembre  1790)  était  mort  plus  d'un  an  après,  le  2  janvier 
1801. 


H»     4     *H 

manifestaient  le  désir  de  voir  à  leur  tête  ^Monsieur  Fontaines, 
présentement  ministre  à  Neuhofen".  (9  Messidor  an  XIII.) 

Le  29  Messidor,  le  consistoire  de  Mulhouse  se  rendit  à  ces  vœux. 
Le  22  Brumaire  Napoléon  confirma  la  nomination  proposée.  Por- 
talis  le  fils  informa  le  consistoire  de  cette  décision,  par  lettre  du 
20  Frimaire  an  XIV,  et  invita  en  même  temps  le  nouveau  pasteur 
à  prêter  entre  les  mains  du  préfet  du  Haut-Rhin  le  serment  pres- 
crit par  la  loi  du   18  Germinal  an  X. 

Sur  les  entrefaites  Jean  Frédéric  Fontaines  était  arrivé  à  Sainte- 
Marie,  où  il  s'était  fait  installer,  le  4  août  1805,  aussitôt  sa  candi- 
dature agréée. 

Oui  était-il  ? . .  Personne  ne  le  savait.  On  ignorait  si  le  nom 
sous  lequel  il  se  présentait  était  véritablement  le  sien  ;  on  ne  savait 
ni  d'où  il  était,  ni  quelle  était  sa  famille.  Le  Neuhofen  même,  où 
il  prétendait  avoir  été  ministre,  n'avait  jamais  eu  de  cure  régulière, 
mais  seulement  un  prédicant,  soldé  par  les  fidèles  tant  qu'il  leur 
avait  plu  de  le  garder. 

Fontaines  s'était  donné  comme  d'Eglise:  on  ne  lui  en  avait  pas 
demandé  davantage.  Je  présume  qu'une  de  ses  sœurs,  Mad.  Happel, 
qui  résidait  à  Spire,  avait  appris  de  la  belle-sœur  de  Schmidhuber  ' 
le  besoin  où  l'Eglise  réformée  allemande  se  trouvait  d'un  pasteur 
et  qu'elle  avait  déterminé  son  frère  à  postuler  l'emploi  vacant. 
L'imprimeur  strasbourgeois  Saltzmann  2  avait  peut-être  recommandé 
quelque  peu  le  candidat .  .  ? 

Quoiqu'il  en  soit,  le  nouveau  ministre  amenait  avec  lui  une 
femme  et  cinq  enfants.    Tout  ce  monde  se  logea  dans  le  presby- 


1  Cette  belle-sœur  de  Schmidhuber,  Marie  Kummer,  dont  j'aurai  à 
parler  plus  longuement,  avait  habité  Spire. 

2  François  Rodolphe  Saltzmann  était  né  à  Strasbourg  le  9  mars  1749, 
mais  il  avait  passé  une  grande  partie  de  son  enfance  à  Sainte-Marie-aux- 
Mines,  où  son  père  fut  assez  longtemps  pasteur.  Après  avoir  terminé  ses 
études  au  Gymnase  de  sa  ville  natale,  Saltzmann  entra  comme  précepteur 
chez  le  baron  von  Stein  et  prit  ensuite  de  l'emploi  auprès  du  duc  de 
Saxe-Meiningen,  qui  lui  conféra  la  noblesse.  De  retour  à  Strasbourg,  il 
tenta  vainement  de  devenir  professeur.  Pendant  la  révolution  il  ouvrit 
des   conférences   populaires   et   publia   divers    journaux,    notamment   la 

<St}\issburger  Zeitungn  et  le  «Weltbote».  Il  s'était  fait  imprimeur  depuis 
quelque  temps  déjà.  Connut-il  Fontaines  à  cette  époque?  Divers  indices 
permettent  de  le  soupçonner.   Poursuivi  comme  feuillant,   Saltzmann,  en 


H-     5     -H 


tcre  allemand  et  M.  Fontaines  entra  en  fonctions.  Il  débuta,  comme 
de  raison,  par  une  tournée  à  travers  la  paroisse. 

Grand,  bien  fait  —  quoiqu'il  traînât  un  peu  la  jambe  —  le 
regard  vif,  la  bouche  vermeille  et  lippue,  la  parole  alerte,  déjà  le 
jeune  ministre  se  félicitait  du  bon  accueil  qu'il  recevait,  quand  une 
femme  de  l'annexe  d'Eschery,  à  sa  vue  jeta  un  cri.  Qu'y  avait-il?.. 
On  accourut;  on  pressa  la  bonne  femme  de  questions.  Elle,  enfin, 
un  peu  remise  :  «quoi  ! . .  quoi  ! . .  c'est  là  notre  pasteur  ! . .  Oh,  je 
le  reconnais  bien!  je  l'ai  vu,  il  y  a  douze  ans,  à  Strasbourg,  à 
côté  de  Schneider  ! . .  Oh  comme  vous  poussiez  votre  cheval  au 
galop  à  travers  la  cathédrale!.." 

M.  Fontaines,  dit-on,  parut  un  peu  troublé.  Malgré  ses  dénéga- 
tions, il  resta  acquis  pour  quelques  malveillants  qu'il  avait  été, 
en  1793,  compagnon  sans-culottes  sous  Schneider,  le  rude  guillo- 
tineur  de  la  légende.  Et,  comme  Schneider,  moine  défroqué  lui- 
même,  s'était  entouré  de  prêtres  qui  avaient  jeté  la  soutane  aux 
orties,  quelques-uns  ne  craignirent  pas  d'affirmer  que  le  nouveau 
ministre  jadis  avait  été  un  peu  moine. 

Plusieurs  circonstances  donnèrent  à  ces  propos  un  air  de  vrai- 
semblance. On  remarqua  que  M.  Fontaines  paraissait  se  soucier 
médiocrement  des  dogmes  particuliers  à  son  Eglise.  Catholique, 
luthérien,  réformé,  c'était  tout  un  pour  lui  qui  ne  prêchait  guère 
que  l'amour  pour  Jésus-Christ,  le  pouvoir  merveilleux  de  la  prière 
et  l'approche  de  la  fin  des  temps. 

Napoléon  I  régnait  et  son  gouvernement  ne  rencontrait  dans 
la  population  indigène  que  de  fervents  admirateurs.  Fontaines, 
paraissait  ne  point  partager  l'engouement  général.  On  observa  M. 

1793,  trouva  un  refuge  dans  le  midi  de  la  France.  Il  avait  été  en  relations, 
en  1788,  avec  Saint-Martin,  le  philosophe  inconnu;  quand  il  fut  rentré  à 
Strasbourg,  en  1794,  il  se  lia  avec  les  inspirés  d'outre-Rhin  et  particuliè- 
rement avec  Jung-Stilling  et  avec  von  Meyer,  de  Francfort.  Il  entreprit, 
en  i8o5,  la  publication  d'une  feuille  périodique  religieuse  «Christliches 
Erbanitngsblatt»,  et  donna  au  public,  en  1808,  une  brochure  chiliaste 
uUeber  die  letjte  Zeit».  D'autres  ouvrages  du  même  genre  suivirent. 
Ainsi,  en  1810,  «  Blicke  in  das  Geheimniss  des  Rathschlusses  Gottes  iiber 
die  Menschheit,  von  der  Schopfung  an  bis  ans  Ende  dieser  Weltjeit.» 
En  181 6  enfin  parut  «Geist  and  Wahrheit  oder  Religion  der  Geweihten». 
Il  était  en  correspondance  avec  Fontaines  et  fut  lié  avec  Mad.  de 
Krudener  jusqu'en  1 8 1 6.  Il  mourut  le  7  octobre  1821. 


«•     6     -H 

le  pasteur.  Quelques  uns  trouvèrent  singulier  que  sa  santé,  floris- 
sante pendant  tout  le  demeurant  de  l'année,  faiblît  subitement  à 
'l'approche  du  15  août.  Au  jour  marqué  pour  la  fête  de  sa  Majesté 
l'Empereur,  le  ministre  allemand  se  voyait  constamment  obligé  de 
garder  la  chambre.  Incapable  de  paraître  en  public,  il  laissait  à 
son  collègue  luthérien  le  soin  de  prôner  les  vertus  de  Napoléon 
le  Lrrand.  l 


1  «Das  Namens/est  unseres  theitren  Kaisers,  Napoléon  L  wurde  hier 
den  i5.  August  1806  feierlich  begangen.  Madchen  und  Jûnglinge 
jogen  mit  Straussen  ge^iert  nach  der  lutherischen  Kirche,  welchen  der 
Magistrat  mit  schbner  Musik  folgte;  Herr  Pfarrer  Schmidt  hielt  nach- 
her  auch  in  der  Reformirten  Kirche  eine  vortreffliche  Rede  (NB.  Hr. 
Pfr.  Fontaine  war  ein  wenig  krank).  Abends,  war  im  Gasthofe  jum 
Rindsfuss  ein  grosses  Abendessen  ;  der  Beschluss  machte  Erleuchtung 
und  ein  Bail  au/  dem  Rathhaus  der  ehemaligen  Elsiisser  Seite.  .  .  » 
(Journal  intime  de  M.  François  Reber.) 

Le  pasteur  luthérien  Schmidt  avait  composé  une  cantate  pour  la  cir- 
constance : 

<<Neig  I  h  n  nebst  allen  den  Grossen  pim  Frieden  auf  Erden  ; 

Lass  Sie  ditrch  Bande  der  Liebe  vereinigt  bald  werdenl 
Gerechtigkeit 
Friede  und  Einigkeit 
Begrund'  die  Wohlfart  der  Volker » 


MM.  Reber,  grands  manufacturiers  à  Sainte-Marie-aux-Mines, 
employaient  depuis  l'an  1785  ou  à  peu  près,  un  nommé  Jean 
Balthasar  Wepfer,  de  Diesenhofen,  près  Schaffhouse.  ' 

Wepfer  voyageait  pour  la  maison,  principalement  en  Suisse  et 
en  Allemagne,  quelquefois  en  Lorraine  et  en  Bourgogne.  Sa  for- 
tune personnelle,  acquise  à  force  d'économie,  lui  permettait  de 
vivre  dans  une  aisance  relative.  Il  était  chrétien,  mais  comme 
Tétait  tout  le  monde,  ni  plus  ni  moins,  et  sans  y  chercher  ma- 
lice. Avant  1806,  jamais  il  n'avait  songé  à  s'enrôler  parmi  les 
piétistes.  S'il  était  religieux,  au  moins  n'avait-il  pas  la  dévotion 
morose.  Il  égayait  volontiers  les  jours  que  le  Seigneur  lui  don- 
nait à  passer  ici-bas.  Versificateur  et  joyeux  compagnon,  il 
disputait  la  double  palme  de  la  poésie2  et  du  tarot,  le  jeu 
alors  à  la  mode,  à  Schreiber,  l'ancien  directeur  des  mines,  théo- 
philanthrope sans  avoir  ouï  parler  de  Chemin  ni  d'Hauy  et 
auteur  du  plus  illisible  des  ouvrages  :  „la  Religion  de  F  Etre 
raisonnable" . 

C'était  une  singulière  société  que  celle  de  Sainte-Marie  à  cette 
époque!  A  côté  des  chefs  et  des  promoteurs  de  l'industrie  nais- 
sante,   quelques    familles   d'anciens    officiers   des   mines  et  de   loin 

1  Wepfer  était  né  à  Diesenhofen  en  Suisse,  le  i3  octobre  1759,  de  Jean 
Henri,  schultheiss  de  la  ville,  et  d'Elisabeth  Wehrli,  originaire  de  Zurich. 
Sa  mère  était  morte  le  29  mai  1770,  son  père  le  5  février  1785. 

2  Voici,  à  titre  d'échantillon,  le  début  et  la  fin  d'une  lettre  de  Wepfer 
à  François  Reber,  alors  en  Italie: 

«  Ihr  Brie/  von  Rom  datiert 

War  wie  es  scheint  nicht  arretiert 

Denn  ich  erhielt  ihn  ^u  rechter  Zeit. 

Ich  danke  fur  ihre  Mûh  und  Gûtigkeit 

Mir  ju  beschreiben  ihrer  Gegend  herrlicher  Rei^ 

Die  wie  sie  sagen  ûbertrifft  die  nordische  Schwei^. 

Anstatt  qu  spa^ieren  im  Borghesischen  Garten 

Verweilen  wir  uns  mit  den  Tarroc  Karten 


j*     8     44 

en  loin  chez  le  médecin  Cellarius  le  fameux  Schulmeister,  son 
beau-frère,  Schulmeister  qui  venait  d'amener  le  général  Mack  à 
capituler  dans  Ulm  et  qui,  dans  la  guerre  de  1806,  allait  prendre 
une  forteresse  prussienne  à  lui  tout  seul. 

Dans  les  appartements  de  Jean  Georges  Reber  le  père,  des 
musiciens,  dirigés  par  le  vieux  maître  de  chapelle  Franck,  de 
Bliescastel,  juif  converti,  pensionné  autrefois  par  je  ne  sais  quel 
petit  prince  allemand,  puis  devenu,  quelques  jours  avant  la  révo- 
lution, organiste  à  l'église  catholique  de  la  Madelaine. 

Chez  François  Reber  le  fils,  des  peintres,  de  Strasbourg,  de 
Colmar,  de  Mulhouse,  de  Fribourg  en  Brisgau,  et  même  un  sculp- 
teur, Xaveri  Friederich,  de  Ribeauvillé. 

M.  Fontaines  trouva  dans  la  maison  Reber  un  acceuil  des  plus 
bienveillants.  Non  seulement  la  famille  du  manufacturier  était 
pieuse,  mais  Jean  Georges,  venu  de  Mulhouse,  se  rattachait  par 
son  origine  à  l'Eglise  allemande.  Des  rapports,  sinon  quotidiens, 
du  moins  assez  fréquents,  s'établirent  entre  les  habitants  du  presby- 
tère et  leurs  voisins  les  industriels. 

Wepfer  était  de  Diesenhofen  ;  M.  Fontaines  connaissait  Zurich. 
On  se  lia  et  le  hasard  voulut  qu'à  peu  de  temps  de  là  on  eut 
occasion  de  se  fréquenter  davantage. 

Le  temple,  dans  lequel  Descombes  et  Fontaines  prêchaient, 
était  une  sorte  de  grange,  bâtie  aux  frais  de  la  communauté  fran- 
çaise dans  le  temps  où  l'Edit  de  restitution  avait  menacé  d'en- 
lever aux  calvinistes  leur  église  de  Surlhâtes  (1634).  Les  Réformés 
de  1806  voulurent  parer  de  quelques  ornements  l'édifice  trop 
simple  de  leurs  pères.  Une  commission  fut  nommée,  dans  laquelle 
entra  François  Reber,  et  les  travaux  commencèrent. 

Und  da  wir  vermissen  den  Lorbeerwald 

Sijen  wir  beym  Ofen  weil  es  macht  kalt  : 

Znm  Ersatr;  des  Orchester  der  Nachtigallen 

Lassen  wir  uns  die  Musik  von  Frank  gefallen 

Unbesorgt  stellen  wir  der  Critik  ein  Ziel 

Und  rauchen  unsere  P/ei/e  beym  Billardspiel  .   .   . 


Unterschrieben  an  meinem  Namensfest 

Als  ich  verliess  die  Stuben  voll  G'ist 

Und  ich  mich  nenne  seit  vierpg  Jahr  lier 

Johann  Balthasar  Wepfer.  10  nivôse  XI.» 


H»    9    «H 

Un  clocher  de  soixante  et  dix  pieds  de  haut  surmonta  le  vieux 
bâtiment,  que  l'on  soutint  à  l'intérieur  au  moyen  de  deux  co- 
lonnes, dites  toscanes,  au-dessus  desquelles  furent  placés  quelques 
piliers  de  bois  de  chêne,  présent  des  frères  de  la  commune  d  111- 
hàuseren;  après  quoi  l'on  se  pourvut  de  cloches. 

Durant  les  absences  assez  fréquentes  de  François  Reber,  pas- 
sionné pour  les  voyages,  Wepfer  le  remplaça  dans  la  surveillance 
des  travaux,  et,  comme  Reber  qui  avait  visité  l'Italie,  critiquait 
plus  d'un  détail,  à  son  gré  de  mauvais  goût,  il  arriva  que  des  re- 
lations suivies  se  nouèrent  entre  le  commis  devenu  le  truchement 
de  ces  plaintes  et  les  principaux  intéressés,  c'est-à-dire  les  mi- 
nistres. Une  certaine  intimité  ne  tarda  pas  à  s'établir  entre  Wepfer 
et  le  pasteur  allemand  ;  elle  grandit  de  jour  en  jour  et  l'on  re- 
marqua que  Jean  Balthasar,  alors  fort  proche  de  la  cinquantaine, 
et  qui,  trois  ans  auparavant,  avait  tourné  un  couplet  contre  un 
célibataire  devenu  subitement  épris  de  mariage,  semblait  se  plaire 
infiniment  auprès  de  Mlle  Auguste  Catherine  Salomé  La  Fontaines, 
veuve  Happel  et  sœur  du  ministre.  Dans  le  public  on  parla 
d'épousailles.  Mais  décemment  pouvait-on  se  marier  juste  à  la 
veille  de  la  fin  des  temps?... 

Car,  hélas,  il  devenait  impossible  d'en  douter  !  le  vieux  monde 
allait  disparaître!...  les  signes  d'une  catastrophe  prochaine  se  mul- 
tipliaient ;  ils  devenaient  chaque  jour  plus  pressants.  Une  comète 
avait  paru  au  mois  d'octobre  1807  1  et  Schmidhuber  qui,  depuis 
que  l'on  avait  des  cloches,  avait,  quoique  luthérien,  été  promu 
au  poste  de  sonneur  des  Réformés,  Schmidhuber  s'en  venait  chaque 
jour  au  presbytère  avec  les  nouvelles  les  plus  alarmantes.  Il  ne 
parlait  que  de  peste:  de  famine  et  de  guerre.  Tous  les  fléaux  de 
l'Apocalypse  allaient  se  déchaîner!...  la  propre  belle-sœur  du  son- 
neur de  cloches,  Marie  Kummer,  la  prophétesse,  ne  cessait  de 
l'annoncer!... 


1  Les  contemporains,  paraît-il,  se  montrèrent  assez  surpris  de  l'effet  que 
l'apparition  de  cette  comète  produisit  sur  la  foule.  M.  François  Reber, 
par  exemple,  note  dans  son  journal  intime  :  «  Im  \Tonate  Oktober  ( i8oy  J 
war  ein  Komet  7»  sehen,  welcher  dem  Volke  ju  allerhand  aberglàubi- 
schen  Muthmassunçen  Anlass  srab....» 


'■x^TNtvyv- 


Marie  Gottliebin  Kummer  était  née  à  Neu-Cleebronn,  dans  le 
Wurtemberg,  le  5  août  1756.  Elle  était  la  plus  jeune  des  filles 
de  Jacques  Frédéric  Kummer,  vigneron,  et  de  Reine  Hoffmann, 
son  épouse.  ' 

Le  village  de  Cleebronn,  bâti  au  pied  du  Stromberg,  dans  un 
vallon  humide,  comptait,  il  y  a  quelques  années,  1315  habitants, 
dont  trois  seulement  n  étaient  pas  protestants.  Un  recensement 
de  1784  donne  pour  Neu-Cleebronn,  partie  autrefois  mayençaise 
du  village,  58  bourgeois  et  9  veuves. 

Le  père  Kummer,  remarquant  qu'il  peinait  fort  et  gagnait  peu 
en  travaillant  les  vignes  de  ses  concitoyens,  se  mit  un  jour  à 
biner  celles  du  Seigneur.  Il  entreprit  de  tenir  dans  son  logis  des 
assemblées  de  dévotion,  où  l'on  se  contenta  d'abord  de  commenter 
les  sermons  de  M.  le  pasteur  du  lieu.  Petit  à  petit  Kummer  aven- 
tura quelques  gloses,  que  lui  dictait  l'Esprit.  Les  gens  de  la  pa- 
roisse et  même  ceux  du  dehors  en  vinrent  à  le  considérer  comme 
un  savant  :  on  accourut  de  loin  —  et  non  pas  les  mains  vides  — 
pour  être  admis  dans  son  conventicule.  Bientôt  Kummer  vécut 
dans  l'aisance,  aux  dépens  de  son  troupeau  :  il  trancha  du  mon- 
sieur et  se  fit  honneur,  le  dimanche,  de  belles   pantoufles  jaunes. 

1  Pour  tout  ce  qui  concerne  Marie  Kummer,  la  Kummrin  d'Eynard, 
voyez  «Evangelisches  Kirchen-  und  Schulblatt»  XIV.  Jahrg.  n°  32  (7  août 
i853),  «Volksbote»  de  1 865,  où  se  trouve  une  nouvelle  du  pasteur  Stauden- 
meyer,  de  Gliglingen,  auteur,  je  le  crois,  de  l'article  du  «Schulblatt». 
Voyez  surtout,  Actenmiissige  Geschichte  einer  neuen  wûrtember gischen 
Prophetin  und  ihres  ersten  Zeugen  nebst  Nachrichten  und  Bemerkungen 
ùber  mehrere  chiliastische  Schriften  und  Trdumereyen  Wiirtember- 
gischer  Pietisten  und  Separatisten,  herausgegeben  von  Dr.  Heinrich 
Philipp  Konrad  Henke.  —  Hamburg  1808,  bey  Benjamin  Gottlieb 
Hoffmann.  Préface  datée  de  «Helmstddt  am  2.  mai  1808.» 

Je  demande  pardon  au  lecteur  de  ce  que  j'entre  dans  les  détails  de 
l'histoire  de  Marie  Kummer,  mais  les  éloges  prodigués  par  Eynard  à  «la 
sévère  prophétesse»  m'y  obligent.  Sans  la  Kummrin,  du  reste,  eût-on 
songé  à  la  Sainte-Alliance  ?  ...  il  est  permis  d'en  douter. 


H»     1J      -H 


Le  vigneron-prédicant  soumit  ses  partisans  à  une  discipline  de 
fer.  Il  devint  leur  directeur  spirituel  et  jusqu'à  un  certain  point 
leur  confesseur.  Quelqu'ouaille  était-elle  soupçonnée  d'avoir  dévié 
du  droit  chemin,  on  l'enfermait  dans  une  sorte  de  cachot,  ménagé 
dans  la  maison  du  Père,  et  elle  y  restait  jusqu'à  ce  que  ses  la- 
mentations eussent  acquis  le  degré  d'acuité  réputé  symptomatique 
de  la  parfaite  contrition.  Le  reclus  alors  était  tire  de  son  in  pace  ; 
ou  le  menait  devant  un  sanhédrin  de  frères,  qui  écoutaient  l'aveu 
de  ses  péchés  et  pesaient  ensuite  son  repentir.  Arrivait-il,  au 
contraire,  que  le  prévenu  niât  les  faits  dont  il  était  accusé,  une 
chambre  d'enquête  s'assemblait  dans  un  cabinet  spécial.  Jusqu'où 
cette  enquête  pouvait  aller,  on  n'en  sait  rien,  mais  il  se  trouva 
un  jour  un  mari  qui  accusa  Kummer  d'avoir  mené  sa  femme  un 
peu  bien  loin  dans  le  cours  d'une  pareille  instruction  secrète. 
L'affaire  fit  du  bruit  et  en  eût  fait  davantage,  si  le  pasteur  de 
Cleebronn  n  était  intervenu.  Politique  avisé,  il  sentait  qu'il  avait 
besoin  de  l'appui  du  vigneron  et  s'arrangea  pour  que  le  plaignant 
reconnut  avoir  parlé  dans  l'ivresse. 

Pourvu  de  biens  temporels  au-delà  de  ce  qu'il  en  pouvait  sou- 
haiter, Kummer  laissa  ses  enfants  s'accoutumer  à  l'oisiveté. 
Quelqu'un  lui  faisait-il  des  remontrances  à  leur  sujet,  il  répondait 
par  le  dicton  favori  des  piétistes,  que  Dieu  pourvoirait  à  la  sub- 
sistance des  siens.  Et  puis  sa  Marie  montrait  de  telles  dispositions 
qu'il  augurait  merveilles  d'une  fille  bénie  entre  toutes. 

Il  faut  convenir  cependant  que  si  l'enfant  se  distingua  à  cette 
époque,  ce  ne  fut  pas  à  l'école.  Quand  Marie  sortit  de  classe,  elle 
savait  tout  au  plus  lire  tant  bien  que  mal  la  lettre  moulée. 

Dès  qu'elle  eût  été  confirmée,  le  père  Kummer  se  mêla  de  son 
instruction.  Il  l'admit  dans  le  cénacle,  où  même  il  lui  confia  un 
emploi,  celui  de  lectrice.  La  Bible  devint  ainsi  familière  à  la 
jeune  fille,  et  surtout  l'Apocalypse,  dont  les  sombres  prophéties 
,,1'attiraient  tout  en  l'emplissant  d'horreur". 

Rêveuse,  nerveuse,  portée  vers  l'extraordinaire  et  le  surnaturel, 
la  jeune  fille  parut  peu  propre  au  travail  des  champs.  On  l'occupa 
au  logis,  à  coudre  et  à  tricoter.  Cette  vie  sédentaire  et  solitaire 
acheva  de  la  livrer  aux  fantaisies  de  son  imagination.  Son  impres- 
sionnabilité  devint  extrême  :  quelques  troubles  apparurent ,  pro- 
dromes d'une  névrose. 


«•     12    «K 

Adonnée  outre  mesure  aux  exercices  de  dévotion,  aux  macé- 
rations et  aux  jeûnes,  Marie  finit  par  rôder  ça  et  là.  Elle  fréquenta 
chez  les  capucins  du  voisinage  et  visita  assiduement  leur  couvent 
du  Michelsberg,  où  elle  se  plut  à  s'abîmer  dans  la  prière.  M.  Stauden- 
meyer  rapporte  qu'elle  eut  aussi  des  entretiens  avec  deux  ermites. 
le  père  Siméon  et  le  père  Baumann,  gens  dont  les  idées  religieuses 
ne  paraissent  pas  avoir  été  des  plus  claires. 

A  un  quart  de  lieue  au  sud-ouest  du  village  de  Cleebronn  se 
trouve  le  domaine  du  Catharinenplaisir.  Un  certain  comte  de  Mar- 
ti nengo  l'avait  acheté  en  17 76.  Ce  Martinengo  avait  longtemps 
résidé  à  Surinam:  il  y  avait  épousé  une  façon  de  moricaude, 
idolâtre  à  demi,  à  demi  mahométane,  qui  lui  avait  donné  un  fils. 
Marie  se  mit  en  tête  de  faire  baptiser  cette  payenne  et  son  enfant. 
Tandis  qu'elle  y  rêvait,  le  comte  mourut.  Sa  femme,  qui  avait 
alors  vingt  deux  ans,  habita  encore  un  temps  le  Catharinenplaisir, 
en  compagnie  des  deux  sœurs  du  défunt.  Le  12  juin  1780,  elle 
se  fit  baptiser  à  Erligheim  et  y  fit  baptiser  son  fils.  Peu  après, 
elle  quitta  sa  propriété,  vendue  depuis  1779  et  se  rendit  à  Vienne 
avec  ses  belles  sœurs. 

La  mère  de  Marie  venait  de  mourir  et  Kummer  avait  pris  une 
autre  femme.  La  jeune  fille  quitta  la  maison  paternelle.  Elle  se 
rendit  d  abord  à  Augsbourg,  chez  un  cousin,  facteur  d'orgues. 
D'Augsbourg,  elle  alla  à  Spire,  chez  une  sœur  de  son  père.  Enfin, 
elle  passa  à  Vienne. 

Ce  qu'elle  y  fit,  on  ne  l'a  jamais  su  exactement.  Les  uns  veulent 
qu'elle  ait  demeuré  avec  un  jeune  médecin,  qui  la  faisait  paraître 
en  public,  comme  somnambule.  Ce  médecin  étant  mort,  elle  fut, 
dit-on,  chassée  d'Autriche  à  coups  de  verge  et  revint  à  Cleebronn, 
vers  le  mois  d'août   1790. 

Elle-même  raconta  plus  tard  qu'elle  était  entrée  à  Vienne  au 
service  de  l'intendant  d'un  certain  comte.  La  femme  de  cet  inten- 
dant l'avait  persuadée  de  se  faire  catholique.  Convertie,  elle  avait 
été  admise  dans  la  maison  du  comte,  d'où  un  ange  était  venu  lui 
commander  de  sortir  :  „Dieu  voulait  qu'elle  retournât  en  Wurtem- 
berg, où  il   avait  dessein   de   l'employer    à   de  grandes  choses...'" 

Une  autre  fois  elle  déclara  que  le  comte  avait  voulu  la  séduire, 
mais  elle  s'était  défendue  et  l'avait  mordu  au  doigt.  Il  lui  avait 
offert  alors  quatre  cents  gulden  et  lui  avait  proposé  de  la  marier 


*♦     13    •» 

à  un  artisan.  Elle  avait  refusé.  A  la  suite  de  cette  aventure,  elle 
avait  quitté  Vienne,  en  compagnie  d'un  ami  de  son  maître,  comte 
aussi,  mais  du  nom  duquel  elle  ne  se  souvenait  point.  Ils  étaient  allés 
ensemble  jusqu'à  Linz,  où  elle  était  tombée  malade,  ce  que  voyant 
son  compagnon,  il  lui  avait  remis  trois  carolins  et  l'avait  quittée. 

Rendue  à  la  santé,  elle  avait  pris  la  poste  et  était  revenue  à 
Cleebronn. 

Elle  avait  abandonné  à  Vienne  tous  ses  effets  et  même  son 
linge.  Le  père  Kummer  manifesta  l'intention  de  réclamer  les  hardes 
de  sa  fille:  Marie  le  pria  de  n'en  rien  faire,  prétextant  d'un  ordre 
de  l'ange  Gabriel,  qui  était  venu  lui  défendre,  de  la  part  de  Dieu, 
de  s'occuper  de  pareilles  misères  temporelles. 

Rentrée  catholique  au  village,  qu'elle  avait  quitté  encore  à  peu 
près  protestante,  Marie  reprit  les  exercices  de  son  enfance. 

La  névrose  subsistait.  Au  mois  de  novembre  1790  une  première 
crise  provoqua  une  extase.  Le  bruit  se  répandit  que  la  fille  Kummer 
prophétisait. 

Jacques  Frédéric  Kummer  mourut  au  printemps  de  1792-  Le 
pasteur  de  Cleebronn  craignit  que  la  fille  ne  s'emparât  dans  la 
paroisse  de  l'autorité  qu'y  avait  eue  le  père  ;  il  se  hâta  de  décrier 
les  visions  de  la  malade  et  ne  se  donna  point  de  repos  qu'il  n'eût 
forcé  Marie  Gottliebin  à  quitter  le  village.  Elle  partit  et  trouva 
un  asile  chez  une  de  ses  sœurs,  la  femme  Schmidhuber,  qui 
demeurait  à  Meimsheim. 

Avertie  par  les  tracasseries  mêmes  qu'on  lui  avait  suscitées  à 
Cleebronn  du  parti  qu'elle  pouvait  tirer  de  son  mal,  réel  ou  simulé, 
Marie  s'empressa  d'exploiter  des  accidents  qu'un  prêtre  moins  égoïste 
eût  cherché  à  guérir. 

Dans  sa  nouvelle  résidence  de  Meimsheim  tout  l'encouragea  à 
la  fraude.  Sa  sœur  fut  la  première  à  voir,  dans  les  manifestations 
d'une  névrose  plus  ou  moins  feinte,  l'influence  de  je  ne  sais  quoi 
de  surnaturel.  Les  voisins  accoururent  et  recueillirent  comme  autant 
d'oracles  les  paroles  de  l'hypnotisée.  Bientôt  le  renom  de  la  Kummer 
s'étendit  au  loin:  on  vint  de  dix  lieues  à  la  ronde  consulter  la 
voyante  en  communication  avec  l'Esprit  du  Seigneur. 

Meimsheim  est  à  quelques  kilomètres  de  Cleebronn  et  du  vieux 
château  de  Bônnigheim.  Le  prince  Louis  Eugène,  frère  de  Charles 
duc  régnant  de  Wurtemberg,  s'était  retiré  dans  ce  château,  après 


H-     14     -H 


avoir  quitté  le  service  militaire.  Agé  de  soixante  deux  ans,  d'hu- 
meur affable  et  débonnaire,  Louis  Eugène  était  d'une  dévotion 
aussi  fervente  qu'étroite.  Il  avait  des  moines  dans  son  entourage, 
se  livrait  à  toutes  sortes  de  pratiques  extérieures,  accomplissait 
des  pèlerinages  et  entretenait,  des  gens,  dont  l'unique  occupation 
devait  être  de  prier  pour  lui  et  pour  les  siens.  Illuminé  avec  cela, 
comme  beaucoup  de  princes  allemands  de  l'époque  ! 

J'ai  dit  que  Marie  visitait  quelquefois  la  chapelle  des  capucins 
du  Michelsberg.  Elle  s'y  rencontra  avec  des  personnes  de  la  cour 
de  Bônnigheim.  Le  récit  que  ces  gens  firent  au  prince  Louis 
Eugène  des  merveilles  opérées  par  la  prophétesse  le  rendirent 
curieux  de  la  voir.  Il  lui  donna,  dit-on,  une  audience  secrète,  où, 
dans  un  moment  d'extase,  elle  prédit  la  mort  prochaine  du  duc 
Charles.  Cette  mort  arriva  en  effet  dès  l'année  suivante  (24  oc- 
tobre, 1793),  et  le  prince  Louis  Eugène  devint  le  souverain  du 
Wurtemberg.  Cette  anecdote,  vraie  ou  fausse,  fut  habilement 
répandue  par  la  Kummer,  dont  le  renom  grandit  étrangement. 
La  voyante  sut  profiter  de  l'engouement  général  et  de  la  conni- 
vence bienveillante  de  l'administration.  La  police  ecclésiastique  lui 
ayant  suscité  quelques  difficultés  à  Meimsheim,  difficultés  sur  les- 
quelles j'aurai  à  revenir,  elle  se  mit  à  courir  le  pays.  On  la  vit 
à  Besigheim,  à  Kornwestheim,  à  Iustingen,  à  Blaubeuren.  Rien 
ne  troubla  le  cours  de  ce  voyage  triomphal.  Un  jour,  cependant, 
des  plaisants  ayant  appris  qu'elle  prétendait  ne  pouvoir  user  d'au- 
cun aliment,  tant  qu'elle  était  dans  sa  période  d'extases,  lui  jouèrent 
un  méchant  tour.  Ils  firent  une  perquisition  au  logis  du  doyen  de 
Kornwestheim,  où  elle  demeurait,  et  découvrirent  sous  les  combles 
une  jolie  provision  de  victuailles  à  son  usage. 

Le  20  mai  1795  le  duc  Louis  Eugène  mourut  subitement  et 
ut  remplacé  par  son  frère  Frédéric  Eugène.  Celui-ci,  marié  à  une 
nièce  de  Frédéric  le  grand,  de  la  maison  de  Brandenburg-Schwedt, 
avait  fait  élever  ses  enfants  dans  la  religion  protestante.  11  ne  régna 
que  peu  de  temps  et  fut  remplacé  dès  le  22  décembre  1797,  par  son 
fils  aîné  Frédéric.  La  police,  sous  ce  nouveau  souverain,  ne  se 
montra  plus  aussi  accommodante  que  du  passé.  Les  sectes  wur- 
tembergeoises  remuaient  :  Frédéric  tenta  de  les  réduire.  On  sur- 
veilla la  Kummer,  qu'un  prodige  malencontreux  acheva  de  perdre. 


Au  sortir  de  Cleebronn,  Marie  avait  été  reçue  des  mieux  par  son 
beau-frère  Daniel  Schmidhuber.  Elle  s'était  fixée  auprès  de  lui  et 
gagnait  sa  vie,  en  apparence  avec  son  aiguille,  en  réalité  en 
exerçant  ses  petits  talents  de  sibylle  champêtre. 

Le  pasteur  de  Meimsheim  l  était  un  nommé  Hiller,  marié  et 
père  de  sept  enfants.  La  paroisse  était  riche.  Le  presbytère,  bâti 
en  1743,  était  des  mieux  construits,  élevé  de  deux  étages,  vaste 
et  commode.  Sur  le  faîte  nichaient  des  cigognes.  Il  paraissait 
impossible  que  dans  une  telle  demeure  on  ne  menât  pas  une 
heureuse  vie. 

Hiller  avait  été  averti  des  crises  singulières  qui  s'emparaient  à 
tout  moment  de  sa  nouvelle  paroissienne.  Il  voulut  constater  la 
réalité  de  ce  qu'on  lui  racontait.  Un  jour  que  la  voyante  était 
en  extase  il  courut  chez  la  femme  Schmidhuber.  Etonné  de  ce 
qu'il  y  vit  et  de  ce  qu'il  entendit,  il  engagea  Marie  à  loger  chez 
lui,  afin,  dit-il  plus  tard  à  ses  supérieurs,  de  pouvoir  suivre  cette 
affaire  de  plus  près. 

Marie  s'enfuit,  les  ecclésiastiques  n'étaient-ils  pas  ses  pires  en- 
nemis?... Elle  se  souvenait  trop  des  persécutions  qu'elle  avait 
endurées  à  Cleebronn  pour  s'aller  mettre  aux  mains  d'un  nouvel 
adversaire.  Elle  gagna  Spire,  où  vivait  une  sœur  de  son  père.  Dix 
ans  auparavant  elle  avait  déjà  rendu  visite  à  cette  tante;  le  bruit 

1  Meimsheim  est  un  joli  village  de  p56  habitants,  dont  38  catho- 
liques. Il  est  bâti  à  l'entrecroisement  de  plusieurs  voies  romaines,  à 
trois  quarts  de  lieue  de  Cleebronn.  Les  légions  de  Garacalla  remportèrent 
à  Meimsheim  une  victoire  signalée  sur  les  Germains.  Quelques  légendes 
ont  rendu  le  village  fameux:  il  y  revient  une  Dame  blanche  et  jadis 
chevauchait  de  nuit,  à  travers  les  marais  des  environs,  un  chevalier 
sans  tête,  qui  a  disparu,  on  ne  sait  pourquoi.  —  Deux  sœurs  de  Marie 
Kuramer  étaient  mariées  à  Meimsheim. 


**     16     -H 

courait  même  quelle  avait  rencontré  là  un  bonnetier  au  métier, 
qui  l'avait  vainement  priée  d'amour  et  de  mariage. 

A  peine  fut-elle  arrivée  à  Spire  que  des  anges  lui  apparurent 
et  lui  enjoignirent  par  deux  fois  de  retourner  incontinent  à  Meims- 
heim.  „Le  pasteur  Hiller,  lui  dirent-ils,  bien  loin  de  te  vouloir 
(lu  mal,  a  été  choisi  par  l'Eternel  pour  être  le  témoin  et  le  greffier 
des  révélations  que  tu  vas  recevoir." 

La  Kummer  commit  la  faute  de  ne  pas  obéir  immédiatement 
aux  ordres  célestes.  Elle  attendit  six  mois  avant  de  reprendre  le 
chemin  de  Meimsheim.  En  punition  des  retards  qu'elle  mettait  à 
son  retour,  le  Seigneur  l'affligea  d'un  mal,  qui  la  retint  quinze 
jours  de  plus.  Guérie  enfin  et  repentante,  Marie  se  soumit  et 
alla  trouver  Hiller  (1793)- 

C'était  bien  à  regret  qu'elle  se  risquait  chez  un  homme  d'Eglise, 
mais  les  intérêts  de  la  chrétienté  exigeaient  qu'elle  leur  fit  le  sa- 
crifice de  ses  goûts.  Saint  Jean  l'apôtre  n'avait  livré  aux  fidèles 
qu'une  Apocalypse  imparfaite;  les  faibles  yeux  des  hommes  de 
son  temps  n'eussent  pas  supporté  plus  de  lumière  et  il  savait 
qu'un  jour  Mademoiselle  Kummer  serait  suscitée  par  le  Seigneur 
pour  compléter  son  œuvre. 

Le  pasteur  de  Meimsheim  désirait  soumettre  l'extatique  à  une 
observation  réglée;  il  l'accueillit  donc  à  bras  ouverts.  Elle,  mo- 
deste et  rougissante,  commença  par  lui  dire  que  les  ordres  d'en 
haut  voulaient  que  lui,  Hiller,  devînt  le  témoin  des  inspirations 
qu'elle  allait  avoir  et  en  môme  temps  le  greffier  destiné  à  les 
transcrire. 

Un  premier  ravissement  ne  tarda  guère  et  Marie  put  dicter  à 
Hiller  un  premier  procès-verbal. 

Un  ange  fort  honnête  était  venu  prendre  Mlle  Kummer  et 
l'avait  menée  d'abord  à  l'apôtre  Jean,  qui,  à  sa  vue,  se  confon- 
dit en  politesses:  „Tous  les  bienheureux,  dit  à  sa  visiteuse  l'au- 
teur de  l'Apocalypse,  tous  les  saints  sont  dans  la  joie  depuis 
qu'ils  savent  à  quel  rôle  vous  êtes  destinée.  Moi-même  je  ne  me 
tiens  pas  d'aise!...  Mon  vieux  livre,  que  j'avais  droit  de  croire 
un  peu  oublié,  il  s'en  va  donc  reparaître,  revu,  corrigé  et  grâce 
à  vous  considérablement  augmenté!...  Oh,  dites  bien  à  l'homme 
de  Dieu  Hiller  que  je  me  ferai  un  devoir  et  un  plaisir  de  l'assister 
dans  la  rédaction  de  son  travail!...     Le    saint    pasteur!...    qu'il  a 


«•    17    44 

de  vertus!...  mais  aussi,  mon  enfant,  je  vous  en  fais  la  confidence 
—  le  Seigneur  lui  destine  une  récompense  sans  pareille!...  ap- 
prenez qu'il  aura  un  siège...  qui  sera  un  trône  d'or...  parmi  les 
docteurs  de  la  loi!...  dans  le  sanctuaire  suprême  de  la  grâce!"... 

Après  que  Saint  Jean  eût  débité  ces  civilités,  il  prévint  sa 
bonne  amie,  la  Kummer,  quelle  allait  connaître  bien  des  affaires 
cachées  aux  simples  mortels.  „Toutefois,  ajouta-t-il,  il  est  deux 
points  qui  doivent  encore  demeurer  secrets.  L'un  d'eux  vous  sera 
confié,  mais  sous  la  promesse  que  vous  n'en  soufflerez  mot. 
Quant  à  l'autre,  le  Seigneur  —  je  ne  sais  par  quel  caprice!  — 
tient  à  le  tenir  encore  caché." 

Tout  en  devisant  de  la  sorte,  apôtre  et  prophétesse  se  pro- 
menaient en  paradis.  Ce  que  la  Kummer  en  aperçut  lui  parut 
si  beau  qu'elle  eut  toutes  les  peines  imaginables  à  se  résigner 
au  retour.  Dieu,  qui  ne  souffre  point  que  ses  serviteurs  aient 
des  hésitations,  la  châtia  de  cette  intempérance  d'admiration  en 
lui  envoyant  une  douleur  sous  les  fausses  côtes  gauches.  Le 
mal  dura  plusieurs  jours. 

Les  supérieurs  du  pasteur  de  Meimsheim  avaient  eu  avis  de  ce 
qui  se  passait.  Le  doyen  Môgling,  chef  immédiat  de  Hiller,  de- 
manda communication  des  procès-verbaux  apocalyptiques  rédigés 
par  son  subordonné.  L'excellent  greffier  les  lui  transmit,  mais 
avec  quel  trouble!...  Les  choses  du  ciel  allaient  être  dévoilées!... 
Môgling  n'allait  pas  manquer  de  s'enthousiasmer!...  une  ère  nou- 
velle s'ouvrait  pour  l'humanité!... 

Le  doyen,  bien  chaussé  de  lunettes  et  la  Bible  au  poing,  étu- 
dia l'apocalypse  Kummerienne.  Après  un  examen  des  plus  minu- 
tieux, il  décida  que  ce  grimoire  contenait  des  propositions  aventurées 
et  même  en  contradiction  avec  la  parole  de  Dieu.  Il  commanda 
donc  à  Hiller  de  renvoyer  au  plutôt  la  voyante. 

La  Kummer  quitta  le  presbytère.  On  était  alors  au  commence- 
ment de  l'année  1794.  Pour  occuper  ses  loisirs  elle  entreprit  une 
tournée  apostolique,  celle  dont  j'ai  parlé,  par  Kornwestheim, 
Blaubeuren  etc.  Le  spécial  ou  doyen  de  Kornwestheim  lui  prêta 
une  oreille  complaisante,  aussi  fut-il  en  récompense  promu  peu 
après  au  poste  de  second  greffier. 

Après  une  absence  de  six  mois  la  prophétesse  revint  à  Meims- 
heim. où  la  ramenaient  les  ordres  du  Ciel. 


M-     18    *H 

Il  est  probable  qu'avant  de  rentrer  au  presbytère  elle  avait  fait 
ses  conditions,  car  le  pasteur  Hiller  s'empressa  de  déclarer  offi- 
ciellement qu'il  renonçait  à  entendre  à  toute  objection  prétendue 
raisonnable,  vraie  suggestion  du  péché.  „J'ai  éprouvé,  écrivit-il  au 
doyen  de  Brackenheim,  celle  qu'on  ose  soupçonner;  je  l'ai  mise 
à  l'épreuve  souvent  et  même  en  présence  de  témoins,  savoir  ma 
femme  et  mes  filles.  Je  l'ai  questionnée  au  sujet  d'Amd,  de  Bengel, 
d'Oetinger.  de  Steinhofer,  de  Brastberger  et  d'autres  hommes 
pieux  ;  je  lui  ai  montré  de  leurs  ouvrages  :  elle  ne  les  connaissait 
point.  Bien  plus,  j'ai  pu  me  convaincre  qu'elle  ne  sait  rien  de 
l'Apocalypse  de  Jean.  Sa  piété  est  sincère,  mais  ignorante.  Dans 
le  temps  même  où  j'eus  avec  la  Kummer  les  entretiens  que  je 
viens  de  dire,  elle  était  malade.  J'allai  la  visiter  quelques  heures 
après  notre  première  conversation  sur  le  sujet  des  grands  hommes 
que  j'ai  nommés;  elle  m'apprit  que  son  ange  était  venu  et  lui 
avait  promis  de  lui  montrer  prochainement  tous  les  person- 
nages desquels  j'avais  parlé.  Sur  l'observation  qu'elle  avait 
faite  à  l'ange  qu'elle  ne  se  souvenait  plus  du  nom  d'aucun 
d'eux,  il  avait  répliqué  qu'il  y  penserait  pour  elle  et  les  lui 
présenterait  tous.  A  peu  de  temps  de  là  l'ange  tint  véritablement 
sa  promesse..." 

Convaincu  par  cette  épreuve  et  par  d'autres  du  même  genre, 
Hiller  reprit  ses  fonctions  de  greffier  ;  mais  tout  à  coup  et  sans 
que  rien  le  présageât,  la  voyante  lui  déclara  que  la  troisième  ré- 
vélation ,  celle  qui  devait  être  la  dernière  et  la  plus  importante, 
était  remise  à  une  époque  encore  indéterminée. 

Le  bonhomme,  cruellement  déçu  dans  ses  espérances,  courut  à 
Kornwestheim,  chez  son  ami  le  doyen  H...t...n.  Assisté  de  ce  col- 
lègue, il  se  mit  à  consulter  avec  ardeur  les  Prophètes  et  l'Apoca- 
lypse, comparant  mot  pour  mot  les  visions  de  la  Kummer  avec 
celles  qui  sont  relatées  au  Livre  saint.  Après  cet  examen  qui  fortifia 
leur  foi,  voilà  les  deux  amis  désolés  et  déplorant  la  fin  préma- 
turée des  oracles. 

Le  lendemain  Hiller  revint  à  Meimsheim.  Marie  Kummer  était 
malade.  —  „Ou'avez-vous  fait?  demanda-t-elle.  Far  quelles  prières 
avcz-vous  fléchi  le  Seigneur?..,  Dieu,  sur  vos  instances  et  sur  celles 
fie  votre  ami,  consent  à  me  découvrir  encore  bien  des  mystères, 
mais  que  votre  curiosité  me  fait  de  mal!...  Je  souffre  cruellement. 


H-    19    -H 

Jamais,  non,  jamais,  je  ne  pourrai  résister  aux  douleurs  que  j'endure, 
à  cause  de  vous..." 

Les  tortures  de  l'inspirée  paraissaient  en  effet  intolérables  et  ne 
cédaient  à  aucun  remède.  Le  pasteur  dut  le  constater,  après  force 
essais  infructueux,  où  il  avait  épuisé  ses  médicaments  et  ses  prières. 

Dans  le  dessein  d'échapper  aux  souffrances  qu'elle  endurait,  la 
Kummer  se  donna  de  tels  mouvements  qu'une  plaie  lui  vint  au 
côté.  Cet  excès  de  misère  toucha  le  bon  Jésus.  Il  prescrivit  à 
l'infortunée  un  topique  qui  la  devait  guérir,  de  la  poudre  de  char- 
don bénit,  cuite  dans  le  vin.  Après  trente  six  heures  d'application 
du  remède,  la  peau  redevint  saine  et  nette.  En  même  temps  Hiller 
constata  un  second  prodige:  la  quantité  de  poudre,  dont  il  avait 
fait  emplette,  lui  parut  triplée.  Sur  la  remarque  qu'il  en  fit,  Marie 
lui  déclara,  de  la  part  du  Sauveur,  qu'il  en  était  réellement  comme 
il  avait  cru  voir:  c'était  là  un  de  ces  menus  miracles,  qui  en 
paradis  s'opèrent  si  couramment  que  les  bienheureux  n'y  font 
plus  attention. 

La  foi  profonde  avec  laquelle  le  pasteur  de  Meimsheim  accep- 
tait tout  causa  à  Dieu  le  plus  vif  plaisir.  Il  commanda  en  con- 
séquence à  la  prophétesse  de  témoigner  à  Hiller  son  entière 
satisfaction.  Elle  devait  lui  dire,  en  même  temps,  que  de  même 
qu'autrefois  Jésus  avait  confié  sa  mère  à  l'apôtre  Jean,  de  même 
présentement  il  remettait  aux  soins  du  bon  prêtre  wurtembergeois 
ce  qu'il  avait  de  plus  cher  en  ce  monde,  savoir  Marie  Gottliebin 
Kummer,  sa  servante  bien-aimée.  Déjà  ministre  de  l'Eglise, 
Hiller  fut  investi  d'un  sacerdoce  nouveau  et  extraordinaire.  Il  de- 
vait servir  à  la  prophétesse    de    témoin,  de  greffier  et  de  prêtre. 

L'honnête  desservant  se  le  tint  pour  dit.  Même,  par  un  petit 
mouvement  de  vanité,  qu il  n'eut  pas  la  force  de  réprimer,  il 
se  mit  à  relire  avec  attention  les  œuvres  des  Prophètes  :  il  n'était 
pas  invraisemblable  qu'Esaïe  ou  que  Daniel,  dans  les  paroles  des- 
quelles on  trouve  tant  de  choses,  eussent  fait  quelque  part  une 
allusion  plus  ou  moins  symbolique  à  la  gloire    du    maître  Hiller. 

Il  ne  rencontra  rien,  mais  continua  de  transcrire  avec  une 
sainte  émotion  les  révélations  de  jour  en  jour  plus  surprenantes 
que  lui  dictait  Marie.  Il  ne  se  lassait  point,  entre  temps,  d'admirer 
le  Seigneur,  créateur  et  conservateur  du  ciel  et  de  la  terre,  qui 
prenait    le   loisir    de    dépêcher    des    anges    à   propos   d'une  pièce 


&•     20    *H 

d'habillement   nécessaire    à    la  Kummer  ou  à  propos  d'un  ruban, 
dont  il  souhaitait  de  la  voir  parée. 

A  son  tour,  Hiller  essaya  d'imiter  l'Eternel,  autant  que  le  per- 
met la  faiblesse  humaine  :  il  se  plut  à  rendre  à  la  prophétesse  les 
soins  les  plus  serviles  et  les  plus  bas. 

Marie,  à  ce  moment,  reçut  de  Jésus  un  règlement  de  vie,  qu'elle 
dut  jurer  d'observer  strictement.  Quelques  témoins  chargés  d'as- 
sister Hiller  et  de  le  suppléer  lui  furent  désignés. 

La  bien-aimée  du  Sauveur  devait  obéir  à  Hiller  et  à  Mad.  Hiller, 
qui  étaient  constitués  ses  gardiens  et  sans  l'autorisation  expresse 
desquels  elle  ne  devait  rien  entreprendre.  Elle  devait  se  priver 
de  toute  promenade  au  dehors ,  de  toute  visite  à  ses  sœurs ,  à 
moins  qu'un  ange  ne  lui  en  donnât  permission  expresse.  Elle  devait 
se  tenir  constamment  auprès  du  pasteur  ou  de  sa  femme  ;  elle 
ne  devait  parler  jamais  que  de  choses  saintes.  Si  quelqu'un  sur- 
venait, elle  avait  à  se  retirer  dans  sa  chambre.  Il  ne  lui  était 
permis  de  prendre  aucun  aliment,  aucun  breuvage,  avant  d'avoir 
fait  une  prière.  L'usage  de  la  viande  et  même  celui  du  bouillon 
lui  étaient  interdits.  Les  anges,  au  demeurant,  étaient  chargés  de 
lui  apprendre,  à  l'occasion,  de  quel  met  elle  pouvait  manger,  et 
de  quel  vêtement  elle  pouvait  s'habiller.  Elle  avait  à  fournir  elle- 
même  son  pain  et  à  le  payer. 

Hiller  accepta  les  fonctions  de  tuteur  avec  la  facilité  qu'il 
avait  mise  à  accepter  celles  de  greffier.  La  Kummer  lui  apprit 
alors  qu'elle  était  la  fiancée  de  Jésus.  Le  pasteur  de  Meimsheim 
reçut  mission  de  la  marier  au  Christ.  Elle  lui  enseigna  le  rituel 
à  suivre.  La  cérémonie  se  fît,  avec  beaucoup  de  dévotion,  en 
présence  de  Mad.  Hiller,  de  Mlle  Hiller  et  d'une  jeune  étrangère. 
Le  pasteur  avait  revêtu  l'habit  sacerdotal;  Marie  était  habillée  de 
blanc  et  de  rouge. * 

Le  doyen  Môgling  (de  Brackenheim)  informa  derechef.  La 
prophétesse  avait  reçu  du  ciel  avis  des  persécutions  qui  l'atten- 
daient. „Le  diable  avait  mis  en  campagne  ses  plus  furieuses 
troupes,  secondées  de  toute  la  séquelle  des  employés  du  gouver- 


1  Henke  (p.  ii5)  décrit  tout  au  long  la  toilette  prescrite  en  cette 
occasion  par  Jésus  à  sa  fiancée.  Avant  de  recevoir  la  bénédiction  nup- 
tiale, Mlle  Kummer  dut  prendre  un  bain. 


H*     21     «H 

neraerït,  mais  elle  n'avait  rien  à  craindre.  Autant  Satan  lui  susci- 
terait d'ennemis,  autant  le  Seigneur  enverrait  de  cohortes  d'anges 
ailés  ou  aptères  pour  la  défendre.  .  .  " 

Au  mois  d'octobre  1794  les  autorités  supérieures  hasardèrent 
quelques  observations,  auxquelles  Hiller  répondit  par  l'envoi  de 
ses  procès- verbaux.  Après  huit  mois  de  réflexions  les  directeurs 
transmirent  à  la  Kummer  l'ordre  de  changer  de  vie  ou  de  résidence. 

Elle  n'obéit  qu'à  demi.  On  avait  désiré  qu'elle  retournât  à 
Cleebronn;  elle  se  contenta  de  quitter  le  presbytère,  mais  non  le 
village  de  Meimsheim,  où,  logée  chez  la  femme  Schmidhuber,  elle 
continua  à  recevoir  de  la  cuisine  du  pasteur  ses  repas  canoniques. 

Le  doyen  de  Brackenheim  n'obtint  rien  de  plus.  L'autorité 
se  résigna  à  intervenir.  Le  16  février  1796  l'Oberamt  reçut  ordre 
de  commencer  une  enquête.  „Pourquoi  Marie  avait-elle  quitté 
Spire  et  quitté  Vienne?  .  .  une  visite  médicale  paraissait  néces- 
saire, des  desordres  physiques  pouvant  être  la  cause  déterminante 
de  ses  crises.  Il  fallait  éloigner  la  voyante  de  Meimsheim,  la 
placer  chez  d'honnêtes  gens,  et  l'enquête  une  fois  terminée,  la 
ramener  à  Cleebronn..." 

L'Oberamt  ne  fit  rien.  Le  15  avril,  le  directoire  s'étonna  de 
ne  point  recevoir  de  nouvelles  de  l'affaire  de  la  Kummer  „à  la- 
quelle il  devient  urgent  de  donner  une  solution.  Il  court  sur  cette 
fille  des  bruits  singuliers.  .  ." 

L'instruction  s'ouvrit  en  mai.  A  la  fin  de  juillet  elle  n'avait  pas 
abouti.  Les  enquêteurs  avaient  constaté  seulement  que,  Marie  était 
une  drôlesse  familiarisée  dès  longtemps  avec  toutes  les  roueries 
imaginables...  „Tantôt  elle  avait  feint  une  pâmoison,  tantôt  une 
attaque  de  nerfs;  une  fois  même  elle  avait  allégué  qu'un  ange 
lui  défendait  de  parler.  Bref,  elle  avait  réussi  à  éluder  toutes  les 
questions." 

Les  magistrats  lui  ordonnèrent  de  retourner  à  Cleebronn,  en  at- 
tendant qu'on  la  fît  entrer  dans  quelqu'hospice. 

Sans  balancer,  elle  rentra  à  Meimsheim  et  se  réinstalla  au  pres- 
bytère. Hiller,  sommé  de  la  renvoyer,   refusa  net. 

On  arriva  ainsi,  sans  qu'aucune  décision  eût  été  prise,  au  prin- 
temps de  l'année  1797.  La  nouvelle  se  répandit  alors  que  la 
prophétesse  allait  être  mère. 


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Le  désarroi  fut  grand  à  l'Oberamt  de  Brackenheim,  qui  s'en 
prit  d'abord  aux  autorités  de  Meimsheim.  Pourquoi  n'avaient-elles 
pas  appelé  la  fille  à  se  présenter  devant  le  ^Kivchenconvenf'  con- 
formément à  la  règle  établie? 

Hiller,  mis  en  cause,  allégua  résolument  la  Bible.  L'Ecriture 
reconnaissait  la  possibilité  de  grossesses  d'origine  miraculeuse, 
même  chez  des  vierges  —  exemple:  la  vierge  Marie.  Lui,  pasteur, 
n'avait  donc  eu  qu'à  s'incliner  devant  un  fait,  exceptionnel  sans 
doute,  mais  qui  avait  des  précédents.  Il  s'était  cru  d'autant  mieux 
fondé  à  ne  pas  intervenir  qu'il  connaissait  d'ancienne  date  le  rôle 
merveilleux  auquel  la  Kummer  avait  été  destinée  par  le  Seigneur! x 

Le  29  mai  1797,  ordre  fut  donné  à  l'Oberamt  de  Brackenheim  d'é- 
loigner Marie,  de  gré  ou  de  force,  mais  sans  esclandre.  On  devait 
la  placer  chez  d'honnêtes  gens  et  procéder  immédiatement  à  une 
enquête.  Au  cas  où  la  prévenue  refuserait  de  répondre,  comme 
elle  avait  fait  la  première  fois,  on  devait  employer,  pour  la  con- 
traindre à  parler,  même  les  moyens  de  rigueur  usités  en  pareil 
cas.  Le  pasteur  également  devait  être  interrogé. 

Marie,  invitée  à  comparaître  à  Brackenheim  le  8  juin,  fit  ré- 
pondre par  le  schultheiss  de  Meimsheim  qu'elle  ne  se  rendrait  pas 
devant  les  magistrats,  amenât-on  pour  l'y  forcer,  autant  de 
diables  qu'il  y  a  de  tuiles  sur  les  toits... 

L'Oberamt  lui  expédia  une  charette,  qu'elle  renvoya  ;  mais,  se 
ravisant,  elle  se  rendit  à  pied  à  Brackenheim.  Elle  était  alors 
clans  le  huitième  mois  de  sa  grossesse. 

1  Henke  [Actenmassige  Geschichte  ...  p.  14D)  donne  le  texte  de  lettres 
écrites  par  Hiller  à  cette  occasion.  On  y  lit  :  .  .  «dass  ihre  Schwanger- 
ïchaft  nicht  von  S'ùnde  itnd  Unreinigkeit  oder  von  irgend  einem  m'inn- 
iichem  Zutritt  herrûhre,  sondern  ein  Wunder  des  Worts  und  de?-  all- 
machtigen  Kraft  Gottes ,  wie  bey  der  Jungfrau  Maria  und  bey 
jenem  Exempel.  Jeremias  14,  i5,  16:  «  Siehe,  eine  Jungfrau  wird 
>clnvanger.  .  . 


«•     23     4# 

La  distance  qui  sépare  Meimsheim  du  chef-lieu  n'est  que 
d'environ  vingt  cinq  minutes,  mais  les  émotions  des  dernières  se- 
maines, jointes  à  l'état  maladif  de  la  fille,  déterminèrent  un  avor- 
tement.  Dans  la  nuit  même  qui  suivit  son  arrivée  la  voyante  fut 
prise  de  douleurs. 

Une  sage  femme,  envoyée  pour  la  secourir,  lui  ayant  demandé, 
selon  la  coutume,  le  nom  du  père  de  l'enfant,  la  prophétesse 
répondit  avec  assurance  qu'elle  ne  lui  connaissait  point  d'autre 
père  que  Dieu,  par  la  volonté  de  qui  elle  s'était  trouvée  grosse. 
La  matrone  objecta  que  si  réellement  le  Seigneur  avait  procréé 
cet  enfant,  il  n'eût  point  permis  que  la  mère  souffrît  en  le  met- 
tant au  monde.  Marie,  sans  se  déconcerter,  répondit  qu'elle  le 
savait  bien  et  que  véritablement  elle  n'eût  eu  aucune  peine,  si  en  se 
rendant  à  Brackenheim  elle  n'avait  désobéi  aux  ordres  du  Ciel. ' 

Force  fut  aux  juges  de  procéder  à  un    interrogatoire  en    règle. 

Le  pasteur  Hiller  parla  de  révélations  et  de  mission  divine. 
On  ne  tira  de  lui  autre  chose.  Quant  à  la  Kummer,  amenée  le 
1er  août  devant  les  juges,  elle  prétendit  n'avoir  connu  son  état 
que  par  une  annonciation  angélique.  Un  messager  céleste  lui  avait 
appris  qu'elle  était  enceinte  et  que  d'elle  allait  naître  l'un  des  deux- 
témoins  prédits  par  l'Apocalypse. 

Les  enquêteurs  réclamèrent  des  pouvoirs  plus  étendus  et  solli- 
citèrent l'autorisation  expresse  d'employer  contre  la  prévenue  des 
moyens  de  rigueur.2 

Commandement  vint  de  transférer  la  Kummer  à  Ludwigsbourg, 
où  il  y  a  une  maison  de  correction.  On  fustiga  devant  elle  une 
détenue  et  on  la  menaça  du  même  traitement  si  elle  ne  se  dé- 
cidait enfin  à  des  aveux. 

Dès  les  premiers  coups  qu'elle  vit  donner  son  pauvre  cœur 
faiblit.  Elle  déclara  qu'un  soldat  lui  avait  fait  violence.  Les  juges 
haussèrent  les  épaules.  Alors  elle  inventa  une  histoire  de  mar- 
chand tyrolien  qui  ne  réussit  pas  mieux  que  la  première.  Enfin, 
poussée  à  tout,  vaincue  par  la  maladie  et  par  les  menaces,  elle 
dit  tout  ce  qu'on  voulait  qu'elle  dît. 

1  Jacques  Daniel  Elisée,  le  fils  de  la  Kummer,  né  le  8  juin  1797,  ne 
vécut  point. 

2  La  torture  ne  fut  abolie  dans  le  Wurtemberg  qu'en  1806.  Le  bâton 
et  le  fouet  restèrent  encore  longtemps  après  en  usage  dans  les  prisons. 


N*     24     -H 

Du  7  septembre  1797  au  16  septembre,  en  moins  de  dix 
jours,  elle  subit  cinq  interrogatoires  au  cours  desquels  elle  avoua 
qu'elle  avait  trompé  le  public  en  simulant  des  extases  et  des  vi- 
sions; elle  confessa  également  que  Hiller  était  le  père  de  son 
enfant. 

Un  caprice,  dit-elle  (mais  plus  probablement  la  crainte  d'être 
renvoyée  du  presbytère)  l'avait  portée  à  annoncer  au  pasteur  que 
de  lui  devaient  naître  les  deux  témoins  de  l'Apocalypse.  Mme  Hiller 
devait  être  la  mère  de  l'un,  Marie  Kummer  la  mère  de  l'autre. 
Le  pasteur  avait  hésité  quelque  peu,  mais  le  roi  David  était  in- 
tervenu. Il  lui  avait  fait  dire  par  la  Kummer  que  si  Dieu,  jadis, 
lui  avait  fait  la  grâce  d'un  ordre  pareil,  il  n'eût  point  balancé 
dans  l'exécution.  Là-dessus,  le  bonhomme  s'était  rendu.  Prière 
dite,  il  s'était  renfermé  avec  la  prophétesse  dans  le  cabinet  de 
travail  où  il  avait  coutume  de  préparer  ses  sermons,  une  pre- 
mière fois  au  jour  de  la  Chandeleur  1796,  une  seconde  à  la 
Saint  Martin  suivante. 

Quand  Hiller,  quelque  temps  après,  eut  acquis  la  certitude  que 
les  promesses  divines  relatives  au  second  témoin  étaient  en  voie 
de  réalisation,  il  se  troubla.  Comment  s'y  prendre  pour  éviter 
d'être  compromis  aux  yeux  bornés  de  ses  supérieurs  ?...  le  pasteur 
et  la  voyante  finirent  par  décider  que  l'on  mettrait  la  grossesse 
sur  le  compte  d'un  miracle.1 

Marie  ne  pouvait  se  rappeler  qui  d'elle  ou  de  son  complice 
avait  eu  le    premier   cette  idée,  mais  elle  se   souvenait    fort    bien 

1  Les  visions  de  Marie  Kummer,  par  leur  importance  ou  par  leur 
intérêt,  ont-elles  pu  excuser  le  malheureux  pasteur?...  Que  le  lecteur 
juge!... 

Une  sorte  de  somnolence  gagne  la  prophétesse,  qui  bâille,  regarde  en 
dedans  et  semble  inquiète.  Incapable  de  résister  plus  longtemps  à  la  voix 
qui  l'appelle,  Marie  prend  la  position  couchée.  Des  chants  entrecoupés, 
des  cris,  des  sanglots,  quelques  spasmes  !  puis,  le  calme  s'établit  et  la 
voici  qui  commence  à  parler.  Mais,  contrairement  à  ses  habitudes,  elle 
s'énonce  en  haut  allemand,  c'est-à-dire  en  langue  d'église,  en  langue  de 
Bible,  la  seule  dans  laquelle  elle  ait  entendu  énoncer  des  pensées  d'ordre 
au-dessus  du  vulgaire. 

Un  ange  est  venu  prendre  Marie  et  l'a  menée  au  paradis. 

Le  paradis  est  semblable  à  une  voie  immense  qui  s'étend  à  perte  de 
vue  ;  de  chaque  côté  des  files  d'anges  resplendissants  de  lumière  forment 
la  haie  sur  le  passage  de  la  prophétesse.  Tout   au  bout  de  la  voie,  une 


H-     25     -H 


que  Hiller  avait  fait  là-dessus  la  remarque  qu'en  parlant  ainsi  on  ne 
commettrait  point  de  mensonge,  puisque  l'ordre  même  donné  par 
Dieu  pouvait  à  bon  droit  passer  pour  un  prodige. 


autre  troupe  d'anges,  qui  barre  la  route,  ouvre  ses  rangs  à  l'approche  de 
Marie  et  de  son  conducteur. 

La  Kummer  marche  toujours  ;  elle  pe'nêtre  au  milieu  d'un  vaste  édi- 
fice, où  se  pressent  les  cohortes  de  la  milice  céleste.  Elle  rencontre 
d'abord  la  petite  Louise  (une  fille  de  Hiller,  morte  en  bas  âge?),  puis 
entre  dans  une  salle  garnie  de  haut  en  bas  d'habits  magnifiques,  accrochés 
au  mur,  elle  ne  sait  comment.  Chacun  se  vêt  d'une  de  ces  robes  célestes 
et  l'on  se  met  en  marche,  à  la  suite  d'un  corps  de  musique.  Les  bien- 
heureux sont  tout  couverts  de  fleurs.  On  arrive  jusqu'auprès  du  trône  de 
l'agneau.  Ce  trône  est  merveilleusement  grand,  prodigieusement  haut, 
miraculeusement  large;  il  jette  quantité  d'éclairs.  Tout  au  sommet,  sur 
quatre  pattes,  se  tient  l'agneau,  plus  gros  de  beaucoup  que  ne  sont  sur 
terre  les  plus  vieux  moutons.  Il  est  tout  blanc  et  tout  joli.  Porte-t-il 
des  cornes  ?...  c'est  de  quoi  Marie  n'a  pu  décider,  divertie  qu'elle  était 
par  une  foule  d'objets,  tous  nouveaux  pour  elle.  Mais,  ce  qu'elle  a  bien 
vu,  c'est  que  de  l'un  de  ses  pieds  de  devant  l'agneau  soutient  un  étendard 
grand,  grand,  tout  blanc  et  dont  la  hampe  est  d'or. 

Après  qu'anges  et  bienheureux  eurent  congrûment  prié  et  chanté 
devant  le  trône  de  l'agneau,  ils  se  rendirent  dans  un  vaste  palais,  où  Jésus 
en  personne  vint  se  joindre  à  la  compagnie.  Il  était  vêtu  d'une  robe 
blanche,  brochée  d'écarlate;  d'une  main  il  tenait  un  bassin  d'or,  de 
l'autre  un  calice  d'or.  Il  servit  lui-même  ses  hôtes:  du  bassin  il  tirait  un 
pain  blanc  veiné  de  rouge,  qu'il  distribuait  en  disant:  «  Prenez  et  mangez 
mon  véritable  corps!...»,  après  quoi  il  versait  à  boire  du  calice:  «Prenez 
et  buvez  !»  répétait-il  à  la  ronde,  «ceci  est  mon  véritable  sang  que  j'ai 
versé  pour  le  salut  et  pour  le  bonheur  du  monde  !...  » 

Alors  parurent  des  anges  ailés  qui  portaient  de  grands  plats  d'or 
chargés  de  manne  céleste  ;  d'autres  vinrent  qui  tendirent  à  Jésus  une 
cruche  de  vin  ;  et  alors  Jésus  fit  le  tour  des  tables  et  il  versa  à  boire  à 
quiconque  avait  soif.  Une  belle  musique  se  faisait  entendre  cependant. 
Et  puis  de  temps  à  autre  Jésus  émoustillait  ses  convives  :  «  Buvez,  leur 
disait-il,  buvez,  mangez,  réjouissez-vous  !  c'est  moi-même  qui  m'offre  à 
vous  sous  les  espèces  de  ce  breuvage  et  de  cette  nourriture  !  »  Et  alors 
les  anges  se  mirent  à  jouer  de  la  harpe  et  ce  fut  magnifique  à  voir  comme 
à  entendre,  et  puis  l'on  se  sépara... 

Une  autre  fois  Marie  entra  dans  un  beau  jardin  tout  plein  de  fleurs, dont 
les  saints  se  faisaient  des  bouquets  et  se  tressaient  des  chapelets,  qu'ils 
se  mirent  sur  la  tête  et  au  côté.  Jésus  arriva  et  l'on  se  rendit  en  chœur 
à  la  Fontaine  de  vie,  où  l'on  but.  Après  quoi  tous  dirent  «Amen!»  et 
remercièrent  bien  le  bon  Jésus  de  ce  qu'il  les  avait  si  bien  régalés. 

On  fit  voir  à  la  prophétesse  les  moutons,  les  vaches  et  les  chevaux  du 
paradis,  ses   lions,  ses  cerfs,  ses  chamois  et  ses  ours.  Ce  sont  de  belles 


«•    26    -H 

La  Kummer  protesta,  du  reste,  que  jusqu'à  ce  malheureux 
jour  de  la  Chandeleur  1796,  elle  avait  été  un  ange  d'innocence 
et  de  vertu. 


bêtes,  d'une  blancheur  éclatante.  Tous  les  animaux  ne  pénètrent  point  au 
céleste  séjour.  L'engeance  des  araignées,  par  exemple,  n'entre  point  là, 
non  plus  que  la  menue  vermine.  Ces  bestioles  campent  dans  un  lieu  à 
part,  entre  l'Enfer  et  le  Lac  de  Feu,  où  elles  s'engouffrent  par  myriades. 

Les  étables  du  paradis  sont  les  plus  belles  qu'on  puisse  voir;  de  jolis  en- 
clos, aux  travers  desquels  coule  un  ruisselet  d'eau  vive.  De  grands  arbres 
leur  prêtent  leur  ombre  et  servent  de  perchoir  à  une  multitude  d'oiseaux. 
Les  bâtiments,  proprement  dits,  écuries,  étables,  laiteries,  etc.,  sont  tous 
couverts  d'or  et  de  pierreries.  Tout  le  paradis  est  comme  cela,  d'une 
richesse  dont  on  ne  peut  se  faire  idée  :  tables  d'or,  escabeaux  d'or,  selles 
d'or,  brocs  d'or,  sceptres  d'or,  gobelets  d'or,  armoires  d'or  !  Saint  Jean 
écrit  avec  une  plume  d'or;  saint  Pierre  verse  des  larmes  d'or!... 

Si  merveilleuse  que  soit  cette  magnificence,  elle  n'est  rien  auprès  de 
celle  de  la  Jérusalem  céleste.  Marie  ne  put  soutenir  l'éclat  des  murailles  de 
cette  ville  incomparable.  Il  faut  dire  que  parmi  les  bienheureux  eux- 
mêmes,  il  en  est  beaucoup  qui  n'osent  se  risquer  dans  la  cité  sainte,  tant 
elle  est  reluisante.  L'ange  cicérone,  par  bonheur,  remarqua  que  Mlle  Kum- 
mer hésitait  à  l'y  suivre;  il  prit  pitié  de  ses  yeux  et  lui  fit  faire  seulement 
le  tour  de  l'enceinte  extérieure.  Marie  contempla  les  douze  portes  bâties 
de  perles  fines,  dont  la  muraille  est  percée.  De  loin  elle  entendait  les  cris 
des  bienheureux  :  Hosannah  !  Amen  !  Alleluiah  !  O  seigneur  Jésus  !...  Et 
puis  de  la  musique  !  et  puis  des  chants  !...  Elle  a  eu  la  bonté  de  nous  en 
transmettre  quelques-uns  : 

«  O  du  goldnes  Haus. 
Welche  Zierden  drein, 
Bey  dem  Japisstein. 
O  du  goldnes  Haus, 
O  wie  glan^en  die! 
Strahlenblit^et  ans 
In  des  Vaters  Haus. 
Strahlt  und  blit^et  ans. 
Gott  ist  ja  der  Grund  ! 
O  du  Japisstein  !...  etc..  etc.» 

Dans  ses  pérégrinations  à  travers  paradis,  la  voyageuse  rencontra  assez 
souvent  Jésus,  monté  sur  un  beau  cheval  blanc.  C'est  dans  cet  appareil 
qu'il  viendra  procéder  au  jugement  sur  l'antéchrist.  Elle  vit  un  jour  Jésus 
traversant  au  galop  le  val  de  la  Modestie.  Il  était  suivi  d'un  long  cortège 
de  cavaliers.  Son  visage  était  un  pur  rayonnement;  ses  yeux  brillaient 
comme  flammes.  Il  était  vêtu  d'une  robe  transparente  au  travers  de 
laquelle  on  apercevait  ses  plaies  blanches  et  rouges.  De  ses  pieds  jaillis- 
sait du  feu;  sa  main  droite  tenait  un  sceptre  rouge  :  de  la  main  gauche  il 


«•     27     *K 

On  interrogea  Hiller,  qui  d'abord  déclara  ne  rien  savoir.  Ques- 
tionné sur  la  nature  de  ses  relations  avec  Marie,  il  s'indigna  de 
ce  qu'on  osât  le  soupçonner   d'impureté.  Mais,  dès  qu'on   lui  eût 

serrait  les  renés  d'or  de  son  cheval  et  ce  cheval  lui-même  était  coiffé  d'une 
belle  couronne  d'or. 

On  se  rappelle  que  le  pasteur  avait  parlé  à  Marie  de  quelques  person- 
nages célèbres,  dont  elle  avait  prétendu  ne  rien  savoir.  L'ange  tint  la  pro- 
messe qu'il  avait  faite  de  les  présenter  à  Mlle  Kummer.  Elle  aperçut  saint 
Paul  dans  son  palais,  bâti  un  peu  à  l'écart  de  celui  des  autres  apôtres. 
La  demeure  de  Paul  n'a  point  de  porte,  et  de  l'intérieur  ruisselle  une 
lumière  éblouissante  qui  éclaire  tous  les  environs. 

Jacob  Bœhme  porte  une  couronne  magnifique.  L'ange  apprit  à  la 
voyante  que  ce  Bœhme  avait  été  sur  terre  un  pauvre  cordonnier.  Le 
théosophe  se  montra  touché  de  la  politesse  que  lui  faisait  Marie  en  se 
dérangeant  en  sa  faveur.  En  récompense  il  la  chargea  d'une  foule  de 
civilités  pour  le  pasteur  Hiller  et  déclara  qu'il  ne  manquerait  pas  de 
rendre  au  pieux  ministre  une  petite  visite  d'amitié. 

Zinzendorf,  —  qui  durant  sa  vie  n'avait  pas  aimé  les  piétistes  —  n'est 
pas  fort  bien  traité  là  haut.  Il  manque  des  perles  à  son  sceptre  comme  à 
sa  couronne.  Socrate  porte  couronne  et  sceptre,  mais  de  valeur  médiocre; 
ses  bijoux  sont  de  camelotte  et  ne  peuvent  se  comparer  aux  bijoux 
chrétiens. 

Newton,  que  l'ange  présenta  à  Marie  comme  «em  berûhmter  Stern- 
kuker  uni  doch  auch  ein  Erkllirer  der  Offenbarung  Johanni....»  Isaac 
Newton  paraissait  rêveur.  Leibnitz  se  montra  réservé.  Ciceron,  au  con- 
traire, avait  l'air  d'un  bon  vivant.  La  prophétesse  eut  la  joie  de  ren- 
contrer le  roi  David,  qui  à  son  aspect  voulut  se  cacher.  Il  avait  honte  du 
mauvais  état  de  sa  toilette.  Il  faut  savoir  que  David  n'est  qu'un  saint  de 
second  ordre,  à  qui  Dieu  a  défendu  de  porter  autant  d'or  et  de  perles  que 
n'en  étalent  les  autres  bienheureux.  Il  n'est,  du  reste,  arrivé  au  paradis 
qu'après  la  résurrection  du  Christ.  Le  seigneur  a  voulu  punir  ainsi 
les  meurtres  et  les  adultères  de  son  chantre.  L'ange  pria  David  d'honorer 
Marie  Kummer  d'un  petit  air  de  musique.  L'auteur  des  Psaumes  se  rendit 
avec  empressement  à  cette  invitation  et  pinça  aussitôt  d'une  belle  harpe 
d'or,  au  haut  de  laquelle  était  figuré  un  ange  sonnant  de  la  trompette. 
Les  montants  de  cette  harpe  étaient  des  têtes  vivantes  de  chérubins.  Sous 
les  doigts  de  David  les  cordes  rendirent  des  étincelles. 

Nabuchodonosor  et  Darius  (Daniel?),  les  trois  jeunes  gens  de  la  four- 
naise, Noë  et  le  père  Abraham,  Jonas  échappé  de  sa  baleine,  furent  suc- 
cessivement présentés  à  la  Kummer,  qu'ils  comblèrent  de  civilités.  Elle 
vit  Moïse,  mais  d'un  peu  loin.  Quand  elle  fit  mine  de  l'approcher,  il 
disparut  dans  une  nuée. 

Tous  ces  messieurs  les  bienheureux  de  marque  se  montrèrent  ravis 
d'avoir  fait  la  connaissance  de  Mademoiselle  Kummer  et  tous  la  prièrent 
de  vouloir   bien   présenter  leurs    respects   au  pasteur   Hiller.  qu'ils  ne 


H*     28    •» 

fait  lire  les  aveux  de  la  fille,  il  changea  de  langage  et  confirma 
point  par  point  tout  ce  qu'elle  avait  dit.  „Deux  fois,  oui!...  mais 
avec  quelle  répugnance!...  Quant  à  l'idée  de  conception  miracu- 
leuse, elle  appartenait  à  la  Kummer  indubitablement!..." 


pouvaient  assez  louer.  Il  sembla  même  à  Marie  que  quelques-uns 
enviaient  le  cher  homme  !... 

De  même  qu'elle  avait  été  promenée  en  paradis,  Marie  le  fut  en  enfer. 
Elle  y  reconnut  plusieurs  de  ses  voisines  de  Cleebronn,  entre  autres  une 
femme  qui  avait  détourné  à  son  profit  quelque  peu  du  chanvre  qu'on  lui 
avait  donné  à  filer.  Le  propre  grand-père  de  la  Kummer  se  trouva  parmi 
les  damnés;  il  supplia  sa  petite  fille  de  bien  recommander  aux  siens  de 
vivre  dans  la  vertu.  Quelques  maudits  implorèrent  la  visiteuse  pour 
qu'elle  sollicitât  leur  grâce  ou  au  moins  un  allégement  à  leurs  tourments. 
Voltaire  rôdait  par  là;  il  a  face  de  bête,  quelque  chose  de  l'ours  ou  plutôt 
du  babouin. 

Quand  ils  s'aperçurent  de  la  présence  de  la  prophétesse,  les  damnés 
hurlèrent,  et  naturellement  le  grand  diable  cria  plus  fort  que  tous  les 
autres  ensemble. 

L'enfer  est  fort  obscur  ;  on  n'y  verrait  goutte,  si  quelques  anges  placés 
ça  et  là  comme  des  sentinelles,  n'y  faisaient  office  de  réverbères. 

Il  semble  que  Marie  Kummer  ait  reconnu  dans  ses  voyages  : 

i°  Un  Enfer  proprement  dit,  où  les  maudits  sont  plongés  pour  l'éternité. 

2°  Un  Pro-Enfer,  qui  est  une  façon  de  purgatoire. 

3U  Une  vallée  des  morts,  où  au  milieu  d'autres  personnages  se  trouve 
le  roi  Salomon  —  pour  avoir  eu  trop  de  femmes. 

4°  Un  séjour  de  la  Petite  félicité. 

5°  Un  séjour  de  la  Parfaite  félicité,  dont  les  habitants  chantent  sans 
relâche  :  «  Loué  soit  Dieu  le  Très-Haut  !  le  Majestueux  !  qui  réside  sur  un 
trône  magnifique!  qu'il  soit  loué  maintenant  et  à  jamais  !...  Amen  !  alle- 
luiah!  amen  !... 

Qu'on  ne  rie  point  !  ceux  qui  se  moqueraient  des  révélations  de  la 
Kummerin  seraient  infailliblement  transmués  en  perroquets  !... 

Tout  ce  qui  précède  Henke  l'a  rapporté  avec  force  détails  dans  son 
livre:  «Actenmassige  Geschichte  einer  wûrtembergischen  neaen Prophetin 
und  ihrer  ersten  Zengen  nebst  Nachrichten  und  Bemerkungen  ïïber 
mehrere  chiliastische  Schriften  und  Traumereyen  wïïrtembergischer 
Pietisten  und  Separatisten  herausgegeben  von  Dr.  Heinrich  Philipp 
Konrad  Henke.»  {Hamburg  1808,  bey  Benjamin  Gottlieb  Hoffmann.) 
La  préface  est  datée  de  «Helmstddt  am  2  ten  Mai  1808.  » 

L'auteur  nous  apprend  que  Marie  —  éveillée  —  savait  distinguer  les 
bons  esprits  des  mauvais.  Hiller,  accusé  d'avoir  profané  le  cimetière  de 
Meimsheim  en  se  livrant  sur  quelques  tombes  à  une  pantomime  déplacée, 
se  disculpa  en  racontant  une  promenade  qu'il  avait  faite  au  cimetière 
avec  sa  famille  et  avec  Marie  Kummer.  Celle-ci  leur  avait  indiqué  le 
lieu  de  sépulture  des  bons  et  des  mauvais.   D'un  coup  d'œil  elle  recon- 


M-    29    *H 

Marie  Gottliebin  fut  condamnée  à  une  demie  heure  d'exposition 
au  pilori  de  Brackenheim,  avec  écriteau  portant  le  mot  "Betrii- 
gerin"  ;  après  quoi  elle  devait  être  détenue  pendant  trois  ans  dan? 
la  prison  de  Ludwigsbourg. 

Le  pasteur  fut  absous,  mais  déclaré  indigne  de  remplir  désor- 
mais des  fonctions  ecclésiastiques  dans  le  Wurtemberg. 

Aussitôt  le  jugement  prononcé,  les  piétistes  se  mirent  en  mou- 
vement. Un  haut  fonctionnaire,  von  Seckendorf,  ami  de  Jung- 
Stilling,  les  appuya  de  son  influence.  Il  proposa  d'appeler  à 
Meimsheim  le  pasteur  Bachinger  de  Bischofsheim,  dans  le  comté 
de  Helmstadt  et  d'envoyer  à  Bischofsheim  le  pasteur  Hiller. 

Cette  permutation  ne  put  avoir  lieu.  Les  gens  de  Meimsheim 
acceptèrent  Bachinger,  mais  ceux    de  Helmstadt   refusèrent   Hiller 


naissait  les  tombes  des  bienheureux,  —  gardées  par  un  ange  —,  et  celles 
des  damnés,  —  gardées  par  un  démon  (p.  124). 

Au  réveil,  la  voyante  accusait  quelques  douleurs  plus  ou  moins  vives. 
Lui  demandait-on  d'où  ces  douleurs  provenaient,  elle  répondait  que  sans 
doute  Dieu  la  punissait  d'avoir,  en  dictant,  altéré  —  par  quelque  scrupule 
de  modestie,  ce  qu'elle  avait  été  chargée  de  révéler  à  l'univers. 

Elle  annonçait  durant  le  sommeil  même  le  jour  et  l'heure  d'une  crise 
nouvelle  et  plus  ou  moins  prochaine;  mais  revenue  à  elle,  elle  ne  se  sou- 
venait plus  de  rien  de  ce  qu'elle  avait  aperçu  dans  ses  visions. 

Il  peut  être  curieux  de  constater  que  si  la  plupart  du  temps  les  visions 
de  la  Kummer  étaient  enfantines,  souvent  elles  eussent  dû  choquer  l'or- 
thodoxie luthérienne  du  pasteur  Hiller.  La  prophétesse  entendit  un  jour 
Jésus  qui  discutait  contre  un  catholique  la  théorie  des  Indulgences,  et 
cependant  elle  raconte  que  certains  individus  relégués  dans  la  vallée  des 
morts  obtinrent  un  adoucissement  à  leur  sort,  grâce  à  l'intercession  de 
quelques  saints.  La  sainte  vierge  est  fort  honorée  dans  l'autre  monde.  Les 
jours  de  fête  céleste,  elle  est  servie  la  première  et  par  son  fils  lui-même. 
Je  note  en  passant  que  l'ange,  qui  avait  autrefois  servi  de  domestique  à  la 
vierge  Marie,  fut  chargé  du  même  emploi  auprès  de  la  Kummer.  Cet  ange 
—  voyez  l'humilité  de  la  prophétesse  !  —  avoua  un  jour  (p.  84)  que  sa 
maîtresse  d'autrefois  était  plus  facile  à  contenter  que  la  nouvelle  !... 
Remarquons  incidemment  que  certains  points  de  chronologie  ont  été 
fixés  par  la  Kummer.  Dans  une  vision  qu'elle  eut  le  jour  de  l'Epiphanie 
1794,  elle  apprit  que  Jésus  naquit  le  Ie1'  décembre,  que  les  mages  arri- 
vèrent à  Bethléem  trois  jours  après.  Le  massacre  des  innocents  commence 
dès  la  venue  de  ces  mages  ne  cessa  que  le  2  5  décembre. 

Jésus  naturellement  exhala  de  terribles  menaces  contre  ceux  et 
celles  qui  nieraient  l'authenticité  des  apocalypses  de  la  Kummer 
(p.   100). 


H-     30     -H 

qui,  absolument  privé  de  ressources,  alla  vivre,    comme  il   put,  à 
Besigheim.    On  dit  qu'il  s'y  fit  écrivain  public  et  copiste. 

Malgré  la  triste  situation  où  il  était  réduit,  il  conservait  l'es- 
poir d'une  meilleure  fortune.  Il  avait  reconnu  devant  les  juges 
que  la  prophétesse  l'avait  joué,  mais  il  n'en  était  pas  absolument 
convaincu.  A  plusieurs  reprises  il  laissa  échapper  des  paroles 
telles  que  celles-ci:  „Prenons  patience!  un  jour  viendra  où  les 
choses  iront  autrement  et  mieux  qu'on   ne  croit!..." 


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■^J  %Jfa  *J^J  *J$J  Ï^ÏS*  «JfU  '-V^  l^J  &^h>  */$**  l^J  »-^»  '^i  »^>  %/glA  r>JV..*  «-*Jj  «^»  «^k#  *J?i*  t^J  «^  . 


Marie  Kummer  avait  fait  à  ses  juges  des  aveux  à  peu  près 
complets.  Elle  leur  avait  confessé  que,  malade  autrefois,  elle 
avait  souffert  de  crises  nerveuses.  Puis  l'idée  lui  était  venue  de 
simuler  des  accès  plus  ou  moins  semblables  aux  véritables  du  passé. 

Sur  l'observation  qui  lui  fut  faite  quelle  parlait  dans  ses  ex- 
tases de  choses,  dont  Hiller  était  persuadé  qu'elle  ne  pouvait 
avoir  aucune  connaissance,  de  secrets  de  famille,  de  parents  du 
pasteur,  de  personnes  qu'elle  n'avait  jamais  vues,  dont  elle  imi- 
tait cependant  jusqu'à  la  façon  de  dire,  elle  répondit  qu'il  n'y  avait 
rien  là  de  merveilleux. 

«Personne  dans  la  maison  Hiller  ne  se  défiait  de  moi;  j'avais 
toute  liberté  d'aller  et  de  venir  du  haut  en  bas  du  presbytère, 
toute  facilité  pour  épier  les  conversations  intimes  du  pasteur  avec 
sa  famille.  J'en  profitais  pour  recueillir  des  renseignements,  puis, 
un  beau  jour,  je  feignais  qu'une  inspiration  d'en  haut  venait  de 
m'apprendre  ce  que  l'on  croyait  m'avoir  caché..." 

On  lui  objecta  qu'elle  avait  prédit  la  maladie  dont  était  mort 
le  doyen  de  Kornwestheim  et  cela  dans  un  temps  où  ce  doyen 
semblait  en  bonne  santé. 

—  „Oh,  interrompit-elle,  la  belle  affaire!...  Le  cher  homme 
n'était  guère  valide.  Que  risquais-je?  un  peu  plus  tôt,  un  peu 
plus  tard,  il  ne  pouvait  manquer  de  prendre  le  lit!..." 

—  ,,Mais  la  santé  de  Hiller  était  des  meilleures.  Et  cependant 
vous  lui  avez  annoncé  une  maladie,  dont,  à  quelque  temps  de 
là,  il  fut  atteint  en  effet..." 

—  „Hé!  ne  voyez-vous  pas  que,  quelque  fût  l'événement,  je 
devais  tirer  parti  de  cette  prophétie?  Si  Hiller  tombait  malade,  il 
était  constant  que  j'avais  rencontré  juste...  Si,  au  contraire,  sa 
santé  restait  bonne,  eh  bien,  dans  une  extase  subséquente  je  lui 
eusse  annoncé  que  Dieu,  vaincu  par  mes  prières,  s'était  décidé  à 
lui  épargner  une  épreuve..." 


La  voyante  était  certaine  d  avoir  conservé  sur  le  pasteur  Hiller 
son  empire  d'autrefois.  Dès  qu'elle  fut  sortie  de  prison,  dans 
l'automne  de  l'année  1800,  elle  se  rendit  à  Besigheim.  Malheu- 
reusement Mme  Hiller  se  montra  moins  accommodante  que  n'eût 
été  son  mari.  Justement  irritée,  ce  fut  elle  qui  mit  à  la  porte 
l'Agar  de  son  piteux  Abraham. 

L'ex-pasteur  gémit  de  l'incartade  de  sa  femme  et,  ne  pouvant 
recevoir  chez  lui  celle  en  qui  il  s'obstinait  à  voir  une  prophétesse 
et  une  martyre,  il  se  donna  du  moins  la  consolation  de  la  con- 
sulter ailleurs.  Le  bruit  courut  qu'il  avait  avec  elle  dans  les 
champs  des  entretiens  secrets. 

Un  sieur  Friedrich,  pasteur  à  Winzerhausen,  se  distinguait  alors 
par  son  piétisme  remuant.  Ce  Friedrich  venait  d'écrire  un  vo- 
lume, dont  Hiller,  moyennant  quelque  somme,  avait  recopié  le 
manuscrit.  Le  pasteur  de  Meimsheim  parla  à  la  Kummer  de  ce 
livre  singulier.  Les  supputations  chiliastes  de  l'auteur  concordaient 
avec  les  prédictions  de  la  prophétesse  sur  la  fin  prochaine  des 
temps:  elles  firent  sur  Marie  une  impression  remarquable. 

L'ouvrage  de  Friedrich 1  (20J  pages,  appendice  compris)  porte 
comme  épigraphe  quelques  phrases  du  livre  publié  sur  l'Apoca- 
lypse en  1740  par  le  prélat  Bengel!...  „En  1800  les  temps  seront 
proches.  Nos  enfants  et  nos  petits  enfants  verront  de  grandes 
choses..." 

1  uGlaubens-  und  Hoffnungsblick  des  Volks  Gottes  in  der  antichristi- 
schen  Zeit  ans  den  g'ôttlichen  Weissagungen  ge^ogen.  Im  Jahr  Christi 

1800.  gewidmet  dem  der  auf  das  Reich  Gottes  wartet.»  La  première 
édition,  parue  quelques  mois  auparavant,  avait,  selon  Henke,  un  titre 
quelque  peu  différent  :  «  Glaubens-  und  Hoffmings-Blick  des  Volks 
Gottes*  in  der  antichristischen  Zeit  ans  den  g'ôttlichen  Weissagungen 
geqogen  von  Irenaus  V. .  .  M.  im  Jahr  Christi  1800,  gewidmet  allen 
denen,  die  au/  das  Reich  Gottes  warten.  Gedruckt  im  Monat  Oktober 
1800.»  Je  n'ai  pu  consulter  que  la  seconde  édition,   imprimée  en   mars 

1801,  sans  nom  de  lieu  ni  d'auteur. 


#4*     33     -H 

Puis  l'auteur  établit  qu'on  doit  s'attendre  à  la  fin  prochaine  du 
vieux  monde.  Bengel  la  prédit  pour  1836,  mais  c'est  là  une  date 
extrême.  Il  est  permis  d'admettre  quelle  s'annoncera  dès  l'an 
1800  et  fort  probable  qu'elle  s'accomplira  en  1810,  ou  en  1815, 
peut-être  en   1820. 

Que  les  enfants  de  Dieu,  avertis  à  temps,  fuient  donc  les  per- 
sécutions que  s'en  va  leur  susciter  Babylone!  le  refuge  le  plus 
sûr  qu'ils  puissent  trouver  est  sans  contredit  la  vieille  terre  d'Israël! 
Avant  peu  s'y  rendront  les  deux  témoins  prédits  par  l'Apocalypse 
et  nulle  part  les  fidèles  ne  pourront  être  mieux  que  dans  le  voi- 
sinage immédiat  de  ces  saints.  Si  cependant  l'on  se  trouvait  em- 
pêché de  faire  le  voyage  de  la  Palestine,  qu'on  se  cherche  un 
asile  plus  précaire,  soit  dans  les  plaines  du  Nord,  soit  dans  la 
Russie  asiatique,  soit  dans  les  savanes  américaines,  mais  surtout 
que  l'on  évite  tout  séjour  dans  les  grandes  villes!... 

Sans  doute  les  témoins  apocalyptiques  seront  mis  à  mort  par 
l'Antéchrist,  mais  comme  ils  ressusciteront  au  bout  de  peu  de 
temps,  le  troupeau  des  saints  ne  souffrira  en  Palestine  que  tout 
au  plus  deux  ou  trois  ans,  pendant  lesquels  les  grottes  d'Elmaama, 
(co7isultez  Pocok  a  la  page  63  de  sa  2"  partie)  et  une  infinité  de 
cavernes  bien  connues  autrefois  des  prophètes  pourront  leur  servir 
d'abri.  Il  ne  se  peut  pas  qu'on  souffre  du  froid  dans  ces  ca- 
vernes !  La  température  est  généralement  fort  douce  en  Palestine, 
où  la  mauvaise  saison  dure  tout  au  plus  cinq  à  six  semaines, 
durant  lesquelles  il  pleut,  mais  ne  gèle  point.  Lorsque  tout  chez 
nous  est  couvert  de  neige,  on  fait  en  Judée  des  bouquets  de  ja- 
cinthes sauvages.  On  se  trouvera  donc  admirablement  dans  la 
grotte  d'Elmaama,  où  peuvent  tenir  à  l'aise  plus  de  dix  mille 
personnes  ! 

Que  les  fidèles  ne  s'effraient  pas  des  dangers  du  voyage!... 
qu'auraient-ils  à  craindre?...  Les  musulmans?...  Mais,  tout  péril 
venant  d'eux  va  se  trouver  écarté  (voyez  «  THomme  gris  »  de 
Jung-Stilling,  qui  P assure  positivement)]  Avant  peu  les  Turcs  s'en 
vont  permettre  aux  Juifs  de  rentrer  dans  Canaan.  Les  puissances 
européennes  garantiront  l'indépendance  politique  et  religieuse  du 
nouvel  Etat  ainsi  constitué;  après  quoi  une  proclamation  paraîtra, 
permettant  aux  Israélites  de  cœur  de  se  joindre  aux  Hébreux  de 
l'ancienne  loi.  Dès  que  cette  proclamation  aura  été  lancée,  partez 
en    foule,    pressez-vous    sur    les  chemins   qui    mènent   vers    Sion! 


H*     34     -H 

Dans  chaque  port  Dieu  apprêtera  des  navires  pour  vous  trans- 
porter! et  si  vous  préférez  la  route  de  terre  à  l'autre,  allez,  em- 
menez vieillards,  femmes,  enfants...!  les  montagnes  s'abaisseront 
sous  vos  pas  et  les  fleuves  se  combleront  pour  vous  faire  un 
passage  !... 

Dans  la  première  édition  de  son  livre  Friedrich  se  montrait 
pressant  II  voulait  un  exode  immédiat.  La  seconde  édition  (1801  ) 
fut  moins  vive.  „Je  vous  adjure  que  vous  attendiez  sans  impa- 
tience l'heure  où  cette  proclamation  bienheureuse  vous  appellera 
aux  rives  du  Jourdain!  Si  cependant  chez  vous  Babylone  com- 
mençait à  républicaniser,  si  elle  s'attaquait  à  vos  croyances  et 
tentait  de  vous  soumettre  à  ses  décrets  révolutionnaires,  dans  ce 
cas,  fuyez,  dès  que  vous  le  pourrez,  dès  que  vous  verrez  entre- 
baillée une  porte  donnant  sur  Israël!..." 

L'auteur  après  avoir  établi  au  chapitre  V  de  son  livre  que  la 
Palestine  et  surtout  la  montagne  de  Sion  sont  et  seront  à  jamais  des 
lieux  bénits,  nous  apprend  qu'aussitôt  le  millenium  inauguré,  ce 
seront  à  Jérusalem  des  fêtes  splendides,  auxquelles  assisteront 
toutes  les  nations  assemblées.  La  fête  des  Tabernacles  en  parti- 
culier sera  la  plus  belle  qu'on  puisse  imaginer. 

Et  quelle  aimable  vie  on  mènera  alors  en  Canaan!...  on  y 
mangera  et  l'on  y  boira  à  satiété!  Tout  sera  remis  en  l'état  où 
se  trouvait  le  monde  avant  le  déluge!  La  clarté  de  la  lune  éga- 
lera celle  de  notre  soleil  et  la  lumière  du  soleil  sera  sept  fois 
plus  vive  qu'elle  n'est  actuellement!  L'hiver  ne  durera  que  du  24 
décembre  au  24  janvier  !  Point  de  malades  !  point  de  morts  ou 
si  peu!...  Pour  trépasser  centenaire  seulement  il  faudra  s'être  at- 
tiré particulièrement  le  courroux  du  Seigneur!  Chaque  père  de 
famille,  avant  sa  fin,  aura  vu  autour  de  soi  des  milliers  d'enfants, 
de  petits  enfants,  d'arrière  arrière...  petits  enfants!  Les  nouveau 
nés  joueront  avec  les  tigres,  comme  les  marmots  d'aujourd'hui 
avec  les  chiens  ;  les  vipères  seront  inoffensives  et  le  basilic  lui-même 
aura  perdu  son  venin!... 


&«&ç^a&i&î^ 


Marie  Kummer  s'empressa  d'exploiter  la  terreur  répandue  dans 
les  campagnes  par  le  livre  de  Friedrich. 

Elle  se  mit  à  prêcher  l'exode  des  enfants  de  Dieu,  le  retour 
dans  leur  pays  des  Israélites  de  la  Sainte-Alliance.  Etait-elle  sin- 
cère, quand  elle  épouvantait  ainsi  de  ses  sombres  présages  les 
braves  paysans  de  Cleebronn  et  de  Besigheim?..  Je  le  crois.  Je 
suis  persuadé  que  lorsqu'elle  les  exhortait  à  tout  quitter,  afin  de 
n'être  point  eux-mêmes  quittés  de  Dieu,  sa  conviction  était  entière. 
Mais  en  même  temps  son  esprit  de  ruse  et  de  tromperie  la  poussant, 
elle  supputait  les  bénéfices  à  tirer  de  cette  aventure.  La  prophé- 
tesse  rêvait  de  quitter  le  pays  aux  frais  de  ses  compagnons  de 
route.  Une  trentaine  de  campagnards,  tant  hommes  que  femmes, 
se  préparèrent  à  la  suivre  en  Palestine.  Ils  vendirent  bétail,  champs 
et  maisons  et  se  mirent  en  route. 

Hélas,  Jérusalem  était  loin  !  . .  L'émigraille,  comme  dit  Henke, 
arriva  à  Vienne.  Déjà  la  Kummer  était  lasse  de  voyager.  Elle 
s'avisa  d'un  expédient  qui  la  débarrassât  des  pèlerins.  Elle  les  envoya 
demander  un  passe-port  pour  la  Terre-Sainte.  La  police  se  fâcha 
et  traita  les  pauvres  gens  en  vagabonds  sans  papiers.  Ils  furent 
expulsés  de  Vienne  :  la  plupart  essayèrent  de  retourner  au  pays. 
Quant  à  Marie,  elle  tira  d'un  autre  côté,  avec  sa  soeur  et  son 
beau-frère  Schmidhuber,  emportant,  a-t-on  dit,  la  meilleure  part 
de  la  bourse  commune. 

Les  lois  du  Wurtemberg  ne  permettaient  pas  l'émigration.  Qui- 
conque abandonnait  le  sol  ducal  perdait  le  droit  d'y  rentrer.  Les 
dupes  de  la  Kummer  se  trouvèrent  absolument  ruinées.  Quelques 
uns  des  émigrants,  les  plus  heureux,  obtinrent  un  asile  dans  le 
comté  de  Neipperg,  voisin  de  leur  ancien  village.  La  prophétesse 
elle-même  gagna  Spire,  son  refuge  accoutumé. 

Elle  essaya  d'y  renouveler  les  scènes  de  Meimsheim.  Déjà  elle 
avait  réussi  à  s'insinuer  auprès  d'un  ecclésiastique,  quand  un  hon- 


^     36     «H 

note  piétiste  wurtembergeois  sauva  ce  second  Hiller  en  lui  ouvrant 
les  yeux. 

La  justice,    assure-t-on,  se  mêla  de  l'affaire  et  Marie  passa    de- 
rechef quelque  temps  en  prison.  ' 

Après  quoi,  elle  disparut  du  Palatinat,  „quacre)is  quem  devoret  /.."  2 
Elle  se  rendit  à  Sainte-Marie-aux-Mines,    où   les  époux  Schmid- 
huber  avaient  réussi  à  se  caser  et  s'y  rencontra  avec   le  ministre 
Fontaines. 


1  Henke  ne  dit  rien  de  cet  emprisonnement. 

2  Marie  Kummer  avait-elle  connu  Fontaines  dans  le  Palatinat  ?...  Cela 
est  douteux.  Je  pense  qu'elle  avait  été  en  relations  à  Spire  avec  la  sœur 
du  ministre  et  que  ce  fut  par  l'intermédiaire  de  cette  sœur,  plus  tard 
Mad.  Wepfer,  que  Fontaines  fut  averti  de  la  vacance  du  poste  de  Sainte- 
Marie-aux-Mines. 

M.  Staudenmeyer  (Volksbote  i865)  veut  que  la  Kummer,  au  sortir  de 
sa  seconde  prison,  se  soit  enfuie  en  France  avec  un  ecclésiastique  plus 
jeune  qu'elle.  Le  pasteur  de  Giiglingen  n'a  prétendu  faire  qu'un  roman 
historique  et  il  est  à  remarquer  que,  dans  tout  le  cours  de  son  récit,  il 
présente  Fontaines  comme  un  célibataire,  vivant  avec  la  prophétesse,  ce 
qui  n'est  pas  exact. 


Le  5  juin  1808  les  voisins  du  ministre  allemand  de  Sainte- 
Marie-aux-Mines  eurent  le  spectacle  prodigieux  de  carosses  arrêtés 
devant  la  porte  du  presbytère. 

De  l'une  des  voitures  descendirent  deux  dames  jeunes  et  bien 
mises,  puis  une  autre  plus  âgée,  de  taille  un  peu  au-dessous  de  la 
moyenne,  aux  cheveux  blonds,  au  costume  blanc  et  bleu. 

La  porte  du  presbytère  s'ouvrit  ;  Fontaines  parut  sur  le  seuil, 
et  d'une  voix  grave  :  „Es-tu,  demanda-t-il,  celle  qui  doit  venir  ou 
faut-il  que  nous  en  attendions  une  autre  ? . .  "  l 

L'étrangère,  à  qui  il  adressait  ainsi  la  question  des  disciples  de 
Jean  le  Baptiste  au  Christ  était  Barbe  Juliane  de  Vietinghof,  baronne 
de  Krudener,  accompagnée  de  sa  belle-fille  Sophie  et  de  Juliette, 
sa  fille  propre. 

Barbe  Juliane  de  Vietinghof  était  née  à  Riga  en  Livonie,  le 
22  novembre  1764,  d'une  famille  de  vieille  noblesse  qui,  par  deux 
fois,  la  première  en  1361,  la  seconde  en  1400,  avait  fourni  un 
grand  maître  à  l'ordre  Teutonique. 2 

1  L'almanach  des  diaconesses  de  Kaiserswerth  pour  1SS6  veut  que 
Mad.  de  Krudener  ait  reculé  d'horreur  en  entendant  Fontaines  profaner 
ainsi  un  verset  de  l'Ecriture.  Mais  il  n'est  même  pas  certain  que  la 
question  mise  par  Eynard  dans  la  bouche  du  ministre  ait  été  posée.  Une 
brochure  de  181 7,  «  Frau  v.  Krudener  in  der  Schweif»  attribue  des 
paroles  analogues  à  une  des  voyantes  du  Ban-de-la-Roche.  «  Est-tu  la 
femme  du  Nord?...»  M.  Rathgeber  (Strassburger  Post  1884)  fait  inter- 
venir ici  Marie  Kummer:  ce  fut  elle,  à  ce  qu'il  prétend,  qui  prononça  la 
phrase  rapportée  par  Eynard. 

L'interrogation  prêtée  à  Fontaines  n'a  rien  d'invraisemblable,  étant 
donné  le  caractère  du  personnage,  mais  elle  me  semble  n'avoir  eu  d'extra- 
ordinaire que  la  forme,  —  le  ministre  sachant  que  la  baronne  devait  lui 
rendre  visite. 

2  Tous  deux,  Arnold  (i36i-i365)  et  Conrad  (1400-1413)  se  distin- 
guèrent dans  la  guerre  faite  par  l'ordre  aux  archevêques  de  Riga. 


H-     38     -H 

La  plupart  des  historiens  de  Juliane  ont  fait  de  son  père  Othon 
Hermann  un  personnage  quelque  peu  grotesque,  qu'ils  ont  sacrifié 
à  la  célébrité  de  la  fille.  Ils  ont  eu  tort:  ce  père  fut  un  grand  et 
bon  citoyen.  ] 

Il  était  né  à  Riga  en  1720.  Entré  fort  jeune  au  service  militaire 
russe,  il  avait  fait  la  campagne  de  Perse  comme  adjudant  du  maré- 
chal de  Lascy  et  avait  ensuite  gagné  le  grade  de  colonel  dans 
les  guerres  soutenues  par  l'impératrice  Elisabeth  contre  les  Suédois 
et  contre  les  Prussiens.  2 

A  l'âge  de  trente  cinq  ans  il  avait  quitté  l'armée  pour  épouser  la 
comtesse  Anne  Ulrique  deMunnich,  petite  fille  du  célèbre  maréchal.3 
Après  son  mariage  il  avait  pris  de  l'emploi  dans  l'administration  civile. 

Il  possédait  en  Livonie  d'immenses  propriétés,  les  unes  hérédi- 
taires, les  autres  acquises.  Marienburg,  Lubahn,  Grossjungfernhof, 

1  J'emprunte  la  biographie  de  M.  de  Vietinghof  à  un  livre  fort  inté- 
ressant de  M.  Jidius  Eckhardt,  «Die  Baltischen  Provin^en  Russlands.» 
2e  édit.  p.  299  et  suiv.  Voyez  aussi  F.  Bienemann,  «Die  Statthalter- 
schaftjeit  in  Liv-  und  Estland»  p.  355. 

2  Riga  avait  été  pris  par  les  Russes  en  1710. 

3  Burckhard  Christophe  Mônch  de  Ramsdauer  (Munnich,  suivant  une 
orthographe  du  nom  qui  date  de  1688)  naquit  d'une  famille  oldenbour- 
geoise  le  i5  mai  1 683.  Son  père  avait  été  au  service  danois;  lui-même 
entra  en  1701  dans  l'armée  hessoise  et  fut  nommé  lieutenant-colonel  à  la 
bataille  de  Malplaquet.  Il  fut  pris  à  Denain  par  les  Français,  mais  se 
racheta  et  fut  promu  colonel.  Après  s'être  occupé  quelque  temps  de 
travaux  de  canalisation,  il  passa  en  1616  au  service  de  la  Saxe,  se  querella 
avec  un  supérieur  et  suivit  la  fortune  de  Charles  XII  de  Suède.  Le  roi 
mort,  il  entra  dans  l'armée  russe  en  qualité  d'ingénieur.  Il  creusa  le  canal 
de  Ladoga  et  le  port  de  Cronstadt,  puis  éleva  les  fortifications  de  Riga. 
Devenu  lieutenant-général  sous  Pierre  II,  il  contribua  à  la  chute  de 
Menchikof.  Dès  lors  son  avancement  fut  rapide.  En  1728  il  fut  nommé 
comte;  en  1732,  maréchal  et  président  du  Conseil  militaire.  La  Russie 
lui  dut  la  réorganisation  de  son  armée. 

Chargé  d'un  commandement  en  Pologne,  il  prit  Danzig  et  pacifia  Var- 
sovie. On  le  trouve  en  1736  menant  la  campagne  de  Turquie;  il  força  les 
lignes  de  Perecop  et  conquit  la  Crimée.  Mais  peu  soucieux  du  bien-être 
et  de  la  vie  de  ses  soldats,  il  perdit  plus  de  trente-mille  homme  en  peu  de 
temps  et  faillit  être  traduit  devant  un  conseil  de  guerre,  à  cause  de  son 
incurie.  Quelques  combats  heureux  le  remirent  en  faveur  et  contribuèrent 
puissamment  à  la  conclusion  de  la  paix  de  Belgrade  (1739). 

Revenu  à  la  cour,  il  engagea  l'impératrice  Anne  à  désigner  comme 
tuteur  du  jeune  Iwan  le  duc  Ernest  Jean  de  Courlande,  Biron,  sous  le 
nom  duquel  il  comptait  gouverner  lui-même.  Déçu  dans  ses  espérances, 


H*     39     «H 

Kroppenhof,  Wiebensholm ,  Kortenhof  et  le  domaine  de  Kosse, 
près  Werro.  Ces  terres  ne  rapportaient  guère  que  du  blé,  dont 
il  était  souvent  difficile  de  se  défaire  avantageusement.  Vietinghof 
usa  des  privilèges  concédés  à  la  noblesse  livonienne  ;  il  établit  de 
nombreuses  distilleries,  passa  des  contrats  avec  la  couronne,  qui 
avait  le  monopole  de  la  vente  de  l'eau  de  vie,  et  acquit  en  peu 
d'années  l'une  des  fortunes  les  plus  considérables  de  la  Russie. 

Au  moment  de  la  naissance  de  Juliane  il  était  l'un  des  deux 
conseillers  de  l'Etat  de  Livonie.  Dans  ce  poste  il  n'avait  de  supé- 
rieurs que  le  comte  Browne,  gouverneur  général,  l'un  des  parrains 
de  sa  fille,  et  l'impératrice  Catherine. 

nLe  Scheele"1  comme  l'appelaient  ses  concitoyens  ou  Kle  con- 
seiller" avait  une  haute  idée  de  sa  noblesse.  Parvenu  par  son 
mérite  propre  à  une  haute  position,  comblé  des  faveurs  de  la  cour, 

il  s'empara  du  tuteur  récalcitrant  et  l'enferma  à  Schlusselburg.  A  partir 
de  ce  moment,  il  régna  sous  le  nom  de  premier  ministre.  Sa  politique, 
qui  avait  été  celle  de  Pierre  le  Grand,  le  portait  a  une  alliance  avec  la 
Prusse;  la  régente  Anne  ayant  paru  incliner  vers  l'Autriche,  Munnich  se 
démit  de  ses  fonctions.  Dans  le  même  temps  Elisabeth  se  trouva  portée 
au  trône  par  une  révolution  militaire.  Elle  fit  arrêter  le  maréchal,  qui  fut 
condamné  à  mort  avec  Ostermann,  Mengden  et  quelques  autres,  mais  de 
même  que  ceux-ci  il  reçut  sa  grâce  au  pied  de  l'échafaud.  Toutefois  il  fut 
exilé  à  Pelim  en  Sibérie  avec  sa  famille.  Sa  petite-fille  —  plus  tard  Mad. 
de  Vietinghof  —  habita  la  Livonie  pendant  l'exil  de  ses  parents  et  fit  à 
Jerkull  un  premier  apprentissage  de  la  vie  rurale  (i 741).  Pierre  III,  en 
1762,  rétablit  Munnich  dans  la  possession  de  ses  titres  et  de  ses  biens. 
Catherine  le  nomma  gouverneur  général  des  ports  de  la  Baltique.  Il 
mourut  le  16  octobre  1767,  à  Saint-Pétersbourg,  laissant  à  ses  descen- 
dants, avec  le  souvenir  de  hautes  qualités,  des  traditions  malheureuses 
d'ambition,  d'intrigue  et  d'orgueil. 

1  «Scheele»  peut  se  traduire  par  «louche».  C'était  le  nom  de  famille  des 
Vietinghof,  originaires  de  la  Westphalie,  où  ils  avaient  été  d'abord  con- 
nus sous  le  nom  de  Scheel  von  Schellenberg.  Leur  château  de  Vietinghof 
était  entre  Rellinghausen  et  Wehrden,  près  de  la  Ruhr.  On  connait 
diverses  branches  de  la  famille  :  l'une  avait  émigré  en  Livonie,  une  autre 
en  Prusse.  La  principale  occupa  longtemps  le  château  de  Bruch  sur  la 
Ruhr  et  se  divisa  au  i5c  siècle. 

Dans  l'armée  allemande  actuelle  on  rencontre  au  moins  deux  Vietinghof, 
l'un,  baron  et  rittmeister,  est  aide  de  camp  du  prince  impérial  ;  un  autre 
est  adjudant,  attaché  depuis  le  20  mars  1887  au  41e  régiment  d'infanterie. 

Un  Vietinghof,  écrit  quelquefois  Vietinghofen,  était  lieutenant-général 
en  France  au  début  de  la  Révolution.  En  1791  il  dissipa  à  Colmar  une 
émeute  non  conformiste  en  faisant  usage  de  pompes  à  incendie. 


H-     40     -H 

décoré  d'ordres  russes,  polonais  et  danois,  toutes  les  distinctions 
qu'il  avait  obtenues  l'avaient  trouvé  à  peu  près  indifférent,  mais 
l'idée  qu'il  était  un  Vietinghof  l'emplissait  d'orgueil.  Cet  aristo- 
cratisme,  souvent  excessif,  ne  nuisit  jamais  à  sa  popularité.  Il  faut 
dire  qu'il  avait  rendu  à  la  bourgeoisie  et  au  peuple  de  Riga  de 
réels  services,  dont  on  lui  savait  gré.  Non  seulement  la  ville  devait 
à  son  intervention  le  gain  d'un  procès  d'où  dépendait  la  fortune 
publique,  mais  c'était  lui  qui  avait  policé  le  vieil  Uxkull,  lui  qui 
avait  répandu  parmi  ses  compatriotes  le  goût  inconnu  jusque  là 
des  plaisirs  de  l'esprit. 

Il  avait  commencé  par  construire  dans  la  rue  Royale  une  maison, 
dont  le  premier  étage,  transformé  en  Cercle,  reçut  la  société 
du  Loisir  (die  Musse)  et  s'ouvrit  une  fois  la  semaine  à  tout  ce 
que  la  ville  comptait  d'honnêtes  gens ,  à  quelque  classe  qu'ils 
appartinssent.  Messieurs  et  dames  y  étaient  admis  ensemble  un 
autre  jour.  Chaque  quinzaine  les  vastes  salons  du  Loisir  se  chan- 
geaient en  outre  en  salle  de  bal,  où  toute  la  bonne  compagnie 
de  Riga  était  invitée. 

Le  rez-de-chaussée  de  la  maison  devint  un  théâtre,  que  le  baron 
de  Vietinghof  céda  plus  tard  à  la  ville.  Lui-même,  par  l'inter- 
médiaire d'un  directeur  intelligent,  avait  recruté  les  acteurs,  qu'il 
entretint  longtemps  à  ses  frais,  et  la  troupe  de  M.  de  Vietinghof 
n'était  pas  une  troupe  ordinaire,  car  le  15  septembre  1782,  jour 
de  l'ouverture  du  théâtre,  elle  donna  une  pièce  d'importance, 
Y Einilia  Galeotti  de  Lessing. 

La  maison  de  la  rue  Royale  avait  coûté  la  somme  énorme  de 
cent  vingt  mille  ducats.  Vietinghof  fit  davantage  encore.  Il  réunit 
vingt  quatre  musiciens  de  mérite  qui,  pour  deux  mille  cinq  cents 
ducats  annuels,  durent,  chaque  lundi,  donner  un  concert,  à  peu 
de  chose  près  public,  dans  les  appartements  du  conseiller. 

Ces  appartements  étaient  d'ancienne  date  le  lieu  de  rendez-vous 
d'une  société  d'élite.  Dans  la  semaine  on  y  jouait  et  l'on  y  soupait. 
Mad.  de  Vietinghof  en  faisait  les  honneurs  avec  une  distinction 
charmante.  Le  matin,  simple  ménagère  livonienne,  uniquement 
occupée  du  gouvernement  de  sa  maison,  de  l'éducation  de  ses 
enfants  et  même  de  la  vente  des  menus  produits  de  ses  terres,  le 
soir,  Mad.  la  baronne,  en  grande  toilette,    était   toute    au  monde. 

On  peut  dire  sans  exagération  que  pendant  trente  et  un  ans 
Othon  Hermann  rie  Vietinghof  fut  le  roi  de  Riga.  Tout  lui  obéis- 


H-     41     -H 

sait  et  même  les  Fr  .  •  .  de  la  loge  maçonnique  du   Glaive,  qu'il 
avait  contribuée  à  foncier.  l 

Sa  Majesté  daignait-elle  paraître  à  l'un  des  bals  qu'Elle  offrait  à 
ses  sujets,  son  entrée  était  saluée  par  des  fanfares  de  trompettes 
et  de  cors  ;  on  lui  jetait  des  vers,  tels  que  ceux-ci  : 

„Heil  unserm  Balle, 

„£r  tritt  herein, 

„  Wir  harren  Aile 

^ Mit  Sehnsucht  sein; 

„Stumm  war  die  Saite 

„Eh  Er  erschien, 

„Laut  t'ont  sie  heute 

„Die  Violin...!" 
Le  jour   de    naissance    de  Vietinghof   était    célébré    comme   un 
jour  de  fête  populaire.    Son  théâtre  donnait  en    son    honneur   un 
prologue  et  des  poésies  de  circonstance,  auxquelles    les   premiers 
de  la  ville  mettaient  une  certaine  gloire  à  fournir  du  leur . . . 

La  famille  du  baron  était  assez  nombreuse.2  L'aîné  des  enfants, 
Ernest  Othon,  né  en  1758,  lieutenant  dans  la  garde  russe,  fut 
tué  en  duel  en  17S0.  Un  second  fils  ne  vécut  que  trois  ans.  Une 
première  fille  naquit  sourde  et  muette  en  1761.  Enfin,  comme  j'ai 
dit,  en  1764,  année  remarquable  dans  les  annales  de  la  Livonie, 
par  le  séjour  que  fit  à  Riga  la  grande  Catherine,  par  l'arrivée 
dans  la  ville  du  célèbre  Herder  et  surtout  par  la  première  tenta- 
tive faite  par  Charles  Frédéric  Schoulz,  baron  d'Ascheraden  et 
Rômerhof,  en  vue  d'améliorer  le  sort  des  paysans, 3  naquit  Barbe 

1  Mad.  de  Krudener,  en  181 6,  s'étant  brouillée  avec  l'imprimeur  Saltz- 
mann,  crut  lui  dire  une  grosse  injure  en  l'appelant  franc-maçon.  Elle 
oubliait  qu'en  1750  M.  de  Vietinghof  avait  été,  avec  les  négociants  Jean 
Dieterich  von  der  Heyde  et  Jean  Zuckerbecker,  l'un  des  fondateurs  de  la 
loge  du  Glaive,  la  première  qui  se  soit  ouverte  à  Riga.  Herder,  arrivé  dans 
la  ville  peu  de  jours  avant  la  naissance  de  Juliane,  devint  l'un  des  membres 
influents  de  cette  loge;  il  traça  pour  elle  plusieurs  planches  d'architecture 
et  prononça  en   1767   l'éloge  funèbre  du  vénérable,  Dr  von  Handtwig. 

2  Renseignements  dûs  à  l'obligeance  de  M.  F.  Bienemann,  bibliothécaire 
de  la  ville  de  Riga. 

3  Un  ami  de  la  famille  Vietinghof,  le  pasteur  Charles  Gottlob  Sonntag. 
contribua  beaucoup  à  l'émancipation  des  paysans  livoniens,  préparée  en 
1764  par  Schoulz  d'Acheraden.  poursuivie  ensuite  par  l'écrivain  Garlieb 
Merckel  et  accordée  enfin  en  1796. 


H»     42    -H 

Juliane.1  Apres  elle  vint  Christophe  Burckhard  (1767),  qui  mourut 
en  1829,  maréchal  de  cour  et  conseiller  d'Etat. 2  Une  troisième 
fille,  Anna  Marguerite,  naquit  en  1769.  Elle  est  morte  en  18 11, 
mariée  au  colonel  Jean  George  Browne,  fils  du  gouverneur  général 
de  la  Livonie,  dont  il  a  été  question  ci-dessus.  Un  quatrième  fils, 
Georges  Arnold,  ne  vécut  point. 

1  Plusieurs  biographes  ont  prétendu  que  Juliane  était  née  dans  la  reli- 
gion grecque.  M.  le  pasteur  surintendant  Th.  Gachtgend  a  bien  voulu 
me  communiquer  l'acte  de  baptême  de  Mlle,  de  Vietinghof  : 

ai  y  64.  Den  i8ten  November  Sr.  Excellence  des  Herrn  Geheimen 
und  Regierungsrathes  und  Ritters  Otto  Hermann  von  Vietinghof 
und  dero  Frau  Gemahlin  Anna  Ulrica,  geborene  Gr^efin  von  Munnich 
FI.  Tochterlein  Barbara  Juliana,  so  den  uten  November  geboren,  im 
Hause  getauft. 

Pathen  :     Die   Hochwohl geborene  Baronesse   Juliana   Augusta  von 
Mengden. 
Die  Frau  Landrathin  Augusta  von  Mengden,  geb.  Gràfin 

Szoege  von  Manteuffel. 
Die  Grdfin  Dorothea  Christjna  von  Munnich. 
S.    E.    Excellence   der   Herr    General    en    Chef,    General 

Gouverneur  und  Ritter  Georg  von  Browne. 
Der  Herr  General  Directeur  Adam  von  Stackelberg. 
Der  Herr  Landrath  Karl,  Baron  von  Schoultz. 
Getauft  vom  Pastor  primarius  am  Dom, 

Unter^.  Martin  Andréas  von  Reussner.» 
Tous  les  noms  cités  dans  ce  document  sont  de  la  première  noblesse  du 
pays  et  brillent  à  chaque  page  de  l'histoire  de  la  Livonie. 

Georges  Browne,  gouverneur  général  de  la  province  (1762-1792)  était 
né  à  Limerik  en  Irlande.  Il  était  entré  en  1780  au  service  de  la  Russie  et 
s'était  distingué  dans  les  guerres  contre  les  Polonais  et  contre  les  Turcs. 
Fait  prisonnier  par  les  Ottomans,  il  avait  été  vendu  comme  esclave  à 
Andrinople;  l'ambassadeur  de  France  obtint  sa  liberté.  A  la  bataille  de 
Zorndorf  un  hussard  prussien  lui  enleva  d'un  coup  de  sabre  une  portion 
du  crâne  qui  dut  être  remplacée  par  une  plaque  d'argent. 

Browne  s'attira  la  faveur  de  la  grande  Catherine.  Immédiatement  après 
la  mort  de  Pierre  III  et  sans  attendre  les  ordres  de  la  cour,  il  fit  prêter 
serment  à  l'impératrice. 

2  Christophe  Burckhard  ou  Bernard,  né  le  12/23  décembre  1767,  avait 
épousé  en  1791  Catherine  Charlotte,  fille  de  la  comtesse,  plus  tard 
princesse  de  Lieven. 


La  famille  Vietinghof,  en  1777,  entreprit  de  voyager.  On  plaça 
la  petite  infirme  à  Hambourg,  puis  on  alla  à  Spa,  de  Spa  à  Paris 
et  de  Paris  en  Angleterre. 

L'éducation  de  Juliane  avait  été  jusque-là  passablement  négligée. 
La  jeune  personne  connaissait  un  peu  l'allemand  et  le  français, 
mais  d'étude  sérieuse,  aucune.  A  Paris  ses  parents  comprirent 
qu'il  était  essentiel  qu'elle  sût  ce  que  savent  les  gens  du  monde. 
On  lui  donna  un  maître;  ce  fut  Vestris,  „le  dieu  de  la  danse." 
Une  gouvernante  s'offrit,  Mlle  Lignol,  et  la  petite  Vietinghof  re- 
çut, comme  elle-même  le  dit  plus  tard  en  plaisantant,  des  leçons 
d'orthographe  française,  de  maintien  et  de  filet.  l 

De  retour  à  Riga,  le  conseiller  songea  à  marier  sa  fille.  Un 
voisin  se  présenta,  je  ne  sais  quel  baron  de  P....  11  fut  agréé  du 
père,  mais  non  de  la  demoiselle.  Celle-ci,  pour  la  première  fois 
de  sa  vie,  peut-être,  se  mit  à  prier  avec  ferveur,  suppliant  Dieu 
de  défaire  ce  mariage.  Une  rougeole  survint:  la  malade  eut 
le  délire  et  bavarda  si  copieusement  que  le  voisin  dégagea  sa 
parole. 

Deux  ans  après  la  générale  de  Meyendorf  obtint  la  main  de 
Juliane,  alors  âgée  de  dix-huit  ans,  pour  son  frère  le  baron  de 
Krudener,  qui  en  avait  trente-quatre.2 

i  Quelques  e'crivains  de  parti  veulent  qu'à  Paris,  M.  de  Vietinghof  ait 
été  en  relations  avec  les  Encyclopédistes,  entre  autres,  disent-ils,  avec 
Buffon;  Juliane  subit  l'influence  de  cette  détestable  philosophie.  C'est 
assez  mal  connaître  l'Encyclopédie  et  le  18e  siècle.  La  future  prophé- 
tesse  avait  alors  treize  ans  et  il  n'était  point  dans  les  coutumes  que  les 
enfants  de  son  âge  fussent  admis  au  salon. 

2  Des  biographes  de  Mad.  de  Krudener  donnent  au  baron  Alexis  vingt 
ans  de  plus  qu'à  sa  femme  :  c'est  une  erreur.  Il  avait  trente-quatre  ans  ;  elle 
en  avait  dix-huit. 


M-     44     •» 

Burckhard  Alexis  Constantin  de  Krudener,  né  le  4  juin  1748, 
était  fils  de  Valentin  Jean,  de  la  maison  de  Jâgel ,  landrath  de 
Livonie,  seigneur  héréditaire  de  Kussen  et  de  Ludey,  mort  le 
6  juin  1751  et  de  Marguerite  Dorothée  Gertrude  von  Trautwetter, 
qui  après  le  décès  de  son  premier  mari  épousa  le  baron  Léonard 
Jean  de  Budberg,  maréchal  d'Etat  et  de  gouvernement,  président 
du  tribunal  civil. 

Burckhard  Alexis ,  après  s'être  distingué  comme  conseiller 
de  légation  à  Varsovie,  en  1777,  avait  été  promu  en  1779 
au  poste  de  ministre  plénipotentiaire  en  Courlande,  où  il  habitait 
Mitau. 

Deux  fois  déjà  il  avait  été  marié  et  deux  fois  il  avait  divorcé. 
Froid,  systématique,  secret  et  ponctuel,  il  semble  n'avoir  rien  eu 
qui  séduisît  les  dames.  De  son  premier  mariage  avec  une  An- 
glaise il  lui  était  resté  une  fille,  nommée  Sophie,  qui  avait  neuf 
ans  et  demeurait  avec  lui.  La  mère,  si  je  ne  me  trompe,  résidait 
à  Paris,  où  l'on  prétend  qu'avant  1770  elle  avait  eu  une  liaison 
avec  Suard.  l 

Les  Mémoires  de  Hardenberg  publiés  par  Ranke  (t.  II  et  V)  parlent  a 
tort  d'un  Louis  de  Krudener,  frère  du  baron  Alexis.  Le  diplomate 
n'avait  point  de  frère,  mais  quatre  sœurs  : 

Barbara  Cornelia,  1728,  f i8i5,  mariée  a  Reinhold  Jean,  baron  de 
Meyendorf. 

Dorothea  Beata,  f  1780,  mariée  au  major  Charles  Guillaume  de 
Brummer. 

Catherine  Elisabeth,  1736,  mariée  au  lieutenant-général  Magnus  Fer- 
dinand de  Freymann. 

Jeanne  Ernestine,  1737,  mariée  à  Georges  Frédéric  von  Jàrmerstadt. 

Les  armoiries  de  la  famille  de  Krudener,  assez  simples  avant  le 
16e  siècle,  ont  été  modifiées  par  Ferdinand  Ier,  en  1 5 3 5,  à  la  suite  du 
siège  de  Vienne  par  les  Turcs.  Un  Krudener  ayant  alors  rendu  de 
grands  services  à  l'empereur,  reçut  permission  de  porter  dans  ses  armes 
une  licorne  (emblème  du  courage  et  de  la  force)  s'élevant  au-dessus 
d'un  fleuve,  —  des  murs,  des  roses  et  un  lis.  Le  cimier  est  surmonte 
d'une  couronne  royale,  d'une  corne  d'or  de  licorne  entre  deux  plumes 
d'autruche  d'un  côté  et  un  miroir  de  l'autre  côté. 

1  M.  Bardoux,  dans  un  ouvrage  récent  «Pauline  de  Montmorw,  com- 
tesse de  Beaumont»  raconte  que  la  baronne  Juliane  aima  longtemps 
Suard.    Il   a  emprunté  cette   anecdote  au  bibliophile  Jacob,  qui  l'avait 


M*    45    «M 

Le  baron  de  Krudener  était  un  homme  instruit.  Il  avait  fait 
d'excellentes  études  à  l'université  de  Leipzig,  sous  la  direction  de 
Gellert.  Ses  camarades  l'appelaient  „le  savant."  Il  avait  voyagé 
en  Espagne,  où  il  avait  été  un  temps  attaché  d'ambassade.,  puis 
il  était  allé  à  Paris,  où  il  avait  connu  J.  J.  Rousseau. 

Le  mariage  de  M.  de  Krudener  avec  Mlle  de  Vietinghof  lut 
célébré  le  29  septembre  1782,  au  château  de  Ramkane  près 
Mitau,  chez  la  présidente  de  Budberg,  mère  de  l'époux. 

Environ  dix-huit  mois  après,  le  baron  fut  nommé  ambas- 
sadeur à  Venise.  Un  fils,  Paul,  lui  était  né  le  31  janvier 
1784.  L'archiduc  héritier,  plus  tard  Paul  Ier,  avait  été  le  parrain 
de  l'enfant. 

La  famille  se  mit  en  route  pour  l'Italie.  Elle  s  arrêta  quelque 
temps  à  Saint-Pétersbourg,  où  Mad.  de  Krudener  fut  présentée 
à  la  grande  Catherine  et  put  voir,  pour  la  première  fois,  le  jeune 
Alexandre  élevé  auprès  de  sa  grand-mère  l'impératrice. 

A  Vienne  aussi  l'on  fit  quelque  séjour.  Bref,  voyageant  ainsi 
sans  hâte  et  à  petites  journées,  on  arriva  à  Venise  à  l'entrée  de 
l'hiver   1784-85. 

Au  printemps  suivant  l'ambassadeur  s'installa  avec  les  siens  à  la 
Mira,  jolie  maison  de  campagne,  aux  abords  de  la  ville. 

M.  de  Krudener  avait  jugé  nécessaire  de  donner  quelqu'  instruc- 
tion à  sa  femme.  En  vrai  disciple  de  Jean  Jacques  il  essaya  de 
l'enseignement  attrayant;  il  lut  à  Madame  quelques  bons  romans  ; 
il  voulut  lui  donner  le  goût  de  la  danse  et  de  la  musique;  il  la 
mena  assiduement  au  théâtre  et  joua  même  avec  elle  quelques 
proverbes  français. 

Juliane  était  naturellement  un  peu  nerveuse.  Ces  essais  d'éducation 
achevèrent  de  l'ébranler.  Quelques  scènes  de  sensiblerie  éclatèrent. 
Le  mari,  trop  sage,  se  montra  d'un  calme  qui  glaça. 


prise  à  Durozoir  (Diction,  de  la  Conversât.),  qui  lui-même  l'avait  tirée 
des  Mémoires  de  Garât  sur  Suard  et  la  société  française  au  18e  siècle 
(liv.  IV  p.  259  et  suiv.j.  Mais  la  baronne  de  Kr....  de  Kru...,  de  Garât, 
l'aventure  se  plaçant  avant  le  mariage  de  l'homme  de  lettres  avec 
Mlle  Pankouke,  est  antérieure  à  1770.  Juliane  avait  alors  six  ans  tout  au 
plus.  Si  réellement  Garât  a  entendu  parler  d'une  dame  de  Krudener,  ce 
ne  peut  être  que  de  la  mère  de  Sophie. 


«♦    46    -H 

En  1786,  M.  de  Krudener  obtint  l'ambassade  de  Copenhague. 
Avant  de  se  rendre  à  son  nouveau  poste,  il  montra  à  sa  femme 
Modène,  Florence,  Naples  et  Rome,  où  Angelica  Kauffman  fît  le 
portrait  de  la  jeune  baronne  et  celui  de  son  fils:  „ Vénus  désar- 
mant l'amour."  l 


1  Ce  tableau  fait  partie  aujourd'hui  de  la  collection  du  Louvre,  où  il 
est  entré  en  1860,  et  porte  le  n°  678. 

L'Histoire  des  Peintres  de  toutes  les  Ecoles  l'a  reproduit  (art.  Angelica 
Kauffman,  texte  de  M.  Paul  Mantz,  dessin  de  Bocourt,  gravure  de 
Delangle). 

oAngelica,  écrit  M.  Mantz,  fut  plus  heureuse  dans  le  portrait.  Elle 
réussissait  surtout  à  peindre  les  femmes  qu'elle  déguisait  à  leur  gré  en 
muses,  en  vestales  ou  même  en  sibylles.  La  coquetterie  de  l'arrange- 
ment la  touchait  plus  que  la  correction  de  la  forme.  Dans  cette  cons- 
tante poursuite  à  la  recherche  de  l'élégance,  elle  eut  parfois  d'heureuses 
fortunes.  On  peut  en  juger,  au  musée  du  Louvre,  par  un  portrait 
qu'elle  fit  en  1786,  et  qui  représente  une  mère  avec  sa  jeune  fille.  C'est 
une  peinture  transparente  et  légère,  faiblement  étudiée  pour  le  dessin, 
mais  agencée  avec  grâce,  et  qui,  dans  la  gamme  claire  de  sa  coloration 
débile,  rappelle,  quoique  de  bien  loin,  qu'Angelica  a  vécu  à  Londres  et 
a  vu  peindre  Reynolds...» 

Mad.  de  Krudener  est  représentée  grandeur  nature,  assise  sur  un 
rocher,  au  pied  d'un  arbre  fantastique.  La  tête  est  inclinée  en  avant  ; 
l'expression  en  est  quelque  peu  indécise  et  flottante  ;  l'ensemble  est 
d'une  nonchalance  outrée.  Le  bras  gauche  pend  le  long  du  corps;  c'est 
la  meilleure  partie  du  tableau.  La  main  qui  le  termine  tient  deux 
flèches.  Le  bras  droit  est  caché  par  un  châle  noir;  la  main  droite  est 
posée  sur  la  ceinture  d'un  enfant  qui,  pieds  nus  et  affublé  d'une  longue 
robe,  joue  avec  un  petit  arc  d'opéra.  La  robe  blanche  de  Juliane  a 
quelque  peu  jauni  depuis  1786;  les  cheveux  blonds  ont  légèrement 
bruni.   La  taille  est  ornée  d'une  ceinture  rouge  avec  agréments  d'or. 

Dessin  et  coloris  sont  faibles,  mais  jamais  peinture  n'a  mieux  rendu 
celle  qu'elle  avait  à  représenter.  C'est  bien  «l'aimable  reine  du  vague» 
que  nous  avons  devant  nous.  Le  livret  du  musée  du  Louvre  s'est 
trompé  et  après  lui  M.  Mantz.  Il  ne  s'agit  pas  ici  d'une  mère  avec 
sa  fille.  L'arc  et  les  flèches  apprennent  au  spectateur  qu'il  a  devant  lui 
Venus  désarmant  l'amour,  ici  Mad.  de  Krudener  âgée  de  vingt-deux  ans 
et  Paul  âgé  de  deux  ans. 


&^H^}ft^ 


M.  de  Krudener  remplaçait  à  la  cour  de  Danemark  le  comte 
Sawronsky,  qui  y  avait  déployé  un  luxe  princier.  Il  se  crut  obligé 
de  vivre  comme  son  prédécesseur,  eut  des  réceptions  et  donna 
des  fêtes.  On  joua  chez  lui  la  comédie  et  toujours  l'Emilia  Galeotti 
en  première  ligne.  Le  jeune  comte  de  Stolberg  s'était  chargé  des 
fonctions  de  critique.  Quand  les  acteurs  faisaient  défaut,  on  lisait 
les  Contes  moraux  de  Marmontet  ou  les  Etudes  de  la  Nature  de 
Bernardin  de  Saint-Pierre. 

A  peine  l'ambassadeur  eut-il  pris  possession  de  son  poste  que 
la  guerre  éclata  entre  la  Russie  et  la  Suède.  M.  de  Krudener  dut 
recevoir  les  officiers  de  la  flotte  russe ,  mouillée  non  loin  de 
Copenhague.  Ce  fut  l'occasion  de  dépenses  nouvelles.  Mad.  de 
Krudener,  habituée  aux  traditions  de  la  maison  paternelle  et  assi- 
duement  fêtée,  se  montra  d'abord  bien  éloignée  de  se  plaindre. 
Légère,  étourdie  et  passablement  vaniteuse,  elle  s'amusait  et  ne 
songeait  à  autre  chose.  Les  livres  à  la  mode,  français,  italiens, 
allemands  et  même  anglais,  occupaient  sa  journée;  le  soir  on 
dansait.  Une  petite  cour  de  marins  et  de  diplomates  s'était  formée 
autour  de  la  jolie  ambassadrice,  qui  commença  à  trouver  son 
mari  un  peu  froid.  Elle  s'efforça  d'exciter  sa  jalousie  et  n'y  réus- 
sissant pas,  prit  la  confiance  qu'il  lui  témoignait  pour  une  marque 
de  mépris.  Des  crises  nerveuses  se  produisirent.  La  naissance 
dune  fille,  Juliette,  aggrava  le  mal  (1787).  Il  y  eut  des  crache- 
ments de  sang.  Un  voyage  dans  le  midi  fut  décidé. 

Mad.  de  Krudener  partit  avec  ses  enfants,  sa  belle-fille  Sophie 
et  la  gouvernante  de  celle-ci,  une  demoiselle  Piozet,  de  Genève. 
Un  secrétaire  particulier  de  M.  de  Krudener  accompagna  tout  ce 
monde.  Il  tenait  la  caisse.  Le  jour  même  de  l'arrivée  à  Paris  ce 
secrétaire  disparut  avec  les  fonds,  sans  qu'on  pût  découvrir  ce 
qu'il  était  devenu.  Il  fallut  vivre  d'emprunts. 


H-     48     -H 

Les  Etats-Généraux  venaient  de  s'assembler  (mai  1789).  Cha- 
cun à  Paris  pérorait  et  motionnait.  Mad.  de  Krudener,  pour  ne 
pas  rester  ignorante  de  la  politique  du  jour,  étudia  les  Républiques 
grecques,  à  la  suite  du  jeune  Anarcharsis.  Elle  se  faufila  dans  les 
salons  de  la  noblesse  libérale  et  dina  sur  l'herbe,  aux  prés  St- 
Gervais,  en  compagnie  de  ses  enfants  et  de  Bernardin  de  Saint- 
Pierre,  que  le  maréchal  Munnich  avait  autrefois  obligé. 

Le  baron  de  Krudener  avait  espéré,  que  l'absence  de  sa  femme 
le  dispensant  de  recevoir,  il  pourrait  payer  les  dettes  contractées 
pendant  le  séjour  de  la  flotte  russe  à  Copenhague;  il  n'en  fut 
rien.  La  baronne  dépensa  à  Paris  plus  que  son  mari  ne  pouvait 
économiser.  Elle  fit  en  trois  mois  pour  vingt  mille  francs  de 
dettes  chez  la  seule  Mlle  Bertin,  la  faiseuse  de  la  reine. 

Heureusement  l'hiver  vint,  qui  contraignit  les  voyageurs  à  se 
rendre  à  destination.  Juliane  quitta  Paris  au  mois  de  décembre 
1789  et  se  rendit  à  Montpellier,  sous  l'escorte  d'un  vieux  pro- 
fesseur de  physique,  1  abbé  Famin.  Elle  visita  Avignon,  la  fontaine 
de  Vaucluse,  Nîmes  et  rencontra  à  Montpellier  même  le  jeune 
Adrien  de  Lezay-Marnesia !  avec  qui  elle  se  lia  d'amitié.  En  com- 
pagnie d'Adrien,  âgé  alors  de  vingt  ans,  de  Mad.  de  Lobkof,  du 
comte  Pouschkine,  du  duc  et  de  la  duchesse  de  la  Force,  du 
duc  de  Fleury,  et  d autres,  elle  prit  les  eaux  de  Barèges.  On 
courut  la  montagne  et  Ion  s'amusa  à  scandaliser  par  mille  folies 
la  troupe  bourgeoise  des  vrais  baigneurs. 

Quand  Juliane  revint  aux  bords  du  Lez  l'abbé  Famin  était 
parti.  Un  certain  M.  Armand  le  remplaça  ;  Mlle  Piozet  la  gouver- 
nante devint  Mad.  Armand  et  s'en  alla  avec  son  mari.  La  jeune 
baronne   demeura   seule.     Elle    avait  pris   l'appartement   naguère 


1  Paul  Adrien  François  Marie,  marquis  de  Lezay-Marnesia,  né  dans 
le  Jura  en  1769,  revenait  de  l'université  de  Gœttingue  et  étudiait  la 
botanique  à  Montpellier.  Il  avait  un  peu  servi  dans  le  régiment  du  roi, 
où  son  père  avait  été  capitaine.  Ce  père,  retiré  à  Moutonne,  s'occupait 
d'agriculture.  La  noblesse  de  sa  province  le  députa  aux  Etats  généraux, 
où  il  ne  fut  pas  des  derniers  à  se  réunir  au  Tiers.  Plus  tard  il  passa  en 
Amérique.  Il  était  lié  avec  Chamfort,  Boufflers  et  Fontanes.  L'amitié  de 
ce  dernier  servit  le  fils.  On  doit  à  M.  de  Lezay-Marnesia  père  des 
poésies  d'almanach,  entre  autres  une  Epitre  à  mon  Curé,  dont  un  vers 
fut  remarqué, 

«...  L'âge  d'or  était  l'âge  où  l'or  ne  régnait  pas...» 


H-     49    *J4 

occupé  par  Lezay,  un  mas  à  quelque  distance  de  la  ville.  Le 
site  lui  plaisait  et,  dit-on,  les  propriétaires,  des  daines  irlandaises 
nommées  O  Hanly,  eussent  été  dans  la  misère  si  leurs  hôtes  les 
avaient  tous  abandonnées. 1 

Il  n'était  bruit  alors  à  Montpellier  que  dun  jeune  capitaine  de 
dragons  qui,  revenant  d'Allemagne,  venait  de  se  mettre  à  la  tête 
de  la  garde  nationale  à  cheval  de  l'Hérault  et  de  dissiper  quelques 
bandes  insurgées  (17  mai  1790). 2 

Le  marquis  Charles  Louis  de  Frégeville  avait  un  an  de  moins 
que  Juliane.   11  était  bien  fait  de  sa  personne,  ne  manquait  point 

1  L'auteur  anonyme  de  kFrau  von  Krudener  »  (Berne  1868)  prétend 
que  les  deux  dames  O.  Hanly,  la  mère  octogénaire  et  la  fille,  se  dispo- 
saient précisément  à  mourir  de  faim  lorsque  Mad.  de  Krudener,  en  se 
promenant,  découvrit  leur  maison  et  les  sauva.  Lezay  alla  loger  chez  elles. 
L'anecdote  est  un  peu  bien  romanesque. 

2  Charles  Louis  Joseph,  marquis  de  Frégeville,  naquit  le  ier  novembre 
1765  au  château  de  Frégeville,  dans  le  département  actuel  du  Tarn.  A 
l'âge  de  douze  ans  il  entra  comme  cadet  dans  le  régiment  des  dragons  de 
Condé. 

Il  était  capitaine  depuis  le  12  juillet  1781  et  revenait  d'Allemagne, 
quand  de  passage  à  Montpellier,  le  17  mai  1790,  il  se  mit  à  la  tête  de  la 
garde  nationale  à  cheval  de  la  ville  pour  combattre  des  insurgés.  A  son 
retour  de  Copenhague,  il  passa  dans  les  chasseurs  à  cheval,  le  20  janvier 
1792.  Trois  mois  plus  tard  il  fut  nommé  lieutenant-colonel  au  2e  régi- 
ment de  hussards  (Chamborant),  composé  en  majeure  partie  d'Alsaciens. 
Il  réussit  à  empêcher  la  désertion  de  ses  hommes,  que  le  colonel  Malzan 
et  le  premier  lieutenant-colonel  Hack  voulaient  faire  passer  à  l'ennemi. 
Devenu  colonel  à  la  suite  de  cette  affaire,  Frégeville  couvrit  la  retraite  de 
l'armée  après  la  bataille  de  l'Argonne. 

Dumouriez  s'ouvrit  à  Frégeville  de  ses  projets  de  contrerévolution  et 
le  chargea  d'enlever  du  temple  le  jeune  Louis  XVII.  Déjà  le  régiment 
était  en  marche,  quand  la  fuite  du  général  arrêta  son  mouvement.  Frége- 
ville fut  envoyé  à  l'armée  des  Pyrénées  avec  un  grade  supérieur.  Il  fut 
battu  par  les  Espagnols  et  fait  prisonnier. 

Député  de  l'Hérault  au  18  Brumaire,  il  aida  puissamment  Bonaparte, 
mais  peu  après  ses  relations  avec  Lucien  le  rendirent  suspect  au  premier 
consul. 

La  Restauration  parut  d'abord  le  voir  avec  faveur,  mais  une  querelle 
avec  le  duc  d'Angoulême,  à  propos  du  licenciement  de  quelques  troupes, 
le  perdit.  Louis-Philippe  qui  l'avait  connu  à  l'armée  de  Dumouriez,  ne  fit 
rien  pour  lui,  quoique  Frégeville,  déjà  mis  à  la  retraite,  eût  tenu  à  hon- 
neur de  se  trouver  auprès  de  lui  à  la  revue  de  juillet  où  éclata  la  machine 
infernale  de  Fieschi. 

4 


*■>    50    *H 

d'esprit  et  mettait  dans  ses  moindres  actions  quelque  chose  de  ce 
feu  du  midi,  qui  manquait  si  totalement  au  baron  de  Krudener. 
Charles  et  Juliane  seprirent  bientôt  d'un  amour  passionné. 

La  baronne  „heureuse  comme  elle  ne  l'avait  jamais  été  de  sa 
vie"  oubliait  tout  à  Montpellier ,  quand  son  mari  l'arracha  à  la 
poésie.  Il  enjoignit  à  sa  femme  de  revenir  à  Copenhague.  11 
fallut  partir.  Mais  les  deux  amoureux  n'avaient  pas  la  force  de 
se  quitter.  Frégeville  se  déguisa  en  laquais  et  accompagna  les 
dames  de  Krudener. 

On  eut  en  route  quelques  aventures.  L'argenterie  des  voyageurs 
se  perdit  en  Hollande.     Cela  occasionna  des  retards,  dont  on  ne 


Le  général  lui-même  a  fourni  une  note  à  ses  biographes,  Germain  Sarrut 
et  Saint-Elme,  au  sujet  de  sa  liaison  avec  Mad.  de  Krudener. 

«....Nous  lisons  dans  la  Biographie  publiée  par  Rabbe,  au  nom  de 
Charles  Frégeville:  «Dans  sa  campagne  d'Allemagne  (1807),  son  esprit, 
sa  vivacité,  sa  tournure  séduisirent,  dit-on,  la  baronne  de  Krudener,  avec 
laquelle  il  entretint  longtemps  une  correspondance  suivie....» 

«  Le  fait  est  vrai,  seulement  il  n'est  point  à  sa  place.  Mad.  de  Kru- 
dener, non  moins  célèbre  par  l'ascendant  qu'elle  exerça  sur  l'empereur 
Alexandre  que  par  son  illuminisme  (elle  se  disait  appelée  à  rétablir  sur 
la  terre  le  règne  du  Christ.  L'idée  de  la  Sainte-Alliance  appartient, 
assure-t-on,  à  Mad.  de  Krudener.  Elle  était  à  Paris  en  même  temps 
que  l'empereur  Alexandre,  en  1814;  elle  avait  alors  quarante-neuf  ans), 
était  venue  vers  1790  dans  le  midi  de  la  France;  c'est  là  qu'elle  connut 
le  jeune  Charles  de  Frégeville  et  qu'elle  éprouva  pour  lui  une  de  ces 
passions  qu'aucun  effort  ne  surmonte.  Elle  le  suivit  à  Paris,  et  puis, 
quand  elle  dut  rejoindre  le  baron  de  Krudener  en  Danemark,  où  il 
était  ambassadeur,  Charles  l'accompagna  pendant  ce  voyage.  De  Copen- 
hague ils  allèrent  à  Berlin  et  à  Kônigsberg,  se  proposant  de  pousser 
jusqu'à  Riga,  lieu  de  naissance  de  cette  femme  si  spirituelle  et  si  sédui- 
sante. A  Kônigsberg,  Charles  reçut  de  son  frère,  le  général  Henri  de 
Frégeville,  l'invitation  de  revenir  en  France  pour  partager  ses  dangers 
patriotiques.  Mad.  de  Krudener,  imposant  silence  à  cet  amour  qui 
semblait  sans  limite  possible,  fut  la  première  à  conseiller  au  jeune  offi- 
cier français  de  la  quitter,  de  courir  là  où  la  voix  du  devoir  envers  la 
patrie  se  faisait  entendre.  Ils  se  séparèrent  avec  plus  de  courage  qu'on 
n'eût  pu  attendre  de  l'un  et  de  l'autre,  et  se  consolèrent  pendant  long- 
temps par  un  échange  de  lettres  que  les  événements  de  la  guerre  n'in- 
terrompirent que  fort  tard.  »  (Biographie  des  Hommes  du  Jour.  art. 
Frégeville,  note.) 

Par  un  curieux  hasard  le  premier  régiment  commandé  par  Frégeville 
donna  à  Mad.  de  Staël  son  dernier  amant  et  second  mari,  M.  de  Rocca. 


«♦     51     44 

se  plaignit  guère.  Le  baron  avait  exigé  que  sa  femme  quittât  à 
Hambourg  „le  protecteur  parfaitement  convenable  à  tous  égards" 
qu'elle  assurait  avoir  rencontré.  Au  moment  du  départ  de  Ham- 
bourg il  en  alla  de  même  qu'au  moment  du  départ  de  Pan-,  et 
de  Montpellier.  La  passion  fut  la  plus  forte  et,  remettant  chaque 
soir  la  séparation  au  lendemain,  on  arriva  à  Copenhague,  où 
Juliane  déclara  net  à  son  mari  qu'elle  était  à  M.  de  Frégeville  et 
entendait  n'être  plus  qu'à  lui. 


**&&&»" 


W*V- 


<+&+&+&+&+&+&*&+&+&+&+&*§ 


[uliane  et  Frégeville,  en  francs  étourdis,  avaient  fait  un  rêve 
couleur  de  rose.  M.  de  Krudener,  pensaient-ils,  allait  dégager  la 
baronne  des  liens  qui  l'attachaient  à  lui.  Libres  alors,  ils  iraient 
vivre  ensemble  n  importe  où...  !  Malheureusement  le  baron  ne 
voulut  entendre  à  rien  de  pareil.  Sa  femme  alors  parla  de  di- 
vorce: il  se  refusa  à  le  demander.  Néanmoins  il  consentit  à  une 
séparation  amiable  et  autorisa  Juliane  à  aller  vivre  à  Riga,  auprès 
de  Mad.  de  Vietinghof.  Sans  doute  il  espérait  que  cet  arrange- 
ment lui  permettrait  de  faire  des  économies  et  de  reconstituer  à 
la  longue  la  dot  de  sa  femme? 

Mad.  de  Krudener  partit  pour  la  Livonie  et  Frégeville  l'accom- 
pagna. Ils  comptaient  passer  ensemble  le  reste  de  leurs  jours, 
mais  à  Kônigsberg  une  lettre  du  général  Henri  de  Frégeville  vint 
brusquement  hâter  la  conclusion  du  roman. 

L'assemblée  législative,  émue  des  rassemblements  d'émigrés,  or- 
ganisés en  corps  d'armée,  le  long  des  frontières,  faisait  entendre 
des  menaces  et  poussée  par  le  parti  de  la  Gironde  s'apprêtait, 
avec  une  légèreté  jusqu'alors  sans  exemple,  à  des  hostilités  aussi 
difficiles  à  justifier  que  malaisées  à  conduire. 

Charles  de  Frégeville  alla  partager  les  dangers  patriotiques  de 
son  frère. 

Après  quelque  séjour  à  Riga,  Juliane,  au  mois  de  juin  1792, 
se  rendit  à  Saint-Pétersbourg,  où  son  père,  M.  de  Vietinghof,  de- 
venu sénateur  de  l'empire,  résidait  depuis  quelques  années.  A 
peine  était-elle  arrivée  que  son  père  mourut. 1  Mad.  de  Vieting- 
hof rejoignit  sa  fille  et  quelque  temps  après  parut  M.  de  Krudener. 

Les  époux  avaient  entre  eux  des  affaires  d'argent  à  régler:  ils 
se  virent.  Une  transaction  intervint.  Mad.  de  Krudener  promit 
de  vivre  avec  son  mari,   en  quelque  lieu  qu'il  habitât,    excepté  à 

1  Jean  Georges  Lampe  prononça  l'oraison  funèbre  du  vieux  sénateur. 


M-    53    -H 

Copenhague,  d'où  l'éloignaient  les  souvenirs  du  passé.  De  son 
côté  M.  de  Krudener  s'engagea  à  réformer  autant  que  possible  sa 
maison.  L'accord  ainsi  conclu,  Juliane  alla  voir  son  fils,  puis  se 
rendit  à  Berlin. 

La  réconciliation  entre  le  mari  et  la  femme,  nécessitée  par  leur 
situation  financière,  avait  été  plus  apparente  que  réelle.  De  nou- 
veaux froissements  ne  tardèrent  pas  à  se  produire.  Juliane  atten- 
dait à  Berlin  Mad.  Armand,  qui  l'y  devait  rejoindre.  Le  baron 
commit  la  maladresse  d'accompagner  sa  femme.  Au  début  les  choses 
n'allèrent  point  trop  mal:  M.  de  Nesselrode,  le  comte  de  Schulen- 
burg,  la  comtesse  de  Sacken  réussirent  à  amuser  la  baronne,  mais 
bientôt  l'ennui  reparut  et  avec  lui  la  maladie.  Mad.  de  Krudener 
se  fit  envoyer  à  Leipzig.  A  peine  arrivée,  elle  se  trouva  guérie  : 
il  y  avait  dans  la  ville  un  joli  cercle  d'émigrés  français. l 

Que  se  passa-t-il  à  Leipzig?  je  l'ignore.  M.  Eynard  nous  dit 
dans  sa  prose  entre  chien  et  loup:  „...Avec  le  rétablissement  de  sa 
santé,  le  besoin  d'émotions  vives,  le  monde  et  son  cortège  de  mi- 
sères morales  avaient  repris  tout  leur  empire  sur  Mad.  de  Kru- 
dener. Une  correspondance  très  intime  de  M.  de  Krudener,  à  cette 
époque,  ne  mentionne  jamais  sa  femme.  Qu'il  nous  suffise  de 
dire  que  son  fils,  ayant  été  malade  au  mois  de  juin  1793,  elle 
le  renvoya  à  Copenhague,  qu'elle  projetait  un  voyage  en  Suisse 
qui  ne  pût  s'effectuer  et  qu'elle  fit  en  Allemagne  plus  d'une  ex- 
cursion et  un  séjour  à  Wurzbourg.  M.  et  Mad.  Armand  l'ayant  quittée, 
nous  la  retrouverons  à  Riga,  chez  sa  mère,  à  la  fin  de  l'année  1794..." 

Conformément  aux  arrangements  intervenus  à  Petersbourg  entre 
le  mari  et  la  femme,  celle-ci  ne  devait  point  retourner  à  Copen- 
hague. Il  est  probable  du  reste,  qu'y  fût-elle  allée  à  ce  moment. 
M.  de  Krudener  eût  refusé  de  la    recevoir.     Elle  essaya  donc  «le 

1  L'auteur  anonyme  de  aFrau  von  Krudener»  écrit:  «...Sie  war  bald 
gen'ôthigt,  oder  glaubte  es  wenigstens  %u  sein,  sich  abermals  von  ihrem 
Gatten  ju  verabschieden  und  einen  Aufenthalt  in  Leipzig  ^u  machen. 
Von  hier  aus  schrieb  sie  einen  Brie/  an  Bernardin  de  Saint-Pierre,  der 
schon  oft  gedrnckt  und  wieder  gedruckt  wurde.  Uns  liegt  er  pvar 
nicht  vor  und  wir  kônnen  ihn  daher  nicht  wiedergeben.  Damit  ist  aber 
nicht  viel  verloren,  denn  sie  gab  sich  in  ihren  Brie/en  damais  nie,  wie 
sie  war,  sondern  schrieb  manchen  Brie/  in  der  eitlen  Hoffnung  ihn 
spà'ter  veroffentlicht  ^u  sehen...» 


H-     54    -H 

vivre  en  Livonie.  Mais  trop  habituée  au  langage  poli  et  galant 
des  émigrés,  Juliane  ne  put  soutenir  la  grossière  conversation  des 
gens  de  Riga.  Elle  était  trop  impressionnable  et  trop  vive  pour 
se  contenir.  Bientôt  les  sages  habitués  du  salon  de  sa  mère  dé- 
cidèrent entre  eux  quelle  était  quasi  bonne  à  enfermer.  Elle  sentit 
quelle  déplaisait  et  alla  habiter  la  terre  seigneuriale  de  Kosse, 
qu'elle  avait  héritée  de  son  père. 

Le  pays  était  barbare:  elle  tenta  de  le  civiliser.  Elle  pria, 
planta,  inocula,  écrivit  ;  ce  furent  force  projets  en  l'air,  des  idées 
de  retraite,  des  plans  d'étude.  Un  beau  jour  le  désir  revint  d'aller 
en  Suisse.  Aussitôt,  accompagnée  de  Juliette  et  de  Sophie,  elle 
partit,  passa  quelques  jours  à  Riga,  toucha  à  Berlin,  où  elle  revit 
son  mari,  et  gagna  Lausanne. 

Bon  nombre  d'émigrés  habitaient  alors  cette  ville,  où  l'on  s'amu- 
sait à  conspirer  entre  une  gavotte  et  un  menuet.  Mad.  de  Staël 
venait  d'en  partir,  assez  mal  accueillie  par  ce  camp  volant  de 
noblesse  en  belle  humeur.  La  petite  baronne  arriva  comme  à 
souhait  pour  remplacer  la  fille  de  Necker.  Ce  furent  des  fêtes 
continuelles  ;  on  dansa  des  nuits  entières.  Mais  la  guerre  qui  sur- 
vint en  1 798,  dispersa  cette  aimable  nichée  de  gentilshommes.  Il 
fallut  abandonner  Lausanne  aux  Vaudois  en  révolution. 

Mad.  de  Krudener  se  rendit  à  Lindau,  puis  à  Munich,  où  elle 
se  brouilla  avec  Mad.  Armand,  qui  l'avait  rejointe.  La  rupture 
n'avait  rien  de  grave;  quelques  bavardages,  des  propos  envenimés 
par  ceux  qui  les  rapportèrent.  Après  des  explications  données  de 
part  et  d'autre,  on  se  raccommoda. 

Mad.  Armand  partie,  il  n'était  resté  à  la  baronne  qu'un  certain 
abbé  Becker  et  un  M.  de  Valin.  Becker  était  un  excellent  homme, 
fort  préoccupé  d'études  littéraires,  et  les  poches  toujours  bourrées 
de  classiques.  Il  mourut;  M.  de  Valin  rentra  en  France  :  Mad.de 
Krudener  se  trouva  seule. 

M.  de  Krudener  qui  avait  été  envoyé  en  Espagne,  revint  de 
Madrid  précisément  dans  ce  temps  et  passa  par  Munich.  Il  fit 
visite  à  sa  femme,  et,  comme  il  avait  l'espérance  de  quitter  sous 
peu  le  poste  de  Copenhague,  on  convint  que  Juliane  le  rejoin- 
drait dans  sa  nouvelle  résidence;  après  quoi  chacun  des  époux 
tira  de  son  côté,  le  baron  vers  Saint-Pétersbourg,  la  baronne  vers 
Tepliz. 


«•    55     -H 

M.  de  Krudener,  peu  après,  ayant  été  nommé  ambassadeur  à 
Berlin,  Madame  l'alla  joindre. 

La  cour  de  Prusse  n'avait  absolument  rien  d'aimable. 

Le  roi  Frédéric-Guillaume  parlait  peu,  par  monosyllabes  et 
comme  à  regret.  Point  de  luxe  dans  son  Versailles.  11  avait 
été  élevé  à  la  dure,  en  enfant  de  troupe:  le  plus  riche  cadeau 
de  fête  qu'il  eût  reçu  étant  enfant  était  un  pot  de  réséda.  La  reine 
Louise  était  d'une  retenue  qui  effarouchait. 

A  peine  Mad.  de  Krudener  eût-elle  mis  les  pieds  à  Berlin 
qu'elle  n'y  put  tenir.  La  famille  royale  était  si  nombreuse  ! 
c'étaient  des  présentations  de  pure  étiquette  à  n'en  jamais  finir  !.. 
„En  vain  essayait-elle  de  s'y  ployer  de  bonne  grâce,  de  fréquentes 
attaques  de  nerfs  qui  la  saisissaient,  parfois  au  moment  de  faire 
sa  toilette,  desorganisaient  toute  sa  vie..."  ' 

Elle  écrivait  à  Mad.  Armand:  „...Vous  savez  combien  la  gêne 
m'est  funeste!  Je  préférerai  toujours  l'état  le  plus  médiocre,  le 
plus  entravé  en  fait  de  ressources  pécuniaires  avec  la  liberté,  au 
brillant  esclavage  des  cours  et  à  la  peine  si  sensible  que  me 
causent  les  visites,  les  présentations  et  leur  gêne.  J'ai  eu  des 
moments  affreux  et  de  poignants  regrets  d'avoir  assujetti  ma  vie 
à  un  semblable  supplice,  mais  la  religion  m'a  sauvée  ;  elle  a  séché 
les  larmes  que  je  versais  en  secret;  elle  m'a  présenté  le  charme 
secret  des  sacrifices  possibles.  Je  me  suis  dit  :  „Elle  me  soutiendra 
et  empêchera  que   ce    faible  corps  ne  soit  entièrement  énervé..." 

Dans  une  autre  lettre,  du  6  octobre  1800,  elle  se  vantait  d'a- 
voir poussé  le  sacrifice  jusqu'à  l'héroïsme.  Après  avoir  passé  l'été 
en  partie  à  Riga,  en  partie  à  Kosse,  en  partie  aux  eaux,  elle 
venait  de  rentrer  à  Berlin  et  avait  vainement  cherché  à  faire  re- 


i  «...Il  fallait  toute  la  patiente  raison  de  son  mari  pour  prendre  son 
parti  de  tant  de  contrariétés.  Ainsi  l'exactitude  était  à  peu  près  impossible 
à  Mad.  de  Krudener,  et  malheureusement  le  roi  de  Prusse  y  tenait  à 
l'excès.  Lors  des  réceptions  de  la  cour,  le  baron  de  Krudener  prévenait, 
avertissait,  suppliait,  prenait  toutes  les  précautions  que  peut  inventer  un 
diplomate  consommé  pour  la  réussite  d'une  opération  importante;  toute 
son  habileté  y  échouait;  l'ambassadrice  faisait  invariablement  attendre 
toute  la  légation.  Impossible  de  l'excuser  auprès  du  Roi,  en  lui  racontant 
les  mille  contre-temps  qui  occasionnaient  ces  retards.  Le  véritable  et  sou- 
verain contretemps  pour  Mad.  de  Krudener  était  l'air  de  Berlin...  ■> 
[Eynard  i,  83.) 


H-    56    -H 

mercier  un  cuisinier,  que  son  mari  trouvait  excellent,  mais  qu'elle 
eût  voulu  renvoyer,  afin  de  se  dispenser  de  recevoir. 

Au  fond  toujours  la  question  d'argent!..  L'ambassadeur  était 
forcé  de  traiter  assez  souvent  ou  des  princes  ou  des  diplomates. 
La  situation  politique  était  grave;  le  baron  se  trouvait  engagé 
dans  une  série  de  négociations  des  plus  délicates.  Il  fallait  qu'il 
mît  tout  en  œuvre  pour  réussir  et  un  cuisinier  de  mérite  lui  pa- 
raissait indispensable.  La  baronne  n'était  point  au  fait  des  soucis 
de  son  mari,  qui  se  montrait  d'autant  plus  froid  et  plus  réservé 
qu'il  avait    lieu    dêtre    préoccupé    davantage. 

Juliane  ne  voyait  qu'une  chose  :  point  d'économies  et  par  con- 
séquent l'esclavage  à  perpétuité. 

Eynard  veut  qu'elle  ait  eu  d'autres  motifs  encore,  mais  qu'elle 
n'avouait  point,  pour  trouver  Berlin  odieux.  Elle  touchait  à  sa 
trente  sixième  année!  „Ses  cheveux  étaient  toujours  charmants, 
mais  elle  les  recouvrait  d'une  perruque,  et  son  teint,  un  peu  cou- 
perosé, lui  donnait  bien  l'apparence  de  son  âge.  Elle  aurait  voulu 
rester  jeune,  et  dans  ce  but  elle  inventait  des  modes  plus  singulières 
que  jolies,  plus  bizarres  que  gracieuses,  qui  étonnaient  tout  le 
monde  sans  plaire  à  personne..." 

Son  amour  propre  avait  eu  à  souffrir.  Le  roi  ne  l'aimait  pas, 
ni  la  reine.1 

„Frédéric-Guillaume  avait  en  horreur  le  bel  esprit,  et  le  langage 
un  peu  élégiaque  de  Mad.  de  Krudener,  dès  qu'elle  s'écoutait  par- 


1  Adami  (Luise  Konigin  von  Preussen,  112)  donne  du  caractère  de  la 
reine  le  croquis  suivant  :  «...Von  /lâcher  Vielwissenheit  hielt  sie  nichts  : 
es  war  ihrem  Geiste  nicht  entgangen,  wie  das  Wissen  der  Frauen. 
wohlgeordnet  und  ntir  au/  ein  Ziel  gerichtet,  der  Veredlung  und  Ver- 
schonerung  ihres  Charakters  allein  dienen  musse.  Innerlich  çuwider 
war  ihr  daher  eine  gewisse  Schein-  und  Modebildung  der  Frauen. 
welche  damais  so  ùberhand  nahm,  dass  sie  %u  wirklicher  Verbildung 
ausartete,  so  wie  die  daraus  erwachsende  Schongeisterei,  in  welcher  die 
weibliche  Eitelkeit  nur  einen  neuen  Zweig  pi  treiben  schien...» 

La  comtesse  de  Voss  de  son  côté  (Neunund  séchai  g  Jahre  am  Preussi- 
schen  Hofe,  p.  1  5g)  marque:  «...Auch  hatte  sie  etwas  Verschlossenes  in 
ihrem  Charakter,  und  ich  muss  sagen,  jum  Gluck  und  mit  Recht  eine 
grosse  Zurùckhaltung,  die  sie  abhielt,  sich  gegen  Personen,  die  sie 
nicht  n'dher  kannte,  offen  ausjusprechen...» 

L'anonyme  de  Berne  de'clare  qu'il  n'y  avait  aucune  sympathie  entre 
Louise  de  Prusse  et  Juliane  de  Krudener  :  «.  .Eine  Personlichkeit  aber, 


«•    57    «W 

1er,  avait  quelque    chose   de    tendu    et   d'apprêté,    qui    contrastait 
trop  fortement  avec  le  ton  de  la  Cour..." 

Le  public  ne  lui  était  pas  favorable;  plus  d'une  fois  elle  eut  à 
souffrir  de  propos,  tenus  sur  son  compte  ou  sur  celui  de  ses 
filles. 

Paul  Ier  avait  mis  sa  confiance  en  M.  de  Krudener,  qui  servait 
habilement  sa  politique  personnelle.  „Mme  de  Krudener,  toujours 
aveuglée  sur  elle-même,  voyant  les  grâces  pleuvoir  sur  son  mari. 


die  sie  ungemein  beobachtete  und  der  sie  sich  auf  jede  Weise  bemerk- 
lich  pi  machen  suchte,  brachte  sie  nie  dapt,  etwas  mehr  als  die  gewb'hn- 
lichsten  und  unbedeiitesten  Worte  mit  ihr  pi  wechseln... 

...So  hatten  oberflachliche  Seelen  fur  die  Kônigin  keine  Anpehungs- 
kraft,  und  Frau  von  Krudener  auch  nicht.  Letpere  wurde  ohnehin  mit 
ihrer  Eigenliebe  auf  manche  harte  Probe  gestellt.  Wir  konnen  ja  mit 
pemlicher  Gewissheit  sagen,  dass  eine  Frau,  die  ihre  Pflichten  als 
Gattin  nicht  erfiillt,  auch  ihre  Mutterpflichten  vernachlassigt.  Wer  wird 
sich  wundern,  wenn  der  Biograph  ihre  Kinder  nur  selten  erwahnen 
kann  und  wenn  er  ans  allen  abgerissenen  Notipm,  die  sich  da  und  dort 
çerstreut  finden,  nur  ein  unvollkommenes  Bild  derselben  gewinnt.  So 
viel  dûrfen  wir  wenigstens  sagen,  dass  sie  uber  ihre  Tochter  Juliette,  so 
lange  als  sie  Einfluss  auf  sie  ausuben  konnte,  mit  angstlicher  Sorgfalt 
wachte  und  dass  dièse  liebenswurdige  Tochter  aus  allen  Versuchitngen  der 
Gesellschaft,  in  welche  sie  durch  die  Gewalt  der  Verhdltnisse  hinein- 
gepygen  ward,  mit  unverletpem  Gewissen  und  rein  hervorging.  Das 
konnte  aber  Niemanden  hindern,  etwas  vom  Urtheil  uber  die  Mutter 
auch  auf  die  Tochter  ju  ubertragen  und  derartige  Urtheile  geh'ôrten 
f«  den  schmer^lichsten  Erfahrungen,  die  Frau  v.  Krudener  in  Berlin 
f«  machen  hatte...» 

Comme  Juliette  avait  alors  de  dix  à  douze  ans,  il  est  présumable  que 
les  médisances  du  public  ne  la  touchaient  en  rien,  quoique  dise  le  bio- 
graphe. Peut-être  l'anonyme  a-t-il  voulu  parler  de  Sophie,  qui  avait 
vingt-sept  ans?... 

De  toutes  les  princesses  de  la  maison  royale  de  Prusse,  deux  seulement 
paraissent  avoir  eu  l'heur  de  plaire  à  Juliane,  celles  probablement  à  qui 
elle-même  avait  plu. 

La  première  fut  Fréderique  Caroline  Sophie  Alexandrine  de  Mecklen- 
bourg-Strelitz,  ne'e  le  2  mars  1778,  mariée  le  26  décembre  1793  au  prince 
Louis  de  Prusse,  frère  de  Frédéric-Guillaume.  Devenue  veuve  le  28 
décembre  1796,  elle  sut  se  consoler.  «Sie  weiss  sich  nur  pi  gut  fw  tr'ôsten  > 
écrit  d'elle  Mad.  de  Voss,  le  3o  septembre  1797.  En  1798,  elle  épousa 
secrètement  le  prince  de  Solms-Braunlels,  qu'elle  perdit  en  18 14.  Ernest 
Auguste,  duc  de  Cumberland,  plus  tard  roi  de  Hanovre,  épousa  en 


M-    58     -H 


s'imaginait,  par  une  inconcevable  vanité,  quelle  n était  pas  étran- 
gère à  ces  avantages..."  —  „Vous  le  dirai-je,  écrivait-elle  à  son 
amie,  Mme  Armand,  c'est  dans  l'humilité  de  mon  cœur,  car  vous 
savez  que  je  n'ai  point  d'orgueil,  le  chrétien  en  pourrait-il  avoir!  Je 
crois  que  Dieu  a  voulu  bénir  mon  mari,  depuis  que  je  l'ai  rejoint. 
Il  n'est  sorte  de  biens  et  de  faveurs  qu'il  n'obtienne.  Pourquoi  ne 
croirais-je  pas  qu'un  cœur  pieux,  qui  prie  le   Ciel  avec  simplicité 


la  belle  consolable,  qui  mourut  en  1841.  La  grande  maîtresse  de  Voss  ne 
parait  pas  avoir  professé  une  bien  vive  estime  pour  la  sœur  de  Louise  de 
Prusse.  ((...In  keiner  Weise  ihrer  fiirstlichen  Schwester  dhnlich,  entbehrte 
ihr  Wesen  den  Ernst,  die  Tiefe  und  das  strenge  PJlichtgefùhl,  das 
jene  er/ullte,  und  vor  allem  war  sie  der  Schmeichelei  fuganglich...y> 
(Page  1 58.)  Voyez  encore  p.  201,  2o5,  21g,  220  et  passim. 

La  seconde  était  la  princesse  Radziwill,  dont  le  mari,  compositeur  et 
directeur  des  théâtres  de  société  de  Berlin,  ne  manquait  ni  de  goût  ni 
d'esprit.  Fille  du  prince  Ferdinand,  frère  de  Frédéric-le-Grand,  la  prin- 
cesse Louise  était  véritablement  à  la  tête  du  parti  qui  poussa  en  1806  à  la 
guerre  contre  la  France.  Tandis  que  la  reine,  accusée  par  Napoléon 
d'avoir  «nouvelle  Armide»  préparé  l'incendie  de  son  palais,  conservait 
une  dignité  pleine  de  grandeur,  la  princesse  Radziwill  ne  cessait 
d'attiser  le  feu. 

Un  contemporain  [Woltmann,  cité  par  Adami  p.  1  32)  écrit  :  «...Eigent- 
lich  konnte  man,  wie  Prin^  Louis  Ferdinand  der  Anf'ùhrer  der  Officier e 
und  der  genannten  Schriftgelehrten  war,  welche  den  Krieg  wider  den 
franqôsischen  Kaiser  wollten.  seine  Schwester,  die  Prin^essin  Luise, 
als  die  Seele  des  weibîichen  Hasses  in  Preussen  wider  Napoléon 
betrachten...  Eine  so  hochfahrende  Natur  wie  der  fran^bsische  Kaiser, 
welche  mit  ihrem  Génie  aile  Formen  der  Haltung  ^erbricht.  musste  an 
sich  einer  so  gehaltenen  Prin^essin  ^uwider  sein  und  verachtlich  erschei- 
nen,  weil  sie  nach  ihrem  Standpunkte  sein  Benehmen  nur  seiner  dunklen 
Herkunft,  nicht  einem  unbepvungenen  Drange  des  Geniees  beimessen 
konnte.  Was  sie  empfand  blieb  nicht  harmlos  in  ihr.  wie  in  der  Kônigin, 
sondern  ging  sogleich  in  That  iiber,  und  gewiss  war  sie  die  thatigste 
von  allen  preussischen  Damen,  durch  Intrigue  qum  Krieg  wider  Frank- 
reich  amjfu/euern...  Wo  man  Frauen  und  vorfùglich  Fraulein  der  vor- 
nehmen  Berliner  Welt  iiber  den  Hof  von  St-Cloud  sich  lebhaft  aussern 
Iwrte,  da  konnte  man  gewbhnlich  unterscheiden,  ob  ihr  Ton  ans  dem 
Zirkel  der  Prin^essin  Wilhelm  oder  der  Prin^essin  Radziwill  ange- 
geben  war...  Diejenigen  Damen...,  in  welchen  der  Ton  der  Prin^essin 
Radziwill  nachklang ,  wussten  der  Stachelreden ,  des  verachtenden 
Witçes,  der  hbhnischen  Anekdoten  nicht  genug  iiber  den  barschen 
Emporkvmtnling  in  Frankreich.  der  sich  Kaiser  nannte.  jusammençu- 
bringen...t) 


M-     50     -K 

et   confiance   de    l'aider    à  contribuer    au    bonheui    «les   autres  ne 
l'obtienne..?"  ' 

Malheureusement,  au  moment  où  tout  présageait  à  M.  de  Kru- 
dener  un  avenir  plus  heureux,  le  czar  périt.  La  politique 
d'Alexandre  Ier  fut  tout  l'opposé  de  celle  qui  jusque  là  avait  été 
imposée  à  l'ambassadeur.  Le  nouvel  empereur  envoya  à  Berlin 
1  un  des  assassins  de  Paul,  Soubot,  chargé  d'une  mission  extraor- 
dinaire, et  trois  armées  russes  se  rassemblèrent  à  proximité  de  la 

I  Eynard,  pour  expliquer  la  faveur  dont  jouit  Mad.  de  Krudener 
auprès  de  Paul  I,  raconte  que  l'ambassadeur,  un  soir  qu'il  tenait  table, 
reçut  à  l'improviste  l'ordre  de  déclarer  la  guerre  à  la  Prusse.  Il  n'en  rit 
rien,  écrivit  à  l'empereur  pour  lui  expliquer  les  motifs  de  sa  désobéissance 
et  fut  approuvé.  Le  baron  ne  s'ouvrit  à  personne  de  ce  qui  venait  d'arriver 
et  ne  le  dit  à  sa  fille  qu'après  la  mort  de  Paul. 

L'anecdote  me  parait  des  plus  suspectes.  A  quel  moment  placer  une 
pareille  déclaration  de  guerre?...  Il  y  eut  en  1801  quelque  désaccord 
entre  la  cour  de  Saint-Pétersbourg  et  celle  de  Berlin,  à  l'occasion  du 
Hanovre  et  des  évêchés  de  Franconie.  Les  Mémoires  tirés  des  papiers 
d'un  homme  d'Etat  parlent  même  d'une  lettre  comminatoire  de  Paul  à 
M.  de  Krudener  du  12/23  mars,  mais  outre  que  ces  mémoires  n'ont 
guère  de  valeur,  cette  lettre,  si  elle  a  existé,  n'a  pu  arriver  à  Berlin 
que  quelques  heures  seulement  avant  la  nouvelle  de  la  mort  de  celui  qui 
l'avait  écrite  (t.  VIII,  p.  77). 

II  me  semble  que  sans  chercher  à  la  faveur  du  baron  des  motifs  qui 
tiennent  du  roman  on  peut  l'expliquer  par  ses  services  connus. 

Frédéric-Guillaume  IV  avait  refusé  de  prendre  part  à  la  coalition  contrô- 
la France,  alors  rêvée  par  Paul.  Déjà  le  comte  Panin  et  son  oncle  le 
prince  Repnin,  envoyés  extraordinaire  à  Berlin,  considéraient  comme- 
imminente  «une  brouille  ouverte»  entre  la  Prusse  et  la  Russie,  quand  le 
ministre  prussien,  comte  Haugwitz,  réussit  à  conjurer  l'orage.  Les  ambas- 
sadeurs de  Paul  avaient  repris  le  chemin  de  Petersbourg,  laissant  la  léga- 
tion à  la  garde  du  baron  de  Sievers.  Celui-ci  prévint  Haugwitz  que  peut- 
être  l'empereur  se  calmerait  s'il  était  reconnu  grand-maître  de  l'ordre  de 
Malte,  reconnaissance  que  Repnin  avait  eu  mission  de  demander,  mais  au 
sujet  de  laquelle  il  avait  gardé  le  silence.  Haugwitz  détermina  le  roi  à 
accéder  au  désir  du  czar. 

«...Cette  circonstance,  écrit  le  ministre  prussien  dans  ses  mémoires, 
devint  dans  la  suite  de  la  plus  haute  importance  et  l'effet  fut  un  coup  de 
foudre  pour  ceux  qui  se  flattaient  de  renverser  les  anciennes  relations 
entre  la  Russie  et  la  Prusse.  Le  prince  Repnin  reçut  en  chemin  l'invita- 
tion de  se  rendre  dans  son  gouvernement,  et  le  comte  Panin,  à  sa  pre- 
mière audience  de  l'Empereur,  fut  étrangement  surpris  en  apprenant  de 
la  bouche  de  son  souverain  que  rien  ne  pourrait  altérer  ses  sentiments 
d'amitié  pour  le  roi,  connaissant  mieux  que  personne  le  prix  de  ses  rela- 


H-    60    -^ 

frontière  prussienne.  La  position  de  M.  de  Krudener  devint 
critique. 

Juliane  sut-elle  quelque  chose  des  chagrins  de  son  mari?...  Peut- 
être?  mais  il  est  plus  probable  que  le  diplomate,  toujours  taci- 
turne, ne  lui  parla  pas  plus  de  ses  peines  qu'il  n'avait  parlé  de 
ses  espérances. 

Le  hasard  voulut,  qu'au  moment  même  où  la  position  du 
baron  était  fortement  menacée,  Juliane  perdit  ses  amuseurs. 
Le  prince  de  Radziwill  et  l'humoriste  Jean  Paul  Richter  quittèrent 
Berlin.  l  L'ambassadrice,  plus  ennuyée  que  jamais,  reçut  des  mé- 
decins le  conseil  d'aller  à  Tepliz. 

D'autres  racontent  que  M.  de  Krudener,  pressé  par  la  néces- 
sité de  réduire  ses  dépenses,  fit  attacher  sa  femme  à  la  suite  de 
la  grande  duchesse  de  Mecklenbourg,  qui  se  rendait  à  ces  eaux.2 
La  baronne,  avertie  ou  non  de  la  ruine  de  son  mari,  accompagna 
la  princesse.  Ce  ne  fut  pas  sans  emmener  Sophie  et  Juliette. 

Jamais,  peut-être,  société  aussi  brillante  ne  s'était  trouvée  réunie 
dans  la  petite  ville  :  le  prince  Radziwill,  dessinateur  et  composi- 
teur de  musique,  l'aimable  et  spirituel  prince  de  Ligne,  le  prince 
Henri  de  Prusse,  la  princesse  Dolgorouka.  On  causa,  chose  rare 
à  Berlin;  on  peignit,  on  fit  des  couplets,  on  joua  même  une  pièce 


tions  avec  la  Prusse.  Peu  de  jours  après  on  lui  annonça  que  le  baron  de 
Krudener  venait  d'être  nommé  son  successeur...» 

Paul  s'étant  rapproché  de  la  France  et  de  la  Prusse,  M.  de  Krudener 
fut  chargé  de  négocier  un  traité  avec  Frédéric-Guillaume  et  avec  les  puis- 
sances maritimes  de  la  Baltique.  «Im  April  1800  brachte  der  russische 
Geschaftstrager  Krudener  ein  Project  fur  die  Erneuerung  der  Allian^ 
ein,  welches  sich  von  der  let^ten  des  Jahres  17 g  2  namentlich  dadurch 
unterschied,  dass  es  einige  damais  ausgelassene  Artikel  von  1772  wieder 
einfiigte...  Der  Tractât  wurde  am  28.  Juli  1800,  nicht  lange  nach 
der  Schlacht  von  Marengo,  unterçeichnet  und  im  September  desselben 
Jahres  durch  einen  besonderen  Artikel  ilber  die  an  die  H'ôfe  von 
Schweden,  Sachsen,  Hannover,  Hessen,  sowie  an  die  Tiïrkei  \u  erlas- 
sende  Einladung  pan  Beitritt  erweitert...»  (v.  Ranke  XLVII,  p.  04 
et  309.) 

1  J.  P.  Richter  s'occupait  alors  assez  activement  de  magnétisme  animal. 
Dans  ses  mémoires  il  raconte  avoir  exercé  sur  une  dame  de  K...  et  à 
l'insu  de  celle-ci,  au  milieu  d'un  bal,  une  influence  magnétique  des  plus 
sensibles.  Juliane  fut  en  correspondance  avec  Jean  Paul. 

2  «Frau  von  Krudener»  (Berne  1868)  p.  5o. 


H-     61     -H 

de  circonstance.  Le  contraste  avec  la  vie  que  Juliane  avait  à  mener 
en  Prusse  était  trop  grand  ;  aussi  ne  put-elle  envisager  sans  horreur 
l'idée  de  reprendre  l'existence  monotone  qui  lui  était  faite  à  l'ambas- 
sade. 

La  cure  terminée,  la  baronne  se  trouva  incapable  de  prendre- 
la  résolution  de  retourner  auprès  de  son  mari  et  non  moins  in- 
capable de  se  séparer  nettement  de  lui.  Elle  chercha  un  biais  qui 
lui  permît  de  satisfaire  ses  goûts  en  satisfaisant  à  demi  sa  cons- 
cience et  écrivit  à  M.  de  Krudener,  que  „les  médecins  lui  ordon- 
nant de  passer  l'hiver  dans  un  climat  plus  doux,  elle  comptait  par- 
tir pour  la  Suisse.  Elle  lui  demandait  en  même  temps  la  permis- 
sion d'emmener  sa  belle-fille,  et  le  priait  de  lui  faire  connaître  au 
plutôt  sa  volonté  à  Tepliz  ou  à  Bareith,  où  elle  attendrait  quel- 
ques jours  sa  réponse.  Mais  elle  partit  avant  le  retour  du  cour- 
rier. En  quittant  Bareith  elle  écrivit  à  son  mari  qu'elle  prenait 
son  silence  pour  une  preuve  de  son  consentement  et  continua  son 
voyage..."  {Eynard  1.   102). 

La  lettre  de  M.  de  Krudener,  écrite  de  Custrin,  où  il  se  trou- 
vait depuis  quelques  jours,  courut  à  la  suite  de  la  baronne  à 
Bayreuth,  à  Bamberg,  à  Neufchâtel,  et  ne  parvint  à  la  destina- 
taire qu'à  Genève  : 

Custrin,  le  27  août  1801. 

„ Votre  lettre  du  18  août  m'a  vivement  affligé,  ma  chère  amie. 
Après  la  conversation  que  nous  eûmes  sur  le  même  sujet,  je 
n'ai  plus  craint,  je  vous  l'avoue,  une  nouvelle  séparation.  Vous 
ne  sauriez  vous  dissimuler  combien  elle  nuit  aux  intérêts  et  au 
bonheur  de  nos  enfants,  et  je  vous  dirai  avec  la  franchise  que 
mon  amitié  vous  doit,  que  le  devoir  vous  a  assigné  votre  place 
au  sein  de  votre  famille  réunie.  Vous  semblez  y  voir  une  source 
d'épargnes,  comme  s'il  pouvait  y  avoir  de  l'économie  à  établir 
deux  ménages  au  lieu  d'un.  La  dépense  que  je  fais  n'est  pas  une 
dépense  d'agrément  ou  pour  ma  famille,  c'est  celle  de  mon  poste, 
sur  laquelle  votre  présence  n'influe  que  peu.  Enfin,  je  vous  ai 
déclaré  plus  d'une  fois,  que  vous  êtes  maîtresse  d'en  régler  le 
taux,  de  voir  le  monde  que  vous  voudrez,  ou  de  ne  voir  per- 
sonne. Vous  alléguez  votre  santé;  c'est  une  objection  à  laquelle 
personne  n'est  en  droit  de  répondre.  Permettez  seulement  que  je 
vous  observe  qu'on  se  persuadera  difficilement  que  vous  rétablirez 


H-     62     «H 

dans  les  montagnes  de  la  Suisse  une  santé  qui  souffre  du  climat 
salubre  et  assez  modéré  de  Berlin;  mais  votre  résolution  est  prise 
et  je  sais  que  mes  remontrances  ne  vous  ébranleront  point.  Je 
me  dois  ces  observations  à  moi-même,  et  mets  sur  votre  conscience 
les  suites  que  votre  détermination  peut  avoir  pour  nous  et  pour 
nos  enfants.  Vous  verrez  par  la  date  de  cette  lettre  que  je  suis 
encore  à  Custrin,  ce  qui  me  gène  beaucoup.  Puisque  vous  étiez 
absolument  décidée  à  quitter  ma  maison,  pourquoi  m'en  avez- 
vous  informé  quelques  jours  seulement  avant  votre  départ?  Com- 
ment Sophie  va-t-elle  revenir  ici?  Il  n'est  pas  douteux  que  vous 
eussiez  trouvé  plus  facilement  à  Tepliz  qu'à  Bareith  une  personne 
convenable  qui  pût  la  ramener  ici.  Je  crains  qu'elle  ne  se  trouve 
forcée  de  voyager  avec  des  inconnus  ou  de  voyager  seule.  Je  vous 
en  prie,  renvoyez  la  moi  par  le  plus  court  et  plutôt  seule  qu'ac- 
compagnée de  personnes  douteuses.  Engagez  pour  ce  voyage  une 
femme  de  chambre  munie  de  bonnes  recommandations  et  un  do- 
mestique. Puissiez-vous,  chère  amie,  n'avoir  jamais  à  vous  repen- 
tir de  la  résolution  que  vous  avez  prise,  et  qui  va  de  nouveau 
rendre  étrangers  l'un  à  l'autre  les  membres  de  notre  famille,  nos 
propres  enfants.  Je  fais  les  vœux  les  plus  sincères  pour  votre 
santé  et  pour  votre  bonheur.  J'embrasse  tendrement  Juliette  et 
suis  de  cœur  et  d'âme  votre  sincère  et  dévoué  ami." 


»fr  »ti  >}.  $  ^  ■;■  >;■  i^.  >i>  .|.  .$.  ■  j.  .j.  $  $  ■;  ■  $  ,|,  ,t, 


La  baronne  venait  de  passer  quelques  semaines  dans  l'intimité 
de  gens  qui,  sans  être  des  littérateurs  de  profession,  s'étaient  ac- 
quis un  certain  renom  littéraire.  Les  succès  du  prince  de  Ligne 
la  séduisirent  ;  elle  voulut  suivre  son  exemple    et  résolut  d'écrire. 

C'était  alors,  avec  la  harpe  et  la  broderie  au  tambour,  l'oc- 
cupation favorite  des  belles  dames.  Aux  hommes  L'épée,  aux  femmes 
la  plume!..  Elles  avaient  débuté  vers  la  fin  du  18e  siècle.  Au 
commencement  du  iQe,  ce  fut  pour  elles  une  affaire  de  mode. 
Les  mères  avaient  parfilé;  les  filles  écrivirent.  Il  n'y  avait  plus 
de  vieille  noblesse  et  il  n'y  en  avait  pas  encore  de  nouvelle; 
l'esprit  seul  et  l'éducation  distinguaient  les  personnes  nées  des  par- 
venues: chacune  voulut  faire  ses  preuves.  Mad.  de  Genlis,  Mad. 
de  Duras,  Mad.  de  Souza,  Mad.  ou  Mlle,  de  Coigny,  Mad.  de 
Rémusat...  se  mirent  à  faire  du  roman,  tout  comme  Mad.  de 
Montolieu  et  Constance  Pipelet,  princesse  de  Salm. 

Le  plus  illustre  des  écrivains  français  de  lSo'J  était  une  femme, 
dont  l'existence  passée  offrait  avec  celle  de  Juliane  une  analogie, 
tout  au  moins  extérieure.  La  baronne  de  Staël,  un  peu  plus  jeune 
que  la  baronne  de  Krudener,  était  fille  d'un  ministre  d'état;  Ju- 
liane fille  d'un  sénateur.  Ambassadrices  toutes  deux,  toutes  deux 
vivaient  loin  de  leurs  maris,  qui  moururent,  je  crois,  la  même 
année.  La  ressemblance  n'allait  pas  plus  loin.  Le  caractère  de 
ces  dames,  leur  tour  d'esprit,  leur  figure  surtout  faisaient,  de  l'une 
tout  l'opposé  de  l'autre.  La  vie  de  Juliane  avait  été  troublée  par 
de  tendres  sentiments  :  on  pourrait  presque  dire  qu'elle  se  montra 
toujours  trop  femme;  Mad.  de  Staël  avait  eu  des  passions  plus 
nombreuses  et  surtout  plus  vives.  A  l'instar  de  Mad.  Rolland,  elle 
avait  essayé,  à  force  d'agitation,  de  se  transformer  en  homme  et 
s'irritait  presque  de  n'y  avoir  point  réussi. 

La  première  visite  de  Mad.  de  Krudener  arrivée  à  Genève  tut 
naturellement  pour  Mad.  de  Staël.  Elle  se  rencontra  à  Coppet  avec 


M»    64    ^ 

d'autres    femmes-auteurs,    Mad.    Rilliet   Huber  et  Mad.  Necker   de 
Saussure. 

Pendant  que  ces  dames  causaient  littérature  et  philosophie,1 
Sophie  et  Paul  demeurés  à  Berlin,  remarquaient  que  la  santé  de 
leur  père  déclinait  et  en  avertissaient  leur  mère.  Elle,  dans  son 
étourderie,  ne  prit  pas  garde  à  ce  qu'ils  lui  mandaient.  Elle  sui- 
vait un  traitement  du  Dr.  Butini,  et  se  rajeunissait  à  force  de  sel 
d'Epsom  ;  le  démon  littéraire  s'était  emparé  d'elle  ;  enfin  Mad.  de 
Staël  venait  de  lui  promettre  de  la  présenter  à  M.  le  vicomte  de 
Chateaubriand. 

Au  mois  de  décembre  Juliane  rafraîchie  se  mit  en  route  pour 
Paris.  Il  s'agissait  de  soumettre  au  jugement  de  l'auteur  d'Atala 
le  roman  de  Valérie  ébauché  à  Genève,  la  Cabane  des  Lataniers, 
Elisa,  Alexis..,  je  ne  sais  quoi  encore.  La  connaissance  de  M.  le 
vicomte  fut  bientôt  faite:  il  cherchait  le  bruit  autant  et  plus  que 
sa  nouvelle  amie. 

Le  Génie  du  christianisme  était  sous  presse.  Deux  jours  avant 
la  mise  en  vente  de  la  première  édition,  la  baronne  de  Krudener 
reçut  un  exemplaire   d'auteur. 

M.  de  Chateaubriand,  dans  le  dessein  de  se  concilier  certains 
suffrages,  feignait  de  craindre  Bonaparte,  avec  qui  il  était  alors  en 
coquetterie  réglée  et  à  qui  il  dédia  plus  tard  la  seconde  édition  du 
livre  :  la  discrétion  la  plus  absolue  fut  recommandée  à  la  baronne. 

Quel  contre  temps!  il  eût  été  si  doux  de  se  vanter  d'une  faveur 
que  n'avait  point  obtenue  la  célèbre  Mad.  de  Staël!.. 

Le  hasard  bienveillant  se  mêla  d'arranger  les  choses. 

juliane  avait  laissé  traîner  les  volumes  sur  la  table  de  son  salon; 
elle-même  était  sortie  quand  Mad.  de  Staël  parut.  Celle-ci  était  sans 
doute  attendue,  car  les  gens  lui  déclarèrent  aussitôt  que  Mad.  la 
baronne  n'allait  pas  tarder  à  rentrer,  que  Mad.    la  baronne  avait 

1  Eynard  écrit  naïvement  que  ces  femmes  si  bien  douées  approfon- 
dirent les  mystères  de  la  littérature,  de  la  philosophie  et  de  la  science. 
De  tels  éloges  sont  ridicules.  Mad.  Necker  de  Saussure  était  la  seule  du 
quatuor  qui  sût  réellement  quelque  chose.  Elle  était  la  cousine  de  Mad.  de 
Staël,  la  fille  du  célèbre  de  Saussure,  la  nièce  du  célèbre  Bonnet,  et 
donnait  à  ses  enfants  des  leçons  de  latin,  de  physique,  d'histoire  natu- 
relle et  de  musique.  Juliane  auprès  d'elle  était  ignorante  comme  une 
petite  carpe.  On  pourrait  soutenir  que  ce  fut  précisément  cette  absence 
complète  de  notions  positives  qui  livra  Juliane,  dont  l'éducation  avait  été 
toute  sentimentale,  aux  pires  séductions  de  l'imagination  et  du  cœur. 


«•    65    «H 

bien  recommandé  qu'on  priât  Mad.  la  baronne  de  l'attendre  un 
moment!..  Pour  le  faire  court,  la  visiteuse  entre  et  s'asseoit,  puis 
jette  les  yeux  sur  le  livre  abandonné  là  par  mégarde.  Elle  feuil- 
lette, elle  lit,  et  Mad.  de  Krudener  n'arrivant  pas,  elle  finit  par 
emporter  l'ouvrage,  dans  le  dessein  de  l'achever  à  loisir.  On  ap- 
prit de  la  sorte  que  Chateaubriand  avait  pour  la  Livonienne  des 
complaisances  qu'il  refusait  à  la  Genevoise. 

Ce  pendant  M.  de  Krudener  s'affaiblissait  de  plus  en  plus.  Paul 
suppliait  sa  mère  de  venir  consoler  les  derniers  jours  du  malade  : 
mais  toujours  affairée,  la  baronne  ne  se  rendit  point  encore  aux 
instances  de  son  fils.  «Incessamment!.."  pensait-elle  et  rentrait  dans 
le  tourbillon.  Elle  s'était  éprise  du  bellâtre  Garât,  le  célèbre  chan- 
teur de  romances. ' 

M.  de  Krudener  mourut,  sans  avoir  revu  sa  femme,  le  I4juin  1802. 

La  veuve  resta  encore  deux  mois  à  Paris,  puis  elle  partit  pour 
Genève.  De  Genève  elle  alla  à  Lyon,  où,  assure-t-on,  une  oc- 
casion de  mariage  se  présentait  pour  Juliette. 

„Peu  à  peu,  dit  Eynard,  les  séductions  du  monde  reprirent  leur 
empire;  la  danse  du  châle  fut  essayée  de  nouveau  et  obtint  de 
grands  succès.  Sa  fille  y  avait  la  plus  large  part,  et  c'était  pour 
elle  que  Mad.  de  Krudener  s'y  prêtait.  Malgré  la  santé  et  la  fraî- 
cheur qu'elle  avait  retrouvées  par  les  soins  du  Dr.  Butini,  elle 
savait  qu  elle  n'était  plus  pour  longtemps  en  possession  des  grâces 
de  la  jeunesse  et  elle  visait  à  se  procurer  des  avantages  plus  du- 
rables en  se  faisant  un  nom  dans  les  lettres. 

Dans  ce  but  Valérie  avait  été  soumise  aux  critiques  de  plu- 
sieurs hommes  de  goût,  corrigée  et  retravaillée  avec  soin,  mais 
Mad.  de  Krudener  n'ignorait  pas  que  le  succès  a  d'autres  élé- 
ments que  le  mérite,  et  elle  tenait  trop  à  réussir  pour  ne  pas  s  \ 
préparer  par  tous  les  moyens  possibles....  Elle  avait  fait  un  choix 
de  prôneurs  et  de  patrons  dévoués  qui  devaient  la  seconder  avec 
zèle  et  au  premier  rang  figurait  le  docteur  Gay..." 

1  Les  curieux  de  cancans  trouveront  ceux  de  l'époque  dans  le  volume 
publié  par  le  bibliophile  Jacob  (P.  Lacroix)  sur  Mad.  de  Krudener.  Je 
dois  les  avertir  cependant  que  cet  ouvrage,  des  plus  médiocres,  fourmille 
d'erreurs  graves.  Il  n'est  pas  une  phrase  du  livre  qui  ne  soit  sujette  à 
caution. 


<t»A  rtî>  ftlA  <ti>  ttl*  <tlA  <T>*  rt>jL  <t>>  <t».«.  f\lA  <tï>.  <C>  «iA  <tlA  ttlA  <\1A  t \iA  fXIA  <tiA  «^1A  *Vi* 


Jean  Antoine  Gay,  le  médecin  parisien  de  Mad.  de  Krudener, 
ne  répugnait  pas  aux  pratiques  d'un  certain  charlatanisme.  Il  luttait 
contre  Portai,  dont  l'autorité  était  toute  puissante  et  se  cherchait 
volontiers  des  appuis  endehors  du  corps  médical.  Homme  d'ima- 
gination du  reste  et  qui  ne  reculait  point  devant  le  paradoxe, 
quand  ce  paradoxe  pouvait  le  servir!  N'est-ce  pas  lui  qui,  en  l8lo, 
au  temps  du  blocus  continental,  composa  une  savante  dissertation 
pour  démontrer  que  le  sucre  de  canne  empoisonne  ?  Il  n'était  pas 
plus  difficile  en  1803  de  prouver  que  Mad.  de  Krudener,  en  atten- 
dant qu'elle  consentît  à  devenir  la  reine  des  romancières,  était  la 
reine  des  danseuses. 

Car,  pour  commencer.  Juliane  exigea  qu'on  louât  sa  danse. 

La  danse  du  châle  !  Cela  avait  été  imaginé  à  Naples,  par  une 
courtisane  devenue  ambassadrice,  Emma  Lyon,  duchesse  de  Hamil- 
ton.  „I1  suffisait  de  lui  donner  une  pièce  d'étoffe,  pour  qu'elle  se 
drapât,  soit  en  fille  de  Lévi,  soit  en  matrone  romaine,  soit  en 
Hélène  ou  Aspasie.  Toutes  les  traditions  à  cet  égard  lui  étaient 
familières,  et  elle  imitait  également  bien  les  bayadères  de  l'Inde  et 
les  aimées  de  l'Egypte.  Ce  fut  elle  qui  inventa  la  voluptueuse  danse 
du  châle,  danse  si  ravissante  quand  on  la  lui  voyait  exécuter. . ." 

Le  3  janvier  1803,  la  baronne,  en  quête  de  célébrité,  écrivit 
de  Lyon  au  D'  Gay  :  „ . .  Mon  ami,  c'est  à  l'amitié  que  je  confie 
cela  ;  je  suis  honteuse  pour  Sydonie  (héroïne  d'un  roman  e?i  pré- 
paration, ici  Mad.  de  Krudener  elle-même),  car  je  connais  sa 
modestie;  vous  savez  qu'elle  n'est  pas  vaine;  j'ai  donc  des 
raisons  plus  essentielles  qu'une  misérable  vanité  pour  elle,  pour 
vous  prier  de  faire  ces  vers  et  bientôt.  Dites  surtout  qu'elle  est 
dans  la  retraite  et  quà  Paris  seulement  l'on  est  apprécié!  Tâchez 
qu'on  ne  vous  devine  pas  !  Faites  imprimer  ces  vers  dans  le 
journal  du  soir!  Il  est  vrai  que  Sydonie  a  été  peinte  pour  sa 
danse  dans  Delphine.    Lisez  le,  cela  vous  plaira.    Mais  qu'on  ne 


**    kt    m 

dise  pas  que  c'est  dans  Delphine  qu'on  l'a  peinte!..  Veuillez  payer 
le  journal!...  Si  le  journal  ne  voulait  pas  s'en  charger,  ou  qu'il 
tardât  trop,  envoyez  les  moi  écrits  à  la  main,  et  on  les  insérera 
ici  dans  un  journal.  Vous  obligerez  beaucoup  votre  amie...  Vous 

connaissez  sa  sauvagerie,  son  goût  pour  la  solitude  et  son  peu 
de  besoin  de  louantes. . ." 

Le  6  janvier,  nouvelle  lettre.  Mad.  de  Krudener  devient  pres- 
sante: „. .  Avez-vous  lu  Delphine?..  Mad.  de  Staël  a  dit  à  Sydonie 
qu'elle  avait  voulu  peindre  sa  danse  et  vous  la  trouverez  au 
premier  volume.  Delphine  y  danse  un  pas  polonais  au  bal  de 
Mad.  de  Vernon.  Elle  a,  selon  la  remarque  de  plusieurs  personnes, 
peint  la  figure,  la  manière  de  parler,  1  imagination  de  Sydonie. . . 
Je  vous  ai  prié  d'envoyer  les  vers  à  Sydonie:  nous  les  ferons 
imprimer  ici.  Mais  tout  en  disant  qu'on  avait  peint  son  talent 
pour  la  danse,  il  ne  faut  pas  dire  011,  mais  simplement  dire  :  Un 
pinceau  savant  peignit  ta  danse:  tes  succès  sont  connus:  tes 
grâces  sont  chantées  comme  ton  esprit  et  tu  les  dérobes  sans 
cesse  au  monde  :  la  retraite,  la  solitude  sont  ce  (pie  tu  préfères  : 
là,  avec  la  piété,  la  nature  et  l'étude  heureuse,  etc.  etc. .  ." 

Gay  envoya  un  brouillon,  que  Sydonie  revit  avec  soin  : 

„.  .  .Nous  te  vîmes,  nous  nous  pressâmes  autour  de  toi.  au  jour 
où  tu  exerçais  la  séduction  de  l'élégance,  l'empire  de  la  beauté, 
au  jour,  où  certaine  de  la  palme  du  génie,  tu  ne  dédaignas  pas 
le  prix  des  talents.  Alors  même  un  chantre  ingénieux  osa  marier 
sa  voix  légère  à  la  voix  grave  des  sages,  te  fit  sourire  au  tableau 
riant  de  ta  danse  enchanteresse  ;  mais  ces  jours  ne  s'évanouissent- 
ils  pas  au  bruit  du  coup  dont  le  ciel  t'a  frappé..." 

Le   Ier  mars   1803,  Mad.  de  Krudener  écrivait  à  Mad.  Armand: 

„..  .Ma  santé  a  beaucoup  gagné.  Nous  avons  été  entraînées  à 
huit  bals  de  suite.  J'ai  veillé  huit  nuits  sans  m'en  ressentir.  Quel 
bonheur  !  Je  ne  finirais  pas  si  je  vous  disais  combien  je  suis  fêtée  ; 
il  pleut  des  vers;  la  considération  et  les  hommages  luttent  à  qui 
mieux  mieux.  On  s'arrache  un  mot  de  moi  comme  une  faveur; 
on  ne  parle  que  de  ma  réputation  d'esprit,  de  bonté,  de  mœurs. 
C'est  mille  fois  plus  que  je  ne  mérite,  mais  la  Providence  se  plaît 
à  accabler  ses  enfants,  même  de  bienfaits  qu'ils  ne  méritent  pas. .  ." 

Cependant  l'esquisse  de  Mad.  de  Staël  n'avait  pas  satisfait  la 
vanité  de  la  danseuse  : 

„.  ..Jamais  la  grâce  et  la  beauté  n'ont  produit  sur  une  assemblée 


¥r      68      -H 

nombreuse  un  effet  plus  extraordinaire.  Cette  danse  étrangère  a  un 
charme,  dont  rien  de  ce  que  nous  avons  vu  ne  peut  donner  l'idée. 
C'est  un  mélange  d'indolence  et  de  vivacité,  de  mélancolie  et  de 
gaieté  tout  à  fait  asiatique.  Quelquefois,  quand  l'air  devenait  plus 
doux,  Delphine  marchait  quelques  pas,  la  tête  penchée,  les  bras 
croisés,  comme  si  quelques  souvenirs,  quelques  regrets,  étaient  venus 
se  mêler  soudain  à  tout  l'éclat  dune  fête,  mais  bientôt  reprenant  sa 
danse  vive  et  légère,  elle  s'entourait  d'un  châle  indien  qui,  dessi- 
nant sa  taille  et  retombant  sur  ses  longs  cheveux,  faisait  de  toute 
sa  personne  un  tableau  ravissant. 

Cette  danse  expressive  et  pour  ainsi  dire  inspirée  exerce  sur 
l'imagination  un  grand  pouvoir;  elle  nous  retrace  et  les  idées  et 
les  sensations  poétiques,  que,  sous  le  ciel  d'Orient,  les  plus  beaux 
vers  peuvent  à  peine  décrire. 

Quand  Delphine  eut  fini  de  danser,  de  si  vifs  applaudissements 
se  firent  entendre,  qu'on  put  croire  un  moment  tous  les  hommes 
amoureux  et  toutes  les  femmes  subjuguées " 

Gay  probablement  ne  fit  pas  mieux  que  n'avait  fait  la  baronne 
de  Staël  ;  aussi,  Juliane  ne  rencontrant  personne  qui  pensât  de 
sa  danse  tout  le  bien  qu'elle  désirait  qu'on  en  crût,  prit-elle  le 
parti  de  se  louer  elle-même  : 

„ ...  Je  la  vis  (c'est  Gustave  de  Linar  qui  écrit  ;  il  regarde  du 
dehors  un  bal  ou  figure  Valérie)  environnée  de  plusieurs  personnes, 
qui  lui  demandaient  quelque  chose  ;  elle  paraissait  refuser,  et  mêlait 
à  son  refus  un  charmant  sourire,  comme  pour  se  faire  pardonner. 
Et  je  me  disais:  —  „Elle  se  défend  de  danser  la  danse  du  châle, 
elle  dit  qu'il  y  a  trop  de  monde.  Bien,  Valérie,  bien!  ah,  ne  leur 
montrez  pas  cette  charmante  danse  ;  qu'elle  ne  soit  que  pour 
ceux  qui  n'y  verront  que  votre  âme,  ou  plutôt  qu'elle  ne  soit 
jamais  vue  que  par  moi,  qu'elle  entraîne  à  vos  pieds  avec  cette 
volupté  qui  exalte  l'amour  et  intimide  les  sens. 

...  Il  n'y  eut  plus  qu'une  vingtaine  de  personnes  dans  la  salle. 
Alors  je  vis  le  comte  avec  une  femme  couverte  de  diamants  et 
de  rouge,  s'avancer  vers  Valérie  ;  je  la  vis  la  presser,  la  supplier 
de  danser  ;  les  hommes  se  mirent  à  genoux  ;  les  femmes  l'entou- 
raient; je  la  vis  céder:  moi-même,  enfin,  entraîné  par  le  mouve- 
ment général,  je  m'étais  mêlé  aux  autres  pour  la  prier,  comme 
si  elle  avait  pu  m'entendre  ;  et  quand  elle  céda  aux  instances,  je 
sentis  un  mouvement  de  colère. 


H-    69    -H 

...Valérie  demanda  son  châle,  d'une  mousseline  bleu-foncé; 
elle  écarta  ses  cheveux  de  dessus  son  front;  elle  mit  son  châle 
sur  sa  tête;  il  descendit  le  long  de  ses  tempes,  de  ses  épaules; 
son  front  se  dessina  à  la  manière  antique,  ses  cheveux  disparurent, 
ses  paupières  se  baissèrent,  son  sourire  habituel  s'effaça  peu  à 
peu,  sa  tête  s'inclina,  son  châle  tomba  mollement  sur  ses  bra^ 
croisés  sur  sa  poitrine,  et  ce  vêtement  bleu,  cette  figure  douce  et 
pure,  semblaient  avoir  été  dessinés  par  le  Corrège,  pour  exprimer 
la  tranquille  résignation;  et  quand  ses  yeux  se  relevèrent,  que 
ses  lèvres  essayèrent  un  sourire,  on  eût  dit  voir,  comme 
Shakespeare  la  peignit,  la  Patience  souriant  à  la  Douleur  auprès 
d'un  monument. 

Ces  attitudes  différentes,  qui  peignent  tantôt  des  situations  ter- 
ribles, et  tantôt  des  situations  attendrissantes,  sont  un  langage 
éloquent  puisé  dans  les  mouvements  de  l'âme  et  des  passions. 
Quand  elles  sont  représentées  par  des  formes  pures  et  antiques, 
que  des  physionomies  expressives  en  réalisent  le  pouvoir,  leur 
effet  est  inexprimable.  Milady  Hamilton,  douée  de  ces  avantages 
précieux",  donna  la  première  une  idée  de  ce  genre  de  danse,  vrai- 
ment dramatique,  si  l'on  peut  dire  ainsi.  Le  châle,  qui  est  en 
même  temps  si  antique,  si  propre  à  être  dessiné  de  tant  de 
manières  différentes,  drape,  voile,  cache  tour  à  tour  la  figure,  et 
se  prête  aux  plus  séduisantes  expressions.  Mais,  c'est  Valérie 
qu'il  faut  voir;  c'est  elle  qui,  à  la  fois  décente,  timide,  noble, 
profondément  sensible,  trouble,  entraîne,  émeut,  arrache  des 
larmes,  et  fait  palpiter  le  cœur  comme  il  palpite  quand  il  est 
dominé  par  un  grand  ascendant  ;  c'est  elle  qui  possède  cette 
grâce  charmante  qui  ne  peut  s'apprendre,  mais  que  la  nature 
révèle  en  secret  à  quelques  êtres  supérieurs.  Elle  n'est  pas  le 
résultat  des  leçons  de  l'art  ;  elle  a  été  rapportée  du  ciel  avec 
les  vertus  ;    c'est  elle  qui  était  dans  la  pensée  de  l'artiste  qui  nous 

donna    la  Venus    pudique,    et    dans  les  pinceaux    de  Raphaël 

Elle  vit  surtout  avec  Valérie  ;  la  décence  et  la  pudeur  sont  ses 
compagnes  ;  elle  trahit  l'âme  en  cherchant  à  voiler  les  beautés 
du  corps. 

Ceux  qui  n'ont  vu  que  ce  mécanisme  difficile  et  étonnant  à  la 
vérité,  cette  grâce  de  convenance  qui  appartient  plus  ou  moins 
à  un  peuple  ou  à  une  nation,  ceux-là,  dis-je,  n'ont  pas  l'idée  de 
la  danse  de  Valérie. 


«•     70     44 

Tantôt,  comme  Niobé,  elle  arrachait  un  cri  étouffé  à  mon  âme 
déchirée  par  la  douleur  ;  tantôt  elle  fuyait  comme  Galatée  et  tout 
mon  être  semblait  entraîné  sur  ses  pas  légers.  —  Non,  je  ne  puis 
te  rendre  tout  mon  égarement,  lorsque,  dans  cette  magique  danse, 
un  moment  avant  qu'elle  finît,  elle  fit  le  tour  de  la  salle  en  fuyant, 
ou  en  volant  plutôt  sur  le  parquet,  regardant  en  arrière,  moitié 
effrayée,  moitié  timide,  comme  si  elle  était  poursuivie  par 
f  amour " 


Après  avoir  tristement  éprouvé  que  les  succès  galants  n'étaient 
plus  de  son  âge  et  que  même  le  pas  du  châle  laissait  le  spectateur 
un  peu  froid,  Mad.  de  Krudener,  ambitieuse  de  renommée,  d'où 
qu'elle  vînt,  se  rabattit  sur  les  triomphes  de  l'esprit. 

Vers  le  milieu  de  mars  1803  elle  écrivit  à  sa  belle -fille 
Sophie: 

„.. .Paris  ne  me  tentait  pas;  je  suis  à  peu  près  blasée  sur  les 
succès  ;  je  ne  les  recherche  encore  que  pour  ma  Valérie  ;  je  pense 
que  cet  ouvrage  fera  grande  sensation... 

,, Valérie  est  en  deux  volumes.  Le  plan  en  est  simple,  les  dé- 
tails heuieux;  le  style  me  paraît  bon.  J'ai  vu  pleurer  les  âmes 
sensibles,  et  j'ai  entendu  dire  aux  gens  desprit  qu'il  y  avait  beau- 
coup d'esprit  et  de  goût.  Je  crois  que  l'ouvrage  est  bon  ;  il  est 
pieux,  moral,  et  rempli  de  ce  qui  parle  à  l'imagination. 

„ C'est  la  réussite  de  Valérie  qui  me  fait  désirer  d'aller  à  Paris. 
Vous  savez  combien  il  faut  faire  par  soi-même  pour  les  journa- 
listes, enfin  travailler  au  succès  d'un  premier  ouvrage,  pour  faire 
ensuite  paresseusement  imprimer  sur  sa  réputation.  Je  crois  que 
Saint-Pierre,  Ducis,  Chateaubriand  et  Geoffroy  en  parleront  avan- 
tageusement... Vous  savez  qu'il  ne  suffit  ni  de  l'esprit  ni  du 
génie  pour  réussir ,  ni  de  la  bonté  des  intentions  :  tout  a  son 
charlatanisme...." 

„... Valérie,  dit  M.  Eynard,  parut  en  décembre  1803  avec  la 
date  1804. 1  Toutes  les  batteries  de  Mad.  de  Krudener  étaient 
montées  pour  saluer  son  apparition.  Aucune  ne  manqua  son 
effet...  Elle-même  ne  se  fît  pas  défaut,  et  pendant  plusieurs  jours 
se  dévouant  avec  la  plus  persévérante  ardeur  à  assurer  son 
triomphe,    elle    courut   les  magasins  de  mode  les  plus  en  vogue, 

1  «  Valérie  ou  Lettres  de  Gustave  de  Linar  à  Ernest  de  G...»  2  vol. 
sans  nom  d'auteur,  chez  Henrichs,  rue  de  la  Loi  à  Paris. 


M»     72     44 

pour  demander  incognito,  tantôt  des  écharpes,  tantôt  des  chapeaux, 
des  plumes,  des  guirlandes,  des  rubans  à  la  Valérie...  Grâces  à 
ce  manège,  elle  parvint  à  exciter  clans  le  commerce  une  émulation 
si  furieuse  en  l'honneur  de  Valérie  que  pour  huit  jours  au  moins 
tout  fut  à  la    Valérie..." 

Le  livre  cependant  ne  fit  pas  la  grande  sensation  sur  laquelle 
l'auteur  s'était  cru  en  droit  de  compter. 1  On  peut  même  dire 
que,  s  il  eut  quelque  succès,  ce  fut  en  pays  étranger  plutôt  qu'à 
Paris. 2  C'est  qu'aussi  la  langue  de  l'auteur  était  par  trop  défectueuse 
pour  des  Français!  Jamais  l'imprécision  des  termes  n'avait  été 
portée  aussi  loin,  ni  l'indécision  des  caractères!...  A  la  lecture  de 
ces  deux  volumes  les  vers  des  Perraults  remontent  involontairement 
à  la  mémoire  et  l'on  songe  malgré  soi  à  leur 
„.... ombre  de  cocher, 
armé  de  l'ombre  d'une  brosse...  !" 

En  Allemagne  et  en  Prusse,  où  personne  ne  lut  le  livre  qu'à 
travers  une  sorte  de  traduction  extemporanée ,  il  trouva  à  qui 
plaire. 

Ce  n'est  pas  que  le  vague  dont  je  me  plains  soit  répandu  sur 
l'ouvrage  d'une  manière  uniforme!...  Non!..  Ce  sont  principalement 
les  morceaux  d'apparat,  travaillés  et  retravaillés  avec  soin  par 
Mad.  de  Krudener  elle-même  qui  en  souffrent.  Les  phrases  clapotent 
monotones  et  troublées  ;  au  bout  d'un  moment,  si  on  lit  encore, 
on  ne  comprend  plus.  Ça  et  là,  je  dois  le  dire,  se  rencontrent 
quelques  pages  de  pur  remplissage,  qui  sont  plus  simples,  plus 
justes  d'expression  —  et  peut-être  dune  autre  main. 

Valérie  est  un  roman  par  lettres,  comme  quantité  d'autres  de 
la  fin  du  18e  siècle,  comme  Werther,  comme  les  Ultime  Lettere 
de  Jacopo  Ortis,  qui  venaient  de  paraître  et  que  Mad.  de  Krudener 
imite  de  loin  en  loin,  assez  discrètement  toutefois. 

Il  s'agit  d'un  Monsieur  du  Nord  qui  vit  avec  un  autre  Monsieur 
qui    est   marié.     L'homme    du    Nord   —   on   ne  sait  pourquoi  — 

1  «...M.  de  Saint  Pierre  a  dîné  chez  nous.  Il  nous  a  apporté  l'éloge 
qu'il  avait  fait  de  Valérie.  Il  est  écrit  avec  beaucoup  de  bonté,  mais  sans 
enthousiasme...»  (Journal  de  Juliette,  cité  par  Revue  suisse  1884.) 

2  Deux  traductions  allemandes  parurent  presque  simultanément  en 
1804,  l'une  à  Leipzig,  l'autre  à  Hambourg.  Le  prince  de  Ligne  publia  en 
1807  une  suite  de  Valérie  (Oeuvres  compl.  XXIX).  Eynard  dit  que  c'est 
un  pastiche-charge  des  façons  d'écrire  de  Mad.  de  Krudener. 


*•     TA     «H» 

s'est  épris,  en  tout  bien  tout  honneur,  de  la  comtesse  de  M*....  la 
femme  de  son  ami.  Cette  comtesse  est  grosse;  elle  accouche, 
l'enfant  meurt,  et  les  parents  pour  se  divertir  de  leur  chagrin 
entreprennent  un  petit  voyage. 

Gustave  de  Linar,  l'homme  du  Nord,  resté  seul  à  Venise, 
cherche  à  se  consoler.  Il  se  fait  une  Valérie  postiche,  un  manne- 
quin vivant,  qu'il  habille  comme  l'est  habituellement  Mad.  de 
M*...  L'arrivée  d'un  escogriffe  assez  mal  mis  dérange  le  pu; 
jeune  homme  au  moment  où.  à  force  de  se  rappeler  sa  maître^ 
il  va  l'oublier  avec  une  fille. 

Enfin  désespéré,  l'amant  s'apprête  à  fuir  sa  dame  et  Venise, 
quand  un  incendie  providentiel  embrase  quelques  rideaux  non  loin 
de  la  chambre  où  Valérie,  de  retour,  dort  du  sommeil  de  l'inno- 
cence. Gustave  éteint  le  feu,  puis  s'introduit  dans  l'appartement  de 
Mad.  de  M*...,  au  moment  où  celle-ci  rêve  tout  haut  de  lui.  Ivre 
d'amour,  il  se  jette  sur  la  main  de  son  adorée;  l'anneau  nuptial 
de  la  comtesse  se  rencontre  sous  ses  doigts.  Le  contact  de  cet 
objet  rend  à  Gustave  un  semblant  de  raison.  Il  se  retire, 
„...J'ai  pu  m'éloigner  de  toi  !  Je  t'ai  respectée ,  ô  Valérie  !  tiens 
moi  compte  de  ce  sublime  courage!  il  anéantit  toutes  mes 
fautes!..."  ] 

Pour  terminer  —  car  il  faut  un  dénouement  !  —  l'auteur  fait 
mourir  son  Gustave  de  phtisie  amoureuse. 

Des  incidents  puérils  à  travers  tout  cela  et  du  merveilleux  de 
portière,  une  chute  dans  un  cimetière.  —  présage  de  mort  —  des 

1  Cet  épisode  est  manifestement  imité  de  Foscolo,  mais  l'auteur  italten 
est  resté  bien  loin  du  matérialisme  de  la  baronne.  «...Jo  l'ho  sentita  sospi- 
rare  fra  il  sonno  ;  mi  sono  arretrato,  respinto  da  una  mano  divina...» 
"...Dans  l'air  qu'elle  respire  il  sent  frissonner  L'aile 
Du  séraphin  jaloux  qui  veille  à  son  côté  !...» 

Point  de  bague  ni  d'objet  qui  la  remplace  !...  Aucune  de  ces  réflexions 
où  se  complait  l'auteur  de  Valérie  :  «...Jamais  le  plus  séduisant  désordre 
ne  m'eût  ainsi  troublé!...» 

La  première  édition  des  Ultime  lettere,  parue  en  1800,  était  à  peu  près 
inconnue  en  France.  Elle  donnait  une  lettre  (17  marzo)  absolument  poli- 
tique, où  Bonaparte  n'était  pas  flatté  :  «...Che  importa  ch'  abbia  il  vigore 
e  il  fremito  del  leone.  se  ha  la  mente  volpina  ?...» 

Dans  la  première  édition  de  Valérie,  on  trouve  un  morceau  du  même 
genre,  je  veux  dire  quelque  peu  frondeur,  au  sujet  des  chefs  d'oeuvre 
italiens  transportés  à  Paris. 


M>     74     44 

pressentiments  funestes,  sais-je  quoi  encore  !  De  grands  mots  ré- 
pétés jusqu'au  dégoût,  vertu,  pudeur,  pureté  !...  et  cependant  l'au- 
teur ne  comprend  certainement  que  la  matière..! 

Il  est  des  parties  du  livre  que  Ton  hésite  à  croire  d'une  femme: 
ici,  c'est  Valérie  qui  sent  les  premières  douleurs  de  l'accouche- 
ment et  qui  fait  appeler  auprès  de  son  lit  M.  Gustave  de  Linar  ! 
Plus  loin,  elle  se  promène  en  gondole  avec  son  mari  et  avec  son 
amant  et  met  bravement  la  main  sur  le  cœur  de  celui-ci  !  ailleurs 
enfin,  l'épisode  de  Bianca,  la  Valérie  postiche!... 

Qu'importe  après  de  telles  preuves  de  défaillance  psychique 
que  Mad.  de  Krudener  parle  des  cheveux  d'un  certain  blond  de 
Valérie,  de  son  châle  bleu,  de  sa  guirlande  de  mauves  bleues, 
de  ses  succès  de  danseuse!  ce  sont  là  menues  peccadilles,  bien 
excusables  chez  une  femme  qui  a  été  jolie  et  qui  n'écrit  que 
pour  le  faire  savoir. 

On  a  voulu  voir  dans  ce  roman  l'histoire  de  M.  Alexandre  de 
Stakief,  secrétaire  de  M.  de  Krudener  à  Venise  et  à  Copenhague. 
Ce  Stakief,  dit-on,  s'était  pris  pour  Juliane  d'une  passion,  dont 
elle  ne  devina  rien  !  et  qu'elle  n'apprit  qu  après  le  départ  du  jeune 
homme.  Mettons  que  M.  de  Stakief  fut  amoureux,  puisqu'on 
veut  qu'il  l'aît  avoué  au  baron;  toujours  est-il  qu'il  n'en  mourut 
point!...  2 

1  Si  le  fait  est  vrai,  il  ne  donne  pas  une  haute  idée  de  la  perspicacité  de 
Mad.  de  Krudener. 

2  Quelques  autres  ouvrages  ont  été  attribués  à  Mad.  de  Krudener. 
Eynard  lui  donne,  sur  la  foi  de  Sophie  d'Oehando,  des  Pensées  et  maximes 
dans  le  genre  de  celles  de  La  Rochefoucauld.  On  lui  a  prêté  un  ouvrage 
anonyme  :  «  Indications  de  la  vraie  religion  ou  manière  indubitable  de 
parvenir  à  connaître  facilement  ce  qui  est  vrai  selon  Dieu...»  (un  vol. 
in-8°.  Paris,  Gide,  1821.1 


âÉàâàâÉifeààiteàââàifeiteifeàifeàà 


A  la  fin  du  mois  de  janvier  1804  Mad.  de  Krudener  retourna 
en  Livonie. 

Quelques  courses,  quelques  lettres,  dont  lune  à  M.  Bérangei 
de  Lyon  (l'auteur  connu  de  la  ^Morale  en  actions1"),  auquel  les 
méchantes  langues  donnaient  une  part  de  blanchisseur  dans 
l'œuvre  de  la  baronne: 

„...J'avais  entrepris  cet  ouvrage  à  Genève,  inspirée  par  les 
beautés  mélancoliques  du  Léman  et  de  la  Grande  Chartreuse.  Je 
vous  en  lus  la  moitié;  je  fis  la  même  confidence  à  Valin  et  à 
Camille  Jordan.  On  me  pressa  d'achever  et  j'achevai  le  roma- 
nesque, mais  très  fidèle  tableau  d'une  passion  sans  exemple, 
comme  sans  tache.  Ce  n'est  pas  le  désir  d'étaler  de  l'esprit  qui 
m'a  inspiré  ces  pages  que  je  crois  touchantes  et  auxquelles  vos 
journaux  daignent  accorder  quelques  éloges,  non,  certes!  Ce  qu'il 
y  a  de  bon  dans  Valérie  appartient  à  des  sentiments  religieux 
que  le  ciel  m'a  donnés,  et  qu'il  a  voulu  protéger  en  faisant  aimer 
ces  sentiments..." 

La  lettre  était  faite  pour  être  montrée:  elle  courut. 


^s^cgg^^ 


♦♦♦ 


Juliette,  dans  le  temps  même  où  l'on  veut  qu'il  ait  été  question 
pour  elle  d'un  mariage,  avait  reçu  la  confirmation.  Sa  mère 
avait   quelque   peu  suivi  les  progrès  de  son  instruction  religieuse. 

L'idée  vint  à  la  romancière  de  mettre  à  profit  les  con- 
naissances que  le  hasard  lui  avait  fait  acquérir.  Elle  n'avait  pu 
lutter  avec  Mad.  de  Staël  ;  peut-être  serait-il  plus  aisé  de  vaincre 
Mad.  de  Genlis?... 

Un  accident  détermina  une  conversion  plus  entière. 

Un  jour,  tandis  que  Juliane  regardait  par  la  fenêtre,  un  gentil- 
homme qui  passait  la  reconnut,  voulut  la  saluer  et  tomba 
mourant. l 

Mad.  de  Krudener  jusque  là  avait  été  religieuse,  mais  un  peu 
à  tâtons  et  à  ses  heures.  L'idée  de  la  mort  et  d'une  mort  subite 
vint  hanter  son  esprit.     Elle  s'enferma  et  refusa  de  voir  personne. 

Depuis  le  milieu  du  18e  siècle  les  Moraves  avaient  établi  à 
Riga  une  colonie  d'artisans  missionnaires.2  Le  zèle  de  ces  bonnes 
gens  opérait  d'assez  nombreuses  conversions.  Il  se  trouva  que  le 
cordonnier  de  Juliane  était  des  frères  de  Herrenhut;  grâces  à  lui 
la  recluse  retrouva  le  repos.  Bientôt  on  la  vit  suivre  les  exer- 
cices de  la  petite  communauté.  Le  pasteur  Schwarz,  ami  de  la 
famille  de  Vietinghof,  protégeait  les  Moraves,  quoiqu'il  fût  de  l'école 
rationaliste.  Juliane  se  nourrit  des  écrits  de  la  secte,  elle  étudia 
les  œuvres  de  M.  le  comte  de  Zinzendorf,  se  prit  à  chanter  les 
cantiques  de  Tersteegen  et  se  donna  toute  à  Jésus.  Une  certaine 
veuve  Blau,  mère  de  six  enfants,  atteinte  d'une  maladie  nerveuse 

1  Le  texte  d'Eynard  porte  que  ce  gentilhomme,  l'un  de  ceux  que 
Mad.  de  Krudener  avait  distingués  dans  la  foule  de  ses  adorateurs,  tomba 
mort.  Les  Errata  rectifient  et  donnent  mourant. 

2  Les  Moraves,  venus  à  Riga  en  1729,  renvoyés  en  1743,  avaient  été 
autorisés  à  reparaître,  en  1764,  l'année  même  de  la  naissance  de  Juliane. 


H-      77     -H 

incurable,   et   néanmoins   parfaitement   heureuse,    prit   de  [empire 
sur  la  prosélyte. 1 

Malheureusement  des  maux  de  nerfs  survinrent,  signe  d'ennui. 
—  Les  médecins  conseillèrent  à  la  nouvelle  convertie  d'aller 
prendre  les  eaux  de  Wiesbaden. 

i  Eynard  dit  qu'après  un  assez  long  temps  de  réclusion,  la  baronne 
désira  sortir.  La  Providence  voulut  qu'elle  manquât  de  chaussures.  On  lit 
venir  un  cordonnier,  mais  Juliane  n'osa  pas  d'abord  soutenir  la  vue  d'un 
homme  et  se  couvrit  le  visage.  L'artisan  ayant  posé  une  question,  il  fallut 
bien  lui  répondre  et  le  regarder.  Il  avait  l'air  joyeux.  A  une  question  qui 
lui  fut  faite:  «  IVlon  ami,  êtes-vous  heureux  ?...»  il  répondit  sans  balancer 
qu'il  l'était  assurément,  se  sachant  racheté  par  le  sang  de  Jésus-Christ. 
Cette  parole  fit  rêver  la  baronne,  qui,  dès  le  matin,  alla  demander  au  cor- 
donnier de  la  lui  expliquer.  Tel  est  le  récit  d'Eynard  et  celui  de  tous  les 
hagiographes.  Une  lettre  de  Henriette  de  Hohenthal  à  Jung-Stilling,  du 
8  décembre  1808,  fait  allusion  à  quelque  événement  singulier  arrivé  à 
Mad.  de  Krudener  et  qui  avait  déterminé  sa  conversion;  mais  la  lettre  ne 
fournit  aucun  détail.  Je  crois  qu'il  y  a  à  retenir  de  tout  ceci  le  fait  de  l'in- 
disposition subite  d'un  gentilhomme,  plus  ou  moins  lié  avec  la  famille 
Vietinghof,  et  celui  de  prédications  moraves.  Remarquez  que  les  purs 
d'entre  les  piétistes  n'admettent  guère  les  conversions  lentes  :  il  leur  faut 
le  coup  de  foudre  de  la  grâce.  Avec  un  peu  de  bonne  volonté  on  finit 
toujours  par  trouver  le  miracle  cherché. 


&&AAA.i£A&âAA&AAA&&&&A&AA&A&A&&&&&&&&â>âi&&&â> 


^Lorsque  Juliane  voulut  quitter  Wiesbade  et  7' e tourner  en  Li- 
vonie,  la  guerre  avait  éclaté  entre  la  France  et  la  Prusse.  Les 
chemins  se  trouvèrent  coupés  :  il  fut  impossible  d'aller  plus  loin  que 
K'ônigsberg..."  l 

C'est  ce  qu'affirment  les  biographes  de  Mad.  de  Krudener. 
démentis  malheureusement  par  l'histoire  et  par  la  géographie. 


1  Mad.  de  Krudener  était  devenue  malade  en  hiver  (biographie  de 
Berné).  Il  est  assez  singulier  qu'elle  ne  soit  partie  pour  Wiesbaden  que 
sur  la  fin  de  la  saison  des  eaux.  Comme  une  cure  à  Wiesbaden  dure 
ordinairement  six  semaines,  il  faut  admettre  que  la  baronne  quitta  Riga 
au  mois  d'août  ou  de  septembre.  Un  tel  voyage  à  un  tel  moment  parait 
étrange. 

Depuis  le  i5  février  i8o(>  la  Prusse  était  inquiète.  Pendant  près  de  six 
mois,  elle  ne  sut  se  déterminer  ni  à  la  paix  ni  à  la  guerre.  Elle  avait 
ouvert  des  négociations  à  Paris,  et  d'autres,  fort  opposées,  à  Petersbourg. 

Dans  les  premiers  jours  d'août,  Frédéric-Guillaume  III  mobilisa  son 
armée.  La  Russie,  vers  le  même  temps,  refusa  de  ratifier  la  convention 
conclue  le  20  juillet  entre  son  ambassadeur  d'Oubril  et  Clarke.  A  la  fin 
d'août  il  y  eut  entre  la  Prusse  et  la  Russie  un  échange  de  déclarations 
qui  équivalait  à  une  alliance  formelle  contre  la  France.  Comment  Mad.  de 
Krudener  osa-t-elle  se  mettre  en  route  dans  de  telles  circonstances?  ou. 
comment,  si  elle  avait  ignoré  l'état  des  choses  à  l'aller,  ne  hâta-t-elle  pas 
son  retour  avant  le  commencement  des  hostilités  ?  Le  Journal  de  l'Em- 
pire au  16  septembre  avait  dit  à  propos  de  la  mobilisation  prussienne  : 
c..Le  général  Riïchel,  qu'on  regarde  comme  le  Don  Quichotte  de  toutes 
ces  dispositions,  quelques  centaines  de  jeunes  officiers  prussiens.... 
s'imaginent  être  de  grands  militaires  pareequ'aux  grandes  parades  de 
Potsdam  ils  savent  défiler  comme  des  machines  et  rester  immobiles  pen- 
dant des  heures  entières....  Il  serait  fort  à  désirer  qu'ils  vinssent  à  donner 
dans  un  bon  bataillon  qui  n'entend  rien  à  toutes  ces  merveilles  de  l'immo- 
bilité militaire;  ils  en  recevraient  une  correction  qui  leur  serait  sans 
doute  fort  utile,  et  ils  apprendraient  la  différence  qui  existe  entre  une 
armée  de  parade  et  les  vieux  vétérans  de  César...»  Il  y  avait  là  tout  au 
moins  un  avertissement. 


*♦     70     -H 

La  route  qui  mène  de  Kônigsberg  à  Memel  et  par  conséquent 
à  Riga  resta  libre  jusqu'au  milieu  de  juin   1807.  ' 

Si  donc  la  baronne  se  vît  dans  L'impossibilité  de  continuel 
en  1806  un  voyage  commencé,  ce  fut  un  voyage,  non  du  sud  an 
nord,  mais  du  nord  au  sud  et  qui,  selon  les  apparences,  eût  dû 
la  mener,  soit  en  Suisse,  soit  en  France. 

„La  reine  Louise  de  Prusse  s'était  réfugiée  à  Kônigsberg . 
La  baronne  de  Krudener  t'y  rencontra  et  ces  deux  femmes,  d 
caractères  si  différents,  devinrent  bientôt  des  aunes..."  - 

Encore  une  affirmation  que  dément  l'histoire.. . !  [1  est  impossible 
que  Juliane  ait  vu  la  reine  Louise  à  Kônigsberg  eu    1806 

1  Le  2  novembre,  par  exemple,  la  comtesse  de  Voss  écrit:  «...Die 
andern  koniglichen  Kinder  reisten  heute  (von  Danois I  nach  K'tm^s- 
berg  ab...»  A  la  fin  de  janvier  1807,  le  général  russe  Buxdhôwen  alla 
tranquillement  du  quartier  général  à  Memel  et  de  cette  ville  à  son  gou- 
vernement de  Riga.  Le  7  mars,  Kalkreuth,  nommé  au  commandement  de 
Danzig,  put  encore  rejoindre  son  poste.  Louise  de  Prusse  elle-même, 
après  un  premier  voyage  de  Kônigsberg  à  Memel  (5-8  janvier  1807)  en 
fit  un  second  au  milieu  de  juin.  Comment  la  baronne  de  Krudener  ne 
pût-elle  exécuter  ce  que  faisaient  chaque  jour  des  officiers  et  beaucoup 
de  dames  allemandes,  russes,  ou  anglaises?... 

2  L'auteur  de  a  Frau  von  Krudener»  avoue  n'avoir  trouvé  nulle  part  la 
confirmation  de  ce  que  dit  Eynard  au  sujet  de  l'intimité  de  Louise  de 
Prusse  avec  la  baronne  de  Krudener.  Il  s'en  console  en  pensant  que  peut- 
être  les  historiens  allemands  ont  évité  d'en  parler,  la  plupart  d'entre  eux 
ayant  écrit  en  un  temps  où  la  réputation  de  Juliane  était  fort  compro- 
mise. 

Eynard  écrit:  «...Moins  éclairée  sur  la  doctrine  chrétienne,  la  reine 
accueillit  avec  joie  des  enseignements,  où  Mad.  de  Krudener  répandait 
l'attrait  d'insinuation  qui  lui  était  propre....  Le  tumulte  de  ces  jours  avail 
favorisé  en  la  voilant  cette  intimité  qui  demeura  mystérieuse  pour  1  en- 
tourage de  la  reine...» 

L'auteur  genevois  ne  se  laisse  même  pas  troubler  par  le  démenti 
indigné  qu'il  reçoit  du  grand  duc  Georges  de  Mecklenbourg,  le  frère  de 
Louise:  «...Mad.  de  Krudener  n'a  jamais  exercé  la  moindre  influence 
sur  mon  angélique  sœur  de  Prusse,  ni  sur  le  roi  son  époux,  qui  jugeait 
parfaitement  cette  femme  si  tristement  célèbre...» 

Evidemment  Eynard  a  été  induit  en  erreur.  Ce  qu'il  dit  de  l'ignorance 
religieuse  de  Louise  est  absolument  ridicule:  «...Vor  allem  erfullie  di>- 
tiefste,  innigste  Religiosité  ihr  ganses  Wesen  und  schmuckte  sie  mit 
allen  lieblichsten  Tugenden  der  Frau.  die  Gott  ' ge/allen...»  (Nki 
sechzig  Jahrk  am  preussischen  Hofe  p.  i5q).  On  pourrait  multiplier  les 
citations  en  ouvrant  le  journal  de  Mad.  de  Voss,  presqu'au  hasard. 


*4-     80     -H 

Le  13  octobre,  veille  de  la  bataille  d'Auerstâdt-Jena,  Louise 
était  à  Weimar,  d'où  le  général  Ruchel  la  fit  partir  le  14  au 
matin,  lorsque  déjà  grondait  le  canon.  La  fugitive  gagna  succes- 
sivement Brunswick,  Berlin,  Schwedt,  Stettin,  Custrin,  Graudenz, 
Ortenburg,  Wehlau...  et  arriva  à  Kônigsberg,  le  9  décembre  à 
midi. 

La  grande  maîtresse  de  Voss  note  à  la  date  du  10  décembre  : 
„La  pauvre  reine  a  de  furieuses  douleurs  de  tête..."  et  Hardenberg, 
qui  vit  Louise  dans  la  matinée  du  même  jour,  écrit:...  „Je  trou- 
vai la  reine  atteinte  déjà  de  la  fièvre  typhoïde,  dont  elle  ne  se 
remit  complètement  que  deux  mois  après  à  Memel..." 

Le  22  décembre,  1  état  de  la  malade  était  devenu  alarmant. 
Le  5  janvier  1807,  il  fallut  partir  en  toute  hâte  pour  Memel,  un 
corps  français  menaçant  la  ville. 

Point  d'intimité,  point  d'entrevue  possibles  en  de  telles  circons- 
tances !... 

Louise  ne  revint  dans  la  vieille  capitale  prussienne  que  le  12 
avril  1807.  Elle  y  resta  sept  semaines  et  put  alors  recevoir  la 
baronne  de  Krudener.  On  veut  qu'elle  ait  couru  les  hôpitaux 
avec  Juliane...  Je  ferai  remarquer  seulement  que  la  reine,  con- 
valescente depuis  peu,  avait  eu  à  soigner  ses  fils  malades  et  se 
trouvait  trop  faible  encore  pour  qu'on  lui  permît  des  fatigues 
d'apparat. 

En  somme,  j'estime  que  partie  de  Riga  pour  une  destination 
inconnue,  Mad.  de  Krudener  ne  put  dépasser  Kônigsberg.  Plutôt 
que  de  retourner  en  Livonie,  elle  resta  dans  la  ville.  Pourquoi?... 
je  l'ignore.  Peut-être  parceque  M.  Louis  de  Krudener,  un  cousin 
de  son  mari,  était  chargé  de  relations  diplomatiques  auprès 
de    la    cour    de     Prusse,  '     et    que     Paul,   alors    âgé     de    vingt 

I  «...Le  sieur  d'Alopeus  obtient  la  permission  de  s'absenter  par  congé 
et  ordre  de  présenter  comme  chargé  d'affaires  le  sieur  Louis  Krudener, 
frère  de  celui  qui  fut  à  Berlin...»  (Hardenberg,  mémoires  II,  p.  6.  V,  p.  3 1 7). 

J'ai  déjà  dit  que  Louis  de  Krudener  n'était  pas  le  frère,  mais  le  cousin 
du  baron  Alexis. 

II  ne  semble,  du  reste,  avoir  été  chargé  que  de  missions  d'ordre  secon- 
daire. Son  chef,  l'ambassadeur  Maximilien  d'Alopeus  l'aîné,  ne  voulant 
plus  avoir  de  relations  avec  le  comte  de  Haugwitz,  chef  du  ministère 
prussien,  on  mit  en  avant  le  baron   Louis,  afin  d'éviter  les  froissements. 


«•     81     -H 

deux  ans,  faisait  sous  les  ordres  de  son  parent  et  sous  ceux  du 
ministre  André  Eberhard  de  Budberg  ses  premiers  pas  dans  la 
carrière  paternelle?...  peut-être  tout  simplement  parcequ'elle  espérail 
que   d'un  jour  à  l'autre    les   routes    allaient  se   rouvrir... 

En  1807,  Mad.  de  Krudener  vit  à  Konigsberg  la  reine  Louise 
logée  chez  la  princesse  de  Solms-Braunfels.  Elle  réussit  probable- 
ment à  effacer  de  l'esprit  de  la  souveraine  les  tristes  impressions 
qu'y  avait  laissées  le  passé,  mais  il  ne  me  semble  pas  admissible 
que  les  relations  de  l'ex-ambassadrice  avec  la  reine  aient  pris  le 
caractère  d'intimité  que  leur  prête  Eynard. 

La  cour  de  Prusse  s'opposa,  du  reste,  au  congé  accordé  à  l'ambassadeur 
titulaire  et  celui-ci,  de  Pyrmont,  où  il  était  allé  prendre  les  eaux,  con- 
tinua de  diriger  les  négociations  secrètes  engagées  avec  Hardenberg  retiré 
au  Tempelhof.  Dans  les  occasions  importantes  Gotthard  Louis  de  Kru- 
dener fut  assisté  du  comte  Gustave  dé  Stackelberg. 

La  comtesse  de  Voss  (p.  2  52  à  296)  parle  souvent  de  Louis  de  Kru- 
dener, qu'elle  nous  montre  à  Danzig,  le  3  novembre  1806,  à  Kônigsbert; 
le  21  décembre,  à  Memel  le  i5  janvier,  le  2  avril,  le  18  avril  1807,  etc. 

Le  chargé  d'affaires  russe  servit-il  d'intermédiaire  au  roi  Frédéric- 
Guillaume  dans  ses  négociations  avec  Riga  ?...  On  sait  que  le  roi  de  Prusse 
était  en  relations  avec  les  Zuckerbecker  ;  il  parla  même  un  moment  de  se 
retirer  dans  la  capitale  de  la  Livonie  :  «...At  that  time  the  king  of  Prussia 
retired  from  Kônigsberg  to  Memel,  and  not  thinking  himself  quite  safe 
there,  had  even  engaged  a  house  at  Riga...))  (Discours  de  l'ambassadeur 
Hutchinson  à  la  chambre  des  lords,  cité  par  Hardenberg,  mém.  II,  366.) 

Le  ministre  prussien  donne  à  ces  projets  de  retraite  en  Livonie  une 
date,  qui  ne  semble  point  absolument  exacte,  au  moins  est-elle  en  con- 
tradiction avec  une  lettre  de  Louise  à  son  père  du  17  juin,  qui  porte  : 
«...Wir  sind  vom  Feinde  gedrangt,  und  wenn  die  Gefahr  naher  riickt, 
so  bin  ich  in  die  Nothwendigkeit  verset^t,  mit  meinen  Kindern  Memel 
fw  verlassen...  Ich  gehe,  sobald  dringende  Gefahr  eintritt,  nach  Riga... 
Hardenberg  veut  que  ce  dessein  ait  été  formé  avant  la  bataille  d'Eylau. 
On  voit  que  la  famille  royale  y  est  tout  au  moins  revenue  vers  les  jours 
de  Friedland,  et  qu'il  ne  serait  pas  absolument  impossible  que  la  reine 
Louise  s'en  soit  entretenue  plus  ou  moins  ouvertement  avec  la  baronne 
de  Krudener. 

Gotthard  Louis  de  Krudener  (1772- 1845)  était  entré  dans  la  diplomatie 
en  1788  et  prit  sa  retraite  en  1817,  comme  conseiller  d'état  et  chambellan, 
pour  aller  vivre  paisiblement  dans  sa  propriété  d'Ottensee  près  Ham- 
bourg. Son  grand-père  était  l'oncle  du  mari  de  Juliane,  dans  la  maison 
duquel  il  fut  élevé. 

André  Eberhard,  baron  de  Budberg,  né  en  1750,  général  d'infanterie 
en  1802,  mort  le  icr  septembre  1812,  ministre  des  affaires  étrangères  de 
1806  à  1808,  n'avait  aucun  lien  de  parenté  avec  les  Krudener. 

6 


Comme  le  lecteur  a  pu  s'en  convaincre,  les  assertions  d'Eynard 
relatives  au  séjour  fait  par  Juliane  à  Kônigsberg  sont  manifeste- 
ment inexactes.  Est-il  possible  de  rétablir  sur  ce  point  la  vérité  ?... 
Je  désespérais  d'y  réussir,  quand  un  document  décisif  me  fut 
communiqué,  avec  la  plus  gracieuse  obligeance,  le  Journal  intime 
tenu  par  Juliette  en  1806-1807.  Ces  pages  quelquefois  char- 
mantes et  qui  respirent  la  sincérité  la  plus  absolue  permettent 
de  reconstruire  l'histoire  de  Mad.  de  Krudener  à  cette  époque. 
On  ne  peut  les  lire  malheureusement  sans  éprouver  un  vif  senti- 
ment de  tristesse.  Juliette  s'y  montre  bonne,  franche,  aimable, 
spirituelle.  Juliane,  de  son  côté,  y  paraît  sincère  et  vraie.  On 
regrette  doublement,  après  avoir  vu  ces  pages,  que  des  personnes 
aussi  distinguées  n'aient  quitté  Kônigsberg  que  pour  se  mêler 
aux  cuistres  et  aux  intrigants  dont  je  vais  avoir  à  parler. 

Parties  de  Riga  vers  la  fin  de  l'année  1806,  Juliane  et  sa  fille 
se  trouvèrent  arrêtées  à  Kônigsberg  par  l'invasion  française.  Après 
la  bataille  d'Eylau  (8  février  1807),  elles  s'occupèrent  toutes  deux 
de  procurer  des  secours  aux  nombreux  blessés  russes,  prussiens, 
et  surtout  français,  abandonnés  sur  le  champ  de  bataille.  La 
baronne  reçut  dans  sa  maison  un  officier  français,  catholique,  fort 
malade  (il  était  hydropique),  qui  mourut  chez  elle,  muni  des 
sacrements  de  son  Eglise;  puis  Juliette  porta  secours  à  un  convoi 
de  blessés  français  ramenés  de  Preussisch-Eylau. 

Le  12  avril,  la  reine  Louise  venant  du  camp  russe  de  Kydullen, 
arriva  à  Kônigsberg.  Elle  fit  dire  le  15  à  Mad.  de  Krudener 
qu'elle  serait  heureuse  de  la  voir.  Juliane,  accompagnée  de  la 
jolie  comtesse  Ouvarof  '   se  rendit  le  même  soir  aux  ordres  de  la 

1  Cette  comtesse,  que  Mad.de  Voss  appelle  «bildhiibsch»  avait  déjà 
été  reçue  par  Louise  à  Memel. 


*•    83    -H 

reine,  logée  chez  sa  sœur  la  princesse  de  Solms.  Il  y  avait  là 
un  cercle  assez  nombreux,  Mad.  de  Moltke,  lord  Gower,  le  prince 
d'Orange,  un  prince  autrichien  sans  nez,  quelques  suédois,  d'autres 
personne  encore... 

„...La  Reine,  écrit  Juliette,  a  reçu  maman  à  merveille.  Elle  lut 
„la  seule  embrassée  deux  fois  en  lui  disant:  «Combien  j'ai  souffert, 
«Madame  de  Krudener,  depuis  que  nous  ne  nous  sommes  vues!" 
„  Maman  lui  répondit:  „Eh!  qui  n'a  pas  souffert,  Madame!  sou  veut 
«les  peines  nous  sont  bien  utiles!" 

„On  parla  de  Valérie,  quelle  loua  beaucoup,  de  la  guerre  et 
„de  la  paix  et  maman  lui  dit  franchement  son  opinion.  Elle  pen- 
„sait  que  la  Reine,  avec  cette  belle  figure  d'ange,  ne  devait  point 
«haïr,  que  ces  sentiments  étaient  encore  plus  affreux  que  les  mal- 
„heurs  mêmes,  que  Bonaparte  était  à  plaindre  aussi,  qu'il  ne 
«pouvait  être  heureux,  et  qu'il  serait  humilié  à  son  tour.  Là- 
dessus  Mad.  Ou varof  s'écria:  «Oui!  avec  deux  cent  mille  hommes!" 
„ —  «Même  avec  deux  cent  mille  hommes!"  répondit  Maman. 
«Jusqu'à  présent  les  armées  ont  fait  peu  de  chose."  —  «Rien  n'est 
«plus  à  désirer  que  la  paix,  mais  une  paix  durable!"  répondit  la  Reine. 
«Alors  Maman  reprit:  «Je  vous  avoue,  Madame,  que  nous  sommes 
«trop  bornées  pour  savoir  ce  qui  se  passera  dans  deux  ans  d'ici.'" 

«La  Reine  était  rouge  d'agitation.  Toute  sa  figure  peignait  la 
«passion  lorsqu'on  parlait  de  Bonaparte  et  des  Français,  mais 
«Maman  avec  calme  la  contraria  souvent,  ce  qu'elle  n'est  point 
«habituée  à  subir,  je  crois,  et  ajouta:  «Vous  me  pardonnerez, 
«Madame,  mais  quand  l'échafaud  serait  là  (mettant  la  tête  sur  la 
«table),  la  vérité  m'est  plus  chère  que  tout  au  monde." 

«Cependant  après  une  longue  conversation  fort  animée  et  peu 
«commune  à  la  Cour  et  qui  dura  deux  heures,  la  Reine  reprit 
«sa  bonté  ordinaire  et  dit  que  sa  sœur  voudrait  peut-être  se 
«reposer,  et  on  partit... 

«Mad.  Ouvarof  était  toute  russe  et  prussienne  et  tenait  un  tout 
«autre  langage,  c'était  assez  naturel,  et  Maman  à  qui  la  Reine 
«adressait  la  parole  presque  toujours,  n'était  déconcertée  par  rien 
«et  avec  les  égards  dûs  au  rang  et  à  la  bonté  du  caractère  de 
«la  Reine  lui  dit  tout  ce  qu'elle  croyait  devoir  dire  dans  un  entre- 
«tien  qu'elle  n'avait  point  cherché  à  amener  et  qui  se  présentait 
«naturellement,  mais  qui  pouvait  peut-être  dans  les  mains  de 
«la  Providence  être  de  quelque  effet... 


N»    84    «H 

„...En  revenant  chez  elle  Mad.  Ouvarof  marqua  à  Maman  tout 
„son  étonnement  de  ce  quelle  avait  parlé  ainsi  à  la  Reine,  puis  on 
„parla  de  sa  superbe  figure,  qui  n'a  jamais  été  plus  belle  et  Mad. 
„  Ouvarof,   en  s'approchant  du  miroir,  dit  en  s'adressant  à  Maman 
„„Mais   cependant  je    trouve  ma  figure  plus    piquante."    Maman 
se  contenta  de  dire:   „Cependant  la  Reine  est  bien  belle,  Madame..." 
Tel   est  le   récit  que    fait  Juliette    du   premier  entretien  de  sa 
mère   avec  la  reine  Louise.     Y  en  eut-il  d'autres?     Assurément! 
mais   les   extraits    que  j'ai    sous   les  yeux  n'en  font  pas  mention. 
Je  trouve   seulement   à    la    date   du    Vendredi    2 1    mai ,   la    note 
suivante:    „Aujourd'hui   la  matinée    a    été   prise    par    une   partie 
„manquée.    La    Reine    avait    fait   prier   Maman  à  midi  et  voulait 
„arranger   un   déjeûner  dans    les  jardins    qui   bordent   le  Schloss- 
„teich.    Nous    y    vîmes    beaucoup    de    monde    en   arrivant,    mais 
„  c'étaient  des  spectateurs,    car   d'invités  il  n'y   avait  que  Mad.  de 
,,L.   G.  et  S.  et  quelques  autres  personnes.    On    nous   apprit  une 
„triste  nouvelle  de  Danzig  *   et  on  nous  renvoya  sans  même  avoir 
„vu  la  Reine,  qui  nous  envoya  sa  sœur  pour  nous  décommander. 
„I1    faisait  un    vent    terrible,    mais    du  reste  le  temps  était  beau. 
„Nous  accompagnâmes  Mad.  de  L.  chez  elle.  Un  prince  d'Anhalt 
„vint  aussi.  Il  a  été  souvent  chez  la  Reine,  qui  nous  a  dit  beau- 
coup de  bien  de  lui. 2  II  aime  passionément  Valérie,  que  la  Reine 
„lui  a  prêté  et  pour  le  lire  il  n'a  pas  dormi  de  la  nuit.     Il  a  dit 
„à  la  reine  qu'il  avait  reconnu  Maman,  sans   l'entendre  nommer, 
„que  c'était  l'idée  qu'il  se  faisait  de  l'auteur  de  Valérie..."  3 

1  Danzig  était  à  la  veille  de  capituler  (24-27  mai). 

2  On  voit  par  cette  phrase  que  la  reine  avait  eu  avec  Mad.  de  Krudener 
quelques  entretiens,  dont  les  détails  sont  inconnus. 

3  La  Radziwill,  la  Solms,  toute  la  camarilla  intime  de  la  reine,  Louise 
elle-même,  qu'en  pareille  occasion  sa  grandeur  n'attachait  pas  assez 
exactement  au  rivage,  prenaient  plaisir  à  cribler  «  Nôpel»,  le  parvenu,  de 
leurs  traits  plus  ou  moins  acérés.  Napoléon  en  avait  été  vivement  irrité  ; 
delà  ses  propos  de  lieutenant  sur  la  belle  reine  et  sur  le  bel  empereur. 

Mad.  de  Krudener  eut  le  droit  de  se  montrer  choquée  du  degré  de  haine 
qui  animait  en  ce  temps  la  malheureuse  Louise.  Les  saillies  de  la  reine 
avaient  quelquefois  l'air  de  partir  d'un  mauvais  cœur.  En  voici  un  exemple  : 

«...Le  5  mai  (1807)  écrit  Mad.  de  Rémusat  [Mém.  III,  i3y)  l'impératrice 
{Joséphine)  fut  frappée  d'un  coup  très  sensible  par  la  mort  de  son  petit 
fils  Napoléon.  Cet  enfant  avait  été  enlevé  à  ses  parents  en  peu  de  jours  par 
la  maladie  qu'on  appelle  le  croup.  On  ne  peut  se  figurer  le  désespoir  dans 
lequel  tomba  la  reine  de  Hollande...» 


«•     85     -H 

Quelques  lignes  écrites  à  Tepliz,  au  mois  d'août,  donnent 
quelques  renseignements  supplémentaires  sur  le  séjour  de  la  ba- 
ronne et  de  sa  fille  à  Kônigsberg;  ...„Le  vieux  Mayer  a  vu 
«Napoléon.  Il  ne  lui  trouve  rien  de  méchant;  sa  figure  lui  plait. 
„mais  le  calme  et  le  repos  (peut-être  apparent)  de  cette  figure 
„sont  effrayants,  à  ce  qu'il  dit.  Il  a  été  bien  honnête,  bien  aimable 
„pour  la  Reine.  Il  lui  a  dit  que  le  nuage  de  la  prévention  s'était 
„dissipé  en  la  voyant  de  près,  et  qu'elle  lui  apparaissait  comme  un 


Or,  voici  comment  Louise,  dans  une  lettre  à  son  frère  Georges,  parle 
de  cet  événement  «...Wir  sind  aile  recht  betrilbt  uber  den  Tod  des 
Kronprin^en  von  Holland  ;  ich  will  eine  neue  Farbe  erfinden,  um  den 
holden  Zweig  der  Hoffnung  aller  Kdse  ju  betrauern...»  Au  fond  la 
boutade  est  plus  innocente  qu'elle  ne  paraît  au  premier  abord.  La  pauvre 
reine  s'efforce  dans  toute  cette  lettre  de  cacher  ses  angoisses  sous  un 
masque  de  gaieté.  aManchmal  lach  ich  noch,  es  wird  mir  aber  hart 
eingesaljen.» 

La  lettre  au  prince  Georges  est  du  3o  juin  1807,  écrite  par  conséquent 
un  mois  après  le  départ  de  Mad.  de  Krudener.  Le  28  mai  précédent,  la 
reine,  rendant  compte  à  son  frère  du  séjour  à  Kônigsberg,  de  la  capitu- 
lation de  Danzig,  etc.,  avait  conclu  en  ces  termes:  a..  Dass  aber  eine 
Seele,  ein  Gem'ùth,  wie  das  meine,  ailes  tief  und  lebhaft  empfindet.  ist 
natiirlich...  Aber  wenn  einmal  ailes  durchgegangen,  so  finde  ich  mich 
auch  wieder....»  C'est  ce  qui  arriva.  Au  printemps  de  1808,  Louise  écri- 
vait à  son  père  :  . .  uGewiss  wird  es  besser  werden  :  das  verburgt  der 
Glaube  an  das  vollkommenste  Wesen.  Aber  es  kann  nur  gut  werden  in  der 
Welt  durch  die  Guten.  Deshalb  glaube  ich  auch  nicht,  dass  der  Kaiser- 
Napoléon  Bonaparte  f est  und  sicher  auf  seinem,  jet^t  freilich  gl'dn^enden 
Thron  ist.  Fest  und  ruhig  ist  nur  allein  Wahrheit  und  Gerechtigkeit. 
und  er  ist  nur  politisch,  das  heisst  klug,  und  er  richtet  sich  nicht  nach 

ewigen  Geset^en,   sondern  nach   Umstànden Sie  sehen  wenigstens  .  . 

dass  Sie  auch  im  Ungliick  eine  fromme  ergebene  Tochter  haben,  und  dass 
die  Grundsat^e  christlicher  Gottesfurcht  die  ich  Ihren  Belehrungen  und 
Ihrem  frommen  Beispiel  verdanke,   ihre  Friichte  getragen  haben. 

Mad.  de  Voss,  en  1797,  parlait  avec  admiration  de  la  piété  de  Louise. 
Une  lettre  reproduite  par  M.  Adolphe  Martin  (du  28  juin  1794)  prouve 
qu'immédiatement  après  son  mariage  la  princesse  professait  déjà  les  sen- 
timents dont  témoignent  ses  écrits  de  1808. 

Au  surplus  la  correspondance  de  la  reine  Louise  avec  la  baronne  de 
Krudener  a  été  conservée.  Elle  est  déposé  au  ministère  russe  des  affaires 
étrangères.  Pourquoi  Eynard,  qui  l'a  eue  entre  les  mains,  ne  l'a-t-il  pas 
opposée  au  démenti  indigné  de  Georges  de  Mecklenbourg? 

Les  contemporains  et  Frédéric-Guillaume  lui-même  ont  attribué  de 
l'influence  sur  la  reine  non  à  la  baronne  de  Krudener,  mais  a 
Borowsky,   alors   pasteur  à  l'église  de  Neurossgarten  (Kônigsberg). 


M*    86    -H 

„rayon  du  soleil  et  qu'il  éprouvait  l'ascendant  de  son  âme  et  de 
„sa  figure;  qu'il  désirait  le  lui  prouver  en  lui  rendant  la  province 
„qu'elle  désirait.  La  Reine  a  répondu  qu'elle  ne  voulait  que  la 
„paix  que  son  mari  désirait.  „Oui,  a-t-il  répondu,  mais  le  Roi  veut 
„tout  ravoir,  ce  qui  est  impossible  !  Choisissez  la  province  que  vous 
„aimez  le  plus!" —  J'éprouve  le  sentiment  d'une  mère  pour  ses 
„enfants,  a  répondu  la  Reine,  toutes  me  sont  chères,  mais  puis- 
qu'il le  faut,  je  vous  demanderai  la  Silésie?"...  —  „Qu'elle  vous 
„soit  donc  rendue,  quoique  je  l'aie  déjà  promise  à  l'Autriche!..." 
Juliette  ne  dit  pas  de  qui  elle  tenait  cette  anecdote. 

Il  y  avait  dans  la  religiosité  de  la  reine  un  je  ne  sais  quoi  de  mystique, 
mais  l'on  ne  saurait  affirmer  que  la  baronne  Juliane  y  ait  été  pour 
quelque  chose.  Une  lettre  écrite  après  la  paix  de  Tilsit  à  Mad.  de  Berg, 
porte  :  «...Dennoch  ist  der  Konig  grosser  als  sein  Widerfacher.  Nach 
Eylau  h'itte  er  einen  vortheilhaften  Frieden  machen  k'ônnen,  aber  da 
hdtte  er  frehvillig  mit  dem  bosen  Princip  unterhandeln  und  sich  mit 
ihm  verbinden  mitssen.  Jet^t  hat  er  unterhandelt,  gepvungen  durch 
die  Noth,  und  wird  sich  nicht  mit  ihm  verbinden.  Das  wird  Preussen 
einst  Segen  bringen  —  das  ist  mein  fester  Glaube...» 

La  lettre  au  prince  Georges  dont  j'ai  donné  un  fragment,  nous  présente 
en  juin  1807  Alexandre,  non  pas  comme  l'ange  blanc,  mais  comme  le 
bon  ange  (expression  familière  déjà  à  Mad.  de  Voss)  :  «...Wir  haben  uns 
so  mit  Leib  und  Seel'  an  den  guten  Engel  verschrieben  (nicht  an  den 
Doktor  Faust,  wie  Zastrow  wollte),  dass  nichts  in  der  Welt  geschehen 
kann,  als  mit  ihm  und  durch  ihn...  Mais  je  suis  éloignée  d'être  de  l'opi- 
nion de  M.  Pangloss,  aussi  faut-il  dire  que  lorsque  le  bon  philosophe 
écrivait  sa  philosophie,  le  diable  n'avait  pas  apparu  encore  aux  hommes 
sous  des  formes  humaines » 

Louise  a  été  la  victime  expiatoire  des  fautes  de  son  temps  et  de  ses 
propres  étourderies.  Son  martyre  a  fait  pardonner  les  convoitises  et  les 
défaillances  des  politiques  prussiens  de  1806,  la  guerre  follement  com- 
mencée avant  d'avoir  été  préparée,  conduite  au  hasard,  et  qui,  dès  les 
premières  défaites,  faillit  aboutir  à  une  paix  sans  dignité.  Quand  les 
meneurs  du  jour,  Haugwitz,  Beyme,  Lombard,  Zastrow...  ne  parlaient 
que  de  soumission,  Louise  osa  parler  de  résistance.  Elle  tint  haut  un 
assez  long  temps,  non  le  drapeau  particulier  de  la  Prusse,  mais  la  ban- 
nière de  l'Allemagne  unie.  Tous  ceux  qui  ne  désespéraient  pas  de  la 
patrie  se  serrèrent  autour  d'elle.  Pourquoi  faut-il  qu'on  l'ait  descendue 
de  son  piédestal  pour  la  mêler  a  Tilsit  à  des  marchandages  sans  noblesse  !... 
Elle  pleura  au  retour  :  ses  larmes  lui  ont  rendu  l'histoire  indulgente  et 
l'ont  en  quelque  sorte  sacrée.  «Ihr  Name,  a  dit  justement  von  Ranke, 
ist  mit  einem  poetischen  Anhauch  umgeben  und  durch  Pietiit  geheiligt...» 


ffiMm^^m$m®mmmm 


Les  dames  de  Krudener  quittèrent  Kônigsberg  avant  la  reine. 
Le  2  juin  elles  partirent  pour  Tepliz. 

Juliette  écrit  : 

—  „Août  1807.  Nous  avons  reçu  une  intéressante  lettre  de 
,.Mayer.  Il  écrit  à  Maman  et  lui  donne  bien  des  détails  sur  Kônigs- 
„berg.  Pendant  une  absence  qu'il  a  faite,  il  est  venu  un  général 
„français  qui  a  demandé  de  nos  nouvelles  et  a  trouvé  notre  loge- 
aient, a  demandé  ce  que  faisait  la  bonne  Juliette.  La  vieille  Mayer 
„n'a  pu  retenir  son  nom.  Heureusement  il  a  écrit  une  lettre  !  C'est 
,,Frégeville,  qui  était  à  l'armée,  et  dont  Maman  a  ignoré  l'existence, 
„du  moins  si  près  de  nous. 

„Dans  le  premier  moment  j'ai  presque  regretté  de  ne  pas  être 
„à  Kônigsberg.  Nous  aurions  sûrement  revu  des  connaissances  et 
„à  en  juger  par  Frégeville,  ils  ne  nous  ont  pas  oubliées,  mais 
,.lorsque  j'ai  vu  plus  loin  que  Rùchel  a  eu  l'idée  de  défendre  la 
., ville,  qu'on  a  bombardée  deux  jours,  qu'une  partie  des  faubourgs 
„a  brûlé,  ainsi  que  quinze  moulins,  j'ai  pensé  que  c'était  pour  le 
„mieux  !  D'autres  généraux  français  ayant  appris  que  Maman  avait 
„secouru  des  Français,  ont  prié  Mayer  de  la  remercier  en  leur  nom 
„et  ont  même  dit  qu'ils  en  parleraient  à  l'Empereur  !  Arnim  • 
„a  fait  mettre  dans  la  Vesta  un  poème  pour  Maman.  Cette 
„publicité  pour  une  chose  aussi  simple  que  celle  de  secourir  de 
„pauvres  blessés  lui  fait  de  la  peine,  d'autant  plus  que  c'est  Klein 
„qui  en  a  tout  le  mérite " 

1  Je  ne  sais  quel  est  cet  Arnim  ;  je  suppose  qu'il  s'agit  du  diplomate- 
littérateur  Charles  Otton  Louis,  plutôt  que  de  Louis  Achim  d'Arnim, 
le  mari  de  Bettina  Brentano. 


W»    88    -H 

La  lettre  de  Frégeville,  remplie  des  expressions  d'un  sincère  et 
vif  attachement,  invitait  les  dames  de  Krudener  à  faire  le  voyage 
de  France  et  à  passer  l'été  dans  son  château  du  Languedoc. 

—  «C'est  une  invitation  qu'on  serait  tenté  d'accepter  !  .  . ." 
remarque  Juliette.  „ Cette  chère  France,  quand  la  reverrons- 
nous  ?. . ." 

Hélas!  les  jours  paisibles,  les  jours  de  bonheur  avaient  fui 
pour  toujours  !  Les  deux  pauvres  femmes  ne  s'appartenaient 
plus  !... 


:.^^.'.T^.-.^^.-.^^.'.^^.-,^^.-,#^.-.^^.«.^ 


Le  17  mai  1807,  à  Kônigsberg,  Mad.  de  Krudener  était  entrée 
en  relation  avec  les  premiers  coureurs  de  l'armée  chiliaste.  Elle 
avait  eu  quelques  heures  d'entretien  avec  le  fameux  Adam  Muller. 
du  Meisenbacherhof  près  Nussloch,  grossier  paysan,  dont  l'Eternel 
avait  fait  un  prophète,  chargé  d'une  mission  auprès  du  roi  de 
Prusse. * 

Muller  avait  conté  à  la  baronne  l'histoire  de  sa  vocation: 

En  1805,  huit  jours  avant  Noël,  il  avait  eu  une  vision.  Une 
figure  blanche  lui  avait  annoncé  que  la  guerre  allait  s'allumer 
entre  la  Prusse,  la  Russie  et  la  France.  „N'en  dis  rien!.."  avait 
recommandé  le  spectre. 

Au  bout  d'un  an,  nouvelle  apparition  du  même  fantôme,  qui 
cette  fois  parla  autrement.  „Pars,  dit-il  à  Muller;  va  trouver  le 
Roi  !  qu'il  se  convertisse  et  qu'il  convertisse  son  peuple  !  qu'il 
demande  grâce  au  Tout-Puissant  et  qu'il  se  repente  de  ses  ini- 
quités ! . .  Dis-lui  qu'il  ne  se  fie  ni  à  la  valeur  de  ses  soldats  ni 
à  la  multitude  de  ceux  de  ses  alliés  ;  il  ne  saurait  attendre  de 
secours  que  du  Dieu  vivant..!" 

Quinze  jours  après  surgit  un  vieillard  à  cheveux  gris,  qui 
tenait  sous  le  bras  l'Ancien  Testament  et  le  Nouveau.  Le  vieillard 
ouvrit  le  livre  et  lut  à  haute  voix  les  prophéties  d'Esaïe,  depuis 
le  chapitre  58  jusqu'au  650. 

Quand  il  eut  fait  :  „  Va  !  répète  au  Roi  ce  que  tu  viens  d'en- 
tendre !  commande  lui,  au  nom  de  l'Eternel,  de  faire  selon  ce 
qui  est  écrit  !  qu'il  sanctifie  le  sabbat  et  qu'il  revienne  à  Dieu  !  .  . 
S'il  se  soumet  aux  volontés    du  Très -Haut,    les  Français    seront 


1  Frédéric-Guillaume,  sans  être  un  chiliaste  décidé,  avait  pris  quelque 
chose  de  la  doctrine  en  vogue  dans  la  première  partie  du  siècle,  au 
moins  d'après  M.  Emile  Guers  (Israël  aux  derniers  jours,  p.  197). 


N*    90    -H 

dispersés,  comme  une  paille  légère  l'est  au  souffle  du  vent; 
F  Eternel  fera  éclater  ses  prodiges,  le  Roi  verra  fuir  ses  ennemis, 
et  la  France  sera  partagée  entre  les  chefs  des  nations  ! . .  Si,  au 
contraire,  il  refuse  de  se  soumettre  aux  ordres  du  Seigneur, 
annonce-lui  qu'au  fléau  de  la  guerre  vont  se  joindre  le  fléau  de 
la  peste  et  le  fléau  de  la  famine!.." 

Muller  ne  remuant  pas,  à  quelques  jours  de  là  parut  un  jeune 
homme,  menaçant  et  terrible.  Il  reprocha  au  prophète  son  peu 
d'obéissance.  „Le  sang  versé  retombera  sur  ta  tête  !  pars  donc 
et  va  trouver  le  Roi  ! . .  que  crains-tu  ? . .  L'Eternel  guidera  tes 
pas  !  Tu  passeras  sans  danger  à  travers  les  armées  et  la  mer  en 
furie  ne  pourra  rien  contre  toi  !..  va  donc  !  ne  prends  avec  toi 
aucun  argent  !  emporte  un  pain  seulement  pour  ta  subsistance  ! 
le  Seigneur  veillera  sur  toi  !  . ." 

Muller  aussitôt  avait  pris  congé  de  sa  femme  et  de  ses  enfants, 
il  avait  donné  un  dernier  regard  à  son  champ  et  s'était  mis  en 
route.  „  Je  parlerai  au  Roi  ;  je  lui  parlerai  certainement  !  Je  ne 
crains  point  ceux  qui  ne  peuvent  tuer  que  le  corps!.." 

Et  pour  finir  il  déclara  que  Bonaparte  était  un  châtiment  envoyé 
aux  hommes  par  l'Eternel  ! . . 

Désormais  les  Adam  Muller  allaient  se  presser  en  foule  sur  le 
chemin  de  la  baronne  !  . . 


%Jte? 


^^^r^^^^r^^^^ 


Macl.  de  Krudener  se  rendit  à  Dresde,  d'où  elle  passa  en  Si- 
lésie,  dans  l'intention  de  visiter  les  communautés  moraves  de 
Herrenhut. 

Les  frères  occupaient  plusieurs  villages  des  environs  de  Bauzen. 
En  apparence  ils  ne  se  mêlaient  que  de  prières,  mais  les  pire- 
ennemis  de  Napoléon,  quand  il  cherchaient  un  refuse,  le  trouvaient 
auprès  d'eux.  Dumouriez  naguère  avait  habité  un  de  leurs  vil- 
lages. Une  sorte  d'affiliation  les  unissait  aux  mécontents  de 
l'Allemagne,  de  la  Suède  et  de  la  Suisse.  Ils  ne  conspiraient  cer- 
tainement pas,  mais  leurs  croyances  religieuses  les  mettaient  en 
communion  avec  les  sectaires  opposés  à  l'ange  de  l'abîme,  Apol- 
lyon,  et  sans  le  savoir  peut-être,  ils  servaient  d'intermédiaires  entre 
les  membres  de  l'invisible  Eglise  des  Piétistes  et  ceux  de  cette 
autre  invisible  Eglise  qui,  en   1808,  allaient  fonder  le  Tugcndbund. 

La  baronne,  arrivée  à  Klein  Welck,  l'un  des  hameaux  moraves. 
y  vit  plusieurs  amies  de  Jung-Stilling,  la  comtesse  Werther,  qui 
avait  connu  Saint  Martin  le  théosophe,  la  comtesse  Henriette  de 
Hohenthal,  et  les  deux  nièces  de  cette  dame,  Mesd.  Wilhelmine  et 
Fréderique.1 

Mad.  de  Krudener  resta  trois  semaines  en  leurs  compagnie. 
Accueillie  d'abord  avec  une  certaine  défiance,  car  on  la  trouvait 
un  peu  exagérée  et  trop  facile  à  croire  aux  visions  et  aux  pro- 
diges, elle  réussit  à  effacer  cette  première  impression  en  prodiguant 
les  soins  les  plus  tendres  et  les  plus  dévoués  à  une  jeune  dame 
russe  dont  le  mari  venait  de  mourir  subitement. 

11  ne  semble  pas  cependant  que  les  chefs  moraves  aient  partage 
l'engouement  des  dames  de  Hohenthal  pour  leur  visiteuse.  Un  de- 
pères  de  la  communauté,  le   vieux  Baumeister,  quand  Juliane  lui 

i    aSendschreiben    geprufter    Christen     an Jung.»     Lettres    du 

S  décembre,  23  décembre  1807,  8  mai  1808. 


^    92    ^ 

fit  ses  adieux  la  chargea  d'un  avis  pour  Jung-Stilling  qui  était 
un  conseil  détourné  pour  elle-même:  „Dites  bien  à  Jung,  de  la 
part  de  moi  Baumeister,  qu'il  se  garde  de  faire  de  vous  une 
chrétienne  extraordinaire!.." 

De  Herrenhut  la  baronne  alla  à  Dresde,  où  le  monde  faillit  se 
ressaisir  d'elle,  quoiqu'elle  logeât  chez  une  personne  connue  pour 
sa  piété,  Mad.  de  Kûgelgen.  Un  mal  de  gorge  la  sauva,  en  la 
contraignant  à  garder  la  chambre. 

De  Dresde  à  Carlsruhe,  chez  Jung-Stilling!.. 

Jean  Henri  Jung,1  surnommé  Stilling,  charlatan-oculiste  et  dé- 
vot-charlatan, pétri  de  plus  de  vanité  encore  que  de  religion, 
madré  du  reste  autant  que  pas  un,  vivait  en  apparence  au  jour 
la  journée,  comme  un  oiseau  du  ciel  ou  comme  un  lis  des  champs. 
Les  souverains,  que  dupait  sa  bonhomie  plus  ou  moins  naïve, 
s'empressaient  de  lui  offrir  des  places,    qu'il  s'empressait  d'accep- 

I  La  biographie  de  Jung  se  rencontre  partout.  Chacun  sait  qu'il  fut 
charbonnier,  apprenti  tailleur,  magister  de  village,  médecin,  professeur  a 
Kaiserslautern  de  matières  auxquelles  il  n'entendait  rien,  et  qu'il  mourut 
dans  un  âge  avancé,  le  jeudi  saint  de  l'année  1817,  conseiller  du  mar- 
grave grand  duc  de  Bade,  pourvu  de  beaux  traitements,  etc.  Un  curé  lui 
avait  légué  la  formule  de  je  ne  sais  quel  collyre,  capable  de  guérir  tous 
les  maux  d'yeux  imaginables.  Il  distribua  ce  collyre,  gratuitement  selon 
le  vœu  de  l'inventeur,  puis  courut  l'Allemagne  et  la  Suisse,  pour  y  faire 
des  opérations  de  cataracte.  De  l'œil  blessé  il  arrivait  ce  qui  plaisait  à 
Dieu  et  au  collyre  de  l'ecclésiastique  ;  Jung  ne  se  souciait  ni  d'attendre  le 
résultat  ni  de  donner  à  ses  opérés  les  soins  consécutifs  indispensables. 

II  me  suffira  je  pense  pour  démontrer  au  lecteur  la  singulière  fatuité  de 
ce  personnage  de  dire  qu'outre  beaucoup  de  romans  et  de  poèmes  il 
fit  paraître  : 

Mannheim  «  Lehrbuch  der  Forstwissenschaft»,  1781.  2  vols.  2e  éd.  1789. 

Nurnberg,  «Lehrbuch  der  Fabrikwissenschaft»,  1785.  2e  éd.  1794. 

Leipzig,  a  Lehrbuch  der  Handlungswissenschaft»,  1785.  2e  éd.  1799. 

Leipzig,  «Lehrbuch  der Staatspoli^eiwissenschaft»,  1788. 

Leipzig,  «Lehrbuch  der  Finanpvissenschaft»,  1789. 

De  plus,  M.  le  conseiller  Jung,  oculiste  et  prophète,  donnait  des  leçons 
d'histoire  naturelle  aux  élèves  du  pensionnat  Graimberg.  «De  omni  re 
scibili  et  quibusdam  aliis  !...» 

Sans  aucun  talent  extraordinaire  ni  même  marqué,  Stilling  réussit  a 
vivre  dans  l'aisance  et  plaça  fort  avantageusement  sa  nombreuse  pro- 
géniture. 

Avant  de  mourir,  Jung  s'administra  la  Sainte-Cène.  Il  n'y  a  rien  dans 
cet  acte  que  de  naturel,  chaque  piétiste  se  considérant  comme  de  race 


«•    93    -H 

ter,  bien  qu'il  fût  incapable  de  les  remplir.  On  le  comblait  de  fa- 
veurs; le  monde  entraîné  imitait  l'exemple  des  grands.  Stilling 
était  devenu  pour  les  inspirés  une  sorte  de  pape,  à  qui  rien  ne 
manquait,  et  moins  que  toute    chose    un  denier   de    Saint-Pierre. 

Il  avait  publié  coup  sur  coup  l'histoire  des  premières  années  de 
sa  vie,  éditée  par  les  soins  de  Gœthe,  autrefois  son  camarade  à 
l'Université  de  Strasbourg,  puis  les  Scènes  du  monde  des  Esprits, 
la  Nostalgie,  Thèobald,  l'Homme  gris,  etc.  Le  premier  de  ces 
ouvrages  avait  charmé  le  public,  dégoûté  des  sottes  aventures  des 
chevaliers  à  l'ambre  et  des  marquises  musquées,  ravi  de  rencon- 
trer enfin  des  personnages  vraisemblables  et  des  sentiments  à  peu 
près  naturels.  Heinrich  Stilling'' s  Jugend  avait  eu  un  véritable 
succès.  Quelques  pages,  il  est  vrai,  annonçaient  déjà  les  théories 
dont  Jung  devait  plus  tard  se  faire  l'apôtre,  mais  elles  étaient 
clair-semées  et  leur  étrangeté  discrète  prêtait  au  volume  quelque 
chose  du  merveilleux  d'un  roman. 

Le  public  se  refroidit  quand  parurent,  sans  l'assistance  de  Gœthe, 
les  Scènes  du  monde  des  Esprits.  On  ne  peut  parcourir  ces  élucu- 
brations  singulières  sans  éprouver  quelque  chose  de  cette  inquié- 
tude qui  étreint  le  visiteur  d'un  asile  d'aliénés.    Jung   y  prêche  la 

sacerdotale.  Néanmoins  quelques-uns  de  ses  biographes  et  entre  autres 
Mlle  Spoerlin,  ont  cru  devoir  supprimer  cette  circonstance,  afin  de  ne 
pas  froisser  leurs  lecteurs. 

Stilling  faisait  des  saints.  Une  sorte  d'almanach  qu'il  publia  de  i8o5  à 
1817,  et  dont  les  premiers  cahiers  étaient  munis  d'un  calendrier,  donne 
place  à  quantité  de  bienheureux  de  l'invention  de  M.  le  conseiller.  On  y 
trouve*  Arnd,  Jane  Leade,  Arnold,  tous  les  coryphées  du  parti  piétiste. 

Une  femme  qui  l'a  connu  écrit  de  lui  : 

«...Quant  à  Jung,  bien  souvent  nous  avons,  mes  frères,  mes  sœurs  et 
moi,  causé  avec  lui  de  la  venue  du  Seigneur  et  de  tout  ce  qui  s'y  rattache. 
Il  me  souvient  qu'un  jour  nous  étions  tous  ensemble  chez  notre  frère 
Jacques;  Jung  nous  déclara  qu'il  avait  la  certitude  absolue  de  mourir 
de  la  mort  des  martyrs.  Frère  Joachim  lui  demanda  alors,  mais  fort 
sérieusement,  ce  qu'il  pensait  de  Napoléon,  et  le  bon  Jung  nous  confia 
qu'il  ne  le  tenait  pas  précisément  pour  l'Antéchrist  lui-même,  mais  seule- 
ment pour  le  précurseur  de  l'Antéchrist.  Il  fondait  son  opinion  sur 
l'odieux  catéchisme  alors  en  usage  en  France,  mais  autant  que  j'ai  pu 
savoir,  ce  catéchisme  ne  fut  pas  reçu  partout  et  ne  dura  guère  .  .  . 

...  Je  reviens  à  Jung-Stilling  pour  dire  que  je  l'ai  beaucoup 
aimé;  il  était  bon,  il  était  pieux;  son  commerce  était  plein  de  charme 
et  des  plus  édifiants,  mais  j'avoue  qu'il  y  a  dans  ses  ouvrages  des  choses 
que  je  ne  saurais  accepter..  »  (Anna  Schlatter.  Lettre  du   [6  janv. 


H-    94    *W 

croyance  aux  apparitions,  aux  visions,  aux  pressentiments,  aux 
suggestions  diaboliques,  aux  prédictions,  aux  sorts  bibliques.  La 
République  de  Bâle  jugea  prudent  de  défendre  la  lecture  de  ce 
livre,  qui  avait  tourné  la  cervelle  à  quantité  de  jeunes  filles  du 
canton  et  provoqué  dans  la  ville  une  épidémie  de  hallucinations; 
le  Wurtemberg  suivit  l'exemple  donné  par  les  Bâlois. 

Jung  finit  par  trouver  dans  l'Apocalypse    un   guide    politique.  ' 

Il  faut  convenir  que  la  Révolution  française  avait  troublé  beau- 
coup de  têtes  mieux  organisées  que  n'avait  jamais  été  la  sienne. 
Un  peu  partout  on  s'était  pris  à  interroger  l'illuminé  de  Patmos 
sur  les  événements  du  jour. 

Le  signe  de  la  bête,  dont  il  est  question  dans  l'Apocalypse, 
était  la  cocarde  tricolore  :  cela  parut  incontestable  à  beaucoup  de 
gens.  On  se  plut  à  expliquer  de  semblable  façon   tout  ce  qui  ar- 

1  Jung  (7.  H.  Jung' s  gen.  Stilling  Lebensgesch.  III.  Aufl.  i852, 
p.  638,  etc.)  rapporte  lui-même  en  parlant  de  1 799-1800  : 

((...Die  wichtigen  Folgen,  welche  de  franjosische  Révolution  hatte,  und 
die  Ereignisse,  welche  hin  und  wieder  %um  Vorschein  kamen,  machten 
allenthalben  auf  die  wahren  Verehrer  des  Herrn,  die  au/  die  Zeichen 
der  Zeit  merkten,  einen  tiefen  Eindruck.  Verschiedene  fingen  nun  an, 
geivisse  Stiïcke  aus  der  Offenbarung  Johannis  auf  dièse  Zeiten  an^u- 
wenden....  Sehr  verstîindige  Mânner  hielten  schon  die  fran^ôsische 
Kokarde  fur  das  Zeichen  des  Thiers  und  glaubten  also.  das  Thier 
aus  dem  Abgrund  sei  schon  aufgestiegen  und  der  Mensch  der  S'ùnden 
wirklich  da.  Dièse  jiemlich  allgemeine  Sensation  unter  den  wahren 
Christen  kam  Stilling  bedenklich  vor.... 

Auf  der  andern  Seite  war  es  ihm  doch  ausserst  wichtig,  dass  der 
bekannte,  fromme  und  gelehrte  Pralat  Bengel  schon  vor  fïmfjig  Jahren 
in  seiner  Erklarung  der  Apokalypse  bestimmt  vorausgesagt  hatte.  dass 
in  dem  let^ten  Jahr^ehent  des  achtjehnten  Jahrhunderts  der  grosse 
Kampf  anfangen  und  der  r'ômische  Stuhl  gesturt^t  werden  sollte.  Dièses 
hatte  nun  ein  ungenannter  in  Karlsruhe  in  einer  ndhern  und  bestimmten 
Erklarung  des  Bengel 'schen  apokalyptischen  Rechnungssystems  noch 
genauer  ausfindig  gemacht,  und  sogar  die  Jahre  aus  dem  neunjiger 
Jahr^ehent  festgeset^t.  in  welchem  Rom  gestiirt^t  werden  sollte.  und  dies 
acht^ehn  Jahr  vorher,  ehe  es  wirklich  eintraf...» 

Herder  (Das  Buch  von  der  Zukunft  des  Herrn.  Riga  1779,  p.  148 
et  suiv.)  avait  déjà  donné  du  chiffre  de  la  bête  —  666  —  une  explication 
qui  concordait  avec  celle  de  Jung:  «Geheimniss»  oder  «Abfall». 
<Der  Abfall  war  das  Thier.  Aufruhr  hiess  sein  Name...» 

Les  modernes,  comme  on  sait,  traduisent  666  par  Néron  César  et  la 
variante  616  de  quelques  manuscrits  par  Nero,  forme  romaine  au  lieu  de 
la  forme  grecque  Néron.  (Voy.  Ed.  Reuss,  l'Apocalypse,  p.  107-1 10.) 


«•    95    *« 

rivait.  Des  prophètes  surgirent.  La  coterie  déjà  ancienne  des  chi- 
liastes  grandit  et  acquit  de  l'importance:  de  tous  côtés  éclata  l'an- 
nonce du  règne  millénaire. 

Quelques  principicules  allemands  favorisèrent  les  nouveaux  pro- 
phètes. Pour  certains  d'entre  eux  ce  fut  une  façon  dépourvue 
de  danger  de  conspirer  contre  Napoléon,  ou  tout  au  moins  de 
se  tenir  au  courant  des  révoltes  de  l'opinion  publique. 

L'IUuminisme,  qui  avait  régné  dans  les  cours  d'Allemagne  sur  1 1 
fin  du  18e  siècle,  contribua  puissamment  à  assurer  le  succès  des 
Inspirés. 

Par  la  mort  de  Frédéric  le  Grand,  le  17  août  1786,  la  direc- 
tion des  intelligences  avait  passé  pour  un  temps  des  philosophes 
à  leurs  plus  infimes  adversaires.1 

Déjà  bien  des  années  avant  la  fin  du  grand  roi,  il  s'était  formé 
en  Europe  et  plus  particulièrement  en  Allemagne  une  foule  d'as- 
sociations secrètes,  établies  sur  le  modèle  de  la  franche  maçonnerie 
Nombre  de  princes  s'étaient  affiliés  à  ces  loges  mystiques,  Louis 
Ernest   et    Auguste    de    Saxe-Gotha,    Charles  Auguste    de   Saxe- 

1  L'historien  von  Ranke  (Notif  iiber  die  Memoiren  des  Grafen  von 
Haugwitj  XLVII,  274)  écrit  d'une  collection  de  lettres  réunies  par 
l'ancien  ministre  prussien  :  «. ..Die  Sammlung  beginnt  mit  einer  Anifahl 
von  Brie/en  von  den  beiden  Stolberg,  mit  denen  Haugwîtf,  wie  m  an 
durch  Gœthe  weiss,  einst  eine  gemeinschaftliche  Reise  nach  der  Sclnveij 
gemacht  hatte,  von  Lavater,  Claudius,  Priw;  Karl  von  Hessen,  Her^og 
Ferdinand  von  Braunschweig,  dem  Prin^en  von  Preussen.  Die  meisten 
sind  litterarischen  Inhalts.  Sie  ^eigen  den  Geist  des  1 8ten  Jahrhunderts 
in  seiner  dem  Geheimnissvollen,  Wnnderbaren  und  der  positivcn  Religion 
wieder  pigewandten  Richtung  ;  die  merkw'ùrdigsten  von  allen  sind  die 
Briefe  des  Prin^en  Karl  von  Hessen.  Man  bekannte  sich  f«  der  Lehre. 
dass  der  Mensch  in  die  Materie  versunken  und  durch  Christus  gerettet 
sei,  und  suchte  derselben  durch  geheimnissvolle  Verbruderungen  Raum 
in  der  Welt  pt  machen.  Prin?  Karl  hatte  in  Kassel,  Braunschweig  und 
Berlin  Verbindungen.  Wir  finden  ihn  in  Kassel  bei  seinem  Vater  mit 
dem  diinischen  Gesandten  Wdchter,  von  dem  ein  neues  System  mysti- 
scher  Maurerei  ausgegangen  ju  sein  scheint.  Als  dann  der  Prin;  nach 
Berlin  ging,  wurde  er  selbst  von  Friedrich  II.  gut  aufgenommen. 
Seinen  vornehmsten  Verkehr  aber  hatte  er  mit  dem  Prinjen  von  Preussen 
nicht  ohne  Theilnahme  Wœllner's,  der  sich  ^uweilen  der  mystischen 
Ausdriicke  Jakob  Bohme's  bediente,  worin  ihm  Prinj  von  Hessen  secun- 
dirte.  In  den  Brie/en  des  Prin^en  von  Preussen  tritt  ein  lebendiger 
Eifer  hervor,  dem  uso  traurigen  Ver/ail»  der  Kirche  im  Lande  Ein- 
halt  71/  thun.  Es  w'àre  intéressant,  diesen  Andeutungen  nachjugehen...» 


M»    96    «H 

Weimar,  Ferdinand  de  Brunswick,  le  prince  de  Neuwied,  le  baron 
de  Dalberg,  Charles  de  Hesse,  et  même,  dit-on,  le  coadjuteur  de 
Mayence.  Dans  la  Bavière,  dans  le  Wurtemberg,  dans  le  marquisat 
de  Bade,  dans  la  Hesse,  les  Illuminés  avaient  rencontré  des  par- 
tisans nombreux  et  actifs.  Le  prince  Eugène  de  Wurtemberg,  le 
prince  de  Dessau,  le  propre  frère  du  margrave  de  Bade  et  celui 
de  son  ministre  dirigeant  von  Edelsheim  étaient  à  la  tête  des 
sectaires  de  l'Allemagne  du  Sud. 

Frédéric-Guillaume  II  de  Prusse  resta  toute  sa  vie  le  jouet  des 
Rose-Croix.  Il  n'était  encore  que  prince  royal,  que  le  pasteur 
Wœllner  et  le  baron  de  Bischofswerder  le  maniaient  déjà  à  leur  gré. 
Devenu  roi,  il  ne  leur  échappa  que  par  instants. 

A  son  avènement  au  trône  Frédéric-Guillaume  III  avait  chassé 
les  favoris  de  son  père.  Il  avait  nettoyé  quelque  peu  les  écuries 
d'Augias,  mais  les  Illuminés,  chassés  de  Berlin,  avaient  trouvé 
ailleurs  des  asiles  prospères. 

La  Cour  de  Carlsruhe  en  particulier  était  devenue  comme  le 
séminaire  de  leur  parti  transformé  et  c'était  Jung-Stilling  qui  diri- 
geait ce  séminaire. 

Jung  n'eût  parlé  que  dans  le  vent  si  le  margrave  de  Bade 
n'avait  eu  des  petites-filles,  et  si  ces  petites-filles,  mariées  à  des 
souverains,  n'avaient  joui  dans  leur  pays  d'adoption  d'une  autorité, 
dont  elles  usèrent  largement  en  faveur  des  Inspirés. 

L'impératrice  de  Russie,  femme  d'Alexandre,  était  une  princesse 
de  Bade.  La  femme  de  Gustave-Adolphe  IV,  roi  de  Suède  était 
pareillement  une  princesse  de  Bade. 

Gustave- Adolphe,  plus  faible  d'esprit  que  son  beau-frère,  devint 
la  première  victime  de  Jung-Stilling. 

Né  le  1er  novembre  1778,  il  avait  succédé  à  Gustave  III  le  29 
mars  1792.  En  1803,  il  était  allé  à  Carlsruhe,  d'où  il  ne  revint 
en  Suède  que  sur  la  fin  de  1804,  absolument  converti  aux  idées 
chiliastes.  Dans  la  persuasion  où  il  était  de  la  chute  prochaine 
de  la  bête,  il  s'engagea  en  1807  dans  une  guerre  qu'il  tenta  fol- 
lement de  continuer  contre  Napoléon,  même  après  Friedland  et 
après  Tilsit.  Un  ange  de  cent  coudées  devait  être  son  auxiliaire 
dans  cette  lutte  :  l'ange  ne  parut  pas. 

Une  révolution  de  palais  renversa  Gustave  en  1809  et  il  parla 
de  se  retirer  dans  une  communauté  morave.  Vers  la  fin  de 
1814,  après  s'être  séparé   de  sa  femme,    il  voulut  créer  un  ordre 


H*     97     -H 

des  frères  noirs  et  partir  à  leur  tête  pour  Jérusalem,  à  la  ren- 
contre du  Christ-Roi.  Toutes  les  nations  de  l'Europe  étaient 
conviées  à  cette  entreprise;  mais  la  peste  régnait:  personne-  ne 
répondit  à  l'appel  —  si  ce  n'est  peut-être  le  docteur  Staub. 

Dans  le  temps  même  où  la  baronne  de  Krudener  se  mettait  à 
l'école  de  Jung,  les  correspondants  de  l'inspiré  badois  insistaient 
plus  que  jamais  sur  l'imminence  de  la  fin  des  temps...  „Déjà  le 
Christ  touche  notre  terre,  et  la  clé  de  David  à  la  main,  il  s'ap- 
prête à  fouler  sa  vendange..."  Ainsi  écrivait  le  24  décembre  L807, 
Jean  Schmid,  secrétaire  de  PfefTel.  „Nous  entrons  dans  une  année 
nouvelle,  qui  sera  témoin  de  grands  événements.  Le  Seigneur 
s'en  va  susciter  quelque  nouvel  Auguste,  quelque  nouveau  Cyrus, 
chargé  de  réunir  tous  les  peuples  de  la  terre  sous  la  houlette 
divine...!" 

Mad.  de  Krudener,  devenue  l'élève  de  Jung,  sut  bientôt  tout 
ce  qu'il  avait  à  lui  apprendre,  les  mystères  du  chiliasme  et  ceux 
du  monde  des  esprits.  Disposée  comme  elle  était  à  l'égard  de 
l'extraordinaire,  l'intimité  où  elle  vécut  avec  l'inspiré  commença 
de  la  perdre.  Elle  songea  dès  lors  à  devenir  une  chrétienne  hors 
ligne  et  montra  plus  d'inclination  que  jamais  à  accepter  d'emblée 
ce  que  d'emblée   les  autres  eussent  jugé  indigne    de   les  occuper. 

Depuis  quelque  temps  elle  habitait  Carlsruhe,  quand  elle  s'avisa 
tout  à  coup  qu'il  lui  fallait  aller  présenter  ses  respects  à  la  grande 
duchesse  de  Bade. *  Ce  devoir  lui  parut  d'autant  plus  impérieux 
que  la  reine  de  Bavière  et  celle  de  Suède,  l'électrice  de  Hesse  et 
la  duchesse  de  Brunswick-Oels  venaient  d'arriver. 

I  Louise,  comtesse  de  Hochberg,  ne'e  Geyer  de  Geyersberg,  seconde 
femme  (1787)  de  Charles  Frédéric.  Les  princesses,  dont  il  est  question, 
étaient,  ainsi  que  l'impératrice  de  Russie,  filles  de  Charles  Louis  de 
Bade  (14  février  1755,  prince  héritier,  né  du  premier  mariage  de  son 
père  et  mort  en  i8o3).  De  son  union  avec  Amélie  Frédérique  de  Hesse- 
Darmstadt  (1774)  Charles  Louis  avait  eu: 

i°  Caroline,  femme  de  Maximilien  Joseph,  roi  de  Bavière. 

20  Elisabeth,  impératrice  de  Russie. 

3°  Frédérique,  femme  de  Gustave  Adolphe  IV,  roi  de  Suède. 

40  Wilhelmine,  grande  duchesse  de  Hesse-Darmstadt. 

5°  Marie,  grande  duchesse  de  Brunswick-Oels,  qui   mourut  en   1808. 

II  eut  en  outre  un  fils,  marié  à  la  princesse  Stéphanie  de  Beauharnais 
et  qui  devint  grand  duc  de  Bade  en  1  8 1 1  (mort  181 8). 


*+►     98    *H 

Quittant  pour  un  temps  l'apôtre  du  supra-naturalisme  et  du 
chiliasme,  Mad.  de  Krudener  se  fit  introduire  auprès  des  princesses 
en  villégiature. 

Quand  elles  furent  parties,  elle  se  mit  à  visiter  les  pauvres. 
„Un  jour,  voyant  une  servante  qui  pleurait,  elle  s'enquit  du  sujet 
de  ses  larmes  et  apprenant  que  la  pauvre  fille,  autrefois  dans 
l'aisance,  faisait  pour  la  première  fois  de  gros  ouvrages,  dans  la 
rue,  où  tout  le  monde  pouvait  la  voir,  elle  lui  prit  le  balai  des 
mains  et  lui  fit  un  petit  discours:  „I1  n'y  a  aucune  humiliation  à 
faire  une  œuvre  utile.  De  plus  grands  que  vous  et  moi  l'ont  fait. 
La  vierge  Marie,  qui  descendait  de  plusieurs  rois  a  balayé...,  et  le 
fils  de  Dieu  lui-même...  aura  aussi  pris  le  balai  des  mains  de 
sa  mère  pour  la  soulager..."  l 

En  même  temps  que  la  baronne  s'occupait  des  pauvres,  elle 
préparait  un  nouveau  roman.  La  Cabane  des  Lalaniers  avait 
été  décidément  abandonnée,  mais  une  sœur  de  la  reine  de  Prusse, 
la  princesse  de  Solms-Braunfels,  venait  de  fournir,  sans  y  penser, 
à  Mad.  de  Krudener  le  sujet  d'une  œuvre  nouvelle,  ^Othilde  ou 
le  Souterrain",  qui  devait  être  essentiellement  vertueuse  et  chré- 
tienne, genre  moyen-âge. 

Dans  le  courant  de  mai  1808,  Juliane  alla  à  Bade,  où  se  trouvait 
M.  Louis  de  Krudener,  où  se  trouvait  aussi  la  reine  Hortense... 
„Mad.  de  Krudener  passait  ses  matinées  chez  la  reine...  et  lui  lut 
Othilde.  dont  elle  fut  enchantée..." 

Il  arriva  un  moment  où  il  n'y  eut  plus,  ni  à  Bade  ni  à  Carls- 
ruhe,  aucune  Altesse  encombrante.  Mad.  de  Krudener  revint  à 
Jung-Stilling. 2 

Mais  Jung-Stilling!  et  toujours  Jung-Stilling!...  La  conversation 
de  l'inspiré  n'offrait   plus  rien  de  bien  neuf!...    l'humeur  naturelle 

1  Ces  détails,  qui  n'ont  pu  être  connus  que  par  la  baronne  elle-même, 
rappellent  quelques  anecdotes  de  la  vie  de  Mad.  Guyon.  (Cologne  1720. 
p.  275  et  II,  55  et  97.) 

2  Eynard  dit  que  Mad.  de  Krudener  essaya,  à  cette  époque,  d'un 
voyage  dans  le  Wurtemberg.  «  Mais  la  correspondance  déjà  active . 
qu'elle  entretenait  avec  les  communautés  moraves  et  d'autres  amis, 
excita  les  craintes  et  les  soupçons  de  la  police  wurtembergeoise  ;  on 
ouvrit  ses  lettres....:  l'ennui  de  cette  surveillance  la  décida  à  retourner 
à  Carlsruhe...» 


M*    99    «h 

de  la  baronne,  qui  n'avait  jamais  passé  pour  un  modèle  de  cons- 
tance, reprit  le  dessus. 

On  contait  à  Carlsruhe  que,  de  l'autre  côté  du  Rhin,  dans  une 
vallée  des  Vosges,  un  certain  pasteur  Fontaines  opérait  miracles 
et  prophétisait.  ' 

Voilà  la  baronne  en  route  avec  ses  filles  et  ses  gens.  Une  vi- 
site en  passant  à  un  ancien  officier  suisse  devenu  négociant  à 
Strasbourg  ;  une  autre  visite  au  Ban  de  la  Roche,  alors  tout  rempli 
de  voyantes!...  Enfin  comme  j'ai  dit,  au  commencement  de  juin 
on  arriva  au  presbytère  de  Sainte-Marie-aux-Mines. 

1  Eynard  dit  que  le  ministre  étant  en  chaire,  un  orage  commença  à 
gronder,  menaçant  de  détruire  les  récoltes.  Fontaines  se  mit  à  prier,  avec 
tant  de  ferveur,  que  le  ciel  s'éclaircit  aussitôt.  Le  souvenir  de  ce  miracle 
ne  s'est  pas  conservé  à  Sainte-Marie-aux-Mines.  Les  récoltes  du  reste 
n'ont  pu  exister  que  dans  l'imagination  de  personnes  qui  ne  connaissent 
pas  la  vallée  de  Lièpvre,  où  il  ne  croît  guère  que  du  foin  et  des  pomme 
de  terre. 

M.  Rathgeber  indique  l'église  aujourd'hui  démolie  du  Pré,  comme 
ayant  été  le  lieu  de  la  scène.  Il  oublie  que  cette  église  était  luthérienne 
et  non  pas  réformée. 

Si  véritablement  Fontaines  à  fait  la  prière  que  l'on  prétend  —  et  son 
caractère  connu  rend  la  chose  très  possible  —  il  faut  admettre  que  ce  ne 
fut  pas  au  temple,  mais  dans  le  conventicule  rassemblé  au  presbytère 
allemand. 


<S*B*£fBSs*i*^^ 


Le  presbytère  réformé  allemand,  où  logeait  Fontaines,  est  une 
vieille  maison,  qui  date  de  Tan  1584.  Au  rez  de  chaussée  se 
trouvent  la  cuisine  et  quelques  salles  assez  spacieuses;  un  esca- 
lier en  spirale,  dont  les  marches  de  pierre  n'ont  peut-être  jamais 
été  renouvelées  depuis  la  construction  du  bâtiment,  mène  aux 
chambres  du  premier  et  unique  étage,  chambres  basses  et  plus 
nombreuses  que  confortables.  Derrière  le  presbytère  est  un  assez 
grand  jardin,  qui  se  termine  sur  les  premières  pentes  de  la  mon- 
tagne. Au  devant,  du  côté  du  Nord,  une  rue  bordant  la  Liep- 
vrette  et  un  pont  qui  fait  communiquer  le  quartier  d'Alsace  avec 
celui  de  Lorraine.  Sous  les  caves  un  ancien  égoût  des  mines, 
où  l'eau  parfois  roule  à  torrents,   avec  des  grondements  sinistres. 

Dans  cette  demeure,  hantée,  dit-on,  par  des  esprits,  s'instal- 
lèrent au  mois  de  juin  1808  Mad.  de  Krudener,  Sophie,  Juliette, 
deux  filles  de  chambre  et  un  valet  russe.  La  pièce  la  plus  vaste 
de  celles  du  rez  de  chaussée  servait  depuis  quelque  temps  d'ora- 
toire; le  ministre,  sa  femme,  ses  enfants  et  sa  sœur  Auguste  se 
logèrent,  au  moins  mal  qu'ils  purent,  dans  le  reste  de  la  maison.  l 

Rien  de  plus  simple,  au  début,  que  l'existence  de  Mad.  de  Kru- 
dener au  Val  de  Lièpvre.  La  baronne  se  levait  tôt,  se  promenait 
dans  les  prairies  paradisiaques"  des  environs  du  presbytère,  ren- 
trait ensuite  pour  écrire  quelques  pages,  et  priait,  priait  beaucoup. 
Après  le  déjeûner,  servi  de  bonne  heure,  on  lisait,  on  travaillait. 
Une  nouvelle  promenade  menait  jusque  vers  huit  heures  du  soir. 
On  faisait  alors  le  dernier  repas  et  M.  le  pasteur  lisait  et  com- 
mentait un  chapitre  de  la  Bible. 2 

1  Une  portion  de  l'immeuble,  du  côté  du  levant,  a  été  détruite  par  un 
incendie  vers  1829. 

2  Lettre  du  3  juillet  1808  de  Mad.  de  Krudener  à  Jung-Stilling.  (Send- 
schreiben  geprïifter  Christen...) 

La  baronne  imposa  des  noms  à  ses  promenades  favorites.  L'allée  des 
cerisiers  devint  l'allée  des  soupirs  ;  le  Blumenthal  devint  le  Juliettenthal. 


*♦    101     «M 

La  baronne  se  déclarait  parfaitement  heureuse. 

Jung-Stilling  avait  commencé  de  la  rendre  supra  naturaliste  et 
chiliaste.  Fontaines  acheva  l'œuvre  du  conseiller  de  Carlsruhe. 
Juliane  était  venue  chercher  des  étonnements;  il  l' étonna.  Marie 
Kummer1   eut  vision  sur  vision. 

La  sœur  de  la  prophétesse,  la  femme  de  Schmidhuber,  était 
alors  malade  —  elle  mourut  au  mois  d'août  1808.  Marie,  ennuyée 
de  la  vie  de  travail  qu'elle  était  obligée  de  mener  chez  son  beau- 
frère,  songeait  à  se  faire  un  sort  plus  doux:  elle  s'insinua  auprès 
de  „la  femme  du  Nord." 

Madame  la  Comtesse,  comme  on  appelait  dans  le  pays  la  ba- 
ronne de  Krudener,  paraissait  curieuse  de  prodigieux.  Oberlin  lui 
avait  montré  le  Ban  de  la  Roche  peuplé  de  voyantes.  Le  méde- 
cin Staub  considérait  les  crises  de  la  Kummer  comme  véritable- 
ment extatiques:  „Somnambulisme!  magnétisme  animal!...  mes- 
merisme '...."  avait-il  prononcé.  Comment  une  femme  du  monde 
eût-elle  douté  là  où  affirmaient  un  pasteur  et  un  médecin?..  La 
Kummer  trouva  un  autre  Meimsheim. 

En  venant  se  loger  au  presbytère  la  famille  de  Krudener  s'était 
mise  sous  la  main  de  l'inspirée,  qui  allant  et  venant,  rôdant  par 
les  corridors  et  épiant  de  ci,  de  là,  furetant  partout  et  faisant  à  propos 
causer  la  valetaille,  eut  bientôt  reconnu  qu'une  proie  s'offrait. 
Les  extases  se  succédèrent  presque  sans  relâche.  La  voyante  dé- 
buta, je  crois,  par  faire  retrouver  une  bague  perdue.  Cela  donna 
confiance  à  Madame  la  Comtesse. 

La  Kummerin  annonça  au  ministre  qu'il  serait  le  ferme  et  iné- 
branlable soutien  du  royaume  de  Dieu.  L'enthousiaste  et  vani- 
teux Fontaines  se  laissa  aisément  persuader.  A  madame  la  Com- 
tesse furent  réservés  de  non  moindres  honneurs. 

L'Apocalypse  de  Meimsheim  fut  débitée  de  nouveau,  revue  et 
corrigée,  grâces  aux  leçons  de  l'expérience.  Tous  les  habitués  du 
presbytère  eurent  bientôt  la  tête  tournée.  Auguste  La  Fontaines. 
veuve  Happel,  la  fiancée  de  Wepfer,  donna  l'exemple;  Staub  parla 
d'aller  prêcher  les  Ottomans;  la  baronne  jeta  par  les  fenêtres  des 
fournées  entières  de  pain;  Wepfer  mit  tout  ce  qu'il  possédait  à  la 

i  Eynard  écrit  Kummerin  :  «la  Kummer»,  et  t'ait  le  plus  vif  éloge  de 
la  prophétesse. 


&•     102    *H 

disposition  de  Juliane  pour  le  moment  sans  argent.'  Auguste  La 
Fontaines  lui  avait  enjoint  d'agir  de  la  sorte.  Tout  semblait  bon, 
qui  pouvait  lier  la  comtesse  et  qui  le  liait  lui-même. 

Dès  le  21  juin  1808,  Mad.  de  Krudener  écrivait  a  Mad.  Ar- 
mand:.. „Chère  amie,  la  plus  fortunée  des  expériences  me  fait 
dire  que  je  suis  la  plus  heureuse  des  créatures.  Je  ne  puis  vous 
dire  que  de  bouche  tout  ce  que  j'ai  éprouvé  ;  en  attendant,  je  prie 
pour  vous  et  je  crois  que  vous  deviendrez  aussi  bienheureuse  sur 
cette  terre.  Chère  amie,  pensez  que  j'ai  éprouvé  dans  le  vrai 
sens  du  mot  des  miracles,  que  j'ai  été  initiée  dans  les  plus  pro- 
fonds mystères  de  l'Eternité,  et  que  je  pourrais  vous  dire  bien 
des  choses  sur  la  félicité  future;  non,  vous  n'avez  pas  l'idée  du 
bonheur  qui  attend  tous  ceux  qui  se  donnent  entièrement  à  Jésus- 
Christ!  Persévérez:  allez  à  lui  tous  les  jours!  J'ai  de  sa  bonté 
et  de  sa  miséricorde  la  promesse  positive  qu'il  daignera  m'ac- 
corder  mes  prières  pour  mes  parents  et  amis  ;  je  demande  à  sa 
miséricorde  les  biens  de  l'Eternité  pour  eux.  Ah,  si  vous  saviez 
comme  il  nous  aime!  les  temps  approchent  et  les  plus  grandes 
calamités  pèseront  sur  la  terre;  ne  craignez  rien;  restez  fidèle  à 
lui.  Il  assemblera  tous  ses  fidèles;  son  règne  arrivera  ensuite.  11 
viendra  lui-même  régner  mille  ans  sur  la  terre.  Donnez  vous  à 
lui  et  demandez  seulement  la  foi  et  l'amour  pour  lui  et  pour 
son  père  céleste.  Adorez  le  Père  et  demandez  lui  son  Esprit 
saint..!" 

Le  15  août,  Wepfer  partit  pour  aller  faire  une  tournée  com- 
merciale en  Suisse.  La  baronne  le  recommanda  à  Mad.  Armand  : .. 
„Le  porteur  de  cette  lettre,  homme  excellent  et  véritable  chrétien, 
vous  en  dira  plus  que  vingt  lettres;  il  est  notre  ami  intime  depuis 
deux  mois  et  sa  femme  est  mon  amie.  Causez  avec  lui  ;  vous  lui 
rappellerez  ma  dernière  lettre,  où  je  vous  disais  que  je  n'avais 
éprouvé  que  des  miracles,  depuis  quelque  temps  surtout.  Il  vous 
détaillera  cela  et  vous  convaincra.  Cette  Providence  admirable 
que  j'invoque,    ce  Dieu    d'amour  et  de  bonté    que  nous    servons 

1  Mad.  de  Krudener,  que  ses  prodigalités  mettaient  dans  des  embarras 
continuels,  emprunta  à  Wepfer  de  quoi  subvenir  à  ses  dépenses.  Auguste 
La  Fontaines  jeta  l'argent  par  les  fenêtres.  Elle  comptait  peut-être, 
ainsi  que  la  baronne,  que  Dieu  par  un  miracle  leur  rendrait  ce  qu'elles 
donnaient  aux  pauvres,  comme  il  l'avait  rendu  à  Mad.  de  Guyon.  (Vie  de 
Mad.  de  G.  p.  3o6.) 


M-     108    -H 

bénira  cet  entretien,  puisqu'il  a  conduit,  sans  que    nous  puis 
nous  y    attendre,    M.  Wepfer    chez  vous.    Ecoutez  le  bien  ;    il  est 
dans  la  vérité..." 

Mad.  de  Krudencr  vivait  en  effet  au  million  de  prodiges  inces- 
samment renouvelés. 

Marie  Kummer  avait  de  bons  motifs  pour  les  accumuler  comme 
elle  faisait.  Elle  souhaitait  de  rentrer  dans  son  pays  et  Schmid- 
huber  soupirait  après  ses  vignes  de  Meimsheim.  Auguste  La 
Fontaines,  la  veuve  de  l'huissier  de  Spire,  craignait  que  les  amis 
de  Wepfer  ne  le  dissuadassent  d'un  mariage  quelle  avait  mi 
rendre  nécessaire.  Elle  s'unit  à  la  Kummerin  et  s'aida  de  la 
voyante  pour  déterminer  Jean  Balthasar  à  quitter  Sainte-Marie. 

La  position  de  Fontaines,  elle  aussi,  était  devenue  insoutenable. 
Le  ministre  sentait  que  bientôt  il  lui  faudrait  se  démettre  d'un 
emploi  et  chercher  ailleurs  quelque  nouvelle  paroisse.  Depuis  des 
mois  ses  façons  de  thaumaturge,  ses  prédications  trop  uniformé- 
ment apocalyptiques  et  souvent  déplacées  avaient  fait  déserter  le 
temple.  Sa  sœur,  cela  était  certain,  dans  quelques  mois  allait  le 
compromettre!..  Lui-même,  était  devenu  suspect  aux  grands  in- 
dustriels. L'ignorance  où  l'on  était  de  ses  antécédents,  ses  allures 
mystérieuses,  ses  propos,  sa  familiarité  avec  tous  les  ennemis  du 
gouvernement  avaient  donné  à  penser.  Au  presbytère  ne  fréquen- 
taient que  des  factieux,  Staub  le  suisse,  Schmidhuber  le  souabe... 
Cette  comtesse  même  qui  logeait  chez  le  pasteur  et  qui  répan- 
dait avec  profusion  des  aumônes  trop  abondantes  pour  n'être  pas 
calculées,  qui  était-elle?.,  où  avait-elle  connu  le  ministre?..  Un  bruit 
courut  parmi  les  notables  de  l'endroit:   „Ce  sont  des  espions  !.."' 

Le  département  du  Haut-Rhin  avait  alors  pour  préfet  Félix 
Desportes,  un  ancien  agent  de  la  diplomatie  occulte  de  Danton. 
qui  avait  aidé  Lucien  Bonaparte  au  dixhuit  Brumaire.  Desportes 
n'était  pas  tendre  aux  comploteurs:  il  le  fit  bien  voir  à  quelques 
années  de  là,  quand  nommé  député  par  le  département  qu'il  avait 
naguère  administré,  et  quoique  brouillé  avec  Napoléon,  il  s'opp 
la  rentrée  des  Bourbons  et  attendit  devant  les  Tuileries  le  traître 
Fouché,    pour  lui    brûler    la  cervelle.  Il  haïssait  les  monarchistes. 

i  Souvenir  d'une  contemporaine.  Il  est  à  remarquer  que  les  piétistes 
n'étaient  pas  aimes  à  Ste-Marie:  un  Edit  seigneurial  leur  avait  interdit 
autrefois  de  s'assembler.  Cet  Edit  était  resté  en  vigueur  )usqu  a  la  Révo- 
lution. 


H-    104    •« 

mais  il  détestait  les  Jacobins,  qui  avaient  voulu  le  guillotiner. 
Ou'allait-il  advenir  si  M.  le  Préfet  apprenait  quelque  chose  de  ce 
que  Ton  contait  du  ministre?... 

Le  mieux  pour  celui-ci  semblait  décidément  de  quitter  la 
place  et  de  chercher  ailleurs  un  refuge  lucratif.  Fontaines  avait 
la  manie  de  la  paysannerie  et  se  croyait  un  agronome;  il  ne 
doutait  point  de  faire  fortune,  s'il  parvenait  à  exploiter,  n'importe 
où,  quelque  domaine. 

Friedrich  de  Winzerhausen  avait  engagé  les  fidèles  à  chercher 
un  asile  aux  champs,  loin  des  villes,  quand  ils  sentiraient  l'ap- 
proche de  la  fin  —  et  cette  fin  s'annonçait  chaque  jour  avec 
plus  de  netteté. 

Oui  pouvait  douter  encore  que  Napoléon  fût  véritablement 
l'Apollyon  de  l'Apocalypse?  —  L'empereur,  ne  venait-il  pas  d'es- 
sayer de  se  substituer  au  Christ  dans    l'adoration  des  fidèles?...  l 

Une  comète  avait  paru  en  octobre  1807.  Dans  la  même  an- 
née, au  mois  de  décembre,  le  temple  de  Sainte-Marie  avait  été 
pourvu  de  cloches,  chargées  de  répandre  au  loin  la  gloire  de 
l'Eternel.  L'année  1808  avait  été  des  plus  prospères:  le  seigle  et 
le  froment  s'achetèrent  à  bas  prix  ;  on  eut  des  cerises  à  dix  sous 
la  mesure  et  tant  de  noisettes  que  les  pauvres  gens  en  firent 
d'amples  provisions  et  tirèrent  d'elles  de  l'huile  en  quantité. 

C'étaient  les  vaches  grasses  avant  les  vaches  maigres!... 

Comme  si  le  Seigneur  s'était  réservé  particulièrement  la  direc- 

1  Le  catéchisme  officiel  faisait  un  péché  de  l'opposition  à  l'empereur. 
Dans  une  cérémonie  publique  Napoléon  s'était  assis  sur  un  trône  sur- 
monté de  l'inscription  blasphématoire:  «  Ego  sum  qui  sum.  » 

En  1807,  Lecoq,  archevêque  de  Besançon,  avait  publié  une  «Lettre  à 
M.  de  Beaufort»,  au  sujet  de  la  réunion  de  toutes  les  communautés 
chrétiennes.   Une  réponse  parut  bientôt,  que   Lecoq  crut  d'un  ministre 

réformé,  M.  M L'archevêque  répliqua  par  une  «Lettre  aux  citoyens 

acatholiques  démon  diocèse»  où  fp.  191)  il  dit:  «....Mais  non,  M.  T.  C.  F. 
et  c'est  ici  où  l'étonnement,  où  l'indignation  montent  à  leur  comble  ! 

M.  M semble  placer  au-dessus  de  Jésus-Christ  un  homme,  un  très 

grand  homme,  il  est  vrai,  le  plus  grand  peut-être  qui  soit  actuellement  sur 
notre  globe,  mais  enfin  un  simple  mortel;  il  invite  les  enfants  d'Israël 
à  voir  dans  ce  grand  Empereur,  le  Messie  qui  devait  combler  leurs 
vœux  et  attirer  à  lui  toutes  les  nations,  à  n'attendre  plus  que  l'établisse- 
ment de  la  religion  nationale,  de  laquelle,  sans  doute,  ils  feront  une 
partie  intégrante,  pour  terminer  leurs  anciennes  cérémonies  et  s'attacher 
irrévocablement  à  la  religion  de  l'Empire...» 


M-     105    -W 

tion  de  la  nouvelle  et  dernière  année,  le  Ier  janvier  1809  fut  un 
dimanche.  Les  calamités  se  déchaînèrent  aussitôt.  Dans  la  nuit 
du  17  au  18  janvier,  en  nouvelle  lune,  le  thermomètre  descendit 
à  —  15°  centigrades;  les  vignes  périrent  en  Alsace;  celles  du 
médecin  Staub  durent  être  recépées.  Un  temps  assez  doux  suc- 
céda trop  vite  à  ces  froids  rigoureux.  Dès  les  premiers  jours  de 
février  les  bourgeons  des  arbres  fruitiers  se  développèrent  partout  : 
un  brusque  retour  de  l'hiver  les  fit  périr. 

Tout  annonçait  l'approche  de  la  fin.  Il  fallait  se  hâter,  pen- 
dant qu'il  en  était  temps  encore  et  se  mettre  immédiatement  en 
quête  d'un  asile. 

On  tenta  de  déterminer  Mad.  de  Krudener  à  la  fondation  d'une 
colonie  chrétienne.  La  Kummerin,  au  moyen  d'extases,  avait 
préparé  la  réalisation  du  projet  commun;  elle  avait  entrevu  une 
terre,  une  terre  bénie,  où  les  fidèles  accouraient  en  foule  adorer 
le  Seigneur.  Schmidhuber  fournit  quelques  renseignements  géo- 
graphiques indispensables  à  l'intelligence  des  visions  de  sa  belle- 
sœur,  et  Auguste  La  Fontaines,  dans  ses  conversations  avec  la 
baronne,  s'appliqua  à  combattre  les  dernières  objections  que  son 
amie  eût  pu  soulever.1 

Restait  à  s'informer  si  le  Canaan  de  Marie  Kummer  n'était  pa5 
trop  difficile  à  conquérir.     Fontaines  alla  reconnaître  le  pays. 

Le  lieu  désigné  par  la  voyante  était  le  Catharinenplaisir,  ce 
même  Catharinenplaisir  près  Cleebronn,  où  elle  avait  passé 
meilleures  années,  les  seules  véritablement  heureuses  et  inno- 
centes... Pour  que  Fontaines  conçut  l'idée  de  s'y  transporter  avec 
les  siens,  il  fallait  nécessairement  qu'il  ignorât  les  aventures  pas- 
sées de  Marie.  Est-ce  qu'il  croyait  à  la  sincérité  de  la  prophé- 
tesse?...  il  n'y  aurait  à  cela  rien  que  d'admissible.  La  fraude  et 
la  candeur  se  mêlent  si  intimement  aux  agissements  du  ministre, 
dans  tout  le  cours  de  cette  histoire,  qu'il  serait  impossible  de  dire 
où  commençait  la  dupe,  où  finissait  le  thaumaturge. 

1  La  surveillance  exercée  par  la  Kummer  sur  ses  dupes  était  de  tous 
les  instants.  La  baronne  et  ses  filles  allaient-elles  en  promenade, 
Schmidhuber  les  accompagnait. 


é^d^^^d^é^)é^)d^)éiDd^)é^)éiDû 


4>q 


Il  y  avait  quelque  temps  déjà  que  Mad.  de  Krudener  souhai- 
tait d'aller  à  Genève,  où  Mad.  Armand  demeurait  hésitante, 
malgré  la  visite  de  Wepfer,  où  l'appelait  aussi  le  désir  de  faire 
partager  ses  convictions  à  Mad.  de  Staël.  „Mais,  dit  Eynard, 
l'embarras  de  ses  affaires  la  retenait  momentanément  et  nul  de 
ses  amis  ne  pouvant  l'aider,  elle  se  gardait  bien  d'exprimer  son 
désir.  Tandis  qu'elle  y  pensait,  Maria  Kummerin  entre  un  jour 
dans  sa  chambre  et  lui  annonce  dans  son  langage  sentencieux 
qu'elle  peut  aller  à  Genève  visiter  ses  amis,  que  ses  soucis  d'ar- 
gent ne  doivent  point  l'arrêter,  qu'elle  ne  doit  se  préoccuper  que 
d'être  de  retour  au  bout  d'un  mois... 

„Elle  partit  le  20  septembre  et  s'établit  à  Sécheron,  aux  portes 

de  Genève Le  moment    du    départ    approchait;    ne   recevant 

point  de  lettre  de  change  de  Riga,  Mad.  de  Krudener  se  trouvait 
dans  l'impossibilité  de  payer  son  compte  à  l'hôtel  de  Sécheron. 
Fidèle  cependant  aux  ordres  de  Maria  Kummerin,  elle  se  prépa- 
rait à  partir  et  avait  commandé  les  chevaux  de  poste,  malgré  les 
recommandations  de  sa  belle-fille  Sophie,  moins  confiante  aux 
visions  de  l'extatique.  L'argent  n'arrivait  point.  Le  départ  avait 
été  différé  de  plusieurs  heures  et  Mad.  de  Krudener  s'entretenait 
avec  un  libraire  de  Lausanne,  l'honnête  et  pieux  Petillet,  1  lors- 
qu'on lui  annonça  M.  Gautier  de  Tournes.  Ayant  appris  en  pas- 
sant devant  l'hôtel,  que  Mad.  de  Krudener  n'était  pas  encore 
partie,  il  venait  lui  réitérer  ses  adieux.  Il  l'interroge  sur  les 
causes  de  son  retard,  la  presse  de  questions  et  elle  lui  avoue 
son  embarras..." 

1  David  Petillet  avait  été  le  disciple  et  l'éditeur  de  Dutoit-Membrini. 
«  C'est  à  une  circonstance  de  bien  peu  d'importance  en  elle-même,  mais 
dans  laquelle  les  deux  principaux  intéressés  reconnurent  plus  tard  avec 
gratitude  une  direction  providentielle  des  plus  expresses,  que  fut  due 
l'entrée  de  M.  Petillet  chez  les  dames  Schlumpf.  Voulant  un  jour  aller  à 
la  Rasude,  campagne  située  au-dessous  de  la  ville,  chercher  un   homme 


«•     107     -K 

M.  Gautier  mit  à  la  disposition  de  la  baronne  la  somme  dont 
elle  avait  besoin  et  le  crédit  de  la  Kummer  fut  désormais  absolu.  ' 

Fontaines  n'était  pas  encore  rentré  à  Sainte-Marie  lorsque 
Mad.  de  Krudener  y  reparut.  11  était  parti  pour  le  Wurtemberg, 
où  il  avait  loué   pour    un  an  l'ancienne  propriété    du    comte    de 

fréquemment  employé  dans  la  maison,  et  comptant  traverser,  comme  à 
l'ordinaire  le  jardin  de  M.  Dyverdun,  AI.  Dutoit  trouva  la  porte  de  cette 
propriété  fermée.  Cet  obstacle  inattendu  le  fit  renoncer  pour  le  moment 
à  la  course  projetée,  et  il  rentra  chez  lui.  On  vint  dans  la  journée  lui 
parler  du  jeune  Pétillet,  ce  qui  le  conduisit  à  prendre  des  arrangements 
tout  autres  que  ceux  qu'il  avait  eut  en  vue,  et  dont  le  résultat  fut  l'admis- 
sion du  jeune  homme  en  lieu  et  place  du  précédent  employé...»  (./.  Ph. 
Dutoit  par  J.  Chavannes,  p.  14S.) 

I  Rien  de  bien  merveilleux  dans  cette  aventure,  sinon,  en  apparence, 
l'excès  de  crédulité  de  la  baronne.  Mais  il  y  a  beaucoup  a  rabattre  du 
récit  d'Eynard  !..  Ce  n'avait  pas  été  sans  motif  que  Mad.  de  Krudener 
s'était  logée  à  Sicheron.  L'hôtel,  où  elle  descendit,  servit  en  1817  de 
quartier  général  au  missionnaire  anglais  Drummond.  Il  y  a  donc  appa- 
rence que  le  propriétaire  était  connu  pour  ses  opinions  religieuses  et 
qu'on  le  savait  disposé  à  faire  crédit  à  une  sœur  riche,  momentanément 
dans  l'embarras. 

Staudenmeyer  (Volksbote)  dit  que  Mad.  de  Krudener  alla  à  Genève  pour 
faire  part  de  sa  conversion  à  Mad.  de  Staël  et  à  Benjamin  Constant  et  les 
engager  à  suivre  son  exemple.  Elle  vit  en  effet  Mad.  de  Staël  à  Coppet. 
Juliette  écrit  :  «...Il  s'en  était  suivi  une  sincère  assurance  de  cessation  de 
'toute  animosité  occasionnée  par  les  redites  vraies  ou  fausses  de  la  société. 
«Maman  parla  longtemps  religion  avec  elle  et  Mad.  Necker.  Mad.  de  Staël 
■  tenait  encore  à  ses  opinions,  mais  avec  bien  moins  de  chaleur.  Maman 
'fut  étonnée  du  changement  qui  s'était  opéré  en  elle  et  de  toutes  les 
«choses  aimables  qu'elle  avait  découvertes  dans  son  caractère...') 

II  y  avait  à  Coppet,  auprès  de  Mad.  de  Staël,  Schlegel,  Sismondi, 
Mad.  Necker  et  Gonthier.  «...Gonthier  instruisit  Maman  du  complot 
«général  formé  contre  Mad.  de  Staël,  une  belle  conspiration  pour  sa 
«félicité;  il  approuva  Maman  par  des  signes  et  tout  bas  ils  se  communi- 
«quaient  leurs  réflexions  sur  la  bêtise  des  jugements  de  tous  ces  gens 
«d'esprit.  On  parlait  magnétisme  et  c'était  à  celui  qui  serait  le  plus  incre- 
«dule. 

«Dimanche  (25  septembre?).  Mad.  de  Staël  vint  nous  voir;  elle  me  plut 
'beaucoup;  elle  me  parut  beaucoup  plus  simple  et  tout  aussi  aimable 
«qu'autrefois;  sa  figure  même  me  plut  davantage.  Elle  fut  très  bonne  pour 
«moi.    La  petite  Albertine  était  avec  elle,  une  charmante  enfant,  avec  de 

«si  beaux  yeux  et  une  figure  intéressante Gonthier  entre  peu  après  ; 

«elle  parait  avoir  beaucoup  d'amitié  pour  lui,  quoiqu'il  lui  dise  bien 
«ses  vérités.  On  parla  d'opinions  religieuses.    Elle  dit  que  tout  ce  qu'elle 


H-    108    *H 

Martinengo,  le  Catharinenplaisir  près  Cleebronn.  Afin  d'obtenir  du 
roi  Frédéric  Ier,  d'ordinaire  assez  mal  disposé  pour  les  étrangers 
et  tout  à  fait  hostile  aux  sectaires,  l'autorisation  de  résider  dans 
ses  Etats,  le  ministre  avait  caché  le  véritable  motif  qui  l'amenait  ; 
lui-même    s'était   affublé  d'un  titre  qu'il  ne  possédait  point,    celui 

«aimait,  c'était  la  franchise,  et  que  plus  elle  avait  de  respect  pour  la  reli- 
«gion,  moins  elle  se  permettrait  d'en  parer  ses  ouvrages  ou  de  s'en  servir 
«comme  d'un  moyen  d'éloquence,  que  ce  ne  serait  que  par  conviction 
«(qu'elle  en  parlerait.... 

«Lundi.  Gonthier  dîna  chez  nous;  on  parla  de  la  Staël,  de  toutes  les 
«personnes  qui  priaient  pour  elle ....  Elle  a  consenti,  à  la  prière  de  Gon- 
«thier,  de  retracter  dans  son  nouvel  ouvrage  les  idées  philosophiques  de 

«Delphine  et  le  suicide Benjamin  Constant  est  plus  avancé 

«que  la  Staël.  Il  a  été  enchanté  de  Langallerie  et  a  dit  que  c'était  l'homme 
«du  monde  auquel  il  avait  trouvé  le  plus  d'esprit....» 

Mad.  de  Staël  mourut  le  14  juillet  1817  «au  désespoir  ....  et  surtout 
dans  un  horrible  effroi  de  ce  qui  l'attendait  dans  l'autre  vie.  . .»  (Mad.  de 
Rémusat,  Corresp.  III,  221.)  De  Sismondi  avait  déjà  indiqué,  en  i8i3, 
que  l'auteur  de  Delphine  avait  du  diable  une  peur  affreuse. 

Faut-il  chercher  le  germe  de  cette  espèce  de  folie  dans  les  prédications 
des  précurseurs  du  «Réveil»  et  dans  le  beau  complot  qu'ils  avaient 
formé  dès  1808  ?... 

Je  ne  sais.  Il  est  probable  que  Gonthier,  que  Mad.  de  Krudener  et  les 
autres  avaient  été  pour  quelque  chose  dans  l'égarement  de  la  baronne, 
dans  l'ardente  imagination  de  laquelle  ils  avaient  provoqué  l'éclosion 
d'une  idée  fixe,  mais  les  circonstances  au  milieu  desquelles  Mad.  de  Staël 
passa  ses  dernières  années  étaient  de  nature  à  ébranler.  Tous  ses  amis 
la  pressaient  depuis  longtemps  de  se  faire  la  prêtresse  de  la  morale  sur 
la  terre  (Lettre  de  M.  de  Gerando  du  6  juillet  1802)  «et  de  désavouer 
les  principes  qu'elle  avait  professés  jusque-là,  après  les  avoir  prêtés 
à  sa  Delphine»,  quand  en  181 1,  un  événement  «dans  lequel  elle  ne 
pouvait  savoir  si  son  saint  là  haut  l'approuvait  en  tout»,  était  venu 
troublé  sa  vie.  Agée  de  quarante-cinq  ans,  elle  avait  épousé  un  jeune 
hussard,  M.  de  Rocca.  Cette  union  tenue  secrète,  qu'elle  n'avait  avouée  ni 
à  ses  amis  ni  à  sa  fille  même,  au  moment  du  mariage  de  celle-ci  en 
18 16,  l'accouchement  quasi  clandestin  qui  s'en  était  suivi,  la  mort  de 
Narbonne  en  181  3,  la  conduite  de  Benjamin  Constant  aux  Cent  Jours, 
la  renommée  grandissante  de  Camille  Jordan,  mille  circonstances  de 
nature  à  rappeler  aux  autres  et  à  elle-même  un  passé  passablement 
tumultueux  et  «à  ébranler  son  imagination  et  son  cœur»,  furent  pro- 
bablement pour  beaucoup  dans  les  angoisses  de  ses  dernières  années. 

En  181 1  Mad.  de  Staël  écrivait  à  Mad.  Récamier  :  .  .  «J'ai  recours  sans 
cesse  à  la  prière,  mais  parfois  il  me  semble  que  j'ai  fatigué  la  Divinité  et 
que  le  Ciel  est  d'airain  pour  moi. . .  Je  me  dis  que  je  suis  donc  bien  cou- 
pable, car  Dieu  est  juste  et  ne  fait  porter  à  chacun  que  ce  qu'il  mérite. . .» 


*»•     -109     -H 

de  président  du  Consistoire  réformé  de  Sainte-Marie-aux-Mines  ; 
il  s'était  fait  passer  pour  le  chef  de  la  famille  de  Krudener  el 
avait  déguisé  la  baronne  en  veuve  d'un  ambassadeur  russe,  jadis 
accrédité  auprès  de  Bonaparte. 

Déjà  la  Kummer  semblait  toucher  au  but,  quand,  après  le  re- 
tour de  Fontaines,  l'opposition  inattendue  de  Sophie  d'Ochando 
faillit  tout  remettre  en  question. 

Sophie  s'était  fait  connaître  à  Sainte-Marie  sous  le  nom  de 
„marquise  Isabelle".  Mais,  par  modestie,  affirment  les  contem- 
porains,   elle  ne  prenait  que  le  titre  de  baronne. 

Le  15  août  1808,  jour  de  la  fête  de  l'empereur  et  par  consé- 
quent néfaste  entre  tous,  elle  était  accouchée  au  presbytère  d'un 
enfant  qui  mourut  immédiatement. 

Fontaines  avait  présenté  cet  enfant  à  la  mairie  comme  étant 
celui  de  „dame  Isabelle,  baronne  de  Krudener,  épouse  de  M. 
François  Ochando  de  le  Vanda,  marquis  et  officier  militaire  de 
la  division  espagnole  en  Allemagne..." 

Volontairement  ou  involontairement  il  avait  fait  une  fausse 
déclaration  :  Sophie  n'était  pas  mariée.1 

Elle  avait  fait  la  connaissance  de  M.  de  la  Vanda  en  Alle- 
magne, où  il  servait  dans  le  corps  de  troupes  espagnoles  placé 
sous  les  ordres  du  marquis  de  La  Romana.2 

La  guerre  ayant  séparé  les  deux   amants,    Sophie  avait  rejoint 

1  A  la  décharge  du  ministre,  comme  à  celle  de  la  famille  de  Krudener, 
il  convient  de  remarquer  que  de  même  que  les  piétistes  de  l'école  de  Jung, 
prêtres  et  rois  se  croyaient  autorisés  à  distribuer  la  Cène,  ils  pensaient 
pouvoir  passer  par  dessus  les  formalités  civiles  ou  religieuses  du  mariage. 
Juliane,  dans  une  lettre  à  Mad.  Armand,  recommandait  Wepfer  en 
disant  :  «...Sa  femme  est  mon  amie...»  Le  mariage  civil  de  l'employé  n'eut 
lieu  cependant  que  deux  mois  après,  —  le  26  octobre  1808,  à  5  heures 
du  soir. 

Lorsque  Jean  Balthasar  Wepfer  épousa  Auguste  Catherine  Salomé 
Lafontaine,  née  à  Carlsruhe  le  i5  octobre  1772  et  «demeurant  depuis  six 
mois»  chez  son  frère  le  ministre,  il  avait  vécu  maritalement  avec  elle 
depuis  un  temps  assez  long.  Mad.  Wepfer  accoucha  le  i3  avril  1809,  à 
Bônnigheim,  dans  le  Wurtemberg,    d'un  fils   qui  vécut  une  demie-heure. 

2  Godoï,  en  1807,  avait  envoyé  sur  les  côtes  de  la  Baltique  une  armée 
espagnole  de  14,000  hommes,  sous  le  commandement  du  marquis  de 
Romana.  Un  autre  corps  de  6000  hommes,  sous  le  général  OFaril,  avait 
rejoint  le  premier;  tous  deux  défendaient  le  Danemark,  allie  de  la 
France,  contre  les  Suédois  et  les  Anglais. 


H-    110    *H 

sa    belle-mère  et  sa  sœur.   D'Ochando  lui  écrivait  et  la  consolait 
par  ses  promesses  d'un  prompt  retour. 

Il  cessa  tout  à  coup  de  donner  de  ses  nouvelles.  Mlle  de 
Krudener,  après  le  15  août,  put  se  croire  abandonnée.  Elle  avait 
alors  trente  trois  ans.  Le  désespoir  la  prit:  grande  aussi  fut  la 
douleur  de  Juliane,  qui  voyait  sa  propre  fille  frappée  du  coup, 
dont  Sophie  était  atteinte.  Déjà  ces  dames  pouvaient  estimer 
tout  perdu,  quand,  calme  et  impassible  au  milieu  du  désarroi  gé- 
néral, la  prophétesse  intervint.  Elle  eut  une  extase  et  annonça  le 
retour  prochain  de  l'Espagnol. 

On  sut  bientôt  que  François  d'Ochando  était  prisonnier. 

Le  17  août  1808  La  Romana  avait  abandonné  subitement  ses 
positions  et  s'était  embarqué  avec  ses  troupes  sur  des  bâtiments 
anglais,  qui  le  ramenèrent  en  Espagne.  Quelques  uns  de  ses 
soldats  n'avaient  pu  le  rallier  et  furent  pris  par  les  Français  irri- 
tés de  cette  espèce  de  trahison.  Parmi  les  captifs  s'était  trouvé 
le  marquis  d'Ochando.  Il  fut  conduit  en  France  et  interné  dans 
le  fort  de  Lutzelstein  (la  Petite  Pierre),  dans  les  Vosges. 

La  famille  de  Krudener,  dès  qu'elle  eût  été  avertie  de  ces  faits, 
s'empressa  d'entamer  les  démarches  nécessaires  à  la  délivrance 
du  prisonnier.  Paul,  alors  attaché  à  l'ambassade  russe  de  Paris, 
réussit  à  intéresser  son  chef,  le  prince  Kourakine,  au  sort  de 
l'officier.  D'Ochando  obtint  sa  liberté;1   Sophie  l'alla  joindre  à  la 

1  M.  François  Reber  marque,  dans  son  journal,  que  Sophie  alla 
rejoindre  son  mari  à  la  Petite  Pierre,  puis  il  ajoute  :  «...La  marquise  qui, 
par  modestie,  ne  prit  jamais  que  le  titre  de  baronne,  perdit  à  Ste-Marie 
un  enfant,  mort  aussitôt  que  né.  Elle  le  fit  enterrer  au  cimetière  des 
Réformés.  Sur  la  tombe  on  plaça  l'inscription  suivante: 
«Aqui  repose  il  cuerpo  de  un  nîno 

Hijo  de 
Francesco  y  de  Isabela. 

Dios  piadoso 
Sin  hacerla  pasar  por  la  tierra 
Has  tomado  en  el  Ciel 
Su  aima  feliz.» 
M.  Frossard  {Bibliothèque  universelle  ou  Revue  Suisse  1884),  relevant 
une  erreur  de  M.   le  bibliophile  Jacob,  écrit:   «Sophie....  épousa,  en 
effet,   un   noble  Espagnol,  le  chevalier  d'Ochando,  non  à  Montpellier, 
mais  à  Sainte-Marie-aux-Mines,  en  1809..." 

Les  registres  de  l'Etat  civil  de  Ste-Marie  (Naissances)  portent  :  «...Du 
quinzième  jour  du  mois  d'août  mil  huit  cent  huit,  à  deux  heures  après 


H-   111    -w 

Petite  Pierre;   quand  elle    reparut    à    Sainte-Marie,    elle   était    au 

bras  d'un  mari. 

midi,  par  devant,  etc ,  est  comparue  Louise  Hedrich,  épouse  de  David 

Gôtz,  matrone  en  cette  ville,  laquelle  nous  a  déclarée  que  aujourd'hui.! 
une  heure  du  matin,  dame  Isabelle,  baronne  de  Krudener,  épouse  de 
M.  François  Ochando  de  la  Vanda,  marquis  et  officier  militaire  de  la 
division  espagnole  en  Allemagne,  icelle  séjournant  momentanément  en  la 
dite  ville  chez  le  sieur  Jean  Frédéric  Fontaine,  pasteur  du  culte  réforme 
allemand,  y  est  accouchée  d'un  enfant  sans  vie,  qui  nous  a  été  présenté 
et  reconnu  être  du  sexe  masculin,  auquel  il  a  été  donné  pour  prénom 
celui  de  François,  desquelles  déclarations  et  présentations,  nous  avon 
dressé  le  présent  acte,  en  présence  dudit  sieur  Fontaine,  âgé  de  trente 
huit  ans,  et  du  sieur  André  Staub,  âgé  de  quarante-neuf  ans...» 

Contrairement  à  l'assertion  de  M.  Frossard,  on  ne  trouve  au  registre  de- 
mariages  aucune  mention  concernant  M.  et  Mad.  d'Ochando.  Légalement, 
du  reste,  ces  personnes  n'auraient  pu  se  marier  à  Ste-Marie,  où  elles 
n'avaient  point  de  domicile  et  ne  séjournaient  que  momentanément. 
L'union  des  deux  époux  fut  probablement  légitimée  lors  du  voyage  de- 
Sophie  à  Lutzelstein,  par  l'ambassade  russe,  à  Paris. 

Eynard  attribue  à  la  Kummer  une  prophétie  au  sujet  du  retour  de 
l'officier  : 

«...Mad.  de  Krudener  était  avec  ses  filles  en  visite  à  quelque  dist.mo 
de  Sainte-Marie,  lorsque  la  voyante  vit  en  extase  des  lettres  importantes 
qui  exigeaient  un  prompt  retour.  Le  lendemain  Mad.  de  Krudener  reçut 
une  lettre  du  ministre  de  la  guerre,  portant  ces  mots  :  «...S.  M.  l'Empe- 
reur fait  cette  seule  exception  en  faveur  de  M.  d'Ochando,  officier  espa- 
gnol; il  accorde  sa  liberté  aux  demandes  du  prince  Kourakine  et  aux 
vôtres...» 

Rappelons  que  la  Cleebronnaise  était  au  courant  de  tout  ce  qui  se  pas- 
sait ;  elle  connaissait  les  démarches  de  Paul  et  leur  résultat.  Napoléon, 
vers  ce  temps,  qui  fut  à  peu  près  celui  de  l'entrevue  d'Erfurt.  ne  pou- 
vait refuser  à  Alexandre  la  srâce  d'un  officier  secondaire. 


-&-»  -iOfr  -gg3S-  -&-0"0--»-liH& 


L'ingrate  marquise  ne  s'était  pas  laissée  fléchir.  Au  contraire, 
maintenant  que  son  indépendance  paraissait  assurée,  elle  songeait 
plus  que  jamais  à  soustraire  sa  famille  aux  exigences  des  gens  du 
presbytère  et  à  se  dérober  elle-même  à  de  pénibles  souvenirs. 
Elle  pressa  la  baronne  de  quitter  une  maison  où  ils  n'étaient  tous 
que  trog  longtemps  restés.  —  „Pourquoi  ne  pas  laisser  là  ce  Fon- 
taines, sa  marmaille  et  sa  pythonisse?...  qu'était-il  besoin  de  s'em- 
pêtre; pour  l'existence  d'individus  qui  en  savaient  trop  et  dont 
l'intimité  risquait  de  devenir  dangereuse?...  Il  n'y  avait  qu'à  partir 
et  qu'à  les  indemniser  généreusement  de  leur  hospitalité!..." 

Ces  réflexions  arrivaient  trop  tard.  Mad.  de  Krudener  s'était 
abandonnée  trop  complètement  aux  suggestions  du  ministre  pour 
qu'il  lui  fût  encore  possible  de  reculer.  Vainement  Jung-Stilling 
se  fit-il  le  truchement  des  inquiétudes  de  Sophie  '•  il  n'obtint  rien. 
Juliane  lui  répondit  par  de  grands  mots:  ..  „J'ai  fait  le  sacrifice 
de  ma  volonté  propre.  Le  Seigneur  désire  encore  plus  que  moi- 
même  mon  bonheur  et  mon  repos.  Qu'ai-je  à  craindre,  si  je  me 
donne  toute  à  lui?...  A  qui  veut  appartenir  à  Christ,  tout  doit 
être  indifférent,  réputation,  honneurs,  fortune,  opinion  des  autres, 
amour  des  siens,  tout,  en  un  mot...!  Que  le  Christ  me  réduise 
à  la  mendicité,  que  m'importe,  pourvu  que  je  le  possède...  !"  ' 
A  cette  phraséologie  elle  mêla  d'amères  récriminations  contre  sa 
belle-fille.  Jung  fut  mis  au  courant  de  choses  qu'il  était  pour  le 
moins  inutile  de  rendre  publiques. 

i  Lettre  à  Jung-Stilling  du  ier  décembre  1808  dans  «  Sendschreiben 
geprilfter  Christen»  p.  172.  La  fin  de  la  lettre  a  été  supprimée. 

Le  recueil  que  je  viens  de  citer  laisse  supposer  que  l'inspiré  de  Wald- 
bach  et  celui  de  Carlsruhe  se  virent  pour  la  première  fois  à  Sainte-Marie- 
aux-Mines  —  probablement  dans  l'automne  de  1809  et  non  à  propos  des 
démêlés  de  Mad.  de  Krudener  avec  sa  belle-fille.  {Lettre  d'Oberlin  du 
26  juin  181  1.) 


H-     113    -H 

L'inspiré  de  Carlsruhc  n'en  persista  pas  moins  «Luis  son  op- 
position aux  projets  de  la  baronne. 

Sans  nier  le  somnambulisme,  il  se  défiait  des  somnambules  et 
n'aimait  pas  en  général  que  des  chrétiens  recourussent  a  leurs 
pratiques.  Par  là  il  se  distinguait  de  ses  amis  Lavater  et  Oberlin. 

Il  était  presqu'impossible.  du  reste,  qu'il  ne  sût  rien  des  an- 
ciens exploits  de  Marie  Kummer.  Ses  amis  wurtembergeois 
avaient  été  mêlés  autrefois  à  l'affaire  de  Meimsheim,  et  1  un 
de  ses  fils  habitait  le  duché  dans  le  temps  même  où,  parmi  les 
piétistes,  il  n'était  bruit  que  de  Miller. 

De  plus,  le  conseiller  de  Carlsruhe  connaissait  parfaitement  l'état 
des  esprits  et  des  choses  en  Allemagne;  il  ne  se  faisait  aucune  illu- 
sion sur  les  dispositions  de  Frédéric  Ier  et  savait  que  les  frères 
de  Herrenhut  eux-mêmes  venaient  de  reculer  devant  la  difficulté 
d'établir  une  de  leurs  „pépinières"  dans  le  pays  de  Bade,  ou  les 
avait  appelés  le  grand-duc. 

Mad.  de  Krudener,  voyant  que  son  ancien  directeur  s'était  mis  du 
côté  de  Sophie,  pour  blâmer  son  entreprise  de  colonisation  chrétienne, 
se  tourna  du  côté  d'autres  chefs  chiliastes.  Elle  consulta  d'abord 
Gaspard  Wegelin,  '  petit  négociant  suisse  établi  à  Strasbourg. 
Wegelin  déclara  que  l'année  1809  serait  une  année  remarquable!... 

Elle  prit  ensuite  l'avis  d'Oberlin.  2     Le  pasteur    du  Ban    de  la 

1  Wegelin  e'tait  chiliaste  comme  Oberlin,  qui  lui  écrivit  le  2  février 
1809:  «...Kennen  sie  also  auch  die  liebe,  rechtschaffene  Baronesse  de 
Krudener?  Sie  sagte  mir  dass  sie  ihr  gesagt,  das  nun  angefangene 
neueJahr  wurde  in  manchemBetracht  sehr  merkwurdig  seyn.  Ich  sprach 
dièse  Dame  vorige  Woche  ju  Weiler  (halb  Weg  Markirch),  wohin  sie 
mich  dringend  gebeten  hotte  ju  kommen,  und  n>o  wir  uns  einige  Stunden 
verweilen  konnten...» 

2  Oberlin  était  fort  visionnaire.  Felz,  son  aïeul  maternel,  avait  été  averti 
de  l'heure  où  il  mourrait.  De  même  la  femme  du  pasteur:  elle  mit  la 
maison  en  ordre,  prépara  des  vêtements  pour  ses  enfants,  ordonna  le 
repas  des  funérailles,  se  coucha  et  mourut. 

Chaque  soir  elle  revint  de  l'autre  monde  pour  en  donner  nouvelles  a 
son  mari.  Elle  l'instruisait  de  mille  choses  et  lui  communiquait  la  pre- 
science d'événements,  même  politiques, qui  ne  devaient  arriver  que  beau- 
coup plus  tard.  Ce  commerce  entre  les  épou\  dura  un  assez  long  temps; 
mais  un  jour  un  paysan  du  Ban  de  la  Roche,  qui  était  aussi  en  commu- 
nication réglée  avec  les  défunts,  apprit  au  pasteur  que  Mad.  Oberlin 
venait  d'être  admise  dans  un  cercle  supérieur.  Les  visites  cessèrent. 

Voy.  G.  H.  v.  Schubert  1 Die  Symbolik  des  Traumes,  etc.)  p.  i'U  *-'1  suiv- 

S 


H-     11  i     4# 

Roche,  invité  à  se  rendre  à  Ville,  c'est-à-dire  à  mi-chemin  entre 
Waldbach  et  Sainte-Marie,  passa  avec  la  baronne  la  soirée  du 
26  janvier  1809  et  partie  de  la  journée  du  lendemain.  —  «L'an- 
née dans  laquelle  nous  venons  d'entrer,  prononça-t-il,  est  une 
année  fatale.  Un  de  mes  paroissiens,  transporté  dans  le  monde 
des  esprits  par  une  vision,  y  a  rencontré  mon  frère,  décédé  de- 
puis longtemps,  et  celui-ci,  quoique  fort  peu  religieux  en  son  vi- 
vant, lui  a  enjoint  de  recommander  à  nos  gens  du  Ban  de  la 
Roche  de  prier  beaucoup,  de  prier  plus  que  jamais..." 

Mad.  de  Krudener  essaya  de  déterminer  le  vieux  pasteur  à  la 
suivre  au  Catharinenplaisir.  Il  refusa.  Quelqu'un  de  la  compagnie 
venant  de  le  comparer  à  Moïse:  —  „Oui,  fit-il,  je  suis  un  Moïse, 
qui  depuis  quarante  ans  conduis  mes  Israélites  à  travers  le  désert. 
La  ressemblance  n'est  pas  pour  me  flatter.  Moïse  n'entra  point 
dans  la  Terre  Promise,  où  je  voudrais  aller  avec  mes  Hébreux. 
C'est  un  Josué  que  je  voudrais  être  !...  Mais  qu'il  en  soit  selon 
la  volonté  du  Seigneur!"  et  il  acheva  en  déclarant  que  Dieu 
l'avait  placé  au  Ban  de  la  Roche,  qu'il  ne  quitterait  point  sans 
un  ordre  exprès  du  Très-Haut...  !  ' 

Le  départ  des  futurs  colons  fut  décidé. 

„Le  12  février,  marque  M.  François  Reber  dans  son  journal 
intime,  la  comtesse  Livonienne  de  Krudener,  qui  était  en  séjour 
ici  depuis  huit  mois  chez  le  ministre  réformé  allemand  La  Fontaines 
est  partie  avec  sa  suite,  en  trois  voitures.  La  compagnie  était 
de  sa  fille,  Mlle  Juliette,  de  sa  belle  fille,  la  marquise  d'Ochando, 
de  M.  La  Fontaines  qui  rentre  dans  la  vie  privée,  de  la  famille  de 
celui-ci,  de  deux  filles  de  chambre,  d'un  valet  russe,  d'un  cui- 
sinier et  d'un  courrier. 

Mad.  la  comtesse,  pendant  son  séjour  à  Sainte-Marie,  s'est 
montrée  extrêmement  bienfaisante  et  charitable..."  2 

Avant  de  quitter  la  ville,  Fontaines  voulut  faire  ses  adieux  à 
ses  paroissiens. 

Depuis  quelques  mois  surtout,    tous    les   sermons    qu'il  débitait 

1  Journal  de  Juliette  de  Krudener.  communiqué  par  la  famille. 

2  Un  survivant  de  cette  époque  m'a  raconté  qu'une  petite  fille  étant 
tombée  dans  une  fosse  où  l'on  éteignait  de  la  chaux,  fut  soignée  jour  et 
nuit  par  la  baronne  jusqu'à  sa  Hn,  arrivée  environ  quarante-huit  heures 
après. 


H-     115    -H 

avaient  trait,  plus  ou  moins  directement,  à  la  fin  des  temps.  Le 
29  janvier  il  avait  prêché  sur  la  parabole  des  dix  vierges.  Son 
dernier  discours  fut  sur  Luc.  XVII,  j_»  et  suiv.  '  [1  exhorta, 
sanglota,  et  finit  par  adjurer  les  auditeurs  de  songer  aux  grands 
et  terribles  événements  qui  allaient  sous  peu  renouveler  la  face 
du  monde;  une  dernière  fois  il  mit  ses  ouailles  en  garde  contre 
l'Antéchrist  et  contre  ses  suppôts.  Une  partie  des  assistants  fondit 
en  larmes,  mais  l'autre  éclata  en  murmures.  Le  service  divin 
fut  troublé  par  une  manifestation,  dans  laquelle  le  ministre  vou- 
lut voir  l'abomination  de  la  désolation  établie  dans  le  Lieu  Saint. 
Prenant  à  la  lettre  les  paroles  de  l'Evangéliste  (Matthieu  XXIV, 
15,  16)  il  s'enfuit  et  gagna  la  montagne,  d'où  on  le  tira  pour  le 
mettre  en  voiture.  Le  voyage  longtemps  prémédité  prit  un  air 
de  fuite. 

Le  Dr.  Staub,  à  quelques  jours  de  là,  partit  pour  rejoindre  ses 
amis.  Schmidhuber  les  avait  accompagnés:  il  était  devenu  leur 
cuisinier.  Staub  ne  tarda  guère  à  revenir;  mais  Schmidhuber  ne 
reparut  à  Sainte-Marie  qu'en  18 14,  —  avec  les  premières  colonnes 
autrichiennes. 2 


1  Souvenirs  de  contemporains  présents  à  ce  dernier  sermon. 

2  Schmidhuber  mourut  à  Meimshein  en  182J.  11  avait  laissé  à  Ste-Marie 
un  fils  assez  faible  d'esprit  et  qui  est  mort  en  1 836.  Le  premier  mariage 
de  ce  fils  avait  donné  lieu  à  des  discussions  de  droit  entre  le  procureur  du 
roi  Loyson,  le  juge  de  paix  de  Ste-Marie  et  l'adjoint.  La  fiancée  était 
grosse  pour  la  seconde  fois. 

David  Schmidhuber,  devenu  veuf,  épousa  une  veuve  Fattet,  beaucoup 
plus  âgée  que  lui.  Philippine,  issue  de  son  premier  mariage,  finit  on  ne 
sait  où,  fort  mal. 


a§* 


Un  an  après  le  départ  de  Fontaines  le  bruit  se  répandit  à 
Sainte-Marie-aux-Mines  que  la  communauté  réformée  allemande 
avait  été,  pendant  plus  de  trois  ans,  la  dupe  d'un  faussaire.  On 
ajoutait  que  le  coupable  lui-même  avait  inséré  l'aveu  de  son  crime 
dans  le  registre  de  la  paroisse!...  Le  Consistoire  de  Mulhouse 
s'assembla  ;  le  pasteur  Mœder,  qui  avait  succédé  à  Fontaines,  sou- 
mit à  ses  collègues  le  volume  accusateur  et  l'assemblée  conster- 
née se  hâta  de  faire  suivre  l'autographe  du  prétendu  faussaire 
d'un  blâme  énergiquement  motivé. 

Le  document  présenté  par  M.  Maeder  portait,  partie  en  langue 
latine,  partie  en  langue  allemande:  ' 

„Jeax-Frédkric  Fontaines.  NB.  Ce  nom  était  un  faux  nom. 
Son  nom  propre   et   véritable  est  et  sera  H.  Fr.  Hz:,    (ou  Hg)\. 

1  «i8o5.  Joh.  Fred.  Fontaines.  NB.  Hoc  nomen  erat  fictum.  Suum 
nom.  propr.  (fuit gratté)  et  (ver.  dans  l'interligne)  est  et  erit  H.  Fr.  Hz.-. 
(ou  Hg .-.)  a  {mot  barré)  nat.  in  Suev.  die  28  mart.  ao  Dm.  MDCCLIXIX, 
$og  nach  vielen  hier  von  einigen  (Individuen  dans  l'interligne)  die  Gott 
r;u  seiner  Zeit  offenbaren  wird,  schtveren  Leiden  per  vocationem  Domini 
nach  Deutschland...» 

Le  consistoire  de  Mulhouse,  comme  j'ai  dit,  excommunia  le  faux-frère  : 
«...Es  declarirt  hiermit  einmiithig  den  genannten  Fontaines  fur  un- 
w'ùrdig  unter  die  Diener  der  reformirten  Kirche  ge^ehlt  pi  werden;  uni 
so  mehr  dass  er  durch  notorisch  falsche  Papiere  sowol  als  das  Consisto- 
rium  die  Regierung  selbst  betrogen  hat,  welcher  Betrug  jedoch  erst 
nach  seinem  Abptg  bekannt  wurde...» 

Je  crois  devoir  traduire  l'écrit  de  Fontaines  par  :  «Ce  nom  n'était  pas 
son  vrai  nom  qui  fut  et  sera  dorénavant  Monsieur  Frédéric  duc  (Herjog) 
ou  (Hargott)  de  Friedenfels.  Je  déchiffre  à  peu  près  ce  dernier  mot  sous 
les  spirales  qui  le  couvrent.  En  langue  swedenborgienne  il  signifie,  si  je 
ne  me  trompe,  assise  inébranlable  du  royaume  de  Dieu.  La  traduction 
littérale  serait  «rocher  de  paix  ».  Quant  au  nom  de  Harrgot,  Hargott, 
c'est  celui  sous  lequel  Fontaines  se  trouve  désigne  dans  les  lettres  de 
Mad.  de  Krudener.  A  l'imitation  de  ce  qui  se  passait  dans  les  Ménies 


«•     117     -H 

de  (ici  un  mot  s  oignais  a  ne  ut  barre  et  couvert  (fan  laborieux  en- 
chevetrement  de  spirales  d'encre)  né  en  Souabe  le  28  mars  de 
l'an  du  Seigneur   1769. 

Après  avoir  beaucoup  souffert  ici  par  quelques  individus  que 
Dieu  fera  connaître  à  son  heure,  partit  per  vocationem  Domini 
pour  l'Allemagne." 

Ces  dernières  lignes,  avaient  été  tracées  à  la  hâte,  en  allemand, 
et  d'une  écriture  troublée. 

Langalleristes  ou  de  ce  qu'avaient  fait  autrefois  les  Saints  des  derniers 
jours  d'Elie  Marion  tous  les  héros  de. cette  histoire  portaient  un  nom 
de  guerre.  On  pourrait  traduire  Hargott  par  le  «Seygneur  Dieu    . 

Le  pauvre  Fontaines,  j'imagine,  avait  pris  au  sérieux  une  prédiction  de 
la  Kummrin  et  écrit,  d'une  écriture  qui  fait  la  roue,  la  Kyrielle  de  ses 
noms  et  titres  dans  le  prochain  royaume  millénaire;  puis  la  réflexion  étail 
venue;  d'une  main  tremblante  il  avait  effacé,  au  moment  de  partir,  les  plus 
grosses  de  ses  folies  et  ajouté  la  note  grêle,  menue,  heurtée  et  mal 
construite  qui  termine  la  notice. 


*Q-J         *S£-t         i^..  »^.>  t  f^.i  .^.»         tf^i  *^j         i^.i         »7^-t         ./^j         i.^->         t-^j         v^j         *^N*         «J^hJ         i/j^>        «JjL*        «jjL*         «\Lr         »>J^f         t/Js.' 


Quelques  années  avant  de  mourir  l'ex-ministre  de  Sainte-Marie- 
aux-Mines  rédigea  une  courte  notice  autobiographique: 

„Jean-Frédéric  Fontaines  naquit  le  28  mars  1769,  à  Carlsruhe, 
où  son  père  était  officier  de  chambre  de  feu  le  grand  duc  Charles 
Frédéric." 

,,Le  motif  qui  m'a  fait  changer  de  nom  est  le  suivant.  Mon 
grand-père  s'appelait  le  comte  de  la  Fontaines.  Le  margrave 
Charles  de  Bade,  aujourd'hui  depuis  longtemps  décédé,  l'honora 
en  son  temps  d'une  grande  confiance.  Durant  dix-huit  années,  il 
le  força  d'habiter  avec  lui  le  château  princier.  Nos  archives  de 
famille  établissent  que  le  comte  servit  puissamment  S.  A.  le 
margrave  lorsque  ladite  Altesse  bâtit  la  ville  de  Carlsruhe. 

,,Au  temps  où  la  terreur  régnait  en  France,  quand  tout  ce  qui 
désignait  ou  était  de  nature  à  désigner  un  ^cy- devant"  exposait 
le  suspect  à  la  mort,  mes  amis  me  conseillèrent  de  prendre  un 
autre  nom.  J'adoptai  celui  de  Fontaines,  que  je  garderai  jusqu'à 
ce  que  des  circonstances  plus  favorables  me  permettent  de  re- 
prendre celui  qui  est  réellement  le  mien. 

„Je  reçus  d'abord  l'instruction  au  Gymnase  de  Carlsruhe,  '  que 
je  quittai  en  1785,  puis  en  1786  je  fus  placé  à  Zurich  sous  la 
direction  de  Hess  et  de  Lavater.2     Je  passai  les  années   1787  et 

1  \J illustre  Gymnase  de  Carlsruhe  avait  la  réputation  de  ne  recevoir 
que  des  élèves  nobles.  Un  voyageur  anglais  de  la  tin  du  18e  siècle  rap- 
porte ce  bruit,  mais  sous  réserves. 

2  Lavater  était  supranaturaliste  et  chiliaste  ;  il  s'occupait  de  mesme- 
risme.  Hess  partageait  la  plupart  des  idées  de  Lavater,  mais  ne  croyait 
pas  que  l'on  pût  calculer  la  date  précise  de  la  parousie  du  Christ.  C'était 
un  homme  distingué  et  qui  a  laissé  de  nombreux  ouvrages,  une  vie  de 
Zwingle,  quelques  traités  relatifs  à  la  vie  de  Jésus,  etc.  Gorani,  dans  ses 
mémoires,  l'accuse  d'avoir  été  nommé  antiste,  malgré  l'opposition  d'un 
grand  nombre  de  paroissiens.  Pour  se  faire  pardonner,  Hess  lut  en  chaire 
une  lettre  qu'il  prétendait  avoir  reçue  de  défunt  son   prédécesseur.   Cette 


H-    119    -w 

1788  à  l'Université  de  Strasbourg.    En  1789,  je  devins  précepteur 

lettre  écrite  du  paradis,  félicitait  au  nom  de  Zwingle,  de   Bullinger,  etc. 
les  Zurichois  d'avoir  choisi  un  antistc  tel  que  Iless.  Gorani   détestait   les 
Zurichois  et  se  plaisait  à  leur  jouer  de  mauvais  tours. 
Une  piétiste,  fort  liée  avec  Hess  et  Lavater,  écrit  d'eux  : 
«...Arriva  la  Révolution  française  avec  toutes  ses  horreurs.    Mes  amis. 
Lavater,  Pfenninger  et   les  autres  s'attendaient   a  chaque   inst.uu  .1  voi 

paraître  l'Antéchrist Lavater  espérait  tout  alors  et  craignait 

tout.  11  se  laissa  duper  misérablement  par  une  société  d'inspirés  établis 
à  Copenhague,  où  il  finit  par  se  rendre  de  sa  personne,  uniquement  pour 
tirer  à  clair  cette  aventure.  Quelles  impatiences  chez  Jung-Stilling  !  quelle 
anxiété  chez  tous  les  partisans  de  Bengel,  quand  ils  eurent  appris  que  le 
pape  était  prisonnier!  Pas  un  d'eux  qui  doutât  encore  de  l'exactitude  des 
calculs  du  maître!  Le  bon,  le  pieux,  le  savant  antiste  Hess,  qui  est  encore 
de  ce  monde,  appliqua  à  Napoléon  je  ne  sais  combien  de  versets 
bibliques.  Rien  de  ce  qu'il  avait  imaginé  n'arriva 

Lavater  était  dévoré  de  la  soif  de  voir  un  miracle.  Il  eût  souhaité,  a 
quelque  prix  que  ce  fût,  que  Jésus  se  manifestât  à  lui  par  quelque  signe 
matériel.  Jour  et  nuit  il  implorait  le  Seigneur  à  cette  intention.  Sa  femme 
me  dit  une  fois  qu'il  est  bien  souvent  resté  jusqu'à  minuit  suppliant  Dieu 
de  lui  montrer  un  prodige.  Aussi  était-il  constamment  en  quête,  guignant 
à  droite,  à  gauche,  de  tous  côtés,  après  un  miracle.  En  cela  Pfenninger  lui 
ressemblait  ....  Lavater  fut  invité,  en  jyg3,  à  se  rendre  à  Copenhague. 
Je  ne  sais  quelle  société  de  cour  avait  ouï  parler  de  cette  manie  de  pro- 
diges qui  tourmentait  notre  excellent  pasteur;  elle  prétendit  avoir  lu 
dans  les  astres  l'annonce  de  surprenantes  merveilles  et  invita  Lavater  à 
s'assurer  du  fait,  sur  place.  Quand  il  partit,  il  passa  par  ici  et  soupa  chez 
mes  parents.  Le  matin,  de  bonne  heure,  il  se  remit  en  route  et  je  les 
accompagnai  un  bout  de  chemin  lui  et  sa  tille.  Il  nous  conjura  tous  de 
l'assister  de  nos  prières  et  entreprit  son  voyage  avec  une  confiance  entière. 
Sa  femme  nous  communiqua  ensuite  quelques  nouvelles  de  ce  qui  lui 
arrivait  et  nous  fit  passer  ses  lettres,  que  nous  dûmes  lui  retourner,  après 
lecture.  Il  parait  que  le  prince  royal,  le  ministre  Bernstorf,  le  prince  de 
Hesse  et  la  comtesse  de  Reventlow  plurent  beaucoup  au  cher  homme.  Le 
prince  de  Hesse  cependant  avait   certaines  opinions  que   Lavater  n'eût 

point  dû  approuver En   1794,   je  passai  quelques  jours  dans   la 

maison  du  pasteur.  Il  m'entretint  plus  d'une  fois  de  ce  qui  lui  était  arrive 
en  Danemark,  mais  je  me  souciais  médiocrement  de  tout  ce  u,u'il  me 
contait  là;  outre  que  certaines  de  leurs  imaginations  me  répugnaient,  il 
ne  me  semblait  point  qu'elles  pussent  s'appuyer  sur  l'Ecriture.  Ils 
croyaient,  par  exemple,  à  la  migration  des  âmes  et  le  pasteur  était  per- 
suadé que  sa  femme,  dans  une  de  ses  existences  antérieures,  avait  été  la 

femme  de  Ponce  Pilate Le  cher  homme  fut  souvent  la  dupe  de 

son  extrême  bonté  et  quantité  de  fourbes  firent  de  lui  leur  jouet.  Sa 
femme  eut  fort  à  souffrir  de  la  facilité  avec  laquelle  il   se  laissait   prendre 


H*     120    -H 

dans  la  famille  Bœswillwald  à  Illkirch.1  Je  fus  examiné  et  consacré 
en  1794,  à  Neustadt  sur  la  Hardt  et  allai  servir  d'aide  à  mon 
futur  beau-père,  le  pasteur  Busch  de  Gerstheim.  Avec  lui  et 
avec  d'autres   ecclésiastiques   qui    n'avaient   pas    voulu  abjurer  le 

Christ  Jésus,  je  fus  jeté  en  prison "  2 

Ce  Fontaines,  à  coup  sûr,  n'avait  pas  la  tête  bien  saine.  Son 
père,  dont  il  fait  ici  une  façon  de  chambellan,  était  valet  de 
chambre  coiffeur    de  S.  A.  le  margrave    grand-duc. 3  Son    grand- 

n'importe  à  quelle  rêverie,  aussi,  quand  elle  se  vit  sur  le  lit  de  mort, 
supplia-t-elle  ses  enfants  de  ne  jamais  se  mêler  de  magnétisme  ni  d'autres 
telles  affaires.  Inutile  de  dire  qu'il  mourut  sans  avoir  jamais  vu  le  signe 
tant  souhaité...»  (Anna  Schlatters  Leben  u.  Nachlass.  1.  Lettre  à  sa 
fille  du  16  janvier  18 25). 

1  II  y  avait  alors  à  Illkirch-Graffenstaden  un  chirurgien,  nommé  Jœger 
et  un  curé  protestant,  nommé  Jean-Georges  Holderer,  affiliés  à  la  Société 
Harmonique  des  Amis  Réunis  de  Strashourg,  sorte  de  loge  mesmérienne 
fondée  par  le  marquis  de  Puységur.  Les  Annales  de  la  Société  rapportent 
deux  cures  opérées  par  les  soins  de  ces  adeptes. 

Fontaines  dut  connaître  chez  les  Bœswillwald  au  moins  l'un  de  ces 
magnétiseurs,  le  curé. 

Je  rappellerai  qu'un  certain  nombre  des  membres  de  la  Société  Harmo- 
nique jouèrent  un  rôle  politique,  dans  la  conspiration  de  Pichegru  (1796). 

2  Communication  de  M.  Charles  Orth,  pasteur  à  Ebertsheim. 

3  Je  note  à  titre  de  curiosité  qu'au  17e  siècle  déjà  d'Aceilly  donnait  le 
nom  de  Lafontaine  au  barbier  mis  en  scène  par  une  de  ses  épigrammes  : 

« —  Vous  me  coupez,  barbier!  tout  beau  !...» 
«  Oui,  le  poil  !...»  répond  Lafontaine. 
«—  Mon  poil  est  donc,  cette  semaine, 
«Aussi  sensible  que  ma  peau  !...» 
Mercier,  dans  son  Tableau  de  Paris,  écrit  :  «...Nos  valets  de  chambre- 
perruquiers,  le  peigne  et  le   rasoir  en  poche  pour  tout  bien,  ont  inondé 
l'Europe;  ils  pullulent  en  Russie  et  dans  toute  l'Allemagne.  Cette  horde 
de  barbiers  à  la  main  leste,  race  menteuse,  intrigante,  effrontée,  vicieuse, 
Provençaux  et  Gascons,  pour  la  plupart,  a  porté  chez  l'étranger  une  cor- 
ruption qui  lui  a  fait  plus  de  tort  que  le  fer  des  soldats...» 

M.  F.  de  Schickler  a  publié  dans  le  Bulletin  historique  du  Protestan- 
tisme français  (i5  octobre  1882)  une  notice  concernant  le  refuge  de 
Louisenburg  et   son  premier  pasteur,  le  sieur  Abraham  Fontaine. 

Louisenburg  est  dans  la  Hesse,  d'où  était  venu  Daniel  Fontaines.  Il  ne 
serait  donc  pas  impossible  que  celui-ci  ait  été  un  fils  de  cet  Abraham.  M.  le 
pasteur  Guillaume  Fontaine,  dont  la  famille  habite  encore  la  Hesse,  me 
fait  cependant  observer  que  la  différence  d'orthographe  des  deux  noms 
semble  exclure  la  parenté.  Cela  peut  être,  mais  rien  n'est  moins  certain. 
M.  de  Schickler  fait  d'Abraham  un  Vaudois,  et  Jean  Frédéric,  lors  de 


H-     121     -H 

père,  M.  le  comte  de  La  Fontaines,  était  un  perruquier,  venu 
de  la  Hesse.     Tout  le  reste  est  à  l'avenant. 

Voici,  du  reste,  autant  que  j'ai  pu  la  reconstituer,  la  véritable 
biographie  du  ministre: 

Jean  Frédéric  Conrad  Jacques  Fontaines,  fils  de  [ean  Ernest, 
perruquier  de  la  cour  de  Bade  et  d'uni'  fille  du  tourneur  Schlotter- 
beck,  était  né  à  Carlsruhe,  le  28  mars   1769. 

son  mariage,  se  déclara  «Abkommling  der  vertriebenen  Fran^osen   ans 

dem  ehemaligen  Dauphiné».  Il  n'y  a  rien  là  de  contradictoire  ou  qui 
constitue  une  preuve  décisive  de  non  identité  d'origine.  Outre  que  Jean 
Frédéric  a  pu  dire  ce  qu'il  ne  savait  pas,  tout  simplement  pour  assurer 
son  repos  en  établissant  sa  qualité  de  Français,  le  nom  générique  de 
Vaudois  a  été  donné  à  tous  les  Réformés,  venus  des  vallées  autrefois 
françaises  du  Piémont,  après  la  révocation  par  Victor  Amédée  II  de  l'Edit 
de  pacification  du  4  juin  1690.  La  vallée  de  Pragela  avait  fait  partie  de  la 
Province  synodale  du  Dauphiné  et  beaucoup  de  véritables  Dauphinois  y 
avaient  trouvé  un  refuge  avant  la  révocation  du  iei  juillet  1698. 

Notre  Fontaines  était-il  vraiment  de  famille  noble?...  avait-il  le  droit  de 
prendre  le  titre  de  comte  ?...  Je  ne  le  crois  pas  et  cependant  je  ne  saurais 
absolument  nier.  On  lit,  en  effet,  dans  «Menwirs  of  a  Huguenot  Familyn, 
autobiography  of  the  rev.  James  Fontaine,  (New-York  1872)  p.  18: 

«...I  must  remind  you  at  the  outset,  that  oure  name  was  originelly  De 
la  Fontaine,  and  not  Fontaine  only  .  .  .  My  father  ahvays  signed  his  name 
De  la  Fontaine,  during  the  life  of  my  grand  father,  but  afterwards,  from 
motion  of  humility,  he  cutt  off  De  la,  the  indication  of  the  ancient  nobi- 
lity  of  the  family...  » 

Ces  mémoires,  passablement  gasconnants,  nous  apprennent  qu'un  Jean 
de  la  Fontaine,  né  dans  le  Maine  vers  l'an  i5oo,  avait  été  commissionne 
dans  les  gendarmes  du  Roi.  Il  resta  au  service  militaire  jusqu'après 
l'événement  de  Charles  IX,  quoique,  dès  1  535,  lui  et  son  père  se  fussent 
convertis  à  la  Réforme.  Retiré  enfin  auprès  du  Mans,  il  fut  massacré  en 
1 563,  avec  sa  femme  et  son  fils  aîné.  Les  trois  plus  jeunes  enfants  réus- 
sirent à  s'échapper  et  gagnèrent  La  Rochelle,  où  l'un  d'eux,  par  le  travail 
de  ses  mains,  nourrit  ses  frères.  Il  se  maria  eusuite  et  eut  un  fils,  né  en 
i6o3,  qui  devint  ministre  des  Eglises  réunies  de  Vaux  et  de  Royan. 

De  ce  ministre  Fontaines  naquit  Jacques,  qui  desservit  l'Eglise 
d'Archiac  en  Saintonge.  Jacques  mourut.  Sa  veuve,  emprisonnée  au 
temps  de  la  grande  persécution,  finit  par  être  bannie  de  France. 

«...She  reached  London  in  safety  with  three  sons,  one  of  n'hotn  became 
a  Protestant  minister  in  Germany...»  (p.  26.  27.) 

Certains  traits  du  ministre  de  Royan  confirment  plutôt  qu'ils  ne 
démentent  l'idée  d'une  parenté  avec  Jean  Frédéric:  «...Ail  who  heard 
him  were  delighted. ..;  his  éloquence  frequently  drew  tears  from  the  eyes 
of  his  auditors...  » 


H-     422     «K 

Son  père  se  faisait  nommer  Lafontaine,  quelquefois  La  Fon- 
taine ;  au  décès  de  sa  femme,  en  1812,  il  signa  de  La  Fontaines.  ' 
Il  était  le  second  ou  le  troisième  des  huit  enfants  de  Daniel 
Fontaine,  perruquier,  et  de  Sophie  Rangeard.  Ce  Daniel  était 
venu  du  pays  de  Hesse-Cassel  à  Carlsruhe,  vers  1736,  et  fut  le 
premier  de  la  famille  à  prendre  le  nom  de  „Lafontaine". 

Après  quelques  études  à  Carlsruhe  et  peut-être  à  Zurich,  Jean 
Frédéric  alla  à  Strasbourg,  mais  ne  s'y  fit  point  immatriculer  comme 
étudiant.  Son  nom  ne  se  trouve  pas  sur  les  registres  de  l'Université. 2 

Si  je  cite  cette  autobiographie  prétendue,  ce  n'est  pas  que  je  lui  donne 
une  importance  exagérée.  Les  assertions  de  l'auteur  me  paraissent  singu- 
lièrement sujettes  à  caution  et  la  réalité  de  sa  noblesse  n'est  appuyée 
d'aucune  preuve.  Je  constate  seulement  qu'un  Fontaine,  que  les  récits 
des  siens  faisaient  passer  pour  issu  d'un  comte  de  la  Fontaine,  arriva  vers 
1700  en  Allemagne,  y  devint  pasteur  et  peut-être  y  fit  souche  de  Gascons. 

«  Les  Mémoires  de  Messire  Jean  Baptiste  de  La  Fontaine,  chevalier, 
seigneur  de  Savoie  et  de  Fontaine,  brigadier  et  inspecteur  général  des 
armées  du  Roi»  (1699)  ne  sont  qu'un  fort  plat  roman  de  Sandras  des 
Courtils.  Jean  Frédéric  y  eût  trouvé  (p.  1)  que  les  La  Fontaine  tirent 
leur  origine  «  d'Artus,  duc  de  Bretagne  ...  Il  y  a  plusieurs  branches  de 
cette  famille,  dont  les  unes  sont  encore  en  Bretagne,  les  autres  sont 
établies  au  Maine,  en  Anjou,  en  Touraine  et  en  Picardie,  et  nous 
reconnaissons  tous  pour  l'aîné  de  notre  maison  le  marquis  de  Seuilli...» 
Voilà  une  belle  généalogie  !  et  le  ministre,  s'il  avait  connu  ce  beau  livre, 
n'eût  pas  manqué  de  porter  les  armes  de  la  famille  qui  sont  «  celles  pleines 
de  Bretagne,  à  la  barre  de  gueules  brochant  sur  le  tout,  chargées  de  deux 
besans  d'or..  !  » 

Toute  l'autobiographie  est  absurde  et  sort  d'un  cerveau  fêlé.  Le  «mar- 
grave Charles  de  Bade,  depuis  longtemps  décédé»  ne  peut  être  que  Charles 
Guillaume,  qui  en  171:  commença  à  bâtir  un  château  de  plaisance  à 
Carlsruhe.  Margrave  depuis  1709,  il  mourut  en  1738.  Son  petit-fils  Charles 
Frédéric,  alors  âgé  de  dix  ans,  lui  succéda,  mais  ne  prit  le  gouvernement 
qu'en  1746.  Il  acheva  la  construction  de  la  ville  de  Carlsruhe  et  mourut 
en  juin  181 1,  après  un  règne  de  soixante-cinq  ans,  laissant  le  pouvoir  à 
son  petit-fils  Charles,  marié  à  Stéphanie  de  Beauharnais.  La  famille  Fon- 
taines n'étant  arrivé  dans  le  pays  de  Bade  que  vers  1736,  comment 
concilier  les  dires  du  ministre  avec  les  données  historiques  positives?.. 

1  L'acte  de  naissance  de  Jean  Frédéric  Fontaines  fait  de  Jean  Ernest 
un  Hof-Perruquier.  L'autobiographie  d'Ebertsheim  lui  donne  la  qualité 
de  «Kammer-officiant».  Jean  Ernest,  qui  signa  «de  La  Fontaines»  à  la 
mort  de  sa  femme,  est  appelé  plus  tard  (acte  de  décès  de  Jean  Frédéric) 
«secrétaire  intime»  du  grand-duc. 

2  Renseignements  dû  à  l'obligeance  inépuisable  du  bien  regretté  pro- 
fesseur Ed.  Cunitz. 


H*    103    4# 


La  Révolution  éclata.  Notre  Fontaines  s'affilia  aux  [acobins 
allemands  de  Schneider  et  entra  avec  Stamm,  avec  Cotta  et  quel- 
ques autres  dans  le  Comité  de  correspondance  formé  par  Custines 
auprès  de  l'armée  du  Rhin.  ' 


L'Université  de  Strasbourg  était  alors  fréquentée  par  de  nombreux 
étrangers.  Vers  le  temps  même  où  Fontaines  prétend  en  avoir  sui\i  les 
cours,  le  jeune  Metternich  la  quittait,  les  frères  Gustave  et  Charles  de 
Liôwenholm  pareillement.  L'un  de  ces  frères,  Charles,  devint  par  la  suite 
chambellan  de  la  reine  Frédérique  de  Suède,  princesse  de  Bade.  11  suivit 
Alexandre  de  Russie  dans  sa  campagne  de  181 3.  Tous  deux  entretinrent 
des  rapports  avec  la  cour  de  Carlsruhe  et  s'occupèrent  de  mesmérisme. 
Charles  fut  mêlé  aux  intrigues  qui  précédèrent  ta  conférence  d'Abo 
(28  août  1812). 

1  Au  moment  où  Custines  s'apprêtait  à  pénétrer  en  Allemagne,  il 
reconnut  la  nécessité  de  faire  précéder  ses  troupes  de  personnes  connais- 
sant la  langue  du  pays,  capables  de  stimuler  les  indigènes  et  de  s'entendre 
avec  eux,  au  moins  relativement  aux  besoins  de  l'armée.  Les  commissaires 
de  la  surveillance  et  de  la  correspondance  à  l'armée  du  Rhin,  véritables 
espions,  rendirent  dans  l'origine  d'assez  grands  services.  Plus  tard,  ils 
devinrent  suspects.  Habitués  à  vivre  grassement  du  produit  de  leurs 
réquisitions  absolument  arbitraires,  ils  pillèrent  les  paysans  du  Palatinat 
et  même  ceux  du  Bas-Rhin  ;  quelques-uns  d'entre  eux  furent  soupçonnés 
de  renseigner  l'ennemi  sur  les  mouvements  de  l'armée;  tous  le  furent  de 
conspirer  avec  Schneider  en  faveur  d'une  république  alsacienne  plus  ou 
moins  autonome. 

La  plupart  de  ces  commissaires  étaient  allemands.  Venus  en  France 
dans  l'intention  de  servir  la  Révolution,  ils  pouvaient  être  jacobins,  ils  ne 
pouvaient  guère  être  «patriotes».  L'exaltation  de  leurs  discours  leur  valut 
des  places.  On  s'aperçut  bientôt  qu'ils  y  étaient  dangereux  et  l'on  chercha 
à  ruiner  leur  influence  et  celle  de  leur  chef  véritable,  l'accusateur  public 
Euloge  Schneider.  Tandis  que  les  Conventionnels  rêvaient  d'assurer  avant 
tout  la  liberté  et  la  prospérité  de  leur  pays  propre,  la  France,  les  immi- 
grés d'outre  Rhin,  plus  préoccupés  d'affranchir  l'Allemagne,  parlaient  de 
Germanisme  universel.  «  L'univers  ne  sera  plus  séparé  en  deux  hémi- 
sphères. Comme  il  n'y  a  qu'un  Océan,  il  n'y  aura  qu'une  nation  ;  il 
n'existera  qu'un  seul  Etat,  l'Etat  des  individus  unis,  l'empire  immuable 
de  la  grande  Germanie,  la  république  universelle....»  Germanie,  bien 
entendu,  est  pris  ici  dans  le  sens  de  fraternité.  Ces  idées  d'Anacharsis 
Clootz  prévalaient  chez  les  Jacobins  allemands.  Fontaines,  qui  en  était 
imbu,  après  la  défaite  de  son  parti,  les  amenda,  y  mêla  celles  de  S.ilt/- 
mann  et  celles  de  Butenschon  et  arriva  peu  à  peu  à  la  conception  plus 
qu'à  demi  jacobine  de  la  Sainte  Alliance. 

Notons  la  présence  à  Strasbourg  en  1792  du  général  prince  Charles  de 
Ffesse,  qui  vaticina  plus  tard  contre  Napoléon. 


&-    124    *H 

...  „Le  10  décembre  1793,  écrit  le  pasteur  Busch,  '  dans  son 
journal,  le  citoyen  Fontaines  commissaire  au  Comité  secret  et  de 
correspondance  de  l'armée  du  Rhin,  est  monté  en  chaire  dans 
notre  Temple  de  la  Raison  {r  église  de  Gerstheim),  et  a  prononcé 
en  allemand  un  discours,  dans  lequel  il  s'est  vivement  élevé 
contre  les  superstitions  du  catholicisme  et  contre  la  soif  de  domi- 
nation de  ses  prêtres.  Après  lui,  François  Antoine  Charles  Gailer, 
jusqu'à  ce  jour  administrateur  de  la  paroisse  catholique  de  Gerst- 
heim,  a  pris  la  parole,  aussi  en  allemand...."2 

1  Communication  de  M.  Emile  Burger,  pasteur  actuel  de  Gerstheim. 

Je  pose  ici  une  question.  Fontaines  et  les  chiliastes  en  général  s'atta- 
quèrent-ils à  Napoléon  à  cause  de  sa  tyrannie  et  de  son  despotisme 
ou  plutôt  parce  qu'il  avait  restauré  jusqu'à  un  certain  point  le  culte  catho- 
lique. .  ? 

2  Le  journal  de  Saltzmann  (Strassburgische  Zeitung  oder  der  Weltbote, 
n°  129,  du  3o  mai  1793),  donne  sur  ce  Gailer  des  renseignements  émanés 
de  Fontaines,  sinon  rédigés  par  lui  : 

«Dreifache  Herzstverkung  fur  die  Fanatiker. 

Den  2  8ten  dièses  trot  der  catholische  Geistliche  von  Obenhehn  and 
Gerstheim  an  der  Seite  eines  Madchens  von  Augsburg  in  den  Stand  der 
Ehe.  —  Erste  Herzst.erkung. 

Die  Trauung  geschah  darch   den   ïutherischen  Prediger   daselbst.  — 

Z\VEITE    HeRZST^RKUNG. 

Dieser  evangelische  Pfarrer  ist  offentlicher  Beamter  des  Orts.  — 
Dritte  Herzst.erk.ung. 

«Und  es  werden  Zeichen  und  Wander  geschehen  !  .  .» 

Qu'on  ne  s'étonne  pas  du  zèle  révolutionnaire  de  Fontaines!  Meiners, 
dans  la  relation  de  voyage,  que  j'ai  déjà  citée,  écrit  p.  157:  «  .  .  Die 
Protestanten  waren  im  Elsass,  wie  irn  ïtbrigen  Frankreich,  die  eifrigsten 
Freunde  der  Révolution.  Unter  den  Protestanten  thaten  sich  wiederum 
die  Pietisten  ditrch  iliren  Enthusiasmus  am  meisten  hervor.  Einer  der 
bekanntesten  Pietisten  ^og  triumphirend  mit  der  Guillotine  darch  die 
Strassen  von  Strassburg.  ...» 

Il  est  acquis  que  quantité  de  piétistes  donnèrent  leur  approbation  à  ce 
qui  se  passait  alors,  et  même  à  la  fête  de  la  Raison.  Pfeffel,  en  l'honneur 
de  la  nouvelle  déesse,  rima  une  ode,  insérée  tout  au  long  dans  le  n°  du  22 
frimaire  de  l'Argus. 

Ce  même  Argus  (n°  LU,  p.  472)  établit,  du  reste,  que  le  culte  de  Jésus 
et  le  culte  de  la  Raison,  c'est  tout  un  !  .  .  «  Der  heilige  Justinus.  Martyr 
und  Kirchenvater,  sagt  :  Christus  ist  die  Vernunft,  and  aile  die  nach 
der   Vernunft  leben  sind  Christen  !  .  .  » 

Les  sentiments  des  Piétistes,  dans  le  premier  moment  du  moins,  se 
trouvèrent  favorables  à  l'aholition  de  tout  rite  extérieur,  ou,  comme  ils  le 
disaient,  de  toute  religion.  Cela  est  clairement  exposé  dans  un  opuscule. 


«•     lï>5    -H 

Le  17  Floréal  an  II,  une  réquisition  ramena  le  jeune  com- 
missaire à  Gerstheim.  11  s'agissait  de  lever  dans  la  contrée 
une  certaine  quantité  de  chevaux  propres  au  service  de  l'ar- 
tillerie.   Le    pasteur   Busch,    ce   jour-là,    perdit    quelques-unes    de 

ses  bêtes,  mais,  raconte-t-il  :  ...,1e  citoyen  Fontaines  eut  la 
complaisance  de  me  laisser  son  propre  cheval  de  selle,  pour 
m'en  servir  jusqu'au  jour  où  je  m'en  serais  procuré  un  ou  deux 
autres...." 

A  sa  rentrée   à   Strasbourg,   le    citoyen  commissaire  fut  arrêté. 

qui  semble  avoir  eu  quelque  succès  :  0  Ein  patrioiisch  \\  eib  beantwortet 
die  Frage  :  Warum  in  unserer  Rcpublik  das  Wort  Religion  bey  vielen 
so  verachtlich  worden  ist.»  L'auteur  établit  que  l'abolition  de  la  Religion 
(il  eût  mieux  valu  dire  «du  culte  officiel»)  est  un  juste  châtiment  du  Ciel, 
qui  punit,  après  deux  siècles,  les  fauteurs  des  persécutions  subies  autre- 
fois par  les  Réformés.  L'écrivain  fait  l'histoire  de  l'Eglise,  puis  raconte 
que  son  bisaïeul,  négociant  dans  une  grande  ville  maritime  française, 
avait  été  obligé  de  fuir  en  Allemagne.  L'aïeul  de  l'auteur,  dans  cette  nou- 
velle patrie,  avait  été  massacré  par  les  Pandours.  Le  temps  présent  n'est 
qu'un  temps  de  justes  et  de  légitimes  représailles. 

...  «  Bey  diesem  Allem  was  jet^t  vorgeht  sind  die  Gercchten  gan$ 
ruhig  ;  sie  sind  uber^eugt.  dass  Ailes  was  geschieht,  von  der  gïitigen 
Vorsicht  ihres  Gottes  beschlossen  ist  ;  sie  sehen  mit  ehrfurchtsvoller 
Zuversicht  f?/,  was  derselbe  in  seinem  weisen  Rath  vor  hat.  Mon  kann 
ihnen  auch  nichts  nehmen,  denn  sie  hangen  nicht  an  ausserlichen  Cere- 
monien,  sondern  sie  verehren  und  bethen  ihren  Gott  in  Geist  und  in  der 
Warheit  an,  und  beobachten  pùnktlich  die  Vorschriften  ihres  gottlichen 
Oberhaupts. 

Die  aber  Gott  nicht  anders  kennen  als  durch  Ceremonien  oder  Reli- 
gion, die  sind  freylich  ûbel  daran.  .  .  »  (p.   14.    1  3). 

L'ex-moine  Schneider,  même  devenu  accusateur  public,  gardait  encore 
une  certaine  religiosité,  dont  font  preuve  de  nombreux  articles  de  l'Argus. 
Les  intimes  de  Schneider,  Jung,  Butenschon,  d'autres  encore,  conser- 
vèrent au  sans-culottes  Jésus,  au  sage  de  la  Palestine,  un  culte  passionné, 
en  opposition  avec  les  doctrines  de  ce  que  l'on  appelait  les  Jacobins  fran- 
çais. Voy.  dans  l'Argus  les  articles  signés  M.  E.  Divers  pasteurs  ou  chefs 
protestants,  Gerold  par  exemple  et  Pfeffel,  furent  par  instants  les  collabo- 
rateurs de  Schneider. 

Un  mot  au  sujet  de  Butenschon,  avec  lequel  Fontaines  semble  avoir 
gardé  des  relations,  même  après  181  5,  et  qui  en  eut  avec  la  famille  de 
Berkheim  : 

Jean  Frédéric  Butenschon  (1764-1842),  venu  du  Hanovre  a  Strasbourg, 
était  l'homme  le  plus  sincère  du  monde,  mais  le  plus  enthousiaste.  Son 
zèle  révolutionnaire  le  porta  à  s'engager  dans  un  corps  de  volontaires, 
avec  lequel  il  fit  une  campagne  en  Vendée.   De  retour  en  Alsace,  il  se  ha 


H-     126     -H 

II  subit  une  détention  de  sept  semaines.  Traduit  devant  le  tribunal 
criminel,  il  fut  acquitté.  Les  papiers  de  ce  tribunal  ont  péri  en 
1870;  on  en  est  donc  réduit  aux  conjectures  relativement  aux 
causes  du  procès  intenté  à  Fontaines.  Le  plus  probable  est  qu'il 
fut  considéré  comme  étant  l'un  de  ces  complices  de  Schneider, 
que  Monet,  le  jeune  maire  de  Strasbourg,  venait  d'attaquer  par 
son  discours  du  11  floréal,  sur  la  conspiration  des  étrangers  dans 
le  Bas-Rhin. 

...  „Fontaines,  remarque  une  note  rédigée  par  un  pasteur  du 
Palatinat,  '  avait  été  un  ami  d'Aloyse  (Euloge)  Schneider  et  s'était, 
dit-on,  mêlé  aux  sanglantes    folies    de   celui-ci Au  temps  de 

avec  Schneider,  avec  le  cordonnier  Jung  etc.  et  fut  revêtu  de  fonctions 
municipales.  Quand,  sur  l'ordre  de  Saint-Just,  Schneider  arrêté  eut  e'té 
mis  au  pilori,  Butenschôn  se  tint  auprès  de  son  ami,  le  consolant  et  lui 
essuyant  le  front  de  son  mouchoir.  Le  soir  même,  au  club,  il  ne  craignit 
pas  de  s'attaquer  aux  Propagandistes  et  à  l'ivrogne  Lehmann  ou  Lémane, 
évèque  de  Porentruy  et  représentant  du  peuple.  Après  une  détention 
assez  longue  et  un  court  séjour  en  Suisse,  il  se  fit  l'aide  de  Pfeffel,  puis 
rentra  dans  l'administration  républicaine.  Sous  l'Empire,  il  fut  successi- 
vement professeur  au  Lycée  de  Mayence,  inspecteur,  puis  recteur  de 
l'Académie  de  cette  ville  (18 12).  Après  la  chute  de  Napoléon,  il  fut  chargé 
de  la  réorganisation  des  écoles  du  Palatinat  bavarois  et  contribua  beaucoup, 
comme  membre  du  consistoire  supérieur  protestant,  à  l'établissement 
de  l'Union  évangélique  (1817).  Il  est  mort  à  Spire  en  1842.  Dès  1834,  il 
avait  perdu  toute  influence  officielle  et  toute  fonction. 

Piétiste,  les  articles  sur  la  religion  qu'il  publia  dans  l'Argos,  avant  et 
après  l'arrestation  de  Schneider,  sont  remarquables  sous  plus  d'un 
rapport.  En  1793-1794,  il  avait  été  à  Strasbourg  l'un  des  chefs  du  parti 
dans  lequel  s'était  enrôlé  Fontaines.  Il  est  probable  qu'il  se  trouva  en 
relations  à  Mayence  avec  M.  de  Berckheim,  qui  devint  le  gendre  de  Mad. 
de  Krudener  et  dont  il  avait  connu  la  famille  à  Colmar  et  à  Schoppen- 
wyhr.  (Voy.  les  lettres  de  Mad.  de  Gerando,  qui  appelle  Butenschôn 
«  un  des  beaux  génies  de  l'Allemagne».) 

1  .  .  .  «Er  begleitete  ....  sur  Zeit  der  J  akobinerherrschaft  die  Steile 

eines  Cotumissars  und  dann  die  eines  Bauemgenerals   un  Elsass 

Er  war  ein  Freand  von  Aloys  Schneider  und  soll  mit  diesem  blutige 
Tollheiten  getrieben  haben.  Fontaines  sollte  erschossen  werden  mit 
Andem,  wurde  von  den  Kugeln  aber  nur  an  den  Fiïssen  getroffen  und 
hinkte  desshalb.  ...»  (Notice  inscrite  par  le  pasteur  Muhlhauser  dans 
les  registres  de  la  paroisse  de  Leinsweiler.  —  Communiquée  par  M.  le 
pasteur  Bruch). 

L'auteur  veut-il  dire  que  Fontaines  fut  un  vulgaire  chef  de  bandits  ou 
fait-il  de  lui  un  officier  des  bataillons  agricoles  ? 

La  conversion  de  Fontaines  daterait-elle  de  cet  événement  ? 


«•     127     -H 

la  domination  des  Jacobins,  il  avait  rempli  les  tondions  de  com- 
missaire et  s'était  fait  chef  de  bandes.  Condamné  à  être  fusillé 
en  même  temps  que  beaucoup  d'autres,  il  arriva  que  les  balles 
ne  l'atteignirent  qu'aux  jambes,  ce  qui  lui  laissa  toujours  une 
certaine  claudication...." 

Laissons  de  côté  ce  qui  pourrait  bien  n'être  qu'une  Légende; 
il  n'en  résulte  pas  moins  et  du  témoignage  de  Busch  et  de  celui 
d'autres  contemporains  —  je  ne  parle  même  pas  de  celui  de  la 
femme  d'Eschery  —  que  Fontaines  avait  été  mêlé  à  l'équipée 
révolutionnaire  des  jacobins  allemands. 

A  peine  sorti  de  prison,  ou,  si  l'on  aime  mieux  l'autre  version, 
—  à  peine  remis  de  ses  blessures  —  Charles  Fontaines  (c'est  le 
nom  qu'il  avait  pris  à  cette  époque)  se  rendit  à  Gerstheim.  Le 
11  Messidor,  il  s'installa  au  presbytère;  le  20,  Busch,  devenu 
greffier  de  la  mairie,  fit  aux  habitants  rassemblés  dans  le  Temple 
de  la  Raison  la  lecture  réglementaire  des  décrets  parus  dans  la 
décade;  après  quoi  il  céda  la  parole  à  son  hôte,  qui  débita  en 
langue  allemande  ,,une  harangue  théologico-politique". 

L'orateur  plut,  sans  doute,  car  à  peu  de  jours  de  là,  les  élec- 
teurs, à  l'unanimité,  voulurent  faire  de  lui  leur  instituteur  com- 
munal. Le  District  refusa  de  ratifier  cette  nomination.  ' 

Le  14  Messidor  an  II,  le  Directoire  du  département  du  Bas- 
Rhin  réclama   la    déportation    à    l'intérieur  de  tous  les  prêtres  de 

Il  était  assez  naturel  que  Fontaines  abandonnât  alors  le  parti  Jacobin. 
Les  affilés  de  St-Just  ne  parlaient  que  du  transport  en  masse  de  la  popu- 
lation de  langue  allemande  dans  l'intérieur  de  la  France.  Tout  Alsacien 
était  devenu  suspect;  les  menaces  pleuraient  surtout  sur  les  amis  de 
Schneider,  accusés  d'avoir  voulu  former  une  république  alsacienne. 

1  Busch,  après  avoir  raconté  que  le  District  refusa  d'approuver  la 
nomination  de  Fontaines  comme  instituteur,  ajoute:  "Je  ne  sais 
pourquoi.  .  »  Cette  observation  indique  que  le  vieux  pasteur  com- 
mençait à  se  troubler  et  eût  bien  désiré  trouver  quelque  part  des 
renseignements  sur  son  futur  gendre.  Comme  greffier  de  la  mairie. 
Busch  devait  savoir  que  les  lois  s'opposaient  à  ce  qu'un  ex-ecclésias- 
tique fût  instituteur. 

Décret  du  7  brumaire  II.  art.  12:  .  .  «Aucun  ci-devant  noble,  aucun 
ecclésiastique  et  ministre  d'un  culte  quelconque  ne  peut  être  ....  élu 
instituteur  communal  (confirmé  par  décret  du  8-10  pluviôse  II). 

De  plus,  un  arrêté  du  Département  avait  défendu  d'enseigner  dans  les 
écoles  élémentaires  autre  chose  que  le  français,  que  Fontaines  était 
incapable  d'écrire  et  même  de  parler  correctement. 


H-    128    *H 

l'Alsace,  du  Jura  et  des  Vosges.  Les  représentants  en  mission 
prétextèrent  d'une  échauffourée  qui  venait  de  troubler  Hirsingen, 
aux  environs  d'Altkirch,  pour  prendre  un  arrêté  conforme  aux 
vœux  des  autorités  strasbourgeoises.  ' 

Busch  fut  arrêté,  ainsi  que  tous  les  ecclésiastiques  protestants, 
catholiques  ou  juifs  sur  lesquels  on  put  mettre  la  main.  Personne 
(et  pas  même  les  prisonniers)  ne  songea  dans  cette  aventure  à 
la  question  de  Jésus  vrai  Christ.  Fontaines  lui-même  ne  fut  nul- 
lement tracassé. 2 

Busch  resta  plusieurs  mois  éloigné  des  siens.  Pendant  que  le 
vieux  pasteur,  enfermé  dans  la  citadelle  de  Besançon,  sans  sa 
pipe  et  sans  sa  Bible,  subissait  une  réclusion  assez  dure,  son  pré- 
tendu vicaire  épousait  à  Gerstheim  Sophie  Frédérique  Dorothée, 
alors  âgée   de    dix-huit   ans,    la    plus  jeune  des  filles  de  l'interné. 

Le  mariage  se  fit  le  24  thermidor  an  II  ; 3  seul  des  membres 
de  la  famille  Busch,  le  médecin   Becker,  •*■    de    Sundhausen,   beau- 

1  Voy.  dans  Recueil  des  Pièces  authentiques  concernant  la  Révol.  à 
Strasb.  une  lettre  du  général  Dieche  du  io  messidor  (Thermidor!)  à  la 
Société  populaire  de  Strasbourg,  les  arrêtés  des  représentants  Hentz  et 
Goujon  etc. 

Tandis  que  Dieche  opérait  à  Colmar,  Stamm  arrêtait  les  ecclésiastiques 
d'Erstein,  Benfeld,  etc.  Daniel  Stamm  avait  été  du  Comité  de  correspon- 
dance avec  Fontaines.  Il  était  le  beau-frère  de  Schneider;  de  là  peut-être 
la  légende  conservée  dans  la  famille  Busch. 

2  Une  surcharge  faite  par  un  inconnu  tendrait  à  faire  croire  que  Fon- 
taines fut  arrêté  avec  Busch.  Le  Mémorial  du  pasteur  a  été  altéré  en  cet 
endroit,  probablement  par  une  personne  peu  au  courant  des  habitudes  de 
rédaction  du  vieux  pasteur.  Après  les  mots  «  Unter  diesem  »  qui  com- 
mencent chacune  des  observations  de  Busch  et  qui  signifient  simplement 
«sous  le  pastorat  de  celui-ci»  un  ignorant  a  rappelé  le  nom  de  Fontaines, 
dont  il  avait  été  question  dans  le  paragraphe  précédent. 

Les  instituteurs  arrêtés  furent  tous,  du  reste,  immédiatement  relaxés. 

3  Fontaines  se  maria  sous  le  prénom  de  Charles,  qu'il  garda  jusqu'à  la 
naissance  de  sa  première  fille  (mai  1796).  Se  croyait-il  recherché  sous  son 
vrai  nom  et  voulait-il  se  cacher  ?..  Ce  vrai  nom  était-il  désavantageu- 
sement  connu  à  Neustadt  sur  la  Hardt,  où  il  comptait  se  faire  examiner 
et  consacrer  ?..  Il  est  difficile  de  décider. 

*  Le  père  de  ce  Becker  avait  été  quelque  temps  médecin  à  Sainte-Marie, 
avant  de  se  transporter  à  Sundhausen. 

Fontaines  était  réformé,  les  Busch  au  contraire  étaient  protestants.  Il 
se  pourrait  bien  que  la  diversité  de  leurs  religions  eût  été  pour  beaucoup 
dans  la  répugnance  manifestée  par  le  pasteur  de  Gerstheim  pour  le  mariage 
de  sa  fille. 


«•     129    «W 

frère  de  l'épousée,  assista  à  la  cérémonie,  après  laquelle  Fontaines 

quitta  Gerstheim,  pour  n'y  plus  jamais  reparaître.  Tout  indique 
que  les  parents  de  Frédérique  ne  s'étaient  pas  prêté  volontiers 
à  son  union  avec  un  aventurier  sans  fortune,  sans  place  et  sans 
avenir.  ' 

Une  légende  s'est  même  formée  à  ce  sujet:  l'ex-commissaire, 
ne  réussissant  pas  à  vaincre  l'opposition  que  le  vieux  pasteur 
faisait  à  ses  projets,  eut,  dit-on,  recours  à  Schneider,  son  ami. 
Busclî,  emprisonné  par  l'accusateur  public,  dut  consentir  au 
mariage  de  sa  fille,  afin   de    racheter    sa  liberté  et  sa  vie  même. 

Rien  de  plus  romanesque;  seulement  lorsque  Busch  fut  arrête, 
Schneider  était  mort  depuis  trois  mois. 

1  Diverses  anecdotes  se  sont  conservées  dans  la  famille  Busch  relative- 
ment à  ce  mariage,  auquel  le  pasteur  Busch  donna  son  consentement 
écrit  (il  vaudrait  peut-être  mieux  dire,  pour  lequel  Fontaines  présenta  un 
consentement  signé  de  son  beau-père  alors  arrêté). 

Mad.  Busch  n'assista  pas  au  mariage.  Pour  se  débarrasser  du  citoyen 
ex-commissaire,  elle  avait  appelé  de  l'armée  son  fils  aîné,  ex-étudiant  en 
théologie  devenu  officier  et  aide  de  camp  d'un  autre  ancien  théologien, 
le  général  Fruhinsholz.  Fontaines  se  sauva  par  une  fenêtre.  Maigre  tous 
les  efforts  de  Mad.  Busch  pour  empêcher  «le  malheur»  de  sa  seconde  fille, 
celle-ci  s'obstina  à  se  marier. 


s^*^,^,^Vfc^V^,S'>S',S'*^v^k^%^*^'^',^^'^',^v*^'^'v^'v^' 


Une  fois  marié,  Fontaines  se  fit  consacrer  à  Neustadt-sur-la- 
Hardt,  '  puis  devint  ministre  à  Oberseebach  entre  Soultz  et 
Wissembourg.2 

Les  revenus  de  la  paroisse  étaient  considérables;  huit  cents 
florins  de  traitement  fixe  et  le  produit  d'une  trentaine  d'hectares 
de  bonnes  terres,,  ravies  à  l'Eglise  en  1680,  mais  que  la  Révo- 
lution venait  de  lui  rendre. 

1  M.  Rathgeber  (Strassb.  Post  i885)  l'affirme,  mais  sans  fournir  d'autre 
indication.  Les  actes  de  Neustadt  n'existent  plus,  au  moins  dans  la  ville. 
Ils  paraissent  avoir  été  transportés  à  Spire. 

2  La  paroisse  (Ober-Seebach  était  alors  réuni  à  Schleithal)  comptait 
alors  463  réformés.  Elle  avait  été  fort  éprouvée  sous  le  régime  français. 
Malgré  les  traités,  qui  assuraient  aux  Alsaciens  la  liberté  de  conscience. 
Louis  XIV  s'était  appliqué  à  convertir  les  habitants  d'Ober-Seebach  et 
avait  employé  même  des  moyens  de  rigueur.  Son  successeur  avait  agi  de 
même  et  de  même  aussi  le  prince-évêque  de  Spire,  à  qui  le  village  appar- 
tint de  1709  à  1752. 

Le  1  1  décembre  1780,  une  ordonnance  de  Louis  XVI  avait  de  nouveau 
permis  aux  réformés  d'Ober-Seebach  les  exercices  de  leur  culte  et  la 
paroisse  avait  reçu  un  ministre,  le  12  juin  1 781 .  Jean  François  Bleyenstein 
était  Suisse  ;  il  fut  autorisé  à  instruire  les  enfants,  à  prêcher  et  à  distri- 
buer la  Sainte-Cène,  mais  les  baptêmes,  les  mariages,  les  enterrements, 
tout  ce  qui  intéressait  la  tenue  des  registres  de  l'état  civil,  continua  encore 
un  temps  à  rester  interdit. 

Ober-Seebach  ayant  retrouvé  une  certaine  liberté,  se  hâta  d'élever  un 
temple,  pour  la  construction  duquel  Frédéric-le-Grand  donna  plus  que 
son  obole. 

Fontaines  fut  le  troisième  pasteur  reçu  par  la  paroisse  depuis  1780. 

Les  registres  de  l'Eglise  contiennent  quelques  notes  de  sa  main,  notes 
principalement  dirigées  contre  son  prédécesseur  Neussel.  A  Sainte-Marie, 
Fontaines  fit  des  remarques  désobligeantes  pour  Meyer  :  «  Herr  Pfarrer 
Meyer,  mein  Vorfahr,  schrieb  keine  Silbe  ein.»  Il  insinua  à  Ober-Seebach 
que  n'était  la  charité  chrétienne,  il  aurait  eu  fort  à  se  plaindre  de  l'incurie 
de  ses  collègues. 

L'année  1704  n'avait  pas  eu  de  communiants.  L'ex-jacobin  écrit: 
cDiese  Auslassung  kommt  lier,   weil  seit  ohngefahr  16  monaten  aller 


«•     l:!l    -H 

Charles-Frédéric  Fontaines  entra  en  fonctions  au  mois  de  févriei 
1795,  mais  bientôt  son  orgueil,  l'esprit  de  dénigrement  avec 
lequel  il  parlait  de  ses  deux  prédécesseurs  et  surtout  du  dernier, 
irritèrent  les  habitants.  Il  présida  des  conventicules  piétistes  dans 
son  verger.  Cela  acheva  de  le  rendre  odieux.  On  résolut  de  le 
contraindre  à  quitter  la  place  et  dans  ce  dessein  on  lui  lit  endurer 
mille  vexations.  La  tradition  veut  qu'on  soit  allé  jusqu'à  ra 
une  plantation  d'asperges  qu'il   venait  de  faire. 

Dès  le  6  juillet  1796,  Fontaines  était  forcé  de  quitter  la  commune. 

Quelques    réformés    d'Ilbesheim,    dans  l'ancien  duché  de  Deux- 
Ponts,  avaient    créé  une  petite  église,   séparée  de  celle  de    I. 
weiler,    à    laquelle    ils    avaient    appartenu   jusqu'à    la    Révolution. 
Fontaines    alla    desservir    cette    nouvelle   paroisse,  qu'un    premier 
titulaire  venait  de  quitter.1 

offentliche  Gottesdienst  in  Frankreich  verboten  war,  und  mit  gottlicher 
Hilfe  in  diesem  Jahr  wieder  seinen  An/ an  g  genommen.  » 

Plus  loin,  un  «Vorbericht»  nous  dit:  «  Die  Verwirrung,  in  welcher 
dièse  Gemeinde  theils  durch  die  Verdnderung  des  Staats,  theils  durch 
andere  Ursachen,  die  ich  mit  Stillschweigen  ans  Liebe  ûbergehe,  sich 
befand,  erlaubten  mir  nicht  eher  dièses  Register  anjufangen.  . .  » 

(Renseignements  fournis  par  M.  le  pasteur  Lutz,  d'Oberseebach.  a 
l'excellent  sermon  jubilaire  duquel  (1S80)  je  renvoie  pour  l'historique  de 
la  paroisse.) 

1  ...aWas  seinen  Aufenthalt  in  Ilbesheim  angeht,  so  jcichnet  sich 
derselbe  dadurch  ans,  dass  nnter  ihm  das  KirchenvermUgen  von  1200  fl- 
an/ i5o  hemntergebracht  und  dass  die  Frommclei  daselbst  einheimisch 
wurde.  Ohne  andere  Vocation  als  die  der  Agenten  und  seiner  Anh'.inger 
scheint  er  die  P/arrei  angetreten  und  auch  sich  ohne  anderweiti^r 
Vocation  entfernt  tfu  haben,  und  Ilbesheim  wieder  dem  ordentlich  beru- 
fenen  Pfarrer .  .  .  in  Leinsweiler  ûberlassen  %u  haben.  Dieser  Fontaines 
hat  den  ju  seiner  Zeit  in  Ilbesheim  herrschenden  Aberglauben.  der  im 
Landvolk  nur  f//  leicht  Wur^el  schlagt.  nicht  allein  nicht  ausjurotten 
gesucht,  wie  es  seine  PJIicht  gewesen  wdre,  sonder n  denselbcn  genahrt 
und  erweitert.  Er  war  Hexen-,  Diebs-  und  Teu/elsbanner  bei  seinen 
Anh'ingern.  Man  erqahlt  sich  in  dieser  Be^iehung  heute  noch  (après  1  ^ 4 3 ) 
eigenth'ùmliche  Geschichten.  Hatte  eine  Kuh  die  Milch  verloren  oder 
gab  sic  dieselbe  roth,  wie  das  o/t  vorkommt.  wenn  Kùhe  erhitft  sind. 
so  galt  sie  als  verhext.  Fontaines  wurde  gerufen.  die  Hexe  dadurch 
gebannt,  die  Kuh  geheilt.  So  auch  bei  erkrankten  Menschen.  Was  Fon- 
taines hierin  leistete,  mag  folgende  mir  gemachte  Erifdhlung  darthun. 
Fin  Bauersmann  hatte  Wein  verkauft.  Der  geladene  Wagen  musste 
iiber    Nacht   au/  der  Strasse  stehen  bleiben.  Damit  nun  kein  Dieb  des 


H*    132    -H 

L'Eglise  possédait  un  revenu  annuel  de  1200  florins.  En  moins 
de  quatre  ans  près  des  neuf  dixièmes  de  cette  fortune  disparurent. 
La  paroisse  dut  cesser  d'exister  en  tant  que  paroisse  indépen- 
dante et  se  réunit  avec  celle  de  Leinsweiler,  comme  du  passé. 

Nachts  von  dem  Wein  stahl,  sprach  Fontaines  ïiber  den  Wagen  nnd 
Fdsser  seine  Sprûche.  Der  andere  Morgen  war  der  Dieb  gefangen  ; 
die  eine  H  and  am  sogenannten  Schlaach^apfen,  die  andere  an  der  St'ùt^e, 
konnte  er  nicht  von  dem  Platée.  Solche  Thorheiten  werden  heute  noch 
in  einigen  Familien  erjdhlt  nnd  geglaubt.»  (Registres  de  l'Eglise  de 
Leinsweiler,  notice  e'crite  par  le  pasteur  Mlihlhauser,  communication  de 
M.  le  pasteur  B-ruch.) 

Fontaines  croyait-il  aux  prodiges  qu'il  fabriquait?  Je  n'en  sais  rien  et 
je  tiens  la  question  pour  insoluble.  Il  e'tait  réformé,  dauphinois  et  piétiste, 
c'est-à-dire  dans  les  meilleures  conditions  pour  croire.  Remarquez  que 
son  éducation  religieuse,  commencée  sous  Hess  et  sous  Lavater,  lui  avait 
donné  le  goût  du  surnaturel  :  son  éducation  politique  et  les  préjugés  de 
sa  race  le  disposaient  à  la  foi  aux  miracles.  On  connaît  assez  le  tour 
d'esprit  des  vieux  huguenots,  qui,  nourris  d'Esaïe  et  de  Daniel,  voyaient 
partout  du  merveilleux.  Les  aïeux  de  Fontaines,  sortis  du  Dauphiné  ou 
venus  de  la  Saintonge,  avaient  quitté  la  France  à  une  époque  fatale.  Ils 
étaient  du  nombre  de  ces  milliers  de  fidèles  que  la  Révocation  de  l'Edit 
de  Nantes  força  à  chercher  un  refuge  dans  les  pays  étrangers.  Au  moment 
de  quitter  leur  patrie,  et  même  plus  tard,  quand  ils  étaient  assis  déjà  à 
l'ombre  des  saules  de  Babylone,  ils  ouïrent  parler  de  ces  envoyés  célestes 
qui  furent  chargés  de  juin  1688  à  l'an  171 1  de  réconforter  les  enfants 
d'Israël.  Le  nom  des  de  Serres,  d'Isabeau  Vincent,  la  belle  bergère  de 
Crest,  celui  de  la  couturière  du  Vivarais,  etc.  etc.,  sonnèrent  aux  oreilles 
de  ces  émigrés  comme  un  appel  d'espérance.  Parurent  ensuite,  noirs  de 
poudre,  les  prophètes  camisards.  Et  quand  tous  eurent  cherché  un  asile 
loin  de  la  France  et  que  c'en  fut  fait  décidément  du  pays,  le  cœur  ne 
faillit  pas  encore  à  ces  réfugiés,  pour  clairsemés  qu'ils  fussent  à  travers  le 
monde.  Ils  se  résignèrent  à  être  suisses,  hollandais,  anglais,  hessois  ou 
prussiens,  mais  à  Cavalier  le  prophète,  à  Elie  Marion  et  aux  autres  saints 
des  derniers  jours  ils  gardèrent  je  ne  sais  quelle  mystique  vénération,  qui 
s'étendit  aux  frères  Polt,  aux  Gruber  etc.,  timides  successeurs  des  inspirés 
militants.  Jurieu  lui-même,  le  grand  Jurieu,  que  son  parti  mettait  au- 
dessus  de  Bossuet,  Jurieu  avait  donné  dans  la  vaticination. 

La  Révolution  française  avait  soufflé  sur  ce  feu  mourant.  Les  journaux 
de  Strasbourg,  ceux  en  particulier  que  dirigeait  Saltzmann.  donnèrent 
plus  d'une  fois  des  prophéties.  Ainsi  le  Weltbote  (nos  26  et  27,  3o  et  3i 
janvier  1793),  qui  analyse  longuement  un  livre  récemment  publié,  dit-il, 
sous  le  titre  «Das  nahe  Ende  der  Welt».  L'auteur  du  volume,  après 
force  récits  de  batailles  fantastiques,  annonce  qu'en  1822  il  arrivera  en 
France  des  événements  remarquables  :  .  .  «  Der  Konig  von  England 
uberwindet  die  Franzosen  in  einer  erschrbcklichen  Schlacht,  in  welcher 


«•     133     -H 

Même  conduite,  du  reste,  à  Ilhesheim  qu'à  Oberseebach,  el 
toujours  des  conventicules  piétistes.  Des  prodiges  avec  cela,  ab- 
surdes, puérils  et  dont  le  récit  paraîtrait  incroyable,  s'il  n'était 
attesté  en    quelque   sorte   officiellement.    Le  jeune  ministre  s'était 

mehr  als  100,000  Menschen  franjosischer  Seite  umkommen,  erobert 
hierauf  eine  Provins  uni  die  andere;  die  Katholiken,  welche  nicht  jur 
Reformirten    Kirche    ubertreten ,    werden    ohne    Verschonung    nieder- 

gemacht.  .  .  » 

Ceci  pour  les  prophéties  ;  pour  ce  qui  est  des  simples  prodiges,  Fon- 
taines avait  été  nourri  de  ces  absurdes  bouquins  piétistes,  remplis  d'his- 
toires de  miracles,  tels  qu'en  avait  écrits  Arnold,  par  exemple.  A  toute 
prière  correspondait,  comme  un  corollaire  forcé,  le  miracle.  Un  sermon, 
fort  remarquable  du  reste,  avait  été  prêché  à  l'église  réformée  de  Stras- 
bourg, le  17  février  1793,  par  Jean-Rodolphe  Huber.  On  me  permettra 
d'en  donner  quelques  extraits,  dont  la  doctrine  est  exactement  celle  de 
Fontaines  : 

L'orateur,  prenant  pour  texte  Psaume  CXLV,  18.  19,  s'écrie  :  «Wenn 
jemals  etwas  Wahres  gesagt  worden  ist,  so  ist  es  das  H  ort  :  Wï  i< 
beten    icann,    kann   allés.     Und   ich   mochte   hinpiset^en  :    Wer   beten 

KANN,   DER  HAT  ALLES.   ...  (p.  4.) 

«...  O  wer  betet  aus  inneretn  Dr  ange,  aus  innerem  Bedûrfnisse,  — 
wer  betet  aus  Gefiïhl  seiner  Ohnmacht  und  Schwache,  und  aus  Liebe 
und  Vertrauen  pi  dem  allgûtigen  und  allmachtigen  Voter  im  Himmel, 

—  wer  betet  uni  sein  gepresstes  Herj  pi  erleichtern,  uni  seine  Anliegen 
Gott  vorpitragen,  Jhni  seine  Aoth  pi  klagen,  —  wer  betet,  uni  von 
Gott  H'ùlfe  pi  erflehen,  die  sonst  nirgends  erfunden  werden  kann  :  — 
und  wer  betet  mit  ganser  Seele  :  wer,  wenn  er  betet,  nichts  als  beten 
kann,  —  das  Jieisst  ailes  uni  sich  lier  vergessen  kann,  iiber  dem  Gefùhle 
seiner  Hïilflosigkeit  und  dem  kindlichen  Festhalten  an  der  grenp-nlosen 
Barmherpgkeit  und  Vaterliebe  dessen,  dem  kein  Ding    unmôglich  ist  ; 

—  wer,  wenn  er  im  Gebete  mit  Gott  gleichsam  ringt.  mit  Jakobs  Sinne 
kampfet:  «Ich  lasse  dich  nicht,  du  segnest  mich  denn!»  —  wer  nicht 
miide  wird,  anpihalten  im  Gebet  und  Flehen,  und  gleichsam  sem  Auge 
nicht  abwendet  von  dem  Vaterauge  seines  Gottes,  bis  ihm  der  Wink 
gegeben  wird:  «Dm  geschehe  nach  deinem  Glauben  !  »  —  0  meine 
Freunde,  wer  so  mit  Ernste  Gott  anrufen  kann,  dem  wird  er  gewiss 
jeigen,  dass  Er  ihm  nahe  ist.  .  .  » 

Enfin,  pag.  9  :  ...  «  Doch  nicht  nur  durch  innere  Beruhigung  und 
Freudigkeit,  nicht  nur  durch  neuen  Muth  und  neue  Kraft  erfahren 
die,  welche  den  Herrn  mit  Ernst  anrufen,  dass  Er  ihnen  nahe  ist.  Sie 
fûhlen  seine  Nahe  besonders  auch  in  augenscheinlicher,  unzweydeu- 
tiger,  oft  wunderbarer  Hulfe.  —  Der  Herr,  sagt  David  in  unsenii 
Texte,  thut,  was  die  GottesfUrchtigen  begehren.  Er  hôrt  ihk 
Schreyen  und  hilft  ihnen  !..  » 

La  manie  des  prodiges,  générale  en  Alsace  à  cette  époque,  avait  égale- 


H-     134     44 

fait  une  réputation  d'exorciste.  Il  désensorcelait  hommes  et  bêtes. 
Une  vache,  à  la  traite,  fournissait-elle  un  lait  roux,  Fontaines  se 
mettait  en  oraison  :  à  la  traite  suivante,  le  lait  coulait  blanc  et 
crémeux.  Un  jour,  sur  le  tard,  un  paysan  des  environs  vint 
acheter  du  vin  dans  la  paroisse;  il  chargea  sa  voiture,  mais  la 
nuit  étant  venue,  il  ne  put  repartir.  Les  tonneaux  pleins  restaient 
à  la  merci  des  voleurs.  On  eut  recours  à  Fontaines,  qui  prononça 
quelques  paroles.  Au  point  du  jour  on  trouva  près  de  la  voiture 
un  larron  qui,  le  broc  à  la  main,  les  doigts  sur  le  robinet,  avait 
été  immobilisé  dans  cette  posture  comme  par  la  vertu  d'un  charme. 
Les  gens  de  Neuhofen  (près  Rheingônnheim  ?)  ayant  voulu  eux 
aussi  essayer  d'un  pasteur  indépendant,  Fontaines  fut  appelé  à 
desservir  la  nouvelle  Eglise.1 

ment  sévi  à  Schoppenwir,  où  Pfeffel  pourrait  bien  l'avoir  introduite.  Les 
«Blatter  ans  Prevorst»  en  rapportent  divers  exemples.  Un  vol  ayant  été 
commis  dans  le  village,  on  eut  recours,  pour  découvrir  le  larron,  aux 
lumières  d'un  polisson  du  lieu.  Au  moyen  d'une  fiole  d'apothicaire  remplie 
d'eau,  le  voyant  aperçut  le  voleur,  en  costume  d'invalide,  cheminant  sur 
la  route  d'Ostheim.  Le  même  garçon,  invité  à  donner  des  nouvelles  du 
fils  de  M.  le  baron  de  B.,  alors  à  Berlin,  consulta  sa  bouteille  et  décrivit 
le  jeune  homme,  vêtu  de  telle  façon,  assis  devant  un  café  à  côté  d'une 
dame,  dont  il  fit  le  portrait.  Le  renseignement  contrôlé  se  trouva  de  la 
plus  entière  exactitude.  J'ajoute,  pour  mémoire,  que  l'exaltation  révolu- 
tionnaire et  contre-révolutionnaire  avait  doublé  la  crédulité  générale. 

I  Neuhofen  près  Rheingônnheim  n'est  devenu  une  paroisse  régulière 
que  depuis  environ  un  demi-siècle.  (Renseignement  fourni  par  M.  le 
pasteur  Bœrsch.) 

II  est  permis  de  se  demander  si  Fontaines,  devenu  ministre,  renonça 
brusquement  et  complètement  à  la  politique  ?  J'en  doute,  quoique  je  ne 
connaisse  aucun  fait  qui  démontre  qu'il  ait  continué  à  s'en  occuper.  Ne 
pouvant  mieux,  je  constate  seulement  que  les  circonstances  et  le  lieu 
même  de  son  séjour  se  prêtaient  à  des  menées,  non  plus  révolutionnaires, 
cette  fois,  mais  contre-révolutionnaires. 

Wurmser  et  l'archiduc  Charles  campaient  dans  le  Palatinat  ;  le  prince 
de  Condé,  Demonzey,  Courant,  la  baronne  de  Reich  entretenaient  en 
Alsace  une  nuée  d'agents,  intermédiaires  soldés  entre  les  meneurs  du 
parti  royaliste,  le  comte  de  Lille  et  Pichegru. 

Un  tas  de  brochures  fut  répandu  à  cette  époque  dans  les  avant-postes 
de  l'armée  française.  Il  en  est  une,  du  24  frimaire,  signée  C.  Fr.  Chr. 
«  Geheime  Geschichte  der  Regierung  des  Landes  pvischen  Rhein  nnd 
Mosel,  aitch  die  Verlnste  der  Linien  von  Mainq.  ...»  brochure  imprimée 
à  Landau  (?),  et  dont  certaines  parties  au  moins  émanent  d'un  ancien 
commissaire  à  l'armée  de  Custines,  qui  pourrait  bien  avoir  eu  Fontaines 
au  nombre  de  ses  inspirateurs. 


«•    135    *K 

En  1805,  ainsi  qu'on  a  vu,  il  quitta  ce  troisième  poste  pour 
se  rendre  à  Sainte-Marie-aux-Mines. 

Ce  pamphlet,  qui  traduit  et  qui  commente  la  correspondance  prétendue 
d'un  certain  capitaine  Piegrièche,  fait  l'éloge  de  Custines,  de  l'intendant 
Villemanzy,  de  Pichegru  etc.,  mais  attaque  vivement  Merlin  de  Thion- 
ville,  Cavaignac  et  en  général  tous  les  officiers  civils  de  l'armée.  Elle  les 
représente  comme  soucieux  de  bien  vivre,  tandis  que  les  soldats  meurent 
de  faim  :  .  .  «  Wahrend  diesem  hohen  Grad  von  Elend  lebten  Reprasen- 
tanten,  Kommissare,  Administrateurs  des  vivres,  Lie/crantai,  u.  mit 
allem  ihrem  Tross  von  Subalternen^  pi  Ober-Ingelsheim,  Lautern, 
Worms,  AljCti  u.  u.  im  hochsten  Ueberfluss,  gaben  sicli  Jagden,  wo-u 
die  Bauern  frohnen  mussten,  wie  einst  ihren   teulschen  Sultans,  Incitai 

Balle ,    spielten  Ha^ardspiele  um  Louis  d'or  ju  hunderten,  assert 

das  k'ôstlichste  Weissbrod,  oder  vielmehr  nur  dessen  Rinde,  denn  das 
ûbrige  gaben  sie  ihren  Hunden,  oder  machten  Kugelchen  daraus.  sich 
einander  damit  pi  werfen.  ...» 

Les  Français  par  leurs  déprédations  avaient  ruiné  les  bords  du  Rhin. 
Comme  leur  rage  s'exerçait  sur  les  églises  et  sur  les  couvents,  tout  ce  qui 
avait  en  Allemagne  des  sentiments  religieux,  se  tourna  contre  eux.  On  peut 
consulter  à  ce  sujet  les  brochures  populaires.  Voyez,  par  exemple  :  Was 
sollen  die  Einwohner  Schwabens  und  vorder  Oestreichs  thun,  daniit  ihr 
Vaterland  nicht  qum  ^weytenmahle  von  den  Franqosen  verheert  werde  ?" 
1707,  p.  i3  :  . .  «In  den  Kirchen  hausten  die  Schandmenschen  wie  redite 
eingejleischte  Teufel.  Nach  dem  Tabernakel,  nach  den  Bildern  der 
Mutter  Gottes  und  der  Heiligen  schossen  sie  oder  schlugen  sie  in  Stïïcken, 
stahlen,  wo  sie  konnten,  die  heiligen  Gefdsse,  die  Chor-Kleider  und  Altar- 
bûcher,  warfen  die  Messgewander  den  Pferden  als  Streu  unter,  erbrachen 
die  Tabernakel,  streuten  die  geweyten  Hostien  au/  die  Erde,  spwen  sie 
an,  tantjten  mit  den  Fûssen  darauf  herum,  oder  warfen  sie,  wahrend  sie 

gotteslasterliche  Lieder  sangen,  den  Hunden  vor etc.,  etc.  Comment 

s'étonner  si  les  chrétiens  allemands  et  suisses  prirent  les  Français  en 
abomination  et  voulurent  voir  en  eux  des  suppôts  du  diable  et  de  l'ante- 
christ?.. 

Busch,  après  1794,  ne  conserva  guère  de  relations  avec  son  gendre, 
cependant  il  était  resté  en  rapport  avec  sa  fille  Fredérique.  Son  Mémorial 
est  muet  sur  les  destinées  de  celle-ci,  à  partir  du  jour  où  elle  lut  confir- 
mée. Quelques  feuillets  ont  été  ou  égarés  ou  détruits  et  ce  sont  précisé- 
ment ceux  où  il  eût  été  question  du  citoyen  et  de  la  citoyenne  fontaines. 
On  peut  admettre  à  la  rigueur  que  Busch  ne  se  sentit  pas  le  courage  de 
terminer  son  œuvre,  mais  il  est  encore  plus  probable  que  Frédénque, 
revenue  pour  quelques  jours  à  Gerstheim,  lors  de  la  mort  de  sa  mère, 
supprima  ce  qui  lui  déplaisait. 


&& 


Sl  ife.  $&■  ^  jfe  <&  ^fe  jfe  îfe-  A-  jfe  jfe  ife-  jfe.  *fe 


Les  colons  s'étaient  installés  au  Catharinenplaisir  repeint  à  neuf 
et  au  château  de  Bonnigheim.1  Immédiatement  ils  s'étaient  mis  à 
remplir  les  fonctions  de  leur  charge.  Fontaines,  vêtu  de  noir  en 
ministre  correct,  prêcha;  Mad.  de  Krudener,  habillée  de  blanc  et 
d'azur,  prêcha  ;  la  Kummer,  enveloppée  d'un  long  voile,  à  la 
façon  d'une  sibylle  antique,  prêcha...2  Bref,  en  ce  petit  coin  du 
monde  on  prêcha  tant  et  si  fort,  que  l'autorité  s'en  émut. 

L'Europe  en  général  et  le  Wurtemberg  en  particulier  se  trou- 
vaient alors  dans  des  circonstances  exceptionnellement  graves.' 

1  Eynard  veut  que  le  Catharinenplaisir  ait  été  acheté  par  Mad.  de 
Krudener,  mais  le  dossier  de  l'affaire,  conservé  aux  archives  wurtember- 
geoises,  ne  confirme  pas  cette  assertion.  Il  renferme  des  pièces,  des- 
quelles il  paraît  résulter  que  la  baronne  loua  la  propriété,  et  seulement 
pour  un  an. 

2  Les  assemblées  piétistes  avaient  été  longtemps  interdites  dans  un 
grand  nombre  de  pays  protestants.  Il  en  avait  été  ainsi  dans  le  duché  de 
Deux-Ponts  et  à  Sainte-Marie-aux-Mines,  côté  d'Alsace.  Les  considérants 
de  l'Edit  seigneurial  lancé  à  cette  occasion  sont  curieux,  en  ce  qu'ils 
allèguent  contre  les  piétistes,  en  faveur  des  pasteurs,  exactement  les 
mêmes  arguments  que  le  clergé  catholique  avait,  deux  siècles  auparavant, 
opposés  à  la  Réforme. 

3  Le  roi  Frédéric  Ier,  détesté  de  ses  sujets,  l'était  particulièrement  des 
piétistes.  On  lui  reprochait  d'avoir  changé,  sans  l'aveu  du  pays,  l'ancienne 
constitution  du  Wurtemberg.  Un  pamphlet  (  WURTTEMBERGS 
RECHTE  ....  Im  zweyten  Jahr  der  Wiederhersteleung  des  staats- 
und  Vôi.kerrechts  i\  Europa)  accuse  Frédéric,  «  der  erste  Zwingherr 
von   Wurtemberg  »,  d'avoir  obtenu  sa  couronne  par  un  parjure: 

«  Dièse  Krone  kostet 
«  Einen  himmelschreienden  Eidesbruclu 
«  Viele  tausend  erpvungene  Meineide.  ...» 
La  brochure  donne  sur  le  pachalisme  du  roi  des  détails  curieux;  elle 
entretient  le  lecteur  des  misères  causées  par  la  conscription,  de  la  main 
mise  par  le  gouvernement  sur  les  revenus  ecclésiastiques,  des  chasses  du 


H-     |.T7     -H 

On  était,  je  le  rappelle,  au  commencement  de  L809  ci,  sans  se 
montrer  trop  présomptueux,  les  adversaires  d'Appolyon  pouvaienl 
espérer  sa  ruine  prochaine.' 

roi,  ruineuses  pour  les  paysans,  et  des  orgies,  où  Frédéric  paraissait  won 
mannlichen  Dianen  =  Nymphen  umgeben.  . .  » 

On  y  lit,  page  24  :  ...  «  Auf  Hohenasperg  trifft  man  dann  durch 
Kabinetsjustij    verurtheilte  Schuldige   imd   Unschuldige  in   unerhbrter 

Menge Nehen  ihnen  arme  Separatisten,  welche  schon  in  Johannis 

Offenbarung  Napoléon  als  den  Antichrist  unter  mancherlei  monstrosen 
Gestalten,  und  dem  Namen  Apollyon,  pi  finden  meinten.  Geruhig 
wollten  sie,  nach  altem  Rechte,  auswandern.  und  der  antichriste  Herr- 
schaft  ausweichen.  Dafùr  schmachten  sie  als  Zuchtlinge. . .  » 

1  La  mort  du  colonel  Oudet,  tué  à  Wagram,  donna  lieu  aux  bruits  les 
plus  divers. 

En  dehors  de  l'armée,  un  parti  assez  puissant,  dirigé  par  Talleyrand  et 
Fouché,  avait  commencé,  dès  i8o5,  à  faire  une  certaine  opposition  à 
Bonaparte,  notamment  à  propos  de  la  guerre  de  Prusse  et  de  celle 
d'Espagne.  Lors  de  l'entrevue  d'Erfurt  (septembre  1808), Talleyrand  avait 
vivement  pressé  l'empereur  Alexandre  :  «Sire,  lui  avait-il  dit,  que  venez- 
vous  faire  ici?  C'est  à  vous  de  sauver  l'Europe,  et  vous  n'y  parviendrez 
qu'en  tenant  tête  à  Napoléon.  Le  peuple  français  est  civilisé,  son  Souve- 
rain ne  l'est  pas;  le  Souverain  de  la  Russie  est  civilisé,  et  son  peuple  ne 
l'est  pas;  c'est  donc  au  Souverain  de  la  Russie  d'être  l'allié  du  peuple 
français.... 

a...  Le  Rhin,  les  Alpes,  les  Pyrénées  sont  les  conquêtes  de  la  France. 
Le  restant,  la  conquête  de  l'Empereur:  la  France  n'y  tient  pas...» 

Au  retour  d'Erfurt,  Talleyrand  pressa  M.  de  Metternich,  alors  ambas- 
sadeur à  Paris  (Mém.,  II,  2.S4),  de  renouer  avec  la  Russie  des  relations 
aussi  intimes  que  celles  d'avant  la  bataille  d'Austerlitz  :  «C'est  votre 
réunion  seule  qui  peut  sauver  les  restes  de  l'indépendance  de  l'Europe!.. 

«...  L'intérêt  de  la  France  elle-même  exige  que  les  Puissances  en  état 
de  tenir  tête  à  Napoléon  se  réunissent  pour  opposer  une  digue  à  son 
insatiable  ambition.  La  cause  de  Napoléon  n'est  plus  celle  de  la  France; 
l'Europe  ne  peut  être  sauvée  que  par  la  plus  intime  union  entre  l'Autriche 
et  la  Russie...» 

Metternich  écrivait  le  17  janvier  1809  :  «..  Je  ne  saurais  rien  ajouter  à 
ce  que  j'ai  mandé  par  mon  dernier  courrier  sur  le  compte  de  M.  de 
Talleyrand.  Je  les  vois,  lui  et  son  ami  Fouché,  toujours  de  même,  très- 
décidés  à  saisir  l'occasion,  si  cette  occasion  se  présente,  mais  n'ayant  pas 
assez  de  courage  pour  la  provoquer.  Ils  sont  dans  la  position  de  passa- 
gers qui,  voyant  le  timon  entre  les  mains  d'un  pilote  extravagant  et  prêt 
à  faire  chavirer  le  vaisseau  contre  des  écueils  qu'il  est  allé  chercher  de 
gaieté  de  cœur,  sont  prêts  à  s'emparer  du  gouvernail  dans  le  moment 
même  où  leur  propre  salut  serait  encore  plus  menace  qu'il  ne  l'est...» 

Peu  de  jours  après  l'envoi  de  cette  dépêche,  Talleyrand  était  disgracié  ! 
Trois  mois  après  (avril  1  809),  la  guerre  était  déclarée  à  l'Autriche. 


H-    138    -H 

L'Autriche  s'apprêtait  à  la  guerre;  l'Allemagne  frémissante 
attendait  un  libérateur;  clans  l'armée  française  les  Philadelphes 
remuaient;  Talleyrand  et  Fouché  conspiraient. 

Les  hostilités  éclatèrent  au  printemps.  Tandis  que  l'Espagne  se 
défendait  non  sans  succès,  l'archiduc  Charles  balançait  à  Essling 
la  fortune  du  nouveau  César.  Des  partisans  de  tous  côtés  en 
Allemagne  même.  Le  colonel  Dornberg  menaçait  le  royaume  de 
Westphalie  ;  la  Prusse  armait  ou  laissait  armer  le  corps  franc  du 
major  Schill  ;  le  duc  de  Brunswick-Oels  levait  une  armée  de  la 
Vengeance  ;  Hommeyer  et  André  Hofer  soulevaient  le  Tyrol  et 
battaient,  le  10  avril,  un  détachement  franco-bavarois.  Le  Tngend- 
bund,  fondé  le  16  avril  1808,  par  huit  habitants  de  Konigsberg, 
avait  grandi  ;  jahn,  infatigable,  courait  l'Allemagne  du  Nord  pour 
y  fonder  de  prétendues  sociétés  de  Gymnastique;  von  Stein  et 
Arndt,  Gneisenau,  Scharnhorst,  Bliicher....  enflammaient  de  leurs 
saintes  fureurs  les  débris  de  l'armée;  Iffland  faisait  applaudir  par 
les  Berlinois  ses  allusions  courageuses  au  passé  et  ses  rêves  de 
revanche,  et  les  dames  prussiennes,  patriotes  jusque  dans  leurs 
habillements,  refusaient  de  porter  d'autres  bijoux  que  de  fer. 

....„Dcr  Gott,  der  Eisen  wachsen  Hess, 
Der  wollte  keine  Knechte..." 

Dans  ce  grand  mouvement  national  les  Réformés  se  distin- 
guèrent, et  particulièrement  les  réfugiés  français.  Beaucoup  d'entre 
eux,  honteux  d'un  nom  qui  les  rattachait  à  leur  ancienne  patrie, 
abjurèrent  ce  nom  et  en  prirent  un  autre,  germanisé.  Certains 
Refuges  abolirent  l'usage  de  la  langue  française,  conservée  jusque- 
là,  à  titre  de  langue  sacrée. 

Dans  le  temps  même  où  la  reine  Louise  avait  fait  arrêter 
Lombard,  réfugié  comme  Fontaines  et  comme  lui  fils  de  perru- 
quier, Napoléon  débitant  à  Berlin  ses  diatribes  accoutumées  contre 
la  „nouvelle  Armide",  un  ministre  réformé,  de  famille  française,  le 
vieil  Erman,  avait  eu  le  courage  d'interrompre  l'empereur,  de  lui 
saisir  le  bras  et  de  lui  dire  „cela  est  faux!" 

Fontaines  partageait  les  sentiments  des  réfugiés  ses  coreligion- 
naires. Comme  Erman,  il  eût  voulu  arrêter  le  bras  „qui  faisait 
tant  de  mal".  Peut-être  avait-ce  été  un  rêve  politique  plus  encore 
qu'un  rêve  chiliaste  qui  l'avait  conduit  dans  le  Wurtemberg?.... 

Mais,    dans    ce   Wurtemberg  même,  essayer,  en    1809,   de  tenir 


H-    139    -H 

des  assemblées  publiques  de  religion,  pouvait  passer  pour  un  acte 
de  démence  ! 

Depuis  son  avènement,  Frédéric  I1'1'  avait  été  en  guerre  continuelle 
avec  les  innombrables  sectaires  du  pays.  11  avait  vainement  entre- 
pris, en  1806,  d'apaiser  les  cerbères  du  Piétisme,  en  leur  jetant 
un  gâteau.  Les  frères  de  Herrenhut,  conviés  par  lui,  avaient 
colonisé  Hôrnlishof  (Hornsberg),  devenu  communauté  morave 
sous  le  nom  de  Kônigsfeld.  Cette  concession  n'avait  pas  eu  l'effet 
désiré,  les  religionnaires  wurtembergeois  différaient  trop  des 
disciples  de  Zinzendorf,  pour  qu'ils  sussent  gré  à  leur  prince  de 
privilèges  accordés  à  une  classe  de  sectaires,  qui  n'était  pas  la 
leur.  Le  peuple  des  campagnes,  celui  au  moins  qui  était  demeuré 
orthodoxe,  en  voulait,  de  son  côté,  au  gouvernement,  quoique 
pour  d'autres  motifs  :  il  se  plaignait  des  innovations  introduites 
dans  la  vieille  Eglise  officielle. 

Les  paysans  étaient  sans  repos  depuis  qu'en  1791  le  prélat 
Griesinger  avait  remplacé  les  Cantiques,  en  usage  dans  le  Wurtem- 
berg depuis  le  temps  de  la  Réforme,  par  un  Recueil  nouveau. 
expurgé  et  amendé. 

Le  ior  janvier  1809  une  nouvelle  liturgie,  élaborée  par  le  prélat 
Suskind,  était  devenue  obligatoire.  On  lui  avait  aussitôt  découvert 
une  foule  de  défauts.  Par  exemple,  elle  prescrivait  des  prières 
„pour  la  prospérité  de  l'agriculture  et  du  commerce".  —  Autant 
valait  implorer  le  Ciel  en  faveur  de  l'avarice  !..  Les  campagnards 
refusèrent  en  masse  d'accepter  le  nouveau  formulaire,  à  qui  man- 
quait, du  reste,  l'approbation  des  synodes. 

Afin  de  n'avoir  pas  à  présenter  leurs  enfants  à  des  autels  qui 
n'étaient  plus  les  leurs,  les  parents  firent  la  besogne  des  pasteurs 
et  baptisèrent;  puis,  comme  après  tout,  il  fallait  au  nouveau-né 
un  état  civil,  et  que  les  registres  étaient  aux  mains  des  ecclé- 
siastiques, on  vit  des  paysans  faire  déclaration  du  baptême  conféré 
par  eux-mêmes  et  payer  aussitôt  l'amende  de  10  florins  30  kreuzers, 
qu'ils  avaient  encourue  en  usurpant  les  fonctions  pastorales. 

Chaque  jour  la  guerre  devint  plus  vive  entre  l'administration  et 
les  dissidents,  qui,  cessant  de  fréquenter  les  églises,  se  réunirent, 
çà  et  là,  loin  des  pasteurs  vendus  au  gouvernement. 

Un  ancien  édit  réglait  les  conditions  dans  lesquelles  pouvaient 
se  tenir  les  assemblées  piétistes,  mais  depuis  une  vingtaine  d'années 


«•    140    -H 

il  était  tombé  à  peu  près  en  désuétude.  Le  roi  le  fît  appliquer  de 

nouveau  et  même  avec  rigueur.  ' 

L'administration  et  les  dissidents  en  vinrent  à  des  crimes  : 

Un  paysan  qui  avait  refusé  de  laisser  baptiser  son  fils  à  l'église, 

fut   jeté   en    prison  ;    les    agents    de    la  force   publique  enlevèrent 

l'enfant  et  le  portèrent  au  pasteur.  La  mère  devint  folle. 

Un  bourgeois  de  Hallwangen,  qui  avait  assisté  à  des  conventi- 

cules  piétistes,  où  il  avait  été  question  d'Antéchrist,  de  dragon  de 

1  Depuis  quelque  temps  le  Wurtemberg  fourmillait  de  sectaires.  Presque 
chaque  village  avait  son  Kummer.  La  folie  était  devenue  générale  et  la 
crédulité  publique  tellement  extravagante,  qu'en  1789  et  années  suivantes, 
on  avait  vu  aux  environs  d'Urach  des  faiseurs  d'or. 

Frédéric  Ie'',  fort  maltraité  par  ces  fanatiques,  qui  voyaient  en  lui  une 
des  dix  cornes  de  la  bête,  voulut  se  défendre  et  fit  revivre  les  dispositions 
de  l'Edit  Bilfinger. 

L'apparition  de  cet  Edit  autrefois  avait  marqué  un  progrès. 
Au  commencement  du  18°  siècle  les  réunions  piétistes  étaient  absolu- 
ment interdites  dans  le  Wurtemberg.  J.  J.  de  Moser,  qui  mourut  en  iy85, 
lié  avec  Jung-Stilling,  publia  en  1734  une  brochure  concernant  la  police 
des  conventicules.  Dix  ans  après,  le  conseiller  Bilfinger  reprit  les  idées  de 
Moser  et  prépara  un  Edit,  dont  voici  les  principales  dispositions  :  Après 
avoir  permis  les  réunions  présidées  par  le  pasteur  ou  l'instituteur,  la 
loi  dit  : 

«...art.  3.  W'enn  aber  andere  Personen  (als  d£r  pfarrer  oder 
der  schullehrer)  in  ihren  H'iusern  solche  Versamm- 
lungen  haben  wollen,  so  mïtssen  sie  quvor  vom  Pfarrer 
sorgfaltig  geprïïft  werden.  .  . 
...art.  5.  Fremde,  hin  und  lier  reisende  Personen,  die  J'ùnger 
sammeln  wollen,  sollen  genau  geprïïft  werden,  ob 
nicht  unlautere  und  sektirerische  Absichten  sie  her- 
fiïhren. 
. . .  art.  G.  Die  Zahl   der    Mitglieder  einer  solchen   Versammlung 

d'ùrfe  7  2-/5  nicht  ïtbersteigen.  .  . 
. . .  art.  8.  Keine    Versammlung    darf  jur   Zeit   des    Ôffentlichen 
Gottesdienstes  gehalten   werden  ;  auch  soll  keine  bei 
Nacht  stattfinden. 
.. .  art.  9.  ...  Das  Zusammenberufen  mehrerer  Gemeinschaften  aus 
mehreren    Orten,    wodurch    ein    ^asammenhangendes 
Verstiindniss    au/  besondere    Verfassungen   errichtet 
werde,  ist  ver  bot  en.» 
Les  réunions  de  Catharinenplaisir  étaient  donc  illégales;  les  solennités 
de  Pacques  leur  attirèrent  un  grand   concours  de  fidèles;  néanmoins  le 
gouvernement   n'intervint   pas.    L'autorité    ne   s'émut,    que   lorsque  la 
Kummer  eût  été  reconnue  sous  le  voile  blanc  dont  elle  s'enveloppait. 


«•    1  i  I    -H 

feu,   de   fléaux    de   L'Apocalypse,   et    d'autres    telles    prédications, 

rentré  chez  lui,  égorgea  son  enfant,  afin  de  lui  épargner  les  cala- 
mités prédites. 

Parmi  les  ecclésiastiques  les  plus  mutins  du  royaume  se  signa- 
lait depuis  longtemps  ce  Friedrich,  pasteur  de  Wïhzerhausen,  dont 
j'ai  déjà  eu  occasion  de  parler.  Dès  sa  jeunesse,  cet  homme  s'était 
livré  aux  manifestations  les  plus  factieuses.  Précepteur  à  Urach, 
il  y  avait  présidé  des  assemblées  illicites;  pasteur  à  Winzerhausen, 
il  avait  publié  le  livre  que  l'on  sait.  En  1809,  il  prit  fait  et  cause 
pour  les  paysans  insoumis  et  se  démit  avec  ostentation  d'un 
emploi  que  sa  conscience  lui  défendait  de  garder.  Mil  huit  cent 
dix  était  si  proche!...  Il  courut  les  assemblées  en  prêchant  la  fin 
des  temps,  comme  le  faisaient  au  Catharinenplaisir  Marie  Kummer 
et  Fontaines. 

Naturellement,  la  police  surveilla  les  conventicules  avec  plus 
de  soin  que  jamais.  Les  réunions  du  Catharinenplaisir  attirèrent 
son  attention.  Elles  étaient  illégales,  mais  peut-être  les  magistrats 
n'eussent-ils  point  sévi,  si  le  bruit  ne  s'était  répandu  tout-à-coup 
que  la  sibylle  au  voile  blanc  était  la  Kummer,  cette  même  pro- 
phétesse,  sur  laquelle,  l'an  d'avant,  Henkel  avait  ramené  l'attention 
par  son  ^Actaimàssige  GescMchte..." 

Des  gendarmes  cernèrent  le  Catharinenplaisir,  et  la  voyante, 
arrêtée  par  eux,  fut  menée  au  dépôt  de  mendicité  de  Ludwigsbourg. 

Les  colons  ne  se  virent  pas  d'abord  autrement  inquiétés. 

Mais  Mad.  de  Krudener,  au  lieu  de  s'informer  des  motifs  réels 
de  l'emprisonnement  de  Maria  Kummrin  —  à  supposer  quelle  ne 
les  connût  point  —  s'avisa  de  se  mettre  en  tête  que  la  bonne 
fille  était  la  victime  d'un  acte  d'intolérance  ou  de  rancune  per- 
sonnelle de  la  part  du  roi.  Elle  tenta  de  nouer  des  intelligences 
avec  la  détenue.  Frédéric  n'était  pas  d'humeur  endurante.  l 'es 
qu'il  sut,  à  n'en  pouvoir  douter,  que  celle  qu'on  lui  avait  donnée 
faussement  pour  une  ex-ambassadrice  de  Russie  à  la  Cour  de 
France,  entretenait  des  relations  avec  une  reprise  de  justice,  il 
ordonna  l'expulsion  des  colons.1 

1  ...  «  Le  retour  de  M.  d'Ochando,  écrit  Eynard,  et  bien  d'autres  mer- 
veilles prévues  par  Maria  Kummrin,  avaient  répandu  sa  réputation  dans 
toute  la  contrée.  On  venait  la  consulter  et  lui  demander  des  directions, 
dont  souvent  on  n'avait  qu'à  se  louer.  Un  fait  assez  curieux  ajouta  encore 


H*    142    *H 

Le  1er  mai  1809,  il  leur  enjoignit  à  tous  de  quitter  le  Wurtem- 
berg, dans  un  délai  de  dix  jours. 

Fontaines  partit  immédiatement,  laissant  sa  femme  surveiller  le 
déménagement  commun.  Wepfer  suivit,  le  2  juin.  La  baronne 
quitta  le  (  'atharmenplaisir,  le  9  juin,  —  elle  avait  précédemment 
obtenu  un  sursis  de  quatre  semaines,  —  puis  revint,  puis  repartit, 
reparut  encore,  prétextant  d'autorisations  qu'elle  n'avait  réellement 
pas;  finalement  elle  dut  céder. 


à  la  confiance  qu'elle  inspirait,  en  montrant  tout  son  désintéressement 
et  en  prouvant  bien  qu'elle  ne  conservait  aucun  souvenir  des  prédictions 
qu'elle  faisait  dans  ses  extases.  Quelques  années  avant  d'avoir  fait  la  ren- 
contre du  pasteur  Fontaines,  la  voyante  avait  prononcé  sur  l'avenir  du 
duc  Frédéric  de  Wurtemberg  une  parole  qui  l'avait  vivement  alarmé. 
Cette  parole  avait  eu  peut-être  son  accomplissement,  car  devenu  roi  par 
la  faveur  de  Napoléon  et  très-jaloux  de  son  autorité,  Frédéric  Ier  s'irrita 
du  retour  de  Maria  Kummrin  dans  ses  états.  La  foule  qui  se  rendait  en 
pèlerinage  à  Bônnigheim,  lui  rappelant  vivement  ses  anciens  griefs,  il  y 
vit  une  sorte  de  bravade.  Peut-être  craignait-il  quelque  nouvelle  menace 
de  la  vieille  paysanne;  bref,  la  maison  de  Mad.de  Krudener  fut  cernée 
par  les  gendarmes,  qui  se  saisirent  de  Maria  Kummrin  et  la  conduisirent 
en  prison....» 

L'anonyme  de  Berne  répète  à  peu  près  le  récit  d'Eynard.  L'almanach 
des  diaconesses  de  Kaiserswerth  {Christl.  Volkskalender)  dit  :  —  «  Als 
der  K'ônig  von  Wiirttemberg  von  dem  Treiben  der  Kummrin  in  seinem 
Lande  horte,  wurde  er  argerlich,  denn  sie  hatte  fr'ùher  vorausgesagt, 
er  wïïrde,  wie  es  ja  wirklich  geschehen  war,  ans  dem  Her^og  von 
Wiirttemberg  von  napoléons  gnaden  Konig  von  Wiirttemberg  werden. 
Daran  wollte  er  nicht  erinnert  sein  und  Hess  sie,  die  Hellseherin,  ge- 
fangen   set^en ...» 

Avec  la  permission  de  ces  Messieurs,  le  roi  Frédéric  passait  pour  un 
être  intelligent. 

Les  motifs  de  l'arrestation  de  la  Kummer  furent,  comme  le  lecteur 
peut  en  juger,  des  plus  simples  et  des  plus  légitimes. 

Il  n'était  guère  possible  que  la  baronne  de  Krudener  les  ignorât  com- 
plètement. Pourquoi  ne  laissait-elle  paraître  la  prophétesse  que  sous  le 
voile?....  Et  puis,  demanderai-je,  qui  donc  se  souvint  pour  la  Kummer, 
qui  ne  se  souvenait  de  rien,  des  oracles  qu'elle  avait  prononcés  touchant 
le  duc-roi  de  Wurtemberg  ? 

Pauvre  Frédéric  !..  sur  le  point  de  mourir  il  eut  encore  à  faire  avec  les 
somnambules  !..  La  prédiction  de  sa  fin,  que  firent  deux  d'entre  elles, 
sans  concert  apparent,  passe  pour  le  triomphe  du  magnétisme  animal. 
Jamais,  depuis,  on  n'a  vu  deux  sujets  d'accord.  En  1816,  la  nommée 
Kraemer  et  la  nommée  Wanner  prophétisèrent  au  moins  six  semaines  à 
l'avance  que  le  roi  mourrait  sur  la  fin  d'octobre,  ce  qui  arriva. 


«•    143    4% 

M.  et  Mad.  d'Ochando  quitteront  Bônnigheim  le  2  juillet1 

II  ne  resta   au    Catharinenplaisir  qu'un  manouvrier  wurtember- 

geois.  chargé  de  la  garde  du  mobilier  qu'on  y  avait  laissé.  Bientôt 

après,  le  jardinier  Richter,  propriétaire   de   l'immeuble,  obtint  des 

juges  que  ce  mobilier  lui  resterait,  en  garantie  du  loyer  courant.1 

i  H.  Eynard  écrit  :  «Mad.  de  Krudener  réclama  hautement  en  faveur  de 
sa  cliente.  Elle  avait  trouvé  moyen  de  communiquer  avec  elle  dans  son 
cachot,  lorsque  le  roi  de  Wurtemberg  lui  fit  signifier  qu'elle  eût  a  quitter 
ses  Etats  dans  les  vingt-quatre  heures.  Il  fallut  partir...» 

Gela  n'est  pas  exact.  J'écris,  le  dossier  de  l'affaire  sous  les  yeux,  et  ce 
dossier  n'est  pas  à  l'avantage  de  la  baronne. 

Pour  en  finir  avec  le  Catharinenplaisir,  je  dirai  que  d'après  une  publi- 
cation (Beschreibung  des  Oberamts  Brackenheim,  p.  2o3),  le  domaine 
actuel  comprend  70  morgen  de  terres  labourables,  20  morgen  de  prés. 
3  morgen  de  jardin,  4  morgen  de  vignes  et  3  morgen  de  forets,  et  nourrit 
24  vaches  et  16  chevaux.  Le  comte  de  Martinengo  n'en  avait  possède  que 
la  moitié,  à  laquelle  il  avait  ajouté  quelques  vignes;  il  avait  en  outre 
restauré  et  embelli  la  maison.  Sa  veuve,  en  1779,  avait  revendu  cette 
moitié  pour  1400  ducats. 

2  «...  Die  Baronin  von  Krudener  nebst  einigen  andern  jus  dem  Aus- 
lande  gekommene  Personen  hotte  sich  gegen  Ende  des  vorigen  Jahrs  ju 
Bônnigheim  aufgehalten.  Sie  miethete  hierauf  das  eine  Stunde  davon 
gelegene  dem  Hofgartner  Richter  angehbrige  Gut  Cathérineplaisir.  Auf 
erhaltene  Nachricht  dass  in  ihrem  Umgang  eine  durch  betrugerische 
Schwarmerei  langst  beriichtigte  Weibsperson  Gottlicbin  Kummerin  von 
Kleebronn  sich  befinde.  haben  E.  K.  M.  durch  einen  im  abgewichenen 
Friihjahr  erlassenen  unmittelbaren  Allerhbchsten  Befehl  sdmmtlichen 
Personen  den  ferneren  Aufenthalt  in  den  Kon.  Staaten  untersagt,  die 
Gottliebin  Kummerin  aber  in  das  Armen-Institut  in  dem  hiesigen  Zucht- 
haus  (Ludwigsburg)  aufnehmen  lassen. 

«Die  schnelle  Entfernung  und  eine  gehegte  Ho ff min  g.  in  der  Aller- 
h'ôchsten  TI  illenmeinung  eine  Abanderung  f»  bewirken,  mag  die  Baronin 
von  Krudener  bewogen  haben,  ihre  Mobilien  juriickjulassen  und  die  laut 
Bestandbriefe  auf  ein  Jahr  eingegangene  Miethe  fortjuset^en.  Sic  liess 
desshalb  einen  7»  Heutigheim,  hiesigen  Oberamts,  bùrgerlichen  m 
ihren  Diensten  gestandenen  Tagl'ôhner  auf  dem  Gut  jur'ûck,  welcher 
die  Miethe  fortsetjt  und  die  Aufsicht  fïihrt....» 

(Rapport  du  26  août  1809  sur  requête  du  jardinier  Richter.)        ' 


*ê* 


Chassée  du  Catharinenplaisir,  toute  la  bande  des  colons  se 
dirigea  sur  Eppingen,  dans  le  grand-duché  de  Bade.  Bientôt  après, 
grâce,  dit-on,  à  M.  Bignon,  que  Mad.  de  Krudener  avait  connu  à 
Berlin,1  grâce  aussi  à  M.  de  Norvins,  quelle  avait  peut-être  connu 
en  Suisse,  on  put  s'établir  à  Lichtenthal,  près  de  Bade.2 

1  J'avoue  que  je  ne  vois  pas  bien  le  motif  qui  porta  la  baronne  à  solli- 
citer l'appui  de  M.  Bignon  dans  cette  affaire.  Elle  n'avait  rien  fait  qui 
lui  rendît  le  séjour  du  Grand-duché  impossible.  En  1808,  elle  avait  habité 
Carlsruhe  et  fréquenté  chez  Jung-Stilling  ;  si  elle  avait  eu  en  1809  des 
doutes  fondés  sur  la  réception  qui  l'attendait  dans  le  pays  de  Bade,  elle  se 
serait  adressée  à  Jung,  avec  qui  elle  n'était  point  brouillée.  Est-ce  sim- 
plement pour  produire  de  l'effet,  qu'elle  mit  en  avant  Bignon? 

2  Eynard  écrit  :  «  Quarante  ans  s'étaient  écoulés  lorsque  M.  de  Norvins 
nous  racontait  l'étonnement  qu'il  éprouva  à  la  vue  de  cette  petite  colonie 
qui  venait  de  s'installer  dans  une  maison  isolée  de  la  vallée  de  Lichten- 
thal. La  dignité,  la  sérénité  ineffable  de  Mad.  de  Krudener,  le  charme  de 
son  expression,  ses  yeux  d'un  bleu  pénétrant  et  sa  belle  chevelure  lui 
donnaient  quelque  chose  d'extraordinaire,  qui  l'avait  vivement  frappé. 
Mad.  et  Mlle  de  Krudener  portaient  en  toutes  choses  l'amour  passionné 
du  bien,  sans  prétention,  sans  intolérance,  sans  bruit,  sans  vanité! 
C'étaient  des  chrétiennes  primitives,  qui  avaient  pris  la  Bible  à  la  lettre. 
La  charité,  la  résignation,  le  pardon  des  injures  et  l'humilité  étaient  leurs 
vertus  pratiques.  Je  les  trouvais  souvent  dînant  avec  du  pain  noir  fort 
gaîment,  ayant  abandonné  leur  dîner  à  des  pauvres  qu'elles  trouvaient 
tout  simple  de  servir  ;  on  ne  l'apprenait  qu'en  le  voyant.  Regardant  sa 
fortune  comme  le  patrimoine  de  tous  ceux  qui  en  avaient  besoin,  Mad. 
de  Krudener  donnait  au  point  de  se  trouver  dans  la  gêne.  ...  Sa  fille 
avait  conservé  une  timidité  telle  que  le  regard  d'un  enfant  la  faisait  rougir. 
Quelquefois  cependant  le  récit  d'une  belle  action,  les  accents  de  l'élo- 
quence ou  une  poésie  élevée  lui  ôtaient  cette  crainte  d'elle-même,  et  rien 
n'était  délicieux  comme  l'expression  de  son  enthousiasme.  .  .  » 

En  1809,  Marquet  de  Norvins  de  Montbreton  était  jeune  encore.  Une 
note  de  M.  Paul  de  Rémusat  {Lettres  de  Mad.  de  Rémusat,  1,  p.  139) 
nous  apprend  de  plus  qu'il  «avait  peu  de  fortune,  une  situation  précaire 
et  une  grande  envie  d'en  sortir».  Né  à  Paris,  le  18  juin  1769,  il  était  à 
peu  près  de  l'âge  de  fontaines.  Quand  la  baronne  le  vit  à  Bade,  il  sortait 
des  gendarmes  de  l'empereur  et  n'était  guère  connu  que  par  la  faveur 
dont  il  jouissait  depuis  peu  auprès  de  Joséphine  et  de  la  reine  Hortense. 


«•     1 15    -H 

Sans  renoncer  absolument  à  son  apostolat,    la    baronne  renoua 

Peu  de  personnes  savaient  qu'avec  la  collaboration  de  Charles  de  I. acre- 
telle,  il  avait  rimé  une  tragédie,  «Aristomène»,  et  qu'il  avait  produit  tout 
seul  un  poème  dithyrambique,  «les  Ruines  et  les  Monuments,,.  Un  autre 
poème,  l'Immortalité  de  l'Ame;  était  en  préparation.  Norvins  avait  tout 
ce  qu'il  fallait  pour  plaire  à  la  baronne;  aussi  lui  plut-il.  Il  paraît  même, 
d'après  ce  que  je  viens  de  citer  de  sa  conversation  avec  Eynard,  que  sa 
familiarité  avec  les  dames  de  Krudener  devint  assez  grande  pour  qu'il  pût. 
sans  indiscrétion,  assister  aux  repas  de  la  famille  et  constater  qu'elle 
dînait  souvent  du  pain  noir.  Cela  ne  dura  malheureusement  point.  Nor- 
vins dut  se  rendre  à  Compiègne  pour  les  cérémonies  du  mariage  de 
l'empereur.  En  décembre  1810,  il  fut  nommé  directeur  général  de  la 
police  des  Etats  romains.  Ses  occupations,  dès  lors,  furent  assez  nom- 
breuses pour  qu'il  oubliât  ses  deux  amies  de  Lichtenthal.  11  avait  été  lie 
avec  Mad.  de  Staël:  la  «furie  de  fructidor»  passa  même  pour  lui  avoir 
sauvé  la  vie.  Emigré  quelque  temps  en  Suisse,  peut-être  y  avait-il  connu 
Juliane  avant  de  la  retrouver  à  Bade  ? 

A  la  suite  du  récit  de  M.  de  Norvins,  Eynard  donne  quelques  lignes  de 
M.  Bignon,  mais  d'une  façon  si  singulière,  que  le  lecteur  trompé  a  le  droit 
de  croire  que  Bignon  lui  aussi  fut  un  amoureux  de  Juliane  et  de  Juliette. 
On  me  permettra  de  rétablir  le  texte  de  Y  Histoire  de  France  sous  Napo- 
léon, X,  avertissement,  p.  V.,  texte  sur  lequel  j'aurai  à  revenir  plus  bas  : 
.  .  .  «En  1809,  lorsque  j'étais  ministre  de  l'Empereur  auprès  du  grand- 
duc  de  Bade.  Mad.  de  Krudener,  que  j'avais  vue  pendant  plusieurs  années 
à  Berlin,  où  son  mari  était  ministre  de  Russie,  m'écrivit  un  beau  jour 
que,  retirée  dans  une  campagne  du  Wurtemberg,  le  village  de  Sainte- 
Marie,  elle  y  menait  une  vie  obscure  et  tranquille  dont  elle  se  trouvait  a 
merveille,  mais  que,  le  roi  venant  de  lui  chercher  querelle,  et  lui  avant 
fait  signifier  l'ordre  de  sortir  de  ses  Etats,  elle  me  priait  de  lui  procurer  un 
asile  et  un  bon  accueil  dans  le  Grand-duché  de  Bade.  Rien  n'était  plus 
facile.  Aussi  je  m'empressai  de  lui  répondre  qu'elle  était  assurée  d'y  trouver 
l'un  et  l'autre. 

Peut-être,  en  raison  du  rôle  que  Mad.  de  Krudener  jouera  plus  tard. 
ne  sera-t-on  pas  fâché  de  savoir  quelles  étaient,  pour  ce  rôle,  ses  prédis 
positions  quelques  années  auparavant.  Si.  en  1809,  elle  ne  se  livrait  pas 
encore  à  la  prédication  et  ne  s'attribuait  pas  le  don  des  miracles,  elle  avait 
dès  lors  beaucoup  de  penchant  au  mysticisme,  et  croyait  fermement  aux 
diseuses  de  bonne  aventure.  C'était  même  à  l'occasion  d'une  pythonisse 
champêtre  qu'était  venu  son  démêlé  avec  le  roi  de  Yirtemberg.  Pour  me 
mettre  au  courant  de  ce  débat,  une  nièce  de  Mad.  de  Krudener,  qui 
demeurait  avec  elle,  m'en  envoya  les  détails  dans  une  copie  de  lettres 
écrites  à  ce  sujet  par  sa  tante  au  prince  de  Ligne  et  à  la  princesse  de 
Solms,  sœur  de  la  reine  de  Prusse,  aujourd'hui  reine  de  Hanovre.  Tout 
le  crime  de  Mad.  de  Krudener.  a  l'en  croire  du  moins,  était  d'avoir 
recueilli  dans  sa  maison  une  vieille  nécromancienne,  devenue  intéressante 
pour  elle,  parce  qu'elle  avait  prédit  a  sa  nièce,  mariée  a  un  Kspaqnol,  le 


«•     146    «W 

quelques  relations  mondaines;  d'aucuns  prétendent  même  qu'elle 
rêva  mariage.  ' 

marquis  d'Ochando,  qu'elle  serait  bientôt  réunie  à  son  mari;  et,  en  effet, 
il  était  arrivé  que  celui-ci,  qui  se  battait  en  Espagne  contre  les  Français, 
ayant  été  fait  prisonnier  et  renvoyé  en  France,  était  venu  tout  à  coup, 
avec  permission,  surprendre  sa  famille  par  une  apparition  entièrement 
inattendue.  Le  mal  de  toute  l'affaire  était  que  la  vieille  femme,  si  heureuse 
dans  sa  dernière  prophétie,  avait  jadis  fait,  sur  le  roi  de  Virtemberg,  une 
prédiction  dont  ce  prince  avait  été  fort  alarmé,  et  dont  il  gardait  un  pro- 
fond ressentissement.  Il  paraît  en  outre  que,  de  toutes  parts,  on  venait  en 
foule  consulter  l'oracle,  affluence  qui,  aux  yeux  du  roi,  était  presque  une 
conspiration.  «  C'est  jouer  de  malheur,  écrivait  Mad.  de  Krudener  au 
vieux  prince  de  Ligne.  Dans  le  quinzième  siècle  on  croyait  aux  sortilèges; 
aujourd'hui  qu'on  ne  croit  plus  aux  enchantements  même,  tant  on  est 
raisonnable,  je  suis  prise  pour  une  enchanteresse.  Encore  si  j'avais  de 
beaux  yeux  comme  autrefois,  je  m'en  consolerais  avec  vous,  qui  savez 
que  je  n'ai  jamais  conspiré  que  contre  l'ennui.  »  Mad.  de  Krudener 
aimait  à  rappeler  qu'elle  était  petite-fille  du  maréchal  de  Munich,  et  disait 
avec  une  sorte  d'orgueil  :  «  Je  suis  d'une  famille  qu'on  exile.  »  Elle  citait 
gaiement  le  mot  d'Yorik  à  la  mouche  :  «  le  monde  est  assez  grand  pour 
nous  deux;  »  et  elle  ajoutait  :  «  Est-ce  que  les  états  du  roi  de  Virtemberg 
ne  seraient  pas  assez  grands  pour  lui  et  pour  moi  ?  ...  »  Cette  femme, 
destinée  à  devenir,  quelques  années  plus  tard,  le  promoteur  de  l'un  des 
actes  les  plus  importants  de  la  politique  moderne,  disait  dans  ses  lettres 
de  1809  :  «En  politique,  je  suis  une  tourterelle  d'innocence.  Je  l'abhorre, 
je  ne  veux  que  la  paix  !  ...  » 

L'arrivée  de  Mad.  de  Krudener  dans  le  Grand-duché  de  Bade,  où  elle 
fut  très  gracieusement  accueillie  par  Mad.  la  princesse  Stéphanie,  grande- 
duchesse  héréditaire,  apporta  beaucoup  d'agrément  dans  notre  petite 
société.  Mad.  de  Krudener  ne  composait  pas  encore  des  sermons  ou  des 
prières,  mais  seulement  des  histoires  pleines  de  visions,  de  spectres, 
d'apparitions,  de  fantômes,  qui  faisaient  grand  effet  sur  nous,  surtout 
lorsqu'elle  nous  les  contait,  le  soir,  sur  les  ruines  du  vieux  château  de 
Bade.  Tous  ces  récits  étaient  charmants,  ou  du  moins  nous  paraissaient 
tels,  car  ce  petit  cercle,  dont  faisait  partie  entre  autres  M.  de  Norvins, 
avait  alors  sur  sa  tête  trente  années  de  moins.  Il  faut  ajouter,  et  l'addition 
n'est  nullement  indifférente,  que  Mad.  de  Krudener  n'était  pas  venue 
seule  ;  elle  avait  avec  elle  Mlle  Juliette,  sa  fille,  jolie  personne  de  dix-sept 
ans,  accompagnement  qui  ne  gâte  rien  aux  charmes  que  répand  autour 
d'elle  une  femme  d'esprit » 

Le  récit  de  M.  Bignon  est  inexact  en  quelques  détails,  mais  quelle  diffé- 
rence avec  celui  de  M.  de  Norvins  !  .  .  .  C'est  que,  plus  qu'aucune  autre, 
la  baronne  était  ondoyante  et  diverse  !  .  .  .  Du  pain  noir  quand  on 
attend  M.  de  Norvins;  des  contes  bleus  en  présence  de  la  princesse 
Stéphanie  !  .  .  . 

1   Une  querelle  s'est  élevée  a  cette  occasion  entre  l'hagiographe  genevois 


«•     J  47     -H 

Auguste  La  Fontaines  n'était  plus  là  pour  surveiller  Juliane, 
que  Marie  Kummer  n'excitait  plus  de  ses  promesses l .. . 

et  M.  de  Sainte-Beuve.  Le  premier  la  rapporte  comme  suit  :  .  .  Nous 
estimons  assez  M.  Parisot  (auteur  d'une  biographie  Je  la  baronne)  pour 
croire  qu'il  s'empresserait  de  désavouer  toutes  (les  légèretés  et  les  inexac- 
titudes) dont  il  s'est  rendu  coupable,  s'il  les  connaissait.  M.  de  Sainte- 
Beuve  .  .  .  lui  donne  un  exemple  digne  d'un  si  noble  caractère.  Dans  son 
article  sur  Mad.  de  Krudener,  il  a  mis  la  note  suivante  relative  au  séjour 
de  Carlsruhe  en  1809  et  1810:  «On  rapporte  (et  c'était  déjà  dans  ses 
années  de  conversion)  qu'un  homme  distingué  qui  venait  souvent  chez 
elle,  épris  des  charmes  de  sa  fille,  qui  lui  ressemblait  avec  jeunesse, 
s'ouvrit  et  parla  à  la  mère,  un  jour,  de  l'émotion  qu'il  découvrait  en  lui 
depuis  quelque  temps,  des  espérances  qu'il  n'osait  former;  et  Mad.  de 
Krudener,  à  ce  discours  assez  long  et  assez  embarrassé,  avait  tantôt 
répondu  «oui»  et  tantôt  gardé  le  silence;  mais,  tout  à  coup,  à  la  fin,  quand 
le  nom  de  sa  fille  fut  prononcé,  elle  s'évanouit  :  elle  avait  cru  qu'il  s'était 
agi  d'elle-même.  .  .  »  Nous  nous  sommes  convaincus  que  ce  fait  était  ou 
inventé  ou  absolument  dénaturé.  M.  Sainte-Beuve,  auquel  nous  l'expri- 
mions en  lui  demandant  des  preuves  de  son  assertion,  nous  a  répondu  : 
...  «  Quant  à  mon  propos  léger,  vous  en  ferez  et  direz  tout  ce  que  vous 
jugerez  convenable.  Vous  savez  bien  qu'en  matière  de  biographie  rien 
n'est  certain,  de  toute  certitude  ;  chacun  juge  et  sent  à  sa  manière.  La 
personne  qui  m'a  raconté  l'anecdote  m'a  paru  très-digne  de  foi,  et  de  plus, 
cette  façon  de  comprendre  Mad.  de  Krudener,  même  après  sa  conversion, 
était  assez  d'accord  avec  mon  cœur  malin  .  .  .  etc.  .  .  » 

.  .  «La  loyauté  avec  laquelle  M.  Sainte-Beuve  s'exécute,  ajoute  Eynard, 
et  l'obligeance  parfaite  qu'il  a  mise  à  nous  fournir  des  armes  pour  le 
combattre,  nous  impose  une  reconnaissance  dont  nous  lui  donnons  la 
meilleure  preuve  en  acceptant  le  généreux  concours  qu'il  nous  apporte...» 

Je  ne  sais  si  le  lecteur  trouvera  que  M.  Sainte-Beuve  s'est  rétracté, 
mais  voici  une  lettre  à  M.  de  Norvins  publiée  par  M.  Eynard  lui-même 

et  écrite  en  1810  par  Mad.  de  Krudener  : «  Je  n'avais  qu'à  dire 

«oui»  et  j'épousais,  il  y  a  quelque  temps,  un  homme  immensément  riche  : 
il  était  titré,  il  était  prince;  il  me  donnait  une  grande  existence.  Je  pou- 
vais avoir  une  maison  brillante  à  Paris,  ou  me  promener  au  milieu  de- 
cette  Italie  merveilleuse  que  j'aime.  .  .  » 

Est-ce  à  cette  proposition  de  mariage,  ferme  ou  plus  ou  moins  en  l'air, 
qu'a  fait  allusion  le  récit  de  Sainte-Beuve  ?..  je  ne  sais.  Toujours  est-il 
que  l'opinion  du  critique  touchant  Mad.  de  Krudener  n'a  pas  change  :  les 
éditions  fés  plus  récentes  de  ses  ouvrages  ne  sont  pas  plus  favorables  a  la 
baronne  que  les  anciennes  ;  le  jugement  qu'il  porte  d'elle  est  reste   le 

même  :  «Elle  avait  un  immense  besoin  que  le  monde  s'occupât  d'elle ; 

l'amour-propre,   toujours  l'amour-propre !  •    Il  est  certain  que  la 

vanité  de  Juliane  fut  extrême  :  tous  les  historiens  sont  d'accord  là-dessus, 
mais  j'aime  à  croire  que  personne,  M.  Eynard  excepte,  ne  s'est  avi 
prendre  au  sérieux  une  charge  de  salon. 


Il  y  avait  en  ce  temps  là  à  Strasbourg,  au  coin  de  ta  rue  du 
Dôme  et  de  la  rue  des  Hallebardes,  une  boutique,  tenue  par  un 
petit  homme  pansu ,  mais  singulièrement  actif  et  remuant,  le 
marchand  d'étoffes  Gaspard  Wegelin. 

L'honnête  négociant  était  né  le  18  avril  1766,  à  Saint-Gall,  où 
son  père  David,  marchand  à  l'enseigne  du  Cygne,  exerçait  je  ne 
sais  quelles  fonctions  de  justice.  La  famille  Wegelin  était  pieuse; 
si  je  ne  me  trompe,  quelques  uns  de  ses  membres  avaient  été 
en  relations  avec  les  premiers  disciples  de  Dutoit-Membrini.  Gas- 
pard lui-même  était  porté  au  mysticisme  par  un  penchant  naturel. 

Au  sortir  de  lécole,  le  jeune  Suisse  s'était  engagé  dans  les 
troupes  à  la  solde  du  roi  de  France.  Il  avait  les  épaulettes  de 
lieutenant  quand  la  révolution  survint,  suivie  des  tentatives  contre- 
révolutionnaires  du  marquis  de  Bouille.  Le  régiment  suisse  de 
Vigier,  où  servait  Wegelin.  se  battit  à  Nancy  contre  ses  compa- 
triotes révoltés  du  régiment  de  Châteauvieux.  Le  petit  homme  se 
comporta  bravement  :  son  chapeau  fut  percé  de  deux  balles.  ' 

Après  cette  bataille  „ —  l'une  des  plus  sanglantes  du  règne  de 
Louis  XV",  comme  l'appelle  Eynard,  les  soldats  de  Vigier  allèrent 
tenir  garnison  à  Strasbourg,  où  ils  se  firent  détester.  Quand  la 
guerre  menaça,  ils  parurent  suspects.  Gaspard  trouva  bon  de 
troquer  l'épée  contre  l'aune  ;  il  entra  en  qualité  de  commis  chez 
Alfred  Emmanuel  Eckel,  maître  avant  lui  de  la  boutique  de  la 
rue  du  Dôme.  Peu  après,  il  épousa  la  fille  de  son  patron,  la 
pieuse  Marie  Cléophée. 

1  Eynard  débite  au  sujet  de  la  vocation  de  Wegelin  une  merveilleuse 
histoire  de  vœu,  de  rêves,  de  visions  etc.  Une  lettre  du  lieutenant  écrite 
à  sa  famille  le  Ier  septembre  1790  et  citée  par  M.  Rathgeher  dans 
ses  Esquisses  historiques  du  temps  de  la  révolution,  ne  parle  de  rien 
de  semblable  :  ...  Ich  habe  Gott  sei  Dank  keine  Wunde  empfangen, 
aber  mein  Hut  ist  von  jwei  Kugeln  durchbohrt  worden.  .  .  » 


H-    149    -H 

Pendant  la  Terreur  l' ex-lieutenant  servit  d'agent  aux  royalistes. 

Il  aida  un  certain  marquis  de  Saint-Julien  à  passer  la  frontière; 
puis,  tandis  que  les  temples  étaient  partout  fermés,  il  ouvrit  son 
logis  aux  réunions  piétistes. 

Lorsque  Mad.  de  Krudener,  en  1808,  quitta  Carlsruhe  pour  se 
rendre  auprès  de  Fontaines,  Jung-Stilling  lui  remit  des  lettres 
pour  ses  amis  d'Alsace,  Oberlin  et  Wegelin,  auxquels  il  la  re- 
commanda chaudement.  La  néophyte  et  le  négociant  firent  con- 
naissance, mais  ne  se  lièrent  point  encore  Ils  ne  devinrent  véri- 
tablement amis  qu'en  18  to,  quand  Juliane  se  vit  dans  de  grands 
embarras  financiers. 

nE/ie"  lui  prêta  de  l'argent.  C'est  à  lui  et  à  sa  femme  nAmtau, 
ainsi  qu'à  leur  fils  Edouard  ou  nEliséeu  qu'elle  se  plaignit  de 
Harrgott  [Fontaines],  en  qui  elle  avait  rencontré  un  maître  aussi 
dur  qu'impérieux. 

Wegelin  ne  manquait  pas  d'une  certaine  expérience  du  monde. 
Il  mit  ses  lumières  au  service  de  sa  cliente  et  chercha  à  la  tirer 
du  mauvais  pas  où  elle  s  était  engagée. 

Une  intimité  assez  étroite  finit  par  s'établir  entre  la  baronne  et 
le  petit  marchand;  elle  eut  sur  le  développement  religieux  de 
Juliane  une  influence  incontestable  et  qui   vaut  d'être  étudiée. 

En  1805,  à  Riga,  Mad.  de  Krudener  avait  montré  de  la  reli- 
giosité, mais  elle  ne  savait  rien  encore  des  doctrines  courantes 
de  la  franche-maçonnerie  chrétienne.  Son  cordonnier  et  Mad.  Blau 
l'avaient  rendue  attentive  à  quelques  points  fondamentaux  de  la 
doctrine  morave  et  particulièrement  à  l'amour  pour  Christ.  Aux 
théories  des  frères  de  Herrenhut,  Jung  avait  ensuite  ajouté  son 
chiliasme.  L'engouement  de  Juliane  pour  le  millenarisme  peut 
être  considéré  comme  un  recul. 

Fontaines  continua  l'œuvre  de  Jung-Stilling  ;  mais  il  s'appliqua 
particulièrement  à  faire  connaître  à  sa  disciple  le  côté  prodigieux 
du  pouvoir  de  la  prière.  Ce  fut  un  nouveau  recul. 

Quand  Juliane  sortit  des  mains  de  ses  premiers  instituteurs,  elle 
n'en  était  encore  qu'à  la  seconde  étape  vers  le  christianisme 
supérieur,  dont  au  surplus  ni  Fontaines  ni    elle    ne    se  doutaient. 

Le  voyage  de  Sécheron  lui  permit  d'entrevoir  quelques  dis- 
ciples de  Jean  Philippe  Dutoit,  ainsi  Langallerie  et  Pétillet,  mais 
ces  nouveaux  amis  ne  purent,    faute  de    temps,    lui    enseigner   le 


&•    450     *H 

fond  de  leur  doctrine;  elle  en  resta  donc  à  celle    infiniment    plus 
matérialiste  de  son  Hargott. 

Langallerie  cependant  lui  avait  remis  les  ouvrages  de  Mad. 
de  Guyon  et  elle  s'était  engagée  à  les  lire.  Les  Lausannois 
espéraient  fermement  qu'elle  deviendrait  une  des  leurs,  mais  qu'il 
y  avait  loin  encore  de  l'état  où  ils  l'avaient  vue  à  celui  où  ils 
la  désiraient  !  Elle  avait  la  foi  au  Christ,  l'amour  pour  Christ  ;  il 
lui  fallait  la  foi  et  l'amour  du  Christ,  une  union  intime,  com- 
plète, absolue  et  indissoluble  avec  le  Sauveur,  à  laquelle  on  ne 
peut  parvenir  à  moins  de  l'anéantissement  complet  de  la  volonté 
personnelle. 

Cet  anéantissement,  il  était   réservé  à  Wegelin   de   le    prêcher. 

Mad.  de  Krudener,  par  l'effet  des  circonstances  pénibles  au 
milieu  desquelles  s'établit  son  intimité  avec  le  négociant,  se  soumit 
à  ses  leçons  et  fit  un  pas  de  plus  dans  le  chemin,  non  plus  du 
salut  —  où  s'arrêtaient  les  frères  de  Herrenhut  —  mais  de  la 
perfection.  Elle  put  espérer  d'entrevoir  le  septième  jour  de  sa 
création  spirituelle  et  d'arriver  au  calme  sabbatique. 

Jean  Gaspard  Wegelin  révérait  fort  Antoinette  Bourignon,  mais 
il  ne  la  révérait  pas  exclusivement.  De  son  côté  Langallerie  pro- 
fessait pour  la  mystique  Lilloise  un  profond  respect.  „Elle  a  dit 
sur  le  serpent  tentateur  des  choses  aussi  curieuses  que  vraies..." 
avait  prononcé  Dutoit.  Cette  admiration  opéra  sur  Juliane,  qui 
se  mit  à  lire  les  œuvres  de  Tauler,  d'Antoinette,  de  Poiret  etc. 
Elle  apprit  à  connaître  les  affres  d'abord,  puis  les  douceurs  de 
la  mort  mystique.  Elle  songea  à  s'ensevelir,  à  tomber  en  putré- 
faction, à  devenir  cendre,  à  être  réduite  au  „non-être",  en  atten- 
dant que  le  germe  immortel  conservé  dans  sa  poussière  se 
développât  à  nouveau  et  qu'elle  prît  la  vie  intérieure"  ou 
„divine". 

Elle  y  songea;  mais  pour  le  moment  elle  „ne  fit  que  voltiger 
autour  de  l'arche,  sans  y  pénétrer  encore..." 

Au  demeurant  Wegelin  lui-même  restait  bien  en  deçà  de  la 
Guyon  et  de  Langallerie.  Il  lui  suffisait  de  l'abandon  de  sa  vo- 
lonté propre  et  d'une  soumission  aussi  entière  que  possible  à  ce 
qu'il  jugeait  être  les  ordres  de  Dieu.  Ce  Dieu  lui-même,  il  l'in- 
terrogeait, non  face  à  face,  mais  au  moyen  des  sorts  bibliques, 
comme  les  frères  de  Herrenhut  et   comme  Jung,    en   ouvrant    au 


h-    ir.i    -h 

hasard  une  Bible  et  prenant  en  guise  de  réponse  le  premier  verset 
qu'il  rencontrait  des  yeux. 

Toute  sa  vie  Wegelin  resta  ainsi  un  faux-mystique  et  même 
un  faux-spiritualiste;  le  poids  de  son  armure  de  plomb  le  rivait 
en  quelque  sorte  à  la  terre,  qu'il  ne  quitta  jamais. 

Ce  ne  fut  qu'après  sa  mort,  qu'il   eut   acres  dans  l'emp 

Il  mourut  le   14  février   1833. 

Le  29  juillet  suivant,  deux  de  ses  disciples,  au  retour  d'un 
voyage  qu'ils  avaient  été  forcés  de  faire  en  Allemagne,  leur 
pays  natal,  rendirent  visite  à  la  veuve  du  défunt.  Mad.  Wegelin 
leur  apprit  qu'elle  n'était  pas  restée  absolument  sans  nouvelles  du 
mort.  Un  médecin,  ami  de  la  maison,  s'était  déjà  plusieurs  fois 
rencontré  dans  la  rue  avec  l'esprit  du  bon  Gaspard,  un  esprit 
fort  proprement  vêtu  d'un  surplis  blanc  à  ceinture  bleue. 

Feu  Wegelin  avait  une  nièce,  nommée  Nannette,  petite  per- 
sonne difficile  à  établir.  Cette  nièce  s'avisa  d'avoir  des  crises  ner- 
veuses, des  accès  de  somnambulisme  assez  mal  réussis,  mais 
durant  lesquels  elle  était  en  communication  avec  son  oncle,  ou 
du  moins  prétendait  l'être.  Naturellement  les  entretiens  de  Wegelin 
et  de  Nannette  n'avaient  lieu  que  lorsque  la  demoiselle  se  trouvait 
en  société,  soit  de  sa  tante,  soit  du  plus  jeune  des  deux  voya- 
geurs, dont  je  viens  de  parler.  L'aimable  garçon  finit  par  se 
déterminer  à  prendre  note  des  discours  de  l'auto-somnambule. 
celle-ci,  conformément  aux  usages  établis  en  pareil  cas.  ne  se 
souvenant  plus  de  rien,  une  fois  l'accès  passé.  Wegelin  engagea 
le  néophyte  à  se  faire  son  greffier,  et  comme  un  soir  la  veuve 
de  l'esprit  priait  le  jeune  célibataire  de  prendre  le  temps  de  mieux 
tailler  sa  plume,  —  „I1  n'importe  !  remarqua  le  défunt  petit  Suisse. 
Est-ce  que  St-Jean  à  Patmos  eut  toujours  loisir  de  tenir  la  sienne 
en  état?  ..." 

Presque  chaque  soir  Wegelin  venait  passer  un  moment  en 
famille  ;  il  chantait  avec  les  siens  et  leur  apprenait  des  cantiques, 
il  les  exhortait,  comme  de  son  vivant.  Quelquefois  il  restait  là 
sans  parler;  c'est  à  peine  si  un  léger  craquement  décelait  sa  pré- 
sence. 

Le  mort  avait  mille  attentions  pour  son  cher  greffier.  Il  le 
conseilla  dans  le  choix  d'un  appartement;  il  lui  apprit  à  remonter 
la   pendule,    à   masser,    à    magnétiser,    à   poser   'les    sangsues.     Il 


H»     152     -H 

l'assista  à  la  douane,  d'où  le  pauvre  garçon  avait  à  retirer  un 
paquet  Le  soir,  quand  le  greffier  rentrait  en  son  logis,  feu  Wegelin 
l'accompagnait  pour  le  protéger  contre  les  polissons.  Il  arriva 
une  nuit  que  le  jeune  homme  ne  dormit  point  ou  dormit  mal, 
se  trouvant  singulièrement  agité.  L'esprit  lui  recommanda  le  len- 
demain de  se  munir  d'un  brin  de  laurier-sauce:  c'est  un  talisman 
souverain  contre  le  démon.  Sur  l'ordre  de  son  défunt  mari, 
Mad.  Wegelin  remit  au  greffier  un  crucifix,  de  vertu  éprouvée 
en  telles  circonstances. 

Il  arrivait  bien  par  ci  par  là  que  Wegelin  se  trouvait  empêché 
de  faire  à  la  maison  le  bout  de  causette  accoutumé.  C'était  quand 
le  bon  Dieu  le  chargeait  d'une  commission  pressée,  un  peu  loin, 
à  Madrid,  par  exemple,  ou  en  Egypte;  mais  Gaspard  avait  soin 
alors  de  se  faire  remplacer  auprès  des  siens  par  un  ami. 

Les  conversations  étaient  la  plupart  du  temps  fort  instructives  ; 
elles  roulaient  sur  la  fin  prochaine  des  temps  ou  sur  les  occu- 
pations des  Elus  dans  l'autre  monde.  Grâce  à  Wegelin,  nous 
savons  qu'il  y  a  une  hiérarchie  parmi  les  bienheureux.  Lezay- 
Marnésia,  qui  fut  préfet  du  Bas-Rhin,  est  prince  là  haut,  sans  en 
être  plus  fier:  volontiers  il  prend  la  poitrine  de  l'esprit  Wegelin 
pour  oreiller. 

Le  25  décembre  1833,  le  défunt  petit  Suisse  donna  à  sa  fa- 
mille et  à  ses  amis  la  communion  sous  les  deux  espèces,  le 
greffier  servant  de  médium. 

Et,  comme  un  aussi  honnête  garçon  que  ce  greffier  méritait 
une  récompense,  il  l'obtint,  prodigieuse  comme  le  reste.  Le  20  jan- 
vier 1834,  le  rédacteur  des  visions  de  Nannette  fut  baisé  au  front 
par  le  Seigneur. 

Tout  cela  a  été  imprimé  et  forme  un  volume  de  grosseur  res- 
pectable ,,Er  mit  Uhsu,1   qui  se  vend,  reliure  comprise,  deux  marcs 

1  Le  livre  «Er  mit  uns»  donne  les  conversations  de  Lineweg  (TT>- 
gelin)  avec  sa  famille  à  Silberheim  (Argentoratum  -  Strasbourg). 
Nannette  y  prend  le  nom  d'Annchen  ;  une  parente,  Mlle  Datt,  devient 
Palmetta.  Le  greffier,  un  jeune  allemand  du  nom  de  Werner,  devint 
par  la  suite  directeur  d'un  institut  piétiste,  après  avoir  e'té  prédicateur 
ambulant. 

On  a  vu  plus  haut  que  Mlle  de  Krudener  donnait  à  ses  amis  des 
noms  de  guerre  :  Elie  pour  Wegelin ,  Hargott  (le  seygneur  Dieu) 
pour  Fontaines  etc.   Les  saints  des  derniers  jours  d'Elie  Marion  et  Je 


(2  fr.  50),  à  Stuttgart,  chez  Jean  Rommelsbacher ,  libraire  et 
papetier,  rue  Christophe,  ("est  la  librairie  de  Nannette,  qui  s'est 
faite  swedenborgienne  pour  épouser  M.  Philippe  Rommelsbacher, 
libraire,  papetier  et  swedenborgien. 

Jeanne  Roux  en  avaient  agi  de  même  autrefois;  mais  il  est  possible 
que  la  baronne  n'ait  fait  qu'appliquer  en  Alsace  une  coutume  en  usage 
dans  les  «mégniesm  langalleristes. 

Dans  le  livre  d'Annette  il  n'y  a  que  des  anagrammes  et  point  de 
nouveaux  vocables. 

Le  volume  est  un  véritable  tissu  d'extravagances.  Il  nous  apprend. 
par  exemple,  qu'on  venait  de  loin  pour  se  faire  exorciser  par  Wegelin, 
alors  qu'il  était  en  vie.  Aucun  diable  ne  tenait  deux  secondes  devant 
lui.  Voir  et  vaincre,  c'était  tout  un  pour  lui.  Le  démon  de  l'avarice  a 
forme  de  rat.  Un  jour  que  Wegelin  venait  de  chasser  l'esprit  immonde 
du  corps  d'une  paysanne  badoise,  un  ami,  qui  dans  le  moment  même 
montait  l'escalier,  faillit  être  renversée  par  un  rat  gigantesque,  qui 
s'enfuyait.... 

Cet  ami,  le  même  qui  avait  rencontré  dans  la  rue  l'esprit  de  Wege- 
lin, était  un  médecin  de  Strasbourg,  dont  parlent  avec  éloge  les 
«Bldtter  aus  Prevorst».  Jamais  il  ne  prescrivait  rien  à  ses  malades,  sans 
en  avoir  conféré  d'abord  avec  les  anges. 

Pour  achever  de  démontrer  l'étrangeté  du  monde  dans  lequel  se  faufila 
la  baronne  en  1810,  je  citerai  une  seule  page  du  livre  «  Er  mit  uns! a 
«77  November.  Weiter  erfàhlte  mir  Frau  Lineweg  (la  veuve  de 
Wegelin,  sa  seconde  femme)  ein  kleines  Erlebniss  im  Hause.  «Auf  dem 
Tisch,  ei-'àhlte  sie,  seien  drei  Flaschen  mit  Wasser  gestanden,  wovon 
die  àusse?ste,  ohne  St'opsel,  die  Bestimmung  gehabt,  von  mir  geseegnet 
fu  werden.  Annchen  ha.be  den  Tisch  vont  Staube  gereinigt,  und  dabei 
die  ndchst  an  der  aussersten  gestandene  Flasche  kaum  nur  beriihrt,  aïs 
die  ohne  Stôpsel  ein  Loch  bekommen,  und  ailes  Wasser  auf  den  Boden 
geflossen  sei.  . .  » 

Als  nun  Muhme  und  Nichte  sich  f«  Bette  legten.  griïsste  nnch  einmal 
jene  durch  dièse  Lineweg,  wie  er  gar  oft  thut  und  sprach  :  «  Dein 
Mann  ist  da,  und  pvar  als  Verbrecher.  Ich  habe  die  Flasche  gebrochen. 
Wisse  :  der  Feind,  als  er  voriiberging,  spukte  darein.  und  brachte  ein 
so  b'ôses  Gift  in  sie,  dass,  hattest  du  von  dem  Wasser  getrunken.  du 
ûberaus  grosse  Schmerjen  bekommen  hattest.  Der  Herr  sandte  mich 
sogleich. . .  » 

Une  dernière  observation.  Le  livre  donne  souvent  les  noms  d'Oberlin 
père  et  fils,  et  de  Lezay-Marnesia  ;  je  n'y  ai  pas  trouvé  celui  de  la 
baronne  de  Krudener. 


*r\^T<^ 


Il  existait  alors  chez  les  sectaires  de  l'Allemagne  un  usage  qui, 
à  bon  droit,  nous  paraît  étrange  aujourd'hui,  celui  des  mariages 
mystiques,  inventés  par  Swedenborg  et  mis  à  la  mode  par  un 
roman  de  Jung-Stilling. 

Deux  individus  s'unissaient  l'un  à  l'autre  —  spirituellement  — , 
afin  de  prier  ensemble.  La  matière  n'avait  point  de  part  à  ces 
noces,  qui  ne  conféraient  aux  conjoints  aucun  droit,  de  quelque 
genre  qu'on  veuille  l'imaginer.  Des  gens  mariés  ailleurs  ou  des 
individus  du  même  sexe  pouvaient  se  joindre  ainsi.  Quelques-uns, 
si  je  ne  me  trompe,  avaient  plusieurs  époux  ou  plusieurs  épouses. 
D'autres  attachaient  une  importance  considérable  à  ce  qu'ils  re- 
gardaient comme  les  fiançailles  terrestres  d'un  mariage  dans  le 
monde  à  venir. 

Vers  1809  la  plupart  des  chiliastes  des  bords  du  Rhin  s'étaient 
fait  un  devoir  de  pareilles  épousailles.  Les  lettres  de  Mad.  de 
Krudener  à  Wegelin  indiquent,  semble-t-il,  que  Fontaines  avait 
déterminé  la  baronne,  son  aînée  de  cinq  ans,  à  se  marier  avec 
lui  —  mystiquement.  Par  le  fait  de  cette  union  de  leurs  âmes, 
l'influence  que  le  ministre  avait  prise  sur  Juliane  s'était  accrue 
dans  des  proportions  incroyables.  Persuadée  qu'en  cédant  aux 
volontés  de  son  époux,  elle  obéissait  au  Seigneur  lui-même,  dont 
il  était  l'instrument  favori,  la  baronne  mit  une  sorte  d'enthou- 
siasme dans  sa  soumission.  Elle  était  fière  d'appartenir  en  quelque 
manière  à  celui  que  la  Kummer  s'était  plu  à  nommer  un  nou- 
veau St-Paul. 

Pendant  un  assez  long  temps  tout  alla  des  mieux.  Mais  enfin 
arriva  la  désillusion.  Mil  huit  cent  neuf  s'était  passé  sans  encombre 
et  mil  huit  cent  dix  ne  s'annonçait  pas  comme  devant  être  plus 
dangereux.  Sans  que  Juliane  s'en  rendît  bien  compte  cette  pre- 
mière   déconvenue    avait    amoindri    Fontaines    dans    sou    esprit. 


«•     1 55     *H 

Insensiblement  sous  le  masque  du  prophète  apparut  le  fils  de 
perruquier,  intrigant,  ignorant,  insolent,  et  par-dessus  tout  grossier 
—  Figaro  apôtre.  Juliane  se  regretta. 

Mad.  Fontaines,  de  son  côté,  s'était  prise  d'ennui.  Elle  avait 
été  élevée  au  village,  dans  la  crainte  de  Dieu  et  dans  lad.. ration 
des  armoires  bondées  de  linge  blanc,  entre  sa  Bible  et  son  rouet 
à  filer.  Tout  lui  manquait  à  la  fois,  et  la  capacité  de  son  esprit 
ne  se  haussait  point  jusqu'aux  contemplations  éthérées.  La  collec- 
tion du  ^Messager  boiteux",  annoté  par  sa  mère  :  „la  rousse  a 
vêlé  ce  matin..."  lui  avait  seule  formé  l'intelligence.  Il  lui  vint 
des  pensées  de  révolte.  Que  n'avait-elle  écouté  sa  famille!..  Cette 
comtesse  russe,  constamment  en  extase  devant  son  mari,  lui 
devint  odieuse.  Elle,  la  vraie  femme  du  ministre,  en  était  réduite 
dans  le  ménage  au  rôle  d'une  Marthe,  que  l'on  accablait  de  cor- 
vées. La  défiance  grandit,  à  mesure  que  les  fonds  de  la  baronne 
baissaient  davantage.  „ Puisqu'elle  est  si  riche,  que  ne  retourne-t- 
elle dans  son  pays!...  qui  Ta  appelée?...  sans  elle  nous  serions 
heureux!...  qui  la  retient?...  Ils  veulent  prier?...  qu'ils  prient  — 
comme  tout  le  monde  !  ou  elle  là-bas,  lui  ici,  à  des  heures  con- 
venues, ainsi  que  font  quantité  d'honnêtes  chrétiens..."  '  L'amour 
de  Dieu  ne  suffisait  pas  à  excuser  auprès  de  la  dame  les  confé- 
rences de  son  mari  avec  l'étrangère.  Vaguement  elle  se  rappelait 
le  citoyen  Charles  Fontaines,  commissaire  de  la  déesse  Raison, 
en  carmagnole  et  en  bonnet  rouge,  et  qui,  entre  deux  bouteilles, 
se  moquait  tant  de  la  foi  naïve  de  papa  Busch. 

La  jalousie  s'en  mêla.  La  baronne  et  le  ministre  passaient  pour 
des  saints,  mais  dans  le  monde  mystique  les  scandales  n'étaient 
pas  plus  rares  que  dans  l'autre.  La  chair  est  faible!..  Ou'étaient- 
ce,  après  tout,  que  des  peccadilles  de  surface  aux  yeux  de  per- 
sonnes qui  prenaient  l'Evangile  à  la  lettre  et  qui,  argumentant 
de  Luc  VIII.  47-50,  croyaient  tout  pardonnable,  sinon  tout  per- 
mis, à  ceux  qui  ont  la  foi  et  qui  ont  l'amour?.. 

Bientôt  des  bruits  coururent.  Il  fut  décidé  de  Lichtenthal  à 
Carlsruhe  et  d'Eppingen  à  Strasbourg  que  Juliane  était  la  maîtresse 

1  Les  jeunes  élèves  de  Pfeffel  (demoiselle  de  Berckheim,  par  exemple) 
ne  manquaient  point  à  cet  usage.  Elles  étaient  «convenues  de  se  con- 
sacrer mutuellement  un  souvenir  devant  Dieu»  à  une  heure  donnée 
du  soir. 


H-     156     -H 

temporelle  de  Jean-Frédéric.  !  Mad.  de  Vietinghof  en  apprit  quelque- 
chose  à  Riga  et  rompit  toute  relation  avec  sa  fille. 

Wegelin  ce  pendant  veillait  sur  la  baronne  avec  toute  la  solli- 
citude d'un  ami,  qui  se  doublait  d'un  créancier.  Ses  rapports 
avec  le  pays  de  Bade  l'avaient  mis  au  fait  des  nouvelles  qui  s'y 
débitaient.  Il  n'était  pas  des  plus  raisonnables,  mais  il  était  des 
plus  honnêtes  :  il  intervint. 

Afin  de  ruiner  l'empire  que  Fontaines  avait  pris  sur  sœur 
Krudener,  il  se  mit  à  prêcher  à  la  baronne  les  douceurs  de 
l'anéantissement  de  la  volonté  et  celles  de  la  mort  mystique, 
seule  capable  de  mettre  fin  à  la  situation  dans  laquelle  elle  s'était 
placée.  A  son  appel  Juliane  s'engagea  dans  la  voie  des  Saints  et, 
pour  plus  de  sûreté,  songea  à  déterminer  Fontaines  à  un  détache- 
ment devenu  indispensable.2 

1  La  famille  Busch  en  est  restée  convaincue.  «Il  était  bel  homme;  une 
comtesse  russe  s'amouracha  de  lui,  puis  le  quitta  quand  elle  en  eut 
assez...»  Mad.  Fontaines  paraît  s'être  plainte  dans  sa  famille  et  ailleurs 
de  l'abandon  où  la  laissait  son  mari,  entiché  de  l'étrangère.  Le  bruit 
courut  qu'elle  avait  fait  des  démarches  pour  mettre  fin  au  scandale  de 
la  liaison  du  ministre  avec  la  comtesse  et  intéressé  la  ville  de  Carlsruhe 
à  ses  affaires  domestiques. 

2  Mad.  de  Krudener  écrivit  à  ce  sujet  à  Wegelin  :  .  .  ><  O  mein  theurer, 
wie  hat  Gott  wunderbar  an  aile  gewurckt,  und  an  Hargott,  wie  ist  ihm 
ailes  abgenommen  nnd  in  welche  Vermchtignng  hat  ihn  der  Herr 
gebracht  !  Der  Herr  seegne  Sie  fur  das  Leben  der  Heiligen  das  Sie 
mir  gegeben.  Das  war  eine  besondere  Leitung  wenn  Sie  ein  mal  erfahren 
wie  der  Herr  der  Allm'dchtige  mich  dadnrch  bekehret  hat,  mir  mein 
Herj  mehr  aufgedeckt,  mehr  kennen  gelernt  hat,  mich  in  den  schweren 
Situationen  mit  Harrgott  der  in  den  mystischen  Tod  herein  musste, 
geleitet  hat,  mir  Aufschliisse  gegeben,  Trostungen,  rath  und  beystand, 
erfalirung  und  belehrung,  kostliche  Liebe  die  ich  noch  mehr  geschmeckt, 
sie  wilrden  wie  ich  niederfallen  und  anbeten. 

....  Gott  lohne  Sie  in  allen  Ewigkeiten  dafiïr!  Als  ich  das  letjte 
mal  abwesend  von  Harrgott  war,  20  Stunden  von  ihm,  habe  ich  schwere 
Kampfe  durchgemacht,  aile  Liebe  war  mir  genommen,  ich  musste  viel 
leiden,  und  fïthlen  dass  auch  die  innige  Bruderliebe  pi  ihm,  die  ich 
habe,  nur  ein  Geschenk  des  Herm  w'àre,  ich  musste  vernichtigt  werden 
immer  mehr  und  mehr,  —  ich  musste  den  Herm  darum  anflehen,  ich 
lernte  hernach,  dass  ich  aus  der  Creatur  allm'ihlig  herausge^ogen 
werden  musste,  aus  aller  personlichen  Anh'inglichkeit  und  \Tenschen- 
furcht  ;  dass  ich  bloss  den  Herm  in  Harrgott  und  einem  jeden  lieben 
musste,    und   auch    willig    und  gerne    durcit  die  Kraft  des  Herm  aile 


H-     157     -H 

Soit  que  le  pasteur  eût  appris  quelquechose  de  ce  qui  se 
tramait  contre  lui,  soit  que  résolu  à  reprendre  dans  l'Eglise  un 
service  officiel,  il  crût  utile  d  écarter  pour  le  moment  tout  ce  qui 
pouvait  lui  nuire  en  prêtant  aux  propos,  il  accueillit  1rs  avances 
de  la  baronne  avec  une  humilité,  dans  laquelle  Mad.  de  Krudener 
se  plut  à  découvrir  une  inspiration   de   la  Providence.    Fontaines, 

Liebe  der  Menschen  aufgeben  miisste.  und  wunschen  miisste,  das  die 
Menschen  nur  des  Herrn  wegen  mich  liebten  :  ich  sehe  mein  schwaches, 
elendes  Her;  noch  an  so  vicier  eigenheit  hangen  und  sehe  es  noch 
leider 

Hargot  hatte  auch  da  lemen  mussen  das  wir  ganj  willenlos  werden 
m'ûssen,  auch  die  irrwege  sehen  mussen  die  durch  Geister  bewircki 
werden  :  wir  aile  lernten  daran,  und  wann  der  Herr  einen  ju  grossen 
Wegen  und  Zwecken  bereitet,  so  muss  er  durch  mancherley  erfahrungen 
durch.... 

Unter  der  Zeit  da  mir  so  viel  von  Harrgot  ge^eigt  wurde,  hatte  ich 
auch  das  Gliick.  oft  mit  Liebe  und  vielem  Eifer  fur  ihn  beten  ;u 
k'ônnen  ;  ich  lernte  auch  mich  und  mein  Elend  mehr  kennen.  ich  hatte 
manche  Gelegenheit.  manche  folge  noch  pi  fiihlen. 

.  .  .  Aber  wie  trostete  mich  mein  Gott.  wie  war  er  nahe  der  unwiir- 
digen  Magd  die  so  gerne  ihn  recht  lieben  wollte  und  sich  gan^  ver- 
nichtigen  lassen  ivollte. 

Als  ich  piriickkam  und  H.  wieder  sahe.  fand  ich  ein  Lamm  von 
Demuth  :  aller  Stolj  war  weg  ;  der  Herr  der  Barmherpgkeit  hatte  das 
grosse  Wunder  an  ihm  gethan,  ^u  allcm  was  ich  Hun  sagte,  hatte  ihn 
der  Herr  bereitet.  aile  Aufschlûsse  war  en  ihm  theils  gegeben.  theils 
nahm  er  sie  mit  v'ôlliger  Uebei—eugung  vom  Herrn  durch  mich  an.  und 
gestand  das  was  mir  der  Herr  ge^eiget  und  was  ihm  noch  verborgen 
war,  ganj  klar  ihm  sey.  0  theurer,  wie  lobten  und  danckten  wir  dent 
Herrn,  wie  erkanten  wir  seine  Spur,  seine  Allmachtige  Hand.  Ach 
Gott.  das  was  ^uweilen  in  20  Jahren  nicht  erreicht  wird.  war  in 
3  Wochen  muthig  geth.  Seitdem  Harrgot  den  Weg  der  ganj lichen 
Willenlosigkeit,  der  Vernichtigung,  ein  Kind  von  Liebe  und  Demuth. 
der  ailes  ausgegeben  was  irdisch  ist  und  nur  an  Christum  hdngt,  der 
nur  die  Verheissungen  aus  Gehorsam  annimmt  und  eben  so  gerne 
Hirth  verbor gêner  Hirth  wdre.  nur  seinen  Herrn  lieben  will.  so  musste 
es  seyn  damit  der  Herr  komme,  das  war  mir  deutlich.  .  .  » 

(Traduit  en  partie  par  Eynard .  communique  d'après  l'original  par 
M.  Rathgeber.)  Je  dois  observer  que  les  termes  plus  ou  moins  passionnes 
de  cette  lettre  ne  prouvent  absolument  rien  ni  pour  ni  contre  la  baronne, 
étant  du  langage  mystique  ordinaire.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la 
lecture  de  ces  pages  rappelle  involontairement  le  souvenir  de  l'Epitre  de 
Paul  aux  Romains  (chap.  VI)  et  l'idée  d'une  lutte  entre  la  vie  en  Chri>i  ci 
le  pe'ché. 


*+     158     -H 

l'orgueilleux  Fontaines,  avant  quelle  lui  en  eût  dit  un  mot,  avait 
compris  qu'il  fallait  renoncer  à  tout  ce  qui  est  du  monde  et 
n'aimer  plus  personne  que  dans  le  Seigneur  ! . . .  Il  parlait  de 
s'anéantir  comme  Juliane,  en  même  temps  qu'elle,  dans  la  mort 
mystique.  L'imprudente  femme  ne  comprit  point  combien  cette 
métamorphose  trop  subite  cachait  de  périls.  Elle  avait  aimé  Fon- 
taines pour  ses  rêves  d'orgueil  ;  elle  l'aima  pour  sa  modestie. 


I^^I^M^MI^M^^^aM^*'^M^ 


La  faiblesse  de  caractère  de  la  baronne  était  telle  qu'elle  n'essaya 
même  pas  de  lutter  contre  le  courant  qui  l'entraînait  et  qu'elle  dé- 
laissa aller  à  la  dérive. 

Un  temps  vint  où  elle  n'eut  plus  la  force  de  prier.  Tout  lui 
manqua  à  la  fois,  l'argent,  l'amour  des  hommes  et  l'amour  de 
Dieu.  Dans  cette  situation,  elle  essaya  de  se  persuader  qu'elle 
était  comme  il  fallait  être  et  que  le  Seigneur  lui  saurait  gré  de 
sa  détresse  physique  et  morale.  Au  moins  écrivit-elle  dans  ce 
sens  à  tous  ses  amis,  à  M.  Gounoulhiou  de  Genève,  entre  autres, 
et  surtout  à  Wegelin  : 

...„Ne  nous  défendez  pas,  laissez  parler  et  causer,  ne  vous 
impatientez  point,  Dieu  pourvoira.  Croyez -vous  qu'il  me  soit 
permis  de  prendre  les  moindres  mesures  ou  de  demander  secours 
à  Dieu?..  Non,  je  suis  souvent  là  avec  huit  creuzers,  je  donne  le 
dernier  qui  me  reste  :  je  n'ai  aucune  perspective  ;  je  ne  sais  où» 
chercher  ni  d'où  viendra  la  délivrance  et  jamais  je  n'ai  plus  de 
joie  au  cœur.  Je  sais  à  Rothenfels  6  et  8  personnes  et  ici  6  et  S 
qui  manquent  de  nourriture  et  de  tout,  et  je  suis  comme  l'oiseau 
qui  chante...  Quand  je  suis  sans  ressource,  je  pense  en  moi-même: 
„Dieu  bien  aimé,  maître  adoré,  maintenant  je  veux  bien  volon- 
tiers être  humiliée  devant  les  hommes.  Je  consens  joyeusement 
à  me  contenter  d'un  morceau  de  pain  sec  ;  je  veux  mendier,  m 
telle  est  ta  volonté!.,  alors  il  me  répond  selon  sa  miséricorde. 
Oui,  mon  ami,  souvent,  très  souvent,  j'ai  eu  la  joie  de  recevoir 
ses  avis,  ses  ordres  bien  clairs...  „Envoie  ou  va  ici  <>u  là!.."  Je 
ne  voyais  aucun  espoir.  Des  hommes  se  donnent  à  moi  comme 
des  anges,  pleins  d'égards  et  de  charité  ;  ils  refusent  même  les 
intérêts  d'usage "  (23  janvier    18 IO.) 

Et  cinq  jours  après:  „  Depuis  les  lignes  ci-dessus,  mon  bien 
cher  ami ,  j'ai  tellement  éprouvé  de  nouveau  la  providence  du 
Seigneur  notre  Dieu,    que  je  ne  puis  assez  l'en  bénir.    J'avais  un 


H-     160     -H 

paiement  considérable  à  faire  à  Bade  le  26  janvier.  Le  Seigneur 
a  dirigé  le  cœur  de  mon  créancier,  de  sorte  qu'il  ne  m'offre  pas 
seulement  de  prolonger  le  terme,  mais  qu'il  m'offre  encore  ses 
services,  et  me  dit:  „Ne  craignez  rien  au  sujet  de  ces  9000  livres, 
Dieu  m'aidera  en  tout  et  partout."  Lorsque  je  vous  écrivais,  il 
y  a  cinq  jours,  en  commençant  ma  lettre,  je  me  trouvais  dénuée 
de  tout.  Je  ne  savais  où  aller  ni  où  m'adresser,  ....  et  quelques 
jours  se  passèrent  sinon  dans  l'inquiétude,  du  moins  dans  la 
préoccupation  toujours  nouvelle  de  ce  qui  me  pressait,  mais  je 
remis  la  chose  à  Dieu,  persuadée  qu'il  m'enverrait  un  ange  plutôt 
que  d'abandonner  ceux  qui  se  sont  abandonnés  à  lui  pour  ne 
faire  que  sa  volonté.  C'était  jour  de  marché  et  Juliette  voulait 
faire  acheter  une  poule,  mais  elle  pensait  avec  le  calme  qui  lui 
appartient:   „Nous  n'avons  pas  un  sou  pour  cela!..." 

—  „Mad.  de  Krudener,  rapporte  Eynard,  se  mit  alors  à  prier, 
avec  cette  foi  et  cette  confiance  enfantine  que  Dieu  ne  repousse 
jamais.  A  peine  sa  prière  était-elle  achevée,  qu'un  paysan  lui 
apporte  une  boite  contenant  dix  louis  envoyés  par  les  Wepfer 
qui,  eux-mêmes,  manquaient  presque  du  nécessaire. . ." 

On  put  dîner  de  volaille.   Mais  le  lendemain  ? . . 


Sur  les  entrefaites,  Marie  Kummer  sortit  de  prison.  Elle  avait 
conservé,  parait-il,  des  relations  avec  ses  amis  réfugiés  dans  le 
pays  de  Bade,  car  a  peine  libérée,  elle  les  alla  joindre.  Elle 
trouva  Mad.  de  Krudener  aussi  entêtée  qu'autrefois  de  ses  oracles 
—  en  apparence  du  moins.  —  La  prison  n'avait  point  fléchi  la 
sévère  prophétesse,  écrit  Eynard.  „Les  temps  approchent  tous 
les  jours  davantage.  Les  calamités  qui  menacent  l'Europe  seront 
comme  une  nuit  de  désastres,  mais  l'aurore  du  bonheur  et  de- 
là paix  luira  aussi.  Telle  était  la  prédiction  que  Mad.  de  Kru- 
dener transmettait  à  Mad.  Armand." 

Une  lettre  arriva,  de  la  reine  de  Prusse,  une  réponse  apparem- 
ment, car  Louise  n'eût  pas  su  où  trouver  la  baronne,  si  celle-ci 
ne  lui  avait  pas  écrit  d'abord.  „...Je  dois  à  votre  excellent  cœur 
un  aveu  qu'il  recevra,  j'en  suis  sûre,  avec  des  larmes  de  joie. 
C'est  que  vous  m'avez  rendue  meilleure  que  je  n'étais.  Votre 
langage  de  vérité,  les  conversations  que  nous  avons  eues  sur  la 
Religion  et  le  christianisme,  ont  fait  sur  moi  la  plus  profonde 
impression.  J'ai  réfléchi  plus  sérieusement  sur  les  choses  dont  je 
sentais  auparavant  l'existence  et  la  valeur,  mais  plutôt  dans  une 
sorte  de  vague  que  de  certitude.  Ces  réflexions  vous  valurent 
des  résultats  bien  consolants.  Je  m'approchai  toujours  plus  de 
Dieu.  Ma  foi  devint  toujours  plus  grande,  et  c'est  ainsi  qu'au 
milieu  des  malheurs,  des  humiliations  et  des  chagrins  sans  nombre, 
je  n'ai  jamais  été  sans  consolation,  ainsi  jamais  tout-à-fait  mal- 
heureuse. 

Joignez  à  ceci  le  bienfait  réel  de  ce  Dieu  de  bonté  et  d'amour, 
de  n'avoir  pas  aigri  mon  cœur,  de  l'avoir  laissé  ouvert  et  plein 
d'amour  pour  mes  semblables,  sentant  toujours  le  besoin  de  les 
secourir  et  de  leur  être  utile.  Vous  comprendrez  que  je  ne  puis 
devenir  tout  à  fait  malheureuse,  ayant  toujours  des  sources  de 
plaisirs  bien  purs.  J'ai  reconnu    avec    le    coup    d'ail  de  la  vérité, 


H»     162     -H 

la  vanité  de  ces  grandeurs  terrestres,  et  combien  elles  sont  peu 
de  chose  en  comparaison  de  ces  biens  célestes.  Enfin,  je  suis 
parvenue  à  une  tranquillité  d'âme  et  à  une  paix  au-dedans  de 
moi,  qui  me  fait  espérer  que  j'aurai  la  force  de  supporter  avec 
la  résignation  et  la  soumission  dune  véritable  chrétienne  tous  les 
décrets  de  la  Providence  et  toutes  les  épreuves  par  lesquelles 
elle  voudra  me  faire  passer  pour  me  purifier,  car  c'est  ainsi  que 
je  regarde  tous  les  maux  qui  nous  affligent  ici-bas. 

Je  vais  me  retrouver  sur  le  théâtre  du  monde.  Promettez-moi 
de  me  faire  toujours  entendre  la  voix  de  la  vérité..."  ' 

1  Cette  lettre,  dont  Eynard  ne  donne  pas  la  date,  me  parait  avoir  été 
écrite  en  réponse  à  quelqu'autre  de  Juliane,  envoyée  de  Bade  (automne 
1809)  ou  confiée  à  la  princesse  de  Solms.  Elle  semble  dater  du  commen- 
cement de  décembre  ou  de  fin  novembre  180g  et  fait  probablement  allu- 
sion par  les  dernières  lignes  citées  à  la  rentrée  de  la  famille  royale  de 
Prusse  à  Berlin  (2 3  décembre  1809). 


g^g&ggg&g&ggg&g&g&g; 


„Les  plus  cuisantes  peines  de  Mad.  de  Krudener,   dit   Eynard, 

ne  tenaient  pas  seulement  aux  difficultés  matérielles  de  sa'  posi- 
tion, à  ses  rapports  délicats  avec  Fontaines,  ni  aux  jugements  du 
monde.  Elles  avaient  une  source  bien  plus  profonde;  sa  mère 
aussi  avait  été  prévenue  contre  elle  et  avait  cessé  de  lui  écrire. 
Cette  épreuve  déchirait  le  cœur  si  filial  de  Mad.  de  Krudener  et 
s'aggrava  encore  des  chagrins  de  Mad.  de  Wietinghof,  frappée 
à  la  fois  dans  sa  santé  et  dans  ses  affections  les  plus  chères, 
par  la  mort  d'une  sœur,  sa  compagne  depuis  vingt-huit  ans... 

Sa  fille  la  voyait  en  songe,  l'appellant,  lui  reprochant  son 
ingratitude,  mourant  sans  pouvoir  lui  donner  sa  bénédiction.  Son 
cœur  la  pressait  de  voler  auprès  d'elle,  mais  elle  était  retenue 
par  le  manque  d'argent  ou  l'absence  de  direction  d'en  haut..." 

Pour  sortir  d'embarras,  Juliane  demanda  à  Dieu  de  sauver  sa 
mère:  „J'avais  demandé  à  mon  Dieu  de  sauver  ma  mère,  et  si 
nous  pouvons,  misérables  insectes,  entrevoir  quelquechose  de  la 
lumière  divine,  il  me  semble  entrevoir  un  de  ces  miracles 
d'amour..." 

„...Les  obstacles  au  départ  de  Mad.  de  Krudener  se  trouvèrent 
merveilleusement  aplanis  par  l'intervention  d'un  négociant  juif  de 
Carlsruhe,  qui  lui  offrit  les  moyens  de  payer  ses  dettes  et  les 
frais  de  son  voyage  et  qui  se  chargea  de  pourvoir  en  son  absence 
à  l'entretien  de  ses  nombreux  protégés..." 

Mad.  de  Krudener  partit  de  Carlsruhe  le  29  juillet  18 10. 

„...La  chaleur  était  excessive,  poursuit  Eynard,  de  qui  je  copie 
cette  merveilleuse  légende,  et  l'obligeait  à  voyager  la  nuit.  Elle 
se  reposa  quelques  jours  à  Leipzig,  mais  elle  se  hâtait  dans 
l'espoir  de  revoir  la  reine  de  Prusse... 

...Mad.  de  Krudener  fut  retenue  à  Konigsberg  par  ses  anciens 
amis.  Le  6  août,  elle  eut  la  joie  de  se  jeter  dans  les  bras  de  sa 
mère,  convalescente  d'une  grave  maladie. 


«•     164    -H 

...La  santé  de  Mad.  de  Wietinghof  se  rétablit;  avec  la  santé 
reparut  le  goût  des  plaisirs  et  de  la  distraction.  Mad.  de  Krudener 
en  souffrait  pour  cette  mère  chérie,  que  son  grand  âge  aurait  dû 
mieux  conseiller,  mais  elle  acceptait  cette  épreuve  comme  une 
mortifiation  salutaire  et  redoublait  de  prières,  sachant  que  le 
chrétien  agit  encore  par  ce  moyen,  là  où  toute  action  plus  directe 
fait  défaut;  ses  amis  moraves  se  joignaient  à  elle;  elle  jouissait 
de  ces  heures  de  retraite  jusqu'au  moment  où  elle  se  rendait  chez 
sa  mère. 

Le  24  janvier  181 1,  Mad.  de  Wietinghof,  étant  légèrement 
indisposée,  avait  prié  avec  beaucoup  de  ferveur....  Quelques 
heures  plus  tard  elle  fut  frappée  d'apoplexie  et  de  paralysie.... 
Elle  mourut  le  quatrième  jour  ...  en  bénissant  ses  enfants....  * 

...La  succession  de  Mad.  de  Wietinghof  retint  pendant  une 
année  sa  famille  à  Riga.  Mad.  de  Krudener,  dispensée  par  son 
deuil  de  toute  mondanité,  jouissait  vivement  de  la  communion 
des  frères  et  de  la  société  de  son  amie,  Mad.  Blau....  La  soif  de 
la  fréquente  communion  se  faisait  vivement  sentir...,  mais  Mad.  de 
Krudener  n'osait  considérer  la  cène  comme  donnée  du  Seigneur 
directement  à  quiconque  la  prend  avec  foi.  Elle  avait  à  cet  égard 
des  scrupules,  qu'elle  exprimait  à  Dieu,  en  le  suppliant  de  lui 
aplanir  cette  difficulté;  elle  fut  exaucée  par  l'arrivée  à  Riga  d'un 
jeune  missionnaire  alsacien  qui  revenait  de  Pologne..." 

Je  ne  sais  qui  était  ce  missionnaire;  je  crois  qu'il  s'agit  d'un 
juif  converti,  parti  pour  aller  convertir  les  Juifs;  mais  à  Riga 
même  vivait  alors  un  fils  d'Oberlin,  Henri-Godefroi.  Né  à  Wald- 
bach  en  1778,  Henri  avait  servi  la  République  en  qualité  de 
sous-aide  de  chirurgie  attaché  à  l'armée  de  Massena.  Etant  à 
Stuttgart,  il  y  avait  passé  quelques  heures  en  compagnie  de  Jung- 
Stilling.  Reçu  docteur  en  médecine  en  1805,  il  s'était  mis  à  étu- 
dier la  théologie.  Le  collège  de  Saint-Guillaume,  à  Strasbourg,  le 
compta  au  nombre  de  ses  élèves;  il  y  obtint  même  une  place 
de  maître  d'études  ou  comme  on  disait,  de  pédagogue.  Au  prin- 
temps de  1809,  il  trouva  un  emploi  à  Riga,  où  le  colonel  comte 
Richter  lui  confia  l'éducation  de  ses  enfants.  J'imagine  qu'en  cette 
circonstance  Mad.    de    Krudener    l'avait   aidé  de  ses  bons  offices. 


1  Le  pasteur  Charles  Gottloh  Sonntaç  prononça  l'oraison  funèbre  de  la 
défunte. 


«•     165     -H 

Henri  Oherlin  partageait  toutes  les  idées  de  la  baronne.  Plus 
mystique  encore  et  plus  chiliaste  que  netait  son  père,  il  publia 
à  Mitau,  en   1813,  une  brochure  explicative  de  l'Apocalypse. 

„... Cependant,  des  difficultés  matérielles  pesaient  encore  sur 
Mad.  de  Krudener.  Elle  devait  acquitter  à  son  négociant  de 
Carlsruhe  les  dix  mille  écus  qu'il  lui  avait  avancés,  et  la  Livonie 
épuisée  n'aurait  pu  fournir  le  quart  de  cette  somme,  même  sur 
une  hypothèque  d'un  demi-million.  Le  terme  fatal  approchait. 
Mad.  de  Krudener  se  tourna  vers  son  Sauveur  et  déposa  le  poids 
de  ce  fardeau  à  ses  pieds,  consentant  à  toute  sa  volonté,  accep- 
tant par  avance  les  moqueries  et  les  mépris  qu'encourait  son 
imprudence,  si  elle  ne  pouvait  faire  face  à  ses  engagements.  Elle 
avait  épuisé  toutes  les  ressources  humaines  et  ne  pouvait  plus 
frapper  à  aucune  porte;  mais  au  moment  fatal  la  succession  de 
Mad.  de  Wietinghof  fut  réglée,  et  dans  la  portion  qui  lui  échut, 
elle  trouva  ces  dix  mille  écus,  conservés  par  sa  mère  depuis  trois 
ans:  dès  lors  le  numéraire  avait  complètement  disparu...1 

...Au  mois  de  novembre  1811,  Mad.  de  Krudener  partit  de 
Riga  pour  retourner  dans  le  pays  de  Bade,  où  les  oracles  de 
Maria  Kummrin  la  rappelaient...  Retenue  à  Kônigsberg,  puis 
dans  une  communauté  de  frères  moraves,  aux  environs  de  Breslau, 
elle  y  attendit  l'arrivée  d'une  sœur  de  Fontaines,  fixée  depuis 
douze  ans  en  Russie,  et  désignée  par  Maria  Kummrin  comme 
devant  s'associer  à  son  œuvre..."2 

Après  quelques  prédications  du  pur  amour  à  Breslau  et  à 
Dresde,  la  baronne  revint  à  Carlsruhe. 

1  Je  laisse  à  Eynard  la  responsabilité  de  toute  cette  succession  de 
miracles,  l'intervention  spontanée  d'un  prêteur  d'argent,  le  départ  de 
Carlsruhe,  une  paralytique  qui  bénit,  etc.  etc.  ;  mais  je  dois  foire  remar- 
quer que  si  l'auteur  genevois  a  voulu  accentuer  l'intimité  qu'il  prétend 
avoir  existé  entre  son  héroïne  et  Louise  de  Prusse,  il  a  commis  une  mal- 
adresse. Louise  était  morte  à  Hohen-Zieritz.  le  19  juillet,  à  g  heures 
moins  5  minutes  du  matin.  Son  corps,  ramené  à  Berlin,  y  était  arrive  le 
27  juillet  au  soir. 

2  Mad.  Fontaines,  la  mère,  était  malade.  L'arrivée  de  sa  fille,  qui.  du 
reste,  semble  être  restée  en  dehors  des  agissements  de  son  frère,  s'explique 
donc  naturellement. 


^< 


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Fontaines  était  rentré  dans  l'Eglise.  Il  avait  passé  par  un 
colloquium  et  venait  d'être  nommé  vicaire  de  l'importante  paroisse 
de  Sulzfeld,  près  Eppingen.  Quant  à  la  Kummer,  elle  n'avait  pas 
quitté  le  pays. 

L'Europe  anxieuse,  sans  foi  et  sans  opinion,  ignorante  de  tout 
ce  qui  se  passait,  était  devenue  fataliste,  depuis  que  les  seuls 
caprices  de  César  décidaient  de  tout.  Elle  se  prit  à  interroger  le 
destin. ' 

En  Alsace  et  sur  les  bords  du  Rhin,  les  populations  se  mon- 
trèrent peut-être  plus  émues  et  plus  crédules  que  partout  ailleurs. 
L'apparition  de  la  comète  de  18 11  venait  de  troubler  les  esprits; 
la  forme  et  la  direction  de  ses  queues  avaient  fait  l'objet  des 
plus    étonnants    commentaires. 2    Des    prédictions    se    colportèrent 


1  Ce  fut  le  beau  temps  de  Mlle.  Lenormand,  d'Alençon,  prophétesse 
commanditée  par  un  garçon  boulanger  et  qu'Alexandre  consulta,  dit-on, 
en  18 14. 

2  Les  affidés  de  Mad.  de  Krudener  répandirent  un  poëme.  Je  le 
donne,  ici,  à  titre  de  curiosité,  tel  qu'il  fut  imprimé  par  les  soins  de 
Wepfer  : 

«  L'Echo 

—  «Je  suis  seul,  personne  ne  m'écoute.  —  Ecoute. 

—  «Qui  ose  me  répondre  et  qui  est  avec  moi  ?  —  Moi. 

—  «Je  l'entends,  c'est  l'écho.  Réponds  à  ma  demande.  —  Demande. 

—  «Veux-tu  pronostiquer  si  la  Russie  résistera.  —  Résistera. 

—  «Les  Russes  sont  barbares;  que  faut-il  entreprendre  ?  —  Rendre. 

—  «Rendre  ce  que  j'ai  acquis  par  des  faits  inouïs?  —  Oui. 

—  «Et  que  deviendra  mon  peuple  malheureux  ?  —  Heureux. 

—  «Et  qu'auront  donc  mes  sujets,  les  Hollandais  surtout?  —  Tout. 

—  «Et  qu'aurai-je  donc  moi  pour  ma  gloire  et  ma  peine?  —  Peine. 

—  «Et  que  suis-je  donc  moi  qu'on  tient  pour  immortel?  —  Mortel. 

—  «Laisse  moi,  le  chagrin  m'étouffe,  je  me  meurs.  —  Meurs. 


H-     167     *N 

sous    le    manteau;    on    chercha    des   présages   dans   les    moindres 
accidents.  ' 

Sulzfeld  devint  un  foyer  d'agitation. 

Les  lecteurs  peu  familliers  avec  la  Bible  ne  peuvent  se  rendre 
compte  de  tout  ce  que  les  chiliastes  découvrirent  alors  dans 
Daniel,  dans  Jérémie,  dans  Esaïe  et  dans  l'Apocalypse. 

Il  passa  pour  constant  que  l'Esprit,  depuis  plus  de  deux  mille 
ans,  avait  annoncé  la  chute  de  l'Empereur  des  Français  : 

«...Et  toi,  tu  disais  dans  ton  cœur  : 

—  «Je  monterai  au  ciel  ; 
Au-dessus  des  étoiles  de  Dieu 

J'élèverai  mon  trône; 
Je  m'assiérai  sur  la  montagne  sacrée 

Au  fond  du  septentrion, 
Je  monterai  sur  les  sommets  des  nues, 

Je  serai  l'égal  du  Très-Haut  !  » 

Ha  !  c'est  dans  le  séol  que  tu  seras  précipité, 

Au  fond  du  sépulcre  ! 
Ceux  qui  t'y  verront,  te  contempleront, 

Jetteront  sur  toi  un  regard  curieux  ! 
—  Est-ce  là  l'homme  qui  éhranla  la  terre  ? 

Qui  fit  trembler  les  empires  ? 
Qui  fit  du  monde  un  désert  et  dévasta  les  villes?...»  2 

{Esaïe  XIV,   13  à   18.) 

La  Kummer  prophétisa:  „Sous  peu  l'ange  blanc  allait  vaincre 
l'ange  noir!..."3  Elle  commenta  une  à  une  toutes  les  menaces  de 
l'Ecriture  à  ceux  de  Babylone  : 

„I1  s'avance  contre  elle  un  peuple  du  Nord,  qui  va  changer  le 
pays  en  solitude..."  {Jérémie  L.) 

„...Car,  voyez-vous,  je  vais  susciter  et  faire  marcher  contre 
Babel  une  ligue  des  grandes  nations  du  Nord,  pour  l'assiéger..." 
{Ibid) 

1  Aux  quatre  coins  de  la  housse  des  chevaux  français  était  brode  un 
N.  Ces  quatre  initiales  donnèrent  celles  des  mots:  Nur  .Xicht  Nach 
N or den  !.. 

2  J'ai  déjà  rappelé  au  lecteur  qu'on  avait  trouve  dans  Napoléon,  ctpoleon, 
poleon,  etc.,  une  sorte  de  traduction  de  ce  passage. 

3  Staudenmeyer  prétend  que  Marie  Kummer,  dans  une  vision,  avait 
annoncé  l'incendie  de  Moscou. 


«•     4G8     -H 

„.. .Voyez,  un  peuple  va  venir  du  Nord;  une  grande  nation, 
des  rois  nombreux  se  mettent  en  mouvement  depuis  les  extré- 
mités de  la  terre.  Ils  tiennent  en  main  l'arc  et  le  javelot..."  '  {Ibid.) 

«...Moi,  je  l'ai  suscité  du  Nord,  et  il  vient 
de  l'Orient,  celui  qui  invoque  mon  nom  !...» 

(Esaïe  LI.) 
«...De  l'Orient  j'appelle  l'aigle, 
d'un  pays  lointain  l'homme  de  mon  dessein...» 

{Esaïe  XLVI.) 
«...Celui  que  l'Eternel  aime 
accomplira  sa  volonté  sur  Babel  !...» 

[Esaïe  XLVIII.) 
Un    flot  de   curieux   roula   vers    Lichtenthal.    Il    grossit   encore 
quand  le  canon  de  Kutusow  se  fut  mis  à  prophétiser  aussi. 

1  Verset  décisif;  les  Baskirs  de  l'armée  russe  se  servant  d'arcs. 

Ces  expressions,  que  les  chiliastes  empruntaient  sans  le  savoir  aux 
mythologies  du  nord  devinrent  usuelles  en  1 8 1  3- 1 5.  Staudenmeyer  a  eu 
tort  de  les  placer  déjà  en  1809  dans  la  bouche  des  colons  de  Catharinen- 
plaisir. 


w 


<+&+&+&+â+&+â+&+g*gm&+g<+rj 


Dans  le  cours  de  Tannée  l8l2,  Mad.  de  Kradener  fit  plusieurs 
voyages  de  Bade  ou  de  Carlsruhe  à  Strasbourg. 

Paul  de  Krudener,  alors  attaché  d'ambassade,  avait  eu  quelques 
mésaventures  avec  la  police  de  Napoléon.  Arrêté,  on  l'avait  in- 
terné en  France,  par  mesure  de  représailles.  Sa  mère  rechercha 
et  obtint  l'appui  du  préfet  du  Bas-Rhin,  qui  s'empressa  de  faire 
adoucir  le  sort  du  captif. 

Ce  préfet  était  Adrien  de  Lezay-Mamesia,  l'ancien  compagnon 
de  Juliane  à  Montpellier,  celui  avec  qui  elle  avait  fait  tant  de 
parties  folles  à  Saint-Sauveur  et  à  Gavarnie. 

Après  une  courte  émigration,  Lezay  rentré  en  France  en  1796, 
s'était  marié  avec  Françoise  Renée  de  Canisy,  veuve  du  marquis 
de  Briqueville.  '  Lezay  était  allié  aux  Beauharnais  ;  Brumaire  le 
pourvut  de  fonctions  diplomatiques  à  Salzbourg  ;  puis  il  fut  nommé 
préfet  de  Rhin-et-Moselle,  et  enfin,  en   1809,  préfet  de  Strasbourg. 

Adrien  de  Lezay-Marnesia  était  un  homme  singulièrement  poli, 
affable  et  bienveillant,  constamment  animé  des  meilleures  intentions, 
mais  il  manquait  de  caractère. 

1  Lezay  n'eut  point  d'enfant.  Sa  femme  avait  un  fils,  Armand  François 
Bon  Claude  de  Bricqueville,  né  à  Bricqueville  en  1785.  Le  fils  et  la  mère 
se  voyaient  rarement.  Françoise  Renée  avait  des  opinions  légitimistes, 
Armand,  colonel  du  20°  dragons,  au  moment  de  la  bataille  de  Waterloo, 
haïssait  les  Bourbons  d'une  haine  implacable.  Il  fut  député  sous  la  Res- 
tauration et  sous  Louis-Philippe  et  mourut  vers  1840.  Le  souvenir  de 
son  duel  avec  le  fils  du  maréchal  Soult  est  resté  dans  quelques  mémoires. 

Mad.  Lezay  mourut  en  Normandie,  le  22  juillet  1820.  Elle  avait  con- 
servé des  relations  avec  la  famille  VVegelin,  si  elle  n'en  avait  pas  conservé 
avec  son  fils.  Il  est  à  remarquer  toutefois  que  la  blessure  de  celui-ci,  deux 
coups  de  sabre  reçus  au  combat  de  Rocquencourt  en  i8l5,  fut  cause  que 
Mad.  Lezay  céda  à  Mad.  de  Krudener  l'appartement  qu'elle  occupait  à 
Paris,  à  l'hôtel  Montchenu. 


H-     170     4# 

_____ 

Joséphine  lui  avait  à  peu  près  sauvé  la  vie  en  1794;  '  c'était, 
grâce  à  elle,  qu'il  était  devenu  fonctionnaire  public;  la  reconnais- 
sance de  l'obligé  n'alla  pas  jusqu'à  se  compromettre  pour  sa 
bienfaitrice.  Il  reçut  brillamment  Marie-Louise,  lorsqu'elle  entra 
en  France,  et  lui  fit  escorte  jusqu'à  Paris. 

Comme  administrateur,  Lezay  a  laissé  des  souvenirs.  Les  pro- 
testants de  Strasbourg,  séduits  par  l'exemple  de  leur  chef,  le 
fameux  Blessig,  ont  voué  une  espèce  de  culte  à  ,,1'inoubliable 
préfet".  Un  quai  de  la  ville  a  pris  son  nom,  et  sa  statue,  élevée 
par  le  premier  préfet  du  second  Empire  au  parent  de  son  maître 
Napoléon  III  plutôt  qu'au  fonctionnaire,  peut  se  voir  encore  devant 
la  grille  de  l'hôtel  de  la  place  de  Broglie. 

Cultivateur  par  goût,  ainsi  que  l'avait  été  son  père,  il  chercha, 
comme  l'avait  déjà  fait  la  Convention,  à  améliorer  les  races  de 
pommes-de-terre  cultivées  dans  le  département  depuis  plus  d'un 
siècle  ;  il  fit  planter  un  tabac  meilleur  que  n'était  l'ancien,  et  pour 
aider  au  succès  du  blocus  continental,  il  introduisit  en  Alsace 
l'érable  à  sucre,  dont  il  fit  des  plantations  le  long  des  routes. 

On  lui  doit  quelques  institutions  utiles,  analogues,  pour  la 
plupart,  à  celles  que  son  ancien  collègue  du  Haut-Rhin,  Félix 
Desportes,  avait  fondées  de  son  côté.  II  ouvrit,  par  exemple,  à 
Strasbourg,  une  école  normale  d'institutrices. 

Lezay  aimait  les  campagnards,  en  seigneur  vertueux  et  sen- 
sible de  la  fin  du  18e  siècle.  Il  établit  à  l'entrée  des  villages  des 
places  de  danse,  ombragées  d'un  tilleul,  et  —  à  l'occasion  de  la 
naissance  du  roi  de  Rome  —  il  mit  des  bancs  et  des  fontaines 
le  long  des  grands  chemins. 

Enfin,  comme  un  grain  de  religiosité  à  la  Chateaubriand  se 
mêlait  à  sa  sensibilité  à  la  Jean-Jacques,  il  remplaça  les  infirmiers 
laïques  de  l'hôpital  civil  de  Strasbourg  par  des  sœurs  de  St-Vin- 

1  Une  sœur  de  Lezay  avait  épousé  le  comte  Claude  de  Beauharnais,  de 
la  maison  militaire  de  Louis  XVI.  Claude,  successivement  député  à  la 
Constituante,  sénateur  et  pair  de  France,  mourut  en  1819.  De  son  mariage 
avec  Louise  de  Lezay-Marnesia  il  avait  eu  une  fille,  nommée  Stéphanie, 
à  laquelle  Napoléon,  qui  l'avait  adoptée,  fit  épouser  Charles  Louis,  grand- 
duc  héritier  de  Bade.  La  princesse  Stéphanie  vécut  d'abord  assez  mal  avec 
son  mari  et  surtout  avec  son  beau-père.  Au  surplus,  le  lecteur  trouvera  à 
son  sujet  des  détails  assez  circonstanciés  dans  les  Mémoires  de  Mad.  de 
Rémusat,  auxquels  je  renvoie. 


«•     171     -H 

cent   de  Paul.  L'empereur   venait    de    les  rappeler;    M.  le  préfet 
ne  pouvait  mieux  l'aire  que  d'imiter  le  souverain. 

Adrien  de  Lezay  reçut  la  baronne  de  Krudener  avec  une 
bienveillance  étonnée.  Il  avait  peine  à  se  rendre  compte  du 
changement  qui  s'était  opéré  dans  les  allures  de  l'étourdie,  qu'il 
avait  connue.  Juliane  prédicante  ! .  . .  Néanmoins,  il  offrit  à  la 
visiteuse  un  appartement  à  la  préfecture;  elle  l'accepta. 

On  causa.  Le  nom  d'Oberlin,  auprès  de  qui  Mad.  de  Krudener 
voulait  se  rendre,  fut  prononcé.  Le  préfet  ne  connaissait  pas 
encore  personnellement  le  pasteur  de  Waldbach.  Pourquoi  Rac- 
compagnerait-il pas  la  baronne  jusqu'au  Ban  de  la  Roche? . . .  <  Via 
serait  charmant  et  rappellerait  un  peu  les  promenades  du  temps 
passé.  Mad.  Lezay  trouva  la  proposition  admirable  et  voilà  tout 
le  monde  en  voiture.1 


1  Une  lettre  d'Oberlin  à  M.  François  Reber  me  paraît  mériter  d'être 
rapportée  ici  : 

«...Aber  denken  Sie  nur  —  der  alte  Steinth'dler  Pfarrer,  der  mit 
Arbeiten  so  iiberhanft  ist,  dass  er  oft  in  vielen  Wochen  kaum  einmahl 
seinen  Amtsbruder  %u  Rothan  sprechen  kan  —  denken  Sie,  der  ist 
voriges  Jahr  gegen  ailes  Hoffen  nnd  Vermuthen  so  gliïcklich  gewesen. 
endlich  einmahl  Mùlhausen  nnd  Basel  fM  sehen.  Noch  wircklich  verwnn- 
dere  ich  mich  darûber.  Aber  mit  tausend  Freuden  erinnere  ich  mich 
meines  Au/enthalts  daselbst.  Da  salie  ich  die  Familie  des  Hrn.  Blech,  nnd 
Hr.  Bûrgermeister  Dollfus,  Pf.  Risler,  Dr.  Risler,  Pf.  M'dder  nnd  noch 
mehrere  liebe  Personen  der  en  Bild  mir  noch  vor  dem  Gesichte  schwebt... 

Wann  Sie,  geliebtester  Freund,  die  gan^e  Welt  dnrehreisen  wollen,  so 
hats  weniger  Schwierigkeit  als  wann  der  durch  Arbeit  fast  erstickte 
Pfarrer  von  Waldbach  eine  Reise  von  20  Stnnden  machen  m'ogte.  Ich  bin 
aber  gewohnt  keinen  Willen  $11  haben.  Mein  Wille  ist  dem  Willen  des- 
jenigen  nntergeordnet,  der  meine  Schicksale  mit  seiner  vdterlichen  Hand 
^weckmdssig  leitet,  nnd  so  bin  ich  anch  immer  pifrieden  nnd  gliïcklich, 
nnd  oft  vergn'ùgt.  .  . 

...O  Freitnd,  was  ist  unser  Leben,  wann  es  fur  unser  Vergn'ùgen  nnd 
eigene  Person  soll  angewendet  werdenï  Nach  ihrer  edlen  nnd  liebens- 
w'ùrdigen  Anfrichtigkeit  darf  anch  ich  aufrichtig  mit  Ihnen  reden. 
Sehen  Sie,  ich  wûnsche  mir  keinen  Augenblick  langer  7»  leben  als  ich 
hier  n'ùt^lich  seyn  kan.  Und  ausser  meinem  eigentlichen  Amt,  wo  ich 
etwas  erfahren.  ausfischen,  erhaschen,  erfinden,  andern  absehen,  ablernen 
kann,  wodurch  das  allgemeine  Beste  befordert  nnd  die  Sot  h,  Jammer, 
Elend  so  vieler  Gedrangten  erleichtert  werden  kan  so  dauret  mich  keine 
Mùhe,  da  hindert  mich  kein  Widerstand,  kein  Undank,  da  dauret  mich 
anch  kein  Geld,    ob   ich    schon  jeden   Thalcr  oft  schrecklich  sauer  ver- 


«•    172    *H 

Grande  fut  la  surprise  du  pasteur,  quand  un  soir,  sur  les  neuf 
heures,  il  ouit  un  bruit  de  chevaux  et  que  l'instant  d'après  parut 
un  postillon.  „J'amène  le  préfet  de  Strasbourg  et  des  dames!..." 

Mais  l'étonnement  de  Lezay  en  pénétrant  dans  „ce  poêle" 
tapissé  de  sentences  bibliques,  garni  d'objets  étranges,  plumes, 
pierres,  débris  de  sculptures  gallo-romaines,  cet  étonnement  se  le 
figure-t-on?....  Un  fonctionnaire  de  l'Empire  chez  un  chef  de  clan 
de  la  montagne  ,  quelquechose  des  sensations  de  Wawerley 
arrivant  au  château  de  Fergus  ! .  . . 

Si  M.  Adrien  de  Lezay-Marnesia  était  préfet  à  Strasbourg,  au 
Ban  de  la  Roche  Oberlin  était  roi,  roi  et  grand-prêtre  tout  ensemble. 
Gardes-champêtres,  maîtres  d'école,  maires,  c'était  lui  en  définitive 
et  non  pas  Lezay  qui  les  nommait.  Y  avait-il  au  Ban  de  la  Roche 
une  route  à  réparer  où  à  tracer,  un  pont  à  construire  ?  Oberlin 
était  ingénieur  ;  fallait-il  une  école  ?  il  était  architecte.  Quelques 
paroissiens  se  querellaient-ils  entre  eux?  il  était  juge....  Mais  aussi, 
y  avait-il  des  malades,  des  blessés,  des  misérables?  le  premier 
qui  se  présentât  à  leur  chevet,  c'était  Oberlin.  Ces  champs,  si 
verts  aujourd'hui,  étaient,  il  y  a  quarante  ans,  de  stériles  four- 
rières ;  il  les  avait  défrichés.  „Nous  n'avons  pour  biens  que  Dieu, 

dienen  muss,  und  nur  durch  die  sorgsamste  Sparsamkeit  und  Abbrechen 
an  mir  selbst  ^u  meinem  Zweck  gelangen  kan.  Allein  so  ist  auch  mein 
Leben,  ohngeachtet  der  un^dhligen  Widerwiirtigkeiten  von  allerley 
boshaften  leuten,  dennoch  ein  bestandiges  Freudevolles  Wohlleben,  und 
der  Tod  ein  Uebergang  jur  vergnugten  Thdtigkeit  im  folgenden 
Leben. . .  » 

Je  n'ai  pas  à  revenir  ici  sur  ce  que  j'ai  dit  du  chiliasme  et  du  mysticisme 
d'Oberlin.  Il  fit  une  carte  approximative  de  l'autre  monde,  un  traité 
mystique  des  couleurs  (le  blanc  représente  la  perfection,  le  bleu  la 
science,  etc.),  il  donna  une  description  de  la  Jérusalem  céleste  et  eut  des 
conversations  avec  les  morts. 

Oberlin  semble  avoir  pris  à  tâche  de  rallier  les  diverses  confessions 
reconnues  dans  sa  paroisse.  «  Pasteur  évangélique  catholique»,  comme  il 
s'appelait,  on  le  vit  distribuer  la  Gène  aux  uns  comme  aux  autres,  à  ceux-ci 
l'hostie,  à  d'autres  le  pain  rompu. 

Il  ne  pouvait  souffrir  qu'on  fît  des  boulettes  de  mie  de  pain  et  détestait 
qu'on  lui  versât  à  boire  avant  qu'il  n'eût  témoigné  qu'il  avait  soif.  Pour 
ne  rien  laisser  perdre,  il  se  lavait  les  yeux  des  gouttes  restées  au  fond  de 
son  verre. 

Etrange  personnage  !  comme  homme  privé,  comme  laïque  si  je  puis 
dire,  il  rendit  au  Ban-de-la-Roche  des  services  signalés,  comme  prêtre  il 
ne  sema  dans  sa  paroisse  que  la  superstition  et  l'hypocrisie. 


*•     173     -H 

la  liberté  et  les  pommes-de-terre"  avait  dit  en  1791  un  petit 
tailleur  du  Ban  de  la  Roche.  En  1812,  on  eût  trouvé  à  Waldbach, 
Fouday,  ailleurs  encore,  dans  tout  le  canton,  quantité  d'ouvriers 
et  d'ouvrières  qui  gagnaient  allègrement  leur  vie.  Oberlin,  pour 
occuper  ses  sujets,  les  fournissait  de  coton  à  filer.  Il  s'était  fait 
au  Ban  de  la  Roche  le  contre-maître  de  la  maison  Reber  de 
Sainte-Marie.  Jadis  vous  n'eussiez  entendu  dans  les  hameaux 
d'autre  langage  que  le  patois  roman  des  Vosges.  Présentement 
si  l'on  ne  parlait  pas  partout  le  pur  français,  on  le  comprenait 
du  moins.  Le  pasteur  avait  été  maître  de  langue;  il  avait  même 
noté  au  profit  des  philologues  de  l'avenir  les  éléments  constitutifs 
de  l'idiome  du  passé.  De  même,  il  avait  étudié  les  débris  épais 
au  haut  du  Donon,  vestiges  d'une  civilisation  disparue,  un  autel 
gallo-romain,  des  inscriptions  indéchiffrées.  Il  avait  sauvé  ces 
ruines  d'une  destruction  imminente  et,  vaille  que  vaille,  repro- 
duit, d'un  crayon  moins  inhabile  qu'on  n'eût  pu  croire,  ces 
figures  plus  qu'à  demi  effacées. 

L'auteur  de  toutes  ces  merveilles,  le  promoteur  de  tant  de  progrès, 
il  était  là.  Pour  la  première  fois  M.  le  préfet  de  Strasbourg  avait 
l'honneur  de  voir  ce  grand  vieillard  maigre  et  voûté,  qui,  à  force 
de  patience  —  la  patience,  c'est  le  génie  !  —  avait  réussi  à 
métamorphoser  sa  paroisse,  à  lui  tout  seul,  et  par  la  seule 
influence  de  sa  vertu. 

Un  repas  fut  servi  aux  hôtes  inattendus  qu'avait  amenés  la 
baronne. 

Lezay  ne  pouvait  se  lasser  d'entendre  le  pasteur  répondre  à 
chacune  de  ses  questions,  par  quelques  mots  nets  et  précis.  Mais 
Lezay  avait  un  défaut.  Mécaniquement,  sans  y  prendre  garde,  il 
roulait  des  boulettes  de  pain.  Quand  la  vieille  ménagère  du  pas- 
teur s'approcha  pour  desservir  :  „Ne  perdez  pas  ce  pain  !  fit 
doucement  le  ministre.  Donnez-le  aux  poules  ! . .  ."  Lezay  balbutia 
quelques  mots  d'excuses  enjouées.  Il  était  conquis.  L'observation 
d'Oberlin,  puérile  à  Strasbourg,  résumait  en  une  phrase  toute 
l'histoire  du  Ban  de  la  Roche,  depuis  un  demi-siècle.  C'était  à 
force  de  ne  rien  perdre  qu'on   était  devenu  ce  qu'on    était. 

Lezay  et  Mad.  Lezay  passèrent  trois  jours  au  Ban  de  la  Roche.1 

1  Eynard  rapporte  sérieusement  que  Lezay  remit  à  Oberlin  trente 
mille  francs  pour  les  besoins  du  Ban-de-la-Roche.  Cela  est  insoutenable. 


«•     174    -H 

La  baronne  de  Krudener  prolongea  plus  qu'eux  son  séjour  à 
Waldbach.  Quand  elle  fut  rentrée  à  Strasbourg,  elle  trouva  le 
préfet  sérieux;  il  était  devenu  un  autre  homme.  Frappée  de  ce 
changement,  elle  se  risqua  à  lui  demander  l'autorisation  de  réunir 
quelques  frères  dans  l'appartement  qu'elle  occupait  à  la  préfecture. 
Wegelin  avait  des  heures  d'assemblée,  où  l'on  priait  en  allemand  ; 
Mad.  de  Krudener  souhaitait  que  l'on  pût  quelque  part  prier  en 
français.  Le  préfet  acquiesça  à  la  requête.  On  le  vit  même  et 
plus  d'une  fois  dans  l'oratoire  improvisé.  Après  le  départ  de 
Juliane  il  suivit,  d'abord  de  loin  en  loin,  puis  exactement,  les 
conférences  de  Wegelin.  Il  était  gagné.1 

La  coterie  chiliaste  devint  par  là  maîtresse  de  Strasbourg.  Ce 
que  la  princesse  Stéphanie  n'eût  pas  voulu  faire,  la  baronne  de 
Krudener  l'avait  obtenu  en  un  moment;  le  préfet  d'une  des  villes 
les  plus  importantes  de  l'Empire  avait  passé,  quasi  sans  le  savoir, 
dans  les  rangs  des  ennemis  d'Apollyon. 

Ces  ennemis  faisaient  grand  fond  sur  le  nouveau  converti. 
Même  après  la  Restauration,  ils  comptaient  se  servir  de  lui  dans 
l'intérêt  de  leurs  desseins  secrets.  Malheureusement  pour  eux, 
Lezay  périt  misérablement,  au  moment  où  ils  attendaient  davan- 
tage de  son  influence. 

Protégé  par  Joséphine  il  avait  reçu  Marie-Louise  ;  protégé  par 
Napoléon,2   il  était  resté  en  place  après  la  rentrée  des  Bourbons. 

Le  duc  de  Berry  vint  à  Strasbourg.  M.  le  marquis  de  Lezay- 
Marnesia  fit  les  honneurs  du  département  à  l'héritier  de  ses  rois. 

1  M.  le  pasteur  Rathgeber  (Strasshurger  Post.  mai  1 885)  écrit  des 
conventicules  présides  par  Wegelin  :  «...Die prophetischen  Weissagitngen 
des  Alten  Testaments,  sonne  die  apokaliptischen  Stellen  der  Offenbarung 
Johannis,  verbnnden  mit  ernsten  Ermahnungen  çur  Busse  und  qum 
Glauben.  bildeten  das  Hauptthema  der  erbaulichen  Reden  in  den  Ver- 
sammlungen  . . . 

...Spater  wurden  in  denselben  neben  des  Hausvaters  erbaulichen  An- 
sprachen  und  den  Gebeten,  die  er  aus  dem  Her^en  sprach,  noch  ernste 
Betrachtungen  ïïber  die  Zeitl'dufe  und  prophetische  Weissagungen  au/ 
die  Zukunft  gehalten.  . .  » 

2  La  courtisanerie  de  Lezay-Marnesia  avait  été  sous  l'Empire  d'une 
platitude  difficile  à  égaler.  Voy.  Lettres  de  Mad.  de  Rémusat,  II,  298.  Un 
an  avant  la  naissance  du  Roi  de  Rome,  le  Préfet  envoyait  à  Paris  deux 
caisses  contenant  un  costume  imaginé  par  lui  pour  l'héritier  de  son 
Empereur. 


«•    i  :;»    «h 

Le  duc  de  Berry  voulut  voir  Landau:  Lezay  L'accompagna. 
Dans  la  forêt  de  Haguenau,  les  chevaux  du  préfet  s'emportèrent  ; 
lui-même  fut  jeté  hors  de  la  voiture,  et  si  malheureusement,  «ilK> 
son  épée  —  cette  épée  que  lui  avait  confiée  l'empereur  —  lui 
perça  la  poitrine.  Transporté  à  Strasbourg,  il  y  expira  quelques 
jours  après,  le  9  octobre   1814. 

Juliane  prêchait  alors  le  Ban  de  la  Roche,  ou  du  nu  mus  le  faisait 
prêcher  par  son  disciple  Empeytaz.  A  la  première  nouvelle  qu'elle 
reçut  de  l'accident,  elle  courut  à  la  préfecture;  elle  ne  put  qu'y 
prier  avec  la  veuve. 


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.  .  .  „  C'est  en  1813,  rapporte  Amy  Bost,  dans  ses  Mémoires, 
que  Mad.  de  Krudener,  cette  femme  célèbre,  vint  à  Genève  pour 
la  première  fois.  Elle  produisit,  sur  moi  en  particulier,  une  pro- 
fonde impression.  Sans  doute,  elle  se  montait  un  peu  elle-même; 
elle  cherchait  à  arriver  aux  miracles  par  réchauffement,  et  en  se 
battant  les  flancs;  mais  je  passais  par  dessus  ce  côté  de  son 
ministère.  Non  que  j'aie  jamais  douté  de  la  parfaite  possibilité 
des  miracles,  en  nos  jours,  comme  en  ceux  des  apôtres  ;  au  con- 
traire, je  suis  convaincu,  et  je  l'étais  déjà  alors,  qu'il  s'en  est  fait 
dans  tout  les  temps,  et  qu'il  s'en  fait  aussi  de  nos  jours  ;  mais 
Mad.  de  Krudener  n'en  faisait  pas.  Cependant,  elle  avait  un  fond 
de  foi  et  de  charité  si  réel  et  si  grand,  qu'il  lui  était  facile  de 
produire  de  l'effet  sur  toute  âme  bien  disposée,  et  grâce  à  Dieu 
je  l'étais  grandement  ..." 

Ce  n'était  pas  pour  son  plaisir,  ni  dans  le  simple  dessein  de 
revoir  son  ancienne  amie,  Mad.  Armand,  que  Mad.  de  Krudener 
s'était  rendue  à  Genève.  Le  Seigneur  lui  avait  imposé  ce  voyage, 
comme  un  devoir.  Elle  était  convaincue  qu'elle  allait  accomplir 
ce  que  n'avait  pu  jadis  sa  devancière,  Mad.  de  Guyon,  dans  des 
circonstances  à  peu  près  pareilles. 

Depuis  1802,  ou  environ,  quelques  cercles  piétistes,  plus  ou 
moins  directement  en  rapport  avec  des  missionnaires  moraves, 
s'étaient  formés  à  Genève.  Bost,  le  chantre,  et  son  fils,  l'auteur 
des  Mémoires  que  je  viens  de  citer,  Gonthier,  Guers,  Coulin,  Pyt, 
Merle,  Empeytaz  et  quelques  autres,  ne  trouvant  pas  dans  la 
théologie  officielle  un  aliment  qui  suffit  à  leur  foi,  s'étaient  mis  à 
fronder  les  pasteurs  attitrés,  à  qui  ils  reprochaient  de  ne  pas 
croire  en  Jésus-Dieu. 

Malgré  la  présence  des  Français,  cette  querelle  de  quelques 
étudiants  avec  leurs  professeurs,    faillit  devenir  une  affaire  d'Etat. 


«•     177     -W 

La  faculté  de  théologie ,  jusque-là  maîtresse  souveraine  des 
consciences,  tranchante  comme  un  consistoire  calviniste  du  temps 
passé,  menaça  ses  élèves,  membres  de  la  Société  des  Amis,  de 
ne  point  les  admettre  au  saint  ministère  s'ils  continuaient  à  faire 
partie  d'une  chapelle  indépendante. 

La  Société  des  Amis  dut  se  dissoudre  et  fut  quelque  temps 
remplacée  par  X Ecole  du  dimanche,  dont  les  destinées  ne  furent 
guère  meilleures. 

Mad.  de  Krudener  arrivait  à  Genève  avec  l'intention  et  peut-être 
avec  la  mission  de  ranimer  le  courage  des  jeunes  dissidents,  pré- 
curseurs, comme  on  a  dit,   du  Réveil. 

A  peine  installée  chez  Mad.  Armand  (28  juillet  1813),  elle 
entra  en  relations  avec  eux ,  et  particulièrement  avec  Henri 
Louis  Empeytaz. 

Celui-ci,  alors  âgé  d'environ  vingt-deux  ans,  fils  d'une  pauvre 
veuve,  était  peut-être  plus  qu'aucun  autre,  obligé  de  ménager 
l'oligarchie  des  pasteurs.  Non  seulement  il  comptait  sur  le  saint 
ministère  auquel  il  s'était  voué,  pour  nourrir  sa  mère,  mais 
encore  l'appui  seul  des  pasteurs  l'avait  fait  vivre  jusque-là  et  lui 
avait  permis  de  s'instruire.  Sur  leur  recommandation  il  avait 
trouvé  des  élèves  et  gagnait  sa  vie  tant  bien  que  mal  à  donner 
des  répétitions. 

Comme  il  arrive  à  beaucoup  de  jeunes  gens,  Empeytaz,  au 
sortir  de  la  première  adolescence,  reclus  ou  à  peu  près  et  confiné 
au  milieu  de  ses  livres  genevois,  s'était  épris  de  Dieu,  ne  trou- 
vant pas  l'occasion  d'un  autre  amour.  Au  lieu  de  courir,  ainsi 
que  Chérubin,  d'arbre  en  arbre,  en  leur  criant  à  tous  „Je  t'aime", 
il  avait  erré  d'autel  en  autel,  prêt  à  les  adorer  indifféremment  et 
disposé  à  porter  ses  vœux,  même  aux  pieds  de  la  vieille  Marée 
Ymc  romaine.  Lui  et  Bost  discutaient  gravement  s'ils  ne  se  feraient 
point  catholiques.  l   Un  missionnaire  de  passage,  Merillat,  les  avait 

1  ...«Je  terminerai  l'histoire  de  cette  époque  en  mentionnant  le 
penchant  qui  nous  portait  vers  le  catholicisme  romain,  du  moins  mon 
ami  Empeytaz  et  moi.  Le  socinianisme  est  un  système  si  bâtard,  si 
terre  à  terre,  si  faux,  si  ennemi  de  tout  sentiment  élève,  et  d'un  autre 
côté  la  religion  de  Rome  offre  un  système  si  complexe  et  si  élastique.... 
que,  faute  de  mieux,  et  en  présence  de  l'incrédulité  générale,  nous 
nous  sentions  portés  vers  elle Je    me    rappelle    même  que  plus 


H-     178     -H 

un  instant  consolés  et  réconfortés.  Mad.  de  Krudener  voulut 
achever  l'œuvre  de  l'apôtre  forain. 

Elle  y  réussit.  Que  n'eût  pu  sur  un  jeune  théologien  l'ardente 
parole  d'une  femme  du  monde  ! . . .  Repoussant  les  observations 
de  ses  maîtres  et  même  les  conseils  paternels  du  pasteur  Moulinié, 
vieil  ami  de  la  baronne,'  Empeytaz  ouvrit  dans  sa  propre  demeure 
des  assemblées  publiques  de  religion,  qu'il  prêcha  à  sa  guise. 

Après  un  séjour  de  deux  mois  et  demi  à  Genève,  Mad.  de 
Krudener  rassurée  sur  les  destins  de  son  Eglise  et  confiante  en 
son  disciple,  reprit  le  chemin  de  l'Allemagne.  Toutes  proportions 
gardées,  elle  avait  trouvé  son  père  Lacombe.2 

Elle  passa  à  Bâle  la  fin  d'octobre  et  le  mois  tout  entier  de 
novembre,  occupée  avec  Spittler  de  diverses  œuvres  de  propa- 
gande religieuse.    Evidemment  il  se  passait,  à  cette  époque,  dans 

tard,  après  la  formation  de  l'Eglise  du  Bourg-de-Four,  M.  Empeytaz, 
qui  avait  suivi  Mad.  de  Krudener  pendant  quelque  temps,  était  encore 
tellement  travaillé  par  un  penchant  vers  cette  Eglise  romaine,  qu'il 
nous  en  parlait  sans  cesse,  et  que  fatigué  je  lui  dis  un  jour:  «Eh  bien, 
fais-toi  catholique,  et  que  ce  soit  fini  !  »  Il  me  répondit  que  je 
l'effrayais  en  lui  donnant  cette  liberté,  et  je  crois  réellement  que  dès 
lors  nous  n'en  avons  plus  parlé....»  (A.  Bost,  Mémoires...  p.  33.) 

1  Charles-Etienne-François  Moulinié,  né  le  23  juillet  1757,  avait 
étudié  et  pratiqué  le  mesmerisme  pendant  un  séjour  qu'il  avait  fait  à 
Paris.  Il  passait  parmi  les  adeptes  pour  un  magnétiseur  remarquable. 
Court  de  Gébelin  voulut,  vers  le  même  temps,  lui  confier  l'achèvement 
de  son  «  Monde  primitif».  Moulinié  eut  le  bon  esprit  de  refuser.  Il 
avait  l'imagination  vive;  les  rêveurs,  quels  qu'ils  fussent,  parvenaient 
aisément  à  le  gagner,  mais  la  raison  ne  tardait  guère  à  reprendre  le 
dessus.  Après  s'être  engoué  successivement  de  plusieurs  systèmes  con- 
tradictoires, Moulinié  finit  par  devenir  un  ministre  pareil  à  tous  les 
autres.  Il  était  lié  avec  Bost,  le  chantre,  qui  lui  fit  connaître  les  étu- 
diants du  Réveil.  Moulinié  mourut  à  Genève  en  1828.  Quelques  ouvrages 
de  lui  ont  eu  du  succès.  En  1810,  il  avait  fait  à  quelques  auditeurs 
bénévoles,  au  nombre  desquels  était  Empeytaz,  des  leçons  de  théologie 
dogmatique. 

2  ...«Telle  était  la  situation,  quand  la  célèbre  baronne  de  Krudener 
vint  à  Genève  (juillet  181 3).  Sans  posséder  des  notions  bien  justes  de 
l'Evangile,  sans  indiquer  le  chemin  du  salut  avec  la  même  simplicité,  avec 
la  même  onctueuse  clarté  que  le  faisaient  les  Frères-Unis,  elle  ne  pro- 
fessait pas  à  cette  époque  les  erreurs  grossières  qu'elle  manifesta  depuis 
son  retour  en  Russie...»  (Notice  sur  Empeytaz,  p.  5.) 

E.  Guers,  dans  sa  notice  sur  Empeytaz  (p.  6),  dit  que  Mad.  Armand, 
de  Genève,  leur  amie  commune  établit  les  premières  relations  entre  l'étu- 


H-    171)    *K 

son  esprit,  je  ne  sais  quoi...  Par  une  activité  fébrile,  elle  cherchait 
à  échapper  aux  tristes  pensées  qui  l'obsédaient  —  quand  elle  se 
trouvait  seule  et  livrée  à  des  influences  qui  lui  faisaient  horreur, 
soit  à  Carlsruhe,  soit  dans  le  voisinage  de  cette  ville.'  Pour  se 
distraire  de  ses  sombres  réflexions,  elle  écrivait  :  c'étaient  des 
lettres  à  Empeytaz,2  des  Epîtres  catholiques  à  l'Eglise  de  Genève... 
J'avoue  que,  en  la  voyant  ainsi  s'échauffer,  comme  dit  Bost,  et  se 
battre  les  flancs,  je  me  sens  pris  de  pitié.  Elle  était  malheureuse 
et  faisait  des  efforts  pour  s'oublier.  Je  crois  bien  que  c'est  à  cette 
mélancolie  qui  l'obsédait  qu'il  convient  d'attribuer  l'espèce  de 
chaleur  qu'elle  mit  alors  à  la  conquête  définitive  d'Empeytaz. 

Quant  à  celui-ci,  l'Académie  de  Genève,  irritée  de  l'attitude  prise 
à  son  égard  par  un  jeune  contempteur,  avait  résolu  de  le  châtier. 

diant  et  Mad.  de  Krudener.  «  Après  le  départ  de  cette  dame  (Mad.  de  Kru- 
dener),  il  prit  la  direction  d'une  assemblée  d'édification  qu'elle  avait 
établie,  et  à  laquelle  participaient  aussi  quelques-uns  de  ses  amis  et  con- 
disciples. Les  réunions  se  tenaient  chez  lui,  dans  une  maison  qui  avait 
été  bâtie  sur  les  ruines  de  l'ancien  couvent  de  Rive,  et  où,  pour  la  pre- 
mière fois,  la  Réforme  avait  été  prèchée  à  Genève,  par  le  ministère  de 
Guillaume  Farel.» 

...  «  A  peine  arrivée  à  Genève,  Mad.  de  Krudener  se  mit  en  rapports 
avec  la  communauté  morave.  Empeytaz,  frappé  de  son  amour  pour  le 
Sauveur  et  pour  les  âmes  qu'il  a  rachetées,  s'attacha  intimement  à  elle. 
Ce  fut  à  son  instigation  qu'il  commença,  sans  se  mettre  en  peine  des 
menaces  de  la  Compagnie,  à  présider  chez  lui  des  assemblées,  dont  sa 
protectrice  était  l'âme  et  le  centre.  Bien  que  Mad.  de  Krudener  ne  se  fût 
arrêtée  que  deux  mois  à  Genève,  et  qu'elle  n'y  eût  exercé  que  peu  d'in- 
fluence à  l'égard  de  la  vérité  biblique,  le  charme  spécial  dont  elle  était 
douée  n'en  contribua  pas  moins  à  réveiller  et  à  fortifier,  dans  le  cercle  des 
Amis,  les  sentiments  et  les  désirs  pieux  qui  s'y  trouvaient  déjà.  Hors  de 
la  société  qui  l'entourait,  on  la  regardait  dans  le  public  comme  une  femme 
distinguée,  intéressante,  mais  décidément  folle,  et  sa  présence  dans  le 
Cercle  des  Amis  ne  fit  que  renforcer  les  préjugés  que  ceux-ci  avaient 
déjà  vu  se  réveiller  contre  eux.  .  .  »  (H.  de  Goltz,  Genève  religieuse  au 
dix-neuvième  siècle,  trad.  de  C  Malan  fils,  pag.  129). 

1  Mad.  de  Krudener  fit  à  cette  époque  des  conférences  à  des  pri- 
sonniers à  Mayence  et  quelques  prédications  aux  élèves  de  Mad.  de 
Graimberg,  amie  de  Jung-Stilling.  Le  pensionnat  de  cette  dame  passa 
plus  tard  aux  mains  d'une  fille  de  Jung. 

2  ...«Jetez-vous  les  yeux  fermés  dans  le  sacré  cœur  de  Jésus.  Oh! 
qu'on  est  bien  dans  ce  cœur  adorable,  le  cœur  de  la  plus  tendre  mère 
n'est  rien  en  comparaison  de  l'inépuisable  amour  de  notre  Dieu. . .  » 


N*      180     -H 

Dès  le  19  octobre  un  membre  de  la  vénérable  compagnie  des 
pasteurs  avait  fait  subir  à  Empeytaz  une  façon  d'interrogatoire. 
Quelles  étaient  ses  intentions?  quel  but  prétendait-il  atteindre?... 
Les  réponses  de  l'étudiant  furent  sottes  et  prétentieuses.  Le 
29  octobre  on  le  manda  par  devant  la  Compagnie.  Il  demanda 
un  délai  qui  lui  fut  accordé,  le  2  novembre;  mais  en  môme  temps 
on  le  prévint  qu'il  aurait  à  se  prononcer  sous  quinzaine  :  ou 
renoncer  à  tenir  des  assemblées  dissidentes  ou  renoncer  à  devenir 
jamais  ministre  de  l'Eglise  de  Genève. 

Le  jeune  homme  demanda  conseil  à  sa  directrice,  mais  ne 
reçut  point  de  réponse.  Le  12  novembre,  il  sollicita  de  la  com- 
pagnie des  pasteurs  un  nouveau  sursis.  On  répondit  à  sa  demande 
par  un  arrêté  qui  excluait  du  ministère  tout  candidat  reconnu 
coupable  de  fréquenter  des  assemblées  religieuses  non  approuvées 
de  la  Compagnie.  Cet  arrêté  lui  fut  immédiatement  signifié.  ' 

Une  lettre  de  la  baronne  arriva  le  lendemain,  à  point  nommé 
pour  empêcher  son  lévite  de  se  soumettre  ;  elle  fut  suivie  d'une 
nouvelle  Epître  à  l'Eglise  de  Genève. 

Empeytaz  cependant  avait  perdu  ses  élèves,  que  les  pasteurs, 
qui  les  lui  avaient  donnés,  venaient  de  lui  retirer;  sa  situation 
devenait  difficile.  Mad.  de  Krudener  s'attacha  à  le  tenir  en  haleine. 
Ce   furent   d'abord    des   consolations   spirituelles,    étranges,    puis- 

1  La  conduite  d'Empeytaz  en  ces  circonstances  ne  paraît  pas  avoir  été 
toujours  d'une  loyauté  parfaite.  M.  de  Goltz  écrit  (pag.  1 3o)  :  ..  «Le 
Consistoire,  dans  le  but  d'éviter  tout  ce  qui  eût  pu  amener  un  schisme, 
suivit  l'exemple  qui  lui  était  donné  justement  alors  par  l'Eglise  de  Bâle. 
Le  24  décembre,  il  publia  un  règlement  portant  que  tout  étudiant  en 
théologie  qui,  contre  la  volonté  de  la  Compagnie,  continuerait  à  fréquenter 
des  assemblées  particulières,  ne  pourrait  être  admis  à  la  consécration.  En 
même  temps,  on  ajouta  au  serment  d'office  des  candidats  au  saint  minis- 
tère la  clause  suivante  :  Vous  promette^  de  vous  abstenir  de  tout  esprit 
de  secte,  d'éviter  tout  ce  qui  pourrait  faire  naître  quelque  schisme  et 
rompre  l'Union  de  l'Eglise. 

Sur  ces  entrefaites,  Empeytaz  ayant  contre  ses  engagements  recom- 
mencé à  tenir  des  assemblées  dans  sa  maison,  la  Compagnie  le  cita  à 
comparaître  le  3  juin  18 14,  et  lui  déclara  que,  par  sa  désobéissance  au 
règlement  du  Consistoire,  il  s'était  lui-même  fermé  l'entrée  à  tout  office 
ecclésiastique,  qu'en  conséquence  il  lui  était  interdit  de  monter  dorénavant 
dans  les  chaires. 

Ce  fut  là  ce  qui  l'engagea  à  quitter  Genève.  .  .  » 


H-     181     4# 

qu'elles  étaient  adressées  à  un  calviniste  :  „ ...  Je  vous  prie  de 
fortifier  souvent  l'homme  nouveau  qui  est  en  vous  par  le  saint 
sacrement.  Il  est  bien  urgent  et  indispensable  d'user  de  ce  saint 
fortifiant ..." 

Mais  comment  vivre?. .  .  Heureusement  pour  Empeytaz  Mad.  de 
Krudener  se  mit  dans  l'esprit  qu'il  avait  fait  un  miracle. 

Les  Autrichiens  étaient  entrés  dans  Genève,  le  30  décembre 
1813.  Le  préfet  —  un  royaliste  au  service  de  l'empire  —  s'était 
efforcé  de  montrer  aussi  peu  d'héroïsme  que  possible  dans  la 
défense  de  son  poste.  Napoléon  était  perdu  ;  prudence  voulait  que 
l'on  se  ménageât  en  vue  d'un  portefeuille  à  venir!...  Le  retour 
offensif  de  quelques  colonnes  françaises  n'aboutit  qu'à  d'insigni- 
fiants   combats    d'avant-poste   au    pied   du    Salève    (février,   mars 

1814). 

La  baronne  mêla  de  la  poésie  à  cette  affaire  :  „  Déjà  les 
Français  étreignaient  Genève  dans  un  cercle  de  fer  et  de  feu. 
Empeytaz  se  mit  en  prière  avec  sa  petite  troupe  de  fidèles;  on 
passa  la  nuit  à  genoux.  Au  matin,  les  Français  avaient  disparu..."  ' 

La  plupart  des  amis  avaient  fait  leur  paix  avec  les  pasteurs; 
ils  avaient  même  passé  leurs  examens  au  bruit  lointain  du  canon, 
et  ces  examens,  s'il  faut  en  croire  Bost,  n'avaient  pas  été  à  l'hon- 
neur de  leurs  études. 

Quant  à  Empeytaz,  la  Compagnie  le  fit  prévenir  le  3  juin  1814, 
que  son  obstination  à  tenir  des  réunions  prohibées  la  forçait  à  le 
considérer  comme  s'excluant  volontairement  du  saint  ministère. 
Défense  lui  fut  intimée  de  monter  en  chaire.2 

Une  longue  lettre  de  Mad.  de  Krudener  sacra  aussitôt  le  jeune 
confesseur  :   „  . . .  Félicitez-vous    bien,   écrivait  Juliane,   d'avoir   été 

1  Brescius  et  Spieker.  Beytr'dge  fu  einer  Charakteristik.  ...  «  Die 
Fran-osen  riïckten  ^u  Anfangs  des  Jahres  18 14  au/  Genf  los  und 
bedrohten  es  init  Feuer  und  Schwerdt.  Sie  hatten  die  Stadt  von  allen 
Seiten  umlagert,  und  ailes  ^itterte  und  bebte.  D a  fiel  die  heilige  Mis- 
sion auf  die  Kniee,  beharrte  die  gan^e  Nacht  hindurch  im  brunstigen 
Gebet,  und  am  andern  Morgen  war  kein  Fran^ose  mehr  %u  sehen.  Das 
Lager  war  leer  und  Genf  gerettet.  Und  doch  verfolgte  man  nachher 
die  Mission  und  ihre  Anh'inger  in  dieser  Stadt  mit  fanatischer  Wuth...» 
(pag.  53  et  sq.) 

2  ...  «  Interrompant  alors  ses  études  théologiques,  il  quitta  Genève,  le 
14  août  de  l'année  suivante. ..»  (Notice  sur  H.  L.  Empeytaz,  p.  7.) 


H-    182    *H 

repoussé  par  l'Académie  de  Genève.  Quelle  marque  signalée  de 
l'amour  de  notre  divin  Sauveur,  qui  vous  a  préparé  d'une  manière 
si  évidente  pour  être  son  disciple  !  Depuis  les  apôtres  jusqu'à  nos 
jours  ce  ne  seront  pas  ceux  qui  auront  étudié,  ou  qui  auront  été 
formés  à  l'école  des  hommes  qui  seront  appelés  à  prêcher  son 
Evangile.  Dieu  soit  loué  de  ce  que  vous  ayez  été  rejeté  du  monde 
et  des  savants  de  la  terre  !  Vous  êtes  adopté  par  l'Eternel,  et 
vous  ne  savez  pas  encore  combien  votre  bonheur  est  grand  !  Si 
vous  saviez  tout  ce  qui  vous  attend,  vous  seriez  dans  la  jubila- 
tion. 

„Je  sais  bien,  pauvre  enfant,  que  vous  souffrez,  et  souvent. 
Vous  ne  savez  pas,  et  vous  n'avez  pas  deviné  bien  des  choses 
qui  ont  navré  et  brisé  mon  cœur.  La  souffrance  nous  donne 
Jésus-Christ,  dites-vous  cela  ! . . .  Dites-moi  si  vous  faites  un  fré- 
quent usage  de  la  Sainte-Cène,  du  pain  de  vie.  Quant  à  ce  que 
vous  me  dites  de  vos  tentations  de  l'Eglise  romaine,  je  ne  crains 
rien.  Le  Seigneur  Jésus-Christ  vous  tient  de  trop  près.  Vous  êtes 
de  son  Eglise  intérieure,  de  celle  qui  est  fondée  sur  Pierre,  puis- 
qu'il dit:   „Tu  es  Christ,  le  fils  du  Dieu  vivant...!" 

Venaient  ensuite  des  promesses  plus  positives.  L'évangélisation 
prenait  un  développement  considérable  dans  le  pays  de  Bade; 
la  baronne  avait  à  prononcer  quantité  de  discours,  à  écrire  quan- 
tité de  lettres .  . .  ;  '  la  coopération  d'un  ami  intelligent,  pieux, 
dévoué,  actif,  commençait  à  lui  paraître  indispensable ...  !  Bref, 
Juliane  attendait  Empeytaz,  pour  la  mi-août,  au  Ban  de  la  Roche. 

Le  14  août  le  théologien  se  mit  en  route  pour  Waldbach. 
Dès  que  Mad.  de  Krudener  eut  appris  que  son  disciple  était 
auprès  d'Oberlin,  elle  lui  écrivit.  Une  première  lettre,  du  20  août, 
lui  annonça  qu'elle  comptait  le  rejoindre  le  30.  Mais  il  y  avait  à 
Bade  des  princes  et  des  princesses,  l'impératrice  Elisabeth  de 
Russie  avec  Roxandre  de  Stourza,  la  reine  Hortense  avec 
Mlle  Cochelet  (plus  tard  Mad.  Parquin),  le  prince  Eugène  de 
Beauharnais,    la    reine    de    Bavière,    l'ex-reine    de   Suède ...    Le 

1  II  fallait  à  Mad.  de  Krudener  un  individu  à  qui  la  Bible  fût  fami- 
lière et  qui  se  montrât  leste  à  la  recherche  des  citations.  Fontaines, 
jusqu'à  ce  moment,  avait  tenu  cet  emploi  et  il  eût  pu  le  tenir  encore. 
La  baronne  lui  prêtera  Empeytaz,  quoique  celui-ci  ne  sût  que  le  français. 
Ce  choix  cachait  certainement  une  arrière-pensée. 


H-    183    -H 

7  septembre,  Juliane  était  encore  à  Bade,  d'où  elle  expédiait  une 
nouvelle  missive:  .  . .  „  J'ai  passé  un  temps  de  grandes  et  miséri- 
cordieuses bénédictions,  ayant  été  sans  cesse  occupée  des  âmes, 
ayant  pu  prêcher  Christ  aux  reines  et  à  l'impératrice,  et  parler 
du  Sauveur  dernièrement  à  la  reine  de  Hollande  et  au  vice-roi 
en  leur  annonçant  les  grands  événements  prochains  ..." 

Ces  grands  événements,  c'étaient  ceux  qu'avait  prédits  Friedrich, 
ceux  que  l'annuaire  de  Jung-Stilling  allait  présenter  comme  immi- 
nents, la  fin  du  siècle  et  non  pas  des  accidents  politiques  d'une 
importance  apparente  seulement.' 

Le  12  septembre  1814,  Mad.  de  Krudener  parut  enfin  au 
Ban  de  la  Roche.  Son  secrétaire,  en  l'attendant,  avait  couru  le 
pays  en  compagnie  de  Henri  Oberlin,  devenu  l'aide  du  vieux 
pasteur,  son  père. 

On  se  reprit  à  vivre  un  temps  de  la  vie  douce  et  calme  autre- 
fois menée  au  presbytère  de  Sainte-Marie-aux-Mines. 

1  Jung  avait  pensé  que  la  fin  des  temps  commencerait  en  1819;  mais 
dans  le  courant  de  l'année  181 5,  il  décida,  d'après  un  chronologiste  du 
Hanovre,  que  1816  serait  l'année  fatale.  Son  Annuaire  pour  181 5  parut 
en  octobre  1814,  orné  du  portrait  de  l'empereur  Alexandre  et  d'un 
prologue  qui  peut  se  résumer  ainsi  :  «Quel  homme  mérite  plus  qu'Ale- 
xandre, le  libérateur,  de  voir  son  portrait  exposé  aux  regards  de 
tous  ?  En  contemplant  cette  belle  figure,  quel  homme  ne  se  sentirait 
plein  de  reconnaissance  envers  l'Eternel,  dont  le  noble  empereur  a  été 
l'instrument ...  ! 

En  vain  chercherez-vous  dans  l'histoire  trois  souverains  aussi  remplis 
de  la  crainte  de  Dieu,  tous  trois  véritables  chrétiens,  unis  entre  eux 
par  un  amour  fraternel,  honnêtes  entre  tous  et  qui,  laissant  de  côté 
les  trompeuses  considérations  de  la  politique  humaine,  se  sont  résolus 
seulement  à  briser  la  sanglante  tyrannie  qui  ruinait  l'Europe...! 

Ce  qui  me  frappe  surtout,  c'est  que  nos  trois  libérateurs  représentent 
les  trois  confessions  principales  entre  lesquelles  se  partagent  les  chré- 
tiens. L'empereur  François  est  le  plus  grand  des  catholiques  romains; 
l'empereur  Alexandre  le  premier  des  catholiques  grecs  et  le  roi  Fré- 
déric-Guillaume le  plus  éminent  parmi  les  protestants.  C'est  comme  si 
le  Seigneur  avait  voulu  que  l'union  de  tous  les  chrétiens  sous  leurs 
chefs  les  plus  considérés  abattît  l'idole  constitutionnelle  que  la  Raison 
prétendue  émancipée  avait  élevée  en  France  à  si  grand  fracas.  Nos  voisins 
avaient  essayé  de  la  démocratie,  de  l'aristocratie,  du  despotisme.... 
Rien  de  tout  cela  n'a  tenu  devant  les  héros  de  la  religion!... 

Remarquez  encore  que  ce  sont  précisément  les  puissances  qui  ont 
eu  le  plus  à  souffrir  des  Français,  celles  qui  eussent  eu  le  droit  de  se 


«♦     184     *H 

„...Un  seul  intérêt,  la  gloire  de  Jésus  et  l'avancement  de  son 
règne  les  préoccupait  également.  Le  matin,  après  déjeûner,  on  se 
réunissait  pour  la  lecture  de  la  Bible,  suivie  d'une  prière  faite 
silencieusement  et  à  genoux.  Chacun  se  rendait  ensuite  à  ses  occu- 
pations; on  se  retrouvait  au  milieu  du  jour  pour  le  dîner,  que 
le  pasteur  Oberlin  rendait  toujours  intéressant  par  des  récits  de 
sa  vie ,  où  l'intervention  de  la  Providence  se  manifestait  d'une 
manière  frappante.  Souvent  aussi  il  communiquait  à  ses  convives 
les  nouvelles  des  progrès  de  l'Evangile  dans  le  monde. 

„La  conversation  devenait  assez  ordinairement  générale  à  la 
fin  des  repas,  et  une  discussion  parfois  vive  et  animée  sans 
jamais  sortir  du  ton  de  la  plus  cordiale  charité  s'élevait  entre 
Oberlin  et  Mad.  de  Krudener,  dont  la  piété  toute  spirituelle 
n'attachait  que  peu  d'importance  à  certains  moyens  extérieurs 
qu'il  employait  pour  soumettre  ses  paroissiens  à  l'observance  de 
l'Evangile.  Selon  le  précepte  de  l'apôtre  ces  entretiens  étaient 
toujours  assaisonnés  de  sel  avec  grâce.  Oberlin  et  Mad.  de  Kru- 
dener se  plaçaient  devant  la  parole  de  Dieu  comme  deux  enfants 
devant  le  Testament  d'un  père  chéri,  dont  ils  étudient  et  révèrent 
les  dernières  volontés. 

„ Quelquefois,  l'on  se  décidait  à  profiter  du  beau  temps  pour  faire, 
après  le  dîner,  une  promenade  dans  quelque  village  éloigné. 
Mais  tandis  qu'on  se  réjouissait  de  la  surprise  qu'en  auraient  les 
bons  paroissiens,  une  révélation  avait  déjà  annoncé  la  visite 
projetée  à  quelqu'une  des  femmes  pieuses  de  ce  lieu-là,  qui  fai- 
saient   alors    la    moitié   du    chemin    audevant  du  pasteur.'    Il    les 

partager  leur  empire,  qui  ont  rendu  la  nation  à  la  vie  normale.  Quel 
triomphe  encore  pour  la  religion  !  . . . 

L'Espagne  et  la  France  étaient  les  ennemies  héréditaires  de  l'Angle- 
terre et  ce  sont  les  Anglais  qui  les  ont  sauvées;  la  maison  de  Bourbon 
était  l'ennemie  acharnée  des  protestants  et  c'est  cependant  dans  la 
protestante  Angleterre  qu'elle  a  trouvé  un  asile  et  des  secours  !  . . . 

Le  Pape,  chaque  année,  anathématisait  solennellement  les  Anglais, 
et  ce  sont  eux  qui  l'ont  tiré  de  son  étroite  prison,  eux  qui  l'ont 
replacé  sur  le  saint  siège  !  . . . 

N'est-ce  pas  comme  si  la  main  de  Dieu  avait  tout  conduit  ? .  . .» 

1  Oberlin  avait  quelque  chose  de  sectaire.  Les  établissements  de  bien- 
faisance du  Ban  de  la  Roche  ne  faisaient  d'aumônes  qu'à  son  gré  ;  les 
serfs  du  couvent  avaient  seuls  droits  d'obtenir  d'eux  quelque  secours.  Je 
ne  sais   si    l'épidémie   de   hallucinations   qui    sévit    alors   au   Ban  de  la 


H-    185    -H 

trouvait  alors  sur  la  route,  leur  quenouille  à  la  main,  et  après 
leurs  salutations  et  le  récit  des  circonstances  qui  avaient  préparé 
cette  rencontre,  on  cheminait  jusqu'au  village,  dans  de  saintes 
conversations.  De  retour  à  Waldbach,  la  lecture  de  la  parole  de 
Dieu  fournissait  encore  un  aliment  aux  entretiens  du  soir..." 
{Eynard.) 

On  a  pu  voir  par  ce  qui  précède  que  Juliane  se  tenait  systé- 
matiquement éloignée  de  Fontaines,  qu'elle  cherchait  des  occa- 
sions et  des  prétextes  pour  échapper  à  son  influence  et  qu'elle 
avait  porté  le  désir  de  vivre  à  l'écart  de  lui  jusqu'à  prendre  un 
secrétaire  capable  de  le  remplacer.  J'ajouterai  que  Paul  de  Kru- 
dener  passa  quelques  heures  au  Ban  de  la  Roche,  avec  sa  mère 
et  avec  sa  sœur. 

Roche  tint  uniquement  à  des  causes  de  ce  genre,  mais  après  la  mort 
d'Oberlin,  quand  les  charités  furent  devenues  plus  laïques,  le  nombre 
des  voyantes  diminua  considérablement. 

Empeytaz  fit  un  nouveau  séjour  au  Ban  de  la  Roche  au  mois  d'août 
i8iq. 


**$& 


vt*  vt*  vfc  vt*  vt*  *à*  ià*  ta*  là»  %à*  ià*  ià*  *à*  *à*  *à*  *à*  *à*  *£*  vl*  vk  vt*  & 

ÉtïA  itiA  «tiA  iXU.  <tl*  rti*  r^L  fN*  ftlA  ft-fc  Ay.  <tiA  É\iA  ttiA  «\1A.  <tlA  ft>.  ftiA  <\i*  ttlA  <tlA  <V> 


De  plus  en  plus  charmée  d'Empeytaz,  Mad.  de  Krudener, 
assurée  qu'il  l'appuierait  dans  tout  ce  qu'elle  voudrait  entre- 
prendre, sollicita  en  faveur  de  son  disciple  une  prolongation  de 
congé,  dont  il  n'avait  réellement  aucun  besoin,  ses  fonctions  à 
Genève  n'ayant  jamais  été  que  volontaires. 

Lezay  mourut.  Le  séjour  de  Mad.  de  Krudener  à  Stras- 
bourg se  prolongea.  Quelques  modifications  furent  apportées  aux 
réunions  de  la  maison  Wegelin.  Empeytaz  en  présida  quelques- 
unes. 

„...Mad.  de  Krudener  n'y  prenait  point  la  parole,  écrit  Eynard, 
mais  elle  recevait  tous  ceux  qui  réclamaient  d'elle  des  directions 
particulières.  De  ce  nombre  fut  le  baron  François  de  Berckheim, 
d'une  ancienne  famille  allemande;  il  était  maître  des  requêtes  et 
commissaire  général  de  police  à  Mayence,  lorsqu'il  eut  l'occasion, 
en  passant  à  Strasbourg,  de  voir  Mad.  de  Krudener.  Après 
l'avoir  entendue,  son  cœur  fut  pénétré  de  la  nécessité  de  se 
donner  à  Dieu  et  de  se  vouer  entièrement  à  son  service.  Craignant 
de  ne  pouvoir  concilier  cette  obligation  avec  ses  devoirs  de 
magistrat,  il  n'hésita  pas  à  se  démettre  de  ses  fonctions  et  renonça 
à  une  carrière  brillante,  pour  se  consacrer,  avec  Mad.  de  Kru- 
dener, à  l'avancement  du  règne  de  Dieu..." 

On  a  pu  voir  par  bien  des  exemples  dans  le  cours  de  cette 
histoire,  que  la  moindre  aventure  prend  sous  la  plume  d'Eynard 
je  ne  sais  quel  air  de  merveilleux.   Il  en  est  de  même  ici. 

Berckheim  connut  Mad.  de  Krudener  par  Oberlin,  dont  il  avait 
été  l'élève. 

Berckheim  ne  renonça  pas  à  une  brillante  carrière  pour  se 
consacrer  à  l'avancement  du  règne  de  Dieu  ;  au  moment  où  il  se 
rencontra    avec   la    baronne,  il    était    sur    le   pavé,   Je    n'imagine 


H-     187     *H 

point,  en  effet,  qu'il  y  eût  encore  à  Mayence,  en    1814,  un  com- 
missaire de  police  français.1 

François  Charles  de  Berckheim  (Ribeauvillè)  était  né  à  Stras- 
bourg le  2  mai  1785,  de  Louis  Charles,  conseiller  intime  badois, 
et  de  Françoise  Louise  de  Glaubitz.  Après  avoir  fait  ses  études 
au  Ban  de  la  Roche,  sous  la  direction  d'Oberlin,  il  était  entré 
au  service  de  Maximilien  Ier,  roi  de  Bavière,  en  qualité  de  cham- 
bellan. Une  branche  de  la  famille  de  Berckheim,  établie  en  Ba- 
vière, y  avait  autrefois  occupé  les  plus  hauts  emplois.  François 
Charles  pouvait  espérer  de  fournir  à  Munich  une  carrière  brillante, 
quand  Napoléon  l'en  tira  pour  faire  de  lui  un  maître  des  requêtes 
en  son  Conseil  d'Etat.2 

Quelques  années  après,  Berckheim  devint  commissaire  général 
de  police  à  Mayence  —  commissaire  français  et  qui  pis  est,  impérial. 

En  1813,  M.  le  commissaire  abandonna  son  poste.  Il  n'essa\u 
même  pas  de  sauver  les  papiers  qui  lui  avaient  été  confiés.  Ces 
papiers,  il  fut  même  soupçonné  de  les  avoir  vendus  à  son  profit. 

Sans  place  et  de  fortune  médiocre,  suspect  en  France,  suspect 
en  Allemagne,  il  faisait  assez  méchante  figure,  quand  il  fut  mis 
par  Oberlin  en  relations  avec  Mad.  de  Krudener.3 

1  Mayence  était  depuis  longtemps  un  centre  chiliaste.  En  1809,  Antoine 
Toussaint  Desquiron  (de  Saint-Aignan)  y  avait  été  procureur  général.  Ce 
Desquiron,  en  181 5,  racola  des  pèlerins  pour  la  Terre-Sainte.  —  Buten- 
schôn  était  recteur  de  l'Académie  de  Mayence. 

2  Un  frère  du  baron  François  de  Berckheim,  Charles-Chrétien  (1774- 
1849),  fut  longtemps  ministre  de  l'intérieur  dans  le  pays  de  Bade.  Sa 
sœur,  Charlotte,  née  en  1788,  morte  en  1827,  avait  épousé  Maximilien 
Joseph  de  Schauenburg-Jungholz  (1784- 1838),  fils  du  Schauenburg  qui 
fut  à  Valmy  le  chef  d'Etat-major  de  Dumouriez.  Le  baron  Maximilien 
Joseph  mourut  général  de  cavalerie,  au  service  de  France. 

Le  père,  la  mère  de  M.  Berckheim,  et  même  la  baronne  de  Glaubitz 
avaient  été  affiliés  à  la  Société  Harmonique  de  Strasbourg. 

3  J'ai  cité  plus  haut  une  page  de  l'Histoire  de  France  sous  Napoléon  de 
Bignon.  En  voici  la  suite  : 

...«  En  181 3,  étant  revenu  de  Cracovie  à  Dresde  avec  le  corps  d'armée 
du  prince  Poniatowski,  je  crus  devoir,  dans  l'intervalle  de  l'armistice  signé 
le  4  juin,  mettre  en  sûreté  contre  les  chances  de  la  guerre,  les  papiers  de 
la  légation  de  Varsovie.  J'en  expédiai  en  conséquence  plusieurs  caisses  à 
mon  collègue,  le  comte  d'Hédouville,  ministre  auprès  du  grand-duc  de 
Francfort.  M.  d'Hédouville,  de  son  côté,  fit  passer  ces  caisses  à  Mayence, 
où  elles  furent  placées  sous  la  garde  d'un  jeune  maître  des  requêtes, 


«•    188     -H 

Berckheim  suivit  la  baronne  à  Bade,  où  il  passa  avec  elle, 
avec  Juliette  et  avec  Empeytaz,  la  fin  de  l'année   1814.  f 

Même  vie  qu'au  Ban  de  la  Roche  :  des  dissertations  pieuses, 
des  prédications,  des  promenades.  „La  petite  colonie  eut  la  joie 
de  faire  la  connaissance  d'un  vieux  capucin,  qui  avait  quelque- 
fois la  vision  béatifique;  il  voyait  le  ciel  ouvert,  les  anges  et  le 
Sauveur,  dont  le  regard  d'amour  le  ravissait...."  ' 

M.  de  B... ,  alors  commissaire  général  de  police  dans  cette  ville.  Lorsque 
la  capitulation  de  Dresde,  où  j'avais  été  enfermé  pendant  le  siège,  m'eût 
permis  de  rentrer  en  France,  je  me  mis  à  la  recherche  de  M.  de  B. .., 
mais  je  ne  pus  le  découvrir  nulle  part.  Après  la  seconde  restauration,  mes 
investigations  en  France  continuant  à  être  infructueuses,  je  me  rappelai 
que  cet  ex-fonctionnaire  français  avait,  dans  le  grand-duché  de  Bade,  un 
frère  que  j'y  avais  connu  comme  ministre  de  l'intérieur.  Je  m'adressai  à 
ce  dernier  pour  savoir  ce  qu'était  devenu  l'ancien  commissaire  général  de 
police  à  Mayence.  Le  ministre  badois  s'empressa  de  me  répondre  qu'il 
ignorait  lui-même  le  séjour  de  ce  frère,  qui,  depuis  un  certain  temps, 
faisait  un  grand  usage  de  ses  facultés  locomotives,  attendu  qu'ayant 
épousé  la  fille  de  Mad.  la  baronne  de  Krudener,  il  voyageait  avec  elle,  et, 
comme  la  nouvelle  Hypathia,  changeait  souvent  de  pays,  il  avait  perdu  sa 
trace.  Les  choses  en  étaient  là,  lorsqu'un  jour,  chez  M.  de  Talleyrand,  la 
conversation  étant  tombée  sur  l'apostolat  ambulant  et  les  opérations 
théurgiques  de  Mad.  de  Krudener,  je  parlai  des  raisons  que  j'avais  de 
désirer  savoir  où  cette  dame  pouvait  se  trouver  pour  le  moment.  Sur  les 
détails  que  je  donnai  de  la  perte  de  mes  papiers,  M.  de  Talleyrand  me  dit 
aussitôt  que  je  cherchais  fort  loin  ce  qui  probablement  était  tout  près  de 
moi  ;  qu'il  croyait  bien  que  les  papiers  dont  j'étais  en  quête  pouvaient 
faire  partie  d'une  volumineuse  collection  qu'il  avait  eu  la  duperie 
d'acheter...  11  me  raconta  comment  la  chose  était  advenue.  Un  jour,  à 
Mannheim,  il  avait  été  informé  par  Mad.  la  duchesse  de  Courlande  qu'il 
existait  dans  cette  ville  un  dépôt  de  papiers  provenant  des  légations  ou 
autres  autorités  françaises,  qu'on  pouvait  avoir  moyennant  quelque 
sacrifice  d'argent.  Pour  empêcher  que  ces  papiers  tombassent  en  des 
mains  étrangères,  le  prince  les  acheta,  et  même,  m'a-t-il  dit,  à  un  prix 
très-élevé.  De  qui  M.  Talleyrand  fit-il  cette  emplette  ?  Je  me  suis  bien 
gardé  de  lui  adresser  une  pareille  question.  Il  n'en  aurait  rien  su,  si  je  le 
lui  avais  demandé.  Je  m'abstiendrai  de  toute  conjecture  à  l'égard  de 
M.  de  B.  . .  .  Ce  que  j'ai  le  droit  de  reprocher  à  cet  ancien  agent  de 
l'Empereur,  c'est  d'avoir  fait  passer  sur  la  rive  droite  du  Rhin  des  papiers 
que  son  devoir  lui  commandait  d'envoyer  à  Paris. . .  » 

1  Mad.  de  Guyon  avait  fait  une  rencontre  semblable  (Fïe,  11,  18).  Le 
capucin  de  Bade  était  le  frère  Dominique,  qui  mourut  au  mois  de  juin 
181  5,  comme  on  voit  par  un  poëme  de  Jung-Stilling  (Taschenbuch  181 6, 
p.  i5q). 


H-     18«J     -H 

Plus  exaltée  que  jamais,  Mad.  de  Krudener  écrivait  sans 
relâche.  „Une  grande  époque  approche,  mandait-elle  à  Mad.  Ar- 
mand. Tout  va  être  renversé,  écoles,  sciences  humaines,  états, 
trônes.  Les  enfants  de  Dieu  vont  être  rassemblés.'* 

Mêmes  pronostics  dans  une  lettre  du  2  janvier  à  Mlle  Cochelet  : 
„Nous  voyons  beaucoup  de  prodiges  ignorés  du  monde,  de  grandes 
conversions,  de  grandes  merveilles  et  des  torrents  de  grâce,  accordés 
à  ce  temps  où  Dieu  ne  se  lasse  point  d'inviter  encore  les  hommes 
à  venir  à  lui  avant  que  l'abîme  s'ouvre.  Heureux  ceux  qui  en 
profitent  !  Les  guerres,  les  désolations  seront  terribles  !  Pensez 
à  l'an   15,  il  sera  mémorable!..." 

Prophétie  du  même  genre  à  Roxandre  de  Stourza,  du  même 
genre  encore  à  Jung-Stilling:  „...Nous  venons  d'entrer  dans  une 
année  merveilleuse.  Bientôt  nous  allons  être  d'accord  sur  une 
infinité  de  choses.  Ne  le  sommes-nous  pas  déjà  dans  l'amour 
pour  Christ!..."1 

L'ancienne  prédiction  de  Friedrich  de  Winzerhausen  tonnait  à 
nouveau:  „...La  fin  des  temps  approche!...  mil  huit  cent  quinze 
sera  une  date  fatale  dans   l'histoire   de  l'Eglise  et    du  monde!..." 


1  «  Sendschreiben  geprii/ter  Christen. . .  p.  174.  Es  schlug  ein  merk- 
wùrdiges  Jahr,  wir  werden  bald  iiber  vicies  ganj  cinig  seyn.  Wir  sind's 
schon  jetft  in  der  Liebe  ju  Christo...» 


y 


J'ai  dit  que  la  baronne,  depuis  quelque  temps,  paraissait 
mécontente  d'elle-même  et  quelle  cherchait  à  s'étourdir  et  à 
s'oublier. 

Fontaines,  au  mois  de  décembre  1811,  était  devenu  vicaire  à 
Sulzfeld.  Dans  cette  nouvelle  paroisse,  il  s'était  conduit  exacte- 
ment comme  dans  les  divers  postes  qu'il  avait  précédemment 
occupés.  Des  conventicules,  des  oraisons  débitées  avec  une  onction 
savante,  et  des  intrigues  chiliastes  où  la  politique  probablement 
avait  autant  de  part  que  la  religion! 

Depuis  1810,  il  avait  compris  que  Mad.  de  Krudener  souhaitait 
de  lui  échapper  et  depuis  18 10  il  cherchait  le  moyen  de  fixer 
l'esclave  insoumise. 

C'était  dans  son  rôle  de  ministre  qu'il  l'avait  séduite  autrefois; 
il  se  refit  ministre  pour  la  ratrapper.  La  Kummer  lui  vint  en 
aide  et  aussi  M.  Fontaines  ou  La  Fontaines,  le  père.  Le  plan 
lut  jeté  d'une  intrigue,  destinée  à  assurer  solidement  et  une  fois 
pour  toutes  le  sort  de  cette  lignée  de  perruquiers. 

Jean-Frédéric  avait  un  frère,  Jean  Ernest,  né  à  Carlsruhe  le 
7  juin  1778.  Que  faisait  ce  frère?.,  je  n'en  sais  trop  rien;  peut- 
être  quelques  maigres  études  au  milieu  des  bocaux  d'une  officine 
de  village  ? . .  L'idée  vint  à  la  Kummer  de  se  servir  de  ce  garçon, 
qui  jusque-là  n'avait  guère  été  bon  à  chose  qui  valût.  S'il  épou- 
sait Juliette..?  Pour  improbable  que  le  succès  parût  d'abord, 
l'entreprise  fut  tentée.  Marie  Kummer  avait  fait  consentir  autre- 
fois Mad.  de  Krudener  à  un  mariage  mystique  avec  Fontaines 
l'aîné;    elle  associa  Mlle  de  Krudener  à  l'œuvre  sainte  réservée  à 


H-     191     -H 

sa  mère  et  au  pasteur;  '  puis,  un  beau  jour,  elle  déclara  qu'un 
„  quatrième"  avait  à  joindre  ses  efforts  à  ceux  de  Hargott,  de 
Juliane  et  de  Juliette. 

Ernest  parut.  Mad.  de  Krudener  se  mit  d'emblée  à  le  traiter 
comme  un  fils.  Le  jeune  homme  paraissait  rempli  de  piété;  c'en 
fut  assez  pour  qu'elle  passât  allègrement  pardessus  sa  laideur  et 
sa  nullité.  Il  avait  des  infirmités  ;  cela  acheva  de  le  rendre  inté- 
ressant. 

Le  grand  frère  intervint;  il  glissa  quelques  mots  d'un  mariage 
—  mystique  —  entre  Juliette  qui  avait  vingt  ans  et  Ernest,  qui 
en  avait  trente.  Un  mariage  mystique,  cela  n'engageait  à  rien. 
Mlle  de  Krudener  restait  libre  de  sa  personne,  libre  de  son  bien, 
et  après  tout,  la  maladie  du  fiancé  otait  tout  prétexte  aux 
propos. 

Vaincue  par  les  ardentes  sollicitations  de  Hargott,2  la  faible 
baronne  donna  les  mains  à  ce  projet.  Juliette  laissa  faire,  mais 
avant  de  s'engager,  elle  voulut  réfléchir.  Empeytaz  arrivé  de 
Genève  au  moment  où  le  ministre  et  la  voyante  pressaient  la 
conclusion  de  l'affaire,  acheva  de  dissuader  Mlle  de  Krudener. 

La  Kummer  irritée  voulut  voir  dans  l'étudiant  genevois  un 
rival  d'Ernest;  malgré  tout  ce  qu'elle  put  dire,  il  lui  fallut  se 
résigner.  Paul,  averti,  était  arrivé  au  Ban  de  la  Roche,  où  se 
trouvaient  sa  mère  et  sa  sœur;  il  avait  fait  comprendre  à  Juliane 
l'extrême  gravité  de  l'acte  auquel  elle  avait  consenti.  Sur  les 
entrefaites,  M.  de  Berckheim  se  présenta. ...  Le  mariage  mystique, 
qui  devait  probablement  servir  de  prélude  à  un  mariage  plus 
sérieux,  fut  rompu.  Le  père  La  Fontaines  en  fut  pour  le  de, 
qu'il  accrochait  depuis  quelque  temps  à  son  nom. 

Ernest  dut  se   résigner    à    devenir    simple   apothicaire  à  Mann- 


1  L'anonyme  de  «Frau  von  Krudener»  écarte  Juliette  de  cette  combi- 
naison; pour  lui  les  quatre  étaient  i°  Fontaines,  2"  Mad.  de  Krudener, 
3°  Mlle  Lafontaine,  revenue  de  Russie,  4°  Ernest  Fontaines. 

2  Contrecarré  à  Sulzfeld  par  le  pasteur  titulaire  Mezel,  qui  semble 
n'avoir  eu  de  goût  ni  pour  le  piétisme  ni  pour  le  chiliasme,  mal  salarie, 
plus  mal  logé,  tracassé  par  la  police,  à  qui  ses  prédications  déplaisaient, 
Fontaines,  à  plusieurs  reprises,  avait  demandé  un  autre  emploi.  Malgré 
les  rapports  élogieux  dont  il  était  l'objet  depuis  son  entrée  en  fonctions, 
le  vicaire  ne  put  rien  obtenir.  On  parla  même  d'ouvrir  une  enquête  au 
sujet  de  ses  agissements;  on  le  somma  de  se  justifier  tout  au  moins  des 


H-     192    -H 

heim.  Il  se  maria:  non  pas,  il  est  vrai,  à  une  baronne,  fille 
d'ambassadeur;  celle  qu'il  épousa  était  la  demoiselle  d'un  ramo- 
neur, une  amie  de  la  famille,  la  fille  d'une  des  marraines  de 
Jean-Frédéric. 

Battu  dans  cette  campagne,  qu'il  pouvait  considérer  tomme 
suprême,  le  ministre  fit  une  belle  retraite.  Il  sut  tirer  de  sa 
défaite  le  meilleur  parti  possible.  On  était  alors  au  mois  de 
novembre  1814  et  il  avait  perdu  sa  place  de  vicaire  à  Sulzfeld. 
Il  se  rendit  à  Carlsruhe,  où  était  la  baronne,1  et  négocia;  M.  Stauden- 
meyer  prétend  même  qu  il  menaça.  Il  obtint  pour  son  frère  des 
secours  en  espèces  sonnantes.  Déjà  précédemment,  Mad.  de 
Krudener  avait  envoyé  le  jeune  homme  à  Genève,  où  le  Dr  Butini 
avait  vainement  essayé  de  le  guérir  de  ses  infirmités;  elle  pour- 
vut à  ses  besoins  et  pourvut  également,  si  je  ne  me  trompe,  à 
quelques-uns  de  ceux  de  la  famille  du  ministre.  On  convint,  de 
plus,  qu'une  propriété  serait  acquise,  où  l'on  essaierait  d'établir 
une  nouvelle  colonie  chrétienne.  Mil  huit  cent  quinze  approchait 
et  les  présages  avant-coureurs  de  la  fin  des  temps  se  multipliaient! 

accusations  portées  contre  lui  par  Mezel.  Rebuté  de  se  voir  toujours 
éconduit,  Fontaines,  en  mars  18 14,  déclara  qu'il  renonçait  à  sa  position 
et  se  considérait  comme  ne  faisant  plus  partie  du  clergé  badois.  L'enquête 
ordonnée  n'eut  point  de  suite. 

(Renseignements  dus  à  MM.  les  pasteurs  K'ohnlein  de  Sulzfeld  et 
Schmidt  de  Carlsruhe.) 

1  Mad.  de  Krudener  avait  ouvert  son  appartement  de  Carlsruhe  à  tous 
les  prédicants  nomades,  de  passage  dans  la  ville.  Kullen  paraît  y  avoir 
prêché  (Fiïnf und/îin/pg  Erbauungstunden.  p.  LV).  Ce  Kullen  était  lié 
avec  Friedrich  de  Winzerhausen. 

Maître  d'école  dans  un  petit  village  du  Wurtemberg,  il  gagnait  peu. 
L'idée  lui  vint  un  dimanche  d'écrire  «des  exemples»  pour  ses  élèves.  Il 
comptait  retirer  douze  kreuzers  de  son  ouvrage,  mais  la  besogne  à  peine 
terminée,  le  pauvre  magister  cassa  le  verre  de  sa  montre.  Coût  d'un  verre 
neuf  —  ci  12  kreuzers.  Le  Seigneur  avait  paternellement  châtié  son 
disciple  qui  avait  transgressé  le  sabbat. 

Kullen  mourut  au  Kornthal,  colonie  chrétienne,  fondée  dans  le  Wur- 
temberg, après  la  mort  de  Frédéric  Ier,  par  un  nommé  Hoffmann.  Ce 
Hoffmann  avait  été  appelé  à  Dieu  par  un  prodige.  Il  avait  des  dettes, 
qu'il  ne  savait  comment  payer,  quand  une  inspiration  soudaine  lui  vint. 
«A  cette  heure,  s'écria-t-il,  je  vais  bien  voir  s'il  y  a  un  Dieu.  Si  je  trouve 
ks  5o  florins,  dont  j'ai  besoin,  je  croirai  en  lui.  «Il  trouva  ses  5o  florins 
et,  donnant  donnant,  il  crut. 


N-     193    *k 

Les  choses  ainsi  réglées,  à  la  satisfaction  de  tous,  on  se  sépara 
définitivement  —  pour  se  retrouver  cinq  mois  après.' 

1  On  remarquera  que  malgré  tout  Fontaines  avait  gardé  sur  Mad.  de 
Krudener  une  influence  extraordinaire.  Elle  continuait  à  avoir  confiance 
non  seulement  dans  sa  piété,  mais  encore  dans  le  pouvoir  prodigieux  de 
ses  oraisons.  Elle  écrivait  à  Wegelin  : 

«  Karlsruhe,  6 .  A  ugust  i  S 1 2 . 

...Theurer  Wegelin,  geliebter  Elias,  ich  liebe  Sie  herjlich  innig, 
meine  Seele  wunscht  innig  mit  ihnen  mehr  in  Liebe  pim  Herrn  and 
Befolgung  seines  heiligen  willens  verbunden  ju  werden.  .  .  Unser  Har- 
gott  erlebt  wieder  die  Barmherpgkeit  in  seinem  neuen  Amt  —  seine 
Arbeit  wird  von  Gott  wunderbar  gesegnet. . .» 

et,  plus  tard,  le  11   janvier  181  3,  de  Carlsruhe,  à  propos  de  la  naissance 
d'un  petit-fils  du  commerçant  : 

«...  Beten  wollen  wir  aile,  fur  den  geliebten  Sohn  unserer  freundin. 
und  ich  will  ihn  dem  Gebeth  des  theuren  Hargott  empfehlen,  ich  weiss 
n'ie  der  Herr  seinen  J'ùneer  erhort.  .  .» 


ij 


G^ÉâÉàâÉÉàâàâàâàÉâàâÉââ 


De  même  qu'ils  s'étaient  emparés  autrefois  de  Gustave-Adolphe  IV, 
les  chiliastes  avaient  tenté  de  se  rendre  maître  d'Alexandre  Ier. 
L'impératrice  Elisabeth  —  princesse  de  Bade  —  s'était  mise  du 
complot,  que  ses  dames  s'étaient  chargées  d'exécuter. 

Mlle  Roxandre  de  Stourza,  fille  d'honneur  de  la  czarine,  com- 
mença par  gagner  à  la  cause  sainte  son  frère,  l'un  des  secrétaires 
d'Alexandre.  A  son  instigation,  ce  frère  s'était  fait  l'intime  de 
Jung-Stilling.  On  le  vit  chaque  soir  chez  l'inspiré,  en  compagnie 
de  Max  de  Schenkendorf,  le  Berlichingen  poète,  en  compagnie 
aussi  de  M.  Graimberg  de  Belleau,  émigré  français  et  mari  de 
cette  dame  de  Graimberg,  dont  Mad.  de  Krudener  quelquefois 
catéchisait  les  élèves. 

Dans  ce  conseil  des  Mages,  Stourza,  étrange  petit  homme,  tou- 
jours vêtu  d'écarlate  et  chamarré  d'or,  représentait  l'Orient.  D'un 
air  pensif  il  écoutait  les  diatribes  furibondes  de  Schenkendorf 
contre  le  tyran  de  l'Allemagne,  puis,  s'animant  soudain,  il  se 
mettait  à  disserter  sur  la  Trinité,  objet  de  ses  constantes  médita- 
tions. ' 

Les  Stourza  poussèrent  Alexandre  dans  les  bras  de  Jung.  Le 
grand-pontife  du  chiliasme  et  le  czar  se  rencontrèrent  à  Bruchsal, 

i  «Der  Abend  versammelte  die  Familienglieder  und  Freunde  um  den 
runden  Tisch.  ...Hier  eiferte  Schenkendorf  gegen  Tyrannei  und  Des- 
potismus,  wobei  seine  Linke  oft  unsanft  den  Tisch  beriïhrte,  —  dann 
erging  sich  auch  wieder  sein  Geist  in  den  herrlichen  Fluren  des  deutschen 
Vaterlandes,  und  seine  Leier  ertonte  in  den  lieblichsten  Accorden.  Sturja, 
eine  kleine  unscheinbare  Figur  mit  einer  fôrmlich  orientalischen  Phy- 
siognomie,  sass  hier  in  Scharlachrothem  Courkleide.  mit  breiten,  gol- 
denen  Tressen  beset^t.  Mit  tiefdenkender  Aliène  sprach  er  sîch  in 
geistvoller  Weise  ïiber  die  Dreieinigkeit  ans,  und  verlieh  diesem 
schwierigen  Thema  durch  ausge^eichnete  Klarheit  ein  doppeltes  In- 
teresse....  <>  (Ans  den  Papieren  einer  Tochter  Jung-Stilling' s.  p.  iS.) 
11  n'est  pas  question  de  Mad.  de  Krudener  dans  cet  opuscule. 


^*    195    44 

en  1814.  Jung  resta  au-dessous  de  ce  qu'on  avait  attendu 
de  lui. 

Empeytaz  écrit  (Notice  sur  Alexandre  P\  2e  éd.  p.  7)  :  „ Ayant 
entendu  parler  de  la  piété  de  M.  Yung-Stilling,  conseiller  à  la 
Cour  du  grand-duc  de  Bade,  il  {T empereur  de  Russie)  crut  trouver 
auprès  de  ce  vieillard  respecté  les  conseils  nécessaires  pour  calmer 
sa  conscience.  Il  eut  une  entrevue  avec  lui.  Mais  Yung  n'ayant 
pas  des  vues  claires  et  simples  de  l'Evangile,  ne  parla  à  l'Em- 
pereur que  de  la  souveraineté  de  Dieu,  des  droits  qu'il  a  sur  tous 
les  hommes,  de  l'obligation  qui  leur  est  imposée  d'observer  tous 
les  commandements  divins,  et,  dans  ce  but,  de  multiplier  leurs 
efforts  pour  détruire  le  mal  et  pour  pratiquer  le  bien.  Il  ne  lui 
dit  pas  un  mot  de  ce  grand  et  éternel  salut  que  Jésus  a  opéré.... 
Aussi  cet  entretien  ne  porta-t-il  aucune  consolation  dans  l'âme 
d'Alexandre.  . . .  "  ' 

Jung  obtint  une  gratification  de  mille  écus  et  son  parti,  averti 
par  l'indifférence  avec  laquelle  Alexandre  avait  reçu  de  certains 
discours,  qu'il  fallait,  pour  réussir  auprès  du  czar,  changer  de 
tactique  et  de  missionnaire,  se  mit  en  quête  d'un  personnage 
capable  de  remplacer  le  vieil  adepte.  Ils  ne  trouvèrent  que  Juliane, 
fille  du  sénateur  de  Vietinghof  et  baronne  de  Krudener.  Ils  s'ap- 
pliquèrent à  préparer  les  voies  à  cette  élue  et  à  la  façonner  à  son 
rôle.  Ce  que  Desmarest2  de  Saint-Sorlin  n'avait  pas  obtenu  de 
Louis  XIV,  ce  que  Marguerite  Frœhlich,  la  prophétesse  de  Riga, 
avait  demandé  en  vain  au  roi  Charles  XI  de  Suède,  ils  décidèrent 
que  Mad.  de  Krudener  le  demanderait  à  Alexandre.  Tout  fut  mis 


1  « . .  Je  crains  de  voir  l'Europe  embrasée  par  une  nouvelle  guerre. 
L'Empereur,  que  j'ai  vu  la  veille  de  mon  départ,  craint  la  même  chose; 
il  s'est  rappelé  à  cette  occasion  tout  ce  que  vous  lui  avez  dit  à  Brouchsal  : 
votre  opinion  est  la  sienne.  J'ai  été  bien  touchée  en  lui  disant  adieu,  et  je 
l'ai  béni  au  nom  du  Seigneur...»  {avril  181b.  Lettre  de  Roxandre  à 
Jung.) 

Il  résulte  de  ce  que  dit  la  demoiselle  d'honneur  que  le  récit  d'Empeytaz 
concernant  l'entrevue  de  Bruchsal  n'est  pas  absolument  exact.  Au  moins 
n'est-il  pas  complet,  car  il  passe  sous  silence  les  indications  chiliastes  de 
Jung. 

2  Desmarest  avait  promis  à  Louis  XIV  une  armée  de  144,000  combat- 
tants, s'il  voulait  se  mettre  à  la  tête  des  fidèles. 

Anne  Marguerite  Erœhlich  de  Riga,  veuve  d'un  colonel  suédois,  poussa 
Charles  XI  à  prendre  le  commandement  des  frères  et   à   partir  avec  eux 


H-    196    *H 

en  œuvre  pour  la  réussite  de  ce  projet,  qui  devait  placer  le  czar 
à  la  tète  des  enfants  d'Israël. 

pour  la  Terre-Sainte.  —  «C'est  fort  bien,  mamie,  avait  répondu  le  roi, 
mais  souffrez  que  j'aille  vite  me  mettre  en  état  de  faire  ce  bel  ouvrage,  en 
achevant  ici  mes  petites  affaires. .  .» 

Un  K.  de  Graimberg  publia  en  1820  des  vues  du  château  de  Heidel- 
berg.  Je  ne  sais  si  c'est  le  même.  La  famille  était  française  de  vieille 
noblesse  et  estimée. 


©c* 


^HHHHHHH|H|H|wfi,$i,f>^^ 


Les  historiens  ont  tous  porté  sur  Alexandre  Ier  un  jugement 
identique. 

Les  ^Mémoires  secrets  sur  la  Russie",  rédigés  en  1800  par  le 
major  Masson,  l'un  des  précepteurs  du  prince,  font  de  lui  le  por- 
trait suivant  :  . .  .  .,11  a  de  Catherine  une  grandeur  de  sentiment 
et  une  égalité  d'humeur  inaltérable,  un  esprit  juste  et  pénétrant, 
et  une  discrétion  rare,  mais  une  retenue,  une  circonspection  qui 
n'est  point  de  son  âge  et  qui  serait  de  la  dissimulation  si  l'on 
ne  devait  point  l'attribuer  à  la  position  gênée,  où  il  s'est  trouvé 
entre  son  père  et  sa  grand-mère,  plutôt  qu'à  son  cœur  natu- 
rellement franc  et  ingénu.  Il  a  de  sa  mère,  la  taille,  la  beauté, 
la  douceur  et  la  bienfaisance,  mais  aucun  trait  extérieur  ne  le 
rapproche  de  son  père  .  .  . 

...  „Au  reste  il  est  d'un  caractère  heureux,  mais  passif.  Il 
manque  de  hardiesse  et  de  confiance  pour  rechercher  l'homme 
de  mérite,  toujours  modeste  et  retenu  ;  il  est  à  craindre  que  le 
plus  importun  ou  le  plus  effronté,  qui  est  ordinairement  le  plus 
ignare  ou  le  plus  méchant,  ne  parvienne  à  l'obséder.  Se  laissant 
trop  aller  aux  impulsions  étrangères,  il  ne  s'abandonne  pas  assez 
à  celles  de  sa  raison  ou  de  son  cœur.  .  .  .  Un  mariage  trop  pré- 
coce a  pu  amortir  son  énergie,  et  malgré  ses  heureuses  disposi- 
tions, il  est  menacé  de  devenir  un  jour  la  proie  de  ses  courtisans, 
et  même  celle  de  ses  valets,  si  l'âge  et  l'expérience  n'ajoutent 
pas  un  jour  la  fermeté  à  ses  généreuses  dispositions  ..." 

Hardenberg  [Mémoires  II,  525)  écrit:  ...  „Cest  vraiment  bien 
dommage  qu'Alexandre,  à  côté  de  tant  de  belles  et  aimables 
qualités,  soit  sans  aucune  énergie  et  sans  aucun  caractère  .  .  . 
L'empereur  était  léger,  entreprenant,  mais  faible  et  inconstant. 
Après  la  bataille  d'Austerlitz  il  s'enfuit  dans  sa  chaise  de  poste  ; 
après  celle  de  Friedland.  il  se  montra    absolument  découragé  .  .  . 


H-     198     -H 

.  .  .  Pourquoi  faut-il  qu'à  la  bonté  et  à  la  bienveillance  s'unissent 
si  rarement  chez  les  souverains  l'énergie  et  l'intelligence!  ..." 

Mad.  de  Voss,  admiratrice  passionnée  du  czar,  note  que  lors- 
qu'il passa  à  Berlin  pour  se  rendre  à  Erfurt,  le  18  septembre 
1808,  il  se  montra  „bon  et  aimable  comme  toujours,  le  même 
qu'autrefois,  mais  hélas,  si  faible,  si  irrésolu,  si  totalement  dé- 
pourvu d'énergie  !  .  .  ."  Metternich  résume  l'avis  général  en  un 
mot:  „eine  sonderbare  Mischung  von  mànnlichcn  Vorzugen  und 
weiblichen  Sckwàcken  /"  ' 

Gervinus  [Histoire  du  X/Xc  siècle)  pense  de  même. 

De  caractère  indécis,  impressionnable  à  l'excès,  l'empereur  avec 
assez  peu  de  lumières,  avait  naturellement  l'âme  droite  et  bien- 
veillante. Dès  le  berceau  il  s'était  trouvé  en  butte  aux  influences 
les  plus  opposées.  Fils  d'autocrate,  destiné  par  sa  naissance  à 
devenir  un  autocrate,  on  l'avait  mis  entre  les  mains  d'un  Suisse 
républicain,  le  colonel  Frédéric  César  La  Harpe.  Celui-ci  avait 
cru  faire  merveille  en  nourissant  son  élève  de  ces  principes 
abstraits  qui  font  la  joie  des  idéologues  qui  les  rêvent  et  le 
malheur  des  peuples  qui  les  appliquent  ^repente" . 

De  tragiques  événements  ayant  porté  au  trône  le  jeune 
Alexandre,  les  guerres  presqu'incessantes  qu'il  se  trouva  obligé 
de  soutenir  au  dehors  de  son  empire,  la  rivalité  de  ses  conseillers 
les  plus  chers,  les  intérêts  de  la  Russie  livrés  alternativement  aux 
directions  les  plus  contraires,  la  tension  d'esprit  à  laquelle  l'inva- 
sion française  le  contraignit,  toutes  ces  causes,  et  bien  d'autres, 
mais  celles-ci  physiques,  avaient  usé  vite  le  mélancolique  empe- 
reur. 

1  .  .  .  Immer  von  der  Begeisterung  hingerissen  und  immer  nnbestiindig 
in  der  Richtung  seines  Geistes,  hat  Alexcinder  nie  die  Wohlthat  eines 
Augenblickes  wirklicher  Ruhe  genossen.  Er  hotte  werthvolle  Eigen- 
schaften,  seine  Gesinnung  war  edel.  sein  Wort  ihm  heilig.  Diesen  Vor- 
zugen standen  grosse  Mdngel  fur  Seite.  Alexcinder  war  einer  Stut^e 
wesentlich  bedïirftig  ;  sein  ^Geist  und  sein  Hei~  mussten  geleitet  und 
getragen  werden.  Wenn  jeder  Fïïrst  nicht  wenig  M'ùhe  hat,  aufrichtig 
und  uneigennut^ige  Diener  ju  finden,  unabh'àngig  genug  durch  Cha- 
rakter  und  Stellung,  um  sich  ptr  Rolle  eines  Freundes  72/  erheben,  so 
ist   ein   Kaiser   von  Russland  gewiss  weniger  als  irgend  ein  Monarch 

dabei  durch   seine  Lage   begïïnstigt Eine   Seele,  solchen    Wechsel- 

fdllen    unterworfen,    muss    tinter    die    ^arten   Seelen  gerechnet  werden, 
72/  den  starken  geh'ôrt  sie  nicht.  {Metternich  I,  33-2.) 


«•     199     *H 

Lorsque  s'était  ouverte  la  campagne  de  1812,  au  moment 
du  passage  du  Niémen  par  les  Français,  le  czar  en  avait 
appelé  à  Dieu.  La  veille  de  la  bataille  de  Borodino,  ses  lieutenants 
exposèrent  dans  le  camp  russe  les  saintes  images.  „Frères  et 
compagnons,  dirent-ils  à  leurs  soldats,  vous  voyez  devant  vous 
dans  ces  objets  de  votre  piété,  un  appel  adressé  au  Ciel  pour 
qu'il  s'unisse  aux  hommes  contre  le  tyran  qui  trouble  l'univers  ; 
non  content  de  détruire  des  millions  de  créatures ,  images  de 
Dieu,  cet  archi-rebelle  à  toutes  les  lois  divines  et  humaines 
pénètre  à  main  armée  dans  nos  sanctuaires,  les  souille  de  sang, 
renverse    nos  autels   et    expose    l'arche    même    du    Seigneur   aux 

profanations Ne  craignez  donc  pas  que  le    Dieu,    dont  les 

autels  ont  été  ainsi  insultés  par  le  vermisseau  que  sa  toute-puis- 
sance a  tiré  de  la  poussière,  ne  soit  point  avec  vous  ;  ne  craignez 
pas  qu'il  refuse  d'étendre  son  bouclier  sur  vos  rangs,  et  de  com- 
battre son  ennemi  avec  l'épée  de  St-Michel  .  .  .  !  " 

Empeytaz  écrit  : 

...  .,Ce  fut  à  l'époque  de  la  prise  de  Moscou  que,  se  sentant 
troublé  jusque  dans  le  fond  de  son  âme,  il  {Alexandre)  confia  au 
prince  Galitzin,  l'ami  et  le  compagnon  de  sa  jeunesse,  l'angoisse 
et  les  tourments  qu'il  éprouvait.  Le  prince  Galitzin  jusqu'alors  le 
plus  léger  et  le  plus  mondain  des  courtisans,  avait  reçu  depuis 
peu  les  impressions  de  la  grâce  divine.  La  lecture  de  la  parole 
de  Dieu  était  devenue  son  occupation  favorite;  ce  ne  fut  pour- 
tant pas  sans  appréhension  qu'il  proposa  à  l'empereur  d'y  chercher 
les  consolations  dont  il  avait  besoin  ;  mais  l'empereur  ne  répondit 
rien  à  cette  ouverture.  Quelques  jours  après,  entrant  chez  l'impé- 
ratrice, il  lui  causa  une  grande  surprise  en  lui  demandant  si  elle 
avait  une  Bible.  Elle  lui  remit  la  sienne  (une  traduction  fran- 
çaise de  la  Vulgate,  imprimée  à  Cologne).  Muni  de  ce  précieux 
trésor,  l'empereur,  de  retour  dans  son  appartement,  se  mit  à  la 
lire  avec  attention  ..." 

Répudiant  soudain  les  souvenirs  de  son  éducation  voltairienne, 
Alexandre  chercha  tout  dans  la  Bible  et  y  trouva  l'histoire  même 
de  sa  vie.  L'amiral  Tschitschakof  compulsa  pour  lui  les  Psaumes 
et  les  Prophètes:  le  résultat  de  ce  travail  fut  une  relation  de  la 
campagne  de  Russie,    composée    en    entier    de  centons    bibliques. 


Ph     200     M 

Quand  Tschitschakof   lut    ce   bel    ouvrage    à    l'empereur,    celui-ci 
fondit  en  larmes. 

Alexandre  converti  voulut  que  tout  le  peuple  russe  eût  part  à 
la  bénédiction  qu'il  avait  lui-même  trouvée.  Il  fonda  en  consé- 
quence la  Société  biblique  de  Saint-Pétersbourg,  le  14  janvier  1813. 
Le  comité,  chargé  de  diriger  cette  association  pieuse,  reçut  pour 
président  le  prince  Galitzin;  au  nombre  de  ses  membres  figura 
le  frère  de  Mad.  de  Krudener.  Trois  cents  comités  auxiliaires  ne 
tardèrent  pas  à  se  constituer.  Toutes  les  sectes  religieuses  de 
l'empire,  les  catholiques  grecs,  les  catholiques  romains,  les  dissi- 
dents luthériens,  etc.,  furent  conviés  à  prendre  part  à  une  pro- 
pagande, dont  le  signal  venait  du  czar  lui-même. 

.  .  .  „Tel  était  l'état  spirituel  d'Alexandre,  poursuit  Empeytaz, 
lorsqu'il  fut  appelé  à  quitter  sa  capitale  pour  la  fameuse  cam- 
pagne de  1813.  Une  dame  de  la  Cour,  qui  avait  connaissance 
de  ses  combats  intérieurs,  lui  remit,  au  moment  de  son  départ 
de  Riga,  une  copie  du  Psaume  XCI  (qui  habitat  in  adjutario 
Altissimï),  en  le  conjurant  de  le  lire  souvent,  l'assurant  qu'il  y 
trouverait  les  consolations  dont  il  avait  besoin.  L'empereur  prit 
le  papier  avec  précipitation,  le  mit  dans  sa  poche  et  partit.  Il 
resta  trois  jours  sans  se  déshabiller,  et  oublia  entièrement  ce  que 
cette  clame  lui  avait  remis.  Arrivé  au  frontières  de  ses  Etats,  il 
fut  appelé  à  entendre  le  discours  d'un  évêque,  qui  prit  pour  texte 
le  1 3e  verset  de  ce  psaume  :  „  Tu  marcheras  sur  le  lio?i  et  sur 
r aspic  et  tu  fouleras  le  lionceau  et  le  dragon  ..."  Ce  discours, 
qui  avait  quelque  chose  de  prophétique,  fixa  son  attention,  mais 
son  étonnement  fut  bien  plus  grand,  lorsque  le  soir,  faisant  la 
révision  de  ses  papiers,  il  trouva  la  copie  de  ce  psaume  :  il  le 
lut  avec  émotion,  et  crut  voir  dans  cette  circonstance  une  direc- 
tion de  la  Providence,  pour  le  faire  réfléchir  plus  sérieusement 
sur  ses  véritables  intérêts  ..." 

La  campagne  de  1813,  remarque  Gervinus,  se  passa  pour  les 
armées  russes  sans  alternatives  trop  marquées  de  revers  et  de 
succès  :  ce  fut  un  bonheur  pour  Alexandre,  dont  l'esprit  se 
raffermit  quelque  peu.  Après  l'incendie  de  Moscou  les  cheveux 
du  czar  avaient  blanchi  ;  sa  pensée  avait  perdu  toute  fermeté  et 
même  plus  d'une  fois  il  s'était  montré  impuissant  à  la  diriger. 
Jusqu'aux  jours  de  la  bataille  de  Dresde  l'empereur  s'était  cru  né 


**     201     «W 

pour  le  malheur  du  monde;    ce  ne   fut  qu'après  Leipzig  que  son 
intelligence  reprit  quelque  sérénité. 

Est-il  impossible  de  trouver  les  causes  réelles  et  du  trouble 
d'après  Moscou  et  du  calme  relatif  que  la  victoire  rendit  à 
Alexandre?  ...  Je  ne  le  pense  pas. 

Alexandre  avait  été  le  complice  à  demi  inconscient,  il  est  vrai, 
de  Pahlen,  de  Subow  et  des  autres  assassins  de  Paul  [or.  Il  était 
au  courant  de  leurs  projets.  La  nuit  où  le  père  fut  égorgé,  le 
fils  s'était  couché  tout  habillé,  attendant  les  événements.  On  lui 
avait  dit,  qu'on  se  contenterait  de  l'abdication  de  Paul,  et  je  crois 
bien  que  les  conjurés  n'avaient  eux-mêmes,  au  début,  d'autre 
désir  que  d'arracher  à  leur  victime  cette  abdication.  Mais  le  vin, 
la  lutte,  la  crainte  même  que  leur  causait  la  faiblesse  du  nouvel 
empereur,  les  emportèrent  au-delà  de  ce  qu'ils  avaient  d'abord 
résolu.  Dès  que  Bennigsen  fut  sorti  des  appartements  de  Paul 
avec  l'acte  d'abdication,  ils  se  ruèrent  sur  le  souverain  détrôné 
et  le  massacrèrent.  ...  Le  nouvel  empereur  ne  punit  pas  les 
meurtriers  !  .  .  Pahlen  seul,  à  quelque  temps  de  là,  se  vit  disgracié, 
mais  pour  d'autres  motifs  et  sur  les  instantes  prières  de  l'impé- 
ratrice mère. 

Ses  défaites  successives  parurent  au  parricide  un  effet  de  la 
colère  de  Dieu.  Il  trembla:  la  terreur  le  rendit  dévot.  Plus  tard, 
quand  il  eut  obtenu  quelques  succès,  il  se  crut  pardonné  et  s'at- 
tacha davantage  encore  à  un  Dieu  miséricordieux  et  dispensateur 
de  la  victoire. 

Fêté  après  1 8 1 3  et  proclamé  le  restaurateur  de  la  paix  de 
l'Europe,  ,,1'ange  blanc"  parut  n'accepter  les  éloges  qu'avec  em- 
barras. Au  congrès  de  Vienne,  il  joua  le  désintéressement.  Rien 
ne  lui  était  plus  aisé!  Que  pouvait-il  craindre?  De  toutes  les  puis- 
sances européennes  la  Russie  était  alors  la  plus  forte  et  elle  était 
la  seule  dont  la  domination  pût  s'étendre.  Que  lui  importait  donc 
que  la  Prusse  occupât  la  Saxe  en  compensation  du  grand-duché 
de  Varsovie  !  .  .  .  Un  nouveau  groupement  des  provinces  de 
l'Europe  n'accroissait  nullement  les  forces  de  l'Occident.  Quoi  qu'il 
arrivât ,  Alexandre  restait  pour  longtemps  encore  l'arbitre  du 
monde.  L'avenir  lui  appartenait. 

Et  le  Dieu  des  armées  continuait  à  le  protéger  !  Un  instant  le 
czar  avait  pu  se  croire  menacé   par   une    coalition.    Le  3  janvier 


H-     202     -H 

1815,  le  prince  de  Talleyrand,  M.  de  Metternich  et  Lord  Castle- 
reagh  avaient  signé  un  traité  d'alliance  dirigé  contre  la  Russie. 
—  Alexandre  se  sentit  vaguement  en  péril.  Mais  encore  une 
fois  le  Seigneur  sauva  son  protégé,  que  l'équipée  de  Napoléon  vint 
tirer  d'embarras. 

Les  apôtres  du  chiliasme  trouvèrent  en  1815  Alexandre  mieux 
préparé  que  jamais  à  subir  leur  influence.  Du  reste,  le  chiliasme 
était  d'accord  avec  la  politique  traditionnelle  de  la  Russie,  à  la- 
quelle il  ouvrait  l'Orient  et  l'Occident.  —  „Nous  faisons  du  pré- 
sent, la  Russie  fait  de  l'avenir"  avait  coutume  de  dire  le  prince 
de  Talleyrand,  qui  dans  une  conversation  (dépêche  de  Metternich 
à  Stadion,  Paris  26  fév.  1808)  avec  l'ambassadeur  autrichien 
ajoutait:  „La  conquête  de  la  Turquie  est  une  des  idées  favorites 
de  l'Empereur  Alexandre  ;  il  y  attache  la  gloire  de  son  règne, 
le  gage  de  sa  sécurité  personnelle.  .  ." 


*w 


Roxandre  de  Stourza,  née  à  Constantinople  le  12  octobre 
1786,  était  devenue  à  seize  ans  la  demoiselle  d'honneur  de  l'im- 
pératrice Elisabeth  qui,  en  1814,  l'emmena  en  Allemagne.  Les 
dames  de  la  cour  de  Russie  séjournèrent  pendant  la  première 
campagne  de  France  à  Carlsruhe  auprès  du  grand-père  de  leur 
impératrice. 

Roxandre,  d'une  belle  nature,  généreuse,  franche,  religieuse, 
confiante,  trop  confiante  et  trop  facile  à  l'admiration,  s'engoua 
de  Jung-Stilling  et  de  Mad.  de  Krudener.  „Votre  âme,  comme 
la  terre  antédiluvienne,  a  toute  sa  force  primitive",  lui  écrivait 
alors  Mad.  de  Swetchine,1  et  ailleurs:  „Chère  Roxandre,  la  con- 
fiance est  une  plante  indigène  dans  votre  cœur!..." 

Mad.  de  Swetchine  écrivait  à  Roxandre  le  6  avril  1 8 1 4  :  «...Je 
ne  puis  vous  dire  combien  tout  ce  que  vous  me  dites  de 
Mad.  de  Krudener  et  de  sa  fille  m'a  intéressée.  Comme  je  n'ai 
pas  l'honneur,  très  peu  rare,  d'avoir  des  opinions  toutes  faites 
à  l'avance  et  que  par  une  bizarrerie  que  l'on  condamnerait  beau- 
coup à  Petersbourg  si  je  m'en  vantais,  je  tiens  à  avoir  des  notions 
préliminaires  un  peu  exactes  sur  quelque  chose  que  ce  soit  avant 
de  le  juger,  mon  opinion  sur  les  théosophes  d'Allemagne  est 
dans  un  état  de  suspension  qui  ferait  frémir  d'indignation  et  de 
crainte  tous  les  orthodoxes.  On  peut  faire  beaucoup  de  chemin 
dans  un  champ  si  vaste,  et  j'ai  toujours  trouvé  assez  simple 
qu'en  respectant    les    bases,    les   uns    s'occupent    à    ôter  quelques 

1  Sophie  Soymonof,  mariée  à  dix-sept  ans  avec  le  général  Swetchine, 
âgé  de  quarante-deux.  Plus  simple  que  Juliane  de  Vietinghof,  elle  évita 
les  écueils  du  monde  et  fut  toute  sa  vie  sincèrement  religieuse,  sans 
ostentation  de  piété.  Femme  d'esprit,  du  reste,  et  qui,  sachant  penser, 
sut  écrire. 


H-     20-4     -H 

briques  qui  leur  paraissent  inutiles,  et  que  les  autres  en  ajoutent, 
pourvu  que  le  luxe  de  ceux-ci  n'aille  pas  braver  le  ciel  par  une 
seconde  tour  de  Babel.  Je  me  sens  fort  indulgente,  quoique  j'aie 
toujours  trouvé,  après  y  avoir  bien  pensé,  qu'il  valait  mieux 
suivre  la  religion,  dans  toute  sa  simplicité,  et  n'en  point  faire 
une  science,  dont  les  plus  habiles  zélateurs  ne  sont  pas  toujours 
les  chrétiens  les  plus  attachés  à  ces  préceptes,  qui  dirigent  l'action 
en  l'identifiant  avec  elle.  Lorsqu'on  se  perd  dans  les  abstractions 
et  dans  les  élans  de  l'amour  divin,  il  est  bien  rare  que  l'orgueil, 
dans  le  partage,  courre  risque  de  mourir  d'inanition.  Le  cri  de 
guerre  de  cette  milice  sainte  est  toujours  simplicité,  abnégation 
de  volonté  et  de  complaisance  en  soi-même,  mais  cette  belle 
médaille  a  un  malheureux  revers  qui  étale  tous  les  vices  opposés. 
En  outre  de  ces  observations  qui  m'ont  été  fournies  par  la 
société  que  vous  connaissez,  une  chose  qui  m'en  aurait  garantie, 
c'est  l'éloignement  prononcé  que  j'ai  pour  tout  ce  qui  est  asso- 
ciation. Je  n'ai  jamais  compris  qu'on  se  trouvât  lié  par  les  opi- 
nions, et  si  jamais  je  suis  d'une  secte,  ce  sera  de  celle  des  indé- 
pendants. Je  ne  donne  jamais  ma  confiance  et  mon  estime  qu'au 
caractère,  et  les  romans  de  Mad.  Radcliffe  m'effraient  moins  que 
je  ne  le  serais  si  je  me  sentais  sous  la  griffe  d'une  société  reli- 
gieuse faisant  corps  dans  le  corps  de  l'Eglise  chrétienne.  Tâchez, 
mon  amie,  de  vous  y  soustraire.  Ce  n'est  pas  aussi  facile  que 
vous  le  croyez;  ces  gens-là,  quelque  estimables  qu'ils  soient 
d'ailleurs,  nourrissent  toujours  cette  arrière-pensée  et  la  Propa- 
gande était  pleine  de  tiédeur  en  comparaison  de  la  chaleur  qu  ils 
y  mettent.  Ecoutez-les  s'ils  vous  intéressent,  mais  n'adoptez  pas 
leurs  opinions;  prenez  d'elles  ce  qui  échauffe  l'âme  sans  influencer 
l'esprit. 

„Votre  frère  m'a  lu  la  lettre  de  Mad.  de  Krudener  dont  vous 
lui  avez  envoyé  une  copie  ;  elle  m'a  paru  admirable  et  à  lui 
aussi,  sans  qu'il  en  convienne  peut-être  d'aussi  bonne  foi.  Je  ne  vous 
en  invite  pas  moins  à  vous  en  tenir  à  cette  foi  du  charbonnier 
à  laquelle  je  suis  revenue..." 

Il  paraît  que  Marie  Kummer  préoccupait  Mlle  de  Stourza,  et 
qu'il  était  question  d'elle  ou  de  quelque  autre  voyante  dans  la  lettre 
de  Mad.  de  Krudener,  car  à  peine  Mad.  Swetchine  avait  elle 
posé  la  plume  qu'elle  la  reprenait  le  7  avril:   „...Si  vous  pouviez 


«•     205     «H 

m'envoyer  un  ouvrage  sur  le  magnétisme  et  ses  effets,  qui  ne 
fût  pas  volumineux  et  en  donnât  une  idée  juste,  vous  nie  feriez 
grand  plaisir,  car  rien  ne  m'intéresse  plus  que  de  m'intéresser  à 
ce  qui  vous  intéresse..." 

Roxandre,  à  ce  moment,  se  mit  sérieusement  à  rêver.  Elle 
songea  à  se  retirer  du  monde  et  à  consacrer  sa  fortune  à  la  fon- 
dation d'un  établissement  politico-philanthropique.  11  s'agissait,  si 
je  ne  m'abuse,  d'un  couvent  ouvert  aux  trois  sectes  chrétiennes. 
,,...11  faudrait  pour  le  faire  aller,  écrivit  bien  vite  Mad.  de  Swet- 
chine,  un  esprit  encore  beaucoup  plus  conciliateur  que  celui  qui 
maintient  en  respect  plusieurs  rivales  dans  un  harem..." 

Je  laisse  de  côté  une  lettre  de  Mad.  de  Swetchine  du  29  juin 
1814,  pour  arriver  à  une  autre  de  juillet:  „...Je  connais  déjà 
Mad.  de  Krudener,  Yung,  etc.,  comme  si  je  les  avais  vus.  Mais 
la  plus  intéressante  des  connaissances  que  vous  m'avez  fait  faire, 
est  celle  de  M.  Poilier  (gouverneur-instituteur  du  fils  du  roi 
détrône  de  Suède,  resté  dévoué  à  son  élève  malgré  la  chute  du 
père)...  J'ai  assez  de  goût  pour  la  métaphysique,  même  mystique, 
mais  une  seule  action  comme  celle-là,  faite  de  premier  mouvement, 
me  paraît  avoir  plus  de  prix  que  les  conceptions  sublimes  et  les 
ravissements  au  troisième  ciel..." 

J'imagine  que  personne  ne  contredira  la  correspondante. 

Autre  lettre,  plus  importante!  Elle  est  du  2  août  1814  et  traite 
de  la  première  entrevue  de  l'empereur  Alexandre,  revenu  de  Paris, 
victorieux,  avec  sa  femme,  l'impératrice  Elisabeth:  .,.. .Combien 
ce  que  vous  me  dites  de  l'entrevue  m'a  touchée!...  Dans  cette 
réunion  si  désirée,  il  me  semble  voir  le  seul  triomphe  qui  restait 
à  remporter  à  la  vertu,  le  mal  vaincu  dans  son  dernier  retranche- 
ment et  sous  sa  dernière  forme,  et  l'aurore  d'un  nouveau  jour 
de  grâce  et  de  bénédiction  pour  la  Russie.  Le  ciel  complétera 
son  ouvrage  et  par  ce  bienfait  nouveau  renouvellera,  au  milieu 
de  nous,  ce  pardon  solennel,  que  sa  miséricorde  diversement 
exprimée,  semble  proclamer  dans  l'univers.  Car  que  disent  les 
heureux  événements  qui  viennent  de  se  succéder,  sinon  que  l'Eu- 
rope malheureuse  avait  assez  satisfait  pour  l'Europe  coupable,  et 
que  le  temps  de  la  réconciliation  était  arrivé  !   Ah  !   méritons-le  et 


H-     '20b     *H 

que  le  renouvellement  de  nous-mêmes  soit  le  premier  gage  de 
cette  alliance  à  laquelle  Dieu,  plus  sensiblement  que  jamais,  vient 
de  rappeler  les  hommes  !  Mon  cœur  est  plein,  mon  amie,  et  c'est 
d'émotion  et  de  joie!... 

„... L'intérêt  que  l'Empereur  vous  témoigne  est  bien  fait  aussi 
pour  animer  votre  reconnaissance,  quoiqu'on  n'ait  pas  besoin  d'avoir 
dansé  avec  lui  pour  dire,  du  plus  profond  de  son  cœur,  qu'il  est 
le  meilleur  prince  du  monde.  Si  ses  bontés  pour  vous,  mon  amie, 
vous  laissent  la  possibilité  de  rendre  quelque  service,  profitez-en, 
mais  que  ce  soit  avec  beaucoup  de  ménagements;  on  est  très- 
responsable  de  l'emploi  du  moindre  crédit  qu'on  peut  avoir.  Sur- 
tout ne  vous  en  servez  jamais  pour  flatter  la  vanité!... 

„... Cette  promenade  dans  les  Vosges  (au  Ban  de  la  Roche)  que 
vous  projetiez  avec  Mad.  de  Krudener,  en  variant  vos  plaisirs, 
pourra  vous  en  faire  beaucoup.  Mais  .  .  .  j'ai  toujours  entendu  dire 
aux  marins  les  plus  experts,  que  le  calme  immédiatement  après  la 
tempête  faisait  plaisir,  mais  que  pour  peu  qu'il  durât,  rien  n'était 
si  insupportable... 

„...J'ai  un  peu  souri  en  vous  voyant  prétendre  que  tout  le 
bien  qui  reste  à  faire  dans  le  monde,  et  en  vérité,  il  y  en  a 
beaucoup,  ne  se  fît  plus  que  par  un  seul;  il  me  semble  que 
vous  voulez,  en  politique,  tout  réduire  à  un  seul  agent...  Je 
n'ai  rien  contre,  quoique  je  ne  sois  pas  aussi  exclusive  que  vous, 
et  que,  pourvu  que  justice  se  fasse,  je  sois  accommodante  sur  le 
reste..." 

Berckheim  avait  fait  lire  à  Roxandre  X Homme  du  Désir  de 
Saint  Martin.  Mad.  de  Swetchine  tenta  de  prémunir  la  demoiselle 
d'honneur  contre  le  danger  de  pareilles  lectures  :  „... C'est  un  très- 
beau  poëme,  dont  la  scène  est  dans  la  région  des  nuages...  Trop 
oser  sent  toujours  l'humain,  et  ce  n'est  pas  ainsi  que  l'Esprit 
divin  inspire.  Je  lis  beaucoup,  mon  amie,  et  plus  je  lis,  plus  j'en 
reviens  à  ces  premiers  éléments  qui  sont  si  simples  qu'on  les  fait 
bégayer  à  l'enfance.  Je  m'y  borne  et  je  ne  songe  quà  purifier 
le  vase  qui  les  reçoit.  Les  environs  de  notre  terre  sont  peuplés 
de  rascolnicks,  et  comme  je  demandais  hier  à  une  pauvre  femme 
d'un  des  villages  qui  en  a  le  plus  si  elle  en  était,  elle  me  répondit  : 
„Non,  petite  mère,  je  marche  dans  l'ancien  chemin,  je  prends  ce 
que  le  bon  Dieu  m'a  donné...'' 


H*    207    -H 

La  lettre  de  Mad.  de  Swetchine,  adressée  à  Bade,  fut  probable- 
ment communiquée  à  Mad.  de  Krudener  ? 

Peu  après  Mad.  de  Swetchine  devenait  catholique  romaine  et 
Roxandre  s'engouait  d'un  autre  mystique,  le  fameux  médecin 
théologien  François  Baader. 

En  1816,  Mlle  de  Stourza  épousa  le  comte  Edling,  officier  à 
la  cour  de  Saxe-Weimar.  Quelques  années  après,  elle  reçut 
d'Alexandre  dix  mille  déciatines  de  terrains  incultes  à  dix  lieues 
d'Odessa.  Elle  les  fit  défricher,  les  planta  d'arbres  et  y  établit  la 
colonie  chrétienne  de  Manzyr. 

Roxandre  mourut  le  16  janvier  1841.  Son  frère  lui  consacra 
une  notice  biographique.  Lui-même  s'était  marié  et  avait  une 
fille,  qui  fut  l'héritière  de  Roxandre.  Marie  de  Stourza  s'était  unie 
avant  la  mort  de  sa  tante  à  un  neveu  de  Mad.  de  Swetchine, 
le  prince  Eugène  Gagarin. 

M.  Falloux,  à  qui  M.  Eynard  avait  cependant  dédié  son  livre, 
écrit  à  propos  des  relations  de  Juliane  avec  Roxandre:  „...Sans 
plus  de  génie  dans  la  doctrine  que  les  sectaires  qui  l'entouraient, 
elle  (Mad.  de  Krudener)  avait  cependant  l'originalité  de  son  sexe, 
de  sa  naissance  et  d'un  langage  qui,  sans  porter  jamais  le  sceau 
de  la  simplicité,  respirait  quelquefois  encore  le  charme  romanesque 
de  Valérie.  A  la  petite  cour  de  Baden,  Mad.  de  Krudener  se 
trouva  la  descendante  d'un  des  plus  illustres  serviteurs  de  l'em- 
pire russe  et  la  veuve  d'un  ambassadeur.  A  ces  titres,  elle  pénétra 
aisément  dans  la  familiarité  de  l'impératrice.  Ses  regards  s'arrê- 
tèrent en  même  temps  sur  la  jeune  favorite  qui  l'accompagnait. 
Soit  sympathie  sincère,  soit  calcul,  Mad.  de  Krudener  prit 
Mlle  Stourza  pour  confidente  des  pensées  qui  agitaient  son  âme 
et  qui  toutes  gravitaient   vers   l'empereur    Alexandre... 

„...Ce  ton  austère,  qui  contrastait  étrangement  avec  celai  du 
monde  dans  lequel  vivait  alors  Mlle  Stourza,  faisait  prendre  aisé- 
ment le  change  sur  le  fond  des  idées  et  portait  les  cœurs  purs 
et  élevés  à  confondre  quelquefois  sans  trop  de  sévérité  la  décla- 
mation et  l'éloquence. 

„Mlle  Stourdza  ne  cacha  point  cette  correspondance  à  l'impéra- 
trice qui,  toujours  désireuse  de  rappeler  son  mari  à  des  sentiments 
plus  graves,  s'empressa  de  la  lui  communiquer.  Mad.  de  Krudener 


H-    208    -H 

ainsi  encouragée,  redoubla  ses  appels  à  la  vie  chrétienne  et 
s'enhardit  bientôt  jusqu'à  prophétiser..."  (Mad.  de  Swetchine. 
Vie  I,  77.) 

L'hagiographie  d'Eynard  ne  semble  point  avoir  eu  grande 
influence  sur  M.  de  Falloux,  qui,  plus  loin  (p.  165)  parlant  de  la 
correspondance  entretenue  par  Mad.  de  Swetchine  avec  Alexandre, 
remarque  que  „...Ceux  qui  avaient  gémi  de  l'ascendant  de  Mad.  de 
Krudener,  s'effrayèrent  bien  davantage  de  celui  de  Mad.  Swetchine. 
Mais  cette  fois,  la  femme  qui  représentait  près  d'un  souverain  la 
religion  et  la  vertu,  était  véritablement  digne   de   cet  honneur..." 


* 


S^SSS^SS^^ftSS^^^S^^S^^S^^S 


Les  diplomates  les  plus  célèbres  de  l'Europe  étaient  réunis  à 
Vienne,  quand,  le  25  septembre,  l'empereur  de  Russie  et  le  roi 
de  Prusse  y  firent  leur  entrée.  Les  longues  acclamations  du  peuple, 
les  salves  de  mille  canons  saluèrent  les  triomphateurs.  Le  soir,  il 
y  eut  grand  bal.  Puis  le  temps  se  perdit  en  futilités  diploma- 
tiques. On  était  si  enivré  du  succès  qu'on  ne  songeait  qu'à  jouir 
d'un  intervalle  de  repos.  „Le  Congrès  danse  et  ne  marche  pas", 
râla  le  vieux  prince  de  Ligne  quelques  jours  avant  de  mourir. 

Roxandre  de  Stourza  avait  accompagné  à  Vienne  son  frère,  le 
secrétaire.  Fille  d'honneur  de  l'impératrice,  depuis  longtemps  elle 
était  l'une  des  affidées  de  Jung-Stilling  et  depuis  longtemps  ses 
relations  avec  la  baronne  de  Krudener  touchaient  à  une  sorte 
d'intimité.  Plus  d'une  fois,  Juliane,  à  Bade,  à  Carlsruhe  et  ailleurs, 
lui  avait  prédit,  d'après  Friedrich  de  Winzershausen,  que  18 15 
verrait  de  grandes  choses.  Roxandre  le  croyait,  mais  elle  dansait. 
La  baronne,  qui  se  morfondait  loin  des  fêtes,  crut  devoir  rap- 
peler à  son  amie  la  vanité  des  plaisirs  mondains  et  la  nécessité 
où  était  Alexandre,  le  roi  des  rois,  de  préparer  la  terre  aux  évé- 
nements prochains. 

Le  27  octobre  1814,  elle  écrivit  à  la  fille  d'honneur: 
„J  espère,  ma  chère  amie,  que  vous  aurez  reçu  ma  lettre  par 
la  jeune  Madame  de  Fries;  j'ai  eu  le  plaisir  de  recevoir  la  vôtre, 
qui  m'a  fait  un  effet  bien  satisfaisant  et  qui  m'a  montré  les  situa- 
tions de  votre  âme.  Comme  l'idée  de  vous  voir  marcher  vers  le 
seul  but  qui  doit  vous  appeler  me  fait  du  bien  !  ne  vous  laissez 
arrêter  par  rien  !  Montez  la  montagne,  quand  ceux  qui  n'ont  que 
des  idoles  la  descendent.  Ce  Dieu  vivant  vous  appelle,  et  l'autel 
où  il  vous  transporte  est  cette  croix  qu'on  ne  peut  allier  avec 
les  délices  d'un  monde  corrompu.  Et  quelles  délices!  Non.  la 
coupe  empoisonnée,  où  s'abreuve  la  tourbe,   ne  vous  tentera  pas! 

'4 


#*>    210    4« 

Non,  vous  connaissez  l'océan  de  vérité  et  vous  vous  détournez 
avec  horreur  du  banquet  des  ennemis  de  notre  Dieu.  Non, 
l'amour  immense,  qui  vous  appelle,  ne  trouvera  pas  en  vous 
une  ingrate,  car  vous  avez  été  élevée  pour  être  de  ce  peuple 
d'enfants  et  de  héros  qui,  dans  cette  terrible  lutte  qui  s'apprête, 
doit  vaincre  en  aimant.  Je  vous  parle  avec  force,  mais  je  vis  au 
pied  de  la  croix.  Les  événements  de  la  vie  se  pressent,  les  visions 
du  temps,  la  voix  des  apôtres,  les  miracles  que  mon  Dieu  pro- 
digue aux  siens  et  à  l'indigne  créature  qui  vous  parle,  tout  excite 
ma  conscience  à  vous  parler  avec  cette  force.  Il  n'est  plus  temps 
de  balancer.  Que  le  peuple  des  vertiges  s'amuse,  il  n'a  que  ses 
tristes  plaisirs;  ces  plaisirs  l'achètent  et  le  déshonorent,  mais  que 
les  chrétiens  veillent  et  prient!  L'ange  qui  marquait  du  sang  pré- 
servateur les  portes  des  élus  passe,  le  monde  ne  le  voit  pas  ;  il 
compte  les  têtes,  le  jugement  s'avance,  il  est  prêt  et  l'on  s'agite 
sur  un  volcan.  '  Nous  allons  voir  la  coupable  France,  qui  selon 
les  décrets  de  l'Eternel,  devait  être  châtiée  par  la  croix  qui  l'avait 
soumise  ;  nous  allons  la  voir  châtier.  Des  chrétiens  ne  devraient 
pas  punir  et  l'homme  que  l'Eternel  avait  choisi  et  béni,  l'homme 
que  nous  sommes  heureux  d'aimer  comme  notre  Souverain,  ne 
pouvait  porter  que  la  paix.  Mais  l'orage  s'avance  :  ces  lys  que 
l'Eternel  avait  conservés,  cet  emblème  d'une  fleur  pure  et  fragile 
qui  brisait  un  sceptre  de  fer,  parce  que  l'Eternel  le  voulait  ainsi, 
ces  lys  qui  auraient  dû  appeler  à  la  pureté,  à  l'amour  de  Dieu, 
à  la  repentance,  ont  paru  pour  disparaître  ;  la  leçon  est  donnée 
et  les  hommes  plus  endurcis  que  jamais  ne  rêvent  que  tumulte. 
Ah  !  plaignons  ces  hommes  du  torrent,  ils  sont  dans  d'arides  dé- 
serts; ils  sont  jetés  par  leurs  passions  sur  un  Océan  orageux,  où 
ils  comptent  les  naufrages  des  autres,  sans  vouloir  éviter  le  leur. 
Ah!  prions  pour  eux,  nous  le  devrions,  quand  même  nous  ne 
serions  pas  chrétiens.  Frémissons  de  l'approche  de  ces  temps  re- 
doutables, dont  chacun  plus  ou  moins  a  le  pressentiment,  quand 
il  n'en  aurait  pas  encore  la  certitude.  Peut-on  danser  et  se  revêtir 
de  riches  draperies,  quand  des  millions  gémissent,  quand  de 
sombres  haines  déchirent  le  genre  humain  !  Quoi  !  ces  fêtes  auda- 
cieuses qui  sortent  du  deuil  des  nations  et  les  y  replongent,  ne 
vous  épouvanteront-elles  jamais  ?  Quoi,  nous  ne  frémirions  jamais 

1   La  baronne  se  croyait  à  la  veille  de  l'Exode  chiliaste  {Exode  XII). 


H-     211     -H 

à  l'idée  d'offenser  un  Dieu  si  grand,  si  tendre,  qui  a  horreur  de 
nous  voir  prostituer  la  vie,  au  lieu  de  la  regarder  comme  un 
saint  métier,  un  culte  d'amour  et  de  félicité?  Pour  nous,  que  nos 
fêtes  soient  les  louanges  de  notre  Dieu  Sauveur!  qu'offrandes 
magnifiques  et  saintes,  les  offrandes  du  cœur  l'honorent  ;  que  le 
développement  de  toutes  les  facultés  produise  les  merveilles  de 
la  pensée  et  de  nobles  plaisirs,  c'est  alors  que  nous  connaîtrons 
des  fêtes  et  des  réjouissances  ;  les  anges  y  prendront  part  et  non 
les  démons,  comme  dans  ces  fêtes  grossières  du  peuple  et  dans 
celles  des  passions  plus  cultivées  ..." 

Ce  pathos  prophétique,  qui  sonne  aux  oreilles  à  l'instar  d'un 
son  de  cloches,  où  chacun  peut  trouver,  comme  Wittington,  ce 
qui  lui  plaît,  ou  comme  Ragotin,  ce  qui  lui  déplaît,  était  suivi 
de  l'éloge  chaleureux  d'Empeytaz. 

.  Mais  Mad.  de  Krudener  connaissait  assez  Mlle  de  Stourza  pour 
être  persuadée  que  la  fille  d'honneur  ne  manquerait  pas  de  faire 
fête  à  Alexandre  de  cette  apocalypse  chiliaste.  Quelques  flatteries 
à  l'adresse  du  czar,  que  l'on  voulait  transformer  en  paladin  de 
la  Sainte-Alliance,  ne  pouvaient  donc  être  que  bien  placées  à  la 
suite  de  cette  pièce  d'éloquence  sibyllique  : 

.  .  .  „Vous  voudriez  pouvoir  me  parler  de  tant  de  grandes  et 
profondes  beautés  de  l'âme  de  l'Empereur.  Je  crois  en  savoir 
déjà  beaucoup  sur  lui.  Je  sais  depuis  longtemps  que  le  Seigneur 
me  donnera  la  joie  de  le  voir.  Si  je  vis,  ce  sera  un  des  moments 
heureux  de  ma  vie.  Jamais  il  n'y  a  eu  de  devoir  terrestre  plus 
doux  que  d'aimer  et  respecter  celui  qu'on  doit  aimer  et  respecter 
par  l'ordre  de  Dieu  même.  J'ai  d'immenses  choses  à  lui  dire,  car 
j'ai  beaucoup  éprouvé  à  son  sujet,  le  Seigneur  seul  peut  préparer 
son  cœur  à  les  recevoir  ;  je  ne  m'en  inquiète  pas  ;  mon  affaire 
est  d'être  sans  peur  et  sans  reproche  ;  la  sienne  d'être  aux  pieds 
du  Christ,  la  Vérité.  Que  l'Eternel  dirige  et  bénisse  celui  qui  est 
appelé  à  une  si  grande  mission  !  .  . .  Ah,  que  ce  soit  à  genoux 
qu'il  reçoive  de  Christ  ces  grandes  leçons  qui  étonnent  et  étonne- 
ront toujours  plus  les  peuples  et  rempliront  de  saintes  joies  ce 
cœur  rempli  maintenant  de  saintes  inquiétudes.  Quant  à  l'indigne 
servante  du  Seigneur  qui  vous  parle,  vous  savez  qu'elle  ne  veut 
rien  pour  elle  :  la  gloire  du  Christ  l'enflamme  seule,  du  moins 
elle  ne  tient  qu'à  mourir  à  tout  ce  qui  n'est  pas  Christ,  son  sang 


«•     212     -H 

est  tout  seul  la  grande  affaire  de  ma  vie,  ce  sang  qui  m'a  sauvée 
et  qui  me  régénère.  Toute  autre  pourpre  a  disparu  de  mes  yeux. 
Mon  âme  a  soif  du  Dieu  vivant  et  les  opprobres  ne  m'effraient 
pas.  C'est  à  moi  à  donner  mon  cœur.  C'est  à  Christ  à  le  former, 
à  l'éclairer,  à  le  fortifier.  Ainsi  soit-il  !  .  .  ." 

L'appât  ainsi  lancé,  la  baronne  attendit  avec  une  fébrile  impa- 
tience que  la  proie  s'y  laissât  prendre.  Le  15  décembre,  elle 
n'avait  encore  aucune  nouvelle  de  sa  prose,  aussi  crut-elle  devoir 
stimuler  sa  négligente  amie  : 

.  ..  „Je  vous  parlais  de  la  joie  extrême  que  me  donnait  l'espé- 
rance de  voir  cet  Empereur,  auquel  le  Seigneur  donne  une  bien 
plus  grande  puissance  que  celle  que  le  monde  aperçoit.  Je  ne 
saurais  vous  dire  combien  nous  l'aimons,  ma  fille  et  moi,  et 
combien  ses  grandes  destinées  nous  occupent.  Je  vous  disais  bien 
quand  vous  quittâtes  Bade  que  vous  seriez  longtemps  encore  en 
Allemagne.  .  ." 

L'Empereur  ne  donnant  pas  encore  signe  de  vie,  Mad.  de  Kru- 
dener  s'étonne  et  revient  à  la  charge.  Elle  mêle  à  sa  nouvelle 
lettre  le  souvenir  de  la  reine  de  Prusse.  Il  importait  qu'Alexandre 
ne  prît  pas  l'illuminée  qui  écrivait  pour  la  première  venue  et  qu'il 
sût  qu'elle  avait  eu  jadis  des  relations  avec  une  femme,  dont  il 
avait  lui-même  gardé  un  tendre  et  mélancolique  souvenir: 

.  .  .  „J'ai  craint  un  moment  que  cette  lettre  ne  vous  inquiétât. 
Je  vous  y  parlais  aussi  de  ma  respectueuse  et  profonde  admira- 
tion pour  l'Empereur.  La  grandeur  de  sa  mission  m'a  encore  été 
tellement  dévoilée  dernièrement,  qu'il  ne  m'est  plus  permis  d'en 
douter.  J'ai  adoré  la  magnificence  du  Seigneur  qui  a  tellement 
béni  cet  instrument  de  miséricorde.  Oh!  que  le  monde  sait  peu 
tout  ce  qui  l'attend,  quand  la  politique  sacrée  prendra  les  rênes 
de  tout,  et  que  le  soleil  de  justice  se  manifestera  aux  plus 
aveugles.  Oui,  chers  amis,  je  suis  persuadée  que  j'ai  des  choses 
immenses  à  lui  dire,  et  quoique  le  prince  des  ténèbres  fasse  tout 
son  possible  pour  l'empêcher  et  pour  éloigner  ceux  qui  peuvent 
lui  parler  des  choses  divines,  l'Etemel  sera  le  plus  fort.  Ce  Dieu 
qui  se  plaît  à  se  servir  de  ceux  qui,  aux  yeux  du  monde,  ne 
sont  que  des  objets  vils  et  de  dérision,  a  préparé  mon  cœur  à 
cette  humilité,  qui  ne  cherche  point  l'approbation  des  hommes. 
|e  ne  suis  que  néant.   Il  est  tout,  et  les  Rois  de  la  terre  tremblent 


H»     213     -H 

devant  lui  et  ne  sont  que  poussière.  N'osant  plus  rien  accepter, 
ayant  renoncé  à  tout,  ni  la  faveur,  ni  le  blâme  ne  peuvent  rn'in- 
timider.  Voilà  ce  que  vous  disait  cette  lettre.  (  'elle  à  laquelle 
vous  répondez  était  de  douze  pages.  Lavez-vous  lue  toute  en- 
tière? C'est  une  singulière  question;  mais  peut-être  quelqu'un 
vous  a-t-il  rendu  le  service  que  Mad.  de  Sévigné  semblait  désirer 
quelquefois,  quand  elle  disait:  Lisez  ma  lettre  toute  longue 
qu'elle  est;  je  n'ai  pas  le  temps  de  la  faire  plus  courte.  Au 
reste  je  vous  fais  cette  question,  parce  que  vous  me  demandez 
si  je  connais  Werner,  et  que,  dans  ce  volume,  je  vous  parle  de 
Werner.  Je  ne  vous  en  veux  pas,  au  reste,  si  vous  n'avez  pas  eu 
le  temps  de  la  lire  et  si  d'autres  Tout  lue.  Je  vous  dirai  ce  que 
m'écrivait  la  reine  de  Prusse:  „  Avez -vous  lu  ma  lettre?  les 
maîtres  de  poste  et  les  maîtres  des  maîtres  de  poste  n'y  verront 
qu'un  cœur  qui  est  à  Dieu.  .  ."  ' 

L'empereur  Alexandre  ne  reçut  d'abord  qu'avec  indifférence  la 
diseuse  de  bonne  aventure  qui  s'offrait  à  lui  dévoiler  l'avenir.2 
Quant  à  Roxandre,  elle  n'avait  vu  dans  la  fameuse  lettre  d'octobre 
que  ce  qui  s'y  trouvait  réellement,  un  prêche  chiliaste.  „Les  lys 
qui  n'auront  paru  que  pour  disparaître"  lui  avaient  semblé  assez 
médiocrement  prophétiques.  Mais,  quand  Napoléon  eut  quitté  l'île 

1  Alexandre  avait  porté  à  Louise  de  Prusse  une  affection  profonde, 
presque  passionnée.  «  Der  Arme  ist  gan^  begeistert  und  be^aubert  von 
der  Kbnigin  ! .  .  constatait  Mad.  de  Voss  dès  le  i5  juin  1802. 

2  Pour  ce  qui  concerne  l'état  d'esprit  d'Alexandre  au  congrès  de  Vienne, 
je  renvoie  aux  Mémoires  de  M.  de  Metternich,  publiés  par  M.  Klinkow- 
strœm,  directeur  des  Archives  secrètes  de  Vienne.  Un  jour,  le  czar  pro- 
voqua en  duel  M.  de  Metternich.  (I,  3'i6.)  L'affaire  n'eut  pas  de  suites, 
mais  pendant  longtemps  les  deux  adversaires  ne  se  virent  point.  Le  7  mars 
181 5,  le  chancelier  autrichien  ayant  reçu  avis  de  l'évasion  de  l'île  d'Elbe, 
alla  communiquer  cette  nouvelle  à  Alexandre  qui,  après  quelques  paroles 
données  à  la  politique,  s'écria  :  «  Nous  avons  encore  à  régler  une  affaire 
personnelle.  Nous  sommes  chrétiens;  notre  sainte  loi  nous  commande  de 
pardonner  les  offenses.  Embrassons-nous!..»  (I,  32q.)  La  dévotion 
renaissait  avec  le  péril.  Quelques  grimaces  de  piété  avaient  suffi  une  pre- 
mière fois  pour  fléchir  Dieu  et  gagner  son  alliance.  Derechef  Alexandre 
recourut  aux  pratiques  qui  lui  avaient  d'abord  réussi.  Lui-même  s'était 
jugé  naguère  et  s'était  reconnu  criminel.  Pour  que  Napoléon  eût  été 
abandonné  du  Seigneur  autant  qu'il  l'avait  été,  il  fallait  qu'il  fut  plus 
pervers  encore  que  le  czar.   Dans  l'esprit  d'Alexandre,  Bonaparte  passa 

désormais  pour  un  véritable  Antéchrist. 


«•     214    *H 

d'Elbe,  la  demoiselle  d'honneur  se  souvint  des  quelques  mots 
échappés  au  délire  de  la  pythonisse.  Elle  se  persuada  que  sa 
sainte  amie  avait  fort  positivement  prédit  le  retour  de  l'Ange 
noir.  Il  y  avait  bien  dans  la  phrase  un  „/>our  disparaître1" ,  qui 
menaçait  de  rendre  tout  au  moins  inutile  une  guerre  au  profit 
des  Bourbons  et  qui  ne  s'explique  que  par  les  lettres  connues 
de  Mad.  de  Krudener  :  „  Tout  va  être  renversé  .  .  .  !  "  Roxandre, 
sans  y  regarder  de  plus  près,  montra  la  prophétie.  Elle  se  hâta 
même  de  demander  à  son  amie  de  plus  amples  renseignements. 
Aussitôt  la  baronne,  du  ton  qu'eût  pris  une  tireuse  de  cartes 
longtemps  méconnue  :  .  .  .  „Nous  avons  été  si  fidèlement  averties 
par  la  miséricorde  du  Seigneur  que  nous  avons  su  d'avance  les 
époques  remarquables,  tellement  que  le  jour  même  où  il  se  passa 
quelque  chose  de  très  marquant  à  Paris,  le  20  mars,  nous  avait 
été  annoncé  trois  mois  d'avance  par  quelqu'un  de  notre  société  ; 
mais  ce  que  je  vous  écrivais  de  Strasbourg  sur  ces  lys,  qui 
n'avaient  fait  que  paraître  pour  disparaître,  je  l'avais  écrit  par 
une  inspiration  qui  m'avait  transportée  en  écrivant.  De  même  les 
grandes  choses  qui  se  passent  dans  l'intérieur  de  l'Empereur  et 
le  préparent  aux  grandes  destinées  qui  étonneront  les  peuples  ne 
sont  pas  ignorées  de  l'indigne  servante,  qui  doit  lui  annoncer  de 
grandes  choses  ;  mais  j'ai  su  d'avance  qu'il  y  aurait  de  grands 
empêchements  à  cela,  de  faux  jugements  sur  mon  compte,  et  je 
n'ose  me  justifier  sur  rien,  le  Seigneur  éclairera  tout  .  .  . 

,,J  ai  été  obligée  dernièrement  à  plusieurs  voyages  et  à  chercher 
un  asile  qui  sera  témoin  de  grandes  choses.  Tout  cela  a  l'air 
d'inconséquence  et  beaucoup  de  personnes,  voyant  que  j'étais 
instruite  d'avance  de  grands  événements,  me  croient  mêlée  dans 
des  affaires  politiques.  Hélas  !  si  je  ne  savais  que  ce  qui  se  passe 
dans  les  cabinets,  je  saurais  peu  et  je  serais  dans  les  ténèbres..."  ' 
(lo  avril   1815). 

1  Oberlin  prétendait  avoir  été  averti  de  même  de  l'approche  de  la 
Révolution  française.  On  lit  dans  G.  H.  von  Schubert,  Berichte  eines 
Geistersehers  u. . .  pag.  3o5  : 

«2/.  Aug.  ijgo  sah  ich  im  Traume  ein  Zeichen  am  Himmel.  Es 
war  gleich  einem  Vampyr  und  Fleischfresser  ;  sein  Gang  und  sein 
Lan/  ging  von  Abend  gegen  Morgen.  Es  schicn  bestimmt  ^u  sein, 
blutige  Zeiten  an^ukùnden.  » 

Der  Papa  sagte  uns,  dass  vor  der  Zeit  der  fran^'ôsischen  Révolution 
vielfache    Anfforderungen    im   Steinthale    jur   ernstlichen   Furbitte  fur 


«•    215    -H 

A  la  lecture  de  cette  lettre,  faite  pour  lui,  L'empereur  se  trouble. 
Mad.  de  Krudener  avertie,  redouble  de  promesses  et  s'efforce  de 
piquer  décidément  la  curiosité  d'Alexandre: 

. .  .  „Oh,  mon  amie,  que  de  choses  j'ai  encore  apprises  depuis 
vous,  que  de  choses  j'ai  vues  confirmées,  dont  le  monde  ne  se 
doute  pas  !  qu'il  me  tarde  de  vous  parler  de  notre  bien  aimé 
Empereur  et  des  grandes  destinées  du  monde  !  Il  ne  me  reste 
plus  aucun  doute  que  le  Seigneur  n'ait  voulu  instruire  la  misé- 
rable et  indigne  créature  qui  vous  écrit  :  chère  amie,  priez,  priez, 
les  moments  sont  bien  grands.  Priez  pour  l'élu  du  Seigneur. 
Priez  aussi  pour  votre  pauvre  amie  qui  en  a  bien  besoin,  qui 
craint  sans  cesse  de  manquer  à  ses  grands  devoirs  et  se  trouve 
si  coupable  de  ne  pas  aimer  le  Dieu  des  infinies  miséricordes, 
qui  l'accable  de  bienfaits  et  exauce  chacune  de  ses  prières.  Nous 
nous  jetons  souvent  à  genoux  pour  prier  pour  ceux  que  nous  ché- 
rissons. Oh  !  que  le  monde  ne  se  doute  pas  de  ce  qui  va  arriver  ! . . .  " 
(l8  mai   1815). 

Frankreich  ergangen  waren.  Man  habe  daselbst  lange  Zeit  den  Fall 
der  Geistlichkeit  vorausgewusst  ;  man  habe  im  Gesicht  gan^e  Schaaren 
bôser  Geister  mit  einer  fnrchtbaren  Schnelligkeit  durch  die  LuJ't 
schweben  sehen,  der  en  Zng  gegen  die  Mitte  von  Frankreich  hingekehrl 
rvar.  . .  » 

Les  visions  de  Mad.  de  Krudener  étaient-elles  de  même  nature? .  .  . 


& 


La  baronne  avait  mandé  à  Roxandre  qu'elle  s'était  vue  forcée 
de  chercher  un  asile  „qui  sera  témoin  de  grandes  choses". 

On  conte  qu'à  Strasbourg,  au  milieu  de  janvier,  elle  reçut  — 
les  uns  disent  de  Marie  Kummer,  les  autres  de  Dieu  —  com- 
mandement de  se  rendre  aussitôt  au  moulin  de  Schluchtern.  De 
grands  événements  allaient  conduire  auprès  du  village  l'ange  blanc, 
auquel  Mad.  de  Krudener  se  verrait  enfin  présentée.  Dociles  à 
l'ordre  reçu,  la  baronne,  Juliette,  Berckheim  et  Empeytaz  s'étaient 
immédiatement  rendus  au  moulin. 

La  vérité  est  que  cette  retraite  n'eut  rien  de  miraculeux.  Si 
Mad.  de  Krudener  alla  à  Schluchtern,  les  ordres  de  Dieu  n'y 
furent  pour  rien,  pour  beaucoup  au  contraire,  les  ordres  ou  du 
moins  les  agissements  de  la  police  badoise.  ' 

1  Les  protecteurs  de  Fontaines  —  ceux  de  Mad.  de  Krudener  —  avaient 
perdu  de  leur  crédit  à  la  cour  de  Bade,  depuis  que  le  prince  Charles, 
mari  de  Stéphanie  de  Beauharnais,  remplaçait  son  aïeul  Charles-Frédéric 
sur  le  trône  grand-ducal  (juin  1811). 

En  18 12  et  181 3  les  prédications  de  Fontaines  avaient  certainement 
touché  à  la  politique,  comme  celles  de  Mad.  de  Krudener  et  de  Marie 
Kummer. 

On  lit  dans  les  «Mémoires  tirés  des  papiers  d'un  homme  d'Etat»  (XI, 
285)  :  «...  Il  (d'Armfeldt)  devint  en  raison  de  sa  position  spéciale,  le 
chef  d'une  diplomatie  secrète,  et  le  duc  de  Serra-Capriola  (ancien  ambas- 
sadeur de  la  cour  de  Aaples  en  Russie)  en  rapport  avec  toutes  les  cours 
anti-françaises  et  en  apparence  avec  celles  mêmes  en  apparence  amies  de 
Napoléon,  fut  l'âme  de  ce  ministère  occulte,  inconnu  au  ministère  patent... 
On  ne  négligeait  aucun  moyen  d'une  future  union  générale  contre  Napo- 
léon. Les  correspondances  à  cet  égard  avaient  pour  agents  ceux  du 
Tugendbund  et  des  commis-voyageurs,  dont  on  était  sûr. .  .  » 

D'après  Quérard  (Supercheries  littéraires  dévoilées),  le  rédacteur  d'une 
partie  des  Mémoires  que  je  cite,  fut  un  nommé  d'Allonville  qui,  n'ayant 
pas  réussi  à  se  faire  un  nom  en  publiant  ses  propres  souvenirs,  compila 


H-     1217     -H 

Fontaines,  dénoncé  par  le  pasteur  Mezel,  avait  renoncé  à  son 
emploi,  mais  l'agitation  qu'il  avait  provoquée  à  Sulzfeld  avait 
attiré  l'attention  du  gouvernement.  Les  réunions  présidées  à  Carls- 
ruhe  par  la  baronne  avaient  également  donne  de  l'ombrage. 
Apollyon  était  renversé;  il  n'était  plus  nécessaire  de  tolérer  des 
sectaires,  devenus  d'autant  plus  influents  que  l'accomplissement 
de  la  partie  politique  de  leur  programme  semblait  légitimer  leurs 
prédictions  ultérieures.  Du  reste  les  prédicateurs  de  conventicules 
allaient  un  peu  loin.  Malgré  la  résistance,  peut-être  plus  apparente 

avec  l'assistance  d'autres  écrivains  royalistes  douze  à  treize  volumes  d'une 
utilité  contestable. 

Ce  d'Allonville  avait  été  précepteur  des  enfants  Rostopschine,  puis  était 
entré  dans  les  bureaux  de  Serra-Capriola  et  avait  épousé  une  petite-fille 
du  maréchal  Munnich,  assez  âgée  déjà.  Si  le  fait  est  vrai,  le  comte 
d'Allonville  était  ainsi  devenu  le  cousin  de  Juliane  de  Krudener.  Je  dis, 
si  le  fait  est  vrai,  car  je  n'ai  trouvé  nulle  part  la  confirmation  du  récit 
de  Quérard. 

A  défaut  de  ce  d'Allonville,  Mad.  de  Krudener  ne  manquait  pas  en 
Russie  de  correspondants  autorisés.  Son  frère  lui-même,  membre  de  la 
Société  biblique,  était  allié  à  la  famille  de  Lieven  et  par  conséquent  à 
Christophe  Andreiewitsch  qui,  après  avoir  été  ministre  de  la  guerre, 
venait  d'être  nommé,  en  181 1,  ambassadeur  en  Prusse. 

Au  demeurant,  que  Fontaines  ait  été  ou  non  un  agent  du  prétendu 
cousin,  chiliaste  et  conspirateur  c'était  tout  un  à  cette  époque.  Fontaines 
écrivait  beaucoup  de  lettres  et  la  baronne  avait  une  correspondance 
des  plus  étendues.  L'anonyme  de  Berne  dit  en  paraphrasant  Ziethe  : 
«...Dur/en  wir,  ohne  das  allerheiligste  7»  betreten  und  ohne  einen 
Vorhang  7»  luften,  den  erst  die  Ewigkeit  luften  wird.  den  Spuren 
dieser  Gemeinschaft  (la  Société  des  diacres  et  diaconesses  de  la  baronne) 
nachgehen,  so  wiirden  wir  dieselben  ebensowohl  an  der  Xordsee,  als 
am  mittelldndischen  Meere  ^11  suchen  haben.»  (p.   1 38). 

Le  Tugendbund  formait  une  Eglise  invisible  comme  l'Eglise  invisible 
du  Piétisme,  avec  laquelle  elle  se  confondait  même  souvent. 

Avant  1806,  les  réfugiés  français  avaient  paru  suspects  aux  Allemands. 
qui  les  regardaient  volontiers  comme  des  «  serpents  sans  foi  ni  loi,  qui  ne 
se  feraient  pas  la  moindre  conscience  de  donner  une  piqûre  mortelle  à  la 
patrie.  . .»  (Lettre  anonyme  citée  par  Hardenberg  I,  2G7).  Après  la  guerre 
de  Prusse  ils  avaient  pris  hautement  parti  pour  leur  nouvelle  patrie. 
Frédéric  Ancillon,  un  Messin  d'origine,  devint  en  181  o  précepteur  du 
prince  royal,  à  la  place  de  Delbriïck,  «weil  er  vor  diesem  den  Yor^ug 
einer  lebendigeren  Anffassung  der  Geschichte,  namentlich  der  preussischen 
batte.  .  .  » 

Le  mouvement  patriotique  prussien  et  plus  tard  le  russe  s'appuyèrent 
sur  la  religion. 


H-     218     -H 

que  réelle    de    Jung-Stilling,  ils  poussaient    à    un   exode  immédiat 
des  enfants  de  Dieu. 

Une  enquête  fut  ordonnée.  Elle  révéla  la  maligne  influence 
exercée  par  1* ex- vicaire  et  par  son  ancienne  amie  sur  les  campa- 
gnards du  grand-duché.  C.  von  Wechmar,  directeur  de  l'arron- 
dissement badois  de  l'Inn  et  de  l'Enz,  crut  nécessaire  de  s'in- 
former auprès  de  la  police  wurtembergeoise  des  motifs  qui  avaient 
autrefois  porté  Frédéric  Ier  à  renvoyer  de  ses  états  la  bande,  dont 
présentement  on  avait  à  se  plaindre  à  Sulzfeld.' 

Arndt,  dans  la  3P  partie  de  son  livre  «  Der  Geist  der  Zeit  »  écrivait  dans 
le  temps  même  où  Fontaines  était  vicaire  :  .  .  «  Soll  ich  dir  sagen 
(Deutschland)  was  dich  erlosen  kann  ?  —  Nichts  als  der  Glaube  an 
Gott,  der  Glanbe  an  deine  Vàter,  der  Glanbe  an  deutsche  Redlichkeit 
und  die  gemeinsame  Liebe  und  Trene  gegen  das  Vaterland.  Fuhle  Gott 
wieder,  in  ihm  f'ùhlst  du  die  Ehre  und  Wùrde  der  Vater,  erkenne, 
dass  nur  Eintracht  dich  retten  kann,  vertilge  den  Hass,  welcher  den 
einen  Deutschen  gegen  den  andern  entpveit.  Verbanne  aus  dir  die 
franfôsischen  Sitten  und  die  leichtfertige  Sprache,  verfluche  und  ver- 
banne aus  dir  aile  Schmeichler  und  Verkundiger  fur  Bonaparte  und 
die  Françosen,  vertilge  die  Buben  und  Verrather,  wie  mari  Ottern- 
gepichte  vertilgt.  —  Kurp  liasse  deine  Peiniger  und  Schander,  fuhre 
heissen,  blutigen  Krieg  gegen  die  Eroberer  !  Gott  und  Vaterland  sei 
das  Feldgeschrei  !  darum  rufe  :  Zusammen,  qusammen  !  fur  Redit  und 
Freiheit!  fur  Gott  und  das  Volk  !  fit  den  Waffen  !  pi  den  H  affen  ! 
gegen  die  Welschen  !  .  .  » 

1  Le  7  mars  iSi5,  Wechmar  écrivait  : 

«Nr.  355 1.  Hochlobliche  Landvogtey  ! 

Wir  haben  ausserlich  pi  vernehmen  gehabt,  dass  eine  gewisse  Grafin 
von  Krudener  mit  Gefolg,  unter  welchem  sich  eine  Familie  Fontaines 
oder  La  Fontaines  befindet,  in  dem  Jahre  i8o<j  oder  1810  in  dem 
alten  Schloss  pi  Bonnigheim  sich  aufgehalten  habe,  und  wegen  gewisser 
Verbindungen  veranlasst  worden  sey,  dasselbe  mit  den  jenseitigen 
koniglichen  Staaten  pi  verlassen. 

Da  sich  nun  nicht  undeutliche  Spuren  einer  Fortsetping  dieser  Ver- 
bindung  in  den  diesseitigen  Grenp-Orten  Schluchtern,  Sulzfeld  und 
Umgebung  neuerlich  ergeben  haben,  so  wollen  wir  Eine  Koniglich 
Hochlobliche  Landvogtey  hiemit  freundnachbarlichst  ersucht  haben,  uns 
davon  gefalligst  in  Kenntniss  selp?n  pi  wollen,  was  es  mit  diesem 
Aufenthalt  in  Bonnigheim  fur  eine  Bewandtniss  gehabt  habe.  .  ?  » 

Les  autorités  wurtembergeoises  répondirent  le  16  mars  : 

.  .  .  «  Auch  geht  aus  solchen  (Akten)  hervor,  dass  dieselbe  (Fr.  v.  K.) 
mit  der  beruchtigten  im  Ziichthaus  sich  befindlichen  Geisterseherin 
Gottliebin    Kummerer    von    Cleebronn    abgegeben    und    sie    unter    ihre 


H»    219    4« 

Les  agents  du  roi  répondirent  avec  empressement  aux  questions 
de  leurs  collègues.  „La  comtesse,  déclarèrent-ils,  avait  été  ren- 
voyée en  1809,  à  cause  de  ses  relations  avec  la  trop  fameuse 
visionnaire  Gottliebin  Kummer,  et  Fontaines  avait  été  expulsé  en 
même  temps,  pour  le  même  motif,  et  parce  qu'il  entretenait  avec 
la  France  une  correspondance  qui  avait  paru  suspecte..." 

Mad.  de  Krudener,  tracassée  par  la  police  badoise,  jugea  pru- 
dent de  s'éloigner. 

Comme  elle  avait  promis  à  Fontaines  d'acheter  une  propriété, 
où  l'on  put  établir  une  nouvelle  colonie  chrétienne,  elle  acquit, 
le  6  mars  18 15,  au  nom  de  Balthasar  Wepfer,  citoyen  suisse, 
un  domaine  appelé  le  Rappenhof,  sis  a  deux  kilomètres  de 
Weinsberg,  cent  sept  morgen  d'excellent  terrain,  avec  bâtiments 
d'exploitation,  le  tout  moyennant   12,050  florins.' 

Gesellschaft  aufgenommen  gehabt  habe  ;  auch  die  Correspondent  des 
Fontaines  nach  Frankreich  sehr  aufgefallen  seye. . .  » 

Ainsi  Mad.  de  Krudener,  dès  le  7  mars,  était  surveillée  à  Schluchtern 
même.  On  voit  que  l'acquisition  du  Rappenhof  (6  mars)  pourrait  bien 
n'avoir  pas  été  absolument  volontaire.  On  la  fit,  ai-je  dit,  au  nom  de 
Wepfer;  probablement  parce  que  le  nom  de  l'honnête  suisse  semblait 
moins  compromis  que  celui  de  Fontaines  ou  celui  de  Mad.  de  Krudener, 
peut-être  aussi  parce  que  la  baronne  devait  au  commis-voyageur  un 
dédommagement  pour  la  perte  de  sa  place  et  pour  ses  avances  de  fonds?... 

Du  reste,  un  changement  s'était  opéré  dans  la  politique  intérieure  du 
Wurtemberg  ;  à  la  faveur  de  ce  changement  Fontaines  espérait  peut-être 
obtenir  droit  de  séjour.  Le  1 1  janvier  181 5,  Frédéric  Ier  avait  accordé  une 
Constitution  à  ses  sujets.  Une  chambre  était  convoquée  pour  le  i5  mars. 
File  se  réunit  en  effet,  mais  fut  dissoute,  dès  le  mois  d'août  suivant,  ses 
membres  s'obstinant  à  réclamer  le  retour  pur  et  simple  à  l'ordre  des  choses 
d'avant  1807. 

1  Je  souligne  «  à  deux  kilomètres  de  Weinsberg  »,  parce  que,  comme 
le  lecteur  le  verra  plus  tard,  Eynard  (ou  plutôt  ceux  qui  l'ont  renseigné) 
a  fait  à  l'occasion  d'un  domaine  près  de  Weinsberg  une  erreur  des  plus 
condamnables.  M.  Biihler  (de  Weinsberg)  écrit  [in  Zeitschrift  des  hist. 
Vereins  fur  das  Wïtrtt.  Franken  X  2,  p.  14  —  1877)  : 

...  «  Ueber  den  Anfenthalt  der  Frau  v.  Krudener  in  Schluchtern, 
damais  schon  badische  Enclave,  hatte  der  dortige  evangelische  Pfarrer, 
Herr  Lindenmeyer,  die  G'ùte,  mir  noch  Folgendes  mit-^utheilen: 

«  Sicher  ist  dass  Frau  von  Krudener  in  Schluchtern  einen  langern 
Bergungsaufenthalt  gehabt  hat.  Sie  bewohnte  in  dieser  Zeit  drei  kleine 
sehr  still  aber  idyllisch  gelegene  Zimmer  in  der  hiesigen  Koch'schen, 
von  Baum-  und  Grasgarten  umgebene  und  von  Armen  des  Leindbachs 
umrauschten  Mùhle,  deren  Eigenth'ùmer  offenbar  damais  wie  heute  sich 


Fontaines  prit  immédiatement  possession  de  cet  immeuble.  La 
baronne  s'établit  dans  le  voisinage,  non  dans  le  Wurtemberg 
même,  où  elle  eût  craint  de  paraître,  mais  à  Schluchtern,  village 
badois  enclavé  dans  le  Wurtemberg;  elle  jugea  même  prudent  de 

durch  einen  unbefangenen  Sinn  und  freundliches  Entgegenkommen 
gegen  Gebildete  ausge^eichnet  haben. 

Spuren  der  Anwesenheit  der  Frau  von  Kr'ùdener  sind  noch  vorhandene 
M'ôbel,  namlich  die  Schreibkommode  and  ein  Aafschlagtisch  derselben 
sammt  ihrem  Crucifix  von  Hol$.  Die  Dame  fuhrte  ein  sehr  stilles 
Leben,  unterbrochen  durch  Empfang  von  Besuchen  and  ein^elnen  Touren 
nach  Ludwigsburg  and  Stuttgart.  Bei  der  alteren  Génération  in 
Schluchtern  steht  sie  in  sehr  gutem  Andenken,  indem  sie  in  den  von 
ihr  Werktage  Abends  und  Sonntags  nach  dem  Gottesdienst  gehaltenen 
Stunden.  in  welchen  man  knieend  betete,  and  der  von  ihr  bei  sonst  sehr 
einfachem  Leben  ge'ùbten  Wohlthatigkeit  den  Eindruck  einer  echt  reli- 
giosen  Frau  machte.  Ihre  Gesellschaft  bestand  einjig  in  einer  Kammer- 
jungfer,  welche  ihr  Faktotum  war. 

Au/  die  Jakob  Koch'sche  Familie  ïibte  die  Kr'ùdener  so  grossen 
Einfiluss  ans,  dass  dièse  unter  dem  Eindruck  ihrer  apokalyptischen 
Auslegungen  sich  veranlasst  fand,  mit  nicht  unbetrachtlicher  Habe  ihr 
nach  Russland  (Odessa)  nachjujiehen,  wo  sie  ein  Zufluchtsort  fur  die 
christliche  Kr'ùdener sche  Gemeinde  gefunden  hatte. 

Ein  reicher  Brie/wechsel  sammt  Autographen  der  Frau  von  Kr'ùdener 
wurde  leider  um  das  Jahr  184g  vertilgt.  ...» 

Le  même  auteur  fait  du  Rappenhof  la  description  suivante  :  «  . .  Etwa 
^wei  Kilometer  von  Weinsberg  ent/ernt  —  pvischen  diesem  Orte  and 
Lahrensteinfeld  —  liegt  freundlich  au/  einer  kleinen  Anh'ohe  die  fùrst- 
liche  Hohenlohe-Bartenstein'sche  Domline  Rappenhof,  von  Weinbergen 
und  Waldesh'ôhen  umgeben,  iiber  dem  Wiesengrund  ;  von  hier  aus 
gewahrt  das  wie  ein  Amphitheater  sich  aufbauende  alte  Stadtchen 
Weinsberg  mit  der  Burg  Weibertreu  im  Hintergrund  einen  wirklich 
malerischen  Anblick.  ...» 

Beschreibung  des  Oberamts  Weinsberg  (1862),  publication  officielle, 
écrit  :  ...  «  Der  ptr  Gemeinde  (Weinsberg)  gehbrige  Rappenhof. 
3/8  Stunden  geom.  von  der  Stadt  entfernt,  liegt  malerisch  und  durch 
eine  %u  ihm  fûhrende  Pappelallee  fernhin  kennbar,  auf  einer  kleinen 
Anh'ohe  ùber  dem  Stadt  (Saubach)  Tlùilchen.  Es  ist  ein  sehr  gut 
bennrthschaftetes  Gut  und  erst  im  Jahr  i85g  nach  dem  Tod  des 
Besit^ers  um  die  Summe  von  36,ooo  fl.  in  die  Hande  des  F'ùrsten  von 
Hohenlohe-Bartenstein  ùbergegangen.  ...» 

Une  note  porte  que  le  domaine  en  1782  était  d'une  contenance  de 
48  morgen  2  viertel,  plus  1  morgen  de  terre  communale.  Prix  à  cette 
époque,  sans  les  bâtiments  qu'y  construisit  ensuite  l'acquéreur  Kolb, 
1 663  fl.  3o  kr. 

Le  Rappenhof  a  été  détruit  il  y  a  quelque  temps  par  un  incendie. 


«-    221     -H 

se  loger  à  l'écart    et   prit    trois    petites    chambres  dans  le  moulin 
du  meunier  Koch. 

Les  autres  membres  de  la  bande  chiliaste  se  dispersèrent;  les 
uns  probablement  se  rendirent  au  Rappenhof,  les  autres  trou- 
vèrent à  se  caser  dans  le  village  de  Schluchtern.  Empeytaz  paraît 
avoir  été  du  nombre  de  ceux-ci  et  peut-être  aussi  M.  de  Berck- 
heim  et  Juliette. 

Eynard  écrit  :  „...Mad.  de  Krudener  s'occupa  de  l'évangélisation 
de  cette  contrée,  où  un  réveil  religieux  s'était  manifesté  depuis 
quelques  années.  Les  travaux  des  théosophes  et  de  Jung-Stilling 
surtout  y  avaient  puissamment  contribué  et  avaient  communiqué 
à  ce  peuple  une  exaltation  qui  porta  des  communes  entières  à 
vendre  toutes  leurs  propriétés  pour  aller  s  établir  au  pied  du 
Caucase,  dans  l'attente  du  retour  des  Juifs  à  Jérusalem,  afin  de 
se  réunir  plus  promptement  à  eux  et  d'avoir  part  aux  bénédic- 
tions qui  leur  sont  promises..." 

Et  il  ajoute:  „...Mad.  de  Krudener  s'attachait  à  prévenir  ces 
écarts  d'imagination  en  prêchant  l'obéissance  et  le  renoncement..." 

C'est  juste  le  contraire  de  la  vérité.  Eynard  oublie-t-il  si  vite 
que  la  baronne  venait  d'écrire:  ,,...Les  enfants  de  Dieu  vont  se 
trouver  rassemblés?.."  Oui  pourchassait  la  police  badoise,  sinon 
précisément  les  fauteurs  de  ce  mouvement  insensé,  ceux  qui,  à 
l'instar  de  Mad.  de  Krudener,  poussaient  de  malheureux  paysans 
à  tout  vendre,  à  tout  quitter,  à  partir  précipitamment  pour  la 
Palestine  ou  pour  les  régions  du  Caucase?...  Jung-Stilling  insistait 
ou  faisait  semblant  d'insister  pour  que  chacun  restât  chez  soi, 
dans  sa  maison,  „où  il  était  aussi  bien  entre  les  mains  de  Dieu 
qu'en  Crimée  ou  qu'en  Circassie;"  Fontaines  mettant  d'accord  sa 
foi  et  ses  intérêts,  prêchait  un  moyen  terme,  la  colonie  agricole 
en  Allemagne  même;  Mad.  de  Krudener  voulait  l'exode,  l'exode 
immédiat.  Ce  qu'elle  prêcha  aux  Suisses  en  1816  et  1817,  elle 
le  disait  en  1815  aux  gens  de  Schluchtern.  Son  hôte,  le  meunier 
Koch,  honnête  chef  de  famille,  qui  vivait  dans  l'aisance,  séduit 
par  elle,  se  défit  de  tout  ce  qu'il  possédait  et  se  rendit  à  Odessa. 


La  distance  entre  Schluchtern  et  le  Rappenhof  est  d'environ 
quatre  lieues.  A  mi-chemin  se  trouve  la  ville  de  Heilbronn. 

Or,  tandis  que  la  baronne  courait  de  son  moulin  à  sa  ferme, 
de  sa  ferme  à  son  moulin,  en  rêvant  à  sa  correspondance  avec 
Roxandre  de  Stourza,  l'Europe  armait.  Les  troupes  des  souve- 
rains coalisés  s'acheminaient  vers  la  France. 

Le  24  mai,  Schwarzenberg  traversait  Heilbronn  pour  s'aller 
mettre  à  la  tête  de  l'armée  autrichienne.  Le  2  juin  parut  l'empe- 
reur François.  Déjà  Alexandre  traversait  la  Bavière.  Le  4  juin, 
il  entra  à  son  tour  dans  Heilbronn,  où  ses  appartements  avaient 
été  retenus  dans  la  maison  von  Rauch.  Il  fut  reçu  avec  pompe, 
comme  un  hôte  longtemps  désiré. 


Le  4  juin  1815  —  un  dimanche,  sauf  erreur  —  l'affluence  du 
public  à  Heilbronn  fut  énorme. 

Fatigué  des  réceptions  officielles  qui  avaient  duré  tout  le 
jour,  et  étourdi  par  l'excessif  tumulte  populaire,  l'empereur  venait 
de  se  retirer  dans  ses  appartements.  Ordre  avait  été  donné  à  ses 
aides  de  camp  de  ne  plus  introduire  personne. 

Persuadé  que  rien  ne  troublerait  sa  méditation,  Alexandre  ouvrit 
sa  Bible  et  lut  son  Psaume  du  jour,  qui  était  le  XXe. 

«Que  l'Eternel  t'exauce  au  jour  de  la  de'tresse, 

Que  le  nom  du  Dieu  de  Jacob  te  protège! 

Que  du  sanctuaire  il  t'envoie  du  secours, 

Que  de  Sion  il  te  soutienne  ! 

Qu'il  se  souvienne  de  toutes  tes  offrandes, 

Et  qu'il  agrée  tes  holocaustes  ! 

Qu'il  te  donne  ce  que  ton  cœur  désire, 

Et  qu'il  accomplisse  tous  tes  desseins  ! 

Nous  nous  réjouissons  de  ton  salut, 

Nous  lèverons  l'Etendart  au  nom  de  notre  Dieu  ; 

L'Eternel  exaucera  tous  tes  vœux. 

Je  sais  déjà  que  l'Eternel  sauve  son  oint  ; 

Il  l'exaucera  des  deux,  de  sa  sainte  demeure, 

Par  le  secours  puissant  de  sa  droite. 

Ceux-ci  s'appuient  sur  leurs  chars,  ceux-là  sur  leurs  chevaux  ; 

Nous,  nous  invoquons  le  nom  de  l'Eternel,  notre  Dieu. 

Eux,  ils  plient  et  ils  tombent  ; 

Nous,  nous  restons  ferme,  et  restons  debout. 

Eternel,  sauve  le  roi  !...  » 

Tout  à  coup  une  dame  se  présente  dans  la  maison  Rauch. 
Elle  demande  à  parler  à  l'empereur.  L'aide  de  camp  refuse  de 
l'introduire.  Elle  présente  une  lettre  cïandience.  '   L'aide   de  camp 

1  «Une  lettre  d'introduction»,  écrit  Empeytaz  (Notice  sur  l'empereur 
Alexandre.  2e  éd.  p.  1  3).  «...L'empereur,  en  recevant  cette  lettre,  demanda 
de  qui  elle  était.  . .  De  Mad.  de  Krudener,  répondit  le  prince  (Wolkonski, 


H-     224     -H 

persiste  dans  son  refus.  Elle  insiste:  il  est  urgent  qu'elle  parle 
immédiatement  à  l'empereur!...  Elle  presse  tant  enfin,  que  l'officier 
se  décide  à  aller  prendre  les  ordres  du  souverain. 

Presqu'aussitôt  il  reparut,  et  avec  les  marques  du  plus  profond 
respect,  offrit  le  bras  à  la  visiteuse  pour  la  conduire  auprès  du  czar. 

L'entretien  dura  trois  heures.  Puis  la  dame  sortit  et  bien  avant 
dans  la  nuit  reprit  sa  voiture,  remisée  à  l'hôtel  aujourd'hui  démoli  des 
trois  Rois,  et  donna  l'ordre  au  cocher  de  la  mener  au  Rappenhof.1 

aide  de  camp  de  service).  —  De  Mad.  de  Krudener!...  s'écria  par  trois 
fois  l'empereur.  Quelle  providence  !  où  est-elle  ?  Faites-la  entrer  tout  de 
suite...»  Eynard  supprime  la  lettre,  afin  de  donner  à  l'histoire  un  petit 
air  de  prodige. 

1  M.  Biihler  (Frau  von  Krudener  auf  dem  Rappenhof,  in  Heilbronn 
und  Schluchtern  im  Jahre  i 8 i 5,  loc.  cit.)  écrit  du  Rappenhof: 
....  «  Ihre  Ruhe  und  ihr  Ziel  fand  aber  die  nun  bereits  altère  Dame 
anch  in  diesem  angulus  terrae  praeter  omnes  ridens  nicht,  wohl  aber 
wurde  die  hochste  Ho ff nun  g  ihres  Lebens vom  Rappenhof  ans  erfiillt. 

....  Am  4.  Juni  18 15  traf  Alexander  auf  seiner  Reise  von  Wien 
fum  Hauptquartier  in  Heilbronn  ein,  wo  er  mit  Kaiser  Franc  und 
Kronprinf  Wilhelm  von  Wiirttemberg  ^usammentraf.  Er  nahm  in  dem 
von  Rauch'schen  Palais  Quartier;  Abends  von  den  Festlichkeiten  ermùdet 
$og  er  sich  bald  in  sein  Zimmer  ^urïïck. 

Herr  Friederich  von  Rauch,  der  jet^ige  Besit^er  des  Hauses,  ei-ahlt 
von  jenem  Abend  nach  den  Erinnerungen  seiner  Grossmutter,  dass, 
wahrend  ailes  voll  von  Offiperen  und  dem  kaiserlichen  Gefolge  gewesen 
sei,  sich  noch  spat  eine  Dame  mit  dem  dringenden  Verlangen  gemeldet 
habe,  vor  Alexander  gefùhrt  ju  iverden,  den  Namen  Frau  von  Kru- 
dener angebend. 

Die  puritanische  Erscheinung  und  das  Verlangen  seien  auftallend 
genug  gewesen,  uni  Verhaltungsmassregeln  ein^uholen,  wahrend  dem 
die  Dame  unter  der  Dienerschaft  erwartet  habe  ;  aber  bei  Nennung  des 
Namens  Krudener  sei  sie  sofort  von  einem  Adjutanten  abgeholt  und 
mit  hbchster  Ehrerbietung  am  Arm  in  das  Zimmer  des  Kaisers  gefùhrt 
worden 

Die  Unterredung  dauerte  drei  Stunden  :  Alexander  verabschiedete 
tief  ergriffen  Frau  von  Krudener,  welche  in  spater  Nacht  wieder  von 
dem  nun  abgebrochenen  Gasthof  $u  den  drei  Konigen  hinaus  auf  den 
Rappenhof  fuhr,  den  sie  nun  bald  gan^  verliess,  um  dem  Kaiser  auj 
dessen  Aufforderung  ^unachst  nach  Heidelberg  mit  ihrer  Tochter  und 
Pastor  Empeyta^  ^u  folgen,  wo  sie  am  g.  Juni  ein  traf  und  in  der 
Nacht  mit  ihm  auf  dem  Schlosse  gebetet  haben  soll. 

Eynard  gibt  auch  Schluchtern  als  ihren  damaligen  Aufenthalt  an, 
von  wo  ein  Brief  vom  18.  Mai  181 5  dattirt  ist,  doch  dûrften  die 
Lokalgewahrm'ànner    Dillenius,    Justinus    Kemer,    Titot,     welche    von 


«•     2VJ5     -H 

Au  Kappenhof  attendaient  anxieusement  M.  de  Berckheim,  Fon- 
taines et  Marie  Kummer,  prosternés  devant  Dieu  dans  une  com- 
mune prière. 

Zeitgenossen  berichtet  wurden,  mit  dem  Rappenhof  als  dem  Ausgangs- 
punkt  der  Fahrt  ju  Kaiser  Alexander  Redit  behalten.  .  .  » 

II  est  certain,  d'après  le  récit  d'Empeytaz,  que  la  baronne  ne  retourna 
pas  à  Schluchtern.  «  Mad.  de  Krudener,  écrit-il,  était  restée  avec  sa  fille 
à  Heilbronn. . .  »  11  me  semble  assez  improbable  que  deux  dames  aient 
trouvé  à  se  loger  dans  une  ville  remplie  de  soldats  et  surtout  d'officiers 
civils  et  militaires;  Empeytaz,  du  reste,  était  intéressé  à  ne  pas  faire 
mention  du  Rappenhof.  Je  considère  donc  la  version  de  M.  Bùhler 
comme  la  plus  acceptable.  Il  est  vrai  que  Dillenius  n'est  pas  très  explicite 
et  que  Justinus  Kerner  n'a  parlé  que  d'après  la  tradition  de  son  temps 
n'ayant  rien  vu  par  lui-même,  mais  il  entrait  dans  les  habitudes  de  la 
baronne  de  faire  prier  toute  sa  famille,  quand  elle  avait  à  exécuter  quel- 
que chose  d'important  à  son  gré.  En  admettant  qu'elle  ait  habité  Schluch- 
tern à  cette  époque,  elle  a  dû  prévenir  les  gens  du  Rappenhof  de  son 
intention  d'aller  trouver  Alexandre,  elle  a  dû  prendre  conseil  de  la 
Kummer,  de  Fontaines  etc.,  et  surtout  elle  a  dû  se  recommander  à  leurs 
oraisons.  Quand  bien  même  donc  sa  résidence  habituelle  eût  été  son 
moulin,  il  y  a  toute  apparence  qu'elle  ne  se  rendit  pas  à  Heilbronn  avant 
d'avoir  touché  au  Rappenhof.  Les  hagiographes,  poussés  par  le  désir 
d'ôter  à  Fontaines  toute  part  dans  le  succès  final  de  l'intrigue  qu'il  avait 
préparée,  ont  eu  soin  de  ne  jamais  parler  du  séjour  fait  par  la  baronne 
dans  le  domaine  acheté  au  nom  de  Wepfer.  Il  est  cependant  évident  que 
Juliane  a  habité  le  Rappenhof,  où  se  sont  trouves  des  comptes,  des  vête- 
ments à  son  usage,  des  livres  à  elle,  etc.  Eynard  et  ses  copistes  ont  eu 
soin  de  présenter  l'arrivée  d'Alexandre  à  Heilbronn  comme  tout-à-fait 
inattendue.  Ils  ont  eu  tort  :  on  savait  que  le  czar  devait  venir.  Dillenius 
écrit  :  «  Im  benachbarten  Heilbronn  kamen  der  Kaiser  von  Oesterich 
und  der  von  Russland  pt  Anfang  Junïs  mit  dem  Kronprin^en  von 
Wurttemberg  und  den  iibrigen  Feldherrn  qusammen,  um  den  Feld^ugs- 
plan  pi  verabreden.  » 

Je  lis  dans  «Heilbronner  Unterhaltungs-Blatt»  (nu  ioj  du  4  septembre 
1887  :  «  Es  war  im  Juni  18 i5,  als  Kaiser  Franc  von  Oesterreich  und 
Alexander  von  Russland  eine  Zusammenkunft  in  Heilbronn  hatten.  Auch 
die  Kaiserinnen,  Erdier^og  Karl,  der  Konig  und  Kronpriiij  von  Wurt- 
temberg waren  in  Heilbronn,  und  vicie  Oesterreicher,  Baiern  und  Kosaken 
ïogen  dem  Rhein  ?»..<.»  L'article  non  signé  du  journal  reproduit  ici  ce 
qu'avait  dit  Titot  (Beschreibung  des  Oberamts  Heilbronn).  Il  parle  comme 
tous  les  écrivains  du  pays,  sans  exception,  du  séjour  de  Mad.  de  Krudener 
au  Rappenhof.  ...  «Frau  Kriidener..,  die  auf  dem  damaligen  Rappenhof 
bei  W'einsberg  eine  neue  religiose  Gemeinde  grunden  wollte..^ 


^e^^^^^B^s^e^ie^^^^^s^^^ 


Que  venait-il  de  se  passer  entre  Alexandre  et  la  baronne  de 
Krudener?  Voici  d'abord  ce  que  rapporte  Eynard  d'une  conver- 
sation de  l'empereur  avec  Mlle  de  Stourza  : 

. . .  „  Je  respirais  enfin,  et  mon  premier  mouvement  fut  de  prendre 
un  livre  que  je  porte  toujours  avec  moi,  mais  mon  intelligence 
obscurcie  par  de  sombres  nuages,  ne  se  pénétrait  point  du  sens 
de  cette  lecture.  Mes  idées  étaient  confuses  et  mon  cœur  oppressé. 
Je  laissai  tomber  le  livre,  en  pensant  de  quelle  consolation  m'au- 
rait été  dans  un  moment  pareil  l'entretien  d'un  homme  pieux. 
Cette  pensée  vous  rappela  à  mon  souvenir;  je  me  souvins  aussi 
de  ce  que  vous  m'aviez  dit  de  Mad.  de  Krudener  et  du  désir  que 
je  vous  avais  exprimé  de  faire  sa  connaissance.  „  Où  peut-elle 
être  maintenant  et  comment  la  rencontrer  jamais  ? . . .  "  J'avais  à 
peine  exprimé  cette  idée,  que  j'entends  frapper  à  ma  porte.  C'était 
le  prince  Wolkonski,  qui  de  l'air  le  plus  impatienté  me  dit  qu'il 
me  troublait  bien  malgré  lui,  à  cette  heure  indue,  mais  que  c'était 
pour  se  débarrasser  d'une  femme  qui  voulait  absolument  me  voir. 
Il  me  nomma  en  même  temps  Mad.  de  Krudener.  Vous  pouvez 
vous  figurer  ma  surprise  !  Je  croyais  rêver.  —  „  Madame  de  Kru- 
dener !  Madame  de  Krudener  !  "  m'écriai-je.  Cette  réponse  si  subite 
à  ma  pensée  ne  pouvait  être  un  hasard  ! . . .  Je  la  vis  sur  le 
champ,  et  comme  si  elle  avait  lu  dans  mon  âme,  elle  m'adressa 
des  paroles  fortes  et  consolantes  qui  calmèrent  le  trouble  dont 
j'étais  obsédé  depuis  si  longtemps ..." 

— ...  „Dans  cette  première  entrevue,  raconte  Empeytaz,  Mad.  de 
Krudener  s'appliqua  à  faire  rentrer  Alexandre  en  lui-même,  en 
lui  montrant  son  état  de  péché,  les  désordres  de  sa  vie  passée 
et  l'orgueil  qui  l'avait  dirigé  dans  ses  plans  de  régénération. 

„  Non,  sire,  lui  dit-elle  avec  véhémence,  vous  ne  vous  êtes  pas 
encore  approché  de  l'Homme-Dieu,  comme  un  criminel  qui  vient 
demander  grâce.   Vous  n'avez  pas  encore  reçu  grâce  de  Celui  qui 


H-    227     *H 

seul  a,  sur  la  terre,  le  pouvoir  de  remettre  les  péchés.  Vous  ne 
vous  êtes  pas  encore  humilié  devant  Jésus.  Vous  n'avez  pas 
encore  dit,  comme  le  péager,  du  fond  de  votre  cœur:  O  Dieu, 
sois  apaisé  envers  moi  qui  suis  un  grand  pécheur!  Et  voilà  pour- 
quoi vous  n'avez  point  de  paix.  Ecoutez  la  voix  d'une  femme 
qui  a  été  aussi  une  grande  pécheresse,  mais  qui  a  trouvé  le 
pardon  de  tous  ses  péchés  au  pied  de  la  croix  du  Christ." 

C'est  dans  ce  sens  que  Mad.  de  Krudener  parla  à  son  souve- 
rain, pendant  près  de  trois  heures.  Alexandre  ne  pouvait  articuler 
que  quelques  paroles  entrecoupées;  la  tête  appuyée  sur  ses  mains, 
il  versait  d'abondantes  larmes.  Toutes  les  paroles  qu'il  entendait 
étaient,  selon  l'expression  de  l'Ecriture,  comme  une  épée  à  deux- 
tranchants  qui  atteignait  jusqu'au  fond  de  l'âme  et  de  l'esprit,  et 
qui  jugeait  des  intentions  de  son  cœur  [Hèbr.  IV,  12).  Enfin, 
Mad.  de  Krudener,  effrayée  de  l'état  de  trouble  dans  lequel  ses 
paroles  avaient  jeté  Alexandre,  lui  dit  :  „Sire,  je  vous  demande 
pardon  du  ton  avec  lequel  je  vous  ai  parlé.  Croyez  que  c'est 
dans  la  sincérité  de  mon  cœur  et  devant  Dieu,  que  je  vous  ai 
dit  des  vérités  qui  ne  vous  ont  pas  encore  été  dites.  Je  n'ai  fait 
que  m'acquitter  d'un  devoir  sacré  envers  vous  ..."  —  ,,Soyez 
sans  crainte,  répondit  Alexandre,  tout  votre  discours  s'est  légitimé 
à  mon  cœur;  vous  m'avez  aidé  à  découvrir  en  moi  des  choses 
que  je  n'y  avais  jamais  vues;  j'en  rends  grâce  à  Dieu;  mais  j'ai 
besoin  d'avoir  souvent  de  pareils  entretiens  et  je  vous  prie  de  ne 
pas  vous  éloigner." 

Quelques  jours  après,  la  baronne  rejoignit  l'empereur  à  Hcidel- 
berg,  où  il  avait  établi  son  quartier  général  dans  la  maison 
Pickford,  dont  le  jardin  était  orné  d'une  croix. 


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...  „Le  lendemain,  Alexandre  se  transporta  au  quartier  général. 
A  peine  arrivé,  il  écrivit  à  Mad.  de  Krudener  de  se  rendre  auprès 
de  lui,  en  lui  faisant  connaître  qu'il  avait  un  pressant  besoin  de 
s'entretenir  en  détail  de  ce  qui  depuis  longtemps  occupait  ses 
pensées.  „Vous  me  trouverez  logé,  disait-il,  dans  une  petite 
maison  hors  de  la  ville.  J'ai  choisi  cette  habitation,  préférable- 
ment  à  toute  autre,  parce  que  j'y  ai  trouvé  ma  bannière,  une 
croix  placée  dans  le  jardin." 

„Depuis  une  année  (poursuit  Empeytaz,  à  qui  j'emprunte  ces 
détails),  j'accompagnais  Mad.  de  Krudener  dans  ses  voyages.  Après 
sa  première  entrevue  avec  l'empereur,  j'étais  retourné  au  village 
de  Schluctern  ;  Mad.  de  Krudener  était  restée  avec  sa  fille  à 
Heilbronn.  A  peine  arrivé  je  reçus  d'elle  la  lettre  suivante  : 

„Cher  ami  ! 

„J'éprouve  un  besoin  pressant  que  vous  veniez  avec  moi  chez 
Alexandre  ;  car  je  sens  fortement  le  besoin  d'être  avec  vous,  de 
prier,  de  repasser  tant  de  passages  des  Saintes  Ecritures  que  vous 
êtes  habitué  à  me  chercher  et  à  me  dire.  J'ai  écrit  hier  à  Alexandre, 
et  ma  lettre  aura,  s'il  plaît  au  Seigneur  et  par  sa  grâce,  des 
fruits  :   elle  était  forte  et  douce. 

„Mon  âme  est  dans  l'attente  de  grandes  choses.  La  guerre 
commence,  c'est  un  moment  décisif... 

„Hâtez-vous,  cher  frère  et  cher  ami  !  " 

„Je  me  rendis  de  suite  auprès  de  Mad.  de  Krudener.  Nous  par- 
tîmes de  Heilbronn  le  8  juin,  avec  son  gendre  et  sa  fille  (M.  et 
Mad.  de  Berckheim),  et  nous  arrivâmes  le  lendemain  à  Heidelberg. 
Nous  prîmes  pour  habitation  une  maison  de  paysan,  située  sur  la 
rive  gauche  du  Xeckar,  au  pied  d'une  colline,  à  dix  minutes 
du    logement    d'Alexandre.    C'était    dans    cette    humble    demeure 


qu'Alexandre,  s' arrachant  à  ses  nombreuses  occupations,  venait 
régulièrement,  de  deux  jours  l'un,  passer  la  soirée  depuis  10  heures 
jusqu'à  2  heures  du  matin,  et  s'unissait  à  nous  pour  lire  la  Parole 
de  Dieu,  pour  prier  et  s'entretenir  familièrement  des  vérités  éter- 
nelles du  salut. 

„Ces  conférences,  qui  durèrent  tout  le  temps  qu'il  resta  à  Heidel- 
berg,  étaient  loin  d'avoir  un  but  politique,  comme  quelques  jour- 
naux ont  voulu  l'insinuer.  Réunis  par  une  providence  particulière 
auprès  d'un  grand  prince  qui  réclamait  de  nous  le  secours  de  la 
piété,  pour  calmer  sa  conscience,  nous  aurions  cru  pécher  contre 
Dieu,  et  violer  les  droits  sacrés  de  la  confiance  qu'il  nous  avait 
accordée,  si  nous  l'eussions  entretenu  des  choses  périssables  de 
ce  monde;  et  les  personnes  de  différents  partis  qui  n'ont  cessé 
de  nous  entourer,  n'ont  jamais  pu  se  servir  de  nous  pour  faire 
réussir  leurs  desseins.  Non,  non,  quand  on  est  convaincu  qu'après 
la  mort  suit  le  jugement,  et  un  jugement  qui  est  d'une  consé- 
quence éternelle  ;  quand  on  sait  que  celui  qui  meurt  hors  de  la 
communion  de  Christ,  meurt,  comme  il  est  né,  sous  la  condam- 
nation, il  est  impossible  d'occuper  celui  qui  recherche  les  vérités 
de  l'Evangile,  d'autres  objets  que  ces  vérités  immuables. 

.,  Alexandre  avait  un  tel  désir  de  faire  des  progrès  dans  la  con- 
naissance de  la  vérité,  qu'il  était  toujours  le  premier  à  indiquer 
quelques  parties  de  nos  Saints  Livres,  comme  pouvant  être  le 
sujet  de  la  conversation,  et  les  réflexions  qu'il  faisait  montraient 
qu'il  était  éclairé  des  lumières  du  Saint-Esprit. 

„La  première  fois  que  je  lui  fus  présenté,  après  un  moment  de 
conversation  où  il  parlait  des  désordres  de  sa  vie  passée  avec 
un  profond  sentiment  de  douleur,  je  pris  la  liberté  de  lui  adresser 
cette  question:  „Sire!  maintenant  avez-vous  la  paix  de  Dieu? 
Etes-vous  assuré  du  pardon  de  vos  péchés  ?"  Il  garda  un  moment 
le  silence;  il  semblait  qu'il  s'interrogeât  lui-même  et  qu'il  craignît 
de  se  tromper;  puis,  comme  si  un  crêpe  était  enlevé  de  dessus 
son  visage,  il  porta  vers  le  ciel  un  regard  vif  et  serein,  et  s'écria 
d'une  voix  ferme  et  pleine  de  componction:  „Je  suis  heureux,... 
oui,  je  suis  très-heureux...  J'ai  la  paix...  la  paix  de  Dieu...  Je 
suis  un  grand  pécheur;  mais  depuis  que  Madame  (en  désignant 
Mad.  de  Krudener)  m'a  montré  que  Jésus  est  venu  chercher  et 
sauver  ce  qui  était  perdu,  je  sais...  je  crois  que  mes  péchés  sont 
pardonnes.    La  Parole  de  Dieu    dit  :    Celui   qui    croit    au  Fils  de 


H-     230     44 

Dieu,  au  Dieu  Sauveur,  est  passé  de  la  mort  à  la  vie  et  ne 
viendra  point  en  jugement.  Je  crois...  oui,  j'ai  la  foi...  Jean-Baptiste 
dit:  Oui  croit  au  Fils  a  la  vie  éternelle...  Mais  j'ai  besoin  d'avoir 
des  conversations  pieuses;  j'ai  besoin  de  dire  ce  qui  se  passe  en 
moi,  et  de  recevoir  des  conseils.  Il  faut  que  je  sois  entouré  de 
personnes  qui  m'aident  à  marcher  dans  la  voie  du  chrétien,  à 
m'élever  au-dessus  de  ce  qui  est  terrestre,  à  remplir  mon  cœur 
des  choses  du  ciel..." 

Cette  conversation,  dont  je  ne  puis  rapporter  plus  de  détails, 
me  fit  voir  qu'Alexandre  avait  reçu  le  précieux  don  de  la  foi,  de 
cette  foi  simple  et  ferme  qui  ne  s'appuie  que  sur  la  parole  de 
Dieu,  et  qui,  par  cela  même  qu'elle  est  une  persuasion  que  Dieu 
donne,  s'élève  au-dessus  de  tous  les  petits  raisonnements  des  hommes. 

„I1  revenait  souvent,  dans  la  conversation,  sur  les  fruits  que  l'on 
retire  de  la  lecture  de  la  Bible,  lorsqu'on  la  lit  avec  un  esprit 
de  soumission.  Il  nous  disait  un  soir  que,  depuis  fort  longtemps 
Dieu  lui  avait  donné  le  goût  de  cette  lecture,  et  un  grand  attrait 
pour  la  prière;  que  tous  les  jours,  quelles  que  fussent  ses  occu- 
pations, il  lisait  trois  chapitres:  un  des  Prophètes,  un  des  Evan- 
giles, et  un  des  Epitres.  Même  pendant  la  guerre,  et  quand  le 
canon  tonnait  autour  de  sa  tente,  il  ne  se  laissait  point  distraire 
de  ses  dévotions.  Il  ajoutait  que,  dans  le  temps  où  il  était  ainsi 
attiré  vers  les  choses  de  Dieu,  il  faisait  tous  ses  efforts  pour  con- 
former sa  vie  à  ce  que  les  Saintes  Ecritures  ordonnent,  et  à  se 
détacher  de  ce  qu'elles  défendent... 

„Un  jour  je  lui  parlais  de  l'efficacité  de  la  prière  du  fidèle,  qui 
s'approche  de  son  Père  céleste  avec  la  pleine  certitude  d'être 
exaucé.  Je  lui  citais,  à  cette  occasion,  plusieurs  exemples  de 
prières  exaucés  dune  manière  très-surprenante;  il  me  dit:  „Et 
moi,  je  puis  vous  assurer  que,  m'étant  souvent  trouvé  dans  des 
intentions  scabreuses  (c'était  son  expression),  j'en  ai  toujours  été 
tiré  par  la  prière.  Je  vous  dirai  une  chose  qui  étonnerait  singu- 
lièrement le  monde,  si  elle  était  connue.  C'est  que  dans  mes  con- 
férences avec  mes  ministres,  qui  sont  loin  d'avoir  mes  principes, 
lorsqu'ils  sont  d'avis  contraire,  au  lieu  de  disputer  je  prie  intérieure- 
ment, et  je  les  vois  se  rapprocher  peu  à  peu  des  principes  de  la 
charité  et  de  la  justice." 

„Un  autre  jour  je  lui  parlais  de  la  nécessité  de  marcher  par  la 
foi,  lui  faisant  remarquer  que  cette  foi  ne  doit  s'appuyer  que  sur 


^    231     *H 

la  parole  de  Dieu,  qui  est  une  base  inébranlable;  qu'ainsi  Abra- 
ham crut  Dieu,  et  que  cela  lui  fut  imputé  à  justice.  „Ah!  oui, 
me  dit-il,  il  faut  avoir  cette  foi  simple  et  vivante  qui  ne  regarde 
qu'au  Seigneur,  qui  espère  contre  toute  espérance  ;  mais  il  faut 
du  courage  pour  sacrifier  l'Isaac.  Voilà  ce  qui  me  manque  : 
demandez  à  Dieu  qu'il  me  donne  la  force  de  tout  sacrifier  pour 
suivre  Jésus-Christ  et  pour  le  confesser  ouvertement  devant  les 
hommes."  A  son  invitation,  nous  priâmes  ensemble  pour  demander 
à  Dieu  cette  grâce.  La  prière  ayant  été  faite  à  genoux,  il  se 
releva  les  yeux  baignés  de  larmes,  le  visage  rayonnant  de  cette 
joie  douce  qu'inspirent  le  sentiment  de  la  paix  de  Dieu  et  la  vue 
de  son  amour.  Il  me  prit  la  main,  et  me  la  serrant,  il  me  dit  : 
„Oh  !  combien  je  sens  la  force  de  l'amour  fraternel  qui  unit  les 
disciples  de  Christ  entre  eux!...  Oui,  votre  prière  sera  exaucée; 
il  me  sera  donné,  d'en  haut,  de  confesser  publiquement  mon  Dieu 
sauveur." 

„Pendant  qu'il  était  à  Heidelberg,  la  partie  des  Prophéties  qu'il 
lisait  était  les  Psaumes.  Le  lundi,  19  juin,  le  psaume  qu'il  avait 
lu  était  le  35e  (Judica,  Domine  nocentes  me)  ;  le  soir  il  nous  dit 
que  ce  psaume  avait  dissipé  de  son  âme  toutes  les  inquiétudes 
qu'il  avait  encore  sur  le  succès  de  la  guerre  ;  qu'il  était  convaincu 
qu'il  agissait  conformément  à  la  volonté  de  Dieu. 

„I1  me  remit  sa  Bible,  et  me  pria  de  lui  lire  ce  psaume.  Pen- 
dant que  j'en  faisais  la  lecture,  il  me  développait  les  différentes 
circonstances  de  sa  vie  qui  y  avaient  rapport.  Quand  je  lus  ces 
paroles  :  „Us  m'ont  rendu  le  mal  pour  le  bien,  cherchent  à  m'ôter 
la  vie;  mais  moi,  quand  ils  ont  été  malades,  je  me  vêtais  d'un 
sac,  j'affligeais  mon  âme  par  le  jeûne,  j'ai  agi  comme  si  c'eût  été 
mon  intime  ami,"  il  me  dit:  „Je  ne  cesse  pas  de  prier  pour  mes 
ennemis,  et  je  sens  que  je  puis  les  aimer  comme  l'Evangile 
me  le  commande."  Et  quand  j'en  vins  à  ces  mots  :  „Réveille-toi, 
réveille-toi,  ô  mon  Dieu  et  mon  Seigneur  !  pour  me  rendre  justice 
et  pour  soutenir  ma  cause,"  il  dit:  «C'est  ce  que  Dieu  fera, 
j'en  suis  pleinement  convaincu;  cette  cause  est  la  science,  puisqu'il 
s'agit  du  bonheur  des  peuples.  Oh  !  que  Dieu  m'accorde  la  grâce 
de  procurer  la  paix  à  l'Europe!  je  suis  prêt  à  donner  ma  vie 
dans  ce  but  !" 

„Le  surlendemain  l'on  apprend  le  succès  des  Erançais  sur  les 
armées  alliées;  Alexandre  voit  ceux  qui  l'environnent  rempli  d'une 


crainte  poussée  jusqu'au  découragement;  mais  lui,  plein  de  con- 
fiance dans  la  protection  divine,  invoque  son  Sauveur,  lui  demande 
son  Esprit  de  conseil  et  de  force.  Après  une  prière  fervente  il 
prend  la  Bible  pour  faire  sa  lecture  ordinaire  ;  il  lit  le  psaume  37 
(Noli  annulari  in  malignentibus) .  Fortifié  par  les  promesses  divines 
qu'il  a  sous  les  yeux,  il  se  rend  auprès  de  ses  coopérateurs,  les 
exhorte  à  prendre  courage  et  à  marcher  contre  l'ennemi,  sûrs  d'ob- 
tenir la  victoire.  En  nous  racontant  ce  fait,  il  nous  disait:  „ J'aurais 
voulu  vous  montrer  l'expression  qu'avait  mon  visage;  vous  auriez 
vu  comment  j'étais  soutenu  d'en  haut,  et  qu'elle  était  la  paix  de 
mon  âme  au  milieu  de  toutes  ces  personnes  alarmées." 

„Le  jour  où  il  apprit  le  succès  des  armées  alliés,  lorsque  j'entrai 
dans  la  chambre  où  nous  nous  réunissions  ordinairement,  il  vint 
à  moi,  avec  l'expression  d'une  joie  cordiale,  me  prit  par  la  main 
et  me  dit:  „Ah!  mon  cher  ami,  c'est  bien  aujourd'hui  que  nous 
devons  rendre  grâce  au  Seigneur  pour  les  bienfaits  et  la  protec- 
tion qu'il  nous  accorde."  Il  tomba  le  premier  à  genoux,  versant 
avec  abondance  les  larmes  de  la  gratitude,  au  pied  de  son  Dieu 
libérateur.  Relevé  de  la  prière,  il  s'écria  :  „Oh,  que  je  suis  heureux, 
mon  Sauveur  est  avec  moi  !  Je  suis  un  grand  pécheur  ;  et  il  veut 
bien  se  servir  de  moi  pour  procurer  la  paix  aux  peuples.  Oh  !  si 
tous  ces  peuples  voulaient  comprendre  les  voies  de  la  Providence, 
s'ils  voulaient  obéir  à  l'Evangile,  qu'ils  seraient  heureux!..."" 


La  fortune  souriait  à  Mad.  de  Krudener.  Mad.  Armand  accourut 
de  Genève  et  M.  de  Berckheim  épousa  Juliette. 

Alexandre  partit  pour  Paris  le  24  juin.  La  guerre  était  déjà, 
ou  peu  s'en  faut,  terminée.  Mad.  de  Krudener  ne  suivit  pas  immé- 
diatement le  czar.  Le  8  juillet,  elle  revint  à  Carlsruhe,  où  elle 
s'occupa  d'une  Suédoise  malade,  qu'elle  logea  et  nourrit.  Après 
quelques  jours  passés  dans  le  grand-duché  de  Bade,  la  baronne 
partit  pour  Paris.  A  Nancy,  elle  rencontra  l'armée  d'invasion  et 
poursuivit  sa  route  sous  la  protection  d'un  officier  hanovrien,  qui 
ne  la  connaissait  que  par  son  passe-port  signé  d'Alexandre.  Par- 
tout des  villages  brûlés  par  les  Cosaques  !..  Certains  individus  sa- 
vaient déjà  que  la  voyageuse  était  des  amies  du  chef  des  alliés. 
Ainsi  le  maire  de  Beaumont  qui  la  salua  au  passage,  à  la  tête 
de  ses  administrés. 

Mad.  de  Krudener  arriva  à  Paris  le  14  juillet,  au  soir,  et  se 
logea  d'abord  à  l'hôtel  de  Mayence,  rue  Cordière.  L'empereur  la 
pria  de  se  rapprocher  de  lui  ;  il  résidait  à  l'Elysée.  M.  de  Berck- 
heim courut  deux  jours  avant  de  trouver  un  appartement  dans 
le  quartier  Saint-Honoré.  Au  moment  où  il  allait  renoncer  à  ses 
recherches,  il  rencontra  Mad.  de  Lezay-Marnésia,  dont  le  fils 
venait  d'être  blessé.  Mad.  Lezay  se  disposait  à  se  rendre  auprès 
du  jeune  colonel  :  la  baronne  prit  l'appartement  qu'avait  jusque-là 
occupé  son  amie.  35,  rue  St-Honoré,  à  l'hôtel  Montchenu. 

Le  soir  même,    17  juillet,  elle  y  reçut   l'empereur. 

Les  conférences  reprirent.  „La  communication  de  l' Elysée- 
Bourbon  avec  l'hôtel  Montchenu  était  établie  par  une  porte  don- 
nant sur  les  Champs  Elysées.  Cette  porte,  dont  Alexandre  avait 
la  clé,  s'ouvrait  en  dedans,  et  prenait  accès  par  un  petit  pont 
dans  le  jardin  de  l'hôtel  .  .  . 

.  .  .  „L*  empereur  avait  offert  à  Mad.  de  Krudener  d'assister  au 
culte  grec,  dans  sa  chapelle,  à  l'Elysée-Bourbon.   Chaque  dimanche, 


»r     034     44 

couverte  d'un  voile  blanc,  elle  venait  y  occuper  une  place  réservée, 
dans  une  chambre  contiguë  à  la  chapelle  .  .  ." 

Dès  que  l'on  connut  à  Paris  l'influence  exercée  par  Mad.  de 
Krudener  sur  Alexandre,  la  favorite  eut  une  cour.  Ce  furent 
d'abord  d'anciens  amis,  Benjamin  Constant,  Grégoire  l'intime 
d'Oberlin,  Chateaubriand,  .  .  .  puis  le  marquis  de  Puységur,  de 
Gérando,  Isnard,  Bergasse,  Bergasse  surtout,  Bergasse  le  mesmé- 
rien,  l'ancien  séide  de  Catherine  Théot  et  de  Dom  Gerle  .  .  .,  ' 
la  duchesse  de  Bourbon,  la  duchesse  d'Escars,  Mad.  d'Arjuyon, 
Mad.  Récamier,  Mad.  de  Duras...,  tout  cela  afflua  chez  l'aimable 
reine  du    vague.2 

1  Quelques  biographes  ont  fait  de  Bergasse  un  des  amants  de  la  baronne 
de  Krudener,  —  à  Paris,  sous  le  Directoire  !  —  Ce  sont  les  mêmes  écri- 
vains qui  ont  donné  Juliane  à  Bernardin  de  Saint-Pierre  (1789). 

2  Le  baron  Joseph  de  Gerando  était  l'ami  de  Camille  Jordan.  Sa  femme 
avait  été  fort  liée  étant  jeune  fille  avec  les  cousines  de  M.  de  Berckheim, 
Henriette  (devenue  Mad.  Augustin  Périer),  Fanny  (morte  au  moment  où 
il  commençait  à  être  question  pour  elle  d'un  mariage  avec  Camille  Jordan), 
Octavie  (devenue  baronne  de  Stein)  et  Amélie  (devenue  baronne  de  Diete- 
7-ich).  Les  demoiselles  de  Berckheim  (de  Schoppenwir)  avaient  trois  frères 
dans  l'armée  française,  parmi  lesquels  Sigismond,  général  à  ce  moment 
déjà  et  qui  mourut  jeune  encore,  peu  d'années  après. 

M.  de  Gerando,  qui  s'occupa  constamment  avec  passion  du  sort  des 
classes  indigentes,  mena  Mad.  de  Krudener  prêcher  les  prisonnières  de 
Saint-Lazare. 

La  baronne  de  Gerando  écrivait  à  Mad.  de  Staël,  au  mois  de  septembre 
1S1  5  : 

«  Mad.  de  Krudener,  chère  Madame,  m'a  chargée  de  vous  dire  le  regret 
qu'elle  aura  de  quitter  Paris  sans  vous  y  avoir  rencontrée 

«  Je  voudrais  vous  parler  de  Mad.  de  Krudener,  qui  m'a  souvent  parlé 
de  vous  et  vous  a  désirée  comme  une  des  personnes  qui  l'eût  le  mieux 
comprise,  mais  je  ne  puis  vous  faire  un  portrait  exact  de  cette  femme 
extraordinaire 

«  C'est  une  très-belle  âme,  une  très-sainte  vie,  un  esprit  supérieur, 
qu'elle  dédaigne  maintenant  qu'elle  croit  avoir  un  meilleur  secours,  et 
qui  cependant  éclaire  admirablement  sa  doctrine  et  sa  piété.  Je  ne  suis 
point,  en  tout  et  partout,  à  son  niveau  ou  à  sa  hauteur;  peut-être  même 
m'en  écarterais-je  à  dessein,  pour  suivre  une  autre  route  qui  m'est  mieux 
connue,  à  laquelle  je  suis  plus  habituée,  et  qui  serait  bonne  aussi  en  v 
restant  bien  fidèle.  Mais  Mad.  de  Krudener  touche,  émeut,  entraine  et 
persuade  le  cœur,  alors  même  que  la  raison  voudrait  essayer  de  la  com- 
battre  

«  Je  ne  trouve  l'explication  du  mystère  de  l'ascendant  qu'exerce  Mad.  de 


Une  partie  de  ce  beau  monde  porta  d'abord  l'enthousiasme 
jusqu'à  assister  au  culte  que  le  jeune  Empeytaz  célébrait  chaque 
soir,  à  sept  heures,  en  robe  de  ministre.  Quand  les  dames  se 
furent  assurées  que  les  heures  s'y  passaient  sans  prodige,  elles 
cessèrent  d'y  venir.  Les  hommes,  à  leur  tour,  se  vengèrent  de 
l'ennui  qu'on  leur  avait  fait  subir,  en  tournant  en  ridicule,  cha- 
pelle, chapelain,  prophétesse  et  même  l'auguste  disciple. 

Krudener,  que  dans  sa  bonté  qui  est  parfaite  et  s'épanche  avec  un  irrésis- 
tible attrait.  Des  erreurs  pourraient  avoir  accès  dans  son  esprit  ;  tout  est 
pur,  bienveillant,  charitable  dans  ses  intentions,  et  cette  puissance  d'amour 
la  met  en  possession  d'une  immense  influence  sur  les  autres.  Elle  en  a 
une  bien  grande  sur  l'empereur  Alexandre  qui  lui  donne  toute  sa  con- 
fiance et  tous  les  moments  que  ses  devoirs  n'absorbent  point.  Je  ne  saurais 
pénétrer  ce  que  la  Providence  permettra  des  suites  de  l'alliance  de  ces 
deux  âmes,  et  si  des  vues  si  saintes  et  si  mystiques  sont  ce  qui  convient 
le  mieux  à  ce  monde  troublé  par  les  orages  et  les  passions,  mais  qui 
s'agite  aussi  pour  atteindre  un  but  généreux  et  recouvrer  une  noble  indé- 
pendance  

M.  Benjamin  Constant  voit  souvent  Mad.  de  Krudener  et  ils  s'appré- 
cient mutuellement.  Mad.  Récamier  va  aussi  à  son  école  et  s'en  trouve 
bien » 

A  cette  lettre,  datée  de  Paris,  Mad.  de  Staël  répondit  de  Martigny,  le 
27  septembre  : 

....  «  Je  suis  très-frappée  de  ce  qu'on  m'a  mandé  et  de  ce  q*ue  vous  me 
confirmez  des  conversations  de  l'empereur  Alexandre  avec  Mad.  de  Krli- 
dener.  J'ai  une  très-grande  admiration  pour  lui,  et  si,  contre  l'ordinaire 
des  souverains,  il  est  moins  loué  qu'il  ne  le  mérite,  c'est  parceque  les 
idées  libérales  qu'il  aime  du  fond  du  cœur  ont  peu  de  partisans  dans  les 
salons.  Je  souhaite,  de  tout  mon  âme,  tout  ce  qui  peut  élever  cet  homme 
qui  me  paraît  un  miracle  de  la  Providence  pour  sauver  la  liberté  menacée 
de  toutes  parts.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  la  liberté  et  la  religion 
se  tiennent  dans  ma  pensée,  religion  éclairée,  liberté  juste  :  c'est  le  but, 
c'est  le  chemin.  Je  crois  le  mysticisme,  c'est-à-dire  la  religion  de  Fénelon, 
celle  qui  a  son  sanctuaire  dans  le  cœur,  qui  joint  l'amour  aux  œuvres, 
je  la  crois  une  réformation  de  la  Réformation,  un  développement  du 
christianisme,  qui  réunit  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  le  catholicisme  et  le 
protestantisme,  et  qui  sépare  entièrement  la  religion  de  l'influence  poli- 
tique des  prêtres. 

«Quelle  belle  chose  pour  l'empereur  Alexandre  que  d'être  à  la  tête  de 
ces  deux  nobles  perfectionnements  de  l'espèce  humaine,  la  religion  intime 
et  le  gouvernement  représentatif!  J'aurais  eu  grande  envie  d'aller  porter 
aussi  mon  tribut  de  pensées  à  l'empereur  Alexandre,  mais  j'ai  craint  la 
douleur  que  me  causerait  la  présence  des  étrangers,  j'ai  craint  la  violence 
de  l'esprit  de  parti  sous  des  rapports  tout  à  fait  opposés  à  mes  opinions, 


H-     236     44 

Benjamin  Constant  presque  seul  et  Bergasse  restèrent  les  habi- 
tués fidèles  de  l'oratoire  de  la  baronne. 

et  pénétrée,  comme  je  le  suis,  de  respect  et  d'attachement  pour  le  Roi, 
j'ai  cru  que  ne  rien  dire  était  le  mieux. 

«En  voilà  assez  d'idées  générales.  Exprimez  bien,  je  vous  prie,  à 
Madame  de  Krudener  mon  désir  de  la  revoir  ;  elle  a  vraiment  beaucoup 
de  grâce  dans  l'esprit.  Notre  ami  Matthieu,  etc.  ...»  (Lettres  inédites 
et  souv.  biogr.  de  ATad.  Récamier  et  de  Mad.  de  Staël,  publ.  par  le 
baron  de  Gerando,  pag.  77). 


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Bergasse!...  un  homme  singulier,  ce  Bergasse!... 

Le  rapport  du  conventionnel  Vadier  sur  l'affaire  Théot  le  peint, 
comme  plus  ridicule  que  dangereux  :  „... Bergasse,  l'illuminé,  connu 
par  le  plaidoyer  du  banquier  Kornmann,  par  des  ouvrages  sur 
le  somnambulisme,  par  d'ingénieuses  rêveries  sur  le  pouvoir  du 
fluide  animal... 

„...  Ce  Bergasse  avait  à  sa  suite  une  espèce  de  prophétesse, 
qu'il  endormait  pour  obtenir  des  prédictions,  même  sur  les  événe- 
ments politiques... 

„ Après  que  l'Assemblée  Constituante  eut  quitté  Versailles  pour 
venir  à  Paris,  il  allait  tous  les  matins,  en  costume  de  député, 
dans  la  cour  des  Menus,  chanter  le  refrain  de  Nina:  „Mon  bien- 
aime  ne  revient  pas,  etc."  Il  attendait,  disait-il,  le  Roi  et  l'As- 
semblée... 

„...Ce  maniaque  résidait  à  Petit-Bourg,  auprès  de  la  sœur  de 
d'Orléans,  ci-devant  duchesse  de  Bourbon;...  il  lui  avait  échauffé 
le  cerveau  par  les  pratiques  du  somnambulisme.  Au  surplus,  ce 
Bergasse,  tout  visionnaire  qu'il  est,  faisait  des  vœux  très  prononcés 
pour  la  contre-révolution..." 

Le  personnage,  tel  qu'on  nous  le  donne  en  1794>  était  un 
magnétiseur  convaincu,  frotté  des  théories  mystiques  de  Petit- 
Bourg,  où  St.  Martin,  le  philosophe  inconnu,  obscurcissait  les 
nuages  de  Jacob  Bœhme. 

Bergasse  avait  été  des  premiers  disciples  de  Mesmer,  en  laveur 
de  qui  il  avait  écrit  quelques  brochures.  Quelque  temps  après  il 
avait  failli  plaider  contre  le  docteur  allemand.  L'affaire  s'arrangea, 
Kornmann,  dépositaire  des  fonds  de  Mesmer  ayant,  par  une  indis- 
crétion, renseigné  les  disciples  dissidents  sur  la  fortune  du  maître. 
Pour  récompenser  le  banquier,  Bergasse  se  chargea  de  son  procès 
contre  sa  femme  accusée  d'adultère   et    s'attaqua  à  Beaumarchais 


H-     238     -H 

impliqué  dans  l'aventure.  Le  père  de  Figaro,  malmené  par  l'avocat, 
se  vengea  par  „  la  Mère  coupable  ",  où  Bergasse  fut  représenté 
sous  les  traits  du  fourbe  Begearss. 

Député  par  la  sénéchaussée  de  Lyon  aux  Etats-Généraux, 
l'apôtre  du  mesmérisme  se  retira  de  l'Assemblée  devenue  Natio- 
nale, après  les  journées  d  octobre  1789,  puis  il  écrivit  des  bro- 
chures, la  plupart  assez  médiocres,  contre  les  institutions  nouvelles. 

Homme  de  talent  mais  de  conduite  louche,  il  passa  le  reste  de 
sa  vie  à  tenter  d'arriver  à  quelque  chose,  devint  enfin  conseiller 
d'Etat  et  mourut  oublié,  dans  les  premières  années  du  règne  de 
Louis-Philippe.1 

Il  n'avait  jamais  été  de  ceux  qui  reculent  devant  l'emploi  du 
charlatanisme;  une  anecdote  le  démontrera. 

L'oculiste  Guillié  se  trouvait  poursuivi  sous  la  Restauration 
pour  avoir,  conjointement  avec  le  visionnaire  Labbé-Lafond,  écrit 
une  histoire  de  la  conspiration  de  Mallet.  Les  deux  prévenus 
s'attendaient  à  une  condamnation.  Bergasse,  consulté  par  eux, 
leur  fournit  le  moyen  de  se  tirer  de  peine.  —  „ Avez- vous  un 
cent  d'amis?"  —  „Peut-étre?  à  nous  deux!..."  sur  cette  réponse 
l'avocat  combine  un  coup  de  théâtre.  Deux  acteurs  ici,  trois  là- 
bas;  la  majeure  partie  de  la  bande  est  divisée  par  pelotons  et 
répartie  avec  art;  près  de  la  barre  un  groupe  compact  de  gens 
résolus!...  La  lecture  de  l'acte  d'accusation  est  accueillie  par  des 
murmures,  pianissimo,  piano,  rinforzando  !  ...Bientôt  l'auditoire 
gronde!  „Quoi,  c'est  cela  que  l'on  ose  poursuivre!...  ces  juges 
sont  donc  vendus  ï\  l'usurpateur!..."  Des  cris!...  des  huées!...  Le 
tribunal  prend  peur;  les  barrières  craquent;  on  envahit  le  pré- 
toire!... Guillé  et  Labbé-Lafond  furent  acquittés. 

Etonnez-vous  après  cela  si  l'hôtel  Montchenu  vit  une  scène  qui 
fit  scandale  ! 

Plus  d'une  fois,  probablement,  on  avait  devant  Bergasse  le 
mesmérien  vanté  l'extraordinaire  lucidité  de  Maria  Kummrin. 

La  prophétesse  vint  à  Paris,  avec  Fontaines,  et  tout  droit  à 
l'hôtel  Montchenu. 

1  Bergasse  revit  Alexandre  en  1818.  11  publia  en  1822  un  «Essai  sur  le 
rapport  qui  doit  exister  entre  la  loi  religieuse  et  les  lois  politiques.»  Il 
mourut  conseiller  d'Etat  en  i832. 


H-    239    -H 

Une  première  extase,  en  petit  comité,  annonça  que  le  lende- 
main, à  l'heure  habituelle  des  visites  de  l'empereur,  la  voyante 
aurait  un  accès  d'auto-somnambulisme. 

Pour  gagner  le  salon  de  la  baronne.  Alexandre  était  obligé  de 
traverser  une  antichambre.  A  l'heure  dite,  Mad.  de  Krudener 
laissa  la  Kummer  s'établir  dans  cette  antichambre,  en  présence 
de  quelques  personnes.   Fontaines  était  auprès  de  la  prophétesse. 

...„Mad.  de  Krudener,  écrit  Eynard,  avait  passé  bien  des  heures 
en  prière  pour  demander  à  Dieu  de  manifester  sa  volonté!... 

...„A  l'heure  où  l'empereur  traversait  l'antichambre,  il  trouve 
Maria  Kummrin  étendue  sur  un  canapé.  Il  s'informe.  Mad.  de 
Krudener  ne  répondant  point,  Fontaines  prend  la  parole  et 
annonce  à  l'empereur  que  c'est  une  prophétesse  de  l'Eternel,  qui 
avait  à  lui  parler  de  la  part  de  Dieu.  L'empereur  s'assied,  prêt  à 
écouter,  et  Maria  Kummrin  commence  un  discours  sentencieux, 
qui  aboutissait  à  une  demande  de  fonds  pour  la  création  d'une 
communauté  chrétienne  dans  les  environs  de  Weinsberg.  Mad.  de 
Krudener  s'était  levée  en  l'entendant  et  était  sortie  avec  sa  fille. 
Au  bout  d'un  instant  elle  revint  prier  Alexandre  de  passer  au 
salon.  Alexandre  la  suivit,  l'arrêta  dans  les  excuses  qu'elle  voulait 
lui  faire,  en  lui  disant  qu'il  connaissait  assez  les  hommes  pour 
ne  pas  se  laisser  prendre  à  la  piété  de  gens  si  prompts  à  demander 
de  l'argent,  et  lui  conseilla  de  s'en  débarrasser  le  plutôt  possible.' 

1  Ainsi,  d'après  le  texte  d'Eynard,  Fontaines  venait  demander  de  l'ar- 
gent, non  pour  le  Rappenhof,  mais  pour  une  communauté  chrétienne 
dans  les  environs  de  Weinsberg.  C'est  là  une  escobarderie,  dont  le  lecteur 
aura  immédiatement  fait  justice,  mais  qui  ne  prédispose  pas  en  faveur  de 
la  baronne  et  de  son  entourage. 

M.  Sainte-Beuve  a  écrit  quelque  part  :  « . .  Il  y  a  chez  les  systématiques 
convaincus  une  heure  mauvaise  où  le  charlatanisme  se  glisse  aisément  et 
où  l'indifférence  sur  le  choix  des  moyens  commence » 

Juliane  n'en  était  plus  à  compter  les  heures  de  ce  genre,  vécues  an 
Catharinenplaisir,  à  Lichtenthal  ou  à  Schluchtern  !  Depuis  sept  ans  elle 
était  la  compagne  de  la  Kummer  :  est-il  admissible  qu'en  i  Si  5,  elle,  «la 
femme  du  monde,  douée  d'un  tact  si  fin»,  ne  sût  pas  encore  à  quelle 
créature  elle  s'était  associée  ?  Le  public  ne  voulut  pas  croire  à  une  duperie 
aussi  obstinée.  «Dis-moi  qui  tu  hantes,  je  te  dirai  qui  tu  es!»  murmura- 
t-il.  On  parla  de  complicité...  «Endlich  wurde  sie  die  Baronesse  v. 
Krudener)  von  ihm  (Alexanderi  aïs  Betrugerin  erkannt. . .»  (Pierer, 
édit.  de  1860,   IX,  85 1.) 

«Betriigerin»   est   un  bien  gros  mot  et  certainement  excessif  1   Juliane. 


H-     î>4()     -H 

.,Deux  jours  après,  ajoute  l'historien,  Fontaines  repartait  pour 
le  Rappenhof."  ' 

ou  je  me  trompe  fort,  n'eut  jamais  l'intention  arrêtée  de  tromper 
Alexandre.  Liée  à  la  Kummer  et  à  Fontaines  par  la  fausse  déclaration 
qu'ils  avaient  faite  de  concert  le  i5  août  1808,  Mad.de  Krudener  avait 
exagéré  l'éloge  de  la  prophétesse,  pensant  ainsi  se  persuader  elle-même  et 
acheter  la  discrétion  de  la  voyante.  Mais  le  doute  était  venu.  Depuis  un 
assez  long  temps  déjà  la  sibylle  avait  perdu  de  son  empire.  Juliane  ayant 
rencontré  à  Paris  l'un  des  plus  anciens  adeptes  du  magnétisme  animal, 
Nicolas  Bergasse,  avait  conté  les  prodiges  qu'elle  croyait  avoir  vus. 
Bergasse  voulut  connaître  la  merveille  de  lucidité  qu'on  lui  vantait.  Sur 
ses  instances,  on  finit  par  faire  venir  la  Kummrin.  La  haronne,  par 
amour-propre,  eût  souhaité  sans  doute  que  l'auto-somnambule  se  tirât  à 
son  honneur  de  l'épreuve  à  laquelle  elle  allait  être  soumise  devant  un 
juge  réputé  compétent,  mais  eut-elle  l'intention  de  se  servir  du  sujet  au 
profit  de  ses  intérêts  ?  La  Kummer,  devant  un  auditoire  si  différent  des 
passés  et  ne  comprenant  guère  le  langage  de  ceux  qui  l'entouraient,  ne  mit 
probablement  pas  dans  son  jeu  la  perfection  accoutumée.  Dès  les  pre- 
miers mots  de  la  pythonisse  relatifs  à  une  demande  de  secours,  Juliane, 

«sur  les  yeux  de  César  composant  son  visage», 
disparut,  confessant  ainsi  sa  duperie  passée,  mais  désavouant  ou  essayant 
de  désavouer  en  même  temps  toute  connivence  dans  le  présent. 

Alexandre,  dit-on,  se  montra  froissé  de  cette  aventure.  11  commença  à 
douter  de  son  amie.  Les  maladresses  de  Mad.  de  Krudener  le  confir- 
mèrent dans  ses  soupçons.  Elle  était  alors  absolument  dénuée  d'argent, 
mais  obligée  à  une  certaine  représentation  en  même  temps  qu'à  une 
extrême  discrétion  à  l'égard  de  l'empereur.  Elle  s'avisa  d'imiter  Gil 
Blas  et  de  faire  parler  les  oiseaux  devant  le  duc  de  Lerme.  Eynard 
raconte  que,  dans  un  moment  de  gêne  pressante,  Mad.  de  Krudener 
avait  fait  une  prière.  «Vois,  avait-elle  dit  à  Dieu,  il  n'y  a  rien  là  !  . .»  Là, 
c'était  le  garde-manger  et  c'était  aussi  la  cassette.  Empeytaz,  héroïque, 
se  résignait  déjà  à  ne  pas  diner,  quand  arriva  un  étranger  —  le  corbeau 
d'Elie  ! . .  L'inconnu  venait  demander  à  Juliane  une  partie  de  son  appar- 
tement. Tandis  qu'il  s'explique,  il  entend  un  fournisseur  impayé  qui  fai- 
sait rage  dans  une  pièce  voisine.  Aussitôt  il  offre  à  la  baronne  cent- 
cinquante  louis,  puis  cinq  cents,  puis  mille,  puis  quatre  mille  !  ..»  Je  le 
racontai  le  soir  à  l'empereur,  qui  me  repondit:  «Pourquoi  ne  m'avez- 
vous  rien  dit  ? .  .» 

Malgré  tout,  la  liaison  avec  Alexandre  fut  loin  d'enrichir  Juliane.  Elle 
y  perdit  même  l'usufruit  de  la  terre  de  Mazik,  dont  elle  n'osa  faire  renou- 
veler la  concession. 

1  Staudenmeyer  veut  que  Fontaines  ait  reçu  dAlexandre  un  millier 
d'écus. 


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Wepfer,  quoique  le  Rappcnhof  eût  été  acheté  à  son  nom, 
n'avait  pas  suivi  les  colons  dans  le  Wurtemberg.  Il  était  revenu 
à  Sainte-Marie  et  dirigeait  une  filature  de  laine,  établie  à  Sainte- 
Croix-aux-Mines  par  la  maison  Reber. 

Le  12  juillet  1815,  tandis  que  la  baronne  courait  sur  la  route 
de  Paris,  il  naquit  à  Wepfer  un  fils, 

Adeodatus- Alexandre-François- Guillaume. 

Le  pauvret  ne  survécut  pas  l'œuvre  sainte  à  laquelle  s'était 
vouée  sa  famille  et  dont  il  devait  être  comme  la  vivante  incar- 
nation. Né  deux  jours  avant  l'arrivée  de  Mad.  de  Krudener  à 
Paris,  il  mourut  le  24  septembre  1816,  deux  jours  avant  l'anni- 
versaire de  la  conclusion  de  la  Sainte-Alliance. 


*^^$àÈ)*g^ 


16 


^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^ 


Le  public  attribuait  à  Mad.  de  Krudener  une  autorité  sans 
limites  sur  Alexandre.  Rien  ne  se  fit  en  1815,  qu'on  ne  l'y  crut 
pour  quelque  chose.  Les  Parisiens  lui  attribuèrent  la  conservation 
du  pont  d'Jena,  quoiqu'elle  fût  arrivée  à  Paris  quatre  jours  après 
l'affaire  de  ce  pont  ;  les  Prussiens  lui  en  voulurent  de  ce  que  le 
traité  de  paix  ne  donnait  pas  1  Alsace  à  l'Allemagne.  Elle  passa 
pour  avoir  contribué  à  la  formation  du  ministère  Richelieu,  etc.1 

1  On  a  parlé  beaucoup  de  tentatives  faites  par  Mad.  de  Krudener  en 
faveur  de  Labédoyère.  «  La  situation  du  malheureux  de  Labédoyère, 
accusé  d'avoir  trahi  le  Roi,  donnait  de  grandes  inquiétudes  à  Alexandre. 
Ayant  appris  les  sentiments  de  repentance  et  de  profonds  regrets  qui 
remplissaient  le  cœur  de  cet  officier,  il  fit  tout  ce  qu'il  put  pour  lui  sauver 
la  vie  ;  mais  toutes  ses  démarches  furent  inutiles  :  la  sentence  de  mort  fut 
prononcée.  Il  montra  alors  tout  le  chagrin  qu'il  éprouvait,  et  combien 
vivement  il  sentait  la  douleur  dans  laquelle  allait  être  plongée  Mad.  de 
Labédoyère.  «A  quoi  servent  de  telles  rigueurs  ?  disait-il.  A  quoi  en  veut- 
on  venir  ?»  La  duchesse  d\  .  .  .,  qui  était  présente  à  cette  conversation, 
répondit  «  que  la  justice  demandait  de  la  fermeté,  et  des  mesures  propres 
à  imposer.»  Alexandre,  qu'un  tel  langage  remplissait  d'indignation,  surtout 
dans  la  bouche  d'une  femme,  dit  d'un  ton  sentencieux  :  «  Madame,  si  la 
justice  a  des  droits,  la  charité  réclame  les  siens.»  —  «La  charité,  reprit  la 
duchesse,  on  ne  la  distingue  pas  de  la  faiblesse.»  —  «Vous  vous  trompez, 
Madame,  repartit  Alexandre,  la  charité  gagne  les  cœurs,  elle  les  fond. 
Serait-ce  à  nous  à  mettre  des  modifications  à  ce  précepte  par  excellence  ?..» 
Là-dessus,  il  se  détourna  de  cette  dame,  la  laissant  à  ses  propres 
réflexions.  .  .  »  {Empeyta^  Notice  sur  Alexandre,  2e  éd.,  pag.  35). 

«  Sendschreiben  geprïïfter  Christen  .  .  an  Jung  »  donnent  une  lettre 
de  Mad.  de  Krudener,  du  26  août  181  5,  adressée  à  Stilling  : 

«  Très  cher  et  bien-aimé  dans  le  Seigneur, 

«  ne  croyez  pas  que  je  vous  oublie  au  milieu  du  tourbillon  des  événe- 
ments, mais  je  suis  accablée  d'affaires  et  ne  puis  vous  écrire  aussi  souvent 

que  je  le  voudrais Je  vis  au  milieu  de  miracles  ;  hier  encore  j'en  ai 

vu  un  ! 

«Vous  connaissez  certainement  la  triste  histoire  du  jeune  colonel  de 
La  Bédoyère.  que  l'on  fusilla  avant-hier.    11   fut  le  premier  dans  l'armée 


H-     '243     -H 

En  réalité,  je  crois  quelle  ne  se  mêla  jamais  de  la  politique 
pure.  Alexandre  causait  avec  elle  de  religion  et  priait  sous  sa 
dictée,  mais  c'était  tout. 

Seulement,  il  lui  rendait  de  grands  honneurs.  Le  il  septembre, 
lorsque,  dans  la  plaine  des  Vertus,  le   czar  remercia    le  Seigneur 

à  donner  l'exemple  de  la  désertion,  lors  de  ces  événements  du  nv 
mars  dernier,   dont  la  France  est  encore  si  profondément  troublée.    Il 
m'est  impossible  d'excuser  sa  conduite,  mais  comme  chrétienne  j'avais  Le 
devoir  de  prier  pour  son  âme  et  je  le  ris  avec  beaucoup  d'autres  personnes, 
qui  plaignaient  son  sort. 

«On  me  l'avait  dépeint  sous  les  plus  affreuses  couleurs,comme  un  traître, 
affilié  à  un  plan  général  de  trahison.  En  outre,  j'avais  appris  sur  son 
compte  des  choses  abominables.  Et  cependant  un  soir,  déjà  bien  tard,  je 
me  sentis  poussée  vivement  à  prier  pour  lui.  J'appelai  mon  gendre  Berck- 
heim  et  nous  priâmes  ensemble. 

«Le  lendemain,  j'eus  la  visite  de  sa  jeune  et  très-jolie  femme,  âgée  de 
vingt-cinq  ans.  Elle  se  jeta  dans  mes  bras.  Ma  situation  comme  chré- 
tienne, ou  plutôt  comme  disciple  du  Sauveur,  qui  ne  doit  rien  prendre  en 
considération  en  dehors  de  la  sainte  cause  de  l'Evangile,  me  met  bien  au- 
dessus  des  événements  de  ce  monde  et  la  Grâce  du  Seigneur,  l'influence 
qu'il  m'a  donnée,  font  que  je  vais  droit  mon  chemin,  sans  gêne  et  sans 
embarras.  Je  reçus  donc  cette  dame;  je  la  vis  tous  les  jours;  j'envoyai  des 
livres  à  son  mari;  à  elle-même  j'écrivis  une  lettre,  qui  dans  ma  pensée 
s'adressait  à  lui.  J'entrai  ainsi  en  relations  avec  ces  malheureux,  mais 
j'avais  commencé  par  la  prévenir,  elle,  qu'il  m'était  impossible  de  m'oc- 
cuper  de  la  situation  politique  de  son  mari. 

«Ah!  que  j'eus  à  souffrir!  le  désespoir  de  cette  femme  qui,  sans  se 
rebuter,  essayait  tout  ce  que  lui  suggérait  l'amour,  allait  à  la  prison,  puis 
venait  le  soir,  épuisée,  brisée,  me  trouver  moi,  ce  désespoir  me  brisait  le 
cœur.  Je  priai  avec  elle:  cela  lui  rendit  quelque  force.  Je  la  conjurai  avec 
instances  à  préparer  son  mari  à  une  condamnation  qui  paraissait  devoir 
être  prochaine  et  de  le  déterminer  à  la  pénitence,  ainsi  qu'à  l'entier 
abandon  de  son  âme  entre  les  mains  du  Christ.  Moi-même,  dans  ce  des- 
sein, j'écrivis  une  lettre  qu'elle  devait  lui  lire,  car  jamais,  d'elle-même, 
elle  n'eût  eu  le  courage  de  lui  parler  de  sa  mort.  J'appris  sur  cela  que  La 
Bédoyère  n'était  pas  du  tout  le  méchant  homme  que  l'on  m'avait  dépeint. 
Il  me  sembla  alors  que  ma  lettre  avait  été  un  peu  dure.  Mais,  me  dis-je, 
le  Seigneur,  peut-être,  la  voulait  ainsi  et  puis  quel  être  humain  n'a  jamais 
affreusement  péché  !  ..  Il  se  montra  touché  et  reconnaissant.  Quant  à  moi, 
je  me  jetai  aux  pieds  de  mon  Sauveur  et  je  le  suppliai  de  me  pardonner 
d'avoir  cru  trop  légèrement  à  de  faux  bruits.  Certes,  l'action  de  La 
Bédoyère  était  criminelle;  il  s'était  montre  ingrat  envers  son  Roi  !  mais. 
il  était  à  peine  âgé  de  vingt-neuf  ans  et  on  l'avait  entraîné!  pour  les  autres 
trahisons,  dont  je  l'avais  cru  coupable,  il  en  était  innocent.  Son  cœur  était 
plein  d'amour  et  il  n'avait  pas  commis  le  crime  qu'on  lui  imputait.  Vous 


«•     244     *H 

des  victoires  accordées  à  ses  troupes,  Mad.  de  Krudener  était 
auprès  de  lui.  Quand  les  régiments  russes  plièrent  le  genou,  elle 
put  croire  que  ces  marques  de  respect  s'adressaient  un  peu  à 
Dieu,  beaucoup  à  elle. 

verrez  le  reste  par  la  lettre  que  j'écrivis  à  quelqu'un  (Alexandre)  et  où  je 
rapporte  les  propres  paroles  de  son  confesseur. 

«Avant-hier,  dans  la  nuit,  alors  que  mon  âme  était  déjà  dans  un  tel 
abattement,  on  frappe  vivement  à  ma  porte  et  la  malheureuse  femme  se 
précipite  vers  moi.  Elle  me  dit  qu'il  serait  condamné  le  lendemain  et 
probablement  fusillé  aussitôt  le  jugement  rendu.  Imaginez  ce  que  j'éprou- 
vai !  Dieu,  heureusement,  me  soutint  et  me  donna  courage.  Je  ne  pouvais 
pas,  non  je  ne  pouvais  pas  entendre  aux  prières  de  cette  femme  ni  tenter 
des  démarches  que  réprouvait  ma  conscience  !  Vers  le  matin,  je  m'endormis 
un  instant.  Dans  mon  sommeil  je  vis  clairement  l'infortuné  La  Bédoyère  ; 
il  était  debout  devant  moi  ;  il  me  prit  les  deux  mains  et  les  serra,  comme 
pour  me  remercier,  puis  il  me  dit  :  «  Ils  veulent  que  ce  soit  pour  aujour- 
d'hui !  »  On  le  fusilla  ce  même  jour. 

«Je  joins  à  cette  lettre  copie  de  celle  que  j'avais  écrite  à  sa  femme. 
L'Evangile  y  est  prêché  dans  sa  vérité  et  sa  pureté.  Ce  langage  est  entendu 
d'un  grand  nombre. 

«Et  maintenant,  chères  âmes,  je  vous  embrasse.  Mon  cœur  est  souvent 
avec  vous. 

«Votre  entièrement  dévouée 
«  B.  Krudener.  » 


Quelques  jours  après  la  cérémonie  de  la  plaine  des  Vertus. 
Alexandre  se  rendit  auprès  de  Mad.  de  Krudener.  „Je  vais,  lui 
dit-il,  quitter  la  France;  mais  avant  mon  départ,  je  veux,  par  un 
acte  public,  rendre  à  Dieu,  le  Père,  le  Fils  et  le  Saint  Esprit. 
l'hommage  que  nous  lui  devons  pour  la  protection  qu'il  nous  ,t 
accordée,  et  inviter  les  peuples  à  se  ranger  sous  l'obéissance  de 
l'Evangile.  Je  vous  apporte  le  projet  de  cet  acte,  vous  priant  de 
l'examiner  attentivement,  et  s'il  y  a  quelque  expression  que  vous 
n'approuviez  pas,  vous  voudrez  bien  me  la  faire  connaître.  Je 
désire  que  l'empereur  d'Autriche  et  le  roi  de  Prusse  s'unissent  à 
moi  dans  cet  acte  d'adoration,  afin  qu'on  nous  voie,  comme  les 
Mages  d'Orient,  reconnaître  la  suprême  autorité  du  Dieu  Sauveur. 
Vous  vous  unirez  à  moi  pour  demander  à  Dieu  que  mes  alliés 
soient  disposés  à  le  signer..." 

„Le  lendemain,  il  vint  reprendre  son  projet.  Nous  fûmes  pro- 
fondément touchés  de  l'humilité  avec  laquelle  il  daigna  recevoir 
les  remarques  qu'on  lui  présenta.  Le  jour  suivant,  il  le  porta  à 
signer  aux  souverains  alliés..."  ' 

Voici  cet  acte,  connu  sous  le  nom  de  Traite  de  la  Sainte- 
Alliance. 

„Au  nom  de  la  très-sainte  et  indivisible  Trinité  ! 
„L.  L.  M.  M.  L'Empereur  d'Autriche,  le  roi  de  Prusse  et 
l'Empereur  de  Russie,  par  suite  des  grands  événements  qui  ont 
signalé  en  Europe  le  cours  des  trois  dernières  années,  et  prin- 
cipalement des  bienfaits  qu'il  a  plu  à  la  divine  Providence  de 
répandre    sur    les    états   dont   les    gouvernements    ont    placé   leur 

1  Empeyta^  (Notice  sur  l'Empereur  Alexandre,  p.  40  etc.).  En  réalité, 
l'empereur  Alexandre  n'avait  pas  improvisé  le  traité.  Voyez  Mémoires, 
documents  et  écrits  divers  laissés  par  le  prince  de  Mettemich.  vol.  Ier, 
pag.  214. 


H-     246     -H 

confiance  et  leur  espoir  en  Elle  seule,  ayant  acquis  la  conviction 
intime  qu'il  est  nécessaire  d'asseoir  la  marche  à  adopter  par  les 
Puissances,  dans  leurs  rapports  mutuels,  sur  les  vérités  sublimes 
que  nous  enseigne  l'éternelle  religion  du  Dieu  Sauveur;  déclarent 
solennellement  que  le  présent  acte  n'a  pour  objet  que  de  mani- 
fester, à  la  face  de  l'univers,  leur  détermination  inébranlable,  de 
ne  prendre  pour  règle  de  leur  conduite,  soit  dans  l'administration 
de  leurs  états  respectifs,  soit  dans  leurs  relations  politiques  avec 
tout  autre  gouvernement,  que  les  préceptes  de  cette  religion  sainte, 
préceptes  de  justice,  de  charité  et  de  paix,  qui,  loin  d'être  unique- 
ment applicables  à  la  vie  privée,  doivent  au  contraire  influer 
directement  sur  les  résolutions  des  princes,  et  guider  toutes  leurs 
démarches,  comme  étant  le  seul  moyen  de  consolider  les  insti- 
tutions humaines,  et  de  remédier  à  leurs  imperfections. 

En  conséquence  L.  L.  M.  M.  sont  convenues  des  articles 
suivants  : 

Art.  i.  Conformément  aux  paroles  des  Saintes  Ecritures,  qui 
ordonnent  à  tous  les  hommes  de  se  regarder  comme  frères,  les 
trois  Monarques  contractants  demeureront  unis  par  les  liens  d'une 
fraternité  véritable  et  indissoluble,  et,  se  considérant  comme  com- 
patriotes, ils  se  prêteront  en  toute  occasion  et  en  tout  lieu  assis- 
tance, aide  et  secours  ;  se  regardant  envers  leurs  sujets  et  leurs 
armées  comme  pères  de  famille,  ils  les  dirigeront  dans  le  même 
esprit  de  fraternité  dont  ils  sont  animés,  pour  protéger  la  religion, 
la  paix  et  la  justice. 

Art.  2.  En  conséquence,  le  seul  principe  en  vigueur,  soit  entre 
les  dits  gouvernements,  soit  entre  leurs  sujets,  sera  celui  de  se 
rendre  réciproquement  service;  de  se  témoigner,  par  une  bienveil- 
lance inaltérable,  l'affection  mutuelle  dont  ils  doivent  être  animés;  de 
ne  se  considérer  tous  que  comme  membres  d'une  même  nation 
chrétienne  ;  les  trois  princes  alliés  ne  s'envisageant  eux-mêmes  que 
comme  délégués  par  la  Providence  pour  gouverner  trois  branches 
d'une  même  famille,  savoir:  l'Autriche,  la  Prusse  et  la  Russie; 
confessant  ainsi  que  la  nation  chrétienne  dont  eux  et  leurs  peuples 
font  partie,  n'a  réellement  d'autre  Souverain  que  celui  à  qui  seul 
appartient  en  propriété  la  puissance;  parcequ'en  lui  seul  se  trouvent 
tous  les  trésors  de  l'amour,  de  la  science  et  de  la  sagesse  infinies, 
c'est-à-dire  Dieu,  notre  divin  Sauveur  Jésus-Christ,  le  Verbe  du 
Très-Haut,  la  Parole  de  vie. 


„L.  L.  M.  M.  recommandent  en  conséquence,  avec  la  plus  tendre 
sollicitude,  à  leur  peuples,  comme  unique  moyen  de  jouir  de  cette 
paix  qui  naît  de  la  bonne  conscience  et  qui  seule  est  durable,  de 
se  fortifier  chaque  jour  davantage  dans  les  principes  et  l'exercice 
des  devoirs  que  le  divin  Sauveur  a  enseignés  aux  hommes. 

Art.  3.  Toutes  les  Puissances  qui  voudront  solennellement  avouer 
les  principes  sacrés  qui  ont  dicté  le  présent  acte,  et  reconnaîtront 
combien  il  est  important  au  bonheur  des  nations  trop  longtemps 
agitées,  que  ces  vérités  exercent  désormais  sur  les  destinées 
humaines  toute  l'influence  qui  leur  appartient,  seront  reçues  avec 
autant  d'empressement  que  d'affection  dans  cette  Sainte-Alliance, 
signé  :  François. 

Frédéric-Guillaume. 
Alexandre. 

Les  diplomates  demeurèrent  d'abord  étonnés  quand  ils  eurent 
reçu  communication  de  cette  Apocalypse.  Il  ne  comprenaient  rien 
à  ce  verbiage.  Quelques-uns,  les  Anglais  surtout,  manifestèrent  une 
certaine  défiance  devant  ce  bloc  enfariné,  mais  dès  qu'ils  se  furent 
assurés  qu'il  n'y  avait  là  rien  de  menaçant  pour  la  paix  du 
monde  et  que  le  bon  sens  seul  pouvait  s'en  trouver  compromis, 
ils  apposèrent,  en  souriant,  au  bas  de  l'élucubration  d'Alexandre 
une  signature  de  commisération. 


<+&9&m$+&+&9g+&+g*g<+&+g<+g 


A  qui  revient  l'honneur  d'avoir  inventé  la  Sainte- Alliance?  ' 

Interrogée  à  plusieurs  reprises,  Mad.  de  Krudener  donna  des 
réponses  ou  évasives  ou  contradictoires. 

Elle  désirait  que  l'on  demeurât  persuadé  que  l'œuvre  était 
sienne,  mais  elle  n'osait    le    déclarer   ouvertement.    „Dieu   seul  a 

1  L'évêque  Eylert  attribue  la  première  idée  de  la  Sainte-Alliance  à 
Frédéric-Guillaume  TU,  qui,  après  les  batailles  de  Bautzen  et  de  Lutzen 
aurait  fait  promettre  à  Alexandre  de  rendre  hommage  à  Dieu  seul  de 
leurs  victoires,  s'ils  en  remportaient. 

Une  compilation  de  1824  attribue  le  projet  d'une  Sainte-Alliance  à 
Frédéric-le-Grand.  «On  désire,  avait  écrit  ce  roi  en  1777,  qu'un  certain 
nombre  de  grandes  puissances  affermissent  leur  domination  au  point  de 
posséder  des  empires  ou  des  royaumes  d'une  étendue  et  d'une  consis- 
tance qui  en  fassent  des  masses  inébranlables  ;  il  ne  sera  plus  possible  aux 
états  de  second  ordre  d'entreprendre  aucune  guerre  ;  l'accord  des  maîtres 
du  monde  imposera  silence  à  quiconque  voudrait  altérer  les  arrangements 
une  fois  décidés;  et  l'Europe,  surtout  si  le  croissant  est  relégué  en  Asie, 
bien  loin  d'avoir  désormais  des  secousses  violentes,  ressentirait  à  peine 
les  plus  légères  émotions. . .» 

Frédéric,  quand  il  écrivait  ceci  pouvait  songer  à  une  alliance  analogue 
à  celle  dite  aujourd'hui  «des  trois  empereurs»,  mais  non  pas  à  une 
Sainte-  Alliance. 

Les  Mémoires  de  Condorcet  (II,  248)  rapportent  ce  que  les  auteurs 
appellent  une  «anecdote  curieuse»  : 

«L'empereur  Alexandre  aimait  fort  à  causer  avec  Mad.  de  Krudener, 
qui  était  déjà  mystique,  mais  ne  prêchait  pas  encore  publiquement. 
Bergasse  et  l'empereur  Alexandre  étaient  ses  adeptes  les  plus  zélés,  et 
ce  fut  elle  qui  inventa  la  Sainte-Alliance.  Bergasse  en  rédigea  le  projet  sur 
le  bureau  même  de  Mad.  de  Krudener  et  l'empereur  Alexandre  le  porta 
à  M.  de  Nesselrode.  Mais  il  faut  donner  aussi  à  ce  ministre  la  part  qui  lui 
appartient.  Mad.  de  Krudener  n'avait  imaginé  ce  traité  de  la  Sainte- 
Alliance  qu'en  faveur  de  la  religion.  M.  de  Nesselrode  sentit  qu'en  le 
rédigeant  en  termes  vagues,  on  pourrait  le  rendre  politique...  » 

J'incline,  je  l'avoue,  à  croire  que  les  auteurs  ont  vu  juste  et  dit  juste. 
J'ai  quelque  soupçon  q-u'un  premier  projet  a  été  rédigé  effectivement  par 


«•     249     -W 

tout  conduit!  ...  Je  n'ai  été  que  son  instrument!  .  .  .  dit-elle  à 
Krug,  et  aussitôt  après:  „Dieu  a  voulu  que  je  suggérasse  au  grand 
et  pieux  empereur  Alexandre  l'idée  première  de  la  Sainte-Alliance. 

Bergasse,  le  4  août  181 5  et  que  le  brouillon  dont  parle  Empeytaz  n'en 
était  qu'une  rédaction  améliorée. 

Capefigue  veut  que  la  baronne  ait  accolé  au  mot  final  <•  Alliance»  du 
texte  principal  le  mot  ((Sainte». 

Alphonse  Rabbe  (hist.  d'Alexandre  I,  Tom.  II,  25  1)  raconte,  sur  la  loi 
d'un  pair  de  France,  le  duc  de  d'A.  ....  que  le  czar  remit  la  minute  du 
traité  à  M.  de  Gentz,  qui  la  communiqua  à  M.  de  Metternich.  Il  n'y  a 
rien  là  qui  contredise  l'assertion  émanée  de  Bergasse. 

Les  Mémoires  tirés  des  papiers  d'un  homme  d' Etat,  compendium  des 
bruits  en  vogue  parmi  les  émigrés  (XIII,  260)  appellent  le  prétendu  traite 
de  la  Sainte-Alliance  «une  niaiserie  romanesque»  et  disent  que  <.  cet  acte 
mystique»  fut  signé  le  26  septembre  181  5,  jour  où  le  ministère  français 
fut  changé  «à  la  suite  d'un  conciliabule  entre  l'empereur  Alexandre, 
Bergasse  et  Mad.  de  Krudener. .  .  » 

Enfin  voici  au  sujet  de  la  Genèse  de  la  Sainte-Alliance  le  récit  laissé 
par  le  prince  de  Metternich  (Ans  Metternich's  nachgel.  Papieren,  1880. 
—  2.  I,  pag.  214): 

...  «  Wahrend  der  Verhandlungen  des  pveiten  Pariser  Friedens  bat 
mich  der  Kaiser  Alexander  pi  sich,  um  mir  pi  eroffnen.  dass  er  mit 
einem  grossen  Unternehmen  besch'iftigt  sei,  worïïber  er  sich  vor  au. km 
mit  Kaiser  Franc  besprechen  musse.  ((Es  gibt  Dirige»,  fuhr  der  Kaiser 
fort,  «  'ùber  welche  das  Gefuhl  entscheiden  muss,  und  Ge/uhle  stehen 
tinter  dem  Einfluss  personlicher  Stellungen  und  Lagen.  Dieselben 
wirken  unabweisbar  au/  die  Individuen  ein.  G'ilte  es  ein  Gescha/t,  so 
wi'irde  ich  Sie  pi  Rathe  pehen,  die  Sache  jedoclu  von  der  ich  spreche. 
steht  au/  einem  Gebiete,  wo  nicht  die  Minister,  sondern  die  Monarchen 
allein  den  Aasspruch  fw  /a lien  in  der  .\rdglichkeit  sind.  Sagen  Sie 
dem  Kaiser  Franp  dass  ich  mit  ihm  ùber  einen  Gegenstand  pi 
sprechen  wi'tnsche,  i'tber  den  ich  mich  nur  gegen  ihn  erkUiren  kann. 
In  seinem  Rechte  wird  es  dann  liegen,  Ihren  Rath,  lieber  Furst.  ein- 
piholen.  » 

Nach  Verlau/  einiger  Tage  Hess  mich  der  Kaiser  Franc  çu  sich 
ru/en  und  gab  mir  kund,  dass  er  am  /rûhen  Margot  desselben  Tages 
in  Folge  erhaltener  Einladung  pi  einer  pers'dnlichen  Besprechung  'ùber 
einen  h'ôchst  wichtigen  Gegenstand  den  Kaiser  Alexander  besucht  habe. 
«  Den  Gegenstand  werden  Sie  ».  /ugte  Seine  Majestât  bei.  «  atts  der 
Schrift  kennen  lernen.  welche  er  mir  fur  eindringlichsten  Beachtung 
ïtber^ab.  Sie  wissen,  dass  ich  mich  nicht  gern  i'tber  ein  Ding  Sussere, 
ohne  dessen  Werth  oder  Unwerth  geprïïft  pi  haben.  Ich  habe  deshalb 
den  vom  Kaiser  Alexander  eigenhandig  geschriebenen  Au/s.ttj  ange- 
nommen  und  meine  Ansicht  daniber  ausptsprechen  mir  vorbehalten. 
Lesen    und    prît/en    Sie    denselben,    und    sagen    Sie    mir    dann    Une 


H-     250     -H 

L'Empereur  goûta  mon  projet.  Il  dressa  un  brouillon,  qu'il  me 
soumit  .  .  ." 

La  relation  du  professeur  Krug,   écrite   et   imprimée   à   la  hâte 

Meimmg  iiber  das  Aktenstiick,  das  mich  keineswegs  anspricht,  dessen 
Inhalt  vielmehr  in  mir  redit  ernste  Bedenken  erweckt. 

Es  bedurfte  meinerseits  keiner  strengen  Priïfung,  um  dem  Aufsat^e 
den  Werth  und  alleinigen  Sinn  einer  in  religi'oses  Gewand  eingekleideten 
philanthropischen  Aspiration  beipilegen,  welche  nicht  den  Stoff  %u  einem 
^wischen  den  Monarchen  ab^uschliessenden  Vertrage  darbot  und  manche 
Sdt^e  enthielt,  die  selbst  pi  religiôsen  Missdeutungen  Anlass  geben 
k'ônnten. 

In  solcher  Wiirdigung  des  Vertragsprojectes  begegneten  die  Ansichten 
des  Kaisers  Fran^  den  meinigën,  und  da  Kaiser  Alexander  dem 
Kaiser  Fran^  gesagt  hatte,  dass  er  das  Actenstuck  auch  dem  Konige 
von  Preussen  mittheilen  werde,  befahl  mir  Seine  Majestat,  mich  ?u  dem 
Konige  ju  begeben  und  dessen  Meinung  iiber  dasselbe  ein^uholen.  Ich 
/and  auch  den  Konig  im  Einklang  mit  der  Ansicht  des  Kaisers  Franp 
nur  ausserte  jener  ernste  Bedenken  riicksichtlich  der  gdn^lichen  Ver- 
werfung  der  Ideen  des  russischen  Monarchen.  Doch  verstdndigten  wir 
uns  iiber  die  Unmoglichkeit  der  Ausfertigung  des  Actes  ohne  einige 
absolut  nothwendige  Veranderungen  des  Textes.  Selbst  damit  war 
Kaiser  Fran^  nur  halb  einverstanden. 

Mir  wurde  in  Folge  dessen  von  beiden  Monarchen  der  Auftrag,  mich 
als  deren  gemeinschaftlicher  Bevollmdchtigter  çùm  Kaiser  Alexander 
%u  begeben.  In  einer  mehrstûndigen  Unterredung  gelang  es  mir,  nicht 
ohne  grosse  Miihe,  den  Verfasser  des  Projectes  fur  die  Nothwendigkeit 
der  Umwandlung  mehrerer  S'dt^e  und  des  gan^lichen  Weglassens  ein- 
^elner  Stellen  %u  gewinnen. 

Ich  gab  Seiner  Majestat,  meinem  kaiserlichen  Herrn,  Rechenschaft 
von  den  Einwendungen,  welche  ich  dem  Kaiser  Alexander  gegen  das 
pim  mindesten  unniït^e  Unternehmen  ohne  Hehl  vorgetragen  lutte, 
sowie  von  der  Vorhersagung  der  hdmischen  Auslegung,  welcher  dasselbe 
nicht  entgehen  werde. 

Kaiser  Franj  erkldrte  sich  damit  einverstanden,  entschloss  sich  aber 
t)-otj  seiner  natûrlichen  Abneigung  auch  gegen  den  modifiprten  Ent- 
wurf,  den  hiernach  punktirten  Vertrag  fit  unter^eichnen,  ans  Grunden, 
denen  ich  meinerseits  nichts  entgegenptstellen  vermochte. 

Dies  ist  die  Geschichte  der  heiligen  Allianz,  welche  selbst  in  dem 
befangenen  Sinne  ihres  Urhebers  keinen  anderen  Zweck  hatte  als  den 
einer  moralischen  Manifestation,  wàhrend  sie  in  den  Augen  der  anderen 
Aufsteller  des  Documentes  auch  dièses  Werthes  entbehrte,  und  folglich 
keine  der  Auslegungen  verdient,  die  sie  durch  den  Parteigeist  in  der 
Folge  erfahren  lut. 

Den  unwiderlegbarsten  Beweis  der  Richtigkeit  dièses  Thatbestandes 
diirfte  wohl  der  Umstand  bieten,  dass  in  der  gan^en  Folge^eit  niemals 


«•    251     -H 

„pour  servir  d'étrennes  aux  dévots  et  aux  indévôts"  (1818)  fi 
vivement  Alexandre.1 

Le  czar  avait  un  peu  honte  de  ce  qu'il  avait  fait  en  1815; 
la  brochure  du  philosophe  de  Leipzig  acheva  de  l'irriter.  Il  corn- 
er Fall  eintrat,  wo  pvischen  den  Kabineten  Erwahnung  der  nheiligen 
Allian^»  gemacht  worden  ware,  noch  selbst  hatte  gemacht  werden 
konnen.  Nur  die  den  Monarchen  feindlichen  Parteien  benùt^ten  den 
Act  als  eine  Waffe  jur  Verlâumdung  der  reinsten  Absichten  ihrer 
Gegner. 

Die  «  heilige  Allîanijf  »  wàr  nicht  eine  Stiftung  jur  Niederhaltung 
der  Volksrechte,  qur  Befôrderung  des  Absolutismus  und  irgend  einer 
Tyrannei.  Sie  war  lediglich  der  Ausjluss  einer  pietistischen  Stimmung 
des  Kaisers  Alexander  und  die  Anwendung  der  Grundlagen  des 
Christenthums  au/  die  Politik. 

Aus  einer  Verbindung  religi'ôser  und  politisch-liberalcr  Elemente  hat 
sich  unter  dem  Einfluss  der  Frau  v.  Krïtdener  und  des  Herm  v.  Bergasse 
die  Idée  der  «heiligen  Allianp)  entwickelt.  Nîemand  ist  genauer  als  ich 
in  der  Kenntniss  aller  auf  dièses  «  lauttonende  Nichts  »  be^u  «lichen 
Verhaltnisse. . .  » 

Le  lecteur  trouvera  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes  (art.  de  M.  Ch. 
de  Mazade,  1886,  tome  77,  page  566)  un  résumé  fort  bien  fait  de  ce 
passage. 

Je  n'ai  rencontré  qu'une  brochure  où  l'idée  chiliaste  qui  avait  présidé  à 
la  Sainte-Alliance  fût  mise  en  lumière.  Elle  est  de  1817  et  signée  à  la 
main  par  l'auteur,  Charles  Ley.  Dans  ces  «  Gedachten  over  het  heilig 
Verbond  ....  als  gefondeert  in  de  Heilige  Schrift  en  voornamelijk  in 
de  Openbaring  van  Johannis,  onder  den  Naam  en  het  Zinnebeeld  van 
het  Nieuw  Jérusalem.  ...  »,  l'écrivain  établit  que  la  Sainte-Alliance 
prépare  la  seconde  venue  du  Seigneur.  Le  nom  de  Mad.  de  Krudener 
n'est  jamais  prononcé  par  lui.  Il  se  sépare  nettement  d'elle  à  propos 
des  conséquences  que  devait  avoir  la  parousie  :  .  .  .  «  de  komst  des 
Heeren  niet  is  om  te  vernielen,  maar  om  optebomven....»  (pag.  28  et  2<j.) 

1  Eynard,  qui  parle  de  l'écrit  de  Krug  sans  l'avoir  jamais  lu,  en  fait  une- 
espèce  de  libelle  diffamatoire  dirigé  contre  la  baronne.  La  brochure  est, 
au  contraire,  extrêmement  bienveillante.  Krug,  du  reste,  n'était  ni  un 
méchant  homme  ni  un  folliculaire.  Après  avoir  professé  la  philosophie  à 
Wittenberg,  à  Francfort-sur-1'Oder,  à  Kônigsberg,  il  avait  été  appelé  à 
Leipzig,  mais  avait  interrompu  ses  leçons  en  181  3  et  1X14  pour  s'enrôler 
dans  un  escadron  de  chasseurs  et  faire  campagne  pour  l'indépendance  de 
son  pays.  Il  jouit  jusqu'à  la  fin  de  ses  jours  (i3  janvier  1S42)  de  l'estime 
de  ses  compatriotes  qui,  en  i833,  le  nommèrent  leur  député.  Il  était  à 
Kônigsberg  en  1807.  au  moment  où  Mad.  de  Krudener  y  résidait  et  lut 
un  des  premiers  membres  du  Tugendbund. 

Les  ((Mémoires  tirés  des  papiers  d'un  Homme  d'Etat»  (XIII)  donnent 
la  traduction  française  de  l'écrit  du  philosophe  allemand. 


#*>    252    «W 

mença,  dit-on,  une  enquête,  qui  établit  que  Krug  était  un  honnête 
homme,  incapable  d'avoir  écrit  autre  chose  que  ce  qu'on  lui  avait 
dit.  Mad.  de  Krudener  fut  avertie  d'avoir  à  se  montrer  plus  dis- 
crète. Aussi,  quelques  semaines  après,  répondit-elle  aux  questions 
de  Brescius  et  de  Spieker  de  façon  à  les  déconcerter.  „Dieu  et 
l'Empereur  ont  tout  fait.  Consultée  par  mon  prince,  j'ai  approuvé 
ses  projets  et  je  me  suis  vouée  au  grand  œuvre  qu'il  avait  entre- 
pris ..." 

Ce  grand  œuvre,  il  avait  été  pendant  des  siècles  le  rêve  de 
quelques  fous. 

Depuis  l'origine  du  chiliasme  protestant,  ses  partisans  avaient 
songé  à  trouver  un  chef  politique,  disposé  à  se  faire  le  précur- 
seur du  Christ-Roi.  Mad.  de  Krudener,  poussée  par  ses  instituteurs, 
par  son  cordonnier  de  Riga,  par  Adam  Muller,  par  Jung-Stilling, 
par  Marie  Kummer,  par  Wegelin,  par  Oberlin  le  père  et  par 
Oberlin  le  fils,  endoctrinée  surtout  par  Fontaines,  avait  su  mettre 
à  profit  les  circonstances.  Elle  s'était  emparée  à  Heilbronn  de 
l'intelligence  troublée  d'Alexandre.  L'empereur  un  temps  s'était 
laissé  mener.  Mais  quoiqu'ayant  revêtu  une  forme  apparente,  la 
Sainte-Alliance,  telle  qu'Alexandre  et  la  baronne  l'avaient  conçue, 
restait  un  rêve  et  ne  pouvait  être  qu'un  rêve. 


•^gj^ge^ 


Est-ce  à  dire  que  dans  le  domaine  politique,  l'acte  du  26  sep- 
tembre ne  produisit  rien? .  .  . 

Loin  de  là  !  .  .  . 

Les  diplomates  surent  en  tirer  parti. 

On  avait  craint,  dès  la  retraite  de  Russie,  qu'Alexandre  prit 
en  Europe  la  place  qu'y  avait  occupée  Napoléon.  En  Prusse, 
Ancillon,  Knesebeck  et  d'autres  s'étaient  montrés  plus  ou  moins 
alarmés  du  nouveau  danger  qui  paraissait  menacer  le  continent. 
La  campagne  de  1812 — 1814  avait  fait  du  czar  l'arbitre  de  l'Eu- 
rope; la  guerre  de  18 15  lui  avait  suscité  des  rivaux  de  gloire, 
mais  ne  lui  avait  enlevé  ni  sa  haute  position,  ni  son  prestige. 
Les  armées  russes  étaient  demeurées  intactes.  Peut-être  avait-ce 
été  un  double  bonheur  pour  les  ennemis  de  la  France  que  les 
Anglais  et  non  les  Russes  furent  alors  les  vainqueurs.  Si  la  ba- 
taille de  Waterloo  avait  été  gagnée  par  le  czar,  au  lieu  de  l'être 
par  Wellington,  la  puissance  d'Alexandre  se  fût  substituée  sans 
secousse  et  comme  naturellement  à  celle  du  César  vaincu. 

Le  traité  de  la  Sainte-Alliance  fut  de  la  part  de  la  Russie  une 
abdication.  Quand  Alexandre,  à  quelques  années  de  là,  ayant 
repris  ses  sens,  voulut  agir,  le  moment  psychologique  était  passé. 
Il  trouva  devant  lui  l'Angleterre  matériellement  fortifiée  et  mora- 
lement agrandie  de  tout  ce  qu'il  avait  lui-même  abandonné.  Il  le 
sentit  et  ne  pardonna  jamais  à  son  aumônier  en  jupons  de  l'avoir 
compromis  et  avili. 

Entre  temps  les  ministres  des  diverses  puissances  avaient  réussi 
à  substituer  au  prétendu  traité  de  la  Sainte-Alliance  une  conven- 
tion assez  vague  encore,  mais  cependant  plus  pratique.  L'Europe 
vécut  un  temps  comme  l'Angleterre,  sans  constitution  écrite;  ce 
fut  un  avantage  pour  tous.  Sans  s'enchaîner  à  des  textes  précis, 
qui  calculés  pour  le  moment    donné    où    on    les    dresse,    peuvent 


«•    254    -H 

être  une  entrave  quelques  années  plus  tard,  on  se  soumit  à  des 
principes  mutuellement  consentis  et  en  quelque  façon  entrés  dans 
les  mœurs. 

Après  Eylau,  Hardenberg,  se  trouvant  à  Memel,  puis  à  Kydullen, 
avec  le  roi  et  la  reine  de  Prusse,  avec  l'empereur  de  Russie  et 
son  ministre  des  affaires  étrangères,  le  général  baron  André  de 
Budberg,  avait  préparé  une  convention,  qui  fut  approuvée  par 
les  souverains  alliés,  le  18  avril,  à  Schlippenbeil.  Cette  conven- 
tion, à  laquelle  le  ministre  prussien  espérait  rallier  l'Angleterre, 
l'Autriche  et  la  Suède,  fut  signée  à  Bartenstein,  par  Alexandre 
et  par  Frédéric-Guillaume,  le  26  avril   1807. 

On  y  parlait  de  ,  faire  disparaître  de  la  politique  les  défiances 
avec  Pari  de  tromper  .  .  .  Rétablir  une  confiance  entière  et  réci- 
proque, de  hâter  un  concert  parfait  etilre  les  puissances  qiù  veulent 
le  bien,  de  mettre  a  la  place  des  lenteurs,  des  irrésolutions,  de 
Pincohércncc  dans  remploi  des  moyens,  la  célérité,  Pé?iergie,  la 
persévérance  et  des  plans  sagement  combinés  ..." 

Les  politiques  ne  devaient  plus  s'occuper  d'intérêts  particuliers 
ou  secondaires,  ou  du  moins  devaient  les  subordonner  aux 
intérêts  généraux  de  l'Europe;  tout  en  accordant  qu'il  fallait  que 
les  intérêts  particuliers  de  chaque  pays  fussent  pris  en  considé- 
ration, on  stipulait  que  les  parties  contractantes  n'auraient  à  dis- 
cuter que  des  questions  plus  élevées,   c'est-à-dire    plus   générales. 

„//  faut,  avait  écrit  Hardenberg,  que  les  quatre  puissances  £  en- 
visagent comme  les  tuteurs  de  F  Europe  ..." 

Sans  doute  la  convention  de  Schlippenbeil  avait  un  but  précis, 
celui  de  briser  la  tyrannie  de  Napoléon.  Il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  les  principes  qui  l'avaient  dictée  et  qui  à  l'entrée  de  la 
campagne  de  1813  servirent  encore  de  règle  aux  conférences  de 
Trachenberg,  après  18 15  furent  ceux  de  la  Véritable  Sainte- 
Alliance,  de  la  Sainte- Alliance  pratique;  peut-être  même  ces 
principes  sanctionnés  autrefois  par  la  présence  à  Kydullen  de  la 
reine  Louise,  régissent-ils  de  nouveau  l'Europe?...1 

1  ...  «Die  Absicht  musse  au/  die  Herstellung  eines  festen  europaischen 
Zustandes  gerichtet  sein...»  (L.  v.  Ranke,  XLVIII,  18  et  scq.)  Les 
mêmes  idées  géne'rales  précédèrent  aux  conférences  de  Tepliz   181 3. 


*+     255    -H 

Un  récent  discours  du  chancelier  de  l'Empire  d'Allemagne  invite 
à  l'admettre. 


Metternich  écrit  (Mémoires  etc.,  1.  219):  aAus  der  in  Folge  der 
Erreichung  ihrer  politischen  Zwecke  aufgelosten  Quadrupel-Allianj 
entstand  eine  moralische  Pentarchie,  deren  Befugnisse  sp'dter  au/  don 
Aachener  Congress  festgestellt,  prinppicll  begrensfi  und  in  ihrer  Hand- 

hingsweise  geregelt  wurden. 

Die  Grundlagen  fur  einen  dauernden  Frieden  waren  hiemii  fur 
Europa.  soweit  dies  moglich  war,  gesichert.  .  .  » 

Le  Congrès  d'Aix-la-Chapelle  (1818)  acheva  de  déterminer  ce  que  l'en- 
tente conclue  à  Bartenstein  avait  ébauché  et  sembla  donner  un  corps  aux 
rêveries  de  la  Sainte-Alliance. 


...  „Alexandre  quitta  Paris  le  28  septembre,  de  grand  matin. 
La  veille  de  ce  jour,  il  vint  prendre  congé  de  Mad.  de  Krudener. 
Il  était  plein  de  joie  et  d'espérance;  tout  son  cœur  était  tourné 
vers  ce  charitable  Sauveur  qui  lui  avait  fait  goûter  ces  délices 
que  le  monde,  dans  tous  ses  travaux  et  dans  tous  ses  efforts,  ne 
peut  recevoir  ni  donner... 

„Tout  son  désir  était,  en  retournant  dans  son  empire,  de  con- 
sacrer sa  vie  et  ses  facultés  à  l'avancement  du  règne  de  Jésus- 
Christ.  Il  nous  fit  promettre  {c'est  Empeytaz  qui  écrit 7)  de  le 
rejoindre  prochainement,  et  nous  donna  à  tous  rendez-vous  à 
Petersbourg,  pour  nous  employer  à  cette  œuvre  qui  était  devenue 
l'œuvre  et  le  besoin  de  son  cœur.  Mais  la  Providence  de  Dieu 
en  décida  autrement  Un  travail  immense  nous  attendait  dans  la 
Suisse  allemande.  Là,  nous  fûmes  employés  pendant  deux  années 
consécutives  à  la  propagation  de  l'Evangile  et  au  soulagement 
des  pauvres  décimés  par  la  famine  qui  désolait  alors  ces  contrées... 

«Arrivé  à  Baie,  Alexandre  écrivait  à  une  dame  de  la  Cour 
[8  octobre  1815),  en  parlant  des  occupations  et  des  soucis  de 
tout  genre  qui  l'avaient  obsédé  :  „Pardonnez-moi  d'avoir  tardé  si 
longtemps  à  vous  répondre.  La  vie  que  j'ai  menée  y  a  été  un 
obstacle  continuel.  Cependant  ce  fatras  de  besogne  de  tant  de 
genres  différents  ne  m'a  pas  empêché  de  sentir  tout  le  bien  que 
votre  lettre  était  faite  pour  produire  sur  mon  âme.  Elle  a  apprécié 
toutes  les  vérités  que  vous  me  tracez,  et  se  glorifie  d'appartenir 
à  cette  nation  inconnue  au  monde,  mais  dont  le  triomphe  avance 
à  grands  pas.  Mon  séjour  à  Paris,  excédant  sous  tous  les  autres 
rapports,  a  été  d'un  intérêt  immense  quant  à  celui  de  l'avance- 
ment de  l'œuvre  du  Seigneur.  Combien  je  le  bénis  à  chaque 
instant  du  jour,  de  m'avoir  mis  sur  cette  voie  de  vérité  et  de 
véritable  vie,  si  différente,    si    supérieure    à   cette  autre  vie  misé- 


H-     057     44 

rable,    dont    on    apprend    toujours  plus    à    connaître    le    néant.." 
(Empeytaz,  Notice  sur  Alexandre,  p.  47  et  suiv.). 

Le  czar  ne  devait  plus  rester  longtemps  en  de  pareilles  dispo- 
sitions, et  sous  l'influence  d'un  nouveau  directeur  spirituel  un 
pire  changement  allait  s'opérer  en  Madame  de  Krudener.1 

1  .  .  .  .  «  Eine  lange  Beobachtung  der  moralischen  Eigenschaften 
dièses  Monarchen  und  seines  politischen  Ganges  hat  mich  jit  der  Ent- 
deckung  von  dem  ge/iihrt,  was  ich  . . .  als  Periodicifàt  seines  Gedankens 
be^eichnet  habe.  Dièse  Periodicitït  hat  beilâufig  ein  funfjdhriges 
Metrnm  befolgt  ;  ich  wûsste  meine  Beobachtnng  nicht  genauer  wieder- 
ïitgeben. 

«Der  Kaiser  ergriff  eine  Idée  und  folgte  gar  bald  ihrer  Richtung. 
Wdhrend  des  Zeitraumes  von  beilanfig  ~wei  Jahren  war  die  Idée  im 
Wachsen.  so  dass  sie  in  seinen  Augen  den  Werth  eines  Systems 
erlangte.  Im  Laufe  des  dritten  Jahres  blieb  er  dem  angenommenen 
System  treu,  gewann  es  lieb,  hb'rte  mit  einer  wahren  Inbrunst  dessen 
G'ànner  an  und  war  jeder  Berechnnng  ûber  den  Werth  dieser  Meinung 
wie  ûber  ihre  gefahrlichen  Folgen  unqugânglich.  In  dem  vierten  Jahre 
begann  der  Anblick  dieser  Folgen  ihn  fu  ern'ùchtern  ;  das  fûnfte  Jahr 
^eigte  nur  mehr  eine  unfiJrmliche  Mischung  des  dem  Erlôschen  nahen 
Systems  mit  der  neuen  Idée,  die  in  ihm  pi  keimen  begann.  Dièse  Idée 
war  oft  diamétral  entgegengeset^t  dërjenigen,  die  er  eben  verliess.  .  .  . 

....  «  Das  Jahr  18 12  brachte  eine  nenc  Wandlung  in  seinen  (iesin- 
nungen.  .  .  .  Die  alten  Ideen  von  Philanthropie  und  Freigeisterei  hatten 
nicht  nur  die  Macht  ûber  seinen  Geist  wieder  gewonnen,  sondern  sie 
entbrannten  sogar  mit  dem  Feuer  ihrer  Zeit.  Im  Jahre  1814  hatten 
sie  ihren  Hohepunkt  erreicht.  Im  Jahre  18 15  hatten  sie  schon  dem 
religi'ôsen  Mysticismus  Plat\  gemacht.  Im  Jahre  18 1-  erfuhr  dièse 
neue  Richtung  seines  Geistes  eine  grosse  Aenderung.  Im  Jahre  18 18 
fand  ich  in  Aachen  den  Kaiser  als  eifrigen  Verfechter  der  monarchischen 
und  conservativen  Principien  und  als  erkldrten  Feind  jeder  révolu- 
tiondren  Richtung  und  bereits  auf  dem  Wege  der  R"ckkehr  juin 
religi'ôsen  Mysticismus.  In  dieser  Richtung  blieb  er  /'est  bis  %um  Jahre 
1823. 

.  .  .  .  <Jm  Jahre  1825  erlag  Alexander  einer  vollstandigen  Lebens- 
mûdigkeit.  .  .  .»  {Metternich.  Aus  M.  nachgelassenen  Papieren,  I. 
3 18  et  suiv.) 

Les  données  chronologiques  fournies  par  le  chancelier  sont  à  rectifier 
en  un  point.  Alexandre  avait  commencé  à  être  religieux  en   1812. 


'7 


££&&&&£:£»«&&&&£&£:£ 


La  baronne  de  Krudener,  retardée  comme  toujours  par  des 
embarras  financiers,  ne  put  quitter  Paris  que  trois  semaines  après 
l'empereur,  le  22  octobre   1815. 

Alexandre  lui  avait  remis  un  passe-port  écrit  de  sa  main,  par 
lequel  il  l'autorisait  à  se  rendre  en  Russie,  avec  qui  elle  voudrait 
et  par  telle  route  qu'il  lui  conviendrait  de  prendre. 

Elle  prit  la  route  de  Suisse.  Rien  de  plus  naturel.  Paul  venait 
d'y  être  nommé  ambassadeur.  En  outre,  la  baronne  avait  à  régler 
à  Bâle  diverses  questions  relatives  aux  sociétés  de  propagande 
religieuse. 

Elle  quittait  Paris,  chiliaste  et  supra  -  naturaliste  plutôt  que 
mystique  dans  le  sens  propre  du  mot.  Les  idées  familières  à  Jung 
et  à  Fontaines  la  dominaient  encore,  idées  partagées  dans  une 
certaine  mesure  par  Empeytaz.  Si  quelqu'un  dans  l'entourage 
immédiat  de  Juliane  professait  alors  des  idées  quiétistes,  c'était 
M.  de  Berckheim.  lecteur  passionné  de  Poiret  et  même  de  Saint- 
Martin. 

Après  un  court  séjour  dans  une  communauté  morave  d'auprès 
de  Neufchâtel,  la  baronne  se  rendit  à  Binningen,  clans  le  canton 
de  Bâle,  où  les  agents  de  X Œuvre  Biblique  se  trouvaient  réunis. 
Les  résultats  obtenus  par  la  Société  parurent  si  beaux  que  l'on 
créa  immédiatement  une  œuvre  parallèle  à  la  première,  celle  des 
Traités  religieux,  à  laquelle  Empeytaz  se  vit  associé. 

Ce  devait  être  le  dernier  triomphe  du  jeune  proposant!  Son 
astre  allait  décliner!  Parmi  les  fidèles  d'élite  assemblés  à  Binningen 
se  trouvait  un  homme,  J.  G.  Kellner,  qui  ne  devait  pas  tarder  à 
exercer  sur  Mad.  de  Krudener  l'influence  la  plus  désastreuse. 

Qui  était  ce  personnage?...   quel  avait  été  son  passé?... 


H-     250    -H 

De  l'aveu  de  tous,  Kellner,  ancien  employé  dos  postes  du  Bruns- 
wick, avait  été  longtemps  incrédule.  On  prétend  qu'il  s'était 
occupé  de  philosophie  et  qu'il  avait  même  médité  d'écrire  un 
ouvrage  contre  la  religion  chrétienne.  Jeté  en  prison,  Kellner 
avait  rencontré  une  Bible  et  s'était  converti. 

Mais  pourquoi  avait-il  été  emprisonné?...  Sur  ce  point  l'accord 
cesse  entre  les  historiens. 

Les  uns  font  de  lui  une  victime  de  Napoléon.  Etant  directeur 
des  postes,  disent-ils,  il  avait  refusé  de  livrer  le  secret  des  lettres 
confiées  à  son  administration:  de  là,  une  captivité  assez  roma- 
nesque.1 

Les  autres,  plus  nombreux,  écartent  de  cette  affaire  tout  élé- 
ment politique.  „Ce  Kellner,  écrit  M.  Xavier  Marinier,  n'avait 
pas  eu  auparavant  une  vie  très-exemplaire.  Il  était  secrétaire  de- 
là poste  à  Brunswick,  et  un  jour  les  fonds  de  la  caisse  venant 
à  manquer,  on  mit  M.  le  secrétaire  de  la  poste  en  prison,  et  il 
ne  regarda  pas  cette  mesure  comme  une  injustice.  Mais  là. 
comme  il  le  raconte  lui-même,  il  lui  tomba  entre  les  mains  une 
Bible,  qu'il  se  mit  à  lire  à  défaut  d'autre  livre,  et  cette  Bible  le 
convertit.  Rendu  à  la  liberté,  après  avoir  satisfait  tant  bien  (pie 
mal  à  ce  qu'on  exigeait  de  lui,  il  rencontra  Mad.  de  Krudener 
et  s'attacha  à  elle.  Il  la  suivit  partout  et  se  montra  toujours 
extrêmement  mystique.  Un  de  mes  amis,  qui  l'a  connu  à  Leipzig, 
le  Dr  Wagner,  me  disait  qu'il  l'avait  vu  plusieurs  fois  s'arrêter 
tout-à-coup  au  milieu  d'une  conversation,  cacher  son  visage  dans 
ses  mains,  se  recueillir  et  prier.  Il  racontait  aussi  avec  un  grand 
air  d'humilité  toutes  les  fautes  de  sa  vie  passée..." 

1  Ostertag  (Entstehungsgeschichte  der  Basler  Mission),  cité  par 
«  Frau  von  Krudener  »,  écrit  :  ...  «  Es  mochte  gegen  En  Je  des  Jahres 
1814  sein,  dass  eines  Tages  bei  Spittler  im  Falklein  ein  alterlicher 
Mann  in' s  Zimmer  trat,  der  in  seiner  ganqen  Erscheinung  etwas  au/ 
fallendes  und  ungewohnliches  hatte. 

Seine  langen  wallenden  Haare,  der  kurçe,  etwas  abgetragene  Roch 
mit  dentschthumlichem  Schnitt,  die  hohe  freie  Stirn.  die  feurigen,  aber 
unruhigen  Augen  machten  au/  Spittler  An/angs  den  Eindruck,  ah 
hatte  er  so  etwas  wie  einen  Vagabundcn  oder  Komodianten  vor  sich. 
Ein  kurdes  Empfehlungsschreiben  aber.  das  derselbe  ihm  von  Gossner 
in  Mûnchen  iiberreichte,  Hess  ihn  doch  erkennen,  dass  er  es  mit  einen; 
beachtenswerthen  Menschen  7»  thun  habe.  Nach  der  ersten  allgemeinen 


H-     '260     -H 

Au  moment  où  pour  la  première  fois  il  vit  Juliane,  Kellner 
était  depuis  environ  un  an  l'employé  de  Spittler  et  de  la  Société 
des  Missions.  Ses  émoluments  n'étaient  pas  considérables,  le  vivre 
et  le  couvert  seulement.  L'ex-directeur  songea  à  se  rendre  la  vie- 
plus  douce. 

Il  savait  l'allemand  qu'ignorait  Empeytaz  et  n'était  pas  homme 
à  se  laisser  arrêter  par  des  scrupules.  Le  jeune  théologien,  trop 
honnête  pour  user  des  procédés  d'un  certain  charlatanisme,  était 
d'une  piété  de  bonne  foi,  mais  terre  à  terre.  Il  ne  prêchait  guère 
que  ce  que  lui  avait  prêché  Mérilhat,  le  pardon  des  péchés. 
Kellner  eut  bientôt  fait  de  supplanter  son  trop  candide  rival  dans 
les  mobiles  affections  de  la  baronne. 

Depuis  plusieurs  années,  le  nord  de  la  Suisse  et  les  contrées 
voisines  étaient  travaillées  par  une  sorte  de  Carbonarisme  reli- 
gieux. Presque  dans  chaque  village  un  ou  plusieurs  individus,  en 
relations  avec  les  frères  d'autres  villages,  et  tous  habitués  au 
mystère,  colportaient  sous  le  manteau  des   livres  pieux,  des    bro- 

Begrûssung  hiess  ihn  Spittler  Platf  nehmen,  und  hb'rte  nun  von  ihm 
mit  steigendem  Interesse  einen  kur^en  Umriss  seiner  bisherigen  Lebens- 
fuhrung.  Kellner  —  so  hiess  der  Fremdling  —  war  bis  vor  wenigen 
Jahren  Oberpostdirektor  in  Braunschweig  gewesen  und  stand  somit  in 
gùnstigen  Verhaltnissen.  Seiner  politischen  Gesinming  nach  war  er  ein 
begeisterter  Valerlandsfreund,  der  fur  die  Rettung  seines  unglïicklichen 
deutschen  Vaterlandes  schw'.irmte  und  eben  desshalb  die  franjosische 
Zwingherrschaft  von  Grund  des  Her^ens  hasste.  Als  nun  das  westphli- 
lisch-franjosische  Konigreich  von  Napoléon  au/  deutschem  Boden 
gegrundet  wurde,  und  die  fremdl'ândische  Regierung,  von  steter  Furcht 
vor  verr'dtherischen  Umtrieben  geà'ngstigt,  von  den  Postbeamten  die 
Er'ôffnung  und  Entlieferung  verdlichtiger  Brie/e  verlangte,  wies  Kellner 
entschieden  die  gewissenlose  Zumuthung  von  sich.  Die  Folge  davon 
war,  dass  er  selbst  fur  politisch  verdachtig  erklart  und  als  Gefangener 
in  die  Festung  nach  Kassel  abgefûhrt  wurde.  Dort  in  den  einsamen 
Mauren  des  Gefangnisses  nahm  er  die  philosophischen  Studien,  die  er 
fr'ùher  mit  Eifer  getrieben  hatte,  wieder  auf  briïtete,  aller  h'oheren 
Erleuchtung  entbehrend  und  von  Voltaire schen  und  Rousseau 'schen 
Ideen  erfïtllt,  ûber  einem  Système  des  Materialismus.  bei  welchem  ihm 
der  Mensch  als  ein  «Sohn  der  Erde»  erschien.  und  suchte  dièse  Ansicht 
wissenschaftlich  pi  begrunden  und  durch^ufuhren.  Da  ihm  aber  aile 
Schreibmaterialien  und  Bûcher  versagt  waren  —  mit  Ausnahme  eines 
einpgen  Bûches,  der  Bibel  —  so  kam  er  ans  dem  chaotischen  Gewirre 
von  Gedanken,  die  sich  durch  seine  Seele  bewegten,  nicht  heraus.     Die 


H-    261    *« 

chures,  des  nouvelles,  des  lettres.  La  Société  Biblique  de  Bâle, 
présidée  par  Spittler,  pouvait  être  considérée  comme  la  Haute 
Vente  qui  dirigeait  cette  organisation. 

Kellner  avait  été  le  secrétaire  de  cette  Haute  Vente;  il  con- 
naissait les  frères  et  les  sœurs  sur  lesquels  on  pouvait  s'appuyer, 
dès  l'ouverture  de  la  campagne.  Il  se  hâta  de  leur  envoyer  des 
lettres-circulaires.  Il  réussit  ainsi  à  mettre  la  baronne  en  rapports 
avec  les  groupes  chiliastes  disséminés  à  travers  la  Suisse;  il  lui 
procura  comme  un  Etat  -  major  et  un  cadre  d'officiers,  des 
pasteurs,  des  vicaires,  des  curés,  depuis  plus  ou  moins  long- 
temps acquis  aux  doctrines  du  millénarisme,  Gans  d'Embrach, 
les  frères  Siegrist,  le  pasteur  von  Brunn,  etc.,  etc.  A  ceux-ci, 
dont  quelques-uns  suivirent  la  prophétesse  dans  ses  expéditions, 
se  joignirent  les  coureurs  de  conventicules,  sergents  et  caporaux 
de  la  bande. 

Un  moment  on  se  berça  de  l'espoir  de  nouer  des  relations 
avec  les  sectaires  catholiques  de  la  Bavière,  Lindl,  Boos,  etc. 
Kellner  savait  qu'une   marchande    de    Saint-Gall,    Anna  Schlattcr, 

Bibel  aber  ju  lesen,  schien  ihm  eines  Philosophât  ganq  und  gar 
unwurdig.  Erst  als  einer  seiner  Mitgefangenen  pim  Richtplatj  abge- 
f'ùhrt  und  erschossen  wurde,  ward  er  ernster,  und  das  Bediirfniss,  die 
unruhigen  und  verworrenen  Gedanken  pt  f.xiren,  veranlasste  ihn  end- 
lich,  nach  dem  Buch  der  Bûcher  ju  grei/en.  Mit  Erstaunen  nahm  er 
wahr,  welche  Tiefen  der  Weisheit,  welche  Schà't^e  hoherer  Erkenntniss 
darin  verborgen  lagen.  Je  mehr  er  aber  sich  hinein  las,  desto  mehr 
schwanden  die  Nebel  seiner  bisherigen  philosophischen  Weisheit,  und 
indem  er  Schritt  fur  Schritt  den  gott  lichen  Gehalt  und  die  ewige 
Wahrheit  dessen,  was  das  heilige  Buch  ihm  kundthat,  tiefer  erkannte. 
ward  er  auch  in  seinem  innersten  Lebensgrunde  mehr  und  mehr  umge- 
wandelt.  Mit  dem  Sturj  der  napoleonischen  Herrschaft  wurde  auch 
Kellner  frei,  und  er  sollte  wieder  Postdirektor  werden  ;  aber  er  wollte 
mit  einem  Beru/e,  der  so  erschiitternd  in  seinen  Lebensgang  eingegriffen 
hatte,  nichts  mehr  ju  schaffen  haben  :  ja  das  aussere  Treiben  der  11  elt, 
dessen  Bitterkeit  er  so  schmer^lich  er/ahren,  selbst  die  patriotische 
Erhebung  von  gan^  Deutschland  gegen  das  verhasste  Frankreicli. 
widerte  ihn  iiberall  an.  Ob  er  katholisch  werden  und  in  ein  Klo^trr 
gehen  solle,  oder  wo  sonst  seine  umgetriebene  Seele  Ruhe  und  Befrie- 
digung  finden  konnte,  —  er  wusste  es  selbst  nicht.  Von  einem  unklaren 
Drang  getrieben,  geht  er  nach  Erlangcn  und  sucht  dort  die  M'dnner 
Gottes  Kanne  und  Schubert  au/.  Von  ihnen  wird  er  weiter  an  Gossncr 
in  Munchen  empfohleiu  und  dieser  wiederum,  die  edle,  aber  unabge- 
klà'rte  Kraft  des  Mannes  erkennend,  weist  ihn  weiter  an  Spittler   nach 


H>     262     -H 

avait  fréquemment  servi  d'intermédiaire  entre  Spittler,  Gossner, 
Baumann,  Boos  et  les  autres;  il  écrivit  à  Anna  et  lui  transmit  des 
lettres  de  la  baronne  pour  les  dissidents  bavarois.  La  boutiquière 
saint-galloise  fit  d'abord  ce  qu'on  avait  souhaité  d'elle,  mais  bientôt 
elle  jugea  que  ces  missives  interminables  et  étranges  étaient  de 
nature  à  compromettre  les  destinataires,  sans  servir  la  cause  de 
la  religion.  Sa  foi,  quoique  ardente,  n'allait  pas  jusqu'à  admettre 
qu'Alexandre  fût  un  roi  David  et  la  baronne  de  Krudener  la 
femme-soleil.  Elle  refusa  de  voir  dans  la  prétendue  prophétesse 
autre  chose  qu'une  chrétienne,  convaincue  sans  doute  et  remplie 
d'excellentes  intentions,  mais  un  peu  extravagante.  Elle  réprou- 
vait bon  nombre  de  ses  prédications,  le  signe  de  la  croix,  l'ado- 
ration de  Marie,  le  dogme  absurde  d'une  Trinité  d'un  nouveau 
genre  et  surtout  cet  Exode,  dont  on  leurrait  quantité  de  pauvres 
gens  ;  elle  refusa  de  se  joindre  au  cortège  de  la  sainte  mission. 
En  même  temps  qu'Anna  Schlatter,  d'autres  personnes  pieuses, 
parmi  lesquelles  il  convient  de  citer  la  fille  de  Lavater,  se  tinrent 
sur  la  réserve.  Il  fut    bientôt    évident   que    la    baronne   ne   serait 

Basel,  ob  er  vielleicht  dort  durcit  die  Vermittlung  der  deutschen 
Christenthwnsgesellschaft  irgendwie  konnte  pveckmassig  nnd  nach  seinen 
reichen  Gaben  verwendet  werden.  ...» 

Une  brochure  de  1817  {Frau  von  Krudener  in  der  Schweiç,  pag.  54) 
s'e'tend  longuement  sur  le  même  personnage  : 

...  «  Sollten  wir  die  Leute  nach  ihrer  Bedeutsamkeit  bei  dieser  Sache 
reihen,  so  miïsste  wohl  Herr  Kellner  çuerst  genannt  werden.  Er  soll 
unter  allen  der  gewandteste  Kopf  seyn,  und  selbst  als  der  Leiter  und 
Fïïhrer  seiner  Mèisterin,  der  «gnlidigen  Frau»,  der  en  Pfarrer  er  sich 
nennt,  konnen  betrachtet  werden.  Von  Geburt  ist  er  ein  Westphale.  Bei 
dem  Schaugotterdienst  verrichtet  gewohnlich  er  das  Gebet  !  ....  Von 
dem  Aeussern  des  Herrn  Kellner  machen  Leute,  welche  ihn  gesehen 
haben  und  die  offentlichen  Blalter  nicht  die  einnehmendtste  Schilderung. 
Hôchst  wahrscheinlich  spricht  die  «  Schweijerische  Monatschronik»  von 
ihm,  wenn  sie  sagt  :  «  Hingegen  trug  ein  sogenannter  Missionnair,  ein 
Mensch  von  einem  volligen  Landesstreicher  Ansehen ,  unter  vielen 
Grimacen  und  Bekreu^igungen  ein  langes  Gebet  vor.»  —  «Das  Morgen- 
blatt  »  entwirft  ein  gar  abschreckendes  Bild  von  ihm  :  «  Seine  grà'sslich 
ver-errten  Gesichts^uge  m'ùssen  den  Maler  entjiiken,  der  ein  Muslerbild 
des  Ausdrucks  aller  hollischen  Leidenschaften  ju  machen  un  Falle  wdre  : 
auch  gesteht  der  Herr  Pfarrer  unverholen,  dass  er  vor  seiner  Bekehrung 
ein  sehr  verruchter  Mensch  gewesen  sey  :  an  Geistesbildung  und  Kennt- 
niss^n  fehlt  es  ihm  ïïbrigens  gar  nicht  und  beide  versteht  er  trefflich 
geltend  7»  machen.  .  .  » 


H*     263     -H 

suivie  que  par  la  portion  la  plus  turbulente  et  la  moins  recom- 
mandable  de  la  faction  chiliaste.  Et  la  multitude  môme  ne  fui 
gagnée  que  par  la  disette,  qui  s'abattit  sur  la  malheureuse  Suisse. 
Le  23  mai  1817  on  paya  à  Saint-Gall  six  batz  la  livre  de  pain 
blanc  et  près  de  cinq  batz  la  livre  de  pain  noir.  Vingt-quatre 
livres  de  pommes  de  terre  valurent  quarante  batz.  Le  prix  des 
denrées  haussa  encore  dans  les  semaines  suivantes  et  ne  baissa 
sensiblement  que  vers  la  mi-juillet.  Kellncr  voulut  voir  dans  cette 
famine  un  signe  de  l'approche  de  la  fin  des  temps,  et  s'insinuanl 
par  degrés  dans  l'esprit  de  Juliane,  lui  suscitant  des  adulations  et 
lui  préparant  des  miracles,  il  la  persuada  peu  à  peu  qu'elle  était 
une  envoyée  du  Ciel,  le  messager  prédit  par  Êsaïe...  Mad.  de 
Krudener  n'accepta  peut-être  pas  tout  le  système  religieux  de 
Kellner;  il  semble  cependant  qu'elle  n'ait  pas  su  se  défendre 
toujours  des  insinuations  du  tentateur!... 

A  entendre  l'ancien  directeur  des  postes,  ]éhovah  avait  tan 
avec  Abraham  une  première  alliance  (der  alte  Bund)\  Dieu  le 
père  en  avait   fait    une    seconde   avec  les  disciples  de  Jésus  (dt  r 

Ostertag  reconnaît  que  Kellner  avait  de  grands  défauts:  ...  «Auch  las 
etwas  Schwarmerisches,  Treiberisches,  Stiirmisches  imHintergrund  seines 
Wesens,  das  çunachst  nur  durch  die  masshaltende  Macht  seiner  niieh- 
terneren  Umgebung  im  Zaume  gehalten  ward.  Aber  bei  aile  dem  wuchs 
seine  Liebe  tfum  Heiland.  ...»  Si  Spittler  et  consorts  ne  parvenaient 
qu'avec  peine  à  maîtriser  leur  acolyte,  que  pouvait  la  faible  Juliane!  .  .  . 
Sous  l'influence  de  ce  personnage  elle  tomba  dans  un  état  de  dégradation 
intellectuelle  et  morale  qu'on  a  peine  à  concevoir,  l'émule  de  Jeminah 
Wilkinson  et  de  Johannah  Southcote  !  .  . 

...  «  Frau  v.  Kr'ùdener  setjte  grosses,  fast  etwa  ju  grosses  Ver- 
trauen  auf  diesen  Mann,  und  obwohl  er  mit  seinem  Wandel  niemals 
die  heilsame  Lehre  Jesu  verunjiert  liai,  so  lag  doch  in  seinem  gan^en 
Wesen  etwas  Ungesundes,  Sclnvarmerisches.  Er  machte  daher  au) 
niichterne  Manner,  wie  Pfarrer  Maurer  und  J.  G.  Millier,  einen 
unangenehmen,    auf  solche   die    von    des  Christen    inwendigem 

nichts   verstehen,  einen  verderblichen  Eindruck Mit   seinem    unge- 

sunden,  schwarmerischen  Wesen  hieng  es  auch  çusammen,  dass  er  sich 
in  seinen  Gebeten  so  weit  verirrte,  die  Jung  frau  Maria  und  die  Jlei 
ligen  uni  ihre  F'ùrsprache  anjurufen.  Auch  traule  er  sich  einen  sein 
richtigen  Blick  in  die  Zeichen  der  Zeit  7»,  wahrend  gerade  diess  Hun 
mangelte.  Naturerscheinungen,  die  jedes  unbefangene  Kinà  Gottes 
richtig  n'iirdigen  wird,  ^og  er  in  Zusammenhang  mit  prophetischen 
Stellen  der  Schrift  und  erlaubte  sich  Deutungen.  die  dem  gesunden 
Sinn    des  Evangeliums    ^uwiderlie/en.     In   seiner   Sucht    nach  Ausser- 


«•     26  i     4# 

neue  Bund)  ;  présentement  que  tout  allait  être  renouvelé  par 
l'avènement  prochain  du  Sauveur,  une  troisième  alliance  (der 
hcilige  Bund)  devait  unir  les  Israélites  de  race  et  les  Israélites 
du  cœur  au  Christ-Roi. 

L'Apocalypse  (XI,  19)  avait  parlé  du  traité  du  26  septembre 
1815:  nEt  le  temple  de  Dieu  dans  le  Ciel  s'ouvrit  et  ?  arche  de 
son  alliance  apparut  dans  son  temple..." 

Le  livre  saint  indiquait  qu'immédiatement  après  cet  événement 
on  verrait  „la  femme  revêtue  du  soleil,  ayant  la  lune  sous  les 
pieds  et  douze  étoiles  au  front..."  (Apocalypse  XII,   1.) 

Cette  femme  naturellement  ne  pouvait  être  que  la  génératrice 
de  la  Sainte- Alliance,  la  nouvelle  Marie,  Madame  la  baronne  de 
Krudener... 

Juliane,  toujours  vaniteuse,  et  à  qui  ses  succès  auprès  d'Alexandre 
avaient  commencé  de  tourner  la  tête,  ne  sut  pas  résister  aux 
flatteries  d'un  directeur,  dont  l'insanité  et  l'effronterie  étaient  supé- 
rieures  à    celles    de    Fontaines    lui-même.    Vainement    Empeytaz 

ordentlichem  haschte  er  nach  Nachrichten,  die  seiner  Neigung  Stoff 
fufiïhren  konnten,  und  unverdaut  iind  unverarbeitet  trug  er  ail  den 
Stoff,  den  er  gesammelt  hatte.  voi\  und  begluckte  mit  seinen  geistigen 
Errungenschaften  Frau  von  Krudener.  Sie  aber  traute  ihm  einen  viel 
ju  tiefen  Blick  in  die  Geheimnisse  des  gottlichen  Reichsplans  7?/,  als 
dass  sie  seinen  Ideen  hatte  widersprechen  m'ôgen.  Ihre  Lieblingssache 
war  es  eben  nicht  und  ihre  Deutung  prophetischer  Stellen  wurde  viel- 
mehr  aus  ihren  personlichen  Gesprdchen  als  aus  ihren  Ansprachen  an 
die  Menge  bekannt.  Sie  hatte  sich  allerdings  auch  ein  gewisses  System 
gebildet,  dass  sie  in  traulichem  Gespr'dche  wahrheitsliebenden  Mannern 
mittheilte.  So  glaubte  sie  namentlich,  dass  der  Schweij  schwere  Gerichte 
bevorstehen,  dass  Gott  sie  berufen  habe,  noch  vor  dem  Untergange  \u 
retten,  rvas  sich  retten  lasse,  dass  am  Kaukasus  die  neue  Arche  Noah 
sei,  in  welche  die  gereinigte  Kirche  sich  juruck^iehen  miisse.  Sie  hielt 
die  Zukunft  des  Herrn  sehr  nahe,  und  glaubte  den  Antichrist  in 
Napoléon  I.  entdeckt  ^u  haben.  Den  Protestantismus  liebte  sie  nicht  und 
qum  Katholi^ismus  bekannte  sie  sich  nicht  ;  am  liebsten  hatte  sie  die 
Entstehung  einer  rein  katholischen  Kirche  im  tiefsten  Sinne  des  Wortes 
gesehen.  .  .  »  (Frau  von  Krudener.  Bem,   1S68.) 

Quelques  pasteurs  protestants  de  l'époque,  poursuivis  par  le  souvenir 
du  «  Geisterseher  »  de  Schiller,  ont  voulu  voir  dans  Kellner  un  agent 
des  Jésuites  :  .  .  .  «  Ihre  Begleiter  und  Apostel,  welche  den  Wahn- 
glauben  an  ihre  ubermenschliche  Hoheit  geflissentlich  nahren  und  ver- 
breiten,    besonders    ihr    Geheimsecretair   Kellner    und   Consorten,    sind 


H>    265    -H 

essaya-t-il  de  s'opposer  à  d'aussi  déplorables   folies!    La  lutte  fut 

vive  et  surtout  elle  fut  longue,  mais  elle  se   termina    par    la  vic- 

eigentiich  die  Betr'ùger  des  Volks.  Sic  sind  es,  die  dadurch  nicht  allein 
um  sich  selbst  einen  gewissen  Glan?  verbreiten,  sondent  auch  in  dem 
Umgange  und  durch  die  Hïïlfsmittel  dieser  Frau  sich  sehr  wohl  befinden 
môgen.  Dièse,  ihre  vorgebliche  Meisterin,  die  doch  nur  ihr  Werkjeug 
und  ihre  Schùierin  ist,  wird  von  allen  Seiten  bewacht,  und  in  dem 
magischen  Halbdunkel,  dus  um  sie  her  verbreitet  ist,  erhalten,  dass  sic 
blindlings  den  Planen  ehrgeipger  und  herrschsûchtiger  Fùhrer 
muss.  Woher  n'dhme  auch  ein  schwaches,  eitles,  schwarmerisches 
Gemïïth  eines  uberrei^baren  Weibes  die  Kraft,  den  anlockenden  Hul- 
digungen  derer,  die  sie  mit  Schlangenklugheit  umgeben  und  umstricken, 
ju  widerstehen,  und  an  ihrem  innern  Beruf  qur  Prophetin  und  Volks- 
bildnerin  auch  nur  ein  ein^iges  Mal  ^u  pvei/eln,  wenn  sie  von  allen 
Seiten  «  Prophetin,  Sonnenfrau,  oder  gar  Frau  Hergottin  »  gescholten 
wird  ?  .  .  .  . 

Vergleichen  wir  mit  diesen  Ansichtcn  die  mehrerer  Augen-eugen  in 
dem  gan^en  gebildeten  Deutschland  und  der  Schweif,  so  werden  fast 
aile  insgesammt  ^u  der  Vermuthung  unwiderstehlich  geleitet  :  Frau  von 
Krïïdener  sey  das  Werkfeug  machtiger,  unbekannter  Obem.  .  .  . 
Kellner  ist  unstreitig  ein  verkappter  Jesuit.  da  er,  als  der  schlaueste 
und  untemehmendste  unter  ihren  Anhangern,  gan^  seinen  eigenen  Weg 
geht,  und  nur  jum  Schein  die  Plane  der  Fr.  v.  K.  befolgt  ;im  Gegen- 
theil  sie  gan^  in  seinen  eignen  Banden  hait.  Ein  Mann  seines  Verstandes 
und  seiner  Umgangs-  und  Weltklugheit  kann  durchaus  kein  Betrogeneb 
seyn  !  Er  ist  oflenbar  Betr'ùger  der  Betrogenen.  der  rraesui.  und 
choragus,  und  qwar  kein  verblendeter  Leiter  der  Blindai,  sondern 
derjenige,  der  die  Blindlaterne  in  seiner  Hand  hait,  und  den  Uebrigen 
seiner  Sekte,  nur  so  viel  sehen  lasst,  als  er  selbst  fur  gut  findet.  Woher 
und  wopi  sonst  die  vielen  geheimen  Verbindungen  im  Inn-  und  Aus- 
lande?  woher  die  Sonderbarkeit,  dass  keine  Briefe  mit  der  Post  an 
Fr.  v.  Kr.  eingehen,  sondern  aile  durch  eigne  im  Solde  stehende 
Boten  ?  Woher  und  wo^u  anders,  als  :  damit  nichts  offenbar  werde, 
wenn  etwa  durch  Zufall  ein  Brief  an  sie,  oder  von  ihr  und  ihrem 
Gefolge  in  unrechte  Hdnde  kdme  !  . .  (H.  Burdach,  Frau  von  Krïïdener 
und  der  Geist  der  Zeit,  pag.  29.) 

Eynard  lui-même  :  ...  «  A  l'amertume  de  cette  se'paration  (Empeyta, 
et  Berckheini  avaient  été  menés  à  Rheinfelden  par  la  police  badoise) 
s'ajoutait  pour  M.  Empeytaz  le  regret  de  laisser  Mad.  de  Krudener  livrée, 
sans  contre-poids,  à  l'influence  de  M.  Kellner.  .  .  .  Elle  avait  une  tendance 
marquée  à  prêter  l'oreille  aux  récits  des  songes,  des  visions  et  aux  pres- 
sentiments que  toutes  sortes  de  personnes  venaient  lui  apporter.  Loin  de 

la  modérer  dans  cette  recherche.  M.  Kellner  semblait  l'y  pousser 

M.  Kellner  avait  embrassé  les  doctrines  de  Jacob  Bœhme  et  se  nourrissait 
de  ces  rêveries.  Malheureusement  il  y  mêlait  une  grande  admiration  pour 


H-     266     -H 


toire  de  Kellner,    qui    sut   se    défaire   de   ses  rivaux.    Juliane,    au 
bout  d'un  an  ne  vit  plus  que  par  les  yeux  de  ce  drôle. 


Mad.  de  Krudener,  et  dans  ses  visions  il  lui  assignait  toujours  un  rôle 
éminent,  l'exposant  ainsi,  sans  le  vouloir,  à  se  préoccuper  d'elle-même, 
sous  prétexte  de  porter  ses  regards  dans  l'avenir.  .  .  » 

YV.  Ziethen  enfin  (Juliane  v.  Krudener,  Ein  Vortrag  gehalten  .... 
den  2p.  Februar  1864)  écrit:  .  .  .  «  Die  Gemeinschaft  mit  dem  schwar- 
merischen  Pfarrer  Kellner  trieb  sie  in  krankhafte  Zust'inde  imd  gef'dhr- 

liche  Richtungen  hinein (Pag-  2  5):    Wir   k'ônnen   nicht  laugnen, 

dass  sie  manchmal  pir  Prophetin  geworden  ist.  .  .  .  Desshalb  rûhmte 
sie  sich  gegen  Mcturer  :  «  Der  Herr  hat  mich  Ereignisse  voraitssehen 
lassen.  welche  pïïnktlich  eingetroffen  sind»,  und  fand  auch  hierin  einen 
Beweis  ihrer  gottlichen  Sendung.  Wir  verschweigen  nicht,  dass  auch 
einige  ihrer  Prophcp?iungen  nicht  eingetroffen  sind,  wenn  sie  j .  B.  den 
preussischen  Soldaten  in  Beeskow  im  Jahre  18  ij  verhiess.  dass  sie 
noch  mit  den  Tïïrken  Krieg  fïïhren  wûrden.  Neben  den  Prophe^einngen 
glaubte  sie  auch  in  den  Wundern,  welche  ihre  Wirksamkeit  begleiteten, 
das  Siegel  ihrer  gottlichen  Berufnng  pi  erkennen.  Sie  spricht  ausdruck- 
lich  von  den  Wundern,  welche  Gott  verschwenderisch  an  sie  ausgetheilt 
habe.  .  .  .  Frau  v.  Krudener  sprach  es  ausdrûcklich  ans,  dass  «  der 
Dienst  am  Tempel  auj libre»  und  wollte  die  «  inwendige  Kirche»,  wie 
sie  dieselbe  nannte,  anbahnen  und  vorbereiten.  Wir  wundern  uns  ïiber 
das  Wenige,  was  sie  pi  dem  Bau  dieser  neuen  Kirche  geliefert  hat.... 
Dapi  geh'ôrt  der  Gruss  :  ((Gelobt  sei  Jésus  Christus!»  den  sie  gewisser- 
massen  pan  Bekenntniss  der  neuen  Kirche  machte,  da  sie  ihn  in  fast 
allen  ihren  Predigten  und  Brie/en  an  die  Spitp?  stellte  und  in  einer 
Hymne  singt  :  a  Der  Gruss:  Gelobt  sei  Jésus  Christus.  unsere  Freude 
und  Wonne,  erklinge  tinter  allen  Vblkern  !  »  Dapi  gehort  das  Gebet 
au/  den  Knieen.  .  .,  ebenso  das  Zeichen  des  Kreup?s.  .  ..  dapt  gehort 
die  Anrufung  des  himmlischen  Jerusalems.  der  Maria  und  aller 
Heiligen.  .  .  .  Noch  bedenklicher  ist,  dass  sie  in  ihrem  Eifer  fur  das 
Heil  aller  Creaturen  sich  sogar  hinreissen  Hess,  fur  die  Bekehrung 
des  Teufels  pi  beten.  .  .  »  (Meyer,  de  Francfort,  avait  déclaré  que  les 
diables  reprendraient  leur  rang  d'ange  à  la  fin  des  temps.  De  là,  les 
prières  de  Mad.  de  Krudener.) 

Enfin  Anna  Schlatter,  qui  vivait  elle-même  dans  la  persuasion  qu'en 
1 8 1 9  «  im  unseren  Gegenden  die  H 'aupt gerichtsperiode  vorbei  sei.  .  .  » 
(II,  383),  mandait  à  ses  amis  (II,  1 33.  249.  252.  259.  261.  3o3.  307.  383. 
385)  qu'elle  considérait  sans  doute  Mad.  de  Krudener  comme  animée 
d'excellentes  intentions,  mais  ne  pouvait  la  suivre  :  «  Es  war  mir  als 
s'.ihe  ich  Satans  Kralle  unter  Taubenflugeln.  .  .  Sonnabend  (lettre  du 
17  août  181 7)  kam  ein  Mann  pi  mir.  .  .  und  bat  mich,  ihm  die  Irr- 
thiimer  pi  nennen,  die  ich  tadle.  Ich  nannte  die  Anrufung  der  Maria, 
den  Glauben.  sie  sei's.  welche  die  Menschen  wiedergebare  (die  Lehre 
von  der  Geisteslehre.    nach    welcher  Alexander  die  erste,   Fr.  v.  Krii- 


H-    267    *H 

Un  incident  demeuré   assez    obscur   était    verni,    fort    à    propos 
pour  l'ex-directeur  des   postes,    empêcher   Mad.    de    Krudener   de 

dener    die     pveite     und    die     neue     Kirche    die    dritte     Person     sein 

sollen). .  .» 

Eynard  ne  souffle  mot  des  opinions  grotesques  répandues  par  l'en- 
tourage de  la  baronne,  de  ses  miracles  à  la  douzaine,  etc.  L'auteur  de 
«  Frau  von  Krudener»  est  plus  sincère:  ...  «  Eincs  Tages  stellte  sich 
ein  junger  Mann  auf  dem  Hornlein  ein,  der  seines  Zeichens  ein  Minia- 
tunnaler  war  ;  dieser  traf  ?uerst  Herm  Kellner  und  bemerkte  ihm, 
dass  er  Auftrag  habe,  Frau  von  Krudener  ju  portraitiren.  Kellner 
antwortete  ihm:  Wir  sind  nicht  hier,  um  uns  portraitiren  -;u  lassen, 
sondern  um  dem  Heiland  Seelen  7»  gewinnen.  .  .  .  Dem  ungeachtel 
blieb  er,  durch  die  Erscheinung  der  Frau  v.  Krudener  gefesselt,  und 
dwch  ein  Augeniibel,  das  ihm  einige  Zeit  die  Ausubung  seines  Berufcs 
unmoglich  machte,  genothigt,  auf  dem  Hornlein,  und  iibernahm  spater 
die  Vertheilung  der  Suppen  an  die  Handwerksburschen,  hielt  auch 
Ansprachen  an  dieselben.  .  .  .  Dieser  Mann,  der  jet^t  noch  als  achtungs- 
werther  Greis  lebt,  behauptet,  Frau  v.  Krudener  habe  sich  fur  das 
Sonnemveib  nach  Offenb.  Joh.  XII,  1.  gehalten,  eine  Behauptung,  die 
von  Andern,  die  sie  kannten,  auf  das  Bestimmteste  widerlegt  wird.... 
Nie  h'ôren  wir  in  ihren  Versammlungen  ein  Wort  darïtber,  und  in 
ihren  veroffentlichten  Briefen  findet  sich  keine  Spur  dieser  An- 
schauung.  .  .  » 

L'auteur,  après  avoir  essayé  de  démentir  (page  2 25)  un  témoin 
oculaire  et  auriculaire  de  l'entourage  immédiat  de  la  baronne,  est  force 
dès  la  page  suivante  (226,  note)  de  faire  une  rectification  :  «Xachtrdg- 
lich  kommt  uns  ein  Brief  an  Anna  Schlatter  pi  Gesichte,  der  freilich 
Spuren  dieser  Anschauung  tr'dgt.  » 

Anna  Schlatter  est  précise:  «  Pfingstmontag  (18 17).  .  .  Du  weisst, 
wie  Glin^  an  meinen  Mann  schrieb  ;  nach  diesem  erhielt  ich  gerade  auf 
Ostem  einen  Brief  von  ihr  selbst,  mit  einer  Beilage  von  Kôllner,  fur 
mich  offen  ptm  Lesen,  aber  an  einen  bayrischen  Freund  gerichtet, 
welcher  den  Gang  ihrer  eigenen  Bekehrung  und  ihrer  jetsfigen  Ansichten 
der  bestehenden  Formen,  wie  ihrer  Aussichten  auf  die  nahe  Zukunft 
■yiemlich  weitlaufig  enthielt.  Dièse  grossen  Briefe  enthalten  fur  mich 
einige  dunkle,  unannehmbare  Stellen,  und  hatten  dies  auch  fur  meine 
bayrischen  Freunde.  Aber  dabei  iiber^eugte  sie  mich  von  dem  Glauben 
und  der  Liebe,  die  in  grossem  Masse  in  dem  Herqen  dieser  Frau 
liegt.  .  .  .  Die  dunklen  Stellen  be^ogen  sich  auf  den  heiligen  Bund,  auf 
einen  Konig  David,  der  jetjt  erscheint,  auf  eine  Reprasentantin  der 
Maria,  die  die  neue  Kirche  gebaren  soll,  u.  s.  f.:  die  Hess  ich  liegen 
ohne  Lient,  bis  ein  Circulai-  des  Dr.  Staub,  worin  er  von  seinem  Zug 
mit  dem  Sonnemveib  nach  Jiussland  spricht,  mich  auf  einmal  wie  ein 
Blitj  erleuchtete.  Fs  ward  mir  dabei  blitsçschnell  klar.  dass  jene  dunkeln 
Stellen    erklart   seien.    wenn    der  Kaiser    von  Russland,    die  Frau   von 


H-     268     44 

rentrer  en  Russie  et  l'avait  forcée  à  rester  en  Suisse  beaucoup 
plus  longtemps  qu'elle  n'avait  d'abord  résolu. 

Krudener  uni  der  Aits^ng  nach  Russland  als  handelnde  Hauptpersonen 
qusammen  gestellt  wïïrden.  Ein  sehr  anmasslich  geschriebener  Brief 
von  GL,  den  ich  bald  darauf  erhielt,  best'.itigte  meine  Einsicht.  Dapc 
kam  auch  ein  Brief  von  Prof.  Lachenal,  welchen  ich  ~u  lesen  erhielt, 
spdter  einer  von  Kollner.  ...»  (II,  252  et  sq.)  Conf.  lettre  du  9  mars 
(II,  383). 


.4-*-     +      +     +     4-***.«.i.i.ii.i.i       i 

*|*"V  'i"»!*"*!'  »|'  'i1  >{'  '|(  >I«-*T«-»T«-»l*-»l«-»|*-»»-^-»-»t- 


L'affection  témoignée  à  la  baronne  par  Alexandre  s'était  re- 
froidie subitement. 

Les  diplomates  avaient   signé    le    traité    de   la    Sainte-Alliance, 

par  condescendance  pour  un  grand  prince,  qu'aucun  d'eux  n'avait 
intérêt  à  froisser,  mais  pas  un  des  contractants  ne  se  souciai! 
d'avouer  l'œuvre  commune.  Metternich  craignait  avec  raison  les 
fausses  interprétations  des  partis  ;    il  avait  recommandé  le  silence. 

Le  25  décembre  1815  (style  russe),  Alexandre  lança  tout  à 
coup  un  manifeste,  par  lequel  il  déclarait  que  l'empereur  d'Au- 
triche, le  roi  de  Prusse  et  lui-même,  reconnaissant  que  les  prin- 
cipes qui  avaient  naguère  régi  l'Europe  n'étaient  pas  conformes 
aux  préceptes  divins,  venaient  de  former  une  Alliance  basée  sur 
les  enseignements  de  l'Evangile.  Désormais  les  peuples  allaient 
vivre  dans  une  paix  fraternelle  !  .  .  .  Le  czar  terminait  en  rendant 
public  le  traité  du  26  septembre.  Tous  les  prêtres  russes  turent 
invités  à  le  lire  officiellement  dans  leurs  églises,  devant  les  fidèles 
assemblés. 

La  Gazette  de  Francfort,  au  milieu  de  janvier  18 16,  donna  le 
texte  jusque-là  tenu  secret  par  les  chancelleries  allemandes. 

Aussitôt  les  commentaires  de  courir  !  .  .  . 

Le  parti  libéral  vit  dans  la  Sainte- Alliance  une  ligue  des  sou- 
verains contre  la  révolution.  Il  ne  savait  pas  qu'Alexandre  était 
alors  plus  avancé  que  la  plupart  des  anti-bourboniens  de  France, 
presque  tous  bonapartistes. 

Mad.  de  Krudener  laissa  tomber  quelques  mots,  par  lesquels 
elle  semblait  revendiquer  une  part  dans  l'œuvre  des  souverains. 
Ses  amis  la  présentèrent  aux  piétistes  de  Bâle  comme  l'inspira- 
trice de  l'acte  qui  faisait  tant  de  bruit  !  .  .  . 

Cette  indiscrétion  fut  loin  de  plaire  à  Alexandre. 

Un  coup  de  surprise  l'avait  lié  à  Mad.  de  Krudener,  à  fini  il 
était  resté  attaché  par   habitude    et   peut-être    par   amour-propre. 


H-     270     -H 

A  Paris,  il  n'avait  pas  été  sans  remarquer  que  ses  relations  avec 
la  baronne  lui  avaient  fait  perdre  de  sa  dignité  aux  yeux  de 
l'Europe.  Quelques  demi-sourires  échappés  ça  et  là  avaient  éveillé 
sa  susceptibilité.  Et  maintenant  les  gazettes  achevaient  de  le  dis- 
créditer !  .  .  . 

Qu'était-ce  donc  que  cette  Juliane  de  Viethghof,  qu'il  avait 
rencontrée  dans  une  heure  de  trouble  ?  .  .  .  Les  échos  de  Carls- 
ruhe  et  ceux  de  Stuttgart  se  chargèrent  de  lui  répondre.1 

. .  .  „Mad.  de  Krudener,  écrit  Eynard,    passait    en  ce    moment 
(janvier  1816)  par  une  épreuve  aussi  salutaire   que   douloureuse. 
Après  avoir  quitté  Paris,  Frédéric  Fontaines  s'était  retiré  dans  le 
domaine    de    Rappenhof.    Déçu   dans    ses    espérances    de    gagner 
Alexandre,  il  avait  levé  le  masque  et  s'était  livré,    sans  retenue, 
à  la  grossièreté  de  ses  instincts.  Loin  de  fonder  une  communauté 
chrétienne,  il  aurait  été  un  sujet   de    scandale,   si    la    police  wur- 
tembergeoise,  toujours  mal  disposée    pour    lui,    ne    l'eût   arrêté  à 
temps;    mais    il    en   avait    assez   fait   pour    s'attirer   de    sérieuses 
difficultés  avec   le   gouvernement,    qui,    après    enquête,    prononça 
son  expulsion  du  pays  et  la  séquestration  du  domaine  de  Rappenhof. 
„On  ne   manqua  pas    d'instruire    l'empereur  de  Russie  des  dé- 
portements   du    protégé    de    Mad.    de    Krudener;    on  alla   même 
jusqu'à  lui  reprocher  la  faveur  dont  il  l'avait  couverte.  Alexandre 
ne  pouvait  la  confondre  un  instant  avec  un   tel   misérable,    mais 
Mad.  de  Krudener,  enlacée  dans  les  liens  dont  Fontaines  avait  su 
l'entourer,  ne  pouvait  protester  avec    toute  l'énergie  de  son  indi- 
gnation contre  sa  conduite.    Peut-être   même    ne   l'aurait-elle  pas 
fait,  si  elle  l'avait  pu,  afin  de  ne  pas   accabler  un   homme    sous 
le  coup  de  la  justice  ! 

„Alexandre  poussait  la  circonspection  à  l'extrême;  il  fut  blessé 
de  pouvoir  être  un  instant  compromis,  même  indirectement,  par 
l' inconduite  d'un  homme,  dont  le  nom  s'associait,  en  quelque 
manière,  à  celui  de  Mad.  de  Krudener.  Les  rapports  envenimés 
qui  lui  furent  faits  avec  intention,  sans  refroidir  son  cœur, 
l'obligèrent  à  renfermer  les  témoignages  de  sa   confiance.     Ce  fut 

1  Roxandre  ayant  demandé  à  Alexandre  à  son  retour  en  Russie  : 
«Comment  avez-vous  laissé  Mad.  de  Krudener?»  .  .  l'empereur  répondit 
brusquement:  «Je  crains  qu'elle  ne  soit  dans  une  mauvaise  voie! . .»  et 
tourna  les  talons. 


H-    271     *H 

une  nouvelle  souffrance,  ajoutée   à   tant   d'autres    soucis,    que  lui 
causait  sa  responsabilité  de  souverain  et  de  chrétien. 

„Mad.  de  Krudener  vit  son  domaine  de  Rappenhoi  confisqué, 
pour  garantir  les  dettes  de  Fontaines.  Aux  embarras  matériels 
qu'elle  en  éprouva,  se  joignit  le  chagrin  de  sentir  la  faveur  et 
l'affection  de  l'empereur  se  voiler,  mais  nous  sommes  heureux  de 
le  dire,  sa  grande  douleur  fut  la  chute  de  Fontaines  et  la  perte 
des  sentiments  d'estime  qu'elle  n'avait  cessé  de  lui  conserve) 

I  Un  premier  correspondant  m'écrit  de  Weinsberg  qu'aucune  pièce 
officielle  ou  non  officielle,  concernant  les  prétendus  scandales  du  Rappen- 
hof,  n'a  pu  être  découverte.  On  croit  pouvoir  nier  résolument  L'existence 
même  de  ces  scandales.  Dillenius,  remarque  mon  correspondant,  dans  sa 
Chronique  de  Weinsberg,  p.  249,  écrit  :  «  Umtriebe  der  ber.  Frau  von 
Krudener  auf  dem  benachbarten  Rappenhof.  Verhdltniss  derselben  pt 
Kaiser  Alexander...  Si  une  instruction  judiciaire  avait  été  entamée, 
Dillenius  l'eût  su  et  en  eût  parlé.  J'ai  consulté  plusieurs  personnes  et, 
après  un  examen  approfondi  de  l'affaire,  nous  avons  été  unanimes  à  penser 
que  le  séjour  de  la  baronne  dans  notre  voisinage  avait  attire  l'attention 
de  la  police,  fort  ombrageuse  à  cette  époque,  et  que  nos  hôtes  furent 
expulsés,  probablement  en  vertu  d'un  décret  antérieur...» 

Le  lecteur  voudra  bien  remarquer  que  Weinsberg  est  une  petite  ville 
de  i5oo  à  1800  habitants.  Un  événement  tel  que  celui  qu'Eynard  place  au 
Rappenhof  devait  avoir  fait  du  bruit. .  .  ! 

Les  archives  wurtembergeoises  m'ont  fourni  le  décret  dont  l'existence 
probable  m'avait  été  signalée  : 

«  Dem  Johann  Friedrich  Fontaine,  ehemals  Pfarrvenvcser  in  Sulf- 
bach,  seinem  Bruder  Ernst  Fontaine,  seinem  Schwager  dem  Kaufmann 
Wepfer  und  der  Frau  v.  Krudener,  welche  sich  im  Jahre  180g  ju 
Bœnnigheim  und  çu  Catharinenplaisir  bey  Bœnnigheim  aufgehalten 
haben,  gegenwlirtig  aber  theils  im  Grossher^ogthum  Baden,  theils  auf 
dem  linken  Rheinufer  sich  aufhalten,  soll  vermoge  Allerhochster  Ent- 
schliessung  vom  10.  Oct.  d.  J.  weder  das  Lands  Unterthanen  Redit 
ertheilt,  noch  der  Aufenthalt  im  Konigreiche  unter  irgend  einem  Vor- 
wande  gestattet  tverden. 

«  Die  jur  Landesvogtey  gehorigen  Oberamter  sind  hievon  in  Kentniss 
fw  set ^ en. 

«Stuttgart,  den   i5.  Octob.   18 15. 

«  Konigliches  Poli^ey-Ministerium  : 
a  Intérims  Poii^ey-Minisier  :  ge-}.  Gr.  v.  Zeppelin.  >• 

II  n'est  pas  question  de  la  Kummer  dans  ce  document  qui  n'est  peut- 
être  qu'une  réponse  à  une  demande  de  séjour. 

L'histoire  du  doyen  de  Badajoz  des  «  PalmUattem  revient  involon- 
tairement à  la  mémoire,  quand  on  lit  les  accusations  si  vaguement 
esquissées  par  Eynard.  Reposent-elles  au  moins  sur  quelque  chose      . 


M-    272    *H 

Voilà,  ou  je  me  trompe  fort,  un  modèle  de  ce  qu'on  a  appelé 
^lc  jargon  de  Canaan  l".  ..  Ces  insinuations  perfides,  ces  réti- 
cences barbelées  font  honneur  à  l'imagination,  sinon  à  la  sincé- 
rité des  amis  de  Mad.  de  Krudener. 

Au  mois  de  juillet  1816,  Fontaines  redevint  ministre  à  Ruch- 
heim  ou  Rugheim  dans  le  Palatinat.1    Est-ce  la  coutume  des  gou- 

Le  mieux  est  de  croire  à  une  erreur  de  la  part  de  l'écrivain  genevois,  à 
une  erreur  d'Empeytaz  qui  l'avait  renseigné. 

Voici  comment  je  pense  pouvoir  l'expliquer  : 

Rencontrés  au  Rappenhof,  Fontaines  et  la  Kummer  furent  arrêtés.  La 
police  garda  Marie  et  intima  à  Fontaines  l'ordre  de  quitter  le  pays. 
Rapport  fut  dressé  de  l'affaire  et  envoyé  à  Alexandre,  avec  remarques  à 
l'appui,  concernant  les  antécédents  judiciaires  de  la  voyante.  Naturelle- 
ment il  fut  parlé  du  scandale  de  Meimsheim  et  des  relations  fort  maté- 
rielles que  la  Kummerin  avait  eues  autrefois  avec  un  pasteur. 

Peut-être  les  correspondants  de  Mad.  de  Krudener  désignèrent-ils  le 
coupable  assez  vaguement?  Une  confusion  s'établit,  volontaire  ou  invo- 
lontaire, entre  Hiller  et  Fontaines. 

L'auteur  anonyme  de  «  Frau  von  Krudener  »  confirme  sans  le  savoir 
l'hypothèse  que  j'émets  ici.  Après  avoir  donné,  page  190,  une  traduction 
fort  adoucie  de  la  prose  mielleuse  d'Eynard,  il  ajoute,  page  259  : 

.  .  .  «Eine  andere  Nachricht  traf  aber  w'àhrend  ihres  Aufenthaltes  in 
Lottstetten  (Juli  18 ij)  in  Schaffhausen  ein.  Maria  Kummrin,  welcher 
der  theure  Millier  irrthïunlicherweise  die  Bekehrung  der  Frau  von 
Krudener  ^uschreibt,  hatte  einen  wurttembergischen  Pfarrer  unter  der 
Vorgabe,  er  miisste  einen  der  beiden  apokaliptischen  Zeugen  %ur  Welt 
bringen,  çur  Unçucht  verleitet.  Und  damit  durch  diesen  faulen  Gott- 
seligkeitsritter  der  Nahme  Gotîes  noch  mehr  verunehrt  werde,  erschien 
eines  Tages  w'àhrend  der  Versammlung  in  Lottstetten  ein  Mann  unter 
der  Thiire,  hohen  Wuchses,  jugendlichen  Angesichts  und  mit  weissen 
Haaren,  die  içu  seinem  sonstigen  Anptge  durchaus  nicht  passen  wollten. 
Er  b'ffnete  die  Thiire,  rief  pl'ôt^lich  mit  dr'ôhnender  Stimme  ;  «  Ah!  ah! 
Das  Sonnenweib  !  seht  sie  noch  einmal  recht  an,  bald  wird  sie  entriickt 
sein,  bald  werdet  ihr  sie  nicht  mehr  sehen  ! .  .  »  Sprach  es  und  ver- 
schwand.  Es  war  Fontaines.  » 

1  Le  «Kirchenbuch»  de  Ruchheim  donne  un  état  de  la  communauté  telle 
que  l'a  trouvée  le  pasteur  soussigné  (Fontaines)  au  moment  de  son  entrée 
en  fonctions,  en  juillet  181  G.  (Renseignement  dû  à  l'obligeance  de  M.  Lipps, 
vasteur  actuel  de  Ruchheim.) 

Fontaines  garda  dans  son  nouveau  poste  le  catéchisme  de  Heidelberg 
comme  règle  de  son  enseignement.  Le  Palatinat  accepta  l'Union  évangé- 
lique  dès  181 7. 

Butenschôn,  l'ancien  ami  de  Schneider,  que  Fontaines  avait  nécessai- 
rement connu  à  Strasbourg,  jouissait  alors  d'une  grande  influence  dans 


H-    273    -H 

vernements  de  pourvoir  étourdiment  aux  fonctions  ecclésiastiques?  et 

choisissent-ils  volontiers  les  pasteurs  parmi  les  échappés  depi  ; 

La  vérité  est  que,  le  10  octobre  1815,  Frédéric  avait  donné 
l'ordre  d'expulser  immédiatement  du  Wurttemberg,  s'ils  osaient 
s'y  présenter,  „les  sieurs  Jean  Frédéric  Fontaines,  naguère  vicaire 
à  Sidzbach  (sic),  Ernest  Fontaines,  frère  du  précédent,  le 
ciant  Wepfer,  son  beau-frère,  et  Mad.  de  Krudener,  individus 
résidant,  les  uns  dans  le  grand -duché  de  Bade,  les  autres 
sur  la  rive  gauche  du  Rhin." 

Le  motif  qui  avait  porté  le  roi  à  interdire  l'entrée  de  ses  Etats  à  la 
baronne,  est  que  les  rapports  de  police  avaient  signalé  Juliane  comme 
une  vulgaire  aventurière,  faisant  commerce  d'ordres  et  de  rubans.' 

le  Palatinat  protestant.  Peut-être  Fontaines  s'était-il  adressé  à  lui  pour 
obtenir  un  emploi?  Consacré  autrefois  dans  le  pays,  à  Neustadt.  rien  du 
côté  des  formalités  ne  pouvait  empêcher  sa  nomination,  qui  paraît  avoir 
été  fort  prompte. 

1  ...  «  Was  ihr  (der  Frau  v.  Krudener)  von  unserm  Konig  Friedrich 
hauptsachlich  iibel  genommen  wurde  und  ihre  Ausweisung  ans  Wurttem- 
berg fur  Folge  hatte,  war  dass  sie  Ordensbander  austheilte  und  verlieh. 
Es  fanden  sich  viele  Rechnungen  fur  seidene  Bander,  die  sie  pi  diesem 
Zwecke  in  Heilbronn  ankaufte.  .  .  »  (Communication  de  M.  le  conseiller 
Théobald  Kemer,  de  Weinsberg.)  Les  comptes  relatifs  à  ces  rubans 
existent  encore  :  on  les  conserve  aux  archives  de  la  commune.  J'imagine 
qu'il  s'agissait  de  signes  de  reconnaissance  et  de  ralliement  destinés  aux 
membres  et  aux  dignitaires  de  la  société  secrète  présidée  (?)  par  la  baronne. 

La  vente  du  Rappenhof  et  la  mise  à  l'encan  du  mobilier  dont  il  était 
garni  n'eurent  lieu  que  plus  tard. 

M.  Buhler  écrit:  .  .  .  «  Den  Rappenhof  hatte  Fontaines  schon  iSij 
wieder  verkauft  ;  bei  der  Auction  giengen  viele  Krùdenerer  Reliquien 
an  Weinsberger  uber.  Im  Besit^e  des  Herm  Stadtrath  G.  Schnit^er 
befindet  sich  ein  schoner  Christenkopf  im  schw  armer  ischen  Ausdruck 
gan^  der  Krudener  schen  Auffassung  entsprechend.  Herr  Hofrath 
Kerner,  dessen  Gi'tte  ich  verschiedene  Noti^en  verdanke.  hésitât  ein 
Portrait,  Fr.  v.  K.  in  jungeren  Jahren  darstellend,  mit  offenen,  aus- 
drucksvollen  und  ansprechenden,  jedoch  nicht  classischen  Ziïgen  und  von 
schoner  Figur.  .  .  » 

Justinus  Kerner  avait  acquis  ce  portrait  à  la  vente  des  meubles  du 
Rappenhof.  C'est  une  lithographie,  qui  représente  Juliane  âgée  d'environ 
quarante  ans  et  assise  dans  un  fauteuil.  .  .  «  Die  Gesichtsjii^e  sind  mild 
and  ausserst  angenehm,  frei  von  aller  Gefallsucht...»  m'écrit  M.  le  con- 
seiller Kerner.  Le  costume  n'a  rien  d'extraordinaire  :  il  est  celui  du  temps. 

Le  poëte  avait  acheté  également  à  la  même  vente  un  voile  blanc  que  la 
baronne  avait  porté. 


^^^ù^^^}^^^^^&)^^^}^ 


Résumons  brièvement  l'odyssée  de  la  baronne  de  Krudener  à 
travers  la  Suisse. 

i8ij.  22  Octobre.  —  Départ  de  Paris. 

Séjour  à  Montmirail,  dans  le  canton  de  Neufchâtel.  Les  frères 
de  Herrenhut  avaient  une  colonie  dans  ce  village.  Encore  ac- 
tuellement ils  y   ont   une   maison  d'éducation    pour   filles. 

Arrivée  à  Bâle,   en  compagnie  d'Empeytaz. 

Paul  de  Krudener,  nommé  ambassadeur  en  Suisse,  rejoint  sa 
mère  qui  l'accompagne  jusqu'à  Berne.1  Mais,  sur  l'injonction  de 
M.  de  Metternich,  le  schultheiss  de  la  ville,  von  Fischer,  prie  la 
baronne  de  quitter  le  canton. 

Elle  se  rend  à  Binningen,  où,  avec  le  concours  de  Spittler,  de 
Blumhardt  et  d'autres,  elle  fonde  des  sociétés  de  propagande 
religieuse. 

Elle  fait  la  connaissance  de  Kellner. 

M.  et  Mad.  de  Berckheim  arrivent  à  Bâle,  ainsi  que  Mad.  Ar- 
mand. La  Sainte-Mission,  ainsi  formée,  se  loge  à  l'hôtel  du 
Sauvage. 

Décembre.  —  Quelques  réunions  moraves  existaient  déjà  à 
Bâle.  Elles  étaient  tolérées  par  l'administration  civile  et  encoura- 
gées par  la  plupart  des  pasteurs.  Mad.    de    Krudener  crut  néan- 

i  Mad.  d'Ochando,  après  un  court  séjour  dans  le  pays  de  Bade  (1809), 
était  allée  habiter  Berne  avec  son  mari. 

La  biographie  bernoise  (pag.  61)  nous  montre  Paul  en  i8o3  attaché 
d'ambassade  à  Paris  et  ajoute  :  . . .  Œinen  besonders  gunstigen  Eindruck 
konnîe  er  von  seiner  Mutter  nicht  haben  und  wer  seinen  sp'itern 
Wandel  in  Bern  kannte,  der  weiss  sehr  wohl,  dass  er  sich  liber  die 
gegen  seine  Mutter  gefassten  Vorurtheile  nie  gan%  %u  erheben  vermochte 
und  es  ihr  nie  vergeben  konnte,  d.iss  sie  des  Vaters  Sterbebette  nicht 
durch  ihre  Gegemvart  versiisst  hotte.  » 


moins  devoir  ouvrir  de  nouvelles  conférences,  au  Sauvage,  d'abord 
dans  sa  chambre  même.  11    n'y    vint    au  commencement  que  d 
personnes  de  la  ville,  déjà  connues  par  leur  p 

Chacun,    en    arrivant   dans   cet    oratoire,    faisait    une    pri  i 
voix  basse,  puis  Empeytaz  en  récitait  une  autre,  générale,  e(   pr 
nonçait  un  discours  en  langue  française.  Ce  sermon,  disent  les  con- 
temporains, fut  toujours  fort  convenable  et  quelquefois   éloquent 
Une  nouvelle  prière,  durant  laquelle    les    assistants   étaient    tenus 
de  s'agenouiller,  marquait  la  fin  du  culte. 

Bientôt    il    se    présenta   des    curieux,    dont  le    nombre  crût  au 
point  qu'il  fallut   transformer    en    chapelle    la    salle   commune 
l'auberge.  Indépendamment  des  exercices  publics  de  r  il  \ 

en    eut    d'autres,    plus    intimes,    auxquels   eurent    accès  des  pri\i- 
légiés.  La  baronne  ne  prenait  la  parole  que  dans  celles-ci.1 

Ce  ne  furent,  au  début,  que  paraphrases  de  textes  bibliques 
sur  le  péché  originel,  sur  Christ-Homme-Dieu,  etc.;  peu  de  pr<  - 
phéties,  aucun  anathème.  Les  demoiselles  des  meilleures  familles 
de  Bâle  hantèrent  l'oratoire  de  la  baronne,  à  qui  elles  remirent 
leurs  épargnes  et  leurs  bijoux  mêmes,  afin  qu'elle  les  distribuât 
aux  pauvres  ou  en  consacrât  la  valeur  en  l'employant  au  profit 
de  la  société  des  missions.  On  prétend  que  ce  zèle  pieux  s'éteignit 
brusquement,  quand    on    sut   que  l'apôtre    préconisait  le  célibat.3 

1816.  Janvier.  —  La  police  s'émeut  de  ces  rassemblements. 
Plusieurs  ecclésiastiques,  entre  autres  le  pasteur  Faesch,  parent 
de  la  dame  Kornmann,  l'ancienne  adversaire  de  Bergasse,  crurent 

1  Le  bruit  avait  couru  que  Mad.  de  Krudener,  à  Paris,  n'avait  reçu  les 
étrangers  qu'avec  un  appareil  de  nécromancienne.  Ce  n'était  qu'après 
avoir  traversé  des  corridors  plus  ou  moins  sombres  et  passé  par  une 
enfilade  de  pièces  peu  ou  point  éclairées,  que  l'on  parvenait  au  Saint  des 
Saints,  où  elle  trônait 

«par  delà  tous  les  cieux  le  Dieu  des  cieux  réside.  .  .  .,» 
entre  quatre  chaises  de  paille  et  autant  de  chandelles  de  six.    Les   mêmes 
sottises  s'étaient  débitées  à  Bàle,  dans  le  premier  temps  du  séjour  qu'y  fit 
la  baronne. 

2  Eynard  ne  veut  pas  que  Mad.  de  Krudener  ait  prêché  contre  le 
mariage.  Personne,  en  vérité,  ne  l'en  a  accusée.  On  a  dit  seulement,  et 
j'estime  que  ce  fut  avec  raison,  que,  persuadée  de  l'imminence  de  la  fin 
des  temps,  comme  autrefois  saint  Paul,  elle  Ht  comme  l'apôtre  et  engagea 
ses  auditeurs  à  rester  dans  le  célibat.  On  pourrait  citer  des  ministres  du 
Réveil  qui  allèrent  plus  loin,  NefF,  par  exemple. 


H-    276     <** 

devoir  prévenir  les  fidèles  contre  cette  „religion  de  cabaret''.  Ils 
prêchent  sur  Actes  II,  42. 

La  foule  accourt,  de  plus  en  plus  nombreuse.  Dolder,  curé  de 
Berne,  assiste  aux  conférences  de  la  baronne  et  se  déclare  con- 
verti. „J'y  étais  allé  avec  un  pape,  dit-il  au  retour,  je  reviens 
sans  pape." 

Dans  la  salle  même  où  se  tenaient  les  réunions  et  devant 
l'hôtel  du  Sauvage,  quelques  attroupements.  Le  bruit  public 
accuse  la  baronne  de  prêcher  une  sorte  d'égalitarisme.  Des  cari- 
catures la  montrent  haranguant  les  servantes  :  „un  temps  viendra 
où  vous  porterez  robe  de  soie  et  où  vos  bourgeoises  iront  quérir 
l'eau  à  la  fontaine." 

Les  démonstrations  populaires  forcent  le  gouvernement  à  inter- 
venir. Un  inspecteur  de  police  interroge  Empeytaz:  a-t-il  des 
papiers  en  règle?  à  quoi  tendent  ces  prédications?... 

Le  17  janvier,  Empeytaz  est  appelé  devant  le  bourgmestre 
Ehinger.  Nous  avons  de  l'entretien  du  lévite  avec  le  magistrat 
deux  versions  différentes.  Selon  Eynard,  Ehinger  prononça  l'inter- 
diction absolue  des  assemblées  :  1°  parce  qu'il  est  inutile  de  tant 
prier;  2°  parce  que  toutes  ces  prédications  ne  font  qu'empêcher 
les  ouvriers  de  travailler;  3°  parce  que  les  jeunes  gens  qui  les 
suivent  ne  dansent  plus. 

D'après  l'auteur  anonyme  de  la  brochure  Fi'au  von  Krudener 
in  der  Sckweiz  (18 19),  Ehinger  offrit  à  Empeytaz  de  lui  céder 
une  église,  à  la  condition  qu'il  justifierait  de  sa  qualité  de  ministre. 
Le  bourgmestre  acceptait  de  tolérer  les  réunions,  pourvu  qu'elles 
eussent  lieu  dans  un  endroit  convenable  et  non  pas  dans  la  salle 
publique  d'une  auberge. 

Empeytaz  cria  à  l'intolérance  et  à  la  persécution.  Le  soir,  la 
police  dispersa  les  fidèles  assemblés  au  Sauvage.  Le  lendemain, 
Mad.  de  Krudener  tenta  elle-même  une  démarche  et  se  rendit 
chez  Ehinger  avec  Empeytaz.  Quoique  l'argumentation  vive  et 
serrée  de  l'étudiant  eût  forcé  le  bourgmestre  „à  rester  bouche 
béante",  comme  dit  Eynard,  la  décision  prise  la  veille  fut  main- 
tenue et  la  Sainte-Mission  reçut  l'ordre  de  quitter  la  ville. 

La  baronne  prétendit  n'être  pas  en  mesure  d'obéir,  faute  de 
fonds.  Ehinger,  moins  accommodant  que  n'avait  été  Frédéric  Ier 
en   1809,  resta  inflexible. 

Rentrés  au  logis,  les  missionnaires  se  mettent  à  prier.  Aussitôt 


H-     211     -H 

arrive  un  inconnu  qui  offre  125  louis,  juste  la  somme  réclamée 
par  l'aubergiste. 

Où  aller?...  Nouvelle  prière.  Aussitôt  arrive  un  autre  inconnu. 
«C'était  un  pieux  chrétien,  écrit  Mad.  Armand,  qui,  sachant  que 
nous  devions  quitter  Bâle,  n'avait  eu  aucun  repos  pendant  toute 
une  journée,  entendant  toujours  une  voix  intérieure  qui  disait:  ..\a 
offrir  ta  maison  à  ces  gens!"  Il  venait  nous  chercher.  C'est  un 
ange  de  Dieu  et  nous  sommes  bienheureux..." 

L'ange  était  un  aubergiste,  qui  flairait  une  bonne  affaire. 
Daniel  Dietrich  de  son  nom  en  ce  monde,  tenait  tout  près  de 
Râle,  mais  sur  territoire  badois,  un  cabaret,  rendez-vous  habituel 
des  contrebandiers  et  des  rôdeurs  d'alentour.  Contrebande  pour 
contrebande,  il  avait  semblé  à  Dietrich  que  la  religieuse  lui 
rapporterait  plus  que  l'autre. 

Le  24  janvier,  la  Sainte-Mission  s'établit  au  cabaret  du  Hôrnlein 
(Grenzacher  Horn).  Le  soir  même,  elle  fut  réjouie  par  la  puni- 
tion infligée  à  la  ville  incrédule  et  accomplit  un  miracle: 

„...ïl  y  eut  un  incendie  à  Bâle,  qui  nous  parut  comme  l'éruption 
d'un  volcan.  Nous  priâmes  beaucoup,  et  comme  si  le  Seigneur 
eût  exaucé  nos  supplications,  le  feu  s'éteignit..." 

Le  Seigneur,  pour  cette  fois,  se  laissa  fléchir.  Il  avait  envoyé 
la  flamme  comme  un  avertissement  au  pasteur  Faesch  d'avoir 
à  changer  de  discours;  le  feu  fut  maîtrisé  au  moment  où  il  allait 
gagner  la  demeure  de  la  fille  de  cet  ennemi. 

Plus  tard,  Kellner  dira  à  Krug  :  „La  vengeance  divine  a  inces- 
samment atteint  nos  persécuteurs"  —  ce  qu'il  prouva  par  beau- 
coup d'exemples..."  Et  le  professeur  ajoute:  «Lorsque  M.  Kellner 
s'aperçut  de  mon  air  sérieux  et  que  je  secouais  la  tête,  il  dit  en 
changeant  de  ton:  „ Aussi  nous  ne  l'avons  pas  désiré;  nous 
avons  au  contraire  prié  pour  nos  persécuteurs,  mais  Dieu  qui 
autrement  exauça  toujours  nos  prières,  ne  paraissait  pas  vouloir 
le  faire  cette  fois." 

Malgré  le  départ  de  la  baronne,  les  réunions  continuaient 
à  Bâle.  Seulement  elles  ne  se  tenaient  plus  à  l'auberge,  mais 
dans    la    maison   d'un    professeur    de  philosophie,   M.   Lachenal,1 

1  Le  professeur   La  Chenal  était  d'une  ancienne  famille   huguenote, 

réfugiée  à  Sainte-Marie-aux-Mines  vers  i5;o.  En  16J4,  quelques  membres 
de  cette  famille  Chenal,  La  Chenaux,  La  Chenal  quittèrent  le  Val-de- 
Lièpvre,  envahi  par  les  Suédois,  et  se  retirèrent  en  Suisse.  Le  père  du 


H-     278     *H 

et  sous    la    direction    du    pasteur    de  l'église  St-Léonard,   M.  von 
Brunn. 

Lachenal  devint  la  providence  des  gens  du  Hôrnlein.  Il  quitta 
sa  chaire  et  se  ruina  pour  eux.  Pour  commencer,  il  mit  à  leur 
disposition  sa  maison  de  campagne  d'Unterholz. 

Une  brochure  du  temps  veut  que  Mad.  de  Krudener  ait  fait  à 
cette  époque  une  excursion  au  Ban  de  la  Roche.  Le  fait  est  au 
moins  improbable,  cependant  l'anecdote  suivante  est  de  nature  à 
le  confirmer  : 

Février.  —  Saltzmann,  lié  d'ancienne  date  avec  la  baronne  et 
surtout  avec  Fontaines,  craignant  peut-être  que  le  voyage  de 
Juliane  au  Ban  de  la  Roche  ne  la  menât  jusqu'à  Strasbourg, 
loua,  dans  son  journal,  la  conduite  tenue  par  les  autorités  bâloises. 
„Les  gouvernements,  dit-il,  ont  raison  de  s'élever  contre  un  scan- 
dale contraire  à  l'ordre  public,  aussi  la  prêcheuse  de  la  nouvelle 
secte  a-t-elle  dû  quitter  Bâle,  et  si  elle  venait  s'établir  ici  (à 
Strasbourg),  on  pourrait  bien   lui    adresser  la  même  invitation..." 

La  baronne  s'était-elle  entendue  avec  ses  amis  d'Alsace  pour 
ouvrir  ça  et  là  des  conventicules  à  sa  guise?  Je  ne  sais.  On 
remarquera  cependant  que  le  fils  d'Oberlin,  Henri,  choisit  ce 
temps  pour  aller  prêcher  le  midi  de  la  France,  malgré  les  ver- 
dets.  Eynard  dit  que  Wegelin  se  vit  tracassé  par  la  police,  mais 
n'indique  pas  les  motifs  qui  avaient  déterminé  l'administration  à 
agir. 

Mad.  de  Krudener  rompit  tout  commerce  avec  Saltzmann,  qu  elle 
appela  dédaigneusement  „franc-maçon",  sans  paraître  se  souvenir 
que  son  père,  le  baron  de  Vietinghof,  avait  connu  l'acacia. 

Les  temps  devenaient  durs.  La  bande  des  disciples  grossit. 
Elle  s'accrut,  vers  la  fin  de  février,  de  Mad.  Empeytaz,  la  mère, 
et  de  M.  et  Mad    de  Berckheim. 

Amy  Bost,  l'ancien  condisciple  d'Empeytaz,  voulut  aussi  revoir 
cette    baronne,    dont    les    prédications,   en    l8l3,  avaient   fait  sur 

professeur,  Garnier  Lachenal,  avait  été  un  botaniste  de  mérite.  Un  genre 
de  plantes  (Lachenalia)  lui  est  resté  dédié.  Le  professeur  lui-même  occu- 
pait une  chaire  de  philosophie  et  s'était  montré  partisan  de  Kant.  Recteur 
de  l'Université  de  Bâle,  tout  le  monde  l'estimait.  Sa  femme  se  laissa  attirer 
par  Mad.  de  Krudener.  Gagnée  par  la  prophétesse,  elle  lui  gagna  son 
mari.  Dans  le  public  on  crut  à  une  exploitation  voulue  du  professeur,  dont 
la  fortune  sombra  en  partie  dans  cette  aventure. 


H-     079     -h 

lui  une  si  vive  impression.  Il  rend  compte  de  si  visil  au  Hôrn- 
lein,  dans  ses  Mémoires  (l,  64):  „Une  autre  visite  à  laquelle 
me  porta  encore  le  besoin  de  communion  religieuse,  fut  celle 
que  je  fis  à  Mad.de  Krudener,  alors  à  Grenzach,  près  de  B 
C'était  en  hiver...  Je  me  hâtai...  de  me  rendre  auprès  '1  •  Mad.  de 
Krudener,  but  de  mon  voyage.  Mais  quel  spectacle  confi 
présentait  là  à  mes  yeux!  J'y  retrouvais,  il  est  vrai,  mon  ancien 
ami  Empeytaz;  mais  la  maison  était  dans  une  espèce  de  désordre, 
et  portait  de  toute  part  l'empreinte  de  ce  mélange  de  vrai  et  de 
faux  qui  caractérisa  de  plus  en  plus  cette  mission.  C'étaient  par- 
tout des  Vierges  Marie  de  toutes  les  couleurs  dans  leurs  petites 
niches,  partout  aussi  cette  sorte  de  chaleur  factice  dont  j'ai  parle. 
et  qui  devait  tenir  lieu  d'une  inspiration  supérieure;  enfin  quelques 
pauvres  affamés  qui  affluaient  de  tous  côtés,  dans  cette  malheu- 
reuse année,  attirés  par  les  aumônes  de  la  prophétesse.  bien  plus 
sans  doute  que  par  sa  piété.  Mon  cœur,  avide  de  vérité,  n'était 
pas  pleinement  satisfait  de  cette  atmosphère.  Mad.  de  Krudener 
prédit,  il  est  vrai,  que  je  les  suivrais  un  jour,  mais  cette  prédic- 
tion a  manqué,  comme  bien  d'autres..." 

Mai.  —  Mad.  de  Krudener   se  rend  à  Aarau  (hôtel  du  Bœuf) 
en  compagnie  de  deux  dames  anglaises  et  du  célèbre  pédag 
Pestalozzi.   Celui-ci,  âgé  de  soixante-douze  ans,  se  montre  touché 
jusqu'aux  larmes  des  prières  faites  pour  sa  conversion. 

Au  jour  de  l'Ascension,  Mad.  de  Krudener  se  trouve  au  château 
de  Liebegg,  à  deux  lieues  d'Aarau,  chez  les  dames  de  Diesbach. 

La  famille  de  Diesbach  était  fort  légitimiste;  un  de  ses  membres 
avait  été  major  dans  la  garde  suisse  de  Louis  XVI. 

La  première  femme  du  baron  de  Diesbach  avait  péri  eu    l 
sous  les  yeux    de    son    mari    et   dès    le   début  de  son  \ 
noces.    Elle   avait   été    atteinte    par    les  premiers  éboulements  du 
Righi,  lors  de  la  catastrophe  qui  détruisit  Goldau. 

Le  Kummerthal,  voisin   de    Liebegg,   était    en    1816    peuplé  de 
Moraves  ou  de  sectaires  plus  ou  moins  apparentés  aux   Moi 
Mad.   de  Krudener  réunit  sur  la  pelouse  du  château  un  auditoire 
de  quelques  milliers  de  personnes. 

Quelques  mois  après,  les  châtelaines  de  Liebegg  invitèrent  la 
prophétesse  à  revenir  auprès  d'elles.  Un  pressentiment  ?  empêcha 
la  baronne  d'accepter  l'offre  de  ses  amies.  Le  jour  ou  elle  eût  dû 
arriver   à  Liebegg,    une    commotion    à    peine    sensible    et    qui    ne 


H-     280     -H 

peut  mériter  le  nom  de  tremblement  de  terre  (Frau  v.  Krudener, 
1868)  rendit  inhabitable  le  manoir  vermoulu  des  Diesbach.  Juliane 
se  persuada  qu'elle  avait  été  miraculeusement  sauvée  de  la  mort. 

Excursion  à  SuJir  et  Greràchen.  Deux  sermons  par  jour,  l'un 
—  celui  du  matin  —  en  langue  allemande,  prononcé  par  elle- 
même,  l'autre  —  celui  du  soir  —  débité  par  Empeytaz  en  langue 
française. 

Juin.   —  Retour  au  Hôrnlein. 

Novembre.  —  Empeytaz,  qui  depuis  quelques  mois  se  sent 
miné  sourdement  par  Kellner,  pensant,  par  un  coup  d'éclat,  se 
rétablir  dans  l'esprit  de  la  patronne,  écrit  des  ^Considérations  sur 
la  divinité  de  Jésus- Christ*.  La  brochure,  composée  en  septembre, 
paraît  en  novembre.  Bost,  dans  ses  Mémoires,  juge  très  sévère- 
ment ce  livre.  Il  en  trouve  la  publication  inopportune  et  blâme 
le  genre  d'arguments  employés  par  son  ami.  Il  paraît  que  le 
pauvre  Empeytaz,  qui  attaquait  les  pasteurs  „socinie?is"  de  Genève, 
avait  insisté  sur  les  avantages  que  vaudrait  au  commerce  de 
cette  ville  la  foi  en  Christ-Dieu.  On  verrait  plus  d'étudiants,  par- 
tant les  propriétaires  etc.  loueraient  mieux  leurs  chambres  gar- 
nies, etc.,  etc.  La  République  avait  tout  intérêt  à  ménager  l'em- 
pereur de  Russie,  partisan  de  la  divinité  du  Christ... 

Aux  accusations  de  Bost,  M.  de  Goltz  ajoute  celle  de  plagiat  : 

„...Ce  qui  transporta  le  combat  dans  le  domaine  de  la  vie 
publique,  ce  fut  un  écrit  d'Empeytaz,  intitulé  :  Considérations  sur 
la  divinité  de  Jésus- Christ,  adressées  a  Messieurs  les  étudiants 
en  théologie  de  £  Église  de  Genève. 

„... La  Compagnie  des  pasteurs  était  toujours,  à  ses  yeux,  sous 
le  coup  de  cette  accusation  :  qu'elle  avait  abandonné  la  foi  à  la 
divinité  de  Jésus-Christ  ;  elle  n'y  avait  point  encore  répondu  d'une 
façon  explicite;  aussi  se  voyait-il  amené  à  examiner  attentive- 
ment les  six  questions  suivantes  : 

„l°  Le  reproche  que  l'on  a  fait  à  la  vénérable  Compagnie  des 
pasteurs  de  Genève,  de  ne  plus  professer  la  foi  à  la  divinité  de 
Jésus-Christ,  est-il  fondé  ? ... 

„6°  Que  devez-vous  faire,  Messieurs,  pour  concourir  à  rétablir 
l'enseignement  de  la  saine  doctrine  dans  notre  Eglise?... 

„La  première  question  est  celle  qui  est  l'objet  de  l'examen  le 
plus  attentif...  Dans  la  cinquième  partie,  Empeytaz  cherche  à  faire 
voir  les  dangers  qu'entraîne   la   fausse  doctrine,  soit  pour  la  reli- 


H-    281    «w 

gion  et  la  morale,  soit  pour  l'avenir  de  l'Eglise  et  même  pour 
la  prospérité  de  la  république.    La    sixième   question    n'y  est  pas 

traitée  avec  toute  l'attention  qu'elle  mérite.  Ce  n'est  guère  qu'une 
plainte  nouvelle  sur  l'état  de  chute  actuelle  de  l'Eglise  de  Genève, 
jointe  à  une  apologie  éloquente  de  l'orthodoxie,  apologie  qu'Em- 
peytaz  emprunte  textuellement  à  Massillon,  en  oubliant  toutefois 
de  citer  cet  auteur. 

„  ...L'attaque  était  d'autant  plus  directe,  qu'elle  ne  se  limitait  pas 
au  terrain  théologique,  mais  qu'elle  allait  jusqu'à  parler  des  dangers 
dont  la  fausse  doctrine  menaçait  l'avenir  économique  et  politique 
de  Genève  elle-même..."  (H.  de  Goltz,  loc.  cit.,  p.  133  et  suiv.) 

Course  à  Berne. 

La  disette    augmentant,    le    Hôrnlein    devient    le    refuge    d'une 
nuée    de   vagabonds    badois,    suisses,    alsaciens    et    même    bel. 
que  Kellner  prêche,  en  allemand,  du  haut   de   l'escalier  extérieur 
de  l'auberge. 

Les  prodiges  opérés  par  la  parole  de  Kellner  frappent  la  faible 
Juliane  au  point  qu'elle  se  détache  de  plus  en  plus  d'Empeytaz, 
théologien  relativement  instruit,  et  s'engoue  du  nouveau  venu, 
docteur  de  rencontre  et  intrigant  sans  scrupules,  plus  attache  à 
flatter  la  pauvre  femme  qu'à  essayer  de  mettre  un  peu  d'ordre 
dans  le  dérèglement  de  sa  foi. 

18  ij.  ç  Jamner.   —   La   police   de  Bâle   s'émeut    des   rassem- 
blements de  mendiants  établis    en    permanence  dans   le  voisin 
immédiat  de  la  frontière  suisse. 

Deux  pasteurs  bâlois,  irrités  de  l'attitude  prise  par  l'autorité 
cantonale  et  excités  par  Kellner,  prêchent  sur  le  texte  :  „ Jéru- 
salem, Jérusalem,  qui  tues  les  prophètes!..."  Un  autre  prend,  dit-on. 
pour  sujet  de  son  discours:   „Le  voici  qui  vient  sur  les  nuées..." 

23.  —  La  police  de  Bâle  invite  celle  du  grand-duché  à  disp 
les  gens  sans  aveu  rassemblés  au  Hôrnlein  et  dont    les  dépréda- 
tions ruinent  les  Suisses  de  la  frontière. 

Le  gros  de  la  bande  est  dispersé  et  chassé  vers  Lœrrach. 

26.  —  Les  rassemblements  se  reforment  plus  nombreux.  Mad.  de 
Krudener,  afin  de  nourrir  tout  ce  monde,  se  défait  de  ses  dia- 
mants,  dont  elle  tire  une  somme  de  trente  mille   francs. 

Février.  —  Les  habitants,  voyant  la  police  impuissante,  se 
décident  à  nettoyer  eux-mêmes  la  place.  Une  émeute  populaire 
menace  Unterholz  et  le  Hôrnlein. 


H-    282     -H 

6.  —  Depuis  quelque  temps,  Empeytaz,  évincé  par  Kellner  de 
la  faveur  particulière  de  la  baronne,  était  rentré  à  Bâle,  où  l'on 
fermait  les  yeux  sur  sa  présence.  L'agitation  causée  par  les 
émeutes  des  jours  précédents  force  l'autorité  à  agir.  Empeytaz 
est  appelé  devant  un  inspecteur  de  police.  L'occasion  lui  paraît 
belle  de  regagner  les  bonnes  grâces  de  la  prophétesse;  il  rêve  le 
martyre,  un  martyre  anodin  et  quelque  peu  intéressé.  En  consé- 
quence, il  prétend  ne  pouvoir  quitter  la  ville  —  son  poste  de 
combat  —  sans  en  avoir  reçu  l'ordre  écrit;  il  exige  de  plus  que 
les  autorités  lui  visent  son  passe-port.  Rentré  chez  lui,  il  consulte 
les  sorts  bibliques  et  tombe  sur  le  verset  suivant:  ,Je  vous 
exhorte  donc,  mes  frères que  vous  offriez  vos  corps  en  sacri- 
fice vivant!..."  Empeytaz,  résigné  à  la  mort,  reçoit  des  mains 
d'un  agent  de  police  les  papiers  qu'il  avait  réclamés  et  l'ordre  de 
partir  promptement.  Grave  et  digne,  il  sort  de  Bâle.  Arrivé  à  la 
frontière,  il  secoue  la  poussière  de  ses  sandales  et  s'agenouille, 
afin  de  prier  pour  ses  „persécuteurs". 

ij.  Mars.  —  Lettre  de  Mad.  de  Krudener  au  frère  de  son 
gendre,  ministre  de  l'intérieur  dans  le  pays  de  Bade.  C'est  un 
plaidoyer  de  huit  pages  contre  la  barbarie  des  gouvernements 
qui  veulent  l'empêcher  de  poursuivre  sa  mission,  qui  chargent 
ceux  qui  sont  chargés,  etc.    Ça  et  là  des  broderies  chiliastes. 

25.  —  Défense  est  faite  à  la  troupe  de  rester  plus  longtemps 
dans  le  canton  de  Bâle.  La  baronne  se  retire  d'Unterholz  et 
rentre  au  Hôrnlein. 

Ier  Avril.  —  Empeytaz  et  M.  de  Berckheim  sont  éloignés  du 
Hôrnlein  par  la  police  badoise  et  dirigés  sur  Rheinfelden. 

12.  —  La   Sainte-Mission  abandonne  définitivement   Unterholz. 

26.  —  La  Sainte-Mission  quitte  le  Hôrnlein. 
Mad.  de  Krudener  à  Warmbach. 

Les  habitants  de  Rheinfelden  menacent  la  prophétesse  de  la 
chasser  à  coups  de  pierres,  si  elle  se  présente  chez  eux  avec 
son  cortège  de  mendiants. 

Kellner  supplante  décidément  Empeytaz  absent. 

Il  publie  une  „  Adresse  aux  Pauvres".  Ce  pamphlet  débute  par 
une  exhortation  à  la  pénitence,  puis  viennent  des  déclamations: 
„...Leur  cruauté  vous  guette  à  chaque  coin  de  rue.  Vous  êtes 
les  enfants  chéris  du  Père...  Par  le  moyen  de  cette  épreuve,  le 
Seigneur   veut   vous    faire    sortir   de    ces    pays,    sur    lesquels    ses 


H-    283    *H 

châtiments,  la  faim,  la  mort,  les  tremblements  de  terre,  etc.,  von( 
s'abattre,  où  l'affamé  ne  reçoit  point  de  pain,  où  ceux  qui  sont 
nus  restent  sans  vêtement,  où  l'on  n'héberge  point  ceux  qui 
sans  abri.  C'est  maintenant  la  onzième,  la  dernière  heure.  Voua 
êtes  les  invités  que  le  Seigneur  convie  dans  sa  vigne  ou  son 
royaume..." 

5  Mai.  —  Kellner  publie  la  Gazette  des  Pauvres.  Cette  gazette 
se  distribuait  gratuitement,    mais   ceux    qui    la    recevaient    et 
invités,  lecture  faite,    à   la    communiquer    aux  riches,  en 
d'aliments.  Moyennant  ce  troc,  ils  s'engageaient   à   prier  pour  I 
bourgeois  curieux  de  parcourir  la  feuille. 

Il  ne  parut  de  cette  gazette  qu'un  seul  numéro,  celui  du  ">  niai 
1817. 

M.  Xavier  Marinier  le  décrit:  „...Ce  numéro,  composé  d'une 
petite  feuille  in-40,  est  écrit  en  allemand...  Il  porte  pour  épigraphe 
ce  passage  d'Esaïe  que  Mad.  de  Krudcner  s'appliquait  à  elle- 
même:  „L'Esprit  du  Seigneur  repose  sur  moi,  le  Seigneur  m'a 
consacré,  il  m'a  envoyé  pour  porter  à  ceux  qui  souffrent  un 
message  de  joie,  pour  raffermir  les  cœurs  chancelants,  pour 
annoncer  aux  prisonniers  la  délivrance,  aux  captifs  leur  liberté, 
pour  proclamer  l'année  de  clémence  de  notre  Seigneur  et  le  jour 
vengeur  de  notre  Dieu,  pour  consoler  les  affligés,  pour  que  les 
malheureux  reçoivent  dans  Sion  une  couronne  au  lieu  de  cendre, 
l'huile  de  la  foi  au  lieu  de  larmes,  un  vêtement  d'honneur  au  lieu 
de  tristesse,  et  ils  deviendront  les  rochers  de  la  justice  et  les  plantes 
du    Seigneur,  au  milieu   desquels    il    apparaîtra   dans  sa  gloire..." 

Vient  ensuite  l'appel  aux  lecteurs:  „...Vous  que  le  monde 
repousse  et  maîtrise,  qui  ne  voyez  autour  de  vous  qu'injustice, 
qui  n'apprenez  que  de  malheureuses  nouvelles,  chers,  bien-aimés 
pauvres,  c'est  à  vous  que  ce  journal  est  consacré!  Il  vous 
annoncera  le  Royaume  nouveau  qui  est  le  refuge  des  pauvres  : 
là  est  le  Roi  qui  est  le  père  des  indigents,  de  la  veuve,  de 
l'orphelin..." 

Faits  divers,   chronique    du    jour,    si    l'on  en  croit  M.   Marinier, 
rien  ne  manquait  à  ce  Journal.  On  y  trouvait  des  récits  de  songes; 
il  était  plein  de  prophéties  et  enregistrait  minutieusement  les  si 
des  temps  : 

„...//  y  aura  des  tremblements  de  ten\\..r  (Marc  XIII.)  Le 
sol  a  tremblé  aux  environs  du  Mont  Blanc. 


M-     284     -H 

„Le  tonnerre  de  Dieu  retentit  /"  (Psaume  XXIV.)  Quelques 
coups  de  foudre  en  Wurtemberg,  en  Suisse,  en  Brunswick  et  en 
France.... 

Suivent  des  anecdotes:  Un  pauvre  homme  chargé  de  cinq 
petits  enfants  est  obligé  de  mendier  pour  les  nourrir.  Il  récolte 
dans  sa  journée  douze  batz.  Muni  de  cet  argent,  il  se  rend  chez 
un  cultivateur,  qui  a  des  pommes  de  terre  à  vendre,  mais  le 
cultivateur  ne  voulant  pas  se  déranger  à  moins  de  vingt- 
quatre  batz,  renvoie  le  pauvre.  L'infortuné  retourne  en  son  logis 
et  prie  le  Seigneur  d'endormir  ses  enfants.  Les  enfants  dorment 
vingt-quatre  heures,  pendant  lesquels  le  père,  toujours  mendiant, 
ramasse  encore  douze  batz.  Ayant  ainsi  parfait  la  somme  exigée 
par  le  cultivateur,  le  père  va  chercher  des  pommes  de  terre.  A 
l'aspect  de  l'argent,  l'avare  se  décide  à  aller  à  sa  cave,  afin  d'y 
quérir  la  denrée.  Il  ne  reparaît  plus.  Le  Seigneur  l'avait  frappé 
de  mort,  sur  ses  pommes  de  terre  !... 

M.  de  Bonald,  dans  le  Jourtial  des  Débats,  attaqua  vivement 
la  baronne  à  propos  de  ces  diverses  publications:  „...Mad.  de 
Krudener  a  été  jolie;  elle  a  publié  un  roman,  peut-être  le  sien; 
il  s'appelait,  je  crois,  Valérie  ;  il  était  sentimental  et  passablement 
ennuyeux.  Aujourd'hui  qu'elle  s'est  jetée  dans  la  dévotion  mystique, 
elle  fait  des  prophéties.  C'est  encore  du  roman,  mais  d'un  genre 
tout  opposé.  L'amour  avait  dicté  le  premier  ;  celui-ci  semble  n'ins- 
pirer que  la  haine  et,  si  la  figure  de  l'auteur  a  changé  comme 
son  genre,  Mad.  de  Krudener  peut  avoir  des  disciples,  mais  elle 
n'aura  plus  de  soupirants..." 

Benjamin  Constant  se  crut  obligé  de  répondre  à  M.  de  Bonald. 
Il  s'acquittait  ainsi  par  articles  de  journaux  d'une  dette  de  reconnais- 
sance qu'il  avait  contractée  en  1815,  voici  à  quelle  occasion.  Je 
cite  les  souvenirs  de  M.  le  duc  de  Broglie,  gendre  de  Mad.  de  Staël  : 

Après  avoir  dit  que,  vers  la  fin  de  l'Empire  et  devant  Benjamin, 
Mad.  de  Krudener,  alors  célèbre,  avait  essayé  de  racheter  les 
fautes  de  sa  jeunesse  et  le  roman  de  son  âge  mûr  en  prêchant 
à  Lausanne  un  groupe  de  Sociniens  fort  spirituels  et  de  gens 
plus  dévots  à  Mad.  de  Guy  on  qu'à  Calvin,  M.  de  Broglie  ajoute  : 

,,.. .Benjamin  Constant  retrouvant  à  Paris  Mad.  de  Krudener  en 
grand  crédit  auprès  de  l'empereur  Alexandre,  sa  directrice  de 
conscience  et  presque  son  confesseur,  il  renoua  avec  elle  et  sans 
entrer  dans  la  familiarité  de  l'autorité,  sans  tremper  en  rien  dans 


H-     285     -H 

cette  rêverie  de    la   Sainte-Alliance  qui  se  préparait  à    petit  bruit, 
il  ne  demeura  pas  entièrement  étranger  aux  jongleries  du  moment. 

Ainsi,  par  exemple,  il  lui  arrivait  de  passer,  lui  et  maints  autre 
néophytes,  des  nuits  entières  dans  le  salon  de  Mad.  de  Krudener, 
tantôt    à    genoux  et  en  prière,  tantôt    étendu    sur    le  tapi.     | 
extase;  le  tout    sans  fruit,  car  ce  qu'il  demandait  à   Dieu, 
que  Dieu  souffre  parfois  dans  sa  colère,   mais  qu'il  tient   m   juste 
détestation.  Epris  de  Mad.  Récamier,  belle  encore  à  cette  époque, 
bien  que  déjà  sur  le  retour,  ce  que  Benjamin  Constant  demandait 
à  Dieu,  c'étaient  les  bonnes  grâces  de  cette  dame,  et.  Dieu  iais.ua 
la  sourde  oreille,  il  ne  tarda  pas    à    s'adresser    au  diable,    ce  qui 
était  plus  conséquent..." 

Le  pauvre  Benjamin,  dans  son  désespoir,  supplia  celle  que  le 
Prince  de  Ligne  avait  nommée  „la  sœur  grise  des  cours"  -le 
lui  venir  en  aide.  Il  lui  conta,  et  lui-même  le  croyait,  que  la  vie 
lui  était  devenue  insupportable  et  qu'il  allait  se  faire  mourir.  Elle 
prit  au  sérieux  les  rodomontades  du  personnage  et  mit  une  véri- 
table tendresse  dans  ses  conseils  et  dans  ses  exhortations.  Elle 
alla  même  plus  loin  et  se  fit  auprès  de  Mad.  Récamier  l'entre- 
metteuse de  Constant,  —  dans  le  dessein  d'obtenir  l'union  - 
mystique  —  de  leurs  cœurs. 

„...Mad.  de  Krudener  a  été  adorable  de  compassion  pour 
l'amour  qui  me  tourmente,  et  m'a  promis  son  secours  pour  établir 
entre  Juliette  (Récamier)  et  moi  un  lien  d'âme..."  —  „...Mad.  de 
Krudener  triomphe  et  désire  arriver  à  nous  unir  spirituellement. 
J'ai  prié  avec  Juliette  (Récamier)...'''' 

Constant  finit  par  se  calmer:  il  ne  parla  plus  de  ses  prétendus 
projets  de  suicide.  Mad.  de  Krudener  resta  convaincue  qu'elle  l'avait 
sauvé  et  lui-même,  par  vanité,  affecta  dans  ses  rapports  avec  elle 
de  s'en  montrer  persuadé. 

La  Sainte-Mission  à  Môhlin. 

iS.  —  La  police  renvoie  les  missionnaires  de  Mumpf.  Tandis  (iu- 
les gendarmes  chassent  la  foule,  Empeytaz,  appuyé  contre  un  tronc 
d'arbre,  compose  une  hymne,  imitation,  dit  Guers,  du  Te  Deutn 
d'Ambroise,  et  des  autres  doxologies  composées  sur  ce  même  type 

«Grand  Dieu,  nous  te  bénissons. 
Nous  célébrons  tes  louanges  ; 
Eternel,  nous  t'exaltons, 
De  concert  avec  les  anges. 


H-     286     *H 

Et  prosternés  devant  toi, 
Nous  t'adorons,  ô  grand  Roi  ! 

Les  Saints  et  les  Bienheureux, 
Les  Trônes  et  les  Puissances, 
Toutes  les  vertus  des  cieux 
Disent  tes  magnificences, 
Proclamant  dans  leurs  concerts 
Le  grand  Dieu  de  l'univers... 

...Gloire  soit  au  saint  Esprit  ! 
Gloire  soit  à  Dieu  le  Père  ! 
Gloire  soit  à  Jésus-Christ, 
Notre  époux  et  notre  frère  ! 
Son  immense  charité 
Dure  à  perpétuité...» 

L'auteur  souhaite  : 

«...Que  sur  la  terre  et  sur  l'onde, 
Tous  genoux  soient  abattus 
Au  nom  du  Seigneur  Jésus!...» 

Cela  se  chante,  dit  M.  Eynard. 

Ce  chef-d'œuvre  était  pour  répondre  à  une  poésie  de  Kellner: 

«O  dass  bald  dein  Feuer  brennte, 
Du  unaussprechlich  liebender! 
Es  bald  die  garnie  Welt  erkennte, 
Dass  du  bist  Konig,  Gott  und  Herr  /...» 

De  Mumpf  on  se  transporte  à  Lauffenburg,  puis  à  Dentspiïren. 
Le  canton  d'Argovie  avait  interdit  les  réunions  du  genre  de 
celles  que  tenait  Mad.  de  Krudener.  Défense  fut  faite  à  la  pro- 
phétesse  de  paraître  dans  le  canton.  Repoussée  de  Lauffenburg, 
elle  essaya  de  gagner  Dentspiiren,  de  nuit.  Le  pasteur  du  village 
était  de  ses  adhérents.  Elle  trouva  le  presbytère  gardé  et  le  pas- 
teur, un  nommé  Steinegger,  surveillé  et  empêché  de  la    recevoir. 

La  baronne  se  rend  à  Erlesbach,  dans  le  canton  de  Soleure. 

Un  bruit  se  répand  que  1  empereur  Alexandre  ouvre  la  Crimée 
aux  Suisses  disposés  à  émigrer. 

Berne. 

La  baronne  loue  à  Horb  une  maison  de  campagne,  près  du 
lac.  Elle  est  renvoyée. 

Lucerne.  Discours  aux  élèves  du  séminaire  catholique.  Ce  dis- 
cours, tout  plein  de  brillantes  antithèses,  a  été  imprimé  à  la  suite 


M-    287    «H 

de  la  brochure  anonyme  (due  à  Kellner)  intitulée  :   nDer  Ubendige 

Glaube  des  Evangeliwns" 

Miracle  de  la  multiplication  des  pains. 

Comme  Eynard  a  mis  un  soin  extrême  à  supprimer  les  mira 
de  Mad.  de  Krudener,  je  suis  obligé  d'entrer  dans  quelques  détails: 

Brescius  et  Spieker  (p.  47)  rapportent  que  la  prophétesse  leur 
dit:   „J'ai  nourri  un  jour  treize  cents  personnes  avec  neuf  pains." 

Burdach  (p.   13)  est  plus  modeste.  11  rapporte    le   discours 
voici:  ,, Christ  a  accordé  à  ceux  qui  ont  la  foi  le  don  des  miracles; 
je  le  vis  bien  à  Luceme,  un  jour  que  trois  mille  fidèles  se  pres- 
saient autour  de  moi;   je    rassasiai    neuf   cents    d'entre    eux 
dix  neuf  pains  et  un  peu  de  gruau." 

L'auteur  de  Frau  von  Krudener  in  der  Sckiveiz  donne  une 
relation  encore  différente:  „...A  Lucerne,  on  vit  un  prodigieux 
concours  de  pauvres,  de  mendiants,  de  vagabonds.  Chaque  affamé 
recevait  une  portion  de  soupe;  à  qui  voulait  rester,  on  offrait 
un  abri,  quelques  bottes  de  paille  dans  une  grange.  Toute  la 
canaille  d'alentour  accourut.  Mad.  de  Krudener,  et  surtout  les 
personnes  de  son  entourage  ont  raconté  en  d'autres  endroits 
qu'elle  rassasia  à  Lucerne  plusieurs  centaines  de  personnes  avec 
dix-huit  pains.  Il  est  constant  qu'elle  achetait  chaque  jour  de  cent 
à  cent  cinquante  miches.  Il  était,  du  reste,  on  ne  peut  plus  facile 
à  ses  adhérents  les  plus  intimes  de  la  duper,  comme  ils  avaient 
tenté  de  le  faire  à  Bâle." 

Cette  dernière  phrase  fait  allusion  à  une  anecdote  précédemment 
racontée  par  l'auteur:  Un  jeune  homme  allemand  de  bonne  famille, 
mais  brouillé  avec  les  siens,  vivait  à  Bâle  dans  la  misère.  Kellner  ': 
lui  fit  dire  de  feindre  d'avoir  vu  en  rêve  la  baronne  payant  ses 
dettes,  d'aller  trouver  Mad.  de  Krudener,  de  pousser  un  cri  à 
son  aspect:  „C'est  elle!...  c'est  ma  bienfaitrice!..."  Le  jeune 
homme  refusa  de  se  prêter  à  cette  comédie. 

Je  constate  que  le  miracle  des  pains  occupa  fort  les  contem- 
porains. Brescius  et  Spieker  nous  apprennent  qu'un  recueil  sérieux 
{Woehlers  theol  Nachrichten,  Dec.  1817,  p.  305  à  374)  avait 
donné  du  fait  une  explication  naturelle. 

L'idée  dominante  de  la  baronne,  qu'elle  exprima  en  mainte 
occasion  et  par  exemple  dans  son  discours  aux  élevés  du  sémi- 
naire de  Lucerne,  était    que    quiconque    a  la    foi.   possède  ! 


H-     288     «H 

de  faire  miracles.  11  était  aisé,  puisqu'elle  prétendait  avoir  la  foi, 
de  lui  présenter  comme  autant  de  prodiges  exécutés  par  elle, 
une  foule  d'accidents  où  le  hasard  avait  une  grande  part,  un 
hasard  quelquefois  arrangé  par  Kellner.  Le  premier  venu,  pourvu 
qu'il  prît  la  peine  de  la  traiter  de  princesse,  de  femme-soleil,  de 
femme  miraculeuse,  de  femme  bon  Dieu,  était  assuré  de  la  mener 
à  sa  guise.  Toute  sa  vie  elle  avait  été  dépendante  de  quelqu'un  : 
en  Suisse,  elle  le  fut  de  tout  le  monde,  et  comme  ceux  qui 
l'approchaient  ne  lui  arrivaient  que  stylés  par  Kellner,  au  moins 
depuis  les  derniers  temps  du  séjour  au  Hôrnlein,  l'ex-directeur 
des  postes,  devenu  son  directeur,  fit   d'elle    tout   ce  qu'il    voulut. 

„...  Christ  est  le  maître  de  son  cœur,  écrivait-il;  elle  en  use 
avec  lui  comme  jadis  Abraham  ou  comme  un  enfant  à  l'égard 
de  son  père;  elle  ne  fait  rien  sans  lui  en  avoir  demandé  per- 
mission et  il  lui  répond  par  une  voix  intérieure.  C'est  par  cette 
foi  enfantine,  à  laquelle  rien  ne  paraît  impossible,  que  sont  pro- 
duits tous  ses  miracles.  A-t-elle  besoin  pour  les  pauvres  d'argent, 
d'aliments  ou  d'habits,  elle  les  demande  naïvement  à  son  Sauveur 
et  II  accorde  tout.  Elle  ne  va  pas  d'un  lieu  à  un  autre,  sans 
s'être  assurée  au  préalable  que  telle  est  la  volonté  de  Dieu. 

„Elle  élève  dans  les  mêmes  idées  ceux  qui  l'entourent.  Une 
jeune  convertie  d'Appenzell,  qui  est  chargée  de  préparer  la  nour- 
riture des  pauvres,  un  jour  lui  dit  qu'elle  n'avait  plus  rien.  „Ne 
sais-tu  pas,  lui  répondit-elle,  à  qui  tu  as  à  t'adresser?"  La  même 
servante  déjà,  dans  un  moment  où  l'on  manquait  de  tout,  s'était 
mise  en  prière,  et  voici,  le  lendemain  elle  avait  trouvé  des  pro- 
visions dans  le  cellier. . .  "  {Der  lebendige  Glaube  des  Evange- 
liams,  p.    14-16.) 

Au  cours  de  l'entretien  qu'elle  eut  avec  le  professeur  Spieker 
et  avec  le  conseiller  consistorial  Brescius  à  Francfort-sur-1'Oder, 
en  1818,  Mad.  de  Krudener  insista  avec  force  sur  ses  miracles. 
„Tout  autant  qu'il  se  présentait  de  pauvres,  tout  autant  j'en 
rassasiais.  J'exhortais  les  mères  à  prier  Jésus  avec  ferveur,  aussitôt 
leurs  enfants  tombaient  dans  un  profond  sommeil,  qui  durait  deux 
et  même  trois  jours,  jusqu'à  ce  que  le  Seigneur  leur  eût  envoyé 
du  pain  !  Ah  oui  !  le  Seigneur  a  fait  de  grands  prodiges  par 
moi  !"  ...  Comme  elle  ne  cessait  de  débiter  de  pareilles  histoires 
de  miracles  avec  une  complaisance  marquée,  je  pris,  ajoute  l'au- 
teur,   la    liberté    de    lui  représenter  que  le  Christ  ne  se  prévalait 


nullement  des  prodiges  quil  accomplissait!  loin  de  là,  lorsqu'il 
avait  guéri  un  malade  il  se  retirait  à  l'écart  de  la  Foule.  Elle  trouva 
juste  ce  que  je  venais  de  dire,  mais,  fit-elle,  le  Christ  .. 
aucun  besoin  d'attester  par  des  preuves  la  divinité  desa  mission! 
Moi,  au  contraire,  je  suis  une  faible  créature,  une  femme! 
être  crue,  j  ai  besoin  d'une  lettre  de  crédit.  Le  Seigneur  m'en  a 
donné  une  en  me  conférant  le  pouvoir  de  faire  des    miracles. .  .  u 

Déjà  la  lettre  du  14  mars  au  ministre  badois  de  Berckheim 
avait  signalé  les  prodiges  opérés  par  Mad.  de  Krudener  comme 
une  preuve  de  la  divinité  de  sa  mission.  Au  pasteur  Maurer  la 
baronne  déclara  avec  une  sincérité  évidente:  „J'ai  été  appelée  par 
le  Seigneur;  je  dois  lui  obéir.  Ma  vocation  est  de  lui  et  c'est 
pour  que  les  plus  incrédules  n'en  puissent  douter,  qu'il  me  donne 
des  révélations  et  qu'il  permet  que  je  fasse  des  mirael 

Vainement  des  pasteurs,  argumentant  de  l'Epître  de  Paul  à 
Timothée,  lui  rappelèrent-ils  qu'il  est  défendu  aux  femmes  de 
prendre  la  parole  dans  les  assemblées  de  l'Eglise;  elle  répliquait 
que  Dieu,  dans  les  moments  critiques  de  la  vie  de  son  peuple, 
avait  toujours  suscité  des  femmes  pour  le  sauver.  Kellner,  dans 
des  écrits  publics,  parla  de  Deborah,  de  Judith,  etc.  ' 

Malgré  le  miracle  de  la  multiplication  des  pains,  la  population 
essentiellement  catholique  de  Lucerne  ne  s'émut  que  médiocre- 
ment   des   discours  de  la  prophétesse.  L'autorité  jugea  nécessaire 

1  .  .  .  «  Gott  konnte  fur  die  jetjige  Zeit  der  Noth  und  Triïbsal.  da 
die  Erde  ihre  Fruchtbarkeit  versagt,  die  Gewerbe  darnieder  liegen, 
und  das  menschliche  Etend  einen  so  hohen  Grad  erreicht  hat.  den 
Menschen  kein  besseres  Rettungsmittel  schicken,  als  dass  Er  die  bisher 
in  Formen  verschlossene  Religion  gleichsam  personifprt  auftreten 
Hess.  .  .  »  (Der  lebendige  Glaube,  pag.   17.) 

.  .  .  «Das  Auftreten  dieser  Frau  selbst.  ist  nicht  anders,  als  nach  der 
Bibel  ïu  erklaren,  und  wenn  wir  darinn  mehrere  Falle  ftnden,  dass 
Gott,  wenn  er  sein  Volk  ans  einer  Gefahr  retten  wollte,  sich  mehrmal 
der  Weiber  bediente,  wie  Debora,  Esther,  Judith  ;  so  konnte  er  da  auch 
dièse  Frau  ^u  einem  Werk^eug  fur  grosse  Zwecke  ausersehen  haben.  . 
(pag.   18—19.) 

...  «  Wie  sehr  wà're  fit  w'ùnschen,  dass  Regierungcn  und  Staats- 
manner,  denen  die  Erscheinung  dieser  Frau  mehr  lehrt  als  aile  Staats- 
k'ùnstler  und  Geset^geber,  von  Solon  bis  auf  —  ich  weiss  nicht.  welchen 
ich  als  den  let^ten  nennen  50//,  da  ihre  Zahl  im  gegenwdrtigen  Augen- 
blick  Légion  ist  —  dass  sie  beherpgen  mochten,  vas  das  locke  Staats- 
schiff  in  dem  schon  ausgebrochenen  Sturme  der  Zeiten,  noch  auf  einige 


cependant  de  faire  cesser  les  rassemblements.  Comme  Mad.  de 
Krudener  usait  de  mille  prétextes  pour  différer  son  départ,  la 
police  recourut  h  la  force  et  la  fit  conduire  à  Kronau, 

Certains  écrivains  d'aujourd'hui  se  sont  indignés  des  persécu- 
tions subies  par  la  prêcheuse.  „Traquée  comme  un  perdreau,  de 
montagne  en  montagne!..."  écrit  l'anonyme  de  l'almanach  de 
Kaiserswerth.  C'est  fort  bien,  mais  il  oublie  que  la  baronne  était 
étrangère,  qu'elle  était  sans  papiers  autres  qu'un  passe-port  pour 
la  Russie,  que  la  Suisse  venait  d'être  agitée  par  vingt  ans  de 
guerres  et  de  révolutions,  que  la  disette  avait  préparé  les  vaga- 
bonds qui  entouraient  la  femme-soleil  à  l'émeute,  à  la  révolte 
peut-être,  que  la  présence  même  de  ces  vagabonds  aux  abords 
d'une  ville  ou  d'un  village  était  pour  les  habitants  une  véritable 
calamité  ;  ils  oublient  que  les  sermons  de  la  Mission-sainte  sor- 
taient du  cadre  ordinaire  de  ces  sortes  de  discours,  qu'ils  atta- 
quaient les  riches,  les  gouvernements  et  les  Eglises  reconnues  ; 
ils  oublient  encore  qu'ils  furent  pour  beaucoup  de  Suisses  une 
cause  lamentable  de  ruine.  Anna  Schlatter,  piétiste  et  chiliaste, 
écrivait  le  3  septembre  1817:  „ . .  .Gestcrn  entbrannte  ich  iiber 
das  irrige  ilirer  Lehrcn  und  das  iïberverstandene  iJirer  Gerichts- 
ankuridigiingen  und  Auszva?iderungscrmu7iterungen. .  .  a/s  ein  armer 
gottesfurchtiger  Mann  in  seinem  E/end  bei  uns  war,  der  sich  an 

Zeit  iiber  Wasser  halten  kann.  Es  ist  nichts  anders,  aïs  wopi  der 
heilige  Bund,  den  sie  angenommen  haben,  sie  verpflichtet  :  aile  Staats- 
und  burgerlichen  Verhaltnisse  auf  das  Evangelium  von  Jesu  Christo 
pi  grïïnden,  den  Gotpm  des  Zeitalters,  den  schrecklichen  Egoïsmus 
umpistiirp?n,  wie  uns  Gott  der  Herr  schon  sfweimal  gejeigt  hat  an  der 
Person  des  Menschen   dieser  Siinde,  den   die  Hand  des  Herrn  gebannt 

hait,  um  uns  noch  einmal  eine  Frist  fur  Bekehrung  pi  schenken 

Wir  haben  eine  Bundesversammlung,  die  aber  nicht  im  Geist  des 
heiligen  Blindes  pisammen  pi  seyn  scheint,  und  mehr  fur  den  Zeitgeist, 
als  ihm  entgegen  arbeitet.  Alan  besch'dftigt  sich  dabei  mit  dem  was 
vorgehen  wird,  mit  dem  kleinsten  Interesse  Ein^elner,  ohne  das  Bediirf- 
niss  des  grossen  Gan^en,  das  hohe  geistige  Interesse  der  Staaten  und 
V'ôlker  mit  tiefem  weitem  Blick,  mit  Gemïïth  ^u  umfassen,  und  im 
Lichte  des  Evangeliums  pi  erkennen,  was  pim  ewigen  Heil  und 
Frieden  der  Menschen  dient.  .  .  .  Darum  ist  sehr  pi  besorgen,  wie  es 
schon  bei  dem  Kongress  in  Wien  geschah,  dass  noch  einmal  ein 
Dapvischentreten  geschehen  werde,  nach  allen  Vorp?ichen  ein  furcht- 
bares,  ein  endendes.  .  .  »  (pag.  22 — 25.) 


«-    291     •> 

Dr.  Stanb   anschloss   und  mit  semer  FamUie  bis  nacb  llm 
von  da  aber  ans  Mange/  an  Reisegeld  nnd  CobnUpass  mit  u>i 
fàhr   acktzig   Menschen    nacli   der    Heimath    zurueksukekr 
zwmgen  zuar,  in  welcher  sic  ailes  verkauft,  versehenkt,  veràu 
Jiatten,  in  Hojfnung,  durck  Frauvon  Krudener unterwegs erkalten 
zu  werden  und  dort  ein  Solyma  m  finden.   0,  die  blindai  LeUer 
der  Blindai  stùrzen  sich  in  die  (indu   reit  lichen  Elends;  und  Gott 
gebc   ans    Gnaden,    dass   mcht  manche    in   die    Vereweiflm 
sinken!   Der   arme   Mann,    der  gestern  bel  uns  war,  zvur, 
den   Auswanderern    mit    noch    cincm   nach    Frau    von    Krudener 
gesandt,    ihr   ihre   Noth   und   Vereweiflung  vorsusteHen,    aber  sie 
hielt   sie   einige    Tage    auf  und  konnte   nicht   bel/eu,    musste    su 
trostlos  zuriickiveisen.  . .  "   (II,  p.  307.) 

Le  lecteur  jugera  peut-être  que  si  ces  émigrants  avaient  vendu 
leurs  propriétés,  ils  en  avaient  touché  le  prix.  Cela  parait  certain, 
mais  la  prophétesse  dépensait  beaucoup.  On  ne  nourrit  pas  une 
soixantaine  de  commensaux  sans  qu'il  en  coûte  et  les  centaines 
de  pauvres  qui  venaient  par  surcroît  dévorer  les  soupes  écono- 
miques de  la  Sainte-Mission  ne  vivaient  pas  de  miracles  seuls. 

„0n  a  calculé,  écrit  l'auteur  de  „Frau  von  Krudener  in  der 
Schiveiz" ',  que  depuis  son  arrivée  dans  le  canton  de  Schaffhouse 
jusqu'au  jour  de  son  entrée  à  Constance,  c'est-à-dire  en  trois 
semaines  et  quelques  jours,  la  baronne  avait  dépensé  dix-mille 
gulden.  On  ne  taxera  pas  ce  chiffre  d'exagération,  si  l'on  consi- 
dère qu'à  Lottstetten  et  à  Busingen  seuls,  la  prophét  »illa 
des  sommes  folles.  Un  aubergiste  de  Busingen  reçut  d'elle  trois 
mille  gulden  (près  de  sept  mille  francs)." 

Deux  ans  auparavant,  Mad.  de  Krudener,  encore  en  possession 
de  tous  ses  diamants,  n'avait  pu  subvenir  aux  dépenses  nécessitées 
par  l'acquisition  ou  par  l'exploitation  d'un  domaine  que  le  prii 
de  Hohenlohe-Bartenstein  a  acquis  en  1S59  au  prix  de  trente-si* 
mille  florins,  c'est-à-dire  à  un  prix  triple  de  celui  auquel  la 
baronne  l'avait  obtenu! 

D'où  lui  vint  le  regain  de  fortune  qu'elle  étala  en  Suisse 
grande  partie  de  collectes,  faites  en  Russie  ou  en  Suisse  même. 
„Bien  des  gens  lui  ont  apporté  tout  leur  avoir  et  se  sont  mis 
par  là  sous  sa  dépendance,  car  elle  ne  peut  leur  rendre  leur 
argent.  Une  Bernoise  lui  a  donné  dix  mille  gulden.  Beaucoup  de 
nos  compatriotes  ont  vendu  tout  ce  qu'ils  possédaient,    dans  lin- 


H-    092    -K 

tention  de  la  suivre  et  d'échapper  par  la  fuite  aux  châtiments 
qu'elle  annonce  à  notre  pays..."  {Frau  v.  K.  in  der  Schzveiz,  p.  109.) 

3  Juillet.  —  De  Lucerne  les  missionnaires  se  rendent  à  Zurich. 
A  l'entrée  de  la  ville,  la  bâche  de  la  voiture  est  heurtée,  préci- 
pitée à  terre,  et  la  porcelaine  de  la  baronne  se  brise  sur  le  pavé. 
Les  plaisants  voulurent  voir  dans  cet  accident  un  pronostic  et  un 
emblème  malencontreux. 

La  baronne  prêcha  à  Zurich  un  discours  conservé  par  Frau 
von  Krùdener  in  der  Schiveiz  (p.  1 1 2),  d'après  Schweizerische 
Monatschronik. 

Elle  est  renvoyée  de  la  ville,  malgré  les  efforts  tentés  en  sa 
faveur  par  l'artiste  Hess. 

L'accueil  fait  à  Mad.  de  Krùdener  par  les  habitants  de  Zurich 
ne  paraît  pas  l'avoir  satisfaite.  On  prétend  généralement,  mais 
Eynard  le  nie,  qu'elle  déclara  que  les  enfants  même  avaient 
dans  ce  misérable  endroit  une  „face  d'Holopherne". 

Louise  Lavater  s'était  déclarée  contre  la  prophétesse,  à  qui 
elle  reprochait  d'être  une  mauvaise  chrétienne,  incapable  de  par- 
donner à  ses  ennemis  et  pétrie  d'orgueil.  La  baronne  avait  ra- 
conté à  son  auditoire  un  rêve  qu'elle  avait  fait.  Elle  avait  vu 
l'un  de  ses  adversaires,  le  pasteur  Veith,  tomber  à  l'eau  et  se 
noyer  par  punition  divine. 

6.  —  La  Sainte-Mission  se  retire  sur  territoire  badois,  à  Lott- 
stetten. 

La  police  empêche  la  foule  de  s'amasser. 

Pendant  le  séjour  de  la  baronne  à  Lottstetten,  Empeytaz  rési- 
dait à  Schaffhouse,  dans  une  auberge,  et  sans  se  mêler  de  pré- 
dications. 

Une  partie  de  la  suite  de  la  prophétesse  s'étant  établie  à 
Rusingen  (Bade),  défense  lui  fut  faite  par  l'autorité  de  prêcher, 
même  à  portes  closes.  Le  chant  des  cantiques,  permis  dans  la 
semaine,  lui  fut  interdit  le  dimanche. 

Le  vicaire  Gans  d'Embradi  se  joint  à  la  Sainte-Mission.  Il  était 
depuis  quelque  temps  suspect  au  clergé  orthodoxe.  Une  nouvelle 
Marie  Kummer,  Mlle  Maurer,  se  mêle  au  cortège  de  la  prophé- 
tesse, qu'elle  réjouit  de  ses  nombreuses  visions. 

12.  —  La  police  renvoie  Mad.  de  Krùdener  qui,  malgré  la 
défense  qui  lui  en  avait  été  faite,  se  rend  à  Schaffhouse,  où  elle 
avait  loué  une  maison  de  campagne. 


En  côtoyant    une  rivière,  sa  voiture   verse,  toutefois  vins  .. 
dent  de  personne. 

La  police  de  Schaffhouse  interdit  tout  attroupement  et  ne  laisse 
pénétrer  auprès    de   la  baronne  que  des  personnes  „distin 

Mad.  de  Krudener  avait  obtenu  de  rester  trois  jours  dans  la 
ville  de  Schaffhouse.  Les  trois  jours  écoulés,  elle  essaya  de  pro- 
longer son  séjour,  mais  on  la  força  de  partir.  Elle  tenta  alors 
de  s'installer  en  Thurgovic,  dans  un  couvent  de  femmes,  ../, 
Paradis".  On  l'expulsa. 

28.  —  Elle  est  ramenée  à  Diesenhofen  et  logée  dans  une  au- 
berge, hors  de  la  ville.  Toute  visite  du  dehors  est  interdite.  Mad. 
de  Krudener  ayant  tenté  de  rester  à  Diesenhofen  au-delà  du 
terme  convenu,  on  la  fait  partir.  Elle  visite  Randeck,  Zell,  où 
elle  prêche  les  Juifs  badois,  et  arrive  à  Petershausen  près  I  Constance. 

Les  agissements  de  la  police  avaient  obligé  la  baronne  à  une 
certaine  retenue.  Le  concours  des  fidèles  devenait  moindre.  Les 
autorités  avaient  fini  par  prévoir  en  quel  lieu  Mad.  de  Krudener 
avait  dessein  de  se  rendre,  quoiqu'elle  affectât  toujours  de  n'être 
instruite  elle-même  qu'au  dernier  moment  de  la  volonté  de  Dieu 
à  ce  sujet.  Il  est  probable  qu'elle  était  de  bonne  foi  dans  cette 
ignorance,  mais  son  imprésario,  Kellner,  savait  la  décider  selon 
ses  vues  et  il  usait  habilement  de  l'art  de  préparer  la  mise  en 
scène.  Des  émissaires  étaient  dépêchés  à  l'avance  dans  les  localités 
où  l'on  comptait  se  rendre;  ils  étaient  porteurs  de  lettres  pour 
les  affiliés  et  répandaient  eux-mêmes  les  nouvelles  les  plus  propres 
à  piquer  la  curiosité  des  badauds,  avec  des  éloges  sans  fin  de 
„la  femme  merveilleuse".  Mad.  la  comtesse,  disait-on  —  et  elle 
le  croyait  —  guérissait  les  malades,  nourissait  les  affamés,  devi- 
nait le  passé  et  prédisait  l'avenir.  Dans  tel  village  elle  avait 
démasqué  un  criminel,  dans  tel  autre  elle  avait  converti  des 
brigands  déguisés  en  femmes  qui  projetaient  de  s'introduire  chez 
elle  et  de  la  voler.  A  ces  récits,  la  crédulité  populaire  mêlait  ses 
commérages:  les  pieds  de  la  comtesse  étaient  des  pieds  de  chèvre!.. 
Quelque  magister,  un  peu  au  courant  de  certaines  légendes  de  la 
Livonie,  racontait  que  la  comtesse  avait  prête  de  l'argent  à  un 
paysan,  mais  contre  un  reçu  signé  du  sang  du  débiteur.  La 
femme  de  celui-ci,  épouvantée,  avait  rapporté  à  Mad.  de  Krudener 
ses    écus    et    réclamé    le    reçu    infernal.    Pour    toute    réponse,    la 


«•     294     -H 

comtesse  avait  d'un  coup  de  pistolet  enlevé  de  son  livre  de 
comptes  la  page  ensanglantée  ! . . 

Pour  dérouter  les  autorités,  on  ne  se  mettait  en  chemin  qu'au 
dernier  moment;  personne  ne  savait  où  Ton  allait.  Afin  de  guider 
ses  partisans,  la  Sainte-Mission  répandait  sur  la  route  des  branches 
en  croix,  des  fétus  de  paille  entrelacés  en  forme  de  crucifix.  On 
s'arrangeait  de  façon  à  n'arriver  à  destination  que  fort  tard  et 
presqu'à  la  nuit  close.  Quel  agent  de  police  pouvait  se  montrer 
assez  barbare  pour  renvoyer  de  nuit  des  voyageurs  fatigués!... 
on  obtenait  naturellement  la  faveur  d'une  couchée,  et  le  lende- 
main on  traînait  sous  mille  prétextes  ici  et  là,  on  retardait  comme 
on  pouvait  le  départ. 

A  la  longue,  ces  stratagèmes  s'éventèrent:  les  magistrats  se 
montrèrent  inexorables  et  répondirent  aux  petites  finesses  de 
l'armée  du  salut  par  un  „Non  possumus"  plus  décidé.  ' 

La  moisson,  du  reste,  s'annonçait  bien  et  la  crainte  que  l'on 
avait  conçue  des  mendiants  s'effaçait  peu  à  peu. 

3  Août.  —  Hub.  La  suite  de  la  prophétesse  diminue  sensible- 
ment. On  ne  voit  plus  guère  autour  d'elle  que  de  simples  curieux. 
Cependant  le  bruit  commençant  à  se  répandre  d'une  expulsion 
prochaine  de  la  bande,  le  ÎO  août,  à  Arbon,  la  baronne  voit 
encore  une  fois  deux  mille  personnes  à  ses  réunions. 

Mannebach,  Lùmmerschwyl  (St-Gall).  La  prophétesse,  renvoyée 

1  Les  écrivains  protestants  de  l'époque,  bien  différents  de  ceux 
d'aujourd'hui,  attaquèrent  vivement  les  rites  introduits  à  défaut  de 
doctrines  dans  l'Eglise  Krudenerienne.  Voyez  entre  autres  :  «  Winke 
der  Wahrheitsliebe,  die  Frau  v.  Krudener  betreffend »  (Schaff- 
house  1817,  pag.  26)  et  Burdach  :  «Frau  v.  Krudener  und  der  Geist 
der  Zeit.  » 

M.  Lacroix  (bibliophile  Jacob)  a  prétendu  que  la  baronne,  à  cette 
époque,  était  devenue  catholique.  C'est  une  erreur.  Elle  écrivait  au 
curé  Dolder  :  ...  «  Grâce  à  Dieu,  je  n'ai  jamais  été  protestante.  .  .  » 
Dans  un  entretien  avec  le  pasteur  Maurer,  qui  la  vit  à  SchafFhouse, 
Mad.  de  Krudener  dit  :  ...  «  Ich  geh'ôre  gan-  und  gar  qu  der  ursprung- 
lichen  katholischen  Kirche,  das  ist  die  wahre  Kirche.  Der  Herr  hat 
sie  gegrundet,  und  die  Pforten  der  H'ôlle  werden  sie  nicht  ïtberwaltigen. 
Glanben  Sie,  dass  ich  Protestantin  bin  ?  O  nein  !  Ich  protestire  gegen 
den  Protestantismus,  welcher  mir  ein  Betrug  des  Satans  ist.  Die  katho- 
îische  Religion  ist  alleïn  die  wahre  Religion.  .  .  Sie  begreifen,  dass  ich 
von  der  alten.  ursprunglichen  katholischen  Religion  rede.  und  nicht  von 
der  ronnsch-katholischen.  .  .  » 


M-    295    *H 

partout  où  elle  se  présente,  arrive  le  17  à  Ste-Marguerite.  Aussitôt 
un  agent  autrichien  vient  lui  intimer  défense   de    mettre  les  ; 
sur  territoire  de  l'empire. 

Sous  escorte  de  police,  Mad.  de  Krudener  traverse  Arbon, 
Constance,  Diesenhofen,  Eschenz,  Feuerthalen.  Marthalen,  Rheinau, 
et  arrive  le  25  août  à  Neuhausen. 

Le    lendemain,     Kellner,     sous   la    dictée    de    l'ex-prophét 
écrivit  quelques  lignes  mélancoliques  dans  le  livre  île  l'hôtel  : 

„Le  26  août,  tandis  quelle  déplorait  le  déclin  de  la  religion 
de  Jésus  et  quelle  annonçait  aux  hommes  l'approche  «les  châti- 
ments qui  les  menacent,  mais  en  même  temps  la  grâce  par  Christ, 
Mad.  de  Krudener,  persécutée  en  Suisse  pour  ses  prédications, 
contempla  la  chute  du  Rhin  et  y  implora  la  miséricorde  du 
Seigneur  en  faveur  des  mortels  aveuglés. 

J.  B.   Kellner."  ' 

La  baronne  dut  quitter  la  Suisse.  Lentement,  à  petites  journées, 
elle  traversa  l'Allemagne  et  regagna  la  Livonie.  Quelques  rares 
fidèles  lui  firent  escorte  jusqu'au  bout:  Kellner,  un  ancien  soldat 
manchot  nommé  Klotz,  devenu  manouvrier-distillateur  et  qu'elle 
avait  converti,  Mlle  Maurer...  Quand  Brescius  et  Spieker,  à  Franc- 
fort sur  l'Oder,  virent  ce  qui  restait  de  la  Sainte-Mission,  elle 
ne   se   composait    plus    que   de    six  personnes.2    Trois    voitures, 

1  M.  Lacroix  veut  que  la  baronne  ait  écrit  à  la  chute  du  Rhin  quelques 
lignes  de  blâme  concernant  Alexandre.  Le  texte  re'el  de  ce  qu'elle  dicta  .1 
Kellner  ne  contient  rien  de  semblable:  «  Den  2Ôten  August  besah  Frau 
v.  Krudener,  als  sie  den  Ver f ail  der  Religion  Jesu  betrauerte,  du- 
Strafgerichte  und  die  Gnade  Jesu  Christi  verkûndete  und  deshalb  in 
der  Schweiq  verfolgt  wurde,  den  Rheinfall.  und  erflehte  das  Erbarmen 
Gottes  anseres  Heilandes  fur  die  verblendeten  Menschen. 

«  J.  G.  Kellner.  » 

2  Les  contemporains  ont  jugé  fort  sévèrement  l'entourage  immédiat 
de  Mad.  de  Krudener:  .  .  .  «  Eine  arme  Frau,  die  anderthalb  Tage 
auch  tinter  dem  Haufen  sich  befand,  .  .  .  bekannte  :  wenn  das  die  neue 
Religion  seyn  solle,  so  wolle  Gott  aile  Menschen  vor  so  einer  Religion 
bewahren.  .  .  »  (Fr.  v.  K.  in  der  Schweij,  pag.  61.) 

...  «Eine  Dirne,  ptm  Gefolge  der  Frau  von  Krudener  gehorig, 
soll  fu  Zollikon,  im  Kanton  Zurich,  die  Frechheit  so  weit  getrieben 
haben,  dass  sie  w'àhrend  einem  Zustand  angeblicher  Verçuckung,  Briefe 
rfian  Himmel  gesandt  und  von  dorther  wieder  Bfiefe  mit  irdischer  pinte 
geschrieben  aus  einem  Nebengemach  als  Antworten  sich  habe  bringen 
lassen...»  (ibid.  pag.   120). 


H-     296     *H 

grandes,  solides,  bien  aménagées  et  parfaitement  closes,  trois 
vraies  voitures  de  saltimbanques,  transportaient  ces  prophètes 
forains. 

Eynard  fait  quelque  part  l'éloge  d'un  nommé  Jaeger,  du  Ban-de-la- 
Roche,  chassé  de  la  Lorraine,  dit-il,  pour  avoir  essayé  d'y  prêcher 
l'Evangile,  et  qui  s'était  joint  à  la  prophétesse.  J'ai  eu  entre  les  mains  un 
exemplaire  du  livre  de  l'hagiographe  genevois  appartenant  à  un  cercle  de 
théologiens  protestants  de  Strasbourg.  En  marge  de  l'éloge  de  Jseger.  un 
lecteur  —  quelque  pasteur  sans  doute  !  —  avait  écrit  :  «  Unverschamte 
Luge  !  ». 


mëm>m%mm%ï&.  m  m 


En  dépouillant  l'auréole  de  femme-soleil,  la  baronne  de  Kru- 
dener  avait  perdu  quelques-uns  de  ses  amis  et  tout  d'abord  l'.in- 
peytaz.  „Par  une  coïncidence  remarquable,  écrit  Eynard,  à  peu 
près  dans  le  moment  où  Mad.  de  Krudener  quittait  la  Suisse,  elle 
recevait  une  lettre  de  M.  E.  Gucrs,  qui  la  suppliait  de  ne  pas 
retenir  plus  longtemps  M.  Empeytaz  loin  de  l'Eglise  de  Genève, 
qui  réclamait  ses  services.  Trois  fois  on  lui  avait  offert  la  place 
de  pasteur  à  Saverdun  en  France,  sans  qu'il  pût  se  résoudre  à 
l'accepter;  celle  de  Saint-Pétersbourg  lui  avait  aussi  été  proposa 
de  la  part  de  l'empereur  Alexandre.  Mais  le  climat  de  la  Russie 
d'une  part,  de  l'autre  l'appel  de  la  congrégation  de  Genève,  firent 
pencher  la  balance  en  faveur  de  cette  ville,  où  Mad.  Armand  et 
Mad.  Empeytaz  l'accompagnèrent..."  ' 

1  A  quel  moment  Empeytaz  quitta-t-il  Mad.  de  Krudener  ?  Eynard 
semble  indiquer  que  ce  fut  au  mois  d'août  1817,  quand  la  baronne  se  vit 
renvoyée  de  Suisse.  Le  récit  de  Guers  (Xotice  sur  Henri  Louis  Empeytaf, 
p.  10)  est  plus  précis.  «Le  i01'  octobre  181  7,  écrit-il,  Mad.  de  Krudener 
et  sa  suite  étaient  revenus  sur  le  territoire  français  et  se  trouvaient  en 
Alsace,  dans  les  environs  de  Neuf-Brisach.  De  là,  les  gendarmes  les  diri- 
gèrent sur  Colmar  d'abord,  puis  sur  Fribourg  en  Brisgau.  Les  gouverne- 
ments suisses  et  allemands  venaient  de  prendre  à  l'égard  de  Mad.  île 
Krudener  une  importante  décision.  Le  grand-duc  de  Bade,  qui  en  était 
l'exécuteur,  la  sépara  de  ses  compagnons,  dont  deux  ou  trois  seulement 
furent  autorisés  à  la  suivre  en  Russie,  tandis  que  les  autres  étaient  ren- 
voyés dans  leurs  pays  respectifs. 

«Par  une  coïncidence  remarquable,  au  moment  où  les  mesures  des  gou- 
vernements allaient  s'accomplir,  Empeytaz  recevait  de  l'auteur  de  cet 
article  une  lettre  où  celui-ci  l'engageait  fortement  a  revenir  a  Genève.  Le 
Seigneur  venait  d'opérer  de  grandes  choses  dans  cette  ville.  Un  nouveau 
réveil  s'y  était  manifesté  à  la  suite  du  passage  d'un  homme  profondément 
versé  dans  les  saintes  lettres,  autour  duquel  s'étaient  régulièrement 
rassembles,  durant  les  premiers  mois  de  1817,  de  nombreux  élevés  de 
l'auditoire  de  théologie Une  petite  église  indépendante  s'était  : 


Ph     298     -H 

M.  Guers,  qui  rappela  Empeytaz,  écrivit  probablement  à 
Mad.  de  Krudener  ce  que  M.  et  Mad.  Empeytaz  avaient  désiré 
qu'il  écrivît,  car  l'aumônier  de  la  baronne  n'avait  que  faire  à 
Genève  ou  du  moins  Genève  n'avait  que  faire  de  lui. 

Le   3   mai    1817,    un   Edil  avait  paru  dans  la    „Rome  protes- 

à  Genève,  après  le  départ  du  vénérable  Haldane  (août  18 17)  et  le  rédac- 
teur de  cette  Notice,  persuadé  qu'Empeytaz  apporterait  à  l'Eglise  nais- 
sante son  riche  contingent  de  bénédictions,  avait  sollicité  son  retour 
(octobre).  .  .  » 

La  lettre  de  Genève  arriva  probablement  à  Empeytaz,  soit  à  Colmar, 
soit  à  Fribourg.  Elle  avait  été  provoquée  par  le  jeune  proposant  ou 
par  sa  mère,  qui  ne  se  souciait  pas  du  tout  d'aller  en  Livonie,  mais 
qui  désirait  se  retirer,  sous  un  prétexte  honnête,  de  la  Sainte-Mission 
aux  abois.  Il  n'est  pas  exact  de  prétendre,  comme  le  fait  Guers,  que 
le  grand-duc  de  Bade  ne  permit  qu'à  deux  ou  trois  amis  de  la  baronne 
de  la  suivre  en  Russie.  Ceux  qui  se  séparèrent  d'elle  le  firent  volontai- 
rement. 

Il  n'est  pas  plus  exact  de  dire  que  l'Eglise  nouvelle  avait  besoin  des 
services  d'Empeytaz.  Guers  lui-même  nous  apprend  que  son  ami  revint  à 
Genève  au  mois  de  novembre  181 7  et  qu'il  hésita  d'abord  à  se  rallier  à 
l'Eglise  indépendante.  .  .  «Il  avait  ouï  raconter  sur  nous  des  choses  si 
étranges  qu'il  jugea  prudent  de  se  tenir  un  certain  temps  à  l'écart  et  d'ob- 
server. Il  ne  pouvait  d'ailleurs  accepter  pleinement  notre  doctrine  et  ne 
comprenait  pas  notre  dissidence.  D'autre  part,  quelques-uns  de  nos  amis, 
craignant  qu'il  n'eût  adopté  certaines  idées  particulières  à  Mad.  de  Kru- 
dener, désiraient  le  voir  marcher  quelque  temps  à  côté  de  nous  avant  de 
serrer  avec  lui  des  nœuds  plus  étroits.  Cette  attitude  de  mutuelle  obser- 
vation ne  nuisait  cependant  pas  à  la  fraternité.  Empeytaz  prenait  part  à 
nos  exercices  religieux  et  prêchait  même  au  milieu  de  nous,  aussi  souvent 
que  le  permettait  l'état  de  sa  santé,  assez  gravement  compromise  à  la  suite 
de  tant  de  voyages,  de  tant  de  privations  et  de  fatigues  de  tous  genres. 
Au  bout  de  cinq  ou  six  mois,  partageant  nos  vues  sur  les  vérités  fonda- 
mentales de  l'Evangile  (à  l'exception  toutefois  de  l'élection  de  grâce  qu'il 
n'admit  que  cinq  ans  plus  tard),  il  se  décida  à  s'unir  plus  intimement  à  la 
petite  Eglise,  dont  il  ne  tarda  pas  à  devenir  pasteur,  heureux  d'associer 
son  ministère  à  celui  de  J.  G.  Gonthier,  qui  avait  reçu  du  Seigneur  de  si 
beaux  dons  pour  l'enseignement  et  la  direction  du  troupeau.  Celui  qui 
trace  ces  lignes  était  leur  collaborateur.  .  .  » 

Ou,  pour  mieux  dire,  il  le  devint.  Au  moment  où  Empeytaz  revenait 
dans  sa  ville  natale,  Gonthier,  Pyt,  et  un  Français,  nommé  Méjanel, 
étaient  les  pasteurs  provisoires  de  la  nouvelle  Eglise,  constituée  au 
mois  d'août  181 7.  Les  prédications  de  Méjanel.  Empeytaz  une  fois 
arrivé,  ne  plurent  plus  aux  fidèles  On  convint  que  le  nouveau-venu 
remplacerait  son  collègue,  mais  seulement  au  bout  d'un  an  et  après 
qu'il   aurait  donné  des   explications   satisfaisantes  sur    sa   doctrine.    Au 


#+>    299    «H 

tante",  qui  défendait  de  prêcher  sur  la  façon  dont  la  nature  divine 
et  la   nature    humaine    sont    unies    en     fésus-Christ,    —    ;ur   le 
péché  originel,  -  sur    la    manière    d'opérer   de  la  Gi 
Grâces,  —  sur  la  Grâce  élective,  etc.  On  avait  espéré  delà 
rétablir   la   paix    dans    l'Eglise.  Vers    la   fin  de  la    mdn 

mois  de  janvier  .818,  le  gouvernement  cantonal  renvoya  Méjanel  qui 
était  étranger  et  ne  pouvait  séjourner  a  Genève  que  s,, us  le  bon  plaisir 
de  1  autorité. 

Je  crains  bien,  qu'en  y  regardant  de  près,  on  ne  découvre  au  fond  de 
tout  ceci  une  intrigue  plus  ou  moins  avouable.  Il  semble  qu'on  ail 
en  faveur  tfEmpeytaz  l'ancienne  petite  Eglise  Krudenerienne,  dont  il  avait 
été  autrefois  le  directeur. 

On  lit  dans  la  Vie  de  Pyt,  par  E.  Guers  :  «Jeudi,    ,S  décembre   t8i7 
Aujourd'hui,  pour  la  première  fois  qu'il  a  plu  au  Seigneur  de  se  choisi/-, 
Genève  une  petite  Eglise,  Gonthier,  Méjanel  et  Pyt,  qui  en  sont  les 
teurs  provisoires,  se  sont  réunis  chez  Méjanel  avec  leurs  frères  Em 
(alors  de  retour  d'Allemagne)  et  Guers,  pour  conférer  sur  les  intérêts  de 
l'Eglise,  sur  ce  qu'il  y  a  à  faire  et  sur  la  manière  dont  il  faut  se  conduire 
en  ces  circonstances  importantes,   où  le  Seigneur  opère  de  si  nombreux 
réveils.  Après  une  fervente  prière,  où  nous  avons  demande  au  Seigneur 
de  nous  conduire  par  sa  sagesse  et  son  Esprit,  nous  avons  comment 
régler  l'ordre  des  présidents  pour  l'Eglise   de  la  ville  et   pour  la   petite 
société  de  Saint-Gervais  (résidu  de  celle  qui  avait  été  établie  par  Mad.  de 
Krudener),  laquelle  a  témoigné  le  désir  que  l'un  de  nous  la  présidât  les 
dimanches,  jeudis  et  vendredis....» 

Méjanel  renvoyé  et  Pyt  évincé  —  on  le  fit  partir  pour  Saverdun,  près 
Toulouse,  poste  primitivement  offert  à  Empeytaz,  —  la  nouvelle  commu- 
nauté eut  pour  chefs,  Guers,  son  beau-frère  Gonthier  et  l'ancien  disciple 
de  Mad.  de  Krudener. 

Trois  ministres!  ..  L'Eglise  était  donc  bien  importante?  ..  Hélas,  non: 
....Elle  prit  d'abord,  disent  ses  historiens,  un  accroissement  assez  rapide, 
mais  bientôt  elle  demeura  stationnaire,  au  nombre  d'environ  trois  cents 
membres,  dont  la  plupart,  quoique  sincèrement  pieux,  étaient  d< 
sans  éducation  et  naturellement  bornés.  Quelques-uns  même  des  fidèles 
furent  soupçonnés  de  s'être  ralliés  à  la  petite  secte  par  intérêt.  (De  Goltz, 
Genève  religieuse  au  dix-neuvième  siècle,  trad.  franc,  de  C.  Malan  fils. 
pag.  299—544  etc.) 

Si  petite  qu'elle  fût,  l'Eglise  nouvelle  se  montra  d'une  intolérance 
extrême.  Elle  se  laissa  aller  un  moment  à  déclarer  que,  dans  une  même 
ville,  il  ne  pouvait  y  avoir  qu'une  seule  Eglise  chrétienne,  et  reniant  ainsi 
son  origine,  elle  excommunia  la  congrégation  fondée  à  cote  d'elle  par 
César  Malan.  Il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner  d'une  pareille  étroitesse  d'es- 
prit. Les  jeunes  gens  qui  dirigeaient  les  Trois  cents  reinventaient  le 
christianisme.  Rien  ne  valait  de  ce  qui  s'était  fait  avant  eux,  de  ce  qui  se 
faisait  à  côté  d'eux    Ils  se  croyaient  très  sincèrement   les  suce 


H-     300     -H 

quelques  anciens  condisciples  d'Empeytaz  avaient  fondé  l'Eglise 
libre  du  Bourg-du-Four,  la  congrégation  dont  parle  Eynard.  Les 
besoins  du  culte  étaient  assurés  dans  le  nouveau  temple  et  l'on 
ne  voit  pas  bien  pourquoi  Empeytaz,  qui  à  cette  époque  était 
à  demi  catholique,  put  paraître  indispensable  dans  une  commu- 
nauté réformée. 

Ce  qui  est  hors  de  doute,  c'est  que  depuis  plus  d'un  an  le 
premier  disciple  de  la  prophétesse  essayait  en  vain  de  lutter  contre 
l'influence   dominante  de  Kellner.    A  plusieurs    reprises,    il  s'était 

apôtres  et  pensaient  fermement  qu'à  force  de  tapage  dans  leur  étroite 
basse-cour  ils  allaient  réveiller  le  monde. 

Pas  un  d'eux  n'était  alors  régulièrement  pasteur.  Empeytaz,  dit  M.  de 
Goltz,  s'était  fait  consacrer  pendant  ses  voyages.  Par  qui?  .  .  je  l'ignore. 
Quant  à  Gonthier  et  à  Guers,  ils  jugèrent  prudent,  à  quelques  années  de 
là,  de  passer  en  Angleterre,  où  ils  se  firent  octroyer  l'imposition  des  mains 
—  pour  échapper  au  service  militaire. 

Les  fidèles  de  l'Eglise  nouvelle  reçurent  de  leurs  compatriotes  le  nom 
de  Mômiers.  La  Revue  Genevoise,  favorable  à  la  compagnie  des  Pasteurs 
officiels,  écrivait  au  mois  de  septembre  1819:  ..  «11  paraît  que  nos 
puritains  enchérissent  sur  les  méthodistes  de  la  Grande  -  Bretagne, 
en  donnant  beaucoup  plus  qu'eux  à  l'imagination  et  aux  sens.  Quel- 
ques-uns d'entre  eux  font  usage  du  magnétisme.  .  .  .  D'autres  ne 
dédaignent  pas  d'appeler  à  leur  aide  les  pratiques  de  la  fantasma- 
gorie. .  .  .  Une  lampe  qui  s'éteint  inopinément  au  moment  où  l'ora- 
teur parle  de  la  fin  du  monde  ou  qui  s'éteint  par  degrés  pour  repré- 
senter l'agonie  du  pécheur,  un  tuyau  d'orgue  qui  mugit  pour  figurer 
les  angoisses  des  damnés,  sont  des  artifices  familiers  aux  entrepre- 
neurs de   ces   lugubres   momeries.  .  .  » 

Il  y  avait  là  sans  doute  une  certaine  exagération,  mais  il  faut  recon- 
naître que  les  prédicateurs  du  Réveil  usèrent  parfois  de  charlatanisme. 
Empeytaz  avait  été  à  bonne  école.  Je  constate,  du  reste,  que  jamais 
société  d'admiration  mutuelle  n'a  mieux  fonctionné  que  la  leur. 

Pour  plus  de  détails,  je  renvoie  le  lecteur  à  l'excellent  ouvrage  de 
M.  H.  de  Goltz,  ouvrage  favorable  aux  doctrines  du  Réveil. 

Je  dirai  seulement  que  lorsque  l'Eglise  évangélique  nouvelle  fut  fondée, 
Empeytaz  y  obtint  une  charge  d'ancien.  Il  mourut  le  2  3  avril  1 853,  d'un 
ramollissement  du  cerveau. 

Celui  qui,  en  1814,  avait  trouvé  scandaleux  que  Fontaines  songeât  à 
marier  mystiquement  ou  non  mystiquement  son  frère  Ernest  à  Juliette  de 
Krudener,  se  maria  lui-même  en  1827  et  point  mystiquement.  Il  épousa 
une  fille  d'aristocratique  maison  et  riche,  «  eine  Verbindung,  die  seiner 
Zeit  viel  Aufsehen  gemacht  kat. . .  »  (Frau  v.  Krud.,  pag.  285.) 

L'Eglise  libre  dut  à  Empeytaz  deux  Recueils  de  chants  et  des  Réflexions 
édifiantes  sur  le  Cantique  des  cantiques. 


«•    301     *H 

sinon  séparé  absolument  —  son  indigence  l'en  empêchait  —  mais 
écarté  de  la  Sainte-Mission. 

Présentement  l'on  parlait  d'aller  vivre  à  Kosse.  M.  Ëmpeytaz 
le  fils,  Mad.  Empeytaz  la  mère  et  Mad.  Armand,  l'ex-gouver- 
nante,  désertèrent  l'armée  du  salut.' 


i  Mad.  Armand  se  refit  institutrice.  Elle  ouvrit  à  Genève  un  petit  pen- 
sionnat et  se  retira  plus  tard  dans  une  maisonnette  occupée  en  partie  par 
le  ministre  Moulinié.  L 'auteur  de  Frau  von  Kriïdener  (Berne)  dit  qu'elle 

y  mourut  peu  après  la  baronne. 


Quand  Brescius  et  Spieker  virent  la  prophétesse,  elle  retournait 
en  Livonie  et  passait  quelques  jours  à  Francfort  sur  l'Oder.  Elle 
se  présenta  à  eux,  vêtue  d'une  robe  bleue,  couleur  de  la  science 
et  de  la  perfection,  selon  Oberlin,  d'un  châle  rouge,  couleur  de 
l'amour  et  de  la  foi,  et  d'un  voile  blanc,  symbole  de  la  puieté. 
Quoi  que  prétende  Eynard,  ces  divers  objets  lui  venaient  de 
cadeaux.  La  robe  avait  été  donnée  par  un  officier  prussien,  le  voile 
blanc  par  la  reine  Hortense.1  Depuis  longtemps  la  baronne  avait 
adopté  ce  costume,  non  sans  motifs  :  ,,Où  l'on  m'empêche  de 
parler  au  peuple,  dit-elle  à  ses  auditeurs,  je  n'ai  qu'à  me  montrer 
ainsi  vêtue  ;  les  pauvres  me  reconnaissent  de  loin  et  se  sentent 
aussitôt  soulagés  et  consolés..."  2 

1  Une  remarque  à  propos  de  ce  voile  !  Eynard  veut  que  la  baronne  ait 
refusé  tous  les  cadeaux  qui  lui  étaient  offerts  ou  les  ait  vendus  pour  en 
distribuer  le  prix  aux  pauvres.  Il  a  eu  le  tort  de  parler  entre  autres  pré- 
sents ainsi  repoussés  de  ce  voile  donné  par  la  reine  de  Hollande,  Hortense 
de  Beauharnais.  Brescius  et  Spieker  disent  expressément  que  Mad.  de 
Krudener,  à  Francfort-sur-1'Oder,  portait  une  robe  île  soie  bleue,  cadeau 
d'un  officier  prussien,  et  un  voile,  cadeau  de  la  reine  Hortense  et  qu'elle 
devait  le  reste  de  son  costume  à  une  «autre  âme  pieuse». 

.  .  .  aDarum  trage  ich  auch  stets  dies  blauseidene  Kleid,  das  mir  ein 
preussischer  Officier  geschenkt  liât,  diesen  Schleier ,  ein  theures 
Andenken  von  der  Kunigin  von  Holland,  und  dièses  Tuch,  ebenfalls 
das  Almosen  einer  frommen  Seele.  .  .  »  (Brescius  u.  Spieker,  p.  74.) 

2  Depuis  fort  longtemps  la  baronne  avait  adopté  ce  costume  parce  que 
il  lui  allait  bien.  Ce  n'est  que  plus  tard  qu'elle  imagina  de  lui  trouver  une 
raison  d'être. 

Comparez  aussi  Exode  XXVIII,  l'habillement  du  grand-prêtre,  robe 
d'azur,  tunique  de  lin  blanc  et  ornements  cramoisis. 

On  allait  en  foule  au  «culte»  public  de  la  sainte  mission.  Les  personnes 
de  l'entourage  immédiat  de  Mad.  de  Krudener  chantaient  d'abord  quel- 
ques strophes  d'un  cantique,  puis  tous  les  assistants  se  jetaient  à  genoux, 
chacun  aux  pieds  de  sa  chaise,  contre  le  dossier  de  laquelle  il  s'appuyait 
la  tête  voilée  d'un  mouchoir.    Kellner  lisait  ensuite  un  chapitre  du  Nou- 


H-    303    *H 

Du  reste,  malgré  son  apostolat,  il  lui  était  reste  un  instinct  de 
coquetterie.  Avant  d'entrer  au  parloir,  elle  ne  manquait  pas  de 
draper  son  voile  sur  le  modèle   de   celui    «l'une    madone    céli 

Un  peintre  de  Francfort,  nommé  Geissler,  ayant  sollicité  de  faire 
son  portrait,  Mad.  de  Krudener  lui  lit  observer  que  déjà  plu- 
sieurs artistes  avaient  essayé  de  rendre  son  image,  mais  qu'aucun 
d'eux  n'avait  pleinement  réussi.  Préoccupés  de  représenter  la  figure, 
ils  avaient,  dit-elle,  négligé  le  divin,  caché  sous  l'enveloppe  terrestre. 
Elle  consentit  cependant  à  ce  que  Geissler  tentât  une  nouvelle 
épreuve,  non  qu'elle  fût  mue  à  cela  par  un  sentiment  de  vanité, 
mais  pour  la  plus  grande  gloire  du  Christ.  Aussitôt  elle  ajusta 
ses  vêtements  avec  un  soin  infini;  elle  mit  de  l'art  dans  l'an 
ment  du  moindre  pli  de  sa  robe,  de  la  moindre  boucle  de 
cheveux,  puis,  levant  les  yeux  au  ciel,  elle  se  donna  un  air  d'ex- 
tatique recueillement.  Le  visage  de  la  baronne  portait  déjà  quelques 
marques  de  l'âge,  ainsi  des  plis  au  coin  des  paupières  et  dans  le 
voisinage  de  la  bouche.  Elle  ne  voulut  jamais  souffrir  que  le 
peintre  les  reproduisît  et  lorsque  le  portrait  fut  terminé,  elle  pro- 
nonça qu'on  l'avait  vieillie.  Tous,  remarquent  Brescius  et  Spieker, 
étaient  d'avis  qu'on  l'avait  au  contraire  rajeunie. 

Plus  diserte  que  réellement  éloquente,  Mad.  de  Krudener  parlait 
avec  abondance,  parfois  avec  feu,  toujours  en  termes  choisis, 
mais  elle  parlait  trop.  Ses  auditeurs  suisses  avaient  déjà  fait 
la  même  remarque.  Les  interminables  discours  de  la  baronne 
étaient  d'une  prolixité  écœurante.  Le  29  janvier  l8l8,  elle 
parla,  presque  sans  relâche,  depuis  neuf  heures  du  matin  jusque 
vers  onze  heures  du  soir,  devant  un  auditoire  assez  nombreux, 
qui  se  renouvelait  incessamment.  La  priait-on  de  se  reposer,  elle 
en  appelait  au  Seigneur:  „Je  suis  son  instrument:  il  me  donnera  la 
force  de  continuer!"  Du  reste,  point  d'idée  nette,  point  de  doc- 
trine arrêtée;  les  paroles  se  pressaient,  passablement  décousues. 
C'étaient  des  sentimentalités  et  des  digressions  à  n'en  point  finir. 
à  propos  de  tout,  à  propos  de  rien.  L'incident  le  plus  l'utile. 
quelque  nom  prononcé  par  hasard,  amenaient  un  flux  de  paroles. 
Parfois  on  avait  peine  à  comprendre  par   quelle    singulière    asso- 

veau-Testament  et  d'un  ton  anxieux  et  contrit  récitait  une  prière, 
Mad.  de  Krudener  paraissait  et  prononçait  une  sorte  de  sermon.  (Bresous 
et  Spieker,  p.  3g). 


H-     304    -H 

dation  d'idées  la  discoureuse  avait  passé  brusquement,  comme 
d'un  bond,  d'un  sujet  à  un  autre  fort  éloigné.  La  fatigue  de  la 
prophétesse  allait  quelquefois  jusqu'à  l'épuisement.  Elle  débitait 
alors  un  véritable  torrent  de  lieux  communs.  Dans  l'instant  où 
l'on  se  sentait  touché  par  quelque  grande  et  généreuse  pensée, 
venait  un  flot  d'insanités.  Les  auditeurs  les  mieux  disposés  à  l'égard 
de  la  baronne  ont  signalé  son  parlage  perpétuel.  „Selon  la  cou- 
tume des  femmes,  écrit  Krug,  elle  était  trop  verbeuse  et  se  répé- 
tait trop  souvent..."  —  „Ce  déluge  de  mots  m'ennuya  plus  d'une 
fois,"  avoue  le  piétiste  Georges  Millier.1 

„Elle  était  vraiment  touchante,  disent  Brescius  et  Spieker,  quand 
elle  traitait  de  l'amour  que  les  hommes  doivent  à  Jésus-Christ, 
leur  Sauveur,  quand  elle  cherchait  à  convaincre  ses  auditeurs  de 
la  nécessité  de  faire  pénitence  de  leurs  fautes,  quand  elle  déplo- 
rait les  tourments  d'une  âme  qui  ne  connaît  point  le  Seigneur  ou 
qui  se  perd  au  milieu  des  vanités  du  monde.  Elle  paraissait  alors 
comme  transfigurée;  on  ne  se  lassait  pas  d'admirer  la  noblesse 
de  son  attitude,  le  choix  de  ses  expressions,  la  splendeur  de  sa 
pensée.  C'était  la  raison  même  et  souvent  une  grande  finesse 
d'esprit.  Il  en  était  de  même  quand  elle  parlait  des  pauvres  et 
dépeignait  la  misère  des  populations  de  la  Suisse.  Mais  aussi 
quelle  subite  et  pénible  désillusion,  alors  qu'arrivait  une  intermi- 
nable énumération  des  visions  qu'elle  avait  eues,  des  miracles 
qu'elle  avait  faits,  des  persécutions  quelle  avait  endurées..." 

Elle  citait  fréquemment  les  Ecritures,  mais  non  sans  faire  quel- 
quefois violence  au  texte.    Ainsi,  quand    il    était   question    de  son 

i  Konversations-Lexikon  von  A.  F.  Macklot  (Stuttgart  1818), 
après  une  courte  notice  biographique,  écrit  :  .  .  .  «  Hier  (Grenzacker 
Horn)  ermahnte  die  vorgeblich  von  Gott  gesandte  Prophetin  mit  Gebet 
qur  Busse  und  Verleugnung  der  Welt,  prophe^eite  gan?  Europa  grossen 
Jammer  und  predigte  sonst  fanatischen  Unsinn.  .  .  (Sie)  lebt  min  au/ 
ihren  Gûtern  in  Liefland.  Dass  sie  sich  selbst  t'iusche,  und  an  das 
innere  Licht  ihrer  geheimen  gottlichen  Ojfenbarungen  glaube,  ist  nicht 
pi  be^weifeln.  Auch  lasst  mon  ihrem  Charakter  und  Edelmut  Gerech- 
tigkeit  widerfahren.  Dabei  aber  hat  sie  kein  eigenthïïmliches  System. 
Neben  den  geistreichen  ldeen  und  hoher  Andacht  liegt  quweilen  eine 
Fïille  unbegreiflichen  Unsinns  in  ihren  Vortr'dgen  ;  aber  auch,  wenn 
das  tiefbewegte  Gemïïth  sich  r'ùhrend  und  ergreifend  ausgesprochen 
hat,  tritt  nicht  selten  der  Verstand  mit  dem  feinsten  Witje  her- 
vor.  .  .  » 


H-    305    -H 

apostolat:  elle  voulait    que  les    prophètes    l'eussent    annoncé  . 
surtout  Esaïe  en  son  chapitre  6t   (2  à    | 

Si  le  Seigneur  l'inspirait,  l'Enfer  la  redoutait.  Satan,  pour  la 
forcer  à  se  taire,  avait  mis  en  campagne  le  ban  et  l'arricre-ban 
des  diables.  En  dehors  des  réunions  publiques,  elle  confiait  à  ses 
visiteurs  qu'elle  trouvait  des  dénions  partout,  ici  déguisés  en  gen- 
darmes, là-bas  travestis  en  agents  de  police.  Elle  en  avait  reconnus 
qui  s'étaient  cru  bien  fins  parce  qu'ils  avaient  pris  un  habit  de 
douanier. 

L'agitation  délirante  de  la  prophétesse  ne  se  bornait  pas  à 
cela.  Mad.  de  Krudener  à  tout  venant  lançait  des  prédictions. 
„Napoléon  venait  de  quitter  Sainte-Hélène,  comme  autrefois  il 
avait  quitté  l'île  d'Elbe!...  En  France,  il  s'est  formé  une  société 
secrète  de  quatre  cent  mille  conjurés,  prêts  à  se  ruer  sur  l'Alle- 
magne ! ...  Les  Turcs  vont  être  battus  par  Alexandre  et  par  les 
souverains  demeurés  fidèles  à  la  Sainte-Alliance!...  Sous  peu,  l'on 
verra  l'Evangile  partout  victorieux,  un  seul  troupeau,  un  seul 
berger,  une  seule  foi!..." 

Si  quelqu'un  faisait  mine  de  douter  de  ces  nouvelles,  dans 
lesquelles  l'Apocalypse  se  mêlait  étrangement  aux  propos  du  jour, 
au  rappel  du  général  Gourgaud,  par  exemple,  ou  à  la  conspira- 
tion dite  de  l'épingle  noire,  alors  elle  invoquait  le  Ciel,  qui  aver- 
tissait assez  de  la  fin  prochaine  des  temps!...  Et  Kellner  d'inter- 
venir, car  ce  sujet  de  conversation  semblait  lui  être  particulièrement 
réservé:  „ Cela  est  certain,  au  moins!  déjà  apparaissent  les  signes 
annoncés  par  l'apôtre,  famine  en  Suisse,  peste  à  Venise  et  trem- 
blements de  terre  un  peu  partout.  Ne  savez-vous  pas  que  la 
mer  Caspienne  a  reculé  de  cent  pas?...  Ignorez-vous  qu'un  lac 
de  sang  vient  de  se  former  en  Prusse?...  Est-ce  que  vous  ne 
lisez  pas  les  gazettes?  Les  dernières  nous  parlaient  d'une  tache 
que  le  conrector  Stark  d'Augsbourg  a  découverte  dans  le  soleil. 
Elle  a  la  forme  d'un  croissant,  Monsieur,  hé!  d'une  faucille!... 
Cela  ne  vous  dit-il  rien?...  Allez,  allez,  la  moisson  est  prête, 
Monsieur,  et  le  divin  ouvrier  va  mettre  sa  faucille  dans  le  genre 
humain  ! ..." 

Les  membres  de  la  Sainte-Mission  se  reconnaissaient  à  un  mot  de 
passe:  „Loué  soit  Jésus-Christ,  maintenant  et  à  jamais'..."  Ils  se 
le  disaient  à  l'abordée,  ils  le  répétaient  en  se  quittant;  l'entête  de 
leurs  lettres  le  portait.    Ce  mot,  c'était  quasi  toute  leur  doctrine. 


H-     306     *H 

Les  théologiens  de  l'époque,  croyant  avoir  à  combattre  une 
secte  nouvelle,  recherchèrent  avec  angoisse  les  croyances  parti- 
culières à  la  coterie  Krudenerienne.  11  n'y  en  avait  aucune. 

Les  cultes  établis  allaient  disparaître,  confondus  en  un  seul  que  la 
prophétesse  avait  charge  d'instituer.  Déjà  les  Rois-Mages  avaient  paru, 
s'avançant  de  compagnie  à  la  rencontre  du  Christ-Souverain.  L'union 
de  trois  puissants  monarques,  l'un  catholique  grec,  l'autre  catholique 
romain,  le  troisième  protestant,  présageait  l'union  prochaine  de 
toutes  les  sectes  chrétiennes.  Jung  l'avait  dit  et  Juliane  le  répétait. 

Elle  avait  emprunté  l'amour  du  Christ  aux  frères  de  Herrenhut; 
elle  leur  prit  aussi,  en  l'exagérant,  en  lui  joignant,  ce  me  semble, 
quelque  chose  de  la  thèse  soutenue  par  les  Micheliens,  leur  doc- 
trine de  la  rédemption. 

Après  Stilling,  la  Kummer  et  surtout  Fontaines  lui  avaient 
enseigné  le  chiliasme.  Séparée  de  Fontaines,  la  baronne  était 
restée  sous  la  direction  de  l'inspiré  de  Carlsruhe. 

Comme  lui,  elle  prophétisa  la  fin  des  temps  et  de  même  que 
lui,  mais  plus  ouvertement,  elle  prêcha  l'exode  vers  la  Russie. 
Quantité  de  pauvres  gens  de  la  Suisse,  du  pays  de  Bade,  du 
Wurtemberg  et  de  la  Bavière  vendirent  le  peu  qu'ils  possédaient 
et  s'acheminèrent  vers  la  Crimée  ou  vers  Odessa,  où  elle  avait 
projeté  d'établir  un  vaste  Catharinenplaisir,  un  Rappenhof  colossal, 
capable  de  loger  des  millions  de  fidèles. 

Mad.  de  Guyon  avait  cru  être  la  femme-soleil;  Mad.  de  Krudener 
lui  emprunta  cette  fantaisie. 

Langallerie  honorait  la  Vierge  d'une  espèce  de  culte,  que  la 
baronne  poussa  jusqu'à  une  façon  d'adoration... 

Les  pasteurs  protestants  attaquèrent  vivement  la  pauvre  Juliane. 
Ils  lui  reprochèrent  de  parler  dans  l'église,  de  mettre  en  pratique 
les  préceptes  du  sermon  sur  la  Montagne,  que  l'on  est  tacitement 
convenu  de  prêcher,  mais  de  ne  suivre  point;  ils  découvrirent  un 
jour  qu'elle  ne  recevait  point  de  lettres  par  la  poste  et  que  par 
conséquent  elle  était  un  agent  des  Jésuites...1 

i  Gervinus  (Geschichte  des  ig.  Jahrh.  II,  712,  II,  718-721)  me  paraît 
avoir  saisi  mieux  que  personne  cette  figure  un  peu  vague  et  flottante  : 

...  «  Die  Frau  v.  Krudener  war  von  Jugend  ait/  in  den  Eitelkeiten 
der  grossen  Welt,  der  Balle  und  Liebhabertheater  ^erstreut  gewesen. 
Der  geistlichen  und  sinnlichen  Rei^ungen   einmal    bedurftig,    hatte   sie 


«•    307     ■> 

Quelques-uns    depuis    sont    allés    plus    loin,    Hagenbach 
autres,  qui  dans    ses   conférences    sur   l'histoire  de  l'Eglise  donne 

sich  in  einem  Durste  nach  Erregungen  frùhe  liber  die  VorurtheiU 
Anstand  und  die  Zwei/el  der  Sittlichkeit  hinweggesetjt.   Wie  dann  ihre 
Jugendreije    nicht    mehr   /esselten,    hatte   sich    ihre    Gefallsucht    au/ 
gepvungene  Kiinste  gewor/en,  au/  phantastische  Trachten,  au/  Schawl- 
tanfe,  au/ schri/tstellerischen  Ruhm.  Als  ihre  Valérie    1804)  erschx 
hatten    aber  die  plumpsten  Kunststucke   der  Eitelkeit,    mit    denen    die 
Ver/asserin  das  offentliche  Urtheil    pi  /alschen    und  du-  Trachi    ihrer 
Heldin  (wie  Werther  s)  pi  einer  Mode  pi  machen  suchte.  dem  Romane 
keinen    grossen    Beifall    gewinnen    kbnnen.     Unbe/riedigt    von    ihrem 
Ruhme   au/  diesem  Felde,  war  sic   dann   von   dem   geistigen   au/ 
geistliche   Gebiet   ubergegangen,    lutte   im    41.  Jahre  (i8o5)  in  ihrer 
Geburtsstadt  Riga  ihren  Tag  von  Damascus  erlebt  und  lernte  nun  ihre 
blasirte   Einbildungskra/t   neu    pi    elektrisiren,    au/  einem    Boden,    w  1 
auch  mit  Armuth   des  Geistes  pi  glân^en    und   mit    der  Demuth   selbst 
die  Eitelkeit  pi  befriedigen  war.  .  .  .  Sie  suchte  sich  ihre  Stelle    Lent' 
in  der  Nahe  /urstlicher  Grossen.  bald  in  Konigsberg  bei  der  R 
Luise  (1806),  bald  in  Karlsruhe  (1814)  bei  der  Kaiserin  Elisabeth.  .  . 
.  .  .  Dieser  Moment   st'ùrpe  den  Kaiser  (Alexander)  tiefer  als  juvor 
in  seine  religiosen  Schwarmereien  piriick.  Er  war  in  dieser  Lage,  als 
er   der  Frau   von   Kriidener    und   ihren    frommen    Verbindungen,    den 
Stilling,  Bergasse,  der  Frau   von  Lepar-Mamesia  u.  a.  in  die  Hande 
fiel.    Zu  keiner  anderen  Zeit.  in  keiner  anderen  Stimmung,  w'ùrde  der 
Kaiser   eine   so    leichte  Beute   dieser    pidringlichen   Coterie   geworden 
sein,  deren  Fûhrerin  am  wenigsten  geeignet  war.  auf  seine  elasti* 
Natur  einen  dauernden  Eindruck  pi  machen.  ...» 

La  brochure  de  Brescius  et  Spieker,  composée  pour  rectifier  quelques 
assertions  de  Krug  (Gespràch  unter  vier  Augen...)  est  certainement 
la  meilleure  de  l'époque.  Les  auteurs  semblent  s'être  efforcés  de  ne  rien 
dire  que  de  parfaitement  exact.  Ils  représentent  Juliane  comme  coquette 
et  avide  de  renommée  et  néanmoins  ils  admirent  comme  Krug  son 
enthousiasme  et  sa  sincérité  ;  seulement  ils  n'ont  pas  exactement  compris 
ses  paroles.  Non-seulement  ils  se  trompent  quelquefois  matériellement 
et  lui  prêtent  des  phrases  qu'elle  ne  peut  avoir  dites,  mais  encore,  malgré 
tout  ce  qu'elle  leur  en  apprit,  ils  ne  saisirent  pas  le  sens  réel  du  traite  de 
la  Sainte-Alliance. 

Krug  (pag.  G  à  12)  avait  écrit:  ...  «  Da  ich  mir  vorgenommen, 
weniger  selbst  pi  reden,  als  pi  horen  und  pi  beobachten,  so  lenckte 
ich  .  .  .  pœrst  auf  den  Heiligen  Bund,  als  dessen  eigentlichc  Sti/terin 
mon  sie  .  .  .  nenne.  Sie  gab  diess  nur  halb  pi.  indem  sie  Der 

Heilige  Bund  ist  ein  unmittelbares  Wcrk  Gottes.     Dieser  hat  mich  pt 
seinem  Riistpmge   auserkohren.     Durch    ihn    allein    hab  ich  das  gr 
Werk  vollbracht.  » 

Sie  gab  mir  darauf  ihre  Zufriedenheit  mit  meiner  Schri/t  Uber  den 
Heiligen  Bund  pi  erkennen.  meinte  jedoch.  dass  ich  das  ganje   W 


#•    308    -H 

d'elle  une  biographie  des  plus  étranges.  Ils  ont  été  jusqu'à 
la    rendre    responsable    d'un    événement    arrivé    à    Wildenspach 

desselben  noch  nicht  begriffen.  Auf  meine  Bitte,  mir  dariiber  das  Ver- 
st'indniss  f«  offnen,  antwortete  sie  :  «  Die  Mission  des  Heiligen  Blindes 
ist  an  aile  Menschen  gerichtet.  Sie  sollen  dadurch  lernen,  dass  Jésus 
Christus  allein  der  Herr  ist,  dem  aile  Gewalt  im  Himmel  und  auf 
Erden  gegeben.  Sie  sollen  dadurch  gerettet  werden  vom  Verderben,  in 
das  sie  versunken,  damit  die  Strafgerichte  Gottes,  deren  Zeichen  schon 
da  sind,  sie  nicht  ergreifen.  .  .  » 

(Ich)  lenkte  das  Gesprach  auf  den  Heiligen  Bund  jurîick  und  bat, 
mir  doch  uber  die  erste  Gestaltung  desselben  etwas  Bestimmteres  ju 
sagen. 

Hier  auf  sagte  Sie,  Gott  habe  den  Gedanken  des  Heiligen  Blindes 
durch  sie  çuerst  iu  dem  grossen  und  frommen  Kaiser  Alexander 
erweckt.  Dieser  habe  ihr  einen  darauf  be^uglichen  Brouillon  gebracht, 
welchen  sie  durchgesehen.  Hieraus  sei  die  bekannte  Urkunde  ent- 
standen.  .  .  » 

...  «  Als  ich  weiter  fragte,  wie  sie  selbst  auf  dièse  Idée  gekommen 
und  ob  sie  dieselbe  nicht  schon  friiher  gehabt,  antwortete  sie  :  «  Gott 
hat  mich  durch  mein  ganses  Leben  darauf  gefïthrt.  Er,  der  Gott  der 
Liebe,  hat  mich  ans  der  Welt  heraus  geliebt,  damit  ich  Schwache  ein 
starkes  Werkjeug  seiner  Gnade  wiirde.  »  Und  nun  er^'àhlte  sie  mir  mit 
vieler  Ausfiihrlichkeit,  wie  sie  in  der  grossen  Welt  geboren.  aber  doch 
immer  eine  geheime  Sehnsucht  nach  etwas  Hoherem  gefuhlt  habe, 
indem  ihr  Herj  durch  jene  nicht  befriedigt  worden.  Die  Leiden  der 
Menschheit  .  .  .  h'itten  sie  schon  friih  geruhrt.  Sie  hlitte,  wie  eine  Jeanne 
d'Arc,  das  Schwerdt  in  der  Hand  nehmen  und  die  kleinen  und  grossen 
Tyrannen  bek'impfen  m'ôgen.  In  Italien  unter  den  Ruinen  der  alten 
heidnischen  Welt,  an  den  Altaren  und  in  den  Klôstern  der  neuen  christ- 
lichen  Welt  sei  ihr  ^uerst  ein  h'ôheres  Lient  aufgegangen,  habe  ihr 
Her%  ^uerst  sich  mehr  ^u  Gott  geneigt.  Aber  sie  sei  noch  nicht  gan% 
von  ihm  und  seiner  Liebe  ergriffen  und  durchdrungen  gewesen.  Erst 
sp'iter.  als  sie  auch  Frankreich  und  dessen  Grauel  gesehen,  habe  sie 
sich  ganj  dem  Glauben  an  seine  Verheissungen  und  dem  Gebote  der 
g'ôttlichen  Liebe  ergeben,  um  auch  André  desselben  Weges  ju  fiihren. 
«  Ich  bedarf  nichts  mehr,  rief  sie  lebhaft  aus,  ich  verlange  nichts  von 
der  Welt.  Ach,  ich  bin  jet^t  schon  so  seelig,  so  seelig,  dass  ich  selbst 
im  Himmel  nicht  seeliger  sein  konnte.  Aber  ich  m'ôchte  so  gern  aile 
Menschen  an  dieser  Seeligkeit  Theil  nehmen  lassen  !  .  .  .  » 

Il  est  évident  que  le  philosophe  de  Leipzig  n'a  saisi  de  cette  conversa- 
tion que  les  parties  concernant  l'origine  matérielle  de  la  Sainte-Alliance. 
Le  sens  intime  de  l'acte,  malgré  la  peine  que  semble  avoir  prise  Mad.  de 
Krudener  de  l'expliquer,  il  ne  le  comprit  point.  La  Sainte-Alliance  pour 
lui  était  un  semblant  de  réalisation  de  ce  qu'avait  rêvé  vers  1799  le  jeune 
Hardenberg  (Novalis),  dans  son  livre  «Christenheit  oder  Europa <>  le 
retour  aux  splendeurs  du  Moyen-âge,  où  un  seul  et  commun  intérêt,  celui 


*+>    309    -H 

en  1823,  te  crucifiement  de  Marguerite  Peter  (Hagcnbach  VII, 
470- 

de  la  religion,  préoccupait  l'Europe  entière,  «ein  Oberhaupl  die  politischen 
Krafte  vereinigte,  wo  die  Geistlichen  nichts  als  Liebe  predigten  pt  der 
heiligen,  wunderschonen  Frau  der  Christenheit,  die,  mit  gottlichen 
Kràften  versehen.  jeden  Gl'iubigen  ans  den  schrecklichsten  Gefahren  pi 
retten  bereit  war. .  .  » 

Brescius  et  Spieker,  à  quelque  temps  de  là,  quand  la  brochure  de  Krug 
avait  déjà  paru,  interrogèrent  Mad.  de  Krudener  et  ne  la  comprirent 
guère  davantage.  Peu  familiers  avec  les  propos  de  conventicules,  ils  lais- 
sèrent passer  les  aveux  de  la  prophétesse  sans  les  entendre.  Je  lis  (Beitrage 
pi  einer  Charakteristik  der  Fr.  Baronesse  von  Krudener,  p.  14  et  suiv.)  : 

...  «  Ans  diesem  auffallenden  Mangel  an  eigentlicher,  schopferischer 
nnd  fréter  Phantasie,  statt  welcher  iiberhaupt  die  Natur  dem  Weibe 
nur  Empfanglichkeit  fur  fremde  Einwirkungen  gegeben  pi  haben 
scheint,  liïsst  sich  vielleicht  die  noch  unentschiedene  Frage  losen  :  ob 
die  Frau  von  Krudener  die  erste  Idée  pi  dem  Heiligen  Bunde  gegeben 
habel  Sie  muss  um  so  mehr  verneinet  werden,  da  die  Kr.  hier  in 
Frankfurth  pi  mehren  Malen  erkl'irt  hat  :  der  erste  Gedanke  dapi  sey 
kein  menschlicher  Einfall  ;  ihn  habe  Gott  dem  grossen  Kaiser  in  den 
Augenblicken,  als  er  sich  von  aller  menschlichen  Macht  verlassen, 
Christo  allein  in  die  Arme  geworfen,  unmittelbar  ins  Her^  gegeben. 
Um  hiebei  von  Missverstandniss  gesichert  pi  seyn,  habe  ich  mehrere 
von  denen,  welche  mit  mir  die  Frau  von  Krudener  besuchten,  um  ihr 
berichtigendes  Urtheil  gebeten,  allein  sie  stimmen  sammtlich  darin 
ïïberein,  dass  ich  richtig  vernommen  habe,  und  da  die  vorstehende 
Aensserung  der  Frau  von  Krudener  demjenigen  ganp'ich  widerspricht, 
was  Herr  Professor  Krug  in  seinem  Gesprache  mit  ihr  unter  vier 
Augen  daruber  geh'ôrt  haben  wilU  so  darf  angenommen  werden,  dass 
die  K.  ihr  Verdienst  um  den  heiligen  Bund  gegen  Herrn  Krug  pi 
gross  angegeben  und  dass  der  edle,  pi  ojfner  Mittheilung  so  geneigte 
Monarch  ïïber  den  Gedanken  pi  jenem  Bunde  dièse  Frau  bloss  pi 
Rathe  gepygen  habe,  da  sie  ihrem  Range  und  ihrem  Verdienste  nach 
einer  solchen  Ausp?ichnung  vor  andern  wûrdig  war.  Das  Gewisseste 
ist,  dass  sie  von  dieser  Zeit  an,  in  die  Idée  des  heiligen  Blindes  ganj 
versenkt,  in  ihm  den  Centralpunkt  gefunden  hat,  um  welchen  sich  aile 
ihre  religïôsen  Anschauungen  gestalten,  wof'ûr  sie  allein  noch  pi  leben, 
pi  wirken,  und  soll  es  seyn,  freudig  pi  dulden  cntschlossen  ist.  Von 
dem  Prunke  des  Reichthums  und  der  irdischen  Hoheit  langst  schon 
ùbers'àttigt  und  dennoch  nicht  befriedigt,  eine  Zeugin  ihrer  Nichtigkeit 
bei  den  Leiden  eines  Fiirstinnenpaares,  von  dem  sie  als  Freundin  sich 
geliebt  sah,  tief  bewegt  durch  die  uberirdische  St'irke,  mit  welcher 
besonders  die  verklarte  Kunigin  Luise  den  schweren  Lebenskampf 
vollendet  halte,  und  in  dankvoller  Erinnerung.  wie  m'ichtig  die  Religion 
ihr  selbst  den  schrecklichen  Verlust  pveier  Sbhne  ertragen  half.  die  im 
Zweikampf  geblieben    waren.    misstrauisch    endlich   gegen    den    Tl  erth 


&-     310     4# 

C'est  aller  un  peu  loin  !  De  pareils  événements  ne  sont  pas 
rares  dans  l'histoire  des  exaltés  !  .  . 

menschlicher  Wissenschaft,  die  ihr  redliches  Forschen  vielleicht  nur 
mit  Zweifeln  iohnte  und  die  Sehnsucht  nach  h'ôherem  Lichte  unbefriedigt 
liess,  war  die  Fràu  von  Krïïdener  schon  langst  den  Eitelkeiten  des 
Lebens  entrùckt,  und  fand  in  den  blutigen  Jahren,  von  i8oj  an,  nur 
Genuss  fur  ihr  mit  Liebe  erfùlltes  Her-[  in  der  Sorge  fur  kratike, 
vernntndete  Krieger  und  in  àhnlichen  Werken  frommer  Erbarmung, 
wopi  ihre  Glïïcksguter  die  Mittel  darboten.  Nach  den  schwersten  Leiden 
und  Anstrengungen  der  Volker  sieht  sie  endlich  das  Idol  der  Zeit 
niederstur^en,  durch  welches  das  antichristliche  Princip  sich  ihr  in 
seiner  gan^en  Schrecklichkeit  und  Verworfenheit  ausgesprochen  hatte, 
und  Russlands  machtiger  Beherrscher,  der  auch  der  ihrige  ist,  wird 
der  Stifter  eines  Bundes,  in  welchem  sich  ihr  die  aufgekliirteste  Tolé- 
rant mit  der  innigsten  religibsen  Warme  und  Verehrung  des  Heiligsten 
vereinigt  ^eigt,  und  sie  selbst  sieht  sich  so  hoch  geehrt,  ïïber  dièse 
grosse  Angelegenheit  çu  Rath  und  Beistand  aufgefordert  7»  werden. 
Hier  war  es,  \vo  die  eigentliche  Sonne  ihres  Lebens  aufging,  wopi  aile 
fr'ùhern  Zust'dnde  desselben  nur  als  Vorbereitungen  erschienen,  und 
ivodurch  sie  allein  Bedeutung  erhielten,  wo  ihr  unruhiges  Sehnen.  ihr 
planloses  Wirken,  endlich  noch  voile  Bestimmtheit  in  dem  Entschlusse 
fand,  eine  Mission  des  heiligen  Bundes  als  Vorsteherin  zu  leiten, 
und  dem  her^losen  Zeit  ait  er  %u  ^eigen,  was  eine  hochbegnadigte  Frau 
pi  seiner  Erweckung  vermoge.  .  .  » 

La  baronne,  une  fois  qu'elle  laissait  le  champ  libre  à  sa  faconde,  sur- 
tout dans  l'intérêt  de  son  propre  pane'gyrique,  ne  savait  plus  se  dominer 
et  faisait  de  son  existence  passée  le  récit  fantaisiste  que  Fontaines  faisait 
de  la  sienne,  néanmoins  il  serait  étrange  qu'elle  ait  inventé  des  faits  tels 
que  celui  de  la  mort  en  duel  de  deux  de  ses  fils.  Il  faut  croire  qu'elle 
voulut  parler  au  figuré,  peut-être  d'Ernest  Fontaines  et  d'Empeytaz. 
Jamais  elle  n'avait  perdu  de  fils  selon  la  chair.  Deux  duels  seulement  me 
sont  connus  dans  sa  famille,  l'un  où  périt  son  frère  Othon,  l'autre  dans 
lequel  Paul  eut  le  malheur  de  tuer  son  adversaire,  un  jeune  Moursina. 

Il  est  évident  que  la  pythonisse,  quand  elle  parlait  de  la  sorte,  ce 
qui  lui  arriva  souvent,  tant  en  Suisse  qu'en  Allemagne,  n'était  point 
responsable  de  ses  dires  ;  elle  était  sous  l'empire  d'une  sorte  de  hallu- 
cination, et  parlait,  parlait,  parlait,  sans  trop  se  rendre  compte  de  ce 
qu'elle   débitait. 


Les  débris  de  l'armée  du  salut,  après  s'être  refaits  à  Jungfern- 
hof,  chez  le  frère  de  Juliane,  gagnèrent  Kosse.  ' 

M.  de  Berckheim  et  Juliette  y  rejoignirent  leur  mère,  mais  ils 
la  quittèrent  bientôt  pour  aller  régler  à  Saint-Pétersbourg  les 
détails  de  la  colonisation  en  Crimée.  Cette  province  avait  été 
ouverte  depuis  quelques  mois  par  Alexandre  aux  pèlerins  chiliastes 
de  la  Suisse  et  de  l'Allemagne. 

Le  vieux  Jung  était  mort  dans  la  semaine  sainte  de  1817. 
Fontaines  vivait  encore,  mais  complètement  brouillé  avec  son 
ancienne  élève.  Oberlin  et  Wegelin  ne  se  souciaient  guère  d'entre- 
tenir de  lointaines  correspondances.  Bref,  de  tous  ses  compagnons 
d'autrefois  il  ne  restait  à  Mad.  de  Krudener  que  Kellner,  mais 
Kellner  écrasé  par  le  destin,  désenchanté  et  prêt  à  douter  main- 
tenant du  règne  millénaire  qu'il  avait  cru  si  proche.  Vainement 
s'efforçait-il,  ainsi  que  la  baronne,  de  se  faire  de  nouvelles  espé- 
rances et  cherchait-il  de  nouveaux  arguments  pour  se  persuader 
que  l'an  1819  verrait  la  fin  des  temps;  une  longue  attente  et  la 
solitude  de  Kosse  calmèrent  bientôt  cet  enthousiasme  un  peu  factice. 

En  lui  comme  en  Juliane  la  fermentation  avait  été  turbulente; 
à  cette  heure,  son  effervescence  se  calmait  lentement,  posément. 
Un  moment  vint  où  les  idées  des  deux  ex-prophètes  prirent 
quelque  sérénité. 

De  même  qu'en  1812,  quand  eut  pris  fin  l'agitation  causée  en 
elle  par  les  extases  et  par  les  révélations  de  la  Kummer,  Mad.  de 
Krudener  songea  à  rentrer  dans  le  calme  du  mysticisme  quiétiste. 

Pendant  le  séjour  que  M.  et  Mad.  de  Berckheim  avaient  fait  en 
Suisse,  afin  de  préparer    le    départ   de    leurs    colons,    ils  s'étaient 

1  Quand  Mad.  de  Krudener  rentra  en  Russie,  des  agents  trop  zélés 
refusèrent  passage  aux  membres  de  la  sainte  mission  qui  l'accompagnaient. 
Un  ordre  de  l'empereur  rendit  immédiatement  à  la  prophétesse  tous  ses 
compagnons. 


*+>    312    *H 

mis  en  rapport  avec  le  marquis  de  Langallerie.1  Celui-ci,  que 
Benjamin  Constant,  son  cousin,  appelait  l'homme  le  plus  spirituel 
qu'il  eût  jamais  connu,  eut  bientôt  pris  de  1  influence  sur  des 
personnes  enchantées  de  se  retrouver  enfin  dans  une  société  polie. 

Je  ne  pense  pas  que  Berckheim  et  que  Juliette  aient  adopté 
tout  le  système  de  Langallerie,  qui  était  celui  de  Jean-Philippe 
Dutoit,  autrement  dit  celui  de  Mad.  de  Guy  on,  amendé  par  M.  de 
Fischbein  et  par  M.  de  Klinkowstroëm,  orné  d'Elohim,  émanations 
„du  Verbe  un,  infini,  d'après  les  modèles  que  sa  suprême  intelli- 
gence a  vus  en  soi  et  les  portraits  ou  premières  et  supérieures 
idées  des  êtres  qui  y  sont  peints..." 

J'imagine  que  cette  métaphysique  compliquée  n'intéressa  guère 
Juliette  et  que  M.  de  Berckheim  passa  allègrement  pardessus 
tout  ce  gnosticisme,  mais  il  est  un  point  de  la  doctrine  lausannoise 
qui  leur  plut,  je  veux  parler  de  la  foi  du  Fils  opposée  à  la  foi 
au  Fils. 

i  Langallerie  descendait  du  célèbre  Legentils  de  Lajonchampt,  marquis 
de  Langallerie,  lieutenant  général  sous  Louis  XIV,  qui  avait  quitté  le 
service  de  France  pour  celui  de  l'Empire,  et  s'était  converti  au  protestan- 
tisme après  avoir  fait  discuter  en  sa  présence  quelques  ministres  contre 
quelques  prêtres  catholiques.  La  famille  était  des  meilleures  de  France. 
Le  marquis  de  Langallerie,  devenu  feld-maréchal  autrichien,  a  laissé  des 
mémoires.  Ses  descendants  ont  repris  la  qualité  de  Français  en  i83o. 

Après  avoir  été  l'un  des  hôtes  assidus  de  Voltaire  et  l'un  des  acteurs 
applaudis  de  son  théâtre,  ce  Langallerie  de  Mad.  de  Krudener  était  devenu 
subitement  religieux.  Jean  Philippe  Dutoit,  dit  Dutoit-Membrini,  ancien 
ministre  de  Lausanne  persécuté  par  les  autres  ministres  et  lui-même 
dénonciateur  de  Voltaire  avait  opéré  la  conversion  de  la  famille. 

Ce  Dutoit  (27  septembre  1721  —  22  janvier  1793)  avait  écrit  un  tas  de 
volumes.  Mad.  deGuyon,  dont  les  ouvrages  semblent  «écrits  parle  Verbe 
lui-même»,  avait  été  sa  principale  inspiratrice.  Il  révérait  fort  Antoinette 
Bourignon  et  rendait  de  grands  honneurs  à  la  Vierge. 

La  Guyon  lui  apparut  et  le  diable  aussi,  celui-ci,  sous  forme  de  croco- 
dile. Appelé  à  suivre  en  Angleterre  une  famille  Drogheda,  Dutoit  avait 
refusé.  Le  Seigneur  ne  lui  ayant  pas  fait  connaître  son  assentiment  à  ce 
projet.  Les  Drogheda  se  noyèrent  et  Dutoit  se  crut  miraculeusement  sauvé. 

Il  n'aimait  pas  les  Moraves. 

Pétillet,  le  libraire,  dont  j'ai  eu  occasion  de  parler,  avait  été  son  ami  et 
son  éditeur. 

Angélique  de  Langallerie,  mère  du  marquis,  était,  si  je  ne  me  trompe, 
la  sœur  de  David  Louis  Constant  de  Rebecque,  le  bel  Orosmane  du 
théâtre  de  Voltaire. 


H-     313     -H 

„...Dutoit,  dit  M.  Jules  Chavannes  {Jean-Philippe  Dutoit,  Lau- 
sanne  1865,  p-  278),  distingue  nettement  entre  ce  que  saint   Jean 
appelle  croire  au  Fils...  et  ce    que    saint  Paul  appelle  ,,/a  foi  du 
Fils  de  Dieu...",  en  particulier  dans  ce  passade:   ,Je  suis  crucifié 
avec  Christ  et  je  vis,   mais    ce    n'est   plus    moi,    c'est  Jésus-Christ 
qui  vit  en  moi;  et  ce  que  je  vis  encore  en    cette  chair,  je  le  vis 
en  la  foi  du  Fils  de  Dieu   qui   m'a   aimé,  et  qui   s'est  donné  lui- 
même  pour  moi"     (Galat.   II,   20).    La  foi  au  Fils  est  le  germe, 
le  commencement  de  la  régénération  ou  de  la  nouvelle  naissance  ; 
la  foi  du  Fils  en  est   la   consommation,  le    terme   et   la    fin.    La 
première  va  de  progrès  en  progrès  et   est   élevée  de  foi  en  foi; 
la  dernière  est    la    révélation  de  Jésus- CJirist  même  (Apoc.   I,    l). 
La  foi  au  Fils  et  la  foi    du  Fils   sont   toutes   deux    une  véritable 
foi,  et  en  un  sens,  sont  de  même  nature,  elles  ont  la  même  ori- 
gine, ce   qu'il  est  essentiel  de  bien  faire  remarquer,  pour  ne  pas 
confondre  la  foi  au  Fils  avec  la  croyance  à  l'Evangile;  mais  elles 
n'ont  pas  une  perfection  semblable,  ni  la  même  consommation  et 
plénitude.    Toutes    deux    ont    pour    origine   le   Saint-Esprit,    mais 
dans  l'une  on  n'a  que  le  don,  dans  l'autre  on  a  le  donateur  lui- 
même.    Le  plus  haut   point  de    la    première  et   son  plus  heureux 
effet  est  de  produire,  en  celui  qui  l'a,  une  vie  conforme  à  la  vie 
de  Jésus-Christ;   la   foi    du  Fils  amène   une  vie  uniforme  avec  la 
sienne.    La  première    n'emporte  pas   que  le  chrétien  soit  absolu- 
ment   mort    à    lui-même;  mais   la    foi    du  Fils,   plus  pure  et  plus 
parfaite,  ne   peut    avoir   lieu  que   quand    l'être    propre  a  cédé  la 
place   et   que   le   fidèle   est   mort   au   péché,    au   monde  et   à  lui- 
même.    Lorsque    ce    chrétien    est    véritablement  mort  de  la  mort 
mystique,  alors  son  fond  purifié   est   comme  une  vierge,    un  vide 
de  tout  être  propre,  et  le  Saint-Esprit  qui,  par  le  principe  de  sa 
fécondité  infinie  et  de  son  amour,   ne  manque  jamais  de  remplir 
les  vides  où  il  les  trouve,  écoule,  émane    sur  cet    être,  non  plus 
le  rayon  ou  le   don    qui    faisait    la    foi    au  Fils,  mais  le  Fils  lui- 
même    et  l'être    de  Jésus-Christ,    lequel    naît    ainsi    invisiblement, 
mystiquement    et    très-réellement    dans    le    chrétien,    préparé    par 
tous  les  degrés    précursifs    de  la  foi,  et   par  la  mort  à  soi-même, 
à  le  recevoir. 

„C'est  parce  que  saint  Paul  avait  cette  foi  du  Fils  qu'il  a  pu 
dire:  „Je  suis  crucifié  avec  Christ."  Jésus  n'était  plus  sur  la 
terre  :  cette    expression    avec   Christ,    emportait    donc    une    union 


H-     314    -H 

interne,  et  même  une  unité  proportionnelle,  selon  ce  que  cet 
adorable  Sauveur  disait  lui-même:.  „Qu'ils  soient  un  avec  moi, 
comme  toi  et  moi,  ô  mon  Père,  nous  sommes  un."  Paul  portait 
alors  les  états  de  Jésus-Christ,  il  portait,  selon  le  degré  et  la 
mesure  de  sa  vocation,  la  crucifixion  de  Jésus-Christ,  ainsi  qu'il 
le  disait  ailleurs:  „ J'achève  de  souffrir  en  ma  chair  le  reste  des 
afflictions  du  Christ  pour  son  corps,  qui  est  l'Eglise"  {Col.  I,  24). 
„Ce  n'est  plus  moi,  disait  le  saint  apôtre,  c'est  Jésus-Christ  qui 
vit  en  moi.  Ma  propre  vie,  cette  vie  infectée  et  propriétaire  que 
j'ai  reçue  d'Adam  pécheur,  a  été  chassée,  et  la  vie  de  Jésus- 
Christ  s'est  établie  sur  les  ruines  de  ma  vie  propre,  que  j'ai 
laissé  vider,  expulser  par  l'opération  crucifiante  de  la  Grâce."  Et 
c'est  ici  le  mystère  de  ces  infiniment  belles  paroles  :  „ Celui  qui 
voudra  sauver  ou  retenir  sa  vie,  la  perdra;  mais  celui  qui  la 
perdra  pour  l'amour  de  moi,  c'est-à-dire  qui  aimera  mieux  ma 
vie  que  la  sienne,  celui-là  y  gagnera  son  âme  ou  sa  vie,  parce 
que  la  mienne  lui  deviendra  propre."  Tel  est,  selon  saint  Paul, 
ce  mystère  caché  dans  les  temps  anciens,  mais  maintenant  mani- 
festé aux  saints,  c'est  que  «Christ  est  en  nous"  (Col.  I,  27). 

„De  cette  foi  du  Fils,  qui  est  en  quelque  sorte  ici-bas  la  rivale 
de  la  vue  ou  de  la  vision  béatifique,  sort,  comme  de  la  sève  la 
plus  divinement  féconde,  l'amour  de  Dieu  tout  pur,  et  au-dessus 
de  tout,  victorieux  dans  les  combats  et  dans  les  épreuves,  et 
avec  cet  amour,  et  dans  cet  amour,  toutes  les  vertus,  fruits  de 
l'arbre  de  vie.  L'homme  de  foi  possède  Dieu  sans  le  voir,  «par- 
ticipant dès  ce  monde  à  la  nature  divine,  déjà  fait  une  même  plante 
avec  Christ,"  il  est,  selon  le  roi-prophète,  „tel  qu'un  arbre  planté 
près  des  ruisseaux  d'eau,  qui  rend  son  fruit  dans  sa  saison  et  dont 
le  feuillage  ne  se  flétrit  point..." 

Mad.  de  Krudener,  lasse  d'attendre  la  parousie  infiniment  retardée, 
se  voua  au  Langallerisme.  Au  fond,  n'y  eut-il  pas  dans  cette 
résolution  une  sorte  de  désaveu  intime  du  cameval  prophétique 
de   1816-1817? 

Le  6  mai  1820,  M.  de  Berckheim  put  écrire  :  .  .  .  „Ma  belle- 
mère  avait  senti  depuis  longtemps  qu'il  lui  restait  encore  dans  sa 
mission  à  faire  la  confession  publique  des  fautes  de  sa  vie.  Elle 
la  fit  en  priant  avec  les  Lettes.  Mue  par  l'Esprit  de  Dieu,  elle 
confessa   ses    fautes   et   reçut  les  confessions   de   ce  peuple...  Les 


«•    315    *H 

confessions  sont  générales  et  publiques  lorsque  la  marche  provi- 
dentielle l'indique,  elles  sont  individuelles  et  particulières  lorsque 
les  circonstances  l'exigent.  Le  confessionnal  vivant  s'établit  dans 
les  jardins  de  Kossc...  Il  n'y  a  pas  de  jour  où  la  partie  du  sol 
où  les  Lettes  se  rassemblent  ne  soit  mouillée  de  larmes.  Brebis 
fidèle,  ma  belle-mère  se  trouve  la  plus  grande  partie  du  jour  au 
milieu  des  agneaux  que  la  Providence  lui  amène. 

„Dans  les  premiers  temps  elle  passait  huit  et  neuf  heures  à 
genoux,  priant,  suppliant,  intercédant,  recevant  des  confessions  et 
en  faisant,  demandant  au  pontife  de  la  nouvelle  et  éternelle 
alliance  l'absolution  pour  ses  péchés  et  pour  ceux  d'un  peuple 
pénitent..." 

Une  nouvelle  évolution  s'était  produite  dans  les  idées  de  Juliane. 
Les  théories  du  salut  autrefois  prêchées  par  le  cordonnier  de 
Herrenhut  et  par  Empeytaz,  elle  les  abandonnait! 

Peu  à  peu  les  visions  devinrent  rares.  Seule,  sans  autre  société 
que  celle  de  Kellner  malade,  la  baronne  se  livra  un  temps  à  des 
accès  de  dévotion  théâtrale  et  déclamatoire.  Puis,  une  sorte  de 
mélancolie  s'empara  d'elle.  Elle  pria  seule,  chanta  les  cantiques  de 
Tersteegen,  essaya  d'en  composer  elle-même  et  jeta  l'esquisse 
de    quelques   stances  à  la  lune  „Rêveuse  reine  de  1  espace...'' 

...«  Et  pourtant,  quoique  déplorable, 
Le  prisonnier  de  ces  bas  lieux. 
Sait  qu'il  était  invulnérable 
Et  qu'il  a  marché  dans  les  cieux  ! 

On  le  voit  citer  les  étoiles 
Sur  les  degrés  de  sa  prison, 
Hardiment  soulever  les  voiles 
Qui  cachent  l'antique  horizon! 

Demande  aux  astres  leurs  messages 
Et  aux  univers  leur  emploi, 
Et  s'asseyant  sur  les  nuages 
Rêve  encor  qu'il  a  été  Roi!...» 

„  L'homme    est    un  Dieu    tombé    qui    se  souvient  des  cieux!...'" 
écrivait  vers  le  môme  temps  Lamartine. 
Herrenhut  définitivement  reprit  le  dessus. 

4$» 


Au  mois  de  novembre  1820,  Mad.  de  Krudener  ayant  vu, 
comme  en  rêve,  son  gendre  convalescent  d'une  grave  maladie, 
demanda  et  obtint  la  permission  de  se  rendre  à  Saint-Pétersbourg, 
auprès  de  M.  de  Berckheim. 

Elle  le  trouva,  le  2  février  suivant,  en  voie  de  guérison. 
Quelques  jours  après,  Berckheim  pria  sa  belle-mère  de  lui  accorder 
quelques  heures.  . . .  „Ils  en  passèrent  plusieurs,  porte  une  lettre 
de  Juliette,  tant  en  prière  qu'en  conversation  et  confession.  Mon 
mari  avait  désiré  se  confesser  à  ma  mère,  comme  nous  y  exhorte 
l'apôtre:   „  Confessez- vous  les  uns  aux  autres!..." 

Les  Grecs  commençaient  à  faire  parler  d'eux.  La  prophétesse 
aussitôt  se  réveilla.  „La  Guerre  contre  les  Turcs  ! .  . ."  avait-elle 
prêché  un  peu  partout  et  même  aux  soldats  prussiens  de  Beeskow. 
L'heure  de  la  lutte  suprême  entre  Mahomet  et  le  Christ  lui  parut 
venue.  Elle  annonça  une  croisade  des  souverains  demeurés  fidèles 
à  la  Sainte-Alliance  et  parla  de  l'affranchissement  des  chrétiens 
de  l'Orient. 

Malheureusement  pour  elle,  Alexandre  n'était  plus  dans  la 
disposition  d'esprit  où  elle  l'avait  connu  à  Heilbronn.  Voulait-il 
réellement  le  maintien  de  la  paix  ou  feignait-il  de  se  désinté- 
resser des  affaires  de  la  Grèce,  sauf  à  s'en  mêler  plus  tard,  à  son 
heure,  sous  prétexte  de  sauver  l'ordre  et  la  religion?...  Il  semble 
qu'il  fût  de  bonne  foi. 

Depuis  1818  il  était  devenu  anti-libéral,1  réformait  son  année 
par  mesure  d'économie,  et  ne  songeait  qu'à  empêcher  la  pro- 
pagande révolutionnaire  en  Russie  comme  au  dehors.  Dégoûté 
de  la  vie  et  persuadé  que  sa  fin  était  proche,  il  prévoyait  avec 
horreur  l'avenir  réservé  à  son  pays  et  s'accusait  d'avoir  semé  le 
vent  qui  à  cette   heure    se    déchaînait   en   tempête.    Il   savait  que 

1  Mémoires  de  Metternich.  I,  329  et  suiv. 


«•    317    -H 

Ton  conspirait  contre  lui  et  que  ses  amis,  qu'il  avait  lui-même 
autrefois  voulu  libéraux,  préparaient  un  changement  dans  la 
constitution  de  l'empire.  Tout  en  regrettant  de  les  avoir  poussés 
dans  une  voie  que  maintenant  il  estimait  funeste,  il  craignait  de 
les  punir  et  craignait  plus  encore  de  leur  conserver  quelque 
autorité. 

Quelques  paysans  valaques  venaient  de  se  soulever,  conduits 
par  un  ancien  officier  russe.  Wladimiresko.  Capo  d'Istria,  qui,  en 
1814,  avait  fondé  THétairie,  avec  l'assentiment  d'Alexandre,  récla- 
mait l'intervention  de  la  Russie  en  faveur  de  ses  compatriotes. 
Ypsilanti  devenait  l'un  des  chefs  de  l'insurrection,  et  vers  le  même 
moment,  Mad.  de  Krudener,  toujours  étourdie,  rentrait  bruyam- 
ment en  scène  ! .  . . 

Le  czar  était  alors  au  congrès  de  Laybach.  A  son  retour,  il 
apprit  ce  qui  se  passait.  Aussitôt  il  coupa  court  à  de  nouvelles 
aventures.  Capo  d'Istria,  disgracié,  quitta  la  Russie  et  se  rendit 
à  Genève  auprès  d'Eynard  ;  '  Alexandre  Ypsilanti,  désavoué,  fut 
rayé  des  cadres  de  l'armée  russe.  Alexandre  Ivanowitsch  Tourgue- 
nief  fut  envoyé  à  la  baronne  de  Krudener  avec  une  lettre  de 
huit  pages,  de  la  main  de  l'empereur.  Tourguenicf  dut  lire  lui- 
même  ce  papier  à  la  destinataire,  puis  le  rapporter. 

C'était,  paraît-il,  un  ordre  poli,  mais  sévèrement  motivé,  de 
quitter  immédiatement  Saint-Pétersbourg. 

Mad.  de  Krudener  écouta  en  silence  la  lecture  qui  lui  fut  faite, 
baisa  le  message  impérial  et  partit.2 

1  Eynard,  banquier  genevois,  qui  écrivit  plusieurs  biographies  et  entre 
autres  celle  de  Mad.  de  Krudener,  se  distingua  dès  1822  par  son  phil- 
hellénisme. 

2  En  1822,  Alexandre,  quoique  toujours  mystique,  supprima  la  Société 
biblique  et  la  Société  des  missions  qu'il  avait  lui-même  autrefois  contribué 
à  fonder.  Les  conventicules  religieux  furent  interdits.  On  craignait  que 
ces  différentes  institutions  ne  devinssent  des  centres  démagogiques.  Les 
biographes  de  Mad.  de  Krudener  se  montrent  la  plupart  fort  irrités  de  ces 
mesures,  mais  j'estime  qu'on  ne  peut  les  juger  au  point  de  vue  purement 
religieux  et  qu'il  convient  de  prendre  en  considération  l'état  général  de 
la  Russie  à  cette  époque.  Une  conspiration,  qui  éclata  à  l'avènement  de 
Nicolas,  unissait  contre  l'empereur  des  étudiants  et  des  princes.  Alexandre 
savait  son  trône  miné;  sa  vie  même  était  en  péril. 


H-    318     -H 

Son  rôle  était  fini.  Il  lui  fallut  cesser  d'être  une  chrétienne  de 
marque  !  .  .  . 

Tourguenief  lui-même  (1784-1845)  était  loin  d'être  l'ennemi  de  la 
Bible.  Il  avait  fait  traduire  les  Saintes-Ecritures  dans  tous  les  dialectes 
slaves.  Ses  terres  furent  les  premières  affranchies  du  servage.  Ivanowitsch 
est  mort  en  1845,  laissant  une  grande  réputation  d'historien.  Je  ne  crois 
pas  qu'il  ait  jamais  été  l'aide-de-camp  d'Alexandre,  comme  le  prétend 
Eynard,  mais  son  sous-secrétaire  d'Etat  à  l'instruction  publique  et  aux 
cultes. 


Kellner  mourut  en   1823. 

Sa  perte  accabla  Juliane,  qui  le  regardait  comme  un  saint. 
On  prétend  qu'elle  laissa  passer  plusieurs  semaines  sans  per- 
mettre qu'on  l'enterrât.  Enfin,  le  prétendu  témoin  apocalyptique 
ne  ressuscitant  point,  force  fut  de  l'inhumer.1 

La  santé  de  la  prophétesse  déclinait.  Un  cancer  s'était  déclaré  ; 
des  bronchites  incessantes  achevaient  de  miner  la  pauvre  femme. 

La  princesse  Galitzin  l'engagea  à  se  rendre  avec  elle  en  Crimée, 
où  elle  avait  réuni  une  colonie  de  Suisses. 

On  descendit  la  Volga.  Arrivée  au  terme  de  ce  long  voyage, 
Juliane  devint  de  plus  en  plus  malade.  Tout  concourut  à 
l'abattre.  Les  colonies  chiliastes,  qu'elle  avait  fondées,  périssaient 
aussi  misérablement  que  celle  du  Rappenhof  et  sa  correspon- 
dance ne  lui  arrivait  plus  que  par  lambeaux. 

La  désillusion  cette  fois  fut  complète. 

La  baronne  renonça-t-elle  à  ses  rêves? .. .  Je  ne  saurais  l'affirmer, 
mais  ses  croyances  achevèrent  de  s'épurer.  Au  mois  de  décembre 
1824,  elle  écrivit  une  dernière  lettre  à  son  fils:  „  . . .  Ce  que  j'ai 
fait  de   bien   restera;    ce   que  j'ai   fait     de   mal  (car   combien    de 

1  «  Im  Volksmunde  lebt  das  Gerïicht.  Frau  von  Krûdener  habe  lance 
nicht  glanben  wollen,  dass  Kellner  wirklich  gestorben  sei,  indem  sie 
ihn  fur  einen  der  beiden  apokalyptischen  Zeugen  gehalten  habe.  Sie 
habe  daher  sechs  Wochen  lang  den  Leichnam  im  Hanse    behalten.  .  .  » 

(Fr.  v.  Krûdener,  pag.  273).  L'Apocalypse  (XI,  n)  dit  que  les  témoins 
reprendront  vie  après  trois  jours  et  demi  de  mort.  Il  y  a  donc  évidem- 
ment de  l'exagération  dans  le  récit  populaire  et  peut-être  des  jours 
transformés  en  semaines.  Mad.  de  Krûdener  considérait-elle  véritable- 
ment Kellner  comme  l'un  des  témoins  de  l'Apocalypse  ou  attendait- 
elle  pour  lui  «  la  première  résurrection  »  de  l'Epitre  aux  Thessaloni- 
ciens  ?  .  .  .  Divers  chiliastes  avaient  cru  à  l'immortalité  de  leurs 
adhérents.  Asgill  entre  autres  (1698),  le  camisard  Elie  Marion  et 
Catherine  Theot.  .  . 


H>     320     4# 

fois  n'ai-je  pas  pris  pour  la  voix  de  Dieu  ce  qui  n'était  que  le 
fruit  de  mon  imagination  et  de  mon  orgueil),  la  miséricorde  de 
Dieu  l'effacera.  Je  n'ai  plus  à  offrir  à  Dieu  et  aux  hommes  que 
mes  nombreuses  iniquités,  mais  le  sang  de  Jésus-Christ  me  purifie 
de  tout  péché ..." 

Elle  sollicita  encore  une  fois  de  Sophie  d'Ochando  le  pardon 
de  ses  médisances  de  1809,  puis  elle  mourut  à  Karasu  Bazar,  le 
25  décembre   1824.' 

Depuis  longtemps  l'Europe  l'avait  oubliée. 

1  Après  avoir  célébré  en  famille  l'anniversaire  de  sa  naissance,  Mad.  de 
Krudener  demanda  à  son  gendre  ce  que  les  médecins  pensaient  de  son 
état.  Sur  la  réponse  de  M.  de  Berckheim   qu'ils  la  jugeaient  gravement 
malade,  mais  que  rien  n'est  impossible  à  Dieu,  elle  se  prépara  à  la  mort, 
qui  ne  l'effrayait  point.   Les  cantiques  de  Tersteegen  devinrent  plus  que 
jamais  sa  lecture  favorite  ;  on  l'entendit  souvent  répéter  cette  strophe  : 
...  «  Liebet,  Liebet  !  Gott  der  giebet 
Sich  den  Liebenden  wnsonst  ; 
Da  verschwinden  aile  Siïnden, 
Wie  ein  Strohhalm  in  der  Britnst.  .  .  » 

Le  24  décembre,  sa  voix  pouvait  à  peine  être  entendue.  M.  et  Mad.  de 
Berckheim  prièrent  avec  elle.  Sentant  sa  faiblesse,  elle  demanda  aux 
assistants  de  faire  sur  elle  le  signe  de  la  croix  chaque  fois  qu'ils  prononce- 
raient le  nom  de  la  Trinité.  A  minuit,  on  l'avertit  que  Noël  commençait  ; 
elle  sembla  se  ranimer,  mais  ne  tarda  pas  à  s'affaisser  de  nouveau,  pour 
expirer  bientôt.  (Ziethe,  61.) 

...  «  Ihre  sterbliche  Huile  ward  fwar  in  Karassu-Ba^ar  dem 
Schoosse  der  Erde  ïïbergeben,  sp'iter  aber,  als  die  griechisch-katholische 
Kirche  in  Theodosia  erbaut  ward,  dahin  gebracht.  . .  »  (Frau  v.  Kru- 
dener,  282.) 

Alexandre  suivit  de  près  Mad.  de  Krudener.  Il  mourut  à  Taganrog,  le 
19  novembre  1825  ;  l'impératrice  Elisabeth  environ  6  mois  après,  à  Bilef, 
le  4  mai  182G. 


* 


Sf 


Fontaines  avait  quitté  le  Rappenhof. 

En  juillet  1816,  il  fut  nommé  pasteur  à  Ruchheim  ou  Rugheim 
clans  le  Palatinat. 

Il  resta  dans  ce  village  jusqu'en  1825,  époque  à  laquelle,  je  ne 
sais  pour  quel  motif,  il  passa  à  Ebertsheim,  petite  commune  de 
six  cents  habitants,  clans  le  voisinage  de  Grùnstadt 

Dans  cette  nouvelle  paroisse  il  vécut  encore  de  longues  années, 
sans  qu'on  parlât  jamais  de  lui. 

On  savait  vaguement  qu'il  avait  été  mêlé  à  de  romanesques 
événements;  mais  lui,  impassible  et  taciturne,  ne  se  permettait 
jamais  la  moindre  allusion  au  passé.  Quelquefois,  mais  rarement, 
une  voiture  s'arrêtait  à  sa  porte,  amenant  un  étranger.  Du  reste, 
il  remplissait  avec  zèle  les  devoirs  de  sa  charge  et  cultivait  avec 
passion  les  maigres  champs  du  presbytère.  Toujours  besogneux, 
il  resta  toute  sa  vie  en  discussion  avec  les  courtiers,  ses  créan- 
ciers. 

L'opinion  publique  à  .Ebertsheim  lui  est  restée  favorable.  Quel- 
ques anecdotes,  cependant,  ont  couru  sur  ses  vicaires,  qu'il  forçait 
à  veiller  de  nuit  dans  son  jardin,  en  costume  de  revenant,  afin 
d'écarter  les  maraudeurs.1 

Dans  les  dernières  années  de  sa  vie.  Fontaines  était  devenu 
obèse  au  point  de  ne  pouvoir  marcher. 

Sa  mort  fut  étrange,  comme  l'avait  été  sa  vie.  Au  moment 
d'expirer,  il  fit  jurer  à  Mad.  Fontaines  qu'elle  ne  permettrait  pas 
qu'il  fût  inhumé  avant  huit  jours.  On  essaya  de  satisfaire  à  ce 
désir,  sans  y  réussir  complètement. 

1  P/alpscke  Memorabile  I. 


r< 


Que  devint  Marie  Kummer 5 

Arrêtée  au  Rappenhof  par  la  police,  elle  passa  quelque  temps 
dans  un  dépôt  de  mendicité,  d'où  „la  sucrée"  '  réussit  à  se  tirer 
pour  se  faire  ramener  à  Cleebronn. 

Misérable,  elle  fût  morte  de  faim,  sans  la  charité  de  quelques 
vieilles  filles.  Elle  n'eut  plus  dans  son  village  ni  extase,  ni  aven- 
ture et  mourut  ignorée  le  24  février   1828. 

Sut-elle  seulement,  la  traîne-guenilles,  avant  de  passer  de  ce 
monde  dans  celui  qu'elle  avait  décrit  si  souvent  dans  la  jolie 
maison  de  Meimsheim,  où  nichent  encore  les  cigognes,  ou  là-bas, 
là-bas,  au  pied  du  Juliettenthal,  dans  le  vieux  presbytère  sombre, 
sut-elle  que  son  élève,  la  petite  baronne  blonde,  l'avait  devancée 
et  qu'elle  avait  cesse  de  s'agiter  et  de  souffrir,  bien  loin,  au  fond 
de  la  Crimée?... 

Et  M.  Hargott  de  Friedenfels,  redevenu  le  bonhomme  Fontaines, 
pasteur-cultivateur  au  hameau  d'Ebertsheim,  donna-t-il  une  larme 
à  la  mémoire  de  sa  Kummerin,  quand  il  apprit  —  s'il  l'apprit 
jamais!  —  que  la  voyante  n'était  plus?... 

Etrange  destinée!  juste  retour!  Voici  qu'il  était  revenu,  vieux 
et  impotent,  habiter  ces  mêmes  vallons  qu'il  avait  prêches  avant 
ses  rêves  d'orgueil,  ces  vallons  qu'il  avait  parcourus  à  cheval, 
commissaire  de  la  République,  au  milieu  de  la  poussière  soulevée 
par  les  guides  de  Custine  et  de  Hoche.  Combien  de  fois,  tandis 
qu'à  pas  lents  il  regagnait  sa  demeure,  entendit-il,  comme  un 
écho  railleur,  les  trompettes  lui  sonner  le  Ça  ira!  et  combien  de 
fois  vit-il  Schneider,  le  révolutionnaire,  pencher  vers  lui  sa  face 
couturée  en  ricanant  son  vieux  refrain: 

„  ...In  der    Welt  ist  ailes    Tlindcley, 
Orgelum,  Orgelum,  Orgeley...! '" 

1  Jeu  de  mots  populaire  «  Die  Yer-ukerin  ». 


M.  François  Charles  de  Berckheim,  frère  d'un  ministre  d'Etat 
badois,  devint  conseiller  d'Etat  russe,  après  avoir  été  commissaire 
de  police  français.  En  1820,  il  reçut  un  emploi  à  la  direction 
des  cultes  et  de  l'instruction  publique  de  Saint-Pétersbourg. 

Ses  fonctions  le  retenaient  dans  la  capitale.  Juliette  habitait  en 
Crimée  une  propriété  voisine  de  Koreiss,  Saint-Daniel,  qu'elle 
avait  acheté  de  compte  à  demi  avec   la   princesse  Anna  Galitzin. 

Berckheim,  de  temps  à  autre  allait  à  Saint-Daniel.  Il  mourut 
en   1833.  Sa  femme  le  soigna  dans  sa  dernière  maladie. 

Après  la  mort  de  la  princesse  Galitzin.  Juliette  continua  un 
temps  à  habiter  Saint-Daniel.  Lors  de  la  guerre  de  Crimée,  elle 
se  réfugia  dans  le  voisinage  de  Saint-Pétersbourg,  où  elle  ne  se 
plut  point. 

Inquiète,  ennuyée,  elle  alla  de  ci  de  là.  tantôt  dans  un  endroit. 
tantôt  dans  un  autre,  jusqu'à  ce  qu'elle  eut  trouvé  dans  le  gou- 
vernement d'Orel,  auprès  d'une  famille  Matzlof,  une  retraite  à 
son  goût. 

C'est  là  qu'elle  mourut  vers  la  fin  de  l'année   1865. 

Un  soir,  à  l'heure  du  thé,  elle  se  sentit  incommodée.  On  la 
fit  coucher.  Elle  expira  au  matin,  sans  avoir  voulu  recevoir  le 
pope  du  voisinage. 

Son  frère  Paul,  resté  ambassadeur  en  Suisse,  l'avait  devancée 
de  cinq  à  six  ans  dans  la  mort. 


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Pièces  justificatives  et  Additions. 


I.  Page  io5. 

Ce  n'étaient  pas  seulement  des  motifs  religieux  qui  poussaient  Marie 
Kummer  à  des  prédications  anti-bonapartistes. 

Schmidhuber  et  sa  belle-sœur  abhorraient  les  Français,  dont  les  inva- 
sions répétées  avaient  ruiné  le  Wurtemberg. 

1795.  Disette.  Epizootie.  Variole.  Un  nouveau  fléau,  semblable  à 
l'une  des  sept  plaies  d'Egypte,  s'abat  sur  le  pays,  je  veux  parler  d'un  rat 
(mus  decumanus)  venu  à  la  suite  des  soldats  hongrois. 

1796.  Moreau  pénètre  en  Souabe.  Le  Wurtemberg  achète  un  armistice 
au  prix  de  4,000,000  de  francs  en  espèces,  4200  chevaux,  5o,ooo  quintaux 
métriques  de  céréales,  5o,ooo  sacs  d'avoine,  5o,ooo  quintaux  de  fourrage 
et  5o,ooo  paires  de  souliers. 

1797.  «Der  Schaden,  den  das  Land  nur  in  diesen  2  Jahren  ijg6  und 
J797  erlitten,  rvurde  als  nicht  weniger  als  18  Millionen  Gulden  be- 
rechnet.»  (Dillenius,  pag.  196.) 

1799.  Nouvelle  invasion  française.  Ney  réquisitionne  à  outrance.  Il  est 
battu  à  Bônnigheim,  c'est-à-dire  dans  le  voisinage  immédiat  de  Meims- 
heim. 

1800.  Invasion  de  Moreau.  Pillage  et  réquisitions  en  nature.  Le  Wur- 
temberg est  en  outre  obligé  de  fournir  6,000,000  de  francs  en  espèces. . .  . 

Ces  exactions,  jointes  à  la  profanation  de  quantité  d'églises,  excitèrent 
naturellement  la  haine  des  habitants  et  aussi  leur  fanatisme  religieux. 


IL  Page  1 19. 

«  Eigene  Auf^eichnung  des  Pf.  Fontaines  Un  Pfarrbuch  der  Pfarrei 
Ebertsheim,  gefertigt  von  Joh.  Friedrich  Fontaines,  Pfarrer.  im  Jahr 
i837  : 

—  «  Joh.  Friedrich  Fontaines,  geboren  den  28.  M'àr%  176g,  ?" 
Carlsruhe.  woselbst  der  Vater  Kammer-Officiant  bei  dem  verlebten 
Grossher^og  Karl  Friedrich  war.  Die  Ursache  warum  ich  meinen 
Familien  Namen  'Jnderte.  hat  folgenden  Grund  :  mein  Grossvater  nannte 
sich  le  Comte  de  la  Fontaine,  wnrde  von  dem  langst   verewigten  Cari, 


H-    325    *H 

Markgrafen  von  Baden,  eines  solchen  Vertrauens  gewurdigt,  mit  dem- 
selben  in  dessen  Schloss  18  Jahre  lang  ju  wohnen  und  war  mit  im 
Werk^eug  die  Stadt  Carlsruhe  atifulegen,  wie  solches  der  Archiv  der 
Familie  ausgewiesen  hat.  Als  nun  in  der  Schreckenspiit  in  Frankreich 
ailes  dem  Tode  geopfert  wurde,  was  an  die  cy-devant  erinnerte.  oder 
erinnern  konnte,  so  riethen  mir  meine  Freunde,  meinen  Namen  ju 
andern  und  von  dieser  Zeit  an  schrieb  ich  midi  Fontaines,  bis  Zeit 
und  Umstande  sich  darbieten  wird.  meinen  ersten  Namen  wieder  pi 
fiïhren.  —  Meine  Vorbildung  erhielt  ich  im  Gymnasium  pi  Carlsruh 
bis  1785,  anno  1786  pi  Zurich  unter  Leitung  von  Hess  und  Lavater. 
Im  Jahr  1787  und  1788  au/  der  Universitat  pi  Strassburg.  Im  Jahr 
178g  verwaltete  ich  eine  Hauslehrerstelle  im  Bœsswilhvald" schen  Hause 
pi  Illkirch.  Ich  wurde  examinirt  und  ordinirt  im  Jahre  ijg4  pi  Neu- 
stadt  a.jHdt,  half  darauf  meinem  nachherigen  Schwiegervater,  dem 
protestantischen  Pfarrer  Busch  in  Gerstheim  in  seinem  Amte  ans,  und 
wurde  mit  ihm  und  mehreren  anderen  Geistlichen,  die  die  W  ahrheit 
von  Christo  Jesu  nicht  abschworen  wollten,  ins  Gefangniss  geworfen 
und  nach  meiner  Befreiung  nach  Oberseebach  berufen.  Im  Jahr  i-<,'> 
wurde  ich  Pfarrer  in  Ilbesheim,  1800  in  Neuhofen,  i8o5  in  Sainte- 
Marie-aux-Mines,  im  Jahr  181 1  in  Sult$feld,  18 15  in  Ruchheim  und 
1825  in  Ebertsheim. 

Meine  Verehelichung  geschah  im  Jahr  1  jg4  und  ich  habe  5  Kinder 
noch  lebend.»  ( Communication  de  M  le  pasteur  C.  Orth,  d' Ebertsheim. 

Je  crois  qu'au  moment  où  Fontaines  écrivait,  il  n'avait  plus  que  quatre 
enfants.  Deux  étaient  morts  : 

i°  Charles  Frédéric,  né  à  Oberseebach,  le  18  juin  1795,  mort  le  22  juillet 
suivant. 

20  Dorothée  Frédérique  Salomé,  née  à  Oberseebach,  le  26  mai  1796, 
morte  institutrice  à  Carlsruhe,  le  3o  novembre  i83o. 

Quatre  vivaient  encore  : 

i°  Catherine  Pauline  Sophie,  née  à  Ilbesheim  le  29  juin  1798. 

20  Jean  Auguste  Emmanuel  Elie,  né  à  Ilbesheim  le  3  mars  1S01.  (On 
remarquera  les  prénoms  prophétiques  de  celui-ci).  Ancien  professeur  au 
Gymnase  de  Carlsruhe,  sous  le  nom  de  La  Fontaines;  il  vit  encore  retire 
chez  son  fils,  pharmacien  dans  le  pays  de  Bade. 

3°  Charles  Emmanuel,  né  en  1802  à  Neuhofen,  mort  à  Grunstadt,  après 
son  père.  Relieur.  Il  était  faible  d'esprit. 

40  Anne  Marie  Jacobina,  née  à  Neuhofen  en  i8o5,  morte  à  Carlsruhe, 
le  28  avril  1862.  Faible  d'esprit,  elle  fut  quelque  temps  à  la  charge  du 
bureau  de  charité  d'Ebertsheim. 

Madame  Fontaines  mourut  à  Carlsruhe  le  26  mars  184'".. 

Marie  Catherine  Schlotterbeck,  la  mère  du  ministre,  était  morte  dans 
cette  même  ville,  le  23  juin  181 2. 

Son  mari  décéda  le  10  février  1822,  également  à  Carlsruhe. 

Georges  Frédéric  Busch,  le  vieux  pasteur  de  Gerstheim,  est  mort  en 
1801. 


H*     326     -H 

Né  à  Strasbourg  le  26  novembre  1727,  il  avait  été  consacré  en  1760,  et 
nommé  en  1761  vicaire  de  Schiltigheim  et  Lampertheim.  Quelques 
semaines  après,  il  devint  aumônier  du  régiment  d'Alsace,  alors  commandé 
par  Wurmser,  Strasbourgeois  comme  lui,  et  plus  tard  feldmaréchal  autri- 
chien. 

En  1765,  Busch  devint  pasteur  à  Gerstheim. 

De  Jeanne  Philippine  Dorothée,  fille  du  pasteur  Stauber  de  Sundhausen, 
Busch  eut  plusieurs  enfants.  Quatre  d'entre  eux  vivaient  encore  en  1793  ; 
une  fille,  mariée  au  médecin  Becker  de  Sundhausen,  dont  le  père  avait 
exercé  quelque  temps  son  art  à  Sainte-Marie-aux-Mines,  Frédérique,  qui 
devint  Mad.  Fontaines,  et  deux  fils.  L'aîné  de  ceux-ci  avait  abandonné 
ses  études  théologiques  pour  entrer  dans  l'armée  :  il  y  remplissait  les 
fonctions  d'aide-de-camp  d'un  autre  ex-étudiant  en  théologie,  le  général 
Fruhinsholz,  devenu  militaire,  à  la  suite,  si  je  ne  me  trompe,  d'une  aven- 
ture qui  lui  était  arrivée  dans  le  pays  de  Bade,  où  il  avait  été  emprisonné 
par  la  Légion  de  Mirabeau.  L'officier  Busch  mourut  à  Gerstheim,  le 
24  juin  1795,  d'une  maladie  contractée  à  l'armée.  Son  frère,  Chrétien 
Théodore,  alors  encore  fort  jeune,  devint  par  la  suite  menuisier  dans  sa 
commune  natale  ;  il  a  laissé  des  enfants. 

Pfarrbeschreibung  Leinsweiler. 

...  «  J.  Fr.  Fontaines  wurde  den  28.  Marq  176g  in  Karlsruhe 
geboren,  ijg4  Pfarrer  von  Ober  Seebach,  1796 — 1800  Pfarrer  in 
Ilbesheim.  Nach  dieser  Zeit  war  er  abwechselnd  in  Neuhofen,  Sainte- 
Marie-aux-Mines,  Sul^feld,  Rugheim,  u.  ist  184^  in  Ebertsheim 
gestorben.  Er  begleitete,  ausser  diesen  geist lichen  Aemtern,  fur  Zeit 
der  Jakobinerherrschaft  die  S  telle  eines  Commîssârs  u.  dann  die  eines 
Banerngenerals  im  Elsass.  Gewiss  ist,  dass  er  mit  der  Frait  v.  Kri't- 
dener  jahrelang  im  Badischen,  in  der  Schweiy,  u.  s.  w.  umherfog.  Er 
war  ein  Freund  von  Aloys  Schneider  u.  soll  mit  diesem  blutige  Toll- 
heiten  getrieben  haben.  Fontaines  sollte  erschossen  werden  mit  Andern, 
wurde  von  den  Kugeln  aber  nur  an  den  F'ùssen  getroffen  und  hinkte 
desshalb.  Was  seinen  Aufenthalt  in  Ilbesheim  angeht,  so  qeichnet  sich 
derselbe  dadurch  ans,  dass  tinter  ihm  das  Kirchenverm'ôgen  von  1200  fl. 
au/  i5o  fl.  heruntergebracht  u.  dass  die  Frommelei  daselbst  einhei- 
misch  wurde.  Ohne  andere  Vocation  als  die  des  Agenten  u.  seiner 
Anhanger  scheint  er  die  Pfarrei  angetreten  u.  auch  sich  ohne  ander- 
weitige  Vocation  entfernt  ju  haben,  u.  Ilbesheim  wieder  dem  ordentlich 
berufenen  Pfarrer  .  .  .  in  Leinsweiler  ïïberlassen  ju  haben.  Dieser 
Fontaines  hat  den  ^u  seiner  Zeit  in  Ilbesheim  herrschenden  Aber- 
glauben,  der  im  Landvolk  nur  pi  leicht  Muriel  schlagt,  nicht  allein 
nicht  aus^urotten  gesucht,  wie  es  seine  Pflicht  gewesen  ware,  sondern 
denselben  gen'àhrt  und  erweitert.  Er  war  Hexen-,  Diebs-  u.  Teufels- 
banner  bei  seinen  Anh'ingern.  Man  er^ahlt  sich  in  dieser  Be^iehung 
heute  noch  eigenthumliche  Geschichten.  Hatte  eine  Kuh  die  Milch  ver- 
loren  oder  gab  sic  dieselbe  roth.  wie  das  oft  vorkommt,  wenn  Ki'ihe 
erhitjl    sind,  so  galt   sic   als   verhext.     Fontaines    wurde   gerufen,    die 


H-     327     -H 

Hexe  dadurch  gebannt,  die  Kuh  geheilt.  So  auch  bei  erkrankten 
Menschen.  M  as  Fontaines  hierin  leistete,  mag  folgende  mir  gemachte 
Erjahlung  darthnn.  Ein  Bauersmann  halte  Wein  verkauft.  Der  geladene 
Wagen  musste  ïïber  Nacht  an/  der  Strasse  stehen  bleiben.  Damit  nun 
kein  Dieb  des  Nachts  von  dem  Weine  stahl,  sprach  Fontaines  ûber 
Wagen  u.  Fâ'sser  seine  Sprùche.  Der  andere  Morgen  war  der  Dieb 
gefangen.  Die  eine  Hand  am  sogenannten  Schlauch^apfen,  die  andere 
an  der  Stïït^e,  konnte  er  nicht  von  dem  Platée.  Solche  Thorheiten 
werden  hente  noch  in  einigen  Familien  ersfdhlt  —  n.  auch  geglaubt.  o 
(Rédigé  par  le  pasteur  Mùhlhausser,  communiqué  par  le  pasteur  Bruch, 
de  Leinsweiler.) 

Fontaines  le  «  Bauerngeneral  »  eut-il  un  commandement  dans  les 
bataillons  agricoles  créés  en  1793  ou  dans  l'armée  révolutionnaire  de 
2000  hommes  levés  le  24  Vendémiaire  de  la  même  année  par  les  repré- 
sentants du  peuple  et  qui,  suspecte  aux  ennemis  du  Schneider,  fut 
dénoncée  par  Austett,  quand  éclata  la  conspiration  ourdie  par  Monet, 
Saint-Just  et  consorts  contre  l'accusateur  public  ?  .  .  . 


III.  Page  223. 

Eynard  n'a  rien  négligé  de  ce  qui  pouvait  donner  à  l'entrevue  de 
Heilbronn  un  air  de  merveilleux.  Commandement  de  Dieu  d'aller  à 
Schluchtern;  arrivée  imprévue  de  l'empereur  Alexandre  à  Heilbronn; 
Mad.  de  Krudener  forçant  en  quelque  sorte  la  porte  du  czar,  qui  se 
convertit  à  sa  voix. .  .  !  tout  ici  tient  du  prodige  ! .  . 

J'ai  dit  pourquoi  la  baronne  était  allée  à  Schluchtern.  L'acquisition  du 
Rappenhof  s'explique  par  des  circonstances  politiques  spéciales  au  Wurt- 
temberg,  où  Frédéric  Ier  semblait  vouloir  inaugurer  un  changement 
complet  de  régime. 

Quant  à  l'arrivée  d'Alexandre  aux  bords  du  Neckar,  elle  était  attendue 
depuis  plusieurs  semaines. 

...  «  In  den  jiingsten  pveihundert  Jahren  haben  sich  bei  wenigcn 
Stadten  Deutschlands  mehr  Heere  gesammelt  als  in  Heilbronn.  ...» 
(Beschreib.  des  Oberamts  Heilbronn,  p.  23g.) 

—  «  1814.  .  .  .  Am  i3.  Jnli  hielt  sich  Kaiser  Alexander  in  Heil- 
bronn au/,  181S,  als  Napoléon  ivieder  von  Frankreich  Besitq  genommen 
hatte,  jOgen  vont  i3.  April  bis  8.  Mai  die  Bayern  unter  dem  Marschall 
Fursten  von  Wrede  ilber  Heilbronn  an  den  Rhein.  In  Wien  war 
beschlossen  ivorden,  unter  dem  Fursten  v.  Schwar^enberg  eine  grosse 
ostreichische  Armée  in  und  bei  Heilbronn  7»  sammeln 

«  Bei  dem  am  1.  Juni  181 5  beim  Schiesshause  abgehaltenen  Àfarie- 
Theresien-Ordensfest  paradirten   10,000  Mann  Oestreicher. 

(dm  Juni  hatten  die  Kaiser  Franj  und  Alexander  eine  Zusammen- 
kunft  in  Heilbronn  und  auch  die  Kaiserinnen. .  .  .»  (Ibid.,  p.  237.) 

De  qui  Juliane  avait-elle  obtenu  la  lettre  d'introduction  dont  Eynard 
ne  parle  point  ?  .  .  L'impératrice  de  Russie,  présente  ou  non  à  Heilbronn, 


H-     328     -H 

l'avait-elle  délivrée  ou  fait  délivrer  ?  .  .  Mad.  de  Krudener,  avant  de  péné- 
trer auprès  du  czar,  avait-elle  été  reçue  par  un  intermédiaire  resté 
inconnu  ? .  .  Autant  de  questions  que  la  publication  de  pièces  authen- 
tiques, telles  que  les  journaux  de  Juliane  ou  de  Juliette,  pourrait  seule 
résoudre  !  .  .  . 


IV.  Page  255. 

M.  de  Garden  (Hist.  gén.  des  traités  de  paix,  X,  197)  dit  que  Pitt 
(Note  du  1  g  Janvier  i8o5)  avait  le  premier  émis  les  idées  résumées  par 
la  convention  de  Bartenstein-Sehlippenbeil. 

Celle-ci  porte,  article  2  :  0  Rendre  à  l'humanité  les  bienfaits  d'une  paix 
générale  et  solide,  établie  sur  la  base  d'un  état  de  possession  enfin  assuré 
à  chaque  puissance  et  mis  sous  la  garantie  de  toutes,  voilà  le  but  de  la 
guerre.  Parfaitement  désintéressés,  les  hauts  contractants  n'en  ont  pas 
d'autre.  Ils  ne  combattent  ni  pour  l'abaissement  de  la  France,  ni  pour 
s'immiscer  dans  ce  qui  regarde  son  gouvernement  ou  ses  affaires  inté- 
rieures; mais  ils  ne  peuvent  voir  d'un  œil  tranquille  l'agrandissement 
toujours  progressif  d'une  puissance  aux  dépens  des  autres  dont  elle 
menace  la  ruine.. .  Ce  ne  sont  pas  des  conquêtes  que  L.  L.  M.  M.  ont 
en  vue,  mais  c'est  le  bien  général,  le  repos  et  la  sûreté  de  tous  les  Etats. 
Ces  résultats  ne  peuvent  être  dûs  qu'à  des  relations  enfin  bien  déter- 
minées par  l'équité,  la  justice  et  la  modération.  . . .»  (Garden,  X,  405.) 

Déjà  le  manifeste  prussien  du  9  octobre  1806,  rédigé  lors  de  l'ouverture 
des  hostilités  par  Haugwitz,  Guill.  Lombard  et  Gentz,  renfermait  une 
phrase  presque  textuellement  reproduite  par  le  Traité  de  la  Sainte- 
Alliance  :  ..«Au  surplus,  l'expérience  (a)  suffisamment  démontré  la 
sagesse  du  principe  qui,  regardant  tous  les  souverains  de  l'Europe 
comme  membres  d'une  seule  famille,  les  appelle  tous  à  leur  défense 
réciproque.  ...» 

En  1 814-18 1 5  ce  n'étaient  plus  les  diplomates  seuls  qui  rêvaient  la  paix 

perpétuelle.  De  simples  écrivains  exprimaient  des  pensées  du  même  genre. 

Je  lis  dans  un   écrit   anonyme  répandu  sous  le  titre  :  «Was  darf  von 

SEINEN     FllRSTEN     UND     VÔLKERN     DeUTSCHLAND      JETZT     HOFFEN,      EuROPA 

erwarten?  (Deutschland  18 14),  à  la  page  116:  .  .  «Ist  fur  Europa  die 
Idée  eines  F'ôderativ-Sy stems  denkbar,  vermoge  welchem  aile  christ- 
lichen  Machte  in  eine  Verbindung  treten,  um  sich  ihre  allgemeinen  und 
besondern  Redite  gegenseilig  pi  verburgen  —  vermoge  welchem  sie 
(fur  eine  bestimmte  zeit  einmal)  der  Befugniss  entsagten,  sich  selbst 
Recht  pi  sprechen  oder  Gerechtigkeit  pi  verschaffen,  dièse  Befugniss 
dagegen  einem,  ans  ihren  Reprasentanten  bestehenden,  Staaten-Senat 
ubertrûgen,  welcher  ùber  aile  streitige,  durchaus  offentlich  und  gemein- 
sam  pi  verhandelnde  Falle  (wenn  pierst  gutliche  Vermittelung  ver- 
sucht  worden),  nach  einem  einfachen  und  bestimmten  Staaten-Gesetz- 
buch  —  und,  wo  dièses  nicht  ptreichte,  nach  dem  allgemeinen  und 
hinlanglich  deutlichen  Recht  der  Vernunft  und  Menschlichkeit  —  schieds- 
RiGHTERLiCH  pi  entsc'neiden  h'dtte?  .  .  » 


«♦    329     -h 

La  péroraison  de  l'auteur  invoque  en  faveur  de  son  projet  tout  poli- 
tique le  patronage,  non  du  Christ,  mais  de  Marc-Aurèle. 

Page  J  3 1  :  «Gross  ist  die  M'ùhc.  schwer  die  Arbeit,  die  bevorsteht. 
Aber  nachdriïcklich  sind  m?  auch  sammt  und  sonders  dapt  aufgefor- 
dert.  Und  wer  legte  nicht  frisch  Hand  ans  Werk,  wo  jene  frohe  Aus- 
sichten  lachen  ?  Ja,  lasse  dièse  grosse  Zeit  nicht  kleine  Menschen 
finden !  Jeder  Bessere  wal^e  seinen  Stein  herbey  pt  dem  nenen  Wunder- 
Bau  des  europaischen  Concordien-Tempels,  und  verkùnde  mit  Wo?~t  und 
That,  dass  sie  nimmer  verloren  gehen,  die  theuer  erkauften  Lehren, 
und  wiederhole  sich  t'àglich  vom  Grossten  bis  fum  Kleiusten,  vom 
Weisesien  bis  pan  Ungelehrtesten,  jene  goldenen  Worte,  die  einer  der 
grossten  Kaiser  uns  hinterlassen  hat:  aWenn  du  in  der  Welt  etwas 
Besseres  findest  als  Gerechtigkeit,  M  ahrheit,  M'issigkeit  und  Geistes- 
kraft.  so  gehe  hin,  und  hange  ihm  nach  mit  ganser  Seele.  —  Vor 
Allem  verehre  die  Gotter,  er halte  die  Menschen.  Kur%  ist  das  Leben  : 
und  es  giebt  nur  eine  Frucht  des  irdischen  Daseyns:  ein  heiliges 
Gem'ùth  und  çum  Wohl  der  Gesellschaft  dienende  Werke.n..  .  .>; 

Les  peuples,  «saignés  à  blanc»,  n'aspiraient  qu'à  la  paix  et  s'ingéniaient 
à  trouver  le  moyen  de  la  rendre  éternelle. 


V.  Page  2ji. 

Confirmant  le  bon  témoignage  donné  à  Fontaines,  pasteur  d'Eberts- 
heim,  par  le  bourgmestre  de  ce  village,  M.  le  pasteur  Orth  a  l'obligeance 
de  m'écrire  : 

...  «  Die  mïïndliche  Tradition  in  hiesigem  Dorfe  kennt  den  Pf.  F. 
eigentlich  nur  als  einen  rechten  Bauernpfarrer,  der  sich  fast  aus- 
schliesslich  um  sein  Pfarrfeld  und  seinen  Viehstand  gekummert  hat. 
aber  doch  gan%  uberschuldet  gestorben  sey,  so  dass  die  Juden  das 
Vieh  u.  dergl.  geholt  h'itten.  Er  sey  ein  ùberm'àssig  korpulenter, 
schwerfalliger  Mann  gewesen,  der  Uber  seine  Vergangenheit  sorgfaltig 
Stillschweigen  bewahrt  habe,  so  dass  trotf  der  umgehenden  geheimniss- 
vollen  Geriichte  aus  ihm  nichts  herauspibekommen  gewesen  sey.  Selten 
sey  vornehmer  Besuch  bei  ihm  vorgefahren.  In  fruheren  Jahren  (das 
heisst  lange  vor  seiner  hiesigen  Zeit)  habe  er  seine  Frau  mit  neun 
Kindern  im  Stiche  gelassen  und  sey  mit  einer  russischen  Gr'ifin  in  die 
Welt  ge^ogen  ;  die  Stadt  Karlsruhe  habe  damais  Schritte  getan,  seine 
Ruckfuhrung  pi  reranlassen  ;  er  sey  dann  wieder  bei  seiner  Frau 
geblieben,  und  habe  in  ruhiger,  aber  nicht  gliickiicher  Ehe  mit  ihr 
gelebt.  In  der  Gemeinde  habe  er  ohne  Anstoss  gewirkt,  auch  hie  und 
da  mit  Energie  Ordnung  und  christliche  Sitte  hergestellt.  Sein  Stand- 
punkt  war,  wie  ich  aus  seinen  theol.  u.  kirchl.  Auf^eichnungen  ersehen 
kann,  der  supranaiuralistische,  aber  ohne  eigentliche  mystische  Bei- 
mischung.  Er  war  reformirt,  lehrte  und  amtirte  nach  dem  Heidel- 
bergischen  Katechismus,  was  in  der  Pfalp  wo  seit  iHiy  die  Union 
eingefuhrt    ist.    keinen  Anstand   hat  te.    trot^dem  die  Gemeinde  Eberts- 


«•     330     -H 

heim  vorher  allerdings  lutherisch  gewesen  war.  Aitch  ein  Zeichen,  dass 
er  verstand,  die  Gem'ùter  sich  untertdnig  pi  machen. 

Familiengliick  scheint  er  nicht  gehabt  pt  haben.  Als  er  starb  (1841) 
hinterliess  er  seine  Frau  in  ganj  diirftigen  Verhdltnissen,  mit  noch 
pvei  nicht  versorgten  Kindern.  Die  iibrigen  waren,  wie  es  scheint, 
schon  fr'ùher  wohl  bei  Verwandten  u.  dhnl.  untergebracht.  .  . 

Charakteristisch  ist  noch,  was  man  sich  hier  iiber  den  Tod  des 
Pf.  Fontaines  erpihlt.  Obgleich  schon  ait  und  hbchst  gebrechlich,  so 
dass  er  in  den  letpen  pvei  Jahren  sich  itnmer  musste  f'ùhren  lassen, 
habe  er  sich  vor  dem  Sterben  und  Begraben  werden  entsetp'ich 
gefïtrchtet.  Er  habe  deswegen  seiner  Frau  das  Versprechen  abgenommen, 
seine  Leiche  wenigstens  acht  Tage  unbeerdigt  liegen  pi  lassen,  bis  an 
seinem  wirklichen  Tode  nicht  mehr  pi  pveifeln  sey.  Frau  F.  hat  auch 
wirklich  den  Sterbefall  geheim  gehalten  und  erst  nach  pvei  Tagen  sein 
Hinscheiden  bekannt  werden  lassen,  und  sey  auf  dièse  Weise  die 
Leiche  fast  fûnf  Tage  gelé gen  ehe  man  sie  tinter  merkbarer  Beschwerden 
pt  Grabe  gebracht  habe.  Sein  Grab  ist  auf  dem  hiesigen  Gottesacker.  .  .» 

Les  journaux  de  Strasbourg  et  particulièrement  la  Feuille  d'annonces 
avaient  en  1789  et  1792  vivement  discuté  la  question  des  inhumations  pré- 
cipitées, néanmoins  je  pense  que  le  public  d'Ebertsheim  a  eu  tort  d'attri- 
buer le  dernier  vœu  de  Fontaines  à  la  crainte  d'être  enterré  vif.  Il  con- 
vient de  voir  dans  l'exigence  du  pasteur  une  idée  superstitieuse,  analogue 
à  celle  qui  dirigea  Mad.  de  Krudener  au  moment  de  la  mort  de  Kellner, 
et  inspirée  surtout  par  l'Epitre  aux  Thessaloniciens.  Notez  que  si  Fon- 
taines se  crut  l'un  des  deux  témoins  de  l'Apocalypse  —  rien  n'est  impos- 
sible à  un  homme  comme  lui  en  démence  —  cinq  jours  devaient  suffire 
amplement  à  sa  résurrection. 

Pour  en  finir,  disons  qu'une  Revue  (Pfdlpsche  Memorabile),  du  pasteur 
Schiller  (ire  année,  1873,  pag.  81)  a  consacré  un  article  à  Fontaines. 
Après  le  récit  de  quelques  faits  empruntés  au  livre  d'Eynard,  l'auteur 
ajoute  :  ...  «  Spdter  pyg  sie  (Frau  v.  KrIïdener)  sich  von  Fontaines 
piriïck,  aber  was  sie  geworden  ist,  isl  sie  nur  durch  ihn  geworden.^ .  . 
Wohl  die  wenigsten  Pfalçer  wissen,  welche  ausserordentliche  Celebrit'àt 
sie  in  den  Jahren  1825  bis  1841  an  dem  Pfarrer  von  Ebertsheim 
besassen.  Schreiber  weilte  drei  Jahre  lang  (i835—i83j)  in  der 
nachsten  Ndhe  von  Ebertsheim,  ohne  sich  entschliessen  pi  kunnen,  pi 
Fontaines  in  Verhdltniss  pi  treten,  obgleich  dieser  den  ausdrïïcklichen 
Wunsch  darnach  ausspr'àche.  In  Kerp?nheim,  wo  Schreiber  sich  damais 
befand,  ging  das  Gerïicht,  Pfarrer  Fontaines  lasse  Nachts  seine 
Vicare  als  Geister  im  Pfarrgarten  vigiliren,  um  die  Diebe  abpiwehren. 

Ein  einpges  Mal  und  pvar  dismal  nur  auf  besondere  Veranlassung 
eines  Frenndes,  machte  Schreiber  mit  diesem  ein  Besuch  in  Ebertsheim. 
Pfarrer  Fontaines  empfieng  uns  ûberaus  artig  und  pivorkommend, 
brachte  eine  Flasche  Wein,  f'ùllte  die  Gldser,  reichte  einem  jeden  eins 
und  stiess  an  auf  die  heilige  Dreieinigkeit  !  .  .  .  D.vnit  hatte  Schreiber 
genug  !  .  .  .  » 


H-     331     -H 


VI.   Page  309. 


.  .  .  «Einen  ernsten  warnenden  Eindruck  gcgen  das  nusslo.se  Walten- 
lassen  einer  dump/en  religiosen  Begeisterung  machte  die  im  Jahr  t823 
im  fùrcherischen  Dôrflein    Wildenspach,   ohnweit  Schaffhausen,   vorge- 

fallene  Kreiqigungsgeschichte  der  Margaretha  Peter  und  ihrer  Ge- 
schwister,  die  allerdings  in  der  Kriidener'schen  Umgebung  ihre  Schwar- 
merei  sich  angeeignet  und  ^um  aussersten  /ortgebildet  hattett. 

Die  jiingste  Tochter  des  Hanses,  Margaretha,  geb.  1704,  verrieth 
schon  in  der  Jugend  ausge^eichnete  Geistesgaben  und  war  der  Liebling 
der  Familie.  Nerv'ôs  au/geregt,  war  sie  ,11  Visionen  geneigt.  Im 
Sommer  des  Jahrs  181  y  erschien  ihr  an  einem  sch'ônen  Nachmittag,  in 
dem  Weingarten  ihr  es  Vaters,  ein  freundlicher  En  gel  in  glan^endeui 
Gewand  und  wies  sie  au/  ein  Krautlein  an  dem  be-^eichneten  Orte.  (Sic 
trank  davon  und  gênas.)  Derselbe  Engel  erschien  ihr  noch  pveimal  in 
der  Wohnstube  ihres  Vaters,  und  ^war  mit  einem  Schwert,  das  auf 
schwere,  noch  der  Welt  bevorstehende  Gerichte  hindeutete.  Margaretha 
/and  sich  von  dieser  Zeit  an  ^ur  Busspredigerin  beru/en.  In  den  pie- 
tistischen  Conventikeln,  namentlich  in  Oerlingen,  hielt  sie  begeisterte 
Ansprachen  an  die  Versammelten,  die  in  ihr  eine  Prophetin  erkannten. 
Aber  nicht  nur  mit  Engeln  verkehrte  sie,  auch  mit  dem  Teu/el  und 
h'ôllischen  Geistern  hatte  sie  $11  kamp/en.  Im  Spatjahr  wurde  sie  mit 
Frau  von  Krudener  bekannt,  die  in  dem  badischen  Dor/e  Lotstetten 
eine  Zeit  lang  ihr  Wesen  trieb.  Da  lernte  sie  auch  den  schwarmerischen 
Vicar  Ganç  kennen,  aus  Embrach  (Kanton  Zurich),  /r'ùher  ein  Schneider 

von  Beru/. Nun  /anden  auch  Versammlungen  im  Peters' schen 

Hause  pt  Wildenspach  statt.  Seit  dem  Jahr  1820  /iihlte  sich  aber 
Margaretha,  die  /ortwlihrend  himmlische  Visionen  hatte  und  die  sich 
in  Folge  derselben  /tir  ein  Wesen  hielt,  in  dem  der  Sohn  Gottes  au/ 
gan-{  besondere  Weise  Wohnung  genommen,  beru/en,  als  Reisepredigerin 
herumpijiehen.  Eine  gewisse  Ursula  K'ùndig  und  ein  Schuhmacher  Mot/, 
ein  ausgemachter  Melancholiker,  schlossen  sich  ihr  an.  Zu  dem  let^teren 
trat  sie  in  ein  sehr  bedenkliches  Verhaltniss.  Sie  wohnte  langere  Zeit 
bei  ihm  in  Illenau,  vier  Stunden  von  Wildenspach  ent/ernt.  Ein  Engel 
hatte  ihr  offenbart,  Gott  werde  sie  und  ihn  bei  lebendigem  Leib  von 
der  Erde  pim  Rimmel  nehmen,  wie  er  dem  Henoch   und  Elia  gethan. 

Allein  das  Fleisch  ilberwog.  Margaretha  gebar  ein  Madchen Mon 

suchte  den  Skandal  dadurch  7//  verheimlichen,  dass  die  Ehe/rau  Mor/s 
die  Wochnerin  spielen  musste.  Die  Ge/allene  haderte  nun  mit  Gott,  dass 
er  ihr  dièse  Schande  angethan  und  schob  die  Schuld  dem  Teu/el  ,11. 
der  sie  ver/'ùhrte.  Die  Ihrigen  empfingen  sie  bei  ihrer  Ruckkehr  in 
das  elterliche  Haus  als  eine  Heilige  und  nun  ging  der  Kamp/ mit  dem 
Teu/el  erst  recht  los.  Es  wurde  recht  eigentlich  au/  ihn  losgestiirmt 
mit  sinnlosem  Geschrei:  «Du  Schelm.  du  Seelenmorder  !  .  .  .  »  Mit 
Hammer  und  Axt  wurden  Schlage  au/  den  Tisch,  die  Wand,  den 
Fussboden  ge/uhrt.  Von  Morgen  8  bis  Abends  g  Uhr  dauerte  der  Là'rm 
fort,   -uni  grossen  Aerger  der  Nachbarn.  Als  der  L'n/ug  nicht  au/horen 


H-     332     -H 

wollte,  schritt  die  Poli^ei  ein.  Die  Hausthure  wurde  gesprengt  und  die 
Rasenden,  die  sich  nntereinander  selbst  mit  Fausten  schlugen,  uni  sich 
gegenseitig  den  Teufel  auspitreiben,  wurden  mit  Gewaît  auseinander 
gerissen.  Aber  das  ailes  war  nur  das  Voispiel  pi  noch  Aergerem, 
Grauenhafterem.  Der  Kampf  gegen  den  Widersacher  forderte  Blut, 
und  pvar  das  Blut  Christi.  Da  mai  Christus,  der  Sohn  Gottes,  wesen- 
haft  in  Margaretha  lebte,  so  mitsste  der  Christus  in  ihr  geopfert 
werden,  und  ihr  Blut  musste  vergossen  werden  als  Christi  Blut  pir 
Vergebung  der  S'ùnden.  Nachdem  schon  pivor  in  gegenseitigen  Ver- 
wundungen,  welche  die  Rasenden  durch  Kaulenschlage  sich  beibrachten, 
Blut  gejlossen,  nachdem  die  eine  der  Schrvestern,  Elisabeth,  als  Opfer 
dièses  Fanatismus  durch  die  Hand  Margarethens  gefallen,  sollte  der 
Hauptschlag  geschehen.  Margaretha  machte  formliche  Anstalten  pi 
ihrer  Kreupgung.  Sie  Hess  N'dgel  holen,  legte  sich  auf's  Bett,  Hess 
sich  die  Nagel  durch  H'dnde  und  Fusse  treiben,  auch  durch  Ellenbogen 
und  Brust.  Mit  der  grossten  Standhaftigkeit  und  unter  der  Versiche- 
rung,  dass  sie  keinen  Schmer%  empfinde,  duldete  sie  aile  die  Qiialen 
des  Mdrtyrerthums.  Ein  ihr  in  den  Kopf  geschlagenes  Messer  machte 
ihrem  Leben  ein  Ende.  Die  Dulderin  hatte  geweissagt,  dass  sie  am 
dritten  Tage  auferstehen  werde.  Es  gelang  bis  dahin  die  Sache  geheim 
pi  halten.  Als  die  Auferstehung  nicht  erfolgte.  machte  Vater  Peter 
dem  Ortsgeistlichen  die  Todesanp?ige.  Nun  erst  wurde  das  Verbrechen 
ruchbar.  Die  Theilnehmer  an  demselben  wurden  verhaftet  und  nach 
Zurich   gefùhrt.    Das   Malefi^gericht   verurtheilte  die   Betheiligten    pi 

einer  Zuchthausstrafe  von  6  Monaten Das  Haus  in  Wildenspach, 

worin  die  Unthat  geschehen,  wurde  dem  Boden  eben  gemacht » 

(Hagenbach,  Kirchl.  Gesch.,  VII,  471   et  seq.) 


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Muhlenbeck,   E. 
352  Etude  sur  les  origines  de 

.8  la  Saint e-ii.lliance 


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