ETUDE SUR LES ORIGINES
DE LA
SAINTE-ALLIANCE.
E. MUHLENBECK.
ÉTUDE
SUR LES ORIGINES
DE LA
SAINTE -ALLIANCE
PARIS
STRASBOURG
F. Vieweg, Libraire-Editeur
J. H. Ed. Heitz, Libraire-Editeur
. Bouillon & E. Vieweg,
Suce.
Heitz & Mundel, Successeurs.
67, Rue de Richelieu.
5, Rue de l'Outre.
- ' r
-
i
p
3-
AVANT- PROPOS.
Savais souvent entendu parler d'un asse^ long séjour fait
par Madame de Krudener au presbytère réformé allemand
de Sainte-Marie-aux-Mines . Curieux de savoir comment la
baronne livonienne s'était trouvée en rapport avec un mi-
nistre que les registres de son Eglise accusent d'avoir été
un faux-pasteur, j'interrogeai les rares survivants de 1808
et de 180g, je lus ce que je pus me procurer de livres et
de brochures publiés pour ou contre Juliane de Krudener,
je m'informai à Carlsruhe, à Gerstheim, à Ober-Seebach,
à Leinsiveiler, à Bbnnigheim, à Stuttgart, à Sul^feld, à
Genève, à Weinsberg, à Ruchheim, à Ebertsheim, à Diesen-
hofen, à Riga... Le résumé de mon enquête, le voici!..
S'il m'a été possible de la mener à peu près à bonne fin,
je le dois à de nombreux correspondants, dont l'aimable
obligeance ne s'est jamais lassée. Qu'ils me permettent de
les remercier ici ! . .
Je n'ai pas la prétention d'avoir écrit l'histoire définitive
de mes héros. Celui-là seul pourra l'achever, qui recevra
communication des Lettres de la reine Louise de Prusse et
du Journal intime de Madame de Krudener, acquis depuis
quelques années par le rninistère russe des affaires étran-
gères, — et qui, en outre, réussira à tirer de sa réserve le
fils octogénaire de l'ancien ministre de Sainte-Marie-aux-
Mines, M. le professeur en retraite Lafontaincs.
INTRODUCTION.
>E monde dans lequel je me propose d'introduire le
lecteur est si peu connu du grand public, que je me
vois forcé à quelques explications.
Les héros de cette histoire furent tous Pictistes et Chi-
li as tes.
Qu'est-ce qu'un Piétiste?1 qu'est-ce qu'un Chiliaste?
Je vais essayer de répondre le plus sommairement pos-
sible à ces deux questions.
Le culte réformé officiel a quelque chose de froid , qui
répugne aux âmes ou délicates ou blessées.
Au début de la Réforme calviniste , lorsqu'une même
passion dominait le ministre et son auditoire, ce défaut ne
s'était pas fait sentir. A cette époque, les réunions, même
dans le temple étaient de véritables réunions piétistes, aux-
quelles présidait sans doute un ministre, mais un ministre
qui n'avait d'influence que s'il plaisait aux principaux
i Le public donne la qualification de pictistes aux pharisiens de la
Réforme, à ceux qui vivent à l'écart des autres chrétiens et qui sont
occupés sans relâche de lectures dévott-s, d'exercices pieux et de médi-
sances contre tout ce qui n'est pas de leur coterie.
N- vin -H
meneurs du parti de lui en laisser. Dès que des prêtres
attitrés se furent substitués aux desservants catholiques,
le déclin commença. Les personnes véritablement pieuses
s'habituèrent peu à peu à se suffire à elles-mêmes, et la
Bible aidant, passèrent pardessus les professions de foi
imposées. Chaque croyant, sans se soucier beaucoup de
théologie, se crut apte, aussi bien que le prédicant venu
de Genève, à sentir, à comprendre et à expliquer ce qu'on
lui avait appris être la parole de Dieu. On eut les radi-
caux de l'Evangile, aussi révoltés contre leurs papes au petit
pied que les premiers huguenots l'avaient été contre celui
de Rome.
Insensiblement il s'établit à côté du culte public un culte
privé, à côté de l'Eglise reconnue une invisible Eglise, de
plus de sentiment que de doctrine.
Les Presbytériens anglais ou écossais avaient donné le
signal de cette évolution du mouvement réformateur. L'idée
du perfectionnement individuel par la prière et de la com-
munion en Christ par la foi et par l'amour, l'idée piétiste,
comme on l'appela plus tard, se maintint malgré les Edits
royaux, et sous Charles II, un chaudronnier prédicateur,
Bunyan, ayant fait imprimer le « Pilgrims progress », cet
ouvrage devint bientôt le guide spirituel du parti, tant en
Angleterre que dans les autres contrées réformées.
Sur le continent, on se préoccupa d'abord assez peu de
ces nouvelles doctrines.
Jean Tanin, ancien ministre de l'Eglise de Metz, et qui,
en i5Ô2, avait failli être appelé à diriger celle de Sainte-
Marie-aux-Mines, réfugié depuis quelque temps à Amsterdam,
avait cependant, dit-on, été le premier à les concevoir et
à répandre la notion du christianisme intérieur.
Les Luthériens subirent à leur tour l'influence des idées
du temps. Philippe -Jacques Spener, né à Ribeauvillé en
Alsace, fut le chef et l'apôtre principal du piétisme dans
M» IX «M
la Confession d'Augsbourg. Spcncr ne donna pas dans le
mysticisme et fit même des efforts pour empêcher quel-
ques-unes de ses disciples de le prêcher. Après sa mort,
la plupart de ses ouailles se laissèrent égarer. Les « collegia
pietatis » ou conventicules dévièrent de plus en plus de
l'orthodoxie.
C'est ce qu'avaient fait déjà les chefs du piétisme néer-
landais. Ils avaient quitté le domaine de la religion pure
pour celui de la spéculation. Jean Teelink avait donné
l'exemple , suivi par Brakel , puis par Jean de Labadie,
par Pierre Poiret et par quantité d'autres.
Quelques individus parurent au commencement du 18e
siècle, qui donnèrent au sentiment religieux une direction
plus étrange encore. Ainsi le comte de Zinzendorf qui, en
1722, fonda les célèbres colonies de Herrenhut. Les idées
de Zinzendorf se rattachaient encore aux traditions connues;
d'autres personnages vinrent, qui prêchèrent des religions
quasi nouvelles.
De ce nombre fut Emmanuel Swedenborg qui , né en
Suède, le 29 janvier 1688, mort en 1772, inventa, comme
l'avait fait autrefois Jacob Bœhme (1 575-1624), un système
de la nature et de Dieu, une théosophie.
Bien que moins obscur que le cordonnier d'Altseidcn-
burg, le visionnaire suédois eut plus de succès. Des appari-
tions d'esprits et des relations avec le monde invisible, plus
propres à intéresser le commun des hommes que n'était
le galimatias du savetier, servirent de passeport aux élucu-
brations du nouveau prophète. Les rêveries de Swedenborg
eurent, du reste, la bonne fortune de rencontrer à propos
dans les expériences de Mesmer une apparence de confir-
mation scientifique.
La plupart des sectes de la fin du 18e siècle tirent des
emprunts à Swedenborg. Il est cependant une affirmation
de l'inspiré qu'aucune d'elles ne voulut admettre. Personne
ne crut que le jugement de Dieu sur les vivants et sur les
morts eût été prononcé dès l'an 1757, ni que le règne céleste
eût été inauguré le 18 juin 1770.
Bien éloignés d'accepter de pareils articles de foi, les
mystiques du temps et même les simples piétistes, tous
imbus de chiliasme, c'est-à-dire croyant à une parousie plus
ou moins prochaine du Christ, se mirent à calculer la date
de l'avènement du Messie- Roi. Bengel donna l'exemple
(1740), ou du moins fut l'un des premiers qui réussit à
intéresser la foule à ces computations. Après lui, les pro-
phètes du millénarisme surgirent en foule. Quelques-uns,
Oetinger, Lavater, Hess de Zurich, Oberlin, Pfeffel, etc.,
tout en estimant que le jour du Seigneur était proche, ne
voulurent point admettre que le faible esprit des hommes
pût calculer son apparition ; mais la plupart des prédicants
en renom, théologiens ou laïques, étudièrent avec humilité
l'algèbre cabalistique de Bengel et de ses successeurs.
Depuis des siècles, les chiliastes avaient songé à orga-
niser une armée du Salut, la Sainte -Alliance avec Dieu
des Israélites demeurés fidèles. Desmarets de Saint-Sorlin,
le visionnaire, avait engagé autrefois Louis XIV à se faire
le précurseur de Jésus-Roi. Vers le même temps, à Riga,
une certaine Marguerite Eve Frœhlich, veuve d'un colonel
suédois, avait poussé le roi Charles XI à se mettre à la
tête d'une nouvelle croisade.
Tant que les problèmes qu'il soulevait n'avaient été dis-
cutés que dans les régions à peu près hiératiques, le pié-
tisme était resté digne d'éloges. Considérer les chrétiens de
toutes les confessions comme les membres d'une même
Eglise universelle et invisible, c'est-à-dire sans culte exté-
rieur, rien assurément dans cette conception qui méritât
le blâme. Le protestantisme officiel était devenu formaliste :
le piétisme lui rendit un peu de vie.
Malheureusement les plus ignorants et les plus sots
H- XI -H
étaient bientôt devenus les apôtres les mieux écoutés des
nouveaux religionnaires. Rien de plus répugnant que la
forme démotique ou anarchiste du piétisme. Les incapables
furent proclamés des saints, pourvu qu'ils récitassent avec
fureur des versets bibliques, choisis, sans nul souci de
morale, parmi les plus terrifiants. Les femmes s'en mêlèrent,
Jane Leade, la Petersen, etc., etc. Tout le monde a en-
tendu parler de Johanna Southcote, la prophétesse du De-
vonshire, qui prétendit en 1792 être la femme-soleil de
l'Apocalypse et annonça, en octobre 181 3, que d'elle allait
naître le Messie-Roi.
Partout, sur la fin du 18e siècle, les paroisses étaient
divisées : d'un côté le pasteur officiel, de l'autre des éner-
gumènes plus ou moins excentriques. Il naquit une nau-
séabonde littérature, plus niaise qu'aucune Légende dorée.
Répandues à profusion parmi les sectaires, je ne sais quelles
histoires de prodiges leur enseignèrent à se croire au-dessus
des lois qui régissent la création et à prendre dans la vertu
de leurs prières une confiance sans bornes. La folie géné-
rale grandit encore, quand le cataclysme révolutionnaire,
qui semblait annoncer l'approche de la fin des temps, eut
achevé de faire chavirer les intelligences délestées.
Avant 1793, la masse des protestants, en Alsace du moins,
indifférent sans être incrédule, avait persisté, malgré les
incitations des sectaires, dans les plates croyances du passé.
Ceux d'entre les fidèles qui se sentaient entraînés vers quel-
que chose de moins aride et de plus idéal que la théologie
officielle, avec ses rites de convention, se tournaient vers
Herrenhut ou vivaient silencieux dans une sorte de retraite;
d'autres plus nombreux s'exaltaient les uns les autres dans
des conventicules quasi secrets.
Après novembre 1793, les églises se trouvèrent fermées.
On n'eut plus de Temple, mais un nombre infini de cha-
H> XII -H
pelles et de hauts-lieux. A la place des pasteurs d'autrefois,
des assignats de pasteurs.
Et, comme peu après la Révolution française prit pour
chef l'ange de l'abîme , nommé en grec Apollyon (Apo-
cal. IX, ii),1 on fut convaincu que l'heure suprême appro-
chait. Les Saints des derniers jours, les purs Israélites de
la Sainte -Alliance (Daniel XI), se ceignirent les reins et
nouèrent leurs sandales. Jésus allait paraître, Jésus-Roi!...
1 Palmers (Die Sekten Wurttemb.) remarque que la prononciation
des Bas-Allemands faisait du mot Napoléon un Apollyon à peu près
correct. L'Empereur des Français passa généralement pour l'Antéchrist,
dont Esa'ie (XIV, 16) avait écrit : « II fera trembler la terre et ébranlera
les royaumes.» En enlevant successivement une lettre du mot Napoléon,
les adeptes construisirent une phrase grecque, «Napoléon, apoleon,
poleon, oleon, leon, eon, on... », dont le sens se rapprochait de celui du
verset prophétique. Voyez, du reste, pour les qualités que doit posséder
un bon antéchrist, « Israël aux derniers jours. . . » par E. Guers (i856),
pages 408 et suiv.
ftgâfKftwawspg»
J'ai dit que le piétisme avait presque dès son origine
dégénéré en mysticisme.
Presque tous ses adhérents peu à peu étaient devenus
plus ou moins quiétistes.
Dans le cours du 18e siècle, ils se firent illuminés ou
inspirés.
Les Allemands du sud, tout en adoptant quelques-unes
des idées de Swedenborg, et notamment sa théorie du triple
sens de la Bible, terrestre ici-bas, angélique plus haut, et
enfin divin, mêlèrent aux fantaisies du Suédois les leurs
propres. Le comte de Zinzendorf fut mis par eux à con-
tribution, et Tauler et Labadie et Antoinette Bourignon
et Mad. de Guyon et Jacob Bœhme, qui gagna un renou-
veau de célébrité. L'exégéte francfortois de Meyer conçut
la théorie du Hadès, aussitôt acceptée avec faveur par les
initiés, qui se hâtèrent d'entrer en rapport avec l'entrepôt
des âmes des décédés. Au merveilleux un peu démodé de
l'ancien christianisme quelques-uns tentèrent d'en subs-
tituer un nouveau, sorti tout battant neuf des baquets
de Mesmer.
Depuis longtemps on se piquait de visions. En 1787,
Frédéric-Guillaume II de Prusse eut des entretiens avec
Jésus-Christ. Les Illuminés et les Rose-croix firent des
élèves. Gagliostro trouva sur les bords du Rhin et sur
ceux de la Seine des dupes également complaisantes. A
l'imitation d'Oberlin, tout le Ban de la Roche ne tarda pas
à entrer en conversation réglée avec les défunts. La Bible
#*• xiv «K
devint une sorte de lampe d'Aladin, où chacun frotta tant
qu'il put.
Dans le grand naufrage de la foi, quelques hommes
tentèrent de gagner le radeau de l'Eglise catholique. Le
jeune Novalis s'attaqua à l'œuvre de Luther. Frédéric de
Schlegel et le comte de Stolberg se firent résolument catho-
liques. Le dramaturge Zacharie Werner alla même jus-
qu'à devenir prêtre du culte romain. On vit des choses
étranges : un certain Jean Auguste Stark, prédicateur de la
cour de Darmstadt, monta jusqu'à son dernier jour dans
la chaire luthérienne, et dans ses appartements secrets enten-
dait la messe, peut-être même la disait-il.
Quelque résistance que l'Eglise catholique opposât aux
théories en vogue parmi les protestants, elle ne put échapper
complètement à la contagion. Le mysticisme quiétiste,
depuis longtemps endémique dans ses cloîtres, et le chiliasme
l'envahirent.
En France, les convulsionnaires, chassés de dessus le
tombeau du diacre Paris, essayèrent ça et là de réveiller
leurs partisans. Us se divisèrent. On eut la secte des
Eliesiens, qui annonçait le retour prochain d'Elie, prédé-
cesseur du Christ.
Je ne parlerai que pour mémoire de l'évêque Fauchet
et des discours qu'il tint à ses codétenus, Vergniaud,
Guadet, Beugnot et autres, sur l'Apocalypse, dans laquelle
il découvrait au fur et à mesure qu'elle se déroulait toute
l'histoire de la révolution française.
Dans le même temps, le moine Dom Gerle, directeur
spirituel de Catherine Théot, la mère de Dieu, commen-
tait Esaïe.
L'Eglise protestante avait eu ses théosophes; la catho-
lique eut les siens.
Sur la rin du 18e siècle, un ancien officier, devenu le
commensal de la princesse de Bourbon, Louis Claude de
#+ XV «H
Saint Martin, le philosophe inconnu, tenta de convertir
le monde des salons aux doctrines de Jacob Bœhme, com-
binées avec la théurgie de Martin Pasqualis.
Ce Pasqualis, vers 1760, avait fait du bruit dans les
loges maçonniques du midi de la France. Issu d'une famille
juive, il se vantait de connaître le sens hiératique de la
Bible. Ses ancêtres, les Cohen, lui avaient, disait-il, trans-
mis la pure tradition de la Synagogue. Les martinistes,
ses disciples, vécurent quelques beaux jours et réussirent
à gagner à leur cause des membres distingués de l'aristo-
cratie russe.
Pendant que la haute société de Saint Petersbourg s'éprenait
ainsi d'un mysticisme impur, les paysans de l'empire des
tzars écoutaient la prédication de fous qui, sous la con-
duite d'un certain Iwanow, renouvelaient et dépassaient les
exploits des prêtres d'Isis, la grande déesse syrienne : la
secte des Skopcis,gnostique et chiliaste, commençait de naître.
Partout des fantaisies mystiques ! partout des prodiges
et des visions !.. En quelques lieux même, le sang fut
répandu. Ainsi à Ampfelwang, près de Linz, où le curé
Pœschl avait prêché l'approche du règne millénaire. '
1 Thomas Pœschl avait ouvert des conventicules établis sur le modèle
des conventicules piétistes et remplis de glossolaliens et d'extatiques.
Après 1814, l'Autriche ayant repris possession de la contrée, le curé fut
mis à l'hôpital. Ses partisans émigrèrent, sous la conduite d'un paysan
qui prêchait la communauté des biens et sous celle d'une fille publique
qui prétendait porter sous le sein gauche un nouveau Sauveur.
Après l'arrestation du curé, un paysan nommé Joseph Haas était devenu
le chef de la communauté. Ce Haas eut une révélation : les péchés du
monde devaient être rachetés par un sacrifice; il fallait absolument que
quelque saint fût crucifié. On fixa la cérémonie au Vendredi-Saint de
l'année 181 7 et l'on tira au sort le nom de la glorieuse hostie. Le sort
mal dirigé tomba sur Haas lui-même, qui ne se souciait point du tout
d'être mis en croix. L'apôtre avait une pupille de dix-neuf ans, à laquelle
il persuada de le remplacer. On fit mourir la jeune fille fort dévotement,
ainsi que la mère de Haas et un vieillard de la bande.
d^d^)%^d<Dd<Dd^)d<DdiDd<Dd<Dd<Dd^
La plupart des piétistes étaient chiliastes.
On nomme chiliastes, millénariens ou partisans du cin-
quième règne, les chrétiens qui pensent que Jésus, à la
fin des temps, paraîtra sur la terre pour y régner mille
années.
Leur croyance se fonde sur divers passages de l'Ecri-
ture, entre beaucoup d'autres sur les suivants :
Apocalypse I, 10. «Voici, il vient avec les nuées et tout
ciel le verra. ...»
Zacharie XIV, 2. «.Ses pieds se tiendront debout sur
la montagne des oliviers. . .»
Luc XVII, 24. «Comme V éclair resplendit étince-
lant de l'un des côtés sous le ciel, de
l'autre côté sous le ciel, amsi sera
le fils de l'homme en son jour »
Colossiens III, 4. «Quand Christ, votre vie, parai tra,
vous paraît re^ aussi avec lui dans
toute sa gloire. . .»
1. Thessalonic. III, i3. «Il viendra avec tous ses saints...»
Apocalypse XX, 4-6. «Ceux qui n'auront pas adoré la
bête et son image revivront
et régneront avec le Christ jus-
qu'à ce que les mille ans soient
accomplis. . . . » '
Comp. Matthieu, chap. XXIV, etc. etc.
1 II fut admis, conformément au texte, qu'il y aurait deux résurrec-
tions successives, à un peu plus de mille ans de distance l'une de l'autre.
La première faisait revivre les martyrs et ceux qui n'avaient pas accepté
H- xvii -H
Les chiliastes, nombreux à la fin du dernier siècle, avaient
décidé que la venue ou «parousie» du Seigneur était proche.*
Une prédiction de l'Apocalypse juive [Daniel VII, 25 et
XII, 7): «Tout cela sera accompli en un temps et deux
temps et un demi temps,» avait servi de base aux suppu-
tations des sectaires, qui l'expliquaient à l'aide de l'Apo-
calypse chrétienne (XIII, 5).
Ils commencèrent par fixer la valeur d'un temps pro-
phétique à 666 ans 6/9. Un temps, deux temps et un demi-
temps donnèrent 2333 ans 3/9.
Comme Daniel avait eu sa vision la troisième année du
règne de Cyrus, c'est-à-dire en 533 avant Jésus-Christ,
un calcul des plus simples (2333 — 533) indiqua qu'en 1800
après Jésus-Christ les temps finiraient.
Les données fournies par l'Apocalypse dite de Jean se
prêtèrent à une opération arithmétique concordante :
le signe de la bête. Ils devaient gouverner avec le divin roi «a/5 Priester,
cils vertraute Beamte Gottes und Christi» {Schitlthess de Zurich, 1801).
Lavater (Sendschreiben geprufter Christen an . . . Jung) entre à ce sujet
dans d'assez grands détails. La seconde résurrection concernait le commun
des morts. La fin de quelques-uns des acteurs de cette histoire m'oblige
à insister sur ce point, l'ambition n'ayant pas été étrangère à leur
chiliasme. La Bible de Berlenburg (VII, pag. 897) avait déjà appuyé sur
la double résurrection. M. E. Reuss (Apoc, pag. 1 38) fait au sujet de
l'expression « Us .... régneront avec lui (J.-Ch.) pendant mille ans »
quelques réflexions fort judicieuses, mais qui n'avaient point préoccupé
les chefs chiliastes du 18e et du 19e siècle, désireux non de participer au
bonheur d'être régi parle meilleur des princes, mais impatients d'occuper
des emplois « in hundert Abstnfungen ... 0 dans le royaume terrestre de
Dieu.
1 Une lettre de Lavater (12 mars 1800) expose fort nettement les
croyances des millenariens de son école :
... « Ob ich gleich mich in keine ein^ige der apokalyptischen Zeit-
bestimmnngen finden kann, so bin ich doch in der Hoffnung froh, dass
das Reich des Herrn, and die Offenbarung desselben au/ Erden naher
sejr, als kein Unglaubiger und kein Glaubiger denken ma g ; und unter
diesem Reiche des Herrn versteh' ich nicht etwa blos sichtbare Ver-
vollkommnung, Aufklarung und Versittlichung des Menschengeschlechts...:
ich verstehe auch unter diesem Reiche des Herrn nicht bloss — wie
viele tausend fromme Christen — eine unbestimtnte, allgemeine. himm-
^ xviii -H
En ajoutant au nombre 533, date de la vision du pré-
tendu Daniel, celui de i333, qui représente deux temps
(ou deux fois environ le chiffre de la bête), on trouve 800
après Jésus-Christ. A cette date correspond la fin de la cin-
quième plaie, celle des sarrasins. L'Apocalypse (X, 6) nous
apprend que de la fin de cette plaie à celle des temps, il ne
s'écoulera plus un chronos entier. Or un chronos, selon les
adeptes, équivaut à dix demi-temps apocalyptiques, et neuf
de ces demi-temps font mille années : la fin devait donc
commencer avec celle de l'an 1800.
Mais quelle durée assigner à cette fin des temps?. . . Celle, à
peu près, d'une génération! En conséquence, on estimait que
la fin de la fin se verrait en 1 836, ou — car de tels événements
ont leurs aléa, qu'elle se produirait au plus tard en l'an
quarante.
Quelques prophètes impatients trouvèrent moyen d'abréger
la durée de la fin.
lische Glûckseligkeit, sondern einen eigentlichen, organisirten Staat,
dessen sichtbarer K'ônig der Gottmensch, Jésus Christus, ist. Er —
glaub' ich — wird in allereigenster, sichtbarer, fûhlbarer Menschen-
gestalt und in einer vôlligen Leibhaftigkeit . . . . als K'ônig Israels und
aller geist lichen Israeliten regieren, und seine Auserw'àhlten ans allen
Gegenden der Welt um sich her versammeln, einen jeden mit Autontat
und Wûrde bekleiden, ihnen bestimmte Auftrage an nahe und ferne
Nationen ertheilen, und so auf einmal das allervollkommenste Idéal
einer allbeglûckenden republikanischen Monarchie aufstellen, und so
aile Weissagungen der Propheten und AposteL und seine eigene, theils
auf die buchstiiblichste, theils auf die erhabenste, unerwartetste Weise,
erfûllen. Mit Einem Wort : ich glaube ein eigentlich tausendjahriges
Reich Christi auf Erden. an welchem nur die gerechten und liebevollen
Seelen, die ihn als den gottlichsten Universalmonarchen anerkennen,
Theil nehmen werden. Aile werden Unterthanen des ein^igen Konigs,
und aile ^ugleich in tausend Abstufungen Seine Mitregenten seyn. . . »
(Sendschreiben geprUfter Christen an weiland den geh. Hofrath
Jung-Stilling, pag. 10).
L'avènement du Christ-Roi, — une révolution comme une autre
après tout, — allait rendre vacante les emplois les plus brillants. Plus
d'un piétiste, mû par un sentiment, qui ressemble à s'y méprendre à
l'ambition mondaine, passa dans les rangs chiliastes et tenta, à force de
zèle, d'attirer l'attention du successeur présomptif des rois de la terre.
H- XIX -H
L'expédition française d'Egypte leur vint en aide. Un de
ses premiers résultats, et le seul important, devait être la
rentrée des Juifs en Palestine. On raconta qu'un journal
parisien, «VAini des Lois» (22 juin 1798), avait annoncé le
prochain départ des Israélites pour la Terre sainte. Jung-
Stilling (L'homme gris, III, p. 14) s'empressa, paraît-
il, de confirmer cette bonne nouvelle.
Arrivés à Jérusalem, les Juifs avaient à s'occuper d'abord
de la reconstruction du temple. Celui-ci bâti, viendraient
les deux témoins (Apocal. XI) chargés de gouverner leur
peuple pendant quarante-deux mois, autrement dit pendant
1260 jours ou 3 ans lJ2.
D'après ce système, la parousie était fort proche et l'on
pouvait compter y assister dès 18 10.
Quantité de livres et de brochures répandirent l'annonce
de la fin imminente des temps. On fit courir un discours,
prononcé, disait-on, au Parlement irlandais, le 7 juin 1800,
par le député Dobbs, à l'occasion du bill d'Union. L'o-
rateur s'était autorisé des commentaires de Newton sur
les chapitres VI et VII de Daniel, pour prophétiser l'ap-
parition très-prochaine de Jésus-Roi.
...«En 408 après Jésus-Christ, avait-il fait remarquer,
l'Empire romain se partagea en dix royaumes, qui sont
les dix orteils de la statue de Daniel, les dix cornes de la
quatrième bête. Entre ces dix cornes s'en est depuis élevée
une autre, plus petite, qui représente incontestablement la
Papauté. Or, les calculs de Newton fixent la durée totale
de la puissance des papes à 1260 ans, certainement écoulés,
puisque le dernier pontife romain, prisonnier des Français,
vient de mourir loin de sa capitale...»
Pie VI, arraché de Rome en 1797, était mort en effet
dans une sorte d'exil. Malheureusement une circonstance
vint déjouer les calculs du député Dobbs et ceux faits dans
le même but par Jung-Stilling. Il arriva que Pie VII, élu
H> xx -H
au conclave de San Giorgio, rentra dans la ville Eternelle.
On découvrit alors que l'autorité du saint Siège n'avait
été réellement établie qu'en 1 143, après que le peuple eut
été entièrement écarté de l'élection pontificale, et ajoutant
au nombre 1 143 le fameux chiffre de la bête de l'Apo-
calypse — 666. — on trouva 1809, date de l'arrestation
de" Pie VII.
Des calculs aussi capricieux peuvent se multiplier à l'in-
fini. Quelques tireurs d'horoscope déclarèrent qu'avec le
commencement de la fin des temps devait coïncider la
chute de l'Empire romain. Le 6 août 1806, les derniers
vestiges de cet Empire disparurent.
Bref, les cabalistes du parti, de quelque façon qu'ils s'y
prissent, arrivaient à des résultats identiques. Le doute ne
pouvait donc être permis et le pasteur Friedrich, de Win-
zerhausen, n'hésita pas à déclarer que «conformément aux
prédictions de l'Apocalypse, la période commençant avec
l'an 1800 et allant jusqu'à i8io-i8i5 ou 1820, à la
rigueur jusqu'à i836, serait la plus importante de l'his-
toire...» {Glaubens- und Hoffnwigsblick des Volks Gottes,
2e édit. 1802, p. 2.)
Les années 1810 et 181 5 se passèrent sans avoir amené
la fin des temps.
Fallait -il ne compter que sur i836, c'est-à-dire sur
l'époque annoncée dès 1740 par le prélat wurttembergeois
Bengel?... Jung- Stilling, qui déjà en 1799 avait essayé
d'établir la date de la parousie, se remit à l'œuvre. Son
«.Taschenbuchfùr Freunde des Christenthums, année 181 6»,
donna une nouvelle supputation des temps.
D'après une tradition, conservée dans la famille d'Elie,
dit-il, l'état actuel du monde doit durer six jours, autant
que la création proprement dite. Le Psaume XC, 4 et la
2" Epitre de Pierre (III, 8) nous apprenant que «devant le
Seigneur un jour est comme mille ans et mille ans sont
Pb XXI -H
comme un jour », la durée totale du monde doit être de
6000 ans.
Quand ces six mille ans ont-ils commencé? Sur ce point
important, les auteurs — Jung le constatait avec regret —
n'étaient pas d'accord.
Usher, évêque de Dublin, avait placé la naissance de Jésus
en l'an 4000 ; Bengel l'avait reportée à l'an 8940.
Comment concilier leurs calculs ?
Il se trouva qu'un certain Jean Georges Franck, en son
vivant surintendant ecclésiastique à Hohensted, dans le Ha-
novre, avait publié en 1770 une chronologie biblique en
langue latine. Ce Franck avait contrôlé les données histo-
riques de la Bible à l'aide de calculs astronomiques. Jésus,
selon lui, était né en l'an 4181.
Au moment où écrivait Jung (octobre 181 5), on était donc
à la fin de la 5996e année du monde. Le « grand sabbat »
devait commencer vers 1819.
Jung était vieux. Son désir d'assister tout grouillant, sans
résurrection antécédente, à la parousie du Christ, l'emporta.
Il imagina que l'année 1816 était la véritable année 18 19
— les faiseurs d'almanachs ayant rajeuni de trois ans Jésus-
Christ — et annonça urbi et orbi que la fin des temps allait
commencer. '
On consulta la fameuse Bible, piétiste et chiliaste, de Ber-
lenburg, 2 on y trouva les mêmes indications.
1 La fin du monde fut annoncée à Paris même pour la fin de juillet 1816.
{Correspondance de M. de Rémusat. II, 1 63.)
2 La traduction des Ecritures, connue sous le nom de « Berlenhurger
Bibel », nebst einiger Erklarung des buchst'ibl. Sinnes, wie auch der
fûrnehmsten Furbildern und Weissagungen von Christo und seinem
Reich..., Berlenburg, 1726-42,8 vol. in-fol., servait, dit-on, d'arsenal
aux sectaires piétistes du dernier siècle et du commencement de celui-ci.
Je ne sais dans quel endroit de ce livre Jung a trouvé ce qu'il avance. Le
tome II (Introduction) donne positivement l'an 4000 de la création comme
celui de la naissance de Jésus. Les auteurs repoussent toute idée d'établir
des calculs au sujet de la parousie (Tom. VIL Apocal.); en général, il me
semble que l'on a fort exagéré dans le monde luthérien orthodoxe la
H- XXli -H
Mil huit cent seize se passa comme s'était passé mil huit
cent quinze , comme s'était passé mil huit cent dix. Les
adeptes prétextèrent alors d'une erreur de calcul (3 ans
donnés en trop à Jésus-Christ) et mirent leur espoir dans
le 1819 des calendriers vulgaires.
L'arche d'alliance avait paru dans le temple en 181 5;
la femme-soleil éclairait la Suisse. Elle devait précéder de
1260 jours le commencement de la fin. Mil huit cent dix-
neuf allait donc certainement exaucer les vœux des enfants
d'Israël. '
portée de ce livre qui n'a jamais dû être fort populaire, 1° parce qu'il est
des plus volumineux, 20 parce que ses gloses (Daniel, par exemple, et
Apocalypse) sont relativement mode'rées. Les auteurs avouent avoir
emprunté beaucoup à Jane Leade, à Antoinette Bourignon, à Mad. de
Guyon, à Eléonore de Merlau, femme Petersen.
1 II va sans dire qu'après 1819 on espéra en 1822, puis en 1 836, puis
.... ; mais les calculs récents n'ont rien de commun avec le sujet de ce
livre.
r^ers le printemps de Tannée 1805 les deux paroisses
réformées de Sainte-Marie-aux-Mines, en Alsace, se trou-
vèrent simultanément sans pasteur.
Depuis cinq ans M. Descombes desservait l'Eglise française,
mais le gouvernement n'avait pas encore approuvé sa nomination.
On ignorait même si l'Etat lui accorderait un traitement. L'Eglise,
de ses deniers, payait son ministre. Bon an, mal an, elle lui
remettait une somme fixe de quatre cents francs. '
M. Descombes venait de trouver une place dans le canton de
Vaud, son pays natal ; il offrait sa démission au consistoire de
.Sainte-Marie.
La paroisse allemande, plus zwinglienne, avait eu pour pasteur
le Bâlois Jean Daniel Meyer. installé au mois de février 1796.
I François Testus avait été le dernier ministre français avant Descombes.
Par Jacobinisme il avait donné sa démission en 1793 et renoncé à toute
fonction ecclésiastique. Cette promesse de ne plus jamais accepter de
place de pasteur, Testus ne l'avait pas tenue. Rentré en Suisse, son pays
natal, il était redevenu ministre à Coppet, près Genève. Après son départ,
la cure de Sainte-Marie était restée assez longtemps vacante.
II faut dire que le recrutement du clergé était alors extrêmement difficile.
... « Kein protestantischer Prediger im Elsass hat mehr als sechs
hundert Gulden Einkûnfte. Die Baitern besit^en nicht bloss das Recht
ihre Pfarrer ^u wcihleu, sondern sie auch ^u entlassen, wenn es ihnen
beliebt. Sobald cils ein verdorbener Student cingelciufen kommt und sich
erbietet den Pfcirrdienst fur eine geringere Summe %u ùbernehmen, cils
man bisher ^ahlte, so gibt mcin dem bisherigen Pfarrer den Abschied.
wie man einen Bedienten ablohnt. Bei so schlechten und noch da^u
unsicheren Aussichten. als Protestantische Pfarrer jet^t haben, ist es
natiïrlich, dass seit der Révolution, nur vier junge Mànner in den Stand
H» 2 «M
Meyer, rappelé à Bâle, ou il devait remplir les fonctions de diacre
à l'église Saint-Pierre, parlait d'un prochain départ.
Comment pourvoir au remplacement immédiat des deux ministres?
On s'ingénia. La communauté française réussit à retenir son
chef, qui était fort aimé. Elle refusa d'accepter la démission de
M. Descombes et chargea le consistoire supérieur de Mulhouse de
provoquer l'installation officielle de son pasteur.
L'embarras des réformés allemands fut plus grand. Pas de
proposant alsacien ! pas même un proposant suisse qui se montrât
disposé à accepter la charge devenue vacante ! Et jamais, cepen-
dant, depuis la fin du 17e siècle, le nombre des paroissiens n'avait
été aussi considérable !
Il y avait alors à Sainte-Marie une foule de citoyens de la
République Helvétique, membres, pour la plupart, de l'Eglise
réformée. Ils étaient venus en Alsace, chassés de leur pays par
la misère.
Presque tous ces étrangers portaient à la France une haine
implacable. Les brigandages exercés dans leur pays par les troupes
de Brune et de Massena en étaient cause. Des liens mystérieux
unissaient les immigrés à leurs frères du dehors et les mettaient
en communication avec les mécontents de toute la vallée du Rhin.
A leur tête était un médecin suisse, nommé Staub qui, né vers
der Candidaten eingetreten sind. ...» (Meiners Beschreib. einer Reise
nach Stuttgart u. Strassburg, 1801, p. ij3.)
Avant la révolution les ministres alsaciens e'taient payés par le prince
collateur, par la communauté et par l'Eglise, quand celle-ci avait des
propriétés. Le pasteur strasbourgeois, Matth. Engel, proposa en 1790
de laisser au gouvernement le soin de rémunérer les ecclésiastiques pro-
testants, qui eussent été complètement assimilés aux catholiques. Ses
collègues refusèrent de lui prêter leur concours.
Plus tard, quand, sur le rapport du réformé Boissy d'Anglas, la Con-
vention eut proclamé la liberté de tous les cultes «à la condition de n'en
salarier aucun», les pasteurs se trouvèrent dans la gène.
En 1806 le nombre des places de ministres était réduit en France à
171, sur lesquelles une cinquantaine n'avait pas de titulaire.
Le fait signalé par Meiners, de l'autorité, que les fidèles s'étaient
arrogé sur leurs pasteurs est exact. Les habitants de Gries avaient donné
l'exemple, vers le mois de septembre 1791, en chassant de son presbytère
le sieur Merz qu'ils voulaient remplacer par Brion, de Rothau.
1759 à Thalwyl, dans le canton de Zurich, avait commencé par
exercer son art dans sa ville natale, puis avait couru le pays et
pratiqué un peu en nomade à Bauma, a Pfeffikon, à Horgen, à
Stâfa. Staub s'était mêlé de politique; une révolution l'avait porté
au Grand Conseil de Zurich, d'où une contre-révolution le chassa.
Forcé de fuir, il s'était rendu en Alsace avec son fils. l
Après quelque séjour à Jebsheim et à Guémar, il était venu au
mois d'avril 1797, se fixer à Sainte-Marie, où résidait un de ses
cousins, Staub le vétérinaire.
La mort de Lavater survint et servit le nouveau venu. a L'of-
ficier de santé avait connu l'apôtre que tous pleuraient. Il avait
été l'un des disciples du maître, l'un de ces chrétiens d'élite, dont
Jung-Stilling, après le décès de son ami. prit la direction spiri-
tuelle. Les piétistes de Sainte-Marie se firent un temple de la
demeure du médecin suisse. On y vit, non seulement des réformés,
mais encore de prétendus luthériens, entre lesquels un nommé
Schmidhuber, originaire du Wurtemberg, se distinguait par sa
faconde. Cet homme, vigneron de son métier, était venu depuis
peu s'établir en Alsace, avec sa femme et un enfant. Il travaillait
à la journée, pour l'un, pour l'autre, tour à tour cultivateur, jar-
dinier, manouvrier ou tanneur, au gré de qui l'employait. Staub,
par lui, s'était fait planter des vignes, une centaine de ceps, auprès
du hameau des Halles. Schmidhuber devint le sacristain du cénacle
piétiste et ce cénacle se mit en quête d'un homme de Dieu, dis-
posé à venir remplacer le sieur Jean Daniel Meyer.
Après bien des recherches la nouvelle se répandit un jour qu'un
pasteur de Neuhofen, dans l'ancien Palatinat, offrait de se rendre
à Sainte-Marie.
Le candidat était probablement appuyé par des répondants
sérieux, car le consistoire local s'assembla à la hâte et dépêcha
à Mulhouse l'un de ses membres, l'ancien Felmé, muni d'une
lettre par laquelle les électeurs de l'Eglise réformée allemande
1 Staub est l'inventeur d'un traitement de la rlèvre typhoïde par le vin
et le quinquina à haute dose. Il a publié aussi un volume d'observations
tocologiques.
2 Lavater, blessé par un furieux, lors de l'entrée des Français a
Zurich ( 26 septembre 1790) était mort plus d'un an après, le 2 janvier
1801.
H» 4 *H
manifestaient le désir de voir à leur tête ^Monsieur Fontaines,
présentement ministre à Neuhofen". (9 Messidor an XIII.)
Le 29 Messidor, le consistoire de Mulhouse se rendit à ces vœux.
Le 22 Brumaire Napoléon confirma la nomination proposée. Por-
talis le fils informa le consistoire de cette décision, par lettre du
20 Frimaire an XIV, et invita en même temps le nouveau pasteur
à prêter entre les mains du préfet du Haut-Rhin le serment pres-
crit par la loi du 18 Germinal an X.
Sur les entrefaites Jean Frédéric Fontaines était arrivé à Sainte-
Marie, où il s'était fait installer, le 4 août 1805, aussitôt sa candi-
dature agréée.
Oui était-il ? . . Personne ne le savait. On ignorait si le nom
sous lequel il se présentait était véritablement le sien ; on ne savait
ni d'où il était, ni quelle était sa famille. Le Neuhofen même, où
il prétendait avoir été ministre, n'avait jamais eu de cure régulière,
mais seulement un prédicant, soldé par les fidèles tant qu'il leur
avait plu de le garder.
Fontaines s'était donné comme d'Eglise: on ne lui en avait pas
demandé davantage. Je présume qu'une de ses sœurs, Mad. Happel,
qui résidait à Spire, avait appris de la belle-sœur de Schmidhuber '
le besoin où l'Eglise réformée allemande se trouvait d'un pasteur
et qu'elle avait déterminé son frère à postuler l'emploi vacant.
L'imprimeur strasbourgeois Saltzmann 2 avait peut-être recommandé
quelque peu le candidat . . ?
Quoiqu'il en soit, le nouveau ministre amenait avec lui une
femme et cinq enfants. Tout ce monde se logea dans le presby-
1 Cette belle-sœur de Schmidhuber, Marie Kummer, dont j'aurai à
parler plus longuement, avait habité Spire.
2 François Rodolphe Saltzmann était né à Strasbourg le 9 mars 1749,
mais il avait passé une grande partie de son enfance à Sainte-Marie-aux-
Mines, où son père fut assez longtemps pasteur. Après avoir terminé ses
études au Gymnase de sa ville natale, Saltzmann entra comme précepteur
chez le baron von Stein et prit ensuite de l'emploi auprès du duc de
Saxe-Meiningen, qui lui conféra la noblesse. De retour à Strasbourg, il
tenta vainement de devenir professeur. Pendant la révolution il ouvrit
des conférences populaires et publia divers journaux, notamment la
<St}\issburger Zeitungn et le «Weltbote». Il s'était fait imprimeur depuis
quelque temps déjà. Connut-il Fontaines à cette époque? Divers indices
permettent de le soupçonner. Poursuivi comme feuillant, Saltzmann, en
H- 5 -H
tcre allemand et M. Fontaines entra en fonctions. Il débuta, comme
de raison, par une tournée à travers la paroisse.
Grand, bien fait — quoiqu'il traînât un peu la jambe — le
regard vif, la bouche vermeille et lippue, la parole alerte, déjà le
jeune ministre se félicitait du bon accueil qu'il recevait, quand une
femme de l'annexe d'Eschery, à sa vue jeta un cri. Qu'y avait-il?..
On accourut; on pressa la bonne femme de questions. Elle, enfin,
un peu remise : «quoi ! . . quoi ! . . c'est là notre pasteur ! . . Oh, je
le reconnais bien! je l'ai vu, il y a douze ans, à Strasbourg, à
côté de Schneider ! . . Oh comme vous poussiez votre cheval au
galop à travers la cathédrale!.."
M. Fontaines, dit-on, parut un peu troublé. Malgré ses dénéga-
tions, il resta acquis pour quelques malveillants qu'il avait été,
en 1793, compagnon sans-culottes sous Schneider, le rude guillo-
tineur de la légende. Et, comme Schneider, moine défroqué lui-
même, s'était entouré de prêtres qui avaient jeté la soutane aux
orties, quelques-uns ne craignirent pas d'affirmer que le nouveau
ministre jadis avait été un peu moine.
Plusieurs circonstances donnèrent à ces propos un air de vrai-
semblance. On remarqua que M. Fontaines paraissait se soucier
médiocrement des dogmes particuliers à son Eglise. Catholique,
luthérien, réformé, c'était tout un pour lui qui ne prêchait guère
que l'amour pour Jésus-Christ, le pouvoir merveilleux de la prière
et l'approche de la fin des temps.
Napoléon I régnait et son gouvernement ne rencontrait dans
la population indigène que de fervents admirateurs. Fontaines,
paraissait ne point partager l'engouement général. On observa M.
1793, trouva un refuge dans le midi de la France. Il avait été en relations,
en 1788, avec Saint-Martin, le philosophe inconnu; quand il fut rentré à
Strasbourg, en 1794, il se lia avec les inspirés d'outre-Rhin et particuliè-
rement avec Jung-Stilling et avec von Meyer, de Francfort. Il entreprit,
en i8o5, la publication d'une feuille périodique religieuse «Christliches
Erbanitngsblatt», et donna au public, en 1808, une brochure chiliaste
uUeber die letjte Zeit». D'autres ouvrages du même genre suivirent.
Ainsi, en 1810, « Blicke in das Geheimniss des Rathschlusses Gottes iiber
die Menschheit, von der Schopfung an bis ans Ende dieser Weltjeit.»
En 181 6 enfin parut «Geist and Wahrheit oder Religion der Geweihten».
Il était en correspondance avec Fontaines et fut lié avec Mad. de
Krudener jusqu'en 1 8 1 6. Il mourut le 7 octobre 1821.
«• 6 -H
le pasteur. Quelques uns trouvèrent singulier que sa santé, floris-
sante pendant tout le demeurant de l'année, faiblît subitement à
'l'approche du 15 août. Au jour marqué pour la fête de sa Majesté
l'Empereur, le ministre allemand se voyait constamment obligé de
garder la chambre. Incapable de paraître en public, il laissait à
son collègue luthérien le soin de prôner les vertus de Napoléon
le Lrrand. l
1 «Das Namens/est unseres theitren Kaisers, Napoléon L wurde hier
den i5. August 1806 feierlich begangen. Madchen und Jûnglinge
jogen mit Straussen ge^iert nach der lutherischen Kirche, welchen der
Magistrat mit schbner Musik folgte; Herr Pfarrer Schmidt hielt nach-
her auch in der Reformirten Kirche eine vortreffliche Rede (NB. Hr.
Pfr. Fontaine war ein wenig krank). Abends, war im Gasthofe jum
Rindsfuss ein grosses Abendessen ; der Beschluss machte Erleuchtung
und ein Bail au/ dem Rathhaus der ehemaligen Elsiisser Seite. . . »
(Journal intime de M. François Reber.)
Le pasteur luthérien Schmidt avait composé une cantate pour la cir-
constance :
<<Neig I h n nebst allen den Grossen pim Frieden auf Erden ;
Lass Sie ditrch Bande der Liebe vereinigt bald werdenl
Gerechtigkeit
Friede und Einigkeit
Begrund' die Wohlfart der Volker »
MM. Reber, grands manufacturiers à Sainte-Marie-aux-Mines,
employaient depuis l'an 1785 ou à peu près, un nommé Jean
Balthasar Wepfer, de Diesenhofen, près Schaffhouse. '
Wepfer voyageait pour la maison, principalement en Suisse et
en Allemagne, quelquefois en Lorraine et en Bourgogne. Sa for-
tune personnelle, acquise à force d'économie, lui permettait de
vivre dans une aisance relative. Il était chrétien, mais comme
Tétait tout le monde, ni plus ni moins, et sans y chercher ma-
lice. Avant 1806, jamais il n'avait songé à s'enrôler parmi les
piétistes. S'il était religieux, au moins n'avait-il pas la dévotion
morose. Il égayait volontiers les jours que le Seigneur lui don-
nait à passer ici-bas. Versificateur et joyeux compagnon, il
disputait la double palme de la poésie2 et du tarot, le jeu
alors à la mode, à Schreiber, l'ancien directeur des mines, théo-
philanthrope sans avoir ouï parler de Chemin ni d'Hauy et
auteur du plus illisible des ouvrages : „la Religion de F Etre
raisonnable" .
C'était une singulière société que celle de Sainte-Marie à cette
époque! A côté des chefs et des promoteurs de l'industrie nais-
sante, quelques familles d'anciens officiers des mines et de loin
1 Wepfer était né à Diesenhofen en Suisse, le i3 octobre 1759, de Jean
Henri, schultheiss de la ville, et d'Elisabeth Wehrli, originaire de Zurich.
Sa mère était morte le 29 mai 1770, son père le 5 février 1785.
2 Voici, à titre d'échantillon, le début et la fin d'une lettre de Wepfer
à François Reber, alors en Italie:
« Ihr Brie/ von Rom datiert
War wie es scheint nicht arretiert
Denn ich erhielt ihn ^u rechter Zeit.
Ich danke fur ihre Mûh und Gûtigkeit
Mir ju beschreiben ihrer Gegend herrlicher Rei^
Die wie sie sagen ûbertrifft die nordische Schwei^.
Anstatt qu spa^ieren im Borghesischen Garten
Verweilen wir uns mit den Tarroc Karten
j* 8 44
en loin chez le médecin Cellarius le fameux Schulmeister, son
beau-frère, Schulmeister qui venait d'amener le général Mack à
capituler dans Ulm et qui, dans la guerre de 1806, allait prendre
une forteresse prussienne à lui tout seul.
Dans les appartements de Jean Georges Reber le père, des
musiciens, dirigés par le vieux maître de chapelle Franck, de
Bliescastel, juif converti, pensionné autrefois par je ne sais quel
petit prince allemand, puis devenu, quelques jours avant la révo-
lution, organiste à l'église catholique de la Madelaine.
Chez François Reber le fils, des peintres, de Strasbourg, de
Colmar, de Mulhouse, de Fribourg en Brisgau, et même un sculp-
teur, Xaveri Friederich, de Ribeauvillé.
M. Fontaines trouva dans la maison Reber un acceuil des plus
bienveillants. Non seulement la famille du manufacturier était
pieuse, mais Jean Georges, venu de Mulhouse, se rattachait par
son origine à l'Eglise allemande. Des rapports, sinon quotidiens,
du moins assez fréquents, s'établirent entre les habitants du presby-
tère et leurs voisins les industriels.
Wepfer était de Diesenhofen ; M. Fontaines connaissait Zurich.
On se lia et le hasard voulut qu'à peu de temps de là on eut
occasion de se fréquenter davantage.
Le temple, dans lequel Descombes et Fontaines prêchaient,
était une sorte de grange, bâtie aux frais de la communauté fran-
çaise dans le temps où l'Edit de restitution avait menacé d'en-
lever aux calvinistes leur église de Surlhâtes (1634). Les Réformés
de 1806 voulurent parer de quelques ornements l'édifice trop
simple de leurs pères. Une commission fut nommée, dans laquelle
entra François Reber, et les travaux commencèrent.
Und da wir vermissen den Lorbeerwald
Sijen wir beym Ofen weil es macht kalt :
Znm Ersatr; des Orchester der Nachtigallen
Lassen wir uns die Musik von Frank gefallen
Unbesorgt stellen wir der Critik ein Ziel
Und rauchen unsere P/ei/e beym Billardspiel . . .
Unterschrieben an meinem Namensfest
Als ich verliess die Stuben voll G'ist
Und ich mich nenne seit vierpg Jahr lier
Johann Balthasar Wepfer. 10 nivôse XI.»
H» 9 «H
Un clocher de soixante et dix pieds de haut surmonta le vieux
bâtiment, que l'on soutint à l'intérieur au moyen de deux co-
lonnes, dites toscanes, au-dessus desquelles furent placés quelques
piliers de bois de chêne, présent des frères de la commune d 111-
hàuseren; après quoi l'on se pourvut de cloches.
Durant les absences assez fréquentes de François Reber, pas-
sionné pour les voyages, Wepfer le remplaça dans la surveillance
des travaux, et, comme Reber qui avait visité l'Italie, critiquait
plus d'un détail, à son gré de mauvais goût, il arriva que des re-
lations suivies se nouèrent entre le commis devenu le truchement
de ces plaintes et les principaux intéressés, c'est-à-dire les mi-
nistres. Une certaine intimité ne tarda pas à s'établir entre Wepfer
et le pasteur allemand ; elle grandit de jour en jour et l'on re-
marqua que Jean Balthasar, alors fort proche de la cinquantaine,
et qui, trois ans auparavant, avait tourné un couplet contre un
célibataire devenu subitement épris de mariage, semblait se plaire
infiniment auprès de Mlle Auguste Catherine Salomé La Fontaines,
veuve Happel et sœur du ministre. Dans le public on parla
d'épousailles. Mais décemment pouvait-on se marier juste à la
veille de la fin des temps?...
Car, hélas, il devenait impossible d'en douter ! le vieux monde
allait disparaître!... les signes d'une catastrophe prochaine se mul-
tipliaient ; ils devenaient chaque jour plus pressants. Une comète
avait paru au mois d'octobre 1807 1 et Schmidhuber qui, depuis
que l'on avait des cloches, avait, quoique luthérien, été promu
au poste de sonneur des Réformés, Schmidhuber s'en venait chaque
jour au presbytère avec les nouvelles les plus alarmantes. Il ne
parlait que de peste: de famine et de guerre. Tous les fléaux de
l'Apocalypse allaient se déchaîner!... la propre belle-sœur du son-
neur de cloches, Marie Kummer, la prophétesse, ne cessait de
l'annoncer!...
1 Les contemporains, paraît-il, se montrèrent assez surpris de l'effet que
l'apparition de cette comète produisit sur la foule. M. François Reber,
par exemple, note dans son journal intime : « Im \Tonate Oktober ( i8oy J
war ein Komet 7» sehen, welcher dem Volke ju allerhand aberglàubi-
schen Muthmassunçen Anlass srab....»
'■x^TNtvyv-
Marie Gottliebin Kummer était née à Neu-Cleebronn, dans le
Wurtemberg, le 5 août 1756. Elle était la plus jeune des filles
de Jacques Frédéric Kummer, vigneron, et de Reine Hoffmann,
son épouse. '
Le village de Cleebronn, bâti au pied du Stromberg, dans un
vallon humide, comptait, il y a quelques années, 1315 habitants,
dont trois seulement n étaient pas protestants. Un recensement
de 1784 donne pour Neu-Cleebronn, partie autrefois mayençaise
du village, 58 bourgeois et 9 veuves.
Le père Kummer, remarquant qu'il peinait fort et gagnait peu
en travaillant les vignes de ses concitoyens, se mit un jour à
biner celles du Seigneur. Il entreprit de tenir dans son logis des
assemblées de dévotion, où l'on se contenta d'abord de commenter
les sermons de M. le pasteur du lieu. Petit à petit Kummer aven-
tura quelques gloses, que lui dictait l'Esprit. Les gens de la pa-
roisse et même ceux du dehors en vinrent à le considérer comme
un savant : on accourut de loin — et non pas les mains vides —
pour être admis dans son conventicule. Bientôt Kummer vécut
dans l'aisance, aux dépens de son troupeau : il trancha du mon-
sieur et se fit honneur, le dimanche, de belles pantoufles jaunes.
1 Pour tout ce qui concerne Marie Kummer, la Kummrin d'Eynard,
voyez «Evangelisches Kirchen- und Schulblatt» XIV. Jahrg. n° 32 (7 août
i853), «Volksbote» de 1 865, où se trouve une nouvelle du pasteur Stauden-
meyer, de Gliglingen, auteur, je le crois, de l'article du «Schulblatt».
Voyez surtout, Actenmiissige Geschichte einer neuen wûrtember gischen
Prophetin und ihres ersten Zeugen nebst Nachrichten und Bemerkungen
ùber mehrere chiliastische Schriften und Trdumereyen Wiirtember-
gischer Pietisten und Separatisten, herausgegeben von Dr. Heinrich
Philipp Konrad Henke. — Hamburg 1808, bey Benjamin Gottlieb
Hoffmann. Préface datée de «Helmstddt am 2. mai 1808.»
Je demande pardon au lecteur de ce que j'entre dans les détails de
l'histoire de Marie Kummer, mais les éloges prodigués par Eynard à «la
sévère prophétesse» m'y obligent. Sans la Kummrin, du reste, eût-on
songé à la Sainte-Alliance ? ... il est permis d'en douter.
H» 1J -H
Le vigneron-prédicant soumit ses partisans à une discipline de
fer. Il devint leur directeur spirituel et jusqu'à un certain point
leur confesseur. Quelqu'ouaille était-elle soupçonnée d'avoir dévié
du droit chemin, on l'enfermait dans une sorte de cachot, ménagé
dans la maison du Père, et elle y restait jusqu'à ce que ses la-
mentations eussent acquis le degré d'acuité réputé symptomatique
de la parfaite contrition. Le reclus alors était tire de son in pace ;
ou le menait devant un sanhédrin de frères, qui écoutaient l'aveu
de ses péchés et pesaient ensuite son repentir. Arrivait-il, au
contraire, que le prévenu niât les faits dont il était accusé, une
chambre d'enquête s'assemblait dans un cabinet spécial. Jusqu'où
cette enquête pouvait aller, on n'en sait rien, mais il se trouva
un jour un mari qui accusa Kummer d'avoir mené sa femme un
peu bien loin dans le cours d'une pareille instruction secrète.
L'affaire fit du bruit et en eût fait davantage, si le pasteur de
Cleebronn n était intervenu. Politique avisé, il sentait qu'il avait
besoin de l'appui du vigneron et s'arrangea pour que le plaignant
reconnut avoir parlé dans l'ivresse.
Pourvu de biens temporels au-delà de ce qu'il en pouvait sou-
haiter, Kummer laissa ses enfants s'accoutumer à l'oisiveté.
Quelqu'un lui faisait-il des remontrances à leur sujet, il répondait
par le dicton favori des piétistes, que Dieu pourvoirait à la sub-
sistance des siens. Et puis sa Marie montrait de telles dispositions
qu'il augurait merveilles d'une fille bénie entre toutes.
Il faut convenir cependant que si l'enfant se distingua à cette
époque, ce ne fut pas à l'école. Quand Marie sortit de classe, elle
savait tout au plus lire tant bien que mal la lettre moulée.
Dès qu'elle eût été confirmée, le père Kummer se mêla de son
instruction. Il l'admit dans le cénacle, où même il lui confia un
emploi, celui de lectrice. La Bible devint ainsi familière à la
jeune fille, et surtout l'Apocalypse, dont les sombres prophéties
,,1'attiraient tout en l'emplissant d'horreur".
Rêveuse, nerveuse, portée vers l'extraordinaire et le surnaturel,
la jeune fille parut peu propre au travail des champs. On l'occupa
au logis, à coudre et à tricoter. Cette vie sédentaire et solitaire
acheva de la livrer aux fantaisies de son imagination. Son impres-
sionnabilité devint extrême : quelques troubles apparurent , pro-
dromes d'une névrose.
«• 12 «K
Adonnée outre mesure aux exercices de dévotion, aux macé-
rations et aux jeûnes, Marie finit par rôder ça et là. Elle fréquenta
chez les capucins du voisinage et visita assiduement leur couvent
du Michelsberg, où elle se plut à s'abîmer dans la prière. M. Stauden-
meyer rapporte qu'elle eut aussi des entretiens avec deux ermites.
le père Siméon et le père Baumann, gens dont les idées religieuses
ne paraissent pas avoir été des plus claires.
A un quart de lieue au sud-ouest du village de Cleebronn se
trouve le domaine du Catharinenplaisir. Un certain comte de Mar-
ti nengo l'avait acheté en 17 76. Ce Martinengo avait longtemps
résidé à Surinam: il y avait épousé une façon de moricaude,
idolâtre à demi, à demi mahométane, qui lui avait donné un fils.
Marie se mit en tête de faire baptiser cette payenne et son enfant.
Tandis qu'elle y rêvait, le comte mourut. Sa femme, qui avait
alors vingt deux ans, habita encore un temps le Catharinenplaisir,
en compagnie des deux sœurs du défunt. Le 12 juin 1780, elle
se fit baptiser à Erligheim et y fit baptiser son fils. Peu après,
elle quitta sa propriété, vendue depuis 1779 et se rendit à Vienne
avec ses belles sœurs.
La mère de Marie venait de mourir et Kummer avait pris une
autre femme. La jeune fille quitta la maison paternelle. Elle se
rendit d abord à Augsbourg, chez un cousin, facteur d'orgues.
D'Augsbourg, elle alla à Spire, chez une sœur de son père. Enfin,
elle passa à Vienne.
Ce qu'elle y fit, on ne l'a jamais su exactement. Les uns veulent
qu'elle ait demeuré avec un jeune médecin, qui la faisait paraître
en public, comme somnambule. Ce médecin étant mort, elle fut,
dit-on, chassée d'Autriche à coups de verge et revint à Cleebronn,
vers le mois d'août 1790.
Elle-même raconta plus tard qu'elle était entrée à Vienne au
service de l'intendant d'un certain comte. La femme de cet inten-
dant l'avait persuadée de se faire catholique. Convertie, elle avait
été admise dans la maison du comte, d'où un ange était venu lui
commander de sortir : „Dieu voulait qu'elle retournât en Wurtem-
berg, où il avait dessein de l'employer à de grandes choses...'"
Une autre fois elle déclara que le comte avait voulu la séduire,
mais elle s'était défendue et l'avait mordu au doigt. Il lui avait
offert alors quatre cents gulden et lui avait proposé de la marier
*♦ 13 •»
à un artisan. Elle avait refusé. A la suite de cette aventure, elle
avait quitté Vienne, en compagnie d'un ami de son maître, comte
aussi, mais du nom duquel elle ne se souvenait point. Ils étaient allés
ensemble jusqu'à Linz, où elle était tombée malade, ce que voyant
son compagnon, il lui avait remis trois carolins et l'avait quittée.
Rendue à la santé, elle avait pris la poste et était revenue à
Cleebronn.
Elle avait abandonné à Vienne tous ses effets et même son
linge. Le père Kummer manifesta l'intention de réclamer les hardes
de sa fille: Marie le pria de n'en rien faire, prétextant d'un ordre
de l'ange Gabriel, qui était venu lui défendre, de la part de Dieu,
de s'occuper de pareilles misères temporelles.
Rentrée catholique au village, qu'elle avait quitté encore à peu
près protestante, Marie reprit les exercices de son enfance.
La névrose subsistait. Au mois de novembre 1790 une première
crise provoqua une extase. Le bruit se répandit que la fille Kummer
prophétisait.
Jacques Frédéric Kummer mourut au printemps de 1792- Le
pasteur de Cleebronn craignit que la fille ne s'emparât dans la
paroisse de l'autorité qu'y avait eue le père ; il se hâta de décrier
les visions de la malade et ne se donna point de repos qu'il n'eût
forcé Marie Gottliebin à quitter le village. Elle partit et trouva
un asile chez une de ses sœurs, la femme Schmidhuber, qui
demeurait à Meimsheim.
Avertie par les tracasseries mêmes qu'on lui avait suscitées à
Cleebronn du parti qu'elle pouvait tirer de son mal, réel ou simulé,
Marie s'empressa d'exploiter des accidents qu'un prêtre moins égoïste
eût cherché à guérir.
Dans sa nouvelle résidence de Meimsheim tout l'encouragea à
la fraude. Sa sœur fut la première à voir, dans les manifestations
d'une névrose plus ou moins feinte, l'influence de je ne sais quoi
de surnaturel. Les voisins accoururent et recueillirent comme autant
d'oracles les paroles de l'hypnotisée. Bientôt le renom de la Kummer
s'étendit au loin: on vint de dix lieues à la ronde consulter la
voyante en communication avec l'Esprit du Seigneur.
Meimsheim est à quelques kilomètres de Cleebronn et du vieux
château de Bônnigheim. Le prince Louis Eugène, frère de Charles
duc régnant de Wurtemberg, s'était retiré dans ce château, après
H- 14 -H
avoir quitté le service militaire. Agé de soixante deux ans, d'hu-
meur affable et débonnaire, Louis Eugène était d'une dévotion
aussi fervente qu'étroite. Il avait des moines dans son entourage,
se livrait à toutes sortes de pratiques extérieures, accomplissait
des pèlerinages et entretenait, des gens, dont l'unique occupation
devait être de prier pour lui et pour les siens. Illuminé avec cela,
comme beaucoup de princes allemands de l'époque !
J'ai dit que Marie visitait quelquefois la chapelle des capucins
du Michelsberg. Elle s'y rencontra avec des personnes de la cour
de Bônnigheim. Le récit que ces gens firent au prince Louis
Eugène des merveilles opérées par la prophétesse le rendirent
curieux de la voir. Il lui donna, dit-on, une audience secrète, où,
dans un moment d'extase, elle prédit la mort prochaine du duc
Charles. Cette mort arriva en effet dès l'année suivante (24 oc-
tobre, 1793), et le prince Louis Eugène devint le souverain du
Wurtemberg. Cette anecdote, vraie ou fausse, fut habilement
répandue par la Kummer, dont le renom grandit étrangement.
La voyante sut profiter de l'engouement général et de la conni-
vence bienveillante de l'administration. La police ecclésiastique lui
ayant suscité quelques difficultés à Meimsheim, difficultés sur les-
quelles j'aurai à revenir, elle se mit à courir le pays. On la vit
à Besigheim, à Kornwestheim, à Iustingen, à Blaubeuren. Rien
ne troubla le cours de ce voyage triomphal. Un jour, cependant,
des plaisants ayant appris qu'elle prétendait ne pouvoir user d'au-
cun aliment, tant qu'elle était dans sa période d'extases, lui jouèrent
un méchant tour. Ils firent une perquisition au logis du doyen de
Kornwestheim, où elle demeurait, et découvrirent sous les combles
une jolie provision de victuailles à son usage.
Le 20 mai 1795 le duc Louis Eugène mourut subitement et
ut remplacé par son frère Frédéric Eugène. Celui-ci, marié à une
nièce de Frédéric le grand, de la maison de Brandenburg-Schwedt,
avait fait élever ses enfants dans la religion protestante. 11 ne régna
que peu de temps et fut remplacé dès le 22 décembre 1797, par son
fils aîné Frédéric. La police, sous ce nouveau souverain, ne se
montra plus aussi accommodante que du passé. Les sectes wur-
tembergeoises remuaient : Frédéric tenta de les réduire. On sur-
veilla la Kummer, qu'un prodige malencontreux acheva de perdre.
Au sortir de Cleebronn, Marie avait été reçue des mieux par son
beau-frère Daniel Schmidhuber. Elle s'était fixée auprès de lui et
gagnait sa vie, en apparence avec son aiguille, en réalité en
exerçant ses petits talents de sibylle champêtre.
Le pasteur de Meimsheim l était un nommé Hiller, marié et
père de sept enfants. La paroisse était riche. Le presbytère, bâti
en 1743, était des mieux construits, élevé de deux étages, vaste
et commode. Sur le faîte nichaient des cigognes. Il paraissait
impossible que dans une telle demeure on ne menât pas une
heureuse vie.
Hiller avait été averti des crises singulières qui s'emparaient à
tout moment de sa nouvelle paroissienne. Il voulut constater la
réalité de ce qu'on lui racontait. Un jour que la voyante était
en extase il courut chez la femme Schmidhuber. Etonné de ce
qu'il y vit et de ce qu'il entendit, il engagea Marie à loger chez
lui, afin, dit-il plus tard à ses supérieurs, de pouvoir suivre cette
affaire de plus près.
Marie s'enfuit, les ecclésiastiques n'étaient-ils pas ses pires en-
nemis?... Elle se souvenait trop des persécutions qu'elle avait
endurées à Cleebronn pour s'aller mettre aux mains d'un nouvel
adversaire. Elle gagna Spire, où vivait une sœur de son père. Dix
ans auparavant elle avait déjà rendu visite à cette tante; le bruit
1 Meimsheim est un joli village de p56 habitants, dont 38 catho-
liques. Il est bâti à l'entrecroisement de plusieurs voies romaines, à
trois quarts de lieue de Cleebronn. Les légions de Garacalla remportèrent
à Meimsheim une victoire signalée sur les Germains. Quelques légendes
ont rendu le village fameux: il y revient une Dame blanche et jadis
chevauchait de nuit, à travers les marais des environs, un chevalier
sans tête, qui a disparu, on ne sait pourquoi. — Deux sœurs de Marie
Kuramer étaient mariées à Meimsheim.
** 16 -H
courait même quelle avait rencontré là un bonnetier au métier,
qui l'avait vainement priée d'amour et de mariage.
A peine fut-elle arrivée à Spire que des anges lui apparurent
et lui enjoignirent par deux fois de retourner incontinent à Meims-
heim. „Le pasteur Hiller, lui dirent-ils, bien loin de te vouloir
(lu mal, a été choisi par l'Eternel pour être le témoin et le greffier
des révélations que tu vas recevoir."
La Kummer commit la faute de ne pas obéir immédiatement
aux ordres célestes. Elle attendit six mois avant de reprendre le
chemin de Meimsheim. En punition des retards qu'elle mettait à
son retour, le Seigneur l'affligea d'un mal, qui la retint quinze
jours de plus. Guérie enfin et repentante, Marie se soumit et
alla trouver Hiller (1793)-
C'était bien à regret qu'elle se risquait chez un homme d'Eglise,
mais les intérêts de la chrétienté exigeaient qu'elle leur fit le sa-
crifice de ses goûts. Saint Jean l'apôtre n'avait livré aux fidèles
qu'une Apocalypse imparfaite; les faibles yeux des hommes de
son temps n'eussent pas supporté plus de lumière et il savait
qu'un jour Mademoiselle Kummer serait suscitée par le Seigneur
pour compléter son œuvre.
Le pasteur de Meimsheim désirait soumettre l'extatique à une
observation réglée; il l'accueillit donc à bras ouverts. Elle, mo-
deste et rougissante, commença par lui dire que les ordres d'en
haut voulaient que lui, Hiller, devînt le témoin des inspirations
qu'elle allait avoir et en môme temps le greffier destiné à les
transcrire.
Un premier ravissement ne tarda guère et Marie put dicter à
Hiller un premier procès-verbal.
Un ange fort honnête était venu prendre Mlle Kummer et
l'avait menée d'abord à l'apôtre Jean, qui, à sa vue, se confon-
dit en politesses: „Tous les bienheureux, dit à sa visiteuse l'au-
teur de l'Apocalypse, tous les saints sont dans la joie depuis
qu'ils savent à quel rôle vous êtes destinée. Moi-même je ne me
tiens pas d'aise!... Mon vieux livre, que j'avais droit de croire
un peu oublié, il s'en va donc reparaître, revu, corrigé et grâce
à vous considérablement augmenté!... Oh, dites bien à l'homme
de Dieu Hiller que je me ferai un devoir et un plaisir de l'assister
dans la rédaction de son travail!... Le saint pasteur!... qu'il a
«• 17 44
de vertus!... mais aussi, mon enfant, je vous en fais la confidence
— le Seigneur lui destine une récompense sans pareille!... ap-
prenez qu'il aura un siège... qui sera un trône d'or... parmi les
docteurs de la loi!... dans le sanctuaire suprême de la grâce!"...
Après que Saint Jean eût débité ces civilités, il prévint sa
bonne amie, la Kummer, quelle allait connaître bien des affaires
cachées aux simples mortels. „Toutefois, ajouta-t-il, il est deux
points qui doivent encore demeurer secrets. L'un d'eux vous sera
confié, mais sous la promesse que vous n'en soufflerez mot.
Quant à l'autre, le Seigneur — je ne sais par quel caprice! —
tient à le tenir encore caché."
Tout en devisant de la sorte, apôtre et prophétesse se pro-
menaient en paradis. Ce que la Kummer en aperçut lui parut
si beau qu'elle eut toutes les peines imaginables à se résigner
au retour. Dieu, qui ne souffre point que ses serviteurs aient
des hésitations, la châtia de cette intempérance d'admiration en
lui envoyant une douleur sous les fausses côtes gauches. Le
mal dura plusieurs jours.
Les supérieurs du pasteur de Meimsheim avaient eu avis de ce
qui se passait. Le doyen Môgling, chef immédiat de Hiller, de-
manda communication des procès-verbaux apocalyptiques rédigés
par son subordonné. L'excellent greffier les lui transmit, mais
avec quel trouble!... Les choses du ciel allaient être dévoilées!...
Môgling n'allait pas manquer de s'enthousiasmer!... une ère nou-
velle s'ouvrait pour l'humanité!...
Le doyen, bien chaussé de lunettes et la Bible au poing, étu-
dia l'apocalypse Kummerienne. Après un examen des plus minu-
tieux, il décida que ce grimoire contenait des propositions aventurées
et même en contradiction avec la parole de Dieu. Il commanda
donc à Hiller de renvoyer au plutôt la voyante.
La Kummer quitta le presbytère. On était alors au commence-
ment de l'année 1794. Pour occuper ses loisirs elle entreprit une
tournée apostolique, celle dont j'ai parlé, par Kornwestheim,
Blaubeuren etc. Le spécial ou doyen de Kornwestheim lui prêta
une oreille complaisante, aussi fut-il en récompense promu peu
après au poste de second greffier.
Après une absence de six mois la prophétesse revint à Meims-
heim. où la ramenaient les ordres du Ciel.
M- 18 *H
Il est probable qu'avant de rentrer au presbytère elle avait fait
ses conditions, car le pasteur Hiller s'empressa de déclarer offi-
ciellement qu'il renonçait à entendre à toute objection prétendue
raisonnable, vraie suggestion du péché. „J'ai éprouvé, écrivit-il au
doyen de Brackenheim, celle qu'on ose soupçonner; je l'ai mise
à l'épreuve souvent et même en présence de témoins, savoir ma
femme et mes filles. Je l'ai questionnée au sujet d'Amd, de Bengel,
d'Oetinger. de Steinhofer, de Brastberger et d'autres hommes
pieux ; je lui ai montré de leurs ouvrages : elle ne les connaissait
point. Bien plus, j'ai pu me convaincre qu'elle ne sait rien de
l'Apocalypse de Jean. Sa piété est sincère, mais ignorante. Dans
le temps même où j'eus avec la Kummer les entretiens que je
viens de dire, elle était malade. J'allai la visiter quelques heures
après notre première conversation sur le sujet des grands hommes
que j'ai nommés; elle m'apprit que son ange était venu et lui
avait promis de lui montrer prochainement tous les person-
nages desquels j'avais parlé. Sur l'observation qu'elle avait
faite à l'ange qu'elle ne se souvenait plus du nom d'aucun
d'eux, il avait répliqué qu'il y penserait pour elle et les lui
présenterait tous. A peu de temps de là l'ange tint véritablement
sa promesse..."
Convaincu par cette épreuve et par d'autres du même genre,
Hiller reprit ses fonctions de greffier ; mais tout à coup et sans
que rien le présageât, la voyante lui déclara que la troisième ré-
vélation , celle qui devait être la dernière et la plus importante,
était remise à une époque encore indéterminée.
Le bonhomme, cruellement déçu dans ses espérances, courut à
Kornwestheim, chez son ami le doyen H...t...n. Assisté de ce col-
lègue, il se mit à consulter avec ardeur les Prophètes et l'Apoca-
lypse, comparant mot pour mot les visions de la Kummer avec
celles qui sont relatées au Livre saint. Après cet examen qui fortifia
leur foi, voilà les deux amis désolés et déplorant la fin préma-
turée des oracles.
Le lendemain Hiller revint à Meimsheim. Marie Kummer était
malade. — „Ou'avez-vous fait? demanda-t-elle. Far quelles prières
avcz-vous fléchi le Seigneur?.., Dieu, sur vos instances et sur celles
fie votre ami, consent à me découvrir encore bien des mystères,
mais que votre curiosité me fait de mal!... Je souffre cruellement.
H- 19 -H
Jamais, non, jamais, je ne pourrai résister aux douleurs que j'endure,
à cause de vous..."
Les tortures de l'inspirée paraissaient en effet intolérables et ne
cédaient à aucun remède. Le pasteur dut le constater, après force
essais infructueux, où il avait épuisé ses médicaments et ses prières.
Dans le dessein d'échapper aux souffrances qu'elle endurait, la
Kummer se donna de tels mouvements qu'une plaie lui vint au
côté. Cet excès de misère toucha le bon Jésus. Il prescrivit à
l'infortunée un topique qui la devait guérir, de la poudre de char-
don bénit, cuite dans le vin. Après trente six heures d'application
du remède, la peau redevint saine et nette. En même temps Hiller
constata un second prodige: la quantité de poudre, dont il avait
fait emplette, lui parut triplée. Sur la remarque qu'il en fit, Marie
lui déclara, de la part du Sauveur, qu'il en était réellement comme
il avait cru voir: c'était là un de ces menus miracles, qui en
paradis s'opèrent si couramment que les bienheureux n'y font
plus attention.
La foi profonde avec laquelle le pasteur de Meimsheim accep-
tait tout causa à Dieu le plus vif plaisir. Il commanda en con-
séquence à la prophétesse de témoigner à Hiller son entière
satisfaction. Elle devait lui dire, en même temps, que de même
qu'autrefois Jésus avait confié sa mère à l'apôtre Jean, de même
présentement il remettait aux soins du bon prêtre wurtembergeois
ce qu'il avait de plus cher en ce monde, savoir Marie Gottliebin
Kummer, sa servante bien-aimée. Déjà ministre de l'Eglise,
Hiller fut investi d'un sacerdoce nouveau et extraordinaire. Il de-
vait servir à la prophétesse de témoin, de greffier et de prêtre.
L'honnête desservant se le tint pour dit. Même, par un petit
mouvement de vanité, qu il n'eut pas la force de réprimer, il
se mit à relire avec attention les œuvres des Prophètes : il n'était
pas invraisemblable qu'Esaïe ou que Daniel, dans les paroles des-
quelles on trouve tant de choses, eussent fait quelque part une
allusion plus ou moins symbolique à la gloire du maître Hiller.
Il ne rencontra rien, mais continua de transcrire avec une
sainte émotion les révélations de jour en jour plus surprenantes
que lui dictait Marie. Il ne se lassait point, entre temps, d'admirer
le Seigneur, créateur et conservateur du ciel et de la terre, qui
prenait le loisir de dépêcher des anges à propos d'une pièce
&• 20 *H
d'habillement nécessaire à la Kummer ou à propos d'un ruban,
dont il souhaitait de la voir parée.
A son tour, Hiller essaya d'imiter l'Eternel, autant que le per-
met la faiblesse humaine : il se plut à rendre à la prophétesse les
soins les plus serviles et les plus bas.
Marie, à ce moment, reçut de Jésus un règlement de vie, qu'elle
dut jurer d'observer strictement. Quelques témoins chargés d'as-
sister Hiller et de le suppléer lui furent désignés.
La bien-aimée du Sauveur devait obéir à Hiller et à Mad. Hiller,
qui étaient constitués ses gardiens et sans l'autorisation expresse
desquels elle ne devait rien entreprendre. Elle devait se priver
de toute promenade au dehors , de toute visite à ses sœurs , à
moins qu'un ange ne lui en donnât permission expresse. Elle devait
se tenir constamment auprès du pasteur ou de sa femme ; elle
ne devait parler jamais que de choses saintes. Si quelqu'un sur-
venait, elle avait à se retirer dans sa chambre. Il ne lui était
permis de prendre aucun aliment, aucun breuvage, avant d'avoir
fait une prière. L'usage de la viande et même celui du bouillon
lui étaient interdits. Les anges, au demeurant, étaient chargés de
lui apprendre, à l'occasion, de quel met elle pouvait manger, et
de quel vêtement elle pouvait s'habiller. Elle avait à fournir elle-
même son pain et à le payer.
Hiller accepta les fonctions de tuteur avec la facilité qu'il
avait mise à accepter celles de greffier. La Kummer lui apprit
alors qu'elle était la fiancée de Jésus. Le pasteur de Meimsheim
reçut mission de la marier au Christ. Elle lui enseigna le rituel
à suivre. La cérémonie se fît, avec beaucoup de dévotion, en
présence de Mad. Hiller, de Mlle Hiller et d'une jeune étrangère.
Le pasteur avait revêtu l'habit sacerdotal; Marie était habillée de
blanc et de rouge. *
Le doyen Môgling (de Brackenheim) informa derechef. La
prophétesse avait reçu du ciel avis des persécutions qui l'atten-
daient. „Le diable avait mis en campagne ses plus furieuses
troupes, secondées de toute la séquelle des employés du gouver-
1 Henke (p. ii5) décrit tout au long la toilette prescrite en cette
occasion par Jésus à sa fiancée. Avant de recevoir la bénédiction nup-
tiale, Mlle Kummer dut prendre un bain.
H* 21 «H
neraerït, mais elle n'avait rien à craindre. Autant Satan lui susci-
terait d'ennemis, autant le Seigneur enverrait de cohortes d'anges
ailés ou aptères pour la défendre. . . "
Au mois d'octobre 1794 les autorités supérieures hasardèrent
quelques observations, auxquelles Hiller répondit par l'envoi de
ses procès- verbaux. Après huit mois de réflexions les directeurs
transmirent à la Kummer l'ordre de changer de vie ou de résidence.
Elle n'obéit qu'à demi. On avait désiré qu'elle retournât à
Cleebronn; elle se contenta de quitter le presbytère, mais non le
village de Meimsheim, où, logée chez la femme Schmidhuber, elle
continua à recevoir de la cuisine du pasteur ses repas canoniques.
Le doyen de Brackenheim n'obtint rien de plus. L'autorité
se résigna à intervenir. Le 16 février 1796 l'Oberamt reçut ordre
de commencer une enquête. „Pourquoi Marie avait-elle quitté
Spire et quitté Vienne? . . une visite médicale paraissait néces-
saire, des desordres physiques pouvant être la cause déterminante
de ses crises. Il fallait éloigner la voyante de Meimsheim, la
placer chez d'honnêtes gens, et l'enquête une fois terminée, la
ramener à Cleebronn..."
L'Oberamt ne fit rien. Le 15 avril, le directoire s'étonna de
ne point recevoir de nouvelles de l'affaire de la Kummer „à la-
quelle il devient urgent de donner une solution. Il court sur cette
fille des bruits singuliers. . ."
L'instruction s'ouvrit en mai. A la fin de juillet elle n'avait pas
abouti. Les enquêteurs avaient constaté seulement que, Marie était
une drôlesse familiarisée dès longtemps avec toutes les roueries
imaginables... „Tantôt elle avait feint une pâmoison, tantôt une
attaque de nerfs; une fois même elle avait allégué qu'un ange
lui défendait de parler. Bref, elle avait réussi à éluder toutes les
questions."
Les magistrats lui ordonnèrent de retourner à Cleebronn, en at-
tendant qu'on la fît entrer dans quelqu'hospice.
Sans balancer, elle rentra à Meimsheim et se réinstalla au pres-
bytère. Hiller, sommé de la renvoyer, refusa net.
On arriva ainsi, sans qu'aucune décision eût été prise, au prin-
temps de l'année 1797. La nouvelle se répandit alors que la
prophétesse allait être mère.
&-é*~&-&JkJkJkJkJ&JkdkdkJkJkJk
Le désarroi fut grand à l'Oberamt de Brackenheim, qui s'en
prit d'abord aux autorités de Meimsheim. Pourquoi n'avaient-elles
pas appelé la fille à se présenter devant le ^Kivchenconvenf' con-
formément à la règle établie?
Hiller, mis en cause, allégua résolument la Bible. L'Ecriture
reconnaissait la possibilité de grossesses d'origine miraculeuse,
même chez des vierges — exemple: la vierge Marie. Lui, pasteur,
n'avait donc eu qu'à s'incliner devant un fait, exceptionnel sans
doute, mais qui avait des précédents. Il s'était cru d'autant mieux
fondé à ne pas intervenir qu'il connaissait d'ancienne date le rôle
merveilleux auquel la Kummer avait été destinée par le Seigneur! x
Le 29 mai 1797, ordre fut donné à l'Oberamt de Brackenheim d'é-
loigner Marie, de gré ou de force, mais sans esclandre. On devait
la placer chez d'honnêtes gens et procéder immédiatement à une
enquête. Au cas où la prévenue refuserait de répondre, comme
elle avait fait la première fois, on devait employer, pour la con-
traindre à parler, même les moyens de rigueur usités en pareil
cas. Le pasteur également devait être interrogé.
Marie, invitée à comparaître à Brackenheim le 8 juin, fit ré-
pondre par le schultheiss de Meimsheim qu'elle ne se rendrait pas
devant les magistrats, amenât-on pour l'y forcer, autant de
diables qu'il y a de tuiles sur les toits...
L'Oberamt lui expédia une charette, qu'elle renvoya ; mais, se
ravisant, elle se rendit à pied à Brackenheim. Elle était alors
clans le huitième mois de sa grossesse.
1 Henke [Actenmassige Geschichte ... p. 14D) donne le texte de lettres
écrites par Hiller à cette occasion. On y lit : . . «dass ihre Schwanger-
ïchaft nicht von S'ùnde itnd Unreinigkeit oder von irgend einem m'inn-
iichem Zutritt herrûhre, sondern ein Wunder des Worts und de?- all-
machtigen Kraft Gottes , wie bey der Jungfrau Maria und bey
jenem Exempel. Jeremias 14, i5, 16: « Siehe, eine Jungfrau wird
>clnvanger. . .
«• 23 4#
La distance qui sépare Meimsheim du chef-lieu n'est que
d'environ vingt cinq minutes, mais les émotions des dernières se-
maines, jointes à l'état maladif de la fille, déterminèrent un avor-
tement. Dans la nuit même qui suivit son arrivée la voyante fut
prise de douleurs.
Une sage femme, envoyée pour la secourir, lui ayant demandé,
selon la coutume, le nom du père de l'enfant, la prophétesse
répondit avec assurance qu'elle ne lui connaissait point d'autre
père que Dieu, par la volonté de qui elle s'était trouvée grosse.
La matrone objecta que si réellement le Seigneur avait procréé
cet enfant, il n'eût point permis que la mère souffrît en le met-
tant au monde. Marie, sans se déconcerter, répondit qu'elle le
savait bien et que véritablement elle n'eût eu aucune peine, si en se
rendant à Brackenheim elle n'avait désobéi aux ordres du Ciel. '
Force fut aux juges de procéder à un interrogatoire en règle.
Le pasteur Hiller parla de révélations et de mission divine.
On ne tira de lui autre chose. Quant à la Kummer, amenée le
1er août devant les juges, elle prétendit n'avoir connu son état
que par une annonciation angélique. Un messager céleste lui avait
appris qu'elle était enceinte et que d'elle allait naître l'un des deux-
témoins prédits par l'Apocalypse.
Les enquêteurs réclamèrent des pouvoirs plus étendus et solli-
citèrent l'autorisation expresse d'employer contre la prévenue des
moyens de rigueur.2
Commandement vint de transférer la Kummer à Ludwigsbourg,
où il y a une maison de correction. On fustiga devant elle une
détenue et on la menaça du même traitement si elle ne se dé-
cidait enfin à des aveux.
Dès les premiers coups qu'elle vit donner son pauvre cœur
faiblit. Elle déclara qu'un soldat lui avait fait violence. Les juges
haussèrent les épaules. Alors elle inventa une histoire de mar-
chand tyrolien qui ne réussit pas mieux que la première. Enfin,
poussée à tout, vaincue par la maladie et par les menaces, elle
dit tout ce qu'on voulait qu'elle dît.
1 Jacques Daniel Elisée, le fils de la Kummer, né le 8 juin 1797, ne
vécut point.
2 La torture ne fut abolie dans le Wurtemberg qu'en 1806. Le bâton
et le fouet restèrent encore longtemps après en usage dans les prisons.
N* 24 -H
Du 7 septembre 1797 au 16 septembre, en moins de dix
jours, elle subit cinq interrogatoires au cours desquels elle avoua
qu'elle avait trompé le public en simulant des extases et des vi-
sions; elle confessa également que Hiller était le père de son
enfant.
Un caprice, dit-elle (mais plus probablement la crainte d'être
renvoyée du presbytère) l'avait portée à annoncer au pasteur que
de lui devaient naître les deux témoins de l'Apocalypse. Mme Hiller
devait être la mère de l'un, Marie Kummer la mère de l'autre.
Le pasteur avait hésité quelque peu, mais le roi David était in-
tervenu. Il lui avait fait dire par la Kummer que si Dieu, jadis,
lui avait fait la grâce d'un ordre pareil, il n'eût point balancé
dans l'exécution. Là-dessus, le bonhomme s'était rendu. Prière
dite, il s'était renfermé avec la prophétesse dans le cabinet de
travail où il avait coutume de préparer ses sermons, une pre-
mière fois au jour de la Chandeleur 1796, une seconde à la
Saint Martin suivante.
Quand Hiller, quelque temps après, eut acquis la certitude que
les promesses divines relatives au second témoin étaient en voie
de réalisation, il se troubla. Comment s'y prendre pour éviter
d'être compromis aux yeux bornés de ses supérieurs ?... le pasteur
et la voyante finirent par décider que l'on mettrait la grossesse
sur le compte d'un miracle.1
Marie ne pouvait se rappeler qui d'elle ou de son complice
avait eu le premier cette idée, mais elle se souvenait fort bien
1 Les visions de Marie Kummer, par leur importance ou par leur
intérêt, ont-elles pu excuser le malheureux pasteur?... Que le lecteur
juge!...
Une sorte de somnolence gagne la prophétesse, qui bâille, regarde en
dedans et semble inquiète. Incapable de résister plus longtemps à la voix
qui l'appelle, Marie prend la position couchée. Des chants entrecoupés,
des cris, des sanglots, quelques spasmes ! puis, le calme s'établit et la
voici qui commence à parler. Mais, contrairement à ses habitudes, elle
s'énonce en haut allemand, c'est-à-dire en langue d'église, en langue de
Bible, la seule dans laquelle elle ait entendu énoncer des pensées d'ordre
au-dessus du vulgaire.
Un ange est venu prendre Marie et l'a menée au paradis.
Le paradis est semblable à une voie immense qui s'étend à perte de
vue ; de chaque côté des files d'anges resplendissants de lumière forment
la haie sur le passage de la prophétesse. Tout au bout de la voie, une
H- 25 -H
que Hiller avait fait là-dessus la remarque qu'en parlant ainsi on ne
commettrait point de mensonge, puisque l'ordre même donné par
Dieu pouvait à bon droit passer pour un prodige.
autre troupe d'anges, qui barre la route, ouvre ses rangs à l'approche de
Marie et de son conducteur.
La Kummer marche toujours ; elle pe'nêtre au milieu d'un vaste édi-
fice, où se pressent les cohortes de la milice céleste. Elle rencontre
d'abord la petite Louise (une fille de Hiller, morte en bas âge?), puis
entre dans une salle garnie de haut en bas d'habits magnifiques, accrochés
au mur, elle ne sait comment. Chacun se vêt d'une de ces robes célestes
et l'on se met en marche, à la suite d'un corps de musique. Les bien-
heureux sont tout couverts de fleurs. On arrive jusqu'auprès du trône de
l'agneau. Ce trône est merveilleusement grand, prodigieusement haut,
miraculeusement large; il jette quantité d'éclairs. Tout au sommet, sur
quatre pattes, se tient l'agneau, plus gros de beaucoup que ne sont sur
terre les plus vieux moutons. Il est tout blanc et tout joli. Porte-t-il
des cornes ?... c'est de quoi Marie n'a pu décider, divertie qu'elle était
par une foule d'objets, tous nouveaux pour elle. Mais, ce qu'elle a bien
vu, c'est que de l'un de ses pieds de devant l'agneau soutient un étendard
grand, grand, tout blanc et dont la hampe est d'or.
Après qu'anges et bienheureux eurent congrûment prié et chanté
devant le trône de l'agneau, ils se rendirent dans un vaste palais, où Jésus
en personne vint se joindre à la compagnie. Il était vêtu d'une robe
blanche, brochée d'écarlate; d'une main il tenait un bassin d'or, de
l'autre un calice d'or. Il servit lui-même ses hôtes: du bassin il tirait un
pain blanc veiné de rouge, qu'il distribuait en disant: « Prenez et mangez
mon véritable corps!...», après quoi il versait à boire du calice: «Prenez
et buvez !» répétait-il à la ronde, «ceci est mon véritable sang que j'ai
versé pour le salut et pour le bonheur du monde !... »
Alors parurent des anges ailés qui portaient de grands plats d'or
chargés de manne céleste ; d'autres vinrent qui tendirent à Jésus une
cruche de vin ; et alors Jésus fit le tour des tables et il versa à boire à
quiconque avait soif. Une belle musique se faisait entendre cependant.
Et puis de temps à autre Jésus émoustillait ses convives : « Buvez, leur
disait-il, buvez, mangez, réjouissez-vous ! c'est moi-même qui m'offre à
vous sous les espèces de ce breuvage et de cette nourriture ! » Et alors
les anges se mirent à jouer de la harpe et ce fut magnifique à voir comme
à entendre, et puis l'on se sépara...
Une autre fois Marie entra dans un beau jardin tout plein de fleurs, dont
les saints se faisaient des bouquets et se tressaient des chapelets, qu'ils
se mirent sur la tête et au côté. Jésus arriva et l'on se rendit en chœur
à la Fontaine de vie, où l'on but. Après quoi tous dirent «Amen!» et
remercièrent bien le bon Jésus de ce qu'il les avait si bien régalés.
On fit voir à la prophétesse les moutons, les vaches et les chevaux du
paradis, ses lions, ses cerfs, ses chamois et ses ours. Ce sont de belles
«• 26 -H
La Kummer protesta, du reste, que jusqu'à ce malheureux
jour de la Chandeleur 1796, elle avait été un ange d'innocence
et de vertu.
bêtes, d'une blancheur éclatante. Tous les animaux ne pénètrent point au
céleste séjour. L'engeance des araignées, par exemple, n'entre point là,
non plus que la menue vermine. Ces bestioles campent dans un lieu à
part, entre l'Enfer et le Lac de Feu, où elles s'engouffrent par myriades.
Les étables du paradis sont les plus belles qu'on puisse voir; de jolis en-
clos, aux travers desquels coule un ruisselet d'eau vive. De grands arbres
leur prêtent leur ombre et servent de perchoir à une multitude d'oiseaux.
Les bâtiments, proprement dits, écuries, étables, laiteries, etc., sont tous
couverts d'or et de pierreries. Tout le paradis est comme cela, d'une
richesse dont on ne peut se faire idée : tables d'or, escabeaux d'or, selles
d'or, brocs d'or, sceptres d'or, gobelets d'or, armoires d'or ! Saint Jean
écrit avec une plume d'or; saint Pierre verse des larmes d'or!...
Si merveilleuse que soit cette magnificence, elle n'est rien auprès de
celle de la Jérusalem céleste. Marie ne put soutenir l'éclat des murailles de
cette ville incomparable. Il faut dire que parmi les bienheureux eux-
mêmes, il en est beaucoup qui n'osent se risquer dans la cité sainte, tant
elle est reluisante. L'ange cicérone, par bonheur, remarqua que Mlle Kum-
mer hésitait à l'y suivre; il prit pitié de ses yeux et lui fit faire seulement
le tour de l'enceinte extérieure. Marie contempla les douze portes bâties
de perles fines, dont la muraille est percée. De loin elle entendait les cris
des bienheureux : Hosannah ! Amen ! Alleluiah ! O seigneur Jésus !... Et
puis de la musique ! et puis des chants !... Elle a eu la bonté de nous en
transmettre quelques-uns :
« O du goldnes Haus.
Welche Zierden drein,
Bey dem Japisstein.
O du goldnes Haus,
O wie glan^en die!
Strahlenblit^et ans
In des Vaters Haus.
Strahlt und blit^et ans.
Gott ist ja der Grund !
O du Japisstein !... etc.. etc.»
Dans ses pérégrinations à travers paradis, la voyageuse rencontra assez
souvent Jésus, monté sur un beau cheval blanc. C'est dans cet appareil
qu'il viendra procéder au jugement sur l'antéchrist. Elle vit un jour Jésus
traversant au galop le val de la Modestie. Il était suivi d'un long cortège
de cavaliers. Son visage était un pur rayonnement; ses yeux brillaient
comme flammes. Il était vêtu d'une robe transparente au travers de
laquelle on apercevait ses plaies blanches et rouges. De ses pieds jaillis-
sait du feu; sa main droite tenait un sceptre rouge : de la main gauche il
«• 27 *K
On interrogea Hiller, qui d'abord déclara ne rien savoir. Ques-
tionné sur la nature de ses relations avec Marie, il s'indigna de
ce qu'on osât le soupçonner d'impureté. Mais, dès qu'on lui eût
serrait les renés d'or de son cheval et ce cheval lui-même était coiffé d'une
belle couronne d'or.
On se rappelle que le pasteur avait parlé à Marie de quelques person-
nages célèbres, dont elle avait prétendu ne rien savoir. L'ange tint la pro-
messe qu'il avait faite de les présenter à Mlle Kummer. Elle aperçut saint
Paul dans son palais, bâti un peu à l'écart de celui des autres apôtres.
La demeure de Paul n'a point de porte, et de l'intérieur ruisselle une
lumière éblouissante qui éclaire tous les environs.
Jacob Bœhme porte une couronne magnifique. L'ange apprit à la
voyante que ce Bœhme avait été sur terre un pauvre cordonnier. Le
théosophe se montra touché de la politesse que lui faisait Marie en se
dérangeant en sa faveur. En récompense il la chargea d'une foule de
civilités pour le pasteur Hiller et déclara qu'il ne manquerait pas de
rendre au pieux ministre une petite visite d'amitié.
Zinzendorf, — qui durant sa vie n'avait pas aimé les piétistes — n'est
pas fort bien traité là haut. Il manque des perles à son sceptre comme à
sa couronne. Socrate porte couronne et sceptre, mais de valeur médiocre;
ses bijoux sont de camelotte et ne peuvent se comparer aux bijoux
chrétiens.
Newton, que l'ange présenta à Marie comme «em berûhmter Stern-
kuker uni doch auch ein Erkllirer der Offenbarung Johanni....» Isaac
Newton paraissait rêveur. Leibnitz se montra réservé. Ciceron, au con-
traire, avait l'air d'un bon vivant. La prophétesse eut la joie de ren-
contrer le roi David, qui à son aspect voulut se cacher. Il avait honte du
mauvais état de sa toilette. Il faut savoir que David n'est qu'un saint de
second ordre, à qui Dieu a défendu de porter autant d'or et de perles que
n'en étalent les autres bienheureux. Il n'est, du reste, arrivé au paradis
qu'après la résurrection du Christ. Le seigneur a voulu punir ainsi
les meurtres et les adultères de son chantre. L'ange pria David d'honorer
Marie Kummer d'un petit air de musique. L'auteur des Psaumes se rendit
avec empressement à cette invitation et pinça aussitôt d'une belle harpe
d'or, au haut de laquelle était figuré un ange sonnant de la trompette.
Les montants de cette harpe étaient des têtes vivantes de chérubins. Sous
les doigts de David les cordes rendirent des étincelles.
Nabuchodonosor et Darius (Daniel?), les trois jeunes gens de la four-
naise, Noë et le père Abraham, Jonas échappé de sa baleine, furent suc-
cessivement présentés à la Kummer, qu'ils comblèrent de civilités. Elle
vit Moïse, mais d'un peu loin. Quand elle fit mine de l'approcher, il
disparut dans une nuée.
Tous ces messieurs les bienheureux de marque se montrèrent ravis
d'avoir fait la connaissance de Mademoiselle Kummer et tous la prièrent
de vouloir bien présenter leurs respects au pasteur Hiller. qu'ils ne
H* 28 •»
fait lire les aveux de la fille, il changea de langage et confirma
point par point tout ce qu'elle avait dit. „Deux fois, oui!... mais
avec quelle répugnance!... Quant à l'idée de conception miracu-
leuse, elle appartenait à la Kummer indubitablement!..."
pouvaient assez louer. Il sembla même à Marie que quelques-uns
enviaient le cher homme !...
De même qu'elle avait été promenée en paradis, Marie le fut en enfer.
Elle y reconnut plusieurs de ses voisines de Cleebronn, entre autres une
femme qui avait détourné à son profit quelque peu du chanvre qu'on lui
avait donné à filer. Le propre grand-père de la Kummer se trouva parmi
les damnés; il supplia sa petite fille de bien recommander aux siens de
vivre dans la vertu. Quelques maudits implorèrent la visiteuse pour
qu'elle sollicitât leur grâce ou au moins un allégement à leurs tourments.
Voltaire rôdait par là; il a face de bête, quelque chose de l'ours ou plutôt
du babouin.
Quand ils s'aperçurent de la présence de la prophétesse, les damnés
hurlèrent, et naturellement le grand diable cria plus fort que tous les
autres ensemble.
L'enfer est fort obscur ; on n'y verrait goutte, si quelques anges placés
ça et là comme des sentinelles, n'y faisaient office de réverbères.
Il semble que Marie Kummer ait reconnu dans ses voyages :
i° Un Enfer proprement dit, où les maudits sont plongés pour l'éternité.
2° Un Pro-Enfer, qui est une façon de purgatoire.
3U Une vallée des morts, où au milieu d'autres personnages se trouve
le roi Salomon — pour avoir eu trop de femmes.
4° Un séjour de la Petite félicité.
5° Un séjour de la Parfaite félicité, dont les habitants chantent sans
relâche : « Loué soit Dieu le Très-Haut ! le Majestueux ! qui réside sur un
trône magnifique! qu'il soit loué maintenant et à jamais !... Amen ! alle-
luiah! amen !...
Qu'on ne rie point ! ceux qui se moqueraient des révélations de la
Kummerin seraient infailliblement transmués en perroquets !...
Tout ce qui précède Henke l'a rapporté avec force détails dans son
livre: «Actenmassige Geschichte einer wûrtembergischen neaen Prophetin
und ihrer ersten Zengen nebst Nachrichten und Bemerkungen ïïber
mehrere chiliastische Schriften und Traumereyen wïïrtembergischer
Pietisten und Separatisten herausgegeben von Dr. Heinrich Philipp
Konrad Henke.» {Hamburg 1808, bey Benjamin Gottlieb Hoffmann.)
La préface est datée de «Helmstddt am 2 ten Mai 1808. »
L'auteur nous apprend que Marie — éveillée — savait distinguer les
bons esprits des mauvais. Hiller, accusé d'avoir profané le cimetière de
Meimsheim en se livrant sur quelques tombes à une pantomime déplacée,
se disculpa en racontant une promenade qu'il avait faite au cimetière
avec sa famille et avec Marie Kummer. Celle-ci leur avait indiqué le
lieu de sépulture des bons et des mauvais. D'un coup d'œil elle recon-
M- 29 *H
Marie Gottliebin fut condamnée à une demie heure d'exposition
au pilori de Brackenheim, avec écriteau portant le mot "Betrii-
gerin" ; après quoi elle devait être détenue pendant trois ans dan?
la prison de Ludwigsbourg.
Le pasteur fut absous, mais déclaré indigne de remplir désor-
mais des fonctions ecclésiastiques dans le Wurtemberg.
Aussitôt le jugement prononcé, les piétistes se mirent en mou-
vement. Un haut fonctionnaire, von Seckendorf, ami de Jung-
Stilling, les appuya de son influence. Il proposa d'appeler à
Meimsheim le pasteur Bachinger de Bischofsheim, dans le comté
de Helmstadt et d'envoyer à Bischofsheim le pasteur Hiller.
Cette permutation ne put avoir lieu. Les gens de Meimsheim
acceptèrent Bachinger, mais ceux de Helmstadt refusèrent Hiller
naissait les tombes des bienheureux, — gardées par un ange —, et celles
des damnés, — gardées par un démon (p. 124).
Au réveil, la voyante accusait quelques douleurs plus ou moins vives.
Lui demandait-on d'où ces douleurs provenaient, elle répondait que sans
doute Dieu la punissait d'avoir, en dictant, altéré — par quelque scrupule
de modestie, ce qu'elle avait été chargée de révéler à l'univers.
Elle annonçait durant le sommeil même le jour et l'heure d'une crise
nouvelle et plus ou moins prochaine; mais revenue à elle, elle ne se sou-
venait plus de rien de ce qu'elle avait aperçu dans ses visions.
Il peut être curieux de constater que si la plupart du temps les visions
de la Kummer étaient enfantines, souvent elles eussent dû choquer l'or-
thodoxie luthérienne du pasteur Hiller. La prophétesse entendit un jour
Jésus qui discutait contre un catholique la théorie des Indulgences, et
cependant elle raconte que certains individus relégués dans la vallée des
morts obtinrent un adoucissement à leur sort, grâce à l'intercession de
quelques saints. La sainte vierge est fort honorée dans l'autre monde. Les
jours de fête céleste, elle est servie la première et par son fils lui-même.
Je note en passant que l'ange, qui avait autrefois servi de domestique à la
vierge Marie, fut chargé du même emploi auprès de la Kummer. Cet ange
— voyez l'humilité de la prophétesse ! — avoua un jour (p. 84) que sa
maîtresse d'autrefois était plus facile à contenter que la nouvelle !...
Remarquons incidemment que certains points de chronologie ont été
fixés par la Kummer. Dans une vision qu'elle eut le jour de l'Epiphanie
1794, elle apprit que Jésus naquit le Ie1' décembre, que les mages arri-
vèrent à Bethléem trois jours après. Le massacre des innocents commence
dès la venue de ces mages ne cessa que le 2 5 décembre.
Jésus naturellement exhala de terribles menaces contre ceux et
celles qui nieraient l'authenticité des apocalypses de la Kummer
(p. 100).
H- 30 -H
qui, absolument privé de ressources, alla vivre, comme il put, à
Besigheim. On dit qu'il s'y fit écrivain public et copiste.
Malgré la triste situation où il était réduit, il conservait l'es-
poir d'une meilleure fortune. Il avait reconnu devant les juges
que la prophétesse l'avait joué, mais il n'en était pas absolument
convaincu. A plusieurs reprises il laissa échapper des paroles
telles que celles-ci: „Prenons patience! un jour viendra où les
choses iront autrement et mieux qu'on ne croit!..."
«vssgggp^
■^J %Jfa *J^J *J$J Ï^ÏS* «JfU '-V^ l^J &^h> */$** l^J »-^» '^i »^> %/glA r>JV..* «-*Jj «^» «^k# *J?i* t^J «^ .
Marie Kummer avait fait à ses juges des aveux à peu près
complets. Elle leur avait confessé que, malade autrefois, elle
avait souffert de crises nerveuses. Puis l'idée lui était venue de
simuler des accès plus ou moins semblables aux véritables du passé.
Sur l'observation qui lui fut faite quelle parlait dans ses ex-
tases de choses, dont Hiller était persuadé qu'elle ne pouvait
avoir aucune connaissance, de secrets de famille, de parents du
pasteur, de personnes qu'elle n'avait jamais vues, dont elle imi-
tait cependant jusqu'à la façon de dire, elle répondit qu'il n'y avait
rien là de merveilleux.
«Personne dans la maison Hiller ne se défiait de moi; j'avais
toute liberté d'aller et de venir du haut en bas du presbytère,
toute facilité pour épier les conversations intimes du pasteur avec
sa famille. J'en profitais pour recueillir des renseignements, puis,
un beau jour, je feignais qu'une inspiration d'en haut venait de
m'apprendre ce que l'on croyait m'avoir caché..."
On lui objecta qu'elle avait prédit la maladie dont était mort
le doyen de Kornwestheim et cela dans un temps où ce doyen
semblait en bonne santé.
— „Oh, interrompit-elle, la belle affaire!... Le cher homme
n'était guère valide. Que risquais-je? un peu plus tôt, un peu
plus tard, il ne pouvait manquer de prendre le lit!..."
— ,,Mais la santé de Hiller était des meilleures. Et cependant
vous lui avez annoncé une maladie, dont, à quelque temps de
là, il fut atteint en effet..."
— „Hé! ne voyez-vous pas que, quelque fût l'événement, je
devais tirer parti de cette prophétie? Si Hiller tombait malade, il
était constant que j'avais rencontré juste... Si, au contraire, sa
santé restait bonne, eh bien, dans une extase subséquente je lui
eusse annoncé que Dieu, vaincu par mes prières, s'était décidé à
lui épargner une épreuve..."
La voyante était certaine d avoir conservé sur le pasteur Hiller
son empire d'autrefois. Dès qu'elle fut sortie de prison, dans
l'automne de l'année 1800, elle se rendit à Besigheim. Malheu-
reusement Mme Hiller se montra moins accommodante que n'eût
été son mari. Justement irritée, ce fut elle qui mit à la porte
l'Agar de son piteux Abraham.
L'ex-pasteur gémit de l'incartade de sa femme et, ne pouvant
recevoir chez lui celle en qui il s'obstinait à voir une prophétesse
et une martyre, il se donna du moins la consolation de la con-
sulter ailleurs. Le bruit courut qu'il avait avec elle dans les
champs des entretiens secrets.
Un sieur Friedrich, pasteur à Winzerhausen, se distinguait alors
par son piétisme remuant. Ce Friedrich venait d'écrire un vo-
lume, dont Hiller, moyennant quelque somme, avait recopié le
manuscrit. Le pasteur de Meimsheim parla à la Kummer de ce
livre singulier. Les supputations chiliastes de l'auteur concordaient
avec les prédictions de la prophétesse sur la fin prochaine des
temps: elles firent sur Marie une impression remarquable.
L'ouvrage de Friedrich 1 (20J pages, appendice compris) porte
comme épigraphe quelques phrases du livre publié sur l'Apoca-
lypse en 1740 par le prélat Bengel!... „En 1800 les temps seront
proches. Nos enfants et nos petits enfants verront de grandes
choses..."
1 uGlaubens- und Hoffnungsblick des Volks Gottes in der antichristi-
schen Zeit ans den g'ôttlichen Weissagungen ge^ogen. Im Jahr Christi
1800. gewidmet dem der auf das Reich Gottes wartet.» La première
édition, parue quelques mois auparavant, avait, selon Henke, un titre
quelque peu différent : « Glaubens- und Hoffmings-Blick des Volks
Gottes* in der antichristischen Zeit ans den g'ôttlichen Weissagungen
geqogen von Irenaus V. . . M. im Jahr Christi 1800, gewidmet allen
denen, die au/ das Reich Gottes warten. Gedruckt im Monat Oktober
1800.» Je n'ai pu consulter que la seconde édition, imprimée en mars
1801, sans nom de lieu ni d'auteur.
#4* 33 -H
Puis l'auteur établit qu'on doit s'attendre à la fin prochaine du
vieux monde. Bengel la prédit pour 1836, mais c'est là une date
extrême. Il est permis d'admettre quelle s'annoncera dès l'an
1800 et fort probable qu'elle s'accomplira en 1810, ou en 1815,
peut-être en 1820.
Que les enfants de Dieu, avertis à temps, fuient donc les per-
sécutions que s'en va leur susciter Babylone! le refuge le plus
sûr qu'ils puissent trouver est sans contredit la vieille terre d'Israël!
Avant peu s'y rendront les deux témoins prédits par l'Apocalypse
et nulle part les fidèles ne pourront être mieux que dans le voi-
sinage immédiat de ces saints. Si cependant l'on se trouvait em-
pêché de faire le voyage de la Palestine, qu'on se cherche un
asile plus précaire, soit dans les plaines du Nord, soit dans la
Russie asiatique, soit dans les savanes américaines, mais surtout
que l'on évite tout séjour dans les grandes villes!...
Sans doute les témoins apocalyptiques seront mis à mort par
l'Antéchrist, mais comme ils ressusciteront au bout de peu de
temps, le troupeau des saints ne souffrira en Palestine que tout
au plus deux ou trois ans, pendant lesquels les grottes d'Elmaama,
(co7isultez Pocok a la page 63 de sa 2" partie) et une infinité de
cavernes bien connues autrefois des prophètes pourront leur servir
d'abri. Il ne se peut pas qu'on souffre du froid dans ces ca-
vernes ! La température est généralement fort douce en Palestine,
où la mauvaise saison dure tout au plus cinq à six semaines,
durant lesquelles il pleut, mais ne gèle point. Lorsque tout chez
nous est couvert de neige, on fait en Judée des bouquets de ja-
cinthes sauvages. On se trouvera donc admirablement dans la
grotte d'Elmaama, où peuvent tenir à l'aise plus de dix mille
personnes !
Que les fidèles ne s'effraient pas des dangers du voyage!...
qu'auraient-ils à craindre?... Les musulmans?... Mais, tout péril
venant d'eux va se trouver écarté (voyez « THomme gris » de
Jung-Stilling, qui P assure positivement)] Avant peu les Turcs s'en
vont permettre aux Juifs de rentrer dans Canaan. Les puissances
européennes garantiront l'indépendance politique et religieuse du
nouvel Etat ainsi constitué; après quoi une proclamation paraîtra,
permettant aux Israélites de cœur de se joindre aux Hébreux de
l'ancienne loi. Dès que cette proclamation aura été lancée, partez
en foule, pressez-vous sur les chemins qui mènent vers Sion!
H* 34 -H
Dans chaque port Dieu apprêtera des navires pour vous trans-
porter! et si vous préférez la route de terre à l'autre, allez, em-
menez vieillards, femmes, enfants...! les montagnes s'abaisseront
sous vos pas et les fleuves se combleront pour vous faire un
passage !...
Dans la première édition de son livre Friedrich se montrait
pressant II voulait un exode immédiat. La seconde édition (1801 )
fut moins vive. „Je vous adjure que vous attendiez sans impa-
tience l'heure où cette proclamation bienheureuse vous appellera
aux rives du Jourdain! Si cependant chez vous Babylone com-
mençait à républicaniser, si elle s'attaquait à vos croyances et
tentait de vous soumettre à ses décrets révolutionnaires, dans ce
cas, fuyez, dès que vous le pourrez, dès que vous verrez entre-
baillée une porte donnant sur Israël!..."
L'auteur après avoir établi au chapitre V de son livre que la
Palestine et surtout la montagne de Sion sont et seront à jamais des
lieux bénits, nous apprend qu'aussitôt le millenium inauguré, ce
seront à Jérusalem des fêtes splendides, auxquelles assisteront
toutes les nations assemblées. La fête des Tabernacles en parti-
culier sera la plus belle qu'on puisse imaginer.
Et quelle aimable vie on mènera alors en Canaan!... on y
mangera et l'on y boira à satiété! Tout sera remis en l'état où
se trouvait le monde avant le déluge! La clarté de la lune éga-
lera celle de notre soleil et la lumière du soleil sera sept fois
plus vive qu'elle n'est actuellement! L'hiver ne durera que du 24
décembre au 24 janvier ! Point de malades ! point de morts ou
si peu!... Pour trépasser centenaire seulement il faudra s'être at-
tiré particulièrement le courroux du Seigneur! Chaque père de
famille, avant sa fin, aura vu autour de soi des milliers d'enfants,
de petits enfants, d'arrière arrière... petits enfants! Les nouveau
nés joueront avec les tigres, comme les marmots d'aujourd'hui
avec les chiens ; les vipères seront inoffensives et le basilic lui-même
aura perdu son venin!...
&«&ç^a&i&î^
Marie Kummer s'empressa d'exploiter la terreur répandue dans
les campagnes par le livre de Friedrich.
Elle se mit à prêcher l'exode des enfants de Dieu, le retour
dans leur pays des Israélites de la Sainte-Alliance. Etait-elle sin-
cère, quand elle épouvantait ainsi de ses sombres présages les
braves paysans de Cleebronn et de Besigheim?.. Je le crois. Je
suis persuadé que lorsqu'elle les exhortait à tout quitter, afin de
n'être point eux-mêmes quittés de Dieu, sa conviction était entière.
Mais en même temps son esprit de ruse et de tromperie la poussant,
elle supputait les bénéfices à tirer de cette aventure. La prophé-
tesse rêvait de quitter le pays aux frais de ses compagnons de
route. Une trentaine de campagnards, tant hommes que femmes,
se préparèrent à la suivre en Palestine. Ils vendirent bétail, champs
et maisons et se mirent en route.
Hélas, Jérusalem était loin ! . . L'émigraille, comme dit Henke,
arriva à Vienne. Déjà la Kummer était lasse de voyager. Elle
s'avisa d'un expédient qui la débarrassât des pèlerins. Elle les envoya
demander un passe-port pour la Terre-Sainte. La police se fâcha
et traita les pauvres gens en vagabonds sans papiers. Ils furent
expulsés de Vienne : la plupart essayèrent de retourner au pays.
Quant à Marie, elle tira d'un autre côté, avec sa soeur et son
beau-frère Schmidhuber, emportant, a-t-on dit, la meilleure part
de la bourse commune.
Les lois du Wurtemberg ne permettaient pas l'émigration. Qui-
conque abandonnait le sol ducal perdait le droit d'y rentrer. Les
dupes de la Kummer se trouvèrent absolument ruinées. Quelques
uns des émigrants, les plus heureux, obtinrent un asile dans le
comté de Neipperg, voisin de leur ancien village. La prophétesse
elle-même gagna Spire, son refuge accoutumé.
Elle essaya d'y renouveler les scènes de Meimsheim. Déjà elle
avait réussi à s'insinuer auprès d'un ecclésiastique, quand un hon-
^ 36 «H
note piétiste wurtembergeois sauva ce second Hiller en lui ouvrant
les yeux.
La justice, assure-t-on, se mêla de l'affaire et Marie passa de-
rechef quelque temps en prison. '
Après quoi, elle disparut du Palatinat, „quacre)is quem devoret /.." 2
Elle se rendit à Sainte-Marie-aux-Mines, où les époux Schmid-
huber avaient réussi à se caser et s'y rencontra avec le ministre
Fontaines.
1 Henke ne dit rien de cet emprisonnement.
2 Marie Kummer avait-elle connu Fontaines dans le Palatinat ?... Cela
est douteux. Je pense qu'elle avait été en relations à Spire avec la sœur
du ministre et que ce fut par l'intermédiaire de cette sœur, plus tard
Mad. Wepfer, que Fontaines fut averti de la vacance du poste de Sainte-
Marie-aux-Mines.
M. Staudenmeyer (Volksbote i865) veut que la Kummer, au sortir de
sa seconde prison, se soit enfuie en France avec un ecclésiastique plus
jeune qu'elle. Le pasteur de Giiglingen n'a prétendu faire qu'un roman
historique et il est à remarquer que, dans tout le cours de son récit, il
présente Fontaines comme un célibataire, vivant avec la prophétesse, ce
qui n'est pas exact.
Le 5 juin 1808 les voisins du ministre allemand de Sainte-
Marie-aux-Mines eurent le spectacle prodigieux de carosses arrêtés
devant la porte du presbytère.
De l'une des voitures descendirent deux dames jeunes et bien
mises, puis une autre plus âgée, de taille un peu au-dessous de la
moyenne, aux cheveux blonds, au costume blanc et bleu.
La porte du presbytère s'ouvrit ; Fontaines parut sur le seuil,
et d'une voix grave : „Es-tu, demanda-t-il, celle qui doit venir ou
faut-il que nous en attendions une autre ? . . " l
L'étrangère, à qui il adressait ainsi la question des disciples de
Jean le Baptiste au Christ était Barbe Juliane de Vietinghof, baronne
de Krudener, accompagnée de sa belle-fille Sophie et de Juliette,
sa fille propre.
Barbe Juliane de Vietinghof était née à Riga en Livonie, le
22 novembre 1764, d'une famille de vieille noblesse qui, par deux
fois, la première en 1361, la seconde en 1400, avait fourni un
grand maître à l'ordre Teutonique. 2
1 L'almanach des diaconesses de Kaiserswerth pour 1SS6 veut que
Mad. de Krudener ait reculé d'horreur en entendant Fontaines profaner
ainsi un verset de l'Ecriture. Mais il n'est même pas certain que la
question mise par Eynard dans la bouche du ministre ait été posée. Une
brochure de 181 7, « Frau v. Krudener in der Schweif» attribue des
paroles analogues à une des voyantes du Ban-de-la-Roche. « Est-tu la
femme du Nord?...» M. Rathgeber (Strassburger Post 1884) fait inter-
venir ici Marie Kummer: ce fut elle, à ce qu'il prétend, qui prononça la
phrase rapportée par Eynard.
L'interrogation prêtée à Fontaines n'a rien d'invraisemblable, étant
donné le caractère du personnage, mais elle me semble n'avoir eu d'extra-
ordinaire que la forme, — le ministre sachant que la baronne devait lui
rendre visite.
2 Tous deux, Arnold (i36i-i365) et Conrad (1400-1413) se distin-
guèrent dans la guerre faite par l'ordre aux archevêques de Riga.
H- 38 -H
La plupart des historiens de Juliane ont fait de son père Othon
Hermann un personnage quelque peu grotesque, qu'ils ont sacrifié
à la célébrité de la fille. Ils ont eu tort: ce père fut un grand et
bon citoyen. ]
Il était né à Riga en 1720. Entré fort jeune au service militaire
russe, il avait fait la campagne de Perse comme adjudant du maré-
chal de Lascy et avait ensuite gagné le grade de colonel dans
les guerres soutenues par l'impératrice Elisabeth contre les Suédois
et contre les Prussiens. 2
A l'âge de trente cinq ans il avait quitté l'armée pour épouser la
comtesse Anne Ulrique deMunnich, petite fille du célèbre maréchal.3
Après son mariage il avait pris de l'emploi dans l'administration civile.
Il possédait en Livonie d'immenses propriétés, les unes hérédi-
taires, les autres acquises. Marienburg, Lubahn, Grossjungfernhof,
1 J'emprunte la biographie de M. de Vietinghof à un livre fort inté-
ressant de M. Jidius Eckhardt, «Die Baltischen Provin^en Russlands.»
2e édit. p. 299 et suiv. Voyez aussi F. Bienemann, «Die Statthalter-
schaftjeit in Liv- und Estland» p. 355.
2 Riga avait été pris par les Russes en 1710.
3 Burckhard Christophe Mônch de Ramsdauer (Munnich, suivant une
orthographe du nom qui date de 1688) naquit d'une famille oldenbour-
geoise le i5 mai 1 683. Son père avait été au service danois; lui-même
entra en 1701 dans l'armée hessoise et fut nommé lieutenant-colonel à la
bataille de Malplaquet. Il fut pris à Denain par les Français, mais se
racheta et fut promu colonel. Après s'être occupé quelque temps de
travaux de canalisation, il passa en 1616 au service de la Saxe, se querella
avec un supérieur et suivit la fortune de Charles XII de Suède. Le roi
mort, il entra dans l'armée russe en qualité d'ingénieur. Il creusa le canal
de Ladoga et le port de Cronstadt, puis éleva les fortifications de Riga.
Devenu lieutenant-général sous Pierre II, il contribua à la chute de
Menchikof. Dès lors son avancement fut rapide. En 1728 il fut nommé
comte; en 1732, maréchal et président du Conseil militaire. La Russie
lui dut la réorganisation de son armée.
Chargé d'un commandement en Pologne, il prit Danzig et pacifia Var-
sovie. On le trouve en 1736 menant la campagne de Turquie; il força les
lignes de Perecop et conquit la Crimée. Mais peu soucieux du bien-être
et de la vie de ses soldats, il perdit plus de trente-mille homme en peu de
temps et faillit être traduit devant un conseil de guerre, à cause de son
incurie. Quelques combats heureux le remirent en faveur et contribuèrent
puissamment à la conclusion de la paix de Belgrade (1739).
Revenu à la cour, il engagea l'impératrice Anne à désigner comme
tuteur du jeune Iwan le duc Ernest Jean de Courlande, Biron, sous le
nom duquel il comptait gouverner lui-même. Déçu dans ses espérances,
H* 39 «H
Kroppenhof, Wiebensholm , Kortenhof et le domaine de Kosse,
près Werro. Ces terres ne rapportaient guère que du blé, dont
il était souvent difficile de se défaire avantageusement. Vietinghof
usa des privilèges concédés à la noblesse livonienne ; il établit de
nombreuses distilleries, passa des contrats avec la couronne, qui
avait le monopole de la vente de l'eau de vie, et acquit en peu
d'années l'une des fortunes les plus considérables de la Russie.
Au moment de la naissance de Juliane il était l'un des deux
conseillers de l'Etat de Livonie. Dans ce poste il n'avait de supé-
rieurs que le comte Browne, gouverneur général, l'un des parrains
de sa fille, et l'impératrice Catherine.
nLe Scheele"1 comme l'appelaient ses concitoyens ou Kle con-
seiller" avait une haute idée de sa noblesse. Parvenu par son
mérite propre à une haute position, comblé des faveurs de la cour,
il s'empara du tuteur récalcitrant et l'enferma à Schlusselburg. A partir
de ce moment, il régna sous le nom de premier ministre. Sa politique,
qui avait été celle de Pierre le Grand, le portait a une alliance avec la
Prusse; la régente Anne ayant paru incliner vers l'Autriche, Munnich se
démit de ses fonctions. Dans le même temps Elisabeth se trouva portée
au trône par une révolution militaire. Elle fit arrêter le maréchal, qui fut
condamné à mort avec Ostermann, Mengden et quelques autres, mais de
même que ceux-ci il reçut sa grâce au pied de l'échafaud. Toutefois il fut
exilé à Pelim en Sibérie avec sa famille. Sa petite-fille — plus tard Mad.
de Vietinghof — habita la Livonie pendant l'exil de ses parents et fit à
Jerkull un premier apprentissage de la vie rurale (i 741). Pierre III, en
1762, rétablit Munnich dans la possession de ses titres et de ses biens.
Catherine le nomma gouverneur général des ports de la Baltique. Il
mourut le 16 octobre 1767, à Saint-Pétersbourg, laissant à ses descen-
dants, avec le souvenir de hautes qualités, des traditions malheureuses
d'ambition, d'intrigue et d'orgueil.
1 «Scheele» peut se traduire par «louche». C'était le nom de famille des
Vietinghof, originaires de la Westphalie, où ils avaient été d'abord con-
nus sous le nom de Scheel von Schellenberg. Leur château de Vietinghof
était entre Rellinghausen et Wehrden, près de la Ruhr. On connait
diverses branches de la famille : l'une avait émigré en Livonie, une autre
en Prusse. La principale occupa longtemps le château de Bruch sur la
Ruhr et se divisa au i5c siècle.
Dans l'armée allemande actuelle on rencontre au moins deux Vietinghof,
l'un, baron et rittmeister, est aide de camp du prince impérial ; un autre
est adjudant, attaché depuis le 20 mars 1887 au 41e régiment d'infanterie.
Un Vietinghof, écrit quelquefois Vietinghofen, était lieutenant-général
en France au début de la Révolution. En 1791 il dissipa à Colmar une
émeute non conformiste en faisant usage de pompes à incendie.
H- 40 -H
décoré d'ordres russes, polonais et danois, toutes les distinctions
qu'il avait obtenues l'avaient trouvé à peu près indifférent, mais
l'idée qu'il était un Vietinghof l'emplissait d'orgueil. Cet aristo-
cratisme, souvent excessif, ne nuisit jamais à sa popularité. Il faut
dire qu'il avait rendu à la bourgeoisie et au peuple de Riga de
réels services, dont on lui savait gré. Non seulement la ville devait
à son intervention le gain d'un procès d'où dépendait la fortune
publique, mais c'était lui qui avait policé le vieil Uxkull, lui qui
avait répandu parmi ses compatriotes le goût inconnu jusque là
des plaisirs de l'esprit.
Il avait commencé par construire dans la rue Royale une maison,
dont le premier étage, transformé en Cercle, reçut la société
du Loisir (die Musse) et s'ouvrit une fois la semaine à tout ce
que la ville comptait d'honnêtes gens , à quelque classe qu'ils
appartinssent. Messieurs et dames y étaient admis ensemble un
autre jour. Chaque quinzaine les vastes salons du Loisir se chan-
geaient en outre en salle de bal, où toute la bonne compagnie
de Riga était invitée.
Le rez-de-chaussée de la maison devint un théâtre, que le baron
de Vietinghof céda plus tard à la ville. Lui-même, par l'inter-
médiaire d'un directeur intelligent, avait recruté les acteurs, qu'il
entretint longtemps à ses frais, et la troupe de M. de Vietinghof
n'était pas une troupe ordinaire, car le 15 septembre 1782, jour
de l'ouverture du théâtre, elle donna une pièce d'importance,
Y Einilia Galeotti de Lessing.
La maison de la rue Royale avait coûté la somme énorme de
cent vingt mille ducats. Vietinghof fit davantage encore. Il réunit
vingt quatre musiciens de mérite qui, pour deux mille cinq cents
ducats annuels, durent, chaque lundi, donner un concert, à peu
de chose près public, dans les appartements du conseiller.
Ces appartements étaient d'ancienne date le lieu de rendez-vous
d'une société d'élite. Dans la semaine on y jouait et l'on y soupait.
Mad. de Vietinghof en faisait les honneurs avec une distinction
charmante. Le matin, simple ménagère livonienne, uniquement
occupée du gouvernement de sa maison, de l'éducation de ses
enfants et même de la vente des menus produits de ses terres, le
soir, Mad. la baronne, en grande toilette, était toute au monde.
On peut dire sans exagération que pendant trente et un ans
Othon Hermann rie Vietinghof fut le roi de Riga. Tout lui obéis-
H- 41 -H
sait et même les Fr . • . de la loge maçonnique du Glaive, qu'il
avait contribuée à foncier. l
Sa Majesté daignait-elle paraître à l'un des bals qu'Elle offrait à
ses sujets, son entrée était saluée par des fanfares de trompettes
et de cors ; on lui jetait des vers, tels que ceux-ci :
„Heil unserm Balle,
„£r tritt herein,
„ Wir harren Aile
^ Mit Sehnsucht sein;
„Stumm war die Saite
„Eh Er erschien,
„Laut t'ont sie heute
„Die Violin...!"
Le jour de naissance de Vietinghof était célébré comme un
jour de fête populaire. Son théâtre donnait en son honneur un
prologue et des poésies de circonstance, auxquelles les premiers
de la ville mettaient une certaine gloire à fournir du leur . . .
La famille du baron était assez nombreuse.2 L'aîné des enfants,
Ernest Othon, né en 1758, lieutenant dans la garde russe, fut
tué en duel en 17S0. Un second fils ne vécut que trois ans. Une
première fille naquit sourde et muette en 1761. Enfin, comme j'ai
dit, en 1764, année remarquable dans les annales de la Livonie,
par le séjour que fit à Riga la grande Catherine, par l'arrivée
dans la ville du célèbre Herder et surtout par la première tenta-
tive faite par Charles Frédéric Schoulz, baron d'Ascheraden et
Rômerhof, en vue d'améliorer le sort des paysans, 3 naquit Barbe
1 Mad. de Krudener, en 181 6, s'étant brouillée avec l'imprimeur Saltz-
mann, crut lui dire une grosse injure en l'appelant franc-maçon. Elle
oubliait qu'en 1750 M. de Vietinghof avait été, avec les négociants Jean
Dieterich von der Heyde et Jean Zuckerbecker, l'un des fondateurs de la
loge du Glaive, la première qui se soit ouverte à Riga. Herder, arrivé dans
la ville peu de jours avant la naissance de Juliane, devint l'un des membres
influents de cette loge; il traça pour elle plusieurs planches d'architecture
et prononça en 1767 l'éloge funèbre du vénérable, Dr von Handtwig.
2 Renseignements dûs à l'obligeance de M. F. Bienemann, bibliothécaire
de la ville de Riga.
3 Un ami de la famille Vietinghof, le pasteur Charles Gottlob Sonntag.
contribua beaucoup à l'émancipation des paysans livoniens, préparée en
1764 par Schoulz d'Acheraden. poursuivie ensuite par l'écrivain Garlieb
Merckel et accordée enfin en 1796.
H» 42 -H
Juliane.1 Apres elle vint Christophe Burckhard (1767), qui mourut
en 1829, maréchal de cour et conseiller d'Etat. 2 Une troisième
fille, Anna Marguerite, naquit en 1769. Elle est morte en 18 11,
mariée au colonel Jean George Browne, fils du gouverneur général
de la Livonie, dont il a été question ci-dessus. Un quatrième fils,
Georges Arnold, ne vécut point.
1 Plusieurs biographes ont prétendu que Juliane était née dans la reli-
gion grecque. M. le pasteur surintendant Th. Gachtgend a bien voulu
me communiquer l'acte de baptême de Mlle, de Vietinghof :
ai y 64. Den i8ten November Sr. Excellence des Herrn Geheimen
und Regierungsrathes und Ritters Otto Hermann von Vietinghof
und dero Frau Gemahlin Anna Ulrica, geborene Gr^efin von Munnich
FI. Tochterlein Barbara Juliana, so den uten November geboren, im
Hause getauft.
Pathen : Die Hochwohl geborene Baronesse Juliana Augusta von
Mengden.
Die Frau Landrathin Augusta von Mengden, geb. Gràfin
Szoege von Manteuffel.
Die Grdfin Dorothea Christjna von Munnich.
S. E. Excellence der Herr General en Chef, General
Gouverneur und Ritter Georg von Browne.
Der Herr General Directeur Adam von Stackelberg.
Der Herr Landrath Karl, Baron von Schoultz.
Getauft vom Pastor primarius am Dom,
Unter^. Martin Andréas von Reussner.»
Tous les noms cités dans ce document sont de la première noblesse du
pays et brillent à chaque page de l'histoire de la Livonie.
Georges Browne, gouverneur général de la province (1762-1792) était
né à Limerik en Irlande. Il était entré en 1780 au service de la Russie et
s'était distingué dans les guerres contre les Polonais et contre les Turcs.
Fait prisonnier par les Ottomans, il avait été vendu comme esclave à
Andrinople; l'ambassadeur de France obtint sa liberté. A la bataille de
Zorndorf un hussard prussien lui enleva d'un coup de sabre une portion
du crâne qui dut être remplacée par une plaque d'argent.
Browne s'attira la faveur de la grande Catherine. Immédiatement après
la mort de Pierre III et sans attendre les ordres de la cour, il fit prêter
serment à l'impératrice.
2 Christophe Burckhard ou Bernard, né le 12/23 décembre 1767, avait
épousé en 1791 Catherine Charlotte, fille de la comtesse, plus tard
princesse de Lieven.
La famille Vietinghof, en 1777, entreprit de voyager. On plaça
la petite infirme à Hambourg, puis on alla à Spa, de Spa à Paris
et de Paris en Angleterre.
L'éducation de Juliane avait été jusque-là passablement négligée.
La jeune personne connaissait un peu l'allemand et le français,
mais d'étude sérieuse, aucune. A Paris ses parents comprirent
qu'il était essentiel qu'elle sût ce que savent les gens du monde.
On lui donna un maître; ce fut Vestris, „le dieu de la danse."
Une gouvernante s'offrit, Mlle Lignol, et la petite Vietinghof re-
çut, comme elle-même le dit plus tard en plaisantant, des leçons
d'orthographe française, de maintien et de filet. l
De retour à Riga, le conseiller songea à marier sa fille. Un
voisin se présenta, je ne sais quel baron de P.... 11 fut agréé du
père, mais non de la demoiselle. Celle-ci, pour la première fois
de sa vie, peut-être, se mit à prier avec ferveur, suppliant Dieu
de défaire ce mariage. Une rougeole survint: la malade eut
le délire et bavarda si copieusement que le voisin dégagea sa
parole.
Deux ans après la générale de Meyendorf obtint la main de
Juliane, alors âgée de dix-huit ans, pour son frère le baron de
Krudener, qui en avait trente-quatre.2
i Quelques e'crivains de parti veulent qu'à Paris, M. de Vietinghof ait
été en relations avec les Encyclopédistes, entre autres, disent-ils, avec
Buffon; Juliane subit l'influence de cette détestable philosophie. C'est
assez mal connaître l'Encyclopédie et le 18e siècle. La future prophé-
tesse avait alors treize ans et il n'était point dans les coutumes que les
enfants de son âge fussent admis au salon.
2 Des biographes de Mad. de Krudener donnent au baron Alexis vingt
ans de plus qu'à sa femme : c'est une erreur. Il avait trente-quatre ans ; elle
en avait dix-huit.
M- 44 •»
Burckhard Alexis Constantin de Krudener, né le 4 juin 1748,
était fils de Valentin Jean, de la maison de Jâgel , landrath de
Livonie, seigneur héréditaire de Kussen et de Ludey, mort le
6 juin 1751 et de Marguerite Dorothée Gertrude von Trautwetter,
qui après le décès de son premier mari épousa le baron Léonard
Jean de Budberg, maréchal d'Etat et de gouvernement, président
du tribunal civil.
Burckhard Alexis , après s'être distingué comme conseiller
de légation à Varsovie, en 1777, avait été promu en 1779
au poste de ministre plénipotentiaire en Courlande, où il habitait
Mitau.
Deux fois déjà il avait été marié et deux fois il avait divorcé.
Froid, systématique, secret et ponctuel, il semble n'avoir rien eu
qui séduisît les dames. De son premier mariage avec une An-
glaise il lui était resté une fille, nommée Sophie, qui avait neuf
ans et demeurait avec lui. La mère, si je ne me trompe, résidait
à Paris, où l'on prétend qu'avant 1770 elle avait eu une liaison
avec Suard. l
Les Mémoires de Hardenberg publiés par Ranke (t. II et V) parlent a
tort d'un Louis de Krudener, frère du baron Alexis. Le diplomate
n'avait point de frère, mais quatre sœurs :
Barbara Cornelia, 1728, f i8i5, mariée a Reinhold Jean, baron de
Meyendorf.
Dorothea Beata, f 1780, mariée au major Charles Guillaume de
Brummer.
Catherine Elisabeth, 1736, mariée au lieutenant-général Magnus Fer-
dinand de Freymann.
Jeanne Ernestine, 1737, mariée à Georges Frédéric von Jàrmerstadt.
Les armoiries de la famille de Krudener, assez simples avant le
16e siècle, ont été modifiées par Ferdinand Ier, en 1 5 3 5, à la suite du
siège de Vienne par les Turcs. Un Krudener ayant alors rendu de
grands services à l'empereur, reçut permission de porter dans ses armes
une licorne (emblème du courage et de la force) s'élevant au-dessus
d'un fleuve, — des murs, des roses et un lis. Le cimier est surmonte
d'une couronne royale, d'une corne d'or de licorne entre deux plumes
d'autruche d'un côté et un miroir de l'autre côté.
1 M. Bardoux, dans un ouvrage récent «Pauline de Montmorw, com-
tesse de Beaumont» raconte que la baronne Juliane aima longtemps
Suard. Il a emprunté cette anecdote au bibliophile Jacob, qui l'avait
M* 45 «M
Le baron de Krudener était un homme instruit. Il avait fait
d'excellentes études à l'université de Leipzig, sous la direction de
Gellert. Ses camarades l'appelaient „le savant." Il avait voyagé
en Espagne, où il avait été un temps attaché d'ambassade., puis
il était allé à Paris, où il avait connu J. J. Rousseau.
Le mariage de M. de Krudener avec Mlle de Vietinghof lut
célébré le 29 septembre 1782, au château de Ramkane près
Mitau, chez la présidente de Budberg, mère de l'époux.
Environ dix-huit mois après, le baron fut nommé ambas-
sadeur à Venise. Un fils, Paul, lui était né le 31 janvier
1784. L'archiduc héritier, plus tard Paul Ier, avait été le parrain
de l'enfant.
La famille se mit en route pour l'Italie. Elle s arrêta quelque
temps à Saint-Pétersbourg, où Mad. de Krudener fut présentée
à la grande Catherine et put voir, pour la première fois, le jeune
Alexandre élevé auprès de sa grand-mère l'impératrice.
A Vienne aussi l'on fit quelque séjour. Bref, voyageant ainsi
sans hâte et à petites journées, on arriva à Venise à l'entrée de
l'hiver 1784-85.
Au printemps suivant l'ambassadeur s'installa avec les siens à la
Mira, jolie maison de campagne, aux abords de la ville.
M. de Krudener avait jugé nécessaire de donner quelqu' instruc-
tion à sa femme. En vrai disciple de Jean Jacques il essaya de
l'enseignement attrayant; il lut à Madame quelques bons romans ;
il voulut lui donner le goût de la danse et de la musique; il la
mena assiduement au théâtre et joua même avec elle quelques
proverbes français.
Juliane était naturellement un peu nerveuse. Ces essais d'éducation
achevèrent de l'ébranler. Quelques scènes de sensiblerie éclatèrent.
Le mari, trop sage, se montra d'un calme qui glaça.
prise à Durozoir (Diction, de la Conversât.), qui lui-même l'avait tirée
des Mémoires de Garât sur Suard et la société française au 18e siècle
(liv. IV p. 259 et suiv.j. Mais la baronne de Kr.... de Kru..., de Garât,
l'aventure se plaçant avant le mariage de l'homme de lettres avec
Mlle Pankouke, est antérieure à 1770. Juliane avait alors six ans tout au
plus. Si réellement Garât a entendu parler d'une dame de Krudener, ce
ne peut être que de la mère de Sophie.
«♦ 46 -H
En 1786, M. de Krudener obtint l'ambassade de Copenhague.
Avant de se rendre à son nouveau poste, il montra à sa femme
Modène, Florence, Naples et Rome, où Angelica Kauffman fît le
portrait de la jeune baronne et celui de son fils: „ Vénus désar-
mant l'amour." l
1 Ce tableau fait partie aujourd'hui de la collection du Louvre, où il
est entré en 1860, et porte le n° 678.
L'Histoire des Peintres de toutes les Ecoles l'a reproduit (art. Angelica
Kauffman, texte de M. Paul Mantz, dessin de Bocourt, gravure de
Delangle).
oAngelica, écrit M. Mantz, fut plus heureuse dans le portrait. Elle
réussissait surtout à peindre les femmes qu'elle déguisait à leur gré en
muses, en vestales ou même en sibylles. La coquetterie de l'arrange-
ment la touchait plus que la correction de la forme. Dans cette cons-
tante poursuite à la recherche de l'élégance, elle eut parfois d'heureuses
fortunes. On peut en juger, au musée du Louvre, par un portrait
qu'elle fit en 1786, et qui représente une mère avec sa jeune fille. C'est
une peinture transparente et légère, faiblement étudiée pour le dessin,
mais agencée avec grâce, et qui, dans la gamme claire de sa coloration
débile, rappelle, quoique de bien loin, qu'Angelica a vécu à Londres et
a vu peindre Reynolds...»
Mad. de Krudener est représentée grandeur nature, assise sur un
rocher, au pied d'un arbre fantastique. La tête est inclinée en avant ;
l'expression en est quelque peu indécise et flottante ; l'ensemble est
d'une nonchalance outrée. Le bras gauche pend le long du corps; c'est
la meilleure partie du tableau. La main qui le termine tient deux
flèches. Le bras droit est caché par un châle noir; la main droite est
posée sur la ceinture d'un enfant qui, pieds nus et affublé d'une longue
robe, joue avec un petit arc d'opéra. La robe blanche de Juliane a
quelque peu jauni depuis 1786; les cheveux blonds ont légèrement
bruni. La taille est ornée d'une ceinture rouge avec agréments d'or.
Dessin et coloris sont faibles, mais jamais peinture n'a mieux rendu
celle qu'elle avait à représenter. C'est bien «l'aimable reine du vague»
que nous avons devant nous. Le livret du musée du Louvre s'est
trompé et après lui M. Mantz. Il ne s'agit pas ici d'une mère avec
sa fille. L'arc et les flèches apprennent au spectateur qu'il a devant lui
Venus désarmant l'amour, ici Mad. de Krudener âgée de vingt-deux ans
et Paul âgé de deux ans.
&^H^}ft^
M. de Krudener remplaçait à la cour de Danemark le comte
Sawronsky, qui y avait déployé un luxe princier. Il se crut obligé
de vivre comme son prédécesseur, eut des réceptions et donna
des fêtes. On joua chez lui la comédie et toujours l'Emilia Galeotti
en première ligne. Le jeune comte de Stolberg s'était chargé des
fonctions de critique. Quand les acteurs faisaient défaut, on lisait
les Contes moraux de Marmontet ou les Etudes de la Nature de
Bernardin de Saint-Pierre.
A peine l'ambassadeur eut-il pris possession de son poste que
la guerre éclata entre la Russie et la Suède. M. de Krudener dut
recevoir les officiers de la flotte russe , mouillée non loin de
Copenhague. Ce fut l'occasion de dépenses nouvelles. Mad. de
Krudener, habituée aux traditions de la maison paternelle et assi-
duement fêtée, se montra d'abord bien éloignée de se plaindre.
Légère, étourdie et passablement vaniteuse, elle s'amusait et ne
songeait à autre chose. Les livres à la mode, français, italiens,
allemands et même anglais, occupaient sa journée; le soir on
dansait. Une petite cour de marins et de diplomates s'était formée
autour de la jolie ambassadrice, qui commença à trouver son
mari un peu froid. Elle s'efforça d'exciter sa jalousie et n'y réus-
sissant pas, prit la confiance qu'il lui témoignait pour une marque
de mépris. Des crises nerveuses se produisirent. La naissance
dune fille, Juliette, aggrava le mal (1787). Il y eut des crache-
ments de sang. Un voyage dans le midi fut décidé.
Mad. de Krudener partit avec ses enfants, sa belle-fille Sophie
et la gouvernante de celle-ci, une demoiselle Piozet, de Genève.
Un secrétaire particulier de M. de Krudener accompagna tout ce
monde. Il tenait la caisse. Le jour même de l'arrivée à Paris ce
secrétaire disparut avec les fonds, sans qu'on pût découvrir ce
qu'il était devenu. Il fallut vivre d'emprunts.
H- 48 -H
Les Etats-Généraux venaient de s'assembler (mai 1789). Cha-
cun à Paris pérorait et motionnait. Mad. de Krudener, pour ne
pas rester ignorante de la politique du jour, étudia les Républiques
grecques, à la suite du jeune Anarcharsis. Elle se faufila dans les
salons de la noblesse libérale et dina sur l'herbe, aux prés St-
Gervais, en compagnie de ses enfants et de Bernardin de Saint-
Pierre, que le maréchal Munnich avait autrefois obligé.
Le baron de Krudener avait espéré, que l'absence de sa femme
le dispensant de recevoir, il pourrait payer les dettes contractées
pendant le séjour de la flotte russe à Copenhague; il n'en fut
rien. La baronne dépensa à Paris plus que son mari ne pouvait
économiser. Elle fit en trois mois pour vingt mille francs de
dettes chez la seule Mlle Bertin, la faiseuse de la reine.
Heureusement l'hiver vint, qui contraignit les voyageurs à se
rendre à destination. Juliane quitta Paris au mois de décembre
1789 et se rendit à Montpellier, sous l'escorte d'un vieux pro-
fesseur de physique, 1 abbé Famin. Elle visita Avignon, la fontaine
de Vaucluse, Nîmes et rencontra à Montpellier même le jeune
Adrien de Lezay-Marnesia ! avec qui elle se lia d'amitié. En com-
pagnie d'Adrien, âgé alors de vingt ans, de Mad. de Lobkof, du
comte Pouschkine, du duc et de la duchesse de la Force, du
duc de Fleury, et d autres, elle prit les eaux de Barèges. On
courut la montagne et Ion s'amusa à scandaliser par mille folies
la troupe bourgeoise des vrais baigneurs.
Quand Juliane revint aux bords du Lez l'abbé Famin était
parti. Un certain M. Armand le remplaça ; Mlle Piozet la gouver-
nante devint Mad. Armand et s'en alla avec son mari. La jeune
baronne demeura seule. Elle avait pris l'appartement naguère
1 Paul Adrien François Marie, marquis de Lezay-Marnesia, né dans
le Jura en 1769, revenait de l'université de Gœttingue et étudiait la
botanique à Montpellier. Il avait un peu servi dans le régiment du roi,
où son père avait été capitaine. Ce père, retiré à Moutonne, s'occupait
d'agriculture. La noblesse de sa province le députa aux Etats généraux,
où il ne fut pas des derniers à se réunir au Tiers. Plus tard il passa en
Amérique. Il était lié avec Chamfort, Boufflers et Fontanes. L'amitié de
ce dernier servit le fils. On doit à M. de Lezay-Marnesia père des
poésies d'almanach, entre autres une Epitre à mon Curé, dont un vers
fut remarqué,
«... L'âge d'or était l'âge où l'or ne régnait pas...»
H- 49 *J4
occupé par Lezay, un mas à quelque distance de la ville. Le
site lui plaisait et, dit-on, les propriétaires, des daines irlandaises
nommées O Hanly, eussent été dans la misère si leurs hôtes les
avaient tous abandonnées. 1
Il n'était bruit alors à Montpellier que dun jeune capitaine de
dragons qui, revenant d'Allemagne, venait de se mettre à la tête
de la garde nationale à cheval de l'Hérault et de dissiper quelques
bandes insurgées (17 mai 1790). 2
Le marquis Charles Louis de Frégeville avait un an de moins
que Juliane. 11 était bien fait de sa personne, ne manquait point
1 L'auteur anonyme de kFrau von Krudener » (Berne 1868) prétend
que les deux dames O. Hanly, la mère octogénaire et la fille, se dispo-
saient précisément à mourir de faim lorsque Mad. de Krudener, en se
promenant, découvrit leur maison et les sauva. Lezay alla loger chez elles.
L'anecdote est un peu bien romanesque.
2 Charles Louis Joseph, marquis de Frégeville, naquit le ier novembre
1765 au château de Frégeville, dans le département actuel du Tarn. A
l'âge de douze ans il entra comme cadet dans le régiment des dragons de
Condé.
Il était capitaine depuis le 12 juillet 1781 et revenait d'Allemagne,
quand de passage à Montpellier, le 17 mai 1790, il se mit à la tête de la
garde nationale à cheval de la ville pour combattre des insurgés. A son
retour de Copenhague, il passa dans les chasseurs à cheval, le 20 janvier
1792. Trois mois plus tard il fut nommé lieutenant-colonel au 2e régi-
ment de hussards (Chamborant), composé en majeure partie d'Alsaciens.
Il réussit à empêcher la désertion de ses hommes, que le colonel Malzan
et le premier lieutenant-colonel Hack voulaient faire passer à l'ennemi.
Devenu colonel à la suite de cette affaire, Frégeville couvrit la retraite de
l'armée après la bataille de l'Argonne.
Dumouriez s'ouvrit à Frégeville de ses projets de contrerévolution et
le chargea d'enlever du temple le jeune Louis XVII. Déjà le régiment
était en marche, quand la fuite du général arrêta son mouvement. Frége-
ville fut envoyé à l'armée des Pyrénées avec un grade supérieur. Il fut
battu par les Espagnols et fait prisonnier.
Député de l'Hérault au 18 Brumaire, il aida puissamment Bonaparte,
mais peu après ses relations avec Lucien le rendirent suspect au premier
consul.
La Restauration parut d'abord le voir avec faveur, mais une querelle
avec le duc d'Angoulême, à propos du licenciement de quelques troupes,
le perdit. Louis-Philippe qui l'avait connu à l'armée de Dumouriez, ne fit
rien pour lui, quoique Frégeville, déjà mis à la retraite, eût tenu à hon-
neur de se trouver auprès de lui à la revue de juillet où éclata la machine
infernale de Fieschi.
4
*■> 50 *H
d'esprit et mettait dans ses moindres actions quelque chose de ce
feu du midi, qui manquait si totalement au baron de Krudener.
Charles et Juliane seprirent bientôt d'un amour passionné.
La baronne „heureuse comme elle ne l'avait jamais été de sa
vie" oubliait tout à Montpellier , quand son mari l'arracha à la
poésie. Il enjoignit à sa femme de revenir à Copenhague. 11
fallut partir. Mais les deux amoureux n'avaient pas la force de
se quitter. Frégeville se déguisa en laquais et accompagna les
dames de Krudener.
On eut en route quelques aventures. L'argenterie des voyageurs
se perdit en Hollande. Cela occasionna des retards, dont on ne
Le général lui-même a fourni une note à ses biographes, Germain Sarrut
et Saint-Elme, au sujet de sa liaison avec Mad. de Krudener.
«....Nous lisons dans la Biographie publiée par Rabbe, au nom de
Charles Frégeville: «Dans sa campagne d'Allemagne (1807), son esprit,
sa vivacité, sa tournure séduisirent, dit-on, la baronne de Krudener, avec
laquelle il entretint longtemps une correspondance suivie....»
« Le fait est vrai, seulement il n'est point à sa place. Mad. de Kru-
dener, non moins célèbre par l'ascendant qu'elle exerça sur l'empereur
Alexandre que par son illuminisme (elle se disait appelée à rétablir sur
la terre le règne du Christ. L'idée de la Sainte-Alliance appartient,
assure-t-on, à Mad. de Krudener. Elle était à Paris en même temps
que l'empereur Alexandre, en 1814; elle avait alors quarante-neuf ans),
était venue vers 1790 dans le midi de la France; c'est là qu'elle connut
le jeune Charles de Frégeville et qu'elle éprouva pour lui une de ces
passions qu'aucun effort ne surmonte. Elle le suivit à Paris, et puis,
quand elle dut rejoindre le baron de Krudener en Danemark, où il
était ambassadeur, Charles l'accompagna pendant ce voyage. De Copen-
hague ils allèrent à Berlin et à Kônigsberg, se proposant de pousser
jusqu'à Riga, lieu de naissance de cette femme si spirituelle et si sédui-
sante. A Kônigsberg, Charles reçut de son frère, le général Henri de
Frégeville, l'invitation de revenir en France pour partager ses dangers
patriotiques. Mad. de Krudener, imposant silence à cet amour qui
semblait sans limite possible, fut la première à conseiller au jeune offi-
cier français de la quitter, de courir là où la voix du devoir envers la
patrie se faisait entendre. Ils se séparèrent avec plus de courage qu'on
n'eût pu attendre de l'un et de l'autre, et se consolèrent pendant long-
temps par un échange de lettres que les événements de la guerre n'in-
terrompirent que fort tard. » (Biographie des Hommes du Jour. art.
Frégeville, note.)
Par un curieux hasard le premier régiment commandé par Frégeville
donna à Mad. de Staël son dernier amant et second mari, M. de Rocca.
«♦ 51 44
se plaignit guère. Le baron avait exigé que sa femme quittât à
Hambourg „le protecteur parfaitement convenable à tous égards"
qu'elle assurait avoir rencontré. Au moment du départ de Ham-
bourg il en alla de même qu'au moment du départ de Pan-, et
de Montpellier. La passion fut la plus forte et, remettant chaque
soir la séparation au lendemain, on arriva à Copenhague, où
Juliane déclara net à son mari qu'elle était à M. de Frégeville et
entendait n'être plus qu'à lui.
**&&&»"
W*V-
<+&+&+&+&+&+&*&+&+&+&+&*§
[uliane et Frégeville, en francs étourdis, avaient fait un rêve
couleur de rose. M. de Krudener, pensaient-ils, allait dégager la
baronne des liens qui l'attachaient à lui. Libres alors, ils iraient
vivre ensemble n importe où... ! Malheureusement le baron ne
voulut entendre à rien de pareil. Sa femme alors parla de di-
vorce: il se refusa à le demander. Néanmoins il consentit à une
séparation amiable et autorisa Juliane à aller vivre à Riga, auprès
de Mad. de Vietinghof. Sans doute il espérait que cet arrange-
ment lui permettrait de faire des économies et de reconstituer à
la longue la dot de sa femme?
Mad. de Krudener partit pour la Livonie et Frégeville l'accom-
pagna. Ils comptaient passer ensemble le reste de leurs jours,
mais à Kônigsberg une lettre du général Henri de Frégeville vint
brusquement hâter la conclusion du roman.
L'assemblée législative, émue des rassemblements d'émigrés, or-
ganisés en corps d'armée, le long des frontières, faisait entendre
des menaces et poussée par le parti de la Gironde s'apprêtait,
avec une légèreté jusqu'alors sans exemple, à des hostilités aussi
difficiles à justifier que malaisées à conduire.
Charles de Frégeville alla partager les dangers patriotiques de
son frère.
Après quelque séjour à Riga, Juliane, au mois de juin 1792,
se rendit à Saint-Pétersbourg, où son père, M. de Vietinghof, de-
venu sénateur de l'empire, résidait depuis quelques années. A
peine était-elle arrivée que son père mourut. 1 Mad. de Vieting-
hof rejoignit sa fille et quelque temps après parut M. de Krudener.
Les époux avaient entre eux des affaires d'argent à régler: ils
se virent. Une transaction intervint. Mad. de Krudener promit
de vivre avec son mari, en quelque lieu qu'il habitât, excepté à
1 Jean Georges Lampe prononça l'oraison funèbre du vieux sénateur.
M- 53 -H
Copenhague, d'où l'éloignaient les souvenirs du passé. De son
côté M. de Krudener s'engagea à réformer autant que possible sa
maison. L'accord ainsi conclu, Juliane alla voir son fils, puis se
rendit à Berlin.
La réconciliation entre le mari et la femme, nécessitée par leur
situation financière, avait été plus apparente que réelle. De nou-
veaux froissements ne tardèrent pas à se produire. Juliane atten-
dait à Berlin Mad. Armand, qui l'y devait rejoindre. Le baron
commit la maladresse d'accompagner sa femme. Au début les choses
n'allèrent point trop mal: M. de Nesselrode, le comte de Schulen-
burg, la comtesse de Sacken réussirent à amuser la baronne, mais
bientôt l'ennui reparut et avec lui la maladie. Mad. de Krudener
se fit envoyer à Leipzig. A peine arrivée, elle se trouva guérie :
il y avait dans la ville un joli cercle d'émigrés français. l
Que se passa-t-il à Leipzig? je l'ignore. M. Eynard nous dit
dans sa prose entre chien et loup: „...Avec le rétablissement de sa
santé, le besoin d'émotions vives, le monde et son cortège de mi-
sères morales avaient repris tout leur empire sur Mad. de Kru-
dener. Une correspondance très intime de M. de Krudener, à cette
époque, ne mentionne jamais sa femme. Qu'il nous suffise de
dire que son fils, ayant été malade au mois de juin 1793, elle
le renvoya à Copenhague, qu'elle projetait un voyage en Suisse
qui ne pût s'effectuer et qu'elle fit en Allemagne plus d'une ex-
cursion et un séjour à Wurzbourg. M. et Mad. Armand l'ayant quittée,
nous la retrouverons à Riga, chez sa mère, à la fin de l'année 1794..."
Conformément aux arrangements intervenus à Petersbourg entre
le mari et la femme, celle-ci ne devait point retourner à Copen-
hague. Il est probable du reste, qu'y fût-elle allée à ce moment.
M. de Krudener eût refusé de la recevoir. Elle essaya donc «le
1 L'auteur anonyme de aFrau von Krudener» écrit: «...Sie war bald
gen'ôthigt, oder glaubte es wenigstens %u sein, sich abermals von ihrem
Gatten ju verabschieden und einen Aufenthalt in Leipzig ^u machen.
Von hier aus schrieb sie einen Brie/ an Bernardin de Saint-Pierre, der
schon oft gedrnckt und wieder gedruckt wurde. Uns liegt er pvar
nicht vor und wir kônnen ihn daher nicht wiedergeben. Damit ist aber
nicht viel verloren, denn sie gab sich in ihren Brie/en damais nie, wie
sie war, sondern schrieb manchen Brie/ in der eitlen Hoffnung ihn
spà'ter veroffentlicht ^u sehen...»
H- 54 -H
vivre en Livonie. Mais trop habituée au langage poli et galant
des émigrés, Juliane ne put soutenir la grossière conversation des
gens de Riga. Elle était trop impressionnable et trop vive pour
se contenir. Bientôt les sages habitués du salon de sa mère dé-
cidèrent entre eux quelle était quasi bonne à enfermer. Elle sentit
quelle déplaisait et alla habiter la terre seigneuriale de Kosse,
qu'elle avait héritée de son père.
Le pays était barbare: elle tenta de le civiliser. Elle pria,
planta, inocula, écrivit ; ce furent force projets en l'air, des idées
de retraite, des plans d'étude. Un beau jour le désir revint d'aller
en Suisse. Aussitôt, accompagnée de Juliette et de Sophie, elle
partit, passa quelques jours à Riga, toucha à Berlin, où elle revit
son mari, et gagna Lausanne.
Bon nombre d'émigrés habitaient alors cette ville, où l'on s'amu-
sait à conspirer entre une gavotte et un menuet. Mad. de Staël
venait d'en partir, assez mal accueillie par ce camp volant de
noblesse en belle humeur. La petite baronne arriva comme à
souhait pour remplacer la fille de Necker. Ce furent des fêtes
continuelles ; on dansa des nuits entières. Mais la guerre qui sur-
vint en 1 798, dispersa cette aimable nichée de gentilshommes. Il
fallut abandonner Lausanne aux Vaudois en révolution.
Mad. de Krudener se rendit à Lindau, puis à Munich, où elle
se brouilla avec Mad. Armand, qui l'avait rejointe. La rupture
n'avait rien de grave; quelques bavardages, des propos envenimés
par ceux qui les rapportèrent. Après des explications données de
part et d'autre, on se raccommoda.
Mad. Armand partie, il n'était resté à la baronne qu'un certain
abbé Becker et un M. de Valin. Becker était un excellent homme,
fort préoccupé d'études littéraires, et les poches toujours bourrées
de classiques. Il mourut; M. de Valin rentra en France : Mad.de
Krudener se trouva seule.
M. de Krudener qui avait été envoyé en Espagne, revint de
Madrid précisément dans ce temps et passa par Munich. Il fit
visite à sa femme, et, comme il avait l'espérance de quitter sous
peu le poste de Copenhague, on convint que Juliane le rejoin-
drait dans sa nouvelle résidence; après quoi chacun des époux
tira de son côté, le baron vers Saint-Pétersbourg, la baronne vers
Tepliz.
«• 55 -H
M. de Krudener, peu après, ayant été nommé ambassadeur à
Berlin, Madame l'alla joindre.
La cour de Prusse n'avait absolument rien d'aimable.
Le roi Frédéric-Guillaume parlait peu, par monosyllabes et
comme à regret. Point de luxe dans son Versailles. 11 avait
été élevé à la dure, en enfant de troupe: le plus riche cadeau
de fête qu'il eût reçu étant enfant était un pot de réséda. La reine
Louise était d'une retenue qui effarouchait.
A peine Mad. de Krudener eût-elle mis les pieds à Berlin
qu'elle n'y put tenir. La famille royale était si nombreuse !
c'étaient des présentations de pure étiquette à n'en jamais finir !..
„En vain essayait-elle de s'y ployer de bonne grâce, de fréquentes
attaques de nerfs qui la saisissaient, parfois au moment de faire
sa toilette, desorganisaient toute sa vie..." '
Elle écrivait à Mad. Armand: „...Vous savez combien la gêne
m'est funeste! Je préférerai toujours l'état le plus médiocre, le
plus entravé en fait de ressources pécuniaires avec la liberté, au
brillant esclavage des cours et à la peine si sensible que me
causent les visites, les présentations et leur gêne. J'ai eu des
moments affreux et de poignants regrets d'avoir assujetti ma vie
à un semblable supplice, mais la religion m'a sauvée ; elle a séché
les larmes que je versais en secret; elle m'a présenté le charme
secret des sacrifices possibles. Je me suis dit : „Elle me soutiendra
et empêchera que ce faible corps ne soit entièrement énervé..."
Dans une autre lettre, du 6 octobre 1800, elle se vantait d'a-
voir poussé le sacrifice jusqu'à l'héroïsme. Après avoir passé l'été
en partie à Riga, en partie à Kosse, en partie aux eaux, elle
venait de rentrer à Berlin et avait vainement cherché à faire re-
i «...Il fallait toute la patiente raison de son mari pour prendre son
parti de tant de contrariétés. Ainsi l'exactitude était à peu près impossible
à Mad. de Krudener, et malheureusement le roi de Prusse y tenait à
l'excès. Lors des réceptions de la cour, le baron de Krudener prévenait,
avertissait, suppliait, prenait toutes les précautions que peut inventer un
diplomate consommé pour la réussite d'une opération importante; toute
son habileté y échouait; l'ambassadrice faisait invariablement attendre
toute la légation. Impossible de l'excuser auprès du Roi, en lui racontant
les mille contre-temps qui occasionnaient ces retards. Le véritable et sou-
verain contretemps pour Mad. de Krudener était l'air de Berlin... ■>
[Eynard i, 83.)
H- 56 -H
mercier un cuisinier, que son mari trouvait excellent, mais qu'elle
eût voulu renvoyer, afin de se dispenser de recevoir.
Au fond toujours la question d'argent!.. L'ambassadeur était
forcé de traiter assez souvent ou des princes ou des diplomates.
La situation politique était grave; le baron se trouvait engagé
dans une série de négociations des plus délicates. Il fallait qu'il
mît tout en œuvre pour réussir et un cuisinier de mérite lui pa-
raissait indispensable. La baronne n'était point au fait des soucis
de son mari, qui se montrait d'autant plus froid et plus réservé
qu'il avait lieu dêtre préoccupé davantage.
Juliane ne voyait qu'une chose : point d'économies et par con-
séquent l'esclavage à perpétuité.
Eynard veut qu'elle ait eu d'autres motifs encore, mais qu'elle
n'avouait point, pour trouver Berlin odieux. Elle touchait à sa
trente sixième année! „Ses cheveux étaient toujours charmants,
mais elle les recouvrait d'une perruque, et son teint, un peu cou-
perosé, lui donnait bien l'apparence de son âge. Elle aurait voulu
rester jeune, et dans ce but elle inventait des modes plus singulières
que jolies, plus bizarres que gracieuses, qui étonnaient tout le
monde sans plaire à personne..."
Son amour propre avait eu à souffrir. Le roi ne l'aimait pas,
ni la reine.1
„Frédéric-Guillaume avait en horreur le bel esprit, et le langage
un peu élégiaque de Mad. de Krudener, dès qu'elle s'écoutait par-
1 Adami (Luise Konigin von Preussen, 112) donne du caractère de la
reine le croquis suivant : «...Von /lâcher Vielwissenheit hielt sie nichts :
es war ihrem Geiste nicht entgangen, wie das Wissen der Frauen.
wohlgeordnet und ntir au/ ein Ziel gerichtet, der Veredlung und Ver-
schonerung ihres Charakters allein dienen musse. Innerlich çuwider
war ihr daher eine gewisse Schein- und Modebildung der Frauen.
welche damais so ùberhand nahm, dass sie %u wirklicher Verbildung
ausartete, so wie die daraus erwachsende Schongeisterei, in welcher die
weibliche Eitelkeit nur einen neuen Zweig pi treiben schien...»
La comtesse de Voss de son côté (Neunund séchai g Jahre am Preussi-
schen Hofe, p. 1 5g) marque: «...Auch hatte sie etwas Verschlossenes in
ihrem Charakter, und ich muss sagen, jum Gluck und mit Recht eine
grosse Zurùckhaltung, die sie abhielt, sich gegen Personen, die sie
nicht n'dher kannte, offen ausjusprechen...»
L'anonyme de Berne de'clare qu'il n'y avait aucune sympathie entre
Louise de Prusse et Juliane de Krudener : «. .Eine Personlichkeit aber,
«• 57 «W
1er, avait quelque chose de tendu et d'apprêté, qui contrastait
trop fortement avec le ton de la Cour..."
Le public ne lui était pas favorable; plus d'une fois elle eut à
souffrir de propos, tenus sur son compte ou sur celui de ses
filles.
Paul Ier avait mis sa confiance en M. de Krudener, qui servait
habilement sa politique personnelle. „Mme de Krudener, toujours
aveuglée sur elle-même, voyant les grâces pleuvoir sur son mari.
die sie ungemein beobachtete und der sie sich auf jede Weise bemerk-
lich pi machen suchte, brachte sie nie dapt, etwas mehr als die gewb'hn-
lichsten und unbedeiitesten Worte mit ihr pi wechseln...
...So hatten oberflachliche Seelen fur die Kônigin keine Anpehungs-
kraft, und Frau von Krudener auch nicht. Letpere wurde ohnehin mit
ihrer Eigenliebe auf manche harte Probe gestellt. Wir konnen ja mit
pemlicher Gewissheit sagen, dass eine Frau, die ihre Pflichten als
Gattin nicht erfiillt, auch ihre Mutterpflichten vernachlassigt. Wer wird
sich wundern, wenn der Biograph ihre Kinder nur selten erwahnen
kann und wenn er ans allen abgerissenen Notipm, die sich da und dort
çerstreut finden, nur ein unvollkommenes Bild derselben gewinnt. So
viel dûrfen wir wenigstens sagen, dass sie uber ihre Tochter Juliette, so
lange als sie Einfluss auf sie ausuben konnte, mit angstlicher Sorgfalt
wachte und dass dièse liebenswurdige Tochter aus allen Versuchitngen der
Gesellschaft, in welche sie durch die Gewalt der Verhdltnisse hinein-
gepygen ward, mit unverletpem Gewissen und rein hervorging. Das
konnte aber Niemanden hindern, etwas vom Urtheil uber die Mutter
auch auf die Tochter ju ubertragen und derartige Urtheile geh'ôrten
f« den schmer^lichsten Erfahrungen, die Frau v. Krudener in Berlin
f« machen hatte...»
Comme Juliette avait alors de dix à douze ans, il est présumable que
les médisances du public ne la touchaient en rien, quoique dise le bio-
graphe. Peut-être l'anonyme a-t-il voulu parler de Sophie, qui avait
vingt-sept ans?...
De toutes les princesses de la maison royale de Prusse, deux seulement
paraissent avoir eu l'heur de plaire à Juliane, celles probablement à qui
elle-même avait plu.
La première fut Fréderique Caroline Sophie Alexandrine de Mecklen-
bourg-Strelitz, ne'e le 2 mars 1778, mariée le 26 décembre 1793 au prince
Louis de Prusse, frère de Frédéric-Guillaume. Devenue veuve le 28
décembre 1796, elle sut se consoler. «Sie weiss sich nur pi gut fw tr'ôsten >
écrit d'elle Mad. de Voss, le 3o septembre 1797. En 1798, elle épousa
secrètement le prince de Solms-Braunlels, qu'elle perdit en 18 14. Ernest
Auguste, duc de Cumberland, plus tard roi de Hanovre, épousa en
M- 58 -H
s'imaginait, par une inconcevable vanité, quelle n était pas étran-
gère à ces avantages..." — „Vous le dirai-je, écrivait-elle à son
amie, Mme Armand, c'est dans l'humilité de mon cœur, car vous
savez que je n'ai point d'orgueil, le chrétien en pourrait-il avoir! Je
crois que Dieu a voulu bénir mon mari, depuis que je l'ai rejoint.
Il n'est sorte de biens et de faveurs qu'il n'obtienne. Pourquoi ne
croirais-je pas qu'un cœur pieux, qui prie le Ciel avec simplicité
la belle consolable, qui mourut en 1841. La grande maîtresse de Voss ne
parait pas avoir professé une bien vive estime pour la sœur de Louise de
Prusse. ((...In keiner Weise ihrer fiirstlichen Schwester dhnlich, entbehrte
ihr Wesen den Ernst, die Tiefe und das strenge PJlichtgefùhl, das
jene er/ullte, und vor allem war sie der Schmeichelei fuganglich...y>
(Page 1 58.) Voyez encore p. 201, 2o5, 21g, 220 et passim.
La seconde était la princesse Radziwill, dont le mari, compositeur et
directeur des théâtres de société de Berlin, ne manquait ni de goût ni
d'esprit. Fille du prince Ferdinand, frère de Frédéric-le-Grand, la prin-
cesse Louise était véritablement à la tête du parti qui poussa en 1806 à la
guerre contre la France. Tandis que la reine, accusée par Napoléon
d'avoir «nouvelle Armide» préparé l'incendie de son palais, conservait
une dignité pleine de grandeur, la princesse Radziwill ne cessait
d'attiser le feu.
Un contemporain [Woltmann, cité par Adami p. 1 32) écrit : «...Eigent-
lich konnte man, wie Prin^ Louis Ferdinand der Anf'ùhrer der Officier e
und der genannten Schriftgelehrten war, welche den Krieg wider den
franqôsischen Kaiser wollten. seine Schwester, die Prin^essin Luise,
als die Seele des weibîichen Hasses in Preussen wider Napoléon
betrachten... Eine so hochfahrende Natur wie der fran^bsische Kaiser,
welche mit ihrem Génie aile Formen der Haltung ^erbricht. musste an
sich einer so gehaltenen Prin^essin ^uwider sein und verachtlich erschei-
nen, weil sie nach ihrem Standpunkte sein Benehmen nur seiner dunklen
Herkunft, nicht einem unbepvungenen Drange des Geniees beimessen
konnte. Was sie empfand blieb nicht harmlos in ihr. wie in der Kônigin,
sondern ging sogleich in That iiber, und gewiss war sie die thatigste
von allen preussischen Damen, durch Intrigue qum Krieg wider Frank-
reich amjfu/euern... Wo man Frauen und vorfùglich Fraulein der vor-
nehmen Berliner Welt iiber den Hof von St-Cloud sich lebhaft aussern
Iwrte, da konnte man gewbhnlich unterscheiden, ob ihr Ton ans dem
Zirkel der Prin^essin Wilhelm oder der Prin^essin Radziwill ange-
geben war... Diejenigen Damen..., in welchen der Ton der Prin^essin
Radziwill nachklang , wussten der Stachelreden , des verachtenden
Witçes, der hbhnischen Anekdoten nicht genug iiber den barschen
Emporkvmtnling in Frankreich. der sich Kaiser nannte. jusammençu-
bringen...t)
M- 50 -K
et confiance de l'aider à contribuer au bonheui «les autres ne
l'obtienne..?" '
Malheureusement, au moment où tout présageait à M. de Kru-
dener un avenir plus heureux, le czar périt. La politique
d'Alexandre Ier fut tout l'opposé de celle qui jusque là avait été
imposée à l'ambassadeur. Le nouvel empereur envoya à Berlin
1 un des assassins de Paul, Soubot, chargé d'une mission extraor-
dinaire, et trois armées russes se rassemblèrent à proximité de la
I Eynard, pour expliquer la faveur dont jouit Mad. de Krudener
auprès de Paul I, raconte que l'ambassadeur, un soir qu'il tenait table,
reçut à l'improviste l'ordre de déclarer la guerre à la Prusse. Il n'en rit
rien, écrivit à l'empereur pour lui expliquer les motifs de sa désobéissance
et fut approuvé. Le baron ne s'ouvrit à personne de ce qui venait d'arriver
et ne le dit à sa fille qu'après la mort de Paul.
L'anecdote me parait des plus suspectes. A quel moment placer une
pareille déclaration de guerre?... Il y eut en 1801 quelque désaccord
entre la cour de Saint-Pétersbourg et celle de Berlin, à l'occasion du
Hanovre et des évêchés de Franconie. Les Mémoires tirés des papiers
d'un homme d'Etat parlent même d'une lettre comminatoire de Paul à
M. de Krudener du 12/23 mars, mais outre que ces mémoires n'ont
guère de valeur, cette lettre, si elle a existé, n'a pu arriver à Berlin
que quelques heures seulement avant la nouvelle de la mort de celui qui
l'avait écrite (t. VIII, p. 77).
II me semble que sans chercher à la faveur du baron des motifs qui
tiennent du roman on peut l'expliquer par ses services connus.
Frédéric-Guillaume IV avait refusé de prendre part à la coalition contrô-
la France, alors rêvée par Paul. Déjà le comte Panin et son oncle le
prince Repnin, envoyés extraordinaire à Berlin, considéraient comme-
imminente «une brouille ouverte» entre la Prusse et la Russie, quand le
ministre prussien, comte Haugwitz, réussit à conjurer l'orage. Les ambas-
sadeurs de Paul avaient repris le chemin de Petersbourg, laissant la léga-
tion à la garde du baron de Sievers. Celui-ci prévint Haugwitz que peut-
être l'empereur se calmerait s'il était reconnu grand-maître de l'ordre de
Malte, reconnaissance que Repnin avait eu mission de demander, mais au
sujet de laquelle il avait gardé le silence. Haugwitz détermina le roi à
accéder au désir du czar.
«...Cette circonstance, écrit le ministre prussien dans ses mémoires,
devint dans la suite de la plus haute importance et l'effet fut un coup de
foudre pour ceux qui se flattaient de renverser les anciennes relations
entre la Russie et la Prusse. Le prince Repnin reçut en chemin l'invita-
tion de se rendre dans son gouvernement, et le comte Panin, à sa pre-
mière audience de l'Empereur, fut étrangement surpris en apprenant de
la bouche de son souverain que rien ne pourrait altérer ses sentiments
d'amitié pour le roi, connaissant mieux que personne le prix de ses rela-
H- 60 -^
frontière prussienne. La position de M. de Krudener devint
critique.
Juliane sut-elle quelque chose des chagrins de son mari?... Peut-
être? mais il est plus probable que le diplomate, toujours taci-
turne, ne lui parla pas plus de ses peines qu'il n'avait parlé de
ses espérances.
Le hasard voulut, qu'au moment même où la position du
baron était fortement menacée, Juliane perdit ses amuseurs.
Le prince de Radziwill et l'humoriste Jean Paul Richter quittèrent
Berlin. l L'ambassadrice, plus ennuyée que jamais, reçut des mé-
decins le conseil d'aller à Tepliz.
D'autres racontent que M. de Krudener, pressé par la néces-
sité de réduire ses dépenses, fit attacher sa femme à la suite de
la grande duchesse de Mecklenbourg, qui se rendait à ces eaux.2
La baronne, avertie ou non de la ruine de son mari, accompagna
la princesse. Ce ne fut pas sans emmener Sophie et Juliette.
Jamais, peut-être, société aussi brillante ne s'était trouvée réunie
dans la petite ville : le prince Radziwill, dessinateur et composi-
teur de musique, l'aimable et spirituel prince de Ligne, le prince
Henri de Prusse, la princesse Dolgorouka. On causa, chose rare
à Berlin; on peignit, on fit des couplets, on joua même une pièce
tions avec la Prusse. Peu de jours après on lui annonça que le baron de
Krudener venait d'être nommé son successeur...»
Paul s'étant rapproché de la France et de la Prusse, M. de Krudener
fut chargé de négocier un traité avec Frédéric-Guillaume et avec les puis-
sances maritimes de la Baltique. «Im April 1800 brachte der russische
Geschaftstrager Krudener ein Project fur die Erneuerung der Allian^
ein, welches sich von der let^ten des Jahres 17 g 2 namentlich dadurch
unterschied, dass es einige damais ausgelassene Artikel von 1772 wieder
einfiigte... Der Tractât wurde am 28. Juli 1800, nicht lange nach
der Schlacht von Marengo, unterçeichnet und im September desselben
Jahres durch einen besonderen Artikel ilber die an die H'ôfe von
Schweden, Sachsen, Hannover, Hessen, sowie an die Tiïrkei \u erlas-
sende Einladung pan Beitritt erweitert...» (v. Ranke XLVII, p. 04
et 309.)
1 J. P. Richter s'occupait alors assez activement de magnétisme animal.
Dans ses mémoires il raconte avoir exercé sur une dame de K... et à
l'insu de celle-ci, au milieu d'un bal, une influence magnétique des plus
sensibles. Juliane fut en correspondance avec Jean Paul.
2 «Frau von Krudener» (Berne 1868) p. 5o.
H- 61 -H
de circonstance. Le contraste avec la vie que Juliane avait à mener
en Prusse était trop grand ; aussi ne put-elle envisager sans horreur
l'idée de reprendre l'existence monotone qui lui était faite à l'ambas-
sade.
La cure terminée, la baronne se trouva incapable de prendre-
la résolution de retourner auprès de son mari et non moins in-
capable de se séparer nettement de lui. Elle chercha un biais qui
lui permît de satisfaire ses goûts en satisfaisant à demi sa cons-
cience et écrivit à M. de Krudener, que „les médecins lui ordon-
nant de passer l'hiver dans un climat plus doux, elle comptait par-
tir pour la Suisse. Elle lui demandait en même temps la permis-
sion d'emmener sa belle-fille, et le priait de lui faire connaître au
plutôt sa volonté à Tepliz ou à Bareith, où elle attendrait quel-
ques jours sa réponse. Mais elle partit avant le retour du cour-
rier. En quittant Bareith elle écrivit à son mari qu'elle prenait
son silence pour une preuve de son consentement et continua son
voyage..." {Eynard 1. 102).
La lettre de M. de Krudener, écrite de Custrin, où il se trou-
vait depuis quelques jours, courut à la suite de la baronne à
Bayreuth, à Bamberg, à Neufchâtel, et ne parvint à la destina-
taire qu'à Genève :
Custrin, le 27 août 1801.
„ Votre lettre du 18 août m'a vivement affligé, ma chère amie.
Après la conversation que nous eûmes sur le même sujet, je
n'ai plus craint, je vous l'avoue, une nouvelle séparation. Vous
ne sauriez vous dissimuler combien elle nuit aux intérêts et au
bonheur de nos enfants, et je vous dirai avec la franchise que
mon amitié vous doit, que le devoir vous a assigné votre place
au sein de votre famille réunie. Vous semblez y voir une source
d'épargnes, comme s'il pouvait y avoir de l'économie à établir
deux ménages au lieu d'un. La dépense que je fais n'est pas une
dépense d'agrément ou pour ma famille, c'est celle de mon poste,
sur laquelle votre présence n'influe que peu. Enfin, je vous ai
déclaré plus d'une fois, que vous êtes maîtresse d'en régler le
taux, de voir le monde que vous voudrez, ou de ne voir per-
sonne. Vous alléguez votre santé; c'est une objection à laquelle
personne n'est en droit de répondre. Permettez seulement que je
vous observe qu'on se persuadera difficilement que vous rétablirez
H- 62 «H
dans les montagnes de la Suisse une santé qui souffre du climat
salubre et assez modéré de Berlin; mais votre résolution est prise
et je sais que mes remontrances ne vous ébranleront point. Je
me dois ces observations à moi-même, et mets sur votre conscience
les suites que votre détermination peut avoir pour nous et pour
nos enfants. Vous verrez par la date de cette lettre que je suis
encore à Custrin, ce qui me gène beaucoup. Puisque vous étiez
absolument décidée à quitter ma maison, pourquoi m'en avez-
vous informé quelques jours seulement avant votre départ? Com-
ment Sophie va-t-elle revenir ici? Il n'est pas douteux que vous
eussiez trouvé plus facilement à Tepliz qu'à Bareith une personne
convenable qui pût la ramener ici. Je crains qu'elle ne se trouve
forcée de voyager avec des inconnus ou de voyager seule. Je vous
en prie, renvoyez la moi par le plus court et plutôt seule qu'ac-
compagnée de personnes douteuses. Engagez pour ce voyage une
femme de chambre munie de bonnes recommandations et un do-
mestique. Puissiez-vous, chère amie, n'avoir jamais à vous repen-
tir de la résolution que vous avez prise, et qui va de nouveau
rendre étrangers l'un à l'autre les membres de notre famille, nos
propres enfants. Je fais les vœux les plus sincères pour votre
santé et pour votre bonheur. J'embrasse tendrement Juliette et
suis de cœur et d'âme votre sincère et dévoué ami."
»fr »ti >}. $ ^ ■;■ >;■ i^. >i> .|. .$. ■ j. .j. $ $ ■; ■ $ ,|, ,t,
La baronne venait de passer quelques semaines dans l'intimité
de gens qui, sans être des littérateurs de profession, s'étaient ac-
quis un certain renom littéraire. Les succès du prince de Ligne
la séduisirent ; elle voulut suivre son exemple et résolut d'écrire.
C'était alors, avec la harpe et la broderie au tambour, l'oc-
cupation favorite des belles dames. Aux hommes L'épée, aux femmes
la plume!.. Elles avaient débuté vers la fin du 18e siècle. Au
commencement du iQe, ce fut pour elles une affaire de mode.
Les mères avaient parfilé; les filles écrivirent. Il n'y avait plus
de vieille noblesse et il n'y en avait pas encore de nouvelle;
l'esprit seul et l'éducation distinguaient les personnes nées des par-
venues: chacune voulut faire ses preuves. Mad. de Genlis, Mad.
de Duras, Mad. de Souza, Mad. ou Mlle, de Coigny, Mad. de
Rémusat... se mirent à faire du roman, tout comme Mad. de
Montolieu et Constance Pipelet, princesse de Salm.
Le plus illustre des écrivains français de lSo'J était une femme,
dont l'existence passée offrait avec celle de Juliane une analogie,
tout au moins extérieure. La baronne de Staël, un peu plus jeune
que la baronne de Krudener, était fille d'un ministre d'état; Ju-
liane fille d'un sénateur. Ambassadrices toutes deux, toutes deux
vivaient loin de leurs maris, qui moururent, je crois, la même
année. La ressemblance n'allait pas plus loin. Le caractère de
ces dames, leur tour d'esprit, leur figure surtout faisaient, de l'une
tout l'opposé de l'autre. La vie de Juliane avait été troublée par
de tendres sentiments : on pourrait presque dire qu'elle se montra
toujours trop femme; Mad. de Staël avait eu des passions plus
nombreuses et surtout plus vives. A l'instar de Mad. Rolland, elle
avait essayé, à force d'agitation, de se transformer en homme et
s'irritait presque de n'y avoir point réussi.
La première visite de Mad. de Krudener arrivée à Genève tut
naturellement pour Mad. de Staël. Elle se rencontra à Coppet avec
M» 64 ^
d'autres femmes-auteurs, Mad. Rilliet Huber et Mad. Necker de
Saussure.
Pendant que ces dames causaient littérature et philosophie,1
Sophie et Paul demeurés à Berlin, remarquaient que la santé de
leur père déclinait et en avertissaient leur mère. Elle, dans son
étourderie, ne prit pas garde à ce qu'ils lui mandaient. Elle sui-
vait un traitement du Dr. Butini, et se rajeunissait à force de sel
d'Epsom ; le démon littéraire s'était emparé d'elle ; enfin Mad. de
Staël venait de lui promettre de la présenter à M. le vicomte de
Chateaubriand.
Au mois de décembre Juliane rafraîchie se mit en route pour
Paris. Il s'agissait de soumettre au jugement de l'auteur d'Atala
le roman de Valérie ébauché à Genève, la Cabane des Lataniers,
Elisa, Alexis.., je ne sais quoi encore. La connaissance de M. le
vicomte fut bientôt faite: il cherchait le bruit autant et plus que
sa nouvelle amie.
Le Génie du christianisme était sous presse. Deux jours avant
la mise en vente de la première édition, la baronne de Krudener
reçut un exemplaire d'auteur.
M. de Chateaubriand, dans le dessein de se concilier certains
suffrages, feignait de craindre Bonaparte, avec qui il était alors en
coquetterie réglée et à qui il dédia plus tard la seconde édition du
livre : la discrétion la plus absolue fut recommandée à la baronne.
Quel contre temps! il eût été si doux de se vanter d'une faveur
que n'avait point obtenue la célèbre Mad. de Staël!..
Le hasard bienveillant se mêla d'arranger les choses.
juliane avait laissé traîner les volumes sur la table de son salon;
elle-même était sortie quand Mad. de Staël parut. Celle-ci était sans
doute attendue, car les gens lui déclarèrent aussitôt que Mad. la
baronne n'allait pas tarder à rentrer, que Mad. la baronne avait
1 Eynard écrit naïvement que ces femmes si bien douées approfon-
dirent les mystères de la littérature, de la philosophie et de la science.
De tels éloges sont ridicules. Mad. Necker de Saussure était la seule du
quatuor qui sût réellement quelque chose. Elle était la cousine de Mad. de
Staël, la fille du célèbre de Saussure, la nièce du célèbre Bonnet, et
donnait à ses enfants des leçons de latin, de physique, d'histoire natu-
relle et de musique. Juliane auprès d'elle était ignorante comme une
petite carpe. On pourrait soutenir que ce fut précisément cette absence
complète de notions positives qui livra Juliane, dont l'éducation avait été
toute sentimentale, aux pires séductions de l'imagination et du cœur.
«• 65 «H
bien recommandé qu'on priât Mad. la baronne de l'attendre un
moment!.. Pour le faire court, la visiteuse entre et s'asseoit, puis
jette les yeux sur le livre abandonné là par mégarde. Elle feuil-
lette, elle lit, et Mad. de Krudener n'arrivant pas, elle finit par
emporter l'ouvrage, dans le dessein de l'achever à loisir. On ap-
prit de la sorte que Chateaubriand avait pour la Livonienne des
complaisances qu'il refusait à la Genevoise.
Ce pendant M. de Krudener s'affaiblissait de plus en plus. Paul
suppliait sa mère de venir consoler les derniers jours du malade :
mais toujours affairée, la baronne ne se rendit point encore aux
instances de son fils. «Incessamment!.." pensait-elle et rentrait dans
le tourbillon. Elle s'était éprise du bellâtre Garât, le célèbre chan-
teur de romances. '
M. de Krudener mourut, sans avoir revu sa femme, le I4juin 1802.
La veuve resta encore deux mois à Paris, puis elle partit pour
Genève. De Genève elle alla à Lyon, où, assure-t-on, une oc-
casion de mariage se présentait pour Juliette.
„Peu à peu, dit Eynard, les séductions du monde reprirent leur
empire; la danse du châle fut essayée de nouveau et obtint de
grands succès. Sa fille y avait la plus large part, et c'était pour
elle que Mad. de Krudener s'y prêtait. Malgré la santé et la fraî-
cheur qu'elle avait retrouvées par les soins du Dr. Butini, elle
savait qu elle n'était plus pour longtemps en possession des grâces
de la jeunesse et elle visait à se procurer des avantages plus du-
rables en se faisant un nom dans les lettres.
Dans ce but Valérie avait été soumise aux critiques de plu-
sieurs hommes de goût, corrigée et retravaillée avec soin, mais
Mad. de Krudener n'ignorait pas que le succès a d'autres élé-
ments que le mérite, et elle tenait trop à réussir pour ne pas s \
préparer par tous les moyens possibles.... Elle avait fait un choix
de prôneurs et de patrons dévoués qui devaient la seconder avec
zèle et au premier rang figurait le docteur Gay..."
1 Les curieux de cancans trouveront ceux de l'époque dans le volume
publié par le bibliophile Jacob (P. Lacroix) sur Mad. de Krudener. Je
dois les avertir cependant que cet ouvrage, des plus médiocres, fourmille
d'erreurs graves. Il n'est pas une phrase du livre qui ne soit sujette à
caution.
<t»A rtî> ftlA <ti> ttl* <tlA <T>* rt>jL <t>> <t».«. f\lA <tï>. <C> «iA <tlA ttlA <\1A t \iA fXIA <tiA «^1A *Vi*
Jean Antoine Gay, le médecin parisien de Mad. de Krudener,
ne répugnait pas aux pratiques d'un certain charlatanisme. Il luttait
contre Portai, dont l'autorité était toute puissante et se cherchait
volontiers des appuis endehors du corps médical. Homme d'ima-
gination du reste et qui ne reculait point devant le paradoxe,
quand ce paradoxe pouvait le servir! N'est-ce pas lui qui, en l8lo,
au temps du blocus continental, composa une savante dissertation
pour démontrer que le sucre de canne empoisonne ? Il n'était pas
plus difficile en 1803 de prouver que Mad. de Krudener, en atten-
dant qu'elle consentît à devenir la reine des romancières, était la
reine des danseuses.
Car, pour commencer. Juliane exigea qu'on louât sa danse.
La danse du châle ! Cela avait été imaginé à Naples, par une
courtisane devenue ambassadrice, Emma Lyon, duchesse de Hamil-
ton. „I1 suffisait de lui donner une pièce d'étoffe, pour qu'elle se
drapât, soit en fille de Lévi, soit en matrone romaine, soit en
Hélène ou Aspasie. Toutes les traditions à cet égard lui étaient
familières, et elle imitait également bien les bayadères de l'Inde et
les aimées de l'Egypte. Ce fut elle qui inventa la voluptueuse danse
du châle, danse si ravissante quand on la lui voyait exécuter. . ."
Le 3 janvier 1803, la baronne, en quête de célébrité, écrivit
de Lyon au D' Gay : „ . . Mon ami, c'est à l'amitié que je confie
cela ; je suis honteuse pour Sydonie (héroïne d'un roman e?i pré-
paration, ici Mad. de Krudener elle-même), car je connais sa
modestie; vous savez qu'elle n'est pas vaine; j'ai donc des
raisons plus essentielles qu'une misérable vanité pour elle, pour
vous prier de faire ces vers et bientôt. Dites surtout qu'elle est
dans la retraite et quà Paris seulement l'on est apprécié! Tâchez
qu'on ne vous devine pas ! Faites imprimer ces vers dans le
journal du soir! Il est vrai que Sydonie a été peinte pour sa
danse dans Delphine. Lisez le, cela vous plaira. Mais qu'on ne
** kt m
dise pas que c'est dans Delphine qu'on l'a peinte!.. Veuillez payer
le journal!... Si le journal ne voulait pas s'en charger, ou qu'il
tardât trop, envoyez les moi écrits à la main, et on les insérera
ici dans un journal. Vous obligerez beaucoup votre amie... Vous
connaissez sa sauvagerie, son goût pour la solitude et son peu
de besoin de louantes. . ."
Le 6 janvier, nouvelle lettre. Mad. de Krudener devient pres-
sante: „. . Avez-vous lu Delphine?.. Mad. de Staël a dit à Sydonie
qu'elle avait voulu peindre sa danse et vous la trouverez au
premier volume. Delphine y danse un pas polonais au bal de
Mad. de Vernon. Elle a, selon la remarque de plusieurs personnes,
peint la figure, la manière de parler, 1 imagination de Sydonie. . .
Je vous ai prié d'envoyer les vers à Sydonie: nous les ferons
imprimer ici. Mais tout en disant qu'on avait peint son talent
pour la danse, il ne faut pas dire 011, mais simplement dire : Un
pinceau savant peignit ta danse: tes succès sont connus: tes
grâces sont chantées comme ton esprit et tu les dérobes sans
cesse au monde : la retraite, la solitude sont ce (pie tu préfères :
là, avec la piété, la nature et l'étude heureuse, etc. etc. . ."
Gay envoya un brouillon, que Sydonie revit avec soin :
„. . .Nous te vîmes, nous nous pressâmes autour de toi. au jour
où tu exerçais la séduction de l'élégance, l'empire de la beauté,
au jour, où certaine de la palme du génie, tu ne dédaignas pas
le prix des talents. Alors même un chantre ingénieux osa marier
sa voix légère à la voix grave des sages, te fit sourire au tableau
riant de ta danse enchanteresse ; mais ces jours ne s'évanouissent-
ils pas au bruit du coup dont le ciel t'a frappé..."
Le Ier mars 1803, Mad. de Krudener écrivait à Mad. Armand:
„.. .Ma santé a beaucoup gagné. Nous avons été entraînées à
huit bals de suite. J'ai veillé huit nuits sans m'en ressentir. Quel
bonheur ! Je ne finirais pas si je vous disais combien je suis fêtée ;
il pleut des vers; la considération et les hommages luttent à qui
mieux mieux. On s'arrache un mot de moi comme une faveur;
on ne parle que de ma réputation d'esprit, de bonté, de mœurs.
C'est mille fois plus que je ne mérite, mais la Providence se plaît
à accabler ses enfants, même de bienfaits qu'ils ne méritent pas. . ."
Cependant l'esquisse de Mad. de Staël n'avait pas satisfait la
vanité de la danseuse :
„. ..Jamais la grâce et la beauté n'ont produit sur une assemblée
¥r 68 -H
nombreuse un effet plus extraordinaire. Cette danse étrangère a un
charme, dont rien de ce que nous avons vu ne peut donner l'idée.
C'est un mélange d'indolence et de vivacité, de mélancolie et de
gaieté tout à fait asiatique. Quelquefois, quand l'air devenait plus
doux, Delphine marchait quelques pas, la tête penchée, les bras
croisés, comme si quelques souvenirs, quelques regrets, étaient venus
se mêler soudain à tout l'éclat dune fête, mais bientôt reprenant sa
danse vive et légère, elle s'entourait d'un châle indien qui, dessi-
nant sa taille et retombant sur ses longs cheveux, faisait de toute
sa personne un tableau ravissant.
Cette danse expressive et pour ainsi dire inspirée exerce sur
l'imagination un grand pouvoir; elle nous retrace et les idées et
les sensations poétiques, que, sous le ciel d'Orient, les plus beaux
vers peuvent à peine décrire.
Quand Delphine eut fini de danser, de si vifs applaudissements
se firent entendre, qu'on put croire un moment tous les hommes
amoureux et toutes les femmes subjuguées "
Gay probablement ne fit pas mieux que n'avait fait la baronne
de Staël ; aussi, Juliane ne rencontrant personne qui pensât de
sa danse tout le bien qu'elle désirait qu'on en crût, prit-elle le
parti de se louer elle-même :
„ ... Je la vis (c'est Gustave de Linar qui écrit ; il regarde du
dehors un bal ou figure Valérie) environnée de plusieurs personnes,
qui lui demandaient quelque chose ; elle paraissait refuser, et mêlait
à son refus un charmant sourire, comme pour se faire pardonner.
Et je me disais: — „Elle se défend de danser la danse du châle,
elle dit qu'il y a trop de monde. Bien, Valérie, bien! ah, ne leur
montrez pas cette charmante danse ; qu'elle ne soit que pour
ceux qui n'y verront que votre âme, ou plutôt qu'elle ne soit
jamais vue que par moi, qu'elle entraîne à vos pieds avec cette
volupté qui exalte l'amour et intimide les sens.
... Il n'y eut plus qu'une vingtaine de personnes dans la salle.
Alors je vis le comte avec une femme couverte de diamants et
de rouge, s'avancer vers Valérie ; je la vis la presser, la supplier
de danser ; les hommes se mirent à genoux ; les femmes l'entou-
raient; je la vis céder: moi-même, enfin, entraîné par le mouve-
ment général, je m'étais mêlé aux autres pour la prier, comme
si elle avait pu m'entendre ; et quand elle céda aux instances, je
sentis un mouvement de colère.
H- 69 -H
...Valérie demanda son châle, d'une mousseline bleu-foncé;
elle écarta ses cheveux de dessus son front; elle mit son châle
sur sa tête; il descendit le long de ses tempes, de ses épaules;
son front se dessina à la manière antique, ses cheveux disparurent,
ses paupières se baissèrent, son sourire habituel s'effaça peu à
peu, sa tête s'inclina, son châle tomba mollement sur ses bra^
croisés sur sa poitrine, et ce vêtement bleu, cette figure douce et
pure, semblaient avoir été dessinés par le Corrège, pour exprimer
la tranquille résignation; et quand ses yeux se relevèrent, que
ses lèvres essayèrent un sourire, on eût dit voir, comme
Shakespeare la peignit, la Patience souriant à la Douleur auprès
d'un monument.
Ces attitudes différentes, qui peignent tantôt des situations ter-
ribles, et tantôt des situations attendrissantes, sont un langage
éloquent puisé dans les mouvements de l'âme et des passions.
Quand elles sont représentées par des formes pures et antiques,
que des physionomies expressives en réalisent le pouvoir, leur
effet est inexprimable. Milady Hamilton, douée de ces avantages
précieux", donna la première une idée de ce genre de danse, vrai-
ment dramatique, si l'on peut dire ainsi. Le châle, qui est en
même temps si antique, si propre à être dessiné de tant de
manières différentes, drape, voile, cache tour à tour la figure, et
se prête aux plus séduisantes expressions. Mais, c'est Valérie
qu'il faut voir; c'est elle qui, à la fois décente, timide, noble,
profondément sensible, trouble, entraîne, émeut, arrache des
larmes, et fait palpiter le cœur comme il palpite quand il est
dominé par un grand ascendant ; c'est elle qui possède cette
grâce charmante qui ne peut s'apprendre, mais que la nature
révèle en secret à quelques êtres supérieurs. Elle n'est pas le
résultat des leçons de l'art ; elle a été rapportée du ciel avec
les vertus ; c'est elle qui était dans la pensée de l'artiste qui nous
donna la Venus pudique, et dans les pinceaux de Raphaël
Elle vit surtout avec Valérie ; la décence et la pudeur sont ses
compagnes ; elle trahit l'âme en cherchant à voiler les beautés
du corps.
Ceux qui n'ont vu que ce mécanisme difficile et étonnant à la
vérité, cette grâce de convenance qui appartient plus ou moins
à un peuple ou à une nation, ceux-là, dis-je, n'ont pas l'idée de
la danse de Valérie.
«• 70 44
Tantôt, comme Niobé, elle arrachait un cri étouffé à mon âme
déchirée par la douleur ; tantôt elle fuyait comme Galatée et tout
mon être semblait entraîné sur ses pas légers. — Non, je ne puis
te rendre tout mon égarement, lorsque, dans cette magique danse,
un moment avant qu'elle finît, elle fit le tour de la salle en fuyant,
ou en volant plutôt sur le parquet, regardant en arrière, moitié
effrayée, moitié timide, comme si elle était poursuivie par
f amour "
Après avoir tristement éprouvé que les succès galants n'étaient
plus de son âge et que même le pas du châle laissait le spectateur
un peu froid, Mad. de Krudener, ambitieuse de renommée, d'où
qu'elle vînt, se rabattit sur les triomphes de l'esprit.
Vers le milieu de mars 1803 elle écrivit à sa belle -fille
Sophie:
„.. .Paris ne me tentait pas; je suis à peu près blasée sur les
succès ; je ne les recherche encore que pour ma Valérie ; je pense
que cet ouvrage fera grande sensation...
,, Valérie est en deux volumes. Le plan en est simple, les dé-
tails heuieux; le style me paraît bon. J'ai vu pleurer les âmes
sensibles, et j'ai entendu dire aux gens desprit qu'il y avait beau-
coup d'esprit et de goût. Je crois que l'ouvrage est bon ; il est
pieux, moral, et rempli de ce qui parle à l'imagination.
„ C'est la réussite de Valérie qui me fait désirer d'aller à Paris.
Vous savez combien il faut faire par soi-même pour les journa-
listes, enfin travailler au succès d'un premier ouvrage, pour faire
ensuite paresseusement imprimer sur sa réputation. Je crois que
Saint-Pierre, Ducis, Chateaubriand et Geoffroy en parleront avan-
tageusement... Vous savez qu'il ne suffit ni de l'esprit ni du
génie pour réussir , ni de la bonté des intentions : tout a son
charlatanisme...."
„... Valérie, dit M. Eynard, parut en décembre 1803 avec la
date 1804. 1 Toutes les batteries de Mad. de Krudener étaient
montées pour saluer son apparition. Aucune ne manqua son
effet... Elle-même ne se fît pas défaut, et pendant plusieurs jours
se dévouant avec la plus persévérante ardeur à assurer son
triomphe, elle courut les magasins de mode les plus en vogue,
1 « Valérie ou Lettres de Gustave de Linar à Ernest de G...» 2 vol.
sans nom d'auteur, chez Henrichs, rue de la Loi à Paris.
M» 72 44
pour demander incognito, tantôt des écharpes, tantôt des chapeaux,
des plumes, des guirlandes, des rubans à la Valérie... Grâces à
ce manège, elle parvint à exciter clans le commerce une émulation
si furieuse en l'honneur de Valérie que pour huit jours au moins
tout fut à la Valérie..."
Le livre cependant ne fit pas la grande sensation sur laquelle
l'auteur s'était cru en droit de compter. 1 On peut même dire
que, s il eut quelque succès, ce fut en pays étranger plutôt qu'à
Paris. 2 C'est qu'aussi la langue de l'auteur était par trop défectueuse
pour des Français! Jamais l'imprécision des termes n'avait été
portée aussi loin, ni l'indécision des caractères!... A la lecture de
ces deux volumes les vers des Perraults remontent involontairement
à la mémoire et l'on songe malgré soi à leur
„.... ombre de cocher,
armé de l'ombre d'une brosse... !"
En Allemagne et en Prusse, où personne ne lut le livre qu'à
travers une sorte de traduction extemporanée , il trouva à qui
plaire.
Ce n'est pas que le vague dont je me plains soit répandu sur
l'ouvrage d'une manière uniforme!... Non!.. Ce sont principalement
les morceaux d'apparat, travaillés et retravaillés avec soin par
Mad. de Krudener elle-même qui en souffrent. Les phrases clapotent
monotones et troublées ; au bout d'un moment, si on lit encore,
on ne comprend plus. Ça et là, je dois le dire, se rencontrent
quelques pages de pur remplissage, qui sont plus simples, plus
justes d'expression — et peut-être dune autre main.
Valérie est un roman par lettres, comme quantité d'autres de
la fin du 18e siècle, comme Werther, comme les Ultime Lettere
de Jacopo Ortis, qui venaient de paraître et que Mad. de Krudener
imite de loin en loin, assez discrètement toutefois.
Il s'agit d'un Monsieur du Nord qui vit avec un autre Monsieur
qui est marié. L'homme du Nord — on ne sait pourquoi —
1 «...M. de Saint Pierre a dîné chez nous. Il nous a apporté l'éloge
qu'il avait fait de Valérie. Il est écrit avec beaucoup de bonté, mais sans
enthousiasme...» (Journal de Juliette, cité par Revue suisse 1884.)
2 Deux traductions allemandes parurent presque simultanément en
1804, l'une à Leipzig, l'autre à Hambourg. Le prince de Ligne publia en
1807 une suite de Valérie (Oeuvres compl. XXIX). Eynard dit que c'est
un pastiche-charge des façons d'écrire de Mad. de Krudener.
*• TA «H»
s'est épris, en tout bien tout honneur, de la comtesse de M*.... la
femme de son ami. Cette comtesse est grosse; elle accouche,
l'enfant meurt, et les parents pour se divertir de leur chagrin
entreprennent un petit voyage.
Gustave de Linar, l'homme du Nord, resté seul à Venise,
cherche à se consoler. Il se fait une Valérie postiche, un manne-
quin vivant, qu'il habille comme l'est habituellement Mad. de
M*... L'arrivée d'un escogriffe assez mal mis dérange le pu;
jeune homme au moment où. à force de se rappeler sa maître^
il va l'oublier avec une fille.
Enfin désespéré, l'amant s'apprête à fuir sa dame et Venise,
quand un incendie providentiel embrase quelques rideaux non loin
de la chambre où Valérie, de retour, dort du sommeil de l'inno-
cence. Gustave éteint le feu, puis s'introduit dans l'appartement de
Mad. de M*..., au moment où celle-ci rêve tout haut de lui. Ivre
d'amour, il se jette sur la main de son adorée; l'anneau nuptial
de la comtesse se rencontre sous ses doigts. Le contact de cet
objet rend à Gustave un semblant de raison. Il se retire,
„...J'ai pu m'éloigner de toi ! Je t'ai respectée , ô Valérie ! tiens
moi compte de ce sublime courage! il anéantit toutes mes
fautes!..." ]
Pour terminer — car il faut un dénouement ! — l'auteur fait
mourir son Gustave de phtisie amoureuse.
Des incidents puérils à travers tout cela et du merveilleux de
portière, une chute dans un cimetière. — présage de mort — des
1 Cet épisode est manifestement imité de Foscolo, mais l'auteur italten
est resté bien loin du matérialisme de la baronne. «...Jo l'ho sentita sospi-
rare fra il sonno ; mi sono arretrato, respinto da una mano divina...»
"...Dans l'air qu'elle respire il sent frissonner L'aile
Du séraphin jaloux qui veille à son côté !...»
Point de bague ni d'objet qui la remplace !... Aucune de ces réflexions
où se complait l'auteur de Valérie : «...Jamais le plus séduisant désordre
ne m'eût ainsi troublé!...»
La première édition des Ultime lettere, parue en 1800, était à peu près
inconnue en France. Elle donnait une lettre (17 marzo) absolument poli-
tique, où Bonaparte n'était pas flatté : «...Che importa ch' abbia il vigore
e il fremito del leone. se ha la mente volpina ?...»
Dans la première édition de Valérie, on trouve un morceau du même
genre, je veux dire quelque peu frondeur, au sujet des chefs d'oeuvre
italiens transportés à Paris.
M> 74 44
pressentiments funestes, sais-je quoi encore ! De grands mots ré-
pétés jusqu'au dégoût, vertu, pudeur, pureté !... et cependant l'au-
teur ne comprend certainement que la matière..!
Il est des parties du livre que Ton hésite à croire d'une femme:
ici, c'est Valérie qui sent les premières douleurs de l'accouche-
ment et qui fait appeler auprès de son lit M. Gustave de Linar !
Plus loin, elle se promène en gondole avec son mari et avec son
amant et met bravement la main sur le cœur de celui-ci ! ailleurs
enfin, l'épisode de Bianca, la Valérie postiche!...
Qu'importe après de telles preuves de défaillance psychique
que Mad. de Krudener parle des cheveux d'un certain blond de
Valérie, de son châle bleu, de sa guirlande de mauves bleues,
de ses succès de danseuse! ce sont là menues peccadilles, bien
excusables chez une femme qui a été jolie et qui n'écrit que
pour le faire savoir.
On a voulu voir dans ce roman l'histoire de M. Alexandre de
Stakief, secrétaire de M. de Krudener à Venise et à Copenhague.
Ce Stakief, dit-on, s'était pris pour Juliane d'une passion, dont
elle ne devina rien ! et qu'elle n'apprit qu après le départ du jeune
homme. Mettons que M. de Stakief fut amoureux, puisqu'on
veut qu'il l'aît avoué au baron; toujours est-il qu'il n'en mourut
point!... 2
1 Si le fait est vrai, il ne donne pas une haute idée de la perspicacité de
Mad. de Krudener.
2 Quelques autres ouvrages ont été attribués à Mad. de Krudener.
Eynard lui donne, sur la foi de Sophie d'Oehando, des Pensées et maximes
dans le genre de celles de La Rochefoucauld. On lui a prêté un ouvrage
anonyme : « Indications de la vraie religion ou manière indubitable de
parvenir à connaître facilement ce qui est vrai selon Dieu...» (un vol.
in-8°. Paris, Gide, 1821.1
âÉàâàâÉifeààiteàââàifeiteifeàifeàà
A la fin du mois de janvier 1804 Mad. de Krudener retourna
en Livonie.
Quelques courses, quelques lettres, dont lune à M. Bérangei
de Lyon (l'auteur connu de la ^Morale en actions1"), auquel les
méchantes langues donnaient une part de blanchisseur dans
l'œuvre de la baronne:
„...J'avais entrepris cet ouvrage à Genève, inspirée par les
beautés mélancoliques du Léman et de la Grande Chartreuse. Je
vous en lus la moitié; je fis la même confidence à Valin et à
Camille Jordan. On me pressa d'achever et j'achevai le roma-
nesque, mais très fidèle tableau d'une passion sans exemple,
comme sans tache. Ce n'est pas le désir d'étaler de l'esprit qui
m'a inspiré ces pages que je crois touchantes et auxquelles vos
journaux daignent accorder quelques éloges, non, certes! Ce qu'il
y a de bon dans Valérie appartient à des sentiments religieux
que le ciel m'a donnés, et qu'il a voulu protéger en faisant aimer
ces sentiments..."
La lettre était faite pour être montrée: elle courut.
^s^cgg^^
♦♦♦
Juliette, dans le temps même où l'on veut qu'il ait été question
pour elle d'un mariage, avait reçu la confirmation. Sa mère
avait quelque peu suivi les progrès de son instruction religieuse.
L'idée vint à la romancière de mettre à profit les con-
naissances que le hasard lui avait fait acquérir. Elle n'avait pu
lutter avec Mad. de Staël ; peut-être serait-il plus aisé de vaincre
Mad. de Genlis?...
Un accident détermina une conversion plus entière.
Un jour, tandis que Juliane regardait par la fenêtre, un gentil-
homme qui passait la reconnut, voulut la saluer et tomba
mourant. l
Mad. de Krudener jusque là avait été religieuse, mais un peu
à tâtons et à ses heures. L'idée de la mort et d'une mort subite
vint hanter son esprit. Elle s'enferma et refusa de voir personne.
Depuis le milieu du 18e siècle les Moraves avaient établi à
Riga une colonie d'artisans missionnaires.2 Le zèle de ces bonnes
gens opérait d'assez nombreuses conversions. Il se trouva que le
cordonnier de Juliane était des frères de Herrenhut; grâces à lui
la recluse retrouva le repos. Bientôt on la vit suivre les exer-
cices de la petite communauté. Le pasteur Schwarz, ami de la
famille de Vietinghof, protégeait les Moraves, quoiqu'il fût de l'école
rationaliste. Juliane se nourrit des écrits de la secte, elle étudia
les œuvres de M. le comte de Zinzendorf, se prit à chanter les
cantiques de Tersteegen et se donna toute à Jésus. Une certaine
veuve Blau, mère de six enfants, atteinte d'une maladie nerveuse
1 Le texte d'Eynard porte que ce gentilhomme, l'un de ceux que
Mad. de Krudener avait distingués dans la foule de ses adorateurs, tomba
mort. Les Errata rectifient et donnent mourant.
2 Les Moraves, venus à Riga en 1729, renvoyés en 1743, avaient été
autorisés à reparaître, en 1764, l'année même de la naissance de Juliane.
H- 77 -H
incurable, et néanmoins parfaitement heureuse, prit de [empire
sur la prosélyte. 1
Malheureusement des maux de nerfs survinrent, signe d'ennui.
— Les médecins conseillèrent à la nouvelle convertie d'aller
prendre les eaux de Wiesbaden.
i Eynard dit qu'après un assez long temps de réclusion, la baronne
désira sortir. La Providence voulut qu'elle manquât de chaussures. On lit
venir un cordonnier, mais Juliane n'osa pas d'abord soutenir la vue d'un
homme et se couvrit le visage. L'artisan ayant posé une question, il fallut
bien lui répondre et le regarder. Il avait l'air joyeux. A une question qui
lui fut faite: « IVlon ami, êtes-vous heureux ?...» il répondit sans balancer
qu'il l'était assurément, se sachant racheté par le sang de Jésus-Christ.
Cette parole fit rêver la baronne, qui, dès le matin, alla demander au cor-
donnier de la lui expliquer. Tel est le récit d'Eynard et celui de tous les
hagiographes. Une lettre de Henriette de Hohenthal à Jung-Stilling, du
8 décembre 1808, fait allusion à quelque événement singulier arrivé à
Mad. de Krudener et qui avait déterminé sa conversion; mais la lettre ne
fournit aucun détail. Je crois qu'il y a à retenir de tout ceci le fait de l'in-
disposition subite d'un gentilhomme, plus ou moins lié avec la famille
Vietinghof, et celui de prédications moraves. Remarquez que les purs
d'entre les piétistes n'admettent guère les conversions lentes : il leur faut
le coup de foudre de la grâce. Avec un peu de bonne volonté on finit
toujours par trouver le miracle cherché.
&&AAA.i£A&âAA&AAA&&&&A&AA&A&A&&&&&&&&â>âi&&&â>
^Lorsque Juliane voulut quitter Wiesbade et 7' e tourner en Li-
vonie, la guerre avait éclaté entre la France et la Prusse. Les
chemins se trouvèrent coupés : il fut impossible d'aller plus loin que
K'ônigsberg..." l
C'est ce qu'affirment les biographes de Mad. de Krudener.
démentis malheureusement par l'histoire et par la géographie.
1 Mad. de Krudener était devenue malade en hiver (biographie de
Berné). Il est assez singulier qu'elle ne soit partie pour Wiesbaden que
sur la fin de la saison des eaux. Comme une cure à Wiesbaden dure
ordinairement six semaines, il faut admettre que la baronne quitta Riga
au mois d'août ou de septembre. Un tel voyage à un tel moment parait
étrange.
Depuis le i5 février i8o(> la Prusse était inquiète. Pendant près de six
mois, elle ne sut se déterminer ni à la paix ni à la guerre. Elle avait
ouvert des négociations à Paris, et d'autres, fort opposées, à Petersbourg.
Dans les premiers jours d'août, Frédéric-Guillaume III mobilisa son
armée. La Russie, vers le même temps, refusa de ratifier la convention
conclue le 20 juillet entre son ambassadeur d'Oubril et Clarke. A la fin
d'août il y eut entre la Prusse et la Russie un échange de déclarations
qui équivalait à une alliance formelle contre la France. Comment Mad. de
Krudener osa-t-elle se mettre en route dans de telles circonstances? ou.
comment, si elle avait ignoré l'état des choses à l'aller, ne hâta-t-elle pas
son retour avant le commencement des hostilités ? Le Journal de l'Em-
pire au 16 septembre avait dit à propos de la mobilisation prussienne :
c..Le général Riïchel, qu'on regarde comme le Don Quichotte de toutes
ces dispositions, quelques centaines de jeunes officiers prussiens....
s'imaginent être de grands militaires pareequ'aux grandes parades de
Potsdam ils savent défiler comme des machines et rester immobiles pen-
dant des heures entières.... Il serait fort à désirer qu'ils vinssent à donner
dans un bon bataillon qui n'entend rien à toutes ces merveilles de l'immo-
bilité militaire; ils en recevraient une correction qui leur serait sans
doute fort utile, et ils apprendraient la différence qui existe entre une
armée de parade et les vieux vétérans de César...» Il y avait là tout au
moins un avertissement.
*♦ 70 -H
La route qui mène de Kônigsberg à Memel et par conséquent
à Riga resta libre jusqu'au milieu de juin 1807. '
Si donc la baronne se vît dans L'impossibilité de continuel
en 1806 un voyage commencé, ce fut un voyage, non du sud an
nord, mais du nord au sud et qui, selon les apparences, eût dû
la mener, soit en Suisse, soit en France.
„La reine Louise de Prusse s'était réfugiée à Kônigsberg .
La baronne de Krudener t'y rencontra et ces deux femmes, d
caractères si différents, devinrent bientôt des aunes..." -
Encore une affirmation que dément l'histoire.. . ! [1 est impossible
que Juliane ait vu la reine Louise à Kônigsberg eu 1806
1 Le 2 novembre, par exemple, la comtesse de Voss écrit: «...Die
andern koniglichen Kinder reisten heute (von Danois I nach K'tm^s-
berg ab...» A la fin de janvier 1807, le général russe Buxdhôwen alla
tranquillement du quartier général à Memel et de cette ville à son gou-
vernement de Riga. Le 7 mars, Kalkreuth, nommé au commandement de
Danzig, put encore rejoindre son poste. Louise de Prusse elle-même,
après un premier voyage de Kônigsberg à Memel (5-8 janvier 1807) en
fit un second au milieu de juin. Comment la baronne de Krudener ne
pût-elle exécuter ce que faisaient chaque jour des officiers et beaucoup
de dames allemandes, russes, ou anglaises?...
2 L'auteur de a Frau von Krudener» avoue n'avoir trouvé nulle part la
confirmation de ce que dit Eynard au sujet de l'intimité de Louise de
Prusse avec la baronne de Krudener. Il s'en console en pensant que peut-
être les historiens allemands ont évité d'en parler, la plupart d'entre eux
ayant écrit en un temps où la réputation de Juliane était fort compro-
mise.
Eynard écrit: «...Moins éclairée sur la doctrine chrétienne, la reine
accueillit avec joie des enseignements, où Mad. de Krudener répandait
l'attrait d'insinuation qui lui était propre.... Le tumulte de ces jours avail
favorisé en la voilant cette intimité qui demeura mystérieuse pour 1 en-
tourage de la reine...»
L'auteur genevois ne se laisse même pas troubler par le démenti
indigné qu'il reçoit du grand duc Georges de Mecklenbourg, le frère de
Louise: «...Mad. de Krudener n'a jamais exercé la moindre influence
sur mon angélique sœur de Prusse, ni sur le roi son époux, qui jugeait
parfaitement cette femme si tristement célèbre...»
Evidemment Eynard a été induit en erreur. Ce qu'il dit de l'ignorance
religieuse de Louise est absolument ridicule: «...Vor allem erfullie di>-
tiefste, innigste Religiosité ihr ganses Wesen und schmuckte sie mit
allen lieblichsten Tugenden der Frau. die Gott ' ge/allen...» (Nki
sechzig Jahrk am preussischen Hofe p. i5q). On pourrait multiplier les
citations en ouvrant le journal de Mad. de Voss, presqu'au hasard.
*4- 80 -H
Le 13 octobre, veille de la bataille d'Auerstâdt-Jena, Louise
était à Weimar, d'où le général Ruchel la fit partir le 14 au
matin, lorsque déjà grondait le canon. La fugitive gagna succes-
sivement Brunswick, Berlin, Schwedt, Stettin, Custrin, Graudenz,
Ortenburg, Wehlau... et arriva à Kônigsberg, le 9 décembre à
midi.
La grande maîtresse de Voss note à la date du 10 décembre :
„La pauvre reine a de furieuses douleurs de tête..." et Hardenberg,
qui vit Louise dans la matinée du même jour, écrit:... „Je trou-
vai la reine atteinte déjà de la fièvre typhoïde, dont elle ne se
remit complètement que deux mois après à Memel..."
Le 22 décembre, 1 état de la malade était devenu alarmant.
Le 5 janvier 1807, il fallut partir en toute hâte pour Memel, un
corps français menaçant la ville.
Point d'intimité, point d'entrevue possibles en de telles circons-
tances !...
Louise ne revint dans la vieille capitale prussienne que le 12
avril 1807. Elle y resta sept semaines et put alors recevoir la
baronne de Krudener. On veut qu'elle ait couru les hôpitaux
avec Juliane... Je ferai remarquer seulement que la reine, con-
valescente depuis peu, avait eu à soigner ses fils malades et se
trouvait trop faible encore pour qu'on lui permît des fatigues
d'apparat.
En somme, j'estime que partie de Riga pour une destination
inconnue, Mad. de Krudener ne put dépasser Kônigsberg. Plutôt
que de retourner en Livonie, elle resta dans la ville. Pourquoi?...
je l'ignore. Peut-être parceque M. Louis de Krudener, un cousin
de son mari, était chargé de relations diplomatiques auprès
de la cour de Prusse, ' et que Paul, alors âgé de vingt
I «...Le sieur d'Alopeus obtient la permission de s'absenter par congé
et ordre de présenter comme chargé d'affaires le sieur Louis Krudener,
frère de celui qui fut à Berlin...» (Hardenberg, mémoires II, p. 6. V, p. 3 1 7).
J'ai déjà dit que Louis de Krudener n'était pas le frère, mais le cousin
du baron Alexis.
II ne semble, du reste, avoir été chargé que de missions d'ordre secon-
daire. Son chef, l'ambassadeur Maximilien d'Alopeus l'aîné, ne voulant
plus avoir de relations avec le comte de Haugwitz, chef du ministère
prussien, on mit en avant le baron Louis, afin d'éviter les froissements.
«• 81 -H
deux ans, faisait sous les ordres de son parent et sous ceux du
ministre André Eberhard de Budberg ses premiers pas dans la
carrière paternelle?... peut-être tout simplement parcequ'elle espérail
que d'un jour à l'autre les routes allaient se rouvrir...
En 1807, Mad. de Krudener vit à Konigsberg la reine Louise
logée chez la princesse de Solms-Braunfels. Elle réussit probable-
ment à effacer de l'esprit de la souveraine les tristes impressions
qu'y avait laissées le passé, mais il ne me semble pas admissible
que les relations de l'ex-ambassadrice avec la reine aient pris le
caractère d'intimité que leur prête Eynard.
La cour de Prusse s'opposa, du reste, au congé accordé à l'ambassadeur
titulaire et celui-ci, de Pyrmont, où il était allé prendre les eaux, con-
tinua de diriger les négociations secrètes engagées avec Hardenberg retiré
au Tempelhof. Dans les occasions importantes Gotthard Louis de Kru-
dener fut assisté du comte Gustave dé Stackelberg.
La comtesse de Voss (p. 2 52 à 296) parle souvent de Louis de Kru-
dener, qu'elle nous montre à Danzig, le 3 novembre 1806, à Kônigsbert;
le 21 décembre, à Memel le i5 janvier, le 2 avril, le 18 avril 1807, etc.
Le chargé d'affaires russe servit-il d'intermédiaire au roi Frédéric-
Guillaume dans ses négociations avec Riga ?... On sait que le roi de Prusse
était en relations avec les Zuckerbecker ; il parla même un moment de se
retirer dans la capitale de la Livonie : «...At that time the king of Prussia
retired from Kônigsberg to Memel, and not thinking himself quite safe
there, had even engaged a house at Riga...)) (Discours de l'ambassadeur
Hutchinson à la chambre des lords, cité par Hardenberg, mém. II, 366.)
Le ministre prussien donne à ces projets de retraite en Livonie une
date, qui ne semble point absolument exacte, au moins est-elle en con-
tradiction avec une lettre de Louise à son père du 17 juin, qui porte :
«...Wir sind vom Feinde gedrangt, und wenn die Gefahr naher riickt,
so bin ich in die Nothwendigkeit verset^t, mit meinen Kindern Memel
fw verlassen... Ich gehe, sobald dringende Gefahr eintritt, nach Riga...
Hardenberg veut que ce dessein ait été formé avant la bataille d'Eylau.
On voit que la famille royale y est tout au moins revenue vers les jours
de Friedland, et qu'il ne serait pas absolument impossible que la reine
Louise s'en soit entretenue plus ou moins ouvertement avec la baronne
de Krudener.
Gotthard Louis de Krudener (1772- 1845) était entré dans la diplomatie
en 1788 et prit sa retraite en 1817, comme conseiller d'état et chambellan,
pour aller vivre paisiblement dans sa propriété d'Ottensee près Ham-
bourg. Son grand-père était l'oncle du mari de Juliane, dans la maison
duquel il fut élevé.
André Eberhard, baron de Budberg, né en 1750, général d'infanterie
en 1802, mort le icr septembre 1812, ministre des affaires étrangères de
1806 à 1808, n'avait aucun lien de parenté avec les Krudener.
6
Comme le lecteur a pu s'en convaincre, les assertions d'Eynard
relatives au séjour fait par Juliane à Kônigsberg sont manifeste-
ment inexactes. Est-il possible de rétablir sur ce point la vérité ?...
Je désespérais d'y réussir, quand un document décisif me fut
communiqué, avec la plus gracieuse obligeance, le Journal intime
tenu par Juliette en 1806-1807. Ces pages quelquefois char-
mantes et qui respirent la sincérité la plus absolue permettent
de reconstruire l'histoire de Mad. de Krudener à cette époque.
On ne peut les lire malheureusement sans éprouver un vif senti-
ment de tristesse. Juliette s'y montre bonne, franche, aimable,
spirituelle. Juliane, de son côté, y paraît sincère et vraie. On
regrette doublement, après avoir vu ces pages, que des personnes
aussi distinguées n'aient quitté Kônigsberg que pour se mêler
aux cuistres et aux intrigants dont je vais avoir à parler.
Parties de Riga vers la fin de l'année 1806, Juliane et sa fille
se trouvèrent arrêtées à Kônigsberg par l'invasion française. Après
la bataille d'Eylau (8 février 1807), elles s'occupèrent toutes deux
de procurer des secours aux nombreux blessés russes, prussiens,
et surtout français, abandonnés sur le champ de bataille. La
baronne reçut dans sa maison un officier français, catholique, fort
malade (il était hydropique), qui mourut chez elle, muni des
sacrements de son Eglise; puis Juliette porta secours à un convoi
de blessés français ramenés de Preussisch-Eylau.
Le 12 avril, la reine Louise venant du camp russe de Kydullen,
arriva à Kônigsberg. Elle fit dire le 15 à Mad. de Krudener
qu'elle serait heureuse de la voir. Juliane, accompagnée de la
jolie comtesse Ouvarof ' se rendit le même soir aux ordres de la
1 Cette comtesse, que Mad.de Voss appelle «bildhiibsch» avait déjà
été reçue par Louise à Memel.
*• 83 -H
reine, logée chez sa sœur la princesse de Solms. Il y avait là
un cercle assez nombreux, Mad. de Moltke, lord Gower, le prince
d'Orange, un prince autrichien sans nez, quelques suédois, d'autres
personne encore...
„...La Reine, écrit Juliette, a reçu maman à merveille. Elle lut
„la seule embrassée deux fois en lui disant: «Combien j'ai souffert,
«Madame de Krudener, depuis que nous ne nous sommes vues!"
„ Maman lui répondit: „Eh! qui n'a pas souffert, Madame! sou veut
«les peines nous sont bien utiles!"
„On parla de Valérie, quelle loua beaucoup, de la guerre et
„de la paix et maman lui dit franchement son opinion. Elle pen-
„sait que la Reine, avec cette belle figure d'ange, ne devait point
«haïr, que ces sentiments étaient encore plus affreux que les mal-
„heurs mêmes, que Bonaparte était à plaindre aussi, qu'il ne
«pouvait être heureux, et qu'il serait humilié à son tour. Là-
dessus Mad. Ou varof s'écria: «Oui! avec deux cent mille hommes!"
„ — «Même avec deux cent mille hommes!" répondit Maman.
«Jusqu'à présent les armées ont fait peu de chose." — «Rien n'est
«plus à désirer que la paix, mais une paix durable!" répondit la Reine.
«Alors Maman reprit: «Je vous avoue, Madame, que nous sommes
«trop bornées pour savoir ce qui se passera dans deux ans d'ici.'"
«La Reine était rouge d'agitation. Toute sa figure peignait la
«passion lorsqu'on parlait de Bonaparte et des Français, mais
«Maman avec calme la contraria souvent, ce qu'elle n'est point
«habituée à subir, je crois, et ajouta: «Vous me pardonnerez,
«Madame, mais quand l'échafaud serait là (mettant la tête sur la
«table), la vérité m'est plus chère que tout au monde."
«Cependant après une longue conversation fort animée et peu
«commune à la Cour et qui dura deux heures, la Reine reprit
«sa bonté ordinaire et dit que sa sœur voudrait peut-être se
«reposer, et on partit...
«Mad. Ouvarof était toute russe et prussienne et tenait un tout
«autre langage, c'était assez naturel, et Maman à qui la Reine
«adressait la parole presque toujours, n'était déconcertée par rien
«et avec les égards dûs au rang et à la bonté du caractère de
«la Reine lui dit tout ce qu'elle croyait devoir dire dans un entre-
«tien qu'elle n'avait point cherché à amener et qui se présentait
«naturellement, mais qui pouvait peut-être dans les mains de
«la Providence être de quelque effet...
N» 84 «H
„...En revenant chez elle Mad. Ouvarof marqua à Maman tout
„son étonnement de ce quelle avait parlé ainsi à la Reine, puis on
„parla de sa superbe figure, qui n'a jamais été plus belle et Mad.
„ Ouvarof, en s'approchant du miroir, dit en s'adressant à Maman
„„Mais cependant je trouve ma figure plus piquante." Maman
se contenta de dire: „Cependant la Reine est bien belle, Madame..."
Tel est le récit que fait Juliette du premier entretien de sa
mère avec la reine Louise. Y en eut-il d'autres? Assurément!
mais les extraits que j'ai sous les yeux n'en font pas mention.
Je trouve seulement à la date du Vendredi 2 1 mai , la note
suivante: „Aujourd'hui la matinée a été prise par une partie
„manquée. La Reine avait fait prier Maman à midi et voulait
„arranger un déjeûner dans les jardins qui bordent le Schloss-
„teich. Nous y vîmes beaucoup de monde en arrivant, mais
„ c'étaient des spectateurs, car d'invités il n'y avait que Mad. de
,,L. G. et S. et quelques autres personnes. On nous apprit une
„triste nouvelle de Danzig * et on nous renvoya sans même avoir
„vu la Reine, qui nous envoya sa sœur pour nous décommander.
„I1 faisait un vent terrible, mais du reste le temps était beau.
„Nous accompagnâmes Mad. de L. chez elle. Un prince d'Anhalt
„vint aussi. Il a été souvent chez la Reine, qui nous a dit beau-
coup de bien de lui. 2 II aime passionément Valérie, que la Reine
„lui a prêté et pour le lire il n'a pas dormi de la nuit. Il a dit
„à la reine qu'il avait reconnu Maman, sans l'entendre nommer,
„que c'était l'idée qu'il se faisait de l'auteur de Valérie..." 3
1 Danzig était à la veille de capituler (24-27 mai).
2 On voit par cette phrase que la reine avait eu avec Mad. de Krudener
quelques entretiens, dont les détails sont inconnus.
3 La Radziwill, la Solms, toute la camarilla intime de la reine, Louise
elle-même, qu'en pareille occasion sa grandeur n'attachait pas assez
exactement au rivage, prenaient plaisir à cribler « Nôpel», le parvenu, de
leurs traits plus ou moins acérés. Napoléon en avait été vivement irrité ;
delà ses propos de lieutenant sur la belle reine et sur le bel empereur.
Mad. de Krudener eut le droit de se montrer choquée du degré de haine
qui animait en ce temps la malheureuse Louise. Les saillies de la reine
avaient quelquefois l'air de partir d'un mauvais cœur. En voici un exemple :
«...Le 5 mai (1807) écrit Mad. de Rémusat [Mém. III, i3y) l'impératrice
{Joséphine) fut frappée d'un coup très sensible par la mort de son petit
fils Napoléon. Cet enfant avait été enlevé à ses parents en peu de jours par
la maladie qu'on appelle le croup. On ne peut se figurer le désespoir dans
lequel tomba la reine de Hollande...»
«• 85 -H
Quelques lignes écrites à Tepliz, au mois d'août, donnent
quelques renseignements supplémentaires sur le séjour de la ba-
ronne et de sa fille à Kônigsberg; ...„Le vieux Mayer a vu
«Napoléon. Il ne lui trouve rien de méchant; sa figure lui plait.
„mais le calme et le repos (peut-être apparent) de cette figure
„sont effrayants, à ce qu'il dit. Il a été bien honnête, bien aimable
„pour la Reine. Il lui a dit que le nuage de la prévention s'était
„dissipé en la voyant de près, et qu'elle lui apparaissait comme un
Or, voici comment Louise, dans une lettre à son frère Georges, parle
de cet événement «...Wir sind aile recht betrilbt uber den Tod des
Kronprin^en von Holland ; ich will eine neue Farbe erfinden, um den
holden Zweig der Hoffnung aller Kdse ju betrauern...» Au fond la
boutade est plus innocente qu'elle ne paraît au premier abord. La pauvre
reine s'efforce dans toute cette lettre de cacher ses angoisses sous un
masque de gaieté. aManchmal lach ich noch, es wird mir aber hart
eingesaljen.»
La lettre au prince Georges est du 3o juin 1807, écrite par conséquent
un mois après le départ de Mad. de Krudener. Le 28 mai précédent, la
reine, rendant compte à son frère du séjour à Kônigsberg, de la capitu-
lation de Danzig, etc., avait conclu en ces termes: a.. Dass aber eine
Seele, ein Gem'ùth, wie das meine, ailes tief und lebhaft empfindet. ist
natiirlich... Aber wenn einmal ailes durchgegangen, so finde ich mich
auch wieder....» C'est ce qui arriva. Au printemps de 1808, Louise écri-
vait à son père : . . uGewiss wird es besser werden : das verburgt der
Glaube an das vollkommenste Wesen. Aber es kann nur gut werden in der
Welt durch die Guten. Deshalb glaube ich auch nicht, dass der Kaiser-
Napoléon Bonaparte f est und sicher auf seinem, jet^t freilich gl'dn^enden
Thron ist. Fest und ruhig ist nur allein Wahrheit und Gerechtigkeit.
und er ist nur politisch, das heisst klug, und er richtet sich nicht nach
ewigen Geset^en, sondern nach Umstànden Sie sehen wenigstens . .
dass Sie auch im Ungliick eine fromme ergebene Tochter haben, und dass
die Grundsat^e christlicher Gottesfurcht die ich Ihren Belehrungen und
Ihrem frommen Beispiel verdanke, ihre Friichte getragen haben.
Mad. de Voss, en 1797, parlait avec admiration de la piété de Louise.
Une lettre reproduite par M. Adolphe Martin (du 28 juin 1794) prouve
qu'immédiatement après son mariage la princesse professait déjà les sen-
timents dont témoignent ses écrits de 1808.
Au surplus la correspondance de la reine Louise avec la baronne de
Krudener a été conservée. Elle est déposé au ministère russe des affaires
étrangères. Pourquoi Eynard, qui l'a eue entre les mains, ne l'a-t-il pas
opposée au démenti indigné de Georges de Mecklenbourg?
Les contemporains et Frédéric-Guillaume lui-même ont attribué de
l'influence sur la reine non à la baronne de Krudener, mais a
Borowsky, alors pasteur à l'église de Neurossgarten (Kônigsberg).
M* 86 -H
„rayon du soleil et qu'il éprouvait l'ascendant de son âme et de
„sa figure; qu'il désirait le lui prouver en lui rendant la province
„qu'elle désirait. La Reine a répondu qu'elle ne voulait que la
„paix que son mari désirait. „Oui, a-t-il répondu, mais le Roi veut
„tout ravoir, ce qui est impossible ! Choisissez la province que vous
„aimez le plus!" — J'éprouve le sentiment d'une mère pour ses
„enfants, a répondu la Reine, toutes me sont chères, mais puis-
qu'il le faut, je vous demanderai la Silésie?"... — „Qu'elle vous
„soit donc rendue, quoique je l'aie déjà promise à l'Autriche!..."
Juliette ne dit pas de qui elle tenait cette anecdote.
Il y avait dans la religiosité de la reine un je ne sais quoi de mystique,
mais l'on ne saurait affirmer que la baronne Juliane y ait été pour
quelque chose. Une lettre écrite après la paix de Tilsit à Mad. de Berg,
porte : «...Dennoch ist der Konig grosser als sein Widerfacher. Nach
Eylau h'itte er einen vortheilhaften Frieden machen k'ônnen, aber da
hdtte er frehvillig mit dem bosen Princip unterhandeln und sich mit
ihm verbinden mitssen. Jet^t hat er unterhandelt, gepvungen durch
die Noth, und wird sich nicht mit ihm verbinden. Das wird Preussen
einst Segen bringen — das ist mein fester Glaube...»
La lettre au prince Georges dont j'ai donné un fragment, nous présente
en juin 1807 Alexandre, non pas comme l'ange blanc, mais comme le
bon ange (expression familière déjà à Mad. de Voss) : «...Wir haben uns
so mit Leib und Seel' an den guten Engel verschrieben (nicht an den
Doktor Faust, wie Zastrow wollte), dass nichts in der Welt geschehen
kann, als mit ihm und durch ihn... Mais je suis éloignée d'être de l'opi-
nion de M. Pangloss, aussi faut-il dire que lorsque le bon philosophe
écrivait sa philosophie, le diable n'avait pas apparu encore aux hommes
sous des formes humaines »
Louise a été la victime expiatoire des fautes de son temps et de ses
propres étourderies. Son martyre a fait pardonner les convoitises et les
défaillances des politiques prussiens de 1806, la guerre follement com-
mencée avant d'avoir été préparée, conduite au hasard, et qui, dès les
premières défaites, faillit aboutir à une paix sans dignité. Quand les
meneurs du jour, Haugwitz, Beyme, Lombard, Zastrow... ne parlaient
que de soumission, Louise osa parler de résistance. Elle tint haut un
assez long temps, non le drapeau particulier de la Prusse, mais la ban-
nière de l'Allemagne unie. Tous ceux qui ne désespéraient pas de la
patrie se serrèrent autour d'elle. Pourquoi faut-il qu'on l'ait descendue
de son piédestal pour la mêler a Tilsit à des marchandages sans noblesse !...
Elle pleura au retour : ses larmes lui ont rendu l'histoire indulgente et
l'ont en quelque sorte sacrée. «Ihr Name, a dit justement von Ranke,
ist mit einem poetischen Anhauch umgeben und durch Pietiit geheiligt...»
ffiMm^^m$m®mmmm
Les dames de Krudener quittèrent Kônigsberg avant la reine.
Le 2 juin elles partirent pour Tepliz.
Juliette écrit :
— „Août 1807. Nous avons reçu une intéressante lettre de
,.Mayer. Il écrit à Maman et lui donne bien des détails sur Kônigs-
„berg. Pendant une absence qu'il a faite, il est venu un général
„français qui a demandé de nos nouvelles et a trouvé notre loge-
aient, a demandé ce que faisait la bonne Juliette. La vieille Mayer
„n'a pu retenir son nom. Heureusement il a écrit une lettre ! C'est
,,Frégeville, qui était à l'armée, et dont Maman a ignoré l'existence,
„du moins si près de nous.
„Dans le premier moment j'ai presque regretté de ne pas être
„à Kônigsberg. Nous aurions sûrement revu des connaissances et
„à en juger par Frégeville, ils ne nous ont pas oubliées, mais
,.lorsque j'ai vu plus loin que Rùchel a eu l'idée de défendre la
., ville, qu'on a bombardée deux jours, qu'une partie des faubourgs
„a brûlé, ainsi que quinze moulins, j'ai pensé que c'était pour le
„mieux ! D'autres généraux français ayant appris que Maman avait
„secouru des Français, ont prié Mayer de la remercier en leur nom
„et ont même dit qu'ils en parleraient à l'Empereur ! Arnim •
„a fait mettre dans la Vesta un poème pour Maman. Cette
„publicité pour une chose aussi simple que celle de secourir de
„pauvres blessés lui fait de la peine, d'autant plus que c'est Klein
„qui en a tout le mérite "
1 Je ne sais quel est cet Arnim ; je suppose qu'il s'agit du diplomate-
littérateur Charles Otton Louis, plutôt que de Louis Achim d'Arnim,
le mari de Bettina Brentano.
W» 88 -H
La lettre de Frégeville, remplie des expressions d'un sincère et
vif attachement, invitait les dames de Krudener à faire le voyage
de France et à passer l'été dans son château du Languedoc.
— «C'est une invitation qu'on serait tenté d'accepter ! . . ."
remarque Juliette. „ Cette chère France, quand la reverrons-
nous ?. . ."
Hélas! les jours paisibles, les jours de bonheur avaient fui
pour toujours ! Les deux pauvres femmes ne s'appartenaient
plus !...
:.^^.'.T^.-.^^.-.^^.'.^^.-,^^.-,#^.-.^^.«.^
Le 17 mai 1807, à Kônigsberg, Mad. de Krudener était entrée
en relation avec les premiers coureurs de l'armée chiliaste. Elle
avait eu quelques heures d'entretien avec le fameux Adam Muller.
du Meisenbacherhof près Nussloch, grossier paysan, dont l'Eternel
avait fait un prophète, chargé d'une mission auprès du roi de
Prusse. *
Muller avait conté à la baronne l'histoire de sa vocation:
En 1805, huit jours avant Noël, il avait eu une vision. Une
figure blanche lui avait annoncé que la guerre allait s'allumer
entre la Prusse, la Russie et la France. „N'en dis rien!.." avait
recommandé le spectre.
Au bout d'un an, nouvelle apparition du même fantôme, qui
cette fois parla autrement. „Pars, dit-il à Muller; va trouver le
Roi ! qu'il se convertisse et qu'il convertisse son peuple ! qu'il
demande grâce au Tout-Puissant et qu'il se repente de ses ini-
quités ! . . Dis-lui qu'il ne se fie ni à la valeur de ses soldats ni
à la multitude de ceux de ses alliés ; il ne saurait attendre de
secours que du Dieu vivant..!"
Quinze jours après surgit un vieillard à cheveux gris, qui
tenait sous le bras l'Ancien Testament et le Nouveau. Le vieillard
ouvrit le livre et lut à haute voix les prophéties d'Esaïe, depuis
le chapitre 58 jusqu'au 650.
Quand il eut fait : „ Va ! répète au Roi ce que tu viens d'en-
tendre ! commande lui, au nom de l'Eternel, de faire selon ce
qui est écrit ! qu'il sanctifie le sabbat et qu'il revienne à Dieu ! . .
S'il se soumet aux volontés du Très -Haut, les Français seront
1 Frédéric-Guillaume, sans être un chiliaste décidé, avait pris quelque
chose de la doctrine en vogue dans la première partie du siècle, au
moins d'après M. Emile Guers (Israël aux derniers jours, p. 197).
N* 90 -H
dispersés, comme une paille légère l'est au souffle du vent;
F Eternel fera éclater ses prodiges, le Roi verra fuir ses ennemis,
et la France sera partagée entre les chefs des nations ! . . Si, au
contraire, il refuse de se soumettre aux ordres du Seigneur,
annonce-lui qu'au fléau de la guerre vont se joindre le fléau de
la peste et le fléau de la famine!.."
Muller ne remuant pas, à quelques jours de là parut un jeune
homme, menaçant et terrible. Il reprocha au prophète son peu
d'obéissance. „Le sang versé retombera sur ta tête ! pars donc
et va trouver le Roi ! . . que crains-tu ? . . L'Eternel guidera tes
pas ! Tu passeras sans danger à travers les armées et la mer en
furie ne pourra rien contre toi !.. va donc ! ne prends avec toi
aucun argent ! emporte un pain seulement pour ta subsistance !
le Seigneur veillera sur toi ! . ."
Muller aussitôt avait pris congé de sa femme et de ses enfants,
il avait donné un dernier regard à son champ et s'était mis en
route. „ Je parlerai au Roi ; je lui parlerai certainement ! Je ne
crains point ceux qui ne peuvent tuer que le corps!.."
Et pour finir il déclara que Bonaparte était un châtiment envoyé
aux hommes par l'Eternel ! . .
Désormais les Adam Muller allaient se presser en foule sur le
chemin de la baronne ! . .
%Jte?
^^^r^^^^r^^^^
Macl. de Krudener se rendit à Dresde, d'où elle passa en Si-
lésie, dans l'intention de visiter les communautés moraves de
Herrenhut.
Les frères occupaient plusieurs villages des environs de Bauzen.
En apparence ils ne se mêlaient que de prières, mais les pire-
ennemis de Napoléon, quand il cherchaient un refuse, le trouvaient
auprès d'eux. Dumouriez naguère avait habité un de leurs vil-
lages. Une sorte d'affiliation les unissait aux mécontents de
l'Allemagne, de la Suède et de la Suisse. Ils ne conspiraient cer-
tainement pas, mais leurs croyances religieuses les mettaient en
communion avec les sectaires opposés à l'ange de l'abîme, Apol-
lyon, et sans le savoir peut-être, ils servaient d'intermédiaires entre
les membres de l'invisible Eglise des Piétistes et ceux de cette
autre invisible Eglise qui, en 1808, allaient fonder le Tugcndbund.
La baronne, arrivée à Klein Welck, l'un des hameaux moraves.
y vit plusieurs amies de Jung-Stilling, la comtesse Werther, qui
avait connu Saint Martin le théosophe, la comtesse Henriette de
Hohenthal, et les deux nièces de cette dame, Mesd. Wilhelmine et
Fréderique.1
Mad. de Krudener resta trois semaines en leurs compagnie.
Accueillie d'abord avec une certaine défiance, car on la trouvait
un peu exagérée et trop facile à croire aux visions et aux pro-
diges, elle réussit à effacer cette première impression en prodiguant
les soins les plus tendres et les plus dévoués à une jeune dame
russe dont le mari venait de mourir subitement.
11 ne semble pas cependant que les chefs moraves aient partage
l'engouement des dames de Hohenthal pour leur visiteuse. Un de-
pères de la communauté, le vieux Baumeister, quand Juliane lui
i aSendschreiben geprufter Christen an Jung.» Lettres du
S décembre, 23 décembre 1807, 8 mai 1808.
^ 92 ^
fit ses adieux la chargea d'un avis pour Jung-Stilling qui était
un conseil détourné pour elle-même: „Dites bien à Jung, de la
part de moi Baumeister, qu'il se garde de faire de vous une
chrétienne extraordinaire!.."
De Herrenhut la baronne alla à Dresde, où le monde faillit se
ressaisir d'elle, quoiqu'elle logeât chez une personne connue pour
sa piété, Mad. de Kûgelgen. Un mal de gorge la sauva, en la
contraignant à garder la chambre.
De Dresde à Carlsruhe, chez Jung-Stilling!..
Jean Henri Jung,1 surnommé Stilling, charlatan-oculiste et dé-
vot-charlatan, pétri de plus de vanité encore que de religion,
madré du reste autant que pas un, vivait en apparence au jour
la journée, comme un oiseau du ciel ou comme un lis des champs.
Les souverains, que dupait sa bonhomie plus ou moins naïve,
s'empressaient de lui offrir des places, qu'il s'empressait d'accep-
I La biographie de Jung se rencontre partout. Chacun sait qu'il fut
charbonnier, apprenti tailleur, magister de village, médecin, professeur a
Kaiserslautern de matières auxquelles il n'entendait rien, et qu'il mourut
dans un âge avancé, le jeudi saint de l'année 1817, conseiller du mar-
grave grand duc de Bade, pourvu de beaux traitements, etc. Un curé lui
avait légué la formule de je ne sais quel collyre, capable de guérir tous
les maux d'yeux imaginables. Il distribua ce collyre, gratuitement selon
le vœu de l'inventeur, puis courut l'Allemagne et la Suisse, pour y faire
des opérations de cataracte. De l'œil blessé il arrivait ce qui plaisait à
Dieu et au collyre de l'ecclésiastique ; Jung ne se souciait ni d'attendre le
résultat ni de donner à ses opérés les soins consécutifs indispensables.
II me suffira je pense pour démontrer au lecteur la singulière fatuité de
ce personnage de dire qu'outre beaucoup de romans et de poèmes il
fit paraître :
Mannheim « Lehrbuch der Forstwissenschaft», 1781. 2 vols. 2e éd. 1789.
Nurnberg, «Lehrbuch der Fabrikwissenschaft», 1785. 2e éd. 1794.
Leipzig, a Lehrbuch der Handlungswissenschaft», 1785. 2e éd. 1799.
Leipzig, «Lehrbuch der Staatspoli^eiwissenschaft», 1788.
Leipzig, «Lehrbuch der Finanpvissenschaft», 1789.
De plus, M. le conseiller Jung, oculiste et prophète, donnait des leçons
d'histoire naturelle aux élèves du pensionnat Graimberg. «De omni re
scibili et quibusdam aliis !...»
Sans aucun talent extraordinaire ni même marqué, Stilling réussit a
vivre dans l'aisance et plaça fort avantageusement sa nombreuse pro-
géniture.
Avant de mourir, Jung s'administra la Sainte-Cène. Il n'y a rien dans
cet acte que de naturel, chaque piétiste se considérant comme de race
«• 93 -H
ter, bien qu'il fût incapable de les remplir. On le comblait de fa-
veurs; le monde entraîné imitait l'exemple des grands. Stilling
était devenu pour les inspirés une sorte de pape, à qui rien ne
manquait, et moins que toute chose un denier de Saint-Pierre.
Il avait publié coup sur coup l'histoire des premières années de
sa vie, éditée par les soins de Gœthe, autrefois son camarade à
l'Université de Strasbourg, puis les Scènes du monde des Esprits,
la Nostalgie, Thèobald, l'Homme gris, etc. Le premier de ces
ouvrages avait charmé le public, dégoûté des sottes aventures des
chevaliers à l'ambre et des marquises musquées, ravi de rencon-
trer enfin des personnages vraisemblables et des sentiments à peu
près naturels. Heinrich Stilling'' s Jugend avait eu un véritable
succès. Quelques pages, il est vrai, annonçaient déjà les théories
dont Jung devait plus tard se faire l'apôtre, mais elles étaient
clair-semées et leur étrangeté discrète prêtait au volume quelque
chose du merveilleux d'un roman.
Le public se refroidit quand parurent, sans l'assistance de Gœthe,
les Scènes du monde des Esprits. On ne peut parcourir ces élucu-
brations singulières sans éprouver quelque chose de cette inquié-
tude qui étreint le visiteur d'un asile d'aliénés. Jung y prêche la
sacerdotale. Néanmoins quelques-uns de ses biographes et entre autres
Mlle Spoerlin, ont cru devoir supprimer cette circonstance, afin de ne
pas froisser leurs lecteurs.
Stilling faisait des saints. Une sorte d'almanach qu'il publia de i8o5 à
1817, et dont les premiers cahiers étaient munis d'un calendrier, donne
place à quantité de bienheureux de l'invention de M. le conseiller. On y
trouve* Arnd, Jane Leade, Arnold, tous les coryphées du parti piétiste.
Une femme qui l'a connu écrit de lui :
«...Quant à Jung, bien souvent nous avons, mes frères, mes sœurs et
moi, causé avec lui de la venue du Seigneur et de tout ce qui s'y rattache.
Il me souvient qu'un jour nous étions tous ensemble chez notre frère
Jacques; Jung nous déclara qu'il avait la certitude absolue de mourir
de la mort des martyrs. Frère Joachim lui demanda alors, mais fort
sérieusement, ce qu'il pensait de Napoléon, et le bon Jung nous confia
qu'il ne le tenait pas précisément pour l'Antéchrist lui-même, mais seule-
ment pour le précurseur de l'Antéchrist. Il fondait son opinion sur
l'odieux catéchisme alors en usage en France, mais autant que j'ai pu
savoir, ce catéchisme ne fut pas reçu partout et ne dura guère . . .
... Je reviens à Jung-Stilling pour dire que je l'ai beaucoup
aimé; il était bon, il était pieux; son commerce était plein de charme
et des plus édifiants, mais j'avoue qu'il y a dans ses ouvrages des choses
que je ne saurais accepter.. » (Anna Schlatter. Lettre du [6 janv.
H- 94 *W
croyance aux apparitions, aux visions, aux pressentiments, aux
suggestions diaboliques, aux prédictions, aux sorts bibliques. La
République de Bâle jugea prudent de défendre la lecture de ce
livre, qui avait tourné la cervelle à quantité de jeunes filles du
canton et provoqué dans la ville une épidémie de hallucinations;
le Wurtemberg suivit l'exemple donné par les Bâlois.
Jung finit par trouver dans l'Apocalypse un guide politique. '
Il faut convenir que la Révolution française avait troublé beau-
coup de têtes mieux organisées que n'avait jamais été la sienne.
Un peu partout on s'était pris à interroger l'illuminé de Patmos
sur les événements du jour.
Le signe de la bête, dont il est question dans l'Apocalypse,
était la cocarde tricolore : cela parut incontestable à beaucoup de
gens. On se plut à expliquer de semblable façon tout ce qui ar-
1 Jung (7. H. Jung' s gen. Stilling Lebensgesch. III. Aufl. i852,
p. 638, etc.) rapporte lui-même en parlant de 1 799-1800 :
((...Die wichtigen Folgen, welche de franjosische Révolution hatte, und
die Ereignisse, welche hin und wieder %um Vorschein kamen, machten
allenthalben auf die wahren Verehrer des Herrn, die au/ die Zeichen
der Zeit merkten, einen tiefen Eindruck. Verschiedene fingen nun an,
geivisse Stiïcke aus der Offenbarung Johannis auf dièse Zeiten an^u-
wenden.... Sehr verstîindige Mânner hielten schon die fran^ôsische
Kokarde fur das Zeichen des Thiers und glaubten also. das Thier
aus dem Abgrund sei schon aufgestiegen und der Mensch der S'ùnden
wirklich da. Dièse jiemlich allgemeine Sensation unter den wahren
Christen kam Stilling bedenklich vor....
Auf der andern Seite war es ihm doch ausserst wichtig, dass der
bekannte, fromme und gelehrte Pralat Bengel schon vor fïmfjig Jahren
in seiner Erklarung der Apokalypse bestimmt vorausgesagt hatte. dass
in dem let^ten Jahr^ehent des achtjehnten Jahrhunderts der grosse
Kampf anfangen und der r'ômische Stuhl gesturt^t werden sollte. Dièses
hatte nun ein ungenannter in Karlsruhe in einer ndhern und bestimmten
Erklarung des Bengel 'schen apokalyptischen Rechnungssystems noch
genauer ausfindig gemacht, und sogar die Jahre aus dem neunjiger
Jahr^ehent festgeset^t. in welchem Rom gestiirt^t werden sollte. und dies
acht^ehn Jahr vorher, ehe es wirklich eintraf...»
Herder (Das Buch von der Zukunft des Herrn. Riga 1779, p. 148
et suiv.) avait déjà donné du chiffre de la bête — 666 — une explication
qui concordait avec celle de Jung: «Geheimniss» oder «Abfall».
<Der Abfall war das Thier. Aufruhr hiess sein Name...»
Les modernes, comme on sait, traduisent 666 par Néron César et la
variante 616 de quelques manuscrits par Nero, forme romaine au lieu de
la forme grecque Néron. (Voy. Ed. Reuss, l'Apocalypse, p. 107-1 10.)
«• 95 *«
rivait. Des prophètes surgirent. La coterie déjà ancienne des chi-
liastes grandit et acquit de l'importance: de tous côtés éclata l'an-
nonce du règne millénaire.
Quelques principicules allemands favorisèrent les nouveaux pro-
phètes. Pour certains d'entre eux ce fut une façon dépourvue
de danger de conspirer contre Napoléon, ou tout au moins de
se tenir au courant des révoltes de l'opinion publique.
L'IUuminisme, qui avait régné dans les cours d'Allemagne sur 1 1
fin du 18e siècle, contribua puissamment à assurer le succès des
Inspirés.
Par la mort de Frédéric le Grand, le 17 août 1786, la direc-
tion des intelligences avait passé pour un temps des philosophes
à leurs plus infimes adversaires.1
Déjà bien des années avant la fin du grand roi, il s'était formé
en Europe et plus particulièrement en Allemagne une foule d'as-
sociations secrètes, établies sur le modèle de la franche maçonnerie
Nombre de princes s'étaient affiliés à ces loges mystiques, Louis
Ernest et Auguste de Saxe-Gotha, Charles Auguste de Saxe-
1 L'historien von Ranke (Notif iiber die Memoiren des Grafen von
Haugwitj XLVII, 274) écrit d'une collection de lettres réunies par
l'ancien ministre prussien : «. ..Die Sammlung beginnt mit einer Anifahl
von Brie/en von den beiden Stolberg, mit denen Haugwîtf, wie m an
durch Gœthe weiss, einst eine gemeinschaftliche Reise nach der Sclnveij
gemacht hatte, von Lavater, Claudius, Priw; Karl von Hessen, Her^og
Ferdinand von Braunschweig, dem Prin^en von Preussen. Die meisten
sind litterarischen Inhalts. Sie ^eigen den Geist des 1 8ten Jahrhunderts
in seiner dem Geheimnissvollen, Wnnderbaren und der positivcn Religion
wieder pigewandten Richtung ; die merkw'ùrdigsten von allen sind die
Briefe des Prin^en Karl von Hessen. Man bekannte sich f« der Lehre.
dass der Mensch in die Materie versunken und durch Christus gerettet
sei, und suchte derselben durch geheimnissvolle Verbruderungen Raum
in der Welt pt machen. Prin? Karl hatte in Kassel, Braunschweig und
Berlin Verbindungen. Wir finden ihn in Kassel bei seinem Vater mit
dem diinischen Gesandten Wdchter, von dem ein neues System mysti-
scher Maurerei ausgegangen ju sein scheint. Als dann der Prin; nach
Berlin ging, wurde er selbst von Friedrich II. gut aufgenommen.
Seinen vornehmsten Verkehr aber hatte er mit dem Prinjen von Preussen
nicht ohne Theilnahme Wœllner's, der sich ^uweilen der mystischen
Ausdriicke Jakob Bohme's bediente, worin ihm Prinj von Hessen secun-
dirte. In den Brie/en des Prin^en von Preussen tritt ein lebendiger
Eifer hervor, dem uso traurigen Ver/ail» der Kirche im Lande Ein-
halt 71/ thun. Es w'àre intéressant, diesen Andeutungen nachjugehen...»
M» 96 «H
Weimar, Ferdinand de Brunswick, le prince de Neuwied, le baron
de Dalberg, Charles de Hesse, et même, dit-on, le coadjuteur de
Mayence. Dans la Bavière, dans le Wurtemberg, dans le marquisat
de Bade, dans la Hesse, les Illuminés avaient rencontré des par-
tisans nombreux et actifs. Le prince Eugène de Wurtemberg, le
prince de Dessau, le propre frère du margrave de Bade et celui
de son ministre dirigeant von Edelsheim étaient à la tête des
sectaires de l'Allemagne du Sud.
Frédéric-Guillaume II de Prusse resta toute sa vie le jouet des
Rose-Croix. Il n'était encore que prince royal, que le pasteur
Wœllner et le baron de Bischofswerder le maniaient déjà à leur gré.
Devenu roi, il ne leur échappa que par instants.
A son avènement au trône Frédéric-Guillaume III avait chassé
les favoris de son père. Il avait nettoyé quelque peu les écuries
d'Augias, mais les Illuminés, chassés de Berlin, avaient trouvé
ailleurs des asiles prospères.
La Cour de Carlsruhe en particulier était devenue comme le
séminaire de leur parti transformé et c'était Jung-Stilling qui diri-
geait ce séminaire.
Jung n'eût parlé que dans le vent si le margrave de Bade
n'avait eu des petites-filles, et si ces petites-filles, mariées à des
souverains, n'avaient joui dans leur pays d'adoption d'une autorité,
dont elles usèrent largement en faveur des Inspirés.
L'impératrice de Russie, femme d'Alexandre, était une princesse
de Bade. La femme de Gustave-Adolphe IV, roi de Suède était
pareillement une princesse de Bade.
Gustave- Adolphe, plus faible d'esprit que son beau-frère, devint
la première victime de Jung-Stilling.
Né le 1er novembre 1778, il avait succédé à Gustave III le 29
mars 1792. En 1803, il était allé à Carlsruhe, d'où il ne revint
en Suède que sur la fin de 1804, absolument converti aux idées
chiliastes. Dans la persuasion où il était de la chute prochaine
de la bête, il s'engagea en 1807 dans une guerre qu'il tenta fol-
lement de continuer contre Napoléon, même après Friedland et
après Tilsit. Un ange de cent coudées devait être son auxiliaire
dans cette lutte : l'ange ne parut pas.
Une révolution de palais renversa Gustave en 1809 et il parla
de se retirer dans une communauté morave. Vers la fin de
1814, après s'être séparé de sa femme, il voulut créer un ordre
H* 97 -H
des frères noirs et partir à leur tête pour Jérusalem, à la ren-
contre du Christ-Roi. Toutes les nations de l'Europe étaient
conviées à cette entreprise; mais la peste régnait: personne- ne
répondit à l'appel — si ce n'est peut-être le docteur Staub.
Dans le temps même où la baronne de Krudener se mettait à
l'école de Jung, les correspondants de l'inspiré badois insistaient
plus que jamais sur l'imminence de la fin des temps... „Déjà le
Christ touche notre terre, et la clé de David à la main, il s'ap-
prête à fouler sa vendange..." Ainsi écrivait le 24 décembre L807,
Jean Schmid, secrétaire de PfefTel. „Nous entrons dans une année
nouvelle, qui sera témoin de grands événements. Le Seigneur
s'en va susciter quelque nouvel Auguste, quelque nouveau Cyrus,
chargé de réunir tous les peuples de la terre sous la houlette
divine...!"
Mad. de Krudener, devenue l'élève de Jung, sut bientôt tout
ce qu'il avait à lui apprendre, les mystères du chiliasme et ceux
du monde des esprits. Disposée comme elle était à l'égard de
l'extraordinaire, l'intimité où elle vécut avec l'inspiré commença
de la perdre. Elle songea dès lors à devenir une chrétienne hors
ligne et montra plus d'inclination que jamais à accepter d'emblée
ce que d'emblée les autres eussent jugé indigne de les occuper.
Depuis quelque temps elle habitait Carlsruhe, quand elle s'avisa
tout à coup qu'il lui fallait aller présenter ses respects à la grande
duchesse de Bade. * Ce devoir lui parut d'autant plus impérieux
que la reine de Bavière et celle de Suède, l'électrice de Hesse et
la duchesse de Brunswick-Oels venaient d'arriver.
I Louise, comtesse de Hochberg, ne'e Geyer de Geyersberg, seconde
femme (1787) de Charles Frédéric. Les princesses, dont il est question,
étaient, ainsi que l'impératrice de Russie, filles de Charles Louis de
Bade (14 février 1755, prince héritier, né du premier mariage de son
père et mort en i8o3). De son union avec Amélie Frédérique de Hesse-
Darmstadt (1774) Charles Louis avait eu:
i° Caroline, femme de Maximilien Joseph, roi de Bavière.
20 Elisabeth, impératrice de Russie.
3° Frédérique, femme de Gustave Adolphe IV, roi de Suède.
40 Wilhelmine, grande duchesse de Hesse-Darmstadt.
5° Marie, grande duchesse de Brunswick-Oels, qui mourut en 1808.
II eut en outre un fils, marié à la princesse Stéphanie de Beauharnais
et qui devint grand duc de Bade en 1 8 1 1 (mort 181 8).
*+► 98 *H
Quittant pour un temps l'apôtre du supra-naturalisme et du
chiliasme, Mad. de Krudener se fit introduire auprès des princesses
en villégiature.
Quand elles furent parties, elle se mit à visiter les pauvres.
„Un jour, voyant une servante qui pleurait, elle s'enquit du sujet
de ses larmes et apprenant que la pauvre fille, autrefois dans
l'aisance, faisait pour la première fois de gros ouvrages, dans la
rue, où tout le monde pouvait la voir, elle lui prit le balai des
mains et lui fit un petit discours: „I1 n'y a aucune humiliation à
faire une œuvre utile. De plus grands que vous et moi l'ont fait.
La vierge Marie, qui descendait de plusieurs rois a balayé..., et le
fils de Dieu lui-même... aura aussi pris le balai des mains de
sa mère pour la soulager..." l
En même temps que la baronne s'occupait des pauvres, elle
préparait un nouveau roman. La Cabane des Lalaniers avait
été décidément abandonnée, mais une sœur de la reine de Prusse,
la princesse de Solms-Braunfels, venait de fournir, sans y penser,
à Mad. de Krudener le sujet d'une œuvre nouvelle, ^Othilde ou
le Souterrain", qui devait être essentiellement vertueuse et chré-
tienne, genre moyen-âge.
Dans le courant de mai 1808, Juliane alla à Bade, où se trouvait
M. Louis de Krudener, où se trouvait aussi la reine Hortense...
„Mad. de Krudener passait ses matinées chez la reine... et lui lut
Othilde. dont elle fut enchantée..."
Il arriva un moment où il n'y eut plus, ni à Bade ni à Carls-
ruhe, aucune Altesse encombrante. Mad. de Krudener revint à
Jung-Stilling. 2
Mais Jung-Stilling! et toujours Jung-Stilling!... La conversation
de l'inspiré n'offrait plus rien de bien neuf!... l'humeur naturelle
1 Ces détails, qui n'ont pu être connus que par la baronne elle-même,
rappellent quelques anecdotes de la vie de Mad. Guyon. (Cologne 1720.
p. 275 et II, 55 et 97.)
2 Eynard dit que Mad. de Krudener essaya, à cette époque, d'un
voyage dans le Wurtemberg. « Mais la correspondance déjà active .
qu'elle entretenait avec les communautés moraves et d'autres amis,
excita les craintes et les soupçons de la police wurtembergeoise ; on
ouvrit ses lettres....: l'ennui de cette surveillance la décida à retourner
à Carlsruhe...»
M* 99 «h
de la baronne, qui n'avait jamais passé pour un modèle de cons-
tance, reprit le dessus.
On contait à Carlsruhe que, de l'autre côté du Rhin, dans une
vallée des Vosges, un certain pasteur Fontaines opérait miracles
et prophétisait. '
Voilà la baronne en route avec ses filles et ses gens. Une vi-
site en passant à un ancien officier suisse devenu négociant à
Strasbourg ; une autre visite au Ban de la Roche, alors tout rempli
de voyantes!... Enfin comme j'ai dit, au commencement de juin
on arriva au presbytère de Sainte-Marie-aux-Mines.
1 Eynard dit que le ministre étant en chaire, un orage commença à
gronder, menaçant de détruire les récoltes. Fontaines se mit à prier, avec
tant de ferveur, que le ciel s'éclaircit aussitôt. Le souvenir de ce miracle
ne s'est pas conservé à Sainte-Marie-aux-Mines. Les récoltes du reste
n'ont pu exister que dans l'imagination de personnes qui ne connaissent
pas la vallée de Lièpvre, où il ne croît guère que du foin et des pomme
de terre.
M. Rathgeber indique l'église aujourd'hui démolie du Pré, comme
ayant été le lieu de la scène. Il oublie que cette église était luthérienne
et non pas réformée.
Si véritablement Fontaines à fait la prière que l'on prétend — et son
caractère connu rend la chose très possible — il faut admettre que ce ne
fut pas au temple, mais dans le conventicule rassemblé au presbytère
allemand.
<S*B*£fBSs*i*^^
Le presbytère réformé allemand, où logeait Fontaines, est une
vieille maison, qui date de Tan 1584. Au rez de chaussée se
trouvent la cuisine et quelques salles assez spacieuses; un esca-
lier en spirale, dont les marches de pierre n'ont peut-être jamais
été renouvelées depuis la construction du bâtiment, mène aux
chambres du premier et unique étage, chambres basses et plus
nombreuses que confortables. Derrière le presbytère est un assez
grand jardin, qui se termine sur les premières pentes de la mon-
tagne. Au devant, du côté du Nord, une rue bordant la Liep-
vrette et un pont qui fait communiquer le quartier d'Alsace avec
celui de Lorraine. Sous les caves un ancien égoût des mines,
où l'eau parfois roule à torrents, avec des grondements sinistres.
Dans cette demeure, hantée, dit-on, par des esprits, s'instal-
lèrent au mois de juin 1808 Mad. de Krudener, Sophie, Juliette,
deux filles de chambre et un valet russe. La pièce la plus vaste
de celles du rez de chaussée servait depuis quelque temps d'ora-
toire; le ministre, sa femme, ses enfants et sa sœur Auguste se
logèrent, au moins mal qu'ils purent, dans le reste de la maison. l
Rien de plus simple, au début, que l'existence de Mad. de Kru-
dener au Val de Lièpvre. La baronne se levait tôt, se promenait
dans les prairies paradisiaques" des environs du presbytère, ren-
trait ensuite pour écrire quelques pages, et priait, priait beaucoup.
Après le déjeûner, servi de bonne heure, on lisait, on travaillait.
Une nouvelle promenade menait jusque vers huit heures du soir.
On faisait alors le dernier repas et M. le pasteur lisait et com-
mentait un chapitre de la Bible. 2
1 Une portion de l'immeuble, du côté du levant, a été détruite par un
incendie vers 1829.
2 Lettre du 3 juillet 1808 de Mad. de Krudener à Jung-Stilling. (Send-
schreiben geprïifter Christen...)
La baronne imposa des noms à ses promenades favorites. L'allée des
cerisiers devint l'allée des soupirs ; le Blumenthal devint le Juliettenthal.
*♦ 101 «M
La baronne se déclarait parfaitement heureuse.
Jung-Stilling avait commencé de la rendre supra naturaliste et
chiliaste. Fontaines acheva l'œuvre du conseiller de Carlsruhe.
Juliane était venue chercher des étonnements; il l' étonna. Marie
Kummer1 eut vision sur vision.
La sœur de la prophétesse, la femme de Schmidhuber, était
alors malade — elle mourut au mois d'août 1808. Marie, ennuyée
de la vie de travail qu'elle était obligée de mener chez son beau-
frère, songeait à se faire un sort plus doux: elle s'insinua auprès
de „la femme du Nord."
Madame la Comtesse, comme on appelait dans le pays la ba-
ronne de Krudener, paraissait curieuse de prodigieux. Oberlin lui
avait montré le Ban de la Roche peuplé de voyantes. Le méde-
cin Staub considérait les crises de la Kummer comme véritable-
ment extatiques: „Somnambulisme! magnétisme animal!... mes-
merisme '...." avait-il prononcé. Comment une femme du monde
eût-elle douté là où affirmaient un pasteur et un médecin?.. La
Kummer trouva un autre Meimsheim.
En venant se loger au presbytère la famille de Krudener s'était
mise sous la main de l'inspirée, qui allant et venant, rôdant par
les corridors et épiant de ci, de là, furetant partout et faisant à propos
causer la valetaille, eut bientôt reconnu qu'une proie s'offrait.
Les extases se succédèrent presque sans relâche. La voyante dé-
buta, je crois, par faire retrouver une bague perdue. Cela donna
confiance à Madame la Comtesse.
La Kummerin annonça au ministre qu'il serait le ferme et iné-
branlable soutien du royaume de Dieu. L'enthousiaste et vani-
teux Fontaines se laissa aisément persuader. A madame la Com-
tesse furent réservés de non moindres honneurs.
L'Apocalypse de Meimsheim fut débitée de nouveau, revue et
corrigée, grâces aux leçons de l'expérience. Tous les habitués du
presbytère eurent bientôt la tête tournée. Auguste La Fontaines.
veuve Happel, la fiancée de Wepfer, donna l'exemple; Staub parla
d'aller prêcher les Ottomans; la baronne jeta par les fenêtres des
fournées entières de pain; Wepfer mit tout ce qu'il possédait à la
i Eynard écrit Kummerin : «la Kummer», et t'ait le plus vif éloge de
la prophétesse.
&• 102 *H
disposition de Juliane pour le moment sans argent.' Auguste La
Fontaines lui avait enjoint d'agir de la sorte. Tout semblait bon,
qui pouvait lier la comtesse et qui le liait lui-même.
Dès le 21 juin 1808, Mad. de Krudener écrivait a Mad. Ar-
mand:.. „Chère amie, la plus fortunée des expériences me fait
dire que je suis la plus heureuse des créatures. Je ne puis vous
dire que de bouche tout ce que j'ai éprouvé ; en attendant, je prie
pour vous et je crois que vous deviendrez aussi bienheureuse sur
cette terre. Chère amie, pensez que j'ai éprouvé dans le vrai
sens du mot des miracles, que j'ai été initiée dans les plus pro-
fonds mystères de l'Eternité, et que je pourrais vous dire bien
des choses sur la félicité future; non, vous n'avez pas l'idée du
bonheur qui attend tous ceux qui se donnent entièrement à Jésus-
Christ! Persévérez: allez à lui tous les jours! J'ai de sa bonté
et de sa miséricorde la promesse positive qu'il daignera m'ac-
corder mes prières pour mes parents et amis ; je demande à sa
miséricorde les biens de l'Eternité pour eux. Ah, si vous saviez
comme il nous aime! les temps approchent et les plus grandes
calamités pèseront sur la terre; ne craignez rien; restez fidèle à
lui. Il assemblera tous ses fidèles; son règne arrivera ensuite. 11
viendra lui-même régner mille ans sur la terre. Donnez vous à
lui et demandez seulement la foi et l'amour pour lui et pour
son père céleste. Adorez le Père et demandez lui son Esprit
saint..!"
Le 15 août, Wepfer partit pour aller faire une tournée com-
merciale en Suisse. La baronne le recommanda à Mad. Armand : ..
„Le porteur de cette lettre, homme excellent et véritable chrétien,
vous en dira plus que vingt lettres; il est notre ami intime depuis
deux mois et sa femme est mon amie. Causez avec lui ; vous lui
rappellerez ma dernière lettre, où je vous disais que je n'avais
éprouvé que des miracles, depuis quelque temps surtout. Il vous
détaillera cela et vous convaincra. Cette Providence admirable
que j'invoque, ce Dieu d'amour et de bonté que nous servons
1 Mad. de Krudener, que ses prodigalités mettaient dans des embarras
continuels, emprunta à Wepfer de quoi subvenir à ses dépenses. Auguste
La Fontaines jeta l'argent par les fenêtres. Elle comptait peut-être,
ainsi que la baronne, que Dieu par un miracle leur rendrait ce qu'elles
donnaient aux pauvres, comme il l'avait rendu à Mad. de Guyon. (Vie de
Mad. de G. p. 3o6.)
M- 108 -H
bénira cet entretien, puisqu'il a conduit, sans que nous puis
nous y attendre, M. Wepfer chez vous. Ecoutez le bien ; il est
dans la vérité..."
Mad. de Krudencr vivait en effet au million de prodiges inces-
samment renouvelés.
Marie Kummer avait de bons motifs pour les accumuler comme
elle faisait. Elle souhaitait de rentrer dans son pays et Schmid-
huber soupirait après ses vignes de Meimsheim. Auguste La
Fontaines, la veuve de l'huissier de Spire, craignait que les amis
de Wepfer ne le dissuadassent d'un mariage quelle avait mi
rendre nécessaire. Elle s'unit à la Kummerin et s'aida de la
voyante pour déterminer Jean Balthasar à quitter Sainte-Marie.
La position de Fontaines, elle aussi, était devenue insoutenable.
Le ministre sentait que bientôt il lui faudrait se démettre d'un
emploi et chercher ailleurs quelque nouvelle paroisse. Depuis des
mois ses façons de thaumaturge, ses prédications trop uniformé-
ment apocalyptiques et souvent déplacées avaient fait déserter le
temple. Sa sœur, cela était certain, dans quelques mois allait le
compromettre!.. Lui-même, était devenu suspect aux grands in-
dustriels. L'ignorance où l'on était de ses antécédents, ses allures
mystérieuses, ses propos, sa familiarité avec tous les ennemis du
gouvernement avaient donné à penser. Au presbytère ne fréquen-
taient que des factieux, Staub le suisse, Schmidhuber le souabe...
Cette comtesse même qui logeait chez le pasteur et qui répan-
dait avec profusion des aumônes trop abondantes pour n'être pas
calculées, qui était-elle?., où avait-elle connu le ministre?.. Un bruit
courut parmi les notables de l'endroit: „Ce sont des espions !.."'
Le département du Haut-Rhin avait alors pour préfet Félix
Desportes, un ancien agent de la diplomatie occulte de Danton.
qui avait aidé Lucien Bonaparte au dixhuit Brumaire. Desportes
n'était pas tendre aux comploteurs: il le fit bien voir à quelques
années de là, quand nommé député par le département qu'il avait
naguère administré, et quoique brouillé avec Napoléon, il s'opp
la rentrée des Bourbons et attendit devant les Tuileries le traître
Fouché, pour lui brûler la cervelle. Il haïssait les monarchistes.
i Souvenir d'une contemporaine. Il est à remarquer que les piétistes
n'étaient pas aimes à Ste-Marie: un Edit seigneurial leur avait interdit
autrefois de s'assembler. Cet Edit était resté en vigueur )usqu a la Révo-
lution.
H- 104 •«
mais il détestait les Jacobins, qui avaient voulu le guillotiner.
Ou'allait-il advenir si M. le Préfet apprenait quelque chose de ce
que Ton contait du ministre?...
Le mieux pour celui-ci semblait décidément de quitter la
place et de chercher ailleurs un refuge lucratif. Fontaines avait
la manie de la paysannerie et se croyait un agronome; il ne
doutait point de faire fortune, s'il parvenait à exploiter, n'importe
où, quelque domaine.
Friedrich de Winzerhausen avait engagé les fidèles à chercher
un asile aux champs, loin des villes, quand ils sentiraient l'ap-
proche de la fin — et cette fin s'annonçait chaque jour avec
plus de netteté.
Oui pouvait douter encore que Napoléon fût véritablement
l'Apollyon de l'Apocalypse? — L'empereur, ne venait-il pas d'es-
sayer de se substituer au Christ dans l'adoration des fidèles?... l
Une comète avait paru en octobre 1807. Dans la même an-
née, au mois de décembre, le temple de Sainte-Marie avait été
pourvu de cloches, chargées de répandre au loin la gloire de
l'Eternel. L'année 1808 avait été des plus prospères: le seigle et
le froment s'achetèrent à bas prix ; on eut des cerises à dix sous
la mesure et tant de noisettes que les pauvres gens en firent
d'amples provisions et tirèrent d'elles de l'huile en quantité.
C'étaient les vaches grasses avant les vaches maigres!...
Comme si le Seigneur s'était réservé particulièrement la direc-
1 Le catéchisme officiel faisait un péché de l'opposition à l'empereur.
Dans une cérémonie publique Napoléon s'était assis sur un trône sur-
monté de l'inscription blasphématoire: « Ego sum qui sum. »
En 1807, Lecoq, archevêque de Besançon, avait publié une «Lettre à
M. de Beaufort», au sujet de la réunion de toutes les communautés
chrétiennes. Une réponse parut bientôt, que Lecoq crut d'un ministre
réformé, M. M L'archevêque répliqua par une «Lettre aux citoyens
acatholiques démon diocèse» où fp. 191) il dit: «....Mais non, M. T. C. F.
et c'est ici où l'étonnement, où l'indignation montent à leur comble !
M. M semble placer au-dessus de Jésus-Christ un homme, un très
grand homme, il est vrai, le plus grand peut-être qui soit actuellement sur
notre globe, mais enfin un simple mortel; il invite les enfants d'Israël
à voir dans ce grand Empereur, le Messie qui devait combler leurs
vœux et attirer à lui toutes les nations, à n'attendre plus que l'établisse-
ment de la religion nationale, de laquelle, sans doute, ils feront une
partie intégrante, pour terminer leurs anciennes cérémonies et s'attacher
irrévocablement à la religion de l'Empire...»
M- 105 -W
tion de la nouvelle et dernière année, le Ier janvier 1809 fut un
dimanche. Les calamités se déchaînèrent aussitôt. Dans la nuit
du 17 au 18 janvier, en nouvelle lune, le thermomètre descendit
à — 15° centigrades; les vignes périrent en Alsace; celles du
médecin Staub durent être recépées. Un temps assez doux suc-
céda trop vite à ces froids rigoureux. Dès les premiers jours de
février les bourgeons des arbres fruitiers se développèrent partout :
un brusque retour de l'hiver les fit périr.
Tout annonçait l'approche de la fin. Il fallait se hâter, pen-
dant qu'il en était temps encore et se mettre immédiatement en
quête d'un asile.
On tenta de déterminer Mad. de Krudener à la fondation d'une
colonie chrétienne. La Kummerin, au moyen d'extases, avait
préparé la réalisation du projet commun; elle avait entrevu une
terre, une terre bénie, où les fidèles accouraient en foule adorer
le Seigneur. Schmidhuber fournit quelques renseignements géo-
graphiques indispensables à l'intelligence des visions de sa belle-
sœur, et Auguste La Fontaines, dans ses conversations avec la
baronne, s'appliqua à combattre les dernières objections que son
amie eût pu soulever.1
Restait à s'informer si le Canaan de Marie Kummer n'était pa5
trop difficile à conquérir. Fontaines alla reconnaître le pays.
Le lieu désigné par la voyante était le Catharinenplaisir, ce
même Catharinenplaisir près Cleebronn, où elle avait passé
meilleures années, les seules véritablement heureuses et inno-
centes... Pour que Fontaines conçut l'idée de s'y transporter avec
les siens, il fallait nécessairement qu'il ignorât les aventures pas-
sées de Marie. Est-ce qu'il croyait à la sincérité de la prophé-
tesse?... il n'y aurait à cela rien que d'admissible. La fraude et
la candeur se mêlent si intimement aux agissements du ministre,
dans tout le cours de cette histoire, qu'il serait impossible de dire
où commençait la dupe, où finissait le thaumaturge.
1 La surveillance exercée par la Kummer sur ses dupes était de tous
les instants. La baronne et ses filles allaient-elles en promenade,
Schmidhuber les accompagnait.
é^d^^^d^é^)é^)d^)éiDd^)é^)éiDû
4>q
Il y avait quelque temps déjà que Mad. de Krudener souhai-
tait d'aller à Genève, où Mad. Armand demeurait hésitante,
malgré la visite de Wepfer, où l'appelait aussi le désir de faire
partager ses convictions à Mad. de Staël. „Mais, dit Eynard,
l'embarras de ses affaires la retenait momentanément et nul de
ses amis ne pouvant l'aider, elle se gardait bien d'exprimer son
désir. Tandis qu'elle y pensait, Maria Kummerin entre un jour
dans sa chambre et lui annonce dans son langage sentencieux
qu'elle peut aller à Genève visiter ses amis, que ses soucis d'ar-
gent ne doivent point l'arrêter, qu'elle ne doit se préoccuper que
d'être de retour au bout d'un mois...
„Elle partit le 20 septembre et s'établit à Sécheron, aux portes
de Genève Le moment du départ approchait; ne recevant
point de lettre de change de Riga, Mad. de Krudener se trouvait
dans l'impossibilité de payer son compte à l'hôtel de Sécheron.
Fidèle cependant aux ordres de Maria Kummerin, elle se prépa-
rait à partir et avait commandé les chevaux de poste, malgré les
recommandations de sa belle-fille Sophie, moins confiante aux
visions de l'extatique. L'argent n'arrivait point. Le départ avait
été différé de plusieurs heures et Mad. de Krudener s'entretenait
avec un libraire de Lausanne, l'honnête et pieux Petillet, 1 lors-
qu'on lui annonça M. Gautier de Tournes. Ayant appris en pas-
sant devant l'hôtel, que Mad. de Krudener n'était pas encore
partie, il venait lui réitérer ses adieux. Il l'interroge sur les
causes de son retard, la presse de questions et elle lui avoue
son embarras..."
1 David Petillet avait été le disciple et l'éditeur de Dutoit-Membrini.
« C'est à une circonstance de bien peu d'importance en elle-même, mais
dans laquelle les deux principaux intéressés reconnurent plus tard avec
gratitude une direction providentielle des plus expresses, que fut due
l'entrée de M. Petillet chez les dames Schlumpf. Voulant un jour aller à
la Rasude, campagne située au-dessous de la ville, chercher un homme
«• 107 -K
M. Gautier mit à la disposition de la baronne la somme dont
elle avait besoin et le crédit de la Kummer fut désormais absolu. '
Fontaines n'était pas encore rentré à Sainte-Marie lorsque
Mad. de Krudener y reparut. 11 était parti pour le Wurtemberg,
où il avait loué pour un an l'ancienne propriété du comte de
fréquemment employé dans la maison, et comptant traverser, comme à
l'ordinaire le jardin de M. Dyverdun, AI. Dutoit trouva la porte de cette
propriété fermée. Cet obstacle inattendu le fit renoncer pour le moment
à la course projetée, et il rentra chez lui. On vint dans la journée lui
parler du jeune Pétillet, ce qui le conduisit à prendre des arrangements
tout autres que ceux qu'il avait eut en vue, et dont le résultat fut l'admis-
sion du jeune homme en lieu et place du précédent employé...» (./. Ph.
Dutoit par J. Chavannes, p. 14S.)
I Rien de bien merveilleux dans cette aventure, sinon, en apparence,
l'excès de crédulité de la baronne. Mais il y a beaucoup a rabattre du
récit d'Eynard !.. Ce n'avait pas été sans motif que Mad. de Krudener
s'était logée à Sicheron. L'hôtel, où elle descendit, servit en 1817 de
quartier général au missionnaire anglais Drummond. Il y a donc appa-
rence que le propriétaire était connu pour ses opinions religieuses et
qu'on le savait disposé à faire crédit à une sœur riche, momentanément
dans l'embarras.
Staudenmeyer (Volksbote) dit que Mad. de Krudener alla à Genève pour
faire part de sa conversion à Mad. de Staël et à Benjamin Constant et les
engager à suivre son exemple. Elle vit en effet Mad. de Staël à Coppet.
Juliette écrit : «...Il s'en était suivi une sincère assurance de cessation de
'toute animosité occasionnée par les redites vraies ou fausses de la société.
«Maman parla longtemps religion avec elle et Mad. Necker. Mad. de Staël
■ tenait encore à ses opinions, mais avec bien moins de chaleur. Maman
'fut étonnée du changement qui s'était opéré en elle et de toutes les
«choses aimables qu'elle avait découvertes dans son caractère...')
II y avait à Coppet, auprès de Mad. de Staël, Schlegel, Sismondi,
Mad. Necker et Gonthier. «...Gonthier instruisit Maman du complot
«général formé contre Mad. de Staël, une belle conspiration pour sa
«félicité; il approuva Maman par des signes et tout bas ils se communi-
«quaient leurs réflexions sur la bêtise des jugements de tous ces gens
«d'esprit. On parlait magnétisme et c'était à celui qui serait le plus incre-
«dule.
«Dimanche (25 septembre?). Mad. de Staël vint nous voir; elle me plut
'beaucoup; elle me parut beaucoup plus simple et tout aussi aimable
«qu'autrefois; sa figure même me plut davantage. Elle fut très bonne pour
«moi. La petite Albertine était avec elle, une charmante enfant, avec de
«si beaux yeux et une figure intéressante Gonthier entre peu après ;
«elle parait avoir beaucoup d'amitié pour lui, quoiqu'il lui dise bien
«ses vérités. On parla d'opinions religieuses. Elle dit que tout ce qu'elle
H- 108 *H
Martinengo, le Catharinenplaisir près Cleebronn. Afin d'obtenir du
roi Frédéric Ier, d'ordinaire assez mal disposé pour les étrangers
et tout à fait hostile aux sectaires, l'autorisation de résider dans
ses Etats, le ministre avait caché le véritable motif qui l'amenait ;
lui-même s'était affublé d'un titre qu'il ne possédait point, celui
«aimait, c'était la franchise, et que plus elle avait de respect pour la reli-
«gion, moins elle se permettrait d'en parer ses ouvrages ou de s'en servir
«comme d'un moyen d'éloquence, que ce ne serait que par conviction
«(qu'elle en parlerait....
«Lundi. Gonthier dîna chez nous; on parla de la Staël, de toutes les
«personnes qui priaient pour elle .... Elle a consenti, à la prière de Gon-
«thier, de retracter dans son nouvel ouvrage les idées philosophiques de
«Delphine et le suicide Benjamin Constant est plus avancé
«que la Staël. Il a été enchanté de Langallerie et a dit que c'était l'homme
«du monde auquel il avait trouvé le plus d'esprit....»
Mad. de Staël mourut le 14 juillet 1817 «au désespoir .... et surtout
dans un horrible effroi de ce qui l'attendait dans l'autre vie. . .» (Mad. de
Rémusat, Corresp. III, 221.) De Sismondi avait déjà indiqué, en i8i3,
que l'auteur de Delphine avait du diable une peur affreuse.
Faut-il chercher le germe de cette espèce de folie dans les prédications
des précurseurs du «Réveil» et dans le beau complot qu'ils avaient
formé dès 1808 ?...
Je ne sais. Il est probable que Gonthier, que Mad. de Krudener et les
autres avaient été pour quelque chose dans l'égarement de la baronne,
dans l'ardente imagination de laquelle ils avaient provoqué l'éclosion
d'une idée fixe, mais les circonstances au milieu desquelles Mad. de Staël
passa ses dernières années étaient de nature à ébranler. Tous ses amis
la pressaient depuis longtemps de se faire la prêtresse de la morale sur
la terre (Lettre de M. de Gerando du 6 juillet 1802) «et de désavouer
les principes qu'elle avait professés jusque-là, après les avoir prêtés
à sa Delphine», quand en 181 1, un événement «dans lequel elle ne
pouvait savoir si son saint là haut l'approuvait en tout», était venu
troublé sa vie. Agée de quarante-cinq ans, elle avait épousé un jeune
hussard, M. de Rocca. Cette union tenue secrète, qu'elle n'avait avouée ni
à ses amis ni à sa fille même, au moment du mariage de celle-ci en
18 16, l'accouchement quasi clandestin qui s'en était suivi, la mort de
Narbonne en 181 3, la conduite de Benjamin Constant aux Cent Jours,
la renommée grandissante de Camille Jordan, mille circonstances de
nature à rappeler aux autres et à elle-même un passé passablement
tumultueux et «à ébranler son imagination et son cœur», furent pro-
bablement pour beaucoup dans les angoisses de ses dernières années.
En 181 1 Mad. de Staël écrivait à Mad. Récamier : . . «J'ai recours sans
cesse à la prière, mais parfois il me semble que j'ai fatigué la Divinité et
que le Ciel est d'airain pour moi. . . Je me dis que je suis donc bien cou-
pable, car Dieu est juste et ne fait porter à chacun que ce qu'il mérite. . .»
*»• -109 -H
de président du Consistoire réformé de Sainte-Marie-aux-Mines ;
il s'était fait passer pour le chef de la famille de Krudener el
avait déguisé la baronne en veuve d'un ambassadeur russe, jadis
accrédité auprès de Bonaparte.
Déjà la Kummer semblait toucher au but, quand, après le re-
tour de Fontaines, l'opposition inattendue de Sophie d'Ochando
faillit tout remettre en question.
Sophie s'était fait connaître à Sainte-Marie sous le nom de
„marquise Isabelle". Mais, par modestie, affirment les contem-
porains, elle ne prenait que le titre de baronne.
Le 15 août 1808, jour de la fête de l'empereur et par consé-
quent néfaste entre tous, elle était accouchée au presbytère d'un
enfant qui mourut immédiatement.
Fontaines avait présenté cet enfant à la mairie comme étant
celui de „dame Isabelle, baronne de Krudener, épouse de M.
François Ochando de le Vanda, marquis et officier militaire de
la division espagnole en Allemagne..."
Volontairement ou involontairement il avait fait une fausse
déclaration : Sophie n'était pas mariée.1
Elle avait fait la connaissance de M. de la Vanda en Alle-
magne, où il servait dans le corps de troupes espagnoles placé
sous les ordres du marquis de La Romana.2
La guerre ayant séparé les deux amants, Sophie avait rejoint
1 A la décharge du ministre, comme à celle de la famille de Krudener,
il convient de remarquer que de même que les piétistes de l'école de Jung,
prêtres et rois se croyaient autorisés à distribuer la Cène, ils pensaient
pouvoir passer par dessus les formalités civiles ou religieuses du mariage.
Juliane, dans une lettre à Mad. Armand, recommandait Wepfer en
disant : «...Sa femme est mon amie...» Le mariage civil de l'employé n'eut
lieu cependant que deux mois après, — le 26 octobre 1808, à 5 heures
du soir.
Lorsque Jean Balthasar Wepfer épousa Auguste Catherine Salomé
Lafontaine, née à Carlsruhe le i5 octobre 1772 et «demeurant depuis six
mois» chez son frère le ministre, il avait vécu maritalement avec elle
depuis un temps assez long. Mad. Wepfer accoucha le i3 avril 1809, à
Bônnigheim, dans le Wurtemberg, d'un fils qui vécut une demie-heure.
2 Godoï, en 1807, avait envoyé sur les côtes de la Baltique une armée
espagnole de 14,000 hommes, sous le commandement du marquis de
Romana. Un autre corps de 6000 hommes, sous le général OFaril, avait
rejoint le premier; tous deux défendaient le Danemark, allie de la
France, contre les Suédois et les Anglais.
H- 110 *H
sa belle-mère et sa sœur. D'Ochando lui écrivait et la consolait
par ses promesses d'un prompt retour.
Il cessa tout à coup de donner de ses nouvelles. Mlle de
Krudener, après le 15 août, put se croire abandonnée. Elle avait
alors trente trois ans. Le désespoir la prit: grande aussi fut la
douleur de Juliane, qui voyait sa propre fille frappée du coup,
dont Sophie était atteinte. Déjà ces dames pouvaient estimer
tout perdu, quand, calme et impassible au milieu du désarroi gé-
néral, la prophétesse intervint. Elle eut une extase et annonça le
retour prochain de l'Espagnol.
On sut bientôt que François d'Ochando était prisonnier.
Le 17 août 1808 La Romana avait abandonné subitement ses
positions et s'était embarqué avec ses troupes sur des bâtiments
anglais, qui le ramenèrent en Espagne. Quelques uns de ses
soldats n'avaient pu le rallier et furent pris par les Français irri-
tés de cette espèce de trahison. Parmi les captifs s'était trouvé
le marquis d'Ochando. Il fut conduit en France et interné dans
le fort de Lutzelstein (la Petite Pierre), dans les Vosges.
La famille de Krudener, dès qu'elle eût été avertie de ces faits,
s'empressa d'entamer les démarches nécessaires à la délivrance
du prisonnier. Paul, alors attaché à l'ambassade russe de Paris,
réussit à intéresser son chef, le prince Kourakine, au sort de
l'officier. D'Ochando obtint sa liberté;1 Sophie l'alla joindre à la
1 M. François Reber marque, dans son journal, que Sophie alla
rejoindre son mari à la Petite Pierre, puis il ajoute : «...La marquise qui,
par modestie, ne prit jamais que le titre de baronne, perdit à Ste-Marie
un enfant, mort aussitôt que né. Elle le fit enterrer au cimetière des
Réformés. Sur la tombe on plaça l'inscription suivante:
«Aqui repose il cuerpo de un nîno
Hijo de
Francesco y de Isabela.
Dios piadoso
Sin hacerla pasar por la tierra
Has tomado en el Ciel
Su aima feliz.»
M. Frossard {Bibliothèque universelle ou Revue Suisse 1884), relevant
une erreur de M. le bibliophile Jacob, écrit: «Sophie.... épousa, en
effet, un noble Espagnol, le chevalier d'Ochando, non à Montpellier,
mais à Sainte-Marie-aux-Mines, en 1809..."
Les registres de l'Etat civil de Ste-Marie (Naissances) portent : «...Du
quinzième jour du mois d'août mil huit cent huit, à deux heures après
H- 111 -w
Petite Pierre; quand elle reparut à Sainte-Marie, elle était au
bras d'un mari.
midi, par devant, etc , est comparue Louise Hedrich, épouse de David
Gôtz, matrone en cette ville, laquelle nous a déclarée que aujourd'hui.!
une heure du matin, dame Isabelle, baronne de Krudener, épouse de
M. François Ochando de la Vanda, marquis et officier militaire de la
division espagnole en Allemagne, icelle séjournant momentanément en la
dite ville chez le sieur Jean Frédéric Fontaine, pasteur du culte réforme
allemand, y est accouchée d'un enfant sans vie, qui nous a été présenté
et reconnu être du sexe masculin, auquel il a été donné pour prénom
celui de François, desquelles déclarations et présentations, nous avon
dressé le présent acte, en présence dudit sieur Fontaine, âgé de trente
huit ans, et du sieur André Staub, âgé de quarante-neuf ans...»
Contrairement à l'assertion de M. Frossard, on ne trouve au registre de-
mariages aucune mention concernant M. et Mad. d'Ochando. Légalement,
du reste, ces personnes n'auraient pu se marier à Ste-Marie, où elles
n'avaient point de domicile et ne séjournaient que momentanément.
L'union des deux époux fut probablement légitimée lors du voyage de-
Sophie à Lutzelstein, par l'ambassade russe, à Paris.
Eynard attribue à la Kummer une prophétie au sujet du retour de
l'officier :
«...Mad. de Krudener était avec ses filles en visite à quelque dist.mo
de Sainte-Marie, lorsque la voyante vit en extase des lettres importantes
qui exigeaient un prompt retour. Le lendemain Mad. de Krudener reçut
une lettre du ministre de la guerre, portant ces mots : «...S. M. l'Empe-
reur fait cette seule exception en faveur de M. d'Ochando, officier espa-
gnol; il accorde sa liberté aux demandes du prince Kourakine et aux
vôtres...»
Rappelons que la Cleebronnaise était au courant de tout ce qui se pas-
sait ; elle connaissait les démarches de Paul et leur résultat. Napoléon,
vers ce temps, qui fut à peu près celui de l'entrevue d'Erfurt. ne pou-
vait refuser à Alexandre la srâce d'un officier secondaire.
-&-» -iOfr -gg3S- -&-0"0--»-liH&
L'ingrate marquise ne s'était pas laissée fléchir. Au contraire,
maintenant que son indépendance paraissait assurée, elle songeait
plus que jamais à soustraire sa famille aux exigences des gens du
presbytère et à se dérober elle-même à de pénibles souvenirs.
Elle pressa la baronne de quitter une maison où ils n'étaient tous
que trog longtemps restés. — „Pourquoi ne pas laisser là ce Fon-
taines, sa marmaille et sa pythonisse?... qu'était-il besoin de s'em-
pêtre; pour l'existence d'individus qui en savaient trop et dont
l'intimité risquait de devenir dangereuse?... Il n'y avait qu'à partir
et qu'à les indemniser généreusement de leur hospitalité!..."
Ces réflexions arrivaient trop tard. Mad. de Krudener s'était
abandonnée trop complètement aux suggestions du ministre pour
qu'il lui fût encore possible de reculer. Vainement Jung-Stilling
se fit-il le truchement des inquiétudes de Sophie '• il n'obtint rien.
Juliane lui répondit par de grands mots: .. „J'ai fait le sacrifice
de ma volonté propre. Le Seigneur désire encore plus que moi-
même mon bonheur et mon repos. Qu'ai-je à craindre, si je me
donne toute à lui?... A qui veut appartenir à Christ, tout doit
être indifférent, réputation, honneurs, fortune, opinion des autres,
amour des siens, tout, en un mot...! Que le Christ me réduise
à la mendicité, que m'importe, pourvu que je le possède... !" '
A cette phraséologie elle mêla d'amères récriminations contre sa
belle-fille. Jung fut mis au courant de choses qu'il était pour le
moins inutile de rendre publiques.
i Lettre à Jung-Stilling du ier décembre 1808 dans « Sendschreiben
geprilfter Christen» p. 172. La fin de la lettre a été supprimée.
Le recueil que je viens de citer laisse supposer que l'inspiré de Wald-
bach et celui de Carlsruhe se virent pour la première fois à Sainte-Marie-
aux-Mines — probablement dans l'automne de 1809 et non à propos des
démêlés de Mad. de Krudener avec sa belle-fille. {Lettre d'Oberlin du
26 juin 181 1.)
H- 113 -H
L'inspiré de Carlsruhc n'en persista pas moins «Luis son op-
position aux projets de la baronne.
Sans nier le somnambulisme, il se défiait des somnambules et
n'aimait pas en général que des chrétiens recourussent a leurs
pratiques. Par là il se distinguait de ses amis Lavater et Oberlin.
Il était presqu'impossible. du reste, qu'il ne sût rien des an-
ciens exploits de Marie Kummer. Ses amis wurtembergeois
avaient été mêlés autrefois à l'affaire de Meimsheim, et 1 un
de ses fils habitait le duché dans le temps même où, parmi les
piétistes, il n'était bruit que de Miller.
De plus, le conseiller de Carlsruhe connaissait parfaitement l'état
des esprits et des choses en Allemagne; il ne se faisait aucune illu-
sion sur les dispositions de Frédéric Ier et savait que les frères
de Herrenhut eux-mêmes venaient de reculer devant la difficulté
d'établir une de leurs „pépinières" dans le pays de Bade, ou les
avait appelés le grand-duc.
Mad. de Krudener, voyant que son ancien directeur s'était mis du
côté de Sophie, pour blâmer son entreprise de colonisation chrétienne,
se tourna du côté d'autres chefs chiliastes. Elle consulta d'abord
Gaspard Wegelin, ' petit négociant suisse établi à Strasbourg.
Wegelin déclara que l'année 1809 serait une année remarquable!...
Elle prit ensuite l'avis d'Oberlin. 2 Le pasteur du Ban de la
1 Wegelin e'tait chiliaste comme Oberlin, qui lui écrivit le 2 février
1809: «...Kennen sie also auch die liebe, rechtschaffene Baronesse de
Krudener? Sie sagte mir dass sie ihr gesagt, das nun angefangene
neueJahr wurde in manchemBetracht sehr merkwurdig seyn. Ich sprach
dièse Dame vorige Woche ju Weiler (halb Weg Markirch), wohin sie
mich dringend gebeten hotte ju kommen, und n>o wir uns einige Stunden
verweilen konnten...»
2 Oberlin était fort visionnaire. Felz, son aïeul maternel, avait été averti
de l'heure où il mourrait. De même la femme du pasteur: elle mit la
maison en ordre, prépara des vêtements pour ses enfants, ordonna le
repas des funérailles, se coucha et mourut.
Chaque soir elle revint de l'autre monde pour en donner nouvelles a
son mari. Elle l'instruisait de mille choses et lui communiquait la pre-
science d'événements, même politiques, qui ne devaient arriver que beau-
coup plus tard. Ce commerce entre les épou\ dura un assez long temps;
mais un jour un paysan du Ban de la Roche, qui était aussi en commu-
nication réglée avec les défunts, apprit au pasteur que Mad. Oberlin
venait d'être admise dans un cercle supérieur. Les visites cessèrent.
Voy. G. H. v. Schubert 1 Die Symbolik des Traumes, etc.) p. i'U *-'1 suiv-
S
H- 11 i 4#
Roche, invité à se rendre à Ville, c'est-à-dire à mi-chemin entre
Waldbach et Sainte-Marie, passa avec la baronne la soirée du
26 janvier 1809 et partie de la journée du lendemain. — «L'an-
née dans laquelle nous venons d'entrer, prononça-t-il, est une
année fatale. Un de mes paroissiens, transporté dans le monde
des esprits par une vision, y a rencontré mon frère, décédé de-
puis longtemps, et celui-ci, quoique fort peu religieux en son vi-
vant, lui a enjoint de recommander à nos gens du Ban de la
Roche de prier beaucoup, de prier plus que jamais..."
Mad. de Krudener essaya de déterminer le vieux pasteur à la
suivre au Catharinenplaisir. Il refusa. Quelqu'un de la compagnie
venant de le comparer à Moïse: — „Oui, fit-il, je suis un Moïse,
qui depuis quarante ans conduis mes Israélites à travers le désert.
La ressemblance n'est pas pour me flatter. Moïse n'entra point
dans la Terre Promise, où je voudrais aller avec mes Hébreux.
C'est un Josué que je voudrais être !... Mais qu'il en soit selon
la volonté du Seigneur!" et il acheva en déclarant que Dieu
l'avait placé au Ban de la Roche, qu'il ne quitterait point sans
un ordre exprès du Très-Haut... ! '
Le départ des futurs colons fut décidé.
„Le 12 février, marque M. François Reber dans son journal
intime, la comtesse Livonienne de Krudener, qui était en séjour
ici depuis huit mois chez le ministre réformé allemand La Fontaines
est partie avec sa suite, en trois voitures. La compagnie était
de sa fille, Mlle Juliette, de sa belle fille, la marquise d'Ochando,
de M. La Fontaines qui rentre dans la vie privée, de la famille de
celui-ci, de deux filles de chambre, d'un valet russe, d'un cui-
sinier et d'un courrier.
Mad. la comtesse, pendant son séjour à Sainte-Marie, s'est
montrée extrêmement bienfaisante et charitable..." 2
Avant de quitter la ville, Fontaines voulut faire ses adieux à
ses paroissiens.
Depuis quelques mois surtout, tous les sermons qu'il débitait
1 Journal de Juliette de Krudener. communiqué par la famille.
2 Un survivant de cette époque m'a raconté qu'une petite fille étant
tombée dans une fosse où l'on éteignait de la chaux, fut soignée jour et
nuit par la baronne jusqu'à sa Hn, arrivée environ quarante-huit heures
après.
H- 115 -H
avaient trait, plus ou moins directement, à la fin des temps. Le
29 janvier il avait prêché sur la parabole des dix vierges. Son
dernier discours fut sur Luc. XVII, j_» et suiv. ' [1 exhorta,
sanglota, et finit par adjurer les auditeurs de songer aux grands
et terribles événements qui allaient sous peu renouveler la face
du monde; une dernière fois il mit ses ouailles en garde contre
l'Antéchrist et contre ses suppôts. Une partie des assistants fondit
en larmes, mais l'autre éclata en murmures. Le service divin
fut troublé par une manifestation, dans laquelle le ministre vou-
lut voir l'abomination de la désolation établie dans le Lieu Saint.
Prenant à la lettre les paroles de l'Evangéliste (Matthieu XXIV,
15, 16) il s'enfuit et gagna la montagne, d'où on le tira pour le
mettre en voiture. Le voyage longtemps prémédité prit un air
de fuite.
Le Dr. Staub, à quelques jours de là, partit pour rejoindre ses
amis. Schmidhuber les avait accompagnés: il était devenu leur
cuisinier. Staub ne tarda guère à revenir; mais Schmidhuber ne
reparut à Sainte-Marie qu'en 18 14, — avec les premières colonnes
autrichiennes. 2
1 Souvenirs de contemporains présents à ce dernier sermon.
2 Schmidhuber mourut à Meimshein en 182J. 11 avait laissé à Ste-Marie
un fils assez faible d'esprit et qui est mort en 1 836. Le premier mariage
de ce fils avait donné lieu à des discussions de droit entre le procureur du
roi Loyson, le juge de paix de Ste-Marie et l'adjoint. La fiancée était
grosse pour la seconde fois.
David Schmidhuber, devenu veuf, épousa une veuve Fattet, beaucoup
plus âgée que lui. Philippine, issue de son premier mariage, finit on ne
sait où, fort mal.
a§*
Un an après le départ de Fontaines le bruit se répandit à
Sainte-Marie-aux-Mines que la communauté réformée allemande
avait été, pendant plus de trois ans, la dupe d'un faussaire. On
ajoutait que le coupable lui-même avait inséré l'aveu de son crime
dans le registre de la paroisse!... Le Consistoire de Mulhouse
s'assembla ; le pasteur Mœder, qui avait succédé à Fontaines, sou-
mit à ses collègues le volume accusateur et l'assemblée conster-
née se hâta de faire suivre l'autographe du prétendu faussaire
d'un blâme énergiquement motivé.
Le document présenté par M. Maeder portait, partie en langue
latine, partie en langue allemande: '
„Jeax-Frédkric Fontaines. NB. Ce nom était un faux nom.
Son nom propre et véritable est et sera H. Fr. Hz:, (ou Hg)\.
1 «i8o5. Joh. Fred. Fontaines. NB. Hoc nomen erat fictum. Suum
nom. propr. (fuit gratté) et (ver. dans l'interligne) est et erit H. Fr. Hz.-.
(ou Hg .-.) a {mot barré) nat. in Suev. die 28 mart. ao Dm. MDCCLIXIX,
$og nach vielen hier von einigen (Individuen dans l'interligne) die Gott
r;u seiner Zeit offenbaren wird, schtveren Leiden per vocationem Domini
nach Deutschland...»
Le consistoire de Mulhouse, comme j'ai dit, excommunia le faux-frère :
«...Es declarirt hiermit einmiithig den genannten Fontaines fur un-
w'ùrdig unter die Diener der reformirten Kirche ge^ehlt pi werden; uni
so mehr dass er durch notorisch falsche Papiere sowol als das Consisto-
rium die Regierung selbst betrogen hat, welcher Betrug jedoch erst
nach seinem Abptg bekannt wurde...»
Je crois devoir traduire l'écrit de Fontaines par : «Ce nom n'était pas
son vrai nom qui fut et sera dorénavant Monsieur Frédéric duc (Herjog)
ou (Hargott) de Friedenfels. Je déchiffre à peu près ce dernier mot sous
les spirales qui le couvrent. En langue swedenborgienne il signifie, si je
ne me trompe, assise inébranlable du royaume de Dieu. La traduction
littérale serait «rocher de paix ». Quant au nom de Harrgot, Hargott,
c'est celui sous lequel Fontaines se trouve désigne dans les lettres de
Mad. de Krudener. A l'imitation de ce qui se passait dans les Ménies
«• 117 -H
de (ici un mot s oignais a ne ut barre et couvert (fan laborieux en-
chevetrement de spirales d'encre) né en Souabe le 28 mars de
l'an du Seigneur 1769.
Après avoir beaucoup souffert ici par quelques individus que
Dieu fera connaître à son heure, partit per vocationem Domini
pour l'Allemagne."
Ces dernières lignes, avaient été tracées à la hâte, en allemand,
et d'une écriture troublée.
Langalleristes ou de ce qu'avaient fait autrefois les Saints des derniers
jours d'Elie Marion tous les héros de. cette histoire portaient un nom
de guerre. On pourrait traduire Hargott par le «Seygneur Dieu .
Le pauvre Fontaines, j'imagine, avait pris au sérieux une prédiction de
la Kummrin et écrit, d'une écriture qui fait la roue, la Kyrielle de ses
noms et titres dans le prochain royaume millénaire; puis la réflexion étail
venue; d'une main tremblante il avait effacé, au moment de partir, les plus
grosses de ses folies et ajouté la note grêle, menue, heurtée et mal
construite qui termine la notice.
*Q-J *S£-t i^.. »^.> t f^.i .^.» tf^i *^j i^.i »7^-t ./^j i.^-> t-^j v^j *^N* «J^hJ i/j^> «JjL* «jjL* «\Lr »>J^f t/Js.'
Quelques années avant de mourir l'ex-ministre de Sainte-Marie-
aux-Mines rédigea une courte notice autobiographique:
„Jean-Frédéric Fontaines naquit le 28 mars 1769, à Carlsruhe,
où son père était officier de chambre de feu le grand duc Charles
Frédéric."
,,Le motif qui m'a fait changer de nom est le suivant. Mon
grand-père s'appelait le comte de la Fontaines. Le margrave
Charles de Bade, aujourd'hui depuis longtemps décédé, l'honora
en son temps d'une grande confiance. Durant dix-huit années, il
le força d'habiter avec lui le château princier. Nos archives de
famille établissent que le comte servit puissamment S. A. le
margrave lorsque ladite Altesse bâtit la ville de Carlsruhe.
,,Au temps où la terreur régnait en France, quand tout ce qui
désignait ou était de nature à désigner un ^cy- devant" exposait
le suspect à la mort, mes amis me conseillèrent de prendre un
autre nom. J'adoptai celui de Fontaines, que je garderai jusqu'à
ce que des circonstances plus favorables me permettent de re-
prendre celui qui est réellement le mien.
„Je reçus d'abord l'instruction au Gymnase de Carlsruhe, ' que
je quittai en 1785, puis en 1786 je fus placé à Zurich sous la
direction de Hess et de Lavater.2 Je passai les années 1787 et
1 \J illustre Gymnase de Carlsruhe avait la réputation de ne recevoir
que des élèves nobles. Un voyageur anglais de la tin du 18e siècle rap-
porte ce bruit, mais sous réserves.
2 Lavater était supranaturaliste et chiliaste ; il s'occupait de mesme-
risme. Hess partageait la plupart des idées de Lavater, mais ne croyait
pas que l'on pût calculer la date précise de la parousie du Christ. C'était
un homme distingué et qui a laissé de nombreux ouvrages, une vie de
Zwingle, quelques traités relatifs à la vie de Jésus, etc. Gorani, dans ses
mémoires, l'accuse d'avoir été nommé antiste, malgré l'opposition d'un
grand nombre de paroissiens. Pour se faire pardonner, Hess lut en chaire
une lettre qu'il prétendait avoir reçue de défunt son prédécesseur. Cette
H- 119 -w
1788 à l'Université de Strasbourg. En 1789, je devins précepteur
lettre écrite du paradis, félicitait au nom de Zwingle, de Bullinger, etc.
les Zurichois d'avoir choisi un antistc tel que Iless. Gorani détestait les
Zurichois et se plaisait à leur jouer de mauvais tours.
Une piétiste, fort liée avec Hess et Lavater, écrit d'eux :
«...Arriva la Révolution française avec toutes ses horreurs. Mes amis.
Lavater, Pfenninger et les autres s'attendaient a chaque inst.uu .1 voi
paraître l'Antéchrist Lavater espérait tout alors et craignait
tout. 11 se laissa duper misérablement par une société d'inspirés établis
à Copenhague, où il finit par se rendre de sa personne, uniquement pour
tirer à clair cette aventure. Quelles impatiences chez Jung-Stilling ! quelle
anxiété chez tous les partisans de Bengel, quand ils eurent appris que le
pape était prisonnier! Pas un d'eux qui doutât encore de l'exactitude des
calculs du maître! Le bon, le pieux, le savant antiste Hess, qui est encore
de ce monde, appliqua à Napoléon je ne sais combien de versets
bibliques. Rien de ce qu'il avait imaginé n'arriva
Lavater était dévoré de la soif de voir un miracle. Il eût souhaité, a
quelque prix que ce fût, que Jésus se manifestât à lui par quelque signe
matériel. Jour et nuit il implorait le Seigneur à cette intention. Sa femme
me dit une fois qu'il est bien souvent resté jusqu'à minuit suppliant Dieu
de lui montrer un prodige. Aussi était-il constamment en quête, guignant
à droite, à gauche, de tous côtés, après un miracle. En cela Pfenninger lui
ressemblait .... Lavater fut invité, en jyg3, à se rendre à Copenhague.
Je ne sais quelle société de cour avait ouï parler de cette manie de pro-
diges qui tourmentait notre excellent pasteur; elle prétendit avoir lu
dans les astres l'annonce de surprenantes merveilles et invita Lavater à
s'assurer du fait, sur place. Quand il partit, il passa par ici et soupa chez
mes parents. Le matin, de bonne heure, il se remit en route et je les
accompagnai un bout de chemin lui et sa tille. Il nous conjura tous de
l'assister de nos prières et entreprit son voyage avec une confiance entière.
Sa femme nous communiqua ensuite quelques nouvelles de ce qui lui
arrivait et nous fit passer ses lettres, que nous dûmes lui retourner, après
lecture. Il parait que le prince royal, le ministre Bernstorf, le prince de
Hesse et la comtesse de Reventlow plurent beaucoup au cher homme. Le
prince de Hesse cependant avait certaines opinions que Lavater n'eût
point dû approuver En 1794, je passai quelques jours dans la
maison du pasteur. Il m'entretint plus d'une fois de ce qui lui était arrive
en Danemark, mais je me souciais médiocrement de tout ce u,u'il me
contait là; outre que certaines de leurs imaginations me répugnaient, il
ne me semblait point qu'elles pussent s'appuyer sur l'Ecriture. Ils
croyaient, par exemple, à la migration des âmes et le pasteur était per-
suadé que sa femme, dans une de ses existences antérieures, avait été la
femme de Ponce Pilate Le cher homme fut souvent la dupe de
son extrême bonté et quantité de fourbes firent de lui leur jouet. Sa
femme eut fort à souffrir de la facilité avec laquelle il se laissait prendre
H* 120 -H
dans la famille Bœswillwald à Illkirch.1 Je fus examiné et consacré
en 1794, à Neustadt sur la Hardt et allai servir d'aide à mon
futur beau-père, le pasteur Busch de Gerstheim. Avec lui et
avec d'autres ecclésiastiques qui n'avaient pas voulu abjurer le
Christ Jésus, je fus jeté en prison " 2
Ce Fontaines, à coup sûr, n'avait pas la tête bien saine. Son
père, dont il fait ici une façon de chambellan, était valet de
chambre coiffeur de S. A. le margrave grand-duc. 3 Son grand-
n'importe à quelle rêverie, aussi, quand elle se vit sur le lit de mort,
supplia-t-elle ses enfants de ne jamais se mêler de magnétisme ni d'autres
telles affaires. Inutile de dire qu'il mourut sans avoir jamais vu le signe
tant souhaité...» (Anna Schlatters Leben u. Nachlass. 1. Lettre à sa
fille du 16 janvier 18 25).
1 II y avait alors à Illkirch-Graffenstaden un chirurgien, nommé Jœger
et un curé protestant, nommé Jean-Georges Holderer, affiliés à la Société
Harmonique des Amis Réunis de Strashourg, sorte de loge mesmérienne
fondée par le marquis de Puységur. Les Annales de la Société rapportent
deux cures opérées par les soins de ces adeptes.
Fontaines dut connaître chez les Bœswillwald au moins l'un de ces
magnétiseurs, le curé.
Je rappellerai qu'un certain nombre des membres de la Société Harmo-
nique jouèrent un rôle politique, dans la conspiration de Pichegru (1796).
2 Communication de M. Charles Orth, pasteur à Ebertsheim.
3 Je note à titre de curiosité qu'au 17e siècle déjà d'Aceilly donnait le
nom de Lafontaine au barbier mis en scène par une de ses épigrammes :
« — Vous me coupez, barbier! tout beau !...»
« Oui, le poil !...» répond Lafontaine.
«— Mon poil est donc, cette semaine,
«Aussi sensible que ma peau !...»
Mercier, dans son Tableau de Paris, écrit : «...Nos valets de chambre-
perruquiers, le peigne et le rasoir en poche pour tout bien, ont inondé
l'Europe; ils pullulent en Russie et dans toute l'Allemagne. Cette horde
de barbiers à la main leste, race menteuse, intrigante, effrontée, vicieuse,
Provençaux et Gascons, pour la plupart, a porté chez l'étranger une cor-
ruption qui lui a fait plus de tort que le fer des soldats...»
M. F. de Schickler a publié dans le Bulletin historique du Protestan-
tisme français (i5 octobre 1882) une notice concernant le refuge de
Louisenburg et son premier pasteur, le sieur Abraham Fontaine.
Louisenburg est dans la Hesse, d'où était venu Daniel Fontaines. Il ne
serait donc pas impossible que celui-ci ait été un fils de cet Abraham. M. le
pasteur Guillaume Fontaine, dont la famille habite encore la Hesse, me
fait cependant observer que la différence d'orthographe des deux noms
semble exclure la parenté. Cela peut être, mais rien n'est moins certain.
M. de Schickler fait d'Abraham un Vaudois, et Jean Frédéric, lors de
H- 121 -H
père, M. le comte de La Fontaines, était un perruquier, venu
de la Hesse. Tout le reste est à l'avenant.
Voici, du reste, autant que j'ai pu la reconstituer, la véritable
biographie du ministre:
Jean Frédéric Conrad Jacques Fontaines, fils de [ean Ernest,
perruquier de la cour de Bade et d'uni' fille du tourneur Schlotter-
beck, était né à Carlsruhe, le 28 mars 1769.
son mariage, se déclara «Abkommling der vertriebenen Fran^osen ans
dem ehemaligen Dauphiné». Il n'y a rien là de contradictoire ou qui
constitue une preuve décisive de non identité d'origine. Outre que Jean
Frédéric a pu dire ce qu'il ne savait pas, tout simplement pour assurer
son repos en établissant sa qualité de Français, le nom générique de
Vaudois a été donné à tous les Réformés, venus des vallées autrefois
françaises du Piémont, après la révocation par Victor Amédée II de l'Edit
de pacification du 4 juin 1690. La vallée de Pragela avait fait partie de la
Province synodale du Dauphiné et beaucoup de véritables Dauphinois y
avaient trouvé un refuge avant la révocation du iei juillet 1698.
Notre Fontaines était-il vraiment de famille noble?... avait-il le droit de
prendre le titre de comte ?... Je ne le crois pas et cependant je ne saurais
absolument nier. On lit, en effet, dans «Menwirs of a Huguenot Familyn,
autobiography of the rev. James Fontaine, (New-York 1872) p. 18:
«...I must remind you at the outset, that oure name was originelly De
la Fontaine, and not Fontaine only . . . My father ahvays signed his name
De la Fontaine, during the life of my grand father, but afterwards, from
motion of humility, he cutt off De la, the indication of the ancient nobi-
lity of the family... »
Ces mémoires, passablement gasconnants, nous apprennent qu'un Jean
de la Fontaine, né dans le Maine vers l'an i5oo, avait été commissionne
dans les gendarmes du Roi. Il resta au service militaire jusqu'après
l'événement de Charles IX, quoique, dès 1 535, lui et son père se fussent
convertis à la Réforme. Retiré enfin auprès du Mans, il fut massacré en
1 563, avec sa femme et son fils aîné. Les trois plus jeunes enfants réus-
sirent à s'échapper et gagnèrent La Rochelle, où l'un d'eux, par le travail
de ses mains, nourrit ses frères. Il se maria eusuite et eut un fils, né en
i6o3, qui devint ministre des Eglises réunies de Vaux et de Royan.
De ce ministre Fontaines naquit Jacques, qui desservit l'Eglise
d'Archiac en Saintonge. Jacques mourut. Sa veuve, emprisonnée au
temps de la grande persécution, finit par être bannie de France.
«...She reached London in safety with three sons, one of n'hotn became
a Protestant minister in Germany...» (p. 26. 27.)
Certains traits du ministre de Royan confirment plutôt qu'ils ne
démentent l'idée d'une parenté avec Jean Frédéric: «...Ail who heard
him were delighted. ..; his éloquence frequently drew tears from the eyes
of his auditors... »
H- 422 «K
Son père se faisait nommer Lafontaine, quelquefois La Fon-
taine ; au décès de sa femme, en 1812, il signa de La Fontaines. '
Il était le second ou le troisième des huit enfants de Daniel
Fontaine, perruquier, et de Sophie Rangeard. Ce Daniel était
venu du pays de Hesse-Cassel à Carlsruhe, vers 1736, et fut le
premier de la famille à prendre le nom de „Lafontaine".
Après quelques études à Carlsruhe et peut-être à Zurich, Jean
Frédéric alla à Strasbourg, mais ne s'y fit point immatriculer comme
étudiant. Son nom ne se trouve pas sur les registres de l'Université. 2
Si je cite cette autobiographie prétendue, ce n'est pas que je lui donne
une importance exagérée. Les assertions de l'auteur me paraissent singu-
lièrement sujettes à caution et la réalité de sa noblesse n'est appuyée
d'aucune preuve. Je constate seulement qu'un Fontaine, que les récits
des siens faisaient passer pour issu d'un comte de la Fontaine, arriva vers
1700 en Allemagne, y devint pasteur et peut-être y fit souche de Gascons.
« Les Mémoires de Messire Jean Baptiste de La Fontaine, chevalier,
seigneur de Savoie et de Fontaine, brigadier et inspecteur général des
armées du Roi» (1699) ne sont qu'un fort plat roman de Sandras des
Courtils. Jean Frédéric y eût trouvé (p. 1) que les La Fontaine tirent
leur origine « d'Artus, duc de Bretagne ... Il y a plusieurs branches de
cette famille, dont les unes sont encore en Bretagne, les autres sont
établies au Maine, en Anjou, en Touraine et en Picardie, et nous
reconnaissons tous pour l'aîné de notre maison le marquis de Seuilli...»
Voilà une belle généalogie ! et le ministre, s'il avait connu ce beau livre,
n'eût pas manqué de porter les armes de la famille qui sont « celles pleines
de Bretagne, à la barre de gueules brochant sur le tout, chargées de deux
besans d'or.. ! »
Toute l'autobiographie est absurde et sort d'un cerveau fêlé. Le «mar-
grave Charles de Bade, depuis longtemps décédé» ne peut être que Charles
Guillaume, qui en 171: commença à bâtir un château de plaisance à
Carlsruhe. Margrave depuis 1709, il mourut en 1738. Son petit-fils Charles
Frédéric, alors âgé de dix ans, lui succéda, mais ne prit le gouvernement
qu'en 1746. Il acheva la construction de la ville de Carlsruhe et mourut
en juin 181 1, après un règne de soixante-cinq ans, laissant le pouvoir à
son petit-fils Charles, marié à Stéphanie de Beauharnais. La famille Fon-
taines n'étant arrivé dans le pays de Bade que vers 1736, comment
concilier les dires du ministre avec les données historiques positives?..
1 L'acte de naissance de Jean Frédéric Fontaines fait de Jean Ernest
un Hof-Perruquier. L'autobiographie d'Ebertsheim lui donne la qualité
de «Kammer-officiant». Jean Ernest, qui signa «de La Fontaines» à la
mort de sa femme, est appelé plus tard (acte de décès de Jean Frédéric)
«secrétaire intime» du grand-duc.
2 Renseignements dû à l'obligeance inépuisable du bien regretté pro-
fesseur Ed. Cunitz.
H* 103 4#
La Révolution éclata. Notre Fontaines s'affilia aux [acobins
allemands de Schneider et entra avec Stamm, avec Cotta et quel-
ques autres dans le Comité de correspondance formé par Custines
auprès de l'armée du Rhin. '
L'Université de Strasbourg était alors fréquentée par de nombreux
étrangers. Vers le temps même où Fontaines prétend en avoir sui\i les
cours, le jeune Metternich la quittait, les frères Gustave et Charles de
Liôwenholm pareillement. L'un de ces frères, Charles, devint par la suite
chambellan de la reine Frédérique de Suède, princesse de Bade. 11 suivit
Alexandre de Russie dans sa campagne de 181 3. Tous deux entretinrent
des rapports avec la cour de Carlsruhe et s'occupèrent de mesmérisme.
Charles fut mêlé aux intrigues qui précédèrent ta conférence d'Abo
(28 août 1812).
1 Au moment où Custines s'apprêtait à pénétrer en Allemagne, il
reconnut la nécessité de faire précéder ses troupes de personnes connais-
sant la langue du pays, capables de stimuler les indigènes et de s'entendre
avec eux, au moins relativement aux besoins de l'armée. Les commissaires
de la surveillance et de la correspondance à l'armée du Rhin, véritables
espions, rendirent dans l'origine d'assez grands services. Plus tard, ils
devinrent suspects. Habitués à vivre grassement du produit de leurs
réquisitions absolument arbitraires, ils pillèrent les paysans du Palatinat
et même ceux du Bas-Rhin ; quelques-uns d'entre eux furent soupçonnés
de renseigner l'ennemi sur les mouvements de l'armée; tous le furent de
conspirer avec Schneider en faveur d'une république alsacienne plus ou
moins autonome.
La plupart de ces commissaires étaient allemands. Venus en France
dans l'intention de servir la Révolution, ils pouvaient être jacobins, ils ne
pouvaient guère être «patriotes». L'exaltation de leurs discours leur valut
des places. On s'aperçut bientôt qu'ils y étaient dangereux et l'on chercha
à ruiner leur influence et celle de leur chef véritable, l'accusateur public
Euloge Schneider. Tandis que les Conventionnels rêvaient d'assurer avant
tout la liberté et la prospérité de leur pays propre, la France, les immi-
grés d'outre Rhin, plus préoccupés d'affranchir l'Allemagne, parlaient de
Germanisme universel. « L'univers ne sera plus séparé en deux hémi-
sphères. Comme il n'y a qu'un Océan, il n'y aura qu'une nation ; il
n'existera qu'un seul Etat, l'Etat des individus unis, l'empire immuable
de la grande Germanie, la république universelle....» Germanie, bien
entendu, est pris ici dans le sens de fraternité. Ces idées d'Anacharsis
Clootz prévalaient chez les Jacobins allemands. Fontaines, qui en était
imbu, après la défaite de son parti, les amenda, y mêla celles de S.ilt/-
mann et celles de Butenschon et arriva peu à peu à la conception plus
qu'à demi jacobine de la Sainte Alliance.
Notons la présence à Strasbourg en 1792 du général prince Charles de
Ffesse, qui vaticina plus tard contre Napoléon.
&- 124 *H
... „Le 10 décembre 1793, écrit le pasteur Busch, ' dans son
journal, le citoyen Fontaines commissaire au Comité secret et de
correspondance de l'armée du Rhin, est monté en chaire dans
notre Temple de la Raison {r église de Gerstheim), et a prononcé
en allemand un discours, dans lequel il s'est vivement élevé
contre les superstitions du catholicisme et contre la soif de domi-
nation de ses prêtres. Après lui, François Antoine Charles Gailer,
jusqu'à ce jour administrateur de la paroisse catholique de Gerst-
heim, a pris la parole, aussi en allemand...."2
1 Communication de M. Emile Burger, pasteur actuel de Gerstheim.
Je pose ici une question. Fontaines et les chiliastes en général s'atta-
quèrent-ils à Napoléon à cause de sa tyrannie et de son despotisme
ou plutôt parce qu'il avait restauré jusqu'à un certain point le culte catho-
lique. . ?
2 Le journal de Saltzmann (Strassburgische Zeitung oder der Weltbote,
n° 129, du 3o mai 1793), donne sur ce Gailer des renseignements émanés
de Fontaines, sinon rédigés par lui :
«Dreifache Herzstverkung fur die Fanatiker.
Den 2 8ten dièses trot der catholische Geistliche von Obenhehn and
Gerstheim an der Seite eines Madchens von Augsburg in den Stand der
Ehe. — Erste Herzst.erkung.
Die Trauung geschah darch den ïutherischen Prediger daselbst. —
Z\VEITE HeRZST^RKUNG.
Dieser evangelische Pfarrer ist offentlicher Beamter des Orts. —
Dritte Herzst.erk.ung.
«Und es werden Zeichen und Wander geschehen ! . .»
Qu'on ne s'étonne pas du zèle révolutionnaire de Fontaines! Meiners,
dans la relation de voyage, que j'ai déjà citée, écrit p. 157: « . . Die
Protestanten waren im Elsass, wie irn ïtbrigen Frankreich, die eifrigsten
Freunde der Révolution. Unter den Protestanten thaten sich wiederum
die Pietisten ditrch iliren Enthusiasmus am meisten hervor. Einer der
bekanntesten Pietisten ^og triumphirend mit der Guillotine darch die
Strassen von Strassburg. ...»
Il est acquis que quantité de piétistes donnèrent leur approbation à ce
qui se passait alors, et même à la fête de la Raison. Pfeffel, en l'honneur
de la nouvelle déesse, rima une ode, insérée tout au long dans le n° du 22
frimaire de l'Argus.
Ce même Argus (n° LU, p. 472) établit, du reste, que le culte de Jésus
et le culte de la Raison, c'est tout un ! . . « Der heilige Justinus. Martyr
und Kirchenvater, sagt : Christus ist die Vernunft, and aile die nach
der Vernunft leben sind Christen ! . . »
Les sentiments des Piétistes, dans le premier moment du moins, se
trouvèrent favorables à l'aholition de tout rite extérieur, ou, comme ils le
disaient, de toute religion. Cela est clairement exposé dans un opuscule.
«• lï>5 -H
Le 17 Floréal an II, une réquisition ramena le jeune com-
missaire à Gerstheim. 11 s'agissait de lever dans la contrée
une certaine quantité de chevaux propres au service de l'ar-
tillerie. Le pasteur Busch, ce jour-là, perdit quelques-unes de
ses bêtes, mais, raconte-t-il : ...,1e citoyen Fontaines eut la
complaisance de me laisser son propre cheval de selle, pour
m'en servir jusqu'au jour où je m'en serais procuré un ou deux
autres...."
A sa rentrée à Strasbourg, le citoyen commissaire fut arrêté.
qui semble avoir eu quelque succès : 0 Ein patrioiisch \\ eib beantwortet
die Frage : Warum in unserer Rcpublik das Wort Religion bey vielen
so verachtlich worden ist.» L'auteur établit que l'abolition de la Religion
(il eût mieux valu dire «du culte officiel») est un juste châtiment du Ciel,
qui punit, après deux siècles, les fauteurs des persécutions subies autre-
fois par les Réformés. L'écrivain fait l'histoire de l'Eglise, puis raconte
que son bisaïeul, négociant dans une grande ville maritime française,
avait été obligé de fuir en Allemagne. L'aïeul de l'auteur, dans cette nou-
velle patrie, avait été massacré par les Pandours. Le temps présent n'est
qu'un temps de justes et de légitimes représailles.
... « Bey diesem Allem was jet^t vorgeht sind die Gercchten gan$
ruhig ; sie sind uber^eugt. dass Ailes was geschieht, von der gïitigen
Vorsicht ihres Gottes beschlossen ist ; sie sehen mit ehrfurchtsvoller
Zuversicht f?/, was derselbe in seinem weisen Rath vor hat. Mon kann
ihnen auch nichts nehmen, denn sie hangen nicht an ausserlichen Cere-
monien, sondern sie verehren und bethen ihren Gott in Geist und in der
Warheit an, und beobachten pùnktlich die Vorschriften ihres gottlichen
Oberhaupts.
Die aber Gott nicht anders kennen als durch Ceremonien oder Reli-
gion, die sind freylich ûbel daran. . . » (p. 14. 1 3).
L'ex-moine Schneider, même devenu accusateur public, gardait encore
une certaine religiosité, dont font preuve de nombreux articles de l'Argus.
Les intimes de Schneider, Jung, Butenschon, d'autres encore, conser-
vèrent au sans-culottes Jésus, au sage de la Palestine, un culte passionné,
en opposition avec les doctrines de ce que l'on appelait les Jacobins fran-
çais. Voy. dans l'Argus les articles signés M. E. Divers pasteurs ou chefs
protestants, Gerold par exemple et Pfeffel, furent par instants les collabo-
rateurs de Schneider.
Un mot au sujet de Butenschon, avec lequel Fontaines semble avoir
gardé des relations, même après 181 5, et qui en eut avec la famille de
Berkheim :
Jean Frédéric Butenschon (1764-1842), venu du Hanovre a Strasbourg,
était l'homme le plus sincère du monde, mais le plus enthousiaste. Son
zèle révolutionnaire le porta à s'engager dans un corps de volontaires,
avec lequel il fit une campagne en Vendée. De retour en Alsace, il se ha
H- 126 -H
II subit une détention de sept semaines. Traduit devant le tribunal
criminel, il fut acquitté. Les papiers de ce tribunal ont péri en
1870; on en est donc réduit aux conjectures relativement aux
causes du procès intenté à Fontaines. Le plus probable est qu'il
fut considéré comme étant l'un de ces complices de Schneider,
que Monet, le jeune maire de Strasbourg, venait d'attaquer par
son discours du 11 floréal, sur la conspiration des étrangers dans
le Bas-Rhin.
... „Fontaines, remarque une note rédigée par un pasteur du
Palatinat, ' avait été un ami d'Aloyse (Euloge) Schneider et s'était,
dit-on, mêlé aux sanglantes folies de celui-ci Au temps de
avec Schneider, avec le cordonnier Jung etc. et fut revêtu de fonctions
municipales. Quand, sur l'ordre de Saint-Just, Schneider arrêté eut e'té
mis au pilori, Butenschôn se tint auprès de son ami, le consolant et lui
essuyant le front de son mouchoir. Le soir même, au club, il ne craignit
pas de s'attaquer aux Propagandistes et à l'ivrogne Lehmann ou Lémane,
évèque de Porentruy et représentant du peuple. Après une détention
assez longue et un court séjour en Suisse, il se fit l'aide de Pfeffel, puis
rentra dans l'administration républicaine. Sous l'Empire, il fut successi-
vement professeur au Lycée de Mayence, inspecteur, puis recteur de
l'Académie de cette ville (18 12). Après la chute de Napoléon, il fut chargé
de la réorganisation des écoles du Palatinat bavarois et contribua beaucoup,
comme membre du consistoire supérieur protestant, à l'établissement
de l'Union évangélique (1817). Il est mort à Spire en 1842. Dès 1834, il
avait perdu toute influence officielle et toute fonction.
Piétiste, les articles sur la religion qu'il publia dans l'Argos, avant et
après l'arrestation de Schneider, sont remarquables sous plus d'un
rapport. En 1793-1794, il avait été à Strasbourg l'un des chefs du parti
dans lequel s'était enrôlé Fontaines. Il est probable qu'il se trouva en
relations à Mayence avec M. de Berckheim, qui devint le gendre de Mad.
de Krudener et dont il avait connu la famille à Colmar et à Schoppen-
wyhr. (Voy. les lettres de Mad. de Gerando, qui appelle Butenschôn
« un des beaux génies de l'Allemagne».)
1 . . . «Er begleitete .... sur Zeit der J akobinerherrschaft die Steile
eines Cotumissars und dann die eines Bauemgenerals un Elsass
Er war ein Freand von Aloys Schneider und soll mit diesem blutige
Tollheiten getrieben haben. Fontaines sollte erschossen werden mit
Andem, wurde von den Kugeln aber nur an den Fiïssen getroffen und
hinkte desshalb. ...» (Notice inscrite par le pasteur Muhlhauser dans
les registres de la paroisse de Leinsweiler. — Communiquée par M. le
pasteur Bruch).
L'auteur veut-il dire que Fontaines fut un vulgaire chef de bandits ou
fait-il de lui un officier des bataillons agricoles ?
La conversion de Fontaines daterait-elle de cet événement ?
«• 127 -H
la domination des Jacobins, il avait rempli les tondions de com-
missaire et s'était fait chef de bandes. Condamné à être fusillé
en même temps que beaucoup d'autres, il arriva que les balles
ne l'atteignirent qu'aux jambes, ce qui lui laissa toujours une
certaine claudication...."
Laissons de côté ce qui pourrait bien n'être qu'une Légende;
il n'en résulte pas moins et du témoignage de Busch et de celui
d'autres contemporains — je ne parle même pas de celui de la
femme d'Eschery — que Fontaines avait été mêlé à l'équipée
révolutionnaire des jacobins allemands.
A peine sorti de prison, ou, si l'on aime mieux l'autre version,
— à peine remis de ses blessures — Charles Fontaines (c'est le
nom qu'il avait pris à cette époque) se rendit à Gerstheim. Le
11 Messidor, il s'installa au presbytère; le 20, Busch, devenu
greffier de la mairie, fit aux habitants rassemblés dans le Temple
de la Raison la lecture réglementaire des décrets parus dans la
décade; après quoi il céda la parole à son hôte, qui débita en
langue allemande ,,une harangue théologico-politique".
L'orateur plut, sans doute, car à peu de jours de là, les élec-
teurs, à l'unanimité, voulurent faire de lui leur instituteur com-
munal. Le District refusa de ratifier cette nomination. '
Le 14 Messidor an II, le Directoire du département du Bas-
Rhin réclama la déportation à l'intérieur de tous les prêtres de
Il était assez naturel que Fontaines abandonnât alors le parti Jacobin.
Les affilés de St-Just ne parlaient que du transport en masse de la popu-
lation de langue allemande dans l'intérieur de la France. Tout Alsacien
était devenu suspect; les menaces pleuraient surtout sur les amis de
Schneider, accusés d'avoir voulu former une république alsacienne.
1 Busch, après avoir raconté que le District refusa d'approuver la
nomination de Fontaines comme instituteur, ajoute: "Je ne sais
pourquoi. . » Cette observation indique que le vieux pasteur com-
mençait à se troubler et eût bien désiré trouver quelque part des
renseignements sur son futur gendre. Comme greffier de la mairie.
Busch devait savoir que les lois s'opposaient à ce qu'un ex-ecclésias-
tique fût instituteur.
Décret du 7 brumaire II. art. 12: . . «Aucun ci-devant noble, aucun
ecclésiastique et ministre d'un culte quelconque ne peut être .... élu
instituteur communal (confirmé par décret du 8-10 pluviôse II).
De plus, un arrêté du Département avait défendu d'enseigner dans les
écoles élémentaires autre chose que le français, que Fontaines était
incapable d'écrire et même de parler correctement.
H- 128 *H
l'Alsace, du Jura et des Vosges. Les représentants en mission
prétextèrent d'une échauffourée qui venait de troubler Hirsingen,
aux environs d'Altkirch, pour prendre un arrêté conforme aux
vœux des autorités strasbourgeoises. '
Busch fut arrêté, ainsi que tous les ecclésiastiques protestants,
catholiques ou juifs sur lesquels on put mettre la main. Personne
(et pas même les prisonniers) ne songea dans cette aventure à
la question de Jésus vrai Christ. Fontaines lui-même ne fut nul-
lement tracassé. 2
Busch resta plusieurs mois éloigné des siens. Pendant que le
vieux pasteur, enfermé dans la citadelle de Besançon, sans sa
pipe et sans sa Bible, subissait une réclusion assez dure, son pré-
tendu vicaire épousait à Gerstheim Sophie Frédérique Dorothée,
alors âgée de dix-huit ans, la plus jeune des filles de l'interné.
Le mariage se fit le 24 thermidor an II ; 3 seul des membres
de la famille Busch, le médecin Becker, •*■ de Sundhausen, beau-
1 Voy. dans Recueil des Pièces authentiques concernant la Révol. à
Strasb. une lettre du général Dieche du io messidor (Thermidor!) à la
Société populaire de Strasbourg, les arrêtés des représentants Hentz et
Goujon etc.
Tandis que Dieche opérait à Colmar, Stamm arrêtait les ecclésiastiques
d'Erstein, Benfeld, etc. Daniel Stamm avait été du Comité de correspon-
dance avec Fontaines. Il était le beau-frère de Schneider; de là peut-être
la légende conservée dans la famille Busch.
2 Une surcharge faite par un inconnu tendrait à faire croire que Fon-
taines fut arrêté avec Busch. Le Mémorial du pasteur a été altéré en cet
endroit, probablement par une personne peu au courant des habitudes de
rédaction du vieux pasteur. Après les mots « Unter diesem » qui com-
mencent chacune des observations de Busch et qui signifient simplement
«sous le pastorat de celui-ci» un ignorant a rappelé le nom de Fontaines,
dont il avait été question dans le paragraphe précédent.
Les instituteurs arrêtés furent tous, du reste, immédiatement relaxés.
3 Fontaines se maria sous le prénom de Charles, qu'il garda jusqu'à la
naissance de sa première fille (mai 1796). Se croyait-il recherché sous son
vrai nom et voulait-il se cacher ?.. Ce vrai nom était-il désavantageu-
sement connu à Neustadt sur la Hardt, où il comptait se faire examiner
et consacrer ?.. Il est difficile de décider.
* Le père de ce Becker avait été quelque temps médecin à Sainte-Marie,
avant de se transporter à Sundhausen.
Fontaines était réformé, les Busch au contraire étaient protestants. Il
se pourrait bien que la diversité de leurs religions eût été pour beaucoup
dans la répugnance manifestée par le pasteur de Gerstheim pour le mariage
de sa fille.
«• 129 «W
frère de l'épousée, assista à la cérémonie, après laquelle Fontaines
quitta Gerstheim, pour n'y plus jamais reparaître. Tout indique
que les parents de Frédérique ne s'étaient pas prêté volontiers
à son union avec un aventurier sans fortune, sans place et sans
avenir. '
Une légende s'est même formée à ce sujet: l'ex-commissaire,
ne réussissant pas à vaincre l'opposition que le vieux pasteur
faisait à ses projets, eut, dit-on, recours à Schneider, son ami.
Busclî, emprisonné par l'accusateur public, dut consentir au
mariage de sa fille, afin de racheter sa liberté et sa vie même.
Rien de plus romanesque; seulement lorsque Busch fut arrête,
Schneider était mort depuis trois mois.
1 Diverses anecdotes se sont conservées dans la famille Busch relative-
ment à ce mariage, auquel le pasteur Busch donna son consentement
écrit (il vaudrait peut-être mieux dire, pour lequel Fontaines présenta un
consentement signé de son beau-père alors arrêté).
Mad. Busch n'assista pas au mariage. Pour se débarrasser du citoyen
ex-commissaire, elle avait appelé de l'armée son fils aîné, ex-étudiant en
théologie devenu officier et aide de camp d'un autre ancien théologien,
le général Fruhinsholz. Fontaines se sauva par une fenêtre. Maigre tous
les efforts de Mad. Busch pour empêcher «le malheur» de sa seconde fille,
celle-ci s'obstina à se marier.
s^*^,^,^Vfc^V^,S'>S',S'*^v^k^%^*^'^',^^'^',^v*^'^'v^'v^'
Une fois marié, Fontaines se fit consacrer à Neustadt-sur-la-
Hardt, ' puis devint ministre à Oberseebach entre Soultz et
Wissembourg.2
Les revenus de la paroisse étaient considérables; huit cents
florins de traitement fixe et le produit d'une trentaine d'hectares
de bonnes terres,, ravies à l'Eglise en 1680, mais que la Révo-
lution venait de lui rendre.
1 M. Rathgeber (Strassb. Post i885) l'affirme, mais sans fournir d'autre
indication. Les actes de Neustadt n'existent plus, au moins dans la ville.
Ils paraissent avoir été transportés à Spire.
2 La paroisse (Ober-Seebach était alors réuni à Schleithal) comptait
alors 463 réformés. Elle avait été fort éprouvée sous le régime français.
Malgré les traités, qui assuraient aux Alsaciens la liberté de conscience.
Louis XIV s'était appliqué à convertir les habitants d'Ober-Seebach et
avait employé même des moyens de rigueur. Son successeur avait agi de
même et de même aussi le prince-évêque de Spire, à qui le village appar-
tint de 1709 à 1752.
Le 1 1 décembre 1780, une ordonnance de Louis XVI avait de nouveau
permis aux réformés d'Ober-Seebach les exercices de leur culte et la
paroisse avait reçu un ministre, le 12 juin 1 781 . Jean François Bleyenstein
était Suisse ; il fut autorisé à instruire les enfants, à prêcher et à distri-
buer la Sainte-Cène, mais les baptêmes, les mariages, les enterrements,
tout ce qui intéressait la tenue des registres de l'état civil, continua encore
un temps à rester interdit.
Ober-Seebach ayant retrouvé une certaine liberté, se hâta d'élever un
temple, pour la construction duquel Frédéric-le-Grand donna plus que
son obole.
Fontaines fut le troisième pasteur reçu par la paroisse depuis 1780.
Les registres de l'Eglise contiennent quelques notes de sa main, notes
principalement dirigées contre son prédécesseur Neussel. A Sainte-Marie,
Fontaines fit des remarques désobligeantes pour Meyer : « Herr Pfarrer
Meyer, mein Vorfahr, schrieb keine Silbe ein.» Il insinua à Ober-Seebach
que n'était la charité chrétienne, il aurait eu fort à se plaindre de l'incurie
de ses collègues.
L'année 1704 n'avait pas eu de communiants. L'ex-jacobin écrit:
cDiese Auslassung kommt lier, weil seit ohngefahr 16 monaten aller
«• l:!l -H
Charles-Frédéric Fontaines entra en fonctions au mois de févriei
1795, mais bientôt son orgueil, l'esprit de dénigrement avec
lequel il parlait de ses deux prédécesseurs et surtout du dernier,
irritèrent les habitants. Il présida des conventicules piétistes dans
son verger. Cela acheva de le rendre odieux. On résolut de le
contraindre à quitter la place et dans ce dessein on lui lit endurer
mille vexations. La tradition veut qu'on soit allé jusqu'à ra
une plantation d'asperges qu'il venait de faire.
Dès le 6 juillet 1796, Fontaines était forcé de quitter la commune.
Quelques réformés d'Ilbesheim, dans l'ancien duché de Deux-
Ponts, avaient créé une petite église, séparée de celle de I.
weiler, à laquelle ils avaient appartenu jusqu'à la Révolution.
Fontaines alla desservir cette nouvelle paroisse, qu'un premier
titulaire venait de quitter.1
offentliche Gottesdienst in Frankreich verboten war, und mit gottlicher
Hilfe in diesem Jahr wieder seinen An/ an g genommen. »
Plus loin, un «Vorbericht» nous dit: « Die Verwirrung, in welcher
dièse Gemeinde theils durch die Verdnderung des Staats, theils durch
andere Ursachen, die ich mit Stillschweigen ans Liebe ûbergehe, sich
befand, erlaubten mir nicht eher dièses Register anjufangen. . . »
(Renseignements fournis par M. le pasteur Lutz, d'Oberseebach. a
l'excellent sermon jubilaire duquel (1S80) je renvoie pour l'historique de
la paroisse.)
1 ...aWas seinen Aufenthalt in Ilbesheim angeht, so jcichnet sich
derselbe dadurch ans, dass nnter ihm das KirchenvermUgen von 1200 fl-
an/ i5o hemntergebracht und dass die Frommclei daselbst einheimisch
wurde. Ohne andere Vocation als die der Agenten und seiner Anh'.inger
scheint er die P/arrei angetreten und auch sich ohne anderweiti^r
Vocation entfernt tfu haben, und Ilbesheim wieder dem ordentlich beru-
fenen Pfarrer . . . in Leinsweiler ûberlassen %u haben. Dieser Fontaines
hat den ju seiner Zeit in Ilbesheim herrschenden Aberglauben. der im
Landvolk nur f// leicht Wur^el schlagt. nicht allein nicht ausjurotten
gesucht, wie es seine PJIicht gewesen wdre, sonder n denselbcn genahrt
und erweitert. Er war Hexen-, Diebs- und Teu/elsbanner bei seinen
Anh'ingern. Man erqahlt sich in dieser Be^iehung heute noch (après 1 ^ 4 3 )
eigenth'ùmliche Geschichten. Hatte eine Kuh die Milch verloren oder
gab sic dieselbe roth, wie das o/t vorkommt. wenn Kùhe erhitft sind.
so galt sie als verhext. Fontaines wurde gerufen. die Hexe dadurch
gebannt, die Kuh geheilt. So auch bei erkrankten Menschen. Was Fon-
taines hierin leistete, mag folgende mir gemachte Erifdhlung darthun.
Fin Bauersmann hatte Wein verkauft. Der geladene Wagen musste
iiber Nacht au/ der Strasse stehen bleiben. Damit nun kein Dieb des
H* 132 -H
L'Eglise possédait un revenu annuel de 1200 florins. En moins
de quatre ans près des neuf dixièmes de cette fortune disparurent.
La paroisse dut cesser d'exister en tant que paroisse indépen-
dante et se réunit avec celle de Leinsweiler, comme du passé.
Nachts von dem Wein stahl, sprach Fontaines ïiber den Wagen nnd
Fdsser seine Sprûche. Der andere Morgen war der Dieb gefangen ;
die eine H and am sogenannten Schlaach^apfen, die andere an der St'ùt^e,
konnte er nicht von dem Platée. Solche Thorheiten werden heute noch
in einigen Familien erjdhlt nnd geglaubt.» (Registres de l'Eglise de
Leinsweiler, notice e'crite par le pasteur Mlihlhauser, communication de
M. le pasteur B-ruch.)
Fontaines croyait-il aux prodiges qu'il fabriquait? Je n'en sais rien et
je tiens la question pour insoluble. Il e'tait réformé, dauphinois et piétiste,
c'est-à-dire dans les meilleures conditions pour croire. Remarquez que
son éducation religieuse, commencée sous Hess et sous Lavater, lui avait
donné le goût du surnaturel : son éducation politique et les préjugés de
sa race le disposaient à la foi aux miracles. On connaît assez le tour
d'esprit des vieux huguenots, qui, nourris d'Esaïe et de Daniel, voyaient
partout du merveilleux. Les aïeux de Fontaines, sortis du Dauphiné ou
venus de la Saintonge, avaient quitté la France à une époque fatale. Ils
étaient du nombre de ces milliers de fidèles que la Révocation de l'Edit
de Nantes força à chercher un refuge dans les pays étrangers. Au moment
de quitter leur patrie, et même plus tard, quand ils étaient assis déjà à
l'ombre des saules de Babylone, ils ouïrent parler de ces envoyés célestes
qui furent chargés de juin 1688 à l'an 171 1 de réconforter les enfants
d'Israël. Le nom des de Serres, d'Isabeau Vincent, la belle bergère de
Crest, celui de la couturière du Vivarais, etc. etc., sonnèrent aux oreilles
de ces émigrés comme un appel d'espérance. Parurent ensuite, noirs de
poudre, les prophètes camisards. Et quand tous eurent cherché un asile
loin de la France et que c'en fut fait décidément du pays, le cœur ne
faillit pas encore à ces réfugiés, pour clairsemés qu'ils fussent à travers le
monde. Ils se résignèrent à être suisses, hollandais, anglais, hessois ou
prussiens, mais à Cavalier le prophète, à Elie Marion et aux autres saints
des derniers jours ils gardèrent je ne sais quelle mystique vénération, qui
s'étendit aux frères Polt, aux Gruber etc., timides successeurs des inspirés
militants. Jurieu lui-même, le grand Jurieu, que son parti mettait au-
dessus de Bossuet, Jurieu avait donné dans la vaticination.
La Révolution française avait soufflé sur ce feu mourant. Les journaux
de Strasbourg, ceux en particulier que dirigeait Saltzmann. donnèrent
plus d'une fois des prophéties. Ainsi le Weltbote (nos 26 et 27, 3o et 3i
janvier 1793), qui analyse longuement un livre récemment publié, dit-il,
sous le titre «Das nahe Ende der Welt». L'auteur du volume, après
force récits de batailles fantastiques, annonce qu'en 1822 il arrivera en
France des événements remarquables : . . « Der Konig von England
uberwindet die Franzosen in einer erschrbcklichen Schlacht, in welcher
«• 133 -H
Même conduite, du reste, à Ilhesheim qu'à Oberseebach, el
toujours des conventicules piétistes. Des prodiges avec cela, ab-
surdes, puérils et dont le récit paraîtrait incroyable, s'il n'était
attesté en quelque sorte officiellement. Le jeune ministre s'était
mehr als 100,000 Menschen franjosischer Seite umkommen, erobert
hierauf eine Provins uni die andere; die Katholiken, welche nicht jur
Reformirten Kirche ubertreten , werden ohne Verschonung nieder-
gemacht. . . »
Ceci pour les prophéties ; pour ce qui est des simples prodiges, Fon-
taines avait été nourri de ces absurdes bouquins piétistes, remplis d'his-
toires de miracles, tels qu'en avait écrits Arnold, par exemple. A toute
prière correspondait, comme un corollaire forcé, le miracle. Un sermon,
fort remarquable du reste, avait été prêché à l'église réformée de Stras-
bourg, le 17 février 1793, par Jean-Rodolphe Huber. On me permettra
d'en donner quelques extraits, dont la doctrine est exactement celle de
Fontaines :
L'orateur, prenant pour texte Psaume CXLV, 18. 19, s'écrie : «Wenn
jemals etwas Wahres gesagt worden ist, so ist es das H ort : Wï i<
beten icann, kann allés. Und ich mochte hinpiset^en : Wer beten
KANN, DER HAT ALLES. ... (p. 4.)
«... O wer betet aus inneretn Dr ange, aus innerem Bedûrfnisse, —
wer betet aus Gefiïhl seiner Ohnmacht und Schwache, und aus Liebe
und Vertrauen pi dem allgûtigen und allmachtigen Voter im Himmel,
— wer betet uni sein gepresstes Herj pi erleichtern, uni seine Anliegen
Gott vorpitragen, Jhni seine Aoth pi klagen, — wer betet, uni von
Gott H'ùlfe pi erflehen, die sonst nirgends erfunden werden kann : —
und wer betet mit ganser Seele : wer, wenn er betet, nichts als beten
kann, — das Jieisst ailes uni sich lier vergessen kann, iiber dem Gefùhle
seiner Hïilflosigkeit und dem kindlichen Festhalten an der grenp-nlosen
Barmherpgkeit und Vaterliebe dessen, dem kein Ding unmôglich ist ;
— wer, wenn er im Gebete mit Gott gleichsam ringt. mit Jakobs Sinne
kampfet: «Ich lasse dich nicht, du segnest mich denn!» — wer nicht
miide wird, anpihalten im Gebet und Flehen, und gleichsam sem Auge
nicht abwendet von dem Vaterauge seines Gottes, bis ihm der Wink
gegeben wird: «Dm geschehe nach deinem Glauben ! » — 0 meine
Freunde, wer so mit Ernste Gott anrufen kann, dem wird er gewiss
jeigen, dass Er ihm nahe ist. . . »
Enfin, pag. 9 : ... « Doch nicht nur durch innere Beruhigung und
Freudigkeit, nicht nur durch neuen Muth und neue Kraft erfahren
die, welche den Herrn mit Ernst anrufen, dass Er ihnen nahe ist. Sie
fûhlen seine Nahe besonders auch in augenscheinlicher, unzweydeu-
tiger, oft wunderbarer Hulfe. — Der Herr, sagt David in unsenii
Texte, thut, was die GottesfUrchtigen begehren. Er hôrt ihk
Schreyen und hilft ihnen !.. »
La manie des prodiges, générale en Alsace à cette époque, avait égale-
H- 134 44
fait une réputation d'exorciste. Il désensorcelait hommes et bêtes.
Une vache, à la traite, fournissait-elle un lait roux, Fontaines se
mettait en oraison : à la traite suivante, le lait coulait blanc et
crémeux. Un jour, sur le tard, un paysan des environs vint
acheter du vin dans la paroisse; il chargea sa voiture, mais la
nuit étant venue, il ne put repartir. Les tonneaux pleins restaient
à la merci des voleurs. On eut recours à Fontaines, qui prononça
quelques paroles. Au point du jour on trouva près de la voiture
un larron qui, le broc à la main, les doigts sur le robinet, avait
été immobilisé dans cette posture comme par la vertu d'un charme.
Les gens de Neuhofen (près Rheingônnheim ?) ayant voulu eux
aussi essayer d'un pasteur indépendant, Fontaines fut appelé à
desservir la nouvelle Eglise.1
ment sévi à Schoppenwir, où Pfeffel pourrait bien l'avoir introduite. Les
«Blatter ans Prevorst» en rapportent divers exemples. Un vol ayant été
commis dans le village, on eut recours, pour découvrir le larron, aux
lumières d'un polisson du lieu. Au moyen d'une fiole d'apothicaire remplie
d'eau, le voyant aperçut le voleur, en costume d'invalide, cheminant sur
la route d'Ostheim. Le même garçon, invité à donner des nouvelles du
fils de M. le baron de B., alors à Berlin, consulta sa bouteille et décrivit
le jeune homme, vêtu de telle façon, assis devant un café à côté d'une
dame, dont il fit le portrait. Le renseignement contrôlé se trouva de la
plus entière exactitude. J'ajoute, pour mémoire, que l'exaltation révolu-
tionnaire et contre-révolutionnaire avait doublé la crédulité générale.
I Neuhofen près Rheingônnheim n'est devenu une paroisse régulière
que depuis environ un demi-siècle. (Renseignement fourni par M. le
pasteur Bœrsch.)
II est permis de se demander si Fontaines, devenu ministre, renonça
brusquement et complètement à la politique ? J'en doute, quoique je ne
connaisse aucun fait qui démontre qu'il ait continué à s'en occuper. Ne
pouvant mieux, je constate seulement que les circonstances et le lieu
même de son séjour se prêtaient à des menées, non plus révolutionnaires,
cette fois, mais contre-révolutionnaires.
Wurmser et l'archiduc Charles campaient dans le Palatinat ; le prince
de Condé, Demonzey, Courant, la baronne de Reich entretenaient en
Alsace une nuée d'agents, intermédiaires soldés entre les meneurs du
parti royaliste, le comte de Lille et Pichegru.
Un tas de brochures fut répandu à cette époque dans les avant-postes
de l'armée française. Il en est une, du 24 frimaire, signée C. Fr. Chr.
« Geheime Geschichte der Regierung des Landes pvischen Rhein nnd
Mosel, aitch die Verlnste der Linien von Mainq. ...» brochure imprimée
à Landau (?), et dont certaines parties au moins émanent d'un ancien
commissaire à l'armée de Custines, qui pourrait bien avoir eu Fontaines
au nombre de ses inspirateurs.
«• 135 *K
En 1805, ainsi qu'on a vu, il quitta ce troisième poste pour
se rendre à Sainte-Marie-aux-Mines.
Ce pamphlet, qui traduit et qui commente la correspondance prétendue
d'un certain capitaine Piegrièche, fait l'éloge de Custines, de l'intendant
Villemanzy, de Pichegru etc., mais attaque vivement Merlin de Thion-
ville, Cavaignac et en général tous les officiers civils de l'armée. Elle les
représente comme soucieux de bien vivre, tandis que les soldats meurent
de faim : . . « Wahrend diesem hohen Grad von Elend lebten Reprasen-
tanten, Kommissare, Administrateurs des vivres, Lie/crantai, u. mit
allem ihrem Tross von Subalternen^ pi Ober-Ingelsheim, Lautern,
Worms, AljCti u. u. im hochsten Ueberfluss, gaben sicli Jagden, wo-u
die Bauern frohnen mussten, wie einst ihren teulschen Sultans, Incitai
Balle , spielten Ha^ardspiele um Louis d'or ju hunderten, assert
das k'ôstlichste Weissbrod, oder vielmehr nur dessen Rinde, denn das
ûbrige gaben sie ihren Hunden, oder machten Kugelchen daraus. sich
einander damit pi werfen. ...»
Les Français par leurs déprédations avaient ruiné les bords du Rhin.
Comme leur rage s'exerçait sur les églises et sur les couvents, tout ce qui
avait en Allemagne des sentiments religieux, se tourna contre eux. On peut
consulter à ce sujet les brochures populaires. Voyez, par exemple : Was
sollen die Einwohner Schwabens und vorder Oestreichs thun, daniit ihr
Vaterland nicht qum ^weytenmahle von den Franqosen verheert werde ?"
1707, p. i3 : . . «In den Kirchen hausten die Schandmenschen wie redite
eingejleischte Teufel. Nach dem Tabernakel, nach den Bildern der
Mutter Gottes und der Heiligen schossen sie oder schlugen sie in Stïïcken,
stahlen, wo sie konnten, die heiligen Gefdsse, die Chor-Kleider und Altar-
bûcher, warfen die Messgewander den Pferden als Streu unter, erbrachen
die Tabernakel, streuten die geweyten Hostien au/ die Erde, spwen sie
an, tantjten mit den Fûssen darauf herum, oder warfen sie, wahrend sie
gotteslasterliche Lieder sangen, den Hunden vor etc., etc. Comment
s'étonner si les chrétiens allemands et suisses prirent les Français en
abomination et voulurent voir en eux des suppôts du diable et de l'ante-
christ?..
Busch, après 1794, ne conserva guère de relations avec son gendre,
cependant il était resté en rapport avec sa fille Fredérique. Son Mémorial
est muet sur les destinées de celle-ci, à partir du jour où elle lut confir-
mée. Quelques feuillets ont été ou égarés ou détruits et ce sont précisé-
ment ceux où il eût été question du citoyen et de la citoyenne fontaines.
On peut admettre à la rigueur que Busch ne se sentit pas le courage de
terminer son œuvre, mais il est encore plus probable que Frédénque,
revenue pour quelques jours à Gerstheim, lors de la mort de sa mère,
supprima ce qui lui déplaisait.
&&
Sl ife. $&■ ^ jfe <& ^fe jfe îfe- A- jfe jfe ife- jfe. *fe
Les colons s'étaient installés au Catharinenplaisir repeint à neuf
et au château de Bonnigheim.1 Immédiatement ils s'étaient mis à
remplir les fonctions de leur charge. Fontaines, vêtu de noir en
ministre correct, prêcha; Mad. de Krudener, habillée de blanc et
d'azur, prêcha ; la Kummer, enveloppée d'un long voile, à la
façon d'une sibylle antique, prêcha...2 Bref, en ce petit coin du
monde on prêcha tant et si fort, que l'autorité s'en émut.
L'Europe en général et le Wurtemberg en particulier se trou-
vaient alors dans des circonstances exceptionnellement graves.'
1 Eynard veut que le Catharinenplaisir ait été acheté par Mad. de
Krudener, mais le dossier de l'affaire, conservé aux archives wurtember-
geoises, ne confirme pas cette assertion. Il renferme des pièces, des-
quelles il paraît résulter que la baronne loua la propriété, et seulement
pour un an.
2 Les assemblées piétistes avaient été longtemps interdites dans un
grand nombre de pays protestants. Il en avait été ainsi dans le duché de
Deux-Ponts et à Sainte-Marie-aux-Mines, côté d'Alsace. Les considérants
de l'Edit seigneurial lancé à cette occasion sont curieux, en ce qu'ils
allèguent contre les piétistes, en faveur des pasteurs, exactement les
mêmes arguments que le clergé catholique avait, deux siècles auparavant,
opposés à la Réforme.
3 Le roi Frédéric Ier, détesté de ses sujets, l'était particulièrement des
piétistes. On lui reprochait d'avoir changé, sans l'aveu du pays, l'ancienne
constitution du Wurtemberg. Un pamphlet ( WURTTEMBERGS
RECHTE .... Im zweyten Jahr der Wiederhersteleung des staats-
und Vôi.kerrechts i\ Europa) accuse Frédéric, « der erste Zwingherr
von Wurtemberg », d'avoir obtenu sa couronne par un parjure:
« Dièse Krone kostet
« Einen himmelschreienden Eidesbruclu
« Viele tausend erpvungene Meineide. ...»
La brochure donne sur le pachalisme du roi des détails curieux; elle
entretient le lecteur des misères causées par la conscription, de la main
mise par le gouvernement sur les revenus ecclésiastiques, des chasses du
H- |.T7 -H
On était, je le rappelle, au commencement de L809 ci, sans se
montrer trop présomptueux, les adversaires d'Appolyon pouvaienl
espérer sa ruine prochaine.'
roi, ruineuses pour les paysans, et des orgies, où Frédéric paraissait won
mannlichen Dianen = Nymphen umgeben. . . »
On y lit, page 24 : ... « Auf Hohenasperg trifft man dann durch
Kabinetsjustij verurtheilte Schuldige imd Unschuldige in unerhbrter
Menge Nehen ihnen arme Separatisten, welche schon in Johannis
Offenbarung Napoléon als den Antichrist unter mancherlei monstrosen
Gestalten, und dem Namen Apollyon, pi finden meinten. Geruhig
wollten sie, nach altem Rechte, auswandern. und der antichriste Herr-
schaft ausweichen. Dafùr schmachten sie als Zuchtlinge. . . »
1 La mort du colonel Oudet, tué à Wagram, donna lieu aux bruits les
plus divers.
En dehors de l'armée, un parti assez puissant, dirigé par Talleyrand et
Fouché, avait commencé, dès i8o5, à faire une certaine opposition à
Bonaparte, notamment à propos de la guerre de Prusse et de celle
d'Espagne. Lors de l'entrevue d'Erfurt (septembre 1808), Talleyrand avait
vivement pressé l'empereur Alexandre : «Sire, lui avait-il dit, que venez-
vous faire ici? C'est à vous de sauver l'Europe, et vous n'y parviendrez
qu'en tenant tête à Napoléon. Le peuple français est civilisé, son Souve-
rain ne l'est pas; le Souverain de la Russie est civilisé, et son peuple ne
l'est pas; c'est donc au Souverain de la Russie d'être l'allié du peuple
français....
a... Le Rhin, les Alpes, les Pyrénées sont les conquêtes de la France.
Le restant, la conquête de l'Empereur: la France n'y tient pas...»
Au retour d'Erfurt, Talleyrand pressa M. de Metternich, alors ambas-
sadeur à Paris (Mém., II, 2.S4), de renouer avec la Russie des relations
aussi intimes que celles d'avant la bataille d'Austerlitz : «C'est votre
réunion seule qui peut sauver les restes de l'indépendance de l'Europe!..
«... L'intérêt de la France elle-même exige que les Puissances en état
de tenir tête à Napoléon se réunissent pour opposer une digue à son
insatiable ambition. La cause de Napoléon n'est plus celle de la France;
l'Europe ne peut être sauvée que par la plus intime union entre l'Autriche
et la Russie...»
Metternich écrivait le 17 janvier 1809 : «.. Je ne saurais rien ajouter à
ce que j'ai mandé par mon dernier courrier sur le compte de M. de
Talleyrand. Je les vois, lui et son ami Fouché, toujours de même, très-
décidés à saisir l'occasion, si cette occasion se présente, mais n'ayant pas
assez de courage pour la provoquer. Ils sont dans la position de passa-
gers qui, voyant le timon entre les mains d'un pilote extravagant et prêt
à faire chavirer le vaisseau contre des écueils qu'il est allé chercher de
gaieté de cœur, sont prêts à s'emparer du gouvernail dans le moment
même où leur propre salut serait encore plus menace qu'il ne l'est...»
Peu de jours après l'envoi de cette dépêche, Talleyrand était disgracié !
Trois mois après (avril 1 809), la guerre était déclarée à l'Autriche.
H- 138 -H
L'Autriche s'apprêtait à la guerre; l'Allemagne frémissante
attendait un libérateur; clans l'armée française les Philadelphes
remuaient; Talleyrand et Fouché conspiraient.
Les hostilités éclatèrent au printemps. Tandis que l'Espagne se
défendait non sans succès, l'archiduc Charles balançait à Essling
la fortune du nouveau César. Des partisans de tous côtés en
Allemagne même. Le colonel Dornberg menaçait le royaume de
Westphalie ; la Prusse armait ou laissait armer le corps franc du
major Schill ; le duc de Brunswick-Oels levait une armée de la
Vengeance ; Hommeyer et André Hofer soulevaient le Tyrol et
battaient, le 10 avril, un détachement franco-bavarois. Le Tngend-
bund, fondé le 16 avril 1808, par huit habitants de Konigsberg,
avait grandi ; jahn, infatigable, courait l'Allemagne du Nord pour
y fonder de prétendues sociétés de Gymnastique; von Stein et
Arndt, Gneisenau, Scharnhorst, Bliicher.... enflammaient de leurs
saintes fureurs les débris de l'armée; Iffland faisait applaudir par
les Berlinois ses allusions courageuses au passé et ses rêves de
revanche, et les dames prussiennes, patriotes jusque dans leurs
habillements, refusaient de porter d'autres bijoux que de fer.
....„Dcr Gott, der Eisen wachsen Hess,
Der wollte keine Knechte..."
Dans ce grand mouvement national les Réformés se distin-
guèrent, et particulièrement les réfugiés français. Beaucoup d'entre
eux, honteux d'un nom qui les rattachait à leur ancienne patrie,
abjurèrent ce nom et en prirent un autre, germanisé. Certains
Refuges abolirent l'usage de la langue française, conservée jusque-
là, à titre de langue sacrée.
Dans le temps même où la reine Louise avait fait arrêter
Lombard, réfugié comme Fontaines et comme lui fils de perru-
quier, Napoléon débitant à Berlin ses diatribes accoutumées contre
la „nouvelle Armide", un ministre réformé, de famille française, le
vieil Erman, avait eu le courage d'interrompre l'empereur, de lui
saisir le bras et de lui dire „cela est faux!"
Fontaines partageait les sentiments des réfugiés ses coreligion-
naires. Comme Erman, il eût voulu arrêter le bras „qui faisait
tant de mal". Peut-être avait-ce été un rêve politique plus encore
qu'un rêve chiliaste qui l'avait conduit dans le Wurtemberg?....
Mais, dans ce Wurtemberg même, essayer, en 1809, de tenir
H- 139 -H
des assemblées publiques de religion, pouvait passer pour un acte
de démence !
Depuis son avènement, Frédéric I1'1' avait été en guerre continuelle
avec les innombrables sectaires du pays. 11 avait vainement entre-
pris, en 1806, d'apaiser les cerbères du Piétisme, en leur jetant
un gâteau. Les frères de Herrenhut, conviés par lui, avaient
colonisé Hôrnlishof (Hornsberg), devenu communauté morave
sous le nom de Kônigsfeld. Cette concession n'avait pas eu l'effet
désiré, les religionnaires wurtembergeois différaient trop des
disciples de Zinzendorf, pour qu'ils sussent gré à leur prince de
privilèges accordés à une classe de sectaires, qui n'était pas la
leur. Le peuple des campagnes, celui au moins qui était demeuré
orthodoxe, en voulait, de son côté, au gouvernement, quoique
pour d'autres motifs : il se plaignait des innovations introduites
dans la vieille Eglise officielle.
Les paysans étaient sans repos depuis qu'en 1791 le prélat
Griesinger avait remplacé les Cantiques, en usage dans le Wurtem-
berg depuis le temps de la Réforme, par un Recueil nouveau.
expurgé et amendé.
Le ior janvier 1809 une nouvelle liturgie, élaborée par le prélat
Suskind, était devenue obligatoire. On lui avait aussitôt découvert
une foule de défauts. Par exemple, elle prescrivait des prières
„pour la prospérité de l'agriculture et du commerce". — Autant
valait implorer le Ciel en faveur de l'avarice !.. Les campagnards
refusèrent en masse d'accepter le nouveau formulaire, à qui man-
quait, du reste, l'approbation des synodes.
Afin de n'avoir pas à présenter leurs enfants à des autels qui
n'étaient plus les leurs, les parents firent la besogne des pasteurs
et baptisèrent; puis, comme après tout, il fallait au nouveau-né
un état civil, et que les registres étaient aux mains des ecclé-
siastiques, on vit des paysans faire déclaration du baptême conféré
par eux-mêmes et payer aussitôt l'amende de 10 florins 30 kreuzers,
qu'ils avaient encourue en usurpant les fonctions pastorales.
Chaque jour la guerre devint plus vive entre l'administration et
les dissidents, qui, cessant de fréquenter les églises, se réunirent,
çà et là, loin des pasteurs vendus au gouvernement.
Un ancien édit réglait les conditions dans lesquelles pouvaient
se tenir les assemblées piétistes, mais depuis une vingtaine d'années
«• 140 -H
il était tombé à peu près en désuétude. Le roi le fît appliquer de
nouveau et même avec rigueur. '
L'administration et les dissidents en vinrent à des crimes :
Un paysan qui avait refusé de laisser baptiser son fils à l'église,
fut jeté en prison ; les agents de la force publique enlevèrent
l'enfant et le portèrent au pasteur. La mère devint folle.
Un bourgeois de Hallwangen, qui avait assisté à des conventi-
cules piétistes, où il avait été question d'Antéchrist, de dragon de
1 Depuis quelque temps le Wurtemberg fourmillait de sectaires. Presque
chaque village avait son Kummer. La folie était devenue générale et la
crédulité publique tellement extravagante, qu'en 1789 et années suivantes,
on avait vu aux environs d'Urach des faiseurs d'or.
Frédéric Ie'', fort maltraité par ces fanatiques, qui voyaient en lui une
des dix cornes de la bête, voulut se défendre et fit revivre les dispositions
de l'Edit Bilfinger.
L'apparition de cet Edit autrefois avait marqué un progrès.
Au commencement du 18° siècle les réunions piétistes étaient absolu-
ment interdites dans le Wurtemberg. J. J. de Moser, qui mourut en iy85,
lié avec Jung-Stilling, publia en 1734 une brochure concernant la police
des conventicules. Dix ans après, le conseiller Bilfinger reprit les idées de
Moser et prépara un Edit, dont voici les principales dispositions : Après
avoir permis les réunions présidées par le pasteur ou l'instituteur, la
loi dit :
«...art. 3. W'enn aber andere Personen (als d£r pfarrer oder
der schullehrer) in ihren H'iusern solche Versamm-
lungen haben wollen, so mïtssen sie quvor vom Pfarrer
sorgfaltig geprïïft werden. . .
...art. 5. Fremde, hin und lier reisende Personen, die J'ùnger
sammeln wollen, sollen genau geprïïft werden, ob
nicht unlautere und sektirerische Absichten sie her-
fiïhren.
. . . art. G. Die Zahl der Mitglieder einer solchen Versammlung
d'ùrfe 7 2-/5 nicht ïtbersteigen. . .
. . . art. 8. Keine Versammlung darf jur Zeit des Ôffentlichen
Gottesdienstes gehalten werden ; auch soll keine bei
Nacht stattfinden.
.. . art. 9. ... Das Zusammenberufen mehrerer Gemeinschaften aus
mehreren Orten, wodurch ein ^asammenhangendes
Verstiindniss au/ besondere Verfassungen errichtet
werde, ist ver bot en.»
Les réunions de Catharinenplaisir étaient donc illégales; les solennités
de Pacques leur attirèrent un grand concours de fidèles; néanmoins le
gouvernement n'intervint pas. L'autorité ne s'émut, que lorsque la
Kummer eût été reconnue sous le voile blanc dont elle s'enveloppait.
«• 1 i I -H
feu, de fléaux de L'Apocalypse, et d'autres telles prédications,
rentré chez lui, égorgea son enfant, afin de lui épargner les cala-
mités prédites.
Parmi les ecclésiastiques les plus mutins du royaume se signa-
lait depuis longtemps ce Friedrich, pasteur de Wïhzerhausen, dont
j'ai déjà eu occasion de parler. Dès sa jeunesse, cet homme s'était
livré aux manifestations les plus factieuses. Précepteur à Urach,
il y avait présidé des assemblées illicites; pasteur à Winzerhausen,
il avait publié le livre que l'on sait. En 1809, il prit fait et cause
pour les paysans insoumis et se démit avec ostentation d'un
emploi que sa conscience lui défendait de garder. Mil huit cent
dix était si proche!... Il courut les assemblées en prêchant la fin
des temps, comme le faisaient au Catharinenplaisir Marie Kummer
et Fontaines.
Naturellement, la police surveilla les conventicules avec plus
de soin que jamais. Les réunions du Catharinenplaisir attirèrent
son attention. Elles étaient illégales, mais peut-être les magistrats
n'eussent-ils point sévi, si le bruit ne s'était répandu tout-à-coup
que la sibylle au voile blanc était la Kummer, cette même pro-
phétesse, sur laquelle, l'an d'avant, Henkel avait ramené l'attention
par son ^Actaimàssige GescMchte..."
Des gendarmes cernèrent le Catharinenplaisir, et la voyante,
arrêtée par eux, fut menée au dépôt de mendicité de Ludwigsbourg.
Les colons ne se virent pas d'abord autrement inquiétés.
Mais Mad. de Krudener, au lieu de s'informer des motifs réels
de l'emprisonnement de Maria Kummrin — à supposer quelle ne
les connût point — s'avisa de se mettre en tête que la bonne
fille était la victime d'un acte d'intolérance ou de rancune per-
sonnelle de la part du roi. Elle tenta de nouer des intelligences
avec la détenue. Frédéric n'était pas d'humeur endurante. l 'es
qu'il sut, à n'en pouvoir douter, que celle qu'on lui avait donnée
faussement pour une ex-ambassadrice de Russie à la Cour de
France, entretenait des relations avec une reprise de justice, il
ordonna l'expulsion des colons.1
1 ... « Le retour de M. d'Ochando, écrit Eynard, et bien d'autres mer-
veilles prévues par Maria Kummrin, avaient répandu sa réputation dans
toute la contrée. On venait la consulter et lui demander des directions,
dont souvent on n'avait qu'à se louer. Un fait assez curieux ajouta encore
H* 142 *H
Le 1er mai 1809, il leur enjoignit à tous de quitter le Wurtem-
berg, dans un délai de dix jours.
Fontaines partit immédiatement, laissant sa femme surveiller le
déménagement commun. Wepfer suivit, le 2 juin. La baronne
quitta le ( 'atharmenplaisir, le 9 juin, — elle avait précédemment
obtenu un sursis de quatre semaines, — puis revint, puis repartit,
reparut encore, prétextant d'autorisations qu'elle n'avait réellement
pas; finalement elle dut céder.
à la confiance qu'elle inspirait, en montrant tout son désintéressement
et en prouvant bien qu'elle ne conservait aucun souvenir des prédictions
qu'elle faisait dans ses extases. Quelques années avant d'avoir fait la ren-
contre du pasteur Fontaines, la voyante avait prononcé sur l'avenir du
duc Frédéric de Wurtemberg une parole qui l'avait vivement alarmé.
Cette parole avait eu peut-être son accomplissement, car devenu roi par
la faveur de Napoléon et très-jaloux de son autorité, Frédéric Ier s'irrita
du retour de Maria Kummrin dans ses états. La foule qui se rendait en
pèlerinage à Bônnigheim, lui rappelant vivement ses anciens griefs, il y
vit une sorte de bravade. Peut-être craignait-il quelque nouvelle menace
de la vieille paysanne; bref, la maison de Mad.de Krudener fut cernée
par les gendarmes, qui se saisirent de Maria Kummrin et la conduisirent
en prison....»
L'anonyme de Berne répète à peu près le récit d'Eynard. L'almanach
des diaconesses de Kaiserswerth {Christl. Volkskalender) dit : — « Als
der K'ônig von Wiirttemberg von dem Treiben der Kummrin in seinem
Lande horte, wurde er argerlich, denn sie hatte fr'ùher vorausgesagt,
er wïïrde, wie es ja wirklich geschehen war, ans dem Her^og von
Wiirttemberg von napoléons gnaden Konig von Wiirttemberg werden.
Daran wollte er nicht erinnert sein und Hess sie, die Hellseherin, ge-
fangen set^en ...»
Avec la permission de ces Messieurs, le roi Frédéric passait pour un
être intelligent.
Les motifs de l'arrestation de la Kummer furent, comme le lecteur
peut en juger, des plus simples et des plus légitimes.
Il n'était guère possible que la baronne de Krudener les ignorât com-
plètement. Pourquoi ne laissait-elle paraître la prophétesse que sous le
voile?.... Et puis, demanderai-je, qui donc se souvint pour la Kummer,
qui ne se souvenait de rien, des oracles qu'elle avait prononcés touchant
le duc-roi de Wurtemberg ?
Pauvre Frédéric !.. sur le point de mourir il eut encore à faire avec les
somnambules !.. La prédiction de sa fin, que firent deux d'entre elles,
sans concert apparent, passe pour le triomphe du magnétisme animal.
Jamais, depuis, on n'a vu deux sujets d'accord. En 1816, la nommée
Kraemer et la nommée Wanner prophétisèrent au moins six semaines à
l'avance que le roi mourrait sur la fin d'octobre, ce qui arriva.
«• 143 4%
M. et Mad. d'Ochando quitteront Bônnigheim le 2 juillet1
II ne resta au Catharinenplaisir qu'un manouvrier wurtember-
geois. chargé de la garde du mobilier qu'on y avait laissé. Bientôt
après, le jardinier Richter, propriétaire de l'immeuble, obtint des
juges que ce mobilier lui resterait, en garantie du loyer courant.1
i H. Eynard écrit : «Mad. de Krudener réclama hautement en faveur de
sa cliente. Elle avait trouvé moyen de communiquer avec elle dans son
cachot, lorsque le roi de Wurtemberg lui fit signifier qu'elle eût a quitter
ses Etats dans les vingt-quatre heures. Il fallut partir...»
Gela n'est pas exact. J'écris, le dossier de l'affaire sous les yeux, et ce
dossier n'est pas à l'avantage de la baronne.
Pour en finir avec le Catharinenplaisir, je dirai que d'après une publi-
cation (Beschreibung des Oberamts Brackenheim, p. 2o3), le domaine
actuel comprend 70 morgen de terres labourables, 20 morgen de prés.
3 morgen de jardin, 4 morgen de vignes et 3 morgen de forets, et nourrit
24 vaches et 16 chevaux. Le comte de Martinengo n'en avait possède que
la moitié, à laquelle il avait ajouté quelques vignes; il avait en outre
restauré et embelli la maison. Sa veuve, en 1779, avait revendu cette
moitié pour 1400 ducats.
2 «... Die Baronin von Krudener nebst einigen andern jus dem Aus-
lande gekommene Personen hotte sich gegen Ende des vorigen Jahrs ju
Bônnigheim aufgehalten. Sie miethete hierauf das eine Stunde davon
gelegene dem Hofgartner Richter angehbrige Gut Cathérineplaisir. Auf
erhaltene Nachricht dass in ihrem Umgang eine durch betrugerische
Schwarmerei langst beriichtigte Weibsperson Gottlicbin Kummerin von
Kleebronn sich befinde. haben E. K. M. durch einen im abgewichenen
Friihjahr erlassenen unmittelbaren Allerhbchsten Befehl sdmmtlichen
Personen den ferneren Aufenthalt in den Kon. Staaten untersagt, die
Gottliebin Kummerin aber in das Armen-Institut in dem hiesigen Zucht-
haus (Ludwigsburg) aufnehmen lassen.
«Die schnelle Entfernung und eine gehegte Ho ff min g. in der Aller-
h'ôchsten TI illenmeinung eine Abanderung f» bewirken, mag die Baronin
von Krudener bewogen haben, ihre Mobilien juriickjulassen und die laut
Bestandbriefe auf ein Jahr eingegangene Miethe fortjuset^en. Sic liess
desshalb einen 7» Heutigheim, hiesigen Oberamts, bùrgerlichen m
ihren Diensten gestandenen Tagl'ôhner auf dem Gut jur'ûck, welcher
die Miethe fortsetjt und die Aufsicht fïihrt....»
(Rapport du 26 août 1809 sur requête du jardinier Richter.) '
*ê*
Chassée du Catharinenplaisir, toute la bande des colons se
dirigea sur Eppingen, dans le grand-duché de Bade. Bientôt après,
grâce, dit-on, à M. Bignon, que Mad. de Krudener avait connu à
Berlin,1 grâce aussi à M. de Norvins, quelle avait peut-être connu
en Suisse, on put s'établir à Lichtenthal, près de Bade.2
1 J'avoue que je ne vois pas bien le motif qui porta la baronne à solli-
citer l'appui de M. Bignon dans cette affaire. Elle n'avait rien fait qui
lui rendît le séjour du Grand-duché impossible. En 1808, elle avait habité
Carlsruhe et fréquenté chez Jung-Stilling ; si elle avait eu en 1809 des
doutes fondés sur la réception qui l'attendait dans le pays de Bade, elle se
serait adressée à Jung, avec qui elle n'était point brouillée. Est-ce sim-
plement pour produire de l'effet, qu'elle mit en avant Bignon?
2 Eynard écrit : « Quarante ans s'étaient écoulés lorsque M. de Norvins
nous racontait l'étonnement qu'il éprouva à la vue de cette petite colonie
qui venait de s'installer dans une maison isolée de la vallée de Lichten-
thal. La dignité, la sérénité ineffable de Mad. de Krudener, le charme de
son expression, ses yeux d'un bleu pénétrant et sa belle chevelure lui
donnaient quelque chose d'extraordinaire, qui l'avait vivement frappé.
Mad. et Mlle de Krudener portaient en toutes choses l'amour passionné
du bien, sans prétention, sans intolérance, sans bruit, sans vanité!
C'étaient des chrétiennes primitives, qui avaient pris la Bible à la lettre.
La charité, la résignation, le pardon des injures et l'humilité étaient leurs
vertus pratiques. Je les trouvais souvent dînant avec du pain noir fort
gaîment, ayant abandonné leur dîner à des pauvres qu'elles trouvaient
tout simple de servir ; on ne l'apprenait qu'en le voyant. Regardant sa
fortune comme le patrimoine de tous ceux qui en avaient besoin, Mad.
de Krudener donnait au point de se trouver dans la gêne. ... Sa fille
avait conservé une timidité telle que le regard d'un enfant la faisait rougir.
Quelquefois cependant le récit d'une belle action, les accents de l'élo-
quence ou une poésie élevée lui ôtaient cette crainte d'elle-même, et rien
n'était délicieux comme l'expression de son enthousiasme. . . »
En 1809, Marquet de Norvins de Montbreton était jeune encore. Une
note de M. Paul de Rémusat {Lettres de Mad. de Rémusat, 1, p. 139)
nous apprend de plus qu'il «avait peu de fortune, une situation précaire
et une grande envie d'en sortir». Né à Paris, le 18 juin 1769, il était à
peu près de l'âge de fontaines. Quand la baronne le vit à Bade, il sortait
des gendarmes de l'empereur et n'était guère connu que par la faveur
dont il jouissait depuis peu auprès de Joséphine et de la reine Hortense.
«• 1 15 -H
Sans renoncer absolument à son apostolat, la baronne renoua
Peu de personnes savaient qu'avec la collaboration de Charles de I. acre-
telle, il avait rimé une tragédie, «Aristomène», et qu'il avait produit tout
seul un poème dithyrambique, «les Ruines et les Monuments,,. Un autre
poème, l'Immortalité de l'Ame; était en préparation. Norvins avait tout
ce qu'il fallait pour plaire à la baronne; aussi lui plut-il. Il paraît même,
d'après ce que je viens de citer de sa conversation avec Eynard, que sa
familiarité avec les dames de Krudener devint assez grande pour qu'il pût.
sans indiscrétion, assister aux repas de la famille et constater qu'elle
dînait souvent du pain noir. Cela ne dura malheureusement point. Nor-
vins dut se rendre à Compiègne pour les cérémonies du mariage de
l'empereur. En décembre 1810, il fut nommé directeur général de la
police des Etats romains. Ses occupations, dès lors, furent assez nom-
breuses pour qu'il oubliât ses deux amies de Lichtenthal. 11 avait été lie
avec Mad. de Staël: la «furie de fructidor» passa même pour lui avoir
sauvé la vie. Emigré quelque temps en Suisse, peut-être y avait-il connu
Juliane avant de la retrouver à Bade ?
A la suite du récit de M. de Norvins, Eynard donne quelques lignes de
M. Bignon, mais d'une façon si singulière, que le lecteur trompé a le droit
de croire que Bignon lui aussi fut un amoureux de Juliane et de Juliette.
On me permettra de rétablir le texte de Y Histoire de France sous Napo-
léon, X, avertissement, p. V., texte sur lequel j'aurai à revenir plus bas :
. . . «En 1809, lorsque j'étais ministre de l'Empereur auprès du grand-
duc de Bade. Mad. de Krudener, que j'avais vue pendant plusieurs années
à Berlin, où son mari était ministre de Russie, m'écrivit un beau jour
que, retirée dans une campagne du Wurtemberg, le village de Sainte-
Marie, elle y menait une vie obscure et tranquille dont elle se trouvait a
merveille, mais que, le roi venant de lui chercher querelle, et lui avant
fait signifier l'ordre de sortir de ses Etats, elle me priait de lui procurer un
asile et un bon accueil dans le Grand-duché de Bade. Rien n'était plus
facile. Aussi je m'empressai de lui répondre qu'elle était assurée d'y trouver
l'un et l'autre.
Peut-être, en raison du rôle que Mad. de Krudener jouera plus tard.
ne sera-t-on pas fâché de savoir quelles étaient, pour ce rôle, ses prédis
positions quelques années auparavant. Si. en 1809, elle ne se livrait pas
encore à la prédication et ne s'attribuait pas le don des miracles, elle avait
dès lors beaucoup de penchant au mysticisme, et croyait fermement aux
diseuses de bonne aventure. C'était même à l'occasion d'une pythonisse
champêtre qu'était venu son démêlé avec le roi de Yirtemberg. Pour me
mettre au courant de ce débat, une nièce de Mad. de Krudener, qui
demeurait avec elle, m'en envoya les détails dans une copie de lettres
écrites à ce sujet par sa tante au prince de Ligne et à la princesse de
Solms, sœur de la reine de Prusse, aujourd'hui reine de Hanovre. Tout
le crime de Mad. de Krudener. a l'en croire du moins, était d'avoir
recueilli dans sa maison une vieille nécromancienne, devenue intéressante
pour elle, parce qu'elle avait prédit a sa nièce, mariée a un Kspaqnol, le
«• 146 «W
quelques relations mondaines; d'aucuns prétendent même qu'elle
rêva mariage. '
marquis d'Ochando, qu'elle serait bientôt réunie à son mari; et, en effet,
il était arrivé que celui-ci, qui se battait en Espagne contre les Français,
ayant été fait prisonnier et renvoyé en France, était venu tout à coup,
avec permission, surprendre sa famille par une apparition entièrement
inattendue. Le mal de toute l'affaire était que la vieille femme, si heureuse
dans sa dernière prophétie, avait jadis fait, sur le roi de Virtemberg, une
prédiction dont ce prince avait été fort alarmé, et dont il gardait un pro-
fond ressentissement. Il paraît en outre que, de toutes parts, on venait en
foule consulter l'oracle, affluence qui, aux yeux du roi, était presque une
conspiration. « C'est jouer de malheur, écrivait Mad. de Krudener au
vieux prince de Ligne. Dans le quinzième siècle on croyait aux sortilèges;
aujourd'hui qu'on ne croit plus aux enchantements même, tant on est
raisonnable, je suis prise pour une enchanteresse. Encore si j'avais de
beaux yeux comme autrefois, je m'en consolerais avec vous, qui savez
que je n'ai jamais conspiré que contre l'ennui. » Mad. de Krudener
aimait à rappeler qu'elle était petite-fille du maréchal de Munich, et disait
avec une sorte d'orgueil : « Je suis d'une famille qu'on exile. » Elle citait
gaiement le mot d'Yorik à la mouche : « le monde est assez grand pour
nous deux; » et elle ajoutait : « Est-ce que les états du roi de Virtemberg
ne seraient pas assez grands pour lui et pour moi ? ... » Cette femme,
destinée à devenir, quelques années plus tard, le promoteur de l'un des
actes les plus importants de la politique moderne, disait dans ses lettres
de 1809 : «En politique, je suis une tourterelle d'innocence. Je l'abhorre,
je ne veux que la paix ! ... »
L'arrivée de Mad. de Krudener dans le Grand-duché de Bade, où elle
fut très gracieusement accueillie par Mad. la princesse Stéphanie, grande-
duchesse héréditaire, apporta beaucoup d'agrément dans notre petite
société. Mad. de Krudener ne composait pas encore des sermons ou des
prières, mais seulement des histoires pleines de visions, de spectres,
d'apparitions, de fantômes, qui faisaient grand effet sur nous, surtout
lorsqu'elle nous les contait, le soir, sur les ruines du vieux château de
Bade. Tous ces récits étaient charmants, ou du moins nous paraissaient
tels, car ce petit cercle, dont faisait partie entre autres M. de Norvins,
avait alors sur sa tête trente années de moins. Il faut ajouter, et l'addition
n'est nullement indifférente, que Mad. de Krudener n'était pas venue
seule ; elle avait avec elle Mlle Juliette, sa fille, jolie personne de dix-sept
ans, accompagnement qui ne gâte rien aux charmes que répand autour
d'elle une femme d'esprit »
Le récit de M. Bignon est inexact en quelques détails, mais quelle diffé-
rence avec celui de M. de Norvins ! . . . C'est que, plus qu'aucune autre,
la baronne était ondoyante et diverse ! . . . Du pain noir quand on
attend M. de Norvins; des contes bleus en présence de la princesse
Stéphanie ! . . .
1 Une querelle s'est élevée a cette occasion entre l'hagiographe genevois
«• J 47 -H
Auguste La Fontaines n'était plus là pour surveiller Juliane,
que Marie Kummer n'excitait plus de ses promesses l .. .
et M. de Sainte-Beuve. Le premier la rapporte comme suit : . . Nous
estimons assez M. Parisot (auteur d'une biographie Je la baronne) pour
croire qu'il s'empresserait de désavouer toutes (les légèretés et les inexac-
titudes) dont il s'est rendu coupable, s'il les connaissait. M. de Sainte-
Beuve . . . lui donne un exemple digne d'un si noble caractère. Dans son
article sur Mad. de Krudener, il a mis la note suivante relative au séjour
de Carlsruhe en 1809 et 1810: «On rapporte (et c'était déjà dans ses
années de conversion) qu'un homme distingué qui venait souvent chez
elle, épris des charmes de sa fille, qui lui ressemblait avec jeunesse,
s'ouvrit et parla à la mère, un jour, de l'émotion qu'il découvrait en lui
depuis quelque temps, des espérances qu'il n'osait former; et Mad. de
Krudener, à ce discours assez long et assez embarrassé, avait tantôt
répondu «oui» et tantôt gardé le silence; mais, tout à coup, à la fin, quand
le nom de sa fille fut prononcé, elle s'évanouit : elle avait cru qu'il s'était
agi d'elle-même. . . » Nous nous sommes convaincus que ce fait était ou
inventé ou absolument dénaturé. M. Sainte-Beuve, auquel nous l'expri-
mions en lui demandant des preuves de son assertion, nous a répondu :
... « Quant à mon propos léger, vous en ferez et direz tout ce que vous
jugerez convenable. Vous savez bien qu'en matière de biographie rien
n'est certain, de toute certitude ; chacun juge et sent à sa manière. La
personne qui m'a raconté l'anecdote m'a paru très-digne de foi, et de plus,
cette façon de comprendre Mad. de Krudener, même après sa conversion,
était assez d'accord avec mon cœur malin . . . etc. . . »
. . «La loyauté avec laquelle M. Sainte-Beuve s'exécute, ajoute Eynard,
et l'obligeance parfaite qu'il a mise à nous fournir des armes pour le
combattre, nous impose une reconnaissance dont nous lui donnons la
meilleure preuve en acceptant le généreux concours qu'il nous apporte...»
Je ne sais si le lecteur trouvera que M. Sainte-Beuve s'est rétracté,
mais voici une lettre à M. de Norvins publiée par M. Eynard lui-même
et écrite en 1810 par Mad. de Krudener : « Je n'avais qu'à dire
«oui» et j'épousais, il y a quelque temps, un homme immensément riche :
il était titré, il était prince; il me donnait une grande existence. Je pou-
vais avoir une maison brillante à Paris, ou me promener au milieu de-
cette Italie merveilleuse que j'aime. . . »
Est-ce à cette proposition de mariage, ferme ou plus ou moins en l'air,
qu'a fait allusion le récit de Sainte-Beuve ?.. je ne sais. Toujours est-il
que l'opinion du critique touchant Mad. de Krudener n'a pas change : les
éditions fés plus récentes de ses ouvrages ne sont pas plus favorables a la
baronne que les anciennes ; le jugement qu'il porte d'elle est reste le
même : «Elle avait un immense besoin que le monde s'occupât d'elle ;
l'amour-propre, toujours l'amour-propre ! • Il est certain que la
vanité de Juliane fut extrême : tous les historiens sont d'accord là-dessus,
mais j'aime à croire que personne, M. Eynard excepte, ne s'est avi
prendre au sérieux une charge de salon.
Il y avait en ce temps là à Strasbourg, au coin de ta rue du
Dôme et de la rue des Hallebardes, une boutique, tenue par un
petit homme pansu , mais singulièrement actif et remuant, le
marchand d'étoffes Gaspard Wegelin.
L'honnête négociant était né le 18 avril 1766, à Saint-Gall, où
son père David, marchand à l'enseigne du Cygne, exerçait je ne
sais quelles fonctions de justice. La famille Wegelin était pieuse;
si je ne me trompe, quelques uns de ses membres avaient été
en relations avec les premiers disciples de Dutoit-Membrini. Gas-
pard lui-même était porté au mysticisme par un penchant naturel.
Au sortir de lécole, le jeune Suisse s'était engagé dans les
troupes à la solde du roi de France. Il avait les épaulettes de
lieutenant quand la révolution survint, suivie des tentatives contre-
révolutionnaires du marquis de Bouille. Le régiment suisse de
Vigier, où servait Wegelin. se battit à Nancy contre ses compa-
triotes révoltés du régiment de Châteauvieux. Le petit homme se
comporta bravement : son chapeau fut percé de deux balles. '
Après cette bataille „ — l'une des plus sanglantes du règne de
Louis XV", comme l'appelle Eynard, les soldats de Vigier allèrent
tenir garnison à Strasbourg, où ils se firent détester. Quand la
guerre menaça, ils parurent suspects. Gaspard trouva bon de
troquer l'épée contre l'aune ; il entra en qualité de commis chez
Alfred Emmanuel Eckel, maître avant lui de la boutique de la
rue du Dôme. Peu après, il épousa la fille de son patron, la
pieuse Marie Cléophée.
1 Eynard débite au sujet de la vocation de Wegelin une merveilleuse
histoire de vœu, de rêves, de visions etc. Une lettre du lieutenant écrite
à sa famille le Ier septembre 1790 et citée par M. Rathgeher dans
ses Esquisses historiques du temps de la révolution, ne parle de rien
de semblable : ... Ich habe Gott sei Dank keine Wunde empfangen,
aber mein Hut ist von jwei Kugeln durchbohrt worden. . . »
H- 149 -H
Pendant la Terreur l' ex-lieutenant servit d'agent aux royalistes.
Il aida un certain marquis de Saint-Julien à passer la frontière;
puis, tandis que les temples étaient partout fermés, il ouvrit son
logis aux réunions piétistes.
Lorsque Mad. de Krudener, en 1808, quitta Carlsruhe pour se
rendre auprès de Fontaines, Jung-Stilling lui remit des lettres
pour ses amis d'Alsace, Oberlin et Wegelin, auxquels il la re-
commanda chaudement. La néophyte et le négociant firent con-
naissance, mais ne se lièrent point encore Ils ne devinrent véri-
tablement amis qu'en 18 to, quand Juliane se vit dans de grands
embarras financiers.
nE/ie" lui prêta de l'argent. C'est à lui et à sa femme nAmtau,
ainsi qu'à leur fils Edouard ou nEliséeu qu'elle se plaignit de
Harrgott [Fontaines], en qui elle avait rencontré un maître aussi
dur qu'impérieux.
Wegelin ne manquait pas d'une certaine expérience du monde.
Il mit ses lumières au service de sa cliente et chercha à la tirer
du mauvais pas où elle s était engagée.
Une intimité assez étroite finit par s'établir entre la baronne et
le petit marchand; elle eut sur le développement religieux de
Juliane une influence incontestable et qui vaut d'être étudiée.
En 1805, à Riga, Mad. de Krudener avait montré de la reli-
giosité, mais elle ne savait rien encore des doctrines courantes
de la franche-maçonnerie chrétienne. Son cordonnier et Mad. Blau
l'avaient rendue attentive à quelques points fondamentaux de la
doctrine morave et particulièrement à l'amour pour Christ. Aux
théories des frères de Herrenhut, Jung avait ensuite ajouté son
chiliasme. L'engouement de Juliane pour le millenarisme peut
être considéré comme un recul.
Fontaines continua l'œuvre de Jung-Stilling ; mais il s'appliqua
particulièrement à faire connaître à sa disciple le côté prodigieux
du pouvoir de la prière. Ce fut un nouveau recul.
Quand Juliane sortit des mains de ses premiers instituteurs, elle
n'en était encore qu'à la seconde étape vers le christianisme
supérieur, dont au surplus ni Fontaines ni elle ne se doutaient.
Le voyage de Sécheron lui permit d'entrevoir quelques dis-
ciples de Jean Philippe Dutoit, ainsi Langallerie et Pétillet, mais
ces nouveaux amis ne purent, faute de temps, lui enseigner le
&• 450 *H
fond de leur doctrine; elle en resta donc à celle infiniment plus
matérialiste de son Hargott.
Langallerie cependant lui avait remis les ouvrages de Mad.
de Guyon et elle s'était engagée à les lire. Les Lausannois
espéraient fermement qu'elle deviendrait une des leurs, mais qu'il
y avait loin encore de l'état où ils l'avaient vue à celui où ils
la désiraient ! Elle avait la foi au Christ, l'amour pour Christ ; il
lui fallait la foi et l'amour du Christ, une union intime, com-
plète, absolue et indissoluble avec le Sauveur, à laquelle on ne
peut parvenir à moins de l'anéantissement complet de la volonté
personnelle.
Cet anéantissement, il était réservé à Wegelin de le prêcher.
Mad. de Krudener, par l'effet des circonstances pénibles au
milieu desquelles s'établit son intimité avec le négociant, se soumit
à ses leçons et fit un pas de plus dans le chemin, non plus du
salut — où s'arrêtaient les frères de Herrenhut — mais de la
perfection. Elle put espérer d'entrevoir le septième jour de sa
création spirituelle et d'arriver au calme sabbatique.
Jean Gaspard Wegelin révérait fort Antoinette Bourignon, mais
il ne la révérait pas exclusivement. De son côté Langallerie pro-
fessait pour la mystique Lilloise un profond respect. „Elle a dit
sur le serpent tentateur des choses aussi curieuses que vraies..."
avait prononcé Dutoit. Cette admiration opéra sur Juliane, qui
se mit à lire les œuvres de Tauler, d'Antoinette, de Poiret etc.
Elle apprit à connaître les affres d'abord, puis les douceurs de
la mort mystique. Elle songea à s'ensevelir, à tomber en putré-
faction, à devenir cendre, à être réduite au „non-être", en atten-
dant que le germe immortel conservé dans sa poussière se
développât à nouveau et qu'elle prît la vie intérieure" ou
„divine".
Elle y songea; mais pour le moment elle „ne fit que voltiger
autour de l'arche, sans y pénétrer encore..."
Au demeurant Wegelin lui-même restait bien en deçà de la
Guyon et de Langallerie. Il lui suffisait de l'abandon de sa vo-
lonté propre et d'une soumission aussi entière que possible à ce
qu'il jugeait être les ordres de Dieu. Ce Dieu lui-même, il l'in-
terrogeait, non face à face, mais au moyen des sorts bibliques,
comme les frères de Herrenhut et comme Jung, en ouvrant au
h- ir.i -h
hasard une Bible et prenant en guise de réponse le premier verset
qu'il rencontrait des yeux.
Toute sa vie Wegelin resta ainsi un faux-mystique et même
un faux-spiritualiste; le poids de son armure de plomb le rivait
en quelque sorte à la terre, qu'il ne quitta jamais.
Ce ne fut qu'après sa mort, qu'il eut acres dans l'emp
Il mourut le 14 février 1833.
Le 29 juillet suivant, deux de ses disciples, au retour d'un
voyage qu'ils avaient été forcés de faire en Allemagne, leur
pays natal, rendirent visite à la veuve du défunt. Mad. Wegelin
leur apprit qu'elle n'était pas restée absolument sans nouvelles du
mort. Un médecin, ami de la maison, s'était déjà plusieurs fois
rencontré dans la rue avec l'esprit du bon Gaspard, un esprit
fort proprement vêtu d'un surplis blanc à ceinture bleue.
Feu Wegelin avait une nièce, nommée Nannette, petite per-
sonne difficile à établir. Cette nièce s'avisa d'avoir des crises ner-
veuses, des accès de somnambulisme assez mal réussis, mais
durant lesquels elle était en communication avec son oncle, ou
du moins prétendait l'être. Naturellement les entretiens de Wegelin
et de Nannette n'avaient lieu que lorsque la demoiselle se trouvait
en société, soit de sa tante, soit du plus jeune des deux voya-
geurs, dont je viens de parler. L'aimable garçon finit par se
déterminer à prendre note des discours de l'auto-somnambule.
celle-ci, conformément aux usages établis en pareil cas. ne se
souvenant plus de rien, une fois l'accès passé. Wegelin engagea
le néophyte à se faire son greffier, et comme un soir la veuve
de l'esprit priait le jeune célibataire de prendre le temps de mieux
tailler sa plume, — „I1 n'importe ! remarqua le défunt petit Suisse.
Est-ce que St-Jean à Patmos eut toujours loisir de tenir la sienne
en état? ..."
Presque chaque soir Wegelin venait passer un moment en
famille ; il chantait avec les siens et leur apprenait des cantiques,
il les exhortait, comme de son vivant. Quelquefois il restait là
sans parler; c'est à peine si un léger craquement décelait sa pré-
sence.
Le mort avait mille attentions pour son cher greffier. Il le
conseilla dans le choix d'un appartement; il lui apprit à remonter
la pendule, à masser, à magnétiser, à poser 'les sangsues. Il
H» 152 -H
l'assista à la douane, d'où le pauvre garçon avait à retirer un
paquet Le soir, quand le greffier rentrait en son logis, feu Wegelin
l'accompagnait pour le protéger contre les polissons. Il arriva
une nuit que le jeune homme ne dormit point ou dormit mal,
se trouvant singulièrement agité. L'esprit lui recommanda le len-
demain de se munir d'un brin de laurier-sauce: c'est un talisman
souverain contre le démon. Sur l'ordre de son défunt mari,
Mad. Wegelin remit au greffier un crucifix, de vertu éprouvée
en telles circonstances.
Il arrivait bien par ci par là que Wegelin se trouvait empêché
de faire à la maison le bout de causette accoutumé. C'était quand
le bon Dieu le chargeait d'une commission pressée, un peu loin,
à Madrid, par exemple, ou en Egypte; mais Gaspard avait soin
alors de se faire remplacer auprès des siens par un ami.
Les conversations étaient la plupart du temps fort instructives ;
elles roulaient sur la fin prochaine des temps ou sur les occu-
pations des Elus dans l'autre monde. Grâce à Wegelin, nous
savons qu'il y a une hiérarchie parmi les bienheureux. Lezay-
Marnésia, qui fut préfet du Bas-Rhin, est prince là haut, sans en
être plus fier: volontiers il prend la poitrine de l'esprit Wegelin
pour oreiller.
Le 25 décembre 1833, le défunt petit Suisse donna à sa fa-
mille et à ses amis la communion sous les deux espèces, le
greffier servant de médium.
Et, comme un aussi honnête garçon que ce greffier méritait
une récompense, il l'obtint, prodigieuse comme le reste. Le 20 jan-
vier 1834, le rédacteur des visions de Nannette fut baisé au front
par le Seigneur.
Tout cela a été imprimé et forme un volume de grosseur res-
pectable ,,Er mit Uhsu,1 qui se vend, reliure comprise, deux marcs
1 Le livre «Er mit uns» donne les conversations de Lineweg (TT>-
gelin) avec sa famille à Silberheim (Argentoratum - Strasbourg).
Nannette y prend le nom d'Annchen ; une parente, Mlle Datt, devient
Palmetta. Le greffier, un jeune allemand du nom de Werner, devint
par la suite directeur d'un institut piétiste, après avoir e'té prédicateur
ambulant.
On a vu plus haut que Mlle de Krudener donnait à ses amis des
noms de guerre : Elie pour Wegelin , Hargott (le seygneur Dieu)
pour Fontaines etc. Les saints des derniers jours d'Elie Marion et Je
(2 fr. 50), à Stuttgart, chez Jean Rommelsbacher , libraire et
papetier, rue Christophe, ("est la librairie de Nannette, qui s'est
faite swedenborgienne pour épouser M. Philippe Rommelsbacher,
libraire, papetier et swedenborgien.
Jeanne Roux en avaient agi de même autrefois; mais il est possible
que la baronne n'ait fait qu'appliquer en Alsace une coutume en usage
dans les «mégniesm langalleristes.
Dans le livre d'Annette il n'y a que des anagrammes et point de
nouveaux vocables.
Le volume est un véritable tissu d'extravagances. Il nous apprend.
par exemple, qu'on venait de loin pour se faire exorciser par Wegelin,
alors qu'il était en vie. Aucun diable ne tenait deux secondes devant
lui. Voir et vaincre, c'était tout un pour lui. Le démon de l'avarice a
forme de rat. Un jour que Wegelin venait de chasser l'esprit immonde
du corps d'une paysanne badoise, un ami, qui dans le moment même
montait l'escalier, faillit être renversée par un rat gigantesque, qui
s'enfuyait....
Cet ami, le même qui avait rencontré dans la rue l'esprit de Wege-
lin, était un médecin de Strasbourg, dont parlent avec éloge les
«Bldtter aus Prevorst». Jamais il ne prescrivait rien à ses malades, sans
en avoir conféré d'abord avec les anges.
Pour achever de démontrer l'étrangeté du monde dans lequel se faufila
la baronne en 1810, je citerai une seule page du livre « Er mit uns! a
«77 November. Weiter erfàhlte mir Frau Lineweg (la veuve de
Wegelin, sa seconde femme) ein kleines Erlebniss im Hause. «Auf dem
Tisch, ei-'àhlte sie, seien drei Flaschen mit Wasser gestanden, wovon
die àusse?ste, ohne St'opsel, die Bestimmung gehabt, von mir geseegnet
fu werden. Annchen ha.be den Tisch vont Staube gereinigt, und dabei
die ndchst an der aussersten gestandene Flasche kaum nur beriihrt, aïs
die ohne Stôpsel ein Loch bekommen, und ailes Wasser auf den Boden
geflossen sei. . . »
Als nun Muhme und Nichte sich f« Bette legten. griïsste nnch einmal
jene durch dièse Lineweg, wie er gar oft thut und sprach : « Dein
Mann ist da, und pvar als Verbrecher. Ich habe die Flasche gebrochen.
Wisse : der Feind, als er voriiberging, spukte darein. und brachte ein
so b'ôses Gift in sie, dass, hattest du von dem Wasser getrunken. du
ûberaus grosse Schmerjen bekommen hattest. Der Herr sandte mich
sogleich. . . »
Une dernière observation. Le livre donne souvent les noms d'Oberlin
père et fils, et de Lezay-Marnesia ; je n'y ai pas trouvé celui de la
baronne de Krudener.
*r\^T<^
Il existait alors chez les sectaires de l'Allemagne un usage qui,
à bon droit, nous paraît étrange aujourd'hui, celui des mariages
mystiques, inventés par Swedenborg et mis à la mode par un
roman de Jung-Stilling.
Deux individus s'unissaient l'un à l'autre — spirituellement — ,
afin de prier ensemble. La matière n'avait point de part à ces
noces, qui ne conféraient aux conjoints aucun droit, de quelque
genre qu'on veuille l'imaginer. Des gens mariés ailleurs ou des
individus du même sexe pouvaient se joindre ainsi. Quelques-uns,
si je ne me trompe, avaient plusieurs époux ou plusieurs épouses.
D'autres attachaient une importance considérable à ce qu'ils re-
gardaient comme les fiançailles terrestres d'un mariage dans le
monde à venir.
Vers 1809 la plupart des chiliastes des bords du Rhin s'étaient
fait un devoir de pareilles épousailles. Les lettres de Mad. de
Krudener à Wegelin indiquent, semble-t-il, que Fontaines avait
déterminé la baronne, son aînée de cinq ans, à se marier avec
lui — mystiquement. Par le fait de cette union de leurs âmes,
l'influence que le ministre avait prise sur Juliane s'était accrue
dans des proportions incroyables. Persuadée qu'en cédant aux
volontés de son époux, elle obéissait au Seigneur lui-même, dont
il était l'instrument favori, la baronne mit une sorte d'enthou-
siasme dans sa soumission. Elle était fière d'appartenir en quelque
manière à celui que la Kummer s'était plu à nommer un nou-
veau St-Paul.
Pendant un assez long temps tout alla des mieux. Mais enfin
arriva la désillusion. Mil huit cent neuf s'était passé sans encombre
et mil huit cent dix ne s'annonçait pas comme devant être plus
dangereux. Sans que Juliane s'en rendît bien compte cette pre-
mière déconvenue avait amoindri Fontaines dans sou esprit.
«• 1 55 *H
Insensiblement sous le masque du prophète apparut le fils de
perruquier, intrigant, ignorant, insolent, et par-dessus tout grossier
— Figaro apôtre. Juliane se regretta.
Mad. Fontaines, de son côté, s'était prise d'ennui. Elle avait
été élevée au village, dans la crainte de Dieu et dans lad.. ration
des armoires bondées de linge blanc, entre sa Bible et son rouet
à filer. Tout lui manquait à la fois, et la capacité de son esprit
ne se haussait point jusqu'aux contemplations éthérées. La collec-
tion du ^Messager boiteux", annoté par sa mère : „la rousse a
vêlé ce matin..." lui avait seule formé l'intelligence. Il lui vint
des pensées de révolte. Que n'avait-elle écouté sa famille!.. Cette
comtesse russe, constamment en extase devant son mari, lui
devint odieuse. Elle, la vraie femme du ministre, en était réduite
dans le ménage au rôle d'une Marthe, que l'on accablait de cor-
vées. La défiance grandit, à mesure que les fonds de la baronne
baissaient davantage. „ Puisqu'elle est si riche, que ne retourne-t-
elle dans son pays!... qui Ta appelée?... sans elle nous serions
heureux!... qui la retient?... Ils veulent prier?... qu'ils prient —
comme tout le monde ! ou elle là-bas, lui ici, à des heures con-
venues, ainsi que font quantité d'honnêtes chrétiens..." ' L'amour
de Dieu ne suffisait pas à excuser auprès de la dame les confé-
rences de son mari avec l'étrangère. Vaguement elle se rappelait
le citoyen Charles Fontaines, commissaire de la déesse Raison,
en carmagnole et en bonnet rouge, et qui, entre deux bouteilles,
se moquait tant de la foi naïve de papa Busch.
La jalousie s'en mêla. La baronne et le ministre passaient pour
des saints, mais dans le monde mystique les scandales n'étaient
pas plus rares que dans l'autre. La chair est faible!.. Ou'étaient-
ce, après tout, que des peccadilles de surface aux yeux de per-
sonnes qui prenaient l'Evangile à la lettre et qui, argumentant
de Luc VIII. 47-50, croyaient tout pardonnable, sinon tout per-
mis, à ceux qui ont la foi et qui ont l'amour?..
Bientôt des bruits coururent. Il fut décidé de Lichtenthal à
Carlsruhe et d'Eppingen à Strasbourg que Juliane était la maîtresse
1 Les jeunes élèves de Pfeffel (demoiselle de Berckheim, par exemple)
ne manquaient point à cet usage. Elles étaient «convenues de se con-
sacrer mutuellement un souvenir devant Dieu» à une heure donnée
du soir.
H- 156 -H
temporelle de Jean-Frédéric. ! Mad. de Vietinghof en apprit quelque-
chose à Riga et rompit toute relation avec sa fille.
Wegelin ce pendant veillait sur la baronne avec toute la solli-
citude d'un ami, qui se doublait d'un créancier. Ses rapports
avec le pays de Bade l'avaient mis au fait des nouvelles qui s'y
débitaient. Il n'était pas des plus raisonnables, mais il était des
plus honnêtes : il intervint.
Afin de ruiner l'empire que Fontaines avait pris sur sœur
Krudener, il se mit à prêcher à la baronne les douceurs de
l'anéantissement de la volonté et celles de la mort mystique,
seule capable de mettre fin à la situation dans laquelle elle s'était
placée. A son appel Juliane s'engagea dans la voie des Saints et,
pour plus de sûreté, songea à déterminer Fontaines à un détache-
ment devenu indispensable.2
1 La famille Busch en est restée convaincue. «Il était bel homme; une
comtesse russe s'amouracha de lui, puis le quitta quand elle en eut
assez...» Mad. Fontaines paraît s'être plainte dans sa famille et ailleurs
de l'abandon où la laissait son mari, entiché de l'étrangère. Le bruit
courut qu'elle avait fait des démarches pour mettre fin au scandale de
la liaison du ministre avec la comtesse et intéressé la ville de Carlsruhe
à ses affaires domestiques.
2 Mad. de Krudener écrivit à ce sujet à Wegelin : . . >< O mein theurer,
wie hat Gott wunderbar an aile gewurckt, und an Hargott, wie ist ihm
ailes abgenommen nnd in welche Vermchtignng hat ihn der Herr
gebracht ! Der Herr seegne Sie fur das Leben der Heiligen das Sie
mir gegeben. Das war eine besondere Leitung wenn Sie ein mal erfahren
wie der Herr der Allm'dchtige mich dadnrch bekehret hat, mir mein
Herj mehr aufgedeckt, mehr kennen gelernt hat, mich in den schweren
Situationen mit Harrgott der in den mystischen Tod herein musste,
geleitet hat, mir Aufschliisse gegeben, Trostungen, rath und beystand,
erfalirung und belehrung, kostliche Liebe die ich noch mehr geschmeckt,
sie wilrden wie ich niederfallen und anbeten.
.... Gott lohne Sie in allen Ewigkeiten dafiïr! Als ich das letjte
mal abwesend von Harrgott war, 20 Stunden von ihm, habe ich schwere
Kampfe durchgemacht, aile Liebe war mir genommen, ich musste viel
leiden, und fïthlen dass auch die innige Bruderliebe pi ihm, die ich
habe, nur ein Geschenk des Herm w'àre, ich musste vernichtigt werden
immer mehr und mehr, — ich musste den Herm darum anflehen, ich
lernte hernach, dass ich aus der Creatur allm'ihlig herausge^ogen
werden musste, aus aller personlichen Anh'inglichkeit und \Tenschen-
furcht ; dass ich bloss den Herm in Harrgott und einem jeden lieben
musste, und auch willig und gerne durcit die Kraft des Herm aile
H- 157 -H
Soit que le pasteur eût appris quelquechose de ce qui se
tramait contre lui, soit que résolu à reprendre dans l'Eglise un
service officiel, il crût utile d écarter pour le moment tout ce qui
pouvait lui nuire en prêtant aux propos, il accueillit 1rs avances
de la baronne avec une humilité, dans laquelle Mad. de Krudener
se plut à découvrir une inspiration de la Providence. Fontaines,
Liebe der Menschen aufgeben miisste. und wunschen miisste, das die
Menschen nur des Herrn wegen mich liebten : ich sehe mein schwaches,
elendes Her; noch an so vicier eigenheit hangen und sehe es noch
leider
Hargot hatte auch da lemen mussen das wir ganj willenlos werden
m'ûssen, auch die irrwege sehen mussen die durch Geister bewircki
werden : wir aile lernten daran, und wann der Herr einen ju grossen
Wegen und Zwecken bereitet, so muss er durch mancherley erfahrungen
durch....
Unter der Zeit da mir so viel von Harrgot ge^eigt wurde, hatte ich
auch das Gliick. oft mit Liebe und vielem Eifer fur ihn beten ;u
k'ônnen ; ich lernte auch mich und mein Elend mehr kennen. ich hatte
manche Gelegenheit. manche folge noch pi fiihlen.
. . . Aber wie trostete mich mein Gott. wie war er nahe der unwiir-
digen Magd die so gerne ihn recht lieben wollte und sich gan^ ver-
nichtigen lassen ivollte.
Als ich piriickkam und H. wieder sahe. fand ich ein Lamm von
Demuth : aller Stolj war weg ; der Herr der Barmherpgkeit hatte das
grosse Wunder an ihm gethan, ^u allcm was ich Hun sagte, hatte ihn
der Herr bereitet. aile Aufschlûsse war en ihm theils gegeben. theils
nahm er sie mit v'ôlliger Uebei—eugung vom Herrn durch mich an. und
gestand das was mir der Herr ge^eiget und was ihm noch verborgen
war, ganj klar ihm sey. 0 theurer, wie lobten und danckten wir dent
Herrn, wie erkanten wir seine Spur, seine Allmachtige Hand. Ach
Gott. das was ^uweilen in 20 Jahren nicht erreicht wird. war in
3 Wochen muthig geth. Seitdem Harrgot den Weg der ganj lichen
Willenlosigkeit, der Vernichtigung, ein Kind von Liebe und Demuth.
der ailes ausgegeben was irdisch ist und nur an Christum hdngt, der
nur die Verheissungen aus Gehorsam annimmt und eben so gerne
Hirth verbor gêner Hirth wdre. nur seinen Herrn lieben will. so musste
es seyn damit der Herr komme, das war mir deutlich. . . »
(Traduit en partie par Eynard . communique d'après l'original par
M. Rathgeber.) Je dois observer que les termes plus ou moins passionnes
de cette lettre ne prouvent absolument rien ni pour ni contre la baronne,
étant du langage mystique ordinaire. Il n'en est pas moins vrai que la
lecture de ces pages rappelle involontairement le souvenir de l'Epitre de
Paul aux Romains (chap. VI) et l'idée d'une lutte entre la vie en Chri>i ci
le pe'ché.
*+ 158 -H
l'orgueilleux Fontaines, avant quelle lui en eût dit un mot, avait
compris qu'il fallait renoncer à tout ce qui est du monde et
n'aimer plus personne que dans le Seigneur ! . . . Il parlait de
s'anéantir comme Juliane, en même temps qu'elle, dans la mort
mystique. L'imprudente femme ne comprit point combien cette
métamorphose trop subite cachait de périls. Elle avait aimé Fon-
taines pour ses rêves d'orgueil ; elle l'aima pour sa modestie.
I^^I^M^MI^M^^^aM^*'^M^
La faiblesse de caractère de la baronne était telle qu'elle n'essaya
même pas de lutter contre le courant qui l'entraînait et qu'elle dé-
laissa aller à la dérive.
Un temps vint où elle n'eut plus la force de prier. Tout lui
manqua à la fois, l'argent, l'amour des hommes et l'amour de
Dieu. Dans cette situation, elle essaya de se persuader qu'elle
était comme il fallait être et que le Seigneur lui saurait gré de
sa détresse physique et morale. Au moins écrivit-elle dans ce
sens à tous ses amis, à M. Gounoulhiou de Genève, entre autres,
et surtout à Wegelin :
...„Ne nous défendez pas, laissez parler et causer, ne vous
impatientez point, Dieu pourvoira. Croyez -vous qu'il me soit
permis de prendre les moindres mesures ou de demander secours
à Dieu?.. Non, je suis souvent là avec huit creuzers, je donne le
dernier qui me reste : je n'ai aucune perspective ; je ne sais où»
chercher ni d'où viendra la délivrance et jamais je n'ai plus de
joie au cœur. Je sais à Rothenfels 6 et 8 personnes et ici 6 et S
qui manquent de nourriture et de tout, et je suis comme l'oiseau
qui chante... Quand je suis sans ressource, je pense en moi-même:
„Dieu bien aimé, maître adoré, maintenant je veux bien volon-
tiers être humiliée devant les hommes. Je consens joyeusement
à me contenter d'un morceau de pain sec ; je veux mendier, m
telle est ta volonté!., alors il me répond selon sa miséricorde.
Oui, mon ami, souvent, très souvent, j'ai eu la joie de recevoir
ses avis, ses ordres bien clairs... „Envoie ou va ici <>u là!.." Je
ne voyais aucun espoir. Des hommes se donnent à moi comme
des anges, pleins d'égards et de charité ; ils refusent même les
intérêts d'usage " (23 janvier 18 IO.)
Et cinq jours après: „ Depuis les lignes ci-dessus, mon bien
cher ami , j'ai tellement éprouvé de nouveau la providence du
Seigneur notre Dieu, que je ne puis assez l'en bénir. J'avais un
H- 160 -H
paiement considérable à faire à Bade le 26 janvier. Le Seigneur
a dirigé le cœur de mon créancier, de sorte qu'il ne m'offre pas
seulement de prolonger le terme, mais qu'il m'offre encore ses
services, et me dit: „Ne craignez rien au sujet de ces 9000 livres,
Dieu m'aidera en tout et partout." Lorsque je vous écrivais, il
y a cinq jours, en commençant ma lettre, je me trouvais dénuée
de tout. Je ne savais où aller ni où m'adresser, .... et quelques
jours se passèrent sinon dans l'inquiétude, du moins dans la
préoccupation toujours nouvelle de ce qui me pressait, mais je
remis la chose à Dieu, persuadée qu'il m'enverrait un ange plutôt
que d'abandonner ceux qui se sont abandonnés à lui pour ne
faire que sa volonté. C'était jour de marché et Juliette voulait
faire acheter une poule, mais elle pensait avec le calme qui lui
appartient: „Nous n'avons pas un sou pour cela!..."
— „Mad. de Krudener, rapporte Eynard, se mit alors à prier,
avec cette foi et cette confiance enfantine que Dieu ne repousse
jamais. A peine sa prière était-elle achevée, qu'un paysan lui
apporte une boite contenant dix louis envoyés par les Wepfer
qui, eux-mêmes, manquaient presque du nécessaire. . ."
On put dîner de volaille. Mais le lendemain ? . .
Sur les entrefaites, Marie Kummer sortit de prison. Elle avait
conservé, parait-il, des relations avec ses amis réfugiés dans le
pays de Bade, car a peine libérée, elle les alla joindre. Elle
trouva Mad. de Krudener aussi entêtée qu'autrefois de ses oracles
— en apparence du moins. — La prison n'avait point fléchi la
sévère prophétesse, écrit Eynard. „Les temps approchent tous
les jours davantage. Les calamités qui menacent l'Europe seront
comme une nuit de désastres, mais l'aurore du bonheur et de-
là paix luira aussi. Telle était la prédiction que Mad. de Kru-
dener transmettait à Mad. Armand."
Une lettre arriva, de la reine de Prusse, une réponse apparem-
ment, car Louise n'eût pas su où trouver la baronne, si celle-ci
ne lui avait pas écrit d'abord. „...Je dois à votre excellent cœur
un aveu qu'il recevra, j'en suis sûre, avec des larmes de joie.
C'est que vous m'avez rendue meilleure que je n'étais. Votre
langage de vérité, les conversations que nous avons eues sur la
Religion et le christianisme, ont fait sur moi la plus profonde
impression. J'ai réfléchi plus sérieusement sur les choses dont je
sentais auparavant l'existence et la valeur, mais plutôt dans une
sorte de vague que de certitude. Ces réflexions vous valurent
des résultats bien consolants. Je m'approchai toujours plus de
Dieu. Ma foi devint toujours plus grande, et c'est ainsi qu'au
milieu des malheurs, des humiliations et des chagrins sans nombre,
je n'ai jamais été sans consolation, ainsi jamais tout-à-fait mal-
heureuse.
Joignez à ceci le bienfait réel de ce Dieu de bonté et d'amour,
de n'avoir pas aigri mon cœur, de l'avoir laissé ouvert et plein
d'amour pour mes semblables, sentant toujours le besoin de les
secourir et de leur être utile. Vous comprendrez que je ne puis
devenir tout à fait malheureuse, ayant toujours des sources de
plaisirs bien purs. J'ai reconnu avec le coup d'ail de la vérité,
H» 162 -H
la vanité de ces grandeurs terrestres, et combien elles sont peu
de chose en comparaison de ces biens célestes. Enfin, je suis
parvenue à une tranquillité d'âme et à une paix au-dedans de
moi, qui me fait espérer que j'aurai la force de supporter avec
la résignation et la soumission dune véritable chrétienne tous les
décrets de la Providence et toutes les épreuves par lesquelles
elle voudra me faire passer pour me purifier, car c'est ainsi que
je regarde tous les maux qui nous affligent ici-bas.
Je vais me retrouver sur le théâtre du monde. Promettez-moi
de me faire toujours entendre la voix de la vérité..." '
1 Cette lettre, dont Eynard ne donne pas la date, me parait avoir été
écrite en réponse à quelqu'autre de Juliane, envoyée de Bade (automne
1809) ou confiée à la princesse de Solms. Elle semble dater du commen-
cement de décembre ou de fin novembre 180g et fait probablement allu-
sion par les dernières lignes citées à la rentrée de la famille royale de
Prusse à Berlin (2 3 décembre 1809).
g^g&ggg&g&ggg&g&g&g;
„Les plus cuisantes peines de Mad. de Krudener, dit Eynard,
ne tenaient pas seulement aux difficultés matérielles de sa' posi-
tion, à ses rapports délicats avec Fontaines, ni aux jugements du
monde. Elles avaient une source bien plus profonde; sa mère
aussi avait été prévenue contre elle et avait cessé de lui écrire.
Cette épreuve déchirait le cœur si filial de Mad. de Krudener et
s'aggrava encore des chagrins de Mad. de Wietinghof, frappée
à la fois dans sa santé et dans ses affections les plus chères,
par la mort d'une sœur, sa compagne depuis vingt-huit ans...
Sa fille la voyait en songe, l'appellant, lui reprochant son
ingratitude, mourant sans pouvoir lui donner sa bénédiction. Son
cœur la pressait de voler auprès d'elle, mais elle était retenue
par le manque d'argent ou l'absence de direction d'en haut..."
Pour sortir d'embarras, Juliane demanda à Dieu de sauver sa
mère: „J'avais demandé à mon Dieu de sauver ma mère, et si
nous pouvons, misérables insectes, entrevoir quelquechose de la
lumière divine, il me semble entrevoir un de ces miracles
d'amour..."
„...Les obstacles au départ de Mad. de Krudener se trouvèrent
merveilleusement aplanis par l'intervention d'un négociant juif de
Carlsruhe, qui lui offrit les moyens de payer ses dettes et les
frais de son voyage et qui se chargea de pourvoir en son absence
à l'entretien de ses nombreux protégés..."
Mad. de Krudener partit de Carlsruhe le 29 juillet 18 10.
„...La chaleur était excessive, poursuit Eynard, de qui je copie
cette merveilleuse légende, et l'obligeait à voyager la nuit. Elle
se reposa quelques jours à Leipzig, mais elle se hâtait dans
l'espoir de revoir la reine de Prusse...
...Mad. de Krudener fut retenue à Konigsberg par ses anciens
amis. Le 6 août, elle eut la joie de se jeter dans les bras de sa
mère, convalescente d'une grave maladie.
«• 164 -H
...La santé de Mad. de Wietinghof se rétablit; avec la santé
reparut le goût des plaisirs et de la distraction. Mad. de Krudener
en souffrait pour cette mère chérie, que son grand âge aurait dû
mieux conseiller, mais elle acceptait cette épreuve comme une
mortifiation salutaire et redoublait de prières, sachant que le
chrétien agit encore par ce moyen, là où toute action plus directe
fait défaut; ses amis moraves se joignaient à elle; elle jouissait
de ces heures de retraite jusqu'au moment où elle se rendait chez
sa mère.
Le 24 janvier 181 1, Mad. de Wietinghof, étant légèrement
indisposée, avait prié avec beaucoup de ferveur.... Quelques
heures plus tard elle fut frappée d'apoplexie et de paralysie....
Elle mourut le quatrième jour ... en bénissant ses enfants.... *
...La succession de Mad. de Wietinghof retint pendant une
année sa famille à Riga. Mad. de Krudener, dispensée par son
deuil de toute mondanité, jouissait vivement de la communion
des frères et de la société de son amie, Mad. Blau.... La soif de
la fréquente communion se faisait vivement sentir..., mais Mad. de
Krudener n'osait considérer la cène comme donnée du Seigneur
directement à quiconque la prend avec foi. Elle avait à cet égard
des scrupules, qu'elle exprimait à Dieu, en le suppliant de lui
aplanir cette difficulté; elle fut exaucée par l'arrivée à Riga d'un
jeune missionnaire alsacien qui revenait de Pologne..."
Je ne sais qui était ce missionnaire; je crois qu'il s'agit d'un
juif converti, parti pour aller convertir les Juifs; mais à Riga
même vivait alors un fils d'Oberlin, Henri-Godefroi. Né à Wald-
bach en 1778, Henri avait servi la République en qualité de
sous-aide de chirurgie attaché à l'armée de Massena. Etant à
Stuttgart, il y avait passé quelques heures en compagnie de Jung-
Stilling. Reçu docteur en médecine en 1805, il s'était mis à étu-
dier la théologie. Le collège de Saint-Guillaume, à Strasbourg, le
compta au nombre de ses élèves; il y obtint même une place
de maître d'études ou comme on disait, de pédagogue. Au prin-
temps de 1809, il trouva un emploi à Riga, où le colonel comte
Richter lui confia l'éducation de ses enfants. J'imagine qu'en cette
circonstance Mad. de Krudener l'avait aidé de ses bons offices.
1 Le pasteur Charles Gottloh Sonntaç prononça l'oraison funèbre de la
défunte.
«• 165 -H
Henri Oherlin partageait toutes les idées de la baronne. Plus
mystique encore et plus chiliaste que netait son père, il publia
à Mitau, en 1813, une brochure explicative de l'Apocalypse.
„... Cependant, des difficultés matérielles pesaient encore sur
Mad. de Krudener. Elle devait acquitter à son négociant de
Carlsruhe les dix mille écus qu'il lui avait avancés, et la Livonie
épuisée n'aurait pu fournir le quart de cette somme, même sur
une hypothèque d'un demi-million. Le terme fatal approchait.
Mad. de Krudener se tourna vers son Sauveur et déposa le poids
de ce fardeau à ses pieds, consentant à toute sa volonté, accep-
tant par avance les moqueries et les mépris qu'encourait son
imprudence, si elle ne pouvait faire face à ses engagements. Elle
avait épuisé toutes les ressources humaines et ne pouvait plus
frapper à aucune porte; mais au moment fatal la succession de
Mad. de Wietinghof fut réglée, et dans la portion qui lui échut,
elle trouva ces dix mille écus, conservés par sa mère depuis trois
ans: dès lors le numéraire avait complètement disparu...1
...Au mois de novembre 1811, Mad. de Krudener partit de
Riga pour retourner dans le pays de Bade, où les oracles de
Maria Kummrin la rappelaient... Retenue à Kônigsberg, puis
dans une communauté de frères moraves, aux environs de Breslau,
elle y attendit l'arrivée d'une sœur de Fontaines, fixée depuis
douze ans en Russie, et désignée par Maria Kummrin comme
devant s'associer à son œuvre..."2
Après quelques prédications du pur amour à Breslau et à
Dresde, la baronne revint à Carlsruhe.
1 Je laisse à Eynard la responsabilité de toute cette succession de
miracles, l'intervention spontanée d'un prêteur d'argent, le départ de
Carlsruhe, une paralytique qui bénit, etc. etc. ; mais je dois foire remar-
quer que si l'auteur genevois a voulu accentuer l'intimité qu'il prétend
avoir existé entre son héroïne et Louise de Prusse, il a commis une mal-
adresse. Louise était morte à Hohen-Zieritz. le 19 juillet, à g heures
moins 5 minutes du matin. Son corps, ramené à Berlin, y était arrive le
27 juillet au soir.
2 Mad. Fontaines, la mère, était malade. L'arrivée de sa fille, qui. du
reste, semble être restée en dehors des agissements de son frère, s'explique
donc naturellement.
^<
^}^^}^^^^^^}^^^^^^^^
Fontaines était rentré dans l'Eglise. Il avait passé par un
colloquium et venait d'être nommé vicaire de l'importante paroisse
de Sulzfeld, près Eppingen. Quant à la Kummer, elle n'avait pas
quitté le pays.
L'Europe anxieuse, sans foi et sans opinion, ignorante de tout
ce qui se passait, était devenue fataliste, depuis que les seuls
caprices de César décidaient de tout. Elle se prit à interroger le
destin. '
En Alsace et sur les bords du Rhin, les populations se mon-
trèrent peut-être plus émues et plus crédules que partout ailleurs.
L'apparition de la comète de 18 11 venait de troubler les esprits;
la forme et la direction de ses queues avaient fait l'objet des
plus étonnants commentaires. 2 Des prédictions se colportèrent
1 Ce fut le beau temps de Mlle. Lenormand, d'Alençon, prophétesse
commanditée par un garçon boulanger et qu'Alexandre consulta, dit-on,
en 18 14.
2 Les affidés de Mad. de Krudener répandirent un poëme. Je le
donne, ici, à titre de curiosité, tel qu'il fut imprimé par les soins de
Wepfer :
« L'Echo
— «Je suis seul, personne ne m'écoute. — Ecoute.
— «Qui ose me répondre et qui est avec moi ? — Moi.
— «Je l'entends, c'est l'écho. Réponds à ma demande. — Demande.
— «Veux-tu pronostiquer si la Russie résistera. — Résistera.
— «Les Russes sont barbares; que faut-il entreprendre ? — Rendre.
— «Rendre ce que j'ai acquis par des faits inouïs? — Oui.
— «Et que deviendra mon peuple malheureux ? — Heureux.
— «Et qu'auront donc mes sujets, les Hollandais surtout? — Tout.
— «Et qu'aurai-je donc moi pour ma gloire et ma peine? — Peine.
— «Et que suis-je donc moi qu'on tient pour immortel? — Mortel.
— «Laisse moi, le chagrin m'étouffe, je me meurs. — Meurs.
H- 167 *N
sous le manteau; on chercha des présages dans les moindres
accidents. '
Sulzfeld devint un foyer d'agitation.
Les lecteurs peu familliers avec la Bible ne peuvent se rendre
compte de tout ce que les chiliastes découvrirent alors dans
Daniel, dans Jérémie, dans Esaïe et dans l'Apocalypse.
Il passa pour constant que l'Esprit, depuis plus de deux mille
ans, avait annoncé la chute de l'Empereur des Français :
«...Et toi, tu disais dans ton cœur :
— «Je monterai au ciel ;
Au-dessus des étoiles de Dieu
J'élèverai mon trône;
Je m'assiérai sur la montagne sacrée
Au fond du septentrion,
Je monterai sur les sommets des nues,
Je serai l'égal du Très-Haut ! »
Ha ! c'est dans le séol que tu seras précipité,
Au fond du sépulcre !
Ceux qui t'y verront, te contempleront,
Jetteront sur toi un regard curieux !
— Est-ce là l'homme qui éhranla la terre ?
Qui fit trembler les empires ?
Qui fit du monde un désert et dévasta les villes?...» 2
{Esaïe XIV, 13 à 18.)
La Kummer prophétisa: „Sous peu l'ange blanc allait vaincre
l'ange noir!..."3 Elle commenta une à une toutes les menaces de
l'Ecriture à ceux de Babylone :
„I1 s'avance contre elle un peuple du Nord, qui va changer le
pays en solitude..." {Jérémie L.)
„...Car, voyez-vous, je vais susciter et faire marcher contre
Babel une ligue des grandes nations du Nord, pour l'assiéger..."
{Ibid)
1 Aux quatre coins de la housse des chevaux français était brode un
N. Ces quatre initiales donnèrent celles des mots: Nur .Xicht Nach
N or den !..
2 J'ai déjà rappelé au lecteur qu'on avait trouve dans Napoléon, ctpoleon,
poleon, etc., une sorte de traduction de ce passage.
3 Staudenmeyer prétend que Marie Kummer, dans une vision, avait
annoncé l'incendie de Moscou.
«• 4G8 -H
„.. .Voyez, un peuple va venir du Nord; une grande nation,
des rois nombreux se mettent en mouvement depuis les extré-
mités de la terre. Ils tiennent en main l'arc et le javelot..." ' {Ibid.)
«...Moi, je l'ai suscité du Nord, et il vient
de l'Orient, celui qui invoque mon nom !...»
(Esaïe LI.)
«...De l'Orient j'appelle l'aigle,
d'un pays lointain l'homme de mon dessein...»
{Esaïe XLVI.)
«...Celui que l'Eternel aime
accomplira sa volonté sur Babel !...»
[Esaïe XLVIII.)
Un flot de curieux roula vers Lichtenthal. Il grossit encore
quand le canon de Kutusow se fut mis à prophétiser aussi.
1 Verset décisif; les Baskirs de l'armée russe se servant d'arcs.
Ces expressions, que les chiliastes empruntaient sans le savoir aux
mythologies du nord devinrent usuelles en 1 8 1 3- 1 5. Staudenmeyer a eu
tort de les placer déjà en 1809 dans la bouche des colons de Catharinen-
plaisir.
w
<+&+&+&+â+&+â+&+g*gm&+g<+rj
Dans le cours de Tannée l8l2, Mad. de Kradener fit plusieurs
voyages de Bade ou de Carlsruhe à Strasbourg.
Paul de Krudener, alors attaché d'ambassade, avait eu quelques
mésaventures avec la police de Napoléon. Arrêté, on l'avait in-
terné en France, par mesure de représailles. Sa mère rechercha
et obtint l'appui du préfet du Bas-Rhin, qui s'empressa de faire
adoucir le sort du captif.
Ce préfet était Adrien de Lezay-Mamesia, l'ancien compagnon
de Juliane à Montpellier, celui avec qui elle avait fait tant de
parties folles à Saint-Sauveur et à Gavarnie.
Après une courte émigration, Lezay rentré en France en 1796,
s'était marié avec Françoise Renée de Canisy, veuve du marquis
de Briqueville. ' Lezay était allié aux Beauharnais ; Brumaire le
pourvut de fonctions diplomatiques à Salzbourg ; puis il fut nommé
préfet de Rhin-et-Moselle, et enfin, en 1809, préfet de Strasbourg.
Adrien de Lezay-Marnesia était un homme singulièrement poli,
affable et bienveillant, constamment animé des meilleures intentions,
mais il manquait de caractère.
1 Lezay n'eut point d'enfant. Sa femme avait un fils, Armand François
Bon Claude de Bricqueville, né à Bricqueville en 1785. Le fils et la mère
se voyaient rarement. Françoise Renée avait des opinions légitimistes,
Armand, colonel du 20° dragons, au moment de la bataille de Waterloo,
haïssait les Bourbons d'une haine implacable. Il fut député sous la Res-
tauration et sous Louis-Philippe et mourut vers 1840. Le souvenir de
son duel avec le fils du maréchal Soult est resté dans quelques mémoires.
Mad. Lezay mourut en Normandie, le 22 juillet 1820. Elle avait con-
servé des relations avec la famille VVegelin, si elle n'en avait pas conservé
avec son fils. Il est à remarquer toutefois que la blessure de celui-ci, deux
coups de sabre reçus au combat de Rocquencourt en i8l5, fut cause que
Mad. Lezay céda à Mad. de Krudener l'appartement qu'elle occupait à
Paris, à l'hôtel Montchenu.
H- 170 4#
_____
Joséphine lui avait à peu près sauvé la vie en 1794; ' c'était,
grâce à elle, qu'il était devenu fonctionnaire public; la reconnais-
sance de l'obligé n'alla pas jusqu'à se compromettre pour sa
bienfaitrice. Il reçut brillamment Marie-Louise, lorsqu'elle entra
en France, et lui fit escorte jusqu'à Paris.
Comme administrateur, Lezay a laissé des souvenirs. Les pro-
testants de Strasbourg, séduits par l'exemple de leur chef, le
fameux Blessig, ont voué une espèce de culte à ,,1'inoubliable
préfet". Un quai de la ville a pris son nom, et sa statue, élevée
par le premier préfet du second Empire au parent de son maître
Napoléon III plutôt qu'au fonctionnaire, peut se voir encore devant
la grille de l'hôtel de la place de Broglie.
Cultivateur par goût, ainsi que l'avait été son père, il chercha,
comme l'avait déjà fait la Convention, à améliorer les races de
pommes-de-terre cultivées dans le département depuis plus d'un
siècle ; il fit planter un tabac meilleur que n'était l'ancien, et pour
aider au succès du blocus continental, il introduisit en Alsace
l'érable à sucre, dont il fit des plantations le long des routes.
On lui doit quelques institutions utiles, analogues, pour la
plupart, à celles que son ancien collègue du Haut-Rhin, Félix
Desportes, avait fondées de son côté. II ouvrit, par exemple, à
Strasbourg, une école normale d'institutrices.
Lezay aimait les campagnards, en seigneur vertueux et sen-
sible de la fin du 18e siècle. Il établit à l'entrée des villages des
places de danse, ombragées d'un tilleul, et — à l'occasion de la
naissance du roi de Rome — il mit des bancs et des fontaines
le long des grands chemins.
Enfin, comme un grain de religiosité à la Chateaubriand se
mêlait à sa sensibilité à la Jean-Jacques, il remplaça les infirmiers
laïques de l'hôpital civil de Strasbourg par des sœurs de St-Vin-
1 Une sœur de Lezay avait épousé le comte Claude de Beauharnais, de
la maison militaire de Louis XVI. Claude, successivement député à la
Constituante, sénateur et pair de France, mourut en 1819. De son mariage
avec Louise de Lezay-Marnesia il avait eu une fille, nommée Stéphanie,
à laquelle Napoléon, qui l'avait adoptée, fit épouser Charles Louis, grand-
duc héritier de Bade. La princesse Stéphanie vécut d'abord assez mal avec
son mari et surtout avec son beau-père. Au surplus, le lecteur trouvera à
son sujet des détails assez circonstanciés dans les Mémoires de Mad. de
Rémusat, auxquels je renvoie.
«• 171 -H
cent de Paul. L'empereur venait de les rappeler; M. le préfet
ne pouvait mieux l'aire que d'imiter le souverain.
Adrien de Lezay reçut la baronne de Krudener avec une
bienveillance étonnée. Il avait peine à se rendre compte du
changement qui s'était opéré dans les allures de l'étourdie, qu'il
avait connue. Juliane prédicante ! . . . Néanmoins, il offrit à la
visiteuse un appartement à la préfecture; elle l'accepta.
On causa. Le nom d'Oberlin, auprès de qui Mad. de Krudener
voulait se rendre, fut prononcé. Le préfet ne connaissait pas
encore personnellement le pasteur de Waldbach. Pourquoi Rac-
compagnerait-il pas la baronne jusqu'au Ban de la Roche? . . . < Via
serait charmant et rappellerait un peu les promenades du temps
passé. Mad. Lezay trouva la proposition admirable et voilà tout
le monde en voiture.1
1 Une lettre d'Oberlin à M. François Reber me paraît mériter d'être
rapportée ici :
«...Aber denken Sie nur — der alte Steinth'dler Pfarrer, der mit
Arbeiten so iiberhanft ist, dass er oft in vielen Wochen kaum einmahl
seinen Amtsbruder %u Rothan sprechen kan — denken Sie, der ist
voriges Jahr gegen ailes Hoffen nnd Vermuthen so gliïcklich gewesen.
endlich einmahl Mùlhausen nnd Basel fM sehen. Noch wircklich verwnn-
dere ich mich darûber. Aber mit tausend Freuden erinnere ich mich
meines Au/enthalts daselbst. Da salie ich die Familie des Hrn. Blech, nnd
Hr. Bûrgermeister Dollfus, Pf. Risler, Dr. Risler, Pf. M'dder nnd noch
mehrere liebe Personen der en Bild mir noch vor dem Gesichte schwebt...
Wann Sie, geliebtester Freund, die gan^e Welt dnrehreisen wollen, so
hats weniger Schwierigkeit als wann der durch Arbeit fast erstickte
Pfarrer von Waldbach eine Reise von 20 Stnnden machen m'ogte. Ich bin
aber gewohnt keinen Willen $11 haben. Mein Wille ist dem Willen des-
jenigen nntergeordnet, der meine Schicksale mit seiner vdterlichen Hand
^weckmdssig leitet, nnd so bin ich anch immer pifrieden nnd gliïcklich,
nnd oft vergn'ùgt. . .
...O Freitnd, was ist unser Leben, wann es fur unser Vergn'ùgen nnd
eigene Person soll angewendet werdenï Nach ihrer edlen nnd liebens-
w'ùrdigen Anfrichtigkeit darf anch ich aufrichtig mit Ihnen reden.
Sehen Sie, ich wûnsche mir keinen Augenblick langer 7» leben als ich
hier n'ùt^lich seyn kan. Und ausser meinem eigentlichen Amt, wo ich
etwas erfahren. ausfischen, erhaschen, erfinden, andern absehen, ablernen
kann, wodurch das allgemeine Beste befordert nnd die Sot h, Jammer,
Elend so vieler Gedrangten erleichtert werden kan so dauret mich keine
Mùhe, da hindert mich kein Widerstand, kein Undank, da dauret mich
anch kein Geld, ob ich schon jeden Thalcr oft schrecklich sauer ver-
«• 172 *H
Grande fut la surprise du pasteur, quand un soir, sur les neuf
heures, il ouit un bruit de chevaux et que l'instant d'après parut
un postillon. „J'amène le préfet de Strasbourg et des dames!..."
Mais l'étonnement de Lezay en pénétrant dans „ce poêle"
tapissé de sentences bibliques, garni d'objets étranges, plumes,
pierres, débris de sculptures gallo-romaines, cet étonnement se le
figure-t-on?.... Un fonctionnaire de l'Empire chez un chef de clan
de la montagne , quelquechose des sensations de Wawerley
arrivant au château de Fergus ! . . .
Si M. Adrien de Lezay-Marnesia était préfet à Strasbourg, au
Ban de la Roche Oberlin était roi, roi et grand-prêtre tout ensemble.
Gardes-champêtres, maîtres d'école, maires, c'était lui en définitive
et non pas Lezay qui les nommait. Y avait-il au Ban de la Roche
une route à réparer où à tracer, un pont à construire ? Oberlin
était ingénieur ; fallait-il une école ? il était architecte. Quelques
paroissiens se querellaient-ils entre eux? il était juge.... Mais aussi,
y avait-il des malades, des blessés, des misérables? le premier
qui se présentât à leur chevet, c'était Oberlin. Ces champs, si
verts aujourd'hui, étaient, il y a quarante ans, de stériles four-
rières ; il les avait défrichés. „Nous n'avons pour biens que Dieu,
dienen muss, und nur durch die sorgsamste Sparsamkeit und Abbrechen
an mir selbst ^u meinem Zweck gelangen kan. Allein so ist auch mein
Leben, ohngeachtet der un^dhligen Widerwiirtigkeiten von allerley
boshaften leuten, dennoch ein bestandiges Freudevolles Wohlleben, und
der Tod ein Uebergang jur vergnugten Thdtigkeit im folgenden
Leben. . . »
Je n'ai pas à revenir ici sur ce que j'ai dit du chiliasme et du mysticisme
d'Oberlin. Il fit une carte approximative de l'autre monde, un traité
mystique des couleurs (le blanc représente la perfection, le bleu la
science, etc.), il donna une description de la Jérusalem céleste et eut des
conversations avec les morts.
Oberlin semble avoir pris à tâche de rallier les diverses confessions
reconnues dans sa paroisse. « Pasteur évangélique catholique», comme il
s'appelait, on le vit distribuer la Gène aux uns comme aux autres, à ceux-ci
l'hostie, à d'autres le pain rompu.
Il ne pouvait souffrir qu'on fît des boulettes de mie de pain et détestait
qu'on lui versât à boire avant qu'il n'eût témoigné qu'il avait soif. Pour
ne rien laisser perdre, il se lavait les yeux des gouttes restées au fond de
son verre.
Etrange personnage ! comme homme privé, comme laïque si je puis
dire, il rendit au Ban-de-la-Roche des services signalés, comme prêtre il
ne sema dans sa paroisse que la superstition et l'hypocrisie.
*• 173 -H
la liberté et les pommes-de-terre" avait dit en 1791 un petit
tailleur du Ban de la Roche. En 1812, on eût trouvé à Waldbach,
Fouday, ailleurs encore, dans tout le canton, quantité d'ouvriers
et d'ouvrières qui gagnaient allègrement leur vie. Oberlin, pour
occuper ses sujets, les fournissait de coton à filer. Il s'était fait
au Ban de la Roche le contre-maître de la maison Reber de
Sainte-Marie. Jadis vous n'eussiez entendu dans les hameaux
d'autre langage que le patois roman des Vosges. Présentement
si l'on ne parlait pas partout le pur français, on le comprenait
du moins. Le pasteur avait été maître de langue; il avait même
noté au profit des philologues de l'avenir les éléments constitutifs
de l'idiome du passé. De même, il avait étudié les débris épais
au haut du Donon, vestiges d'une civilisation disparue, un autel
gallo-romain, des inscriptions indéchiffrées. Il avait sauvé ces
ruines d'une destruction imminente et, vaille que vaille, repro-
duit, d'un crayon moins inhabile qu'on n'eût pu croire, ces
figures plus qu'à demi effacées.
L'auteur de toutes ces merveilles, le promoteur de tant de progrès,
il était là. Pour la première fois M. le préfet de Strasbourg avait
l'honneur de voir ce grand vieillard maigre et voûté, qui, à force
de patience — la patience, c'est le génie ! — avait réussi à
métamorphoser sa paroisse, à lui tout seul, et par la seule
influence de sa vertu.
Un repas fut servi aux hôtes inattendus qu'avait amenés la
baronne.
Lezay ne pouvait se lasser d'entendre le pasteur répondre à
chacune de ses questions, par quelques mots nets et précis. Mais
Lezay avait un défaut. Mécaniquement, sans y prendre garde, il
roulait des boulettes de pain. Quand la vieille ménagère du pas-
teur s'approcha pour desservir : „Ne perdez pas ce pain ! fit
doucement le ministre. Donnez-le aux poules ! . . ." Lezay balbutia
quelques mots d'excuses enjouées. Il était conquis. L'observation
d'Oberlin, puérile à Strasbourg, résumait en une phrase toute
l'histoire du Ban de la Roche, depuis un demi-siècle. C'était à
force de ne rien perdre qu'on était devenu ce qu'on était.
Lezay et Mad. Lezay passèrent trois jours au Ban de la Roche.1
1 Eynard rapporte sérieusement que Lezay remit à Oberlin trente
mille francs pour les besoins du Ban-de-la-Roche. Cela est insoutenable.
«• 174 -H
La baronne de Krudener prolongea plus qu'eux son séjour à
Waldbach. Quand elle fut rentrée à Strasbourg, elle trouva le
préfet sérieux; il était devenu un autre homme. Frappée de ce
changement, elle se risqua à lui demander l'autorisation de réunir
quelques frères dans l'appartement qu'elle occupait à la préfecture.
Wegelin avait des heures d'assemblée, où l'on priait en allemand ;
Mad. de Krudener souhaitait que l'on pût quelque part prier en
français. Le préfet acquiesça à la requête. On le vit même et
plus d'une fois dans l'oratoire improvisé. Après le départ de
Juliane il suivit, d'abord de loin en loin, puis exactement, les
conférences de Wegelin. Il était gagné.1
La coterie chiliaste devint par là maîtresse de Strasbourg. Ce
que la princesse Stéphanie n'eût pas voulu faire, la baronne de
Krudener l'avait obtenu en un moment; le préfet d'une des villes
les plus importantes de l'Empire avait passé, quasi sans le savoir,
dans les rangs des ennemis d'Apollyon.
Ces ennemis faisaient grand fond sur le nouveau converti.
Même après la Restauration, ils comptaient se servir de lui dans
l'intérêt de leurs desseins secrets. Malheureusement pour eux,
Lezay périt misérablement, au moment où ils attendaient davan-
tage de son influence.
Protégé par Joséphine il avait reçu Marie-Louise ; protégé par
Napoléon,2 il était resté en place après la rentrée des Bourbons.
Le duc de Berry vint à Strasbourg. M. le marquis de Lezay-
Marnesia fit les honneurs du département à l'héritier de ses rois.
1 M. le pasteur Rathgeber (Strasshurger Post. mai 1 885) écrit des
conventicules présides par Wegelin : «...Die prophetischen Weissagitngen
des Alten Testaments, sonne die apokaliptischen Stellen der Offenbarung
Johannis, verbnnden mit ernsten Ermahnungen çur Busse und qum
Glauben. bildeten das Hauptthema der erbaulichen Reden in den Ver-
sammlungen . . .
...Spater wurden in denselben neben des Hausvaters erbaulichen An-
sprachen und den Gebeten, die er aus dem Her^en sprach, noch ernste
Betrachtungen ïïber die Zeitl'dufe und prophetische Weissagungen au/
die Zukunft gehalten. . . »
2 La courtisanerie de Lezay-Marnesia avait été sous l'Empire d'une
platitude difficile à égaler. Voy. Lettres de Mad. de Rémusat, II, 298. Un
an avant la naissance du Roi de Rome, le Préfet envoyait à Paris deux
caisses contenant un costume imaginé par lui pour l'héritier de son
Empereur.
«• i :;» «h
Le duc de Berry voulut voir Landau: Lezay L'accompagna.
Dans la forêt de Haguenau, les chevaux du préfet s'emportèrent ;
lui-même fut jeté hors de la voiture, et si malheureusement, «ilK>
son épée — cette épée que lui avait confiée l'empereur — lui
perça la poitrine. Transporté à Strasbourg, il y expira quelques
jours après, le 9 octobre 1814.
Juliane prêchait alors le Ban de la Roche, ou du nu mus le faisait
prêcher par son disciple Empeytaz. A la première nouvelle qu'elle
reçut de l'accident, elle courut à la préfecture; elle ne put qu'y
prier avec la veuve.
>|< >*« '{< '|" '|' )|"->|<->|'",|( ■>!' 'î' >X*"*î'"*X'"*'X*"*t*">î* 'I' 'î' 't' i>4.<,,>î<">t'">î<",t<'
. . . „ C'est en 1813, rapporte Amy Bost, dans ses Mémoires,
que Mad. de Krudener, cette femme célèbre, vint à Genève pour
la première fois. Elle produisit, sur moi en particulier, une pro-
fonde impression. Sans doute, elle se montait un peu elle-même;
elle cherchait à arriver aux miracles par réchauffement, et en se
battant les flancs; mais je passais par dessus ce côté de son
ministère. Non que j'aie jamais douté de la parfaite possibilité
des miracles, en nos jours, comme en ceux des apôtres ; au con-
traire, je suis convaincu, et je l'étais déjà alors, qu'il s'en est fait
dans tout les temps, et qu'il s'en fait aussi de nos jours ; mais
Mad. de Krudener n'en faisait pas. Cependant, elle avait un fond
de foi et de charité si réel et si grand, qu'il lui était facile de
produire de l'effet sur toute âme bien disposée, et grâce à Dieu
je l'étais grandement ..."
Ce n'était pas pour son plaisir, ni dans le simple dessein de
revoir son ancienne amie, Mad. Armand, que Mad. de Krudener
s'était rendue à Genève. Le Seigneur lui avait imposé ce voyage,
comme un devoir. Elle était convaincue qu'elle allait accomplir
ce que n'avait pu jadis sa devancière, Mad. de Guyon, dans des
circonstances à peu près pareilles.
Depuis 1802, ou environ, quelques cercles piétistes, plus ou
moins directement en rapport avec des missionnaires moraves,
s'étaient formés à Genève. Bost, le chantre, et son fils, l'auteur
des Mémoires que je viens de citer, Gonthier, Guers, Coulin, Pyt,
Merle, Empeytaz et quelques autres, ne trouvant pas dans la
théologie officielle un aliment qui suffit à leur foi, s'étaient mis à
fronder les pasteurs attitrés, à qui ils reprochaient de ne pas
croire en Jésus-Dieu.
Malgré la présence des Français, cette querelle de quelques
étudiants avec leurs professeurs, faillit devenir une affaire d'Etat.
«• 177 -W
La faculté de théologie , jusque-là maîtresse souveraine des
consciences, tranchante comme un consistoire calviniste du temps
passé, menaça ses élèves, membres de la Société des Amis, de
ne point les admettre au saint ministère s'ils continuaient à faire
partie d'une chapelle indépendante.
La Société des Amis dut se dissoudre et fut quelque temps
remplacée par X Ecole du dimanche, dont les destinées ne furent
guère meilleures.
Mad. de Krudener arrivait à Genève avec l'intention et peut-être
avec la mission de ranimer le courage des jeunes dissidents, pré-
curseurs, comme on a dit, du Réveil.
A peine installée chez Mad. Armand (28 juillet 1813), elle
entra en relations avec eux , et particulièrement avec Henri
Louis Empeytaz.
Celui-ci, alors âgé d'environ vingt-deux ans, fils d'une pauvre
veuve, était peut-être plus qu'aucun autre, obligé de ménager
l'oligarchie des pasteurs. Non seulement il comptait sur le saint
ministère auquel il s'était voué, pour nourrir sa mère, mais
encore l'appui seul des pasteurs l'avait fait vivre jusque-là et lui
avait permis de s'instruire. Sur leur recommandation il avait
trouvé des élèves et gagnait sa vie tant bien que mal à donner
des répétitions.
Comme il arrive à beaucoup de jeunes gens, Empeytaz, au
sortir de la première adolescence, reclus ou à peu près et confiné
au milieu de ses livres genevois, s'était épris de Dieu, ne trou-
vant pas l'occasion d'un autre amour. Au lieu de courir, ainsi
que Chérubin, d'arbre en arbre, en leur criant à tous „Je t'aime",
il avait erré d'autel en autel, prêt à les adorer indifféremment et
disposé à porter ses vœux, même aux pieds de la vieille Marée
Ymc romaine. Lui et Bost discutaient gravement s'ils ne se feraient
point catholiques. l Un missionnaire de passage, Merillat, les avait
1 ...«Je terminerai l'histoire de cette époque en mentionnant le
penchant qui nous portait vers le catholicisme romain, du moins mon
ami Empeytaz et moi. Le socinianisme est un système si bâtard, si
terre à terre, si faux, si ennemi de tout sentiment élève, et d'un autre
côté la religion de Rome offre un système si complexe et si élastique....
que, faute de mieux, et en présence de l'incrédulité générale, nous
nous sentions portés vers elle Je me rappelle même que plus
H- 178 -H
un instant consolés et réconfortés. Mad. de Krudener voulut
achever l'œuvre de l'apôtre forain.
Elle y réussit. Que n'eût pu sur un jeune théologien l'ardente
parole d'une femme du monde ! . . . Repoussant les observations
de ses maîtres et même les conseils paternels du pasteur Moulinié,
vieil ami de la baronne,' Empeytaz ouvrit dans sa propre demeure
des assemblées publiques de religion, qu'il prêcha à sa guise.
Après un séjour de deux mois et demi à Genève, Mad. de
Krudener rassurée sur les destins de son Eglise et confiante en
son disciple, reprit le chemin de l'Allemagne. Toutes proportions
gardées, elle avait trouvé son père Lacombe.2
Elle passa à Bâle la fin d'octobre et le mois tout entier de
novembre, occupée avec Spittler de diverses œuvres de propa-
gande religieuse. Evidemment il se passait, à cette époque, dans
tard, après la formation de l'Eglise du Bourg-de-Four, M. Empeytaz,
qui avait suivi Mad. de Krudener pendant quelque temps, était encore
tellement travaillé par un penchant vers cette Eglise romaine, qu'il
nous en parlait sans cesse, et que fatigué je lui dis un jour: «Eh bien,
fais-toi catholique, et que ce soit fini ! » Il me répondit que je
l'effrayais en lui donnant cette liberté, et je crois réellement que dès
lors nous n'en avons plus parlé....» (A. Bost, Mémoires... p. 33.)
1 Charles-Etienne-François Moulinié, né le 23 juillet 1757, avait
étudié et pratiqué le mesmerisme pendant un séjour qu'il avait fait à
Paris. Il passait parmi les adeptes pour un magnétiseur remarquable.
Court de Gébelin voulut, vers le même temps, lui confier l'achèvement
de son « Monde primitif». Moulinié eut le bon esprit de refuser. Il
avait l'imagination vive; les rêveurs, quels qu'ils fussent, parvenaient
aisément à le gagner, mais la raison ne tardait guère à reprendre le
dessus. Après s'être engoué successivement de plusieurs systèmes con-
tradictoires, Moulinié finit par devenir un ministre pareil à tous les
autres. Il était lié avec Bost, le chantre, qui lui fit connaître les étu-
diants du Réveil. Moulinié mourut à Genève en 1828. Quelques ouvrages
de lui ont eu du succès. En 1810, il avait fait à quelques auditeurs
bénévoles, au nombre desquels était Empeytaz, des leçons de théologie
dogmatique.
2 ...«Telle était la situation, quand la célèbre baronne de Krudener
vint à Genève (juillet 181 3). Sans posséder des notions bien justes de
l'Evangile, sans indiquer le chemin du salut avec la même simplicité, avec
la même onctueuse clarté que le faisaient les Frères-Unis, elle ne pro-
fessait pas à cette époque les erreurs grossières qu'elle manifesta depuis
son retour en Russie...» (Notice sur Empeytaz, p. 5.)
E. Guers, dans sa notice sur Empeytaz (p. 6), dit que Mad. Armand,
de Genève, leur amie commune établit les premières relations entre l'étu-
H- 171) *K
son esprit, je ne sais quoi... Par une activité fébrile, elle cherchait
à échapper aux tristes pensées qui l'obsédaient — quand elle se
trouvait seule et livrée à des influences qui lui faisaient horreur,
soit à Carlsruhe, soit dans le voisinage de cette ville.' Pour se
distraire de ses sombres réflexions, elle écrivait : c'étaient des
lettres à Empeytaz,2 des Epîtres catholiques à l'Eglise de Genève...
J'avoue que, en la voyant ainsi s'échauffer, comme dit Bost, et se
battre les flancs, je me sens pris de pitié. Elle était malheureuse
et faisait des efforts pour s'oublier. Je crois bien que c'est à cette
mélancolie qui l'obsédait qu'il convient d'attribuer l'espèce de
chaleur qu'elle mit alors à la conquête définitive d'Empeytaz.
Quant à celui-ci, l'Académie de Genève, irritée de l'attitude prise
à son égard par un jeune contempteur, avait résolu de le châtier.
diant et Mad. de Krudener. « Après le départ de cette dame (Mad. de Kru-
dener), il prit la direction d'une assemblée d'édification qu'elle avait
établie, et à laquelle participaient aussi quelques-uns de ses amis et con-
disciples. Les réunions se tenaient chez lui, dans une maison qui avait
été bâtie sur les ruines de l'ancien couvent de Rive, et où, pour la pre-
mière fois, la Réforme avait été prèchée à Genève, par le ministère de
Guillaume Farel.»
... « A peine arrivée à Genève, Mad. de Krudener se mit en rapports
avec la communauté morave. Empeytaz, frappé de son amour pour le
Sauveur et pour les âmes qu'il a rachetées, s'attacha intimement à elle.
Ce fut à son instigation qu'il commença, sans se mettre en peine des
menaces de la Compagnie, à présider chez lui des assemblées, dont sa
protectrice était l'âme et le centre. Bien que Mad. de Krudener ne se fût
arrêtée que deux mois à Genève, et qu'elle n'y eût exercé que peu d'in-
fluence à l'égard de la vérité biblique, le charme spécial dont elle était
douée n'en contribua pas moins à réveiller et à fortifier, dans le cercle des
Amis, les sentiments et les désirs pieux qui s'y trouvaient déjà. Hors de
la société qui l'entourait, on la regardait dans le public comme une femme
distinguée, intéressante, mais décidément folle, et sa présence dans le
Cercle des Amis ne fit que renforcer les préjugés que ceux-ci avaient
déjà vu se réveiller contre eux. . . » (H. de Goltz, Genève religieuse au
dix-neuvième siècle, trad. de C Malan fils, pag. 129).
1 Mad. de Krudener fit à cette époque des conférences à des pri-
sonniers à Mayence et quelques prédications aux élèves de Mad. de
Graimberg, amie de Jung-Stilling. Le pensionnat de cette dame passa
plus tard aux mains d'une fille de Jung.
2 ...«Jetez-vous les yeux fermés dans le sacré cœur de Jésus. Oh!
qu'on est bien dans ce cœur adorable, le cœur de la plus tendre mère
n'est rien en comparaison de l'inépuisable amour de notre Dieu. . . »
N* 180 -H
Dès le 19 octobre un membre de la vénérable compagnie des
pasteurs avait fait subir à Empeytaz une façon d'interrogatoire.
Quelles étaient ses intentions? quel but prétendait-il atteindre?...
Les réponses de l'étudiant furent sottes et prétentieuses. Le
29 octobre on le manda par devant la Compagnie. Il demanda
un délai qui lui fut accordé, le 2 novembre; mais en môme temps
on le prévint qu'il aurait à se prononcer sous quinzaine : ou
renoncer à tenir des assemblées dissidentes ou renoncer à devenir
jamais ministre de l'Eglise de Genève.
Le jeune homme demanda conseil à sa directrice, mais ne
reçut point de réponse. Le 12 novembre, il sollicita de la com-
pagnie des pasteurs un nouveau sursis. On répondit à sa demande
par un arrêté qui excluait du ministère tout candidat reconnu
coupable de fréquenter des assemblées religieuses non approuvées
de la Compagnie. Cet arrêté lui fut immédiatement signifié. '
Une lettre de la baronne arriva le lendemain, à point nommé
pour empêcher son lévite de se soumettre ; elle fut suivie d'une
nouvelle Epître à l'Eglise de Genève.
Empeytaz cependant avait perdu ses élèves, que les pasteurs,
qui les lui avaient donnés, venaient de lui retirer; sa situation
devenait difficile. Mad. de Krudener s'attacha à le tenir en haleine.
Ce furent d'abord des consolations spirituelles, étranges, puis-
1 La conduite d'Empeytaz en ces circonstances ne paraît pas avoir été
toujours d'une loyauté parfaite. M. de Goltz écrit (pag. 1 3o) : .. «Le
Consistoire, dans le but d'éviter tout ce qui eût pu amener un schisme,
suivit l'exemple qui lui était donné justement alors par l'Eglise de Bâle.
Le 24 décembre, il publia un règlement portant que tout étudiant en
théologie qui, contre la volonté de la Compagnie, continuerait à fréquenter
des assemblées particulières, ne pourrait être admis à la consécration. En
même temps, on ajouta au serment d'office des candidats au saint minis-
tère la clause suivante : Vous promette^ de vous abstenir de tout esprit
de secte, d'éviter tout ce qui pourrait faire naître quelque schisme et
rompre l'Union de l'Eglise.
Sur ces entrefaites, Empeytaz ayant contre ses engagements recom-
mencé à tenir des assemblées dans sa maison, la Compagnie le cita à
comparaître le 3 juin 18 14, et lui déclara que, par sa désobéissance au
règlement du Consistoire, il s'était lui-même fermé l'entrée à tout office
ecclésiastique, qu'en conséquence il lui était interdit de monter dorénavant
dans les chaires.
Ce fut là ce qui l'engagea à quitter Genève. . . »
H- 181 4#
qu'elles étaient adressées à un calviniste : „ ... Je vous prie de
fortifier souvent l'homme nouveau qui est en vous par le saint
sacrement. Il est bien urgent et indispensable d'user de ce saint
fortifiant ..."
Mais comment vivre?. . . Heureusement pour Empeytaz Mad. de
Krudener se mit dans l'esprit qu'il avait fait un miracle.
Les Autrichiens étaient entrés dans Genève, le 30 décembre
1813. Le préfet — un royaliste au service de l'empire — s'était
efforcé de montrer aussi peu d'héroïsme que possible dans la
défense de son poste. Napoléon était perdu ; prudence voulait que
l'on se ménageât en vue d'un portefeuille à venir!... Le retour
offensif de quelques colonnes françaises n'aboutit qu'à d'insigni-
fiants combats d'avant-poste au pied du Salève (février, mars
1814).
La baronne mêla de la poésie à cette affaire : „ Déjà les
Français étreignaient Genève dans un cercle de fer et de feu.
Empeytaz se mit en prière avec sa petite troupe de fidèles; on
passa la nuit à genoux. Au matin, les Français avaient disparu..." '
La plupart des amis avaient fait leur paix avec les pasteurs;
ils avaient même passé leurs examens au bruit lointain du canon,
et ces examens, s'il faut en croire Bost, n'avaient pas été à l'hon-
neur de leurs études.
Quant à Empeytaz, la Compagnie le fit prévenir le 3 juin 1814,
que son obstination à tenir des réunions prohibées la forçait à le
considérer comme s'excluant volontairement du saint ministère.
Défense lui fut intimée de monter en chaire.2
Une longue lettre de Mad. de Krudener sacra aussitôt le jeune
confesseur : „ . . . Félicitez-vous bien, écrivait Juliane, d'avoir été
1 Brescius et Spieker. Beytr'dge fu einer Charakteristik. ... « Die
Fran-osen riïckten ^u Anfangs des Jahres 18 14 au/ Genf los und
bedrohten es init Feuer und Schwerdt. Sie hatten die Stadt von allen
Seiten umlagert, und ailes ^itterte und bebte. D a fiel die heilige Mis-
sion auf die Kniee, beharrte die gan^e Nacht hindurch im brunstigen
Gebet, und am andern Morgen war kein Fran^ose mehr %u sehen. Das
Lager war leer und Genf gerettet. Und doch verfolgte man nachher
die Mission und ihre Anh'inger in dieser Stadt mit fanatischer Wuth...»
(pag. 53 et sq.)
2 ... « Interrompant alors ses études théologiques, il quitta Genève, le
14 août de l'année suivante. ..» (Notice sur H. L. Empeytaz, p. 7.)
H- 182 *H
repoussé par l'Académie de Genève. Quelle marque signalée de
l'amour de notre divin Sauveur, qui vous a préparé d'une manière
si évidente pour être son disciple ! Depuis les apôtres jusqu'à nos
jours ce ne seront pas ceux qui auront étudié, ou qui auront été
formés à l'école des hommes qui seront appelés à prêcher son
Evangile. Dieu soit loué de ce que vous ayez été rejeté du monde
et des savants de la terre ! Vous êtes adopté par l'Eternel, et
vous ne savez pas encore combien votre bonheur est grand ! Si
vous saviez tout ce qui vous attend, vous seriez dans la jubila-
tion.
„Je sais bien, pauvre enfant, que vous souffrez, et souvent.
Vous ne savez pas, et vous n'avez pas deviné bien des choses
qui ont navré et brisé mon cœur. La souffrance nous donne
Jésus-Christ, dites-vous cela ! . . . Dites-moi si vous faites un fré-
quent usage de la Sainte-Cène, du pain de vie. Quant à ce que
vous me dites de vos tentations de l'Eglise romaine, je ne crains
rien. Le Seigneur Jésus-Christ vous tient de trop près. Vous êtes
de son Eglise intérieure, de celle qui est fondée sur Pierre, puis-
qu'il dit: „Tu es Christ, le fils du Dieu vivant...!"
Venaient ensuite des promesses plus positives. L'évangélisation
prenait un développement considérable dans le pays de Bade;
la baronne avait à prononcer quantité de discours, à écrire quan-
tité de lettres . . . ; ' la coopération d'un ami intelligent, pieux,
dévoué, actif, commençait à lui paraître indispensable ... ! Bref,
Juliane attendait Empeytaz, pour la mi-août, au Ban de la Roche.
Le 14 août le théologien se mit en route pour Waldbach.
Dès que Mad. de Krudener eut appris que son disciple était
auprès d'Oberlin, elle lui écrivit. Une première lettre, du 20 août,
lui annonça qu'elle comptait le rejoindre le 30. Mais il y avait à
Bade des princes et des princesses, l'impératrice Elisabeth de
Russie avec Roxandre de Stourza, la reine Hortense avec
Mlle Cochelet (plus tard Mad. Parquin), le prince Eugène de
Beauharnais, la reine de Bavière, l'ex-reine de Suède ... Le
1 II fallait à Mad. de Krudener un individu à qui la Bible fût fami-
lière et qui se montrât leste à la recherche des citations. Fontaines,
jusqu'à ce moment, avait tenu cet emploi et il eût pu le tenir encore.
La baronne lui prêtera Empeytaz, quoique celui-ci ne sût que le français.
Ce choix cachait certainement une arrière-pensée.
H- 183 -H
7 septembre, Juliane était encore à Bade, d'où elle expédiait une
nouvelle missive: . . . „ J'ai passé un temps de grandes et miséri-
cordieuses bénédictions, ayant été sans cesse occupée des âmes,
ayant pu prêcher Christ aux reines et à l'impératrice, et parler
du Sauveur dernièrement à la reine de Hollande et au vice-roi
en leur annonçant les grands événements prochains ..."
Ces grands événements, c'étaient ceux qu'avait prédits Friedrich,
ceux que l'annuaire de Jung-Stilling allait présenter comme immi-
nents, la fin du siècle et non pas des accidents politiques d'une
importance apparente seulement.'
Le 12 septembre 1814, Mad. de Krudener parut enfin au
Ban de la Roche. Son secrétaire, en l'attendant, avait couru le
pays en compagnie de Henri Oberlin, devenu l'aide du vieux
pasteur, son père.
On se reprit à vivre un temps de la vie douce et calme autre-
fois menée au presbytère de Sainte-Marie-aux-Mines.
1 Jung avait pensé que la fin des temps commencerait en 1819; mais
dans le courant de l'année 181 5, il décida, d'après un chronologiste du
Hanovre, que 1816 serait l'année fatale. Son Annuaire pour 181 5 parut
en octobre 1814, orné du portrait de l'empereur Alexandre et d'un
prologue qui peut se résumer ainsi : «Quel homme mérite plus qu'Ale-
xandre, le libérateur, de voir son portrait exposé aux regards de
tous ? En contemplant cette belle figure, quel homme ne se sentirait
plein de reconnaissance envers l'Eternel, dont le noble empereur a été
l'instrument ... !
En vain chercherez-vous dans l'histoire trois souverains aussi remplis
de la crainte de Dieu, tous trois véritables chrétiens, unis entre eux
par un amour fraternel, honnêtes entre tous et qui, laissant de côté
les trompeuses considérations de la politique humaine, se sont résolus
seulement à briser la sanglante tyrannie qui ruinait l'Europe...!
Ce qui me frappe surtout, c'est que nos trois libérateurs représentent
les trois confessions principales entre lesquelles se partagent les chré-
tiens. L'empereur François est le plus grand des catholiques romains;
l'empereur Alexandre le premier des catholiques grecs et le roi Fré-
déric-Guillaume le plus éminent parmi les protestants. C'est comme si
le Seigneur avait voulu que l'union de tous les chrétiens sous leurs
chefs les plus considérés abattît l'idole constitutionnelle que la Raison
prétendue émancipée avait élevée en France à si grand fracas. Nos voisins
avaient essayé de la démocratie, de l'aristocratie, du despotisme....
Rien de tout cela n'a tenu devant les héros de la religion!...
Remarquez encore que ce sont précisément les puissances qui ont
eu le plus à souffrir des Français, celles qui eussent eu le droit de se
«♦ 184 *H
„...Un seul intérêt, la gloire de Jésus et l'avancement de son
règne les préoccupait également. Le matin, après déjeûner, on se
réunissait pour la lecture de la Bible, suivie d'une prière faite
silencieusement et à genoux. Chacun se rendait ensuite à ses occu-
pations; on se retrouvait au milieu du jour pour le dîner, que
le pasteur Oberlin rendait toujours intéressant par des récits de
sa vie , où l'intervention de la Providence se manifestait d'une
manière frappante. Souvent aussi il communiquait à ses convives
les nouvelles des progrès de l'Evangile dans le monde.
„La conversation devenait assez ordinairement générale à la
fin des repas, et une discussion parfois vive et animée sans
jamais sortir du ton de la plus cordiale charité s'élevait entre
Oberlin et Mad. de Krudener, dont la piété toute spirituelle
n'attachait que peu d'importance à certains moyens extérieurs
qu'il employait pour soumettre ses paroissiens à l'observance de
l'Evangile. Selon le précepte de l'apôtre ces entretiens étaient
toujours assaisonnés de sel avec grâce. Oberlin et Mad. de Kru-
dener se plaçaient devant la parole de Dieu comme deux enfants
devant le Testament d'un père chéri, dont ils étudient et révèrent
les dernières volontés.
„ Quelquefois, l'on se décidait à profiter du beau temps pour faire,
après le dîner, une promenade dans quelque village éloigné.
Mais tandis qu'on se réjouissait de la surprise qu'en auraient les
bons paroissiens, une révélation avait déjà annoncé la visite
projetée à quelqu'une des femmes pieuses de ce lieu-là, qui fai-
saient alors la moitié du chemin audevant du pasteur.' Il les
partager leur empire, qui ont rendu la nation à la vie normale. Quel
triomphe encore pour la religion ! . . .
L'Espagne et la France étaient les ennemies héréditaires de l'Angle-
terre et ce sont les Anglais qui les ont sauvées; la maison de Bourbon
était l'ennemie acharnée des protestants et c'est cependant dans la
protestante Angleterre qu'elle a trouvé un asile et des secours ! . . .
Le Pape, chaque année, anathématisait solennellement les Anglais,
et ce sont eux qui l'ont tiré de son étroite prison, eux qui l'ont
replacé sur le saint siège ! . . .
N'est-ce pas comme si la main de Dieu avait tout conduit ? . . .»
1 Oberlin avait quelque chose de sectaire. Les établissements de bien-
faisance du Ban de la Roche ne faisaient d'aumônes qu'à son gré ; les
serfs du couvent avaient seuls droits d'obtenir d'eux quelque secours. Je
ne sais si l'épidémie de hallucinations qui sévit alors au Ban de la
H- 185 -H
trouvait alors sur la route, leur quenouille à la main, et après
leurs salutations et le récit des circonstances qui avaient préparé
cette rencontre, on cheminait jusqu'au village, dans de saintes
conversations. De retour à Waldbach, la lecture de la parole de
Dieu fournissait encore un aliment aux entretiens du soir..."
{Eynard.)
On a pu voir par ce qui précède que Juliane se tenait systé-
matiquement éloignée de Fontaines, qu'elle cherchait des occa-
sions et des prétextes pour échapper à son influence et qu'elle
avait porté le désir de vivre à l'écart de lui jusqu'à prendre un
secrétaire capable de le remplacer. J'ajouterai que Paul de Kru-
dener passa quelques heures au Ban de la Roche, avec sa mère
et avec sa sœur.
Roche tint uniquement à des causes de ce genre, mais après la mort
d'Oberlin, quand les charités furent devenues plus laïques, le nombre
des voyantes diminua considérablement.
Empeytaz fit un nouveau séjour au Ban de la Roche au mois d'août
i8iq.
**$&
vt* vt* vfc vt* vt* *à* ià* ta* là» %à* ià* ià* *à* *à* *à* *à* *à* *£* vl* vk vt* &
ÉtïA itiA «tiA iXU. <tl* rti* r^L fN* ftlA ft-fc Ay. <tiA É\iA ttiA «\1A. <tlA ft>. ftiA <\i* ttlA <tlA <V>
De plus en plus charmée d'Empeytaz, Mad. de Krudener,
assurée qu'il l'appuierait dans tout ce qu'elle voudrait entre-
prendre, sollicita en faveur de son disciple une prolongation de
congé, dont il n'avait réellement aucun besoin, ses fonctions à
Genève n'ayant jamais été que volontaires.
Lezay mourut. Le séjour de Mad. de Krudener à Stras-
bourg se prolongea. Quelques modifications furent apportées aux
réunions de la maison Wegelin. Empeytaz en présida quelques-
unes.
„...Mad. de Krudener n'y prenait point la parole, écrit Eynard,
mais elle recevait tous ceux qui réclamaient d'elle des directions
particulières. De ce nombre fut le baron François de Berckheim,
d'une ancienne famille allemande; il était maître des requêtes et
commissaire général de police à Mayence, lorsqu'il eut l'occasion,
en passant à Strasbourg, de voir Mad. de Krudener. Après
l'avoir entendue, son cœur fut pénétré de la nécessité de se
donner à Dieu et de se vouer entièrement à son service. Craignant
de ne pouvoir concilier cette obligation avec ses devoirs de
magistrat, il n'hésita pas à se démettre de ses fonctions et renonça
à une carrière brillante, pour se consacrer, avec Mad. de Kru-
dener, à l'avancement du règne de Dieu..."
On a pu voir par bien des exemples dans le cours de cette
histoire, que la moindre aventure prend sous la plume d'Eynard
je ne sais quel air de merveilleux. Il en est de même ici.
Berckheim connut Mad. de Krudener par Oberlin, dont il avait
été l'élève.
Berckheim ne renonça pas à une brillante carrière pour se
consacrer à l'avancement du règne de Dieu ; au moment où il se
rencontra avec la baronne, il était sur le pavé, Je n'imagine
H- 187 *H
point, en effet, qu'il y eût encore à Mayence, en 1814, un com-
missaire de police français.1
François Charles de Berckheim (Ribeauvillè) était né à Stras-
bourg le 2 mai 1785, de Louis Charles, conseiller intime badois,
et de Françoise Louise de Glaubitz. Après avoir fait ses études
au Ban de la Roche, sous la direction d'Oberlin, il était entré
au service de Maximilien Ier, roi de Bavière, en qualité de cham-
bellan. Une branche de la famille de Berckheim, établie en Ba-
vière, y avait autrefois occupé les plus hauts emplois. François
Charles pouvait espérer de fournir à Munich une carrière brillante,
quand Napoléon l'en tira pour faire de lui un maître des requêtes
en son Conseil d'Etat.2
Quelques années après, Berckheim devint commissaire général
de police à Mayence — commissaire français et qui pis est, impérial.
En 1813, M. le commissaire abandonna son poste. Il n'essa\u
même pas de sauver les papiers qui lui avaient été confiés. Ces
papiers, il fut même soupçonné de les avoir vendus à son profit.
Sans place et de fortune médiocre, suspect en France, suspect
en Allemagne, il faisait assez méchante figure, quand il fut mis
par Oberlin en relations avec Mad. de Krudener.3
1 Mayence était depuis longtemps un centre chiliaste. En 1809, Antoine
Toussaint Desquiron (de Saint-Aignan) y avait été procureur général. Ce
Desquiron, en 181 5, racola des pèlerins pour la Terre-Sainte. — Buten-
schôn était recteur de l'Académie de Mayence.
2 Un frère du baron François de Berckheim, Charles-Chrétien (1774-
1849), fut longtemps ministre de l'intérieur dans le pays de Bade. Sa
sœur, Charlotte, née en 1788, morte en 1827, avait épousé Maximilien
Joseph de Schauenburg-Jungholz (1784- 1838), fils du Schauenburg qui
fut à Valmy le chef d'Etat-major de Dumouriez. Le baron Maximilien
Joseph mourut général de cavalerie, au service de France.
Le père, la mère de M. Berckheim, et même la baronne de Glaubitz
avaient été affiliés à la Société Harmonique de Strasbourg.
3 J'ai cité plus haut une page de l'Histoire de France sous Napoléon de
Bignon. En voici la suite :
...« En 181 3, étant revenu de Cracovie à Dresde avec le corps d'armée
du prince Poniatowski, je crus devoir, dans l'intervalle de l'armistice signé
le 4 juin, mettre en sûreté contre les chances de la guerre, les papiers de
la légation de Varsovie. J'en expédiai en conséquence plusieurs caisses à
mon collègue, le comte d'Hédouville, ministre auprès du grand-duc de
Francfort. M. d'Hédouville, de son côté, fit passer ces caisses à Mayence,
où elles furent placées sous la garde d'un jeune maître des requêtes,
«• 188 -H
Berckheim suivit la baronne à Bade, où il passa avec elle,
avec Juliette et avec Empeytaz, la fin de l'année 1814. f
Même vie qu'au Ban de la Roche : des dissertations pieuses,
des prédications, des promenades. „La petite colonie eut la joie
de faire la connaissance d'un vieux capucin, qui avait quelque-
fois la vision béatifique; il voyait le ciel ouvert, les anges et le
Sauveur, dont le regard d'amour le ravissait...." '
M. de B... , alors commissaire général de police dans cette ville. Lorsque
la capitulation de Dresde, où j'avais été enfermé pendant le siège, m'eût
permis de rentrer en France, je me mis à la recherche de M. de B. ..,
mais je ne pus le découvrir nulle part. Après la seconde restauration, mes
investigations en France continuant à être infructueuses, je me rappelai
que cet ex-fonctionnaire français avait, dans le grand-duché de Bade, un
frère que j'y avais connu comme ministre de l'intérieur. Je m'adressai à
ce dernier pour savoir ce qu'était devenu l'ancien commissaire général de
police à Mayence. Le ministre badois s'empressa de me répondre qu'il
ignorait lui-même le séjour de ce frère, qui, depuis un certain temps,
faisait un grand usage de ses facultés locomotives, attendu qu'ayant
épousé la fille de Mad. la baronne de Krudener, il voyageait avec elle, et,
comme la nouvelle Hypathia, changeait souvent de pays, il avait perdu sa
trace. Les choses en étaient là, lorsqu'un jour, chez M. de Talleyrand, la
conversation étant tombée sur l'apostolat ambulant et les opérations
théurgiques de Mad. de Krudener, je parlai des raisons que j'avais de
désirer savoir où cette dame pouvait se trouver pour le moment. Sur les
détails que je donnai de la perte de mes papiers, M. de Talleyrand me dit
aussitôt que je cherchais fort loin ce qui probablement était tout près de
moi ; qu'il croyait bien que les papiers dont j'étais en quête pouvaient
faire partie d'une volumineuse collection qu'il avait eu la duperie
d'acheter... 11 me raconta comment la chose était advenue. Un jour, à
Mannheim, il avait été informé par Mad. la duchesse de Courlande qu'il
existait dans cette ville un dépôt de papiers provenant des légations ou
autres autorités françaises, qu'on pouvait avoir moyennant quelque
sacrifice d'argent. Pour empêcher que ces papiers tombassent en des
mains étrangères, le prince les acheta, et même, m'a-t-il dit, à un prix
très-élevé. De qui M. Talleyrand fit-il cette emplette ? Je me suis bien
gardé de lui adresser une pareille question. Il n'en aurait rien su, si je le
lui avais demandé. Je m'abstiendrai de toute conjecture à l'égard de
M. de B. . . . Ce que j'ai le droit de reprocher à cet ancien agent de
l'Empereur, c'est d'avoir fait passer sur la rive droite du Rhin des papiers
que son devoir lui commandait d'envoyer à Paris. . . »
1 Mad. de Guyon avait fait une rencontre semblable (Fïe, 11, 18). Le
capucin de Bade était le frère Dominique, qui mourut au mois de juin
181 5, comme on voit par un poëme de Jung-Stilling (Taschenbuch 181 6,
p. i5q).
H- 18«J -H
Plus exaltée que jamais, Mad. de Krudener écrivait sans
relâche. „Une grande époque approche, mandait-elle à Mad. Ar-
mand. Tout va être renversé, écoles, sciences humaines, états,
trônes. Les enfants de Dieu vont être rassemblés.'*
Mêmes pronostics dans une lettre du 2 janvier à Mlle Cochelet :
„Nous voyons beaucoup de prodiges ignorés du monde, de grandes
conversions, de grandes merveilles et des torrents de grâce, accordés
à ce temps où Dieu ne se lasse point d'inviter encore les hommes
à venir à lui avant que l'abîme s'ouvre. Heureux ceux qui en
profitent ! Les guerres, les désolations seront terribles ! Pensez
à l'an 15, il sera mémorable!..."
Prophétie du même genre à Roxandre de Stourza, du même
genre encore à Jung-Stilling: „...Nous venons d'entrer dans une
année merveilleuse. Bientôt nous allons être d'accord sur une
infinité de choses. Ne le sommes-nous pas déjà dans l'amour
pour Christ!..."1
L'ancienne prédiction de Friedrich de Winzerhausen tonnait à
nouveau: „...La fin des temps approche!... mil huit cent quinze
sera une date fatale dans l'histoire de l'Eglise et du monde!..."
1 « Sendschreiben geprii/ter Christen. . . p. 174. Es schlug ein merk-
wùrdiges Jahr, wir werden bald iiber vicies ganj cinig seyn. Wir sind's
schon jetft in der Liebe ju Christo...»
y
J'ai dit que la baronne, depuis quelque temps, paraissait
mécontente d'elle-même et quelle cherchait à s'étourdir et à
s'oublier.
Fontaines, au mois de décembre 1811, était devenu vicaire à
Sulzfeld. Dans cette nouvelle paroisse, il s'était conduit exacte-
ment comme dans les divers postes qu'il avait précédemment
occupés. Des conventicules, des oraisons débitées avec une onction
savante, et des intrigues chiliastes où la politique probablement
avait autant de part que la religion!
Depuis 1810, il avait compris que Mad. de Krudener souhaitait
de lui échapper et depuis 18 10 il cherchait le moyen de fixer
l'esclave insoumise.
C'était dans son rôle de ministre qu'il l'avait séduite autrefois;
il se refit ministre pour la ratrapper. La Kummer lui vint en
aide et aussi M. Fontaines ou La Fontaines, le père. Le plan
lut jeté d'une intrigue, destinée à assurer solidement et une fois
pour toutes le sort de cette lignée de perruquiers.
Jean-Frédéric avait un frère, Jean Ernest, né à Carlsruhe le
7 juin 1778. Que faisait ce frère?., je n'en sais trop rien; peut-
être quelques maigres études au milieu des bocaux d'une officine
de village ? . . L'idée vint à la Kummer de se servir de ce garçon,
qui jusque-là n'avait guère été bon à chose qui valût. S'il épou-
sait Juliette..? Pour improbable que le succès parût d'abord,
l'entreprise fut tentée. Marie Kummer avait fait consentir autre-
fois Mad. de Krudener à un mariage mystique avec Fontaines
l'aîné; elle associa Mlle de Krudener à l'œuvre sainte réservée à
H- 191 -H
sa mère et au pasteur; ' puis, un beau jour, elle déclara qu'un
„ quatrième" avait à joindre ses efforts à ceux de Hargott, de
Juliane et de Juliette.
Ernest parut. Mad. de Krudener se mit d'emblée à le traiter
comme un fils. Le jeune homme paraissait rempli de piété; c'en
fut assez pour qu'elle passât allègrement pardessus sa laideur et
sa nullité. Il avait des infirmités ; cela acheva de le rendre inté-
ressant.
Le grand frère intervint; il glissa quelques mots d'un mariage
— mystique — entre Juliette qui avait vingt ans et Ernest, qui
en avait trente. Un mariage mystique, cela n'engageait à rien.
Mlle de Krudener restait libre de sa personne, libre de son bien,
et après tout, la maladie du fiancé otait tout prétexte aux
propos.
Vaincue par les ardentes sollicitations de Hargott,2 la faible
baronne donna les mains à ce projet. Juliette laissa faire, mais
avant de s'engager, elle voulut réfléchir. Empeytaz arrivé de
Genève au moment où le ministre et la voyante pressaient la
conclusion de l'affaire, acheva de dissuader Mlle de Krudener.
La Kummer irritée voulut voir dans l'étudiant genevois un
rival d'Ernest; malgré tout ce qu'elle put dire, il lui fallut se
résigner. Paul, averti, était arrivé au Ban de la Roche, où se
trouvaient sa mère et sa sœur; il avait fait comprendre à Juliane
l'extrême gravité de l'acte auquel elle avait consenti. Sur les
entrefaites, M. de Berckheim se présenta. ... Le mariage mystique,
qui devait probablement servir de prélude à un mariage plus
sérieux, fut rompu. Le père La Fontaines en fut pour le de,
qu'il accrochait depuis quelque temps à son nom.
Ernest dut se résigner à devenir simple apothicaire à Mann-
1 L'anonyme de «Frau von Krudener» écarte Juliette de cette combi-
naison; pour lui les quatre étaient i° Fontaines, 2" Mad. de Krudener,
3° Mlle Lafontaine, revenue de Russie, 4° Ernest Fontaines.
2 Contrecarré à Sulzfeld par le pasteur titulaire Mezel, qui semble
n'avoir eu de goût ni pour le piétisme ni pour le chiliasme, mal salarie,
plus mal logé, tracassé par la police, à qui ses prédications déplaisaient,
Fontaines, à plusieurs reprises, avait demandé un autre emploi. Malgré
les rapports élogieux dont il était l'objet depuis son entrée en fonctions,
le vicaire ne put rien obtenir. On parla même d'ouvrir une enquête au
sujet de ses agissements; on le somma de se justifier tout au moins des
H- 192 -H
heim. Il se maria: non pas, il est vrai, à une baronne, fille
d'ambassadeur; celle qu'il épousa était la demoiselle d'un ramo-
neur, une amie de la famille, la fille d'une des marraines de
Jean-Frédéric.
Battu dans cette campagne, qu'il pouvait considérer tomme
suprême, le ministre fit une belle retraite. Il sut tirer de sa
défaite le meilleur parti possible. On était alors au mois de
novembre 1814 et il avait perdu sa place de vicaire à Sulzfeld.
Il se rendit à Carlsruhe, où était la baronne,1 et négocia; M. Stauden-
meyer prétend même qu il menaça. Il obtint pour son frère des
secours en espèces sonnantes. Déjà précédemment, Mad. de
Krudener avait envoyé le jeune homme à Genève, où le Dr Butini
avait vainement essayé de le guérir de ses infirmités; elle pour-
vut à ses besoins et pourvut également, si je ne me trompe, à
quelques-uns de ceux de la famille du ministre. On convint, de
plus, qu'une propriété serait acquise, où l'on essaierait d'établir
une nouvelle colonie chrétienne. Mil huit cent quinze approchait
et les présages avant-coureurs de la fin des temps se multipliaient!
accusations portées contre lui par Mezel. Rebuté de se voir toujours
éconduit, Fontaines, en mars 18 14, déclara qu'il renonçait à sa position
et se considérait comme ne faisant plus partie du clergé badois. L'enquête
ordonnée n'eut point de suite.
(Renseignements dus à MM. les pasteurs K'ohnlein de Sulzfeld et
Schmidt de Carlsruhe.)
1 Mad. de Krudener avait ouvert son appartement de Carlsruhe à tous
les prédicants nomades, de passage dans la ville. Kullen paraît y avoir
prêché (Fiïnf und/îin/pg Erbauungstunden. p. LV). Ce Kullen était lié
avec Friedrich de Winzerhausen.
Maître d'école dans un petit village du Wurtemberg, il gagnait peu.
L'idée lui vint un dimanche d'écrire «des exemples» pour ses élèves. Il
comptait retirer douze kreuzers de son ouvrage, mais la besogne à peine
terminée, le pauvre magister cassa le verre de sa montre. Coût d'un verre
neuf — ci 12 kreuzers. Le Seigneur avait paternellement châtié son
disciple qui avait transgressé le sabbat.
Kullen mourut au Kornthal, colonie chrétienne, fondée dans le Wur-
temberg, après la mort de Frédéric Ier, par un nommé Hoffmann. Ce
Hoffmann avait été appelé à Dieu par un prodige. Il avait des dettes,
qu'il ne savait comment payer, quand une inspiration soudaine lui vint.
«A cette heure, s'écria-t-il, je vais bien voir s'il y a un Dieu. Si je trouve
ks 5o florins, dont j'ai besoin, je croirai en lui. «Il trouva ses 5o florins
et, donnant donnant, il crut.
N- 193 *k
Les choses ainsi réglées, à la satisfaction de tous, on se sépara
définitivement — pour se retrouver cinq mois après.'
1 On remarquera que malgré tout Fontaines avait gardé sur Mad. de
Krudener une influence extraordinaire. Elle continuait à avoir confiance
non seulement dans sa piété, mais encore dans le pouvoir prodigieux de
ses oraisons. Elle écrivait à Wegelin :
« Karlsruhe, 6 . A ugust i S 1 2 .
...Theurer Wegelin, geliebter Elias, ich liebe Sie herjlich innig,
meine Seele wunscht innig mit ihnen mehr in Liebe pim Herrn and
Befolgung seines heiligen willens verbunden ju werden. . . Unser Har-
gott erlebt wieder die Barmherpgkeit in seinem neuen Amt — seine
Arbeit wird von Gott wunderbar gesegnet. . .»
et, plus tard, le 11 janvier 181 3, de Carlsruhe, à propos de la naissance
d'un petit-fils du commerçant :
«... Beten wollen wir aile, fur den geliebten Sohn unserer freundin.
und ich will ihn dem Gebeth des theuren Hargott empfehlen, ich weiss
n'ie der Herr seinen J'ùneer erhort. . .»
ij
G^ÉâÉàâÉÉàâàâàâàÉâàâÉââ
De même qu'ils s'étaient emparés autrefois de Gustave-Adolphe IV,
les chiliastes avaient tenté de se rendre maître d'Alexandre Ier.
L'impératrice Elisabeth — princesse de Bade — s'était mise du
complot, que ses dames s'étaient chargées d'exécuter.
Mlle Roxandre de Stourza, fille d'honneur de la czarine, com-
mença par gagner à la cause sainte son frère, l'un des secrétaires
d'Alexandre. A son instigation, ce frère s'était fait l'intime de
Jung-Stilling. On le vit chaque soir chez l'inspiré, en compagnie
de Max de Schenkendorf, le Berlichingen poète, en compagnie
aussi de M. Graimberg de Belleau, émigré français et mari de
cette dame de Graimberg, dont Mad. de Krudener quelquefois
catéchisait les élèves.
Dans ce conseil des Mages, Stourza, étrange petit homme, tou-
jours vêtu d'écarlate et chamarré d'or, représentait l'Orient. D'un
air pensif il écoutait les diatribes furibondes de Schenkendorf
contre le tyran de l'Allemagne, puis, s'animant soudain, il se
mettait à disserter sur la Trinité, objet de ses constantes médita-
tions. '
Les Stourza poussèrent Alexandre dans les bras de Jung. Le
grand-pontife du chiliasme et le czar se rencontrèrent à Bruchsal,
i «Der Abend versammelte die Familienglieder und Freunde um den
runden Tisch. ...Hier eiferte Schenkendorf gegen Tyrannei und Des-
potismus, wobei seine Linke oft unsanft den Tisch beriïhrte, — dann
erging sich auch wieder sein Geist in den herrlichen Fluren des deutschen
Vaterlandes, und seine Leier ertonte in den lieblichsten Accorden. Sturja,
eine kleine unscheinbare Figur mit einer fôrmlich orientalischen Phy-
siognomie, sass hier in Scharlachrothem Courkleide. mit breiten, gol-
denen Tressen beset^t. Mit tiefdenkender Aliène sprach er sîch in
geistvoller Weise ïiber die Dreieinigkeit ans, und verlieh diesem
schwierigen Thema durch ausge^eichnete Klarheit ein doppeltes In-
teresse.... <> (Ans den Papieren einer Tochter Jung-Stilling' s. p. iS.)
11 n'est pas question de Mad. de Krudener dans cet opuscule.
^* 195 44
en 1814. Jung resta au-dessous de ce qu'on avait attendu
de lui.
Empeytaz écrit (Notice sur Alexandre P\ 2e éd. p. 7) : „ Ayant
entendu parler de la piété de M. Yung-Stilling, conseiller à la
Cour du grand-duc de Bade, il {T empereur de Russie) crut trouver
auprès de ce vieillard respecté les conseils nécessaires pour calmer
sa conscience. Il eut une entrevue avec lui. Mais Yung n'ayant
pas des vues claires et simples de l'Evangile, ne parla à l'Em-
pereur que de la souveraineté de Dieu, des droits qu'il a sur tous
les hommes, de l'obligation qui leur est imposée d'observer tous
les commandements divins, et, dans ce but, de multiplier leurs
efforts pour détruire le mal et pour pratiquer le bien. Il ne lui
dit pas un mot de ce grand et éternel salut que Jésus a opéré....
Aussi cet entretien ne porta-t-il aucune consolation dans l'âme
d'Alexandre. . . . " '
Jung obtint une gratification de mille écus et son parti, averti
par l'indifférence avec laquelle Alexandre avait reçu de certains
discours, qu'il fallait, pour réussir auprès du czar, changer de
tactique et de missionnaire, se mit en quête d'un personnage
capable de remplacer le vieil adepte. Ils ne trouvèrent que Juliane,
fille du sénateur de Vietinghof et baronne de Krudener. Ils s'ap-
pliquèrent à préparer les voies à cette élue et à la façonner à son
rôle. Ce que Desmarest2 de Saint-Sorlin n'avait pas obtenu de
Louis XIV, ce que Marguerite Frœhlich, la prophétesse de Riga,
avait demandé en vain au roi Charles XI de Suède, ils décidèrent
que Mad. de Krudener le demanderait à Alexandre. Tout fut mis
1 « . . Je crains de voir l'Europe embrasée par une nouvelle guerre.
L'Empereur, que j'ai vu la veille de mon départ, craint la même chose;
il s'est rappelé à cette occasion tout ce que vous lui avez dit à Brouchsal :
votre opinion est la sienne. J'ai été bien touchée en lui disant adieu, et je
l'ai béni au nom du Seigneur...» {avril 181b. Lettre de Roxandre à
Jung.)
Il résulte de ce que dit la demoiselle d'honneur que le récit d'Empeytaz
concernant l'entrevue de Bruchsal n'est pas absolument exact. Au moins
n'est-il pas complet, car il passe sous silence les indications chiliastes de
Jung.
2 Desmarest avait promis à Louis XIV une armée de 144,000 combat-
tants, s'il voulait se mettre à la tête des fidèles.
Anne Marguerite Erœhlich de Riga, veuve d'un colonel suédois, poussa
Charles XI à prendre le commandement des frères et à partir avec eux
H- 196 *H
en œuvre pour la réussite de ce projet, qui devait placer le czar
à la tète des enfants d'Israël.
pour la Terre-Sainte. — «C'est fort bien, mamie, avait répondu le roi,
mais souffrez que j'aille vite me mettre en état de faire ce bel ouvrage, en
achevant ici mes petites affaires. . .»
Un K. de Graimberg publia en 1820 des vues du château de Heidel-
berg. Je ne sais si c'est le même. La famille était française de vieille
noblesse et estimée.
©c*
^HHHHHHH|H|H|wfi,$i,f>^^
Les historiens ont tous porté sur Alexandre Ier un jugement
identique.
Les ^Mémoires secrets sur la Russie", rédigés en 1800 par le
major Masson, l'un des précepteurs du prince, font de lui le por-
trait suivant : . . . .,11 a de Catherine une grandeur de sentiment
et une égalité d'humeur inaltérable, un esprit juste et pénétrant,
et une discrétion rare, mais une retenue, une circonspection qui
n'est point de son âge et qui serait de la dissimulation si l'on
ne devait point l'attribuer à la position gênée, où il s'est trouvé
entre son père et sa grand-mère, plutôt qu'à son cœur natu-
rellement franc et ingénu. Il a de sa mère, la taille, la beauté,
la douceur et la bienfaisance, mais aucun trait extérieur ne le
rapproche de son père . . .
... „Au reste il est d'un caractère heureux, mais passif. Il
manque de hardiesse et de confiance pour rechercher l'homme
de mérite, toujours modeste et retenu ; il est à craindre que le
plus importun ou le plus effronté, qui est ordinairement le plus
ignare ou le plus méchant, ne parvienne à l'obséder. Se laissant
trop aller aux impulsions étrangères, il ne s'abandonne pas assez
à celles de sa raison ou de son cœur. . . . Un mariage trop pré-
coce a pu amortir son énergie, et malgré ses heureuses disposi-
tions, il est menacé de devenir un jour la proie de ses courtisans,
et même celle de ses valets, si l'âge et l'expérience n'ajoutent
pas un jour la fermeté à ses généreuses dispositions ..."
Hardenberg [Mémoires II, 525) écrit: ... „Cest vraiment bien
dommage qu'Alexandre, à côté de tant de belles et aimables
qualités, soit sans aucune énergie et sans aucun caractère . . .
L'empereur était léger, entreprenant, mais faible et inconstant.
Après la bataille d'Austerlitz il s'enfuit dans sa chaise de poste ;
après celle de Friedland. il se montra absolument découragé . . .
H- 198 -H
. . . Pourquoi faut-il qu'à la bonté et à la bienveillance s'unissent
si rarement chez les souverains l'énergie et l'intelligence! ..."
Mad. de Voss, admiratrice passionnée du czar, note que lors-
qu'il passa à Berlin pour se rendre à Erfurt, le 18 septembre
1808, il se montra „bon et aimable comme toujours, le même
qu'autrefois, mais hélas, si faible, si irrésolu, si totalement dé-
pourvu d'énergie ! . . ." Metternich résume l'avis général en un
mot: „eine sonderbare Mischung von mànnlichcn Vorzugen und
weiblichen Sckwàcken /" '
Gervinus [Histoire du X/Xc siècle) pense de même.
De caractère indécis, impressionnable à l'excès, l'empereur avec
assez peu de lumières, avait naturellement l'âme droite et bien-
veillante. Dès le berceau il s'était trouvé en butte aux influences
les plus opposées. Fils d'autocrate, destiné par sa naissance à
devenir un autocrate, on l'avait mis entre les mains d'un Suisse
républicain, le colonel Frédéric César La Harpe. Celui-ci avait
cru faire merveille en nourissant son élève de ces principes
abstraits qui font la joie des idéologues qui les rêvent et le
malheur des peuples qui les appliquent ^repente" .
De tragiques événements ayant porté au trône le jeune
Alexandre, les guerres presqu'incessantes qu'il se trouva obligé
de soutenir au dehors de son empire, la rivalité de ses conseillers
les plus chers, les intérêts de la Russie livrés alternativement aux
directions les plus contraires, la tension d'esprit à laquelle l'inva-
sion française le contraignit, toutes ces causes, et bien d'autres,
mais celles-ci physiques, avaient usé vite le mélancolique empe-
reur.
1 . . . Immer von der Begeisterung hingerissen und immer nnbestiindig
in der Richtung seines Geistes, hat Alexcinder nie die Wohlthat eines
Augenblickes wirklicher Ruhe genossen. Er hotte werthvolle Eigen-
schaften, seine Gesinnung war edel. sein Wort ihm heilig. Diesen Vor-
zugen standen grosse Mdngel fur Seite. Alexcinder war einer Stut^e
wesentlich bedïirftig ; sein ^Geist und sein Hei~ mussten geleitet und
getragen werden. Wenn jeder Fïïrst nicht wenig M'ùhe hat, aufrichtig
und uneigennut^ige Diener ju finden, unabh'àngig genug durch Cha-
rakter und Stellung, um sich ptr Rolle eines Freundes 72/ erheben, so
ist ein Kaiser von Russland gewiss weniger als irgend ein Monarch
dabei durch seine Lage begïïnstigt Eine Seele, solchen Wechsel-
fdllen unterworfen, muss tinter die ^arten Seelen gerechnet werden,
72/ den starken geh'ôrt sie nicht. {Metternich I, 33-2.)
«• 199 *H
Lorsque s'était ouverte la campagne de 1812, au moment
du passage du Niémen par les Français, le czar en avait
appelé à Dieu. La veille de la bataille de Borodino, ses lieutenants
exposèrent dans le camp russe les saintes images. „Frères et
compagnons, dirent-ils à leurs soldats, vous voyez devant vous
dans ces objets de votre piété, un appel adressé au Ciel pour
qu'il s'unisse aux hommes contre le tyran qui trouble l'univers ;
non content de détruire des millions de créatures , images de
Dieu, cet archi-rebelle à toutes les lois divines et humaines
pénètre à main armée dans nos sanctuaires, les souille de sang,
renverse nos autels et expose l'arche même du Seigneur aux
profanations Ne craignez donc pas que le Dieu, dont les
autels ont été ainsi insultés par le vermisseau que sa toute-puis-
sance a tiré de la poussière, ne soit point avec vous ; ne craignez
pas qu'il refuse d'étendre son bouclier sur vos rangs, et de com-
battre son ennemi avec l'épée de St-Michel . . . ! "
Empeytaz écrit :
... .,Ce fut à l'époque de la prise de Moscou que, se sentant
troublé jusque dans le fond de son âme, il {Alexandre) confia au
prince Galitzin, l'ami et le compagnon de sa jeunesse, l'angoisse
et les tourments qu'il éprouvait. Le prince Galitzin jusqu'alors le
plus léger et le plus mondain des courtisans, avait reçu depuis
peu les impressions de la grâce divine. La lecture de la parole
de Dieu était devenue son occupation favorite; ce ne fut pour-
tant pas sans appréhension qu'il proposa à l'empereur d'y chercher
les consolations dont il avait besoin ; mais l'empereur ne répondit
rien à cette ouverture. Quelques jours après, entrant chez l'impé-
ratrice, il lui causa une grande surprise en lui demandant si elle
avait une Bible. Elle lui remit la sienne (une traduction fran-
çaise de la Vulgate, imprimée à Cologne). Muni de ce précieux
trésor, l'empereur, de retour dans son appartement, se mit à la
lire avec attention ..."
Répudiant soudain les souvenirs de son éducation voltairienne,
Alexandre chercha tout dans la Bible et y trouva l'histoire même
de sa vie. L'amiral Tschitschakof compulsa pour lui les Psaumes
et les Prophètes: le résultat de ce travail fut une relation de la
campagne de Russie, composée en entier de centons bibliques.
Ph 200 M
Quand Tschitschakof lut ce bel ouvrage à l'empereur, celui-ci
fondit en larmes.
Alexandre converti voulut que tout le peuple russe eût part à
la bénédiction qu'il avait lui-même trouvée. Il fonda en consé-
quence la Société biblique de Saint-Pétersbourg, le 14 janvier 1813.
Le comité, chargé de diriger cette association pieuse, reçut pour
président le prince Galitzin; au nombre de ses membres figura
le frère de Mad. de Krudener. Trois cents comités auxiliaires ne
tardèrent pas à se constituer. Toutes les sectes religieuses de
l'empire, les catholiques grecs, les catholiques romains, les dissi-
dents luthériens, etc., furent conviés à prendre part à une pro-
pagande, dont le signal venait du czar lui-même.
. . . „Tel était l'état spirituel d'Alexandre, poursuit Empeytaz,
lorsqu'il fut appelé à quitter sa capitale pour la fameuse cam-
pagne de 1813. Une dame de la Cour, qui avait connaissance
de ses combats intérieurs, lui remit, au moment de son départ
de Riga, une copie du Psaume XCI (qui habitat in adjutario
Altissimï), en le conjurant de le lire souvent, l'assurant qu'il y
trouverait les consolations dont il avait besoin. L'empereur prit
le papier avec précipitation, le mit dans sa poche et partit. Il
resta trois jours sans se déshabiller, et oublia entièrement ce que
cette clame lui avait remis. Arrivé au frontières de ses Etats, il
fut appelé à entendre le discours d'un évêque, qui prit pour texte
le 1 3e verset de ce psaume : „ Tu marcheras sur le lio?i et sur
r aspic et tu fouleras le lionceau et le dragon ..." Ce discours,
qui avait quelque chose de prophétique, fixa son attention, mais
son étonnement fut bien plus grand, lorsque le soir, faisant la
révision de ses papiers, il trouva la copie de ce psaume : il le
lut avec émotion, et crut voir dans cette circonstance une direc-
tion de la Providence, pour le faire réfléchir plus sérieusement
sur ses véritables intérêts ..."
La campagne de 1813, remarque Gervinus, se passa pour les
armées russes sans alternatives trop marquées de revers et de
succès : ce fut un bonheur pour Alexandre, dont l'esprit se
raffermit quelque peu. Après l'incendie de Moscou les cheveux
du czar avaient blanchi ; sa pensée avait perdu toute fermeté et
même plus d'une fois il s'était montré impuissant à la diriger.
Jusqu'aux jours de la bataille de Dresde l'empereur s'était cru né
** 201 «W
pour le malheur du monde; ce ne fut qu'après Leipzig que son
intelligence reprit quelque sérénité.
Est-il impossible de trouver les causes réelles et du trouble
d'après Moscou et du calme relatif que la victoire rendit à
Alexandre? ... Je ne le pense pas.
Alexandre avait été le complice à demi inconscient, il est vrai,
de Pahlen, de Subow et des autres assassins de Paul [or. Il était
au courant de leurs projets. La nuit où le père fut égorgé, le
fils s'était couché tout habillé, attendant les événements. On lui
avait dit, qu'on se contenterait de l'abdication de Paul, et je crois
bien que les conjurés n'avaient eux-mêmes, au début, d'autre
désir que d'arracher à leur victime cette abdication. Mais le vin,
la lutte, la crainte même que leur causait la faiblesse du nouvel
empereur, les emportèrent au-delà de ce qu'ils avaient d'abord
résolu. Dès que Bennigsen fut sorti des appartements de Paul
avec l'acte d'abdication, ils se ruèrent sur le souverain détrôné
et le massacrèrent. ... Le nouvel empereur ne punit pas les
meurtriers ! . . Pahlen seul, à quelque temps de là, se vit disgracié,
mais pour d'autres motifs et sur les instantes prières de l'impé-
ratrice mère.
Ses défaites successives parurent au parricide un effet de la
colère de Dieu. Il trembla: la terreur le rendit dévot. Plus tard,
quand il eut obtenu quelques succès, il se crut pardonné et s'at-
tacha davantage encore à un Dieu miséricordieux et dispensateur
de la victoire.
Fêté après 1 8 1 3 et proclamé le restaurateur de la paix de
l'Europe, ,,1'ange blanc" parut n'accepter les éloges qu'avec em-
barras. Au congrès de Vienne, il joua le désintéressement. Rien
ne lui était plus aisé! Que pouvait-il craindre? De toutes les puis-
sances européennes la Russie était alors la plus forte et elle était
la seule dont la domination pût s'étendre. Que lui importait donc
que la Prusse occupât la Saxe en compensation du grand-duché
de Varsovie ! . . . Un nouveau groupement des provinces de
l'Europe n'accroissait nullement les forces de l'Occident. Quoi qu'il
arrivât , Alexandre restait pour longtemps encore l'arbitre du
monde. L'avenir lui appartenait.
Et le Dieu des armées continuait à le protéger ! Un instant le
czar avait pu se croire menacé par une coalition. Le 3 janvier
H- 202 -H
1815, le prince de Talleyrand, M. de Metternich et Lord Castle-
reagh avaient signé un traité d'alliance dirigé contre la Russie.
— Alexandre se sentit vaguement en péril. Mais encore une
fois le Seigneur sauva son protégé, que l'équipée de Napoléon vint
tirer d'embarras.
Les apôtres du chiliasme trouvèrent en 1815 Alexandre mieux
préparé que jamais à subir leur influence. Du reste, le chiliasme
était d'accord avec la politique traditionnelle de la Russie, à la-
quelle il ouvrait l'Orient et l'Occident. — „Nous faisons du pré-
sent, la Russie fait de l'avenir" avait coutume de dire le prince
de Talleyrand, qui dans une conversation (dépêche de Metternich
à Stadion, Paris 26 fév. 1808) avec l'ambassadeur autrichien
ajoutait: „La conquête de la Turquie est une des idées favorites
de l'Empereur Alexandre ; il y attache la gloire de son règne,
le gage de sa sécurité personnelle. . ."
*w
Roxandre de Stourza, née à Constantinople le 12 octobre
1786, était devenue à seize ans la demoiselle d'honneur de l'im-
pératrice Elisabeth qui, en 1814, l'emmena en Allemagne. Les
dames de la cour de Russie séjournèrent pendant la première
campagne de France à Carlsruhe auprès du grand-père de leur
impératrice.
Roxandre, d'une belle nature, généreuse, franche, religieuse,
confiante, trop confiante et trop facile à l'admiration, s'engoua
de Jung-Stilling et de Mad. de Krudener. „Votre âme, comme
la terre antédiluvienne, a toute sa force primitive", lui écrivait
alors Mad. de Swetchine,1 et ailleurs: „Chère Roxandre, la con-
fiance est une plante indigène dans votre cœur!..."
Mad. de Swetchine écrivait à Roxandre le 6 avril 1 8 1 4 : «...Je
ne puis vous dire combien tout ce que vous me dites de
Mad. de Krudener et de sa fille m'a intéressée. Comme je n'ai
pas l'honneur, très peu rare, d'avoir des opinions toutes faites
à l'avance et que par une bizarrerie que l'on condamnerait beau-
coup à Petersbourg si je m'en vantais, je tiens à avoir des notions
préliminaires un peu exactes sur quelque chose que ce soit avant
de le juger, mon opinion sur les théosophes d'Allemagne est
dans un état de suspension qui ferait frémir d'indignation et de
crainte tous les orthodoxes. On peut faire beaucoup de chemin
dans un champ si vaste, et j'ai toujours trouvé assez simple
qu'en respectant les bases, les uns s'occupent à ôter quelques
1 Sophie Soymonof, mariée à dix-sept ans avec le général Swetchine,
âgé de quarante-deux. Plus simple que Juliane de Vietinghof, elle évita
les écueils du monde et fut toute sa vie sincèrement religieuse, sans
ostentation de piété. Femme d'esprit, du reste, et qui, sachant penser,
sut écrire.
H- 20-4 -H
briques qui leur paraissent inutiles, et que les autres en ajoutent,
pourvu que le luxe de ceux-ci n'aille pas braver le ciel par une
seconde tour de Babel. Je me sens fort indulgente, quoique j'aie
toujours trouvé, après y avoir bien pensé, qu'il valait mieux
suivre la religion, dans toute sa simplicité, et n'en point faire
une science, dont les plus habiles zélateurs ne sont pas toujours
les chrétiens les plus attachés à ces préceptes, qui dirigent l'action
en l'identifiant avec elle. Lorsqu'on se perd dans les abstractions
et dans les élans de l'amour divin, il est bien rare que l'orgueil,
dans le partage, courre risque de mourir d'inanition. Le cri de
guerre de cette milice sainte est toujours simplicité, abnégation
de volonté et de complaisance en soi-même, mais cette belle
médaille a un malheureux revers qui étale tous les vices opposés.
En outre de ces observations qui m'ont été fournies par la
société que vous connaissez, une chose qui m'en aurait garantie,
c'est l'éloignement prononcé que j'ai pour tout ce qui est asso-
ciation. Je n'ai jamais compris qu'on se trouvât lié par les opi-
nions, et si jamais je suis d'une secte, ce sera de celle des indé-
pendants. Je ne donne jamais ma confiance et mon estime qu'au
caractère, et les romans de Mad. Radcliffe m'effraient moins que
je ne le serais si je me sentais sous la griffe d'une société reli-
gieuse faisant corps dans le corps de l'Eglise chrétienne. Tâchez,
mon amie, de vous y soustraire. Ce n'est pas aussi facile que
vous le croyez; ces gens-là, quelque estimables qu'ils soient
d'ailleurs, nourrissent toujours cette arrière-pensée et la Propa-
gande était pleine de tiédeur en comparaison de la chaleur qu ils
y mettent. Ecoutez-les s'ils vous intéressent, mais n'adoptez pas
leurs opinions; prenez d'elles ce qui échauffe l'âme sans influencer
l'esprit.
„Votre frère m'a lu la lettre de Mad. de Krudener dont vous
lui avez envoyé une copie ; elle m'a paru admirable et à lui
aussi, sans qu'il en convienne peut-être d'aussi bonne foi. Je ne vous
en invite pas moins à vous en tenir à cette foi du charbonnier
à laquelle je suis revenue..."
Il paraît que Marie Kummer préoccupait Mlle de Stourza, et
qu'il était question d'elle ou de quelque autre voyante dans la lettre
de Mad. de Krudener, car à peine Mad. Swetchine avait elle
posé la plume qu'elle la reprenait le 7 avril: „...Si vous pouviez
«• 205 «H
m'envoyer un ouvrage sur le magnétisme et ses effets, qui ne
fût pas volumineux et en donnât une idée juste, vous nie feriez
grand plaisir, car rien ne m'intéresse plus que de m'intéresser à
ce qui vous intéresse..."
Roxandre, à ce moment, se mit sérieusement à rêver. Elle
songea à se retirer du monde et à consacrer sa fortune à la fon-
dation d'un établissement politico-philanthropique. 11 s'agissait, si
je ne m'abuse, d'un couvent ouvert aux trois sectes chrétiennes.
,,...11 faudrait pour le faire aller, écrivit bien vite Mad. de Swet-
chine, un esprit encore beaucoup plus conciliateur que celui qui
maintient en respect plusieurs rivales dans un harem..."
Je laisse de côté une lettre de Mad. de Swetchine du 29 juin
1814, pour arriver à une autre de juillet: „...Je connais déjà
Mad. de Krudener, Yung, etc., comme si je les avais vus. Mais
la plus intéressante des connaissances que vous m'avez fait faire,
est celle de M. Poilier (gouverneur-instituteur du fils du roi
détrône de Suède, resté dévoué à son élève malgré la chute du
père)... J'ai assez de goût pour la métaphysique, même mystique,
mais une seule action comme celle-là, faite de premier mouvement,
me paraît avoir plus de prix que les conceptions sublimes et les
ravissements au troisième ciel..."
J'imagine que personne ne contredira la correspondante.
Autre lettre, plus importante! Elle est du 2 août 1814 et traite
de la première entrevue de l'empereur Alexandre, revenu de Paris,
victorieux, avec sa femme, l'impératrice Elisabeth: .,.. .Combien
ce que vous me dites de l'entrevue m'a touchée!... Dans cette
réunion si désirée, il me semble voir le seul triomphe qui restait
à remporter à la vertu, le mal vaincu dans son dernier retranche-
ment et sous sa dernière forme, et l'aurore d'un nouveau jour
de grâce et de bénédiction pour la Russie. Le ciel complétera
son ouvrage et par ce bienfait nouveau renouvellera, au milieu
de nous, ce pardon solennel, que sa miséricorde diversement
exprimée, semble proclamer dans l'univers. Car que disent les
heureux événements qui viennent de se succéder, sinon que l'Eu-
rope malheureuse avait assez satisfait pour l'Europe coupable, et
que le temps de la réconciliation était arrivé ! Ah ! méritons-le et
H- '20b *H
que le renouvellement de nous-mêmes soit le premier gage de
cette alliance à laquelle Dieu, plus sensiblement que jamais, vient
de rappeler les hommes ! Mon cœur est plein, mon amie, et c'est
d'émotion et de joie!...
„... L'intérêt que l'Empereur vous témoigne est bien fait aussi
pour animer votre reconnaissance, quoiqu'on n'ait pas besoin d'avoir
dansé avec lui pour dire, du plus profond de son cœur, qu'il est
le meilleur prince du monde. Si ses bontés pour vous, mon amie,
vous laissent la possibilité de rendre quelque service, profitez-en,
mais que ce soit avec beaucoup de ménagements; on est très-
responsable de l'emploi du moindre crédit qu'on peut avoir. Sur-
tout ne vous en servez jamais pour flatter la vanité!...
„... Cette promenade dans les Vosges (au Ban de la Roche) que
vous projetiez avec Mad. de Krudener, en variant vos plaisirs,
pourra vous en faire beaucoup. Mais . . . j'ai toujours entendu dire
aux marins les plus experts, que le calme immédiatement après la
tempête faisait plaisir, mais que pour peu qu'il durât, rien n'était
si insupportable...
„...J'ai un peu souri en vous voyant prétendre que tout le
bien qui reste à faire dans le monde, et en vérité, il y en a
beaucoup, ne se fît plus que par un seul; il me semble que
vous voulez, en politique, tout réduire à un seul agent... Je
n'ai rien contre, quoique je ne sois pas aussi exclusive que vous,
et que, pourvu que justice se fasse, je sois accommodante sur le
reste..."
Berckheim avait fait lire à Roxandre X Homme du Désir de
Saint Martin. Mad. de Swetchine tenta de prémunir la demoiselle
d'honneur contre le danger de pareilles lectures : „... C'est un très-
beau poëme, dont la scène est dans la région des nuages... Trop
oser sent toujours l'humain, et ce n'est pas ainsi que l'Esprit
divin inspire. Je lis beaucoup, mon amie, et plus je lis, plus j'en
reviens à ces premiers éléments qui sont si simples qu'on les fait
bégayer à l'enfance. Je m'y borne et je ne songe quà purifier
le vase qui les reçoit. Les environs de notre terre sont peuplés
de rascolnicks, et comme je demandais hier à une pauvre femme
d'un des villages qui en a le plus si elle en était, elle me répondit :
„Non, petite mère, je marche dans l'ancien chemin, je prends ce
que le bon Dieu m'a donné...''
H* 207 -H
La lettre de Mad. de Swetchine, adressée à Bade, fut probable-
ment communiquée à Mad. de Krudener ?
Peu après Mad. de Swetchine devenait catholique romaine et
Roxandre s'engouait d'un autre mystique, le fameux médecin
théologien François Baader.
En 1816, Mlle de Stourza épousa le comte Edling, officier à
la cour de Saxe-Weimar. Quelques années après, elle reçut
d'Alexandre dix mille déciatines de terrains incultes à dix lieues
d'Odessa. Elle les fit défricher, les planta d'arbres et y établit la
colonie chrétienne de Manzyr.
Roxandre mourut le 16 janvier 1841. Son frère lui consacra
une notice biographique. Lui-même s'était marié et avait une
fille, qui fut l'héritière de Roxandre. Marie de Stourza s'était unie
avant la mort de sa tante à un neveu de Mad. de Swetchine,
le prince Eugène Gagarin.
M. Falloux, à qui M. Eynard avait cependant dédié son livre,
écrit à propos des relations de Juliane avec Roxandre: „...Sans
plus de génie dans la doctrine que les sectaires qui l'entouraient,
elle (Mad. de Krudener) avait cependant l'originalité de son sexe,
de sa naissance et d'un langage qui, sans porter jamais le sceau
de la simplicité, respirait quelquefois encore le charme romanesque
de Valérie. A la petite cour de Baden, Mad. de Krudener se
trouva la descendante d'un des plus illustres serviteurs de l'em-
pire russe et la veuve d'un ambassadeur. A ces titres, elle pénétra
aisément dans la familiarité de l'impératrice. Ses regards s'arrê-
tèrent en même temps sur la jeune favorite qui l'accompagnait.
Soit sympathie sincère, soit calcul, Mad. de Krudener prit
Mlle Stourza pour confidente des pensées qui agitaient son âme
et qui toutes gravitaient vers l'empereur Alexandre...
„...Ce ton austère, qui contrastait étrangement avec celai du
monde dans lequel vivait alors Mlle Stourza, faisait prendre aisé-
ment le change sur le fond des idées et portait les cœurs purs
et élevés à confondre quelquefois sans trop de sévérité la décla-
mation et l'éloquence.
„Mlle Stourdza ne cacha point cette correspondance à l'impéra-
trice qui, toujours désireuse de rappeler son mari à des sentiments
plus graves, s'empressa de la lui communiquer. Mad. de Krudener
H- 208 -H
ainsi encouragée, redoubla ses appels à la vie chrétienne et
s'enhardit bientôt jusqu'à prophétiser..." (Mad. de Swetchine.
Vie I, 77.)
L'hagiographie d'Eynard ne semble point avoir eu grande
influence sur M. de Falloux, qui, plus loin (p. 165) parlant de la
correspondance entretenue par Mad. de Swetchine avec Alexandre,
remarque que „...Ceux qui avaient gémi de l'ascendant de Mad. de
Krudener, s'effrayèrent bien davantage de celui de Mad. Swetchine.
Mais cette fois, la femme qui représentait près d'un souverain la
religion et la vertu, était véritablement digne de cet honneur..."
*
S^SSS^SS^^ftSS^^^S^^S^^S^^S
Les diplomates les plus célèbres de l'Europe étaient réunis à
Vienne, quand, le 25 septembre, l'empereur de Russie et le roi
de Prusse y firent leur entrée. Les longues acclamations du peuple,
les salves de mille canons saluèrent les triomphateurs. Le soir, il
y eut grand bal. Puis le temps se perdit en futilités diploma-
tiques. On était si enivré du succès qu'on ne songeait qu'à jouir
d'un intervalle de repos. „Le Congrès danse et ne marche pas",
râla le vieux prince de Ligne quelques jours avant de mourir.
Roxandre de Stourza avait accompagné à Vienne son frère, le
secrétaire. Fille d'honneur de l'impératrice, depuis longtemps elle
était l'une des affidées de Jung-Stilling et depuis longtemps ses
relations avec la baronne de Krudener touchaient à une sorte
d'intimité. Plus d'une fois, Juliane, à Bade, à Carlsruhe et ailleurs,
lui avait prédit, d'après Friedrich de Winzershausen, que 18 15
verrait de grandes choses. Roxandre le croyait, mais elle dansait.
La baronne, qui se morfondait loin des fêtes, crut devoir rap-
peler à son amie la vanité des plaisirs mondains et la nécessité
où était Alexandre, le roi des rois, de préparer la terre aux évé-
nements prochains.
Le 27 octobre 1814, elle écrivit à la fille d'honneur:
„J espère, ma chère amie, que vous aurez reçu ma lettre par
la jeune Madame de Fries; j'ai eu le plaisir de recevoir la vôtre,
qui m'a fait un effet bien satisfaisant et qui m'a montré les situa-
tions de votre âme. Comme l'idée de vous voir marcher vers le
seul but qui doit vous appeler me fait du bien ! ne vous laissez
arrêter par rien ! Montez la montagne, quand ceux qui n'ont que
des idoles la descendent. Ce Dieu vivant vous appelle, et l'autel
où il vous transporte est cette croix qu'on ne peut allier avec
les délices d'un monde corrompu. Et quelles délices! Non. la
coupe empoisonnée, où s'abreuve la tourbe, ne vous tentera pas!
'4
#*> 210 4«
Non, vous connaissez l'océan de vérité et vous vous détournez
avec horreur du banquet des ennemis de notre Dieu. Non,
l'amour immense, qui vous appelle, ne trouvera pas en vous
une ingrate, car vous avez été élevée pour être de ce peuple
d'enfants et de héros qui, dans cette terrible lutte qui s'apprête,
doit vaincre en aimant. Je vous parle avec force, mais je vis au
pied de la croix. Les événements de la vie se pressent, les visions
du temps, la voix des apôtres, les miracles que mon Dieu pro-
digue aux siens et à l'indigne créature qui vous parle, tout excite
ma conscience à vous parler avec cette force. Il n'est plus temps
de balancer. Que le peuple des vertiges s'amuse, il n'a que ses
tristes plaisirs; ces plaisirs l'achètent et le déshonorent, mais que
les chrétiens veillent et prient! L'ange qui marquait du sang pré-
servateur les portes des élus passe, le monde ne le voit pas ; il
compte les têtes, le jugement s'avance, il est prêt et l'on s'agite
sur un volcan. ' Nous allons voir la coupable France, qui selon
les décrets de l'Eternel, devait être châtiée par la croix qui l'avait
soumise ; nous allons la voir châtier. Des chrétiens ne devraient
pas punir et l'homme que l'Eternel avait choisi et béni, l'homme
que nous sommes heureux d'aimer comme notre Souverain, ne
pouvait porter que la paix. Mais l'orage s'avance : ces lys que
l'Eternel avait conservés, cet emblème d'une fleur pure et fragile
qui brisait un sceptre de fer, parce que l'Eternel le voulait ainsi,
ces lys qui auraient dû appeler à la pureté, à l'amour de Dieu,
à la repentance, ont paru pour disparaître ; la leçon est donnée
et les hommes plus endurcis que jamais ne rêvent que tumulte.
Ah ! plaignons ces hommes du torrent, ils sont dans d'arides dé-
serts; ils sont jetés par leurs passions sur un Océan orageux, où
ils comptent les naufrages des autres, sans vouloir éviter le leur.
Ah! prions pour eux, nous le devrions, quand même nous ne
serions pas chrétiens. Frémissons de l'approche de ces temps re-
doutables, dont chacun plus ou moins a le pressentiment, quand
il n'en aurait pas encore la certitude. Peut-on danser et se revêtir
de riches draperies, quand des millions gémissent, quand de
sombres haines déchirent le genre humain ! Quoi ! ces fêtes auda-
cieuses qui sortent du deuil des nations et les y replongent, ne
vous épouvanteront-elles jamais ? Quoi, nous ne frémirions jamais
1 La baronne se croyait à la veille de l'Exode chiliaste {Exode XII).
H- 211 -H
à l'idée d'offenser un Dieu si grand, si tendre, qui a horreur de
nous voir prostituer la vie, au lieu de la regarder comme un
saint métier, un culte d'amour et de félicité? Pour nous, que nos
fêtes soient les louanges de notre Dieu Sauveur! qu'offrandes
magnifiques et saintes, les offrandes du cœur l'honorent ; que le
développement de toutes les facultés produise les merveilles de
la pensée et de nobles plaisirs, c'est alors que nous connaîtrons
des fêtes et des réjouissances ; les anges y prendront part et non
les démons, comme dans ces fêtes grossières du peuple et dans
celles des passions plus cultivées ..."
Ce pathos prophétique, qui sonne aux oreilles à l'instar d'un
son de cloches, où chacun peut trouver, comme Wittington, ce
qui lui plaît, ou comme Ragotin, ce qui lui déplaît, était suivi
de l'éloge chaleureux d'Empeytaz.
. Mais Mad. de Krudener connaissait assez Mlle de Stourza pour
être persuadée que la fille d'honneur ne manquerait pas de faire
fête à Alexandre de cette apocalypse chiliaste. Quelques flatteries
à l'adresse du czar, que l'on voulait transformer en paladin de
la Sainte-Alliance, ne pouvaient donc être que bien placées à la
suite de cette pièce d'éloquence sibyllique :
. . . „Vous voudriez pouvoir me parler de tant de grandes et
profondes beautés de l'âme de l'Empereur. Je crois en savoir
déjà beaucoup sur lui. Je sais depuis longtemps que le Seigneur
me donnera la joie de le voir. Si je vis, ce sera un des moments
heureux de ma vie. Jamais il n'y a eu de devoir terrestre plus
doux que d'aimer et respecter celui qu'on doit aimer et respecter
par l'ordre de Dieu même. J'ai d'immenses choses à lui dire, car
j'ai beaucoup éprouvé à son sujet, le Seigneur seul peut préparer
son cœur à les recevoir ; je ne m'en inquiète pas ; mon affaire
est d'être sans peur et sans reproche ; la sienne d'être aux pieds
du Christ, la Vérité. Que l'Eternel dirige et bénisse celui qui est
appelé à une si grande mission ! . . . Ah, que ce soit à genoux
qu'il reçoive de Christ ces grandes leçons qui étonnent et étonne-
ront toujours plus les peuples et rempliront de saintes joies ce
cœur rempli maintenant de saintes inquiétudes. Quant à l'indigne
servante du Seigneur qui vous parle, vous savez qu'elle ne veut
rien pour elle : la gloire du Christ l'enflamme seule, du moins
elle ne tient qu'à mourir à tout ce qui n'est pas Christ, son sang
«• 212 -H
est tout seul la grande affaire de ma vie, ce sang qui m'a sauvée
et qui me régénère. Toute autre pourpre a disparu de mes yeux.
Mon âme a soif du Dieu vivant et les opprobres ne m'effraient
pas. C'est à moi à donner mon cœur. C'est à Christ à le former,
à l'éclairer, à le fortifier. Ainsi soit-il ! . . ."
L'appât ainsi lancé, la baronne attendit avec une fébrile impa-
tience que la proie s'y laissât prendre. Le 15 décembre, elle
n'avait encore aucune nouvelle de sa prose, aussi crut-elle devoir
stimuler sa négligente amie :
. .. „Je vous parlais de la joie extrême que me donnait l'espé-
rance de voir cet Empereur, auquel le Seigneur donne une bien
plus grande puissance que celle que le monde aperçoit. Je ne
saurais vous dire combien nous l'aimons, ma fille et moi, et
combien ses grandes destinées nous occupent. Je vous disais bien
quand vous quittâtes Bade que vous seriez longtemps encore en
Allemagne. . ."
L'Empereur ne donnant pas encore signe de vie, Mad. de Kru-
dener s'étonne et revient à la charge. Elle mêle à sa nouvelle
lettre le souvenir de la reine de Prusse. Il importait qu'Alexandre
ne prît pas l'illuminée qui écrivait pour la première venue et qu'il
sût qu'elle avait eu jadis des relations avec une femme, dont il
avait lui-même gardé un tendre et mélancolique souvenir:
. . . „J'ai craint un moment que cette lettre ne vous inquiétât.
Je vous y parlais aussi de ma respectueuse et profonde admira-
tion pour l'Empereur. La grandeur de sa mission m'a encore été
tellement dévoilée dernièrement, qu'il ne m'est plus permis d'en
douter. J'ai adoré la magnificence du Seigneur qui a tellement
béni cet instrument de miséricorde. Oh! que le monde sait peu
tout ce qui l'attend, quand la politique sacrée prendra les rênes
de tout, et que le soleil de justice se manifestera aux plus
aveugles. Oui, chers amis, je suis persuadée que j'ai des choses
immenses à lui dire, et quoique le prince des ténèbres fasse tout
son possible pour l'empêcher et pour éloigner ceux qui peuvent
lui parler des choses divines, l'Etemel sera le plus fort. Ce Dieu
qui se plaît à se servir de ceux qui, aux yeux du monde, ne
sont que des objets vils et de dérision, a préparé mon cœur à
cette humilité, qui ne cherche point l'approbation des hommes.
|e ne suis que néant. Il est tout, et les Rois de la terre tremblent
H» 213 -H
devant lui et ne sont que poussière. N'osant plus rien accepter,
ayant renoncé à tout, ni la faveur, ni le blâme ne peuvent rn'in-
timider. Voilà ce que vous disait cette lettre. ( 'elle à laquelle
vous répondez était de douze pages. Lavez-vous lue toute en-
tière? C'est une singulière question; mais peut-être quelqu'un
vous a-t-il rendu le service que Mad. de Sévigné semblait désirer
quelquefois, quand elle disait: Lisez ma lettre toute longue
qu'elle est; je n'ai pas le temps de la faire plus courte. Au
reste je vous fais cette question, parce que vous me demandez
si je connais Werner, et que, dans ce volume, je vous parle de
Werner. Je ne vous en veux pas, au reste, si vous n'avez pas eu
le temps de la lire et si d'autres Tout lue. Je vous dirai ce que
m'écrivait la reine de Prusse: „ Avez -vous lu ma lettre? les
maîtres de poste et les maîtres des maîtres de poste n'y verront
qu'un cœur qui est à Dieu. . ." '
L'empereur Alexandre ne reçut d'abord qu'avec indifférence la
diseuse de bonne aventure qui s'offrait à lui dévoiler l'avenir.2
Quant à Roxandre, elle n'avait vu dans la fameuse lettre d'octobre
que ce qui s'y trouvait réellement, un prêche chiliaste. „Les lys
qui n'auront paru que pour disparaître" lui avaient semblé assez
médiocrement prophétiques. Mais, quand Napoléon eut quitté l'île
1 Alexandre avait porté à Louise de Prusse une affection profonde,
presque passionnée. « Der Arme ist gan^ begeistert und be^aubert von
der Kbnigin ! . . constatait Mad. de Voss dès le i5 juin 1802.
2 Pour ce qui concerne l'état d'esprit d'Alexandre au congrès de Vienne,
je renvoie aux Mémoires de M. de Metternich, publiés par M. Klinkow-
strœm, directeur des Archives secrètes de Vienne. Un jour, le czar pro-
voqua en duel M. de Metternich. (I, 3'i6.) L'affaire n'eut pas de suites,
mais pendant longtemps les deux adversaires ne se virent point. Le 7 mars
181 5, le chancelier autrichien ayant reçu avis de l'évasion de l'île d'Elbe,
alla communiquer cette nouvelle à Alexandre qui, après quelques paroles
données à la politique, s'écria : « Nous avons encore à régler une affaire
personnelle. Nous sommes chrétiens; notre sainte loi nous commande de
pardonner les offenses. Embrassons-nous!..» (I, 32q.) La dévotion
renaissait avec le péril. Quelques grimaces de piété avaient suffi une pre-
mière fois pour fléchir Dieu et gagner son alliance. Derechef Alexandre
recourut aux pratiques qui lui avaient d'abord réussi. Lui-même s'était
jugé naguère et s'était reconnu criminel. Pour que Napoléon eût été
abandonné du Seigneur autant qu'il l'avait été, il fallait qu'il fut plus
pervers encore que le czar. Dans l'esprit d'Alexandre, Bonaparte passa
désormais pour un véritable Antéchrist.
«• 214 *H
d'Elbe, la demoiselle d'honneur se souvint des quelques mots
échappés au délire de la pythonisse. Elle se persuada que sa
sainte amie avait fort positivement prédit le retour de l'Ange
noir. Il y avait bien dans la phrase un „/>our disparaître1" , qui
menaçait de rendre tout au moins inutile une guerre au profit
des Bourbons et qui ne s'explique que par les lettres connues
de Mad. de Krudener : „ Tout va être renversé . . . ! " Roxandre,
sans y regarder de plus près, montra la prophétie. Elle se hâta
même de demander à son amie de plus amples renseignements.
Aussitôt la baronne, du ton qu'eût pris une tireuse de cartes
longtemps méconnue : . . . „Nous avons été si fidèlement averties
par la miséricorde du Seigneur que nous avons su d'avance les
époques remarquables, tellement que le jour même où il se passa
quelque chose de très marquant à Paris, le 20 mars, nous avait
été annoncé trois mois d'avance par quelqu'un de notre société ;
mais ce que je vous écrivais de Strasbourg sur ces lys, qui
n'avaient fait que paraître pour disparaître, je l'avais écrit par
une inspiration qui m'avait transportée en écrivant. De même les
grandes choses qui se passent dans l'intérieur de l'Empereur et
le préparent aux grandes destinées qui étonneront les peuples ne
sont pas ignorées de l'indigne servante, qui doit lui annoncer de
grandes choses ; mais j'ai su d'avance qu'il y aurait de grands
empêchements à cela, de faux jugements sur mon compte, et je
n'ose me justifier sur rien, le Seigneur éclairera tout . . .
,,J ai été obligée dernièrement à plusieurs voyages et à chercher
un asile qui sera témoin de grandes choses. Tout cela a l'air
d'inconséquence et beaucoup de personnes, voyant que j'étais
instruite d'avance de grands événements, me croient mêlée dans
des affaires politiques. Hélas ! si je ne savais que ce qui se passe
dans les cabinets, je saurais peu et je serais dans les ténèbres..." '
(lo avril 1815).
1 Oberlin prétendait avoir été averti de même de l'approche de la
Révolution française. On lit dans G. H. von Schubert, Berichte eines
Geistersehers u. . . pag. 3o5 :
«2/. Aug. ijgo sah ich im Traume ein Zeichen am Himmel. Es
war gleich einem Vampyr und Fleischfresser ; sein Gang und sein
Lan/ ging von Abend gegen Morgen. Es schicn bestimmt ^u sein,
blutige Zeiten an^ukùnden. »
Der Papa sagte uns, dass vor der Zeit der fran^'ôsischen Révolution
vielfache Anfforderungen im Steinthale jur ernstlichen Furbitte fur
«• 215 -H
A la lecture de cette lettre, faite pour lui, L'empereur se trouble.
Mad. de Krudener avertie, redouble de promesses et s'efforce de
piquer décidément la curiosité d'Alexandre:
. . . „Oh, mon amie, que de choses j'ai encore apprises depuis
vous, que de choses j'ai vues confirmées, dont le monde ne se
doute pas ! qu'il me tarde de vous parler de notre bien aimé
Empereur et des grandes destinées du monde ! Il ne me reste
plus aucun doute que le Seigneur n'ait voulu instruire la misé-
rable et indigne créature qui vous écrit : chère amie, priez, priez,
les moments sont bien grands. Priez pour l'élu du Seigneur.
Priez aussi pour votre pauvre amie qui en a bien besoin, qui
craint sans cesse de manquer à ses grands devoirs et se trouve
si coupable de ne pas aimer le Dieu des infinies miséricordes,
qui l'accable de bienfaits et exauce chacune de ses prières. Nous
nous jetons souvent à genoux pour prier pour ceux que nous ché-
rissons. Oh ! que le monde ne se doute pas de ce qui va arriver ! . . . "
(l8 mai 1815).
Frankreich ergangen waren. Man habe daselbst lange Zeit den Fall
der Geistlichkeit vorausgewusst ; man habe im Gesicht gan^e Schaaren
bôser Geister mit einer fnrchtbaren Schnelligkeit durch die LuJ't
schweben sehen, der en Zng gegen die Mitte von Frankreich hingekehrl
rvar. . . »
Les visions de Mad. de Krudener étaient-elles de même nature? . . .
&
La baronne avait mandé à Roxandre qu'elle s'était vue forcée
de chercher un asile „qui sera témoin de grandes choses".
On conte qu'à Strasbourg, au milieu de janvier, elle reçut —
les uns disent de Marie Kummer, les autres de Dieu — com-
mandement de se rendre aussitôt au moulin de Schluchtern. De
grands événements allaient conduire auprès du village l'ange blanc,
auquel Mad. de Krudener se verrait enfin présentée. Dociles à
l'ordre reçu, la baronne, Juliette, Berckheim et Empeytaz s'étaient
immédiatement rendus au moulin.
La vérité est que cette retraite n'eut rien de miraculeux. Si
Mad. de Krudener alla à Schluchtern, les ordres de Dieu n'y
furent pour rien, pour beaucoup au contraire, les ordres ou du
moins les agissements de la police badoise. '
1 Les protecteurs de Fontaines — ceux de Mad. de Krudener — avaient
perdu de leur crédit à la cour de Bade, depuis que le prince Charles,
mari de Stéphanie de Beauharnais, remplaçait son aïeul Charles-Frédéric
sur le trône grand-ducal (juin 1811).
En 18 12 et 181 3 les prédications de Fontaines avaient certainement
touché à la politique, comme celles de Mad. de Krudener et de Marie
Kummer.
On lit dans les «Mémoires tirés des papiers d'un homme d'Etat» (XI,
285) : «... Il (d'Armfeldt) devint en raison de sa position spéciale, le
chef d'une diplomatie secrète, et le duc de Serra-Capriola (ancien ambas-
sadeur de la cour de Aaples en Russie) en rapport avec toutes les cours
anti-françaises et en apparence avec celles mêmes en apparence amies de
Napoléon, fut l'âme de ce ministère occulte, inconnu au ministère patent...
On ne négligeait aucun moyen d'une future union générale contre Napo-
léon. Les correspondances à cet égard avaient pour agents ceux du
Tugendbund et des commis-voyageurs, dont on était sûr. . . »
D'après Quérard (Supercheries littéraires dévoilées), le rédacteur d'une
partie des Mémoires que je cite, fut un nommé d'Allonville qui, n'ayant
pas réussi à se faire un nom en publiant ses propres souvenirs, compila
H- 1217 -H
Fontaines, dénoncé par le pasteur Mezel, avait renoncé à son
emploi, mais l'agitation qu'il avait provoquée à Sulzfeld avait
attiré l'attention du gouvernement. Les réunions présidées à Carls-
ruhe par la baronne avaient également donne de l'ombrage.
Apollyon était renversé; il n'était plus nécessaire de tolérer des
sectaires, devenus d'autant plus influents que l'accomplissement
de la partie politique de leur programme semblait légitimer leurs
prédictions ultérieures. Du reste les prédicateurs de conventicules
allaient un peu loin. Malgré la résistance, peut-être plus apparente
avec l'assistance d'autres écrivains royalistes douze à treize volumes d'une
utilité contestable.
Ce d'Allonville avait été précepteur des enfants Rostopschine, puis était
entré dans les bureaux de Serra-Capriola et avait épousé une petite-fille
du maréchal Munnich, assez âgée déjà. Si le fait est vrai, le comte
d'Allonville était ainsi devenu le cousin de Juliane de Krudener. Je dis,
si le fait est vrai, car je n'ai trouvé nulle part la confirmation du récit
de Quérard.
A défaut de ce d'Allonville, Mad. de Krudener ne manquait pas en
Russie de correspondants autorisés. Son frère lui-même, membre de la
Société biblique, était allié à la famille de Lieven et par conséquent à
Christophe Andreiewitsch qui, après avoir été ministre de la guerre,
venait d'être nommé, en 181 1, ambassadeur en Prusse.
Au demeurant, que Fontaines ait été ou non un agent du prétendu
cousin, chiliaste et conspirateur c'était tout un à cette époque. Fontaines
écrivait beaucoup de lettres et la baronne avait une correspondance
des plus étendues. L'anonyme de Berne dit en paraphrasant Ziethe :
«...Dur/en wir, ohne das allerheiligste 7» betreten und ohne einen
Vorhang 7» luften, den erst die Ewigkeit luften wird. den Spuren
dieser Gemeinschaft (la Société des diacres et diaconesses de la baronne)
nachgehen, so wiirden wir dieselben ebensowohl an der Xordsee, als
am mittelldndischen Meere ^11 suchen haben.» (p. 1 38).
Le Tugendbund formait une Eglise invisible comme l'Eglise invisible
du Piétisme, avec laquelle elle se confondait même souvent.
Avant 1806, les réfugiés français avaient paru suspects aux Allemands.
qui les regardaient volontiers comme des « serpents sans foi ni loi, qui ne
se feraient pas la moindre conscience de donner une piqûre mortelle à la
patrie. . .» (Lettre anonyme citée par Hardenberg I, 2G7). Après la guerre
de Prusse ils avaient pris hautement parti pour leur nouvelle patrie.
Frédéric Ancillon, un Messin d'origine, devint en 181 o précepteur du
prince royal, à la place de Delbriïck, «weil er vor diesem den Yor^ug
einer lebendigeren Anffassung der Geschichte, namentlich der preussischen
batte. . . »
Le mouvement patriotique prussien et plus tard le russe s'appuyèrent
sur la religion.
H- 218 -H
que réelle de Jung-Stilling, ils poussaient à un exode immédiat
des enfants de Dieu.
Une enquête fut ordonnée. Elle révéla la maligne influence
exercée par 1* ex- vicaire et par son ancienne amie sur les campa-
gnards du grand-duché. C. von Wechmar, directeur de l'arron-
dissement badois de l'Inn et de l'Enz, crut nécessaire de s'in-
former auprès de la police wurtembergeoise des motifs qui avaient
autrefois porté Frédéric Ier à renvoyer de ses états la bande, dont
présentement on avait à se plaindre à Sulzfeld.'
Arndt, dans la 3P partie de son livre « Der Geist der Zeit » écrivait dans
le temps même où Fontaines était vicaire : . . « Soll ich dir sagen
(Deutschland) was dich erlosen kann ? — Nichts als der Glaube an
Gott, der Glanbe an deine Vàter, der Glanbe an deutsche Redlichkeit
und die gemeinsame Liebe und Trene gegen das Vaterland. Fuhle Gott
wieder, in ihm f'ùhlst du die Ehre und Wùrde der Vater, erkenne,
dass nur Eintracht dich retten kann, vertilge den Hass, welcher den
einen Deutschen gegen den andern entpveit. Verbanne aus dir die
franfôsischen Sitten und die leichtfertige Sprache, verfluche und ver-
banne aus dir aile Schmeichler und Verkundiger fur Bonaparte und
die Françosen, vertilge die Buben und Verrather, wie mari Ottern-
gepichte vertilgt. — Kurp liasse deine Peiniger und Schander, fuhre
heissen, blutigen Krieg gegen die Eroberer ! Gott und Vaterland sei
das Feldgeschrei ! darum rufe : Zusammen, qusammen ! fur Redit und
Freiheit! fur Gott und das Volk ! fit den Waffen ! pi den H affen !
gegen die Welschen ! . . »
1 Le 7 mars iSi5, Wechmar écrivait :
«Nr. 355 1. Hochlobliche Landvogtey !
Wir haben ausserlich pi vernehmen gehabt, dass eine gewisse Grafin
von Krudener mit Gefolg, unter welchem sich eine Familie Fontaines
oder La Fontaines befindet, in dem Jahre i8o<j oder 1810 in dem
alten Schloss pi Bonnigheim sich aufgehalten habe, und wegen gewisser
Verbindungen veranlasst worden sey, dasselbe mit den jenseitigen
koniglichen Staaten pi verlassen.
Da sich nun nicht undeutliche Spuren einer Fortsetping dieser Ver-
bindung in den diesseitigen Grenp-Orten Schluchtern, Sulzfeld und
Umgebung neuerlich ergeben haben, so wollen wir Eine Koniglich
Hochlobliche Landvogtey hiemit freundnachbarlichst ersucht haben, uns
davon gefalligst in Kenntniss selp?n pi wollen, was es mit diesem
Aufenthalt in Bonnigheim fur eine Bewandtniss gehabt habe. . ? »
Les autorités wurtembergeoises répondirent le 16 mars :
. . . « Auch geht aus solchen (Akten) hervor, dass dieselbe (Fr. v. K.)
mit der beruchtigten im Ziichthaus sich befindlichen Geisterseherin
Gottliebin Kummerer von Cleebronn abgegeben und sie unter ihre
H» 219 4«
Les agents du roi répondirent avec empressement aux questions
de leurs collègues. „La comtesse, déclarèrent-ils, avait été ren-
voyée en 1809, à cause de ses relations avec la trop fameuse
visionnaire Gottliebin Kummer, et Fontaines avait été expulsé en
même temps, pour le même motif, et parce qu'il entretenait avec
la France une correspondance qui avait paru suspecte..."
Mad. de Krudener, tracassée par la police badoise, jugea pru-
dent de s'éloigner.
Comme elle avait promis à Fontaines d'acheter une propriété,
où l'on put établir une nouvelle colonie chrétienne, elle acquit,
le 6 mars 18 15, au nom de Balthasar Wepfer, citoyen suisse,
un domaine appelé le Rappenhof, sis a deux kilomètres de
Weinsberg, cent sept morgen d'excellent terrain, avec bâtiments
d'exploitation, le tout moyennant 12,050 florins.'
Gesellschaft aufgenommen gehabt habe ; auch die Correspondent des
Fontaines nach Frankreich sehr aufgefallen seye. . . »
Ainsi Mad. de Krudener, dès le 7 mars, était surveillée à Schluchtern
même. On voit que l'acquisition du Rappenhof (6 mars) pourrait bien
n'avoir pas été absolument volontaire. On la fit, ai-je dit, au nom de
Wepfer; probablement parce que le nom de l'honnête suisse semblait
moins compromis que celui de Fontaines ou celui de Mad. de Krudener,
peut-être aussi parce que la baronne devait au commis-voyageur un
dédommagement pour la perte de sa place et pour ses avances de fonds?...
Du reste, un changement s'était opéré dans la politique intérieure du
Wurtemberg ; à la faveur de ce changement Fontaines espérait peut-être
obtenir droit de séjour. Le 1 1 janvier 181 5, Frédéric Ier avait accordé une
Constitution à ses sujets. Une chambre était convoquée pour le i5 mars.
File se réunit en effet, mais fut dissoute, dès le mois d'août suivant, ses
membres s'obstinant à réclamer le retour pur et simple à l'ordre des choses
d'avant 1807.
1 Je souligne « à deux kilomètres de Weinsberg », parce que, comme
le lecteur le verra plus tard, Eynard (ou plutôt ceux qui l'ont renseigné)
a fait à l'occasion d'un domaine près de Weinsberg une erreur des plus
condamnables. M. Biihler (de Weinsberg) écrit [in Zeitschrift des hist.
Vereins fur das Wïtrtt. Franken X 2, p. 14 — 1877) :
... « Ueber den Anfenthalt der Frau v. Krudener in Schluchtern,
damais schon badische Enclave, hatte der dortige evangelische Pfarrer,
Herr Lindenmeyer, die G'ùte, mir noch Folgendes mit-^utheilen:
« Sicher ist dass Frau von Krudener in Schluchtern einen langern
Bergungsaufenthalt gehabt hat. Sie bewohnte in dieser Zeit drei kleine
sehr still aber idyllisch gelegene Zimmer in der hiesigen Koch'schen,
von Baum- und Grasgarten umgebene und von Armen des Leindbachs
umrauschten Mùhle, deren Eigenth'ùmer offenbar damais wie heute sich
Fontaines prit immédiatement possession de cet immeuble. La
baronne s'établit dans le voisinage, non dans le Wurtemberg
même, où elle eût craint de paraître, mais à Schluchtern, village
badois enclavé dans le Wurtemberg; elle jugea même prudent de
durch einen unbefangenen Sinn und freundliches Entgegenkommen
gegen Gebildete ausge^eichnet haben.
Spuren der Anwesenheit der Frau von Kr'ùdener sind noch vorhandene
M'ôbel, namlich die Schreibkommode and ein Aafschlagtisch derselben
sammt ihrem Crucifix von Hol$. Die Dame fuhrte ein sehr stilles
Leben, unterbrochen durch Empfang von Besuchen and ein^elnen Touren
nach Ludwigsburg and Stuttgart. Bei der alteren Génération in
Schluchtern steht sie in sehr gutem Andenken, indem sie in den von
ihr Werktage Abends und Sonntags nach dem Gottesdienst gehaltenen
Stunden. in welchen man knieend betete, and der von ihr bei sonst sehr
einfachem Leben ge'ùbten Wohlthatigkeit den Eindruck einer echt reli-
giosen Frau machte. Ihre Gesellschaft bestand einjig in einer Kammer-
jungfer, welche ihr Faktotum war.
Au/ die Jakob Koch'sche Familie ïibte die Kr'ùdener so grossen
Einfiluss ans, dass dièse unter dem Eindruck ihrer apokalyptischen
Auslegungen sich veranlasst fand, mit nicht unbetrachtlicher Habe ihr
nach Russland (Odessa) nachjujiehen, wo sie ein Zufluchtsort fur die
christliche Kr'ùdener sche Gemeinde gefunden hatte.
Ein reicher Brie/wechsel sammt Autographen der Frau von Kr'ùdener
wurde leider um das Jahr 184g vertilgt. ...»
Le même auteur fait du Rappenhof la description suivante : « . . Etwa
^wei Kilometer von Weinsberg ent/ernt — pvischen diesem Orte and
Lahrensteinfeld — liegt freundlich au/ einer kleinen Anh'ohe die fùrst-
liche Hohenlohe-Bartenstein'sche Domline Rappenhof, von Weinbergen
und Waldesh'ôhen umgeben, iiber dem Wiesengrund ; von hier aus
gewahrt das wie ein Amphitheater sich aufbauende alte Stadtchen
Weinsberg mit der Burg Weibertreu im Hintergrund einen wirklich
malerischen Anblick. ...»
Beschreibung des Oberamts Weinsberg (1862), publication officielle,
écrit : ... « Der ptr Gemeinde (Weinsberg) gehbrige Rappenhof.
3/8 Stunden geom. von der Stadt entfernt, liegt malerisch und durch
eine %u ihm fûhrende Pappelallee fernhin kennbar, auf einer kleinen
Anh'ohe ùber dem Stadt (Saubach) Tlùilchen. Es ist ein sehr gut
bennrthschaftetes Gut und erst im Jahr i85g nach dem Tod des
Besit^ers um die Summe von 36,ooo fl. in die Hande des F'ùrsten von
Hohenlohe-Bartenstein ùbergegangen. ...»
Une note porte que le domaine en 1782 était d'une contenance de
48 morgen 2 viertel, plus 1 morgen de terre communale. Prix à cette
époque, sans les bâtiments qu'y construisit ensuite l'acquéreur Kolb,
1 663 fl. 3o kr.
Le Rappenhof a été détruit il y a quelque temps par un incendie.
«- 221 -H
se loger à l'écart et prit trois petites chambres dans le moulin
du meunier Koch.
Les autres membres de la bande chiliaste se dispersèrent; les
uns probablement se rendirent au Rappenhof, les autres trou-
vèrent à se caser dans le village de Schluchtern. Empeytaz paraît
avoir été du nombre de ceux-ci et peut-être aussi M. de Berck-
heim et Juliette.
Eynard écrit : „...Mad. de Krudener s'occupa de l'évangélisation
de cette contrée, où un réveil religieux s'était manifesté depuis
quelques années. Les travaux des théosophes et de Jung-Stilling
surtout y avaient puissamment contribué et avaient communiqué
à ce peuple une exaltation qui porta des communes entières à
vendre toutes leurs propriétés pour aller s établir au pied du
Caucase, dans l'attente du retour des Juifs à Jérusalem, afin de
se réunir plus promptement à eux et d'avoir part aux bénédic-
tions qui leur sont promises..."
Et il ajoute: „...Mad. de Krudener s'attachait à prévenir ces
écarts d'imagination en prêchant l'obéissance et le renoncement..."
C'est juste le contraire de la vérité. Eynard oublie-t-il si vite
que la baronne venait d'écrire: ,,...Les enfants de Dieu vont se
trouver rassemblés?.." Oui pourchassait la police badoise, sinon
précisément les fauteurs de ce mouvement insensé, ceux qui, à
l'instar de Mad. de Krudener, poussaient de malheureux paysans
à tout vendre, à tout quitter, à partir précipitamment pour la
Palestine ou pour les régions du Caucase?... Jung-Stilling insistait
ou faisait semblant d'insister pour que chacun restât chez soi,
dans sa maison, „où il était aussi bien entre les mains de Dieu
qu'en Crimée ou qu'en Circassie;" Fontaines mettant d'accord sa
foi et ses intérêts, prêchait un moyen terme, la colonie agricole
en Allemagne même; Mad. de Krudener voulait l'exode, l'exode
immédiat. Ce qu'elle prêcha aux Suisses en 1816 et 1817, elle
le disait en 1815 aux gens de Schluchtern. Son hôte, le meunier
Koch, honnête chef de famille, qui vivait dans l'aisance, séduit
par elle, se défit de tout ce qu'il possédait et se rendit à Odessa.
La distance entre Schluchtern et le Rappenhof est d'environ
quatre lieues. A mi-chemin se trouve la ville de Heilbronn.
Or, tandis que la baronne courait de son moulin à sa ferme,
de sa ferme à son moulin, en rêvant à sa correspondance avec
Roxandre de Stourza, l'Europe armait. Les troupes des souve-
rains coalisés s'acheminaient vers la France.
Le 24 mai, Schwarzenberg traversait Heilbronn pour s'aller
mettre à la tête de l'armée autrichienne. Le 2 juin parut l'empe-
reur François. Déjà Alexandre traversait la Bavière. Le 4 juin,
il entra à son tour dans Heilbronn, où ses appartements avaient
été retenus dans la maison von Rauch. Il fut reçu avec pompe,
comme un hôte longtemps désiré.
Le 4 juin 1815 — un dimanche, sauf erreur — l'affluence du
public à Heilbronn fut énorme.
Fatigué des réceptions officielles qui avaient duré tout le
jour, et étourdi par l'excessif tumulte populaire, l'empereur venait
de se retirer dans ses appartements. Ordre avait été donné à ses
aides de camp de ne plus introduire personne.
Persuadé que rien ne troublerait sa méditation, Alexandre ouvrit
sa Bible et lut son Psaume du jour, qui était le XXe.
«Que l'Eternel t'exauce au jour de la de'tresse,
Que le nom du Dieu de Jacob te protège!
Que du sanctuaire il t'envoie du secours,
Que de Sion il te soutienne !
Qu'il se souvienne de toutes tes offrandes,
Et qu'il agrée tes holocaustes !
Qu'il te donne ce que ton cœur désire,
Et qu'il accomplisse tous tes desseins !
Nous nous réjouissons de ton salut,
Nous lèverons l'Etendart au nom de notre Dieu ;
L'Eternel exaucera tous tes vœux.
Je sais déjà que l'Eternel sauve son oint ;
Il l'exaucera des deux, de sa sainte demeure,
Par le secours puissant de sa droite.
Ceux-ci s'appuient sur leurs chars, ceux-là sur leurs chevaux ;
Nous, nous invoquons le nom de l'Eternel, notre Dieu.
Eux, ils plient et ils tombent ;
Nous, nous restons ferme, et restons debout.
Eternel, sauve le roi !... »
Tout à coup une dame se présente dans la maison Rauch.
Elle demande à parler à l'empereur. L'aide de camp refuse de
l'introduire. Elle présente une lettre cïandience. ' L'aide de camp
1 «Une lettre d'introduction», écrit Empeytaz (Notice sur l'empereur
Alexandre. 2e éd. p. 1 3). «...L'empereur, en recevant cette lettre, demanda
de qui elle était. . . De Mad. de Krudener, répondit le prince (Wolkonski,
H- 224 -H
persiste dans son refus. Elle insiste: il est urgent qu'elle parle
immédiatement à l'empereur!... Elle presse tant enfin, que l'officier
se décide à aller prendre les ordres du souverain.
Presqu'aussitôt il reparut, et avec les marques du plus profond
respect, offrit le bras à la visiteuse pour la conduire auprès du czar.
L'entretien dura trois heures. Puis la dame sortit et bien avant
dans la nuit reprit sa voiture, remisée à l'hôtel aujourd'hui démoli des
trois Rois, et donna l'ordre au cocher de la mener au Rappenhof.1
aide de camp de service). — De Mad. de Krudener!... s'écria par trois
fois l'empereur. Quelle providence ! où est-elle ? Faites-la entrer tout de
suite...» Eynard supprime la lettre, afin de donner à l'histoire un petit
air de prodige.
1 M. Biihler (Frau von Krudener auf dem Rappenhof, in Heilbronn
und Schluchtern im Jahre i 8 i 5, loc. cit.) écrit du Rappenhof:
.... « Ihre Ruhe und ihr Ziel fand aber die nun bereits altère Dame
anch in diesem angulus terrae praeter omnes ridens nicht, wohl aber
wurde die hochste Ho ff nun g ihres Lebens vom Rappenhof ans erfiillt.
.... Am 4. Juni 18 15 traf Alexander auf seiner Reise von Wien
fum Hauptquartier in Heilbronn ein, wo er mit Kaiser Franc und
Kronprinf Wilhelm von Wiirttemberg ^usammentraf. Er nahm in dem
von Rauch'schen Palais Quartier; Abends von den Festlichkeiten ermùdet
$og er sich bald in sein Zimmer ^urïïck.
Herr Friederich von Rauch, der jet^ige Besit^er des Hauses, ei-ahlt
von jenem Abend nach den Erinnerungen seiner Grossmutter, dass,
wahrend ailes voll von Offiperen und dem kaiserlichen Gefolge gewesen
sei, sich noch spat eine Dame mit dem dringenden Verlangen gemeldet
habe, vor Alexander gefùhrt ju iverden, den Namen Frau von Kru-
dener angebend.
Die puritanische Erscheinung und das Verlangen seien auftallend
genug gewesen, uni Verhaltungsmassregeln ein^uholen, wahrend dem
die Dame unter der Dienerschaft erwartet habe ; aber bei Nennung des
Namens Krudener sei sie sofort von einem Adjutanten abgeholt und
mit hbchster Ehrerbietung am Arm in das Zimmer des Kaisers gefùhrt
worden
Die Unterredung dauerte drei Stunden : Alexander verabschiedete
tief ergriffen Frau von Krudener, welche in spater Nacht wieder von
dem nun abgebrochenen Gasthof $u den drei Konigen hinaus auf den
Rappenhof fuhr, den sie nun bald gan^ verliess, um dem Kaiser auj
dessen Aufforderung ^unachst nach Heidelberg mit ihrer Tochter und
Pastor Empeyta^ ^u folgen, wo sie am g. Juni ein traf und in der
Nacht mit ihm auf dem Schlosse gebetet haben soll.
Eynard gibt auch Schluchtern als ihren damaligen Aufenthalt an,
von wo ein Brief vom 18. Mai 181 5 dattirt ist, doch dûrften die
Lokalgewahrm'ànner Dillenius, Justinus Kemer, Titot, welche von
«• 2VJ5 -H
Au Kappenhof attendaient anxieusement M. de Berckheim, Fon-
taines et Marie Kummer, prosternés devant Dieu dans une com-
mune prière.
Zeitgenossen berichtet wurden, mit dem Rappenhof als dem Ausgangs-
punkt der Fahrt ju Kaiser Alexander Redit behalten. . . »
II est certain, d'après le récit d'Empeytaz, que la baronne ne retourna
pas à Schluchtern. « Mad. de Krudener, écrit-il, était restée avec sa fille
à Heilbronn. . . » 11 me semble assez improbable que deux dames aient
trouvé à se loger dans une ville remplie de soldats et surtout d'officiers
civils et militaires; Empeytaz, du reste, était intéressé à ne pas faire
mention du Rappenhof. Je considère donc la version de M. Bùhler
comme la plus acceptable. Il est vrai que Dillenius n'est pas très explicite
et que Justinus Kerner n'a parlé que d'après la tradition de son temps
n'ayant rien vu par lui-même, mais il entrait dans les habitudes de la
baronne de faire prier toute sa famille, quand elle avait à exécuter quel-
que chose d'important à son gré. En admettant qu'elle ait habité Schluch-
tern à cette époque, elle a dû prévenir les gens du Rappenhof de son
intention d'aller trouver Alexandre, elle a dû prendre conseil de la
Kummer, de Fontaines etc., et surtout elle a dû se recommander à leurs
oraisons. Quand bien même donc sa résidence habituelle eût été son
moulin, il y a toute apparence qu'elle ne se rendit pas à Heilbronn avant
d'avoir touché au Rappenhof. Les hagiographes, poussés par le désir
d'ôter à Fontaines toute part dans le succès final de l'intrigue qu'il avait
préparée, ont eu soin de ne jamais parler du séjour fait par la baronne
dans le domaine acheté au nom de Wepfer. Il est cependant évident que
Juliane a habité le Rappenhof, où se sont trouves des comptes, des vête-
ments à son usage, des livres à elle, etc. Eynard et ses copistes ont eu
soin de présenter l'arrivée d'Alexandre à Heilbronn comme tout-à-fait
inattendue. Ils ont eu tort : on savait que le czar devait venir. Dillenius
écrit : « Im benachbarten Heilbronn kamen der Kaiser von Oesterich
und der von Russland pt Anfang Junïs mit dem Kronprin^en von
Wurttemberg und den iibrigen Feldherrn qusammen, um den Feld^ugs-
plan pi verabreden. »
Je lis dans «Heilbronner Unterhaltungs-Blatt» (nu ioj du 4 septembre
1887 : « Es war im Juni 18 i5, als Kaiser Franc von Oesterreich und
Alexander von Russland eine Zusammenkunft in Heilbronn hatten. Auch
die Kaiserinnen, Erdier^og Karl, der Konig und Kronpriiij von Wurt-
temberg waren in Heilbronn, und vicie Oesterreicher, Baiern und Kosaken
ïogen dem Rhein ?»..<.» L'article non signé du journal reproduit ici ce
qu'avait dit Titot (Beschreibung des Oberamts Heilbronn). Il parle comme
tous les écrivains du pays, sans exception, du séjour de Mad. de Krudener
au Rappenhof. ... «Frau Kriidener.., die auf dem damaligen Rappenhof
bei W'einsberg eine neue religiose Gemeinde grunden wollte..^
^e^^^^^B^s^e^ie^^^^^s^^^
Que venait-il de se passer entre Alexandre et la baronne de
Krudener? Voici d'abord ce que rapporte Eynard d'une conver-
sation de l'empereur avec Mlle de Stourza :
. . . „ Je respirais enfin, et mon premier mouvement fut de prendre
un livre que je porte toujours avec moi, mais mon intelligence
obscurcie par de sombres nuages, ne se pénétrait point du sens
de cette lecture. Mes idées étaient confuses et mon cœur oppressé.
Je laissai tomber le livre, en pensant de quelle consolation m'au-
rait été dans un moment pareil l'entretien d'un homme pieux.
Cette pensée vous rappela à mon souvenir; je me souvins aussi
de ce que vous m'aviez dit de Mad. de Krudener et du désir que
je vous avais exprimé de faire sa connaissance. „ Où peut-elle
être maintenant et comment la rencontrer jamais ? . . . " J'avais à
peine exprimé cette idée, que j'entends frapper à ma porte. C'était
le prince Wolkonski, qui de l'air le plus impatienté me dit qu'il
me troublait bien malgré lui, à cette heure indue, mais que c'était
pour se débarrasser d'une femme qui voulait absolument me voir.
Il me nomma en même temps Mad. de Krudener. Vous pouvez
vous figurer ma surprise ! Je croyais rêver. — „ Madame de Kru-
dener ! Madame de Krudener ! " m'écriai-je. Cette réponse si subite
à ma pensée ne pouvait être un hasard ! . . . Je la vis sur le
champ, et comme si elle avait lu dans mon âme, elle m'adressa
des paroles fortes et consolantes qui calmèrent le trouble dont
j'étais obsédé depuis si longtemps ..."
— ... „Dans cette première entrevue, raconte Empeytaz, Mad. de
Krudener s'appliqua à faire rentrer Alexandre en lui-même, en
lui montrant son état de péché, les désordres de sa vie passée
et l'orgueil qui l'avait dirigé dans ses plans de régénération.
„ Non, sire, lui dit-elle avec véhémence, vous ne vous êtes pas
encore approché de l'Homme-Dieu, comme un criminel qui vient
demander grâce. Vous n'avez pas encore reçu grâce de Celui qui
H- 227 *H
seul a, sur la terre, le pouvoir de remettre les péchés. Vous ne
vous êtes pas encore humilié devant Jésus. Vous n'avez pas
encore dit, comme le péager, du fond de votre cœur: O Dieu,
sois apaisé envers moi qui suis un grand pécheur! Et voilà pour-
quoi vous n'avez point de paix. Ecoutez la voix d'une femme
qui a été aussi une grande pécheresse, mais qui a trouvé le
pardon de tous ses péchés au pied de la croix du Christ."
C'est dans ce sens que Mad. de Krudener parla à son souve-
rain, pendant près de trois heures. Alexandre ne pouvait articuler
que quelques paroles entrecoupées; la tête appuyée sur ses mains,
il versait d'abondantes larmes. Toutes les paroles qu'il entendait
étaient, selon l'expression de l'Ecriture, comme une épée à deux-
tranchants qui atteignait jusqu'au fond de l'âme et de l'esprit, et
qui jugeait des intentions de son cœur [Hèbr. IV, 12). Enfin,
Mad. de Krudener, effrayée de l'état de trouble dans lequel ses
paroles avaient jeté Alexandre, lui dit : „Sire, je vous demande
pardon du ton avec lequel je vous ai parlé. Croyez que c'est
dans la sincérité de mon cœur et devant Dieu, que je vous ai
dit des vérités qui ne vous ont pas encore été dites. Je n'ai fait
que m'acquitter d'un devoir sacré envers vous ..." — ,,Soyez
sans crainte, répondit Alexandre, tout votre discours s'est légitimé
à mon cœur; vous m'avez aidé à découvrir en moi des choses
que je n'y avais jamais vues; j'en rends grâce à Dieu; mais j'ai
besoin d'avoir souvent de pareils entretiens et je vous prie de ne
pas vous éloigner."
Quelques jours après, la baronne rejoignit l'empereur à Hcidel-
berg, où il avait établi son quartier général dans la maison
Pickford, dont le jardin était orné d'une croix.
.«%£&» <^£2fe» «g23fe» <^£2&> ,<ftffifr, A«y& .^fr. AVffi?A <vSfi^. .^ffl>A
... „Le lendemain, Alexandre se transporta au quartier général.
A peine arrivé, il écrivit à Mad. de Krudener de se rendre auprès
de lui, en lui faisant connaître qu'il avait un pressant besoin de
s'entretenir en détail de ce qui depuis longtemps occupait ses
pensées. „Vous me trouverez logé, disait-il, dans une petite
maison hors de la ville. J'ai choisi cette habitation, préférable-
ment à toute autre, parce que j'y ai trouvé ma bannière, une
croix placée dans le jardin."
„Depuis une année (poursuit Empeytaz, à qui j'emprunte ces
détails), j'accompagnais Mad. de Krudener dans ses voyages. Après
sa première entrevue avec l'empereur, j'étais retourné au village
de Schluctern ; Mad. de Krudener était restée avec sa fille à
Heilbronn. A peine arrivé je reçus d'elle la lettre suivante :
„Cher ami !
„J'éprouve un besoin pressant que vous veniez avec moi chez
Alexandre ; car je sens fortement le besoin d'être avec vous, de
prier, de repasser tant de passages des Saintes Ecritures que vous
êtes habitué à me chercher et à me dire. J'ai écrit hier à Alexandre,
et ma lettre aura, s'il plaît au Seigneur et par sa grâce, des
fruits : elle était forte et douce.
„Mon âme est dans l'attente de grandes choses. La guerre
commence, c'est un moment décisif...
„Hâtez-vous, cher frère et cher ami ! "
„Je me rendis de suite auprès de Mad. de Krudener. Nous par-
tîmes de Heilbronn le 8 juin, avec son gendre et sa fille (M. et
Mad. de Berckheim), et nous arrivâmes le lendemain à Heidelberg.
Nous prîmes pour habitation une maison de paysan, située sur la
rive gauche du Xeckar, au pied d'une colline, à dix minutes
du logement d'Alexandre. C'était dans cette humble demeure
qu'Alexandre, s' arrachant à ses nombreuses occupations, venait
régulièrement, de deux jours l'un, passer la soirée depuis 10 heures
jusqu'à 2 heures du matin, et s'unissait à nous pour lire la Parole
de Dieu, pour prier et s'entretenir familièrement des vérités éter-
nelles du salut.
„Ces conférences, qui durèrent tout le temps qu'il resta à Heidel-
berg, étaient loin d'avoir un but politique, comme quelques jour-
naux ont voulu l'insinuer. Réunis par une providence particulière
auprès d'un grand prince qui réclamait de nous le secours de la
piété, pour calmer sa conscience, nous aurions cru pécher contre
Dieu, et violer les droits sacrés de la confiance qu'il nous avait
accordée, si nous l'eussions entretenu des choses périssables de
ce monde; et les personnes de différents partis qui n'ont cessé
de nous entourer, n'ont jamais pu se servir de nous pour faire
réussir leurs desseins. Non, non, quand on est convaincu qu'après
la mort suit le jugement, et un jugement qui est d'une consé-
quence éternelle ; quand on sait que celui qui meurt hors de la
communion de Christ, meurt, comme il est né, sous la condam-
nation, il est impossible d'occuper celui qui recherche les vérités
de l'Evangile, d'autres objets que ces vérités immuables.
., Alexandre avait un tel désir de faire des progrès dans la con-
naissance de la vérité, qu'il était toujours le premier à indiquer
quelques parties de nos Saints Livres, comme pouvant être le
sujet de la conversation, et les réflexions qu'il faisait montraient
qu'il était éclairé des lumières du Saint-Esprit.
„La première fois que je lui fus présenté, après un moment de
conversation où il parlait des désordres de sa vie passée avec
un profond sentiment de douleur, je pris la liberté de lui adresser
cette question: „Sire! maintenant avez-vous la paix de Dieu?
Etes-vous assuré du pardon de vos péchés ?" Il garda un moment
le silence; il semblait qu'il s'interrogeât lui-même et qu'il craignît
de se tromper; puis, comme si un crêpe était enlevé de dessus
son visage, il porta vers le ciel un regard vif et serein, et s'écria
d'une voix ferme et pleine de componction: „Je suis heureux,...
oui, je suis très-heureux... J'ai la paix... la paix de Dieu... Je
suis un grand pécheur; mais depuis que Madame (en désignant
Mad. de Krudener) m'a montré que Jésus est venu chercher et
sauver ce qui était perdu, je sais... je crois que mes péchés sont
pardonnes. La Parole de Dieu dit : Celui qui croit au Fils de
H- 230 44
Dieu, au Dieu Sauveur, est passé de la mort à la vie et ne
viendra point en jugement. Je crois... oui, j'ai la foi... Jean-Baptiste
dit: Oui croit au Fils a la vie éternelle... Mais j'ai besoin d'avoir
des conversations pieuses; j'ai besoin de dire ce qui se passe en
moi, et de recevoir des conseils. Il faut que je sois entouré de
personnes qui m'aident à marcher dans la voie du chrétien, à
m'élever au-dessus de ce qui est terrestre, à remplir mon cœur
des choses du ciel..."
Cette conversation, dont je ne puis rapporter plus de détails,
me fit voir qu'Alexandre avait reçu le précieux don de la foi, de
cette foi simple et ferme qui ne s'appuie que sur la parole de
Dieu, et qui, par cela même qu'elle est une persuasion que Dieu
donne, s'élève au-dessus de tous les petits raisonnements des hommes.
„I1 revenait souvent, dans la conversation, sur les fruits que l'on
retire de la lecture de la Bible, lorsqu'on la lit avec un esprit
de soumission. Il nous disait un soir que, depuis fort longtemps
Dieu lui avait donné le goût de cette lecture, et un grand attrait
pour la prière; que tous les jours, quelles que fussent ses occu-
pations, il lisait trois chapitres: un des Prophètes, un des Evan-
giles, et un des Epitres. Même pendant la guerre, et quand le
canon tonnait autour de sa tente, il ne se laissait point distraire
de ses dévotions. Il ajoutait que, dans le temps où il était ainsi
attiré vers les choses de Dieu, il faisait tous ses efforts pour con-
former sa vie à ce que les Saintes Ecritures ordonnent, et à se
détacher de ce qu'elles défendent...
„Un jour je lui parlais de l'efficacité de la prière du fidèle, qui
s'approche de son Père céleste avec la pleine certitude d'être
exaucé. Je lui citais, à cette occasion, plusieurs exemples de
prières exaucés dune manière très-surprenante; il me dit: „Et
moi, je puis vous assurer que, m'étant souvent trouvé dans des
intentions scabreuses (c'était son expression), j'en ai toujours été
tiré par la prière. Je vous dirai une chose qui étonnerait singu-
lièrement le monde, si elle était connue. C'est que dans mes con-
férences avec mes ministres, qui sont loin d'avoir mes principes,
lorsqu'ils sont d'avis contraire, au lieu de disputer je prie intérieure-
ment, et je les vois se rapprocher peu à peu des principes de la
charité et de la justice."
„Un autre jour je lui parlais de la nécessité de marcher par la
foi, lui faisant remarquer que cette foi ne doit s'appuyer que sur
^ 231 *H
la parole de Dieu, qui est une base inébranlable; qu'ainsi Abra-
ham crut Dieu, et que cela lui fut imputé à justice. „Ah! oui,
me dit-il, il faut avoir cette foi simple et vivante qui ne regarde
qu'au Seigneur, qui espère contre toute espérance ; mais il faut
du courage pour sacrifier l'Isaac. Voilà ce qui me manque :
demandez à Dieu qu'il me donne la force de tout sacrifier pour
suivre Jésus-Christ et pour le confesser ouvertement devant les
hommes." A son invitation, nous priâmes ensemble pour demander
à Dieu cette grâce. La prière ayant été faite à genoux, il se
releva les yeux baignés de larmes, le visage rayonnant de cette
joie douce qu'inspirent le sentiment de la paix de Dieu et la vue
de son amour. Il me prit la main, et me la serrant, il me dit :
„Oh ! combien je sens la force de l'amour fraternel qui unit les
disciples de Christ entre eux!... Oui, votre prière sera exaucée;
il me sera donné, d'en haut, de confesser publiquement mon Dieu
sauveur."
„Pendant qu'il était à Heidelberg, la partie des Prophéties qu'il
lisait était les Psaumes. Le lundi, 19 juin, le psaume qu'il avait
lu était le 35e (Judica, Domine nocentes me) ; le soir il nous dit
que ce psaume avait dissipé de son âme toutes les inquiétudes
qu'il avait encore sur le succès de la guerre ; qu'il était convaincu
qu'il agissait conformément à la volonté de Dieu.
„I1 me remit sa Bible, et me pria de lui lire ce psaume. Pen-
dant que j'en faisais la lecture, il me développait les différentes
circonstances de sa vie qui y avaient rapport. Quand je lus ces
paroles : „Us m'ont rendu le mal pour le bien, cherchent à m'ôter
la vie; mais moi, quand ils ont été malades, je me vêtais d'un
sac, j'affligeais mon âme par le jeûne, j'ai agi comme si c'eût été
mon intime ami," il me dit: „Je ne cesse pas de prier pour mes
ennemis, et je sens que je puis les aimer comme l'Evangile
me le commande." Et quand j'en vins à ces mots : „Réveille-toi,
réveille-toi, ô mon Dieu et mon Seigneur ! pour me rendre justice
et pour soutenir ma cause," il dit: «C'est ce que Dieu fera,
j'en suis pleinement convaincu; cette cause est la science, puisqu'il
s'agit du bonheur des peuples. Oh ! que Dieu m'accorde la grâce
de procurer la paix à l'Europe! je suis prêt à donner ma vie
dans ce but !"
„Le surlendemain l'on apprend le succès des Erançais sur les
armées alliées; Alexandre voit ceux qui l'environnent rempli d'une
crainte poussée jusqu'au découragement; mais lui, plein de con-
fiance dans la protection divine, invoque son Sauveur, lui demande
son Esprit de conseil et de force. Après une prière fervente il
prend la Bible pour faire sa lecture ordinaire ; il lit le psaume 37
(Noli annulari in malignentibus) . Fortifié par les promesses divines
qu'il a sous les yeux, il se rend auprès de ses coopérateurs, les
exhorte à prendre courage et à marcher contre l'ennemi, sûrs d'ob-
tenir la victoire. En nous racontant ce fait, il nous disait: „ J'aurais
voulu vous montrer l'expression qu'avait mon visage; vous auriez
vu comment j'étais soutenu d'en haut, et qu'elle était la paix de
mon âme au milieu de toutes ces personnes alarmées."
„Le jour où il apprit le succès des armées alliés, lorsque j'entrai
dans la chambre où nous nous réunissions ordinairement, il vint
à moi, avec l'expression d'une joie cordiale, me prit par la main
et me dit: „Ah! mon cher ami, c'est bien aujourd'hui que nous
devons rendre grâce au Seigneur pour les bienfaits et la protec-
tion qu'il nous accorde." Il tomba le premier à genoux, versant
avec abondance les larmes de la gratitude, au pied de son Dieu
libérateur. Relevé de la prière, il s'écria : „Oh, que je suis heureux,
mon Sauveur est avec moi ! Je suis un grand pécheur ; et il veut
bien se servir de moi pour procurer la paix aux peuples. Oh ! si
tous ces peuples voulaient comprendre les voies de la Providence,
s'ils voulaient obéir à l'Evangile, qu'ils seraient heureux!...""
La fortune souriait à Mad. de Krudener. Mad. Armand accourut
de Genève et M. de Berckheim épousa Juliette.
Alexandre partit pour Paris le 24 juin. La guerre était déjà,
ou peu s'en faut, terminée. Mad. de Krudener ne suivit pas immé-
diatement le czar. Le 8 juillet, elle revint à Carlsruhe, où elle
s'occupa d'une Suédoise malade, qu'elle logea et nourrit. Après
quelques jours passés dans le grand-duché de Bade, la baronne
partit pour Paris. A Nancy, elle rencontra l'armée d'invasion et
poursuivit sa route sous la protection d'un officier hanovrien, qui
ne la connaissait que par son passe-port signé d'Alexandre. Par-
tout des villages brûlés par les Cosaques !.. Certains individus sa-
vaient déjà que la voyageuse était des amies du chef des alliés.
Ainsi le maire de Beaumont qui la salua au passage, à la tête
de ses administrés.
Mad. de Krudener arriva à Paris le 14 juillet, au soir, et se
logea d'abord à l'hôtel de Mayence, rue Cordière. L'empereur la
pria de se rapprocher de lui ; il résidait à l'Elysée. M. de Berck-
heim courut deux jours avant de trouver un appartement dans
le quartier Saint-Honoré. Au moment où il allait renoncer à ses
recherches, il rencontra Mad. de Lezay-Marnésia, dont le fils
venait d'être blessé. Mad. Lezay se disposait à se rendre auprès
du jeune colonel : la baronne prit l'appartement qu'avait jusque-là
occupé son amie. 35, rue St-Honoré, à l'hôtel Montchenu.
Le soir même, 17 juillet, elle y reçut l'empereur.
Les conférences reprirent. „La communication de l' Elysée-
Bourbon avec l'hôtel Montchenu était établie par une porte don-
nant sur les Champs Elysées. Cette porte, dont Alexandre avait
la clé, s'ouvrait en dedans, et prenait accès par un petit pont
dans le jardin de l'hôtel . . .
. . . „L* empereur avait offert à Mad. de Krudener d'assister au
culte grec, dans sa chapelle, à l'Elysée-Bourbon. Chaque dimanche,
»r 034 44
couverte d'un voile blanc, elle venait y occuper une place réservée,
dans une chambre contiguë à la chapelle . . ."
Dès que l'on connut à Paris l'influence exercée par Mad. de
Krudener sur Alexandre, la favorite eut une cour. Ce furent
d'abord d'anciens amis, Benjamin Constant, Grégoire l'intime
d'Oberlin, Chateaubriand, . . . puis le marquis de Puységur, de
Gérando, Isnard, Bergasse, Bergasse surtout, Bergasse le mesmé-
rien, l'ancien séide de Catherine Théot et de Dom Gerle . . ., '
la duchesse de Bourbon, la duchesse d'Escars, Mad. d'Arjuyon,
Mad. Récamier, Mad. de Duras..., tout cela afflua chez l'aimable
reine du vague.2
1 Quelques biographes ont fait de Bergasse un des amants de la baronne
de Krudener, — à Paris, sous le Directoire ! — Ce sont les mêmes écri-
vains qui ont donné Juliane à Bernardin de Saint-Pierre (1789).
2 Le baron Joseph de Gerando était l'ami de Camille Jordan. Sa femme
avait été fort liée étant jeune fille avec les cousines de M. de Berckheim,
Henriette (devenue Mad. Augustin Périer), Fanny (morte au moment où
il commençait à être question pour elle d'un mariage avec Camille Jordan),
Octavie (devenue baronne de Stein) et Amélie (devenue baronne de Diete-
7-ich). Les demoiselles de Berckheim (de Schoppenwir) avaient trois frères
dans l'armée française, parmi lesquels Sigismond, général à ce moment
déjà et qui mourut jeune encore, peu d'années après.
M. de Gerando, qui s'occupa constamment avec passion du sort des
classes indigentes, mena Mad. de Krudener prêcher les prisonnières de
Saint-Lazare.
La baronne de Gerando écrivait à Mad. de Staël, au mois de septembre
1S1 5 :
« Mad. de Krudener, chère Madame, m'a chargée de vous dire le regret
qu'elle aura de quitter Paris sans vous y avoir rencontrée
« Je voudrais vous parler de Mad. de Krudener, qui m'a souvent parlé
de vous et vous a désirée comme une des personnes qui l'eût le mieux
comprise, mais je ne puis vous faire un portrait exact de cette femme
extraordinaire
« C'est une très-belle âme, une très-sainte vie, un esprit supérieur,
qu'elle dédaigne maintenant qu'elle croit avoir un meilleur secours, et
qui cependant éclaire admirablement sa doctrine et sa piété. Je ne suis
point, en tout et partout, à son niveau ou à sa hauteur; peut-être même
m'en écarterais-je à dessein, pour suivre une autre route qui m'est mieux
connue, à laquelle je suis plus habituée, et qui serait bonne aussi en v
restant bien fidèle. Mais Mad. de Krudener touche, émeut, entraine et
persuade le cœur, alors même que la raison voudrait essayer de la com-
battre
« Je ne trouve l'explication du mystère de l'ascendant qu'exerce Mad. de
Une partie de ce beau monde porta d'abord l'enthousiasme
jusqu'à assister au culte que le jeune Empeytaz célébrait chaque
soir, à sept heures, en robe de ministre. Quand les dames se
furent assurées que les heures s'y passaient sans prodige, elles
cessèrent d'y venir. Les hommes, à leur tour, se vengèrent de
l'ennui qu'on leur avait fait subir, en tournant en ridicule, cha-
pelle, chapelain, prophétesse et même l'auguste disciple.
Krudener, que dans sa bonté qui est parfaite et s'épanche avec un irrésis-
tible attrait. Des erreurs pourraient avoir accès dans son esprit ; tout est
pur, bienveillant, charitable dans ses intentions, et cette puissance d'amour
la met en possession d'une immense influence sur les autres. Elle en a
une bien grande sur l'empereur Alexandre qui lui donne toute sa con-
fiance et tous les moments que ses devoirs n'absorbent point. Je ne saurais
pénétrer ce que la Providence permettra des suites de l'alliance de ces
deux âmes, et si des vues si saintes et si mystiques sont ce qui convient
le mieux à ce monde troublé par les orages et les passions, mais qui
s'agite aussi pour atteindre un but généreux et recouvrer une noble indé-
pendance
M. Benjamin Constant voit souvent Mad. de Krudener et ils s'appré-
cient mutuellement. Mad. Récamier va aussi à son école et s'en trouve
bien »
A cette lettre, datée de Paris, Mad. de Staël répondit de Martigny, le
27 septembre :
.... « Je suis très-frappée de ce qu'on m'a mandé et de ce q*ue vous me
confirmez des conversations de l'empereur Alexandre avec Mad. de Krli-
dener. J'ai une très-grande admiration pour lui, et si, contre l'ordinaire
des souverains, il est moins loué qu'il ne le mérite, c'est parceque les
idées libérales qu'il aime du fond du cœur ont peu de partisans dans les
salons. Je souhaite, de tout mon âme, tout ce qui peut élever cet homme
qui me paraît un miracle de la Providence pour sauver la liberté menacée
de toutes parts. Je n'ai pas besoin de vous dire que la liberté et la religion
se tiennent dans ma pensée, religion éclairée, liberté juste : c'est le but,
c'est le chemin. Je crois le mysticisme, c'est-à-dire la religion de Fénelon,
celle qui a son sanctuaire dans le cœur, qui joint l'amour aux œuvres,
je la crois une réformation de la Réformation, un développement du
christianisme, qui réunit ce qu'il y a de bon dans le catholicisme et le
protestantisme, et qui sépare entièrement la religion de l'influence poli-
tique des prêtres.
«Quelle belle chose pour l'empereur Alexandre que d'être à la tête de
ces deux nobles perfectionnements de l'espèce humaine, la religion intime
et le gouvernement représentatif! J'aurais eu grande envie d'aller porter
aussi mon tribut de pensées à l'empereur Alexandre, mais j'ai craint la
douleur que me causerait la présence des étrangers, j'ai craint la violence
de l'esprit de parti sous des rapports tout à fait opposés à mes opinions,
H- 236 44
Benjamin Constant presque seul et Bergasse restèrent les habi-
tués fidèles de l'oratoire de la baronne.
et pénétrée, comme je le suis, de respect et d'attachement pour le Roi,
j'ai cru que ne rien dire était le mieux.
«En voilà assez d'idées générales. Exprimez bien, je vous prie, à
Madame de Krudener mon désir de la revoir ; elle a vraiment beaucoup
de grâce dans l'esprit. Notre ami Matthieu, etc. ...» (Lettres inédites
et souv. biogr. de ATad. Récamier et de Mad. de Staël, publ. par le
baron de Gerando, pag. 77).
**£$$*"
^^ie^r^r^V^^^rMrMrMrMrMr'Mr
Bergasse!... un homme singulier, ce Bergasse!...
Le rapport du conventionnel Vadier sur l'affaire Théot le peint,
comme plus ridicule que dangereux : „... Bergasse, l'illuminé, connu
par le plaidoyer du banquier Kornmann, par des ouvrages sur
le somnambulisme, par d'ingénieuses rêveries sur le pouvoir du
fluide animal...
„... Ce Bergasse avait à sa suite une espèce de prophétesse,
qu'il endormait pour obtenir des prédictions, même sur les événe-
ments politiques...
„ Après que l'Assemblée Constituante eut quitté Versailles pour
venir à Paris, il allait tous les matins, en costume de député,
dans la cour des Menus, chanter le refrain de Nina: „Mon bien-
aime ne revient pas, etc." Il attendait, disait-il, le Roi et l'As-
semblée...
„...Ce maniaque résidait à Petit-Bourg, auprès de la sœur de
d'Orléans, ci-devant duchesse de Bourbon;... il lui avait échauffé
le cerveau par les pratiques du somnambulisme. Au surplus, ce
Bergasse, tout visionnaire qu'il est, faisait des vœux très prononcés
pour la contre-révolution..."
Le personnage, tel qu'on nous le donne en 1794> était un
magnétiseur convaincu, frotté des théories mystiques de Petit-
Bourg, où St. Martin, le philosophe inconnu, obscurcissait les
nuages de Jacob Bœhme.
Bergasse avait été des premiers disciples de Mesmer, en laveur
de qui il avait écrit quelques brochures. Quelque temps après il
avait failli plaider contre le docteur allemand. L'affaire s'arrangea,
Kornmann, dépositaire des fonds de Mesmer ayant, par une indis-
crétion, renseigné les disciples dissidents sur la fortune du maître.
Pour récompenser le banquier, Bergasse se chargea de son procès
contre sa femme accusée d'adultère et s'attaqua à Beaumarchais
H- 238 -H
impliqué dans l'aventure. Le père de Figaro, malmené par l'avocat,
se vengea par „ la Mère coupable ", où Bergasse fut représenté
sous les traits du fourbe Begearss.
Député par la sénéchaussée de Lyon aux Etats-Généraux,
l'apôtre du mesmérisme se retira de l'Assemblée devenue Natio-
nale, après les journées d octobre 1789, puis il écrivit des bro-
chures, la plupart assez médiocres, contre les institutions nouvelles.
Homme de talent mais de conduite louche, il passa le reste de
sa vie à tenter d'arriver à quelque chose, devint enfin conseiller
d'Etat et mourut oublié, dans les premières années du règne de
Louis-Philippe.1
Il n'avait jamais été de ceux qui reculent devant l'emploi du
charlatanisme; une anecdote le démontrera.
L'oculiste Guillié se trouvait poursuivi sous la Restauration
pour avoir, conjointement avec le visionnaire Labbé-Lafond, écrit
une histoire de la conspiration de Mallet. Les deux prévenus
s'attendaient à une condamnation. Bergasse, consulté par eux,
leur fournit le moyen de se tirer de peine. — „ Avez- vous un
cent d'amis?" — „Peut-étre? à nous deux!..." sur cette réponse
l'avocat combine un coup de théâtre. Deux acteurs ici, trois là-
bas; la majeure partie de la bande est divisée par pelotons et
répartie avec art; près de la barre un groupe compact de gens
résolus!... La lecture de l'acte d'accusation est accueillie par des
murmures, pianissimo, piano, rinforzando ! ...Bientôt l'auditoire
gronde! „Quoi, c'est cela que l'on ose poursuivre!... ces juges
sont donc vendus ï\ l'usurpateur!..." Des cris!... des huées!... Le
tribunal prend peur; les barrières craquent; on envahit le pré-
toire!... Guillé et Labbé-Lafond furent acquittés.
Etonnez-vous après cela si l'hôtel Montchenu vit une scène qui
fit scandale !
Plus d'une fois, probablement, on avait devant Bergasse le
mesmérien vanté l'extraordinaire lucidité de Maria Kummrin.
La prophétesse vint à Paris, avec Fontaines, et tout droit à
l'hôtel Montchenu.
1 Bergasse revit Alexandre en 1818. 11 publia en 1822 un «Essai sur le
rapport qui doit exister entre la loi religieuse et les lois politiques.» Il
mourut conseiller d'Etat en i832.
H- 239 -H
Une première extase, en petit comité, annonça que le lende-
main, à l'heure habituelle des visites de l'empereur, la voyante
aurait un accès d'auto-somnambulisme.
Pour gagner le salon de la baronne. Alexandre était obligé de
traverser une antichambre. A l'heure dite, Mad. de Krudener
laissa la Kummer s'établir dans cette antichambre, en présence
de quelques personnes. Fontaines était auprès de la prophétesse.
...„Mad. de Krudener, écrit Eynard, avait passé bien des heures
en prière pour demander à Dieu de manifester sa volonté!...
...„A l'heure où l'empereur traversait l'antichambre, il trouve
Maria Kummrin étendue sur un canapé. Il s'informe. Mad. de
Krudener ne répondant point, Fontaines prend la parole et
annonce à l'empereur que c'est une prophétesse de l'Eternel, qui
avait à lui parler de la part de Dieu. L'empereur s'assied, prêt à
écouter, et Maria Kummrin commence un discours sentencieux,
qui aboutissait à une demande de fonds pour la création d'une
communauté chrétienne dans les environs de Weinsberg. Mad. de
Krudener s'était levée en l'entendant et était sortie avec sa fille.
Au bout d'un instant elle revint prier Alexandre de passer au
salon. Alexandre la suivit, l'arrêta dans les excuses qu'elle voulait
lui faire, en lui disant qu'il connaissait assez les hommes pour
ne pas se laisser prendre à la piété de gens si prompts à demander
de l'argent, et lui conseilla de s'en débarrasser le plutôt possible.'
1 Ainsi, d'après le texte d'Eynard, Fontaines venait demander de l'ar-
gent, non pour le Rappenhof, mais pour une communauté chrétienne
dans les environs de Weinsberg. C'est là une escobarderie, dont le lecteur
aura immédiatement fait justice, mais qui ne prédispose pas en faveur de
la baronne et de son entourage.
M. Sainte-Beuve a écrit quelque part : « . . Il y a chez les systématiques
convaincus une heure mauvaise où le charlatanisme se glisse aisément et
où l'indifférence sur le choix des moyens commence »
Juliane n'en était plus à compter les heures de ce genre, vécues an
Catharinenplaisir, à Lichtenthal ou à Schluchtern ! Depuis sept ans elle
était la compagne de la Kummer : est-il admissible qu'en i Si 5, elle, «la
femme du monde, douée d'un tact si fin», ne sût pas encore à quelle
créature elle s'était associée ? Le public ne voulut pas croire à une duperie
aussi obstinée. «Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es!» murmura-
t-il. On parla de complicité... «Endlich wurde sie die Baronesse v.
Krudener) von ihm (Alexanderi aïs Betrugerin erkannt. . .» (Pierer,
édit. de 1860, IX, 85 1.)
«Betriigerin» est un bien gros mot et certainement excessif 1 Juliane.
H- î>4() -H
.,Deux jours après, ajoute l'historien, Fontaines repartait pour
le Rappenhof." '
ou je me trompe fort, n'eut jamais l'intention arrêtée de tromper
Alexandre. Liée à la Kummer et à Fontaines par la fausse déclaration
qu'ils avaient faite de concert le i5 août 1808, Mad.de Krudener avait
exagéré l'éloge de la prophétesse, pensant ainsi se persuader elle-même et
acheter la discrétion de la voyante. Mais le doute était venu. Depuis un
assez long temps déjà la sibylle avait perdu de son empire. Juliane ayant
rencontré à Paris l'un des plus anciens adeptes du magnétisme animal,
Nicolas Bergasse, avait conté les prodiges qu'elle croyait avoir vus.
Bergasse voulut connaître la merveille de lucidité qu'on lui vantait. Sur
ses instances, on finit par faire venir la Kummrin. La haronne, par
amour-propre, eût souhaité sans doute que l'auto-somnambule se tirât à
son honneur de l'épreuve à laquelle elle allait être soumise devant un
juge réputé compétent, mais eut-elle l'intention de se servir du sujet au
profit de ses intérêts ? La Kummer, devant un auditoire si différent des
passés et ne comprenant guère le langage de ceux qui l'entouraient, ne mit
probablement pas dans son jeu la perfection accoutumée. Dès les pre-
miers mots de la pythonisse relatifs à une demande de secours, Juliane,
«sur les yeux de César composant son visage»,
disparut, confessant ainsi sa duperie passée, mais désavouant ou essayant
de désavouer en même temps toute connivence dans le présent.
Alexandre, dit-on, se montra froissé de cette aventure. 11 commença à
douter de son amie. Les maladresses de Mad. de Krudener le confir-
mèrent dans ses soupçons. Elle était alors absolument dénuée d'argent,
mais obligée à une certaine représentation en même temps qu'à une
extrême discrétion à l'égard de l'empereur. Elle s'avisa d'imiter Gil
Blas et de faire parler les oiseaux devant le duc de Lerme. Eynard
raconte que, dans un moment de gêne pressante, Mad. de Krudener
avait fait une prière. «Vois, avait-elle dit à Dieu, il n'y a rien là ! . .» Là,
c'était le garde-manger et c'était aussi la cassette. Empeytaz, héroïque,
se résignait déjà à ne pas diner, quand arriva un étranger — le corbeau
d'Elie ! . . L'inconnu venait demander à Juliane une partie de son appar-
tement. Tandis qu'il s'explique, il entend un fournisseur impayé qui fai-
sait rage dans une pièce voisine. Aussitôt il offre à la baronne cent-
cinquante louis, puis cinq cents, puis mille, puis quatre mille ! ..» Je le
racontai le soir à l'empereur, qui me repondit: «Pourquoi ne m'avez-
vous rien dit ? . .»
Malgré tout, la liaison avec Alexandre fut loin d'enrichir Juliane. Elle
y perdit même l'usufruit de la terre de Mazik, dont elle n'osa faire renou-
veler la concession.
1 Staudenmeyer veut que Fontaines ait reçu dAlexandre un millier
d'écus.
é3dkD^d<2d&d^<Sd<2-l<ï};-
' JCs^ULW sA-w
Wepfer, quoique le Rappcnhof eût été acheté à son nom,
n'avait pas suivi les colons dans le Wurtemberg. Il était revenu
à Sainte-Marie et dirigeait une filature de laine, établie à Sainte-
Croix-aux-Mines par la maison Reber.
Le 12 juillet 1815, tandis que la baronne courait sur la route
de Paris, il naquit à Wepfer un fils,
Adeodatus- Alexandre-François- Guillaume.
Le pauvret ne survécut pas l'œuvre sainte à laquelle s'était
vouée sa famille et dont il devait être comme la vivante incar-
nation. Né deux jours avant l'arrivée de Mad. de Krudener à
Paris, il mourut le 24 septembre 1816, deux jours avant l'anni-
versaire de la conclusion de la Sainte-Alliance.
*^^$àÈ)*g^
16
^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^
Le public attribuait à Mad. de Krudener une autorité sans
limites sur Alexandre. Rien ne se fit en 1815, qu'on ne l'y crut
pour quelque chose. Les Parisiens lui attribuèrent la conservation
du pont d'Jena, quoiqu'elle fût arrivée à Paris quatre jours après
l'affaire de ce pont ; les Prussiens lui en voulurent de ce que le
traité de paix ne donnait pas 1 Alsace à l'Allemagne. Elle passa
pour avoir contribué à la formation du ministère Richelieu, etc.1
1 On a parlé beaucoup de tentatives faites par Mad. de Krudener en
faveur de Labédoyère. « La situation du malheureux de Labédoyère,
accusé d'avoir trahi le Roi, donnait de grandes inquiétudes à Alexandre.
Ayant appris les sentiments de repentance et de profonds regrets qui
remplissaient le cœur de cet officier, il fit tout ce qu'il put pour lui sauver
la vie ; mais toutes ses démarches furent inutiles : la sentence de mort fut
prononcée. Il montra alors tout le chagrin qu'il éprouvait, et combien
vivement il sentait la douleur dans laquelle allait être plongée Mad. de
Labédoyère. «A quoi servent de telles rigueurs ? disait-il. A quoi en veut-
on venir ?» La duchesse d\ . . ., qui était présente à cette conversation,
répondit « que la justice demandait de la fermeté, et des mesures propres
à imposer.» Alexandre, qu'un tel langage remplissait d'indignation, surtout
dans la bouche d'une femme, dit d'un ton sentencieux : « Madame, si la
justice a des droits, la charité réclame les siens.» — «La charité, reprit la
duchesse, on ne la distingue pas de la faiblesse.» — «Vous vous trompez,
Madame, repartit Alexandre, la charité gagne les cœurs, elle les fond.
Serait-ce à nous à mettre des modifications à ce précepte par excellence ?..»
Là-dessus, il se détourna de cette dame, la laissant à ses propres
réflexions. . . » {Empeyta^ Notice sur Alexandre, 2e éd., pag. 35).
« Sendschreiben geprïïfter Christen . . an Jung » donnent une lettre
de Mad. de Krudener, du 26 août 181 5, adressée à Stilling :
« Très cher et bien-aimé dans le Seigneur,
« ne croyez pas que je vous oublie au milieu du tourbillon des événe-
ments, mais je suis accablée d'affaires et ne puis vous écrire aussi souvent
que je le voudrais Je vis au milieu de miracles ; hier encore j'en ai
vu un !
«Vous connaissez certainement la triste histoire du jeune colonel de
La Bédoyère. que l'on fusilla avant-hier. 11 fut le premier dans l'armée
H- '243 -H
En réalité, je crois quelle ne se mêla jamais de la politique
pure. Alexandre causait avec elle de religion et priait sous sa
dictée, mais c'était tout.
Seulement, il lui rendait de grands honneurs. Le il septembre,
lorsque, dans la plaine des Vertus, le czar remercia le Seigneur
à donner l'exemple de la désertion, lors de ces événements du nv
mars dernier, dont la France est encore si profondément troublée. Il
m'est impossible d'excuser sa conduite, mais comme chrétienne j'avais Le
devoir de prier pour son âme et je le ris avec beaucoup d'autres personnes,
qui plaignaient son sort.
«On me l'avait dépeint sous les plus affreuses couleurs,comme un traître,
affilié à un plan général de trahison. En outre, j'avais appris sur son
compte des choses abominables. Et cependant un soir, déjà bien tard, je
me sentis poussée vivement à prier pour lui. J'appelai mon gendre Berck-
heim et nous priâmes ensemble.
«Le lendemain, j'eus la visite de sa jeune et très-jolie femme, âgée de
vingt-cinq ans. Elle se jeta dans mes bras. Ma situation comme chré-
tienne, ou plutôt comme disciple du Sauveur, qui ne doit rien prendre en
considération en dehors de la sainte cause de l'Evangile, me met bien au-
dessus des événements de ce monde et la Grâce du Seigneur, l'influence
qu'il m'a donnée, font que je vais droit mon chemin, sans gêne et sans
embarras. Je reçus donc cette dame; je la vis tous les jours; j'envoyai des
livres à son mari; à elle-même j'écrivis une lettre, qui dans ma pensée
s'adressait à lui. J'entrai ainsi en relations avec ces malheureux, mais
j'avais commencé par la prévenir, elle, qu'il m'était impossible de m'oc-
cuper de la situation politique de son mari.
«Ah! que j'eus à souffrir! le désespoir de cette femme qui, sans se
rebuter, essayait tout ce que lui suggérait l'amour, allait à la prison, puis
venait le soir, épuisée, brisée, me trouver moi, ce désespoir me brisait le
cœur. Je priai avec elle: cela lui rendit quelque force. Je la conjurai avec
instances à préparer son mari à une condamnation qui paraissait devoir
être prochaine et de le déterminer à la pénitence, ainsi qu'à l'entier
abandon de son âme entre les mains du Christ. Moi-même, dans ce des-
sein, j'écrivis une lettre qu'elle devait lui lire, car jamais, d'elle-même,
elle n'eût eu le courage de lui parler de sa mort. J'appris sur cela que La
Bédoyère n'était pas du tout le méchant homme que l'on m'avait dépeint.
Il me sembla alors que ma lettre avait été un peu dure. Mais, me dis-je,
le Seigneur, peut-être, la voulait ainsi et puis quel être humain n'a jamais
affreusement péché ! .. Il se montra touché et reconnaissant. Quant à moi,
je me jetai aux pieds de mon Sauveur et je le suppliai de me pardonner
d'avoir cru trop légèrement à de faux bruits. Certes, l'action de La
Bédoyère était criminelle; il s'était montre ingrat envers son Roi ! mais.
il était à peine âgé de vingt-neuf ans et on l'avait entraîné! pour les autres
trahisons, dont je l'avais cru coupable, il en était innocent. Son cœur était
plein d'amour et il n'avait pas commis le crime qu'on lui imputait. Vous
«• 244 *H
des victoires accordées à ses troupes, Mad. de Krudener était
auprès de lui. Quand les régiments russes plièrent le genou, elle
put croire que ces marques de respect s'adressaient un peu à
Dieu, beaucoup à elle.
verrez le reste par la lettre que j'écrivis à quelqu'un (Alexandre) et où je
rapporte les propres paroles de son confesseur.
«Avant-hier, dans la nuit, alors que mon âme était déjà dans un tel
abattement, on frappe vivement à ma porte et la malheureuse femme se
précipite vers moi. Elle me dit qu'il serait condamné le lendemain et
probablement fusillé aussitôt le jugement rendu. Imaginez ce que j'éprou-
vai ! Dieu, heureusement, me soutint et me donna courage. Je ne pouvais
pas, non je ne pouvais pas entendre aux prières de cette femme ni tenter
des démarches que réprouvait ma conscience ! Vers le matin, je m'endormis
un instant. Dans mon sommeil je vis clairement l'infortuné La Bédoyère ;
il était debout devant moi ; il me prit les deux mains et les serra, comme
pour me remercier, puis il me dit : « Ils veulent que ce soit pour aujour-
d'hui ! » On le fusilla ce même jour.
«Je joins à cette lettre copie de celle que j'avais écrite à sa femme.
L'Evangile y est prêché dans sa vérité et sa pureté. Ce langage est entendu
d'un grand nombre.
«Et maintenant, chères âmes, je vous embrasse. Mon cœur est souvent
avec vous.
«Votre entièrement dévouée
« B. Krudener. »
Quelques jours après la cérémonie de la plaine des Vertus.
Alexandre se rendit auprès de Mad. de Krudener. „Je vais, lui
dit-il, quitter la France; mais avant mon départ, je veux, par un
acte public, rendre à Dieu, le Père, le Fils et le Saint Esprit.
l'hommage que nous lui devons pour la protection qu'il nous ,t
accordée, et inviter les peuples à se ranger sous l'obéissance de
l'Evangile. Je vous apporte le projet de cet acte, vous priant de
l'examiner attentivement, et s'il y a quelque expression que vous
n'approuviez pas, vous voudrez bien me la faire connaître. Je
désire que l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse s'unissent à
moi dans cet acte d'adoration, afin qu'on nous voie, comme les
Mages d'Orient, reconnaître la suprême autorité du Dieu Sauveur.
Vous vous unirez à moi pour demander à Dieu que mes alliés
soient disposés à le signer..."
„Le lendemain, il vint reprendre son projet. Nous fûmes pro-
fondément touchés de l'humilité avec laquelle il daigna recevoir
les remarques qu'on lui présenta. Le jour suivant, il le porta à
signer aux souverains alliés..." '
Voici cet acte, connu sous le nom de Traite de la Sainte-
Alliance.
„Au nom de la très-sainte et indivisible Trinité !
„L. L. M. M. L'Empereur d'Autriche, le roi de Prusse et
l'Empereur de Russie, par suite des grands événements qui ont
signalé en Europe le cours des trois dernières années, et prin-
cipalement des bienfaits qu'il a plu à la divine Providence de
répandre sur les états dont les gouvernements ont placé leur
1 Empeyta^ (Notice sur l'Empereur Alexandre, p. 40 etc.). En réalité,
l'empereur Alexandre n'avait pas improvisé le traité. Voyez Mémoires,
documents et écrits divers laissés par le prince de Mettemich. vol. Ier,
pag. 214.
H- 246 -H
confiance et leur espoir en Elle seule, ayant acquis la conviction
intime qu'il est nécessaire d'asseoir la marche à adopter par les
Puissances, dans leurs rapports mutuels, sur les vérités sublimes
que nous enseigne l'éternelle religion du Dieu Sauveur; déclarent
solennellement que le présent acte n'a pour objet que de mani-
fester, à la face de l'univers, leur détermination inébranlable, de
ne prendre pour règle de leur conduite, soit dans l'administration
de leurs états respectifs, soit dans leurs relations politiques avec
tout autre gouvernement, que les préceptes de cette religion sainte,
préceptes de justice, de charité et de paix, qui, loin d'être unique-
ment applicables à la vie privée, doivent au contraire influer
directement sur les résolutions des princes, et guider toutes leurs
démarches, comme étant le seul moyen de consolider les insti-
tutions humaines, et de remédier à leurs imperfections.
En conséquence L. L. M. M. sont convenues des articles
suivants :
Art. i. Conformément aux paroles des Saintes Ecritures, qui
ordonnent à tous les hommes de se regarder comme frères, les
trois Monarques contractants demeureront unis par les liens d'une
fraternité véritable et indissoluble, et, se considérant comme com-
patriotes, ils se prêteront en toute occasion et en tout lieu assis-
tance, aide et secours ; se regardant envers leurs sujets et leurs
armées comme pères de famille, ils les dirigeront dans le même
esprit de fraternité dont ils sont animés, pour protéger la religion,
la paix et la justice.
Art. 2. En conséquence, le seul principe en vigueur, soit entre
les dits gouvernements, soit entre leurs sujets, sera celui de se
rendre réciproquement service; de se témoigner, par une bienveil-
lance inaltérable, l'affection mutuelle dont ils doivent être animés; de
ne se considérer tous que comme membres d'une même nation
chrétienne ; les trois princes alliés ne s'envisageant eux-mêmes que
comme délégués par la Providence pour gouverner trois branches
d'une même famille, savoir: l'Autriche, la Prusse et la Russie;
confessant ainsi que la nation chrétienne dont eux et leurs peuples
font partie, n'a réellement d'autre Souverain que celui à qui seul
appartient en propriété la puissance; parcequ'en lui seul se trouvent
tous les trésors de l'amour, de la science et de la sagesse infinies,
c'est-à-dire Dieu, notre divin Sauveur Jésus-Christ, le Verbe du
Très-Haut, la Parole de vie.
„L. L. M. M. recommandent en conséquence, avec la plus tendre
sollicitude, à leur peuples, comme unique moyen de jouir de cette
paix qui naît de la bonne conscience et qui seule est durable, de
se fortifier chaque jour davantage dans les principes et l'exercice
des devoirs que le divin Sauveur a enseignés aux hommes.
Art. 3. Toutes les Puissances qui voudront solennellement avouer
les principes sacrés qui ont dicté le présent acte, et reconnaîtront
combien il est important au bonheur des nations trop longtemps
agitées, que ces vérités exercent désormais sur les destinées
humaines toute l'influence qui leur appartient, seront reçues avec
autant d'empressement que d'affection dans cette Sainte-Alliance,
signé : François.
Frédéric-Guillaume.
Alexandre.
Les diplomates demeurèrent d'abord étonnés quand ils eurent
reçu communication de cette Apocalypse. Il ne comprenaient rien
à ce verbiage. Quelques-uns, les Anglais surtout, manifestèrent une
certaine défiance devant ce bloc enfariné, mais dès qu'ils se furent
assurés qu'il n'y avait là rien de menaçant pour la paix du
monde et que le bon sens seul pouvait s'en trouver compromis,
ils apposèrent, en souriant, au bas de l'élucubration d'Alexandre
une signature de commisération.
<+&9&m$+&+&9g+&+g*g<+&+g<+g
A qui revient l'honneur d'avoir inventé la Sainte- Alliance? '
Interrogée à plusieurs reprises, Mad. de Krudener donna des
réponses ou évasives ou contradictoires.
Elle désirait que l'on demeurât persuadé que l'œuvre était
sienne, mais elle n'osait le déclarer ouvertement. „Dieu seul a
1 L'évêque Eylert attribue la première idée de la Sainte-Alliance à
Frédéric-Guillaume TU, qui, après les batailles de Bautzen et de Lutzen
aurait fait promettre à Alexandre de rendre hommage à Dieu seul de
leurs victoires, s'ils en remportaient.
Une compilation de 1824 attribue le projet d'une Sainte-Alliance à
Frédéric-le-Grand. «On désire, avait écrit ce roi en 1777, qu'un certain
nombre de grandes puissances affermissent leur domination au point de
posséder des empires ou des royaumes d'une étendue et d'une consis-
tance qui en fassent des masses inébranlables ; il ne sera plus possible aux
états de second ordre d'entreprendre aucune guerre ; l'accord des maîtres
du monde imposera silence à quiconque voudrait altérer les arrangements
une fois décidés; et l'Europe, surtout si le croissant est relégué en Asie,
bien loin d'avoir désormais des secousses violentes, ressentirait à peine
les plus légères émotions. . .»
Frédéric, quand il écrivait ceci pouvait songer à une alliance analogue
à celle dite aujourd'hui «des trois empereurs», mais non pas à une
Sainte- Alliance.
Les Mémoires de Condorcet (II, 248) rapportent ce que les auteurs
appellent une «anecdote curieuse» :
«L'empereur Alexandre aimait fort à causer avec Mad. de Krudener,
qui était déjà mystique, mais ne prêchait pas encore publiquement.
Bergasse et l'empereur Alexandre étaient ses adeptes les plus zélés, et
ce fut elle qui inventa la Sainte-Alliance. Bergasse en rédigea le projet sur
le bureau même de Mad. de Krudener et l'empereur Alexandre le porta
à M. de Nesselrode. Mais il faut donner aussi à ce ministre la part qui lui
appartient. Mad. de Krudener n'avait imaginé ce traité de la Sainte-
Alliance qu'en faveur de la religion. M. de Nesselrode sentit qu'en le
rédigeant en termes vagues, on pourrait le rendre politique... »
J'incline, je l'avoue, à croire que les auteurs ont vu juste et dit juste.
J'ai quelque soupçon q-u'un premier projet a été rédigé effectivement par
«• 249 -W
tout conduit! ... Je n'ai été que son instrument! . . . dit-elle à
Krug, et aussitôt après: „Dieu a voulu que je suggérasse au grand
et pieux empereur Alexandre l'idée première de la Sainte-Alliance.
Bergasse, le 4 août 181 5 et que le brouillon dont parle Empeytaz n'en
était qu'une rédaction améliorée.
Capefigue veut que la baronne ait accolé au mot final <• Alliance» du
texte principal le mot ((Sainte».
Alphonse Rabbe (hist. d'Alexandre I, Tom. II, 25 1) raconte, sur la loi
d'un pair de France, le duc de d'A. .... que le czar remit la minute du
traité à M. de Gentz, qui la communiqua à M. de Metternich. Il n'y a
rien là qui contredise l'assertion émanée de Bergasse.
Les Mémoires tirés des papiers d'un homme d' Etat, compendium des
bruits en vogue parmi les émigrés (XIII, 260) appellent le prétendu traite
de la Sainte-Alliance «une niaiserie romanesque» et disent que <. cet acte
mystique» fut signé le 26 septembre 181 5, jour où le ministère français
fut changé «à la suite d'un conciliabule entre l'empereur Alexandre,
Bergasse et Mad. de Krudener. . . »
Enfin voici au sujet de la Genèse de la Sainte-Alliance le récit laissé
par le prince de Metternich (Ans Metternich's nachgel. Papieren, 1880.
— 2. I, pag. 214):
... « Wahrend der Verhandlungen des pveiten Pariser Friedens bat
mich der Kaiser Alexander pi sich, um mir pi eroffnen. dass er mit
einem grossen Unternehmen besch'iftigt sei, worïïber er sich vor au. km
mit Kaiser Franc besprechen musse. ((Es gibt Dirige», fuhr der Kaiser
fort, « 'ùber welche das Gefuhl entscheiden muss, und Ge/uhle stehen
tinter dem Einfluss personlicher Stellungen und Lagen. Dieselben
wirken unabweisbar au/ die Individuen ein. G'ilte es ein Gescha/t, so
wi'irde ich Sie pi Rathe pehen, die Sache jedoclu von der ich spreche.
steht au/ einem Gebiete, wo nicht die Minister, sondern die Monarchen
allein den Aasspruch fw /a lien in der .\rdglichkeit sind. Sagen Sie
dem Kaiser Franp dass ich mit ihm ùber einen Gegenstand pi
sprechen wi'tnsche, i'tber den ich mich nur gegen ihn erkUiren kann.
In seinem Rechte wird es dann liegen, Ihren Rath, lieber Furst. ein-
piholen. »
Nach Verlau/ einiger Tage Hess mich der Kaiser Franc çu sich
ru/en und gab mir kund, dass er am /rûhen Margot desselben Tages
in Folge erhaltener Einladung pi einer pers'dnlichen Besprechung 'ùber
einen h'ôchst wichtigen Gegenstand den Kaiser Alexander besucht habe.
« Den Gegenstand werden Sie ». /ugte Seine Majestât bei. « atts der
Schrift kennen lernen. welche er mir fur eindringlichsten Beachtung
ïtber^ab. Sie wissen, dass ich mich nicht gern i'tber ein Ding Sussere,
ohne dessen Werth oder Unwerth geprïïft pi haben. Ich habe deshalb
den vom Kaiser Alexander eigenhandig geschriebenen Au/s.ttj ange-
nommen und meine Ansicht daniber ausptsprechen mir vorbehalten.
Lesen und prît/en Sie denselben, und sagen Sie mir dann Une
H- 250 -H
L'Empereur goûta mon projet. Il dressa un brouillon, qu'il me
soumit . . ."
La relation du professeur Krug, écrite et imprimée à la hâte
Meimmg iiber das Aktenstiick, das mich keineswegs anspricht, dessen
Inhalt vielmehr in mir redit ernste Bedenken erweckt.
Es bedurfte meinerseits keiner strengen Priïfung, um dem Aufsat^e
den Werth und alleinigen Sinn einer in religi'oses Gewand eingekleideten
philanthropischen Aspiration beipilegen, welche nicht den Stoff %u einem
^wischen den Monarchen ab^uschliessenden Vertrage darbot und manche
Sdt^e enthielt, die selbst pi religiôsen Missdeutungen Anlass geben
k'ônnten.
In solcher Wiirdigung des Vertragsprojectes begegneten die Ansichten
des Kaisers Fran^ den meinigën, und da Kaiser Alexander dem
Kaiser Fran^ gesagt hatte, dass er das Actenstuck auch dem Konige
von Preussen mittheilen werde, befahl mir Seine Majestat, mich ?u dem
Konige ju begeben und dessen Meinung iiber dasselbe ein^uholen. Ich
/and auch den Konig im Einklang mit der Ansicht des Kaisers Franp
nur ausserte jener ernste Bedenken riicksichtlich der gdn^lichen Ver-
werfung der Ideen des russischen Monarchen. Doch verstdndigten wir
uns iiber die Unmoglichkeit der Ausfertigung des Actes ohne einige
absolut nothwendige Veranderungen des Textes. Selbst damit war
Kaiser Fran^ nur halb einverstanden.
Mir wurde in Folge dessen von beiden Monarchen der Auftrag, mich
als deren gemeinschaftlicher Bevollmdchtigter çùm Kaiser Alexander
%u begeben. In einer mehrstûndigen Unterredung gelang es mir, nicht
ohne grosse Miihe, den Verfasser des Projectes fur die Nothwendigkeit
der Umwandlung mehrerer S'dt^e und des gan^lichen Weglassens ein-
^elner Stellen %u gewinnen.
Ich gab Seiner Majestat, meinem kaiserlichen Herrn, Rechenschaft
von den Einwendungen, welche ich dem Kaiser Alexander gegen das
pim mindesten unniït^e Unternehmen ohne Hehl vorgetragen lutte,
sowie von der Vorhersagung der hdmischen Auslegung, welcher dasselbe
nicht entgehen werde.
Kaiser Franj erkldrte sich damit einverstanden, entschloss sich aber
t)-otj seiner natûrlichen Abneigung auch gegen den modifiprten Ent-
wurf, den hiernach punktirten Vertrag fit unter^eichnen, ans Grunden,
denen ich meinerseits nichts entgegenptstellen vermochte.
Dies ist die Geschichte der heiligen Allianz, welche selbst in dem
befangenen Sinne ihres Urhebers keinen anderen Zweck hatte als den
einer moralischen Manifestation, wàhrend sie in den Augen der anderen
Aufsteller des Documentes auch dièses Werthes entbehrte, und folglich
keine der Auslegungen verdient, die sie durch den Parteigeist in der
Folge erfahren lut.
Den unwiderlegbarsten Beweis der Richtigkeit dièses Thatbestandes
diirfte wohl der Umstand bieten, dass in der gan^en Folge^eit niemals
«• 251 -H
„pour servir d'étrennes aux dévots et aux indévôts" (1818) fi
vivement Alexandre.1
Le czar avait un peu honte de ce qu'il avait fait en 1815;
la brochure du philosophe de Leipzig acheva de l'irriter. Il corn-
er Fall eintrat, wo pvischen den Kabineten Erwahnung der nheiligen
Allian^» gemacht worden ware, noch selbst hatte gemacht werden
konnen. Nur die den Monarchen feindlichen Parteien benùt^ten den
Act als eine Waffe jur Verlâumdung der reinsten Absichten ihrer
Gegner.
Die « heilige Allîanijf » wàr nicht eine Stiftung jur Niederhaltung
der Volksrechte, qur Befôrderung des Absolutismus und irgend einer
Tyrannei. Sie war lediglich der Ausjluss einer pietistischen Stimmung
des Kaisers Alexander und die Anwendung der Grundlagen des
Christenthums au/ die Politik.
Aus einer Verbindung religi'ôser und politisch-liberalcr Elemente hat
sich unter dem Einfluss der Frau v. Krïtdener und des Herm v. Bergasse
die Idée der «heiligen Allianp) entwickelt. Nîemand ist genauer als ich
in der Kenntniss aller auf dièses « lauttonende Nichts » be^u «lichen
Verhaltnisse. . . »
Le lecteur trouvera dans la Revue des Deux-Mondes (art. de M. Ch.
de Mazade, 1886, tome 77, page 566) un résumé fort bien fait de ce
passage.
Je n'ai rencontré qu'une brochure où l'idée chiliaste qui avait présidé à
la Sainte-Alliance fût mise en lumière. Elle est de 1817 et signée à la
main par l'auteur, Charles Ley. Dans ces « Gedachten over het heilig
Verbond .... als gefondeert in de Heilige Schrift en voornamelijk in
de Openbaring van Johannis, onder den Naam en het Zinnebeeld van
het Nieuw Jérusalem. ... », l'écrivain établit que la Sainte-Alliance
prépare la seconde venue du Seigneur. Le nom de Mad. de Krudener
n'est jamais prononcé par lui. Il se sépare nettement d'elle à propos
des conséquences que devait avoir la parousie : . . . « de komst des
Heeren niet is om te vernielen, maar om optebomven....» (pag. 28 et 2<j.)
1 Eynard, qui parle de l'écrit de Krug sans l'avoir jamais lu, en fait une-
espèce de libelle diffamatoire dirigé contre la baronne. La brochure est,
au contraire, extrêmement bienveillante. Krug, du reste, n'était ni un
méchant homme ni un folliculaire. Après avoir professé la philosophie à
Wittenberg, à Francfort-sur-1'Oder, à Kônigsberg, il avait été appelé à
Leipzig, mais avait interrompu ses leçons en 181 3 et 1X14 pour s'enrôler
dans un escadron de chasseurs et faire campagne pour l'indépendance de
son pays. Il jouit jusqu'à la fin de ses jours (i3 janvier 1S42) de l'estime
de ses compatriotes qui, en i833, le nommèrent leur député. Il était à
Kônigsberg en 1807. au moment où Mad. de Krudener y résidait et lut
un des premiers membres du Tugendbund.
Les ((Mémoires tirés des papiers d'un Homme d'Etat» (XIII) donnent
la traduction française de l'écrit du philosophe allemand.
#*> 252 «W
mença, dit-on, une enquête, qui établit que Krug était un honnête
homme, incapable d'avoir écrit autre chose que ce qu'on lui avait
dit. Mad. de Krudener fut avertie d'avoir à se montrer plus dis-
crète. Aussi, quelques semaines après, répondit-elle aux questions
de Brescius et de Spieker de façon à les déconcerter. „Dieu et
l'Empereur ont tout fait. Consultée par mon prince, j'ai approuvé
ses projets et je me suis vouée au grand œuvre qu'il avait entre-
pris ..."
Ce grand œuvre, il avait été pendant des siècles le rêve de
quelques fous.
Depuis l'origine du chiliasme protestant, ses partisans avaient
songé à trouver un chef politique, disposé à se faire le précur-
seur du Christ-Roi. Mad. de Krudener, poussée par ses instituteurs,
par son cordonnier de Riga, par Adam Muller, par Jung-Stilling,
par Marie Kummer, par Wegelin, par Oberlin le père et par
Oberlin le fils, endoctrinée surtout par Fontaines, avait su mettre
à profit les circonstances. Elle s'était emparée à Heilbronn de
l'intelligence troublée d'Alexandre. L'empereur un temps s'était
laissé mener. Mais quoiqu'ayant revêtu une forme apparente, la
Sainte-Alliance, telle qu'Alexandre et la baronne l'avaient conçue,
restait un rêve et ne pouvait être qu'un rêve.
•^gj^ge^
Est-ce à dire que dans le domaine politique, l'acte du 26 sep-
tembre ne produisit rien? . . .
Loin de là ! . . .
Les diplomates surent en tirer parti.
On avait craint, dès la retraite de Russie, qu'Alexandre prit
en Europe la place qu'y avait occupée Napoléon. En Prusse,
Ancillon, Knesebeck et d'autres s'étaient montrés plus ou moins
alarmés du nouveau danger qui paraissait menacer le continent.
La campagne de 1812 — 1814 avait fait du czar l'arbitre de l'Eu-
rope; la guerre de 18 15 lui avait suscité des rivaux de gloire,
mais ne lui avait enlevé ni sa haute position, ni son prestige.
Les armées russes étaient demeurées intactes. Peut-être avait-ce
été un double bonheur pour les ennemis de la France que les
Anglais et non les Russes furent alors les vainqueurs. Si la ba-
taille de Waterloo avait été gagnée par le czar, au lieu de l'être
par Wellington, la puissance d'Alexandre se fût substituée sans
secousse et comme naturellement à celle du César vaincu.
Le traité de la Sainte-Alliance fut de la part de la Russie une
abdication. Quand Alexandre, à quelques années de là, ayant
repris ses sens, voulut agir, le moment psychologique était passé.
Il trouva devant lui l'Angleterre matériellement fortifiée et mora-
lement agrandie de tout ce qu'il avait lui-même abandonné. Il le
sentit et ne pardonna jamais à son aumônier en jupons de l'avoir
compromis et avili.
Entre temps les ministres des diverses puissances avaient réussi
à substituer au prétendu traité de la Sainte-Alliance une conven-
tion assez vague encore, mais cependant plus pratique. L'Europe
vécut un temps comme l'Angleterre, sans constitution écrite; ce
fut un avantage pour tous. Sans s'enchaîner à des textes précis,
qui calculés pour le moment donné où on les dresse, peuvent
«• 254 -H
être une entrave quelques années plus tard, on se soumit à des
principes mutuellement consentis et en quelque façon entrés dans
les mœurs.
Après Eylau, Hardenberg, se trouvant à Memel, puis à Kydullen,
avec le roi et la reine de Prusse, avec l'empereur de Russie et
son ministre des affaires étrangères, le général baron André de
Budberg, avait préparé une convention, qui fut approuvée par
les souverains alliés, le 18 avril, à Schlippenbeil. Cette conven-
tion, à laquelle le ministre prussien espérait rallier l'Angleterre,
l'Autriche et la Suède, fut signée à Bartenstein, par Alexandre
et par Frédéric-Guillaume, le 26 avril 1807.
On y parlait de , faire disparaître de la politique les défiances
avec Pari de tromper . . . Rétablir une confiance entière et réci-
proque, de hâter un concert parfait etilre les puissances qiù veulent
le bien, de mettre a la place des lenteurs, des irrésolutions, de
Pincohércncc dans remploi des moyens, la célérité, Pé?iergie, la
persévérance et des plans sagement combinés ..."
Les politiques ne devaient plus s'occuper d'intérêts particuliers
ou secondaires, ou du moins devaient les subordonner aux
intérêts généraux de l'Europe; tout en accordant qu'il fallait que
les intérêts particuliers de chaque pays fussent pris en considé-
ration, on stipulait que les parties contractantes n'auraient à dis-
cuter que des questions plus élevées, c'est-à-dire plus générales.
„// faut, avait écrit Hardenberg, que les quatre puissances £ en-
visagent comme les tuteurs de F Europe ..."
Sans doute la convention de Schlippenbeil avait un but précis,
celui de briser la tyrannie de Napoléon. Il n'en est pas moins
vrai que les principes qui l'avaient dictée et qui à l'entrée de la
campagne de 1813 servirent encore de règle aux conférences de
Trachenberg, après 18 15 furent ceux de la Véritable Sainte-
Alliance, de la Sainte- Alliance pratique; peut-être même ces
principes sanctionnés autrefois par la présence à Kydullen de la
reine Louise, régissent-ils de nouveau l'Europe?...1
1 ... «Die Absicht musse au/ die Herstellung eines festen europaischen
Zustandes gerichtet sein...» (L. v. Ranke, XLVIII, 18 et scq.) Les
mêmes idées géne'rales précédèrent aux conférences de Tepliz 181 3.
*+ 255 -H
Un récent discours du chancelier de l'Empire d'Allemagne invite
à l'admettre.
Metternich écrit (Mémoires etc., 1. 219): aAus der in Folge der
Erreichung ihrer politischen Zwecke aufgelosten Quadrupel-Allianj
entstand eine moralische Pentarchie, deren Befugnisse sp'dter au/ don
Aachener Congress festgestellt, prinppicll begrensfi und in ihrer Hand-
hingsweise geregelt wurden.
Die Grundlagen fur einen dauernden Frieden waren hiemii fur
Europa. soweit dies moglich war, gesichert. . . »
Le Congrès d'Aix-la-Chapelle (1818) acheva de déterminer ce que l'en-
tente conclue à Bartenstein avait ébauché et sembla donner un corps aux
rêveries de la Sainte-Alliance.
... „Alexandre quitta Paris le 28 septembre, de grand matin.
La veille de ce jour, il vint prendre congé de Mad. de Krudener.
Il était plein de joie et d'espérance; tout son cœur était tourné
vers ce charitable Sauveur qui lui avait fait goûter ces délices
que le monde, dans tous ses travaux et dans tous ses efforts, ne
peut recevoir ni donner...
„Tout son désir était, en retournant dans son empire, de con-
sacrer sa vie et ses facultés à l'avancement du règne de Jésus-
Christ. Il nous fit promettre {c'est Empeytaz qui écrit 7) de le
rejoindre prochainement, et nous donna à tous rendez-vous à
Petersbourg, pour nous employer à cette œuvre qui était devenue
l'œuvre et le besoin de son cœur. Mais la Providence de Dieu
en décida autrement Un travail immense nous attendait dans la
Suisse allemande. Là, nous fûmes employés pendant deux années
consécutives à la propagation de l'Evangile et au soulagement
des pauvres décimés par la famine qui désolait alors ces contrées...
«Arrivé à Baie, Alexandre écrivait à une dame de la Cour
[8 octobre 1815), en parlant des occupations et des soucis de
tout genre qui l'avaient obsédé : „Pardonnez-moi d'avoir tardé si
longtemps à vous répondre. La vie que j'ai menée y a été un
obstacle continuel. Cependant ce fatras de besogne de tant de
genres différents ne m'a pas empêché de sentir tout le bien que
votre lettre était faite pour produire sur mon âme. Elle a apprécié
toutes les vérités que vous me tracez, et se glorifie d'appartenir
à cette nation inconnue au monde, mais dont le triomphe avance
à grands pas. Mon séjour à Paris, excédant sous tous les autres
rapports, a été d'un intérêt immense quant à celui de l'avance-
ment de l'œuvre du Seigneur. Combien je le bénis à chaque
instant du jour, de m'avoir mis sur cette voie de vérité et de
véritable vie, si différente, si supérieure à cette autre vie misé-
H- 057 44
rable, dont on apprend toujours plus à connaître le néant.."
(Empeytaz, Notice sur Alexandre, p. 47 et suiv.).
Le czar ne devait plus rester longtemps en de pareilles dispo-
sitions, et sous l'influence d'un nouveau directeur spirituel un
pire changement allait s'opérer en Madame de Krudener.1
1 . . . . « Eine lange Beobachtung der moralischen Eigenschaften
dièses Monarchen und seines politischen Ganges hat mich jit der Ent-
deckung von dem ge/iihrt, was ich . . . als Periodicifàt seines Gedankens
be^eichnet habe. Dièse Periodicitït hat beilâufig ein funfjdhriges
Metrnm befolgt ; ich wûsste meine Beobachtnng nicht genauer wieder-
ïitgeben.
«Der Kaiser ergriff eine Idée und folgte gar bald ihrer Richtung.
Wdhrend des Zeitraumes von beilanfig ~wei Jahren war die Idée im
Wachsen. so dass sie in seinen Augen den Werth eines Systems
erlangte. Im Laufe des dritten Jahres blieb er dem angenommenen
System treu, gewann es lieb, hb'rte mit einer wahren Inbrunst dessen
G'ànner an und war jeder Berechnnng ûber den Werth dieser Meinung
wie ûber ihre gefahrlichen Folgen unqugânglich. In dem vierten Jahre
begann der Anblick dieser Folgen ihn fu ern'ùchtern ; das fûnfte Jahr
^eigte nur mehr eine unfiJrmliche Mischung des dem Erlôschen nahen
Systems mit der neuen Idée, die in ihm pi keimen begann. Dièse Idée
war oft diamétral entgegengeset^t dërjenigen, die er eben verliess. . . .
.... « Das Jahr 18 12 brachte eine nenc Wandlung in seinen (iesin-
nungen. . . . Die alten Ideen von Philanthropie und Freigeisterei hatten
nicht nur die Macht ûber seinen Geist wieder gewonnen, sondern sie
entbrannten sogar mit dem Feuer ihrer Zeit. Im Jahre 1814 hatten
sie ihren Hohepunkt erreicht. Im Jahre 18 15 hatten sie schon dem
religi'ôsen Mysticismus Plat\ gemacht. Im Jahre 18 1- erfuhr dièse
neue Richtung seines Geistes eine grosse Aenderung. Im Jahre 18 18
fand ich in Aachen den Kaiser als eifrigen Verfechter der monarchischen
und conservativen Principien und als erkldrten Feind jeder révolu-
tiondren Richtung und bereits auf dem Wege der R"ckkehr juin
religi'ôsen Mysticismus. In dieser Richtung blieb er /'est bis %um Jahre
1823.
. . . . <Jm Jahre 1825 erlag Alexander einer vollstandigen Lebens-
mûdigkeit. . . .» {Metternich. Aus M. nachgelassenen Papieren, I.
3 18 et suiv.)
Les données chronologiques fournies par le chancelier sont à rectifier
en un point. Alexandre avait commencé à être religieux en 1812.
'7
££&&&&£:£»«&&&&£&£:£
La baronne de Krudener, retardée comme toujours par des
embarras financiers, ne put quitter Paris que trois semaines après
l'empereur, le 22 octobre 1815.
Alexandre lui avait remis un passe-port écrit de sa main, par
lequel il l'autorisait à se rendre en Russie, avec qui elle voudrait
et par telle route qu'il lui conviendrait de prendre.
Elle prit la route de Suisse. Rien de plus naturel. Paul venait
d'y être nommé ambassadeur. En outre, la baronne avait à régler
à Bâle diverses questions relatives aux sociétés de propagande
religieuse.
Elle quittait Paris, chiliaste et supra - naturaliste plutôt que
mystique dans le sens propre du mot. Les idées familières à Jung
et à Fontaines la dominaient encore, idées partagées dans une
certaine mesure par Empeytaz. Si quelqu'un dans l'entourage
immédiat de Juliane professait alors des idées quiétistes, c'était
M. de Berckheim. lecteur passionné de Poiret et même de Saint-
Martin.
Après un court séjour dans une communauté morave d'auprès
de Neufchâtel, la baronne se rendit à Binningen, clans le canton
de Bâle, où les agents de X Œuvre Biblique se trouvaient réunis.
Les résultats obtenus par la Société parurent si beaux que l'on
créa immédiatement une œuvre parallèle à la première, celle des
Traités religieux, à laquelle Empeytaz se vit associé.
Ce devait être le dernier triomphe du jeune proposant! Son
astre allait décliner! Parmi les fidèles d'élite assemblés à Binningen
se trouvait un homme, J. G. Kellner, qui ne devait pas tarder à
exercer sur Mad. de Krudener l'influence la plus désastreuse.
Qui était ce personnage?... quel avait été son passé?...
H- 250 -H
De l'aveu de tous, Kellner, ancien employé dos postes du Bruns-
wick, avait été longtemps incrédule. On prétend qu'il s'était
occupé de philosophie et qu'il avait même médité d'écrire un
ouvrage contre la religion chrétienne. Jeté en prison, Kellner
avait rencontré une Bible et s'était converti.
Mais pourquoi avait-il été emprisonné?... Sur ce point l'accord
cesse entre les historiens.
Les uns font de lui une victime de Napoléon. Etant directeur
des postes, disent-ils, il avait refusé de livrer le secret des lettres
confiées à son administration: de là, une captivité assez roma-
nesque.1
Les autres, plus nombreux, écartent de cette affaire tout élé-
ment politique. „Ce Kellner, écrit M. Xavier Marinier, n'avait
pas eu auparavant une vie très-exemplaire. Il était secrétaire de-
là poste à Brunswick, et un jour les fonds de la caisse venant
à manquer, on mit M. le secrétaire de la poste en prison, et il
ne regarda pas cette mesure comme une injustice. Mais là.
comme il le raconte lui-même, il lui tomba entre les mains une
Bible, qu'il se mit à lire à défaut d'autre livre, et cette Bible le
convertit. Rendu à la liberté, après avoir satisfait tant bien (pie
mal à ce qu'on exigeait de lui, il rencontra Mad. de Krudener
et s'attacha à elle. Il la suivit partout et se montra toujours
extrêmement mystique. Un de mes amis, qui l'a connu à Leipzig,
le Dr Wagner, me disait qu'il l'avait vu plusieurs fois s'arrêter
tout-à-coup au milieu d'une conversation, cacher son visage dans
ses mains, se recueillir et prier. Il racontait aussi avec un grand
air d'humilité toutes les fautes de sa vie passée..."
1 Ostertag (Entstehungsgeschichte der Basler Mission), cité par
« Frau von Krudener », écrit : ... « Es mochte gegen En Je des Jahres
1814 sein, dass eines Tages bei Spittler im Falklein ein alterlicher
Mann in' s Zimmer trat, der in seiner ganqen Erscheinung etwas au/
fallendes und ungewohnliches hatte.
Seine langen wallenden Haare, der kurçe, etwas abgetragene Roch
mit dentschthumlichem Schnitt, die hohe freie Stirn. die feurigen, aber
unruhigen Augen machten au/ Spittler An/angs den Eindruck, ah
hatte er so etwas wie einen Vagabundcn oder Komodianten vor sich.
Ein kurdes Empfehlungsschreiben aber. das derselbe ihm von Gossner
in Mûnchen iiberreichte, Hess ihn doch erkennen, dass er es mit einen;
beachtenswerthen Menschen 7» thun habe. Nach der ersten allgemeinen
H- '260 -H
Au moment où pour la première fois il vit Juliane, Kellner
était depuis environ un an l'employé de Spittler et de la Société
des Missions. Ses émoluments n'étaient pas considérables, le vivre
et le couvert seulement. L'ex-directeur songea à se rendre la vie-
plus douce.
Il savait l'allemand qu'ignorait Empeytaz et n'était pas homme
à se laisser arrêter par des scrupules. Le jeune théologien, trop
honnête pour user des procédés d'un certain charlatanisme, était
d'une piété de bonne foi, mais terre à terre. Il ne prêchait guère
que ce que lui avait prêché Mérilhat, le pardon des péchés.
Kellner eut bientôt fait de supplanter son trop candide rival dans
les mobiles affections de la baronne.
Depuis plusieurs années, le nord de la Suisse et les contrées
voisines étaient travaillées par une sorte de Carbonarisme reli-
gieux. Presque dans chaque village un ou plusieurs individus, en
relations avec les frères d'autres villages, et tous habitués au
mystère, colportaient sous le manteau des livres pieux, des bro-
Begrûssung hiess ihn Spittler Platf nehmen, und hb'rte nun von ihm
mit steigendem Interesse einen kur^en Umriss seiner bisherigen Lebens-
fuhrung. Kellner — so hiess der Fremdling — war bis vor wenigen
Jahren Oberpostdirektor in Braunschweig gewesen und stand somit in
gùnstigen Verhaltnissen. Seiner politischen Gesinming nach war er ein
begeisterter Valerlandsfreund, der fur die Rettung seines unglïicklichen
deutschen Vaterlandes schw'.irmte und eben desshalb die franjosische
Zwingherrschaft von Grund des Her^ens hasste. Als nun das westphli-
lisch-franjosische Konigreich von Napoléon au/ deutschem Boden
gegrundet wurde, und die fremdl'ândische Regierung, von steter Furcht
vor verr'dtherischen Umtrieben geà'ngstigt, von den Postbeamten die
Er'ôffnung und Entlieferung verdlichtiger Brie/e verlangte, wies Kellner
entschieden die gewissenlose Zumuthung von sich. Die Folge davon
war, dass er selbst fur politisch verdachtig erklart und als Gefangener
in die Festung nach Kassel abgefûhrt wurde. Dort in den einsamen
Mauren des Gefangnisses nahm er die philosophischen Studien, die er
fr'ùher mit Eifer getrieben hatte, wieder auf briïtete, aller h'oheren
Erleuchtung entbehrend und von Voltaire schen und Rousseau 'schen
Ideen erfïtllt, ûber einem Système des Materialismus. bei welchem ihm
der Mensch als ein «Sohn der Erde» erschien. und suchte dièse Ansicht
wissenschaftlich pi begrunden und durch^ufuhren. Da ihm aber aile
Schreibmaterialien und Bûcher versagt waren — mit Ausnahme eines
einpgen Bûches, der Bibel — so kam er ans dem chaotischen Gewirre
von Gedanken, die sich durch seine Seele bewegten, nicht heraus. Die
H- 261 *«
chures, des nouvelles, des lettres. La Société Biblique de Bâle,
présidée par Spittler, pouvait être considérée comme la Haute
Vente qui dirigeait cette organisation.
Kellner avait été le secrétaire de cette Haute Vente; il con-
naissait les frères et les sœurs sur lesquels on pouvait s'appuyer,
dès l'ouverture de la campagne. Il se hâta de leur envoyer des
lettres-circulaires. Il réussit ainsi à mettre la baronne en rapports
avec les groupes chiliastes disséminés à travers la Suisse; il lui
procura comme un Etat - major et un cadre d'officiers, des
pasteurs, des vicaires, des curés, depuis plus ou moins long-
temps acquis aux doctrines du millénarisme, Gans d'Embrach,
les frères Siegrist, le pasteur von Brunn, etc., etc. A ceux-ci,
dont quelques-uns suivirent la prophétesse dans ses expéditions,
se joignirent les coureurs de conventicules, sergents et caporaux
de la bande.
Un moment on se berça de l'espoir de nouer des relations
avec les sectaires catholiques de la Bavière, Lindl, Boos, etc.
Kellner savait qu'une marchande de Saint-Gall, Anna Schlattcr,
Bibel aber ju lesen, schien ihm eines Philosophât ganq und gar
unwurdig. Erst als einer seiner Mitgefangenen pim Richtplatj abge-
f'ùhrt und erschossen wurde, ward er ernster, und das Bediirfniss, die
unruhigen und verworrenen Gedanken pt f.xiren, veranlasste ihn end-
lich, nach dem Buch der Bûcher ju grei/en. Mit Erstaunen nahm er
wahr, welche Tiefen der Weisheit, welche Schà't^e hoherer Erkenntniss
darin verborgen lagen. Je mehr er aber sich hinein las, desto mehr
schwanden die Nebel seiner bisherigen philosophischen Weisheit, und
indem er Schritt fur Schritt den gott lichen Gehalt und die ewige
Wahrheit dessen, was das heilige Buch ihm kundthat, tiefer erkannte.
ward er auch in seinem innersten Lebensgrunde mehr und mehr umge-
wandelt. Mit dem Sturj der napoleonischen Herrschaft wurde auch
Kellner frei, und er sollte wieder Postdirektor werden ; aber er wollte
mit einem Beru/e, der so erschiitternd in seinen Lebensgang eingegriffen
hatte, nichts mehr ju schaffen haben : ja das aussere Treiben der 11 elt,
dessen Bitterkeit er so schmer^lich er/ahren, selbst die patriotische
Erhebung von gan^ Deutschland gegen das verhasste Frankreicli.
widerte ihn iiberall an. Ob er katholisch werden und in ein Klo^trr
gehen solle, oder wo sonst seine umgetriebene Seele Ruhe und Befrie-
digung finden konnte, — er wusste es selbst nicht. Von einem unklaren
Drang getrieben, geht er nach Erlangcn und sucht dort die M'dnner
Gottes Kanne und Schubert au/. Von ihnen wird er weiter an Gossncr
in Munchen empfohleiu und dieser wiederum, die edle, aber unabge-
klà'rte Kraft des Mannes erkennend, weist ihn weiter an Spittler nach
H> 262 -H
avait fréquemment servi d'intermédiaire entre Spittler, Gossner,
Baumann, Boos et les autres; il écrivit à Anna et lui transmit des
lettres de la baronne pour les dissidents bavarois. La boutiquière
saint-galloise fit d'abord ce qu'on avait souhaité d'elle, mais bientôt
elle jugea que ces missives interminables et étranges étaient de
nature à compromettre les destinataires, sans servir la cause de
la religion. Sa foi, quoique ardente, n'allait pas jusqu'à admettre
qu'Alexandre fût un roi David et la baronne de Krudener la
femme-soleil. Elle refusa de voir dans la prétendue prophétesse
autre chose qu'une chrétienne, convaincue sans doute et remplie
d'excellentes intentions, mais un peu extravagante. Elle réprou-
vait bon nombre de ses prédications, le signe de la croix, l'ado-
ration de Marie, le dogme absurde d'une Trinité d'un nouveau
genre et surtout cet Exode, dont on leurrait quantité de pauvres
gens ; elle refusa de se joindre au cortège de la sainte mission.
En même temps qu'Anna Schlatter, d'autres personnes pieuses,
parmi lesquelles il convient de citer la fille de Lavater, se tinrent
sur la réserve. Il fut bientôt évident que la baronne ne serait
Basel, ob er vielleicht dort durcit die Vermittlung der deutschen
Christenthwnsgesellschaft irgendwie konnte pveckmassig nnd nach seinen
reichen Gaben verwendet werden. ...»
Une brochure de 1817 {Frau von Krudener in der Schweiç, pag. 54)
s'e'tend longuement sur le même personnage :
... « Sollten wir die Leute nach ihrer Bedeutsamkeit bei dieser Sache
reihen, so miïsste wohl Herr Kellner çuerst genannt werden. Er soll
unter allen der gewandteste Kopf seyn, und selbst als der Leiter und
Fïïhrer seiner Mèisterin, der «gnlidigen Frau», der en Pfarrer er sich
nennt, konnen betrachtet werden. Von Geburt ist er ein Westphale. Bei
dem Schaugotterdienst verrichtet gewohnlich er das Gebet ! .... Von
dem Aeussern des Herrn Kellner machen Leute, welche ihn gesehen
haben und die offentlichen Blalter nicht die einnehmendtste Schilderung.
Hôchst wahrscheinlich spricht die « Schweijerische Monatschronik» von
ihm, wenn sie sagt : « Hingegen trug ein sogenannter Missionnair, ein
Mensch von einem volligen Landesstreicher Ansehen , unter vielen
Grimacen und Bekreu^igungen ein langes Gebet vor.» — «Das Morgen-
blatt » entwirft ein gar abschreckendes Bild von ihm : « Seine grà'sslich
ver-errten Gesichts^uge m'ùssen den Maler entjiiken, der ein Muslerbild
des Ausdrucks aller hollischen Leidenschaften ju machen un Falle wdre :
auch gesteht der Herr Pfarrer unverholen, dass er vor seiner Bekehrung
ein sehr verruchter Mensch gewesen sey : an Geistesbildung und Kennt-
niss^n fehlt es ihm ïïbrigens gar nicht und beide versteht er trefflich
geltend 7» machen. . . »
H* 263 -H
suivie que par la portion la plus turbulente et la moins recom-
mandable de la faction chiliaste. Et la multitude môme ne fui
gagnée que par la disette, qui s'abattit sur la malheureuse Suisse.
Le 23 mai 1817 on paya à Saint-Gall six batz la livre de pain
blanc et près de cinq batz la livre de pain noir. Vingt-quatre
livres de pommes de terre valurent quarante batz. Le prix des
denrées haussa encore dans les semaines suivantes et ne baissa
sensiblement que vers la mi-juillet. Kellncr voulut voir dans cette
famine un signe de l'approche de la fin des temps, et s'insinuanl
par degrés dans l'esprit de Juliane, lui suscitant des adulations et
lui préparant des miracles, il la persuada peu à peu qu'elle était
une envoyée du Ciel, le messager prédit par Êsaïe... Mad. de
Krudener n'accepta peut-être pas tout le système religieux de
Kellner; il semble cependant qu'elle n'ait pas su se défendre
toujours des insinuations du tentateur!...
A entendre l'ancien directeur des postes, ]éhovah avait tan
avec Abraham une première alliance (der alte Bund)\ Dieu le
père en avait fait une seconde avec les disciples de Jésus (dt r
Ostertag reconnaît que Kellner avait de grands défauts: ... «Auch las
etwas Schwarmerisches, Treiberisches, Stiirmisches imHintergrund seines
Wesens, das çunachst nur durch die masshaltende Macht seiner niieh-
terneren Umgebung im Zaume gehalten ward. Aber bei aile dem wuchs
seine Liebe tfum Heiland. ...» Si Spittler et consorts ne parvenaient
qu'avec peine à maîtriser leur acolyte, que pouvait la faible Juliane! . . .
Sous l'influence de ce personnage elle tomba dans un état de dégradation
intellectuelle et morale qu'on a peine à concevoir, l'émule de Jeminah
Wilkinson et de Johannah Southcote ! . .
... « Frau v. Kr'ùdener setjte grosses, fast etwa ju grosses Ver-
trauen auf diesen Mann, und obwohl er mit seinem Wandel niemals
die heilsame Lehre Jesu verunjiert liai, so lag doch in seinem gan^en
Wesen etwas Ungesundes, Sclnvarmerisches. Er machte daher au)
niichterne Manner, wie Pfarrer Maurer und J. G. Millier, einen
unangenehmen, auf solche die von des Christen inwendigem
nichts verstehen, einen verderblichen Eindruck Mit seinem unge-
sunden, schwarmerischen Wesen hieng es auch çusammen, dass er sich
in seinen Gebeten so weit verirrte, die Jung frau Maria und die Jlei
ligen uni ihre F'ùrsprache anjurufen. Auch traule er sich einen sein
richtigen Blick in die Zeichen der Zeit 7», wahrend gerade diess Hun
mangelte. Naturerscheinungen, die jedes unbefangene Kinà Gottes
richtig n'iirdigen wird, ^og er in Zusammenhang mit prophetischen
Stellen der Schrift und erlaubte sich Deutungen. die dem gesunden
Sinn des Evangeliums ^uwiderlie/en. In seiner Sucht nach Ausser-
«• 26 i 4#
neue Bund) ; présentement que tout allait être renouvelé par
l'avènement prochain du Sauveur, une troisième alliance (der
hcilige Bund) devait unir les Israélites de race et les Israélites
du cœur au Christ-Roi.
L'Apocalypse (XI, 19) avait parlé du traité du 26 septembre
1815: nEt le temple de Dieu dans le Ciel s'ouvrit et ? arche de
son alliance apparut dans son temple..."
Le livre saint indiquait qu'immédiatement après cet événement
on verrait „la femme revêtue du soleil, ayant la lune sous les
pieds et douze étoiles au front..." (Apocalypse XII, 1.)
Cette femme naturellement ne pouvait être que la génératrice
de la Sainte- Alliance, la nouvelle Marie, Madame la baronne de
Krudener...
Juliane, toujours vaniteuse, et à qui ses succès auprès d'Alexandre
avaient commencé de tourner la tête, ne sut pas résister aux
flatteries d'un directeur, dont l'insanité et l'effronterie étaient supé-
rieures à celles de Fontaines lui-même. Vainement Empeytaz
ordentlichem haschte er nach Nachrichten, die seiner Neigung Stoff
fufiïhren konnten, und unverdaut iind unverarbeitet trug er ail den
Stoff, den er gesammelt hatte. voi\ und begluckte mit seinen geistigen
Errungenschaften Frau von Krudener. Sie aber traute ihm einen viel
ju tiefen Blick in die Geheimnisse des gottlichen Reichsplans 7?/, als
dass sie seinen Ideen hatte widersprechen m'ôgen. Ihre Lieblingssache
war es eben nicht und ihre Deutung prophetischer Stellen wurde viel-
mehr aus ihren personlichen Gesprdchen als aus ihren Ansprachen an
die Menge bekannt. Sie hatte sich allerdings auch ein gewisses System
gebildet, dass sie in traulichem Gespr'dche wahrheitsliebenden Mannern
mittheilte. So glaubte sie namentlich, dass der Schweij schwere Gerichte
bevorstehen, dass Gott sie berufen habe, noch vor dem Untergange \u
retten, rvas sich retten lasse, dass am Kaukasus die neue Arche Noah
sei, in welche die gereinigte Kirche sich juruck^iehen miisse. Sie hielt
die Zukunft des Herrn sehr nahe, und glaubte den Antichrist in
Napoléon I. entdeckt ^u haben. Den Protestantismus liebte sie nicht und
qum Katholi^ismus bekannte sie sich nicht ; am liebsten hatte sie die
Entstehung einer rein katholischen Kirche im tiefsten Sinne des Wortes
gesehen. . . » (Frau von Krudener. Bem, 1S68.)
Quelques pasteurs protestants de l'époque, poursuivis par le souvenir
du « Geisterseher » de Schiller, ont voulu voir dans Kellner un agent
des Jésuites : . . . « Ihre Begleiter und Apostel, welche den Wahn-
glauben an ihre ubermenschliche Hoheit geflissentlich nahren und ver-
breiten, besonders ihr Geheimsecretair Kellner und Consorten, sind
H> 265 -H
essaya-t-il de s'opposer à d'aussi déplorables folies! La lutte fut
vive et surtout elle fut longue, mais elle se termina par la vic-
eigentiich die Betr'ùger des Volks. Sic sind es, die dadurch nicht allein
um sich selbst einen gewissen Glan? verbreiten, sondent auch in dem
Umgange und durch die Hïïlfsmittel dieser Frau sich sehr wohl befinden
môgen. Dièse, ihre vorgebliche Meisterin, die doch nur ihr Werkjeug
und ihre Schùierin ist, wird von allen Seiten bewacht, und in dem
magischen Halbdunkel, dus um sie her verbreitet ist, erhalten, dass sic
blindlings den Planen ehrgeipger und herrschsûchtiger Fùhrer
muss. Woher n'dhme auch ein schwaches, eitles, schwarmerisches
Gemïïth eines uberrei^baren Weibes die Kraft, den anlockenden Hul-
digungen derer, die sie mit Schlangenklugheit umgeben und umstricken,
ju widerstehen, und an ihrem innern Beruf qur Prophetin und Volks-
bildnerin auch nur ein ein^iges Mal ^u pvei/eln, wenn sie von allen
Seiten « Prophetin, Sonnenfrau, oder gar Frau Hergottin » gescholten
wird ? . . . .
Vergleichen wir mit diesen Ansichtcn die mehrerer Augen-eugen in
dem gan^en gebildeten Deutschland und der Schweif, so werden fast
aile insgesammt ^u der Vermuthung unwiderstehlich geleitet : Frau von
Krïïdener sey das Werkfeug machtiger, unbekannter Obem. . . .
Kellner ist unstreitig ein verkappter Jesuit. da er, als der schlaueste
und untemehmendste unter ihren Anhangern, gan^ seinen eigenen Weg
geht, und nur jum Schein die Plane der Fr. v. K. befolgt ;im Gegen-
theil sie gan^ in seinen eignen Banden hait. Ein Mann seines Verstandes
und seiner Umgangs- und Weltklugheit kann durchaus kein Betrogeneb
seyn ! Er ist oflenbar Betr'ùger der Betrogenen. der rraesui. und
choragus, und qwar kein verblendeter Leiter der Blindai, sondern
derjenige, der die Blindlaterne in seiner Hand hait, und den Uebrigen
seiner Sekte, nur so viel sehen lasst, als er selbst fur gut findet. Woher
und wopi sonst die vielen geheimen Verbindungen im Inn- und Aus-
lande? woher die Sonderbarkeit, dass keine Briefe mit der Post an
Fr. v. Kr. eingehen, sondern aile durch eigne im Solde stehende
Boten ? Woher und wo^u anders, als : damit nichts offenbar werde,
wenn etwa durch Zufall ein Brief an sie, oder von ihr und ihrem
Gefolge in unrechte Hdnde kdme ! . . (H. Burdach, Frau von Krïïdener
und der Geist der Zeit, pag. 29.)
Eynard lui-même : ... « A l'amertume de cette se'paration (Empeyta,
et Berckheini avaient été menés à Rheinfelden par la police badoise)
s'ajoutait pour M. Empeytaz le regret de laisser Mad. de Krudener livrée,
sans contre-poids, à l'influence de M. Kellner. . . . Elle avait une tendance
marquée à prêter l'oreille aux récits des songes, des visions et aux pres-
sentiments que toutes sortes de personnes venaient lui apporter. Loin de
la modérer dans cette recherche. M. Kellner semblait l'y pousser
M. Kellner avait embrassé les doctrines de Jacob Bœhme et se nourrissait
de ces rêveries. Malheureusement il y mêlait une grande admiration pour
H- 266 -H
toire de Kellner, qui sut se défaire de ses rivaux. Juliane, au
bout d'un an ne vit plus que par les yeux de ce drôle.
Mad. de Krudener, et dans ses visions il lui assignait toujours un rôle
éminent, l'exposant ainsi, sans le vouloir, à se préoccuper d'elle-même,
sous prétexte de porter ses regards dans l'avenir. . . »
YV. Ziethen enfin (Juliane v. Krudener, Ein Vortrag gehalten ....
den 2p. Februar 1864) écrit: . . . « Die Gemeinschaft mit dem schwar-
merischen Pfarrer Kellner trieb sie in krankhafte Zust'inde imd gef'dhr-
liche Richtungen hinein (Pag- 2 5): Wir k'ônnen nicht laugnen,
dass sie manchmal pir Prophetin geworden ist. . . . Desshalb rûhmte
sie sich gegen Mcturer : « Der Herr hat mich Ereignisse voraitssehen
lassen. welche pïïnktlich eingetroffen sind», und fand auch hierin einen
Beweis ihrer gottlichen Sendung. Wir verschweigen nicht, dass auch
einige ihrer Prophcp?iungen nicht eingetroffen sind, wenn sie j . B. den
preussischen Soldaten in Beeskow im Jahre 18 ij verhiess. dass sie
noch mit den Tïïrken Krieg fïïhren wûrden. Neben den Prophe^einngen
glaubte sie auch in den Wundern, welche ihre Wirksamkeit begleiteten,
das Siegel ihrer gottlichen Berufnng pi erkennen. Sie spricht ausdruck-
lich von den Wundern, welche Gott verschwenderisch an sie ausgetheilt
habe. . . . Frau v. Krudener sprach es ausdrûcklich ans, dass « der
Dienst am Tempel auj libre» und wollte die « inwendige Kirche», wie
sie dieselbe nannte, anbahnen und vorbereiten. Wir wundern uns ïiber
das Wenige, was sie pi dem Bau dieser neuen Kirche geliefert hat....
Dapi geh'ôrt der Gruss : ((Gelobt sei Jésus Christus!» den sie gewisser-
massen pan Bekenntniss der neuen Kirche machte, da sie ihn in fast
allen ihren Predigten und Brie/en an die Spitp? stellte und in einer
Hymne singt : a Der Gruss: Gelobt sei Jésus Christus. unsere Freude
und Wonne, erklinge tinter allen Vblkern ! » Dapi gehort das Gebet
au/ den Knieen. . ., ebenso das Zeichen des Kreup?s. . .. dapt gehort
die Anrufung des himmlischen Jerusalems. der Maria und aller
Heiligen. . . . Noch bedenklicher ist, dass sie in ihrem Eifer fur das
Heil aller Creaturen sich sogar hinreissen Hess, fur die Bekehrung
des Teufels pi beten. . . » (Meyer, de Francfort, avait déclaré que les
diables reprendraient leur rang d'ange à la fin des temps. De là, les
prières de Mad. de Krudener.)
Enfin Anna Schlatter, qui vivait elle-même dans la persuasion qu'en
1 8 1 9 « im unseren Gegenden die H 'aupt gerichtsperiode vorbei sei. . . »
(II, 383), mandait à ses amis (II, 1 33. 249. 252. 259. 261. 3o3. 307. 383.
385) qu'elle considérait sans doute Mad. de Krudener comme animée
d'excellentes intentions, mais ne pouvait la suivre : « Es war mir als
s'.ihe ich Satans Kralle unter Taubenflugeln. . . Sonnabend (lettre du
17 août 181 7) kam ein Mann pi mir. . . und bat mich, ihm die Irr-
thiimer pi nennen, die ich tadle. Ich nannte die Anrufung der Maria,
den Glauben. sie sei's. welche die Menschen wiedergebare (die Lehre
von der Geisteslehre. nach welcher Alexander die erste, Fr. v. Krii-
H- 267 *H
Un incident demeuré assez obscur était verni, fort à propos
pour l'ex-directeur des postes, empêcher Mad. de Krudener de
dener die pveite und die neue Kirche die dritte Person sein
sollen). . .»
Eynard ne souffle mot des opinions grotesques répandues par l'en-
tourage de la baronne, de ses miracles à la douzaine, etc. L'auteur de
« Frau von Krudener» est plus sincère: ... « Eincs Tages stellte sich
ein junger Mann auf dem Hornlein ein, der seines Zeichens ein Minia-
tunnaler war ; dieser traf ?uerst Herm Kellner und bemerkte ihm,
dass er Auftrag habe, Frau von Krudener ju portraitiren. Kellner
antwortete ihm: Wir sind nicht hier, um uns portraitiren -;u lassen,
sondern um dem Heiland Seelen 7» gewinnen. . . . Dem ungeachtel
blieb er, durch die Erscheinung der Frau v. Krudener gefesselt, und
dwch ein Augeniibel, das ihm einige Zeit die Ausubung seines Berufcs
unmoglich machte, genothigt, auf dem Hornlein, und iibernahm spater
die Vertheilung der Suppen an die Handwerksburschen, hielt auch
Ansprachen an dieselben. . . . Dieser Mann, der jet^t noch als achtungs-
werther Greis lebt, behauptet, Frau v. Krudener habe sich fur das
Sonnemveib nach Offenb. Joh. XII, 1. gehalten, eine Behauptung, die
von Andern, die sie kannten, auf das Bestimmteste widerlegt wird....
Nie h'ôren wir in ihren Versammlungen ein Wort darïtber, und in
ihren veroffentlichten Briefen findet sich keine Spur dieser An-
schauung. . . »
L'auteur, après avoir essayé de démentir (page 2 25) un témoin
oculaire et auriculaire de l'entourage immédiat de la baronne, est force
dès la page suivante (226, note) de faire une rectification : «Xachtrdg-
lich kommt uns ein Brief an Anna Schlatter pi Gesichte, der freilich
Spuren dieser Anschauung tr'dgt. »
Anna Schlatter est précise: « Pfingstmontag (18 17). . . Du weisst,
wie Glin^ an meinen Mann schrieb ; nach diesem erhielt ich gerade auf
Ostem einen Brief von ihr selbst, mit einer Beilage von Kôllner, fur
mich offen ptm Lesen, aber an einen bayrischen Freund gerichtet,
welcher den Gang ihrer eigenen Bekehrung und ihrer jetsfigen Ansichten
der bestehenden Formen, wie ihrer Aussichten auf die nahe Zukunft
■yiemlich weitlaufig enthielt. Dièse grossen Briefe enthalten fur mich
einige dunkle, unannehmbare Stellen, und hatten dies auch fur meine
bayrischen Freunde. Aber dabei iiber^eugte sie mich von dem Glauben
und der Liebe, die in grossem Masse in dem Herqen dieser Frau
liegt. . . . Die dunklen Stellen be^ogen sich auf den heiligen Bund, auf
einen Konig David, der jetjt erscheint, auf eine Reprasentantin der
Maria, die die neue Kirche gebaren soll, u. s. f.: die Hess ich liegen
ohne Lient, bis ein Circulai- des Dr. Staub, worin er von seinem Zug
mit dem Sonnemveib nach Jiussland spricht, mich auf einmal wie ein
Blitj erleuchtete. Fs ward mir dabei blitsçschnell klar. dass jene dunkeln
Stellen erklart seien. wenn der Kaiser von Russland, die Frau von
H- 268 44
rentrer en Russie et l'avait forcée à rester en Suisse beaucoup
plus longtemps qu'elle n'avait d'abord résolu.
Krudener uni der Aits^ng nach Russland als handelnde Hauptpersonen
qusammen gestellt wïïrden. Ein sehr anmasslich geschriebener Brief
von GL, den ich bald darauf erhielt, best'.itigte meine Einsicht. Dapc
kam auch ein Brief von Prof. Lachenal, welchen ich ~u lesen erhielt,
spdter einer von Kollner. ...» (II, 252 et sq.) Conf. lettre du 9 mars
(II, 383).
.4-*- + + + 4-***.«.i.i.ii.i.i i
*|*"V 'i"»!*"*!' »|' 'i1 >{' '|( >I«-*T«-»T«-»l*-»l«-»|*-»»-^-»-»t-
L'affection témoignée à la baronne par Alexandre s'était re-
froidie subitement.
Les diplomates avaient signé le traité de la Sainte-Alliance,
par condescendance pour un grand prince, qu'aucun d'eux n'avait
intérêt à froisser, mais pas un des contractants ne se souciai!
d'avouer l'œuvre commune. Metternich craignait avec raison les
fausses interprétations des partis ; il avait recommandé le silence.
Le 25 décembre 1815 (style russe), Alexandre lança tout à
coup un manifeste, par lequel il déclarait que l'empereur d'Au-
triche, le roi de Prusse et lui-même, reconnaissant que les prin-
cipes qui avaient naguère régi l'Europe n'étaient pas conformes
aux préceptes divins, venaient de former une Alliance basée sur
les enseignements de l'Evangile. Désormais les peuples allaient
vivre dans une paix fraternelle ! . . . Le czar terminait en rendant
public le traité du 26 septembre. Tous les prêtres russes turent
invités à le lire officiellement dans leurs églises, devant les fidèles
assemblés.
La Gazette de Francfort, au milieu de janvier 18 16, donna le
texte jusque-là tenu secret par les chancelleries allemandes.
Aussitôt les commentaires de courir ! . . .
Le parti libéral vit dans la Sainte- Alliance une ligue des sou-
verains contre la révolution. Il ne savait pas qu'Alexandre était
alors plus avancé que la plupart des anti-bourboniens de France,
presque tous bonapartistes.
Mad. de Krudener laissa tomber quelques mots, par lesquels
elle semblait revendiquer une part dans l'œuvre des souverains.
Ses amis la présentèrent aux piétistes de Bâle comme l'inspira-
trice de l'acte qui faisait tant de bruit ! . . .
Cette indiscrétion fut loin de plaire à Alexandre.
Un coup de surprise l'avait lié à Mad. de Krudener, à fini il
était resté attaché par habitude et peut-être par amour-propre.
H- 270 -H
A Paris, il n'avait pas été sans remarquer que ses relations avec
la baronne lui avaient fait perdre de sa dignité aux yeux de
l'Europe. Quelques demi-sourires échappés ça et là avaient éveillé
sa susceptibilité. Et maintenant les gazettes achevaient de le dis-
créditer ! . . .
Qu'était-ce donc que cette Juliane de Viethghof, qu'il avait
rencontrée dans une heure de trouble ? . . . Les échos de Carls-
ruhe et ceux de Stuttgart se chargèrent de lui répondre.1
. . . „Mad. de Krudener, écrit Eynard, passait en ce moment
(janvier 1816) par une épreuve aussi salutaire que douloureuse.
Après avoir quitté Paris, Frédéric Fontaines s'était retiré dans le
domaine de Rappenhof. Déçu dans ses espérances de gagner
Alexandre, il avait levé le masque et s'était livré, sans retenue,
à la grossièreté de ses instincts. Loin de fonder une communauté
chrétienne, il aurait été un sujet de scandale, si la police wur-
tembergeoise, toujours mal disposée pour lui, ne l'eût arrêté à
temps; mais il en avait assez fait pour s'attirer de sérieuses
difficultés avec le gouvernement, qui, après enquête, prononça
son expulsion du pays et la séquestration du domaine de Rappenhof.
„On ne manqua pas d'instruire l'empereur de Russie des dé-
portements du protégé de Mad. de Krudener; on alla même
jusqu'à lui reprocher la faveur dont il l'avait couverte. Alexandre
ne pouvait la confondre un instant avec un tel misérable, mais
Mad. de Krudener, enlacée dans les liens dont Fontaines avait su
l'entourer, ne pouvait protester avec toute l'énergie de son indi-
gnation contre sa conduite. Peut-être même ne l'aurait-elle pas
fait, si elle l'avait pu, afin de ne pas accabler un homme sous
le coup de la justice !
„Alexandre poussait la circonspection à l'extrême; il fut blessé
de pouvoir être un instant compromis, même indirectement, par
l' inconduite d'un homme, dont le nom s'associait, en quelque
manière, à celui de Mad. de Krudener. Les rapports envenimés
qui lui furent faits avec intention, sans refroidir son cœur,
l'obligèrent à renfermer les témoignages de sa confiance. Ce fut
1 Roxandre ayant demandé à Alexandre à son retour en Russie :
«Comment avez-vous laissé Mad. de Krudener?» . . l'empereur répondit
brusquement: «Je crains qu'elle ne soit dans une mauvaise voie! . .» et
tourna les talons.
H- 271 *H
une nouvelle souffrance, ajoutée à tant d'autres soucis, que lui
causait sa responsabilité de souverain et de chrétien.
„Mad. de Krudener vit son domaine de Rappenhoi confisqué,
pour garantir les dettes de Fontaines. Aux embarras matériels
qu'elle en éprouva, se joignit le chagrin de sentir la faveur et
l'affection de l'empereur se voiler, mais nous sommes heureux de
le dire, sa grande douleur fut la chute de Fontaines et la perte
des sentiments d'estime qu'elle n'avait cessé de lui conserve)
I Un premier correspondant m'écrit de Weinsberg qu'aucune pièce
officielle ou non officielle, concernant les prétendus scandales du Rappen-
hof, n'a pu être découverte. On croit pouvoir nier résolument L'existence
même de ces scandales. Dillenius, remarque mon correspondant, dans sa
Chronique de Weinsberg, p. 249, écrit : « Umtriebe der ber. Frau von
Krudener auf dem benachbarten Rappenhof. Verhdltniss derselben pt
Kaiser Alexander... Si une instruction judiciaire avait été entamée,
Dillenius l'eût su et en eût parlé. J'ai consulté plusieurs personnes et,
après un examen approfondi de l'affaire, nous avons été unanimes à penser
que le séjour de la baronne dans notre voisinage avait attire l'attention
de la police, fort ombrageuse à cette époque, et que nos hôtes furent
expulsés, probablement en vertu d'un décret antérieur...»
Le lecteur voudra bien remarquer que Weinsberg est une petite ville
de i5oo à 1800 habitants. Un événement tel que celui qu'Eynard place au
Rappenhof devait avoir fait du bruit. . . !
Les archives wurtembergeoises m'ont fourni le décret dont l'existence
probable m'avait été signalée :
« Dem Johann Friedrich Fontaine, ehemals Pfarrvenvcser in Sulf-
bach, seinem Bruder Ernst Fontaine, seinem Schwager dem Kaufmann
Wepfer und der Frau v. Krudener, welche sich im Jahre 180g ju
Bœnnigheim und çu Catharinenplaisir bey Bœnnigheim aufgehalten
haben, gegenwlirtig aber theils im Grossher^ogthum Baden, theils auf
dem linken Rheinufer sich aufhalten, soll vermoge Allerhochster Ent-
schliessung vom 10. Oct. d. J. weder das Lands Unterthanen Redit
ertheilt, noch der Aufenthalt im Konigreiche unter irgend einem Vor-
wande gestattet tverden.
« Die jur Landesvogtey gehorigen Oberamter sind hievon in Kentniss
fw set ^ en.
«Stuttgart, den i5. Octob. 18 15.
« Konigliches Poli^ey-Ministerium :
a Intérims Poii^ey-Minisier : ge-}. Gr. v. Zeppelin. >•
II n'est pas question de la Kummer dans ce document qui n'est peut-
être qu'une réponse à une demande de séjour.
L'histoire du doyen de Badajoz des « PalmUattem revient involon-
tairement à la mémoire, quand on lit les accusations si vaguement
esquissées par Eynard. Reposent-elles au moins sur quelque chose .
M- 272 *H
Voilà, ou je me trompe fort, un modèle de ce qu'on a appelé
^lc jargon de Canaan l". .. Ces insinuations perfides, ces réti-
cences barbelées font honneur à l'imagination, sinon à la sincé-
rité des amis de Mad. de Krudener.
Au mois de juillet 1816, Fontaines redevint ministre à Ruch-
heim ou Rugheim dans le Palatinat.1 Est-ce la coutume des gou-
Le mieux est de croire à une erreur de la part de l'écrivain genevois, à
une erreur d'Empeytaz qui l'avait renseigné.
Voici comment je pense pouvoir l'expliquer :
Rencontrés au Rappenhof, Fontaines et la Kummer furent arrêtés. La
police garda Marie et intima à Fontaines l'ordre de quitter le pays.
Rapport fut dressé de l'affaire et envoyé à Alexandre, avec remarques à
l'appui, concernant les antécédents judiciaires de la voyante. Naturelle-
ment il fut parlé du scandale de Meimsheim et des relations fort maté-
rielles que la Kummerin avait eues autrefois avec un pasteur.
Peut-être les correspondants de Mad. de Krudener désignèrent-ils le
coupable assez vaguement? Une confusion s'établit, volontaire ou invo-
lontaire, entre Hiller et Fontaines.
L'auteur anonyme de « Frau von Krudener » confirme sans le savoir
l'hypothèse que j'émets ici. Après avoir donné, page 190, une traduction
fort adoucie de la prose mielleuse d'Eynard, il ajoute, page 259 :
. . . «Eine andere Nachricht traf aber w'àhrend ihres Aufenthaltes in
Lottstetten (Juli 18 ij) in Schaffhausen ein. Maria Kummrin, welcher
der theure Millier irrthïunlicherweise die Bekehrung der Frau von
Krudener ^uschreibt, hatte einen wurttembergischen Pfarrer unter der
Vorgabe, er miisste einen der beiden apokaliptischen Zeugen %ur Welt
bringen, çur Unçucht verleitet. Und damit durch diesen faulen Gott-
seligkeitsritter der Nahme Gotîes noch mehr verunehrt werde, erschien
eines Tages w'àhrend der Versammlung in Lottstetten ein Mann unter
der Thiire, hohen Wuchses, jugendlichen Angesichts und mit weissen
Haaren, die içu seinem sonstigen Anptge durchaus nicht passen wollten.
Er b'ffnete die Thiire, rief pl'ôt^lich mit dr'ôhnender Stimme ; « Ah! ah!
Das Sonnenweib ! seht sie noch einmal recht an, bald wird sie entriickt
sein, bald werdet ihr sie nicht mehr sehen ! . . » Sprach es und ver-
schwand. Es war Fontaines. »
1 Le «Kirchenbuch» de Ruchheim donne un état de la communauté telle
que l'a trouvée le pasteur soussigné (Fontaines) au moment de son entrée
en fonctions, en juillet 181 G. (Renseignement dû à l'obligeance de M. Lipps,
vasteur actuel de Ruchheim.)
Fontaines garda dans son nouveau poste le catéchisme de Heidelberg
comme règle de son enseignement. Le Palatinat accepta l'Union évangé-
lique dès 181 7.
Butenschôn, l'ancien ami de Schneider, que Fontaines avait nécessai-
rement connu à Strasbourg, jouissait alors d'une grande influence dans
H- 273 -H
vernements de pourvoir étourdiment aux fonctions ecclésiastiques? et
choisissent-ils volontiers les pasteurs parmi les échappés depi ;
La vérité est que, le 10 octobre 1815, Frédéric avait donné
l'ordre d'expulser immédiatement du Wurttemberg, s'ils osaient
s'y présenter, „les sieurs Jean Frédéric Fontaines, naguère vicaire
à Sidzbach (sic), Ernest Fontaines, frère du précédent, le
ciant Wepfer, son beau-frère, et Mad. de Krudener, individus
résidant, les uns dans le grand -duché de Bade, les autres
sur la rive gauche du Rhin."
Le motif qui avait porté le roi à interdire l'entrée de ses Etats à la
baronne, est que les rapports de police avaient signalé Juliane comme
une vulgaire aventurière, faisant commerce d'ordres et de rubans.'
le Palatinat protestant. Peut-être Fontaines s'était-il adressé à lui pour
obtenir un emploi? Consacré autrefois dans le pays, à Neustadt. rien du
côté des formalités ne pouvait empêcher sa nomination, qui paraît avoir
été fort prompte.
1 ... « Was ihr (der Frau v. Krudener) von unserm Konig Friedrich
hauptsachlich iibel genommen wurde und ihre Ausweisung ans Wurttem-
berg fur Folge hatte, war dass sie Ordensbander austheilte und verlieh.
Es fanden sich viele Rechnungen fur seidene Bander, die sie pi diesem
Zwecke in Heilbronn ankaufte. . . » (Communication de M. le conseiller
Théobald Kemer, de Weinsberg.) Les comptes relatifs à ces rubans
existent encore : on les conserve aux archives de la commune. J'imagine
qu'il s'agissait de signes de reconnaissance et de ralliement destinés aux
membres et aux dignitaires de la société secrète présidée (?) par la baronne.
La vente du Rappenhof et la mise à l'encan du mobilier dont il était
garni n'eurent lieu que plus tard.
M. Buhler écrit: . . . « Den Rappenhof hatte Fontaines schon iSij
wieder verkauft ; bei der Auction giengen viele Krùdenerer Reliquien
an Weinsberger uber. Im Besit^e des Herm Stadtrath G. Schnit^er
befindet sich ein schoner Christenkopf im schw armer ischen Ausdruck
gan^ der Krudener schen Auffassung entsprechend. Herr Hofrath
Kerner, dessen Gi'tte ich verschiedene Noti^en verdanke. hésitât ein
Portrait, Fr. v. K. in jungeren Jahren darstellend, mit offenen, aus-
drucksvollen und ansprechenden, jedoch nicht classischen Ziïgen und von
schoner Figur. . . »
Justinus Kerner avait acquis ce portrait à la vente des meubles du
Rappenhof. C'est une lithographie, qui représente Juliane âgée d'environ
quarante ans et assise dans un fauteuil. . . « Die Gesichtsjii^e sind mild
and ausserst angenehm, frei von aller Gefallsucht...» m'écrit M. le con-
seiller Kerner. Le costume n'a rien d'extraordinaire : il est celui du temps.
Le poëte avait acheté également à la même vente un voile blanc que la
baronne avait porté.
^^^ù^^^}^^^^^&)^^^}^
Résumons brièvement l'odyssée de la baronne de Krudener à
travers la Suisse.
i8ij. 22 Octobre. — Départ de Paris.
Séjour à Montmirail, dans le canton de Neufchâtel. Les frères
de Herrenhut avaient une colonie dans ce village. Encore ac-
tuellement ils y ont une maison d'éducation pour filles.
Arrivée à Bâle, en compagnie d'Empeytaz.
Paul de Krudener, nommé ambassadeur en Suisse, rejoint sa
mère qui l'accompagne jusqu'à Berne.1 Mais, sur l'injonction de
M. de Metternich, le schultheiss de la ville, von Fischer, prie la
baronne de quitter le canton.
Elle se rend à Binningen, où, avec le concours de Spittler, de
Blumhardt et d'autres, elle fonde des sociétés de propagande
religieuse.
Elle fait la connaissance de Kellner.
M. et Mad. de Berckheim arrivent à Bâle, ainsi que Mad. Ar-
mand. La Sainte-Mission, ainsi formée, se loge à l'hôtel du
Sauvage.
Décembre. — Quelques réunions moraves existaient déjà à
Bâle. Elles étaient tolérées par l'administration civile et encoura-
gées par la plupart des pasteurs. Mad. de Krudener crut néan-
i Mad. d'Ochando, après un court séjour dans le pays de Bade (1809),
était allée habiter Berne avec son mari.
La biographie bernoise (pag. 61) nous montre Paul en i8o3 attaché
d'ambassade à Paris et ajoute : . . . Œinen besonders gunstigen Eindruck
konnîe er von seiner Mutter nicht haben und wer seinen sp'itern
Wandel in Bern kannte, der weiss sehr wohl, dass er sich liber die
gegen seine Mutter gefassten Vorurtheile nie gan% %u erheben vermochte
und es ihr nie vergeben konnte, d.iss sie des Vaters Sterbebette nicht
durch ihre Gegemvart versiisst hotte. »
moins devoir ouvrir de nouvelles conférences, au Sauvage, d'abord
dans sa chambre même. 11 n'y vint au commencement que d
personnes de la ville, déjà connues par leur p
Chacun, en arrivant dans cet oratoire, faisait une pri i
voix basse, puis Empeytaz en récitait une autre, générale, e( pr
nonçait un discours en langue française. Ce sermon, disent les con-
temporains, fut toujours fort convenable et quelquefois éloquent
Une nouvelle prière, durant laquelle les assistants étaient tenus
de s'agenouiller, marquait la fin du culte.
Bientôt il se présenta des curieux, dont le nombre crût au
point qu'il fallut transformer en chapelle la salle commune
l'auberge. Indépendamment des exercices publics de r il \
en eut d'autres, plus intimes, auxquels eurent accès des pri\i-
légiés. La baronne ne prenait la parole que dans celles-ci.1
Ce ne furent, au début, que paraphrases de textes bibliques
sur le péché originel, sur Christ-Homme-Dieu, etc.; peu de pr< -
phéties, aucun anathème. Les demoiselles des meilleures familles
de Bâle hantèrent l'oratoire de la baronne, à qui elles remirent
leurs épargnes et leurs bijoux mêmes, afin qu'elle les distribuât
aux pauvres ou en consacrât la valeur en l'employant au profit
de la société des missions. On prétend que ce zèle pieux s'éteignit
brusquement, quand on sut que l'apôtre préconisait le célibat.3
1816. Janvier. — La police s'émeut de ces rassemblements.
Plusieurs ecclésiastiques, entre autres le pasteur Faesch, parent
de la dame Kornmann, l'ancienne adversaire de Bergasse, crurent
1 Le bruit avait couru que Mad. de Krudener, à Paris, n'avait reçu les
étrangers qu'avec un appareil de nécromancienne. Ce n'était qu'après
avoir traversé des corridors plus ou moins sombres et passé par une
enfilade de pièces peu ou point éclairées, que l'on parvenait au Saint des
Saints, où elle trônait
«par delà tous les cieux le Dieu des cieux réside. . . .,»
entre quatre chaises de paille et autant de chandelles de six. Les mêmes
sottises s'étaient débitées à Bàle, dans le premier temps du séjour qu'y fit
la baronne.
2 Eynard ne veut pas que Mad. de Krudener ait prêché contre le
mariage. Personne, en vérité, ne l'en a accusée. On a dit seulement, et
j'estime que ce fut avec raison, que, persuadée de l'imminence de la fin
des temps, comme autrefois saint Paul, elle Ht comme l'apôtre et engagea
ses auditeurs à rester dans le célibat. On pourrait citer des ministres du
Réveil qui allèrent plus loin, NefF, par exemple.
H- 276 <**
devoir prévenir les fidèles contre cette „religion de cabaret''. Ils
prêchent sur Actes II, 42.
La foule accourt, de plus en plus nombreuse. Dolder, curé de
Berne, assiste aux conférences de la baronne et se déclare con-
verti. „J'y étais allé avec un pape, dit-il au retour, je reviens
sans pape."
Dans la salle même où se tenaient les réunions et devant
l'hôtel du Sauvage, quelques attroupements. Le bruit public
accuse la baronne de prêcher une sorte d'égalitarisme. Des cari-
catures la montrent haranguant les servantes : „un temps viendra
où vous porterez robe de soie et où vos bourgeoises iront quérir
l'eau à la fontaine."
Les démonstrations populaires forcent le gouvernement à inter-
venir. Un inspecteur de police interroge Empeytaz: a-t-il des
papiers en règle? à quoi tendent ces prédications?...
Le 17 janvier, Empeytaz est appelé devant le bourgmestre
Ehinger. Nous avons de l'entretien du lévite avec le magistrat
deux versions différentes. Selon Eynard, Ehinger prononça l'inter-
diction absolue des assemblées : 1° parce qu'il est inutile de tant
prier; 2° parce que toutes ces prédications ne font qu'empêcher
les ouvriers de travailler; 3° parce que les jeunes gens qui les
suivent ne dansent plus.
D'après l'auteur anonyme de la brochure Fi'au von Krudener
in der Sckweiz (18 19), Ehinger offrit à Empeytaz de lui céder
une église, à la condition qu'il justifierait de sa qualité de ministre.
Le bourgmestre acceptait de tolérer les réunions, pourvu qu'elles
eussent lieu dans un endroit convenable et non pas dans la salle
publique d'une auberge.
Empeytaz cria à l'intolérance et à la persécution. Le soir, la
police dispersa les fidèles assemblés au Sauvage. Le lendemain,
Mad. de Krudener tenta elle-même une démarche et se rendit
chez Ehinger avec Empeytaz. Quoique l'argumentation vive et
serrée de l'étudiant eût forcé le bourgmestre „à rester bouche
béante", comme dit Eynard, la décision prise la veille fut main-
tenue et la Sainte-Mission reçut l'ordre de quitter la ville.
La baronne prétendit n'être pas en mesure d'obéir, faute de
fonds. Ehinger, moins accommodant que n'avait été Frédéric Ier
en 1809, resta inflexible.
Rentrés au logis, les missionnaires se mettent à prier. Aussitôt
H- 211 -H
arrive un inconnu qui offre 125 louis, juste la somme réclamée
par l'aubergiste.
Où aller?... Nouvelle prière. Aussitôt arrive un autre inconnu.
«C'était un pieux chrétien, écrit Mad. Armand, qui, sachant que
nous devions quitter Bâle, n'avait eu aucun repos pendant toute
une journée, entendant toujours une voix intérieure qui disait: ..\a
offrir ta maison à ces gens!" Il venait nous chercher. C'est un
ange de Dieu et nous sommes bienheureux..."
L'ange était un aubergiste, qui flairait une bonne affaire.
Daniel Dietrich de son nom en ce monde, tenait tout près de
Râle, mais sur territoire badois, un cabaret, rendez-vous habituel
des contrebandiers et des rôdeurs d'alentour. Contrebande pour
contrebande, il avait semblé à Dietrich que la religieuse lui
rapporterait plus que l'autre.
Le 24 janvier, la Sainte-Mission s'établit au cabaret du Hôrnlein
(Grenzacher Horn). Le soir même, elle fut réjouie par la puni-
tion infligée à la ville incrédule et accomplit un miracle:
„...ïl y eut un incendie à Bâle, qui nous parut comme l'éruption
d'un volcan. Nous priâmes beaucoup, et comme si le Seigneur
eût exaucé nos supplications, le feu s'éteignit..."
Le Seigneur, pour cette fois, se laissa fléchir. Il avait envoyé
la flamme comme un avertissement au pasteur Faesch d'avoir
à changer de discours; le feu fut maîtrisé au moment où il allait
gagner la demeure de la fille de cet ennemi.
Plus tard, Kellner dira à Krug : „La vengeance divine a inces-
samment atteint nos persécuteurs" — ce qu'il prouva par beau-
coup d'exemples..." Et le professeur ajoute: «Lorsque M. Kellner
s'aperçut de mon air sérieux et que je secouais la tête, il dit en
changeant de ton: „ Aussi nous ne l'avons pas désiré; nous
avons au contraire prié pour nos persécuteurs, mais Dieu qui
autrement exauça toujours nos prières, ne paraissait pas vouloir
le faire cette fois."
Malgré le départ de la baronne, les réunions continuaient
à Bâle. Seulement elles ne se tenaient plus à l'auberge, mais
dans la maison d'un professeur de philosophie, M. Lachenal,1
1 Le professeur La Chenal était d'une ancienne famille huguenote,
réfugiée à Sainte-Marie-aux-Mines vers i5;o. En 16J4, quelques membres
de cette famille Chenal, La Chenaux, La Chenal quittèrent le Val-de-
Lièpvre, envahi par les Suédois, et se retirèrent en Suisse. Le père du
H- 278 *H
et sous la direction du pasteur de l'église St-Léonard, M. von
Brunn.
Lachenal devint la providence des gens du Hôrnlein. Il quitta
sa chaire et se ruina pour eux. Pour commencer, il mit à leur
disposition sa maison de campagne d'Unterholz.
Une brochure du temps veut que Mad. de Krudener ait fait à
cette époque une excursion au Ban de la Roche. Le fait est au
moins improbable, cependant l'anecdote suivante est de nature à
le confirmer :
Février. — Saltzmann, lié d'ancienne date avec la baronne et
surtout avec Fontaines, craignant peut-être que le voyage de
Juliane au Ban de la Roche ne la menât jusqu'à Strasbourg,
loua, dans son journal, la conduite tenue par les autorités bâloises.
„Les gouvernements, dit-il, ont raison de s'élever contre un scan-
dale contraire à l'ordre public, aussi la prêcheuse de la nouvelle
secte a-t-elle dû quitter Bâle, et si elle venait s'établir ici (à
Strasbourg), on pourrait bien lui adresser la même invitation..."
La baronne s'était-elle entendue avec ses amis d'Alsace pour
ouvrir ça et là des conventicules à sa guise? Je ne sais. On
remarquera cependant que le fils d'Oberlin, Henri, choisit ce
temps pour aller prêcher le midi de la France, malgré les ver-
dets. Eynard dit que Wegelin se vit tracassé par la police, mais
n'indique pas les motifs qui avaient déterminé l'administration à
agir.
Mad. de Krudener rompit tout commerce avec Saltzmann, qu elle
appela dédaigneusement „franc-maçon", sans paraître se souvenir
que son père, le baron de Vietinghof, avait connu l'acacia.
Les temps devenaient durs. La bande des disciples grossit.
Elle s'accrut, vers la fin de février, de Mad. Empeytaz, la mère,
et de M. et Mad de Berckheim.
Amy Bost, l'ancien condisciple d'Empeytaz, voulut aussi revoir
cette baronne, dont les prédications, en l8l3, avaient fait sur
professeur, Garnier Lachenal, avait été un botaniste de mérite. Un genre
de plantes (Lachenalia) lui est resté dédié. Le professeur lui-même occu-
pait une chaire de philosophie et s'était montré partisan de Kant. Recteur
de l'Université de Bâle, tout le monde l'estimait. Sa femme se laissa attirer
par Mad. de Krudener. Gagnée par la prophétesse, elle lui gagna son
mari. Dans le public on crut à une exploitation voulue du professeur, dont
la fortune sombra en partie dans cette aventure.
H- 079 -h
lui une si vive impression. Il rend compte de si visil au Hôrn-
lein, dans ses Mémoires (l, 64): „Une autre visite à laquelle
me porta encore le besoin de communion religieuse, fut celle
que je fis à Mad.de Krudener, alors à Grenzach, près de B
C'était en hiver... Je me hâtai... de me rendre auprès '1 • Mad. de
Krudener, but de mon voyage. Mais quel spectacle confi
présentait là à mes yeux! J'y retrouvais, il est vrai, mon ancien
ami Empeytaz; mais la maison était dans une espèce de désordre,
et portait de toute part l'empreinte de ce mélange de vrai et de
faux qui caractérisa de plus en plus cette mission. C'étaient par-
tout des Vierges Marie de toutes les couleurs dans leurs petites
niches, partout aussi cette sorte de chaleur factice dont j'ai parle.
et qui devait tenir lieu d'une inspiration supérieure; enfin quelques
pauvres affamés qui affluaient de tous côtés, dans cette malheu-
reuse année, attirés par les aumônes de la prophétesse. bien plus
sans doute que par sa piété. Mon cœur, avide de vérité, n'était
pas pleinement satisfait de cette atmosphère. Mad. de Krudener
prédit, il est vrai, que je les suivrais un jour, mais cette prédic-
tion a manqué, comme bien d'autres..."
Mai. — Mad. de Krudener se rend à Aarau (hôtel du Bœuf)
en compagnie de deux dames anglaises et du célèbre pédag
Pestalozzi. Celui-ci, âgé de soixante-douze ans, se montre touché
jusqu'aux larmes des prières faites pour sa conversion.
Au jour de l'Ascension, Mad. de Krudener se trouve au château
de Liebegg, à deux lieues d'Aarau, chez les dames de Diesbach.
La famille de Diesbach était fort légitimiste; un de ses membres
avait été major dans la garde suisse de Louis XVI.
La première femme du baron de Diesbach avait péri eu l
sous les yeux de son mari et dès le début de son \
noces. Elle avait été atteinte par les premiers éboulements du
Righi, lors de la catastrophe qui détruisit Goldau.
Le Kummerthal, voisin de Liebegg, était en 1816 peuplé de
Moraves ou de sectaires plus ou moins apparentés aux Moi
Mad. de Krudener réunit sur la pelouse du château un auditoire
de quelques milliers de personnes.
Quelques mois après, les châtelaines de Liebegg invitèrent la
prophétesse à revenir auprès d'elles. Un pressentiment ? empêcha
la baronne d'accepter l'offre de ses amies. Le jour ou elle eût dû
arriver à Liebegg, une commotion à peine sensible et qui ne
H- 280 -H
peut mériter le nom de tremblement de terre (Frau v. Krudener,
1868) rendit inhabitable le manoir vermoulu des Diesbach. Juliane
se persuada qu'elle avait été miraculeusement sauvée de la mort.
Excursion à SuJir et Greràchen. Deux sermons par jour, l'un
— celui du matin — en langue allemande, prononcé par elle-
même, l'autre — celui du soir — débité par Empeytaz en langue
française.
Juin. — Retour au Hôrnlein.
Novembre. — Empeytaz, qui depuis quelques mois se sent
miné sourdement par Kellner, pensant, par un coup d'éclat, se
rétablir dans l'esprit de la patronne, écrit des ^Considérations sur
la divinité de Jésus- Christ*. La brochure, composée en septembre,
paraît en novembre. Bost, dans ses Mémoires, juge très sévère-
ment ce livre. Il en trouve la publication inopportune et blâme
le genre d'arguments employés par son ami. Il paraît que le
pauvre Empeytaz, qui attaquait les pasteurs „socinie?is" de Genève,
avait insisté sur les avantages que vaudrait au commerce de
cette ville la foi en Christ-Dieu. On verrait plus d'étudiants, par-
tant les propriétaires etc. loueraient mieux leurs chambres gar-
nies, etc., etc. La République avait tout intérêt à ménager l'em-
pereur de Russie, partisan de la divinité du Christ...
Aux accusations de Bost, M. de Goltz ajoute celle de plagiat :
„...Ce qui transporta le combat dans le domaine de la vie
publique, ce fut un écrit d'Empeytaz, intitulé : Considérations sur
la divinité de Jésus- Christ, adressées a Messieurs les étudiants
en théologie de £ Église de Genève.
„... La Compagnie des pasteurs était toujours, à ses yeux, sous
le coup de cette accusation : qu'elle avait abandonné la foi à la
divinité de Jésus-Christ ; elle n'y avait point encore répondu d'une
façon explicite; aussi se voyait-il amené à examiner attentive-
ment les six questions suivantes :
„l° Le reproche que l'on a fait à la vénérable Compagnie des
pasteurs de Genève, de ne plus professer la foi à la divinité de
Jésus-Christ, est-il fondé ? ...
„6° Que devez-vous faire, Messieurs, pour concourir à rétablir
l'enseignement de la saine doctrine dans notre Eglise?...
„La première question est celle qui est l'objet de l'examen le
plus attentif... Dans la cinquième partie, Empeytaz cherche à faire
voir les dangers qu'entraîne la fausse doctrine, soit pour la reli-
H- 281 «w
gion et la morale, soit pour l'avenir de l'Eglise et même pour
la prospérité de la république. La sixième question n'y est pas
traitée avec toute l'attention qu'elle mérite. Ce n'est guère qu'une
plainte nouvelle sur l'état de chute actuelle de l'Eglise de Genève,
jointe à une apologie éloquente de l'orthodoxie, apologie qu'Em-
peytaz emprunte textuellement à Massillon, en oubliant toutefois
de citer cet auteur.
„ ...L'attaque était d'autant plus directe, qu'elle ne se limitait pas
au terrain théologique, mais qu'elle allait jusqu'à parler des dangers
dont la fausse doctrine menaçait l'avenir économique et politique
de Genève elle-même..." (H. de Goltz, loc. cit., p. 133 et suiv.)
Course à Berne.
La disette augmentant, le Hôrnlein devient le refuge d'une
nuée de vagabonds badois, suisses, alsaciens et même bel.
que Kellner prêche, en allemand, du haut de l'escalier extérieur
de l'auberge.
Les prodiges opérés par la parole de Kellner frappent la faible
Juliane au point qu'elle se détache de plus en plus d'Empeytaz,
théologien relativement instruit, et s'engoue du nouveau venu,
docteur de rencontre et intrigant sans scrupules, plus attache à
flatter la pauvre femme qu'à essayer de mettre un peu d'ordre
dans le dérèglement de sa foi.
18 ij. ç Jamner. — La police de Bâle s'émeut des rassem-
blements de mendiants établis en permanence dans le voisin
immédiat de la frontière suisse.
Deux pasteurs bâlois, irrités de l'attitude prise par l'autorité
cantonale et excités par Kellner, prêchent sur le texte : „ Jéru-
salem, Jérusalem, qui tues les prophètes!..." Un autre prend, dit-on.
pour sujet de son discours: „Le voici qui vient sur les nuées..."
23. — La police de Bâle invite celle du grand-duché à disp
les gens sans aveu rassemblés au Hôrnlein et dont les dépréda-
tions ruinent les Suisses de la frontière.
Le gros de la bande est dispersé et chassé vers Lœrrach.
26. — Les rassemblements se reforment plus nombreux. Mad. de
Krudener, afin de nourrir tout ce monde, se défait de ses dia-
mants, dont elle tire une somme de trente mille francs.
Février. — Les habitants, voyant la police impuissante, se
décident à nettoyer eux-mêmes la place. Une émeute populaire
menace Unterholz et le Hôrnlein.
H- 282 -H
6. — Depuis quelque temps, Empeytaz, évincé par Kellner de
la faveur particulière de la baronne, était rentré à Bâle, où l'on
fermait les yeux sur sa présence. L'agitation causée par les
émeutes des jours précédents force l'autorité à agir. Empeytaz
est appelé devant un inspecteur de police. L'occasion lui paraît
belle de regagner les bonnes grâces de la prophétesse; il rêve le
martyre, un martyre anodin et quelque peu intéressé. En consé-
quence, il prétend ne pouvoir quitter la ville — son poste de
combat — sans en avoir reçu l'ordre écrit; il exige de plus que
les autorités lui visent son passe-port. Rentré chez lui, il consulte
les sorts bibliques et tombe sur le verset suivant: ,Je vous
exhorte donc, mes frères que vous offriez vos corps en sacri-
fice vivant!..." Empeytaz, résigné à la mort, reçoit des mains
d'un agent de police les papiers qu'il avait réclamés et l'ordre de
partir promptement. Grave et digne, il sort de Bâle. Arrivé à la
frontière, il secoue la poussière de ses sandales et s'agenouille,
afin de prier pour ses „persécuteurs".
ij. Mars. — Lettre de Mad. de Krudener au frère de son
gendre, ministre de l'intérieur dans le pays de Bade. C'est un
plaidoyer de huit pages contre la barbarie des gouvernements
qui veulent l'empêcher de poursuivre sa mission, qui chargent
ceux qui sont chargés, etc. Ça et là des broderies chiliastes.
25. — Défense est faite à la troupe de rester plus longtemps
dans le canton de Bâle. La baronne se retire d'Unterholz et
rentre au Hôrnlein.
Ier Avril. — Empeytaz et M. de Berckheim sont éloignés du
Hôrnlein par la police badoise et dirigés sur Rheinfelden.
12. — La Sainte-Mission abandonne définitivement Unterholz.
26. — La Sainte-Mission quitte le Hôrnlein.
Mad. de Krudener à Warmbach.
Les habitants de Rheinfelden menacent la prophétesse de la
chasser à coups de pierres, si elle se présente chez eux avec
son cortège de mendiants.
Kellner supplante décidément Empeytaz absent.
Il publie une „ Adresse aux Pauvres". Ce pamphlet débute par
une exhortation à la pénitence, puis viennent des déclamations:
„...Leur cruauté vous guette à chaque coin de rue. Vous êtes
les enfants chéris du Père... Par le moyen de cette épreuve, le
Seigneur veut vous faire sortir de ces pays, sur lesquels ses
H- 283 *H
châtiments, la faim, la mort, les tremblements de terre, etc., von(
s'abattre, où l'affamé ne reçoit point de pain, où ceux qui sont
nus restent sans vêtement, où l'on n'héberge point ceux qui
sans abri. C'est maintenant la onzième, la dernière heure. Voua
êtes les invités que le Seigneur convie dans sa vigne ou son
royaume..."
5 Mai. — Kellner publie la Gazette des Pauvres. Cette gazette
se distribuait gratuitement, mais ceux qui la recevaient et
invités, lecture faite, à la communiquer aux riches, en
d'aliments. Moyennant ce troc, ils s'engageaient à prier pour I
bourgeois curieux de parcourir la feuille.
Il ne parut de cette gazette qu'un seul numéro, celui du "> niai
1817.
M. Xavier Marinier le décrit: „...Ce numéro, composé d'une
petite feuille in-40, est écrit en allemand... Il porte pour épigraphe
ce passage d'Esaïe que Mad. de Krudcner s'appliquait à elle-
même: „L'Esprit du Seigneur repose sur moi, le Seigneur m'a
consacré, il m'a envoyé pour porter à ceux qui souffrent un
message de joie, pour raffermir les cœurs chancelants, pour
annoncer aux prisonniers la délivrance, aux captifs leur liberté,
pour proclamer l'année de clémence de notre Seigneur et le jour
vengeur de notre Dieu, pour consoler les affligés, pour que les
malheureux reçoivent dans Sion une couronne au lieu de cendre,
l'huile de la foi au lieu de larmes, un vêtement d'honneur au lieu
de tristesse, et ils deviendront les rochers de la justice et les plantes
du Seigneur, au milieu desquels il apparaîtra dans sa gloire..."
Vient ensuite l'appel aux lecteurs: „...Vous que le monde
repousse et maîtrise, qui ne voyez autour de vous qu'injustice,
qui n'apprenez que de malheureuses nouvelles, chers, bien-aimés
pauvres, c'est à vous que ce journal est consacré! Il vous
annoncera le Royaume nouveau qui est le refuge des pauvres :
là est le Roi qui est le père des indigents, de la veuve, de
l'orphelin..."
Faits divers, chronique du jour, si l'on en croit M. Marinier,
rien ne manquait à ce Journal. On y trouvait des récits de songes;
il était plein de prophéties et enregistrait minutieusement les si
des temps :
„...// y aura des tremblements de ten\\..r (Marc XIII.) Le
sol a tremblé aux environs du Mont Blanc.
M- 284 -H
„Le tonnerre de Dieu retentit /" (Psaume XXIV.) Quelques
coups de foudre en Wurtemberg, en Suisse, en Brunswick et en
France....
Suivent des anecdotes: Un pauvre homme chargé de cinq
petits enfants est obligé de mendier pour les nourrir. Il récolte
dans sa journée douze batz. Muni de cet argent, il se rend chez
un cultivateur, qui a des pommes de terre à vendre, mais le
cultivateur ne voulant pas se déranger à moins de vingt-
quatre batz, renvoie le pauvre. L'infortuné retourne en son logis
et prie le Seigneur d'endormir ses enfants. Les enfants dorment
vingt-quatre heures, pendant lesquels le père, toujours mendiant,
ramasse encore douze batz. Ayant ainsi parfait la somme exigée
par le cultivateur, le père va chercher des pommes de terre. A
l'aspect de l'argent, l'avare se décide à aller à sa cave, afin d'y
quérir la denrée. Il ne reparaît plus. Le Seigneur l'avait frappé
de mort, sur ses pommes de terre !...
M. de Bonald, dans le Jourtial des Débats, attaqua vivement
la baronne à propos de ces diverses publications: „...Mad. de
Krudener a été jolie; elle a publié un roman, peut-être le sien;
il s'appelait, je crois, Valérie ; il était sentimental et passablement
ennuyeux. Aujourd'hui qu'elle s'est jetée dans la dévotion mystique,
elle fait des prophéties. C'est encore du roman, mais d'un genre
tout opposé. L'amour avait dicté le premier ; celui-ci semble n'ins-
pirer que la haine et, si la figure de l'auteur a changé comme
son genre, Mad. de Krudener peut avoir des disciples, mais elle
n'aura plus de soupirants..."
Benjamin Constant se crut obligé de répondre à M. de Bonald.
Il s'acquittait ainsi par articles de journaux d'une dette de reconnais-
sance qu'il avait contractée en 1815, voici à quelle occasion. Je
cite les souvenirs de M. le duc de Broglie, gendre de Mad. de Staël :
Après avoir dit que, vers la fin de l'Empire et devant Benjamin,
Mad. de Krudener, alors célèbre, avait essayé de racheter les
fautes de sa jeunesse et le roman de son âge mûr en prêchant
à Lausanne un groupe de Sociniens fort spirituels et de gens
plus dévots à Mad. de Guy on qu'à Calvin, M. de Broglie ajoute :
,,.. .Benjamin Constant retrouvant à Paris Mad. de Krudener en
grand crédit auprès de l'empereur Alexandre, sa directrice de
conscience et presque son confesseur, il renoua avec elle et sans
entrer dans la familiarité de l'autorité, sans tremper en rien dans
H- 285 -H
cette rêverie de la Sainte-Alliance qui se préparait à petit bruit,
il ne demeura pas entièrement étranger aux jongleries du moment.
Ainsi, par exemple, il lui arrivait de passer, lui et maints autre
néophytes, des nuits entières dans le salon de Mad. de Krudener,
tantôt à genoux et en prière, tantôt étendu sur le tapi. |
extase; le tout sans fruit, car ce qu'il demandait à Dieu,
que Dieu souffre parfois dans sa colère, mais qu'il tient m juste
détestation. Epris de Mad. Récamier, belle encore à cette époque,
bien que déjà sur le retour, ce que Benjamin Constant demandait
à Dieu, c'étaient les bonnes grâces de cette dame, et. Dieu iais.ua
la sourde oreille, il ne tarda pas à s'adresser au diable, ce qui
était plus conséquent..."
Le pauvre Benjamin, dans son désespoir, supplia celle que le
Prince de Ligne avait nommée „la sœur grise des cours" -le
lui venir en aide. Il lui conta, et lui-même le croyait, que la vie
lui était devenue insupportable et qu'il allait se faire mourir. Elle
prit au sérieux les rodomontades du personnage et mit une véri-
table tendresse dans ses conseils et dans ses exhortations. Elle
alla même plus loin et se fit auprès de Mad. Récamier l'entre-
metteuse de Constant, — dans le dessein d'obtenir l'union -
mystique — de leurs cœurs.
„...Mad. de Krudener a été adorable de compassion pour
l'amour qui me tourmente, et m'a promis son secours pour établir
entre Juliette (Récamier) et moi un lien d'âme..." — „...Mad. de
Krudener triomphe et désire arriver à nous unir spirituellement.
J'ai prié avec Juliette (Récamier)...''''
Constant finit par se calmer: il ne parla plus de ses prétendus
projets de suicide. Mad. de Krudener resta convaincue qu'elle l'avait
sauvé et lui-même, par vanité, affecta dans ses rapports avec elle
de s'en montrer persuadé.
La Sainte-Mission à Môhlin.
iS. — La police renvoie les missionnaires de Mumpf. Tandis (iu-
les gendarmes chassent la foule, Empeytaz, appuyé contre un tronc
d'arbre, compose une hymne, imitation, dit Guers, du Te Deutn
d'Ambroise, et des autres doxologies composées sur ce même type
«Grand Dieu, nous te bénissons.
Nous célébrons tes louanges ;
Eternel, nous t'exaltons,
De concert avec les anges.
H- 286 *H
Et prosternés devant toi,
Nous t'adorons, ô grand Roi !
Les Saints et les Bienheureux,
Les Trônes et les Puissances,
Toutes les vertus des cieux
Disent tes magnificences,
Proclamant dans leurs concerts
Le grand Dieu de l'univers...
...Gloire soit au saint Esprit !
Gloire soit à Dieu le Père !
Gloire soit à Jésus-Christ,
Notre époux et notre frère !
Son immense charité
Dure à perpétuité...»
L'auteur souhaite :
«...Que sur la terre et sur l'onde,
Tous genoux soient abattus
Au nom du Seigneur Jésus!...»
Cela se chante, dit M. Eynard.
Ce chef-d'œuvre était pour répondre à une poésie de Kellner:
«O dass bald dein Feuer brennte,
Du unaussprechlich liebender!
Es bald die garnie Welt erkennte,
Dass du bist Konig, Gott und Herr /...»
De Mumpf on se transporte à Lauffenburg, puis à Dentspiïren.
Le canton d'Argovie avait interdit les réunions du genre de
celles que tenait Mad. de Krudener. Défense fut faite à la pro-
phétesse de paraître dans le canton. Repoussée de Lauffenburg,
elle essaya de gagner Dentspiiren, de nuit. Le pasteur du village
était de ses adhérents. Elle trouva le presbytère gardé et le pas-
teur, un nommé Steinegger, surveillé et empêché de la recevoir.
La baronne se rend à Erlesbach, dans le canton de Soleure.
Un bruit se répand que 1 empereur Alexandre ouvre la Crimée
aux Suisses disposés à émigrer.
Berne.
La baronne loue à Horb une maison de campagne, près du
lac. Elle est renvoyée.
Lucerne. Discours aux élèves du séminaire catholique. Ce dis-
cours, tout plein de brillantes antithèses, a été imprimé à la suite
M- 287 «H
de la brochure anonyme (due à Kellner) intitulée : nDer Ubendige
Glaube des Evangeliwns"
Miracle de la multiplication des pains.
Comme Eynard a mis un soin extrême à supprimer les mira
de Mad. de Krudener, je suis obligé d'entrer dans quelques détails:
Brescius et Spieker (p. 47) rapportent que la prophétesse leur
dit: „J'ai nourri un jour treize cents personnes avec neuf pains."
Burdach (p. 13) est plus modeste. 11 rapporte le discours
voici: ,, Christ a accordé à ceux qui ont la foi le don des miracles;
je le vis bien à Luceme, un jour que trois mille fidèles se pres-
saient autour de moi; je rassasiai neuf cents d'entre eux
dix neuf pains et un peu de gruau."
L'auteur de Frau von Krudener in der Sckiveiz donne une
relation encore différente: „...A Lucerne, on vit un prodigieux
concours de pauvres, de mendiants, de vagabonds. Chaque affamé
recevait une portion de soupe; à qui voulait rester, on offrait
un abri, quelques bottes de paille dans une grange. Toute la
canaille d'alentour accourut. Mad. de Krudener, et surtout les
personnes de son entourage ont raconté en d'autres endroits
qu'elle rassasia à Lucerne plusieurs centaines de personnes avec
dix-huit pains. Il est constant qu'elle achetait chaque jour de cent
à cent cinquante miches. Il était, du reste, on ne peut plus facile
à ses adhérents les plus intimes de la duper, comme ils avaient
tenté de le faire à Bâle."
Cette dernière phrase fait allusion à une anecdote précédemment
racontée par l'auteur: Un jeune homme allemand de bonne famille,
mais brouillé avec les siens, vivait à Bâle dans la misère. Kellner ':
lui fit dire de feindre d'avoir vu en rêve la baronne payant ses
dettes, d'aller trouver Mad. de Krudener, de pousser un cri à
son aspect: „C'est elle!... c'est ma bienfaitrice!..." Le jeune
homme refusa de se prêter à cette comédie.
Je constate que le miracle des pains occupa fort les contem-
porains. Brescius et Spieker nous apprennent qu'un recueil sérieux
{Woehlers theol Nachrichten, Dec. 1817, p. 305 à 374) avait
donné du fait une explication naturelle.
L'idée dominante de la baronne, qu'elle exprima en mainte
occasion et par exemple dans son discours aux élevés du sémi-
naire de Lucerne, était que quiconque a la foi. possède !
H- 288 «H
de faire miracles. 11 était aisé, puisqu'elle prétendait avoir la foi,
de lui présenter comme autant de prodiges exécutés par elle,
une foule d'accidents où le hasard avait une grande part, un
hasard quelquefois arrangé par Kellner. Le premier venu, pourvu
qu'il prît la peine de la traiter de princesse, de femme-soleil, de
femme miraculeuse, de femme bon Dieu, était assuré de la mener
à sa guise. Toute sa vie elle avait été dépendante de quelqu'un :
en Suisse, elle le fut de tout le monde, et comme ceux qui
l'approchaient ne lui arrivaient que stylés par Kellner, au moins
depuis les derniers temps du séjour au Hôrnlein, l'ex-directeur
des postes, devenu son directeur, fit d'elle tout ce qu'il voulut.
„... Christ est le maître de son cœur, écrivait-il; elle en use
avec lui comme jadis Abraham ou comme un enfant à l'égard
de son père; elle ne fait rien sans lui en avoir demandé per-
mission et il lui répond par une voix intérieure. C'est par cette
foi enfantine, à laquelle rien ne paraît impossible, que sont pro-
duits tous ses miracles. A-t-elle besoin pour les pauvres d'argent,
d'aliments ou d'habits, elle les demande naïvement à son Sauveur
et II accorde tout. Elle ne va pas d'un lieu à un autre, sans
s'être assurée au préalable que telle est la volonté de Dieu.
„Elle élève dans les mêmes idées ceux qui l'entourent. Une
jeune convertie d'Appenzell, qui est chargée de préparer la nour-
riture des pauvres, un jour lui dit qu'elle n'avait plus rien. „Ne
sais-tu pas, lui répondit-elle, à qui tu as à t'adresser?" La même
servante déjà, dans un moment où l'on manquait de tout, s'était
mise en prière, et voici, le lendemain elle avait trouvé des pro-
visions dans le cellier. . . " {Der lebendige Glaube des Evange-
liams, p. 14-16.)
Au cours de l'entretien qu'elle eut avec le professeur Spieker
et avec le conseiller consistorial Brescius à Francfort-sur-1'Oder,
en 1818, Mad. de Krudener insista avec force sur ses miracles.
„Tout autant qu'il se présentait de pauvres, tout autant j'en
rassasiais. J'exhortais les mères à prier Jésus avec ferveur, aussitôt
leurs enfants tombaient dans un profond sommeil, qui durait deux
et même trois jours, jusqu'à ce que le Seigneur leur eût envoyé
du pain ! Ah oui ! le Seigneur a fait de grands prodiges par
moi !" ... Comme elle ne cessait de débiter de pareilles histoires
de miracles avec une complaisance marquée, je pris, ajoute l'au-
teur, la liberté de lui représenter que le Christ ne se prévalait
nullement des prodiges quil accomplissait! loin de là, lorsqu'il
avait guéri un malade il se retirait à l'écart de la Foule. Elle trouva
juste ce que je venais de dire, mais, fit-elle, le Christ ..
aucun besoin d'attester par des preuves la divinité desa mission!
Moi, au contraire, je suis une faible créature, une femme!
être crue, j ai besoin d'une lettre de crédit. Le Seigneur m'en a
donné une en me conférant le pouvoir de faire des miracles. . . u
Déjà la lettre du 14 mars au ministre badois de Berckheim
avait signalé les prodiges opérés par Mad. de Krudener comme
une preuve de la divinité de sa mission. Au pasteur Maurer la
baronne déclara avec une sincérité évidente: „J'ai été appelée par
le Seigneur; je dois lui obéir. Ma vocation est de lui et c'est
pour que les plus incrédules n'en puissent douter, qu'il me donne
des révélations et qu'il permet que je fasse des mirael
Vainement des pasteurs, argumentant de l'Epître de Paul à
Timothée, lui rappelèrent-ils qu'il est défendu aux femmes de
prendre la parole dans les assemblées de l'Eglise; elle répliquait
que Dieu, dans les moments critiques de la vie de son peuple,
avait toujours suscité des femmes pour le sauver. Kellner, dans
des écrits publics, parla de Deborah, de Judith, etc. '
Malgré le miracle de la multiplication des pains, la population
essentiellement catholique de Lucerne ne s'émut que médiocre-
ment des discours de la prophétesse. L'autorité jugea nécessaire
1 . . . « Gott konnte fur die jetjige Zeit der Noth und Triïbsal. da
die Erde ihre Fruchtbarkeit versagt, die Gewerbe darnieder liegen,
und das menschliche Etend einen so hohen Grad erreicht hat. den
Menschen kein besseres Rettungsmittel schicken, als dass Er die bisher
in Formen verschlossene Religion gleichsam personifprt auftreten
Hess. . . » (Der lebendige Glaube, pag. 17.)
. . . «Das Auftreten dieser Frau selbst. ist nicht anders, als nach der
Bibel ïu erklaren, und wenn wir darinn mehrere Falle ftnden, dass
Gott, wenn er sein Volk ans einer Gefahr retten wollte, sich mehrmal
der Weiber bediente, wie Debora, Esther, Judith ; so konnte er da auch
dièse Frau ^u einem Werk^eug fur grosse Zwecke ausersehen haben. .
(pag. 18—19.)
... « Wie sehr wà're fit w'ùnschen, dass Regierungcn und Staats-
manner, denen die Erscheinung dieser Frau mehr lehrt als aile Staats-
k'ùnstler und Geset^geber, von Solon bis auf — ich weiss nicht. welchen
ich als den let^ten nennen 50//, da ihre Zahl im gegenwdrtigen Augen-
blick Légion ist — dass sie beherpgen mochten, vas das locke Staats-
schiff in dem schon ausgebrochenen Sturme der Zeiten, noch auf einige
cependant de faire cesser les rassemblements. Comme Mad. de
Krudener usait de mille prétextes pour différer son départ, la
police recourut h la force et la fit conduire à Kronau,
Certains écrivains d'aujourd'hui se sont indignés des persécu-
tions subies par la prêcheuse. „Traquée comme un perdreau, de
montagne en montagne!..." écrit l'anonyme de l'almanach de
Kaiserswerth. C'est fort bien, mais il oublie que la baronne était
étrangère, qu'elle était sans papiers autres qu'un passe-port pour
la Russie, que la Suisse venait d'être agitée par vingt ans de
guerres et de révolutions, que la disette avait préparé les vaga-
bonds qui entouraient la femme-soleil à l'émeute, à la révolte
peut-être, que la présence même de ces vagabonds aux abords
d'une ville ou d'un village était pour les habitants une véritable
calamité ; ils oublient que les sermons de la Mission-sainte sor-
taient du cadre ordinaire de ces sortes de discours, qu'ils atta-
quaient les riches, les gouvernements et les Eglises reconnues ;
ils oublient encore qu'ils furent pour beaucoup de Suisses une
cause lamentable de ruine. Anna Schlatter, piétiste et chiliaste,
écrivait le 3 septembre 1817: „ . . .Gestcrn entbrannte ich iiber
das irrige ilirer Lehrcn und das iïberverstandene iJirer Gerichts-
ankuridigiingen und Auszva?iderungscrmu7iterungen. . . a/s ein armer
gottesfurchtiger Mann in seinem E/end bei uns war, der sich an
Zeit iiber Wasser halten kann. Es ist nichts anders, aïs wopi der
heilige Bund, den sie angenommen haben, sie verpflichtet : aile Staats-
und burgerlichen Verhaltnisse auf das Evangelium von Jesu Christo
pi grïïnden, den Gotpm des Zeitalters, den schrecklichen Egoïsmus
umpistiirp?n, wie uns Gott der Herr schon sfweimal gejeigt hat an der
Person des Menschen dieser Siinde, den die Hand des Herrn gebannt
hait, um uns noch einmal eine Frist fur Bekehrung pi schenken
Wir haben eine Bundesversammlung, die aber nicht im Geist des
heiligen Blindes pisammen pi seyn scheint, und mehr fur den Zeitgeist,
als ihm entgegen arbeitet. Alan besch'dftigt sich dabei mit dem was
vorgehen wird, mit dem kleinsten Interesse Ein^elner, ohne das Bediirf-
niss des grossen Gan^en, das hohe geistige Interesse der Staaten und
V'ôlker mit tiefem weitem Blick, mit Gemïïth ^u umfassen, und im
Lichte des Evangeliums pi erkennen, was pim ewigen Heil und
Frieden der Menschen dient. . . . Darum ist sehr pi besorgen, wie es
schon bei dem Kongress in Wien geschah, dass noch einmal ein
Dapvischentreten geschehen werde, nach allen Vorp?ichen ein furcht-
bares, ein endendes. . . » (pag. 22 — 25.)
«- 291 •>
Dr. Stanb anschloss und mit semer FamUie bis nacb llm
von da aber ans Mange/ an Reisegeld nnd CobnUpass mit u>i
fàhr acktzig Menschen nacli der Heimath zurueksukekr
zwmgen zuar, in welcher sic ailes verkauft, versehenkt, veràu
Jiatten, in Hojfnung, durck Frauvon Krudener unterwegs erkalten
zu werden und dort ein Solyma m finden. 0, die blindai LeUer
der Blindai stùrzen sich in die (indu reit lichen Elends; und Gott
gebc ans Gnaden, dass mcht manche in die Vereweiflm
sinken! Der arme Mann, der gestern bel uns war, zvur,
den Auswanderern mit noch cincm nach Frau von Krudener
gesandt, ihr ihre Noth und Vereweiflung vorsusteHen, aber sie
hielt sie einige Tage auf und konnte nicht bel/eu, musste su
trostlos zuriickiveisen. . . " (II, p. 307.)
Le lecteur jugera peut-être que si ces émigrants avaient vendu
leurs propriétés, ils en avaient touché le prix. Cela parait certain,
mais la prophétesse dépensait beaucoup. On ne nourrit pas une
soixantaine de commensaux sans qu'il en coûte et les centaines
de pauvres qui venaient par surcroît dévorer les soupes écono-
miques de la Sainte-Mission ne vivaient pas de miracles seuls.
„0n a calculé, écrit l'auteur de „Frau von Krudener in der
Schiveiz" ', que depuis son arrivée dans le canton de Schaffhouse
jusqu'au jour de son entrée à Constance, c'est-à-dire en trois
semaines et quelques jours, la baronne avait dépensé dix-mille
gulden. On ne taxera pas ce chiffre d'exagération, si l'on consi-
dère qu'à Lottstetten et à Busingen seuls, la prophét »illa
des sommes folles. Un aubergiste de Busingen reçut d'elle trois
mille gulden (près de sept mille francs)."
Deux ans auparavant, Mad. de Krudener, encore en possession
de tous ses diamants, n'avait pu subvenir aux dépenses nécessitées
par l'acquisition ou par l'exploitation d'un domaine que le prii
de Hohenlohe-Bartenstein a acquis en 1S59 au prix de trente-si*
mille florins, c'est-à-dire à un prix triple de celui auquel la
baronne l'avait obtenu!
D'où lui vint le regain de fortune qu'elle étala en Suisse
grande partie de collectes, faites en Russie ou en Suisse même.
„Bien des gens lui ont apporté tout leur avoir et se sont mis
par là sous sa dépendance, car elle ne peut leur rendre leur
argent. Une Bernoise lui a donné dix mille gulden. Beaucoup de
nos compatriotes ont vendu tout ce qu'ils possédaient, dans lin-
H- 092 -K
tention de la suivre et d'échapper par la fuite aux châtiments
qu'elle annonce à notre pays..." {Frau v. K. in der Schzveiz, p. 109.)
3 Juillet. — De Lucerne les missionnaires se rendent à Zurich.
A l'entrée de la ville, la bâche de la voiture est heurtée, préci-
pitée à terre, et la porcelaine de la baronne se brise sur le pavé.
Les plaisants voulurent voir dans cet accident un pronostic et un
emblème malencontreux.
La baronne prêcha à Zurich un discours conservé par Frau
von Krùdener in der Schiveiz (p. 1 1 2), d'après Schweizerische
Monatschronik.
Elle est renvoyée de la ville, malgré les efforts tentés en sa
faveur par l'artiste Hess.
L'accueil fait à Mad. de Krùdener par les habitants de Zurich
ne paraît pas l'avoir satisfaite. On prétend généralement, mais
Eynard le nie, qu'elle déclara que les enfants même avaient
dans ce misérable endroit une „face d'Holopherne".
Louise Lavater s'était déclarée contre la prophétesse, à qui
elle reprochait d'être une mauvaise chrétienne, incapable de par-
donner à ses ennemis et pétrie d'orgueil. La baronne avait ra-
conté à son auditoire un rêve qu'elle avait fait. Elle avait vu
l'un de ses adversaires, le pasteur Veith, tomber à l'eau et se
noyer par punition divine.
6. — La Sainte-Mission se retire sur territoire badois, à Lott-
stetten.
La police empêche la foule de s'amasser.
Pendant le séjour de la baronne à Lottstetten, Empeytaz rési-
dait à Schaffhouse, dans une auberge, et sans se mêler de pré-
dications.
Une partie de la suite de la prophétesse s'étant établie à
Rusingen (Bade), défense lui fut faite par l'autorité de prêcher,
même à portes closes. Le chant des cantiques, permis dans la
semaine, lui fut interdit le dimanche.
Le vicaire Gans d'Embradi se joint à la Sainte-Mission. Il était
depuis quelque temps suspect au clergé orthodoxe. Une nouvelle
Marie Kummer, Mlle Maurer, se mêle au cortège de la prophé-
tesse, qu'elle réjouit de ses nombreuses visions.
12. — La police renvoie Mad. de Krùdener qui, malgré la
défense qui lui en avait été faite, se rend à Schaffhouse, où elle
avait loué une maison de campagne.
En côtoyant une rivière, sa voiture verse, toutefois vins ..
dent de personne.
La police de Schaffhouse interdit tout attroupement et ne laisse
pénétrer auprès de la baronne que des personnes „distin
Mad. de Krudener avait obtenu de rester trois jours dans la
ville de Schaffhouse. Les trois jours écoulés, elle essaya de pro-
longer son séjour, mais on la força de partir. Elle tenta alors
de s'installer en Thurgovic, dans un couvent de femmes, ../,
Paradis". On l'expulsa.
28. — Elle est ramenée à Diesenhofen et logée dans une au-
berge, hors de la ville. Toute visite du dehors est interdite. Mad.
de Krudener ayant tenté de rester à Diesenhofen au-delà du
terme convenu, on la fait partir. Elle visite Randeck, Zell, où
elle prêche les Juifs badois, et arrive à Petershausen près I Constance.
Les agissements de la police avaient obligé la baronne à une
certaine retenue. Le concours des fidèles devenait moindre. Les
autorités avaient fini par prévoir en quel lieu Mad. de Krudener
avait dessein de se rendre, quoiqu'elle affectât toujours de n'être
instruite elle-même qu'au dernier moment de la volonté de Dieu
à ce sujet. Il est probable qu'elle était de bonne foi dans cette
ignorance, mais son imprésario, Kellner, savait la décider selon
ses vues et il usait habilement de l'art de préparer la mise en
scène. Des émissaires étaient dépêchés à l'avance dans les localités
où l'on comptait se rendre; ils étaient porteurs de lettres pour
les affiliés et répandaient eux-mêmes les nouvelles les plus propres
à piquer la curiosité des badauds, avec des éloges sans fin de
„la femme merveilleuse". Mad. la comtesse, disait-on — et elle
le croyait — guérissait les malades, nourissait les affamés, devi-
nait le passé et prédisait l'avenir. Dans tel village elle avait
démasqué un criminel, dans tel autre elle avait converti des
brigands déguisés en femmes qui projetaient de s'introduire chez
elle et de la voler. A ces récits, la crédulité populaire mêlait ses
commérages: les pieds de la comtesse étaient des pieds de chèvre!..
Quelque magister, un peu au courant de certaines légendes de la
Livonie, racontait que la comtesse avait prête de l'argent à un
paysan, mais contre un reçu signé du sang du débiteur. La
femme de celui-ci, épouvantée, avait rapporté à Mad. de Krudener
ses écus et réclamé le reçu infernal. Pour toute réponse, la
«• 294 -H
comtesse avait d'un coup de pistolet enlevé de son livre de
comptes la page ensanglantée ! . .
Pour dérouter les autorités, on ne se mettait en chemin qu'au
dernier moment; personne ne savait où Ton allait. Afin de guider
ses partisans, la Sainte-Mission répandait sur la route des branches
en croix, des fétus de paille entrelacés en forme de crucifix. On
s'arrangeait de façon à n'arriver à destination que fort tard et
presqu'à la nuit close. Quel agent de police pouvait se montrer
assez barbare pour renvoyer de nuit des voyageurs fatigués!...
on obtenait naturellement la faveur d'une couchée, et le lende-
main on traînait sous mille prétextes ici et là, on retardait comme
on pouvait le départ.
A la longue, ces stratagèmes s'éventèrent: les magistrats se
montrèrent inexorables et répondirent aux petites finesses de
l'armée du salut par un „Non possumus" plus décidé. '
La moisson, du reste, s'annonçait bien et la crainte que l'on
avait conçue des mendiants s'effaçait peu à peu.
3 Août. — Hub. La suite de la prophétesse diminue sensible-
ment. On ne voit plus guère autour d'elle que de simples curieux.
Cependant le bruit commençant à se répandre d'une expulsion
prochaine de la bande, le ÎO août, à Arbon, la baronne voit
encore une fois deux mille personnes à ses réunions.
Mannebach, Lùmmerschwyl (St-Gall). La prophétesse, renvoyée
1 Les écrivains protestants de l'époque, bien différents de ceux
d'aujourd'hui, attaquèrent vivement les rites introduits à défaut de
doctrines dans l'Eglise Krudenerienne. Voyez entre autres : « Winke
der Wahrheitsliebe, die Frau v. Krudener betreffend » (Schaff-
house 1817, pag. 26) et Burdach : «Frau v. Krudener und der Geist
der Zeit. »
M. Lacroix (bibliophile Jacob) a prétendu que la baronne, à cette
époque, était devenue catholique. C'est une erreur. Elle écrivait au
curé Dolder : ... « Grâce à Dieu, je n'ai jamais été protestante. . . »
Dans un entretien avec le pasteur Maurer, qui la vit à SchafFhouse,
Mad. de Krudener dit : ... « Ich geh'ôre gan- und gar qu der ursprung-
lichen katholischen Kirche, das ist die wahre Kirche. Der Herr hat
sie gegrundet, und die Pforten der H'ôlle werden sie nicht ïtberwaltigen.
Glanben Sie, dass ich Protestantin bin ? O nein ! Ich protestire gegen
den Protestantismus, welcher mir ein Betrug des Satans ist. Die katho-
îische Religion ist alleïn die wahre Religion. . . Sie begreifen, dass ich
von der alten. ursprunglichen katholischen Religion rede. und nicht von
der ronnsch-katholischen. . . »
M- 295 *H
partout où elle se présente, arrive le 17 à Ste-Marguerite. Aussitôt
un agent autrichien vient lui intimer défense de mettre les ;
sur territoire de l'empire.
Sous escorte de police, Mad. de Krudener traverse Arbon,
Constance, Diesenhofen, Eschenz, Feuerthalen. Marthalen, Rheinau,
et arrive le 25 août à Neuhausen.
Le lendemain, Kellner, sous la dictée de l'ex-prophét
écrivit quelques lignes mélancoliques dans le livre île l'hôtel :
„Le 26 août, tandis quelle déplorait le déclin de la religion
de Jésus et quelle annonçait aux hommes l'approche «les châti-
ments qui les menacent, mais en même temps la grâce par Christ,
Mad. de Krudener, persécutée en Suisse pour ses prédications,
contempla la chute du Rhin et y implora la miséricorde du
Seigneur en faveur des mortels aveuglés.
J. B. Kellner." '
La baronne dut quitter la Suisse. Lentement, à petites journées,
elle traversa l'Allemagne et regagna la Livonie. Quelques rares
fidèles lui firent escorte jusqu'au bout: Kellner, un ancien soldat
manchot nommé Klotz, devenu manouvrier-distillateur et qu'elle
avait converti, Mlle Maurer... Quand Brescius et Spieker, à Franc-
fort sur l'Oder, virent ce qui restait de la Sainte-Mission, elle
ne se composait plus que de six personnes.2 Trois voitures,
1 M. Lacroix veut que la baronne ait écrit à la chute du Rhin quelques
lignes de blâme concernant Alexandre. Le texte re'el de ce qu'elle dicta .1
Kellner ne contient rien de semblable: « Den 2Ôten August besah Frau
v. Krudener, als sie den Ver f ail der Religion Jesu betrauerte, du-
Strafgerichte und die Gnade Jesu Christi verkûndete und deshalb in
der Schweiq verfolgt wurde, den Rheinfall. und erflehte das Erbarmen
Gottes anseres Heilandes fur die verblendeten Menschen.
« J. G. Kellner. »
2 Les contemporains ont jugé fort sévèrement l'entourage immédiat
de Mad. de Krudener: . . . « Eine arme Frau, die anderthalb Tage
auch tinter dem Haufen sich befand, . . . bekannte : wenn das die neue
Religion seyn solle, so wolle Gott aile Menschen vor so einer Religion
bewahren. . . » (Fr. v. K. in der Schweij, pag. 61.)
... «Eine Dirne, ptm Gefolge der Frau von Krudener gehorig,
soll fu Zollikon, im Kanton Zurich, die Frechheit so weit getrieben
haben, dass sie w'àhrend einem Zustand angeblicher Verçuckung, Briefe
rfian Himmel gesandt und von dorther wieder Bfiefe mit irdischer pinte
geschrieben aus einem Nebengemach als Antworten sich habe bringen
lassen...» (ibid. pag. 120).
H- 296 *H
grandes, solides, bien aménagées et parfaitement closes, trois
vraies voitures de saltimbanques, transportaient ces prophètes
forains.
Eynard fait quelque part l'éloge d'un nommé Jaeger, du Ban-de-la-
Roche, chassé de la Lorraine, dit-il, pour avoir essayé d'y prêcher
l'Evangile, et qui s'était joint à la prophétesse. J'ai eu entre les mains un
exemplaire du livre de l'hagiographe genevois appartenant à un cercle de
théologiens protestants de Strasbourg. En marge de l'éloge de Jseger. un
lecteur — quelque pasteur sans doute ! — avait écrit : « Unverschamte
Luge ! ».
mëm>m%mm%ï&. m m
En dépouillant l'auréole de femme-soleil, la baronne de Kru-
dener avait perdu quelques-uns de ses amis et tout d'abord l'.in-
peytaz. „Par une coïncidence remarquable, écrit Eynard, à peu
près dans le moment où Mad. de Krudener quittait la Suisse, elle
recevait une lettre de M. E. Gucrs, qui la suppliait de ne pas
retenir plus longtemps M. Empeytaz loin de l'Eglise de Genève,
qui réclamait ses services. Trois fois on lui avait offert la place
de pasteur à Saverdun en France, sans qu'il pût se résoudre à
l'accepter; celle de Saint-Pétersbourg lui avait aussi été proposa
de la part de l'empereur Alexandre. Mais le climat de la Russie
d'une part, de l'autre l'appel de la congrégation de Genève, firent
pencher la balance en faveur de cette ville, où Mad. Armand et
Mad. Empeytaz l'accompagnèrent..." '
1 A quel moment Empeytaz quitta-t-il Mad. de Krudener ? Eynard
semble indiquer que ce fut au mois d'août 1817, quand la baronne se vit
renvoyée de Suisse. Le récit de Guers (Xotice sur Henri Louis Empeytaf,
p. 10) est plus précis. «Le i01' octobre 181 7, écrit-il, Mad. de Krudener
et sa suite étaient revenus sur le territoire français et se trouvaient en
Alsace, dans les environs de Neuf-Brisach. De là, les gendarmes les diri-
gèrent sur Colmar d'abord, puis sur Fribourg en Brisgau. Les gouverne-
ments suisses et allemands venaient de prendre à l'égard de Mad. île
Krudener une importante décision. Le grand-duc de Bade, qui en était
l'exécuteur, la sépara de ses compagnons, dont deux ou trois seulement
furent autorisés à la suivre en Russie, tandis que les autres étaient ren-
voyés dans leurs pays respectifs.
«Par une coïncidence remarquable, au moment où les mesures des gou-
vernements allaient s'accomplir, Empeytaz recevait de l'auteur de cet
article une lettre où celui-ci l'engageait fortement a revenir a Genève. Le
Seigneur venait d'opérer de grandes choses dans cette ville. Un nouveau
réveil s'y était manifesté à la suite du passage d'un homme profondément
versé dans les saintes lettres, autour duquel s'étaient régulièrement
rassembles, durant les premiers mois de 1817, de nombreux élevés de
l'auditoire de théologie Une petite église indépendante s'était :
Ph 298 -H
M. Guers, qui rappela Empeytaz, écrivit probablement à
Mad. de Krudener ce que M. et Mad. Empeytaz avaient désiré
qu'il écrivît, car l'aumônier de la baronne n'avait que faire à
Genève ou du moins Genève n'avait que faire de lui.
Le 3 mai 1817, un Edil avait paru dans la „Rome protes-
à Genève, après le départ du vénérable Haldane (août 18 17) et le rédac-
teur de cette Notice, persuadé qu'Empeytaz apporterait à l'Eglise nais-
sante son riche contingent de bénédictions, avait sollicité son retour
(octobre). . . »
La lettre de Genève arriva probablement à Empeytaz, soit à Colmar,
soit à Fribourg. Elle avait été provoquée par le jeune proposant ou
par sa mère, qui ne se souciait pas du tout d'aller en Livonie, mais
qui désirait se retirer, sous un prétexte honnête, de la Sainte-Mission
aux abois. Il n'est pas exact de prétendre, comme le fait Guers, que
le grand-duc de Bade ne permit qu'à deux ou trois amis de la baronne
de la suivre en Russie. Ceux qui se séparèrent d'elle le firent volontai-
rement.
Il n'est pas plus exact de dire que l'Eglise nouvelle avait besoin des
services d'Empeytaz. Guers lui-même nous apprend que son ami revint à
Genève au mois de novembre 181 7 et qu'il hésita d'abord à se rallier à
l'Eglise indépendante. . . «Il avait ouï raconter sur nous des choses si
étranges qu'il jugea prudent de se tenir un certain temps à l'écart et d'ob-
server. Il ne pouvait d'ailleurs accepter pleinement notre doctrine et ne
comprenait pas notre dissidence. D'autre part, quelques-uns de nos amis,
craignant qu'il n'eût adopté certaines idées particulières à Mad. de Kru-
dener, désiraient le voir marcher quelque temps à côté de nous avant de
serrer avec lui des nœuds plus étroits. Cette attitude de mutuelle obser-
vation ne nuisait cependant pas à la fraternité. Empeytaz prenait part à
nos exercices religieux et prêchait même au milieu de nous, aussi souvent
que le permettait l'état de sa santé, assez gravement compromise à la suite
de tant de voyages, de tant de privations et de fatigues de tous genres.
Au bout de cinq ou six mois, partageant nos vues sur les vérités fonda-
mentales de l'Evangile (à l'exception toutefois de l'élection de grâce qu'il
n'admit que cinq ans plus tard), il se décida à s'unir plus intimement à la
petite Eglise, dont il ne tarda pas à devenir pasteur, heureux d'associer
son ministère à celui de J. G. Gonthier, qui avait reçu du Seigneur de si
beaux dons pour l'enseignement et la direction du troupeau. Celui qui
trace ces lignes était leur collaborateur. . . »
Ou, pour mieux dire, il le devint. Au moment où Empeytaz revenait
dans sa ville natale, Gonthier, Pyt, et un Français, nommé Méjanel,
étaient les pasteurs provisoires de la nouvelle Eglise, constituée au
mois d'août 181 7. Les prédications de Méjanel. Empeytaz une fois
arrivé, ne plurent plus aux fidèles On convint que le nouveau-venu
remplacerait son collègue, mais seulement au bout d'un an et après
qu'il aurait donné des explications satisfaisantes sur sa doctrine. Au
#+> 299 «H
tante", qui défendait de prêcher sur la façon dont la nature divine
et la nature humaine sont unies en fésus-Christ, — ;ur le
péché originel, - sur la manière d'opérer de la Gi
Grâces, — sur la Grâce élective, etc. On avait espéré delà
rétablir la paix dans l'Eglise. Vers la fin de la mdn
mois de janvier .818, le gouvernement cantonal renvoya Méjanel qui
était étranger et ne pouvait séjourner a Genève que s,, us le bon plaisir
de 1 autorité.
Je crains bien, qu'en y regardant de près, on ne découvre au fond de
tout ceci une intrigue plus ou moins avouable. Il semble qu'on ail
en faveur tfEmpeytaz l'ancienne petite Eglise Krudenerienne, dont il avait
été autrefois le directeur.
On lit dans la Vie de Pyt, par E. Guers : «Jeudi, ,S décembre t8i7
Aujourd'hui, pour la première fois qu'il a plu au Seigneur de se choisi/-,
Genève une petite Eglise, Gonthier, Méjanel et Pyt, qui en sont les
teurs provisoires, se sont réunis chez Méjanel avec leurs frères Em
(alors de retour d'Allemagne) et Guers, pour conférer sur les intérêts de
l'Eglise, sur ce qu'il y a à faire et sur la manière dont il faut se conduire
en ces circonstances importantes, où le Seigneur opère de si nombreux
réveils. Après une fervente prière, où nous avons demande au Seigneur
de nous conduire par sa sagesse et son Esprit, nous avons comment
régler l'ordre des présidents pour l'Eglise de la ville et pour la petite
société de Saint-Gervais (résidu de celle qui avait été établie par Mad. de
Krudener), laquelle a témoigné le désir que l'un de nous la présidât les
dimanches, jeudis et vendredis....»
Méjanel renvoyé et Pyt évincé — on le fit partir pour Saverdun, près
Toulouse, poste primitivement offert à Empeytaz, — la nouvelle commu-
nauté eut pour chefs, Guers, son beau-frère Gonthier et l'ancien disciple
de Mad. de Krudener.
Trois ministres! .. L'Eglise était donc bien importante? .. Hélas, non:
....Elle prit d'abord, disent ses historiens, un accroissement assez rapide,
mais bientôt elle demeura stationnaire, au nombre d'environ trois cents
membres, dont la plupart, quoique sincèrement pieux, étaient d<
sans éducation et naturellement bornés. Quelques-uns même des fidèles
furent soupçonnés de s'être ralliés à la petite secte par intérêt. (De Goltz,
Genève religieuse au dix-neuvième siècle, trad. franc, de C. Malan fils.
pag. 299—544 etc.)
Si petite qu'elle fût, l'Eglise nouvelle se montra d'une intolérance
extrême. Elle se laissa aller un moment à déclarer que, dans une même
ville, il ne pouvait y avoir qu'une seule Eglise chrétienne, et reniant ainsi
son origine, elle excommunia la congrégation fondée à cote d'elle par
César Malan. Il n'y a pas lieu de s'étonner d'une pareille étroitesse d'es-
prit. Les jeunes gens qui dirigeaient les Trois cents reinventaient le
christianisme. Rien ne valait de ce qui s'était fait avant eux, de ce qui se
faisait à côté d'eux Ils se croyaient très sincèrement les suce
H- 300 -H
quelques anciens condisciples d'Empeytaz avaient fondé l'Eglise
libre du Bourg-du-Four, la congrégation dont parle Eynard. Les
besoins du culte étaient assurés dans le nouveau temple et l'on
ne voit pas bien pourquoi Empeytaz, qui à cette époque était
à demi catholique, put paraître indispensable dans une commu-
nauté réformée.
Ce qui est hors de doute, c'est que depuis plus d'un an le
premier disciple de la prophétesse essayait en vain de lutter contre
l'influence dominante de Kellner. A plusieurs reprises, il s'était
apôtres et pensaient fermement qu'à force de tapage dans leur étroite
basse-cour ils allaient réveiller le monde.
Pas un d'eux n'était alors régulièrement pasteur. Empeytaz, dit M. de
Goltz, s'était fait consacrer pendant ses voyages. Par qui? . . je l'ignore.
Quant à Gonthier et à Guers, ils jugèrent prudent, à quelques années de
là, de passer en Angleterre, où ils se firent octroyer l'imposition des mains
— pour échapper au service militaire.
Les fidèles de l'Eglise nouvelle reçurent de leurs compatriotes le nom
de Mômiers. La Revue Genevoise, favorable à la compagnie des Pasteurs
officiels, écrivait au mois de septembre 1819: .. «11 paraît que nos
puritains enchérissent sur les méthodistes de la Grande - Bretagne,
en donnant beaucoup plus qu'eux à l'imagination et aux sens. Quel-
ques-uns d'entre eux font usage du magnétisme. . . . D'autres ne
dédaignent pas d'appeler à leur aide les pratiques de la fantasma-
gorie. . . . Une lampe qui s'éteint inopinément au moment où l'ora-
teur parle de la fin du monde ou qui s'éteint par degrés pour repré-
senter l'agonie du pécheur, un tuyau d'orgue qui mugit pour figurer
les angoisses des damnés, sont des artifices familiers aux entrepre-
neurs de ces lugubres momeries. . . »
Il y avait là sans doute une certaine exagération, mais il faut recon-
naître que les prédicateurs du Réveil usèrent parfois de charlatanisme.
Empeytaz avait été à bonne école. Je constate, du reste, que jamais
société d'admiration mutuelle n'a mieux fonctionné que la leur.
Pour plus de détails, je renvoie le lecteur à l'excellent ouvrage de
M. H. de Goltz, ouvrage favorable aux doctrines du Réveil.
Je dirai seulement que lorsque l'Eglise évangélique nouvelle fut fondée,
Empeytaz y obtint une charge d'ancien. Il mourut le 2 3 avril 1 853, d'un
ramollissement du cerveau.
Celui qui, en 1814, avait trouvé scandaleux que Fontaines songeât à
marier mystiquement ou non mystiquement son frère Ernest à Juliette de
Krudener, se maria lui-même en 1827 et point mystiquement. Il épousa
une fille d'aristocratique maison et riche, « eine Verbindung, die seiner
Zeit viel Aufsehen gemacht kat. . . » (Frau v. Krud., pag. 285.)
L'Eglise libre dut à Empeytaz deux Recueils de chants et des Réflexions
édifiantes sur le Cantique des cantiques.
«• 301 *H
sinon séparé absolument — son indigence l'en empêchait — mais
écarté de la Sainte-Mission.
Présentement l'on parlait d'aller vivre à Kosse. M. Ëmpeytaz
le fils, Mad. Empeytaz la mère et Mad. Armand, l'ex-gouver-
nante, désertèrent l'armée du salut.'
i Mad. Armand se refit institutrice. Elle ouvrit à Genève un petit pen-
sionnat et se retira plus tard dans une maisonnette occupée en partie par
le ministre Moulinié. L 'auteur de Frau von Kriïdener (Berne) dit qu'elle
y mourut peu après la baronne.
Quand Brescius et Spieker virent la prophétesse, elle retournait
en Livonie et passait quelques jours à Francfort sur l'Oder. Elle
se présenta à eux, vêtue d'une robe bleue, couleur de la science
et de la perfection, selon Oberlin, d'un châle rouge, couleur de
l'amour et de la foi, et d'un voile blanc, symbole de la puieté.
Quoi que prétende Eynard, ces divers objets lui venaient de
cadeaux. La robe avait été donnée par un officier prussien, le voile
blanc par la reine Hortense.1 Depuis longtemps la baronne avait
adopté ce costume, non sans motifs : ,,Où l'on m'empêche de
parler au peuple, dit-elle à ses auditeurs, je n'ai qu'à me montrer
ainsi vêtue ; les pauvres me reconnaissent de loin et se sentent
aussitôt soulagés et consolés..." 2
1 Une remarque à propos de ce voile ! Eynard veut que la baronne ait
refusé tous les cadeaux qui lui étaient offerts ou les ait vendus pour en
distribuer le prix aux pauvres. Il a eu le tort de parler entre autres pré-
sents ainsi repoussés de ce voile donné par la reine de Hollande, Hortense
de Beauharnais. Brescius et Spieker disent expressément que Mad. de
Krudener, à Francfort-sur-1'Oder, portait une robe île soie bleue, cadeau
d'un officier prussien, et un voile, cadeau de la reine Hortense et qu'elle
devait le reste de son costume à une «autre âme pieuse».
. . . aDarum trage ich auch stets dies blauseidene Kleid, das mir ein
preussischer Officier geschenkt liât, diesen Schleier , ein theures
Andenken von der Kunigin von Holland, und dièses Tuch, ebenfalls
das Almosen einer frommen Seele. . . » (Brescius u. Spieker, p. 74.)
2 Depuis fort longtemps la baronne avait adopté ce costume parce que
il lui allait bien. Ce n'est que plus tard qu'elle imagina de lui trouver une
raison d'être.
Comparez aussi Exode XXVIII, l'habillement du grand-prêtre, robe
d'azur, tunique de lin blanc et ornements cramoisis.
On allait en foule au «culte» public de la sainte mission. Les personnes
de l'entourage immédiat de Mad. de Krudener chantaient d'abord quel-
ques strophes d'un cantique, puis tous les assistants se jetaient à genoux,
chacun aux pieds de sa chaise, contre le dossier de laquelle il s'appuyait
la tête voilée d'un mouchoir. Kellner lisait ensuite un chapitre du Nou-
H- 303 *H
Du reste, malgré son apostolat, il lui était reste un instinct de
coquetterie. Avant d'entrer au parloir, elle ne manquait pas de
draper son voile sur le modèle de celui «l'une madone céli
Un peintre de Francfort, nommé Geissler, ayant sollicité de faire
son portrait, Mad. de Krudener lui lit observer que déjà plu-
sieurs artistes avaient essayé de rendre son image, mais qu'aucun
d'eux n'avait pleinement réussi. Préoccupés de représenter la figure,
ils avaient, dit-elle, négligé le divin, caché sous l'enveloppe terrestre.
Elle consentit cependant à ce que Geissler tentât une nouvelle
épreuve, non qu'elle fût mue à cela par un sentiment de vanité,
mais pour la plus grande gloire du Christ. Aussitôt elle ajusta
ses vêtements avec un soin infini; elle mit de l'art dans l'an
ment du moindre pli de sa robe, de la moindre boucle de
cheveux, puis, levant les yeux au ciel, elle se donna un air d'ex-
tatique recueillement. Le visage de la baronne portait déjà quelques
marques de l'âge, ainsi des plis au coin des paupières et dans le
voisinage de la bouche. Elle ne voulut jamais souffrir que le
peintre les reproduisît et lorsque le portrait fut terminé, elle pro-
nonça qu'on l'avait vieillie. Tous, remarquent Brescius et Spieker,
étaient d'avis qu'on l'avait au contraire rajeunie.
Plus diserte que réellement éloquente, Mad. de Krudener parlait
avec abondance, parfois avec feu, toujours en termes choisis,
mais elle parlait trop. Ses auditeurs suisses avaient déjà fait
la même remarque. Les interminables discours de la baronne
étaient d'une prolixité écœurante. Le 29 janvier l8l8, elle
parla, presque sans relâche, depuis neuf heures du matin jusque
vers onze heures du soir, devant un auditoire assez nombreux,
qui se renouvelait incessamment. La priait-on de se reposer, elle
en appelait au Seigneur: „Je suis son instrument: il me donnera la
force de continuer!" Du reste, point d'idée nette, point de doc-
trine arrêtée; les paroles se pressaient, passablement décousues.
C'étaient des sentimentalités et des digressions à n'en point finir.
à propos de tout, à propos de rien. L'incident le plus l'utile.
quelque nom prononcé par hasard, amenaient un flux de paroles.
Parfois on avait peine à comprendre par quelle singulière asso-
veau-Testament et d'un ton anxieux et contrit récitait une prière,
Mad. de Krudener paraissait et prononçait une sorte de sermon. (Bresous
et Spieker, p. 3g).
H- 304 -H
dation d'idées la discoureuse avait passé brusquement, comme
d'un bond, d'un sujet à un autre fort éloigné. La fatigue de la
prophétesse allait quelquefois jusqu'à l'épuisement. Elle débitait
alors un véritable torrent de lieux communs. Dans l'instant où
l'on se sentait touché par quelque grande et généreuse pensée,
venait un flot d'insanités. Les auditeurs les mieux disposés à l'égard
de la baronne ont signalé son parlage perpétuel. „Selon la cou-
tume des femmes, écrit Krug, elle était trop verbeuse et se répé-
tait trop souvent..." — „Ce déluge de mots m'ennuya plus d'une
fois," avoue le piétiste Georges Millier.1
„Elle était vraiment touchante, disent Brescius et Spieker, quand
elle traitait de l'amour que les hommes doivent à Jésus-Christ,
leur Sauveur, quand elle cherchait à convaincre ses auditeurs de
la nécessité de faire pénitence de leurs fautes, quand elle déplo-
rait les tourments d'une âme qui ne connaît point le Seigneur ou
qui se perd au milieu des vanités du monde. Elle paraissait alors
comme transfigurée; on ne se lassait pas d'admirer la noblesse
de son attitude, le choix de ses expressions, la splendeur de sa
pensée. C'était la raison même et souvent une grande finesse
d'esprit. Il en était de même quand elle parlait des pauvres et
dépeignait la misère des populations de la Suisse. Mais aussi
quelle subite et pénible désillusion, alors qu'arrivait une intermi-
nable énumération des visions qu'elle avait eues, des miracles
qu'elle avait faits, des persécutions quelle avait endurées..."
Elle citait fréquemment les Ecritures, mais non sans faire quel-
quefois violence au texte. Ainsi, quand il était question de son
i Konversations-Lexikon von A. F. Macklot (Stuttgart 1818),
après une courte notice biographique, écrit : . . . « Hier (Grenzacker
Horn) ermahnte die vorgeblich von Gott gesandte Prophetin mit Gebet
qur Busse und Verleugnung der Welt, prophe^eite gan? Europa grossen
Jammer und predigte sonst fanatischen Unsinn. . . (Sie) lebt min au/
ihren Gûtern in Liefland. Dass sie sich selbst t'iusche, und an das
innere Licht ihrer geheimen gottlichen Ojfenbarungen glaube, ist nicht
pi be^weifeln. Auch lasst mon ihrem Charakter und Edelmut Gerech-
tigkeit widerfahren. Dabei aber hat sie kein eigenthïïmliches System.
Neben den geistreichen ldeen und hoher Andacht liegt quweilen eine
Fïille unbegreiflichen Unsinns in ihren Vortr'dgen ; aber auch, wenn
das tiefbewegte Gemïïth sich r'ùhrend und ergreifend ausgesprochen
hat, tritt nicht selten der Verstand mit dem feinsten Witje her-
vor. . . »
H- 305 -H
apostolat: elle voulait que les prophètes l'eussent annoncé .
surtout Esaïe en son chapitre 6t (2 à |
Si le Seigneur l'inspirait, l'Enfer la redoutait. Satan, pour la
forcer à se taire, avait mis en campagne le ban et l'arricre-ban
des diables. En dehors des réunions publiques, elle confiait à ses
visiteurs qu'elle trouvait des dénions partout, ici déguisés en gen-
darmes, là-bas travestis en agents de police. Elle en avait reconnus
qui s'étaient cru bien fins parce qu'ils avaient pris un habit de
douanier.
L'agitation délirante de la prophétesse ne se bornait pas à
cela. Mad. de Krudener à tout venant lançait des prédictions.
„Napoléon venait de quitter Sainte-Hélène, comme autrefois il
avait quitté l'île d'Elbe!... En France, il s'est formé une société
secrète de quatre cent mille conjurés, prêts à se ruer sur l'Alle-
magne ! ... Les Turcs vont être battus par Alexandre et par les
souverains demeurés fidèles à la Sainte-Alliance!... Sous peu, l'on
verra l'Evangile partout victorieux, un seul troupeau, un seul
berger, une seule foi!..."
Si quelqu'un faisait mine de douter de ces nouvelles, dans
lesquelles l'Apocalypse se mêlait étrangement aux propos du jour,
au rappel du général Gourgaud, par exemple, ou à la conspira-
tion dite de l'épingle noire, alors elle invoquait le Ciel, qui aver-
tissait assez de la fin prochaine des temps!... Et Kellner d'inter-
venir, car ce sujet de conversation semblait lui être particulièrement
réservé: „ Cela est certain, au moins! déjà apparaissent les signes
annoncés par l'apôtre, famine en Suisse, peste à Venise et trem-
blements de terre un peu partout. Ne savez-vous pas que la
mer Caspienne a reculé de cent pas?... Ignorez-vous qu'un lac
de sang vient de se former en Prusse?... Est-ce que vous ne
lisez pas les gazettes? Les dernières nous parlaient d'une tache
que le conrector Stark d'Augsbourg a découverte dans le soleil.
Elle a la forme d'un croissant, Monsieur, hé! d'une faucille!...
Cela ne vous dit-il rien?... Allez, allez, la moisson est prête,
Monsieur, et le divin ouvrier va mettre sa faucille dans le genre
humain ! ..."
Les membres de la Sainte-Mission se reconnaissaient à un mot de
passe: „Loué soit Jésus-Christ, maintenant et à jamais'..." Ils se
le disaient à l'abordée, ils le répétaient en se quittant; l'entête de
leurs lettres le portait. Ce mot, c'était quasi toute leur doctrine.
H- 306 *H
Les théologiens de l'époque, croyant avoir à combattre une
secte nouvelle, recherchèrent avec angoisse les croyances parti-
culières à la coterie Krudenerienne. 11 n'y en avait aucune.
Les cultes établis allaient disparaître, confondus en un seul que la
prophétesse avait charge d'instituer. Déjà les Rois-Mages avaient paru,
s'avançant de compagnie à la rencontre du Christ-Souverain. L'union
de trois puissants monarques, l'un catholique grec, l'autre catholique
romain, le troisième protestant, présageait l'union prochaine de
toutes les sectes chrétiennes. Jung l'avait dit et Juliane le répétait.
Elle avait emprunté l'amour du Christ aux frères de Herrenhut;
elle leur prit aussi, en l'exagérant, en lui joignant, ce me semble,
quelque chose de la thèse soutenue par les Micheliens, leur doc-
trine de la rédemption.
Après Stilling, la Kummer et surtout Fontaines lui avaient
enseigné le chiliasme. Séparée de Fontaines, la baronne était
restée sous la direction de l'inspiré de Carlsruhe.
Comme lui, elle prophétisa la fin des temps et de même que
lui, mais plus ouvertement, elle prêcha l'exode vers la Russie.
Quantité de pauvres gens de la Suisse, du pays de Bade, du
Wurtemberg et de la Bavière vendirent le peu qu'ils possédaient
et s'acheminèrent vers la Crimée ou vers Odessa, où elle avait
projeté d'établir un vaste Catharinenplaisir, un Rappenhof colossal,
capable de loger des millions de fidèles.
Mad. de Guyon avait cru être la femme-soleil; Mad. de Krudener
lui emprunta cette fantaisie.
Langallerie honorait la Vierge d'une espèce de culte, que la
baronne poussa jusqu'à une façon d'adoration...
Les pasteurs protestants attaquèrent vivement la pauvre Juliane.
Ils lui reprochèrent de parler dans l'église, de mettre en pratique
les préceptes du sermon sur la Montagne, que l'on est tacitement
convenu de prêcher, mais de ne suivre point; ils découvrirent un
jour qu'elle ne recevait point de lettres par la poste et que par
conséquent elle était un agent des Jésuites...1
i Gervinus (Geschichte des ig. Jahrh. II, 712, II, 718-721) me paraît
avoir saisi mieux que personne cette figure un peu vague et flottante :
... « Die Frau v. Krudener war von Jugend ait/ in den Eitelkeiten
der grossen Welt, der Balle und Liebhabertheater ^erstreut gewesen.
Der geistlichen und sinnlichen Rei^ungen einmal bedurftig, hatte sie
«• 307 ■>
Quelques-uns depuis sont allés plus loin, Hagenbach
autres, qui dans ses conférences sur l'histoire de l'Eglise donne
sich in einem Durste nach Erregungen frùhe liber die VorurtheiU
Anstand und die Zwei/el der Sittlichkeit hinweggesetjt. Wie dann ihre
Jugendreije nicht mehr /esselten, hatte sich ihre Gefallsucht au/
gepvungene Kiinste gewor/en, au/ phantastische Trachten, au/ Schawl-
tanfe, au/ schri/tstellerischen Ruhm. Als ihre Valérie 1804) erschx
hatten aber die plumpsten Kunststucke der Eitelkeit, mit denen die
Ver/asserin das offentliche Urtheil pi /alschen und du- Trachi ihrer
Heldin (wie Werther s) pi einer Mode pi machen suchte. dem Romane
keinen grossen Beifall gewinnen kbnnen. Unbe/riedigt von ihrem
Ruhme au/ diesem Felde, war sic dann von dem geistigen au/
geistliche Gebiet ubergegangen, lutte im 41. Jahre (i8o5) in ihrer
Geburtsstadt Riga ihren Tag von Damascus erlebt und lernte nun ihre
blasirte Einbildungskra/t neu pi elektrisiren, au/ einem Boden, w 1
auch mit Armuth des Geistes pi glân^en und mit der Demuth selbst
die Eitelkeit pi befriedigen war. . . . Sie suchte sich ihre Stelle Lent'
in der Nahe /urstlicher Grossen. bald in Konigsberg bei der R
Luise (1806), bald in Karlsruhe (1814) bei der Kaiserin Elisabeth. . .
. . . Dieser Moment st'ùrpe den Kaiser (Alexander) tiefer als juvor
in seine religiosen Schwarmereien piriick. Er war in dieser Lage, als
er der Frau von Kriidener und ihren frommen Verbindungen, den
Stilling, Bergasse, der Frau von Lepar-Mamesia u. a. in die Hande
fiel. Zu keiner anderen Zeit. in keiner anderen Stimmung, w'ùrde der
Kaiser eine so leichte Beute dieser pidringlichen Coterie geworden
sein, deren Fûhrerin am wenigsten geeignet war. auf seine elasti*
Natur einen dauernden Eindruck pi machen. ...»
La brochure de Brescius et Spieker, composée pour rectifier quelques
assertions de Krug (Gespràch unter vier Augen...) est certainement
la meilleure de l'époque. Les auteurs semblent s'être efforcés de ne rien
dire que de parfaitement exact. Ils représentent Juliane comme coquette
et avide de renommée et néanmoins ils admirent comme Krug son
enthousiasme et sa sincérité ; seulement ils n'ont pas exactement compris
ses paroles. Non-seulement ils se trompent quelquefois matériellement
et lui prêtent des phrases qu'elle ne peut avoir dites, mais encore, malgré
tout ce qu'elle leur en apprit, ils ne saisirent pas le sens réel du traite de
la Sainte-Alliance.
Krug (pag. G à 12) avait écrit: ... « Da ich mir vorgenommen,
weniger selbst pi reden, als pi horen und pi beobachten, so lenckte
ich . . . pœrst auf den Heiligen Bund, als dessen eigentlichc Sti/terin
mon sie . . . nenne. Sie gab diess nur halb pi. indem sie Der
Heilige Bund ist ein unmittelbares Wcrk Gottes. Dieser hat mich pt
seinem Riistpmge auserkohren. Durch ihn allein hab ich das gr
Werk vollbracht. »
Sie gab mir darauf ihre Zufriedenheit mit meiner Schri/t Uber den
Heiligen Bund pi erkennen. meinte jedoch. dass ich das ganje W
#• 308 -H
d'elle une biographie des plus étranges. Ils ont été jusqu'à
la rendre responsable d'un événement arrivé à Wildenspach
desselben noch nicht begriffen. Auf meine Bitte, mir dariiber das Ver-
st'indniss f« offnen, antwortete sie : « Die Mission des Heiligen Blindes
ist an aile Menschen gerichtet. Sie sollen dadurch lernen, dass Jésus
Christus allein der Herr ist, dem aile Gewalt im Himmel und auf
Erden gegeben. Sie sollen dadurch gerettet werden vom Verderben, in
das sie versunken, damit die Strafgerichte Gottes, deren Zeichen schon
da sind, sie nicht ergreifen. . . »
(Ich) lenkte das Gesprach auf den Heiligen Bund jurîick und bat,
mir doch uber die erste Gestaltung desselben etwas Bestimmteres ju
sagen.
Hier auf sagte Sie, Gott habe den Gedanken des Heiligen Blindes
durch sie çuerst iu dem grossen und frommen Kaiser Alexander
erweckt. Dieser habe ihr einen darauf be^uglichen Brouillon gebracht,
welchen sie durchgesehen. Hieraus sei die bekannte Urkunde ent-
standen. . . »
... « Als ich weiter fragte, wie sie selbst auf dièse Idée gekommen
und ob sie dieselbe nicht schon friiher gehabt, antwortete sie : « Gott
hat mich durch mein ganses Leben darauf gefïthrt. Er, der Gott der
Liebe, hat mich ans der Welt heraus geliebt, damit ich Schwache ein
starkes Werkjeug seiner Gnade wiirde. » Und nun er^'àhlte sie mir mit
vieler Ausfiihrlichkeit, wie sie in der grossen Welt geboren. aber doch
immer eine geheime Sehnsucht nach etwas Hoherem gefuhlt habe,
indem ihr Herj durch jene nicht befriedigt worden. Die Leiden der
Menschheit . . . h'itten sie schon friih geruhrt. Sie hlitte, wie eine Jeanne
d'Arc, das Schwerdt in der Hand nehmen und die kleinen und grossen
Tyrannen bek'impfen m'ôgen. In Italien unter den Ruinen der alten
heidnischen Welt, an den Altaren und in den Klôstern der neuen christ-
lichen Welt sei ihr ^uerst ein h'ôheres Lient aufgegangen, habe ihr
Her% ^uerst sich mehr ^u Gott geneigt. Aber sie sei noch nicht gan%
von ihm und seiner Liebe ergriffen und durchdrungen gewesen. Erst
sp'iter. als sie auch Frankreich und dessen Grauel gesehen, habe sie
sich ganj dem Glauben an seine Verheissungen und dem Gebote der
g'ôttlichen Liebe ergeben, um auch André desselben Weges ju fiihren.
« Ich bedarf nichts mehr, rief sie lebhaft aus, ich verlange nichts von
der Welt. Ach, ich bin jet^t schon so seelig, so seelig, dass ich selbst
im Himmel nicht seeliger sein konnte. Aber ich m'ôchte so gern aile
Menschen an dieser Seeligkeit Theil nehmen lassen ! . . . »
Il est évident que le philosophe de Leipzig n'a saisi de cette conversa-
tion que les parties concernant l'origine matérielle de la Sainte-Alliance.
Le sens intime de l'acte, malgré la peine que semble avoir prise Mad. de
Krudener de l'expliquer, il ne le comprit point. La Sainte-Alliance pour
lui était un semblant de réalisation de ce qu'avait rêvé vers 1799 le jeune
Hardenberg (Novalis), dans son livre «Christenheit oder Europa <> le
retour aux splendeurs du Moyen-âge, où un seul et commun intérêt, celui
*+> 309 -H
en 1823, te crucifiement de Marguerite Peter (Hagcnbach VII,
470-
de la religion, préoccupait l'Europe entière, «ein Oberhaupl die politischen
Krafte vereinigte, wo die Geistlichen nichts als Liebe predigten pt der
heiligen, wunderschonen Frau der Christenheit, die, mit gottlichen
Kràften versehen. jeden Gl'iubigen ans den schrecklichsten Gefahren pi
retten bereit war. . . »
Brescius et Spieker, à quelque temps de là, quand la brochure de Krug
avait déjà paru, interrogèrent Mad. de Krudener et ne la comprirent
guère davantage. Peu familiers avec les propos de conventicules, ils lais-
sèrent passer les aveux de la prophétesse sans les entendre. Je lis (Beitrage
pi einer Charakteristik der Fr. Baronesse von Krudener, p. 14 et suiv.) :
... « Ans diesem auffallenden Mangel an eigentlicher, schopferischer
nnd fréter Phantasie, statt welcher iiberhaupt die Natur dem Weibe
nur Empfanglichkeit fur fremde Einwirkungen gegeben pi haben
scheint, liïsst sich vielleicht die noch unentschiedene Frage losen : ob
die Frau von Krudener die erste Idée pi dem Heiligen Bunde gegeben
habel Sie muss um so mehr verneinet werden, da die Kr. hier in
Frankfurth pi mehren Malen erkl'irt hat : der erste Gedanke dapi sey
kein menschlicher Einfall ; ihn habe Gott dem grossen Kaiser in den
Augenblicken, als er sich von aller menschlichen Macht verlassen,
Christo allein in die Arme geworfen, unmittelbar ins Her^ gegeben.
Um hiebei von Missverstandniss gesichert pi seyn, habe ich mehrere
von denen, welche mit mir die Frau von Krudener besuchten, um ihr
berichtigendes Urtheil gebeten, allein sie stimmen sammtlich darin
ïïberein, dass ich richtig vernommen habe, und da die vorstehende
Aensserung der Frau von Krudener demjenigen ganp'ich widerspricht,
was Herr Professor Krug in seinem Gesprache mit ihr unter vier
Augen daruber geh'ôrt haben wilU so darf angenommen werden, dass
die K. ihr Verdienst um den heiligen Bund gegen Herrn Krug pi
gross angegeben und dass der edle, pi ojfner Mittheilung so geneigte
Monarch ïïber den Gedanken pi jenem Bunde dièse Frau bloss pi
Rathe gepygen habe, da sie ihrem Range und ihrem Verdienste nach
einer solchen Ausp?ichnung vor andern wûrdig war. Das Gewisseste
ist, dass sie von dieser Zeit an, in die Idée des heiligen Blindes ganj
versenkt, in ihm den Centralpunkt gefunden hat, um welchen sich aile
ihre religïôsen Anschauungen gestalten, wof'ûr sie allein noch pi leben,
pi wirken, und soll es seyn, freudig pi dulden cntschlossen ist. Von
dem Prunke des Reichthums und der irdischen Hoheit langst schon
ùbers'àttigt und dennoch nicht befriedigt, eine Zeugin ihrer Nichtigkeit
bei den Leiden eines Fiirstinnenpaares, von dem sie als Freundin sich
geliebt sah, tief bewegt durch die uberirdische St'irke, mit welcher
besonders die verklarte Kunigin Luise den schweren Lebenskampf
vollendet halte, und in dankvoller Erinnerung. wie m'ichtig die Religion
ihr selbst den schrecklichen Verlust pveier Sbhne ertragen half. die im
Zweikampf geblieben waren. misstrauisch endlich gegen den Tl erth
&- 310 4#
C'est aller un peu loin ! De pareils événements ne sont pas
rares dans l'histoire des exaltés ! . .
menschlicher Wissenschaft, die ihr redliches Forschen vielleicht nur
mit Zweifeln iohnte und die Sehnsucht nach h'ôherem Lichte unbefriedigt
liess, war die Fràu von Krïïdener schon langst den Eitelkeiten des
Lebens entrùckt, und fand in den blutigen Jahren, von i8oj an, nur
Genuss fur ihr mit Liebe erfùlltes Her-[ in der Sorge fur kratike,
vernntndete Krieger und in àhnlichen Werken frommer Erbarmung,
wopi ihre Glïïcksguter die Mittel darboten. Nach den schwersten Leiden
und Anstrengungen der Volker sieht sie endlich das Idol der Zeit
niederstur^en, durch welches das antichristliche Princip sich ihr in
seiner gan^en Schrecklichkeit und Verworfenheit ausgesprochen hatte,
und Russlands machtiger Beherrscher, der auch der ihrige ist, wird
der Stifter eines Bundes, in welchem sich ihr die aufgekliirteste Tolé-
rant mit der innigsten religibsen Warme und Verehrung des Heiligsten
vereinigt ^eigt, und sie selbst sieht sich so hoch geehrt, ïïber dièse
grosse Angelegenheit çu Rath und Beistand aufgefordert 7» werden.
Hier war es, \vo die eigentliche Sonne ihres Lebens aufging, wopi aile
fr'ùhern Zust'dnde desselben nur als Vorbereitungen erschienen, und
ivodurch sie allein Bedeutung erhielten, wo ihr unruhiges Sehnen. ihr
planloses Wirken, endlich noch voile Bestimmtheit in dem Entschlusse
fand, eine Mission des heiligen Bundes als Vorsteherin zu leiten,
und dem her^losen Zeit ait er %u ^eigen, was eine hochbegnadigte Frau
pi seiner Erweckung vermoge. . . »
La baronne, une fois qu'elle laissait le champ libre à sa faconde, sur-
tout dans l'intérêt de son propre pane'gyrique, ne savait plus se dominer
et faisait de son existence passée le récit fantaisiste que Fontaines faisait
de la sienne, néanmoins il serait étrange qu'elle ait inventé des faits tels
que celui de la mort en duel de deux de ses fils. Il faut croire qu'elle
voulut parler au figuré, peut-être d'Ernest Fontaines et d'Empeytaz.
Jamais elle n'avait perdu de fils selon la chair. Deux duels seulement me
sont connus dans sa famille, l'un où périt son frère Othon, l'autre dans
lequel Paul eut le malheur de tuer son adversaire, un jeune Moursina.
Il est évident que la pythonisse, quand elle parlait de la sorte, ce
qui lui arriva souvent, tant en Suisse qu'en Allemagne, n'était point
responsable de ses dires ; elle était sous l'empire d'une sorte de hallu-
cination, et parlait, parlait, parlait, sans trop se rendre compte de ce
qu'elle débitait.
Les débris de l'armée du salut, après s'être refaits à Jungfern-
hof, chez le frère de Juliane, gagnèrent Kosse. '
M. de Berckheim et Juliette y rejoignirent leur mère, mais ils
la quittèrent bientôt pour aller régler à Saint-Pétersbourg les
détails de la colonisation en Crimée. Cette province avait été
ouverte depuis quelques mois par Alexandre aux pèlerins chiliastes
de la Suisse et de l'Allemagne.
Le vieux Jung était mort dans la semaine sainte de 1817.
Fontaines vivait encore, mais complètement brouillé avec son
ancienne élève. Oberlin et Wegelin ne se souciaient guère d'entre-
tenir de lointaines correspondances. Bref, de tous ses compagnons
d'autrefois il ne restait à Mad. de Krudener que Kellner, mais
Kellner écrasé par le destin, désenchanté et prêt à douter main-
tenant du règne millénaire qu'il avait cru si proche. Vainement
s'efforçait-il, ainsi que la baronne, de se faire de nouvelles espé-
rances et cherchait-il de nouveaux arguments pour se persuader
que l'an 1819 verrait la fin des temps; une longue attente et la
solitude de Kosse calmèrent bientôt cet enthousiasme un peu factice.
En lui comme en Juliane la fermentation avait été turbulente;
à cette heure, son effervescence se calmait lentement, posément.
Un moment vint où les idées des deux ex-prophètes prirent
quelque sérénité.
De même qu'en 1812, quand eut pris fin l'agitation causée en
elle par les extases et par les révélations de la Kummer, Mad. de
Krudener songea à rentrer dans le calme du mysticisme quiétiste.
Pendant le séjour que M. et Mad. de Berckheim avaient fait en
Suisse, afin de préparer le départ de leurs colons, ils s'étaient
1 Quand Mad. de Krudener rentra en Russie, des agents trop zélés
refusèrent passage aux membres de la sainte mission qui l'accompagnaient.
Un ordre de l'empereur rendit immédiatement à la prophétesse tous ses
compagnons.
*+> 312 *H
mis en rapport avec le marquis de Langallerie.1 Celui-ci, que
Benjamin Constant, son cousin, appelait l'homme le plus spirituel
qu'il eût jamais connu, eut bientôt pris de 1 influence sur des
personnes enchantées de se retrouver enfin dans une société polie.
Je ne pense pas que Berckheim et que Juliette aient adopté
tout le système de Langallerie, qui était celui de Jean-Philippe
Dutoit, autrement dit celui de Mad. de Guy on, amendé par M. de
Fischbein et par M. de Klinkowstroëm, orné d'Elohim, émanations
„du Verbe un, infini, d'après les modèles que sa suprême intelli-
gence a vus en soi et les portraits ou premières et supérieures
idées des êtres qui y sont peints..."
J'imagine que cette métaphysique compliquée n'intéressa guère
Juliette et que M. de Berckheim passa allègrement pardessus
tout ce gnosticisme, mais il est un point de la doctrine lausannoise
qui leur plut, je veux parler de la foi du Fils opposée à la foi
au Fils.
i Langallerie descendait du célèbre Legentils de Lajonchampt, marquis
de Langallerie, lieutenant général sous Louis XIV, qui avait quitté le
service de France pour celui de l'Empire, et s'était converti au protestan-
tisme après avoir fait discuter en sa présence quelques ministres contre
quelques prêtres catholiques. La famille était des meilleures de France.
Le marquis de Langallerie, devenu feld-maréchal autrichien, a laissé des
mémoires. Ses descendants ont repris la qualité de Français en i83o.
Après avoir été l'un des hôtes assidus de Voltaire et l'un des acteurs
applaudis de son théâtre, ce Langallerie de Mad. de Krudener était devenu
subitement religieux. Jean Philippe Dutoit, dit Dutoit-Membrini, ancien
ministre de Lausanne persécuté par les autres ministres et lui-même
dénonciateur de Voltaire avait opéré la conversion de la famille.
Ce Dutoit (27 septembre 1721 — 22 janvier 1793) avait écrit un tas de
volumes. Mad. deGuyon, dont les ouvrages semblent «écrits parle Verbe
lui-même», avait été sa principale inspiratrice. Il révérait fort Antoinette
Bourignon et rendait de grands honneurs à la Vierge.
La Guyon lui apparut et le diable aussi, celui-ci, sous forme de croco-
dile. Appelé à suivre en Angleterre une famille Drogheda, Dutoit avait
refusé. Le Seigneur ne lui ayant pas fait connaître son assentiment à ce
projet. Les Drogheda se noyèrent et Dutoit se crut miraculeusement sauvé.
Il n'aimait pas les Moraves.
Pétillet, le libraire, dont j'ai eu occasion de parler, avait été son ami et
son éditeur.
Angélique de Langallerie, mère du marquis, était, si je ne me trompe,
la sœur de David Louis Constant de Rebecque, le bel Orosmane du
théâtre de Voltaire.
H- 313 -H
„...Dutoit, dit M. Jules Chavannes {Jean-Philippe Dutoit, Lau-
sanne 1865, p- 278), distingue nettement entre ce que saint Jean
appelle croire au Fils... et ce que saint Paul appelle ,,/a foi du
Fils de Dieu...", en particulier dans ce passade: ,Je suis crucifié
avec Christ et je vis, mais ce n'est plus moi, c'est Jésus-Christ
qui vit en moi; et ce que je vis encore en cette chair, je le vis
en la foi du Fils de Dieu qui m'a aimé, et qui s'est donné lui-
même pour moi" (Galat. II, 20). La foi au Fils est le germe,
le commencement de la régénération ou de la nouvelle naissance ;
la foi du Fils en est la consommation, le terme et la fin. La
première va de progrès en progrès et est élevée de foi en foi;
la dernière est la révélation de Jésus- CJirist même (Apoc. I, l).
La foi au Fils et la foi du Fils sont toutes deux une véritable
foi, et en un sens, sont de même nature, elles ont la même ori-
gine, ce qu'il est essentiel de bien faire remarquer, pour ne pas
confondre la foi au Fils avec la croyance à l'Evangile; mais elles
n'ont pas une perfection semblable, ni la même consommation et
plénitude. Toutes deux ont pour origine le Saint-Esprit, mais
dans l'une on n'a que le don, dans l'autre on a le donateur lui-
même. Le plus haut point de la première et son plus heureux
effet est de produire, en celui qui l'a, une vie conforme à la vie
de Jésus-Christ; la foi du Fils amène une vie uniforme avec la
sienne. La première n'emporte pas que le chrétien soit absolu-
ment mort à lui-même; mais la foi du Fils, plus pure et plus
parfaite, ne peut avoir lieu que quand l'être propre a cédé la
place et que le fidèle est mort au péché, au monde et à lui-
même. Lorsque ce chrétien est véritablement mort de la mort
mystique, alors son fond purifié est comme une vierge, un vide
de tout être propre, et le Saint-Esprit qui, par le principe de sa
fécondité infinie et de son amour, ne manque jamais de remplir
les vides où il les trouve, écoule, émane sur cet être, non plus
le rayon ou le don qui faisait la foi au Fils, mais le Fils lui-
même et l'être de Jésus-Christ, lequel naît ainsi invisiblement,
mystiquement et très-réellement dans le chrétien, préparé par
tous les degrés précursifs de la foi, et par la mort à soi-même,
à le recevoir.
„C'est parce que saint Paul avait cette foi du Fils qu'il a pu
dire: „Je suis crucifié avec Christ." Jésus n'était plus sur la
terre : cette expression avec Christ, emportait donc une union
H- 314 -H
interne, et même une unité proportionnelle, selon ce que cet
adorable Sauveur disait lui-même:. „Qu'ils soient un avec moi,
comme toi et moi, ô mon Père, nous sommes un." Paul portait
alors les états de Jésus-Christ, il portait, selon le degré et la
mesure de sa vocation, la crucifixion de Jésus-Christ, ainsi qu'il
le disait ailleurs: „ J'achève de souffrir en ma chair le reste des
afflictions du Christ pour son corps, qui est l'Eglise" {Col. I, 24).
„Ce n'est plus moi, disait le saint apôtre, c'est Jésus-Christ qui
vit en moi. Ma propre vie, cette vie infectée et propriétaire que
j'ai reçue d'Adam pécheur, a été chassée, et la vie de Jésus-
Christ s'est établie sur les ruines de ma vie propre, que j'ai
laissé vider, expulser par l'opération crucifiante de la Grâce." Et
c'est ici le mystère de ces infiniment belles paroles : „ Celui qui
voudra sauver ou retenir sa vie, la perdra; mais celui qui la
perdra pour l'amour de moi, c'est-à-dire qui aimera mieux ma
vie que la sienne, celui-là y gagnera son âme ou sa vie, parce
que la mienne lui deviendra propre." Tel est, selon saint Paul,
ce mystère caché dans les temps anciens, mais maintenant mani-
festé aux saints, c'est que «Christ est en nous" (Col. I, 27).
„De cette foi du Fils, qui est en quelque sorte ici-bas la rivale
de la vue ou de la vision béatifique, sort, comme de la sève la
plus divinement féconde, l'amour de Dieu tout pur, et au-dessus
de tout, victorieux dans les combats et dans les épreuves, et
avec cet amour, et dans cet amour, toutes les vertus, fruits de
l'arbre de vie. L'homme de foi possède Dieu sans le voir, «par-
ticipant dès ce monde à la nature divine, déjà fait une même plante
avec Christ," il est, selon le roi-prophète, „tel qu'un arbre planté
près des ruisseaux d'eau, qui rend son fruit dans sa saison et dont
le feuillage ne se flétrit point..."
Mad. de Krudener, lasse d'attendre la parousie infiniment retardée,
se voua au Langallerisme. Au fond, n'y eut-il pas dans cette
résolution une sorte de désaveu intime du cameval prophétique
de 1816-1817?
Le 6 mai 1820, M. de Berckheim put écrire : . . . „Ma belle-
mère avait senti depuis longtemps qu'il lui restait encore dans sa
mission à faire la confession publique des fautes de sa vie. Elle
la fit en priant avec les Lettes. Mue par l'Esprit de Dieu, elle
confessa ses fautes et reçut les confessions de ce peuple... Les
«• 315 *H
confessions sont générales et publiques lorsque la marche provi-
dentielle l'indique, elles sont individuelles et particulières lorsque
les circonstances l'exigent. Le confessionnal vivant s'établit dans
les jardins de Kossc... Il n'y a pas de jour où la partie du sol
où les Lettes se rassemblent ne soit mouillée de larmes. Brebis
fidèle, ma belle-mère se trouve la plus grande partie du jour au
milieu des agneaux que la Providence lui amène.
„Dans les premiers temps elle passait huit et neuf heures à
genoux, priant, suppliant, intercédant, recevant des confessions et
en faisant, demandant au pontife de la nouvelle et éternelle
alliance l'absolution pour ses péchés et pour ceux d'un peuple
pénitent..."
Une nouvelle évolution s'était produite dans les idées de Juliane.
Les théories du salut autrefois prêchées par le cordonnier de
Herrenhut et par Empeytaz, elle les abandonnait!
Peu à peu les visions devinrent rares. Seule, sans autre société
que celle de Kellner malade, la baronne se livra un temps à des
accès de dévotion théâtrale et déclamatoire. Puis, une sorte de
mélancolie s'empara d'elle. Elle pria seule, chanta les cantiques de
Tersteegen, essaya d'en composer elle-même et jeta l'esquisse
de quelques stances à la lune „Rêveuse reine de 1 espace...''
...« Et pourtant, quoique déplorable,
Le prisonnier de ces bas lieux.
Sait qu'il était invulnérable
Et qu'il a marché dans les cieux !
On le voit citer les étoiles
Sur les degrés de sa prison,
Hardiment soulever les voiles
Qui cachent l'antique horizon!
Demande aux astres leurs messages
Et aux univers leur emploi,
Et s'asseyant sur les nuages
Rêve encor qu'il a été Roi!...»
„ L'homme est un Dieu tombé qui se souvient des cieux!...'"
écrivait vers le môme temps Lamartine.
Herrenhut définitivement reprit le dessus.
4$»
Au mois de novembre 1820, Mad. de Krudener ayant vu,
comme en rêve, son gendre convalescent d'une grave maladie,
demanda et obtint la permission de se rendre à Saint-Pétersbourg,
auprès de M. de Berckheim.
Elle le trouva, le 2 février suivant, en voie de guérison.
Quelques jours après, Berckheim pria sa belle-mère de lui accorder
quelques heures. . . . „Ils en passèrent plusieurs, porte une lettre
de Juliette, tant en prière qu'en conversation et confession. Mon
mari avait désiré se confesser à ma mère, comme nous y exhorte
l'apôtre: „ Confessez- vous les uns aux autres!..."
Les Grecs commençaient à faire parler d'eux. La prophétesse
aussitôt se réveilla. „La Guerre contre les Turcs ! . . ." avait-elle
prêché un peu partout et même aux soldats prussiens de Beeskow.
L'heure de la lutte suprême entre Mahomet et le Christ lui parut
venue. Elle annonça une croisade des souverains demeurés fidèles
à la Sainte-Alliance et parla de l'affranchissement des chrétiens
de l'Orient.
Malheureusement pour elle, Alexandre n'était plus dans la
disposition d'esprit où elle l'avait connu à Heilbronn. Voulait-il
réellement le maintien de la paix ou feignait-il de se désinté-
resser des affaires de la Grèce, sauf à s'en mêler plus tard, à son
heure, sous prétexte de sauver l'ordre et la religion?... Il semble
qu'il fût de bonne foi.
Depuis 1818 il était devenu anti-libéral,1 réformait son année
par mesure d'économie, et ne songeait qu'à empêcher la pro-
pagande révolutionnaire en Russie comme au dehors. Dégoûté
de la vie et persuadé que sa fin était proche, il prévoyait avec
horreur l'avenir réservé à son pays et s'accusait d'avoir semé le
vent qui à cette heure se déchaînait en tempête. Il savait que
1 Mémoires de Metternich. I, 329 et suiv.
«• 317 -H
Ton conspirait contre lui et que ses amis, qu'il avait lui-même
autrefois voulu libéraux, préparaient un changement dans la
constitution de l'empire. Tout en regrettant de les avoir poussés
dans une voie que maintenant il estimait funeste, il craignait de
les punir et craignait plus encore de leur conserver quelque
autorité.
Quelques paysans valaques venaient de se soulever, conduits
par un ancien officier russe. Wladimiresko. Capo d'Istria, qui, en
1814, avait fondé THétairie, avec l'assentiment d'Alexandre, récla-
mait l'intervention de la Russie en faveur de ses compatriotes.
Ypsilanti devenait l'un des chefs de l'insurrection, et vers le même
moment, Mad. de Krudener, toujours étourdie, rentrait bruyam-
ment en scène ! . . .
Le czar était alors au congrès de Laybach. A son retour, il
apprit ce qui se passait. Aussitôt il coupa court à de nouvelles
aventures. Capo d'Istria, disgracié, quitta la Russie et se rendit
à Genève auprès d'Eynard ; ' Alexandre Ypsilanti, désavoué, fut
rayé des cadres de l'armée russe. Alexandre Ivanowitsch Tourgue-
nief fut envoyé à la baronne de Krudener avec une lettre de
huit pages, de la main de l'empereur. Tourguenicf dut lire lui-
même ce papier à la destinataire, puis le rapporter.
C'était, paraît-il, un ordre poli, mais sévèrement motivé, de
quitter immédiatement Saint-Pétersbourg.
Mad. de Krudener écouta en silence la lecture qui lui fut faite,
baisa le message impérial et partit.2
1 Eynard, banquier genevois, qui écrivit plusieurs biographies et entre
autres celle de Mad. de Krudener, se distingua dès 1822 par son phil-
hellénisme.
2 En 1822, Alexandre, quoique toujours mystique, supprima la Société
biblique et la Société des missions qu'il avait lui-même autrefois contribué
à fonder. Les conventicules religieux furent interdits. On craignait que
ces différentes institutions ne devinssent des centres démagogiques. Les
biographes de Mad. de Krudener se montrent la plupart fort irrités de ces
mesures, mais j'estime qu'on ne peut les juger au point de vue purement
religieux et qu'il convient de prendre en considération l'état général de
la Russie à cette époque. Une conspiration, qui éclata à l'avènement de
Nicolas, unissait contre l'empereur des étudiants et des princes. Alexandre
savait son trône miné; sa vie même était en péril.
H- 318 -H
Son rôle était fini. Il lui fallut cesser d'être une chrétienne de
marque ! . . .
Tourguenief lui-même (1784-1845) était loin d'être l'ennemi de la
Bible. Il avait fait traduire les Saintes-Ecritures dans tous les dialectes
slaves. Ses terres furent les premières affranchies du servage. Ivanowitsch
est mort en 1845, laissant une grande réputation d'historien. Je ne crois
pas qu'il ait jamais été l'aide-de-camp d'Alexandre, comme le prétend
Eynard, mais son sous-secrétaire d'Etat à l'instruction publique et aux
cultes.
Kellner mourut en 1823.
Sa perte accabla Juliane, qui le regardait comme un saint.
On prétend qu'elle laissa passer plusieurs semaines sans per-
mettre qu'on l'enterrât. Enfin, le prétendu témoin apocalyptique
ne ressuscitant point, force fut de l'inhumer.1
La santé de la prophétesse déclinait. Un cancer s'était déclaré ;
des bronchites incessantes achevaient de miner la pauvre femme.
La princesse Galitzin l'engagea à se rendre avec elle en Crimée,
où elle avait réuni une colonie de Suisses.
On descendit la Volga. Arrivée au terme de ce long voyage,
Juliane devint de plus en plus malade. Tout concourut à
l'abattre. Les colonies chiliastes, qu'elle avait fondées, périssaient
aussi misérablement que celle du Rappenhof et sa correspon-
dance ne lui arrivait plus que par lambeaux.
La désillusion cette fois fut complète.
La baronne renonça-t-elle à ses rêves? .. . Je ne saurais l'affirmer,
mais ses croyances achevèrent de s'épurer. Au mois de décembre
1824, elle écrivit une dernière lettre à son fils: „ . . . Ce que j'ai
fait de bien restera; ce que j'ai fait de mal (car combien de
1 « Im Volksmunde lebt das Gerïicht. Frau von Krûdener habe lance
nicht glanben wollen, dass Kellner wirklich gestorben sei, indem sie
ihn fur einen der beiden apokalyptischen Zeugen gehalten habe. Sie
habe daher sechs Wochen lang den Leichnam im Hanse behalten. . . »
(Fr. v. Krûdener, pag. 273). L'Apocalypse (XI, n) dit que les témoins
reprendront vie après trois jours et demi de mort. Il y a donc évidem-
ment de l'exagération dans le récit populaire et peut-être des jours
transformés en semaines. Mad. de Krûdener considérait-elle véritable-
ment Kellner comme l'un des témoins de l'Apocalypse ou attendait-
elle pour lui « la première résurrection » de l'Epitre aux Thessaloni-
ciens ? . . . Divers chiliastes avaient cru à l'immortalité de leurs
adhérents. Asgill entre autres (1698), le camisard Elie Marion et
Catherine Theot. . .
H> 320 4#
fois n'ai-je pas pris pour la voix de Dieu ce qui n'était que le
fruit de mon imagination et de mon orgueil), la miséricorde de
Dieu l'effacera. Je n'ai plus à offrir à Dieu et aux hommes que
mes nombreuses iniquités, mais le sang de Jésus-Christ me purifie
de tout péché ..."
Elle sollicita encore une fois de Sophie d'Ochando le pardon
de ses médisances de 1809, puis elle mourut à Karasu Bazar, le
25 décembre 1824.'
Depuis longtemps l'Europe l'avait oubliée.
1 Après avoir célébré en famille l'anniversaire de sa naissance, Mad. de
Krudener demanda à son gendre ce que les médecins pensaient de son
état. Sur la réponse de M. de Berckheim qu'ils la jugeaient gravement
malade, mais que rien n'est impossible à Dieu, elle se prépara à la mort,
qui ne l'effrayait point. Les cantiques de Tersteegen devinrent plus que
jamais sa lecture favorite ; on l'entendit souvent répéter cette strophe :
... « Liebet, Liebet ! Gott der giebet
Sich den Liebenden wnsonst ;
Da verschwinden aile Siïnden,
Wie ein Strohhalm in der Britnst. . . »
Le 24 décembre, sa voix pouvait à peine être entendue. M. et Mad. de
Berckheim prièrent avec elle. Sentant sa faiblesse, elle demanda aux
assistants de faire sur elle le signe de la croix chaque fois qu'ils prononce-
raient le nom de la Trinité. A minuit, on l'avertit que Noël commençait ;
elle sembla se ranimer, mais ne tarda pas à s'affaisser de nouveau, pour
expirer bientôt. (Ziethe, 61.)
... « Ihre sterbliche Huile ward fwar in Karassu-Ba^ar dem
Schoosse der Erde ïïbergeben, sp'iter aber, als die griechisch-katholische
Kirche in Theodosia erbaut ward, dahin gebracht. . . » (Frau v. Kru-
dener, 282.)
Alexandre suivit de près Mad. de Krudener. Il mourut à Taganrog, le
19 novembre 1825 ; l'impératrice Elisabeth environ 6 mois après, à Bilef,
le 4 mai 182G.
*
Sf
Fontaines avait quitté le Rappenhof.
En juillet 1816, il fut nommé pasteur à Ruchheim ou Rugheim
clans le Palatinat.
Il resta dans ce village jusqu'en 1825, époque à laquelle, je ne
sais pour quel motif, il passa à Ebertsheim, petite commune de
six cents habitants, clans le voisinage de Grùnstadt
Dans cette nouvelle paroisse il vécut encore de longues années,
sans qu'on parlât jamais de lui.
On savait vaguement qu'il avait été mêlé à de romanesques
événements; mais lui, impassible et taciturne, ne se permettait
jamais la moindre allusion au passé. Quelquefois, mais rarement,
une voiture s'arrêtait à sa porte, amenant un étranger. Du reste,
il remplissait avec zèle les devoirs de sa charge et cultivait avec
passion les maigres champs du presbytère. Toujours besogneux,
il resta toute sa vie en discussion avec les courtiers, ses créan-
ciers.
L'opinion publique à .Ebertsheim lui est restée favorable. Quel-
ques anecdotes, cependant, ont couru sur ses vicaires, qu'il forçait
à veiller de nuit dans son jardin, en costume de revenant, afin
d'écarter les maraudeurs.1
Dans les dernières années de sa vie. Fontaines était devenu
obèse au point de ne pouvoir marcher.
Sa mort fut étrange, comme l'avait été sa vie. Au moment
d'expirer, il fit jurer à Mad. Fontaines qu'elle ne permettrait pas
qu'il fût inhumé avant huit jours. On essaya de satisfaire à ce
désir, sans y réussir complètement.
1 P/alpscke Memorabile I.
r<
Que devint Marie Kummer 5
Arrêtée au Rappenhof par la police, elle passa quelque temps
dans un dépôt de mendicité, d'où „la sucrée" ' réussit à se tirer
pour se faire ramener à Cleebronn.
Misérable, elle fût morte de faim, sans la charité de quelques
vieilles filles. Elle n'eut plus dans son village ni extase, ni aven-
ture et mourut ignorée le 24 février 1828.
Sut-elle seulement, la traîne-guenilles, avant de passer de ce
monde dans celui qu'elle avait décrit si souvent dans la jolie
maison de Meimsheim, où nichent encore les cigognes, ou là-bas,
là-bas, au pied du Juliettenthal, dans le vieux presbytère sombre,
sut-elle que son élève, la petite baronne blonde, l'avait devancée
et qu'elle avait cesse de s'agiter et de souffrir, bien loin, au fond
de la Crimée?...
Et M. Hargott de Friedenfels, redevenu le bonhomme Fontaines,
pasteur-cultivateur au hameau d'Ebertsheim, donna-t-il une larme
à la mémoire de sa Kummerin, quand il apprit — s'il l'apprit
jamais! — que la voyante n'était plus?...
Etrange destinée! juste retour! Voici qu'il était revenu, vieux
et impotent, habiter ces mêmes vallons qu'il avait prêches avant
ses rêves d'orgueil, ces vallons qu'il avait parcourus à cheval,
commissaire de la République, au milieu de la poussière soulevée
par les guides de Custine et de Hoche. Combien de fois, tandis
qu'à pas lents il regagnait sa demeure, entendit-il, comme un
écho railleur, les trompettes lui sonner le Ça ira! et combien de
fois vit-il Schneider, le révolutionnaire, pencher vers lui sa face
couturée en ricanant son vieux refrain:
„ ...In der Welt ist ailes Tlindcley,
Orgelum, Orgelum, Orgeley...! '"
1 Jeu de mots populaire « Die Yer-ukerin ».
M. François Charles de Berckheim, frère d'un ministre d'Etat
badois, devint conseiller d'Etat russe, après avoir été commissaire
de police français. En 1820, il reçut un emploi à la direction
des cultes et de l'instruction publique de Saint-Pétersbourg.
Ses fonctions le retenaient dans la capitale. Juliette habitait en
Crimée une propriété voisine de Koreiss, Saint-Daniel, qu'elle
avait acheté de compte à demi avec la princesse Anna Galitzin.
Berckheim, de temps à autre allait à Saint-Daniel. Il mourut
en 1833. Sa femme le soigna dans sa dernière maladie.
Après la mort de la princesse Galitzin. Juliette continua un
temps à habiter Saint-Daniel. Lors de la guerre de Crimée, elle
se réfugia dans le voisinage de Saint-Pétersbourg, où elle ne se
plut point.
Inquiète, ennuyée, elle alla de ci de là. tantôt dans un endroit.
tantôt dans un autre, jusqu'à ce qu'elle eut trouvé dans le gou-
vernement d'Orel, auprès d'une famille Matzlof, une retraite à
son goût.
C'est là qu'elle mourut vers la fin de l'année 1865.
Un soir, à l'heure du thé, elle se sentit incommodée. On la
fit coucher. Elle expira au matin, sans avoir voulu recevoir le
pope du voisinage.
Son frère Paul, resté ambassadeur en Suisse, l'avait devancée
de cinq à six ans dans la mort.
<&<fr
^,^f;,.^^#|^i&e^»^^K^^i^»^*5»^
Pièces justificatives et Additions.
I. Page io5.
Ce n'étaient pas seulement des motifs religieux qui poussaient Marie
Kummer à des prédications anti-bonapartistes.
Schmidhuber et sa belle-sœur abhorraient les Français, dont les inva-
sions répétées avaient ruiné le Wurtemberg.
1795. Disette. Epizootie. Variole. Un nouveau fléau, semblable à
l'une des sept plaies d'Egypte, s'abat sur le pays, je veux parler d'un rat
(mus decumanus) venu à la suite des soldats hongrois.
1796. Moreau pénètre en Souabe. Le Wurtemberg achète un armistice
au prix de 4,000,000 de francs en espèces, 4200 chevaux, 5o,ooo quintaux
métriques de céréales, 5o,ooo sacs d'avoine, 5o,ooo quintaux de fourrage
et 5o,ooo paires de souliers.
1797. «Der Schaden, den das Land nur in diesen 2 Jahren ijg6 und
J797 erlitten, rvurde als nicht weniger als 18 Millionen Gulden be-
rechnet.» (Dillenius, pag. 196.)
1799. Nouvelle invasion française. Ney réquisitionne à outrance. Il est
battu à Bônnigheim, c'est-à-dire dans le voisinage immédiat de Meims-
heim.
1800. Invasion de Moreau. Pillage et réquisitions en nature. Le Wur-
temberg est en outre obligé de fournir 6,000,000 de francs en espèces. . . .
Ces exactions, jointes à la profanation de quantité d'églises, excitèrent
naturellement la haine des habitants et aussi leur fanatisme religieux.
IL Page 1 19.
« Eigene Auf^eichnung des Pf. Fontaines Un Pfarrbuch der Pfarrei
Ebertsheim, gefertigt von Joh. Friedrich Fontaines, Pfarrer. im Jahr
i837 :
— « Joh. Friedrich Fontaines, geboren den 28. M'àr% 176g, ?"
Carlsruhe. woselbst der Vater Kammer-Officiant bei dem verlebten
Grossher^og Karl Friedrich war. Die Ursache warum ich meinen
Familien Namen 'Jnderte. hat folgenden Grund : mein Grossvater nannte
sich le Comte de la Fontaine, wnrde von dem langst verewigten Cari,
H- 325 *H
Markgrafen von Baden, eines solchen Vertrauens gewurdigt, mit dem-
selben in dessen Schloss 18 Jahre lang ju wohnen und war mit im
Werk^eug die Stadt Carlsruhe atifulegen, wie solches der Archiv der
Familie ausgewiesen hat. Als nun in der Schreckenspiit in Frankreich
ailes dem Tode geopfert wurde, was an die cy-devant erinnerte. oder
erinnern konnte, so riethen mir meine Freunde, meinen Namen ju
andern und von dieser Zeit an schrieb ich midi Fontaines, bis Zeit
und Umstande sich darbieten wird. meinen ersten Namen wieder pi
fiïhren. — Meine Vorbildung erhielt ich im Gymnasium pi Carlsruh
bis 1785, anno 1786 pi Zurich unter Leitung von Hess und Lavater.
Im Jahr 1787 und 1788 au/ der Universitat pi Strassburg. Im Jahr
178g verwaltete ich eine Hauslehrerstelle im Bœsswilhvald" schen Hause
pi Illkirch. Ich wurde examinirt und ordinirt im Jahre ijg4 pi Neu-
stadt a.jHdt, half darauf meinem nachherigen Schwiegervater, dem
protestantischen Pfarrer Busch in Gerstheim in seinem Amte ans, und
wurde mit ihm und mehreren anderen Geistlichen, die die W ahrheit
von Christo Jesu nicht abschworen wollten, ins Gefangniss geworfen
und nach meiner Befreiung nach Oberseebach berufen. Im Jahr i-<,'>
wurde ich Pfarrer in Ilbesheim, 1800 in Neuhofen, i8o5 in Sainte-
Marie-aux-Mines, im Jahr 181 1 in Sult$feld, 18 15 in Ruchheim und
1825 in Ebertsheim.
Meine Verehelichung geschah im Jahr 1 jg4 und ich habe 5 Kinder
noch lebend.» ( Communication de M le pasteur C. Orth, d' Ebertsheim.
Je crois qu'au moment où Fontaines écrivait, il n'avait plus que quatre
enfants. Deux étaient morts :
i° Charles Frédéric, né à Oberseebach, le 18 juin 1795, mort le 22 juillet
suivant.
20 Dorothée Frédérique Salomé, née à Oberseebach, le 26 mai 1796,
morte institutrice à Carlsruhe, le 3o novembre i83o.
Quatre vivaient encore :
i° Catherine Pauline Sophie, née à Ilbesheim le 29 juin 1798.
20 Jean Auguste Emmanuel Elie, né à Ilbesheim le 3 mars 1S01. (On
remarquera les prénoms prophétiques de celui-ci). Ancien professeur au
Gymnase de Carlsruhe, sous le nom de La Fontaines; il vit encore retire
chez son fils, pharmacien dans le pays de Bade.
3° Charles Emmanuel, né en 1802 à Neuhofen, mort à Grunstadt, après
son père. Relieur. Il était faible d'esprit.
40 Anne Marie Jacobina, née à Neuhofen en i8o5, morte à Carlsruhe,
le 28 avril 1862. Faible d'esprit, elle fut quelque temps à la charge du
bureau de charité d'Ebertsheim.
Madame Fontaines mourut à Carlsruhe le 26 mars 184'"..
Marie Catherine Schlotterbeck, la mère du ministre, était morte dans
cette même ville, le 23 juin 181 2.
Son mari décéda le 10 février 1822, également à Carlsruhe.
Georges Frédéric Busch, le vieux pasteur de Gerstheim, est mort en
1801.
H* 326 -H
Né à Strasbourg le 26 novembre 1727, il avait été consacré en 1760, et
nommé en 1761 vicaire de Schiltigheim et Lampertheim. Quelques
semaines après, il devint aumônier du régiment d'Alsace, alors commandé
par Wurmser, Strasbourgeois comme lui, et plus tard feldmaréchal autri-
chien.
En 1765, Busch devint pasteur à Gerstheim.
De Jeanne Philippine Dorothée, fille du pasteur Stauber de Sundhausen,
Busch eut plusieurs enfants. Quatre d'entre eux vivaient encore en 1793 ;
une fille, mariée au médecin Becker de Sundhausen, dont le père avait
exercé quelque temps son art à Sainte-Marie-aux-Mines, Frédérique, qui
devint Mad. Fontaines, et deux fils. L'aîné de ceux-ci avait abandonné
ses études théologiques pour entrer dans l'armée : il y remplissait les
fonctions d'aide-de-camp d'un autre ex-étudiant en théologie, le général
Fruhinsholz, devenu militaire, à la suite, si je ne me trompe, d'une aven-
ture qui lui était arrivée dans le pays de Bade, où il avait été emprisonné
par la Légion de Mirabeau. L'officier Busch mourut à Gerstheim, le
24 juin 1795, d'une maladie contractée à l'armée. Son frère, Chrétien
Théodore, alors encore fort jeune, devint par la suite menuisier dans sa
commune natale ; il a laissé des enfants.
Pfarrbeschreibung Leinsweiler.
... « J. Fr. Fontaines wurde den 28. Marq 176g in Karlsruhe
geboren, ijg4 Pfarrer von Ober Seebach, 1796 — 1800 Pfarrer in
Ilbesheim. Nach dieser Zeit war er abwechselnd in Neuhofen, Sainte-
Marie-aux-Mines, Sul^feld, Rugheim, u. ist 184^ in Ebertsheim
gestorben. Er begleitete, ausser diesen geist lichen Aemtern, fur Zeit
der Jakobinerherrschaft die S telle eines Commîssârs u. dann die eines
Banerngenerals im Elsass. Gewiss ist, dass er mit der Frait v. Kri't-
dener jahrelang im Badischen, in der Schweiy, u. s. w. umherfog. Er
war ein Freund von Aloys Schneider u. soll mit diesem blutige Toll-
heiten getrieben haben. Fontaines sollte erschossen werden mit Andern,
wurde von den Kugeln aber nur an den F'ùssen getroffen und hinkte
desshalb. Was seinen Aufenthalt in Ilbesheim angeht, so qeichnet sich
derselbe dadurch ans, dass tinter ihm das Kirchenverm'ôgen von 1200 fl.
au/ i5o fl. heruntergebracht u. dass die Frommelei daselbst einhei-
misch wurde. Ohne andere Vocation als die des Agenten u. seiner
Anhanger scheint er die Pfarrei angetreten u. auch sich ohne ander-
weitige Vocation entfernt ju haben, u. Ilbesheim wieder dem ordentlich
berufenen Pfarrer . . . in Leinsweiler ïïberlassen ju haben. Dieser
Fontaines hat den ^u seiner Zeit in Ilbesheim herrschenden Aber-
glauben, der im Landvolk nur pi leicht Muriel schlagt, nicht allein
nicht aus^urotten gesucht, wie es seine Pflicht gewesen ware, sondern
denselben gen'àhrt und erweitert. Er war Hexen-, Diebs- u. Teufels-
banner bei seinen Anh'ingern. Man er^ahlt sich in dieser Be^iehung
heute noch eigenthumliche Geschichten. Hatte eine Kuh die Milch ver-
loren oder gab sic dieselbe roth. wie das oft vorkommt, wenn Ki'ihe
erhitjl sind, so galt sic als verhext. Fontaines wurde gerufen, die
H- 327 -H
Hexe dadurch gebannt, die Kuh geheilt. So auch bei erkrankten
Menschen. M as Fontaines hierin leistete, mag folgende mir gemachte
Erjahlung darthnn. Ein Bauersmann halte Wein verkauft. Der geladene
Wagen musste ïïber Nacht an/ der Strasse stehen bleiben. Damit nun
kein Dieb des Nachts von dem Weine stahl, sprach Fontaines ûber
Wagen u. Fâ'sser seine Sprùche. Der andere Morgen war der Dieb
gefangen. Die eine Hand am sogenannten Schlauch^apfen, die andere
an der Stïït^e, konnte er nicht von dem Platée. Solche Thorheiten
werden hente noch in einigen Familien ersfdhlt — n. auch geglaubt. o
(Rédigé par le pasteur Mùhlhausser, communiqué par le pasteur Bruch,
de Leinsweiler.)
Fontaines le « Bauerngeneral » eut-il un commandement dans les
bataillons agricoles créés en 1793 ou dans l'armée révolutionnaire de
2000 hommes levés le 24 Vendémiaire de la même année par les repré-
sentants du peuple et qui, suspecte aux ennemis du Schneider, fut
dénoncée par Austett, quand éclata la conspiration ourdie par Monet,
Saint-Just et consorts contre l'accusateur public ? . . .
III. Page 223.
Eynard n'a rien négligé de ce qui pouvait donner à l'entrevue de
Heilbronn un air de merveilleux. Commandement de Dieu d'aller à
Schluchtern; arrivée imprévue de l'empereur Alexandre à Heilbronn;
Mad. de Krudener forçant en quelque sorte la porte du czar, qui se
convertit à sa voix. . . ! tout ici tient du prodige ! . .
J'ai dit pourquoi la baronne était allée à Schluchtern. L'acquisition du
Rappenhof s'explique par des circonstances politiques spéciales au Wurt-
temberg, où Frédéric Ier semblait vouloir inaugurer un changement
complet de régime.
Quant à l'arrivée d'Alexandre aux bords du Neckar, elle était attendue
depuis plusieurs semaines.
... « In den jiingsten pveihundert Jahren haben sich bei wenigcn
Stadten Deutschlands mehr Heere gesammelt als in Heilbronn. ...»
(Beschreib. des Oberamts Heilbronn, p. 23g.)
— « 1814. . . . Am i3. Jnli hielt sich Kaiser Alexander in Heil-
bronn au/, 181S, als Napoléon ivieder von Frankreich Besitq genommen
hatte, jOgen vont i3. April bis 8. Mai die Bayern unter dem Marschall
Fursten von Wrede ilber Heilbronn an den Rhein. In Wien war
beschlossen ivorden, unter dem Fursten v. Schwar^enberg eine grosse
ostreichische Armée in und bei Heilbronn 7» sammeln
« Bei dem am 1. Juni 181 5 beim Schiesshause abgehaltenen Àfarie-
Theresien-Ordensfest paradirten 10,000 Mann Oestreicher.
(dm Juni hatten die Kaiser Franj und Alexander eine Zusammen-
kunft in Heilbronn und auch die Kaiserinnen. . . .» (Ibid., p. 237.)
De qui Juliane avait-elle obtenu la lettre d'introduction dont Eynard
ne parle point ? . . L'impératrice de Russie, présente ou non à Heilbronn,
H- 328 -H
l'avait-elle délivrée ou fait délivrer ? . . Mad. de Krudener, avant de péné-
trer auprès du czar, avait-elle été reçue par un intermédiaire resté
inconnu ? . . Autant de questions que la publication de pièces authen-
tiques, telles que les journaux de Juliane ou de Juliette, pourrait seule
résoudre ! . . .
IV. Page 255.
M. de Garden (Hist. gén. des traités de paix, X, 197) dit que Pitt
(Note du 1 g Janvier i8o5) avait le premier émis les idées résumées par
la convention de Bartenstein-Sehlippenbeil.
Celle-ci porte, article 2 : 0 Rendre à l'humanité les bienfaits d'une paix
générale et solide, établie sur la base d'un état de possession enfin assuré
à chaque puissance et mis sous la garantie de toutes, voilà le but de la
guerre. Parfaitement désintéressés, les hauts contractants n'en ont pas
d'autre. Ils ne combattent ni pour l'abaissement de la France, ni pour
s'immiscer dans ce qui regarde son gouvernement ou ses affaires inté-
rieures; mais ils ne peuvent voir d'un œil tranquille l'agrandissement
toujours progressif d'une puissance aux dépens des autres dont elle
menace la ruine.. . Ce ne sont pas des conquêtes que L. L. M. M. ont
en vue, mais c'est le bien général, le repos et la sûreté de tous les Etats.
Ces résultats ne peuvent être dûs qu'à des relations enfin bien déter-
minées par l'équité, la justice et la modération. . . .» (Garden, X, 405.)
Déjà le manifeste prussien du 9 octobre 1806, rédigé lors de l'ouverture
des hostilités par Haugwitz, Guill. Lombard et Gentz, renfermait une
phrase presque textuellement reproduite par le Traité de la Sainte-
Alliance : ..«Au surplus, l'expérience (a) suffisamment démontré la
sagesse du principe qui, regardant tous les souverains de l'Europe
comme membres d'une seule famille, les appelle tous à leur défense
réciproque. ...»
En 1 814-18 1 5 ce n'étaient plus les diplomates seuls qui rêvaient la paix
perpétuelle. De simples écrivains exprimaient des pensées du même genre.
Je lis dans un écrit anonyme répandu sous le titre : «Was darf von
SEINEN FllRSTEN UND VÔLKERN DeUTSCHLAND JETZT HOFFEN, EuROPA
erwarten? (Deutschland 18 14), à la page 116: . . «Ist fur Europa die
Idée eines F'ôderativ-Sy stems denkbar, vermoge welchem aile christ-
lichen Machte in eine Verbindung treten, um sich ihre allgemeinen und
besondern Redite gegenseilig pi verburgen — vermoge welchem sie
(fur eine bestimmte zeit einmal) der Befugniss entsagten, sich selbst
Recht pi sprechen oder Gerechtigkeit pi verschaffen, dièse Befugniss
dagegen einem, ans ihren Reprasentanten bestehenden, Staaten-Senat
ubertrûgen, welcher ùber aile streitige, durchaus offentlich und gemein-
sam pi verhandelnde Falle (wenn pierst gutliche Vermittelung ver-
sucht worden), nach einem einfachen und bestimmten Staaten-Gesetz-
buch — und, wo dièses nicht ptreichte, nach dem allgemeinen und
hinlanglich deutlichen Recht der Vernunft und Menschlichkeit — schieds-
RiGHTERLiCH pi entsc'neiden h'dtte? . . »
«♦ 329 -h
La péroraison de l'auteur invoque en faveur de son projet tout poli-
tique le patronage, non du Christ, mais de Marc-Aurèle.
Page J 3 1 : «Gross ist die M'ùhc. schwer die Arbeit, die bevorsteht.
Aber nachdriïcklich sind m? auch sammt und sonders dapt aufgefor-
dert. Und wer legte nicht frisch Hand ans Werk, wo jene frohe Aus-
sichten lachen ? Ja, lasse dièse grosse Zeit nicht kleine Menschen
finden ! Jeder Bessere wal^e seinen Stein herbey pt dem nenen Wunder-
Bau des europaischen Concordien-Tempels, und verkùnde mit Wo?~t und
That, dass sie nimmer verloren gehen, die theuer erkauften Lehren,
und wiederhole sich t'àglich vom Grossten bis fum Kleiusten, vom
Weisesien bis pan Ungelehrtesten, jene goldenen Worte, die einer der
grossten Kaiser uns hinterlassen hat: aWenn du in der Welt etwas
Besseres findest als Gerechtigkeit, M ahrheit, M'issigkeit und Geistes-
kraft. so gehe hin, und hange ihm nach mit ganser Seele. — Vor
Allem verehre die Gotter, er halte die Menschen. Kur% ist das Leben :
und es giebt nur eine Frucht des irdischen Daseyns: ein heiliges
Gem'ùth und çum Wohl der Gesellschaft dienende Werke.n.. . .>;
Les peuples, «saignés à blanc», n'aspiraient qu'à la paix et s'ingéniaient
à trouver le moyen de la rendre éternelle.
V. Page 2ji.
Confirmant le bon témoignage donné à Fontaines, pasteur d'Eberts-
heim, par le bourgmestre de ce village, M. le pasteur Orth a l'obligeance
de m'écrire :
... « Die mïïndliche Tradition in hiesigem Dorfe kennt den Pf. F.
eigentlich nur als einen rechten Bauernpfarrer, der sich fast aus-
schliesslich um sein Pfarrfeld und seinen Viehstand gekummert hat.
aber doch gan% uberschuldet gestorben sey, so dass die Juden das
Vieh u. dergl. geholt h'itten. Er sey ein ùberm'àssig korpulenter,
schwerfalliger Mann gewesen, der Uber seine Vergangenheit sorgfaltig
Stillschweigen bewahrt habe, so dass trotf der umgehenden geheimniss-
vollen Geriichte aus ihm nichts herauspibekommen gewesen sey. Selten
sey vornehmer Besuch bei ihm vorgefahren. In fruheren Jahren (das
heisst lange vor seiner hiesigen Zeit) habe er seine Frau mit neun
Kindern im Stiche gelassen und sey mit einer russischen Gr'ifin in die
Welt ge^ogen ; die Stadt Karlsruhe habe damais Schritte getan, seine
Ruckfuhrung pi reranlassen ; er sey dann wieder bei seiner Frau
geblieben, und habe in ruhiger, aber nicht gliickiicher Ehe mit ihr
gelebt. In der Gemeinde habe er ohne Anstoss gewirkt, auch hie und
da mit Energie Ordnung und christliche Sitte hergestellt. Sein Stand-
punkt war, wie ich aus seinen theol. u. kirchl. Auf^eichnungen ersehen
kann, der supranaiuralistische, aber ohne eigentliche mystische Bei-
mischung. Er war reformirt, lehrte und amtirte nach dem Heidel-
bergischen Katechismus, was in der Pfalp wo seit iHiy die Union
eingefuhrt ist. keinen Anstand hat te. trot^dem die Gemeinde Eberts-
«• 330 -H
heim vorher allerdings lutherisch gewesen war. Aitch ein Zeichen, dass
er verstand, die Gem'ùter sich untertdnig pi machen.
Familiengliick scheint er nicht gehabt pt haben. Als er starb (1841)
hinterliess er seine Frau in ganj diirftigen Verhdltnissen, mit noch
pvei nicht versorgten Kindern. Die iibrigen waren, wie es scheint,
schon fr'ùher wohl bei Verwandten u. dhnl. untergebracht. . .
Charakteristisch ist noch, was man sich hier iiber den Tod des
Pf. Fontaines erpihlt. Obgleich schon ait und hbchst gebrechlich, so
dass er in den letpen pvei Jahren sich itnmer musste f'ùhren lassen,
habe er sich vor dem Sterben und Begraben werden entsetp'ich
gefïtrchtet. Er habe deswegen seiner Frau das Versprechen abgenommen,
seine Leiche wenigstens acht Tage unbeerdigt liegen pi lassen, bis an
seinem wirklichen Tode nicht mehr pi pveifeln sey. Frau F. hat auch
wirklich den Sterbefall geheim gehalten und erst nach pvei Tagen sein
Hinscheiden bekannt werden lassen, und sey auf dièse Weise die
Leiche fast fûnf Tage gelé gen ehe man sie tinter merkbarer Beschwerden
pt Grabe gebracht habe. Sein Grab ist auf dem hiesigen Gottesacker. . .»
Les journaux de Strasbourg et particulièrement la Feuille d'annonces
avaient en 1789 et 1792 vivement discuté la question des inhumations pré-
cipitées, néanmoins je pense que le public d'Ebertsheim a eu tort d'attri-
buer le dernier vœu de Fontaines à la crainte d'être enterré vif. Il con-
vient de voir dans l'exigence du pasteur une idée superstitieuse, analogue
à celle qui dirigea Mad. de Krudener au moment de la mort de Kellner,
et inspirée surtout par l'Epitre aux Thessaloniciens. Notez que si Fon-
taines se crut l'un des deux témoins de l'Apocalypse — rien n'est impos-
sible à un homme comme lui en démence — cinq jours devaient suffire
amplement à sa résurrection.
Pour en finir, disons qu'une Revue (Pfdlpsche Memorabile), du pasteur
Schiller (ire année, 1873, pag. 81) a consacré un article à Fontaines.
Après le récit de quelques faits empruntés au livre d'Eynard, l'auteur
ajoute : ... « Spdter pyg sie (Frau v. KrIïdener) sich von Fontaines
piriïck, aber was sie geworden ist, isl sie nur durch ihn geworden.^ . .
Wohl die wenigsten Pfalçer wissen, welche ausserordentliche Celebrit'àt
sie in den Jahren 1825 bis 1841 an dem Pfarrer von Ebertsheim
besassen. Schreiber weilte drei Jahre lang (i835—i83j) in der
nachsten Ndhe von Ebertsheim, ohne sich entschliessen pi kunnen, pi
Fontaines in Verhdltniss pi treten, obgleich dieser den ausdrïïcklichen
Wunsch darnach ausspr'àche. In Kerp?nheim, wo Schreiber sich damais
befand, ging das Gerïicht, Pfarrer Fontaines lasse Nachts seine
Vicare als Geister im Pfarrgarten vigiliren, um die Diebe abpiwehren.
Ein einpges Mal und pvar dismal nur auf besondere Veranlassung
eines Frenndes, machte Schreiber mit diesem ein Besuch in Ebertsheim.
Pfarrer Fontaines empfieng uns ûberaus artig und pivorkommend,
brachte eine Flasche Wein, f'ùllte die Gldser, reichte einem jeden eins
und stiess an auf die heilige Dreieinigkeit ! . . . D.vnit hatte Schreiber
genug ! . . . »
H- 331 -H
VI. Page 309.
. . . «Einen ernsten warnenden Eindruck gcgen das nusslo.se Walten-
lassen einer dump/en religiosen Begeisterung machte die im Jahr t823
im fùrcherischen Dôrflein Wildenspach, ohnweit Schaffhausen, vorge-
fallene Kreiqigungsgeschichte der Margaretha Peter und ihrer Ge-
schwister, die allerdings in der Kriidener'schen Umgebung ihre Schwar-
merei sich angeeignet und ^um aussersten /ortgebildet hattett.
Die jiingste Tochter des Hanses, Margaretha, geb. 1704, verrieth
schon in der Jugend ausge^eichnete Geistesgaben und war der Liebling
der Familie. Nerv'ôs au/geregt, war sie ,11 Visionen geneigt. Im
Sommer des Jahrs 181 y erschien ihr an einem sch'ônen Nachmittag, in
dem Weingarten ihr es Vaters, ein freundlicher En gel in glan^endeui
Gewand und wies sie au/ ein Krautlein an dem be-^eichneten Orte. (Sic
trank davon und gênas.) Derselbe Engel erschien ihr noch pveimal in
der Wohnstube ihres Vaters, und ^war mit einem Schwert, das auf
schwere, noch der Welt bevorstehende Gerichte hindeutete. Margaretha
/and sich von dieser Zeit an ^ur Busspredigerin beru/en. In den pie-
tistischen Conventikeln, namentlich in Oerlingen, hielt sie begeisterte
Ansprachen an die Versammelten, die in ihr eine Prophetin erkannten.
Aber nicht nur mit Engeln verkehrte sie, auch mit dem Teu/el und
h'ôllischen Geistern hatte sie $11 kamp/en. Im Spatjahr wurde sie mit
Frau von Krudener bekannt, die in dem badischen Dor/e Lotstetten
eine Zeit lang ihr Wesen trieb. Da lernte sie auch den schwarmerischen
Vicar Ganç kennen, aus Embrach (Kanton Zurich), /r'ùher ein Schneider
von Beru/. Nun /anden auch Versammlungen im Peters' schen
Hause pt Wildenspach statt. Seit dem Jahr 1820 /iihlte sich aber
Margaretha, die /ortwlihrend himmlische Visionen hatte und die sich
in Folge derselben /tir ein Wesen hielt, in dem der Sohn Gottes au/
gan-{ besondere Weise Wohnung genommen, beru/en, als Reisepredigerin
herumpijiehen. Eine gewisse Ursula K'ùndig und ein Schuhmacher Mot/,
ein ausgemachter Melancholiker, schlossen sich ihr an. Zu dem let^teren
trat sie in ein sehr bedenkliches Verhaltniss. Sie wohnte langere Zeit
bei ihm in Illenau, vier Stunden von Wildenspach ent/ernt. Ein Engel
hatte ihr offenbart, Gott werde sie und ihn bei lebendigem Leib von
der Erde pim Rimmel nehmen, wie er dem Henoch und Elia gethan.
Allein das Fleisch ilberwog. Margaretha gebar ein Madchen Mon
suchte den Skandal dadurch 7// verheimlichen, dass die Ehe/rau Mor/s
die Wochnerin spielen musste. Die Ge/allene haderte nun mit Gott, dass
er ihr dièse Schande angethan und schob die Schuld dem Teu/el ,11.
der sie ver/'ùhrte. Die Ihrigen empfingen sie bei ihrer Ruckkehr in
das elterliche Haus als eine Heilige und nun ging der Kamp/ mit dem
Teu/el erst recht los. Es wurde recht eigentlich au/ ihn losgestiirmt
mit sinnlosem Geschrei: «Du Schelm. du Seelenmorder ! . . . » Mit
Hammer und Axt wurden Schlage au/ den Tisch, die Wand, den
Fussboden ge/uhrt. Von Morgen 8 bis Abends g Uhr dauerte der Là'rm
fort, -uni grossen Aerger der Nachbarn. Als der L'n/ug nicht au/horen
H- 332 -H
wollte, schritt die Poli^ei ein. Die Hausthure wurde gesprengt und die
Rasenden, die sich nntereinander selbst mit Fausten schlugen, uni sich
gegenseitig den Teufel auspitreiben, wurden mit Gewaît auseinander
gerissen. Aber das ailes war nur das Voispiel pi noch Aergerem,
Grauenhafterem. Der Kampf gegen den Widersacher forderte Blut,
und pvar das Blut Christi. Da mai Christus, der Sohn Gottes, wesen-
haft in Margaretha lebte, so mitsste der Christus in ihr geopfert
werden, und ihr Blut musste vergossen werden als Christi Blut pir
Vergebung der S'ùnden. Nachdem schon pivor in gegenseitigen Ver-
wundungen, welche die Rasenden durch Kaulenschlage sich beibrachten,
Blut gejlossen, nachdem die eine der Schrvestern, Elisabeth, als Opfer
dièses Fanatismus durch die Hand Margarethens gefallen, sollte der
Hauptschlag geschehen. Margaretha machte formliche Anstalten pi
ihrer Kreupgung. Sie Hess N'dgel holen, legte sich auf's Bett, Hess
sich die Nagel durch H'dnde und Fusse treiben, auch durch Ellenbogen
und Brust. Mit der grossten Standhaftigkeit und unter der Versiche-
rung, dass sie keinen Schmer% empfinde, duldete sie aile die Qiialen
des Mdrtyrerthums. Ein ihr in den Kopf geschlagenes Messer machte
ihrem Leben ein Ende. Die Dulderin hatte geweissagt, dass sie am
dritten Tage auferstehen werde. Es gelang bis dahin die Sache geheim
pi halten. Als die Auferstehung nicht erfolgte. machte Vater Peter
dem Ortsgeistlichen die Todesanp?ige. Nun erst wurde das Verbrechen
ruchbar. Die Theilnehmer an demselben wurden verhaftet und nach
Zurich gefùhrt. Das Malefi^gericht verurtheilte die Betheiligten pi
einer Zuchthausstrafe von 6 Monaten Das Haus in Wildenspach,
worin die Unthat geschehen, wurde dem Boden eben gemacht »
(Hagenbach, Kirchl. Gesch., VII, 471 et seq.)
Achevé d'imprimer
LE TRENTE OCTOBRE MIL HUIT CENT QUATRE-VINGT-SErT
PAR
HEITZ & MÙNDEL
de Strasbourg:
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
Muhlenbeck, E.
352 Etude sur les origines de
.8 la Saint e-ii.lliance
K78M84